AVIS DES ÉDITEURS. §

Cette édition des Mémoires de Saint-Simon n'est pas la reproduction de l'édition de 1829-1830, ni d'aucune des éditions suivantes; le texte en a été établi d'après une collation exacte des manuscrits originaux, qui appartiennent à M. le duc de Saint-Simon, collation faite en entier par M. Chéruel, et il n'est presque point de page qui n'ait donné lieu à quelque rectification. On peut se former une idée de la nature et de l'importance de ces restitutions ou corrections diverses, d'après l'examen comparatif qui a été publié, et qu'on pourra rendre plus complet un jour. Celte édition mérite donc d'être considérée comme la véritable édition princeps des Mémoires de Saint-Simon.

Indépendamment de cet avantage fondamental d'un texte fidèle et tout à fait exact, cette édition en a d autres accessoires qui la recommandent au public. Elle contient : une Introduction par M. Sainte-Beuve, dans laquelle il traite du mérite et des caractères essentiels des Mémoires de Saint-Simon; une nouvelle table alphabétique des matières et des noms propres, si indispensable pour un tel ouvrage; un portrait authentique de l'auteur; nous disons authentique, car le portrait donné dans d'autres éditions n'était pas le sien ; un fac-simile de son écriture reproduisant une page de son testament; et enfin le testament même, que nous sommes autorisés à publier, soit en entier, soit par extraits.

INTRODUCTION DE SAINTE-BEUVE. §

On vient tard à parler maintenant de Saint-Simon et de ses Mémoires; il semble qu'on ait tout dit, et bien dit, à ce sujet. Il est impossible, en effet, qu'il y ait eu depuis plus de vingt-cinq ans une sorte de concours ouvert pour apprécier ces admirables tableaux d'histoire et leur auteur, sans que toutes les idées justes, toutes les louanges méritées et les réserves nécessaires se soient produites: il ne peut être question ici que de rappeler et de fixer avec netteté quelques-uns des points principaux, acquis désormais et incontestables.

Saint-Simon est le plus grand peintre de son siècle, de ce siècle de Louis XIV dans son entier épanouissement. Jusqu'à lui on ne se doutait pas de tout ce que pouvaient fournir d'intérêt, de vie, de drame mouvant et sans cesse renouvelé, les événements, les scènes de la Cour, les mariages, les morts, les revirements soudains ou même le train habituel de chaque jour, les déceptions ou les espérances se reflétant sur des physionomies innombrables dont pas une ne se ressemble, les flux et reflux d'ambitions contraires animant plus ou moins visiblement tous ces personnages, et les groupes ou pelotons qu'ils formaient entre eux dans la grande galerie de Versailles, pêle-mêle apparent, mais qui désormais, grâce à lui, n'est plus confus, et qui nous livre ses combinaisons et ses contrastes: jusqu'à Saint-Simon on n'avait que des aperçus et des esquisses légères de tout cela; le premier il a donné, avec l'infinité des détails, une impression vaste des ensembles. Si quelqu'un a rendu possible de repeupler en idée Versailles et de le repeupler sans ennui, c'est lui. On ne peut que lui appliquer ce que Buffon a dit de la terre au printemps: « Tout fourmille de vie. » Mais en même temps il produit un singulier effet par rapport aux temps et aux règnes qu'il n'a pas embrassés; au sortir de sa lecture, lorsqu'on ouvre un livre d'histoire ou même de Mémoires, on court risque de trouver tout maigre et pâle, et pauvre: toute époque qui n'a pas eu son Saint-Simon paraît d'abord comme déserte et muette, et décolorée; elle a je ne sais quoi d'inhabité; on sent et l'on regrette tout ce qui y manque et tout ce qui ne s'en est point transmis. Très-peu de parties de notre histoire (si on l'essaye) résistent à cette épreuve, et échappent à ce contre-coup; car les peintres de cette sorte sont rares, et il n'y a même eu jusqu'ici, à ce degré de verve et d'ampleur, qu'un Saint-Simon. Ce n'est pas à dire qu'on n'ait pas eu avant lui de très-belles formes de Mémoires et très-variées: il serait le premier à protester contre une injustice qui diminuerait ses devanciers, lui qui s'est inspiré d'eux, il le déclare, et de leur exemple, pour y puiser le goût de l'histoire, de l'histoire animée et vivante. C'étaient des peintres aussi, au milieu de leurs narrations un peu gênées, mais d'une gaucherie charmante et naïve, que les Ville-Hardouin et les Joinville. Les Froissart, les Commynes étaient arrivés déjà à la science et à l'art avec des grâces restées simples. Quelle génération d'écrivains de plume et d'épée n'avaient point produite les guerres du xvie siècle, un Montluc, un Tavannes, un d'Aubigné, un Brantôme ! Que de paroles originales et toutes de source, et quelle diversité d'accents dans les témoignages! Sully, au milieu de ses pesanteurs, a bien des parties réellement belles, d'une solidité attachante, et que le sourire de Henri IV éclaire. Et la Fronde, quelle moisson nouvelle de récits de toutes sortes, quelle brusque volée d'historiens inattendus elle a enfantés parmi ses propres acteurs, en tête desquels Retz se détache et brille entre tous comme le plus grand peintre avant Saint-Simon! Mais cette génération d'auteurs de Mémoires, issus de la Fronde, s'arrête à peu près au seuil du règne véritable de Louis XIV. A partir de là on n'a que des esquisses rapides, inachevées, qu'ont tracées des plumes élégantes et fines, mais un peu paresseuses, Choisy, Mme de La Fayette, La Fare, Mme de Caylus. Ils mettent en goût, et ils ne tiennent pas; ils commencent, et ils vous laissent en chemin. Or, il n'y a rien qui fasse moins défaut et qui vous laisse moins, il n'y a rien de moins paresseux et qui se décourage moins vite que Saint-Simon. Il s'adonne à l'histoire au sortir de l'enfance comme à un travail, comme à une mission. Ce n'est pas au courant de la plume qu'il s'amuse a se ressouvenir de loin et en vieillissant, comme fait Retz; méthode toujours scabreuse, source inévitable de confusions et de méprises. Il amasse jour par jour, il écrit chaque soir; il commence dès dix-neuf ans sous la tente, et il continue sans relâche à Versailles et partout. Il s'informe sans cesse comme un Hérodote. Sur les généalogies il en remontrerait au Père Anselme. Il raisonne du passé comme un Boulainvilliers. Dans le présent il est à tout, il a vent de toutes les pistes, et en tient registre incontinent. Toutes les heures qu'il peut dérober, il les emploie; et puis vieux, retiré dans sa terre, il coordonne cette masse de matériaux, il la met en corps de récit, en un corps unique et continu, se bornant à la distribuer par paragraphes distincts, avec des titres en marge ; et ce long texte immense, il le recopie tout de sa main avec une netteté, une exactitude minutieuse, qualités authentiques qu'on n'a pas assez remarquées, sans quoi on eût plus religieusement respecté son ordre et sa marche, son style et sa phrase, qui peut bien être négligée et redondante, mais où rien (je parle des Mémoires et non des notes) n'est jeté au hasard.

Comment cette vocation historique si prononcée se forma-t-elle, et se rencontra-t-elle ainsi toute née au sein de la Cour et dans un si jeune âge? Et d'où sortait donc ce mousquetaire de dix-neuf ans, si résolu dès le premier jour à transmettre les choses de son temps dans toutes leurs complications et leurs circonstances?

Son père, sans un tel fils, serait resté un de ces favoris comblés, mais obscurs, que l'histoire nomme tout au plus en passant, mais dont elle ne s'occupe pas. Jeune page, il avait su plaire à Louis XIII par quelques attentions et de l'adresse à la chasse, en lui présentant commodément son cheval de rechange ou en rendant le cor après s'en être proprement servi. Sans doute il avait bonne mine; il avait certainement de la discrétion et de l'honneur. À la manière dont Saint-Simon nous parle de son père, et même si l'on en rabat un peu, on voit en celui-ci un homme de qualité, fidèle, assez désintéressé, reconnaissant, et, en tout, d'une étoffe morale peu commune à la Cour. Son attitude envers Richelieu est digne en même temps que sensée: il n'est ni hostile, ni servile. On découvre même dans le père de Saint-Simon une qualité dont ne sera pas privé son fils, une sorte d'humeur qui, au besoin, devient de l'aigreur; c'est pour s'être livré à un mouvement de cette nature qu'il tomba dans une demi-disgrâce à l'âge de trente et un ans et quitta la Cour pour se retirer en son gouvernement de Blaye où il demeura jusqu'à la mort du cardinal. Si j'avais à définir en deux mots le père de Saint-Simon, je dirais que c'était un favori, mais que ce n'était pas un courtisan: car il avait de l'honneur et de l'humeur.

C'est de ce père déjà vieux et remarié en secondes noces avec une personne jeune, mais non plus de la première jeunesse, que naquit Saint-Simon en janvier 1675. On a cité comme une singularité et un prodige, dans un livre imprimé du vivant même du père, qu'il ait eu cet enfant à l'âge de soixante et douze ans; il n'en avait en réalité que soixante-huit. Il lui transmit ses propres qualités très-marquées avec je ne sais quoi de fixe et d'opiniâtre: la probité, la fierté, la hauteur de coeur, et des instincts de race forte sous une brève stature. Le jeune Saint-Simon fut donc élevé auprès d'une mère, personne de mérite, et d'un père qui aimait à se souvenir du passé et à raconter mainte anecdote de la vieille Cour: de bonne heure il dut lui sembler qu'il n'y avait rien de plus beau que de se ressouvenir. Sa vocation pour l'histoire se prononça dès l'enfance, en même temps qu'il restait indifférent et froid pour les belles-lettres proprement dites. Il lisait sans doute aussi avec Vidée d'imiter les grands exemples qu'il voyait retracés, et de devenir quelque chose; mais au fond son plus cher désir et son ambition étaient plutôt d'être de quelque chose afin de savoir le mieux qu'il pourrait les affaires de son temps et de les écrire. Cette vocation d'écrivain, qui se dégage et s'affiche pour nous si manifestement aujourd'hui, était cependant d'abord secrète et comme masquée et affublée de toutes les prétentions de l'homme de cour, du grand seigneur, du duc et pair, et des autres ambitions accessoires qui convenaient alors à un personnage de son rang.

Saint-Simon, en entrant dans le monde à l'âge de dix-neuf ans, dénote bien ses instincts et ses goûts. Dès le lendemain de la bataille de Nerwinde (juillet 1693) à laquelle il prend part comme capitaine dans le Royal-Roussillon, il en fait un bulletin détaillé pour sa mère et quelques amis. Ce récit a de la netteté, de la fermeté; le caractère en est simple; on y sent l'amour du vrai. Le style n'a rien de cette fougue et de ces irrégularités qu'il aura quelquefois, mais qu'il n'a pas toujours et nécessairement chez Saint-Simon. A force de le vouloir définir dans toutes ses diversités et ses exubérances, il ne faut pas non plus se faire de ce style un monstre. Très-souvent il n'est que l'expression la plus directe et la plus vive, telle qu'elle échappe à un esprit plein de son objet.

L'année suivante (l694), dans les loisirs d'un camp en Allemagne, il commence décidément ses Mémoires qu'il mettra soixante ans entiers à poursuivre et à parachever. Il y fut excité « par le plaisir qu'il prit, dit-il, à la lecture de ceux du maréchal de Bassompierre. » Bassompierre avait dit pourtant un mot des plus injurieux pour le père de Saint-Simon: cela n'empêche pas le fils de trouver ses Mémoires très-curieux, « quoique dégoûtants par leur vanité. »

Le jeune Saint-Simon est vertueux; il a des moeurs, de la religion; il a surtout d'instinct le goût des honnêtes gens. Ce goût se déclare d'abord d'une manière singulière et presque bizarre par l'élan qui le porte tout droit vers le duc de Beauvilliers, le plus honnête homme de la Cour, pour lui aller demander une de ses filles en mariage, ou l'aînée, ou la cadette, il n'en a vu aucune, peu lui importe laquelle; peu lui importe la dot; ce qu'il veut épouser, c'est la famille; c'est le duc et la duchesse de Beauvilliers dont il est épris. Cette poursuite de mariage qu'il expose avec une vivacité si expressive a pour effet, même en échouant, de le lier étroitement, avec le duc de Beauvilliers et avec ce côté probe et sérieux de la Cour. C'est par là qu'il se rattachera bientôt aux vertueuses espérances que donnera le duc de Bourgogne.

Une liaison fort différente et qui semble jurer avec celle-ci, mais qui datait de l'enfance, c'est la familiarité et l'amitié de Saint-Simon avec le duc d'Orléans, le futur Régent. Là encore toutefois la marque de l'honnêteté se fait sentir; c'est par les bons côtés du Prince, par ses parties louables, intègres et tant calomniées que Saint-Simon lui demeurera attaché inviolablement; c'est à cette noble moitié de sa nature qu'il fera énergiquement appel dans les situations critiques déplorables où il le verra tombé; et, dans ce perpétuel contact avec le plus généreux et le plus spirituel des débauchés, il se préservera de toute souillure.

Avec le goût des honnêtes gens, il a l'antipathie non moins prompte et non moins instinctive contre les coquins, les hypocrites, les âmes basses et mercenaires, les courtisans plats et uniquement intéressés. Il les reconnaît, il les devine à distance, il les dénonce et les démasque; il semble, à la manière dont il les tire au jour et les dévisage, y prendre un plaisir amer et s'y acharner. On se rappelle, dès les premiers chapitres des Mémoires, ce portrait presque effrayant du magistrat pharisien, du faux Caton, de ce premier président de Harlay, dont sous des dehors austères il nous fait le type achevé du profond hypocrite.

Mais il avait à s'en plaindre, dira-t-on, et ici, comme en bien des cas, en peignant les hommes il obéit à des préventions haineuses et à une humeur méchante: je vais tout d'abord à l'objection. Selon moi, et après une étude dix fois refaite de Saint-Simon, je me suis formé de lui cette idée: il est doué par nature d'un sens particulier et presque excessif d'observation, de sagacité, de vue intérieure, qui perce et sonde les hommes, et démêle les intérêts et les intentions sur les visages: il offre en lui un exemple tout à fait merveilleux et phénoménal de cette disposition innée. Mais un tel don, une telle faculté est périlleuse si l'on s'y abandonne, et elle est sujette à outrer sa poursuite et à passer le but. Les tentations ne sont jamais pour les hommes que dans le sens de leurs passions: on n'est pas tenté de ce qu'on n'aime pas. Dès le début, Saint-Simon fils d'un père antique, et, sous sa jeune mine, un peu antique lui-même, n'a pas de goût vif pour les femmes, pour le jeu, le vin et les autres plaisirs: mais il est glorieux; il tient au vieux culte; il se fait un idéal de vertu patriotique qu'il combine avec son orgueil personnel et ses préjugés de rang. Et avec cela il est artiste, et il l'est doublement: il a un coup d'oeil et un flair qui, dans cette foule dorée et cette cohue apparente de Versailles, vont trouver à se satisfaire amplement et à se repaître; et puis, écrivain en secret, écrivain avec délices et dans le mystère, le soir, à huis clos, le verrou tiré, il va jeter sur le papier avec feu et flamme ce qu'il a observé tout le jour, ce qu'il a senti sur ces hommes qu'il a bien vus, qu'il a trop vus, mais qu'il a pris sur un point qui souvent le touchait et l'intéressait. Il y a là des chances d'erreur et d'excès jusque dans le vrai. Il est périlleux, même pour un honnête homme, s'il est passionné, de sentir qu'il écrit sans contrôle, et qu'il peint son monde sans confrontation. Je ne parle en ce moment que de ce qu'il a observé lui-même et directement: car, pour ce qu'il n'a su que par ouï-dire et ce qu'il a recueilli par conversation, il y aura d'autres chances d'erreur encore qui s'y mêleront.

Quoique Saint-Simon ne paraisse pas avoir été homme à mettre de la critique proprement dite dans l'emploi et le résultat de ses recherches, et qu'il ne semble avoir guère fait que verser sur sa première observation toute chaude et toute vive une expression ardente et à l'avenant, son soin ne portant ensuite que sur la manière de coordonner tout cela, il n'est pas sans s'être adressé des objections graves sur la tentation à laquelle il était exposé et dont l'avertissait sans doute le singulier plaisir qu'il trouvait à y céder. Religieux par principes et chrétien sincère, il se fit des scrupules de conscience, ou du moins il tint à les empêcher de naître et à se mettre en règle contre les remords et les faiblesses qui pourraient un jour lui venir à ses derniers instants. S'il lui avait fallu jeter au feu ses Mémoires, croyant avoir fait un long péché, quel dommage, quel arrachement de coeur! Il songea assez naïvement à prévenir ce danger. Le Discours préliminaire qu'il a mis en tête nous témoigne de sa préoccupation de chrétien, qui cherche à se démontrer qu'on a droit historiquement de tout dire sur le compte du prochain, et qui voudrait bien concilier la charité avec la médisance. Une lettre écrite à l'abbé de Rancé, et par laquelle il le consultait presque au début sur la mesure à observer dans la rédaction de ses Mémoires, atteste encore mieux cette pensée de prévoyance; il semble s'être fait donner par l'austère abbé une absolution plénière, une fois pour toutes. Saint-Simon, dans son apologie, admet ou suppose toujours deux choses: c'est, d'une part, qu'il ne dit que la vérité, et, de l'autre, qu'il n'est pas impartial, qu'il ne se pique pas de l'être, et, qu'en laissant la louange ou le blâme aller de source à l'égard de ceux pour qui il est diversement affecté, il obéit à ses inclinations et à sa façon impétueuse de sentir: et, avec cela, il se flatte de tenir en main la balance. Dans le récit de ce premier procès au nom de la Duché-Pairie contre M. de Luxembourg, il y a un moment où l'avocat de celui-ci ayant osé révoquer en doute la loyauté royaliste des adversaires, Saint-Simon, qui assistait à l'audience, assis dans une lanterne ou tribune entre les ducs de La Rochefoucauld et d'Estrées, s'élance au dehors, criant à l'imposture et demandant justice de ce coquin: « M. de La Rochefoucauld, dit-il, me retint à mi-corps et me fit taire. Je m'enfonçai de dépit plus encore contre lui que contre l'avocat. Mon mouvement avait excité une rumeur. » Or, quand on est sujet à ces mouvements-là, non-seulement à l'audience et dans une occasion extraordinaire, mais encore dans l'habitude de la vie et même en écrivant, il y a chance non pour qu'on se trompe peut-être sur l'intention mauvaise de l'adversaire, mais au moins pour qu'on outre-passe quelquefois le ton et qu'on sorte de la mesure. On a de ces élans où l'on a besoin d'être retenu à mi-corps. J'indique la précaution à prendre en lisant Saint-Simon; il peut bien souvent y avoir quelque réduction à faire dans le relief et dans les couleurs.

On a fort cherché depuis quelque temps à relever des erreurs de fait dans les Mémoires de Saint-Simon, et l'on n'a pas eu de peine à en rassembler un certain nombre. Il fait juger et condamner Fargues, un ancien frondeur, par le premier président de Lamoignon, et Fargues fut jugé par l'intendant Machault. Il dit de Mlle de Beauvais, mariée au comte de Soissons, qu'elle était fille naturelle, et l'on a retrouvé et l'on produit le contrat de mariage des parents. Il fait de De Saumery un argus impitoyable et un espion farouche auprès du duc de Bourgogne, et l'on sait, par une lettre de ce jeune prince à Fénelon, que c'était un homme dévoué et sûr. Quelques-unes de ces rectifications auront place dans la présente édition, et seront indiquées en leur lieu. Dans le domaine de la littérature, j'ai moi-même à signaler une inexactitude et une méprise. Saint-Simon impute à Racine, en présence de Louis XIV et de Mme de Maintenon, une distraction maladroite qui lui aurait fait mal parler de Scarron. Au contraire, c'est Despréaux qui eut plus d'une fois cette distraction plaisante, dans laquelle le critique s'échappait, tandis que Racine, meilleur courtisan, lui faisait tous les signes du monde sans qu'il les comprit. Tranchons sur cela. La question de la vérité des Mémoires de Saint-Simon n'est pas et ne saurait être circonscrite dans le cercle des observations de ce genre, même quand les erreurs se trouveraient cent fois plus nombreuses. Qu'on veuille bien se rendre compte de la manière dont les Mémoires, tels que les siens, ont été et sont nécessairement composés. Il y a entre les façons infinies d'écrire l'histoire deux divisions principales qui tiennent à la nature des sources auxquelles on puise. Il y a une sorte d'histoire qui se fonde sur les pièces mêmes et les instruments d'État, les papiers diplomatiques, les correspondances des ambassadeurs, les rapports militaires, les documents originaux de toute espèce. Nous avons un récent et un excellent exemple de cette méthode de composition historique dans l'ouvrage de M. Thiers, qui se pourrait proprement intituler: Histoire administrative et militaire du Consulat et de l'Empire. Et puis, il y a une histoire d'une tout autre physionomie, l'histoire morale contemporaine écrite par des acteurs et des témoins. On vit dans une époque, à la Cour si c'est à une époque de cour; on y passe sa vie à regarder, à écouter, et, quand on est Saint-Simon, à écouter et à regarder avec une curiosité, une avidité sans pareille, à tout boire et dévorer des oreilles et des yeux. On entend dire beaucoup de choses; on s'adresse le mieux qu'on peut pour en savoir encore davantage; si l'on veut remonter en arrière, on consulte les vieillards, les disgraciés, les solitaires en retraite, les subalternes aussi, les anciens valets de chambre. Il est bien difficile que dans ce qu'on ne voit point soi-même il ne se mêle un peu de crédulité, quand elle est dans le sens de nos inclinations et aussi de notre talent à exprimer les choses. On ne fait souvent que répéter ce qu'on a entendu; on ne peut aller vérifier chez les notaires. Dans ce qu'on voit par soi-même, et avec les hommes à qui l'on a affaire en face et qu'on juge, oh! ici l'on va plus sûrement; si l'on a le don d'observation et la faculté dont j'ai parlé, on va loin, on pénètre; et si à ce premier don d'observer se joint un talent pour le moins égal d'exprimer et de peindre, on fait des tableaux, des tableaux vivants et par conséquent vrais, qui donnent la sensation, l'illusion de la chose même, qui remettent en présence d'une nature humaine et d'une société en action qu'on croyait évanouie. Est-ce à dire qu'un autre observateur et un autre peintre placé à côté du premier, mais à un point de vue différent, ne présenterait pas une autre peinture qui aurait d'autres couleurs, et peut-être aussi quelques autres traits de dessin? Non, sans doute; autant de peintres, autant de tableaux; autant d'imaginations, autant de miroirs; mais l'essentiel est qu'au moins il y ait par époque un de ces grands peintres, un de ces immenses miroirs réfléchissants; car, lui absent, il n'y aura plus de tableaux du tout; la vie de cette époque, avec le sentiment de la réalité, aura disparu, et vous pourrez ensuite faire et composer à loisir toutes vos belles narrations avec vos pièces dites positives et même avec vos tableaux d'histoire, arrangés après coup et symétriquement, et peignés comme on en voit, ces histoires, si vraies qu'elles soient quant aux résultats politiques, seront artificielles, et on le sentira; et vous aurez beau faire, vous ne ferez pas qu'on ait vécu dans ce temps que vous racontez.

Avec Saint-Simon on a vécu en plein siècle de Louis XIV; là est sa grande vérité. Est-ce que par lui nous ne connaissons pas (mais je dis connaître comme si nous les avions vus), et dans les traits même de leur physionomie et dans les moindres nuances, tous ces personnages et les plus marquants et les secondaires, et ceux qui ne font que passer et figurer ? Nous en savions les noms, qui n'avaient pour nous qu'une signification bien vague: les personnes, aujourd'hui, nous sont familières et présentes. Je prends au hasard les premiers que je rencontre: Louville, ce gentilhomme attaché au duc d'Anjou, au futur roi d'Espagne, et qui aura bientôt un rôle politique, • Saint-Simon se sert de lui tout d'abord pour faire sa demande d'une entrevue à M. de Beauvilliers; il raconte ce qu'est Louville, et il ajoute tout courant: « Louville était d'ailleurs homme d'infiniment d'esprit, et qui, avec une imagination qui le rendait toujours neuf et de la plus excellente compagnie, avait toute la lumière et le sens des grandes affaires, et des plus solides et des meilleurs conseils. » Louville reviendra mainte fois dans les Mémoires; lui-même il a laissé les siens: vous pouvez les lire si vous en avez le temps; mais, en attendant, on a sur l'homme et sur sa nuance distinctive et neuve les choses dites, les choses essentielles et fines, et comme personne autre n'aurait su nous les dire. • M. de Luxembourg a été un adversaire de Saint-Simon; il a été sa partie devant le Parlement, après avoir été son général à l'armée; il a été l'objet de sa première grande colère, de sa première levée de boucliers comme duc et pair. Est-ce à dire que son portrait par Saint-Simon en sera moins vrai, de cette vérité qui saisit, et qui, d'ailleurs, se rapporte bien à ce que disent les contemporains, mais en serrant l'homme de plus près qu'ils n'ont fait?

« .... À soixante-sept ans, il s'en croyait vingt-cinq, et vivait comme un homme qui n'en a pas davantage. Au défaut de bonnes fortunes, dont son âge et sa figure l'excluoient, il y suppléait par de l'argent, et l'intimité de son fils et de lui, de M. le prince de Conti et d'Albergotti, portait presque toute sur des moeurs communes et des parties secrètes qu'ils faisaient ensemble avec des filles. Tout le faix des marches et des ordres de subsistances portait toutes les campagnes sur Puységur, qui même dégrossissait les projets. Rien de plus juste que le coup d'oeil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu, et du danger et du succès les plus imminent, et c'était là où il était grand. Pour le reste, la paresse même: peu de promenades sans grande nécessité; du jeu, de la conversation avec ses familiers, et tous les soirs un souper avec un très-petit nombre, presque toujours le même, et si on était voisin de quelque ville, on avait soin que le sexe y fût agréablement mêlé. Alors il était inaccessible à tout, et s'il arrivait quelque chose de pressé, c'était à Puységur à y donner ordre. Telle était à l'armée la vie de ce grand général, et telle encore à Paris, où la cour et le grand monde occupaient ses journées, et les soirs ses plaisirs. À la fin, l'âge, le tempérament, la conformation le trahirent.... »

Est-ce que vous croyez que M. de Luxembourg ainsi présenté dans un brillant de héros et dans ses vices est calomnié? Bien moins connu, bien moins en vue, vous avez dès les premières pages le vieux Montal, « ce grand vieillard de quatre-vingts ans qui avait perdu un oeil à la guerre, où il avait été couvert de coups, » et qui se vit injustement mis de côté dans une promotion nombreuse de maréchaux: « Tout cria pour lui hors lui-même; sa modestie et sa sagesse le firent admirer. » Il continua de servir avec dévouement et de commander avec honneur jusqu'à sa mort. Ce Montal, tel qu'un Montluc innocent et pur, se dresse devant nous en pied, de toute sa hauteur, et ne s'oublie plus. Saint-Simon ne peut rencontrer ainsi une figure qui le mérite sans s'en emparer et la faire revivre. Et ceux même qui sembleraient le mériter moins et qui seraient des visages effacés chez d'autres, il leur rend cette originalité, cette empreinte individuelle qui, à certain degré, est dans chaque être. Rien qu'à les regarder, il leur ôte de leur insipidité, il a surpris leur étincelle. Prétendre compter chez lui ces sortes de portraits, ce serait compter les sables de la mer, avec cette différence qu'ici les grains de sable ne se ressemblent pas. On ne peut porter l'oeil sur une page des Mémoires sans qu'il en sorte une physionomie. Dès ce premier volume on a (et je parle des moindres) Crécy, Montgommery, et Cavoye, et Lassay, et Chandenier; qui donc les distinguerait sans lui? et ce Dangeau si comique à le bien voir, qui a reconquis notre estime par ses humbles services de gazetier auprès de la postérité, mais qui n'en reste pas moins à jamais orné et chamarré, comme d'un ordre de plus, de la description si complète et si divertissante qu'a faite de lui Saint-Simon. Que s'il arrive aux plus grandes figures, son pinceau s'y égale aussitôt et s'y proportionne. Ce Fénelon qu'il ne connaissait que de vue, mais qu'il avait tant observé à travers les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, quel incomparable portrait il en a donné ! voyez le en regard de celui de Godet, l'évêque de Chartres, si creusé dans un autre sens. S'il y a du trop dans l'un et dans l'autre, que ce trop-là aide à penser, à réfléchir, et comme, après même l'avoir réduit, on en connaît mieux les personnages que si l'on était resté dans les lignes d'en deça et à la superficie? Et quand il aura à peindre des femmes, il a de ces grâces légères, de ces images et de ces suavités primitives, presque homériques (voir le portrait de la duchesse de Bourgogne), que les peintres de femmes proprement dits, les malicieux et coquets Hamilton n'égalent pas. Mais avec Saint-Simon on ne peut se mettre à citer et à vouloir choisir: ce n'est pas un livre que le sien, c'est tout un monde. Que si on le veut absolument, on peut retrancher et supprimer en idée quelques-uns de ces portraits qui sont suspects, et où il entre visiblement de la haine; le personnage du duc du Maine est dans ce cas. En général, toutefois, le talent de Saint-Simon est plus impartial que sa volonté, et s'il y a une grande qualité dans celui qu'il hait, il ne peut s'empêcher de la produire. Et puis, oserai-je dire toute ma pensée et ma conviction? ce n'est pas une bonne marque à mes yeux pour un homme que d'être très-maltraité et défiguré par Saint-Simon: il ne s'indigne jamais si fort que contre ceux à qui il a manqué de certaines fibres. Ce qu'il méprise avant tout, ce sont les gens « en qui le servile surnage toujours, » ou ceux encore à qui la duplicité est un instrument familier. Quant aux autres, il a beau être sévère et dur, il a des compensations. Mais je ne parle que de portraits et il y a bien autre chose chez lui, il y a le drame et la scène, les groupes et les entrelacements sans fin des personnages, il y a l'action; et c'est ainsi qu'il est arrivé à ces grandes fresques historiques parmi lesquelles il est impossible de ne pas signaler les deux plus capitales, celle de la mort de Monseigneur et du bouleversement d'intérêts et d'espérances qui s'opère à vue d'oeil cette nuit-là dans tout ce peuple de princes et de courtisans, et cette autre scène non moins merveilleuse du lit de justice au Parlement sous la Régence pour la dégradation des bâtards, le plus beau jour de la vie de Saint-Simon et où il savoure à longs traits sa vengeance. Mais, dans ce dernier cas, le peintre est trop intéressé et devient comme féroce: la mesure de l'art est dépassée. Quoi qu'il en soit des remarques à faire, ce n'est certes pas exagérer que de dire que Saint-Simon est le Rubens du commencement du xviiie siècle.

La vie de Saint-Simon n'existe guère pour nous en dehors de ses Mémoires; il y a raconté, et sans trop les amplifier (excepté pour les disputes et procès nobiliaires), les événements qui le concernent. À défaut de la fille du duc de Beauvilliers, il se maria à la fille aînée du maréchal de Lorges; la bonté et la vérité du maréchal, de ce neveu et de cet élève favori de Turenne, l'attiraient, et l'air aimable et noble de sa fille, je ne sais quoi de majestueux, tempéré de douceur naturelle, le fixa. Il lui dut un bonheur domestique constant et vécut avec elle dans une parfaite fidélité. Il n'avait que vingt ans alors, était duc et pair de France, gouverneur de Blaye, gouverneur et grand bailli de Senlis, et commandait un régiment de cavalerie: « Il sait, • disait le Mercure galant dans une longue notice sur ce mariage et sur ses pompes, envoyée probablement par lui-même, • il sait tout ce qu'un homme de qualité doit savoir, et Madame sa mère, dont le mérite est connu, l'a fait particulièrement instruire des devoirs d'un bon chrétien. » • « J'oubliais à vous dire, ajoutait le même gazetier en finissant, que la mariée est blonde et d'une taille des plus belles; qu'elle a le teint d'une finesse extraordinaire et d'une blancheur à éblouir; les yeux doux, assez grands et bien fendus, le nez un peu long et qui relève sa physionomie, une bouche gracieuse, les joues pleines, le visage ovale, et une gorge qui ne peut être ni mieux taillée ni plus belle. Tout cela ensemble forme un air modeste et de grandeur qui imprime du respect: elle a d'ailleurs toute la beauté d'âme qu'une personne de qualité doit avoir, et elle ira de pair en mérite avec M. le duc de Saint-Simon son époux, l'un des plus sages et des plus accomplis seigneurs de la Cour. » Saint-Simon a parlé en bien des endroits de sa femme, et toujours avec un sentiment touchant de respect et d'affection, l'opposant à tant d'autres femmes ou inutiles, ou ambitieuses quand elles sont capables, et la louant en termes charmants de « la perfection d'un sens exquis et juste en tout, mais doux et tranquille, et qui, loin de faire apercevoir ce qu'il vaut, semble toujours l'ignorer soi-même, avec une uniformité de toute la vie de modestie, d'agrément et de vertu. »

On a de Saint-Simon et de sa femme vers cette époque de leur mariage, deux beaux portraits par Rigaud, que possède M. le duc actuel de Saint-Simon. Le portrait gravé de Saint-Simon est joint à la présente édition et remplace avantageusement l'ancien portrait qu'on voyait dans la première, lequel n'était pas bon, et avait de plus l'inconvénient de n'être réellement pas le sien, mais celui de son père. Il s'est fait quelquefois de ces méprises.

Quoiqu'il faille prendre garde de trop raisonner sur les portraits, et que l'air de jeunesse du nouvel époux jure un peu avec l'idée que donnent ses Mémoires, on remarque pourtant que sa figure et sa physionomie sont assez bien celles de son oeuvre; la figure est fine; l'oeil assez doux peut se courroucer et devenir terrible. Il a le nez un peu en l'air et assez mutin, la bouche maligne et d'où le trait n'a pas de peine à partir. Mais l'idée de force, qui est si essentielle au talent de Saint-Simon, reste absente, et elle est sans doute dissimulée par la jeunesse.

Saint-Simon avait servi à la guerre convenablement et avec application pendant plusieurs campagnes. Après la paix de Ryswick, le régiment de cavalerie dont il était mestre de camp fut réformé, et il se trouva sans commandement et mis à la suite. Lorsque la guerre de la Succession commença (1702), voyant de nouvelles promotions se faire dans lesquelles figuraient de moins anciens que lui et y étant oublié, il songea à se retirer du service, consulta plusieurs amis, trois maréchaux et trois hommes de Cour, et sur leur avis unanime « qu'un duc et pair de sa naissance, établi d'ailleurs comme il était et ayant femme et enfants, n'allait point servir comme un haut-le-pied dans les armées et y voir tant de gens si différents de ce qu'il était, et, qui pis est, de ce qu'il y avait été, tous avec des emplois et des régiments, » il donna, comme nous dirions, sa démission; il écrivit au roi une lettre respectueuse et courte, dans laquelle, sans alléguer d'autre raison que celle de sa santé, il lui marquait le déplaisir qu'il avait de quitter son service. « Eh bien! monsieur, voilà encore un homme qui nous quitte, » dit le roi au secrétaire d'État de la guerre Chamillart, en lui répétant les termes de la lettre; et il ne le pardonna point de plusieurs années à Saint-Simon, qui put bien avoir encore quelquefois l'honneur d'être nommé pour le bougeoir au petit coucher, mais qui fut rayé in petto de tout acheminement à une faveur réelle, si jamais il avait été en passe d'en obtenir. Il avait vingt-sept ans.

Un ou deux ans après, à l'occasion d'une quête que Saint-Simon ne voulut point laisser faire à la duchesse sa femme, ni aux autres duchesses, comme étant préjudiciable au rang des ducs vis-à-vis des princes, le roi se fâcha, et un orage gronda sur l'opiniâtre et le récalcitrant: « C'est une chose étrange, dit à ce propos Louis XIV, que depuis qu'il a quitté le service, M. de Saint-Simon ne songe qu'à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde. » Saint-Simon averti se décida à demander au roi une audience particulière dans son cabinet; il l'obtint, il s'expliqua, il crut avoir au moins en partie ramené le roi sur son compte, et les minutieux détails qu'il nous donne sur cette scène, et qui en font toucher au doigt chaque circonstance, montrent assez que pour lui l'inconvénient d'avoir été dans le cas de demander l'audience est bien compensé par le curieux plaisir d'y avoir observé de plus près le maître, et par cet autre plaisir inséparable du premier, de tout peindre et raconter.

Peu après, à l'occasion de l'ambassade de Rome, qu'il fut près d'avoir un peu à son corps défendant et qui manqua, Mme de Maintenon exprimait sur Saint-Simon un avis qui ne démentait point son bon sens: elle le disait « glorieux, frondeur et plein de vues. » Plein de vues, c'est-à-dire de projets systématiques et plus ou moins aventurés. Cette opinion, dans laquelle Mme de Maintenon resta invariable, atteste l'antipathie des natures et n'était pas propre à donner au roi une autre idée que celle qu'il avait déjà sur ce courtisan médiocrement docile. Plus on accordait à un homme de son âge du sérieux, de la lecture et de l'instruction en lui attribuant ce caractère indépendant, plus on le rendait impossible dans le cadre d'alors et inconciliable. Les envieux et ceux qui lui voulaient nuire trouvaient leur compte en le louant: on le faisait passer, par sa liberté de parole et sa hauteur, pour un homme d'esprit plus à craindre qu'à employer et dangereux. Il avait beau se surveiller, il avait des silences expressifs et éloquents, ou des énergies d'expression qui emportaient la pièce; « il lui échappait d'abondance de coeur des raisonnements et des blâmes. » Quand on le lit aujourd'hui, on n'a pas de peine à se figurer ce qu'il devait paraître alors. Une telle nature de grand écrivain posthume ne laissait pas de transpirer de son vivant; elle s'échappait par éclats; il avait ses détentes, et l'on conçoit très-bien que Louis XIV, à qui il se plaignait un jour des mauvais propos de ses ennemis, lui ait répondu: « Mais aussi, monsieur, c'est que vous parlez et que vous blâmez, voilà ce qui fait qu'on parle contre vous. » Et un autre jour: « Mais il faut tenir votre langue. »

Cependant, le secret auteur des Mémoires gagnait à ces contre-temps de la fortune. Saint-Simon, libre et vacant, et, sauf la faveur avec le roi perdue sans remède, nageant d'ailleurs en pleine Cour, sur bien des récifs cachés, mais sans rien d'une disgrâce apparente, intimement lié avec plusieurs des ministres d'État, était plus que personne en position et à l'affût pour tout savoir et pour tout écrire. Sa liaison particulière avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, avec celui-ci surtout, « sans qui il ne faisait rien, » ne le confinait pas de ce côté, et il l'a dit très-joliment en faisant le portrait de l'abbé de Polignac, l'aimable et brillant séducteur dont ils furent les dupes: « Malheureusement pour moi, la charité ne me tenait pas renfermé dans une bouteille comme les deux ducs. » Il rayonnait dans tous les sens, avait des ouvertures sur les cabales les plus opposées, et par amis, femmes jeunes ou vieilles, ou même valets, était tenu au courant, jour par jour, de tout ce qui se passait en plus d'une sphère. Tous ces bruits, toutes ces intelligences qui circulent rapidement dans les Cours et s'y dispersent, ne tombaient point chez lui en pure perte; il en faisait amas pour nous et réservoir. Dans un précieux chapitre où il nous expose son procédé de conduite et son système d'information: « Je me suis donc trouvé instruit journellement, dit-il, de toutes choses par des canaux purs, directs et certains, et de toutes choses grandes et petites. Ma curiosité, indépendamment d'autres raisons, y trouvait fort son compte; et il faut avouer que, personnage ou nul, ce n'est que de cette sorte de nourriture que l'on vit dans les Cours, sans laquelle on n'y fait que languir. »

L'ambitieux pourtant ne laissait pas sa part d'espérances: il était jeune; le roi était vieux; Louis XIV vivant, il n'y avait rien à faire; mais après lui le champ était ouvert et prêtait aux perspectives. Saint-Simon s'appliquait donc en secret dès lors à réformer l'État; et comme il faisait chaque chose avec suite et en poussant jusqu'au bout sans se pouvoir déprendre, il avait tout écrit, ses plans, ses voies et moyens, ses combinaisons de Conseils substitués à la toute-puissance des secrétaires d'État; il avait, lui aussi, son royaume de Salente tout prêt, et sa République de Platon en portefeuille, avec cela de particulier qu'en homme précis il avait déjà écrit les noms des gens qu'il croyait bons à mettre en place, les appointements, la dépense, en un mot la chose minutée et supposée faite: et un jour que le duc de Chevreuse venait le voir pour gémir avec lui des maux de l'État et discourir des remèdes possibles, il n'eut d'autre réponse à faire qu'à ouvrir son armoire et à lui montrer ses cahiers tout dressés.

Il y eut un moment tout à fait brillant et souriant dans la carrière de cour de Saint-Simon sous Louis XIV: ce fut l'intervalle de temps qui s'écoula entre la mort de Monseigneur (14 avril 1711) et celle du duc de Bourgogne (18 février 1712), ce court espace de dix mois dans lequel ce dernier fut Dauphin et héritier présomptif du trône. Saint-Simon, après avoir échappé à bien des crocs-en-jambe, à bien des noirceurs et des scélératesses calomnieuses qui avaient failli par moments lui faire quitter de dégoût la partie et abandonner Versailles, s'était assez bien remis dans l'esprit du roi; la duchesse de Saint-Simon, aimée et honorée de tous, était dame d'honneur de la duchesse de Berry, et lui-même s'avançait chaque jour par de sérieux entretiens en tête à tête, sur les matières d'État et sur les personnes, dans la confiance solide du nouveau Dauphin. Il travaillait confidentiellement avec lui. S'il eut jamais espérance de faire accepter en entier sa théorie politique, son idéal de gouvernement, ce fut alors. Il semble à le lire, qu'il n'existât aucun désaccord, aucun point de dissentiment entre lui et le jeune prince qui allait comme de lui-même au-devant de ses idées et de ses maximes: dès la première ouverture qu'il lui fit, tout se passa entre eux comme en vertu d'une harmonie préétablie.

Quelle était cette théorie politique de Saint-Simon et ce plan de réforme? Il nous l'a exposé assez longuement, et dans ses conversations avec le duc du Bourgogne, et depuis dans celles qu'il eut avec le duc d'Orléans à la veille de la mort de Louis XIV et de la Régence. Si l'on va au fond et qu'on dégage le système des mille détails d'étiquette qui le compliquent et qui le compromettent à nos yeux par une teinte de ridicule, on y saisit une inspiration qui, dans Saint-Simon, fait honneur sinon au politique pratique, du moins au citoyen et à l'historien publiciste. Il sent la plaie et la faiblesse morale de la France au sortir des mains de Louis XIV; tout a été abaissé, nivelé, réduit à l'état d'individu, il n'y a que le roi de grand. Il ne faut pas demander à Saint-Simon de penser au peuple dans le sens moderne; il ne le voit pas, il ne le distingue pas de la populace ignorante et à jamais incapable. Reste la bourgeoisie qui fait la tête de ce peuple et qu'il voit déjà ambitieuse, habile, insolente, égoïste et repue, gouvernant le royaume par la personne des commis et secrétaires d'État, ou usurpant et singeant par les légistes une fausse autorité souveraine dans les Parlements. Quant à la noblesse dont il est, et sur laquelle seule il compte pour la générosité du sang et le dévouement à la patrie, il s'indigne de la trouver abaissée, dénaturée et comme dégradée par la politique des rois, et surtout du dernier: en accusant même presque exclusivement Louis XIV, il ne se dit pas assez que l'oeuvre par lui consommée a été la politique constante des rois depuis Philippe Auguste, en y comprenant Henri IV et ce Louis XIII qu'il admire tant. Il s'indigne donc de voir « que cette noblesse française si célèbre, si illustre, est devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distingué de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail, de tout négoce, des armes même, au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n'a d'autre choix que de croupir dans une mortelle et ruineuse oisiveté qui la rend à charge et méprisée, ou d'aller à la guerre se faire tuer à travers les insultes des commis des secrétaires d'État et des secrétaires des intendants. » Il la voudrait relever, restaurer en ses anciens emplois, en ses charges et services utiles, avec tous les degrés et échelons de gentilhomme, de seigneur, de duc et pair. Les Pairs surtout, en qui il a mis toutes ses complaisances, et dont il fait la clef de voûte dans le vrai système, lui semblent devoir être (comme ils l'ont jadis été, selon lui,) les conseillers nécessaires du roi, les copartageants de sa souveraineté. Il n'a cessé de rêver là-dessus, et il a sa reconstitution de la monarchie française toute prête. Certes, si un prince était capable d'entrer dans quelques-unes de ces vues à la fois courageuses, patriotiques, mais étroites, hautaines et rétrospectives, il semble que ç'ait été le duc de Bourgogne tel qu'on nous le présente, avec ce mélange de bonnes intentions, d'effort sur lui-même, d'éducation laborieuse et industrieuse, de principes et de doctrine en serre-chaude. On ne refait point l'histoire par hypothèse. Le duc de Bourgogne n'a pas régné, et la monarchie française, lancée à travers les révolutions, a suivi un tout autre cours que celui qu'il méditait de lui faire prendre. Quand on lit aujourd'hui Saint-Simon après les événements accomplis et en présence de la démocratie débordante et triomphante (quelles que soient ses formes de couronnement et de triomphe), on se demande plus que jamais avec doute, ou plutôt on se dit sans hésiter sur la réponse:

Est-ce qu'il y avait moyen de refaire ainsi après Louis XIV, après Richelieu, après Louis XI, les fondements de la monarchie française, de la refaire une monarchie constitutionnelle aristocratique avec toutes les hiérarchies de rang? Une telle reconstruction par les bases était-elle possible quand déjà allaient se dérouler de plus en plus par des pentes larges et rapides les conséquences du nivellement universel? Et enfin cela était-il d'accord avec le génie de la nation, avec le génie de cette noblesse même qui aimait à sa manière à être un peuple, un peuple de gentilshommes?

La seule réponse, encore une fois, est dans les faits accomplis: à Saint-Simon reste l'honneur d'avoir résisté à l'abaissement et à l'anéantissement de son Ordre, de s'être roidi contre la platitude et la servilité courtisanesque. Sa théorie est comme une convulsion, un dernier effort suprême de la noblesse agonisante pour ressaisir ce qui va passer à ce tiers état qui est tout, et qui, le jour venu, dans la plénitude de son installation, sera même le Prince.

La mort subite du duc de Bourgogne vint porter le plus rude coup à Saint-Simon et briser la perspective la plus flatteuse qu'un homme de sa nature et de sa trempe pût envisager, moins encore d'être au pouvoir par lui-même que de voir se réaliser ses idées et ses vues, cette chimère du bien public qu'il confondait avec ses propres satisfactions d'orgueil. Le duc de Bourgogne mort à trente ans, Saint-Simon, qui n'en avait que trente-sept, restait fort considérable et fort compté par sa liaison intime et noblement professée en toute circonstance avec le duc d'Orléans, que toutes les calomnies et les cabales ne pouvaient empêcher de devenir, après la mort de Louis XIV et de ses héritiers en âge de régner, le personnage principal du royaume.

Les plans que Saint-Simon développa au duc d'Orléans pour une réforme du gouvernement ne furent qu'en partie suivis. L'idée des Conseils à substituer aux secrétaires d'État pour l'administration des affaires, était de lui; mais elle ne fut pas exécutée et appliquée comme il l'entendait. Une des mesures qu'il proposait avec le plus de confiance, eût été de convoquer les États généraux au début de la Régence; il y voyait un instrument commode duquel on pouvait se servir pour obtenir bien des réformes, et sur qui on en rejetterait la responsabilité par manière d'excuse. Il y avait à profiter, selon lui, de l'erreur populaire qui attribuait à ce corps un grand pouvoir, et on pouvait favoriser cette erreur innocente sans en redouter les suites. Ici Saint-Simon se trompait peut-être de date comme en d'autres cas, et il ne se rendait pas bien compte de l'effet et de la fermentation qu'eussent produits des États généraux en 1716; la machine dont il voulait qu'on jouât pouvait devenir dangereuse à manier. On va vite en France, et, à défaut de l'abbé Sieyès pour théoricien, on avait déjà l'abbé de Saint-Pierre qui aurait trouvé des traducteurs plus éloquents que lui pour sa pensée et des interprètes. Et Montesquieu n'avait-il pas alors vingt-cinq ans?

À dater de ce moment (1715), les Mémoires de Saint-Simon changent un peu de caractère. Membre du conseil de Régence, il est devenu un des personnages du gouvernement, et, bien que rarement ses avis prévalent, il est continuellement admis à les donner et ne s'en fait pas faute; on a des entretiens sans nombre où la matière déborde sous sa plume comme elle abondait sur ses lèvres; l'intérêt, qui se trouve toujours dans de certaines scènes et dans d'admirables portraits des acteurs, y languit par trop de plénitude et de regorgement. Le règne de Louis XIV où il était contenu allait mieux à Saint-Simon que cette demi-faveur de la Régence, où il a beaucoup plus d'espace sans avoir pour cela d'action bien décisive. Il ne fut point ministre parce qu'il ne le voulut pas; il aurait pu l'être à un instant ou à un autre, mais il se pliait peu aux combinaisons diverses et n'en augurait rien de bon; il ne trouvait point dans le duc d'Orléans l'homme qu'il aurait voulu et qu'il avait tant espéré et regretté dans le duc de Bourgogne; il lui reprochait précisément d'être l'homme des transactions et des moyens termes, et le Prince, à son tour, disait de son ardent et peu commode ami « qu'il était immuable comme Dieu et d'une suite enragée, » c'est-à-dire tout d'une pièce. À un certain jour (1721), Saint-Simon, dans un intérêt de famille, désira l'ambassade d'Espagne, et il l'eut aussitôt. Cette mission fut plus honorifique que politique, et il l'a racontée fort au long . Ce fut son dernier acte de représentation. La mort subite du Régent (1723) vint peu après l'avertir de ce que la mort du duc de Bourgogne lui avait déjà dit si éloquemment au coeur, que les choses du monde sont périssables, et qu'il faut, quand on est chrétien, penser à mieux. La politique craintive de Fleury aida à lui redoubler le conseil. L'évêque de Fréjus, dans une visite à Mme de Saint-Simon, lui fit entendre qu'on saurait son mari avec plus de plaisir à Paris qu'à Versailles. Saint-Simon pensait trop haut pour ce ministère à voix basse que méditait Fleury. Il ne se le fit pas dire deux fois, et dès ce moment il renonça à la Cour, vécut plus habituellement dans ses terres et s'occupa de la rédaction défînitive de ses Mémoires. Il ne mourut qu'en 1755, le 2 mars, à quatre-vingts ans.

Il tournait depuis longtemps le dos au nouveau siècle, et il habitait dans ses souvenirs. Il mourut quand Voltaire régnait, quand l'Encyclopédie avait commencé, quand Jean-Jacques Rousseau avait paru, quand Montesquieu ayant produit tous ses ouvrages venait de mourir lui-même. Que pensait-il, que pouvait-il penser de toutes ces nouveautés éclatantes ? On a souvent cité un mot dédaigneux sur Voltaire, qu'il appelle Arouet, « fils d'un notaire qui l'a été de mon père et de moi.... » On en conclut un peu trop vite, à mon sens, le mépris de Saint-Simon pour les gens de lettres et les gens d'esprit qui n'étaient pas de sa classe. Saint-Simon, dans ses Mémoires, se montre bien plus attentif qu'on ne le suppose à ce qui concerne les gens de lettres et les gens d'esprit de son temps; mais ce sont ceux du siècle de Louis XIV; c'est Racine, c'est La Fontaine, c'est La Bruyère, c'est Despréaux, c'est Nicole, il n'en oublie aucun à la rencontre. Il a sur Bossuet de grandes paroles, sur Mme de Sévigné il en a d'une grâce et d'une légèreté délicieuse. Il sait rappeler au besoin cette vieille bourgeoise du Marais si connue par le sel de ses bons mots, Mme Cornuel. Tels sont les gens d'esprit aux yeux de Saint-Simon. Quant à Voltaire, il en parle, il est vrai, comme d'un aventurier d'esprit et d'un libertin: on en voit assez les raisons sans les faire, de sa part, plus générales et plus injurieuses à la classe des gens de lettres qu'elles ne le sont en effet.

On a remarqué comme une chose singulière que tandis que Saint-Simon parle de tout le monde, il est assez peu question de lui dans les Mémoires du temps. Ici encore il est besoin de s'entendre. De quels Mémoires s'agit-il? Il y en a très-peu sur la fin du règne de Louis XIV. Saint-Simon alors était fort jeune et n'avait aucun rôle apparent: son principal rôle, c'était celui qu'il se donnait d'être le champion de la Duché-Pairie et le plus pointilleux de son Ordre sur les rangs. C'est ainsi qu'on lit dans une des lettres de Madame, mère du Régent:

« En France et en Angleterre, les ducs et les lords ont un orgueil tellement excessif qu'ils croient être au-dessus de tout; si on les laissent faire, ils se regarderaient comme supérieurs aux princes du sang, et la plupart d'entre eux ne sont pas même véritablement nobles (Gare! voilà un autre excès qui commence). J'ai une fois joliment repris un de nos ducs. Comme il se mettait à la table du roi devant le prince des Deux-Ponts, je dis tout haut: « D'où vient que monsieur le duc de Saint-Simon presse tant le prince des Deux-Ponts? A-t-il envie de le prier de prendre un de ses fils pour page? » Tout le monde se mit si fort à rire qu'il fallut qu'il s'en allât. »

Si un jour il se publie des Mémoires sur la Régence, si les Mémoires politiques du duc d'Antin et d'autres encore qui doivent être dans les archives de l'État paraissent, il y sera certainement fort question de Saint-Simon.

Saint-Simon, à qui ne le voyait qu'en passant et à la rencontre dans ce grand monde, devait faire l'effet, je me l'imagine aisément, d'un personnage remuant, pressé, mystérieux, échauffé, affairé, toujours dans les confidences et les tête-à-tête, quelquefois très-amusant dans ses veines et charmant à de certaines heures, et à d'autres heures assez intempestif et incommode. Le maréchal de Belle-Isle le comparait vieux, pour sa conversation, au plus intéressant et au plus agréable des dictionnaires. Après sa retraite de la Cour, il venait quelquefois à Paris, et allait en visite chez la duchesse de La Vallière ou la duchesse de Mancini (toutes deux Noailles): là, on raconte que, par une liberté de vieillard et de grand seigneur devenu campagnard, et pour se mettre plus à l'aise, il posait sa perruque sur un fauteuil, et sa tête fumait. • On se figure bien en effet cette tête à vue d'oeil fumante, que tant de passions échauffaient.

Les Mémoires imprimés du marquis d'Argenson contiennent (page 178) un jugement défavorable sur Saint-Simon. Ce jugement a été arrangé et modifié à plaisir, comme tout le style en général dans ces éditions de d'Argenson. Je veux donner ici le vrai texte du passage tel qu'il se lit dans le manuscrit . Si injurieux qu'en soient les termes pour Saint-Simon, ce n'est pas tant à lui que ce jugement fera tort qu'à celui qui s'y est abandonné; et d'ailleurs on peut, jusqu'à un certain point, en contrôler l'exactitude, et cela en vaut la peine avant que quelqu'un s'en empare, ce qui aurait lieu au premier jour; on ne manquerait pas de crier à la découverte et de s'en faire une arme contre Saint-Simon:

« Le duc de Saint-Simon, écrivait d'Argenson à la date de 1722, est de nos ennemis, parce qu'il a voulu grand mal à mon père, le taxant d'ingratitude, et voici quel en a été le lieu. Il prétend qu'il a plus contribué que personne à mettre mon père en place de ministre, et que mon père ne lui a pas tenu les choses qu'il lui avait promises comme pot-de-vin du marché; or quelles étaient ces choses? Ce petit broudillon voulait qu'on fit le procès à M. le duc du Maine, qu'on lui fît couper la tête, et le duc de Saint-Simon devait avoir la grande maîtrise de l'artillerie. •Voyez un peu quel caractère odieux, injuste et anthropophage de ce petit dévot sans génie, plein d'amour-propre, et ne servant d'ailleurs aucunement à la guerre !

« Mon père voyant les choses pacifiées, les bâtards réduits, punis, envoyés en prison ou exil, et tout leur parti débellé, ce qui fut une des grandes opérations de son ministère, il ne voulut pas aller plus loin, ni mêler des intérêts particuliers aux motifs des grands coups qu'il frappa.

« De là le petit duc et sa séquelle en ont voulu mal de mort à mon père et l'ont traité d'ingrat, comme si la reconnaissance, qui est une vertu, devait se prouver par des crimes; et cette haine d'une telle légitime rejaillit sur les pauvres enfants qui s'en.......' »

Si la haine ou l'humeur éclate quelque part, c'est assurément dans cette injurieuse boutade bien plus que dans tout ce que Saint-Simon a écrit sur les d'Argenson. A l'égard du duc du Maine, Saint-Simon en effet a eu le tort de le trop craindre, même après qu'il était déraciné et abattu; mais quant à juger avec haine le garde des sceaux et ancien lieutenant de police d'Argenson, c'est ce qu'il n'a pas fait. Les différents endroits où il parle de lui sont d'admirables pages d'histoire; le marquis n'a pas parlé de son père en des termes plus expressifs et mieux caractérisés que ne le fait Saint-Simon, qui n'y a pas mis d'ailleurs les ombres trop fortes: tant il est vrai que le talent de celui-ci le porte, nonobstant l'affection, à la vérité et à une sorte de justice quand il est en face d'un mérite réel et sévère, digne des pinceaux de l'histoire.

Je ne relèverai pas les autres injures de ce passage tout brutal: Saint-Simon y est appelé un dévot sans génie. Saint-Simon n'avait pas, il est vrai, le génie politique; bien peu l'ont, et le marquis d'Argenson, avec tout son mérite comme philosophe et comme administrateur secondaire, n'en était lui-même nullement doué. Pour être un politique, indépendamment des vues et des idées justes qui sont nécessaires, mais qu'il ne faut avoir encore qu'à propos et modérément, sans une fertilité trop confuse, il ne convient pas de porter avec soi de ces humeurs brusques qui gâtent tout, et de ces antipathies des hommes qui créent à chaque pas des incompatibilités. Le génie de Saint-Simon, qui devait éclater après lui, rentrait tout entier dans la sphère des Lettres: en somme, ce qu'il a dû être, il l'a été.

Il y a à dire à sa dévotion. Elle était sincère et dès lors respectable; mais elle ne semble pas avoir été aussi éclairée qu'elle aurait pu l'être. Après chaque mécompte ou chagrin, Saint-Simon s'en allait droit à la Trappe chercher une consolation, comme on va, dans une blessure, au chirurgien; mais il en revenait sans avoir modifié son fond et sans travailler à corriger son esprit. Il se livrait à toutes ses passions intellectuelles et à ses aversions morales sans scrupule, et sauf à se mettre en règle à de certains temps réguliers et à s'en purger la conscience, prêt à recommencer aussitôt après. Cette manière un peu machinale et brusque de considérer le remède religieux, sans en introduire la vertu et l'efficace dans la suite même de sa conduite et de sa vie, annonce une nature qui avait reçu par une foi robuste la tradition des croyances plutôt qu'elle ne s'en était pénétrée et imbue par des réflexions lumineuses. En tout, Saint-Simon est plutôt supérieur comme artiste que comme homme; c'est un immense et prodigieux talent, plus qu'une haute et complète intelligence.

Après la mort de Saint-Simon, ses Mémoires eurent bien des vicissitudes. Ils sortirent des mains de sa famille pour devenir des espèces de prisonniers d'État; on craignait les divulgations indiscrètes. On voit que Duclos et Marmontel en eurent connaissance, et en firent un ample usage dans leurs travaux d'historiographes. M. de Choiseul, pendant son ministère, en prêta des volumes à Mme du Deffand qui en écrivit ses impressions à Horace Walpole auquel elle aurait voulu également les prêter et les faire lire: « Nous faisons une lecture l'après-dîner, lui mandait-elle (21 novembre 1770), les Mémoires de M. de Saint-Simon, où il m'est impossible de ne pas vous regretter; vous auriez des plaisirs indicibles. » Elle dit encore à un autre endroit (2 décembre): « Les Mémoires de Saint-Simon m'amusent toujours, et comme j'aime à les lire en compagnie, cette lecture durera longtemps, elle vous amuserait, quoique le style en soit abominable, les portraits mal faits; l'auteur n'était point un homme d'esprit; mais comme il était au fait de tout, les choses qu'il raconte sont curieuses et intéressantes; je voudrais bien pouvoir vous procurer cette lecture. »

Elle y revient pourtant et corrige ce qui peut étonner dans ce premier jugement tumultueux (9 janvier 1771). « Je suis désespérée de ne pouvoir pas vous faire lire les Mémoires de Saint-Simon: le dernier volume, que je ne fais qu'achever, m'a causé des plaisirs infinis; il vous mettrait hors de vous. » Je le crois bien que ces Mémoires de Saint-Simon vous mettent hors de vous; ils vous transportent au coeur d'un autre siècle.

Voltaire sur sa fin avait, dit-on, formé le projet « de réfuter tout ce que le duc de Saint-Simon, dans ses Mémoires encore secrets, avait accordé à la prévention et à la haine. » Voltaire, en cela, voyait où était le défaut de ces redoutables Mémoires, et aussi, en les voulant infirmer à l'avance, il semblait pressentir où était le danger pour lui, pour son Siècle de Louis XIV, de la part de ce grand rival, et que, lorsque de tels tableaux paraîtraient, ils éteindraient les esquisses les plus brillantes qui n'auraient été que provisoires.

À partir de 1784, la publicité commença à se prendre aux Mémoires de Saint-Simon, mais timidement, à la dérobée, par anecdotes décousues et par morceaux. De 1788 à 1791, puis plus tard en 1818, il en parut successivement des extraits plus ou moins volumineux, tronqués et compilés. La marquise de Créquy, à propos d'une de ces premières compilations, écrivait à Sénac de Meilhan (7 février 1787): « Les Mémoires de Saint-Simon sont entre les mains du censeur; de six volumes on en fera à peine trois, et c'est encore assez. » Et, un peu plus tard (25 septembre 1788): « Je vous annonce que les Mémoires de Saint-Simon paraissent, mais très-mutilés, si j'en juge par ce que j'ai vu en trois gros tapons verts, et il y en avait six. Mme de Turpin mourut, j'en demeurai là, cela est mal écrit, mais le goût que nous avons pour le siècle de Louis XIV nous en rend les détails précieux. »

Il est curieux de voir comme chacun s'accorde à dire que c'est mal écrit, que les portraits sont mal faits, en ajoutant toutefois que c'est intéressant. Mme du Deffand elle-même, la seule qui ait lu à la source, apprécie l'amusement plus que la portée de ces Mémoires. La forme de Saint-Simon tranchait trop avec les habitudes du style écrit au xviiie siècle, et on en parlait à peu près comme Fénelon a parlé du style de Molière et de cette « multitude de métaphores qui approchent du galimatias. » Tout ce beau monde d'alors avait fait, plus ou moins, sa rhétorique dans Voltaire.

L'inconvénient de ces publications tronquées, comme aussi des extraits mis au jour par Lemontey et portant sur les Notes manuscrites annexées au Journal de Dangeau, c'était de ne donner idée que de ce qu'on appelait la causticité de Saint-Simon, en dérobant tout à fait un autre côté de sa manière, qui est la grandeur. Cette grandeur, qui, nonobstant tout accroc de détail, allait à revêtir d'une imposante majesté l'époque entière de Louis XIV, et qui était la première vérité du tableau, ne pouvait se dévoiler que par la considération des ensembles et dans la suite même de ce corps incomparable d'annales. C'est donc la totalité des Mémoires qu'il fallait donner dans leur forme originale et authentique. L'édition de 1829 y a pourvu. La sensation produite par les premiers volumes fut très-vive: ce fut le plus grand succès depuis celui des romans de Walter Scott. Un rideau se levait tout d'un coup de dessus la plus belle époque monarchique de la France, et l'on assistait à tout comme si l'on y était. Ce succès toutefois, coupé par la Révolution de 1830, se passa dans le monde proprement dit, encore plus que dans le public; celui-ci n'y arriva qu'un peu plus tard et graduellement.

Aujourd'hui il restait à faire un progrès important et, à vrai dire, décisif pour l'honneur de Saint-Simon écrivain. Cette première édition, si goûtée, avait été faite d'après un singulier principe et sur un sous-entendu étrange: c'est que Saint-Simon, parce qu'il a sa phrase à lui et qui n'est ni académique, ni celle de tout le monde, écrivait au hasard, ne savait pas écrire (comme le disaient les marquises de Créquy et du Duffand), et qu'il était nécessaire de temps en temps, dans son intérêt et dans celui du lecteur, de le corriger. D'autres relèveront dans cette première édition des noms historiques estropiés, des généalogies mal comprises et rendues inintelligibles, des pages du manuscrit sautées, des transpositions et des déplacements qui ôtent tout leur sens à d'autres passages où Saint-Simon s'en réfère à ce qu'il a déjà dit; pour moi, je suis surtout choqué et inquiet des libertés qu'on a prises avec la langue et le style d'un maître. M. de Chateaubriand, dans un jour de mauvaise humeur contre le plus grand auteur de Mémoires, a dit: « Il écrit à la diable pour l'immortalité. » Et d'autres, entrant dans cette jalousie de Chateaubriand et comme pour la caresser, ont été jusqu'à dire de Saint-Simon qu'il était « le premier des barbares. » Il faut bien s'entendre sur le style de Saint-Simon, il n'est pas le même en tous endroits et à toute heure. Lorsque Saint-Simon écrit des Notes et commentaires sur le Journal de Dangeau, il écrit comme on fait pour des notes, à la volée, tassant et pressant les mots, voulant tout dire à la fois et dans le moindre espace. J'ai comparé ailleurs cette pétulance et cette précipitation des choses sous sa plume « à une source abondante qui veut sortir par un goulot trop étroit et qui s'y étrangle. » Toutefois, même dans ces brusques croquis de Notes, tels qu'on les a imprimés jusqu'ici, il y a bien des fautes qui tiennent à une copie inexacte. Dans ses Mémoires, Saint-Simon reprend ses premiers jets de portraits, les développe, et se donne tout espace. Quand il raconte des conversations, il lui arrive de reproduire le ton, l'empressement, l'afflux de paroles, les redondances, les ellipses. Habituellement et toujours, il a, dans sa vivacité à concevoir et à peindre, le besoin d'embrasser et d'offrir mille choses à la fois, ce qui fait que chaque membre de sa phrase pousse une branche qui en fait naître une troisième, et de cette quantité de branchages qui s'entre-croisent, il se forme à chaque instant un arbre des plus touffus. Mais il ne faut pas croire que cette production comme naturelle n'ait pas sa raison d'être, sa majesté et souvent sa grâce. C'est à quoi l'édition de 1829, qui a servi depuis aux réimpressions, n'avait pas eu égard: à première vue, on y a considéré les phrases de Saint-Simon comme des à peu près de grand seigneur, et chemin faisant, sans parti pris d'ailleurs, on les a traitées en conséquence .

Respectons le texte des grands écrivains, respectons leur style. Sachons enfin comprendre que la nature est pleine de variétés et de moules divers; il y a une infinité de formelle talents. Éditeurs ou critiques, pourquoi nous faire strictement grammairiens et n'avoir qu'un seul patron? Et ici, dans ce cas particulier de Saint-Simon, comme nous avons affaire de plus et très-essentiellement à un peintre, il faut aussi bien comprendre (et c'est sur quoi j'ai dû insister en commençant), quel est le genre de vérité qu'on est en droit surtout de lui demander et d'attendre de lui, sa nature et son tempérament d'observateur et d'écrivain étant connus. L'exactitude dans certains faits particuliers est moins ce qui importe et ce qu'on doit chercher qu'une vérité d'impression dans laquelle il convient de faire une large part à la sensibilité et aux affections de celui qui regarde et qui exprime. Le paysage, en se réfléchissant dans ce lac aux bords sourcilleux et aux ondes un peu amères, dans ce lac humain mobile et toujours plus ou moins prestigieux, s'y teint certainement de la couleur de ses eaux. Une autre forme de talent, je l'ai dit, un autre miroir magique eût reproduit des effets différents; et toutefois celui-ci est vrai, il est sincère, il l'est au plus haut degré, dans l'acception morale et pittoresque. C'est ce qu'on ne saurait trop maintenir, et Saint-Simon n'a eu que raison quand il a conclu de la sorte en se jugeant: « Ces Mémoires sont de source, de la première main: leur vérité, leur authenticité ne peut être révoquée en doute, et je crois pouvoir dire qu'il n'y en a point eu jusqu'ici qui aient compris plus de différentes matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui forment un groupe plus instructif ni plus curieux. » La postérité, après avoir bien écouté ce qui s'est dit et se dira encore pour et contre, ne saurait, je le crois, conclure autrement.

Sainte-Beuve.

Préliminaires §

LETTRE ÉCRITE PAR SAINT-SIMON À M. DE RANCÉ, ABBÉ DE LA TRAPPE, EN LE CONSULTANT SUR SES MÉMOIRES. §

« Versailles, le 29 mars 1699.

« Il faut, Monsieur, que je sois bien convaincu que vous avez pour moi une bonté extrême, pour oser prendre la liberté que je fais en vous envoyant par la voie de M. du Charmel les papiers dont j'eus l'honneur de vous parler, en mon dernier voyage, lorsque vous me permîtes de le faire. Je vous dis lors qu'il [y] avait déjà quelque temps que je travaillais à des espèces de Mémoires de ma vie qui comprenaient tout ce qui a un rapport particulier à moi, et aussi un peu en général et superficiellement une espèce de relation des événements de ces temps, principalement des choses de la Cour ; et comme je m'y suis proposé une exacte vérité, aussi m'y suis-je lâché à la dire bonne et mauvaise, toute telle qu'elle m'a semblé sur les uns et les autres, songeant à satisfaire mes inclinations et passions en tout ce que la vérité m'a permis de dire, attendu que travaillant pour moi et bien peu des miens pendant ma vie, et pour qui voudra après ma mort, je ne me suis arrêté à ménager personne par aucune considération; mais voyant cette espèce d'ouvrage qui va grossissant tous les jours avec quelque complaisance de le laisser après moi, et aussi ne voulant point être exposé aux scrupules qui me convieraient à la fin de ma vie de le brûler comme ç'avait été mon premier projet, et même plus tôt, à cause de tout ce qu'il y a contre la réputation de mille gens, et cela d'autant plus irréparablement que la vérité s'y rencontre tout entière et que la passion n'a fait qu'animer le style, je me suis résolu à vous en importuner de quelques morceaux, pour vous supplier par iceux de juger de la pile et de me vouloir prescrire une règle pour dire toujours la vérité sans blesser ma conscience, et pour me donner de salutaires conseils sur la manière que j'aurai à tenir en écrivant des choses qui me touchent particulièrement et plus sensiblement que les autres. J'ai donc choisi la relation de notre procès contre MM. de Luxembourg père et fils, qui a produit des rencontres qui m'ont touché de presque toutes les plus vives passions d'une manière autant ou plus sensible que je l'aie été en ma vie, et qui est exprimée en un style qui le fait bien remarquer. C'est, je crois, tout ce qu'il y a de plus âpre et de plus amer en mes Mémoires, mais, au moins, y ai-je tâché d'être fidèle à la plus exacte vérité. Je l'ai copiée d'iceux, où elle est écrite éparse çà et là selon l'ordre des temps auxquels nous avons plaidé, et mise ensemble; et, au lieu d'y parler à découvert comme dans mes Mémoires, je me nomme dans cette copie comme les autres, pour la pouvoir garder et m'en servir sans que j'en paroisse manifestement l'auteur. J'y ai joint aussi deux portraits pour servir d'échantillon au reste, quoique en bien celui de M. d'Aguesseau pût suffisamment servir à ceux de ce genre, duquel il y en a bien moins qu'en mal. Je vous supplie très humblement de vouloir garder ce que je vous envoie, jus qu'à ce que je l'aille moi-même chercher, espérant avoir ce délice tout aussitôt après Pâques, et vous porter en même temps quelques cahiers des Mémoires mêmes. Je me flatte donc, qu'au milieu de tous vos maux, de toutes les peines que vous cause ce changement heureux de votre grand et merveilleux monastère, vous aurez la charité d'examiner ce que je vous envoie, d'y penser devant Dieu, et de dicter ces avis, règles et salutaires conseils que j'ose vous demander, afin que, demeurant écrits, ils ne me passent point de la mémoire et que j'y puisse avoir toute ma vie recours. Je crois qu'il serait inutile de vous demander des précautions sur le secret et sur le ton de voix dont on vous lira ces papiers pour qu'on ne puisse rien entendre hors de votre chambre: eux-mêmes vous en feront souvenir suffisamment. Il ne me reste plus rien à ajouter ici, sinon de vous demander pardon cent et cent fois de la distraction que cela vous causera de tant de saintes et d'admirables occupations dont vous vous nourrissez sans relâche, et de vous assurer que je suis, Monsieur, plus que personne au monde, pénétré de respect, d'attachement et de reconnaissance pour vous, et à jamais votre très humble et très obéissant serviteur.

«  P. S. M. du Charmel ne sait point ce que c'est que ces papiers . »

INTRODUCTION. SAVOIR S'IL EST PERMIS D'ÉCRIRE ET DE LIRE L'HISTOIRE, SINGULIÈREMENT CELLE DE SON TEMPS. §

Juillet 1743.

L'histoire a été dans tous les siècles une étude si recommandée, qu'on croirait perdre son temps d'en recueillir les suffrages, aussi importants par le poids de leurs auteurs que par leur nombre. Dans l'un et dans l'autre on ne prétend compter que les catholiques, et on sera encore assez fort; il ne s'en trouvera même aucun de quelque autorité dans l'Église qui ait laissé par écrit aucun doute sur ce point. Outre les personnages que leur savoir et leur piété ont rendus célèbres, on compte plusieurs saints qui ont écrit des chroniques et des histoires non seulement saintes, mais entièrement profanes, et dont les ouvrages sont révérés de la postérité, à qui ils ont été fort utiles. On omet par respect les livres historiques de l'Écriture. Mais, si on n'ose mêler en ce genre le Créateur avec ses créatures, on ne peut aussi se dispenser de reconnaître que, dès que le Saint-Esprit n'a pas dédaigné d'être auteur d'histoires dont tout le tissu appartient en gros à ce monde, et serait appelé profane comme toutes les autres histoires du monde, si elles n'avaient pas le Saint-Esprit pour auteur, c'est un préjugé bien décisif qu'il est permis aux chrétiens d'en écrire et d'en lire. Si on objecte que les histoires de ce genre qui ont le Saint-Esprit pour auteur se reportent toutes à des objets plus relevés, et bien que réelles et véritables en effet, ne laissent pas d'être des figures de ce qu'il devait arriver, et cachent de grandes merveilles sous ces voiles, il ne laissera pas de demeurer véritable qu'il y en a de grands endroits qui ne sont simplement que des histoires, ce qui autorise toutes les autres que les hommes ont faites depuis, et continueront de faire; mais encore, que dès qu'il a plu à l'Esprit saint de voiler et de figurer les plus grandes choses sous des événements en apparence naturels, historiques, et en effet arrivés, ce même Esprit n'a pas réprouvé l'histoire, puisqu'il lui a plu de s'en servir pour l'instruction de ses créatures et de son Église. Ces propositions, qui ne se peuvent impugner avec de la bonne foi, sont d'une transcendance en faveur de l'histoire à ne souffrir aucune réplique. Mais sans se départir d'un si divin appui, cherchons d'ailleurs ce que la vérité, la raison, la nécessité et l'usage approuvé dans tous les siècles, pourront fournir sur ce prétendu problème.

Que sait-on qu'on n'ait point appris? Car il ne s'agit pas ici des prophètes et des dons surnaturels, mais de la voie commune que la Providence a marquée à tous les hommes. Le travail est une suite et la peine du péché de notre premier père; on n'entretient le corps que par le travail du corps, la sueur et les oeuvres des mains; on n'éclaire l'esprit que par un autre genre de travail, qui est l'étude; et comme il faut des maîtres, pour le moins des exemples sous les yeux, pour apprendre à faire les oeuvres des mains dans chaque art ou métier, à plus forte raison en faut-il pour les sciences et les disciplines si diverses, propres à l'esprit, sur lesquelles l'inspection des yeux et des sens n'ont aucune prise.

Si ces leçons d'autrui sont nécessaires à l'esprit pour lui apprendre ce qui est de son ressort, il n'y a point de science où il s'en puisse moins passer que pour l'histoire. Encore que pour les autres disciplines il soit indispensable d'y avoir au moins quelque introducteur, il est pourtant arrivé à des esprits d'une ouverture extraordinaire d'atteindre eux mêmes, sans autre secours que celui de ce commencement, à divers degrés, même quelques-uns aux plus relevés, des disciplines où ils n'avaient reçu qu'une assez légère introduction; parce que avec l'application et la lumière de leur esprit, ils s'étaient guidés de degré en degré, pour atteindre plus haut, et, par de premières découvertes, se frayer la route à de nouvelles, à les constater, à les rectifier et à parvenir ainsi au sommet de la science par eux cultivée, après en avoir appris d'autrui les premières règles et les premières notions. C'est que les arts et les sciences ont un enchaînement de règles, des proportions, des gradations qui se suivent nécessairement, et qui ne sont, par conséquent, pas impossibles à trouver successivement par un esprit lumineux, solide et appliqué, qui en a reçu d'autrui les premiers éléments et comme la clef, quoique ce soit une chose extrêmement rare, et que pour presque la totalité il faille être conduit d'échelon en échelon par les diverses connaissances et les divers progrès de la main d'un habile maître, qui sait proportionner ses leçons à l'avancement qu'il remarque dans ceux qu'il instruit.

Mais l'histoire est d'un genre entièrement différent de toutes les autres connaissances. Bien que tous les événements généraux et particuliers qui la composent soient cause l'un de l'autre, et que tout y soit lié ensemble par un enchaînement si singulier que la rupture d'un chaînon ferait manquer, ou pour le moins changer, l'événement qui le suit; il est pourtant vrai qu'à la différence des arts, surtout des sciences, où un degré, une découverte, conduit à un autre certain, à l'exclusion de tout autre, nul événement général ou particulier historique n'annonce nécessairement ce qu'il causera, et fort souvent fera très raisonnablement présumer au contraire. Par conséquent, point de principes ni de clef, point d'éléments, de règle ni d'introduction qui, une fois bien compris par un esprit, pour lumineux, solide et appliqué qu'il soit, puisse le conduire de soi-même aux événements divers de l'histoire; d'où résulte la nécessité d'un maître continuellement à son côté, qui conduise de fait en fait par un récit lié dont la lecture apprenne ce qui sans elle serait toujours nécessairement et absolument ignoré.

C'est ce récit qui s'appelle l'histoire, et l'histoire comprend tous les événements qui se sont passés dans tous les siècles et dans tous les lieux. Mais si elle s'en tenait à l'exposition nue et sèche de ces événements, elle deviendrait un faix inutile et accablant: inutile, parce que peu importerait à l'instruction d'avoir la mémoire chargée de faits inanimés, et qui n'apprennent que des faits secs et pesants à l'esprit, à qui nul enchaînement ne les range et ne les rappelle; accablant, par un fatras sans ordre et sans lumière qui puisse conduire à plus qu'à plier sous la pesanteur d'un amas de faits détachés et sans liaison l'un à l'autre, dont on ne peut faire aucun usage utile ni raisonnable.

Ainsi pour être utile, il faut que le récit des faits découvre leurs origines, leurs causes, leurs suites et leurs liaisons des uns aux autres, ce qui ne se peut faire que par l'exposition des actions des personnages qui ont eu part à ces choses; et comme sans cela les faits demeureraient un chaos tel qu'il a été dit, autant en serait-il des actions de ces personnages si on s'en tenait à la simple exposition de leurs actions, par conséquent de toute l'histoire, si on ne faisait connaître quels ont été ces personnages, ce qui les a engagés à la part qu'ils ont eue aux faits qu'on raconte, et le rapport d'union ou d'opposition qu'il y a eu entre eux. Plus donc on a de lumière là-dessus, et plus les faits deviennent intelligibles, plus l'histoire devient curieuse et intéressante, plus on instruit par les exemples des mœurs et des causes des événements. C'est ce qui rend nécessaire de découvrir les intérêts, les vices, les vertus, les passions, les haines, les amitiés, et tous les autres ressorts tant principaux que incidents des intrigues, des cabales et des actions publiques et particulières qui ont part aux événements qu'on écrit, et toutes les divisions, les branches, les cascades qui deviennent les sources et les causes d'autres intrigues et qui forment d'autres événements.

Pour une juste exécution, il faut que l'auteur d'une histoire générale ou particulière possède à fond sa matière par une profonde lecture, par une exacte confrontation, par une juste comparaison d'auteurs les plus judicieusement choisis, et par une sage et savante critique, le tout accompagné de beaucoup de lumière et de discernement. J'appelle histoire générale celle qui l'est en effet par son étendue de plusieurs nations ou de plusieurs siècles de l'Église, ou d'une même nations mais de plusieurs règnes, ou d'un fait ecclésiastique éloigné et fort étendu. J'appelle histoire particulière celle du temps et du pays où on vit. Celle-là, étant moins vaste, et se passant sous les yeux de l'auteur, doit être beaucoup plus étendue en détails et en circonstances, et avoir pour but de mettre son lecteur au milieu des acteurs de tout ce qu'il raconte, en sorte qu'il croie moins lire une histoire ou des Mémoires, qu'être lui-même dans le secret de tout ce qui lui est représenté, et spectateur de tout ce qui est raconté. C'est en ce genre d'écrire que l'exactitude la plus scrupuleuse sur la vérité de chaque chose et de chaque trait doit se garder également de haine et d'affection, de vouloir expliquer ce qu'on n'a pu découvrir, et de prêter des vues, des motifs, des caractères, et de grossir ou diminuer, ce qui est également dangereux et facile si l'auteur n'est homme droit, vrai, franc, plein d'honneur et de probité, et fort en garde contre les pièges du sentiment, du goût et de l'imagination, très singulièrement si cet auteur se trouve écrire de source par avoir eu part par lui-même, ou par ses amis immédiats de qui il aura été instruit, aux choses qu'il raconte; et c'est en ce dernier cas où tout amour-propre, toute inclination, toute aversion, et toute espèce d'intérêt doit disparaître devant la plus petite et la moins importante vérité, qui est l'âme et la justification de toute histoire, et qui ne doit jamais pour quoi que ce puisse être souffrir la moindre ternissure, et être toujours exposée toute pure et tout entière.

Mais un chrétien, et qui veut l'être, peut-il écrire et lire l'histoire? Les faits secs, il est vrai, accablent inutilement; ajoutez-y les actions nues des personnages qui y ont eu part, il ne s'y trouvera pas plus d'instruction, et le chaos en sera qu'augmenté sans aucun fruit. Quoi donc, les caractères, les intrigues, les cabales de ces personnages pour entendre les causes et les suites des événements? Il est vrai que sans cela ils demeureraient inintelligibles, et qu'autant vaudrait-il ignorer ce qui charge sans apprendre, et par conséquent, sans instruire. Mais la charité peut-elle s'accommoder du récit de tant de passions et de vices, de la révélation de tant de ressorts criminels, de tant de vues honteuses, et du démasquement de tant de personnes, pour qui sans cela on aurait conservé de l'estime, ou dont on aurait ignoré les vices et les défauts? Une innocente ignorance n'est-elle pas préférable à une instruction si éloignée de la charité? et que peut-on penser de celui qui, non content de celle qu'il a prise par lui-même ou par les autres, la transmet à la postérité, et lui révèle tant de choses de ses frères, ou méprisables ou souvent criminelles?

Voilà, ce me semble, l'objection dans toute sa force. Elle disparaîtrait par la seule citation de ce qui a été dit, au commencement de ce discours, de l'exemple du Saint-Esprit; mais on s'est proposé de la détruire, même sans s'avantager de l'autorité divine, après laquelle il n'est plus permis de raisonner quand elle a décidé, comme on croit qu'elle l'a fait sur la question qu'on agite.

Ne se permettre aucune histoire au deçà de ce que l'Écriture nous en apprend, c'est se jeter dans les ténèbres palpables d'Égypte. Du côté de la religion, on renonce à savoir ce que c'est que tradition, et y renoncer n'implique-t-il pas blasphème? c'est ignorer les dogmes et la discipline, en ignorant les conciles oecuméniques qui ont défini les dogmes et établi la discipline, et mettre sur la même ligne les saints défenseurs de la foi, les uns par leur lumière et leurs travaux, les autres par leur courage et leur martyre, et les hérésiarques et les persécuteurs. C'est se priver de l'admirable spectacle des premiers siècles de l'Église, et l'édification de ses colonnes, de l'instruction de ses premiers docteurs, de la sainte horreur de la première vie ascétique et solitaire, de la merveille de cette économie qui a établi, étendu et fait triompher l'Église au milieu des contradictions et des persécutions de toutes les sortes, de peur de voir en même temps la scélératesse, la cruauté et les crimes des hérésiarques et de leurs principaux appuis, l'ambition, les vices et les barbaries des évêques, et de ceux des plus grands sièges, et de là jusqu'à nous, ce qui s'est passé de mémorable dans l'Église pour le dogme, sur les dernières hérésies, sur la discipline et le culte, et de peur de voir le désordre et l'ignorance, l'avarice et l'ambition de tant et tant des plus principaux membres du clergé. Ce qui résulterait de cette ignorance est plus aisé à penser qu'à représenter. Tout en est palpable, et saute de soi-même aux yeux.

Si donc il ne paraît pas sensé de ne vouloir pas être instruit de ces choses qui intéressent si fort un chrétien comme chrétien, comment le pourra-t-on être indépendamment de l'histoire profane, qui a une liaison si intime et si nécessaire avec celle de l'Église qu'elles ne peuvent pour être entendues être séparées l'une de l'autre? C'est un mélange et un enchaînement qui, pour une cause ou pour une autre, se perpétue de siècle en siècle jusqu'au nôtre, et qui rend impossible la connaissance d'aucune partie de l'une, sans acquérir en même temps celle de l'autre qui lui répond pour le temps. Si donc un chrétien, à qui tout ce qui appartient à la religion est cher à proportion de son attachement pour elle, ne peut être indifférent sur les divers événements qui ont agité l'Église dans tous les temps, il ne peut aussi éviter de s'instruire en parallèle de toute l'histoire profane, qui y a un si indispensable et un si continuel rapport.

Mais mettant même à part ce rapport, puisqu'en effet il se trouve de longs morceaux d'histoire qui n'en ont point avec celle de l'Église, pourrait-on sans honte se faire un scrupule de savoir ce qu'a été la Grèce, ce qu'ont été les Romains, l'histoire de ces fameuses républiques et de leurs personnages principaux? Oserait-on ignorer par scrupule les divers degrés de leurs changements, de leur décadence, de leur chute, ceux de l'élévation des États qui se sont formés de leurs débris, l'origine et la fondation des monarchies de notre Europe, et de celle des Sarrasins, puis des Turcs, enfin la succession des siècles et des règnes, et leurs événements principaux jusqu'à nous? Voilà en gros pour l'histoire générale. Venons maintenant à ce qui regarde celle du temps et du pays où l'on vit.

Si l'on convient que le scrupule qui retiendrait dans l'entière ignorance de l'histoire générale serait la plus grossière ineptie, et qui jetterait dans les inconvénients les plus honteux et les plus lourds, il sera difficile de se persuader qu'aucun scrupule doive ou puisse admettre l'ignorance de l'histoire particulière du temps et du pays où on vit, qui est bien plus intéressante que la générale, et qui touche bien autrement l'instruction de notre conduite et de nos moeurs.

J'entends le scrupuleux répondre que l'éloignement des temps et des lieux affranchit la charité en quelque sorte sur les vices de personnages étrangers, reculés, dont on ne connaît ni les personnes ni les races, et à qui il n'est plus d'hommes qui puissent prendre quelque part; bien différents de ceux de notre pays et de notre âge que nous connaissons tous par leurs noms, par leur conduite, par leurs familles, par leurs amis, pour qui on a pu conserver de l'estime, qui même en ont pu mériter par quelques endroits, et pour qui on fait souvent plus que la perdre par la levée du rideau qui les couvrait.

L'objection n'est pas différente de celle qui a été déjà présentée: les raisons qui la détruisent ne seront pas différentes aussi des premières dont on s'est servi; mais pour couper court, ne craignons point le sarcasme, et un sarcasme que j'ai vu très littéralement et très exactement réalisé par des personnes dont le nom et le rang distingué sont parfaitement connus. Ce n'était pas scrupule, mais ignorance d'éducation, puis de négligence, et d'abandon au tourbillon du jeu et des plaisirs, au milieu même de la cour. D'où que vienne cette ignorance, sa grossièreté est la même; revenons à son effet. Quelle surprise de s'entendre demander qui était ce Monseigneur qu'on a ouï nommer et dire qu'il était mort à Meudon ? Qui était le père du roi, par où et comment le roi et le roi d'Espagne sont-ils parents Qu'est-ce que c'était que Monsieur, et que M. et Mme la duchesse de Berry? De qui feu M. le duc d'Orléans régent était-il fils? Quand on en est là, on peut juger si les notions remontent plus haut, ou descendent aux personnages et aux actions du règne qui ne fait que de passer, et quel abîme de ténèbres sur ce qui précède. Voilà néanmoins l'effet de l'ignorance d'éducation et de tourbillon, qu'il est aisé de réparer par de la conversation et de la lecture, mais qui, fondée sur le scrupule, ne se peut plus guérir. Il est si imbécile, il blesse tellement le bon sens et la raison naturelle, que la démonstration de l'erreur de cette idée se fait tellement de soi-même et d'une façon si rapide à la simple exposition, qu'elle efface tout ce qui s'y peut répondre, et tarit tout ce qu'on aurait à opposer.

En effet, est-on obligé d'ignorer les Guise, les rois et la cour de leur temps, de peur d'apprendre leurs horreurs et leurs crimes? les Richelieu et les Mazarin pour ignorer les mouvements que leur ambition a causés, et les vices et les défauts qui se sont déployés dans les cabales et les intrigues de leur temps? Se taira-t-on M. le Prince pour éviter ses révoltes et leurs accompagnements; M. de Turenne et ses proches pour ne pas voir les plus insignes perfidies les plus immensément récompensées? Et vivant parmi la postérité de ce qui a figuré dans ces temps dont je parle, s'exposera-t-on avec le moindre sens à ignorer d'où ils viennent, d'où leur fortune, quels ils sont, et aux grossiers et continuels inconvénients qui en résultent? N'aura-t-on nulle idée de Mme de Montespan et de ses funestes suites, de peur de savoir les péchés de leur élévation? N'en aura-t-on point aucune de Mme de Maintenon et du prodige de son règne, de peur des infamies de ses premiers temps, de l'ignominie et des malheurs de sa grandeur, des maux qui en ont inondé la France? Il en est de même des personnages qui ont figuré sous ce long règne, et de ses fertiles événements dont le long gouvernement a changé toute l'ancienne face du royaume. Demeurera-t-on, par obligation de conscience, sans oser s'instruire des causes d'une si funeste mutation, dans le scrupule d'y découvrir l'intérêt et les ressorts de ces grands ministres qui, sortis de la boue, se sont faits les seuls existants et ont renversé toutes choses? Enfin se cachera-t-on jusqu'au présent pour ne point voir les désordres personnels d'un régent, les forfaits d'un premier ministre, les barbaries et l'imbécillité du successeur, les faussetés, les bévues, l'ambition sans bornes les crimes de celui qui vient de passer, dont la jalousie et l'insuffisance plongent aujourd'hui l'État dans la situation la plus dangereuse, et dans la plus ruineuse confusion? Qui pourrait résister à un problème si insensé, je dis si radicalement impossible? Qui n'en serait pas révolté? Ces scrupuleux persuaderont-ils que Dieu demande ce qui est opposé à lui-même puisqu'il est lumière et vérité, c'est-à-dire que l'on s'aveugle en faveur du mensonge, de peur de voir la vérité; qu'il a donné des yeux pour les tenir exactement fermés sur tous les événements et les personnages du monde; du sens et de la raison, pour n'en faire d'autre usage que de les abrutir, et pour nous rendre pleinement grossiers, stupides, ridicules, et parfaitement incapables d'être soufferts parmi les plus charitables même des autres hommes?

Rendons au Créateur un culte plus raisonnable, et ne mettons point le salut que le Rédempteur nous a acquis au prix indigne de l'abrutissement absolu, et du parfait impossible. Il est trop bon pour vouloir l'un, et trop juste pour exiger l'autre. Fuyons la folie des extrémités qui n'ont d'issue que les abîmes, et, avec saint Paul, ne craignons pas de mettre notre sagesse sous la mesure de la sobriété, mais de la pousser au delà de ses justes bornes. Servons-nous donc des facultés qu'il a plu à Dieu de nous donner, et ne croyons pas que la charité défende de voir toutes sortes de vérités, et de juger des événements qui arrivent, et de tout ce qui en est l'accompagnement. Nous nous devons pour le moins autant de charité qu'aux autres; nous devons donc nous instruire pour n'être pas des hébétés, des stupides, des dupes continuelles. Nous ne devons pas craindre, mais chercher à connaître les hommes bons et mauvais pour n'être pas trompés, et sur un sage discernement régler notre conduite et notre commerce, puisque l'une et l'autre est nécessairement avec eux, et dans une réciproque dépendance les uns des autres. Faisons-nous un miroir de cette connaissance pour former et régler nos moeurs, fuir, éviter, abhorrer ce qui doit l'être, aimer, estimer, servir ce qui le mérite, et s'en approcher par l'imitation et par une noble ou sainte émulation. Connaissons donc tant que nous pourrons la valeur des gens et le prix des choses; la grande étude est de ne s'y pas méprendre au milieu d'un monde la plupart si soigneusement masqué; et comprenons que la connaissance est toujours bonne, mais que le bien ou le mal consistent dans l'usage que l'on en fait. C'est là où il faut mettre le scrupule, et où la morale chrétienne, l'étendue de la charité, en un mot la loi nouvelle doivent sans cesse éclairer et contenir nos pas, et non pas le jeter sur les connaissances dont on ne peut trop acquérir.

Les mauvais, qui dans ce monde ont déjà tant d'avantages sur les bons, en auraient un autre bien étrange contre eux, s'il n'était pas permis aux bons de les discerner, de les connaître, par conséquent de s'en garer, d'en avertir à même fin, de recueillir ce qu'ils sont, ce qu'ils ont fait à propos des événements de la vie, et, s'ils ont peu ou beaucoup figuré, de les faire passer tels qu'ils sont et qu'ils ont été à la postérité, en lui transmettant l'histoire de leur temps. Et d'autre part, quant à ce monde, les bons seraient bien maltraités de demeurer, comme bêtes brutes, exposés aux mauvais sans connaissance, par conséquent sans défense, et leur vertu enterrée avec eux. Par là toute vérité éteinte, tout exemple inutile, toute instruction impossible, et toute providence restreinte dans la foi, mais anéantie aux yeux des hommes.

Distinguons donc ce que la charité commande d'avec ce qu'elle ne commande pas, et d'avec ce qu'elle ne veut pas commander, parce qu'elle ne veut commander rien de préjudiciable, et que sa lumière ne peut être la mère de l'aveuglement. La charité qui commande d'aimer son prochain comme soi-même décide par cela seul la question. Par ce commandement elle défend les contentions, les querelles, les injures, les haines, les calomnies, les médisances, les railleries piquantes, les mépris. Tout cela regarde les sentiments intérieurs qu'on doit réprimer en soi-même, et les effets extérieurs de ces choses défendues dans l'exercice du commerce et de la société. Elle défend de nuire et de faire, même de souhaiter, du mal à personne; mais quelque absolu que paroisse un commandement si étendu, il faut toujours reconnaître qu'il a ses bornes et ses exceptions. La même charité qui impose toutes ces obligations n'impose pas celle de ne pas voir les choses et les gens tels qu'ils sont.

Elle n'ordonne pas, sous prétexte d'aimer les personnes parce que ce sont nos frères, d'aimer en eux leurs défauts, leurs vices, leurs mauvais desseins, leurs crimes; elle n'ordonne pas de s'y exposer; elle ne défend pas, mais elle veut même qu'on en avertisse ceux qu'ils menacent, même qu'ils regardent, pour qu'ils puissent s'en garantir, et elle ne défend pas de prendre tous les moyens légitimes pour s'en mettre à couvert.

Tout est plein de cette pratique chez les saints les plus révérés, et les plus illustres qui n'ont pas même épargné les découvertes des faits les plus fâcheux ni les invectives les plus amères, contre les méchants particuliers dont ils ont eu à se défendre ou qu'ils ont cru devoir décrier; et quand je dis les méchants particuliers, cette expression n'est que pour exclure la généralité vague, montrer qu'ils s'en sont pris aux personnes de leur temps, et quelquefois les plus élevées dans l'Église ou dans le monde. La raison de cette conduite est évidente, c'est que la charité n'est destinée que pour le bien, et autant qu'on le peut conserver, pour les personnes; mais dès qu'elle devient préjudiciable au bien, et qu'il ne s'agit plus que de personnes et de personnes, il est clair qu'elle est due aux bons aux dépens des mauvais, à qui il n'est pas permis de laisser le champ libre, d'opprimer et de nuire aux bons, faute de les avertir, de les défendre, de publier autant qu'il le faut, les artifices, les mauvais desseins, la conduite dangereuse, les crimes même des mauvais, qui, si on les laissait faire, deviendraient les maîtres de toutes leurs entreprises, et réussiraient sûrement, toujours contre les bons, et qui malgré ces secours les accablent si souvent.

De cet éclaircissement il en résulte un autre: c'est que le chrétien à qui la charité défend de mal parler et de nuire à son prochain, et dans toute l'étendue qui vient d'être rapportée, est par elle-même obligée à tout le contraire en certains cas, différents encore de ceux qui viennent d'être remarqués. Ceux qui ont la confiance des généraux, des ministres, encore plus ceux qui ont celle des princes, ne doivent pas leur laisser ignorer les moeurs, la conduite, les actions des hommes. Ils sont obligés de les leur faire connaître tels qu'ils sont, pour les garantir de pièges, de surprises, et surtout de mauvais choix. C'est une charité due à ceux qui gouvernent, et qui regarde très principalement le public qui doit être toujours préféré au particulier. Les conducteurs de la chose publique, en tout ou en partie, sont trop occupés d'affaires, trop circonvenus, trop flattés, trop aisément abusés et trompés par le grand intérêt de le faire pour pouvoir bien démêler et discerner. Ils sont sages de se faire éclairer sur les personnes, et heureux lorsqu'ils trouvent des amis vrais et fidèles qui les empêchent d'être séduits; et le public, ou la portion du public qui en est gouvernée, a grande obligation à ces conseillers éclairés qui les préservent de tant de sortes d'administrations, dans lesquelles il a toujours tant à souffrir quand elles sont commises en de mauvaises mains; et il ne suffit pas à ceux qui ont l'oreille de ces puissants du siècle d'attendre qu'ils les consultent sur certaines personnes mauvaises: ils doivent prévenir leur goût, leur facilité, les embûches qui leur sont dressées, et les prévenir à temps d'y tomber. Ils se doivent estimer placés pour cela dans la confiance de ces maîtres du siècle; et ceux-là même qui ont celle de ces favoris à portée de tout dire ne doivent pas négliger de les éclairer, et de se rendre ainsi utiles à la société. Il en est de même envers les proches et les amis.

S'il est évident, comme on vient de le montrer, que la charité permet de se défendre et d'attaquer même les méchants; si elle veut que les bons soient avertis et soutenus; si elle exige que ceux qui sont établis en des administrations publiques soient éclairés sans ménagement sur les personnes et sur les choses, quoique toutes ces démarches ne se puissent faire sans nuire d'une façon très directe et très radicale à la réputation et à la fortune, à plus forte raison la charité ne défend pas d'écrire, et par conséquent de lire, les histoires générales et particulières. Outre les raisons qui ont ouvert ce discours, et après lesquelles on pourrait n'en pas alléguer d'autres, il en faut donner de nouvelles qui achèvent de lever tout scrupule là-dessus. Je laisse les histoires générales pour me borner aux particulières de son pays et de son temps; parce que, si j'achève de démontrer que ces dernières sont licites, la même preuve servira encore plus fortement pour les histoires générales. Mais il faut se souvenir des conditions qui ont été proposées pour écrire.

Écrire l'histoire de son pays et de son temps, c'est repasser dans son esprit avec beaucoup de réflexion tout ce qu'on a vu, manié, ou su d'original, sans reproche, qui s'est passé sur le théâtre du monde, et les diverses machines, souvent les riens apparents, qui ont mû les ressorts des événements qui ont eu le plus de suite et qui en ont enfanté d'autres; c'est se montrer à soi-même pied à pied le néant du monde, de ses craintes, de ses désirs, de ses espérances, de ses disgrâces, de ses fortunes, de ses travaux; c'est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses et de la vie des hommes; c'est se rappeler un vif souvenir que nul des heureux du monde ne l'a été, et que la félicité, ni même la tranquillité, ne peut se trouver ici-bas; c'est mettre en évidence que, s'il était possible que cette multitude de gens de qui on fait une nécessaire mention avait pu lire dans l'avenir le succès de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins, de leurs intrigues, tous, à une douzaine près tout au plus, se seraient arrêtés tout court dès l'entrée de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères prétentions; et que de cette douzaine encore, leur mort, qui termine le bonheur qu'ils s'étaient proposé, n'a fait qu'augmenter leurs regrets par le redoublement de leurs attaches, et rend pour eux comme non avenu tout ce à quoi ils étaient parvenus. Si les livres de piété représentent cette morale, si capable de faire mépriser tout ce qui se passe ici-bas, d'une manière plus expresse et plus argumentée, il faut convenir que cette théorie, pour belle qu'elle puisse être, ne fait pas les mêmes impressions que les faits et les réflexions qui naissent de leur lecture. Ce fruit que l'auteur en tire le premier, se recueille aussi, par ses lecteurs; ils y joignent de plus l'instruction de l'histoire qu'ils ignoraient. Cette instruction forme ceux qui ont à vivre dans le commerce du monde, et plus encore s'ils sont portés en celui des affaires. Les exemples dont ils se sont remplis les conduisent et les préservent d'autant plus aisément, qu'ils vivent dans les mêmes lieux où ces choses se sont passées, et dans un temps encore trop proche pour que ce ne soient pas les mêmes moeurs, et le même genre de vie, de commerce et d'affaires. Ce sont des avis et des conseils qu'ils reçoivent de chaque coup de pinceau à l'égard des personnages, et de chaque événement par le récit des occasions et des mouvements qui l'ont produit; mais des avis et des conseils pris de la chose et des gens par eux-mêmes qui les lisent, et qu'ils reçoivent avec d'autant plus de facilité qu'ils sont tous nus, et n'ont ni la sécheresse, ni l'autorité, ni le dégoût, qui rebutent et qui font échouer si ordinairement les conseils et les avis de ceux qui se mêlent d'en vouloir donner. Je ne vois donc rien de plus utile que cette double et si agréable manière de s'instruire par la lecture de l'histoire de son temps et de son pays, ni conséquemment de plus permis que de l'écrire. Et dans quelle ignorance profonde ne serait-on pas, dans quelles ténèbres sur l'instruction et sur la conduite de la vie si on n'avait pas ces histoires? Aussi voit-on que la Providence a permis qu'elles n'ont presque point manqué, nonobstant les pertes infinies qu'on a faites dans tous les temps par la négligence de les faire passer d'âge en âge en les transcrivant avant l'impression, et depuis par les gênes que l'intérêt y a mises, par les incendies et par mille autres accidents.

L'histoire a un avantage à l'égard de la charité sur les occasions où on vient de voir qu'elle permet, et quelquefois qu'elle prescrit, d'attaquer et de révéler les mauvais. C'est que l'histoire n'attaque et ne révèle que des gens morts, et morts depuis trop longtemps pour que personne prenne part en eux. Ainsi la réputation, la fortune et l'intérêt des vivants n'y sont en rien altérés, et la vérité paraît sans inconvénient dans toute sa pureté. La raison de cela est claire: celui qui écrit l'histoire de son temps, qui ne s'attache qu'au vrai, qui ne ménage personne, se garde bien de la montrer. Que n'aurait-il point à craindre de tant de gens puissants, offensés en personne, ou dans leurs plus proches par les vérités les plus certaines, et en même temps les plus cruelles! Il faudrait donc qu'un écrivain eût perdu le sens pour laisser soupçonner seulement qu'il écrit. Son ouvrage doit mûrir sous la clef et les plus sûres serrures, passer ainsi à ses héritiers, qui feront sagement de laisser couler plus d'une génération ou deux, et de ne laisser paraître l'ouvrage que lorsque le temps l'aura mis à l'abri des ressentiments. Alors ce temps ne sera pas assez éloigné pour avoir jeté des ténèbres. On a lu avec plaisir, fruit et sûreté beaucoup de diverses histoires et Mémoires de la minorité de Louis XIV aussitôt après sa mort, et il en est de même d'âge en âge. Qui est-ce qui se soucie maintenant des personnages qui y sont dépeints, et qui prend part aujourd'hui aux actions et aux manèges qui y sont racontés? Rien n'y blesse donc plus la charité mais tout y instruit et répand une lumière qui éclaire tous ceux qui les lisent. S'étendre davantage sur ces vérités serait s'exercer vainement à prouver qu'il est jour quand le soleil luit. On espère du moins qu'on aura levé tous les scrupules.

Tome I §

CHAPITRE PREMIER. §

Année 1691. Où et comment ces Mémoires commencés. — Ma première liaison avec M. le duc de Chartres. — Maupertuis, capitaine des mousquetaires gris ; sa fortune et son caractère. — Année 1692. Ma première campagne, mousquetaire gris. — Siège de Namur par le roi en personne. — Reddition de Namur. — Solitude de Marlaigne. — Poudre cachée par les jésuites. — Bataille navale de la Hogue. — Danger de badiner avec des armes. — Coetquen et sa mort.

Je suis né la nuit du 15 au 16 janvier 1675, de Claude, duc de Saint-Simon, pair de France, et de sa seconde femme Charlotte de L'Aubépine, unique de ce lit. De Diane de Budos, première femme de mon père, il avait eu une seule fille et point de garçon. Il l'avait mariée au duc de Brissac, pair de France, frère unique de la duchesse de Villeroy. Elle était morte en 1684, sans enfants, depuis longtemps séparée d'un mari qui ne la méritait pas, et par son testament m'avait fait son légataire universel.

Je portais le nom de vidame de Chartres, et je fus élevé avec un grand soin et une grande application. Ma mère, qui avait beaucoup de vertu et infiniment d'esprit de suite et de sens, se donna des soins continuels à me former le corps et l'esprit. Elle craignit pour moi le sort des jeunes gens qui se croient leur fortune faite et qui se trouvent leurs maîtres de bonne heure. Mon père, né en 1606, ne pouvait vivre assez pour me parer ce malheur, et ma mère me répétait sans cesse la nécessité pressante où se trouverait de valoir, quelque chose un jeune homme entrant seul dans le monde, de son chef, fils d'un favori de Louis XIII, dont tous les amis étaient morts ou hors d'état de l'aider, et d'une mère qui, dès sa jeunesse, élevée chez la vieille duchesse d'Angoulême, sa parente, grand'mère maternelle du duc de Guise, et mariée à un vieillard, n'avait jamais vu que leurs vieux amis et amies, et n'avait pu s'en faire de son âge. Elle ajoutait le défaut de tous proches, oncles, tantes, cousins germains, qui me laissaient comme dans l'abandon à moi-même, et augmentait le besoin de savoir en faire un bon usage, sans secours et sans appui; ses deux frères obscurs, et l'aîné ruiné et plaideur de sa famille, et le seul frère de mon père sans enfants et son aîné de huit ans.

En même temps, elle s'appliquait à m'élever le courage, et à m'exciter de me rendre tel que je pusse réparer par moi-même des vides aussi difficiles à surmonter. Elle réussit à m'en donner un grand désir. Mon goût pour l'étude et les sciences ne le seconda pas, mais celui qui est comme né avec moi pour la lecture et pour l'histoire, et conséquemment de faire et de devenir quelque chose par l'émulation et les exemples que j'y trouvais, suppléa à cette froideur pour les lettres; et j'ai toujours pensé que si on m'avait fait moins perdre de temps à celles-ci, et qu'on m'eût fait faire une étude sérieuse de celle-là, j'aurais pu y devenir quelque chose.

Cette lecture de l'histoire et surtout des Mémoires particuliers de la nôtre, des derniers temps depuis François Ier, que je faisais de moi-même, me firent naître l'envie d'écrire aussi ceux de ce que je verrais, dans le désir et dans l'espérance d'être de quelque chose et de savoir le mieux que je pourrais les affaires de mon temps. Les inconvénients ne laissèrent pas de se présenter à mon esprit; mais la résolution bien ferme d'en garder le secret à moi tout seul me lut remédier à tout. Je les commençai donc en juillet 1694, étant mestre de camp d'un régiment de cavalerie de mon nom, dans le camp de Guinsheim sur le Vieux-Rhin, en l'armée commandée par le maréchal-duc de Lorges.

En 1691, j'étais en philosophie et commençais à monter à cheval à l'académie des sieurs de Mémon et Rochefort, et je commençais aussi à m'ennuyer beaucoup des maîtres et de l'étude, et à désirer fort d'entrer dans le service. Le siège de Mons, formé par le roi en personne, à la première pointe du printemps, y avait attiré presque tous les jeunes gens de mon âge pour leur première campagne; et ce qui me piquait le plus, M. le duc de Chartres y faisait la sienne. J'avais été comme élevé avec lui, plus jeune que lui de huit mois, et si l'âge permet cette expression entre jeunes gens si inégaux, l'amitié nous unissait ensemble. Je pris donc ma résolution de me tirer de l'enfance, et je supprime les ruses dont je me servis pour y réussir. Je m'adressai à ma mère; je reconnus bientôt qu'elle m'amusait. J'eus recours à mon père à qui je fis accroire que le roi, ayant fait un grand siège cette année, se reposerait la prochaine. Je trompai ma mère qui ne découvrit ce que j'avais tramé que sur le point de l'exécution, et que j'avais monté mon père à ne se laisser point entamer.

Le roi s'était roidi à n'excepter aucun de ceux qui entraient dans le service, excepté les seuls princes du sang et ses bâtards, de la nécessité de passer une année dans une de ses deux compagnies des mousquetaires, à leur choix, et de là, à apprendre plus ou moins longtemps à obéir, ou à la tête d'une compagnie de cavalerie, ou subalterne dans son régiment d'infanterie qu'il distinguait et affectionnait sur tous autres, avant de donner l'agrément d'acheter un régiment de cavalerie ou d'infanterie, suivant que chacun s'y était destiné. Mon père me mena donc à Versailles où il n'avait encore pu aller depuis son retour de Blaye, où il avait pensé mourir. Ma mère l'y était allée trouver en poste et l'avait ramené encore fort mal, en sorte qu'il avait été jusqu'alors sans avoir pu voir le roi. En lui faisant sa révérence, il me présenta pour être mousquetaire, le jour de Saint-Simon Saint-Jude, à midi et demi, comme il sortait du conseil.

Sa Majesté lui fit l'honneur de l'embrasser par trois fois, et comme il fut question de moi, le roi, me trouvant petit et l'air délicat, lui dit que j'étais encore bien jeune, sur quoi mon père répondit que je l'en servirais plus longtemps. Là-dessus, le roi lui demanda en laquelle des deux compagnies il voulait me mettre, et mon père choisit la première, à cause de Maupertuis, son ami particulier, qui en était capitaine. Outre le soin qu'il s'en promettait pour moi, il n'ignorait pas l'attention avec laquelle le roi s'informait à ces deux capitaines des jeunes gens distingués qui étaient dans leurs compagnies, surtout à Maupertuis, et combien leurs témoignages influaient sur les premières opinions que le roi en prenait, et dont les conséquences avaient tant de suites. Mon père ne se trompa pas, et j'ai eu lieu d'attribuer aux bons offices de Maupertuis la première bonne opinion que le roi prit de moi.

Ce Maupertuis se disait de la maison de Melun et le disait de bonne foi; car il était la vérité et l'honneur et la probité même, et c'est ce qui lui avait acquis la confiance du roi. Cependant il n'était rien moins que Melun, ni reconnu par aucun de cette grande maison. Il était arrivé par les degrés, de maréchal des logis des mousquetaires jusqu'à les commander en chef et à devenir officier général; son équité, sa bonté, sa valeur lui en avaient acquis l'estime. Les vétilles, les pointilles de toute espèce d'exactitude et de précision, et une vivacité qui d'un rien faisait un crime, et de la meilleure foi du monde, l'y faisaient moins aimer. C'était par là qu'il avait su plaire au roi qui lui avait souvent donné des emplois de confiance. Il fut chargé, à la dernière disgrâce de M. de Lauzun, de le conduire à Pignerol, et, bien des années après, de l'en ramener à Bourbon deux fois de suite, lorsque l'intérêt de sa liberté et celui de M. du Maine y joignirent Mme de Montespan et cet illustre malheureux, qui y céda les dons immenses de Mademoiselle à M. du Maine pour changer seulement sa prison en exil. L'exactitude de Maupertuis dans tous ces divers temps qu'il fut sous sa garde le mit tellement au désespoir qu'il ne l'a oublié de sa vie. C'était d'ailleurs un très homme de bien, poli, modeste et respectueux.

Trois mois après que je fus mousquetaire, c'est-à-dire en mars de l'année suivante, le roi fut à Compiègne faire la revue de sa maison et de la gendarmerie, et je montai une fois la garde chez le roi. Ce petit voyage donna lieu de parler d'un plus grand. Ma joie en fut extrême; mais mon père, qui n'y avait pas compté, se repentit bien de m'avoir cru et me le fit sentir. Ma mère, après un peu de dépit et de bouderie de m'être ainsi enrôlé par mon père malgré elle, ne laissa pas de lui faire entendre raison et de me faire un équipage de trente-cinq chevaux ou mulets, et de quoi vivre honorablement chez moi soir et matin. Ce ne fut pas sans un fâcheux contretemps, précisément arrivé vingt jours avant mon départ. Un nommé Tessé, intendant de mon père, qui demeurait chez lui depuis plusieurs années, disparut tout à coup et lui emporta cinquante mille livres qui se trouvèrent dues à tous les marchands dont il avait produit de fausses quittances dans ses comptes. C'était un petit homme, doux, affable, entendu, qui avait montré du bien, qui avait des amis, avocat au parlement de Paris, et avocat du roi au bureau des finances de Poitiers.

Le roi partit [le 10 mai 1692] avec les dames, et je fis le voyage à cheval avec la troupe et tout le service comme les autres mousquetaires pendant les mois qu'il dura. J'y fus accompagné de deux gentilshommes: l'un, ancien de la maison, avait été mon gouverneur, et d'un autre qui était écuyer de ma mère. L'armée du roi se forma au camp de Gevry. Celle de M. de Luxembourg l'y joignait presque. Les dames étaient à Mons, à deux lieues de là. Le roi les fit venir en son camp où il les régala, puis leur fit voir la plus superbe revue qui ait peut-être jamais été faite, de ces deux armées rangées sur deux lignes, la droite de M. de Luxembourg touchant la gauche du roi et tenant trois lieues d'étendue.

Après dix jours de séjour à Gevry, les deux armées se séparèrent et marchèrent. Deux jours après le siège de Namur fut déclaré, où le roi arriva en cinq jours de marche. Monseigneur, Monsieur, M. le Prince et le maréchal d'Humières, tous quatre, l'un sous l'autre par degrés, commandaient l'armée sous le roi, et M. de Luxembourg, seul général de la sienne, couvrait le siège et faisait l'observation. Les dames étaient cependant allées à Dinant. Au troisième jour de marche, M. le Prince fut détaché pour aller investir la ville de Namur. Le célèbre Vauban, l'âme de tous les sièges que le roi a faits, emporta que la ville serait attaquée séparément du château contre le baron de Bressé, qui voulait qu'on fît le siège de tous les deux à là fois, et c'était lui qui avait fortifié la place. Un fort mécontentement lui avait fait quitter depuis peu le service d'Espagne, non sans laisser quelques nuages sur sa réputation de s'être aussitôt jeté en celui de France. Il s'était distingué par sa valeur et sa capacité; il était excellent ingénieur et très bon officier général. Il eut, en entrant au service du roi le grade de lieutenant général et un grand traitement pécuniaire. C'était un homme de basse mine, modeste, réservé, dont la physionomie ne promettait rien, mais qui acquit bientôt la confiance du roi et toute l'estime militaire.

M. le Prince, le maréchal d'Humières et le marquis de Boufflers eurent chacun une attaque. Il n'y eut rien de grande remarque pendant les dix jours que ce siège dura. Le onzième de tranchée ouverte, la chamade fut battue, et la capitulation telle, à peu près, que les assiégés la désirèrent. Ils se retirèrent au château, et il fut convenu de part et d'autre qu'il ne serait point attaqué par la ville, et que la ville serait en pleine sûreté du château qui ne tirerait pas un seul coup dessus. Pendant ce siège, le roi fut toujours campé, et le temps fut très chaud et d'une sérénité constante depuis le départ de Paris. On n'y perdit personne de remarque que Cramaillon, jeune ingénieur de grande espérance, et d'ailleurs bon officier, que Vauban regretta fort. Le comte de Toulouse reçut une légère contusion au bras tout proche du roi, qui, d'un lieu éminent et pourtant assez éloigné, voyait attaquer en plein jour une demi-lune qui fut emportée par un détachement des plus anciens des deux compagnies de mousquetaires.

Jonvelle, gentilhomme, mais d'ailleurs soldat de fortune, d'honneur et de valeur, mourut de maladie pendant ce siège. Il était lieutenant général et capitaine de la deuxième compagnie des mousquetaires; il avait plus de quatre-vingts ans, et fut fort regretté du roi et de sa compagnie. Toutes les deux se joignirent pour lui rendre les derniers devoirs militaires. Sa compagnie fut à l'instant donnée à M. de Vins qui la commandait sous lui, beau-frère de M. de Pomponne, et qui, maréchal de camp en l'armée d'Italie, commandait lors un gros corps pour couvrir la Provence, où il servit très utilement, et fut l'année suivante lieutenant général.

L'armée changea de camp pour le siège du château. En arrivant chacun dans le lieu qui lui était marqué, le régiment d'infanterie du roi trouva son terrain occupé par un petit corps des ennemis qui s'y retranchaient, d'où il résulta à l'instant un petit combat particulier assez rude. M. de Soubise, lieutenant général de jour, y courut et s'y distingua. Le régiment du roi acquit beaucoup d'honneur avec peu de perte, et les ennemis furent bientôt chassés. Le roi en fut très aise par son affection pour ce régiment qu'il a toujours particulièrement tenu pour sien entre toutes ses troupes.

Ses tentes et celles de toute la cour furent dressées dans un beau pré à cinq cents pas du monastère de Marlaigne. Le beau temps se tourna en pluies, de l'abondance et de la continuité desquelles personne de l'armée n'avait vu d'exemple, et qui donnèrent une grande réputation à saint Médard, dont la fête est au 8 juin. Il plut tout ce jour-là à verse, et on prétend que le temps qu'il fait ce jour-là dure quarante jours de suite. Le hasard fit que cela arriva cette année. Les soldats, au désespoir de ce déluge, firent des imprécations contre ce saint, en recherchèrent des images et les rompirent et brûlèrent tant qu'ils en trouvèrent. Ces pluies devinrent une plaie pour le siège. Les tentes du roi n'étaient communicables que par des chaussées de fascines qu'il fallait renouveler tous les jours, à mesure qu'elles s'enfonçaient; les camps et les quartiers n'étaient pas plus accessibles; les tranchées pleines d'eau et de boue, il fallait souvent trois jours pour remuer le canon d'une batterie à une autre. Les chariots devinrent inutiles, en sorte que les transports des bombes, boulets, etc., ne purent se faire qu'à dos de mulets et de chevaux tirés de tous les équipages de l'armée et de la cour, sans le secours desquels il aurait été impossible. Ce même inconvénient des chemins priva l'armée de M. de Luxembourg de l'usage des voitures. Elle périssait faute de grains, et cet extrême inconvénient ne put trouver de remède que par l'ordre que le roi donna à sa maison de prendre tous les jours par détachement des sacs de grains en croupe, et de les porter en un village où ils étaient reçus et comptés par des officiers de l'armée de M. de Luxembourg. Quoique la maison du roi n'eût presque aucun repos pendant ce siège pour porter les fascines, fournir les diverses gardes et les autres services journaliers, ce surcroît lui fut donné, parce que la cavalerie servait continuellement aussi, et en était aux feuilles d'arbres presque pour tout fourrage.

Cette considération ne satisfit point la maison du roi, accoutumée à toutes sortes de distinction. Elle se plaignit avec amertume. Le roi se roidit et voulut être obéi. Il fallut donc le faire. Le premier jour, le détachement des gens d'armes et des chevau-légers de la garde, arrivé de grand matin au dépôt des sacs, se mit à murmurer et, s'échauffant de propos les uns les autres, vinrent jusqu'à jeter les sacs et à refuser tout net d'en porter. Crenay, dans la brigade duquel j'étais, m'avait demandé poliment si je voulais bien être du détachement pour les sacs, sinon qu'il me commanderait pour quelque autre; j'acceptai les sacs, parce que je sentis que cela ferait ma cour par tout le bruit qui s'était déjà fait là-dessus. En effet j'arrivai avec le détachement des mousquetaires au moment du refus des troupes rouges, et je chargeai mon sac à leur vue. Marin, brigadier de cavalerie et lieutenant des gardes du corps, qui était là pour faire charger les sacs par ordre, m'aperçut en même temps, et, plein de colère du refus qu'il venait d'essuyer, s'écria, me touchant en me montrant et me nommant: « que puisque je ne trouvais pas ce service au-dessous de moi, les gens d'armes et les chevau-légers ne seraient ni déshonorés ni gâtés de m'imiter. » Ce propos, joint à l'air sévère de Marin, fit un effet si prompt qu'à l'instant ce fut sans un mot de réplique à qui de ces troupes rouges se chargerait le plus tôt de sacs. Et oncques depuis il n'y eut plus là-dessus la plus légère difficulté. Marin vit partir le détachement chargé, et alla aussitôt rendre compte au roi de ce qui s'y était passé et de l'effet de mon exemple. Ce fut un service qui m'attira plusieurs discours obligeants du roi, qui chercha toujours pendant le reste du siège à me dire quelque chose avec bonté toutes les fois qu'il me voyait, ce dont je fus d'autant plus obligé à Marin que je ne le connaissais en façon du monde.

Le vingt-septième jour de tranchée ouverte, qui était le mardi 1er juillet 1692, le prince de Barbançon, gouverneur de la place, battit la chamade, et certes il était temps pour les assiégeants à bout de fatigues et de moyens par l'excès du mauvais temps qui ne cessait point, et qui avait rendu tout fondrière. Jusqu'aux chevaux du roi vivaient de feuilles, et aucun de cette nombreuse cavalerie de troupes et d'équipages ne s'en est jamais bien remis. Il est certain que sans la présence du roi dont la vigilance était l'âme du siège, et qui, sans l'exiger, faisait faire l'impossible (tant le désir de lui plaire et de se distinguer était extrême), on n'en serait jamais venu à bout; et encore demeura-t-il fort incertain de ce qui en serait arrivé si la place eût encore tenu dix jours, comme il n'y eut pas deux avis qu'elle le pouvait. Les fatigues de corps et d'esprit que le roi essuya en ce siège lui causèrent la plus douloureuse goutte qu'il eût encore ressentie, mais qui de son lit ne l'empêcha pas de pourvoir à tout, et de tenir pour le dedans et le dehors ses conseils comme à Versailles, ainsi qu'il avait fait pendant tout le siège.

M. d'Elboeuf, lieutenant général, et M. le Duc, maréchal de camp, étaient de tranchée lors de la chamade, M. d'Elboeuf mena les otages au roi, qui eut bientôt réglé une capitulation honorable. Le jour que la garnison sortit, le plus pluvieux qu'il eût fait encore, le roi, accompagné de Monseigneur et de Monsieur, fut à mi-chemin de l'armée de M. de Luxembourg, où ce général vint recevoir ses ordres pour le reste de la campagne. Le prince d'Orange avait mis toute sa science et ses ruses pour le déposter pendant le siège sur lequel il brûlait de tomber; mais il eut affaire à un homme qui lui avait déjà montré qu'en matière de guerre il en savait plus que lui, et qui continua à le lui montrer le reste de sa vie.

Pendant cette légère course du roi, le prince de Barbançon sortit par la brèche à la tête de sa garnison qui était encore de deux mille hommes, qui défila devant M. le Prince et le maréchal d'Humières, entre deux haies des régiments des gardes françaises et suisses et du régiment d'infanterie du roi. Barbançon fit un assez mauvais compliment à M. le Prince, et parut au désespoir de la perte de son gouvernement. Il en était aussi grand bailli, et il en tirait cent mille livres de rente. Il ne les regretta pas longtemps, et il fut tué l'été d'après à la bataille de Neerwinden.

La place, une des plus fortes des Pays-Bas, avait la gloire de n'avoir jamais changé de maître. Aussi eut-elle grand regret au sien, et les habitants ne pouvaient contenir leurs larmes. Jusqu'aux solitaires de Marlaigne en furent profondément touchés, jusque-là qu'ils ne purent déguiser leur douleur, encore que le roi, touché de la perte de leur blé qu'ils avaient retiré dans Namur, leur en eût fait donner le double et de plus une abondante aumône. Ses égards à ne les point troubler furent pareils. Ils ne logèrent que le cardinal de Bouillon, le comte de Grammont, le P. de La Chaise, confesseur du roi, et son frère, capitaine de la porte; et le roi ne permit le passage du canon à travers leur parc qu'à la dernière extrémité, et quand il ne fut plus possible de le pouvoir conduire par ailleurs. Malgré tant de bontés, ils ne pouvaient regarder un Français après la prise de la place, et un d'eux refusa une bouteille de bière à un huissier de l'antichambre du roi, qui se renomma de sa charge et qui offrit inutilement de l'échanger contre une de vin de Champagne.

Marlaigne est un monastère sur une petite et agréable éminence, dans une belle forêt tout environnée de haute futaie, avec un grand parc, fondé par les archiducs Albert et Isabelle pour une solitude de carmes déchaussés, telle que ces religieux en ont dans chacune de leurs provinces, où ceux de leur ordre se retirent de temps en temps, pour un an ou deux et jamais plus de trois, par permission de leurs supérieurs. Ils y vivent en perpétuel silence dans des cellules plus pauvres, mais telles à peu près que celles des chartreux, mais en commun pour le réfectoire qui est très frugal, dans un jeûne presque continuel, assidus à l'office, et partageant d'ailleurs leur temps entre le travail des mains et la contemplation. Ils ont quatre chambrettes, un petit jardin et une petite chapelle chacun, avec la plus grande abondance des plus belles et des meilleures eaux de source que j'aie jamais bues, dans leur maison, autour et dans leur parc, et la plupart jaillissantes. Ce parc est tout haut et bas avec beaucoup de futaies et clos de murs. Il est extrêmement vaste. Là dedans sont répandues huit ou dix maisonnettes loin l'une de l'autre, partagées comme celles du cloître, avec un jardin un peu plus grand et une petite cuisine. Dans chacune habite, un mois, et rarement plus, un religieux de la maison qui s'y retire par permission du supérieur qui seul le visite de fois à autre. La vie y est plus austère que dans la maison et dans une séparation entière. Ils viennent tous à l'office le dimanche, emportent leur provision du couvent, préparent seuls leur manger durant la semaine, ne sortent jamais de leur petite demeure, y disent leur messe qu'ils sonnent et que le voisin qui entend la cloche vient répondre, et s'en retournent sans se dire un mot. La prière, la contemplation, le travail de leur petit ménage, et à faire des paniers, partagent leur temps, à l'imitation des anciennes laures .

Il arriva une chose à Namur, après sa prise, qui fit du bruit, et qui aurait pu avoir de fâcheuses suites avec un autre prince que le roi. Avant qu'il entrât dans la ville, où pendant le siège du château il n'aurait pas été convenable qu'il eût été, on visita tout avec exactitude, quoique par la capitulation les mines, les magasins, et tout en un mot eût été montré. Lorsque, dans une dernière visite après la prise du château, on la voulut faire chez les jésuites, ils ouvrirent tout, en marquant toutefois leur surprise, et quelque chose de plus, de ce qu'on ne s'en fiait pas à leur témoignage. Mais en fouillant partout où ils ne s'attendaient pas, on trouva leurs souterrains pleins de poudre dont ils s'étaient bien gardés de parler: ce qu'ils en prétendaient faire est demeuré incertain. On enleva leur poudre, et, comme c'étaient des jésuites, il n'en fut rien.

Le roi essuya, pendant le cours de ce siège, un cruel tire-lesse . Il avait en mer une armée navale commandée par le célèbre Tourville, vice-amiral; et les Anglais une autre jointe aux Hollandais, presque du double supérieure. Elles étaient dans la planche, et le roi d'Angleterre sur les côtes de Normandie, prêt à passer en Angleterre suivant le succès. Il compta si parfaitement sur ses intelligences avec la plupart des chefs Anglais, qu'il persuada au roi de faire donner bataille, qu'il ne crut pouvoir être douteuse par la défection certaine de plus de la moitié des vaisseaux Anglais pendant le combat. Tourville, si renommé par sa valeur et sa capacité, représenta par deux courriers au roi l'extrême danger de se fier aux intelligences du roi d'Angleterre, si souvent trompées, la prodigieuse supériorité des ennemis, et le défaut des ports et de tout lieu de retraite si la victoire demeurait aux Anglais, qui brûleraient sa flotte et perdraient le reste de la marine du roi. Ses représentations furent inutiles, il eut ordre de combattre, fort ou faible, où que ce fût. Il obéit, il fit des prodiges que ses seconds et ses subalternes imitèrent, mais pas un vaisseau ennemi ne mollit et ne tourna. Tourville fut accablé du nombre, et quoiqu'il sauvât plus de navires qu'on ne pouvait espérer, tous presque furent perdus ou brûlés après le combat dans la Hogue. Le roi d'Angleterre, de dessus le bord de la mer, voyait le combat, et il fut accusé d'avoir laissé échapper de la partialité en faveur de sa nation, quoique aucun d'elle ne lui eût tenu les paroles sur lesquelles il avait emporté de faire donner le combat.

Pontchartrain était lors secrétaire d'État, ayant le département de la marine, ministre d'État, et en même temps contrôleur général des finances. Ce dernier emploi l'avait fait demeurer à Paris, et il adressait ses courriers et ses lettres pour le roi à Châteauneuf son cousin, Phélypeaux comme lui et aussi secrétaire d'État, qui en rendait compte au roi. Pontchartrain dépêcha un courrier avec la triste nouvelle, mais tenue en ces premiers moments dans le dernier secret. Un courrier de retour à Barbezieux, secrétaire d'État ayant le département de la guerre, l'allait de hasard retrouver en ce même moment devant Namur. Il joignit bientôt celui de Pontchartrain, moins bon courrier et moins bien servi sur la route. Ils lièrent conversation, et celui de terre fit tout ce qu'il put pour tirer des nouvelles de celui de la mer. Pour en venir à bout il courut quelques heures avec lui. Ce dernier, fatigué de tant de questions, et se doutant bien qu'il en serait gagné de vitesse, lui dit enfin qu'il contenterait sa curiosité, s'il lui voulait donner parole d'aller de conserve, et de ne le point devancer, parce qu'il avait un grand intérêt de porter le premier une si bonne nouvelle; et tout de suite, lui dit que Tourville a battu la flotte ennemie, et lui raconte je ne sais combien de vaisseaux pris ou coulés à fond. L'autre, ravi d'avoir su tirer ce secret, redouble de questions pour se mettre bien au fait du détail qu'il voulait se bien mettre dans la tête; et dès la première poste donne des deux, s'échappe et arrive le premier, d'autant plus aisément que l'autre avait peu de hâte et lui voulait donner le loisir de triompher.

Le premier courrier arrive, raconte son aventure à Barbezieux qui sur-le-champ le mène au roi. Voilà une grande joie, mais une grande surprise de la recevoir ainsi de traverse. Le roi envoie chercher Châteauneuf, qui dit n'avoir ni lettres ni courrier, et qui ne sait ce que cela veut dire. Quatre ou cinq heures après arrive l'autre courrier chez Châteauneuf, qui s'empresse de lui demander des nouvelles de la victoire qu'il apporte; l'autre lui dit modestement d'ouvrir ses lettres; il les ouvre et trouve la défaite. L'embarras fut de l'aller apprendre au roi, qui manda Barbezieux et lui lava la tête. Ce contraste l'affligea fort, et la cour parut consternée. Toutefois le roi sut se posséder, et je vis, pour la première fois, que les cours ne sont pas longtemps dans l'affliction ni occupées de tristesse.

Le gouvernement de Namur et son comté fut donné à Guiscard. Il était maréchal de camp, mais fort oublié et fort attaché à ses plaisirs. Il avait le gouvernement de Sedan qu'il conserva, et qu'il avait eu de La Bourlie, son père, sous-gouverneur du roi, et il était encore gouverneur de Dinant qui lui fut aussi laissé. La surprise du choix fut grande, ainsi que la douleur de ceux de Namur, accoutumés à n'avoir pour gouverneurs que les plus grands seigneurs des Pays-Bas. Guiscard eut le bon esprit de réparer ce qui lui manquait par tant d'affabilité et de magnificence, par une si grande aisance dans toute la régularité du service d'un gouvernement si jaloux, qu'il se gagna pour toujours le coeur et la confiance de tout son gouvernement et des troupes qui s'y succédèrent à ses ordres.

Deux jours après la sortie de la garnison ennemie, le roi s'en alla à Dinant où étaient les dames, avec qui il retourna à Versailles. J'avais espéré que Monseigneur achèverait la campagne, et être du détachement des mousquetaires qui demeurerait avec lui; et ce ne fut pas sans regret que je repris avec toute la compagnie le chemin de Paris. Une des couchées de la cour fut à Marienbourg, et les mousquetaires campèrent autour. J'avais lié une amitié intime avec le comte de Coetquen qui était dans la même compagnie. Il savait infiniment et agréablement, et avait beaucoup d'esprit et de douceur, qui rendait son commerce très aimable. Avec cela assez particulier et encore plus paresseux, extrêmement riche par sa mère, qui était une fille de Saint-Malo, et point de père. Ce soir-là de Marienbourg, il nous devait donner à souper à plusieurs. J'allai de bonne heure à sa tente où je le trouvai sur son lit, d'où je le chassai en folâtrant, et me couchai dessus en sa place, en présence de plusieurs de nous autres et de quelques officiers. Coetquen en badinant prit son fusil qu'il comptait déchargé, et me couche en joue. Mais la surprise fut grande lorsqu'on entendit le coup partir. Heureusement pour moi, j'étais, en ce moment, couché tout à plat. Trois balles passèrent à trois doigts par-dessus ma tête, et comme le fusil était en joue un peu en montant, ces mêmes balles passèrent sur la tête, mais fort près, à nos deux gouverneurs qui se promenaient derrière la tente. Coetquen se trouva mal du malheur qu'il avait pensé causer; nous eûmes toutes les peines du monde à le remettre, et il n'en put bien revenir de plusieurs jours. Je rapporte ceci pour une leçon qui doit apprendre à ne badiner jamais avec les armes.

Le pauvre garçon, pour achever de suite ce qui le regarde, ne survécut pas longtemps. Il entra bientôt dans le régiment du roi, et sur le point de l'aller joindre au printemps suivant, il me vint conter qu'il s'était fait dire sa bonne aventure par une femme nommée la du Perchoir, qui en faisait secrètement métier à Paris; qu'elle lui avait dit qu'il serait noyé et bientôt. Je le grondai d'une curiosité si dangereuse et si folle, et je me flattai de l'ignorance de ces sortes de personnes, et que celle-là en avait jugé de la sorte sur la physionomie effectivement triste et sinistre de mon ami, qui était très désagréablement laid. Il partit peu de jours après et trouva un autre homme de ce métier à Amiens, qui lui fit la même prédiction; et, en marchant avec le régiment du roi pour joindre l'armée, il voulut abreuver son cheval dans l'Escaut et s'y noya, en présence de tout le régiment, sans avoir pu être secouru. J'y eus un extrême regret, et ce fut pour ses amis et pour sa famille une perte irréparable. Il n'avait que deux soeurs, dont l'une épousa le fils aîné de M. de Montchevreuil et l'autre s'était faite religieuse au Calvaire.

Les mousquetaires m'ont entraîné trop loin : avant de continuer, il faut rétrograder et n'oublier pas deux mariages faits à la cour au commencement de cette année, le premier prodigieux, le 18 février; l'autre, un mois après.

CHAPITRE II. §

Mariage de M. le duc de Chartres. — Cause de la préséance des princes lorrains sur les ducs à la promotion de 1688. — Premiers commencements de l'abbé Dubois, depuis cardinal et premier ministre. — Appartement. — Fortune de Villars père. — Maréchale de Rochefort. — Comte et comtesse de Mailly. — Marquis d'Arcy, et comte de Fontaine-Martel et sa femme.

Le roi, occupé de l'établissement de ses bâtards, qu'il agrandissait de jour en jour, avait marié deux de ses filles à deux princes du sang. Mme la princesse de Conti, seule fille du roi et de Mme de La Vallière, était veuve sans enfants; l'autre, fille aînée du roi et de Mme de Montespan, avait épousé M. le Duc . Il y avait longtemps que Mme de Maintenon, encore plus que le roi, ne songeait qu'à les élever de plus en plus; et que tous deux voulaient marier Mlle de Blois, seconde fille du roi et de Mme de Montespan, à M. le duc de Chartres. C'était le propre et l'unique neveu du roi, et fort au-dessus des princes du sang par son rang de petit-fils de France et par la cour que tenait Monsieur. Le mariage des deux princes du sang, dont je viens de parler, avait scandalisé tout le monde. Le roi ne l'ignorait pas, et il jugeait par là de l'effet d'un mariage sans proportion plus éclatant. Il y avait déjà quatre ans qu'il le roulait dans son esprit, et qu'il en avait pris les premières mesures. Elles étaient d'autant plus difficiles que Monsieur était infiniment attaché à tout ce qui était de sa grandeur, et que Madame était d'une nation qui abhorrait la bâtardise et les mésalliances, et d'un caractère à n'oser se promettre de lui faire jamais goûter ce mariage.

Pour vaincre tant d'obstacles, le roi s'adressa à M. le Grand, qui était de tout temps dans sa familiarité, pour gagner le chevalier de Lorraine, son frère, qui de tout temps aussi gouvernait Monsieur. Sa figure avait été charmante. Le goût de Monsieur n'était pas celui des femmes, et il ne s'en cachait même pas; ce même goût lui avait donné le chevalier de Lorraine pour maître, et il le demeura toute sa vie. Les deux frères ne demandèrent pas mieux que de faire leur cour au roi par un endroit si sensible, et d'en profiter pour eux-mêmes en habiles gens. Cette ouverture se faisait dans l'été 1688. Il ne restait pas au plus une douzaine de chevaliers de l'ordre; chacun voyait que la promotion ne se pouvait plus guère reculer. Les deux frères demandèrent d'en être, et d'y précéder les ducs. Le roi, qui pour cette prétention n'avait encore donné l'ordre à aucun Lorrain, eut peine à s'y résoudre; mais les deux frères surent tenir ferme; ils l'emportèrent, et le chevalier de Lorraine, ainsi payé d'avance, répondit du consentement de Monsieur au mariage, et des moyens d'y faire venir Madame et M. le duc de Chartres.

Ce jeune prince avait été mis entre les mains de Saint-Laurent au sortir de celles des femmes. Saint-Laurent était un homme de peu, sous-introducteur des ambassadeurs chez Monsieur et de basse mine, mais, pour tout dire en un mot, l'homme de son siècle le plus propre à élever un prince et à former un grand roi. Sa bassesse l'empêcha d'avoir un titre pour cette éducation; son extrême mérite l'en fit laisser seul maître; et quand la bienséance exigea que le prince eût un gouverneur, ce gouverneur ne le fut qu'en apparence, et Saint-Laurent toujours dans la même confiance et dans la même autorité.

Il était ami du curé de Saint-Eustache et lui-même grand homme de bien. Ce curé avait un valet qui s'appelait Dubois, et qui l'ayant été du sieur.... qui avait été docteur de l'archevêque de Reims Le Tellier, lui avait trouvé de l'esprit, l'avait fait étudier, et ce valet savait infiniment de belles-lettres et même d'histoire; mais c'était un valet qui n'avait rien, et qui après la mort de ce premier maître était entré chez le curé de Saint-Eustache. Ce curé, content de ce valet pour qui il ne pouvait rien faire, le donna à Saint-Laurent, dans l'espérance qu'il pourrait mieux pour lui. Saint-Laurent s'en accommoda, et peu à peu s'en servit pour l'écritoire d'étude de M. le duc de Chartres; de là, voulant s'en servir à mieux, il lui fit prendre le petit collet pour le décrasser, et de cette sorte l'introduisit à l'étude du prince pour lui aider à préparer ses leçons, à écrire ses thèmes, à le soulager lui-même, à chercher les mots dans le dictionnaire. Je l'ai vu mille fois dans ces commencements, lorsque j'allais jouer avec M. de Chartres. Dans les suites Saint-Laurent devenant infirme, Dubois faisait la leçon, et la faisait fort bien, et néanmoins plaisant au jeune prince.

Cependant Saint-Laurent mourut et très brusquement. Dubois, par intérim, continua à faire la leçon; mais depuis qu'il fut devenu presque abbé, il avait trouvé moyen de faire sa cour au chevalier de Lorraine et au marquis d'Effiat, premier écuyer de Monsieur, amis intimes, et ce dernier ayant aussi beaucoup de crédit sur son maître. De faire Dubois précepteur, cela ne se pouvait proposer de plein saut; mais ses protecteurs, auxquels il eut recours, éloignèrent le choix d'un précepteur, puis se servirent des progrès du jeune prince pour ne le point changer de main, et laisser faire Dubois; enfin ils le bombardèrent précepteur. Je ne vis jamais homme si aise ni avec plus de raison. Cette extrême obligation, et plus encore le besoin de se soutenir, l'attacha de plus en plus à ses protecteurs, et ce fut de lui que le chevalier de Lorraine se servit pour gagner le consentement de M. de Chartres à son mariage.

Dubois avait gagné sa confiance; il lui fut aisé en cet âge, et avec ce peu de connaissance et d'expérience, de lui faire peur du roi et de Monsieur, et, d'un autre côté, de lui faire voir les cieux ouverts. Tout ce qu'il put mettre en oeuvre n'alla pourtant qu'à rompre un refus; mais cela suffisait au succès de l'entreprise. L'abbé Dubois ne parla à M. de Chartres que vers le temps de l'exécution; Monsieur était déjà gagné, et dès que le roi eut réponse de l'abbé Dubois, il se hâta de brusquer l'affaire. Un jour ou deux auparavant, Madame en eut le vent. Elle parla à M. son fils de l'indignité de ce mariage avec toute la force dont elle ne manquait pas, et elle en tira parole qu'il n'y consentirait point. Ainsi faiblesse envers son précepteur, faiblesse envers sa mère, aversion d'une part, crainte de l'autre, et grand embarras de tous côtés.

Une après-dînée de fort bonne heure que je passais dans la galerie haute, je vis sortir M. le duc de Chartres d'une porte de derrière de son appartement, l'air fort empêtré, triste, suivi d'un seul exempt des gardes de Monsieur; et, comme je me trouvais là, je lui demandai où il allait ainsi si vite et à cette heure-là. Il me répondit d'un air brusque et chagrin qu'il allait chez le roi qui l'avait envoyé quérir. Je ne jugeai pas à propos de l'accompagner, et, me tournant à mon gouverneur, je lui dis que je conjecturais quelque chose du mariage, et qu'il allait éclater. Il m'en avait depuis quelques jours transpiré quelque chose, et comme je jugeai bien que les scènes seraient fortes, la curiosité me rendit fort attentif et assidu.

M. de Chartres trouva le roi seul avec Monsieur dans son cabinet, où le jeune prince ne savait pas devoir trouver M. son père. Le roi fit des amitiés à M. de Chartres, lui dit qu'il voulait prendre soin de son établissement, que la guerre allumée de tous côtés lui ôtait des princesses qui auraient pu lui convenir; que, de princesses du sang, il n'y en avait point de son âge; qu'il ne lui pouvait mieux témoigner sa tendresse qu'en lui offrant sa fille dont les deux soeurs avaient épousé deux princes du sang, que cela joindrait en lui la qualité de gendre à celle de neveu, mais que, quelque passion qu'il eût de ce mariage, il ne le voulait point contraindre et lui laissait là-dessus toute liberté. Ce propos, prononcé avec cette majesté effrayante si naturelle au roi, à un prince timide et dépourvu de réponse, le mit hors de mesure. Il crut se tirer d'un pas si glissant en se rejetant sur Monsieur et Madame, et répondit en balbutiant que le roi était le maître, mais que sa volonté dépendait de la leur. « Cela est bien à vous, répondit le roi, mais dès que vous y consentez, votre père et votre mère ne s'y opposeront pas; » et se tournant à Monsieur: « Est-il pas vrai, mon frère? » Monsieur consentit comme il l'avait déjà fait seul avec le roi, qui tout de suite dit qu'il n'était donc plus question que de Madame, et qui sur-le-champ l'envoya chercher; et cependant se mit à causer avec Monsieur, qui tous deux ne firent pas semblant de s'apercevoir du trouble et de l'abattement de M. de Chartres.

Madame arriva, à qui d'entrée le roi dit qu'il comptait bien qu'elle ne voudrait pas s'opposer à une affaire que Monsieur désirait, et que M. de Chartres y consentait: que c'était son mariage avec Mlle de Blois, qu'il avouait qu'il désirait avec passion, et ajouta courtement les mêmes choses qu'il venait de dire à M. le duc de Chartres, le tout d'un air imposant, mais comme hors de doute que Madame pût n'en pas être ravie, quoique plus que certain du contraire. Madame, qui avait compté sur le refus dont M. son fils lui avait donné parole, qu'il lui avait même tenue autant qu'il avait pu par sa réponse si embarrassée et si conditionnelle, se trouva prise et muette. Elle lança deux regards furieux à Monsieur et à M. de Chartres, dit que, puisqu'ils le voulaient bien, elle n'avait rien à y dire, fit une courte révérence et s'en alla chez elle. M. son fils l'y suivit incontinent, auquel, sans donner le moment de lui dire comment la chose s'était passée, elle chanta pouille avec un torrent de larmes, et le chassa de chez elle.

Un peu après, Monsieur, sortant de chez le roi, entra chez elle, et excepté qu'elle ne l'en chassa pas comme son fils, elle ne le ménagea pas davantage; tellement qu'il sortit de chez elle très confus, sans avoir eu loisir de lui dire un seul mot. Toute cette scène était finie sur les quatre heures de l'après-dînée, et le soir il y avait appartement, ce qui arrivait l'hiver trois fois la semaine, les trois autres jours comédie, et le dimanche rien.

Ce qu'on appelait appartement était le concours de toute la cour, depuis sept heures du soir jusqu'à dix que le roi se mettait à table, dans le grand appartement, depuis un des salons du bout de la grande galerie jusque vers la tribune de la chapelle. D'abord, il y avait une musique; puis des tables par toutes les pièces toutes prêtes pour toutes sortes de jeux; un lansquenet où Monseigneur et Monsieur jouaient toujours; un billard: en un mot, liberté entière de faire des parties avec qui on voulait, et de demander des tables si elles se trouvaient toutes remplies; au delà du billard, il y avait une pièce destinée aux rafraîchissements, et tout parfaitement éclairé. Au commencement que cela fut établi, le roi y allait et y jouait quelque temps, mais dès lors il y avait longtemps qu'il n'y allait plus, mais il voulait qu'on y fût assidu, et chacun s'empressait à lui plaire. Lui cependant passait les soirées chez Mme de Maintenon à travailler avec différents ministres les uns après les autres.

Fort peu après la musique finie, le roi envoya chercher à l'appartement Monseigneur et Monsieur, qui jouaient déjà au lansquenet; Madame qui à peine regardait une partie d'hombre auprès de laquelle elle s'était mise; M. de Chartres qui jouait fort tristement aux échecs, et Mlle de Blois qui à peine avait commencé à paraître dans le monde, qui ce soir-là était extraordinairement parée et qui pourtant ne savait et ne se doutait même de rien, si bien que, naturellement fort timide et craignant horriblement le roi, elle se crut mandée pour essuyer quelque réprimande, et était si tremblante que Mme de Maintenon la prit sur ses genoux où elle la tint toujours la pouvant à peine rassurer. À ce bruit de ces personnes royales mandées chez Mme de Maintenon et Mlle de Blois avec elle, le bruit du mariage éclata à l'appartement, en même temps que le roi le déclara dans ce particulier. Il ne dura que quelques moments, et les mêmes personnes revinrent à l'appartement, où cette déclaration fut rendue publique. J'arrivai dans ces premiers instants. Je trouvai le monde par pelotons, et un grand étonnement régner sur tous les visages. J'en appris bientôt la cause qui ne me surprit pas, par la rencontre que j'avais faite au commencement de l'après-dînée.

Madame se promenait dans la galerie avec Châteauthiers, sa favorite et digne de l'être; elle marchait à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant bien Cérès après l'enlèvement de sa fille Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter. Chacun, par respect, lui laissait le champ libre et ne faisait que passer pour entrer dans l'appartement. Monseigneur et Monsieur s'étaient remis au lansquenet. Le premier me parut tout à son ordinaire. Jamais rien de si honteux que le visage de Monsieur, ni de si déconcerté que toute sa personne, et ce premier état lui dura plus d'un mois. M. son fils paraissait désolé, et sa future dans un embarras et une tristesse extrême. Quelque jeune qu'elle fût, quelque prodigieux que fût ce mariage, elle en voyait et en sentait toute la scène, et en appréhendait toutes les suites. La consternation parut générale, à un très petit nombre de gens près. Pour les Lorrains ils triomphaient. La sodomie et le double adultère les avaient bien servis en les servant bien eux-mêmes. Ils jouissaient de leurs succès, comme ils en avaient toute honte bue; ils avaient raison de s'applaudir.

La politique rendit donc cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire; il finit par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre. Le roi y parut tout comme à son ordinaire. M. de Chartres était auprès de Madame qui ne le regarda jamais, ni Monsieur. Elle avait les yeux pleins de larmes qui tombaient de temps en temps, et qu'elle essuyait de même, regardant tout le monde comme si elle eût cherché à voir quelle mine chacun faisait. M. son fils avait aussi les yeux bien rouges, et tous deux ne mangèrent presque rien. Je remarquai que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui étaient devant lui, et qu'elle les refusa tous d'un air de brusquerie qui jusqu'au bout ne rebuta point l'air d'attention et de politesse du roi pour elle.

Il fut encore fort remarqué qu'au sortir de table et à la fin de ce cercle debout d'un moment dans la chambre du roi, il fit à Madame une révérence très marquée et basse, pendant laquelle elle fit une pirouette si juste, que le roi en se relevant ne trouva plus que son dos, et [elle] avancée d'un pas vers la porte.

Le lendemain toute la cour fut chez Monsieur, chez Madame et chez M. le duc de Chartres, mais sans dire une parole; on se contentait de faire la révérence, et tout s'y passa en parfait silence. On alla ensuite attendre à l'ordinaire la levée du conseil dans la galerie et la messe du roi. Madame y vint. M. son fils s'approcha d'elle comme il faisait tous les jours pour lui baiser la main. En ce moment Madame lui appliqua un soufflet si sonore qu'il fut entendu de quelques pas, et qui, en présence de toute la cour, couvrit de confusion ce pauvre prince, et combla les infinis spectateurs, dont j'étais, d'un prodigieux étonnement. Ce même jour l'immense dot fut déclarée, et le jour suivant le roi alla rendre visite à Monsieur et à Madame, qui se passa fort tristement, et depuis on ne songea plus qu'aux préparatifs de la noce.

Le dimanche gras, il y eut grand bal réglé chez le roi, c'est-à-dire ouvert par un branle, suivant lequel chacun dansa après. J'allai ce matin-là chez Madame qui ne put se tenir de me dire, d'un ton aigre et chagrin, que j'étais apparemment bien aise des bals qu'on allait avoir, et que cela était de mon âge, mais qu'elle qui était vieille voudrait déjà les voir bien loin. Mgr le duc de Bourgogne y dansa pour la première fois, et mena le branle avec Mademoiselle. Ce fut aussi la première fois que je dansai chez le roi, et je menai Mlle de Sourches, fille du grand prévôt, qui dansait très bien. Tout le monde y fut fort magnifique.

Ce fut, un peu après, les fiançailles et la signature du contrat de mariage, dans le cabinet du roi, en présence de toute la cour. Ce même jour la maison de la future duchesse de Chartres fui déclarée; le roi lui donna un chevalier d'honneur et une dame d'atours, jusqu'alors réservés aux filles de France, et une dame d'honneur qui répondit à une si étrange nouveauté. M. de Villars fut chevalier d'honneur, la maréchale de Rochefort dame d'honneur, la comtesse de Mailly dame d'atours, et le comte de Fontaine-Martel, premier écuyer.

Villars était petit-fils d'un greffier de Coindrieu, l'homme de France le mieux fait et de la meilleure mine. On se battait fort de son temps; il était brave et adroit aux armes, et avait acquis de la réputation fort jeune en des combats singuliers. Cela couvrit sa naissance aux yeux de M. de Nemours, qui aimait à s'attacher des braves, et qui le prit comme gentilhomme. Il l'estima même assez pour le prendre pour second au duel qu'il eut contre M. de Beaufort, son beau-frère, qui le tua, tandis que Villars avait tout l'avantage sur son adversaire.

Cette mort renvoya Villars chez lui; il n'y fut pas longtemps que M. le prince de Conti se l'attacha aussi comme un gentilhomme à lui. Il venait de quitter le petit collet. Il était faible et contrefait, et souvent en butte aux trop fortes railleries de M. le Prince son frère; il projeta de s'en tirer par un combat, et ne sachant avec qui, il imagina d'appeler le duc d'York, maintenant le roi Jacques d'Angleterre, qui est à Saint-Germain et qui pour lors était en France. Cette belle idée et le souvenir du combat de M. de Nemours lui fit prendre Villars. Il ne put tenir son projet si caché qu'il ne fût découvert, et aussitôt rompu par la honte qui lui en fut faite, n'ayant jamais eu la plus petite chose à démêler avec le duc d'York. Dans les suites il prit confiance en Villars, alors que le cardinal Mazarin songea à lui donner sa nièce. Ce fut de Villars dont il se servit, et par qui il fit ce mariage. On sait combien il fut heureux et sage ensuite. Villars devint le confident des deux époux et leur lien avec le cardinal, et tout cela avec toute la sagacité et la probité possible.

Une telle situation le mit fort dans le monde, et dans un monde fort au-dessus de lui, parmi lequel quelque fortune qu'il ait faite depuis, il ne s'est jamais méconnu. Sa figure lui donna entrée chez les dames; il était galant et discret, et cette voie ne lui fut pas inutile. Il plut à Mme Scarron qui, sur le trône où elle sut régner longtemps depuis, n'a jamais oublié ces sortes d'amitiés si librement intimes. Villa fut employé auprès des princes d'Allemagne et d'Italie, et fut après ambassadeur en Savoie, en Danemark et en Espagne, et réussit et se fit estimer et aimer partout. Il eut ensuite une place de conseiller d'État d'épée, et, au scandale de l'ordre du Saint-Esprit, il fut de la promotion de 1698. Sa femme était soeur du père du maréchal de Bellefonds, qui avait de l'esprit infiniment, plaisante, salée, ordinairement méchante: tous deux fort pauvres, toujours à la cour, où ils avaient beaucoup d'amis et d'amies considérables.

La maréchale de Rochefort était d'une autre étoffe et de la maison de Montmorency, de la branche de Laval. Son père, second fils du maréchal de Boisdauphin, avec très peu de bien, épousa pour sa bonne mine la marquise de Coislin, veuve du colonel général des Suisses et mère du duc et du chevalier de Coislin, et de l'évêque d'Orléans, premier aumônier du roi. Elle était fille aînée du chancelier Séguier et soeur aînée de la duchesse de Verneuil, mère en premières noces du duc de Sully et de la duchesse du Lude. La maréchale de Rochefort naquit posthume, seule de son lit, en 1646, et M. de Boisdauphin, frère aîné de son père, n'eut point de postérité. Elle épousa en 1662 le marquis, depuis maréchal, de Rochefort-Alloigny, peu de mois après que l'héritière de Souvré, sa cousine issue de germaine, eut épousé M. de Louvois.

Cette héritière était fille du fils de M. de Courtenvaux, lequel était fils du maréchal de Souvré et frère de la célèbre Mme de Sablé, mère de M. de Laval, père de la maréchale de Rochefort. M. de Rochefort, qu'elle épousa, était ami intime de M. Le Tellier et de M. de Louvois qui lui firent rapidement sa fortune. Il mourut capitaine des gardes du corps, gouverneur de Lorraine, et désigné général d'armée, en allant en prendre le commandement au printemps de 1676. Il n'y avait pas un an qu'il était maréchal de France de la promotion qui suivit la mort de M. de Turenne. Cette même protection avait fait sa femme dame du palais de la reine.

Elle était belle, encore plus piquante, toute faite pour la cour, pour les galanteries, pour les intrigues, l'esprit du monde à force d'en être, peu ou point d'ailleurs, et toute la bassesse nécessaire pour être de tout et en quelque sorte que ce fût. M. de Louvois la trouva fort à son gré, et elle s'accommoda fort de sa bourse et de figurer par cette intimité. Lorsque le roi eut et changea de maîtresses, elle fut toujours leur meilleure amie; et quand il lia avec Mme de Soubise, c'était chez la maréchale qu'elle allait, et chez qui elle attendait Bontems à porte fermée, qui la menait par des détours chez le roi. La maréchale elle-même me l'a conté, et comme quoi elle fut un jour embarrassée à se défaire du monde que Mme de Soubise trouva chez elle, qui n'avait pas eu le temps de l'avertir; et comme elle mourait de peur que Bontems ne s'en retournât, et que le rendez-vous ne manquât, s'il arrivait avant qu'elle se fût défaite de sa compagnie.

Elle fut donc amie de Mmes de La Vallière, de Montespan et de Soubise, et surtout de la dernière, jusqu'au temps où j'ai connu la maréchale, et le sont toujours demeurées intimement. Elle le devint après de Mme de Maintenon, qu'elle avait connue chez Mme de Montespan, et à qui elle s'attacha à mesure qu'elle vit arriver et croître sa faveur. Elle était telle au mariage de Monseigneur que le roi n'eut pas honte de la faire dame d'atours de la nouvelle Dauphine; mais n'osant aussi l'y mettre en plein, il ne put trouver mieux que la maréchale de Rochefort pour y être en premier, et pour s'accommoder d'une compagne si étrangement inégale, et avoir cependant pour elle toutes les déférences que sa faveur exigeait. Elle y remplit parfaitement les espérances qu'on en avait conçues, et sut néanmoins avec cela se concilier l'amitié et la confiance de Mme la Dauphine jusqu'à sa mort, quoiqu'elle ne pût souffrir Mme de Maintenon, ni Mme de Maintenon cette pauvre princesse.

Une femme si connue du roi, et si fort à toutes mains, était son vrai fait pour mettre auprès de Mme la duchesse de Chartres qui entrait si fort de traverse dans une famille tellement au-dessus d'elle, et avec une belle-mère outrée, et qui n'était pas femme à contraindre ses mépris. Si une maréchale de France, et de cette qualité, avait surpris le monde dans la place de dame d'atours de Mme la Dauphine, ce fut bien un autre étonnement de la voir dame d'honneur d'une bâtarde, petite-fille de France. Aussi se fit-elle prier avec cette pointe de gloire qui lui prenait quelquefois, mais qui pliait le moment d'après. Elle était fort tombée par la mort de M. de Louvois, quoique M. de Barbezieux eût pour elle les mêmes égards qu'avait eus son père. Tout ce qu'elle gagna à ce premier refus fut une promesse d'être dame d'atours lorsqu'on marierait Mgr le duc de Bourgogne.

Mme de Mailly était une demoiselle de Poitou qui n'avait pas de chausses, fille de Saint-Hermine, cousin issu de germain de Mme de Maintenon. Elle l'avait fait venir de sa province demeurer chez elle à Versailles, et l'avait mariée, moitié gré, moitié force, au comte de Mailly, second fils du marquis et de la marquise de Mailly, héritiers de Montcavrel qui, mariés avec peu de biens, étaient venus à bout avec l'âge, à force d'héritages et de procès, d'avoir ce beau marquisat de Nesle, de bâtir l'hôtel de Mailly, vis-à-vis le pont Royal, et de faire une très puissante maison. Le marquis de Nesle, leur fils aîné, avait épousé malgré eux la dernière de l'illustre maison de Coligny. Il était mort devant Philippsbourg en 1688, maréchal de camp, et n'avait laissé qu'un fils et fine fille. C'était à ce fils que les marquis et marquise de Mailly voulaient laisser leurs grands biens. Ils avaient troqué un fils et une fille, et fait prêtre malgré lui un autre fils; une autre fille avait épousé malgré eux l'aîné de la maison de Mailly.

Le comte de Mailly qui leur avait échappé, ils ne voulaient lui rien donner ni le marier. C'était un homme de beaucoup d'ambition, qui se présentait à tout, aimable s'il n'avait pas été si audacieux, et qui avait le nez tourne la fortune. C'était une manière de favori de Monseigneur. Avec ces avances il se voulut appuyer de Mme de Maintenon pour sa fortune et pour obtenir un patrimoine de son père: c'est ce qui fit le mariage en faisant espérer monts et merveilles aux vieux Mailly qui voulaient du présent, et sentaient en gens d'esprit que le mariage fait, on les laisserait là, comme il arriva. Mais quand on a compté sur un mariage de cette autorité, il ne se trouve plus de porte de derrière, et il leur fallut sauter le bâton d'assez mauvaise grâce. La nouvelle comtesse de Mailly avait apporté tout le gauche de sa province dont, faute d'esprit, elle ne sut se défaire; et enta dessus toute la gloire de la toute-puissante faveur de Mme de Maintenon: bonne femme et sûre amie d'ailleurs, quand elle l'était noble, magnifique, mais glorieuse à l'excès et désagréable avec le gros du monde, avec peu de conduite et fort particulière. Les Mailly trouvèrent cette place avec raison bien mauvaise, mais il la fallut avaler.

M. de Fontaine-Martel, de bonne et ancienne maison des Martel et des Claire de Normandie, était un homme perdu de goutte et pauvre. Il était frère unique du marquis d'Arcy, dernier gouverneur de M. le duc de Chartres, qui avait acquis une grande estime par la conduite qu'il lui avait fait tenir à la guerre et dans le monde, qui y était lui-même fort estimé, et qui s'était fait auparavant ce dernier emploi une grande réputation dans ses ambassades. Il était chevalier de l'ordre et conseiller d'État d'épée, et mourut des fatigues de l'armée et de son emploi sans avoir été marié, au printemps de 1694, à Valenciennes. Ce fut à cette qualité de frère de M. d'Arcy que la charge fut donnée. Sa femme était fille posthume de M. de Bordeaux, mort ambassadeur de France en Angleterre, et de Mme de Bordeaux, qui, pour une bourgeoise, était extrêmement du monde et amie intime de beaucoup d'hommes et de femmes distingués. Elle avait été belle et galante; elle en avait conservé le goût dans sa vieillesse, qui lui avait conservé aussi des amies considérables. Elle avait élevé sa fille unique dans les mêmes moeurs: l'une et l'autre avaient de l'esprit et du manège. Mme de Fontaine-Martel s'était ainsi trouvée naturellement du grand monde; elle était fort de la cour de Monsieur. La place de confiance que M. d'Arcy, son beau-frère, y remplit si dignement lui donna de la considération, et tout cela ensemble leur valut cette lucrative charge.

Le lundi gras, toute la royale noce et les époux superbement parés se rendirent un peu avant midi dans le cabinet du roi, et de là à la chapelle. Elle était rangée à l'ordinaire comme pour la messe du roi, excepté qu'entre son prie-Dieu et l'autel étaient deux carreaux pour les mariés, qui tournaient le dos au roi. Le cardinal de Bouillon tout revêtu y arriva en même temps de la sacristie, les maria et dit la messe. Le poêle fut tenu par le grand maître et par le maître des cérémonies, Blainville et Sainctot. De la chapelle on alla tout de suite se mettre à table. Elle était en fer à cheval. Les princes et les princesses du sang y étaient placés à droite et à gauche, suivant leur rang, terminés par les deux bâtards du roi, et pour la première fois, après eux la duchesse de Verneuil; tellement que M. de Verneuil, bâtard d'Henri IV, devint ainsi prince du sang, tant d'années après sa mort sans s'être jamais douté de l'être. Le duc d'Uzès le trouva si plaisant, qu'il se mit à marcher devant elle, criant tant qu'il pouvait: « Place, place à Mme Charlotte Séguier! » Aucune duchesse ne fit sa cour à ce dîner que la duchesse de Sully et la duchesse du Lude, fille et belle-fille de Mme de Verneuil, ce que toutes les autres trouvèrent si mauvais qu'elles n'osèrent plus y retourner. L'après-dînée, le roi et la reine d'Angleterre vinrent à Versailles avec leur cour. Il y eut grande musique, grand jeu, où le roi fut presque toujours fort paré et fort aise, son cordon bleu par-dessus comme la veille. Le souper fut pareil au dîner. Le roi d'Angleterre ayant la reine sa femme à sa droite et le roi à sa gauche ayant chacun leur cadenas . Ensuite on mena les mariés dans l'appartement de la nouvelle duchesse de Chartres, à qui la reine d'Angleterre donna la chemise, et le roi d'Angleterre à M. de Chartres, après s'en être défendu, disant qu'il était trop malheureux. La bénédiction du lit se fit par le cardinal de Bouillon, qui se fit attendre un quart d'heure, ce qui fit dire que ces airs-là ne valaient rien à prendre pour qui revenait comme lui d'un long exil, où la folie qu'il avait eue de ne pas donner la bénédiction nuptiale à Mme la duchesse s'il n'était admis au festin royal, l'avait fait envoyer.

Le mardi gras grande toilette de Mme de Chartres, où le roi et la reine d'Angleterre vinrent, et où le roi se trouva avec toute la cour; la messe du roi ensuite; puis le dîner comme la veille. On avait dès le matin renvoyé Mme de Verneuil à Paris, trouvant qu'elle en avait eu sa suffisance. L'après-dînée, le roi s'enferma avec le roi et la reine d'Angleterre; et puis grand bal comme le précédent, excepté que la nouvelle duchesse de Chartres y fut menée par Mgr le duc de Bourgogne. Chacun eut le même habit et la même danseuse qu'au précédent.

Je ne puis passer sous silence une aventure fort ridicule qui arriva au même homme à tous les deux. C'était le fils de Montbron, qui n'était pas fait pour danser chez le roi, non plus que son père pour être chevalier de l'ordre, qui le fut pourtant en 1688, et qui était gouverneur de Cambrai, lieutenant général, et seul lieutenant général de Flandre, sous un nom qu'il ne put jamais prouver être le sien. Ce jeune homme, qui n'avait encore que peu ou point paru à la cour, menait Mlle de Mareuil, fille de la dame d'honneur de Mme la Duchesse (les bâtards de cette grande maison des Mareuil) et qui, non plus que lui, ne devait pas être admise à cet honneur. On lui avait demandé s'il dansait bien, et il avait répondu avec une confiance qui donna envie de trouver qu'il dansait mal: on eut contentement. Dès la première révérence il se déconcerta. Plus de cadence dès les premiers pas. Il crut la rattraper et couvrit son défaut par des airs penchés et un haut port de bras; ce ne fut qu'un ridicule de plus qui excita une risée qui en vint aux éclats, et qui, malgré le respect de la présence du roi qui avait peine à s'empêcher de rire, dégénéra enfin en véritable huée. Le lendemain, au lieu de s'enfuir ou de se taire, il s'excusa sur la présence du roi qui l'avait étourdi, et promit merveilles pour le bal qui devait suivre. Il était de mes amis, et j'en souffrais. Je l'aurais même averti si le sort tout différent que j'avais eu ne m'eût fait craindre que mon avis n'eût pas de grâce. Dès qu'au second bal on le vit pris à danser, voilà les uns en pied, les plus reculés à l'escalade, et la huée si forte qu'elle fut poussée aux battements de mains. Chacun, et le roi même, riait de tout son coeur, et la plupart en éclats, en telle sorte, que je ne crois pas que personne ait jamais rien essuyé de semblable. Aussi disparut-il incontinent après, et ne se remontra-t-il de longtemps. Il eut depuis le régiment Dauphin infanterie, et mourut tôt après sans avoir été marié, Il avait beaucoup d'honneur et de valeur, et ce fut dommage. Ce fut le dernier de ces faux entés sur Montbron, c'est-à-dire son père qui lui survécut.

CHAPITRE III. §

Mariage du duc du Maine. — Mme de Saint-Vallery. — M. de Montchevreuil, sa femme et leur fortune. — Année 1693. Duchesse douairière d'Hanovre et ses filles sans rang, à grands airs. — Causes de sa retraite en Allemagne et de la haute fortune de sa seconde fille. — Ma sortie des mousquetaires pour une compagnie de cavalerie dans le Royal-Roussillon. — Promotion de sept maréchaux de France. — Duc de Choiseul pourquoi laissé. — Mort de Mademoiselle et ses donations libres et forcées. — Distinction du rang de petite-fille de France procurée par mon père.

Le mercredi des cendres mit fin à toutes ces tristes réjouissances de commande, et on ne parla plus que de celles qu'on attendait. M. du Maine voulut se marier. Le roi l'en détournait et lui disait franchement que ce n'était point à des espèces comme lui à faire lignée; mais, pressé par Mme de Maintenon qui l'avait élevé et qui eut toujours pour lui le faible de nourrice, il se résolut de l'appuyer du moins de la maison de Condé et de le marier à une fille de M. le Prince, qui en ressentit une joie extrême. Il voyait croître de jour en jour le rang, le crédit, les alliances des bâtards. Celle-ci ne lui était pas nouvelle depuis le mariage de son fils, mais elle le rapprochait doublement du roi, et venait incontinent après le mariage de M. le duc de Chartres. Madame en fut encore bien plus aise. Elle avait horriblement appréhendé que le roi, lui ayant enlevé son fils, ne portât encore les yeux sur sa fille; et ce mariage de celle de M. le Prince lui parut une délivrance.

Il en avait trois à choisir. Un pouce de taille de plus qu'avait la seconde lui valut la préférence. Toutes trois étoient extrêmement petites; la première était belle et pleine d'esprit et de raison. L'incroyable contrainte, pour ne rien dire de pis, où l'humeur de M, le Prince tenait tout ce qui était réduit sous son joug, donna un extrême crève-coeur à cette aînée. Elle sut le supporter avec constance, avec sagesse, avec hauteur, et se fit admirer dans toute sa conduite. Mais elle le paya chèrement: cet effort lui renversa la santé, qui fut toujours depuis languissante.

Le roi, d'accord du choix avec M. le Prince, alla à Versailles faire la demande à Mme la Princesse dans son appartement; et peu après, sur la fin du carême, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi. Ensuite le roi et toute la cour fut à Trianon, où il y eut appartement et un grand souper pour quatre-vingts dames en cinq tables, tenues chacune par le roi, Monseigneur, Monsieur, Madame, et la nouvelle duchesse de Chartres. Le lendemain, mercredi 19 mars, le mariage fut célébré à la messe du roi par le cardinal de Bouillon, comme l'avait été celui de M. le duc de Chartres. Le dîner fut de même et le souper aussi; après, l'appartement. Le roi d'Angleterre donna la chemise à M. du Maine. Mme de Montespan ne parut à rien et ne signa point à ces deux contrats de mariage. Le lendemain, la mariée reçut toute la cour sur son lit, la princesse d'Harcourt faisant les honneurs, choisie pour cela par le roi. Mme de Saint-Vallery fut dame d'honneur, et Montchevreuil, qui avait été gouverneur de M. du Maine, et qui conduisait toute sa maison, continua dans cette dernière fonction et demeura gentilhomme de sa chambre.

Mme de Saint-Vallery était fille de Montlouet, premier écuyer de la grande écurie, petit-fils cadet de Bullion, surintendant des finances, et elle était veuve depuis un an d'un fils cadet de Gamaches, chevalier de l'ordre en 1661, sans enfants, par conséquent belle-soeur de Cayeu, depuis Gamaches, duquel il y aura occasion de dire un mot; et la mère de Mme de Saint-Vallery était Rouault, cousine germaine paternelle de Gamaches, le chevalier de l'ordre. C'était une femme grande, belle, agréable, très bien faite, de fort peu d'esprit, à qui la douceur et une vertu jamais démentie et une piété solide tenaient lieu de tout le reste, et la rendirent aimable et respectée de toute la cour, où elle ne vint que malgré elle. Aussi n'y demeura-t-elle que le moins qu'elle put. Elle s'aperçut qu'on avait envie de sa place où tout lui déplaisait, et que M. du Maine se radoucissait autour d'elle, ou naturellement, ou de dessein. Il n'en fallut pas davantage pour lui faire demander à se retirer, avec la douleur de toute la cour, que sa beauté, sa vertu, sa modestie a le grand air de toute sa personne avaient charmée. On mit en sa place Mme de Manneville, femme du gouverneur de Dieppe et de la dernière duchesse de Luynes fille du chancelier d'Aligre . Mme de Manneville était fille de Montchevreuil; et c'était tellement leur vrai ballot, qu'on ne comprend pas comment elle n'y avait pas été mise d'abord.

Montchevreuil était Mornay, de bonne maison, sans esprit aucun, et gueux comme un rat d'église. Villarceaux, de même maison que lui, était un débauché fort riche, ainsi que l'abbé son frère, avec qui il vivait. Villarceaux entretint longtemps Mme Scarron, et la tenait presque tout l'été à Villarceaux. Sa femme, dont la vertu et la douceur donnaient une sorte de respect au mari, lui devint une peine de mener cette vie en sa présence. Il proposa à son cousin Montchevreuil de le recevoir chez lui avec sa compagnie, et qu'il mettrait la nappe pour tous. Cela fut accepté avec joie, et ils vécurent de la sorte nombre d'étés à Montchevreuil. La Scarron devenue reine eut cela de bon qu'elle aima presque tous ses vieux amis dans tous les temps de sa vie. Elle attira Montchevreuil et sa femme à la cour où les Villarceaux trop libertins ne se pouvaient contraindre; elle voulut Montchevreuil pour un des trois témoins de son mariage avec le roi; elle lui procura le gouvernement de Saint-Germain en Laye, l'attacha à M. du Maine, le fit chevalier de l'ordre avec le fils de Villarceaux, au refus du père, en 1688, qui l'aima mieux pour son fils que pour lui-même, et mit sous la conduite de Mme de Montchevreuil Mlle de Blois jusqu'à son mariage avec M. le duc de Chartres, après avoir été gouvernante des filles d'honneur de Mme la Dauphine, emploi qu'elle prit par pauvreté.

Montchevreuil était un fort honnête homme, modeste, brave, mais des plus épais. Sa femme, qui était Boucher-d'Orsay, était une grande créature, maigre, jaune, qui riait niais, et montrait de longues et vilaines dents, dévote à outrance, d'un maintien composé, et à qui il ne manquait que la baguette pour être une parfaite fée. Sans aucun esprit, elle avait tellement captivé Mme de Maintenon qu'elle ne voyait que par ses yeux, et ses yeux ne voyaient jamais que des apparences et la laissaient la dupe de tout. Elle était pourtant la surveillante de toutes les femmes de la cour, et de son témoignage dépendaient les distinctions ou les dégoûts et souvent par enchaînement les fortunes. Tout jusqu'aux ministres, jusqu'aux filles du roi, tremblait devant elle; on ne l'approchait que difficilement; un sourire d'elle était une faveur qui se comptait pour beaucoup. Le roi avait pour elle une considération la plus marquée. Elle était de tous les voyages et toujours avec Mme de Maintenon.

Le mariage de M. du Maine causa une rupture entre Mme la princesse et la duchesse d'Hanovre, sa soeur, qui avait fort désiré M. du Maine pour une de ses filles, et qui prétendit que M. le Prince lui avait coupé l'herbe sous le pied. Elle vivait depuis longtemps en France avec ses deux filles déjà fort grandes. Elles n'avaient aucun rang, n'allaient point à la cour, voyaient peu de monde et jamais Mme la Princesse qu'en particulier. Elles ne laissaient pas d'avoir usurpé peu à peu de marcher avec deux carrosses, force livrée, et un faste qui ne leur convenait point à Paris. Avec ce cortège, elle rencontra Mme de Bouillon dans les rues, à qui les gens de l'Allemande firent quitter son chemin, et la firent ranger avec une grande hauteur. Ce fut quelque temps après le mariage de M. du Maine. Mme de Bouillon, fort offensée, n'entendit point parler de Mme d'Hanovre. Sa famille était nombreuse et lors en grande splendeur, elle-même tenait un grand état chez elle; les Bouillon, piqués à l'excès, résolurent de se venger et l'exécutèrent. Un jour qu'ils surent que Mme d'Hanovre devait aller à la comédie, ils y allèrent tous avec Mme de Bouillon et une nombreuse livrée. Elle avait ordre de prendre querelle avec celle de Mme d'Hanovre, et l'exécution fut complète; les gens de la dernière battus à outrance, les harnais de ses chevaux coupés, son carrosse fort maltraité. L'Allemande fit les hauts cris, se plaignit au roi, s'adressa à M. le Prince, qui, mécontent de sa bouderie, n'en remua pas; et le roi, qui aimait mieux les trois frères Bouillon qu'elle qui avait le premier tort et s'était attiré cette insulte, ne voulut point s'en mêler, en sorte qu'elle en fut pour ses plaintes, et qu'elle apprit à se conduire plus modestement.

Elle en demeura si outrée, que dès lors elle résolut de se retirer avec ses filles en Allemagne, et quelques mois après elle l'exécuta. Ce fut leur fortune: elle maria son aînée au duc de Modène, qui venait de quitter le chapeau de cardinal pour succéder à son frère; et, quelque temps après, le prince de Salm, veuf de sa soeur, gouverneur, puis grand maître de la maison du fils aîné de l'empereur Léopold, roi de Bohème, puis des Romains, fit le mariage de ce prince avec Amélie, son autre fille.

Mon année de mousquetaire s'écoulait, et mon père demanda au roi ce qu'il lui plairait faire de moi. Sur la disposition que le roi lui en laissa, il me destina à la cavalerie, parce qu'il l'avait souvent commandée par commission, et le roi résolut me donner, sans acheter, une compagnie de cavalerie dans un de ses régiments. Il fallait qu'il en vaquât; quatre ou cinq mois s'écoulèrent de la sorte, et je faisais toujours mes fonctions de mousquetaire avec assiduité. Enfin, vers le milieu d'avril, Saint-Pouange m'envoya demander si je voudrais bien accepter une compagnie dans le Royal-Roussillon qui venait de vaquer, mais fort délabrée et en garnison à Mons. Je mourais de peur de ne point faire la campagne qui s'allait ouvrir; ainsi je disposai mon père à l'accepter. Je remerciai le roi qui me répondit très obligeamment. La compagnie fut entièrement réparée en quinze jours.

J'étais à Versailles lorsque, le vendredi 27 mars, le roi fit maréchaux de France le comte de Choiseul, le duc de Villeroy, le marquis de Joyeuse, Tourville, le duc de Noailles, le marquis de Boufflers et Catinat: le comte de Tourville et Catinat n'étaient point chevaliers de l'ordre. M. de Boufflers était en Flandre et Catinat sur la frontière d'Italie; les cinq autres à la cour ou à Paris. Le roi manda aux deux absents de prendre dès lors le titre, le rang et les honneurs de maréchaux de France en attendant leur serment, qui en effet n'est point nécessaire pour leur donner le caractère. M. de Duras ne l'a prêté que parce que les gens du roi, qui en touchent gros, s'avisèrent enfin qu'il n'avait prêté ni celui de maréchal de France ni celui de gouverneur de Franche-Comté, et l'obligèrent par le roi de le prêter plus de trente ans après.

J'étais au dîner du roi ce même jour. À propos de rien, le roi regardant la compagnie: « Barbezieux, dit-il, apprendra la promotion des maréchaux de France par les chemins. » Personne ne répondit mot. Le roi était mécontent de ses fréquents voyages à Paris où les plaisirs le détournaient. Il ne fut pas fâché de lui donner ce coup de caveçon et de faire entendre aussi le peu de part qu'il avait en la promotion.

Le roi l'avait dit au duc de Noailles en entrant au conseil, mais avec défense d'en parler à personne, même à ses collègues. Sa joie ne se peut exprimer, et il avait plus raison d'être aise que pas un des autres.

L'engouement du duc de Villeroy dura plusieurs années. Tourville fut d'autant plus transporté que sa véritable modestie lui cachait sa propre réputation, et qu'il n'imaginait pas même d'être maréchal de France si on en faisait, quoiqu'il le méritât autant qu'aucun d'eux pour le moins, de l'aveu général. Choiseul et Joyeuse parurent fort modérés, comme des seigneurs qui méritaient cet honneur et l'espéraient depuis longtemps. Ils dînaient ensemble à Paris lorsqu'un capitaine d'infanterie arriva en poste, satisfait d'avoir ouï nommer Joyeuse à qui il l'apprit, et ne s'était point informé des autres; de sorte que Choiseul fut une demi-heure dans un état violent jusqu'à ce que le courrier arriva. Ils allèrent le soir à Versailles et prêtèrent serment le lendemain avec les trois autres.

Cette promotion fit une foule de mécontents, moins de droit par mérite que pour s'en donner un par les plaintes; mais de tous ceux-là le monde ne trouva mauvais que l'oubli du duc de Choiseul, de Maulevrier et de Montal. Ce qui exclut le premier est curieux. Sa femme, soeur de La Vallière, belle et faite en déesse, ne bougeait d'avec Mme la princesse de Conti, dont elle était cousine germaine et intime amie. Elle avait eu des galanteries en nombre, et qui avaient fait grand bruit. Le roi qui craignait cette liaison étroite avec sa fille, lui avait fait parler, puis l'avait mortifiée, ensuite éloignée, et lui avait après toujours pardonné. La voyant incorrigible et n'aimant pas les éclats par lui-même, il le voulut faire par le mari, et se défaire d'elle une fois pour toutes. Il se servit pour cela de la promotion, et chargea M. de La Rochefoucauld, ami intime du duc de, Choiseul, de lui représenter le tort que lui faisait le désordre public de sa femme, de le presser de la faire mettre dans un couvent, et de lui faire entendre, s'il avait peine à s'y résoudre, que le bâton qu'il lui destinait était à ce prix.

Ce que le roi avait prévu arriva. Le duc de Choiseul, excellent homme de guerre, était d'ailleurs un assez pauvre homme et le meilleur homme du monde. Quoique vieux, un peu amoureux de sa femme qui lui faisait accroire une partie de ce qu'elle voulait, il ne put se résoudre à un tel éclat, tellement que M. de La Rochefoucauld à bout d'éloquence fut obligé d'en venir à la condition du bâton. Cela même gâta tout. Le duc de Choiseul s'indigna que la récompense de ses services et de la réputation qu'il avait justement acquise à la guerre, se trouvât attachée à une affaire domestique qui ne regardait que lui, et refusa avec une opiniâtreté qui ne put être vaincue. Il lui en coûta le bâton de maréchal de France, dont le scandale public éclata. Ce qu'il y eut de pis pour lui, c'est que sa femme bientôt après fut chassée, et qu'elle en fit tant, que le duc de Choiseul enfin n'y put tenir, la chassa de chez lui et s'en sépara pour toujours.

Maulevrier avait beaucoup de réputation à la guerre et il la méritait. Elle lui avait valu l'ordre malgré M. de Louvois, un gros gouvernement et force commandements en chef. Le roi le crut assez récompensé et le laissa. Ce pauvre homme en conçut une si violente douleur, qu'il ne survécut pas deux mois à la promotion de ces sept cadets. Croissy, son frère, ministre et secrétaire d'État, en fut outré, mais il n'osa le trop paraître.

Montal était un grand vieillard de quatre-vingts ans, qui avait perdu un oeil à la guerre, où il avait été couvert de coups. Il s'y était infiniment distingué, et souvent en des commandements en chef considérables. Il avait acquis beaucoup d'honneur à la bataille de Fleurus et encore plus de gloire au combat de Steinkerque, qu'il avait rétabli. Tout cria pour lui, hors lui-même. Sa modestie et sa sagesse le firent admirer. Le roi même en fut touché et lui promit de réparer le tort qu'il lui avait fait. Il s'en alla quelque peu chez lui, puis revint et servit par les espérances qui lui avaient été données et qui furent trompeuses jusques à sa mort.

Mademoiselle, la grande Mademoiselle, qu'on appelait [ainsi] pour la distinguer de la fille de Monsieur, ou, pour l'appeler par son nom, Mlle de Montpensier, fille aînée de Gaston, et seule de son premier mariage, mourut en son palais de Luxembourg, le dimanche 5 avril, après une longue maladie de rétention d'urine, à soixante-trois ans, la plus riche princesse particulière de l'Europe. Le roi l'avait visitée, et elle lui avait fort recommandé M. de Joyeuse, comme son parent, pour être fait maréchal de France. Elle cousinait et distinguait et s'intéressait fort en ceux qui avaient l'honneur de lui appartenir, en cela, bien que très altière, fort différente de ce que les princes du sang sont devenus depuis à cet égard. Elle portait exactement le deuil de parents même très médiocres et très éloignés, et disait par où et comment ils l'étaient. Monsieur et Madame ne la quittèrent point pendant sa maladie. Outre la liaison qui avait toujours été entre elle et Monsieur, dans tous les temps, il muguetait sa riche succession, et fut en effet son légataire universel. Mais les plus gros morceaux avaient échappé.

Les Mémoires publics de cette princesse montrent à découvert sa faiblesse pour M. de Lauzun, la folie de celui-ci de ne l'avoir pas épousée dès qu'il en eut la permission du roi, pour le faire avec plus de faste et d'éclat. Leur désespoir de la rétractation de la permission du roi fut extrême, mais les donations du contrat de mariage étaient faites et subsistèrent par d'autres actes. Monsieur, poussé par M. le Prince, avait pressé le roi de se rétracter, mais Mme de Montespan et M. de Louvois y eurent encore plus de part, et furent ceux sur qui tomba toute la fureur de Mademoiselle et la rage du favori; car M. de Lauzun l'était. Ce ne fut pas pour longtemps; il s'échappa plus d'une fois avec le roi, plus souvent encore avec la maîtresse, et donna beau jeu au ministre pour le perdre. Il vint à bout de le faire arrêter et conduire à Pignerol, où il fut extrêmement maltraité par ses ordres et y demeura dix ans. L'amour de Mademoiselle ne se refroidit point par l'absence. On sut en profiter pour faire un grand établissement à M. du Maine, à ses dépens et ceux de M. de Lauzun qui en acheta sa liberté. Eu, Aumale, Dombes et d'autres terres encore furent données à M. du Maine, au grand regret de Mademoiselle. Et ce fut sous ce prétexte de reconnaissance que, pour élever de plus en plus les bâtards, le roi leur fit prendre la livrée de Mademoiselle, qui était celle de M. Gaston. Cet héritier forcé lui fut toujours fort peu agréable, et elle était toujours sur la défensive pour le reste de ses biens que le roi lui voulait arracher pour ce fils bien-aimé.

Les aventures incroyables de M. de Lauzun, qui avait sauvé la reine d'Angleterre et le prince de Galles, l'avaient ramené à la cour. Il s'était brouillé avec Mademoiselle toujours jalouse de lui, qui, même à la mort, ne le voulut pas voir. Il avait conservé Thiers et Saint-Fargeau de ses dons. Il laissait toujours entendre qu'il avait épousé Mademoiselle, et il parut devant le roi, en grand manteau, qui le trouva fort mauvais. Après son deuil il ne voulut pas reprendre sa livrée et s'en fit une d'un brun presque noir, avec des galons bleus et blancs, pour conserver toujours la tristesse de la perte de Mademoiselle, dont il avait des portraits partout.

Cette princesse donna à Monseigneur sa belle maison de Choisy, qui fut ravi d'en avoir une de plaisance où il pût aller seul quelquefois avec qui il voudrait; vingt-deux mille livres à Mlle de Bréval et du Cambout, ses filles d'honneur; et des legs pieux et d'autres à ses domestiques qui répondirent peu à ces richesses.

Tous les Mémoires de guerres civiles et les siens propres l'ont trop fait connaître pour qu'il soit nécessaire d'y rien ajouter ici. Le roi ne lui avait jamais bien pardonné la journée de Saint-Antoine, et je l'ai ouï lui reprocher une fois, à son souper, en plaisantant, mais un peu fortement, d'avoir fait tirer le canon de la Bastille sur ses troupes. Elle fut un peu embarrassée, mais elle ne s'en tira pas trop mal.

Sa pompe funèbre se fit en entier, et son corps fut gardé plusieurs jours, alternativement par deux heures, par une duchesse ou une princesse et par deux dames de qualité toutes en mantes, averties, de la part du roi, par le grand maître des cérémonies; à la différence des filles de France qui en ont le double ainsi que d'évêques, en rochet et camail, et des princesses du sang qui ne sont gardées que par leurs domestiques. La comtesse de Soissons refusa d'y aller; le roi se fâcha, la menaça de la chasser et la fit obéir.

Il y arriva une aventure fort ridicule. Au milieu de la journée et toute la cérémonie présente, l'urne, qui était sur une crédence et qui contenait les entrailles, se fracassa avec un bruit épouvantable et une puanteur subite et intolérable. À l'instant voilà les dames les unes pâmées d'effroi, les autres en fuite. Les hérauts d'armes, les feuillants qui psalmodiaient, s'étouffaient aux portes avec la foule qui gagnait au pied. La confusion fut extrême. La plupart gagnèrent le jardin et les cours. C'étaient les entrailles mal embaumées qui, par leur fermentation, avaient causé ce fracas. Tout fut parfumé et rétabli, et cette frayeur servit de risée. Ces entrailles furent portées aux Célestins, le coeur au Val-de-Grâce, et le corps conduit à Saint-Denis par la duchesse de Chartres, suivie de la duchesse de La Ferté, de la princesse d'Harcourt et de dames de qualité; celles de Mme la duchesse d'Orléans suivaient dans le carrosse de cette princesse. Les cours assistèrent au service à Saint-Denis quelques jours après, où l'archevêque d'Alby officia. L'abbé Anselme, grand prédicateur, fit l'oraison funèbre. Mademoiselle, fille de Monsieur, suivie de la duchesse de Ventadour et de la princesse de Turenne, sa fille, avait conduit le coeur: toutes distinctions au-dessus des princesses du sang, par ce rang de petite-fille de France, que mon père lui fit donner par le feu roi, étant lors seule de la famille royale.

CHAPITRE IV. §

Distribution des armées. — Le roi en Flandre. — Époque de l'obéissance des maréchaux les uns aux autres par ancienneté. — Art de M. de Turenne. — Mort de mon père dont le roi me donne le gouvernement. — Origine première de la fortune de mon père. — Bonté et prévoyance de Louis XIII sur le gouvernement de Blaye. — Mon oncle et mon père chevaliers de l'ordre en 1633 avant l'âge. — Mon père duc et pair en janvier 1635, et comment. — Grandeur d'âme et courage de Louis XIII à la perte de Corbie. — Réprimande à mon père en public pour n'avoir pas écrit monseigneur au duc de Bellegarde disgracié et exilé. — Chasteté de Louis XIII digne de saint Louis, qui réprimande mon père. — Époque du nom de madame aux dames d'atours filles. — Intimité jusqu'à la mort de M. le Prince, père du héros, avec mon père, et sa cause. — Bontems et Nyert. — Leur fortune par mon père.

Le 3 mai, le roi déclara qu'il irait de Flandre commander une de ses armées avec le nouveau maréchal de Boufflers, ayant sous lui Monseigneur, et M. le Prince entre deux comme à Namur, M. de Luxembourg pour l'autre armée de Flandre avec les maréchaux de Villeroy et de Joyeuse sous lui; et en même temps [le roi nomma pour] les autres armées, c'est-à-dire le maréchal de Lorges en Allemagne, le maréchal Catinat en Italie, et le nouveau maréchal de Noailles en Catalogne. Comme on craignait les descentes des Anglais, Monsieur eut le commandement de toutes les côtes de l'Océan, avec des troupes en divers lieux, le maréchal d'Humières sous lui et le duc de Chaulnes gouverneur de Bretagne, qui y était, le maréchal d'Estrées commandant d'Aunis, Saintonge et Poitou, et le maréchal de Bellefonds en Normandie à ses ordres. M. le duc de Chartres eut le commandement de la cavalerie dans l'armée de M. de Luxembourg où M. le Duc et M. le prince de Conti servirent de lieutenants généraux. M. du Maine en servit en celle de M. de Boufflers que le roi commandait, et fut en même temps à la tête de la cavalerie; ce qui exclut le comte d'Auvergne de servir, qui en était colonel général.

Il fut nouveau de voir des maréchaux de France obéir à d'autres. L'inconvénient du commandement égal tour à tour avait été souvent funeste. C'est ce qui donna lieu à la faveur de M. de Turenne, jointe à sa grande réputation, de renouveler pour lui la charge de maréchal général des camps et armées de France, pour le faire commander aux maréchaux de France, et qui encore ne s'y soumirent qu'après l'exil de MM. de Bellefonds, Humières et Créqui, et c'est depuis cette époque de charge, que M. de Turenne, confondant avec art son nouvel état avec son rang de prince, ôta les bâtons de ses armes et ne voulut plus être appelé que le vicomte de Turenne. Enfin le roi régla, pour l'utilité de son service, que les maréchaux de France s'obéiraient les uns aux autres par ancienneté, tellement que ces maréchaux en second n'étoient proprement à l'armée que des lieutenants généraux qui ne roulaient point avec les autres et qui les commandaient, qui ne prenaient point jour et qui avaient les mêmes honneurs militaires que le général de l'armée, mais qui prenaient l'ordre de lui et ne se mêlaient de rien que sous ses ordres et par ses ordres, et duquel ils étaient même fort rarement consultés, et point du tout du secret de la campagne.

Ce même jour, 3 mai, sur les dix heures du soir, j'eus le malheur de perdre mon père. Il avait quatre-vingt-sept ans, et ne s'était jamais bien rétabli d'une grande maladie, qu'il avait eue à Blaye, il y avait deux ans. Depuis trois semaines il avait un peu de goutte. Ma mère, qui le voyait avancer en âge, lui proposa des arrangements domestiques qu'il fit en bon père, et elle songeait à le faire démettre en ma faveur de sa dignité de duc et pair. Il avait dîné avec de ses amis comme il avait toujours compagnie. Sur le soir il se remit au lit sans aucun mal ni accident, et pendant qu'on l'entretenait, il poussa tout à coup trois violents soupirs tout de suite. Il était mort qu'à peine s'écriait-on qu'il se trouvait mal: il n'y avait plus d'huile à la lampe.

J'en appris la triste nouvelle en revenant du coucher du roi, qui se purgeait le lendemain. La nuit fut donnée aux justes sentiments de la nature. Le lendemain j'allai de bon matin trouver Bontems, puis le duc de Beauvilliers qui était en année et dont le père avait été l'ami du mien. M. de Beauvilliers me témoignait mille bontés chez les princes dont il était gouverneur, et me promit de demander au roi les gouvernements de mon père en ouvrant son rideau. Il les obtint sur-le-champ. Bontems, fort attaché à mon père, accourut me le dire à la tribune où j'attendais; puis M. de Beauvilliers lui-même, qui me dit de me trouver à trois heures dans la galerie où il me ferait appeler et entrer par les cabinets, à l'issue du dîner du roi.

Je trouvai la foule écoulée de sa chambre. Dès que Monsieur, qui était debout au chevet du lit du roi, m'aperçut : « Ah! voilà, dit-il tout haut, M. le duc de Saint-Simon. » J'approchai du lit et fis mon remerciement par une profonde révérence. Le roi me demanda fort comment ce malheur était arrivé, avec beaucoup de bonté pour mon père et pour moi: il savait assaisonner ses grâces. Il me parla des sacrements que mon père n'avait pu recevoir; je lui dis qu'il y avait fort peu qu'il avait fait une retraite de plusieurs jours à Saint-Lazare où il avait son confesseur, et où il avait fait ses dévotions, et un mot de la piété de sa vie. Le colloque dura assez longtemps, et finit par des exhortations à continuer d'être sage et à bien faire, et qu'il aurait soin de moi.

Lors de la maladie de mon père à Blaye, plusieurs personnes demandèrent au roi le gouvernement de Blaye, d'Aubigné entre autres, frère de Mme de Maintenon, à qui il répondit plus brusquement qu'il n'avait accoutumé: « Est-ce qu'il n'a pas un fils? » En effet, le roi, qui s'était fermé à n'accorder plus de survivances, s'était toujours fait entendre à mon père qu'il me destinait son gouvernement. M. le Prince muguetait fort celui de Senlis qu'avait mon oncle; il l'avait demandé à sa mort. Le roi le donna à mon père, et je l'eus en même temps que celui de Blaye.

Tout ce qui avaisinait Chantilly était envié par M. le Prince. Il embla à mon oncle la capitainerie des chasses de Senlis et d'Hallustre en vrai Scapin. Mon oncle, aîné de huit ans de mon père, avait eu ce gouvernement et cette capitainerie de son père, qui était depuis longtemps dans la maison, et depuis des siècles avec peu d'intervalles. Son grand âge et un tremblement universel qui n'attaqua jamais sa tête ni sa santé l'avaient retiré depuis bien des années du monde. Il passait les hivers à Paris où il en voyait fort peu, et sept ou huit mois à sa campagne tout auprès de Senlis. Sa femme, dont il n'avait point d'enfants, était aussi vieille que lui. Elle était soeur du père du duc d'Uzès, et avait épousé en premières noces le marquis de Portes, de la maison de Budos, chevalier de l'ordre ainsi que mon oncle, et vice-amiral de France, tué au siège de Privas. Il était frère de la connétable de Montmorency, mère de Mme la Princesse, grand'mère de M. le Prince, et du dernier duc de Montmorency, décapité à Toulouse. M. le Prince l'appelait toujours sa tante, et les allait voir assez souvent de Chantilly.

Un beau jour il fut leur compter dans leur retraite que le roi, importuné des plaintes de ceux qui se trouvaient enclavés dans les capitaineries royales, allait rendre un édit pour les supprimer toutes, à l'exception de celles de ses maisons qu'il habitait et des bois et plaines qui environnaient Paris; que les leurs allaient donc être supprimées; que cependant il espérait cette considération du roi que si elles étaient entre ses mains il les lui conserverait; qu'eux-mêmes y trouveraient doublement leur compte, parce que les capitaineries étant conservées, ils en demeureraient toujours les maîtres comme lui-même, pour leurs gens, leur table et leurs amis, et qu'il leur donnerait volontiers deux ou trois cents pistoles pour cette complaisance, quoiqu'il ne fût pas sûr de faire changer le roi là-dessus en sa faveur. Les bonnes gens le crurent, pestèrent contre l'édit, donnèrent la démission à M. le Prince; qui laissa deux cents pistoles en partant, et se moqua d'eux. Tout le pays, qui vivait en paix et sans inquiétude dans cette capitainerie, fut outré de douleur. Elle devint une tyrannie entre les mains de M. le Prince, qui l'étendit encore tant qu'il put; mais il est vrai qu'il laissa ceux qu'il avait ainsi escamotés les maîtres pour eux et pour leurs domestiques le reste de leur vie.

Mon oncle avait eu le régiment de Navarre; il était lieutenant général, et avait emporté le prix de la bonne mine à sa promotion de l'ordre en 1633. Il mourut en 1690, le 25 janvier, et sa femme en avril 1695. C'était un fort grand homme, très bien fait, de grande mine, plein de sens, de sagesse, de valeur et de probité. Mon père l'avait toujours fort respecté et suivait fort ses avis pendant sa faveur. La marquise de Saint-Simon était haute, intéressée et méchante, et elle trouva le moyen de faire passer la plupart des biens de mon oncle aux ducs d'Uzès, de faire payer à mon père et à moi une grande partie des dettes, et de laisser les autres insolvables. Sa passion était de me marier à Mlle d'Uzès, qui a été la première femme de M. de Barbezieux. Je n'ai pu me refuser ce mot sur mon oncle; il est bien juste de m'étendre un peu plus sur mon père.

La naissance et les biens ne vont pas toujours ensemble. Diverses aventures de guerre et de famille avaient ruiné notre branche, et laissé mes derniers pères avec peu de fortune et d'éclat pour leur service militaire. Mon grand-père, qui avait suivi toutes les guerres de son temps, et toujours passionné royaliste, s'était retiré dans ses terres, où son peu d'aisance l'engagea de suivre la mode du temps, et de mettre ses deux aînés pages de Louis XIII, où les gens des plus grands noms se mettaient alors.

Le roi était passionné pour la chasse, qui était sans meute et sans cette abondance de chiens, de piqueurs, de relais, de commodités, que le roi son fils y a apportés, et surtout sans routes dans les forêts. Mon père, qui remarqua l'impatience du roi à relayer, imagina de lui tourner le cheval qu'il lui présentait, la tête à la croupe de celui qu'il quittait. Par ce moyen, le roi, qui était dispos, sautait de l'un sur l'autre sans mettre pied à terre, et cela était fait en un moment. Cela lui plut, il demanda toujours ce même page à son relais; il s'en informa, et peu à peu il le prit en affection. Baradas, premier écuyer, s'étant rendu insupportable au roi par ses hauteurs et ses humeurs arrogantes avec lui, il le chassa, et donna sa charge à mon père. Il eut après celle de premier gentilhomme de la chambre du roi à la mort de Blainville, qui était chevalier de l'ordre, et avait été ambassadeur en Angleterre. Il était du nom de Warigniés, qui est bon, mais éteint en Normandie, n'avait point été marié, et était frère aîné du père de la comtesse de Saint-Géran, qui a été dame du palais de la reine, et qui a tant figuré dans le monde, femme de ce comte de Saint-Géran, chevalier de l'ordre, de qui l'état fut tant et si longtemps disputé par un procès également étrange et curieux.

Mon père devint tout à fait favori sans autre protection que la bonté seule du roi, et ne compta jamais avec aucun ministre, pas même avec le cardinal de Richelieu, et c'était un de ses mérites auprès de Louis XIII. Il m'a conté qu'avant de l'élever, et en ayant envie, il s'était fait sourdement extrêmement informer de son personnel et de sa naissance, car il n'avait pas été instruit à les connaître, pour voir si cette base était digne de porter une fortune, et de ne retomber pas une autre fois. Ce furent ses propres termes à mon père à qui il le raconta depuis, attrapé comme il l'avait été à M. de Luynes. Il aimait les gens de qualité, cherchait à les connaître et à les distinguer; aussi en a-t-on fait le proverbe des trois places et des trois statues de Paris: Henri IV avec son peuple sur le pont Neuf, Louis XIII avec les gens de qualité à la place Royale, qui de son temps était le beau quartier; et Louis XIV avec les maltôtiers dans la place des Victoires. Celle de Vendôme, faite longtemps depuis, ne lui a guère donné meilleure compagnie.

À la mort de M. de Luxembourg, frère du connétable de Luynes, le roi donna le choix à mon père de sa vacance. Il avait les chevau-légers de la garde et le gouvernement de Blaye. Mon père le supplia d'en récompenser des seigneurs qui le méritaient plus que lui déjà comblé de ses bienfaits. Le roi et lui insistèrent dans cette singulière dispute; puis, se fâchant, lui dit que ce n'était pas à lui ni à personne à refuser ses grâces, qu'il lui donnait vingt-quatre heures pour choisir, et qu'il lui ordonnait de lui dire le lendemain matin le choix qu'il aurait fait. Le matin venu, le roi le lui demanda avec empressement. Mon père lui répondit que, puisque absolument il lui voulait donner une des deux vacances, il croyait ne pouvoir rien faire de plus avantageux pour lui que de le laisser choisir lui-même. Le roi prit un air serein et le loua; puis lui dit que les chevau-légers étaient brillants, mais que Blaye était solide, une place qui bridait la Guyenne et la Saintonge, et qui, dans les troubles, faisait fort compter avec elle; qu'on ne savait ce qui pouvait arriver; que s'il venait après lui une guerre civile, les chevau-légers n'étaient rien, et que Blaye le rendrait considérable, raison qui le déterminait à lui conseiller de préférer cet établissement. C'est ainsi que mon père a eu ce gouvernement, et que les suites ont fait voir combien Louis XIII avait pensé juste et quelle était sa bonté, non par ce que mon père en retira, mais par tout ce qu'il méprisa, et par la fidélité et l'importance du service dont il s'illustra.

Lorsque M. Gaston revint de Bruxelles, par ce traité tenu si secret que sa présence subite à la cour l'apprit aux plus clairvoyants, le roi l'avait confié à mon père. Il lui dit en même temps qu'il avait résolu de le faire un jour duc et pair, que sa jeunesse l'aurait encore retenu, mais qu'ayant promis à Monsieur de faire Puylaurens, il ne pouvait se résoudre à le faire sans lui. Ce bon maître ajouta qu'il y avait une condition qui lui semblerait dure, c'était de faire Puylaurens le premier, s'il en faisait encore à cette occasion. En effet, mon père s'en trouva si choqué, qu'il balança vingt-quatre heures comme si, n'étant pas duc, Puylaurens duc n'eût pas été bien au-dessus de lui que simplement son ancien. Enfin il accepta, et le fut seul quinze jours après lui. Il n'en eut pas le dégoût longtemps; moins d'une année éteignit ce duché-pairie de la façon que tout le monde l'a su. Mon père était déjà chevalier de l'ordre, deux ans auparavant, n'ayant lors que vingt-sept ans juste, à la promotion de 1633. Mon grand-père fut nommé avec lui. Il était vieux et retiré. Il trouva que ce n'était pas la peine de faire connaissance avec la cour. Il chargea mon père de demander le collier qui lui était destiné pour mon oncle, qui avait trente-cinq ans au juste, qui en jouirait plus longtemps que lui. En effet, il l'a porté cinquante-sept ans et mon père soixante, et sont restés longtemps les deux seuls du feu roi. Chose sans exemple dans aucun ordre.

Mon père eut encore les capitaineries de Saint-Germain et de Versailles, dont il se défit au président de Maisons, par amitié pour lui; et fut aussi quelque temps grand louvetier. Lorsqu'il fut fait duc et pair, il vendit sa charge de premier gentilhomme de la chambre au duc de Lesdiguières, pour M. de Créqui, fils de feu son second fils de Canaples, tué mestre de camp du régiment des gardes. M. de Lesdiguières l'exerça durant sa jeunesse, mais rarement, par son presque Continuel séjour en son gouvernement de Dauphiné. M. de Créqui, depuis duc et pair, ambassadeur à Rome, enfin gouverneur de Paris, fit passer sa charge au duc de la Trémoille, mari de sa fille unique, d'où elle est restée à sa postérité. De l'argent de cette charge mon père acquit, de l'aîné de la maison, la terre de Saint-Simon qui n'en était jamais sortie, depuis l'héritage de Vermandois qui nous l'avait apportée en mariage, et la fit ériger en duché-pairie.

Il ne se contenta pas de suivre le roi en toutes ses expéditions de guerre. Il eut plusieurs fois le commandement de la cavalerie dans les armées, et le commandement en chef de tous les arrière-bans du royaume, qui étaient de cinq mille gentilshommes, à qui, contre leur privilège, il persuada de sortir les frontières du royaume. Sa valeur et sa conduite lui acquirent beaucoup de réputation à la guerre, et l'amitié intime du maréchal de La Meilleraye et du fameux duc de Weimar. Je puis dire, sans craindre d'être démenti par tout ce qu'il y a d'amateurs de ces temps-là, que sa faveur fut sans envie, qu'il fut toujours modeste et souverainement désintéressé; qu'il ne demanda jamais rien pour soi, qu'il fut l'homme le plus obligeant, le mieux faisant et le plus généreux qui ait paru à la cour, où il causa un grand nombre de fortunes, appuya les malheureux et lit répandre force bienfaits.

La condamnation du duc de Montmorency lui pensa coûter la sienne, pour avoir demandé sa grâce avec trop de persévérance et de chaleur. L'éclat que cela fit perça jusqu'à cet illustre coupable qui avait toujours été de ses amis. Allant à l'échafaud avec le courage et la piété qui l'ont tant fait admirer, il fit deux présents bien différents de deux tableaux d'un grand prix du même maître, et uniques de lui en France: un saint Sébastien percé de flèches, au cardinal de Richelieu; et une Pomone et Vertumne (Pomone la plus belle et la plus agréable qu'on saurait voir de grandeur naturelle), à mon père. Je l'ai encore, et je le garde précieusement.

Je serais trop long si je me mettais à raconter bien des choses que j'ai sues de mon père, qui me font bien regretter mon âge et le sien qui ne m'ont pas permis d'en apprendre davantage. Je me contenterai de quelques-unes, remarquables en général. Je ne m'arrêterai point à la fameuse journée des Dupes, où il eut le sort du cardinal de Richelieu entre les mains, parce que je l'ai trouvée, dans..., toute telle que mon père me l'a racontée. Ce n'est pas qu'il tînt en rien au cardinal de Richelieu, mais il crut voir un précipice dans l'humeur de la reine mère et dans le nombre de gens qui, par elle, prétendaient tous à gouverner. Il crut aussi, par les succès qu'avait eus le premier ministre, qu'il était bien dangereux de changer de main dans la crise où l'État se trouvait alors au dehors, et ces vues seules le conduisirent. Il n'est pas difficile de croire que le cardinal lui en sut un bon gré extrême, et d'autant plus qu'il n'y avait aucun lien entre eux. Ce qui est plus rare, c'est que, s'il conçut quelques peines secrètes de s'être vu en ses mains et de lui devoir l'affermissement de sa place et de sa puissance et le triomphe sur ses ennemis, il eut la force de le cacher si bien, qu'il n'en donna jamais la moindre marque, et mon père aussi ne lui en témoigna pas plus d'attachement. Il arriva seulement que ce premier ministre, soupçonneux au possible, et persuadé sur mon père par une expérience si décisive et si gratuite, allait depuis à lui sur les ombrages qu'il prenait. Il est souvent arrivé à mon père d'être réveillé en sursaut, en pleine nuit, par un valet de chambre qui tirait son rideau une bougie à la main, ayant derrière lui le cardinal de Richelieu, qui s'asseyait sur le lit et prenait la bougie, s'écriant quelquefois qu'il était perdu, et venant au conseil et au secours de mon père sur des avis qu'on lui avait donnés, ou sur des prises qu'il avait eues avec le roi.

Ce fut cette journée des Dupes qui coûta au maréchal de Bassompierre tant d'années de Bastille, qui le mirent de si mauvaise humeur contre mon père qui en avait été la cause indirecte en sauvant et maintenant le cardinal de Richelieu. Ce dépit qu'il montre si à découvert dans ses curieux Mémoires, quoique d'ailleurs si dégoûtants par leur vanité, ne peut pourtant rien alléguer contre mon père; et se borne à une injure, sans aucun appui, qui ne mérite que le mépris et la compassion d'une envie et d'une colère impuissante jusqu'à ne pouvoir rien articuler que le mot injurieux et unique dans tout ce qui reste d'écrits de ces temps-là.

Je ne puis passer sous silence ce que mon père m'a raconté de la consternation qui saisit Paris et la cour lorsque, les Espagnols prirent Corbie, après s'être rendus maîtres de toute la frontière jusque-là et de tout le pays jusqu'à Compiègne, et du conseil qui fut tenu. Le roi voulait qu'il y fût présent fort souvent, non pour y opiner à son âge, mais pour le former aux affaires, le questionner en particulier sur les partis importants à prendre, pour voir son sens et le louer ou le reprendre et lui expliquer en quoi il avait bien ou mal pensé et pourquoi, comme un père qui prend plaisir à former l'esprit de son fils.

Dans ce conseil le cardinal de Richelieu parla le premier. Il opina à des partis faibles, et surtout de retraite pour le roi au delà de la Seine, et compta d'emporter l'avis de tout ce qui était au conseil, comme il ne manqua pas d'arriver. Le roi les laissa tout dire sans témoigner ni impatience ni répugnance, puis leur demanda s'ils n'avaient rien à ajouter. Comme ils eurent répondu que non, il dit que c'était donc à lui à leur expliquer à son tour son avis. Il parla un bon quart d'heure, réfuta le leur par les plus fortes raisons, allégua que sa retraite ne ferait qu'achever le désordre, précipiter la fuite, resserrer toutes les bourses et perdre toute espérance, décourager ses troupes et ses généraux; puis expliqua pendant un autre quart d'heure le plan qu'il estime devoir être suivi; et tout de suite se tournant à mon père, sans plus prendre les avis, lui ordonna que tout ce qui pourrait être prêt de ses charges le fût à le suivre le lendemain matin vers Corbie, et que le reste le joindrait quand il pourrait. Cela dit d'un ton à n'admettre point de réplique, se lève, sort du conseil et laisse le cardinal et tous les autres dans le dernier étonnement. On peut voir par l'histoire et les Mémoires de ces temps-là que ce hardi parti fut le salut de l'État, et les succès qu'il eut. Le cardinal, tout grand homme qu'il était, en trembla jusqu'à ce que les premières apparences de fortune l'enhardirent à joindre le roi. Voilà un échantillon de ce roi faible et gouverné par son premier ministre à qui les muses et les écrivains ont donné bien de la gloire qu'ils ont dérobée à son maître, comme l'opiniâtreté et tous les travaux du siège de la Rochelle et l'invention et le succès inouïs de sa digue si célèbre, tous uniquement dus au feu roi.

Si le roi savait bien aimer mon père, aussi savait-il bien le reprendre, dont mon père m'a raconté deux occasions. Le duc de Bellegarde, grand écuyer et premier gentilhomme de la chambre, était exilé; mon père était de ses amis et premier gentilhomme de la chambre aussi, ainsi que premier écuyer et au comble de sa faveur. Cette dernière raison et ses charges exigeaient une grande assiduité, de manière que, faute d'autre loisir, il se mit à écrire à M. de Bellegarde en attendant que le roi sortît pour la chasse. Comme il finissait sa lettre, le roi sortit et le surprit comme un homme qui se lève brusquement et qui cache un papier. Louis XIII, qui de ses favoris plus que de tous les autres voulait tout savoir, s'en aperçut et lui demanda ce que c'était que ce papier qu'il ne voulait pas qu'il vît. Mon père fut embarrassé, pressé et avoua que c'était un mot qu'il écrivait à M. de Bellegarde. « Que je voie! » dit le roi; et prit le papier et le lut. « Je ne trouve point mauvais, dit-il à mon père après avoir lu, que vous écriviez à votre ami, quoiqu'en disgrâce, parce que je suis bien sûr que vous ne lui manderez rien de mal à propos; mais ce que je trouve très mauvais, c'est que vous lui manquiez au respect que vous devez à un duc et pair, et que, parce qu'il est exilé, vous ne lui écriviez pas monseigneur;  » et déchirant la lettre en deux: « Tenez, ajouta-t-il, voilà votre lettre; elle est bien, d'ailleurs, refaites-la après la chasse, et mettez monseigneur, comme vous le lui devez. » Mon père m'a conté que, quoique bien honteux de cette réprimande, tout en marchant, devant du monde, il s'en était tenu quitte à bon marché, et qu'il mourait de peur de pis pour avoir écrit à un homme en profonde disgrâce et qui ne put revenir dans les bonnes grâces du roi.

L'autre réprimande fut sur un autre article et plus sérieuse. Le roi était véritablement amoureux de Mlle d'Hautefort. Il allait plus souvent chez la reine à cause d'elle, et il y était toujours à lui parler. Il en entretenait continuellement mon père, qui vit clairement combien il en était épris. Mon père était jeune et galant, et il ne comprenait pas un roi si amoureux, si peu maître de le cacher, et en même temps qui n'allait pas plus loin. Il crut que c'était timidité; et, sur ce principe, un jour que le roi lui parlait avec passion de cette fille, mon père lui témoigna la surprise que je viens d'expliquer, et lui proposa d'être son ambassadeur et de conclure bientôt son affaire. Le roi le laissa dire, puis prenant un air sévère: « Il est vrai, lui dit-il, que je suis amoureux d'elle, que je le sens, que je la cherche, que je parle d'elle volontiers et que j'y pense encore davantage; il est vrai encore que tout cela se fait en moi malgré moi, parce que je suis homme, et que j'ai cette faiblesse; mais plus ma qualité de roi me peut donner plus de facilité à me satisfaire qu'à un autre, plus je dois être en garde contre le péché et le scandale. Je pardonne pour cette fois à votre jeunesse, mais qu'il ne vous arrive jamais de me tenir un pareil discours si vous voulez que je continue à vous aimer. » Ce fut pour mon père un coup de tonnerre; les écailles lui tombèrent des yeux; l'idée de la timidité du roi dans son amour disparut à l'éclat d'une vertu si pure et si triomphante. C'est la même que le roi fit dame d'atours de la reine, et que sous ce prétexte il fit appeler Mme d'Hautefort, qui à la fin fut la seconde femme du dernier maréchal de Schomberg, duc d'Halluyn, qui n'en eut point d'enfants. C'est depuis elle que les dames d'atours filles ont été appelées madame.

Mon père fut heureux dans plusieurs de ses différentes sortes de domestiques, qui firent des fortunes considérables. Tourville, qui était un de ses gentilshommes, et celui par qui, à la journée des Dupes, il envoya dire au cardinal de Richelieu de venir sur sa parole trouver le roi à Versailles le soir même, était un homme fort sage et de mérite. Le cardinal de Richelieu mariant sa nièce au fameux duc d'Enghien, M. le Prince lui demande un gentilhomme de valeur et de confiance à mettre auprès de M. son fils. Il lui donna Tourville, qui y fit une fortune. Son fils, à force d'être, de l'aveu des Anglais et des Hollandais, le plus grand homme de mer de son siècle, en fit une bien plus grande. Il voyait mon père assidûment quand il était à Paris, et avec un respect qui lui faisait honneur. Je me souviens de la joie de mon père quand il fut maréchal de France et de celle qu'il lui témoigna en l'embrassant. Il n'eut pas le temps de jouir longtemps de cette satisfaction; mais avec moi, tout jeune que j'étais, ce maréchal me voyait et en toutes occasions et en tous lieux affectait pour moi une déférence qui m'embarrassait souvent. Ce n'est pas pour lui une petite louange.

Ce qui mit son père chez M. le prince, où il est demeuré et sa femme jusqu'à leur mort, dans les premières places de la maison, fut la confiance de M. le Prince le père pour le mien, et son intimité avec lui que l'éloignement à Blaye ne diminua point. La cause en fut très singulière. Le cardinal de Richelieu tomba très dangereusement malade à Bordeaux, revenant du voyage qui coûta la vie au dernier duc de Montmorency, et le roi retourna à Paris par une autre route. Ce fut cette maladie dont on crut qu'il ne reviendrait point qui donna lieu aux lettres du garde des sceaux de Châteauneuf et de la fameuse duchesse de Chevreuse, par lesquelles ils se réjouissaient de sa mort prochaine. Elles furent interceptées. Châteauneuf en perdit les sceaux et fut mis au château d'Angoulême, d'où il ne sortit qu'après la mort du cardinal, et la duchesse de Chevreuse s'enfuit du royaume. Dans cette extrémité du cardinal, le roi, en peine de qui le remplacer, s'il venait à le perdre, en raisonna souvent avec mon père, qui lui persuada M. le Prince. Cela n'eut pas lieu parce que le cardinal guérit; longtemps après M. le Prince témoigna à mon père toute sa reconnaissance de ce qu'il avait voulu faire pour lui. Mon père se tint sur la négative et sur une entière ignorance jusqu'à ce que M. le Prince lui dit que c'était du roi même qu'il le savait, et cela lia entre eux une amitié qui n'a fini qu'avec la vie de ce prince de Condé, mais qu'il ne transmit pas à sa famille.

Entre d'autres sortes de domestiques de mon père, il eut un secrétaire dont le fils, connu sous le nom de du Fresnoy, devint dans les suites un des plus accrédités commis de M. de Louvois, et qui n'a jamais oublié d'où il était parti. Sa femme fut cette Mme du Fresnoy si connue par sa beauté conservée jusque dans la dernière vieillesse, pour qui le crédit de M. de Louvois fit créer une charge de dame du lit de la reine qui a fini avec elle, parce qu'avec la rage de la cour elle ne pouvait être dame et ne voulait pas être femme de chambre.

Il eut encore deux chirurgiens domestiques qui se rendirent célèbres et riches: Bien aise, par l'invention de l'opération de l'anévrisme ou de l'artère piquée; Arnaud, pour celle des descentes. Sur quoi je ne puis me tenir de raconter que depuis qu'il fut revenu chez lui, et devenu considérable dans son métier, un jeune abbé fort débauché alla lui en montrer une qui l'incommodait fort dans ses plaisirs. Arnaud le fit étendre sur un lit de repos pour le visiter, puis lui dit que l'opération était si pressée qu'il n'y avait pas un moment à perdre, ni le temps de retourner chez lui. L'abbé, qui n'avait pas compté sur rien de si instant, voulut capituler, mais Arnaud tint ferme et lui promit d'avoir grand soin de lui. Aussitôt il le fait saisir par ses garçons et avec l'opération de la descente lui en fit une autre qui n'est que trop commune en Italie aux petits garçons dont on espère de belles voix. Voilà l'abbé aux hauts cris, aux fureurs, aux menaces. Arnaud, sans s'émouvoir, lui dit que s'il voulait mourir incessamment il n'avait qu'à continuer ce vacarme, que s'il voulait guérir et vivre il fallait surtout se calmer et se tenir dans une grande tranquillité. Il guérit et voulait tuer Arnaud, qui s'en gara bien, et le pauvre abbé en fut pour ses plaisirs.

Deux des quatre premiers valets de chambre durent leur fortune à mon père: Bontems, dont le fils, gouverneur de Versailles et le plus intérieur des quatre du roi, ne l'a jamais oublié; et Nyert, dont le fils n'a rien fait moins que s'en souvenir. Le père de Bontems saignait dans Paris et avait très bien saigné mon père; Louis XIII, quelque temps après, eut besoin de l'être et ne se fiait pas à son premier chirurgien, dont la main était appesantie. Mon père lui produisit Bontems, qui continua à saigner le roi et que mon père fit premier valet de chambre. Le père de Nyert avait une jolie voix, savait la musique, et jouait fort bien du luth. M. de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre, qui en 1633 devint duc et pair, l'avait pris à lui et le mena au voyage de Lyon et de Savoie, où mon père l'entendit plusieurs fois chez M. de Mortemart.

CHAPITRE V. §

Gloire de Louis XIII au fameux pas de Suse. — Chavigny; ses trahisons; son étrange mort. — Retraite à Blaye de mon père et sa cause jusqu'à la mort du cardinal de Richelieu, et cependant employé et toujours dans la faveur. — Mort sublime de Louis XIII qui fait mon père grand écuyer de France. — Prophétie de Louis XIII mourant. — Scélératesse qui prive mon père de la charge de grand écuyer et qui la donne au comte d'Harcourt. — Fortune de Beringhen, premier écuyer. — Premier mariage de mon père. — Sa fidélité. — Contraste étrange de fidélité et de perfidie de mon père et du comte d'Harcourt. — Refus héroïque de mon père. — Quel était le marquis de Saint-Mégrin. — Origine du bonnet que MM. de Brissac et depuis MM. de La Trémoille et de Luxembourg ont à leurs armes. — Deuxième mariage de mon père. — Combat de mon père contre le marquis de Vardes. — Étrange éclat de mon père sur un endroit des Mémoires de M. de La Rochefoucauld. — Gratitude de mon père jusqu'à sa mort pour Louis XIII.

Les diverses ruses suivies de toutes les difficultés militaires que le fameux Charles-Emmanuel avait employées au délai d'un traité et à l'occupation de son duché de Savoie, l'avaient mis en état de se bien fortifier à Suse; d'en empêcher les approches par de prodigieux retranchements bien gardés, si connus sous le nom des barricades de Suse, et d'y attendre les troupes impériales et espagnoles dont l'armée venait à son secours. Ces dispositions, favorisées par les précipices du terrain à forcer, arrêtèrent le cardinal de Richelieu, qui ne jugea pas à propos d'y risquer les troupes, et qui emporta l'avis de tous les généraux à la retraite. Le roi ne la put goûter. Il s'opiniâtra à chercher des moyens de vaincre tant et de si grands obstacles naturels et artificiels, auxquels le duc de Savoie n'avait rien épargné. Le cardinal, résolu de n'y pas commettre l'armée, empêchait les généraux d'y donner aucun secours au roi, qui, s'irritant des difficultés, ne chercha plus les ressources qu'en soi-même.

Pour le dégoûter, le cardinal y ajouta l'industrie: il fit en sorte que, sous divers prétextes, le roi était laissé fort seul tous les soirs, après s'être fatigué toute la journée à tourner le pays pour chercher quelques passages, ce qui dura ainsi plusieurs jours. Mon père, qui s'aperçut que les soirées paraissaient en effet longues au roi depuis le retour de ses promenades jusqu'au coucher, s'avisa de profiter du goût de ce prince pour la musique et lui fit entendre Nyert il s'en amusa quelques soirs, jusqu'à ce qu'enfin, ayant trouvé un passage à l'aide d'un paysan et encore plus de lui-même, il fit seul toute la disposition de l'attaque et l'exécuta glorieusement le 9 mars 1629. J'ai ouï conter à mon père, qui fut toujours auprès de sa personne, qu'il mena lui-même ses troupes aux retranchements et qu'il les escalada à leur tête, l'épée à la main et poussé par les épaules pour escalader sur les roches et sur les tonneaux et sur les parapets.

Sa victoire fut complète. Suse fut emportée après, ne pouvant se soutenir devant le vainqueur. Mais ce que je ne puis assez m'étonner de ne trouver point dans les histoires de ces temps-là, et que mon père m'a raconté comme l'ayant vu de ses deux yeux, c'est que le duc de Savoie éperdu vint à la rencontre du roi, mit pied à terre, lui embrassa la botte et lui demanda grâce et pardon; que le roi, sans faire aucune mine de mettre pied à terre, lui accorda en considération de son fils et plus encore de sa soeur, qu'il avait eu l'honneur d'épouser. Ce furent les termes du roi à M. de Savoie.

On sait combien il tâcha d'en abuser aussitôt après qu'il se vit délivré de la présence d'un prince qui ne devait un si grand succès qu'à sa ferme volonté de le remporter, à ses travaux pour y parvenir et à son épée pour en remporter tout le prix et la gloire, et combien ce duc en fut châtié par le prompt retour du roi. Mais depuis cette humiliation de Charles-Emmanuel, ce prince, si longuement et si dangereusement compté dans toute l'Europe, qui s'était emparé du marquisat de Saluces pendant les derniers désordres de la Ligue sous Henri III, qui avait donné tant de peine à Henri IV régnant et affermi dans la paix, et qui n'avait pu être forcé à rendre ce fameux vol à un roi si guerrier, Charles-Emmanuel, dis-je, depuis son humiliation, ne parut plus en public de dépit et de honte, s'enferma dans son palais, n'y vit que ses ministres, pour les ordres seulement qu'il avait à leur donner, et son fils des moments nécessaires, aucun de ses domestiques, que les plus indispensables et pour le service personnel seulement dont il ne put se passer. Il mourut enfin de honte et de douleur le 26 juillet 1630, c'est-à-dire treize mois après. C'est ainsi que Louis XIII sut protéger le nouveau duc de Mantoue, auparavant son sujet, et l'établir et le maintenir dans les États que la nature et la loi lui donnaient, malgré la maison d'Autriche, celle de Savoie et toutes leurs armées.

Pour en revenir à Nyert, le roi à son retour continua de s'en amuser. Mon père, qui était l'homme du monde le mieux faisant, vit jour à sa fortune. Il demanda à M. de Mortemart s'il trouverait bon que le roi le prît à lui, et ce seigneur, qui aimait Nyert, y consentit; mon père ne tarda pas à le donner au roi, et, assez peu de temps [après], le fit premier valet de chambre.

Il est difficile d'avoir un peu lu des histoires et des Mémoires du règne de Louis XIII et de la minorité du roi son fils, sans y avoir vu M. de Chavigny faire d'étranges personnages auprès du roi, du cardinal de Richelieu, des deux reines, de Gaston, à qui, bien que secrétaire d'État, il ne fut donné pour chancelier, malgré ce prince, que pour être son espion domestique. Il ne se conduisit pas plus honnêtement après la mort du roi, avec les principaux personnages, avec la reine, avec le cardinal Mazarin, avec M. le Prince, père et fils, avec la Fronde, avec le parlement, et ne fut fidèle à pas un des partis qu'autant que son intérêt l'y engagea. Sa catastrophe ne le corrigea point. Ramassé par M. le Prince, il le trompa enfin, et il fut découvert au moment qu'il s'y attendait le moins. M. le Prince, outré de la perfidie d'un homme qu'il avait tiré d'une situation perdue, éclata et l'envoya chercher. Chavigny, averti de la colère de M. le Prince, dont il connaissait l'impétuosité, fit le malade et s'enferma chez lui; mais M. le Prince, outré contre lui, ne tâta point de cette nouvelle duperie, et partit de l'hôtel de Condé suivi de l'élite de cette florissante jeunesse de la cour qui s'était attachée à lui, et dont il était peu dont les pères et eux-mêmes n'eussent éprouvé ce que Chavigny savait faire, et qui ne s'étaient pas épargnés à échauffer encore M. le Prince. Il arriva, ainsi escorté, chez Chavigny, à qui il dit ce qui l'amenait, et qui, se voyant mis au clair, n'eut recours qu'au pardon. Mais M. le Prince, qui n'était pas venu chez lui pour le lui accorder, lui reprocha ses trahisons sans ménagement, et l'insulta par les termes et les injures les plus outrageants; les menaces les plus méprisantes et les plus fâcheuses comblèrent ce torrent de colère, et Chavigny de rage et du plus violent désespoir. M. le Prince sortit après s'être soulagé de la sorte en si bonne compagnie. Chavigny, perdu de tous côtés, se vit ruiné, perdu sans ressource et hors d'état de pouvoir se venger. La fièvre le prit le jour même et l'emporta trois jours après.

Tel fut l'ennemi de mon père, qui lui coûta cher par deux fois. Il était secrétaire d'État et avait la guerre dans son département. Soit sottise, soit malice, il pourvut fort mal les places de Picardie, dont les Espagnols surent bien profiter en 1636 qu'ils prirent Corbie. Mon père avait un oncle qui commandait à la Capelle, et qui demandait sans cesse des vivres et surtout des munitions, dont il manquait absolument. Mon père en parla plusieurs fois à Chavigny, puis au cardinal de Richelieu, enfin au roi, sans avoir pu obtenir le moindre secours. La Capelle, dénuée de tout, tomba comme les autres places voisines. On a vu plus haut que le courage d'esprit et de cour de Louis XIII ne laissa pas jouir longtemps ses ennemis de leurs avantages; mais naturellement ennemi de la lâcheté, et plein encore du péril que l'État avait couru par la prompte chute des places de Picardie, il en voulut châtier les gouverneurs à son retour à Paris. Chavigny l'y poussait. Il était lors dans la plus grande confiance du cardinal de Richelieu; il lui donna de l'ombrage de la faveur de mon père et le fit consentir à s'en délivrer, quoique autrefois cette même faveur l'eût sauvé. L'oncle de mon père fut donc attaqué comme les autres. Mon père ne put souffrir cette injustice. Il fit souvenir des efforts inutiles qu'il avait faits pour faire envoyer des munitions à son oncle, il prouva qu'il en manquait entièrement; mais le parti était pris et on aigrit le roi de l'aigreur de mon père, qui avait éclaté contre Chavigny et parlé hautement au cardinal qui le protégeait. Piqué à l'excès, et surtout de trouver pour la première fois de sa vie le roi différent pour lui de ce qu'il l'avait toujours éprouvé, il lui demanda la permission de se retirer à Blaye, et il fut pris au mot. Il s'y en alla donc au commencement de 1637, et il y demeura jusqu'à la mort du cardinal de Richelieu. Dans cet éloignement, le roi lui écrivit souvent et presque toujours en un langage qu'ils s'étaient composé pour se parler devant le monde sans en être entendus, et j'en ai encore beaucoup de lettres, avec un grand regret d'en ignorer le contenu.

Le goût du roi ne put être émoussé par l'absence, et la confiance subsista telle qu'il ordonna à mon père d'aller trouver M. le Prince en Catalogne en 1639, et de lui rendre compte en leur langage de ce qui s'y passerait. Il s'y distingua extrêmement par sa valeur, et il fut toujours considéré dans cette armée, non seulement comme l'ami particulier de M. le Prince, mais comme l'homme de confiance du roi, bien que éloigné de lui. L'année d'auparavant, il avait commandé la cavalerie sous le même prince de Condé, au siège de Fontarabie; avec la même confiance du roi et le même bonheur pour lui-même, en une occasion où le mauvais succès ne laissa d'honneur à partager qu'entre si peu de personnes. Mon père, toujours soutenu par ce commerce direct avec le roi, et inintelligible à tous autres, et par deux expéditions de suite, où il fut si honorablement employé, passa ainsi quatre ans à Blaye et fut rappelé par une lettre du roi qu'il lui envoya par un courrier, lors de la dernière extrémité du cardinal de Richelieu. Mon père se rendit aussitôt à la cour où il fut mieux que jamais, mais dont il ne put sentir la joie, par l'état où il trouva le roi, qui ne vécut plus que quelques mois.

On sait avec quel courage, quelle solide piété, quel mépris du monde et de toutes ses grandeurs, dont il était au comble, quelle présence et quelle liberté d'esprit, il étonna tout ce qui fut témoin de ses derniers jours, et avec quelle prévoyance et quelle sagesse il donna ordre à l'administration de l'état après lui, dont il fit lire toutes les dispositions devant tous les princes du sang, les grands, les officiers de la couronne et les députés du parlement, mandés exprès dans sa chambre, en présence de son conseil. Il connaissait trop les esprits des personnes qui nécessairement après lui se trouveraient portées de droit au timon des affaires, pour ne leur laisser la disposition que de celles qu'il ne pouvait pas faire avant de mourir. Il dicta donc un long écrit à Chavigny de ses dernières volontés les plus particulières, et il y remplit tout ce qui vaquait.

Il n'y avait point de grand écuyer depuis la mort funeste de Cinq-Mars; cette belle charge fut donnée à mon père : l'écrit dicté à Chavigny fut lu tout haut devant tout le monde, comme les dispositions concernant l'État l'avaient été, mais non devant le même nombre ni avec les mêmes cérémonies. Tout ce que le roi en put défendre pour ses obsèques le fut étroitement, et comme il s'occupait souvent de la vue de Saint-Denis, que ses fenêtres lui découvraient de son lit, il régla jusqu'au chemin de son convoi pour éviter le plus qu'il put à un nombre de curés de venir à sa rencontre, et il ordonna jusqu'à l'attelage qui devait mener son chariot avec une paix et un détachement incomparables, un désir d'aller à Dieu, et un soin de s'occuper toujours de sa mort, qui le fit descendre dans tous ces détails.

Mon père, éperdu de douleur, ne put répondre au roi qui lui apprit qu'il l'avait fait grand écuyer, que par se jeter sur ses mains et les inonder de ses larmes, ni autrement que par elles aux compliments qu'il en reçut. Sa douleur lui déroba sans doute une infinité de grandes choses qui, dans le détail, se passèrent dans les derniers temps de la vie de son maître, et c'est sans doute ce qui m'a empêché de savoir par lui ce que j'ai appris de Priolo.

C'était un noble Vénitien, né en France d'un père exilé de sa patrie, et qui s'attacha au duc de Longueville, qui à la mort de Louis XIII venait d'épouser en secondes noces la fille de M. le Prince qui a fait tant de bruit dans le monde, parmi les troubles et les guerres civiles de la jeunesse de Louis XIV. Priolo a fait une histoire latine de cette minorité, dont l'extrême élégance est la moindre partie. On y voit un homme extrêmement instruit et souvent acteur, traitant lui-même avec la reine et avec le cardinal Mazarin, pour ceux à qui il était attaché, et avec tous les personnages, dont il fait des portraits parfaitement ressemblants. On voit dans cet ouvrage qu'il avait toute la confiance de son parti, qu'il y influait par ses conseils, qu'il avait une pénétration profonde, une grande probité, et l'amour de la vérité; et l'exactitude à la transmettre à la postérité s'y faisait sentir partout, jusque dans les choses les moins avantageuses, et qu'il aurait pu cacher des fautes et des faiblesses des personnes qui il était attaché. Dès les premières pages de son histoire, qu'il commence à la mort de Louis XIII, et qu'il décrit courtement, mais avec des traits admirables pour ce prince, il rapporte un fait merveilleux, et qu'il était en situation d'avoir appris sur-le-champ de M. le Prince même et de M. de Longueville. Parlant du roi qui mourut le lendemain : Condaeum intuius, dit-il livre Ier, page 17, Filius tuus, inquit, insignem victoriam reporiavit (comme les prophètes, ce qui va arriver comme déjà passé).... Id ante efflatam animam, Ludov. magis praesagio, quam mentis alienatae signum dedit. Gast. Aurel. fratrem unicum serio monuit, etc.... Quae toties concionatoribus intonata reticeo. Nullus mortalium nec antiquorum nec recentiorum fatum ultimum tam intrepide excepit.

Pour revenir à mon père et à sa nouvelle charge, il en fit les fonctions aux obsèques du roi, et il m'a souvent dit qu'en jetant l'épée royale dans le caveau, il fut au moment de s'y jeter lui-même. Il ne pensait qu'à sa douleur, et ses amis le pressaient d'envoyer chercher ses provisions de grand écuyer sans qu'ils le pussent distraire. À la fin pourtant il y envoya; ce fut inutilement: elles n'étaient pas, disait-on, expédiées.

Le crime rend honteux, on ne l'avoue que le plus tard qu'on peut; cependant, après plusieurs mois, il apprit que Chavigny avait laissé son nom en blanc, bien sûr que le roi, en l'état extrême où il se trouvait lorsqu'il lui dicta ses dernières dispositions, signerait sans lire, ainsi qu'il arriva; que Chavigny avait été trouver la reine, auprès de laquelle il s'était fait un mérite de sa scélératesse, pour lui laisser la disposition de la charge de grand écuyer, dont il remplirait le nom à son choix, afin que celui à qui elle donnerait cet office de la couronne, mon père ou un autre, lui en eût l'obligation entière, et qu'elle pût s'acquérir une créature considérable par ce grand bienfait à l'entrée de sa régence. Chavigny n'ignorait pas que l'aversion que la reine avait pour le roi s'étendait à tout ce qu'il aimait, même sans autre cause, et qu'avec ce détour mon père ne serait point grand écuyer. La comtesse d'Harcourt, quoique nièce du cardinal de Richelieu, avait depuis longtemps trouvé grâce devant elle, et les moyens de se mettre intimement bien avec elle, ce qui a duré jusqu'à sa mort. Elle fut bien avertie, et le comte d'Harcourt fut grand écuyer.

À cette nouvelle on peut juger de l'indignation de mon père; la reine lui était trop respectable, et Chavigny trop vil: il envoya appeler le comte d'Harcourt. Les exploits et la valeur de celui-ci mettaient sa réputation au-dessus du refus d'un combat particulier, dont la cause était si odieuse. Il avertit la reine qui leur envoya à chacun un exempt des gardes du corps. Elle n'oublia rien pour apaiser ou plutôt pour tromper mon père. Les amis communs s'entremirent; tout fut inutile, et mon père, sans s'emporter, persévéra toujours à vouloir tirer raison de cette iniquité l'épée à la main. Il n'y put parvenir, et les exempts des gardes du roi demeurèrent auprès d'eux fort longtemps et tant qu'ils furent à portée l'un de l'autre. Désespérant enfin de se pouvoir satisfaire, mon père s'en alla à Blaye et mit en vente la seule charge qui lui restait, qui était celle de premier écuyer.

Lors de ce grand vacarme, qui fit tant de bruit dans le monde, du commerce et des intelligences de la reine avec l'Espagne, où la reine, par l'ordre du roi, fut fouillée jusque dans son sein, au Val-de-Grâce, par le chancelier Séguier, qui par sa politique conduite en cette occasion s'assura pour toujours de la faveur de la reine sans se commettre avec le roi ni avec le cardinal de Richelieu, tout ce qui était le plus alors dans la confidence prit la fuite ou fut chassé. Mme de Senecey, sa dame d'honneur, le fut chez elle à Randan en Auvergne, et Mme de Brassac, tante paternelle de M. de Montausier, fut mise en sa place. Mme de Chevreuse s'enfuit en Flandre, et Beringhen, premier valet de chambre du roi après son père, se sauva à Bruxelles. C'était un homme d'esprit et d'intrigue, et le plus avant dans celle-là, parce qu'il était sur le pied qu'on pouvait se fier à son secret et à sa parole.

Dès que la reine fut veuve et régente, son premier soin fut de rappeler et récompenser ses martyrs. Mme de Chevreuse accourut comptant tout gouverner, et y fut trompée. Mme de Brassac fut congédiée, et Mme de Senecey rétablie, et pour dédommagement, la comtesse de Fleix, sa fille, eut sa survivance: elles jouirent toutes deux de toute la confiance et de la plus intime faveur de la reine le reste de sa vie, devinrent duchesses, et avec elles, M. de Foix, fils de la comtesse de Fleix, duc et pair.

Beringhen reçut à Bruxelles un courrier de la reine, et arriva auprès d'elle dans les premiers jours de sa puissance. Il fut de tous le plus prodigieusement récompensé: je dis avec raison prodigieusement.

Henri IV, tout au commencement de son règne, lors très mal affermi, passait pays à cheval avec une très petite suite, et s'arrêta chez un gentilhomme pour faire repaître ses chevaux, manger un morceau, et gagner pays: c'était en Normandie et il ne le connaissait point. Ce gentilhomme le reçut le mieux qu'il put dans la surprise, et le promena par sa maison en attendant que le dîner fût prêt. Il était curieux en armes et en avait une chambre assez bien remplie. Henri IV se récria sur la propreté dont elles étaient tenues, et voulut voir celui qui en avait le soin. Le gentilhomme lui dit que c'était un Hollandais qu'il avait à son service, et lui montra le père de Beringhen. Le roi le loua tant et dit si souvent qu'il serait bien heureux d'avoir des armes aussi propres, que quelques-uns de sa suite comprirent qu'il avait envie du Hollandais et le dirent au gentilhomme. Celui-ci, ravi de faire sa cour au roi et plaisir à son domestique, le lui offrit, et après quelques compliments, le roi lui avoua qu'il lui faisait plaisir. Beringhen eut le même soin des armes du roi, lui plut par là, et en eut à la fin une charge de premier valet de chambre qu'il fit passer à son fils.

Ce fils avait perdu cette charge par sa fuite. Chamarande, père de l'officier général, en était pourvu; il s'était si bien conduit que la reine n'eut point envie de le chasser, et Beringhen lui-même en avait encore moins. Il avait affaire à une femme qu'il avait complètement servie, et pour laquelle il avait été perdu, et au premier ministre qui ne connaissait les états que pour en vouloir la confusion, et qui, dans la primeur de son règne, voulait flatter celle par qui il régnait, et s'acquérir des créatures importantes dans son plus intérieur. Beringhen en sut profiter, et de premier valet de chambre fugitif osa lever les yeux sur la charge de premier écuyer, et il l'osa avec succès. La reine en fit son affaire, et l'obtint de mon père pour quatre cent mille livres et vingt mille livres de pension du roi, dont il n'a de sa vie touché que la première année. Défait d'une charge qui ne faisait plus que lui peser, et ayant perdu mon grand-père la même année que Louis XIII, il fut longtemps à se pouvoir résoudre de recommencer à vivre avec ses amis.

Il était fort attaché à son père et à sa mère qu'il allait voir toutes les semaines au Plessis près de Senlis, tant que le roi demeurait à Paris et à Saint-Germain, et ils jouirent pleinement de sa fortune. Revenu de Blaye, son frère aîné, qui avait grand pouvoir sur son esprit, le pressa de se marier; lui-même l'était dès 1634 à la soeur du duc d'Uzès, dont il n'eut point d'enfants. Elle était veuve de M. de Portes, du nom de Budos, vice-amiral, chevalier de l'ordre, tué au siège de Privas, frère de la connétable de Montmorency, mère de Mme la Princesse et du duc de Montmorency, comme je l'ai dit plus haut. Il avait laissé deux filles extrêmement différentes, une Lia et une Rachel. L'aînée était également laide, méchante, glorieuse, artificieuse; la cadette, belle et agréable au possible, avec une douceur, une bonté et des agréments qui ne firent que rehausser sa vertu, et qui la firent aimer de tout le monde. Ce fut elle que mon père choisit; il l'épousa chez mon oncle, à la Versine près Chantilly, en septembre 1644; et Mlle de Portes, sa soeur aînée, ne leur pardonna jamais. Ces deux sœurs étaient cousines germaines de Mme la Princesse, mère du héros, de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville, avec qui, et surtout avec M. le Prince le père et Mme la Princesse, ce mariage lia mon père de plus en plus.

Le voisinage de la cour ne pouvait être agréable à mon père après la perte de son maître, et sous une régente qui lui avait ravi la charge de grand écuyer. Il songea donc bientôt à s'en retourner à Blaye, où il vivait en grand seigneur, aimé et recherché de tout ce qu'il y avait de plus distingué à Bordeaux et dans les provinces voisines. Il s'y retira donc bientôt après pour n'en revenir de longtemps. Tandis qu'il y était, les cartes se brouillèrent à diverses reprises, et enfin on vit M. le Prince armé contre la cour, et la guerre civile allumée. M. son père était mort, mais il avait conservé les mêmes liaisons avec mon père, et Mme de Longueville aussi. De cette situation avec eux et tout opposée avec la cour, ils ne doutèrent pas d'avoir Blaye en leur disposition et par les mesures qui leur réussirent en Guyenne et dans les provinces voisines, disposant de Blaye, ils ne comptaient pas moins et avec raison que partager le royaume à la rivière de Loire.

Les armes levées, mon père sourd à leurs prières songea se fortifier. Les messages et les lettres redoublèrent inutilement. Ni l'amitié, ni l'honneur de l'alliance si proche, ni le dépit amer contre la reine ne purent rien obtenir. À bout d'espérances, ils tentèrent les plus grandes avances du côté de l'Espagne. La grandesse et beaucoup d'établissements lui furent proposés directement de la part du roi d'Espagne, qui furent également rejetés. Enfin, un second message arriva de sa part à Blaye, muni de lettres de créance, comme la première fois, et d'une lettre de plus à mon père avec des propositions encore plus fortes. Dès que le porteur se fut découvert à mon père, il jugea que c'était trop, et sur-le-champ assembla son état-major et tous les officiers de sa garnison avec ce qui se trouva de ses amis du voisinage dans Blaye. Là, il leur présenta l'homme du roi d'Espagne, leur montra les lettres qu'il portait, que mon père n'avait point voulut décacheter, exposa sa mission en sa présence, puis lui dit que, sans le respect qu'il voulait garder à une tête couronnée, frère de la reine mère, il le ferait jeter en ce moment même dans la Gironde avec un boulet aux pieds, mais qu'il eût à se retirer sur-le-champ avec ses lettres et ses propositions, qui ne tenteraient jamais un homme de bien, et qu'il retint bien, pour en avertir où il appartenait, que si on se jouait encore à lui envoyer quelqu'un avec des commissions semblables il ne ménagerait plus rien et le ferait jeter dans la rivière. Aussi n'y renvoya-t-on plus.

Mais M. le Prince et tout son parti firent les hauts cris, et, ce qui est remarquable, jamais ni lui ni les siens ne l'ont pardonné à mon père, tant ils l'avaient belle s'ils eussent pu l'entraîner ! Cependant mon père fit fondre force canons, pour remplacer celui que la cour lui demanda faute d'autre, mit cinq cents gentilshommes bien armés dans Blaye, habilla et paya la garnison, et fut dix-huit mois comme bloqué en cet état sans avoir jamais rien voulu prendre sur le pays. Aussi contracta-t-il de grandes dettes dont il a été incommodé toute sa vie, et dont je me sens encore; tandis que toutes celles que M. le Prince, M. de Bouillon et bief d'autres avaient faites contre le roi et l'État, ont été très bien payées, et plus encore par le roi même, dans la suite des temps. Mais ce n'est pas tout: mon père qui avait beaucoup d'amis dans le parlement et dans la ville de Bordeaux, était exactement averti, toutes les marées, de tout ce qu'il s'y passait de plus secret et en faisait part à la cour, et pendant ces malheureux temps il rendit les plus importants services.

La cour s'était avancée à l'entrée de la Guyenne, suivie d'une armée commandée par le comte d'Harcourt, si grandement payé d'avance pour la bien servir, et si capable par lui-même de le bien faire, mais il était de la maison de Lorraine et issu des Guise, et voici le contraste: il ne songea qu'à profiter de l'embarras de la cour et du désordre de l'État, pour se rendre maître de l'Alsace et de Brisach, et les joindre à la Lorraine. Sa partie faite il se dérobe de l'armée, perce le royaume nuit et jour et arrive aux portes de Brisach. Comme quoi il manqua de réussir se trouve dans tous les Mémoires de ces temps-là, et n'est pas matière aux miens. Je me contente de rapporter la belle gratitude du grand écuyer, fait tel aux dépens de mon père, à quoi il faut encore ajouter qu'il tira de ce crime le gouvernement d'Anjou, mis pour lui sur le pied des grands gouvernements, pour vouloir bien rentrer dans l'obéissance; et que la charge et le gouvernement, toujours sur ce grand pied ont passé l'un et l'autre à sa postérité. Voici et en même temps la contrepartie :

La reine et le cardinal Mazarin charmés de la fidélité et des importants services de mon père, jugèrent qu'il était à propos de le récompenser pour le bon exemple, ou peut-être de s'en assurer de plus en plus. Pour cela ils lui écrivirent l'un et l'autre en des termes si obligeants qu'ils faisaient sentir leur détresse, et lui dépêchèrent le marquis de Saint-Mégrin chargé de ces lettres et, de plus, d'une autre de créance sur ce dont il était chargé de leur part. Saint-Mégrin portait à mon père le bâton de maréchal de France, à son choix, ou le rang de prince étranger sous le prétexte de la maison de Vermandois, du sang de Charlemagne, dont nous sortons au moins par une femme, sans contestation quelconque. Mon père refusa l'un et l'autre. Saint-Mégrin, qui était son ami, lui représenta que, le péril passé, il n'aurait rien, et qu'il y avait de la folie à ne pas accepter une si belle offre, qui a été toute l'ambition des Bouillon. « Je m'y attends bien, répondit résolument mon père, et je les connais trop pour en douter. Je compte aussi que bien des gens se moqueront de moi; mais il ne sera pas dit qu'un rang de prince étranger, ni un bâton de maréchal de France terniront ma gloire et attaqueront mon honneur. Si j'accepte on ne doutera jamais qu'on ne m'ait retenu dans mon devoir par une grâce, et je n'y consentirai jamais. »

Trois jours entiers se passèrent en cette dispute, sans jamais pouvoir être ébranlé. Il répondit respectueusement à la reine, mais sèchement dans le sens qu'il avait fait à Saint-Mégrin, et ajouta, pour qu'elle n'en prît rien pour elle, qu'il ne manquerait jamais au fils ou à la veuve de son maître. Il en manda autant au cardinal Mazarin, mais avec hauteur. Cet Italien n'était pas fait pour admirer une action si grande. Dira-t-on de plus qu'elle était trop au-dessus de la portée de la reine? Il arriva ce que Saint-Mégrin avait prédit: le péril passé, on n'y songea plus, mais mon père aussi ne fit l'honneur à l'un ni à l'autre de les en faire souvenir. Il continua ses dépenses et ses services avec le même zèle jusqu'à la fin des troubles. Et voilà comment Louis XIII lui avait bien prédit tout l'usage et le grand parti qui se pouvait tirer de Blaye, lorsqu'il lui en donna le gouvernement.

Il faut maintenant dire qui était Saint-Mégrin. Il s'appelait Esthuert, et par une héritière de Caussade il en joignait le nom au sien. C'était un fort homme d'honneur quoique très bien avec la reine mère. Il avait eu les chevau-légers de la garde, et les avait cédés à son fils, qui avait aussi ceux de la reine mère. Ce fils fut un jeune favori du temps, avec du mérite, qui avait fort servi pour son âge, et qui avait commandé une armée en Catalogne: il fut tué au combat de la porte, Saint-Antoine. La reine en fut fort affligée et le cardinal aussi; ils le firent enterrer dans l'abbaye de Saint-Denis. Sa veuve sans enfants a été depuis duchesse de Chaulnes, femme de l'ambassadeur et gouverneur de Bretagne; la soeur de ce jeune favori épousa M. du Broutay, du nom de Quelen, dont elle a eu postérité; elle se remaria à La Vauguyon, ambassadeur en Espagne et ailleurs, chevalier de l'ordre en 1688, dont il sera bientôt parlé, et n'en a point eu d'enfants. Il prit ce nom d'une terre de sa femme en l'épousant. Son nom était Betoulat, et il portait celui de Fromenteau. Saint-Mégrin, père de cette femme et du jeune favori, qu'il survécut longtemps, était gendre du maréchal de Roquelaure, et grand sénéchal de Guyenne. Il fut chevalier de l'ordre en 1661, et mourut en 1675, à quatre-vingt-trois ans.

La majorité, le sacre, le mariage du roi, mon père les passa tous à Blaye, et en cette dernière occasion il reçut magnifiquement la cour. Longtemps après il revint vivre avec ses amis à Paris; il en avait beaucoup, et des gens les plus considérables, fruits de sa modestie, de n'avoir jamais fait mal à personne, et du bien tant qu'il avait pu pendant sa faveur. De son mariage il n'eut qu'une fille unique parfaitement belle et sage, qu'il maria au duc de Brissac, frère de la dernière maréchale de Villeroy. Ce fut elle qui, sans y penser, affubla MM. de Brissac de ce bonnet qu'ils ont mis, et, à leur exemple, que MM. de La Trémoille et de Luxembourg ont imité depuis, et avec autant de raison les uns que les autres. Ma soeur était à Brissac avec la maréchale de La Meilleraye, tante paternelle de son mari, extrêmement glorieuse et folle surtout de sa maison. Elle promenait souvent Mme de Brissac dans une galerie où les trois maréchaux étaient peints avec le célèbre comte de Brissac, fils aîné du premier des trois, et autres ancêtres de parure, que la généalogie aurait peine à montrer. La maréchale admirait ces grands hommes, les saluait et leur faisait faire des révérences par sa nièce. Elle qui était jeune et plaisante avec de l'esprit, se voulut divertir au milieu de l'ennui qu'elle éprouvait à Brissac, et tout à coup se mit à dire à la maréchale: « Ma tante, voyez donc cette bonne tête ! il a l'air de ces anciens princes d'Italie, et je pense que si vous cherchiez bien, il se trouverait qu'il l'a été. — Mais que vous avez d'esprit et de goût, ma nièce ! s'écria la maréchale; je pense en vérité que vous avez raison. » Elle regarde ce vieux portrait, l'examine, ou en fait le semblant, et tout aussitôt déclare le bonhomme un ancien prince d'Italie, et se hâte d'aller apprendre cette découverte à son neveu qui n'en fit que rire. Peu de jours après elle trouva inutile d'être descendue d'un ancien prince d'Italie, si rien n'en rappelait le souvenir. Elle imagine le bonnet des princes d'Allemagne avec quelque petite différence dérobée par la couronne qui l'enveloppe, envoie chercher furtivement un peintre à Angers et lui fait mettre ce bonnet aux armes de leurs carrosses. M. et Mme de Brissac l'apprirent bientôt. Ils en rirent de tout leur coeur. Mais le bonnet est demeuré et s'est appelé longtemps parmi eux le bonnet de ma tante.

Ce mariage ne fut jamais uni, le goût de M. de Brissac était trop italien. La séparation se fit entre les mains de M. le Prince, homologuée au parlement; et M. le Prince demeura dépositaire de papiers trop importants sur ce fait au duc de Brissac, pour qu'il ne craignît pas infiniment qu'ils fussent remis au greffe du parlement, comme M. le Prince s'obligea de les y remettre au cas que M. de Brissac voulût contrevenir à aucune des conditions de la séparation.

Ma soeur mourut en février 1684, et me fit son légataire universel. Mme sa mère était morte comme elle de la petite vérole dès 1670 (et toutes deux à Paris), comme désignée daine d'honneur de la reine. Mme de Montausier, qui l'était, était lors tombée dans cette étrange maladie de corps et d'esprit qui faisait attendre sa fin tous les jours, et qui dura pourtant plus qu'on ne pensait, et au delà de la vie de la première femme de mon père.

Quelque affligé que mon père en fût, la considération de n'avoir point de garçon l'engagea, quoique vieux, à se remarier. Il chercha une personne dont la beauté lui plût, dont la vertu le pût rassurer, et dont l'âge fût le moins disproportionné au sien qu'il fût possible. Il ne trouva toutes ces choses si difficiles à rassembler que dans ma mère, qui était avec Mlle de Pompadour, depuis Mme de Saint-Luc, auprès de la duchesse d'Angoulême. Elles étaient lasses du couvent, et leurs mères n'aimaient point à les avoir auprès d'elles. Toutes deux étaient parentes de Mme d'Angoulême, fille de M. de La Guiche, chevalier de l'ordre et grand maître de l'artillerie, et veuve, qui les prit avec elle, et chez qui elles furent toutes deux mariées.

Ma mère était L'Aubépine, fille du marquis d'Hauterive, lieutenant général des armées du roi et des états généraux des Provinces-Unies, et colonel général des troupes françaises à leur service. La catastrophe du garde des sceaux de Châteauneuf, son frère aîné, mis au château d'Angoulême, lui avait coûté l'ordre, auquel il était nommé pour la Pentecôte suivante de 1633, et le bâton de maréchal de France, qui lui était promis. M. de Charost devant qui le cardinal de Richelieu donna l'ordre d'arrêter les deux frères, qui avait porté le mousquet en Hollande sous mon grand-père, comme presque toute la jeune noblesse de ces temps-là, et qui l'appelait toujours son colonel, se déroba et vint l'avertir comme il jouait avec les filles d'honneur de la reine. Mon grand-père ne fit aucun semblant de rien; mais un moment après, feignant un besoin pressant, il demanda permission de sortir pour un instant, alla prendre le meilleur cheval de son écurie, et se sauva en Hollande. Il était dans la plus intime confidence du prince d'Orange qui lui donna le gouvernement de Breda. Il avait épousé l'héritière de Ruffec, de la branche aînée de la maison de Voluyre, dont la mère était soeur du père du premier duc de Mortemart; elle était fort riche. Mon grand-père passa une grande partie de sa vie en Hollande, et mourut à Paris en 1670.

Le second mariage de mon père se fit la même année en octobre. Il eut tout lieu d'être content de son choix; il trouva une femme toute pour lui, pleine de vertu, d'esprit et d'un grand sens, et qui ne songea qu'à lui plaire et à le conserver, à prendre soin de ses affaires et à m'élever de son mieux. Aussi ne la voulut-il que pour lui. Lorsqu'on mit des dames du palais auprès de la reine au lieu de ses filles d'honneur, Mme de Montespan qui aimait ses parents (c'en était encore la mode) obtint une place pour ma mère, qui ne se doutait de rien moins, et le lui manda. Le gentilhomme qui vint de sa part la trouva sortie, mais on lui dit que mon père ne l'était pas. Il demanda donc à le voir, et lui donna la lettre de Mme de Montespan pour ma mère. Mon père l'ouvrit et tout de suite prit une plume, remercia Mme de Montespan, et ajouta qu'à son âge il n'avait pas pris une femme pour la cour, mais pour lui, et remit cette réponse au gentilhomme. Ma mère, de retour, apprit la chose par mon père. Elle y eut grand regret, mais il n'y parut jamais.

Avant de finir ce qui regarde mon père, je me souviens de deux aventures d'éclat que j'aurais dû placer plus haut et longtemps avant son second mariage. Un dévolu, sur un bénéfice, fut cause de la première qui fit un procès entre un parent de M. de Vardes et un de mon père. Chacun soutint son parent avec chaleur, et les choses allèrent, si loin, que M. le Prince prit leurs paroles. Longtemps après et l'affaire assoupie, M. le Prince la leur rendit comme à des gens qui n'ont plus rien à démêler. Cette affaire leur était demeurée sur le coeur, et bien plus encore à Vardes qui, après avoir laisser écouler quelque temps, convint avec mon père des battre à la porte Saint-Honoré, sur le midi, lieu alors fort désert, et que, pour que ce combat parût une rencontre et par l'heure et par tout le reste, le carrosse de M. de Vardes couperait celui de mon père, et que les maîtres, prenant la querelle des cochers, mettraient pied à terre avec chacun un second et se battraient là tout de suite. C'était pendant la régence, et en des âges fort inégaux. Le matin, mon père alla voir M. le Prince et plusieurs des premiers magistrats de ses amis, et finit par le Palais-Royal faire sa cour à la reine. Il affecta d'en sortir avec le maréchal de Grammont, et d'aller avec lui faire des visites au Marais. Comme ils descendaient ensemble le degré, mon père feignit d'avoir oublié quelque chose en haut, s'excuse et remonte, puis redescend, trouve La Roque Saint-Chamarant, très brave gentilhomme qui lui était fort attaché et qui commandait son régiment de cavalerie, qui lui devait servir de second, monte avec lui en carrosse, et s'en vont à la porte Saint-Honoré. Vardes, qui attendait au coin d'une rue, joint le carrosse de mon père, le frôle, le coupe; coups de fouet de son cocher et riposte de celui de mon père; têtes aux portières; ils arrêtent, et pied à terre. Ils mettent l'épée à la main. Le bonheur en voulut à mon père; Vardes tomba et fut désarmé. Mon père lui voulut faire demander la vie; il ne le voulut pas. Mon père lui dit qu'au moins il le balafrerait; Vardes l'assura qu'il était trop généreux pour le faire, mais qu'il se confessait vaincu. Alors mon père le releva et alla séparer les seconds. Le carrosse de mon père se trouvant par hasard le plus proche, Vardes parut pressé d'y monter. Mon père et La Roque Saint-Chamarant y montèrent avec lui, et le remenèrent chez lui. Il se trouva mal en chemin, et blessé au bras. Ils se séparèrent civilement en braves gens, et mon père s'en alla chez lui.

Mme de Châtillon, depuis de Meckelbourg, logeait dans une des dernières maisons, près de la porte Saint-Honoré, qui, au bruit des carrosses et des cochers, mit la tête à la fenêtre et vit froidement tout le combat. Il ne tarda pas à faire grand bruit. La reine, Monsieur, M. le Prince et tout ce qu'il y avait de plus distingué, envoyèrent chez mon père, qui, peu après, alla au Palais-Royal et trouva la reine au cercle: on peut croire qu'il y essuya bien des questions et que ses réponses étaient bien préparées. Pendant qu'il recevait tous ces compliments, Vardes avait été conduit à la Bastille, par ordre de la reine, et y fut dix ou douze jours. Mon père ne cessa de paraître à la cour et partout, et d'être bien reçu partout. Telle fut la fin de cette affaire qui ne passa jamais que pour ce qu'elle parut, et Vardes pour l'agresseur. Il eut un grand chagrin de son triste succès, et un dépit amer de la Bastille. Oncques depuis il n'a revu mon père qu'à la mort; à la vérité sa disgrâce le tint bien des années en Languedoc. Son retour fut de peu d'années; il mourut à Paris, en 1688, d'une fort longue maladie. Sur la fin, il envoya prier mon père de l'aller voir. Il se raccommoda parfaitement avec lui et le pria de revenir; mon père y retourna souvent, et le vit toujours dans le peu qu'il vécut depuis.

L'autre aventure était pour finir comme celle-ci, mais elle se termina plus doucement. Il parut des Mémoires de M. de La Rochefoucauld; mon père fut curieux d'y voir les affaires de son temps. Il y trouva qu'il avait promis à M. le Prince de se déclarer pour lui, qu'il lui avait manqué de parole, et que le défaut d'avoir pu disposer de Blaye, comme M. le Prince s'y attendait, avait fait un tort extrême à son parti. L'attachement plus que très grand de M. de La Rochefoucauld à Mme de Longueville n'est inconnu à personne. Cette princesse, étant à Bordeaux, avait fait tout ce qu'elle avait pu pour séduire mon père, par lettres; espérant mieux de ses grâces et de son éloquence, elle avait fait l'impossible pour obtenir de lui une entrevue, et demeura piquée à l'excès de n'avoir pu l'obtenir. M. de La Rochefoucauld, ruiné, en disgrâce profonde (dont la faveur de son heureux fils releva bien sa maison sans en avoir pu relever son père), ne pouvait oublier l'entière différence que Blaye, assurée ou contraire, avait mise au succès du parti, et le vengea autant qu'il put et Mme de Longueville, par ce narré.

Mon père sentit si vivement l'atrocité de la calomnie, qu'il se jeta sur une plume et mit à la marge: L'auteur en a menti. Non content de ce qu'il venait de faire, il s'en alla chez le libraire qu'il découvrit, parce que cet ouvrage ne se débitait pas publiquement dans cette première nouveauté. Il voulut voir ses exemplaires, pria, promit, menaça et fit si bien qu'il se les fit montrer. Il prit aussitôt une plume et mit à tous la même note marginale. On peut juger de l'étonnement du libraire, et qu'il ne fut pas longtemps sans faire avertir M. de La Rochefoucauld de ce qui venait d'arriver à ses exemplaires. On peut croire aussi que ce dernier en fut outré. Cela fit grand bruit alors, et mon père en fit plus que l'auteur ni ses amis: il avait la vérité pour lui, et une vérité qui n'était encore ni oubliée ni vieillie. Les amis s'interposèrent; mon père voulait une satisfaction publique. La cour s'en mêla, et la faveur naissante du fils, avec les excuses et les compliments, firent recevoir pour telle celle que mon père s'était donnée sur les exemplaires et par ses discours.

On prétendit que c'était une méprise mal fondée sur ce que Mme la Princesse, venue furtivement à Paris pour réclamer la protection du parlement sur la prison des princes ses enfants, avait présenté sa requête elle-même à la porte de la grand'chambre, appuyée sur mon oncle qui, par la proximité, n'avait pu lui refuser cet office; que cela avait fait espérer qu'il suivrait le parti, ce qu'il ne fit toutefois jamais, et qu'ayant un grand crédit sur mon père, qui était à Blaye, il l'engagerait avec sa place dans les mêmes intérêts. Tous ces propos furent reçus pour ce qu'ils valaient, et les choses en demeurèrent là après cet éclat, mon père n'en pouvant espérer davantage; et de l'autre côté par la difficulté de soutenir un mensonge si fort avéré par tant de gens principaux et des premières têtes encore vivants et qui savaient la vérité, qui n'avaient jusque-là jamais été mise en doute. Mais il est vrai que jamais MM. de La Rochefoucauld ne l'ont pardonné à mon père, tant il est vrai qu'on oublie moins encore les injures qu'on fait que celles même qu'on reçoit.

Mon père passa le reste d'une longue et saine vie de corps et d'esprit, sans aucune faveur, mais avec une considération que le roi se tenait comme obligé de lui devoir, et qui influait sur les ministres, entre lesquels il était ami de M. Colbert: la vertu était encore comptée. Les seigneurs principaux, même fort au-dessus de son âge et les plus de la cour, le voyaient chez lui et mangeaient quelquefois, où je les ai vus. Il avait beaucoup d'amis parmi les personnes de tous les états, et force connaissances qui le cultivaient, outre quelques amis intimes et particuliers. Il les vit tous jusque dans la dernière vieillesse, et avait tous les jours bonne chère et bonne compagnie chez lui à dîner. Dans son gouvernement, il y était tellement le maître, que de Paris il y commandait et disposait de tout. Si quelque place vaquait dans l'état-major, le roi lui envoyait la liste des demandeurs; quelquefois il y choisissait, d'autres fois il demandait un homme qui ne s'y trouvait pas. Rien ne lui était refusé, jusque-là qu'il faisait ôter ceux dont il n'était pas content, comme je l'ai vu d'un major, puis d'un lieutenant de roi, et mettre en la place du dernier, à la prière d'un de ses amis intimes, un officier appelé Dastor, qui avait quitté le service depuis près de vingt ans et était retiré dans sa province. Mon père était unique dans cette autorité, et le roi disait, qu'après les services signalés qu'il lui avait rendus, par ce gouvernement, dans les temps les plus fâcheux, il était juste qu'il y disposât de tout absolument.

Jamais il ne se consola de la mort de Louis XIII, jamais il n'en parla que les larmes aux yeux, jamais il ne le nomma que le roi son maître, jamais il ne manqua d'aller à Saint-Denis à son service, tous les ans, le 14 de mai, et d'en faire faire un solennel à Blaye, lorsqu'il s'y trouvait dans ce temps-là. C'était la vénération, la reconnaissance, la tendresse même qui s'exprimait par sa bouche toutes les fois qu'il parlait de lui; et il triomphait quand il s'étendait sur ses exploits personnels et sur ses vertus, et avant que de me présenter au roi il me mena un 14 de mai à Saint-Denis (je ne puis finir de parler de lui par des traits plus touchants ni plus illustres). Il était indigné d'être tout seul à Saint-Denis. Outre sa dignité, ses charges et ses biens qu'il devait en entier à Louis XIII, n'ayant jamais rien eu de sa maison, c'était à ses bontés, à son amitié, au soin paternel de le former, à sa confiance intime et entière qu'il était le plus tendrement sensible, et c'est à cette privation, non au changement de fortune, qu'il ne se put jamais accoutumer.

CHAPITRE VI. §

Départ subit du roi pour Versailles, et de Monseigneur avec le maréchal de Boufflers pour le Rhin. — Monsieur sur les côtes. — Tilly défait. — Huy rendu au maréchal de Villeroy. — Bataille de Neerwinden.

Après avoir rendu les derniers devoirs à mon père, je m'en allai à Mons joindre le Royal-Roussillon cavalerie, où j'étais capitaine. Montfort, gentilhomme du pays du Maine, en était mestre de camp, qui était un officier de distinction, et brigadier, et qui fut mis à la tête de tous les carabiniers de l'armée, dont on faisait toujours une brigade à part avant qu'on en eût fait un corps pour M. du Maine. Puyrobert, gentilhomme d'Angoumois, voisin de Ruffec, en était lieutenant-colonel, et d'Achy, du nom de Courvoisin fort connu en Picardie, y était capitaine avec commandement de mestre de camp, après en avoir été lieutenant-colonel. On ne saurait trois plus honnêtes gens ni plus différents qu'ils l'étaient. Le premier était le meilleur homme du monde, le troisième très vif et très pétulant; le second d'excellente compagnie; le premier et le dernier surtout avec de l'esprit. Le major était frère de Montfort, et d'ailleurs le régiment bien composé; ils étaient lors, tant les royaux que plusieurs gris à douze compagnies de cinquante cavaliers, faisant quatre escadrons. On ne peut être mieux avec eux tous que j'y fus, et c'était à qui me préviendrait de plus d'honnêtetés et de déférence, à quoi je répondis de manière à me les faire continuer, de manière que d'Achy, qui commanda le régiment par l'absence de Montfort et qui était aux couteaux tirés avec Puyrobert et ne se voulait trouver nulle part avec lui, s'y laissa apprivoiser chez moi, mais sans se parler l'un à l'autre. Notre brigade joignait l'infanterie à la gauche de la première ligne, et fut composée de notre régiment, de celui du duc de La Feuillade et de celui de Quoadt qui, parce que Montfort était aux carabiniers, en fut le brigadier. L'armée se forma et j'allai faire ma cour aux généraux et aux princes.

Le roi partit le 18 mai avec les dames, fit avec elles huit ou dix jours de séjour au Quesnoy, les envoya ensuite à Namur, et s'alla mettre à la tête de l'armée de M. de Boufflers, le 2 juin, avec laquelle il prit, le 7 du même mois, le camp de Gembloux; en sorte qu'il n'y avait pas demi lieue de sa gauche à la droite de M. de Luxembourg, et qu'on allait et venait en sûreté de l'une à l'autre. Le prince d'Orange était campé à l'abbaye de Parc, de manière qu'il n'y pouvait recevoir de subsistances, et qu'il n'en pouvait sortir sans avoir les deux armées du roi sur les bras. Il s'y retrancha à la hâte et se repentit bien de s'y être laissé acculer si promptement. On a su depuis qu'il écrivit plusieurs fois au prince de Vaudemont, son ami intime, qu'il était perdu et qu'il n'y avait que par un miracle qu'il en pût échapper. Son armée était inférieure à la moindre des deux du roi, qui l'une et l'autre étaient abondamment pourvues d'équipages, de vivres et d'artillerie, et qui, comme on peut croire, étaient maîtresses de la campagne.

Dans une position si parfaitement à souhait pour exécuter de grandes choses et pour avoir quatre grands mois à en pleinement profiter, le roi déclara le 8 juin à M. de Luxembourg qu'il s'en retournait à Versailles, qu'il envoyait Monseigneur en Allemagne avec un gros détachement et le maréchal de Boufflers. La surprise du maréchal de Luxembourg fut sans pareille. Il représenta au roi la facilité de forcer les retranchements du prince d'Orange, et de le battre entièrement avec une de ses deux armées, et de poursuivre la victoire avec l'autre avec tout l'avantage de la saison et de n'avoir plus d'armée vis-à-vis de soi. Il combattit par un avantage présent, si certain et si grand, l'avantage éloigné de forcer dans Heilbronn le prince Louis de Bade; et combien l'Allemagne serait aisément en proie au maréchal de Larges, si les Impériaux envoyaient de gros détachements en Flandre, qui n'y seraient pas même suffisants, et qui, n'y venant pas, laisseraient tous les Pays-Bas à la discrétion de ces deux armées. Mais la résolution était prise. Luxembourg, au désespoir de se voir échapper une si glorieuse et si facile campagne, se mit à deux genoux devant le roi et ne put rien obtenir. Mme de Maintenon avait inutilement tâché d'empêcher le voyage du roi: elle en craignait les absences; une si heureuse ouverture de campagne y aurait retenu le roi longtemps pour en cueillir par lui-même les lauriers; ses larmes à leur séparation, ses lettres après le départ furent plus puissantes et l'emportèrent sur les plus pressantes raisons d'État, de guerre et de gloire.

Le soir de cette funeste journée, M. de Luxembourg, outré de douleur, de retour chez lui, en fit confidence au maréchal de Villeroy, à M. le Duc et à M. le prince de Conti et à son fils, qui tous ne le pouvaient croire et s'exhalèrent en désespoir. Le lendemain 9 juin, qui que ce soit ne s'en doutait encore. Le hasard fit que j'allai seul à l'ordre chez M. de Luxembourg, comme je faisais très souvent, pour voir ce qui se passait et ce qui se ferait le lendemain. Je fus très surpris de n'y trouver pas une âme, et que tout était à l'armée du roi. Pensif et arrêté sur mon cheval, je ruminais sur un fait si singulier, et je délibérais entre m'en retourner ou pousser jusqu'à l'armée du roi, lorsque je vis venir de notre camp M. le prince de Conti seul aussi, suivi d'un seul page et d'un palefrenier avec un cheval de main. « Qu'est-ce que vous faites là? » me dit-il, en me joignant, et riant de ma surprise; il me dit qu'il s'en allait prendre congé du roi et que je ferais bien d'aller avec lui en faire autant. « Que veut dire prendre congé? » lui répondis-je. Lui tout de suite dit à son page et à son palefrenier de le suivre un peu de loin, et m'invita d'en dire autant au mien et à un laquais qui me suivait. Alors il me conta la retraite du roi, mourant de rire, et malgré ma jeunesse la chamarra bien, parce qu'il ne se défiait pas de moi. J'écoutais de toutes mes oreilles, et mon étonnement inexprimable ne me laissait de liberté que pour faire quelques questions. Devisant de la sorte, nous rencontrâmes toute la généralité qui revenait. Nous les joignîmes, et tout aussitôt les deux maréchaux, M. le Duc, M. le prince de Conti, le prince de Tingry, Albergotti, Puységur s'écartèrent, mirent pied à terre et y furent une bonne demi-heure à causer, on peut ajouter à pester; après quoi ils remontèrent à cheval et chacun poursuivit son chemin. M. le duc de Chartres revint plus tard, et nous ne nous y amusâmes pas pour arriver encore à temps, moi toujours seul avec M. le prince de Conti, et ne cessant de nous entretenir d'un événement si étrange et si peu attendu.

Arrivés chez le roi, nous trouvâmes la surprise peinte sur tous les visages, et l'indignation sur plusieurs. On servit presque aussitôt après. M. le prince de Conti monta pour prendre congé, et comme le roi descendait le degré qui tombait dans la salle du souper, le duc de La Trémoille me dit de monter au-devant du roi pour prendre congé aussi. Je le fis au milieu du degré. Le roi s'arrêta à moi et me fit l'honneur de me souhaiter une heureuse campagne. Le roi à table, je rejoignis M. le prince de Conti et nous remontâmes à cheval. Il était extrêmement poli et avec discernement. Il me dit qu'il avait une permission à me demander, qui ne serait pas trop honnête: c'était de descendre chez M. le Prince à qui il voulait dire adieu, et franchement un peu causer avec lui, et cependant de vouloir bien l'attendre. Il fut environ trois quarts d'heure avec lui. En revenant au camp, nous ne fîmes que parler de cette nouvelle qui n'avait éclaté que ce jour-là même, et le roi et Monseigneur partirent le lendemain pour Namur, d'où Monseigneur s'en alla en Allemagne, et le roi, accompagné des darnes, retourna à Versailles pour ne revenir plus sur la frontière.

L'effet de cette retraite fut incroyable jusque parmi les soldats et même parmi les peuples. Les officiers généraux ne s'en pouvaient taire entre eux, et les officiers particuliers en parlaient tout haut avec une licence qui ne put être connue. Les ennemis n'en purent ni n'en voulurent contenir leur surprise et leur joie. Tout ce qui revenait des ennemis n'était guère plus scandaleux que ce qui se disait dans les armées, dans les villes, à la cour même par des courtisans, ordinairement si aises de se retrouver à Versailles, mais qui se faisaient honneur d'en être honteux, et on sut que le prince d'Orange avait mandé à Vaudemont qu'une main qui ne l'avait jamais trompé lui man doit la retraite du roi; mais que cela était si fort qu'il ne la pouvait espérer; puis, par un second billet, que sa délivrance était certaine, que c'était un miracle qui ne se pouvait imaginer, et qui était le salut de son armée et des Pays-Bas, et l'unique par qui il pût arriver. Parmi tous ces bruits le roi arriva avec les dames, le 25 juin, à Versailles.

M. de Luxembourg, allant, le 14 juillet, reconnaître un fourrage de l'abbaye d'Heylesem où il était campé, fut averti de la marche de Tilly avec un corps de cavalerie de six mille hommes pour se poster en lieu d'incommoder ses convois. Là-dessus notre général fit monter à cheval dans la nuit quarante-quatre escadrons de sa droite, qui en était la plus à portée, avec des dragons, et marcha à eux avec les princes. On ne put arriver sur eux que le matin, parce que, avertis par un moine d'Heylesem, ils avaient monté à cheval: on les trouva sur une hauteur avec des ravines devant eux. Marsin, le chevalier du Rosel, et Sanguinet, exempt des gardes du corps, les attaquèrent par trois endroits avec chacun un détachement; et Sanguinet, pour s'être trop pressé, fut culbuté et tué, et le duc de Montfort, qui était avec lui et le détachement des chevau-légers, fut très dangereusement blessé de six coups de sabre, dont il fut et demeura balafré. Thianges, qui était accouru volontaire, y fut dangereusement blessé par les nôtres, qui, par son habit toujours bizarre, le prirent pour être des ennemis. Ils furent enfoncés et mis tellement en fuite, qu'on ne put presque faire de prisonniers.

Le maréchal de Villeroy alla ensuite prendre Huy avec un gros détachement de l'armée, que le reste couvrit avec M. de Luxembourg. Tout fut pris en trois jours; on n'y perdit qu'un sous-ingénieur et quelques soldats. J'en vis sortir une assez mauvaise garnison de diverses troupes; elle passa devant le maréchal de Villeroy, et fut fort inquiétée par nos officiers qui eurent, par la capitulation, la liberté de rechercher leurs déserteurs. Je visitai la place où on mit un commandant aux ordres de Guiscard, gouverneur de Namur. L'armée réunie fit ensuite quelques camps de passage, et prit enfin celui de Lecki, à trois lieues de Liège. En arrivant, on commanda à l'ordre quantité de fascines par bataillon; ce qui fit croire qu'on allait marcher aux lignes de Liège. Cette opinion dura tout le lendemain; mais le jour suivant, 28 juillet, il y eut, dans la fin de la nuit, ordre de les brûler et de se tenir prêts à marcher. L'armée, en effet, se mit en mouvement de grand matin pour grande chaleur, et vint passer le défilé de Warem, au débouché duquel elle fit halte.

Pendant ce temps-là je gagnai une grange voisine avec force officiers du Royal-Roussillon et quelques autres de la brigade, pour manger un morceau à l'abri du soleil. Comme nous finissions ce repas, arriva Boissieux, cornette de ma compagnie, qui revenait de dehors avec Lefèvre, capitaine dans notre régiment, qui de gardeur de cochons était parvenu là à force de mérite et de grades, et qui ne savait encore lire ni écrire, quoique vieux. C'était un des meilleurs partisans des troupes du roi, et qui ne sortait jamais sans voir les ennemis, ou en rapporter des nouvelles sûres. Nous l'aimions, l'estimions et le considérions tous, et il l'était des généraux. Boissieux me dit tout joyeux que nous allions voir les ennemis; qu'ils avaient reconnu leur camp au deçà de la Gette, et qu'il se passerait sûrement une grande action. Nous le laissâmes aux prises avec ce qu'il y avait encore à manger, et sur ces nouvelles nous montâmes à cheval. Un moment après je rencontrai Marsin, maréchal de camp, qui nous les confirma. Je m'en allai au moulin de Warem, dans lequel nos principaux généraux étoient montés avec M. le Duc et le maréchal de Joyeuse, tandis que M. de Luxembourg s'était avancé avec M. de Chartres et M. le prince de Conti. J'y montai aussi, et après m'être informé des nouvelles, je m'en allai rejoindre le Royal-Roussillon.

Voici la relation que je fis le lendemain de cette bataille, que j'envoyai à ma mère et à quelques amis :

Lundi 27 juillet, le maréchal de Joyeuse fut détaché du camp de Lexhy, à trois lieues de Liège, avec Montchevreuil, lieutenant général, et Pracomtal, maréchal de camp, deux brigades d'infanterie et quelques régiments de cavalerie, pour aller à nos lignes joindre quelques troupes qu'y commandait La Valette, et s'opposer aux ennemis qui avaient exigé des contributions du côté d'Arras et de Lille. Le mardi 28, l'armée décampa, marcha sur Warem, dont elle traversa la petite ville, et le détachement du maréchal de Joyeuse séparément d'elle, mais les deux maréchaux ensemble. La tête de l'armée arrivant à une demi-lieue au delà, il vint plusieurs avis que le prince d'Orange était campé avec son armée au deçà de la Gette, qui est une petite rivière guéable en fort peu d'endroits, et dont les bords sont fort hauts et escarpés, et que cette armée n'était qu'à demi-lieue de Lave ou Lo, petite ville qui a une forteresse peu considérable dans des marais au delà de la Gette, et fort différente de Loo, maison de plaisance du prince d'Orange, qui en est bien loin en Hollande.

Sur ces nouvelles, M. de Luxembourg s'avança avec le maréchal de Villeroy, M. le duc de Chartres, M. le prince de Conti et fort peu d'autres, et quelques troupes pour tâcher de se bien assurer de la vérité de ces rapports. Une heure et demie après il manda au maréchal de Joyeuse, qui était resté à la tête de l'armée avec M. le Duc, et qui, pour voir de plus loin, était monté dans le moulin à vent de Warem, de marcher à lui avec l'armée, et d'y faire rentrer le détachement destiné à nos lignes. M. le prince de Conti revint qui confirma les nouvelles qu'on avait eues de la position des ennemis, et se chargea de l'infanterie dont quelques brigades achevaient encore de passer le défilé de Warem. L'armée marcha fort vite, faisant néanmoins de temps en temps quelques haltes pour attendre l'infanterie, et sur les huit heures du soir arriva à trois lieues au delà de Warem, dans une plaine où les troupes furent mises en bataille. Peu de temps après elle se remit en colonne, s'avança un quart de lieue plus près de l'ennemi, et passa ainsi le reste de la nuit en colonne, tandis que l'infanterie et l'artillerie achevèrent d'arriver: c'était une chose charmante que la joie des troupes après plus de huit lieues de marche, et leur ardeur d'aller aux ennemis, dans le camp desquels on entendit beaucoup de bruit et de mouvement toute la nuit, ce qui fit craindre qu'ils se retiraient.

Sur les quatre heures du matin leur canon commença à se faire entendre; nos batteries, disposées un peu trop loin à loin, ne purent être prêtes qu'une heure après, qu'on commença à se canonner vigoureusement; et alors on reconnut que l'affaire serait difficile. Les ennemis occupaient toutes les hauteurs, un village à droite et un autre village à gauche, dans lesquels ils s'étaient bien retranchés. Ils avaient fait aussi un long retranchement avec beaucoup de petites redoutes sur la hauteur, d'un village à l'autre jusqu'auprès d'un grand ravin à la droite, de manière qu'il fallait aller à eux par entre les deux villages, d'où il les fallait chasser, et qui étaient trop proches pour laisser de quoi s'étendre, ce qui obligeait nos troupes d'être sur plusieurs lignes et leur causait le désavantage d'être débordées surtout sur notre gauche; et cependant les batteries qu'ils avaient disposées fort près à près sur le haut de leur retranchement, entre les deux villages, et beaucoup mieux disposées que les nôtres, fouettaient étrangement notre cavalerie, repliée très confusément vis-à-vis, par la raison que je viens de dire.

M. le prince de Conti, le maréchal de Villeroy et beaucoup d'infanterie attaqua le village de notre droite, nommé Bas-Landen. Feuquières, lieutenant général, qui ne manquait ni de capacité ni de courage, fut accusé de n'avoir voulu faire aucun mouvement. En même temps Montchevreuil, sous le maréchal de Joyeuse, qui tout à cheval arracha le premier cheval de frise, attaqua le village de notre gauche appelé Neerwinden, qui donna le nom à la bataille. Montchevreuil y fut tué, et fut remplacé par Rubentel, autre lieutenant général, et par le duc de Berwick, qui y fut pris. Ces deux attaques à la droite et à la gauche furent vivement repoussées, et sans le prince de Conti le désordre aurait été fort grand à celle de la droite. M. de Luxembourg, voyant l'infanterie presque rebutée, fit avancer toute la cavalerie au petit trot, comme pour forcer les retranchements du front ou d'entre les deux villages. L'infanterie ennemie qui les bordait laissa approcher la cavalerie plus près que la portée du pistolet, et fit dessus une décharge si à propos, que les chevaux tournèrent bride et retournèrent plus vite qu'ils n'étaient venus. Ralliée à peine par ses officiers et les officiers généraux, elle fut ramenée avec la même furie, mais avec le même malheureux succès deux fois de suite. Ce n'était pas que M. de Luxembourg comptât de faire entrer la cavalerie dans ces retranchements qu'on pouvait à peine escalader à pied; mais il espérait, par un mouvement général et audacieux de cette cavalerie, faire abandonner ces retranchements.

Voyant donc à ce coup sa cavalerie inutile et son infanterie repoussée deux fois: celle-ci des deux villages, et la cavalerie par trois fois des retranchements du front, et qui, durant plus de quatre heures, avait essuyé un feu de canon terrible sans branler que pour resserrer les rangs à mesure que des files étaient emportées, il la porta un peu plus loin dans une espèce de petit fond, où le canon ne pouvait les incommoder de volée, mais seulement de bonds, où elle demeura plus d'une grosse demi-heure. Alors les trois maréchaux, les trois princes, Albergotti et le duc de Montmorency, fils aîné de M. de Luxembourg, qu'on appelait auparavant le prince de Tingry, se mirent ensemble dans ce même petit fond, peu éloigné de la cavalerie, presqu'à la tête du Royal-Roussillon. Le colloque fut vif à les voir et assez long, puis ils se séparèrent.

Alors on fit marcher les régiments des gardes françaises et suisses par derrière la cavalerie, M. le prince de Conti à leur tête, droit au village de Neerwinden, à notre gauche, qu'ils attaquèrent d'abordée avec furie. Dès qu'on vit qu'ils commençaient à emporter des jardinages et quelques maisons retranchées, on fit avancer la maison du roi, les carabiniers et toute la cavalerie. Chaque escadron défila par où il put, à travers les fossés relevés, les haies, les jardins, les houblonnières, les granges, les maisons dont on abattit ce que l'on put de murailles pour se faire des passages; tandis que plus avant dans le village, l'infanterie, de part et d'autre, attaquait et défendait avec une vigueur extraordinaire. Cependant Harcourt, qui avait un petit corps séparé que Guiscard avait joint, était parti de six lieues de là, soit au bruit du canon, soit sur un ordre que M. de Luxembourg lui avait envoyé, et commençait à paraître dans la plaine tout à la gauche, à notre égard, de Neerwinden, mais encore fort dans l'éloignement. En même temps notre cavalerie commença à déboucher de ce village dans la plaine et â se remettre à mesure du désordre d'un si étrange défilé.

Tout cela ensemble ébranla les ennemis qui commencèrent à se retirer dans le retranchement du fond et à abandonner le village, le curé duquel eut tout ce grand et long spectacle du haut de son clocher où il s'était grimpé. Leur cavalerie, qui n'avait point encore paru, sortit de derrière le retranchement du front et du village, s'avança en bon ordre dans la plaine où la nôtre débouchait, et y fit d'abord plier des troupes d'élite, jusqu'alors invincibles, mais qui n'avaient pas eu le loisir de se former et de se bien mettre en bataille en sortant de ces fâcheux passages du village par où il avait fallu défiler dans la plaine. Les gardes du prince d'Orange, ceux de M. de Vaudemont et deux régiments Anglais en eurent l'honneur; mais ils ne purent entamer ni faire perdre un pouce de terrain aux chevau-légers de la garde, peut-être plus heureusement débouchés dans la plaine et mieux placés et formés que les autres troupes. Leur ralliement fait en moins de rien, elles firent bientôt merveille, tandis que le reste de la cavalerie débouchait et se formait à mesure qu'ils sortaient du village.

M. le duc de Chartres chargea plusieurs fois à la tête de ses braves escadrons de la maison du roi avec une présence d'esprit et une valeur dignes de sa naissance, et il y fut une fois mêlé et y pensa demeurer prisonnier. Le marquis d'Arcy, qui avait été son gouverneur, fut toujours auprès de lui en cette action, avec le sang-froid d'un vieux capitaine et tout le courage de la jeunesse, comme il avait fait à Steinkerque. M. le Duc, à qui principalement fut imputé le parti de cette dernière tentative des régiments des gardes françaises et suisses pour emporter le village de Neerwinden, fut toujours entre le feu des ennemis et le nôtre. Cependant toute notre cavalerie, passée et formée dans la plaine, alla jusqu'à cinq différentes fois à la charge; et à la fin, après une vigoureuse résistance de la cavalerie ennemie, la poussa jusqu'à la Gette, dans laquelle elle se précipita, et où un nombre infini fut noyé.

M. le prince de Conti, maître enfin de tout le village de Neerwinden, où il avait reçu une contusion au côté et un coup de sabre sur la tête que le fer de son chapeau para, se mit à la tête de quelque cavalerie, la plus proche de la tête de ce village, avec laquelle il prit à revers en flanc le retranchement du front, aidé par l'infanterie qui avait emporté enfin le village de Neerwinden, et acheva de faire prendre la fuite à ce qui était derrière ce long retranchement. Mais cette infanterie n'ayant pu les charger aussi vite, ni la cavalerie de notre gauche qui en était la plus éloignée, cette retraite des ennemis, quoique précipitée, ne laissa pas d'être belle. Un peu après quatre heures ou vers cinq heures après midi, tout fut achevé après douze heures d'action par un des plus ardents soleils de tout l'été.

J'interromprai ici pour un moment cette relation, pour dire un mot de moi-même. J'étais du troisième escadron du Royal-Roussillon, commandé par le premier capitaine du régiment, très brave gentilhomme de Picardie, que nous aimions tous, qui s'appelait Grandvilliers. Du Puy, autre capitaine, qui était à la droite de notre escadron, me pressa de prendre sa place par honneur, ce que je ne voulus pas faire. Il fut tué à une de nos cinq charges. J'avais deux gentilshommes: l'un avait été mon gouverneur et était homme de mérite, l'autre écuyer de ma mère, cinq palefreniers avec des chevaux de main et un valet de chambre. Je fis trois charges sur un excellent courtaud bai brun, que je n'avais pas descendu depuis quatre heures du matin. Le sentant mollir, je me tournai pour en demander un autre. Alors je m'aperçus que ces gentilshommes n'y étaient plus. On cria à mes gens qui se trouvèrent assez près de l'escadron, et ce valet de chambre qui s'appelait Bretonneau, que j'avais presque de mon enfance, me demanda brusquement s'il ne me donnerait pas un cheval aussi bien que ces deux messieurs qui avaient disparu il y avait longtemps. Je montai un très joli cheval gris, sur lequel je fis encore deux charges: j'en fus quitte en tout pour la croupière du courtaud coupée et un agrément d'or de mon habit bleu déchiré.

Mon ancien gouverneur m'avait suivi, mais dès la première charge son cheval prit le mors aux dents, et l'ayant enfin rompu le portait deux fois dans les ennemis si d'Achy ne l'eût arrêté l'une et un lieutenant l'autre. Le cheval fut blessé, et l'homme en prit un de cavalier. Il ne fut guère plus heureux après cette aventure. Il perdit sa perruque et son chapeau; quelqu'un lui en donna un grand d'Espagnol qui avait un chardon, auquel il ne pensa pas, et qui le fit passer par les armes des nôtres. Enfin il gagna les équipages où il attendit le succès de la bataille et ce que je serais devenu. Pour l'autre qui avait disparu tout d'abord et n'avait point essuyé d'aventure, il se trouva lorsque, tout étant plus que fini, j'allais manger un morceau avec force officiers du régiment et de la brigade, et s'approchant de moi, se félicita hardiment de m'avoir changé de cheval bien à propos. Cette effronterie me surprit et m'indigna tellement que je rie lui répondis pas un mot et ne lui en parlai jamais depuis; mais voyant de quel bois ce brave se chauffait, je m'en défis dès que je fus de retour de l'armée.

Mes gens, à la halte de la veille, avaient sagement sauvé un gigot de mouton et une bouteille de vin, sur la nouvelle d'une action prochaine. Je l'avais expédié le matin avec nos officiers qui, comme moi, n'avaient point eu à souper, et nous avions tous les dents bien longues lorsque nous aperçûmes, de loin, deux chevaux de bât couverts de jaune, qui rôdaient dans la plaine, avec deux ou trois hommes à cheval. Quelqu'un de nous se détacha après et vit mon maître d'hôtel qu'il ramena avec son convoi, qui nous fit à tous un plaisir extrême. Ce fut la première fois que d'Achy et Puyrobert s'embrassèrent de bon coeur et burent de même ensemble. Le dernier avait montré une grande et judicieuse valeur. D'Achy en fut charmé, fit toutes les avances, et ils furent depuis toujours amis. Ils étaient les miens l'un et l'autre, et cette réconciliation sincère me fit un grand plaisir et à tous les officiers du régiment. Je venais d'écrire trois mots à ma mère, avec une écritoire et un morceau de papier que ce même valet de chambre avait eu soin de mettre dans sa poche, et j'envoyai un laquais à ma mère tout à l'instant; mais mille embarras le retardèrent et laissèrent passer à la tendresse de ma mère vingt-quatre heures fort mauvais temps.

Quand nous eûmes mangé, je pris quelques anciens officiers avec moi pour aller visiter tout le champ de bataille et surtout les retranchements des ennemis. Il est incroyable qu'en si peu d'heures qu'ils eurent à les faire, dont la nuit couvrit la plupart, ils aient pu leur donner l'étendue qu'ils avaient entre les deux villages (ce que nous appelions ceux du front), la hauteur de quatre pieds, des fossés larges et profonds, la régularité partout par les flancs qu'ils y pratiquèrent et les petites redoutes qu'ils y semèrent, avec des portes et des ouvertures couvertes de demi-lunes de même. Les deux villages, naturellement environnés de fortes haies et de fossés, suivant l'usage du pays, étaient encore mieux fortifiés que tout le reste. La quantité prodigieuse de corps dont les rues, surtout de celui de Neerwinden, étaient plutôt comblées que jonchées, montrait bien quelle résistance on y avait rencontrée; aussi, la victoire si disputée coûta cher.

On y perdit Montchevreuil, lieutenant général, gouverneur d'Arras et lieutenant général d'Artois. Il était frère du chevalier de l'ordre, par conséquent fort bien avec le roi, dont il avait le régiment d'infanterie. C'était un fort honnête homme et un bon officier général; Lignery, maréchal de camp et lieutenant des gardes du corps, qui les commandait; milord Lucan, capitaine des gardes du corps du roi d'Angleterre; le duc d'Uzès, qui eut les deux jambes emportées, et le prince Paul de Lorraine, dernier fils de M. de Lislebonne, colonels; le premier d'infanterie, l'autre de cavalerie; cinq brigadiers de cavalerie: Saint-Simon, mon parent éloigné, de la branche de Monbléon; Montfort, notre mestre de camp, à la tête des carabiniers; Quoadt, notre brigadier. Je le vis tuer d'un coup de canon devant nous dès le grand matin (le duc de La Feuillade devint par là commandant de notre brigade et s'en acquitta avec distinction; il disparut un moment après et nous fûmes plus d'une demi-heure sans le revoir: c'est qu'il était allé faire sa toilette; il revint poudré et paré d'un beau surtout rouge, fort brodé d'argent, et tout son ajustement et celui de son cheval étaient magnifiques); le comte de Montrevel, neveu du lieutenant général, et Boolen, qui avait le Royal-Allemand; Gournay, un des deux maréchaux de camp mis aux carabiniers; Rebé, qui avait Piémont, et brigadier; Gassion, enseigne des gardes du corps et brigadier, et un grand nombre d'officiers particuliers. J'y perdis le marquis de Chanvalon, mon cousin germain, enseigne des gens d'armes de la garde, fils unique de la soeur de ma mère, qui ne s'en est jamais consolée.

Les blessés furent: M. le prince de Conti, très légèrement; le maréchal de Joyeuse et le duc de Montmorency de même; le comte de Luxe, son frère, dangereusement; le duc de La Rocheguyon, un pied fracassé; le chevalier de Sillery, une jambe cassée, qui n'était là qu'à la suite de M. le prince de Conti, dont il était écuyer; Fonville et Saillant, capitaines aux gardes, dont deux autres furent tués; M. de Bournonville, dans les gens d'armes de la garde, fort blessé; M. de Villequier, fort légèrement.

Artagnan, major des gardes françaises et major général de l'armée, fort bien avec M. de Luxembourg et encore mieux avec le roi, lui porta la nouvelle et en eut le gouvernement d'Arras et la lieutenance générale d'Artois. Le comte de Nassau-Saarbrück eut le Royal-Allemand, qui vaut beaucoup; et le marquis d'Acier, devenu duc d'Uzès par la mort de son frère, eut ses gouvernements de Saintonge et d'Angoumois, d'Angoulême et de Saintes, et son régiment. Albergotti, favori de M. de Luxembourg, neveu de Magalotti, lieutenant général et gouverneur de Valenciennes, porta quelques jours après le détail. Il s'évanouit chez Mme de Maintenon, et tout à la mode qu'il fût se fit moquer de lui.

Les ennemis perdirent le prince de Barbançon, qui avait défendu Namur; les comtes de Solars et d'Athlone, généraux d'infanterie, et plusieurs autres officiers généraux. Le duc d'Ormond, le fils du comte d'Athlone furent pris; Ruvigny l'a été et relâché dans l'instant; on n'a pas fait semblant de le savoir; et grand nombre d'officiers particuliers. On estime leur perte à plus de vingt mille hommes. On ne se trompera guère si on estime notre perte à près de la moitié. Nous avons pris tout leur canon, huit mortiers, beaucoup de charrettes d'artillerie et de caissons, et quantité d'étendards et de drapeaux et quelques paires de timbales. La victoire se peut dire complète.

Le prince d'Orange, étonné que le feu continuel et si bien servi de son canon n'ébranlât point notre cavalerie, qui l'essuya six heures durant sans branler et tout entière sur plusieurs lignes, vint aux batteries en colère, accusant le peu de justesse de ses pointeurs. Quand il eut vu l'effet, il tourna bride et s'écria: « Oh ! l'insolente nation! » Il combattit presque jusqu'à la fin, et l'électeur de Bavière et lui se retirèrent par des ponts qu'ils avaient sur la Gette, quand ils virent qu'ils ne pouvaient plus raisonnablement rien espérer. L'armée du roi demeura longtemps comme elle se trouva, sur le terrain même où elle avait combattu; et vers la nuit marcha au camp marqué tout proche, le quartier général au village de Landen ou Land fermé. Plusieurs brigades prises de la nuit couchèrent en colonne comme elles se trouvèrent, marchant au camp, où elles entrèrent au jour, et la nôtre fut de ce nombre.

CHAPITRE VII. §

Monseigneur, mal conseillé, n'attaque point les retranchements d'Heilbronn, dont le maréchal de Lorges est outré. — Monseigneur de retour du Rhin et Monsieur des côtes. — Succès à la mer. — Siège et prise de Charleroy par le maréchal de Villeroy. — Prise de Roses par le maréchal de Noailles. — Bataille de la Marsaille en Piémont. — J'arrive à Paris et j'achète un régiment de cavalerie. — Daquin, premier médecin du roi, chassé, et Fagon en sa place. — Fortune et mort de La Vauguyon. — Survivance de Pontchartrain. — Saint-Malo bombardé sans dommage. — Mariage du maréchal de Boufflers. — Dangeau, maître de l'ordre de Saint-Lazare. — Ordre de Saint-Louis.

J'allai de bonne heure au quartier général que je trouvai sortant du village. Je fis mon compliment à M. de Luxembourg: il était avec les princes, le maréchal de Villeroy et peu d'officiers généraux. Je les suivis à la visite d'une partie du champ de bataille, et même ils se promenèrent au delà de la Gette, où il se trouva quelques pontons. Je leur prêtai une lunette d'approche avec laquelle nous vîmes six ou sept escadrons des ennemis qui se retiraient fort vite encore, et passaient sous le canon de Lave ou Lo. Je causai fort avec M. le prince de Conti qui me montra sa contusion au côté, et qui ne me parut pas insensible à la gloire qu'il avait acquise. Je fus ravi de celle de M. le duc de Chartres; j'avais été comme élevé auprès de lui, et si l'inégalité permet ce terme, l'amitié s'était formée et liée entre lui et moi: c'était aussi celui que je voyais le plus souvent à l'armée. L'infection du champ de bataille l'en éloigna bientôt.

Les ennemis s'étaient retirés sous Bruxelles. M. de Luxembourg fut quelque temps à ne songer qu'au repos et à la subsistance de ses troupes. Ce beau laurier qu'il venait de cueillir ne le mit pas à couvert du blâme. Il en essaya plus d'un: celui de la bataille même, et celui de n'en avoir pas profité. Pour la bataille, on lui reprochait de l'avoir hasardée contre une armée si bien postée et si fortement retranchée, et avec la sienne quoique un peu supérieure, mais fatiguée et pour ainsi dire encore essoufflée de la longueur de la marche de la veille; on l'accusait, et non sans raison, d'avoir été plus d'une fois au moment de la perdre, et de ne l'avoir gagnée qu'à force d'opiniâtreté, de sang et de valeur française. Sur le fruit de la victoire, on ne se contraignit pas de dire qu'il n'avait pas voulu l'achever de peur de terminer trop tôt une guerre qui le rendait grand et nécessaire. La première se détruisait aisément: il avait des ordres réitérés de donner bataille, et il ne pouvait imaginer que les ennemis eussent pu en une nuit si courte fortifier leur poste déjà trop bon par une telle étendue de retranchements si forts et si réguliers, qu'il n'aperçut que lorsque le jour parut auquel la bataille fut livrée. Sur l'autre accusation, je n'en sais pas assez pour en parler. Il est vrai qu'entre quatre et cinq tout fut fini, et les ennemis partie en retraite, partie en fuite. La Gette par là était en notre disposition. Nous avions des pontons tout prêts. Au delà, le pays est ouvert, et il y avait assez de jour en juillet pour les suivre de près; mais il est vrai que les troupes n'en pouvaient plus de la marche de la veille et de douze heures de combat, que les chevaux étaient à bout, ceux de trait surtout pour le canon et les vivres, et qu'on prétendit qu'on manquait absolument de ce dernier côté pour aller en avant, et les charrettes composées étaient épuisées de munitions.

Cossé, prisonnier, fut renvoyé incontinent sur sa parole, et les ducs de Berwick et d'Ormond presque aussitôt échangés. On eut grand soin de nos blessés et le même des prisonniers qui l'étaient; et de bien traiter ceux qui ne l'étaient pas et surtout de faire enlever du champ de bataille tout ce qui n'était pas mort et qu'on put emporter.

Le maréchal de Lorges passa le Rhin et prit la ville et le château d'Heidelberg, puis passa le Necker et prit Zuingenberg, où Vaubecourt eut un pied cassé et le prince d'Épinay a été dangereusement blessé. La jonction faite de Monseigneur, le maréchal de Lorges voulut attaquer Heilbronn : Monseigneur y trouva de la difficulté. Le maréchal s'y est opiniâtré, les a toutes levées et les troupes ne demandaient qu'à donner, lorsqu'un petit conseil particulier de Saint-Pouange et de M. le Premier a tout arrêté. Le maréchal s'est mis en furie, mais Chaulny ayant été entraîné par les deux autres, et Monseigneur penchant fort de ce côté, il n'y a pas eu moyen de le résoudre, au grand regret des principaux généraux et de toutes les troupes. Le reste de la campagne se passa en subsistances abondantes, et Monseigneur revint de bonne heure avec ses trois conseillers pacifiques. Monsieur avec le maréchal d'Humières était revenu longtemps avant lui de Pontorson, où il s'était le plus fixé. Il avait fait un tour en Bretagne, où le duc de Chaulnes l'avait reçu et traité avec une magnificence royale. Monsieur eut des relais du roi à Dreux, et trouva Madame qui venait d'avoir la petite vérole.

Tourville prit ou défit et dissipa presque toute la flotte marchande de Smyrne dont il battit le convoi, et fit encore plusieurs moindres expéditions, cette même campagne, qui coûtèrent fort cher aux Anglais et aux Hollandais. Rocke qui commandait cette flotte eut près de cinquante vaisseaux brûlés ou coulés à fond, et vingt-sept pris, tous marchands et richement chargés: sur un seul de ceux qu'on prit la charge fut estimée cinq cent mille écus, et on croit la perte des ennemis de plus de trente millions. On prit aussi deux gros vaisseaux de guerre et on en coula bas deux autres. Coetlogon brûla les vaisseaux Anglais qui s'étaient retirés à Gibraltar.

Cependant les régiments vacants de Neerwinden furent donnés. Tous les capitaines du Royal-Roussillon avec Puyrobert, lieutenant-colonel à leur tête, m'étaient venus offrir d'écrire pour me demander, et le major, frère de notre maréchal de camp, s'y joignit; ils me citèrent deux exemples où cela avait réussi. Ils me pressèrent, et quoique je me sentisse fort flatté et à la sortie d'une grande action, je persévérai à leur en témoigner ma reconnaissance sans accepter leur offre. Je regardai ce régiment comme la fortune du chevalier de Montfort dont le frère l'avait acheté. J'en écrivis à M. de Beauvilliers, et je pressai infiniment M. le duc de Chartres, qui commandait la cavalerie, de le demander pour lui, qui me le fit espérer sans s'y engager tout à fait, pour se débarrasser de pareilles prières pour les autres régiments. Morstein, qui était bien avec lui, me dit devant lui qu'il se doutait bien qui aurait ce régiment, et fut honteux de ce que M. de Chartres lui répondit. Praslin le demanda et l'obtint par Barbezieux qui était son ami. J'avais su qu'il le demandait, je le lui avais dit et en même temps mes désirs pour notre major. Le jour que M. de Chartres le vint faire recevoir, Praslin vint m'éveiller, dîna chez moi, s'y tint toute la journée, et y soupa. Lui et le chevalier de Montfort se firent merveilles. M. le comte de Toulouse eut son régiment. D'Achy qui n'en eut point en fut outré et ne voulut ni voir Praslin ni en entendre parler. Je fis l'impossible pour le ramener de cette folie; il la poussa jusqu'à ne vouloir manger ni chez moi ni à ma halte, qu'il ne fût bien assuré que ce dernier n'y serait pas, quoiqu'il n'oubliât rien pour l'apprivoiser. Non seulement j'eus tout lieu de me louer de ce nouveau mestre de camp, mais l'amitié et la confiance se mirent entre nous et n'ont fini qu'avec lui.

Après divers camps de repos, de subsistances, d'observations, l'armée s'approcha de Charleroi; le maréchal de Villeroy avec une partie de l'armée en fit le siège et ouvrit la tranchée du 15 au 16 septembre. M. de Luxembourg le couvrit avec l'autre partie de l'armée, de laquelle nous étions, mais assez près pour s'aller promener souvent au siège, et pour que les deux armées se communiquassent sans aucun besoin d'escorte. Le prince d'Orange ne songea pas à donner la moindre inquiétude. Le marquis d'Harcourt avec son corps un peu renforcé fut envoyé aux lignes que gardait La Valette, vers où l'électeur de Bavière avait marché avec un assez gros corps. Fort peu après, le prince d'Orange quitta l'armée, et s'en alla à Breda, puis chasser à Loo et de là à la Haye. Charleroi battit la chamade le dimanche matin 11 octobre. On y perdit fort peu de monde, et personne de distinction que le fils aîné de Broglio, qui était allé voir le marquis de Créqui à la tranchée. Castille, qui commandait à Charleroi, s'est fort plaint de n'avoir point été secouru, contre la parole que le prince d'Orange et l'électeur de Bavière lui en avaient donnée. Il a obtenu la permission de passer par la France pour aller en Espagne, et ne veut plus servir sous eux. Boisselot, qui défendit si bravement Limerick en Irlande, eut le gouvernement de Charleroi sur-le-champ.

M. de Noailles prit Roses. Un gros détachement de son armée alla joindre le maréchal Catinat, et la gendarmerie y fut aussi de l'armée du Rhin. M. de Savoie faisait mine d'assiéger Pignerol, et se contenta de le bombarder, Tessé dedans, de prendre et de faire sauter le fort de Sainte-Brigitte, après quoi il perdit une grande bataille le dimanche 4 octobre, près de l'abbaye de la Marsaglia. Clérembault en apporta la nouvelle. Le combat dura depuis neuf heures du matin jusqu'à quatre heures après midi. On prétend qu'ils y ont perdu dix-sept mille hommes, trente-six pièces de canon, leurs bagages, cinquante étendards ou drapeaux. Les deux armées se cherchaient mutuellement. Au moment que le combat commença, M. Catinat s'aperçut que le dessein de M. de Savoie était tout sur sa gauche. Il y porta la gendarmerie et encore d'autres troupes qui n'y étaient pas attendues, et qui non seulement soutinrent tout l'effort que les ennemis espéraient imprévu, mais qui les renversèrent. Mais ce désordre se rétablit, et cette droite ennemie fit bien mieux que leur gauche, qui fut enfoncée: à la fin la victoire fut si complète, que la retraite des ennemis devint une fuite, et que M. de Savoie fut poursuivi jusqu'à la vue de Turin. M. Catinat avait soixante-quinze escadrons et quarante-huit bataillons, et M. de Savoie quatre-vingts escadrons et quarante-cinq bataillons. Ceux des religionnaires français ont combattu en désespérés et s'y sont presque tous fait tuer.

Caprara et Louvigny ne voulaient point que M. de Savoie donnât la bataille; mais il s'y est opiniâtré, en fureur d'avoir vu brûler sa belle maison de la Verrerie par Buchevilliers deux jours auparavant. Le roi l'avait très expressément ordonné, en représailles des feux que M. de Savoie avait faits en Dauphiné et tout nouvellement dans la vallée de Pragelus, sans même pardonner aux églises. Nous y avons perdu La Hoguette, lieutenant général et très bon, force officiers de gendarmerie, entre autres le chevalier de Druy, major fort au goût du roi, et quelques brigadiers et colonels. Les ennemis conviennent de la perte de douze mille hommes, dont deux mille prisonniers. Ce qui est resté de troupes espagnoles se retira dans le duché de Milan.

Le roi envoya Chamlay concerter avec le maréchal Catinat: c'était son homme de confiance de tout temps pour toutes les affaires de la guerre, et celui de M. de Louvois; il le méritait par sa capacité et son secret; bon citoyen, la modestie et la simplicité même, avec beaucoup d'honneur et de probité; d'ailleurs homme de fort peu et qui ne s'en cachait pas. En partant, le roi le fit grand-croix de Saint-Louis à la place de Montchevreuil, tué à Neerwinden. Le duc de Schomberg mourut de ses blessures; nous avons eu Varennes et Médavy, maréchaux de camp, fort blessés, et Ségur, capitaine de gendarmerie, une jambe emportée, plusieurs autres blessés. Nous eûmes huit ou neuf cents blessés et moins de deux mille morts. Nos Irlandais s'y distinguèrent. Le roi écrivit à MM. de Vendôme tous deux, et ne fit pas le même honneur à M. le Duc ni à M. le prince de Conti. Il est pourtant difficile que les uns aient mieux mérité à la Marsaille que les autres firent à Neerwinden. Cette différence ne les rapprocha pas et scandalisa fort tout le monde.

Charleroi rendu, après une fort belle défense, par une honorable capitulation, les trois princes s'en allèrent, et l'armée se mit dans les quartiers de fourrages en attendant ceux d'hiver. Dès qu'ils furent venus je ne songeai plus qu'à m'en aller, après avoir visité Tournay et sa belle citadelle. Je trouvai les chemins et les postes en grand désarroi, et entre autres aventures, je fus mené par un postillon sourd et muet qui m'embourba de nuit auprès du Quesnoy. Je passai à Noyon chez l'évêque, qui était un Clermont-Tonnerre, parent et ami de mon père, célèbre par sa vanité et les faits et dits qui en ont été les fruits. Toute sa maison était remplie de ses armes jusqu'aux plafonds et aux planchers; des manteaux de comte et pair dans tous les lambris, sans chapeau d'évêque; des clefs partout, qui sont ses armes, jusque sur le tabernacle de sa chapelle; ses armes sur sa cheminée, en tableau avec tout ce qui se peut imaginer d'ornements, tiare, armures, chapeaux, etc., et toutes les marques des offices de la couronne; dans sa galerie une carte que j'aurais prise pour un concile, sans deux religieuses aux deux bouts: c'étaient les premiers et les successeurs de sa maison; et deux autres grandes cartes généalogiques avec ce titre de Descente de la très auguste maison de Clermont-Tonnerre, des empereurs d'Orient, et à l'autre, des empereurs d'Occident. Il me montra ces merveilles, que j'admirai à la hâte dans un autre sens que lui; et je gagnai Paris à grand'peine. Je pensai même demeurer à Pont-Sainte-Maxence, où tous les chevaux étaient retenus pour M. de Luxembourg. Je dis au maître de la poste que j'en étais gouverneur, comme il était vrai, et que je l'allais faire mettre au cachot s'il ne me donnait des chevaux. J'aurais été bien empêché comment m'y prendre, mais il fut assez simple pour en avoir peur et me donner des chevaux.

J'avais fait amitié à l'armée avec le chevalier du Rosel, mestre de camp, grand partisan, et très bon officier et fort estimé. C'était d'ailleurs un gentilhomme fort homme d'honneur. Il avait eu le régiment du prince Paul, tué à Neerwinden. Peu de jours avant de nous séparer, il me confia que le roi mettait en un seul corps les cent compagnies de carabiniers qui étaient les grenadiers de la cavalerie, que ce corps se séparait en cinq brigades avec chacune son mestre de camp et son état-major, et que le tout était donné à M. du plaine, qui avait fait l'impossible, et le roi aussi, pour que le comte d'Auvergne lui vendit sa charge de colonel général de la cavalerie, à quoi rien ne l'avait pu résoudre. Du Rosel ajouta qu'il savait qu'il avait une de ces brigades, dont notre d'Achy eut aussi une, et qu'il aurait son régiment à vendre, que je tâchasse de l'avoir, et que pour le droit d'avis il me demandait vingt-six mille livres, au lieu du prix fixé de vingt-deux mille cinq cents livres. Je trouvai l'avis salutaire et j'en remerciai fort du Rosel. En arrivant à Paris, je trouvai la chose publique. J'écrivis à M. de Beauvilliers, et j'eus un régiment dans les premières vingt-quatre heures que je fus arrivé, dont je remerciai le roi en lui faisant ma révérence d'arrivée. Je tins parole à du Rosel et lui payai vingt-six mille livres sans que personne le sût, et nous avons été amis toute sa vie. C'était un des galants hommes que j'aie connus; il avait un frère plus avancé que lui, qui valait beaucoup aussi, quoique le cadet lui fût supérieur et reconnu pour tel.

Je trouvai un changement à la cour qui la surprit fort. Daquin, premier médecin du roi, créature de Mme de Montespan, n'avait rien perdu de son crédit par l'éloignement final de la maîtresse, mais il n'avait jamais pu prendre avec Mme de Maintenon, à qui tout ce qui sentait cet autre côté fut toujours plus que suspect. Daquin était grand courtisan, mais reître, avare, avide, et qui voulait établir sa famille en toute façon. Son frère, médecin ordinaire, était moins que rien: et le fils du premier médecin, qu'il poussait par le conseil et les intendances, valait encore moins. Le roi peu à peu se lassait de ses demandes et de ses importunités. Lorsque M. de Saint-Georges passa de Tours à Lyon, par la mort du frère du premier maréchal de Villeroy, commandant et lieutenant de roi de cette province et proprement le dernier seigneur de nos jours, Daquin avait un fils abbé, de très bonnes moeurs, de beaucoup d'esprit et de savoir, pour lequel il osa demander Tours de plein saut, et en presser le roi avec la dernière véhémence. Ce fut l'écueil où il se brisa; Mme de Maintenon profita du dégoût où elle vit le roi d'un homme qui demandait sans cesse, et qui avait l'effronterie de vouloir faire son fils tout d'un coup archevêque al despetto de tous les abbés de la première qualité, et de tous les évêques du royaume; et Tours en effet fut donné à l'abbé d'Hervault, qui avait été longtemps auditeur de rote avec réputation, et qui y avait bien fait. C'était un homme de condition, bien allié, et qui dans cet archevêché a grandement soutenu tout le bien qu'il y promettait.

Mme de Maintenon, qui voulait tenir le roi par toutes les avenues, et qui considérait celle d'un premier médecin habile et homme d'esprit comme une des plus importantes, à mesure que le roi viendrait à vieillir et sa santé il s'affaiblir, sapait depuis longtemps Daquin, et saisit ce moment de la prise si forte qu'il donna sur lui et de la colère du roi; elle le résolut à le chasser, et en même temps à prendre Fagon en sa place. Ce fut un mardi, jour de la Toussaint, qui était le jour du travail chez elle de Pontchartrain, qui outre la marine avait Paris, la cour et la maison du roi en son département. Il eut donc ordre d'aller le lendemain avant sept heures du matin chez Daquin lui dire de se retirer sur-le-champ à Paris; que le roi lui donnait six mille livres de pension, et à son frère médecin ordinaire, trois mille livres pour se retirer aussi, et défense au premier médecin de voir le roi et de lui écrire. Jamais le roi n'avait tant parlé à Daquin que la veille à son souper et à son coucher, et n'avait paru le mieux traiter. Ce fut donc pour lui un coup de foudre qui l'écrasa sans ressource. La cour fut fort étonnée et ne tarda pas à s'apercevoir d'où cette foudre partait, quand on vit, le jour des Morts, Fagon déclaré premier médecin par le roi même qui le lui dit à son lever, et qui apprit par là la chute de Daquin à tout le monde qui l'ignorait encore, et qu'il n'y avait pas deux heures que Daquin lui-même l'avait apprise. Il n'était point malfaisant, et ne laissa pas à cause de cela d'être plaint et d'être même visité dans le court intervalle qu'il mit à s'en aller à Paris.

Fagon était un des beaux et des bons esprits de l'Europe, curieux de tout ce qui avait trait à son métier, grand botaniste, bon chimiste, habile connaisseur en chirurgie, excellent médecin et grand praticien. Il savait d'ailleurs beaucoup; point de meilleur physicien que lui; il entendait même bien les différentes parties des mathématiques. Très désintéressé, ami ardent, mais ennemi qui ne pardonnait point, il aimait la vertu, l'honneur, la valeur, la science, l'application, le mérite, et chercha toujours à l'appuyer sans autre cause ni liaison, et à tomber aussi rudement sur tout ce qui s'y opposait, que si on lui eût été personnellement contraire. Dangereux aussi parce qu'il se prévenait très aisément en toutes choses, quoique fort éclairé, et qu'une fois prévenu, il ne revenait presque jamais; mais s'il lui arrivait de revenir, c'était de la meilleure foi du monde et faisait tout pour réparer le mal que sa prévention avait causé. Il était l'ennemi le plus implacable de ce qu'il appelait charlatans, c'est-à-dire des gens qui prétendaient avoir des secrets et donner des remèdes, et sa prévention l'emporta beaucoup trop loin de ce côté-là. Il aimait sa Faculté de Montpellier, et en tout la médecine, jusqu'au culte. À son avis il n'était permis de guérir que par la voie commune des médecins reçus dans les Facultés dont les lois et l'ordre lui étaient sacrés; avec cela délié courtisan, et connaissant parfaitement le roi, Mme de Maintenon, la cour et le monde. Il avait été le médecin des enfants du roi, depuis que Mme de Maintenon en avait été gouvernante; c'est que leur liaison s'était formée. De cet emploi il passa aux enfants de France, et ce fut d'où il fut tiré pour être premier médecin. Sa faveur et sa considération, qui devinrent extrêmes, ne le sortirent jamais de son état ni de ses moeurs, toujours respectueux et toujours à sa place.

Un autre événement surprit moins qu'il ne fit admirer les fortunes. Le dimanche 29 novembre, le roi sortant du salut apprit, par le baron de Beauvais, que La Vauguyon s'était tué le matin de deux coups de pistolet dans son lit, qu'il se donna dans la gorge, après s'être défait de ses gens sous prétexte de les envoyer à la messe. Il faut dire un mot de ces deux hommes: La Vauguyon était un des plus petits et des plus pauvres gentilshommes de France. Son nom était Bétoulat, et il porta le nom de Fromenteau. C'était un homme parfaitement bien fait, mais plus que brun et d'une figure espagnole. Il avait de la grâce, une voix charmante, qu'il savait très bien accompagner du luth et de la guitare, avec cela le langage des femmes, de l'esprit et insinuant.

Avec ces talents et d'autres plus cachés mais utiles à la galanterie, il se fourra chez Mme de Beauvais, première femme de chambre de la reine mère et dans sa plus intime confidence, et à qui tout le monde faisait d'autant plus la cour qu'elle ne s'était pas mise moins bien avec le roi, dont elle passait pour avoir eu le pucelage. Je l'ai encore vue vieille, chassieuse et borgnesse, à la toilette de Mme la dauphine de Bavière où toute la cour lui faisait merveilles, parce que de temps en temps elle venait à Versailles, où elle causait toujours avec le roi en particulier, qui avait conservé beaucoup de considération pour elle. Son fils, qui s'était fait appeler le baron de Beauvais, avait la capitainerie des plaines d'autour de Paris. Il avait été élevé, au subalterne près, avec le roi; il avait été de ses ballets et de ses parties, et galant, hardi, bien fait, soutenu par sa mère et par un goût personnel du roi, il avait tenu son coin, mêlé avec l'élite de la cour, et depuis traité du roi toute sa vie avec une distinction qui le faisait craindre et rechercher. Il était fin courtisan et gâté, mais ami à rompre des glaces auprès du roi avec succès, et ennemi de même; d'ailleurs honnête homme et toutefois respectueux avec les seigneurs. Je l'ai vu encore donner les modes.

Fromenteau se fit entretenir par la Beauvais, et elle le présentait à tout ce qui venait chez elle, qui là et ailleurs, pour lui plaire, faisait accueil au godelureau. Peu à peu elle le fit entrer chez la reine mère, puis chez le roi, et il devint courtisan par cette protection. De là il s'insinua chez les ministres. Il montra de la valeur volontaire à la guerre, et enfin il fut employé auprès de quelques princes d'Allemagne. Peu à peu il s'éleva jusqu'au caractère d'ambassadeur en Danemark, et il alla après ambassadeur en Espagne. Partout on en fut content, et le roi lui donna une des trois places de conseiller d'État d'épée, et, au scandale de sa cour, le fit chevalier de l'ordre en 1688. Vingt ans auparavant il avait épousé la fille de Saint-Mégrin dont j'ai parlé ci-devant à propos du voyage qu'il fit à Blaye de la part de la cour, pendant les guerres de Bordeaux, auprès de mon père; ainsi je n'ai pas besoin de répéter qui elle était, sinon qu'elle était veuve avec un fils de M. du Broutay, du nom de Quelen, et que cette femme était la laideur même. Par ce mariage, Fromenteau s'était seigneurifié et avait pris le nom de comte de La Vauguyon. Tant que les ambassades durèrent et que le fils de sa femme fut jeune, il eut de quoi vivre; mais quand la mère se vit obligée de compter avec son fils, ils se trouvèrent réduits fort à l'étroit. La Vauguyon, comblé d'honneurs bien au delà de ses espérances, représenta souvent au roi le misérable état de ses affaires, et n'en tirait que de rares et très médiocres gratifications.

La pauvreté peu à peu lui tourna la tête, mais on fut très longtemps sans s'en apercevoir. Une des premières marques qu'il en donna fut chez Mme Pelot, veuve du premier président du parlement de Rouen, qui avait tous les soirs un souper et un jeu uniquement pour ses amis en petit nombre. Elle ne voyait que fort bonne compagnie, et La Vauguyon y était presque tous les soirs. Jouant au brelan, elle lui fit un renvi qu'il ne tint pas. Elle l'en plaisanta, et lui dit qu'elle était bien aise de voir qu'il était un poltron. La Vauguyon ne répondit mot, mais, le jeu fini, il laissa sortir la compagnie et quand il se vit seul avec Mme Pelot, il ferma la porte au verrou, enfonça son chapeau dans sa tête, l'accula contre sa cheminée, et lui mettant la tête entre ses deux poings, lui dit qu'il ne savait ce qui le tenait qu'il ne la lui mit en compote, pour lui apprendre à l'appeler poltron. Voilà une femme bien effrayée, qui, entre ses deux poings, lui faisait des révérences perpendiculaires et des compliments tant qu'elle pouvait, et l'autre toujours en furie et en menaces. À la fin il la laissa plus morte que vive et s'en alla. C'était une très bonne et très honnête femme, qui défendit bien à ses gens de la laisser seule avec La Vauguyon, mais qui eut la générosité de lui en garder le secret jusqu'après sa mort, et de le recevoir chez elle à l'ordinaire, où il retourna comme si de rien n'eût été.

Longtemps après, rencontrant sur les deux heures après midi M. de Courtenay, dans ce passage obscur à Fontainebleau, qui, du salon d'en haut devant la tribune, conduit à une terrasse le long de la chapelle, lui fit mettre l'épée à la main, quoi que l'autre lui pût dire sur le lieu où ils étaient et sans avoir jamais eu occasion ni apparence de démêlé. Au bruit des estocades, les passants dans ce grand salon accoururent et les séparèrent, et appelèrent des Suisses de la salle des gardes de l'ancien appartement de la reine mère, où il y en avait toujours quelques-uns et qui donnait dans le salon. La Vauguyon, dès lors chevalier de l'ordre, se débarrassa d'eux et courut chez le roi, tourne la clef du cabinet, force l'huissier, entre, et se jette aux pieds du roi, en lui disant qu'il venait lui apporter sa tête. Le roi, qui sortait de table, chez qui personne n'entrait jamais que mandé, et qui n'aimait pas les surprises, lui demanda avec émotion à qui il en avait. La Vauguyon, toujours à genoux, lui dit qu'il a tiré l'épée dans sa maison, insulté par M. de Courtenay, et que son honneur a été plus fort que son devoir. Le roi eut grand'peine à s'en débarrasser, et dit qu'il verrait à éclaircir cette affaire, et un moment après les envoya arrêter tous deux par des exempts du grand prévôt, et mener dans leurs chambres. Cependant on amena deux carrosses, qu'on appelait de la pompe, qui servaient à Bontems et à divers usages pour le roi, qui étaient à lui, mais sans armes et avaient leurs attelages. Les exempts qui les avaient arrêtés les mirent chacun dans un de ces carrosses et l'un d'eux avec chacun, et les conduisirent à Paris à la Bastille, où ils demeurèrent sept ou huit mois, avec permission au bout du premier mois d'y voir leurs amis, mais traités tous deux en tout avec une égalité entière. On peut croire le fracas d'une telle aventure: personne n'y comprenait rien. Le prince de Courtenay était un fort honnête homme, brave, mais doux, et qui n'avait de la vie eu querelle avec personne. Il protestait qu'il n'en avait aucune avec La Vauguyon, et qu'il l'avait attaqué et forcé de mettre l'épée à la main, pour n'en être pas insulté; d'autre part on ne se doutait point encore de l'égarement de La Vauguyon, il protestait de même que c'était l'autre qui l'avait attaqué et insulté: on ne savait donc qui croire, ni que penser. Chacun avait ses amis, mais personne ne put goûter l'égalité si fort affectée en tous les traitements faits à l'un et à l'autre. Enfin, faute de meilleur éclaircissement et la faute suffisamment expiée, ils sortirent de prison, et peu après reparurent à la cour.

Quelque temps après, une nouvelle escapade mit les choses plus au net. Allant à Versailles, La Vauguyon rencontre un palefrenier de la livrée de M. le Prince, menant un cheval de main tout sellé, allant vers Sèvres et vers Paris. Il arrête, appelle, met pied à terre et demande à qui est le cheval. Le palefrenier répond qu'il est à M. le Prince. La Vauguyon lui dit que M. le Prince ne trouvera pas mauvais qu'il le monte, et saute au même temps dessus. Le palefrenier bien étourdi ne sait que faire à un homme à qui il voit un cordon bleu par-dessus son habit et sortant de son équipage, et le suit. La Vauguyon prend le petit galop jusqu'à la porte de la Conférence, gagne le rempart et va mettre pied à terre à la Bastille, donne pour boire au palefrenier et le congédie. Il monte chez le gouverneur à qui il dit qu'il a eu le malheur de déplaire au roi et qu'il le prie de lui donner une chambre. Le gouverneur bien surpris lui demande à son tour à voir l'ordre du roi, et sur ce qu'il n'en a point, plus étonné encore, résiste à toutes ses prières, et par capitulation le garde chez lui en attendant réponse de Pontchartrain, à qui il écrit par un exprès. Pontchartrain en rend compte au roi, qui ne sait ce que cela veut dire, et l'ordre vient au gouverneur de ne point recevoir La Vauguyon, duquel, malgré cela, il eut encore toutes les peines du monde à se défaire. Ce trait et cette aventure du cheval de M. le Prince firent grand bruit et éclaircirent fort celle de M. de Courtenay. Cependant, le roi fit dire à La Vauguyon qu'il pouvait reparaître à la cour, et il continua d'y aller comme il faisait auparavant, mais chacun l'évitait et on avait grand'peur de lui, quoique le roi par bonté affectât de le traiter bien.

On peut juger que ces dérangements publics n'étaient pas sans d'autres domestiques qui demeuraient cachés le plus qu'il était possible. Mais ils devinrent si fâcheux à sa pauvre femme, bien plus vieille que lui et fort retirée, qu'elle prit le parti de quitter Paris et de s'en aller dans ses terres. Elle n'y fut pas bien longtemps, et y mourut tout à la fin d'octobre, à la fin de cette année. Ce fut le dernier coup qui acheva de faire tourner la tête à son mari: avec sa femme il perdait toute sa subsistance; nul bien de soi et très peu du roi. Il ne la survécut que d'un mois. Il avait soixante quatre ans, près de vingt ans moins qu'elle, et n'eut jamais d'enfants. On sut que les deux dernières années de sa vie il portait des pistolets dans sa voiture et en menaçait souvent le cocher ou le postillon, en joue, allant et venant de Versailles. Ce qui est certain c'est que, sans le baron de Beauvais qui l'assistait de sa bourse et prenait fort soin de lui, il se serait souvent trouvé aux dernières extrémités, surtout depuis le départ de sa femme. Beauvais en parlait souvent au roi, et il est inconcevable qu'ayant élevé cet homme au point qu'il avait fait et lui ayant toujours témoigné une bonté particulière, il l'ait persévéramment laissé mourir de faim et devenir fou de misère.

L'année finit par la survivance de la charge de secrétaire d'État de M. de Pontchartrain, à M. de Maurepas, son fils, qui était conseiller aux requêtes du palais, et n'avait pas vingt ans, borgne de la petite vérole. Il est seul, et a perdu un aîné dont le père et la mère ne se consolent point.

À propos de cette charge, les ennemis bombardèrent Saint-Malo presque en même temps, sans presque autres dommages que toutes les vitres de la ville cassées par le bruit terrible d'une espèce de machine infernale qui s'ouvrit et sauta avant d'être à portée. M. de Chaulnes et le duc de Coislin qui était allé présider aux états, y étaient accourus avec force officiers de marine et beaucoup de noblesse. Le maréchal de Boufflers épousa la fille du duc de Grammont, à Paris, et le roi donna à Dangeau la grande maîtrise de l'ordre de Notre-Dame du Mont-Carmel et de celui de Saint-Lazare unis, comme l'avait Nerestang lorsqu'il la remit entre les mains du roi, qui en fit M. de Louvois son grand vicaire. L'hiver précédent le roi avait institué l'ordre de Saint-Louis, et c'est ce qui donna lieu à donner à un particulier la grande maîtrise de Saint-Lazare. Ces deux ordres sont si connus que je ne m'arrêterai pas à les expliquer; je remarquerai seulement que le roi, qui, faute d'assez de récompenses effectives, était fort attentif à en faire de tout ce qui pouvait amuser l'émulation, se montra fort jaloux de faire valoir ce nouvel ordre de Saint-Louis en toutes les manières qui lui furent possibles. Il déclara aussi chevalier du Saint-Esprit le marquis d'Arquien, aux instances les plus vives du roi et de la reine de Pologne, sa fille, auprès de laquelle il vivait, et qui n'avait jamais pu réussir à le faire faire due.

L'année finit par l'arrivée de MM. de Vendôme de l'armée du maréchal Catinat. On remarqua d'autant mieux combien ils furent bien reçus, qu'on avait été plus surpris de ce que M. le Dire, quoique gendre du roi, l'avait été médiocrement, M. le prince de Conti très froidement, et M. de Luxembourg, comme s'il n'avait point fait parler de lui de toute la campagne dont le roi ne l'entretint, et encore peu, que plus de quinze jours après son arrivée.

CHAPITRE VIII. §

Année 1694. Origine de mon intime amitié avec le duc de Beauvilliers jusqu'à sa mort. — Louville. — La Trappe et son réformateur, et mon intime liaison avec lui. — Son origine. — Procès de préséance de M. de Luxembourg contre seize pairs de France ses anciens. — Branche de la maison de Luxembourg établie en France. — M. de Luxembourg, sa branche et sa fortune. — Ruses de M. de Luxembourg. — Ducs à brevet.

Ma mère, qui avait eu beaucoup d'inquiétude de moi pendant toute la campagne, désirait fort que je n'en fisse pas une seconde sans être marié. Il fut donc fort question de cette grande affaire entre elle et moi. Quoique fort jeune, je n'y avais pas de répugnance, mais je voulais me marier à mon gré. Avec un établissement considérable, je me sentais fort esseulé dans un pays où le crédit et la considération faisaient plus que tout le reste. Fils d'un favori de Louis VIII, et d'une mère qui n'avait vécu que pour lui, qu'il avait épousée n'étant plus jeune elle-même, sans oncle ni tante, ni cousins germains, ni parents proches, ni amis utiles de mon père et de ma mère, si hors de tout par leur âge, je me trouvais extrêmement seul. Les millions ne pouvaient me tenter d'une mésalliance, ni la mode, ni mes besoins me résoudre à m'y ployer.

Le duc de Beauvilliers s'était toujours souvenu que mon père et le sien avaient été amis, et que lui-même avait vécu sur ce pied-là avec mon père, autant que la différence d'âge, de lieux et de vie l'avait pu permettre; et il m'avait toujours montré tant d'attention chez les princes dont il était gouverneur, et à qui je faisais ma cour, que ce fut à lui à qui je m'adressai, à la mort de mon père et depuis, pour l'agrément du régiment, comme je l'ai marqué. Sa vertu, sa douceur, sa politesse, tout m'avait épris de lui. Sa faveur alors était au plus haut point. Il était ministre d'État depuis la mort de M. de Louvois; il avait succédé fort jeune au maréchal de Villeroy dans la place de chef du conseil des finances, et il avait eu de son père la charge de premier gentilhomme de la chambre; la réputation de la duchesse de Beauvilliers me touchait encore, et l'union intime dans laquelle ils avaient toujours vécu. L'embarras était le bien: j'en avais grand besoin pour nettoyer le mien, qui était fort en désordre, et M. de Beauvilliers avait deux fils et huit filles. Malgré tout cela, mon goût l'emporta, et ma mère l'approuva.

Le parti pris, je crus qu'aller droit à mon but, sans détours et sans tiers, aurait plus de grâce; ma mère me remit un état bien vrai et bien exact de mon bien et de mes dettes, des charges et des procès que j'avais. Je le portai à Versailles, et je fis demander à M. de Beauvilliers un temps où je pusse lui parler secrètement, à loisir et tout à mon aise. Louville fut celui qui le lui demanda. C'était un gentilhomme de bon lieu, dont la mère l'était aussi, la famille de laquelle avait toujours été fort attachée à mon père et qu'il avait fort protégée dansa faveur, et longtemps depuis par M. de Seignelay. Louville, élevé dans ce même attachement, avait été pris, de capitaine au régiment du roi infanterie, pour être gentilhomme de la manche de M. le duc d'Anjou, par M. de Beauvilliers, à la recommandation de mon père, et M. de Beauvilliers, qui l'avait fort goûté depuis, ne l'avait connu, quoique son parent, que par mon père. Louville était d'ailleurs homme d'infiniment d'esprit, et qui, avec une imagination qui le rendait toujours neuf et de la plus excellente compagnie, avait toute la lumière et le sens des grandes affaires et des plus solides et des meilleurs conseils.

J'eus donc mon rendez-vous, à huit heures du soir, dans le cabinet de Mme de Beauvilliers, où le duc me vint trouver seul et sans elle. Là, je lui fis mon compliment, et sur ce qui m'amenait, et sur ce que j'avais mieux aimé m'adresser directement à lui, que de lui faire parler comme on fait d'ordinaire dans ces sortes d'affaires; et qu'après lui avoir témoigné tout mon désir, je lui apportais un état le plus vrai, le plus exact de mon bien et de mes affaires, sur lequel je le suppliais de voir ce qu'il y pourrait ajouter pour rendre sa fille heureuse avec moi; que c'étaient là toutes les conditions que je voulais faire, sans vouloir ouïr parler d'aucune sorte de discussion sur pas une autre, ni sur le plus ou le moins; et que toute la grâce que je lui demandais était de m'accorder sa fille et de faire faire le contrat de mariage tout comme il lui plairait; que ma mère et moi signerions sans aucun examen.

Le duc eut sans cesse les yeux collés sur moi pendant que je lui parlai. Il me répondit en homme pénétré de reconnaissance, et de mon désir, et de ma franchise, et de ma confiance. Il m'expliqua l'état de sa famille, après m'avoir demandé un peu de temps pour en parler à Mme de Beauvilliers, et voir ensemble ce qu'ils pourraient faire. Il me dit donc que, de ses huit filles, l'aînée était entre quatorze et quinze ans; la seconde très contrefaite et nullement mariable; la troisième entre douze et treize ans; toutes les autres, des enfants qu'il avait à Montargis, aux Bénédictines, dont il avait préféré la vertu et la piété qu'il y connaissait, à des couvents plus voisins où il aurait eu le plaisir de les voir plus souvent. Il ajouta que son aînée voulait être religieuse; que la dernière fois qu'il l'avait été voir de Fontainebleau, il l'y avait trouvée plus déterminée que jamais; que, pour le bien, il en avait peu; qu'il ne savait s'il me conviendrait, mais qu'il me protestait qu'il n'y avait point d'efforts qu'il ne fit pour moi de ce côté-là. Je lui répondis qu'il voyait bien, à la proposition que je lui faisais, que ce n'était pas le bien qui m'amenait à lui, ni même sa fille que je n'avais jamais vue, que c'était lui qui m'avait charmé et que je voulais épouser avec Mme de Beauvilliers. « Mais, me dit-il, si elle veut absolument être religieuse? — Alors, répliquai-je, je vous demande la troisième. » À cette proposition, il me fit deux objections: son âge et la justice de lui égaler l'aînée pour le bien, si le mariage de la troisième fait, cette aînée changeait d'avis et ne voulait plus être religieuse, et l'embarras où cela le jetterait. À la première, je répondis par l'exemple domestique de sa belle-soeur, plus jeune encore lorsqu'elle avait épousé le feu duc de Mortemart; à l'autre, qu'il me donnât la troisième, sur le pied que l'aînée se marierait, quitte à me donner le reste de ce qu'il aurait destiné d'abord, le jour que l'aînée ferait profession, et que si elle changeait d'avis, je me contenterais d'un mariage de cadette, et serais ravi que l'aînée trouvât encore mieux que moi.

Alors, le duc levant les yeux au ciel, et presque hors de lui, me protesta qu'il n'avait jamais été combattu de la sorte; qu'il lui fallait ramasser toutes ses forces pour ne me la pas donner à l'instant. Il s'étendit sur mon procédé avec lui, et me conjura, que la chose réussit ou non, de le regarder désormais comme mon père, qu'il m'en servirait en tout, et que l'obligation que j'acquérais sur lui était telle qu'il ne pouvait moins m'offrir et me tenir que tout ce qui était en lui de services et de conseils. Il m'embrassa en effet comme son fils, et nous nous séparâmes de la sorte pour nous revoir à l'heure qu'il me dirait le lendemain au lever du roi. Il m'y dit à l'oreille, en passant, de me trouver ce même jour, à trois heures après midi, dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, qui devait alors être au jeu de paume et son appartement désert. Mais il se trouve toujours des fâcheux. J'en trouvai deux, en chemin du rendez-vous, qui, étonnés de l'heure où ils me trouvaient dans ce chemin où ils ne me voyaient aucun but, m'importunèrent de leurs questions; je m'en débarrassai comme je pus, et j'arrivai enfin au cabinet du jeune prince, où je trouvai son gouverneur qui avait mis un valet de chambre de confiance à la porte pour n'y laisser entrer que moi. Nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre, la table d'étude entre nous deux. Là, j'eus la réponse la plus tendre, mais négative, fondée sur la vocation de sa fille, sur son peu de bien pour l'égaler à la troisième, si, le mariage fait, elle se ravisait; sur ce qu'il n'était point payé de ses états, et sur le désagrément que ce lui serait d'être le premier des ministres qui n'eût pas le présent que le roi avait toujours fait lors du mariage de leurs filles, et que l'état présent des affaires l'empêchait d'espérer. Tout ce qui se peut de douleur, de regret, d'estime, de préférence, de tendre, me fut dit; je répondis de même, et nous nous séparâmes, en nous embrassant, sans pouvoir plus nous parler. Nous étions convenus d'un secret entier qui nous faisait cacher nos conversations et les dépayser, de sorte que, ce jour-là, j'avais conté à M. de Beauvilliers, avant d'entrer en matière, les deux rencontres que j'avais faites; et sur ce qu'il me recommanda de plus en plus le secret, je donnai le change à Louville de ce second entretien, quoiqu'il sût le premier, et qu'il fût un des deux hommes que j'avais rencontrés.

Le lendemain matin, au lever du roi, M. de Beauvilliers me dit à l'oreille qu'il avait fait réflexion que Louville était homme très sûr et notre ami intime à tous deux, et que, si je voulais lui confier notre secret, il nous deviendrait un canal très commode et très caché. Cette proposition me rendit la joie par l'espérance, après avoir compté tout rompu. Je vis Louville dans la journée; je l'instruisis bien, et le priai de n'oublier rien pour servir utilement la passion que j'avais de ce mariage.

Il me procura une entrevue pour le lendemain dans ce petit salon du bout de la galerie qui touche à l'appartement de la reine et où personne ne passait, parce que cet appartement était fermé depuis la mort de Mme la Dauphine. J'y trouvai M. de Beauvilliers à qui je dis, d'un air allumé de crainte et d'espérance, que la conversation de la veille m'avait tellement affligé, que je l'avais abrégée dans le besoin que je me sentais d'aller passer les premiers élans de ma douleur dans la solitude, et il était vrai; mais que, puisqu'il me permettait de traiter encore cette matière, je n'y voyais que deux principales difficultés, le bien et la vocation; que pour le bien, je lui demandais en grâce de prendre cet état du mien que je lui apportais encore, et de régler dessus tout ce qu'il voudrait. À l'égard du couvent, je me mis à lui faire une peinture vive de ce que l'on ne prend que trop souvent pour vocation, et qui n'est rien moins et très souvent que préparation aux plus cuisants regrets d'avoir renoncé à ce qu'on ignore et qu'on se peint délicieux, pour se confiner dans une prison de corps et d'esprit qui désespère; à quoi j'ajoutai celle du bien et des exemples de vertu que sa fille trouverait dans sa maison.

Le duc me parut profondément touché du motif de mon éloquence. Il me dit qu'il en était pénétré jusqu'au fond de l'âme, qu'il me répétait, et de tout son coeur, ce qu'il m'avait déjà dit, qu'entre M. le comte de Toulouse et moi, s'il lui demandait sa fille, il ne balancerait pas à me préférer, et qu'il ne se consolerait de sa vie de me perdre pour son gendre. Il prit l'état de mon bien pour examiner avec Mme de Beauvilliers tout ce qu'ils pourraient faire tant sur le bien que sur le couvent: « Mais si c'est sa vocation, ajouta-t-il, que voulez-vous que j'y fasse? Il faut en tout suivre aveuglément la volonté de Dieu et sa loi, et il sera le protecteur de ma famille. Lui plaire et le servir fidèlement est la seule chose désirable et doit être l'unique fin de nos actions. » Après quelques autres discours nous nous séparâmes.

Ces paroles si pieuses, si détachées, si grandes, dans un homme si grandement occupé, augmentèrent mon respect et mon admiration, et en même temps mon désir, s'il était possible. Je contai tout cela à Louville, et le soir j'allai à la musique à l'appartement, où je me plaçai en sorte que j'y pus toujours voir M. de Beauvilliers, qui était derrière les princes. Au sortir de là je ne pus me contenir de lui dire à l'oreille que je ne me sentais point capable de vivre heureux avec une autre qu'avec sa fille, et, sans attendre de réponse, je m'écoulai. Louville avait jugé à propos que je visse Mme de Beauvilliers, à cause de la confiance entière de M. de Beauvilliers en elle, et me dit de me trouver le lendemain chez elle, porte fermée, à huit heures du soir. J'y trouvai Louville avec elle; là, après les remerciements, elle me dit sur le bien et sur le couvent à peu près les mêmes raisons, mais je crus apercevoir fort clairement que le bien était un obstacle aisé à ajuster, et qui n'arrêterait pas; mais que la pierre d'achoppement était la vocation. J'y répondis donc comme j'avais fait là-dessus à M. de Beauvilliers. J'ajoutai qu'elle se trouvait entre deux vocations; qu'il n'était plus question que d'examiner laquelle des deux était la plus raisonnable, la plus ferme, la plus dangereuse à ne pas suivre: l'une, d'être religieuse, l'autre, d'épouser sa fille; que la sienne était sans connaissance de cause, la mienne, après avoir parcouru toutes les filles de qualité; que la sienne était sujette au changement, la mienne stable et fixée; qu'en forçant la sienne on ne gâtait rien, puisqu'on la mettait dans l'état naturel et ordinaire, et dans le sein d'une famille où elle trouverait autant ou plus de vertu et de piété qu'à Montargis; que forcer la mienne m'exposait à vivre malheureux et mal avec la femme que j'épouserais et avec sa famille.

La duchesse fut surprise de la force de mon raisonnement et de la prodigieuse ardeur de son alliance qui me le faisait faire. Elle me dit que si j'avais vu les lettres de sa fille à M. l'abbé de Fénelon, je serais convaincu de la vérité de sa vocation; qu'elle avait fait ce qu'elle avait pu pour porter sa fille à venir passer sept ou huit mois auprès d'elle pour lui faire voir la cour et le monde sans avoir pu y réussir à moins d'une violence extrême; qu'au fond elle répondrait à Dieu de la vocation de sa fille dont elle était chargée, et non de la mienne; que j'étais un si bon casuiste, que je ne laissais pas de l'embarrasser; qu'elle verrait encore avec M. de Beauvilliers, parce qu'elle serait inconsolable de me perdre, et me répéta les mêmes choses tendres et flatteuses que son mari m'avait dites, et avec la même effusion de coeur. La duchesse de Sully qui entra, je ne sais comment, quoique la porte fût défendue, nous interrompit là, et je m'en allai fort triste, parce que je sentis bien que des personnes si pieuses et si désintéressées ne se mettraient jamais au-dessus de la vocation de leur fille.

Deux jours après, au lever du roi, M. de Beauvilliers me dit de le suivre de loin jusque dans un passage obscur, entre la tribune et la galerie de l'aile neuve au bout de laquelle il logeait, et ce passage était destiné à un grand salon pour la chapelle neuve que le roi voulait bâtir. Là, M. de Beauvilliers me rendit l'état de mon bien, et me dit qu'il y avait vu que j'étais grand seigneur en bien comme dans le reste, mais qu'aussi je ne pouvais différer à me marier; me renouvela ses regrets et me conjura de croire que Dieu seul qui voulait sa fille pour son épouse avait la préférence sur moi, et l'aurait sur le Dauphin même, s'il était possible qu'il la voulût épouser; que si, dans les suites, sa fille venait à changer et que je fusse libre, j'aurais la préférence sur quiconque, et lui se trouverait au comble de ses désirs; que, sans l'embarras de ses affaires, il me prêterait ou me ferait prêter, sous sa caution, les quatre-vingt mille livres qui faisaient celui des miennes; qu'il était réduit à me conseiller de chercher à me marier, et à s'offrir d'en porter les paroles, et de faire son affaire propre désormais de toutes les miennes. Je m'affligeai, en lui répondant, que la nécessité de mes affaires ne me permit pas d'attendre à me marier jusqu'à sa dernière fille, qui toutes peut-être ne seraient pas religieuses: c'était en effet ma disposition. La fin de l'entretien ne fut que protestations les plus tendres d'un intérêt et d'une amitié intime et éternelle, et de me servir en tout et pour tout de son conseil et de son crédit en petites et en grandes choses, et de nous regarder désormais pour toujours l'un et l'autre comme un beau-père et un gendre dans la plus indissoluble union. Il s'ouvrit après à Louville, et dans son amertume il lui dit qu'il ne se consolait que dans l'espérance que ses enfants et les miens se pourraient marier quelque jour, et il me fit prier d'aller passer quelques jours à Paris pour lui laisser chercher quelque trêve à sa douleur par mon absence. Nous en avions tous deux besoin.

Je me suis peut-être trop étendu en détails sur cette affaire, mais j'ai jugé à propos de le faire pour donner par là la clef de cette union et de cette confiance si intime, si entière, si continuelle et en toutes affaires si importantes de M. de Beauvilliers en moi et de ma liberté avec lui en toutes choses qui sans cela serait tout à fait incompréhensible dans cette extrême différence d'âge, et du caractère secret, isolé, particulier et si mesuré ou plutôt resserré du duc de Beauvilliers et de cet attachement que j'ai eu toujours pour lui sans réserve ni comparaison.

Ce fut donc à chercher un autre mariage. Un hasard fit jeter des propos à ma mère de celui de la fille aînée du maréchal-duc de Lorges avec sa charge de capitaine des gardes du corps; mais la chose tomba bientôt pour lors, et j'allai chercher à me consoler à la Trappe de l'impossibilité de l'alliance du duc de Beauvilliers.

La Trappe est un lieu si célèbre et si connu et son réformateur si célèbre que je ne m'étendrai point ici en portraits ni en descriptions; je dirai seulement que cette abbaye est à cinq lieues de la Ferté-au-Vidame ou Arnault, qui est le véritable nom distinctif de cette Ferté parmi tant d'autres Ferté en France qui ont conservé le nom générique de ce qu'elles ont été, c'est-à-dire des forts ou des forteresses (firmitas). Louis XIII avait voulu que mon père achetât cette terre depuis longtemps en décret après la mort de ce La Fin qui, après être entré dans la conspiration du duc de Biron, le trahit d'autant plus cruellement qu'il le tint toujours en telle opinion de sa fidélité qu'il fut cause de sa perte. La proximité de Saint-Germain et de Versailles, dont la Ferté n'est qu'à vingt lieues, fut caisse de cette acquisition. C'était ma seule terre bâtie où mon père passait les automnes. Il avait fort connu M. de la Trappe dans le monde. Il y était son ami particulier, et cette liaison se resserra de plus en plus depuis sa retraite si voisine de chez mon père qui l'y allait voir plusieurs jours tous les ans; il m'y avait mené. Quoique enfant, pour ainsi dire encore, M. de la Trappe eut pour moi des charmes qui m'attachèrent à lui, et la sainteté du lieu m'enchanta. Je désirai toujours d'y retourner, et je me satisfis toutes les années et souvent plusieurs fois, et souvent des huitaines de suite; je ne pouvais me lasser d'un spectacle si grand et si touchant, ni d'admirer tout ce que je remarquais dans celui qui l'avait dressé pour la gloire de Dieu et pour sa propre sanctification et celle de tant d'autres. Il vit avec bonté ces sentiments dans le fils de son ami; il m'aima comme son propre enfant, et je le respectai avec la même tendresse que si je l'eusse été. Telle fut cette liaison, singulière à mon âge, qui m'initia dans la confiance d'un homme si grandement et si saintement distingué, qui me lui fit donner la mienne, et dont je regretterai toujours de n'avoir pas mieux profité.

À mon retour de la Trappe où je n'allais que clandestinement pour dérober ces voyages aux discours du monde à mon âge, je tombai dans une affaire qui fit grand bruit et qui eut pour moi bien des suites.

M. de Luxembourg, fier de ses succès et de l'applaudissement du monde à ses victoires, se crut assez fort pour se porter du dix-huitième rang d'ancienneté qu'il tenon parmi les pairs au second, et immédiatement après M. d'Uzès. Ceux qu'il attaqua en préséance furent:

Henri de Lorraine, duc d'Elboeuf, gouverneur de Picardie et d'Artois;

Charles de Rohan, duc de Montbazon, prince de Guéméné;

Charles de Lévy, duc de Ventadour;

Duc de Vendôme, gouverneur de Provence et chevalier de l'ordre;

Charles duc de la Trémoille, premier gentilhomme de la chambre et chevalier de l'ordre;

Maximilien de Béthune, duc de Sully, chevalier de l'ordre;

Charles d'Albert, duc de Chevreuse, chevalier de l'ordre, capitaine des chevau-légers de la garde;

Le fils mineur de la duchesse de Lesdiguières-Gondi;

Henri de Cossé, duc de Brissac;

Charles d'Albert, dit d'Ailly, chevalier de l'ordre, gouverneur de Bretagne, si connu par ses ambassades;

Armand Jean de Vignerod, dit du Plessis, duc de Richelieu et de Fronsac, chevalier de l'ordre;

Louis, duc de Saint-Simon;

Fr. duc de La Rochefoucauld, chevalier de l'ordre, grand maître de la garde-robe, toujours si bien avec le roi, et grand veneur de France;

Jacques-Nompar de Caumont, duc de La Force;

Henri Grimaldi, duc de Valentinois, prince de Monaco, chevalier de l'ordre;

Chabot, duc de Rohan;

Et de La Tour, duc de Bouillon, grand chambellan de France et gouverneur d'Auvergne.

Avant d'entrer dans l'explication de la prétention de M. de Luxembourg, une courte généalogie y jettera de la lumière pour la suite :

François de Luxembourg, fait duc V de Piney, 18 septembre 1577, et pair de France femelle, 29 décembre 1581, mort septembre 1613.
I. Diane de Lorraine-Aumale, 13 novembre 1576.
II. Marguerite de lorraine-Vaudemont, 1599, morte sans enfants, 20 septembre 1625.
Henri, duc de Piney, mort dernier mâle de la maison de Luxembourg à 24 ans, 23 mai 1616.
Madeleine, fille unique de Guillaume, seigneur de Thoré, fils e frère des deux derniers connétables de Montmorency, 19 juin 1597.
Marguerite de Luxembourg épousa, le 28 avril 1607, René Potier, depuis premier duc de Tresmes, mort 1er février 1670, à 91 ans, et elle le 9 août 1645.
Marguerite-Charlotte de Luxembourg, duchesse de Piney, morte à 72 ans, à Ligny, en novembre 1680.
I. Marie-Léon d'Albert, seigneur de Brantes, frère du connétable de Luynes, 6 juillet 1620, mort novembre 1630.
II. Marie-Charles-Henri de Clermont-Tonnerre, mort à Ligny, juillet 1674, à 67 ans.
Marie-Liesse de Luxembourg, mariée à Henri de Levy, duc de Ventadour, sans enfants. Séparés de bon gré. Il se fit prêtre et mourut chanoine de Notre-Dame de Paris, octobre 1680, et elle se fit carmélite, septembre 1641, au monastère de Chambéry qu'elle fonda, et y mourut, janvier 1660.
Henri-Léon, duc de Piney, imbécile, diacre, enfermé à Saint-Lazare, à Paris, où il est mort sans avoir été marié, 19 février 1697, et toujours interdit par justice.
Marie-Charlotte, etc., religieuse professe 20 ans, et maîtresse des novices à l'Abbaye-aux-Bois, puis sans être restituée au siècle chanoinesse, dame du palais de la reine, assise, morte à Versailles, sous le nom de princesse de Tingry.
Madeleine-Charlotte, née 14 août 1635, mariée 17 mars 1661, morte à Ligny, laissant nombreuse postérité —————?
(époux)
François-Henri de Montmorency, comte de Bouteville, maréchal de France, fait duc et pair de Piney, par nouvelles lettres en se mariant, et joignant les noms et armes de Luxembourg aux siennes, si connu sous le nom de maréchal –duc de Luxembourg, mort à Versailles.

Éclaircissons maintenant les personnages de cette généalogie autant qu'il est nécessaire pour savoir en gros ce qu'ils ont été. Le trop fameux Louis de Luxembourg, si connu sous le nom de connétable de Saint-Paul, à qui Louis XI fit couper la tête en place de Grève à Paris, 19 décembre 1475, quoique actuellement remarié à une fille de Savoie, soeur de la reine sa femme, avait eu trois fils de sa première femme J. de Bar: Pierre, l'aîné, épousa une autre soeur de la reine et de sa belle-mère, dont une fille unique porta un grand héritage à François de Bourbon, comte de Vendôme, dont elle eut le premier duc de Vendôme.

Antoine, le second, fit la branche de Brienne où on va revenir, et Charles, le troisième fils, fut évêque-duc de Laon.

Cet Antoine fut comte de Brienne, père de Charles, et celui-ci d'Antoine, qui de la seconde fille de René, bâtard de Savoie et frère bâtard de la mère de François Ier, qui le fit grand maître de France et gouverneur de Provence, eut deux fils: Jean, comte de Brienne, et François qui fut fait duc de Piney. La soeur aînée de leur mère avait épousé le célèbre Anne de Montmorency, depuis connétable et duc et pair de France.

De Jean, comte de Brienne et d'une fille de Robert de La Marck IV, maréchal de France, duc de Bouillon, seigneur de Sedan, un fils et une fille: le fils fut Charles, comte de Brienne, qui, en 1583, épousa une soeur du fameux duc d'Épernon qui le fit faire duc à brevet en 1587; il fut chevalier du Saint-Esprit en 1597, le sixième après deux ducs et trois gentilshommes, et mourut sans enfants en novembre 1605; ainsi finit sa branche, et il était fils unique du frère aîné du premier duc de Piney.

Il faut remarquer que ce duc à brevet de Brienne avait deux soeurs, toutes deux mariées deux fois: l'aînée à Louis de Plusquelec, comte de Kerman en Bretagne, puis à Just de Pontallier, baron de Pleurs; la cadette à Georges d'Amboise, seigneur d'Aubijoux et de Casaubon, puis à Bernard de Béon, seigneur du Massés, gouverneur de Saintonge e d'Angoumois; elle mourut avec postérité masculine à Bouteville, le 16 juin 1647, à quatre-vingts ans: il s'agira d'elle dans la suite du procès. Son dernier mariage, qui fut une étrange mésalliance, fut précédé de celle de la soeur de son père, mariée à Christophe Jouvenel, si plaisamment dit des Ursins, marquis de Traisnel et pourtant chevalier de l'ordre et gouverneur de Paris: nous l'allons voir suivie d'une autre qu'on a déjà vue dans la généalogie.

Notre premier duc de Piney est fort connu par ses deux ambassades à Rome, où il reçut tant de dégoûts: sa première femme était fille et soeur des ducs d'Aumale, et la seule dont il eut des enfants. Malgré l'énorme exemple de ses beaux-frères, il fut fidèle contre la Ligue. Sa seconde femme était soeur de la reine Louise veuve d'Henri III, et veuve du duc de Joyeuse, favori de ce prince. À tout prendre, ce premier duc de Piney était un assez pauvre homme à tout ce qu'on voit de lui; mais quel qu'il fût, on ne s'accoutume point en remontant à ces temps-là à ne lui voir qu'un fils et une fille (car l'autre fille qui était cadette fut religieuse et abbesse de Notre-Dame de Troyes, où elle mourut en 1602), on ne s'accoutume point, dis-je, à lui voir marier sa seule fille à René Potier, et une fille de cette naissance et qui, par la mort de son frère unique sans enfants, pouvait apporter tous les biens de cette grande maison et la dignité de duc et pair, si rare encore, à son mari; et il faut noter que le premier duc de Piney fit ce mariage dans son château de Pongy, sa principale demeure, et où il mourut six où sept ans après son fils unique, n'ayant que quatorze ans lors de ce mariage.

René Potier était alors uniquement bailli et gouverneur de Valois. Il ne fut chambellan du roi et gouverneur de Châlons que l'année d'après son mariage et même dix-huit mois, et trois ans après capitaine des gardes du corps qu'il acheta de M. de Praslin. Il poussa après sa fortune, à force d'années, jusqu'à devenir duc et pair à l'étrange fournée de 1663; et son fils, le gros duc de Gesvres, vendit sa charge de capitaine des gardes du corps à M. de Lauzun, et acheta celle de premier gentilhomme de la chambre qui a passé à sa postérité avec le gouvernement de Paris qu'il eut à la mort du duc de Créqui. René Potier dont il s'agit était fils et frère aîné de secrétaires d'État, qui, et longtemps depuis, n'avaient pas pris le vol où ils se sont su élever. Le secrétaire d'État était énormément riche; il avait été secrétaire du roi, puis secrétaire du conseil, et avait travaillé dans les bureaux du secrétaire d'État Villeroy. Il ne fut secrétaire d'État qu'en février 1589. Son père était conseiller au parlement, et son grand-père prévôt des marchands, dont le père était général des monnaies, au delà duquel on ne voit rien. Il ne faut donc pas croire que les mésalliances soient si nouvelles en France; mais à la vérité elles n'étoient pas communes alors.

Le second duc de Piney mourut si jeune qu'on ne sait quel il eût été. Le mariage de sa fille, et presque unique héritière, fut l'effet et l'effort de la faveur alors toute-puissante du connétable de Luynes. Le père était mort en 1616, et la mère en 1615; l'autre fille n'a point eu de postérité, et la singularité de l'issue de son mariage avec le duc de Ventadour les a suffisamment fait connaître l'un et l'autre.

Venons présentement à notre duchesse héritière de Piney. Elle perdit son mari au bout de dix années de mariage; elle avait été mariée à douze ans, et n'en avait que vingt-deux lorsqu'elle devint veuve, puisqu'elle en avait soixante-douze lorsqu'elle mourut en 1680. Il paraît qu'elle ne fit pas grand cas de son premier mari ni des deux enfants qu'elle en eut. Toute la faveur avait disparu avec le connétable de Luynes. Louis XIII, né à Fontainebleau, 27 septembre 1601, tenu en esclavage par la reine sa mère et ses favoris jusqu'à savoir à peine lire et écrire, n'avait que quinze ans et demi lorsque, n'ayant que le seul Luynes à qui pouvoir parler, il consentit à se livrer à lui pour se délivrer de prison et d'un joug énorme, en faisant arrêter le maréchal d'Ancre qu'il défendit à plusieurs reprises de tuer, et qu'à cet âge on lui fit croire qu'on n'avait pu s'en dispenser. Ce même âge, joint à l'inexpérience et à l'ignorance totale où il avait été tenu, l'abandonna à son libérateur qui en sut si rapidement et si prodigieusement profiter, et lorsqu'il mourut à la fin de 1621, Louis XIII, qui ne faisait qu'avoir vingt ans, s'était déjà ouvert les yeux sur un si grand abus de sa faveur. Elle ne put donc plus rien, et il n'est pas étrange qu'en 1630, que la duchesse héritière de Piney devint veuve d'un frère de ce connétable, le duc de Chaulnes, son autre frère, qui était aussi maréchal de France, et qui ne laissait pas de figurer à force de mérite et d'établissements, ne l'ait pu empêcher d'user de toute l'autorité de mère sur ses enfants et de toute la liberté de veuve en se remariant. Celui qu'elle épousa était par sa naissance un parti très digne d'elle, mais d'ailleurs il était frère cadet du comte de Tonnerre, père de l'évêque-comte de Noyon dont j'ai parlé plus haut, et ce comte de Tonnerre, bien qu'aîné, fit une mésalliance qui marque qu'il avait besoin de bien. L'amour apparemment fit faire ce second mariage, et comme il entraîna la chute du nom, du rang et des honneurs de duchesse, ce couple s'en alla vivre chez l'épouse dans sa magnifique terre de Ligny, où tous deux sont morts sans en être presque jamais sortis. Il était de l'intérêt du nouvel époux de se défaire du fils et de la fille du premier lit. Le fils en offrit les moyens de soi-même. Il était imbécile; ils le firent interdire juridiquement et enfermer à Paris, à Saint-Lazare; et de peur que quelqu'un ne le fît marier, ils le firent ordonner diacre, et c'est dans cet état et dans ce même lieu qu'il a passé sa longue vie, et qu'il est mort. La fille n'avait guère le sens commun, mais n'était pas imbécile. On la fit religieuse à Paris, à l'Abbaye-aux-Bois. De fois à autre elle disait que ç'avait été malgré elle, mais elle y vécut vingt ans professe, et y fut plusieurs années maîtresse des novices; ce qui ne marque pas qu'elle eût été forcée; ou du moins il paraît par cet emploi qu'elle avait consenti et pris goût à son état, puisqu'on la chargeait d'y former des novices. Elle était encore dans cette fonction quand M. le Prince l'en tira comme on le dira bientôt.

M. de Luxembourg, qui combla sa fortune en épousant la fille unique du second lit, était fils unique de ce M. de Bouteville si connu par ses duels, et qui, retiré a Bruxelles pour avoir tué en duel le comte de Thorigny en 1627, hasarda de revenir à Paris se battre à la place Royale contre Bussy d'Amboise, qui était Clermont-Gallerande, qu'il tua. Bouteville avait pour second son cousin de Rosmadec, baron des Chapelles, qui eut affaire au baron d'Harcourt, second de l'autre, qui fut le seul qui s'en tira et qui s'en alla en Italie, se jeta dans Casal, assiégé par les Espagnols, et y fut tué en novembre 1628. Il ne fut point marié, et il était frère puîné du grand-père du marquis de Beuvron père du maréchal-duc d'Harcourt. La mère de ces deux frères était fille du maréchal de Matignon; il était cousin germain de ce comte de Thorigny, fils de la Longueville, que Bouteville avait tué, petit-fils au même maréchal de Matignon, et premier mari sans enfants de la duchesse d'Angoulême La Guiche, fille du grand maître de l'artillerie. Ce comte de Thorigny était frère aîné de l'autre comte de Thorigny qui lui succéda, lequel fut père du dernier maréchal de Matignon et du comte de Matignon, dont le fils unique a été fait duc de Valentinois, en épousant la fille aînée du dernier prince de Monaco-Grimaldi. MM. de Bouteville et des Chapelles furent pris se sauvant en Flandre, et eurent la tête coupée en Grève, à Paris, par arrêt du parlement, 22 juin 1627. Ce M. de Bouteville avait épousé en 1617 Élisabeth, fille de Jean Vienne, président en la chambre des comptes, et d'Élisabeth Dolu, et cette Mme de Bouteville a vu toute la fortune de son fils et les mariages de ses deux filles. Elle a passé sa longue vie toujours retirée à la campagne, et y est morte, en 1696, à quatre-vingt-neuf ans, et veuve depuis soixante-neuf ans. M. de Bouteville était de la maison de Montmorency, petit-fils d'un puîné du baron de Fosseux.

M. de Luxembourg naquit posthume six mois après la mort de son père; il était fils unique, cadet de deux soeurs Mme de Valencey, l'aînée, morte en 1684, n'a fait aucune figure par elle ni par les siens; la cadette, belle, spirituelle et fort galante, peut-être encore plus intrigante, a toute sa vie fait beaucoup de bruit dans le monde dans ses trois états de fille, de duchesse de Châtillon, enfin de duchesse de Meckelbourg; [elle] contribua fort à la fortune de son frère avec qui elle fut toujours intimement unie, et mourut à Paris, vingt jours après lui, et de la même maladie, ayant un an plus que lui, et sans enfants.

Un grand nom, qui, dans les commencements de la vie du jeune Bouteville, brillait encore de la mémoire de cette branche illustre des derniers connétables et de l'amour que la princesse douairière de Condé portait à son nom, beaucoup de valeur, une ambition que rien ne contraignit, de l'esprit, mais un esprit d'intrigue, de débauche et du grand monde, lui fit surmonter le désagrément d'une figure d'abord fort rebutante; mais ce qui ne se peut comprendre de qui ne l'a point vu, une figure à laquelle on s'accoutumait, et qui, malgré une bosse médiocre par devant, mais très grosse et fort pointue par derrière, avec tout le reste de l'accompagnement ordinaire des bossus, avait un feu, une noblesse et des grâces naturelles, et qui brillaient dans ses plus simples actions. Il s'attacha, dès en entrant dans le monde, à M. le Prince, et bientôt après, M. le Prince s'attacha à sa soeur. Le frère, aussi peu scrupuleux qu'elle, s'en fit un degré de fortune pour tous les deux. M. le Prince se hâta de procurer son mariage avec le fils du maréchal de Châtillon, jeune homme de grande espérance qui lui était fort attaché, avant que cet amour fût bien découvert, et lui procura un brevet de duc en 1646.

Le cardinal Mazarin avait renouvelé cette sorte de dignité qui n'a que des honneurs sans rang et sans successions, connue sous François Ier et sous ses successeurs, mais depuis quelque temps tombée en désuétude, et qui parut propre au premier ministre à retenir et à récompenser des gens considérables ou qu'il voulait s'attacher; c'est de ceux-là qu'il disait, « qu'il en ferait tant qu'il serait honteux de ne l'être pas, et honteux de l'être; » et à la fin il se le fit lui-même, pour donner plus de désir de ces brevets.

M. de Châtillon n'en jouit que trois ans, bon et paisible mari, et toutefois fort à la mode. M. le Prince dominait la cour et le cardinal Mazarin qu'il s'était attaché par sa réputation et ses services; ce qui ne dura pas longtemps. Il assiégeait Paris, pour la cour qui en était sortie, contre le parlement et les mécontents en 1649, lorsque le duc de Châtillon fut tué à l'attaque du pont de Charenton et enterré à Saint-Denis. L'amant et l'amante s'en consolèrent. La grandeur du service que M. le Prince avait rendu au cardinal Mazarin en le ramenant triomphant dans Paris, pesa bientôt par trop à l'un par la fierté et les prétentions absolues de l'autre, d'où naquit la prison des princes, pendant laquelle la princesse douairière de Condé se retira à Châtillon-sur-Loire avec la fidèle amante de son fils, et y mourut. De la délivrance forcée des princes aux désordres, puis à la guerre civile qu'entreprit M. le Prince, il n'y eut presque pas d'intervalle. La bataille du faubourg Saint-Antoine la finit, et jeta M. le Prince entre les bras des Espagnols jusqu'à la paix des Pyrénées.

Bouteville le suivit partout. Sa valeur et ses moeurs, son, activité, tout en lui était fait pour plaire au prince, et toutes sortes de liaisons fortifiaient la leur. À ce retour en France, Mme de Châtillon reprit son empire. Son frère avait trente-trois ans. Il avait acquis de la réputation à la guerre; il était devenu officier général, et avait auprès de M. le Prince le mérite d'avoir suivi sa fortune jusqu'au bout; [ce] qu'il partageait avec fort peu de gens de sa volée. Ils cherchèrent donc une récompense qui fît honneur à M. le Prince, et une fortune à Bouteville, et ils dénichèrent ce mariage du second lit de l'héritière de Piney avec M. de Clermont. Elle était laide affreusement et de taille et de visage; c'était une grosse vilaine harengère dans son tonneau, mais elle était fort riche par le défaut des enfants du premier lit, dont l'état parut à M. le Prince un chausse-pied pour faire Bouteville duc et pair. Il crut d'abord se devoir assurer de la religieuse. Elle avait souvent murmuré contre ses voeux. Il craignit qu'un grand mariage de sa soeur du second lit ne la portât à un, éclat embarrassant. Il la fut trouver à sa grille, et moyennant une dispense du pape dont il se chargea pour la défroquer, et un tabouret de grâce ensuite, elle consentit â tout, demeura dans ses voeux et signa tout ce qu'on voulut. Rien ne convenait mieux au projet que de la lier de nouveau à ses voeux, et ce tabouret de grâce devenait un échelon pour la dignité en faveur du mariage de la soeur. Le pape accorda la dispense de bonne grâce, et la cour le tabouret de grâce, sous le prétexte qu'étant fille du premier lit, elle aurait succédé, au duché de Piney, à son frère sans alliance, si elle n'avait pas été religieuse professe. On la fit dame du palais de la reine, sous le nom de princesse de Tingry, avec une petite marque à sa coiffure du chapitre de Poussay, dont elle se défit bientôt. À l'égard du frère, on joua la comédie de lever son interdiction, de le tirer de Saint-Lazare, et tout de suite de lui faire faire une donation à M. de Bouteville, par son contrat de mariage, de tous ses biens, et une cession de sa dignité, en considération des grandes sommes qu'il avait reçues pour cela de M. de Bouteville, et qu'il lui avait payées. Cette clause est fort importante au procès dont il s'agit. Aussitôt il assista au mariage de sa soeur, et dès qu'il fut célébré, on le fit interdire de nouveau, et on le remit à Saint-Lazare, dont il n'est pas sorti depuis.

Le mariage fait, 17 mars 1661, M. de Bouteville mit l'écu de Luxembourg sur le tout du sien, et signa Montmorency-Luxembourg, ce que tous ses enfants et les leurs ont toujours fait aussi. Incontinent après il entama le procès de sa prétention pour la dignité de duc et pair de Piney, et M. le Prince s'en servit pour lui obtenir des lettres nouvelles d'érection de Piney en sa faveur, dans lesquelles on fit adroitement couler la clause en tant que besoin serait, pour lui laisser entière sa prétention de l'ancienneté de la première création de 1581. Avec ces lettres, il fut reçu duc et pair au parlement, 22 mai 1662, et y prit le dernier rang après tous les autres pairs.

Le reste de la vie de M. de Luxembourg est assez connu. Il se trouva enveloppé dans les affaires de la Voisin, cette devineresse, et pis encore, accusée de poison, qui, par arrêt du parlement, fut brûlée à la Grève [le 22 février 1680], et qui fit sortir la comtesse de Soissons du royaume pour la dernière fois, et la duchesse de Bouillon, sa soeur. On reproche à M. de Luxembourg d'avoir oublié en cette occasion une dignité qu'il avait tant ambitionnée. Il répondit sur la sellette comme un particulier, et ne réclama aucun des privilèges de la pairie. Il fut longtemps à la Bastille, et y laissa de sa réputation.

On crut longtemps qu'il avait perdu toute pensée de dispute avec les ducs ses anciens. Il y avait encore alors des cérémonies où ils paraissaient, il s'en absentait toujours; et, à la vie, ou occupée de guerre ou libertine, qu'il mena jusqu'à la fin de sa vie, on n'y prenait pas garde, lorsqu'à la promotion du Saint-Esprit de 1688 il demanda et obtint des recevoir l'ordre, sans conséquence, parmi les maréchaux de France, pour ne pas préjudicier à sa prétention de préséance. Ce fut, pour le dire en passant, la première fois que les maréchaux de France à recevoir dans l'ordre y précédèrent les gentilshommes de même promotion, et à cette démarche de M. de Luxembourg on vit qu'il n'avait pas abandonné la pensée de sa prétention.

Une grande guerre qui s'ouvrit alors de la France contre toute l'Europe fit espérer à ce maréchal qu'on aurait besoin de lui, et qu'il y pourrait trouver de ces moments heureux d'acquérir de la gloire et, avec elle, le crédit d'emporter sa préséance. En effet, le maréchal d'Humières, créature de M. de Louvois, ayant mal réussi en Flandre dès la première campagne, M. de Luxembourg lui fut substitué par ce ministre tout-puissant, qui, pour son intérêt particulier, avait engagé la guerre et qui voulait y réussir, et qui fit céder à ce grand intérêt son peu d'affection pour ce nouveau général, qui ne compta ses campagnes que par des combats et souvent par des victoires. Ce fut donc après celles de Leure, qui ne fut qu'un gros combat de cavalerie; de Fleurus, qui ne fut suivie d'aucun fruit; de Steinkerque, où l'armée française pensa être surprise et défaite, trompée par un espion du cabinet du général, découvert, et à qui, le poignard sous la gorge, on fit écrire ce qu'on voulut; et, enfin, après celle de Neerwinden, qui ne valut que Charleroi, que M. de Luxembourg se crut assez fort pour entreprendre tout de bon ce procès de préséance. L'intrigue, l'adresse, et, quand il le fallait, la bassesse le servait bien. L'éclat de ses campagnes et son état brillant de général de l'armée la plus proche et la plus nombreuse lui avaient acquis un grand crédit. La cour était presque devenue la sienne par tout ce qui s'y rassemblait autour de lui, et la ville, éblouie du tourbillon et de son accueil ouvert et populaire, lui était dévouée. Les personnages de tous états croyaient avoir à compter avec lui, surtout depuis la mort de Louvois, et la bruyante jeunesse le regardait comme son père, et le protecteur de leur débauche et de leur conduite, dont la sienne à son âge ne s'éloignait pas. Il avait captivé les troupes et les officiers généraux. Il était ami intime de M. le Duc, et surtout de M. le prince de Conti, le Germanicus d'alors. Il s'était initié dans le plus particulier de Monseigneur, et, enfin, il venait de faire le mariage de son fils aîné avec la fille aînée du duc de Chevreuse, qui, avec le duc de Beauvilliers, son beau-frère, et leurs épouses, avaient alors le premier crédit et toutes les plus intimes privances avec le roi et avec Mme de Maintenon.

Dans le parlement la brigue était faite. Harlay, premier président, menait ce grand corps à baguette; il se l'était dévoué tellement qu'il crut qu'entreprendre et réussir ne serait que même chose et que cette grande affaire lui coûterait à peine le courant d'un hiver à emporter. Le crédit de ce nouveau mariage venait de faire ériger, en faveur du nouvel époux, la terre de Beaufort en duché, vérifié sous le nom de Montmorency, et, à cette occasion, il ne manqua pas de persuader à tout le parlement que le roi était pour lui dans sa prétention contre ses anciens. Lorsque bientôt après il la recommença tout de bon, le premier président, extrêmement bien à la cour, l'aida puissamment à cette fourberie, de sorte que, lorsqu'on s'en fut aperçu, le plus grand remède y devint inutile. Ce fut une lettre au premier président, de la part du roi, écrite par Pontchartrain, contrôleur général des finances et secrétaire d'État, par laquelle il lui mandait que le roi, surpris des bruits qui s'étaient répandus dans le parlement qu'il favorisait la cause de M. de Luxembourg, voulait que la compagnie sût, par lui, et s'assurât entièrement que Sa Majesté était parfaitement neutre et la demeurerait entre les parties dans tout le cours de l'affaire.

CHAPITRE IX. §

Novion premier président. — Harlay premier président. — Harlay, auteur de la légitimation des doubles adultérins, sans nommer la mère; source de sa faveur. — Causes de sa partialité pour M. de Luxembourg. — Situation des deux partis. — Ducs de Chevreuse et de Bouillon en prétentions et à part. — Talon président à mortier. — Labriffe procureur général. — Mesures de déférence de moi à M. de Luxembourg. — Sommaire de la question formant le procès. — Opposants à M. de Luxembourg. — Conduite inique en faveur de M. de Luxembourg. — Mes lettres d'État. — Cavoye. — Mes ménagements pour M. de Luxembourg mal reçus.

Lors du mariage de M. de Luxembourg, et qui l'entreprit pour se faire un chausse-pied à une érection nouvelle, M. le Prince avait obtenu des lettres patentes de renvoi au parlement. M. Talon, lors avocat général d'une grande réputation, y parla avec grande éloquence et une grande capacité, et, après avoir traité la question à fond, avec toutes les raisons de part et d'autre, avait conclu en plein contre M. de Luxembourg. Ce fut aussi où il arrêta son affaire, eut son érection nouvelle et attendit sa belle. Il crut l'avoir trouvée quelques années après: Novion, premier président, était Potier comme le duc de Gesvres; l'intérêt de son cousin, qu'on a vu dans la généalogie ci-dessus, l'avait mis dans celui de M. de Luxembourg; ils crurent pouvoir profiter de l'état, prêt à être jugé, où le procès en était demeuré, et résolurent de l'étrangler à l'improviste, et peut-être en seraient-ils venus à bout sans le plus grand hasard du monde. À une audience ouvrante de sept heures du matin, destinée à rendre une sommaire justice au peuple, aux artisans et aux petites affaires qui n'ont qu'un mot, l'intendant de mon père et celui de M. La Rochefoucauld, qui se trouvèrent sans penser à rien moins qu'à ce procès de préséance, en entendirent appeler la cause et tout aussitôt un avocat parler pour M. de Luxembourg. Ils s'écrièrent, s'opposèrent, représentèrent l'excès d'une telle surprise et en arrêtèrent si bien le coup que, manqué par là, et les mesures rompues par ce singulier contre-temps, M. de Luxembourg demeura court et laissa de nouveau dormir son affaire jusqu'au temps dont il s'agit ici.

Ce M. de Novion fut surpris en quantité d'iniquités criantes, et souvent à prononcer à l'audience, à l'étonnement des deux côtés. Chacun croyait que l'autre avait fait l'arrêt et ne le pouvait comprendre, tant qu'à la fin ils se parlèrent au sortir de l'audience et découvrirent que ces arrêts étaient du seul premier président. Il en fit tant que le roi résolut enfin de le chasser. Novion tint ferme, en homme qui a toute honte bue et qui se prend à la forme, qui rendait son expulsion difficile; mais on le menaça enfin de tout ce qu'il méritait; on lui montra une charge de président à mortier pour son petit-fils, car son fils était mort de bonne heure, et il prit enfin son parti de se retirer. Harlay, procureur général, lui succéda, et Labriffe, simple maître des requêtes, mais d'une brillante réputation, passa à l'importante charge de procureur général.

Harlay était fils d'un autre procureur général du parlement et d'une Bellièvre, duquel le grand-père fut ce fameux Achille d'Harlay, premier président du parlement après ce célèbre Christophe de Thou son beau-père, lequel était père de ce fameux historien. Issu de ces grands magistrats, Harlay en eut toute la gravité qu'il outra en cynique; en affecta le désintéressement et la modestie, qu'il déshonora l'une par sa conduite, l'autre par un orgueil raffiné, mais extrême, et qui, malgré lui, sautait aux yeux. Il se piqua surtout de probité et de justice, dont le masque tomba bientôt. Entre Pierre et Jacques il conservait la plus exacte droiture; mais, dès qu'il apercevait un intérêt ou une faveur à m nager, tout aussitôt il était vendu. La suite de ces Mémoires en pourra fournir des exemples; en attendant, ce procès-ci le manifesta à découvert.

Il était savant en droit public, il possédait fort le fond des diverses jurisprudences, il égalait les plus versés aux belles-lettres, il connaissait bien l'histoire, et savait surtout gouverner sa compagnie avec une autorité qui ne souffrait point de réplique, et que nul autre premier président n'atteignit jamais avant lui. Une austérité pharisaïque le rendait redoutable par la licence qu'il donnait à ses répréhensions publiques, et aux parties, et aux avocats, et aux magistrats, en sorte qu'il n'y avait personne qui ne tremblât d'avoir affaire à lui. D'ailleurs, soutenu en tout par la cour, dont il était l'esclave, et le très humble serviteur de ce qui y était en vraie faveur, fin courtisan, singulièrement rusé politique, tous ces talents, il les tournait uniquement à son ambition de dominer et de parvenir, et de se faire une réputation de grand homme. D'ailleurs sans honneur effectif, sans moeurs dans le secret, sans probité qu'extérieure, sans humanité même, en un mot, un hypocrite parfait, sans foi, sans loi, sans Dieu et sans âme, cruel mari, père barbare, frère tyran, ami uniquement de soi-même, méchant par nature, se plaisant à insulter, à outrager, à accabler, et n'en ayant de sa vie perdu une occasion. On ferait un volume de ses traits, et tous d'autant plus perçants qu'il avait infiniment d'esprit, l'esprit naturellement porté à cela et toujours maître de soi pour ne rien hasarder dont il pût avoir à se repentir.

Pour l'extérieur, un petit homme vigoureux et maigre, un visage en losange, un nez grand et aquilin, des yeux beaux, parlants, perçants, qui ne regardaient qu'à la dérobée, mais qui, fixés sur un client ou sur un magistrat, étaient pour le faire rentrer en terre; un habit peu ample, un rabat presque d'ecclésiastique et des manchettes plates comme eux, une perruque fort brune et fort mêlée de blanc, touffue, mais courte, avec une grande calotte par-dessus. Il se tenait et marchait un peu courbé, avec un faux air plus humble que modeste, et rasait toujours les murailles pour se faire faire place avec plus de bruit, et n'avançait qu'à force de révérences respectueuses et comme honteuses à droite et à gauche, à Versailles.

Il y tenait au roi et à Mme de Maintenon par l'endroit sensible, et c'était lui qui, consulté sur la légitimation inouïe d'enfants sans nommer la mère, avait donné la planche du chevalier de Longueville, qui fut mise en avant, sur le succès duquel ceux du roi passèrent. Il eut dès lors parole de l'office de chancelier de France, et toute la confiance du roi, de ses enfants et de leur toute-puissante gouvernante, qu'il sut bien se conserver et s'en ménager de continuelles privances.

Il était parent et ami du maréchal de Villeroy, qui s'était attaché à M. de Luxembourg, et ami intime du maréchal de Noailles. La jalousie des deux frères de Duras, capitaines des gardes, avait uni les deux autres capitaines des gardes ensemble, tellement que Noailles, pour cette raison, et Villeroy, par son intérêt d'être lié à M. de Luxembourg, disposaient, en sa faveur, du premier président. M. de Chevreuse avait toujours eu dans la tête l'ancien rang de Chevreuse, et c'était peut-être pour cela que M. de La Rochefoucauld s'était roidi, à leur commune promotion dans l'ordre en 1688, à ne vouloir lui céder, comme duc de Luynes, qu'après sa réception au parlement en cette qualité, pour avoir un titre public qui n'avait cédé qu'à l'ancienneté de Luynes, et ne s'était pas voulu contenter de la simple cession du duc de Luynes, parce que cet acte particulier de famille pouvait aisément ne se pas représenter dans la suite. Cette idée, que M. de Chevreuse avait lors et qu'il a toujours sourdement conservée, jointe au mariage de sa fille aînée avec le fils aîné de M. de Luxembourg, l'égara de son intérêt de duc de Luynes commun avec le nôtre, et l'unit à celui de M. de Luxembourg, et, avec lui, M. de Beauvilliers, qui tous deux n'étaient qu'un même coeur et un même esprit. Dirait-on, de personnages d'une vertu si pure et toujours si soutenue, que l'humanité, qui se fourre partout, avait mis, entre eux et M. de La Rochefoucauld, une petite séparation qui ne contribua pas à leur faire trouver bonne la cause qu'il soutenait? Ce dernier, au plus haut point de faveur, mais destitué de confiance et naturellement jaloux de tout, ne pouvait souffrir que l'une et l'autre, de la part du roi, fussent réunies dans les deux beaux-frères. Leur vie, leur caractère, leurs occupations, leurs liaisons et les siennes, tout était entièrement ou opposé, ou pour le moins très différent.

Entre ces deux sortes de faveurs, le premier président ne balança pas à trouver celle des beaux-frères préférable. Il y joignit celles de Noailles et de Villeroy, qui étaient grandes aussi, et tout l'éclat dont brillait M. de Luxembourg. De tous ceux qu'il attaquait, aucun n'était en faveur que le seul duc de La Rochefoucauld; les mieux avec le roi, ce n'était que distinction à quelques-uns, et considération pour la plupart; ainsi, le choix du premier président ne fut pas difficile.

Talon, devenu président à mortier, flatté de voir M. de Luxembourg réclamer les parents de sa mère, oublia qu'il avait été avocat général; il ne craignit point le blâme d'être contraire à soi-même, et après avoir parlé autrefois avec tant de force dans la même affaire contre M. de Luxembourg, comme avocat général, on le vit devenir le sien, et travailler à ses factums. Il fouilla les bibliothèques, rassembla les matériaux, présida tout ce qui se fit, écrivit pour M. de Luxembourg, à visage découvert, et rien ne s'y fit que par lui.

Le célèbre Racine, si connu par ses pièces de théâtre, et par la commission où il était employé lors pour écrire l'histoire du roi, prêta sa belle plume pour polir les factums de M. de Luxembourg, et en réparer la sécheresse de la matière par un style agréable et orné, pour les faire lire avec plaisir et avec partialité aux femmes et aux courtisans. Il avait été attaché à M. de Seignelay, était ami intime de Cavoye, et tous deux l'avaient été de M. de Luxembourg, et Cavoye l'était encore. En un mot, les dames, les jeunes gens, tout le bel air de la cour et de la ville était pour lui, et personne parmi nous à pouvoir contre-balancer ce grand air du monde, ni même y faire aucun partage. Que si on ajoute le soin de longue main pris, de captiver les principaux du parlement, et toute la grand'chambre par parents, amis, maîtresses, confesseurs, valets, promesses, services, il se trouvera qu'avec un premier président tel que Harlay à la tête de ce parti, nous avions affaire à incomparablement plus forts que nous.

Un inconvénient encore, qui n'était pas médiocre, fut la lutte d'une communauté de gens en même intérêt contre un seul qui conduisait le sien avec indépendance et qui n'avait besoin d'aucun concert. Le nôtre subsista pourtant fort au-dessus de ce qui se pouvait attendre d'une si grande diversité d'esprits et d'humeurs, dans une parité de dignité et d'intérêt. M. de Bouillon, avec la chimère de l'ancien rang d'ancienneté d'Albret et de Château-Thierry, imita le duc de Chevreuse, et dès le premier commencement de l'affaire. Mais celui-ci se contenta de n'y prendre aucune part. Telle était notre situation, lorsque M. de Luxembourg l'entama.

Le premier pas fut de faire donner des conclusions au procureur général. Labriffe, maître des requêtes, si brillant, se trouvait accablé du poids de cette grande charge, et n'y fut pas longtemps sans perdre la réputation qui l'y avait placé. Accoutumé à être l'aigle du conseil, Harlay en prit jalousie, et prit à tâche de le contrecarrer; l'autre, plein de ce qui l'avait si rapidement porté, voulut lutter d'égal, et ne tarda pas à s'en repentir. Il tomba dans mille panneaux que l'autre lui tendait tous les jours, et dont il le relevait avec un air de supériorité qui désarçonna l'autre. Il sentit son faible à l'égard du premier président en tout genre; il se lassa des camouflets que l'autre ne lui épargnait point, et peu à peu il devint soumis et rampant. C'était sa situation lorsqu'il fut question de ses conclusions. Tout abattu qu'il était, il ne manquait point d'esprit; mais la crainte et la défiance avaient pris le dessus. Il sentit où penchait le premier président, et il n'osa le choquer, de sorte que M. de Luxembourg eut ses conclusions comme et quand il les voulut. Nos productions n'étaient pas faites, rien n'était donc en état, et Labriffe avait promis aux ducs de La Trémoille et de La Rochefoucauld de les attendre, comme il était de règle et de droit, lorsque M. de Luxembourg, qui les regardait comme un premier coup de partie, se vanta de les avoir favorables et en effet les fit voir.

C'était un autre pas de clerc puisqu'elles devaient être remises au greffe cachetées, et que personne ne devait savoir quoi que ce soit de ce qu'elles contenaient. M. de Chaulnes voulut au moins s'en venger. Dès que notre premier factum fut imprimé, il le porta à Labriffe et lui dit que c'était sans intérêt, puisque tout le monde savait ses conclusions données, et en faveur de M. de Luxembourg; mais que notre procès ne pouvant être que curieux en soi et célèbre au parlement, il avait voulu lui apporter notre premier mémoire tout mouillé encore de l'impression, dans la lecture duquel il croyait qu'il ne serait pas fâché de se délasser en ses heures perdues, et dans lequel il apprendrait des faits, et beaucoup de choses très importantes pour l'intelligence et la décision de l'affaire, très nettement exposés, et dont aucun n'avait encore paru. La gravité et la réputation de M. de Chaulnes ajouta beaucoup au poids de cette raillerie, qui embarrassa extrêmement le procureur général; il voulut se jeter dans les excuses; mais M. de Chaulnes, qui souriait de le voir balbutiant, l'assura que ce n'était pas à lui qu'il les fallait faire, mais à MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld qui, à ce qu'il s'était laissé dire, n'étaient pas tout à fait tant ses serviteurs que lui.

J'ai mis le procureur général et ses conclusions ainsi données en écolier, à la suite de ce que j'ai cru devoir faire connaître du premier président, de M. Talon, et de tout ce qui se ralliait pour M. de Luxembourg, afin de montrer une fois pour toutes à qui nous eûmes affaire, et l'inégalité de la partie en même temps. Avant d'aller plus loin, il faut dire comment j'y entrai et comment je m'en démêlai.

On peut juger qu'à mon âge, et fils d'un père de la cour du feu roi, et d'une mère qui n'avait connu que les devoirs domestiques, et sans aucuns proches, je n'étais en aucun commerce avec pas un de ceux que M. de Luxembourg attaquait. Eux qui se voulaient réunir le plus en nombre qu'ils pourraient, comptant peu sur de certains ducs, et désertés par MM. de Chevreuse et de Bouillon, n'en voulurent négliger aucun, parce que chacun a ses amis et sa bourse, pour les frais qui se faisaient en commun. M. de La Trémoille m'aborda donc chez le roi et me dit que lui et plusieurs autres qu'il me nomma étaient attaqués par M, de Luxembourg en préséance, par la reprise d'un ancien procès, où mon père avait été partie avec eux, qu'ils espéraient que je ne les abandonnerais pas dans cette affaire, quoique M. de Luxembourg fût mon général; qu'ils l'avaient chargé de m'en parler, et ajouta du sien les compliments convenables. C'était dans tous les premiers commencements de cette reprise, et assez peu depuis mon retour de l'armée. J'ignorais donc parfaitement l'affaire, mais mon parti fut bientôt pris. Je remerciai M. de La Trémoille, tant pour lui que pour ces messieurs, de ce qu'ils avaient pensé à moi, et je lui dis que je ne craindrais jamais de m'égarer en si bonne compagnie, en suivant l'exemple de mon père, et que je le priais d'être persuadé et de les assurer que rien ne me séparerait d'eux. M. de La Trémoille me parut fort content, et dans la journée M. de La Rochefoucauld me chercha et plusieurs des autres, et m'en firent mille compliments.

Enrôlé de la sorte, je crus devoir toutes sortes de ménagements à un homme tel qu'était lors M. de Luxembourg, sous qui j'avais fait la campagne, qui m'avait bien traité, quoique sans être connu de lui que par ce que j'étais, et sous qui je pouvais servir souvent. J'allai donc le lendemain chez lui, Où il n'était pas, et je le fus trouver chez le duc de Montmorency; le marquis d'Harcourt et Albergotti étaient avec eux. Je fis là mon compliment à M. de Luxembourg, et lui demandai la permission de ne me pas séparer de ceux des ducs sur lesquels il demandait la préséance; que, de toute autre affaire, je l'en laisserais absolument le maître; que sur celle-là même si je n'avais voulu faire aucun pas sans savoir s'il le trouverait bon, et j'ajoutai tout ce que l'âge et l'état exigeaient d'un jeune homme. Cela fut reçu avec toute la politesse et la galanterie imaginables; la compagnie y applaudit, et M. de Luxembourg m'assura que je ne pouvais moins faire que suivre l'exemple de mon père, et qu'il ne m'en marquerait pas moins, etc., en toutes occasions. Ce devoir rempli, je ne songeai plus qu'à bien soutenir l'affaire commune conjointement avec les autres, sans rien faire qui pût raisonnablement déplaire à M. de Luxembourg. Maintenant voici le sommaire du procès, car d'entrer dans le détail des lois, des exemples, des défenses de part et d'autre, ce serait la matière de volumes entiers, et il s'en trouve plusieurs faits de part et d'autre qui en instruiront suffisamment et à fond les curieux.

M. de Luxembourg prétendait que l'effet des érections femelles allait à l'infini; que Mme de Tingry, quoique dans le monde demeurant sous ses voeux, et son frère ayant cédé sa dignité et ses biens à sa soeur du second lit, par son contrat de mariage, lui diacre et par conséquent hors d'état de se pouvoir marier, cette fille du second lit qu'il avait épousée passait aux droits des enfants du premier lit qui se trouvaient épuisés, et de plein droit le faisait duc et pair de la date de la première érection; que la clause en tant que besoin serait, apposée aux lettres nouvelles qu'il avait obtenues aussitôt après son mariage, annulait toute la force que cette nouvelle érection pouvait donner contre lui, et que ce qui achevait de l'anéantir était ce qu'il avait plu au roi de déclarer par ses lettres patentes en 1676, qu'il n'a point entendu ériger de nouveau Piney en duché-pairie en 1661, mais bien le renouveler en faveur de M. de Luxembourg, d'où il concluait qu'il était par là manifeste que son ancienneté remontait à la première érection de 1581.

Les opposants prétendaient au contraire qu'aucune érection femelle n'était infinie; que son effet était borné à la première fille qui le recueillait, et que si elles avaient quelquefois passé à une seconde fille, ç'avait été tout, jamais au delà, et encore par grâce et à la faveur de nouvelles lettres en continuation de pairie, avec rang du jour de ces nouvelles lettres; qu'ainsi l'ancienne érection de Piney était éteinte dans le sang du premier mari de la duchesse héritière. Ce qui était si vrai qu'elle avait perdu son rang et ses honneurs de duchesse en se remariant, bien loin qu'elle les eût communiqués à son second mari, tant la dignité demeurait fixée et immuable dans son fils du premier lit; que, pour la démission qu'il en avait faite ainsi que de ses biens à sa soeur du second lit par son contrat de mariage, cette démission avait deux vices qui la rendaient absurde et nulle, et un troisième qui la faisait impossible: le premier, son état d'interdit devant et après, qui, n'ayant été levé que pour le moment nécessaire de cette démission, n'était qu'une dérision de la. Justice qui ne pouvait avoir d'effet ni être reçue sérieusement; 2° que les grandes sommes données à cet interdit pair le futur époux de sa soeur du second lit, motivées dans son contrat de mariage, comme cause de cette démission, l'annulaient par cela même, puisqu'on ne peut devenir duc et pair que par deux voies, érection en sa faveur, ou succession, et que l'acquéreur en est formellement exclu; 3° que la volonté de l'interdit, quand bien même il ne l'eût jamais été, et qu'il n'eût rien reçu pour sa démission, était entièrement insuffisante pour faire un duc et pair en se démettant, puisqu'une démission ne pouvait opérer cet effet que par deux choses réunies, un sujet naturellement héritier de la dignité à qui la démission ne fait qu'en avancer la succession, et la permission du roi de la faire, qui toutes deux manquaient totalement en celle-ci. Que la clause en tant que besoin serait, glissée dans les nouvelles lettres d'érection de 1661, accordées à M. de Luxembourg, ne lui donnait aucun droit; ce qui était évident, puisqu'il avait obtenu ces nouvelles lettres et pris le dernier rang en conséquence, sans quoi il n'eût point été duc et pair, et que de plus cette clause, n'ayant point été communiquée, n'avait pu être contredite, ni faire aucun effet entre les parties. Enfin, sur les lettres de 1676, par lesquelles le roi déclarait n'avoir point fait d'érection nouvelle en 1661, mais renouvelé l'érection de Piney en faveur de M. de Luxembourg, deux réponses: la première que c'était pour la première fois qu'on en entendait parler (et en effet M. de La Rochefoucauld en ayant témoigné au roi sa surprise, il lui répondit qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais donné ces lettres, à quoi M. de La Rochefoucauld, en colère, répliqua que c'étaient là des tours de passe-passe de M. de Louvois, qui en ce temps-là était fort ami de M. de Luxembourg); que ces lettres, qui n'étaient point enregistrées, étaient surannées, et partant de nul effet; que d'ailleurs n'ayant jamais été connues jusqu'alors, elles ne pouvaient passer pour contradictoires et pour juger, sans entendre les parties, un procès pendant entre elles, et un procès de telle qualité et entre de telles parties sous la cheminée, et demeurer incognito vingt ans ainsi dans la poche de M. de Luxembourg. Deuxièmement enfin, qu'à toute rigueur l'expression de renouveler n'emportait point le rang d'ancienne érection, puisqu'en effet un ancien duché-pairie, autrefois érigé pour une maison, et depuis érigé pour une autre, n'était à l'égard de cette terre qu'un véritable renouvellement. Telles furent les raisons fondamentales de part et d'autre sur lesquelles on comprend que les avocats trouvèrent de quoi exercer leur éloquence d'une part, leurs subtilités de l'autre; mais ce qui vient d'être exposé suffit pour expliquer toute la matière en gros sur laquelle roula tout ce procès.

Disons un mot des opposants, desquels il faut ôter MM. de Chevreuse et de Bouillon, par les raisons qui en ont été rapportées. M. d'Elboeuf ne fit que nombre et ne se mêla jamais de rien, sinon de demeurer uni aux autres. M. de Ventadour parut quelquefois aux assemblées, fit à peu près ce qu'on désira de lui, mais au payement près, il ne menait pas une vie à le mettre en oeuvre. M. de Vendôme se présenta et fit bien, mais à sa manière et ne pouvant se contraindre à rien. M. de Lesdiguières était un enfant, et sa mère une espèce de fée, sur qui son cousin de Villeroy avait tout crédit; ainsi ce fut beaucoup pour elle que de laisser le nom de son fils, dont elle était tutrice, parmi ceux des opposants. M. de Brissac obscur, ruiné et d'une vie étrange, ne sortait plus de son château de Brissac, et ne fit que laisser son nom parmi les autres. M. de Sully peu assidûment, mais fermement. MM. de Chaumes, de Richelieu, de La Rochefoucauld et de La Trémoille, étaient ceux sur qui tout portait, auquel le bonhomme M. de La Force se joignit dignement tant qu'il put, et M. de Rohan aussi; mais M. de Richelieu et lui étaient gens à boutade qui ne donnèrent pas peu d'affaires aux autres. M. de Monaco y était ardent, sauf ses parties et sa bourse, encore payait-il bien en rognonnant; mais c'était des farces pour tirer le contingent du duc de Rohan.

Les intendants de MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, nommés Magneux et Aubry, gens d'honneur, capables, laborieux, et infiniment touchés de cette affaire, en étaient les principaux directeurs, et Riparfonds, avocat célèbre consultant, était le chef de nos avocats et de notre conseil, chez qui se tenaient toutes nos assemblées toujours une après-dînée de chaque semaine et quelquefois plus souvent, où M. de La Rochefoucauld ne manquait jamais quoiqu'il ne couchât presque jamais à Paris, et qui y rendit par son exemple les autres très assidus et fort ponctuels à l'heure; les plus ardents et les plus continuellement à tout étaient MM. de La Trémoille, de Chaulnes, La Rochefoucauld et La Force, M. de Monaco autant qu'il était en lui, et plus qu'aucuns MM. de Riche lieu et de Rohan, mais comme il a été dit, pleins de boutades et de fantaisies.

Je me rendis assidu aux assemblées, je m'instruisis et de l'affaire en soi, et de ce qui se passait par rapport à elle; ce que je hasardai de dire dans les assemblées n'y déplut point. Riparfonds et les deux intendants conducteurs me prirent en amitié; je plus aux ducs. M. de La Rochefoucauld, tout farouche qu'il était, et par son nom et le mien peu disposé pour moi, s'apprivoisa tout à fait avec moi; l'intimité de M. de Chaulnes avec mon père se renouvela avec moi, ainsi que l'amitié qu'il avait eue avec le bonhomme La Force; je fis une amitié intime avec M. de La Trémoille, et je n'oserais dire que j'acquis une sorte d'autorité sur M. de Richelieu, qui avait été aussi fort ami de mon père, et sur le duc de Rohan, qui fut plus d'une fois salutaire et à la cause que nous soutenions et à eux-mêmes. Chacun opinait là en son rang; on ne s'interrompait point, on n'y perdait pas un instant en compliments ni en nouvelles, et personne ne s'impatientait de la longueur des séances, qui étaient souvent fort prolongées, pas même M. de La Rochefoucauld qui retournait toujours au coucher du roi, à Versailles, et chacun se piqua d'exactitude et d'assiduité.

Le procès commencé tout de bon, nous fîmes nos sollicitations ensemble, couplés deux dans un carrosse, et nous ne fûmes pas longtemps sans nous apercevoir de la mauvaise volonté du premier président qui, dans une affaire qui, par sa nature et le droit, ne pouvait être jugée que par l'assemblée de toutes les chambres, et les pairs, non parties, ajournés, se hâta de nommer de petits commissaires pour être examinée chez lui et s'en rendre plus aisément le maître; ce qui était contre toutes les règles dans une affaire de cette qualité. Catinat, frère du maréchal, Bochard de Saron, Maunourry et Portail rapporteur, furent les quatre petits commissaires. Harlay fit bientôt pis: Bochard s'étant récusé comme parent de la duchesse de Brissac-Verthamont, Joly de Fleury lui fut substitué. Or Joly était beau-frère du président Talon, qui s'était récusé comme parent de M. de Luxembourg et s'était, comme on l'a dit, mis ouvertement à la tête de son conseil; et, outre que ces deux hommes étaient si proches, ils étaient de plus amis intimes. Les choses ainsi bien arrangées par le premier président, il voulut étrangler le jugement et passa sur toutes sortes de formes pour exécuter promptement ce dessein.

Tandis qu'on lui laissait faire ce qu'on ne pouvait empêcher, nous fûmes avertis d'un nouveau factum de M. de Luxembourg, dont on avait tiré très secrètement peu d'exemplaires; qu'il en avait fait aussitôt après rompre les planches, et qu'il se distribuait sous le manteau aux petits commissaires et à peu de conseillers sur lesquels il comptait le plus. Ce factum contre toutes règles ne nous fut point signifié et par ce défaut ne pouvait servir de pièce au procès; mais l'intérêt de nous le cacher était capital de peur d'une réponse, et le conseil de M. de Luxembourg comptait persuader ses juges par ces nouvelles raisons, quoique non produites. Maunourry, l'un des petits commissaires, eut horreur d'une supercherie qui n'allait à rien moins qu'à nous faire perdre notre procès. Il prêta ce factum si secret à Magneux, intendant du duc de La Trémoille, qui le fit copier en une nuit, et qui le lendemain, qui était un mardi, fit assembler chez Riparfonds extraordinairement. Là, ce factum fut lu. On y trouva quantité de faits faux, plusieurs tronqués et un éblouissant tissu de sophismes. La science de Talon et l'élégance et les grâces de Racine y étaient toutes déployées. On jugea qu'il était capital d'y répondre; et, comme nous devions être jugés le vendredi suivant, il fut arrêté de nous assembler le lendemain mercredi matin chez Riparfonds, et de partir de là tous ensemble pour aller demander au premier président délai jusqu'au lundi, lui représenter l'importance dont il nous était de répondre à la découverte que nous avions faite, et que, du mercredi où nous étions au lundi suivant, ce n'était pas trop pour répondre, imprimer, et distribuer notre mémoire; et pour faciliter cette justice, il fut résolu de donner notre parole de ne rien faire qui pût retarder le jugement au delà du lundi.

Le lendemain matin donc, nous nous trouvâmes chez Riparfonds, rue de la Harpe: MM. de Guéméné ou Montbazon, La Trémoille, Chaulnes, Richelieu, La Rochefoucauld, La Force, Monaco, Rohan et moi, d'où nous allâmes tous et avec tous nos carrosses chez le premier président à l'heure de l'audience, qu'il donnait toujours chez lui en revenant du palais. Nous entrâmes dans sa cour, le portier dit qu'il y était et ouvrit la porte. Ce fracas de carrosses fit apparemment regarder des fenêtres ce que c'était, et comme nous nous attendions les uns les autres à être tous entrés pour descendre de nos carrosses et monter ensemble le degré, arriva un valet de chambre du premier président, aussi composé que son maître, qui nous vint dire qu'il n'était pas chez lui et à qui nous ne pûmes jamais faire dire où il était ni à quelle heure de la journée il serait visible. Nous n'eûmes d'autre parti à prendre que de retourner chez notre avocat et délibérer là de ce qui était à faire. Chacun y exhala sa bile sur le parti pris de nous étrangler, et sur l'espèce d'injure, d'une part, et de déni de justice, de l'autre, de nous avoir renvoyés, comme le premier président, constamment chez lui, venait de faire.

Dans cette situation on résolut de rompre ouvertement avec un homme qui ne gardait aucune mesure, et de ne rougir de rien pour traîner en longueur, tant qu'il nous serait possible, un procès où la partie était manifestement faite et sûre de nous le faire perdre, et faite, par ce que nous voyions, tout ouvertement. Pour l'exécuter il fut proposé de former une demande au conseil, par M. de Richelieu qui avait toutes ses causes commises au grand conseil, pour y faire renvoyer celle-ci; ce qui formerait un procès de règlement de juges, au moyen duquel nous aurions le temps de respirer et de trouver d'autres chicanes. Je dis chicanes, car ce procès ne pouvait, de nature et de droit, sortir du parlement, ni être valablement jugé ailleurs. On applaudit à l'expédient; mais, dès qu'on se mit à en examiner la mécanique, il se trouva que le temps était trop court, jusqu'au surlendemain que nous devions être jugés, pour qu'aucune requête de M. de Richelieu, tendante à cet expédient, pût être introduite.

L'embarras devint grand, et notre affaire se regardait comme déplorée, lorsqu'un des gens d'affaires, élevant la voix, demanda si personne de nous n'avait de lettres d'État, chacun se regarda et pas un d'eux n'en avait. Celui qui en avait fait la demande dit que c'était pourtant le seul moyen de sauver l'affaire; il en expliqua la mécanique, et nous fit voir que quand elles seraient cassées au premier conseil de dépêches, comme on devait bien s'y attendre, la requête de M. de Richelieu se trouverait cependant introduite, et l'instance liée au conseil en règlement de juges. Sur cette explication je souris, et je dis que s'il ne tenait qu'à cela, l'affaire était sauvée, que j'avais des lettres d'État et que je les donnerais, à condition que je pourrais compter qu'elles ne seraient cassées qu'au seul regard de M. de Luxembourg. Là-dessus acclamations de ducs, d'avocats, de gens d'affaires, compliments, embrassades, louanges, remerciements comme des gens morts qu'on ressuscite, et MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld se firent fort devant tous que mes lettres d'État ne seraient cassées qu'au seul regard de M. de Luxembourg. Aucune dette criarde n'avait fait quoi que ce soit à la mort de mon père. Pussort, fameux conseiller d'État, d'Orieu et quelques autres magistrats très riches, nos créanciers, avaient, voulu mettre le feu à mes affaires, qui m'avaient fait prendre des lettres d'État pour me donner le temps de les arranger. J'avais été fort irrité contre leurs procédés, mais je fus si aise de me trouver par cela même celui qui sauvait notre préséance, que je pense que je les leur pardonnai.

La chose pressait; je dis que ma mère avait ces lettres d'État et que je m'en allais les chercher. J'éveillai ma mère à qui je dis assez brusquement le fait. Elle, tout endormie, ne laissa pas de vouloir me faire des remontrances sur ma situation et celle de M. de Luxembourg. Je l'interrompis et lui dis que c'était chose d'honneur, indispensable, promise, attendue sur-le-champ, et, sans attendre de réplique, pris la clef du cabinet, et puis les lettres d'État, et cours encore. Ces messieurs de l'assemblée eurent tant de peur que ma mère n'y voulût pas consentir, que je ne fus pas parti qu'ils envoyèrent après moi MM. de La Trémoille et de Richelieu pour m'aider à exorciser ma mère. Je tenais déjà mes lettres d'État, comme on nous les annonça. Je les allai trouver avec les excuses de ma mère qui n'était pas encore visible. Un contre-temps qui nous arrêta un moment donna courage à ma mère de se raviser. Comme nous étions sur le degré, elle me manda que, réflexion faite, elle ne pouvait consentir que je donnasse mes lettres d'État contre un homme tel qu'était lors M. de Luxembourg. J'envoyai promener le messager, et je me hâtai de monter en carrosse avec les deux ducs qui ne se trouvèrent pas moins soulagés que moi de me voir mes lettres d'État à la main.

Ce contre-temps, le dirai-je à cause de sa singularité? M. de Richelieu avait pris un lavement le matin, et sans le rendre vint de la place Royale chez Riparfonds, de là chez le premier président avec nous, et avec nous revint chez Riparfonds, y demeura avec nous à toutes les discussions, enfin vint chez moi. Il est vrai qu'en y arrivant il demanda ma garde-robe, et y monta en grande hâte; il y laissa une opération telle que le bassin ne la put contenir, et ce fut ce temps-là qui donna à ma mère celui de faire ses réflexions, et de m'envoyer redemander mes lettres d'État. S'exposer à toutes ces courses et garder un lavement un si long temps, il faut avoir vu cette confiance et ce succès pour le croire.

En retournant chez Riparfonds, nous trouvâmes le duc de Rohan en chemin, que ces messieurs, de plus en plus inquiets, envoyaient à notre secours. Je lui montrai mon papier à la main, et il rebroussa après nous. Je ne puis dire avec quelle satisfaction je rentrai à l'assemblée, ni avec combien de louanges et de caresses j'y fus reçu. La pique était grande, et n'avait pas moins gagné tout notre conseil que nous-mêmes. Ce fut donc à qui de tous, ducs et conseil, me recevrait avec plus d'applaudissements et de joie, et à mon âge j'en fus fort flatté. Il fut conclu que le lendemain jeudi, veille du jour que nous devions être jugés, mon intendant et mon procureur iraient à dix heures du soir signifier mes lettres d'État au procureur de M. de Luxembourg et au suisse de son hôtel, et que le même jour je m'en irais au village de Longnes, à huit lieues de Paris, où était ma compagnie, pour colorer au moins ces lettres d'État de quelque prétexte. Le soir je m'avisai que j'avais oublié un grand bal que Monsieur donnait à Monseigneur au Palais-Royal, le lendemain au soir jeudi, qui se devait ouvrir par un branle, où je devais mener la fille de la duchesse de La Ferté qui ne me le pardonnerait point si j'y manquais, et qui était une égueulée sans aucun ménagement. J'allai conter cet embarras au duc de La Trémoille, qui se chargea de faire trouver bon aux autres que je ne m'attirasse pas cette colère, de manière que j'étais au bal tandis qu'on signifiait mes lettres d'État.

Le vendredi matin je fus à l'assemblée où tous m'approuvèrent, excepté M. de La Rochefoucauld, qui gronda et que j'apaisai par mon départ, et qui se chargea de le dire au roi et sa cause.

En partant je crus devoir tout faire pour me conserver dans les mesures où je m'étais mis avec M. de Luxembourg. J'écrivis donc dans cet esprit une lettre ostensible à Cavoye, où je mis tout ce qui convenait à la différence d'âge et d'emplois, sur la peine que j'avais de la nécessité où je m'étais trouvé sur cette signification de lettres d'État. Cavoye était le seul des amis les plus particuliers de M. de Luxembourg, qui eût été fort de la connaissance de mon père. Sans esprit, mais avec une belle figure, un grand usage du monde, et mis à la cour par une maîtresse intrigante de mère qui y avait dans son médiocre état beaucoup d'amis, il s'en était fait de considérables, mis très bien auprès du roi et sur un pied de considération à se faire compter fort au-dessus de son état de gentilhomme très simple, et de grand maréchal des logis de la maison du roi. Il est aisé de comprendre avec combien de dépit M. de Luxembourg vit tous ses projets déconcertés par ces lettres d'État. Il courut au roi en faire, ses plaintes, et n'épargna aucun de nous dans celles qu'il fit au public. Les lettres d'État furent cassées au premier conseil des dépêches, comme nous nous y étions bien attendus; mais, comme ces messieurs me l'avaient promis, elles ne le furent qu'à l'égard de cette seule affaire. M. de Luxembourg en triompha, et compta qu'avec ce vernis de plus, son procès allait finir tout court à son avantage. Il employa tout le lendemain de ce succès à le remettre sur le bureau au même point d'où il avait été suspendu; il remua tous ses amis et vit tous ses juges. En effet, aussi bien secondé qu'il l'était parmi eux, on fut en état de le juger le lendemain, lorsque, rentrant chez lui bien tard et bien las de tant de courses, il y trouva la signification de M. de Richelieu entre les mains de son suisse, que son intendant à peine osa lui dire avoir aussi été faite à son procureur.

Ce coup porté, les opposants m'envoyèrent mon congé à Longnes où mon exil n'avait duré que six jours. Je trouvai tout en feu: M. de Luxembourg avait perdu toute mesure, et les ducs qu'il attaquait n'en gardaient plus avec lui. La cour et la ville se partialisèrent, et d'amis en amis personne ne demeura neutre ni prenant médiocrement parti. J'eus à essuyer force questions sur mes lettres d'État. J'avais pour moi raison, justice, nécessité et un parti ferme et bien organisé, et des ducs mieux avec le roi que n'y était M. de Luxembourg. J'avais de plus eu soin de mettre pour moi les procédés. Je les répandis, et comme je sus que M. de Luxembourg et les siens s'étoient licenciés sur moi comme sur la partie la plus faible, et de qui le coup qui les déconcertait était parti, je ne me contraignis avec aucun d'eux.

Cavoye tout en arrivant me dit qu'il avait montré mon billet à M. de Luxembourg, qu'il voulait bien pardonner à ma jeunesse une chicane inouïe entre des gens comme nous, et qui en effet était un procédé fort étrange. Une réponse si fière à mes honnêtetés si attentives me piqua. Je répondis à Cavoye que je m'étonnais fort d'une réponse si peu méritée, et que je n'avoir pas encore appris qu'entre gens comme nous, il ne fût pas permis d'employer une juste défense contre une attaque dont les moyens l'étaient si peu; que, content pour moi-même d'avoir donné à tout ce qu'était M. de Luxembourg tout ce que mon âge lui devait, je ne songerais plus qu'à donner aussi à ma préséance et à mon union à mes confrères tout ce que je leur devais, sans m'arrêter plus à des ménagements si mal reçus. J'ajoutai qu'il le pouvait dire à M. de Luxembourg, et je quittai Cavoye sans lui laisser le loisir de la repartie.

Le roi soupait alors, et je fis en sorte de m'approcher de sa chaise et de conter cette courte conversation et ce qui y avait donné lieu à Livry, parce qu'il était tout auprès du roi; ce que je ne fis que pour en être entendu d'un bout à l'autre, comme je le fus en effet; et de là je la répandis dans le monde. Les ducs opposants, et principalement MM. de La Trémoille, de Chaulnes et de La Rochefoucauld, me remercièrent de m'être expliqué de la sorte, et je dois à tous, et à ces trois encore plus, cette justice, qu'ils me soutinrent en tout et partout et firent leur affaire de la mienne avec une hauteur et un feu qui fit taire beaucoup de gens, et qui par M. de La Rochefoucauld surtout me servit fort bien auprès du roi. Au bout de quelques jours je m'aperçus que M. de Luxembourg, lorsque je le rencontrais, ne me rendait pas même le salut. Je le fis remarquer, et je cessai aussi de le saluer, en quoi, à son âge et en ses places, il perdit plus que moi, et fournit par là aux salles et aux galeries de Versailles un spectacle assez ridicule.

CHAPITRE X. §

Éclat entre MM. de Richelieu et de Luxembourg, dont tout l'avantage demeure au premier. — M. de Bouillon, moqué par le premier président Harlay, et son repentir. — Sa chimère d'ancienneté et celle de M. de Chevreuse. — Tentative échouée de la chimère d'Épernon. — Prétention de la première ancienneté des Vendôme désistée en même temps que formée. — D'où naît le rang intermédiaire des bâtards. — Ruse, adresse, intérêt, succès du premier président Harlay et sa maligne formation de ce rang intermédiaire. — Déclaration du roi pour le rang intermédiaire. — Harlay obtient parole du roi d'être chancelier. — Princes du sang priés de la bouche du roi de se trouver à l'enregistrement et à l'exécution de sa déclaration, et les pairs, de sa part par une lettre à chacun de l'archevêque-duc de Reims. — M. le duc et M. le prince de Conti mènent M. du Maine chez MM. du parlement. — M. de Vendôme mené chez tous les pairs et chez MM. du parlement par M. du Maine, et reçu comme lui au parlement sans presque aucun pair. — MM. du Maine et de Toulouse visités comme les princes du sang par les ambassadeurs.

L'affaire en règlement de juges se poussa vivement au conseil. Chacun de nous, excepté M. de Lesdiguières et moi à cause de notre minorité, y forma une demande à part pour allonger, chose dont nous ne nous cachions plus. Force factums de part et d'autre, et force sollicitations comme nous avions fait au parlement. M. de Vendôme et moi fûmes chargés d'aller ensemble parler au chancelier Boucherat, et nous y fûmes à la chancellerie à Versailles de chez Livry où M. de Vendôme m'avait donné rendez-vous. Argouges, Bignon, Ribeyre et Harlay, gendre du chancelier, tous conseillers d'État, furent nos commissaires, et Creil de Choisy, maître des requêtes, rapporteur. Quantité de conseillers d'État se récusèrent; Bignon aussi, comme parent de la duchesse de Rohan. Nous regrettâmes sa vertu et sa capacité; on ne le remplaça point. Argouges s'était ouvert à M. de La Rochefoucauld d'être pour nous, et manqua de parole, ce que le duc lui reprocha cruellement. Ribeyre, gendre du premier président de Novion, grand ennemi des pairs, et aussi fort maltraité par eux, fut soupçonné d'avoir épousé les haines de son beau-père, quoique homme d'honneur et de probité. Harlay fut entraîné par sa famille et par le bel air, auquel il n'était pas insensible. Cette même raison donna à M. de Luxembourg le gros des maîtres des requêtes, petits-maîtres de robe, et fort peu instruits du droit public et de ces grandes questions, de manière que nous fûmes renvoyés au parlement; mais notre vue n'en fut pas moins remplie. Nous voulions gagner temps, et par ce moyen notre procès se trouva hors d'état d'être jugé de cette année.

Cependant les procédures s'étaient peu à peu tournées en procédés: il y avait toujours eu quelques propos aigres-doux à l'entrée du conseil entre quelques-uns de nous et M. de Luxembourg; et comme c'est une suite presque immanquable dans ces sortes de procès de rang, l'aigreur et la pique s'y étaient mises. Je ne fus pas le seul à qui plus particulièrement qu'aux autres. M. de Luxembourg fit sentir la sienne, qui pour le dire en passant ne saluait presque plus M. de La Rochefoucauld et plus du tout MM. de La Trémoille et de Richelieu.

Il était plus personnellement outré contre ce dernier d'avoir vu toutes ses mesures rompues par le règlement de juges entrepris au conseil sous son nom; aussi n'épargna-t-il ni sa personne, ni sa conduite, ni le ministère du cardinal de Richelieu dans un de ses factums. M. de Richelieu, très vivement offensé, fit sur-le-champ une réponse, et tout de suite imprimer et distribuer, par laquelle il attaqua la fidélité dont M. de Luxembourg avait vanté sa maison, par les complots du dernier duc de Montmorency pris en bataille dans son gouvernement contre le feu roi à Castelnaudary, et pour cela exécuté à Toulouse en 1632; et la personne de M. de Luxembourg, par sa conduite sous M. le Prince, par sa prison pour les poisons et les diableries, par la sellette sur laquelle il avait été interrogé et avait répondu, et par la lâcheté qui l'avait empêché en cette occasion de réclamer les droits de sa dignité et demander à être jugé en forme de pairie. Outre ces faits, fortement articulés, le sel le plus âcre y était répandu partout.

M. de Richelieu ne s'en tint pas là: il rencontra M. de Luxembourg dans la salle des gardes à Versailles. Il fut droit à lui. Il lui dit qu'il était fort surpris de son procédé à son égard, mais qu'il n'était point ladre (ce furent ses termes); que dans peu il en verrait paraître une réponse aussi vive que son factum la méritait; qu'au reste, il voulait bien qu'il sût qu'il ne le craignait ni à pied ni à cheval, ni lui ni sa séquelle, ni à la cour ni à la ville, ni même à l'armée quand bien même il irait, ni en pas un lieu du monde. Tout cela fut dit avec tant d'impétuosité, et il lui tourna le dos après avec tant de brusquerie, que M. de Luxembourg n'eut pas l'instant de lui répondre un mot, et, quoique fort accompagné à son ordinaire et au milieu des grandeurs de sa charge, il demeura confondu. L'effet répondit à la menace. Le lendemain le factum fut signifié et débité partout.

Des pièces aussi fortes, et une telle sortie faite à un capitaine des gardes du corps au milieu de sa salle, firent le bruit qu'on peut imaginer. Tous les ducs opposants et tout ce qu'ils eurent d'amis très disposés à soutenir pleinement le duc de Richelieu, tout ce que la charge et le commandement des armées donnait de partisans en même dessein pour lui, était un mouvement fort nouveau qui pouvait avoir de grandes suites. M. de Luxembourg sentit à travers sa colère qu'il s'était attiré ce fracas par les injures de son factum; il comprit que solliciter pour lui, ou prendre un parti éclatant contre dix-sept pairs de France, serait alose fort différente, et la dernière une partie difficile à lier; que les princes du sang, ses amis intimes, se garderaient bien de s'y laisser aller; que le roi, qui au fond ne l'aimait pas, serait tenu de près par le gros de ses parties, et en particulier par le duc de La Rochefoucauld; et que Mme de Maintenon, amie intime, de tous les temps, du duc de Richelieu, et toujours depuis dans la liaison la plus étroite avec lui, qui seul de la cour la voyait à toutes heures, ferait son affaire propre de la sienne. Le héros en pâlit, et eut recours à ses amis pour le tirer de ce fâcheux pas. Il s'adressa à M. le Prince et aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, à quelques autres encore de moindre étoffe qu'il crut le pouvoir servir. Il fit offrir par les trois premiers à M. de Richelieu une excuse verbale avec la suppression entière de son factum à condition de celle de la réponse.

M. de Richelieu, prié de se trouver chez M. le Prince avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, y fut prêché plus d'une fois sans se vouloir rendre, tandis que sa réponse courait de plus en plus, et qu'il la faisait distribuer à pleines mains, et à la fin se rendit. Là fut réglé comme la chose devait se passer. M. de Luxembourg, à jour et heure marquée, rencontra M. de Richelieu chez le roi dans un de ces temps de la journée où il y a le plus de monde. Il s'approcha de lui et lui dit ces propres termes: « Qu'il était très fâché de l'impertinence du factum publié contre lui, qu'il lui en faisait ses excuses, qu'il le suppliait d'être persuadé qu'il l'avait toujours fort estimé et honoré et le faisait encore, ainsi que la mémoire de M. le cardinal de Richelieu; qu'au reste il n'avait point du tout vu cette pièce, qu'il châtierait ses gens d'affaires auxquels il avait toujours soigneusement défendu toute sorte d'invectives, qu'enfin il avait donné ordre très précis pour la faire entièrement supprimer. » M. de Richelieu, vif et bouillant, le laissa dire et lui répondit après quelques honnêtetés entre ses dents, qu'il finit par une assurance mieux prononcée qu'il ferait aussi supprimer sa réponse. Elles le furent en effet de part et d'autre, mais après que M. de Richelieu nous en eut donné à nous tous, et à notre conseil, à ses amis à pleines mains, et surtout aux bibliothèques.

En même temps, l'honnêteté et la bienséance furent un peu rétablies entre M. de Luxembourg et nous. Je fus surpris d'en recevoir le premier des demi-révérences; j'y répondis par d'entières qui l'engagèrent à me saluer désormais à l'ordinaire, mais sans nous parler ni nous approcher, comme cela n'arrivait que très rarement et à fort peu d'entre nous.

M. de Bouillon, anciennement en cause avec nous, s'en était désisté, comme je l'ai dit, dès le commencement de ce renouvellement; et, sans nous en dire un mot à pas un, l'avait fait signifier à quelques-uns de nous, entre autres à M. de La Rochefoucauld et à moi. Son prétexte était misérable, parce qu'il n'avait rien de commun avec M. de Luxembourg. Celui-ci prétendait à titre de son mariage, l'autre par celui de son échange de Sedan avec le roi. Il fut mal payé de cette désertion en plus d'une manière. Il en parla au premier président qui, n'ayant pas les mêmes raisons à son égard qu'à celui de M. de Luxembourg, lui répondit, avec un sourire moqueur et une gravité insultante, que les duchés d'Albret et de Château-Thierry ne sont point femelles dans leur première érection; qu'elle avait été faite pour Henri III et pour Henri IV, avant qu'ils parvinssent à la couronne; que, pour obtenir l'ancienneté de ces érections, il fallait qu'il prouvât sa, descendance masculine de ces princes; qu'il souhaitait pour l'amour de lui qu'il le pût faire, et le laissa fort étourdi et fort honteux d'une réponse si péremptoire et telle. M. de Luxembourg, de son côté, n'oublia aucune raison dans un de ses factums, pour mettre au grand jour la chimère de la prétention de M. de Bouillon et pour la mettre en poudre; de sorte que nous aurions été pleinement vengés, et par nos parties mêmes, si le crédit et la considération que nous pouvions espérer de son union avec nous avait pu nous laisser quelque chose à regretter. Honteux enfin d'être si mal reconnu de ceux à qui il avait voulu plaire; et embarrassé à l'excès des plaisanteries finies de M. de Chaumes, et des railleries piquantes de MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, il fit des excuses au dernier; se rejeta sur ses gens d'affaires et avoua son tort et son repentir.

Pour M. de Chevreuse, qui se couvrit du prétexte du mariage de sa fille, comme je l'ai dit plus haut, et qui cachait sous cette apparence sa prétention de l'ancienne érection de Chevreuse, il ne fut point du tout ménagé par son oncle de Chaulnes, qui le mettait à bout par ses railleries qui ne finissaient point, et auxquelles il se lâchait avec moins de ménagements qu'il n'aurait fait avec un étranger. Nous perdîmes à celui-là beaucoup, et par sa considération, et par son esprit et sa capacité, et par un grand nombre de mémoires sur toutes ces matières de pairies, faits ou recueillis par le duc de Luynes, son père, qui y était fort savant; et qu'il ne voulut jamais nous communiquer.

Ce procès donna occasion à une autre tentative. Le célèbre duc d'Épernon avait été fait duc et pair, 27 novembre 1581; un mois avant la première érection de Piney, dont M. de Luxembourg prétendait l'ancienneté sur nous. Son fils aîné, mort à Casal, 11 février 1639, à quarante-huit ans, n'eût point d'enfants; le cardinal de La Valette, son frère; mourut à Rivoli, près de Turin, 28 septembre, même année 1639, à quarante-sept ans; général de l'armée française, tous deux avant leur fameux père, mort, retiré à Loches, 1641, à quatre-vingt-huit ans; le duc d'Épernon, son second fils, qui lui succéda, mourut à Paris, 25 juillet 1661, à soixante et onze ans. Il avait perdu le duc de Candale, son fils unique, sans alliance, à Lyon, 28 janvier 1658, à trente ans, et ne laissa qu'une seule fille qui voulut absolument quitter un si puissant établissement et se faire carmélite à Paris, au couvent du faubourg Saint-Jacques, où elle est morte, 22 août 1701, à soixante-dix-sept ans et cinquante-trois de profession; que la reine faisait toujours asseoir et par ordre du roi quand elle allait aux carmélites, comme duchesse, d'Épernon, malgré toute l'humilité de cette sainte et spirituelle religieuse. Ainsi, le duché-pairie d'Épernon était éteint depuis 1661. Le premier et fameux duc d'Épernon avait un frère aîné tué, sans enfants, devant Roquebrune de Provence qu'il assiégeait, 11 février 1592, général de l'armée du roi, à quarante ans, homme de la meilleure réputation et de la plus grande espérance. Ils avaient trois soeurs, dont les deus cadettes moururent mariées, l'une au frère du duc de Joyeuse, qui de douleur de sa mort se fit capucin, et c'est ce célèbre capucin de Joyeuse dont la fille unique épousa le duc de Montpensier, qui ne laissa qu'une fille unique, que le feu roi fit épouser à Gaston, son frère, qui n'en eut qu'une fille unique, Mlle de Montpensier, morte fille en 1693, dont j'ai ci-devant parlé. L'héritière de Joyeuse, fille du capucin et de la soeur du premier duc d'Épernon, et veuve du dernier Montpensier, se remaria au duc de Guise, fils de celui qui fut tué aux derniers états de Blois, dont plusieurs fils morts sans alliance: le duc de Guise, dit de Naples, de l'expédition qu'il y tenta, mort sans enfants; le duc de Joyeuse, père du dernier duc de Guise, qui eut l'honneur d'épouser Mlle d'Alençon, dernière fille de Gaston, en 1667, et qui mourut à Paris, en 1671, à vingt et un ans, ne laissant qu'un fils unique, mort en 1675, avant cinq ans; Mlle de Guise qui avait tait ce grand mariage de son neveu et qui a vécu fille avec tant de splendeur et est morte à Paris, la dernière de la branche de Guise, 3 mars 1688, à soixante-dix-sept ans, et l'abbesse de Montmartre. De cette soeur de M. d'Épernon aucun descendant n'en a réclamé la pairie. L'autre soeur cadette épousa le comte de Brienne, depuis duc à brevet, fils du frère aîné du premier duc de Luxembourg-Piney, et elle mourut sans enfants, et son mari le dernier de sa branche. Ainsi, nulle prétention.

Leur soeur aînée avait épousé, 21 avril 1582, Jacques Goth, marquis de Rouillac, grand sénéchal de Guyenne; leur fils, Louis Goth, marquis de Rouillac, hérita de la terre d'Épernon. Il mourut en 1662, et laissa un fils né en 1631, qui porta le nom de marquis de Rouillac, mais qui fut plus connu sous le nom de faux duc d'Épernon, parce qu'il en prit le titre après la mort de son père, qu'il se faisait donner par ses amis et par ses valets. C'était un homme violent, extraordinaire, grand plaideur, et qui eut des aventures de procès fort désagréables. Il se piqua d'une grande connaissance de l'histoire, et fit imprimer un ouvrage de la véritable origine de la dernière race de nos rois qui trouva des critiques et des savants qui le réfutèrent. Il n'eut jamais aucun honneur, ni ne put obtenir permission de porter ses prétentions en jugement. Il ne laissa qu'une seule fille et point de fils, et fut le dernier de sa branche. Cette fille se trouva avoir infiniment d'esprit, de savoir et de vertu; elle se fit beaucoup d'amis et d'amies, et entre autres Mademoiselle, fille de Gaston, qui obtint du roi de fermer les yeux à ce qu'elle se fit appeler Madame, comme duchesse d'Épernon, sans pourtant en avoir, ni rang, ni honneur, ni permission de faire juger sa prétention.

Ce procès de M. de Luxembourg la réveilla. Le cardinal d'Estrées était fort bien auprès du roi, et toute sa maison était en splendeur. Elle s'adressa à lui et au maréchal d'Estrées, son frère, pour obtenir la permission du roi de faire juger sa prétention en épousant le comte d'Estrées, vice-amiral, en survivance du maréchal son père. Le roi y entra, et aussitôt MM. d'Estrées se mirent en grand mouvement; ils sentirent bien que la soeur d'un homme fait duc et pair, et non appelée par ses lettres d'érection au défaut de sa postérité, n'a nul droit d'y rien prétendre, mais ils espérèrent de nous épouvanter par leur bruit et leur crédit, et en même temps de nous séparer et de nous séduire. Ils briguèrent donc ceux qu'ils purent, et nous firent proposer de se départir de l'ancienneté et de prendre la queue, mais secrètement à chacun sa part, pour, à cette condition, obtenir un acquiescement de ceux qui s'en trouveraient éblouis. Malheureusement pour MM. d'Estrées le procès de M. de Luxembourg avait uni ceux qu'il attaquait, et les rassemblait en ce temps-là chez Riparfonds, leur avocat, toutes les semaines, une fois de règle, et très souvent davantage. Là, chacun rapporta ce qui lui avait été proposé par MM. d'Estrées sous le spécieux prétexte d'accélérer leur mariage, et d'éviter les piques et les brouilleries qui naissent si aisément de ces sortes d'affaires, mais sans toutefois aucune inquiétude du succès. On y trouva: 1° un défaut de droit radical tel que je le viens d'expliquer; 2° la proposition de céder l'ancienneté illusoire comme ne dépendant point d'un duc d'Épernon par héritage, puisqu'il ne le pouvait être qu'au titre, et par conséquent de la date de son érection, et que de plus, quand il la pourrait céder, ses enfants seraient toujours en état de la reprendre. Il fut donc résolu de se moquer de ses manèges, et de répondre sur le même ton que les services et le crédit de MM. d'Estrées devaient plutôt leur procurer une érection nouvelle en faveur de M. le comte d'Estrées, qu'un procès dont nous soutiendrions unanimement le poids sans aucune crainte de l'issue. MM. d'Estrées, voyant ainsi la ruse et la menace inutiles, sentirent bien qu'ils ne réussiraient pas: le mariage fut rompu, et il ne fut plus question de cette prétention.

Toutes ces affaires différentes ne furent rien en comparaison d'une autre qu'elles firent naître, et dont l'entreprise donna lieu à la plus grande plaie que la pairie pût recevoir, et qui en devint la lèpre et le chancre. L'abbé de Chaulieu, qui gouvernait les affaires de M. de Vendôme, imagina de lui faire prétendre l'ancienneté de la première érection de Vendôme en faveur du père du roi de Navarre, père d'Henri IV, et d'attaquer les ducs d'Uzès, d'Elboeuf, Ventadour, Montbazon ou Guéméné, et La Trémoille ses anciens. Feu M. d'Elboeuf, père de celui-ci, s'était toujours montré fort uni aux pairs, et fort jaloux des droits et du rang de la pairie en ce qui ne touchait point les princes étrangers. M. de Chaulnes avait attaqué M. d'Elboeuf par de fines railleries sur son indolence contre M. de Luxembourg, et il était venu à bout de l'exciter à imiter son père jusqu'à lui faire des remerciements de lui avoir ouvert les yeux, et il en était là, lorsque M. de Vendôme, persuadé par l'abbé de Chaulieu, obtint la permission du roi d'attaquer ses anciens, et leur donna la première assignation. Comme cela ne fut point poussé, je n'entrerai pas dans le prétendu droit de l'un ni dans celui des autres. L'affaire se commença à l'ordinaire fort civilement de part et d'autre, mais à peine y eut-il quelques procédures commencées que l'humeurs y mit.

Dans ces circonstances, il arriva ce qui n'arrivait presque jamais, et que depuis ne vit-on peut-être plus, que dés gens sans chargé suivissent le roi s'allant promener de Versailles à Marly. Le roi allait toujours seul dans une calèche. Ce jour-là le second carrosse fut du capitaine des gardes et de M. de La Rochefoucauld, et avec eux, de M. le Grand, qui ne suivait guère, et par extraordinaire des ducs d'Elboeuf et de Vendôme. Ces deux derniers parlèrent bientôt de leur procès avec civilités réciproques; mais sûr les significations réciproques, ils s'aigrirent, se picotèrent, et enfin se querellèrent. M. d'Elboeuf dit à M. de Vendôme qu'il n'était de naissance ni de dignité à ne rien céder et qu'il le précéderait partout comme avaient fait ses pères. M. de Vendôme lui répondit avec feu qu'il ne pouvait pas avoir encore oublié que son père n'avait pas pris l'ordre parce qu'il l'y aurait précédé. L'autre à lui répliquer avec encore plus de chaleur qu'une fois n'était pas coutume, et que lui-même se pouvait souvenir de l'aventure de son grand-père aux obsèques d'Henri IV qui, aux termes de la déclaration d'Henri IV d'un mois auparavant et non enregistrée, voulut prendre lé premier rang et qui fut pris lui-même par le bras par le duc de Guise qui lui dit que ce qui pouvait être hier n'était plus bon aujourd'hui, en le mettant derrière lui; et lui fit prendre le rang de son ancienneté de pairie, dont ils n'étaient pas sortis depuis. M. de Vendôme aurait bien pu répliquer sur la promotion de l'ordre de Louis XIII; mais M. de La Rochefoucauld et M. le Grand mirent le holà, les firent taire, et finirent cette dispute si vive et si haute le plus doucement qu'ils purent, comme ils arrivaient à Marly. La promenade et le retour se passèrent sans plus parler du procès et civilement entre eux; mais dès que M. de Vendôme fut revenu à Versailles, il alla conter à M. du Maine ce qui lui était arrivé. Celui-ci, qui peu à peu par un usage dont le roi soutenait l'usurpation, avait pris toutes les manières des princes du sang et en recevait à peu près tous les honneurs, sentit le peu d'assurance de son état. Il dit à M. de Vendôme de parler au roi de ce qui lui venait d'arriver, et de le laisser faire. En effet, dès le même soir, immédiatement avant le coucher du roi, M. du Maine lui fit sentir le besoin qu'il avait de titres enregistrés qui constatassent son rang, et le roi, qui n'y avait pas songé, résolut de n'y perdre pas un moment.

Le lendemain, il ordonna à M. de Vendôme de se désister juridiquement de sa prétention du rang de la première érection de Vendôme, et il manda pour le jour suivant le premier président, le procureur général et le doyen du parlement, et dès ce même jour qui suivit cet ordre, la signification du désistement fut faite; qui surprit infiniment. Ce ne fut pas pour longtemps. Le roi ordonna à ces messieurs de dresser une déclaration en faveur de ses fils naturels; revêtus de pairie, pour précéder au parlement et partout tous autres pairs plus anciens qu'eux, de l'étendre beaucoup plus que celle d'Henri IV; et de les mettre au niveau des princes du sang. Harlay, qui avait cent mille écus de brevet de retenue sur sa charge de premier président, venait d'en obtenir cinquante mille d'augmentation. Il était trop bon courtisan pour ne pas saisir une si sensible occasion de plaire, et trop habile pour n'en pas tirer tous ses avantages, et pour soi, et pour les usurpations de sa compagnie sur les pairs, en leur donnant les bâtards pour protecteurs par leur intérêt. Il pria donc le roi de trouver bon qu'il pensât quelques jours à une solide exécution de ses ordres, et qu'il pût en conférer avec celui principalement qu'ils regardaient. C'est ce qu'il avait grand intérêt de lui faire goûter, et par lui au roi, l'adroit parti qu'il se proposait d'en tirer pour les usurpations du parlement et de s'en faire à soi-même un protecteur, à tirer sur le temps pour le conduire à son but personnel.

Il fit donc entendre à M. du Maine qu'il ne ferait jamais rien de solide qu'en mettant les princes du sang hors d'intérêt et en leur en donnant un de soutenir ce qui serait fait en sa faveur; que pour cela il fallait toujours laisser une différence entière entre les distinctions que le parlement faisait aux princes du sang et celles qu'on lui accorderait au-dessus des pairs, et former ainsi un rang intermédiaire qui ne blessât point les princes du sang, et qui au contraire les engageât à les maintenir dans tous les temps, par l'intérêt de se conserver un entre-deux entre eux et les pairs; que pour cela il fallait lui donner la préséance sur tous les pairs, et les forcer à se trouver à l'enregistrement de la déclaration projetée et à sa réception en conséquence qui se devait faire tout de suite, lui donner le bonnet comme aux princes du sang qui depuis longtemps ne l'est plus aux pairs, mais lui faire prêter le même serment des pairs sans aucune différence de la forme et du cérémonial, pour en laisser une entière à l'avantage des princes du sang qui n'en prêtent point, et pareillement le faire entrer et sortir de séance tout comme les pairs, au lieu que les princes du sang traversent le parquet, l'appeler par son nom comme les autres pairs en lui demandant son avis, mais avec le bonnet à la main un peu moins baissé que pour les princes du sang qui ne sont que regardés sans être nommés, enfin le faire recevoir et conduire au carrosse par un seul huissier à chaque fois qu'il viendra au parlement, à la différence des princes du sang qui le sont par deux, et des pairs, dont aucun n'est reçu par un huissier au carrosse que le jour de sa réception, et qui sortant de séance deux à deux sont conduits par un huissier jusqu'à la sortie de la grande salle seulement.

M. du Maine fut extrêmement satisfait de tant de distinctions au-dessus des pairs et d'être si rapproché de celles des princes du sang, sans courir le risque de les blesser, et fut surtout fort touché de l'adresse avec laquelle ce rang intermédiaire était imaginé par le premier président pour lui assurer en tout temps la protection de tous ces avantages, par celui qu'on y faisait trouver aux princes du sang pour eux-mêmes. M. du Maine content, le roi le fut aussi. Il ne fut donc plus question que de dresser la déclaration que le premier président avait déjà minutée et qu'il ne fit qu'envoyer au net pour être scellée.

Ce fut alors qu'il sut se servir de M. du Maine pour faire proposer au roi sa récompense. Il avait déjà eu quelque sorte de parole ambiguë, mais qui n'était pourtant qu'une espérance, d'être fait chancelier, lorsque le roi, voulant légitimer les enfants qu'il avait de Mme de Montespan, sans nommer la mère, dont il n'y avait point d'exemple, Harlay consulté, lors procureur général, suggéra l'expédient d'embarquer le parlement par celle du chevalier de Longueville qui réussit si bien. En cette occasion-ci, il se fit donner formellement parole par le roi qu'il succéderait à Boucherat, chose qui le flatta d'autant plus que ce chancelier était alors fort vieux et ne pouvait le faire attendre longtemps. Pour l'exécution de la déclaration, le roi en parla aux princes du sang qui ne crurent avoir que des remerciements à faire: le roi les pria de se trouver au parlement, et M. le Duc et M. le prince de Conti de lui faire le plaisir de conduire M. du Maine en ses sollicitations. On peut juger s'ils le refusèrent. De là le roi fit appeler l'archevêque de Reims : il lui fit part de ce qu'il avait résolu; lui dit qu'il croyait que les pairs seraient plus convenablement invités par lui-même à cette cérémonie que par M. du Maine; qu'ainsi M. du Maine n'irait pas chez eux, mais qu'il priait l'archevêque de se trouver au parlement, et lui ordonnait d'écrire de sa part une lettre d'invitation à chaque pair. Un fils de M. Le Tellier était fait pour tenir tout à honneur venant du roi; il lui répondit dans cet esprit courtisan, et de là s'en fut chez M. du Maine: ce fut le seul de tous les pairs qui commit cette bassesse, pas un ne dit un mot au roi ni à M. du Maine, pas un né fut chez ce dernier ni devant ni après la cérémonie.

Voici la lettre circulaire de l'archevêque aux pairs:

« Monsieur,

« Le roi m'a ordonné de vous avertir que M. le duc du Maine sera reçu au parlement le 8 de ce mois de mai, en qualité de comte-pair d'Eu, et qu'il prendra sa place au-dessous de MM. les princes du sang, et au-dessus de MM. les pairs. Sa Majesté vous prie de vous y trouver, et m'a chargé de vous assurer que cela lui fera plaisir et qu'elle vous en saura bon gré.

« Je suis, etc. »

Les présidents à mortier, et les présidents et doyens des conseillers de chaque chambre furent avertis de se trouver chez eux le 5 mai, et à peu près de l'heure, pour recevoir la sollicitation de M. du Maine. Ce jour-là arrivé de Versailles à l'hôtel de Condé, il y monta dans le carrosse de M. le Duc avec M. le prince de Conti, tous deux au derrière et lui au devant avec M. le comte de Toulouse qui était compris dans la même déclaration comme duc de Damville, mais qui ne fut pas reçu en même temps. Ce carrosse était fort chargé de pages et environné de laquais à pied. Suivaient les carrosses de M. le Duc et de M. le prince de Conti, de M. du Maine et de M. le comte de Toulouse, dans lesquels étaient les principaux de leur maison, avec force livrée, chacun un seul carrosse, excepté M. le Duc qui, outre celui dans lequel il était, en avait un autre rempli des principaux de chez lui. Ils firent ainsi leurs sollicitations deux jours de suite, et allèrent de même au parlement, le jour de l'enregistrement des lettres patentes de la réception de M. du Maine, mais sans M. le comte de Toulouse. Elle se fit suivant ce qui a été dit plus haut de la déclaration, et, au sortir de la cérémonie, ils furent dîner avec les pairs chez le premier président.

Aucun des pairs n'osa manquer à s'y trouver de ceux qui étaient à Paris. Le bonhomme La Force s'enfuit à sa maison de la Boulaie, proche d'Évreux, et le duc de Rohan écrivit au roi que sa prétention, de la première érection de Rohan, pour son grand-père maternel, l'empêchait d'obéir, en cette occasion, à ses ordres. L'excuse était mal trouvée; c'était pour la première fois qu'il manifestait cette bizarre prétention; il n'en a jamais parlé depuis, et il était un des plus ardents opposants avec nous à celle de M. de Luxembourg. MM. d'Elboeuf et de Vendôme n'étaient pas reçus, ni moi non plus, Dieu merci. M. de Chevreuse fut celui à qui le roi fit son remerciement pour tous les pairs, de s'être trouvés à la cérémonie pour lesquels il lui fit force belles promesses générales, monnaie dont aucun ne se paya ni n'espéra rien de mieux avec trop de raison.

M. de Vendôme fut tôt, après reçu avec les mêmes distinctions que l'avait été M. du Maine, qui le mena sans cortège faire ses sollicitations à tout le parlement, mais sans avertir. Ils furent chez tous les pairs; le roi ne leur fit rien dire; trois ou quatre misérables seulement se trouvèrent à cette réception. Un moment avant celle de M. du Maine, il y eut une petite vivacité de M. de La Trémoille, qui, impatienté de l'applaudissement que M. de Reims donnait à cette étrange nouveauté, lui dit qu'il ne doutait pas de son approbation, parce qu'il ne se souciait guère du rang des archevêques de Reims, mais que pour lui, il pensait tout autrement, et qu'il était fort sensible à celui des ducs de La Trémoille. L'archevêque demeura muet, et le roi n'en fit pas semblant à M. de La Trémoille, et ne l'en traita paf moins bien.

Peu de jours après cette réception, l'ambassadeur de Venise, avec la république duquel cela avoir été négocié, fit, à Versailles, sa visite à MM. du Maine et de Toulouse, conduit par l'introducteur des ambassadeurs en cérémonie, et en usa, pour le premier exemple, comme avec les princes du sang. Cette parité, que le roi avait fort à coeur, fut exprès différée après la réception de M. du Maine au parlement, pour ne pas donner trop d'éveil auparavant aux princes du sang, à qui cette visite ne pouvait pas être agréable. Cet exemple eut peine à être suivi par les autres ambassadeurs; mais, avec le temps et des négociations, il le fut à la fin, excepté des nonces.

CHAPITRE XI. §

Situation des opposants avec le premier président Harlay. — Duc de Chaulnes. — Il négocie l'assemblée de toutes les chambres avec le premier président Harlay, qui lui en donne sa parole et qui lui en manque. — Rupture entière des opposants avec le premier président Harlay. — Harlay, premier président, récusé par les opposants. — Mort du dernier des Longueville. — Prince et princesse de Turenne. — Mariage du prince de Rohan. — Mme Cornuel. — Mariage du duc de Montfort, du duc de Villeroy, de La Châtre. — Distribution des armées. — Beuvron et Matignon refusent le monseigneur au maréchal de Choiseul, et le lui écrivent par ordre du roi. — Le roi me charge de Flandre en Allemagne. — M. de Créqui chassé hors du royaume, et pourquoi. — Mme du Roure exilée en Normandie. — Monseigneur préfère la Flandre au Rhin. — La Feuillée lui est donné pour son mentor. — Je vais à l'armée d'Allemagne. — Belle marche du maréchal de Lorges devant le prince Louis de Bade.

Le procès avec M. de Luxembourg, renvoyé au parlement, y recommença avec la même vigueur, la même partialité, la même injustice. Comme nous nous vîmes exclus d'en sortir, nous ne songeâmes plus qu'à chercher les moyens d'obtenir l'assemblée de toutes les chambres, selon la forme de pairie, l'usage et le droit en pareils procès. Pour y parvenir, il n'y avait que deux voies, la procédure ou la négociation. La dernière était bien la plus sûre si elle réussissait; mais la difficulté était la situation où nous nous trouvions avec le premier président qui pouvait seul assembler les chambres à sa volonté, mais avec qui nous ne gardions plus de mesures. Fort peu de nous le saluaient lorsqu'ils le rencontraient, pas un n'allait chez lui, quoique nous sollicitassions tous nos autres juges, et tous parlaient de lui sans ménagement. Il le sentait d'autant plus vivement que c'était l'homme du monde le plus glorieux, le plus craint, le plus ménagé, et qui n'avait jamais été mené de la sorte; et, ce qui le touchait le plus, c'étaient les plaintes prouvées que nous faisions de sa probité et de son injustice, parce qu'il se piquait là-dessus de la plus austère vertu, dont nous faisions tomber le masque.

Personne ne se voulait donc charger d'une négociation aussi difficile avec lui, lorsque M. de Chaulnes, qui s'était acquis une grande réputation et une grande considération par les siennes au dehors, voulut bien hasarder celle-ci. C'était sous la corpulence, l'épaisseur, la pesanteur, la physionomie d'un boeuf, l'esprit le plus délié, le plus délicat, le plus souple, le plus adroit à prendre et à pousser ses avantages, avec tout l'agrément et la finesse possible, jointe à une grande capacité et à une continuelle expérience de toutes sortes d'affaires, et la réputation de la plus exacte probité, décorée à l'extérieur d'une libéralité et d'une magnificence également splendide, placée et bien entendue, et de beaucoup de dignité avec beaucoup de politesse. Il eut du premier président l'heure qu'il désira.

Il ouvrit son discours par les raisons que nous avions de nous plaindre de son procédé, et lui fit sentir après avec délicatesse qu'il n'y a point de places où on ne soit exposé à des ennemis; que tout le monde était convaincu de sa partialité pour M. de Luxembourg; que seize pairs de France, et dont plusieurs fort bien auprès du roi ou grandement établis, n'étaient pas toujours impuissants à beaucoup nuire; que le seul moyen d'effacer sa partialité de l'idée publique, et de regagner les pairs qu'il s'était si grandement aliénés, était l'assemblée de toutes les chambres pour les juger, et de lui en donner sa parole positive; qu'il voulait bien lui avouer que nous l'avions prié de lui faire cette proposition, bien moins par aucune espérance de succès, que pour n'avoir rien à reprocher à leur conduite à son égard, pénétrer définitivement où nous en étions avec lui, et éclater ensuite avec plus de raisons et moins de mesures.

Le poids avec lequel ce discours fut prononcé étourdit le premier président qui se mit sur une défense de sa conduite avec nous, confuse et embarrassée. M. de Chaulnes vit qu'il ne tendait qu'à échapper, le remit sur l'assemblée des chambres, et le pressa vivement. Serré de si près, il se retrancha sur la difficulté de la faire, et diminua tant qu'il put son autorité à cet égard. M. de Chaulnes n'avait garde de s'y laisser tromper: il se servit habilement de sa faiblesse pour les personnes de crédit à la cour et de sa propre vanité; il lui représenta qu'inutilement il voudrait lui persuader qu'il n'était pas maître d'assembler les chambrés toutes les fois qu'il le voulait; qu'on savait bien que c'est honnêteté à lui et non pas un devoir d'en prendre avis de la grand'chambre, et qu'on ne savait pas moins qu'il était tellement le maître de ses délibérations que, quand même celles de la grand'chambre y seraient nécessaires, ce n'était pas une difficulté qu'il pût objecter, ni qui pût être reçue, dès que son intention serait véritable de nous accorder l'assemblée de toutes les chambres.

Ces raisons ne donnèrent pas, à la vérité, de meilleurs sentiments au premier président, mais bien un vif repentir de ne s'être pas assez ménagé avec nous, et un regret cuisant sur l'intérêt de sa réputation, qui lui arrachèrent enfin la parole positive qu'il donna à M. de Chaumes, pour nous, qu'il assemblerait toutes les chambres pour la continuation et le jugement de notre procès, après un long raisonnement pour mieux faire valoir cet effort.

Le lendemain M. de Chaumes rendit compte à notre assemblée du succès inespéré de sa négociation, et il reçut de nous tous les remerciements si dignement mérités. Nous publiâmes ensuite cet engagement si solennellement pris par le premier président avec tout ce que nous y pûmes ajouter pour compenser nos plaintes, et pour l'engager de plus en plus. Mais notre politique et notre confiance en la parole du premier président furent bientôt confondues. Il ne put tenir contre ses intimes liaisons prises avec M. de Luxembourg; il lui lit l'aveu de la parole qu'il avait donnée, et ne put résister à s'engager à lui de ne la pas tenir.

L'intérêt de M. de Luxembourg était grand d'empêcher l'assemblée des chambres. Il aurait fallu y revoir sommairement tout le procès pour l'instruction de tant de nouveaux juges. Leur nombre était difficile à corrompre, et l'autorité du premier président, en laquelle étaient remises toutes les espérances de M. de Luxembourg, était entière sur la grand'chambre; et faible sur toutes les chambres assemblées. La frayeur que M. de Luxembourg en avait conçue le trahit par la joie qu'il ne put dissimuler de l'avoir rompue. Il nous en revint des soupçons. M. de Chaulnes résolut de s'en éclaircir, et prit prétexte d'une autre affaire pour voir le premier président. Il le trouva embarrassé avec lui, et bientôt ce magistrat lui en avoua la cause par un discours confus qui tendait à éluder sa parole. M. de Chaulnes le pressa avec surprise, et lui dit: qu'il ne pouvait croire ce qu'il entendait, et qu'il le priait de se souvenir qu'en grande connaissance de cause il lui avait donné sa parole nette, précise, positive, d'assembler toutes les chambres pour la continuation et le jugement de notre procès. Le premier président, avec un air respectueux et ce masque de sévérité qu'il ne quittait jamais, avoua qu'en effet il la lui avait donnée, forcé par son éloquence et par son autorité; mais qu'il se repentait de s'être engagé trop légèrement; qu'il était nécessité par de sérieuses réflexions de lui déclarer qu'il se trouverait dans l'impossibilité de l'effectuer, et tombant tout court en des respects et des compliments sans fin, se mit à reconduire M. de Chaulnes, qui n'avait point du tout envie de s'en aller, mais comme il faisait toujours à ceux dont il se voulait défaire. M. de Chaulnes, indigné de se voir si étrangement éconduit, le quitta en lui protestant qu'il avait sa parole, qu'il ne voulait ni ne pouvait la lui rendre, qu'au reste il pouvait en manquer et à lui et avec lui, à tout ce qu'il y avait de plus distingué dans le royaume, et en user tout comme bon lui semblerait.

Le duc vint nous en rendre compte dans une assemblée extraordinaire; il y fut résolu non seulement de ne plus garder aucune mesure avec un homme aussi perfide, mais de chercher encore tous les moyens possibles de le récuser, et après, tous ceux d'obtenir par la procédure l'assemblée de toutes les chambres, surtout de ne rien oublier pour tirer le procès en longueur, suivant nos précédentes résolutions. On peut juger du bruit, des plaintes et des discours qui, de notre part, suivit ce manquement de parole, contre un homme sur lequel aucune considération ne pouvait plus nous retenir, et contre lequel nous ne pouvions plus employer d'autres armes. Aussi en fut-il d'autant plus outré, qu'il voyait sa réputation s'en aller en pièces, et qu'il n'avait quoi que ce soit à opposer aux faits que nous publiions, et qu'il était bien loin d'être accoutumé à un éclat si soutenu, et qui ne ménageait pas plus les termes que les choses.

Pour en venir à sa récusation, voici ce dont on s'avisa ce fut de mettre en procès le duc de Rohan avec l'avocat général, fils unique du premier président, parce que la maxime reçue est que, qui est en procès avec le fils, ne peut être jugé par le père. Cet avocat général avait épousé une riche héritière de Bretagne, dont deux belles terres relevaient du duc de Rohan. Il fut donc prié d'en vouloir bien faire demander le dénombrement, et d'ordonner à ses baillis de former un procès bon ou mauvais à l'avocat général, pourvu que c'en fût un, et il le promit de bonne grâce; mais, comme ses réflexions sont plus lentes que ses décisions, je pense qu'il se repentit bientôt de l'engagement qu'il avait pris; on s'en douta bientôt et on le pressa d'engager quelques procédures dont il ne se put défendre. Le premier président en fut bientôt averti, et sentit aussitôt ce que cela voulait dire. Sa passion de demeurer notre juge l'emportant sur son orgueil, il n'est soumission qu'il ne fit, et ne fit faire à Paris et en Bretagne à M. de Rohan, et telles qui ne s'exigent pas même des moindres vassaux.

Ce procédé flatta le duc de Rohan déjà bien ébranlé par son irrésolution naturelle: il voulut donc obliger le premier président en un point si sensible, et pour y parvenir, nous déclara à une assemblée qu'il s'en allait à Moret faire pêcher un grand étang qui demandait sa présence. Je sentis et ne pus souffrir cette défection. Je m'écriai que c'était nous abandonner dans la plus importante crise, où sa présente seule était plus nécessaire que celle de tous les autres ensemble; qu'il était inconcevable que la pêche d'un étang l'attirât à deux lieues de Fontainebleau dans des moments si pressants, où ses gens d'affaires, ou tout au plus la duchesse sa femme suffiraient de reste, et qu'à l'heure que je parlais, on en pêchait quatre beaux à la Ferté-Vidame, à vingt-quatre lieus de Paris, où ma mère ni moi n'avions jamais imaginé d'aller pour aucune pêche. M. de Chaulnes, M. de La Rochefoucauld, tout ce qui était à l'assemblée, ducs et conseils, lui firent les prières et les remontrances les plus pressantes: mais le parti était pris; il nous amusa seulement de la promesse de revenir dès que quelques choses presseraient et qu'on le manderait. Le cas arriva en moins de huit jours, où, sans le retour de M. de Rohan, toutes ses procédures contre l'avocat général tombaient. Un laquais de M. de La Trémoille lui fut dépêché toute la nuit, avec une lettre de son maître, tant pour lui que comme chargé de tous, et une de Riparfonds, qui lui expliquait la nécessité pressante et indispensable du retour. Le courrier le fit éveiller: il lut les deux lettres, puis dit au laquais de faire ses excuses, mais que les affaires qu'il avait à Moret ne lui permettaient pas de les quitter, et sans autre réponse, fit tirer son rideau, et se tourna de l'autre côté. À l'arrivée du courrier, Riparfonds fit une seconde, lettre à M. de Rohan de la dernière force pour l'engager à revenir; elle fut signée de dix ou douze ducs qui se trouvèrent à l'assemblée et portée tout de suite par un autre courrier.

Je m'étais donné une violente entorse qui m'a voit empêché de me trouver aux deux assemblées d'où on avait dépêché ces deux courriers, mais j'étais instruit de ce qui s'y était passé. Je n'avais donc point signé la lettre commune, ni écrit en particulier. Ma surprise fut donc grande de voir arriver ce second courrier chez moi avec une lettre de M. de Rohan, par laquelle il expliquait ses prétendues raisons de demeurer à Moret, et me priait de faire ses excuses. J'envoyai aussitôt cette lettre à l'assemblée qui se tenait pour attendre la réponse. À sa lecture l'indignation fut grande; on ne put plus douter de la défection préméditée, et on admira avec raison qu'un homme d'esprit comme M. de Rohan nous sacrifiât, et son honneur même, à une réconciliation personnelle dont il se flattait par là avec le premier président, duquel l'orgueil ne lui pardonnerait jamais les bassesses qu'il lui avait fallu faire pour se délivrer de ce procès.

Le coup manqué de la sorte, nous nous tournâmes à d'autres moyens. Ce fut d'allonger par celui des ducs d'Uzès et de Lesdiguières. Ce dernier était un enfant sous la tutelle de sa mère, espèce de fée, demeurant presque toujours seule dans un palais enchanté, et sur qui presque personne n'avait aucun crédit. M. de Chaulnes qui la voyait quelquefois s'offrit de lui parler, et il en obtint la reprise de son fils avec nous, au lieu du feu duc son père, qui n'avait pas encore été faite. De M. d'Uzès je m'en chargeai, et il voulut bien se joindre à nous sous prétexte que si ces anciennes pairies renaissaient ainsi de leurs cendres, il s'en trouverait d'antérieures à son érection, qu'il avait intérêt d'empêcher d'avance de pouvoir se mettre en prétention.

Cependant nous cherchions avec soin les moyens de récuser le premier président, lorsque son dépit nous les fournit lui-même. Nous vivions avec lui en attendant comme s'il l'était déjà. Magneux et Aubry, intendants de MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, également habiles et attachés à leurs martres, et vifs sur notre affaire, étaient par là devenus odieux au premier président; il n'avait pu s'en cacher, nous le savions, et par cela même jamais il n'entendait parler de nous que par eux. Ce mépris que nous affections et que nous publiions même le désolait tellement, qu'un jour qu'ils étoient allés lui parler, il leur dit qu'il ne pouvait pas douter que nous ne cherchassions toutes sortes de moyens pour le récuser, que la chose n'était pourtant pas difficile, puisque nous n'avions qu'à mettre le duc de Gesvres en cause, duquel il avait l'honneur d'être parent. Il fut servi avec promptitude: M. de Gesvres reçut le surlendemain une assignation de notre part. La raison s'en voit ci-dessus dans la généalogie: il était fils de la fille et soeur des deux ducs de Piney-Luxembourg. Je ne comprends pas comment aucun de nous ni de notre conseil ne trouva pas ce moyen. Le premier président ne tarda pas à se repentir de nous en avoir avisés, mais il demeura récusé.

L'affaire en resta là pour cette année. La belle saison rappela M. de Luxembourg et ses trois fils en Flandre; pas un de ses gens d'affaires, ni de ses protecteurs, ne voulurent s'en charger en son absence, non plus que l'abbé de Luxembourg son fils. La mort du duc de Sully qui arriva pendant la campagne fit un délai naturel de quatre mois, et la maladie de Portail, notre rapporteur, dura jusqu'à la fin de l'année, et gagna la mort de M. de Luxembourg, que je rapporterai en son temps.

Cet hiver finit enfin la fameuse maison de Longueville, si connue par sa fortune inouïe et si prodigieusement soutenue jusqu'à son extinction. M. de Longueville, qui parut tant de divers côtés pendant les troubles de la minorité de Louis XIV, n'avait laissé que la duchesse de Nemours de son premier mariage avec la soeur de la princesse de Carignan et du dernier comte de Soissons, prince du sang, tué à la bataille de Sedan, le dernier de cette branche. De son second mariage avec la fameuse duchesse de Longueville, soeur de M. le Prince, le héros, et de M. le prince de Conti, il n'avait eu que deux fils: le cadet, d'une grande espérance, tué au passage du Rhin, sans alliance; l'autre, d'un esprit faible, qu'on envoya à Rome, que les jésuites empaumèrent et que le pape fit prêtre. Revenu en France il devint de plus en plus égaré, en sorte qu'il fut renfermé dans l'abbaye de Saint-Georges près de Rouen pour le reste de sa vie, où il n'était vu de personne, et M. le Prince prit l'administration de ses biens. Il mourut les premiers jours de février, et il se trouva un testament de lui fait à Lyon, allant à Rome, par lequel il donne tout son bien à son frère, tué depuis au passage du Rhin, et à son défaut et de sa postérité, à Mme sa mère, et après elle à MM. les princes de Conti l'un après l'autre. L'aîné de ces princes était mort il y avait déjà longtemps, en sorte que celui-ci devint le seul appelé à ce grand héritage, que Mme de Nemours résolut bien de lui contester.

M. de Soubise fit presque en même temps le mariage de l'héritière de Ventadour avec son fils aîné. Elle était veuve du prince de Turenne, fils aîné de M. de Bouillon, et son survivancier, tué à Steinkerque et mort le lendemain, de ses blessures, écrivant à sa maîtresse. Il avait montré par plusieurs pointes qu'il n'était pas indigne arrière-petit-fils du maréchal de Bouillon, pour ne parler de rien de plus récent; et le cardinal de Bouillon en eut une telle douleur qu'il força le P. Gaillard, jésuite, fort attaché à eux tous, d'en faire l'oraison funèbre. Il n'en avait point eu d'enfants dans un assez court mariage; mais elle y avait eu le temps de se faire connaître par tant de galanterie publique qu'aucune femme ne la voyait, et que les chansons qui avaient mouché s'étaient chantées en Flandre, dans l'armée où le prince de Rohan ne l'avait pas épargnée, et souvent et publiquement chantée. Elle avait voulu épouser le chevalier de Bouillon qu'elle trouvait fort à son gré, et lui le désirait fort pour les grands biens qu'elle avait déjà et d'autres immenses qui la regardaient. M. et Mme de Ventadour ne voulaient pas ouïr parler d'un cadet fort peu accommodé. M. et Mme de Bouillon ne s'y opposaient pas moins, parce qu'ils désiraient la remarier au duc d'Albret, devenu leur aîné, duquel elle ne voulait en aucune sorte, tellement que, par concert de famille, le roi fut supplié d'envoyer le chevalier de Bouillon refroidir ses amours à Turenne, où ils le tinrent jusqu'à ce qu'il n'en fût plus question; mais elle aussi tint bon à refuser l'aîné. M. de Soubise regarda ce grand mariage comme la plus solide base de sa branche. Il avait de bonnes raisons pour n'être pas difficile au choix la beauté de sa femme l'avait fait prince et gouverneur de province, avec espérance de plus encore. La richesse d'une belle-fille, de quelque réputation qu'elle fût, lui parut mériter le mépris du qu'en-dira-t-on. En deux mots, le mariage se fit.

Il y avait une vieille bourgeoise au Marais chez qui son esprit et la mode avaient toujours attiré la meilleure compagnie de la cour et de la ville; elle s'appelait Mme Cornuel, et M. de Soubise était de ses amis. Il alla donc lui apprendre le mariage qu'il venait de conclure, tout engoué de la naissance et des grands biens qui s'y trouvaient joints. « Ho ! monsieur, lui répondit la bonne femme qui se mourait, et qui mourut deux jours après, que voilà un grand et bon mariage pour dans soixante ou quatre-vingts ans d'ici ! »

Le duc de Montfort, fils aîné du duc de Chevreuse, épousa en même temps la fille unique de Dangeau, chevalier de l'ordre et de sa première femme, fille de Morin dit le Juif, soeur de la maréchale d'Estrées. Elle passe pour très riche, mais aussi pour ne pas retenir ses vents, dont on fit force plaisanteries.

Le duc de Villeroy en même temps épousa la seconde fille de Mme de Louvois, fort riche et charmante, soeur de M. de Barbezieux, et soeur aussi fort cadette de la duchesse de La Rocheguyon. L'archevêque de Reims, son oncle, aussi humble sur sa naissance, comme tous les Tellier, que les Colbert sont extravagants sur la leur, et par cela même assez dangereux sur celles des autres: « Ma nièce, lui dit-il, vous allez être duchesse comme votre soeur, mais n'allez pas croire que vous soyez pareilles. Car je vous avertis que votre mari ne serait pas bon pour être page de votre beau-frère. » On peut juger combien cette franchise qui ne fut pas tue obligea son bon ami pourtant, le maréchal de Villeroy.

Enfin le marquis de La Châtre épousa la fille unique du premier mariage du marquis de Lavardin, chevalier de l'ordre, avec une soeur du duc de Chevreuse.

Il y eut cet hiver force bals et plusieurs beaux au Palais-Royal, au premier desquels j'eus l'honneur de mener au branle Mme la princesse de Conti, douairière, fille du roi, et le mardi gras, grande mascarade à Versailles dans le grand appartement où le roi amena le roi et la reine d'Angleterre, après leur avoir donné à souper. Les dames y étaient partagées en quatre quadrilles, conduites par Mme la duchesse de Chartres, Mademoiselle, Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, douairière. Malgré la mascarade on commença par le branle, et j'y menai la fille unique du duc de La Trémoille qui était parfaitement bien faite, et qui dansait des mieux. Elle était en moresse de la première quadrille qui l'emporta par la magnificence, et la dernière par la galanterie des habits.

Les armées furent distribuées à l'ordinaire, la grande de Flandre à M. de Luxembourg, une moindre au maréchal de Boufflers, et le marquis d'Harcourt son camp volant, celle d'Allemagne au maréchal de Larges, celle de Piémont au maréchal Catinat, et le duc de Noailles chez lui en Roussillon. Le maréchal de Villeroy doubla sous M. de Luxembourg, et le maréchal de Joyeuse sous M. de Lorges. Le maréchal de Choiseul alla en Normandie avec un commandement fort étendu.

MM. de Beuvron et de Montignon, chevaliers de l'ordre et lieutenants généraux de la province, firent difficulté de lui écrire monseigneur; ils reçurent ordre du roi de le faire, et il fallut obéir. Monseigneur fut, après ces destinations, déclaré commander les armées en Flandre et tous les princes avec lui.

Le régiment que j'avais acheté se trouvait en quartier dans la généralité de Paris, par conséquent destiné pour la Flandre, où je n'avais pas envie d'aller après tout ce qui s'était passé avec M. de Luxembourg. Par le conseil de M. de Beauvilliers, j'écrivis au roi mes raisons fort abrégées, et lui présentai ma lettre comme il entrait de son lever dans son cabinet le matin qu'il s'en allait à Chantilly et à Compiègne faire des revues, et revenir incontinent après. Je le suivis à la messe, et de là à son carrosse pour partir. Il mit le pied dans la portière, puis le retira, et se tournant à moi: « Monsieur, me dit-il, j'ai lu votre lettre, je m'en souviendrai. » En effet, j'appris peu de temps après qu'on m'avait changé avec le régiment du chevalier de Sully qui était à Toul, et qui allait en Flandre en ma place, et moi en Allemagne en la sienne. J'eus d'autant plus de joie d'échapper ainsi à M. de Luxembourg, et par une attention particulière du roi, pleine de bonté, que je sus que M. de Luxembourg en eut un dépit véritable.

Il y avait quelques années que Monseigneur avait été fort amoureux d'une fille du duc de La Force, que, dans la dispersion de sa famille pour la religion, on avait mise fille d'honneur de Mme la Dauphine pour la première fille de duc qui eût jamais pris ces sortes de places, et le roi en avait chargé la duchesse d'Arpajon, dame d'honneur, qui la logea et nourrit dans son appartement de Versailles lorsque la chambre des filles fut cassée. On l'avait depuis mariée au fils du comte de Roure avec la survivance de sa charge de lieutenant général de Languedoc, et quelque argent que le roi donna pour s'en défaire honorablement, après quoi elle avait reçu défense de venir à la cour par M. de Seignelay. Monseigneur le souffrit respectueusement et se servit du marquis de Créqui pour continuer secrètement cette intrigue; mais il arriva que le marquis et Mme du Roure se trouvèrent au gré l'un de l'autre. Monseigneur le sut; ils se brouillèrent avec éclat; les présents furent rendus de part et d'autre, chose rare pour un dauphin, et le marquis de Créqui fut chassé hors du royaume où il passa quelque temps.

Cet hiver-ci le feu mal éteint se ralluma; Mme du Roure ne put voir Monseigneur à Versailles si secrètement que le roi n'en fût averti. Il en parla à Monseigneur et il n'y gagna rien. Ce prince ne fit point ses pâques, dont le roi fut fort fâché, tellement qu'il chassa la dame en Normandie dans les terres de son père jusqu'à nouvel ordre. Monseigneur n'y sut faire autre chose que lui envoyer mille louis par Joyeu, son premier valet de chambre, et faire après ses dévotions. Le roi avait envie qu'il allât en Allemagne, mais il préféra la Flandre par une intrigue qui se développa pendant la campagne, et le roi y consentit. Il choisit le bonhomme La Feuillée, lieutenant général très distingué, de près de quatre-vingts ans, pour être son conseil à l'armée, et ne rien faire sans son avis. Cela ne devait pas être bien agréable à M. de Luxembourg; mais le roi voulait un mentor particulier à son fils. Il se souvint peut-être de ce qui s'était passé l'année précédente à Heilbronn, et il lui en voulut donner un dont il n'eût pas les mêmes inconvénients à craindre.

La Feuillée eut la distinction de ne prendre point jour à l'armée et d'y être pourtant reconnu et traité comme lieutenant général, toujours logé de préférence chez Monseigneur ou le plus près de lui, avec défense expresse du roi de faire les marches autrement qu'en carrosse, et de monter à cheval qu'auprès de Monseigneur devant les ennemis. C'était un très honnête gentilhomme, doux, sage, valeureux, excellent officier général et qui méritait toute cette confiance. M. de Chaulnes alla en son gouvernement de Bretagne; le duc d'Aumont, bien qu'en année de premier gentilhomme de la chambre, à Boulogne; le maréchal d'Estrées, au pays d'Aunis, Saintonge et Poitou; et le maréchal de Tourville commanda l'armée navale, le comte d'Estrées une moindre et à ses ordres en cas de jonction dont Tourville demeura le maître.

J'allai voir à Soissons mon régiment assemblé. Je l'avais dit au roi qui me parla longtemps dans son cabinet et met recommanda la sévérité, ce qui fut cause que j'en eus dans cette revue plus que je n'aurais fait sans cela. J'avais été voir les maréchaux de Lorges et de Joyeuse qui étaient revenus chez moi. J'étais bien avec le second; la probité de l'autre me plaisait, de sorte que je me trouvai aussi content d'aller, en cette armée que je me serais trouvé affligé de servir en Flandre. Je partis enfin pour Strasbourg où je fus surpris de la magnificence de cette ville et du nombre, de la grandeur et de la beauté de ses fortifications.

J'eus le plaisir d'y revoir un de mes anciens amis: c'était le P. Wolf que j'envoyai d'avance quêter en cinq ou six maisons de jésuites là autour, et qu'on trouva à Haguenau, où il était recteur. Il avait été compagnon du P. Adelman, confesseur de Mme la Dauphine, et comme dès ma jeunesse je savais et parlais parfaitement l'allemand, on prenait soin de me procurer des connaissances allemandes, et ces deux-là m'avaient fort plu. À la mort de Mme la Dauphine on les envoya en Alsace; mais on leur défendit d'aller plus loin. Le P. Adelman ne se put tenir d'aller revoir sa patrie. Cela fut trouvé si mauvais, que, pour conserver sa pension du roi, il fut obligé de s'en aller à Nîmes, et de se confiner en Languedoc, où il mourut. Le P. Wolf, plus sage, s'était tenu en Alsace, et y demeura toujours.

Nous fîmes quelques repas à la mode du pays dans la belle maison de M. Rosen, avec qui j'avais fait amitié la campagne précédente en Flandre, où il servait de lieutenant général et était mestre de camp général de la cavalerie, et qui, très obligeamment, me la prêta depuis tous les ans. Je m'arrêtai six jours à Strasbourg, où je fus conseillé de prendre le Rhin jusqu'à Philippsbourg. Je pris pour moi et le peu de gens que je menais, deux redelins attachés ensemble, qui sont de très petits bateaux longs et étroits, fort légers, et d'autres pour ce qui me suivait. Je couchai au fort Louis, où j'arrivai de bonne heure, et que j'eus le loisir de visiter en arrivant. Rouville, qui en était gouverneur, m'y reçut avec beaucoup de politesse et bonne chère; et le lendemain j'allai coucher à Philippsbourg, où Desbordes, gouverneur, me logea et me fit bonne chère et force civilités aussi. Là je trouvai grande compagnie de gens qui allaient joindre l'armée, entre autres le prince palatin de Birkenfeld, capitaine de cavalerie dans Bissy, extrêmement de mes amis.

Le lendemain nous partîmes pour aller joindre la cavalerie campée à Obersheim, sous Mélac, lieutenant général; l'infanterie était sous Landau avec les maréchaux et tous les officiers généraux. Dès que je fus arrivé, j'allai chez Mélac qui me vint voir le lendemain. Je reçus la visite de tout ce qu'il y avait de brigadiers et de mestres de camp, et d'une infinité d'autres officiers, et je leur fis aussi la mienne, c'est-à-dire aux premiers. Ce camp, si voisin du Rhin, ressemblait par sa tranquillité à un camp de paix, mais bientôt toute notre cavalerie alla passer le Rhin sur le pont de Philippsbourg, et joindre de l'autre côté l'infanterie qui y était déjà avec tous les généraux, et ce fut là que j'allai pour la première fois d'abord chez les deux maréchaux de France. J'allai aussi voir Villars, lieutenant général et commissaire général de la cavalerie, qui la commandait, et à mon loisir les principaux officiers généraux.

Je me trouvai avec Sonastre dans la brigade d'Harlus qui formait la gauche de la seconde ligne. C'étaient deux très honnêtes gens et fort sociables. Sonastre était gendre de Montbron, chevalier de l'ordre, et seul lieutenant général de Flandre qui avait été fort à la mode, et qui se tenait presque toujours dans son gouvernement de Cambrai. Harlus était un vieil officier de distinction, gaillard et pourtant sachant fort vivre: il avait une charge d'écuyer du roi, et il était frère aîné de Vertilly, major de la gendarmerie, aussi fort galant homme.

La veille de la Saint-Jean, dînant chez moi avec les marquis de Grignan, d'Arpajon et de Lautrec, et plusieurs autres officiers, nous apprîmes que les ennemis paraissaient sur les hauteurs en assez grand nombre: nous étions campés le cul dans le Necker, à la petite portée du canon d'Heidelberg, et nous en apprîmes la confirmation au quartier général, où nous courûmes. On donna divers ordres, et sur le minuit l'armée se mit en marche.

Barbezières était devant avec un assez gros détachement pour les reconnaître au plus près qu'il pourrait, mais avec défense de rien engager. Les petits détachements qu'il poussa devant lui s'approchèrent si près des ennemis, qu'ils furent obligés de se reployer sur Barbezières qui les blâma de s'être indiscrètement avancés. Au jour qui commençait à se faire grand, il se reconnut fort inférieur à eux qui venaient à lui, et il envoya demander du secours au maréchal de Lorges. Ce général, qui ne voulait rien entamer sans savoir bien ce qu'il faisait, fut fort fâché de cet engagement, envoya soutenir Barbezières, et lui manda de se retirer. Ce secours trouva les pistolets en l'air, mais les ennemis qui n'étaient là qu'en détachement, et qui crurent notre armée tout proche, ne suivirent plus Barbezières que mollement, qui fit sa retraite aisément.

Cependant l'armée continua sa marche en forme de croissant, en faisant de longues haltes. Elle arriva vers une heure après midi fort près du village de Roth, et fort proche aussi des ennemis qui occupaient les hauteurs de Weisloch fort entrecoupées de haies et de vignes, dont le revers nous était inconnu. Le village de Weisloch était sur la crête, un peu en penchant et vers notre droite, et au bas de ces hauteurs il y avait un ruisseau dont les bords étaient assez mauvais. Il vint un faux avis, et qui nous fit faire halte en colonnes, que les bagages, qui marchaient en assez mauvais ordre, étaient abandonnés et au pillage. Le maréchal de Joyeuse y poussa à toute bride, mais il apprit en chemin que ce n'était qu'une fausse alarme, et revint promptement sur ses pas.

Les ennemis avaient de petits postes sur ce ruisseau que j'ai dit, surtout un pour en garder un pont de pierre. Le comte d'Averne, brigadier de dragons, eut ordre de l'attaquer, et il l'emporta; mais il y fut tué après les avoir chassés de là et poursuivis fort loin. C'était un Sicilien de condition que le malheur, plus que le choix, avait jeté dans la révolte de sa patrie et que M. de La Feuillade ramena avec quelques autres, lorsqu'il retira les troupes françaises de Sicile. Il fut fort regretté pour son mérite et sa valeur, et surtout de M. le maréchal de Lorges, à qui il s'était fort attaché et à M. de La Rochefoucauld.

Le marquis du Châtelet passa le ruisseau avec la brigade de Mérinville, qu'il commandait en son absence, et chassa les ennemis des hauteurs, aidé de quelques compagnies de gendarmerie. Il n'y eut que les troupes qui formaient les deux ailes de la droite, par où on avait marché, qui eurent part à ce petit combat dont le reste était trop éloigné. Le maréchal de Lorges, qui voyait tout près des coteaux fourrés dont il ne connaissait ni les revers ni ce qui y pouvait être de troupes, fit retirer les siennes, garda le ruisseau et se campa dans la plaine, son quartier général à Roth. Il y demeura huit jours avec beaucoup de précaution, jusqu'à ce que les magasins de farine à Philippsbourg se trouvant épuisés et les fourrages mangés dans tout ce petit pays, il ramena son armée en deçà du Rhin.

Il fit la plus belle marche du monde. Il décampa de Roth, à onze heures du matin, à grand bruit de guerre, sur neuf colonnes qui firent la caracole en partant, en présence des ennemis qui occupaient l'autre côté du ruisseau, et campaient sur le revers des hauteurs qui étaient derrière, où le petit combat s'était donné. Toutes ces colonnes passèrent un bois avec tant de justesse que dans la plaine de Schweitzingen, où elles se mirent en bataille aussitôt, chaque brigade s'y trouva dans son ordre et dans sa place. On défila ensuite avec grand ordre et promptitude, sur un pont et par un gué d'un gros ruisseau, les troupes en bataille, jusqu'à ce que ce fût à chacune à passer. Le maréchal de Joyeuse se tint au pont pour maintenir l'ordre et diligenter tout, et le maréchal de Lorges à son arrière-garde. Tout fut passé en deux heures, parce que les vivres, l'artillerie et les gros et menus bagages avaient pris les devants. On crut quelque temps que cette marche serait inquiétée, mais on sut après que le prince Louis de Bade, qui commandait l'armée impériale, ne l'avait osé, et avait dit tout haut aux siens que cette marche était trop bien ordonnée pour qu'il la pût attaquer avec succès.

Nous campâmes aux Capucins de Philippsbourg, où en allant toute l'armée s'était jointe, et comme tous les équipages étaient à Obersheim, avec la réserve et Romainville, qui la commandait, un des plus anciens et des plus dignes brigadiers de cavalerie, chacun se fourra comme il put dans Philippsbourg, où le gouverneur me fit donner la chambre du major, et où La Châtre, qui en eut le vent, me fit demander de s'y venir réfugier avec moi. Le lendemain, le major nous donna à déjeuner; et, tandis que l'armée défilait sur le pont du Rhin, j'allai faire ma cour aux deux maréchaux, et de là je la fus joindre à Obersheim, où elle campa.

Nous passâmes à Spire, dont je ne pus m'empêcher de déplorer la désolation. C'était une des plus belles et des plus florissantes villes de l'empire; elle en conservait les archives; elle était le siège de la chambre impériale, et les diètes de l'empire s'y sont souvent assemblées. Tout y était renversé par le feu que M. de Louvois y avait fait mettre, ainsi qu'à tout le Palatinat, au commencement de la guerre; et ce qu'il y avait d'habitants, en très petit nombre, étaient buttés sous ces ruines ou demeurant dans les caves. La cathédrale avait été plus épargnée ainsi que ses deux belles tours et la maison des jésuites, mais pas une autre. Chamilly, premier lieutenant général de l'armée et gouverneur de Strasbourg, demeura à Obersheim avec Vaubecourt, maréchal de camp, et toute l'infanterie: les maréchaux, tous les officiers généraux, toute la cavalerie et la seule brigade de Picardie, allèrent à Osthoven et Westhoven, et, huit jours après, à Guinsheim, le cul dans le Vieux-Rhin. Ce fut là où se firent les réjouissances des succès de Catalogne.

CHAPITRE XII. §

Bataille du Ter en Catalogne. — Palamos, Girone, Castel-Follit pris. — M. de Noailles fait vice-roi de Catalogne. — Bombardement aux côtes. — Dieppe brûlée. — Belle et diligente marche de Monseigneur et de M. de Luxembourg du camp de Vignamont. — Préférence de l'avis de l'intendant à celui du général, qui coûte une irruption des ennemis en Alsace. — Les ennemis retirés au delà du Rhin. — Procédé entre les maréchaux de Lorges et de Joyeuse raccommodé par les marquis d'Huxelles et de Vaubecourt. — Maréchal d'Humières, sa fortune et sa famille. — Sa mort. — Maréchal de Boufflers gouverneur de Flandre et Lille. — Maréchal de Lorges gouverneur de Lorraine. — M. du Maine grand maître de l'artillerie. — Duc de Vendôme général des galères.

M. de Noailles fit passer le Ter à son armée, le 28 mai, devant le marquis de Villena, ou duc d'Escalone, car c'est le même, vice-roi de Catalogne, et le défit; quinze cents prisonniers, tout le canon et le bagage, et les ennemis en fuite et poursuivis. Ils y ont perdu cinq cents hommes, M. de Noailles trois cents. Le vieux Chazeron, chevalier de l'ordre et premier lieutenant général de cette armée, eut tout l'honneur du passage et du combat. M. de Noailles ne passa le Ter que pendant la déroute des ennemis; au moins c'est ce qui se débita et qui a été cru. Nous y avons eu peu d'officiers principaux blessés, et gagné force drapeaux. Le commandant de la cavalerie espagnole, un sergent-major et quelques colonels ont été pris. Le marquis de Noailles, frère du maréchal, qui a apporté cette nouvelle, en fut brigadier avec huit mille livres de gratification, outre sa course. Palamos fut emporté, le 7 juin, l'épée à la main on leur y a tué trois cents hommes, et pris six cents. La citadelle se rendit peu après, c'est-à-dire le 10, la garnison de quinze cents hommes prisonnière de guerre. La place est considérable par son port et par elle-même. Cela fit chanter des Te Deum et valut une lettre, de la main du roi, à la vieille duchesse de Noailles. C'était une sainte fort aimable, qui avait été longtemps dame d'atours de la reine mère, et bien avec elle et avec le roi; toujours vertueuse à la cour et depuis longtemps retirée à Châlons-sur-Marne, dans une grande solitude, et se confessant tous les soirs à l'évêque son fils.

M. de Noailles suivit sa pointe, et prit Girone en six jours de tranchée ouverte. La place capitula, le 29 juin, et la garnison de trois mille hommes ne servira point jusqu'au 1er novembre. Une si riante campagne valut au duc de Noailles des patentes de vice-roi de Catalogne, dont il prit possession dans la cathédrale de Girone, et n'y oublia rien de toutes les cérémonies et les distinctions qui pouvaient le flatter.

Il prit encore par la témérité d'un seul homme, le château de Castel-Follit, sur un pain de sucre de roche, fort haut, qui commande toute la plaine. Il prit envie à un soldat déterminé d'aller voir si le premier retranchement était gardé par beaucoup de monde; il le trouva abandonné et y entra l'épée à la main, faisant de grands cris pour être suivi. Il le fut de cinq ou six autres qui entrèrent avec lui dans le second. Il était, l'on dit, plein de monde, mais qui s'épouvanta tellement de se voir attaqué dans un poste cru inaccessible, qu'ils crurent, aux cris, avoir un assaut à soutenir; et, s'enfuyant, donnèrent une si chaude alarme au château et furent si vivement poursuivis par ce petit nombre, qui cependant s'était fort accru, qu'ils entrèrent tous pêle-mêle et que la place fut emportée avec beaucoup de carnage. Ostalric tomba aussi entre les mains de M. de Noailles et termina cette heureuse campagne.

L'amiral Russel avait mouillé avec force vaisseaux à Barcelone, où le marquis de Villena s'était retiré avec le débris de son armée, et nos forces navales n'étaient pas bastantes contre celles de Russel. Celles des ennemis avaient visité nos côtes tout l'été, bombardé ce qu'elles avaient pu, et brûlé presque toute la ville de Dieppe. Le chevalier de Lorraine, qui était à Forges, y courut avec quelques preneurs d'eaux et y aida de son mieux le maréchal de Choiseul et M. de Beuvron. Le roi écrivit au chevalier de Lorraine, pour le remercier du zèle qu'il avait témoigné.

Il ne se passa rien en Italie, et tout s'y termina au blocus de Casal. MM. de Vendôme passèrent presque toute la campagne en Provence, où le maréchal Catinat les avait détachés avec quelques troupes.

En Flandre on ne fit que s'observer et subsister. Il s'en passa une grande partie au camp de Vignamont, où à la fin les fourrages devinrent éloignés et difficiles. Le prince d'Orange fut obligé d'en aller chercher le premier, et prit son temps de décamper le 17, que presque toute l'armée de Monseigneur était au fourrage. Néanmoins, le soir même, la gauche marcha avec les maréchaux de Villeroy et de Boufflers, lequel avait joint depuis deux jours, et le lendemain 18, Monseigneur et M. de Luxembourg suivirent avec le reste de l'armée. Les ennemis avaient deux marches d'avance, et Monseigneur la Sambre et force ruisseaux et défilés à passer, et avait à gagner le camp d'Espierres avant qu'ils s'en fussent saisis. Son armée marcha en plusieurs corps séparés. L'infanterie fut soulagée par un grand nombre de chariots qu'on fit trouver, et la Sambre convoya l'artillerie et les vivres tant qu'on s'en put aider. La marche se fit avec un grand ordre et une telle diligence, le maréchal de Villeroy toujours en avant, que Monseigneur prit le camp d'Espierres, le 25, en même temps que la tête des ennemis paraissait de l'autre côté. On se canonna le reste du jour, le ruisseau d'Espierres entre-deux, et les ennemis, sur le soir, se retirèrent. Cette importante marche fut très belle et fort admirée. Le reste de cette campagne ne fut plus que subsistances. Les princes s'en allèrent d'assez bonne heure à Fontainebleau, et M. de Luxembourg, après leur départ, courut en vain en personne avec quelques troupes pour enlever le quartier du comte d'Athlone, qu'il trouva décampé sur l'avis qu'il avait eu.

Notre campagne d'Allemagne s'acheva fort tranquillement. Nous demeurâmes quarante jours à Gaw-Boecklheim dans le plus beau et le meilleur camp du monde, et par un temps charmant, quoique tournant un peu sur le froid: ce commencement de froid m'y attira une dispute pour une maison avec d'Esclainvilliers, mestre de camp de cavalerie; cela alla pourtant jusqu'à M. le maréchal de Lorges, qui sur-le-champ m'envoya dire par Permillac, maréchal des logis de la cavalerie, que la maison était à moi, et qui le signifia à d'Esclainvilliers. Peut-être lui en dit-il davantage, car d'Esclainvilliers vint dès le soir à moi qui causais sur le pas de ma porte avec le prince de Talmont et cinq ou six autres brigadiers ou mestres de camp, et me fit force excuses. Il revint encore chez moi deux jours après; je le fus voir ensuite, puis lui donnai à dîner avec d'autres, comme j'avais toujours du monde à manger, généraux, mestres de camp et autres officiers. C'était un brave homme, épais, mais bon homme et galant homme, et qui savait fort bien mener une troupe de cavalerie.

Après un si long séjour dans un camp abondant, il fallut aller ailleurs; le maréchal de Lorges voulut laisser un gros corps d'infanterie en Alsace pour empêcher les ennemis d'y entrer par un pont de bateaux diligemment jeté, quand il s'en serait éloigné pour ses subsistances, et ne se rendit point aux représentations de La Grange, intendant de l'armée, qui l'était aussi d'Alsace. Celui-ci en écrivit à la cour, manda que, si cette infanterie demeurait en Alsace, elle mettrait la province hors d'état de payer cent mille écus prêts à toucher, que c'étaient des inquiétudes et des précautions inutiles, et qu'il répondait sur sa tête que les ennemis ne passeraient pas le Rhin, et n'étaient pas même en état d'y songer. Barbezieux, qui avec tous ses grands airs sentait plus l'intendant que le général d'armée, et plus enclin aussi à croire l'un que l'autre, mit le roi de son côté, tellement que le maréchal reçut un ordre positif tel que La Grange l'avait proposé. À cela le maréchal de Lorges ne put qu'obéir; et, ne trouvant plus de subsistances plus proches que les bords de la Nave, il se mit, avec la première ligne, tout contre Creutznach, et envoya Tallard avec la seconde au delà de cette petite rivière, guéable partout, dans le Hondsrück où nous eûmes des fourrages et des vivres en abondance.

À peine la goûtions-nous, que Tallard reçut ordre de partir aussitôt avec toutes ses troupes pour aller rejoindre le maréchal de Lorges; c'est que le prince Louis de Bade avait calculé sur notre éloignement qu'il aurait le loisir de faire une rafle en Alsace avant que nous pussions être rejoints, et de se retirer avant que nous pussions aller à lui. Il avait donc jeté un pont de bateaux sur le Rhin à Hagenbach, à la faveur d'une grande île dans laquelle il avait mis de l'artillerie, et de là s'était espacé en Alsace par corps séparés. Au premier avis le maréchal de Lorges s'était porté avec quelque cavalerie jusqu'à Landau, où le maréchal de Joyeuse lui mena ses troupes, et nous partîmes le lendemain de l'arrivée de l'ordre pour passer la Nave et camper le lendemain à Flonheinm. Tallard y eut avis que le prince de Hesse se préparait, avec vingt mille hommes, à l'attaquer le lendemain dans sa marche; mais ce que nous appréhendions, c'était de trouver le défilé de Durckheim occupé, où il était aisé d'empêcher le passage et de tenir ainsi les deux lignes de notre armée séparées et par conséquent fort embarrassées, et de désoler l'Alsace, tandis que la première ligne seule ne le pourrait empêcher, et que la seconde demeurerait inutile.

Dans cet embarras, il se trouva une cousine de l'homme chez qui j'étais logé, qui arrivait de Mayence, d'où elle était partie la veille, et je le sus de mes gens qui le découvrirent. Elle ne parlait qu'allemand; je la menai à Tallard qui me pria de lui servir d'interprète. Nous sûmes d'elle que les portes de Mayence étaient fermées, qu'on n'y laissait entrer personne de ce côté-ci; qu'on l'en avait fait sortir; qu'elle avait vu quantité de tentes au delà de Mayence, et que des hussards lui avaient dit que c'était le prince de Hesse qui allait joindre le prince Louis. Cela ne nous instruisit guère. Tallard, n'ayant aucun avis des partis qu'il avait, en envoya encore deux dehors. Nous avions bien fait quatorze lieues de France et n'étions arrivés qu'à huit heures du soir, de sorte qu'il fallut bien donner la nuit au repos, et nous avions encore huit lieues jusqu'aux défilés de Durckheim. Nous marchâmes le lendemain dans la disposition de trouver les ennemis, dont il ne parut nul vestige; et on sut, après, que ce camp sous Mayence était de huit mille hommes, plus envieux de butin que de combat. Romainville, avec sa réserve, avait pris en partant d'Arienthal dans le Hondsrück où nous étions, un autre chemin par les montagnes avec les bagages, de sorte que nous marchions légèrement. Nous traversâmes les défilés de Durckheim sans aucun obstacle, et nous campâmes encore à quatre lieues au delà, à deux lieues près de la première ligne avec laquelle le maréchal de Joyeuse nous attendait. Tallard poussa jusqu'à lui pour recevoir ses ordres, qui furent de marcher le lendemain sur Landau. En chemin nous joignîmes la première ligne, et ce fut une grande joie pour toutes les deux que cette réunion.

J'allai tout de suite à Landau voir M. le maréchal de Lorges qui avait attendu son armée avec impatience. Je le trouvai dans le jardin de Mélac, gouverneur de la place et un des lieutenants généraux de l'armée, avec presque tous les officiers généraux, et La Grange, fort embarrassé de sa contenance et la tête fort basse. Nous y apprîmes que les ennemis, répandus en plusieurs corps, avaient enlevé un grand butin et quantité d'otages, et qu'ils se retranchaient fort dans l'île et dans les bois d'Hagenbach; mais le nombre de ce qui avait passé le Rhin on ne le sut jamais. Ce n'était pas faute de soins; Mélac avait battu un gros parti des ennemis, où Girardin avait été légèrement blessé au ventre. C'était un très bon officier, brigadier de cavalerie et fils de Vaillac, chevalier de l'ordre en 1661, qui était à Monsieur, et gens de fort bonne maison. Il avait servi de lieutenant général en Irlande, et y avait commandé l'armée après la mort de Saint-Ruth qui y fut tué; mais il avait déplu à M. de Louvois qui l'avait donné au roi pour un ivrogne; il en était bien quelque chose, et il en était demeuré là.

Le lendemain, après une longue marche, on prit un camp fort étendu, d'où le marquis d'Alègre, maréchal de camp de jour, prit en arrivant les gardes et les dragons de Bretomelles pour aller voir ce qui était dans la plaine au delà. Il poussa jusqu'au bois, où il força un grand retranchement d'où il chassa le général Soyer. On se reposa le lendemain; le jour suivant, les deux maréchaux se mirent en campagne, M. de Lorges pour aller chasser les ennemis de Weissembourg qu'il en trouva délogés, M. de Joyeuse pour aller dans les bois, où il trouva un grand retranchement qu'il n'avait pas assez de troupes pour forcer. Le lendemain on se reposa encore. Le surlendemain on laissa tout plié dans le camp, et on marcha aux ennemis en colonne renversée. On n'avait pas fait beaucoup de chemin à travers de grands abatis d'arbres, qu'on sut que les ennemis avaient repassé le Rhin, et rompu et retiré leur pont, de sorte que l'armée s'en retourna au camp aussi triste qu'elle en était partie gaillarde. Trois jours après, les ordres arrivèrent en ce même camp pour la séparation des troupes. Ils portaient que Tallard irait aux Deux-Ponts, le maréchal de Joyeuse dans le Hondsrück, et le maréchal de Lorges où il le jugerait à propos, avec une destination de troupes et d'officiers généraux pour chacun des trois.

Le maréchal de Joyeuse sut d'abord la sienne et n'en dit mot, soit oubli ou autre raison; le maréchal de Lorges ne lui en parla point, mais le jour de la séparation, il lui écrivit le matin par un page qu'il le priait de partir dans deux heures. Joyeuse, piqué, répondit verbalement qu'il n'était préparé à rien, et qu'il ne pouvait partir, puis s'alla promener. Le maréchal de Lorges, inquiet de cette réponse, s'en allait chez lui, lorsqu'il le rencontra se promenant, et qui ne détourna point son cheval pour aller à lui. L'autre le joignit. L'abord fut très froid, les propos furent de même: excuses de l'un, plaintes de l'autre, et fermeté à ne point partir. Ils se quittèrent de la sorte. Le maréchal de Lorges, inquiet de plus en plus, avait des ordres précis, et la matinée s'avançait. Il eut recours à la négociation, et il en chargea le marquis d'Huxelles, chevalier de l'ordre et lieutenant général, et Vaubecourt, maréchal de camp. Ils allèrent trouver le maréchal de Joyeuse, qu'ils persuadèrent de venir au moins chez l'autre maréchal, et qu'ils y amenèrent. Ils y entendirent la messe, puis s'enfermèrent. Au bout d'une heure ils sortirent, et les ordres furent donnés pour le départ du maréchal de Joyeuse et de ses troupes dont j'étais, et les deux maréchaux allèrent dîner ensemble chez le marquis d'Huxelles au quartier du maréchal de Joyeuse qui était le chemin du départ, qui ne se put faire qu'après midi.

J'étais fort bien avec le maréchal de Joyeuse, qui me fit loger après le dernier maréchal de camp et devant Harlus, mon brigadier, qui, comme l'ancien des brigadiers de notre petite armée, y commandait la cavalerie. Il n'en fut point fâché; mais les autres brigadiers ne le trouvèrent pas trop bon, et moins qu'eux le prince palatin de Birkenfeld, fort de mes amis et qui ne m'en dit rien. Il était capitaine dans Bissy, deuxième brigadier de ce corps. Notre brigade échut à Naurum, sur le bord de la Nave, fort près d'Eberbourg, noyé dans le fourrage. J'y demeurai jusqu'au 16 octobre, que le maréchal de Joyeuse me donna congé de fort bonne grâce, et je m'en allai à Paris par Metz, où je vis M. de Sève, qui y était premier président du parlement. C'était un des plus intègres et des plus éclairés magistrats, qui avait été fort des amis de mon père.

Avant de rentrer dans Paris, il faut réparer un oubli. Lorsque nous étions au camp de Gaw-Boecklheim, La Bretesche fut chargé d'aller reconnaître quelque chose vers Rhinfels. C'était un gentilhomme qui avait perdu une jambe à la guerre, qui avait été partisan distingué, qui avait acquis une capacité plus étendue, très galant homme d'ailleurs, et en qui le maréchal de Lorges se fiait fort. Il était un des lieutenants généraux de son armée, et, nonobstant ce grade, il ne voulut prendre avec lui que deux cents hommes de pied et cent cinquante dragons. Arrivé à la nuit après une grande traite à un village à quatre lieues de Rhinfels, il s'y arrêta, posta son infanterie, tint quelques dragons à cheval dehors, et le reste attacha ses chevaux à une haie devant la grange où La Bretesche se mit à manger un morceau avec les officiers. Comme ils étaient à table, la lune qui était belle s'obscurcit tout d'un coup, et voilà un orage affreux d'éclairs, de tonnerre et de pluie. Aussitôt La Bretesche, craignant quelque surprise par ce mauvais temps, fait monter les dragons à cheval, y monte lui-même, et dans cet instant entend une grosse décharge qui justifie sa précaution; il donne ses ordres à celui qui commandait les dragons, et s'en va à son infanterie et la dispose. Il revient tout de suite à ses dragons, n'y en trouve plus que deux ou trois avec un seul capitaine et nuls autres. Au désespoir de cet abandon, il retourne à son infanterie, charge les ennemis, profite de l'obscurité et du désordre ou il les met, les pousse et les chasse du village, quoique trois fois plus forts que lui, et est légèrement blessé au bras et à la cuisse, et parce que le jour allait poindre, se retire en bon ordre à Eberbourg. En chemin il rencontra une des troupes de dragons qui l'avaient abandonné. Le capitaine qui la menait eut l'impudence de lui demander s'il voulait qu'il l'escortât, et s'attira la réponse qu'il méritait, sur quoi les dragons sa mirent à faire des excuses à La Bretesche, et à rejeter cette infamie sur leurs officiers qui les avaient emmenés malgré eux. De notre camp à Eberbourg, il n'y avait que trois lieues. La Bretesche, qui était fort aimé et estimé, fut fort visité de toute l'armée; j'y fus des premiers. Il en fut quitte pour y demeurer dix ou douze jours. Il eut la générosité de demander grâce pour ces dragons, et le maréchal de Lorges, naturellement bon et doux, la facilité de la lui accorder. Il ne faut pas ôter à Marsal, capitaine des guides, l'honneur qui lui est dû: il avait suivi La Bretesche, ne le quitta jamais d'un pas et fit très bien son devoir. Il eut depuis une commission de capitaine d'infanterie, et il entendait fort bien son métier. Il avait commencé, disait-on, par être maître de la poste d'Hombourg d'où La Bretesche était gouverneur et d'où il l'avait tiré.

Ce fut dans le loisir de ce long camp de Gaw-Boecklheim que je commençai ces Mémoires par le plaisir que je pris à la lecture de ceux du maréchal de Bassompierre qui m'invita à écrire aussi ce que je verrais arriver de mon temps.

Nous trouvâmes à notre retour le maréchal d'Humières mort. C'était un homme qui avait tous les talents de la cour et du grand monde et toutes les manières d'un fort grand seigneur, avec cela homme d'honneur quoique fort liant avec les ministres et très bon courtisan. Ami particulier de M. de Louvois qui contribua extrêmement à sa fortune, qui ne le fit pas attendre; il était brave, et se montra meilleur en second qu'en premier; il était magnifique en tout, bien avec le roi qui le distinguait fort et était familier avec lui. On peut dire que sa présence ornait la cour et tous les lieux où il se trouvait. Il avait toujours sa maison pleine de tout ce qu'il y avait de plus grand et de meilleur. Les princes du sang n'en bougeaient, et il ne se contraignait en rien pour eux ni pour personne; mais avec un air de liberté, de politesse, de discernement qui lui était naturel, et qui séparait toute idée d'orgueil d'avec la dignité et la liberté d'un homme qui ne veut ni se contraindre ni contraindre les autres. Il avait les plus plaisantes colères du monde, surtout en jouant, et avec cela le meilleur homme du monde, et que tout le monde aimait.

Il avait le gouvernement général de Flandre et de Lille, où il tenait comme une cour, et avait fait un beau lieu de Mouchy à deux lieues de Compiègne dont il était capitaine. Le roi l'avait souvent aidé à accommoder Mouchy, et y avait été plusieurs fois. M. de Louvois, qui à la mort du duc du Lude voulut rogner l'office de grand maître de l'artillerie en faveur de sa charge de secrétaire d'État, fit faire le maréchal d'Humières grand maître en son absence, comme il revenait d'Angleterre complimenter, de la part du roi, le roi Jacques II sur son avènement à la couronne. Ce ministre contribua beaucoup à le faire faire duc vérifié, et à lui faire accorder la grâce très singulière de faire appeler dans ses lettres celui qui avec l'agrément du roi épouserait sa dernière fille, belle comme le jour, et qu'il aimait passionnément. Il avait perdu son fils unique sans alliance au siège de Luxembourg. Il avait marié sa fille aînée au prince d'Isenghien en obtenant un tabouret de grâce, et la seconde à Vassé, vidame du Mans, qui s'était remariée à Surville, cadet d'Hautefort, dont elle avait été longtemps sans voir son père.

Le maréchal mourut assez brusquement à Versailles. Il regretta amèrement de n'avoir jamais pensé à son salut ni à sa santé; il pouvait ajouter à ses affaires, et mourut pourtant fort chrétiennement, et fut généralement regretté. On put remarquer qu'il fut assisté à la mort par trois antagonistes, M. de Meaux et l'abbé de Fénelon qui écrivirent bientôt après l'un contre l'autre, et le P. Caffaro, théatin, son confesseur, qui, s'étant avisé d'écrire un livre en faveur de la comédie pour la prouver innocente et permise, fut puissamment réfuté par M. de Meaux.

Le maréchal de Boufflers eut le gouvernement de Lille et de la Flandre, en se démettant de celui de Lorraine qui fut donné au maréchal de Lorges, lequel sentit vivement cette préférence de son cadet, qui valant beaucoup ne le valait pourtant pas. M. du Maine eut l'artillerie en quittant les galères, qui furent données à M. de Vendôme en son absence. Ainsi les bâtards durent être assez contents de cette année.

Le roi donna une pension de vingt mille livres à la maréchale d'Humières, qui sans cela aurait été réduite à fort peu, et ce fut le premier exemple d'une si forte pension à une femme. Elle était La Châtre, avait été fort belle et riche, car elle était unique, et avait été dame du palais de la reine. C'était une précieuse qui importunait quelquefois le maréchal et toute sa bonne compagnie, et qui, avec un livre de compte qu'elle avait toujours devant elle, croyait tout faire et ne fit rien que se ruiner. Elle se retira dans une maison borgne au dehors des carmélites du faubourg Saint-Jacques, s'y fit dévote en titre d'office, et se mêla après de tout ce dont elle n'avait que faire, et peu d'accord avec ses enfants.

CHAPITRE XIII. §

Tracasseries de Monsieur et des princesses. — Aventure de Mme la princesse de Conti, fille du roi, qui chasse de chez elle Mlle Choin. — Disgrâce, exil, etc., de Clermont. — Cabale et désarroi. — Mlle Choin et Monseigneur. — M. de Noyon, de l'Académie française, étrangement moqué par l'abbé de Caumartin, qui en est perdu. — Grande action de M. de Noyon sur l'abbé de Caumartin. — Dauphiné d'Auvergne et comté d'Auvergne terres tout ordinaires. — Folie du cardinal de Bouillon. — Changements chez Monsieur.

Il était arrivé pendant la campagne quelques aventures aux princesses. C'était le nom distinctif par lequel on entendait seulement les trois filles du roi. Monsieur avait voulu avec raison que la duchesse de Chartres appelât toujours les deux autres ma soeur; et que celles-ci ne l'appelassent jamais que Madame. Cela était juste, et le roi le leur avait ordonné, dont elles furent fort piquées. La princesse de Conti pourtant s'y soumit de bonne grâce; mais Mme la Duchesse, comme soeur d'un même amour, se mit à appeler Mme de Chartres mignonne; or rien n'était moins mignon que son visage, que sa taille, que toute sa personne. Elle n'osa le trouver mauvais; mais quand, à la fin, Monsieur le sut, il en sentit le ridicule, et l'échappatoire de l'appeler Madame, et il éclata. Le roi défendit très sévèrement à Mme la Duchesse cette familiarité qui en fut encore plus piquée, mais elle fit en sorte qu'il n'y parût pas.

À un voyage de Trianon, ces princesses qui y couchaient, et qui étaient jeunes, se mirent à se promener ensemble les nuits, et à se divertir la nuit à quelques pétarades. Soit malice des deux aînées, soit imprudence, elles en tirèrent une nuit sous les fenêtres de Monsieur qui l'éveillèrent, et qui le trouva fort mauvais; il en porta ses plaintes au roi qui lui fit force excuses, gronda fort les princesses, et eut grand'peine à l'apaiser. Sa colère fut surtout domestique: Mme la duchesse de Chartres s'en sentit longtemps, et je ne sais si les deux autres en furent fort fâchées. On accusa même Mme la Duchesse de quelques chansons sur Mme de Chartres. Enfin tout fut replâtré, et Monsieur pardonna tout à fait à Mme de Chartres par une visite qu'il reçut à Saint-Cloud de Mme de Montespan qu'il avait toujours, fort aimée, qui raccommoda aussi ses deux filles, et qui avait conservé de l'autorité sur elles, et en recevait de grands devoirs.

Mme la princesse de Conti eut une autre aventure qui fit grand bruit et qui eut de grandes suites. La comtesse de Bury avait été mise auprès d'elle pour être sa dame d'honneur à son mariage. C'était une femme d'une grande vertu, d'une grande douceur et d'une grande politesse, avec de l'esprit et de la conduite; elle était d'Aiguebonne et veuve sans enfants, en 1666, d'un cadet de Rostaing, frère de la vieille Lavardin, mère du chevalier de l'ordre, ambassadeur à Rome. Mme de Bury avait fait venir de Dauphiné Mlle Choin, sa nièce, qu'elle avait mise fille d'honneur de Mme la princesse de Conti. C'était une grosse fille écrasée, brune, laide, camarde, avec de l'esprit et un esprit d'intrigue et de manège. Elle voyait sans cesse Monseigneur qui ne bougeait de chez Mme la princesse de Conti. Elle l'amusa, et sans qu'on s'en aperçût se mit intimement dans sa confiance. Mme de Lislebonne et ses deux filles, qui ne sortaient pas non plus de chez la princesse de Conti, et qui étaient parvenues à l'intimité de Monseigneur, s'aperçurent les premières de la confiance entière que la Choin avait acquise, et devinrent ses meilleures amies. M. de Luxembourg qui avait le nez bon l'écuma. Le roi ne l'aimait point et ne se servait de lui que par nécessité; il le sentait, et s'était entièrement tourné vers Monseigneur. M. le prince de Conti l'y avait mis fort bien, et le duc de Montmorency son fils. Outre l'amitié, ce prince ménageait fort ce maréchal pour en être instruit et vanté, dans l'espérance d'arriver au commandement des armées; et la débauche avait achevé de les unir étroitement. La jalousie de M. de Vendôme, en tout genre contre le prince de Conti, n'osant s'en prendre ouvertement à lui, l'avait brouillé avec M. de Luxembourg, et fait choisir l'armée de Catinat, où il n'avait rien au-dessus de lui; et M. du Maine, par la jalousie des préférences, n'était pas mieux avec le général. Tout cela l'attachait de plus en plus au prince de Conti, et le tournait vers Monseigneur avec plus d'application, et c'est ce qui fit que Monseigneur avait préféré la Flandre à l'Allemagne, où le roi le voulait envoyer, qui commençait à sentir quelque chose des intrigues de M. de Luxembourg auprès de Monseigneur.

Ce prince avait pris du goût pour Clermont, de la branche de Chattes, enseigne des gens d'armes de la garde. C'était un grand homme, parfaitement bien fait, qui n'avait rien que beaucoup d'honneur, de valeur, avec un esprit assez propre à l'intrigue, et qui s'attacha à M. de Luxembourg à titre de parenté. Celui-ci se fit honneur de le ramasser, et bientôt il le trouva propre à ses desseins: il s'était introduit chez Mme la princesse de Conti; il en avait fait l'amoureux; elle la devint bientôt de lui; avec ses appuis il devint bientôt un favori de Monseigneur, et déjà initié avec M. de Luxembourg, il entra dans toutes les vues que M. le prince de Conti et lui s'étaient proposées, de se rendre les maîtres de l'esprit de Monseigneur et de le gouverner, pour disposer de l'État quand il en serait devenu le maître.

Dans cet esprit ils avisèrent Clermont de s'attacher à la Choin, d'en devenir l'amant, et de paraître vouloir l'épouser. Ils lui confièrent ce qu'ils avaient découvert de Monseigneur à son égard, et que ce chemin était sûrement pour lui celui de la fortune. Clermont, qui n'avait rien, les crut bien aisément: il fit son personnage, et ne trouva point la Choin cruelle; l'amour qu'il feignait, mais qu'il lui avait donné, y mit la confiance; elle ne se cacha plus à lui de celle de Monseigneur, ni bientôt Monseigneur ne lui fit plus mystère de son amitié pour la Choin; et bientôt après la princesse de Conti fut leur dupe. Là-dessus on partit pour l'armée, où Clermont eut toutes les distinctions que M. de Luxembourg lui put donner.

Le roi, inquiet de ce qu'il entrevoyait de cabale auprès de son fils, les laissa tous partir, et n'oublia pas d'user du secret de la poste; les courriers lui en dérobaient souvent le fruit, mais à la fin l'indiscrétion de ne pas tout réserver aux courriers trahit l'intrigue. Le roi eut de leurs lettres; il y vit le dessein de Clermont et de la Choin de s'épouser, leur amour, leur projet de gouverner Monseigneur et présentement et après lui; combien M. de Luxembourg était l'âme de toute cette affaire, et les merveilles pour soi qu'il s'en proposait. L'excès du mépris de la Choin et de Clermont pour la princesse de Conti, de qui Clermont lui sacrifia les lettres que le roi eut pour ce même paquet intercepté à la poste, après beaucoup d'autres dont il faisait rendre les lettres après en avoir pris les extraits, et avec ce paquet une lettre de Clermont accompagnant le service, où la princesse de Conti était traitée sans ménagement, où Monseigneur n'était marqué que sous le nom de leur gros ami, et où tout le coeur semblait se répandre. Alors le roi crut en avoir assez, et une après-dînée de mauvais temps qu'il ne sortit point, il manda à la princesse de Conti de lui venir parler dans son cabinet. Il en avait aussi des lettres à Clermont et des lettres de Clermont à elle où leur amour était fort exprimé, et dont la Choin et lui se moquaient ensemble.

La princesse de Conti qui comme ses soeurs n'allait jamais chez le roi qu'entre son souper et son coucher, hors des étiquettes de sermon ou des chasses, se trouva bien étonnée du message. Elle s'en alla chez le roi fort en peine de ce qu'il lui voulait, car il était redouté de son intime famille, plus s'il se peut encore que de ses autres sujets. Sa dame d'honneur demeura dans un premier cabinet, et le roi l'emmena plus loin; là, d'un ton sévère, il lui dit qu'il savait tout, et qu'il n'était pas question de lui dissimuler sa faiblesse pour Clermont, et tout de suite ajouta qu'il avait leurs lettres, et les lui tira de sa poche en lui disant: « Connaissez-vous cette écriture? » qui était la sienne, puis celle de Clermont. À ce début la pauvre princesse se trouva mal, la pitié en prit au roi qui la remit comme il put, et qui lui donna les lettres sur lesquelles il la chapitra, mais assez humainement; après il lui dit que ce n'était pas tout, et qu'il en avait d'autres à lui montrer par lesquelles elle verrait combien elle avait mal placé ses affections, et à quelle rivale elle était sacrifiée. Ce nouveau coup de foudre, peut-être plus accablant que le premier, renversa de nouveau la princesse. Le roi la remit encore, mais ce fut pour en tirer un cruel châtiment: il voulut qu'elle lût en sa présence ses lettres sacrifiées et celles de Clermont et de la Choin. Voilà où elle pensa mourir, et elle se jeta aux pieds du roi baignée de ses larmes, et ne pouvant presque articuler; ce ne fut que sanglots, pardons, désespoirs, rages, et à implorer justice et vengeance; elle fut bientôt faite. La Choin fut chassée le lendemain, et M. de Luxembourg eut ordre en même temps d'envoyer Clermont dans la place la plus voisine qui était Tournai, avec celui de se défaire de sa charge, et de se retirer après en Dauphiné pour ne pas sortir de la province. En même temps le roi manda à Monseigneur ce qui s'était passé entre lui et sa fille, et par là le mit hors de mesure d'oser protéger les deux infortunés. On peut juger de la part que le prince de Conti, mais surtout M. de Luxembourg et son fils, prirent à cette découverte, et combien la frayeur saisit les deux derniers.

Cependant comme l'amitié de Monseigneur pour la Choin avait été découverte par ces mêmes lettres, la princesse de Conti n'osa ne pas garder quelques mesures. Elle envoya Mlle Choin dans un de ses carrosses à l'abbaye de Port-Royal à Paris, et lui donna une pension et des voitures pour emporter ses meubles. La comtesse de Bury, qui ne s'était doutée de rien sur sa nièce, fut inconsolable et voulut se retirer bientôt après.

Mme de Lislebonne et ses filles se hâtèrent d'aller voir la Choin, mais avec un extrême secret. C'était le moyen sûr de tenir immédiatement à Monseigneur; mais elles ne voulaient pas se hasarder du côté du roi ni de la princesse de Conti qu'elles avaient toutes sortes de raisons de ménager avec la plus grande délicatesse. Elles étaient princesses, mais le plus souvent sans habits et sans pain, à la lettre, par le désordre de M. de Lislebonne. M. de Louvois leur en avait donné souvent. Mme la princesse de Conti les avait attirées à la cour, les y nourrissait, leur faisait des présents continuels, leur y procurait toutes sortes d'agréments, et c'était à elle qu'elles avaient l'obligation d'avoir été connues de Monseigneur, puis admises dans sa familiarité, enfin dans son amitié la plus déclarée et la plus distinguée. Les chansons achevèrent de célébrer cette étrange aventure de la princesse et de sa confidente.

M. de Noyon en avait fourni une autre à notre retour, qui lui fut d'autant plus sensible, qu'elle divertit fort tout le monde à ses dépens. On a vu, dès l'entrée de ces Mémoires, quel était ce prélat. Le roi s'amusait de sa vanité qui lui faisait prendre tout pour distinction, et les effets de cette vanité feraient un livre. Il vaqua une place à l'Académie française, et le roi voulut qu'il en fût. Il ordonna même à Dangeau qui en était, de s'en expliquer de sa part aux académiciens. Cela n'était jamais arrivé, et M. de Noyon, qui se piquait de savoir, en fut comblé, et ne vit pas que le roi se voulait divertir. On peut croire que le prélat eut toutes les voix sans en avoir brigué aucune, et le roi témoigna à M. le Prince et à tout ce qu'il y avait de distingué à la cour qu'il serait bien aise qu'ils se trouvassent à sa réception. Ainsi M. de Noyon fut le premier du choix du roi dans l'Académie, sans que lui-même y eût auparavant pensé, et le premier encore à la réception duquel le roi eût pris le soin de convier.

L'abbé de Caumartin se trouvait alors directeur de l'Académie, et par conséquent à répondre au discours qu'y ferait le prélat. Il en connaissait la vanité et le style tout particulier à lui; il avait beaucoup d'esprit et de savoir. Il était jeune et frère de différent lit de Caumartin, intendant des finances, fort à la mode en ce temps-là, et qui les faisait presque toutes sous Pontchartrain, contrôleur général, son parent proche et son ami intime. Cette liaison rendait l'abbé plus hardi, et, se comptant sûr d'être approuvé du monde et soutenu du ministre, il se proposa de divertir le public aux dépens de l'évêque qu'il avait à recevoir. Il composa donc un discours confus et imité au possible du style de M. de Noyon, qui ne fut qu'un tissu des louanges les plus outrées et de comparaisons emphatiques dont le pompeux galimatias fut une satire continuelle de la vanité du prélat, qui le tournait pleinement en ridicule.

Cependant, après avoir relu son ouvrage, il en eut peur, tant il le trouva au delà de toute mesure; pour se rassurer, il le porta à M. de Noyon comme un écolier à son maître, et comme un jeune homme à un grand prélat qui ne voulait rien omettre des louanges qui lui étaient dues, ni rien dire aussi qui ne fût de son goût, et qui ne méritât son approbation. Ce respect si attentif combla l'évêque; il lut et relut le discours, il en fut charmé, mais il ne laissa pas d'y faire quelques corrections pour le style et d'y ajouter quelques traits de sa propre louange. L'abbé revit son ouvrage de retour entre ses mains avec grand plaisir; mais quand il y trouva les additions de la main de M. de Noyon et ses ratures, il fut comblé à son tour du succès du piège qu'il lui avait tendu, et d'avoir en main un témoignage de son approbation qui le mettait à couvert de toute plainte.

Le jour venu de la réception, le lieu fut plus que rempli de tout ce que la cour et la ville avaient de plus distingué. On s'y portait dans le désir d'en faire sa cour au roi, et dans l'espérance de s'y divertir. M. de Noyon parut avec une nombreuse suite, saluant et remarquant l'illustre et nombreuse compagnie avec une satisfaction qu'il ne dissimula pas, et prononça sa harangue avec sa confiance ordinaire, dont la confusion et le langage remplirent l'attente de l'auditoire. L'abbé de Caumartin répondit d'un air modeste, d'un ton mesuré, et, par de légères inflexions de voix aux endroits les plus ridicules ou les plus marqués au coin du prélat, aurait réveillé l'attention de tout ce qui l'écoutait, si la malignité publique avait pu être un moment distraite. Celle de l'abbé, toute brillante d'esprit et d'art, surpassa tout ce qu'on en aurait pu attendre si on avait prévu la hardiesse de son dessein, dont la surprise ajouta infiniment au plaisir qu'on y prit. L'applaudissement fut donc extrême et général, et chacun, comme de concert, enivrait M. de Noyon de plus en plus, en lui faisant accroire que son discours méritait tout par lui-même, et que celui de l'abbé n'était goûté que parce qu'il avait su le louer dignement. Le prélat s'en retourna charmé de l'abbé et du public, et ne conçut jamais la moindre défiance.

On peut juger du bruit que fit cette action, et quel put être le personnage de M. de Noyon se louant dans les maisons et par les compagnies et de ce qu'il avait dit et de ce qui lui avait été répondu, et du nombre et de l'espèce des auditeurs, et de leur admiration unanime, et des bontés du roi à cette occasion. M. de Paris, chez lequel il voulut aller triompher, ne l'aimait point. Il y avait longtemps qu'il avait sur le cœur une humiliation qu'il en avait essuyée; il n'était point encore duc, et la cour était à Saint-Germain, où il n'y avait point de petites cours comme à Versailles. M. de Noyon, y entrant dans son carrosse, rencontra M. de Paris à pied; il s'écrie, M. de Paris va à lui, et croit qu'il va mettre pied à terre; point du tout; il le prend de son carrosse par la main, et le conduit ainsi en laisse jusqu'aux degrés, toujours parlant, et complimentant l'archevêque qui rageait de tout son coeur. M. de Noyon, toujours sur le même ton, monta avec lui et fit si peu semblant de soupçonner d'avoir rien fait de mal à propos, que M. de Paris n'osa en faire une affaire; mais il ne le sentit pas moins. Cet archevêque, à force d'être bien avec le roi, de présider aux assemblées du clergé avec toute l'autorité et les grâces qu'on lui a connues, et d'avoir part à la distribution des bénéfices qu'il perdit enfin, s'était mis peu à peu au-dessus de faire aucune visite aux prélats, même les plus distingués, quoique tous allassent souvent chez lui. M. de Noyon s'en piqua et lui en parla fort intelligiblement. C'étaient toujours des excuses. Voyant enfin que ces excuses dureraient toujours, il en parla si bien au roi, qu'il l'engagea à ordonner à M. de Paris de l'aller voir. Ce dernier en fut d'autant plus mortifié qu'il n'osa plus y manquer aux occasions et aux arrivées, et que cette exception l'embarrassa avec d'autres prélats considérables.

On peut donc imaginer quelle farce ce fut pour M. de Paris que cette réception d'Académie; mais qu'il n'en pourrait être pleinement satisfait tant que M. de Noyon continuerait de s'en applaudir; aussi ne manqua-t-il pas l'occasion de sa visite pour lui ouvrir les yeux et lui faire entendre, comme son serviteur et son confrère, ce qu'il n'osait lui dire entièrement. Il tourna longtemps sans pouvoir être entendu par un homme si rempli de soi-même, et si loin d'imaginer qu'il fût possible de s'en moquer; à la fin pourtant il se fit écouter, et pour l'honneur de l'épiscopat insulté, disait-il, par un jeune homme, il le pria de n'en pas augmenter la victoire par une plus longue duperie, et de consulter ses vrais amis. M. de Noyon jargonna longtemps avant de se rendre, mais à la fin il ne put se défendre des soupçons, et de remercier l'archevêque avec qui il convint d'en parler au P. de La Chaise qui était de ses amis. Il y courut en effet au sortir de l'archevêché. Il dit au P. de La Chaise l'inquiétude qu'il venait de prendre, et le pria tant de lui parler de bonne foi, que le confesseur, qui de soi était bon, et qui balançait entre laisser M. de Noyon dans cet extrême ridicule, et faire une affaire à l'abbé de Caumartin, ne put enfin se résoudre à tromper un homme qui se fiait à lui, et lui confirma, le plus doucement qu'il put, la vérité que l'archevêque de Paris lui a voit le premier apprise. L'excès de la colère et du dépit succéda à l'excès du ravissement. Dans cet état il retourna chez lui, et alla le lendemain à Versailles, où il fit au roi les plaintes les plus amères de l'abbé de Caumartin, dont il était devenu le jouet, et la risée de tout le monde.

Le roi, qui avait bien voulu se divertir un peu, mais qui voulait toujours partout un certain ordre et une certaine bienséance, avait déjà su ce qui s'était passé, et l'avait trouvé fort mauvais. Ces plaintes l'irritèrent d'autant plus qu'il se sentit la cause innocente d'une scène si ridicule et si publique, et que, quoiqu'il aimât à s'amuser des folies de M. de Noyon, il ne laissait pas d'avoir pour lui de la bonté et de la considération. Il envoya chercher Pontchartrain, et lui commanda de laver rudement la tête à son parent, et de lui expédier une lettre de cachet pour aller se mûrir la cervelle, et apprendre à rire et à parler dans son abbaye de Busay en Bretagne. Pontchartrain n'osa presque répliquer: il exécuta bien la première partie de son ordre, pour l'autre il la suspendit au lendemain, demanda grâce, fit valoir la jeunesse de l'abbé, la tentation de profiter du ridicule du prélat, et surtout la réponse corrigée et augmentée de la main de M. de Noyon, qui, puisqu'il l'avait examinée de la sorte, n'avait qu'à se prendre à lui-même de n'y avoir pas aperçu ce que tout le monde avait cru y voir. Cette dernière raison, habilement maniée par un ministre agréable et de beaucoup d'esprit, fit tomber la lettre de cachet, mais non pas l'indignation. Pontchartrain pour cette fois n'en demandait pas davantage. Il fit valoir le regret et la douleur de l'abbé, et sa disposition d'aller demander pardon à M. de Noyon, et lui témoigner qu'il n'avait jamais eu l'intention de lui manquer de respect et de lui déplaire. En effet, il lui fit demander la permission d'aller lui faire cette soumission; mais l'évêque outré ne la voulut point recevoir, et après avoir éclaté sans mesure contre les Caumartin, s'en alla passer sa honte dans son diocèse, où il demeura longtemps.

Il faut dire tout de suite que, peu après son retour à Paris, il tomba si malade qu'il reçut ses sacrements. Avant de les recevoir, il envoya chercher l'abbé de Caumartin, lui pardonna, l'embrassa, tira de son doigt un beau diamant qu'il le pria de garder et de porter pour l'amour de lui, et quand il fut guéri il fit auprès du roi tout ce qu'il put pour le raccommoder; il y a travaillé toute sa vie avec chaleur et persévérance, et n'a rien oublié pour le faire évêque, mais ce trait l'avait radicalement perdu dans l'esprit du roi, et M. de Noyon n'en eut que le bien devant Dieu par cette grande action, et l'honneur devant le monde.

L'orgueil du cardinal de Bouillon donna vers ce même temps une autre sorte de scène. Pour l'entendre il faut dire qu'il y a dans la province d'Auvergne deux terres particulières dont l'une s'appelle le comté d'Auvergne, l'autre le dauphiné d'Auvergne. Le comté a une étendue ordinaire et des mouvances ordinaires d'une terre ordinaire sans droits singuliers, et sans rien de distingué de toutes les autres. Comment elle a retenu ce nom et le dauphiné le sien, mènerait à une dissertation trop longue. Le dauphiné est encore plus petit en étendue que le comté, et bien qu'érigé en princerie, n'a ni rang ni distinction par-dessus les autres terres, ni droits particuliers, et n'a jamais donné aucune prétention à ceux qui l'ont possédé. Mais la distinction du nom de prince-dauphin avait plu à la branche de Montpensier qui possédait cette terre dont quelques-uns ont porté ce titre du vivant de leur père avant de devenir ducs de Montpensier. Le comté d'Auvergne tel qu'il vient d'être dépeint était entré et sorti de la maison de La Tour par des mariages et des successions. Ce nom était friand pour des gens qui minutaient de changer leur nom de La Tour en celui d'Auvergne, et ils firent si bien auprès du roi lors et depuis l'échange de Sedan, que cette terre est rentrée chez eux, et c'est de là que le frère du duc et du cardinal de Bouillon porte le nom de comte d'Auvergne.

Le dauphiné d'Auvergne était échu à Monsieur par la succession de Mademoiselle, et aussitôt le cardinal avait conçu une envie démesurée de l'avoir. Il en parla à Bechameil qui était surintendant de Monsieur, au chevalier de Lorraine, et fit sa cour à tous ceux qui pouvaient avoir part à déterminer Monsieur à le lui vendre. À la fin et à force de donner gros, le marché fut conclu, et Monsieur en parla au roi, qui s'était chargé de son agrément comme d'une bagatelle; mais il fut surpris de trouver le roi sur la négative. Monsieur insista et ne pouvait la comprendre : « Je parie, mon frère, lui dit le roi, que c'est une nouvelle extravagance du cardinal de Bouillon qui veut faire appeler un de ses neveux prince-dauphin; dégagez-vous de ce marché. » Monsieur, qui avait promis et qui trouvait le marché bon, insista; mais le roi tint bon, et dit à Monsieur qu'il n'avait qu'à faire mander au cardinal qu'il ne le voulait pas.

Cette réponse lui fut écrite par le chevalier de Lorraine de la part de Monsieur, et le pénétra de dépit. Ce nom singulier et propre à éblouir les sots dont le nombre est toujours le plus grand, et un nom que des princes du sang avaient porté, avait comblé son orgueil de joie; le refus le combla de douleur. N'osant se prendre au roi, il répondit au chevalier de Lorraine un fatras de sottises qu'il couronna par ajouter qu'il était d'autant plus affligé de ce que Monsieur lui manquait de parole, que cela l'empêcherait d'être désormais autant son serviteur qu'il l'avait été par le passé. Monsieur eut plus envie de rire de cette espèce de déclaration de guerre que de s'en offenser. Le roi d'abord la prit plus sérieusement, mais touché par les prières de M. de Bouillon, et plus encore par la grandeur du châtiment d'une pareille insolence si elle était prise comme elle le méritait, il prit le parti de l'ignorer, et le cardinal de Bouillon en fut quitte pour la honte et pour s'aller cacher une quinzaine dans sa belle maison de Saint-Martin de Pontoise, que par un échange il avait depuis peu trouvé moyen de séculariser, et de faire de ce prieuré un bien héréditaire et patrimonial.

Le marquis d'Arcy était mort à Maubeuge, à l'ouverture de la campagne: de gouverneur de M. le duc de Chartres il était devenu premier gentilhomme de sa chambre et le directeur discret de sa conduite. Ce prince, qui eut le bon esprit de sentir tout ce qu'il valait, l'a regretté toute sa vie et l'a témoigné, par tous les effets qu'il a pu, à sa famille, et jusqu'à ses domestiques. Il était chevalier de l'ordre de 1688, conseiller d'État d'épée, et avait été ambassadeur en Savoie. C'était un homme d'une vertu et d'une capacité peu communes, sans nulle pédanterie et fort rompu au grand monde, et un très vaillant homme sans nulle ostentation. Un roi à élever et à instruire eût été dignement et utilement remis entre ses mains. Il n'était point marié ni riche, et n'avait guère que soixante ans; homme bien fait et de fort bonne mine. Au retour de l'armée on fut surpris de celui que le roi mit auprès de son neveu pour le remplacer. Ce fut Cayeu, brigadier de cavalerie, brave et très honnête gentilhomme, qui buvait bien et ne savait rien au delà. M. de Chartres fut fort aise d'avoir affaire à un tel inspecteur dont il se moqua, et le fit tomber dans tous les panneaux qu'il lui tendit.

Il y avait eu aussi pendant la campagne quelques changements chez Monsieur. Il permit à Châtillon, son ancien favori, de vendre à son frère aîné la moitié de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre. Châtillon avait épousé par amour Mlle de Pienne; c'était, sans contredit, le plus beau couple de la cour, et la mieux fait, et du plus grand air. Ils se brouillèrent et se séparèrent à ne se jamais revoir. Elle était dame d'atours de Madame, et soeur de la marquise de Villequier, aussi mariée par amour. M. d'Aumont avait été des années sans y vouloir consentir. Enfin, Mme de Maintenon s'en mêla, parce que la mère de cette belle était parente et de même nom que l'évêque de Chartres, directeur de Saint-Cyr et de Mme de Maintenon, laquelle enfin en était venue à bout. Le comte de Tonnerre, neveu de M. de Noyon, dont je viens de parler, vendit aussi l'autre charge de premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, qu'il avait depuis longtemps, à Sassenage qui quitta le service. Tonnerre avait beaucoup d'esprit, mais c'était tout; il en partait souvent des traits extrêmement plaisants et salés, mais qui lui attiraient des aventures qu'il ne soutenait pas, et qui ne purent le corriger de ne se rien refuser, et il était parvenu enfin a cet état, qu'il eût été honteux d'avoir une querelle avec lui; aussi ne se contraignait-on point sur ce qu'on voulait lui répondre ou lui dire. Il était depuis longtemps fort mal dans sa petite cour par ses bons mots. Il lui avait échappé de dire qu'il ne savait ce qu'il faisait de demeurer en cette boutique; que Monsieur était la plus sotte femme du monde, et Madame le plus sot homme qu'il eût jamais vu. L'un et l'autre le surent, et en furent très offensés. Il n'en fut pourtant autre chose; mais le mélange des brocards sur chacun et du mépris extrême qu'il avait acquis, le chassèrent à la fin pour mener une vie fort pitoyable.

CHAPITRE XIV. §

Directeurs et inspecteurs en titre. — Horrible trahison qui conserve Barcelone à l'Espagne pour perdre M. de Noailles. — Établissement de la capitation. — Comte de Toulouse reçu au parlement et installé à la table de marbre par Harlay, premier président. — Procès de M. le prince de Conti contre Mme de Nemours pour les biens de Longueville. — Un bâtard obscur du dernier comte de Soissons, prince du sang, comblé de biens par Mme de Nemours. — Il prend le nom de prince de Neuchâtel, et épouse la fille de M. de Luxembourg.

Lors même de ce retour des armées, le roi créa huit directeurs généraux de ses troupes et deux inspecteurs sous chaque directeur. M. de Louvois, pour en être plus maître et anéantir l'autorité des colonels, avait imaginé d'envoyer des officiers de son choix, sous le nom de celui du roi, voir les troupes par frontière et par district, et de leur donner tout crédit et toute confiance. Le roi, content que c'était la meilleure chose du monde pour son service, et encore piqué de n'avoir jamais pu tirer la charge de colonel général de la cavalerie des mains du comte d'Auvergne pour M. du Maine, voulut ajouter à ce que M. de Louvois avait inventé, et s'en servir à des récompenses. Il donna douze mille livres d'appointements aux directeurs et une autorité fort étendue sur tout le détail des troupes de leur dépendance. Chacun d'eux devait faire deux revues par an, en sortant de campagne et à la fin de l'hiver, et entre ces deux revues les inspecteurs devaient en faire plusieurs. Ils eurent six mille livres, devaient rendre compte de tout à leur directeur, et celui-ci au secrétaire d'État de la guerre, et quelquefois au roi, chaque département de directeur séparé en deux pour les deux inspecteurs, desquels tous la moitié était fixée à l'infanterie et l'autre moitié à la cavalerie; outre un pouvoir étendu en toute espèce de détails de troupes; les directeurs les pouvaient voir en campagne, mettre aux arrêts, interdire même les brigadiers de cavalerie et d'infanterie; et les inspecteurs, qui furent tous pris d'entre les brigadiers, eurent un logement au quartier général, et dispense de leur service de brigadiers pendant la campagne. Telle fut la fondation de ces emplois qui blessa extrêmement les officiers généraux de la cavalerie et des dragons.

Le comte d'Auvergne, nourri de couleuvres sur sa charge depuis longtemps, avala encore celle-ci en silence. Rosen, étranger et soldat de fortune jusqu'à avoir tiré un billet pour maraude, quoique de bonne noblesse de Poméranie, devenu lieutenant général et mestre de camp général de la cavalerie, était un matois rusé qui n'avait garde de se blesser, et qui loua au contraire cet établissement. Villars, lieutenant général et commissaire général de la cavalerie, ébloui de sa fortune et de celle de son père, se fit moquer des deux autres à qui il proposa de s'opposer à une nouveauté si préjudiciable à leurs charges, et encore plus du roi à qui il osa en parler. Huxelles pour l'infanterie et du Bourg pour la cavalerie eurent la direction du Rhin; ils se retrouveront ailleurs: le premier lieutenant général et chevalier de l'ordre, l'autre maréchal de camp. Chamarande et Vaudray, deux hommes distingués par leur valeur, par leur application et par leur mérite: Vaudray était d'une naissance fort distinguée, du comté de Bourgogne, singulièrement bien fait, mais cadet et pauvre. De chanoine de Besançon, il prit un mousquet, devint capitaine de grenadiers et reçut trente-deux blessures, dont plusieurs presque mortelles, à l'attaque de la contrescarpe de Coni sans vouloir quitter prise, et y fut laissé pour mort. Cette action le fit connaître, et lui valut peu après le régiment de la Sarre. Chamarande avait été premier valet de chambre du roi en survivance de son père qui l'avait achetée de Beringhen, et en avait conservé toutes les entrées. Le père était de ces sages que tout le monde révérait pour sa probité à toute épreuve et pour sa modestie. Il avait vendu sa charge, et le roi, qui l'aimait et le considérait fort au-dessus de son état, l'avait fait premier maître d'hôtel de Mme la Dauphine lors du mariage de Monseigneur. Il fit cette charge au gré de toute la cour et eut toujours la meilleure compagnie à sa table. Son fils eut encore sa survivance. Ayant perdu sa charge avec sa maîtresse, il demeura à la cour et y eut toujours chez lui la plus illustre compagnie, quoiqu'il n'eût plus de table, qu'il fût perclus de goutte, et qu'on ne vît jamais de vivres chez lui. Le roi envoyait quelquefois savoir de ses nouvelles, car il ne pouvait plus marcher, et lui faire des amitiés; et je me souviens qu'il était en telle estime que, lorsque mon père me présenta au roi et ensuite à ce qu'il y avait de plus principal à la cour, il me mena voir Chamarande. Son fils était fort joliment fait, discret, sage, respectueux, et fort au gré des dames du meilleur air. Il eut par degrés le régiment de la reine, et se distingua fort à la guerre. M. le Duc, M. le prince de Conti, M. de La Rocheguyon et de Liancourt, MM. de Luxembourg père et fils, et quantité d'autres des plus distingués l'aimaient fort, et vivaient avec lui en confiance et en société. Monseigneur le traitait fort bien et avec distinction, quoique la difficulté de manger avec lui l'empêchât d'être de ses parties et de ses voyages. Mais le rare avec cela est qu'ayant épousé Mlle d'Anglure, fille du comte de Bourlaymont, unique et riche, et femme d'un vrai mérite, sa naissance aidée de ce mérite et de l'amitié du roi pour le bonhomme Chamarande la fit entrer enfin dans les carrosses de Mme la Dauphine.

Romainville et Montgomery furent les deux inspecteurs pour la cavalerie. De Romainville, j'en ai déjà parlé, vieil officier extrêmement aimé et estimé, et qui méritait de l'être. Le nom de l'autre annonce sa haute naissance; mais sa pauvreté profonde l'avait réduit aux plus étranges extrémités en ses premières années, d'autant plus cruelles à supporter qu'il sentait le poids de son nom, et était pétri d'honneur et de vertus. Parvenu à grand'peine à une compagnie de cavalerie, il se distingua tellement en un petit combat contre le général Massiette qui était dehors avec un fort gros parti, que Massiette qui l'avait pris le renvoya sur sa parole comblé d'éloges. Le roi qui commandait son armée le loua extrêmement, lui donna une épée et un des plus beaux chevaux de ceux qu'il montait, et lui fit l'honneur de le faire manger avec lui, qu'aucun capitaine de cavalerie n'avait eu avant lui. Un mois après il vaqua un régiment de cavalerie qu'il eut avec grande distinction, et servit depuis avec application et soutint la réputation qu'il avait acquise. Il aurait été plus aimé si la capacité lui avait permis d'être moins inquiet, et si l'humeur n'avait pas été un nuage qu'on ne se soucie pas toujours de percer pour trouver la vertu qu'il cache. Les maréchaux de Duras et de Lorges, ses parents, le protégeaient fort, et encore plus M. de La Feuillade, tant qu'il vécut, attaché au char de Mme de Quintin, chez qui Montgomery logeait à Paris, tous deux enfants des deux frères. Il s'était de nouveau signalé à la bataille de Staffarde où il eut une main estropiée. Il ne laissa pas d'avoir la double douleur de voir du Bourg, son cadet, maréchal de camp et directeur, et lui d'être brigadier et inspecteur sous lui. On cria fort et de la préférence et de cette espèce d'affectation, et Montgomery, bien qu'outré, n'osa refuser, et se conduisit avec beaucoup de sagesse.

Besons qui n'était que brigadier de cavalerie, et Artagnan, major du régiment des gardes françaises, eurent les deux directions de Flandre. Je parlerai d'eux ailleurs. Coigny, beau-frère de MM. de Matignon, et le vieux Genlis [furent] directeurs en Catalogne, avec Nanclas et le marquis du Gambout sous eux; et en Italie Larré et Saint-Sylvestre, et Villepion-Chartaigne et le comte de Chamilly sous eux.

Avant de quitter la guerre de cette année, il la faut finir par un étrange incident. M. de Noailles et M. de Barbezieux étaient fort mal ensemble: tous deux bien avec le roi, tous deux hauts, tous deux gâtés. M. de Noailles avait soutenu et obtenu quantité de choses dans son gouvernement de Roussillon, qui l'y rendaient fort maître et fort indépendant du secrétaire d'État de la guerre. Mme de Maintenon, ennemie de M. de Louvois, l'y avait aidé, et le fils encore moins autorisé que le père n'avait pu y rien changer. Il n'aimait point M. de Luxembourg, très lié à M. de Noailles, et de tout cela naissait un groupe de chaque côté qui se regardait fort de travers.

Les succès de M. de Noailles, cette année en Catalogne, avaient outré Barbezieux. Il en craignait de nouveaux comme des avant-coureurs de sa perte, par le crédit augmenté de ses ennemis. Tout ce qui avait été exécuté en Catalogne aplanissait les voies du siège de Barcelone, et cette conquête mettait le sceau à celle de toute cette principauté, et mettait le roi en état d'attaquer avec succès à la fin de l'hiver le coeur de l'Espagne. Il avait toujours eu ce but, et M. de Noailles qui savait par le roi même l'affection qu'il avait à ce projet, et qui en vit enfin les moyens si avancés, n'en souhaitait pas moins l'exécution, et avec d'autant plus d'ardeur, qu'elle assurerait solidement la vice-royauté qu'il avait obtenue, augmenterait son éclat et sa faveur, et le rendait nécessairement le général de l'armée qui attaquerait l'année suivante l'Espagne, par les endroits les plus sensibles et les plus aisés à pénétrer, et à la forcer à demander la paix dont il aurait toute la gloire. Il pressa donc le roi de donner ses ordres à temps pour le mettre en état d'entreprendre ce siège avec sûreté, et M. de Barbezieux qu'il mettait au désespoir n'osait manquer â ce qui lui était prescrit, et qui était éclairé par le double intérêt de M. de Noailles de ne manquer de rien à temps, et de ne le pas ménager s'il n'avait toutes choses à point.

Une flotte de cinquante-deux vaisseaux partit le 3 octobre de Toulon, chargée de cinq mille deux cents hommes de troupes prises en Provence de celles de M. de Vendôme; et rien ne manquait plus que de mettre la main à l'oeuvre, lorsque M. de Noailles voulut rendre au roi un compte particulier de tout et recevoir directement ses ordres, et le tout à l'insu de M. de Barbezieux. Pour une commission si importante pour lui, il choisit Genlis qui, étant sans bien et sans fortune, s'était donné à lui, et qu'il ne faut pas confondre avec le vieux Genlis dont j'ai parlé plus haut et à qui il ne cédait point. Ce Genlis gagna l'amitié de M. de Noailles jusqu'à faire la jalousie de toute sa petite armée. M. de Noailles lui procura un régiment et le poussa fort brusquement à la brigade, puis à être fait maréchal de camp. Il avait de l'esprit et du manège, et n'avait d'autre connaissance ni d'autre protection que celle dont il avait tout reçu. M. de Noailles crut donc ne pouvoir mieux faire que de le charger d'une simple lettre de créance pour le roi, et de le lui annoncer comme une lettre vivante qui répondrait à tout sur-le-champ, et qui sans l'importuner d'une longue dépêche lui en dirait plus en une demi-heure qu'il ne pourrait lui en écrire en plusieurs jours. Les paroles volent, l'écriture demeure; un courrier peut être volé, peut tomber malade et envoyer ses dépêches; cet expédient obviait à tous ces inconvénients et laissait M. de Barbezieux dans l'ignorance et dans l'angoisse de tout ce qui se passerait ainsi par Genlis.

Barbezieux qui avait d'autant plus d'espions, et de meilleurs en Catalogne, que c'était pour lui l'endroit le plus dangereux, fut averti de l'envoi de Genlis et du jour de son départ, et sut de plus qu'il devait arriver droit au roi, et que surtout il avait défense de le voir en tout. Là-dessus il prit un parti hardi, il fit attendre Genlis aux approches de Paris, et se le fit amener chez lui à Versailles sans le perdre un moment de vue. Quand il le tint, il le cajola tant et sut si bien lui faire sentir la différence pour sa fortune de l'amitié de M. de Noailles, quelque accrédité qu'il fût, d'avec celle du secrétaire d'État de la guerre et de sa sorte et de son âge, qu'il le gagna au point de l'embarquer dans la plus noire perfidie, de ne voir le roi qu'en sa présence et de lui dire tout le contraire de sa commission. Barbezieux lui prescrivit donc tout ce qu'il voulut après avoir tiré de lui tout ce dont il était chargé, et en fut pleinement obéi. Par ce moyen le projet du siège de Barcelone fut entièrement rompu sur le point de son exécution, et avec toutes les plus raisonnables apparences d'un succès certain, et sans crainte d'aucuns secours, dans l'état des forces de l'Espagne sur cette frontière comme abandonnée depuis leur défaite; et M. de Noailles demeuré chargé auprès du roi de toute l'iniquité et du manquement d'une telle entreprise, par cette précaution-là même qu'il avait prise de ne donner qu'une simple lettre de créance, en sorte que tout ce que dit Genlis, directement opposé à ce dont il était chargé, n'eut point de contradicteur, et passa en entier pour être de M. de Noailles et pour son propre fait. On peut croire que Barbezieux ne perdit pas de temps à expédier les ordres nécessaires pour dissiper promptement tous les préparatifs, et de procurer à la flotte ceux de regagner Toulon. On peut juger aussi quel coup de foudre ce fut pour M. de Noailles, mais l'artifice avoir si bien pris qu'il ne put jamais s'en laver auprès du roi; on en verra les suites qui servirent de base à la grandeur de M. de Vendôme.

Vers ce temps-ci la capitation fut établie. L'invention et la proposition fut de Basville, fameux intendant de Languedoc. Un secours si aisé à imposer d'une manière arbitraire, à augmenter de même, et de perception si facile, était bien tentant pour un contrôleur général embarrassé à fournir à tout. Pontchartrain néanmoins y résista longtemps et de toutes ses forces, et ses raisons étaient les mêmes que je viens de rapporter. Il en prévoyait les terribles conséquences, et que cet impôt était de nature à ne jamais cesser. À la fin, à force de cris et de besoins, les brigues lui forcèrent la main.

Le 27 novembre, M. le comte de Toulouse qui avait acheté le duché-pairie de Damville, et en avait obtenu une érection nouvelle en sa faveur, fut reçu en cette qualité au parlement, comme l'avait été M. du Maine et après lui M. de Vendôme. La planche faite par M. du Maine comme il a été dit, le roi avait cessé de faire inviter les pairs par M. de Reims, pour M. de Vendôme qui les visita, ce qui n'avait pas été hasardé la première fois. M. le comte de Toulouse les visita, comme avait fait M. de Vendôme, et MM. du parlement. Peu de pairs osèrent ne s'y pas trouver. Il fut peu de jours après installé, comme amiral de France, à la table de marbre par le premier président. M. de Vendôme, grand-père de celui-ci, y avait été installé en la même qualité par un conseiller.

M. de Luxembourg fit en arrivant un étrange mariage pour sa fille. On a vu ci-dessus la mort du dernier de tous les Longueville, et son testament en faveur de M. le prince de Conti, son cousin germain. Mme de Nemours était sa soeur du premier lit, fille de la soeur de la princesse de Carignan et du dernier prince du sang de la branche de Soissons, tué en 1641 à la bataille de Sedan, sans avoir été marié. Mme de Nemours était veuve sans enfants du dernier des ducs de Nemours de la maison de Savoie. C'était une femme fort haute, extraordinaire, de beaucoup d'esprit, qui se tenait fort chez elle à l'hôtel de Soissons, où elle ne voyait pas trop bonne compagnie. Riche infiniment et vivant très magnifiquement, avec une figure tout à fait singulière et son habit de même, quoique sentant fort sa grande dame. Elle avait hérité de la haine de la branche de sa mère contre celle de Condé; elle s'était fort accrue par l'administration des grands biens de M. de Longueville, qu'après la mort de sa mère, soeur de M. le Prince, le même M. le Prince avait emportée sur elle, et M. le Prince son fils après lui. Le testament fait en faveur de M. le prince de Conti ne la diminua pas. Il s'en trouva un postérieur fait en faveur de Mme de Nemours; elle prétendit le faire valoir et anéantir le premier. M. le prince de Conti soutint le sien et disputa l'autre comme fait depuis la démence: cela forma un grand procès.

Dans la colère où il mit Mme de Nemours et dans le mépris où elle avait toujours vécu pour ses héritiers, elle déterra un vieux bâtard obscur du dernier comte de Soissons, frère de sa mère qui avait l'abbaye de la Couture du Mans, dont il vivait dans les cavernes. Il n'avait pas le sens commun, n'avait jamais servi, ni fréquenté en toute sa vie un homme qu'on pût nommer. Elle le fit venir, loger chez elle, et lui donna tout ce qu'elle pouvait donner et en la meilleure forme, et ce qu'elle pouvait donner était immense. Dès lors elle le fit appeler le prince de Neuchâtel, et chercha à l'appuyer d'un grand mariage. Mlle de Luxembourg n'était rien moins que belle, que jeune, que spirituelle; elle ne voulait point être religieuse et on ne lui voulait rien donner. La duchesse de Meckelbourg dénicha ce nouveau parti. Son orgueil ne rougit point d'y penser, ni celui de M. de Luxembourg son frère, à qui elle en écrivit; mais il palpita assez pour oser se proposer un rang en considération de ce mariage, sous prétexte de la souveraineté de Neuchâtel donnée à ce bâtard qui en portait déjà le nom. M. de Luxembourg, qui, en partant, avait obtenu une grande grâce qui était encore secrète et dont je parlerai bientôt, n'osa proposer celle-ci, et en laissa la conduite à l'adresse de sa soeur; et, pour éviter tout embarras entre le demander et ne le demander point, il ne parla point au roi de ce mariage par aucune de ses lettres. Il avait déjà transpiré avec l'idée du rang, lorsque Mme de Meckelbourg alla demander au roi la permission d'entendre à ce mariage. Au premier mot qu'elle en dit, le roi l'interrompit et lui dit que M. de Luxembourg ne lui en avait rien mandé; qu'il n'empêcherait point qu'elle ne fit là-dessus ce que son frère et elle jugeraient à propos, mais qu'au moins il comptait bien qu'ils n'imagineraient pas de lui demander un rang pour le chevalier de Soissons sous aucun prétexte, à qui il n'en accorderait jamais, et barra ainsi cette belle chimère. Le mariage ne s'en fit pas moins, et il fut célébré au plus petit bruit à l'hôtel de Soissons, dès que M. de Luxembourg fut arrivé. Mme de Nemours logea les mariés et les combla d'argent, de présents et de revenus, en attendant sa succession, et se prit de la plus parfaite affection pour le mari et pour la femme qui se renfermèrent auprès d'elle, et ne virent d'autre monde que le sien.

CHAPITRE XV. §

Année 1695. Mort de M. de Luxembourg. — Maréchal de Villeroy capitaine des gardes et général de l'armée de Flandre. — Opposition à la réception au parlement du duc de Montmorency, qui prend le nom de duc de Luxembourg. — Qualité de premier baron de France, fausse et insidieuse, que les opposants ont fait rayer au maréchal-duc de Luxembourg. — M. d'Elbeuf. — Roquelaure insulté par MM. de Vendôme. — Mort de la princesse d'Orange dont le roi défend le deuil aux parents. — Catastrophe de Koenigsmarck et de la duchesse d'Hanovre. — Échange forcé des gouvernements de Guyenne et de Bretagne. — M. d'Elbeuf à l'adoration de la croix après MM. de Vendôme. — Origine de mon amitié particulière avec la duchesse de Bracciano, depuis dite princesse des Ursins. — Phélypeaux fils et survivancier de Pontchartrain. — Origine de ma liaison avec lui. — Maréchal et maréchale de Lorges. — Famille du maréchal de Lorges. — Mon mariage. — Trahison inutile de Phélypeaux. — Mariage de ma belle-soeur avec le duc de Lauzun. — Mort de la marquise de Saint-Simon et de sa nièce la duchesse d'Uzès, de La Fontaine, de Mignard, de Barbançon. — Échange de Meudon et de Choisy avec un grand retour.

M. de Luxembourg ne survécut pas longtemps à ce beau mariage. À soixante-sept ans, il s'en croyait vingt-cinq, et vivait comme un homme qui n'en a pas davantage. Au défaut de bonnes fortunes dont son âge et sa figure l'excluaient, il suppléait par de l'argent; et l'intimité de son fils et de lui, de M. le prince de Conti et d'Albergotti, portait presque toute sur des moeurs communes et des parties secrètes qu'ils faisaient ensemble avec des filles. Tout le faix des marches, des ordres, des subsistances portait, toutes les campagnes, sur Puységur, qui même dégrossissait les projets. Rien de plus juste que le coup d'oeil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du danger du succès le plus imminent; et c'était là où il était grand. Pour le reste, la paresse même. Peu de promenades sans grande nécessité, du jeu, de la conversation avec ses familiers, et tous les soirs un souper avec un très petit nombre, presque toujours le même, et si on était voisin de quelque ville, on avait soin que le sexe y fût agréablement mêlé. Alors il était inaccessible à tout, et s'il arrivait quelque chose de pressé, c'était à Puységur à y donner ordre. Telle était à l'armée la vie de ce grand général, et telle encore à Paris, où la cour et le grand monde occupaient ses journées, et les soirs ses plaisirs. À la fin l'âge, le tempérament, la conformation le trahirent. Il tomba malade à Versailles d'une péripulmonie dont Fagon eut tout d'abord très mauvaise opinion: sa porte fut assiégée de tout ce qu'il y avait de plus grand; les princes du sang n'en bougeaient, et Monsieur y alla plusieurs fois. Condamné par Fagon, Caretti, Italien à secrets qui avaient souvent réussi, l'entreprit et le soulagea, mais ce fut l'espérance de quelques moments. Le roi y envoya quelquefois par honneur plus que par sentiment. J'ai déjà fait remarquer qu'il ne l'aimait point, mais le brillant de ses campagnes et la difficulté de le remplacer faisaient toute l'inquiétude. Devenu plus mal, le P. Bourdaloue, ce fameux jésuite que ses admirables sermons doivent immortaliser, s'empara tout à fait de lui. Il fut question de le raccommoder avec M. de Vendôme, que la jalousie de son amitié et de ses préférences pour M. le prince de Conti avait fait éclater en rupture, et se réfugier à l'armée d'Italie, comme je l'ai déjà dit. Roquelaure, l'ami de tous et le confident de personne, les amena l'un après l'autre au lit de M. de Luxembourg où tout se passa de bonne grâce et en peu de paroles. Il reçut ses sacrements, témoigna de la religion et de la fermeté. Il mourut le matin du 4 janvier 1695, cinquième jour de sa maladie, et fut regretté de beaucoup de gens, quoique, comme particulier, estimé de personne, et aimé de fort peu.

Pendant sa maladie il fit faire un dernier effort auprès du roi par le duc de Chevreuse pour obtenir sa charge pour son fils, gendre de ce duc. Il en fut refusé, et le roi lui fit dire qu'il devait se souvenir qu'il ne lui avait donné le gouvernement de Normandie en survivance pour son fils, qu'à condition qu'il ne lui parlerait jamais de la charge. Tous ses enfants et Mme de Meckelbourg, sa soeur, ne le quittèrent que lorsqu'on les mit hors de sa chambre comme il allait passer, où ils laissèrent éclater leur douleur. Le P. Bourdaloue les reprit de ce qu'ils s'affligeaient de ce qu'un homme payait le tribut à la nature; il ajouta qu'il mourait en chrétien et en grand homme, et que peut-être aucun d'eux n'aurait le bonheur de mourir de la sorte. Pour en grands hommes, aucun d'eux n'y était tourné; en chrétiens, ce sera leur affaire: mais la prophétie ne tarda pas à s'accomplir en la personne de la duchesse de Meckelbourg. Elle mourut dans le même mois de janvier et de la même maladie peu de jours après lui, sans aucun secours spirituel, ni presque de corporels, laissant tout ce qu'elle avait au comte de Luxembourg, second fils de son frère.

M. de Luxembourg ne vit à la mort pas un des ducs qu'il avait attaqués, pas un aussi ne s'empressa pour lui. Je n'y allai ni n'y envoyai pas une seule fois, quoique je fusse à Versailles, et il faut avouer que je sentis ma délivrance d'un tel ennemi. On eut la malignité de me vouloir faire parler sur cette mort. Je me contentai de répondre que je respectais trop le discernement du roi dans ses choix pour le remplacer, et avais trop bonne opinion de ses généraux et de ses troupes, pour m'affliger pour l'État d'une perte dont en mon particulier j'avais tant de raisons de me consoler. Avec cette réponse je vis tarir les questions.

Le maréchal de Villeroy eut la charge de capitaine des gardes du corps, en payant cinq cent mille livres de brevet de retenue dont il eut un pareil, et lui succéda au commandement de l'armée de Flandre. Tout le monde s'attendait à cette disposition: Villeroy, élevé avec le roi, avait toujours été fort bien avec lui, et dans la confiance domestique et de maîtresses la plus intime, fils de son gouverneur, et tous deux bas et fins courtisans toute leur vie. Quelques nuages étrangers avaient quelquefois éloigné celui-ci; mais le goût du roi, ramené par l'art des souplesses et des bassesses, l'avait toujours rétabli en sa première faveur.

Disons tout de suite ce qui se passa entre le duc de Montmorency et nous dans le cours de cet hiver, qui prit le nom du duc de Luxembourg à la mort de son père. Nos assemblées se continuèrent. MM. d'Elbœuf, Montbazon, La Trémoille, Sully qui avait repris le procès depuis la mort de son père, Chaulnes, La Rochefoucauld, Richelieu, Monaco, Rohan et moi signâmes deux oppositions à ce que nul hoir mâle, sorti du feu maréchal de Luxembourg, ne fût reçu au parlement en qualité de pair de France pour les raisons que nous réservions à dire en temps et lieux, dont l'une fut signifiée à Dongois qui faisait la charge de greffier en chef du parlement, l'autre à la personne du procureur général, et nous résolûmes en même temps de faire rayer au fils la qualité qu'il prenait de premier baron de France, comme nous y avions obligé le père. Ce jeu de mots leur a fort servi à abuser le monde et à se faire passer pour premiers barons du royaume, et se préparer, par là des chimères, tandis que la terre de Montmorency, mouvante de l'abbaye de Saint-Denis, est peut-être première baronnie de ce district étroit connu sous le nom de l'Île-de-France, comme on dit de cette même abbaye Saint-Denis en France.

Ensuite nous minimes sur le tapis notre résolution précédente de mettre en cause le duc de Gesvres pour récuser par ce moyen le premier président. Ce magistrat, depuis la mort de M. de Luxembourg, prenait toutes sortes de formes pour éviter cet affront. Il employa dés présidents à mortier, amis de quelques-uns de nous, et d'autres personnes de leur confiance, qui, sous prétexte d'amitié et d'intérêt à ce qui les touchait, leur exagérèrent la peine et la douleur du premier président de s'être brouillé avec nous; qu'il sen toit amèrement ses torts à notre égard, et combien la mort de celui dont il espérait un grand appui le laissait exposé à notre haine; qu'ils étaient sûrs qu'il donnerait toutes choses pour se rapprocher de nous, et qu'ils ne doutaient point que sa profonde capacité ne lui fournît des moyens depuis cette mort d'être autant pour nous qu'il nous avait été contraire. Ils ajoutèrent même qu'ils lui en avaient ouï échapper des demi-mots bien significatifs, et qui les assuraient que le coeur s'expliquait par sa bouche. MM. de Chaulnes, de La Rochefoucauld et de La Force s'infatuèrent de ce piège, et opinèrent fortement à y donner. MM. de La Trémoille, de Rohan et moi ne primes point un si dangereux change. Nous remîmes aux yeux de ces messieurs toutes les injustices et quelque chose de pis, que nous avions essuyées du premier président; son refus d'audience qui nous força aux lettres d'État; son manque de parole et sans détour au duc de Chaulnes sur l'assemblée de toutes les chambres; le danger de se fier à un homme si autorisé au parlement, et d'autant plus offensé contre nous, que nous avions publié ses iniquités et ses perfidies sans plus garder de mesure avec lui. Nous remontrâmes combien il était apparent que ces attaques nous étaient faites sous sa direction par l'ardeur de venger son orgueil blessé; et quelles seraient notre honte et notre imprudence d'être ses dupes en nous remettant volontairement en ses filets. Nous n'étions que nous six ce jour à l'assemblée, et trois contre trois ne purent se persuader l'un l'autre. Elle se rompit donc, sans rien conclure, un peu tumultuairement; et M. de La Trémoille déclara en sortant qu'il protestait et protesterait contre l'opinion des autres trois; et que pour éviter des querelles inutiles et personnelles, il cesserait de se trouver aux assemblées. Ce commencement de scission nous fit prendre le parti, au duc de Rohan et à moi, de tenter de convertir M. de La Rochefoucauld, et cette pensée nous réussit deux jours après fort heureusement en une heure de temps que nous fûmes enfermés tous trois ensemble dans sa chambre à Versailles. Nous remîmes donc cette affaire sur le tapis avec plus de confiance à la première assemblée, où M. de La Trémoille ne parut point. M. de Chaumes fut étonné et fort fâché de se voir abandonné de M. de La Rochefoucauld revenu à notre avis. Il avait de l'amitié pour moi; son chagrin tomba sur le duc de Rohan, qui, vif, aigre et peu considéré, mit le bonhomme Chaumes, toujours si mesuré, en telle colère, que de part et d'autre les grosses paroles commençaient à échapper entre les dents. Cela nous hâta, de peur de pis, de rompre brusquement l'assemblée, où il ne fut encore rien conclu.

M. de La Rochefoucauld et moi raisonnâmes le lendemain ensemble, et sentîmes que le plus grand mal qui nous pût arriver serait la désunion, et nous conclûmes qu'avant tout, il fallait se hâter de raccommoder ces deux ducs et les disposer à opiner plus paisiblement, et mettant tout autre intérêt à part et toute fantaisie personnelle, n'aller qu'au but et au bien de notre affaire commune. Après un assez long entretien tête à tête, M. de La Rochefoucauld s'en chargea; il n'y perdit pas un moment, et heureusement il y réussit avant la première assemblée. Celle-ci fut tranquille, et M. de La Trémoille y revint. Il fut proposé de négocier avec le premier président et de le faire sonder; mais ce hameçon fut modestement mais très fermement rejeté, et enfin la récusation du premier président résolue. On accorda seulement, à la considération que nous avions tous pour M. de Chaumes, qu'on ne ferait point assigner M. de Gesvres tant que rien ne péricliterait, et qu'on attendrait à le faire autant qu'on le pourrait sans hasarder ce qui venait d'être résolu. Ensuite on proposa de prendre une requête civile au nom des ducs de Lesdiguières, de Brissac et de Rohan, dont pour abréger je n'expliquerai ni les raisons ni la procédure; mais M. de Rohan refusa d'y consentir jusqu'à ce que préalablement le duc de Gesvres eût été mis en cause, et ne se contenta d'aucunes raisons ni d'aucunes paroles qu'on lui voulut donner. Son consentement enfin ne s'arracha qu'après tant d'allées et venues que le projet de la requête civile vint à M. de Luxembourg qui prit aussitôt ses mesures avec le vieux chancelier Boucherat, gouverné par Mme d'Harlay sa fille, qui ménageait fort le premier président, cousin de son mari, qui fit en sorte qu'aucun des maîtres des requêtes ne scellât rien là-dessus du petit sceau sans grande connaissance de cause, c'est-à-dire sans que M. de Luxembourg fût averti à temps de s'y opposer. Il est difficile de comprendre comment une aussi bonne tête que M. de Chaulnes, et un homme aussi digne que lui, se montra si difficile à la récusation du premier président après qu'il lui avait si indignement manqué de parole, et avec la connaissance qu'il avait de ses souplesses et tous les tours et détours de perfidie dont il avait usé jusqu'à découvert avec nous, et d'autre part, il ne fut pas moins étrange que M. de Rohan se montrât si roide pour la récusation, après la mollesse et la variation, pour ne pas dire pis, avec laquelle il avait fait avorter entre ses mains, après l'avoir entreprise, et avec certitude de succès, comme je l'ai raconté plus haut. Toutes ces longueurs coulèrent le temps jusqu'à l'ouverture de la campagne. M. de Luxembourg, maréchal de camp, servant dans l'armée de Flandre, s'y rendit, et notre procès demeura accroché jusqu'à l'hiver suivant. Il avait perdu sa femme, et perdit tôt après le seul enfant qu'il en avait eu, sans que son union intime avec M. et Mme de Chevreuse en ait été en rien diminuée.

Il y avait eu, sur les fins de l'été et dans les commencements de l'hiver, des tentatives de négociations de paix, je ne sais sur quoi fondées. Crécy alla en Suisse comme en pays neutre et mitoyen entre l'empereur et M. de Savoie, et pas fort éloigné de Venise qui se mêlait de bons offices. Il était frère du P. Verjus, jésuite, ami particulier du P. de La Chaise, et il avait été résident en plusieurs cours d'Allemagne dont il connaissait parfaitement le droit public, les diverses cours des princes et leurs intérêts: c'était un homme sage, mesuré, et qui, sous un extérieur et des manières peu agréables, et qui sentaient bien plus l'étranger, le nouveau débarqué que le Français à force d'avoir séjourné dehors, et un langage de même, cachait une adresse et une finesse peu communes, une prompte connaissance, par le discernement, des gens avec qui il avait à traiter et de leur but; et qui à force de n'entendre que ce qu'il voulait bien entendre, de patience et de suite infatigable, et de fécondité à présenter sous toutes sortes de faces différentes les mêmes choses qui avaient été rebutées, arrivait souvent à son but.

L'abbé Morel alla vers Aix-la-Chapelle pour négocier dans l'empire. C'était une excellente tête, pleine de sens et de jugement, produite par Saint-Pouange, dont il était ami de table et de plaisir, et que M. de Louvois et le roi ensuite qui s'en était bien trouvé, avait employé en plusieurs voyages secrets. Il avait un frère conseiller au parlement et chanoine de Notre-Dame, qui ne lui ressemblait que pour aimer encore mieux le vin que lui et ne le porter pas si bien, et qu'il fit enfin aumônier du roi.

Harlay, conseiller d'État et gendre du chancelier, homme d'esprit, mais c'était à peu près tout, était allé à Maestricht sonder les Hollandais; mais ces démarches ne firent qu'enorgueillir les ennemis et les éloigner de la paix à proportion qu'ils nous la jugeaient plus nécessaire, et qu'ils y voyaient un empressement et des recherches si opposés à l'orgueil avec lequel on s'était piqué de terminer toutes les guerres précédentes. Ce fut tout le fruit que ces messieurs rapportèrent dans les premiers mois de cet hiver. Ils eurent même l'impudence de faire sentir à M. d'Harlay, dont la maigreur et la pâleur étaient extraordinaires, qu'ils le prenaient pour un échantillon de la réduction où se trouvait la France. Lui, sans se fâcher, répondit plaisamment que, s'ils voulaient lui donner le temps de faire venir sa femme, ils pourraient en concevoir une autre opinion de l'état du royaume. En effet, elle était extrêmement grosse et était très haute en couleur. Il fut assez brutalement congédié, et se hâta de regagner notre frontière.

Les hivers ne se passent guère sans aventures et sans tracasseries. M. d'Elboeuf trouva plaisant de faire l'amoureux de la duchesse de Villeroy, toute nouvelle mariée, et qui n'y donnait aucun lieu. Il lui en coûta quelque séjour à Paris pour laisser passer cette fantaisie, qui allait plus à insulter MM. de Villeroy qu'à toute autre chose. Ce n'était pas que M. d'Elboeuf eût aucun lieu de se plaindre d'eux, mais c'était un homme dont l'esprit audacieux se plaisait à des scènes éclatantes, et que sa figure, sa naissance et les bontés du roi avaient solidement gâté.

Roquelaure, duc à brevet et plaisant de profession, essuya une triste aventure. Il avait été toute sa vie extrêmement du grand monde, et ami intime de M. de Vendôme. Comme il voulait tenir à tout, il s'était fourré parmi les amis de M. de Luxembourg, de la brillante situation duquel il espérait tirer parti, et de ce qu'il entrevoyait dans la cour de Monseigneur, que ce général, intimement uni avec le prince de Conti, méditait de gouverner et d'avoir une part principale à tout lorsque le roi n'y serait plus. La difficulté pour Roquelaure était de demeurer bien avec des gens si opposés, qui devint bien plus fâcheuse lors de la rupture ouverte de MM. de Vendôme avec M. de Luxembourg dont j'ai parlé plus haut, et de ses causes. Elle fut si entière qu'il fallut opter, et Roquelaure, qui ne lisait pas dans l'avenir, ne balança pas à quitter son ancien ami de tous les temps pour ceux qu'il venait de se faire et dont il espérait beaucoup. M. de Vendôme en fut piqué au vif, mais il n'était pas temps de le montrer. L'éloignement de l'Italie, où il s'était réfugié de Flandre, faisait qu'il ne passait que peu de temps à la cour, et y vivait assez à l'ordinaire avec Roquelaure lorsqu'ils se trouvaient en même lieu. C'est ce qui fit qu'à la mort de M. de Luxembourg, ce fut lui qui mena MM. de Vendôme comme j'ai dit ci-dessus; mais cela même avait renouvelé leur dépit de sa défection de leur amitié, tellement que le vide que laissait M. de Luxembourg et l'audace de la nouvelle grandeur et de leur liaison avec M. du Maine qui les y avait fait monter, rompit les bornes où jusqu'alors il s'était contenu avec Roquelaure.

À peu de jours de là, celui-ci entra chez M. le Grand, un soir, qui tenait, soir et matin, une grande table à la cour, et un grand jeu toute la journée, où la foule de la cour entrait et sortait comme d'une église, et où celle des joueurs à tous jeux, mais surtout au lansquenet, ne manquait jamais. M. de Vendôme, qui était un des coupeurs, eut dispute avec un autre sur un mécompte de sept pistoles. Il était beau joueur, mais disputeur et opiniâtre au jeu comme partout ailleurs. Les autres coupeurs le condamnèrent; il paya, quitta, et vint grommelant contre ce jugement à la cheminée, où il trouva Roquelaure debout qui s'y chauffait. Celui-ci, avec la familiarité qu'il usurpait toujours et cet air de plaisanterie qu'il mêlait à tout, dit à l'autre qu'il avait tort et qu'il avait été bien jugé. Vendôme, piqué de la chose, le fut encore plus de cette indiscrétion, lui répondit en colère et jurant « qu'il était un f.... décideur, et qu'il se mêlait toujours de ce qu'il n'avait que faire. » Roquelaure, étonné de la sortie, fila doux, et lui dit qu'il ne croyait pas le fâcher; mais Vendôme, s'emportant de plus en plus, lui répliqua des duretés avec une hauteur qui ne se pouvait souffrir que par un valet, et dont le ton de voix ne fut pas ménagé. Roquelaure outré, mais beaucoup trop embarrassé, se contenta de lui répondre que s'ils étaient ailleurs, il ne lui parlerait pas de la sorte. Vendôme, se rapprochant plus près et le menaçant, répliqua en jurant, « qu'il le connaissait bien, et que là ni ailleurs il ne serait pas plus méchant. » Là-dessus le grand prieur qui était assez loin s'approcha d'eux et prit Roquelaure par le bout de sa cravate, et lui dit des choses aussi fâcheuses que celles qu'il venait d'essuyer de son frère, et sans altérer un flegme fort à contre-temps. Aussitôt voilà toute la chambre en émoi. Mme d'Armagnac et le maréchal de Villeroy coururent à la cheminée. Elle se hâta d'emmener MM. de Vendôme; et le maréchal de Villeroy, Roquelaure, qui n'eut ni le courage de tirer raison d'un tel affront, ni le supplément de prendre prétexte du lieu pour en porter sa plainte au roi. Le pis fut que dès le lendemain d'une scène si publique, il se laissa raccommoder, et en particulier, avec MM. de Vendôme, par Mme d'Armagnac dans son cabinet. Pour y mettre le comble, la duchesse de Roquelaure alla partout disant qu'elle était bien fâchée de ce qui était arrivé, mais que voilà aussi ce que c'était que de s'attaquer à son mari: ce ne pou voit être bêtise, et l'ignorance aurait été bien forte; on ne comprend pas ce qu'elle put espérer d'un si ridicule propos. Quelque effronté que fût Roquelaure, il parut les premiers jours déconcerté, et bientôt après il se remit à ses bouffonneries ordinaires et se trouva partout impudemment avec MM. de Vendôme à Marly, à Choisy, et partout où cela se rencontrait, et n'évitait pas même de leur parler quand cela se présentait, à l'étonnement de tout le monde.

Un soir longtemps après, qu'il fit chez le roi plus de bruit et d'éclats de rire qu'à l'ordinaire et qu'on le remarquait, je répondis froidement que la cause de tant de gaieté n'était pas difficile à deviner, puisque ce même soir MM. de Vendôme prenaient congé du roi pour retourner en Provence. Ce propos fut relevé, et je n'en fus point fâché, parce que je croyais n'avoir pas lieu d'aimer Roquelaure.

Deux événements étrangers se suivirent fort près à près. Le premier, la mort de la princesse d'Orange, à la fin de janvier, dans Londres; la cour n'en eut aucune part, et le roi d'Angleterre pria le roi qu'on n'en prît point le deuil, qui fut même défendu à MM. de Bouillon, de Duras et à tous ceux qui étaient parents du prince d'Orange. On obéit et on se tut; mais on trouva cette sorte de vengeance petite. On eut des espérances de changements en Angleterre, mais elles s'évanouirent incontinent, et le prince d'Orange y parut plus accrédité, plus autorisé et plus affermi que jamais. Cette princesse, qui avait toujours été fort attachée à son mari, n'avait pas paru moins ardente que lui pour son usurpation, ni moins flattée de se voir sur le trône de son pays aux dépens de sou père et de ses autres enfants. Elle fut fort regrettée, et le prince d'Orange qui l'aimait et la considérait avec une confiance entière, et même avec un respect fort marqué, en fut quelques jours malade de douleur.

L'autre événement fut étrange. Le duc d'Hanovre qui briguait un neuvième électorat en sa faveur, et qui, par la révolution d'Angleterre, était appelé à cette couronne après le prince et la princesse d'Orange, et après la princesse de Danemark, comme le plus proche de ligne protestante, était fils aîné de la duchesse Sophie, laquelle était fille de l'électeur palatin, qui se fit couronner roi de Bohème et qui en perdit sa dignité et ses États, et d'une fille de Jacques Ier, roi d'Écosse puis d'Angleterre, fils de la fameuse Marie Stuart, et père de Charles Ier, qui eurent la tête coupée, et [aïeul] du roi Jacques II, détrôné par le prince d'Orange . Ce duc d'Hanovre avait épousé sa cousine germaine, de même maison, fille du duc de Zell. Elle était belle; il vécut bien avec elle pendant quelque temps. Le comte de Koenigsmarck, jeune et fort bien fait, vint à sa cour et lui donna de l'ombrage. Il devint jaloux; il les épia et se crut pleinement assuré de ce qu'il eût voulu ignorer toute sa vie; mais ce ne fut qu'après longtemps. La fureur le saisit: il fit arrêter le comte et tout de suite jeter dans un four chaud. Aussitôt après il renvoya sa femme à son père, qui la mit en un de ses châteaux, gardée étroitement par des gens du duc d'Hanovre. Il fit assembler le consistoire pour rompre son mariage. Il y fut décidé fort singulièrement qu'il l'était à son égard, et qu'il pouvait épouser une autre femme; mais qu'il subsistait à l'égard de la duchesse d'Hanovre; qu'elle ne pouvait se remarier, et que les enfants qu'elle avait eus pendant son mariage étaient légitimes. Le duc d'Hanovre ne demeura pas persuadé de ce dernier article.

Le roi, tout occupé de la grandeur solide de ses enfants naturels, venait de donner au comte de Toulouse toutes les distinctions, l'autorité et les avantages dont son office d'amiral pouvait être susceptible entre ses mains. Il lui avait donné depuis longtemps le gouvernement de Guyenne, à la mort du duc de Roquelaure, père de celui-ci; et pendant sa jeunesse, le maréchal de Lorges en avait eu le commandement et tous les appointements, qui n'avaient cessé que lorsque, par la cascade que fit la mort du maréchal d'Humières, il eut le gouvernement de Lorraine, comme je l'ai dit. M. de Chaulnes avait depuis très longtemps le gouvernement de Bretagne, et il y était adoré. À ce gouvernement l'amirauté de la province était unie, qui valait extrêmement. Rien ne convenait mieux à un amiral de France que de la réunir à lui, et que le gouvernement de cette vaste péninsule, bordée par la mer de trois côtés. Le roi y pensa donc avec d'autant plus d'empressement, qu'il s'était engagé [à donner] à Monsieur le premier gouvernement de province qui viendrait à vaquer, pour M. le duc de Chartres, et c'était une parole donnée à l'occasion du mariage de ce prince. M. de Chaulnes était vieux et fort gros; le roi craignait que la Bretagne lui échappât pour le Comte de Toulouse par sa vacance, et il résolut, pour la prévenir, le troc de ces deux gouvernements. Pour l'adoucir au duc de Chaulnes qui y perdait tout, et pour tirer le duc de Chevreuse qu'il aimait de l'état fâcheux où il avait mis ses affaires, à force de s'y croire habile et de vastes projets qui l'avaient ruiné, le roi voulut lui donner en même temps la survivance de la Guyenne, comme au neveu, à l'ami et à l'héritier du duc de Chaulnes et de son même nom, à qui il avait substitué tous ses biens par son contrat de mariage, c'est-à-dire au second fils qui en naîtrait, en cas que lui-même mourût sans enfants; et il n'en a jamais eu.

Le roi fit entrer un matin le duc de Chaulnes dans son cabinet, lui dora la pilule au mieux qu'il put, et toutefois conclut en maître. M. de Chaulnes, surpris et outré au dernier point, n'eut pas la force de rien répondre. Il dit qu'il n'avait qu'à obéir, et sortit incontinent du cabinet du roi les larmes aux yeux. Il s'en alla tout de suite à Paris, et il éclata contre le duc de Chevreuse, qu'il ne douta point avoir eu toute la part et peut-être fourni au roi une invention à lui si utile. La vérité était pourtant que le duc ni la duchesse de Chevreuse n'en avaient rien su qu'en même temps que M. de Chaulnes.

Celui-ci ne voulut pas voir son neveu ni sa nièce, et Mme de Chaulnes, si accoutumée à être la reine de la Bretagne, et qui y était aussi passionnément aimée, s'emporta plus encore que son mari. Ni l'un ni l'autre ne cachèrent leur douleur, tellement que je dis au duc de Chaulnes que je ne lui ferais aucun compliment, mais que je les porterons tous à M. de Chevreuse. Il m'embrassa et me témoigna me savoir gré de sentir ainsi pour lui. On fut longtemps à les apaiser l'un et l'autre. À la fin, M. de Beauvilliers et d'autres amis communs obtinrent de M. et de Mme de Chaulnes de vouloir bien recevoir M. et Mme de Chevreuse. La visite se fit et fut très sèchement reçue. Jamais on ne put ôter de leur esprit que M. de Chevreuse n'eût rien contribué à cet échange forcé, et jamais ni lui ni Mme de, Chevreuse ne purent fondre à leur égard les glaces de M. et de Mme de Chaulnes.

Les Bretons furent au désespoir. Tous le montrèrent par leurs lettres, leurs larmes et leurs discours: tout ce qu'il y en avait à Paris ne bougea de l'hôtel de Chaulnes, avec plus d'assiduité encore qu'à l'ordinaire, et M. et Mme de Chaulnes, touchés de cet amour si général et si constant, étaient de plus en plus profondément affligés. Ils ne s'en consolèrent ni l'un ni l'autre et ne le portèrent pas loin. Le roi envoya chez lui à Versailles les trois enfants de France, et sur cet exemple personne ne se dispensa de le visiter. Il reçut ses compliments avec une triste politesse. Il ne permit pas au courtisan de cacher l'homme pénétré de douleur, et il s'enfuit à Paris le soir même.

Cela s'était déclaré à l'issue du lever du roi. Monsieur, qui s'éveillait beaucoup plus tard, l'apprit en tirant son rideau, et en fut extrêmement piqué. M. le comte de Toulouse vint peu après le lui dire lui-même. Il l'interrompit et devant beaucoup de monde qui était à son lever. « Le roi, lui dit-il, vous a fait là un beau présent. Il témoigne combien il vous aime; mais je ne sais s'il s'accorde bien avec la bonne politique. » Monsieur alla ce même jour chez le roi à son ordinaire, qui était entre le conseil et le petit couvert, seul dans son cabinet. Là il ne put contenir ses reproches de le tromper par un troc forcé qui prévenait une vacance prochaine, et la disposition du gouvernement de Bretagne pour M. le duc de Chartres. Le roi dont en effet ç'avait été le motif se laissa gronder, content d'avoir rempli ses vues. Il essuya la mauvaise humeur de Monsieur tant qu'il voulut; il savait bien le motif de l'apaiser. Le chevalier de Lorraine fit sa charge accoutumée; et quelque argent pour jouer et pour embellir Saint-Cloud effaça bientôt le chagrin du gouvernement de Bretagne.

M. d'Elboeuf, voyant ce grand vol des bâtards, fit un tour de courtisan le vendredi saint de cette année. Les Lorrains ni aucun de ceux qui ont rang de prince étranger ne se trouvaient jamais à l'adoration de la croix ni à la cène, à cause de la dispute de préséance avec les ducs, qui étaient aussi exclus de la cène, mais non de l'adoration de la croix. L'un et l'autre avaient été rendus à MM. de Vendôme, depuis la préséance au parlement sur tous les pairs; ils s'y trouvèrent donc cette année, et le duc d'Elboeuf aussi, qui comme duc et pair y pouvait être. Comme le grand prieur en revenait, le roi ne vit personne qui y allât. Il attendit un moment, puis, se tournant, il vit le duc de Beauvilliers, et lui dit : « Allez donc, monsieur. — Sire, répondit le duc, voilà M. le duc d'Elboeuf qui est mon ancien. » Et aussitôt M. d'Elboeuf, comme revenant d'une profonde rêverie, se mit en mouvement et y alla. Le grand écuyer et le chevalier de Lorraine lui en dirent fortement leur avis; il leur donna pour excuse qu'il n'y avait pas pensé, mais le roi lui en sut très bon gré.

Tout cet hiver ma mère n'était occupée qu'à me trouver une bon mariage, bien fâchée de ne l'avoir pu dès le précédent. J'étais fils unique et j'avais une dignité et des établissements qui faisaient aussi qu'on pensait fort à moi. Il fut question de Mlle d'Armagnac et de Mlle de La Trémoille, mais fort en l'air, et de plusieurs autres. La duchesse de Bracciano vivait depuis longtemps à Paris, loin de son mari et de Rome. Elle logeait tout auprès de nous; elle était amie de ma mère qu'elle voyait souvent. Son esprit, ses grâces, ses manières m'avaient enchanté: elle me recevait avec bonté, et je ne bougeais de chez elle. Elle avait auprès d'elle Mlle de Cosnac sa parente, et Mlle de Royan, fille de sa soeur, et de la maison de La Trémoille comme elle, toutes deux héritières et sans père ni mère. Mme de Bracciano mourait d'envie de me donner Mlle de Royan. Elle me parlait souvent d'établissements, elle en parlait aussi à ma mère pour voir si on ne lui jetterait point quelque propos qu'elle pût ramasser: c'eût été un noble et riche mariage, mais j'étais seul, et je voulais un beau-père et une famille dont je pusse m'appuyer.

Phélypeaux, fils unique de Pontchartrain, avait la survivance de sa charge de secrétaire d'État. La petite vérole l'avait éborgné, mais la fortune l'avait aveuglé. Une héritière de la maison de La Trémoille ne lui avait point paru au-dessus de ce qu'il pouvait prétendre, il y tournait autour du pot, et sen père ménageait extrêmement la tante dans cette même vue, qui, en habile femme, profitait de ces ménagements en se moquant, à part elle, de leur cause. Le père avait toujours été ami du mien, et avait fort désiré que je le fusse de son fils qui en fit toutes les avances; et nous vivions dans une grande liaison. Il ne craignait guère que moi pour la préférence de Mile de Royan, et il essayait à découvrir mes pensées sur elle, en me parlant de divers partis. Je ne me défiais point de sa curiosité, et moins encore de ses vues, mais je me contentai de lui répondre vaguement.

Cependant mon mariage s'approchait. Dès l'année précédente il avait été question de la fille aînée du maréchal de Lorges pour moi. Il s'était rompu presque aussitôt que traité, et de part et d'autre le désir était grand de renouer cette affaire. Le maréchal, qui n'avait rien et dont la première récompense fut le bâton de maréchal de France, avait épousé incontinent après la fille de Frémont, garde du trésor royal, et qui sous M. Colbert avait gagné de grands biens, et avait été le financier le plus habile et le plus consulté. Aussitôt après ce mariage le maréchal eut la compagnie des gardes du corps, que la mort du maréchal de Rochefort laissa vacante. Il avait toujours servi avec grande réputation d'honneur, de valeur et de capacité, et commandé les armées avec tout le succès que la haine héréditaire de M. de Louvois pour M. de Turenne et pour tous les siens avait pu se voir forcer à laisser prendre au neveu favori et à l'élève de ce grand capitaine. La probité, la droiture, la franchise du maréchal de Lorges me plaisaient infiniment; je les avais vues d'un peu plus près pendant la campagne que j'avais faite dans son armée. L'estime et l'amour que lui portait toute cette armée; sa considération à la cour; la magnificence avec laquelle il vivait partout; sa naissance fort distinguée; ses grandes alliances et proches qui contrebalançaient celle qu'il s'était vu obligé de faire le premier de sa race; un frère aîné très considéré aussi; la singularité unique des mêmes dignités, de la même charge, des mêmes établissements dans tous les deux; surtout, l'union intime des deux frères et de toute cette grande et nombreuse famille; et plus que tout encore la bonté et la vérité du maréchal de Lorges si rares à trouver et si effectives en lui, m'avaient donné un désir extrême de ce mariage, où je croyais avoir trouvé tout ce qui me manquait pour me soutenir, acheminer, et pour vivre agréablement au milieu de tant de proches illustres, et dans une maison aimable.

Je trouvais encore dans la vertu sans reproche de la maréchale et dans le talent qu'elle avait eu; enfin de rapprocher M. de Louvois de son mari, et de le faire duc pour prix de cette réconciliation, tout ce que je me pouvais proposer pour la conduite d'une jeune femme que je voulais qui fût à la cour, et où sa mère était considérée et applaudie, par la manière polie, sage et noble avec laquelle elle savait tenir une maison ouverte à la meilleure compagnie sans aucun mélange, en se conduisant avec tant de modestie, sans toutefois rien perdre de ce qui était de son mari, qu'elle avait fait oublier ce qu'elle était née et à la famille du maréchal, et à la cour, et au monde où elle s'était acquis une estime parfaite et une considération personnelle. Elle ne vivait d'ailleurs que pour son mari et pour les siens, qui avait en elle une confiance entière, et vivait avec elle et tous ses parents avec une amitié et une considération qui lui faisaient honneur. Ils n'avaient qu'un fils unique qu'ils aimaient éperdument et qui n'avait que douze ans, et cinq filles. Les deux aînées qui avaient passé leur première vie aux Bénédictines de Conflans, dont la soeur de Mme Frémont était prieure, étaient depuis deux ou trois ans élevées chez Mme Frémont, mère de la maréchale de Lorges, dont les maisons étaient contiguës et communiquées. L'aînée avait dix-sept ans, l'autre quinze; leur grand'mère ne les perdait jamais de vue: c'était une femme de grand sens, d'une vertu parfaite, qui avait été fort belle et en avait des restes, d'une grande piété, pleine de bonnes oeuvres et d'une application singulière à l'éducation de ses deux petites filles. Son mari, depuis longtemps accablé de paralysie et d'autres maux, conservait toute sa tête et son bon esprit, et gouvernait toutes ses affaires. Le maréchal vivait avec eux avec toutes sortes d'amitiés et de devoirs; eux aussi le respectaient et l'aimaient tendrement.

Leur préférence secrète à tous trois était pour Mlle de Lorges; celle de la maréchale était pour Mlle de Quintin, qui était la cadette; et il n'avait pas tenu à ses désirs, à ses soins, et à quelque chose de plus que l'aînée n'eût pris le parti du couvent pour mieux marier sa favorite. Celle-ci était une brune avec de beaux yeux; l'autre blonde avec un teint et une taille parfaite, un visage fort aimable, l'air extrêmement noble et modeste, et je ne sais quoi de majestueux par un air de vertu et de douceur naturelle; ce fut aussi celle que j'aimai le mieux, dès que je les vis l'une et l'autre, sans aucune comparaison, et avec qui j'espérai le bonheur de ma vie, qui depuis l'a fait uniquement et tout entier. Comme elle est devenue ma femme, je m'abstiendrai ici d'en dire davantage, sinon qu'elle a tenu infiniment au delà de ce qu'on m'en avait promis, par tout ce qui m'était revenu d'elle et de tout ce que j'en avais moi-même espéré.

Nous étions, ma mère et moi, informés de tous ces détails par une Mme Damon, femme du frère de Mme Frémont, qui était fort bien faite, fort bien avec eux et qui était plus du monde que ces sortes de femmes-là n'ont accoutumé d'être, Elle était amie de ma mère, et je l'aimais fort aussi; elle l'avait été de mon père, et toute sa vie elle avait imaginé et désiré ce mariage, et en avait parlé une fois à Mlle de Lorges. Ce fut elle aussi qui le traita, et qui avec adresse, mais avec probité, en vint à bout, à travers les difficultés qui traversent toujours ces affaires si principales de la vie. M. de Lamoignon, ami intime du maréchal, et Riparfonds sous lui, cet avocat dont j'ai parlé et qui nous servit si bien contre M. de Luxembourg, furent ceux dont ils se servirent, et qui tous deux n'avaient aucune envie de réussir. Lamoignon voulait M. de Luxembourg, veuf de la fille du duc de Chevreuse, sans enfants, qui le désirait passionnément, et Riparfonds me voulait pour Mlle de La Trémoille; ce que nous découvrîmes après. Érard, notre avocat, et M. Bignon, conseiller d'État, étaient notre conseil. Ce dernier avait été assez ami de mon père pour, sans aucune parenté, avoir bien voulu être mon tuteur, lorsqu'en 1684 j'avais été légataire universel de Mme la duchesse de Brissac, morte sans enfants, et fille unique du premier lit de mon père. Il avait été avocat général avec une grande réputation de capacité et d'intégrité, et il l'avait soutenue tout entière au conseil. Pontchartrain, contrôleur général et secrétaire d'État, dont il avait épousé la soeur, l'aimait et le considérait extrêmement, et regarda et traita toujours ses enfants comme s'ils eussent été les siens. Enfin toutes les difficultés s'aplanirent, moyennant quatre cent mille livres comptant, sans renoncer à rien, et des nourritures indéfinies à la cour et à l'armée.

Les choses à ce point, mais encore secrètes, je crus en pouvoir avancer la confidence de quelques jours à l'apparente amitié et à la curiosité de Phélypeaux, d'autant plus même qu'il était neveu de Bignon. À peine eut-il mon secret qu'il courut à Paris le dire à la duchesse de Bracciano. J'allai la voir aussi en arrivant à Paris, et je fus surpris qu'elle me tourna de toutes les façons pour me faire avouer que je me mariais. La plaisanterie me secourut un temps, mais à la fin elle me nomma qui, et me montra qu'elle était bien instruite. Alors la trahison me sauta aux yeux, mais je demeurais ferme dans les termes où je m'étais mis, sans nier ni avouer rien, et me rabattant à dire qu'elle me mariait si bien que je ne pouvais que désirer que la chose fût véritable. Elle me prit en particulier à deux ou trois reprises, espérant de réussir mieux ainsi, qu'elle n'avait fait par les reproches qu'elle et ses deux nièces m'avaient faits de mon peu de confiance; et je vis que son dessein allait à essayer de rompre l'affaire par un aveu qui en aurait éventé le secret, auquel le maréchal était fort attaché, ou, par une négative formelle, se fonder un sujet de plainte véritable de ce mensonge. Toutefois elle n'eut pas contentement, et ne put jamais tirer de moi ni l'un ni l'autre. Je sortis d'un entretien si pénible outré contre Phélypeaux. Un éclaircissement ou plutôt un reproche de sa trahison m'aurait mené trop loin avec un homme de sa profession et de son état. Je pris donc le parti du silence et de ne lui en faire aucun semblant, mais de vivre désormais avec la réserve que mérite la trahison. Mme de Bracciano me l'avoua dans les suites, et j'eus le plaisir qu'elle-même me conta sa folle espérance, et s'en moqua bien avec moi.

Mon mariage convenu et réglé, le maréchal de Lorges en parla au roi, pour lui et pour moi, pour ne rien éventer. Le roi eut la bonté de lui répondre qu'il ne pouvait mieux faire, et de lui parler de moi fort obligeamment: il me le conta dans la suite avec plaisir. Je lui avais plu pendant la campagne que j'avais faite dans son armée, ou, dans la pensée de renouer avec moi, il m'avait secrètement suivi de l'oeil, et dès lors avait résolu de me préférer à M. de Luxembourg, au duc de Montfort, fils du duc de Chevreuse, et à bien d'autres. M. de Beauvilliers, sans qui je ne faisais rien, me porta tant qu'il put à la préférence de ce mariage sans aucun égard pour les vues de son neveu, nonobstant la liaison plus qu'intime qui était entre le duc de Chevreuse et lui, et les deux soeurs leurs femmes.

Le jeudi donc avant les Rameaux, nous signâmes les articles à l'hôtel de Lorges, nous portâmes le contrat de mariage au roi, etc., deux jours après, et j'allais tous les soirs à l'hôtel de Lorges, lorsque tout d'un coup le mariage se rompit entièrement sur quelque chose de mal expliqué que chacun se roidit à interpréter à sa manière. Heureusement, comme on en était là butté de part et d'autre, d'Auneuil, maître des requêtes, seul frère de la maréchale de Lorges, arriva de la campagne, où il était allé faire un tour, et leva la difficulté à ses dépens. C'est un honneur que je lui dois rendre et dont la reconnaissance m'est toujours profondément demeurée. C'est ainsi que Dieu fait réussir ce qui lui plaît par les moyens les moins attendus. Cette aventure ne transpira presque point, et le mariage s'accomplit à l'hôtel de Lorges, le 8 avril, que j'ai toujours regardé avec grande raison comme le plus heureux jour de ma vie. Ma mère m'y traita comme la meilleure mère du monde. Nous nous rendîmes à l'hôtel de Lorges le jeudi avant la Quasimodo, sur les sept heures du soir. Le contrat fut signé. On servit un grand repas à la famille la plus étroite de part et d'autre, et à minuit le curé de Saint-Roch dit la messe et nous maria dans la chapelle de la maison. La veille, ma mère avait envoyé pour quarante mille livres de pierreries à Mlle de Lorges, et moi, six cents louis dans une corbeille remplie de toutes les galanteries qu'on donne en ces occasions.

Nous couchâmes dans le grand appartement de l'hôtel de Lorges. Le lendemain M. d'Auneuil, qui logeait vis-à-vis, nous donna un grand dîner, après lequel la mariée reçut sur son lit toute la France à l'hôtel de Lorges, où les devoirs de la vie civile et la curiosité attirèrent la foule, et la première qui vint fut la duchesse de Bracciano avec ses deux nièces; ma mère était encore dans son second deuil et son appartement noir et gris, ce qui nous fit préférer l'hôtel de Lorges pour y recevoir le monde. Le lendemain de ces visites, auxquelles on ne donna qu'un jour, nous allâmes à Versailles. Le soir le roi voulut bien voir la nouvelle mariée chez Mme de Maintenon où ma mère et la sienne la lui présentèrent. En y allant, le roi m'en parla en badinant, et il eut la bonté de les recevoir avec beaucoup de distinction et de louanges. De là elles furent au souper, où la nouvelle duchesse prit son tabouret. En arrivant à la table le roi lui dit: « Madame, s'il vous plaît de vous asseoir. » La serviette du roi déployée, il vit toutes les duchesses et princesses encore debout, il se souleva sur sa chaise et dit à Mme de Saint-Simon: « Madame, je vous ai déjà priée de vous asseoir; » et toutes celles qui le devaient être s'assirent, et Mme de Saint-Simon entre ma mère et la sienne qui était après elle. Le lendemain elle reçut toute la cour sur son lit dans l'appartement de la duchesse d'Arpajon comme plus commode parce qu'il était de plain-pied; M. le maréchal de Lorges et moi ne nous y trouvâmes que pour les visites de la maison royale. Le jour suivant elles allèrent à Saint-Germain, puis à Paris, où je donnai le soir un grand repas chez moi à toute la noce, et le lendemain un souper particulier à ce qui restait d'anciens amis de mon père, à qui j'avais eu soin d'apprendre mon mariage avant qu'il fût public, et lesquels j'ai tous cultivés avec grand soin jusqu'à leur mort.

Mlle de Quintin ne tarda pas longtemps à avoir son tour. M. de Lauzun la vit sur le lit de sa soeur avec plusieurs autres filles à marier; elle avait quinze ans et lui plus de soixante-trois ans. C'était une étrange disproportion d'âge; mais sa vie jusqu'alors avait été un roman, il ne le croyait pas achevé, et il avait encore l'ambition et les espérances d'un jeune homme. Depuis son retour à la cour et son rétablissement dans les distinctions qu'il y avait eues; depuis même que le roi et la reine d'Angleterre, qui le lui avaient valu, lui avaient encore procuré la dignité de duc vérifié, il n'était rien qu'il n'eût tenté par leurs affaires pour se remettre en quelque confiance avec le roi, sans avoir pu y réussir. Il se flatta qu'en épousant une fille d'un général d'armée il pourrait faire en sorte de se mettre entre le roi et lui, et par les affaires du Rhin s'initier de nouveau, et se rouvrir un chemin à succéder à son beau-père dans la charge de capitaine des gardes qu'il ne se consolait point d'avoir perdue.

Plein de ces pensées, il fit parler à Mme la maréchale de Lorges, qui le connaissait trop de réputation et qui aimait trop sa fille pour entendre à un mariage qui ne pouvait la rendre heureuse. M. de Lauzun redoubla ses empressements, proposa d'épouser sans dot, fit parler sur ce pied-là à Mme Frémont et à MM. de Lorges et de Duras, chez lequel l'affaire fut écoutée, concertée et résolue par cette grande raison de sans dot, au grand déplaisir de la mère; qui à la fin se rendit, par la difficulté de faire sa fille duchesse comme l'aînée à qui elle voulait l'égaler. Phélypeaux, qui se croyait à portée de tout, la voulait aussi pour rien à cause des alliances et des entours, et la peur qu'en eut Mlle de Quintin la fit consentir avec joie à épouser le duc de Lauzun qui avait un nom, un rang et des trésors. La distance des tiges et, l'inexpérience du sien lui firent regarder ce mariage comme la contrainte de deux ou trois ans, tout au plus, pour être après libre, riche et grande dame, sans quoi elle n'y eût jamais consenti, à ce qu'elle a bien des fois avoué depuis.

Cette affaire fut conduite et conclue dans le plus grand secret. Lorsque M. le maréchal de Lorges en parla au roi : « Vous êtes hardi, lui dit-il, de mettre Lauzun dans votre famille; je souhaite que vous ne vous en repentiez pas. De vos affaires vous en êtes le maître; mais pour des miennes, je ne vous permets de faire ce mariage qu'à condition que vous ne lui en direz jamais le moindre mot. »

Le jour qu'il fut rendu public, M. le maréchal de Lorges m'envoya chercher de fort bonne heure, me le dit et m'expliqua ses raisons: la principale était qu'il ne donnait rien, et que M. de Lauzun se contentait de quatre cent mille livres, à la mort de M. Frémont, si autant s'y trouvait outre le partage de ses enfants, et faisait après lui des avantages prodigieux à sa femme. Nous portâmes le contrat à signer au roi, qui plaisanta M. de Lauzun et se mit fort à rire, et M. de Lauzun lui répondit qu'il était trop heureux de se marier, puisque c'était la première fois, depuis son retour, qu'il l'avait vu rire avec lui. On pressa la noce tout de suite, en sorte que personne ne put avoir d'habits. Le présent de M. de Lauzun fut d'étoffes, de pierreries et de galanteries, mais point d'argent. Il n'y eut que sept ou huit personnes en tout au mariage, qui se fit à l'hôtel de Lorges à minuit. M. de Lauzun voulut se déshabiller seul avec ses valets de chambre, et il n'entra dans celle de sa femme qu'après que tout le monde en fut sorti, elle couchée et ses rideaux fermés, et lui assuré de ne trouver personne sur son passage.

Il fit le lendemain trophée de ses prouesses. Sa femme vit le monde sur son lit à l'hôtel de Lorges où elle et son mari devaient loger, et le jour suivant nous allâmes à Versailles, où la nouvelle mariée fut présentée par Mme sa mère chez Mme de Maintenon, et de là prit son tabouret au souper. Le lendemain elle vit toute la cour sur son lit, et tout s'y passa comme à mon mariage. Celui du duc de Lauzun ne trouva que des censeurs. On ne comprenait ni le beau-père ni le gendre; les raisons de celui-ci ne se pouvaient imaginer; celle de sans dot n'était reçue de personne; et il n'y avait celui qui ne prévit une prochaine rupture de l'humeur si connue de M. de Lauzun. En revenant à Paris, nous trouvâmes au Cours presque toutes les filles de qualité à marier, et cette vue consola un peu Mme la maréchale de Lorges, ayant ses filles dans son carrosse qu'elle venait d'établir en si peu de temps toutes deux.

Peu de jours après, le roi, se promenant dans ses jardins à Versailles, dans son fauteuil à roues, me demanda fort attentivement l'état et l'âge de la famille de M. le maréchal de Lorges, et avec un détail qui me surprit, l'occupation de ses enfants, la figure des filles, si elles étaient aimées, et si aucune ne penchait à être religieuse. Il se mit ensuite à plaisanter avec moi sur le mariage de M. de Lauzun, puis sur le mien; il me dit, malgré cette gravité qui ne le quittait jamais, qu'il avait su du maréchal que je m'en étais bien acquitté, mais qu'il croyait que la maréchale en savait encore mieux des nouvelles.

À peine mon mariage était-il célébré que la marquise de Saint-Simon mourut à quatre-vingt-onze ans à Paris. Elle était tante paternelle du duc d'Uzès, veuve en premières noces de M. de Portes, chevalier de l'ordre, tué devant Privas, frère de la connétable de Montmorency, mère de Mme la princesse de Condé et du dernier duc de Montmorency, décapité à Toulouse. Elle en avait eu la première femme de mon père et Mlle de Portes. Elle était veuve du frère aîné de mon père dont elle avait eu les biens, et nous en avait laissé les dettes, sans en avoir eu d'enfants. C'était une femme d'esprit, altière et méchante, qui n'avait jamais pu pardonner à mon père de s'être remarié, et qui l'avait, tant qu'elle avait pu, séparé de son frère. Ce fut ainsi un deuil sans douleur. La duchesse d'Uzès, veuve du fils de son frère et fille unique du feu duc de Montausier, mourut en même temps.

La perte de deux hommes illustres fit plus de bruit que celle de ces deux grandes dames: [de] La Fontaine si connu par ses fables et ses contes, et toutefois si pesant en conversation, et de Mignard si illustre par son pinceau. Il avait une fille unique parfaitement belle. C'était sur elle qu'il travaillait le plus volontiers, et elle est répétée en plusieurs de ces magnifiques tableaux historiques qui ornent la grande galerie de Versailles et ses deux salons, et qui n'ont pas eu peu de part à irriter toute l'Europe contre le roi, et à la liguer plus encore contre sa personne que contre son royaume.

Barbançon, premier maître d'hôtel de Monsieur, mourut aussi, si goûté du monde par le sel de ses chansons; et l'agrément et le naturel de son esprit.

Le roi, accoutumé à dominer dans sa famille autant pour le moins que sur ses courtisans et sur son peuple, et qui la voulait toujours rassemblée sous ses yeux, n'avait pas vu avec plaisir le don de Choisy à Monseigneur, et les voyages fréquents qu'il y faisait avec le petit nombre de ceux qu'il nommait à chacun pour l'y suivre. Cela faisait une séparation de la cour, qui, à l'âge de son fils, ne se pouvait éviter, dès que le présent de cette maison l'avait fait naître, mais il voulut au moins le rapprocher de lui. Meudon, bien plus vaste et extrêmement superbe par les millions que M. de Louvois y avait enfouis, lui parut propre pour cela. Il en proposa donc l'échange à Barbezieux, pour sa mère, qui l'avait pris dans les biens pour cinq cent mille livres, et le chargea de lui en offrir quatre cent mille livres de plus avec Choisy en retour. Mme de Louvois, pour qui Meudon était trop grand et trop difficile à remplir, fut ravie de recevoir neuf cent mille livres avec une maison plus à sa portée et d'ailleurs fort agréable; et le même jour que le roi témoigna désirer cet échange, il fut conclu. Le roi ne l'avait pas fait sans avoir parlé à Monseigneur, pour qui ses moindres apparences de désir étaient des ordres. Mme de Louvois passa depuis les étés en bonne compagnie à Choisy, et Monseigneur n'en voltigea que de plus en plus de Versailles à Meudon, où, à l'imitation du roi, il fit beaucoup de choses dans la maison et dans les jardins, et combla les merveilles que les cardinaux de Meudon et de Lorraine et MM. Servien et de Louvois y avaient successivement ajoutées.

CHAPITRE XVI. §

Distribution des armées. — Profonde adresse de M. de Noailles qui le remet mieux que jamais avec le roi, en portant M. de Vendôme à la tête des armées. — Maladie du maréchal de Lorges, delà le Rhin. — Attachement de son armée pour lui. — Maréchal et maréchale de Lorges à Landau, et le maréchal de Joyeuse fort près des ennemis. — Situation des armées. — Maréchal de Joyeuse repasse le Rhin. — Traité de Casal. — Bombardement aux côtes. — Succès à la mer. — Siège de Namur par le prince d'Orange. — Le maréchal de Boufflers s'y jette. — Vaudémont et son armée échappés au plus grand danger. — Maréchal de Villeroy habile et heureux courtisan. — Lavienne, premier valet de chambre. — Sa fortune. — Le roi, outré d'ailleurs, rompt sa canne à Marly sur un bas valet du serdeau. — Reddition de la ville de Namur. — Deinse et Dixmude pris. — Bruxelles fort bombardé. — Reddition du château de Namur. — Guiscard chevalier de l'ordre. — Maréchal de Boufflers duc vérifié. — Maréchal de Lorges de retour à son armée tombe en apoplexie.

Les armées et les corps séparés eurent les mêmes généraux que l'année précédente, excepté que le maréchal de Villeroy succéda au maréchal de Luxembourg, et eut M. le duc de Chartres pour général de la cavalerie, les deux princes du sang et M. du Maine pour lieutenants généraux parmi les autres, et le comte de Toulouse servant à la tête de son régiment.

M. de Noailles, brouillé avec le roi, jusqu'à être presque perdu par l'artifice de Barbezieux que j'ai raconté plus haut, sur le projet manqué du siège de Barcelone, n'avait pu se faire écouter de tout l'hiver sur la noirceur qui l'avait accablé. Il comprit le danger d'une situation si forcée à la tête d'une armée, si même il la pouvait obtenir, et jugea sagement que, parvenu au bâton de maréchal de France, il n'y avait de bon parti pour lui que de se raccommoder solidement avec le roi par un sacrifice qui lui serait agréable, et de demeurer à la cour avec une faveur renouvelée, et à l'abri d'un ennemi avec qui il n'aurait plus à compter. Trop rusé courtisan, quoique d'ailleurs fort lourd, pour ne pas sentir l'essor du goût du roi pour les bâtards par tout ce qu'il venait de faire pour eux, et son peu d'inclination à rien faire pour M. le Duc et M. le prince de Conti, il avisa à se rétablir pleinement dans les bonnes grâces du roi, en flattant son goût pour les uns, et lui ouvrant une porte qui le tirerait d'embarras avec les autres.

Pour cela, il fit confidence de son projet, sous le dernier secret, à M. de Vendôme, non pour se servir de lui, mais pour qu'il lui en sût tout le gré, et par lui M. du Maine; puis il témoigna au roi qu'ayant été assez malheureux de lui déplaire à la tête d'une armée, qui avait réussi partout, et dont le fruit des succès lui avait été enlevé malgré lui, sans qu'il eût pu se justifier sur une chose si certaine, il ne pouvait se résoudre ni à se voir ôter cette même armée ni à la commander: que le premier serait un châtiment qui le déshonorerait, que l'autre l'exposerait sans cesse aux noirceurs de Barbezieux; qu'il aimait mieux y succomber de bonne grâce, mais en secret, et en faire au roi un sacrifice; que pour cela, il avait imaginé de se rendre à l'ordinaire en Catalogne, d'y tomber malade en arrivant, de continuer à l'être de plus en plus, d'envoyer un courrier pour demander son retour; qu'en même temps, il ne voyait personne à portée de ces frontières plus propre à commander l'armée de Catalogne que M. de Vendôme, qui avait déjà un corps séparé vers Nice, aux ordres du maréchal Catinat; et que si cet arrangement convenait au roi, il pourrait, pour ne perdre point de temps à laisser son armée sans général, emporter des patentes de général de son armée pour M. de Vendôme, et les lui envoyer par un autre courrier en même temps qu'il demanderait son retour.

Il est impossible d'exprimer le soulagement et la satisfaction avec laquelle cette proposition fut reçue. La jalousie était extrême entre le prince de Conti et M. de Vendôme. Le roi, par politique et plus encore par aversion depuis le voyage de Hongrie, ne voulait point mettre M. le prince de Conti à la tête de ses armées ni aucun autre prince du sang; cela même le retenait de faire faire ce grand pas à M. de Vendôme. Son goût pour sa naissance l'en pressait, et plus encore d'en faire en ce genre le chausse-pied de M. du Maine; mais le comment, il n'avait encore pu le trouver sans mettre les princes du sang au désespoir, relever le mérite, à lui, déjà si importun, du prince de Conti, l'amour des armées, de la ville et jusque de la cour, malgré lui, et exciter un cri public d'autant plus fâcheux qu'il serait plus juste. M. de Noailles l'affranchissait de tous ces inconvénients: c'était un général arrivé à son armée, mais hors d'état de la commander; nécessité donc de lui en substituer un autre sans délai, et pour cela de le prendre au plus près qu'il était possible. M. de Vendôme, une fois général d'armée, ne pouvait plus servir en autre qualité; c'était donc une affaire finie, et finie par un hasard dont les princes du sang pouvaient être fâchés, mais non offensés; et ce chausse-pied de M. du Maine une fois établi, c'était toujours la moitié de la chose exécutée.

De ce moment, M. de Noailles rentra plus que jamais dans les bonnes grâces du roi. Ce prince fit la confidence à M. de Vendôme, qui obtint en même temps pour le grand prieur, son frère, le commandement de ce corps séparé vers Nice. Le secret demeura impénétrable entre le roi et les ducs de Vendôme et de Noailles, sans que le grand prieur même en sût un mot, ni que Barbezieux en eût le moindre vent. Chacun partit pour sa destination à l'ordinaire, et tout s'exécuta pour la Catalogne comme je viens de l'expliquer. Mais l'exécution même trahit tout le secret. On fut surpris d'apprendre M. de Noailles, à peine arrivé à Perpignan, demander à revenir, et beaucoup plus, qu'il avait envoyé en même temps, et sans attendre aucune réponse, chercher M. de Vendôme à Nice pour lui remettre le commandement de son armée; et ce qui acheva de lever toutes les voiles, c'est qu'on sut incontinent après qu'il lui avait remis des lettres patentes de général de l'armée, qu'il n'avait pu recevoir d'ici, et que peu après il avait pris le chemin du retour.

Les princes du sang sentirent le coup dans toute sa force; mais les apparences avaient été gardées, en sorte qu'ils furent réduits au silence. M. de Noailles arriva et fut reçu comme son adresse le méritait. Il fit l'estropié de rhumatisme, et le joua longtemps, mais il lui échappait quelquefois de l'oublier et de faire un peu rire la compagnie. Il se fixa pour toujours à la cour, où il fut en pleine faveur, et y gagna beaucoup plus qu'il n'eût pu espérer de la guerre, au grand dépit de Barbezieux qui eut à compter avec M. de Vendôme, lequel, secouru de M. du Maine, ne le laissa pas broncher à son égard.

Tout le monde partit pour les armées. Celle du Rhin ne tarda pas à le passer; mais à peine étions-nous sur le prince Louis de Bade et en état d'entreprendre, que M. le maréchal de Lorges tomba extrêmement malade, le lundi 20 juin, au camp d'Unter-Neishem, sa droite appuyée à Bornhsall et les ennemie retranchés à Eppingen. On manquait de fourrages, parce que ce n'était pas un lieu à demeurer et qu'il n'y en avait guère dans le voisinage. L'armée, qui toujours en est si avide, pensa moins à elle qu'à son général. Tous les majors de brigade eurent ordre de demander instamment qu'on ne décampât point, et jamais armée ne montra tant d'intérêt à la vie de son chef, ni d'amour pour sa personne. Il fut à la dernière extrémité, tellement que les médecins qu'on avait fait venir de Strasbourg désespérant entièrement de lui, je pris sur moi de lui faire prendre des gouttes d'Angleterre; on lui en donna cent trente en trois prises: celles qu'on mit dans des bouillons n'eurent aucun effet; les autres dans du vin d'Espagne réussirent. Il est surprenant qu'un remède aussi spiritueux et qui n'a rien de purgatif ait mis ceux qui avaient été donnés en si grand mouvement, et qui depuis plus de vingt-quatre heures qu'on les donnait, n'avaient eu aucun effet. L'opération fut douce mais prodigieuse, par bas; la connaissance revint et peu à peu le pourpre parut partout. Cette éruption fut son salut, mais non la fin de la maladie.

Cependant l'armée souffrait beaucoup; le maréchal de Joyeuse qui en avait pris le commandement nous exposa son état, à moi et aux neveux de M. le maréchal de Lorges. Il nous dit que quoi qu'il pût arriver, il ne prendrait aucun parti que de notre consentement, et en usa en homme de sa naissance avec toutes sortes de soins et d'égards. L'armée, informée qu'il s'agissait de prendre un parti, déclara par la bouche de tous ses officiers, qui nuit et jour assiégeaient la maison du malade, qu'il n'y avait point d'extrémité qu'elle ne préférât au moindre danger de son chef, et ne voulut jamais qu'on fit le moindre mouvement.

Le prince Louis de Bade offrit par des trompettes toutes sortes de secours, de médecins et de remèdes, et sa parole de toute la sûreté et de tous les soulagements de vivres et de fourrages pour le général, pour ce qui demeurerait auprès de lui, et pour l'escorte qui lui serait laissée si l'armée s'éloignait de lui, avec l'entière sûreté pour la rejoindre ou aller partout où il voudrait, avec tous ses accompagnements, sitôt qu'il le voudrait. Il fut remercié comme il le méritait de ces offres si honnêtes, dont on ne voulut point profiter.

Peu à peu la santé se fit entièrement espérer, et l'armée d'elle-même en fit éclater sa joie par des feux de joie à la tête de tous les camps, dés tables qui y furent établies, et des salves qu'on ne put jamais empêcher. On ne vit jamais un témoignage d'amour si universel ni si flatteur. Cependant Mme la maréchale de Lorges était arrivée à Strasbourg, puis à Landau, dans une chaise de M. de Barbezieux, et des gens à lui outre les siens pour la conduire plus diligemment, et Lacour, capitaine des gardes de M. le maréchal de Lorges, qui avait été dépêché sur son extrémité. Le roi l'avait entretenu près d'une heure à Marly, sur l'état de son général et de l'armée, avait lui-même consulté Fagon son premier médecin, et avait paru extrêmement sensible à ce grand accident. Toute la cour en fut infiniment touchée. Il n'y était pas moins aimé et honoré que dans les troupes. Enfin, dès qu'il fut possible de transporter M. le maréchal de Lorges à Philippsbourg, Mme la maréchale de Lorges y vint de Landau l'attendre: on peut juger de la joie avec laquelle ils se revirent. J'avais été au-devant d'elle jusqu'à Landau. Toute la fleur de l'armée avait accompagné son général à Philippsbourg, et la plupart des officiers généraux. Le lendemain M. le maréchal de Lorges, entre deux draps en carrosse, et Mme la maréchale en chaise, s'en alla à Landau suivi de tout ce qui était venu de plus distingué à Philippsbourg. Il s'établit au gouvernement chez Mélac qui lui était fort attaché, et moi chez Verpel, ingénieur, dans une très jolie maison tout proche.

Dès le lendemain nous repartîmes tous et allâmes rejoindre l'armée. Nous couchâmes à Philippsbourg, où Desbordes, gouverneur, nous dit avoir défense du maréchal de Joyeuse de laisser passer personne pour son nouveau camp, tellement qu'il nous fallut longer le Rhin en deçà, et le passer en bateau au village de Ketsch, où on dressait un pont. Comme l'escorte et la compagnie étaient nombreuses, le passage fut fort long; nous primes les devants pour la plupart, et allâmes à trois lieues de là, où nous trouvâmes l'armée, sa droite à Roth et sa gauche à Waldsdorff, où était le quartier général; nous y apprîmes que le maréchal de Joyeuse avait perdu une belle occasion de battre les ennemis en venant en ce camp, qui s'étaient présentés avec peu de précaution sur les hauteurs de Malsch. Comme je n'y étais pas je n'en dirai pas davantage. Le lendemain de notre arrivée, une partie de l'armée monta à cheval; on se mit sous les armes sur les sept heures du matin pour une légère alarme. Le général Schwartz, avec dix-huit mille hommes de contingent de Hesse, de Munster et de Lunebourg, parut sur les hauteurs de Weisloch, et s'y allongea comme pour joindre l'armée du prince Louis de Bade. On reconnut bientôt qu'il prenait un camp séparé; d'un lieu un peu éminent à notre gauche on découvrit très distinctement les trois armées.

De notre gauche à la droite de Schwartz, il n'y avait guère que demi-lieue, et un petit quart de lieue de notre droite à la gauche du prince Louis, qui était à Kisloch. Tout était séparé par des défilés qu'on jugeait inaccessibles, mais on ne laissait pas de monter toutes les nuits un bivouac à chaque aile, avec un lieutenant général à l'un et un maréchal de camp à l'autre. Celui de la gauche était aux trouées et au moulin du ruisseau de Weisloch, tout proche du pont où le pauvre d'Averne avait été tué la dernière campagne. Mon tour de le monter n'arriva qu'une fois; ce fut sous Vaubecourt, pour maréchal de camp, et Harlus dans la brigade duquel j'étais encore. Schwartz avait un assez gros poste au Neu-Weisloch et nous au château du Vieux, qu'Argenteuil lieutenant-colonel d'Harlus, qui était un officier de distinction, alla relever avec beaucoup d'adresse. Sur les trois heures du matin nous entendîmes cinq ou six fortes grosses décharges sur la droite: Vaubecourt y voulut courir de sa personne, et Harlus en ce moment-là n'était pas avec nous. Je représentai à Vaubecourt que ce ne pouvait être qu'un poste attaqué ou une escarmouche de notre bivouac de la droite; qu'au premier cas tout serait décidé et fini avant qu'il y pût être, qu'au second c'était un engagement de combat qui ne s'exécuterait point sans un concert du prince Louis et de Schwartz, lequel attaquerait bientôt le nôtre, qui étant lé poste du maréchal de camp, il serait fâché de ne s'y être pas trouvé. Il me crut et envoya au maréchal de Joyeuse, qui lui manda que les ennemis avaient voulu surprendre un poste que nous tenions dans l'église de Lehn, à cinq cents pas derrière notre droite au delà d'un ruisseau; qu'ils en avaient été repoussés avec beaucoup de perte, et qu'il ne nous en avait coûté que quelques soldats, avec le capitaine, qui était un fort bon officier et qui fut regretté.

Cependant nous manquions tout à fait de fourrage le nez dans les bois, fort engouffrés entre ces deux camps et acculés au Rhin, tandis que les ennemis avaient abondance de tout, et se faisaient apporter de loin tout ce qu'ils voulaient : c'était à qui décamperait le dernier. Toute communication nous était coupée avec Philippsbourg, et tout moyen d'y aller repasser le Rhin sous la protection de la place. Le prince Louis avait occupé le défilé des Capucins. Lui et Schwartz étaient postés à nos deux flancs, et étaient ensemble beaucoup plus nombreux que nous, et leur situation rendait fort délicat de défiler devant eux dans la plaine d'Hockenun. Le plus fâcheux inconvénient était l'humeur du maréchal de Joyeuse qui ne se communiquait à personne, et à qui il échappait des brusqueries si fréquentes et si fortes même aux officiers généraux les plus principaux, que personne n'osait lui parler, et que chacun l'évitait et le laissait faire. Enfin l'excès du besoin lui fit prendre son parti. Il le communiqua d'abord au comte du Bourg, maréchal de camp, puis à Tallard, lieutenant général, enfin à Barbezières, un de nos meilleurs maréchaux de camp, qu'il chargea d'aller reconnaître ce qu'il voulait savoir, et de l'exécution s'il la trouvait possible. Barbezières prit ce qu'il voulut d'infanterie et de cavalerie, et en chemin on lui fit trouver beaucoup d'outils. Je fus de ce détachement.

Barbezières en marchant m'apprit le dessein. Il allait visiter les ruines de Manheim, que M. de Louvois avait fait brûler en 1688, avec tout le Palatinat; et il allait voir si dans leurs derrières on pouvait faire un pont de bateaux pour le passage de l'armée. En passant le ruisseau de Schweitzingen, il y laissa le bonhomme Charmarel, lieutenant-colonel de Picardie et un des meilleurs et des plus estimés brigadiers d'infanterie, avec beaucoup d'infanterie, avec ordre d'y faire une centaine de ponts. Arrivé aux ruines de Manheim, il fit demeurer toutes les troupes dans la plaine qui est au devant, prit avec lui cent maîtres et ceux qu'il avait menés pour travailler, et alla tout reconnaître. Il me permit de le suivre. Nous fîmes le tour de tout ce qui était la ville et le château de Manheim; nous coulâmes ensuite derrière ces ruines le long du Rhin pour en reconnaître les bords; et après qu'il eut tout fort exactement examiné, il jugea que le pont y serait construit avec facilité au moyen que je vais expliquer.

On pouvait mettre l'entrée du pont en sûreté avec peu de travail dans ces ruines et peu d'infanterie à le garder. Il se trouvait en cet endroit du Rhin une petite île d'abord et une plus grande ensuite, ce qui donnait la commodité de trois ponts, et celle de rompre le premier quand tout aurait passé dans la première lie, et le second de même si le passage se trouvait inquiété ou pressé.

Tout ainsi bien reconnu, nous retournâmes à Charmarel sur le ruisseau de Schweitzingen, où nous mangeâmes une halte que j'avais, après avoir été douze heures à cheval. Charmarel demeura avec toute notre infanterie pour la garde des ponts qu'il faisait, et nous nous retirâmes à l'armée. En approchant du camp nous trouvâmes tous les vivandiers de l'armée qui s'en allaient passer le Rhin sur le pont de bateaux que nous avions à Ketsch, d'où nous comprimes qu'elle marcherait le lendemain. Du Héron, colonel des dragons, était à une demi-lieue au delà de ce pont avec tous les gros bagages, il y avait quelques jours, et nous trouvâmes en arrivant l'ordre donné pour que les menus bagages prissent à minuit le chemin du même pont et le passer.

L'armée partit en effet le lendemain 20 juillet, et marcha sur quatre colonnes par les bois, jusque dans la plaine de Hockenun, les deux lignes rompues par leurs centres qui eurent l'avant-garde, et les droites et les gauches l'arrière garde. Mélac, lieutenant général de jour, fit l'arrière-garde de tout à la gauche avec un gros détachement, et le maréchal de Joyeuse, avec un autre, se chargea de l'arrière-garde de tout à la droite, le tout sans aucun bruit de trompettes, de timbales ni de tambours. La Bretesche, lieutenant général, menait notre colonne. Il entendit quelques bruits de guerre malgré les défenses. Nous étions vus et entendus des troupes de Schwartz postées sur des hauteurs, qui, fit ce qu'il put pour nous attirer vers lui. Comme on ne gagnait rien à cette sourdine imparfaite, La Bretesche permit tout le bruit de guerre. Le prince Louis ne montra aucune troupe au maréchal de Joyeuse, et nous arrivâmes tous à la plaine d'Hockenun, sans avoir été suivis de personne.

Le débouché se fit dans une telle confusion que personne ne se trouva à sa place, ni à la tête ou à la suite des troupes avec lesquelles on devait être. À ce désordre il s'en joignit d'autres; la cavalerie était parmi le bois, l'infanterie dans la plaine, nul intervalle entre les lignes ni entre les bataillons et les escadrons, tout en foule et pêle-mêle et sans aucun espace à se pouvoir remuer. Une situation si propre à faire battre toute l'armée par une poignée de gens qui l'aurait suivie, ou qui s'en serait aperçue à temps, dura plus de quatre heures qu'on mit à se débrouiller et à se débarrasser les uns des autres, sans qu'il fût possible aux officiers généraux de replacer les troupes dans leur ordre. On attendit là que les menus bagages eussent passé le Rhin à Ketsch, et que notre pont de bateaux y fût rompu et amené et redressé à Manheim.

Deux raisons avaient empêché de faire traverser l'armée à Ketsch: la difficulté d'y faire d'assez grands et bons retranchements pour bien assurer le passage de l'arrière-garde, et la hauteur des bords du Rhin, très supérieure à l'autre côté, qui aurait donné aux batteries que les ennemis auraient pu établir la facilité de rompre le pont sous l'armée à demi passée, de fouetter l'autre rivage, et d'y démonter les batteries que nous y aurions faites.

Après quatre heures de halte assez inutile pour remettre quelque ordre dans l'armée, elle continua sa marche sur les quatre mêmes colonnes autant qu'elle le put, jusqu'aux ponts que Charmarel avait faits sur le ruisseau de Schweitzingen, et bientôt après on entendit sept ou huit coups de canon; des brigades entières firent volte-face et coururent, sans aucun commandement, vers ce bruit pendant un bon quart d'heure, que les officiers généraux arrêtèrent tout, et les firent remarcher d'où elles étaient parties. C'était Schwartz, qui, sorti des bois avec très peu de monde et quelques petites pièces de campagne, était venu enfin voir s'il ne pourrait point profiter de notre désordre, et, suivant ce qu'il trouverait, se faire soutenir de tout son corps; mais il s'en était avisé trop tard. Le maréchal de Joyeuse débanda sur lui Gobert, excellent brigadier de dragons, avec son régiment et quelques troupes détachées, qui rechassèrent fort brusquement ce peu de monde dans les bois. Si le maréchal eût fait soutenir Gobert, comme il en fut fort pressé, il aurait eu bon marché de cette poignée de gens trop éloignée de leur gros et leur eût pris leurs pièces de campagne; mais il aima mieux allonger sa marche sans s'amuser à ce petit succès, dans l'incertitude de ce qui pouvait être dans les bois, où on sut depuis qu'il n'y avait personne, par Derrondes, major de Gobert, officier très distingué qui fut pris, et comblé de civilités par le prince Louis, qui blâma fort cette équipée que Schwartz avait hasardée de lui-même.

On continua donc la marche par une telle chaleur, que plusieurs soldats moururent de soif et de lassitude. Le tonnerre tomba en plusieurs endroits et même sur l'artillerie où heureusement il ne causa aucun accident. Les bois et les défilés qu'on rencontra de nouveau la retardèrent tellement et avec tant de confusion, que les premières troupes n'arrivèrent qu'à une heure de nuit, et les dernières fort avant dans la matinée du lendemain. On campa dans la plaine qui règne le long du Necker, depuis vis-à-vis d'Heidelberg, jusqu'à son embouchure, le cul à Manheim, et la gauche appuyée au bord du Necker au village de Seckenheim, en attendant la queue de l'armée, encore fort éloignée à cause des défilés.

La Bretesche, lieutenant général, et moi crûmes que le quartier général était en ce village, et comme la brigade d'Harlus dont j'étais y touchait, j'y allai avec lui: il n'y avait personne; nous ne laissâmes pas d'entrer dans une assez grande maison, de faire jeter force paille fraîche dans une grande chambre en bas, et d'y faire décharger ce que malgré les défenses j'avais à manger. Plusieurs officiers étaient avec nous. Comme nous tâchions à nous refaire des fatigues de la journée, nous entendîmes grand bruit et bientôt un vacarme épouvantable: c'était un débandement de l'armée qui, à travers la nuit cherchant de l'eau, avait trouvé ce village, qui par le bout opposé à celui où nous étions touchait au Necker, et qui après s'être désaltéré se mit à piller, violer, massacrer et faire toutes les horreurs que la licence la plus effrénée inspire, couverte par une nuit fort noire. Incontinent le désordre vint jusqu'à nous, et nous eûmes peine à nous défendre dans notre maison. Il faut pourtant dire qu'au milieu de cette fureur, la livrée de M. le maréchal de Lorges, dont quelques-uns avaient suivi mes gens parce que le gros de ses équipages était demeuré à l'armée, fut respectée de ces furieux, et mit à couvert les maisons auprès desquelles elle fut reconnue, tandis qu'en même temps un garde du maréchal de Joyeuse, et bien reconnu pour tel avec ses marques et en sauvegarde, fut battu, dépouillé et chassé. La Bretesche se sut bon gré de ne m'avoir pas cru, qui lui avais conseillé de défaire sa jambe de bois pour se reposer plus à son aise; il m'a souvent dit qu'il n'avait jamais rien vu de semblable quoiqu'il se fût plusieurs fois trouvé à des pillages et à des sacs. Nous achevâmes de passer la nuit du mieux que nous pûmes en ce malheureux endroit, qui ne fut abandonné que longtemps après qu'il n'y eut plus rien à y trouver. Dès qu'il fit grand jour La Bretesche et moi allâmes au camp.

Nous trouvâmes l'armée qui commençait à s'ébranler. Elle avait passé la nuit comme elle avait pu, sans ordre, les troupes arrivant toujours, et les dernières ne faisant que de joindre. On alla camper sur sept ou huit lignes à une grande demi-lieue, la droite et le quartier général au village de Neckerau, la gauche au Necker, le centre et le cul aux ruines de Manheim; on avait réparé comme on avait pu avec des palissades celles de la citadelle, et on y travaillait encore. On y jeta six brigades d'infanterie avec Chamilly pour lieutenant général de l'armée, et Vaubecourt, maréchal de camp. L'embouchure du Necker dans le Rhin était tout à fait près de notre gauche. On demeura là deux jours, et tous sans exception réduits à la paille et à la gamelle des cavaliers, jusqu'à ce que le pont de bateaux fut achevé où Barbezières l'avait marqué, et cependant on dressa une batterie de canons dans la première île. Enfin le 24, toute l'armée repassa le Rhin sans que les ennemis eussent seulement fait mine de nous suivre, en sorte que tout se passa avec la plus grande tranquillité. Nous n'ouïmes plus parler d'eux de toute la campagne; et le lendemain de ce passage le maréchal de Joyeuse me permit d'aller à Landau, où je demeurai avec M. et Mme la maréchale de Lorges, jusqu'à ce que ce général s'alla remettre à la tête de l'armée.

M. de Vendôme promit de grandes choses, prit Ostalric, battit quelques miquelets, se présenta pour secourir Palamos que les ennemis assiégeaient, se retira aussitôt sans rien entreprendre, et ce qu'il n'avait pu, l'arrivée de la flotte du roi sur ces côtes l'opéra, et Palamos par cela seul fut délivré du siège.

L'Italie ne fournit rien non plus que le siège de Casal, qui fut long; à la fin, Crenan, lieutenant général, qui en était gouverneur, capitula par ordre du roi. Le traité fut que la place et le château seraient démolis, qu'il y demeurerait avec sa garnison jusqu'à la démolition entièrement achevée, qu'il serait après conduit à Pignerol avec toutes ses troupes, et leurs armes et bagages, qu'il emmènerait avec lui toute l'artillerie de la place et du château qui se trouverait marquée aux armes de France, et que Casal serait remise au duc de Mantoue comme à son seigneur naturel.

Les flottes ennemies bombardèrent nos côtes de Bretagne et de Normandie. Saint-Malo s'en ressentit peu, Dieppe beaucoup davantage. Nos armateurs et nos escadres leur prirent force vaisseaux marchands, en battirent les convois et valurent force millions à notre commerce, au roi et à M. le comte de Toulouse.

Il se passa en Flandre des choses plus intéressantes. Ce fut d'abord un beau jeu d'échecs, et plusieurs marches du prince d'Orange et des corps détachés de son armée sous l'électeur de Bavière et sous le comte d'Athlone, le maréchal de Villeroy avec la grande armée. Le maréchal de Boufflers avec la moindre, le marquis d'Harcourt avec son corps vers la Meuse, et, le vieux Montai vers la mer, réglaient leurs mouvements sur ceux qu'ils voyaient faire ou qu'ils croyaient deviner. Montal, toujours le même, malgré son grand âge et la douleur du bâton, sauva la Kenoque et eut divers avantages l'épée à la main, en prit d'autres par sa capacité et sa prudence, et eut enfin Dixmude et Deinse avec les garnisons prisonnières de guerre.

Après diverses montres de différents côtés et avoir menacé plusieurs de nos places, le prince d'Orange, qui avait bien pris toutes ses mesures pour couvrir son vrai dessein et n'y manquer de rien, tourna tout à coup sur Namur, et l'investit les premiers jours de juillet. L'électeur de Bavière, demeuré au gros de l'armée, l'y fut promptement joindre avec un grand détachement, et laissa le reste sous M. de Vaudemont. Le maréchal de Boufflers s'en était toujours douté. Il avait toujours eu soin que la place fût abondamment fournie; il avait sans cesse averti Guiscard, lieutenant général, qui en était gouverneur et qui était dedans avec Leaumont qui y commandait sous lui; et ce maréchal cependant s'était mis à portée, et il se jeta dans Namur par la porte du Condros, le 2 juillet, la seule qui était encore libre et qui dès le soir du même jour ne la fut plus. Il mena avec lui Mesgrigny, gouverneur de la citadelle de Tournai, maréchal de camp et ingénieur de grande réputation, d'autres ingénieurs et sept régiments de dragons. Il y en avait un huitième déjà dans la place et vingt et un bataillons, qui tous ensemble firent plus de quinze mille hommes effectifs. Harcourt et Bartillat avaient accompagné le maréchal, et ramenèrent la cavalerie qu'il avait avec lui et les chevaux de six des sept régiments de dragons entrés avec lui; le comte d'Horn, colonel de cavalerie, et plusieurs autres l'y suivirent volontaires.

Cette grande entreprise parut d'abord téméraire à notre cour, d'où on m'écrivit qu'on s'en réjouissait comme d'une expédition qui ruinerait leurs troupes et ne réussirait pas. J'en eus une autre opinion, et je me persuadai qu'un homme de la profondeur du prince d'Orange ne se commettrait pas à un siège si important sans savoir bien comment en sortir, autant que toute prudence humaine en peut être capable.

Le comte d'Albert, frère du duc de Chevreuse d'un autre lit, était demeuré à Paris avec congé du roi pour des affaires. Les dragons-Dauphins, dont il était colonel, étaient dans Namur; il y courut, se déguisa à Dinant en batelier, traversa le camp des assiégeants et entra dans Namur en passant la Meuse à la nage.

Cependant le maréchal de Villeroy serrait M. de Vaudemont le plus près qu'il pouvait, et celui-ci, de beaucoup plus faible, mettait toute son industrie à esquiver. L'un et l'autre sentaient que tout était entre leurs mains: Vaudemont, que de son salut dépendait le succès du siège de Namur, et Villeroy, qu'à sa victoire était attaché le sort des Pays-Bas et très vraisemblablement une paix glorieuse et toutes les suites personnelles d'un pareil événement. Il prit donc si bien [ses] mesures qu'il se saisit de trois châteaux occupés sur la Mundel par cinq cents hommes des ennemis, et qu'il s'approcha tellement de M. de Vaudemont, le 13 au soir, qu'il était impossible qu'il lui échappât le 14, et le manda ainsi au roi par un courrier. Le 14 dès le petit jour tout fut prêt. M. le Duc commandait la droite, M. du Maine la gauche. M. le prince de Conti toute l'infanterie, M. le duc de Chartres la cavalerie: c'était à la gauche à commencer, parce qu'elle était la plus proche. Vaudemont, pris à découvert, n'avait osé entreprendre de se retirer la nuit devant des ennemis si proches, si supérieurs en nombre et en bonté de troupes, toutes les meilleures étant au siège; et un ennemi dont rien ne le séparait. Il n'osa encore l'attendre sans être couvert de quoi que ce soit, et il n'eut de parti à prendre que de marcher au jour avec toutes les précautions d'un général qui compte bien qu'il sera attaqué dans sa marche, mais qui a un grand intérêt à s'allonger toujours pour se tirer d'une situation fâcheuse, et gagner comme il pourra un pays plus couvert et coupé, à trois bonnes lieues d'où il se trouvait.

Le maréchal de Villeroy manda dès qu'il fut jour à M. du Maine d'attaquer et d'engager l'action, comptant de le soutenir avec toute son armée, et qui pour arriver à temps avait besoin que les ennemis fussent retardés, puis empêchés de marcher par l'engagement dans lequel notre gauche les aurait mis. Impatient de ne point entendre l'effet de cet ordre, il dépêche de nouveau M. du Maine, et redouble cinq ou six fois. M. du Maine voulut d'abord reconnaître, puis se confesser, après mettre son aile en ordre qui y était depuis longtemps et qui pétillait d'entrer en action. Pendant tous ces délais, Vaudemont marchait le plus diligemment que la précaution le lui pouvait permettre. Les officiers généraux de notre gauche se récriaient. Montrevel, lieutenant général le plus ancien d'eux, ne pouvant plus souffrir ce qu'il voyait, pressa M. du Maine, lui remontra l'instance des ordres réitérés qu'il recevait du maréchal de Villeroy, la victoire facile et sûre, l'importance pour sa gloire, pour le succès de Namur, pour le grand fruit qui s'en devait attendre de l'effroi et de la nudité des Pays-Bas après la déroute de la seule armée qui les pouvait défendre. Il se jeta à ses mains, il ne put retenir ses larmes, rien ne fut refusé ni réfuté, mais tout fut inutile. M. du Maine balbutiait, et fit si bien que l'occasion échappa, et que M. de Vaudemont en fut quitte pour le plus grand péril qu'une armée pût courir d'être entièrement défaite, si son ennemi qui la voyait et la comptait homme par homme eût fait le moindre mouvement pour l'attaquer.

Toute notre armée était au désespoir, et personne ne se contraignait de dire ce que l'ardeur, la colère et l'évidence suggéraient. Jusqu'aux soldats et aux cavaliers montraient leur rage sans se méprendre; en un mot, officiers et soldats, tous furent plus outrés que surpris. Tout ce que put faire le maréchal de Villeroy fut de débander trois régiments de dragons, menés par Artagnan, maréchal de camp, sur leur arrière-garde, qui prirent quelques drapeaux et mirent quelque désordre dans les troupes qui faisaient l'arrière-garde de tout.

Le maréchal de Villeroy, plus outré que personne, était trop bon courtisan pour s'excuser sur autrui. Content du témoignage de toute son armée et de ce que toute son armée n'avait que trop vu et senti, et des clameurs dont elle ne s'était pas tenue, il dépêcha un de ses gentilshommes au roi, à qui il manda que la diligence dont Vaudemont avait usé dans sa retraite l'avait sauvé de ses espérances qu'il avait crues certaines, et sans entrer en aucun détail se livra à tout ce qu'il pourrait lui en arriver. Le roi, qui depuis vingt-quatre heures les comptait toutes dans l'attente de la nouvelle si décisive d'une victoire, fut bien surpris quand il ne vit que ce gentilhomme au lieu d'un homme distingué, et bien touché quand il apprit la tranquillité de cette journée. La cour en suspens, qui pour son fils, qui pour son mari, qui pour son frère, demeura dans l'étonnement, et les amis du maréchal de Villeroy dans le dernier embarras. Un compte si général et si court rendu d'un événement si considérable et si imminent réduit à rien, tint le roi en inquiétude; il se contint en attendant un éclaircissement du temps. Il avait soin de se faire lire toutes les gazettes de Hollande. Dans la première qui parut, il lut une grosse action à la gauche, des louanges excessives de la valeur de M. du Maine; que ses blessures avaient arrêté le succès et sauvé M. de Vaudemont et que M. du Maine avait été emporté sur un brancard. Cette raillerie fabuleuse piqua le roi, mais il le fut bien davantage de la gazette suivante qui se rétracta du combat qu'elle avait raconté, et ajouta que M. du Maine n'avait pas même été blessé. Tout cela, joint au silence qui avait régné depuis cette journée, et au compte si succinct que le maréchal de Villeroy lui en avait rendu et sans chercher aucune excuse, donna au roi des soupçons qui l'agitèrent.

Lavienne, baigneur à Paris fort à la mode, était devenu le sien du temps de ses amours. Il lui avait plu par ses drogues qui l'avaient mis en état plus d'une fois de se satisfaire davantage, et ce chemin l'avait conduit à devenir un des quatre premiers valets de chambre. C'était un fort honnête homme, mais rustre, brutal et franc; et cette franchise, dans un homme d'ailleurs vrai, avait accoutumé le roi à lui demander ce qu'il n'espérait pas pouvoir tirer d'ailleurs quand c'étaient des choses qui ne passaient point sa portée. Tout cela conduisit jusqu'à un voyage à Marly, et ce fut là où il questionna Lavienne. Celui-ci montra son embarras, parce que, dans la surprise, il n'eut pas la présence d'esprit de le cacher. Cet embarras redoubla la curiosité du roi et enfin ses commandements. Lavienne n'osa pousser plus loin la résistance; il apprit au roi ce qu'il eût voulu pouvoir ignorer toute la vie, et qui le mit au désespoir. Il n'avait eu tant d'embarras, tant d'envie, tant de joie de mettre M. de Vendôme à la tête d'une armée que pour y porter M. du Maine, toute son application était d'en abréger les moyens en se débarrassant des princes du sang par leur concurrence entre eux. Le comte de Toulouse étant amiral avait sa destination toute faite. C'était donc pour M. du Maine qu'étaient tous ses soins. En ce moment il les vit échoués, et la douleur lui en fut insupportable. Il sentit pour ce cher fils tout le poids du spectacle de son armée, et des railleries que les gazettes lui apprenaient qu'en faisaient les étrangers, et son dépit en fut inconcevable.

Ce prince, si égal à l'extérieur et si maître de ses moindres mouvements dans les événements les plus sensibles, succomba sous cette unique occasion. Sortant de table à Marly avec toutes les dames et en présence de tous les courtisans, il aperçut un valet du serdeau qui en desservant le fruit mit un biscuit dans sa poche. Dans l'instant il oublie toute sa dignité, et sa canne à la main qu'on venait de lui rendre avec son chapeau, court sur ce valet qui ne s'attendait à rien moins, ni pas un de ceux qu'il sépara sur son passage, le frappe, l'injurie et lui casse sa canne sur le corps: à la vérité, elle était de roseau et ne résista guère.

De là, le tronçon à la main et de l'air d'un homme qui ne se possédait plus, et continuant à injurier ce valet qui était déjà bien loin, il traversa ce petit salon et un antichambre, et entra chez Mme de Maintenon, où il fut près d'une heure, comme il faisait souvent à Marly après dîner. Sortant de là pour repasser chez lui, il trouva le P. de La Chaise. Dès qu'il l'aperçut parmi les courtisans: « Mon père, lui dit-il fort haut, j'ai bien battu un coquin et lui ai cassé ma canne sur le dos; mais je ne crois pas avoir offensé Dieu. » Et tout de suite lui raconta le prétendu crime. Tout ce qui était là tremblait encore de ce qu'il avait vu ou entendu des spectateurs. La frayeur redoubla à cette reprise: les plus familiers bourdonnèrent contre ce valet; et le pauvre père fit semblant d'approuver entre ses dents pour ne pas irriter davantage, et devant tout le monde. On peut juger si ce fut la nouvelle, et la terreur qu'elle imprima, parce que personne n'en put alors deviner la cause, et que chacun comprenait aisément que celle qui avait paru ne pouvait être la véritable. Enfin tout vient à se découvrir, et peu à peu et d'un ami à l'autre, on apprit enfin que Lavienne, forcé par le roi, avait été cause d'une aventure si singulière et si indécente.

Pour n'en pas faire à deux fois, ajoutons ici le mot de M. d'Elboeuf. Tout courtisan qu'il était, le vol que les bâtards avaient pris lui tenait fort au coeur, et le repentir peut-être de son adoration de la croix après MM. de Vendôme. Comme la campagne était à son déclin et les princes sur leur départ, il pria M. du Maine, et devant tout le monde, de lui dire où il comptait de servir la campagne suivante, parce que, où que ce fût, il y voulait servir aussi. Et après s'être fait presser pour savoir pourquoi, il répondit que « c'est qu'avec lui on était assuré de sa vie. » Ce trait accablant et sans détour fit un grand bruit. M. du Maine baissa les yeux et n'osa répondre une parole; sans doute qu'il la lui garda bonne; mais M. d'Elboeuf fort bien avec le roi et par lui et par les siens, était d'ailleurs en situation de ne s'en soucier guère.

Plus le roi fut outré de cette aventure qui, influa tant sur ses affaires, mais que le personnel lui rendit infiniment plus sensible, plus il sut de gré au maréchal de Villeroy, et plus encore Mme de Maintenon augmenta d'amitié pour lui. Sa faveur devint plus éclatante, la jalousie de tout ce qui était le mieux traité du roi, et la crainte même des ministres.

Le fruit amer de cet événement en Flandre fut la prise de la ville de Namur qui capitula le 4 août, après [plusieurs] jours de tranchée ouverte.

Le prince d'Orange, pour éviter les difficultés de ce que le roi ne le reconnaissait point, ne parut en rien, ni par conséquent le maréchal de Boufflers; et tout se passa sous leur direction et à peu près comme ce dernier le demanda, entre l'électeur de Bavière et Guiscard, qui signèrent. Maulevrier, fils aîné du lieutenant général, mort chevalier de l'ordre, Vieuxbourg, gendre d'Harlay conseiller d'État qui l'était de Boucherat chancelier de France, et Morstein, tous trois colonels d'infanterie, et de grande espérance, y furent tués. Ce dernier était fils du grand trésorier de Pologne qui avait autrefois été ambassadeur ici. Il s'était fort enrichi et avait excité l'envie de ses compatriotes. La peur qu'il eût d'être poussé le fit retirer en France avec sa femme, ce fils unique et quantité de richesses. Elles séduisirent le duc de Chevreuse qui n'avait rien à donner à ses filles; il en donna une au jeune Morstein, dont le monde fut assez surpris. Par l'événement il avait bien fait: ce jeune homme, s'il eût vécu, eût été un grand sujet en tous genres. Je le regrettai fort et Maulevrier, qui étaient fort de mes amis. Nous n'avons guère perdu que douze cents hommes; tout ce qui était sain se retira au château.

Montal cependant avait pris Dixmude et Deinse, et, par ordre du roi, on avait retenu les garnisons: c'est-à-dire que, s'étant rendues prisonnières de guerre, on n'avait pas voulu les échanger. Le maréchal de Villeroy bombarda aussi Bruxelles qui fut fort maltraité, en représailles de nos côtes; ensuite il eut ordre de tenter tout pour le secours de Namur; mais l'occasion, qui est chauve, ne revint plus. Il trouva les ennemis si bien retranchés sur la Mehaigne, qu'il ne put les attaquer. Il la longea, et, chemin faisant, il la fit passer aux brigades de cavalerie de Praslin et de Sousternon qu'il lâcha sur une quarantaine d'escadrons des ennemis dont ces brigades se trouvèrent le plus à portée, et qui les poussèrent fort vivement: Praslin s'y distingua fort, et Villequier y eut une main estropiée; cette blessure lui fit moins d'honneur sur les lieux qu'à la cour, mais tout cela ne fut qu'une échauffourée. Le secours demeura impossible. L'armée s'éloigna; et le château, après avoir pensé être emporté aux deux derniers assauts, capitula pour sortir le 5 septembre, n'y ayant pas trois mille hommes en santé de toute la garnison.

La capitulation fut honorable, traitée et signée corme celle de la ville. La difficulté fut pour la sortie du maréchal de Boufflers: il en faisait une grande, avec raison, de saluer l'électeur de Bavière de l'épée, et n'en aurait pu faire au prince d'Orange s'il avait été reconnu. Enfin il fallut s'y résoudre, parce que ce dernier voulut au moins rendre le salut équivoque. Pour cela, l'électeur se tint toujours à sou côté, et n'ôtait son chapeau qu'après que le prince d'Orange avait ôté le sien, qui, par cette affectation, marquait qu'il recevait le salut, et que l'électeur ne se découvrait ensuite que parce que lui-même était découvert. Cela se passa donc de la sorte à l'égard du maréchal, puis de Guiscard, sans mettre pied à terre, et de tout ce qui les suivit. Les compliments se passèrent entre l'électeur et eux; et le prince d'Orange ne s'y mêla point, parce qu'il n'aurait point eu de Sire ni de majesté; mais l'électeur lui rapportait tout, ne lui parlait jamais que le chapeau à la main; le prince d'Orange se contentait de se découvrir quelquefois seulement et peu, pour lui parler ou pour lui répondre, et le plus souvent sans se découvrir.

Un quart d'heure après que le maréchal de Boufflers eut passé devant eux et qu'il suivait son chemin entretenu par des officiers ennemis des plus principaux, il fut arrêté par Overkerke et L'Estang, lieutenants des gardes du prince d'Orange. Overkerke était un bâtard de Nassau, général en chef des troupes de Hollande, grand écuyer du prince d'Orange, et de tous temps dans sa confiance la plus intime: L'Estang y était aussi. Le maréchal fut fort surpris et se récria que c'était violer la capitulation; mais, pour tout ce qu'il put dire et ce qu'il se trouva des nôtres auprès de lui, ils n'étaient pas les plus forts, et il fallut monter dans un carrosse qu'on tenait là tout prêt. Du reste cette violence se passa avec toute la politesse, les égards et le respect que les ennemis y purent mettre. Portland, favori dès sa jeunesse du prince d'Orange, sous le nom de Bentinck, et Hollandais, et qu'il avait fait comte en Angleterre et chevalier de la Jarretière, avec Dyckweldt, frère d'Overkerke et général, vinrent trouver le maréchal dans la ville de Namur où il fut conduit, et lui expliquèrent qu'il était arrêté en représailles des garnisons de Deinse et de Dixmude, prisonnières de guerre, que le roi n'avait pas voulu laisser racheter. Guiscard cependant était retourné à l'électeur de Bavière qui lui dit être très fâché de cet arrêt, qu'il n'avait su que le matin et auquel il ne pouvait rien; et Guiscard, dépêché par le maréchal, vint tout de suite rendre compte au roi de cet événement et de tout le siège, qui fut très étonné et piqué de ce procédé. Le maréchal de Boufflers eut toute sa maison avec lui, la garde et tous les honneurs partout de général d'armée, et la liberté de se promener partout. Il aurait bien pu faire rendre les garnisons de Deinse et de Dixmude pour se tirer de prison, mais il eut la sagesse de n'user point de ce pouvoir, et d'attendre ce qu'il plairait au roi. L'électeur lui fit faire force compliments et excuses de ne l'aller pas voir, sur ce qu'il craignait que cette visite déplût au prince d'Orange.

Guiscard en arrivant fut déclaré chevalier de l'ordre, pour la première fête. Mesgriny, qui avait été mandé pour rendre compte du siège avant qu'on sût l'arrivée de Guiscard, eut six mille livres de pension et un cordon rouge; et le roi manda par un courrier au maréchal de Boufflers qu'il le faisait duc vérifié au parlement. Ce courrier le trouva à Huy, gardé par L'Estang, mais avec toute sorte de liberté et tous les honneurs qu'il aurait sur notre propre frontière. Il lui envoya deux jours après pouvoir de rendre les garnisons de Deinse et de Dixmude qui le trouva à Maestricht. Il envoya à milord Portland et l'affaire ne traîna pas. Le maréchal de Boufflers partit dès que tout fut convenu, et fut reçu à Fontainebleau avec des applaudissements extraordinaires. Il fit faire Mesgrigny lieutenant général, et avancer en grade tout ce qui était avec lui dans Namur, ce qui lui fit beaucoup d'honneur. M. le duc de Chartres était revenu aussitôt après la capitulation. Le prince d'Orange, peu de jours après, s'en alla à Breda, laissant l'armée à l'électeur de Bavière; et en même temps M. le Duc, M. le prince de Conti, M. du Maine et M. le comte de Toulouse revinrent à la cour. Le prince d'Orange, quelque mesuré qu'il fût, ne put s'empêcher d'insulter à notre perte lorsqu'il apprit toutes les récompenses données au maréchal de Boufflers, à Guiscard et à tout ce qui avait défendu Namur; il dit que sa condition était bien malheureuse d'avoir toujours à envier le sort du roi, qui récompensait plus libéralement la perte d'une place, que lui ne pouvait faire tant d'amis et de dignes personnages qui lui en avaient fait la conquête. Les armées ne firent plus que subsister et se séparèrent à la fin d'octobre, et tous les généraux d'armée revinrent à la cour.

J'ai laissé le maréchal de Joyeuse séparé par le Rhin du prince Louis de Bade, et M. et Mme la maréchale de Lorges à Landau, où après que nous eûmes repassé je les vins trouver. Pendant plus de six semaines que nous y demeurâmes, toute l'armée, qui n'était pas loin, les vint voir. La santé rétablie, M. le maréchal de Lorges eut impatience de retourner à la tête de son armée; et Mme la maréchale s'en alla à Paris. Il est impossible de décrire la joie et les acclamations de toute l'armée à ce retour de son général; tout ce qui la put quitter vint deux lieues à sa rencontre. Les décharges d'artillerie et de mousqueterie furent générales et réitérées malgré toutes ses défenses. Toute la nuit le camp fut en feu et en bonne chère, et des tables et des feux de joie devant tous les corps. Le maréchal de Joyeuse ne s'était pas fait aimer. Il était de plus accusé d'avoir beaucoup pris, et d'avoir réduit la cavalerie et les équipages à une maigreur extrême, faute de fourrages dans un pays qui en regorgeait; et ce passage de lui à un général qui se faisait adorer par ses manières et par son désintéressement causa cet incroyable transport de joie qui fut universel.

Peu après ce retour, l'armée fut partagée pour la commodité des subsistances. Les maréchaux demeurèrent vers l'Alsace avec une partie, et Tallard mena l'autre vers la Navé et le Hondsrück, où j'allai avec mon régiment. Je n'y demeurai pas longtemps que j'appris que le maréchal de Lorges était tombé en apoplexie, et sur-le-champ je partis pour l'aller trouver avec le comte de Roucy et le chevalier de Roye, ses neveux, et une escorte que Tallard nous donna. Le mal eût été léger si on y eût pourvu à temps, mais il lui est ordinaire de ne se laisser pas sentir; et il n'y eut pas moyen de persuader le malade de se conduire et de faire ce qu'il aurait fallu; tellement que le mal augmenta au point qu'il en fallut venir aux remèdes les plus violents qui, avec un grand péril, réussirent. Cependant arrivèrent les quartiers de fourrages, et en même temps Mme la maréchale de Lorges à Strasbourg qui n'avait eu guère le temps de se reposer à Paris. Nous fûmes tous l'y voir et y demeurer jusqu'à son départ avec M. le maréchal pour Vichy. En même temps arrivèrent les quartiers d'hiver, et je m'en allai à Paris.

CHAPITRE XVII. §

Brias archevêque de Cambrai. — Sa mort. — Abbé de Fénelon. — Mme Guyon. — Fénelon précepteur des enfants de France. — Fénelon archevêque de Cambrai. — Boucherat, chancelier, ferme sa porte aux carrosses mêmes des évêques. — Harlay archevêque de Paris. — Dégoût de ses dernières années. — Sa mort. — Sa dépouille. — Coislin, évêque d'Orléans, nommé au cardinalat. — Noailles, évêque-comte de Châlons, archevêque de Paris, et son frère, évêque-comte de Châlons. — Régularisation de la Trappe. — Évêque-duc de Langres. — Gordes; sa mort. — Abbé de Tonnerre évêque-duc de Langres; sa modestie. — M. le maréchal de Lorges ne sert plus. — Forte picoterie des princesses.

Avant de parler de ce qui se passa depuis mon retour de l'armée, il faut dire ce qui se passa à la cour pendant là campagne. M. de Brias, archevêque de Cambrai, était mort, et le roi avait donné ce grand morceau à l'abbé de Fénelon, précepteur des enfants de France. Brias était archevêque lorsque le roi prit Cambrai. C'était un bon gentilhomme flamand, qui fit très bien pour l'Espagne pendant le siège, et aussi bien pour la France aussitôt après. Il le promit au roi avec une franchise qui lui plut, et qui toujours depuis fut si bien soutenue de l'effet, qu'il s'acquit une considération très marquée de la part du roi et de ses ministres, qui tous le regrettèrent et son diocèse infiniment. Il n'en sortait presque jamais, le visitait en vrai pasteur, et en faisait toutes les fonctions avec assiduité. Grand aumônier, libéral aux troupes, et prêt à servir tout le monde, il avait une grande, bonne et fort longue table tous les jours, il l'aimait fort et en faisait grand usage et en bonne compagnie, et à la flamande, mais sans excès, et s'en levait souvent pour le moindre du peuple qui l'envoyait chercher pour se confesser à lui, ou pour recevoir sa bénédiction et mourir entre ses bras, dont il s'acquittait en vrai apôtre.

Fénelon était un homme de qualité qui n'avait rien, et qui, se sentant beaucoup d'esprit, et de cette sorte d'esprit insinuant et enchanteur, avec beaucoup de talents, de grâces et du savoir, avait aussi beaucoup d'ambition. Il a voit frappé longtemps à toutes les portes sans se les pouvoir faire ouvrir. Piqué contre les jésuites, où il s'était adressé d'abord comme aux maîtres des grâces de son état, et rebuté de ne pouvoir prendre avec eux, il se tourna aux jansénistes pour se dépiquer, par l'esprit et par la réputation qu'il se flattait de tirer d'eux, des dons de la fortune qui l'avait méprisé. Il fut un temps assez considérable à s'initier, et parvint après à être des repas particuliers, que quelques importants d'entre eux faisaient alors une ou deux fois la semaine chez la duchesse de Brancas. Je ne sais s'il leur parut trop fin, ou s'il espéra mieux ailleurs qu'avec gens avec qui il n'y avait rien à partager que des plaies, mais peu à peu sa liaison avec eux se refroidit, et à force de tourner autour de Saint-Sulpice, il parvint à y en former une dont il espéra mieux. Cette société de prêtres commençait à percer, et d'un séminaire d'une paroisse de Paris à s'étendre. L'ignorance, la petitesse des pratiques, le défaut de toutes protections, et le manque de sujets de quelque distinction en aucun genre, leur inspira une obéissance aveugle pour Rome et pour toutes ses maximes, un grand éloignement de tout ce qui passait pour jansénisme, et une dépendance des évêques qui les fit successivement désirer dans beaucoup de diocèses. Ils parurent un milieu très utile aux prélats qui craignaient également la cour sur les soupçons de doctrine, et la dépendance des jésuites qui les mettaient sous leur joug dès qu'ils s'étaient insinués chez eux, ou les perdaient sans ressource, de manière que ces sulpiciens s'étendirent fort promptement. Personne parmi eux qui pût entrer en comparaison sur rien avec l'abbé de Fénelon; de sorte qu'il trouva là de quoi primer à l'aise et se faire des protecteurs qui eussent intérêt à l'avancer pour en être protégés à leur tour. Sa piété qui se faisait toute à tous, et sa doctrine qu'il forma sur la leur en abjurant tout bas tout ce qu'il avait pu contracter d'impur parmi ceux qu'il abandonnait, les charmes, les grâces, la douceur, l'insinuation de son esprit le rendirent un ami cher à cette congrégation nouvelle, et lui y trouva ce qu'il cherchait depuis longtemps, des gens à qui se rallier, et qui pussent et voulussent le porter. En attendant les occasions, il les cultivait avec grand soin sans toutefois être tenté de quelque chose d'aussi étroit pour ses vues que de se mettre parmi eux, et cherchait toujours à faire des connaissances et des amis. C'était un esprit coquet qui, depuis les personnes les plus puissantes jusqu'à l'ouvrier et au laquais, cherchait à être goûté et voulait plaire, et ses talents en ce genre secondaient parfaitement ses désirs.

Dans ces temps-là, obscur encore, il entendit parler de Mme Guyon, qui a fait depuis tant de bruit dans le monde qu'elle y est trop connue pour que je m'arrête sur elle en particulier. Il la vit, leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama. Je ne sais s'ils s'entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu'on vit éclore d'eux dans les suites, mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. Quoique plus connue que lui alors, elle ne l'était pas néanmoins encore beaucoup, et leur union ne fut point aperçue, parce que personne ne prenait garde à eux, et Saint-Sulpice même l'ignora.

Le duc de Beauvilliers devint gouverneur des enfants de France, sans y avoir pensé, comme malgré lui. Il avait été fait chef du conseil royal des finances, à la mort du maréchal de Villeroy, par l'estime et la confiance du roi. Elle fut telle qu'excepté Moreau que, de premier valet de garde-robe, il fit premier valet de chambre de Mgr le duc de Bourgogne, il laissa au duc de Beauvilliers la disposition entière des précepteurs, sous-gouverneurs et de tous les autres domestiques de ce jeune prince, quelque résistance qu'il y fit. En peine de choisir un précepteur, il s'adressa à Saint-Sulpice où il se confessait depuis longtemps et qu'il aimait et protégeait fort. Il avait déjà ouï parler de l'abbé de Fénelon avec éloge; ils lui vantèrent sa piété, son esprit, son savoir, ses talents, enfin ils le lui proposèrent; il le vit, il en fut charmé, il le fit précepteur. Il le fut à peine qu'il comprit de quelle importance il était pour sa fortune de gagner entièrement celui qui venait de le mettre en chemin de la faire et le duc de Chevreuse, son beau-frère, avec qui il n'était qu'un, et qui tous deux étaient au plus haut point de la confiance du roi et de Mme de Maintenon. Ce fut là son premier soin, auquel il réussit tellement au delà de ses espérances qu'il devint très promptement le maître de leur coeur et de leur esprit et le directeur de leurs âmes. Mme de Maintenon dînait de règle une et quelquefois deux fois la semaine à l'hôtel de Beauvilliers et de Chevreuse, en cinquième entre les deux soeurs et les deux maris, avec la clochette sur la table, pour n'avoir point de valets autour d'eux et causer sans contrainte. C'était un sanctuaire qui tenait toute la cour à leurs pieds, et auquel Fénelon fut enfin admis. Il eut auprès de Mme de Maintenon presque autant de succès qu'il en avait eu auprès des deux ducs. Sa spiritualité l'enchanta; la cour s'aperçut bientôt des pas de géant de l'heureux abbé, et s'empressa autour de lui. Mais le désir d'être libre et tout entier à ce qu'il s'était proposé, et la crainte encore de déplaire aux ducs et à Mme de Maintenon, dont le goût allait à une vie particulière et fort séparée, lui fit faire bouclier de modestie et de ses fonctions de précepteur, et le rendit encore plus cher aux seules personnes qu'il avait captivées, et qu'il avait tant d'intérêt de retenir dans cet attachement.

Parmi ces soins, il n'oubliait pas sa bonne amie Mme Guyon; il l'avait déjà vantée aux deux ducs et enfin à Mme de Maintenon. Il la leur avait même produite, mais comme avec peine et pour des moments, comme une femme tout en Dieu, et que l'humilité et l'amour de la contemplation et de la solitude retenaient dans les bornes les plus étroites, et qui craignait surtout d'être connue. Son esprit plut extrêmement à Mme de Maintenon; ses réserves, mêlées de flatteries fines, la gagnèrent. Elle voulut l'entendre sur des matières de piété, on eut peine à l'y résoudre. Elle sembla se rendre aux charmes et à la vertu de Mme de Maintenons, et des filets si bien préparés la prirent. Telle était la situation de Fénelon, lorsqu'il devint archevêque de Cambrai et qu'il acheva de se faire admirer par n'avoir pas fait un pas vers ce grand bénéfice; et qu'il rendit en même temps une belle abbaye qu'il avait eue lorsqu'il fut précepteur, et qui, jusqu'à Cambrai, fut sa seule possession. Il n'avait eu garde de chercher à se procurer Cambrai; la moindre étincelle d'ambition aurait détruit tout son édifice, et de plus ce n'était pas Cambrai qu'il souhaitait.

Peu à peu il s'était approprié quelques brebis distinguées du petit troupeau que Mme Guyon s'était fait, et qu'il ne conduisait pourtant que sous la direction de cette prophétesse. La duchesse de Mortemart, soeur des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, Mme de Morstein, fille de la première, mais surtout la duchesse de Béthune, étaient les principales. Elles vivaient à Paris, et ne venaient guère à Versailles qu'en cachette et pour des instants, lorsque, pendant les voyages de Marly, où Mgr le duc de Bourgogne n'allait point encore, ni par conséquent son gouverneur, Mme de Guyon faisait des échappées de Paris chez ce dernier et y faisait des instructions à ces dames. La comtesse de Guiche, fille aînée de M. de Noailles, qui passait sa vie à la cour, se dérobait tant qu'elle pouvait pour profiter de cette manne. L'Échelle et Dupuy, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, y étaient aussi admis, et tout cela se passait avec un secret et un mystère qui donnaient un nouveau sel à ces faveurs.

Cambrai fut un coup de foudre pour tout ce petit troupeau. Ils voyaient l'archevêque de Paris menacer ruine; c'était Paris qu'ils voulaient tous, et non Cambrai, qu'ils considérèrent avec mépris comme un diocèse de campagne dont la résidence, qui ne se pourrait éviter de temps en temps, les priverait de leur pasteur. Paris l'aurait mis à la tête du clergé, et dans une place de confiance immédiate et durable qui aurait fait compter tout le monde avec lui, et qui l'eût porté, dans une situation à tout oser avec succès pour Mme Guyon et sa doctrine qui se tenait encore dans le secret entre eux. Leur douleur fut donc profonde de ce que le reste du monde prit pour une fortune éclatante, et la comtesse de Guiche en fut outrée jusqu'à n'en pouvoir cacher ses larmes. Le nouveau prélat n'avait pas négligé les prélats qui faisaient le plus de figure, qui de leur côté regardèrent comme une distinction d'être approchés de lui. Saint-Cyr, ce lieu si précieux et si peu accessible, fut le lieu destiné à son sacre, et M. de Meaux, le dictateur alors de l'épiscopat et de la doctrine, fut celui qui le sacra. Les enfants de France en furent spectateurs, Mme de Maintenon y assista avec sa petite et étroite cour intérieure, personne d'invité, et portes fermées à l'empressement de faire sa cour.

Il y avait eu cet été une assemblée du clergé, et c'était la grande, comme il y en a une grande et petite de cinq ans en cinq ans, c'est-à-dire de quatre ou de deux députés par province. Le chancelier Boucherat, dès qu'il fut dans cette grande place, ferma sa porte aux carrosses des magistrats, puis des gens de condition sans titre, enfin des prélats. Jamais chancelier n'avait imaginé cette distinction, et la nouveauté sembla d'autant plus étrange, que les princes du sang n'ont jamais fermé la porte de la cour à aucun carrosse. On cria, on se moqua, mais chacun eut affaire au chancelier, et comme en ce temps-ci rien ne décide plus que les besoins, on subit: cela forma l'exemple, et il ne s'en parla plus. À la fin de cette assemblée qui se tendit à Saint-Germain, elle fit une députation au chancelier pour mettre la dernière main aux affaires, et l'archevêque de Bourges, fils du duc de Gesvres, était à la tête. Quand leurs carrosses se présentèrent à la chancellerie à Versailles, la porte ne s'ouvrit point; on parlementa, les députés prétendirent que le chancelier était convenu de les laisser entrer, non à la vérité comme évêques, mais comme députés du premier ordre du royaume. Lui maintint qu'ils avaient mal entendu. Conclusion, qu'ils n'entrèrent point, mais aussi qu'ils ne le voulurent pas voir chez lui, et que par accommodement tout se finit entre eux dans la pièce du château où le chancelier tient le conseil des parties .

Harlay, archevêque de Paris, avait présidé à cette assemblée, et lui qui avait toujours régné sur le clergé par la faveur déclarée et la confiance du roi qu'il avait possédée toute sa vie, y avait essuyé toutes sortes de dégoûts. L'exclusion que peu à peu le P. de La Chaise était parvenu à lui donner de toute concurrence en la distribution des bénéfices l'avait déjà éloigné du roi; et Mme de Maintenon, à qui il avait déplu d'une manière implacable en s'opposant à la déclaration du mariage dont il avait été l'un des trois témoins, l'avait coulé à fond. Le mérite qu'il s'était acquis de tout le royaume, et qui l'avait de plus en plus ancré dans la faveur du roi, dans l'assemblée fameuse de 1682, lui fut tourné à poison quand d'autres maximes prévalurent. Son profond savoir, l'éloquence et la facilité de ses sermons, l'excellent choix des sujets et l'habile conduite de son diocèse, jusqu'à sa capacité dans les affaires et l'autorité qu'il y avait acquise dans le clergé, tout cela fut mis en opposition de sa conduite particulière, de ses moeurs galantes, de ses manières de courtisan du grand air. Quoique toutes ces choses eussent été inséparables de lui depuis son épiscopat et ne lui eussent jamais nui, elles devinrent des crimes entre les mains de Mme de Maintenon, quand sa haine de puis quelques années lui eut persuadé de le perdre, et elle ne cessa de lui procurer des déplaisirs. Cet esprit étendu, juste, solide, et toutefois fleuri, qui pour la partie du gouvernement en faisait un grand évêque, et pour celle du monde un grand seigneur fort aimable et un courtisan parfait quoique fort noblement, ne put s'accoutumer à cette décadence et au discrédit qui l'accompagna. Le clergé, qui s'en aperçut et à qui l'envie n'est pas étrangère, se plut à se venger de la domination quoique douce et polie qu'il en avait éprouvée, et lui résista pour le plaisir de l'oser et de le pouvoir. Le monde, qui n'eut plus besoin de lui pour des évêchés et des abbayes, l'abandonna. Toutes les grâces de son corps et de son esprit, qui étaient infinies et qui lui étaient parfaitement naturelles, se flétrirent. Il ne se trouva de ressource qu'à se renfermer avec sa bonne amie la duchesse de Lesdiguières qu'il voyait tous les jours de sa vie, ou chez elle ou à Conflans, dont il avait fait un jardin délicieux, et qu'il tenait si propre, qu'à mesure qu'ils s'y promenaient tous deux, des jardiniers les suivaient à distance pour effacer leurs pas avec des râteaux.

Les vapeurs gagnèrent l'archevêque; elles s'augmentèrent bientôt, et se tournèrent en légères attaques d'épilepsie. Il le sentit et défendit si étroitement à ses domestiques d'en parler et d'aller chercher du secours quand ils le verraient en cet état, qu'il ne fut que trop bien obéi. Il passa ainsi ses deux ou trois dernières années. Les chagrins de cette dernière assemblée l'achevèrent. Elle finit avec le mois de juillet; aussitôt après il s'alla reposer à Conflans. La duchesse de Lesdiguières n'y couchait jamais, mais elle y allait toutes les après-dînées, et toujours tous deux tout seuls. Le 6 août il passa la matinée à son ordinaire jusqu'au dîner. Son maître d'hôtel vint l'avertir qu'il était servi. Il le trouva dans son cabinet, assis sur un canapé et renversé; il était mort. Le P. Gaillard fit son oraison funèbre à Notre-Dame; la matière était plus que délicate, et la fin terrible. Le célèbre jésuite prit son parti; il loua tout ce qui méritait de l'être, puis tourna court sur la morale. Il fit un chef-d'oeuvre d'éloquence et de piété.

Le roi se trouva fort soulagé, Mme de Maintenon encore davantage. M. de Reims eut sa place de proviseur de Sorbonne, M. de Meaux celle de supérieur de la maison de Navarre, et M. de Noyon son cordon bleu. Sa nomination au cardinalat et son archevêché demandent un peu plus de discussion. M. d'Orléans l'eut, et d'autant plus agréablement que, ni lui ni pas un des siens, n'avaient eu le temps d'y penser. M. de Paris était mort à Conflans au milieu du samedi 6 août; le roi ne le sut que le soir. Le lundi matin 8 août, le roi, étant entré dans son cabinet pour donner l'ordre de sa journée à l'ordinaire, alla droit à l'évêque d'Orléans, qui se rangea même, croyant que le roi voulait passer outre; mais le roi le prit par le bras sans lui dire un mot, et le mena en laisse à l'autre bout du cabinet aux cardinaux de Bouillon et de Furstemberg qui causaient ensemble, et tout de suite leur dit: « Messieurs, je crois que vous me remercierez de vous donner un confrère comme M. d'Orléans, à qui je donne ma nomination au cardinalat. » À ce mot, l'évêque qui ne s'attendait à rien moins, et qui ne savait ce que le roi voulait faire de le mener ainsi, se jeta à ses pieds et lui embrassa les genoux. Grands applaudissements des deux cardinaux, puis de tout ce qui se trouva dans le cabinet, ensuite de toute la cour et du public entier où ce prélat était dans une vénération singulière.

C'était un homme de moyenne taille, gros, court, entassé, le visage rouge et démêlé, un nez fort aquilin, de beaux yeux avec un air de candeur, de bénignité, de vertu qui captivait en le voyant, et qui touchait bien davantage en le connaissant. Il était frère du duc de Coislin, fils de la fille aînée du chancelier Séguier, qui, d'un second lit avec M. de Laval, avait eu la maréchale de Rochefort. Le frère du chancelier était évêque de Meaux et premier aumônier de Louis XIII, puis de Louis XIV, dont il avait eu la survivance pour son petit-neveu tout jeune, de manière qu'il avait passé sa vie à la cour. Mais sa jeunesse y avait été si pure qu'elle était non seulement demeurée sans soupçon, mais que jeunes et vieux n'osaient dire devant lui une parole trop libre, et cependant le recherchaient tous, en sorte qu'il a toujours vécu dans la meilleure compagnie de la cour. Il était riche en abbayes et en prieurés, dont il faisait de grandes aumônes et dont il vivait. De son évêché qu'il eut fort jeune, il n'en toucha jamais rien, et en mit le revenu en entier tous les ans en bonnes oeuvres. Il y passait au moins six mois de l'année, le visitait soigneusement et faisait toutes les fonctions épiscopales avec un grand soin, et un grand discernement à choisir d'excellents sujets pour le gouvernement et pour l'instruction de son diocèse. Son équipage, ses meubles, sa table sentaient la frugalité et la modestie épiscopales, et, quoiqu'il eût toujours grande compagnie à dîner et à souper et de la plus distinguée, elle était servie de bons vivres, mais sans profusion et sans rien de recherché. Le roi le traita toujours avec une amitié, une distinction, une considération fort marquées, mais il avait souvent des disputes et quelquefois fortes sur son départ et son retour d'Orléans. Il louait son assiduité en son diocèse, mais il était peiné quand il le quittait et encore quand il demeurait trop longtemps de suite à Orléans. La modestie et la simplicité avec laquelle M. d'Orléans soutint sa nomination, et l'uniformité de sa vie, de sa conduite et de tout ce qu'il faisait auparavant, qu'il continua également depuis, augmentèrent fort encore l'estime universelle.

L'archevêché de Paris ne fut guère plus long à être déterminé, et devint le fruit du sage sacrifice du duc de Noailles du commandement de son armée à M. de Vendôme, et le sceau de son parfait retour dans la faveur. Son frère avait été sacré évêque de Cahors, en 1680, et avait passé six mois après à Châlons-sur-Marne. Cette translation lui donna du scrupule; il la refusa et ne s'y soumit que par un ordre exprès d'Innocent XI. Il y porta son innocence baptismale, et y garda une résidence exacte, uniquement appliqué aux visites, au gouvernement de son diocèse et à toutes sortes de bonnes oeuvres. Sa mère, qui avait passé sa vie à la cour, dame d'atours de la reine mère, s'était retirée auprès de lui depuis bien des années; elle y était sous sa conduite et se confessait à lui tous les soirs, uniquement occupée de son salut dans la plus parfaite solitude. Ce fut sur ce prélat que le choix du roi tomba pour Paris. Il le craignit de loin et se hâta de joindre son approbation à celle de tant d'autres évêques au livre des Réflexions morales du P. Quesnel, pour s'en donner l'exclusion certaine par les jésuites. Mais il arriva, peut-être pour la première fois, que le P. de La Chaise ne fut point consulté; Mme de Maintenon osa, peut-être aussi pour la première fois, en faire son affaire. Elle montra au roi des lettres pressantes de MM. Thiberge et Brisacier, supérieurs des Missions étrangères, que, pour contrecarrer les jésuites dont le crédit la gênait, elle avait mis à la mode auprès du roi. Il lui importait que l'archevêque de Paris ne fût point à eux pour qu'il fût à elle; M. de Noailles lui était un bon garant: en un mot elle l'emporta, et M. de Châlons fut nommé à son insu et à l'insu du P. de La Chaise. Le camouflet était violent, aussi les jésuites ne l'ont-ils jamais pardonné à ce prélat. Il était pourtant si éloigné d'y avoir part que malgré les mesures qu'il avait prises pour s'en éloigner, lorsqu'il se vit nommé il ne put se résoudre à accepter, et qu'il ne baissa la tête sous ce qu'il jugeait être un joug trop pesant, qu'à force d'ordres réitérés auxquels enfin il ne put résister. Il avait été quinze ans à Châlons et il avait la domerie d'Aubrac, abbaye sous un titre particulier, mais qui n'est qu'un simple nom dont il se démit en arrivant à Paris. Le roi si content du duc de Noailles, et Mme de Maintenon tout à lui, voulurent que la grâce fût entière: la domerie fut donnée à l'abbé de Noailles et l'évêché de Châlons en même temps. C'était le plus jeune des frères de M. de Noailles et de M. de Châlons qui avait au moins quinze ou dix-huit ans moins qu'eux.

Peu après mon retour, j'allai me réjouir avec M. de la Trappe de la solidité que le roi venait de donner à son ouvrage. C'était une abbaye commendataire de onze mille ou douze mille livres de rente tout au plus en tout, et la moindre de celles dont il s'était [démis] en se retirant, sans penser encore à s'y faire moine, et beaucoup moins à y rétablir la vie ancienne de saint Bernard dans toute son austérité. Un commendataire qui lui aurait succédé n'aurait pas laissé de quoi vivre à ce grand nombre de pénitents qu'il y avait rassemblés, et la régularité en aurait été fort hasardée. Il le représenta donc au roi par une lettre, et son désir de se voir un successeur régulier. Le roi non seulement le lui accorda, mais lui permit de le choisir, et lui promit qu'il n'y aurait point de commendataire tant que la régularité subsisterait telle qu'il l'avait établie; et le pape y voulut bien entrer pour que cette grâce ne pût préjudicier à la nomination d'un commendataire, quand il plairait au roi, même après trois ou un plus grand nombre de réguliers, parce que sans cette précaution trois abbés réguliers de suite remettent de droit l'abbaye en règle. M. de la Trappe nomma le prieur de sa maison qui était un des plus savants et des plus capables, mais qui ne vécut pas longtemps. Il se démit et parut encore plus grand en cet état qu'il n'avait fait dans la réforme et le gouvernement de cet admirable monastère. Avant de quitter les saints, la mort de M. Nicole, qui arriva à Paris vers la fin de cette année, mérite de n'être pas oubliée. Cet homme illustre est si connu par toute la suite de sa vie, par ses talents et sa piété sage et éminente que je ne m'y arrêterai pas; il a laissé des ouvrages d'une instruction infinie, et qui développent le coeur humain avec une lumière qui apprend aux hommes à se connaître, et toute tournée à l'édification et à la parfaite conviction.

M. de Langres mourut presque en même temps. Il était Simiane, fils et frère de MM. de Gordes, tous deux chevaliers de l'ordre et premiers capitaines des gardes du corps. Le dernier vendit sa charge à M. de Chandenier, et fut depuis chevalier d'honneur de la reine. Le père, mort en 1642, faisait souvent arrêter le carrosse de Louis XIII; il lui disait: « Sire, vous ne voulez pas qu'on crève, faites donc arrêter, s'il vous plaît; » et il descendait pour pisser. Le roi riait et le considérait. Mon père qui l'a vu arriver cent fois me l'a conté. L'autre mourut en 1680; c'est le père de Mme de Rhodes. M. de Langres fut donc élevé à la cour, et de très bonne heure premier aumônier de la reine. C'était un vrai gentilhomme et le meilleur homme du monde, que tout le monde aimait, répandu dans le plus grand monde et avec le plus distingué. On l'appelait volontiers le bon Langres. Il n'avait rien de mauvais, même pour les moeurs, mais il n'était pas fait pour être évêque; il jouait à toutes sortes de jeux et le plus gros jeu du monde. M. de Vendôme, M. le Grand, et quelques autres de cette volée, lui attrapèrent gros deux ou trois fois au billard. Il ne dit mot, et s'en alla à Langres où il se mit à étudier les adresses du billard, et s'enfermait bien pour cela, de peur qu'on le sût. De retour à Paris, voilà ces messieurs à le presser de jouer au billard, et lui à s'en défendre comme un homme déjà battu, et qui, depuis six mois de séjour à Langres, n'a vu que des chanoines et des curés. Quand il se fut bien fait importuner il céda enfin. Il joua d'abord médiocrement, puis mieux, et fit grossir la partie; enfin il les gagna tous de suite, puis se moqua d'eux après avoir regagné beaucoup plus qu'il n'avait perdu. Il avait un grand désir de l'ordre, et de toutes façons était fait pour l'avoir, et mourut fort vieux sans y être parvenu.

Langres fut donné à l'abbé de Tonnerre, fils du frère aîné de M. de Noyon. Il était aumônier du roi, et servait auprès de Monseigneur, qui, le lendemain au soir, s'en alla à Meudon, où les courtisans qu'il menait avaient l'honneur de manger tous, et toujours avec lui. Quand son souper fut servi, et que l'abbé de Tonnerre eut dit le Benedicite, il lui dit de se mettre à table. L'abbé répondit modestement qu'il avait soupé, car l'aumônier mangeait devant à la table du maître d'hôtel. « Et pourquoi, monsieur l'abbé? lui dit Monseigneur. Vous êtes nommé à Langres, et dès là vous savez bien que vous devez manger avec moi. Au moins, ajouta-t-il, n'y manquez plus de tout le voyage. » L'abbé de Tonnerre, après l'avoir remercié, lui dit qu'il n'ignorait pas cet honneur et cette distinction des évêques-pairs, mais qu'il n'y avait bontés ni amitiés qu'il ne reçût tous les jours de M. d'Orléans, qui, ne pouvant avoir cet honneur étant évêque et premier aumônier, il serait trop peiné de lui donner ce dégoût, lui n'étant encore que nommé et ayant demandé de continuer à servir dans sa charge d'aumônier jusqu'à l'arrivée de ses bulles. Il fut extrêmement loué de cette modestie et de cette considération pour M. d'Orléans, et Monseigneur lui dit qu'il ne voulait pas le contraindre, mais qu'il serait le maître de se mettre à table avec lui toutes les fois qu'il le voudrait.

M. et Mme la maréchale de Lorges arrivèrent de Vichy, et se pressèrent trop d'aller à Versailles, où ils furent reçus du roi avec les plus grandes marques d'amitié et de distinction. Mais M. le maréchal parut encore en plus mauvais état à la cour qu'il n'avait fait à Paris, et, presque aussitôt qu'il eut pris le bâton, il fut obligé de l'envoyer au maréchal de Villeroy. Le roi comprit qu'après deux aussi fortes maladies et si près à près, il ne serait plus en état de servir, et ne voulut pas s'exposer, au milieu d'une campagne, aux inconvénients qui pouvaient naître de la santé du général. Il eut peine à en parler lui-même au maréchal, et chargea M. de La Rochefoucauld, son ami le plus intime de tous les temps, de le lui faire entendre, et de tâcher surtout qu'il ne s'opiniâtrât point là-dessus à vouloir lui parler ni lui écrire. M. de La Rochefoucauld vint donc dîner chez lui à Paris, et après le dîner le prit en particulier avec la maréchale. Ce compliment leur parut amer. M. le maréchal de Lorges se croyait en état de commander l'armée; il voulut une audience du roi, et il l'eut. Tout s'y passa avec toutes sortes d'égards et d'amitiés du roi, mais il ne put changer de pensée, et M. de Lorges s'y soumit de bonne grâce, quoique très peiné de devenir inutile, surtout par rapport à moi et à ses neveux. Nous en fûmes aussi fort affligés, par la différence infinie que cela faisait pour nous à l'armée et à la considération même partout ailleurs.

Peu de jours après nous fûmes d'un voyage de Marly, qui fut pour moi le premier, où il arriva une singulière scène. Le roi et Monseigneur y tenaient chacun une table à même heure et en même pièce, soir et matin; les dames s'y partageaient sans affectation, sinon que Mme la princesse de Conti était toujours à celle de Monseigneur, et ses deux autres soeurs toujours à celle du roi. Il y avait dans un coin de la même pièce cinq ou six couverts où, sans affectation aussi, se mettaient tantôt les unes, tantôt les autres, mais qui n'étaient tenus par personne. Celle du roi était plus proche du grand salon, l'autre plus voisine des fenêtres et de la porte par où, en sortant de dîner, le roi allait chez Mme de Maintenon, qui alors dînait souvent à la table du roi, se mettait vis-à-vis de lui (les tables étaient rondes), ne mangeait jamais qu'à celle-là, et soupait toujours seule chez elle. Pour expliquer le fait il fallait mettre ce tableau au net.

Les princesses n'étaient que très légèrement raccommodées, comme on l'a vu plus haut, et Mme la princesse de Conti intérieurement de fort mauvaise humeur du goût de Monseigneur pour la Choin, qu'elle ne pouvait ignorer et dont elle n'osait donner aucun signe. À un dîner pendant lequel Monseigneur était à la chasse, et où sa table était tenue par Mme la princesse de Conti, le roi s'amusa à badiner avec Mme la Duchesse, et sortit de cette gravité qu'il ne quittait jamais, pour, à la surprise de la compagnie, jouer avec elle aux olives. Cela fit boire quelques coups à Mme la Duchesse; le roi fit semblant d'en boire un ou deux, et cet amusement dura jusqu'aux fruits et à la sortie de table. Le roi, passant devant Mme la princesse de Conti pour aller chez Mme de Maintenon, choqué peut-être du sérieux qu'il lui remarqua, lui dit assez sèchement que sa gravité ne s'accommodait pas de leur ivrognerie. La princesse piquée laissa passer le roi, puis se tournant à Mme de Châtillon, dans ce moment de chaos où chacun se lavait la bouche, lui dit qu'elle aimait mieux être grave que sac à vin (entendant quelques repas un peu allongés que ses soeurs avaient faits depuis peu ensemble). Ce mot fut entendu de Mme la duchesse de Chartres qui répondit assez haut, de sa voix lente et tremblante, qu'elle aimait mieux être sac à vin que sac à guenilles: par où elle entendait Clermont et des officiers des gardes du corps qui avaient été, les uns chassés, les autres éloignés à cause d'elle. Ce mot fut si cruel qu'il ne reçut point de repartie, et qu'il courut sur-le-champ par Marly, et de là par Paris et partout. Mme la Duchesse qui, avec bien de la grâce et de l'esprit, a l'art des chansons salées, en fit d'étranges sur ce même ton. Mme la princesse de Conti au désespoir, et qui n'avait pas les mêmes armes, ne sut que devenir. Monsieur, le roi des tracasseries, entra dans celle-ci qu'il trouva de part et d'autre trop forte. Monseigneur s'en mêla aussi; il leur donna un dîner à Meudon où Mme la princesse de Conti alla seule et y arriva la première; les deux autres y furent menées par Monsieur. Elles se parlèrent peu, tout fut aride, et elles revinrent de tout point comme elles étaient allées.

La fin de cette année fut orageuse à Marly. Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse, plus ralliées par l'aversion de Mme la princesse de Conti, se mirent au voyage suivant à un repas rompu, après le coucher du roi, dans la chambre de Mme de Chartres au château; Monseigneur joua tard dans le salon. En se retirant chez lui il monta chez ces princesses et les trouva qui fumaient avec des pipes qu'elles avaient envoyé chercher au corps de garde suisse. Monseigneur, qui en vit les suites si cette odeur gagnait, leur fit quitter cet exercice; mais la fumée les avait trahies. Le roi leur fit le lendemain une rude correction, dont Mme la princesse de Conti triompha. Cependant ces brouilleries se multiplièrent, et le roi qui avait espéré qu'elles finiraient d'elles-mêmes, s'en ennuya; et un soir à Versailles qu'elles étaient dans son cabinet après son souper, il leur en parla très fortement, et conclut par les assurer que s'il en entendait parler davantage, elles avaient chacune des maisons de campagne où il les enverrait pour longtemps et où il les trouverait fort bien. La menace eut son effet, et le calme et la bienséance revinrent et suppléèrent à l'amitié.

CHAPITRE XVIII. §

Année 1696. Banc au lieu de ployant aux cardinaux aux cérémonies de l'ordre, à la réception de MM. de Noyon et de Guiscard. — Duc Lanti nommé à l'ordre; son extraction. — Prince de Conti gagne son procès contre la duchesse de Nemours. — Mariage de Barbezieux avec Mlle d'Alègre; de M. de Luxembourg avec Mlle de Clérembault; de Mme de Seignelay avec M. de Marsan; du duc de Lesdiguières avec Mlle de Duras; du duc d'Uzès avec Mlle de Monaco. — Rang nouveau de prince étranger de M. de Monaco. — Mariage du duc d'Albret et de Mlle de La Trémoille; de Villacerf avec Mlle de Brinon; de Lassay et d'une bâtarde de M. le Prince; de Feuquières avec la Mignard; de Bouzols avec Mlle de Croissy. — Comte de Luxe, fait duc vérifié de Châtillon-sur-Loing, épouse Mlle de Royan. — Le prince d'Isenghien obtient un tabouret de grâce pour toujours. — Sourde lutte de l'archevêque de Cambrai et de l'évêque de Chartres. — Mme Guyon chassée de Saint-Cyr, puis à la Bastille.

L'année 1696 commença par un petit dégoût à des gens qui n'y étaient pas accoutumés. Le roi donna l'ordre à M. de Noyon et à Guiscard, et à la cérémonie, les cardinaux d'Estrées et de Furstemberg n'eurent qu'un banc comme tous les autres chevaliers. Peu à peu cette dignité, habile en usurpation, et heureuse à les tourner en droit, avait trouvé moyen d'avoir chacun un siège ployant à leur place auprès de la crédence de l'autel, comme Monseigneur et Monsieur et la maison royale en ont auprès du roi, qui à la fin le trouva mauvais et le leur ôta. Ils l'avalèrent sans oser dire mot.

Au chapitre qui précéda cette cérémonie le roi nomma à l'ordre le duc Lanti, dont la soeur était femme de la duchesse de Bracciano, qui l'y servit fort par elle et par ses amis; il était à Rome et l'y reçut au grand contentement du cardinal d'Estrées, ami intime de la duchesse de Bracciano, et qui y avait le plus travaillé. Ces Lanti ne sont rien du tout, ils ont pris le nom della Rovere, parce qu'ils en ont eu une mère, et ces Rovere eux-mêmes étaient de la lie du peuple avant leur pontificat. François della Rovere qui fut pape en 1481 et qui le fut quatorze ans sous le nom de Sixte IV, toit fils d'un pêcheur des environs de Savone, et ce furieux Jules II, pape en 1503 et qui le fut dix ans, était fils de son frère. Ils n'oublièrent rien pour élever leur famille par argent, par alliances, par troubles et par toutes sortes de voies. Le duché d'Urbin et d'autres grands fiefs y entrèrent, qui pour la plupart sont retournés aux papes. Ces la Rovere ont eu trois ducs d'Urbin.

M. le prince de Conti gagna tout d'une voix son procès contre Mme de Nemours à l'audience de la grand'chambre, c'est-à-dire la permission de prouver que M. de Longueville était en état de tester lorsqu'il fit son testament en sa faveur, à quoi lui servit beaucoup son ordination postérieure à l'ordre de prêtrise par les mains du pape, et ce jugement préliminaire emportait le fond, supposé les preuves. J'étais dans la lanterne avec M. le prince de Conti, M. le Duc et M. de La Rocheguyon, assis sur le banc et devant nous le peu des premiers officiers de ces princes qui y purent tenir. Toute la France en hommes remplissait la grand'chambre. Le plaidoyer, déjà commencé en une autre audience, remplit celle-ci. Il fut très éloquent, et tout de suite suivi d'un jugement. Jamais on n'ouït de tels cris de joie, ni tant d'applaudissements; la grande salle était pleine de monde qui retentissait; à peine pûmes-nous passer. M. le prince de Conti se contint fort, mais il parut fort sensible et à la chose et à la part générale qu'on prenait pour lui. On ne laissa pas dans le monde d'appeler un peu de ce jugement, sans se soucier pourtant de Mme de Nemours, à qui le choix de son héritier ne laissa pas de faire grand tort. La colère qu'elle conçut de cette décision est inconcevable, et tout ce qu'elle dit de plaisant et de salé contre sa partie e contre ses juges. Ce ne fut encore que le commencement de leurs combats.

Cet hiver fut fertile en mariages, Barbezieux les commença, il épousa la fille aînée de d'Alègre, qui fit à cette occasion une fête aussi somptueuse que pour l'alliance d'un prince du sang. Il était maréchal de camp, il en espérait sa fortune, il eut tout le temps de s'en repentir.

Celui de M. de Luxembourg fut fort avancé avec Mme de Seignelay. C'était une grande femme, très bien faite, avec une grande mine et de grands restes de beauté. Sa hauteur excessive avait été soutenue par celle de son mari, par son opulence, sa magnificence, son autorité dans le conseil et dans sa place, dont il avait bizarrement tenté de se faire un degré à devenir maréchal de France; mais devenue veuve elle brûlait d'un rang et d'un autre nom quoiqu'elle eût plusieurs enfants. Le rare fut que M. de Chevreuse, qui avait marié sa fille à M. de Luxembourg qui en était veuf sans enfants, et Cavoye, le plus grand favori de M. de Seignelay, furent les entremetteurs de l'affaire, que M. de Luxembourg rompit fort malhonnêtement parce qu'il la voulut rompre, les habits achetés et tous les compliments reçus. Il eut lieu de s'en repentir. Tous deux ne tardèrent pas à trouver ailleurs. M. de Luxembourg épousa Mlle de Clérembault, riche et unique héritière fort jolie, mais dont la naissance était légère; son nom était Gillier. Elle était fille de Clérembault, qui, étant dans les basses charges chez Monsieur, donna dans l'oeil de la comtesse du Plessis, dame d'honneur de Madame, en survivance de la maréchale du Plessis, sa belle-mère, et veuve du comte du Plessis, premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, en survivance du maréchal du Plessis, son père, qui avait été gouverneur de Monsieur. Le comte du Plessis fut tué devant Arnheim en Hollande en 1672, à trente-huit ans, trois ans avant la mort de son père, et laissa un fils unique qui devint duc et pair par la mort du maréchal son grand-père, et qui fut tué sans alliance devant Luxembourg, en 1684, ce qui fit duc et pair le chevalier du Plessis, son oncle, qui prit le nom de duc de Choiseul. Nous avons vu plus haut l'étrange raison qui l'empêcha d'être maréchal de France. La comtesse du Plessis s'appelait Le Loup, et était fille de Bellenave, et riche. Amoureuse de Clérembault, elle l'épousa, et, pour l'approcher un peu d'elle, eut le crédit de le faire premier écuyer de Madame. L'un et l'autre la quittèrent, et vécurent dans une grande avarice et fort dans le néant. Ils voulurent garder leur fille, et M. de Luxembourg se mit chez eux.

Mme de Seignelay, outrée de ce qui venait de lui arriver, trouva un mari qui lui donnait un rang et de meilleure maison que M. de Luxembourg. Aussi, ne le manqua-t-elle pas; et les Matignon ses oncles se cotisèrent pour brusquer cette affaire. Ce fut avec M. de Marsan, frère de M. le Grand. Cavoye, si intime de feu M. de Seignelay et de feu M. de Luxembourg, piqué du procédé avec Mme de Seignelay, en fit la noce chez lui à Paris où il y eut fort peu de monde.

M. de Duras fit un grand mariage pour sa seconde fille. L'aînée avait épousé, il y avait quelques années, le duc de La Meilleraye, fils unique du duc de Mazarin, mais qui n'avait que dés richesses avec sa dignité. Il trouva pour l'autre, avec les grands biens, tout ce qu'il pouvait désirer d'ailleurs: ce fut le jeune duc de Lesdiguières, ardemment désiré des plus grands partis, parce qu'il était lui-même le plus grand parti de France. Sa mère, héritière des Gondi, était une fée solitaire qui ne laissait entrer presque personne dans son palais enchanté, et que la maréchale de Duras sut pourtant pénétrer. Tout convenu dans un grand secret avec elle, qui était aussi la tutrice, il fut question des parents; le maréchal de Villeroy et M. le Grand, qui étaient les plus proches du côté paternel, et la maréchale de Villeroy du maternel, firent grand bruit. Le maréchal et le père du jeune duc étaient enfants du frère et de la soeur, et la duchesse de Lesdiguières et la maréchale étaient filles aussi du frère et de la soeur. Mme d'Armagnac était soeur du maréchal; lui et M. le Grand étaient intimes. Il ménageait depuis longtemps Mme de Lesdiguières qui se servait de son crédit à son gré. Plusieurs partis avaient manqué à Mlle d'Armagnac; ils voulaient celui-ci, bien que plus jeune qu'elle, et c'est ce qui les mit en si grand émoi. Pendant ce vacarme, tout fut signé, et par M. de La Trémoille, tuteur paternel, gendre du feu duc de Créqui, ami des maréchaux de Duras et de Lorges, et fils de leur cousin germain. Cela fit taire tout à coup les autres, et le mariage se fit à petit bruit à l'hôtel de Duras, parce que Mme de Lesdiguières ne voulut point de monde, encore moins les parents de mauvaise humeur. Il n'en coûta que cent mille écus de dot à M. de Duras, encore en retint-il onze mille livres de rente pour loger et nourrir sa fille et son gendre. Il avait marié l'aînée à aussi bon marché. La mariée était grande, bien faite, belle, avec le plus grand air du monde, et d'ailleurs très aimable, et l'âge convenait entièrement.

Il s'en fit un autre d'âges bien disproportionnés, du duc d'Uzès, qui avait dix-huit ans, et de la fille unique du prince de Monaco, soeur du duc de Valentinois, gendre de M. le Grand: elle avait trente-quatre ou trente-cinq ans, et les paraissait. Elle était riche; sa mère était soeur du duc de Grammont. Il était lors dans les horreurs de la taille. M. de Valentinois n'avait ni feu ni lieu que chez son beau-père, et il n'avait pas lieu d'être bien avec sa femme ni avec les siens; M. de Monaco était à Monaco. La noce se fit donc chez la duchesse du Lude, veuve en premières noces de ce galant comte de Guiche, frère aîné du duc de Grammont, et elle était toujours demeurée fort unie avec eux tous. Mlle de Monaco avait le tabouret, parce qu'au mariage de M. de Valentinois, en 1688, M. le Grand avait obtenu le rang de prince étranger pour M. de Monaco et pour ses enfants, à quoi ils n'avaient jamais osé songer jusque-là. La mère de M. de Monaco vint à Paris pour le faire tenir sur les fonts de baptême par le roi et par la reine sa mère. Son mari était mort sans que son père, qui vivait encore, se fût démis. Elle s'appelait la princesse de Mourgues. C'était M. d'Angoulême qui, étant dans son gouvernement de Provence, avait fait avec ce même beau-père le traité de se donner à la France. Ce fut donc à la duchesse d'Angoulême, sa veuve, qu'elle s'adressa pour la présenter et la mener à la cour. Elle y fut debout, sans prétention ni équivoque; et, après un court séjour, elle s'en retourna avec son fils, comblée des bontés du roi et de la reine. Mme d'Angoulême, chez qui ma mère a logé longtemps fille et y a été mariée, le lui a conté cent fois; et c'est le père de ce prince de Monaco du traité, qui le premier s'est fait appeler et intituler prince de Monaco; le père de celui-là et tous ses devanciers ne se sont jamais dits ni fait appeler que seigneurs de Monaco. C'est, au demeurant, la souveraineté d'une roche, du milieu de laquelle on peut pour ainsi dire cracher hors de ses étroites limites.

Le duc d'Albret, fils aîné de M. de Bouillon, épousa la fille du duc de La Trémoille; il y eut d'autres mariages plus tard dont il vaut autant finir la matière tout de suite. Mme la maréchale de Lorges maria une cousine germaine, qu'elle avait auprès d'elle, au marquis de Saint-Herem, du nom de Montmorin, qui était fort de mes amis. Il avait la survivance du gouvernement de Fontainebleau de son père, que le roi prit en 1688 pour un homme de peu, quoique de très bonne et ancienne maison et très bien alliée, dont les pères avaient eu le gouvernement d'Auvergne, et qui ne le fit point chevalier de l'ordre. M. de La Rochefoucauld, ami du bonhomme Saint-Herem, le détrompa; mais il n'était plus temps.

Villacerf épousa Mlle de Brinon, sans bien; elle était Saint-Nectaire et lui Colberte : les noms ne se ressemblaient pas. Son père et Saint-Pouange, son frère, étaient fils d'une soeur du chancelier Le Tellier. Saint-Pouange faisait tout sous M. de Louvois, et après sous Barbezieux. Ils avaient répudié les Colbert pour les Tellier, dont ils avaient pris les livrées et suivi la fortune; tous deux étaient bien avec le roi, surtout Villacerf, avec confiance de longue main. C'était aussi un très bon homme et fort homme d'honneur. Il eut les bâtiments à la mort de Louvois, et fut aussi un temps premier maître d'hôtel de la reine. Son fils strié avait été tué à la tête d'un régiment qu'on avait fait royal pour lui; celui-ci avait servi à la mer quelque temps.

Lassay épousa à l'hôtel de Condé la bâtarde de M. le Prince et de Mlle de Montalais qu'il avait fait légitimer . Elle était fort jolie et avait beaucoup d'esprit. Il en eut du bien et la lieutenance générale de Bresse. Il était fils de Montalaire, grand menteur de son métier, et d'une Vipart, très petite demoiselle de Normandie. Ce nom de Madaillan est étrangement connu par la vie de M. d'Épernon, et n'a pas brillé depuis Lassay avait déjà été marié deux fois. D'une Sibour, qu'il perdit tout au commencement de 1675, il eut une fille unique qui n'eut point d'enfants du marquis de Coligny, dernier de cette grande et illustre maison. Il devint après amoureux de la fille d'un apothicaire qui s'appelait Pajot, si belle, si modeste, si sage, si spirituelle, que Charles IV, duc de Lorraine, éperdu d'elle, la voulut épouser malgré elle, et n'en fut empêché que parce que le roi la fit enlever. Lassay, qui n'était pas de si bonne maison, l'épousa, et en eut un fils unique; puis la perdit, et en pensa perdre l'esprit. Il se crut dévot, se fit une retraite charmante joignant les Incurables, et y mena quelques années une vie fort édifiante. À la fin il s'en ennuya; il s'aperçut qu'il n'était qu'affligé, et que la dévotion passait avec la douleur. Il avait beaucoup d'esprit, mais c'était tout. Il chercha à rentrer dans le monde, et bientôt il se trouva tout au milieu. Il s'attacha à M. le Duc et à MM. les princes de Conti, avec qui il fit le voyage de Hongrie. Il n'avait jamais servi et avait été quelque temps à faire l'important en basse Normandie; il plut à M. le Duc par lui être commode à ses plaisirs; et il espéra de ce troisième mariage s'initier à la cour sous sa protection et celle de Mme la Duchesse; il n'y fut jamais que des faubourgs. Il en eut une fille unique.

Un mariage d'amour fort étrange suivit celui-ci, d'un frère de Feuquières, qui n'avait jamais fait grand'chose, avec la fille du célèbre Mignard, le premier peintre de son temps, qui était mort, et dont j'ai parlé ci-devant; elle était encore si belle, que Bloin, premier valet de chambre du roi, l'entretenait depuis longtemps au vu et au su de tout le monde, et fût cause que le roi en signa le contrat de mariage.

Enfin Bouzols, gentilhomme d'Auvergne, tout simple et peu connu, sinon pour avoir acheté le régiment Royal-Piémont, épousa la fille aînée de Croissy, déjà fort montée en graine et très laide. Ce n'était pas faute d'ambition d'être duchesse comme ses cousines, mais à force d'attendre et d'espérer, il fallut faire une fin et se contenter du possible, fort éloigné du titre. Elle avait infiniment d'esprit, de grâces, et d'amusement dans l'esprit, et passait sa vie avec Mme la Duchesse; elle ne faisait pas moins de chansons bien assenées qu'elle, niais elle et son cher ami Lassay ne furent pas à l'épreuve des siennes, et si parlantes et si plaisantes qu'on s'en souvient toujours.

Le roi fit presque en même temps deux grâces. Il avait fait passer la Normandie du maréchal de Luxembourg à son fils aîné, à condition qu'il ne lui parlât jamais pour lui de sa charge de capitaine des gardes du corps. Le père, hardi de ses lauriers, et qui, avec raison, ne se croyait pas inférieur en naissance aux Bouillon, aux Rohan, aux Monaco, auxquels tous le roi avait donné dés rangs de princes étrangers, s'était mis à le prétendre et à l'en presser; et comme il fait toujours bon se mettre en prétention, comme disait M. Le Tellier, le roi s'en crut quitte à bon marché de promettre à M. de Luxembourg de faire son second fils duc, lorsqu'il trouverait quelque mariage. M. de Luxembourg mourut avant que le comte de Luce fût marié; la famille crut ne devoir pas laisser refroidir trop longtemps la promesse. Le maréchal ne fut pas plutôt mort, que le roi s'en repentit; néanmoins il ne put reculer, mais il le fit de mauvaise grâce. Il fit donc expédier une érection sur Châtillon-sur-Loing, que le comte de Luce avait eu du legs universel de sa tante Mme de Meckelbourg, pour être vérifiée au parlement sans pairie lorsqu'il se marierait, et n'en pas jouir auparavant. Il épousa enfin Mlle de Royan, celle-là même que la duchesse de Bracciano, sa tante, avait eu tant d'envie de me donner, et à laquelle Phélypeaux avait osé prétendre. Ce nouveau duc ne put jamais plaire au roi depuis qu'il le fut, et en essuya tous les dégoûts qu'il lui put donner toute sa vie, pour se dépiquer de l'avoir fait duc malgré lui.

L'autre grâce fut fort extraordinaire, et j'avoue franchement que je ne sais d'où elle vint. Le roi, qui aimait le feu maréchal d'Humières, avait fait le mariage de sa fille aînée, en lui accordant un tabouret de grâce, en épousant le prince d'Isenghien; ce qui a le même effet que ce qu'on connaît sous le nom d'un brevet de duc. Il était mort et avait laissé deux fils; le roi, sans aucune occasion, ni de mariage, non seulement accorda la même grâce à l'aîné, mais, ce qui était sans exemple, il l'accorda de mâle en mâle à sa postérité: c'est-à-dire que, sans aucun renouvellement, le fils aîné y succéderait à son père, n'ayant toutefois que des honneurs sans aucun rang, comme les ducs à brevet.

Le nouvel archevêque de Cambrai s'applaudissait cependant de ses succès auprès de Mme de Maintenon; les espérances qu'il en concevait, avec de si bons appuis, étaient grandes, mais il crut ne les pouvoir conduire avec sûreté jusqu'où il se les proposait, qu'en achevant de se rendre maître de son esprit sans partage. Godet, évêque de Chartres, tenait à elle par les liens les plus intimes; il était diocésain de Saint-Cyr: il en était le directeur unique; il était de plus celui de Mme de Maintenon: ses moeurs, sa doctrine, sa piété, ses devoirs épiscopaux, tout était irrépréhensible. Il ne faisait à Paris que des voyages courts et rares, logé au séminaire de Saint-Sulpice, se montrait encore plus rarement à la cour et toujours comme un éclair, et voyait Mme de Maintenon longtemps et souvent à Saint-Cyr, et faisait d'ailleurs par lettres tout ce qu'il voulait. C'était donc là un étrange rival à abattre; mais quelque ancré qu'il fût, son extérieur de cuistre le rassura. Il le crut tel à sa longue figure malpropre, décharnée, toute sulpicienne; un air cru simple, aspect niais et sans liaisons qu'avec de plats prêtres, en un mot il le prit pour un homme sans monde, sans talents, de peu d'esprit et court de savoir, que le hasard de Saint-Cyr, établi dans son diocèse, avait porté où il était, noyé dans ses fonctions, et sans autre appui, ni autre connaissance: dans cette idée, il ne douta pas de lui faire bientôt perdre terre par la nouvelle spiritualité de Mme Guyon, déjà si goûtée de Mme de Maintenon; il n'ignorait pas qu'elle n'était pas insensible aux nouveautés de toute espèce, et il se flatta de culbuter par là M. de Chartres, dont Mme de Maintenon sentirait et mépriserait l'ignorance pour ne plus rien voir que par lui.

Pour arriver à ce but, il travailla à persuader Mme de Maintenon de faire entrer Mme Guyon à Saint-Cyr, où elle aurait le temps de la voir et de l'approfondir tout autrement que dans de courtes et rares après-dînées, à l'hôtel de Chevreuse ou de Beauvilliers. Il y réussit. Mme Guyon alla à Saint-Cyr deux ou trois fois. Ensuite Mme de Maintenon, qui la goûtait de plus en plus, l'y fit coucher, et de l'un à l'autre, mais près à près, les séjours s'y allongèrent, et par son aveu elle s'y chercha des personnes propres à devenir ses disciples, et elle s'en fit. Bientôt il s'éleva dans Saint-Cyr un petit troupeau tout à part, dont les maximes et même le langage de spiritualité parurent fort étrangers à tout le reste de la maison, et bientôt fort étranges à M. de Chartres. Ce prélat n'était rien moins que ce que M. de Cambrai s'en était figuré. Il était fort savant et surtout profond théologien; il y joignait beaucoup d'esprit; il y avait de la douceur, de la fermeté, même des grâces; et ce qui était le plus surprenant dans un homme qui avait été élevé et n'était jamais sorti de la profondeur de son métier, il était tel pour la cour et pour le monde que les plus fins courtisans, auraient eu peine à le suivre et auraient eu à profiter de ses leçons. Mais c'était en lui un talent enfoui pour les autres, parce qu'il ne s'en servait jamais sans de vrais besoins. Son désintéressement, sa piété, sa rare probité les retranchaient presque tous, et Mme de Maintenon, au point où il était avec elle, suppléait à tout.

Dès qu'il eut le vent de cette doctrine étrangère, il fit en sorte d'y faire admettre deux dames de Saint-Cyr sur l'esprit et le discernement desquelles il pouvait compter, et qui pourraient faire impression sur Mme de Maintenon. Il les choisit surtout parfaitement à lui et les instruisit bien. Ces nouvelles prosélytes parurent d'abord ravies et peu à peu enchantées. Elles s'attachèrent plus que pas une à leur nouvelle directrice, qui, sentant leur esprit et leur réputation dans la maison, s'applaudit d'une conquête qui lui aplanirait celle qu'elle se proposait. Elle s'attacha donc aussi à gagner entièrement ces filles; elle en fit ses plus chères disciples; elle s'ouvrit à elles comme aux plus capables de profiter de sa doctrine et de la faire goûter dans la maison. Elle et M. de Cambrai, qu'elle instruisait de tous ses progrès, triomphaient, et le petit troupeau exultait. M. de Chartres, par le consentement duquel Mme Guyon était entrée à Saint-Cyr et y était devenue maîtresse extérieure, la laissa faire. Il la suivait de l'oeil; ses fidèles lui rendaient un compte exact de tout ce qu'elles apprenaient en dogmes et en pratique. Il se mit bien au fait de tout, il l'examina avec exactitude, et quand il crut qu'il était temps, il éclata.

Mme de Maintenon fut étrangement surprise de tout ce qu'il lui apprit de sa nouvelle école, et plus encore de ce qu'il lui en prouva par la bouche de ses deux affidées, et par ce qu'elles en avaient mis par écrit. Mme de Maintenon interrogea d'autres écolières; elle vit par leurs réponses que, plus ou moins instruites et plus ou moins admises dans la confiance de leur nouvelle maîtresse, tout allait au même but, et que ce but et le chemin étaient fort extraordinaires. La voilà bien en peine, puis en grand scrupule; elle se résolut à parler à M. de Cambrai; celui-ci, qui ne soupçonnait pas qu'elle fût si instruite, s'embarrassa et augmenta les soupçons. Tout à coup Mme Guyon fut chassée de Saint-Cyr, et on ne s'y appliqua plus qu'à effacer jusqu'aux moindres traces de ce qu'elle y avait enseigné. On y eut beaucoup de peine; elle en avait charmé plusieurs qui s'étaient véritablement attachées à elle et à sa doctrine, et M. de Chartres en profita pour faire sentir tout le danger de ce poison et pour rendre M. de Cambrai fort suspect. Un tel revers et si peu attendu l'étourdit, mais il ne l'abattit pas. Il paya d'esprit, d'autorités mystiques, de fermeté sur ses étriers. Ses amis principaux le soutinrent.

M. de Chartres, content de s'être solidement raffermi dans l'esprit et la confiance de Mme de Maintenon, ne voulut pas pousser si fort de suite un homme si soutenu; mais sa pénitente, piquée d'avoir été conduite sur le bord du précipice, se refroidit de plus en plus pour M. de Cambrai, et s'irrita de plus en plus contre Mme Guyon. On sut qu'elle continuait à voir sourdement du monde à Paris; on le lui défendit sous de si grandes peines qu'elle se cacha davantage, mais sans pouvoir se passer de dogmatiser bien en cachette, ni son petit troupeau de se rassembler par parties autour d'elle en différents lieux. Cette conduite, qui fut éclairée, lui fit donner ordre de sortir de Paris. Elle obéit, mais incontinent elle se vint cacher dans une petite maison obscure du faubourg Saint-Antoine. L'extrême attention avec laquelle elle était suivie fit que ne la dépistant de nulle part, on ne douta pas qu'elle ne fût rentrée dans Paris, et à force de recherches on la soupçonna où elle était, sur le rapport qu'on eut des voisins des mystères sans lesquels cette porte ne s'ouvrait point. On voulut être éclairci; une servante qui portait le pain et les herbes fut suivie de si près et si adroitement qu'on entra avec elle. Mme Guyon fut trouvée et conduite sur-le-champ à la Bastille avec ordre de l'y bien traiter, mais avec les plus rigoureuses défenses de la laisser voir, écrire, ni recevoir de nouvelles de personne. Ce fut un coup de foudre pour M. de Cambrai et pour ses amis, et pour le petit troupeau qui ne s'en réunit que davantage. Les suites dépasseraient l'année. Il vaut mieux en demeurer où nous en sommes pour celle-ci et remettre aux événements de la suivante tout ce qui les amena.

CHAPITRE XIX. §

Cavoye et sa fortune. — Projet avorté sur l'Angleterre. — Le roi d'Angleterre à Calais. — Mort de Mme de Guise; du marquis de Blanchefort; de M. de Saint-Géran. — Mme de Saint-Géran. — Mort de Mme de Miramion. — Mme de Nesmond; son orgueil. — Mort de Mme de Sévigné. — Éclat de l'évêque d'Orléans contre le duc de La Rochefoucauld, sur une place derrière le roi donnée au dernier. — Mort de La Bruyère; de Daquin, ci-devant premier médecin; de la reine mère d'Espagne.

Il y a dans les cours des personnages singuliers, qui sans esprit, sans naissance distinguée, et sans entours ni services, percent dans la familiarité de ce qui y est le plus brillant, et font enfin, on ne sait pourquoi, compter le monde avec eux. Tel y fut Cavoye toute sa vie, très petit gentilhomme tout au plus, dont le nom était Oger. Il était grand maréchal des logis de la maison du roi; et le roman qui lui valut cette charge mérite de n'être pas oublié, après avoir dit ce qui le regarde en ce temps-ci. J'ai parlé de lui plus d'une fois, et fait mention de son amitié intime avec M. de Seignelay chez qui la fleur de la cour était travée. Cette grande liaison, qui devait lui aider à tout par le crédit où était ce ministre, causa pourtant le ver rongeur de sa vie. Avec sa charge, ses amis considérables à la cour qui l'y faisaient figurer, et les bontés du roi toujours distinguées, il se flatta d'être chevalier de l'ordre en la promotion de 1688. Le roi la fit avec M. de Louvois qui était chancelier de l'ordre. Ce ministre qui minutait une grande guerre qu'il avait déjà fait déclarer, et qu'il rendit plus générale que le roi ne s'y attendait, ne songea qu'à profiter de l'occasion de se faire des créatures. Il la rendit donc toute militaire pour la première qui ait jamais été faite de la sorte, et eut grande attention d'en exclure tous ceux qu'il n'aimait pas tant qu'il put. L'amitié de Seignelay, son ennemi, pour Cavoye l'avait mis dans ce nombre: il ne fut point de la promotion, et il en pensa mourir de douleur. Le roi, à qui il parla et fit parler par Seignelay et par d'autres amis, lui adoucit sa peine par des propos de bonté et d'espérance pour une autre occasion. Il se fit depuis diverses petites promotions et toujours Cavoye laissé, parce qu'en effet ces promotions avaient des causes particulières pour chacun de ceux qui en furent. À la fin, Cavoye, lassé et outré, écrivit au roi une rapsodie sur sa santé et ses affaires, et demanda la permission de se défaire de sa charge. Le roi ne lui dit ni ne lui fit rien dire là-dessus, et cependant Cavoye prenait publiquement tous ses arrangements pour se retirer de la cour dont je pense qu'il se fût cruellement repenti. Dix ou douze jours après avoir remis sa lettre au roi, vint un voyage de Marly; et Cavoye, sans demander, y fut à l'ordinaire. Deux jours après, le roi, entrant dans son cabinet, l'appela, lui dit avec bonté qu'il y avait trop longtemps qu'ils étaient ensemble pour se séparer, qu'il ne voulait point qu'il le quittât, et qu'il aurait soin de ses affaires. Il y ajouta des espérances sur l'ordre. Cavoye prétendit en avoir eu parole, et le voilà enrôlé à la cour plus que jamais.

Sa mère était une femme de beaucoup d'esprit, venue je ne sais par quel hasard de sa province, ni par quel autre connue de la reine mère, dans des temps où elle avait besoin de toute aorte de gens. Elle lui plut, elle la distingua en bonté sans la sortir de son petit état. Mme de Cavoye en profita pour mettre son fils à la cour et se faire à tous deux des amis. Cavoye était un des hommes de France le mieux faits et de la meilleure mine, et qui se mettait le mieux. Il en profita auprès des dames. C'était un temps où on se battait fort malgré les édits; Cavoye, brave et adroit, s'y acquit tant de réputation, que le nom de brave Cavoye lui en demeura. Mlle de Coetlogon, une des filles de la reine Marie-Thérèse, s'éprit de Cavoye, et s'en éprit jusqu'à la folie. Elle était laide, sage, naïve, aimée et très bonne créature. Personne ne s'avisa de trouver son amour étrange; et, ce qui est un prodige, tout le monde en eut pitié. Elle en faisait toutes les avances. Cavoye était cruel et quelquefois brutal; il en était importuné à mourir. Tant fut procédé, que le roi et même la reine le lui reprochèrent, et qu'ils exigèrent de lui qu'il serait plus humain. Il fallut aller à l'armée, où pourtant il ne passa pas les petits emplois. Voilà Coetlogon aux larmes, aux cris, et qui quitte toutes parures tout du long de la campagne, et qui ne les reprend qu'au retour de Cavoye. Jamais on ne fit qu'en rire. Vint l'hiver un combat où Cavoye servit de second et fut mis à la Bastille: autres douleurs, chacun alla lui faire compliment. Elle quitta toute parure, et se vêtit le plus mal qu'elle put. Elle parla au roi pour Cavoye, et n'en pouvant obtenir la délivrance, elle, le querella jusqu'aux injures. Le roi riait de tout son cour; elle en fut si outrée, qu'elle, lui présenta ses ongles, auxquels le roi comprit qu'il était plus sage de ne se pas exposer. Il dînait et soupait tous les jours en public avec la reine. Au dîner, la duchesse de Richelieu et les filles de la reine servaient. Tant que Cavoye fut à la Bastille, jamais Coetlogon ne voulut servir quoi que ce fût au roi, ou elle l'évitait, ou elle le refusait tout net, et disait qu'il ne méritait pas qu'elle le servît; la jaunisse la prit, les vapeurs, les désespoirs; enfin tant fut procédé, que le roi et la reine exigèrent bien sérieusement de la duchesse de Richelieu de mener Coetlogon voir Cavoye à la Bastille, et cela fut répété deux ou trois fois. Il sortit enfin, et Coetlogon, ravie, se para tout de nouveau, mais ce fut avec peine qu'elle consentit à se raccommoder avec le roi. La pitié et la mort de M. de Froulay, grand maréchal des logis, vinrent à son secours. Le roi envoya quérir Cavoye qu'il avait déjà tenté inutilement sur ce mariage. À cette fois il lui dit qu'il le voulait; qu'à cette condition il prendrait soin de sa fortune, et que, pour lui tenir lieu de dot avec une fille qui n'avait rien, il lui ferait présent de la charge de grand maréchal des logis de sa maison. Cavoye renifla encore, mais il y fallut passer. Il a depuis bien vécu avec elle, et elle toujours dans la même adoration jusqu'à aujourd'hui, et c'est quelquefois une farce de voir les caresses qu'elle lui fait devant le monde, et la gravité importunée avec laquelle il les reçoit. Des autres histoires de Cavoye il y aurait un petit livre à faire: il suffit ici d'avoir rapporté cette histoire pour sa singularité qui est sûrement sans exemple, car jamais la vertu de Mme de Cavoye, ni devant ni depuis son mariage, n'a reçu le plus léger soupçon. Son mari, lié toute sa vie avec le plus brillant de la cour, s'était érigé chez lui une espèce de tribunal auquel il ne fallait pas déplaire, compté et ménagé jusque des ministres, mais d'ailleurs bon homme, et un fort honnête homme, à qui on se pouvait fier de tout.

Le duc de Berwick, bâtard du roi d'Angleterre, parti sous prétexte d'aller faire la revue des troupes que Jacques II avait en France, alla secrètement en Angleterre où il fut découvert, et au moment d'être arrêté et peut-être pis. Le but de ce voyage était de voir par lui-même ce qu'il y avait de réel dans un parti formé pour le rétablissement du roi Jacques, qui le sollicitait puissamment de passer en Angleterre avec des troupes. Le retour de Berwick donna de telles espérances, que le roi d'Angleterre s'en alla le lendemain à Calais où, à tous hasards, dès les premières notions on s'était préparé à tout ce qui fui était nécessaire. Les troupes destinées au trajet et qu'on tenait à portée y marchèrent en même temps, et une escadre s'y rendit pour le transport. Le marquis d'Harcourt commanda tout sous lui avec Pracomtal, maréchal de camp, et le duc d'Humières, Biron et Mornay pour brigadiers. Ces messieurs s'y morfondirent tout le reste de l'hiver et tout le printemps, longtemps contrariés des vents, puis bloqués par les vaisseaux anglais qui empêchèrent qu'on ne pût entrer ni sortir. Tout échoua de la sorte comme il arriva toujours aux projets de ce malheureux prince qui revint enfin à Saint-Germain, et les troupes retournèrent se rafraîchir, puis joindre les armées de Flandre.

Mme de Guise mourut en ce temps-ci. Bossue et contrefaite à l'excès, elle avait mieux aimé épouser le dernier duc de Guise, en mai 1667, que de ne se point marier. Monsieur, son père, frère de Louis XIII, était mort en 1660. Madame, sa mère, qui était soeur de Charles IV, duc de Lorraine, et que Monsieur avait clandestinement épousée à Nancy en 1632, dont Louis XIII voulut si longtemps faire casser le mariage, et qui ne put venir en France qu'après sa mort, était morte en 1662. Mme de Savoie, soeur du même lit, et cadette de Mme de Guise, était morte sans enfants en 1664, et son autre soeur du même lit et l'aînée était revenue dans un couvent de France, sans aucune considération, après avoir quitté ses enfants et son mari, le grand-duc de Toscane, qui ne put jamais l'apprivoiser. Mlle d'Alençon, c'est ainsi qu'on appelait Mme de Guise avant son mariage, avait plus de vingt ans, étant née 26 septembre 1646. Elle était fort maltraitée par Mademoiselle, sa soeur, unique du premier lit, puissamment riche, et qui n'avait jamais pu digérer le second mariage de Monsieur, son père, ni souffrir sa seconde femme, ni ses filles. Dans cet état d'abandon, comptée pour rien par le roi et par Monsieur, ses seuls parents paternels, car la branche de Condé était déjà fort éloignée, elle se laissa gouverner par Mlle de Guise, qui tenait par ses biens et son rang un grand état dans le monde, et qui s'était soumis toute la maison de Lorraine. C'était de plus une personne de beaucoup d'esprit et de desseins, et fort digne des Guises ses pères. Elle avait perdu tous ses frères, desquels tous il ne restait d'enfants que le seul duc de Guise né en août 1650. Il y avait un grand inconvénient; sa mère était à peu près folle dès lors, et ne tarda pas à le devenir tout à fait. Elle était fille unique et héritière du dernier duc d'Angoulême, fils du bâtard de Charles. IX, et d'une La Guiche, de laquelle j'ai déjà parlé, chez qui ma mère fut mariée.

Mlle de Guise, malgré ce grand contredit, entreprit cette grande affaire, et elle en vint à bout. Tous les respects dus à une petite-fille de France furent conservés. M. de Guise n'eut qu'un ployant devant Mme sa femme. Tous les jours à dîner il lui donnait la serviette, et quand elle était dans son fauteuil, et qu'elle avait déployé sa serviette, M. de Guise debout, elle ordonnait qu'on lui apportât un couvert qui était toujours prêt au buffet. Ce couvert se mettait en retour au bout de la table, puis elle disait à M. de Guise de s'y mettre, et il s'y mettait. Tout le reste était observé avec la même exactitude, et cela se recommençait tous les jours sans que le rang de la femme baissât en rien, ni que, par ce grand mariage, celui de M. de Guise en ait augmenté de quoi que ce soit. Il mourut de la petite vérole à Paris, en juillet 1671, et ne laissa qu'un seul fils qui ne vécut pas cinq ans, et qui mourut à Paris en août 1675. Mme de Guise en fut affligée jusqu'à en avoir oublié son Pater.

Elle fut toujours mal avec Mademoiselle, quoiqu'elles logeassent toutes deux au Luxembourg, qu'elles partageaient par moitié. C'était une princesse très pieuse et tout occupée de la prière et de bonnes oeuvres; elle passait six mois d'hiver à la cour, fort bien traitée du roi, et soupant tous les soirs au grand couvert, mais passant les Marlys à Paris. Les autres six mois elle les passait à Alençon, où elle régentait l'intendant comme un petit compagnon, et l'évêque de Séez, son diocésain, à peu près de même, qu'elle tenait debout des heures entières, elle dans son fauteuil, sans jamais l'avoir laissé asseoir même derrière elle en un coin. Elle était fort sur son rang, mais du reste, savait fort ce qu'elle devait, le rendait, et était extrêmement bonne. En allant et revenant d'Alençon, elle passait toujours quelques jours à la Trappe et coupait son séjour d'Alençon par y faire un petit voyage exprès. Elle y logeait au dehors dans une maison que M. de la Trappe avait bâtie pour les abbés commendataires, afin qu'ils ne troublassent point la régularité de la maison. Il était le directeur de Mme de Guise, et on a, entre ses ouvrages, quelques-uns qu'il a faits pour elle. Il venait de perdre l'abbé qu'il avait choisi et qui était à souhait. Il n'avait pas cinquante ans et il était d'une bonne santé. Une fièvre maligne l'emporta. Mme de Guise contribua à faire agréer au roi celui que M. de la Trappe désira mettre en sa place.

Ce fut la dernière bonne oeuvre de cette princesse. Elle tomba incontinent après malade, d'un mal assez semblable à celui dont M. de Luxembourg était mort, et qui l'emporta de même le 17 mars. Elle avait reçu ses sacrements, et elle mourut avec une piété semblable à sa vie. Le roi l'aimait et l'alla voir deux fois, la dernière le matin du jour qu'elle mourut, et le soir il alla coucher et passer quelques jours à Marly pour laisser faire les cérémonies. Mais elle les avait toutes défendues, et voulut être enterrée non à Saint-Denis suivant sa naissance, mais aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, et en tout comme une simple religieuse: elle fut obéie. On ne sut qu'à sa mort qu'elle portait un cancer depuis longtemps, qui paraissait prêt à s'ouvrir. Dieu lui en épargna les douleurs. Elle avait fait et jeûné tous les carêmes, et toute sa vie n'en était pas moins pénitente. Le roi donna mille écus de pension à Mme de Vibraye sa dame d'honneur, et cinq cents écus à chacune de ses filles d'honneur. La duchesse de Joyeuse, sa belle-mère, ne la survécut pas de deux mois, dans l'abbaye d'Essey, où elle faisait prendre soin d'elle, depuis la mort de Mme d'Angoulême.

Le marquis de Blanchefort, second fils du feu maréchal de Créqui, beau, bien fait, galant, avancé et fort appliqué à la guerre, mourut en même temps à Tournai, sans alliance; et M. de Saint-Géran tomba mort dans Saint-Paul à Paris. On dit qu'il venait de faire ses dévotions. C'est ce comte de Saint-Géran si connu par ce procès célèbre sur son état, qui est entre les mains de tout le monde. Il portait une calotte d'une furieuse blessure, qu'il avait reçue devant Besançon, du crâne, du frère aîné de Beringhen, premier écuyer, à qui un coup de canon emporta la tête. M. de Saint-Géran était gros, court et entassé, avec de gros yeux et de gros traits qui ne promettaient rien moins que l'esprit qu'il avait. Il avait été auprès de quelques princes d'Allemagne lieutenant général, chevalier de l'ordre en 1688, fort pauvre, presque toujours à la cour, mais peu de la cour quoique dans les meilleures compagnies. Sa femme, charmante d'esprit et de corps, l'avait été pour d'autres que pour lui; leur union était moindre que médiocre. M. de Seignelay entre autres l'avait fort aimée. Elle avait toujours été recherchée dans ce qui l'était le plus à la cour, et dame du palais de la reine, recherchée elle-même dans tout ce qu'elle avait et mangeait avec un goût exquis et la délicatesse et la propreté la plus poussée. Elle était fille du frère cadet de M. de Blainville, premier gentilhomme de la chambre de Louis XIII, à la mort duquel sans enfants mon père eut sa charge. Sa viduité ne l'affligea pas; elle ne sortait point de la cour et n'avait pas d'autre demeure. C'était en tout une femme d'excellente compagnie et extrêmement aimable, et qui fourmillait d'amis et d'amies.

On perdit en même temps Mme de Miramion à soixante-six ans, dans le mois de mars, et ce fut une véritable [perte]. Elle s'appelait Bonneau et son père le sieur de Rubelle, de fort riches bourgeois de Paris. Elle avait épousé un autre [bourgeois] d'Orléans fort riche aussi, dont le père avait obtenu des lettres patentes pour changer son sale et ridicule nom de Beauvit en celui de Beauharnais. Elle fut mariée et veuve la même année, en 1645, et demeura grosse d'une fille qu'elle maria à M. de Nesmond, qu'elle vit longtemps président à mortier à Paris, et qui n'eut point d'enfants. Mme de Miramion veuve, jeune, belle et riche, fut extrêmement recherchée de se marier sans y vouloir entendre. Bussy-Rabutin, si connu par son Histoire amoureuse des Gaules et par la profonde disgrâce qu'elle lui attira, et encore plus par la vanité de son esprit et la bassesse de son coeur quoique très brave à la guerre, la voulait épouser absolument, et, protégé par M. le Prince qui n'eut pas, dans les suites, lieu de se louer de lui, l'enleva et la conduisit dans un château. Tout en y arrivant elle prononça devant ce qu'il s'y trouva de gens un voeu de chasteté, puis dit à Bussy que c'était à lui à voir ce qu'il voulait faire. Il se trouva étrangement déconcerté de cette action si forte et si publique, et ne songea plus qu'à mettre sa proie en liberté et à tâcher d'accommoder son affaire. De ce moment Mme de Miramion se consacra entièrement à la piété et à toutes sortes de bonnes oeuvres. C'était une femme d'un grand sens et d'une grande douceur, qui de sa tête et de sa bourse eut part à plusieurs établissements très utiles dans Paris; et elle donna la perfection à celui de la communauté de Sainte-Geneviève, sur le quai de la Tournelle, où elle se retira, et qu'elle conduisit avec grande édification, et qui est si utile à l'éducation de tant de jeunes filles et à la retraite de tant d'autres filles et veuves. Le roi eut toujours une grande considération pour elle, dont son humilité ne se servait qu'avec grande réserve et pour le bien des autres, ainsi que de celle que lui témoignèrent toute sa vie les ministres, les supérieurs ecclésiastiques et les magistrats publics. Sa fille, dont la maison était contiguë à la sienne, se fit un titre d'en prendre soin après sa mort, et devenue veuve se fit dévote en titre d'office et d'orgueil, sans quitter le monde qu'autant qu'il fallut pour se relever sans s'ennuyer. Elle s'était ménagé les accès de sa mère de son vivant, et les sut bien cultiver après, surtout Mme de Maintenon dont elle se vantait modestement. Ce fut la première femme de son état qui ait fait écrire sur sa porte « Hôtel de Nesmond. »On en rit, on s'en scandalisa, mais l'écriteau demeura et est devenu l'exemple et le père de ceux qui de toute espèce ont peu à peu inondé Paris. C'était une créature suffisante, aigre, altière, en un mot une franche dévote, et dont le maintien la découvrait pleinement.

Mme de Sévigné, si aimable et de si excellente compagnie, mourut quelque temps après à Grignan chez sa fille, qui était son idole et qui le méritait médiocrement. J'étais fort des amis du jeune marquis de Grignan, son petit-fils. Cette femme, par son aisance, ses grâces naturelles, la douceur de son esprit, en donnait par sa conversation à qui n'en avait pas, extrêmement bonne d'ailleurs, et savait extrêmement de toutes choses sans vouloir jamais paraître savoir rien.

Le P. Séraphin, capucin, prêcha cette année le carême à la cour. Ses sermons, dont il répétait souvent deux fois de suite les mêmes phrases, et qui étaient fort à la capucine, plurent fort au roi, et il devint à la mode de s'y empresser et de l'admirer; et c'est de lui, pour le dire en passant, qu'est venu ce mot si répété depuis, sans Dieu point de cervelle. Il ne laissa pas d'être hardi devant un prince qui croyait donner les talents avec les emplois. Le maréchal de Villeroy était à ce sermon; chacun comme entraîné le regarda. Le roi fit des reproches à M. de Vendôme, puis à M. de La Rochefoucauld de ce qu'il n'allait jamais au sermon, pas même à ceux du P. Séraphin. M. de Vendôme lui répondit librement qu'il ne pouvait aller entendre un homme qui disait tout ce qu'il lui plaisait sans que personne eût la liberté de lui répondre, et fit rire le roi par cette saillie.

M. de La Rochefoucauld le prit sur un autre ton, en courtisan avisé. Il lui dit qu'il ne pouvait s'accommoder d'aller, comme les derniers de la cour, demander une place à l'officier qui les distribuait, s'y prendre de bonne heure pour en avoir une bonne, et attendre et se mettre où il plaisait à cet officier de le placer. Là-dessus et tout de suite, le roi lui donna pour sa charge une quatrième place derrière lui, auprès du grand chambellan, en sorte que partout il est ainsi placé: le capitaine des gardes derrière le roi, qui a le grand chambellan à sa droite, et le premier gentilhomme de la chambre à sa gauche, et jamais que ces trois-là jusqu'à cette quatrième que M. de La Rochefoucauld sut tirer sur le temps pour sa charge qui n'en avait point, qui est nouvelle et que le roi fit pour Guitri, tué au passage du Rhin, auquel M. de La Rochefoucauld succéda. M. d'Orléans, premier aumônier, qui a sa place au prie-Dieu, mais point ailleurs, s'était peu à peu accoutumé à se mettre auprès du grand chambellan, et, comme il était fort aimé et honoré, on l'avait laissé faire sans lui dire mot. C'était celle que le roi donna à M. de La Rochefoucauld. M. d'Orléans, qui â force de s'y mettre la voulait croire sienne, fit les hauts cris comme si elle l'eût été, et n'osant se prendre au roi, qui venait de le nommer si gracieusement au cardinalat, se brouilla ouvertement avec M. de La Rochefoucauld, jusqu'alors et de tout temps son ami particulier. Les envieux de sa faveur, qui ne manquent point dans les cours, firent grand bruit, M. le Grand surtout et ses frères. Ils étaient eux et le duc de Coislin, et M. d'Orléans, et le chevalier de Coislin, enfants du frère et de la soeur; ils avaient toujours vécu sur ce pied-là avec eux, et s'étaient surtout piqués d'une grande amitié pour M. d'Orléans. M. le Grand était l'émule de la faveur de M. de La Rochefoucauld, et fort jaloux l'un de l'autre. N'osant aller au roi, ils excitèrent Monsieur dont le chevalier de Lorraine disposait; bref toute la cour se partialisa, et M. d'Orléans l'emporta par le nombre et par la considération des personnes qui se déclarèrent pour lui. Le roi tâcha inutilement de lui faire entendre raison. M. de La Rochefoucauld, vraiment affligé de perdre son amitié, fit fort au delà de ce dont il était ordinairement capable; des amis communs s'entremirent, M. d'Orléans fut inflexible, et quand il vit que tout cet éclat n'aboutissait qu'à du bruit, il s'en alla bouder dans son diocèse.

Le public perdit bientôt après un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes, je veux dire La Bruyère, qui mourut d'apoplexie, à Versailles, après avoir surpassé Théophraste en travaillant d'après lui, et avoir peint les hommes de notre temps dans ses Nouveaux Caractères d'une manière inimitable. C'était d'ailleurs un fort honnête homme, de très bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé; je l'avoir assez connu pour le regretter, et les ouvrages que son âge et sa santé pouvaient faire espérer de lui.

Daquin, ci-devant premier médecin du roi, ne put survivre longtemps à sa disgrâce; il alla chercher à prolonger ses jours à Vichy, et y mourut en arrivant, et avec lui sa famille qui retomba dans le néant.

L'Espagne perdit la reine mère, d'un cancer; c'était une méchante et malhabile femme, toujours gouvernée par quelqu'un, qui remplit de troubles la minorité du roi son fils. Don Juan d'Autriche lui arracha le fameux Vasconcellos, puis le jésuite Nitard son confesseur, qu'elle consola par l'ambassade d'Espagne à Rome, n'étant que simple jésuite, et le fit cardinal après, mais sans avoir pu le rapprocher d'elle. Elle régna avec plus de tranquillité sous le nom de son fils, devenu majeur, et rendit fort malheureuse la fille de Monsieur que ce prince avait épousée. À la fin son mauvais gouvernement et plus encore son humeur altière, qui lui avait aliéné toute la cour, refroidit le roi pour elle, sur qui elle l'exerçait avec peu de ménagement, et elle alla passer ses dernières années dans un palais particulier dans Madrid, peu comptée et peu considérée. Elle haïssait extrêmement la France et les Français. Elle était soeur de l'empereur et seconde femme de Philippe IV, qui de sa première femme, fille d'Henri IV, avait eu notre reine Marie-Thérèse, en sorte que le roi en drapa pour un an sans regret.

CHAPITRE XX. §

Reprise du procès de M. de Luxembourg. — Récusation du premier président Harlay. — Option hardie de M. de Luxembourg. — Renvoi au parlement de la cause par la bouche du roi. — Pairs postérieurs en cause. — Partialité de Maisons contre nous. — Insolence de l'avocat de M. de Luxembourg, sans suite. — Misère des ducs opposants. — D'Aguesseau, avocat général, conclut pour nous. — M. de Luxembourg appointé sur sa prétention et sans qu'il en eût fait demande; mis en attendant au rang de 1662. — Pitoyable conduite des ducs opposants. — Projet d'écrit que je fis pour le roi inutilement. — Prévarication solennelle du premier président Harlay. — Honte des juges de leur jugement. — Réception de M. de Luxembourg au parlement.

Maintenant il est temps de reprendre la suite du procès de M. de Luxembourg dont je n'ai pas voulu interrompre [mon récit]. Le départ pour les armées avait interrompu le cours de cette affaire que M. de Luxembourg avait reprise à la mort du maréchal son père. Nous avions fait notre opposition à sa réception au parlement; nous avions résolu de mettre en cause le duc de Gesvres pour entraîner par là la récusation du premier président, dont les ruses, les détours et les manèges, dans la soif de demeurer notre juge, avaient causé une division entre nous, dont le danger avait été promptement arrêté par notre réunion pour la récusation, avec ce ménagement, pour ceux qui l'avaient combattue, de n'y venir point tant que rien ne péricliterait. C'est ce qui se trouve expliqué page 183, où on voit aussi qu'il fut résolu de commencer par une requête civile de MM. de Lesdiguières, de Brissac et de Rohan. Ce fut aussi par où nous voulûmes recommencer cette année. La requête civile toute scellée et toute prête était entre les mains du procureur du duc de Rohan, tandis que, dès notre première assemblée, les agitations se renouvelaient parmi nous, sur la récusation actuelle du premier président, par toutes les bassesses et les artifices qu'il prodiguait de nouveau pour se conserver le plaisir de demeurer notre juge et parer la honte de la récusation. Nous sûmes de ce procureur du duc de Rohan qu'il avait défense expresse de lui, qui était lors en Bretagne, de laisser faire aucun usage de la requête civile que préalablement le duc de Gesvres ne fût en cause. Cette déclaration finit toutes les diversités d'avis. Le duc de Gesvres fut assigné et mis en cause sans donner le moindre signe de vie au premier président, non plus que lors de sa récusation que nous fîmes tout de suite. La rage qu'il en conçut ne se peut exprimer, et, quelque grand comédien qu'il fit, il ne la put cacher. Toute son application depuis ne fut plus que de faire tout ce qu'il pourrait contre nous; le reste de masque tomba, et la difformité du juge parut dans l'homme à découvert.

Aussitôt après, nous fîmes signifier à M. de Luxembourg qu'il eût à opter, des lettres d'érection de Piney de 1581 ou de celles de 1662. En abandonnant les premières, le procès tombait; en répudiant les dernières, il renonçait à l'état certain de duc et pair après nous, pour s'attacher à l'espérance de nous précéder, et courir le risque, s'il perdait, de n'être plus que duc vérifié de l'érection qui avait été faite en sa faveur de la terre de Beaufort sous le nom de Montmorency, lorsqu'il épousa la fille du duc de Chevreuse. Le parti était bien délicat; aussi en fut-il effrayé; mais, après avoir bien consulté, il ne put se résoudre d'abandonner ses prétentions, et choisit d'en courir tout le danger. Il compta sur son crédit et sûr la compassion des juges dans une si grande extrémité, et il espéra contre toute raison et prudence. M. de Gesvres, mis en cause, exclut tous les présidents à mortier, excepté Maisons seul, et des trois avocats généraux, ne nous laissa que d'Aguesseau, qui était alors l'aigle du parlement.

Cette reprise pouvait demander des lettres patentes de renvoi au parlement pour lui donner pouvoir de juger, les pairs, non parties, convoqués, et par l'option forcée de M. de Luxembourg, par laquelle en perdant son procès, il tombait entièrement de la dignité de pair de France; mais comme il était pourtant vrai que cette option n'était qu'une suite en conséquence de la reprise du même procès, le roi aima mieux y suppléer de bouche. Il manda donc le président de Maisons et les gens du roi, et leur dit qu'encore que notre affaire ne fût pas naturellement de la compétence du parlement, il voulait que pour cette fois il la jugeât selon les lois et définitivement, sans tirer à conséquence pour de pareilles matières; parce qu'il ne se voulait point mêler de celle-ci, ni la retenir à son conseil. Ce fut le 27 mars, et le dernier du même mois. Le premier président, le président de Maisons et plusieurs conseillers de la grand'chambre vinrent faire leur remerciement au toi de l'honneur qu'il lui plaisait faire au parlement de lui renvoyer notre affaire, et de ce qu'il avait fait la grâce de dire là-dessus au président de Maisons et aux gens du roi.

Il ne fut plus question que de se bien défendre de part et d'autre. Nous persuadâmes à quelques ducs, postérieurs aux lettres d'érection nouvelle de Piney en 1662, de se joindre à nous par la juste crainte que d'autres prétentions d'ancienneté les vinssent troubler si celle-ci réussissait, et les ducs d'Estrées, La Meilleraye, Villeroy, Aumont, La Ferté et Charost entrèrent avec nous en cause. Harreau plaida pour eux, Fretteau pour nous, Magneux pour M. de Richelieu à cause de ses pairies femelles, en expliquer les différences et les écoulements; Chardon fut chargé de la réplique, et Dumont plaida pour M. de Luxembourg. Nous nous mimes à solliciter tous ensemble, et à les instruire, et nous nous rendîmes assidus aux audiences qui étaient tous les mardis et samedis matin aux bas sièges. M. de La Trémoille, en année de premier gentilhomme de la chambre, et M. de, La Rochefoucauld; dont la charge est un service continuel, s'y rendirent au moins une fois la semaine, très ordinairement toutes les deux fois; je n'en manquai aucune, et presque tous s'y rendirent aussi assidus. Notre nombre nous détourna d'y mener nos amis, et M. de Luxembourg n'y fut accompagné que de MM. de Saillant et de Clérembault, son beau-père, dont le maintien, le vêtement et la perruque, fort semblable à celle des quais et qui lui en avait mérité le surnom, paraissait un vieux valet que l'attachement conduit à la suite de son maître. Ses écus nous firent plus de mal que son crédit; il ne les épargna pas à une dame Bailly que le président de Maisons entretenait depuis longues années, qui logeait avec lui, et pour qui il avait chassé sa femme, saur de Fieubet, conseiller d'État fort distingué, et qui était elle-même une femme d'esprit et de mérite. Il avait eu depuis peu la survivance de sa charge pour son fils par le crédit du premier président; aussi ne fit-il aucun pas dans notre affaire que par ses ordres, et se fit un fidèle canal de sa partialité. D'Aguesseau s'instruisit avec grande application, et en montra une extrême à écouter les avocats en toutes les audiences.

Nous nous mettions dans la lanterne du côté de la cheminée, qui était celui de nos avocats, et sur le banc des gens du roi avec eux; et M. de Luxembourg, avec sa petite suite et son avocat, auprès de la lanterne du côté de la buvette, avantage de droit qui ne nous fut pas disputé. La réception du duc de Villeroy, qui se fit un des jours ne nos audiences, y amena les princes du sang et légitimés et beaucoup d'autres pairs. M. le prince de Conti, M. de Reims, M. de Vendôme et plusieurs autres y demeurèrent, et furent si satisfaits d'avoir ouï plaider Harreau, qu'ils ne doutèrent pas que nous ne gagnassions notre cause.

Nos avocats ayant fini, ce fut à Dumont à parler. Il tint trois audiences en beaucoup de fatras, et, faute de raisons, battit fort la campagne; à la quatrième, il se licencia fort sur nos avocats; la cinquième fut fertile en subtilités, où hors d'espérance de rien emporter par raisons, il hasarda tout pour réussir par une impression de crainte qui persuadât à des gens éloignés du monde et de la cour que le roi était intéressé dans l'affaire pour M. de Luxembourg, comme le premier président avait taché sans cesse de le leur persuader. Ce Dumont était un homme fort audacieux, et qui en lit là ses preuves. Il assimila tant qu'il put le droit infini des pairies femelles, qu'il s'efforçait d'établir, au nouveau rang des bâtards, et nous appliqua en propres termes ce passage de l'Écriture : Populus hic labiis me honorat, cor autem eorum longe est a une; tandis que nous contestions si vivement le rang à sa partie, sans cesser de faire assidûment notre cour au roi. Les ducs de Montbazon (Guéméné), La Trémoille, Sully, Lesdiguières, Chaulnes et La Force étaient sur le banc des gens du roi, et moi, assis dans la lanterne entre les ducs de La Rochefoucauld et d'Estrées. Je m'élançai dehors criant à l'imposture et justice de ce coquin. M. de La Rochefoucauld me retint à mi-corps et me fit taire. Je m'enfonçai de dépit plus encore contre lui que contre l'avocat. Mon mouvement avait excité une rumeur, et il n'y avait qu'à interpeller M. de Luxembourg s'il avouait son avocat ou non, et sur le champ on aurait eu justice du parlement contre l'avocat, ou dans la journée, du roi de M. de Luxembourg; mais nous n'étions plus pour la demander, et moins encore pour nous la faire; on laissa achever Dumont, et le président de Maisons fit une légère excuse.

L'après-dînée nous nous assemblâmes: M. de Guéméné y rêva à la suisse à son ordinaire; M. de La Trémoille parut plus fâché que le matin; M. de Lesdiguières tout neuf encore écoutait fort étonné; M. de Chaulnes raisonnait en ambassadeur, avec le froid et l'accablement d'un courage étouffé par la douleur de son échange dont il ne put jamais revenir; M. de La Rochefoucauld pétillait de colère et d'impatience, et au fond ne savait que proposer ni que conclure; le duc d'Estrées grommelait en grimaçant sans qu'il en sortit rien; et le duc de Béthune bavardait des misères. Après une longue pétaudière, il fut résolu que le roi serait informé de cette insolence par MM. de La Trémoille et de La Rochefoucauld, chez lequel nous nous assemblerions avec chacun un projet de réponse pour en pouvoir choisir. Ces messieurs s'en acquittèrent auprès du roi mieux qu'il n'y avait eu lieu de l'espérer. Le roi témoigna sa surprise que Maisons n'eût pas imposé silence, et ajouta, sur ce beau passage de l'Écriture, qu'il était à présumer que ceux qui accusaient les autres de manquements à son égard en étaient plus coupables, et que pour nous, nous pouvions être pleinement en repos sur ce qu'il en pensait; que M. de Luxembourg ne lui avait point parlé, qu'il verrait ce qu'il lui dirait, mais qu'il ne nous disait rien sur notre réponse, sinon qu'il voulait n'en rien savoir qu'après qu'elle serait faite. Nous portâmes donc chacun la nôtre chez M. de La Rochefoucauld, où je crus voir des pensionnaires qui ont composé pour les places. Il s'en fit une assez mauvaise compilation. M. de Chaulnes se chargea d'aller travailler avec Chardon pour là réplique, et de lui porter notre réponse; il l'affaiblit encore, et elle ne valut pas la peine d'être prononcée, au moins c'est ce qu'il me partit quand Chardon la débita.

Tout fini de part et d'autre, ce fut à d'Aguesseau à parler: il s'en acquitta avec une si exacte fidélité à mettre dans le plus grand jour jusqu'aux moindres raisons alléguées de part et d'autre, et tant de justesse à les balancer toutes, et à laisser une incertitude entière sur son avis, que le barreau et les parties mêmes auraient donné les mains à en passer par son avis. Il se reposa le lendemain; et le vendredi, 13 avril, il reparut pour achever. Il tint encore l'auditoire assez longtemps en suspens, puis commença à se montrer; ce fut avec une érudition, une force, une précision et une éloquence incomparables, et conclut entièrement pour nous. Il se déroba aussitôt aux acclamations publiques, et nous fûmes priés de sortir pour laisser opiner les juges avec liberté. C'est ce qu'ils appellent délibérer sur le registre. Tout le monde sortit donc en même temps, et ils demeurèrent seuls dans la grand'chambre. Mme de La Trémoille, qui était dans une lanterne haute, nous vint trouver. Le délibéré ne fut pas long, mais notre impatience nous fit entrer dans le parquet des huissiers, d'où, un moment après, nous vîmes sortir de la grand'chambre qui était fermée, et où il ne devait y avoir que les juges, Poupart, secrétaire du premier président. Bientôt après on nous fit entrer pour entendre la prononciation de l'arrêt qui donna gain de cause à M. de Luxembourg sur l'érection de 1662 et l'appointa sur celle de 1581, tellement qu'il se trouva par là au même état qu'était son père. Nous eûmes peine à entendre un arrêt si injuste et si nouveau, et qui statuait ce qui ne pendait point en question.

Quelque outré que je fusse, je proposai là même de nous aller assembler, mais je parlais à des gens à qui le dépit avait bouché les oreilles. Rentré chez moi, ce même dépit qui me faisait tout une autre impression, m'en fit sortir pour aller tâcher de persuader M. de La Rochefoucauld de porter ses plaintes au roi, mais je ne trouvai qu'un homme furieux, incapable de rien entendre ni de rien faire, et qui s'exhalait inutilement. Je revins donc chez moi plus piqué contre les nôtres que contre nos juges. Je n'y fus pas longtemps que la duchesse de La Trémoille me manda d'aller chez Riparfonds. Je fus surpris d'y trouver M. de La Rochefoucauld avec elle qui l'exhortait avec force comme j'avais fait le matin. Je me joignis à elle, mais nous y perdîmes notre temps. Il ne répondit qu'en furie, et au fond qu'en mollesse, et las enfin d'être serré de si près, il nous laissa. Mme de La Trémoille, outrée, ne se contraignit pas sur son chapitre, et puis nous nous séparâmes. Rentrant chez moi, il me vint dans la pensée de faire un mémoire pour le roi. Comme il explique bien l'arrêt et nos sujets de plaintes, je l'insérerai ici.

« Sire.

« L'arrêt qui a été rendu ce matin sur notre affaire porte des caractères si singuliers, que nous croyons pouvoir oser supplier la bonté et la patience de Votre Majesté de trouver bon que nous ayons l'honneur de lui en rendre compte. Nous commencerons par nous dépouiller des premiers mouvements qui peuvent échapper à ceux qui sont vivement persuadés d'un tort considérable qui leur a été fait, et nous demanderons à Votre Majesté la grâce de lire cet écrit, non comme une plainte, mais comme un soulagement que nous nous donnons en l'instruisant de ce qui nous touche si sensiblement, moins encore comme une censure aigre contre des personnes dont nous ne croyons pas nous devoir louer, mais comme un récit exactement conforme à la vérité la plus scrupuleuse.

« Ce matin, Sire, les juges sont entrés un peu avant neuf heures, apparemment instruits des désirs qu'il y a si longtemps que M. le premier président ne se donne pas même la peine de cacher contre nos intérêts, et ce magistrat, seul dès cinq heures et demie dans la grand'chambre, a eu tout le loisir de leur en rafraîchir la mémoire les ayant tous attendus et vus entrer un à un.

« M. l'avocat général d'Aguesseau a continué, avec une force et une éloquence que tous les auditeurs en nombre prodigieux ont unanimement admirées, le beau plaidoyer qu'il avait commencé avant-hier; il avait ce jour-là rapporté avec une mémoire et une exactitude infinie toutes les raisons de part et d'autre, et avait si bien réussi à les mettre dans un jour égal, qu'on ne put pénétrer du tout ce qu'il pensait. Aujourd'hui, Sire, il s'est expliqué, et pour nous; il a si fortement combattu, et, nous osons vous l'avancer avec la voix du public, terrassé les raisons de notre partie par les nôtres, par notre droit, par le droit commun, par le droit public, que chacun nous a donné gain de cause. Il a fait plus, Sire, il a été tellement convaincu que Votre Majesté y était intéressée, qu'il a non seulement conclu, mais requis et demandé en termes exprès et formels, que M. de Luxembourg ne fût point reçu, et, comme par commisération pour son état et pour son nom, qu'il fût sursis au jugement de sa réception jusqu'à ce que Votre Majesté se fût expliquée plus clairement sur ses intentions et ses ordres sur la diversité qui semble se trouver dans les lettres d'érection de Piney de 1662, et la déclaration de 1676, émanées de Votre Majesté, et, quant à l'ancienne érection de Piney de 1581, il a conclu à son extinction à cause des monstrueuses conséquences du contraire, également préjudiciables à Votre Majesté et à l'État, qu'il a parfaitement déduites.

« Il a été ordonné un délibéré sur le registre sur-le-champ, c'est-à-dire que tout le monde s'est retiré pour laisser la liberté aux juges d'opiner tout haut et plus à leur aise. Durant ce délibéré, où il ne se doit trouver personne que les juges, M. l'avocat général Harlay et Poupart, secrétaire de M. le premier président, sont demeurés dans la grand'chambre. Au bout d'une grosse heure les parties ont été rappelées pour entendre leur arrêt que voici.

« Nous l'avouerons, Sire, ç'a été pour nous un coup de foudre, et nous ne croyions pas le parlement assez hardi pour faire tant de choses à la fois sans exemple: accorder à M. de Luxembourg ce qu'il ne demandait pas, puisque, par l'option qu'il a faite, il a renoncé à l'érection de 1662, dont il lui donné la dignité et le rang; et pour prononcer la réception d'un pair de France, non seulement contre les conclusions formelles de l'homme de Votre Majesté, et de l'organe de ses volontés, surtout en telles matières, mais encore contre sa réquisition expresse, et sans user du tempérament qu'il a dit ne proposer à la cour que par une espèce de commisération pour l'état violent mais juste de M. de Luxembourg, où il s'est mis par l'option qu'il a faite.

« Oserions-nous, Sire, prendre la liberté de demander en grâce à Votre Majesté de se faire rendre compte du plaidoyer de M. d'Aguesseau, et oserions-nous l'assurer qu'il mérite cet honneur? Mais, Sire, oserions-nous davantage, et notre confiance aux bontés et en l'équité de Votre Majesté nous en donnerait-elle assez pour lui demander comme la plus grande grâce de se faire rapporter l'affaire pour la juger de nouveau, si le plaidoyer de votre avocat général et les deux nullités expliquées de l'arrêt vous paraissent mériter une révision? Oui, Sire, nous l'espérons de votre justice accoutumée et de votre bonté, et à qui est-ce enfin à décider des dignités et de leur effet, sinon à celui qui en est le seul maître, dispensateur et arbitre suprême, et à la source incorruptible de la justice? Nous demandons cette grâce à Votre Majesté avec toute la soumission et toute l'instance dont nous sommes capables, et aucun de nous ne la désire avec une ardeur moins vive que la restitution de ses biens et de son honneur, également contents et soumis au succès, tel qu'il puisse être, pourvu que sa décision sorte de la bouche de l'oracle de la justice. »

Dès que j'eus achevé ce projet de mémoire, j'allais le porter au duc de La Trémoille à qui j'avais mandé de ne s'en aller pas à Marly que je ne l'eusse vu. Mme de La Trémoille et la duchesse de Créqui sa mère, qui en entendirent la lecture avec lui, auraient bien voulu qu'il l'eût porté au roi. Il en avait aussi grande envie, mais la scène de M. de La Rochefoucauld et sa faiblesse les en détourna. Je ne trouvai pas mieux mon compte avec le duc de Chaumes, à qui je le portai. De là je m'en revins chez moi plus fâché, s'il se pouvait encore, que je n'en étais sorti. Il était pourtant vrai que le roi trouva le jugement contre toutes les formes et très extraordinaire, et qu'il s'attendait aux plaintes qui lui en seraient portées. Il s'en expliqua même à son dîner d'une manière peu avantageuse au parlement, et toute sa promenade le soir dans ses jardins se passa à ouïr M. de Chevreuse qui revenait de Paris, et à lui faire des questions peu obligeantes pour les juges. Mais l'obstination de M. de La Rochefoucauld, qui tourna en dépit contre soi-même, rendit tout inutile, et me combla de déplaisir que j'allai chercher à émousser à la Trappe, pour y profiter du temps de la semaine sainte. En revenant, j'appris que le roi, à son retour à Versailles, avait fort parlé de ce jugement au premier président; que ce magistrat l'avait fort blâmé, et dit au roi que notre cause était indubitable pour nous, et qu'il l'avait toujours et dans tous les temps estimée telle. C'était se jeter à lui-même la dernière pierre. Pensant ainsi, quel juge, après tout ce qu'il fit contre nous jusqu'à nous forcer à le récuser, et après en faire plus ouvertement contre nous sa propre chose ! S'il ne le pensait pas, quel juge encore et quel prévaricateur de répondre au roi avec cette flatterie sur ce qu'il voyait quel était son sentiment !

Les juges eux-mêmes, honteux de leur jugement, s'excusèrent sur la compassion de l'état de M. de Luxembourg, tombé de toute pairie sans cet expédient, et sur l'impossibilité qu'il gagnât jamais la préséance de l'ancienne érection de 1581 dont ils lui avaient laissé la chimère, c'est-à-dire qu'après s'être déshonorés par le jugement, ils montrèrent par là la honte qu'ils en ressentaient. M. de Luxembourg fut reçu au parlement au rang de 1662, le vendredi 4 mai suivant; le duc de La Ferté et deux autres de la queue seulement s'y trouvèrent. Il vint chez nous tous, mais aucun ne voulut d'aucun commerce ni avec lui ni avec ses juges. Nous portâmes tous nos remerciements à l'avocat général d'Aguesseau, qui pour la première fois de sa vie fut tondu, et dans la seule cause qu'il eût peut-être plaidée, où cela était de droit impossible par son seul caractère d'avocat général.

CHAPITRE XXI. §

Destination des armées. — Maréchal de Choiseul sur le Rhin. — M. de Lauzun se brouille et se sépare de M. et de Mme la maréchale de Lorges. — Le duc de La Feuillade vole son oncle en passant à Metz. — Prévenances du maréchal de Choiseul en l'armée duquel j'arrive. — Mort de Montal; du marquis de Noailles; de Varillas; du Plessis; du roi de Pologne Jean Sobieski. — Cavalerie battue par M. de Vendôme. — Négociation. — Armée de Savoie. — Tessé. — Conditions de la paix de Savoie. — Succès à la mer.

La destination des armées était réglée comme l'année précédente, excepté que le maréchal de Choiseul eut l'armée du Rhin à la place de M. le maréchal de Lorges, le maréchal de Joyeuse alla en la sienne sur les côtés; les princes du sang furent de l'armée du maréchal de Villeroy, où M. de Chartres commanda la cavalerie, et les bâtards en celle de M. de Boufflers, pour les séparer et mettre M. du gaine moins au grand jour. Le roi, avant de déclarer le maréchal de Choiseul, le prit en particulier dans son cabinet, et se fit expliquer par lui, pendant un assez longtemps, les objets qu'il voyait de ses fenêtres. Il s'assura par ce moyen de sa vue qui était fort basse de près, mais qui distinguait bien de loin. Nous demeurâmes persuadés que le roi se sentit plus à son aise de ce changement.

M. le maréchal de Lorges qui voulait faire, qui en sentait les moyens, et qui voyait de plus, comme tout le monde, que les succès de Flandre n'amèneraient point la paix dans un pays tout hérissé de places, à moins de conjectures uniques, comme avaient été celles de Parc, lorsque le roi revint, et la dernière qui sauva M. de Vaudemont, ne cessait tous les hivers de proposer le siège de Mayence et d'emporter les lignes d'Heilbronn, et d'en presser le roi à temps d'y donner les ordres nécessaires à une heureuse et sûre exécution, et le roi, demeuré persuadé qu'il ne fallait rien faire d'important en Allemagne et mesurer tous ses efforts ailleurs, éconduisait tous les ans le maréchal de Lorges avec ennui, parce que les répliques lui manquaient hors celles de sa volonté. M. de Louvois, qui avait procuré cette guerre, et qui ne la voulait finir de longtemps, avait, par cette raison-là même que je viens de dire, persuadé au roi l'avis où il était demeuré, et que sa pique personnelle contre le prince d'Orange lui faisait goûter, lequel commandait toutes les années l'armée de Flandre, et sa colère aussi contre les Hollandais. Les sources de toutes ces choses feraient ici une trop longue parenthèse; peut-être se placeront-elles d'elles-mêmes plus naturellement ailleurs.

Ce changement de situation de M. le maréchal de Lorges en apporta bientôt un autre dans sa famille. M. de Lauzun, qui n'avait si opiniâtrement voulu épouser sa seconde fille que par l'espérance de rentrer dans quelque chose avec le roi, à l'occasion d'un beau-père général d'armée, ne lui pardonnait pas d'avoir résisté à tous ses contours, et de ne l'avoir mis à portée de rien. Il ignorait les précautions et les défenses expresses du roi là-dessus, lors de son mariage; et quand il les aurait sues, il n'aurait pas trouvé moins mauvais que le maréchal ne les eût pas su vaincre. C'était d'ailleurs un homme peu suivi et peu d'accord avec soi-même, et dont l'humeur et les fantaisies lui avaient plus d'une fois coûté la plus haute et la plus solide fortune. Dépité donc de n'avoir eu part à rien, et hors d'espérance d'y revenir par un beau-père qui ne commandait plus d'armée, il ne compta plus assez sur sa charge pour se contraindre plus longtemps. Ce n'était pas un homme à durer longtemps au pot et au logis d'autrui, et la jalousie, qui toute sa vie avait été sa passion dominante, ne se pouvait accommoder d'une maison soir et matin ouverte à Paris et à la cour, et qui fourmillait à toute heure de ce qu'il y avait de plus brillant en l'une et en l'autre, sans que la cessation du commandement eût rien diminué de cette nombreuse et continuelle compagnie.

Il avait surtout en butte les neveux qui étaient sur le pied d'enfants de la maison, et il était extrêmement choqué de leur âge et de leur figure avec une femme de l'âge et de la figure de la sienne: elle ne sortait pourtant jamais des côtés de sa mère; et ni le monde ni lui-même n'avaient pu trouver rien à reprendre en elle; mais il trouvait le danger continuel; et comme les vue d'ambition ne le retenaient plus; il ne résista plus à ses fantaisies. Plaintes vagues, caprices, scènes pour rien, lettres ou d'avis ou de menaces, humeurs continuelles. Enfin il prit son temps que M. le maréchal de Lorges avait le bâton à Marly pour M. le maréchal de Duras, il sortit le matin de l'hôtel de Lorges, manda à sa femme de le venir trouver dans la maison qu'il avait gardée; joignant l'Assomption, rue Saint-Honoré, et qu'elle aurait un carrosse; sur les six heures, pour y aller désormais demeurer avec lui. Quoique tout eût dû préparer à cette dernière scène, ce furent des cris et des larmes de la mère et de la fille qui criaient fort inutilement: il fallut obéir. Elle fut reçue chez M. de Lauzun par les duchesses de Foix et du Lude, parentes et amies de M. de Lauzun, qui lui donna toute une maison nouvelle, renvoya le soir même tous ses domestiques, et lui présenta deux filles dont il connaissait la vertu, et qu'il avait connues à Mme de Guise, pour ne la jamais perdre de vue. Il lui défendit tout commerce avec père et mère et tous ses parents, excepté Mme de Saint-Simon, avec qui même il fut rare dans les premiers temps, et l'amusa de ce qu'il put de compagnies qui ne lui étaient point suspectes. Après les premiers jours d'affliction et d'étonnement, l'âge et la gaieté naturelle prirent le dessus et servirent bien dans les suites à supporter des caprices continuels et peu éloignés de la folie. M. le maréchal de Lorges prit mieux patience que Mme sa femme; c'était son coeur qui lui était arraché, une fille pour qui elle n'avait pu cacher ses continuelles préférences. Le roi fut instruit de cet éclat assez modérément par M. le maréchal de Lorges, beaucoup plus fortement appuyé par M. de Duras; mais le roi, qui n'avait jamais approuvé ce mariage, non plus que le public, et qui n'entrait jamais dans les affaires de famille, ne voulut point se mêler de celle-ci. Le monde tomba fort sur M. de Lauzun, et plaignit fort sa femme et le père et la mère, mais personne n'en fut surpris.

Chacun partit pour se rendre aux différentes armées. Le duc de La Feuillade passa par Metz pour aller à celle d'Allemagne, et s'y arrêta chez l'évêque, frère de feu son père, qui était tombé en enfance et qui était fort riche. Il jugea à propos de se nantir, et demanda la clef de son cabinet et de ses coffres, et, sur le refus que les domestiques lui en firent, il les enfonça bravement, et prit trente mille écus en or, beaucoup de pierreries, et laissa l'argent blanc. Le roi d'ailleurs de longue main fort mal content des débauches et de la négligence de La Feuillade dans le service, s'expliqua fort durement et fort publiquement de cet étrange avancement d'hoirie, et fut si près de le casser, que Pontchartrain eut toutes les peines du monde à l'empêcher. Ce n'est pas que La Feuillade ne vécut très mal avec Châteauneuf, secrétaire d'État et avec sa fille qu'il avait épousée dès 1692; mais un coup de cet éclat leur parut à tous mériter tous les efforts de leur crédit pour le parer.

J'avais vu le maréchal de Choiseul avant partir, chez lui et chez moi, et j'en avais reçu toutes sortes d'offres et de civilités. Il était assez de la connaissance de mon père, et comme il était plein d'honneur et de sentiments, il se piqua de faire merveilles à tout ce qui dans son armée tenait à M. le maréchal de Lorges. Je trouvai à Philippsbourg Villiers, mestre de camp de cavalerie, qui y était venu avec un assez gros détachement, et qui s'en retournait le lendemain à l'armée, laquelle venait, d'entrée de campagne, de passer le Rhin. En traversant les bois de Bruchsall, nous trouvâmes les débris de l'escorte qui avait conduit Montgon la veille, et qui avait été bien battue, assez de gens tués et pris; et Montgon gagna le camp seul et de vitesse comme il put. J'avais fait tout ce que j'avais pu pour le joindre en arrivant un jour plus tôt à Philippsbourg, et je ne me repentis pas de n'avoir pu y réussir. J'allai mettre pied à terre chez le maréchal de Choiseul. Il me pressa extrêmement de loger au quartier général, mais je le suppliai de me permettre de camper à la queue de mon régiment, et je l'obtins avec peine. Il demanda au marquis d'Huxelles comment M. le maréchal de Lorges en usait avec moi et avec ses neveux, pour que nous ne nous aperçussions de la différence que le moins qu'il lui serait possible, et en effet, il ne se lassa point de nous prévenir en tout, tant que la campagne dura, et de nous combler d'attentions et de toutes les distinctions qu'il put. De juin, qui commençait, jusqu'en septembre, le maréchal et le prince Louis de Bade la plupart du temps dans ses lignes d'Eppingen, ne firent que s'observer et subsister, après quoi nous repassâmes le Rhin à Philippsbourg, où l'arrière-garde fut tâtée plutôt qu'inquiétée sans le plus léger inconvénient. La campagne mérita depuis plus d'attention. Je me servirai de ce loisir jusqu'en septembre, pour faire des courses ailleurs.

La Flandre ne fournit rien du tout cette année; il ne fut question de part et d'autre que de subsistances et que de s'épier. Le prince d'Orange laissa de fort bonne heure l'armée à l'électeur de Bavière, avec lequel il ne se passa rien non plus. Pendant la campagne, le bonhomme du Montal mourut à Dunkerque. Il avait un corps séparé vers la mer. C'était un très galant homme, et qui se montra tel jusqu'au bout, à plus de quatre-vingts ans. Il vaqua par sa mort le gouvernement de Mont-Royal et un collier de l'ordre, et le public et les troupes qui lui rendirent justice trouvèrent honteux qu'il n'eût pas été fait maréchal de France. J'ai parlé de lui lorsqu'on les fit. Le marquis de Noailles, qui servait en Flandre, y mourut de la petite vérole, et ne laissa que deux filles. Le duc son frère eut pour un de ses fils enfant la lieutenance générale d'Auvergne, qu'il avait.

Il ne faut pas omettre la mort de deux hommes célèbres en genre fort différent, qui arriva en ce même temps: de Varillas, si connu par les histoires qu'il a écrites ou traduites, et du Plessis, écuyer de la grande écurie, et le premier homme de cheval de son siècle, quoique déjà fort vieux.

Une autre mort fit plus de bruit dans le monde, et y eut de grandes suites. C'est celle du fameux roi de Pologne Jean Sobieski, qui arriva subitement. Ce grand homme est si connu que je ne m'y étendrai pas.

En Catalogne, M. de Vendôme battit la cavalerie d'Espagne; elle était de quatre mille hommes, à la tête desquels était le prince de Darmstadt. Ils en ont eu le quart tué ou pris, et le comte de Tilly, commissaire général, neveu de Serelves, est des derniers; et il n'en a coûté qu'une centaine de carabiniers et autant de dragons. Longueval, lieutenant général, fut reconnaître, après l'action, leur infanterie qui était dans un camp retranché, et fut emporté d'un coup de canon.

L'Italie fut plus fertile. Le roi, résolu de ne rien oublier pour donner la paix à son royaume, qui en avait un grand besoin, jugea bien qu'il n'y parviendrait qu'en détachant quelqu'un des alliés contre lui, dont l'exemple affaiblirait les autres, et lui donnerait plus de moyens de leur résister et de les amener à son but, et il pensa au duc de Savoie comme à celui dont les difficiles accès lui causaient plus de peine et de dépenses, et qui d'ailleurs se trouvait fort molesté par les hauteurs de l'empereur, et très mal content de l'Espagne, qui lui tenaient tous très peu de tout ce qu'ils lui avaient promis et de ce qu'ils lui promettaient sans cesse. Le roi donc, pour parvenir à réussir dans son dessein, donna au maréchal Catinat une armée formidable et en même temps des instructions secrètes fort amples, avec des pleins pouvoirs pour négocier et, s'il se pouvait, conclure avec M. de Savoie.

Catinat passa les monts de bonne heure, et, gardant une exacte discipline, menaçait de dévaster tout, et de couper sans miséricorde tous les mûriers de la plaine, qui faisaient le plus riche commerce du pays, par l'abondance des soies, et dont la perte l'eût ruiné pour un siècle, avant de pouvoir être remis. M. de Savoie avait vu brûler ses plus belles maisons de campagne les années précédentes, et les lieux de plaisance qu'il avait le plus ornés: il avait éprouvé ce que peut une armée supérieure que rien n'arrête: il voulait la paix, et Catinat crut voir distinctement que c'était tout de bon. Le maréchal avait contribué à se faire associer le comte de Tessé pour la négociation: il fallait un homme intelligent et de poids, qui, s'il était nécessaire, pût parler et répondre, ce que le maréchal n'était pas en situation de faire à la tête d'une armée qui avait les yeux sur lui, et dont il n'y avait pas moyen qu'il disparût un moment. C'est ce que put Tessé en faisant le malade, comme il en usa plusieurs fois, et tant, qu'enfin les temps où on ne le voyait point joints à l'inaction des troupes, on s'en aperçut dans l'armée, où il était le plus ancien des lieutenants généraux et chevalier de l'ordre en 1688.

C'était un homme fort bien et fort noblement fait, d'un visage agréable, doux, poli, obligeant, d'un esprit raconteur et quelquefois point mal, au-dessous du médiocre, si on en excepte le génie courtisan et tous les replis qui servent à la fortune, pour laquelle il sacrifia tout. Il s'était fait un protecteur déclaré de M. de Louvois par ses bassesses, son dévouement et son attention à lui rendre compte de tout, ce qui ne servit pas à sa réputation, mais à un avancement rapide, et à en donner bonne opinion au roi. Son nom est Froulay; il était Manceau, et ne démentait en rien sa patrie. D'une charge caponne de général des carabins qui n'existaient plus, il s'en fit une réelle de mestre de camp général des dragons, qui le porta à celle de leur ‘colonel général, quand M. de Boufflers la quitta pour le régiment des gardes; et on regarda avec raison comme une signalée faveur, qu'à son âge et n'étant que maréchal de camp, il fût fait chevalier de l'ordre. Il sut se maintenir avec Barbezieux comme il avait été auprès de son père, et tant qu'il pouvait, dans son éloignement de la cour, il ne négligea de cultiver aucun homme dont il pût espérer près ou loin. Il avait aussi le riche gouvernement d'Ypres, et quantité de subsistances; son lien d'ailleurs était fort court, et sa femme, qu'il tint toujours au Maine, ne lui servit de rien, n'étant pas propre à en sortir. Il était cousin germain de M. de Lavardin, chevalier de l'ordre en même promotion pendant son ambassade de Rome, par sa mère, petite-fille du maréchal de Lavardin. Sa femme s'appelait Auber, fille d'un baron d'Aunay du même pays du Maine. Par sa mère Beaumanoir, il devint héritier de beaucoup de choses de cette illustre maison.

Pendant la négociation, Catinat se préparait au siège de Turin, et M. de Savoie qui voyait ses États dans ce danger, et qui d'ailleurs s'y sen toit moins le maître que ses propres alliés, convint enfin de la plus avantageuse paix pour lui, et que le roi trouva telle aussi pour soi-même par le démembrement qu'elle rait parmi ses alliés. Les principaux articles furent: le mariage de Mgr le duc de Bourgogne avec sa fille aînée, dès qu'elle aurait douze ans, et en attendant envoyée à la cour de France; que le comté de Nice serait sa dot, qui lui demeurerait et lui serait livré jusqu'à la célébration du mariage; la restitution de tout ce qui lui avait été pris, et même de Pignerol rasé et deux ducs et pairs en otage à sa cour jusqu'à leur accomplissement; enfin une grande somme d'argent en dédommagement de ses pertes, et d'autres moindres articles, entre lesquels il obtint pour ses ambassadeurs en France le traitement entier de ceux des rois, dont jusqu'alors ils n'avaient qu'une partie, et les offices du roi à Rome pour leur faire obtenir la salle royale qui est la même chose; toutes les autres cours lui avaient déjà accordé les mêmes honneurs. Il voulut aussi être un des médiateurs de la paix générale lorsqu'elle se traiterait. Le roi l'accorda, mais l'empereur n'y voulut jamais consentir quand il fut question de la faire.

Tout cela signé avec le dernier secret, il songea à se délivrer de ses alliés qui l'obsédaient, qui le soupçonnaient, qui étaient plus forts que lui, et qui, selon toute apparence, allaient devenir ses ennemis. Pour y parvenir, il fit semblant de prêter l'oreille aux nouvelles propositions qu'ils lui firent, et au renouement de celles de mariage de sa fille aînée avec le roi des Romains, dont le refus qu'en avait fait l'empereur l'avait sensiblement piqué; en même temps il proposa une revue des troupes étrangères, à distance éloignée de Turin, où il mit ses troupes dans les postes qu'elles occupaient. Il avait eu, sous d'autres prétextes, la même précaution pour Coni et pour ses autres places, et quand il fallut aller à la revue, il demeura à Turin et s'en excusa. Après ces précautions, il se déclara. Il leur manda qu'il était contraint d'accepter la neutralité d'Italie que le roi lui faisait offrir, et qu'il les priait aussi de l'accepter de même. Le marquis de Leganez, le prince Eugène et milord Galloway avaient ordre de lui obéir, et n'osèrent se porter à une violence ouverte, ils se continrent et attendirent de nouveaux ordres. En même temps M. de Savoie masqua sa paix d'une trêve de trente jours avec le maréchal Catinat, à qui il envoya le comte Jana, chevalier de l'Annonciade, et le marquis d'Aix, pour otages, et reçut en même temps le comte de Tessé et Bouzols en la même qualité. Ces choses se passèrent les premiers jours de juillet, et ensuite la trêve fut prolongée.

Cependant le célèbre Jean Bart brûla cinquante-cinq vaisseaux marchands aux Hollandais, parce qu'il ne put les amener, après avoir battu leur convoi, et leur coûta une perte de six ou sept millions. Notre île de Ré fut un peu bombardée; ils allèrent après devant Belle-Ile, et se retirèrent sans rien faire.

CHAPITRE XXII. §

Filles d'honneur de la princesse de Conti mangent avec le roi. — Elle conserve sa signature, que les deux autres filles du roi changent. — Mort de Croissy, ministre et secrétaire des affaires étrangères. — Torcy épouse la fille de Pomponne et fait sous lui la charge de son père. — Mort de Mme de Bouteville; du marquis de Chandenier; sa disgrâce. — Fortune de M. de Noailles. — Anthrax du roi au cou. — Ducs de Foix et de Choiseul otages à Turin. — Maison de la future duchesse de Bourgogne. — Duchesse du Lude dame d'honneur. — Comtesse de Mailly dame d'atours. — La comtesse de Blansac chassée. — Duchesse d'Arpajon. — Comtesse de Roucy, sa fille. — M. de Rochefort menin de Monseigneur. — Dangeau chevalier d'honneur. — Mme de Dangeau dame du palais. — Mme de Roucy dame du palais. — Comte de Roucy. — Mme de Nogaret dame du palais. — D'O, et Mme D'O dame du palais. — Différence des principaux domestiques des petits-fils de France et de ceux des princes du sang. — Avantages nouveaux de ceux des bâtards sur ceux des princes du sang. — Marquise du Châtelet dame du palais. — Mme de Montgon dame du palais. — Mme d'Heudicourt.

Les princesses firent deux nouveautés: le roi à Trianon mangeait avec les dames, et donnait assez souvent aux princesses l'agrément d'en nommer deux chacune; il leur avait donné l'étrange distinction de faire manger leurs dames d'honneur; ce qui continua toujours d'être refusé à celles des princesses du sang, c'est-à-dire de Mme la Princesse, et de Mme la princesse de Conti, sa fille. À Trianon, Mme la princesse de Conti, fille du roi, lui fit trouver bon qu'elle nommât ses deux filles d'honneur pour manger, et elles furent admises: elle était la seule qui en eût. L'autre nouveauté fut dans leurs signatures. Toutes trois ajoutaient à leur nom légitimée de France. Mme la duchesse de Chartres et Mme la Duchesse supprimèrent cette addition, et par là signèrent en plein comme les princesses du sang légitimes. Cet appât ne tenta point Mme la princesse de Conti. Elle ne perdait point d'occasion de faire sentir aux deux autres princesses qu'elle avait une mère connue et nommée, et qu'elles n'en avaient point; elle crut que cette addition la distinguait en cela d'autant plus que les deux autres la supprimaient, et elle voulut la conserver.

M. de Croissy, ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, et frère de feu M. Colbert, mourut à Versailles le 28 juillet. C'était un homme d'un esprit sage, mais médiocre, qu'il réparait par beaucoup d'application et de sens, et qu'il gâtait par l'humeur et la brutalité naturelles de sa famille. Il avait été longtemps président à mortier, dont il avait peu exercé la charge, et avait été ambassadeur à la paix d'Aix-la-Chapelle et en Angleterre. Enfin, il eut la place de M. de Pomponne à sa disgrâce, et la survivance de cette place pour M. de Torcy, son fils, qui avait celle de président à mortier.

Lorsque le roi, enfin indigné de l'abus continuel que le premier président de Novion faisait de sa place et de la justice, voulut absolument qu'il se retirât, et fit vendre à son petit-fils de Novion la charge de président à mortier de MM. de Croissy et Torcy, M. de Pomponne, qui avait également porté sa faveur et sa disgrâce, et à qui on n'avait pu ôter l'estime du roi, en avait été mandé à Pomponne, le jour même de la mort de M. de Louvois, et rentra au conseil en qualité de ministre d'État sans charge, et eut la piété et la modestie de voir M. de Croissy sans rancune et sans éloignement. Les histoires de tout cela, qui sont très curieuses, ne sont pas matière de ces Mémoires. Ce peu suffit pour entendre ce qui va suivre.

Le roi, qui s'était rattaché à M. de Pomponne, et qui à la retraite de M. Pelletier, ministre d'État, lui donna la commission de la surintendance, et par conséquent le secret de la poste, avait imaginé le mariage de sa fille avec Torcy, pour réunir ces deux familles, et pour donner un bon maître à ce jeune survivancier des affaires étrangères, dans la décadence de santé où Croissy, perdu de goutte, était tombé, et qui était encore plus nécessaire si Croissy venait à manquer. Dès qu'il fut mort, le roi s'en expliqua à Pomponne et à Torcy d'une manière à trancher toute espèce de difficultés possibles, et il régla que ce mariage se ferait sans délai; que Torcy conserverait la charge de son père; qu'il ne serait point encore ministre, mais que, sous l'inspection et la direction de Pomponne, il ferait toutes les dépêches; que Pomponne les rapporterait au conseil, et dirait après à Torcy les réponses qui y auraient été résolues pour les dresser en conséquence; que les ambassadeurs iraient désormais chez Pomponne qui leur donnerait audience en présence de Torcy; qu'enfin celui-ci aurait la charge de grand trésorier de l'ordre, que son père avait eue à la mort de M. de Seignelay; et à Versailles, le beau-père et le gendre partagèrent le logement de la charge de secrétaire d'État des affaires étrangères, pour être ensemble et travailler en commun plus facilement. De part et d'autre beaucoup de vertu dans les mariés, mais peu de bien, auquel le roi pourvut peu à peu par ses grâces, et d'abord par de gros brevets de retenue. Le mariage se fit à Paris le 13 août suivant chez M. de Pomponne, et ils vécurent tous dans une grande et estimable union.

En même temps moururent deux personnes fort âgées et depuis bien longtemps hors du monde: Mme de Bouteville, mère du maréchal de Luxembourg, à quatre-vingt-onze ans, qui avait passé toute sa vie retirée à la campagne, d'où elle avait vu de loin la brillante fortune de son fils et des siens, avec qui elle n'avait jamais eu grand commerce, et le marquis de Chandenier, aîné de la maison de Rochechouart, si célèbre par sa disgrâce et par la magnanimité dont il la soutint plus de quarante ans jusqu'à sa mort. Il était premier capitaine des gardes du corps et singulièrement considéré pour sa valeur, son esprit et son extrême probité. Il perdit sa charge avec les autres capitaines des gardes du corps, à l'affaire des Feuillants en [1648], qui n'est pas du sujet de ces Mémoires et qui se trouve dans tous ceux de ces temps-là, et il fut le seul des quatre à qui elle ne fut point rendue, quoiqu'il ne se fût distingué en rien d'avec eux. Un homme haut, plein d'honneur, d'esprit et de courage, et d'une grande naissance avec cela, était un homme importun au cardinal Mazarin, quoiqu'il ne l'eût jamais trouvé en la moindre faute ni ardent à demander. Le cardinal tint à grand honneur de faire son capitaine des gardes premier capitaine des gardes du corps, et il ne manqua pas cette occasion d'y placer un domestique aussi affidé que lui était M. de Noailles. M. de Chandenier refusa sa démission; le cardinal fit consigner le prix qu'il avait réglé de la charge chez un notaire, puis prêter serment à Noailles qui, sans démission de Chandenier, fût pleinement pourvu et en fonction. Chandenier était pauvre: on espéra que la nécessité vaincrait l'opiniâtreté. Elle lassa enfin la cour, qui envoya Chandenier prisonnier au château de Loches, au pain du roi comme un criminel, et arrêta tout son petit revenu pour le forcer à recevoir l'argent de M. de Noailles et par conséquent à lui donner sa démission. Elle se trompa; M. de Chandenier vécut du pain du roi et de ce que, à tour de rôle, les bourgeois de Loches lui envoyaient à dîner et à souper dans une petite écuelle qui faisait le tour de la ville. Jamais il ne se plaignit, jamais il ne demanda ni son bien ni sa liberté; près de deux ans se passèrent ainsi. À la fin, la cour honteuse d'une violence tellement sans exemple et si peu méritée, plus encore d'être vaincue par ce courage qui ne se pouvait dompter, relâcha ses revenus et changea sa prison en exil, où il a été bien des années, et toujours sans daigner rien demander. Il en arriva comme de sa prison, la honte fit révoquer l'exil.

Il revint à Paris, où il ne voulut voir que peu d'amis. Il l'était fort de mon père, qui m'a mené le voir et qui lui donnait assez souvent à dîner. Il le menait même quelquefois à la Ferté, et ce fut lui qui fit percer une étoile régulière à mon père qui voulait bâtir, et qui en tira son bois, et c'est une grande beauté fort près de la maison, au lieu que mon père ne songeait qu'à abattre, sans considérer où ni comment. Depuis sa mort, j'ai vu plusieurs fois M. de Chandenier avec un vrai respect à Sainte-Geneviève, dans la plus simple mais la plus jolie retraite qu'il s'y était faite et où il mourut. C'était un homme de beaucoup de goût et d'excellente compagnie, et qui avait beaucoup vu et lu; il fut longtemps avant sa mort dans une grande piété. On s'en servit dans la dernière année de sa vie pour lui faire un juste scrupule sur ses créanciers qu'il ne tenait qu'à lui de payer de l'argent de M. de Noailles en donnant sa démission, et quand on l'eut enfin vaincu sur cet article avec une extrême peine, les mêmes gens de bien entreprirent de lui faire voir M. de Noailles qui avait sa charge après son père. L'effort de la religion le soumit encore à recevoir cette visite qui de sa part se passa froidement, mais honnêtement; il avait perdu sa femme et son fils depuis un grand nombre d'années, qui était un jeune homme, à ce que j'ai ouï dire, d'une grande espérance.

Le roi eut un anthrax au cou qui ne parut d'abord qu'un clou et qui bientôt après donna beaucoup d'inquiétudes. Il eut la fièvre et il fallut en venir à plusieurs incisions par reprises. Il affecta de se laisser voir tous les jours et de travailler dans son lit presqu'à son ordinaire. Toute l'Europe ne laissa pas d'être fort attentive à un mal qui ne fût pas sans danger: il dépêcha un courrier au duc de La Rochefoucauld en Angoumois, où il était allé passer un mois dans sa belle maison de Verteuil, et lui manda sa maladie et son désir de le revoir, avec beaucoup d'amitié. Il partit aussitôt, et sa faveur parut plus que jamais. Comme il ne se passait rien en Flandre, et qu'il n'y avait plus lieu de s'y attendre à rien, le roi manda aux maréchaux de Villeroy et de Boufflers de renvoyer les princes dès que le prince d'Orange aurait quitté l'armée, ce qui arriva peu de jours après.

Ce fut pendant le cours de cette maladie que la paix de Savoie devint publique et que le roi régla tout ce qui regardait la princesse de Savoie et les deux otages jusqu'aux restitutions accomplies. M. de Savoie, qui n'ignorait rien jusque des moindres choses des principales cours de l'Europe, compta que les ducs de Foix et de Choiseul ne l'embarrasseraient pas. Le premier n'avait jamais songé qu'à son plaisir et à se divertir en bonne compagnie; l'autre était accablé sous le poids de sa pauvreté et de sa mauvaise fortune, tous deux d'un esprit au-dessous du médiocre, et parfaitement ignorants de ce qui leur était dû, très aisés à mener, à contenter, à amuser, tous deux sans rien qui tint à la cour et sans considération particulière, tous deux enfin de la plus haute naissance et tous deux chevaliers de l'ordre. C'était précisément tout l'assemblage que M. de Savoie cherchait. Il voyait qu'on voulait ici lui plaire dans cette crise d'alliance; il fit proposer au roi ces deux ducs, et le roi les nomma et leur donna à chacun douze mille livres pour leur équipage et mille écus par mois. Le comte de Brionne, chevalier de l'ordre et grand écuyer, en survivance de son père, fut nommé pour aller de la part du roi recevoir la princesse au Pont Beauvoisin, et Desgranges, un des premiers commis de Pontchartrain et maître des cérémonies, pour y aller aussi, et faire là sa charge et pendant le voyage de la princesse.

Sa maison fut plus longtemps à être déterminée. La cour était depuis longtemps sans reine et sans Dauphine. Toutes les dames d'une certaine portée d'état ou de faveur s'empressèrent et briguèrent, et beaucoup aux dépens les unes des autres; les lettres anonymes mouchèrent, les délations, les faux rapports. Tout se passa uniquement là-dessus entre le roi et Mme de Maintenon qui ne bougeait du chevet de son lit pendant toute sa maladie, excepté lorsqu'il se laissait voir et qui y était la plupart du temps seule. Elle avait résolu d'être la véritable gouvernante de la princesse, de l'élever à son gré et à son point, de se l'attacher en même temps assez pour en pouvoir amuser le roi, sans crainte, qu'après le temps de poupée passé, elle lui pût devenir dangereuse. Lille songeait encore à tenir par elle Mgr le duc de Bourgogne un jour, et cette pensée l'occupait d'autant plus que nous verrons bientôt que ses liaisons étaient déjà bien refroidies avec les ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, auxquelles pour cette raison l'exclusion fut donnée de la place de dame d'honneur que l'une ou l'autre auraient si dignement et si utilement remplie, Mme de Maintenon chercha donc, pour environner la princesse, des personnes ou entièrement et sûrement à elle, ou dont l'esprit fût assez court pour n'avoir rien à appréhender; ainsi le dimanche, 2 septembre, la maison fut nommée et déclarée :

Dangeau, chevalier d'honneur;

La duchesse du Lude, dame d'honneur;

La comtesse de Mailly, dame d'atours;

Tessé, premier écuyer.

DAMES DU PALAIS EN CET ORDRE

Mme de Dangeau;

La comtesse de Roucy;

Mme de Nogaret;

Mme d'O ;

La marquise du Châtelet;

Mme de Montgon;

Et pour première femme de chambre, Mme Camoin;

Peu après, le P. Lecomte, jésuite, pour confesseur, et dans la suite,

L'évêque de Meaux, premier aumônier ci-devant de Mme la Dauphine, et auparavant précepteur de Monseigneur;

Et Villacerf acheta du roi la charge de premier maître d'hôtel.

Il faut voir maintenant ce qu'on sut des raisons de chacun de ces choix et de celui de Mme de Castries pour dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres, au lieu de la comtesse de Mailly, qui se trouvera en son temps.

Pour celui du comte de Tessé, les raisons en sont visibles et j'ai suffisamment parlé de sa personne.

J'en dis autant de celui de la comtesse de Mailly;

Et pour le P. Lecomte, ce fut une affaire intérieure de jésuites, dont le P. de La Chaise fut le maître.

La duchesse du Lude était soeur du duc de Sully, qui fut chevalier de l'ordre en 1688, fille de la duchesse de Verneuil et petite-fille du chancelier Séguier. Elle avait épousé en premières noces ce galant comte de Guiche, fils aîné du maréchal de Grammont qui a fait en son temps tant de bruit dans le monde, et qui fit fort peu de cas d'elle et n'en eut point d'enfants. Elle était encore fort belle et toujours sage, sans aucun esprit que celui que donne l'usage du grand monde et le désir de plaire à tout le monde, d'avoir des amis, des places, de la considération, et avoir été dame du palais de la reine: elle eut de tout cela, parce que c'était la meilleure femme du monde, riche, et qui, dans tous les temps de sa vie, tint une bonne table et une bonne maison partout, et basse et rampante sous la moindre faveur, et faveurs de toutes les sortes. Elle se remaria au duc du Lude par inclination réciproque, qui était grand maître de l'artillerie, extrêmement bien avec le roi, et d'ailleurs fort à la mode et qui tenait un grand état. Ils vécurent très bien ensemble, et elle le perdit sans en avoir eu d'enfants. Elle demeura toujours attachée à la cour, où sa bonne maison, sa politesse et sa bonté lui acquirent beaucoup d'amis, et où, sans aucun besoin, elle faisait par nature sa cour aux ministres, et tout ce qui était en crédit, jusqu'aux valets. Le roi n'avait aucun goût pour elle, ni Mme de Maintenon; elle n'était presque jamais des Marlys et ne participait à aucune des distinctions que le roi donnait souvent à un petit nombre de dames. Telle était sa situation à la cour lorsqu'il fut question d'une dame d'honneur, sur qui roulât toute la confiance de l'éducation et de la conduite de la princesse que Mme de Maintenon avait résolu de tenir immédiatement sous sa main pour en faire l'amusement intérieur du roi.

Le samedi matin, veille de la déclaration de la maison, le roi, qui gardait le lit pour son anthrax, causait, entre midi et une heure, avec Monsieur qui était seul avec lui. Monsieur, toujours curieux, tâchait de faire parler le roi sur le choix d'une dame d'honneur que tout le monde voyait qui ne pouvait plus être différé; et comme ils en parlaient, Monsieur vit à travers la chambre, par la fenêtre, la duchesse du Lude dans sa chaise avec sa livrée qui traversait le bas de la grande cour, qui revenait de la messe: « En voilà une qui passe, dit-il au roi, qui en a bonne envie, et qui n'en donne pas sa part, » et lui nomme la duchesse du Lude. « Bon, dit le roi, voilà le meilleur choix du monde pour apprendre à la princesse à bien mettre du rouge et des mouches, » et ajouta des propos d'aigreur et d'éloignement. C'est qu'il était alors plus dévot qu'il ne l'a été depuis, et que ces choses le choquaient davantage. Monsieur, qui ne se souciait point de la duchesse du Lude, et qui n'en avait parlé que par ce hasard et par curiosité, laissa dire le roi et s'en alla dîner, bien persuadé que la duchesse du Lude était hors de toute portée, et n'en dit mot. Le lendemain presque à pareille heure, Monsieur était seul dans son cabinet; il vit entrer l'huissier qui toit en dehors, et qui lui dix que la duchesse du Lude était nommée. Monsieur se mit à rire, et répondit qu'il lui en contait de belles; l'autre insiste, croyant que Monsieur se moquait de lui, sortit et ferma la porte. Peu de moments après entre M. de Châtillon, le chevalier de l'ordre, avec la même nouvelle, et Monsieur encore à s'en moquer. Châtillon lui demande pourquoi il n'en veut rien croire, en louant le choix et protestant qu'il n'y a rien de si vrai. Comme ils en étaient sur cette dispute, vinrent d'autres gens qui le confirmèrent, de façon qu'il n'y eut pas moyen d'en douter. Alors Monsieur parut dans une telle surprise, qu'elle étonna la compagnie qui le pressa d'en dire la raison. Le secret n'était pas le fort de Monsieur; il leur conta ce que le roi lui avait dit vingt-quatre heures auparavant, et à son tour les combla de surprise. L'aventure se sut et donna tant de curiosité, qu'on apprit enfin la cause d'un changement si subit.

La duchesse du Lude n'ignorait pas qu'outre le nombre des prétendantes, il y en avait une entre autres sur qui elle ne pouvait espérer la préférence; elle eut recours à un souterrain. Mme de Maintenon avait conservé auprès d'elle une vieille servante qui, du temps de sa misère et qu'elle était veuve de Scarron, à la charité de sa paroisse de Saint-Eustache, était son unique domestique; et cette servante, qu'elle appelait encore fanon comme autrefois, était pour les autres Mlle Balbien, et fort considérée par l'amitié et la confiance de Mme de Maintenon pour elle. Nanon se rendait aussi rare que sa maîtresse, se coiffait et s'habillait comme elle, imitait son précieux, son langage, sa dévotion, ses manières. C'était une demi-fée à qui les princesses se trouvaient heureuses quand elles avaient occasion de parler et de l'embrasser, toutes filles du roi qu'elles fussent, et à qui les ministres qui travaillaient chez Mme de Maintenon faisaient la révérence bien bas. Tout inaccessible qu'elle fût, il lui restait pourtant quelques anciennes amies de l'ancien temps, avec qui elle s'humanisait, quoique rarement; et heureusement pour la duchesse du Lude, elle avait une vieille mie qui l'avait élevée, qu'elle avait toujours gardée, et qui l'aimait passionnément, qui était de l'ancienne connaissance de Nanon, et qu'elle voyait quelquefois en privance. La duchesse du Lude la lui détacha, et finalement vingt mille écus comptant firent son affaire, le soir même du samedi que le roi a voit parlé à Monsieur le matin avec tant d'éloignement pour elle; et voilà les cours ! Une Nanon qui en vend les plus importants et les plus brillants emplois, et une femme riche, duchesse, de grande naissance par soi et par ses maris, sans enfants, sans liens, sans affaires, libre, indépendante, a la folie d'acheter chèrement sa servitude ! Sa joie fut extrême, mais elle sut la contenir, et sa façon de vivre et le nombre d'amis et de connaissances particulières qu'elle avait su toute sa vie se faire et s'entretenir à la ville et à la cour entraînèrent le gros du monde à l'applaudissement de ce choix.

La duchesse d'Arpajon et la maréchale de Rochefort furent outrées; celle-ci fit les hauts cris, et se plaignit sans nul ménagement qu'on manquait à la parole qu'on lui avait donnée, sur laquelle seule elle avait consenti à être dame d'honneur de Mme la duchesse de Chartres. Elle confondait adroitement les deux places de dame d'honneur et de dame d'atours pour se relever et crier plus fort. C'était la dernière qu'elle avait chez Mme la Dauphine, et qui lui avait été promise. Mme de Maintenon, qui la méprisait, en fut piquée, parce qu'elle l'avait fait donner à Mme de Mailly. Elle prit le tour d'accuser la maréchale d'être elle-même cause de ce dégoût qu'on ne lui voulait pas donner, par avoir tellement soutenu sa fille, que par considération pour elle on ne l'avait pas chassée. La maréchale en fut la dupe, et bien qu'en conservant tout son dépit et que la place fût donnée, elle abandonna sa fille, de rage, qui fut renvoyée à Paris avec défense de paraître à la cour. Cette fille était mère de Nangis en premières noces, qui avait plus que mal vécu avec ce premier mari, et qui ruina son fils sans paraître, qui était très riche, qui devint grosse de Blansac qu'on fit revenir de l'armée pour l'épouser, et elle accoucha de Mme de Tonnerre la nuit même qu'elle fut mariée.

On ne pouvait avoir plus d'esprit, plus d'intrigue, plus de douceur, d'insinuation, de tour et de grâce dans l'esprit, une plaisanterie plus fine et plus salée, ni être plus maîtresse de son langage pour le mesurer à ceux avec qui elle était. C'était en même temps de tous les esprits le plus méchant, le plus noir, le plus dangereux, le plus artificieux, d'une fausseté parfaite, à qui les histoires entières coulaient de source avec un air de vérité, de simplicité qui était prêt à persuader ceux même qui savaient, à n'en pouvoir douter, qu'il n'y avait pas un mot de vrai; avec tout cela une sirène enchanteresse dont on ne se pouvait défendre qu'en la fuyant, quoiqu'on la connût parfaitement. Sa conversation était charmante, et personne n'assénait si plaisamment ni si cruellement les ridicules, même où il n'y en avait point, et comme n'y touchant pas; au demeurant plus que très galante tant que sa figure lui avait fait trouver avec qui, fort commode ensuite, et depuis se ruina pour les plus bas valets. Malgré de tels vices, et dont la plupart étaient si destructifs de la société, c'était la fleur des pois à la cour et à la ville; sa chambre ne désemplissait pas de ce qui y était de plus brillant et de la meilleure compagnie ou par crainte ou par enchantement, et avait en outre des amis et des amies considérables; elle était fort recherchée des trois filles du roi. C'était à qui l'aurait, mais la convenance de sa mère l'avait attachée à Mme la duchesse de Chartres plus qu'aux autres. Elle la gouvernait absolument. Les jalousies et les tracasseries qui en naquirent l'éloignèrent de Monsieur et de M. le duc de Chartres jusqu'à l'aversion: elle en fut chassée. À force de temps, de pleurs et de souplesses de Mme la duchesse de Chartres, elle fut rappelée. Elle retourna à Marly; elle fut admise à quelques parties particulières avec, le roi. Elle le divertit avec tant d'esprit qu'il ne parla d'autre chose à Mme de Maintenon; elle en eut peur, et ne chercha plus qu'à l'éloigner du roi (elle le fit avec soin et adresse), puis à la chasser de nouveau pour plus grande sûreté, et elle saisit l'occasion d'en venir à bout. On se moqua bien de la mère, d'y avoir consenti si inutilement pour la place qu'elle ne pouvait plus avoir, et par une sotte et folle colère d'honneur et de duperie; mais la fille demeura à Paris pour longtemps.

La duchesse d'Arpajon, mariée belle et jeune à un vieillard qui ne sortait plus de Rouergue et de son château de Séverac, s'était vue noyée d'affaires et de procès, depuis qu'elle fut veuve, au parlement de Toulouse, pour ses reprises et pour sa fille unique, dont des incidents importants l'amenèrent à Paris pour y plaider au conseil. C'était une personne d'une grande vertu, d'une excellente conduite, qui avait grande mine et des restes de beauté. On ne l'avait presque jamais vue à la cour ni à Paris, et on l'y appelait la duchesse des bruyères. Elle ne l'était qu'à brevet. Mme de Richelieu mourut fort tôt après son arrivée, et la surprise fut extrême de voir la duchesse d'Arpajon tout à coup nommée dame d'honneur de Mme la Dauphine en sa place. Elle-même le fut plus que personne; jamais elle n'y avait pensé, ni M. de Beuvron son frère; ce fut pourtant lui qui la fit sans le savoir. Il avait autrefois été plus que bien avec Mme Scarron; celle-ci n'oublia point ses anciens amis de ce genre, elle compta sur l'attachement de sa soeur par lui, par reconnaissance et par se trouver parfaitement isolée au milieu de la cour. On ne pouvait avoir moins d'esprit, mais ce qu'elle en avait était fort sage, et elle avait beaucoup de sens, de conduite et de dignité; et il est impossible de faire mieux sa charge qu'elle la fit, avec plus de considération et plus au gré de tout le monde. Elle espéra donc être choisie; elle le demanda ; le monde le crut et le souhaita, mais les vingt mille écus que Mme Barbisi, la vieille mie de la duchesse du Lude, fit accepter à la vieille servante de Mme de Maintenon, décidèrent contre Mme d'Arpajon. Le roi voulut la consoler, et Mme de Maintenon aussi, et firent la comtesse de Roucy, sa fille, dame du palais. La mère ne prit point le change, elle demeura outrée; le transport de joie de sa fille l'affligea encore plus, et leur séparation entière qu'elle envisageait, l'accabla; elle aimait fort sa fille, que cette place attachait en un lieu où la mère ne pouvait plus paraître que fort rarement avec bienséance, et elle se voyait tombée en solitude. Elle ne la put porter : peu de mois après elle eut une apoplexie dont elle mourût quelque temps après.

Cette consolation prétendue donnée à Mme d'Arpajon, et cette différence des deux belles-soeurs, la comtesse de Roucy, faite dame du palais, et Mme de Blansac, chassée, combla la douleur de la maréchale de Rochefort. Elle était cousine germaine de la duchesse du Lude, filles des deux soeurs, et vivait fort avec elle, autre crève-coeur. À peine la voulut elle voir, et ne reçut qu'avec aigreur toutes ses avances. Enfin, après avoir longtemps gémi, elle fut apaisée par une place nouvelle de menin de Monseigneur donnée au marquis de Rochefort son fils, sans qu'elle l'eût demandée.

Dangeau était un gentilhomme de Beauce, tout uni, et huguenot dans sa première jeunesse; toute sa famille l'était qui ne tenait à personne. Il ne manquait pas d'un certain esprit, surtout de celui du monde, et de conduite. Il avait beaucoup d'honneur et de probité. Le jeu, par lequel il se fourra à la cour, qui était alors toute d'amour et de fêtes, incontinent après la mort de la reine mère, le mit dans les meilleures compagnies. Il y gagna tout son bien; il eut le bonheur de n'être jamais soupçonné; il prêta obligeamment; il se fit des amis, et la sûreté de son commerce lui en acquit d'utiles et de véritables. Il fit sa cour aux maîtresses du roi; le jeu le mit de leurs parties avec lui; elles le traitèrent avec familiarité, et lui procurèrent celle du roi. Il faisait des vers, était bien fait, de bonne mine et galant; le voilà de tout à la cour, mais toujours subalterne. Jouant un jour avec le roi et Mme de Montespan dans les commencements des grandes augmentations de Versailles, le roi, qui avait été importuné d'un logement pour lui et qui avait bien d'autres gens qui en demandaient, se mit à le plaisanter sur sa facilité à faire des vers, qui, à la vérité, étaient rarement bons, et tout d'un coup lui proposa des rimes fort sauvages, et lui promit un logement s'il les remplissait sur-le-champ. Dangeau accepta, n'y pensa qu'un moment, les remplit toutes, et eut ainsi un logement.

De là il acheta une chargé de lecteur du roi qui n'avait point de fonctions, mais qui donnait les entrées du petit coucher, etc. Son assiduité lui mérita le régiment du roi infanterie, qu'il ne garda pas longtemps, puis fut envoyé en Angleterre où il demeura peu, et à son retour acheta le gouvernement de Touraine. Son bonheur voulut que M. de Richelieu fit de si grosses pertes au jeu qu'il en vendit sa charge de chevalier d'honneur de Mme la Dauphine, au mariage de laquelle il l'avait eue pour rien, et que son ancienne amie, Mme de Maintenon, lui fit permettre de la vendre tant qu'il pourrait et à qui il voudrait. Dangeau ne manqua pas une si bonne affaire; il en donna cinq cent mille livres, et se revêtit d'une charge qui faisait de lui une espèce de seigneur, et qui lui assura l'ordre, qu'il eut bientôt après en 1688. Il perdit sa charge à la mort de Mme la Dauphine, mais il avait eu une place de menin de Monseigneur, et tenait ainsi partout.

Mme la Dauphine avait une fille d'honneur d'un chapitre d'Allemagne, jolie comme le jour, et faite comme une nymphe, avec toutes les grâces de l'esprit et du corps. L'esprit était fort médiocre, mais fort juste, sage et sensée, et avec cela une vertu sans soupçon. Elle était fille d'un comte de Lovestein et d'une soeur du cardinal de Furstemberg qui a tant fait de bruit dans le monde, et qui était dans la plus haute considération à la cour. Ces Lovestein étaient de la maison palatine, mais d'une branche mésalliée par un mariage qu'ils appellent de la main gauche, mais qui n'en est pas moins légitime. L'inégalité de la mère fait que ce qui en sort n'hérite point, mais a un gros partage, et tombe du rang de prince à celui de comte. Le cardinal de Furstemberg, qui aimait fort cette nièce, cherchait à la marier. Elle plaisait fort au roi et à Mme de Maintenon qui se prenaient fort aux figures. Elle n'avait rien vaillant, comme toutes les Allemandes. Dangeau, veuf depuis longtemps d'une soeur de la maréchale d'Estrées, fille de Morin le Juif, et qui n'en avait qu'une fille dont le grand bien qu'on lui croyait l'avait mariée au duc de Montfort, se présenta pour une si brande alliance pour lui, et aussi agréable. Mlle de Lovestein, avec la hauteur de son pays, vit le tuf à travers tous les ornements qui le couvraient, et dit qu'elle n'en voulait point. Le roi s'en mêla, Mme de Maintenon, Mme la Dauphine; le cardinal son oncle le voulut et la fit consentir. Le maréchal et la maréchale de Villeroy en firent la noce, et Dangeau se crut électeur palatin.

C'était le meilleur homme du monde, mais à qui la tête avait tourné d'être seigneur; cela l'avait chamarré de ridicules, et Mme de Montespan avait fort plaisamment, mais très véritablement dit de lui: qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer ni de s'en moquer. Ce fut bien pis après sa charge et ce mariage. Sa fadeur naturelle, entée sur la bassesse du courtisan et recrépie de l'orgueil du seigneur postiche, fit un composé que combla la grande maîtrise de l'ordre de Saint-Lazare que le roi lui donna comme l'avait Nerestang, mais dont il tira tout le parti qu'il put, et se lit le singe du roi, dans les promotions qu'il fit de cet ordre où toute la cour accourait pour rire avec scandale, tandis qu'il s'en croyait admiré. Il fut de l'Académie française et conseiller d'État d'épée, et sa femme, la première des dames du palais, comme femme du chevalier d'honneur, et, n'y en ayant point de titrées. Mme de Maintenon l'avait goûtée; sa naissance, sa vertu, sa figure, un mariage du goût du roi et peu du sien, dans lequel elle vécut comme un ange, la considération de son oncle et de la charge de son mari, tout cela la porta, et ce choix fut approuvé de tout le monde.

La comtesse de Roucy, j'en ai rapporté la raison en parlant de la duchesse d'Arpajon sa mère. C'était une personne extrêmement laide, qui avait de l'esprit, fort glorieuse, pleine d'ambition, folle des moindres distinctions, engouée à l'excès de la cour, basse à proportion de la faveur et des besoins, qui cherchait à faire des affaires à toutes mains, aigre à l'oreille jusqu'aux injures et fréquemment en querelle avec quelqu'un, toujours occupée de ses affaires que son opiniâtreté, son humeur et sa malhabileté perdaient, et qui vivait noyée de biens, d'affaires et de créanciers, envieuse, haineuse, par conséquent peu aimée, et qui, pour couronner tout cela, ne manquait point de grand'messes à la paroisse et rarement à communier tous les huit jours. Son mari n'avait qu'une belle mais forte figure; glorieux et bas plus qu'elle, panier percé qui jouait tout et perdait tout, toujours en course et à la chasse, dont la sottise lui avait tourné à mérite, parce qu'il ne faisait jalousie à personne, et dont la familiarité avec les valets le faisait aimer. Il avait aussi les dames pour lui, parce qu'il était leur fait, et avec toute sa bêtise un entregent de cour que l'usage du grand monde lui avait donné. Il était de tout avec Monseigneur, et le roi le traitait bien à cause de M. de La Rochefoucauld et des maréchaux de Duras et de Lorges, frères de sa mère, qui tous trois avaient fait de lui et de ses frères comme de leurs enfants, depuis que la révocation de l'édit de Nantes avait fait sortir du royaume le comte et la comtesse de Roye ses père et mère. Son grand mérite était ses inepties qu'on répétait et qui néanmoins se trouvaient quelquefois exprimer quelque chose.

Mme de Nogaret, veuve d'un Cauvisson à qui le roi l'avait mariée lorsqu'il cassa la chambre des filles de Mme la Dauphine dont elle était, avec sa sieur Mme d'Urfé, dame d'honneur de Mme la princesse de Conti fille du roi, avait perdu son mari tué à Fleurus, qui n'était connu que sous le nom de son impertinence. Il avait assez mal vécu avec elle et l'avait laissée pauvre et sans enfants. Elle était soeur de Biron, et la maréchale de Villeroy et elle étaient enfants du frère et de la soeur, et en grande liaison. C'était une femme de beaucoup d'esprit, de finesse et de délicatesse, sous un air simple et naturel, de la meilleure compagnie du monde, et qui, n'aimant rien, ne laissait pas d'avoir des amis. Elle n'avait ni feu, ni lieu, ni autre être que la cour, et presque point de subsistance. Laide, grosse, avec une physionomie qui réparait tout, d'anciennes raisons de commodité l'avaient fort bien mise avec Monseigneur qui aimait sa soeur et elle particulièrement; et tout cela ensemble la fit dame du palais. Elle n'était point méchante, et avait tout ce qu'il fallait pour l'être et pour se faire fort craindre. Mais, avec un très bon esprit, elle aima mieux se faire aimer.

Mme d'O était une autre espèce. Guilleragues, son père, n'était rien qu'un Gascon, gourmand, plaisant, de beaucoup d'esprit, d'excellente compagnie, qui avait des amis, et qui vivait à leurs dépens parce qu'il avait tout fricassé, et encore était-ce à qui l'aurait. Il avait été ami intime de Mme Scarron, qui ne l'oublia pas dans sa fortune et qui lui procura l'ambassade de Constantinople pour se remplumer; mais il y trouva, comme ailleurs, moyen de tout manger. Il y mourut et ne laissa que cette fille unique qui avait de la beauté. Villers, lieutenant de vaisseau et fort bien fait, fut de ceux qui portèrent le successeur à Constantinople, et qui en ramenèrent la veuve et la fille du prédécesseur. Avant partir de Turquie et chemin faisant, Villers fit l'amour à Mlle de Guilleragues et lui plut, et tant fut procédé, que sans biens de part ni d'autre, la mère consentit à leur mariage. Les vaisseaux relâchèrent quelques jours sur les bords de l'Asie Mineure, vers les ruines de Troie. Le lieu était trop romanesque pour y résister; ils mirent pied à terre et s'épousèrent. Arrivés avec les vaisseaux en Provence, Mme de Guilleragues amena sa fille et son gendre à Paris et à Versailles et les présenta à Mme de Maintenon. Ses aventures lui donnèrent compassion des leurs.

Villers se prétendit bientôt de la maison d'O et en prit le nom et les armes. Rien n'était si intrigant que le mari et la femme, ni rien aussi de plus gueux. Ils firent si bien auprès de Mme de Maintenon, que M. d'O fut mis auprès de M. le comte de Toulouse avec le titre de gouverneur et d'administrateur de sa maison. Cela lui donna un être, une grosse subsistance, un rapport continuel avec le roi, et des privances et des entrées à toutes heures, qui n'avaient aucun usage par devant, c'est-à-dire comme celles des premiers gentilshommes de la chambre, mais qui étaient bien plus grandes et plus libres, pouvant entrer par les derrières dans les cabinets du roi presqu'à toutes heures, ce que n'avaient pas les premiers gentilshommes de la chambre, ni pas une autre sorte d'entrée, outre qu'il suivait son pupille chez le roi et y demeurait avec lui à toutes sortes d'heures et de temps, tant qu'il y était. Sa femme fut logée avec lui dans l'appartement de M. le comte de Toulouse, qui lui entretint soir et matin une table fort considérable. Ils n'avaient pas négligé Mme de Montespan, et l'eurent favorable pour cette place et tant qu'elle demeura à la cour. Ils la, cultivèrent toujours depuis, parce que M. le comte de Toulouse l'aimait fort.

D'O peu à peu avait changé de forme, et lui et sa femme tendaient à leur fortune par des voies entièrement opposées, mais entre eux parfaitement de concert. Le mari était un grand homme, froid, sans autre esprit que du manège, et d'imposer aux sots par un silence dédaigneux, une mine et une contenance grave et austère, tout le maintien important, dévot de profession ouverte, assidu aux offices de la chapelle, où dans d'autres temps on le voyait encore en prières, et de commerce qu'avec des gens en faveur ou en place dont il espérait tirer parti, et qui, de leur côté, le ménageaient à cause de ses accès. Il sut peu à peu gagner l'amitié de son pupille, pour demeurer dans sa confiance quand il n'aurait plus la ressource de son titre et de ses fonctions auprès de lui. Sa femme lui aida fort en cela, et ils y réussirent si bien que, leur temps fini par l'âge de M. le comte de Toulouse, ils demeurèrent tous deux chez lui comme ils y avaient été, avec toute sa confiance et l'autorité entière sur toute administration chez lui. Mme d'O vivait d'une autre sorte. Elle avait beaucoup d'esprit, plaisante, complaisante, toute à tous et amusante; son esprit était tout tourné au romanesque et à la galanterie, tant pour elle que pour autrui. Sa table rassemblait du monde chez elle, et cette humeur y était commode à beaucoup de gens, mais avec choix et dont elle pouvait faire usage pour sa fortune et dans les premiers temps où M. le comte de Toulouse commença à être hors de page et à se sentir, elle lui plut fort par ses facilités. Elle devint ainsi amie intime de vieilles et de jeunes par des intrigues et par des vues de différentes espèces, et comme elle faisait mieux ses affaires de chez elle que de dehors, elle sortait peu, et toujours avec des vues. Cet alliage de dévotion et de retraite d'une part, de tout l'opposé de l'autre, mais avec jugement et prudence, était quelque chose de fort étrange dans ce couple si uni et si concerté. Mme d'O se donnait pour aimer le monde, le plaisir, la bonne chère; et pour le mari on l'aurait si bien pris pour un pharisien, il en avait tant l'air, l'austérité, les manières, que j'étais toujours tenté de lui couper son habit en franges par derrière; bref, tous ces manèges firent Mme d'O dame du palais. Si son mari, qui était demeuré avec le titre de gentilhomme de la chambre de M. le comte de Toulouse et toutes ses entrées par derrière, l'eût été d'un prince du sang, c'eût été une exclusion sûre; mais le roi avait donné à ses enfants naturels cet avantage sur eux, de faire manger, entrer dans les carrosses, aller à Marly, et sans demander, leurs principaux domestiques, sans que M. le Duc, quoique gendre du roi, eût pu y atteindre pour les siens.

Il arriva, depuis son mariage, que Monseigneur revenant de courre le loup, qui l'avait mené fort loin, manqua son carrosse et s'en revenait avec Sainte-Maure et d'Urfé. En chemin il trouva un carrosse de M. le Duc, dans lequel étaient Saintrailles qui était à lui, et le chevalier de Sillery qui était à M. le prince de Conti, et frère de Puysieux qui fut depuis chevalier de l'ordre. Ils s'étaient mis dans ce carrosse qu'ils avaient rencontré, et y attendaient si M. le Duc ou M. le prince de Conti ne viendrait point. Monseigneur monta dans ce carrosse pour achever la retraite, qui était encore longue jusqu'à Versailles, y fit monter avec lui Sainte-Maure et d'Urfé, laissa Saintrailles et Sillery à terre, quoiqu'il y eût place de reste encore pour eux, et ne leur offrit point de monter. Cela ne laissa pas de faire quelque peine à Monseigneur, par bonté; et le soir, pour sonder ce que le roi penserait, il lui conta son aventure et ajouta qu'il n'avait osé faire monter ces messieurs avec lui. « Je le crois bien, lui répondit le roi en prenant un ton élevé, un carrosse où vous êtes devient le vôtre, et ce n'est pas à des domestiques de prince du sang à y entrer. » Mme de Langeron en a été un exemple singulier. Elle fut d'abord à Mme la Princesse, et tant qu'elle y fut, elle n'entra point dans les carrosses, ni ne mangea à table. Elle passa à Mme de Guise, petite-fille de France, et, de ce moment, elle mangea avec le roi, Mme la Dauphine et Madame, car la reine était morte avec qui elle aurait mangé aussi, et entra dans les carrosses sans aucune difficulté. La même Mme de Langeron quitta Mme de Guise et rentra à Mme la Princesse, et dès lors il ne fut plus question pour elle de plus entrer dans les carrosses ni de manger. Cette exclusion dura le reste de sa longue vie, et elle est morte chez Mme la Princesse.

La marquise du Châtelet était fille du feu maréchal de Bellefonds, et, comme Mme de Nogaret, avait été fille de Mme la Dauphine. Elle avait épousé le marquis du Châtelet, c'est-à-dire un seigneur de la première qualité, de l'ancienne chevalerie de Lorraine. Cette maison prétend être de la maison de Lorraine, et l'antiquité de l'une et de l'autre ôte les preuves du pour et du contre. Elle y a eu toujours les emplois les plus distingués et porte les armes pleines de Lorraine, avec trois fleurs de lis d'argent sur la bande, au lieu des trois alérions de Lorraine, et, depuis quelque temps, ont pris le manteau ducal, de ces manteaux qui ne donnent rien, et que M. le prince de Conti appelait plaisamment des robes de chambre. De rang ni d'honneur ils n'en ont jamais eu ni prétendu. M. du Châtelet était un homme de fort peu d'esprit et difficile, mais plein d'honneur, de bonté, de valeur, avec très peu de bien et de santé, et fort bon officier et distingué. Sa femme était la vertu même et la piété même, dans tous les temps de sa vie, bonne, douce, gaie, sans jamais ni contraindre ni trouver à redire à rien, aimée et désirée partout. Elle vivait retirée avec son mari et sa mère à Vincennes, dont le petit Bellefonds son neveu était gouverneur. Ils venaient peu à la cour, n'avaient pas de quoi être à Paris, et cependant M. du Châtelet vivait fort noblement à l'armée. Ils ne pensaient à rien moins. Le roi avait toujours aimé le maréchal de Bellefonds et l'avait pourtant laissé à peu près mourir de faim. Sa considération, quoique mort, la vertu et la douceur de sa fille la firent dame du palais dans Vincennes, où elle n'y avait seulement pas songé, et ce choix fut fort applaudi.

Mme de Montgon n'y pensait pas davantage, et se trouvait alors chez son mari en Auvergne, et lui à l'armée; mais elle avait une mère qui y songeait pour elle, et qui ne bougeait de la cour et d'avec Mme de Maintenon: c'était Mme d'Heudicourt, qu'il faut reprendre de plus loin. Le maréchal d'Albret, des bâtards de cette grande maison dès lors éteinte, avait une grand'mère Pons, mère de son père, fille du chevalier du Saint-Esprit de la première promotion, soeur de la fameuse Mme de Guiercheville, dame d'honneur de Marie de Médicis qui introduisit la première le cardinal de Richelieu auprès d'elle, et qui fut mère en secondes noces du duc de Liancourt. Le maréchal d'Albret, qui eut son bâton pour avoir conduit M. le Prince, M. le prince de Conti et M. de Longueville à Vincennes avec les chevau-légers, fut toute sa vie dans une grande considération, et tenait un grand état partout. Il était chevalier de l'ordre et gouverneur de Guyenne. Il avait chez lui, à Paris, la meilleure compagnie, et Mlles de Pons n'en bougeaient, qui n'avaient rien, et qu'il regardait comme ses nièces. Il fit épouser l'aînée à son frère, qui n'eut point d'enfants, et est morte en 1614 ; elle s'appelait Mme de Miossens et faisait peur par la longueur de sa personne. La cadette, belle comme le jour, plaisait extrêmement au maréchal et à bien d'autres.

Mme Scarron, belle, jeune, galante, veuve et dans la misère, fut introduite par ses amis à l'hôtel d'Albret, où elle plut infiniment au maréchal et à tous ses commensaux par ses grâces, son esprit, ses manières douces et respectueuses, et son attention à plaire à tout le monde et surtout à faire sa cour à tout ce qui tenait au maréchal; ce fut là où elle fut connue de la duchesse de Richelieu, veuve en premières noces du frère aîné du maréchal d'Albret, qui de plus avaient marié ensemble leur fils et leur fille unique; et la duchesse, quoique remariée, était demeurée dans la plus intime liaison avec le maréchal. Lui et Mme de Montespan étaient enfants du frère et de la soeur. M. et Mme de Montespan ne bougeaient de chez lui, et ce fut où elle connut Mme Scarron et qu'elle prit amitié pour elle. Devenue maîtresse du roi, le maréchal n'eut garde de se brouiller avec elle pour son cousin: en bon courtisan il prit son parti et devint son meilleur ami et son conseil. C'est ce qui fit la fortune de Mme Scarron, qui fut mise gouvernante des enfants qu'elle eut du roi, dès leur naissance. Le maréchal, qui ne savait que faire de Mlle de Pons, trouva un Sublet, de la même famille du secrétaire d'État des Noyers, qui avait du bien et qui, ébloui de la beauté et de la grande naissance de cette fille, l'épousa pour l'alliance et la protection du maréchal d'Albret, qui, pour lui donner un état, lui obtint, en considération de ce mariage, l'agrément de la charge de grand louvetier dont le marquis de Saint-Herem se défaisait pour acheter le gouvernement de Fontainebleau. Ce nouveau grand louvetier s'appelait M. d'Heudicourt et eut une fille à peu près de l'âge de M. du Maine, quelques années de plus. Mme Scarron fit trouver bon à Mme de Montespan qu'elle prit cette enfant pour faire jouer les siens, et l'éleva avec eux dans les ténèbres et le secret qui les couvraient alors. Quand ils parurent chez Mme de Montespan, la petite Heudicourt était toujours à leur suite, et après qu'ils furent manifestés à la cour, elle y demeura de même. Mme Scarron, devenue Mme de Maintenon, n'oublia jamais le berceau de sa fortune et ses anciens amis de l'hôtel d'Albret.

C'est ce qui fit si longtemps après Mme de Richelieu dame d'honneur de la reine, puis, par confiance, de Mme la Dauphine, à son mariage; M. de Richelieu, chevalier d'honneur pour rien, et ce qui fit toute la fortune de Dangeau par la permission qu'eut le duc de vendre sa charge à qui et si cher qu'il voudrait. Par même cause, Mme de Maintenon aima et protégea toujours ouvertement Mme d'Heudicourt et sa fille qu'elle avait élevée et qu'elle aima particulièrement. Elle entra dans son mariage avec Montgon que cette faveur lui fit faire. C'était un très médiocre gentilhomme d'Auvergne, du nom de Cordebœuf, dont l'esprit réparait tant qu'il pouvait la valeur, et qui toutefois s'était attaché au service. Il était à l'armée du Rhin brigadier de cavalerie et inspecteur, et sa femme dans ses terres en Auvergne lorsqu'elle fut nommée dame du palais, au scandale extrême de toute la cour. C'était une femme laide, qui brillait d'esprit, de grâce, de gentillesse; plaisante et amusante au possible, méchante à l'avenant, et qui, sur l'exemple de sa mère, divertit Mme de Maintenon et le roi dans les suites, aux dépens de chacun, avec beaucoup de sel et d'enjouement. Toute cette petite troupe partit au-devant de la princesse. Mme de Mailly était grosse et ne fut point du voyage. Mme du Châtelet s'en dispensa pour donner à la maréchale de Bellefonds tout ce temps-là encore à demeurer auprès d'elle. On ne le trouva pas trop bon, et, au lieu de la troisième place qui lui était destinée avec grande raison, elle n'eut que la cinquième. L'éloignement de Mme de Montgon en Auvergne ne lui permit pas d'être du voyage. Laissons-les aller et publier la paix à Paris et à Turin, où le maréchal Catinat fut reçu avec de grands honneurs, et y donna chez lui à dîner à M. de Savoie, et retournons sur le Rhin.

CHAPITRE XXIII. §

Projet des Impériaux sur le Rhin. — Maréchal de Choiseul dans le Spirebach. — Raisons de ce camp. — Dispositions du maréchal de Choiseul. — Mouvements et dispositions du prince Louis de Bade. — Retraite des Impériaux. — Précautions du maréchal de Choiseul à la cour, qui met en quartiers de fourrages et me donne congé. — Mort de M. Frémont, beau-père de M. le maréchal de Lorges. — Naissance de ma fille.

Après une longue oisiveté en ces armées et en Flandre, les vingt mille hommes de Hesse et d'autres contingents furent renvoyés au prince Louis de Bade, qui, avec ce qu'il avait d'ailleurs, se trouva le double plus fort que le maréchal de Choiseul, et en état et en volonté d'entreprendre le siège de Philippsbourg, dont tous les amas étaient depuis l'hiver dans Mayence, et toutes les précautions prises depuis pour que rien n'y pût manquer. L'empereur pressait l'exécution de ce dessein avec toute l'ardeur que lui inspirait son dépit de la paix de Savoie, et son extrême désir de reculer la générale, à laquelle celle-là commençait à donner un grand branle. Sur les avis que le maréchal de Choiseul en donna à la cour, il en reçut deux lettres fort singulières et en même temps contradictoires. Par la première, Barbezieux lui faisait écrire par le roi de jeter huit de ses meilleurs bataillons dans Philippsbourg et quatre dans Landau, et de se retirer après en pays de sûreté contre l'invasion du prince Louis. Il faut remarquer que le maréchal n'avait dans son armée que douze bons bataillons et que tout le reste de son infanterie était de nouvelles levées, ou des bataillons de salade ramassés des garnisons. En suivant cet ordre il n'avait plus à compter sur ce qui lui serait resté d'infanterie, et en abandonnant ces places au renfort qu'il y aurait jeté, l'exemple récent de Namur devait persuader qu'elles n'en seraient pas moins perdues. Par l'autre lettre en réponse au maréchal, le roi lui marquait qu'il n'était pas persuadé que le prince Louis pensât à passer le Rhin à Mayence, mais que, s'il songeait à l'entreprendre, il se persuadait que la maréchal l'empêcherait bien d'y déboucher, c'est-à-dire empêcher un ennemi de passer sur un pont à lui, dans une place à lui, et de déboucher sur une contrescarpe à lui, dans une plaine.

Le maréchal haussa les épaules, et proposa au moins d'envoyer le marquis d'Harcourt le renforcer, qui demeurait oisif où il était dans la situation présente. Harcourt, accoutumé à commander en chef, ami de Barbezieux et grand maître en souterrains à la cour, ne voulait point tâter de cette jonction. Il proposa à la cour et au maréchal des partis téméraires, bien sûr qu'ils ne les adopteraient pas, et que l'honneur de les avoir imaginés lui en [reviendrait]. Le maréchal, aux ordres duquel il n'était point comme de ceux qui étaient en Flandre, ne pouvait se soumettre à lui en donner; et Harcourt, qui le sentait, et qui le savait mal de tout temps avec son ami Barbezieux, allait à son fait de ne point joindre et se moquait de lui. Cette conduite ouvrit les yeux au maréchal sur ses artifices; il ne compta plus que sur soi-même, et résolut de laisser dire Harcourt et ordonner à la cour, [et] de ne suivre, à tous risques pour lui même, que le parti unique par lequel il crut sauver Philippsbourg et Landau. Il se retira donc sur son infanterie que, pour la commodité des fourrages, il avait laissée derrière, entra dans le Spirebach, et fit une des plus belles choses qu'on eût vues depuis bien longtemps à la guerre.

Le prince Louis passa le Rhin avec sa cavalerie à Mayence, après avoir conféré avec le landgrave de Hesse, qui vint passer la Nave auprès de Mayence, qui vint après le long des montagnes et se saisit sans peine, chemin faisant, de Neu-Linange, de Kirken et d'autres postes que nous y avions, tandis que le prince Louis vint à Oppenheim, où son infanterie, son artillerie et ses bagages le joignirent par un pont de bateaux; il en fit descendre un à Worms, tant pour tirer ce qu'ils voudraient de l'autre côté du Rhin, que pour communiquer avec le baron de Thungen, commandant de Mayence, qui avait environ quinze mille hommes aux vallées de Ketsch et vers Fribourg, avec des bateaux pour nous donner par nos derrières l'inquiétude du siège de cette place, ou d'un passage du Rhin. La cour alors avait changé d'avis, et aurait voulu que le maréchal de Choiseul eût combattu le prince Louis aux plaines d'Alney. Il était plus fort que nous du double; et s'il avait battu notre armée, il eût aisément pris Landau, fort méchante place alors, et eût été le maître d'emporter le fort qui couvrait le bout d'en deçà du pont de Philippsbourg, de brûler ce pont, de ravager l'Alsace, de s'établir pour l'hiver à Spire, d'empêcher M. d'Harcourt de déboucher les montagnes, puis de faire tout à son aise le siège de Philippsbourg.

Ces mêmes raisons détournèrent le maréchal de croire ceux qui lui proposaient de se mettre à Durckheim: cette petite ville ruinée et non tenable était bien au pied des montagnes, mais entre elles et l'endroit où les montagnes s'escarpent et se couvrent, il y avait un grand espace de terrain à passer plusieurs colonnes de front; d'ailleurs, le marais qui aurait couvert l'armée était en figure de T dont la queue la séparait. Il aurait donc fallu force ponts de communication sur cette queue, et on laisse à penser de quelles ressources sont de telles communications à une armée attaquée par le double d'elle. Le marquis d'Huxelles proposa de se mettre le cul au Rhin et le nez à la montagne. Ce parti conservait Spire et nous en appuyait, mais il abandonnait Neustadt, le livrait au prince Louis pour un entrepôt très commode pour ses vivres, et un passage assuré derrière Landau pour passer en Alsace et la ruiner, sans crainte que nous osassions nous déplacer; il nous ôtait en même temps en fort peu de jours toute subsistance, parce que nous ne pouvions tirer de fourrages que de l'Alsace, et bientôt les vivres, que Thungen ne nous aurait pas même laissé descendre aisément par le Rhin. D'autres proposèrent la position contraire, le cul à Landau et la tête au Rhin. Celui-là tenait Landau et Neustadt, mais il laissait tout le chemin de l'Alsace libre aux ennemis, l'important poste de Spire, d'où, une fois établis, ils pouvaient brûler le pont de Philippsbourg, s'en épargner la circonvallation de ce côté-ci, et en faire le siège de l'autre côté tout à leur aise. D'ailleurs bien établis à Spire, ils mettaient l'Alsace en contribution, minaient Landau et renvoyaient nos armées s'assembler bien loin. Se mettre derrière la petite rivière de Landau, laissait tout en proie Neustadt, Spire, le pont de Philippsbourg, le passage en Alsace, Landau mémé. Tous ces partis, quelque mauvais qu'ils fussent, avaient leurs partisans considérables.

Le maréchal de Choiseul, bien résolu de n'aller qu'au meilleur, dans une conjoncture si importante, laissa écrire la cour et discourir qui voulut, et prit de soi tout seul l'unique parti qui sauvait tous ces inconvénients. Il les avait de longue main pourpensés, et s'y était préparé, autant qu'il l'avait pu, dans la prévoyance de ce que les ennemis pourraient entreprendre. C'était de barrer la plaine derrière le Spirebach, de la montagne au Rhin, et de mettre par là Neustadt, Spire, Landau, Philippsbourg et l'Alsace à couvert. Lorsqu'il s'était avancé avec sa cavalerie, pour la commodité des fourrages, dans les plaines de Mayence, tandis qu'il n'était encore question de rien, et qu'il avait laissé son infanterie en arrière, il avait chargé le marquis d'Huxelles avec sa seconde ligne d'infanterie d'accommoder le Spirebach, et, quand il s'y vint mettre, il trouva cette besogne achevée et parfaitement bien faite, avec des redoutes d'espace en espace et tous les bords retranchés. Il avait cependant obtenu la jonction du marquis d'Harcourt qui se lit fort attendre, et qui manda à la cour qu'il avait joint deux jours plus tôt qu'il n'avait fait. Comme il arrivait par la montagne, il fut chargé de Neustadt et de tous ces postes-là. De la montagne aux bois il y avait une bonne demi-lieue. Cet espace était fermé par les deux branches du Spirebach réduites en une par une retenue de distance en distance au dedans et au-dessus de Neustadt, qui formait une inondation et un marais qui ne se pouvaient passer.

Là se trouvait une commanderie ruinée, qui fut très bien accommodée, où on jeta quatre bataillons avec Condrieu, très bon brigadier d'infanterie. De lui jusqu'au bois, des demi-lunes bien ajustées, toutes flanquées de deux pièces de canon de chaque côté, avec chacune un bataillon derrière pour s'y jeter à propos, et un espace entre chacune pour y recevoir un escadron; avec cela Neustadt remparé et fortifié au mieux avec de l'artillerie, et Saint-Frémont, maréchal de camp, pour y commander sous Harcourt, et la plaine de Musbach, par où seulement les ennemis pouvaient venir, entièrement découverte et de toutes parts fouettée des batteries disposées pour cela. Le petit château de Hart, à mi-côte de la montagne, fut occupé et bien retranché, bien muni avec ce qu'il put tenir de monde choisi. C'était un petit castel blanc qui se voyait de partout, un peu à côté et plus avancé au delà de Neustadt. Les bois devinrent bientôt un fonds de marais artificiel, par les retenues d'espace en espace du Spirebach qui y coulait. On y fit de grands abatis d'arbres, et tout du long semés de petits postes pour avertir seulement. En un endroit plus clair et au bord d'une petite plaine où il y avait en deçà du ruisseau un moulin appelé Freymülh, dont on se servit avantageusement pour s'aider de l'eau à retenir et à inonder, on fit camper quatre bataillons appuyés de la cavalerie de notre droite, parce que la ligne s'étendait jusque-là, et le quartier du marquis de Renti, lieutenant général fort bon et beau-frère du maréchal, n'en était pas éloigné. On mit un peu plus loin au village ruiné de Spirebach la brigade de cavalerie de Bissy avec de l'infanterie divisée par pelotons jusqu'à Spire où finissaient les bois. À Spire force de canons et beaucoup d'infanterie dans les retranchements, avec, pour cavalerie, la brigade du colonel général; le marquis d'Huxelles et le duc de La Ferté, lieutenants généraux, y commandaient, et sous eux Hautefort et Lalande, maréchaux de camp. De Spire au Rhin il n'y avait pas l'espace pour un escadron. Le maréchal de Choiseul prit son quartier général au village de Lackheim, vis-à-vis du commencement des bois, vers le centre de la cavalerie. Notre gauche de cavalerie joignait la droite de celle du marquis d'Harcourt, mais un peu plus reculée; et lui se mit dans un petit village tout à fait dans la montagne, près de Neustadt, en deçà.

Les choses disposées de la sorte, on continua à perfectionner les retranchements partout où on crut qu'il en était besoin; et on attendit avec une tranquillité très vigilante ce que les ennemis pourraient ou voudraient entreprendre. On montait tous les soirs un gros bivouac à la tête des camps, avec le maréchal de camp de jour à la droite et le brigadier de piquet à la gauche. Le mestre de camp de piquet se promenait toute la nuit d'un bout à l'autre pour voir si tout était bien en état. J'étais encore cette campagne de la brigade qui formait la seconde ligne de la gauche avec le bonhomme Lugny pour brigadier, très galant homme, de qui je reçus mille honnêtetés, mais qui n'avait ni l'esprit ni le monde qu'avait Harlus, qui servait, cette année, sur les côtes, avec le maréchal de Joyeuse. Le chevalier de Conflans était l'autre mestre de camp avec nous. C'était un très bon officier, gaillard et de bonne compagnie, plaisant en liberté, avec de l'esprit, qui savait fort, vivre et dont je m'accommodai fort. Il était cadet du marquis de Conflans, mestre de camp général en Catalogne pour le roi d'Espagne, qui lui avait donné la Toison d'or, et qui le fit, l'année suivante, vice-roi de Navarre et grand d'Espagne de la troisième classe, dont la grandesse périt avec eux comme nos ducs à brevet. Ils étaient ou petits-fils ou fort proches, et de même nom, de ce baron de Batteville ou Vatteville, qui, étant ambassadeur d'Espagne en Angleterre, fit cette insulte pour la préséance au maréchal d'Estrades, ambassadeur de France, qui fit tant de fracas et qui fut suivie de la déclaration solennelle que l'ambassadeur d'Espagne en France eut ordre de faire au roi, de ne plus prétendre en nul lieu de compétence avec lui.

Le prince Louis, supérieur au maréchal de Choiseul et au marquis d'Harcourt joints, de plus de vingt-deux mille hommes, campa deux jours après notre arrivée à une demi-lieue de nous derrière le village de Musbach, à la vue de nos montagnes, et se mit à ouvrir des chemins dans les leurs. On les vit se donner de grands mouvements pendant plusieurs jours sans qu'on en pût deviner la cause, lorsque après avoir longé notre front bien des fois, et s'en être approchés tant qu'ils purent pour reconnaître, et avoir cherché inutilement par où pouvoir attaquer, on s'aperçut qu'ils avaient établi des batteries sur des montagnes qui semblaient inaccessibles, d'où ils firent grand bruit de canon. C'étaient trois batteries de gros canon à diverses hauteurs, dont une sur la crête tout au haut, et on distinguait très clairement les tentes de trois bataillons qui campaient auprès. Ils occupèrent diverses maisons éparses le long de la montagne, auprès de ce petit château de Hart, le canonnèrent, et firent remuer quelque cavalerie du marquis d'Harcourt incommodée de cette artillerie. Ce petit castel les mit en colère, dont ils ne touchaient que le haut des toits. Ils baissèrent donc une batterie avec laquelle ils y firent une grande brèche; ils y donnèrent quelques assauts sans succès, jusqu'à ce que le brave officier qui y commandait, se voyant ouvert de toutes parts et sans nulle espérance de pouvoir être secouru, prit le temps d'un assaut plus grand que les précédents pour faire retirer sa garnison par un trou qu'il avait pratiqué, et sortit le dernier de sa place qu'il avait bravement défendue six jours durant à la vue des deux armées, et se retira avec ses gens à Neustadt, avec une jambe qu'il se cassa en sortant. Il fut loué et caressé de toute l'armée; le maréchal lui donna le peu qu'il avait d'argent, et lui procura une gratification. Il avait laissé une traînée de poudre où il mit le feu, qui fut fatale aux premiers qui se jetèrent dans leur conquête. Cet exploit achevé, les Impériaux changèrent et augmentèrent leurs batteries et en battirent la porte de Neustadt de notre côté par-dessus la ville, ce qui n'eut d'autre effet que de faire hâter le pas à ceux qui entraient ou sortaient.

Au bout d'un mois ils s'aperçurent si bien de l'inutilité de leur canonnade et de l'impossibilité d'attaquer nos retranchements avec le moindre succès, qu'ils se tournèrent à d'autres moyens pour nous obliger à les abandonner; ils envoyèrent donc faire des courses sur la Sarre jusque vers Metz, et ils ordonnèrent à Thungen de ne rien oublier pour passer diligemment en Alsace. Sur les avis qu'on en eut, Gobert, excellent brigadier de dragons, fut envoyé avec un gros détachement sur la Sarre, et le marquis d'Huxelles sur le haut Rhin joindre Puysieux avec un régiment de cavalerie, des dragons et de l'infanterie, et Chamilly fut mis à Spire à la place d'Huxelles. Puysieux, lieutenant général et gouverneur d'Huningue, n'avait presque point d'autres troupes pour la garde du haut Rhin que des compagnies franches du Rhin, un ramas de garnisons et des paysans. Thungen, outre ses ordres, mourait d'envie de passer et de faire du pis qu'il pourrait, de dépit d'avoir été enlevé tout au commencement de la campagne par un parti d'infanterie qui s'était glissé tout contre Mayence, d'où il l'avait mené à Philippsbourg. Il avait fallu payer pour en sortir libre, et cela joint à l'affront l'avait mis fort en colère; mais il fut observé de si près qu'il ne put jamais tenter le passage. Sur la Sarre, Gobert ne leur donna pas loisir de courir ni de piller, tellement que les Impériaux, sentant enfin qu'une plus longue opiniâtreté ne ferait qu'augmenter leur honte, résolurent de se retirer. Je m'aperçus étant de piquet, et me promenant la nuit le long de nos bivouacs, d'une diminution dans leurs feux ordinaires, qui avec les nôtres faisaient dans ces montagnes et au bas un effet singulier et tout à fait beau, et le matin nous n'entendîmes point leur canon. Dès qu'il fit un peu clair, j'allai vers nos demi-lunes trouver le maréchal de Choiseul qui s'y promenait déjà, et nous vîmes qu'ils n'avaient plus ni canon, ni camp, ni personne sur leurs montagnes. Un gros brouillard, qui nous en ôta incontinent la vue, tomba sur les neuf ou dix heures du matin, et nous laissa apercevoir à découvert leur retraite. Ils marchaient en bataille derrière la plaine de Musbach, où ils avaient laissé divers petits pelotons de cavalerie épars, pour nous observer et escarmoucher s'ils étaient suivis. Harcourt vint trouver le maréchal à une batterie élevée où nous étions, et chacun fut fort aise d'être délivré d'un ennemi si peu à craindre dans le poste où nous étions, mais d'ailleurs si importun par la vigilance que demandait un si proche voisinage. Saint-Frémont qui se trouvait de jour, était sorti avec quelques gardes ordinaires à la tête du village de Weintzingen sous Neustadt; il eut envie de se faire valoir à bon marché, et envoya à plusieurs reprises demander quelques troupes au maréchal pour pousser ce qui était dans la plaine, dont à la fin, ce dernier s'impatienta.

Comme son projet avait été d'arrêter les ennemis et non d'aller à eux pour les combattre, mais de rompre tous leurs desseins en barrant de la montagne au Rhin, nos inondations étaient faites en sorte qu'il n'y avait que deux ouvertures par lesquelles on ne pouvait sortir qu'un à un. La raison du maréchal fut donc que s'il n'y avait dans la plaine que ces petits pelotons que nous voyions, ce n'était pas la peine d'aller à eux pour leur faire doubler le pas; que si, au contraire, il y avait des troupes derrière les haies et ce qui bornait notre vue, il ne fallait pas exposer Saint-Frémont à être battu sous nos yeux sans pouvoir être secouru et faire ainsi, sans raison, une mauvaise affaire et honteuse, d'une bonne, puisque les ennemis se retiraient sans avoir pu exécuter quoi que ce soit. Saint-Frémont, qui avait aussi ses souterrains et qui était ami du marquis d'Harcourt, ne laissa pas d'être accusé d'avoir écrit: qu'il n'avait tenu qu'au maréchal de Choiseul de battre l'arrière-garde des ennemis, sans qu'il eût pu le lui persuader. Les ennemis avaient retiré leurs postes le long du ruisseau et des inondations qui n'étaient qu'à une portée de carabine des nôtres, toute la nuit précédente en grand silence, et y avaient laissé leurs feux tant qu'ils avaient pu durer, et en même temps retiré tout ce qu'ils avaient de canons en batteries; et l'artillerie qui n'y était pas et leurs bagages, [ils] les avaient fait passer à Worms avec quelque peu de troupes sur leur pont de bateaux qu'ils défirent aussitôt après. Leur armée marcha fort vite à Mayence où elle repassa le Rhin, dédaigna de prendre Eberbourg et Kirn, deux bons châteaux qu'il ne tenait qu'à eux de prendre, et se mit aussitôt après en quartiers de fourrage, non sans force querelles entre les généraux, enragés d'avoir tant éclaté en menaces et en grands projets et de n'avoir pu rien exécuter. Cela fut uniquement dû à la capacité et à la fermeté tout ensemble du maréchal de Choiseul, qui laissa tonner la cour, crier ses premiers officiers généraux, intriguer M. d'Harcourt, sans s'ébranler en aucune sorte.

Le lendemain de cette retraite, nous fûmes voir leurs camps et leurs travaux, et nous admirâmes les peines qu'ils eurent sans doute à guinder leur canon si haut, et le reste de leurs ouvrages qui nous parurent prodigieux. Les fourrages leur manquaient, ils tiraient de fort loin leurs vivres, tout enfin les avait obligés à la retraite. Le maréchal avait gardé toutes les lettres du marquis d'Harcourt et la copie de ses réponses. Il avait mis un petit commentaire concis et fort, en marge, vis-à-vis des endroits qui le demandaient et avait envoyé tout cela au roi dans un grand cahier.

N'y ayant plus rien à faire et les troupes allant dans leurs quartiers de fourrage, je voulus m'en aller à Paris. Le mois d'octobre était fort avancé, Mme de Saint-Simon avait perdu M. Frémont, père de Mme la maréchale de Lorges, et elle était en même temps heureusement accouchée de ma fille le 8 septembre. Le maréchal me le permit; il m'avait traité avec tant de politesse et d'attention que je m'attachai à lui, et qu'il me donna enfin sa confiance, dont à mon âge je me sentis fort honoré. Je savais tout ce qui s'était passé entre le marquis d'Harcourt et lui, et il m'avait montré ce cahier qu'il avait envoyé au roi. Il me pria de conter tous ces détails au duc de Beauvilliers en arrivant, et de l'engager à le servir, ce que j'exécutai tout à fait à la satisfaction du maréchal.

CHAPITRE XXIV. §

Noire invention à mon retour. — M. de la Trappe peint de mémoire. — M. de Savoie avec l'armée du roi assiège Valence. — Il lève le siège par la neutralité d'Italie. — Tout accompli avec lui et son ministre mené pour le premier des ministres étrangers à Marly. — La princesse au Pont-Beauvoisin a le rang de duchesse de Bourgogne. — Prétention étrange du comte de Brionne à l'égard de M. de Savoie. — Le roi à Montargis au-devant de la princesse. — Arrivée à Fontainebleau; présentation. — Retour à Versailles. — Des présentations. — Grâces de la princesse qui charment le roi et Mme de Maintenon. — Mlles de Soissons ont défense de voir la princesse.

En arrivant à Paris, je trouvai la cour à Fontainebleau. Comme j'étais arrivé un peu devant les autres, je ne voulus pas que le roi le sût sans me voir, et me crût de retour en cachette. Je voulais de plus voir M. de Beauvilliers, sur le maréchal de Choiseul. Je me hâtai donc d'aller à Fontainebleau où je fus très bien reçu, et le roi, à son ordinaire de mes retours, me parla avec bonté, en me disant toutefois que j'étais revenu un peu tôt, mais ajoutant qu'il n'y avait point de mal.

J'avais un voyage en tête à brusquer, dont je parlerai tout à l'heure, qui me pressait de m'en retourner à Paris après mes premiers devoirs rendus, lorsqu'au sortir du lever du roi, comptant monter en chaise tout de suite, Louville me mena dans la salle de la comédie, ouverte alors et où il n'y avait jamais personne les matins, qui était au bout de la salle des gardes. Là il m'avertit qu'il s'était répandu que lorsqu'en faisant ma révérence au roi, il m'avait dit qu'il se réjouissait de me voir de retour en bonne santé, quoique un peu tôt, je lui avais répondu que j'avais mieux aimé le venir voir tout en arrivant comme ma seule maîtresse, que de demeurer quelques jours relaissé à Paris, comme faisaient les jeunes gens avec les leurs. À ce récit le feu me monta au visage. Je rentrai chez le roi, où il y avait encore beaucoup de monde, devant qui je m'exhalai sur ce qui me venait d'être rapporté, et j'ajoutai que je donnerais volontiers bien de l'argent pour savoir qui avait inventé et semé cette noire friponnerie, afin, quel qu'il fût, de lui en donner le démenti et force coups de bâton au bout, pour lui apprendre à calomnier d'honnêtes gens, à lui et aux faquins ses semblables. Je demeurai tout le jour à Fontainebleau cherchant le monde pour répéter ces propos, et que, si un grand coquin demeurait assez caché pour échapper au châtiment, j'espérais du moins qu'il en apprendrait la menace, et qu'il l'entendrait peut-être lui-même assez pour en faire son profit, et laisser les gens d'honneur en repos.

Ma colère et mes discours firent la nouvelle. M. le maréchal de Lorges, qui avait le bâton, et m'avait coupé la parole sur mon arrivée un peu tôt, en sorte que je n'y pus rien du tout répondre au roi, quand je l'aurais voulu, bien loin d'ailleurs d'une si indigne flatterie, et beaucoup de vieux seigneurs avec lui, me blâmèrent d'avoir parlé si haut, en tels termes, dans la maison du roi et jusque dans son appartement. Je les laissai dire parce qu'ils ne m'apprenaient rien que je n'eusse bien prévu; mais de deux maux j'avais choisi le moindre, qui était une réprimande du roi, ou peut-être quelques jours de Bastille, et j'avais évité le plus grand, qui était de laisser croire la chose vraie à mon âge, et encore peu connu de la plupart du monde, et me laisser passer pour un infâme délateur de toute la jeunesse, pour faire bassement et misérablement ma cour. Le roi n'en sut rien, ou voulut bien l'ignorer, le bruit que je fis étouffa sa cause et me fit honneur; et je m'en allai faire mon petit voyage, dont je parlerai ici tout de suite.

Il y avait longtemps que l'attachement que j'avais pour M. de la Trappe, et mon admiration pour lui me faisaient désirer extrêmement de pouvoir conserver sa ressemblance après lui, comme ses ouvrages en perpétueraient l'esprit et les merveilles. Son humilité sincère ne permettait pas qu'on pût lui demander la complaisance de se laisser peindre. On en avait attrapé quelque chose au choeur, qui produisit quelques médailles assez ressemblantes, mais cela ne me contentait pas. D'ailleurs, devenu extrêmement infirme, il ne sortait presque plus de l'infirmerie, et ne se trouvait plus en lieu où on le pût attraper. Rigault était alors le premier peintre de l'Europe pour la ressemblance des hommes et pour une peinture forte et durable; mais il fallait persuader à un homme aussi surchargé d'ouvrages de quitter Paris pour quelques jours, et voir encore avec lui si sa tête serait assez forte pour rendre une ressemblance de mémoire. Cette dernière proposition, qui l'effraya d'abord, fut peut-être le véhicule de lui faire accepter l'autre. Un homme qui excelle sur tous ceux de son art est touché d'y exceller d'une manière unique; il en voulut bien faire l'essai, et donner pour cela le temps nécessaire. L'argent, peut-être, lui plut aussi. Je me cachais fort, à mon âge, de mes voyages de la Trappe; je voulais donc entièrement cacher aussi le voyage de Rigault, et je mis pour condition de ma part qu'il ne travaillerait que pour moi, qu'il me garderait un secret entier, et que, s'il en faisait une copie pour lui, comme il le voulait absolument, il la garderait dans une obscurité entière, jusqu'à ce qu'avec les années, je lui permisse de la laisser voir. Du mien, il voulut mille écus comptant à son retour, être défrayé de tout, aller en poste en chaise en un jour, et revenir de même. Je ne disputai rien et le pris au mot de tout. C'était au printemps, et je convins avec lui que ce serait à mon retour de l'armée, et qu'il quitterait tout pour cela. En même temps je m'étais arrangé avec le nouvel abbé, M. Maisne, secrétaire de M. de la Trappe, et retiré là depuis bien des années, et M. de Saint-Louis, ancien brigadier de cavalerie, fort estimé du roi, retiré là aussi depuis longtemps, desquels j'aurai ailleurs occasion de parler, et qui ne désiraient pas moins que moi ce portrait de M. de la Trappe.

Revenant donc de Fontainebleau, je ne couchai qu'une nuit à Paris, où en arrivant j'avais pris mes mesures avec Rigault, qui partit le lendemain de moi. J'avertis en arrivant mes complices, et je dis à M. de la Trappe qu'un officier de ma connaissance avait une telle passion de le voir, que je le suppliais d'y vouloir bien consentir (car il ne voyait plus presque personne); j'ajoutai que, sur l'espérance que je lui en avais donnée, il allait arriver, qu'il était fort bègue, et ne l'importunerait pas de discours, mais qu'il comptait s'en dédommager par ses regards. M. de la Trappe sourit avec bonté, trouva cet officier curieux de bien peu de chose, et me promit de le voir. Rigault arrivé, le nouvel abbé, M. Maisne et moi le menâmes dès le matin dans une espèce de cabinet qui servait le jour à l'abbé pour travailler, et où j'avais accoutumé de voir M, de la Trappe, qui y venait de son infirmerie. Ce cabinet était éclairé des deux côtés, et n'avait que des murailles blanches, avec quelques estampes de dévotion, et des sièges de paille, avec le bureau sur lequel M. de la Trappe avait écrit tous ses ouvrages, et qui n'était encore changé en rien. Rigault trouva le lieu à souhait pour la lumière; le père abbé se mit au lieu où M. de la Trappe avait accoutumé de s'asseoir avec moi à un coin du cabinet, et heureusement Rigault le trouva tout propre à le bien regarder à son point. De là, nous le conduisîmes en un autre endroit où nous étions bien sûrs qu'il ne serait vu ni interrompu de personne. Rigault le trouva fort à propos pour le jour et la lumière, et il y porta aussitôt tout ce qu'il lui fallait pour l'exécution.

L'après-dînée, je présentai mon officier à M. de la Trappe; il s'assit avec nous dans la situation qu'il avait remarquée le matin, et demeura environ trois quarts d'heure avec nous. Sa difficulté de parler lui fut une excuse de n'entrer guère dans la conversation, d'où il s'en alla jeter sur sa toile toute préparée les images et les idées dont il s'était bien rempli. M. de la Trappe, avec qui je demeurai encore longtemps, et que j'avais moins entretenu que songé à l'amuser, ne s'aperçut de rien, et plaignit seulement l'embarras de la langue de cet officier. Le lendemain, la même chose fut répétée. M. de la Trappe trouva d'abord qu'un homme qu'il ne connaissait point, et qui pouvait si difficilement mettre dans la conversation, l'avait suffisamment vu, et ce ne fut que par complaisance qu'il ne voulut pas me refuser de le laisser venir. J'espérais qu'il n'en faudrait pas davantage, et ce que je vis du portrait me le confirma, tant il me parut bien pris et ressemblant; mais Rigault voulut absolument encore une séance pour le perfectionner à son gré: il fallut donc l'obtenir de M. de la Trappe, qui s'en montra fatigué, et qui me refusa d'abord, mais je fis tant, que j'arrachai plutôt que je n'obtins de lui cette troisième visite. Il me dit que, pour vair un homme qui ne méritait et qui ne désirait que d'être caché, et qui ne voyait plus personne, tant de visites étaient du temps perdu et ridicules; que pour cette fois il cédait à mon importunité, et à la fantaisie que je protégeais d'un homme qu'il ne pouvait comprendre, et qui ne se connaissaient ni n'avaient rien à se dire; mais que c'était au moins à condition que ce serait la dernière fois et que je ne lui en parlerais plus. Je dis à Rigault de faire en sorte de n'avoir plus à y revenir, parce qu'il n'y avait plus moyen de l'espérer. Il m'assura qu'en une demi-heure il aurait tout ce qu'il s'était proposé, et qu'il n'aurait pas besoin de le voir davantage. En effet, il me tint parole, et ne fut pas la demi-heure entière.

Quand il fut sorti, M. de la Trappe me témoigna sa surprise d'avoir été tant et si longtemps regardé, et par une espèce de muet. Je lui dis que c'était l'homme du monde le plus curieux, et qui avait toujours eu le plus grand désir de le voir, qu'il en avait été si aise qu'il m'avait avoué qu'il n'avait pu ôter les yeux de dessus lui, et que de plus, étant aussi bègue qu'il l'était, la conversation où il ne pouvait entrer de suite ne l'ayant point détourné, il n'avait songé qu'à se satisfaire en le regardant tout à son aise. Je changeai de discours le plus promptement que je pus, et sous prétexte de le mettre sur des choses qui ne s'étaient pu dire devant Rigault, je cherchai à le détourner des réflexions sur des regards qui, n'étant que pour ce que je les donnai, étaient en effet si peu ordinaires, que je mourais toujours de peur que leur raison véritable ne lui vînt dans l'esprit, ou qu'au moins il n'en eût des soupçons qui eussent rendu notre dessein ou inutile ou fort embarrassant à achever. Le bonheur fut tel qu'il ne s'en douta jamais.

Rigault travailla le reste du jour et le lendemain encore sans plus voir M. de la Trappe, duquel il avait pris congé, en se retirant d'auprès de lui la troisième fois, et fit un chef-d'oeuvre aussi parfait qu'il eût pu réussir en le peignant à découvert sur lui-même. La ressemblance dans la dernière exactitude, la douceur, la sérénité, la majesté de son visage, le feu noble, vif, perçant de ses yeux si difficile à rendre, la finesse et tout l'esprit et le grand qu'exprimait sa physionomie, cette candeur, cette sagesse, paix intérieure d'un homme qui possède son âme, tout était rendu, jusqu'aux grâces qui n'avaient point quitté ce visage exténué par la pénitence, l'âge et les souffrances. Le matin je lui fis prendre en crayon le père abbé assis au bureau de M. de la Trappe pour l'attitude, les habits et le bureau même tel qu'il était, et il partit le lendemain avec la précieuse tête qu'il avait si bien attrapée et si parfaitement rendue, pour l'adapter à Paris sur une toile en grand, et y joindre le corps, le bureau et tout le reste. Il fut touché jusqu'aux larmes du grand spectacle du choeur et de la communion générale de la grand'messe le jour de la Toussaint, et il ne put refuser au père abbé une copie en grand pareille à mon original. Il fut transporté de contentement d'avoir si parfaitement réussi d'une manière si nouvelle et sans exemple, et dès qu'il fut à Paris, il se mit à la copie pour lui et à celle pour la Trappe, travaillant par intervalles aux habits et au reste de ce qui devait être dans mon original. Cela fut long, et il m'a avoué que de l'effort qu'il s'était fait à la Trappe, et de la répétition des mêmes images qu'il se rappelait pour mieux exécuter les copies, il en avait pensé perdre la tête, et s'était trouvé depuis dans l'impuissance pendant plusieurs mois de travailler du tout à ses portraits. La vanité l'empêcha de me tenir parole malgré les mille écus que je lui fis porter le lendemain de son arrivée à Paris. Il ne put se tenir avec le temps, c'est-à-dire trois mois après, de montrer son chef-d'oeuvre avant de me le rendre, et par là de rendre mon secret publie. Après la vanité vint le profit qui acheva de le séduire, et par la suite, il a gagné plus de vingt-cinq mille livres en copies, de son propre aveu, et c'est ce qui fit la publicité. Comme je vis que c'en était fait, je lui en commandai moi-même après lui avoir reproché son infidélité, et j'en donnai quantité.

Je fus très fâché du bruit que cela fit dans le monde, mais je me consolai par m'être conservé pour toujours une ressemblance si chère et si illustre, et avoir fait passer à la postérité le portrait d'un homme si grand, si accompli et si célèbre. Je n'osai jamais lui avouer mon larcin; mais, en partant de la Trappe, je lui en laissai tout le récit dans une lettre par laquelle je lui en demandais pardon. Il en fut peiné à l'excès, touché et affligé; toutefois il ne put me garder de colère. Il me récrivit que je n'ignorais pas qu'un empereur romain disait: qu'il aimait la trahison, mais qu'il n'aimait pas les traîtres; que pour lui il pensait tout autrement, qu'il aimait le traître, mais qu'il ne pouvait que haïr sa trahison. Je fis présent à la Trappe de la copie en grand, d'une en petit, et de deux en petit, c'est-à-dire en buste, à M. de Saint-Louis et à M. Maisne, que j'envoyai tout à la fois. M. de la Trappe avait depuis quelques années la main droite ouverte, et ne s'en pouvait servir. Dès que j'eus mon original où il est peint, la plume à la main, assis à son bureau, je fis écrire cette circonstance derrière la toile, pour qu'à l'avenir elle ne fît point erreur, et surtout la manière dont il fut peint de mémoire, pour qu'il ne fût pas soupçonné de la complaisance de s'y être prêté. J'arrivai à Paris la veille que le roi devait arriver de Montargis à Fontainebleau avec la princesse, et je m'y trouvai à la descente de son carrosse. J'avais espéré de cacher ainsi parfaitement mon petit voyage.

Avant de parler de la princesse de Savoie, il faut dire un mot de ce qui se passait en Italie. M. de Savoie, tout à fait déclaré et enhardi en même temps par une manière de défaite assez considérable des Impériaux en Hongrie par le Grand Seigneur en personne, parla plus haut sur la neutralité. Leganez, gouverneur du Milanais, se laissait entendre qu'il avait les pleins pouvoirs d'Espagne; Mansfeld, commissaire général de l'empereur en Italie, s'y opposait toujours de sa part. On comprit ce manège, et pour le mettre au net, M. de Savoie s'alla mettre le 15 septembre à la tête de l'armée du maréchal Catinat, pour entrer dans le Milanais, et fit le siège de Valence. Sur quoi les alliés, qui n'avaient rien voulu conclure avec le marquis de Saint-Thomas que M. de Savoie leur avait envoyé à Milan, lui déclarèrent la guerre dans toutes les formes; et, pour la faire compter comme bien certaine, envoyèrent en même temps le cartel pour l'échange des prisonniers qui se feraient de part et d'autre. Ce n'était qu'une dernière tentative. Ils se rendirent bientôt traitables, et dans le 10 octobre la neutralité d'Italie fut signée de part et d'autre, telle que M. de Savoie l'avait proposée, qui en même temps leva le siège de Valence; et le maréchal Catinat ne songea plus qu'à faire repasser les monts à son armée. Les restitutions stipulées avec M. de Savoie lui furent faites; les ducs de Foix et de Choiseul eurent liberté de revenir, et Gouvon, envoyé extraordinaire de M. de Savoie, vint en remercier le roi, et, en attendant un ambassadeur, se trouver à l'arrivée de la princesse. C'était un homme habile, de beaucoup d'esprit et de politesse, fort fait aux cours, et qui plut extrêmement à tout le monde. Le roi prit du goût [pour lui] et le distingua jusqu'à le mener à Marly, familiarité que jusqu'à lui aucun ministre étranger n'avait obtenue, et qui ne fut communiquée à aucun.

La maison de la princesse s'était arrêtée près de trois semaines à Lyon, en attendant qu'elle fût à portée du Pont Beauvoisin, où elle la fut recevoir. Elle y arriva de bonne heure, le mardi 16 octobre, accompagnée de la princesse de La Cisterne et de Mme de Noyers. Le marquis de Dronero était chargé de toute la conduite, auquel, ainsi qu'aux officiers et aux femmes de sa suite, il fut distribué beaucoup de beaux présents de la part du roi. Elle se reposa dans une maison qui lui avait été préparée du côté de Savoie et s'y para. Elle vint ensuite au pont, qui tout entier est de France, à l'entrée duquel elle fut reçue par sa nouvelle maison et conduite au logis du côté de France qui lui avait été préparé. Elle y coucha, et le surlendemain elle se sépara de toute sa maison italienne sans verser une larme, et ne fut suivie d'aucun que d'une seule femme de chambre et d'un médecin qui ne devait pas demeurer en France, et qui en effet furent bientôt renvoyés.

Avant de passer outre, il ne faut pas oublier deux choses qui arrivèrent en ce lieu, dont l'une fut cause du séjour que la princesse y fit. Le comte de Brionne, chargé au nom du roi de recevoir la princesse du marquis de Dronero qui la livrait au nom de M. de Savoie, prétendit être traité d'Altesse dans l'instrument de la remise où le duc de Savoie était traité d'Altesse royale; et il s'y opiniâtra si bien, quoi qu'on pût lui dire des deux côtés, que le marquis de Dronero, pour ne point arrêter plus longtemps la princesse, ôta l'Altesse des deux côtés en évitant de faire mention expresse de M. le duc de Savoie. Ce prince fut extrêmement offensé quand il apprit la difficulté du comte de Brionne, et le roi le trouva aussi fort mauvais, mais la chose était faite et terminée, et il ne s'en parla plus.

L'autre chose qui y arriva fut par un courrier du roi par lequel il arriva un ordre de traiter la princesse en tout comme fille de France, et comme ayant déjà épousé Mgr le duc de Bourgogne. L'embarras de son rang avec tout le monde engagea Monsieur à en prier le roi, les princes et princesses du sang à le désirer, et le roi à le faire. Ce courrier arriva sur le point de l'arrivée de la princesse, de manière qu'elle ne baisa que la duchesse du Lude et le comte de Brionne, et qu'il n'y eut que la duchesse du Lude assise devant elle. Par toutes les villes où elle passa, elle fut reçue comme duchesse de Bourgogne, et aux jours de séjour aux grandes villes, elle dîna en public servie par la duchesse du Lude; excepté les repas de séjour, ses dames mangèrent toujours avec elle. Elle marcha à petites journées.

Le dimanche 4 novembre, le roi, Monseigneur et Monsieur allèrent séparément à Montargis au-devant de la princesse, qui y arriva à six heures du soir, et fut reçue par le roi à la portière de son carrosse. Il la mena dans l'appartement qui lui était destiné dans la même maison de la ville où le roi était logé, puis lui présenta Monseigneur, Monsieur et M. le duc de Chartres. Tout ce qui fut rapporté des gentillesses et des flatteries pleines d'esprit, et du peu d'embarras, et avec cela de l'air mesuré et des manières respectueuses de la princesse, surprit infiniment tout le monde et charma le roi dès l'abord. Il la loua sans cesse et la caressa continuellement. Il se hâta d'envoyer un courrier à Mme de Maintenon, pour lui mander sa joie et les louanges de la princesse. Il soupa ensuite avec les dames du voyage, et fit mettre la princesse entre lui et Monseigneur.

Le lendemain le roi l'alla prendre, la mena à la messe, et dîna ensuite comme il avait soupé la veille, et aussitôt après montèrent en carrosse, le roi et Monsieur au derrière, Monseigneur et la princesse au devant, de son côté à la portière la duchesse du Lude. Mgr le duc de Bourgogne les rencontra à Nemours, le roi le fit monter à l'autre portière, et sur les cinq heures du soir arrivèrent à Fontainebleau, dans la cour du Cheval-Blanc. Toute la cour était sur le fer à cheval, qui faisait un très beau spectacle avec la foule qui était en bas. Le roi menait la princesse qui semblait sortir de sa poche, et la conduisit fort lentement à la tribune un moment, puis au grand appartement de la reine mère qui lui était destiné, où Madame avec toutes les dames de la cour l'attendaient. Le roi lui nomma les premiers d'entre les princes et princesses du sang, puis dit à Monsieur de lui nommer tout le monde, et de prendre garde à lui faire saluer toutes les personnes qui le devaient faire, et qu'il allait se reposer. Monseigneur s'en alla aussi, l'un chez Mme de Maintenon, l'autre chez Mme la princesse de Conti, qui ne s'habillait pas encore, d'une loupe qu'elle s'était fait ôter de dessus un oeil et qu'elle en avait pensé perdre. Monsieur demeura donc à côté de la princesse tous deux debout, lui nommant tout ce qui, hommes et dames, lui venaient baiser le bas de la robe, et lui disait de baiser les personnes qu'elle devait, c'est-à-dire princes et princesses du sang, ducs et duchesses et autres tabourets, les maréchaux de France et leurs femmes. Cela dura deux bonnes heures, puis la princesse soupa seule dans son appartement, où Mme de Maintenon et Mme la princesse de Conti ensuite, la virent en particulier. Le lendemain elle fut voir Monsieur et Madame chez eux, et Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, et reçut force bijoux et pierrerie; et le roi envoya toutes les pierreries de la couronne à Mme de Mailly pour en parer la princesse tant qu'elle voudrait.

Le roi régla qu'on la nommerait tout court la princesse, qu'elle mangerait seule, servie par la duchesse du Lude, qu'elle ne verrait que ses dames et celles à qui le roi en donnerait expressément la permission, qu'elle ne tiendrait point encore de cour, que Mgr le duc de Bourgogne n'irait chez elle qu'une fois tous les quinze jours, et MM. ses frères une fois le mois. Toute la cour retourna le 8 novembre à Versailles, où la princesse eut l'appartement de la reine, et de Mme la Dauphine ensuite, et où, en arrivant, tout ce qui était demeuré à Paris de considérable se trouva et lui fut présenté tout de suite comme à Fontainebleau. Le roi et Mme de Maintenon firent leur poupée de la princesse, dont l'esprit flatteur, insinuant, attentif leur plut infiniment, et qui peu à peu usurpa avec eux une liberté que n'avait jamais osé tenter pas un des enfants du roi, et qui les charma. Il parut que M. de Savoie était bien informé à fond de notre cour, et qu'il avait bien instruit sa fille; mais ce qui fut vraiment étonnant, c'est combien elle en sut profiter, et avec quelle grâce elle sut tout faire. Rien n'est pareil aux cajoleries dont elle sut bientôt ensorceler Mme de Maintenon, qu'elle n'appela jamais que ma tante, et avec qui elle en usa avec plus de dépendance et de respect qu'elle n'eût pu faire pour une mère et pour une reine, et avec cela une familiarité et une liberté apparentes qui la ravissaient et le roi avec elle.

Mlles de Soissons, qui tenaient dans Paris une conduite fort étrange et qui ne venaient point à la cour, eurent défense de voir la princesse. Elles étaient soeurs du comte de Soissons et du prince Eugène de Savoie: celui-ci au service de l'empereur et parvenu aux premiers grades militaires, l'autre sorti de France depuis un an ou deux, où il avait toujours demeuré, et rôdant l'Europe sans obtenir d'emploi nulle part.

CHAPITRE XXV. §

Plénipotentiaires nommés pour la paix. — Harlay conseiller d'État. — Courtin conseiller d'État. — Courtin, Harlay et le duc de Chaulnes. — Callières. — Candidats pour la Pologne. — Prince de Conti. — Princes Constantin et Alexandre Sobieski, bien qu'incognito, baisent la princesse. — Vaine entreprise de Mme de Béthune de baiser la princesse. — Mariage de Coetquen avec une fille du duc de Noailles. — Mort de l'abbé Pelletier, conseiller d'État; du duc de Roannais. — Mme de Saint-Géran exilée. — Disgrâce de Rubantel. — Mme de Castries dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres. — Mme de Jussac auprès de Mme la duchesse de Chartres.

Le roi, qui tenait depuis quelque temps Caillières secrètement en Hollande, l'y fit paraître comme son envoyé public après la neutralité d'Italie, et ne différa guère à nommer ses plénipotentiaires en Hollande, pour travailler à la paix, Courtin et Harlay, conseillers d'État, ce dernier gendre du conseiller, et Crécy en troisième. J'ai déjà fait connaître ce dernier. Harlay avait déjà été inutilement sur les frontières de Hollande. C'était un homme d'esprit et fort du monde, qui avait été longtemps intendant en Bourgogne et qui aimait le faste. Le jugement ne répondait pas à l'esprit, et il était glorieux comme tous les Harlay, mais il ne tenait pas tant de leurs humeurs et de leurs caprices. En général son ambition le rendait poli et cherchant à plaire et à se faire aimer. Il demeura, tôt après et avant même de partir, premier plénipotentiaire, parce que Courtin qui perdait les yeux s'excusa. C'était un très petit homme, bellot, d'une figure assez ridicule, mais plein d'esprit, de sens, de jugement, de maturité et de grâces, qui avait vieilli dans les négociations, longtemps ambassadeur en Angleterre, et qui avait plu et réussi partout. Il avait été ami intime de M. de Louvois. Le roi lui parlait toutes les fois qu'il le voyait, et le menait même quelquefois à Marly, et c'était le seul homme de robe qui eût cette privance, et la distinction encore de paraître devant le roi et partout sans manteau comme les ministres. Pelletier de Sousi, frère du ministre, l'usurpa à son exemple depuis que le roi lui eut donné les fortifications, à la mort de M. de Louvois, qui le faisaient aller à Marly, mais seulement coucher deux nuits pour ses jours d'y travailler avec le roi.

Pour mieux faire connaître ces deux hommes qui ont tant influé au dehors, surtout Courtin, aux principales affaires, j'en veux rapporter deux aventures de leur vie. Tous deux étaient amis de M. de Chaulnes. Courtin étant intendant en Picardie, M. de Chaulnes lui recommanda fort ses belles terres de Chaulnes, Magny et Picquigny, qui sont d'une grande étendue, et Courtin ne put lui refuser le soulagement qu'il demandait. La tournée faite, M. de Chaulnes fut fort content, et il espéra que cela continuerait de même; mais Courtin, venu à l'examen de ses impositions, trouva qu'il avait fort surchargé d'autres élections de ce qu'il avait ôté aux terres de M. de Chaulnes. Cela allait loin, le scrupule lui en prit; il n'en fit pas à deux fois, il rendit du sien ce qu'il crut avoir imposé de trop à chaque paroisse par le soulagement qu'il avait fait à celles de M. de Chaulnes, et quitta l'intendance sans que le roi l'y pût retenir. Le roi avait tant de confiance en lui pour les affaires de la paix, qu'il le pressa de demeurer plénipotentiaire en consentant que Mme de Varangeville sa fille en eût le secret et écrivit tout sous lui, mais il ne put se résoudre au voyage ni au travail. Avec ses yeux sa santé diminuait. Il avait été fort galant et avait passé toute sa vie dans les affaires et dans le plus grand monde, où il était fort goûté, et il voulut absolument mettre un intervalle entre la vie et la mort; aussi ne parut-il guère depuis et demeura fort retiré chez lui.

M. d'Harlay, avec une figure de squelette et de spectre, était galant aussi. Le chancelier Boucherat, son beau-père, était ami intime de M. de Chaulnes, et M. de Chaulnes, au temps de cette aventure, était aux couteaux tirés avec M. de Pontchartrain, premier président du parlement de Rennes tous deux en Bretagne, et tous deux remuant l'un contre l'autre tout ce qu'ils pouvaient à la cour, à qui aurait le dessus dans leurs prétentions. Pontchartrain était aussi fort galant, et il avait à Paris un commerce de lettres avec une femme avec qui il était fort bien, et qui avait la confiance de tous ses ressorts contre M. de Chaulnes. Le diable fit qu'Harlay devint amoureux de cette même femme, et qu'elle crut tout accommoder, en ne se rendant pas cruelle au nouvel amant pour mieux servir l'autre. Le chancelier était instruit de tout par M. de Chaulnes, il était déclaré pour lui contre Pontchartrain. Tout ce qui se tramait pour l'un contre l'autre se passait sous les yeux de Boucherat, et fort souvent par son ministère. Il aimait passionnément Mme d'Harlay, sa fille, et ne cachait rien à Harlay qui logeait avec lui. L'amour corrompit ce dernier jusqu'à livrer son ami à sa maîtresse, et à lui rendre compte de tout ce qui se passait de plus secret contre Pontchartrain.

Ce manège eut à peine duré deux ou trois mois, qu'il se présenta une question fort importante pour les deux ennemis, sur laquelle tous les ressorts furent mis en mouvement de part et d'autre. Au plus fort de ces intrigues, Harlay vint de Versailles descendre chez sa dame qui trouva son récit si important, qu'elle exigea de lui de mettre par écrit toute sa découverte, tandis qu'elle écrirait à part à Pontchartrain pour ne lui pas envoyer un volume sous la même enveloppe. Harlay était las, il fallut obéir et écrire chez cette femme: l'écriture fut longue et détaillée. Le cabasset s'échauffa, sa tête se remplit du nom de M. de Chaulnes, tellement et si bien qu'il cachette sa lettre, met le dessus à M. de Chaulnes au lieu de M. de Pontchartrain, et comme il était jour de poste et que l'heure pressait, s'en va et la donne à un laquais pour la mettre à la poste, et se couche très fatigué. On peut juger de la surprise de M. de Chaulnes qui connaissait parfaitement l'écriture de M. d'Harlay, sur l'amitié intime et le secours duquel il comptait en toute confiance et personnellement et par rapport au chancelier, quand il se vit trahi de la sorte, et la douleur de Pontchartrain de ne point recevoir les avis importants d'Harlay, annoncés par la lettre de son amie. Ils ne surent ce que la lettre était devenue, mais Harlay se souvint de sa méprise, fut outré, mais n'osa en avertir.

Le voilà dans une peine étrange de la juste colère de M. de Chaulnes, et de l'usage qu'il ferait de sa trahison. Il se voyait perdu auprès de son beau-père, et pour le monde dans un prédicament à le noyer, et en même temps bien ridicule à son tige. Son parti fut le silence et d'attendre la bombe. M. de Chaulnes, de son côté, sut profiter d'une si lourde méprise, et ne sut pas moins n'en faire aucun semblant. Harlay aux écoutes tremblait à chaque ordinaire de Bretagne, et respirait jusqu'au suivant; mais il transit lorsqu'il sut M. de Chaulnes en chemin de Paris.

Il avait accoutumé, les premiers jours de ses retours à Paris, de donner à dîner au chancelier et à sa famille avec quelques amis les plus particuliers. Jusque-là Harlay avait caracolé pour éviter partout M. de Chaulnes et pour l'aller chercher chez lui, lorsqu'il s'était bien assuré de ne le trouver pas. Mais le coeur lui battait du dîner, s'il en serait prié à l'ordinaire, s'il irait étant prié, et s'il y allait, ce qu'il y deviendrait, et quelle scène il y pourrait essuyer devant son beau-père. Il y fut prié, et il y alla comme un homme qu'on mène à la potence. M. de Chaulnes avait malicieusement fait tomber ce dîner à un jour d'ordinaire de Bretagne. La compagnie arrive, est reçue avec l'amitié ordinaire, mais pas un mot à M. d'Harlay. Vers le moment de servir, M. de Chaulnes regarde sa pendule, se tourne au chancelier, lui dit qu'on va dîner, qu'il est jour d'ordinaire de Bretagne, que toutes ses lettres sont faites, mais qu'il lui demande la permission de passer un demi-quart d'heure dans son cabinet, parce que sa coutume est toujours de les voir lui-même fermer, et regardant Harlay entre deux yeux, et mettre le dessus à ses lettres pour éviter les méprises qui arrivent quelquefois, et qui peuvent être fâcheuses, et tout de suite en souriant et toujours regardant Harlay, va dans son cabinet. Harlay, à ce qu'il a dit depuis à Valincourt qui me l'a conté, pensa évanouir, et se trouva effectivement assez mal pour le craindre; il le cacha pourtant, à quoi sa naturelle pâleur de mort le servit bien. Le maître d'hôtel vint avertir M. de Chaulnes, qui riait dans son cabinet et s'épanouissait de sa vengeance, sortit, fit passer le chancelier et les dames, prit Harlay par la main, et souriant toujours: « Allons, monsieur, et buvons ensemble: voilà comme je sais me venger. » À ces mots l'autre pensa fondre; il ne put répondre une parole; il dîna mal, trouva qu'on dînait longtemps, et disparut dès qu'il le put sans trop d'affectation. Jamais il n'en a été question depuis de la part de M. de Chaulnes, et Harlay ne sachant plus que devenir avec un homme si offensé et si trahi, et en même temps si sage, si modéré, si maître de soi-même, il en pensa mourir de honte et de douleur. De ces deux plénipotentiaires il y a loin en soi, et avec le même duc de Chaulnes.

Caillières fut enfin déclaré le troisième. C'était un Normand attaché en sa jeunesse à MM. de Matignon, pour qui il conserva toute sa vie beaucoup de respect et de mesure. Son père avait été à eux. Il avait beaucoup de lettres, beaucoup d'esprit d'affaires et de ressources, et fort sobre et laborieux, extrêmement sûr et honnête homme. Je ne sais qui le produisit pour aller secrètement en Pologne, lorsqu'il y fut question de l'élection du comte de Saint-Paul. Il s'y conduisit fort bien, et y lia une grande amitié avec Morstein, grand trésorier de Pologne, qui était fort français, et avait fort travaillé pour l'élection du comte de Saint-Paul, qui ne manqua que par la mort de ce candidat, tué au passage du Rhin. Callières, qui se trouvait bien de Morstein, demeura avec lui, et comme ce sénateur était tout français, son témoignage fit employer Caillières, tout porté sur les lieux, en plusieurs négociations obscures dans le Nord, et même en Hollande. On fut content du compte qu'il en vint rendre plusieurs fois, et il s'acquit plusieurs amis partout où il avait été. Morstein, s'étant brouillé en Pologne jusqu'à craindre pour sa liberté et pour sa vie, avait, dans l'appréhension de l'orage naissant, fait passer de gros fonds en France, et les y suivit avec Caillières quand il crut qu'il en était temps. Il s'établit à Paris en homme fort riche, et logea son ami avec lui. Il n'avait qu'un fils, dont j'ai parlé sur le siège de Namur, où il fut tué. Le père avait acquis de grandes terres, entre autres celles de la maison de Vitry, et cherchait à appuyer son fils d'une grande alliance. M. de Chevreuse, plus touché de la grande raison de sans dot, dans le mauvais état de ses affaires, que du désagrément de prendre un proscrit de Pologne tombé ici des nues pour gendre, en écouta volontiers la proposition. Caillières en fut le négociateur pour Morstein, et comme celui-ci était détaché de toute autre chose que de l'alliance, l'affaire fut bientôt conclue, et Caillières s'acquit les bonnes grâces de M. de Chevreuse. La mort du fils, puis du père, suivirent d'assez près le mariage. Caillières se livra à la protection de M. de Chevreuse, à qui il plut par ses lettres et par son esprit d'affaires et de raisonnement, et par le soin qu'il prit des affaires des deux filles que son gendre avait laissées.

C'était la vie et l'occupation de Callières, lorsque le hasard lui fit rencontrer dans les rues de Paris un marchand hollandais fort de ses amis et fort accrédité dans son pays, venu à Paris pour des affaires de prises et de négoces; ils renouvelèrent connaissance et amitié, parlèrent de la guerre et de la paix, et raisonnèrent tant ensemble, que le marchand lui avoua de bonne foi le besoin et le désir qu'avait sa république de la paix. Ils approfondirent si bien que Caillières crut en devoir rendre compte à M. de Chevreuse. Il n'était qu'un avec le duc de Beauvilliers, son beau-frère, qui était dans le conseil; il lui mena Caillières; son récit fut goûté. Ces messieurs le firent voir à Croissy, oncle de leurs femmes, et à Pomponne, leur ami, qui était aussi ministre, et de toutes ses conversations: Caillières fut envoyé secrètement en Hollande. Il revint quelques mois après, et fut encore renvoyé, et de ce dernier voyage il conduisit les affaires au point que lés principales difficultés se trouvèrent levées au commencement de l'hiver, et qu'il eut ordre de paraître publiquement comme envoyé du roi en Hollande. On a vu que Courtin s'excusa d'être plénipotentiaire pour la paix, et que son collègue Harlay l'étant devenu, Crécy le fut nommé; on l'y voulait pour sa capacité et son expérience, porté par le P. de La Chaise et les jésuites. L'exemple d'un homme de si peu fit mettre Caillières en troisième, qui avait seul conduit l'affaire au point où elle était, et qui était instruit de tout à fond.

C'était un grand homme maigre, avec un grand nez, la tête en arrière, distrait, civil, respectueux, qui, à force d'avoir vécu parmi les étrangers, en avait pris toutes les manières, et avait acquis un extérieur désagréable, auquel les dames et les gens du bel air ne purent s'accoutumer, mais qui disparaissait dès qu'on l'entretenait de choses et non de bagatelles. C'était en tout un très bon homme, extrêmement sage et sensé, qui aimait l'État et qui était fort instruit, fort modeste, parfaitement désintéressé, et qui ne craignait de déplaire au roi ni aux ministres pour dire la vérité, et ce qu'il pensait et pourquoi jusqu'au bout, et qui les faisait très souvent revenir à son avis.

Le roi traitait une autre affaire pour laquelle il avait hâté le retour des princes de l'armée, pour qu'il ne parût auquel d'eux il avait à parler. L'abbé de Polignac, ambassadeur en Pologne, crut y voir jour à l'élection en faveur de M. le prince de Conti. Il le manda, et le roi, qui ne demandait pas mieux que de se défaire d'un prince de ce mérite si universellement connu, et qu'il n'avait jamais pu aimer, tourna toutes ces pensées à le porter sur ce trône. Les candidats qui s'y présentaient étaient les électeurs de Bavière, Saxe et palatin, le duc de Lorraine; et bien que les Polonais se déclarassent contre tout Piaste, les fils du feu roi y auraient eu grande part, tant par une coutume assez ordinaire que par le mérite d'un aussi grand homme que l'était J. Sobieski, si l'avarice extraordinaire de la reine, qui avait tout vendu et rançonné, et la hauteur de ses manières n'eût rendu ses enfants odieux à cause d'elle, et si elle eût été plus d'accord avec eux. Jacques, l'aîné, était fort mal avec elle, niais il était né avant l'élection de son père, ce qui le défavorisait fort; il était d'ailleurs peu aimé, et son mariage avec une palatine, soeur de l'impératrice, le rendait suspect. L'empereur le portait, sa mère le traversait; elle voulait un de ses deux cadets; mais ses trésors lui étaient plus chers encore. Bavière était son gendre, avait pour lui la mémoire du feu roi et d'être homme de guerre. Saxe avait aussi cette dernière qualité et son voisinage, qui avait fait connaître la douceur de ses moeurs et sa libéralité. Le duc de Lorraine était fils d'une soeur de l'empereur, qui avait été reine de Pologne, et d'un des plus grands capitaines de son siècle, plus effectivement porté par l'empereur que Jacques Sobieski. Enfin le prince Louis de Bade se mit aussi sur les rangs comme un capitaine expérimenté, peut-être plus pour l'honneur d'y prétendre que par aucune espérance d'y réussir.

La naissance du prince de Conti, si supérieure à celle de ces candidats, ses qualités aimables et militaires, qui s'étaient fait connaître en Hongrie, et qu'il avait si bien soutenues depuis, la qualité de neveu et d'élève de ce fameux prince de Condé, et celle d'héritier et de cousin germain du comte de Saint-Paul, qui était encore regretté en Pologne, et dont il avait réuni tous les suffrages lorsqu'il mourut, firent tout espérer à l'abbé de Polignac, qui voyait pour soi le chapeau de cardinal pour récompense, dont les Polonais sont peu amoureux, et que leurs rois donnent fort ordinairement à des étrangers, de la façon desquels nous en avions en France. Le roi voulut donc voir ce que le prince de Conti pourrait faire. Il l'entretint plusieurs fois en particulier, ce qui ne lui arrivait guère. Il vendit pour six cent mille livres de terres à des gens d'affaires, avec la faculté de les pouvoir reprendre dans trois ans pour le même prix; cette somme fut envoyée en Pologne, et le roi promit de la rendre si l'élection ne réussissait pas.

Pendant un temps si critique pour les candidats, les princes Alex. et Const. Sobieski voyageaient et vinrent jusqu'à Paris pour y recevoir l'ordre, qu'ils portaient dès avant la mort du roi leur père, qui l'avait instamment demandé pour eux. Pour sonder les traitements qu'ils désiraient, ils demeurèrent incognito, et néanmoins le roi leur donna comme aux gens titrés la distinction de baiser la princesse et Madame. Mme de Béthune, soeur de la reine leur mère, arrivait aussi de Pologne, où son mari avait été longtemps ambassadeur, et était mort en la même qualité en Suède. Elle avait été dame d'atours de la reine en survivance de sa belle-mère, soeur du duc de Saint-Aignan. C'était une femme d'esprit, hardie, entreprenante, qui, à l'abri de ses neveux Sobieski, se mit dans la tête de faire accroire que, parce qu'elle avait été dame d'atours de la reine, elle devait baiser les filles de France. Madame en fut la dupe et la baisa. Avec cet exemple, par lequel elle avait commencé, elle crut être admise au même honneur par la princesse. Mais la duchesse du Lude, à la cour de tout temps, et qui savait et avait vu le contraire, n'osa le prendre sur elle. Le roi, informé de la prétention, la trouva impertinente et fausse, et fort mauvais que Madame s'y fût laissé tromper. Mme de Béthune, qui savait fort bien que sa prétention était une entreprise, la laissa promptement tomber, et fut présentée à la princesse sans la baiser.

Coetquen en arrivant épousa la seconde fille du duc de Noailles: il n'avait point de père, était riche et fils de Mme de Coetquen, célèbre par la passion de M. de Turenne, et le secret de Gand qui lui échappa; elle était soeur du duc de Rohan, de Mme de Soubise, dont la beauté a fait une si éclatante fortune, et de la princesse d'Espinoy, tous enfants de l'héritière de Rohan qui épousa le Chabot. Ainsi le père et les filles devinrent célèbres par le bonheur de l'amour. Coetquen n'en tint rien: il épousa, pour le crédit des Noailles, la plus laide et la plus dégoûtante créature qu'on sût voir, et il prétendit plaisamment qu'on lui avait fait voir la troisième qui était jolie, puis qu'on l'avait trompé et donné l'autre. Le mariage aussi fut peu heureux.

L'année finit par deux morts et deux disgrâces: l'abbé Pelletier, conseiller d'État, habile, mais fort rustre, qui mourut d'apoplexie presqu'en sortant de dîner chez son frère, le ministre d'État, et le duc de Roannais. Il avait perdu son père avant son grand-père, auquel il avait succédé au gouvernement de Poitou et à sa dignité en 1642. Faute de pairs, rares alors et dispersés dans leurs gouvernements dans ces temps de troubles, il eut l'honneur de représenter le comte de Flandre au sacre du roi n'ayant pas trente ans. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de savoir, qui tourna de fort bonne heure à la retraite et à une grande dévotion qui l'éloigna absolument du mariage. M. de La Feuillade en profita dans sa faveur. Il traita avec lui, lui donna gros du duché de Roannais, épousa sa soeur en avril 1667, et sur sa démission, en conservant le rang et les honneurs, obtint pour soi une érection nouvelle, vérifiée au parlement en août la même année. Bientôt après, M. de Roannais ne parut plus, prit une manière d'habit d'ecclésiastique sans être jamais entré dans les ordres, et vécut dans une grande piété et dans une profonde retraite, et mourut de même fort âgé à Saint-Just, près Méry-sur-Seine.

Rubantel et Mme de Saint-Géran furent les deux disgraciés: j'ai assez parlé de celle-ci pour n'avoir rien à y ajouter. Elle était fort bien avec les princesses, et mangeuse, aimant la bonne chère, et bonne en privé comme Mme de Chartres et Mme la Duchesse. Cette dernière avait une petite maison dans le parc de Versailles, auprès de la porte de Sartori qu'elle appelait le Désert, que le roi lui avait donnée pour l'amuser et qu'elle avait assez joliment ajustée pour s'y aller promener et faire des collations. Les repas se fortifièrent, devinrent plus gais, et à la fin mirent M. le Duc de mauvaise humeur, et M. le Prince en impatience. Ils se fâchèrent inutilement, et à la fin ils portèrent leurs plaintes au roi, qui gronda Mme la duchesse et lui défendit d'allonger ces sortes de repas, et surtout d'y mener certaine compagnie. Si Mme de Saint-Géran ne fut pas du nombre des interdites, elle le dut à sa première année de deuil, pendant laquelle le roi ne crut pas qu'elle pût être de ces parties, mais il s'expliqua assez sur elle pour que Mme la duchesse ne pût pas douter qu'elle n'était pas approuvée pour en être. Quelques mois se passèrent avec plus de ménagement, et Mme la duchesse compta que tout était oublié. Sur ce pied-là elle pressa Mme de Saint-Géran de venir souper avec elle de bonne heure au Désert, pour être au cabinet au sortir du souper du roi à l'ordinaire. Mme de Saint-Géran craignit, se défendit; mais, comme elle aimait à se divertir et qu'elle ne laissait pas d'être imprudente, elle espéra qu'on ne saurait pas qu'elle y aurait été, que sa première année de deuil détournerait même le soupçon, et que Mme la duchesse paraissant le soir au cabinet, il n'y aurait rien à reprendre. Elle se laissa donc aller; et, comme elle était de fort bonne compagnie, elle mit si bien tout en gaieté, que l'heure de retourner à temps pour le cabinet était insensiblement passée, le repas et ses suites gagnèrent fort avant dans la nuit. Voilà M. le Duc et M. le Prince aux champs, et le roi en colère, qui voulut savoir qui était du souper. Mme de Saint-Géran fut nommée; sa première année de deuil aggrava le crime; tout tomba sur elle: elle fut exilée à vingt lieues de la cour, sans fixer le lieu, et Mme la Duchesse bien grondée. En femme d'esprit, Mme de Saint-Géran choisit Rouen, et dans Rouen le couvent de Bellefonds dont une de ses parentes était abbesse. Elle dit qu'ayant eu le malheur de déplaire au roi, il n'y avait pour elle qu'un couvent; et cela fut fort approuvé.

Rubantel était un homme de peu, qui, à force d'acheter et de longueur de temps, était devenu lieutenant-colonel du régiment des gardes et ancien lieutenant général. Il l'était fort bon, fort entendu pour l'infanterie, fort brave homme, fort honnête homme et fort estimé, une grande valeur et un grand désintéressement, et vivant fort noblement à l'armée où il était employé tous les ans comme lieutenant général. Avec ces qualités, il était épineux, volontiers chagrin et supportait impatiemment des vétilles et des détails du maréchal de Boufflers, dans le régiment des gardes. Le maréchal eut beau faire pour lui adoucir l'humeur, plus Rubantel en recevait d'avances, plus il se croyait compté, et plus il était difficile, tant qu'à la fin la froideur succéda, et bientôt la brouillerie et les plaintes. Rubantel, quoique difficile à vivre, était aimé, parce qu'il avait toujours de l'argent et qu'il le prêtait fort librement et obligeamment : cela lui avait attaché beaucoup de gens dans le régiment des gardes, outre ce qui se trouve toujours dans un grand corps de frondeurs et de mécontents qui se ralliaient à lui. À la fin, le maréchal de Boufflers, fatigué de tout cela, proposa au roi de tirer honnêtement Rubantel du régiment des gardes, avec lequel il n'y avait plus moyen pour lui de demeurer. Le roi, qui de longue main connaissait l'humeur de Rubantel, qui aimait le maréchal et qui était jaloux de la subordination, fit dire par Barbezieux à Rubantel qu'il lui permettait de vendre sa compagnie, lui continuait sa pension de quatre mille livres et qu'il lui donnait le gouvernement du fort de Barreaux, qu'il ne lui aurait pas donné sans l'instante prière de M. de Boufflers, par le mécontentement qu'il avait de sa conduite avec ce maréchal son colonel; et d'Avejan, premier capitaine aux gardes, fut lieutenant-colonel. C'était à Versailles que Rubantel reçut ce discours. Il en fut si outré qu'il ne voulut d'aucune grâce, s'en alla à Paris sans voir le roi, et ne l'a jamais revu ni songé à servir depuis.

Au retour de l'armée, nous trouvâmes Mme de Castries établie à la cour dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres, au lieu de Mme de Mailly. Par la bâtardise de cette princesse, Mme de Castries était sa cousine germaine, enfants du frère et de la soeur. L'état triste où se trouva le cardinal Bonzi, après un fort brillant, avait fait son mariage. Il se trouvera peut-être ailleurs occasion de parler de lui, sans faire ici une trop longue parenthèse. Il suffit de dire qu'après s'être fort distingué en diverses ambassades et avoir eu, du consentement du roi, la nomination de Pologne, passé par les sièges de Béziers, Toulouse et Narbonne, il avait été longtemps roi de Languedoc par l'autorité de sa place, son crédit à la cour et l'amour de la province. Bâville, qui y était intendant, second fils du premier président Lamoignon, y voulut régner, et en sut venir à bout. L'abaissement du cardinal lui fut insupportable; il tâcha de se relever, tous ses efforts furent inutiles. Sa soeur unique, qu'il aimait tendrement, avait épousé M. de Castries du nom de La Croix, qui était riche pour une fille qui n'avait rien. Il était veuf, sans enfants, de la mère de M. de La Feuillade et de M. de Metz. La faveur de son beau-frère lui procura le gouvernement de Montpellier, ensuite une des trois lieutenances générales de Languedoc, enfin l'ordre du Saint-Esprit, en 1661, et il fut un de ceux que le duc d'Arpajon reçut à Pézenas, avec M. le prince de Conti, par commission du roi. Il mourut en 1674, à soixante-trois ans, et laissa des filles et deux fils dont l'aîné se distingua extrêmement à la guerre par sa capacité et par des actions brillantes de valeur. C'était d'ailleurs un homme pétri d'honneur et de vertu, doux, sage, poli, fort aimé et de bonne compagnie. Il lutta longtemps contre sa mauvaise santé et un asthme qu'il eut dès sa première jeunesse, mais qui fut à la fin le plus fort, et le força, près d'être maréchal de camp, à quitter un métier auquel il était propre, qu'il aimait avec passion et qui l'aurait apparemment mené loin.

M. du Maine était gouverneur de Languedoc; le cardinal Bonzi, à bout de douleur et de ressources, en chercha dans cet appui, et c'est ce qui fit le mariage de son neveu. M. du Maine s'en chargea, le régla et le conclut. Cela n'était pas difficile: Mlle de Vivonne n'avait rien que sa naissance, et le cardinal et sa soeur ne cherchaient qu'une grande alliance et un soutien domestique contre Bâville. Mme de Montespan fit la noce en mai 1693, chez elle, à Saint-Joseph, et se chargea de loger et nourrir les mariés. M. du Maine promit merveilles, et, à son ordinaire, ne tint rien. Il ménageait son crédit pour soi tout seul, et se serait bien gardé de choquer le dégoût du roi pour la conduite du cardinal Bonzi ni ses ministres, et le goût qu'ils lui avaient donné pour Bâville; mais à l'égard de la place de dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres peu courue, et par des gens dont M. du Maine n'avait aucune raison de s'embarrasser, il ne put refuser à Mme de Montespan, quelque peu cordialement qu'ils fussent ensemble, à Mme la duchesse de Chartres avec qui il vivait alors intimement, et à sa propre pudeur pour des gens dont il avait fait le mariage, et qui n'avaient trouvé en lui rien moins que ce qui l'avait fait faire, de s'intéresser pour eux en chose si fort de leur convenance et qui ne lui coûtait rien. Il obtint donc cette place du roi et de Mme de Maintenon, sans laquelle ces sortes d'emplois ne s'accordaient point, et se donna le mérite de le mander en Languedoc où étaient M. et Mme de Castries et le cardinal Bonzi, avant qu'ils pussent savoir que ce poste était à remplir. Ils demeurèrent encore quelque temps chez eux à achever leurs affaires, et puis vinrent s'établir pour toujours à la cour.

Mme de Castries était un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau; ni derrière, ni gorge, ni menton, fort laide, l'air toujours en peine et étonné, avec cela une physionomie qui éclatait d'esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout: histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paraissait qu'elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n'est propre qu'aux Mortemart. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous; charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assenant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l'esprit et amoureuse de l'esprit où elle le trouvait à son gré; avec cela un talent de raconter qui charmait, et, quand elle voulait faire un roman sur-le-champ, une source de production, de variété et d'agrément qui étonnait. Avec sa gloire, elle se croyait bien mariée par l'amitié qu'elle eut pour son mari. Elle l'étendit sur tout ce qui lui appartenait, et elle était aussi glorieuse pour lui que pour elle; elle en recevait le réciproque et toutes sortes d'égards et de respects.

On ajouta bientôt après une nouvelle personne à la suite, mais intérieure, de Mme la duchesse de Chartres; mais sans aller à Marly, ni paraître avec elle en public hors de son appartement, sinon en des voyages ou en des choses familières. Ce fut Mme de Jussac, qui avait été sa gouvernante, et qui sut allier la plus constante confiance de Mme de Montespan avec l'estime de Mme de Maintenon. Elle s'appelait Saint-Just, et avait été longtemps auprès de la première femme de mon père, qui, par confiance, la donna à ma soeur, quand elle épousa le duc de Brissac. Les brouilleries domestiques, qui ne tardèrent pas, l'en détachèrent. Elle entra chez Mme de Montespan, qui, après, la mit auprès de Mlle de Blois, dont elle fut gouvernante jusqu'à son mariage avec M. le duc de Chartres. Son mari fut tué, écuyer de M. le duc du Maine, à la bataille de Fleurus, en 1690. C'était une grande femme, de bonne mine, et qui avait été fort agréable, et toujours parfaitement vertueuse. Elle était douce, modeste, bonne, mais sage et avisée; qui connaissait fort le monde et les gens; vraie et droite, polie, respectueuse, toujours en sa place; et qui, avec la confiance et l'amitié intime de Mme la duchesse de Chartres et de Mme de Montespan, et depuis, avec assez de confiance de Mme de Maintenon, ne voyait rien à l'aveugle, discernait tout, et sut toujours se bien démêler, sans flatterie et sans fausseté, et sans rien perdre avec elles. Elle sut aussi s'attirer une vraie considération et des amis distingués à la cour, quand elle y fut mise, et toujours sans sortir de son état, ni oublier avec nous ce qu'elle y avait été. Il est très singulier qu'avec très peu de bien, elle maria ses deux filles à deux frères, MM. d'Armentières et de Conflans qui n'avaient rien, et que ce soient ces deux mariages qui les aient remis au monde, et le chevalier de Conflans, leur troisième frère, et qui les aient tirés de la poussière où l'indigence faisait languir cette ancienne maison depuis si longtemps.

CHAPITRE XXVI. §

Année 1697. Mort de Bignon, conseiller d'État, et de son frère, premier président du grand conseil, dont Vertamont, son gendre, a la place. — Caumartin, conseiller d'État, gagne sa prétention de sa date d'intendant des finances sur les conseillers d'État postérieurs. — La Reynie, conseiller d'État et lieutenant de police, quitte cette dernière place à d'Argenson. — Mort de Pussort, doyen du conseil et conseiller au conseil royal des finances. — Cette dernière place donnée à Pomereu au refus de Courtin, doyen du conseil. — Combat à Paris du bailli d'Auvergne et du chevalier de Caylus; Mlle de Soissons exilée. — Ruvigny et ses fils. — Harlay, premier président, s'approprie un dépôt à lui confié par son ami Ruvigny, fait son fils conseiller d'État et obtient vingt mille livres de pension. — Duchesse de Valentinois brouillée et retournée avec son mari. — Son horrible calomnie. — Mme de L'Aigle, dame d'honneur de Mme la duchesse. — Briord, ambassadeur à Turin, quoiqu'à M. le Prince. — Mariage du fils de Pontchartrain avec une soeur du comte de Roucy, après que le roi lui eut défendu celui de Mlle de Malause. — Élévation des ministres. — Malause. — Roucy-Roye-La Rochefoucauld. — Aventure qui fait passer le comte et la comtesse de Roye de Danemark en Angleterre. — Mariage du comte d'Egmont avec Mlle de Cosnac, à qui le roi donne un tabouret de grâce.

Je perdis, au commencement de cette année 1697, M. Bignon, conseiller d'État, si ami de mon père qu'il voulut bien être mon tuteur, quoique sans aucune parenté, lorsqu'à la mort de Mme la duchesse de Brissac, en 1684, elle me fit son légataire universel. C'était un magistrat de l'ancienne roche, pour le savoir, l'intégrité, la vertu, la modestie; digne du nom qu'il portait, si connu dans la robe et dans la république des lettres; et qui, comme ses pères, avait été avocat général avec grande réputation. Il était veuf de la soeur unique de Pontchartrain, qu'il avait toujours extrêmement aimée, et qui fit de ses enfants comme des siens. Bignon n'était point riche, et avait, à quatre-vingts ans, la tête aussi bonne qu'à quarante. Je le regrettai beaucoup, et je ne faisais rien dans mes affaires qu'avec son conseil. Son frère, qui était premier président du grand conseil, et pour qui on avait formé cette charge, le suivit huit jours après. Celui-là était riche par un mariage; il n'avait qu'une fille, mariée à Vertamont, maître des requêtes, fils du premier lit de la maréchale d'Estrades, qui eut sa charge.

La place de l'autre, [au] conseil des parties, fut donnée à Caumartin, proche parent et ami particulier de Pontchartrain, qui s'en servit très principalement dans l'administration des finances, dont il était l'un des intendants. C'était un grand homme, beau et très bien fait, fort capable dans son métier de robe et de finance, qui savait tout, en histoire, en généalogies, en anecdotes de cour, avec une mémoire qui n'oubliait rien de ce qu'il avait vu ou lu, jusqu'à en citer les pages sur-le-champ, dans la conversation. Il était fort du grand monde, avec beaucoup d'esprit, et il était obligeant, et au fond honnête homme. Mais sa figure, la confiance de Pontchartrain et la cour, l'avaient gâté. Il était glorieux, quoique respectueux, avait tous les grands airs qui le faisaient moquer et haïr encore de ceux qui ne le connaissaient pas; en un mot, il portait sous son manteau toute la fatuité que le maréchal de Villeroy étalait sous son baudrier. C'est le premier homme de robe qui ait hasardé le velours et la soie: on s'en moqua extrêmement, et [il] ne fut imité de personne.

Il prétendit une séance qui forma un procès que je rapporterai tout de suite. Les intendants des finances, qui ne sont pas conseillers d'État, entrent en manteau court au conseil des parties, et y ont séance du jour de leurs provisions d'intendances des finances, et la conservent au-dessus des conseillers d'État, qui ne le deviennent que depuis que les intendants des finances ont acheté leurs charges. Sur ce fondement, Caumartin, devenu conseiller d'État, prétendit précéder ceux-là, parce qu'il les avait toujours précédés. Eux prétendaient que les intendants des finances, qui n'étaient point conseillers d'État, n'étaient point du conseil, quoique avec séance et voix; et en donnaient pour preuves qu'ils n'y étaient ni comme maîtres des requêtes, ni comme conseillers d'État, dont ils ne portaient pas ni l'une ni l'autre robe, et concluaient que leur séance et voix n'étant que d'honneur, pour décorer leurs charges, et ne les incorporant point dans le conseil, ils en devaient prendre la queue, quand, à proprement parler, ils venaient à y entrer comme membres, et à être faits conseillers d'État, dont alors seulement ils revêtaient la robe et quittaient le manteau. La chose portait directement sur Phélypeaux, frère de Pontchartrain, qui se trouvait le premier et le plus ancien des conseillers d'État faits depuis que Caumartin était intendant des finances. Pontchartrain l'aimait beaucoup, et ils vivaient parfaitement en frères, et y ont toujours vécu. Toutefois la cause financière de Caumartin l'emporta dans l'esprit de Pontchartrain, qui lui fit gagner son procès devant le roi, où l'affaire fut rapportée, qui fit un règlement pour l'avenir. Les conseillers d'État en furent fort fâchés, et Phélypeaux en dit son avis à son frère, mais sans qu'ils s'en soient refroidis.

La Reynie, conseiller d'État si connu pour avoir tiré, le premier, la charge de lieutenant de police de Paris de son bas état naturel, pour en faire une sorte de ministère, et fort important par la confiance directe du roi, les relations continuelles avec la cour, et le nombre des choses dont il se mêle, et où il peut servir ou nuire infiniment aux gens les plus considérables, et en mille manières, obtint enfin, à quatre-vingts ans, la permission de quitter un si pénible emploi qu'il avait le premier ennobli par l'équité, la modestie et le désintéressement avec lequel il l'avait rempli sans se relâcher de la plus grande exactitude, ni faire de mal que le moins et le plus rarement qu'il lui était possible: aussi était-ce un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité, qui, dans une place qu'il avait pour ainsi dire créée, devait s'attirer la haine publique, [et] s'acquit pourtant l'estime universelle. D'Argenson, maître des requêtes, fut mis en sa place. C'est un personnage dont j'aurai lieu de parler ailleurs.

Pussort, conseiller d'État et doyen du conseil, mourut bientôt après; il était aussi l'un des deux conseillers au conseil royal des finances, et avait quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit ans. M. Colbert l'avait fait ce qu'il était; son mérite l'avait bien soutenu. Il était frère de la mère de M. Colbert, et fut toute sa vie le dictateur, et, pour ainsi dire, l'arbitre et le maître de toute cette famille si unie. Il n'avait jamais été marié, était fort riche et fort avare, chagrin, difficile, glorieux, avec une mine de chat fâché qui annonçait tout ce qu'il était, et dont l'austérité faisait peur et souvent beaucoup de mal, avec une malignité qui lui était naturelle. Parmi tout cela, beaucoup de probité, une grande capacité, beaucoup de lumières, extrêmement laborieux, et toujours à la tête de toutes les grandes commissions du conseil et de toutes les affaires importantes du dedans du royaume. C'était un grand homme sec, d'aucune société, de dure et de difficile accès, un fagot d'épines, sans amusement et sans délassement aucun, qui voulait être maître partout, et qui l'était parce qu'il se faisait craindre, qui était dangereux et insolent, et qui fut fort peu regretté. Courtin devint, par cette mort, doyen du conseil, et le roi lui voulut donner la place du conseil des finances; mais les mêmes raisons et le même esprit de retraite qui lui avaient fait refuser de traiter la paix, le firent remercier de cette place, que Pomereu eut à son refus. C'était un conseiller d'État fort distingué en capacité, en lumière et en esprit, vif, actif, très intègre et laborieux, mais brusque, plus que vif, capricieux, et que sa femme et ses domestiques ne laissaient pas toujours voir, même à ses amis les plus intimes; il en avait et savait les mériter; il l'était fort de mon père, et fut toujours des miens. C'est le premier intendant qui ait été en Bretagne avec cette qualité et ce pouvoir.

Le fils aîné du comte d'Auvergne acheva de se déshonorer de tous points par un combat qu'il fit contre le chevalier de Caylus, au sortir duquel il courut, éperdu, par les rues, l'épée à la main dont il s'était très misérablement servi. La querelle était venue pour du cabaret et des gueuses. Caylus, qui était fort jeune et qui s'était bien battu, se sauva hors du royaume; et le comte d'Auvergne profita de cette triste occasion pour que son fils n'y rentrât plus. C'était, de tous points, un misérable, fort déshonoré, qui, à force d'aventures honteuses, fut obligé de se laisser déshériter et de prendre la croix de Malte. Il fut pendu en effigie à la Grève, de cette dernière-ci, avec un grand regret de sa famille, non pas du jugement, mais de sa forme, parce que le parlement, qui ne connaît de princes que ceux du sang, y procéda comme pour le plus obscur gentilhomme, malgré toutes les tentatives de distinction dont MM. de Bouillon ne purent obtenir aucune. Cet exil hors du royaume fit depuis la fortune de Caylus. De cette même affaire, Mlle de Soissons fut chassée de Paris.

La paix s'approchant, le roi la prévint par un trait de vengeance contre milord Galloway, dont il n'aurait plus été temps bientôt après. Il était fils de Ruvigny, et c'est ce qu'il faut expliquer. Ruvigny était un bon mais simple gentilhomme, plein d'esprit, de sagesse, d'honneur et de probité, fort huguenot, mais d'une grande conduite et d'une grande dextérité. Ces qualités, qui lui avaient acquis une grande réputation parmi ceux de sa religion, lui avaient donné beaucoup d'amis importants, et une grande considération dans le monde. Les ministres et les principaux seigneurs le comptaient et n'étaient pas indifférents à passer pour être de ses amis, et les magistrats du plus grand poids s'empressaient aussi à en être. Sous un extérieur fort simple, c'était un homme qui savait allier la droiture avec la finesse de vues et les ressources, mais dont la fidélité était si connue, qu'il avait les secrets et les dépôts des personnes les plus distinguées. Il fut un grand nombre d'années le député de sa religion à la cour, et le roi se servit souvent des relations que sa religion lui donnait en Hollande, en Suisse, en Angleterre et en Allemagne, pour y négocier secrètement, et il y servit très utilement. Le roi l'aima et le distingua toujours, et il fut le seul, avec le maréchal de Schomberg, à qui le roi offrit de demeurer à Paris et à sa cour avec leurs biens et la secrète liberté de leur religion dans leur maison, lors de la révocation de l'édit de Nantes, mais tous deux refusèrent. Ruvigny emporta ce qu'il voulut, et laissa ce qu'il voulut aussi, dont le roi lui permit la jouissance. Il se retira en Angleterre avec ses deux fils. La Caillemotte, le cadet, plus disgracié encore du côté de l'âme que de celui du corps, mourut bientôt après. Le père ne survécut pas longtemps, et son aîné continua à jouir des biens que son père avait laissés en France. Il s'attacha au service du prince d'Orange, à la révolution, qui le fit comte de Galloway en Irlande, et l'avança beaucoup. Il était bon officier. Il avait de l'ambition; elle le rendit ingrat. Il se distingua en haine contre le roi et contre la France, quoique le seul huguenot qu'on y laissait jouir de son bien, même servant le prince d'Orange. Le roi le fit avertir plusieurs fois du mécontentement qu'il avait de sa conduite. Il en augmenta les torts avec plus d'éclat; à la fin, le roi confisqua ses biens, et témoigna publiquement sa colère.

Le vieux Ruvigny était ami d'Harlay, lors procureur général, et depuis premier président, et lui avait laissé un dépôt entre les mains, dans la confiance de sa fidélité. Il la lui garda tant qu'il n'en put pas abuser; mais quand il vit l'éclat, il se trouva modestement embarrassé entre le fils de son ami et son maître, à qui il révéla humblement sa peine; il prétendit que le roi l'avait su d'ailleurs et que Barbezieux même l'avait appris, et l'avait dit au roi. Je n'approfondirai point ce secret, mais le fait est qu'il le dit lui-même, et que, pour récompense, le roi le lui donna comme sien confisqué, et que cet hypocrite de justice, de vertu, de désintéressement et de rigorisme, n'eut pas honte de se l'approprier et de fermer les yeux et les oreilles au bruit qu'excita cette perfidie. Il en tira plus d'un parti; car le roi, en colère contre Galloway, en sut si bon gré au premier président qu'il donna à son fils fort jeune, et qui se déshonorait tous les jours dans sa charge d'avocat général, la place de conseiller d'État, vacante par la mort de Pussort, et que quelque temps après, il le combla par une pension de vingt mille livres, qui est celle des ministres. Ainsi les forfaits sont récompensés en ce monde; mais la satisfaction n'en dure pas longtemps.

M. de Monaco, qui, comme on a vu plus haut, avait obtenu le rang de prince étranger par le mariage de son fils avec la fille de M. le Grand, trouva bientôt et son fils plus encore, qu'ils l'avaient acheté bien cher. La duchesse de Valentinois était charmante, galante à l'avenant, et sans esprit ni conduite, avec une physionomie fort spirituelle; elle était gâtée par l'amitié de son père et de sa mère, et par les hommages de toute la cour dans une maison jour et nuit ouverte, où les grâces, qui étaient sa principale beauté, attiraient la plus brillante jeunesse. Son mari, avec beaucoup d'esprit, ne se sentait pas le plus fort; sa taille et sa figure lui avaient acquis le nom de Goliath. Il souffrit longtemps les hauteurs et les mépris de sa femme et de sa famille. À la fin, lui et son père s'en lassèrent, et ils emmenèrent Mme de Valentinois à Monaco. Elle se désola et ses parents aussi, comme si on l'eût menée aux Indes. On peut juger que le voyage et le séjour ne se passèrent pas gaiement. Toutefois, elle promit merveilles, et au bout d'une couple d'années de pénitence, elle obtint son retour. Je ne sais qui fut son conseil, mais, sans changer de conduite, elle songea aux moyens de se garantir de retourner à Monaco, et pour cela fit un éclat épouvantable contre son beau-père, qu'elle accusa non seulement de lui en avoir conté, mais de l'avoir voulu forcer. M. le Grand, Mme d'Armagnac, leurs enfants, prirent son parti; et ce fut un vacarme le plus scandaleux, mais qui ne persuada personne. M. de Monaco n'était plus jeune. Il était fort honnête homme et avait toujours passé pour tel; d'ailleurs il avait deux gros yeux d'aveugle, éteints, et qui en effet ne distinguaient rien à deux pieds d'eux, avec un gros ventre en pointe, qui faisait peur tant il avançait en saillie. L'éclat ne fut pas moins grand de sa part et de celle de son fils contre une si étrange calomnie, et la séparation devint plus forte que jamais.

Au bout de quelques années, ils s'avisèrent qu'ils n'avaient point d'enfants, et que Mme de Valentinois, nageant dans les plaisirs de la cour, sous l'abri de sa famille, jouissait seule de son crime, et se moquait d'eux. Ils prirent donc leur parti. M. de Valentinois redemanda sa femme; d'abord on se moqua de lui chez elle; mais bientôt l'embarras succéda. Les dévots s'en mêlèrent. L'archevêque de Paris parla à Mme d'Armagnac, et M. de Monaco protesta qu'il ne verrait jamais sa belle-fille, et qu'il lui défendait de se trouver en aucun lieu où il serait. Tout cela ensemble fut un coup de foudre. Il fallut céder, et le 27 janvier, Mme d'Armagnac, accompagnée du prince Camille son troisième fils, et de la princesse d'Harcourt, mena sa fille à Paris chez le duc de Valentinois, où se trouva la maréchale de Boufflers, sa cousine germaine. Mme de Valentinois y soupa et y coucha, et qui pis fut, y demeura.

Elle était très souvent chez Mme la Duchesse, qui changea en même temps de dame d'honneur. Mme de Moreuil qui était personne d'esprit et de mérite, femme d'un original de beaucoup d'esprit aussi, des bâtards de cette ancienne maison de Moreuil éteinte depuis longtemps, et qui était à M. le Duc, demanda tout d'un coup à se retirer sans qu'on pût savoir pourquoi, et le voulut absolument. On vit depuis de quoi il était question. La pauvre femme cachait un cancer dont elle mourut quelque temps après. Mme de L'Aigle fut mise en sa place et s'y fit aimer et estimer, et même considérer à la cour. C'était une femme de beaucoup d'esprit et de monde, fille de Mme de Raré, gouvernante des filles de M. Gaston; son père et sa mère étaient fort des amis de mon père, et elle épousa le marquis de L'Aigle, à six lieues de la Ferté, qui en était aussi beaucoup. C'est ce qui me fait remarquer cette bagatelle. Les affaires de M. de L'Aigle étaient très mauvaises; elle se mit là faute de mieux chez elle.

Il arriva une autre chose chez M. le Prince. Briord, son premier écuyer, fut choisi pour l'ambassade de Turin. Torcy, qui était de ses amis, le fit proposer par Pomponne, et quand l'affaire fut faite, le roi en dit un mot d'honnêteté à M. le Prince. Le sujet était bon, mais le monde fut surpris du lieu où on avait été chercher un ambassadeur, et je le remarque comme une chose singulière, et tout à fait nouvelle. Au demeurant, Briord était sage, honnête homme, et n'était pas incapable.

Pontchartrain cherchait à marier son fils. Il lui avait fait faire une grande tournée par les ports du levant et du ponant pour lui faire voir les choses dont il entendait parler tous les jours, et connaître les officiers. Tout s'y passa moins en étude et en examens qu'en réceptions, en festins et en honneurs, tels qu'on aurait pu les rendre au Dauphin. Chacun s'y surpassa en cour et en bassesses pour le maître naissant de son sort et de sa fortune, qui revint peu instruit, mais beaucoup plus gâté qu'auparavant, et dans l'opinion d'être parfaitement au fait de tout. Le père crut avoir trouvé tout ce qu'il pouvait désirer en Mlle de Malause, qui était pensionnaire à la Ville-l'Évêque à Paris. Sa mère, qui était Mitte, fille du marquis de Saint-Chaumont, était morte. Son père était un homme retiré dans sa province après avoir servi quelque temps jusqu'à être brigadier, et s'était remarié à une Bérenger-Montmouton dont il avait deux fils. Sa mère à lui était soeur des maréchaux de Duras et de Lorges qui avait toujours pris soin de cette famille avec amitié.

L'alliance en plut tant à Pontchartrain qu'il traita ce mariage, et qu'il en demanda l'agrément au roi. Sa surprise fut grande lorsqu'il entendit le roi lui conseiller de penser à autre chose. Comme celle-là lui convenait, il insista, tellement que le roi lui dit franchement que cette fille portait les armes de Bourbon qui le choqueraient accolées avec les siennes, qu'il la voulait marier à son gré, et qu'en un mot, il désirait qu'il n'y pensât plus. La mortification fut grande. Les ministres n'y étaient pas accoutumés. Peu à peu ils s'étaient mis de ce règne au niveau de tout le monde. Ils avaient pris l'habit et toutes les manières des gens de qualité. Leurs femmes étaient parvenues à manger et à entrer dans les carrosses par Mme Colbert, sous le prétexte de suivre Mme la princesse de Conti qu'elle avait élevée; et d'ailleurs [elle] était extrêmement bien avec la reine. Douze ou quinze ans après, M. de Louvois l'obtint pour sa femme sous prétexte qu'elle était fille de qualité, et par l'émulation qui était entre Colbert et lui. De là leurs belles-filles, et à cet exemple les autres femmes des secrétaires d'État, et à la fin celle des contrôleurs généraux. Leurs alliances les soutenaient dans ce brillant nouveau, et leur autorité, dont tout sans exception dépendait, leur avait acquis une supériorité et des distinctions étranges sur tout ce qui n'était point titré, qui leur rendit bien amer et bien nouveau le refus du roi sur une alliance dont il n'aurait pas fait difficulté avec qui que c'eût été de la noblesse ordinaire. Pontchartrain se garda bien de se vanter de ce qui lui était arrivé, et se hâta seulement de trouver des prétextes de rompre. Mais le roi, si secret toujours, ne jugea pas à propos de l'être dans cette occasion. Il parla aux maréchaux de Duras et de Lorges, à M. de Bouillon, parce que leur mère était soeur de M. de Turenne, et à d'autres encore, de manière que ce que Pontchartrain avait caché fut su, et que ses confrères n'en furent pas moins mortifiés que lui.

Mlle de Malause, unique de son lit, et ses deux frères étaient la sixième et dernière génération, et la seule existante de Charles, baron de Malause, sénéchal de Toulouse et de Bourbonnais, bâtard du duc Jean II de Bourbon, connétable de France, qui ne laissa point d'enfants légitimes, et qui était frère de Pierre, comte de Beaujeu, mari de la célèbre Mme de Beaujeu, fille de Louis XI, soeur et régente de la minorité de Charles VIII, qui fut duc de Bourbon après son frère, et qui ne laissa qu'une fille héritière, Suzanne de Bourbon, qui épousa le malheureux connétable de Bourbon si cruellement persécuté par la mère de François Ier, et qui fut tué devant Rome à la tête de l'armée de Charles V, après s'être trouvé à la bataille de Pavie contre François Ier. Ils étaient frères de Louis de Bourbon, élu évêque de Liège, qui laissa un bâtard, tige des seigneurs de Busset qui subsistent encore. Outre ces frères légitimes, ils en eurent un bâtard qui fut comte de Roussillon, amiral de France, et qui figura avec sa femme, bâtarde de Louis XI et de Marguerite de Sassenage. Mais l'amiral était bien loin alors d'être officier de la couronne, et la marine de ce temps-là d'être sur un grand pied en France. Peu à peu ces bâtards de Bourbon ont changé leur barre de bâtards et leurs autres et diverses marques de bâtardise en bande comme les princes de cette maison, et l'ont enfin raccourcie comme eux, tellement qu'il n'y a plus aucune différence entre les armes des légitimes et des bâtards; et c'est ce qui choquait si fort le roi qu'il ne voulut pas voir, disait-il, à la chaise à porteurs de la nouvelle mariée, les armes de Bourbon accolées à celles de Phélypeaux.

Pontchartrain eut lieu de se consoler par une alliance d'une bien autre sorte, et à laquelle le roi consentit sans peine, car les mélanges qui mettaient tout à l'unisson ne lui étaient point du tout désagréables en eux-mêmes. Ce fut sur une autre nièce des maréchaux de Duras et de Lorges, mais celle-là, fille de leur soeur, et de la maison de La Rochefoucauld, qu'il jeta les yeux. Elle était soeur des comtes de Roucy et de Blansac et des chevaliers de Raye et de Roucy, et elle était élevée dans l'abbaye de Notre-Dame à Soissons. Ils étaient la troisième génération de Charles de La Rochefoucauld, fils du comte de La Rochefoucauld, qui fut tué à la Saint-Barthélemy, et de sa deuxième femme, Charlotte de Roye, comtesse de Roucy, soeur de la princesse de Condé, première femme du prince de Condé, tué à la bataille de Jarnac. Toute cette branche de La Rochefoucauld-Roye était huguenote. Lors de la révocation de l'édit de Nantes, le comte de Roye, père de celle dont il s'agit, et sa femme, se retirèrent en Danemark, oh, comme il était lieutenant général en France, il fut fait grand maréchal et commanda toutes les troupes. C'était en 1683, et en 1686 il fut fait chevalier de l'Éléphant. Il était là très grandement établi, et lui et la comtesse de Roye sur un grand pied de considération.

Ces rois du Nord mangent ordinairement avec du monde, et le comte et la comtesse de Roye avaient très souvent l'honneur d'être retenus à leur table avec leur fille, Mlle de Roye. Il arriva à un dîner que la comtesse de Roye, frappée de l'étrange figure de la reine de Danemark, se tourna à sa fille, et lui demanda si elle ne trouvait pas que la reine ressemblait à Mme Panache comme deux gouttes d'eau. Quoiqu'elle l'eût dit en français, il arriva qu'elle n'avait pas parlé assez bas, et que la reine, qui l'entendit, lui demanda ce que c'était que cette Mme Panache. La comtesse de Roye, dans sa surprise, lui répondit que c'était une dame de la cour de France qui était fort aimable. La reine, qui avait vu sa surprise, n'en fit pas semblant, mais, inquiète de la comparaison, elle écrivit à Mayereron, envoyé de Danemark à Paris, et qui y était depuis quelques années, de lui mander ce que c'était que Mme Panache, sa figure, son âge, sa condition, et sur quel pied elle était à la cour de France, et que surtout elle voulait absolument n'être pas trompée et en être informée au juste. Mayereron, à son tour, fut dans un grand étonnement. Il manda à la reine qu'il ne comprenait pas par où le nom de Mme Panache était allé jusqu'à elle, beaucoup moins la sérieuse curiosité qu'elle lui marquait d'être informée d'elle exactement; que Mme Panache était une petite et fort vieille créature avec des lippes et des yeux éraillés à y faire mal à ceux qui la regardaient, une espèce de gueuse, qui s'était introduite à la cour sur le pied d'une manière de folle, qui était tantôt au souper du roi, tantôt au dîner de Monseigneur et de Mme la Dauphine, ou à celui de Monsieur, à Versailles ou à Paris, où chacun se divertissait à la mettre en colère, et qui chantait pouille aux gens à ces dîners-là pour faire rire, mais quelquefois fort sérieusement, et avec des injures qui embarrassaient et qui divertissaient encore plus ces princes et ces princesses, qui lui emplissaient ses poches de viande et de ragoûts, dont la sauce découlait tout du long de ses jupes, et que les uns lui donnaient une pistole ou un écu, et les autres des chiquenaudes et des croquignoles, dont elle entrait en furie, parce qu'avec ses yeux pleins de chassie, elle ne voyait pas au bout de son nez, ni qui l'avait frappée, et que c'était le passe-temps de la cour.

À cette réponse, la reine de Danemark se sentit si piquée qu'elle ne put plus souffrir la comtesse de Roye, et qu'elle en demanda justice au roi son mari. Il trouva bien mauvais que des étrangers qu'il avait comblés des premières charges et des premiers honneurs de sa cour, avec de grosses pensions, se moquassent d'eux d'une manière si cruelle. Il se trouva des seigneurs du pays et des ministres jaloux de la fortune et du grand établissement dont le comte de Roye jouissait, tellement que la reine obtint que le roi le remercierait et lui ferait dire de se retirer. Il ne put conjurer l'orage il vint avec sa famille à Hambourg, en attendant qu'il sût ce qu'il pourrait devenir; et à la révolution d'Angleterre il y passa, c'est-à-dire quelques mois devant. Le roi Jacques, qui y était encore, le fit comte de Lifford et pair d'Irlande, dont un fils qui l'avait suivi prit le nom.

Le comte de Roye était donc à Londres avec un fils et deux filles, et le comte de Feversham, frère de sa femme, chevalier de la Jarretière et capitaine des gardes du corps. À la révolution, ils ne se mêlèrent de rien; et [il] a passé dix-huit ans en Angleterre sans charge et sans service, et mourut aux eaux de Bath en 1690. Ses autres enfants étaient demeurés en France; on les avait mis dans le service après leur avoir fait faire abjuration, et les autres dans des collèges ou dans des couvents. Le roi leur donna des pensions, et M. de La Rochefoucauld avec MM. de Duras et de Lorges leur servirent de pères.

Ce fut donc principalement avec M. le maréchal de Lorges, qui aimait extrêmement la comtesse de Roye, que le mariage se traita. On compta que la fille n'avait rien et n'aurait jamais grand'chose; ce fut ce qui y détermina, et ce qui, joint au solide du ministère, apprivoisa la roguerie de M. de La Rochefoucauld. La comtesse de Roucy surtout fut transportée d'un mariage dont elle comptait bien tirer un grand parti, par la considération, et, mieux encore, par les affaires pécuniaires, auxquelles dans la suite elle ne s'épargna pas. Les Pontchartrain furent transportés d'aise. Le contrôleur général alla chez toute la parenté, et ils ne firent point la petite bouche de l'honneur qu'ils recevaient de cette alliance. La comtesse de Roucy alla chercher sa belle-soeur à Soissons, et le mariage se fit à petit bruit à Versailles, dans la chapelle, à minuit, par l'évêque de Soissons, Brûlard. Outre le présent ordinaire du roi à ces mariages des ministres, il ajouta six mille livres de pension aux quatre que la mariée avait déjà, et donna cinquante mille écus à Pontchartrain, qui fit appeler son fils le comte de Maurepas. Près de quatre millions que le chevalier des Augers et un armateur prirent en ce temps-là sur les Espagnols, mirent en bonne humeur à propos pour cette libéralité.

Le comte d'Egmont, dernier de cette grande et illustre maison, avait quitté la Flandre depuis peu et pris le service de France. Il épousa Mlle de Cosnac, nièce de l'archevêque d'Aix, qui demeurait chez la duchesse de Bracciano, dont elle était aussi parente, et le roi, par grâce, voulut bien lui donner le tabouret, les grands d'Espagne, dont le comte d'Egmont était des premiers du temps de Charles V, n'ayant point de rang en France.

CHAPITRE XXVII. §

Mort de Molinos. — Continuation de l'affaire de l'archevêque de Cambrai. — Mandements théologiques de MM. de Paris et de Chartres. — Instruction sur les états d'oraison de M. de Meaux. — Maximes des saints de M. de Cambrai. — Ducs de Chevreuse et de Beauvilliers perdus auprès de Mme de Maintenon. — M. de Cambrai se résout à porter son affaire à Rome. — Son intime liaison avec le cardinal de Bouillon et les jésuites. — Leurs intérêts communs. — Cardinal de Bouillon va relever à Rome le cardinal de Janson, et obtient pour son neveu la coadjutorerie de son abbaye de Cluny. — Embarras des jésuites et leur adresse. — Succès des Maximes des saints et de l'Instruction sur les états d'oraison. — Maximes des saints mises à l'examen. — Examinateurs. — Mort de l'évêque de Metz; sa fortune. — M. de Paris commandeur de l'ordre. — M. de Meaux conseiller d'État d'Église. — M. de Cambrai porte son affaire à Rome. — Lettres au pape de part et d'autre. — Réponses du pape. — M. de Cambrai exilé pour toujours dans son diocèse. — Mort de la duchesse douairière de Noailles. — Sa charge. — Sa famille. — M. de Troyes; sa famille, sa vie, sa retraite. — M. d'Orléans de nouveau et durement condamné contre M. de La Rochefoucauld. — Abbé de Coislin; sa fortune; est fait évêque de Metz. — Place décidée pour le premier aumônier derrière le roi à la chapelle. — Réconciliation du duc de La Rochefoucauld et de l'évêque d'Orléans. — Mort de La Hillière, gouverneur de Rocroy, ami de mon père. — Comédiens italiens chassés.

Molinos, ce prêtre espagnol qui a passé pour le chef des quiétistes, et pour en avoir renouvelé les anciennes erreurs, était mort à Rome dans les prisons de l'inquisition, tout au commencement de cette année, et cela me fait souvenir qu'il est temps de reprendre l'affaire de M. de Cambrai. J'ai laissé Mme Guyon dans le donjon de Vincennes, et j'ai omis bien des choses curieuses, parce qu'elles se trouvent dans ce qui a été imprimé de part et d'autre. Il faut néanmoins dire, pour l'intelligence de ce qui va suivre, qu'avant d'être arrêtée, elle avait été mise entre les mains de M. de Meaux, où elle avait été fort longtemps chez lui, ou dans les filles de Sainte-Marie de Meaux, où ce prélat s'était instruit à fond de sa doctrine, sans avoir pu lui persuader de changer de sentiments. On peut juger qu'elle les avait épurés en effet, ou du moins en apparence, de tout ce qui était reproché de sale et de honteux à cette doctrine, et à ce qui lui avait été reproché de sa conduite avec le P. Lacombe, et de ses bizarres voyages avec lui. Sans des précautions les plus scrupuleuses là-dessus, elle n'aurait pu surprendre la candeur et la pureté des moeurs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, de leurs épouses, de l'archevêque de Cambrai, et de bien d'autres personnes qui faisaient l'élite de son petit troupeau. Mais, lasse enfin d'être comme prisonnière entre les mains de M. de Meaux, elle avait feint d'ouvrir les yeux à sa lumière, et avait signé une rétractation telle qu'il la lui avait présentée, moyennant quoi lui qui était doux et de bonne foi en fut la dupe, et lui procura la liberté, dont l'abus qu'elle fit par les assemblées secrètes qu'elle tenait avec les plus affidés de son école la firent chasser de Paris, puis, sur son retour secret, enfermer à Vincennes. Cette mauvaise foi de la fausse convertie, jointe au peu de fruits des conférences d'Issy qui sont si connues, et le célèbre tour que fit si prestement M. de Cambrai de se confesser à M. de Meaux, pour lui fermer la bouche, mit enfin la main de ce dernier prélat à la plume, pour exposer au public et la doctrine, et la conduite, et les procédés de part et d'autre depuis la naissance de cette affaire, sous le titre d'Instruction sur les états d'oraison.

Cet ouvrage lui parut d'autant plus nécessaire que M. de Chartres d'abord, et M. de Paris ensuite, n'avaient traité l'affaire que d'une manière toute théologique par leurs mandements, et qu'il crut important de réduire au clair cette théologie assez pour être entendue de tout le monde, et mettre en même temps au net tout ce qui s'était passé là-dessus avec M. de Cambrai. Comme il était rempli de la matière, tant par ce qui s'était passé à Issy avec M. de Cambrai, que par ce qu'il avait vu des livres de Mme Guyon puis d'elle-même tandis qu'il l'avait eue à Meaux, d'où Mme de Morstein l'avait ramenée en triomphe dans l'équipage de la duchesse de Mortemart, sa tante, il eut bientôt composé son ouvrage, et avant de l'imprimer le donna à voir à M. de Chartres, aux archevêques de Reims et de Paris, et à M. de Cambrai lui-même. Ce dernier en sentit tout le poids et la nécessité de le prévenir. Il faut croire qu'il avait sa matière préparée de loin et toute rédigée, parce qu'autrement la diligence de sa composition serait incroyable, et d'une composition de ce genre. Il fit un livre intelligible à qui n'est pas théologien versé dans le plus mystique, qu'il intitula Maximes des saints, et le mit en deux colonnes: la première contenait les maximes qu'il donne pour orthodoxes et pour celles des saints, l'autre les maximes dangereuses, suspectes ou erronées, qui est l'abus qu'on a fait ou qu'on peut faire de la bonne et saine mysticité, avec une précision qu'il donne pour exacte de part et d'autre et qu'il propose d'un ton de maître à suivre ou à éviter. Dans l'empressement de le faire paraître avant que M. de Meaux pût donner le sien, il le fit imprimer avec toute la diligence possible; et pour n'y perdre pas un instant, M. de Chevreuse s'alla établir chez l'imprimeur pour en corriger chaque feuille à mesure qu'elle fut imprimée. Aussi la promptitude et l'exactitude de la correction répondirent-elles à des mesures si bien prises que, en très peu de jours, il fut en état de le distribuer à toute la cour, et que l'édition se trouva presque toute vendue.

Si on fut choqué de ne le trouver appuyé d'aucune approbation, on le fut bien davantage du style confus et embarrassé, d'une précision si gênée et si décidée; de la barbarie des termes qui faisaient comme une langue étrangère, enfin de l'élévation et de la recherche des pensées qui faisait perdre haleine, comme dans l'air trop subtil de la moyenne région. Presque personne qui n'était pas théologien ne put l'entendre, et de ceux-là encore après trois et quatre lectures. Il eut donc le dégoût de ne recevoir de louanges de personne, et de remerciements de fort peu, et de pur compliment; et les connaisseurs crurent y trouver, sous ce langage barbare, un pur quiétisme, délié, affiné, épuré de toute ordure, séparé du grossier, mais qui sautait aux yeux, et avec cela des subtilités fort nouvelles et fort difficiles à se laisser entendre et bien plus à pratiquer. Je rapporte non pas mon jugement, comme on peut croire, de ce qui me passe de si loin, mais ce qui s'en dit alors partout; et on ne parlait d'autres choses, jusque chez les dames; à propos de quoi on renouvela ce mot échappé à Mme de Sévigné lors de la chaleur des disputes sur la grave : « Épaississez-moi un peu la religion, qui s'évapore toute à force d'être subtilisée. »

Ce livre choqua fort tout le monde: les ignorants parce qu'ils n'y entendaient rien; les autres par la difficulté à le comprendre, à le suivre et à se faire à un langage barbare et inconnu; les prélats opposés à l'auteur par le ton de maître sur le vrai et le faux des maximes, et par ce qu'ils crurent apercevoir de vicieux dans celles qu'il donnait pour vraies. Le roi surtout et Mme de Maintenon, fort prévenus, en furent extrêmement mal contents, et trouvèrent extrêmement mauvais que M. de Chevreuse eût fait le personnage de correcteur d'imprimerie; et que M. de Beauvilliers se fût chargé de le présenter au roi en particulier, sans en avoir rien dit à Mme de Maintenon, et M. de Cambrai à la cour qui le pouvait bien faire lui-même. Il craignit peut-être une mauvaise réception devant le monde et en chargea M. de Beauvilliers qui avait des temps plus familiers et seul avec le roi, pour faire mieux recevoir son livre par la considération du duc, ou cacher au monde s'il était mal reçu; mais ces messieurs, enchantés par les graves et par la spiritualité du prélat, s'aliénèrent entièrement Mme de Maintenon par ces démarches: l'un en se faisant le coopérateur public, par une fonction si au-dessous de lui, d'un ouvrage qu'elle ne pouvait agréer après avoir pris si hautement le parti contraire; l'autre en lui marquant une défiance et une indépendance d'elle, qui la blessa plus que tout, et qui la fit résoudre à travailler à les perdre tous deux.

Parmi ces mouvements de doctrine et d'écrits, M. de Cambrai avait songé à de plus forts secours. Ami des jésuites, il se les était attachés, et ils étaient à lui en corps et en groupes, à la réserve de quelques particuliers plus considérables par leur mérite que par leur poids et par leur influence dans les secrets, la conduite et le gouvernement intérieur de leur compagnie. Il se voyait sans ressource en France, avec les premiers prélats en savoir, en piété, en crédit contre lui, qui, ayant la cour déclarée pour eux, mèneraient tous les autres évêques. Il songea donc à porter son affaire à Rome où il espéra tout par une démarche si contraire à nos moeurs et si agréable à cette cour, qui affecte les premiers jugements, et que toute dispute un peu considérable soit d'abord portée devant elle sans être d'abord jugée sur les lieux. Il y compta sur le crédit des jésuites, et la conjoncture lui présenta une autre protection dont il ne manqua pas de s'assurer.

Le cardinal de Janson était depuis six ou sept ans à Rome; il y avait très dignement et très utilement servi: il voulut enfin revenir. Le cardinal de Bouillon n'avait pas moins d'envie de l'y aller relever. La frasque ridicule qu'il avait faite sur cette terre du dauphiné d'Auvergne, et d'autres encore, avaient diminué sa considération et mortifié sa vanité. Il voulait une absence, et une absence causée et chargée d'affaires, pour revenir après sur un meilleur pied. Il n'y avait plus que deux cardinaux devant lui, et il fallait être à Rome, à la mort du doyen, pour recueillir le décanat du sacré collège. M. de Cambrai s'était lié d'avance avec lui, et l'intérêt commun avait rendu cette liaison facile et sûre. Le cardinal voyait alors ce prélat dans les particuliers intimes de Mme de Maintenon, et maître de l'esprit des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers qui étaient dans la faveur et dans la confiance la plus déclarée. Bouillon et Cambrai étaient aux jésuites, les jésuites à eux, et le prélat, dont les vues étaient vastes, comptait de se servir utilement du cardinal, et à la cour et à Rome. Son crédit à la cour tombé, celui de ses amis fort obscurci, l'amitié du cardinal lui devint plus nécessaire. Ce dernier leur avait l'obligation d'avoir vaincu la répugnance du roi pour l'envoyer relever le cardinal de Janson, et celle encore de lui avoir obtenu l'agrément et la protection du roi pour faire élire l'abbé d'Auvergne, son neveu, coadjuteur de son abbaye de Cluny. C'était avoir pris l'orgueil, qui gouvernait uniquement le cardinal, par l'endroit le plus sensible. Il ne se démentit donc point à leur égard lorsqu'il vit leur crédit en désarroi, et il espéra les remettre en selle par le jugement qu'il se promettait de faire rendre à Rome. Tout l'animait en ce dessein, le fruit d'un si grand service, et on prétendit que le marché entre eux était fait, mais à l'insu des dues, que le crédit de l'un ferait l'autre cardinal en lui faisant gagner sa cause, et que le crédit de celui-ci, relevé par sa victoire et sa pourpre, serait tel en soi et sur les deux ducs, à qui il serait alors temps de parler et sur lesquels il pouvait tout, qu'ils feraient entrer le cardinal de Bouillon dans le conseil, d'où Bouillon ne se promettait pas moins que de s'élever à la place de premier ministre.

Ce dernier point du conseil n'était pas à beaucoup près si aisé à imaginer raisonnablement que les espérances de Rome. Le roi n'avait jamais mis d'ecclésiastique dans son conseil, et il était trop jaloux de son autorité et de sembler tout faire, pour se résoudre jamais à un premier ministre; mais Bouillon était l'homme le plus chimérique qui ait vécu en nos jours, et le plus susceptible des chimères les plus folles en faveur de sa vanité, dont toute sa vie a pété la preuve. Un peu de sens aurait pu lui découvrir qu'indépendamment de la difficulté du côté du roi, il n'était pas sûr que, si ses amis les eussent pu vaincre, c'eût été à son profit, et que M. de Cambrai n'eût pas mieux aimé prendre pour soi ce qu'il eût pu procurer à un autre; mais, outre ces chimères, le cardinal de Bouillon haïssait personnellement les adversaires de M. de Cambrai, et aurait peut-être plus que lui encore triomphé de leur condamnation.

Les Bouillon et les Noailles étaient ennemis de tous les temps. Les principales terres de Noailles étaient dans la vicomté de Turenne. Ce joug leur était odieux, ils le voulaient secouer. Le procès en était pendant depuis nombre d'années, et se reprenait par élans avec une aigreur extrême et jusqu'aux injures, jusque-là que les Bouillon avaient reproché aux Noailles dans les écritures du procès qu'un Noailles avait été domestique d'un vicomte de Turenne de leur maison. C'était avec un dépit extrême qu'ils voyaient briller les Noailles dans la splendeur des dignités, des charges, des emplois et du crédit, et ce fut avec rage que le cardinal de Bouillon vit arriver M. de Châlons à l'archevêché de Paris, où il avait taché inutilement d'atteindre autrefois, et devenir incessamment son confrère par le cardinalat. Les mêmes Bouillon n'étaient pas moins ennemis des Tellier. M. de Louvois, brouillé à l'excès avec M. de Turenne, et diverses fois humilié sous son poids, l'avait rendu depuis à toute sa famille, et jusqu'à MM, de Duras ses neveux, et l'inimitié s'était perpétuée. M. de Reims, dans ce grand siège, était d'autant plus odieux au cardinal de Bouillon qu'il n'avait pu affaiblir son crédit et sa considération. Le savoir éminent de M. de Meaux, l'autorité qu'il lui avait acquise sur tout le clergé et dans toutes les écoles, ses privances avec le roi, sa considération, son estime et sa réputation au dedans et au dehors, tout cela piquait l'émulation et l'orgueil du cardinal, et lui donnait un désir extrême de lui voir tomber une flétrissure; enfin le crédit que M. de Chartres commençait à prendre sur le roi à la faveur de cette affaire, porté par son intimité avec Mme de Maintenon, était insupportable à un homme qui voulait tout, et qui, dédaignant de regarder cet évêque que comme un cuistre violet, se trouvait néanmoins obligé à des égards et à des ménagements qui l'outraient. Toutes ces choses ensemble étaient plus qu'il n'en fallait pour enflammer le cardinal de Bouillon, et pour lui faire entreprendre et porter la cause de M. de Cambrai autant et plus que la sienne propre. Je me suis étendu sur ces motifs parce que sans cette connaissance on n'en pourrait comprendre les suites.

M. de Cambrai ne put soutenir en face le triste succès de son livre, qui ne trouva de louanges que dans le Journal des savants qu'un calviniste faisait en Hollande. Il partit pour son diocèse, où il allait de temps en temps, et partit brusquement; mais aussitôt après, il tomba malade ou le fit, et pour demeurer plus près de ses amis, se relaissa chez Malezieux, son ami, et domestique gouvernant tout chez M. et Mme du Maine, où il ne fut qu'à six lieues de Versailles. Cependant les jésuites se trouvèrent embarrassés. Outre leur liaison intime et de tout temps avec le cardinal de Bouillon, et la leur bien affermie avec M. de Cambrai, ils haïssaient aussi ses adversaires ; M. de Meaux, parce qu'il ne favorisait ni leur doctrine ni leur morale, que son crédit les contenait, et que son savoir et sa réputation les accablaient; M. de Paris, par les mêmes raisons de doctrine et de morale, mais ils frémissaient de plus de ce qu'il était devenu archevêque de Paris sans eux, et comme malgré eux; M. de Chartres, parce qu'ils haïssaient et enviaient la faveur de Saint-Sulpice, quoique sur Rome et d'autres points dans les mêmes sentiments, mais la jalousie détruisait toute union, et de plus ils sentaient déjà le crédit que ce prélat prenait dans la distribution des bénéfices, et c'était leur partie la plus sensible que d'en disposer seuls; M. de Reims, qui se ralliait à ces prélats, parce qu'il ne les ménageait en rien, et qu'ils n'avaient jamais pu ni l'adoucir ni être soutenus contre lui en aucune occasion.

Leur partialité avait donc été aperçue; elle fut appréhendée; on voulut les contenir; on en parla au roi. On lui montra l'approbation du P. de La Chaise et du P. Valois, confesseurs des princes, au livre de M. de Cambrai; on mit le roi en colère, et il s'en expliqua durement à ces deux jésuites. Les supérieurs, inquiets des suites que cela pourrait avoir pour le confessionnal du roi et des princes, et par conséquent pour toute la société, en consultèrent les gros bonnets à quatre voeux; et le résultat fut qu'il fallait céder ici à l'orage, sans changer les projets pour Rome. C'était le carême; le P. La Rue prêchait devant le roi: on fut donc tout à coup surpris que le jour de l'Annonciation, ses trois points finis, et au moment de donner la bénédiction et de sortir de chaire, il demanda permission au roi de dire un mot contre des extravagants et des fanatiques qui décriaient les vies communes de la piété autorisées par un usage constant, et approuvées de l'Église, pour leur en substituer d'erronées, nouvelles, etc.; et de là prit son thème sur la dévotion à la sainte Vierge, parla avec le zèle d'un jésuite commis par sa société pour lui parer un coup dangereux, et fit des, peintures d'après nature par lesquelles on ne pouvait méconnaître les principaux acteurs pour et contre. Ce supplément dura une demi-heure, avec fort peu de ménagements pour les expressions, et se montra tout à fait hors d'oeuvre. M. de Beauvilliers, assis derrière les princes, l'entendit tout du long, et il essuya les regards indiscrets de toute la cour présente. Le même jour, le fameux Bourdaloue et le P. Gaillard firent retentir les chaires qu'ils remplissaient dans Paris des mêmes plaintes et des mêmes instructions, et jusqu'au jésuite qui prêchait à la paroisse de Versailles en fit autant.

La vérité est que le P. Bourdaloue, aussi droit en lui-même que pur dans ses sermons, n'avait jamais pu goûter ce qu'alors on nommait quiétisme. Car, que la doctrine de M. de Cambrai et de Mme Guyon, pour la défense de laquelle il avait uniquement fait ses Maximes des saints, fût ou non quiétiste, ni en quel degré, ou point du tout, c'est ce que je n'entreprends pas de décider; mais passant, bien ou mal, pour telle, on lui en donnait aussi le nom, et à ceux qui lui étaient attachés; et comme il faut des noms dans le langage pour s'expliquer et pour s'entendre sans circonlocution, c'est aussi le terme dont je me servirai avec le public pour me faire entendre, sans prétendre qu'il ait une vraie ni une fausse application à la doctrine ou aux gens dont il s'agit. Le P. Gaillard était encore plus loin de les approuver; il était soupçonné, jusque dans sa compagnie, de n'en porter que l'habit; il y a eu plus d'une fois besoin d'apologie, et il n'y a dû son repos et les supériorités qu'il a eues, qu'à sa réputation et au nombre d'amis illustres qu'elle lui avait faits, et encore à la politique de la société, qui par une conduite opposée ne voulait pas donner cette prise sur elle, en donnant force à l'opinion que le P. Gaillard fût plus janséniste en effet que jésuite. Je dis et dirai dans la suite janséniste et jansénisme, si l'occasion se présente de parler de ceux qui sont réputés tels, par les mêmes raisons et avec la même protestation que je viens d'écrire sur les quiétistes. Enfin le P. de La Rue, jésuite de tous points, fut dirigé par ses supérieurs, et passa toujours pour nager entre deux eaux, entre le gros de la société qui appuyait les quiétistes, et quelques particuliers qui leur étaient effectivement contraires. Cela fit même une espèce de scission entre eux, dont, par politique, ils ne furent pas fâchés, mais qui embarrassa étrangement le P. Valois et le P. de La Chaise, que l'habitude, l'amitié et l'ancienne confiance du roi tirèrent plus d'affaire que son adresse, et l'estime et l'affection que sa douceur, ses bons choix et toute sa conduite lui avaient acquise, et qui avaient fait qu'il n'avait presque point d'ennemis.

Dans ces circonstances, M. de Meaux publia son Instruction sur les états d'oraison, en deux volumes in-octavo, la présenta au roi, aux principales personnes de la cour, et à ses amis. C'était un ouvrage en partie dogmatique, en partie historique, de tout ce qui s'était passé depuis la naissance de l'affaire jusqu'alors entre lui, M. de Paris et M. de Chartres, d'une part; M. de Cambrai et Mme Guyon, de l'autre. Cet historique très curieux, et où M. de Meaux laissa voir et entendre tout ce qu'il ne voulut pas raconter, apprit des choses infinies, et fit lire le dogmatique. Celui-ci, clair, net, concis, appuyé de passages sans nombre et partout de l'Écriture et des Pères ou des conciles, modeste, mais serré et pressant, parut un contraste du barbare, de l'obscur, de l'ombragé, du nouveau et du ton décisif de vrai et de faux des Maximes des saints; [on le] dévora aussitôt qu'il parut. L'un, comme inintelligible, ne fut lu que des maîtres en Israël; l'autre, à la portée ordinaire, et secouru de la pointe de l'historique, fut reçu avec avidité et dévoré de même. Il n'y eut homme ni femme à la cour qui ne se fit un plaisir de le lire et qui ne se piquait de l'avoir lu, de sorte qu'il fit longtemps toutes les conversations de la cour et de la ville. Le roi en remercia publiquement M. de Meaux. En même temps M. de Paris et M. de Chartres donnèrent chacun une instruction fort théologique, en forme de mandement, à leur diocèse, mais qui fut un volume, surtout celui de M. de Chartres, dont la profondeur et la solidité l'emporta sur les deux autres, au jugement des connaisseurs, et devint la pierre principale contre laquelle M. de Cambrai se brisa.

Ces deux livres, si opposés en doctrine et en style, et si différemment accueillis dans le monde, y causèrent un grand fracas. Le roi s'interposa, et obligea M. de Cambrai à souffrir que le sien fût examiné par les archevêques de Reims et de Paris, et par les évêques de Meaux, Chartres, Toul, Soissons et Amiens, c'est-à-dire par ses adversaires ou par des prélats qui leur adhéraient. Paris, Meaux et Chartres étaient ses parties reconnues; Reims s'était joint à eux; Toul, qui a tant fait parler de lui depuis, sous le nom de cardinal de Bissy, vivait avec M. de Chartres comme avec un protecteur duquel il attendait sa fortune; Soissons, frère de Puysieux, était un fat, mais avec de l'esprit, du savoir, et plus d'ambition encore, qui lui avait fait changer son évêché d'Avranches avec le savant Huet, pour être plus près de Paris et de la cour, des volontés de laquelle il était esclave. Lui et M. de La Rochefoucauld étaient enfants du frère et de la soeur, et Mme de Sillery, sa mère, qui n'avait rien eu en mariage, et dont les affaires étaient ruinées, vivait, depuis longues années à Liancourt, chez M. de La Rochefoucauld. L'union était donc grande entre eux, et M. de La Rochefoucauld, le plus envieux des hommes ne pouvait souffrir les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont le crédit et les places du dernier le désolaient, et dont la chute faisait tous les désirs. Amiens, auparavant l'abbé de Brou et aumônier du roi, était très savant, mais ami intime de M. de Meaux, et pensant comme lui en tout genre de doctrine; c'était d'ailleurs un homme extrêmement aimable, fort rompu au monde, goûté et recherché, mais un saint évêque, tout appliqué à son étude et à son diocèse, dont il ne sortait que le moins qu'il pouvait, et qui y donnait tout aux pauvres.

Je ne puis me passer de raconter ici un trait qui en deux mots le fera connaître. Le scrupule le prit de son entrée dans l'épiscopat; et, après y avoir bien réfléchi, il fut trouver le P. de La Chaise, à qui il dit qu'il n'avait acheté une charge d'aumônier du roi que dans l'esprit de se faire évêque; que c'était là une intrusion; qu'il lui apportait sa démission pure et simple; qu'il ne demandait point d'abbaye en quittant un évêché dans lequel il était mal entré, et qu'il le priait de porter sa démission au roi et de lui faire nommer un successeur. Le P. de La Chaise admira sa délicatesse, et refusa sa démission. Ils disputèrent et se séparèrent ainsi. Quelques mois après, M. d'Amiens lui rapporta sa démission, et voyant que ce serait avec le même succès de la première fois, il lui déclara que, s'il ne voulait pas s'en charger, lui-même l'allait porter au roi. Le P. de La Chaise, voyant cette résolution si déterminée, prit sa démission, et lui promit d'en rendre compte au roi. Il le fit en effet: la réponse fut prompte et digne de tous les trois. Le confesseur dit au prélat que le roi avait accepté sa démission, mais qu'en même temps il le nommait de nouveau évêque d'Amiens, et lui commandait absolument d'accepter, et de cette manière le scrupule cessa, et l'affaire fut finie; mais elle n'eut pas une médiocre part au scrupule que le roi prit, à son tour, de la vénalité des charges de ses aumôniers, et à l'attention qu'il a eue depuis à l'éteindre.

Pour revenir d'où la parenthèse m'a distrait, M. de Cambrai souffrit l'examen qu'il ne put éviter, et duquel il n'avait rien de bon à attendre, pendant lequel M. de Metz mourut à Metz et qui fit vaquer un cordon bleu et une place de conseiller d'État d'Église. M. de Metz était frère aîné de M. de La Feuillade, leur aîné à tous deux ayant été tué à la bataille de Lens en 1647 [20 août 1648], seins alliance, attaché à M. Gaston comme leur père tué au combat de Castelnaudary en 1632. M. de Metz était un homme de beaucoup d'esprit, avec du savoir, qui avait toujours fort été du grand monde. Il avait été un moment jésuite, à quoi son génie vif et libre était fort peu propre. Lorsqu'en 1648 M. de Lyonne fit nommer son père, qui était évêque de Gap, à l'archevêché d'Embrun. Georges d'Aubusson, qui est notre M. de Metz, eut Gap, et aussitôt après Embrun, sur le refus obstiné du père de M. de Lyonne, qui était un saint évêque, et qui ne voulut point quitter son évêché.

M. d'Embrun brilla fort en diverses assemblées du clergé par sa capacité et son éloquence. Il eut des abbayes et l'ambassade de Venise en 1659, où il se soutint très dignement, avec sagesse mais fermeté, contre la prétention du nonce Altoriti qui lui disputa l'Excellence et le rochet découvert devant lui, parce qu'à la manière d'Italie il couvrait le sien du mantelet. Il passa de là à l'ambassade d'Espagne en 1661, où il était lors de l'insulte du baron de Batteville au comte depuis maréchal d'Estrades, pour la préséance à Londres; et ce fut ce prélat qui fit à Madrid toute la négociation par laquelle il fut arrêté que l'ambassadeur d'Espagne déclarerait solennellement au roi que son maître lui cédait partout la compétence, et qu'en aucun lieu les ambassadeurs d'Espagne ne disputeraient le pas ni la préséance aux ambassadeurs de France: ce que le marquis de La Fuentes vint exécuter à Paris comme ambassadeur extraordinaire d'Espagne, en 1662. M. d'Embrun servit en cette occasion avec une grande fermeté et dextérité. Pendant cette ambassade il eut l'ordre du Saint-Esprit en la promotion de 1661. Il eut grande part à la fortune de son frère qui lui déférait beaucoup. Il passa à Metz en 1668 avec tout ce qui lui fallut de Rome pour conserver le rang et les honneurs d'archevêque. Le roi lui parlait toujours et plaisantait avec lui; il mettait d'autres seigneurs en jeu, et cela faisait des conversations souvent fort divertissantes. On l'attaquait fort sur son avarice, il en riait le premier, et jamais le roi ne le put réduire à porter un Saint-Esprit sur sa soutanelle comme les autres. Il disait que celui du manteau suffisait, que la soutanelle était comme la soutane où on n'en mettait point, et que la vanité avait mis cela à la mode. Les autres lui répondaient qu'il n'en voulait point pour épargner deux écus que cela coûtait sur chaque soutanelle; et c'était ainsi des prises sur sa chère, sur son équipage, et sur tout, qu'il soutenait avec beaucoup d'esprit, et se ruant à son tour en attaques fort plaisantes. Il conserva un grand crédit et une grande considération jusqu'à sa mort, et les ministres le ménageaient. Il était bon évêque, résidant et fort appliqué à ses devoirs. Il avait quatre-vingt-cinq ans, et il y en avait trois ou quatre qu'il était peu à peu tout à fait tombé en enfance: il laissa un riche héritage à son neveu.

Cette mort arriva fort mal à propos pour M. de Cambrai. Il n'était plus à portée de rien; mais il eut la douleur de voir donner l'ordre à M. de Paris, et la place de conseiller d'État d'Église à M. de Meaux. Ce dégoût fut suivi d'un autre. Mme de Maintenon chassa de Saint-Cyr trois dames principales, dont une avait eu longtemps toute sa faveur et sa confiance, et elle ne se cacha pas de dire qu'elle les chassait à cause de leur entêtement pour Mme Guyon et pour sa doctrine. Tout cela, avec l'examen de son livre dont il ne se pouvait rien promettre de favorable, lui fit prendre le parti d'écrire au pape, de porter son affaire devant lui, et de demander permission au roi d'aller la soutenir à Rome; mais le roi lui défendit. M. de Meaux là-dessus envoya son livre au pape, et M. de Cambrai eut la douleur de recevoir une réponse sèche du pape, et de voir M. de Meaux triompher de la sienne . Rien de plus adroit, de plus insinuant, de plus flatteur que la lettre de M. de Cambrai. L'art, la délicatesse, l'esprit, le tour y brillaient, et, tout en ménageant certains termes trop grossiers pour l'honneur de l'épiscopat et des maximes du royaume, il y fit litière de l'un et de l'autre, sous prétexte de modestie et d'humilité personnelles; elle ne laissa pas par cela même de faire pour lui un bon effet dans le monde. En général on est envieux, et on n'aime pas l'air d'oppression. Tout était déclaré contre lui: ses parties, devenues ses juges par le renvoi de son livre à leur examen; elles venaient de profiter des vacances de M. de Metz. On lui passa donc les flatteries de sa lettre en faveur du tour et de la nécessité, et il vit une lueur de retour du public.

Pour achever de suite ce qui s'en peut dire pour cette année, il ne jouit pas longtemps de cette petite prospérité. Elle fit peur à ses ennemis. Ils irritèrent le roi, qui, sans le vouloir voir, lui fit dire de s'en aller sur-le-champ à Paris, et de là dans son diocèse, d'où il n'est jamais sorti depuis. En envoyant cet ordre à M. de Cambrai, le roi envoya chercher Mgr le duc de Bourgogne, avec lequel il fut longtemps seul dans son cabinet, apparemment pour le déprendre de son précepteur auquel il était fort attaché, et qu'il regretta avec une amertume que la séparation de tant d'années n'a jamais pu affaiblir. M. de Cambrai ne demeura que deux jours à Paris. En partant pour Cambrai, il laissa une lettre à un de ses amis qu'on ne douta pas qu'il ne fût M. de Chevreuse et qui incontinent après devint publique. Elle parut une espèce de manifeste d'un homme qui, d'un langage beau, épanche sa bile et ne se ménage plus, parce qu'il n'a plus rien à espérer. Le style haut et amer en est d'ailleurs si plein d'esprit et à tout événement d'artifice, qu'elle fit un extrême plaisir à lire, sans trouver d'approbateur, tant il est vrai qu'un sage et dédaigneux silence est difficile à garder dans les chutes.

La cour de Rome eut une extrême joie de se voir déférer cette cause à juger en première instance par les premiers prélats d'un royaume jusqu'alors si attachés à des maximes plus anciennes, et elle triompha de les tenir en suppliants à ses pieds. Cette affaire y fit grand bruit. Elle fut renvoyée à la même congrégation qui examinait un ouvrage dogmatique du feu cardinal Sfondrat, abbé de Saint-Gall, qui avait été déféré au saint-siège, qui, sur cette même matière et sur d'autres, était, disait-on, fort étrange, mais que la pourpre de son auteur, quoique mort, protégea. Il faut les laisser travailler à Rome, et y mener le cardinal de Bouillon qui passa par Cluny, et y emporta la coadjutorerie pour son neveu qu'il fit confirmer à Rome.

Avant de quitter les prélats, il ne faut pas oublier la mort de la duchesse de Noailles, mère de l'archevêque de Paris. Le cardinal Mazarin l'avait faite dame d'atours de la reine mère en 1657, qu'elle n'avait que vingt-cinq ans, lorsque Mme d'Hautefort, dont j'ai parlé, quitta cette charge pour épouser le maréchal-duc de Schomberg, dont elle fut la seconde femme sans enfants. M. de Noailles ayant été fait duc et pair en cette étrange fournée des quatorze, en 1663, sa femme, quoique devenue duchesse, n'osa quitter; ce fut la première et l'unique dame d'atours duchesse, et la demeura jusqu'à la mort de la reine mère, c'est-à-dire deux ans. C'était une femme d'esprit, extrêmement bien avec le roi et la reine, d'une vertu aimable, et toute sa vie dans la piété, quoique enfoncée dans la cour et dans le plus grand monde. Elle s'appelait Boyer, et n'était rien. Sa mère était Wignacourt, nièce et petite-nièce des deux grands maîtres de Malte de ce nom. Les biens avaient fait le mariage de sa mère qui n'avait rien, et le sien ensuite. Dès qu'elle fut veuve, elle se retira peu à peu du monde, et bientôt après à Châlons auprès de son fils, dont elle fit son directeur, et à qui tous les soirs de sa vie elle se confessait avant de s'aller coucher. Elle l'avait suivi à Paris et elle y mourut dans l'archevêché très saintement comme elle avait vécu, et ce fut une grande douleur pour son fils l'archevêque. Elle avait une soeur femme d'un marquis de Ligny, mère de la princesse de Furstemberg, et une autre soeur femme de Tambonneau, président de la chambre des comptes, et mère de Tambonneau qui eut la même charge, et qui fut longtemps ambassadeur en Suisse. Cette Mme Tambonneau était riche, bien logée et meublée, et avait trouvé le moyen de voir chez elle la meilleure et la plus importante compagnie de la cour et de la ville, sans donner à jouer ni à manger. Princes du sang, grands seigneurs dans les premières charges, généraux d'armée, grandes dames n'en bougeaient. La jeunesse en était bannie, et n'y était pas admis qui voulait. Elle ne sortait presque point de chez elle, et s'y faisait respecter comme une reine. Cela est si singulier que je l'ai voulu rapporter.

Coulons à fond les prélats. M. de Troyes surprit beaucoup le monde par sa belle et courageuse retraite. Il était fils de Chavigny, cet honnête secrétaire d'État dont j'ai parlé, et petit-fils de Bouthillier, surintendant des finances. Il eut des bénéfices de bonne heure, fut aumônier du roi, devint, jeune, évêque de Troyes. Il avait du savoir et possédait de plus les affaires temporelles du clergé mieux qu'aucun de ce corps, en sorte qu'il était de presque toutes les assemblées du clergé et qu'il brillait dans toutes. Il avait de plus bien de l'esprit, et plus que tout l'esprit du monde, le badinage des femmes, le ton de la bonne compagnie, et passa sa vie dans la meilleure et la plus distinguée de la cour et de la ville, recherché de tout le monde, et surtout dans le gros jeu et à travers toutes les dames. C'était leur favori; elles ne l'appelaient que le Troyen, et chien d'évêque et chien de Troyen, quand il leur gagnait leur argent. Il s'allait de temps en temps ennuyer à Troyes, où, pour la bienséance et faute de mieux, il ne laissait pas de faire ses fonctions; mais il n'y demeurait guère, et une fois de retour, il ne se pouvait arracher.

C'est ainsi que jusqu'alors il avait passé sa vie. Cependant les réflexions vinrent troubler ses plaisirs, puis ses amusements. Il essaya de leur céder, il disputa avec elles, enfin l'expérience lui fit comprendre qu'il serait toujours vaincu s'il ne rompait ses liens de manière à ne les pouvoir renouer. Jamais il n'avait été plus gai ni de meilleure compagnie qu'à un dîner à l'hôtel de Lorges avec M. de Chaulnes et grand monde fort choisi, au sortir duquel il alla coucher à Versailles, après s'être arrangé, quelques jours devant, avec le P. de La Chaise. Le lendemain matin, au sortir du prie-Dieu, il demanda au roi un moment d'audience; il l'eut dans le cabinet, avant la messe. Là il fit sa confession avec ingénuité. Il avoua au roi le besoin qu'il avait de retraite et de pénitence, et que jamais il n'en aurait la force tant qu'il tiendrait au monde par quelques prétextes. Il présenta au roi la démission de son évêché, et lui dit que, s'il le voulait combler, ce serait de le donner à son neveu l'abbé de Chavigny qui avait de l'âge assez et encore plus de mérite, de savoir et de vertu; qu'il l'aiderait à gouverner dans ses commencements un diocèse qu'il connaissait à fond; qu'il se retirerait dans sa propre maison à Troyes; qu'il partagerait avec lui et qu'il y demeurerait en solitude le reste de sa vie. L'évêché valait peu; le roi aimait M. de Troyes, malgré la dissipation de sa vie; il lui accorda sur-le-champ sa demande. Au sortir du cabinet, M. de Troyes gagna Paris, n'y vit personne, et partit le lendemain pour Troyes, où il tint très exactement tout ce qu'il s'était proposé, sans vouloir voir qui que ce soit que son neveu et ses prêtres, encore pour affaires, et sans écrire ni avoir aucun commerce avec personne, entièrement consacré à la prière et à la pénitence, et à une entière solitude.

J'ai parlé plus haut de la querelle de M. de La Rochefoucauld et de M. d'Orléans sur une place derrière le roi au sermon. J'en ai abrégé les procédés: il faut dire que M. le Prince, M. le maréchal de Lorges ni les autres amis communs n'ayant pu venir à bout de les réconcilier, le prélat, après avoir fait un grand bruit inutile, s'en était allé à Orléans bouder. À la fin il fallut bien revenir faire sa charge, et ses amis et ses frères l'en pressaient depuis quelque temps, dans l'espérance que ce retour opérerait un changement favorable dans son affaire. Son arrivée renouvela le bruit et les plaintes. Il se jeta aux pieds du roi avec peu de bienséance et moins de dignité, protestant qu'il aimerait mieux être mort que voir dégrader sa charge, après l'avoir exercée trente-quatre ans. M. de La Rochefoucauld supplia le roi de trouver bon qu'il ne prit point la place qu'il lui avait accordée, et qu'il avait ignoré être prétendue par le premier aumônier lorsqu'il accepta, dont il préférait le retour de leur ancienne amitié à une place dont il s'était bien passé toute sa vie. Le roi, qui n'aimait pas à changer ses décisions, beaucoup moins à les voir blâmées, non seulement tint ferme, mais il ajouta qu'après ce qu'il avait réglé, c'était son affaire à lui, et non plus celle de M. de La Rochefoucauld; que le premier aumônier n'avait point de place au sermon ni nulle part derrière lui; qu'il se souvenait très bien d'avoir toujours vu M. de Meaux, oncle et prédécesseur de M. d'Orléans, qui avait eu sa charge, ou debout auprès de lui, ou assis sur le banc des aumôniers; et finit par ces dures paroles, qui lui étaient si rares, « que si la chose était à décider entre M. d'Orléans et un laquais, il donnerait la place au laquais plutôt qu'à lui. » M. de La Rochefoucauld n'eut plus qu'à se taire. M. d'Orléans entra dans le cabinet, à qui le roi parla tout aussi durement; je l'en vis sortir l'air outré de douleur. Ni lui ni ses parents ne la continrent pas, et il s'en retourna sur-le-champ à Orléans, où il aurait mieux fait de demeurer que de venir presque à coup sûr essuyer une mortification si amère pour une place qui ne lui avait jamais appartenu, et devant connaître le roi assez pour ne pas douter qu'après l'engagement qu'il avait pris de donner la place, c'était s'exposer très inutilement que se hasarder à entreprendre de le faire changer.

Mais, pour ne plus revenir à cette tracasserie, je dirai tout de suite comment elle finit. Le roi au fond estimait et aimait M. d'Orléans, et le montra bien par la façon si obligeante dont il lui donna sa nomination au cardinalat, et par la considération qu'il lui avait toujours constamment témoignée jusqu'à cette prétention de place au sermon. Il était donc peiné du cuisant déplaisir qu'il lui avait fait, et il l'était encore de l'irréconciliable division que cela avait mis entre deux hommes si principaux, si anciennement amis, et si continuellement autour de lui par leurs charges. La vacance du riche et magnifique siège de Metz parut au roi un moyen d'apaiser M. d'Orléans, et de finir la discorde. Il y nomma l'abbé de Coislin, sans que ni lui ni aucun de sa famille eût osé y songer. La surprise fût extrême; ils se croyaient tous bien éloignés des grâces, et l'abbé de Coislin encore plus éloigné d'aucun évêché.

C'était un petit homme court et gros, singulier au dernier point, d'une figure comique et de propos à l'avenant, et souvent fort indiscrets, mêlé pourtant avec la meilleure compagnie de la cour, qu'il divertissait en se divertissant le premier; avec cela dangereux et malin, et un fort médiocre prêtre. Il se l'était fait par raison, malgré son père, qui était pauvre et qui, voyant son aîné sans enfants, voulait marier celui-ci. L'aîné était impuissant, celui-ci en était fort soupçonné, et n'avait point de barbe; son aîné était gueux, il ne voulut pas mourir de faim toute sa vie, et se tourna du côté des bénéfices. Dès qu'il fut prêtre, M. d'Orléans, sans en dire mot à son frère, pour lui éviter le chagrin d'un refus s'il en recevait un, demanda au roi sa survivance de premier aumônier, et l'obtint sur-le-champ. Avec cet établissement, le jeune homme ne douta plus de rien, et se livra au grand monde et à son humeur. Le roi ne le goûta jamais, et ne le souffrit qu'à cause de son oncle. Il eut beau le suivre à Orléans pour y travailler sous lui, cela ne lui produisit qu'une légère abbaye, et il n'avait que celle-là seule et point d'autre bien, lorsqu'il eut Metz. En même temps, pour finir toute dispute, le roi donna à la charge de premier aumônier une place derrière lui à la chapelle, au-dessous de celle de M. de La Rochefoucauld, et la joignant. M. de Metz ne fut pas alors en termes de la refuser, comme avait fait son oncle, à qui elle avait été offerte. M. d'Orléans, qui allait être cardinal, et qui par là s'allait trouver hors d'intérêts pour sa personne, et dans la joie de ce retour du roi qui plaçait si grandement à Metz son neveu, pour lequel il n'espérait presque plus rien, se prêta à y consentir et à se réconcilier avec M. de La Rochefoucauld. Le roi en fut ravi; et tout se passa de part et d'autre de si bonne grâce, que tout fut sincèrement oublié et qu'ils redevinrent amis comme auparavant.

Je perdis environ dans ce temps-là le chevalier de La Hillière, gouverneur de Rocroy. C'était un ancien ami intime de mon père, et un des braves et des galants hommes de France, qui avait été dans la confiance de M. Le Tellier et de beaucoup de gens très distingués de son temps, et dans toute celle de Mademoiselle du temps de M. de Lauzun et d'elle. Le roi le considérait, et il y avait toujours des choses curieuses à apprendre de lui de l'ancienne cour; avec cela de fort bonne et sûre compagnie.

Le roi chassa fort précipitamment toute la troupe des comédiens italiens, et n'en voulut plus d'autre. Tant qu'ils n'avaient fait que se déborder en ordures sur leur théâtre, et quelquefois en impiétés, on n'avait fait qu'en rire; mais ils s'avisèrent de jouer une pièce qui s'appelait la Fausse Prude, où Mme de Maintenon fut aisément reconnue. Tout le monde y courut, mais après trois ou quatre représentations, qu'ils donnèrent de suite, parce que le gain les y engagea, ils eurent ordre de fermer leur théâtre, et de vider le royaume en un mois. Cela fit grand bruit, et si ces comédiens y perdirent leur établissement par leur hardiesse et leur folie, celle qui les fit chasser n'y gagna pas, par la licence avec laquelle ce ridicule événement donna lieu d'en parler.

NOTE I. TABLE DE MARBRE. §

La table de marbre, dont parle Saint-Simon, était placée dans la galerie des prisonniers du Palais de Justice de Paris, près de la chambre de la Tournelle. Le tribunal du grand amiral, qui se composait d'un lieutenant civil et criminel, d'un lieutenant particulier, de cinq conseillers, d'un procureur du roi et de plusieurs substituts, y avait son principal siège. Voilà pourquoi le comte de Toulouse est installé, en qualité de grand amiral, à la table de marbre. Il y avait encore d'autres juridictions qui avaient primitivement leur siège à la table de marbre, entre autres la connétable ou juridiction des maréchaux de France. Ce tribunal, où siégeaient rarement les maréchaux, comprenait un lieutenant général, un lieutenant particulier, un procureur du roi et plusieurs autres officiers. Il connaissait principalement des actions personnelles intentées aux gens de guerre, des contrats faits entre eux, des procès relatifs à leur solde, des malversations commises par les trésoriers et payeurs des compagnies, etc. Dans l'origine, le grand maître des eaux et forêts tenait aussi sa juridiction à la table de marbre du Palais.

NOTE II. CONSEILS DU ROI. §

Saint-Simon parle souvent du conseil des parties, du conseil des dépêches, du conseil des finances, de la grande et petite direction, et en général des conseils du roi. Comme le lecteur moderne n'est pas toujours familiarisé avec ces termes, il ne sera pas inutile d'en préciser le sens.

Le conseil des parties était présidé par le chancelier, et se composait de conseillers d'État et de maîtres des requêtes, qui faisaient le rapport des affaires. On y traitait des règlements de juges, en cas de conflit ou de récusation des juges; des évocations ou actes de l'autorité souveraine qui enlevaient la connaissance d'un procès aux tribunaux ordinaires, pour l'attribuer à d'autres juridictions; de la cassation d'arrêts contraires aux ordonnances, etc. Le conseil des parties était donc un tribunal suprême souvent en lutte avec les parlements.

Le conseil des dépêches, composé, comme le précédent, de conseillers d'État et de maîtres des requêtes, était souvent présidé par le roi. On y traitait toutes les questions relatives à l'administration des provinces. « Audit conseil, dit l'ordonnance du 18 janvier 1630, seront lues toutes les dépêches du dedans du royaume, et délibéré les réponses sur icelles. Seront aussi lues les réponses et les instructions qui seront baillées à ceux qui seront employés dans les provinces pour les affaires de Sa Majesté. Audit conseil, tous ceux qui auront été en commission pour le service de Sa Majesté seront tenus rendre compte de ce qu'ils auront fait, négocié et géré en leurs voyages. Il sera traité audit conseil de l'état des garnisons, état et payement des gens de guerre, tant de cheval que de pied, et autres affaires de la guerre, et généralement de toutes les affaires importantes, ainsi qu'il plaira à Sa Majesté l'ordonner. Et afin que ce qui aura été résolu audit conseil soit promptement et précisément exécuté, Sa Majesté ordonne que toutes résolutions qui se prendront audit conseil en chaque journée seront réduites par écrit par celui des secrétaires d'État qui sera en mois. » Dans l'origine, les quatre secrétaires d'État assistaient pendant un mois, à tour de rôle, aux délibérations de ce conseil, et en transmettaient les décisions sous forme de dépêches aux intendants chargés de les exécuter. De là venait le nom de conseil des dépêches. Les attributions de ce conseil répondaient en partie à celles du ministère actuel de l'intérieur.

Le conseil des finances se composait, comme les précédents, de conseillers d'État, de maîtres des requêtes, et en outre des intendants et contrôleurs des finances. On distinguait deux espèces de conseils des finances: l'un, appelé conseil de grande direction, était présidé par le chancelier, et jugeait le contentieux financier, les différends entre les fermiers des impôts et les particuliers, les procès pour remboursements d'offices, adjudication des travaux publics, et fourniture de vivres et munitions, rachat des rentes, etc. L'autre, appelé conseil de petite direction, était présidé par un ministre d'État désigné par le roi, et s'occupait des impôts, de leur répartition et de l'administration financière. C'était le duc de Beauvilliers qui, à l'époque de Saint-Simon, présidait le conseil des finances.

NOTE III. LETTRE DE LOUIS XIV À MADAME DE MAINTENON À L'OCCASION DE L'ARRIVÉE DE LA DUCHESSE DE BOURGOGNE. §

Saint-Simon dit que le roi se hâta d'envoyer un courrier à Mme de Maintenon, pour lui mander sa joie et les louanges de la princesse. Voici la lettre même du roi  :

« Montargis, ce dimanche au soir à six heures et demie,

4 novembre 1696.

« Je suis arrivé ici devant cinq heures; la princesse n'est venue qu'à près de six. Je l'ai été recevoir au carrosse. Elle m'a laissé parler le premier, et après m'a fort bien répondu, mais avec un petit embarras qui vous aurait plu. Je l'ai menée dans sa chambre au travers de la foule, la faisant voir de temps en temps en approchant les flambeaux de son visage. Elle a soutenu cette marche et ces lumières avec grâce et modestie. Nous sommes enfin arrivés dans sa chambre, où il y avait une foule et une chaleur qui faisaient crever . Je l'ai montrée de temps en temps à ceux qui s'approchaient, et je l'ai considérée de toutes manières, pour vous mander ce qu'il m'en semble.

« Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j'aie jamais vue, habillée à peindre, et coiffée de même, des yeux vifs et très beaux, des paupières noires et admirables; le teint fort uni, blanc et rouge, comme on peut le désirer; les plus beaux cheveux blonds que l'on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre, comme il convient à son âge; la couche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et très mal rangées, les mains bien faites, mais de la couleur de son âge. Elle parle peu, au moins à ce que j'ai vu, n'est point embarrassée qu'on la retarde, comme une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence et d'un air un peu italien; elle a quelque chose d'une Italienne dans le visage, mais elle plaît, et je l'ai vu dans les yeux de tout le monde. Pour moi, j'en suis tout à fait content.

« Elle ressemble fort à son premier portrait, et point du tout à l'autre. Pour vous parles comme je fais toujours, je la trouve à souhait, et serais fâché qu'elle fût plus belle. Je le dirai encore: tout plaît hormis la révérence.

« Je vous en dirai davantage après souper; car je remarquerai bien des choses que je n'ai pas pu voir encore. J'oubliais de vous dire qu'elle est plutôt plus petite que grande pour son âge. Jusqu'à cette heure j'ai fait merveille; j'espère que je soutiendrai un certain air aisé que j'ai pris jusqu'à Fontainebleau, où j'ai grande envie de me retrouver.

« A dix heures.

« Plus je vois la princesse, plus je suis satisfait. Nous avons été dans une conversation publique où elle n'a rien dit; c'est tout dire. Je l'ai vu déshabiller; elle a la taille très belle, on peut dire parfaite, et une modestie qui vous plaira. Tout s'est bien passé à l'égard de mon frère. Il est fort chagrin; il dit qu'il est malade. Nous partirons demain à dix heures et demie ou onze heures; nous arriverons à cinq heures au plus tard.

« Je suis tout à fait content. [Rien] que de bien à propos en répondant aux questions qu'on lui faisait. Elle a peu parlé, et la duchesse du Lude m'a dit qu'elle l'avait avertie que le premier jour elle ferait bien d'avoir une grande retenue. Nous avons soupé; elle n'a manqué à rien, et est d'une politesse surprenante à toutes choses; mais à moi et à mon fils, elle n'a manqué à rien, et s'est conduite comme vous pourriez faire. J'espère que vous la serez aussi. Elle a été regardée et observée, et tout le monde paraît satisfait de bonne foi. L'air est noble et les manières polies et agréables. J'ai plaisir à vous en dire du bien; car je trouve que, sans préoccupation et sans flatterie, je le peux faire, et que tout m'y oblige. Ne voulant dire tout ce que je pense, je vous donne mille bons.... (deux lignes effacées) .

 « J'oubliais à vous dire que je l'ai vue jouer aux onchets avec une adresse charmante. Quand il faudra un jour qu'elle représente, elle sera d'un air et d'une grâce à charmer, et avec une grande dignité et un grand sérieux. »

NOTE IV. RÉCEPTION DES DUCS ET PAIRS AU PARLEMENT. §

Saint-Simon parle dans ses Mémoires de ce qu'il appelle la fournée des ducs et pairs de 1663. Il ne sera pas inutile d'en donner ici un récit, qui a d'autant plus d'intérêt qu'il vient d'un témoin oculaire et qu'il est inédit. On y trouve d'ailleurs des détails importants pour comprendre plusieurs passages des Mémoires de Saint-Simon, où il est si souvent question des ducs et pairs et de leurs prérogatives. Voici comment Olivier d'Ormesson retrace, dans son Journal, la réception des ducs et pairs en 1663 :

« Le samedi 15 décembre 1663, je fus au parlement pour voir ce qui s'y passerait sur la réception des nouveaux ducs: j'y entrai facilement, comme officier du parlement, et pris place avec des conseillers en la place où les gens du roi se mettent aux assemblées particulières. M. le chancelier y était sur le banc des présidents, en robe ordinaire de velours noir, comme tout le parlement était aussi en robes noires, cette séance du roi n'étant point lit de justice, mais séance particulière où le roi se trouve. Les présidents qui s'y trouvèrent furent MM. le premier président, de Nesmond, de Longueil, de Novion, de Mesmes, Le Coigneux, Champlâtreux. Dans le parquet, sur le banc des ducs, se mirent MM. de Bonnelles, de Bellièvre, d'Aligre, Morangis. Les maîtres des requêtes honoraires et titulaires, à l'ordinaire. La place des ducs était sur les bancs hauts de l'audience, mais ils ne s'y mirent que lorsque le roi arriva. Les présidents des enquêtes n'ayant point de places, il fut mis deux bancs dans le parquet à droite et à gauche, où ils se mirent avec quelques-uns de la grand'chambre.

« La nouvelle étant venue par M. de Sainctot que le roi était à la Sainte-Chapelle, où il entendait la messe, M. de Nesmond et les trois présidents suivants, avec sic conseillers, furent au-devant, à l'ordinaire. Incontinent après le roi arriva, M. le Duc, M. le Prince et Monsieur marchant devant lui, sans le bruit des tambours ni des trompettes, ayant seulement un capitaine des gardes, qui était M. de Noailles, qui servait pour M. de Villequier malade. Le roi prit sa place ordinaire avec les ducs et les carreaux accoutumés, n'ayant aucun de ses officiers auprès de sa personne, ni capitaine des gardes, ni chambellan, ni autres. M. le duc d'Orléans, M. le Prince et M. le duc d'Enghien en leurs places à droite; au-dessous d'eux, MM. les ducs de Guise, d'Uzès, de Beaufort, de Luynes, de Lesdiguières, de Richelieu, de Retz. À la gauche étaient MM. les ducs de Laon et de Langres et comte de Noyon, pairs ecclésiastiques. Le roi était vêtu de noir avec des plumes sur son chapeau et garniture jaune, tous les autres seigneurs vêtus de noir.

Chacun étant assis et couvert, le roi dit qu'il était venu pour faire recevoir les nouveaux ducs. Après, M. le chancelier partit de sa place pour aller recevoir l'ordre du roi. Étant revenu non point dans celle de l'encoignure, comme lorsque c'est lit de justice, mais sur le banc des présidents, il lut, en son particulier, un papier où étaient écrits les noms des ducs à recevoir, selon l'ordre que le roi leur avait donné, dont personne n'avait connaissance. Il demanda qui avait les lettres de M. de Verneuil . M. Perrot La Malmaison, qui en était rapporteur, prit la parole, et en fit la lecture nu-tête; tout le préambule en fut supprimé, et on lut le dispositif. Arès, M. le chancelier dit que le roi ordonnait le soit montré et le soit informé , sans prendre l'avis de personne.

« Perrot étant passé au greffe, M. le chancelier fit lire ensuite celles (les lettres) de M. le maréchal d'Estrées, puis de M. le maréchal de Grammont, et ainsi de plusieurs autres, jusques à ce que M. Perrot fût revenu. Alors lecture ayant été faite, par M. Perrot étant couvert, [des dépositions] du deux témoins et des conclusions, M. le chancelier lui demanda son avis. Il dit six lignes fort bien en faveur de M. de Verneuil, et fut d'avis des conclusions . M. le chancelier demanda ensuite l'avis à tous les conseillers de la grand'chambre et des enquêtes, suivant l'ordre ordinaire, puis aux ducs laïques et aux pairs ecclésiastiques, sans ôter son bonnet, puis au président, ôtant soit bonnet; ensuite il monta au roi, auprès duquel se joignirent M. le duc d'Enghien, M. le Prince et M. le duc d'Orléans, pour donner leur avis; et puis étant revenu dans sa place, et ayant dit qu'on fit entre M. de Verneuil, et lui s'étant présenté sans épée à la place des récipiendaires, il prononça: Le roi tenant son parlement a ordonné et ordonne que vous serez reçu en la charge et dignité de duc et pair de France, en prêtant par vous le serment en tel cas requis et accoutumé. Levez la main. Vous jurez et promettez de bien et fidèlement servir le roi, lui donner avis dans ses plus importantes affaires, et séant au parlement rendre la justice au pauvre comme au riche, tenir les délibérations de la cour closes et secrètes, et vous comporter comme un ligne, vertueux et magnanime duc et pair, officier de la couronne et conseiller en cour souveraine doit faire. Ainsi vous le jurez et le promettez.

« M. de Verneuil ayant répondu oui, M. le chancelier dit: Le roi vous ordonne de prendre votre épée. L'huissier, qui la portait auprès de lui, l'ayant remise dans le baudrier, M. de Verneuil alla prendre sa place sur le banc, et à la suite des anciens ducs.

« Cette même formalité fut observée pour chacun des autres ducs. Ils furent reçus suivant l'ordre qui suit: M. de Verneuil, le premier, duc de Verneuil; M. le maréchal d'Estrées, duc de Cœuvres; M. le maréchal de Grammont, duc de Grammont; M. de La Meilleraye, duc de La Meilleraye; M. de Mazarin, duc de Rethel (pairie mâle et femelle); M. de Villeroy, duc de Villeroy; M. de Mortemart, duc de Mortemart; M. de Créqui, duc de Poix; M. de Saint-Aignan, duc de Saint-Aignan; M. de Foix, duc de Randan (pairie mâle et femelle, à cause de Mmes de Senecey et de Fleix); M. de Liancourt, duc de La Rocheguyon; M. de Tresmes, duc de Tresmes; M. de Noailles, duc d'Ayen; M. de Coislin, duc de Cambout.

« M. de Noailles faisait ce jour la charge de capitaine des gardes en place de M. de Villequier malade. Voyant que, pour prêter le serment, il était de l'ordre d'ôter l'épée, il fit demander au roi, par M. le chancelier, si lui, faisant fonction de capitaine des gardes du corps, il devait la quitter et son bâton . Le roi répondit qu'il la devait ôter, et il l'ôta comme les autres.

« Au sortir, le roi parla quelque temps à M. le premier président, et, au sortir du parquet, il fit appeler à M. le procureur général, auquel il parla. »

Tome II §

CHAPITRE PREMIER. §

Mort étrange de Charles XI, roi de Suède. — Sa tyrannie. — Son palais brûlé. — Princes Sobieski s'en retournent sans recevoir le collier du Saint-Esprit. — Conduite désapprouvée de l'abbé de Polignac en Pologne. — Abbé de Châteauneuf y va la rectifier. — Froideur et plus du prince de Conti pour la Pologne. — Plénipotentiaires à Delft et à la Haye. — Distribution des armées. — M. de Chartres, prince du sang, et M. du Maine ne servent plus. — Ath pris par le maréchal Catinat. — Siège et prise de Barcelone par le duc de Vendôme, qui est fait vice-roi de Catalogue. — J'arrive à l'armée du maréchal de Choiseul, qui passe le Rhin. — Belle retraite du maréchal de Choiseul. — Inondations générales. — Beau projet du maréchal de Choiseul avorté par ordre de la cour, qui fait repasser le Rhin à l'armée

Charles XI, roi de Suède, mourut à quarante-deux ans, le 15 avril de cette année, à Stockholm. Il était de la maison palatine, et son père, le célèbre Charles Gustave, en faveur duquel la reine Christine fut obligée d'abdiquer, était fils de Catherine, soeur de ce grand Gustave Adolphe, le conquérant de l'Allemagne, tous deux enfants de ce duc de Sudermanie qui usurpa la Suède sur Sigismond, roi de Pologne, fils de son frère Jean III, roi de Suède. Charles XI succéda à son père en 1660, n'ayant que cinq ans, sous la tutelle d'Éléonore d'Holstein sa mère, et avant qu'il eût vingt-cinq ans, il gagna plusieurs batailles en personne, et d'autres grands avantages sur les Danois.

Il en sut profiter dès 1680 contre son pays: il s'affranchit de tout ce qui bridait l'autorité royale, parvint au pouvoir arbitraire, et, incontinent après qu'il l'eut affermi, le tourna en tyrannie. Il abolit les états généraux et anéantit le sénat desquels il tenait toute son autorité nouvelle, et s'appliqua avec trop de succès à la destruction radicale de toute l'ancienne et grande noblesse, à laquelle il substitua des gens de rien. Il ruina tous les seigneurs et les maisons même qui, sous les deux célèbres Gustave, son père et celui de Christine, avaient le plus grandement servi sa couronne de leurs conseils et de leurs bras, et qui, dans le penchant de la Suède après la mort du grand Gustave Adolphe, l'avaient le plus fortement soutenue, et s'étaient acquis le plus de réputation en Europe. Il établit une chambre de révisions qui fit rapporter non seulement toutes les gratifications et les grâces reçues depuis l'avènement du grand Gustave Adolphe à la couronne, mais les intérêts qu'elle en estima et tous les fruits, et qui confisqua tous les biens sans miséricorde. Les plus grands et les plus riches tombèrent dans la dernière misère; grand nombre emporta ce qu'il put dans les pays étrangers, et tout ce qu'il y avait en Suède de noble et de considérable demeura écrasé.

Le genre obscur et cruel de la longue maladie dont il mourut a fait douter entre la main de Dieu vengeresse et le poison. Jusqu'après sa mort, son corps ne fut pas à couvert de la punition en ce monde; le feu prit au palais où il était encore exposé en parade. Ce fut avec grande peine qu'on le sauva des flammes qui consumèrent tout le palais de Stockholm. Il mourut avec l'honneur d'avoir été accepté pour médiateur de la paix qui se traitait. Ce fut en sa faveur que le roi tint si ferme en celle de Nimègue en 1679, pour lui faire restituer les provinces qu'il avait perdues. Enfin c'est le père de Charles XII qui depuis a fait tant de bruit en Europe et achevé de ruiner la Suède. La mère de ce dernier était fille de Frédéric III, roi de Danemark, morte dès 1693; et la reine sa grand'mère fut encore une fois régente.

Les princes Alexandre et Constantin Sobieski se lassèrent d'un incognito qui ne leur donnait rien ici, et qui marquait seulement qu'ils n'y pouvaient obtenir les distinctions dont ils s'étaient flattés. Cette raison les fit renoncer à recevoir ici l'ordre du Saint-Esprit. On y était fort mécontent de la reine leur mère. Ils prirent le parti de s'en aller et de dire qu'ils voulaient arriver en Pologne avant l'élection: ils prirent ainsi congé du roi, et s'en allèrent vers la mi-avril.

Les nouvelles de ce pays commençaient à n'être plus si favorables. On apprit avec étonnement que l'abbé de Polignac s'était beaucoup trop avancé et, entre autres promesses, s'était engagé d'accorder que le prince de Conti prendrait à ses dépens Caminieck occupé par les Turcs, et qu'il ferait cette conquête avant son couronnement, sans quoi son élection demeurerait nulle. Un particulier, quelque grand et riche et appuyé qu'il fût, ne pouvait pas se flatter de suffire à cette dépense, et de faire dépendre la validité de l'élection du succès de cette entreprise. C'était exposer la fortune d'un prince du sang, non seulement à l'incertitude des hasards d'un grand siège, mais à toutes les trahisons de ceux qui se trouveraient intéressés à le faire échouer par leur engagement contre l'élection de ce prince. On en fut si choqué à la cour, qu'on envoya Ferval en Pologne pour voir plus clair à ces avances de l'abbé de Polignac, essayer de raccommoder ce qu'il avait gâté, et donner des nouvelles plus nettes et plus désintéressées de toute cette négociation. Peu après arriva un gentilhomme de la part du cardinal Radziewski, archevêque de Gnesne, qui était à la tète du parti du prince de Conti, et qui, comme primat de Pologne, était à la tête de la république pendant l'interrègne. Le compte qu'il rendit, et la commission dont il était chargé pour le roi et pour ce prince, donnèrent beaucoup d'espérances, mais peu d'opinion de la conduite de l'abbé de Polignac, qui, parfaitement bien avec la reine de Pologne, s'était brouillé avec elle jusqu'aux éclats et à l'indécence, tellement qu'il fut jugé à propos d'envoyer l'abbé de Châteauneuf lui servir d'évangéliste, et qui porta à l'abbé de Polignac des ordres très précis de ne rien faire que de concert avec lui. Il était frère de notre ambassadeur à Constantinople. C'étaient deux Savoyards, tous deux gens de beaucoup d'esprit et de belles-lettres, et tous deux fort capables d'affaires, l'aîné avec plus de manège, l'autre avec encore plus de fond et de sens; et on prit le parti d'attendre qu'il se fût bien mis au fait de tout en Pologne, et d'en être informé par lui, avant que de s'embarquer plus avant.

M. le prince de Conti était fort éloigné de désirer le succès d'une élévation à laquelle il n'avait jamais pensé. Il allait jusqu'à le craindre. Il était prince du sang, et quoique malvoulu du roi, il jouissait de l'estime et de l'affection publique; il profitait encore de la compassion de sa situation délaissée et de son espèce de disgrâce, du parallèle qu'on faisait entre lui si nu et M. du Maine si comblé, de la préférence sur lui de M. de Vendôme pour le commandement de l'armée, et de l'indignation qui en naissait. Élevé avec Monseigneur, extrêmement bien avec lui et dans toute sa privance, il comptait sur le dédommagement le plus flatteur et le plus durable sous son règne; enfin il était passionnément amoureux de Mme la Duchesse: elle était charmante, et son esprit autant que sa figure. Quoique M. le Duc fût fort étrange, et étrangement jaloux, M. le prince de Conti ne laissait pas d'être parfaitement heureux. Par ce recoin secret, il tenait de plus en plus à Monseigneur, qui commençait fort à s'amuser de Mme la Duchesse, laquelle avait su lier sourdement avec Mlle Choin. C'en était trop pour que le brillant d'une couronne pût prévaloir sur let horreurs de s'expatrier pour jamais; aussi parut-il extrêmement froid dans toute cette affaire, très attentif à en faire peser toutes les difficultés, et si lent à la suivre, qu'on s'aperçut aisément de toute sa répugnance.

Après quelques difficultés et quelques délais sur les passeports des plénipotentiaires du roi pour la paix, ils arrivèrent, et incontinent après Harlay et Crécy qui étaient à Paris partirent, et ils se brouillèrent dès Lille. Le Normand, fermier général en ce département, y était, qui fournit de bons chevaux à Crécy, son ami, et ne donna que des colliers et des charrettes à l'autre qui, au lieu de ne s'en prendre qu'à la sottise du fermier général, s'emporta contre son collègue. Il écrivit à la cour des plaintes amères. Le Normand fut blâmé, Harlay encore plus, qui, sur les réponses sèches qu'il reçut, se hâta de se raccommoder avec Crécy. À Courtrai ils apprirent que les plénipotentiaires des alliés avaient le caractère d'ambassadeurs, et qu'ils se préparaient à leur faire beaucoup de chicanes sur le cérémonial, parce qu'ils ne l'avaient point. Ils dépêchèrent donc un courrier là-dessus qu'ils attendirent à Courtrai, et qui leur apporta le caractère d'ambassadeurs; c'est ce qui fut cause qu'ils ne reçurent que des civilités, mais aucuns honneurs sur toute la frontière française, et que celle des ennemis leur en rendit de forts grands, ainsi que le dedans de leur pays. Ils arrivèrent à Delft, où ils trouvèrent Callières. Ceux des alliés et de Suède étaient à la Haye, à quatre lieues d'eux; et à demi-lieue de Delft, le château de Ryswick au prince d'Orange où ils devaient tous se trouver pour traiter. On l'avait ouvert par divers côtés, afin que chacun pût entrer et sortir par le sien, et s'asseoir vis-à-vis de son entrée autour d'une table ronde pour éviter toute dispute de rang et de compétence. Force jeunes gens de robe et de Paris étaient allés à la suite des nôtres. Harlay y avait mené son fils qui avait beaucoup d'esprit et encore plus de débauche et de folie, et qui fit là toutes les extravagances les plus outrées et les plus continuelles, et dont plusieurs pouvaient avoir des suites fâcheuses et embarrassantes même, sans que le père part t y donner la plus légère attention.

La disposition des armées fut la même que l'année précédente, mais les princes ne servirent point. Le roi en était convenu avec Monsieur pour M. le duc de Chartres, et avec M. le Prince pour M. le Duc et M. le prince de Conti, qui se chargea de le leur dire. Le roi à la fin prit ce parti par le contraste de M. de Vendôme qui commandait une armée, et par ce qui s'était passé en Flandre de M. du Maine qui, ayant fait encore une campagne depuis, en fut dispensé pour toujours. M. le comte de Toulouse, qui n'avait pas en soi la même raison, commanda la cavalerie dans l'armée du maréchal de Boufflers, et chacun partit pour les frontières. Le maréchal Catinat qui n'avait plus d'occupation en Italie eut une armée en Flandre, avec laquelle il ouvrit la campagne par le siège d'Ath qui était mal pourvu, et se défendit mollement; la place se rendit le 7 juin, et le chevalier de Tessé en eut le gouvernement.

M. de Vendôme était parti pour la Catalogne avec l'ordre exprès de faire le siège de Barcelone; le comte d'Estrées, vice-amiral en survivance de son père, y amena la flotte au commencement de juin avec les galères que commandait sous lui le bailli de Noailles, leur lieutenant général, et avec ces forces navales ferma le port. Pimentel, qui avait défendu Charleroi, et qui l'avait rendu en 1693 au maréchal de Villeroy, commandait dans Barcelone. Le marquis de La Corzana, mestre de camp général de la Catalogne, s'y était jeté, et le prince de Hesse-Darmstadt commandait au Montjoui qui en est comme la citadelle, quoiqu'un peu séparé de la ville. Ils avaient huit mille hommes d'infanterie de troupes réglées, quelque cavalerie et le reste somettants, qui sont des milices fort aguerries, et le tout ensemble faisait vingt-cinq mille hommes. Nous avions soixante pièces de batterie et vingt-huit mortiers. Dehors étaient don François de Velasco, vice-roi de Catalogne et le marquis de Grigny, général de la cavalerie avec une petite armée et force miquelets. La place était plus qu'abondamment fournie de tout et conserva une libre communication par un côté avec le vice-roi pour pouvoir être rafraîchie.

M. de Vendôme n'avait point assez de troupes pour l'investir entièrement, ni pour avoir assez de postes de proche en proche dans ses derrières pour contenir les miquelets; tellement qu'il ne put tirer ses subsistances que par le secours de la mer. Les troupes de l'armée navale mirent pied à terre et servirent au siège, les chefs d'escadre comme maréchaux de camp et le bailli de Noailles comme lieutenant général. Le comte d'Estrées demeura sur la flotte. Outre ces difficultés, les chaleurs étaient excessives. Il y eut beaucoup d'actions très vives et très belles; le prince de Birkenfeld, à qui son père avait donné le régiment d'infanterie d'Alsace, à la tête duquel il était devenu lieutenant général, s'y distingua extrêmement, et tellement de l'aveu de tout le monde, que le roi ne voulut pas attendre la fin du siège à le faire brigadier, et récompenser le temps qu'il avait perdu capitaine de cavalerie. Le duc de Lesdiguières y fit ses premières armes d'une manière fort brillante. Les comtes de Mailly et de Montendre, et le fils aîné du grand prévôt s'y signalèrent fort aussi.

La contrescarpe emportée, M. de Vendôme eut axis que la nuit du 15 au 16 juillet les assiégés devaient faire une grande sortie, et en même temps le vice-roi avec toutes ses troupes attaquer le camp. Là-dessus M. de Vendôme marcha au vice-roi, la nuit du 14 au 15, dont il trouva l'armée partagée en deux camps; il en attaqua un, et fit attaquer l'autre par d'Usson. Aucun des deux ne résista presque; ils furent surpris, et tout prit la fuite, et le vice-roi même tout en chemise. Les deux camps furent pillés, et pendant ce pillage quelque cavalerie ennemie prit le temps de se former et de venir tomber sur les pillards, mais on avait prévu cet inconvénient, et cette cavalerie fut défaite; on leur tua ou prit huit cents hommes et beaucoup d'officiers. Le secrétaire et la cassette du vice-roi furent pris avec ses papiers, et cinq mille pièces de quatre pistoles. Par cette action l'armée ennemie fut entièrement dissipée et hors d'état de rafraîchir la place ni de montrer de troupes nulle part. On ne songea plus qu'à presser le siège. Il y eut encore beaucoup d'actions fort vives. Enfin les mines ayant fait tout l'effet qu'on en avait espéré, et l'assaut prêt à donner, M. de Vendôme envoya Barbezières leur parler. Pimentel s'approcha de lui. Il y eut des propositions sur l'état où la place se trouvait réduite qui produisirent quelques allées et venues. Enfin ils entrèrent le 5 août en capitulation, qui ne fut conclue que le 8. Elle fut telle que le méritaient de si braves gens qui, par leur belle défense, s'étaient montrés vrais Espagnols et dignes de l'être. On leur accorda trente pièces de canon, quatre mortiers, des chariots couverts tant qu'ils voulurent, et la plus honorable composition, et à la ville tous ses privilèges, excepté l'inquisition que M. de Vendôme ne voulut pas souffrir. Ils s'étoient fait un point d'honneur de ne battre point la chamade. Il périt beaucoup de monde de part et d'autre à ce siège, mais personne de marque. Le vice-roi, don François de Velasco, fut mandé à Madrid pour rendre compte de sa conduite, et La Corzana fut fait vice-roi. Le Montjoui se rendit par la même capitulation de la place, sans avoir été attaqué.

Chemerault arriva le 15 août à Versailles, où Barbezieux ne se trouva point, avec cette agréable nouvelle. Saint-Pouange le mena au roi, et Laparat, qui, comme principal ingénieur, avait conduit le siège où il avait été légèrement blessé, vint après rendre compte du détail de ce qui s'y était passé. Lui et Chemerault étaient brigadiers. Le roi donna douze mille livres à Chemerault et les fit tous deux maréchaux de camp, et avec eux M. de Liancourt qui servait en Flandre, et ne s'attendait à rien moins. Ce fut une galanterie que le roi fit à M. de La Rochefoucauld. Il y eut suspension d'armes en Catalogne jusqu'au 1er septembre. Le Llobregat servit de barrière pour la séparation des Français et des Espagnols. Nous eûmes bien neuf mille hommes tués ou blessés, parmi lesquels six cents officiers; les ennemis y perdirent six mille hommes. Coigny, lieutenant général, et Nanelas sous lui, furent mis pour commander dans Barcelone. Pimentel, qui l'avait défendue, eut du roi d'Espagne un titre de Castille, et prit le nom de marquis de La Floride. M. de Vendôme, quelques jours après, y fut reçu vice-roi en grande cérémonie. Le présent en pareille occasion est de cinquante mille écus.

J'arrivai à Landau sur la fin de mai, deux jours avant l'assemblée de l'armée. Ce fut à Lempsheim où le marquis de Chamilly demeura avec une partie de l'infanterie; le marquis d'Huxelles alla avec l'autre à Spire, et le maréchal de Choiseul, avec une brigade d'infanterie et toute la cavalerie, s'avança à Eppenheim pour la commodité des fourrages, où on fit la réjouissance de la prise d'Ath.

Pendant qu'on subsistait ainsi tranquillement, tantôt dans un camp, tantôt dans un autre, suivant l'abondance, le maréchal n'était pas sans inquiétude que le prince Louis de Bade n'en voulût à Fribourg. Ce soupçon et le remuement de leurs bateaux qui l'empêcha de s'avancer davantage dans le Palatinat, quoique fort court de fourrages, le fit songer à passer le Rhin. Il le proposa à la cour, et il en reçut la permission, en même temps que Locmaria le joignit avec neuf escadrons et dix bataillons du Luxembourg. Le maréchal tint son dessein secret, partit dans sa chaise, suivi du duc de La Ferté, du comte du Bourg, de Mélac et de Praslin, d'une brigade de cavalerie et d'une de dragons, et s'en alla au fort Louis, où il arriva le dernier juin. Il y fut joint par la cavalerie la plus à portée, puis par toute son infanterie, le marquis d'Huxelles resté avec presque rien à Spire. Cependant il se hâta d'occuper les bois et les défilés de Stolhofen pour pouvoir déboucher par là. Le marquis de Renti, avec toute la cavalerie, arriva le 3 juillet au fort Louis, où il passa le Rhin, et le même jour l'artillerie et les vivres joignirent aussi le maréchal de Choiseul assez près de la tête des chaussées. De toutes parts l'ordre et l'extrême diligence de l'exécution furent admirables. J'allai en arrivant voir le maréchal, qui ne m'en avait dit qu'un mot léger à Ostoven, et qui m'en fit excuse sur ce qu'il n'avait confié son projet qu'à ceux-là uniquement dont il ne se pouvait passer pour l'exécution, dans la crainte que le prince de Bade ne portât quelques troupes dans la plaine de Stolhofen; ce qui lui était bien aisé, et ce qui aurait empêché le passage du Rhin.

Pour tromper mieux M. de Bade, le marquis d'Huxelles, qui n'avait à Spire que les troupes que Locmaria avait amenées, et qu'il y avait attendues absolument seul pendant vingt-quatre heures, fit passer le Rhin sur le pont de Philippsbourg à quelques troupes, et à force trompettes, cymbales et tambours, et persuada ainsi à l'ennemi que toute l'armée était là, ce qui le retint à trois lieues à Bruchsall où il était campé. Le maréchal, cependant, alla le 4 mettre son centre et son quartier général à Niederbühl, sa droite à Cupenheim, et sa gauche à Rastadt, la rivière de Murg coulant le long de la tête de son camp. Les bords de son côté en étaient hauts, et de l'autre ils étaient bas. On en rompit tous les gués, on retrancha bien la droite, on fit des redoutes, et de ces hauteurs on voyait toute la plaine au delà de la Murg. On accommoda bien Rastadt, et on prit toutes les précautions nécessaires pour bien assurer le camp.

Le prince de Bade, enfin détrompé, vint le 7 se mettre à Muckensturm, à demi-lieue de notre quartier général; de là, à la Murg. Au delà d'elle il y avait une assez grande plaine, toute remplie de fourrages. On aurait pu l'enlever le 6; mais on aima mieux laisser reposer l'armée, et le 7 l'arrivée du prince de Bade empêcha d'y plus penser; mais le 8 la débandade fut générale, quelque chose qu'on pût faire; tout courut fourrager cette plaine jusqu'entre les vedettes des ennemis, et à l'entière merci de leurs gardes et de leur camp. Ces débandés furent plus heureux que sages; leur extrême témérité fut leur salut. Les ennemis n'imaginèrent jamais que ce fût désobéissance et extravagance: ils la prirent pour un piège qu'on leur tendait; jamais pas un d'eux ne branla. Tout le fourrage revint en abondance; il n'y eut pas un cheval de perdu, ni un homme à dire ni blessé. Je ne pense pas que jamais folie ait été en même temps et si générale et si heureuse.

Après qu'on se fut bien accommodé dans ce camp, il se trouva que les convois qu'on tirait du fort Louis étaient incommodes et périlleux. On jeta donc à trois lieues du quartier général un pont de bateaux sur le Rhin, à l'endroit d'une île qui était séparée de notre bord par un bras étroit. Le chemin du pont au camp était couvert d'un marais; mais ce marais, cru impraticable, se le trouva si peu que nos convois suivirent toujours leur premier chemin, et que ce pont ne fut qu'une inquiétude de plus, que les ennemis ne vinssent le brûler de notre bord à l'île, ce qui eu fit ôter les trois premiers bateaux toutes les nuits. Il servit seulement à l'abondance du camp par le commerce avec les paysans d'Alsace; et La Bretesche, lieutenant général, fut chargé de tout ce côté-là. Chamilly fit un grand fourrage du côté de la montagne. Au retour il trouva force hussards soutenus par Vaubonne avec des troupes. Il y eut une petite action; Vaubonne fut chassé l'épée dans les reins jusqu'à un petit ruisseau, qui, avec les approches de la nuit, le délivra de la poursuite. Praslin s'y distingua fort; il y eut assez de gens des ennemis tués, et fort peu des nôtres.

M. le maréchal de Choiseul demeura seize jours dans ce camp; les fourrages vinrent à manquer tout à fait, il fallut songer à en sortir. On défit le pont de bateaux, et tout aussitôt le bruit se répandit qu'on allait décamper. Pour l'apaiser, Saint-Frémont fut détaché le 18 avec presque tous les caissons de l'armée, sous prétexte d'aller quérir un grand convoi au fort Louis. En effet il revint le même jour avec beaucoup de ces mêmes caissons. Cela trompa et fit croire qu'on séjournerait encore quelque temps. Le maréchal m'avait confié son dessein. Notre camp était disposé de manière que les ennemis le voyaient en entier, excepté quelques endroits interrompus par des avances de haies et de bois, et les deux brigades de cavalerie qui fermaient la gauche de la seconde ligne de dix-neuf escadrons, Horn et Ligondez dont j'étais, et deux régiments de dragons qui couvraient ce flanc; mais la gauche entière de la première ligne, qui était devant nous, était vue en plein. Le 19 juillet, sur les onze heures du matin, toute l'armée eut ordre de charger les gros bagages, une heure après les menus, avec défense de détendre et de rien remuer: à deux heures après midi, nos deux brigades et les dragons nos voisins, que les ennemis ne voyaient pas, comme je viens de l'expliquer, reçurent ordre de détendre et de marcher sur-le-champ sans bruit. La Bretesche, lieutenant général, et Montgomery, maréchal de camp, officiers généraux de la seconde ligne de cette aile, vinrent la prendre et la menèrent au delà des bois par lesquels nous étions arrivés, passer la nuit dans la plaine de Stolhofen, et cependant les gros et menus bagages, l'artillerie inutile et tous les caissons filèrent entre le Rhin et nous. La Bretesche avait défenses expresses de branler, quelque combat qu'il entendit. La raison en était qu'il restait assez de troupes pour combattre dans un lieu aussi étroit qu'était celui d'où on se retirait; qu'il fallait une grosse escorte pour tous les bagages de l'armée; et qu'en cas de malheur, nos troupes se seraient trouvées toutes franches et en bon ordre dans la plaine, pour recevoir et soutenir tout ce qui déboucherait les bois venant de notre camp.

Sur les six heures du soir, le maréchal monta sur cette hauteur retranchée de sa droite à laquelle il avait fait travailler exprès tout le jour, et disposa toute son affaire avec tant de justesse, qu'avec le signal d'un bâton levé en l'air avec du blanc au bout de distance en distance, ce ne fut qu'une même chose que détendre, charger, monter à cheval, marcher, et quoique au petit pas, perdre les ennemis de vue. Comme il ne restait nulle sorte d'équipage au camp, et que tout était sellé et bridé, cette grande armée disparut en un moment, en plein jour, aux yeux des ennemis. L'armée marcha sur deux colonnes. Le régiment colonel général de cavalerie fit l'arrière-garde de la gauche avec du canon, et le prince de Talmont ensuite avec les gardes ordinaires; enfin, un détachement de cavalerie, sous un lieutenant-colonel qui était commandé tous les jours à Rastadt. Le bonhomme Lafréselière, lieutenant général, conduisait cette arrière-garde. Le maréchal fit celle de la droite avec la gendarmerie et quelques détachements derrière elle, et Chamaraude fit avec tous les grenadiers de l'armée l'arrière-garde de tout. Montgon, qui par son poste devait être avec nous, obtint du maréchal de demeurer auprès de lui. Avant la nuit noire, presque toute l'armée avait débouché tous les bois et était entrée dans la plaine de Stolhofen. Ceux des généraux impériaux qui se trouvèrent à la promenade accoururent de toutes parts sur les bords de la Murg pour voir ce décampement, mais il fut si prompt qu'il ne leur donna pas loisir de faire la moindre contenance d'inquiéter cette retraite, l'une des plus belles qu'on ait vues.

Somières, capitaine de cavalerie au régiment de La Feuillade, avait été pris à ce fourrage du marquis de Chamilly dont j'ai parlé, et fut renvoyé quelques jours après cette retraite. Il rapporta au maréchal de Choiseul, en ma présence, que les Impériaux, fondés sur ce convoi de Saint-Frémont, ne crurent point que notre armée marchât de quelques jours; que le 19 juillet, jour de cette belle retraite, le prince Louis de Bade rentrait de la promenade avec le duc de Lorraine, et venait de mettre pied à terre, lorsqu'on le vint avertir à toutes jambes que nous décampions; qu'il répondit que cela n'était pas possible, fondé sur ce que lui-même venait de voir un instant auparavant travailler encore sur cette hauteur de notre droite; qu'en même temps il lui vint un second avis semblable qui le fit aussitôt remonter à cheval et courir aux bords de la Murg, où ce capitaine prisonnier le suivit. Ils ne virent que l'arrière-garde se dérober à leurs yeux, ce qui remplit tellement le prince de Bade d'étonnement et d'admiration qu'il demanda à ce qui l'accompagnait s'ils avaient jamais rien vu de pareil, et il ajouta que pour lui il n'avait pas cru jusqu'alors qu'une armée si considérable et si nombreuse pût disparaître ainsi en un instant. Cette retraite en effet fut honorable et hardie, et en même temps sûre. Elle se fit en plein jour, mais si promptement que les ennemis n'en purent tirer aucun avantage; et, quoique en plein jour, si proche de la nuit, que l'obscurité la favorisa presque autant que si on l'eût faite dans les ténèbres. Elle fut fière, belle, bien entendue, savante, et digne enfin d'un général qui avait si bien appris sous les plus grands maîtres.

Sa gloire en cette occasion eût été sans regret, sans un accident qui arriva. Blansac menait une colonne d'infanterie et fut surpris de la nuit dans les bois. Un petit parti qu'il avait sur son aile entendit quelque cavalerie marcher fort près de soi. Ce peu de cavalerie était des Impériaux égarés, qui, reconnaissant le péril où ils se trouvaient, au lieu de répondre au qui-vive, se dirent entre eux, en allemand: « Sauvons-nous. » Il n'en fallut pas davantage pour leur attirer une décharge du petit parti français, à laquelle ils répondirent à coups de pistolet. Ce bruit fit faire, sans le commandement de personne, une décharge de ce côté-là à toute la colonne d'infanterie, et Blansac, voulant s'avancer pour savoir ce que ce pouvait être, en essuya une seconde. II eut le bonheur de n'en être point blessé, mais cinq pauvres capitaines furent tués et quelques subalternes blessés.

L'armée ne fut pourtant point troublée par cette escopetterie, et passa la nuit auprès de nos deux brigades dans la plaine de Stolhofen, comme chacun se trouva. Le lendemain 20, dès le matin, elle en passa le défilé, et rampa, la droite et le quartier général à Lichtenau, la gauche peu éloignée de Stolhofen, l'abbaye de Schwartzals vers le centre, un gros ruisseau à la tête du camp, et le Rhin à trois quarts de lieue derrière nous. Nous y demeurâmes dix ou douze jours pour voir ce que deviendrait le prince Louis de Bade, qui demeura dans son même camp de Muckensturm. De là nous primes celui de Lings, puis celui de Wilstedt, si proche du fort de Kehl qu'il rendit notre pont de bateaux inutile, et que par le pont de Strasbourg la communication était libre, sans escorte, et continuelle entre l'armée et cette place.

Le comte du Bourg fut chargé là d'un grand fourrage; ce qui, joint à quelques autres bagatelles, brouilla le marquis de Renti avec le maréchal de Choiseul, son beau-frère. Renti était un très galant homme, vaillant et homme de bien, mais avec cela épineux à l'excès. Le maréchal s'était fait une autre affaire avec Revel. C'était à lui à être de jour celui de la retraite et par conséquent à faire celle des deux arrière-gardes où le maréchal n'était pas. Le bonhomme Lafréselière, que toute l'armée aimait et honorait, et qui le méritait, était lieutenant général aussi, et son retour tombait immédiatement avant celui de Revel. Il était aussi lieutenant général de l'artillerie, il la commandait, et par là il ne pouvait prendre jour de lieutenant général dans l'armée, ni marcher à son tour qu'une fois dans la campagne. Il voulut prendre sa bisque d'être de jour à la retraite; le maréchal, qui l'aimait et qui comptait sur sa capacité, décida en sa faveur, et Revel fut outré. Du camp de Wilstedt nous allâmes prendre celui d'Offenbourg.

Cet été ne fut que pluies universelles, et débordements partout qui interrompaient le commerce. Paris et ses environs furent inondés, à ce qu'on nous mandait, et ce que nous éprouvions ne nous donnait pas de peine à le croire. Cela durait depuis deux mois, et notre général en gémissait dans l'impatience d'exécuter un projet qu'il avait fait approuver à la cour: c'était d'aller attaquer des retranchements faits dès le commencement de la guerre pour garder les gorges qui sont à l'entrée de la Franconie, de la Souabe et de la Bavière. Schwartz et un comte de Furstemberg gardaient ces lignes, qui, par leur étendue, étaient difficiles à conserver. Le maréchal de Choiseul mourait d'envie de s'y faire un passage dans des pays abondants et qui depuis bien des années n'avaient point souffert des guerres, d'essayer à y prendre des quartiers d'hiver et de baller un pont d'une structure particulière qui se jetait en peu d'heures sur le Rhin, et qui, étant toujours là tout prêt, inquiétait toutes les campagnes sitôt que notre armée descendait le Rhin.

Le marquis d'Huxelles était resté à Spire, d'où il n'avait bougé avec Locmaria et les troupes que ce dernier avait amenées, depuis que l'armée avait passé le Rhin, et ce passage n'avait point été de son goût. Pendant que le maréchal méditait l'exécution de son projet, et que le temps commençait à lui faire espérer la possibilité de l'entreprendre, Huxelles fut averti par des paysans que les ennemis faisaient un pont à Guermersheim. C'est l'homme du monde qui aimait le moins les entreprises, et qui craignait le plus de se commettre. Sans approfondir davantage, il se retira à Guermersheim, entre Philippsbourg et Landau, en donna avis au maréchal de Choiseul, et, ne se croyant pas encore là en sûreté, s'alla mettre à Lauterbourg. Ce ne fut pas tout. Il dépêcha un courrier à Barbezieux à qui il communiqua toute sa peur pour l'Alsace. Le maréchal reçut l'avis du marquis d'Huxelles avec dépit, parce qu'il jugea la terreur panique, ou que le passage pouvait être empêché par ce que d'Huxelles avait de troupes et qu'il venait d'être fortifié par un corps que Mélac lui avait amené; mais sa colère fut extrême lorsque toute sa disposition faite pour marcher aux retranchements le lendemain, et jusqu'à la munition distribuée aux troupes, il lui arriva sur le midi un courrier de Barbezieux, avec un ordre positif du roi de repasser le Rhin sur-le-champ, toutes choses, toutes raisons et toutes représentations cessantes, et sans délai d'un moment. Le maréchal qui m'avait confié son projet me fit les plaintes les plus amères, à moi et aux généraux qui étaient du secret. Il ne douta pas que cet ordre ne lui eût été attiré par le marquis d'Huxelles, sur lequel, tout sage et tout mesuré qu'il était, il s'échappa entre Lafréselière, du Bourg, Praslin et moi. Il se voyait arracher sa gloire et une exécution dont l'importance influait si fort sur la paix qui se traitait, ou si elle ne se concluait pas, sur toute la suite de la guerre; mais il fallut obéir, et sans que le prince Louis de Bade eût songé à passer le Rhin, il nous fallut le repasser le lendemain sur le pont de Strasbourg à travers des eaux et des fanges inconcevables.

Je passai un jour entier dans la ville avec cinq ou six de mes amis, à nous reposer dans la maison de M. Rosen, qu'il me prêtait toutes les campagnes. Il y eut quelques petites escarmouches à l'arrière-garde, que Villars, qui n'était chargé de rien, fit tout ce qu'il put pour tourner en combat où il n'avait rien à perdre, et pouvait gagner de l'honneur, parce que rien ne roulait sur lui, et il fut enragé d'en être empêché par La Bretesche qui était de jour, et par Bartillac, lieutenant général de l'aile, qui avaient les plus expresses défenses du maréchal de laisser rien engager. L'armée campa sous Strasbourg, sans entrer dans la ville, puis traversa l'Alsace par lignes et par brigades, le plus légèrement qu'il se put, et s'alla remettre en front de bandière à Musbach qui était le camp du prince Louis de Bade, l'année précédente, lorsque notre armée était dans le Spirebach. Je l'y laisserai reposer, pour parler de l'affaire de Pologne et de M. le prince de Conti, dont nous apprîmes l'élection à Niederbühl. Comme nous y étions tout proche des ennemis, le maréchal de Choiseul eut la politesse d'envoyer un trompette au prince Louis de Bade, pour l'en avertir et qu'il ne fût pas surpris de la réjouissance que l'armée en devait faire le soir.

CHAPITRE II. §

Affaires de Pologne. — Le roi déclare l'élection du prince de Conti, qui refuse modestement le rang de roi de Pologne. — Départ du prince de Conti, conduit par mer par le célèbre Jean Bart. — Mouvements divers sur ce départ. — Électeur de Saxe couronné à Cracovie. — Prince de Conti arrive à la rade de Dantzig; est peu accueilli; la ville contre lui, et n'ose mettre pied à terre. — Retour du prince de Conti qui voit à Copenhague le roi de Danemark incognito. — Hardie expédition de Pointis à Carthagène. — Situation du maréchal de Choiseul et du prince Louis de Bade, qui prend Eberbourg. — Suspension d'armes sur le Rhin. — Curieux sortilège. — Portland et ses conférences avec le maréchal de Boufflers à la tête des armées. — Paix signée à Ryswick. — Attention du roi pour le roi et la reine d'Angleterre. — Haine personnelle du roi et du prince d'Orange, et sa cause

L'abbé de Châteauneuf, arrivant en Pologne, trouva le prince Jacques réuni à la reine sa mère, et l'abbé de Polignac déclamant contre elle et contre tous les siens, sans aucun ménagement: qu'à bout d'espérance pour aucun de ses fils, elle s'était liée au parti de l'empereur, qui faute d'argent avait abandonné le duc de Lorraine, et portait ouvertement l'électeur de Saxe, qui était devenu le seul compétiteur du prince de Conti. Cet électeur avait fait abjuration entre les mains du duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, qui était passionné Autrichien; il promit cent douze millions, l'entretien de beaucoup de troupes, et surtout d'infanterie, dont le besoin était le plus grand pour reprendre Caminieck, et il offrit de rejoindre la Silésie à la Pologne, et de se charger du consentement de l'empereur en le dédommageant par démembrement d'une partie de ses propres États. Il s'assura de l'appui des Moscovites et de n'être point troublé par les rois du Nord; et avec cela, il gagna l'évêque de Cujavie, quelques autres évêques, Jablonowski, grand général, le petit général de la couronne et le petit général de Lituanie, avec quelques autres sénateurs et d'autres moindres seigneurs qui lui acquirent quatre palatinats. L'espérance du cardinalat lui dévoua Davia, nonce du pape, sous prétexte du grand intérêt de la religion à y réunir un puissant électeur, chef né des protestants d'Allemagne, et leur protecteur en titre; et tout cela se fit le plus secrètement qu'il se put. Sa partie faite, il marcha avec ses troupes en Silésie, sous prétexte d'aller joindre l'armée impériale en Hongrie, et d'en prendre le commandement, et s'approcha fort près des frontières de Pologne.

D'autre part, le cardinal Radziewski, chef de la république pendant l'interrègne, comme primat du royaume par son archevêché de Gnesne, le prince Sapiéha, grand général de Lituanie, Bielinski, maréchal de la diète de l'élection, étaient à la tête du parti du prince de Conti, avec presque tous les sénateurs, les officiers de la couronne, l'armée à la tête de laquelle le grand veneur de la couronne s'était mis en l'absence des deux généraux, et vingt-huit palatinats.

L'élection commença le 27 juin, et s'acheva le même jour. L'évêque, le grand général Jablonowski, le petit général Potoski et leurs partisans, appuyés des palatinats de Cracovie, Cujavie, Siradie et Masovie, s'élevèrent contre, et l'évêque de Cracovie montra l'acte d'abjuration de l'électeur de Saxe, signé de l'évêque de Javarin, que le nonce Davia affirma être sa véritable signature; [ils] élurent ce prince contre toutes les formes, les lois et le droit du primat. L'évêque de Cujavie proclama l'électeur de Saxe roi de Pologne et grand-duc de Lituanie dans le champ de l'élection, et y entonna le Te Deum que les siens chantèrent tout de suite. Le primat, de son côté, à la tête des siens et des vingt-huit autres palatinats, proclama le prince de Conti. Le prince Radziwil, voyant ce désordre, crut pouvoir ramener le palatinat de Masovie, où il avait quantité de vassaux, et marcha droit à lui. On lui cria qu'on le tuerait s'il s'avançait davantage; mais au lieu de s'intimider, il se hâta, et, saisissant l'enseigne plantée à leur tête, leur cria qu'il fallait donc le tuer ou le suivre, et tous le suivirent. Il marcha donc avec cette foule de sénateurs et de nonces à Varsovie, avec le primat, qui entra dans la cathédrale de Saint-Jean (car Varsovie est du diocèse de Posnanie), chanta le Te Deum, et lit tirer le canon dans l'arsenal, suivant les règles, les lois et les formes.

Galleran, secrétaire de l'abbé de Polignac, arriva le jeudi 11 juillet de bonne heure à Marly, avec cette bonne nouvelle; le roi la tint secrète, et envoya à Monseigneur et à M. le prince de Conti, que le courrier du roi trouva revenant de Meudon à Marly. Après la promenade où M. le prince de Conti l'alla trouver, et qui s'acheva sans parler de Pologne, le roi, rentré chez Mme de Maintenon, y fit appeler Torcy, et envoya chercher le prince de Conti, qui se jeta à ses genoux. Il y avait par le courrier de l'abbé de Polignac une lettre de lui et une de l'abbé de Châteauneuf, toutes deux fort courtes, qui le traitaient de roi, avec le dessus à Sa Majesté Polonaise. Le roi, après avoir félicité le prince de Conti et reçu ses remerciements, voulut aussi le traiter en roi de Pologne; mais ce prince le supplia d'attendre que son élection fût plus certaine et hors de toute crainte de revers, pour n'être point embarrassé de lui, si, contre toute espérance, il arrivait quelque révolution en faveur de l'électeur de Saxe. Cette modestie, qui venait de désir, fut fort louée; le roi y consentit, et ne laissa pas de vouloir rendre la nouvelle publique. Il sortit donc de la chambre de Mme de Maintenon dans le grand cabinet, où il y avait beaucoup de dames de celles qui avaient la privance d'y entrer, à qui le roi dit en leur montrant le prince de Conti: « Je vous amène un roi. » Aussitôt la nouvelle se répandit partout; le prince de Conti fut étouffé de compliments, et il alla à Saint-Germain la dire au roi et à la reine d'Angleterre, à qui le roi le manda aussi par le duc de La Trémoille, et l'envoya en même temps dire aussi à Monsieur à Saint-Cloud.

L'électrice de Brandebourg, zélée protestante, ne sut des desseins et des démarches de l'électeur que ce qu'il ne put cacher. Elle l'y traversa dans tout ce qu'elle en put apprendre, et lorsqu'elle sut qu'il s'était fait catholique, le jour de la Trinité, elle en fut outrée au point qu'elle s'en blessa, et en accoucha. Elle dépêcha au marquis de Brandebourg-Culbach, son père, de venir en Saxe pour en prendre l'administration, ce qu'il eut la sagesse de ne pas faire. L'électeur l'avait donnée, en son absence, au mari de la princesse de Furstemberg, que nous avons ici, et qui est catholique. Il en prit donc le gouvernement; mais l'électrice ne voulut jamais souffrir qu'il fit célébrer la messe à Dresde. Pendant ce contraste domestique, l'électeur s'était avancé tout auprès de Cracovie avec cinq ou six mille hommes de ses troupes et force Polonais de son parti.

Malgré cela, celui du prince de Conti tenait bon, et il en arriva le 30 août un courrier, avec des nouvelles qui furent la matière des résolutions prises le même jour et le lendemain, et d'une longue audience que le roi donna le surlendemain matin dimanche, 1er septembre, dans son cabinet à Versailles, à M. le prince de Conti, avant la messe. Il en sortit les larmes aux yeux, et on sut incontinent après qu'il s'en allait en Pologne. Il pria le roi de ne point traiter Mme la princesse de Conti en reine jusqu'à ce qu'il eut nouvelle de son couronnement, pour éviter tout embarras en cas que l'affaire échouât et qu'il fût obligé de revenir. Le roi lui donna deux millions comptant, et quatre cent mille livres à emporter avec lui, et cent mille francs pour son équipage, outre toutes les remises faites en Pologne, que Samuel Bernard s'était chargé d'y faire payer, tant de l'argent du roi, que de celui de M. le prince de Conti. Ce prince passa le lundi, en partie à Paris, et le mardi, 3 septembre, en partit le soir, pour Dunkerque. Le célèbre Jean Bart répondit de le mener heureusement, malgré la flotte ennemie qui était devant ce port, et tint parole.

On vit des mouvements bien différents dans cette grande séparation. Le roi, ravi de se voir glorieusement délivré d'un prince à qui il n'avait jamais pardonné le voyage de Hongrie, beaucoup moins l'éclat de son mérite et l'applaudissement général que jusque dans sa cour et sous ses yeux il n'avait pu émousser par l'empressement même de lui plaire et la terreur de s'attirer son indignation, ne pouvait cacher sa joie et son empressement de le voir éloigné pour toujours. On distinguait aisément ce sentiment particulier de celui du faible avantage d'avoir un prince de son sang à la tête d'une nation qui figurait peu parmi les autres du Nord, et qui laissait encore moins figurer son roi. Tout voulait le prince de Conti à la tête de nos armées. Cet événement était au roi l'importunité d'un désir et d'un jugement si universel, à son fils bien-aimé un si fâcheux contraste, et le délivrait du seul de sa maison, dont la pureté du sang ne fût point flétrie par le mélange de la bâtardise, et qui en même temps était l'unique dont l'entière nudité excitait le murmure, pour n'en rien dire de plus, contre les immenses établissements de ceux qui étaient nés dans l'obscurité légale, et de ceux encore qui, étant du sang des rois, n'étaient revêtus qu'à titre de leurs mariages avec les enfants naturels.

Mme la princesse de Conti, qui sentait le poids qui accablait un mari qu'elle aimait et dont elle partageait la fortune, parut transportée de joie de se voir sur le point de régner. M. le Prince, plus sensible encore à la gloire d'une couronne pour un gendre qu'il estimait et qu'il ne se pouvait empêcher d'aimer, cachait sous cette couverture la joie du repos de sa famille, et M. le Duc nageait entre la rage de la jalousie d'un mérite si supérieur et récompensé comme tel par un choix si flatteur, et la satisfaction de se voir à l'abri du sentiment journalier des pointes de ce mérite, et d'autres encore plus sensibles à un mari de son humeur. Qui fut à plaindre? Ce fut Mme la Duchesse. Elle aimait, elle était aimée, elle ne pouvait douter qu'elle ne le fût plus que l'éclat d'une couronne. Il fallait prendre part à une gloire si proche, à la joie du roi, à celle de sa famille qui l'observait dans tous les moments, qui voyait clair, mais qui ne put mordre sur les bienséances. Monseigneur fut un peu touché, mais au bout, aise de la joie d'autrui, son apathie ne fut point émue. M. du Maine, transporté au fond de l'âme d'une délivrance si grande et si peu espérée, prit le visage et la contenance qu'il voulut et qu'il jugea la plus convenable, et le public demeura partagé entre la douleur de la perte de sis délices, et la joie de les voir couronnées. Monsieur et M. son fils furent assez aises. Mme de Maintenon triomphait dans ses réduits; et les armées, n'espérant plus de le voir à leur tête, s'affligèrent moins qu'il fût tout à fait perdu pour elles, qu'elles ne prirent de part au royal établissement où il était appelé. Pour lui, noyé dans la douleur la plus profonde, à bout d'obstacles, de difficultés, de délais, il faut avouer qu'il soutint mal un si brillant choix, et qu'il ne put cacher ni son désir ni son espérance qu'à la fin il ne réussirait pas.

Il était encore à Paris lorsque le roi reçut un courrier du primat, qui pressait son départ, dont Torcy lui alla porter les lettres qui le traitaient de roi. Enfin, il partit de Paris le mardi 3, à onze heures du soir; il répandit deux mille louis par les chemins, d'une malle mal fermée, dont une partie fut rapportée à Paris, à l'hôtel de Conti. Il arriva le jeudi après midi à Dunkerque, où tout l'argent qui lui était destiné l'attendait. Le vent contraire fit qu'il ne s'embarqua que le vendredi au soir, sur cinq frégates, avec cinquante personnes seulement pour sa suite. Le chevalier de Sillery, son premier écuyer, frère de Puysieux et de l'évêque de Soissons, le suivit, et avant de partir, épousa une Mlle Bigot, riche et de beaucoup d'esprit, avec qui il vivait depuis fort longtemps.

M. le prince de Conti trouva neuf gros vaisseaux ennemis à l'embouchure de la Meuse, qui l'attendaient au passage. Un vent forcé les empêcha de l'atteindre, quoiqu'ils y fissent tous leurs efforts; cependant le roi reçut des nouvelles de plus en plus favorables de l'abbé de Polignac de l'assemblée de la noblesse à Varsovie. Cet ambassadeur attendait le prince de Conti avec une grande confiance; il avait été quarante-cinq jours sans recevoir aucune lettre d'ici. La reine de Pologne, retirée à Dantzig et logée chez le maître de la poste, les interceptait toutes, et à la fin, pour se moquer de l'abbé de Polignac, lui en envoya toutes les enveloppes. Le prince de Conti passa le Sund sans obstacle, le roi de Danemark ayant voulu demeurer neutre. Il était avec la reine le 15 aux fenêtres du château de Cronenbourg à le voir passer : Bart, qui savait que ce château ne rend point le salut, hésita s'il le ferait, et le donna pourtant de tout son canon; le château répondit de tout le sien, à cause du prince, qui fit redoubler un second salut, sur ce qu'il apprit de quelques bâtiments légers qui s'étaient approchés de ses frégates, que le roi et la reine de Danemark le regardaient passer. Le 17, il se trouva à la rade de Copenhague, où le comte de Guldenlew qui avait été en France, et plusieurs seigneurs le vinrent saluer, que Bonrepos, ambassadeur de France en Danemark, lui présenta.

Pendant ce voyage, l'électeur de Saxe ne perdit pas son temps. Le primat lui avait écrit pour le supplier de ne point troubler leur liberté, et de vouloir bien se retirer de Pologne, puisque le prince de Conti était élu et proclamé suivant les lois. L'assemblée de la noblesse de Varsovie avait établi une garde auprès du corps du feu roi pour empêcher qu'on ne l'enlevât et qu'on ne le portât à Cracovie, où il est d'usage que la pompe funèbre et le couronnement du successeur se fassent dans la même cérémonie. L'électeur jugea que tout dépendait de la force et de la promptitude: il reçut dans un château royal près de Cracovie l'hommage des principaux de son parti, qui lui firent jurer les pacta conventa qu'ils avaient dressés, lui firent livrer le château de Cracovie, et l'y menèrent loger. Dans ce château sont gardés la couronne et tous les ornements royaux dont il s'empara, après avoir fait enfoncer les portes du lieu où ils étaient. Ensuite, on dressa un catafalque dans l'église de Cracovie, comme si le corps du feu roi y eût été présent; on y fit les mêmes obsèques, et en même temps, l'évêque de Cujavie, assisté de quelques autres, couronna l'électeur de Saxe, en présence des principaux, et d'une multitude de son parti. Le primat, contre les droits duquel l'évêque de Cujavie attentait en tant de façons, aussi bien que contre toutes les lois du royaume, publia un long manifeste contre lui et contre tous les partisans de Saxe, et en même temps des universaux (circulaires) pour convoquer les petites diètes préparatoires à la diète générale qui devait décider sur la double élection.

Incontinent après, c'est-à-dire le 25 septembre, le prince de Conti arriva à la rade de Dantzig, où l'abbé de Châteauneuf qui l'attendait alla le saluer. La ville s'était déclarée saxonne, et ne fit faire aucun compliment au prince de Conti. Peu de Polonais, et encore moins de marque, l'allèrent saluer à bord. Il y demeura à attendre l'ambassade dont on le flattait, à la tête de laquelle le prince Lubomirski devait être, et les troupes que le prince Sapiéha lui devait mener. Cependant ceux de Dantzig refusèrent des vivres à nos frégates, et n'en voulurent laisser aucune dans leur port. À la fin, l'ambassade de la république vint saluer le prince de Conti sur sa frégate, l'évêque de Plosko à la tête, Lubomirski était avec la partie de l'armée de la couronne qui tenait pour le prince de Conti, que force Polonais vinrent saluer, et parmi eux Primiski, échanson de la couronne, fort déclaré pour ce parti. L'évêque de Plosko donna un grand repas au prince de Conti, près de l'abbaye d'Oliva, avec tout ce qu'il y eut là de plus distingué des Polonais. Ils burent à la santé de leur roi, qui, n'acceptant pas encore ce titre, leur fit raison à la liberté de la république. Marége, qui était à M. le prince de Conti, gentilhomme gascon, et que son esprit et ses saillies avaient fort mêlé avec tout le monde, relevait à peine d'une grande maladie, lorsqu'il s'embarqua avec son maître. Il était à ce repas, où on but à la Polonaise. Il en fut fort pressé, et se défendait du mieux qu'il pouvait. M. le prince de Conti vint à son secours, et l'excusa sur ce qu'il était malade; mais ces Polonais, qui, pour se faire entendre, parlaient tous latin, et fort mauvais latin, ne se payèrent point de cette excuse, et, le forçant à boire, s'écrièrent en furie: Bibat et moriatur! Marége, qui était fort plaisant et aussi fort colère, n'en sortait point quand il le contait à son retour, et faisait beaucoup rire ceux qui lui en entendaient faire le récit.

Cependant les lettres de nos deux abbés faisaient tout espérer, et celle du prince de Conti tout craindre. Il trouvait que dix millions ne l'acquitteraient pas des promesses que l'abbé de Polignac avait faites. C'était là-dessus que l'abbé comptait, et ceux qu'il avait engagés par là voulaient voir des espèces à bon escient, avant de se comporter de même. Cela arrêta tout court le prince Sapiéha et l'armée de Lituanie qui devait venir joindre le prince de Conti, qui demeurait toujours en rade et à bord, bien résolu de ne mettre pied à terre que lorsqu'il verrait des troupes à portée et prêtes à le recevoir; mais au lieu d'armée, qui ne fit pas une seule marche vers lui, il ne vit que des Polonais avides qui le pressaient d'acquitter les promesses immenses que l'abbé de Polignac leur avait faites. Le désir de réussir dans cette grande affaire, dont il espérait la pourpre, l'avait aveuglé, et tiré de lui des engagements impossibles, de sorte que, trompé le premier en tout, il trompa le roi et le prince de Conti.

Quoique le primat tînt bon avec un parti et des troupes cantonnées dans son château de Lowitz, le manque de vivres, les glaces très prochaines sur ces mers, ni corps d'armée, ni corps de noblesse en aucun mouvement pour venir recevoir M. le prince de Conti, force déserteurs considérables, faute d'acquitter les promesses de l'abbé de Polignac; c'en était plus qu'il ne fallait pour persuader le retour à un candidat plus empressé que n'était M. le prince de Conti, qui pour soi et pour la France faisait un triste et humiliant personnage, accueilli de personne, aboyé de tous, et n'osant mettre pied à terre dans un parage ennemi qui lui refusait des vivres, et ne voulait laisser approcher aucun de ses bâtiments. Il manda donc au roi sa résolution et ses raisons. Le roi les loua tout haut à M. le Prince, et envoya Torcy faire compliment de sa part à Mme la princesse de Conti sur sa douleur de ce qu'elle ne serait point reine et sur le plaisir de revoir bientôt M. le prince de Conti. On a vu plus haut ce qu'il en fallait croire de cette joie du roi; et en même temps il envoya ordre aux abbés de Polignac et de Châteauneuf de revenir. Un détachement de trois mille chevaux saxons vint secrètement autour de l'abbaye d'Oliva pour enlever M. le prince de Conti, espérant qu'il aurait mis pied à terre. L'abbé de Polignac s'en sauva à grand'peine, et vendu par ceux de Dantzig y perdit tout son équipage.

Bart mit à la voile le 6 novembre et ne put sortir de la rade de Dantzig que le 8; il prit, chemin faisant, cinq vaisseaux de Dantzig. Celui de M. le prince de Conti ayant touché le 15 sur un banc près de Copenhague, il y passa sur une chaloupe, et y coucha chez M. de Guldenlew. Il vit après le roi de Danemark incognito, sous le nom de comte d'Alais. Il se rembarqua le 19, laissant les cinq vaisseaux de Dantzig en dépôt au roi de Danemark. Il arriva le 10 décembre à Nieuport; il y débarqua, parce que la paix était faite, pour achever son voyage par terre; et le jeudi au soir 12, il arriva à Paris, où il se trouva plus à son gré qu'il n'eût fait roi à Varsovie. Le lendemain matin, vendredi 13, il salua le roi qui le reçut à merveille, au fond bien fâché de le revoir. Il essuya un mauvais temps continuel en ce retour, et ne vit point le primat. Primiski, dont il se loue le plus, lui dit sur son vaisseau: que s'il avait su qu'il songent à venir, il serait accouru en France pour l'en empêcher, tant il y avait peu d'apparence de succès.

Ce prince, qui n'avait pu cacher sa douleur à son départ, ne put empêcher, à son retour, qu'on ne démêlât son contentement extrême. Il trouva que Mgr le duc de Bourgogne venait d'épouser la princesse de Savoie. L'abbé de Polignac reçut en chemin ordre d'aller droit en son abbaye de Bonport, près du Pont-de-l'Arche en Normandie, sans approcher de la cour ni de Paris; et l'abbé de Châteauneuf reçut en même temps un pareil ordre d'exil. Le prince de Conti, tout mesuré qu'il est, se plaignit hautement de l'abbé de Polignac; il lui pardonnera difficilement la peur qu'il lui a donnée. J'ai voulu achever tout de suite tout ce qui regarde ce triste mais illustre voyage; il faut maintenant revenir sur nos pas.

Pointis, chef d'escadre, se rendit célèbre par son entreprise sur Carthagène. Il prit en passant des flibustiers à file de Saint-Domingue, dont Ducasse, qui avait été longtemps avec eux, était devenu gouverneur à force de mérite. Avec ce secours il alla attaquer Carthagène qui ne s'y attendait pas et se défendit fort mal. Il la pilla, et outre neuf millions en argent ou en barre, ce qui y fut pris en pierreries et en argenterie est inconcevable. Cette expédition, qui a tout à fait l'air d'un roman, fut conduite avec un jugement, et dans l'exécution avec une présence d'esprit égale à la valeur; les flibustiers eurent grand débat avec Pointis pour leur part, de la plus grande partie de laquelle ils se prétendaient fraudés. Comme ils virent qu'il se moquait d'eux, ils retournèrent tout court à Carthagène, la pillèrent de nouveau, y firent un riche butin, et y trouvèrent encore beaucoup d'argent, puis envoyèrent ici Galifet, lieutenant de roi de Saint-Domingue, qui était à l'expédition, porter les plaintes de Ducasse et les leurs. Pointis fut poursuivi par vingt-deux vaisseaux anglais à qui il échappa. Ils prirent quelques bâtiments flibustiers, sur lesquels il n'y avait presque rien, et le vaisseau de Pointis qui servait d'hôpital, où il n'y avait que des malades et quelques pestiférés. Galifet arriva à Versailles le 20 août, et presque en même temps Pointis à Brest, malgré six vaisseaux anglais qui l'attendaient à l'entrée. Il salua le roi à Fontainebleau, le 27 septembre, de qui il fut très bien reçu et fort loué. Il sauva toute sa prise, et présenta au roi une émeraude grosse comme le poing, et se justifia fort contre Ducasse et les flibustiers. Peu de jours après il fut fait lieutenant général, et je pense qu'il s'est mis en état d'achever sa vie fort à son aise.

J'ai laissé M. le maréchal de Choiseul au camp de Musbach qui s'avança à Odernheim. Le prince Louis de Bade avait passé le Rhin à Mayence presque en même temps que nous à Strasbourg, et il était à Creutznach sur la Nave où il s'était retranché. La Nave est une rivière guéable partout, mais assez large, fort rapide, avec de l'eau jusqu'au poitrail des chevaux, et quelquefois plus dans son milieu; son lit plein de gros cailloux roulants et glissants, fort incommodes; les bords du côté du Hundsrück élevés et escarpés. Ceux du côté de l'Alsace sont plats. Creutznach est un peu élevé, il est des deux côtés avec un pont qui les joint et qui enfile directement la rivière. Le prince Louis avait bien fortifié le côté de Creutznach du côté de l'Alsace, tenait toute cette petite ville et son pont, et avait son armée le long de la Nave qui coulait à sa tête, et ses flancs couverts chacun d'un ruisseau. En cette posture, il fouettait de son camp tout ce qui pouvait s'approcher de la rivière, qui l'était elle-même du pont, et avec la hauteur de son côté voyait fort loin du nôtre. Il demeura ainsi tranquillement plusieurs jours, amassant quantité de fourrages du Hundsrück par ses derrières, et toutes les provisions et munitions de Mayence par un pont de bateaux qu'il jeta à trois ou quatre lieues de Bingen, où aussi il établit ses fours. Dès qu'il eut tout à souhait, il attaqua le château d'Eberbourg par un détachement de son armée qui se relevait tous les jours. Eberbourg est un pigeonnier sur une pointe de rochers, à demi-lieue de Creutznach dans la montagne. Sa situation ni celle du pays ne demandaient point d'investiture, ni plus d'une attaque, de manière que les Impériaux faisaient ce petit siège en pantoufles.

Le maréchal de Choiseul s'était approché d'eux, et le bruit de leur canon était une musique piquante à entendre. De secourir ce château rien ne le permettait d'attaquer le prince Louis, posté comme je viens de le représenter, parut entièrement impossible; restait un troisième parti, c'était de s'aller placer sur une hauteur au deçà de la Nave qui commandait leur attaque, et la faire cesser par nos batteries, mais en même temps il se trouva qu'il n'y avait pas pour trois jours de fourrages, après quoi il faudrait se retirer. Ce dernier parti n'allait donc qu'à leur faire suspendre, trois jours durant, leur siége pour leur laisser après toute liberté, et par cela même fut jugé ridicule. Ce que le maréchal de Choiseul fit de mieux, fut d'assembler tous les officiers généraux, de leur exposer l'état des choses, et de les obliger tous à dire leur avis l'un après l'autre tout haut et devant tous. Par ce moyen il coupa court à tous les propos qui pourraient se tenir et s'écrire, parce que chacun parlant tout haut devant tant de témoins, il n'y avait plus de porte de derrière, et c'était ce que le maréchal s'était proposé. Dans cette espèce de conseil de guerre, chacun se regarda, et fut bien étonné d'avoir à dire si publiquement qu'il ne pût se dédire ou déguiser ce qu'il aurait dit. Aucun ne fut d'avis d'attaquer le prince Louis, sans exception, aucun ne fut d'avis d'aller sur cette hauteur pour ne faire que suspendre l'attaque d'Eberbourg et se retirer trois jours après, excepté Villars tout seul dont tous se moquèrent. Il fut donc résolu de se retirer quand il n'y aurait plus de fourrage; et cependant d'Arcy se rendit avec tous les honneurs de la guerre, excepté du canon, et fut traité par le prince Louis avec toutes sortes de politesses et les louanges que méritait sa valeur et sa belle défense. Il avait été capitaine dans Picardie . Nous gagnâmes donc en deux marches le camp de Marcksheim, où, logé un peu à part avec quatre ou cinq de mes amis, je me délassai de la querelle des officiers généraux, dont je n'avais cessé d'être fatigué, surtout depuis que ce courrier du cabinet nous eut fait repasser le Rhin.

Ce fut en ce camp que nous reçûmes, par un courrier du cabinet, la nouvelle de la paix signée à Ryswick, excepté avec l'empereur et l'empire, mais la suspension d'armes avec eux. M. le maréchal de Choiseul envoya aussitôt un trompette à M. le prince Louis de Bade, et lui manda l'ordre qu'il venait de recevoir. Le prince Louis caressa fort le trompette, et manda au maréchal qu'il avait le même avis de la Haye par M. Straatman, un des ambassadeurs de l'empereur, mais qu'il n'avait encore aucun ordre de Vienne; ce qui n'empêcherait pas d'observer la suspension en attendant. Il défendit aussitôt tous actes d'hostilités et rappela tous les hussards et tous les partis qui étaient dehors. J'eus grande envie de prendre cette occasion d'aller voir Mayence; plusieurs y furent, mais je n'en pus jamais obtenir la permission du maréchal. Il se tint toujours à dire que j'étais trop marqué, et que, tout général d'armée qu'il était, il n'y avait que le roi qui pût permettre à un duc et pair de sortir du royaume. Nous n'en fûmes pas longtemps à portée, mais ma curiosité n'en fut pas moins dépitée. La suspension était jusqu'au 1er novembre, et laissait à cette armée liberté de subsister en attendant en pays ennemi. Comme par la suspension il n'y avait rien à craindre, et que les fourrages manquaient absolument, l'armée alla cantonner dans le pays de la Sarre, et le maréchal prit son quartier général aux Deux-Ponts. Un comte de Nassau-Hautveiller, voisin de là, y amena de fort bons chiens courants pour le lièvre, et cette honnêteté nous fit grand plaisir. L'ennui nous faisait faire des promenades à pied de trois ou quatre lieues, et nous gagna à tel point plusieurs que nous étions, qu'il nous persuada une vraie équipée.

Du Bourg, lors maréchal de camp et directeur de la cavalerie, faisait ses revues par les quartiers. Il nous conta plusieurs choses sérieuses d'une femme possédée, qu'il avait apprises en passant à l'abbaye de Metloch, à deux lieues de Sarrelouis, qu'on y exorcisait, et que pourtant il n'avait point vue. Sur cela nous partîmes sept ou huit, moitié relais, moitié poste, pour faire dix-huit lieues. Au sortir de Sarrelouis, nous trouvâmes des gens qui en venaient, qui nous assurèrent que cette possédée n'était rien moins, mais ou une espèce de folle, ou une pauvre créature qui cherchait à se faire nourrir. La honte, et le courrier qui portait les quartiers d'hiver et l'ordre de la séparation de l'armée, que nous avions rencontré à deux lieues de là, nous empêchèrent de pousser plus loin. Nous tournâmes bride et revînmes tout de suite aux Deux-Ponts, où je trouvai le courrier du cabinet couché dans le lit de mon valet de chambre. Dès le lendemain matin je pris congé de M. le maréchal de Choiseul et je partis pour Paris.

Cette sottise me fait souvenir d'une histoire si extraordinaire et de telle nature, que, pour ne la pas oublier et pour n'en pas allonger ces Mémoires, je la mettrai parmi les Pièces, et ma raison la voici: j'avais lié une grande amitié dans les mousquetaires avec le marquis de Rochechouart-Faudoas, qui y était aussi, quoique de plusieurs années plus âgé que moi. C'était un homme de valeur, d'excellente compagnie, et de beaucoup d'esprit, de sens, de discernement et de savoir. Il était riche et paresseux; il ne trouva pas les portes ouvertes pour s'avancer dans le service aussi promptement qu'il eût voulu, il se dépita contre M. de Barbezieux, et quitta. Mme la duchesse de Mortemart et moi le voulûmes marier à une fille de M. le duc de Chevreuse qui épousa ensuite M. de Lévi. M. de Chevreuse en mourait d'envie, mais il ne finissait pas aisément une affaire. M. de Rochechouart s'en lassa, et il épousa une Chabannes, riche, fille du marquis de Corton. Il ne vécut pas longtemps avec elle, n'en eut point d'enfants, et mourut chez lui près de Toulouse fort brusquement. Sa femme en fut si touchée qu'elle se fit religieuse aux Bénédictines de Montargis, où elle vécut très saintement. J'ai voulu expliquer quel était le marquis de Rochechouart, parce qu'il a été témoin oculaire de l'histoire dont il s'agit, qu'il vint tout droit à Paris du lieu près de Toulouse où il en eut le spectacle, et me la conta en arrivant. C'était en carême 1696; je lui en fis tant de scrupule, qu'il alla au grand pénitencier. Par la dernière lettre que j'ai reçue de lui, de chez lui où il était retourné en automne la même année, il me mandait que la même histoire, interrompue à sa vue la première fois, recommençait dans le même lieu avec le savant et l'homme de Pampelune, et que dans peu de jours il m'en ferait savoir le succès définitif. C'est en ce point qu'il mourut, et je n'en ai pu apprendre de nouvelles, parce que, ayant promis le secret du nom de son ami et du lieu où cela se passait, il ne me voulut jamais nommer ni l'un ni l'autre. Ce marquis de Rochechouart fut une vraie perte, et je le regrette encore tous les jours.

La campagne se passa fort tranquillement en Flandre depuis la prise d'Ath par le maréchal Catinat. Il n'y fut partout question que de s'observer et de subsister. La paix cependant se traitait fort lentement à Ryswick, où il s'était perdu beaucoup de temps en cérémonial et en communications de pouvoirs. Les Hollandais, qui voulaient la paix, s'en laissaient et plus encore le prince d'Orange, qui avait beaucoup perdu en Angleterre, et ne tirait pas du parlement ce qu'il voulait. Son grand point était d'être reconnu roi d'Angleterre par la France, et, s'il pouvait, d'obliger le roi à faire sortir de son royaume le roi Jacques d'Angleterre et sa famille. L'empereur, fort embarrassé de sa guerre de Hongrie, des révoltes de cette année, des avantages considérables que les Turcs y avaient remportés, ne voulait point de paix sur la mauvaise bouche. Il retenait l'Espagne par cette raison, dans l'espérance d'événements qui le missent en meilleure posture et lui procurassent des conditions plus avantageuses. Tout cela arrêtait la paix. Le prince d'Orange, bien informé du désir extrême que le roi avait de la faire, jugea en devoir profiter pour tirer meilleur parti de l'opiniâtreté de la maison d'Autriche, et, sans avoir l'air de l'abandonner, après en avoir reçu une si utile protection contre les Stuarts et les catholiques pour son usurpation, faire une paix particulière, en stipulant pour cette maison, si elle voulait y entrer, sinon conclure pour l'Angleterre et la Hollande, et s'en sauver en alléguant que cette république dont il recevait ses principaux secours et de laquelle il était bien connu qu'il était maître plus que souverain, et l'Angleterre dont il ne l'était pas tant à beaucoup près, quoique roi, lui avaient forcé la main, et que tout ce qu'il avait pu, dans une presse si peu volontaire, avait été de prendre soin, autant qu'il avait pu, de mettre à couvert les intérêts de l'empereur et de l'Espagne. Suivant cette idée, qu'il fit adopter secrètement aux Hollandais, Portland, par son ordre, fit demander tout à la fin de juin une conférence au maréchal de Boufflers, à la tête de leurs armées.

Portland était Hollandais, s'appelait Bentinck, avait été beau et parfaitement bien fait, et en conservait encore des restes; il avait été nourri page du prince d'Orange. Il s'était personnellement attaché à lui. Le prince d'Orange lui trouva de l'esprit, du sens, de l'entregent et propre à l'employer en beaucoup de choses. Il en fit son plus cher favori, et lui communiquait ses secrets, autant qu'un homme aussi profond et aussi caché que l'était le prince d'Orange en était capable. Bentinck discret, secret, poli aux autres, fidèle à son maître, adroit en affaires, le servit très utilement. Il eut la première confiance du projet et de l'exécution de la révolution d'Angleterre; il y accompagna le prince d'Orange, l'y servit bien; il en fut fait comte de Portland, chevalier de la Jarretière et fut comblé de biens; il servait de lieutenant général dans son armée. Il avait eu commerce avec le maréchal de Boufflers, à sa sortie de Namur, et pendant qu'il fut arrêté.

Le prince d'Orange n'ignorait ni le caractère ni le degré de confiance et de faveur auprès du roi, des généraux de ses armées. Il aima mieux traiter avec un homme droit, franc et libéral, tel qu'était Boufflers, qu'avec l'emphase, les grands airs et la vanité du maréchal de Villeroy. Il ne craignit pas plus l'esprit et les lumières de l'un que de l'autre, et il comprit que ce qui se passerait par eux irait droit au roi et reviendrait de même du roi à eux, mais que par Boufflers ce serait avec plus de précision et de sûreté, parce qu'il n'y ajouterait rien du sien, ni à informer le roi, ni à donner ses réponses. Boufflers répondit à un gentilhomme du pays chargé de cette proposition de Portland, qu'il en écrirait au roi par un courrier exprès, et ce courrier lui apporta fort promptement l'ordre d'accorder la conférence, et d'écouter ce qu'on lui voudrait dire. Elle se tint presqu'à la tête des gardes avancées de l'armée du maréchal de Boufflers. Il y mena peu de suite, Portland encore moins, qui ne s'approchèrent point, et demeurèrent à cheval chacune de son côté. Le maréchal et Portland s'avancèrent seuls avec quatre ou cinq personnes, et, après les premiers compliments, mirent pied à terre seuls et à distance de n'être point entendus. Ils conférèrent ainsi debout, en se promenant quelques pas. Il y en eut trois de la sorte dans le mois de juillet, après la première de la fin de juin. La dernière de ces quatre fut plus nombreuse en accompagnements, et les suites se mêlèrent et se parlèrent avec force civilités, comme ne doutant plus de la paix. Les ministres de l'empereur en irent des plaintes à ceux d'Angleterre à la Haye qui furent froidement reçues. À chaque conférence le maréchal de Boufflers en rendait compte par un courrier. La cinquième se tint, le 1er août, au moulin de Zenick, entre les deux armées. Portland y fit présent de trois beaux chevaux anglais au maréchal de Boufflers, d'un au duc de Guiche, beau-frère du maréchal, et d'un autre à Pracomtal, lieutenant général, gendre de Montchevreuil, et extrêmement bien avec le maréchal de Boufflers qu'ils avaient suivi à cette conférence. La sixième fut extrêmement longue, et la dernière se tint dans une maison de Notre-Dame de Halle que Portland avait fait meubler et où il avait fait porter de quoi écrire. Lui et le maréchal furent enfermés longtemps dans une chambre, pendant que leur suite, pied à terre, nombreuse de part et d'autre et mêlée ensemble, fit la conversation d'une manière polie et fort amiable, comme ne doutant plus de la paix.

En effet ces conférences la pressèrent. Les ministres des alliés eurent peur que le maréchal de Boufflers et Portland ne vinssent au point de conclusion pour l'Angleterre, et que la Hollande n'y fût entraînée; et la prise de Barcelone fut un nouvel aiguillon qui rendit effectif et sérieux à Ryswick ce qui jusqu'alors n'avait été qu'un indécent pelotage. Je ne m'embarquerai pas ici dans le récit de cette paix. Elle aura vraisemblablement le sort de toutes les précédentes: des acteurs et des spectateurs curieux et instruits en écriront la forme et le fond; je me contenterai de dire que tout le monde convint après, que les alliés n'eurent Luxembourg que de la grâce de M. d'Harlay, qui, malgré ses deux collègues, trancha du premier, quoique les deux autres aient beaucoup souffert de ses avis et de ses manières, et qu'ils aient eu la sagesse de n'en venir jamais à aucune brouillerie. J'ai ouï assurer ce fait souvent à Callières, qui ne s'en pouvait consoler. L'empereur et l'empire à leur ordinaire ne voulurent pas signer avec les autres, mais autant valut, et leur paix se fit ensuite telle qu'elle avait été projetée à Ryswick.

La première nouvelle qu'on eut de sa signature fut par un aide de camp du maréchal de Boufflers qui arriva le dimanche 22 septembre à Fontainebleau, dépêché par ce maréchal, sur ce que l'électeur de Bavière lui avait mandé que la paix avait été signée à Ryswick le vendredi précédent à minuit. Le lendemain matin il y arriva un autre courrier du même maréchal, accompagnant jusque-là celui que l'électeur envoyait porter la même nouvelle en Espagne, et à quatre heures après midi du même lundi, un autre de don Bernard-François de Quiros, premier ambassadeur plénipotentiaire d'Espagne, pour y porter la même nouvelle. M. de Bavière eut la petitesse de faire écrire pour prier qu'on amusât ce courrier de l'ambassadeur, pour donner moyen au sien d'arriver avant lui à Madrid; et le plaisant est qu'on avait beau jeu à l'amuser, il n'avait pas un sou pour payer sa poste ni pour vivre, et le roi lui fit donner de l'argent. On sut par lui qu'il était six heures du matin du samedi quand la paix fut signée. Enfin, le jeudi 26 septembre, Celi, fils d'Harlay, arriva à cinq heures du matin à Fontainebleau, après s'être amusé en chemin avec une fille qu'il trouva à son gré et du vin qui lui parut bon. Il avait fait toutes les sottises et toutes les impertinences dont un jeune fou et fort débauché et parfaitement gâté par son père s'était pu aviser, dont plusieurs même avaient été fort loin et importantes, qu'il couronna par ce beau délai; ainsi il n'apprit rien de nouveau.

Le roi et la reine d'Angleterre étaient à Fontainebleau, à qui la reconnaissance du prince d'Orange fut bien amère, mais ils en connaissaient la nécessité pour avoir la paix, et savaient bien aussi que cet article ne l'était guère moins au roi qu'à eux-mêmes, dont j'expliquerai tout présentement la raison. Ils se consolèrent comme ils purent, et parurent même fort obligés au roi, qui tint également ferme à ne vouloir pas souffrir qu'ils sortissent de France, ni qu'ils quittassent le séjour de Saint-Germain. Ces deux points avaient été vivement demandés; le dernier surtout dans l'impossibilité d'obtenir l'autre, tant à Ryswick que dans les conférences par Portland. Le roi eut l'attention de dire à Torcy, sur le point de la signature, que si le courrier qui en apporterait la nouvelle arrivait, un ou plusieurs, l'un après l'autre, il ne lui vint point dire, s'il était alors avec le roi et la reine d'Angleterre, et il défendit aux musiciens de chanter rien qui eût rapport à la paix, jusqu'au départ de la cour d'Angleterre.

On sut en même temps que le prince Eugène avait gagné une bataille considérable en Hongrie, qui y rétablit fort les affaires et la réputation de l'empereur, mais dont, faute d'argent, il ne put profiter, comme il eût été aisé de faire grandement. Pour achever de suite cette matière de la paix, les ratifications étant échangées, elle fut publiée le 22 octobre, à Paris, avec l'Angleterre et la Hollande, et huit jours après avec l'Espagne. Celi, qui était retourné, arriva à Versailles le 2 novembre portant la nouvelle de la signature de la paix avec l'empereur et presque tout l'empire; quelques protestants faisaient encore difficulté de la signer, sur ce que le roi insistait que la religion catholique fût conservée dans les pays à eux rendus; et à la fin ils y passèrent. Celi, malgré sa conduite, eut douze mille livres de gratification. On peut juger que les Te Deum et les harangues de tous les corps furent la suite de cette paix, dans lesquelles il fut bien répété que le roi avait bien voulu la donner à l'Europe. Retournons maintenant à beaucoup de choses laissées en arrière, pour n'avoir pas voulu interrompre le voyage de M. le prince de Conti, et la conclusion de la paix. Ajoutons-y, auparavant de finir la guerre, que pendant la campagne, vers le fort des conférences du maréchal de Boufflers, M. le comte de Toulouse fut fait seul lieutenant général.

Je m'aperçois que j'oublie de tenir parole sur les raisons particulières qui rendaient au roi la reconnaissance du prince d'Orange pour roi d'Angleterre si amère; les voici : le roi était bien éloigné, quand il eut des bâtards, des pensées qui, par degrés, crûrent toujours en lui pour leur élévation. La princesse de Conti, dont la naissance était la moins odieuse, était aussi la première; le roi la crut magnifiquement mariée au prince d'Orange, et la lui fit proposer, dans un temps où ses prospérités et son nom dans l'Europe lui persuadaient que cela serait reçu comme le plus grand honneur et le plus grand avantage. Il se trompa: le prince d'Orange était fils d'une fille du roi d'Angleterre, Charles Ier, et sa grand'mère était fille de l'électeur de Brandebourg. Il s'en souvint avec tant de hauteur qu'il répondit nettement que les princes d'Orange étaient accoutumés à épouser des filles légitimes des grands rois, et non pas leurs bâtardes. Ce mot entra si profondément dans le coeur du roi qu'il ne l'oublia jamais, et qu'il prit à tâche, et souvent contre son plus palpable intérêt, de montrer combien l'indignation qu'il en avait conçue était entrée profondément en son âme.

Il n'y eut rien d'omis de la part du prince d'Orange pour l'effacer: respects, soumissions, offices, patience dans les injures et les traverses personnelles, redoublement d'efforts, tout fut rejeté avec mépris. Les ministres du roi en Hollande eurent toujours un ordre exprès de traverser ce prince, non seulement dans les affaires d'État, mais dans toutes les particulières et personnelles; de soulever tout ce qu'ils pourraient de gens des villes contre lui, de répandre de l'argent pour faire élire aux magistratures les personnes qui lui étaient les plus opposées, de protéger ouvertement ceux qui étaient déclarés contre lui, de ne le point voir; en un mot, de lui faire tout le mal et toutes les malhonnêtetés dont ils pourraient s'aviser. Jamais le prince, jusqu'à l'entrée de cette guerre, ne cessa, et publiquement, et par des voies plus sourdes, d'apaiser cette colère; jamais le roi ne s'en relâcha. Enfin, désespérant d'obtenir de rentrer dans les bonnes grâces du roi, et dans l'espérance de sa prochaine invasion de l'Angleterre, et de l'effet de la formidable ligue qu'il avait formée contre la France, il dit tout haut qu'il avait toute sa vie inutilement travaillé à obtenir les bontés du roi, mais qu'il espérait du moins être plus heureux à mériter son estime. On peut juger ensuite quel triomphe ce fut pour lui que de forcer le roi à le reconnaître roi d'Angleterre, et tout ce que cette reconnaissance coûta au roi.

CHAPITRE III. §

M. d'Orléans, cardinal. — Mort du célèbre Santeuil, du baron de Beauvais, de La Chaise, de la duchesse de La Feuillade, du duc de Duras. — Époque des ducs-maréchaux de France de porter le nom de maréchal. — Retraite volontaire de Pelletier, ministre d'État. — Sa fortune et sa famille. — Les postes à M. de Pomponne. — Maximes du roi contre un premier ministre et de ne mettre jamais aucun ecclésiastique dans le conseil. — Emplois au dehors. — Bonrepos et sa fortune. — Des Alleurs. — Du Héron. — Prince de Hesse-Darmstadt fait grand d'Espagne, et pourquoi. — Singulière retraite d'Aubigné, frère de Mme de Maintenon. — Cour et vie particulière de la princesse. — Tracasserie avec la duchesse du Lude. — Préparatifs du mariage de Mgr le duc de Bourgogne. — Goût du roi pour la magnificence de sa cour. — Ses égards

Il [le roi] était au conseil à Marly le mardi dernier juillet, lorsque le courrier du cardinal de Janson arriva apportant la promotion des couronnes, et une heure après, celui du pape avec la calotte pour l'évêque d'Orléans, qui au sortir du conseil la lui présenta et la reçut baissé fort bas, de ses mains sur sa tête, avec beaucoup d'amitié. Pour achever de suite, le cardinal de Janson arriva le 8 septembre à Versailles, et avec lui l'abbé de Barrière, camérier du pape, avec la barrette du cardinal de Coislin, à qui le roi la donna le lendemain à sa messe. Quelques jours après, étant au lever du roi, il lui demanda si on le verrait à cette heure avec des habits d'invention: « Moi, sire, dit le nouveau cardinal, je me souviendrai toujours que je suis prêtre avant que d'être cardinal. » Il tint parole: il ne changea rien à la simplicité de sa maison et de sa table, il ne porta jamais que des soutanelles de drap ou d'étoffes légères, sans soie, et n'eut de rouge sur lui que sa calotte et le ruban de son chapeau. Le roi, qui s'en doutait bien, loua fort sa réponse, et encore plus sa conduite qui le mit de plus en plus en vénération.

M. le Duc tint cette année les états de Bourgogne, en la place de M. le Prince, son père, qui n'y voulut pas aller. Il y donna un grand exemple de l'amitié des princes, et une belle leçon à ceux qui la recherchent. Santeuil, chanoine régulier de Saint-Victor, a été trop connu dans la république des lettres et dans le monde, pour que je m'amuse à m'étendre sur lui. C'était le plus grand poète latin qui ait paru depuis plusieurs siècles; plein d'esprit, de feu, de caprices les plus plaisants, qui le rendaient d'excellente compagnie; bon convive surtout, aimant le vin et la bonne chère, mais sans débauche, quoique cela fût fort déplacé dans un homme de son état, et qui avec un esprit et des talents aussi peu propres au cloître, était pourtant au fond aussi bon religieux qu'avec un tel esprit il pouvait l'être. M. le Prince l'avait presque toujours à Chantilly quand il y allait; M. le Duc le mettait de toutes ses parties; en un mot, princes et princesses, c'était de toute la maison de Condé à qui l'aimait le mieux, et des assauts continuels avec lui de pièces d'esprit en prose et en vers, et de toutes sortes d'amusements, de badinages et de plaisanteries, et il y avait bien des années que cela durait. M. le Duc voulut l'emmener à Dijon. Santeuil s'en excusa, allégua tout ce qu'il put; il fallut obéir, et le voilà chez M. le Duc établi pour le temps des états. C'étaient tous les soirs des soupers que M. le Duc donnait ou recevait, et toujours Santeuil à sa suite qui faisait tout le plaisir de la table. Un soir que M. le Duc soupait chez lui, il se divertit à pousser Santeuil de vin de Champagne, et de gaieté en gaieté, il trouva plaisant de verser sa tabatière pleine de tabac d'Espagne dans un grand verre de vin et de le faire boire à Santeuil pour voir ce qui en arriverait. Il ne fut pas longtemps à en être éclairci: les vomissements et la fièvre le prirent, et en deux fois vingt-quatre heures, le malheureux mourut dans des douleurs de damné, mais dans les sentiments d'une grande pénitence, avec lesquels il reçut les sacrements et édifia autant qu'il fut regretté d'une compagnie peu portée à l'édification, mais qui détesta une si cruelle expérience.

D'autres morts suivirent de près: le baron de Beauvais d'apoplexie, duquel j'ai parlé ailleurs, que le roi regretta.

La Chaise, capitaine de la porte, et frère du P. de La Chaise, qui, d'écuyer de l'archevêque de Lyon dont il commandait l'équipage de chasse, lui fit cette fortune. Ils ne s'y oublièrent ni l'un ni l'autre, tous deux firent toujours une profession ouverte de respect et d'attachement pour MM. de Villeroy, et La Chaise n'évitait point de parler de l'archevêque de Lyon et de ses chasses. C'était un grand échalas, prodigieux en hauteur, et si mince, qu'on croyait toujours qu'il allait rompre, très bon et honnête homme; il mourut en revenant de Bourbon, et son fils eut aussitôt sa charge, et deux jours après, le roi écrivit de sa main au P. de La Chaise qu'il donnait à son neveu cent mille écus de brevet de retenue, qui était aussi un fort honnête garçon.

La duchesse de La Feuillade mourut à Paris fort jeune, de la poitrine, et ce fut dommage de toutes façons, et il n'y eut que son mari qui ne s'en soucia guère. Il avait toujours très mal vécu avec elle, quoiqu'elle ne méritât rien moins, et avec un parfait mépris pour sa famille qui avait toujours fait merveilles pour lui. Il répondit une fois assez plaisamment à quelqu'un qui voulait parler à son beau-père, et qui lui demanda ce qu'il faisait, qu'il était à éplucher de la salade avec ses commis: en effet Châteauneuf n'avait aucun département que des provinces . Les huguenots étaient le département particulier de sa charge de secrétaire d'État, qui la rendait importante lorsqu'ils faisaient un corps armé avec lequel il fallait compter, mais depuis la révocation de l'édit de Nantes, cette charge de secrétaire d'État était à peu près nulle, et Châteauneuf de son génie et de sa personne existait encore moins, s'il se pouvait. La Feuillade n'eut point d'enfants de ce mariage et n'avait guère cherché à en avoir.

Le duc de Duras mourut de la petite vérole, et de beaucoup d'autres, en Flandre pendant la campagne. Il était brigadier de cavalerie avec distinction, et l'affaire de sa survivance de capitaine des gardes du corps était comme faite, ce qui augmenta fort la douleur de sa famille. Sa mère, soeur du duc de Ventadour, ne s'en est jamais consolée; elle l'aimait uniquement. C'était un homme bien fait et d'une beauté singulière; le vin et les débauches l'avaient fort changé et rendu goutteux. C'était un fort honnête homme et fort aimé, brave, doux et voulant faire, mais sans aucun esprit. Son père l'avait assez étrangement marié de tous points; il lui céda sa dignité en le mariant, le fit appeler le duc de Duras, et prit le nom de maréchal de Duras. Jusqu'alors on ne l'avait jamais appelé que le duc de Duras, et c'est le premier duc-maréchal de France qui, par le défaut de terres à porter divers noms, et pour la distinction de l'un et de l'autre, se soit fait appeler maréchal. Jamais on n'a dit que le duc de Navailles, le duc de Vivonne, etc. Depuis, cet exemple a été suivi par la même convenance, et peu à peu a quelquefois prévalu sans cette raison. Le duc de Duras ne laissa que deux filles; il n'avait qu'un frère beaucoup plus jeune que lui à qui le roi donna son régiment.

Le même jour de la nouvelle de cette mort, qui était un mercredi, 18 septembre, à Versailles, veille du départ du roi pour Fontainebleau, M. Pelletier, ministre d'État, prit congé du roi à la fin du conseil, et, sans en avoir parlé à qui que ce fût qu'au roi, monta tout de suite en carrosse, et se retira en sa maison de Villeneuve-le-Roi. Il avait passé par les charges de conseiller au parlement et de président en la quatrième chambre des enquêtes; après il fut prévôt des marchands, et fit à Paris ce quai près de la Grève qui porte encore son nom. De là il devint conseiller d'État, qui est le débouché ordinaire des prévôts des marchands. Il fut connu de M. Le Tellier et de M. de Louvois qui le servirent pour ces places, et entra tellement dans leur confiance qu'il devint l'arbitre des affaires de leur famille et des débats particuliers du père et du fils, qu'ils eurent toujours le bon esprit de cacher sous le dernier secret. À la mort de M. Colbert, MM. Le Tellier et de Louvois, qui savaient ce que leur avait coûté un habile contrôleur général leur ennemi, mirent tout leur crédit à faire donner cette place à Pelletier qui la craignit plus qu'il n'en eut de joie. Il y fut parfaitement reconnaissant pour ses bienfaiteurs. Après leur mort, il continua d'être l'arbitre des affaires de leur famille, à laquelle il demeura parfaitement attaché, et vécut toujours avec M. de Barbezieux dans une sorte de dépendance.

C'était un homme fort sage et fort modéré, fort doux et obligeant, très modeste et d'une conscience timorée; d'ailleurs fort pédant et fort court de génie. Il y a un mot du premier maréchal de Villeroy sur lui admirable. Il donnait un matin petite direction chez lui; tout ce qui la devait composer était arrivé, et on attendait M. Pelletier qui était contrôleur général. Enfin, las d'attendre, le maréchal envoya chez lui, et à Versailles où ils étaient, il n'y avait pas loin. On vint dire au maréchal de Villeroy qu'apparemment M. Pelletier avait oublié la petite direction, et qu'il était allé courre le lièvre. « Par.... répondit le maréchal en colère, avec son ton de fausset, nous avons vu M. Colbert qui n'en courait pas tant et qui en prenait davantage. » On rit et on commença la petite direction. Lorsque ce contrôleur général vit venir la guerre de 1688, la confiance intime qui était entre M. de Louvois et lui en fit prévoir toutes les suites. C'était à lui à en porter tous le poids par les fonds extraordinaires, et ce poids l'épouvanta tellement, qu'il ne cessa d'importuner le roi jusqu'à ce qu'il lui permit de quitter sa place de contrôleur général. Outre que ce n'était pas le compte de M. de Louvois, qui avait repris alors le premier crédit, le roi y eut une grande peine. Il aimait et il estimait Pelletier, il se souvenait toujours des embarras qu'il avait essuyés des divisions de MM. de Louvois et Colbert, il en était à l'abri entre Louvois et Pelletier, et à la veille d'une grande guerre ce lui était un grand soulagement. N'ayant pu venir à bout de vaincre le contrôleur général après plusieurs mois de dispute, cette même convenance engagea le roi à lui proposer Pelletier de Sousy, son frère et intendant des finances, pour contrôleur général. Celui-ci avait bien plus de lumières et de monde, mais son frère ne crut pas le devoir exposer aux tentations d'une place qu'il ne tient qu'à celui qui la remplit de rendre aussi lucrative qu'il veut, et il supplia le roi de n'y point penser. Le roi, plus plein d'estime encore par cette action pour Pelletier, mais plus embarrassé du choix, voulut qu'il le fît lui-même, et il proposa Pontchartrain dont j'aurai lieu de parler ailleurs, et qui fut contrôleur général. Pelletier demeura simple ministre d'État; et comme, hors de se trouver au conseil, il n'avait aucune fonction, il demeura peu compté par le courtisan, qui l'appela le ministre Claude. Ils se souvenaient encore de celui de Charenton, et en effet Pelletier s'appelait Claude.

Il eut l'administration des postes à la mort de M. de Louvois, et le roi le traita toujours avec tant de confiance et d'amitié qu'à une maladie que le chancelier Boucherat avait eue l'année précédente, il s'était laissé assez entendre à Pelletier pour que celui-ci pût compter d'être son successeur. Pelletier était droit et vraiment homme de bien. Il fit ses réflexions. Il avait toujours eu dessein de mettre un intervalle entre la vie et la mort, et il comprit qu'un chancelier ne pouvait plus se retirer. Boucherat, plus qu'octogénaire, tombait de jour en jour, cela fit peur à Pelletier; il voulut prévenir la vacance. L'affaire de la paix le retenait. Il ne trouvait pas séant de la laisser imparfaite, mais dès qu'il la vit assurée à peu près il demanda son congé. Ce fut un débat entre le roi et lui qui dura plus de deux mois; il ne l'arracha qu'à grand'peine. Au moins le roi exigea qu'il le viendrait voir tous les ans deux ou trois fois dans son cabinet par les derrières, et qu'il conservât toutes ses pensions qui allaient à quatre-vingt mille livres de rente. Il capitula il s'engagea à venir voir le roi comme il le désirait; mais il se débattit tant sur les pensions qu'il n'en garda que vingt mille livres pour lui et six mille livres pour son fils, à qui il avait remis, il y avait déjà longtemps, une charge de président à mortier, qu'il avait achetée étant contrôleur général. En entrant au conseil, d'où il partit pour sa retraite, il tira le duc de Beauvilliers dans une fenêtre et la lui confia. Il était fort son ami et de M. de Pomponne qui ne la sut que par l'événement, et qui s'écria qu'il l'avait prévenu. Mais Pomponne n'était pas en même situation; il était chargé des affaires étrangères dont Torcy, son gendre, n'avait encore que le nom.

La famille de M. Pelletier fut également surprise et affligée, mais elle n'y perdit rien. Pelletier conserva tout son crédit, et fit plus pour elle de sa retraite qu'il n'avait fait jusqu'alors à la cour; il ne vit exactement personne à Villeneuve que sa plus étroite famille et quelques gens de bien. Il passa l'hiver à Paris avec son fils dans sa maison, et s'y élargit un peu davantage. Il était fort des amis de mon père, et il voulut bien me voir. J'en fus ravi, et j'admirai moins la sérénité tranquille et douce que je remarquai en lui, que son attention à rompre tous discours sur sa retraite et qui sentit l'encens. Il avait lors soixante-six ans et une santé parfaite de corps et d'esprit. Il passa toujours les hivers à Paris, où je le voyais de temps en temps, et toujours avec plaisir et respect pour sa vertu, et tout le reste de l'année à Villeneuve, et soutint sa retraite avec une grande sagesse et une grande piété. Il avait épousé une Fleuriau, veuve d'un président de Fourcy, qu'il avait perdue il y avait longtemps. Mme de Châteauneuf, femme du secrétaire d'État, était fille du premier mariage de sa femme, laquelle avait un frère d'âge fort disproportionné d'elle qui était M. d'Armenonville. M. Pelletier le fit travailler sous lui, et lui procura une charge d'intendant des finances. Il a été fort connu dans le monde, et j'aurai occasion d'en parler.

M. Pelletier, outre son fils aîné, en eut deux autres et deux filles mariées à M. d'Argouges et à M. d'Aligre, maîtres des requêtes tous deux. De sa retraite il fit le premier conseiller d'État, l'autre, président à mortier, tous deux fort jeunes, et un de ses fils évêque d'Angers, puis d'Orléans, quoique éborgné jeune d'une fusée à une fenêtre de l'hôtel de ville au feu de la Saint-Jean. L'autre fut supérieur des séminaires de Saint-Sulpice. C'était un cafard qui en bannit la science et y mit tout en misérables minuties. Il usurpa du crédit à force de molinisme et eut souvent part aux grâces ecclésiastiques. Il était lourde dupe et dominait fort le clergé. C'était un animal si plat et si glorieux qu'il disait quelquefois à ses jeunes séminaristes qu'il malmenait pour des riens: « Mais vous autres, à qui croyez-vous donc avoir affaire? savez-vous que je suis fils d'un ministre d'État, et contrôleur général, et frère d'un évêque et d'un président à mortier » et avec cela il croyait avoir tout dit.

Le roi ne remplit point la place de ministre et donna le soin des postes à M. de Pomponne. Peu de jours après, voyant au conseil des dépêches de Rome qui ne ressemblaient pas à celles qu'il avait accoutumé de recevoir du cardinal de Janson, qui après sept ans de séjour fort utile ne faisait qu'en arriver, le roi se mit sur ses louanges, et ajouta qu'il regardait comme un vrai malheur de ne pouvoir pas le faire ministre. Torcy, qui avait porté les dépêches, mais sans s'asseoir ni opiner encore, crut faire sa cour de dire, entre haut et bas, qu'il n'y avait personne plus propre que lui, et que dès qu'il avait le bonheur d'en être estimé capable par le roi, il ne voyait pas ce qui pouvait l'empêcher de l'être. Le roi, qui l'entendit, répondit que lorsqu'à la mort du cardinal Mazarin il avait pris le timon de ses affaires, il avait en grande connaissance de cause bien résolu de n'admettre jamais aucun ecclésiastique dans son conseil, et moins encore les cardinaux que les autres; qu'il s'en était bien trouvé, et qu'il ne changerait pas. Il ajouta qu'il était bien vrai qu'outre la capacité, le cardinal de Janson n'aurait pas les inconvénients des autres, mais que ce serait un exemple; qu'il ne le voulait pas faire; ce qui ne l'empêchait pas de regretter de ne l'y pouvoir faire entrer. Je l'ai su de Torcy même, et longtemps auparavant, de M. de Beauvilliers et de M. de Pontchartrain père.

Le comte de Portland fut destiné à l'ambassade de France, le comte de Tallard à celle d'Angleterre, Bonrepos à celle de Hollande, qui fut relevé en Danemark par le comte de Chamilly, neveu du lieutenant général. Quelque temps après, Villars, commissaire général de la cavalerie, fils du chevalier de l'ordre, fut choisi pour envoyé à Vienne; Phélypeaux, maréchal de camp, à Cologne; des Alleurs, à Berlin; du Héron, colonel de dragons, à Wolfenbuttel; d'Iberville, à Mayence. Bonrepos se prétendait gentilhomme du pays de Foix; il avait passé sa vie dans les bureaux de la marine. M. de Seignelay s'en servait avec confiance, et quoique l'oncle et le neveu ne fussent pas toujours d'accord, M. de Croissy lui donna aussi la sienne. Un traité de marine et de commerce que, pendant la paix précédente, il alla faire en Angleterre où il réussit fort bien, le fit connaître à Croissy. Il y demeura longtemps à reprises, et en homme d'esprit et de sens, se procurait l'occasion de faire des voyages à la cour, où il fit valoir son travail. Cet emploi le décrassa. Il continua à travailler sous M. de Seignelay, puis sous M. de Pontchartrain, mais non plus sur le pied de premier commis. Il obtint permission d'acheter une charge de lecteur du roi, pour en avoir les entrées et un logement à Versailles; il s'y était fait des amis de ceux de M. de Seignelay, et d'autres encore. Il était honnête homme et fort bien reçu dans les maisons les plus distinguées de la cour. Tout cela l'aida à prendre un plus grand vol, et il y réussit toujours dans ses ambassades. C'était un très petit homme, gros, d'une figure assez ridicule, avec un accent désagréable, mais qui parlait bien, et avec qui il y avait à apprendre, et même à s'amuser. Quoiqu'il ne se fût pas donné pour un autre, il était sage et respectueux; il avait fort gagné chez M. de Seignelay pendant la prospérité de la marine; il était riche et entendu, fort honorable et toutefois ménageait très bien son fait. Il était frère de d'Usson, lieutenant général qui n'était pas sans mérite à la guerre, où il a passé toute sa vie. Point mariés tous deux, ils prirent soin d'un fils de leur frère aîné qui était demeuré dans son pays de Foix, et dont on n'a jamais ouï parler. Ce neveu s'appelait Bonac, dont j'aurai occasion de parler.

Des Alleurs était un Normand de fort peu de chose, fait à peindre, et de grande mine, qui lui avait fort servi en sa jeunesse. Il avait été longtemps capitaine aux gardes, et servit toute cette guerre de major général à l'armée du Rhin; et il l'était excellent. À la longue, il devint lieutenant général et grand-croix de Saint-Louis. C'était un matois doux, respectueux, affable à tout le monde, et qui le connaissait bien; il avait de la valeur et beaucoup d'esprit, du tour, de la finesse, avec un air toujours simple et aisé. Il s'amouracha à Strasbourg, où il était employé les hivers, de Mlle de Lutzbourg, belle, bien faite, et de fort bonne maison, laquelle avait eu plus d'un amant, et qui, n'ayant rien vaillant que beaucoup d'esprit et d'adresse, voulut faire une fin comme les cochers, et fit si bien qu'elle l'épousa.

Du Héron était aussi Normand et peu de chose, fort bien fait aussi, mais d'une autre façon et bien plus jeune. C'était un très bon officier et un des plus excellents sujets qu'on pût choisir à tous égards pour les négociations, et avec cela doux, modeste, appliqué et fort honnête homme. Iberville avait été dans les bureaux de M. de Croissy, d'où on le prit pour Mayence. C'était encore un Normand et fort délié, et très capable d'affaires. Des autres, j'aurai lieu d'en parler ailleurs ainsi que de Puysieux, qui alla relever Amelot, conseiller d'État, en Suisse, et d'Harcourt, en Espagne.

Ces emplois étrangers me font souvenir d'une anecdote étrangère qui mérite bien de n'être pas oubliée. J'ai remarqué en parlant du siège et de la prise de Barcelone par M. de Vendôme, que le prince de Darmstadt commandait dans le Montjoui, qui en est comme la citadelle, quoiqu'un peu séparé. Le fil de la narration m'a emporté ailleurs, il faut revenir à ce prince. C'était un homme fort bien fait, de la maison de Hesse, parent de la reine d'Espagne, de ces cadets qui n'ont rien, qui servent où ils peuvent pour vivre, et qui vont cherchant fortune. On prétend qu'à un premier voyage qu'il fit en effet en Espagne, il ne déplut pas à la reine. Le reste de ce que je vais raconter, on le prétendit aussi, je n'en puis fournir d'autres garants, mais je l'ai ouï prétendre à des personnages qui n'étaient ni accusés ni en place de prétendre légèrement. On prétendit donc que le même conseil de Vienne qui, par raison d'État, ne se fit pas scrupule d'empoisonner la reine d'Espagne, fille de Monsieur, parce qu'elle n'avait point d'enfants, et parce qu'elle avait trop d'ascendant sur le coeur et sur l'esprit du roi son mari, et qui fit exécuter ce crime par la comtesse de Soissons, réfugiée en Espagne, sous la direction du comte de Mansfeld, ambassadeur de l'empereur à Madrid, ne fut pas plus scrupuleux sur un autre point.

Il avait remarié le roi d'Espagne à la soeur de l'impératrice. C'était une princesse grande, majestueuse, très bien faite, qui n'était pas sans beauté et sans esprit, et qui, conduite par les ministres de l'empereur et par le parti qu'il s'était de longue main formé à Madrid, prit un grand crédit sur le roi d'Espagne. C'était bien une partie principale de ce que le conseil de l'empereur s'était proposé; mais le plus important manquait, c'était des enfants. Il en avait espéré de ce second mariage, parce qu'il s'était leurré que l'empêchement venait de la reine, dont ce conseil s'était défait. Ne pouvant plus se dissimuler au bout de quelques années de ce second mariage que le roi d'Espagne ne pouvait avoir d'enfants, ce même conseil eut recours au prince de Darmstadt, et comme l'exécution n'était pas facile, et demandait des occasions qui ne pouvaient être amenées que par un long temps, ils l'engagèrent à s'attacher tout à fait au service d'Espagne, et l'empereur et ses partisans l'appuyèrent de toutes leurs forces, non seulement pour lui faire trouver tous les avantages qui pouvaient l'y fixer, mais tous les moyens encore de pouvoir demeurer à la cour, qui était tout leur but; c'est ce qui le fit gouverneur des armes en Catalogne après la perte de Barcelone, et la paix faite, c'est ce qui, à la fin de cette année, le fit faire grand d'Espagne à vie, pour qu'il pût demeurer à la cour et s'y insinuer à loisir, pour venir à bout du dessein de faire un enfant à la reine.

Les princes étrangers effectifs, c'est-à-dire souverains ou de maison actuellement souveraine, beaucoup moins les prétendus et les factices, ni ces seigneurs de francs-alleux qu'ils appellent un État, n'ont aucun rang ni aucune sorte de distinction en Espagne. Les grands de toutes classes ne font pas même aucune sorte de comparaison avec eux; ils y sont comme la noblesse ordinaire. C'est pour cela que lorsque les princes veulent s'attacher à cette cour, et que cette cour veut elle-même les y attacher, elle les fait grands à vie, mais de première classe, au moyen de quoi ils peuvent être de tout, et aller partout, parce qu'à ce titre de grands, ils ont le premier rang partout, et un rang parmi les autres grands, qui ne peut embarrasser leur chimère s'ils en avaient quelqu'une, parce que ce rang est égal pour tous les grands de même classe, et les traitements aussi, et tous très distingués partout, et tous très réglés et très établis sans dispute, et qu'entre les grands ils affectent de marcher comme ils se trouvent, et de n'avoir aucune ancienneté parmi eux. Je ne dirai pas si la reine fut inaccessible de fait ou de volonté, je ne dirai pas non plus si elle-même, comme on l'a assuré, mais je crois sans le bien savoir, avait un empêchement de devenir mère. Quoi qu'il en soit, M. de Darmstadt, grand d'Espagne, s'établit et se familiarisa à la cour de Madrid, fut des mieux avec le roi et la reine, arriva à des privances fort rares en ce pays-là; sans aucun fruit qui pût mettre la succession de la monarchie en sûreté contre les différentes prétentions, ni rassurer de ce côté le politique conseil de Vienne.

Revenons maintenant en France voir un assez petit événement, mais tout à fait singulier. Mme de Maintenon, dans ce prodige incroyable d'élévation où sa bassesse était si miraculeusement parvenue, ne laissait pas d'avoir ses peines; son frère n'était pas une des moindres par ses incartades continuelles. On le nommait le comte d'Aubigné; il n'avait jamais été que capitaine d'infanterie, et parlait toujours de ses vieilles guerres comme un homme qui méritait tout, et à qui on faisait le plus grand tort du monde de ne l'avoir pas fait maréchal de France il y a longtemps; d'autres fois il disait assez plaisamment qu'il avait pris son bâton en argent. Il faisait à Mme de Maintenon des sorties épouvantables de ce qu'elle ne le faisait pas duc et pair, et sur tout ce qui lui passait par la tête, et ne se trouvait avoir rien que les gouvernements de Béfort, puis d'Aigues-Mortes, après de Cognac qu'il garda avec celui de Berry pour lequel il rendit Aigues-Mortes, et d'être chevalier de l'ordre. Il courait les petites filles aux Tuileries et partout, en entretenait toujours quelques-unes, et vivait le plus ordinairement avec elles et leurs familles et des compagnies de leur portée où il mettait beaucoup d'argent.

C'était un panier percé, fou à enfermer, mais plaisant avec de l'esprit et des saillies et des reparties auxquelles on ne se pouvait attendre. Avec cela bon homme et honnête homme, poli, et sans rien de ce que la vanité de la situation de sa soeur eût pu mêler d'impertinent, mais d'ailleurs il l'était à merveille, et c'était un plaisir qu'on avait souvent avec lui de l'entendre sur les temps de Scarron, et de l'hôtel d'Albret, quelquefois sur des temps antérieurs, et surtout ne se pas contraindre sur les aventures et les galanteries de sa soeur, en faire le parallèle avec sa dévotion et sa situation présente, et s'émerveiller d'une si prodigieuse fortune. Avec le divertissant, il y avait beaucoup d'embarrassant à écouter tous ces propos qu'on n'arrêtait pas où on voulait, et qu'il ne faisait pas entre deux ou trois amis, mais à table devant tout le monde, sur un banc des Tuileries, et fort librement encore dans la galerie de Versailles, où il ne se contraignait pas non plus qu'ailleurs de prendre un ton goguenard, et de dire très ordinairement le beau-frère, lorsqu'il voulait parler du roi. J'ai entendu tout cela plusieurs fois, surtout chez mon père où il venait plus souvent qu'il ne désirait, et dîner aussi, et je riais souvent sous cape de l'embarras extrême de mon père et de ma mère, qui fort souvent ne savaient où se mettre.

Un homme de cette humeur, si peu capable de se refuser rien, et avec un esprit et une plaisanterie à assener d'autant mieux les choses qu'il n'en craignait pour soi ni le ridicule ni les suites sérieuses, était un grand fardeau pour Mme de Maintenon. Dans un autre genre elle n'était pas mieux en belle-soeur. C'était la fille d'un nommé Picère, petit médecin, qui s'était fait procureur du roi de la ville de Paris, qu'Aubigné avait épousée en 1678, que sa soeur était auprès des enfants de Mme de Montespan, qui crut lui faire une fortune par ce mariage. C'était une créature obscure, plus, s'il se pouvait, que sa naissance, modeste, vertueuse, et qui, avec ce mari, avait grand besoin de l'être; sotte à merveille, de mine tout à fait basse, d'aucune sorte de mise, et qui embarrassait également Mme de Maintenon à l'avoir avec elle et à ne l'avoir pas. Jamais elle ne put en rien faire, et elle se réduisit à ne la voir qu'en particulier. Des gens du monde, cette femme n'en voyait point, et demeurait dans la crasse de quelques commères de son quartier. C'étaient des plaintes trop fondées et fréquentes à Mme de Maintenon sur son mari, à qui cette reine, partout ailleurs si absolue, ne pouvait jamais faire entendre raison, et qui la malmenait très souvent elle-même.

Enfin, à bout sur un frère si extravagant, elle fit tant par Saint-Sulpice que, comme c'était un homme tout de sauts et de bonds, et qui avait toujours besoin d'argent, on lui persuada de quitter ses débauches, ses indécences et ses démêlés domestiques, de vivre à son aise, sa dépense entière payée tous les mois, et sa poche de plus garnie, et pour cela de se retirer dans une communauté qu'un M. Doyen avait établie sous le clocher de Saint-Sulpice pour des gentilshommes, ou soi-disant, qui vivaient là en commun dans une espèce de retraite et d'exercices de piété, sous la direction de quelques prêtres de Saint-Sulpice. Mme d'Aubigné, pour avoir la paix, et plus encore, parce que Mme de Maintenon le voulut, se retira dans une communauté, et disait tout bas à ses commères que cela était bien dur, et qu'elle s'en serait fort bien passée. M. d'Aubigné ne laissa ignorer à personne que sa soeur se moquait de lui de lui faire accroire qu'il était dévot, qu'on l'assiégeait de prêtres, et qu'on le ferait mourir chez ce M. Doyen. Il n'y tint pas longtemps sans retourner aux filles, aux Tuileries, et partout où il put; mais on le rattrapa, et on lui donna pour gardien un des plus plats prêtres de Saint-Sulpice, qui le suivait partout comme son ombre et qui le désolait. Quelqu'un de meilleur aloi n'eût pas pris un si sot emploi. Mais ce Madot n'avait rien de meilleur à faire, et n'avait pas l'esprit de s'occuper ni même de s'ennuyer. Il remboursait force sottises, mais il était payé pour cela, et gagnait très bien son salaire par une assiduité dont il n'y avait peut-être que lui qui pût être capable. M. d'Aubigné n'avait qu'une fille unique dont Mme de Maintenon avait toujours pris soin, qui ne quittait jamais son appartement partout, et qu'elle élevait sous ses yeux comme sa propre fille.

J'arrivai à Paris avec la plupart de ce qui avait servi en Flandre et en Allemagne, et j'allai tout aussitôt à Versailles où la cour ne faisait guère qu'arriver de Fontainebleau. Mme de Saint-Simon y avait été tout le voyage fort agréablement, et le roi me reçut avec toute sorte de bontés. Je trouvai une petite tracasserie domestique, que je ne dédaignerai pas de mettre ici, comme l'entrée à des choses plus considérables, dont on aime à se souvenir des échelons, et qui expliquera aussi la cour naissante de la princesse sur qui tout le monde avait les yeux, parce qu'elle faisait déjà beaucoup l'amusement du roi et de Mme de Maintenon. La cour ne la voyait que deux fois la semaine à sa toilette. Elle était donc renfermée avec ses dames, et le roi y en joignit quelques autres pour qu'elle ne vît pas toujours les mêmes visages, et c'était une extrême faveur pour celles qui eurent cette privance. Les duègnes furent les duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers et de Roquelaure, la princesse d'Harcourt et Mme de Soubise; quatre entre deux âges, dont trois comme nièces de la duchesse du Lude, qui furent les duchesses d'Uzès, de Sully, et Mme de Boufflers, et Mme de Beringhen, et deux autres duègnes qui, sans être mandées, avaient liberté d'y aller tant qu'il leur plaisait: c'étaient aussi des favorites, Mmes de Montchevreuil et d'Heudicourt; les autres n'y venaient que mandées. Les jeunes étaient trois femmes de secrétaires d'État, Mmes de Maurepas, de Barbezieux et de Torcy, et trois filles qui ne paraissaient en nul autre lieu qu'en ce particulier et chez leurs mères, Mlle de Chevreuse, Mlle d'Ayen et Mlle d'Aubigné. Les vieilles étaient peu mandées, et s'excusaient souvent, et c'était plutôt une distinction qu'une compagnie; les autres étaient pour l'amusement et surtout pour les promenades. Le roi et Mme de Maintenon n'y voulaient rien que du plus trayé dans leur goût, et le dessein était d'accoutumer ainsi la princesse par un petit nombre de tous âges, et de la former par la conversation et les manières des vieilles, et de la divertir par la compagnie des jeunes. On en demeura à ce nombre. Plusieurs essayèrent d'être admises qui furent refusées, entre autres la duchesse de Villeroy et les deux filles de M. le Grand, dont la duchesse du Lude fut fort mortifiée.

La figure, la modestie, le maintien de Mme de Saint-Simon avait plu au roi à Fontainebleau: il s'en était expliqué plusieurs fois; cela donna lieu à la comtesse de Roucy, et ensuite à la maréchale de Rochefort, amie de Mme la maréchale de Lorges, de proposer à la duchesse du Lude de faire initier Mme de Saint-Simon chez la princesse. La duchesse du Lude, qui crut que la maréchale de Lorges les en avait priées, vint chez elle. Elle y apprit d'elle-même qu'elle n'y avait point pensé, et n'en avait jamais parlé à ces dames; sur quoi la duchesse du Lude lui conta le refus que je viens de dire, et l'assura qu'elle faisait sagement de n'avoir point d'empressement pour cela. Il arriva que la comtesse de Mailly, amie intime de Mme la maréchale de Lorges, et moi ami de famille et parent des Mailly, et ami intime de l'abbé de Mailly, son beau-frère, qui devint peu après archevêque d'Arles, avait parlé de Mme de Saint-Simon à Mme de Maintenon sans que personne l'en eût priée; que Mme de Maintenon avait répondu que cela devrait déjà être fait; que c'étaient des personnes comme Mme de Saint-Simon qu'il fallait approcher de la princesse, et lui ordonna de le dire de sa part à la duchesse du Lude; cela s'était passé la veille. La comtesse de Mailly n'en avait voulu rien dire que la duchesse du Lude ne le sût. Le hasard fit qu'elle la rencontra comme elle remontait de chez la maréchale de Lorges. La duchesse du Lude demeura fort étonnée de la chose, après les personnes de faveur qui avaient été refusées, et très piquée de la manière, parce qu'elle ne douta pas que la maréchale de Lorges, sûre de son fait, ne se fût moquée d'elle; et voilà comme les choses très apparentes se trouvent pourtant très fausses. Dès le lendemain Mme de Saint-Simon fut mandée, et presque tous les jours le reste du voyage de Fontainebleau, et depuis très souvent, avec une jalousie de toutes les autres et de leurs familles qu'il fallut laisser tomber.

Le roi, qui de plus en plus mettait ses complaisances en la princesse qui surpassait son âge sans mesure en art, en soins, en grâces pour les mériter, ne voulut pas perdre un jour au delà des douze ans pour faire célébrer son mariage, et l'avait fixé au 7 décembre qui tombait à un samedi. Il s'était expliqué qu'il serait bien aise que la cour y fût magnifique, et lui-même, qui depuis longtemps ne portait plus que des habits fort simples, en voulut des plus superbes. C'en fut assez pour qu'il ne fût plus question de consulter sa bourse ni presque son état pour tout ce qui n'était ni ecclésiastique ni de robe. Ce fut à qui se surpasserait en richesse et en invention. L'or et l'argent suffirent à peine. Les boutiques des marchands se vidèrent en très peu de jours; en un mot, le luxe le plus effréné domina la cour et la ville, car la fête eut une grande foule de spectateurs. Les choses allèrent à un point que le roi se repentit d'y avoir donné lieu, et dit qu'il ne comprenait pas comment il y avait des maris assez fous pour se laisser ruiner par les habits de leurs femmes; il pouvait ajouter, et par les leurs; mais la bride était lâchée, il n'était plus temps d'y remédier, et au fond, je ne sais si le roi en eût été fort aise, car il se plut fort pendant les fêtes à considérer tous les habits. On vit aisément combien cette profusion de matières et ces recherches d'industrie lui plaisaient, avec quelle satisfaction il loua les plus superbes et les mieux entendus, et que le petit mot lâché de politique, il n'en parla plus, et fut ravi qu'il n'eût pas pris.

Ce n'est pas la dernière fois que la même chose lui est arrivée. Il aimait passionnément toute sorte de somptuosités à sa cour, et surtout aux occasions marquées, et qui s'y serait tenu à ce qu'il avait dit lui eût très mal fait sa cour. Il n'y avait donc pas moyen d'être sage parmi tant de folies. Il fallut plusieurs habits; entre Mme de Saint-Simon et moi, il nous en coûta vingt mille livres. Les ouvriers manquèrent pour mettre tant de richesses en œuvre. Mme la Duchesse s'avisa d'en envoyer enlever par des hoquetons de chez le duc de Rohan. Le roi le sut, le trouva très mauvais, et fit sur-le-champ renvoyer ces ouvriers à l'hôtel de Rohan; et il faut remarquer que le duc de Rohan était un des hommes de France que le roi aimait le moins, et pour lequel il se contraignait le moins de le marquer. Il fit encore une autre chose bien honnête, et tout cela montrait bien le désir que tout le monde fût au plus magnifique: il choisit lui-même un dessin de broderie pour la princesse. Le brodeur lui dit qu'il allait quitter tous ses ouvrages pour celui-là. Le roi ne le voulut pas. Il lui commanda bien précisément d'achever premièrement tout ce qu'il avait entrepris, et de ne travailler à celui qu'il choisissait qu'ensuite, et il ajouta que s'il n'était pas fait à temps, la princesse s'en passerait.

On publia que les fêtes dureraient jusqu'à Noël, mais elles furent restreintes à deux bals, un opéra et un feu d'artifice, et de tout l'hiver après il n'y eut plus de bals. Le roi, pour éviter toutes disputes et toutes difficultés, supprima toutes cérémonies; il régla qu'il n'y aurait point de fiançailles dans son cabinet, mais qu'elles se feraient tout de suite avec le mariage à la chapelle pour éviter la queue qui ne serait point portée en cérémonie, mais par l'exempt des gardes du corps en service auprès de la princesse, tout comme il la portait tous les jours, et que le poêle serait tenu par l'évêque nommé de Metz, premier aumônier en survivance de son oncle, et par l'aumônier du roi de quartier qui se trouverait de jour, et ce fut l'abbé Morel; que Mgr le duc de Bourgogne donnerait seul la main à la princesse, tant en allant qu'en revenant de la chapelle, et que, passé M. le Prince, aucun prince ne signerait sur le livre du curé. On jugea que ce dernier point fut décidé en faveur des bâtards, qui, étant du festin royal par une grâce nouvelle qui avait commencé au mariage de M. le duc de Chartres, et point de droit, puisqu'ils n'étaient pas princes du sang, auraient eu un dégoût de ne signer pas aussi sur le registre, à quoi aussi les princes du sang se seraient opposés; ainsi M. le Duc ne signa point. M. le prince de Conti n'était pas encore arrivé. Le roi avait aussi précédemment réglé qu'il ne recevrait point le serment des officiers principaux de la maison de la princesse; qu'ils n'en prêteraient point jusqu'après son mariage, et qu'alors elle les recevront; ce qui fut exécuté ainsi. Mme de Verneuil fut mandée au mariage, et eut la dernière place au festin royal, comme cela s'était fait au mariage de M. le duc de Chartres et de M. du Maine, mais elle n'y fut que le jour du mariage, et aussitôt après, elle s'en retourna à Paris. Aucune dame assise ne se trouva pas à un de ces festins, non pas même la duchesse du Lude. La duchesse d'Angoulême, veuve du bâtard de Charles IX, n'y fut point mandée, comme elle ne l'avait point été aux mariages de M. le duc de Chartres et de M. du Maine, parce qu'elle n'avait pas le rang de princesse du sang.

CHAPITRE IV. §

Mariage de Mgr le duc de Bourgogne. — Mariage des deux filles du comte de Tessé. — Fortune et fin singulière du premier Varenne. — Prince de Vaudémont et sa fortune. — M. de Lorraine rétabli demande Mademoiselle et perd sa mère. — Abbé, depuis cardinal de Mailly, archevêque d'Arles. — Abbé de Castries, aumônier ordinaire de Mme la duchesse de Bourgogne. — Mme Cantin, première femme de chambre de Mme la duchesse de Bourgogne. — Fortune de Lavienne. — Mauresse, religieuse à Moret, fort énigmatique.

Le samedi matin 7 décembre, toute la cour alla de bonne heure chez Mgr le duc de Bourgogne, qui alla ensuite chez la princesse. Sa toilette finissait, où il y avait peu de dames, la plupart étant allées à la tribune ou sur les échafauds placés dans la chapelle pour voir la cérémonie. Toute la maison royale avait déjà été chez la princesse, et attendait chez le roi où les mariés arrivèrent un peu avant midi. Ils trouvèrent le roi dans le salon qui, un moment après, se mit en chemin de la chapelle. La marche et tout le reste se passa comme au mariage de M. le duc de Chartres que j'ai décrit, excepté que le cardinal de Coislin, en l'absence du cardinal de Bouillon grand aumônier, qui était à Rome, commença par les fiançailles, après lesquelles chacun fit à genoux une médiocre pause pour l'intervalle entre les fiançailles et le mariage. Le cardinal dit une messe basse, après laquelle le roi et la maison royale retourna comme elle était venue, et se mit tout de suite à table. La duchesse du Lude et les duchesses et princesses qui se trouvèrent en bas eurent leurs carreaux partout, et les ducs et princes en arrière du roi. La duchesse du Lude, Mmes de Mailly, Dangeau et Tessé, s'approchèrent de la princesse, pendant la célébration des fiançailles et du mariage seulement, pendant laquelle Dangeau et Tessé soutenaient par en haut son bas de robe. Les dames du palais ne bougèrent de leurs places. Un courrier tout prêt à la porte de la chapelle partit pour Turin au moment que le mariage fut célébré. La journée se passa assez ennuyeusement. Sur les sept heures du soir le roi et la reine d'Angleterre arrivèrent, que le roi avait été convier quelques jours auparavant. Il tint le portique, et sur les huit heures ils vinrent dans le salon du bout de la galerie joignant l'appartement de Mme la duchesse de Bourgogne, d'où, malgré la pluie, ils virent tirer un feu d'artifice sur la pièce des Suisses. On soupa ensuite comme on avait dîné, le roi et la reine d'Angleterre de plus, la reine entre les deux rois. En sortant de table on fut coucher la mariée, de chez laquelle le roi fit sortir absolument tous les hommes. Toutes les dames y demeurèrent, et la reine d'Angleterre donna la chemise que la duchesse du Lude lui présenta. Mgr le duc de Bourgogne se déshabilla dans l'antichambre au milieu de toute la cour, assis sur un ployant. Le roi y était avec tous les princes. Le roi d'Angleterre donna la chemise qui lui fut présentée par le duc de Beauvilliers.

Dès que Mme la duchesse de Bourgogne fut au lit, Mgr le duc de Bourgogne entra, et se mit dans le lit à sa droite en présence des rois et de toute la cour, et aussitôt après le roi et la reine d'Angleterre s'en allèrent; le roi s'alla coucher, et tout le monde sortit de la chambre nuptiale, excepté Monseigneur, les dames de la princesse, et le duc de Beauvilliers qui demeura toujours au chevet du lit du côté de son pupille, et la duchesse du Lude de l'autre; Monseigneur y demeura un quart d'heure avec eux à causer, sans quoi ils eussent été assez empêchés de leurs personnes; ensuite il fit relever M. son fils, et auparavant lui fit embrasser la princesse malgré l'opposition de la duchesse du Lude. Il se trouva qu'elle n'avait pas tort. Le roi le trouva mauvais, et dit qu'il ne voulait pas que son petit-fils baisât le bout du doigt à sa femme jusqu'à ce qu'ils fussent tout à fait ensemble. Il se rhabilla dans l'antichambre à cause du froid, et s'alla coucher chez lui à l'ordinaire. Le petit duc de Berry, gaillard et résolu, trouva bien mauvaise la docilité de M. son frère, et assura qu'il serait demeuré au lit.

Le dimanche il y eut cercle chez Mme la duchesse de Bourgogne. Le feu roi qui les avait vu tenir avec beaucoup de dignité à la reine sa mère, et les avait vus tomber sur la fin de Mme la Dauphine-Bavière, voulut les rétablir. Ce premier fut magnifique par le prodigieux nombre de dames assises en cercle et d'autres debout derrière les tabourets et d'hommes derrière ces dames, et la beauté des habits. Il commença à six heures; le roi y vint à la fin, et mena toutes les dames dans le salon près de la chapelle, où elles trouvèrent une belle collation, puis à la musique, après quoi il tint le portique. À neuf heures il conduisit M. et Mme la duchesse de Bourgogne chez cette princesse, et tout fut fini pour la journée; elle continua à vivre comme avant d'être mariée, mais Mgr le duc de Bourgogne alla tous les jours chez elle, où les dames eurent ordre de ne les laisser jamais seuls, et souvent ils soupaient tête à tête chez Mme de Maintenon. Le mercredi 11 décembre le roi vint, sur les six heures, chez Mme la duchesse de Bourgogne, où il y avait grosse cour. Il y attendit le roi et la reine d'Angleterre, puis entrèrent dans la galerie pleine d'échafauds et superbement ornée pour le bal. La tête y tourna au duc d'Aumont qui se mêla de toutes ces fêtes, à la place du duc de Beauvilliers qui était en année, mais qui ne les put ordonner à cause de ses fonctions auprès des enfants de France. Ce fut donc une foule et un désordre dont le roi même fut accablé. Monsieur fut battu et foulé dans la presse; on peut juger ce que devinrent les autres. Plus de place; tout de force et de nécessité; on se fourrait où on pouvait. Cela dépara toute la fête. Il y eut un branle, et juste ce qu'il fallut de princes et de princesses du sang, avec M. le comte de Toulouse, pour le mener. Voici ce qui dansa, outre ces princes et princesses, de dames; d'hommes beaucoup davantage.

Les duchesses de
Mesdames de
Sully;
Villequier;
Saint-Simon;
Châtillon, sa soeur;
Albret;
Tonnerre;
Luxembourg;
La Porte;
Villeroy;
Dangeau,
Lauzun;
La Vieuville;
Roquelaure;
Goesbriant;
Mlle d'Elboeuf;
Barbezieux;
Mlle d'Armagnac;
Montgon.
La princesse d'Espinoy.

Mesdemoiselles de

Menetou, fille de la duchesse de La Ferté;

Tourpes, fille de la maréchale d'Estrées ;

Fürstemberg, nièce du cardinal de Fürstemberg;

Melun, soeur du prince d'Espinoy;

Solre-Croy, fille du comte de Solre, chevalier de l'ordre (le prince et la princesse d'Espinoy m'avaient prié de la mener);

Trois filles d'honneur de Madame;

Rebénac, fille du frère de M. de Feuquières, depuis Mme de Souvré;

Lussan, fille de la dame d'honneur de Mme la Princesse. M. de Lussan, son père, était chevalier de l'ordre, et premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince.

Sur les neuf heures, on porta sur des tables à la main une grande collation devant la reine, les rois et tout autour du bal, et sur les dix heures et demie on alla souper. Les princes du sang n'y furent plus admis, il n'y eut que les princesses du sang avec la famille royale. Il n'y eut rien jusqu'au samedi 14 décembre que fut le second bal. M. d'Aumont y eut sa revanche. Tout y fut dans le plus grand ordre du monde. À sept heures, le roi, le roi et la reine d'Angleterre, la famille royale, les princes du sang, les danseurs seulement en hommes, et toutes les dames vinrent chez Mme la duchesse de Bourgogne, d'où ils entrèrent dans la galerie, et ce bal fut admirable et tout entier en habits qui n'avaient pas encore paru. Le roi trouva celui de Mme de Saint-Simon si à son gré qu'il se tourna à M. le maréchal de Lorges en quartier de capitaine des gardes, derrière lui, et lui donna le prix sur tous les autres. Mgr le duc de Bourgogne se trouva libre à prendre à ce bal, après avoir rendu, ce qui ne s'était pas trouvé à l'autre, et prit la duchesse de Sully. Il se trouva encore libre une seconde fois, et prit Mlle d'Armagnac. M. le prince de Conti venait d'arriver; il fut au bal, mais il ne voulut pas danser. On servit, comme l'autre fois, une grande collation, et, un peu après minuit, on alla faire media noche, où les princes du sang ne furent point encore, après lequel le roi et la reine d'Angleterre s'en allèrent. Mme de Maintenon ne parut à rien, sinon aux deux bals qu'elle vit commencer assise derrière la reine d'Angleterre, et ne fut qu'une demi-heure à chacun. Le mardi 17 décembre, toute la cour alla sur les quatre heures à Trianon où on joua jusqu'à l'arrivée du roi et de la reine d'Angleterre. Le roi les mena dans une tribune où on montait sur la salle de la comédie de chez Mme de Maintenon, qui y monta aussi avec Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne, ses dames et celles de la reine. Monseigneur, Monsieur, Madame et tout le reste de la cour était en bas dans la salle. L'opéra d'Issé de Destouches, fort beau, y fut très bien joué; l'opéra fini, chacun s'en retourna, et par ce spectacle finirent toutes les fêtes du mariage.

M. de Vendôme, voyant la trêve en Catalogne et la paix assurée, avait demandé et obtenu son congé de bonne heure, mais il n'avait fait que saluer le roi, et s'en était allé à Anet se mettre sans façon et sans mystère entre les mains des chirurgiens. Il en avait un pressant besoin, mais ils le manquèrent. Sa naissance devenue si à la mode et les succès de Catalogne lui avaient donné une audace qui ne fit depuis que croître. Il reparut à la cour le jour du dernier bal, et fut très bien reçu du roi, et par conséquent de toute la cour.

Tessé avait marié, l'année précédente, sa fille aînée à La Varenne, moyennant la lieutenance générale d'Anjou, qui était dans sa famille depuis Henri IV, qui la donna avec la Flèche à ce La Varenne si connu dans tous les Mémoires de ces temps-là pour avoir eu l'esprit et l'adresse de devenir une espèce de personnage, de marmiton, puis de cuisinier, enfin de portemanteau d'Henri IV qu'il servait dans ses plaisirs, et qu'il servit depuis dans ses affaires. Ce fut lui qui eut la principale part au retour des jésuites en France, et à ce magnifique établissement qu'ils ont à la Flèche dont il partagea la seigneurie avec eux. Il s'y retira, à la mort d'Henri IV, très riche et vieux, et y vécut fort à son aise. C'était beaucoup la mode des oiseaux en ce temps-là, et il s'amusait fort à voler. Une pie s'étant relaissée un jour dans un arbre, on ne pouvait l'en faire sortir à coups de pierres et de bâton; le vieux La Varenne et tous les chasseurs étaient autour de l'arbre à tâcher de l'en faire partir, lorsque la pie, importunée de tout ce bruit, se mit à crier de toute sa force au Maquereau, et le répéta sans fin. La Varenne, qui devait toute sa fortune à ce métier, se mit tout d'un coup dans la tête que, par un miracle, comme le reproche que fit l'âne de Balaam à ce faux prophète, la pie lui reprochait ses péchés. Il en fut si troublé qu'il ne put s'empêcher de le montrer, puis, agité de plus en plus, de le dire à la compagnie; elle en rit d'abord, mais, voyant ce bonhomme changer beaucoup, puis se trouver mal, on tâcha de lui faire entendre que cette pie avait apparemment appris, à parler dans quelque village voisin et à dire cette sottise, et qu'elle s'était échappée, et s'était trouvée là. Il n'y avait en effet pas autre chose à en croire, mais La Varenne ne put jamais en être persuadé. Il fallut du pied de l'arbre le ramener chez lui; il y arriva avec la fièvre et toujours frappé de cette folle persuasion; rien ne put le remettre, et il mourut en très peu de jours. C'est l'aïeul paternel de tous ces La Varenne. Tessé avait une autre fille fort jolie dont il fit le mariage avec Maulevrier, qui avait quitté le petit collet lorsque son frère fut tué dans Namur; il était fils de Maulevrier frère de M. Colbert et chevalier de l'ordre, qui mourut de douleur de n'avoir pas été maréchal de France, comme je l'ai raconté. Celui-ci avait le régiment de Navarre, et me donnera lieu de parler de lui.

En même temps presque que le prince de Darmstadt s'établit en Espagne, comme je l'ai expliqué, il fut fait vice-roi de Catalogne par l'intrigue des serviteurs de l'empereur et l'appui de la reine d'Espagne, et par les mêmes chemins le prince de Vaudemont fut fait gouverneur général du Milanais. C'est un personnage sur lequel il faut s'arrêter, et dont je parlerai plus d'une fois dans les suites. Il était bâtard de Charles IV, duc de Lorraine, gendre du duc d'Elboeuf et beau-frère du comte de Lislebonne, frère du même duc d'Elboeuf. Il l'était aussi du duc de La Rochefoucauld. Détaillons tout ceci.

On connaît encore trop la vie et les diverses fortunes de Charles IV, duc de Lorraine, pour parler de son génie et des extrémités où il le jeta. Ami de tous les partis, fidèle à aucun, souvent dépouillé de ses États, et tantôt les abdiquant, puis les reprenant, tantôt en France avec les rebelles, puis à la cour, tantôt à la tête de ses troupes sans feu ni lieu qu'il faisait subsister aux dépens d'autrui, et y vivant lui-même, d'autres fois au service de la France, puis de l'empereur, après de l'Espagne, souvent à Bruxelles, enfin enlevé et conduit prisonnier en Espagne; toujours marié, et jamais avec la duchesse Nicole, héritière de Lorraine, sa cousine germaine, fille aînée d'Henri, duc de Lorraine, frère aîné de son père, qu'il avait épousée en 1621, dont il n'eut point d'enfants et qu'il perdit en janvier 1657, ni avec Marie, fille unique de Charles, comte d'Apremont, qu'il épousa en 1665, et dont il n'eut point d'enfants encore, et qu'il laissa veuve en septembre 1675 qu'il mourut.

Charles IV était frère aîné du prince François qui fut cardinal, et qui, voyant le duc son frère sans enfants, quitta le chapeau pour épouser Claude-Françoise, seconde et dernière fille du duc Henri de Lorraine, frère aîné de son père, en sorte que les deux frères épousèrent les deux soeurs pour conserver par elles le duché de Lorraine qui, à défaut de Nicole, l'aîné sans enfants, tombait à sa soeur Claude-Françoise, épouse du prince François. Ces princes étaient frères de la seconde femme de Gaston, duc d'Orléans, dont Louis XIII ne voulut jamais reconnaître le mariage clandestin, laquelle fut mère de Mme la grande-duchesse, mère du dernier grand-duc de Toscane et de Mme de Guise, mortes de nos jours.

Du mariage du prince François, qui avait été cardinal, vint ce grand capitaine qui n'a jamais joui du duché de Lorraine, qui épousa la reine douairière de Pologne, soeur de l'empereur, et qui acquit tant de réputation à la tête des armées de l'empereur et de l'empire. Il laissa un fils qui fut rétabli par la paix de Ryswick, à qui nous allons voir faire hommage au roi du duché de Bar et épouser Mademoiselle. Cette généalogie expliquée, rapprochons-nous de ce qui m'y a fait écarter.

Charles IV, marié depuis longtemps à la duchesse Nicole, était à Bruxelles, amoureux de Mme de Cantecroix. Il aposta un courrier qui lui apporta la nouvelle de la mort de la duchesse Nicole. Il en donna part dans Bruxelles, prit le grand deuil, et quatorze jours après épousa Béatrix de Cusance, veuve du comte de Cantecroix, dans Besançon aux Minimes, arrivant de Bruxelles, en avril 1637, et en donna aussi part à toute la ville. Bientôt après la fourbe fut découverte, et on apprit de tous côtés que la duchesse Nicole était pleine de vie et de santé et n'avait seulement pas été malade. Mme de Cantecroix, qui n'en avait pas été la dupe, fit tout comme si elle l'eût été, mais elle était grosse; elle s'apaisa. Ils continuèrent de réputer la duchesse Nicole pour morte, et de vivre ensemble à la face du monde comme étant effectivement mariés, sans qu'il eût jamais été question de dissoudre le mariage de la duchesse Nicole, ni devant ni après, laquelle se réfugia à Paris. Le duc Charles eut donc de ce beau mariage prétendu par lui tout seul une fille d'abord, puis un fils, parfaitement bâtards l'un et l'autre, et universellement regardés comme tels. Ces deux enfants tinrent tout de leur père. Il maria la fille en octobre 1660 au comte de Lislebonne, frère puîné du duc d'Elboeuf, dont elle n'a eu que quatre enfants qui aient vécu. Le prince de Commercy, qui servit toujours l'empereur et le prince Paul, tué à Neerwinden, dont j'eus le régiment, comme je l'ai dit en son temps, tous deux point mariés, et deux filles, Mlle de Lislebonne qui ne l'a point été non plus, et Mlle de Commercy qui épousa en 1691 le prince d'Espinoy, qui sont deux personnes dont j'aurai souvent occasion de parler.

Le fils est M. de Vaudemont dont il s'agit. Charles IV l'éleva auprès de lui, et, comme il le prétendait toujours légitime, il le fit appeler le prince de Vaudemont, et le nom lui en est demeuré. La soeur et le frère sont pourtant nés du vivant de la duchesse Nicole, qui mourut à Paris longtemps après la naissance de l'une et de l'autre, en février 1657. M. de Vaudemont fut un des hommes des mieux faits de son temps. Un beau visage et grande mine, des yeux beaux et fort vifs, pleins de feu et d'esprit, aussi en avait-il infiniment, soutenu d'autant de fourbe, d'intrigue et de manège qu'en avait son père. Il le suivit partout dès sa jeunesse, dans toutes ses guerres, et en apprit bien le métier. Il le suivit aussi à Paris, où sa galanterie fit du bruit à la cour. Il y lia amitié avec le marquis, depuis maréchal de Villeroy, et avec plusieurs seigneurs distingués et qui approchaient plus du roi, surtout avec ceux de la maison de Lorraine dont il captait fort la bienveillance. Son père le maria à Bar, en avril 1669, à une fille du duc d'Elboeuf, frère aîné de M. de Lislebonne et de sa première femme qui était Lannoy, et mère en premières noces de la femme du duc de La Rochefoucauld qui toute sa vie fut si bien avec le roi.

La liaison du duc Charles avec les Espagnols, et ses séjours en Franche-Comté qui lors était à eux, et à Bruxelles, attacha M. de Vaudemont à leur service, et la catastrophe de son père ne put l'en séparer parce qu'il y espéra des emplois dont il ne pouvait se flatter ailleurs. Dix ans de guerre contre l'Espagne donnèrent occasion au prince de Vaudemont d'employer tous ses talents pour s'avancer, et il les employa utilement. La nouvelle liaison d'intérêt de l'Espagne avec la Hollande et le voisinage des Pays-Bas y forma des liaisons dont Vaudemont sut profiter. Il sut s'insinuer auprès du prince d'Orange, et peu à peu devint de ses amis jusqu'à être admis dans sa confidence. Il fit un voyage en Espagne chargé de diverses commissions secrètes. Il trouva cette cour dans le désespoir de ses pertes, fort animée contre la personne du roi. Le sang quoique illégitime qui coulait dans ses veines ni la liaison intime en laquelle il était parvenu auprès du prince d'Orange ne lui avait pas appris à l'aimer. Il n'avait rien à en attendre: il se lâcha donc en courtisan à Madrid contre la personne du roi avec une hardiesse égale à l'indécence. Retournant en Flandre il voulut voir l'Italie, et il s'arrêta à Rome, où il s'insinua tant qu'il put parmi la faction espagnole, et pour lui plaire en usa sur le roi comme il avait fait à Madrid. Ce qui avait été méprisé et tenu pour ignoré d'abord ne put plus l'être sur un théâtre tel que Rome, qui est la patrie commune de toutes les nations catholiques. Les serviteurs du roi s'offensèrent d'une insolence si publique et si soutenue, et en écrivirent, de façon que le roi fit prier le roi d'Espagne de mettre ordre à une conduite si éloignée du respect qui en tout temps est dû aux têtes couronnées, ou de n'être pas surpris s'il faisait traiter et chasser de Rome M. de Vaudemont comme il le méritait. Cette démarche finit la scène que M. de Vaudemont donnait avec tant de licence, et les mêmes partisans d'Autriche qui l'y soutenaient furent les plus ardents à le faire disparaître. Il regagna donc les Pays-Bas par le Tyrol et l'Allemagne, avec ce nouveau mérite envers l'Espagne et l'empereur, auquel le prince d'Orange ne fut pas le moins sensible, par cette haine personnelle du roi qu'il ne pouvait émousser, ni M. de Lorraine indifférent par la situation où le roi continuait à le tenir, bien qu'il ne se soit jamais échappé en la moindre chose à l'égard du roi. Il se faisait honneur, au contraire, de lui porter un profond respect, et de supporter avec silence et toujours avec sagesse l'état auquel sa puissance l'avait réduit; mais au fond de l'âme, les héros se sentent de l'humanité, et il ne voulut rien moins que du mal à M. de Vaudemont de cette conduite, quoique lui-même fût bien éloigné de la tenir. Vaudemont était son cousin germain bâtard, et M. de Lorraine était lors dans l'apogée de sa gloire et de son autorité dans le conseil et dans la cour de l'empereur.

Tout concourut donc après ce départ précipité de Rome à faire marcher M. de Vaudemont à pas de géant. La Toison d'or, grand d'Espagne, prince de l'empire, capitaine général, tout lui fondit rapidement sur la tête, et bientôt après le grand emploi de mestre de camp général, et enfin de gouverneur des armes aux Pays-Bas. Élevé de la sorte et payé à proportion, il vécut avec splendeur, et comme il avait infiniment d'esprit et d'adresse, il vint à bout d'émousser l'envie, et de se faire presque autant aimer que considérer par son crédit et respecter par ses emplois. C'était un homme affable, prévenant, obligeant, attentif à plaire et à servir, et qui ambitionnait l'amour du bourgeois et de l'artisan à proportion autant que des personnes les plus distinguées. L'oisiveté de la paix lui fit recourir les bonnes fortunes, où il ne fut pas heureux. Il le fut encore moins en habiles gens, qui pensèrent le tuer dans le grand remède. Je lui ai ouï conter, non pas cela, mais qu'étant tombé dans l'état où en effet ce remède l'avait mis, qu'il disait être un rhumatisme goutteux universel qui le tint des années entières sans aucun usage de ses bras ni de ses jambes, un empirique, à qui à bout de remèdes il se livra, l'avait rétabli comme il était, et mis en état de monter à cheval. Il marchait peu et difficilement, s'asseyait et se levait avec peine, mais pourtant sans être nécessairement aidé en toutes ses actions, n'avait plus d'os aux doigts des mains qui étaient comme entortillés les uns sur les autres. Avec cela une très bonne santé, la tête parfaite, nul véritable régime de nécessité ni pour le manger ni pour veiller, la taille comme il l'avait toujours eue, c'est-à-dire la plus belle du monde et fort haute, les jambes seulement tout d'une venue, et le plus grand air et la plus grande mine du monde, douce, majestueuse, spirituelle au dernier point. Je me suis étendu sur ces bagatelles pour des raisons qui se verront dans la suite.

La guerre de 1688 arrivée, le prince, qui voulait être maître des troupes d'Espagne, mit tout son crédit à élever son ami au commandement des armées. Des emplois qu'il avait jusque-là, il n'y avait plus qu'un pas à faire. Le prince de Waldeck qui les commandait était vieux, on lit en sorte qu'il se retirât, et que M. de Vaudemont fût mis en sa place sous l'électeur de Bavière, et en chef en son absence. La paix s'avançant, le prince d'Orange se fit une véritable affaire de procurer le gouvernement du Milanais à Vaudemont. Il y fit entrer l'empereur qui mit en mouvement tous ses serviteurs en Espagne et à la reine, et M. de Vaudemont se trouva placé dans le plus grand et le plus brillant emploi de la monarchie d'Espagne par la protection du nouveau roi d'Angleterre et de l'empereur. Je le répète, tout ce détail est important à retenir pour ce qui se trouvera dans les suites.

Par la paix de Ryswick, M. de Lorraine fut rétabli avec les mêmes conditions que son père n'avait pas voulu admettre, et qui l'empêchèrent toute sa vie d'y rentrer, et en même temps son mariage fut arrêté avec Mademoiselle; sur quoi quelqu'un dit assez plaisamment de la feue reine d'Espagne, de Mme de Savoie et de celle-ci, que, de ses trois filles, Monsieur en avait marié une à la cour, une autre à la ville, et la dernière à la campagne. Couronges, qui avait été gouverneur de M. de Lorraine, qui était le principal de son conseil et grand maître de sa maison, vint tout à la fin de cette année en faire la demande, premièrement au roi, puis à Monsieur. La duchesse de Lorraine sa mère venait de mourir. Elle était reine douairière de Pologne en premières noces sans enfants, et soeur de l'empereur; on l'appelait la reine-duchesse.

L'année finit par la nomination des bénéfices: l'abbé de Mailly, aumônier du roi, et qui était fort de mes amis, eut l'archevêché d'Arles. Sa mère l'avait fait prêtre à coups de bâton, et l'avait laissé mourir de faim longues années à Saint-Victor. Elle en avait fait autant à un autre de ses fils, qui, plus docile, s'était fait religieux de Saint-Victor. C'était un homme de bien, à qui le mariage de son frère avec la nièce de Mme de Maintenon valut l'évêché de Lavaur. Ce même mariage fit enfin mon ami archevêque d'Arles, qui n'avait de sa vie eu d'autre vocation que celle de sa mère, qui ne s'était pas contraint pour l'étude, et d'ailleurs ce qu'il avait fallu pour ne se pas perdre. Arles lui plut fort par le voisinage de Rome. Le cardinalat est une maladie bien commune, et qui prend les gens de bonne heure.

Le roi acheva enfin de nommer la maison de Mme la duchesse de Bourgogne, et l'abbé de Castries, neveu du cardinal Bonzi et beau-frère de la dame d'atours de Mme la duchesse de Chartres, obtint la charge d'aumônier ordinaire. C'était un homme extrêmement aimable dans la société, que le roi s'était capricié de ne point faire évêque, dont aussi il n'avait pas trop pris le chemin. Il était fort honnête homme, et avait beaucoup d'amis. Intimement lié avec son frère et sa belle-soeur, et logeant avec eux, il voulut ne les point quitter, demeurer honnêtement à la cour, et avoir un logement.

Cela me fait souvenir que j'ai oublié une bagatelle qui ne l'est rien moins chez ces princesses. C'est de parler de la première femme de chambre de Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi choisit Mme Cantin, bien faite, polie, fort à sa place, douce, obligeante, et sachant fort le monde. Elle était femme de Cantin et belle-soeur de Lavienne. Ce Lavienne, qui avait fait plus d'un métier, était devenu baigneur, et si à la mode, que le roi, du temps de ses amours, s'allait baigner et parfumer chez lui; car jamais homme n'aima tant les odeurs, et ne les craignit tant après, à force d'en avoir abusé. On prétendait que le roi, qui n'avait pas de quoi fournir à tout ce qu'il désirait, avait trouvé chez Lavienne des confortatifs qui l'avaient rendu plus content de lui-même, et que cela, joint à la protection de Mme de Montespan, le fit enfin premier valet de chambre. Il conserva toute sa vie la confiance du roi. On en a vu un trait sur l'aventure de M. du Maine en Flandre, et de la gazette de Hollande. Lavienne, qui avait passé sa vie avec les plus grands seigneurs, n'avait jamais pu apprendre le moins du monde à vivre. C'était un gros homme, noir, frais, de bonne mine, qui gardait encore sa moustache comme le vieux Villars, rustre, très volontiers brutal, pair et compagnon avec tout le monde, et ce qui est plaisant, parce qu'il n'en savait pas davantage (car il n'était point glorieux, et n'avait d'impertinent que l'écorce), honnête homme, ni méchant ni malfaisant, même bon homme et serviable. Il avait poussé son frère Cantin qu'il avait fait barbier du roi, puis premier valet de garde-robe. Celui-ci était un bon homme qui se tenait obscurément dans son état, et qu'on ne voyait jamais qu'en fonction auprès du roi.

À propos de confiance du roi et de ses domestiques intimes, il faut réparer un autre oubli. On fut étonné à Fontainebleau cette année qu'à peine la princesse (car elle ne fut mariée qu'au retour) y fut arrivée; que Mme de Maintenon la fit aller à un petit couvent borgne de Moret où le lieu ne pouvait l'amuser, ni aucune des religieuses dont il n'y en avait pas une de connue. Elle y retourna plusieurs fois pendant le voyage, et cela réveilla la curiosité et les bruits. Mme de Maintenon y allait souvent de Fontainebleau, et à la fin on s'y était accoutumé. Dans ce couvent était professe une Mauresse inconnue à tout le monde, et qu'on ne montrait à personne. Bontems, premier valet de chambre et gouverneur de Versailles, dont j'ai parlé, par qui les choses du secret domestique du roi passaient de tout temps, l'y avait mise toute jeune, avait payé une dot qui ne se disait point, et de plus continuait une grosse pension tous les ans. Il prenait exactement soin qu'elle eût son nécessaire, et tout ce qui peut passer pour abondance à une religieuse, et que tout ce qu'elle pouvait désirer de toute espèce de douceurs lui fût fourni. La feue reine y allait souvent de Fontainebleau, et prenait grand soin du bien-être du couvent, et Mme de Maintenon après elle. Ni l'une ni l'autre ne prenaient pas un soin direct de cette Mauresse qui pût se remarquer, mais elles n'y étaient pas moins attentives. Elles ne la voyaient pas toutes les fois qu'elles y allaient, mais souvent pourtant, et avec une grande attention à sa santé, à sa conduite et à celle de la supérieure à son égard. Monseigneur y a été quelquefois, et les princes ses enfants une ou deux fois, et tous ont demandé et vu la Mauresse avec bonté. Elle était là avec plus de considération que la personne la plus connue et la plus distinguée, et se prévalait fort des soins qu'on prenait d'elle et du mystère qu'on en faisait, et quoiqu'elle vécût régulièrement, on s'apercevait bien que la vocation avait été aidée. Il lui échappa une fois, entendant Monseigneur chasser dans la forêt, de dire négligemment: « C'est mon frère qui chasse. » On prétendait qu'elle était fille du roi et de la reine, que sa couleur l'avait fait cacher et disparaître et publier que la reine avait fait une fausse couche, et beaucoup de gens de la cour en étaient persuadés. Quoi qu'il en soit, la chose est demeurée une énigme.

CHAPITRE V. §

Année 1698. Éclat et accommodement de l'archevêque de Reims et des jésuites. — Deux lourdes sottises de Sainctot, introducteur des ambassadeurs. — Mensonge d'une tapisserie du roi, etc., réformé. — Dispute de rang entre Mmes d'Elboeuf et de Lislebonne. — Mort du P. de Chevigny. — Mort de la duchesse de Berwick. — Mariage de M. de Lévi et de Mlle de Chevreuse. — Mariage du comte d'Estrées et d'une fille du duc de Noailles, faite dame du palais, avec la marquise de Lévi. — Mariage de Mortagne et de Mme de Quintin. — Bissy, évêque de Toul, depuis cardinal, refuse l'archevêché de Bordeaux. — Vaïni, chevalier de l'ordre. — Chevaliers du Saint-Esprit romain en 1675. — L'ordre renvoyé en 1688 par le duc de Bracciano. — Électeur de Saxe pleinement roi de Pologne. — Mort de M. d'Hanovre. — Obrecht va à Ratisbonne pour les affaires de Madame avec l'électeur palatin.

L'année commença par l'accommodement que le premier président fit par ordre du roi des jésuites avec l'archevêque de Reims. Ce prélat, à l'occasion d'une ordonnance qu'il avait faite sur la fin de l'année dernière dans son diocèse, s'y était exprimé sur la doctrine et sur la morale d'une manière qui déplut aux jésuites. Ils essayèrent de faire en sorte que l'archevêque s'expliquât d'une manière publique qui les mit hors d'intérêt. C'est ce qu'il ne voulut point faire, tellement que ces pères, peu accoutumés à trouver de la résistance nulle part, et à dominer les prélats les plus considérables, tout au moins à en être ménagés avec beaucoup de circonspection, éclatèrent contre celui-ci par un écrit qui ne le ménageait pas, mais qui, à tout hasard, les laissait libres, parce qu'il parut sans nom d'auteur. L'archevêque en porta ses plaintes au roi avec tant de menaces, que l'écrit fut supprimé autant qu'il le put être, et l'imprimeur sévèrement châtié. Cela ne contenta pas l'archevêque; ses menaces continuèrent. Les jésuites, déjà mortifiés de ce qui venait d'arriver, se servirent de la porte de derrière qu'ils s'étaient ménagée, et protestèrent qu'ils ignoraient l'auteur de l'écrit. Avec une humiliation pour eux si nouvelle, ils espérèrent tout de leur crédit auprès du roi, et que l'archevêque à son tour se trouverait heureux de leur désaveu; mais il se trouva qu'ils avaient affaire à un homme qui ne les aimait, ni ne les craignait, ni ne les ménageait; qui dans le fond avait raison; que son siège, ses richesses, son neveu, et sa doctrine rendaient considérables; qui était personnellement fort bien et dans la familiarité du roi; qui était soutenu par MM. de Paris, de Meaux, et même par M. de Chartres, les prélats alors les plus en faveur, et avec qui il s'était comme enrôlé contre M. de Cambrai. Les jésuites ne purent donc rien obtenir, sinon que le roi parlerait à M. de Reims pour qu'il ne les poussât point à bout par des écrits, et une interdiction dans son diocèse, mais qu'il voulait qu'il fût content, et qu'il chargerait le premier président de cette affaire.

Elle fut bientôt finie. L'archevêque n'osa pousser les choses à bout, et voulut faire sa cour, et les jésuites, au désespoir de s'être embourbés avec trop de confiance, ne cherchaient qu'à sortir de ce mauvais pas. Cela finit donc, de l'avis du premier président, par une visite à l'archevêque du provincial et des trois supérieurs des trois maisons de Paris, qui sans lui parler plus de son ordonnance, ne lui demandèrent autre chose que de vouloir être persuadé de la sincérité de leurs respects, et de la protestation qu'ils lui faisaient qu'aucun des leurs n'était capable d'avoir fait l'écrit dont il avait lieu de se plaindre, qu'il avait paru sans qu'ils en eussent eu la moindre connaissance, et qu'ils l'improuvaient de tout leur coeur, en le suppliant de les honorer du retour de sa bienveillance. L'archevêque les reçut et leur répondit assez cavalièrement. Ils ne s'en aimèrent pas mieux, mais de part et d'autre, ils n'osèrent plus s'escarmoucher.

Sainctot, introducteur des ambassadeurs, fit faire une sottise à la duchesse du Lude, qui pensa devenir embarrassante. Ferreiro, chevalier de l'Annonciade, et ambassadeur de Savoie, allant à une audience de cérémonie chez Mme la duchesse de Bourgogne, Sainctot dit à la duchesse du Lude qu'elle devait aller le recevoir dans l'antichambre avec toutes les dames du palais. Celles-ci, jalouses de n'être point sous la charge de la dame d'honneur, ne l'y voulurent point accompagner; la duchesse du Lude allégua qu'elle ne se souvenait point d'avoir vu les autres dames d'honneur de la reine, ni de Mme la Dauphine, aller recevoir les ambassadeurs. Sainctot lui maintint que cela se devait, et l'entraîna à le faire. Le roi le trouva mauvais, et lava la tête le jour même à Sainctot; mais l'embarras fut qu'aucun autre ambassadeur ne voulut prendre cette même audience sans recevoir le même honneur. On eut toutes les peines du monde à leur faire entendre raison sur une nouveauté faite par une ignorance qui ne pouvait tourner en usage et en règle, et ce ne fut qu'après une longue négociation et des courriers dépêchés à leurs maîtres et revenus plus d'une fois qu'ils se contentèrent chacun d'un écrit signé de Torcy, portant attestation que cela ne s'était jamais pratiqué pour aucun ambassadeur, que ce qui s'était passé à l'égard de Ferreiro était une ignorance, et que cette faute ne se commettrait plus. Avec cet écrit, ils prirent leur audience, la duchesse du Lude ne bougeant de sa place, auprès et en arrière de Mme la duchesse de Bourgogne.

À quelque temps de là, le même Sainctot en fit bien une autre. Heemskerke, ambassadeur de Hollande, avait amené sa femme et sa fille. Sa femme eut son audience publique de Mme la duchesse de Bourgogne, assise au milieu du cercle, à la droite de la duchesse du Lude, chacune sur leur tabouret, comme c'est l'usage. En arrivant, reçue en dedans de la porte par la dame d'honneur, elle la mena par la main à Mme la duchesse de Bourgogne, à qui elle baisa le bas de la robe, et dont tout de suite elle fut baisée, comme cela est de droit pour toutes les femmes titrées. En même temps, elle présenta sa fille, qui l'avait suivie avec Sainctot, dont c'est la charge. La fille baisa le bas de la robe, et tout aussitôt se présenta pour être baisée. Mme la duchesse de Bourgogne étonnée hésite, la duchesse du Lude fait signe de la tête que non; Sainctot n'en fait pas à deux fois, et hardiment pousse la fille de la main, et dit à Mme la duchesse de Bourgogne: « Baisez, Madame, cela est dû. » À cela (et le tout fut fait en un tour de main), Mme la duchesse de Bourgogne, jeune, toute neuve, embarrassée de faire un affront, eut plus tôt fait de déférer à Sainctot, et sur sa périlleuse parole la baisa. Tout le cercle en murmura tout haut, et femmes assises, et dames debout, et courtisans. Le roi, qui survient toujours à ces sortes d'audiences pour faire l'honneur à l'ambassadrice de la saluer et ne la recevoir point chez lui, n'en sut rien dans cette foule. Au partir de là, l'ambassadrice alla chez Madame. Même cérémonie et même entreprise pour la fille. Madame, qui en avait reçu tant et plus en sa vie, voyant la fille approcher son minois, se recula très brusquement. Sainctot lui dit que Mme la duchesse de Bourgogne lui venait de faire l'honneur de la baiser. « Tant pis! répondit Madame fort haut, c'est une sottise que vous lui avez fait faire, que je ne suivrai pas. » Cela fit grand bruit; le roi ne tarda pas à le savoir. Sur-le-champ, il envoya chercher Sainctot, et lui dit qu'il ne savait qui le tenait de ne le pas chasser et lui ôter sa charge; et de là lui lava la tête d'une manière plus fâcheuse qu'il ne lui était ordinaire quand il réprimandait. De ceci, les ambassadeurs ne s'en émurent point: leur caractère qui se communique à leurs femmes, parce que mari et femme ne sont qu'un, ne va pas jusqu'à leurs enfants, et ils ne prétendirent rien là-dessus. Ce Sainctot était un homme qui faisait ce qu'il voulait, et favorisait qui il lui plaisait, au hasard d'être grondé si le cas y échéait; ce qui n'arrivait guère par l'ignorance et le peu de cas qu'il s'introduisit de faire des cérémonies.

Cela me fait souvenir d'une friponnerie insigne qu'il fit étant maître des cérémonies, charge qu'il vendit pour acheter celle d'introducteur des ambassadeurs, et que je découvris par le plus grand hasard du monde. Je ne ferai point ici une digression de la célèbre affaire des Corses à Rome et du duc de Créqui, ambassadeur de France, et du traité de Pise qui la termina en 1664, qui sont choses connues de tout le monde. Par ce traité, entre autres articles, il fut réglé que la satisfaction convenue et mise par écrit serait faite au roi, et lue par le cardinal Chigi, neveu du pape et envoyé exprès légat a latere, en présence des grands du royaume. L'audience s'allant donner dans peu de jours, le roi envoya le grand maître des cérémonies avertir de sa part tous les ducs de s'y trouver. Les ducs demandèrent d'y être couverts. La reine mère, qui de tout temps favorisait les princes étrangers, par amitié pour la comtesse d'Harcourt et la duchesse d'Épernon sa soeur qui en avaient le rang, et qui de tout temps avaient été ses favorites, crut faire beaucoup pour eux que faire décider que personne en cette audience ne serait couvert que le légat seul. Cela ne faisait rien à Monsieur ni aux princes du sang, qui ne s'y trouvèrent pas, parce que le légat eut un fauteuil, dans lequel il fit sa lecture et son compliment, et que Monsieur même n'aurait pu avoir un tabouret. Les comtes de Soissons et d'Harcourt, nommés pour mener le légat à l'audience, demandèrent à en être excusés puisqu'ils ne se couvriraient point. Ils furent refusés, ils le menèrent, demeurèrent tête nue à toute l'audience, et le ramenèrent. Ces faits n'ont jamais été contestés par les princes ni par personne.

Étant allé un matin faire ma cour au roi à Meudon, où il était libre aux courtisans d'aller, le hasard fit qu'après le lever du roi, j'allai m'asseoir dans une pièce par où le roi allait passer pour aller à la messe, qu'on appelait la chambre de Madame. Justement la tapisserie qui fut faite de cette audience avec les visages au naturel était tendue dans cette chambre. Je remarquai que les deux comtes de Soissons et d'Harcourt y étaient représentés couverts. Je me récriai sur cette faute. Chamlay, assis auprès de moi, répondit que MM. de Savoie et de Lorraine étaient couverts aux audiences. J'en convins, mais je lui appris la différence de celle-ci. Je sentis ou la ruse des princes de s'être dédommagés pour l'avenir par une tapisserie subsistante, ou la sottise de ceux qui l'avaient faite. J'en parlai aux ducs de Chaulnes, encore alors en pleine santé, de Chevreuse, de Coislin, qui avaient été à cette audience, et à d'autres encore. M. de Luxembourg, qui vivait et qui s'y était trouvé, et qui avec MM. de Chaumes et de Coislin s'était le plus remué lors de cette audience, entra dans cette méprise. Ils parlèrent à Sainctot qui était lors maître des cérémonies. Il convint tout d'abord qu'il était vrai que les deux comtes étaient demeurés découverts, et à toute l'audience, et que le légat seul y fut couvert. Ces messieurs lui proposèrent de faire une note sur son registre du mensonge de la tapisserie. Il renifla, et fit ce qu'il put pour leur persuader que cela n'était pas nécessaire, et on va voir pourquoi; mais comme il vit qu'ils s'échauffaient, et qu'ils parlaient de le demander au roi, il n'osa plus résister. Ils allèrent donc avec lui chez Desgranges, maître des cérémonies. Il montra le registre, mais il se trouva qu'il ne portait pas un mot qu'il y eût quelqu'un de couvert ou non, d'où il résultait que les deux comtes l'avaient été, puisque, l'étant toujours, la différence de ne l'être pas cette fois-là valait bien la peine d'être exprimée. Ces messieurs ne purent s'empêcher de montrer à Sainctot qu'ils sentaient vivement son infidélité; lui aux excuses de la négligence et bien honteux. Il écrivit à la marge tout ce que ces messieurs lui dictèrent sur la tapisserie, et le signa; mais cela fit que ces messieurs ne s'en contentèrent pas, et qu'ils se firent donner chacun un certificat par Sainctot, et de la vérité du fait, et du mensonge de la tapisserie, et du silence du registre, et de ce qui y avait été mis en marge. Il les fournit dès le lendemain avec force compliments, et se tint heureux qu'on n'en fît pas plus de bruit. Et voilà comment les rangs sont entre les mains de gens de peu qui s'en croient les maîtres, et qui se croient en droit de faire plaisir à qui il leur plaît aux dépens de vérité et de justice. C'est une contagion qui a passé depuis aux grands maîtres et aux maîtres des cérémonies, et même à ceux du Saint-Esprit. Blainville, beau-frère de M. de Chevreuse, qui n'était pas duc en 1664, mais qui était à la cour, et fils du duc de Luynes, qui agit lors avec les autres, était grand maître des cérémonies, charge qu'il avait eue de M. de Rhodes; ainsi il ne fut question que du registre de Sainctot.

La révérence en mante, que les dames de Lorraine vinrent faire au roi sur la mort de la reine-duchesse, mère de M. de Lorraine, fit schisme entre elles. Mme de Lislebonne, par sa bâtardise cousine germaine du père de M. de Lorraine, prétendit comme la plus proche marcher la première, et par conséquent, Mlle de Lislebonne et Mlle d'Espinoy ses filles immédiatement après elle. Mme d'Elboeuf, veuve de l'aîné de la maison de Lorraine en France, s'en moqua et l'emporta, de sorte que Mme de Lislebonne ni ses filles n'y voulurent pas aller. Mme de Valentinois n'y fut point non plus. Je ne sais ce qu'on lui mit dans la tête.

Le P. de Chevigny de l'Oratoire mourut en ce temps-ci. C'était un gentilhomme de bon lieu, qui avait servi longtemps avec réputation, et connu du roi. M. de Turenne l'aimait fort, et tous les généraux de ces temps-là l'estimaient. Cela l'avait fort mis dans le grand monde. Dieu le toucha et il se fit prêtre, se mit dans l'Oratoire, et le servit d'aussi bonne foi et d'aussi bon coeur qu'il avait servi le roi et le monde. Il conserva d'illustres amis dans sa retraite dont il ne sortait presque jamais. Il se trouva fort mêlé et lié avec tous les fameux jansénistes, et en butte à leurs persécuteurs. C'était un homme droit, franc, vrai, et d'une vertu simple, unie, militaire, mais grande, fidèle à Dieu, à ses amis et au parti qu'il croyait le meilleur. Cela embarrassa les pères de l'Oratoire. Il était ami intime de M. et de Mme de Liancourt. Sans quitter l'Oratoire il se retira avec eux, et après leur mort, M. de La Rochefoucauld, tout ignorant et tout courtisan qu'il était, mais qui avait un extrême respect pour la mémoire de M. et de Mme de Liancourt le pria tant de demeurer à Liancourt qu'il s'y fixa. Quand il y venait compagnie avec M. de La Rochefoucauld, on ne le voyait point, que M. de La Rochefoucauld, M. le maréchal de Lorges et quelques amis très particuliers, et quand le roi y passait, il se tapissait dans un grenier. À un de ces voyages du roi, je ne sais qui en parla. Le roi le voulut voir. Le P. de Chevigny en fut surpris, car le jansénisme l'avait fort barbouillé auprès de lui. Il fallut pourtant obéir, et M. de La Rochefoucauld l'amena. Le roi lui fit toutes sortes d'honnêtetés, et causa longtemps avec lui de ses anciennes guerres, puis de sa retraite. Le P. de Chevigny fut fort respectueux et mesuré, et point embarrassé. Ce fut à qui le verrait. Jamais il ne fut si aise qu'après que tout ce monde fut parti. Ce château, du temps de M. et de Mme de Liancourt, était le rendez-vous et l'asile des principaux jansénistes. Il le fut bien encore après. M. de La Rochefoucauld, qui les y avait tous vus, les aima toujours. Ce qui en restait y allait voir le P. de Chevigny. Il y mourut saintement comme il y avait vécu, sans cesse appliqué à la prière, à l'étude et à toutes sortes de bonnes oeuvres, et toujours gaiement et avec liberté. M. de La Rochefoucauld, M. de Duras, M. le maréchal de Lorges en furent fort affligés, et grand nombre d'autres personnes.

Le duc de Berwick perdit en même temps une très aimable femme, qu'il avait épousée par amour, et qui avait très bien réussi à la cour et à Saint-Germain. Elle était fille de milord Lucan, tué à Neerwinden, lieutenant général et capitaine des gardes du roi Jacques. Elle était à la première fleur de son âge, belle, touchante, faite à peindre, une nymphe. Elle mourut de consomption à Montpellier, où son mari l'avait menée pour la guérir par ce changement d'air. Elle lui laissa un fils.

Deux mariages amusèrent la cour au commencement de cette année. Celui de Mlle de Chevreuse avec le marquis de Lévi, qui en eut la lieutenance générale de Bourbonnais de son père où ils avaient leurs biens. C'était un jeune homme bien fait, tout militaire et fort débauché, qui n'avait jamais eu la plus légère teinture d'éducation, et qui, avec cela, avait de l'esprit, de la valeur, de l'honneur et beaucoup d'envie de faire. Son père était un homme de beaucoup d'esprit, sans aucunes moeurs, retiré chez lui, et fort obscur à Paris quand il y venait; la mère une joueuse sans fin et partout, avare à l'excès, et faite et mise comme une porteuse d'eau. Tout cela cadrait mal avec les moeurs et le génie de M. et de Mme de Chevreuse. La légèreté de la dot et une naissance susceptible de tout les déterminèrent, avec une place de dame du palais qui attendait Mlle de Chevreuse. Quand il fallut dresser le contrat de mariage, dont toutes les conditions étaient convenues, on fut arrêté sur le nom de baptême du marquis de Lévi. A. et Mme de Charlus se le demandèrent l'un à l'autre. Il se trouva qu'il n'en avait point; de là on douta s'il avait été baptisé. Tous trois l'ignoraient. Ils s'avisèrent que sa nourrice vivait encore, et qu'elle était à Paris. Ce fut elle qu'ils consultèrent. Elle leur apprit que, portant leur enfant avec eux en Bourbonnais pour le faire tenir au vieux marquis de Lévi son grand-père, M. Colbert, évêque d'Auxerre, chez qui ils couchèrent, en peine du voyage d'un enfant si tendre sans baptême et n'ayant pu leur persuader de le laisser ondoyer, avait le matin, avant qu'ils fussent éveillés, envoyé chercher la nourrice et l'enfant, et l'avait ondoyé dans sa chapelle, et les laissa partir après sans leur en avoir parlé; qu'arrivés en Bourbonnais, le baptême se remit plusieurs fois par divers contretemps, et que lorsqu'elle quitta la maison il n'avait pas été fait, dont elle ne s'était pas mise en peine parce qu'elle le savait ondoyé. Ce trait est si étrange que je le mets ici pour la curiosité, et parce qu'il sert plus que tout à caractériser des gens qui en sont capables. Il fallut donc en même jour faire au marquis de Lévi les cérémonies du baptême, lui faire faire sa première confession et sa première communion, et le soir à minuit, le marier à Paris à l'hôtel de Luynes.

Deux jours après, le comte d'Estrées épousa Mlle d'Ayen. Une vieille bourgeoise qui s'appelait Mlle de Toisy, riche et sans enfants, qui voyait bonne compagnie et fort au-dessus d'elle, amie du cardinal d'Estrées et fort ménagée par Mme de Noailles, donna une grande partie de la médiocre dot, et le cardinal d'Estrées, qui voyait la faveur des Noailles, et qui en espérait tout, acheva de sa bourse d'aplanir l'affaire. Il les maria et dit la messe à minuit dans la chapelle de Versailles, Mme la duchesse de Bourgogne et grand monde aux tribunes, et force conviés en bas, et la noce se fit chez M. de Noailles. Le lendemain la nouvelle marquise de Lévi et la nouvelle comtesse d'Estrées furent déclarées dames du palais.

Il s'en fit un troisième à Paris assez ridicule, de Mortagne avec Mme de Quintin. Elle et Montgomery, inspecteur de cavalerie dont j'ai parlé, étaient enfants des deux frères. Elle avait épousé le comte de Quintin qui était un Goyon, de même maison que MM. de Matignon, qui était fils du marquis de La Moussaye et d'une fille du maréchal de Bouillon, laquelle était soeur de la duchesse de La Trémoille, de Mmes de Roucy et de Duras, et des ducs de Bouillon et maréchal de Turenne, tous huguenots. M. de La Moussaye avait acheté la belle terre de Quintin en Bretagne du duc de La Trémoille son beau-frère, dont son fils porta le nom, qui était frère aîné de M. de La Moussaye, lieutenant général et attaché à M. le Prince, dans le parti duquel il mourut gouverneur de Stenay sans avoir été marié. Mme de Quintin avait été fort jolie, parfaitement bien faite, fort du monde, veuve de bonne heure sans enfants, riche de ses reprises et de trente mille livres de rente que M. le maréchal de Lorges lui faisait sa vie durant pour partie de l'acquisition de Quintin qu'il avait faite de son mari. En cet état et avec beaucoup d'esprit, elle vit la meilleure compagnie de la cour, et comme elle avait l'esprit galant et impérieux, elle devint une manière de fée qui dominait sur les soupirants sans se laisser toucher le bout du doigt qu'à bonnes enseignes, et de là, sur tout ce qui venait chez elle, toutefois avec jugement, et se fit une cour où on était en respect comme à la véritable, et aussi touché d'un regard et d'un mot qu'elle adressait. Elle avait un bon souper tous les soirs. Les grandes dames la voyaient comme les grands seigneurs. Elle s'était mise sur le pied de ne sortir jamais de chez elle, et de se lever de sa chaise pour fort peu de gens. Monsieur y allait; elle était la reine de Saint-Cloud, où elle n'allait qu'en bateau, et encore par grâce, et n'y faisait que ce qu'il lui plaisait. Elle y avait apprivoisé jusqu'à Madame qui l'allait voir aussi. Mme de Bouillon, autre reine de Paris, elle l'avait subjuguée, l'avait souvent chez elle, et le duc et le cardinal de Bouillon.

Le comte d'Auvergne fut longues années son esclave. M. de La Feuillade y venait deux fois la semaine souper de Versailles, et retournait au coucher du roi; et c'était une farce de la voir partager ses grâces entre lui et le comte d'Auvergne, qui rampait devant elle, malgré sa roguerie, et mourait à petit feu des airs et des préférences de l'autre. Le comte de Fiesque qui, avec beaucoup d'esprit, était une manière de cynique fort plaisant quelquefois, impatienté de cette fée, lui fit une chanson et mettre un matin sur sa porte en grosses lettres, comme les affiches d'indulgences aux églises: Impertinence plénière. Peu à peu la compagnie se mêla; le jeu prit un peu plus; l'avarice diminua la bonne chère. La Feuillade avait enfin expulsé le comte d'Auvergne, puis était mort. Le tribunal existait encore, et la décision souveraine sur tout ce qui se passait, mais il ne florissait plus tant. Mortagne, qui depuis vingt ans en était amoureux, et qui s'était fait la justice de n'oser le montrer que par une assiduité pleine de respect, et surtout de silence, parmi une si brillante cour, espéra alors que le moment était venu de couronner sa patience. Il osa soupirer tout haut et déclarer sa persévérance. Il était riche et capitaine de gendarmerie; de l'honneur, de la valeur, de la politesse, avec un esprit doux et médiocre. La fée fut touchée d'un amour si respectueux, si fidèle, si constant. Elle était vieille et devenue infirme; elle couronna son amour et l'épousa. Mortagne n'était rien; son nom était Collin. Il était des Pays-Bas voisins de celui de Liège. Son père ou son grand-père était homme d'affaires de la maison de Mortagne qui était ruinée. Il s'y était enrichi, en avait acheté les terres, et celui-ci en portait le nom. Il n'était rien moins que beau ni jeune; bien fait, mais un peu gras; engoncé et fort rouge. Pas un de ses valets ne l'avait vu sans perruque, ni s'habiller ou se déshabiller, d'où on jugeait qu'il avait sur lui quelque chose qu'il ne voulait pas montrer. Ce mariage surprit tout le monde, qui trouva Mortagne encore plus fou qu'elle de l'avoir fait. Cela leur diminua à tous deux l'estime et la considération du monde. La maison de Mme de Mortagne tomba fort; ils s'en consolèrent par l'abondance et par filer ensemble le parfait amour.

La mort de l'archevêque de Bordeaux de la maison d'Anglure, frère de Bourlemont, qui avait été auditeur de rote, fit donner cet archevêché à Bissy, évêque de Toul, qui, grand courtisan de Saint-Sulpice, avait tellement capté l'évêque de Chartres, qu'il l'avait fort prôné à Mme de Maintenon et au roi. Bissy, qu'on verra dans la suite faire une si grande fortune, ne crut pas le siège de Bordeaux propre à l'en approcher. Il en voulait un plus voisin de la cour, d'où il pût intriguer à son aise, et non pas se confiner à Bordeaux, et se fit un honneur auprès de ses dupes de ne vouloir pas quitter sa première épouse pauvre et d'un gouvernement fort étendu, pour être archevêque d'un beau siège et dans une grande ville. Toul, en attendant mieux, convenait plus à ses vues, et il y demeura. Bordeaux fut donné à Besons, évêque d'Aire, qui le remplit fort dignement. Son frère aîné était intendant de la province, et venait d'être fait conseiller d'État. C'était un des intendants du royaume des plus accrédités.

Le cardinal de Bouillon donna en même temps la dernière marque de son crédit. Sa princerie était sa folie dominante. Il en avait usurpé à Rome tous les avantages qu'il avait pu. Il y prétendait l'altesse éminentissime, qu'il se faisait donner partout par ses valets; personne autre à Rome ne voulut tâter de cette nouveauté. Il ne se rebuta point. Il trouva un gentilhomme romain fort à simple tonsure, qui, avec de l'argent, s'était fait faire prince par le pape; et ces princes de pape sont à Rome même fort peu de chose. De sa personne, il était encore moins, mais bien fait, voyant les dames et avec de l'ambition. Il s'était attaché au cardinal de Bouillon en ses précédents voyages; en celui-ci il s'y attacha de plus en plus. Le cardinal lui fit grande montre de son crédit, et lui laissa entrevoir l'ordre par sa protection; c'en fut assez pour obtenir de lui l'altesse éminentissime, et tout aussitôt voilà toutes les dépêches du cardinal de Bouillon remplies de la convenance d'envoyer l'ordre à quelque baron romain, qui fit honneur à la France par son attachement, et qui servit bien ses ministres par ses avis et par son crédit, comme de temps en temps on en avait toujours honoré quelqu'un. Il vanta ensuite la naissance, l'esprit, la considération et le crédit de Vaïni à Rome, et les services qu'on en pourrait tirer, et fit tant enfin que le roi lui envoya l'ordre, c'est-à-dire le nomma à la Chandeleur, avec la permission, dès qu'il aurait fait ses preuves, de le porter, en attendant qu'il reçût le collier.

Si Vaïni en fut transporté d'aise, le cardinal de Bouillon le fut encore plus; mais tout Rome en fut étrangement scandalisé. Cette cour l'avait supporté dans le duc Lanti par son alliance pontificale, et parce qu'il était beau-frère du duc de Bracciano, le premier laïque de Rome sans dispute d'aucun, parce qu'il était plus vieux que le connétable Colonne, et qu'entre ces deux, incontestablement les premiers et avec de grandes distinctions très établies au-dessus de tous autres, ils ne se précèdent l'un l'autre que par l'âge. Le duc de Bracciano avait longtemps porté le collier de l'ordre du Saint-Esprit, et c'étaient des Ursins, des Colonne, des Sforce qui l'avaient eu, bien différents en tout de Vaïni.

Je dis que le duc de Bracciano l'avait porté longtemps. M. de Nevers, par commission du roi, le lui avait donné à Rome, en septembre 1675, et le même jour au duc Sforce, veuf d'une Colonne, et lors gendre de Mme de Thianges, soeur de Mme de Montespan (et sa femme est la duchesse Sforce qu'après sa mort nous avons tant vue à la cour), et au prince de Sonnino qui était Colonne fils du connétable. Tout cela n'était point des Vaïni. Lors de l'éclat entre Innocent XI et le roi pour les franchises du quartier des ambassadeurs à Rome, et que M. de Lavardin l'était en 1688, que ce pape ne voulut jamais voir et qu'il excommunia, le duc de Bracciano renvoya au roi le collier de son ordre, quoique marié à une Françoise, depuis la célèbre princesse des Ursins, et prit la Toison d'or du roi d'Espagne; c'est le premier depuis l'institution de l'ordre du Saint-Esprit qui l'ait renvoyé.

Parlant des pays étrangers, il est temps de dire que l'électeur de Saxe, de plus en plus établi en Pologne, s'était réconcilié presque tous les grands qui s'étaient opposés à lui, et le primat même, qui enfin l'avait reconnu. Il était à Varsovie, et toutes les puissances de l'Europe l'avaient félicité comme roi de Pologne. Le nonce Davia l'avait fort utilement servi à Rome, mais tous ces exemples ne purent encore rien sur le roi qui ne pouvait voir le prince de Conti, sans un grand déplaisir de n'avoir pu s'en défaire honnêtement par une couronne.

Madame, qui pleurait tous ses parents selon le degré de parenté, comme les autres en portent le deuil, fut très affligée de la mort du nouvel et premier électeur d'Hanovre. Il avait épousé Sophie, fille d'une fille du malheureux roi d'Angleterre, Charles Ier, et de l'électeur palatin qui se fit roi de Bohême, et qui perdit ses États et mourut proscrit. Quoique Madame n'eût jamais guère vu cette tante, elle lui écrivait fidèlement des volumes deux et trois fois la semaine, depuis qu'elle était en France. Le roi l'alla voir sur cette mort. Ses affaires ne finissaient point avec l'électeur palatin, qui avait à payer, et qui différait toujours sur toutes sortes de prétextes. Le roi voulut envoyer pour cela à Ratisbonne Crécy qui entendait bien les affaires d'Allemagne; mais celle-ci était une affaire de droit et un procès dont Crécy aima mieux se débarrasser sur un autre, et il proposa Obrecht qui y fut envoyé. C'était le préteur royal de Strasbourg, un génie fort au-dessus de son état, et l'homme d'Allemagne qui en possédait le mieux les lois et les coutumes. M. de Louvois le sut gagner; et lui sut mettre les troupes du roi dans Strasbourg en pleine paix, sans coup férir, qui nous est demeuré depuis.

CHAPITRE VI. §

Le czar et ses voyages. — Saint-Albans envoyé, et Portland ambassadeur d'Angleterre, à Paris. — Premiers princes de Parme et de Toscane incognito en France; le dernier distingué. — Distraction du cardinal d'Estrées. — Mlles de Soissons enlevées, et à Bruxelles. — Le comte de Soissons errant. — Abbé de Caudelet fait et défait évêque de Poitiers. — Mort du président Talon et sa dépouille. — Mort de Mme de Sillery. — Mort de Villars, chevalier de l'ordre; pourquoi dit Orondat. — Castries, chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Chartres. — Mort de Brienne. — Mort du duc de Bracciano.

Le czar avait déjà commencé ses voyages. Il a tant et si justement fait de bruit dans le monde, que je serai succinct sur un prince si grand et si connu, et qui le sera sans doute de la postérité la plus reculée, pour avoir rendu redoutable à toute l'Europe, et mêlé nécessairement à l'avenir dans les affaires de toute cette partie du monde, une cour qui n'en avait jamais été une, et une nation méprisée et entièrement ignorée pour sa barbarie. Ce prince était en Hollande à apprendre lui-même et à pratiquer la construction des vaisseaux. Bien qu'incognito, suivant sa pointe, et ne voulant point s'incommoder de sa grandeur ni de personne, il se faisait pourtant tout rendre, mais à sa mode et à sa façon.

Il trouva sourdement mauvais que l'Angleterre ne s'était pas assez pressée de lui envoyer une ambassade dans ce proche voisinage, d'autant que, sans se commettre, il avait fort envie de lier avec elle pour le commerce. Enfin l'ambassade arriva: il différa de lui donner audience, puis donna le jour et l'heure, mais à bord d'un gros vaisseau Hollandais qu'il devait aller examiner. Il y avait deux ambassadeurs qui trouvèrent le lieu sauvage, mais il fallut bien y passer. Ce fut bien pis quand ils furent arrivés à bord. Le czar leur fit dire qu'il était à la hune, et que c'était là qu'il les verrait. Les ambassadeurs qui n'avaient pas le pied assez marin pour hasarder les échelles de corde, s'excusèrent d'y monter; le czar insista, et les ambassadeurs fort troublés d'une proposition si étrange et si opiniâtre; à la fin, à quelques réponses brusques aux derniers messages, ils sentirent bien qu'il fallait sauter ce fâcheux bâton, et ils montèrent. Dans ce terrain si serré et si fort au milieu des airs, le czar les reçut avec la même majesté que s'il eût été sur son trône; il écouta la harangue, répondit obligeamment pour le roi et la nation, puis se moqua de la peur qui était peinte sur le visage des ambassadeurs, et leur fit sentir en riant que c'était la punition d'être arrivés auprès de lui trop tard.

Le roi Guillaume, de son côté, avait déjà compris les grandes qualités de ce prince, et fit de sa part tout ce qu'il put pour être bien avec lui. Tant fut procédé entre eux qu'enfin le czar, curieux de tout voir et de tout apprendre, passa en Angleterre, toujours incognito, mais à sa façon. Il y fut reçu en monarque qu'on veut gagner, et, après avoir bien satisfait ses vues, repassa en Hollande. Il avait dessein d'aller à Venise et à Rome et dans toute l'Italie, surtout de voir le roi et la France. Il fit sonder le roi là-dessus, et le czar fut mortifié de ce que le roi déclina honnêtement sa visite, de laquelle il ne voulut point s'embarrasser. Peu après en avoir perdu l'espérance, il se résolut de voyager en Allemagne, et d'aller jusqu'à Vienne. L'empereur le reçut à la Favorite, accompagné seulement de deux de ses grands officiers, et le czar du seul général Le Fort, qui lui servait d'interprète et à la suite duquel il paraissait être comme de l'ambassadeur de Moscovie. Il monta par l'escalier secret, et trouva l'empereur à la porte de son antichambre la plus éloignée de la chambre. Après les premiers compliments l'empereur se couvrit. Le czar voulut demeurer découvert à cause de l'incognito; ce qui fit découvrir l'empereur. Au bout de trois semaines, le czar fut averti d'une grande conspiration en Moscovie, et partit précipitamment pour s'y rendre. En passant en Pologne il en vit le roi, et ce fut là que furent jetés les premiers fondements de leur amitié et de leur alliance.

En arrivant chez lui, il trouva la conspiration fort étendue, et sa propre soeur à la tête. Il l'avait toujours fort aimée et bien traitée, mais il ne l'avait point mariée. La nation en gros était outrée de ce qu'il lui avait fait couper sa barbe, rogné ses habits longs, été force coutumes barbares, et de ce qu'il mettait des étrangers dans les premières places et dans sa confiance; et pour cela il s'était formé une grande conspiration qui était sur le point d'éclater par une révolution. Il pardonna à sa soeur qu'il mit en prison, et fit pendre aux grilles de ses fenêtres les principaux coupables, tant qu'il en put tenir par jour. J'ai écrit de suite ce qui le regarde pour cette année, pour ne pas sautiller sans cesse d'une matière à l'autre. C'est ce que je vais faire par même raison sur celle qui va suivre.

Le roi d'Angleterre était au comble de satisfaction de se voir enfin reconnu par le roi, et paisible sur ce trône; mais un usurpateur n'est jamais tranquille et content. Il était blessé du séjour du roi légitime et de sa famille à Saint-Germain. C'était trop à portée du roi, et trop près d'Angleterre pour le laisser sans inquiétude. Il avait fait tous ses efforts, tant à Ryswick que dans les conférences de Portland et du maréchal de Boufflers, pour obtenir leur sortie du royaume, tout au moins leur éloignement de la cour. Il avait trouvé le roi inflexible; il voulut essayer tout, et voir si, n'en faisant plus une condition, puisqu'il avait passé carrière, et comblant le roi de prévenances et de respects, il ne pourrait pas obtenir ce fruit de ses souplesses. Dans cette vue il envoya le duc de Saint-Albans, chevalier de la Jarretière, complimenter le roi sur le mariage de Mgr le duc de Bourgogne. Il ne pouvait choisir un homme plus marqué pour une simple commission; on fut surpris même qu'il l'eût acceptée. Il était bâtard de Charles II, frère aîné du roi Jacques II, et c'était bien encore là une raison pour Saint-Albans de s'en excuser. Il voulut même prétendre quelques distinctions, mais on tint poliment ferme à ne le traiter que comme un simple envoyé d'Angleterre. Les ducs de ce pays-là n'ont aucun rang ici, non plus que ceux d'ici en Angleterre. Le roi avait fait la duchesse de Portsmouth et le duc de Richemont, son fils, duc et duchesse à brevet, et accordé un tabouret de grâce en passant à la duchesse de Cleveland, maîtresse de Charles Il, son ami. La duchesse de La Force, retirée en Angleterre pour la religion, et, avant elle, la duchesse Mazarin, fugitive de son mari, et fixée en Angleterre, y avaient obtenu le rang des duchesses; mais ce sont des grâces particulières qui ne tirent point à conséquence pour le général.

Ce duc de Saint-Albans fut le précurseur du comte de Portland, à l'arrivée duquel il prit congé. J'ai déjà assez parlé de ce favori pour n'avoir pas besoin d'y rien ajouter. Les mêmes raisons qui l'avaient fait choisir pour conférer avec le maréchal de Boufflers le firent préférer à tout autre pour cette ambassade. On n'en pouvait nommer un plus distingué. Sa suite fut nombreuse et superbe, et sa dépense extrêmement magnifique en table, en chevaux, en livrées, en équipages, en meubles, en habits, en vaisselle et en tout, et avec une recherche et une délicatesse exquise. Tout arriva presque au même temps, parce que le comte vint de Calais dans son carrosse à journées, et reçut partout toutes sortes d'honneurs militaires et civils. Il était en chemin lorsque le feu prit à White-Hall, le plus vaste et le plus vilain palais de l'Europe, qui fut presque entièrement brûlé, et qui n'a pas été rétabli depuis, de sorte que les rois se sont logés et assez mal au palais de Saint-James. Portland eut sa première audience particulière du roi, le 4 février, et fut quatre mois en France. Il arriva avant que Tallard fût parti, ni aucun autre de la part du roi, pour Londres. Portland parut avec un éclat personnel, une politesse, un air de monde et de cour, une galanterie et des grâces qui surprirent. Avec cela, beaucoup de dignité, même de hauteur, mais avec discernement, et un jugement prompt, sans rien de hasardé. Les Français qui courent à la nouveauté, au bon accueil, à la bonne chère, à la magnificence, en furent charmés. Il se les attira, mais avec choix, et en homme instruit de notre cour, et qui ne voulait que bonne compagnie et distinguée. Bientôt il devint à la mode de le voir, de lui donner des fêtes, et de recevoir de lui des festins. Ce qui est étonnant, c'est que le roi, qui au fond n'était que plus outré contre le roi Guillaume, y donna lieu lui-même, en faisant pour cet ambassadeur ce qui n'a jamais été fait pour aucun autre. Aussi fit toute la cour pour lui à l'envi: peut-être le roi voulut-il compenser par là le chagrin qu'il eut en arrivant de voir, dès le premier jour, sa véritable mission échouée.

Dès la première fois qu'il vit Torcy avant d'aller à Versailles, il lui parla du renvoi, à tout le moins, de l'éloignement du roi Jacques et de sa famille. Torcy sagement n'en fit point à deux fois, et lui barra tout aussitôt la veine. Il lui répondit que ce point, tant de fois proposé dans ses conférences avec le maréchal de Boufflers, et sous tant de diverses formes débattu à Ryswick, avait été constamment et nettement rejeté partout; que c'était une chose réglée et entièrement finie; qu'il savait que le roi, non seulement ne se laisserait jamais entamer là-dessus le moins du monde, mais qu'il serait extrêmement blessé d'en ouïr parler davantage; qu'il pouvait l'assurer de la disposition du roi à correspondre en tout, avec toutes sortes de soins, à la liaison qui se formait entre lui et le roi d'Angleterre, et personnellement à le traiter lui avec toutes sortes de distinctions; qu'un mot dit par lui sur Saint-Germain serait capable de gâter de si utiles dispositions, et de rendre son ambassade triste et languissante; et que, s'il était capable de lui donner un conseil, c'était celui de ne rien gâter, et de ne pas dire un seul mot au roi, ni davantage à aucun de ses ministres, sur un point convenu, et sur lequel le roi avait pris son parti. Portland le crut, et s'en trouva bien; mais on verra bientôt que ce ne fut pas sans dépit, et le roi approuva extrêmement que Torcy lui eût dès l'abord fermé la bouche sur cet article. On prit un grand soin de faire en sorte qu'aucun Anglais de Saint-Germain ne se trouvât à Versailles ni à Paris, à aucune portée de ceux de l'ambassadeur, et cela fut très exactement exécuté.

Portland fit un trait au milieu de son séjour qui donna fort à penser, mais qu'il soutint avec audace sans faire semblant de s'apercevoir qu'on l'eût même remarqué. Vaudemont passait des Pays-Bas à Milan, sans approcher de la cour. Soit affaires, soit galanterie pour l'ami intime de son maître qu'il voulut ménager, il partit de Paris, et s'en alla à Notre-Dame-de-Liesse, auprès de Laon, voir Vaudemont qui y passait. Le marquis de Bedmar passa bientôt après d'Espagne aux Pays-Bas, pour y remplir la place qu'y avait Vaudemont de gouverneur des armes. Il n'avait pas les mêmes exclusions personnelles que Vaudemont avait méritées. Il vint à Paris et à la cour, où Monsieur à cause de la feue reine sa fille le présenta au roi, de qui il fut fort bien reçu. Portland suivit Monseigneur à la chasse. Deux fois il alla de Paris à Meudon pour courre le loup, et toutes les deux fois Monseigneur le retint à souper avec lui. Le roi lui donna un soir le bougeoir à son coucher, qui est une faveur qui ne se fait qu'aux gens les plus considérables et que le roi veut distinguer. Rarement les ambassadeurs se familiarisent à faire leur cour à ces heures, et s'il y en vient, il n'arrive presque jamais qu'ils reçoivent cet agrément.

Celui-ci prit son audience de congé le 20 mai, comblé de tous les honneurs, de toutes les fêtes, de tous les empressements possibles. Le maréchal de Villeroy eut ordre du roi de le mener voir Marly, et de lui en faire les honneurs. Il voulut voir tout ce qu'il y a de curieux et surtout Fontainebleau, dont il fut plus content que d'aucune autre maison royale. Quoiqu'il eût pris congé, il alla faire sa cour au roi, qui prenait médecine. Le roi le fit entrer après l'avoir prise, ce qui était une distinction fort grande, et pour la combler, il le fit entrer dans le balustre de son lit, où jamais étranger, de quelque rang et de quelque caractère qu'il fût, n'était entré, à l'exception de l'audience de cérémonie des ambassadeurs. Au sortir de là Portland alla trouver Monseigneur à la chasse qui le ramena pour la troisième fois souper avec lui à Meudon. Le grand prieur s'y mit au-dessus de lui avec quelque affectation, dont l'autre, quoique ayant pris congé, s'offensa fort, et le lendemain matin alla fièrement dire au roi que s'il avait donné le rang de princes du sang à MM. de Vendôme, il ne leur disputerait pas, mais que, s'ils ne l'avaient pas, il croyait que le grand prieur devait avoir pour lui les honnêtetés qu'il n'avait pas eues. Le roi lui répondit qu'il n'avait point donné ce rang à MM. de Vendôme, et qu'il manderait à Monseigneur qui était encore à Meudon de faire que cela n'arrivât plus. Monsieur lui voulut faire voir Saint-Cloud lui-même. Madame exprès n'y alla pas, et Monsieur lui donna un grand repas où Monseigneur se trouva et grande compagnie. Ce fut encore là un honneur fort distingué.

Mais parmi tant de fleurs, il ne laissa pas d'essuyer quelques épines, et de sentir la présence du légitime roi d'Angleterre en France. Il était allé une autre fois à Meudon pour suivre Monseigneur à la chasse. On allait partir et Portland se bottait, lorsque Monseigneur fut averti que le roi d'Angleterre se trouverait au rendez-vous. À l'instant il le manda à Portland, et qu'il le priait de remettre à une autre fois. Il fallut se débotter et revenir tout de suite à Paris.

Il était grand chasseur. Soit envie de voir faire la meute du roi, soit surprise de ne recevoir aucune autre civilité du duc de La Rochefoucauld que la simple révérence lorsqu'ils se rencontraient, il dit et répéta souvent qu'il mourait d'envie de chasser avec les chiens du roi. Il le dit tant et devant tant de gens qu'il jugea impossible que cela ne fût revenu à M. de La Rochefoucauld, et cependant sans aucune suite. Lassé de cette obscurité il la voulut percer, et au sortir d'un lever du roi aborda franchement le grand veneur, et lui dit son désir. L'autre ne s'en embarrassa point. Il lui répondit assez sèchement qu'à la vérité il avait l'honneur d'être grand veneur, mais qu'il ne disposait point des chasses; que c'était le roi d'Angleterre dont il prenait les ordres; qu'il y venait très souvent, mais qu'il ne savait jamais qu'au moment de partir quand il ne venait pas au rendez-vous, et tout de suite la révérence, et laissa là Portland dans un grand dépit, et toutefois sans se pouvoir plaindre. M. de La Rochefoucauld fut le seul grand seigneur distingué de la cour qui n'approcha jamais Portland. Ce qu'il lui répondit était pure générosité pour le roi d'Angleterre. Ce prince, à la vérité, disposait quand il voulait de la meute du roi, mais il y avait bien des temps qu'il ne chassait point, et jamais à toutes les chasses. Il ne tenait donc qu'à M. de La Rochefoucauld d'en donner à Portland tant qu'il aurait voulu, à coup sûr, mais piqué de la prostitution publique à la vue de la cour de Saint-Germain, il ne put se refuser cette mortification au triomphant ambassadeur de l'usurpateur qui avait attaché à son char jusqu'à M. de Lauzun, malgré ses engagements et son attachement au roi et à la reine d'Angleterre, et sans y pouvoir gagner que de la honte, pour suivre la mode et croire faire sa cour au roi.

Enfin Portland, comblé en toutes les manières possibles, se résolut au départ. La faveur naissante du duc d'Albemarle l'inquiétait et le hâta. M. le Prince le pria de passer à Chantilly, et il lui donna une fête magnifique avec ce goût exquis qui, en ce genre, est l'apanage particulier aux Condé. De là Portland continua son chemin par la Flandre; non seulement il eut la permission du roi d'y voir toutes les places qu'il voudrait, mais il le fit accompagner par des ingénieurs avec ordre de les lui bien montrer. Il fut reçu partout avec les plus grands honneurs, et eut toujours un capitaine et cinquante hommes de garde. Le bout d'un si brillant voyage fut de trouver à sa cour un jeune et nouveau compétiteur qui prit bientôt le dessus, et qui ne lui laissa que les restes de l'ancienne confiance, et le regret d'une absence qui l'avait laissé établir. Sur son départ de Paris, il avait affecté de répandre que tant que le roi Jacques serait à Saint-Germain la reine d'Angleterre ne serait point payée du douaire qui lui avait été accordé à la paix, et il tint parole.

Avant de quitter les étrangers, je ferai une courte mention du voyage que vinrent faire en France, les premiers mois de cette année, le frère du duc de Parme qui y fut incognito, et quelque temps après le prince Gaston, second fils du grand-duc, par la singularité qu'ils furent tous deux les deux derniers ducs de Parme et de Toscane. Ce dernier garda aussi l'incognito, mais ce nonobstant le roi voulut le distinguer, et qu'il baisât Mme la duchesse de Bourgogne; il était fils de Mme la grande-duchesse, cousine germaine du roi, et la vit fort, tant qu'il fut à Paris. Le roi prit même quelque soin de sa conduite. Il chargea Albergotti, à cause du pays, de se tenir presque toujours auprès de lui, et de prendre garde à lui faire voir bonne compagnie. Il demeura peu en ce pays-ci, d'où il passa en Allemagne chez la princesse de Saxe-Lauenbourg, son épouse, avec laquelle il se brouilla depuis à ne se jamais revoir. Le frère du duc de Parme demeura presque toute l'année.

Je me souviens qu'à Fontainebleau, où on se donne plus qu'ailleurs de grands repas les uns aux autres, le cardinal d'Estrées, logé à la chancellerie, lui en voulut donner un où il pria beaucoup de gens distingués de la cour. Il me pria aussi, et j'y trouvai de plus ce qu'il avait lors de sa plus proche famille, pour lui aider à faire les honneurs au prince de Parme; mais il arriva que nous fîmes le festin sans lui. Le cardinal qui allant et venant avait prié depuis plusieurs jours les gens qu'il voulut à mesure qu'il les avait rencontrés, n'avait oublié que le prince de Parme. Le matin du repas le souvenir lui en vint; il demanda quel de ses gens l'avait été inviter de sa part, il se trouva qu'il n'en avait chargé aucun. Il y envoya vitement, mais il arriva que le prince de Parme était engagé et pour plusieurs jours. On plaisanta beaucoup le cardinal pendant le repas de cette rare distraction. Il en avait souvent de pareilles.

Le roi, à la prière de M. de Savoie, envoya enlever Mlle de Carignan par un lieutenant de ses gardes du corps à l'hôtel de Soissons, qui la mena aux Filles de Sainte-Marie dans un carrosse de l'ambassadeur de Savoie. En même temps l'électeur de Bavière en fit autant à Bruxelles, où il fit conduire dans un couvent Mlle de Soissons de chez sa mère. Leur conduite était depuis longtemps tellement indécente, et leur débauche si prostituée que M. de Savoie ne put plus supporter ce qu'il en apprenait. Quelque temps après il envoya une dame de Savoie ici où Mlle de Soissons se devait rendre, pour les conduire toutes deux dans ses États où il comptait de les resserrer fort dans un couvent, mais à la fin elles obtinrent, l'une de retourner chez sa mère à Bruxelles, l'autre de l'y aller trouver d'ici. Pendant ce temps-là le comte de Soissons, leur frère aîné, qui était sorti d'ici depuis quelques années, quoique comblé des grâces et des bontés du roi, continuait à courir l'Europe pour chercher du service et du pain. On n'en avait voulu, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni à Venise. Il s'en alla chercher fortune en Espagne, qu'il n'y trouva non plus qu'ailleurs. Il eut peine à obtenir permission de passer à Turin, où M. de Savoie ne le voulait point voir. Sa femme y était dans un couvent, fort pauvre et fort retirée.

L'évêque de Poitiers était mort au commencement de cette année. Il avait été longtemps prêtre de l'Oratoire sous le nom de P. Saillans, et il était de ces Baglioni qui ont tant figuré dans les guerres d'Italie. Ses sermons l'avaient fait évêque de Tréguier, où il avait appris le bas-breton pour pouvoir entendre et prêcher les peuples de ce diocèse. De là il passa à Poitiers. C'était un excellent évêque, qui venait peu à Paris. Il ressemblait parfaitement à tous les portraits de saint François de Sales. J'en fus très fâché; il était ami intime de mon père et de ma mère. Son évêché fut donné à Pâques à l'abbé de Caudelet. C'était un bon gentilhomme de Bretagne, frère d'un capitaine aux gardes, fort estropié, et qui avait bien servi. Ils étaient parents de la maréchale de Créqui, et souvent chez elle. L'envie de lui voir un si bel évêché et la rage de n'en avoir point firent aller au P. de La Chaise les plus noires calomnies contre l'abbé de Caudelet qui avait toujours passé pour un fort honnête homme et de très bonnes moeurs, et qui l'était en effet, et entre autres impostures, qu'il avait passé au jeu tout le vendredi saint, veille du jour de sa nomination à Poitiers. La vérité était qu'ayant assisté à tous les offices de la journée, il alla sur le soir voir la maréchale de Créqui qui était seule et fatiguée des dévotions. Elle aimait à jouer; elle proposa à l'abbé de l'amuser une heure au piquet. Il le fit par complaisance, fit collation avec elle et puis se retira. Cela fut bien vérifié ensuite. Le P. de La Chaise, épouvanté de ce qu'il recevait sur son compte, le dit au roi qui lui ôta sur-le-champ Poitiers. L'éclat fut grand: le pauvre abbé, accablé de l'affront, se cacha longtemps, puis fut trouvé dans la Chartreuse de Rouen, où, sans prendre l'habit, il vécut longtemps comme les chartreux. Au bout de quelques années il s'en alla en Bretagne, où il a passé le reste de sa vie dans la même solitude et dans la même piété, sans s'en être dérangé un moment, ni [avoir] jamais fait la moindre démarche pour avoir quoi que ce soit.

Son frère cependant éclaircit la scélératesse, et prouva si nettement la fausseté de tous les allégués, que le P. de La Chaise, qui était bon et droit, fit tout ce qu'il put pour obtenir un gros évêché à l'abbé de Caudelet; mais le roi tint ferme, jusque-là qu'ils en eurent des prises lui et son confesseur, à qui il reprocha qu'il était trop bon, et l'autre, au roi, qu'il était trop dur et qu'il ne revenait jamais. Il ne se rebuta point, et tant qu'il a vécu, il a souvent fait de nouveaux efforts, mais tous aussi inutiles.

On sut aussi qui était le faux délateur, et qui avait fait et envoyé ces calomnies atroces. C'était l'abbé de La Châtre, frère du gendre du marquis de Lavardin. Il était aumônier du roi depuis longtemps, et il enrageait de n'être point évêque, et contre tous ceux qui le devenaient. C'était un homme qui ne manquait pas d'esprit, mais pointu, désagréable, pointilleux, fort ignorant parce qu'il n'avait jamais voulu rien faire, et si perdu de moeurs, que je lui vis dire la messe à la chapelle un mercredi des cendres, après avoir passé la nuit masqué au bal, faisant et disant les dernières ordures, à ce que vit et entendit M. de La Vrillière devant qui il se démasqua, et qui me le conta le lendemain matin une demi-heure avant que je le rencontrasse habillé allant à l'autel. D'autres aventures l'avaient déjà perdu auprès du roi pour être évêque. Il était fort connu et fort méprisé. Il ne porta pas loin le châtiment de son dernier crime, et la vengeance du pauvre abbé de Caudelet qui fut plaint de tout le monde.

Le président Talon alla aussi en l'autre monde voir s'il est permis de souffler le froid et le chaud comme M. de Luxembourg le lui avait fait faire. Lamoignon eut sa charge de président à mortier, et Portail eut la sienne d'avocat général où il brilla plus que lui, et s'y fit beaucoup de réputation d'éloquence et d'équité. Ce n'est pas qu'il ne fût fils de notre rapporteur, plus que très favorable à M. de Luxembourg, mais il faut dire la vérité.

Mme de Sillery mourut à Liancourt, où elle était retirée depuis un grand nombre d'années. Elle était soeur du père de M. de La Rochefoucauld, qui avait tant figuré avec Mme de Longueville dans le parti de M. le Prince, et qui eut tant d'esprit et d'amis. Sa soeur en avait aussi beaucoup, mais rien vaillant; ce qui fit son mariage. Elle se trouva mal mariée, et ne parut point à la cour. M. de Sillery avait aussi beaucoup d'esprit, mais nulle conduite, et se ruina en fils de ministre, sans guerre ni cour. Il ne laissait pas d'être fort dans le monde et désiré par la bonne compagnie. Il allait à pied partout faute d'équipage, et ne bougeait de l'hôtel de La Rochefoucauld ou de Liancourt avec sa femme, qui s'y retira dans le désordre de ses affaires, longtemps avant la mort de son mari. Elle était fort considérée de ses neveux, et assistée de tout. Puysieux, qu'on vient de voir ambassadeur en Suisse, le chevalier de Sillery, écuyer de M. le prince de Conti, et l'évêque de Soissons, étaient ses enfants. Sillery, leur père, était petit-fils du chancelier de Sillery et fils de Puysieux, secrétaire d'État, chassé avec le chancelier dès 1640, et mort en disgrâce, et de cette fameuse Mme de Puysieux si bien avec la reine mère, si comptée et si impérieuse avec le monde, et qui mangea à belles dents, pour s'amuser, pour cinquante mille écus de point de Gênes à ses manchettes et à ses collets, qui était lors la grande mode. Elle était Étampes, et commença la ruine de son fils.

Le vieux Villars mourut en même temps à Paris en deux jours, à plus de quatre-vingts ans. J'aurais assez parlé de lui lorsqu'il fut chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Chartres à son mariage, si je ne me souvenais à cette heure de l'origine de son nom d'Orondat, qu'on lui donnait toujours, et qui ne lui déplaisait pas. La voici: la comtesse de Fiesque, si intime de Mademoiselle, avait amené de Normandie avec elle Mlle d'Outrelaise, et la logeait chez elle. C'était une fille de beaucoup d'esprit, qui se fit beaucoup d'amis qui l'appelèrent la Divine, nom qu'elle communiqua depuis à Mme de Frontenac, avec qui elle alla demeurer depuis à l'Arsenal, et avec qui elle passa inséparablement sa vie, autre personne d'esprit et d'empire, et de toutes les bonnes compagnies de son temps. On ne les appelait que les Divines. Pour en revenir donc à l'Orondat, Mme de Choisy, autre personne du grand monde, alla voir la comtesse de Fiesque, et y trouva grande compagnie. L'envie de pisser la prit; elle dit qu'elle allait monter en haut chez la Divine, qui était Mlle d'Outrelaise. Elle monte brusquement, y trouve Mlle de Bellefonds, tante paternelle du maréchal, jeune et extrêmement jolie, et voit un homme qui se sauve et qu'elle ne put connaître. La figure de cet homme parfaitement bien fait la frappa tant, que, de retour à la compagnie, et contant son aventure, elle dit que ce ne pouvait être qu'Orondat. La plupart de la compagnie savait que Villars était en haut, où il était allé voir Mlle de Bellefonds dont il était fort amoureux, qui n'avait rien, et qu'il épousa fort peu après. Ils rirent fort de l'aventure et de l'Orondat. Maintenant qu'on s'est heureusement défait de la lecture des romans, il faut dire qu'Orondat est un personnage du Cyrus, célèbre par sa taille et sa bonne mine, qui charmait toutes les héroïnes de ce roman alors fort à la mode. Mme la duchesse d'Orléans souhaita fort que M. de Castries, mari de sa dame d'atours, eût la place qu'avait Villars auprès d'elle; Monsieur, qui a toujours fort aimé Mme de Montespan, y consentit, et M. du Maine acheva l'affaire auprès du roi.

Quelque temps après mourut M. de Brienne, l'homme de la plus grande espérance de son temps en son genre, le plus savant, et qui possédait à fond toutes les langues savantes et celles de l'Europe. Il eut de très bonne heure la survivance de son père, qui avait eu la charge de secrétaire d'État du département des affaires étrangères, lorsque Chavigny fut chassé. Loménie qui voulait rendre son fils capable de la bien exercer, et qui n'avait que seize ou dix-sept ans, l'envoya voyager en Italie, en Allemagne, en Pologne, et par tout le Nord jusqu'en Laponie. Il brilla fort, et profita encore plus dans tous ces pays, où il conversa avec les ministres et ce qu'il y trouva de gens plus considérables, et en rapporta une excellente relation latine. Revenu à la cour, il y réussit admirablement, et dans son ministère, jusqu'en 1664 qu'il perdit sa femme, fille de ce même Chavigny, et soeur de M. de Troyes, de la retraite duquel j'ai parlé, de la maréchale Clérembault, etc. Il l'avait épousée quatre ans après la mort de Chavigny. Il fut tellement affligé de cette perte, que rien ne put le retenir. Il se jeta dans les pères de l'Oratoire et s'y fit prêtre. Dans les suites il s'en repentit. Il écrivit des lettres, des élégies, des sonnets beaux et pleins d'esprit, et tenta tout ce qu'il put pour rentrer à la cour et en charge. Cela ne lui réussit pas; la tête se troubla, il sortit de sa retraite et se remit à voyager. Il lui échappa beaucoup de messéances à son état passé et à celui qu'il avait embrassé depuis. On le fit revenir en France, où, bientôt après, on l'enferma dans l'abbaye de Château-Landon. Sa folie ne l'empêcha pas d'y écrire beaucoup de poésies latines et françaises, parfaitement belles et fort touchantes, sur ses malheurs . Il laissa un fils qui est aussi mort enfermé, et deux filles. Sa soeur et sa fille aînée épousèrent MM. de Gamaches, père et fils; et l'autre fille, M. de Poigny-Angennes; ainsi ont fini les Loménie, M. de Lyonne eut la charge de M. de Brienne. Sa famille a encore moins duré, et n'a pas fini plus heureusement; tel est d'ordinaire le sort des ministres.

En même temps mourut à Rome le duc de Bracciano, à soixante-dix-huit ans, dont tout le mérite consista en sa naissance et en ses grands biens. C'était, comme je l'ai dit, le premier laïque de Rome, grand d'Espagne, prince du Soglio du pape, et chef de la maison des Ursins. La soeur de son père était la fameuse duchesse de Montmorency, qui, après la mort tragique de son mari en 1632, se retira à Moulins, où elle se fit fille de Sainte-Marie.

CHAPITRE VII. §

Duchesse de Bracciano, ses premières aventures; prend le nom de princesse des Ursins. — Étrange et hardie tentative du cardinal de Bouillon de faire l'abbé d'Auvergne cardinal. — Mariage de Souvré avec Mlle de Rebénac; du vieux Seissac avec une soeur du duc de Chevreuse; du comte d'Ayen avec Mlle d'Aubigné. — Le roi paye les dettes de M. de La Rochefoucauld. — Mort de l'abbé de Marsillac. — Le roi prend le deuil d'un enfant de M. le prince de Conti, et pourquoi. — Mort de Fervaques; sa dépouille et son testament. — Duc de Lesdiguières accommodé, par ordre du roi, par le maréchal de Duras seul, son beau-père, avec Lambert. — M. de Lorraine en Lorraine, où le duc d'Elboeuf revient mal avec lui. — Camp de Compiègne résolu et déclaré.

M. de Bracciano, veuf d'une Ludovisio sans enfants, épousa, en février 1675, Anne-Marie de La Trémoille, fille de M. de Noirmoutiers, qui figura assez dans les troubles de la minorité de Louis XIV pour se faire faire duc à brevet. Elle avait épousé Blaise de Talleyrand, qui se faisait appeler le prince de Chalais, et qui fut de ce fameux duel contre MM. de La Frette, où le frère aîné du duc de Beauvilliers fut tué, et qui fit sortir les autres du royaume. Mme de Chalais alla joindre son mari en Espagne, d'où ils passèrent en Italie. Elle alla toujours devant à Rome, où la mort empêcha son mari de l'aller trouver. Elle était jeune, belle, de beaucoup d'esprit avec beaucoup de monde, de grâces et de langage; elle eut recours à Rome aux cardinaux de Bouillon et d'Estrées, qui en prirent soin en faveur du nom et de la nation, et bientôt après pour des raisons plus touchantes. Le désir de la retenir à Rome, où ils étaient pour du temps, leur fit naître celui de l'y établir. Elle n'avait point d'enfants, et presque point de bien. Ils écrivirent à la cour qu'un homme de la considération dont était à Rome le duc de Bracciano était bon à acquérir au roi, et que le moyen de le lui attacher était de lui faire épouser Mme de Chalais. La pensée fut approuvée et suivie. M. de Bracciano, tonnelé par les deux cardinaux, se persuada qu'il était amoureux de Mme de Chalais; il n'avait point d'enfants, le mariage se fit, et la même année il fut fait chevalier de l'ordre. Mme de Bracciano étala tout son esprit et tous ses charmes à Rome, et fit bientôt du palais des Ursins une espèce de cour où se rassemblait tout ce qu'il y avait de plus grand et de meilleure compagnie en hommes et en femmes: c'était la mode d'y aller, et être sur un pied de distinction d'y être reçu. Le mari cependant était compté pour peu de chose. Le ménage ne fut pas toujours concordant, mais sans brouillerie ouverte: ils furent quelquefois bien aises de se séparer. C'est ce qui donna lieu à la duchesse de Bracciano de faire deux voyages en France, au dernier desquels elle passa quatre ou cinq ans. C'est celui où je la connus, et où je puis dire que je fis avec elle une amitié particulière à l'occasion de celle qui était entre elle et ma mère, dès son précédent voyage. Elle deviendra bientôt un personnage si grandement singulier, que je me suis volontiers étendu sur elle.

Le cardinal de Bouillon, qui était lors à Rome en grande splendeur, lui rendit le service d'empêcher, par l'autorité du pape, que les créanciers très nombreux ne fussent reçus à mettre le scellé. M. de Bracciano n'avait point d'enfants; sa femme, depuis son retour, l'avait tout à fait regagné. Il l'avait faite, comme il est permis à Rome, sa légataire universelle, et ses meubles, son argenterie, ses bijoux et ses pierreries étaient infinis. Il n'y eut donc que ses terres qui purent servir à payer les dettes. Don Livio Odescalchi, neveu d'Innocent XI, extraordinairement riche, acheta pour près de deux millions le duché de Bracciano, mais avec la condition expresse que Mme de Bracciano en quitterait le nom, et c'est ce qui lui fit prendre celui de princesse des Ursins, sous lequel elle est devenue fameuse.

Le cardinal de Bouillon, après ce service rendu pour le scellé, se brouilla avec elle, mais aux couteaux tirés, et ne se sont jamais revus. Mme de Bracciano, car elle en portait encore le nom, prétendit tendre son palais de violet par un privilège particulier aux aînés de la maison Ursine. Le cardinal de Bouillon, lors sous-doyen du sacré collège, prit l'affirmative pour la faire tendre en noir, et avec tant d'aigreur et de hauteur, que c'en a été pour le reste de leur vie. Il en eut avec cela le dégoût tout entier; le pape le condamna et donna gain de cause à Mme de Bracciano, qui ne tarda pas à le rendre au cardinal de Bouillon.

Il venait de faire, par le pape, son neveu, l'abbé d'Auvergne, grand prévôt du chapitre de Strasbourg, et lui-même s'en fit faire chanoine. Il commençait, sans s'en apercevoir encore, à n'être plus si bien à la cour. L'affaire de M. de Cambrai s'examinait fort sérieusement à Rome. Il y avait ses gens, et ses antagonistes les leurs, avec le jeune abbé Bossuet, neveu de M. de Meaux qui prit cette occasion de le former et de le faire connaître. Le cardinal de Bouillon était de la congrégation où cette affaire se jugeait; il se contint dans les commencements, et se contenta de toutes les voies sourdes par lesquelles il put servir un ami, auquel il avait de si puissants intérêts, comme je les ai expliqués en leur temps; mais peu à peu le pied lui glissa, et ses manèges, que MM. de Paris, de Meaux et de Chartres avaient tant de raisons de ne pas cacher au roi, lui furent clairement démontrés. Le parti fut pris de n'en pas faire semblant pour en découvrir davantage, et le mettre après, à coup sûr, hors de combat pour la défense de son ami, et en user cependant avec lui, du côté de la cour, avec toutes les apparences de la distinction et de la confiance ordinaire.

Il était dans cette position lorsqu'il imagina un trait qui commença et qui avança bien sa perte. L'empereur n'avait point de serviteur plus zélé ni plus attaché entre les princes de l'empire que le duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, et travaillait à Rome depuis assez longtemps à le faire cardinal seul, et hors le temps de la promotion des couronnes. Par la même raison, le roi s'y opposait de toutes ses forces, et en avait fait mettre un article exprès dans les instructions du cardinal de Bouillon. Vint l'abjuration de l'électeur de Saxe entre les mains de l'évêque de Javarin pour se rendre éligible en Pologne. L'évêque passa pour l'avoir converti. L'empereur fit sonner le plus haut qu'il put à Rome le service d'avoir ramené à sa communion un électeur de l'empire, chef et protecteur né de tous les protestants d'Allemagne, et renouvela d'ardeur et d'instances à cette occasion pour la promotion de l'évêque. Cette conjoncture parut d'autant plus favorable au cardinal de Bouillon qu'il voyait le pape fort incliné à accorder à l'empereur sa demande, et que le pape traitait le cardinal de Bouillon avec beaucoup de ménagement; il crut donc qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour en profiter.

Il écrivit au roi tout ce qu'il put de plus exagéré sur les engagements du pape à l'empereur, et sur la promotion de l'évêque de Javarin comme instante, que, dans cette extrémité, tout ce qu'il avait pu faire pour parer l'affront de voir donner un cardinal seul et motu proprio aux instances de l'empereur, malgré toutes celles du roi, avait été de trouver moyen que la France en eût un en même temps; qu'il avait eu toutes les peines imaginables à y réussir, mais à condition que ce Français serait choisi par le pape, et que, pour éviter qu'il n'en prît quelqu'un qui ne fût pas agréable au roi, il avait fait effort de tout son crédit auprès du pape pour lui en faire accepter un, le plus attaché au roi, et qui pût être en état et en âge de le servir longtemps; que c'était l'abbé d'Auvergne, excepté lequel, le pape lui avait déclaré qu'il n'en ferait aucun autre. Il joignit à cela tout ce qu'il crut capable de faire avaler au roi, comme un service aussi adroit que signalé, un mensonge qui pouvait passer pour unique en son genre. En même temps, il dit au pape tout ce qu'il put pour lui persuader que, dans la presse et le désir où il était de contenter l'empereur, il croyait avoir obtenu de la bonté et de l'amitié dont le roi voulait bien l'honorer, le plus grand point qu'il eût pu se proposer pour tirer Sa Sainteté de la situation forcée où elle se trouvait, qui était de faire condescendre le roi à la promotion de l'évêque de Javarin, en faisant en même temps un Français, chose où, jusque-là, on n'avait pu parvenir à amener le roi, mais qu'en même temps Sa Majesté n'y voulait consentir que pour son neveu l'abbé d'Auvergne; que c'était tout ce qu'il avait pu tirer du roi, et qu'il croyait par là avoir rendu un grand service au roi et au pape, en le mettant en état de satisfaire l'empereur sans se brouiller avec le roi, en faisant à la fois l'évêque de Javarin et l'abbé d'Auvergne.

Il arriva, pour le malheur du cardinal de Bouillon, qu'un hameçon si adroitement préparé n'eut pas l'effet qu'il s'était promis de sa hardiesse. Le pape, qui, par les offices pressants qu'il recevait d'ailleurs que du cardinal de Bouillon, de la part du roi, contre M. de Cambrai, et qui était en même temps bien informé de la conduite de ce cardinal tout en faveur du même prélat, quoique l'homme du roi à Rome, ne pouvait ajuster deux choses si contradictoires. Il soupçonna de la profondeur dans l'arrangement du discours et de la proposition du cardinal de Bouillon, et surtout dans l'empressement qui lui échappa de brusquer la promotion de l'évêque et de l'abbé, et cela lui fit prendre le parti d'attendre d'ailleurs des nouvelles de France. D'autre part, le roi fut surpris au dernier point de la dépêche du cardinal de Bouillon, et comme il n'avait eu que trop d'occasions en sa vie de le connaître, il ne douta point qu'il n'eût suggéré au pape un expédient si flatteur à la vanité des Bouillon, mais si destructif de l'intérêt et des ordres du roi contre la promotion de l'évêque de Javarin. Il entra en colère, et en même temps en crainte que cette promotion se précipitât, et il fit dépêcher un courrier au cardinal de Bouillon, par lequel, sans entrer en aucun raisonnement, il réitéra ses ordres contre la promotion de l'évêque de Javarin, et ajouta en même temps que, si contre toute attente, et malgré toute représentation, le pape se déterminait à passer outre, il s'opposait à ce qu'aucun Français, et particulièrement l'abbé d'Auvergne, fût fait cardinal, à qui il défendait de l'accepter même s'il était fait, sous peine de désobéissance. Outre cette dépêche au cardinal de Bouillon, le courrier était chargé d'une autre portant mêmes ordres au principal agent des évêques opposés à M. de Cambrai, avec commandement de plus de l'aller tout sur-le-champ montrer au pape; ce qui fut exécuté. Le pape alors se sut bon gré des soupçons qui l'avaient fait différer, et le cardinal de Bouillon pensa mourir de honte, de dépit et de rage. Le pape qui, en effet, était pressé de faire l'évêque de Javarin, ne l'était pas au point où le cardinal de Bouillon l'avait mandé pour faire agréer l'expédient qu'il avançait, et qui, plus français en son âme qu'impérial, voyait l'extrême répugnance du roi pour cet évêque, temporisa si bien qu'il mourut sans le faire cardinal, et manifesta de plus en plus par cette conduite l'audacieux mensonge du cardinal de Bouillon, que ce pape avait fait mander aussi au roi.

Trois mariages se suivirent de près à la fin de février et au commencement de mars. Souvré, frère de Barbezieux et maître de la garde-robe du roi, épousa la fille unique du feu marquis de Rebénac, frère du marquis de Feuquières, à condition d'en porter les armes, et de prendre le nom de Pas, dans les actes, qui est celui de MM. de Feuquières. Il en eut beaucoup de biens, et la lieutenance générale du gouvernement de Béarn et basse Navarre. Rebénac était fort honnête homme, et fort employé et distingué dans les négociations.

Le vieux Seissac épousa la dernière soeur du second lit du duc de Chevreuse, jeune et jolie, qui, avec peu de bien, le voulut malgré la disproportion d'âge, dans l'espérance d'être bientôt veuve, et de jouir des grands avantages de son contrat de mariage. C'était un homme de grande qualité et de beaucoup d'esprit, que démentaient toutes les qualités de l'âme. Il avait eu la charge de maître de la garde-robe du roi de M. de Guitry, lorsque le roi fit pour lui la nouvelle charge de grand maître de la garde-robe. Seissac était fort riche, fort gascon, gros joueur et beaucoup du grand monde, mais peu estimé, et on se défiait fort de son adresse au jeu.

Le roi, dans ces temps-là, jouait aussi fort gros jeu et c'était le brelan qui était à la mode. Un soir que Seissac était de la partie du roi, M. de Louvois vint lui parler à l'oreille. Un moment après le roi donna son jeu à M. de Lorges, à qui il dit de le tenir, et de continuer pour lui jusqu'à ce qu'il fuit revenu, et s'en alla dans son cabinet avec M. de Louvois; dans cet intervalle Seissac fit une tenue à M. de Lorges, qu'il jugea contre toutes les règles du jeu, puis un va-tout qu'il gagna ne portant quasi rien. Le coup était fort gros. Le soir M. de Lorges se crut oblige d'avertir le roi de ce qui s'était passé. Le roi fit arrêter sans bruit le garçon bleu qui tenait le panier des cartes et le cartier. Les cartes se trouvèrent pipées, et le cartier, pour avoir grâce, avoua que c'était Seissac qui les lui avait fait faire, et l'avait mis de part avec lui.

Le lendemain Seissac eut ordre de se défaire de sa charge et de s'en aller chez lui. Au bout de quelques années il obtint la permission d'aller en Angleterre. Il y joua plusieurs années, et gagna extrêmement. À son retour il eut liberté de se tenir où il voudrait, hors de se présenter devant le roi. Il s'établit à Paris où il tint grand jeu chez lui. Après, Monsieur, à qui tout était bon pour le jeu, demanda permission au roi pour que Seissac pût jouer avec lui à Paris et à Saint-Cloud. Monseigneur, à la prière de Monsieur, obtint la même permission pour Meudon, et de l'un à l'autre ces deux princes se le firent accorder pour jouer à Versailles et de là à Marly, où, sur le pied de joueur, il était à la fin de presque tous les voyages. C'était un homme très singulier, qui comptait le mépris et les avanies pour rien, et qui avait encore la fantaisie de ne porter le deuil de personne. Il disait que cela l'attristait et n'était bon à rien, et le soutint ainsi de ses plus proches toute sa vie. Ils le lui rendirent; car lorsqu'il mourut, M. de Chevreuse ni pas un parent ne portèrent le deuil de lui. Son nom, maintenant éteint, était Castelnau, non pas des Castelnau du maréchal de France, mais il portait celui de Clermont-Lodève, d'une héritière de cette maison anciennement éteinte, qui en avait apporté les biens dans la sienne.

Le troisième mariage fut plus brillant et mieux assorti pour les âges. Ce fut celui du comte d'Ayen avec Mlle d'Aubigné. Le roi avait eu grande envie de la faire épouser au prince de Marsillac, petit-fils de M. de La Rochefoucauld. Lui et Mme de Maintenon ne s'aimaient point, et ne s'étaient jamais aimés. Il avait été toujours fort bien avec Mme de Montespan, et surtout avec Mme de Thianges dont il aimait encore les enfants. Le roi s'en apercevait; il ne laissait pas de désirer que cela fût autrement entre eux. Comme ils n'avaient jamais été brouillés, et qu'ils n'avaient aucun rapport ensemble, l'embarras était la façon de les mettre sur un autre pied, d'autant qu'il n'y avait rien à l'extérieur, et qu'ils en savaient trop tous deux pour s'attaquer, et n'avoir pas tous les ménagements possibles. M. de La Rochefoucauld, à qui le roi en parla, n'y consentit que par respect et complaisance. Mme de Maintenon, qui avait ses raisons pour un autre choix, répondit au roi froidement. Tant de glaces des deux côtés rebutèrent le roi qui n'en parla plus que faiblement à Mme de Maintenon, pour lui demander à qui elle pouvait donner la préférence sur un homme de la naissance, des biens et des charges qu'aurait le prince de Marsillac. Elle lui proposa le comte d'Ayen. À son tour le roi ne répondit pas comme Mme de Maintenon l'eût désiré. Il n'aimait point Mme de Noailles; elle avait trop d'esprit pour lui, et trop entrante et trop intrigante; c'était la mettre dans leur sanctuaire intime, et le roi avait peine à s'y résoudre. Mme de Maintenon qui se voulait entièrement attacher M. de Paris, et à l'appui de l'affaire de M. de Cambrai se frayer un chemin d'avoir part aux affaires de l'Église et aux bénéfices surtout, qu'elle n'avait jamais pu entamer au P. de La Chaise, tourna si bien le roi qui aimait M. de Noailles, et à le rassurer sur ce qu'elle écarterait Mme de Noailles de leurs particuliers, que le mariage fut agréé et tout aussitôt conclu.

Mme de Maintenon assura six cent mille livres sur son bien après elle; elle en avait beaucoup plus, et point d'autre héritière. Le roi donna trois cent mille livres comptant, cinq cent mille livres sur l'hôtel de ville, pour cent mille livres de pierreries, avec les survivances du gouvernement de Roussillon, Perpignan, etc., de M. de Noailles de trente-huit mille livres de rente au soleil, et de celui de Berry de M. d'Aubigné de trente mille livres de rente, et sur le tout une place de dame du palais. La déclaration s'en fit le mardi 11 mars. Le lendemain Mme de Maintenon se mit sur son lit au sortir de table, et les portes furent ouvertes aux compliments de toute la cour. Mme la duchesse de Bourgogne, tout habillée, y passa la journée tenant Mlle d'Aubigné auprès d'elle, et faisant les honneurs comme une particulière chez une autre. On peut juger si personne s'en dispensa, à commencer par Monseigneur. On y accourut de Paris, et Monsieur qui y était vint exprès. Le mardi, dernier mars, ils furent fiancés le soir à la chapelle, Mme la duchesse de Bourgogne et toute la cour aux tribunes, et la noce en bas. Tout ce qui en était avait vu le roi chez Mme de Maintenon avant son souper. Le lendemain tard dans la matinée, Mme de Maintenon vint avec toute la noce à la paroisse, où M. de Paris dit la messe et les maria, d'où ils allèrent tous dîner chez M. de Noailles, dans l'appartement de M. le comte de Toulouse, qu'il lui avait prêté. L'après-dînée, Mme de Maintenon, sur son lit, et la comtesse d'Ayen, sur un autre dans une autre pièce joignante, reçurent encore toute la cour. On s'y portait, tant la foule y était grande, mais la foule du plus distingué. Le soir on soupa chez Mme de Maintenon avec elle et Mme la duchesse de Bourgogne, et les hommes dans une autre chambre. Après souper, on coucha les mariés dans le même appartement. Le roi donna la chemise au comte d'Ayen, et Mme la duchesse de Bourgogne à la mariée. Le roi les vit au lit avec toute la noce, il tira lui-même leur rideau, et leur dit pour bonsoir qu'il leur donnait à chacun huit mille livres de pension. Le roi en même temps paya les dettes de M. de La Rochefoucauld, qui se montaient fort haut; ainsi il ne perdit pas tout au mariage de Mlle d'Aubigné, auquel j'ai oublié de remarquer que M. et Mme d'Aubigné se trouvèrent et furent à tout.

La joie de M. de La Rochefoucauld fut un peu troublée par la perte qu'il fit de son frère l'abbé de Marsillac; je dis un peu, parce que l'amitié n'était pas bien vive quoique bienséante. L'esprit, le bon sens, le goût de la bonifie compagnie et la considération dégagée de celle de la naissance, de la faveur et des places, étaient devenus dans cette famille un apanage de cadets. Celui-ci et le feu chevalier de La Rochefoucauld son frère, qui étaient tendrement unis, avaient pleinement joui de ces avantages et de la douceur de beaucoup d'amis particuliers dont ils furent fort regrettés. Ils étaient fort goutteux, et on ne les voyait jamais à la cour. Ceux qui ont vu M. de La Rochefoucauld père prétendaient que l'abbé de Marsillac en faisait fort souvenir dans ses manières et dans la conversation. Ce même apanage se maintint dans la deuxième génération M. de Liancourt le recueillit tout entier, et il ne passa plus outre. Les abbayes de l'abbé de Marsillac furent sur-le-champ données à l'abbé de La Rochefoucauld, qui en avait déjà beaucoup. Il était oncle paternel de M. de La Rochefoucauld, et toutefois de son même âge. Il aimait tant la chasse, que le nom d'abbé Tayaut lui en était demeuré. M. de La Rochefoucauld, à qui dans leur temps de misère il avait donné tout le sien, l'aimait avec une extrême tendresse et une grande considération. Il le logeait et l'avait toujours partout avec lui à la cour. C'était le meilleur homme, mais le plus court et le plus simple qui fût sur terre, et de la meilleure santé. Ni lui ni l'abbé de Marsillac n'étaient point dans les ordres.

M. le prince de Conti perdit son fils, le prince de La Roche-sur-Yon, qui n'avait que quatre ans. Le roi en prit le deuil en noir. Il ne portait point le deuil des enfants au-dessous de sept ans, et on ne l'avait pas porté de ceux de lui et de la reine, mais il avait voulu faire cet honneur là à M. du Maine pour un des siens, et n'osa pas après cela ne le pas prendre de ceux des princes du sang. Il alla voir M. le prince et Mme la princesse de Conti. Les princes du sang s'y trouvèrent, et le reconduisirent jusque chez Mme de Maintenon.

Fervaques mourut en ce même temps, en revenant de Bourbon. C'était un vieux garçon, honnête homme, toujours galant, qui n'avait jamais été marié, et qui avait acheté, il y a longtemps, du grand prévôt, le gouvernement du Maine et du Perche qui vaut quatorze mille livres de rente. Il était riche, quoique frère cadet de Bullion. Leur mère était soeur aînée de la maréchale de La Mothe, qui vint demander au roi le gouvernement pour Bullion, qui en offrait deux cent mille livres pour celui qu'il lui plairait gratifier. Sur-le-champ il l'accorda, donna à la maréchale douze mille livres d'augmentation de pension, et fit mander à Rosen qui était à Paris qu'il lui donnait les deux cent mille livres de Bullion. La paix lui avait fait perdre une assez bonne confiscation que le roi lui avait donnée.

Il se trouva un testament de Fervaques par lequel, entre autres legs, il donnait à la duchesse de Ventadour la jouissance, sa vie durant, d'une terre de quatorze mille livres de rente, et malgré ces legs il revenait fort gros à Bullion. Il avait été conseiller au parlement de Metz, après avoir éprouvé à un siège qu'il n'était pas propre à la guerre, sans avoir pourtant rien fait de malhonnête. On s'aperçut à un repas à la tranchée qu'il ne mangeait point; on l'en pressa, il répondit plaisamment qu'il ne mangeait jamais qu'il ne fût sûr de la digestion. Il avoua franchement sa peur sans la témoigner autrement que par ses paroles. Il quitta à la fin de la campagne et n'en fut pas moins estimé.

Son père était fils de Bullion, surintendant des finances et président à mortier. Il fut président à mortier en survivante, et se laissa persuader d'en donner la démission pour une place de conseiller d'honneur et la charge de greffier de l'ordre. Son fils dont je parlais tout à l'heure ne prit une charge de conseiller au parlement de Metz qu'en passant. Il acheta la charge de prévôt de Paris, à l'ombre de laquelle il reprit l'épée, et parut ainsi dans le monde et à Versailles. Sa femme, qui, était une Rouillé, soeur de la marquise de Noailles puis duchesse de Richelieu, enrageait de voir sa soeur femme de qualité. Elle et son mari, sous prétexte de rendre des devoirs à la maréchale de La Mothe et à la duchesse de Ventadour, sa fille, de chez qui ils ne bougeaient, se fourraient tant qu'ils pouvaient partout. Mme de Bullion était altière, glorieuse, impérieuse, et ne supportait qu'avec peine d'être à la cour, parce qu'elle y voulait aller, sans parvenir à être de la cour. De bien meilleures qu'elles ne songeaient pas à manger ni à entrer dans les carrosses. Enfin, après de longues douleurs, elle offrit si gros à Mme de Ventadour, dame d'honneur de Madame, pour entrer dans son carrosse, que, tentée de la somme, elle le dit franchement à Monsieur et à Madame qui, par considération pour elle, y consentirent. Mme de Bullion entra donc ainsi dans le carrosse de Madame, et soupa une fois avec elle et Monsieur à Saint-Cloud, dont elle pensa mourir de joie, mais elle en demeura là, et le roi n'en voulut jamais ouïr parler pour manger, ni pour les carrosses de Mme la Dauphine. Un gouvernement de province, quelque petit qu'il fût, était donc bien peu de convenance à Bullion; et si son frère l'avait eu, au moins avait-il servi, été capitaine d'une des compagnies de gendarmerie de la reine, et n'avait jamais été de robe. Bullion et sa femme devaient donc tout à la maréchale de La Mothe, et à Mme de Ventadour chez lesquelles ils passaient leur vie. Malgré cela, Mme de Bullion, aussi avare que riche et glorieuse, et c'est beaucoup dire, et qui traitait son mari comme un petit garçon, lui fit attaquer le testament de son frère, et faire un procès directement à Mme de Ventadour sur l'usufruit que Fervaques lui avait laissé. Cette infamie, et faite le lendemain du gouvernement du Maine et du Perche, souleva contre elle et la cour et la ville à n'oser plus se montrer nulle part. Elle soutint la gageure, se brouilla avec ses protectrices, et perdit son procès avec toutes les sauces et avec une acclamation générale. Question fut après de se raccommoder, et de sortir par là de la sorte d'excommunication générale où elle était tombée avec tout le monde. Cela dura quelques mois. À force de soumissions qui lui coûtèrent bien cher, Mme de Ventadour fut assez borine pour lui pardonner, et peu à peu il n'y parut plus.

Le duc de Lesdiguières, qui était fort jeune et fort doux, et qui ne tarda pas à montrer qu'il était aussi fort brave, eut quelques paroles en sortant de la comédie avec Lambert, colonel d'infanterie, jeune homme très suffisant, qui voulut porter ses plaintes aux maréchaux de France, et qui ne savait apparemment pas que les ducs ne les reconnaissent point. Le roi le sut, et ordonna à M. de Duras, beau-père de M. de Lesdiguières, d'accommoder seul cette affaire, qui n'alla pas plus loin.

M. de Lorraine arriva à Strasbourg allant en Lorraine. Le marquis d'Huxelles, commandant d'Alsace, l'y reçut moins comme un duc de Lorraine qu'en neveu du roi qu'il allait être. M. d'Elboeuf se hâta de l'aller voir. Il tint en revenant des propos peu mesurés qui revinrent et déplurent fort à M. de Lorraine. Il en fut embarrassé, et essaya de s'en justifier auprès du roi, à qui cela ne faisait pas grand'chose. Quelque temps après il voulut retourner en Lorraine pour montrer qu'il était bien en ce pays-là, malgré ce qui s'en était débité. Il n'osa pourtant s'y hasarder sans en parler au roi, qui ne le lui conseilla pas. C'était un homme audacieux et qui ne voulait pas avoir le démenti d'un voyage qu'il avait annoncé; mais il l'eut tout du long. M. de Lorraine, qui en fut averti, en fit parler au roi qui au conseil fit succéder la défense, et M. d'Elboeuf demeura tout court. Bouzols, beau-frère de Torcy, fut complimenter de la part du roi M. de Lorraine à son arrivée.

Le roi désormais en pleine paix voulut étonner l'Europe par une montre de sa puissance qu'elle croyait avoir épuisée par une guerre aussi générale et aussi longue, et en même temps se donner, et plus encore à Mme de Maintenon, un superbe spectacle sous le nom de Mgr le duc de Bourgogne. Ce fut donc sous le prétexte de lui faire voir une image de la guerre, et de lui en donner les premières leçons, autant qu'un temps de paix le pouvait permettre, qu'il déclara un camp à Compiègne qui serait commandé par le maréchal de Boufflers sous ce jeune prince. Les troupes qui en grand nombre le devaient composer furent nommées, et les officiers généraux choisis pour y servir. Le roi fixa aussi en même temps celui qu'il comptait d'aller à Compiègne, et fit entendre qu'il serait bien aise d'y avoir une fort grosse cour. Je remets au temps de ce voyage à en parler plus particulièrement.

CHAPITRE VIII. §

P. La Combe à la Bastille. — Orage contre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et les attachés à M. de Cambrai. — Sainte magnanimité du duc de Beauvilliers. — Grande et prodigieuse action de l'archevêque de Paris. — Quatre domestiques principaux des enfants de France chassés et remplacés, et le frère de M. de Cambrai cassé. — M. de Meaux consulte M. de la Trappe sur M. de Cambrai, publie [sa lettre] à son insu, et le brouille pour toujours avec cet archevêque et avec ses amis. — Duchesse de Béthune, principale amie de Mme Guyon. — Complaisance des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers pour moi sur M. de la Trappe. — Plaisante et fort singulière aventure entre le duc de Charost et moi sur M. de Cambrai et M. de la Trappe. — Caretti, empirique, devient grand seigneur.

Cependant l'affaire de M. de Cambrai était à la cour dans une grande effervescence; les écrits de part et d'autre se multipliaient. Le P. La Combe fut mis à la Bastille, duquel on publia qu'on découvrit d'étranges choses. Mme de Maintenon avait levé le masque, et conférait continuellement avec MM. de Paris, de Meaux et de Chartres. Ce dernier ne pouvait pardonner à M. de Cambrai le projet bien avéré de lui avoir voulu enlever Mme de Maintenon jusque dans son retranchement de Saint-Cyr; et les Noailles, si nouvellement unis à elle par leur mariage, avaient auprès d'elle les grâces de la nouveauté auxquelles elle ne résistait jamais. Son dessein de porter M. de Paris dans la confiance de la distribution des bénéfices, pour énerver le P. de La Chaise qu'elle n'aimait ni sa société, et de s'introduire dans ce nouveau crédit à l'appui de celui de l'archevêque, lui faisait embrasser tout ce qui pouvait l'y porter, et par conséquent une cause dont il était une des parties principales, et la rendait ennemie de tout ce qui la pouvait contre-balancer auprès du roi. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et leurs femmes, tenaient directement à lui par une faveur ancienne qui avait fait naître la confiance, et qui était fondée sur l'estime et sur une continuelle expérience de leur vertu. Cette habitude, qui jusqu'alors les avait rendus les plus florissants et les plus considérés de la cour, avait contenu l'envie.

Il était question d'un effort pour déprendre le roi d'eux. Mme de Maintenon, entraînée par M. de Chartres, et piquée de la conduite indépendante d'elle des deux ducs sur les Maximes des saints, que l'un avait corrigées chez l'imprimeur, l'autre directement présentées au roi en particulier, consentait à leur perte, et le duc de Noailles, qui songeait à s'assurer la dépouille de M. de Beauvilliers, poussait incessamment à la roue. Il ne voulait pas moins que la charge de gouverneur des enfants de France, celle de chef du conseil des finances, et celle de ministre d'État. Il sentait que si le roi pouvait se laisser persuader, sous prétexte du danger de la doctrine et de la confiance, d'ôter ses petits-fils à Beauvilliers, il n'était plus possible qu'il pût demeurer à la cour, et que, par nécessité, les deux autres places seraient en même temps vacantes, et que toutes trois ne pouvaient guère que le regarder, dans l'heureuse et nouvelle position où il se trouvait. Les difficultés qui se rencontraient et qui se multipliaient à Rome sur la condamnation de M. de Cambrai, et la conduite qu'y tenait le cardinal de Bouillon, malgré des ordres si contraires, aigrissait la cabale au dernier point, et devint enfin le moyen qu'elle mit en oeuvre pour culbuter les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers.

Mme de Maintenon la proposa au roi comme un moyen auquel il était obligé en conscience, pour le succès de la bonne cause, et ôter à la mauvaise les appuis qu'elle faisait valoir à Rome, où on ne pouvait croire que, s'il était aussi convaincu qu'il voulait qu'on le crut des opinions de MM. de Paris, de Meaux et de Chartres, contre celle de M. de Cambrai, il ne laisserait pas le plus grand protecteur et le plus déclaré de la dernière, dans les places de son conseil, beaucoup moins dans celle de gouverneur de ses petits-fils, avec un nombre de subalternes qu'il y avait mis, et qui étaient tous dans cette même doctrine; que cette apparence si plausible, soutenue des démarches du cardinal de Bouillon, donnait un poids à Rome, qui embarrassait le pape; qu'il en répondrait devant Dieu s'il laissait plus longtemps un si grand obstacle, et qu'il était temps de le renverser, et de montrer au pape par cet exemple qu'il n'avait aucune sorte de ménagement à garder.

Tout jeune que j'étais, je fus assez instruit pour tout craindre. Mme de Maintenon était pleine jusqu'à répandre. Il lui échappait des imprudences dans les particuliers; elle en lâchait à Mme la duchesse de Bourgogne, et quelquefois devant des dames du palais. Elle savait que la comtesse de Roucy n'avait jamais pardonné à M. de Beauvilliers d'avoir été pour M. d'Ambres contre elle dans un procès où il y allait de tout pour sa mère et pour elle, et qu'elle gagna. L'orage grondait; les courtisans s'en aperçurent; les envieux osèrent pour la première fois lever la tête: Mme de Roucy, âpre à la vengeance, et plus encore à faire bassement sa cour à Mme de Maintenon, ne perdait point de moments particuliers, et en remportait toujours quelque chose, et elle en triomphait assez pour avoir l'imprudence de me le confier, quoiqu'elle n'ignorât pas ma liaison intime, tant la haine a d'aveuglement. Je recueillais tout avec soin; je le conférais en moi-même avec d'autres connaissances; j'en raisonnais avec Louville à qui Pomponne, ami intime des deux ducs, se déplorait ouvertement, et apprenait tout ce qu'il découvrait. Louville, à ma prière, avait plus d'une fois parlé à M. de Beauvilliers; M. de Pomponne, de son côté, ne s'y était pas oublié, et tout avait été inutile. Il ignorait ce dernier et extrême danger; personne n'avait osé lui en montrer le détail; il ne le voyait qu'en gros. Je me résolus donc à le lui faire toucher, et à ne lui rien cacher de tout ce que j'avais découvert et que je viens d'écrire.

J'allai donc le trouver, j'exécutai mon dessein dans toute son étendue, et j'ajoutai, comme il était vrai, que le roi était fort ébranlé. Il m'écouta sans m'interrompre et avec beaucoup d'attention. Après m'avoir remercié avec tendresse, il m'avoua que lui, son beau-frère et leurs femmes s'apercevaient depuis longtemps de l'entier changement de Mme de Maintenon, de celui de la cour, et même de l'entraînement du roi. J'en pris occasion de le presser d'avoir moins d'attachement, au moins en apparence, pour ce qui l'exposait si fort, de montrer plus de complaisance, et de parler au roi. Il fut inébranlable: il me répondit sans la moindre émotion qu'à tout ce qu'il lui revenait de plusieurs côtés, il ne doutait point qu'il ne fût dans le péril que je venais de lui représenter; mais qu'il n'avait jamais souhaité aucune place; que Dieu l'avait mis en celles où il était; que quand il les lui voudrait ôter, il était tout prêt de les lui remettre; qu'il n'y avait d'attachement que pour le bien qu'il y pouvait faire; que, n'en pouvant plus procurer, il serait plus que content de n'avoir plus de compte à en rendre à Dieu, et de n'avoir plus qu'à le prier dans la retraite où il n'aurait à penser qu'à son salut; que ses sentiments n'étaient point opiniâtreté; qu'il les croyait bons, et que les pensant tels, il n'avait qu'à attendre la volonté de Dieu, en paix et avec soumission, et se garder surtout de faire la moindre chose qui pût lui donner du scrupule en mourant. Il m'embrassa avec tendresse, et je m'en allai si pénétré de ces sentiments si chrétiens, si élevés et si rares, que je n'en ai jamais oublié les paroles, tant elles me frappèrent, et que si je les racontais à cent fois différentes, je crois que je les redirais toutes et dans le même arrangement que je les entendis.

Cependant l'orage arriva au point de maturité, et en même temps un autre prodige. Les Noailles se servaient bien de M. de Paris pour persuader au roi par conscience un éclat qui retentit jusqu'à Rome, et d'ôter d'auprès des princes tout mauvais levain; mais ni le mari ni la femme n'osèrent jamais lui confier leur but: il était trop homme de bien; ils le connaissaient: ils auraient craint de lui égarer la bouche, et Dieu permit qu'il en devint l'arbitre. Le roi, poussé par les trois évêques sur le gros de l'affaire, et pressé en détail par Mme de Maintenon qui, serrant la mesure, lui avait proposé le duc de Noailles pour toutes places du duc de Beauvilliers, ne tenait plus à ce dernier que par un filet d'ancienne estime et d'habitude, qui cependant le retenait assez pour le peiner. Dans ce tiraillement, il ne put se décider lui-même, et voulut consulter un des trois prélats. Qu'il ne choisit pas l'évêque de Chartres, sa défiance sur son attachement personnel à Mme de Maintenon, qui le ferait penser tout comme elle, put aisément l'en détourner. Mais M. de Meaux n'avait pas le même inconvénient à craindre. Il était accoutumé à lui ouvrir son coeur sur ses pensées de conscience, et de son domestique intérieur les plus secrètes. M. de Meaux avait conservé les entrées et la confiance que lui avait données sa place de précepteur de Monseigneur. Il avait été le seul témoin des différents combats, et à différentes reprises, qui avaient séparé le roi de Mme de Montespan. M. de Meaux seul en avait eu le secret, et y avait porté tous les coups. Malgré tant d'avances, tant d'habitudes, tant d'estime, on ne sait ce qui put l'exclure de la préférence de cette importante consultation, et ce qui la fit donner à celui des trois qui portait son exclusion naturelle par être frère de celui à qui, si M. de Beauvilliers était perdu, toute sa dépouille était dès lors destinée. Néanmoins, quoique de connaissance plus nouvelle même que M. de Chartres, puisqu'il n'avait jamais approché du roi que depuis qu'il était archevêque de Paris, ce fut lui que le roi préféra. Il se trouva dans ces temps où l'impression de tout ce qui avait été dit au roi pour le faire archevêque de Paris, et tout ce qu'il en avait remarqué depuis, l'avait puissamment frappé d'une estime qui lui ouvrait le coeur pour tout ce qui regardait la conscience, qu'il ne répandait alors plus volontiers que dans son sein. Aucune réflexion sur ce qu'il était à M. de Noailles ne le retint. Il lui fit sa consultation si entière, qu'elle alla jusqu'à lui dire qu'en cas qu'il se défit de M. de Beauvilliers, c'était au duc de Noailles à qui il s'était déterminé de donner toutes ses places.

Si M. de Paris y eût consenti, dans l'instant même, la perte de l'un et l'élévation de l'autre était déclarée. Mais si la vertu et le détachement de M. de Beauvilliers m'avaient pénétré d'admiration et de surprise, celles de l'archevêque de Paris furent, s'il se peut, encore plus admirables, puisqu'il y a peut-être moins à faire pour s'abandonner humblement à la chute, et ne s'en vouloir garantir par rien de peur de s'opposer à la volonté de Dieu, qu'il n'y a à prendre sur soi pour conserver dans les plus grandes places le protecteur de son adversaire, et d'une cause qu'on a si solennellement entrepris de faire condamner, et devenir sciemment l'obstacle de la plus grande fortune d'un frère avec qui on est parfaitement uni, et des établissements de sa maison les plus éclatants et les plus solides. C'est là pourtant ce que sans balancer fit l'archevêque de Paris. Il s'écria sur la pensée du roi comme passant le but, lui représenta avec force la vertu, la candeur, la droiture de M. de Beauvilliers, la sécurité où le roi devait être à son égard pour ses petits-fils, le tort extrême que cette chute ferait à sa réputation, [au point d'] attirer dans Rome un dangereux blâme à la bonne cause, par celui qu'y encourraient ceux qui seraient si naturellement soupçonnés de l'avoir opérée. Il conclut à ôter d'auprès des princes quelques subalternes dont on n'était pas si sûr et dont la disgrâce ferait voir à Rome la partialité et les soins du roi, sans faire un éclat aussi préjudiciable et aussi scandaleux que serait celui d'ôter M. de Beauvilliers.

Ce fut ce qui le sauva, et le roi en fut fort aise: le fond d'estime et la force de l'habitude n'avait pu être arraché par tous les soins que Mme de Maintenon avait pris d'en venir à bout, et par elle-même et par tout ce qu'elle avait pu y employer d'ailleurs. Il en fut de même à divers degrés du duc de Chevreuse que la chute de M. de Beauvilliers eût entraîné, et que sa conservation raffermit; et le roi, rassuré sur le point de la conscience par un homme en qui sur ce point il avait mis sa confiance, et qui de plus s'y trouvait aussi puissamment intéressé, respira et devint inaccessible aux coups qu'à l'appui de cette affaire on voulut leur porter désormais. Mais l'orage tomba sur les autres sans que M. de Beauvilliers trop suspect à leur égard les pût sauver.

Ce fut pourtant avec lui-même que le roi décida leur disgrâce. Il fut longtemps seul avec lui le matin du lundi 2 juin avant le conseil, et l'après-dînée on sut que l'abbé de Beaumont, sous-précepteur; l'abbé de Langeron, lecteur; Dupuis et L'Échelle, gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, étaient chassés sans aucune conservation pécuniaire, et Fénelon, exempt des gardes du corps, cassé, sans autre faute que le malheur d'être frère de M. de Cambrai. On apprit tout de suite que M. de Beauvilliers avait ordre de présenter au roi un mémoire des sujets qu'il croirait propres à remplir les quatre places auprès des princes.

Rien ne marqua plus la rage de la cabale que Fénelon cassé, qui, par son emploi, n'approchait point des princes, et dont la doctrine assurément était nulle. Aussi Mme de Maintenon fut-elle outrée de s'être vue toucher au but, pour n'avoir plus d'espérance contre des gens qui, échappés de ce naufrage, ne pouvaient plus être attaqués, ni donner sur eux aucune prise. Aussi ne leur pardonna-t-elle jamais; mais, en habile femme, elle sut prendre son parti, ployer sous le joug du roi, et vivre peu à peu, à l'extérieur au moins, honnêtement avec d'anciens amis, puisqu'elle n'avait pu les perdre. M. de Noailles fut encore plus outré qu'elle et fut longtemps en grand froid avec son frère. Mme de Noailles n'en était pas moins affligée, mais elle en savait trop pour ne pas sentir les conséquences de cette brouillerie domestique. Elle mit donc tous ses soins d'abord pour empêcher le plus qu'elle put qu'on ne s'en aperçût, ensuite pour les raccommoder, à quoi il fallut bien que son mari en vînt. Le maréchal de Villeroy, M. de La Rochefoucauld, un gros d'envieux qui chacun à sa façon avait poussé à la roue, et qui, ravis de la chute des deux beaux-frères, auraient encore été plus piqués d'en voir profiter M. de Noailles, furent désolés d'un si grand coup manqué, et par leur jalousie, et par leur espérance sur la dépouille. Mme la duchesse de Bourgogne qui, à force de n'être occupée qu'à plaire au roi et à Mme de Maintenon, prenait, en jeune personne, toutes les impressions que lui donnait cette tante si factice, et qui ne cachait pas toujours celles qu'elle avait prises, parut [avoir] depuis cette époque un grand éloignement pour MM. et Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, à travers tous les ménagements que le goût du roi lui imposait, et plus encore l'amitié tendre et toute l'intime confiance de Mgr le duc de Bourgogne pour eux.

Ce qui acheva d'ôter toute espérance à la cabale qui les avait voulu perdre fut de voir deux jours après les quatre places vacantes chez les princes remplies de quatre hommes proposés par M. de Beauvilliers, les abbés Le Fèvre et Vittement, Puységur et Montriel. Vittement dut ce choix à son mérite, et à la beauté de la harangue qu'il avait faite au roi sur la paix, à la tête de l'Université dont il était alors recteur, et qui fut universellement admirée. Louville conseilla au duc de Beauvilliers les deux gentilshommes de la manche. Il avait été avec eux dans le régiment d'infanterie du roi, capitaine. Puységur en était lieutenant-colonel, et par là fort connu du roi. Il l'était extrêmement de tout le monde parce qu'il avait été l'âme de toutes les campagnes de M. de Luxembourg toute la dernière guerre. Outre ces fonctions de maréchal des logis de l'armée qu'il faisait avec grande étendue et grande supériorité, il soulageait M. de Luxembourg pour tous les autres ordres de l'armée, il avait la principale part à ses projets de campagne et à leur exécution, et la confiance en lui était telle que M. de Luxembourg ne se cachait pas de ne rien penser et de ne rien faire pour la guerre sans lui. Montriel, ancien capitaine au même régiment, était fort attaché à Puységur, et tous deux fort amis de Louville et très propres à cet emploi auprès d'un prince dont l'âge demandait désormais plus d'application pour les choses du monde, et surtout de la guerre que pour celles de l'étude.

En même temps que ces amis de M. de Cambrai furent chassés, Mme Guyon fut transférée de Vincennes, où était le P. La Combe, à la Bastille, et sur ce qu'on lui mit auprès d'elle deux femmes pour la servir, peut-être pour l'espionner, on crut qu'elle était là pour sa vie. Cet éclat ne laissa pas de porter fortement sur les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et sur leurs épouses. À Versailles où ils vivaient fort peu avec le monde, cela ne parut guère. Mais le jeudi suivant, octave de la Fête-Dieu, c'est-à-dire le quatrième jour après l'éclat, le roi alla à Marly; ils essuyèrent une désertion presque générale; M. de Beauvilliers, qui était en année, servait jusqu'au dîner inclus, et le marquis de Gesvres achevait toujours les journées.

Tout était local. À Versailles, le service était précis et réglé, et les grandes entrées attendaient dans les cabinets quand ils avaient à attendre. À Marly, où le roi n'en avait que deux, et encore à peine, nulle grande entrée n'y mettait le pied. Il fallait attendre dans la chambre du roi, ou dans les salons, mêlé avec tout le courtisan, et cette attente prenait une grande partie de la matinée, lorsqu'il n'y avait pas conseil qui y était bien moins fréquent qu'à Versailles. Pour les dames, les plus retirées partout ailleurs ne le pouvaient guère être à Marly. Elles s'assemblaient pour le dîner, presque jusqu'au souper elles demeuraient dans le salon, et par-ci par-là, les distinguées dans la première pièce de l'appartement de Mme de Maintenon, où elle ni le roi ne se tenaient pas, mais où elles le voyaient passer plus à leur aise, et mieux remarquées.

Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, accoutumées à voir l'élite des dames se ramasser autour d'elles partout, se trouvèrent tout ce voyage-là et quelques autres ensuite fort esseulées. Personne ne les approcha celui-ci, et si le hasard, ou quelque soin, en amenait auprès d'elles, c'était sur des épines, et elles ne cherchaient qu'à se dissiper, ce qui arrivait bientôt après. Cela parut bien nouveau et assez amer aux deux soeurs; mais, semblables à leurs maris en vertus et en bienséances, elles ne coururent après personne, se tinrent tranquilles, virent sans dédain ce flux de la cour, mais sans paraître embarrassées, reçurent bien le peu et le rare qui leur vint, mais sans empressement, et à leur façon ordinaire, et surtout sans rien chercher, et ne laissèrent pas de bien remarquer et distinguer les différentes allures, et tous les degrés de crainte, de politique ou d'éloignement. Leurs maris aussi courtisés, et encore plus environnés qu'elles, éprouvèrent encore plus d'abandon, et ne s'en émurent pas davantage. Tout cela eut un temps, et peu à peu, on se rapprocha d'eux et d'elles, parce qu'on vit le roi les traiter avec la même distinction, et que la même politique qui avait éloigné d'eux le gros du monde l'en rapprocha dans les suites, et que l'envie, lasse de bouder inutilement, fit enfin comme les autres.

Pendant ces dégoûts, La Reynie interrogea plusieurs fois Mme Guyon et le P. La Combe. Il se répandit que ce barnabite disait beaucoup, mais que Mme Guyon se défendait avec beaucoup d'esprit et de réserve. Les écrits continuaient. Le roi loua publiquement l'histoire de toute cette affaire, que M. de Meaux lui avait présentée, et dit qu'il n'y avait pas avancé un mot qui ne fût vrai. M. de Meaux était ce voyage-là fort brillant à Marly, et le roi avait chargé le nonce d'envoyer ce livre au pape. Rome fut agitée de tout cet éclat. L'affaire qui dormait un peu à la congrégation du Saint-Office, où elle avait été renvoyée, reprit couleur, et couleur qui commença à devenir fort louche pour M. de Cambrai.

Dans ces entrefaites, il arriva une chose qui ne laissa pas de m'importuner. M. de Meaux était anciennement ami de M. de la Trappe: il l'était allé voir quelquefois, et ils s'écrivaient de temps en temps; ils s'aimaient et ils s'estimaient encore davantage. M. de Meaux, dans les premières crises de la dispute, lui envoya ses premiers écrits, ceux que M. de Cambrai publia d'abord, et en même temps les Maximes des saints; il le pria d'examiner ces différents ouvrages, et, sans en faire un lui-même dont il n'avait ni le temps ni la santé, de lui mander franchement, et en amitié, ce qu'il en pensait. M. de la Trappe lut attentivement tout ce que M. de Meaux lui avait envoyé. Tout savant et grand théologien qu'il fût, le livre des Maximes des saints l'étonna et le scandalisa beaucoup. Plus il l'étudia, et plus ces mêmes sentiments le pénétrèrent. Il fallut enfin répondre après avoir bien examiné. Il crut répondre en particulier et à son ami; il compta qu'il n'écrivait qu'à lui, et que sa lettre ne serait vue de personne. Il ne la mesura donc point comme on fait un jugement, et il manda tout net à M. de Meaux, après une dissertation fort courte, que si M. de Cambrai avait raison, il fallait briller l'Évangile, et se plaindre de Jésus-Christ, qui n'était venu au monde que pour nous tromper. La force terrible de cette expression était si effrayante, que M. de Meaux la crut digne d'être montrée à Mme de Maintenon, et Mme de Maintenon, qui ne cherchait qu'à accabler M. de Cambrai de toutes les autorités possibles, voulut absolument qu'on imprimât cette réponse de M. de la Trappe à M. de Meaux.

On peut imaginer quel triomphe d'une part, et quels cris perçants de l'autre. M. de Cambrai et ses amis n'eurent pas assez de voix ni de plumes pour se plaindre, et pour tomber sur M. de la Trappe, qui de son désert osait anathématiser un évêque, et juger de son autorité, et de la manière la plus violente et la plus cruelle, une question qui était déférée au pape, et qui était actuellement sous son examen. Ils en firent même faire des reproches amers à M. de la Trappe; et de là, éclatèrent contre lui.

M. de la Trappe fut très affligé de l'impression de sa lettre, et de se voir sur la scène, au moment qu'il s'en était le moins défié. Il prit le parti d'écrire une seconde lettre à M. de Meaux, et en même temps de la publier. Il lui faisait des reproches, mais comme un ami, d'avoir communiqué sa réponse sur sa dispute avec M. de Cambrai, qu'il lui avait écrite avec ouverture de coeur, dans sa confiance accoutumée de leur commerce de lettres, que celle-ci serait brûlée aussitôt qu'elle aurait été lue; qu'il était affligé avec amertume de la peine qu'il apprenait de toutes parts qu'elle causait à des personnes dont il avait toujours particulièrement honoré les vertus, les places et les personnes, qu'il l'était encore davantage du bruit qu'il lui revenait que faisait sa réponse, lui qui depuis tant d'années ne cherchait qu'à être oublié, qui dans aucun temps n'était entré dans aucune affaire de l'Église, et qui, en les évitant toutes, ne s'était vu forcé, qu'avec un très grand déplaisir, à se défendre sur des questions monastiques de son état qui l'avaient conduit plus loin qu'il n'aurait voulu, mais qu'il n'avait pu abandonner en conscience; qu'il était vrai que ce qu'il lui avait mandé sur M. de Cambrai, il l'avait pensé, et qu'il le penserait toujours; niais que, sans penser autrement ni chercher le moins du monde à se déguiser, surtout sur des points de doctrine, où il se serait tu s'il avait pu craindre de se voir imprimer, parce que son partage était la retraite et le silence, ou, s'il avait été forcé à s'expliquer, il l'aurait fait au moins dans des termes mesurés, convenables à être publiés, et propres à répondre à sa vénération pour l'épiscopat, et en particulier au respect qu'il avait pour la personne, la vertu et le savoir de M. de Cambrai, et que l'entière différence de sentiment où il était de lui ne devait pas altérer pour sa dignité dans l'Église, ni pour sa personne. C'était là dire, ce semble, tout ce qu'il était possible de plus satisfaisant, et c'était à M. de Meaux, et plus encore à Mme de Maintenon, qu'il s'en fallait prendre, qui avaient commis une si grande infidélité pour exciter tout ce fracas. Mais M. de Cambrai et ses amis, à bout de colère contre leur persécutrice, et d'écrits faits et à faire au fond contre M. de Meaux, ne se contentèrent de rien, et ne le pardonnèrent de leur vie à M. de la Trappe.

Il arrive quelquefois aux plus gens de bien de diviniser certaines passions, et telle est la faiblesse de l'homme. J'étais passionnément attaché à M. de la Trappe; je l'étais intimement à M. de Beauvilliers, et fort à M. de Chevreuse; ils ne se cachaient de rien devant moi, et quelquefois il leur échappait des amertumes sur M. de la Trappe, que j'aurais voulu ne pas entendre. Je me souviens qu'ayant dîné en particulier chez M. de Beauvilliers, il nous proposa à M. de Chevreuse, au duc de Béthune et à moi, une promenade en carrosse autour du canal de Fontainebleau. La duchesse de Béthune était la grande âme du petit troupeau, l'amie de tous les temps de Mme Guyon, et celle devant qui M. de Cambrai était en respect et en admiration, et tous ses amis en vénération profonde. Le petit troupeau avait donc réuni dans une liaison intime la fille de M. Fouquet et les filles de M. Colbert; et le duc de Béthune, qui n'allait pas en ce genre à la cheville du pied de sa femme, était, à cause d'elle, fort recueilli des deux ducs et des deux duchesses. À peine fûmes-nous vers le canal, que le bonhomme Béthune mit la conversation sur M. de la Trappe à propos de M. de Cambrai, dont on parlait; les deux autres suivirent, et tous trois se lâchèrent tant et si bien, qu'après avoir un peu répondu, puis gardé le silence pour ne les pas exciter encore davantage, je sentis que je ne pouvais plus supporter leurs propos. Je leur dis donc naïvement que je sentais bien que ce n'était pas à moi, à mon âge, à exiger qu'ils se tussent, mais qu'à tout âge on pouvait sortir d'un carrosse; que je les assurais que je ne les en aimerais et ne les en verrais pas moins, en ajoutant que c'était pour moi la dernière épreuve où mon attachement pût être mis, mais que je leur demandais l'amitié d'avoir aussi égard à rua faiblesse s'ils voulaient l'appeler ainsi, et de me mettre pied à terre, après quoi ils diraient tout ce qu'ils voudraient en pleine liberté. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers sourirent. « Eh bien! dirent-ils, nous avons raison, mais nous n'en parlerons plus, » et firent taire le duc de Béthune, qui voulait toujours bavarder. J'insistai, et sans fâcherie, à sortir pour les laisser à leur aise. Jamais ils ne le voulurent souffrir, et ils eurent cette amitié pour moi que jamais depuis je ne leur en ai ouï dire un mot. Pour le bonhomme Béthune il n'était pas si maître de lui, mais comme aussi je ne m'en contraignais pas comme pour les deux autres, je lui répondais de façon que c'en était pour longtemps.

Encore ce mot pour sa singularité: le duc de Charost, son fils, ne bougeait de chez moi, et était intimement de mes amis; il était aussi un des premiers tenants du petit troupeau, et, comme tel, protégé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui nous avaient liés ensemble, mais qui ne lui parlaient jamais de quoi que ce soit, que des affaires de leur communion. Par même raison Charost était infatué à l'excès de M. de Cambrai, et fort aliéné de M. de la Trappe. Nous badinions et plaisantions fort ordinairement ensemble, et de temps en temps il se licenciait avec moi sur M. de la Trappe. Je l'avertis plusieurs fois de laisser ce chapitre, que tout autre je l'abandonnais à tout ce qu'il voudrait dire, et en badinerais avec lui, mais que celui-là était plus fort que moi, et que je le conjurais d'épargner ma patience et les sorties que je ne pourrais retenir. Malgré ces avis très souvent réitérés, il se mit sur ce chapitre à Marly dans la chambre de Mme de Saint-Simon où nous avions dîné et où il n'était resté que Mmes du Châtelet et de Nogaret avec nous. Je parlai d'abord, je le fis souvenir après de ce que je lui avais tant de fois répété; il poussa toujours sa pointe, et de propos en propos de plaisanterie fort aigre, et où il ne se retenait plus, il me lâcha avec un air de mépris pour M. de la Trappe que c'était mon patriarche devant qui tout autre n'était rien. Ce mot enfin combla la mesure. « Il est vrai, répondis-je d'un air animé, que ce l'est, mais vous et moi avons chacun le nôtre, et la différence qu'il y a entre les deux, c'est que le mien n'a jamais été repris de justice. » Il y avait déjà longtemps que M. de Cambrai avait été condamné à Rome. À ce mot, voilà Charost qui chancelle (nous étions debout), qui veut répondre, et qui balbutie; la gorge s'enfle, les yeux lui sortent de la tête, et la langue de la bouche. Mme de Nogaret s'écrie, Mme du Châtelet saute à sa cravate qu'elle lui défait et le col de sa chemise, Mme de Saint-Simon court à un pot d'eau, lui en jette et tâche de l'asseoir et de lui en faire avaler. Moi, immobile, je considérais le changement si subit qu'opère un excès de colère et un comble d'infatuation, sans toutefois pouvoir être mécontent de ma réponse. Il fut plus de trois ou quatre Paters à se remettre, puis sa première parole fut que ce n'était rien, qu'il était bien, et de remercier les dames. Alors je lui fis excuse, et le fis souvenir que je le lui avais bien dit. Il voulut répondre, les dames interrompirent. On parla de toute autre chose, et Charost se raccoûtra, et s'en alla peu après. Nous n'en fûmes pas un instant moins bien ni moins librement ensemble, et dès la même journée; mais ce que j'y gagnai, c'est qu'il ne se commit jamais plus à quoi que ce soit sur M. de la Trappe. Quand il fut sorti, les dames me grondèrent, et se mirent toutes trois sur moi; je ne fis qu'en rire. Pour elles, elles ne pouvaient revenir de l'étonnement et de l'effroi de ce qu'elles avaient vu, et nous convînmes, pour la chose et pour l'amour de Charost, de n'en parler à personne; et en effet, qui que ce soit ne l'a su.

Un événement singulier, que le grand-duc manda à Monsieur, surprit extrêmement tout ce qui à Paris et à la cour avait connu Caretti. C'était un Italien qui s'y était arrêté longtemps, et qui gagnait de l'argent en faisant l'empirique. Ses remèdes eurent quelque succès. Les médecins, jaloux à leur ordinaire, lui firent toutes sortes de querelles, puis de tours, pour le faire échouer, et s'avantagèrent tant qu'ils purent des mauvais succès qui lui arrivaient. Les meilleurs remèdes et les plus habiles échouent à bien des maladies; à plus forte raison ces sortes de gens qui donnent le même remède, tout au plus déguisé, à toutes sortes de maux, et qui, à tout hasard, entreprennent les plus désespérés, et des gens à l'agonie à qui les médecins ne peuvent plus rien faire, dans l'espérance que, si ces malades viennent à réchapper, on criera au miracle du remède, et qu'on courra après eux, et que, s'ils ne réussissent pas, ils auront une excuse bien légitime par l'extrémité que ces malades ont attendue avant de les appeler. Caretti vécut ainsi assez longtemps, et n'avait d'autre subsistance que son industrie. Il avait de l'esprit, du langage, de la conduite; il réussit assez pour se mettre en quelque réputation. Caderousse, alors fort du monde, et depuis longtemps désespéré de la poitrine, se mit entre ses mains, et guérit parfaitement. Cela le mit sur un grand pied qui fut soutenu par d'autres fort belles cures.

La plus singulière fut celle de M. de La Feuillade, abandonné solennellement des médecins, qui le signèrent, et que Caretti ne voulut pas entreprendre sans cette formalité. Il se mourait d'avoir depuis quelque temps quitté une canule, qu'il portait depuis une grande blessure qu'il avait eue autrefois à travers du corps. Caretti le guérit parfaitement et en peu de temps. Il était fort cher pour ces sortes d'entreprises, et faisait consigner gros.

Enrichi et en honneur, en dépit des médecins, et avec des amis considérables, il se mit à faire l'homme de qualité, et à se dire de la maison Caretti, héritier de la maison Savoli; que d'autres héritiers plus puissants que son père lui avaient enlevé cette riche succession et son propre bien, et l'avaient réduit à la misère et au métier qu'il faisait pour vivre. On se moqua de lui et ses protecteurs mêmes; personne n'en voulut rien croire; il le maintint toujours, et se trouvant enfin assez à son aise, il dit qu'il s'en allait tâcher de faire voir qu'il avait raison, et il obtint de Monsieur une recommandation de sa personne et de ses intérêts pour le grand-duc. Il fit, après, quelques voyages à Bruxelles et quelques cures aux Pays-Bas, et repassa ici allant effectivement en Italie. Au bout de quatre ou cinq ans, il gagna son procès à Florence, et le grand-duc manda à Monsieur que sa naissance et son droit avaient été reconnus; qu'il lui avait été adjugé cent mille livres de rente dans l'État ecclésiastique, et qu'il croyait que le pape l'en allait faire mettre en possession. En effet, cet empirique vécut encore longtemps grand seigneur.

La beauté de Mme de Soubise avait achevé ce que les intrigues de la Fronde et la faveur de la fameuse duchesse de Chevreuse et de sa belle-sœur (belle-mère) la belle Mme de Montbazon, avaient commencé. Je l'expliquerai le plus courtement qu'il me sera possible.

CHAPITRE IX. §

Curiosités sur la maison de Rohan. — Ses grandes alliances. — Juveigneurs, ou cadets de Rohan, décidés n'avoir rien que de commun en tout et partout avec tous autres juveigneurs nobles et libres de Bretagne. — Vicomtes de Rohan décidés à alterner avec les comtes de Laval-Montfort jusqu'à ce que ces derniers eussent la propriété du lieu de Vitré. — Le parlement, par égards, non par rang, aux obsèques de l'archevêque de Lyon, fils du maréchal de Gié. — Mlle de La Garnache; son aventure; duchesse de Loudun à vie seulement. — Henri de Rohan fait duc et pair; son mariage et celui de son unique héritière; enfants de celle-ci. — Benjamin de Rohan, sieur de Soubise, duc à brevet ou non vérifié. — M. de Sully obtient un tabouret de grâce aux deux soeurs du duc de Rohan, son gendre, non mariées. — Dispute de préséance au premier mariage de M. Gaston, entre les duchesses d'Halluyn et de Rohan, décidée en faveur de la première. — Louis, puis Hercule de Rohan, faits l'un après l'autre ducs et pairs de Montbazon; famille de ce dernier

Jamais aucun de la maison de Rohan n'avait imaginé d'être prince; jamais de souveraineté chez eux, jamais en Bretagne ni en France; depuis qu'ils y furent venus sous Louis XI, aucune autre distinction que celle des établissements que méritaient leurs grandes possessions de terre, leurs hautes alliances et une naissance qui, sans avoir d'autre origine que celle de la noblesse, ni avoir jamais été distinguée de ce corps, était pourtant fort au-dessus de la noblesse ordinaire, et se pouvait dire de la plus haute qualité. Ils avaient par leur baronnie le second rang en Bretagne, et puis ils l'alternèrent avec les barons de Vitré, mais cela n'influait point sur leurs cadets; quoique sortis de plus d'une soeur des ducs de Bretagne, ils ne purent obtenir aucune préférence sur les autres puînés nobles de Bretagne, et Alain VI, vicomte de Rohan, fut obligé vers 1300 par Jean II, duc de Bretagne, de reconnaître que, selon la coutume de cette province, tous les juveigneurs de Rohan devaient être hommes liges du duc de Bretagne, et qu'il avait droit de retirer de leurs terres tous les émoluments et profits de fief qu'il pouvoir retirer de celles de ses autres sujets libres. C'est ce duc de Bretagne qui fut écrasé par la chute d'une muraille à Lyon, à l'entrée du pape Clément V, où il accompagnait Philippe le Bel qui l'avait fait duc et pair en 1297, et il mourut à Lyon le 18 novembre 1305, quatre jours après la chute de ce mur. Cela n'a point varié depuis. Ainsi, pour les cadets, nulle préférence sur ceux des autres maisons nobles de Bretagne. Voici maintenant pour les aînés Alain IX, vicomte de Rohan, est sans doute celui qui par ses grands biens, ses hautes alliances et celles de ses enfants, a fait le plus d'honneur à la maison, dont il était le chef. Sa mère était fille du connétable de Clisson; sa première femme, dont il ne vint point de postérité masculine, était fille de Jean V, duc de Bretagne, et de Jeanne fille de Charles le Mauvais, roi de Navarre. La seconde femme du même Alain, qui était Lorraine-Vaudemont, continua la postérité à laquelle je reviendrai. Du premier lit il maria sa seconde fille à Jean d'Orléans, comte d'Angoulême, deuxième fils du duc d'Orléans, frère de Charles VI, assassiné par ordre du duc de Bourgogne, et cette Rohan fut mère de Charles d'Orléans, comte d'Angoulême, père du roi François Ier. Certainement voilà de la grandeur, et qui fut soutenue par les emplois et la figure que cet Alain IX, vicomte de Rohan, fit toute sa vie. Néanmoins Pierre, duc de Bretagne, fils de Jean VI, duc de Bretagne, frère de la femme défunte alors de ce même vicomte de Rohan, ordonna le 25 mai 1451, en pleins états, à Vannes, que ledit Alain IX, vicomte de Rohan, aurait séance le premier jour, à la première place au côté gauche, après les seigneurs de son sang; que le second jour cette place serait occupée par Guy, comte de Laval, et ainsi à l'alternative jusqu'à ce que ce dernier ou ses successeurs fussent propriétaires du lieu de Vitré.

Cela fut exécuté de la sorte, et c'est-à-dire que la possession levait l'alternative, et que le vicomte de Rohan n'en pouvait pas prétendre avec le baron de Vitré qui le devait toujours précéder. Il faut remarquer que ce comte de Laval dont il s'agit ici était de la maison de Montfort en Bretagne depuis longtemps éteinte, et fondue par une héritière dans celle de La Trémoille qui en a eu Vitré et Laval, que ces Montfort avaient eu de même par une héritière de la branche aînée de Laval-Montmorency.

Voilà donc l'aîné de la maison de Rohan et vicomte de Rohan, et au plus haut point de toute sorte de splendeur, en alternative décidée et subie avec le comte de Laval, lequel, devenant propriétaire du lieu de Vitré, le devait toujours précéder, et les juveigneurs ou cadets de la maison de Rohan semblables en tout et par tout aux juveigneurs de toutes les autres maisons nobles de Bretagne, et cela par les deux décisions que je viens de rapporter, qui ont toujours depuis été exécutées.

Jean II, fils d'Alain IX que je viens d'expliquer et de Marie de Lorraine-Vaudemont, sa seconde femme, épousa, en 1461, Marie, fille de François Ier, duc de Bretagne, et d'Isabelle Stuart, fille de Jacques Ier, roi d'Écosse. Cette vicomtesse de Rohan n'eut point de frère, mais une soeur qui fut première femme sans enfants de François II, dernier duc de Bretagne, qui, d'une Grailly-Foix, dont la mère était Éléonore de Navarre, eut Anne, duchesse héritière de Bretagne, deux fois reine de France, et par qui la Bretagne a été réunie à la couronne, c'est-à-dire depuis sa mort. Ce vicomte de Rohan n'eut point de mâles qui aient eu postérité: et deux filles qui se marièrent dans leur maison, l'aînée au fils du maréchal de Gié, la cadette au seigneur de Guéméné.

Ainsi nuls mâles sortis des filles de Bretagne, et jusqu'ici rien qui sente les princes. Retournons sur nos pas.

Jean Ier, vicomte de Rohan, grand-père d'Alain IX, vicomte de Rohan, duquel j'ai parlé d'abord, était fils d'une Rostrenan, et figura fort dans le parti de Charles de Blois, c'est-à-dire de Châtillon, contre celui de Montfort, c'est-à-dire des cadets de la maison de Bretagne compétiteurs pour ce duché que le dernier emporta. Ce vicomte de Rohan épousa l'héritière de Léon dont il eut Alain VIII, père d'Alain IX, vicomtes de Rohan, puis en secondes noces, en 1377, Jeanne la jeune, dernière fille de Philippe III, comte d'Évreux, fils d'un fils puîné du roi Philippe III le Hardi et devenu roi de Navarre par son mariage avec l'héritière de Navarre, fille du roi Louis X le Hutin. Ainsi cette vicomtesse de Rohan était soeur de Charles le Mauvais, roi de Navarre, de Blanche, seconde femme du roi Philippe de Valois, de Marie première femme de Pierre IV, roi d'Aragon, et d'Agnès, femme de Gaston-Phoebus, comte de Foix, si célèbre dans Froissart. Aussi faut-il remarquer que Philippe III, roi de Navarre, était mort en 1343, Jeanne de France, sa femme, en 1349.

Charles le Mauvais ne mourut qu'en 1385, mais en quel état et depuis combien d'années! Philippe de Valois était mort en 1350; Blanche de Navarre, sa seconde femme, ne mourut qu'en 1398, et n'eut qu'une fille qui ne fut point mariée. La reine d'Aragon mourut en 1346, et la comtesse de Foix ne laissa point d'enfants. Il se voit donc par ces dates que le père, la mère, les soeurs, hors une veuve sans enfants et retirée, les beaux-frères, hors le comte de Foix, tout était mort avant le mariage de cette vicomtesse de Rohan; et si on y regarde, il ne se trouvera point de postérité, si ce n'est de Charles le Mauvais qui survécut de ce mariage, qui toutefois fut extrêmement grand. Il n'en vint qu'un fils, dont le fils fut père de Louis de Rohan, seigneur de Guéméné, qui épousa la fille aînée du dernier vicomte de Rohan, et le maréchal de Gié dont le second fils épousa l'autre fille du dernier vicomte de Rohan, comme je l'ai dit.

Quoique la branche de Guéméné soit l'aînée par l'extinction de celle des vicomtes directs, et par le mariage de la fille aînée du dernier vicomte, parlons d'abord de celle de Gié quoique cadette, parce qu'il s'y trouvera plutôt matière que dans l'autre, et parce qu'elle est éteinte.

Le maréchal de Gié a trop figuré pour avoir rien à en dire; mais parmi tous ses emplois et ses alliances, et de son fils aîné à deux filles d'Armagnac qui leur apportèrent le comté de Guise, il y eut si peu de princerie en son fait que le parlement, ayant eu ordre d'assister aux obsèques de l'archevêque de Lyon son fils, mort à Paris en 1536, pendant une assemblée que François Ier y avait convoquée, le parlement répondit que la cour, en considération des mérites du feu maréchal de Gié et de son fils, lui rendrait volontiers l'honneur qu'elle avait coutume de rendre aux princes et aux grands du royaume. Or, si ce prélat avait été rang à recevoir cet honneur, le parlement le lui aurait rendu tout de suite sans répondre; et on voit qu'il ne répondit que pour montrer que c'était, non par rang, mais en considération des mérites du père et du fils qu'il irait à ses obsèques.

Outre cet archevêque qui fit fort parler de lui dans le clergé, le maréchal de Gié eut deux autres fils; la branche de l'aîné finit à son petit-fils, sur tous lesquels il n'y a rien à remarquer. Les soeurs de ce dernier épousèrent, l'aînée un Beauvilliers, dont le duc de Beauvilliers est descendu; la cadette, le marquis de Rothelin, frère et oncle des ducs de Longueville; et de ce mariage vint Léonor, duc de Longueville, d'où sont sortis tous les autres depuis, et que sa mère et sa femme firent tant valoir. C'est de ce marquis de Rothelin que les Rothelin d'aujourd'hui sont bâtards.

Le second fils du maréchal de Gié, gendre cadet du dernier vicomte de Rohan, n'eut qu'un fils qui fit un grand mariage. Il épousa Isabelle, fille de Jean, sire d'Albret, et de Catherine de Grailly, dite de Foix, reine de Navarre. C'est ce qu'il faut expliquer.

Elle était fille de Gaston, prince de Viane, et de Madeleine de France, soeur put née de Louis XI; et le prince de Viane était Grailly, dit de Foix, dont l'héritière était tombée dans sa maison avec les comtés de Foix, de Bigorre et de Béarn qu'ils possédaient; [il] était fils de Gaston IV, comte de Foix, etc., que Charles VII fit comte-pair de France en 1458, et d'Éléonore, fille de Jean H, roi d'Aragon, et de sa seconde femme Blanche, reine héritière de Navarre. Éléonore en hérita, survécut Gaston, son fils, et mourut quarante-deux jours après son couronnement à Pampelune.

Gaston, son fils, prince de Viane, n'avait laissé qu'un fils et une fille: le fils fut couronné à Pampelune, et mourut trois mois après à Pau en 1482, empoisonné tout jeune, et sans alliance. Catherine, sa soeur unique, lui succéda, et fut aussi couronnée à Pampelune avec Jean d'Albret, son mari, en 1494. Ils se brouillèrent et furent chassés de leur royaume en 1512, par Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon, qui s'en empara, et depuis la Navarre est demeurée à l'Espagne. Ils en moururent tous deux de douleur, lui en 1516, elle en 1517, et ne laissèrent d'enfants qui parurent que Henri d'Albret, roi de Navarre, une comtesse d'Astarac-Grailly-Foix, morte sans enfants, et Isabelle, mariée en 1534 à René Ier de Rohan, fils du second fils du maréchal de Gié, tellement que, par l'événement, René Ier de Rohan épousa la soeur du père de Jeanne d'Albret, mère de notre roi Henri IV.

Avec ce détail, je pense au moins qu'on ne m'accusera pas d'avoir dissimulé rien des grandeurs de la maison de Rohan.

De ce mariage de René Ier de Rohan et d'isabelle d'Albret, [sortirent] des fils qui ne parurent point, et une fille qui ne parut que trop. Mais par cela même fatal en bonheur suivi de branche en branche et de génération en génération à la maison de Rohan, [ce mariage] eut la première distinction qui ait été accordée à cette maison.

M. de Nemours, dont l'esprit, la gentillesse et la galanterie ont été si célébrés, fit un enfant à cette fille de Rohan, qu'on appelait Mlle de La Garnache, sous promesse de mariage; en même temps il était bien avec Mme de Guise. Toutes ces aventures-là me mèneraient trop loin; c'était Anne d'Este, dont la mère était seconde fille de Louis XII. M. de Guise fut tué par Poltrot; Mme de Guise, après avoir gardé les bienséances, voulut épouser M. de Nemours. Lui ne demandait pas mieux, et cependant amusait Mlle de La Garnache. Enfin, l'amusement fut si long qu'elle s'en impatienta, et qu'elle en découvrit la cause. La voilà aux hauts cris, et Mme de Guise sur le haut ton que lui faisaient prendre la splendeur de sa mère et la puissance de la maison de Guise dont elle disposait, et qui, pour ses grandes vues, trouvait son compte dans ce second mariage. Il n'en fallait pas tant pour émouvoir la reine de Navarre, Jeanne d'Albret, et tout ce qui tenait à son parti et aux princes de Bourbon contre les Guise.

La reine de Navarre protesta avec tout cet appui qu'elle ne souffrirait pas que M. de Nemours fit cet affront à une fille qui avait l'honneur d'être sa nièce; et le pauvre M. de Nemours était bien embarrassé. Personne des intéressés ne faisait là un beau personnage. Mme de Guise voulait enlever M. de Nemours à sa parole de haute lutte. M. de Nemours convenait de l'avoir donnée; il n'osait y manquer, et pourtant ne la voulait point tenir. La bonne La Garnache demeurait abusée, et en attendant ce qui arriverait de son mariage, faisait de sa turpitude la principale pièce de son sac, et toute la force des cris de ceux qui la protégeaient.

La fin de tout cela fut qu'elle en fut pour sa honte, et ses protecteurs pour leurs cris, et que M. de Nemours épousa Mme de Guise en 1566. Mlle de La Garnache disparut et alla élever son poupon dans l'obscurité, où il vécut et mourut. Après plusieurs années, comme la suite infatigable et le talent de savoir se retourner est encore un apanage spécial de la maison de Rohan, Mlle de La Garnache se remontra à demi, essaya de faire pitié à Mme de Nemours, et d'obtenir quelque dédommagement par elle. Elle la toucha enfin, et Mme de Nemours obtint personnellement pour elle, et sans aucune suite après elle, l'érection de la seigneurie de Loudun en duché sans pairie, en 1576.

Mlle de La Garnache alors reparut tout à fait sous le nom de duchesse de Loudun, et jouit du rang de duchesse, qui fut éteint avec ce duché par sa mort. Telle est la première époque d'un rang dans la maison, et non à la maison de Rohan, qui, avec toutes ces alliances si grandes et si immédiates, n'en avait jamais eu, et n'y avait jamais prétendu.

René II de Rohan, frère de la duchesse de Loudun, et fils comme elle d'Isabelle de Navarre, ne figura point, non plus que ses autres frères, mais ils n'eurent point de postérité, et il en eut. Ses deux fils et ses deux filles firent tous parler d'eux; et comme leur père qui s'était fait huguenot, et encore plus comme leur mère qui fut une héroïne de ce parti, ils l'embrassèrent. Elle était veuve de Charles de Quellenec, baron du Pont, qui périt à la Saint-Barthélemy, et fille et héritière de Jean Larchevêque, seigneur de Soubise, et d'une Bouchard-Aubeterre. Elle et ses deux filles se sont rendues fameuses dans la Rochelle, où elles soutinrent les dernières extrémités, jusqu'à manger les cuirs de leurs carrosses, pendant le siège que Louis XIII y mit.

Sa fille aînée, plus opiniâtre s'il se pouvait qu'elle, mourut de regret de sa prise fort peu après au château du Parc en Poitou, où elles avaient été reléguées en sortant de la Rochelle. La mère y mourut deux ans après en 1631, et l'autre fille les survécut jusqu'en 1646, toutes les deux point mariées. Elles avaient une autre soeur entre elles deux, qui fut la première femme d'un prince palatin des Deux-Ponts, en 1604, et qui mourut en 1607.

Leurs deux frères furent Henri et Benjamin de Rohan, seigneur de Soubise. Henri fut le dernier chef des huguenots en France. Le duc de Sully, surintendant des finances, et si bien avec Henri IV, et huguenot aussi, le favorisa fort auprès d'Henri IV dans la haine du maréchal de Bouillon. Henri IV le fit duc et pair en 1603, et moins de deux ans après, M. de Sully lui donna sa fille en mariage.

C'est ce grand homme qui se signala tant à la tête d'un parti abattu, et qui, réconcilié avec la cour, s'illustra encore davantage par les négociations dont il fut chargé en Suisse, et par ses belles actions à la tête de l'armée du roi en Valteline, où il mourut de ses blessures en 1638, avec la réputation d'un grand capitaine et d'un grand homme de cabinet. Il ne laissa qu'une fille, unique héritière, qui porta tous ses grands biens en mariage en 1645, malgré sa mère, à Henri Chabot, à condition de porter lui et leur postérité le nom et les armes de Rohan; et [Chabot] fut fait duc et pair, comme on sait, par lettres nouvelles et avec rang du jour de sa réception au parlement. La mère, qui était huguenote, ne voulait point ce mariage, et la fille, qui était catholique, soutenue de M. Gaston et de M. le Prince, se moqua d'elle.

De ce mariage vint le duc de Rohan, la seconde femme de M. de Soubise, la seconde femme du prince d'Espinoy, et Mme de Coetquen que nous avons tous vus.

M. de Soubise, frère de ce grand-duc de Rohan, ne fit parler de lui que par l'audace et l'opiniâtreté de ses continuelles défections, quoiqu'à la paix que le roi donna en 1626 aux huguenots il l'eût fait duc à brevet. On n'en ouït plus parler en France, depuis la prise de la Rochelle, et il mourut en Angleterre, sans considération, où il s'était retiré, sans avoir été marié, vers 1641.

Voilà donc une duchesse à vie, un duc et pair et un duc à brevet dans la maison de Rohan. Mais cette génération commence à montrer autre chose. M. de Sully, en faisant le mariage de sa fille, représenta si bien à Henri IV l'honneur que cette branche de Rohan avait de lui appartenir de fort près, et d'être même l'héritière de la Navarre, s'il n'avait point d'enfants, par Isabelle de Navarre, sa grand'tante et leur grand'mère, qu'il obtint un tabouret de grâce aux deux soeurs de son gendre, l'autre étant déjà mariée, mais en leur déclarant bien que ce n'était que par cette unique considération de la proche parenté de Navarre; que cette distinction ne regardait point la maison de Rohan, et ne passerait pas même au delà de ces deux filles. C'est la première époque de rang, ou plutôt d'honneurs sans dignité dans la maison de Rohan, et non à cette maison.

Aux fiançailles et mariage de M. Gaston avec Mlle de Montpensier, princes ni grands n'eurent point de rang, marchèrent entre eux en confusion, et se placèrent comme ils purent. Les dames ne furent pas d'avis de faire de même, et voulurent marcher en rang. C'était à Nantes, et le cardinal de Richelieu faisait la cérémonie. La duchesse de Rohan qui suivait la duchesse d'Halluyn, qu'on a aussi quelquefois appelée la maréchale de Schomberg, voulut la précéder. L'autre s'en défendit; la contestation s'échauffa; des paroles, elles en vinrent aux poussades et aux égratignures. Le scandale ne fut pas long, et sur-le-champ, la dispute fut jugée et décidée en faveur de Mme d'Halluyn, comme l'ancienne de Mme de Rohan, qui subit le jugement.

Voilà la première époque de prétention, et la prétention fut malheureuse: encore n'est-il rien moins que clair qu'elle roulât sur la maison de Rohan, qui jusqu'alors et bien longtemps depuis n'en avait aucune; mais bien sur l'ancienneté entre duchesses, car on voit que Mme de Rohan ne disputa pas à une autre. Mme d'Halluyn était fille de M. de Pienne, tué du vivant de son père par ordre du duc de Mayenne, dans la Fère, dont il était gouverneur en 1592, et son père avait été fait duc et pair au commencement de 1588. Il avait marié M. de Pienne, son fils, à une fille du maréchal de Retz, qui n'en eut qu'un fils, mort tout jeune, en 1598, et Mme d'Halluyn, dont il s'agit ici. Elle épousa le fils aîné du duc d'Épernon, et en faveur de ce mariage, le duché-pairie d'Halluyn fut de nouveau érigé pour eux, mais avec l'ancien rang du grand-père de la mariée. Ils se brouillèrent, se démarièrent, et n'eurent point d'enfants.

En 1620, Mme d'Halluyn épousa M. de Schomberg avec des lettres en continuation de pairie, tellement que Mme de Rohan, dont l'érection était antérieure aux deux continuations de pairie qu'avait obtenues Mme d'Halluyn à tous ses deux mariages, pouvait bien n'avoir pas grand tort d'être fâchée de la voir remonter à la première érection de son grand-père, antérieure à celle de Rohan. On ne voit pas d'ailleurs que cette duchesse de Rohan, qui était la fille de M. de Sully, et mère de l'héritière qui épousa le Chabot, ait jamais rien prétendu ni disputé, excepté cette ridicule aventure que j'ai voulu expliquer afin de ne rien omettre. Passons maintenant à la branche de Guéméné.

Louis de Rohan, seigneur de Guéméné, frère aîné du maréchal de Gié, dont je viens d'épuiser la branche, ne fournit rien à remarquer, non plus que ses trois générations suivantes. La quatrième fut Louis VI de Rohan, qui fit ériger la seigneurie de Montbazon en comté et celle de Guéméné en principauté en 1547 et 1549.

Il y a nombre de ces principautés d'érection en France, dont pas une n'a jamais donné et ne donne encore aucune espèce de distinction à la terre, que le nom, ni à celui qui en a obtenu l'érection non plus, ni à ses successeurs. Aussi, ce Louis de Rohan a-t-il vécu, et est-il mort sans aucun rang ni honneurs, non plus que ses pères, et sans la moindre prétention. Mais désormais il faut prendre garde à tout ce qui sortira de lui. Il épousa la fille aînée du dernier Rohan de la branche de Gié, qui était frère de Mmes de Beauvilliers et de Rothelin-Longueville, comme je l'ai dit ci-dessus, et qui fut ambassadeur à Rome en 1548, lequel en secondes noces épousa la soeur de son gendre, dont il n'eut point d'enfants.

De ce Louis VI de Rohan et de Léonore Rohan-Gié, quatre fils et cinq filles, qui comme les précédentes de leur maison, et même plusieurs veuves de seigneurs de Rohan, épousèrent des seigneurs, et même des gentilshommes particuliers.

Les quatre fils furent: Louis, en faveur de qui Henri III érigea le duché de Montbazon en duché-pairie, en 1588; il mourut un an après sans enfants; Pierre, prince de Guéméné, qui d'une Lenoncourt, ne laissa qu'une fille, Anne de Rohan, qui épousa le fils de son frère qui va suivre, et d'elle son cousin germain; Hercule, duc et pair de Montbazon par une érection nouvelle par Henri IV, en 1595, avec rang de cette nouvelle érection; et Alexandre, marquis de Marigny, et qui mourut sans enfants, ayant pris le nom de comte de Rochefort, duquel il se faut souvenir.

Hercule susdit, duc de Montbazon, fut grand veneur, gouverneur de Paris et de l'Ile-de-France, chevalier du Saint-Esprit en son rang de duc, en 1597, homme de tête et d'esprit, qui figura fort, et sa femme et leurs enfants encore davantage. Lassé de leurs intrigues, qui suivant l'étoile de la maison de Rohan, étaient utiles à cette maison, mais qui lui faisaient peu d'honneur, il les laissa faire et se retira en Touraine, où il demeura longues années, et y mourut à quatre-vingt-six ans, en 1654, sans s'être démis de son duché. Il avait épousé en 1628, en secondes noces, Marie, fille de Claude d'Avaugour et de Catherine Fouquet de La Varenne. Le trisaïeul de père en fils de ce Claude d'Avaugour était le bâtard du dernier duc de Bretagne, et le grand-père paternel du comte de Vertus d'aujourd'hui.

Du premier lit: M. de Montbazon (Louis, prince de Guéméné, depuis duc de Montbazon), et la connétable de Luynes, mère du duc de Luynes, qui épousa en secondes noces, en 1622, le duc de Chevreuse, dernier fils du duc de Guise, tué à Blois, laquelle devint si fameuse sous ce dernier nom.

Du second lit: M. de Soubise, que nous avons tous vu, père du prince et du cardinal de Rohan, et Anne de Rohan, qui a été la seconde femme du duc de Luynes, fils de sa soeur, dont elle a eu le comte d'Albert, le chevalier de Luynes et plusieurs filles, toutes mariées.

Le prince de Guéméné était un homme de beaucoup d'esprit, et encore plus Anne de Rohan sa femme, fille de Pierre, prince de Guéméné, frère aîné de son père. Lui, elle et Mme de Chevreuse, toute leur vie, ne furent qu'un, et avec eux, en quatrième, leur belle-mère, seconde femme de leur père, qui avait autant d'esprit et d'intrigue qu'eux; et, ce qui peut passer pour un miracle, toutes trois parfaitement belles et fort galantes, sans que leur beauté ni leur galanterie ait jamais formé le moindre nuage de galanterie ni de brouillerie entre elles.

Le prince de Guéméné, non seulement voyait trop clair pour ignorer ce qui se passait dans sa maison, mais il y trouvait son compte, et dès là, non seulement il le trouvait fort bon, mais il était des confidences sans en faire semblant au dehors. Leçon utile à la grandeur d'une maison, quand il y a des beautés qui savent faire usage de leurs charmes, heureusement fatale à la maison de Rohan, pour le répéter encore, et que M. de Soubise a si exactement et si utilement suivie.

CHAPITRE X. §

M. de Luynes fait asseoir pour une fois seulement Mlle de Montbazon, depuis duchesse de Chevreuse, la veille de leurs noces; obtient dispense d'âge et la première place après les ducs pour le prince de Guéméné, son beau-frère, en la promotion de 1619. — M. de Marigny, frère du duc de Montbazon, le cinquante-cinquième parmi les gentilshommes en la promotion de 1619. — Art et degré qui procurent le tabouret à la princesse de Guéméné. — Autre tabouret de grâce en même temps. — Tous ôtés, puis rendus. — M. de Soubise et ses deux femmes, la première debout; la seconde assise, belle, le fait prince, etc. — Mmes de Guéméné assises (1678 et 1679), puis Mme de Montauban (1682). — MM. de Soubise et comte d'Auvergne s'excluent de l'ordre à la promotion de 1688; colère du roi; fausseté insigne sur les registres de l'ordre. — Distinction de ceux qui ont rang de princes étrangers étant en licence. — Abbé de Bouillon devenu cardinal par le hasard des coadjutoreries de Langres puis de Reims tombées sur l'abbé Le Tellier, est le premier qui ait eu ces distinctions en Sorbonne. — Abbé de Soubise, depuis cardinal de Rohan, obtient, par ordre du roi, les mêmes distinctions en Sorbonne. — Fiançailles du prince de Montbazon et de la fille du duc de Bouillon dans le cabinet du roi.

Le connétable de Luynes, qui ne l'était pas encore, mais que je nomme ainsi pour le distinguer de son fils, voulut entrer agréablement dans la maison du duc de Montbazon, en épousant sa fille, en septembre 1617, et faire en même temps éclater sa faveur par une distinction extraordinaire. Il obtint que Mlle de Montbazon serait assise dès la veille de son mariage avec lui, grâce qui se terminait là, sans influer sur le reste de la famille. C'était en un mot un tabouret de grâce, et pour une seule fois, pour faire briller la faveur du favori, et témoigner à M. de Montbazon combien ce mariage était agréable au roi.

À la promotion de 1619, M. de Luynes obtint une dispense d'âge pour le frère de sa femme, qui n'avait que vingt et un ans, et qu'on appelait alors le comte de Rochefort, qui prit après le nom de prince de Guéméné, jusqu'à la mort de son père. M. de Luynes obtint encore pour lui qu'il marcherait le premier des gentilshommes de cette promotion, c'est-à-dire immédiatement après lui-même, qui en était le dernier duc. Mais cela n'empêcha pas que, jusqu'à ce qu'il le fût devenu lui-même par la mort de son père, trente-cinq ans après, il n'ait toujours été précédé par tous les gentilshommes, plus anciens chevaliers de l'ordre que lui, sans difficulté aucune, ni réclamation de sa part.

Le marquis de Marigny, frère de son père, qui pour combler la famille de la femme du favori fut aussi de cette même promotion, y marcha le cinquante-cinquième parmi les gentilshommes, et n'en eut que quatre de toute la promotion après lui. Ainsi, avec toute la faveur de M. de Luynes, qui se déploya toujours tout entière sur la maison de sa femme, avec un emploi aussi important qu'était pour lors le gouvernement de Paris et de l'Ile-de-France, avec une charge aussi favorable que celle de grand veneur auprès d'un jeune roi passionné pour la chasse, au point qu'était Louis XIII, et dont le fils avait la survivance du père, avec l'exemple des tabourets de grâce des deux soeurs du célèbre duc de Rohan, et l'avancement d'un jour de celui de Mme de Luynes, on voit que MM. de Rohan n'avaient pas encore imaginé devoir avoir des honneurs et dès distinctions au-dessus des gens de qualité non titrés, beaucoup moins à être princes.

Mais voici le commencement. Mme de Chevreuse avait été de tout temps dans la plus intime confidence de la reine. Elle en fut chassée plus d'une fois par Louis XIII, et de l'aventure du Val-de-Grâce, où la reine fut fouillée et visitée jusque dans son sein par le chancelier Séguier, qui pourtant en acquit ses bonnes grâces pour le reste de sa vie par la manière dont il s'y conduisit, Mmes de Chevreuse et Beringhen se sauvèrent hors du royaume, et plusieurs autres furent chassés et perdus, que la reine fit revenir et récompensa tout aussitôt qu'elle fut régente.

Mme de Chevreuse était encore alors en Flandre, et quoiqu'elle se trouvât trompée à son retour dans l'opinion qu'elle avait conçue d'être absolument maîtresse de l'esprit de la reine et du gouvernement, elle ne laissa pas de conserver toute sa faveur, malgré le cardinal Mazarin. Les histoires et les Mémoires de ces temps-là sont pleins de tout ce que fit la Fronde, qui domina la cour et l'État, et à qui M. le Prince dut sa prison, puis sa délivrance, et le cardinal Mazarin, son apparente ruine, par deux fois.

Ces mêmes histoires dépeignent l'hôtel de Chevreuse et l'hôtel de Guéméné comme le centre de tous les conseils de la Fronde, où M. de Beaufort et le coadjuteur, depuis cardinal de Retz, étaient en adoration, et disposaient du parlement de Paris et de tout le parti. Mme de Chevreuse, qui dans des intérêts souvent si opposés à ceux du cardinal Mazarin conservait toujours sa place dans le coeur de la reine, et son ascendant sur son esprit timide, défiant, incertain et variable, avait introduit dans son amitié la princesse de Guéméné sa belle-soeur, et la duchesse de Montbazon leur belle-mère, mais surtout Mme de Guéméné avait plu infiniment à la reine par le liant, les grâces et l'artifice caché de son esprit. Cela fut cultivé d'une part et protégé de l'autre avec tant de soin par Mme de Chevreuse, que Mme de Guéméné fut de tous les particuliers, et la reine l'approchait d'autant plus d'elle, qu'elle en apprenait tout ce que l'autre voulait bien à la vérité lui dire d'une cabale où elle était de tout, et dont elle ne disait à la reine que ce qui était utile à leurs desseins.

Dans ces conversations, ou seule avec la reine, ou en tiers avec elle et Mme de Chevreuse, la reine la faisait asseoir. C'était une commodité pour causer plus longtemps, qu'elle accordait bien seule ainsi à d'autres, et même au commandeur de Jars, qui sans façon se mettait dans un fauteuil. La reine allait souvent au Val-de-Grâce, Mme de Guéméné l'y allait voir. D'autres dames y étaient quelquefois reçues, et y trouvaient Mme de Guéméné assise, qui se levait, puis se rasseyait sans façon, tellement que, le Val-de-Grâce devenant peu à peu plus étendu, elle accoutuma imperceptiblement et poliment ces demi-particuliers à son tabouret. À la fin, la belle-mère et les belles-soeurs crurent qu'il était temps d'aller plus loin. Mme de Guéméné n'alla plus au Palais-Royal que de loin à loin, et à mesure que la reine se plaignait de son absence; puis elle la laissa demander pourquoi elle ne la voyait point, et cessa enfin tout à fait d'y aller. La reine en parlait souvent à Mme de Montbazon et à Mme de Chevreuse. Les excuses s'épuisèrent, et Mme de Chevreuse prit son temps de dire franchement à la reine à quoi il tenait. La reine surprise voulut se défendre d'accorder ce qui n'avait eu lieu que comme bonté et familiarité ignorée et sans conséquence. Mme de Chevreuse répondit que tout le monde savait qu'elle était assise, et l'y voyait au Val-de-Grâce, qui ne pouvait plus s'appeler un particulier, au nombre de gens où ce particulier s'était étendu; qu'elle ne voyait point de différence entre le Val-de-Grâce et le Palais-Royal, ni pourquoi sa belle-soeur, assise devant toute la cour de la reine en un lieu, elle serait debout en un autre; et moitié figue, moitié raisin, avec la fraude en croupe, elle arracha le tabouret en plein partout, pour la princesse de Guéméné. Ce tabouret ne passa pas plus avant pour lors dans la maison de Rohan, et n'y produisit point d'autres distinctions.

En même temps la reine fit la même grâce à la marquise de Sencey, sa dame d'honneur, chassée pour elle, et à qui, en arrivant à la régence, elle avait rendu sa charge qui lui avait été ôtée, et récompensé de la survivance à la comtesse de Fleix, sa fille, toutes deux veuves, qui ont aussi le tabouret. Elles en jouirent quelques années, jusqu'à ce que plusieurs personnes de qualité, excitées par M. Gaston et M. le prince, s'assemblèrent en grand nombre, invitèrent les ducs de se joindre à eux, et sous le nom de la noblesse, demandèrent la suppression de ces tabourets, et des honneurs accordés à MM, de Bouillon pour l'échange de Sedan, que le parlement n'avait pas voulu enregistrer avec ces articles et quelques autres qui ne le sont pas encore aujourd'hui.

Ces assemblées, dont les princes voulaient effrayer la cour pour d'autres vues, durèrent assez de semaines pour l'inquiéter par des demandes plus embarrassantes, qui l'engagèrent à s'accommoder avec Monsieur et M. le Prince. Les tabourets furent supprimés, et quelques autres légères demandes accordées, avec quoi ces assemblées finirent absolument.

Assez longtemps après, la cour prit tout à fait le dessus pour toujours, et blessée alors des suppressions extorquées, elle rendit les tabourets.

M. de Soubise né, comme il le disait lui-même, mais bien bas à ses amis particuliers, en riant et s'applaudissant de sa bonne fortune et de sa sage politique, né gentilhomme avec quatre mille livres de rente, et devenu prince à la fin avec quatre cent mille livres de rente, avait épousé une riche veuve qui n'était rien d'elle ni de son premier mari dont elle n'avait point d'enfants, qui lui donna tout son bien par le contrat de mariage. Elle ne fut point assise, et M. de Soubise ni pas un des siens n'imagina de le prétendre. Cette femme mourut en 1660. Avec ce bien demeuré à M. de Soubise, on songea dans sa famille à le remarier et à en tirer parti.

Mme de Chevreuse, toujours la mieux avec la reine, et d'autant plus que les troubles étaient bien disparus, et que le cardinal Mazarin était mort en 1661, qui eût été obstacle aux vues élevées de Mme de Chevreuse, imagina d'unir son crédit à celui de Mme de Rohan, qui sans faveur comme elle, était fort considérée, pour faire le mariage de sa fille aînée en lui faisant donner le tabouret. C'était en 1663. M. de Louvois était encore trop petit garçon, et son père trop fin et trop politique pour oser branler devant M. de Turenne, comme il s'y éleva longtemps depuis, et ce grand capitaine était dans l'apogée de sa faveur et de sa considération personnelle, avec un crédit que rien ne balançait; il était lors fort huguenot, Mme de Rohan encore davantage, Cet intérêt et la figure qu'ils faisaient dans leur religion, les avait intimement unis, il ne bougeait de chez elle; et quand ses filles allaient au bal ou en quelque autre partie où la bienséance de ce temps-là voulait que des hommes de nom les accompagnassent, Mme de Rohan, à cause de M. de Turenne, ne les confiait jamais qu'à MM. de Duras ou de Lorges ses neveux, qui étaient chez elle comme les enfants de la maison, et j'ai vu cette intimité de mon beau-père avec ces trois dames exister la même depuis un si grand nombre d'années.

M. de Turenne entra donc dans cette affaire comme dans la sienne propre; Mme de Rohan la poursuivit comme une grâce qu'elle demandait instamment; Mme de Chevreuse y mit tout son crédit et toutes ses anciennes liaisons avec la reine, et ils l'emportèrent. Ils obtinrent presque en même temps de faire Mme de Soubise dame du palais, et une fois à la cour, sa beauté fit le reste. Le roi ne fut pas longtemps sans en être épris. Tout s'use: l'humeur de Mme de Montespan le fatiguait; au plus fort même de sa faveur il avait eu des passades ailleurs, et lui avait même donné des rivales. Celle-ci sut bien se conduire: Bontems porta les paroles; le secret extrême fut exigé, et la frayeur de M. de Soubise fort exagérée. La maréchale de Rochefort, accoutumée au métier, fut choisie pour confidente. Elle donnait les rendez-vous chez elle, où Bontems les venait avertir, et toutes deux, bien seules et bien affublées, se rendaient par des derrières chez le roi.

La maréchale de Rochefort m'a conté qu'elle avait pensé mourir une fois d'embarras: il y eut du mécompte. Bontems arriva mal à propos; il fallut, sous divers prétextes, se défaire de la compagnie qu'on avait laissée entrer, parce qu'on ne comptait sur rien ce jour-là, et toutefois garder Mme de Soubise pour la conduire après où elle était attendue, et ne pas faire perdre du temps à un amant dont toutes les heures étoient compassées. Au bout d'un temps assez considérable, le pénétrant courtisan s'aperçut; mais ne se le dit qu'à l'oreille, et d'oreille en oreille personne n'en douta plus.

M. de Soubise, instruit à l'école de son père et d'un frère aîné, infiniment plus âgé que lui, ne prit pas le parti le plus honnête, mais le plus utile. Il se tint toute sa vie rarement à la cour, se renferma dans le gouvernement de ses affaires domestiques, ne fit jamais semblant de se douter de rien, et sa femme évita avec grand soin tout ce qui pouvait trop marquer; mais assidue à la cour, imposant à tout ce qui la composait, dominant les ministres, et ayant tant qu'elle voulait des audiences du roi dans son cabinet, quand il s'agissait de grâces ou de choses qui devaient avoir des suites. Afin qu'il ne parût pas qu'elle les eût obtenues dans des moments plus secrets, elle se mettait tout habillée aux heures publiques de cour, à la porte du cabinet. Dès que le roi l'y voyait, il allait toujours à elle avec un air plus qu'ouvert, mais en quelque sorte respectueux. Si ce qu'elle voulait dire était court, l'audience se passait ainsi à l'oreille devant tout le monde; s'il y en avait pour plus longtemps, elle demandait d'entrer. Le roi la menait dans le fond du premier cabinet, joignant la pièce off était tout le monde, les battants de la porte du cabinet demeuraient ouverts jusqu'à ce qu'elle sortit de ce même côté, et de celui des autres cabinets, et cela s'est toujours passé de la sorte.

Mais le plaisant, c'est que ces portes ne demeuraient ouvertes que pour elle, et se fermaient toujours quand le roi donnait audience à d'autres dames. Depuis qu'il n'y eut plus rien entre eux, l'amitié et la même considération subsistèrent, et les mêmes précautions de bienséance. Elle écrivait très souvent au roi et de Versailles à Versailles. Le roi lui répondait toujours de sa main, et c'étaient Bontems ou Bloin qui les rendaient au roi et faisaient passer ses réponses. C'est de la sorte qu'elle fit M. de Soubise prince par degrés et par occasions, et que peu à peu elle en obtint tout le rang.

Ce fut pourtant Monsieur dont ils se servirent pour faire asseoir la Bautru, veuve de M. de Rannes, que le prince de Montauban, frère du prince de Guéméné, épousa en 1681. Elle jouait fort chez Monsieur. M. de Montauban n'avait point de rang, quoique sa belle-soeur fût assise, leur père vivant et point démis par le crédit de Mme de Soubise, sur le même exemple de la belle-soeur de Mme de Chevreuse. Le roi disait toujours que Monsieur lui avait escroqué ce tabouret; et du tabouret, les deux frères devinrent princes comme M. de Soubise. M. de Guéméné se maria la première fois en 1678, puis en 1679; M. de Montauban, son frère, en 1682, et n'a point laissé d'enfants.

Il est néanmoins vrai que Mme de Soubise, qui jamais ne fut refusée de rien, ne put pourtant venir à bout d'une seule chose. À la promotion de 1688, le duc de Montbazon, fou depuis longtemps, était enfermé à Liège. Il était fils du frère aîné de M. de Soubise, ce prince de Guéméné, chevalier de l'ordre en 1619, dont j'ai parlé ci-dessus. Il ne s'était point démis de son duché; il était interdit, et par conséquent hors d'état de s'en démettre comme de faire tout autre acte. M. de Bouillon était exilé.

Cette promotion fut la première où le roi fit passer les ducs à brevet, les maréchaux de France et les grands officiers de sa maison avant les gentilshommes de cette même promotion, mais les gentilshommes dès lors chevaliers de l'ordre continuant à les précéder. Le comte d'Auvergne et M. de Soubise furent mis sur la liste du roi. Ils demandèrent de précéder les ducs à brevet et les maréchaux de France de cette même promotion, et Mme de Soubise, que le prince de Guéméné qui n'en était pas en fût mis, et y tint le rang de duc de Montbazon.

Elle en savait trop pour l'espérer, mais elle compta d'obtenir l'autre demande en compensation du refus de celle-ci. Pour cette fois elle se trompa; non seulement le roi tint ferme, mais il se fâcha jusqu'à ordonner à Châteauneuf, greffier de l'ordre, en plein chapitre, de mettre sur son registre que MM. de Soubise et comte d'Auvergne s'excusaient d'être de la promotion pour ne vouloir pas prendre l'ordre dans le rang où leurs pères et leurs prédécesseurs s'étaient tenus honorés de le recevoir.

Cela fit grand bruit, et la mortification fut cuisante. Mais Mme de Soubise y sut pourvoir; elle amadoua et intimida si bien Châteauneuf, qui était de ses amis et un fort pauvre homme, qu'elle lui fit écrire sur ses registres que ces messieurs n'avaient pas pris l'ordre pour n'avoir pas voulu céder à des cadets de la maison de Lorraine.

Ils n'avaient jamais osé parler d'eux ni des ducs; il ne s'était agi que de passer après le dernier duc et devant le premier des ducs à brevet, et des maréchaux de France qui n'avaient jamais été mis les premiers des gentilshommes d'une promotion, et qui encore alors et depuis n'avaient aucun rang dans l'ordre que de leur ancienneté de promotion, et dans celle où ils étaient reçus, celui où avec les gentilshommes ils se trouvaient écrits dans la liste du roi, qui dans celle-ci les avait écrits les premiers.

Ainsi l'adresse, pour ne rien dire de plus, substitua à une vérité fâcheuse à leurs idées une fausseté à devenir preuve d'une prétention de préséance qu'ils n'avaient jamais imaginée. Cela ne fut su que bien des années après, et le rare est qu'il n'en a été autre chose. Pour MM. de Bouillon, aucun d'eux jusque-là n'avait été à portée de l'ordre dans aucune promotion jusqu'à celle-ci.

Le père du maréchal de Bouillon était, comme tous les siens, sans prétention, et il mourut de ses blessures en 1557, qu'il avait reçues auprès de Saint-Quentin, longtemps avant l'institution de l'ordre. Le maréchal de Bouillon vécut et mourut huguenot en 1623. Le duc de Bouillon ne se fit catholique qu'en 1637, et mourut en 1652 sans promotion entre-deux, et M. de Turenne son frère ne se convertit qu'en 1668 et fut tué en 1675, aussi sans promotion entredeux. Ce n'était que depuis la possession des biens de l'héritière de Sedan que le maréchal de Bouillon, et ses enfants encore plus que lui, avaient commencé à hasarder quelques prétentions, et le frère puîné du père de cette héritière, et qui, par transaction toujours exécutée, précéda toute sa vie en tous actes, lieux et occasions le maréchal de Bouillon, fut le vingt-quatrième parmi les gentilshommes dans la première promotion, et son fils le cinquante et unième dans celle de 1619, la même où le marquis de Marigny dont j'ai parlé fut le cinquante-cinquième.

Voilà une longue parenthèse avant de venir au fait qui l'a engagée, mais dont la curiosité pourra dédommager. Il faut pourtant en essuyer une autre dont on ne peut passer le récit pour bien entendre le fait dont il s'agit cette année.

Je ne sais où s'est prise l'origine du traitement si distingué que reçoivent en Sorbonne les princes ou ceux qui en ont le rang pendant leur licence. Ce ne peut être de la maison de Lorraine. Sa puissance a bien pu dominer cette célèbre école au point de lui faire commettre l'attentat de dégrader Henri III, et de le déclarer, sans droit ni autorité quelconque, déchu de la couronne après l'exécution de Blois de la fin de 1588, et après sa mort, Henri IV exclu de la couronne. Cette même puissance aurait donc bien pu imaginer ces honneurs et se les faire rendre; mais elle-même ne les prétendait pas alors, au moins le principal, et qui emporte les autres distinctions qui ne sont que locales. Elles consistent en celles-ci

Le prince, ou celui qui en a le rang, qui soutient une thèse, a des gants dans ses mains, et son bonnet sur la tête pendant toute l'action, et il est traité de sérénissime prince tant par ceux qui argumentent contre lui, que par celui qui préside à la thèse. Il l'est aussi d'altesse sérénissime, et le proviseur de Sorbonne la lui donne dans ses lettres de doctorat. Quelque grands et puissants qu'aient été ceux de la maison de Lorraine en France, depuis qu'ils s'y vinrent établir sous François Ier jusqu'à la destruction de la Ligue sous Henri IV, aucun d'eux n'a été traité d'altesse que le duc de Lorraine souverain, et l'aîné ou le chef de leur maison.

De ceux qui ont pour ainsi dire régné en France parmi les troubles qu'ils y formèrent, nul n'a été plus respecté ni plus grandement traité par le duc de Mayenne, qui, pendant sa gestion de lieutenant général de l'État et de couronne de France, n'omit aucune de celles qui sont réservées à la personne et à l'autorité de nos rois. Il fit, en son propre nom, des déclarations et des délits qui furent enregistrés au parlement; il fit des maréchaux de France qui en exercèrent les offices, et dont quelques-uns les conservèrent en faisant leur traité avec Henri IV; il punit de mort et d'exil, et donna grâce de la vie; il disposa en roi des charges, des emplois, des bénéfices de toutes les sortes, et grand nombre de ses pourvus gardèrent leurs places à la paix.

On ne peut donc pas croire qu'au temps de l'exercice de l'autorité et de la puissance royale qu'il exerça en plein dans son parti qui était presque toute la France et Paris surtout, personne de ce parti lui eût osé ni voulu même refuser aucun des honneurs et des distinctions, même nouvelles, qu'il eût voulu s'arroger. Les histoires et les Mémoires de ces malheureux temps rapportent une infinité d'actes de M. de Mayenne, et de lettres de toutes sortes de personnes à lui écrites. Dans pas une de ces pièces il ne se trouve d'altesse. C'est vous partout, et jusqu'à son propre secrétaire ne lui écrit jamais autrement. Il est donc vrai qu'il n'imaginait pas de prétendre ce traitement, comme alors ni le duc de Lorraine ni aucun autre souverain qui se faisaient donner l'altesse, n'imaginaient pas le sérénissime.

Ce superlatif ne leur est venu dans la tête et dans l'usage que longtemps depuis, lorsque leurs cadets se sont fait traiter d'altesse, pour se distinguer d'eux, et cette distinction a été de courte durée. Les mêmes qui s'étaient fait donner l'altesse comme les souverains, ont pris aussi le sérénissime presque aussitôt qu'ils l'ont vu inventer, et de là est venue de nos jours l'altesse royale qui n'était que pour les enfants de nos rois, descendue au leur, et à cause de cela Monsieur et Madame de le quitter, et M. de Savoie, M. le grand-duc de Toscane, et longtemps après M. de Lorraine, la prendre sous prétexte d'avoir épousé des petites-filles de France qui en étaient traitées, tandis que les ducs de Lorraine et de Savoie, gendres de nos rois et leurs beaux-frères, s'étaient contentés de la simple altesse.

Depuis M. de Mayenne, aucun de sa maison n'a été sur les bancs de Sorbonne jusqu'à un fils de M. le Grand, et longtemps après, un autre, tous deux de nos jours, et qui trouvèrent ces distinctions établies en Sorbonne pour beaucoup moins qu'eux, et qui les ont eues.

Le cardinal de Guise, archevêque de Reims, mort à la suite de Louis XIII, pendant le siège de Saint-Jean-d'Angély, n'a jamais été que sous-diacre, et n'avait jamais songé à entrer en licence, beaucoup moins M. de Guise de Naples, archevêque de Reims, aussi dans son enfance, et qui ne l'a jamais été que commendataire . D'autres maisons souveraines, aucun n'a été prélat en France, ni été en Sorbonne, et toutes ces choses sont des faits certains.

Il faut donc dire que le cardinal de Bouillon est celui en faveur duquel ils ont été inventés. Il était né en août 1643, et fut cardinal en août 1669. Il avait donc vingt-six ans quand il le fut, et c'est dans cet intervalle qu'il obtint ces honneurs en Sorbonne. La façon dont il fut cardinal montrera toute seule comment ces distinctions lui furent déférées en Sorbonne. M. de Turenne fut fait maréchal général des camps et armées de France, le 7 avril 1660, la cour étant à Montpellier. Son neveu avait alors dix-sept ans. Cette époque marque donc bien en quelle situation était M. de Turenne. Elle ne déchut pas depuis, et personne n'ignore le degré de faveur, de crédit, d'autorité, où a toujours été ce grand homme, depuis qu'après tant d'écarts il se fut sincèrement attaché au roi et au gouvernement la dernière fois. Il serait aussi difficile de ne savoir pas l'attachement extrême qu'il eut pour la grandeur et les distinctions de sa maison, qui toute sa vie le conduisit et fut sa passion dominante, et tous les avantages qu'il sut lui procurer par toutes sortes d'occasions et de moyens.

Il regarda son neveu comme y pouvant beaucoup contribuer en le poussant dans l'Église, et M. de Péréfixe, archevêque de Paris, dans la confiance et le crédit où il était à la cour, comme un instrument très propre à l'avancer. Il était son ami, et ce prélat s'en faisait un grand honneur. Il lui recommanda fort son neveu, qui eut l'esprit de lui faire une cour assidue, et de le gagner aussi personnellement. Il arriva que M. de Louvois, déjà considérable par soi, aussi bien que par son père, et qui n'avait ni sa modestie ni sa retenue, imagina de capter si bien l'évêque de Langres, qu'il fit l'abbé Le Tellier, son frère, son coadjuteur. Ce prélat était ce fameux abbé de La Rivière, qui avait si Longtemps gouverné M. Gaston, qui par là avait tant figuré pendant les troubles de la minorité du roi, qui était devenu ministre, qui avait tant fait compter tous les partis avec lui, qui avait eu la nomination au cardinalat, et qui tout homme de rien qu'il était, et enfin perdu, eut en dédommagement de ce qu'il avait été et prétendu cet évêché, duché-pairie et force bénéfices. Il savait par expérience active et passive ce que peuvent les ministres. Il fut ravi de s'acquérir M. de Louvois et son père, et alla avec les deux frères dire sa résolution à M. Le Tellier. Celui-ci fut épouvanté d'un siège de cette dignité; mais l'affaire était faite, il ne put s'empêcher de se joindre à eux pour la faire agréer au roi.

Le bruit qu'elle fit réveilla le cardinal Antoine Barberin, archevêque-duc de Reims; sa puissance et sa chute à Rome, la protection que le cardinal Mazarin lui avait accordée et à sa famille fugitive en France, ne lui avait pas donné moins d'expérience et d'instruction qu'à La Rivière, touchant les ministres. Il accourut dès le lendemain chez Le Tellier, où il envoya chercher ses fils, leur fit de grands reproches de s'être adressés à M. de Langres plutôt qu'à lui, et de ce pas alla demander au roi la coadjutorerie de Reims pour l'abbé Le Tellier, et l'obtint sur-le-champ.

Une si prodigieuse fortune pour un homme de l'état et de l'âge de l'abbé Le Tellier, qui n'avait pas encore vingt-sept ans entièrement accomplis, fit un grand bruit dans le monde, et surprit jusqu'à sa famille et jusqu'à lui-même. M. de Turenne qui n'aimait pas M. de Louvois, ni guère mieux M. Le Tellier, en fut piqué au dernier point. C'était de plus un morceau unique qu'il convoitait pour son neveu, qui déjà plein d'ambition fut enragé de se le voir ôter, et par l'abbé Le Tellier. Ils imaginèrent la coadjutorerie de Paris, et avec les avances d'amitié intime qu'ils avaient avec M. de Péréfixe, ils le lui persuadèrent si bien et sitôt, qu'il ne le désira pas moins passionnément qu'eux. Il la demanda au roi, et fut bien étonné d'y trouver de la résistance. Il ne se rebuta point; M. de Turenne vint au secours, qui s'y mit tout entier comme pour un coup de partie. Le roi dans l'embarras du refus à M. de Péréfixe qu'il aimait et qu'il considérait fort, et encore plus à M. de Turenne dans la posture où il était, et qui était pourtant résolu de ne hasarder pas de faire un second coadjuteur de Retz, en sortit par proposer à M. de Turenne sa nomination au cardinalat au lieu de la coadjutorerie, et se trouva heureux et obligé à M. de Turenne de ce qu'il voulut bien l'accepter. La promotion des couronnes était instante, ainsi ils n'attendirent pas, et se dépiquèrent ainsi de la coadjutorerie de l'abbé Le Tellier.

M. de Péréfixe était proviseur de Sorbonne, et en était d'autant plus le maître, qu'il s'était plus que prêté à toutes les volontés de la cour, contre M. Arnauld et ses amis, et qu'il avait fait main basse sur la Sorbonne, et répandu grand nombre de lettres de cachet. D'autre part, le jeune abbé s'était dévoué aux jésuites, auxquels il a été toute sa vie abandonné, et dont il a tiré de grands services. Avec ces secours, M. de Turenne put prétendre pour lui toutes les nouveautés qu'il voulut; elles s'exécutèrent plus tôt que personne ne s'en fut avisé, et une fois faites et sans disputes ni plaintes, la cour n'en dit rien aussi, et ne voulut pas courre après, et donner ce dégoût amer à M. de Turenne . N'est-ce point là voler un peu sur les grands chemins? Si on examine bien tout ce rang de prince étranger, même dans ceux qui le sont par naissance, on le trouvera tout composé de pareils brigandages.

Sur cet exemple, l'abbé de Soubise prétendit les mêmes distinctions. Il y trouva de la résistance. Mme de Soubise n'eut pas peine à la vaincre. Le roi a toujours regardé celui-ci avec d'autres yeux que les autres enfants de Mme de Soubise, lui et un plus jeune qu'on appelait le prince Maximilien; car depuis elle, tout fut et se nomma prince dans cette maison. Mais ce prince Maximilien fut tué de fort bonne heure, et n'eut pas le temps comme l'abbé de profiter de l'affection particulière du roi. Il commanda au proviseur et à la Sorbonne, et l'abbé de Soubise fut traité comme l'avait été le cardinal de Bouillon. La suite naturelle était que tout finît de même. Il avait été prieur de Sorbonne pour briller et capter cette école irritée des ordres du roi à son égard. Il en fallut venir à ses lettres de doctorat, et c'est le point qui a causé toute cette digression pour l'entendre. M. de Reims n'y voulut point mettre d'altesse sérénissime. Il était proviseur de Sorbonne, et alléguait que M. de Péréfixe qui les avait données avec ce traitement à M. de Bouillon, depuis cardinal, n'était pas duc et pair. Mme de Soubise en vint à bout aussi aisément que du reste. Le roi l'ordonna à l'archevêque de Reims, et lui dit pour toute raison qu'il ne donnait pas ces lettres comme archevêque de Reims, mais comme proviseur de Sorbonne, et qu'il le voulait ainsi; on peut juger qu'il fut bientôt obéi.

Presque aussitôt après, le prince de Montbazon, second fils du prince de Guéméné (car l'aîné était enfermé dans une abbaye), épousa une fille du duc de Bouillon. Mme de Soubise obtint que les fiançailles se feraient dans le cabinet du roi.

Avant de quitter cette maison, il faut dire que le prince de Guéméné, mort duc de Montbazon, en février 1667, et frère de M. de Soubise, avait trente-un an plus que lui, et Aime de Chevreuse, morte en 1679, leur soeur, suivait le siècle. La princesse de Guéméné, morte duchesse de Montbazon en 1657, mère de M. de Soubise, était cette belle Mme de Montbazon dont on a fait ce conte qui a trouvé croyance: que l'abbé de Rancé, depuis ce célèbre abbé de la Trappe, en était fort amoureux et bien traité; qu'il la quitta à Paris, se portant fort bien, pour aller faire un tour à la campagne; que bientôt après, y ayant appris qu'elle était tombée malade, il était accouru, et qu'étant entré brusquement dans son appartement, le premier objet qui y était tombé sous ses yeux avait été sa tête, que les chirurgiens, en l'ouvrant, avait séparée; qu'il n'avait appris sa mort que par là, et que la surprise et l'horreur de ce spectacle joint à la douleur d'un homme passionné et heureux, l'avait converti, jeté dans la retraite, et de là dans l'ordre de Saint-Bernard et dans sa réforme. Il n'y a rien de vrai en cela, mais seulement des choses qui ont donné cours à cette fiction. Je l'ai demandé franchement à M. de la Trappe, non pas grossièrement l'amour et beaucoup moins le bonheur, mais le fait, et voici ce que j'en ai appris était intimement de ses amis, ne bougeait de l'hôtel de Montbazon, et ami de tous les personnages de la Fronde, de M. de Châteauneuf, de Mme de Chevreuse, de M. de Montrésor et de ce qui s'appelait alors les importants, mais plus particulièrement de M. de Beaufort avec qui il faisait très souvent des parties de chasse, et dans la dernière intimité avec le cardinal de Retz et qui a duré jusqu'à sa mort. Mme de Montbazon mourut de la rougeole en fort peu de jours. M. de Rancé était auprès d'elle, ne la quitta point, lui vit recevoir les sacrements, et fut présent à sa mort. La vérité est que, déjà touché et tiraillé entre Dieu et le monde, méditant déjà depuis quelque temps une retraite, les réflexions que cette mort si prompte fit faire à son coeur et à son esprit achevèrent de le déterminer, et peu après il s'en alla en sa maison de Véretz en Touraine, qui fut le commencement de sa séparation du monde.

La princesse de Guéméné, si initiée auprès de la reine mère par Mme de Chevreuse, soeur de son mari et de M. de Soubise, et qui attrapa le tabouret par les bricoles des particuliers et du Val-de-Grâce, mourut duchesse de Montbazon, en 1685, à quatre-vingt-un ans. Elle était mère du duc de Montbazon, mort fou en 1699, enfermé depuis longues années à Liège, et du chevalier de Rohan, décapité pour crime de lèse-majesté, 17 novembre 1674, quelque temps après avoir vendu à M. de Soyecourt sa charge de grand veneur, qu'il avait eue en survivance de son père et que M. de La Rochefoucauld eut à la mort de Soyecourt.

CHAPITRE XI. §

Mariages du fils du duc de La Force et de Mlle de Bosmelet; de La Vallière et d'une fille du duc de Noailles; de La Carte et d'une fille du duc de La Ferté; de Sassenage avec une fille du duc de Chevreuse, veuve de Morstein. — Cent vingt mille livres à M. le Grand, et soixante mille livres au chevalier de Lorraine. — Charnacé arrêté pour fausse monnaie, etc. ; il déplace plaisamment une maison de paysan qui l'offusquait. — Carrosse de la duchesse de Verneuil exclu des entrées des ambassadeurs. — Querelle de M. le prince de Conti et du grand prieur qui est mis à la Bastille et n'en sort qu'en allant demander pardon en propres termes à M. le prince de Conti. — L'électeur de Saxe reconnu roi de Pologne par le roi. — Naissance de mon fils aîné. — Éclat entre le duc de Bouillon et le duc d'Albret, son fils. — Curé de Seurre, ami de Mme Guyon, brûlé à Dijon. — Réponse de M. de Cambrai à M. de Meaux. — Mort de la duchesse de Richelieu; de la princesse d'Espinoy, douairière; ses enfants; ses progrès. — Entreprise de Mlle de Melun qui frise de près l'affront. — Mort du duc d'Estrées et sa dépouille. — Mort du duc de Chaulnes. — Mort de la duchesse de Choiseul.

Plusieurs mariages suivirent de près celui de M. de Montbazon. M. de La Force maria son fils aîné à Mlle de Bosmelet, fille unique, extrêmement riche, d'un président à mortier du parlement de Rouen, et d'une fille de Chavigny, secrétaire d'État, soeur de la maréchale de Clérembault, de l'ancien évêque de Troyes, etc.

La Vallière épousa une fille du duc de Noailles. Mme la princesse de Conti, cousine germaine de La Vallière et qui l'aimait fort, parla libéralement dans le contrat, et lit la noce en sa belle maison dans l'avenue de Versailles. Ce fut une espèce de fête où Monseigneur se trouva.

Il s'en fit un autre assez bizarre: La Carte, gentilhomme de Poitou, fort mince et fort pauvre, s'attacha à Monsieur qui prit pour lui un goût, que sa figure des plus communes ne méritait pas de celui de ce prince qui s'en entêta extraordinairement, et qui de charge en charge chez lui, le lit rapidement monter à celle de premier gentilhomme de sa chambre, et lui fit beaucoup de grâces pécuniaires. À la fin il le voulut marier. La duchesse de La Ferté avait encore une fille qui avait un peu rôti le balai, et qui commençait à monter en graine. Elle était fort bien avec Monsieur qui lui proposa ce mariage: elle se fit prier, et elle voulut que La Carte prit les livrées et les armes de sa fille et le nom de marquis de La Ferté. Cela l'honorait trop pour n'y pas consentir avec joie. Mais le duc de La Ferté, de tout temps brouillé avec sa femme, et non sans cause, séparé d'elle et qui ne la voyait point, se fit tenir à quatre, et les Saint-Nectaire encore plus, qui s'opposèrent en forme à la prostitution de leur nom et de leurs armes. Après bien du vacarme et des propos fâcheux, Monsieur apaisa tout avec de l'argent. Tous consentirent, et la duchesse de La Ferté donna une fête à Monsieur en faisant la noce.

Sassenage, autre premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, épousa la veuve de Morstein, fille du duc de Chevreuse. C'était une âme d'élite du petit troupeau de Mme Guyon et de M. de Cambrai, qui avec toute la profondeur de cette dévotion voulut se remarier. Ce gendre n'était pas plus fait pour cette famille que M. de Lévi, et beaucoup moins pour une femme si mystique; il a pourtant très bien vécu avec eux tous.

Le roi, qui venait de payer les dettes de M. de La Rochefoucauld, et qui aimait fort aussi M. le Grand, ne voulut apparemment pas faire de jalousie entre ces deux émules en cas que son présent fût éventé; il en fit un de quarante mille écus à M. le Grand, et un autre de vingt mille écus au chevalier de Lorraine.

Il fit arrêter Charnacé en province où, déjà fort mécontent de sa conduite en Anjou où il était retiré chez lui, il l'avait relégué ailleurs, et de là conduire à Montauban, fort accusé de beaucoup de méchantes choses, surtout de fausse monnaie. C'était un garçon d'esprit qui avait été page du roi et officier dans ses gardes du corps, fort du monde, et puis retiré chez lui où il avait souvent fait bien des fredaines, mais il avait toujours trouvé bonté et protection dans le roi. Il en fit une entre autres pleine d'esprit et dont on ne put que rire.

Il avait une très longue et parfaitement belle avenue devant sa maison en Anjou, dans laquelle était placée une maison de paysan et son petit jardin qui s'y était apparemment trouvée lorsqu'elle fut plantée, et que jamais Charnacé ni son père n'avaient pu réduire ce paysan à la leur vendre, quelque avantage qu'ils lui en eussent offert, et c'est une opiniâtreté dont quantité de petits propriétaires se piquent, pour faire enrager des gens à la convenance et quelquefois à la nécessité desquels ils sont. Charnacé ne sachant plus qu'y faire avait laissé cela là depuis fort longtemps sans en plus parler. Enfin, fatigué de cette chaumine qui lui bouchait tout l'agrément de son avenue, il imagina un tour de passe-passe. Le paysan qui y demeurait, et à qui elle appartenait, était tailleur de son métier quand il trouvait à l'exercer, et il était chez lui tout seul, sans femme ni enfants. Charnacé l'envoie chercher, lui dit qu'il est mandé à la cour pour un emploi de conséquence, qu'il est pressé de s'y rendre, mais qu'il lui faut une livrée. Ils font marché comptant; mais Charnacé stipule qu'il ne veut point se fier à ses délais, et que, moyennant quelque chose de plus, il ne veut point qu'il sorte de chez lui que sa livrée ne soit faite, et qu'il le couchera, le nourrira et le payera avant de le renvoyer. Le tailleur s'y accorde et se met à travailler. Pendant qu'il y est occupé, Charnacé fait prendre avec la dernière exactitude le plan et les dimensions de sa maison et de son jardin, des pièces de l'intérieur, jusque de la position des ustensiles et du petit meuble, fait démonter la maison et emporter tout ce qui y était, remonte la maison telle qu'elle était au juste dedans et dehors, à quatre portées de mousquet, à côté de son avenue, replace tous les meubles et ustensiles dans la même position en laquelle on les avait trouvés, et rétablit le petit jardin de même, en même temps fait aplanir et nettoyer l'endroit de l'avenue où elle était, en sorte qu'il n'y parut pas.

Tout cela fut exécuté encore plus tôt que la livrée faite, et cependant le tailleur doucement gardé à vue de peur de quelque indiscrétion. Enfin la besogne achevée de part et d'autre, Charnacé amuse son homme jusqu'à la nuit bien noire, le paye et le renvoie content. Le voilà qui enfile l'avenue. Bientôt il la trouve longue, après il va aux arbres et n'en trouve plus. Il s'aperçait qu'il a passé le bout et revient à tâtons chercher les arbres. Il les suit à l'estime, puis croise et ne trouve point sa maison. Il ne comprend point cette aventure. La nuit se passe dans cet exercice, le jour arrive et devient bientôt assez clair pour aviser sa maison. Il ne voit rien, il se frotte les yeux, il cherche d'autres objets pour découvrir si c'est la faute de sa vue. Enfin il croit que le diable s'en mêle, et qu'il a emporté sa maison. À force d'aller, de venir, et de porter sa vue de tous côtés y il aperçait, à une assez grande distance de l'avenue, une maison qui ressemble à la sienne comme deux gouttes d'eau. Il ne peut croire que cela soit; mais la curiosité le fait aller où elle est, et où il n'a jamais vu de maison. Plus il approche, plus il reconnaît que c'est la sienne. Pour s'assurer mieux de ce qui lui tourne la tête, il présente sa clef, elle ouvre, il entre, il retrouve tout ce qu'il y avait laissé, et précisément dans la même place. Il est prêt à en pâmer, et il demeure convaincu que c'est un tour de sorcier. La journée ne fut pas bien avancée que la risée du château et du village l'instruisit de la vérité du sortilège, et le mit en furie. Il veut plaider; il veut demander justice à l'intendant; et partout on s'en moque. Le roi le sut qui en rit aussi, et Charnacé eut son avenue libre. S'il n'avait jamais fait pis il aurait conservé sa réputation et sa liberté.

Comme presque tout ce que j'ai écrit depuis que j'ai parlé de la brillante ambassade de milord Portland s'est passé pendant qu'il était ici, je ne ferai point de difficulté d'ajouter en cet endroit un oubli que j'ai fait sur son entrée, dont je n'ai rien dit, parce qu'à la magnificence près, elle se passa comme toutes les autres; mais il y eut une difficulté. Depuis que Mme de Verneuil fut, à sa grande surprise à elle-même, devenue princesse du sang, elle avait envoyé son carrosse aux entrées des ambassadeurs qui n'y avaient pas pris garde. Portland attentif à tout en fut averti, et déclara qu'il ne souffrirait pas que ce carrosse passât devant le sien; que si d'autres ambassadeurs l'avaient souffert, c'était leur affaire; mais qu'il ne ferait point d'entrée bien résolument, plutôt qu'endurer une nouveauté sans exemple avec des ambassadeurs d'Angleterre, ou qu'il en écrirait si on voulait, et en attendait les ordres là-dessus, qui était tout ce qu'il pouvait faire. Il se fit des allées et des venues qui n'ébranlèrent point la fermeté de Portland; sur quoi on aima mieux que le carrosse de Mme de Verneuil ne se présentât point, que d'insister davantage ou de se commettre à la réponse d'un pays où les bâtards des rois sont ce qu'ils ont été partout, et ce qu'ils devraient toujours être, c'est-à-dire des néants sans état et sans nom, si ce n'est par les charges et par les dignités qui les en tirent, et qui les mettent au rang exact de celles dont ils sont revêtus. Heemskerke, réveillé pour son entrée par cette aventure, forma la même difficulté que Portland, et eut le même succès.

Il arriva à Meudon une scène fort étrange: on jouait après souper, et Monseigneur s'alla coucher; assez de courtisans demeurèrent à jouer ou à voir jouer. M. le prince de Conti et le grand prieur étaient des acteurs. Il y eut un coup qui fit une dispute. On a déjà vu en plus d'un endroit que ce prince et MM. de Vendôme ne s'aimaient pas, et d'une manière même assez déclarée. La faveur de M. de Vendôme qui ne l'était pas moins, sa préférence sur les princes du sang pour le commandement des armées, ses rangs et ses distinctions, crûs à pas de géant, touchant presque le niveau des princes du sang, avaient tellement augmenté l'audace du grand prieur qu'il lui échappa dans la dispute une aigreur et des propos qui eussent été trop forts dans un égal, et qui lui attirèrent une cruelle repartie, où le prince de Conti tançait à bout portant et sa fidélité au jeu, et son courage à la guerre, l'un et l'autre à la vérité fort peu nets. Là-dessus le grand prieur s'emporte, jette les cartes, et lui demande satisfaction, l'épée à la main, de cette insulte. Le prince de Conti, d'un sourire de mépris, l'avertit qu'il lui manquait de respect, mais qu'en même temps il était facile à rencontrer, parce qu'il allait partout et tout seul. L'arrivée de Monseigneur tout nu en robe de chambre, que quelqu'un alla avertir, imposa à tous deux. Il ordonna au marquis de Gesvres qui s'y trouva d'aller rendre compte au roi de ce qu'il venait d'arriver, et chacun s'en alla se coucher. Le marquis de Gesvres, au réveil du roi, s'acquitta de sa commission, sur quoi le roi manda à Monseigneur d'envoyer, par l'exempt des gardes servant auprès de lui, le grand prieur à la Bastille. Celui-ci était déjà venu de Meudon pour parler au roi de son affaire, et fit demander audience par Lavienne. Le roi lui manda qu'il lui défendait de se présenter devant lui, et lui ordonna de s'en aller sur-le-champ à la Bastille, où il trouverait ordre de le recevoir. Il fallut obéir. Un moment après arriva M. le prince de Conti qui entretint le roi en particulier dans son cabinet.

Le lendemain 30 juillet, M. de Vendôme arriva d'Anet, eut audience du roi, et de là alla chez M. le prince de Conti. Ce fut un grand émoi à la cour. Les princes du sang prirent l'affaire fort haut, et les bâtards [furent] si embarrassés, que le 2 août, M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent voir M, le prince de Conti. Enfin l'affaire s'accommoda à Marly, le 6 août le matin; Monseigneur pria le roi de vouloir bien pardonner au grand prieur et le faire sortir de la Bastille, et l'assura que M. le prince de Conti lui pardonnait aussi. Là-dessus le roi envoya chercher M. de Vendôme. Il lui dit qu'il allait faire expédier l'ordre pour faire sortir son frère de la Bastille; qu'il pourrait le lendemain l'amener à Marly, où d'abord il voulait qu'il allât demander pardon à M. le prince de Conti, après à Monseigneur; qu'il le verrait ensuite, et que de là il s'en retournerait à Paris. Il ajouta qu'au retour à Versailles, le grand prieur pourrait y venir. La chose fut exécutée de point en point de la sorte le lendemain jeudi 7 août, les deux pardons demandés et en propres termes, et M. de Vendôme présent avec son frère. Ce ne fut pas sans que nature pâtit cruellement en tous les deux; mais il fallut avaler le calice, et calmer les princes du sang, qui étoient extrêmement animés.

Pendant les jours de cette querelle, un envoyé de l'électeur de Saxe qui venait d'arriver à Paris eut audience du roi, et son maître fut publiquement reconnu ici roi de Pologne.

Presque en même temps, c'est-à-dire le 29 mai dans la matinée, Mme de Saint-Simon accoucha fort heureusement, et Dieu nous fit la grâce de nous donner un fils. Il porta, comme j'avais fait, le nom de vidame de Chartres. Je ne sais pourquoi on a la fantaisie des noms singuliers; mais ils séduisent en toutes nations, et ceux même qui en sentent le faible les imitent. Il est vrai que les titres de comte et de marquis sont tombés dans la poussière par la quantité de gens de rien et même sans terre qui les usurpent, et par là tombés dans le néant, si bien même que les gens de qualité qui sont marquis ou comtes (qu'ils me permettent de le dire), ont le ridicule d'être blessés qu'on leur donne ces titres en parlant à eux. Il reste pourtant vrai que ces titres émanent d'une érection de terre et d'une grâce du roi, et quoique cela n'ait plus de distinction, ces titres dans leur origine, et bien longtemps depuis, ont eu des fonctions, et que leurs distinctions ont duré bien au delà de ces fonctions. Les vidames, au contraire, ne sont que les premiers officiers de la maison de certains évêques par un fief inféodé d'eux, et à titre de leurs premiers vassaux conduisaient tous leurs autres vassaux à la guerre, du temps qu'elle se faisait ainsi entre les seigneurs les uns contre les autres, ou dans les armées que nos rois assemblaient contre leurs ennemis, avant qu'ils eussent établi leur milice sur le pied que peu à peu elle a été mise, et que peu à peu ils ont anéanti le service avec le besoin des vassaux, et toute la puissance et l'autorité des seigneurs. Il n'y eut donc jamais de comparaison entre le titre de vidame, qui ne marque que le vassal et l'officier d'un évêque, et les titres qui par fief émanent des rois. Mais comme on n'a guère connu de vidames que ceux de Laon, d'Amiens, du Mans et de Chartres, et que entre ceux-là un Moratoire, dont la maison avait pris le nom de Vendôme pour en avoir épousé l'héritière dont les Montoire relevaient; parce que, dis-je, ce Vendôme s'illustra par sa gentillesse, ses galanteries, ses grands biens, sa magnificence et la splendeur du tournoi qu'il donna, et par les intrigues et les grandes affaires où il n'eut que trop de part, puisqu'elles le firent périr dans la Bastille, ce nom de vidame de Chartres a paru beau, et ce fief ayant toujours appartenu aux mêmes qui avaient la terre de la Ferté-Arnaud, qui de ce Vendôme tomba par sa soeur aux Ferrières, et de ceux-ci encore par une soeur aux La Fin, Louis XIII l'ayant fait acheter à mon père, parce qu'il n'y a que vingt lieues de là à Versailles, il acheta en même temps ce fief dans Chartres qui en est le vidame, et m'en fit porter le nom, que j'ai fait après porter à mon fils.

Un peu devant le voyage de Compiègne, M. de Bouillon et le duc d'Albret, son fils aîné, se brouillèrent avec éclat; il y avait quelque temps que, de l'agrément du père, le fils avait fait un voyage à Turenne, pour en rapporter le présent qui se faisait aux fils aînés du seigneur de Turenne, la première fois qu'il y allait. Le duc d'Albret y avait mené des gens d'affaires qui y trouvèrent un testament du maréchal de Bouillon, portant, à ce qu'ils prétendirent, une substitution dûment faite et insinuée partout où il appartenait, qui assurait tout d'aîné en aîné, et qui, par conséquent, liait les mains à M. de Bouillon sur tout avantage à ses cadets, et le mettait de plus hors d'état de payer ses créanciers personnels, que sur les revenus pendant sa vie. Au retour de M. d'Albret, ce feu couva sous la cendre. On tourna M. de Bouillon, on n'osait tout dire; à la fin on vint au fait, et M. d'Albret porta le testament au lieutenant civil. À quelques semaines de là, M. de Bouillon étant allé à Évreux, son fils y envoya lui signifier un exploit par un huissier à la chaîne, qui sont ceux qui peuvent exploiter indifféremment partout et que chacun qui veut emploie, quand on veut faire une signification délicate et forte, parce que ceux-là sont toujours fort respectés et instrumentent avec une grosse chaîne d'or au cou, d'où pend une médaille du roi. Ils sont en même temps huissiers du conseil, et y servent avec cette chaîne. Cette démarche causa un grand vacarme: M. de Bouillon jeta les hauts cris, lit ses plaintes au roi, et lui en dit, dans sa colère, tout ce qu'il put de pis, et il exigea de sa plus proche famille et de ses amis de ne point voir le duc d'Albret. Le roi s'expliqua assez partialement en faveur de M. de Bouillon pour mettre toute la cour de son côté, et ce procédé du fils y mit presque tout le monde, indépendamment de l'esprit courtisan. M. d'Albret, assez gauche et assez empêtré de son naturel, n'osa presque plus se montrer, quoique fort soutenu de M. de La Trémoille, son beau-père, et cette affaire le renferma fort dans l'obscurité et dans la mauvaise compagnie, quoiqu'il eût beaucoup d'esprit, et même fort orné, mais avec cela peu agréable.

Un arrêt du parlement de Dijon fit en même temps un grand bruit. Il fit brûler le curé de Seurre, convaincu de beaucoup d'abominations, en suite des erreurs de Molinos et fort des amis de Mme Guyon. Cela vint fort mal à propos en cadence avec la réponse de M. de Cambrai aux États d'oraison de M. de Meaux, qui n'eut rien moins que le succès et l'applaudissement qu'avait eus ce livre, et qu'il conserva toujours. M. de Paris avait, quelque temps auparavant, fait une visite aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils avaient su la belle action qu'il avait faite à l'égard du dernier, et qui portait sur tous les deux. Ils se séparèrent donc fort contents de part et d'autre, et ils firent depuis, dans toutes les suites de cette affaire, une grande différence de lui aux deux autres prélats.

La duchesse de Richelieu mourut d'une longue, cruelle et bien étrange maladie. On lui trouva tous les os de la tête cariés jusqu'au cou, et tout le reste parfaitement sain. Elle était Acigné, de très bonne maison de Bretagne, et fort proche parente de ma mère, qui était issue de germaine de sa mère, et fort de ses amies. C'est la seule dont M. de Richelieu ait eu des enfants.

La princesse d'Espinoy la mère mourut la veille ou le même jour plus tristement encore. Elle était du voyage de Compiègne, et voulait être de celui de Marly qui le précédait immédiatement. Allant à Versailles pour se présenter le soir même pour Marly, elle vint à six chevaux chez Mme de Saint-Simon dont la porte était encore fermée de sa couche, mais qui lui fut ouverte par l'amitié intime d'elle et de ses soeurs avec MM. de Duras et de Lorges dont j'ai parlé. Quoiqu'elle mit beaucoup de rouge, elle la parut tant partout où on n'en met point, et les veines si grosses, que Mme de Saint-Simon ne put s'empêcher de lui dire qu'elle ferait mieux de se faire saigner que d'aller à Versailles. Mme d'Espinoy répondit qu'elle en avait été fort tentée par le grand besoin qu'elle s'en sentait, mais qu'elle n'en avait pas eu le temps à tout ce qu'elle avait eu à faire avant Compiègne, qu'il fallait qu'elle allât à Marly, et que là elle se ferait saigner. Du logis elle alla débarquer tout droit chez M. de Barbezieux, à Versailles; elle entra chez lui en bonne santé; l'instant d'après elle se trouva mal; on ne fit que la jeter sur le lit de Barbezieux; elle était morte. On lui trouva la tête noyée de sang. Ce fut une vraie perte pour sa famille et pour ses amis, et elle en avait beaucoup. C'était une femme d'esprit et de grand sens, bonne et aussi vraie et sûre que sa soeur de Soubise était fausse, noble, généreuse, bonne et utile amie, accorte, qui aimait passionnément ses enfants et qui, excepté ses amis, ne faisait guère de choses sans vues. Le prince d'Espinoy, qui l'avait épousée en secondes noces, avait obtenu un tabouret de grâce par son premier mariage avec une fille du vieux Charost, dont une seule fille, première femme du petit-fils de ce bonhomme.

Mme d'Espinoy était demeurée veuve avec deux fils et deux filles. M. d'Espinoy avait été chevalier de l'ordre de la promotion de 1661, et y avait marché le vingt-neuvième, c'est-à-dire le dix-huitième des gentilshommes, entre le comte de Tonnerre et le maréchal d'Albret, et n'imaginait pas être prince quoique de grande, ancienne et illustre maison. Il était mort en 1679, et n'avait jamais fait aucune figure. Mme d'Espinoy, fort laide, était soeur du duc de Rohan-Chabot et de deux beautés, Mme de Soubise de qui j'ai parlé il n'y a pas longtemps, et assez pour n'en plus rien dire, et Mme de Coetquen, célèbre par le secret du siège de Gand, que M. de Turenne amoureux d'elle ne lui put cacher, et qui transpira par elle, en sorte que le roi, qui ne l'avait dit qu'à M. de Louvois et à lui, leur en parla à tous deux, et que M. de Turenne eut la bonne foi d'avouer sa faute. Entre une déesse et une nymphe, cette troisième soeur n'était qu'une mortelle qui vivait avec Mme de Soubise dans l'accortise et la subordination de sa beauté et de sa faveur, et dans l'amertume de lui avoir vu faire pièce à pièce MM. de Rohan princes, tandis qu'elle ne savait pas même si elle obtiendrait la continuation du tabouret de grâce pour son fils. Tous les biens de ses enfants étaient en Flandre, cela l'avait engagée à y faire de longs séjours. M. Pelletier de Sousy y était intendant; lui et son frère, le contrôleur général, étaient créatures de M. de Louvois, par conséquent il était le maître en Flandre. Le besoin que Mme d'Espinoy en eut, et les services qu'il lui rendit, les lièrent d'une amitié si intime qu'elle dura toute leur vie, et passa réciproquement à leurs enfants, quoiqu'ils eussent fait tout ce qu'il fallait pour l'éteindre; car M. Pelletier ayant perdu sa femme, Mme d'Espinoy l'épousa, et quoique ce mariage n'ait jamais été déclaré, il ne fut pourtant ignoré de personne.

C'est cette première liaison avec Pelletier qui forma la sienne avec M. de Louvois qui devint son intime ami. Il la trouva propre au monde et à la cour. Il lui conseilla de s'y mettre, elle le crut, elle s'y introduisit par le gros jeu et par Monsieur, et soutenue par Louvois, elle fut bientôt de tout; ce fut par lui qu'elle obtint le tabouret de grâce pour son fils qui n'était pas encore dans le monde; l'autre fils mourut en y entrant. Le désir de rendre ce tabouret plus solide lui fit briguer le mariage de Mlle de Commercy, dès lors dans toute la confiance déclarée de Monseigneur, ainsi que Mme et Mlle de Lislebonne, sa mère et sa soeur aînée. Cette raison, et dans une fille de la maison de Lorraine, fort belle et fort bien faite, la fit passer sur plusieurs années plus que n'avait son fils, et sur la médiocrité du bien qui était nul, et qui alors ne paraissait pas pouvoir augmenter. Le mariage se fit, et la belle-mère et la belle-fille vécurent toujours dans la plus étroite amitié. Avec ce surcroît de princes vrais et faux dont son fils était environné de si près, bien leur fâchait de ne l'être pas aussi. Elle était intrigante, et le fut assez pour introduire ses filles à la cour, et en même temps faire en sorte qu'elles ne se trouvassent presque jamais dans les temps où on s'asseyait, quoiqu'il n'y en eût guère d'autres de faire sa cour à Versailles, où pourtant j'ai été au souper du roi derrière toutes les deux (mais cela était extrêmement rare) et bientôt après qu'elles eurent gagné Marly, où le salon et le manger avec le roi mettait à l'aise sur les tabourets, elles ne s'y trouvèrent plus, mais avec un entregent, une politesse à tout le monde qu'on voyait toute tendue à obtenir tolérance et silence, L'aînée paraissait peu, la cadette était de tout; elle se fourra chez Mme la princesse de Conti, encore plus chez Mme la Duchesse, et tant qu'elle pouvait par elle et par le jeu, dans les parties de Monseigneur. Sa mère qui savait se conduire la tenait souple et mesurée, et fort en arrière avec tout le monde. Quand elle l'eut perdue elle hasarda. À une musique où le roi était, à Versailles, Mlle de Melun, qui s'accoutumait à n'être plus si polie, se trouva la première après la dernière duchesse. Bientôt après il en arriva une autre qui alla pour se placer, et à qui tout fit place, en se baissant comme cela se faisait toujours. Mlle de Melun ne branla pas, et ne fit que se lever et se rasseoir. C'était la première fois que femme ou fille non titrée, même maréchale de France, n'eût pas donné sa place en ces lieux-là aux duchesses et aux princesses étrangères ou en ayant rang. Le roi qui le vit rougit, le montra à Monsieur, et comme il se tournait de l'autre côté où était Mlle de Melun en levant la voix, Monsieur l'interrompit, et le prenant par le genou, se leva et lui demanda tout effrayé ce qu'il allait faire. « La faire ôter de là, » dit le roi en colère. Monsieur redoubla d'instances pour éviter l'affront, et se donna pour caution que cela n'arriverait jamais. Le roi eut peine à se contenir le reste de la musique. Tout ce qui y était voyait bien de quoi il était question, et la fille entre deux duchesses se pâmait de honte et de frayeur jusqu'à perdre toute contenance. Au sortir de là Monsieur lui lava bien la tête et la rendit sage pour l'avenir. C'était l'hiver devant la mort de Monsieur; mais j'ai voulu l'ajouter ici tout de suite.

J'anticiperai aussi Compiègne pour parler de deux morts arrivées pendant que le roi y était, de M. de Chaulnes et du duc d'Estrées. Ce dernier périt avant cinquante ans, de l'opération de la taille. Il avait refusé l'ambassade de Rome que son père exerçait quand il mourut, et qui y avait tellement gâté ses affaires, que son fils ne voulut pas continuer la même ruine, dont le roi fut un peu fâché; il laissa un fils fort mal à son aise, de sa première femme, fille du fameux Lyonne, ministre et secrétaire d'État, et n'eut point d'enfants de sa seconde femme qui était Bautru, soeur de l'abbé de Vaubrun. Le cardinal d'Estrées obtint du roi le gouvernement de l'Île-de-France, etc., pour son petit-neveu, et de Monsieur, qui s'en fit honneur, la capitainerie de Villers-Cotterêts que MM. d'Estrées avaient toujours eue par la bienséance de leur petit gouvernement de Soissons.

M. de Chaulnes mourut enfin de douleur de l'échange forcé de son gouvernement de Bretagne, où il était adoré, et qui lui donna jusqu'au bout, et corps et particuliers, les marques les plus continuelles de sa vénération, de son attachement et de ses regrets. On eut grande peine à obtenir de lui la démission du gouvernement de Guyenne, dont on lui avait d'abord expédié les provisions pour l'échange. Cette démission était nécessaire pour expédier les mêmes provisions au duc de Chevreuse, et en même temps la survivance au duc de Chaulnes, mais avec le commandement et les appointements privativement au duc de Chevreuse. C'est ainsi que depuis que le roi s'était fait une règle de ne plus accorder de survivances, il les donnait, en effet, mais sous une autre forme, et comme à l'envers, mais fort rarement. Ce ne fut qu'environ deux mois avant la mort de M. de Chaulnes qu'il y consentit enfin, mais sans un vrai retour, ni de lui ni de la duchesse de Chaulnes, pour M. ni Mme de Chevreuse, et sans avoir jamais voulu ouïr parler de Guyenne, ni de quoi que ce fût qui eût rapport à ce gouvernement.

J'ai assez parlé de ce seigneur pour n'avoir rien à y ajouter, si ce n'est que ce fut une grande perte pour ses amis, et il en avait beaucoup. Il fut regretté de tout le monde, et, en Bretagne, ce fut un deuil général. Il ne laissa point d'enfants, mais force dettes. Tous deux étaient fort magnifiques, et ne s'étaient jamais souciés de laisser grand'chose au duc de Chevreuse, leur héritier substitué, ou plutôt son second fils par son mariage. Les profits immenses du droit d'amirauté de Bretagne, attachés au gouvernement de cette province, et qui pendant les guerres avaient été fort hauts, avaient fait croire qu'il laisserait beaucoup de richesses. Il se trouva qu'il avait tout dépensé, et qu'il avait disposé par un testament en legs pieux et de domestiques, et en quarante mille livres à son ami intime le chancelier, de tout ce qui lui restait à donner. M. de Chevreuse en eut cent dix mille livres de rente du gouvernement, et son second fils, beaucoup de meubles précieux et d'argenterie avec Chaulnes et Picquigny en payant les dettes.

La duchesse du Choiseul, soeur de La Vallière, mourut aussi en même temps, pulmonique, belle et faite au tour, avec un esprit charmant, et à la plus belle fleur de son âge, mais d'une conduite si déplorable, qu'elle en était tombée jusque dans le mépris de ses amants. J'en ai suffisamment parlé ailleurs. Son mari, amoureux et crédule, jusqu'à en avoir quitté le bâton de maréchal de France, comme je l'ai raconté, brouillé et séparé après coup, ne voulut pas même la voir à sa mort.

CHAPITRE XII. §

Camp de Compiègne superbe; magnificence inouïe du maréchal de Boufflers. — Dames s'entassent pour Compiègne. — Ducs couplés à Compiègne. — Ambassadeurs prétendent le pour. — Distinction du pour. — Logements à la suite du roi. — Voyage et camp de Compiègne. — Plaisante malice du duc de Lauzun au comte de Tessé. — Spectacle singulier. — Retour de Compiègne.

Il n'était question que de Compiègne, où soixante mille hommes venaient former un camp. Il en fut en ce genre comme du mariage de Mgr le duc de Bourgogne au sien. Le roi témoigna qu'il comptait que les troupes seraient belles, et que chacun s'y piquerait d'émulation; c'en fut assez pour exciter une telle émulation qu'on eut après tout lieu de s'en repentir. Non seulement il n'y eut rien de si parfaitement beau que toutes les troupes, et toutes à tel point, qu'on ne sut à quels corps en donner le prix, mais leurs commandants ajoutèrent, à la beauté majestueuse et guerrière des hommes, des armes, des chevaux, les parures et la magnificence de la cour, et les officiers s'épuisèrent encore par des uniformes qui auraient pu orner des fêtes.

Les colonels et jusqu'à beaucoup de simples capitaines eurent des tables abondantes et délicates, six lieutenants généraux et quatorze maréchaux de camp employés s'y distinguèrent par une grande dépense, mais le maréchal de Boufflers étonna par sa dépense et par l'ordre surprenant d'une abondance et d'une recherche de goût, de magnificence et de politesse, qui dans l'ordinaire de la durée de tout le camp, et à toutes les heures de la nuit et du jour, put apprendre au roi même ce que c'était que donner une fête vraiment magnifique et superbe, et à M. le Prince, dont l'art et le goût y surpassait tout le monde, ce que c'était que l'élégance, le nouveau et l'exquis. Jamais spectacle si éclatant, si éblouissant, il le faut dire, si effrayant, et en même temps rien de si tranquille que lui et toute sa maison dans ce traitement universel, de si sourd que tous les préparatifs, de si coulant de source que le prodige de l'exécution, de si simple, de si modeste, de si dégagé de tout soin, que ce général qui néanmoins avait tout ordonné et ordonnait sans cesse, tandis qu'il ne paraissait occupé que des soins du commandement de cette armée. Les tables sans nombre, et toujours neuves, et à tous les moments servies à mesure qu'il se présentait ou officiers, ou courtisans, ou spectateurs; jusqu'aux bayeurs les plus inconnus, tout était retenu, invité et comme forcé par l'attention, la civilité et la promptitude du nombre infini de ses officiers, et pareillement toutes sortes de liqueurs chaudes et froides, et tout ce qui peut être le plus vastement et le plus splendidement compris dans le genre de rafraîchissements; les vins français, étrangers, ceux de liqueur les plus rares, y étaient comme abandonnés à profusion, et les mesures y étaient si bien prises que l'abondance de gibier et de venaison arrivait de tous côtés, et que les mers de Normandie, de Hollande, d'Angleterre, de Bretagne, et jusqu'à la Méditerranée, fournissaient tout ce qu'elles avaient de plus monstrueux et de plus exquis à jour et point nommés, avec un ordre inimitable, et un nombre de courriers et de petites voitures de poste prodigieux. Enfin jusqu'à l'eau, qui fut soupçonnée de se troubler ou de s'épuiser par le grand nombre de bouches, arrivait de Sainte-Reine, de la Seine et des sources les plus estimées, et il n'est possible d'imaginer rien en aucun genre qui ne fût là sous la main, et pour le dernier survenant de paille comme pour l'homme le plus principal et le plus attendu. Des maisons de bois meublées comme les maisons de Paris les plus superbes, et tout en neuf et fait exprès, avec un goût et une galanterie singulière, et des tentes immenses, magnifiques, et dont le nombre pouvait seul former un camp. Les cuisines, les divers lieux, et les divers officiers pour cette suite sans interruption de tables et pour tous leurs différents services, les sommelleries, les offices, tout cela formait un spectacle dont l'ordre, le silence, l'exactitude, la diligence et la parfaite propreté ravissait de surprise et d'admiration.

Ce voyage fut le premier où les dames traitèrent d'ancienne délicatesse ce qu'on n'eût osé leur proposer; il y en eut tant qui s'empressèrent à être du voyage, que le roi lâcha la main, et permit à celles qui voudraient de venir à Compiègne. Mais ce n'était pas où elles tendaient: elles voulaient toutes être nommées, et la nécessité, non la liberté du voyage, et c'est ce qui leur fit sauter le bâton de s'entasser dans les carrosses des princesses. Jusqu'alors, tous les voyages que le roi avait faits, il avait nommé des dames pour suivre la reine ou Mme la Dauphine dans les carrosses de ces premières princesses. Ce qu'on appela les princesses, qui étaient les bâtardes du roi, avaient leurs amies et leur compagnie pour elles, qu'elles faisaient agréer au roi, et qui allaient dans leurs carrosses à chacune, mais qui le trouvaient bon et qui marchaient sur ce pied-là. En ce voyage-ci tout fut bon pourvu qu'on allât. Il n'y en eut aucune dans le carrosse du roi que la duchesse du Lude avec les princesses. Monsieur et Madame demeurèrent à Saint-Cloud et à Paris.

La cour en hommes fut extrêmement nombreuse, et tellement que pour la première fois, à Compiègne, les ducs furent couplés. J'échus avec le duc de Rohan dans une belle et grande maison du sieur Chambaudon, où nous fûmes nous et nos gens fort à notre aise. J'allai avec M. de La Trémoille et le duc d'Albret, qui me reprochèrent un peu que j'en avais fait une honnêteté à M, de Bouillon, qui en fut fort touché. Mais je crus la devoir à ce qu'il était, et plus encore à l'amitié intime qui était entre lui et M. le maréchal de Lorges, et qui en outre étaient cousins germains.

Les ambassadeurs furent conviés d'aller à Compiègne. Le vieux Ferreiro, qui l'était de Savoie, leur mit dans la tête de prétendre le pour. Il assura qu'il l'avait eu autrefois à sa première ambassade en France. Celui de Portugal allégua que Monsieur, le menant à Montargis, le lui avait fait donner par ses maréchaux des logis, ce qui, disait-il, ne s'était fait que sur l'exemple de ceux du roi; et le nonce maintint que le nonce Cavallerini l'avait eu avant d'être cardinal. Pomponne, Torcy, les introducteurs des ambassadeurs, Cavoye protestèrent tous que cela ne pouvait être, et que jamais ambassadeur ne l'avait prétendu, et il n'y en avait pas un mot sur les registres; mais on a vu quelle foi les registres peuvent porter. Le fait était que les ambassadeurs sentirent l'envie que le roi avait de leur étaler la magnificence de ce camp, et qu'ils crurent en pouvoir profiter pour obtenir une chose nouvelle. Le roi tint ferme; les allées et venues se poussèrent jusque dans les commencements du voyage, et ils finirent par n'y point aller. Le roi en fut si piqué que lui, si modéré et si silencieux, je lui entendis dire à son souper, à Compiègne, que s'il faisait bien il les réduirait à ne venir à la cour que par audience, comme il se pratiquait partout ailleurs.

Le pour est une distinction dont j'ignore l'origine, mais qui en effet n'est qu'une sottise: elle consiste à écrire en craie sur les logis pour M. un tel, ou simplement écrire M. un tel. Les maréchaux des logis qui marquent ainsi tous les logements dans les voyages mettent ce pour aux princes du sang, aux cardinaux et aux princes étrangers. M. de La Trémoille l'a aussi obtenu, et la duchesse de Bracciano, depuis princesse des Ursins. Ce qui me fait appeler cette distinction une sottise, c'est qu'elle n'emporte ni primauté ni préférence de logement: les cardinaux, les princes étrangers et les ducs sont logés également entre eux sans distinction quelconque qui est toute renfermée dans ce mot pour, et n'opère d'ailleurs quoi que ce soit. Ainsi ducs, princes, étrangers, cardinaux sont logés sans autre différence entre eux après les charges du service nécessaire, après eux les maréchaux de France, ensuite les charges considérables, et puis le reste des courtisans. Cela est de même dans les places; mais quand le roi est à l'armée, son quartier est partagé, et la cour est d'un côté et le militaire de l'autre, sans avoir rien de commun; et s'il se trouve à la suite du roi des maréchaux de France sans commandement dans l'armée, ils ne laissent pas d'être logés du côté militaire et d'y avoir les premiers logements.

Le jeudi 28 août, la cour partit pour Compiègne, le roi passa à Saint-Cloud, coucha à Chantilly, y demeura un jour et arriva le samedi à Compiègne. Le quartier général était au village de Condun, où le maréchal de Boufflers avait des maisons outre ses tentes. Le roi y mena Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne, etc., qui y firent une collation magnifique, et qui y virent les ordonnances, dont j'ai parlé ci-dessus, avec tant de surprise, qu'au retour de Compiègne, le roi dit à Livry, qui par son ordre avait préparé des tables au camp pour Mgr le duc de Bourgogne, qu'il ne fallait point que ce prince en tînt, que, quoi qu'il pût faire, ce ne serait rien en comparaison de ce qu'il venait de voir, et que, quand son petit-fils irait à l'avenir au camp, il dînerait chez le maréchal de Boufflers. Le roi s'amusa fort à voir et à faire voir les troupes aux dames, leur arrivée, leur campement, leurs distributions, en un mot, tous les détails d'un camp, des détachements, des marches, des fourrages, des exercices, de petits combats, des convois. Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses, Monseigneur, firent souvent collation chez le maréchal, où la maréchale de Boufflers leur faisait les honneurs. Monseigneur y dîna quelquefois, et le roi y mena dîner le roi d'Angleterre, qui vint passer trois ou quatre jours au camp. Il y avait longues années que le roi n'avait fait cet honneur à personne, et la singularité de traiter deux rois ensemble fut grande. Monseigneur et les trois princesses enfants y dînèrent aussi, et dix ou douze hommes des principaux de la cour et de l'armée. Le roi pressa fort le maréchal de se mettre à table, il ne voulut jamais, il servit le roi et le roi d'Angleterre, et le duc de Grammont, son beau-père, servit Monseigneur. Ils avaient vu, en y allant, les troupes à pied, à la tête de leurs camps; et en revenant, ils virent faire l'exercice à toute l'infanterie, les deux lignes face à face l'une de l'autre. La -veille, le roi avait mené le roi d'Angleterre à la revue de l'armée. Mme la duchesse de Bourgogne la vit dans son carrosse. Elle y avait Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti et toutes les dames titrées. Deux autres de ses carrosses la suivirent, remplis de toutes les autres dames.

Il arriva sur cette revue une plaisante aventure au comte de Tessé. Il était colonel général des dragons. M. de Lauzun lui demanda deux jours auparavant, avec cet air de bonté, de douceur et de simplicité qu'il prenait presque toujours, s'il avait songé à ce qu'il lui fallait pour saluer le roi à la tête des dragons, et là-dessus, entrèrent en récit du cheval, de l'habit et de l'équipage. Après les louanges, « mais le chapeau, lui dit bonnement Lauzun, je ne vous en entends point parler? — Mais non, répondit l'autre, je compte d'avoir un bonnet. — Un bonnet! reprit Lauzun, mais y pensez-vous! un bonnet! cela est bon pour tous les autres, mais le colonel général avoir un bonnet! monsieur le comte, vous n'y pensez pas. — Comment donc? lui dit Tessé, qu'aurais-je donc? » Lauzun le fit douter, et se fit prier longtemps, et lui faisant accroire qu'il savait mieux qu'il ne disait; enfin, vaincu par ses prières, il lui dit qu'il ne lui voulait pas laisser commettre une si lourde faute, que cette charge ayant été créée pour lui, il en savait bien toutes les distinctions dont une des principales était, lorsque le roi voyait les dragons, d'avoir un chapeau gris. Tessé surpris avoue son ignorance, et, dans l'effroi de la sottise où il serait tombé sans cet avis si à propos, se répand en actions de grâces, et s'en va vite chez lui dépêcher un de ses gens à Paris pour lui rapporter un chapeau gris. Le duc de Lauzun avait bien pris garde à tirer adroitement Tessé à part pour lui donner cette instruction, et qu'elle ne fût entendue de personne; il se doutait bien que Tessé dans la honte de son ignorance ne s'en vanterait à personne, et lui aussi se garda bleu d'en parler.

Le matin de la revue, j'allai au lever du roi, et contre sa coutume, j'y vis M. de Lauzun y demeurer, qui avec ses grandes entrées s'en allait toujours quand les courtisans entraient. J'y vis aussi Tessé avec un chapeau gris, une plume noire et une grosse cocarde, qui piaffait et se pavanait de son chapeau. Cela qui me parut extraordinaire et la couleur du chapeau que le roi avait en aversion, et dont personne ne portait plus depuis bien des années, me frappa et me le fit regarder, car il était presque vis-à-vis de moi, et M. de Lauzun assez près de lui, un peu en arrière. Le roi, après s'être chaussé et [avoir] parlé à quelques-uns, avise enfin ce chapeau. Dans la surprise où il en fut, il demanda à Tessé où il l'avait pris. L'autre, s'applaudissant, répondit qu'il lui était arrivé de Paris. « Et pourquoi faire? dit le roi. — Sire, répondit l'autre, c'est que Votre Majesté nous fait l'honneur de nous voir aujourd'hui. — Eh bien! reprit le roi de plus en plus surpris, que fait cela pour un chapeau gris? — Sire, dit Tessé que cette réponse commençait à embarrasser, c'est que le privilège du colonel général est d'avoir ce jour-là un chapeau gris. — Un chapeau gris ! reprit le roi, où diable avez-vous pris cela? — [C'est] M. de Lauzun, sire, pour qui vous avez créé la charge, qui me l'a dit; » et à l'instant, le bon duc à pouffer de rire et s'éclipser. « Lauzun s'est moqué de vous, répondit le roi un peu vivement, et croyez-moi, envoyez tout à l'heure ce chapeau au général des Prémontrés. » Jamais je ne vis homme plus confondu que Tessé. Il demeura les yeux baissés et regardant ce chapeau avec une tristesse et une honte qui rendit la scène parfaite. Aucun des spectateurs ne se contraignit de rire, ni des plus familiers avec le roi d'en dire son mot. Enfin Tessé reprit assez ses sens pour s'en aller, mais toute la cour lui en dit sa pensée et lui demanda s'il ne connaissait point encore M. de Lauzun, qui en riait sous cape, quand on lui en parlait. Avec tout cela, Tessé n'osa s'en fâcher, et la chose, quoique un peu forte, demeura en plaisanterie, dont Tessé fut longtemps tourmenté et bien honteux.

Presque tous les jours, les enfants de France dînaient chez le maréchal de Boufflers; quelquefois Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses et les dames, mais très souvent des collations. La beauté et la profusion de la vaisselle pour fournir à tout, et toute marquée aux armes du maréchal, fut immense et incroyable; ce qui ne le fut pas moins, ce fut l'exactitude des heures et des moments de tout service partout. Rien d'attendu, rien de languissant, pas plus pour les bayeurs du peuple, et jusqu'à des laquais, que pour les premiers seigneurs, à toutes heures et à tous venants. À quatre lieues autour de Compiègne, les villages et les fermes étaient remplis de monde, et François et étrangers, à ne pouvoir plus contenir personne, et cependant tout se passa sans désordre. Ce qu'il y avait de gentilshommes et de valets de chambre chez le maréchal était un monde, tous plus polis et plus attentifs les uns que les autres à leurs fonctions de retenir tout ce qui paraissait, et les faire servir depuis cinq heures du matin jusqu'à dix et onze heures du soir, sans cesse et à mesure, et à faire les honneurs, et une livrée prodigieuse avec grand nombre de pages. J'y reviens malgré moi, parce que quiconque l'a vu ne le peut oublier ni cesser d'en être dans l'admiration et l'étonnement et de l'abondance et de la somptuosité, et de l'ordre qui ne se démentit jamais d'un seul moment ni d'un seul point.

Le roi voulut montrer des images de tout ce qui se fait à la guerre; on fit donc le siège de Compiègne dans les formes, mais fort abrégées: lignes, tranchées, batteries, sapes, etc. Crenan défendait la place. Un ancien rempart tournait du côté de la campagne autour du château; il était de plain-pied à l'appartement du roi, et par conséquent élevé, et dominait toute la campagne. Il y avait au pied une vieille muraille et un moulin à vent, un peu au delà de l'appartement du roi, sur le rempart qui n'avait ni banquette ni mur d'appui. Le samedi 13 septembre fut destiné à l'assaut; le roi, suivi de toutes les dames, et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart, force courtisans, et tout ce qu'il y avait d'étrangers considérables. De là, on découvrait toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J'étais dans le demi-cercle, fort près du roi, à trois pas au plus, et personne devant moi. C'était le plus beau coup d'oeil qu'on pût imaginer que toute cette armée, et ce nombre prodigieux de curieux de toutes conditions, à cheval et à pied, à distance des troupes pour ne les point embarrasser, et ce jeu des attaquants et des défendants à découvert, parce que, n'y ayant rien de sérieux que la montre, il n'y avait de précautions à prendre pour les uns et les autres que la justesse des mouvements. Mais un spectacle d'une autre sorte, et que je peindrais dans quarante ans comme aujourd'hui, tant il me frappa, fut celui que, du haut de ce rempart, le roi donna à toute son armée, et à cette innombrable foule d'assistants de tous états, tant dans la plaine que dessus le rempart même.

Mme de Maintenon y était en face de la plaine et des troupes, dans sa chaise à porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirés. Sur le bâton de devant, à gauche, était assise Mme la duchesse de Bourgogne, du même côté, en arrière et en demi-cercle, debout, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti, et toutes les dames, et derrière elles des hommes. À la glace droite de la chaise, le roi, debout, et un peu en arrière un demi-cercle de ce qu'il y avait en hommes de plus distingué. Le roi était presque toujours découvert, et à tous moments se baissait dans la glace pour parler à Mme de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu'elle voyait et les raisons de chaque chose. À chaque fois, elle avait l'honnêteté d'ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitié, car j'y pris garde, et j'avoue que je fus plus attentif à ce spectacle qu'à celui des troupes. Quelquefois elle ouvrait pour quelques questions au roi, mais presque toujours c'était lui qui, sans attendre qu'elle lui parlât, se baissait tout à fait pour l'instruire, et quelquefois qu'elle n'y prenait pas garde, il frappait contre la glace pour la faire ouvrir. Jamais il ne parla qu'à elle, hors pour donner des ordres en peu de mots et rarement, et quelques réponses à Mme la duchesse de Bourgogne qui tâchait de se faire parler, et à qui Mme de Maintenon montrait et parlait par signes de temps en temps, sans ouvrir la glace de devant, à travers laquelle la jeune princesse lui criait quelques mots. J'examinais fort les contenances: toutes marquaient une surprise honteuse, timide, dérobée; et tout ce qui était derrière la chaise et les demi-cercles avait plus les yeux sur elle que sur l'armée, et tout, dans un respect de crainte et d'embarras. Le roi mit souvent son chapeau sur le haut de la chaise, pour parler dedans, et cet exercice si continuel lui devait fort lasser les reins. Monseigneur était à cheval dans la plaine, avec les princes ses cadets; et Mgr le duc de Bourgogne, comme à tous les autres mouvements de l'armée, avec le maréchal de Boufflers, en fonctions de général. C'était sur les cinq heures de l'après-dînée, par le plus beau temps du monde, et le plus à souhait.

Il y avait, vis-à-vis la chaise à porteurs, un sentier taillé en marches roides, qu'on ne voyait point d'en haut, et une ouverture au bout, qu'on avait faite dans cette vieille muraille pour pouvoir aller prendre les ordres du roi d'en bas, s'il en était besoin. Le cas arriva: Crenan envoya Canillac, colonel de Rouergue, qui était un des régiments qui défendaient, pour prendre l'ordre du roi sur je ne sais quoi. Canillac se met à monter, et dépasse jusqu'un peu plus que les épaules. Je le vois d'ici aussi distinctement qu'alors. À mesure que la tête dépassait, il avisait cette chaise, le roi et toute cette assistance qu'il n'avait point vue ni imaginée, parce que son poste était en bas, au pied du rempart, d'où on ne pouvait découvrir ce qui était dessus. Ce spectacle le frappa d'un tel étonnement qu'il demeura court à regarder la bouche ouverte, les yeux fixes et le visage sur lequel le plus grand étonnement était peint. Il n'y eut personne qui ne le remarquât, et le roi le vit si bien, qu'il lui dit avec émotion: « Eh bien! Canillac, montez donc. » Canillac demeurait, le roi reprit: « Montez donc; qu'est-ce qu'il y a? » Il acheva donc de monter; et vint au roi, à pas lents, tremblants et passant les yeux à droite et à gauche, avec un air éperdu. Je l'ai déjà dit: j'étais à trois pas du roi, Canillac passa devant moi, et balbutia fort bas quelque chose. « Comment dites-vous? dit le roi; mais parlez donc. » Jamais il ne put se remettre; il tira de soi ce qu'il put. Le roi, qui n'y comprit pas grand'chose, vit bien qu'il n'en tirerait rien de mieux, répondit aussi ce qu'il put, et ajouta d'un air chagrin: « Allez, monsieur. » Canillac ne se le fit pas dire deux fois, et regagna son escalier et disparut. À peine était-il dedans, que le roi, regardant autour de lui: « Je ne sais pas ce qu'a Canillac, dit-il; mais il a perdu la tramontane, et n'a plus su ce qu'il me voulait dire. » Personne ne répondit.

Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon apparemment demanda permission de s'en aller, le roi cria : « Les porteurs de madame! » Ils vinrent et l'emportèrent; moins d'un quart d'heure après, le roi se retira, suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de presque tout ce qui était là. Plusieurs se parlèrent des yeux et du coude en se retirant, et puis à l'oreille bien bas. On ne pouvait revenir de ce qu'on venait de voir. Ce fut le même effet parmi tout ce qui était dans la plaine. Jusqu'aux soldats demandaient ce que c'était que cette chaise à porteurs, et le roi à tout moment baissé dedans; il fallut doucement faire taire les officiers et les questions des troupes. On peut juger de ce qu'en dirent les étrangers, et de l'effet que fit sur eux un tel spectacle. Il fit du bruit par toute l'Europe, et y fut aussi répandu que le camp même de Compiègne avec toute sa pompe et sa prodigieuse splendeur. Du reste Mme de Maintenon se produisit fort peu au camp, et toujours dans son carrosse avec trois ou quatre familières, et alla voir une fois ou deux le maréchal de Boufflers et les merveilles du prodige de sa magnificence.

Le dernier grand acte de cette scène fut l'image d'une bataille entre la première et la seconde ligne entières, l'une contre l'autre. M. Rosen, le premier des lieutenants généraux du camp, la commanda ce jour-là contre le maréchal de Boufflers, auprès duquel était Mgr le duc de Bourgogne comme le général. Le roi, Mme la duchesse de Bourgogne, les princes, les dames, toute la cour et un monde de curieux assistèrent à ce spectacle, le roi et tous les hommes à cheval, les dames en carrosse. L'exécution en fut parfaite en toutes ses parties et dura longtemps. Mais quand ce fut à la seconde ligne à ployer et à faire retraite, Rosen ne s'y pouvait résoudre, et c'est ce qui allongea fort l'action. M. de Boufflers lui manda plusieurs fois de la part de Mgr le duc de Bourgogne qu'il était temps. Rosen en entrait en colère et n'obéissait point. Le roi en rit fort qui avait tout réglé, et qui voyait aller et venir les aides de camp et la longueur de tout ce manège, et dit: « Rosen n'aime point à faire le personnage de battu. » À la fin il lui manda lui-même de finir et de se retirer. Rosen obéit, mais fort mal volontiers, et brusqua un peu le porteur d'ordre. Ce fut la conversation du retour et de tout le soir.

Enfin après des attaques de retranchements et toutes sortes d'images de ce qui se fait à la guerre et des revues infinies, le roi partit de Compiègne le lundi 22 septembre, et s'en alla avec sa même carrossée à Chantilly, y demeura le mardi, et arriva le mercredi à Versailles, avec autant de joie de toutes les dames qu'elles avaient eu d'empressement à être du voyage. Elles ne mangèrent point avec le roi à Compiègne, et y virent Mme la duchesse de Bourgogne aussi peu qu'à Versailles. Il fallait aller au camp tous les jours et la fatigue leur parut plus grande que le plaisir, et encore plus que la distinction qu'elles s'en étaient proposée. Le roi extrêmement content de la beauté des troupes, qui toutes avaient habillé, et avec tous les ornements que leurs chefs avaient pu imaginer, fit donner en partant six cents livres de gratification à chaque capitaine de cavalerie et de dragons, et trois cents livres à chaque capitaine d'infanterie. Il en fit donner autant aux majors de tous les régiments, et distribua quelques grâces dans sa maison. Il fit au maréchal de Boufflers un présent de cent mille francs . Tout cela ensemble coûta beaucoup; mais pour chacun ce fut une goutte d'eau. Il n'y eut point de régiment qui n'en fût ruiné pour bien des années, corps et officiers, et pour le maréchal de Boufflers, je laisse à penser ce que ce fut que cent mille livres à la magnificence incroyable, à qui l'a vue, dont il épouvanta toute l'Europe par les relations des étrangers qui en furent témoins, et qui tous les jours n'en pouvaient croire leurs yeux.

CHAPITRE XIII. §

La belle-fille de Pontchartrain et son intime liaison avec Mme de Saint-Simon. — Amitié intime entre Pontchartrain et moi. — Amitié intime entre l'évêque de Chartres et moi. — Le Charmel; ma liaison avec lui. — Méprise de M. de la Trappe au choix d'un abbé, et son insigne vertu. — Changement d'abbé à la Trappe.

L'intervalle est si court entre le retour du roi le 24 septembre de Compiègne, et son départ le 2 octobre pour Fontainebleau, que je placerai ici une chose qui fut entamée avant le premier de ces deux voyages, et qui ne fut consommée qu'au retour du second. Elle semblera peu intéressante parmi tout ce qui l'a précédée et la suivra, mais j'y pris trop de part pour l'omettre, et je ne la puis bien expliquer sans rappeler ma situation avec quelques personnes. La première me fait trop d'honneur pour n'être pas embarrassé à la rapporter; mais, outre que la vérité doit l'emporter sur toute autre considération, c'est qu'elle a influé depuis sur tant de choses importantes qu'il n'est pas possible de l'omettre.

On a vu en son temps le mariage du fils unique de M. de Pontchartrain avec une soeur du comte de Roucy, cousine germaine de Mme de Saint-Simon. Ils ne l'avaient désirée que pour l'alliance, et par la façon dont ils en usèrent pour tous ses proches, toutefois en trayant, ils firent tout ce qu'il fallait pour en profiter. Il n'y en eut point qu'ils recherchassent autant que Mme de Saint-Simon, et qu'ils désirassent tant lier avec leur belle-fille. Elle se trouva très heureusement née, avec beaucoup de vertu, de douceur et d'esprit, toute Roucy qu'elle était, beaucoup de sens et de crainte de se méprendre et de mal faire, ce qui lui donnait une timidité bienséante à son âge. Avec cela, pour peu qu'elle fût en quelque liberté, toutes les grâces, tout le sel, et tout ce qui peut rendre une femme aimable et charmante, et avec le temps une conduite, une connaissance des gens et des choses, un discernement fort au-dessus d'une personne nourrie dans une abbaye à Soissons, et tombée dans une maison où dans les commencements elle fut gardée à vue, ce qu'elle eut le bon esprit d'aimer, et de s'attacher de coeur à tout ce à quoi elle le devait être. La sympathie de vertus, de goûts, d'esprits, forma bientôt entre elle et Mme de Saint-Simon une amitié qui devint enfin la plus intime, et la confiance la plus sans réserve qui pût être entre deux soeurs. M. et Mme de Pontchartrain en étaient ravis. Je ne sais si cette raison détermina M. de Pontchartrain; mais sur la fin de l'hiver de cette année, l'étant allé voir dans son cabinet, comme depuis ce mariage j'y allais quelquefois mais pas fort souvent à ces heures-là de solitude, après un entretien fort court et fort ordinaire, il me dit qu'il avait une grâce à me demander, mais qui lui tenait au coeur de façon à n'en vouloir pas être refusé. Je répondis comme je devais à un ministre alors dans le premier crédit et dans les premières places de son état. Il redoubla, avec cette vivacité et cette grâce pleine d'esprit et de feu qu'il mettait à tout quand il voulait, que tout ce que je lui répondais était des compliments, que ce n'était point cela qu'il lui fallait, c'était parler franchement, et nettement lui accorder ce qu'il désirait passionnément et qu'il me demandait instamment; et tout de suite il ajouta : « l'honneur de votre amitié, et que j'y puisse compter comme je vous prie de compter sur la mienne, car vous êtes très vrai, et si vous me l'accordez, je sais que j'en puis être assuré. » Ma surprise fut extrême à mon âge, et je me rabattis sur l'honneur et la disproportion d'âge et d'emplois. Il m'interrompit, et me serrant de plus en plus près, il me dit que je voyais avec quelle franchise il me parlait, que c'était tout de bon et de tout son coeur qu'il désirait et me demandait mon amitié, et qu'il me demandait réponse précise. Je supprime les choses honnêtes dont cela fut accompagné. Je sentis en effet qu'il me parlait fort sérieusement, et que c'était un engagement que nous allions prendre ensemble; je pris mon parti, et après un mot de reconnaissance, d'honneur, de désir, je lui dis que pour lui répondre nettement il fallait lui avouer que j'avais une amitié qui passerait toujours devant toute autre, que c'était celle qui me liait intimement à M. de Beauvilliers, dont je savais qu'il n'était pas ami; mais que s'il voulait encore de mon amitié à cette condition, je serais ravi de la lui donner, et comblé d'avoir la sienne. Dans l'instant il m'embrassa, me dit que c'était là parler de bonne foi, qu'il m'en estimait davantage, qu'il n'en désirait que plus ardemment mon amitié, et nous nous la promîmes l'un à l'autre. Nous nous sommes réciproquement tenu parole plénièrement. Elle a réciproquement duré jusqu'à sa mort dans la plus grande intimité et dans la confiance la plus entière. Au sortir de chez lui, ému encore d'une chose qui m'avait autant surpris, j'allai le dire à M. de Beauvilliers qui m'embrassa tendrement, et qui m'assura qu'il n'était pas surpris du désir de M. de Pontchartrain, et beaucoup moins de ma conduite sur lui-même. Le rare est que Pontchartrain n'en dit rien à son fils ni à sa belle-fille, ni moi non plus, et personne à la cour ne se douta d'une chose si singulière qu'à la longue, c'est-à-dire de l'amitié intime entre deux hommes si inégaux en tout.

J'avais encore un autre ami fort singulier à mon âge. C'était l'évêque de Chartres. Il était mon diocésain à la Ferté. Cela avait fait qu'il était venu chez moi, d'abord avec un vieil ami de mon père qui s'appelait l'abbé Bailly. Peu à peu l'amitié se mit entre nous, et la confiance. Dans la situation où il était avec Mme de Maintenon, jamais je ne l'employai à rien qu'une seule fois, et bien légère, qui se trouvera en son temps. Je le voyais souvent chez lui et chez moi à Paris, et j'étais avec lui à portée de tout.

Un autre encore avec qui je liai amitié fut du Charmel que j'avais vu plusieurs fois à la Trappe. C'était un gentilhomme tout simple de Champagne, qui s'était introduit à la cour par le jeu, qui y gagna beaucoup et longtemps, sans jamais avoir été soupçonné le plus légèrement du monde. Il prêtait volontiers, mais avec choix, et il se fit beaucoup d'amis considérables. M. de Créqui le prit tout à fait sous sa protection. Il lui fit acheter du maréchal d'Humières une des deux compagnies des cent gentilshommes de la maison du roi au bec de corbin. Cela n'avait plus que le nom. M. de Créqui, fort bien avec le roi alors, et avec un air d'autorité à la cour, était premier gentilhomme de la chambre; lui fit avoir des entrées sous ce prétexte de sa charge; le roi le traitait bien et lui parlait souvent; il était de tous ses voyages, et au milieu de la meilleure compagnie de la cour. Tout lui riait: l'âge, la santé, le bien, la fortune, la cour; les amis, même les dames, et des plus importantes, qui l'avaient trouvé à leur gré. Dieu le toucha par la lecture d'Abbadie: De la vérité de la religion, chrétienne; il ne balança ni ne disputa, et se retira dans une maison joignant l'institution de l'Oratoire. Le roi eut peine à le laisser aller. « Quoi, lui dit-il, Charmel, vous ne me verrez jamais? — Non, sire, répondit-il, je n'y pourrais résister, je retournerais en arrière, il faut faire le sacrifice entier et s'enfuir. » Il passait sa vie dans toutes sortes de bonnes oeuvres, dans une pénitence dure jusqu'à l'indiscrétion, et allait le carnaval tous les ans à la Trappe; il y demeurait jusqu'à Pâques, où, excepté le travail des mains, il menait en tout la même vie que les religieux.

C'était un homme d'une grande dureté pour soi, d'un esprit au-dessous du médiocre, qui s'entêtait aisément et qui ne revenait pas de même, de beaucoup de zèle qui n'était pas toujours réglé, mais d'une grande fidélité à sa pénitence, à ses oeuvres, et qui se jetait la tête la première dans tout ce qu'il croyait de meilleur. Avant sa retraite fort honnête homme et fort sûr, très capable d'amitié, doux et bon homme. On le connaîtra encore mieux en ajoutant qu'il avait une soeur mariée en Lorraine à un Beauvau, avec qui il était fort uni, et que son neveu, fils de ce mariage, épousa une nièce de Couronges, que nous allons voir venir conclure le mariage de M. de Lorraine avec la dernière fille de Monsieur. [C'est] cette nièce, qui, sous le nom de Mme de Craon que portait son mari, fut dame d'honneur de Mme la duchesse de Lorraine, et fit, par le crédit qu'elle prit auprès de M. de Lorraine, une si riche maison et son mari grand d'Espagne, puis prince de l'empire, qui a eu depuis l'administration de la Toscane et la Toison de l'empereur, que j'ai fort connu par rapport à son oncle et qui est demeuré depuis toujours de mes amis.

Tout cela dit, venons à ce qui m'a engagé à l'écrire. On a vu en son temps que M. de la Trappe avait obtenu du roi un abbé régulier de sa maison et de son choix, auquel il s'était démis pour ne plus penser qu'à son propre salut après avoir si longtemps contribué à celui de tant d'autres. On a vu aussi que cet abbé mourut fort promptement après, et que le roi agréa celui qui lui fut proposé par M. de la Trappe pour en remplir la place. Mais pour saints, pour éclairés et pour sages que soient les hommes, ils ne sont pas infaillibles. Un carme déchaussé s'était jeté à la Trappe depuis peu d'années. Il avait de l'esprit, de la science, de l'éloquence. Il avait prêché avec réputation. Il savait fort le monde, et il paraissait exceller en régularité dans tous les pénibles exercices de la vie de la Trappe. Il s'appelait D. François-Gervaise, et il avait un frère trésorier de Saint-Martin de Tours, qui était homme de mérite, et qui se consacra depuis aux missions, et fut tué en Afrique évêque in partibus. Ce carme était connu de M. de Meaux, dans le diocèse duquel il avait prêché. M. de la Trappe, son ami, le consulta; M. de Meaux l'assura qu'il ne pouvait faire un meilleur choix.

C'était un homme de quarante ans et d'une santé à faire espérer une longue vie et un long exemple; ses talents, sa piété, sa modestie, son amour de la pénitence séduisirent M. de la Trappe, et le témoignage de M. de Meaux acheva de le déterminer. Ce fut donc lui qui, à la prière de M. de la Trappe, fut nommé par le roi pour succéder à celui qu'il venait de perdre. Ce nouvel abbé ne tarda pas à se faire mieux connaître après qu'il eut eu ses bulles; il se crut un personnage, chercha à se faire un nom, à paraître et à n'être pas inférieur au grand homme à qui il devait sa place et à qui il succédait. Au lieu de le consulter il en devint jaloux, chercha à lui ôter la confiance des religieux, et n'en pouvant venir à bout, à l'en tenir séparé. Il fit l'abbé avec lui plus qu'avec nul autre; il le tint dans la dépendance, et peu à peu se mit à le traiter avec une hauteur et une dureté extraordinaires, et à maltraiter ouvertement ceux de la maison qu'il lui crut les plus attachés. Il changea autant qu'il le put tout ce que M. de la Trappe avait établi, et sans réflexion que les choses ne subsistent que par le même esprit qui les a établies, surtout celles de ce genre si particulier et si sublime. Il allait à la sape avec application, et il suffisait qu'une chose eût été introduite par M. de la Trappe pour y en substituer une tout opposée. Prélat plus que religieux, ne se prêtant qu'à ce qui pouvait paraître; et devant les amis de M. de la Trappe (quand ils étaient gens à être ménagés), dans les adorations pour lui, dont tout aussitôt après il savait se dédommager par les procédés avec lui les plus étranges.

Outre ce qu'il en coûtait au coeur et à l'esprit de M. de la Trappe, cette conduite n'allait pas à moins qu'à un prompt renversement de toute régularité, et à la chute d'un si saint et si merveilleux édifice. M. de la Trappe le voyait et le sentait mieux que personne et par sa lumière et par son expérience, lui qui l'avait construit et soutenu de fond en comble. Il en répandait une abondance de larmes devant son crucifix. Il savait que d'un mot il renverserait cet insensé, il était peiné pour sa maison de ne le pas faire, et déchiré de la voir périr; mais il était lui-même si indignement traité tous les jours et à tous les moments de sa vie, que la crainte extrême de trouver, même involontairement, quelque satisfaction personnelle à se défaire de cet ennemi et de ce persécuteur le retenait tellement là-dessus, qu'à moi-même il me dissimulait ses peines et me persuadait tant qu'il pouvait que cet abbé faisait très bien en tout, et qu'il en était parfaitement content. Il ne mentait pas assurément, il se plaisait trop dans cette nouvelle épreuve, qui se peut dire la plus forte de toutes celles par lesquelles il a été épuré, et il ne craignait rien tant que de sortir de cette fournaise. Il excusait donc tout ce qu'il ne pouvait nier, et avalait à longs traits l'amertume de ce calice. Si M. Maisne et un ou deux anciens religieux le pressaient sur la ruine de sa maison, à qui il ne pouvait dissimuler ce qu'ils voyaient et sentaient eux-mêmes, il répondait que c'était l'oeuvre de Dieu, non des hommes, et qu'il avait ses desseins et qu'il fallait le laisser faire.

M. Maisne était un séculier qui avait beaucoup de lettres, infiniment d'esprit, de douceur, de candeur, et de l'esprit le plus gai et le plus aimable, qui depuis plus de trente ans vivait là comme un religieux, et qui avait écrit, sous M. de la Trappe, la plupart de ses lettres et de ses ouvrages qu'il lui dictait. Je savais donc par lui et par ces autres religieux tous les détails de ce qui se passait dans cet intérieur. J'en savais encore par M. de Saint-Louis: c'était un gentilhomme qui avait passé une grande partie de sa vie à la guerre, jusqu'à être brigadier de cavalerie, avec un beau et bon régiment. Il était fort connu et fort estimé du roi, sous qui il avait servi plusieurs campagnes avec beaucoup de distinction. Les généraux en faisaient tous beaucoup de cas, et M. de Turenne l'aimait plus qu'aucun autre. La trêve de vingt ans lui fit peur en 1684; il n'était pas loin de la Trappe; il y avait vu M. de la Trappe au commencement qu'il s'y retira; il vint s'y retirer auprès de lui dans la maison qu'il avait bâtie au dehors pour les abbés commendataires, afin qu'ils ne troublassent point la régularité du dedans; et il y a vécu dans une éminente piété. C'était un de ces pieux militaires, pleins d'honneur et de courage et de droiture, qui la mettent à tout sans s'en écarter jamais, avec une fidélité jamais démentie, et à qui le cœur et le bon sens servent d'esprit et de lumière, avec plus de succès que l'esprit et la lumière n'en donnent à beaucoup de gens.

Le temps s'écoulait de la sorte sans qu'il fût possible de persuader M. de la Trappe contre l'amour de ses propres souffrances, ni d'espérer rien que de pis en pis de celui qui était en sa place. Enfin il arriva ce qu'on n'aurait jamais pu imaginer. D. Gervaise tomba dans la punition de ces philosophes superbes dont parle l'Écriture; par une autre merveille, ses précautions furent mal prises, et par une autre plus grande encore, le pur hasard, ou pour mieux dire la Providence, le fit prendre sur le fait. On alla avertir M. de la Trappe, et, pour qu'il ne pût pas en douter, celui dont il s'agissait lui fut mené. M. de la Trappe épouvanté, tant qu'on peut l'être, fut tout aussitôt occupé de ce que pourrait être devenu D. Gervaise. Il le fit chercher partout, et il fut longtemps dans la crainte qu'il ne se fût allé jeter dans les étangs dont la Trappe est environnée. À la fin on le trouva caché sur les voûtes de l'église, prosterné et baigné de larmes. Il se laissa amener devant M. de la Trappe, à qui il avoua ce qu'il ne pouvait lui cacher. M. de la Trappe, qui vit sa douleur et sa honte, ne songea qu'à le consoler avec une charité infinie, en lui laissant pourtant sentir combien il avait besoin de pénitence et de séparation. Gervaise entendit à demi-mot, et dans l'état où il se trouvait, il offrit sa démission. Elle fut acceptée. On manda un notaire à Mortagne, qui vint le lendemain, et l'affaire fut consommée. M. du Charmel, qui était fort bien avec M. de Paris, reçut par un exprès cette démission, avec une lettre de D. Gervaise à ce prélat, qu'il priait de présenter sa démission au roi.

Il était arrivé deux choses depuis fort peu qui causèrent un étrange contretemps: l'une, que la conduite de D. Gervaise à l'égard de M. de la Trappe et de sa maison, qui commençait à percer, lui avait attiré une lettre forte du P. de La Chaise de la part du roi; l'autre, qu'il avait étourdiment accepté le prieuré de l'Estrée auprès de Dreux, pour y mettre des religieux de la Trappe sans la participation du roi, ce qui d'ailleurs ne pouvait qu'être nuisible par beaucoup de raisons; mais la vanité veut toujours s'étendre et faire parler de soi. Le roi l'avait trouvé très mauvais, et lui avait fait mander par le P. de La Chaise de retirer ses religieux, qui y avait ajouté la mercuriale que ce trait méritait. À la première, il répondit par une lettre, qu'il tira de l'amour de M. de la Trappe pour la continuation de ses souffrances, telle que D. Gervaise la voulut dicter; à la seconde, par une soumission prompte et par beaucoup de pardons. Ce fut donc en cadence de ces deux lettres, et fort promptement après, qu'arriva la démission que le roi remit au P. de La Chaise. Lui qui était bon homme ne douta point qu'elle ne fût le fruit des deux lettres que coup sur coup il lui avait écrites, tellement que, séduit par la lettre dictée par D. Gervaise qu'il avait reçue de M. de la Trappe, il persuada aisément au roi de ne recevoir point la démission, et il le manda à D. Gervaise.

Pendant tout cela nous allâmes à Compiègne. Je crus à propos de suivre la démission de près. J'allai au P. de La Chaise, qui me conta ce que je viens d'écrire. Je lui dis que pensant bien faire il avait très mal fait, et j'entrai avec lui fort au long en matière. Le P. de La Chaise demeura fort surpris et encore plus indigné de la conduite de D. Gervaise à l'égard de M. de la Trappe, et tout de suite il me proposa d'écrire à M. de la Trappe pour savoir au vrai son sentiment à l'égard de la démission. Il m'envoya la lettre pour la faire remettre sûrement, dans un lieu où D. Gervaise les ouvrait toutes. Je l'envoyai donc à mon concierge de la Ferté pour la porter lui-même à M. de Saint-Louis, qui la remit en main propre, et ce fut ainsi qu'il en fallut user tant que cette affaire dura. La lettre du P. de La Chaise était telle, que M. de la Trappe ne put éluder. Il lui manda qu'il croyait que D. Gervaise devait quitter, et que pour obéir à l'autre partie de sa lettre, qui était de proposer un sujet au cas qu'il fût d'avis de changer d'abbé, il lui en nommait un. C'était un ancien et excellent religieux qu'on appelait D. Malachie, et fort éprouvé dans les emplois de la maison. Je portai cette réponse au P. de La Chaise à notre retour à Versailles. Il la reçut très bien. Il m'apprit qu'il lui était venu une requête signée de tous les religieux de la Trappe qui demandaient D. Gervaise, et il m'assura en même temps qu'il n'y aurait nul égard, parce qu'il savait bien qu'il n'y avait point de religieux qui osât refuser sa signature à ces sortes de pièces. Là-dessus nous voilà allés à Fontainebleau.

D. Gervaise avait mis un prieur à la Trappe de meilleures moeurs que lui, mais d'ailleurs de sa même humeur, et tout à lui. Ce prieur était à l'Estrée à retirer les religieux de la Trappe lors de l'aventure de la démission. Il comprit que celle de l'abbé serait la sienne, et il se trouvait bien d'être prieur sous lui. Il lui remit donc le courage. C'est ce qui produisit la requête et toute l'adresse qui suivit. Un soir à Fontainebleau, que nous attendions le coucher du roi, M. de Troyes m'apprit avec grande surprise que D. Gervaise y était; qu'il avait vu le matin même le P. de La Chaise, et dit la messe à la chapelle, et que ce voyage lui paraissait fort extraordinaire et fort suspect. En effet, il avait su tirer de M. de la Trappe un certificat tel qu'il l'avait voulu, et accompagné d'un religieux qui lui servait de secrétaire, était venu le présenter au P. de La Chaise, et plaider lui-même contre sa démission, repartit aussitôt après, et changea le P. de La Chaise du blanc au noir. Je ne trouvai plus le même homme: plus de franchise, plus de liberté à parler, en garde sur tout. Je ne pouvais en deviner la cause. Enfin, j'appris par une lettre de du Charmel, et lui par la vanterie de D. Gervaise, qu'il avait persuadé, que l'esprit de M. de la Trappe était tout à fait affaibli: qu'on en abusait d'autant plus hardiment, qu'ayant la main droite tout ulcérée, il ne pouvait écrire ni signer, qu'il avait auprès de lui un séculier, son secrétaire, extrêmement janséniste, qui, de concert avec le Charmel, voulait faire de la Trappe un petit Port-Royal; et que pour y parvenir il fallait le chasser, parce qu'il était entièrement opposé à ce parti; et que de là venaient toutes les intrigues de sa démission. Quelque grossier que fût un tel panneau, qui ne pouvait couvrir une démission signée et envoyée par lui-même, le P. de La Chaise y donna en plein, et devint tellement contraire, qu'il fut impossible de le ramener, ni même de se servir utilement de M. de Paris qu'il avait rendu suspect au roi dans cette affaire. Mais la Providence y sut encore pourvoir: il s'était passé depuis dix-huit mois quelque chose d'intime et d'entièrement secret entre M. de la Trappe et moi, et cette chose était telle, que j'étais certain de faire tomber tout l'artifice et la calomnie de D. Gervaise, en la disant à M. de Chartres.

Je passai le reste du voyage de Fontainebleau dans l'angoisse de laisser périr la Trappe et consumer M. de la Trappe dans cette fournaise ardente où D. Gervaise le tenait, ou de manquer au secret. Je ne pouvais m'en consulter à qui que ce fût, et je souffris infiniment avant que de pouvoir me déterminer. Enfin, la pensée me vint que ce secret n'était peut-être que pour le salut de la Trappe, et je pris mon parti. J'étais sûr de celui de M. de Chartres, et le roi était en ce genre l'homme de son royaume le plus fidèle. Mme de Maintenon et M. de Cambrai ne laissaient pas M. de Chartres longtemps de suite à Chartres; il vint à Saint-Cyr au retour de la cour à Versailles. À Saint-Cyr, personne ne le voyait; je lui envoyai demander à l'entretenir, il me donna le lendemain. Je lui racontai toute l'histoire de la Trappe, mais sans parler du motif véritable qui avait fait donner la démission, qu'en cette extrémité même nous n'avions pas voulu dire au P. de La Chaise; ensuite je lui dis le secret. Il m'embrassa à plusieurs reprises, il écrivit sur-le-champ à Mme de Maintenon, et dès qu'il eut sa réponse, une heure après, il s'en alla chez elle trouver le roi à qui il parla: c'était un jeudi. Le fruit de cette conversation fut que le lendemain, qui était le jour d'audience du P. de La Chaise, où je savais qu'il s'était proposé de se faire ordonner de renvoyer la démission, il eut là-dessus une dispute si forte avec le roi, qu'on entendit leur voix de la pièce voisine. Le résultat fut que le P. de La Chaise eut ordre d'écrire à M. de la Trappe, comme il avait déjà fait avant la course de D. Gervaise à Fontainebleau, que le roi voulait savoir son véritable sentiment par lui-même, si la démission devait avoir lieu ou être renvoyée, et au premier cas, de proposer un sujet pour être abbé; et, pour être certain de l'état et de l'avis de M. de la Trappe, le valet de chambre du P. de La Chaise en fut le porteur.

Un donné de la Trappe, d'un esprit fort supérieur à son état, qu'on appelait frère Chanvier, conduisit ce valet de chambre. Ils arrivèrent exprès fort tard, pour trouver tout fermé. Ils couchèrent chez M. de Saint-Louis, et le lendemain, à quatre heures du matin, le valet de chambre fut introduit avec sa lettre. Il demeura quelque temps auprès de M. de la Trappe à l'entretenir, pour s'assurer par lui-même de l'état de son esprit; il le trouva dans tout son entier, et il n'est pas étrange que ce domestique en sortit charmé. Une heure après, il fut rappelé, et comme M. de la Trappe était instruit des soupçons qui avaient surpris le P. de La Chaise, et que ce domestique était un homme de sa confiance, il lui lut lui-même sa réponse, et la fit après cacheter en sa présence tout de suite, et la lui donna, tellement que ce valet de chambre partit sans que personne à la Trappe se fût douté qu'il y fût venu. La réponse était la même que la précédente: M. de la Trappe était d'avis que la démission subsistât, et que le même D. Malachie fût nommé abbé en sa place. Il n'en fallut pas davantage, et D. Gervaise demeura exclu. Mais il avait si bien su rendre suspect ce D. Malachie, que le P. de La Chaise, quoique revenu de très bonne foi de son erreur, ne voulut jamais, sous prétexte qu'il était Savoyard, et qu'il ne convenait pas à l'honneur de la France qu'un étranger fût abbé de la Trappe. M. de la Trappe eut donc ordre de proposer trois sujets. Au lieu de trois il en mit quatre, et toujours ce D. Malachie le premier. On choisit [celui] qui se trouva le premier après lui sur la liste. C'était un D. Jacques La Court, qui avait été longtemps maître des novices, et en d'autres emplois dans la maison. On tint cette nomination secrète, jusqu'à ce que ce même donné de la Trappe dont j'ai parlé eût fait expédier les bulles. Il fut à Rome avec une lettre de crédit la plus indéfinie pour tous les lieux où il avait à passer, que lui donna M. de Pontchartrain en son nom. Il aimait fort la Trappe, et particulièrement ce frère, à qui il trouvait beaucoup de sens et d'esprit. Le cardinal de Bouillon, qui se piquait d'amitié pour M. de la Trappe, logea ce frère, le mena au pape, qui l'entretint plusieurs fois, et qui le renvoya avec les bulles, entièrement gratis, et la lettre du monde la plus pleine d'estime et d'amitié pour M. de la Trappe, en considération duquel il s'expliqua qu'il accordait le gratis encore plus qu'en celle du roi. Au retour le grand-duc voulut voir ce frère, et le renvoya avec des lettres et des présents pour M. de la Trappe, de sa fonderie, qui étaient des remèdes précieux.

Dirais-je un prodige qui ne peut que confondre? Tandis qu'on attendait les bulles, D. Gervaise demeura abbé en plein et incertain de son sort. Ce même donné, avant de partir pour Rome, trouva par hasard un homme chargé d'un paquet et d'une boîte à une adresse singulière et venant de la Trappe. Il crut que rencontrant ce donné à l'abbaye il saurait mieux trouver celui à qui cela s'adressait, et le frère Chanvier s'en chargea fort volontiers et l'apporta chez M. du Charmel. La boîte était pleine de misères en petits présents; la lettre, nous l'ouvrîmes, et je puis dire que c'est la seule que j'aie jamais ouverte. Comme cet imprudent avait dit au frère Chanvier que l'une et l'autre étaient de D. Gervaise, nous avions espéré de trouver là toutes ses intrigues qui duraient encore pour le maintenir, et nous fûmes fort attrapés à la boîte. La lettre nous consola; elle était toute en chiffres, et de près de quatre grandes pages toutes remplies. Nous ne doutâmes pas alors de trouver là tout ce que nous cherchions. Je portai la lettre à M. de Pontchartrain qui les fit déchiffrer. Le lendemain quand je retournai chez lui, il se mit à rire: « Vous avez, me dit-il, trouvé la pie au nid; tenez, vous en allez voir des plus belles; » puis il ajouta d'un air sérieux: « En vérité, au lieu de rire, il faudrait pleurer de voir de quoi les hommes sont capables, et dans de si saintes professions! »

Cette lettre entière, qui était de D. Gervaise à une religieuse avec qui il avait été en commerce, et qu'il aimait toujours et dont aussi il était toujours passionnément aimé, était un tissu de tout ce qui se peut imaginer d'ordures, et les plus grossières, par leur nom, avec de basses mignardises de moine raffolé, et débordé à faire trembler les plus abandonnés. Leurs plaisirs, leurs regrets, leurs désirs, leurs espérances, tout y était au naturel et au plus effréné. Je ne crois pas qu'il se dise tant d'abominations en plusieurs jours dans les plus mauvais lieux. Cela et l'aventure qui causa la démission auraient suffi, ensemble et séparément, pour faire jeter ce malheureux Gervaise dans un cachot pour le reste de ses jours, à qui l'aurait voulu abandonner à la justice intérieure de son ordre. Nous nous en promîmes tous le secret les quatre qui le savions, et ceux à qui il fallut le dire; mais M. de Pontchartrain crut comme nous qu'il fallait déposer le chiffre et le déchiffrement à M. de Paris, pour s'en pouvoir servir si l'aveuglement de cet abandonné et ses intrigues étaient toute autre ressource. Je portai donc l'un et l'autre chez M. du Charmel, à qui j'eus la malice de la faire dicter pour en garder un double pour nous. Ce tut une assez plaisante chose à voir que son effroi, ses signes de croix, ses imprécations contre l'auteur à chaque infamie qu'il lisait, et il y en avait autant que de mots. Il se chargea de déposer les deux pièces à M. de Paris, et je gardai l'autre copie. Heureusement nous n'en eûmes pas besoin. Cela nous mit à la piste de plusieurs choses, par lesquelles nous découvrîmes quelle était la religieuse et d'une maison que Mme de Saint-Simon connaissait entièrement et elle beaucoup aussi. Cet amour était ancien et heureux. Il fut découvert et prouvé, et D. Gervaise sur le point d'être juridiquement mis in pace par les carmes déchaussés, comme il sortait de prêcher dans le diocèse de Meaux, et en même temps la religieuse tomba malade à la mort, et ne voulut jamais ouïr parler des sacrements qu'elle n'eût vu D. Gervaise. Elle ne les reçut ni ne le vit, et ne mourut point. Dans ce péril, il se vit perdu sans ressource, et n'en trouva que de se jeter à la Trappe. À ce prix, ses moines délivrés de lui étouffèrent l'affaire, et en venant à la Trappe y prendre l'habit il passa chez la religieuse, entra dans la maison et la transporta de joie. Depuis qu'il fut abbé il continua son commerce de lettres, ne pouvant mieux, et ce fut une de celles-là que nous attrapâmes; il en fut fort en peine n'ayant point de nouvelles de son paquet; il fit du bruit, il menaça. Pour le faire taire on lui en apprit le sort tout entier. Cela le contint si bien qu'il n'osa plus en parler, ni guère plus continuer ses intrigues; mais de honte ni d'embarras il en montra peu, mais beaucoup de chagrin.

Les bulles arrivées, j'allai à la Trappe et je ne demandai point à le voir. Cela le fâcha, il en fit ses plaintes à M. de la Trappe qui, par bonté pour un homme qui en méritait si peu, exigea que je le visse. Je pris un temps qui ne pouvait être que court. En vérité, j'étais plus honteux et plus embarrassé que lui, qui pourtant savait que j'étais pleinement instruit de ces deux abominations, et qui n'ignorait pas la part que j'avais eue au maintien de sa démission. Il ne laissa pas d'être empêtré, et toujours hypocrite, fort affecté; il soutint presque toujours seul la conversation, me voulut persuader de sa joie d'être déchargé du fardeau d'abbé, et m'assura qu'il s'allait occuper dans sa solitude à travailler sur l'Écriture sainte. Avec ces beaux propos, ce n'était pas plus son compte que celui de la Trappe d'y demeurer. Il en sortit bientôt après. Il porta la combustion cinq ou six ans durant dans toutes les maisons où on le mit successivement, et enfin les supérieurs trouvèrent plus court de le laisser dans un bénéfice de son frère vivre comme il lui plairait. Il ne cessa de vouloir retourner à la Trappe, essayer d'y troubler et d'y redevenir abbé, ce qui m'engagea à la fin à obtenir une lettre de cachet qui lui défendit d'en approcher plus près de trente lieues, et de Paris, plus de vingt.

Si ce scandale dans un homme de cette profession est extrême, le saint et prodigieux usage que M. de la Trappe fit de tout ce qu'il en souffrit, est encore plus surprenant, et qu'à la Trappe la surface même n'en fut pas agitée et pendant un si long temps. Tout, hors quatre ou cinq personnes, y fut dans l'entière ignorance, et y est demeuré depuis, et la paix n'y fut non plus altérée que le silence et toute la régularité. Ce contraste si effrayant et si complet m'a paru quelque chose de si rare, que j'ai succombé à l'écrire. Après tant de solitude, rentrons maintenant dans le monde.

CHAPITRE XIV. §

Dot de Mademoiselle pour épouser le duc de Lorraine. — Voyage de Fontainebleau. — Douleur et deuil du roi d'un enfant de M. du Maine, qui cause un dégoût aux princesses. — Tentatives de préséance de M. de Lorraine sur M. le duc de Chartres. — Mariage de Mademoiselle. — Division de préséance entre les Lorraines. — Départ de la duchesse de Lorraine et son voyage. — Tracasseries de rang à Bar. — Couronne bizarrement fermée et altesse royale usurpée par le duc de Lorraine. — Venise obtient du roi le traitement entier de tête couronnée pour ses ambassadeurs. — Grande opération au maréchal de Villeroy. — Mort de Boisselot. — Mort de la comtesse d'Auvergne. — Mort de l'abbé d'Effiat. — Mort de la duchesse Lanti. — Mort de la chancelière Le Tellier. — Mort de l'abbé Arnauld. — Le roi refuse de porter le deuil d'un fils du prince royal de Danemark. — Baron de Breteuil est fait introducteur des ambassadeurs; sa rare ignorance et du marquis de Gesvres. — Abbé Fleury; ses commencements; ses premiers progrès; comment fait évêque de Fréjus, prince de Conti gagne définitivement son procès contre Mme de Nemours. — Mme de Blansac rappelée. — Éclat et séparation de Barbezieux et de sa femme.

Aussitôt après la paix et la restitution convenue de M. de Lorraine dans ses États, son mariage fut résolu avec Mademoiselle. Sa dot fut réglée à neuf cent mille livres, du roi comptant en six mois; et quatre cent mille livres moitié de Monsieur, moitié de Madame, payables après leur mort; et trois cent mille livres de pierreries, moyennant quoi pleine renonciation à tout, de quelque côté que ce fût, en faveur de M. le duc de Chartres et de ses enfants mâles. Couronges vint tout régler pour M. de Lorraine, puis fit la demande au roi, ensuite à Monsieur et à Madame, et dans la suite présenta à Mademoiselle, de la part de son maître, pour quatre cent mille livres de pierreries. Je ne sais si elle avait su qu'elle aurait épousé le fils aîné de l'empereur sans l'impératrice, qui avait un grand crédit sur son esprit, qui haïssait extrêmement la France, et qui déclara qu'elle ne souffrirait point que son fils, déjà couronné et de plus destiné à l'empire, devint beau-frère d'une double bâtarde. Elle ne fut pas si difficile sur le second degré; car ce même prince, en épousant la princesse d'Hanovre, devint cousin germain de Mme la Duchesse. Quoi qu'il en soit, Mademoiselle, accoutumée aux Lorrains par Monsieur et même par Madame, car il faut du singulier partout, fut fort aise de ce mariage, et très peu sensible à sa disproportion de ses soeurs du premier lit. Ce n'est pas que, mettant l'Espagne à part, je prétende que M. de Savoie soit de meilleure maison que M. de Lorraine; mais un État à part, indépendant, sans sujétion, séparé par les Alpes, et toujours en état d'être puissamment soutenu par des voisins contigus, avec le traitement par toute l'Europe de tête couronnée, est bien différent d'un pays isolé, enclavé, et toutes les fois que la France le veut envahi sans autre peine que d'y porter des troupes, un pays ouvert, sans places, sans liberté d'en avoir, sujet à tous les passages des troupes françaises, un pays croisé par des grands chemins marqués, dont la souveraineté est cédée, un pays enfin qui ne peut subsister que sous le bon plaisir de la France, et même des officiers de guerre ou de plume qu'elle commet dans ses provinces qui l'environnent. Mademoiselle n'alla point jusque-là: elle fut ravie de se voir délivrée de la dure férule de Madame, mariée à un prince dont toute sa vie elle avait ouï vanter la maison, et établie à soixante-dix lieues de Paris, au milieu de la domination française. Les derniers jours avant son départ, elle pleura de la séparation de tout ce qu'elle connaissait; mais on sut après qu'elle s'était parfaitement consolée dès la première couchée, et que du reste du voyage il ne fut plus question de tristesse.

La cour partit pour Fontainebleau, et, six jours après, le roi et la reine d'Angleterre y arrivèrent, et on ne songea plus qu'au mariage de Mademoiselle. Quatre jours avant le départ pour Fontainebleau, M. du Maine avait perdu son fils unique. Le roi l'était allé voir à Clagny, où il se retira d'abord, et y pleura fort avec lui. Monseigneur et Monsieur, l'un et l'autre fort peu touchés, y trouvèrent le roi, et attendirent longtemps pour voir M. du Maine que le roi sortit d'avec lui. Quoique fort au-dessous de sept ans, le roi voulut qu'on en prit le deuil; Monsieur désira qu'on le quittât pour le mariage, et le roi y consentit. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti crurent apparemment au-dessous d'elles de rendre ce respect à Monsieur, et prétendirent hautement ne le point faire. Monsieur se fâcha; le roi leur dit de le quitter; elles poussèrent l'affaire jusqu'à dire qu'elles n'avaient point apporté d'autres habits. Le roi se fâcha aussi, et leur ordonna d'en envoyer chercher sur-le-champ. Il fallut obéir et se montrer vaincues, ce ne fut pas sans un grand dépit.

M. d'Elboeuf avait tant fait qu'il s'était raccommodé avec M. de Lorraine. Il était après lui et MM. ses frères l'aîné de la maison de Lorraine, et comme tel il fut chargé de la procuration pour épouser Mademoiselle. Cette cérémonie enfanta un étrange prodige qui fut d'abord su de peu de personnes, mais qui perça à la fin. Il entra dans la tête des Lorrains de rendre équivoque la supériorité de rang de M. le duc de Chartres sur M. le duc de Lorraine, et ces obliquités leur ont si souvent réussi, et frayé le chemin aux plus étranges entreprises, qu'il leur est tourné en maxime de les hasarder toujours. L'occasion était faite exprès pour leur donner beau jeu: il ne s'agissait que d'exclure M. et Mme de Chartres de la cérémonie. Mademoiselle, fille ou mariée, conservait son même rang de petite-fille de France, et sans aucune difficulté précédait, après son mariage comme devant, les filles de Gaston de même rang qu'elle, et les princesses du sang toutes d'un rang inférieur au sien. Le chevalier de Lorraine, accoutumé à dominer Monsieur, osa le lui proposer, et Monsieur, le plus glorieux prince du monde, et qui savait le mieux et avec le plus de jalousie tout ce qui concernait les rangs et les cérémonies, partialité à part pour les Lorrains, Monsieur y consentit. Il en parla à M. son fils, qui lui témoigna sa surprise, et qui fort respectueusement lui déclara qu'il ne s'abstiendrait point de la cérémonie et qu'il y garderait son rang au-dessus de Mme sa soeur. Monsieur, qui eut peur du roi si l'affaire se tournait en aigreur, fila doux et tâcha d'obtenir de l'amitié et de la complaisance ce qu'il n'osait imposer par voie d'autorité. Tout fut inutile, encore que Madame favorisât la proposition de Monsieur, parce qu'elle était en faveur d'un prince qu'elle regardait comme Allemand, et ils se tournèrent sourdement à la ruse. Pendant toutes ces menées domestiques, M. de Couronges se désolait de la fermeté qu'il rencontrait sur beaucoup de points qui tenaient M. de Lorraine fort en brassière dans son État, principalement celui de l'exacte démolition des fondements mêmes des fortifications de Nancy. Dans le désespoir de rien obtenir par lui-même, il s'adressa à Mademoiselle, qui lui promit qu'elle y ferait de son mieux. Elle tint parole, mais elle ne fut pas plus écoutée que l'avait été Couronges. Elle en conçut un tel dépit contre le roi, qu'avec la même légèreté qui lui avait fait embrasser cette affaire, elle s'emporta avec Couronges jusqu'à le prier de se hâter de la tirer d'une cour où on ne se souciait que des bâtards, sans réflexion aucune que toutes vérités, quoique exactes, ne sont pas bonnes à dire. D'autre part il se trouva des gens bons et officieux qui lui dirent toutes sortes de sottises de M. de Lorraine, et lui en firent une peur épouvantable qui lui coûta plus de larmes que les regrets de son départ, mais qui, grâce à sa légèreté, se séchèrent, comme je l'ai déjà dit, dès la première journée.

Enfin, le dimanche 12 octobre, sur les six heures du soir, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi, en présence de toute la cour, et du roi et de la reine d'Angleterre, par le cardinal de Coislin, premier aumônier, le cardinal de Bouillon, grand aumônier, étant à Rome. Mme la grande-duchesse porta la queue de Mademoiselle. M. d'Elboeuf en pourpoint et en manteau lui donnait la main, et signa le dernier de tous le contrat de mariage. Le roi et Mme la duchesse de Bourgogne séparément avaient été voir Mademoiselle avant les fiançailles, et il y eut beaucoup de larmes répandues. Les rois et toute la cour entendirent le soir une musique, le souper ne fut qu'à l'ordinaire de tous les jours. Mademoiselle ne parut plus de tout le reste du jour après la cérémonie, et le passa à pleurer chez elle, au grand scandale des Lorrains. Le lendemain sur le midi toute la cour s'assembla chez la reine d'Angleterre, dans l'appartement de la reine mère, comme cela se faisait tous les jours, tant qu'elle était à Fontainebleau tous les voyages. Les princesses n'y osaient manquer, Monseigneur et toute la famille royale pareillement, et Mme de Maintenon elle-même et tout habillée en grand habit. On y attendait le roi qui y venait tous les jours prendre la reine d'Angleterre pour la messe, et qui lui donnait la main tout le chemin allant et revenant, et faisant toujours passer le roi d'Angleterre devant lui. Ce ne fut donc ce jour-là que le train de vie ordinaire, si ce n'est que Mademoiselle y fut amenée par le duc d'Elboeuf, vêtu comme la veille. Un moment après qu'elle y fut arrivée, on alla à la chapelle en bas, où M. le duc de Chartres alla et demeura; mais ce fut inutilement pour son rang. Mademoiselle n'y pouvait être dans le sien. Elle était entre le prie-Dieu du roi et l'autel, sur un fort gros carreau, à la droite duquel il y en avait un fort petit pour M. d'Elboeuf, représentant M. de Lorraine. Le cardinal de Coislin dit la messe et les maria, aussitôt après on se mit en marche, dans laquelle les princes allaient, comme tous les jours, devant le roi et les princesses derrière. À la porte de la chapelle, le roi, le roi et la reine d'Angleterre et les princesses du sang embrassèrent Mme de Lorraine et l'y laissèrent. M. d'Elboeuf la ramena chez elle se déshabiller, et tout fut fini en ce moment. Mme la duchesse de Chartres demeura à la tribune quoique tout habillée. C'était elle dont le rang eût été marqué, en revenant le long de la chapelle, au-dessus de Mme de Lorraine, ce qui fut évité par là. Toute la cour en parla fort haut; mais à ce qu'était Mme de Chartres, et à la façon dont elle avait été mariée, que pouvait-elle faire contre la volonté de Monsieur et de Madame ? C'était à M. le duc de Chartres à soutenir cet assaut et à la faire venir en bas. La fin répondit mal au commencement que j'ai raconté, et le roi toujours embarrassé, avec Monsieur et Madame, sur sa fille, n'osa user de son autorité. Mais ce qui fut évité en public ne le fut pas en particulier. J'appelle ainsi un lieu publie, mais où la cour n'était pas. Mme de Lorraine dîna chez Monsieur avec Madame, et M. et Mme la duchesse de Chartres, qui tous deux prirent toujours partout le pas et la place à table sur elle; et Monsieur apparemment embarrassé du grand murmure qui s'était fait de Mme de Chartres à la tribune, et qui avait duré toute la cérémonie, s'expliqua tout haut à son dîner; qu'il ne savait pas ce qu'on avait voulu imaginer, que M. de Lorraine n'avait jamais prétendu disputer rien à M. de Chartres, et que lui-même ne l'aurait pas souffert. Après dîner, Monsieur monta dans un carrosse du roi avec sa fille, Mme de Lislebonne et les siens et Mme de Maré gouvernante de Mademoiselle, Madame dans son carrosse avec ses dames, et M. le duc de Chartres dans le sien avec des dames de la cour de Monsieur, et s'en allèrent à Paris. Mme la duchesse de Chartres, sous prétexte d'incommodité, demeura à Fontainebleau.

Cette cérémonie fit un schisme parmi les Lorraines. Mme de Lislebonne prétendit les précéder toutes, comme fille du duc Charles IV de Lorraine; Mme d'Elboeuf, la douairière, et cela soit dit une fois pour toutes, parce que la femme du duc d'Elboeuf ne paraissait jamais, Mme d'Elboeuf, dis-je, se moqua d'elle; et, comme veuve de l'aîné de la maison en France, et du frère aîné de M. de Lislebonne, se rit de sa belle-soeur et l'emporta, malgré les pousseries et les colères dont Mme de Lislebonne, quoique fort inutilement, ne se contraignit pas. Il y avait eu sur cela force pourparlers où la duchesse du Lude s'était assez mal à propos mêlée, qui n'aboutirent qu'à aigrir et renouveler les propos de la bâtardise de Mme de Lislebonne, qui se voulait toujours porter pour légitime et qui en fut mortellement offensée. Je ne sais ce qui arriva à Mme d'Armagnac sur tout cela, mais elle demeura à la tribune avec ses filles et sa belle-fille.

La ville, mais sans le gouverneur, alla saluer Mme de Lorraine au Palais-Royal. Elle en partit le jeudi 16 octobre, dans un carrosse du roi, dans lequel montèrent avec elle Mme de Lislebonne, chargée de la conduire, ses deux filles, Mmes de Maré, de Couronges et de Rotzenhausen, une Allemande favorite de Madame, et mère d'une de ses filles d'honneur. Desgranges, maître des cérémonies, l'accompagna jusqu'à la frontière, et elle fut servie par les officiers du roi. À Vitry, où elle coucha, M. de Lorraine vint, inconnu, voir souper Mme la duchesse de Lorraine; puis alla chez Mme de Lislebonne qui le présenta à Mme son épouse. Ils furent quelque temps tous trois ensemble, puis il s'en retourna.

En arrivant à Bar ils furent remariés par des abbés déguisés en évêques, au refus du diocésain qui voulut un fauteuil chez M. de Lorraine. M. le Grand, le prince Camille, un de ses fils, le chevalier de Lorraine et M. de Marsan y étaient déjà. L'évêque d'Osnabrück, frère de M. de Lorraine, s'y trouva aussi, et mangea seul avec eux. Ce fut une autre difficulté: comme souverain par son évêché, M. de Lorraine voulait bien lui donner un fauteuil, mais comme à son cadet, il ne lui donnait pas la main. Comme frère, nos Lorrains lui auraient déféré bien des choses, mais cette distinction du fauteuil les blessa extrêmement. Cela fit bien de la tracasserie, et finit enfin par les mettre à l'unisson. M. d'Osnabrück se contenta d'un siège à dos, et les quatre autres en eurent de pareils, moyennant quoi, ils mangèrent avec M. et Mme de Lorraine. Ce siège à dos fut étrange devant une petite-fille de France; les princes du sang n'en ont pas d'autres devant elle; mais il passa, et de là vint que les ducs en prétendirent, lorsqu'ils passèrent depuis par cette petite cour, ce qui fut rare; et que M. de Lorraine en laissa prendre et en prit devant Mme sa femme, d'autant plus volontiers, et manger sa noblesse avec elle, que cette confusion était l'égalité marquée avec lui, sans laquelle aucun duc n'eût pu le voir. Je dis égalité, parce qu'il était raisonnable que ceux de sa maison lui déférassent la main et ce qu'il voulait, ce qui ne pouvait pas régler les autres. Aucun duc de Guise, jusqu'au gendre de Gaston inclus, n'a jamais fait difficulté de toute égalité avec les ducs; et en même temps n'a jamais donné la main chez lui à aucun de la maison de Lorraine. C'est un fait singulier que je tiens et de ducs et de gens de qualité qui l'ont vu. Ces tracasseries firent que M. le Grand et les trois autres qui avaient compté accompagner M. et Mme de Lorraine jusqu'à Nancy prirent congé d'eux à leur départ de Bar, et s'en revinrent. Mme de Lislebonne et ses filles allèrent avec eux, et y passèrent l'hiver. Le roi ne laissa pas de trouver ce dossier fort mauvais devant sa nièce, et M. d'Elboeuf, qui alla à Nancy quelque temps après que M. et Mme de Lorraine y furent établis, en sut bien faire sa cour et dire au roi qu'il se garderait bien, devant Mme de Lorraine, de prendre un autre siège qu'un ployant, qui est ce que les petites-filles de France donnent ici aux ducs et aux princes étrangers. M. le Grand en fut fort piqué.

Le jour du mariage, Couronges présenta, de la part de M. de Lorraine, son portrait enrichi de diamants à Torcy, qui avait dressé le contrat de mariage. On fut surpris de la couronne qui surmontait ce portrait; elle était ducale, mais fermée par quatre bars, ce qui, aux fleurs de lis près, ne ressemblait pas mal à celle que le roi avait fait prendre à Monseigneur. Ce fut une invention toute nouvelle que ses pères n'avaient pas imaginée, et qu'il mit partout sur ses armes. Il se fit donner en même temps l'altesse royale par ses sujets, que nul autre ne lui voulut accorder, qui fut une autre nouvelle entreprise, et Meuse qu'il envoya remercier le roi de sa part, après son mariage, n'osa jamais lui en donner ici. Je ne sais s'il voulut chercher à s'égaler à M. de Savoie, et sa chimère de Jérusalem à celle de Chypre, mais M. de Savoie en avait au moins quelque réalité par le traitement d'ambassadeur de tête couronnée déféré aux siens à Rome, à Vienne, en France, en Espagne, et partout où jamais on n'avait ouï parler de simples ambassadeurs de Lorraine. Cette clôture de couronne, pour être ingénieuse et de forme agréable pour un orfèvre, était mal imaginée. M. de Lorraine, comme duc de Lorraine, était un très médiocre souverain, mais souverain pourtant sans dépendance; comme duc de Bar, il l'était aussi, mais mouvant et dépendant de la couronne, et toutes ses justices à lui (à plus forte raison celle de tous les Barrois) soumises au parlement de Paris, et ce fut des armes de Bar qu'il fit la fermeture de sa couronne. Ce ridicule sauta aux yeux. Ses pères ont eu l'honneur d'être gendres de rois et d'empereurs: un, de roi du Danemark; un autre, de notre Henri II; et le père de M. de Lorraine était gendre et beau-frère d'empereurs, et mari d'une reine douairière de Pologne. C'était, de plus, un des premiers capitaines de son siècle, un des plus capables du conseil de l'empereur son beau-frère, et qui avait le plus sa confiance, et d'autorité et de crédit à sa cour, et dans tout l'empire, duquel, ainsi que de l'empereur, il était feld-maréchal ou généralissime, avec une réputation bien acquise en tout genre et singulièrement grande. Jamais il ne s'était avisé, non plus que ses pères, ni de couronne autre que la ducale, ni de l'altesse royale. Moi et un million d'autres hommes avons vu sur les portes de Nancy les armes des ducs de Lorraine, en pierre, avec la couronne purement ducale et le manteau ducal, apparemment comme ducs de Bar, car en Allemagne, dont la Lorraine tient fort sans en être, les manteaux de duc ne sont pas usités autour des armes. Ce duc-ci le quitta aux siennes. Je ne sais ce que sont devenues ces armes sur les portes de Nancy, où je n'ai pas été depuis ce mariage. Ces entreprises furent trouvées ridicules, on s'en moqua, mais elles subsistèrent et tournèrent en droit. C'est ainsi que s'est formé et accru en France le rang des princes étrangers, par entreprises, par conjonctures, pièce à pièce, ainsi que je l'ai déjà fait remarquer. Cette couronne était surmontée d'une couronne d'épines, d'où sortait une croix de Jérusalem. C'était, pour ne rien oublier, enter le faux sur le trop faible.

Ce faible, qui était les bars, fut tôt ressenti par ce duc. Sa justice principale à Bar s'avisa, dans l'ivresse de ses grandeurs nouvellement imaginées, de nommer le roi dans quelques sentences le roi très chrétien. L'avocat général d'Aguesseau représenta au parlement la nécessité de réprimer cette audace, ce furent ses propres termes, et d'apprendre aux Barrois que leur plus grand honneur consistait en leur mouvance de la couronne. Sur quoi, arrêt du parlement qui enjoint à ce tribunal de Bar diverses choses, entre autres de ne jamais nommer le roi que le roi seulement, et ce à peine de suspension, interdiction et même privation d'offices, à quoi il fallut obéir. M. de Lorraine en fit excuse et cassa celui qui l'avait fait.

Avant de quitter les étrangers il faut dire que la jalousie de Venise contre Savoie sur le traitement de leurs ambassadeurs, par la prétention réciproque de la couronne de Chypre, ne cessa de faire instance d'avoir les mêmes avantages sur le traitement entier de tête couronnée qu'on venait d'accorder à l'ambassadeur de Savoie depuis le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, et ils l'obtinrent en ce temps-ci.

Le maréchal de Villeroy, si galant encore à son âge, si paré, d'un si grand air, si adroit aux exercices et qui se piquait tant d'être bien à cheval et d'y fatiguer plus que personne, courut si bien le cerf à Fontainebleau, sans nécessité, qu'il manifesta au monde deux grosses descentes, une de chaque côté, dont personne ne s'était jamais douté, tant il les avait soigneusement cachées. Un accident terrible le surprit à la chasse. On eut peine à le rapporter à bras. Il voulut dérober à la cour le spectacle de cette sorte de honte pour un homme si bien fait encore, et si fort homme à bonnes fortunes. Il se fit emporter dès le lendemain sur un brancard à Villeroy, puis gagner la Seine et à Paris en bateau. Maréchal, fameux chirurgien, lui fit la double opération avec un succès qui surprit les connaisseurs en cet art, et le rappela à la vie qu'il fut sur le point de perdre plus d'une fois. Le roi parut s'y intéresser beaucoup. Il y gagna la guérison radicale de ses deux descentes.

Pendant qu'on était à Fontainebleau on apprit la mort de Boisselot, dans une terre où il s'était retiré lieutenant général. Il avait été capitaine aux gardes, et s'était acquis une grande réputation en Irlande par l'admirable et longue défense de Limerick, assiégé par le prince d'Orange en personne, par laquelle il retarda longtemps la conquête de toute cette île.

La femme du comte d'Auvergne mourut aussi chez elle à Berg-op-Zoom : elle était fille unique et héritière d un prince de Hohenzollern et de l'héritière de Berg-op-Zoom. C'était une femme de bonne mine, qui imposait, d'un esprit doux et poli, au-dessous du médiocre, mais d'une vertu, d'un mérite et d'une conduite rare dont elle ne se démentit jamais, et dont elle eut bon besoin toute sa vie.

L'abbé d'Effiat mourut en même temps dans un beau logement à l'Arsenal, que lui avait donné le maréchal de La Meilleraye, grand maître de l'artillerie, son beau-frère. Il était fils du maréchal d'Effiat et d'une Fourcy, frère de Cinq-Mars, grand écuyer de France, décapité à Lyon avec M. de Thou, 12 septembre 1642, sans avoir été marié, et du père du marquis d'Effiat, premier écuyer de Monsieur et chevalier de l'ordre, qui à quelques legs près eut tout ce riche héritage. L'abbé d'Effiat avait soixante-dix ans, et toute sa vie avait été fort galant et fort du grand monde. Tout vieux et tout aveugle qu'il était devenu, il en était encore tant qu'il pouvait, et avait la manie, quoique depuis plus de vingt ans aveugle, de ne le vouloir pas paraître. Il était averti, et retenait fort bien les gens et les meubles qui étaient dans une chambre, les plats qu'on devait servir chez lui et leur arrangement, et se gouvernait en conséquence comme s'il eût vu clair. On avait pitié de cette faiblesse et on ne faisait pas semblant de s'en apercevoir. Il avait de l'esprit, la conversation agréable, savait mille choses et était un fort bon homme.

La duchesse Lanti mourut aussi à Paris, d'un cancer qu'elle y avait apporté de Rome, dans l'espérance d'y trouver sa guérison. On a vu ailleurs qui était son mari, et qu'elle était soeur de la duchesse de Bracciano qui fit son mariage. Elle n'avait rien, et Lanti se trouva fort honoré d'épouser une La Trémoille, soeur d'une femme qui à tous égards tenait le premier rang dans Rome, et qui lui procura l'ordre du Saint-Esprit. Elle laissa des enfants, et le roi fit donner à sa fille qu'elle avait amenée de quoi s'en retourner à Rome.

La chancelière Le Tellier mourut enfin à plus de quatre-vingt-dix ans, ayant conservé sa tête et sa santé jusqu'à la fin, et grande autorité dans sa famille, à qui elle laissa trois millions de biens.

M. de Pomponne perdit l'abbé Arnauld son frère. C'était un homme fort retiré et grand homme de bien, qui n'avait jamais fait parler de lui dans les affaires du fameux Arnauld son oncle. Il vivait dans un bénéfice qu'il avait.

Le prince royal de Danemark perdit son fils. Cette cour fit tout ce qu'elle put pour engager la nôtre d'en porter le deuil, mais le roi ne voulut point avoir cette complaisance. Il ne portait le deuil que des têtes couronnées ou des princes qui étaient ses parents, et il n'avait point de parenté avec la maison d'Oldenbourg qui est celle des rois de Danemark.

Bonnoeil, introducteur des ambassadeurs, était mort il y avait cinq ou six mois. C'était un fort honnête homme, différent de Sainctot à qui son père, seul introducteur, avait vendu la moitié de sa charge. Le père et le fils entendaient fort bien leur métier. Breteuil, qui, pour être né à Montpellier pendant l'intendance de son père, se faisait appeler le baron de Breteuil, eut cette charge d'introducteur au retour de Fontainebleau. C'était un homme qui ne manquait pas d'esprit mais qui avait la rage de la cour, des ministres, des gens en place ou à la mode, et surtout de gagner de l'argent dans les partis en promettant sa protection. On le souffrait et on s'en moquait. Il avait été lecteur du roi, et il était frère de Breteuil, conseiller d'État et intendant des finances. Il se fourrait fort chez M. de Pontchartrain, où Caumartin, son ami et son parent, l'avait introduit. Il faisait volontiers le capable quoique respectueux, et on se plaisait à le tourmenter. Un jour, à dîner chez M. de Pontchartrain, où il y avait toujours grand monde, il se mit à parler et à décider fort hasardeusement. Mme de Pontchartrain le disputa, et pour fin lui dit qu'avec tout son savoir elle pariait qu'il ne savait pas qui avait fait le Pater. Voilà Breteuil à rire et à plaisanter, Mme de Pontchartrain à pousser sa pointe, et toujours à le défier et à le ramener au fait. Il se défendit toujours comme il put, et gagna ainsi la sortie de table.

Caumartin, qui vit son embarras, le suit en rentrant dans la chambre, et avec bonté lui souffle « Moïse. » Le baron, qui ne savait plus où il en était, se trouva bien fort, et au café remet le Pater sur le tapis, et triomphe. Mme de Pontchartrain alors n'eut plus de peine à le pousser à bout, et Breteuil, après beaucoup de reproches du doute qu'elle affectait, et de la honte qu'il avait d'être obligé à dire une chose si triviale, prononça magistralement que c'était Moïse qui avait fait le Pater. L'éclat de rire fut universel. Le pauvre baron confondu ne trouvait plus la porte pour sortir. Chacun lui dit son mot sur sa rare suffisance. Il en fut brouillé longtemps avec Caumartin, et ce Pater lui fut longtemps reproché. Son ami le marquis de Gesvres, qui quelquefois faisait le lecteur et retenait quelques mots qu'il plaçait comme il pouvait, causant un jour dans les cabinets du roi, et admirant en connaisseur les excellents tableaux qui y étaient, entre autres plusieurs crucifiements de Notre Seigneur, de plusieurs grands martres, trouva que le même en avait fait beaucoup, et tous ceux qui étaient là. On se moqua de lui, et on lui nomma les peintres différents qui se reconnaissent à leur manière. « Point du tout, s'écria le marquis, ce peintre s'appelait INRI, voyez-vous pas son nom sur tous ces tableaux? » On peut imaginer ce qui suivit une si lourde bêtise, et ce que put devenir un si profond ignorant.

On a vu en son temps la disgrâce, puis la mort de Daquin, premier médecin du roi. Il avait un frère évêque de Fréjus qui était un homme fort extraordinaire. Il demanda à se défaire de son évêché en faveur de son neveu. Tout fut bon au roi pourvu qu'il se démît, et l'abbé Daquin d'ailleurs avait plu au roi dans l'exercice de son agence du clergé. L'oncle ne fut pas longtemps d'accord avec lui-même, et il vexa tellement et si mal à propos son neveu qu'il abdiqua Fréjus pour n'avoir point à lutter contre son oncle. Le roi approuva fort ce procédé, et trouva celui du vieil évêque extrêmement mauvais. Séez vint à vaquer tout à propos, et fut donné au neveu, et en même temps l'oncle eut ordre de désemparer de Fréjus et de laisser les lieux libres. Voilà donc Fréjus tout à fait vacant.

L'abbé Fleury languissait après un évêché depuis longues années, le roi s'était buté à ne lui en point donner. Il n'estimait pas sa conduite, et disait qu'il était trop dissipé, trop dans les bonnes compagnies, et que trop de gens lui parlaient pour lui. Il l'avait souvent refusé. Le P. de La Chaise y avait échoué, et le roi s'était expliqué qu'il ne voulait plus que personne lui en parlât davantage. Il y avait quatre ou cinq ans qu'après une longue espérance le pauvre abbé était tombé dans cette espèce d'excommunication, et il la comptait d'autant plus sans ressource qu'il avait essayé la faveur naissante de M. de Paris qui n'avait pas mieux réussi que les autres, en sorte que le pauvre garçon ne savait que devenir. Il était sans bien et presque sans bénéfices, il était trop petit compagnon pour quitter sa charge par dépit; et la garder aussi sans espérance, c'était le dernier mépris. Son père était receveur des décimes du diocèse de Lodève. Il s'était fourré parmi les valets du cardinal Bonzi, dont il avait obtenu la protection du temps de sa faveur à la cour et qu'il pouvait tout en Languedoc. L'abbé Fleury était fort beau et fort bien fait dans sa première jeunesse, et en a conservé les restes toute sa vie. Il plut fort au bon cardinal; il voulut en prendre soin, il le fit chanoine de l'église de Montpellier, où il fut ordonné prêtre en 1674 après avoir fait à Paris des études telles quelles dans un grenier de ces petits collèges à bon marché. Le cardinal Bonzi, qui était grand aumônier de la reine, se fit une affaire de lui en faire avoir une charge d'aumônier, ce qui parut assez étrange. Sa figure adoucit les esprits; il se trouva discret, doux, liant; il se fit des amies et des amis, et se fourra dans le monde sous la protection du cardinal Bonzi. La reine mourut et le cardinal obtint pour lui une charge d'aumônier du roi. On en cria beaucoup, mais on s'accoutume à tout. Fleury respectueux et d'un esprit et d'une humeur qui avait su plaire, d'une figure qui plaisait peut-être encore plus, d'une modestie, d'une circonspection, d'une profession qui rassurait, gagna toujours du terrain, et il eut la fortune et l'entregent d'être d'abord souffert, puis admis, dans les meilleures compagnies de la cour, et de se faire des protecteurs ou des amis illustres des personnages principaux en hommes et en femmes dans le ministère et dans les premières places ou dans le premier crédit. Il était reçu chez M. de Seignelay; il ne bougeait de chez M. de Croissy, puis de chez M. de Pomponne et M. de Torcy, où, à la vérité, il était comme ailleurs sans conséquence, et suppléait souvent aux sonnettes avant qu'on en eût l'invention. Le maréchal et la maréchale de Villeroy l'avaient très souvent, les Noailles extrêmement, et il eut le bon esprit de se lier étroitement avec ce qu'il y avait de meilleur et de plus distingué parmi les aumôniers du roi, comme les abbés de Beuvron et de Saint-Luc, et avec d'autres de son métier qui lui faisaient honneur. Le maréchal de Bellefonds, le vieux Villars, Mme de Saint-Géran, M. et Mme de Castries, il ne sortait point de chez eux, et passait ainsi une vie très agréable et très honorable pour lui; mais le roi n'avait pas tort de n'y trouver rien d'ecclésiastique, et quoiqu'il se conduisit fort sagement, il était difficile que tout en fût ignoré. Il en était donc là et sans moyen quelconque d'avancer ni de reculer, fort plaint du gros du monde, mais sans secours pour sortir de ce bourbier, lorsque Fréjus vaqua.

M. de Paris, qui l'en vit touché jusqu'aux larmes, en prit si généreusement pitié que, malgré les défenses du roi, il se hasarda de faire encore une tentative. Elle fut mal reçue, et de façon à fermer la bouche à tout autre; mais le prélat fit effort de crédit et de bien dire pour représenter au roi que c'était déshonorer et désespérer un homme et sans une cause éclatante à quoi on s'en pût prendre, et insista si fortement et si longtemps, que le roi d'impatience lui mit la main sur l'épaule, et le serrant et le remuant: « Ho bien! monsieur, lui dit-il, vous le voulez donc que je fasse l'abbé Fleury évêque de Fréjus, et malgré toutes les raisons que je vous ai dites et redites, vous insistez sur ce que c'est un diocèse au bout du royaume et en pays perdu; il faut donc vous céder pour n'en être plus importuné, mais je le fais à regret, et souvenez-vous bien, et je vous le prédis, que vous vous en repentirez. » Ce fut de la sorte qu'il eut Fréjus, arraché par M. de Paris à la soeur de son front et de toute la force de ses bras. L'abbé Fleury fut comblé de joie et de reconnaissance pour un service si peu attendu, et qui le tirait de l'état du monde le plus cruel et le plus violent, auquel il ne voyait point d'issue; mais le roi fut prophète, et bien plus qu'il ne pensait, mais d'une tout autre sorte. Le nouvel évêque se pressa le moins qu'il put de se confiner à Fréjus. Il fallut pourtant bien y aller. Ce qu'il y fit pendant quinze ou seize ans n'est pas de mon sujet; ce qu'il a fait depuis, cardinal et plutôt roi absolu que premier ministre, c'est ce que tous les historiens ne laisseront pas ignorer à la postérité.

M. le prince de Conti, plus heureux et peut-être plus actif au parlement qu'en Pologne, gagna enfin définitivement son grand procès contre Mme de Nemours, pour les biens de Longueville, dans le milieu de décembre, et de vingt-trois juges eut vingt voix. Outre treize ou quatorze cent mille livres qui lui furent adjugées, ses prétentions sur Neuchâtel devinrent bien plus considérables.

Le roi dans cette fin d'année résolut d'entreprendre trois grands ouvrages qui auraient dû même être faits depuis longtemps: la chapelle de Versailles, l'église des Invalides et l'autel de Notre-Dame de Paris. Ce dernier était un voeu de Louis XIII, fait lorsqu'il n'avait plus le temps de l'accomplir, et dont il avait chargé son successeur qui avait été plus de cinquante ans sans y songer.

Il permit aussi à Mme de Blansac de reparaître à la cour, et de voir Mme la duchesse de Chartres qui en eut une grande joie. Celle de la maréchale de Rochefort fut tôt après troublée par l'apoplexie de son fils dont il eut attaques sur attaques. C'était fort peu de chose à la valeur près, et un jeune homme excessivement débauché.

M. de Barbezieux finit l'année par un éclat dont il se serait pu passer. Il avait, comme on l'a vu, épousé Mlle d'Alègre. Il la traitait comme un enfant, et ne se contraignait pas de ses galanteries et de sa vie accoutumée. M. d'Elboeuf, comme on l'a vu encore, en fit l'amoureux à grand bruit pour insulter Barbezieux. La jeune femme, piquée de la conduite de son mari à son égard, crut de mauvais conseils et rendit son mari jaloux. Il s'abandonna à cette passion, tout lui grossit, il crut voir ce qu'il ne voyait point et il lui arriva ce qui n'est jamais arrivé à personne, de se déclarer publiquement cocu, d'en vouloir donner les preuves, de ne le pouvoir, et de n'en être cru de qui que ce soit. On n'a jamais vu homme si enragé que celui-là, de ne pouvoir passer pour cocu. Tout ce qui se trouva ne fut qu'imprudences, étourderies et folies d'une jeune innocente sottement conseillée, qui veut ramener par où on les égare, et ce fut tout. Mais Barbezieux furieux ne fut plus capable de raison. Il pria d'Alègre par un courrier qu'il lui dépêcha en Auvergne de revenir sur-le-champ, et la lettre fut si bien tournée, qu'Alègre, qui n'était pas un habile homme, ne douta pas que ce ne fût pour quelque grand avancement que son gendre lui procurait. Il fut donc étrangement surpris en arrivant, quand il apprit de quoi il s'agissait. Les séparer, il le fallait bien dans la crise où l'affaire était tombée. Mme de Barbezieux était prisonnière chez son mari et malade. Le mari prétendait qu'elle la faisait, et voulait la mettre dans un couvent; le père et la mère la voulaient garder chez eux. Enfin, après un grand vacarme, et pour fort peu de chose, le roi fort importuné du beau-père et du gendre, décida que Mme de Barbezieux irait chez son père et sa mère jusqu'à entière guérison, après laquelle ils la mèneraient dans un couvent en Auvergne. Pour le bien, Barbezieux le remit tout entier, et s'en rapporta à d'Alègre, de ce qu'il conviendrait pour l'éducation et l'entretien de ses deux filles. On plaignit fort d'Alègre, et sa fille encore plus, et on tomba rudement sur Barbezieux. Ce qu'il fit encore de plus mal, ce furent les niches de toutes les sortes qu'il s'appliqua depuis à faire à d'Alègre, et d'y employer l'autorité et le crédit de sa charge.

CHAPITRE XV. §

Année 1699. M. le duc de Berry chevalier de l'ordre. — Mort du duc de Brissac. — Difficultés à succéder à la dignité de duc et pair de Brissac. — Entreprises lorraines. — Étrange hardiesse de la princesse d'Harcourt, le jour de la première audience de milord Jersey chez Mme la duchesse de Bourgogne. — Noir artifice des Lorrains que je mis au net avec le roi le soir même. — Plainte du duc de Rohan au roi qui ordonne à la princesse d'Harcourt de demander pardon à la duchesse de Rohan, et qui l'exécute en public chez Mme de Pontchartrain. — Places des princesses du sang au cercle et lieux arrangés.

M. le duc de Berry fut nommé chevalier de l'ordre le premier jour de cette année, et fut reçu à la Chandeleur.

Le duc de Brissac mourut à Brissac le premier ou le second jour de cette année. Il était frère unique de la maréchale de Villeroy, et mon beau-frère, sans enfants de ma soeur avec qui il avait très mal vécu, comme je l'ai dit au commencement de ces Mémoires. Il n'en eut point non plus de la soeur de Vertamont, premier président du grand conseil, qu'il épousa pour son grand bien, qu'il mangea si parfaitement que, n'ayant pas même de douaire ni de reprises pour elle, elle continua à vivre comme elle faisait depuis longtemps chez son frère, qui lui donnait jusqu'à des souliers et des chemises. Elle était bossue avec un visage assez agréable, et beaucoup d'esprit et fort orné qui l'était encore plus, et beaucoup de douceur et de vertu. M. de Brissac savait beaucoup, et avait infiniment d'esprit et du plus agréable, avec une figure de plat apothicaire, grosset, basset, et fort enluminé. C'était de ces hommes nés pour faire mépriser l'esprit, et pour être le fléau de leur maison. Une vie obscure, honteuse, de la dernière et de la plus vilaine débauche, à quoi il se ruina radicalement à n'avoir pas de pain longtemps avant de mourir, sans table, sans équipage, sans rien jamais qui eût paru, sans cour, sans guerre, et sans avoir jamais vu homme ni femme qu'on pût nommer. Cossé était fils du frère cadet de son père, mort chevalier de l'ordre. Il avait épousé depuis plusieurs années une fille de Bechameil, qui était surintendant de Monsieur, soeur de la femme de Desmarets, neveu de M. Colbert, chassé et longtemps exilé à sa mort, et de Nointel que Monsieur fit faire intendant en Bretagne, puis conseiller d'État.

J'appris cette mort à Versailles, où j'étais presque toujours. Je compris aussitôt que Cossé trouverait des difficultés à être duc de Brissac par le fond de la chose même, et par la sottise de bien des ducs. Je sentis en même temps combien il importait à la durée des duchés qu'il le fût, et je me hâtai dès le lendemain matin d'en parler à M. de La Trémoille, à M. de La Rochefoucauld, et à quelques autres, que je persuadai si bien qu'ils me promirent d'appuyer Cossé tant qu'ils pourraient, et de prendre même fait et cause pour lui si cela devenait nécessaire. Je ne m'étais pas trompé à ne pas perdre de temps. Le soir même, comme on attendait le coucher du roi, le duc de Rohan parut dans le salon, devenu depuis la chambre du roi, il vint à moi, et me dit que plusieurs ducs l'avaient vu à Paris, sur la prétention de Cossé, dont on ne doutait pas; qu'ils étaient fort résolus à s'y opposer, et l'avaient prié de m'en parler de leur part. Le duc de Grammont s'était aussi chargé de m'en parler, et à plusieurs autres. Il s'étendit sur l'avantage de gagner un rang d'ancienneté, et de diminuer le nombre des ducs. Je lui répondis que j'étais surpris que lui, qui était plus instruit que ceux dont il me parlait, eût pu se laisser prendre à leurs raisons; qu'il était à la vérité fort à désirer que les rangs d'ancienneté parmi les ducs ne fussent pas troublés par des chimères et des prétentions qui n'avaient que du crédit, comme celle de M. de Luxembourg et plusieurs autres; et qu'il plût au roi de ne plus prodiguer si facilement cette dignité; mais que de chercher à l'éteindre sur un issu de mâle en mâle d'un duc, c'était l'éteindre un jour sur nous-mêmes, puisqu'il n'y avait aucun de nous à qui cela ne pût arriver dans sa maison en plusieurs façons; que je croyais, au contraire, qu'il était d'un intérêt très principal de conserver le plus longuement qu'il était possible les duchés dans les maisons où elles étaient, et pour l'honneur de la dignité et pour l'intérêt des maisons, quand c'était une succession de mâle en mâle, et non pas des extensions chimériques, par des femelles ou par des parentés masculines qui ne sortaient point de celui en faveur duquel le duché était érigé; que le cas de Cossé était simple, que son père était fils puîné et frère puîné des ducs de Brissac, et lui cousin germain de celui qui venait de mourir, par conséquent en tout droit et raison de l'être, et nous en tout intérêt de l'y aider; qu'à l'égard du rang, je ne pouvais m'empêcher de lui dire que c'était une raison misérable, et que, autant qu'il était insupportable de céder à des chimères, ou à des entreprises, ou à des nouveautés, autant était-il agréable de suivre une règle honorable entre nous de précéder ses cadets, et de n'avoir aucune peine à avoir des anciens et à leur céder partout. M. de Rohan n'était pas à un mot, ni aisé à persuader. Après avoir écouté ses répliques, et qu'il eut vu que je ne nie rendais point, il me dit d'un ton plus haut que lui et ces messieurs auraient beaucoup de déplaisir si je ne voulais pas être des leurs; mais que leur résolution était prise d'intervenir contre Cossé, et de demander que le duché-pairie de Brissac fût déclaré éteint. À ce mot je le pris par le bras, et lui répondis que, si lui et ces messieurs tenaient bon, nous verrions donc un schisme, parce que j'avais parole de MM. de La Trémoille, de Chevreuse, de La Rochefoucauld, de Beauvilliers et de plusieurs autres, de prendre, si le cas y échéait, fait et cause pour Cossé; et qu'on verrait alors qui aurait plus de raison et meilleure grâce, de ceux qui soutiendraient la conservation de la dignité au descendant si proche et de mâle en mâle de celui pour qui elle avait été érigée, ou de ceux qui en voudraient porter l'éteignoir sur lui, et en donner l'exemple pour leur postérité à eux-mêmes. M. de Rohan fut bien étonné à ce propos; j'en profitai, et lui proposai d'en parler à ceux que je lui venais de nommer, qui étoient à Versailles, et qu'il trouverait si aisément sous sa main. Le roi vint se déshabiller et finit notre conversation. Elle fut efficace.

Je la rendis le lendemain à ceux que j'avais gagnés, qui me promirent de nouveau de prendre fait et cause. Ils s'en expliquèrent à d'autres fortement, tellement que les ducs de Rohan, de Grammont, et les autres qui avaient pris la résolution de s'opposer à Cossé, n'osèrent pousser leur pointe, ni même en parler davantage. Je pouvais, quoique fort jeune, avoir quelque poids dans cette affaire, après ce qui s'était passé en celle de M. de Luxembourg. Le duc de Brissac est plus ancien que moi, et je n'avais aucune habitude avec Cossé, qui était un bavard fort borné et fort peu compté, qui avalait du vin avec force mauvaise compagnie, et n'en voyait pas fort ordinairement de bonne. Son cousin avait trop étrangement vécu avec ma soeur et avec mon père, pour que je pusse m'intéresser à sa maison par rapport à elle, et j'étais depuis plusieurs années en procès avec M. de Brissac et ses créanciers pour la restitution de la dot de ma soeur. C'étaient là des raisons de meilleur aloi que celles que le duc de Rohan m'avait alléguées, et qui ne pouvaient être contre-balancées par la maréchale de Villeroy, dont je fus depuis ami intime, mais avec qui alors je n'étais guère encore qu'en connaissance, et en aucune avec son mari. Mais l'intérêt général me détermina et me toucha assez pour hasarder ma dette. Cossé, qui sut l'obligation qu'il m'avait, accourut me remercier et m'offrir de me mettre hors d'intérêt sur ce procès, que j'avais déjà gagné une fois, et qu'on avait renouvelé par des chicanes. Il m'en pressa même, mais je ne le voulus pas, parce que tous les créanciers de son cousin lui auraient pu faire la même loi sur cet exemple, comme beaucoup même firent sans cela; il n'aurait pu y suffire, ni atteindre à la propriété de Brissac essentielle pour en recueillir la dignité. Je sentais bien ce que je hasardais avec une succession ruinée, ventilée, en proie aux frais et aux chicanes, et à Cossé lui-même à qui il resterait peu ou point de bien, après s'être épuisé pour une acquisition si essentielle, où chaque intéressé le rançonnerait; mais la même considération générale de la conservation des duchés dans les maisons me fit aussi courir volontairement le hasard de ce qui pourrait arriver de ce procès.

Cossé avait bien des difficultés à surmonter: il fallait être propriétaire du duché de Brissac par succession, non par acquisition, et pour cela avoir la renonciation de la maréchale de Villeroy et de ses enfants, qu'ils donnèrent aussitôt; et ce qui fut le plus long et le plus difficile, s'accommoder avec un monde de créanciers du feu duc de Brissac, et à leur perte, parce que les biens ne suffisaient pas. Outre ces embarras domestiques, la chose en soi en portait avec elle. Il n'était point le vrai héritier, et il ne le devenait que par la renonciation de la maréchale de Villeroy et de ses enfants. Il était donc par cette raison très équivoque que le duché ne fût pas éteint, parce que la règle des grands fiefs est que la mort saisit le vif sans intervalles, et ce vif n'était point lui, mais la maréchale de Villeroy et ses enfants après elle, incapable comme femelle de recueillir ni transmettre une dignité purement masculine, ce qui en opérait l'extinction; par conséquent la renonciation de cette femelle pouvait très bien n'avoir pas plus d'effet en faveur de Cossé, que la succession qu'elle abandonnait en avait sur elle: c'est-à-dire la tradition de la terre sans la dignité, puisqu'elle ne pouvait pas donner ou abandonner autre chose que ce qu'en acceptant la succession elle recevrait, qui était la terre, non la dignité, dont son sexe la rendait incapable et conséquemment l'éteignait en sa personne, la succession passant nécessairement par elle, soit qu'elle l'acceptât ou qu'elle y renonçât. À ces raisons on pouvait encore ajouter que ces successions de dignité en collatéral étaient de droit étroit, et qu'il ne pouvait dépendre d'une volonté de particulière de faire un homme duc ou de l'empêcher de l'être, ce qui arrivait pourtant en ce cas par l'acceptation ou par la renonciation de la maréchale de Villeroy. On ne peut nier la force de ces arguments; mais la réponse se trouvait écrite dans les lettres d'érection de Brissac, qui étaient pour le maréchal de Brissac et pour tous ses hoirs sortis de son corps, et de degré en degré, en légitime mariage et successeurs mâles. Ainsi, son second fils, père de Cossé, et sa postérité masculine, étaient appelés au défaut de la postérité masculine aînée. Le cas arrivait, et il était clair que l'intention du roi concesseur était: que tout mâle sorti par mâle du maréchal de Brissac recueillit à son rang d'aînesse la dignité de duc et pair. Il est vrai que par successeur la nécessité était imposée d'avoir la terre; mais puisqu'on ne pouvait nier la volonté du roi concesseur être telle qu'elle vient d'être expliquée, la conséquence suit évidemment en faveur de la renonciation. Mais ce n'était pas là tout: l'érection appelait bien les collatéraux, mais l'enregistrement du parlement les avait exclus, et c'était au parlement à qui l'on avait affaire, non pas contentieusement avec des parties, mais pour recevoir Cossé en qualité de duc de Brissac et de pair de France, après que les affaires liquidées avec les créanciers l'auraient mis en état de s'y présenter.

Je n'avais eu garde de laisser sentir au duc de Rohan aucune de ces difficultés. Celle des créanciers, qui était publique, l'avait occupé lui et les ducs qui s'étaient voulu opposer, et ils n'avaient envisagé qu'en gros, et à travers un brouillard, celle de la nécessité de la renonciation de la maréchale de Villeroy. Je fus le conseil de Cossé, non sur les discussions des créanciers, mais sur ce qui regardait intrinsèquement la succession à la dignité. Il venait presque tous les jours chez moi, ou y envoyait tant que l'affaire dura, qui ne fut pas sans épines fréquentes et fortes, et qui passa la révolution de cette année.

À la suite de ce récit de pairie, j'en ferai un autre, à peu près de la même matière, sur ce qui arriva le 6 janvier chez Mme la duchesse de Bourgogne, à l'audience de M. le comte de Jersey, ambassadeur d'Angleterre. Je serais trop long, et sortirais du dessein de ces Mémoires, si j'entreprenais d'expliquer l'origine, les entreprises et les progrès du rang et des prétentions de la maison de Lorraine en France, et à son exemple de celui des princes étrangers. Pour me rabattre au fait dont il s'agit, il suffira de savoir qu'aux cérémonies de la cour, entrées, mariages des rois, baptêmes, obsèques, il y a eu souvent des disputes entre les duchesses et les princesses étrangères pour la préséance, que les rois ont cru de leur intérêt de laisser subsister sans les décider, pour entretenir une division qu'ils se sont crue utile, à quoi ce n'est pas ici le lieu de répondre.

Dans l'ordinaire de la vie, comme cercles, audiences, comédies, en un mot, tous les lieux journaliers et de cour, et de commerce du monde, jamais il n'y en avait, et entre elles, elles se plaçaient indifféremment comme elles se rencontraient. La reine avait des dames du palais, duchesses et princesses: Mmes de Chevreuse, de Beauvilliers, de Noailles, et plusieurs autres duchesses; la princesse de Bade, soeur du comte de Soissons, tante paternelle de l'autre et du prince Eugène devenu depuis si fameux, fille de Mme de Carignan, princesse du sang, vivant et à Paris et à la cour, mère du prince Louis de Bade qui s'est illustré à la tête des armées de l'empereur et de l'empire, et dont la fille a épousé M. le duc d'Orléans petit-fils de Monsieur, longues années depuis; Mme d'Armagnac, la même dont il va être ici question, Mlle d'Elboeuf et d'autres encore. Jamais de dispute, et jamais entre elles elles n'ont pris garde à rien, et cela avait toujours duré ainsi jusque vers la fin de la vie de Mme la Dauphine-Bavière, que la princesse d'Harcourt commença la première à devenir hargneuse, et Mme d'Armagnac aussi. La première avait peu à peu gagné toute la protection de Mme de Maintenon, avec qui Brancas son père avait été longtemps plus que bien, et il fallait à Mme de Maintenon une raison aussi forte pour pouvoir prendre en faveur une personne qui en était aussi peu digne. Comme toutes celles de peu qui ne savent rien que ce que le hasard leur a appris, et qui ont longtemps langui dans l'obscurité avant que d'être parvenues, Mme de Maintenon était éblouie de la principauté, même fausse, et ne croyait pas que rien le pût disputer à la véritable.

La maison de Lorraine n'ignorait pas cette disposition. M. le Grand balançait qui que ce fût dans l'esprit du roi; et le chevalier de Lorraine qui avait infiniment d'esprit, et tout celui des Guise, avait Monsieur en croupe, à qui le roi, qui ignorait beaucoup de choses, se rapportait fort ordinairement sur tout ce qui fait partie du cérémonial. Ce fut donc par l'avis du chevalier de Lorraine, que sa belle-sœur et la princesse d'Harcourt commencèrent à entreprendre. Il compta avec raison avoir affaire aux personnes du monde les moins unies, les moins concertées, les moins attentives, qui ne s'apercevraient de rien qu'après coup, qui ne sauraient par ces défauts comment se défendre, sur quoi le passé lui répondait de l'avenir; car c'est de la sorte que de conjonctures, d'entreprises, et pièce à pièce, que leur rang s'est formé et maintenu, et qu'il prétendait l'étendre et l'agrandir. Il comptait encore, ou que de guerre lasse on les laisserait faire, ou qu'à force de disputes, avec les appuis que je viens d'expliquer et la prédilection constante de la reine mère pour les princes, dont il était resté quelque chose au roi, ils tireraient toujours avantage de ces disputes en partie, et peut-être en tout par l'importunité. Ils avaient la princesse de Conti auprès de Monseigneur à leur disposition, par Mme de Lislebonne et ses filles, et par les mêmes immédiatement qui eurent enfin toute sa confiance. Avec tout cela, ils ne firent, pour ainsi dire, que ballotter dans ces commencements. L'état de Mme la Dauphine, toujours mourante, retranchait beaucoup d'occasions, et il y en eut encore beaucoup moins depuis sa mort, jusqu'à ce que Mme la duchesse de Bourgogne commençât à tenir une cour. Ils ne voulaient pas se hasarder sous les yeux du roi, qu'ils n'eussent essayé ailleurs, et qu'ils ne l'eussent accoutumé à leurs entreprises, mais elles se produisirent hautement dès le lendemain de son mariage, au premier cercle qu'elle tint. Les princesses ne se mirent plus au-dessous des duchesses: après, elles prétendirent la droite, et l'eurent souvent par leur concert et leur diligence. Ils avaient affaire à une dame d'honneur qui craignait tout, qui voulait être l'amie de tout le monde, qui n'ignorait pas la prédilection de Mine de Maintenon, qui tremblait devant elle, et qui, basse et de fort peu d'esprit, se trouvait toujours embarrassée, et n'y savait d'issue qu'en souffrant tout et laissant tout entreprendre, et l'âge de Mine la duchesse de Bourgogne ne lui permettait ni de savoir ce qui devait être, ni d'imposer.

Tel était l'état des choses à cet égard, quand les Lorrains, lassés de leurs faibles avantages de diligence et de ruse où ils se trouvaient quelquefois prévenus, résolurent d'en usurper de plus réels et se crurent en état de les emporter. Soit hasard ou dessein prémédité, le leur éclata à la première audience que milord Jersey eut de Mme la duchesse de Bourgogne, le mardi 6 janvier de cette année. De part et d'autre, les dames arrivèrent avant qu'on pût entrer. Les duchesses, qui s'étaient trouvées les plus diligentes, se trouvèrent les premières à la porte et entrèrent les premières. La princesse d'Harcourt et d'autres Lorraines suivirent. La duchesse de Rohan se mit la première à droite. Un moment après, avant qu'on fût assis, et comme les dernières arrivaient encore, titrées et non titrées (et il y avait grand nombre de dames), la princesse d'Harcourt se glisse derrière la duchesse de Rohan, et lui dit de passer à gauche. La duchesse de Rohan répond qu'elle se trouvait bien là, avec grande surprise de la proposition, sur quoi la princesse d'Harcourt n'en fait pas à deux fois, et grande et puissante comme elle était, avec ses deux bras lui fait faire la pirouette, et se met en sa place. Mme de Rohan ne sait ce qui lui arrive, si c'est un songe ou vérité, et, voyant qu'il s'agissait de faire tout de bon le coup de poing, fait la révérence à Mme la duchesse de Bourgogne et passe de l'autre côté, ne sachant pas trop encore ce qu'elle faisait ni ce qui lui arrivait, dont toutes les dames furent étrangement étonnées et scandalisées. La duchesse du Lude n'osa dire mot; et Mme la duchesse de Bourgogne à son âge encore moins, mais sentit l'insolence et le manque de respect. Mme d'Armagnac, et ses fille et belle-fille, qui voulait aussi la droite à l'audience de l'ambassadeur, qui se donnait dans la pièce qui précédait celle du lit où on était, contente de l'expédition qu'elle venait de voir, se tint vers la porte de ces deux pièces, qui était le côté gauche de celle du lit, y fit asseoir ses fille et belle-fille, quoique après les duchesses, dit qu'il y avait trop de monde et s'en alla dans la pièce de l'audience garder la droite, et se mit dans le cercle qui était arrangé tout prêt vers le bas bout de la droite. La toilette finie, on passa dans la pièce de l'audience. Mme de Saint-Simon était grosse de six semaines ou deux mois. Elle était venue tard et des dernières du côté gauche, tellement que lorsqu'on se leva elle n'eut qu'un pas à faire pour gagner la pièce de l'audience. Ce brouhaha d'y passer était toujours assez long; elle se trouvait mal et ne pouvait se tenir debout. Elle alla donc s'asseoir, en attendant qu'on vint, sur le premier tabouret qu'elle y trouva du cercle même tout arrangé; et comme le côté droit de ce cercle était le plus près de la porte des deux pièces, elle se trouva à deux sièges au-dessus de Mme d'Armagnac, mais celle-ci tournée en cercle et en dedans, et Mme de Saint-Simon en dehors tournée le visage à la muraille, de manière qu'elles étaient toutes deux comme adossées. Mme d'Armagnac, qui vit qu'elle se trouvait un peu mal, lui offrit de l'eau de la reine de Hongrie. Comme on se mit à passer un peu après, elle lui dit qu'étant la première arrivée, elle ne croyait pas qu'elle voulût se mettre au-dessus d'elle. Mme de Saint-Simon, qui ne s était mise là qu'en attendant, ne répondit point, et dans le même moment s'alla mettre de l'autre côté, où elle s'assit même avant qu'on fût rangé; et fit mettre une duchesse devant elle pour la cacher jusqu'à ce qu'on fût placé.

J'appris ce qui s'était passé à la toilette, et je sus par des dames du palais que Mme la duchesse de Bourgogne était fort bien disposée, et qu'elle comptait d'en parler au roi et à Mme de Maintenon. Je crus qu'il était important de ne pas souffrir un affront, et à propos d'en tirer parti. Nous conférâmes quelques-uns ensemble. Le maréchal de Boufflers alla parler à M. de Noailles, et moi à M. de La Rochefoucauld, au retour du roi, qui était allé tirer. L'avis fut que M. de Rohan devait le lendemain matin demander justice au roi, sans être accompagné, parce que le roi craignait et haïssait tout ce qui sentait un corps. J'allai aussi voir M. de La Trémoille qui allait souper chez le duc de Rohan, à la ville, qui n'avait point de logement; M. de La Trémoille me promit de le disposer à ce que nous désirions.

Comme j'étais au souper du roi, Mme de Saint-Simon m'envoya dire de venir sur-le-champ lui parler dans la grande cour, où elle m'attendait dans son carrosse; j'y allai. Elle me dit qu'elle venait d'être avertie par Mme de Noailles, sortant de chez la duchesse du Lude, qui l'avait trouvée sortant de chez M. de Duras, qui était l'appartement joignant, que les trois frères lorrains avaient été au tirer du roi; qu'ils s'y étaient toujours tenus tous trois tout seuls, séparés de tout ce qui y était, et peu de gens avaient la liberté de suivre le roi et aucun de l'approcher, excepté le capitaine des gardes en quartier, qui était le duc de Noailles, qu'ils avaient paru disputer entre eux; et M. de Marsan le plus agité; qu'enfin après un long débat, M. le Grand les avait quittés, s'était avancé au roi, lui avait parlé assez longtemps; que M. de Noailles avait entendu que c'était une plainte qu'il faisait de ce qu'à l'audience du matin Mme de Saint-Simon avait pris la place de Mme d'Armagnac, et s'était mise au-dessus d'elle, à quoi le roi n'avait pas distinctement répondu, et fort en un mot; après quoi M. le Grand était allé rejoindre ses frères, et était toujours demeuré en particulier avec eux. Mme de Saint-Simon, bien étonnée de l'étrange usage qu'ils faisaient de la chose du monde la plus simple et la plus innocente, et du mensonge qu'ils y ajoutaient, conta ce qui lui était arrivé à Mme de Noailles, qui fut d'avis que j'en fisse parler au roi le soir même. Ces messieurs, fort embarrassés de soutenir ce que la princesse d'Harcourt avait fait à la duchesse de Rohan, en quelque disgrâce qu'eussent toujours vécu le duc de Rohan et elle, et qui craignaient des plaintes au roi, saisirent ce qui était arrivé à Mme de Saint-Simon pour se plaindre les premiers et tâcher de compenser l'un par l'autre. Voilà un échantillon de l'artifice de ces messieurs, et d'un mensonge public et dont toute l'audience était témoin. Cet artifice, tout mal inventé qu'il fût, me mit en colère. J'allai trouver M. de La Rochefoucauld, qui voulut absolument que je parlasse au roi à son coucher. « Je le connais bien, me dit-il, parlez-lui hardiment, mais respectueusement; ne touchez que votre affaire; n'entamez point celle des ducs, et laissez faire M. de Rohan demain, c'est la sienne. Croyez-moi, ajouta-t-il, des gens comme vous doivent parler eux-mêmes; votre liberté et votre modestie plairont au roi, il l'aimera cent fois mieux. » J'insistai; lui aussi. Je voulus voir si le conseil partait du coeur ou de l'esprit, et je lui proposai de monter vite chez M. le maréchal de Lorges, et que je l'engagerais à parler. « Non, encore un coup, non, reprit le duc, cela ne vaut rien, parlez vous-même. Si au petit coucher j'en puis trouver le moyen, je parlerai à mon tour. » Cela me détermina.

Je remonte chez le roi, et voulus m'avancer au duc de Noailles, qui sortait de prendre l'ordre. Il ne jugea pas devoir paraître avec moi, et me dit en passant de parler au coucher. Boufflers, à qui Noailles avait conté l'affaire, m'en dit autant, et qu'il ne s'avancerait point pour prendre l'ordre que je n'eusse parlé. Je m'approchai de la cheminée du salon, et quand le roi vint, je me contentai de le voir aller se déshabiller. Comme il eut donné le bonsoir, et qu'à son ordinaire il se fut retiré le dos au coin de la cheminée pour donner l'ordre, tandis que tout ce qui n'avait pas les entrées sortait, je m'avançai à lui, et lui aussitôt se baissa pour m'écouter en me regardant fixement. Je lui dis que je venais d'apprendre tout à l'heure la plainte que M. le Grand lui avait faite de Mme de Saint-Simon, que rien au monde ne me touchait tant que l'honneur de son estime et de son approbation, et que je le suppliais de me permettre de lui conter le fait, et tout de suite j'enfile ma narration telle que je l'ai faite ci-dessus, et sans en oublier une seule circonstance. Je m'en tins là, suivant le conseil de M. de La Rochefoucauld. Je n'ajoutai aucune plainte ni des Lorrains ni de M. le Grand, et je me contentai de lui avoir donné, par le simple et véritable exposé du fait, un parfait démenti. Le roi ne m'interrompit jamais d'un seul mot depuis que j'eus ouvert la bouche. Quand j'eus fini, il me répondit : « Cela est bien, monsieur, d'un air très gracieux et content, il n'y a rien à cela, » en souriant avec un signe de tête comme je me retirais. Après quelques pas faits, je me rapprochai du roi avec vivacité, je l'assurai de nouveau que tout ce que je lui avais avancé était vrai de point en point, et je reçus la même réponse.

L'heure de parler au roi était tellement indue, les spectateurs avaient trouvé le discours si long et si actif de ma part, et si bien reçu à l'air du roi, que leur curiosité était extrême de savoir ce qui m'avait pu engager à une démarche si peu usitée, quoique la plupart se doutassent bien en gros qu'il s'agissait de l'affaire du matin. Beaucoup de courtisans attendaient dans les antichambres. Le maréchal de Boufflers prit l'ordre, et me trouva avec le duc d'Humières. Je leur rendis ma conversation, je fis ensuite quelques tours par rapport à Mme la duchesse de Bourgogne, et je m'en allai après chez le duc de Rohan, comme je l'avais promis. Ma conversation avec le roi avait déjà couru partout, à cause de l'heure indue où je Pavais eue. Ils ne m'attendaient plus, et avaient envoyé chez moi le fils du duc de Rohan pour tâcher d'en apprendre quelque chose. Ils me pressèrent là-dessus. La présence du duc d'Albret me retint, et celle encore de la comtesse d'Egmont. Enfin, après bien des assurances et des instances, il fallut les satisfaire, et je m'y portai pour donner courage au duc de Rohan. Ce qu'il fallut essuyer de disparates de sa part rie se peut imaginer, avec une déraison surnageante à désoler. À la fin pourtant il promit de parler au roi le lendemain, comme nous le voulions, et je les quittai là-dessus à trois heures après minuit.

Le lendemain de bonne heure je retournai voir le maréchal de Boufflers pour qu'il instruisît M. de Noailles, et je fus rendre compte de ma soirée à M. le maréchal de Lorges qui n'en savait pas un mot, et à qui jusque-là je n'avais pas eu le temps d'en parler. Il alla aussi dire au roi ce dont je venais de le prier, et cependant je me montrai fort chez le roi, où je vis le maréchal de Villeroy très animé, tout ami intime qu'il fût des trois frères et beau-frère de l'aîné. J'envoyai cependant messager sur messager au duc de Rohan pour l'avertir des moments et le presser de venir. Enfin il arriva, comme le roi allait sortir de la messe. Il se mit à la porte du cabinet et quelques ducs avec lui. Comme le roi approcha, il s'avança. Le roi le fit entrer et le mena à la fenêtre de son cabinet, et la porte se ferma aussitôt, en sorte qu'il demeura seul avec le roi. Les maréchaux de Villeroy, Noailles, Boufflers et quelques autres ducs se tinrent à la porte. Je crus en avoir assez fait, et je regardais de la cheminée du salon toute cette pièce entre eux et moi, mais dans la même. Cela dura près d'un petit quart d'heure. Le duc de Rohan sortit fort animé, le duc de Noailles ne fit qu'entrer et sortir pour prendre l'ordre, et tous vinrent à moi à la cheminée, puis nous sortîmes dans la chambre du roi où nous nous mîmes en tas à la cheminée. Là le duc de Rohan nous rendit sa conversation, où rien ne fut oublié. Il demanda justice sur sa femme de la princesse d'Harcourt, s'étendit sur les entreprises des Lorrains et l'impossibilité d'éviter des querelles continuelles; il fit valoir le respect violé à Mme la duchesse de Bourgogne par la princesse d'Harcourt, et gardé par la duchesse de Rohan, expliqua bien le fait de Mme de Saint-Simon et de Mme d'Armagnac, et le noir et audacieux artifice des Lorrains pour se tirer d'affaire par ce faux change; en un mot, parla avec beaucoup de force, d'esprit et de dignité. Le roi lui répondit qu'il l'avait laissé dire pour en être encore mieux informé par lui; qu'il l'était dès la veille par Mme la duchesse de Bourgogne, par la duchesse du Lude qui lui avaient dit les mêmes choses; qu'il l'avait été le soir par moi, et ce matin encore par M. le maréchal de Lorges, et qu'il nous en avait parfaitement crus l'un et l'autre; qu'il louait fort le respect et la modération de Mme de Rohan, et trouvait la princesse d'Harcourt fort impertinente. Il s'expliqua en termes durs sur les Lorrains, et par deux fois l'assura qu'il y mettrait ordre et qu'il serait content. Je sus ensuite par mes amies du palais que Mme de Saint-Simon avait été servie à souhait par Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'il y avait eu une dispute assez forte entre le roi et Mme de Maintenon, qui obtint à toute peine que la princesse d'Harcourt qui allait toujours à Marly n'en fût pas exclue le lendemain. Mme d'Armagnac et ses fille et belle-fille qui s'étaient présentées, pas une n'y fut.

Toute cette journée se passa encore en mesures. Le lendemain, le roi alla à Marly. Mme la duchesse de Bourgogne n'y couchait pas encore, mais elle y allait tous les jours. Nous demeurâmes tard à Versailles pour la bien instruire par ce qui l'environnait. Elle fit merveilles le lendemain. La princesse d'Harcourt essuya du roi une rude sortie; et Mme de Maintenon lui lava fort la tête, en sorte que tout le voyage ce fut autre nature, la douceur et la politesse même, mais avec la douleur et l'embarras peints sur toute sa personne. Ce ne fut pas tout. Elle eut ordre de demander pardon en propres termes à la duchesse de Rohan, et ce fut encore à Mme de Maintenon à qui elle dut que ce ne fût pas chez la duchesse, et qui fit régler que, n'ayant point de logement, la chose se passerait en plénière compagnie chez Mme de Pontchartrain. En même temps la duchesse du Lude eut ordre du roi de déclarer à la maison de Lorraine: que le mariage de M. de Lorraine ne leur donnait rien de plus et ne leur faisait pas d'un fétu, ce fut l'expression. Elle s'en acquitta, et deux jours après le retour de Marly, la duchesse de Rohan se rendit à heure prise chez Mme la chancelière, où il y avait beaucoup de dames et de gens de la cour à dîner. La princesse d'Harcourt y vint qui lui fit des excuses, l'assura qu'elle l'avait toujours particulièrement honorée, et qu'en un mot elle lui demandait pardon de ce qui s'était passé. Mme de Rohan reçut tout cela fort gravement, et répondit fort froidement. La princesse d'Harcourt redoubla de compliments, lui dit qu'elle savait bien que ce devrait être chez elle qu'elle aurait dû lui témoigner son déplaisir, qu'elle comptait bien aussi d'y aller s'acquitter de ce devoir, et lui demander l'honneur de son amitié, à quoi si elle pouvait réussir elle s'estimerait la plus heureuse du monde. C'était là tomber d'une grande audace à bien de la bassesse. Dire poliment ce que le roi avait prescrit aurait suffi. Mais elle était si battue de l'oiseau qu'elle crut n'en pouvoir trop dire pour en faire sa cour, et voilà comme sont les personnes qui en sont enivrées! elles se croient tout permis, et quand cela bâte mal, elles se croient perdues, et se roulent dans les dernières soumissions pour plaire et pour se raccrocher. Telle fut la fin de cette étrange histoire qui nous donna enfin repos.

Pendant le voyage de Marly, j'appris que M. le Grand, outré de ce que leur entreprise leur était retombée à sus en plein, se plaignait de ce que, parlant au roi et au monde, je lui avais donné un démenti. Dès le même jour que le roi retourna à Versailles, j'y allai; j'affectai de me montrer partout, et de me donner licence parfaite en propos sur le grand écuyer et sur sa famille. Je m'attendis à quelque sortie brusque de sa part ou de la leur, en me rencontrant; ma réponse aussi était toute prête, et ma résolution prise de leur parler si haut que ce fût à eux à courir; mais tout brutal et tout furieux qu'il était, et toute piquée qu'était sa famille, aucun d'eux ne s'y commit; je fus même surpris que, l'ayant tôt après rencontré, il me salua le premier, mais de cette époque nous sûmes de part et d'autre à quoi nous en tenir. Sept ou huit jours après, la comtesse de Jersey eut sa première audience de Mme la duchesse de Bourgogne. Les duchesses y eurent la droite, et les Lorraines la gauche, et mêlées entre elles. Elles s'étaient avisées depuis quelque temps de se déplacer par aînesse, comme font les princesses du sang; le roi le leur avait défendu, elles y étaient encore revenues, et le roi l'avait trouvé très mauvais. Il vint à cette audience pour saluer l'ambassadrice, comme cela se fait toujours à pareilles audiences. Après l'avoir saluée, il demeura au milieu du cercle, auprès d'elle, regarda et considéra le cercle de tous les côtés, puis il dit tout haut que ce cercle était fort bien arrangé comme cela. Ce fut une nouvelle mortification aux Lorrains.

En ce même cercle, Mme la Princesse était à la tête des duchesses, en retour comme elles, et coude à coude de la première. Mme la Duchesse était de même, à gauche, à la tête des Lorrains. Les princesses du sang avaient essayé de se mettre en face du cercle à lieux arrangés, à distance de Mme la duchesse de Bourgogne, mais sur la même ligne qu'elle; le roi l'avait trouvé fort mauvais et défendu. Il n'y a que les fils et filles de France qui se placent de la sorte, même le roi et la reine y étant, et les petits-fils et les petites-filles de France, dans les deux coins, à demi tournés, ni en face de tout, ni entièrement de côté, et le roi voulut que cela fût de même pour Mme la duchesse de Bourgogne, et cela avait toujours été ainsi avec Mme la Dauphine-Bavière.

CHAPITRE XVI. §

Mort de la duchesse de Chaulnes. — Mort de Chamarande père. — Problème brûlé par arrêt du parlement. — Voyage de Mme de Nemours, du prince de Conti et des autres prétendants à Neuchâtel. — Paix de Carlowitz. — Prince électoral de Bavière, héritier et nommé tel de la monarchie d'Espagne, et sa mort. — Neuvième électorat reconnu. — Mort du célèbre chevalier Temple. — Trésor inutilement cherché pour le roi chez l'archevêque de Reims. — Mort du chevalier de Coislin. — Mort de La Feuillée. — M. de Monaco, ambassadeur à Rome; ses prétentions, son succès. — Monseigneur des secrétaires d'État et aux secrétaires d'État. — Fauteuil de l'abbé de Cîteaux aux états de Bourgogne. — Mme de Saint-Géran rappelée. — Mariage du comte d'Auvergne avec Mlle de Wassenaer. — Ambassade de Maroc. — Torcy ministre; bizarrerie de serments. — Reineville, lieutenant des gardes du corps, disparu. — Permillac se tue.

La duchesse de Chaulnes mourut dans tous les premiers jours de cette année, n'ayant pu survivre son mari plus de quelques mois. Ils avaient passé leur vie dans la plus intime union. C'était, pour la figure extérieure, un soldat aux gardes, et même un peu suisse habillé en femme; elle en avait le ton et la voix, et des mots du bas peuple; beaucoup de dignité, beaucoup d'amis, une politesse choisie, un sens et un désir d'obliger qui tenaient lieu d'esprit, sans jamais rien de déplacé, une grande vertu, une libéralité naturelle, et noble avec beaucoup de magnificence, et tout le maintien, les façons, l'état et la réalité d'une fort grande dame, en quelque lieu qu'elle se trouvât, comme M. de Chaulnes l'avait de même d'un fort grand seigneur. Elle était, comme lui, adorée en Bretagne, et fut pour le moins aussi sensible que lui à l'échange forcé de ce gouvernement. On a vu ailleurs qui elle était, et de qui veuve en premières noces et sans enfants de ses deux maris. Elle ne fit que languir et s'affliger depuis la mort de M. de Chaulnes, et ne voulut presque voir personne dans le peu qu'elle vécut depuis.

Le bonhomme Chamarande la suivit de fort près, universellement estimé, considéré et regretté. J'en ai suffisamment parlé ailleurs pour n'avoir rien à y ajouter ici; il avait une assez bonne abbaye, chose avec raison devenue dès lors si rare aux laïques.

Villacerf essuya un grand dégoût par le désordre qui se trouva dans les fonds des bâtiments. Un nommé Mesmin, son principal commis, en qui il se fiait de tout, abusa longtemps de sa confiance. Les plaintes des ouvriers et des fournisseurs, longtemps retenues par l'amitié et par la crainte, éclatèrent enfin; il fallut répondre et voir clair. Villacerf, dont la probité était hors de tout soupçon, et qui s'en pouvait rendre le témoignage à lui-même, parla fort haut; mais quand ce fut à l'examen, Mesmin s'enfuit, et il se trouva force friponneries. Villacerf en conçut un si grand déplaisir, qu'il se défit des bâtiments. Le roi qui l'aimait, mais qui jugeait que sa tête n'était plus la même, lui donna douze mille livres de pension, outre qu'il en avait déjà, et accepta sa démission; et à peu de jours de là, donna les bâtiments à Mansart, son premier architecte, qui était neveu du fameux architecte Mansart, mais d'une autre famille. Il s'appelait Hardouin, et pour s'illustrer dans son métier, où il n'était pas habile, il prit le nom de son oncle, et fut meilleur et plus habile et heureux courtisan que le vieux Mansart n'avait été architecte.

Il parut un livre intitulé Problème, sans nom d'auteur, qui fit un grand vacarme: l'auteur consultait, par toutes les plus malignes raisons pour et contre, savoir lequel on devait croire sur des questions théologiques de M. de Noailles, évêque de Châlons, ou du même M. de Noailles, archevêque de Paris. Il prétendait que ce prélat était devenu contraire à lui-même, et avait dit blanc et noir sur les mêmes questions, favorablement aux jansénistes, étant à Châlons, et défavorablement, étant à Paris. Ce fut le premier coup qui lui fut porté. Il ne douta pas qu'il ne lui vint des jésuites; sa doctrine était fort différente de la leur, et jamais il n'avait été bien avec eux. Il était devenu archevêque de Paris sans eux; toutes ses liaisons de prélats et d'ecclésiastiques étaient contraires aux leurs. L'affaire de M. de Cambrai était une nouvelle matière de division entre eux, d'autant plus sensible aux jésuites qu'ils n'osaient toucher cette corde-là, qui les avait pensé perdre. C'en était plus qu'il n'en fallait pour persuader M. de Paris que ce livre si injurieux était sorti de leur boutique. Ils eurent beau protester d'injure en public et en particulier, et aller lui témoigner leur désaveu et leur peine qu'il prit cette opinion d'eux, ils furent froidement écoutés, et comme des gens qui ne persuadaient pas, mais qu'on voulait bien faire semblant de croire. Le livre fut condamné et exécuté au feu, par arrêt du parlement, et les jésuites, contre qui tout se souleva, en burent toute la honte, et ne le pardonnèrent jamais à M. de Paris.

Au bout d'assez longtemps, le pur hasard lui fit trouver le véritable auteur du Problème, et avec de telles preuves, que l'auteur même demeura convaincu jusqu'à ne pouvoir le désavouer. Il n'était pas loin, puisqu'il logeait dans l'archevêché. C'était un docteur de beaucoup d'esprit, d'une grande érudition, et qui avait toujours vécu en très homme de bien. Il s'appelait Boileau, différent de l'ami de Bontems qui a souvent prêché devant le roi, et différent encore du célèbre poète et de l'auteur des Flagellants. M. de Paris, qui cherchait à s'attacher des gens de bien les plus éclairés pour l'aider dans la grande place qu'on le força de remplir, avait pris ce M. Boileau chez lui, le traitait avec tous les égards et toute la confiance qu'il aurait pu témoigner à son propre frère, et le tenait à ses dépens. Boileau était un homme sauvage qui se barricadait dans sa chambre, et qui n'ouvrait qu'à ceux qui avaient le signal de lui de frapper un certain nombre de coups, et encore à certaines heures. Il ne sortait de ce repaire que pour aller à l'église ou chez M. l'archevêque, travaillait obscurément, vivait en pénitent fort solitaire, avait une plume belle, forte, éloquente, et beaucoup de suite et de justesse. Qui eût cru que le Problème fût sorti de celle-là? M. de Paris en fut touché extrêmement. On peut juger que ce docteur délogea à l'heure même, et qu'il n'eût pas été difficile à M. de Paris de le faire enfermer pour le reste de ses jours. Il prit un parti bien contraire, et bien digne d'un grand évêque. Il vaqua à peu de jours de là un canonicat de Saint-Honoré, qui sont fort bons. Il le lui donna. Boileau, qui n'avait pas de quoi vivre, l'accepta, et acheva de se déshonorer. Il n'était pas content de ce que M. de Paris ne levait pas bouclier pour les jansénistes, et qu'il ne mit pas tout son crédit à faire tout ce qu'ils auraient voulu. C'est ce qui lui fit faire ce livre dont les jésuites surent bien triompher.

M. le prince de Conti, ayant gagné son procès contre Mme de Nemours, songea à en tirer la meilleure pièce, qui était Neuchâtel. Pour abréger matière, il engagea le roi à envoyer M. de Torcy de sa part à Mme de Nemours lui faire diverses propositions, qui toutes aboutissaient à ne point plaider devant MM. de Neuchâtel, à l'en laisser jouir sa vie durant, et à faire avec sûreté qu'après elle cette principauté revint à M. le prince de Conti. Mme de Nemours qui avait beaucoup d'esprit et de fermeté, et qui se sentait la plus forte à Neuchâtel, vint dès le lendemain parler au roi, refusa toutes les propositions, et moyennant qu'elle promit au roi de n'employer aucune voie de fait, elle lui fit trouver bon qu'elle allât à Neuchâtel soutenir son droit. M. le prince de Conti l'y suivit, Matignon y alla aussi, et enfin les ducs de Lesdiguières et de Villeroy, qui tous y prétendaient droit après Mme de Nemours. Ces trois derniers descendaient des deux soeurs de M. de Longueville, grand-père de Mme de Nemours: les deux ducs de l'aînée, mariée au fils aîné du maréchal de Retz, et M. de Villeroy n'y prétendait que du même droit et après M. de Lesdiguières; la cadette mariée au fils du maréchal de Matignon. Le vieux Mailly et d'autres gens se firent ensuite un honneur d'y prétendre par des généalogies tirées aux cheveux. Il y a eu sur cette grande affaire des factums curieux de tous ces prétendants. Le public désintéressé jugea en faveur de M. de Lesdiguières. On les peut voir avec satisfaction. Je ne m'embarquerai pas dans le détail de cette célèbre et inutile dispute, où un tiers sans droit mangea l'huître et donna les écailles aux prétendants.

Je ne m'engagerai pas non plus dans la discussion des affaires des Impériaux et des Turcs; je me contenterai de dire que l'empereur, qui avait grand besoin de la paix, l'eut avec eux au commencement de cette année, par le traité de Carlowitz, où la Pologne et la république de Venise furent comprises, [paix] assez avantageuse pour l'état présent des affaires, mais où Venise se plaignit amèrement de l'empereur, et après quelques mois, ne pouvant mieux, la signa.

Il y avait cinq ou six mois que le roi d'Espagne, hors de toute espérance d'avoir des enfants, et dans une infirmité de toute sa vie qui s'augmentait à vue d'oeil, avait voulu fixer la succession de sa vaste monarchie, indigné qu'il était de tous les projets de la partager après lui qui lui revenaient sans cesse. La reine sa femme avait beaucoup de crédit sur son esprit, et elle-même était entièrement gouvernée par une Allemande qu'elle avait amenée avec elle, qu'on appelait la comtesse de Berlips, et qui amassait pour elle et pour les siens des trésors à toutes mains. Cette reine était soeur de l'impératrice, mais en même temps elle l'était comme elle de l'électeur palatin, par conséquent parente et de même maison de l'électeur de Bavière. Malgré la haine des deux branches électorales, depuis l'affaire de Bohème, on crut que l'amour de la maison l'avait emporté sur celui des proches, et que la reine, menée par la Berlips, avait eu grande part à la disposition du roi d'Espagne.

Il fit un testament par lequel il appela à la succession entière de toutes ses couronnes et États le prince électoral de Bavière, qui avait sept ans. Sa mère, qui était morte, était fille unique du premier lit de l'empereur Léopold, et de Marguerite-Thérèse, soeur du roi d'Espagne, tous deux seuls du second lit de Philippe IV et de la fille de l'empereur Ferdinand III; je dis seuls, parce que tous les autres sont morts sans alliance. La reine épouse de notre roi était par cette raison seule du premier lit du même Philippe IV, et d'une fille de notre roi Henri IV et soeur aînée du père du roi d'Espagne et de l'impératrice, mère de l'électrice de Bavière, dont le fils, en faveur duquel ce testament se fit, était en effet le véritable héritier de la monarchie d'Espagne, si on a égard aux renonciations du mariage du roi et de la paix des Pyrénées. Dès que ce testament fut fait, le cardinal Portocarrero le dit en grand secret au marquis d'Harcourt, qui dépêcha d'Igulville au roi avec cette nouvelle. Le roi, ni lors, ni depuis qu'elle fut devenue publique, n'en parut pas avoir le plus léger mécontentement. L'empereur n'en dit rien aussi. Il espérait bien cette vaste succession, et réunir dans sa branche tous les États de sa maison. Mais son conseil avait ses ressources accoutumées. Il n'y avait pas longtemps qu'il s'en était servi pour se défaire de la reine d'Espagne, fille de Monsieur, qui n'avait point d'enfants, et qui prenait à son gré trop de crédit sur le roi son mari. Le prince électoral de Bavière mourut fort brusquement les premiers jours de février, et personne ne douta que ce ne fût par l'influence du conseil de Vienne. Ce coup remit l'empereur dans ses premières espérances, et plongea l'Europe dans la douleur et dans le trouble des mesures à prendre sur l'ouverture de cette prodigieuse succession, que chacun regardait avec raison comme ne pouvant pas être éloignée.

Presque en même temps le neuvième électorat érigé en faveur du duc d'Hanovre, qui avait causé tant de mouvements dans l'empire, et qui était entré dans la guerre et dans la paix, fut reconnu par une partie de l'Allemagne et de l'Europe.

L'Angleterre presque en même temps perdit, dans un simple particulier, un de ses principaux ornements, je veux dire le chevalier Temple, qui a également figuré avec la première réputation dans les lettres et dans les sciences, et dans celle de la politique et du gouvernement, et qui s'est fait un grand nom dans les plus grandes ambassades et les premières méditations de paix générale. C'était avec beaucoup d'esprit, d'insinuation, de fermeté et d'adresse, un homme simple d'ailleurs, qui ne cherchait point à paraître, et qui aimait à se réjouir, et à vivre libre en vrai Anglais, sans aucun souci d'élévation, de biens ni de fortune. Il avait partout beaucoup d'amis, et des amis illustres qui s'honoraient de son commerce. Dans un voyage qu'il fit en France pour son plaisir, le duc de Chevreuse, qui le connaissait par ses ouvrages, le vit fort. Ils se rencontrèrent un matin dans la galerie de Versailles, et les voilà à raisonner machines et mécaniques. M. de Chevreuse, qui ne connaissait point d'heure quand il raisonnait, le tint si longtemps que deux heures sonnèrent. À ce coup d'horloge, M. Temple interrompit M. de Chevreuse, et, le prenant par le bras : « Je vous assure, monsieur, lui dit-il, que de toutes les sortes de machines, je n'en connais aucune qui soit si belle, à l'heure qu'il est, qu'un tournebroche, et je m'en vais tout courant en éprouver l'effet, » lui tourna le dos et le laissa fort étonné qu'il pût songer à dîner.

Des ministres aussi désintéressés que celui-là sont bien rares. Les nôtres n'en avaient pas le bruit. Il vint des avis au roi et fort réitérés qu'il y avait huit millions enterrés dans la cour de la maison du feu chancelier Le Tellier. Le roi, qui n'en voulut rien croire, fut pourtant bien aise que cela revint à l'archevêque de Reims, à qui était la maison, et qui y logeait, et se rendit aisément à la prière qu'il lui fit de faire fouiller partout en présence de Chamillart, intendant des finances. On bouleversa tous les endroits que la donneuse d'avis indiqua, on ne trouva rien, on eut la honte de l'avoir crue, et elle eut la prison pour salaire de ses avis.

Les honnêtes gens de la cour regrettèrent un cynique, qui vécut et mourut tel au milieu de la cour et du monde, et qui n'en voyait que ce qui lui en plaisait; ce fut le chevalier de Coislin, frère du duc et du cardinal de ce nom, et frère de mère comme eux de la maréchale de Rochefort. C'était un très honnête homme de tous points, et brave, pauvre, mais à qui son frère le cardinal n'avait jamais laissé manquer de rien, et un homme fort extraordinaire, fort atrabilaire et fort incommode. Il ne sortait presque jamais de Versailles, sans jamais voir le roi, et avec tant d'affectation, que je l'ai vu, moi et bien d'autres, se trouver par hasard sur le passage du roi, gagner au pied d'un autre côté. Il avait quitté le service maltraité par M. de Louvois, ainsi que son frère, à cause de M. de Turenne, à qui il s'était attaché, et qui l'aimait. Il ne l'avait de sa vie pardonné au ministre ni au maître, qui souffrait cette folie par considération pour ses frères. Il logeait au château dans l'appartement du cardinal, et mangeait chez lui où il y avait toujours fort bonne compagnie. Si quelqu'un lui déplaisait, il se faisait porter un morceau dans sa chambre, et si étant à table il survenait quelqu'un qu'il n'aimait point, il jetait sa serviette et s'en allait bouder ou achever de dîner tout seul. On n'était pas toujours à l'abri de ses sorties, et la maison de son frère fut bien plus librement fréquentée après sa mort, quoique presque tout ce qui y allait fût fait à ses manières, qui mettaient souvent ses frères au désespoir, surtout le cardinal, qu'il tyrannisait.

Un trait de lui le peindra tout d'un coup. Il était embarqué avec ses frères, et je ne sais plus quel quatrième, à un voyage du roi, car il le suivait toujours sans le voir, pour être avec ses frères et ses amis. Le duc de Coislin était d'une politesse outrée, et tellement quelquefois qu'on en était désolé. Il complimentait donc sans fin les gens chez qui il se trouvait logé dans le voyage, et le chevalier de Coislin ne sortait point d'impatience contre lui. Il se trouva une bourgeoise d'esprit, de bon maintien et jolie, chez qui on les marqua. Grandes civilités le soir, et le matin encore davantage. M. d'Orléans, qui n'était pas lors cardinal, pressait son frère de partir, le chevalier tempêtait, le duc de Coislin complimentait toujours. Le chevalier de Coislin qui connaissait son frère, et qui comptait que ce ne serait pas sitôt fait, voulut se dépiquer et se vengea bien. Quand ils eurent fait trois ou quatre lieues, le voilà à parler de la belle hôtesse et de tous les compliments, puis, se prenant à rire, il dit à la carrossée que, malgré toutes les civilités sans fin de son frère, il avait lieu de croire qu'elle n'aurait pas été longtemps fort contente de lui. Voilà le duc de Coislin en inquiétude, qui ne peut imaginer pourquoi, et qui questionne son frère: « Le voulez-vous savoir? lui dit brusquement le chevalier de Coislin; c'est que, poussé à bout de vos compliments, je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j'y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher, et la belle hôtesse ne doute pas à l'heure qu'il est que ce présent ne lui ait été laissé par vous avec toutes vos belles politesses. » Voilà les deux autres à rire de bon coeur, et le duc de Coislin en furie qui veut prendre le cheval d'un de ses gens et retourner à la couchée déceler le vilain, et se distiller en honte et en excuses. Il pleuvait fort, et ils eurent toutes les peines du monde à l'en empêcher, et bien plus encore à les raccommoder. Ils le contèrent le soir à leurs amis, et ce fut une des bonnes aventures du voyage. À qui les a connus, il n'y a peut-être rien de si plaisant.

Le bonhomme La Feuillée, lieutenant général, grand-croix de Saint-Louis et gouverneur de Dôle, etc., qu'on a vu ci-devant le mentor de Monseigneur en Flandre, mourut bientôt après dans une grande estime de probité, de valeur et de capacité à la guerre.

M. de Monaco partit dans ces temps-ci pour Rome. Il avait accepté l'ambassade étant à Monaco, d'où il était venu recevoir ses ordres et ses instructions. On a vu ci-devant qu'il avait obtenu le rang de prince étranger au mariage de son fils, en 1688, avec une fille de M. le Grand, chose à quoi ses pères n'avaient jamais pensé, et qu'il fut le dernier jour de la même année chevalier de l'ordre en son rang d'ancienneté parmi les ducs. Il prétendit que M. de Torcy avec qui il allait avoir un commerce de lettres nécessaire et continuel, lui écrivit monseigneur, comme les secrétaires d'État l'écrivent aux Lorrains et aux Bouillon, et il l'obtint tout de suite. Quand le roi en parla à Torcy, il fut bien étonné et se récria fort. Il s'appuya principalement sur ce que MM. de Rohan, dont le rang de prince étranger est antérieur à celui de Monaco, n'avaient point ce traitement des secrétaires d'État, et frappa si bien le roi par cette distinction, qu'il a constamment refusée à Mme de Soubise, qu'il l'emporta. À son tour, M. de Monaco fut bien surpris lorsque le roi lui dit que M. de Torcy lui avait allégué des raisons si fortes, qu'il n'avait pu s'empêcher de s'y rendre. M. de Monaco insista sur le dégoût et de la chose et du changement, mais le roi tint ferme et le pria de n'y plus songer. M. de Monaco outré partit brouillé avec Torcy, et l'effet de cette brouillerie se répandit sur toute son ambassade, au détriment des affaires, qui en souffrirent beaucoup.

Arrivé à Rome, il se mit à prétendre l'altesse, ce qu'aucun de ses pères n'avait imaginé. On a vu, à propos du cordon bleu donné à Vaïni, que le cardinal de Bouillon y eut la même prétention, et ne put jamais la faire réussir. Il traversa celle de M. de Monaco et n'y eut pas grande peine. Personne ne voulut tâter de cette nouveauté, et lui qui n'en voulut pas démordre passa le reste de sa vie dans une grande solitude à Rome, ce qui gâta encore beaucoup les affaires dont il était chargé, et brouillé de plus avec le cardinal de Bouillon; et voilà le fruit des chimères et de leurs concessions

Pour venir au fond de la prétention sur les secrétaires d'État, il n'est pas douteux qu'ils écrivaient monseigneur à tous les ducs. J'ai encore, par le plus grand hasard du monde, trois lettres à mon père, lors à Blaye, de M. Colbert. Par la matière, quoique peu importante, et mieux encore par les dates, on voit qu'il écrivit la première, n'étant encore que contrôleur général, mais en chef, après la disgrâce de M. Fouquet, et que, lorsqu'il écrivit les deux autres, il était contrôleur général, secrétaire d'État, ayant le département de la marine, et ministre d'État. Je ne sais comment elles se sont conservées, mais toutes trois et dedans et dessus traitent mon père de monseigneur. M. de Louvois est celui qui changea ce style, et qui persuada au roi qu'il y était intéressé, parce que ses secrétaires d'État parlaient en son nom et donnaient ses ordres. Il parlait sans contradicteur à un roi jaloux de son autorité, qui n'aimait de grandeur que la sienne, et qui ne se donnait pas le temps, ni moins encore la peine de la réflexion sur ce sophisme. M. de Louvois était craint, chacun avait besoin de lui, les ducs n'ont jamais eu coutume de se soutenir. Il écrivit monsieur à un, puis à un autre, après à un troisième; on le souffrit; après, cela fit exemple, et le monseigneur fut perdu. M. Colbert ensuite l'imita. Il n'y avait pas plus de raison de s'offenser de l'un que de l'autre. On avait aussi souvent besoin de lui que de M. de Louvois, et cela s'établit. La même raison combattit pour les deux autres secrétaires d'État qui, bien que moins accrédités, étaient secrétaires d'État comme les deux premiers, et soutenus d'eux en ce style, et la chose fut finie. M. de Turenne, alors en grande splendeur, et brouillé avec M. de Louvois, mit tout son crédit à se faire conserver le monseigneur que les secrétaires d'État lui avaient donné, et à son frère, depuis leur rang de prince étranger, obtenu par l'échange de Sedan et par la faveur du cardinal Mazarin qui se jeta entre leurs bras. Cette continuation du même style à un homme aussi principal dans l'État devint une grande distinction pour sa maison, qu'il eut grand soin d'y faire comprendre. Cette planche fit à plus forte raison le plain-pied de la maison de Lorraine. Celle de Rohan n'était alors qu'un passage, et n'osa, par conséquent, ni se parangonner aux deux autres, ni se mettre à dos des ministres aussi accrédités, et depuis n'a pu les réduire à changer leur style avec elle. La facilité avec laquelle M. de Louvois fit ce grand pas lui ouvrit une plus vaste carrière. Bientôt après il exigea tant qu'il put d'être traité de monseigneur par ceux qui lui écrivaient. Le subalterne subit aisément ce joug nouveau. Quand il y eut accoutumé le commun, il haussa peu à peu, et à la fin il le prétendit de tout ce qui n'était point titré. Une entreprise si nouvelle et si étrange causa une grande rumeur; il l'avait prévu, et y avait préparé le roi par la même adresse qui lui avait réussi à l'égard des ducs. Il se contenta d'abord de mortifier ceux qui résistèrent, et bientôt après il fit ordonner par le roi que personne non titré ne lui écrirait plus que monseigneur. Quantité de gens distingués en quittèrent le service, et ont été poursuivis dans tout ce qu'ils ont pu avoir d'affaires jusqu'à leur mort. La même chose qui était arrivée sur le monseigneur aux ducs des autres secrétaires d'État leur réussit de même à tous quatre pour se le faire donner comme M. de Louvois; et le rare est que ni lui ni les trois autres ne l'ont jamais prétendu ni eu de pas un homme de robe. Us poussèrent après jusqu'à l'inégalité de la [suscription] avec tout ce qui n'est point titré, et même avec les évêques, archevêques, excepté les pères ecclésiastiques, et tout leur a fait joug.

Une autre dispute fit en ce même temps quelque bruit. M. d'Autun, président né des états de Bourgogne, disputait depuis quelque temps à l'abbé de Cîteaux d'avoir un fauteuil dans cette assemblée. Cet honneur, selon lui, n'était dû dans le clergé qu'aux évêques et non pas à un moine, quoique chef d'un grand ordre. M. de Cîteaux, à qui cela s'adressait, alléguait la dignité de son abbaye, dont l'autorité s'étendait dans tout le monde catholique, et son ancienne possession, que M. d'Autun traitait de vieil abus. Il y eut sur cela force factums de part et d'autre. L'abbé de Cîteaux se trouvait lors une fort bonne tête et fort apparenté dans la robe; il s'appelait M. Larcher, et qui n'oublia pas de faire souvenir le chancelier Boucherat qu'il comptait deux grands-oncles paternels parmi ses prédécesseurs, chose, bien qu'élective, qui le flattait d'autant plus que sa famille, toute nouvelle, n'avait rien de mieux à se vanter. Le roi à la fin voulut juger l'affaire au conseil de dépêches. M. le Prince, gouverneur de Bourgogne, et Ferrand, intendant de la province, furent consultés; leur avis fut favorable à M. de Cîteaux, qui gagna son procès.

Le retour de Mme de Blansac à la cour, que M. de La Rochefoucauld avait obtenu tout à la fin de l'année dernière, fut d'un bon augure à une autre exilée. Mme de Saint-Géran, en femme d'esprit, comme on l'a vu ici en son temps, n'avait point voulu profiter de la liberté qui lui avait été laissée dans son éloignement de la cour. Elle s'était retirée à Rouen dans le couvent de Bellefonds, ainsi nommé des biens que la famille du maréchal de Bellefonds y a faits, et du nombre de ses soeurs et de ses parentes qui y ont été supérieures et religieuses. Mme de Saint-Géran avait passé sa jeunesse chez le maréchal de Bellefonds et chez la vieille Villars sa tante; ce fut la retraite qu'elle choisit, et d'où elle ne sortit pas une seule fois. Elle avait beaucoup d'amis à la cour, qui firent si bien valoir sa conduite, qu'elle fut rappelée, accueillie comme en triomphe, et incontinent après logée au château, et de tout mieux qu'auparavant, mais de sa part avec plus de précaution et de sagesse.

Le comte d'Auvergne, qui n'était ni d'âge ni de figure à être amoureux, l'avait été toute sa vie et l'était éperdument de Mlle de Wassenaer, lorsque sa femme mourut. Il vint aussitôt après demander permission au roi de l'épouser et de l'amener en France. La grâce était singulière, pour ne rien dire de la bienséance si fort blessée dans cette précipitation. Mlle de Wassenaer était Hollandaise, d'une maison ancienne, chose rare en ce pays-là, et fort distinguée parmi le peu de noblesse qui y est demeurée, par conséquent calviniste. Il était donc contre tous les édits et déclarations du roi, depuis la révocation de l'édit de Nantes et l'expulsion des huguenots, d'en épouser une, et contre toutes les règles que le roi s'était prescrites et qu'il avait exactement tenues, d'en souffrir la demeure en France. Le roi avait passé sa vie à être amoureux, Mme de Maintenon aussi. Le comte d'Auvergne les toucha par la similitude, et leur dévotion, par l'espérance de gagner une âme à Dieu en procurant la conversion de cette fille, ce qui ne se pouvait que par ce mariage. Il obtint donc tout ce qu'il demanda, et s'en retourna au plus vite l'épouser et la ramener en France. Elle parut à Paris et à la cour mériter l'amour d'un plus jeune cavalier, et sa vertu, sa douceur, sa conduite charmèrent encore plus que sa figure et le public et la famille même du comte d'Auvergne, jusqu'à ses enfants, avec qui elle accommoda leurs affaires et mit la paix entre eux. On verra bientôt qu'elle ne tarda pas à se convertir, mais de la meilleure foi du monde, et après s'être donné tout le temps et tout le soin d'être bien instruite et pleinement convaincue.

Une ambassade du roi de Maroc, que Saint-Olon, envoyé du roi en ce pays-là, en ramena, amusa tout Paris à aller voir ces Africains. C'était un homme de bonne mine et de beaucoup d'esprit, à ce qu'on dit, que cet ambassadeur. Le roi fut flatté de cette démarche d'un barbare, et le reçut comme il est usité pour ces ambassadeurs non européens, turcs ou moscovites, jusqu'au czar Pierre Torcy et Pontchartrain, qui furent ses commissaires, crurent en être venus à bout lorsqu'il dédit et Saint-Olon et l'interprète, et qu'il ne voulut plus de commerce avec eux, prétendant qu'ils l'avaient engagé sans qu'il leur eût rien dit qui les y pût conduire. Cela fit un assez étrange contraste, le jour même d'une conférence à Versailles où il était venu avec eux de Paris, et ne voulut jamais les remmener. Il déclara qu'il ne ferait point la paix, et on fut longtemps à le ramener et à finir avec lui un traité.

Torcy entrait dans tout sous Pomponne son beau-père, qui lui facilitait souvent de porter lui-même les dépêches au conseil. À force d'y entrer de la sorte pour des moments, le roi, content de sa conduite, lui dit enfin de s'asseoir et de demeurer. Cet instant le constitua ministre d'État. Il est impossible que le secrétaire d'État des affaires étrangères ne le soit, à moins d'être doublé par un père ou un beau-père. Toute sa fonction consiste aux dépêches étrangères et aux audiences qu'il donne aux ambassadeurs et autres ministres étrangers. Il faut donc qu'il rapporte les affaires et les dépêches au conseil, et dans ce conseil il n'entre que des ministres. Torcy avait entre trente-quatre et trente-cinq ans alors; il avait voyagé et fort utilement dans toutes les cours de l'Europe. Il était sage, instruit, extrêmement mesuré; tout applaudit à cette grâce. Il est plaisant que les plus petites charges aient toutes un serment, et que les ministres d'État n'en prêtent point, qui sur tous autres y devraient être obligés. C'est une de ces singularités dont on ne voit point de raison, puisque ceux qui ont le plus de charges sur leur tête, dont ils ont prêté serment de chacune, en prêtent encore un nouveau s'ils obtiennent une nouvelle charge. En petit, les intendants des provinces qui eu sont despotiquement les maîtres n'en prêtent point non plus, tandis que les plus petits lieutenants de roi de province, inconnus dans leurs provinces, où souvent ils n'ont jamais mis le pied, souvent encore aussi peu connus partout ailleurs, et qui en toute leur vie n'ont pas la plus légère fonction, prêtent tous serment et entre les mains du roi.

On vit en ce temps-ci, à six semaines ou deux mois de distance, deux cruels effets du jeu. Reineville, lieutenant des gardes du corps, officier général distingué à la guerre, fort bien traité du roi, et fort estimé des capitaines des gardes, disparut tout d'un coup sans avoir pu être trouvé nulle part, quelque soin qu'on prit à le chercher; c'était un homme d'esprit qui avait un maintien de sagesse qui imposait. Il aimait le jeu, il avait perdu ce qu'il ne pouvait payer; il était homme d'honneur, il ne put soutenir son infortune. Douze ou quinze ans après, il fut reconnu par hasard dans les troupes de Bavière, où il était allé se jeter pour avoir du pain et vivre inconnu. Permillac fit bien pis, car il se tua un matin dans son lit, d'un coup de pistolet dans la tête, pour avoir perdu tout ce qu'il n'avait pas ni ne pouvait avoir, ayant été gros et fidèle joueur toute sa vie. C'était un homme de beaucoup d'esprit et jusque-là de sens, que ses talents et sa distinction avaient avancé à la guerre; bien gentilhomme d'ailleurs, et fort au gré de tous les généraux, ayant toujours eu la confiance du général de l'armée, où il faisait supérieurement le détail de la cavalerie, et toujours avec la meilleure compagnie de l'armée. Il servait toujours sur le Rhin. Il avait pris de l'amitié pour moi et moi pour lui. Tout le monde le plaignit, et je le regrettai fort.

CHAPITRE XVII. §

Condamnation à Rome du livre de l'archevêque de Cambrai. — Conduite du cardinal de Bouillon. — Belle réponse du duc de Beauvilliers au roi. — Soumission illustre de l'archevêque de Cambrai. — Acceptation du jugement du pape par les assemblées d'évêques par métropoles en jugeant. — Enregistrement au parlement. — Procédé de l'archevêque de Cambrai et de l'évêque de Saint-Omer à l'assemblée provinciale. — Mort du comte de Mailly, de Thury, de Frontenac, de Racine; sa funeste distraction. — Mort du duc de La Force. — Valincour mis à l'histoire du roi en la place de Racine. — Mort de l'évêque de Luçon, Barillon. — Mariage du duc de Choiseul avec Mme Brûlart. — Mariage du roi des Romains; pourquoi la part différée. — Style de s'écrire entre l'empereur et le roi. — Traitements d'ambassadeurs de tête couronnée à l'ambassadeur du grand-duc à Vienne, nulle part ailleurs. — Naissance du prince de Piémont. — Le roi paye les dettes de Mme la Duchesse et de Monseigneur, et lui double ses mois. — Augmentation de quarante-deux mille livres d'appointements à M. de La Rochefoucauld. — Pension secrète de vingt mille livres à l'évêque de Chartres. — M. de Vendôme change l'administration de ses affaires, et va publiquement suer la vérole. — Mort de Savary, assassiné. — Mort de l'abbé de La Châtre. — Le roi fait revenir tous les prétendants de Neuchâtel. — Deux vols au roi fort étranges. — Vaïni à la cour. — Fériol ambassadeur à Constantinople. — Situation du comte de Portland. — Courte disgrâce de la comtesse de Grammont.

L'affaire de M. de Cambrai touchait à son terme et faisait plus de bruit que jamais. Ce prélat faisait tous les jours quelque nouvel ouvrage pour éclaircir et soutenir ses Maximes des saints, et y mettait tout l'esprit imaginable. Ses trois antagonistes y répondaient chacun à part; l'amertume à la fin surnagea de part et d'autre, et, à l'exception de M. de Paris qui se contint toujours dans une grande modération, M. de Cambrai et MM. de Meaux et de Chartres se traitèrent fort mal. Le roi pressait le jugement à Rome, où, fort mécontent de la conduite du cardinal de Bouillon à cet égard, il crut hâter l'affaire en donnant à Mme de Lévi le logement de M. de Cambrai à Versailles, et défendant à ce prélat de plus prendre la qualité de précepteur des enfants de France dont il lui avait déjà ôté les appointements, et le fit dire au pape et à la congrégation établie pour juger. En effet, le cardinal de Bouillon, lié comme on l'a vu ci-dessus avec M. de Cambrai, ses principaux amis, et les jésuites, quoique chargé des affaires du roi à Rome, et recevant ordres sur ordres de presser le jugement et la condamnation de M. de Cambrai, mettait tout son crédit à le différer et à éviter qu'il fût condamné. Il en reçut des reproches du roi fort durs qui ne lui firent pas changer de conduite au fond, niais qui lui firent chercher des excuses et des couleurs. Mais quand il vit enfin qu'il n'y avait plus à reculer, il ne rougit point d'être solliciteur et juge en même temps et de solliciter contre les ordres du roi, directement contraires, en faveur de M. de Cambrai, pour qui l'ambassadeur d'Espagne sollicitait aussi au nom du roi son maître. Ce ne fut pas tout: le jour du jugement il ne se contenta pas d'opiner pour M. de Cambrai de toute sa force, mais il essaya d'intimider les consulteurs. Il interrompit les cardinaux de la congrégation, il s'emporta, il cria, il en vint aux invectives, de manière que le pape, instruit de cet étrange procédé et scandalisé à l'excès, ne put s'empêcher de dire de lui: «  È un porto ferito, c'est un sanglier blessé. » Il s'enferma chez lui à jeter feu et flammes, et ne put même se contenir quand il fut obligé de reparaître. Le pape prononça la condamnation, qui fut dressée en forme de constitution, et où la cour de Rome, sûre de l'impatience du roi de la recevoir, inséra des termes de son style que la France n'admet point. Le nonce qui la reçut par un courrier la porta aussitôt au roi qui en témoigna publiquement sa joie. Le nonce parla au roi entre son lever et la messe. C'était un dimanche 22 mars. Le roi revenant de la messe trouva M. de Beauvilliers dans son cabinet pour le conseil qui allait se tenir. Des qu'il l'aperçut il fut à lui, et lui dit: « Eh bien! monsieur de Beauvilliers, qu'en direz-vous présentement? voilà M. de Cambrai condamné dans toutes les formes. — Sire, répondit le duc d'un ton respectueux mais néanmoins élevé, j'ai été ami particulier de M. de Cambrai, et je le serai toujours, mais s'il ne se soumet pas au pape, je n'aurai jamais de commerce avec lui. » Le roi demeura muet, et les spectateurs en admiration d'une générosité si ferme d'une part et d'une déclaration si nette de l'autre, mais dont la soumission ne portait que sur l'Église.

Rome, à même de faire pis, montra par la condamnation même qu'elle était plus donnée au roi qu'appesantie sur M. de Cambrai. Vingt-trois propositions du livre des Maximes des saints y furent qualifiées téméraires, dangereuses, erronées, mais in globo, et le pape excommunie ceux qui le liront ou le garderont chez eux. Monsieur, qui était venu de Paris dîner avec le roi, en sut la nouvelle en arrivant. Le roi lui en parla pendant le dîner avec une satisfaction qui s'épanchait, et encore à M. de La Rochefoucauld en allant au sermon, qui répondit fort honnêtement sur M. de Cambrai, comme ne doutant pas qu'il ne se soumit: c'était un personnage bon à faire à l'égard des gens dans cette situation dont il n'avait jamais été ami.

M. de Cambrai apprit presque en même temps son sort, dans un moment qui eût accablé un homme qui aurait eu en soi moins de ressources. Il allait monter en chaire; il ne se troubla point; il laissa le sermon qu'il avait préparé, et, sans différer un moment de prêcher, il prit son thème sur la soumission due à l'Église; il traita cette matière d'une manière forte et touchante, annonça la condamnation de son livre, rétracta son opinion qu'il y avait exposée, et conclut son sermon par un acquiescement et une soumission parfaite au jugement que le pape venait de prononcer. Deux jours après il publia un mandement fort court, par lequel il se rétracta, condamna son livre, en défendit la lecture, acquiesça et se soumit de nouveau à sa condamnation, et par les termes les plus concis, les plus nets, les plus forts s'ôta tous les moyens d'en pouvoir revenir. Une soumission si prompte, si claire, si publique, fut généralement admirée. Il ne laissa pas de se trouver des censeurs qui auraient voulu qu'il eût comme copié la constitution, et qui se firent moquer d'eux. M. de Meaux qui était à la cour reçut les compliments de tout le monde qui courut chez lui en foule. M. de Chartres était à Chartres, où il demeura, et M. de Paris montra une grande modération. Mme de Maintenon parut au comble de sa joie.

La difficulté fut après sur l'enregistrement au parlement, à cause de la forme de cette bulle et des termes qui s'y trouvaient contraires aux libertés de l'Église gallicane, libertés qui ne sont ni des nouveautés ni des concessions ou des privilèges, mais un usage constant d'attachement à l'ancienne discipline de l'Église, qui n'a point fléchi aux usurpations de la cour de Rome, et qui ne l'a point laissée empiéter comme elle a fait sur les Églises des autres nations. On prit donc un expédient pour mettre tout à couvert sans trop de retardement; ce fut une lettre du roi à tous les métropolitains de son royaume, par laquelle il leur mandait d'assembler chacun ses suffragants pour prononcer sur la condamnation que le pape venait de faire du livre des Maximes des saints de M. de Cambrai, de la constitution duquel il leur envoya en même temps un exemplaire. L'obéissance fut d'autant plus prompte que cette sorte d'assemblée par provinces ecclésiastiques sentait fort les conciles provinciaux, quoique limitée à une matière, et que l'interruption de ces sortes de conciles, dont les évêques avaient abusé en y mêlant pour leur autorité force affaires temporelles, était un de leurs plus grands regrets. Par ce tour nos évêques furent censés examiner le livre et la censure, et n'adhérer au jugement du pape que comme juges eux-mêmes de la doctrine, et jugeant avec lui. Ils en firent des procès-verbaux qu'ils envoyèrent à la cour, et de cette manière il n'y eut plus de difficulté, et le parlement enregistra la condamnation de M. de Cambrai, en conséquence de l'adhésion des évêques de France en forme de jugement.

M. de Cambrai subit ce dernier dégoût avec la même grandeur d'âme qu'il avait reçu et adhéré à sa condamnation. Il assembla ses suffragants comme les autres métropolitains, et y trouva de quoi illustrer sa patience comme il avait illustré sa soumission. Valbelle, évêque de Saint-Omer, Provençal ardent à la fortune, n'eut pas honte, comptant plaire, d'ajouter douleur à la douleur. Il proposa dans l'assemblée qu'il n'y suffisait pas de condamner le livre des Maximes des saints, si on n'y condamnait pas en même temps tous les ouvrages que M. de Cambrai avait faits pour le soutenir. L'archevêque répondit modestement qu'il adhérait de tout son coeur à la condamnation de son livre des Maximes des saints, et qu'il n'avait pas attendu, comme on le savait, cette assemblée pour donner des marques publiques de son entière soumission au jugement qui avait été rendu, mais qu'il croyait aussi qu'il ne devait pas l'étendre à ce qui n'était point jugé; que le pape était demeuré dans le silence sur tous les écrits faits pour soutenir le livre condamné; qu'il croyait devoir se conformer entièrement au jugement du pape en condamnant comme lui le livre qu'il avait condamné, et demeurant comme lui dans le silence sur tous les autres écrits à l'égard desquels il y était demeuré. Il n'y avait rien de si sage, de si modéré, ni de plus conforme à la raison, à la justice et à la vérité que cette réponse. Elle ne satisfit point M. de Saint-Omer, qui voulait se distinguer et faire parler de lui. Il prit feu, et insista par de longs et violents raisonnements que M. de Cambrai écouta paisiblement sans rien dire. Quand le Provençal fut épuisé, M. de Cambrai dit qu'il n'avait rien à ajouter à la première réponse qu'il avait faite à la proposition de M. de Saint-Omer, ainsi que c'était aux deux autres prélats à décider, à l'avis desquels il déclarait par avance qu'il s'en rapporterait sans répliquer. MM. d'Arras et de Tournai se hâtèrent d'opiner pour l'avis de M. de Cambrai, et imposèrent avec indignation à M. de Saint-Omer, qui ne cessa de murmurer et de menacer entre ses dents. Il se trouva fort loin de son compte. Le gros du monde s'éleva contre lui; la cour même le blâma, et quand il y reparut, il n'y trouva que de la froideur parmi ceux même qu'il regardait comme ses amis, et qui ne l'étaient ni de M. de Cambrai ni des siens.

Il mourut en ce même temps un des hommes de la cour qui avait le nez le plus tourné à une grande fortune; ce fut le comte de Mailly. Il était fils du vieux Mailly et de la Bécasse, qu'on appelait ainsi à cause de son long nez, qui était devenue seule héritière de la riche branche de Montcavrel de la maison de Montchi, dont les Hocquincourt faisaient une autre branche. Le père et la mère, quoique gens de qualité et de beaucoup d'esprit tous deux, n'ont guère été connus que par le nombre de procès qu'ils ont su gagner, la belle maison vis-à-vis le pont Royal qu'ils ont bâtie, et les grands biens qu'ils ont amassés et acquis, étant nés l'un et l'autre fort pauvres. Le maréchal de Nesle, leur aîné, était mort maréchal de camp de ses blessures au siège de Philippsbourg, en 1688, et n'avait laissé qu'un fils et une fille de la dernière de l'illustre maison de Coligny, belle comme le jour, qu'il avait épousée malgré père et mère, et le comte de Mailly, dont il s'agit ici, leur quatrième fils. On a vu comme Mme de Maintenon en fit le mariage avec Mlle de Saint-Hermine, fille d'un de ses cousins germains, lorsque j'ai parlé du mariage de Mme la duchesse de Chartres dont elle fut dame d'atours, et ensuite de Mme la duchesse de Bourgogne. Mailly était un homme bien fait, d'un visage agréable mais audacieux, comme était son esprit et sa conduite. Il avait été élevé auprès de Monseigneur et c'était celui pour qui ce prince avait témoigné et depuis conservé la plus constante affection, et la plus marquée. C'était même à qui l'aurait de son côté de M. le prince de Conti et de M. de Vendôme. Beaucoup d'esprit, de grâces, un grand air du monde, de la valeur, une ambition démesurée qui l'aurait mené bien loin, et à laquelle il aurait tout sacrifié. Il avait trouvé le moyen à son âge de plaire au roi, et Mme de Maintenon le regardait comme son véritable neveu. Rien moins avec tout cela que bas avec personne; les ministres et les généraux d'armée le comptaient. Mais pour ne s'y pas méprendre il fallait s'attendre qu'il tournerait toujours à la faveur et à tout ce qui pouvait le conduire. Il avait été de fort bonne heure menin de Monseigneur, et mestre de camp général des dragons, qu'il vendit au duc de Guiche dès qu'il fut maréchal de camp. Il avait neuf mille livres de pension personnelle, et sa femme douze mille, outre leurs emplois. Il était frère de l'archevêque d'Arles et de l'évêque de Lavaur. Nous avions dîné chez M. le maréchal de Lorges à un grand repas qu'il donnait à milord Jersey, parce que l'intérêt de milord Feversham, son frère, lui faisait cultiver les ambassadeurs d'Angleterre.

Mailly est extrêmement de mes amis; après dîner, nous retournâmes ensemble à Versailles. Mon carrosse rompit entre Sèvres et Chaville, à ne pouvoir être raccommodé de longtemps; nous primes le parti d'achever le voyage à pied, mais il lui prit une subite fantaisie de retourner à Paris, quoi que je pusse faire pour l'en détourner. Il prit par les bois de Meudon pour n'être point vu, et pour arriver dans le quartier des Incurables, où logeait une créature qu'il entretenait; moi, je gagnai Versailles par Montreuil, pour n'être pas aussi rencontré. Je ne sais si cette traite à pied lui aigrit l'humeur de la goutte qu'il avait quelquefois, mais dans la nuit il fut pris auprès de sa demoiselle, si vivement et si subitement, par la gorge, qu'elle crut qu'il allait étouffer. Il ne dura que deux fois vingt-quatre heures sans avoir pu être transporté; sa femme y était accourue. Mme de Maintenon, dès qu'elle la sut veuve, alla elle-même à Paris la chercher, et la ramena dans son carrosse extrêmement affligée. Elle eut pour ses enfants les neuf mille livres de pension qu'avait son mari, et sur l'exemple de Mme de Béthune, dame d'atours de la reine, elle servit au bout de ses six semaines. Il fut peu regretté de la cour, et même dans le monde, mais la perte fut grande pour sa maison.

Thury, frère cadet de M. de Beuvron, mourut aussi. On le voyait assez souvent à la cour; c'était un homme fort appliqué à ses affaires; ni lui ni son frère n'avaient guère servi. Il était resté un vieux conte d'eux, du temps qu'ils étaient à l'armée. Ils se promenaient à la tête du camp, il tomba une pluie assez douce après une grande sécheresse. « Mon frère, s'écria l'un, que de foin ! — Mon frère, que d'avoine! » répondit l'autre. On le leur a souvent reproché.

On eut nouvelles de la mort du comte de Frontenac à Québec, où il était, pour la seconde fois, gouverneur général, depuis près de dix ans. Il avait tellement gagné la confiance des sauvages, la première fois qu'il eut cet emploi, qu'on fut obligé de le prier d'y retourner. Il y fit toujours parfaitement bien, et ce fut une perte. Le frère de Callières commandait sous lui, et lui succéda. M. de Frontenac s'appelait Buade; son grand-père avait été gouverneur de Saint-Germain, premier maître d'hôtel du roi, et chevalier de l'ordre en 1619. Celui-ci était fils d'une Phélypeaux, nièce et fille de deux secrétaires d'État, et il était frère de Mme de Saint-Luc, dont le mari était chevalier de l'ordre et lieutenant général de Guyenne, fils du maréchal de Saint-Luc, et père du dernier Saint-Luc, mari d'une Pompadour, soeur de Mme d'Hautefort. C'était un homme de beaucoup d'esprit, fort du monde, et parfaitement ruiné. Sa femme, qui n'était rien, et dont le père s'appelait Lagrange-Trianon, avait été belle et galante, extrêmement du grand monde, et du plus recherché. Elle et son amie, Mlle d'Outrelaise, qui ont passé leur vie logées ensemble à l'Arsenal, étaient des personnes dont il fallait avoir l'approbation; on les appelait les Divines. J'en ai dit quelque chose à propos du nom d'Orondat du vieux Villars. Un si aimable homme et une femme si merveilleuse ne duraient pas aisément ensemble; ainsi, le mari n'eut pas de peine à se résoudre d'aller vivre et mourir à Québec, plutôt que mourir de faim ici, en mortel auprès d'une Divine.

Presque en même temps, on perdit le célèbre Racine, si connu par ses belles pièces de théâtre. Personne n'avait plus de fonds d'esprit, ni plus agréablement tourné; rien du poète dans son commerce, et tout de l'honnête homme, de l'homme modeste, et sur la fin, de l'homme de bien. Il avait les amis les plus illustres à la cour, aussi bien que parmi les gens de lettres: c'est à eux à qui je laisse d'en parler mieux que je ne pourrais faire. Il fit, pour l'amusement du roi et de Mme de Maintenon, et pour exercer les demoiselles de Saint-Cyr, deux chefs-d'oeuvre en pièces de théâtre: Esther et Athalie, d'autant plus difficiles qu'il n'y a point d'amour, et que ce sont des tragédies saintes, où la vérité de l'histoire est d'autant plus conservée que le respect dû à l'Écriture sainte n'y pourrait souffrir d'altération. La comtesse d'Ayen et Mme de Caylus sur toutes excellèrent à les jouer, devant le roi et le triage le plus étroit et le plus privilégié chez Mme de Maintenon. À Saint-Cyr, toute la cour y fut plusieurs fois admise, mais avec choix. Racine fut chargé de l'histoire du roi, conjointement avec Despréaux, son ami. Cet emploi, ces pièces, dont je viens de parler, ses amis lui acquirent des privances. Il arrivait même quelquefois que le roi n'avait point de ministres chez Mme de Maintenon, comme les vendredis, surtout quand le mauvais temps de l'hiver y rendait les séances fort longues; ils envoyaient chercher Racine pour les amuser. Malheureusement pour lui, il était sujet à des distractions fort grandes.

Il arriva qu'un soir qu'il était entre le roi et Mme de Maintenon, chez elle, la conversation tomba sur les théâtres de Paris. Après avoir épuisé l'opéra, on tomba sur la comédie. Le roi s'informa des pièces et des acteurs, et demanda à Racine pourquoi, à ce qu'il entendait dire, la comédie était si fort tombée de ce qu'il l'avait vue autrefois, Racine lui en donna plusieurs raisons, et conclut par celle qui, à son avis, y avait le plus de part, qui était que, faute d'auteurs et de bonnes pièces nouvelles, les comédiens en donnaient d'anciennes, et entre autres ces pièces de Scarron, qui ne valaient rien et qui rebutaient tout le monde. À ce mot, la pauvre veuve rougit, non pas de la réputation du cul-de-jatte attaquée, mais d'entendre prononcer son nom, et devant le successeur. Le roi s'embarrassa, le silence qui se fit tout d'un coup réveilla le malheureux Racine, qui sentit le puits dans lequel sa funeste distraction le venait de précipiter. Il demeura le plus confondu des trois, sans plus oser lever les yeux ni ouvrir la bouche. Ce silence ne laissa pas de durer plus que quelques moments, tant la surprise fut dure et profonde. La fin fut que le roi renvoya Racine, disant qu'il allait travailler. Il sortit éperdu et gagna comme il put la chambre de Cavoye. C'était son ami, il lui conta sa sottise. Elle fut telle, qu'il n'y avait point à la pouvoir raccommoder. Oncques depuis, le roi ni Mme de Maintenon ne parlèrent à Racine, ni même le regardèrent. Il en conçut un si profond chagrin, qu'il en tomba en langueur, et ne vécut pas deux ans depuis. Il les mit bien à profit pour son salut. Il se fit enterrer à Port-Royal des Champs, avec les illustres habitants duquel il avait eu des liaisons dès sa jeunesse, que sa vie poétique avait même peu interrompues, quoiqu'elle fût bien éloignée de leur approbation. Le chevalier de Coislin s'y était fait porter aussi, auprès de son célèbre oncle, M. de Pontchâteau. On ne saurait croire combien le roi fut piqué de ces deux sépultures.

Le duc de La Force, qui mourut dans ce même temps, ne fit pas tant de vide et de regrets, nonobstant sa naissance et sa dignité. C'était un très bon et honnête homme, et rien de plus, qui à force d'exils, de prisons, d'enlèvements de ses enfants, et de tous les tourments dont on s'était pu aviser, s'était fait catholique. Le roi eut soin de le bien faire assister, pour qu'il mourût tel. Sa femme, enfin, avait eu permission de se retirer en Angleterre, et d'y jouir de son bien. Elle y fut en estime et en considération, et y eut le rang de duchesse.

Peu après la mort de Racine, Valincour fut choisi pour travailler à l'histoire du roi en sa place, avec Despréaux. Je ne sais quelle connaissance il avait eue auprès de Mme de Montespan. Ce fut par elle qu'il fut mis auprès de M. le comte de Toulouse, dès sa première jeunesse reconnue, et bientôt après fut secrétaire général de la marine. C'était un homme d'infiniment d'esprit, et qui savait extraordinairement; d'ailleurs un répertoire d'anecdotes de cour où il avait passé sa vie dans l'intrinsèque, et parmi la compagnie la plus illustre et la plus choisie, solidement vertueux et modeste, toujours dans sa place, et jamais gâté par les confiances les plus importantes et les plus flatteuses. D'ailleurs très difficile à se montrer, hors avec ses amis particuliers, et peu à peu très longtemps devenu grand homme de bien. C'était un homme doux, gai, salé, sans vouloir l'être, et qui répandait naturellement les grâces dans la conversation, très sûr et extrêmement aimable, qui avait su conserver la confiance du roi, être considéré de Mme de Maintenon, et ne lui être point suspect, en demeurant publiquement attaché à Mme de Montespan jusqu'à sa mort, et à tous les siens après elle. M. le comte de Toulouse avait aussi toute confiance en lui, quoique parfaitement brouillé avec M. d'O et sans nul commerce ensemble. On ne l'en estimait pas moins, quoique lui-même estimât fort peu ce gouverneur de la personne et de la maison de son maître.

Un saint et savant évêque finit aussi ses jours, Barillon, évêque de Luçon, frère de Barillon, longtemps ambassadeur en Angleterre, et de Morangis, tous deux conseillers d'État. C'était un homme qui ne sortait presque jamais de son diocèse, où il menait une vie tout à fait apostolique. Il était fort estimé et dans la première considération dans le monde et parmi ses confrères, ami intime de M. de la Trappe, et ami aussi de mon père, ainsi que ses frères. Il vint trop tard à Paris se faire tailler, et en mourut de la manière la plus sainte, la plus édifiante, et qui répondit le mieux à toute sa vie.

Le duc de Choiseul, las de sa misère, épousa une sœur de l'ancien évêque de Troyes, et de la maréchale de Clérembault, fille de Chavigny, secrétaire d'État. Elle était veuve de Brûlart, premier président du parlement de Dijon, et fort riche, dont elle n'avait qu'une fille. Quoique vieille, elle voulut tâter de la cour et du tabouret; elle en trouva un à acheter, et le prit.

Malgré la paix, l'empereur gardait peu de bienséances: il fut plus de trois mois sans donner part au roi du mariage du roi des Romains, son fils, avec la seconde fille de la duchesse d'Hanovre qui avait été ici longtemps, et que j'ai rapporté ci-dessus en être sortie de dépit de son aventure avec Mme de Bouillon. Elles étaient à Modène, où l'aînée avait épousé le duc de Modène qui avait quitté le chapeau qu'il avait porté longtemps, pour succéder à son frère, mort sans enfants, et se marier. Le prince de Salm, grand maître de la maison du roi des Romains, dont il avait été gouverneur, et en grand crédit auprès de lui et dans la cour de l'empereur, fit ce mariage. Il était veuf de la soeur de Mme la Princesse et de la duchesse d'Hanovre, et compta avec raison faire un grand coup pour lui que de faire sa nièce reine des Romains. L'empereur les fit venir de Modène, et fit célébrer ce mariage dans le mois de janvier. Ce fut par un simple courrier qu'il en donna enfin part, chargé d'une lettre en italien de sa main pour le roi. Il n'avait aucun ministre ici. La morgue impériale est telle qu'elle refuse encore la Majesté au roi, dans les lettres qu'on appelle de chancellerie, c'est-à-dire qui commencent par les titres très haut, etc., et sont contresignées. La morgue française n'en veut point recevoir sans Majesté, de sorte que ces sortes de lettres sont bannies entre eux, et qu'ils s'écrivent toujours l'un à l'autre de leur main, avec la Majesté réciproque, et une égalité en tout parfaite. Le roi y avait Villars, avec caractère d'envoyé. La préséance de la France sur l'Espagne ne permettait pas d'avoir un ambassadeur à Vienne, que cette cour eût fait précéder tant qu'elle aurait pu par celui d'Espagne, pour la dignité de la maison d'Autriche.

Villars avait reçu une incivilité très forte dans l'appartement de l'empereur, du prince de Lichtenstein, sur ce qu'il ne voyait point l'archiduc, que les ministres du roi ne visitaient point, à cause de quelque embarras de cérémonial. Villars prétendit une réparation authentique, se retira de la cour, et dépêcha un courrier. Le nonce de Vienne et les autres ministres étrangers s'en mêlèrent inutilement; Villars eut ordre de s'en revenir sans prendre congé, si la réparation ne lui était point faite. On la différa tant, que Villars résolut de partir: sur le point qu'il allait monter en voiture, on le pria de rester, et on l'assura de la satisfaction, et en effet, deux jours après, elle fut achevée d'être concertée, et sur-le-champ exécutée par les excuses que le prince de Lichtenstein lui alla faire chez lui. Ce fut apparemment ce petit démêlé qui retarda tant la part du mariage du roi des Romains, car l'un et l'autre se fit tout de suite, et fort peu après l'embarras du cérémonial chez l'archiduc, à la satisfaction du roi, qui ordonna à Villars d'aller chez lui. L'empereur donna une grande distinction au grand-duc; ce fut le traitement d'ambassadeurs de tête couronnée aux siens qui ne l'avaient dans aucune cour. M. de Savoie fut outré de cette égalité avec lui; je ne sais si ce fut pour le mortifier, ou pour l'argent de Florence. La naissance d'un prince de Piémont l'en consola bientôt après: dans le moment, un lieutenant des gardes partit pour en porter la nouvelle à Monsieur. Dès qu'il fut arrivé, l'ambassadeur de Savoie le vint dire au roi, et entra dans son cabinet, où il était enfermé en attendant le marquis de Rover, que M. de Savoie [avait] envoyé exprès au roi qui reçut très bien l'ambassadeur, et l'envoya à Saint-Cyr trouver Mme la duchesse de Bourgogne qui y était. Elle fut si sensible à cette nouvelle, qu'elle en pleura de joie.

Le roi, qui venait de payer les dettes de Mme la Duchesse qui étaient fortes du jeu, et aux marchands, paya aussi celles de Monseigneur, qui allaient à cinquante mille livres, se chargea de payer ses bâtiments de Meudon, et au lieu de quinze cents pistoles qu'il avait par mois, le mit à cinquante mille écus. Pontchartrain, en habile homme, fit sa cour de cette affaire-là à ce prince à qui il en porta la nouvelle, sans qu'il eût rien demandé ni parlé au contrôleur général, lequel s'acquit par là Monseigneur pour toujours. Il avait toujours eu grand soin d'aller au-devant de tout ce qui pouvait lui plaire, et il combla par ce présent un fils accoutumé à trembler devant son père, et que le père n'avait pas envie d'en désaccoutumer. M. de La Rochefoucauld, toujours nécessiteux et piteux, au milieu des richesses et en proie à ses valets, obtint, sa vie durant seulement, quarante-deux mille livres de rente d'augmentation d'appointements sur sa charge de grand veneur, quoiqu'on ait vu, il n'y a pas longtemps, ici, que le roi lui avait payé ses dettes. Il donna aussi, mais avec un grand secret, et qui a toujours duré, vingt mille livres de pension à M. de Chartres. Ses voyages et ses ouvrages lui dépensaient beaucoup; il craignit de n'y pouvoir suffire et de laisser des dettes qui ne se pourraient payer; il demanda une abbaye. Il tenait par la confiance du mariage du roi, dont le roi avait trouvé bon que Mme de Maintenon lui fit la confidence, et il était sur le pied de leur en parler et de leur en écrire à l'un et à l'autre. Le roi ne voulut point lui donner d'abbaye; il en avait déjà une, il trouva que cela ferait un contraste désagréable avec M. de Cambrai qui avait rendu la sienne lorsqu'il fut archevêque; et pour éviter le qu'en-dira-t-on, au lieu d'abbaye, il lui fit cette pension, qui lui était payée par mois.

M. de Vendôme songea aussi enfin à ses affaires et à sa santé. Il était extrêmement riche et n'avait jamais un écu pour quoi qu'il voulût faire. Le grand prieur son frère s'était emparé de sa confiance avec un abbé de Chaulieu, homme de fort peu, mais de beaucoup d'esprit, de quelques lettres, et de force audace, qui l'avait introduit dans le monde sous l'ombre de MM. de Vendôme, des parties desquels il s'ennoblissait. On avait souvent et inutilement parlé à M. de Vendôme sur le misérable état où sa confiance le réduisait. Le roi lui en avait dit son avis, et l'avait pressé de penser à sa santé que ses débauches avaient mise en fort mauvais état. À la fin il en profita, il pria Chemerault qui lui était fort attaché de dire au grand prieur de sa part qu'il le priait de ne se plus mêler de ses affaires, et à l'abbé de Chaulieu de cesser d'en prendre soin. Ce fut un compliment amer au grand prieur qui faisait siens les revenus de son frère, et en donnait quelque chose à l'abbé de Chaulieu. Jamais il ne le pardonna sincèrement à son frère, et ce fut l'époque, quoique sourde, de la cessation de leur identité, car leur union se pouvait appeler telle. L'abbé de Chaulieu eut une pension de six mille livres de M. de Vendôme, et eut la misère de la recevoir. Crosat, un des plus riches hommes de Paris, à toutes sortes de métiers, se mit à la tête des affaires de M. de Vendôme, après quoi il prit publiquement congé du roi, de Monseigneur, des princesses et de tout le monde, pour s'en aller se mettre entre les mains des chirurgiens qui l'avaient déjà manqué une fois. C'est le premier et unique exemple d'une impudence pareille. Ce fut aussi l'époque qui lui fit perdre terre. Le roi lui dit qu'il était ravi qu'il eût enfin pourvu à ses affaires, et qu'il eût pris le parti de pourvoir aussi à sa santé, et qu'il souhaitait que ce fût avec un tel succès qu'on le pût embrasser au retour en sûreté. Il est vrai qu'une race de bâtards pouvait en ce genre-là prétendre quelque privilège, mais d'aller en triomphe où jamais on ne fut qu'en cachant sa honte sous les replis les plus mystérieux, épouvanta et indigna tout à la fois, et montra tout ce que pouvait une naissance illégitime sur un roi si dévot, si sérieux et en tout genre si esclave de toutes les bienséances. Au lieu d'Anet il fut à Clichy chez Crosat pour être plus à portée de tous les secours de Paris. Il fut près de trois mois entre les mains des plus habiles, qui y échouèrent. Il revint à la cour avec la moitié de son nez ordinaire, ses dents tombées et une physionomie entièrement changée, et qui tirait sur le niais; le roi en fut si frappé qu'il recommanda aux courtisans de n'en pas faire semblant de peur d'affliger M. de Vendôme. C'était assurément y prendre un grand intérêt. Comme il était parti pour cette expédition médicale en triomphe, il en revint aussi triomphant par la réception du roi, dont l'exemple gagna toute la cour. Cela et le grand remède qui lui avait affaibli la tête la lui tourna tout à fait, et depuis cette époque ce ne fut plus le même homme. Le miroir cependant ne le contentait pas, il ne parut que quelques jours et s'en alla à Anet voir si le nez et les dents lui reviendraient avec les cheveux.

Deux aventures étranges effrayèrent et firent faire bien des réflexions: Savary fut trouvé assassiné dans sa maison à Paris. Il n'avait qu'un valet et une servante qui furent trouvés en même temps assassinés, tous trois tout habillés et en différents endroits de la maison, sans la moindre chose volée. L'apparence fut que ce crime fut commis de jour, et que ce fut une vengeance par des écrits qui se sont trouvés chez lui. C'était un bourgeois de Paris dont le frère venait de mourir évêque de Séez, à qui Daquin succéda. Il était à son aise, bien nippé, sans emploi, et vivait en épicurien. Il avait beaucoup d'amis, et quelques-uns de la plus haute volée. Il recevait chez lui des parties de toute espèce de plaisirs, mais choisies et resserrées, et la politique n'en était pas bannie quand on en voulait traiter. On n'a jamais su la cause de cet assassinat, mais on en trouva assez pour n'oser approfondir, et l'affaire en demeura là. On ne douta guère qu'un très vilain petit homme ne l'eût fat faire, mais d'un sang si supérieurement respecté, que toute formalité tomba dans la frayeur de le trouver au bout, et qu'après le premier bruit tout le monde cessa d'oser parler de cette tragique histoire.

L'autre aventure n'imposa aucun silence. On a vu ci-devant celle de l'abbé de Caudelet sur l'évêché de Poitiers, et que l'abbé de La Châtre demeura convaincu d'être l'auteur de la calomnie, et de l'avoir fait réussir. Allant de Saint-Léger à Pontchartrain avec Garsault, qui avait le haras du roi à Saint-Léger, la calèche légère et découverte dans laquelle ils étaient tous deux fut emportée par les chevaux. La frayeur les fit jeter dehors, l'abbé se brisa contre des pierres, et les roues lui passèrent sur le corps. Il vécut encore vingt-quatre heures, et mourut sans avoir eu un instant de connaissance. Garsault, extrêmement blessé, recouvra la sienne pour en faire un bon usage pendant deux mois qu'il fut en proie aux chirurgiens, au bout desquels il mourut aussi.

L'affaire de M. le prince de Conti allait mal à Neuchâtel, où il était logé dans la ville sans aucune considération. Les ducs de Lesdiguières et de Villeroy y logeaient de même. Mme de Nemours était dans le château dans toute la splendeur de souveraine reconnue, et toute l'autorité dont elle faisait sentir l'éclat et le poids à un Bourbon avec toute la volupté du dépit et de la vengeance. Le canton de Berne avait voulu lui prêter main-forte comme allié de Neuchâtel, et Puysieux, ambassadeur en Suisse, n'avait pu en arrêter de fortes démonstrations. Le roi sentit toute l'indécence du séjour du prince de Conti en un lieu si éloigné des moindres égards pour lui. Il lui fit donc mander de revenir, et il donna le même ordre aux ducs de Lesdiguières et de Villeroy, à Matignon et à Mme de Nemours elle-même, qui se fit un peu tirer l'oreille pour obéir. Elle en fit des plaintes amères à MM. de Neuchâtel et aux Suisses, qui ne s'en unirent que plus fortement à elle, et s'en aliénèrent de plus en plus des intérêts de M. le prince de Conti. Il arriva à Paris et les autres prétendants longtemps devant elle. Elle fit allant et revenant tout ce grand voyage dans sa chaise à porteurs, avec force carrosses et grands équipages, et un chariot derrière elle rempli de seize porteurs pour en relayer. Il y avait en cette voiture plus d'air de singularité et de grandeur que de raison d'âge ou d'incommodité. Elle allait de même de Paris à Versailles, et ses officiers lui donnaient à dîner à Sèvres. Le roi qui craignait la force de sa part la reçut honnêtement, et l'assura toujours qu'il ne prendrait point de parti entre ses sujets, et dans la vérité il ne fit rien dans tout le cours de cette affaire en faveur de M. le prince de Conti que ce qu'il ne put éviter par pure bienséance. L'acquisition de Neuchâtel ne l'éloignait pas de France pour toujours comme la couronne de Pologne, aussi en eut-il bien plus d'envie, et le roi infiniment moins.

On lui fit à la grande écurie, à Versailles, un vol bien hardi la nuit du 3 au 4 juin. Le roi étant à Versailles, toutes les housses et les caparaçons furent emportés; il y en eut pour plus de cinquante mille écus; les mesures furent si bien prises que qui que ce soit ne s'en aperçut dans une maison si habitée, et que dans une nuit si courte tout fut emporté sans que jamais on ait pu en avoir de nouvelles. M. le Grand entra en furie et tous ses subalternes aussi. On dépêcha sur tous les chemins, on fouilla Paris et Versailles, et le tout inutilement. Cela me fait souvenir d'un autre vol qui eut quelque chose de bien plus étrange, et qui arriva fort peu avant la date du commencement de ces Mémoires. Le grand appartement, c'est-à-dire depuis la galerie jusqu'à la tribune, était meublé de velours cramoisi avec des crépines et des franges d'or. Un beau matin elles se trouvèrent toutes coupées. Cela parut un prodige dans un lieu si passant tout le jour, si fermé la nuit et si gardé à toutes heures. Bontems, au désespoir, fit et fit faire toutes les perquisitions qu'il put, et toutes sans aucun succès. Cinq ou six jours après, j'étais au souper du roi, il n'y avait que Daquin, premier médecin du roi, entre le roi et moi, et personne entre moi et la table. Vers l'entremets, j'aperçus je ne sais quoi de fort gros et comme noir en l'air sur la table, que je n'eus le temps de discerner ni de montrer par la rapidité dont ce gros tomba sur le bout de la table, devant l'endroit du couvert de Monsieur et de Madame qui étaient à Paris, et qui se mettaient toujours au bout de la table à la gauche du roi, le dos aux fenêtres qui donnent sur la grande cour. Le bruit que cela fit en tombant, et la pesanteur de la chose pensa l'enfoncer, et fit bondir les plats, mais sans en renverser aucun, et de hasard cela tomba sur la nappe et point dans des plats. Le roi, au coup que cela fit, tourna la tête à demi, et sans s'émouvoir en aucune sorte: « Je pense, dit-il, que ce sont mes franges. » C'en était en effet un paquet plus large qu'un chapeau de prêtre avec ses bords tout plats, et haut en manière de pyramide mal faite d'environ deux pieds. Cela était parti de loin derrière moi vers la porte mitoyenne des deux antichambres, et un frangeon détaché en l'air était tombé sur le haut de la perruque du roi, que Livry qui était à sa gauche aperçut et ôta. Il s'approcha du bout de la table, et vit en effet que c'étaient les franges tortillées en paquet, et tout le monde les vit comme lui. Cela fit un moment de murmure. Livry, voulant ôter ce paquet, y trouva un billet attaché; il le prit et laissa le paquet. Le roi tendit la main et dit : « Voyons. » Livry avec raison ne voulut pas; et, se retirant en arrière, le lut tout bas, et par derrière le roi le donna à Daquin avec qui je le lus entre ses mains. Il y avait dedans, d'une écriture contrefaite et longue comme de femme, ces propres mots: « Reprends tes franges, Bontems, la peine en passe le plaisir, mes baisemains au roi. » Il était roulé et point fermé; le roi le voulut encore prendre des mains de Daquin qui se recula, le sentit, le frotta, tourna et retourna, puis le montra au roi sans le lui laisser toucher. Le roi lui dit de le lire tout haut quoique lui-même le lût en même temps. « Voilà, dit le roi, qui est bien insolent; » mais d'un ton tout uni et comme historique. Il dit après qu'on ôtât ce paquet. Livry le trouva si pesant qu'à peine le put-il lever de dessus la table, et le donna à un garçon bleu qui vint se présenter. De ce moment le roi n'en parla plus, et personne n'osa plus en rien dire, au moins tout haut, et le reste du souper se passa tout comme chose non avenue.

Outre l'excès de l'impudence et de l'insolence, c'est un excès de péril qui ne se peut comprendre. Comment lancer de si loin un paquet de cette pesanteur et de ce volume, sans être environné de complices, et au milieu d'une foule telle qu'elle était toujours au souper du roi, où à peine pouvait-on passer dans ces derrières? Comment, malgré ce cercle de complices, le grand mouvement des bras pour une vibration aussi forte put-il échapper à tant d'yeux ? Le duc de Gesvres était en année. Ni lui ni personne ne s'avisa de faire fermer les portes, que du temps après que le roi fut sorti de table. On peut juger si les coupables étaient demeurés là, ayant eu plus de trois quarts d'heure toutes les issues libres pour se retirer. Les portes fermées il ne se trouva qu'un seul homme que personne ne connut et qu'on arrêta. Il se dit gentilhomme de Saintonge, et connu du duc d'Uzès, gouverneur de la province. Il était à Versailles, on l'envoya prier de venir. Il allait se coucher. Il vint aussitôt, reconnut ce gentilhomme, en répondit, et sur ce témoignage on le laissa avec des excuses. Jamais depuis on n'a pu rien découvrir de ce vol, ni de la singulière hardiesse de sa restitution.

Vaïni, qui avec la permission du roi s'était paré du cordon bleu à Rome, vint le recevoir de sa main le jour de la Pentecôte. Il fut fort bien reçu. Après le lui avoir donné, le roi ne voulut pas avoir l'air du repentir. Les courtisans, qui aiment la nouveauté, et les amis surtout du cardinal de Bouillon qui le leur avait fort recommandé, lui firent beaucoup d'accueil. Il fut toujours en bonne compagnie. Il passa trois mois à la cour ou à Paris. Le roi lui fit présent lui-même d'une belle croix de diamants, et l'avertit de prendre garde qu'on ne la lui coupât. Il s'en retourna en Italie, charmé de tout ce qu'il avait vu, et de la bonne réception qu'il avait reçue. En ce même temps, Fériol s'en alla relever Châteauneuf, notre ambassadeur à Constantinople, en la même qualité.

On sut que Portland n'avait pas eu tort à Paris d'être en peine de la faveur naissante de Keppel, Hollandais comme lui, mais jeune, hardi et bien fait, que le roi d'Angleterre avait fait comte d'Albemarle. La jalousie éclata à son retour, et la froideur se mit entre lui et son maître. Il remit toutes, ses charges et ses emplois, passa en Hollande, et dit au roi d'Angleterre que ce serait en ce pays-là où il se réservait à lui faire sa cour. Peu après le roi d'Angleterre y passa aussi, comme il faisait toutes les années. Il s'y rapprocha de son ancien favori, le remmena avec lui en Angleterre, où il continua d'être chargé comme devant des principales affaires. Mais il ne reprit point ses charges ni sa faveur première, et Albemarle demeura affermi dans la sienne.

Le roi, qui passait toujours à Versailles l'octave du Saint-Sacrement, à cause des deux processions et des saluts, allait aussi toujours à Marly après le salut de l'octave. Il découvrit cette année que la comtesse de Grammont avait été passer quelques jours de cette octave à Port-Royal des Champs, où elle avait été élevée, et pour lequel elle avait conservé beaucoup d'attachement. C'était un crime qui pour tout autre aurait été irrémissible; mais le roi avait personnellement pour elle une vraie considération et une amitié qui déplaisait fort à Mme de Maintenon, mais qu'elle n'avait jamais pu rompre, et qu'elle souffrait parce qu'elle ne pouvait faire autrement. Elle ne laissait pas de lui montrer souvent sa jalousie par des traits d'humeur quoique mesurés, et la comtesse qui était fort haute, et en avait tout l'air et le maintien avec une grande mine, des restes de beauté, et plus d'esprit et de grâce qu'aucune femme de la cour, ne se donnait pas la peine de les ramasser, et montrait de son côté à Mme de Maintenon, par son peu d'empressement pour elle, qu'elle ne lui rendait le peu qu'elle faisait que par respect pour le goût du roi. Ce voyage donc que Mme de Maintenon tâcha de mettre à profit ne mit la comtesse qu'en pénitence, non en disgrâce. Elle qui était toujours de tous les voyages de Marly, et partout où le roi allait, n'en fut point celui-ci. Ce fut une nouvelle. Elle en rit tout bas avec ses amis. Mais d'ailleurs elle garda le silence et s'en alla à Paris. Deux jours après elle écrivit au roi par son mari qui avait liberté d'aller à Marly, mais elle n'écrivit ni ne fit rien dire à Mme de Maintenon. Le roi dit au comte de Grammont qui cherchait à justifier sa femme, qu'elle n'avait pu ignorer ce qu'il pensait d'une maison toute janséniste qui est une secte qu'il avait en horreur. Fort peu après le retour à Versailles, la comtesse de Grammont y arriva, et vit le roi en particulier chez Mme de Maintenon. Il la gronda, elle promit qu'elle n'irait plus à Port-Royal, sans toutefois l'abjurer le moins du monde; ils se raccommodèrent, et au grand déplaisir de Mme de Maintenon, il n'y parut plus.

CHAPITRE XVIII. §

Pensées et desseins des amis de M. de Cambrai. — Duc de Beauvilliers prend à la grande direction la place du chancelier absent. — Naissance de mon second fils. — Voyage très singulier d'un maréchal de Salon en Provence, à la cour. — Le roi partial pour M. de Bouillon contre M. d'Albret. — Mort de Saint-Vallier, du duc de Montbazon, de Mirepoix, de la duchesse Mazarin, de Mme de Nevet, de la reine de Portugal. — Séance distinguée de M. du Maine en la chambre des comptes. — Filles d'honneur de la princesse de Conti douairière mangent avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Dédicace de la statue du roi à la place de Vendôme. — Cause du retardement de l'audience de Zinzendorf. — Le roi ne traite le roi de Danemark que de Sérénité, et en reçoit la Majesté. — Mort de la duchesse douairière de Modène. — Fortune et mort du chancelier Boucherat. — Candidats pour les sceaux: Harlay, premier président; Courtin, doyen du conseil; d'Aguesseau, Pomereu, La Reynie, Caumartin, Voysin, Pelletier-Sousy. — Fortune de Pontchartrain fait chancelier.

Les amis de M. de Cambrai s'étaient flattés que le pape, charmé d'une soumission si prompte et si entière, et qui avait témoigné plus de déférence pour le roi que tout autre sentiment dans le jugement qu'il avait rendu, le récompenserait de la pourpre; et en effet il y eut des manèges qui tendaient là. Ils prétendent encore que le pape en avait envie, mais qu'il n'osa jamais voyant que, depuis cette soumission, sa disgrâce n'était en rien adoucie. Le duc de Béthune, qui venait toutes les semaines à Versailles, y dînait assez souvent chez moi, et ne pouvait avec nous s'empêcher de parler de M. de Cambrai: il savait qu'il y était en sûreté, et outre cela mon intimité avec M. de Beauvilliers. Cette espérance du cardinalat perdue, il se lâcha un jour chez moi jusqu'à nous dire qu'il avait toujours cru le pape infaillible; qu'il en avait souvent disputé avec la comtesse de Grammont, mais qu'il avouait qu'il ne le croyait plus depuis la condamnation de M. de Cambrai. Il ajouta qu'on savait bien que ç'avait été une affaire de cabale ici et de politique à Rome, mais que les temps changeaient, et qu'il espérait bien que ce jugement changerait aussi et serait rétracté, et qu'il y avait de bons moyens pour cela. Nous nous mimes à rire, et à lui dire que c'était toujours beaucoup que ce jugement l'eût fait revenir de l'erreur de l'infaillibilité des papes, et que l'intérêt qu'il prenait en l'affaire de M. de Cambrai eût été plus puissant à lui dessiller les yeux, que la créance de tous les siècles et tant et tant de puissantes raisons qui détruisaient ce nouvel et dangereux effet de l'orgueil et de l'ambition romaine, et de l'intérêt de ceux qui le soutenaient jusqu'à en vouloir faire un pernicieux dogme.

Parlant des amis de M. de Cambrai, cela me fait souvenir de réparer ici, quoiqu'en matière fort différente, un oubli que j'ai fait d'une chose qui se passa au dernier voyage de Fontainebleau. La petite direction se tient toujours chez le chef du conseil des finances qui y préside, et la grande direction dans la salle du conseil des parties : le chancelier y préside, et lorsque étant absent, et qu'il y a eu un garde des sceaux, il y a présidé de sa place, et a toujours laissé vide celle du chancelier. Il faut comprendre quand il n'est pas exilé, au moins à ce que j e pense, parce qu'alors il fait partout ses fonctions, et prend même au parlement la place que le chancelier y tient. En ce voyage de Fontainebleau, où le chancelier malade n'alla point, M. de Beauvilliers prit sa place à la grande direction: il y avait présidé d'autres fois en l'absence du chancelier, sans prendre sa place, et l'avait laissée vide. Le roi le sut, et dit qu'étant duc et pair et président à la grande direction par l'absence du chancelier, il devait prendre sa place et ne la plus laisser vide. Cela fut ainsi exécuté depuis, et fort souvent encore après à Versailles, par les infirmités de M. le chancelier.

Le 12 août, Mme de Saint-Simon accoucha fort heureusement, et Dieu nous fit la grâce de nous donner un second fils, qui porta le nom de marquis de Ruffec, belle terre en Angoumois que ma mère avait achetée de la sienne.

Un événement singulier fit beaucoup raisonner tout le monde. Il arriva en ce temps-ci tout droit à Versailles un maréchal de la petite ville de Salon en Provence, qui s'adressa à Brissac, major des gardes du corps, pour être conduit au roi à qui il voulait parler en particulier. Il ne se rebuta point des rebuffades qu'il en reçut, et fit tant que le roi en fut informé et lui fit dire qu'il ne parlait pas ainsi à tout le monde. Le maréchal insista, dit que, s'il voyait le roi, il lui dirait des choses si secrètes et tellement connues à lui seul, qu'il verrait bien qu'il avait mission pour lui parler et pour lui dire des choses importantes; qu'en attendant au moins, il demandait à être renvoyé à un de ses ministres d'État. Là-dessus le roi lui fit dire d'aller trouver Barbezieux, à qui il avait donné ordre de l'entendre. Ce qui surprit beaucoup, c'est que ce maréchal qui ne faisait qu'arriver, et qui n'était jamais sorti de son lieu ni de son métier, ne voulut point de Barbezieux, et répondit tout de suite qu'il avait demandé à être renvoyé à un ministre d'État, que Barbezieux ne l'était point, et qu'il ne parlerait point qu'à un ministre. Sur cela le roi nomma Pomponne, et le maréchal, sans faire ni difficulté ni réponse, l'alla trouver; ce qu'on sut de son histoire est fort court: le voici. Cet homme revenant tard de dehors se trouva investi d'une grande lumière auprès d'un arbre, assez près de Salon. Une personne vêtue de blanc, et pardessus à la royale, belle, blonde et fort éclatante, l'appela par son nom, lui dit de la bien écouter, lui parla plus d'une demi-heure, lui dit qu'elle était la reine qui avait été l'épouse du roi, lui ordonna de l'aller trouver et de lui dire les choses qu'elle lui avait communiquées, que Dieu l'aiderait dans tout son voyage, et qu'à une chose secrète qu'il dirait au roi, et que le roi seul au monde savait, et qui ne pouvait être sue que de lui, il reconnaîtrait la vérité de tout ce qu'il avait à lui apprendre. Que si d'abord il ne pouvait parler au roi, qu'il demandât à parler à un de ses ministres d'État, et que surtout il ne communiquât rien à autres quels qu'ils fussent, et qu'il réservât certaines choses au roi tout seul. Qu'il partit promptement, et qu'il exécutât ce qui lui était ordonné hardiment et diligemment, et qu'il s'assurât qu'il serait puni de mort s'il négligeait de s'acquitter de sa commission. Le maréchal promit tout, et aussitôt la reine disparut, et il se trouva dans l'obscurité auprès de son arbre. Il s'y coucha au pied ne sachant s'il rêvait ou s'il était éveillé, et s'en alla après chez lui, persuadé que c'était une illusion et une folie dont il ne se vanta à personne. À deux jours de là, passant au même endroit, la même vision lui arriva encore, et les mêmes propos lui furent tenus. Il y eut de plus des reproches de son doute et des menaces réitérées, et pour fin, ordre d'aller dire à l'intendant de la province ce qu'il avait vu, et l'ordre qu'il avait reçu d'aller à Versailles, et que sûrement il lui fournirait de quoi faire le voyage. À cette fois, le maréchal demeura convaincu. Mais flottant entre la crainte des menaces et les difficultés de l'exécution, il ne sut à quoi se résoudre, gardant toujours le silence de ce qui lui était arrivé.

Il demeura huit jours en cette perplexité, et enfin comme résolu à ne point faire le voyage, lorsque, repassant encore par le même endroit, il vit et entendit encore la même chose, et des menaces si effrayantes qu'il ne songea plus qu'à partir. À deux jours de là, il fut trouver à Aix l'intendant de la province, qui sans balancer l'exhorta à poursuivre son voyage, et lui donna de quoi le faire dans une voiture publique. On n'en a jamais su davantage. Il entretint trois fois M. de Pomponne, et fut chaque fois plus de deux heures avec lui. M. de Pomponne en rendit compte au roi en particulier, qui voulut que Pomponne en parlât plus amplement à un conseil d'État où Monseigneur n'était point, et où il n'y avait que les ministres, qui lors, outre lui, étaient le duc de Beauvilliers, Pontchartrain et Torcy, et nuls autres. Ce conseil fut long, peut-être aussi y parla-t-on d'autre chose après. Ce qui arriva ensuite fut que le roi voulut entretenir le maréchal; il ne s'en cacha point; il le vit dans ses cabinets, et le fit monter par le petit degré qui en descend sur la cour de Marbre par où il passe pour aller à la chasse, ou se promener. Quelques jours après, il le vit encore de même, et à chaque fois fut près d'une heure seul avec lui, et prit garde que personne ne fût à portée d'eux. Le lendemain de la première fois qu'il l'eut entretenu, comme il descendait par ce même petit escalier pour aller à la chasse, M. de Duras, qui avait le bâton et qui était sur le pied d'une considération et d'une liberté de dire au roi tout ce qu'il lui plaisait, se mit à parler de ce maréchal avec mépris, et à dire le mauvais proverbe, que cet homme-là était un fou ou que le roi n'était pas noble. À ce mot, le roi s'arrêta, et se tournant au maréchal de Duras, ce qu'il ne faisait presque jamais en marchant: « Si cela [est], lui dit-il, je ne suis pas noble, car je l'ai entretenu longtemps; il m'a parlé de fort bon sens, et je vous assure qu'il est fort loin d'être fou. » Ces derniers mots furent prononcés avec une gravité appuyée qui surprit fort l'assistance, et qui en grand silence ouvrit fort les yeux et les oreilles. Après le second entretien, le roi convint que cet homme lui avait dit une chose qui lui était arrivée il y avait plus de vingt ans, et que lui seul savait, parce qu'il ne l'avait jamais dite à personne, et il ajouta que c'était un fantôme qu'il avait vu dans la forêt de Saint-Germain, et dont il était sûr de n'avoir jamais parlé. Il s'expliqua encore plusieurs fois très favorablement sur ce maréchal, qui était défrayé de tout par ses ordres, qui fut renvoyé aux dépens du roi, qui lui fit donner assez d'argent outre sa dépense, et qui fit écrire à l'intendant de Provence de le protéger particulièrement, et d'avoir soin que, sans le tirer de son état et de son métier, il ne manquât de rien le reste de sa vie. Ce qu'il y a eu de plus marqué, c'est qu'aucun des ministres d'alors n'a jamais voulu parler là-dessus. Leurs amis les plus intimes les ont poussés et tournés là-dessus, et à plusieurs reprises, sans avoir pu en arracher un mot, et tous, d'un même langage, leur ont donné le chance, se sont mis à rire et à plaisanter sans jamais sortir de ce cercle, ni enfoncer cette surface d'une ligne. Cela m'est arrivé avec M. de Beauvilliers et M. de Pontchartrain, et je sais par leurs plus intimes et leurs plus familiers qu'ils n'en ont rien tiré davantage, et pareillement de ceux de Pomponne et de Torcy.

Ce maréchal, qui était un homme d'environ cinquante ans, qui avait famille, et bien famé dans son pays, montra beaucoup de bon sens dans sa simplicité, de désintéressement et de modestie. Il trouvait toujours qu'on lui donnait trop, ne parut [avoir] aucune curiosité, et dès qu'il eut achevé de voir le roi et M. de Pomponne, ne voulut rien voir ni se montrer, parut empressé de s'en retourner, et dit que, content d'avoir accompli sa mission, il n'avait plus rien à faire que s'en aller chez lui. Ceux qui en avaient soin firent tout ce qu'ils purent pour en tirer quelque chose; il ne répondait rien, ou disait: « Il m'est défendu de parler, » et coupait court sans se laisser émouvoir par rien. Revenu chez lui, il ne parut différent en rien de ce qu'il était auparavant, ne parlait ni de Paris ni de la cour, répondait en deux mots à ceux qui l'interrogeaient, et montrait qu'il n'aimait pas à l'être, et sur ce qu'il avait été faire pas un mot de plus que ce que je viens de rapporter. Surtout nulle vanterie; ne se laissait point entamer sur les audiences qu'il avait eues, et se contentait de se louer du roi qu'il avait vu, mais en deux mots et sans laisser entendre s'il l'avait vu en curieux ou d'une autre manière, et ne voulant jamais s'en expliquer. Sur M. de Pomponne, quand on lui en parlait, il répondait qu'il avait vu un ministre, sans expliquer comment ni combien, qu'il ne le connaissait pas, et puis se taisait sans qu'on pût lui en faire dire davantage. Il reprit son métier, et a vécu depuis à son ordinaire. C'est ce que les premiers de la province en ont rapporté, et ce que m'en a dit l'archevêque d'Arles, qui passait du temps tous les ans à Salon, qui est la maison de campagne des archevêques d'Arles aussi bien que le lieu de la naissance et de la sépulture du fameux Nostradamus. Il n'en faut pas tant pour beaucoup faire raisonner le monde. On raisonna donc beaucoup sans avoir rien pu trouver, ni qu'aucune suite de ce singulier voyage ait pu ouvrir les yeux sur rien. Des fureteurs ont voulu se persuader, et persuader aux autres, que ce ne fut qu'un tissu de hardie friponnerie dont la simplicité de ce bonhomme fut la première dupe.

Il y avait à Marseille une Mme Arnoul, dont la vie est un roman, et qui, laide comme le péché, et vieille, pauvre, et veuve, a fait les plus grandes passions, a gouverné les plus considérables des lieux où elle s'est trouvée, se fit épouser par ce M. Arnoul, intendant de marine à Marseille, avec les circonstances les plus singulières, et, à force d'esprit et de manège, se fit aimer et redouter partout où elle vécut, au point que la plupart la croyaient sorcière. Elle avait été amie intime de Mme de Maintenon, étant Mme Scarron; un commerce secret et intime avait toujours subsisté entre elles jusqu'alors. Ces deux choses sont vraies; la troisième, que je me garderai bien d'assurer, est que la vision et la commission de venir parler au roi fut un tour de passe-passe de cette femme, et que ce dont le maréchal de Salon était chargé par cette triple apparition qu'il avait eue, n'était que pour obliger le roi à déclarer Mme de Maintenon reine. Ce maréchal ne la nomma jamais, et ne la vit point. De tout cela jamais on n'en a su davantage.

L'affaire de M. de Bouillon avec son fils faisait grand bruit. Elle était portée pour des incidents au conseil des parties. Le roi fit en cette occasion ce qu'il n'avait jamais fait auparavant ni ne fit depuis. Il prit parti pour M. de Bouillon, fit mander de sa part par Pontchartrain à Maboul, maître des requêtes, de rapporter sans délai, et dit lui-même au duc d'Albret qu'il ne voulait que justice entre lui et son père, mais qu'il voulait couper court aux procédures et aux procédés, et protéger son père, qui était un de ses plus anciens domestiques, et qui l'avait toujours bien servi. On peut imaginer si après ces déclarations M. de Bouillon fut lui-même bien servi par ses juges, et quel tour prit son affaire dans le monde, où le duc d'Albret n'osa presque se montrer de fort longtemps.

Le gros Saint-Vallier qui avait été longtemps capitaine de la porte, et qui après avoir vendu au frère du P. de La Chaise, s'était retiré en son pays de Dauphiné, mourut à Grenoble. Sa femme, belle, spirituelle et galante, y régnait sur les coeurs et sur les esprits. Elle avait été fort du monde, et en était devenue le centre dans cette province, d'où on ne la revit presque plus à Paris, où elle avait conservé des amis, et à la cour.

Le duc de Montbazon mourut aussi dans les faubourgs de Liège, où il était enfermé depuis bien des années dans une abbaye. Le prince de Guéméné son fils devint par sa mort duc de Montbazon, et se fit recevoir au parlement. Il fut le premier qui, devenant duc, n'en prit pas le nom et conserva le sien. Ce fut un raffinement de princerie. On en rit et on le laissa faire.

Le marquis de Mirepoix mourut en ce même temps. Il était dans les mousquetaires noirs, médiocre emploi pour un homme de sa naissance, mais il était fort mal à son aise, et ne laissa point d'enfants de la fille aînée de la duchesse de La Ferté. Il était de mes amis. C'était un homme d'honneur et de valeur. J'avais été presque élevé avec son frère, beaucoup plus jeune que lui. La maréchale de Duras, soeur du duc de Ventadour, l'avait pris chez elle comme son fils, et l'avait élevé avec son fils aîné, et nous nous voyions tous les jours; je les perdis depuis de vue; le duc de Duras entra dans le monde et me laissa fort derrière. Il avait bien des années plus que moi. L'autre s'amouracha de la fille d'un cabaret en Alsace, et s'enterra si bien avec elle qu'on ne l'a pas vu depuis. Le fils de ce mariage est le marquis de Mirepoix d'aujourd'hui.

La duchesse Mazarin finit aussi son étrange carrière en Angleterre, où elle était depuis plus de vingt-cinq ans. Sa vie a fait tant de bruit dans le monde que je ne m'arrêterai pas à en parler. Malheureusement pour elle, sa fin y répondit pleinement, et ne laissa de regrets qu'à Saint-Évremond, dont la vie, la cause de la fuite, et les ouvrages sont si connus. Mme de Bouillon, et ce que Mme Mazarin avait ici de plus proches, partirent pour l'aller trouver, la trouvèrent morte en arrivant à Douvres et revinrent tout court. M. Mazarin, depuis si longtemps séparé d'elle et sans aucun commerce, fit rapporter son corps, et le promena près d'un an avec lui de terre en terre. Il le déposa un temps à Notre-Dame de Liesse, où les bonnes gens la priaient comme une sainte et y faisaient toucher leurs chapelets. À la fin, il l'envoya enterrer avec son fameux oncle, en l'église du collège des Quatre-Nations à Paris.

MM. de Matignon perdirent en même temps une soeur très aimable, veuve sans enfants de M. de Nevet, en Bretagne où elle était allée pour des affaires: elle logeait avec eux à Paris. Ils étaient tous fort des amis de mon père et de ma mère.

La reine de Portugal, soeur de l'impératrice, de la reine d'Espagne et de l'électeur palatin, mourut aussi, et laissa plusieurs enfants. Elle était seconde femme du roi don Pedro, qui avait, de concert avec la reine sa belle-soeur, détrôné son frère comme fou et imbécile, qu'il tint enfermé aux Terceires en 1669, puis à Cintra, à sept lieues de Lisbonne, jusqu'à sa mort en 1683. Il épousa en même temps cette meure reine, soeur de la duchesse douairière de Savoie, grand'mère de Mme la duchesse de Bourgogne, qui prétendit que ce premier mari ne l'avait jamais été. Elles étaient filles du duc de Nemours, tué en duel à Paris, pendant les guerres civiles, par le duc de Beaufort, frère de sa femme; et ce duc de Nemours était frère aîné du duc de Nemours mari de la Longueville, qu'on a vu perdre ce grand procès contre M. le prince de Conti, et faire ensuite le voyage de Neuchâtel. De ce mariage, don Pedro, qui ne prit que le titre de régent du vivant du roi son frère, n'eut qu'une seule fille qui mourut prête à être mariée; sa mère mourut trois mois après son premier mari.

Le roi donna encore des distinctions à ses bâtards, dont il ne perdait point d'occasions. M. du Maine, grand maître de l'artillerie, comme ordonnateur en cette partie, avait à être reçu à la chambre des comptes, et sa place devait être au-dessus du doyen, comme l'avaient eue les autres grands maîtres de l'artillerie. Le roi voulut qu'il la prit entre le premier et le second président, et cela fut exécuté ainsi. Il accorda aussi à Mme la princesse de Conti que ses deux filles d'honneur mangeassent avec Mme la duchesse de Bourgogne. Jamais dame d'honneur de princesse du sang n'avait entré dans les carrosses, ni mangé. Le roi donna cette distinction à celles de ses bâtardes, et la refusa toujours à celles des autres princesses du sang. Pour les filles d'honneur de Mme la princesse de Conti (et Mme la Duchesse n'en avait plus depuis longtemps), elles obtinrent d'abord d'aller à Marly, puis de manger à table quand Madame n'y était pas, avant le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, à la fin de manger avec elles.

En accordant de nouveaux honneurs, privativement à tous autres, à ce qui sortait de sa personne, elle-même semblait aussi en mériter de nouveaux. Mais tout était épuisé en ce genre: on ne fit donc que recommencer ce qui s'était fait à sa statue de la place des Victoires, en découvrant, le 13 août, après midi, celle qu'on avait placée dans la place de Vendôme. Le duc de Gesvres, gouverneur de Paris, à cheval, à la tête du corps de ville, y fit les tours, les révérences, et les autres cérémonies tirées et imitées de la consécration de celle des empereurs romains. Il n'y eut à la vérité ni encens ni victimes; il fallut bien donner quelque chose au titre de roi très chrétien. Il y eut un beau feu le soir sur la rivière, que Monsieur et Madame allèrent voir du Louvre. Monseigneur en pompe, la seule fois de sa vie, avait été spectateur de la dédicace de la statue de la place des Victoires, de chez le maréchal de La Feuillade qui en avait été l'inventeur. Son fils, mal avec le roi, se lassa en ce temps-ci de la dépense dont il était chargé par le testament de son père, de faire allumer tous les soirs les falots des quatre coins de cette place. Le roi voulut bien l'en décharger.

Il refusa presque en même temps audience au comte de Zinzendorf, envoyé de l'empereur, nouvellement arrivé; parce qu'il prétendit n'en point prendre des fils de France puînés, à cause que les envoyés du roi à Vienne ne voient pas l'archiduc, et le roi veut qu'il prenne toutes ces audiences en sortant de la sienne. Villars, comme on a vu, eut ordre de voir l'archiduc, chez lequel on ajusta le cérémonial qui en empêchait, après qu'il eut reçu chez lui la satisfaction du prince de Lichtenstein: ainsi la difficulté de Zinzendorf tomba d'elle-même.

Une autre difficulté suivit celle-là de près. Le roi de Danemark mourut. Le prince royal devenu roi en donna part au roi, et n'en voulut pas recevoir la réponse sans le traitement de Majesté, que jamais ceux de Danemark n'ont eu des nôtres, et se sont toujours contentés de la Sérénité; le roi à son tour refusa de prendre le deuil qu'il a toujours porté des têtes couronnées, même sans parenté, comme il n'y en a point avec le roi de Danemark. Cela dura quelques mois de la sorte; à la fin, le roi de Danemark céda, et reçut la lettre du roi en réponse dans le style accoutumé, et le roi prit le deuil, comme s'il n'eût pas été passé depuis longtemps.

La vieille duchesse de Modène, de la maison Barberine, mourut aussi, mère du duc de Modène, et seconde femme de son père, qui de son premier mariage avec la Martinozzi, soeur de la mère du prince de Conti, et toutes deux filles de la soeur aînée du cardinal Mazarin, avait eu la reine d'Angleterre qui est à Saint-Germain.

M. Boucherat, chancelier et garde des sceaux de France, mourut à Paris le mercredi 2 septembre l'après-dînée, et sur les huit heures du soir. MM. d'Harlay et de Fourcy, ses gendres, rapportèrent les sceaux au roi, qui partit le lendemain jeudi et alla coucher à Fontainebleau, où il emporta les sceaux. Le père et le grand-père de M. Boucherat étaient auditeurs des comptes à Paris, et son bisaïeul avocat au parlement. Il ne faut pas aller plus loin. Il avait un frère conseiller au parlement, fort épais, qui lui ressemblait beaucoup, qu'il fit conseiller d'honneur. Lui fut d'abord correcteur à la chambre des comptes, puis conseiller aux requêtes du palais, et en 1643 maître des requêtes. Il fut en cette charge connu de M. de Turenne qui prit confiance en lui et le chargea de ses affaires, qui, dans l'éclat et le crédit où il était, n'étaient pas difficiles à gérer. Cet attachement fit sa fortune. M. de Turenne lui procura des intendances, des commissions extraordinaires en plusieurs grandes provinces où il le soutint fort, une place de conseiller d'État en 1662, et une de conseiller d'honneur au parlement en 1671. Il n'est pas de l'étendue de ces Mémoires d'expliquer comment il fut fait chancelier à Fontainebleau, le jour de la Toussaint 1685, par la mort de M. Le Tellier. À celle de M. de Louvois, il eut le râpé de chancelier de l'ordre, dont M. de Barbezieux eut la charge. Il avait alors soixante-neuf ans, et il touchait au décanat du conseil. Qui eût voulu faire, exprès un chancelier de cire l'eût pris sur M. Boucherat. Jamais figure n'a été si faite exprès; la vérité est qu'il n'y fallait pas trop chercher autre chose, et il est difficile de comprendre comment M. de Turenne s'en coiffa, et comment ce magistrat soutint les emplois, quoique fort ordinaires, par lesquels il passa. Il ne fut point ministre, et MM. de Louvois et Colbert, qui étaient lors les principaux, contribuèrent fort à son élévation pour n'avoir aucun ombrage à craindre. De sa première femme Fr. Marchand, il eut Mmes de Fourcy et de Morangis; de la seconde qui était une Loménie, veuve d'un Nesmond, avec trois filles, il n'en eut que Mme d'Harlay. Ses trois gendres furent conseillers d'État, et le dernier, ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, comme il a été dit en son temps. Le chancelier avait quatre-vingt-quatre ans quand il mourut. Il y avait longtemps qu'il était infirme, et que M. et Mme d'Harlay qui logeaient avec lui, ses secrétaires, et surtout Boucher, qui était le premier et qui ne s'y est pas oublié, faisaient tout et lui faisaient tout faire.

M. de Pontchartrain, le premier président, MM. Courtin, d'Aguesseau, Pomereu, La Reynie, conseillers d'État, et les deux premiers au conseil royal des finances, furent ceux dont on parla le plus. Quelques-uns parlèrent aussi de MM. de Caumartin et Voysin.

Le premier président, comme on l'a déjà vu, avait eu deux fois parole du roi d'être chancelier; la première, étant procureur général lorsqu'il donna l'invention du chausse-pied de la légitimation du chevalier de Longueville, sans nommer la mère, pour faire passer celle des enfants de Mme de Montespan; la dernière, étant premier président, lorsqu'il inventa pour eux ce rang au-dessus des pairs, si approchant, quoique inférieur, de celui des princes du sang; mais l'affaire de M. de Luxembourg sur la préséance, qui le brouilla sans ménagement avec les dues, et qui outra M. de La Rochefoucauld contre lui, les rendit inutiles. M. de La Rochefoucauld, qui n'ignorait ni ces paroles ni leur cause, se fit une application continuelle de le perdre là-dessus dans l'esprit du roi, et lui donna tant de coups d'estramaçon, dont il ne se cachait pas, qu'il vint à bout de ce qu'il désirait. Aucun de nous ne se cacha de lui nuire en tout ce qu'il put, et tous se piquèrent de faire éclater leur joie quand ils le virent frustré de cette grande espérance. Le dépit qu'il en conçut fut public et si extrême qu'il en devint encore plus absolument intraitable, et qu'il s'écriait souvent, dans une amertume qu'il ne pouvait contenir, qu'on le laisserait mourir dans la poussière du palais. Sa faiblesse fut telle qu'il ne put s'empêcher six semaines après de s'en plaindre au roi à Fontainebleau, où il fit le bon valet avec sa souplesse et sa fausseté accoutumées. Le roi le paya de propos et de la commission de travailler à la diminution du blé dans la ville et banlieue de Paris où il était devenu cher, et d'ordonner au prévôt des marchands et au lieutenant de police de n'y rien faire que de concert avec lui. Il fit semblant d'être content des discours et de cette coriandre, et n'en vécut pas moins enragé. Sa santé et sa tête à la fin en furent attaquées jusqu'à le forcer à quitter sa place, d'où il tomba dans le mépris après avoir aiguisé force haines.

M. Courtin, doyen du conseil, illustre par sa probité et par sa capacité, par la douceur et l'agrément de son commerce, et par ses belles et importantes ambassades, s'était expliqué avec le roi, lorsqu'il refusa celle de Ryswick, et depuis, la place du conseil royal des finances, que son âge, sa santé et l'état de ses yeux qu'il était prêt à perdre ne lui permettaient plus de penser qu'à finir.

M. d'Aguesseau avait beaucoup d'esprit mais encore plus réglé et plus sage. Il avait excellé dans les premières intendances, et il écrivait d'affaires [de façon] qu'on n'avait jamais pu faire d'extraits de ses lettres. Sa capacité était profonde et vaste; son amour du bien ardent, mais prudent; sa modestie en tout retraçait les premiers et les plus anciens magistrats; sa douceur extrême; ses opinions justes et concises quand il s'était une fois décidé, à quoi la crainte de l'injustice et la défiance de soi-même le rendait souvent trop incertain et trop lent; assez capable d'amitié et tout à fait incapable de haine; grand et aisé travailleur; exact à tout et ne perdant jamais un instant; d'une piété solide, unie et de toute sa vie; éclairé en tout, et si appliqué à ses devoirs qu'il n'avait jamais connu qu'eux et ne s'était en aucun temps mêlé avec le monde. Tant de vertus et de talents lui avaient acquis l'amour et la vénération publique, et une grande estime du roi; mais il avait eu une fille dans celles de l'Enfance, de Mme de Mondonville que les jésuites avaient si étrangement su détruire. Lui, et sa femme, aussi vertueuse que lui et de plus d'esprit encore, mais dont l'extérieur n'était pas aimable comme le sien, étaient soupçonnés de jansénisme. Avec cette tare c'était merveille comme ses vertus et ses talents l'avaient porté sans autre secours où il était arrivé, mais c'eût été un vrai miracle si elles l'eussent conduit plus loin.

Pomereu était un aigle qui brillait d'esprit et de capacité, qui avait été le premier intendant de Bretagne, qui avait eu de grandes et importantes commissions, et qui avait recueilli partout une grande réputation, mais il était fantasque, qui avait même quelques temps courts dans l'année où sa tête n'était pas bien libre et où on ne le voyait point. D'ailleurs c'était un homme ferme, transcendant, qui avait et qui méritait des amis. Il l'était fort de mon père et il était demeuré le mien.

La Reynie, usé d'âge et de travail, est celui qui a mis la place de lieutenant de police dans la considération et l'importance où on l'a vue depuis, et où elle serait désirable s'il avait pu l'exercer toujours; mais, noyé dans les détails d'une inquisition naissante et qui a été portée de plus en plus loin après lui, il n'était plus en âge ni en état de venir au grand et de travailler d'une manière supérieure. Du reste, esprit, capacité, sagesse, lumières, probité, tout fit regretter qu'il eût pour ainsi dire dépassé la première place de son état.

Caumartin, cousin germain et ami confident de Pontchartrain, tel que je l'ai représenté en parlant de l'affaire de son frère avec M. de Noyon, avait beaucoup d'amis et du haut parage; mais l'insolence de son extérieur, qui pourtant n'en avait que l'écorce, lui aliénait le gros du monde. Un amas de blé dont il fut fort accusé dans un temps de cherté, et diverses autres choses dont il se justifia très bien, avaient laissé un nuage dans l'esprit du roi dont il ne put jamais revenir pour aucune place. C'était fort la mode à Fontainebleau, tous les voyages, d'aller chez lui à Saint-Ange, qui en est à quatre lieues, qu'il avait fort bien ajusté. Le roi, tout maître qu'il fût toujours de soi-même, ne pouvait s'empocher de marquer par quelque mot que cela ne lui était point agréable.

Voysin et sa femme, dans la faveur de Mme de Maintenon, depuis qu'elle avait logé chez eux, aux voyages du roi en Flandre dont il était intendant, n'était pas encore mûr à beaucoup près.

Pelletier de Sousy, conseiller d'État, et tiercelet de ministre, par un travail réglé avec le roi une fois par semaine, par Marly où ce même travail lui procurait de coucher, et par la distinction de paraître comme eux la canne à la main sans manteau, avait reçu une entorse de la probité de son frère, quand il quitta la place de contrôleur général et que le roi, pour l'obliger, lui proposa de la donner à Sousy, [ce] qui le fixa pour toujours où il était. Son fils avait eu sa place d'intendant des finances. Le roi le trouvait bien établi avec raison et ne songea pas un moment à lui.

D'autres à portée des sceaux, il n'y en avait point. Le premier président seul, véritable antagoniste, étant exclu, le choix du roi fut bientôt fait. L'habitude y contribua et Mme de Maintenon acheva d'y déterminer son goût, qui lui fut toujours favorable dans les [temps] mêmes de nuages et de brouillard.

M. de Pontchartrain était petit-fils du premier Phélypeaux, qui fut secrétaire d'État à la place de Forget, sieur de Fresne, trois semaines avant la mort funeste d'Henri IV, par le crédit de la reine sa femme dont il était secrétaire des commandements. Il mourut en 1621, pendant le siège de Montauban. Son fils eut sa charge; mais, comme il n'avait que huit ans, d'Herbault, frère aîné de son père, l'exerça par commission et se la fit donner après en titre, dépouillant son neveu. La Vrillière, son fils, l'eut après lui, et de père en fils elle leur est demeurée. Le neveu dépouillé fut conseiller au parlement, puis président en la chambre des comptes à Paris, et mourut dans cette charge en 1685. Il fut un des juges de M. Fouquet, que l'on tira tous des diverses cours supérieures du royaume. Sa probité fut inflexible aux caresses et aux menaces de MM. Colbert, Le Tellier et de Louvois, réunis pour la perte du surintendant. Il ne put trouver matière à sa condamnation, et par cette grande action se perdit sans ressource. Il était pauvre; tout son désir et celui de son fils, dont il s'agit ici, était de faire tomber sa charge sur sa tête en s'en démettant. La vengeance des ministres fut inflexible à son tour, il n'en put jamais avoir l'agrément; tellement que ce fils demeura dix-huit ans conseiller aux requêtes du palais, sans espérance d'aucune autre fortune. Je le lui ai ouï dire souvent, et combien il était affligé d'être exclu d'avoir la charge de son père. Il logeait chez lui avec sa femme, fille de Maupeou, président aux enquêtes, n'avaient qu'un carrosse pour eux deux, et lui un cabinet pour travailler, où on entrait du haut du degré sans rien entre-deux, et couchaient au second étage. Sa mère, qui était morte en 1653, était fille du célèbre Talon, avocat général au parlement, puis conseiller d'État, qui a laissé des Mémoires si curieux et si rares des troubles de la minorité, en forme presque de journal.

Mon père était ami des Talon et des Phélypeaux, et lui et ma mère ont vu cent fois MM. de Pontchartrain, père et fils, vivant comme je le remarque. Le fils avait un frère et deux soeurs. Le frère fut conseiller au grand conseil, puis maître des requêtes, bon homme et fort homme d'honneur, mais qui serait demeuré toute sa vie maître des requêtes, sans la fortune de son aîné qui le fit conseiller d'État et intendant de Paris. Les soeurs épousèrent: l'aînée, M. Bignon, avocat général au parlement, après son célèbre père, puis conseiller d'État, celui qui par amitié et sans parenté voulut bien être mon tuteur lorsqu'à la mort de ma soeur je fus son légataire universel. L'autre soeur épousa M. Habert de Montmort, conseiller au parlement, fils de celui qui fut un des premiers membres de l'Académie française lorsque le cardinal de Richelieu la forma. Celle-ci mourut sans enfanta, dès 1661. L'autre mourut en 1690, et ne vit point la fortune de son frère, qui l'aimait si tendrement qu'il a toujours traité ses enfants comme les siens, et en a fait deux conseillers d'État, et un autre conseiller d'État d'Église, et vécut intimement et avec déférence dans sa fortune avec M. Bignon, son beau-frère, jusqu'à sa mort. Tel était l'état de cette famille si mal aisée et si reculée, que lorsque le père mourut en 1685 ils n'en furent guère plus à leur aise.

Quoique simple conseiller aux requêtes du palais, et ne vivant point en amitié avec La Vrillière ni Châteauneuf, son fils, de qui seuls il pouvait tirer quelque lustre, parce qu'il ne leur pouvait pardonner la charge de secrétaire d'État, Pontchartrain, né galant, et avec un feu et une grâce dans l'esprit que je n'ai point vus dans aucun autre si ce n'est en M. de la Trappe, se distinguait dans les ruelles et les sociétés à sa portée, et plus encore par sa capacité, sa grande facilité et son assiduité au palais. Je lui ai ouï dire bien des fois que son château en Espagne était d'arriver, avec l'âge, à une place de conseiller d'honneur au parlement, et d'avoir une maison dans le cloître Notre-Dame. Il vécut ainsi jusqu'en 1677 que la place de premier président du parlement de Rennes vaqua, et que les affaires de la province la rendirent assez longtemps vacante par la difficulté de la remplir. M. Colbert qui par sa place avait grand désir que celle-ci fût bien remplie, à cause des états où le premier président de Bretagne est toujours second commissaire du roi, et pour avoir un homme de qui il pût tirer conseil sur ce qui se passait dans le commerce de cette province si maritime, en raisonnait souvent dans son cabinet avec ses plus familiers. De ce nombre était Hotman, qu'il avait fait intendant des finances et intendant de Paris, en la capacité duquel il avait beaucoup de confiance. Hotman avait épousé une Colbert, cousine germaine de Villacerf et de Saint-Pouange, mais qui, n'étant pas comme eux fille d'une soeur de M. Le Tellier, était demeurée avec son mari fort attachée à M. Colbert dont elle était comme eux issue de germaine. Hotman était un homme qui ne craignait point de dire son avis, et qui, malgré l'aversion qu'il connaissait en M. Colbert pour Pontchartrain et pour toute sa famille, lui en proposa le fils comme celui qu'il jugeait le plus propre à être premier président de Rennes. Il en dit tant de bien sur ce qu'il en savait qu'il persuada M. Colbert. Ce fut donc ainsi que l'ennemi de Pontchartrain débourba son fils par une sorte de nécessité. La surprise qu'ils en eurent fut grande, et augmenta quand ils apprirent que c'était à Hotman à qui ils devaient cette fortune, avec qui ils n'avaient aucune liaison. Ils avaient si peu pensé à cet emploi que la difficulté pécuniaire de le remplir les mit sur le point du refus. Leurs amis les pouillèrent et les encouragèrent; et voilà Pontchartrain en Bretagne. Hotman, qui mourut sans enfants en 1683, eut le loisir de s'applaudir du choix qu'il avait proposé; Pontchartrain y mit le parlement et la justice sur un pied tout différent qu'il n'avait été, lit toutes les fonctions d'intendant dans une province qui n'en souffrait point encore, mit tout en bon ordre et se fit aimer partout. Il y eut de grands démêlés d'affaires avec le duc de Chaulnes qui était adoré en Bretagne, et qui n'était pas accoutumé qu'autre que lui et les états, dont il était le maître, se mêlassent de rien dans le pays.

On a vu en son lieu que M. Pelletier, contrôleur général des finances, le tira de là en 1687 pour le faire intendant des finances qu'il fit toutes sous lui tant qu'il les garda, et comment il les lui fit donner, en 1689, quand il voulut quitter ce pénible emploi. Pontchartrain eut toutes les peines du monde à l'accepter, et au lieu de la reconnaissance qu'il devait à Pelletier de lui avoir fait faire un si grand pas, il lui en voulut mal, le lui déclara, et ne put jamais le lui pardonner: bien estimable de craindre des fonctions si friandes pour tant d'autres, et qui portent avec elles les richesses, l'autorité et la faveur; fort blâmable, je ne puis m'empêcher de l'avouer, de n'avoir pas senti plus que le dégoût des finances de quel accul de fortune il l'avait tiré, et en quelle place, et en quelle passe son amitié et sa probité le mettait, et aux dépens de son propre frère. Un an après, la mort de Seignelay combla ses voeux, quand il se vit revêtu de sa charge de secrétaire d'État avec le département de la marine et celui de la maison du roi. Il fit alors instances pour être déchargé des finances. Il ne faisait que d'y entrer en chef; la guerre aussi ne faisait que commencer. En homme d`esprit il avait bien pris avec M. de Louvois, qui n'en voulait point d'autre aux finances, et Mme de Maintenon, à qui sa femme et lui avaient également plu, était encore plus éloignée d'un changement. Le contrôleur général était de tous les ministres celui qu'elle courtisait le plus. Elle y avait un intérêt principal pour mille affaires qu'elle protégeait, et pour faire auprès du roi tout ce qui allait à éloigner ou à approcher à son gré les gens et les choses, parce que c'était lui d'ordinaire qui y avait la principale influence. Personne n'était si propre à cette sorte de manège que Pontchartrain. C'était un très petit homme, maigre, bien pris dans sa petite taille, avec une physionomie d'où sortaient sans cesse les étincelles de feu et d'esprit, et qui tenait encore beaucoup plus qu'elle ne promettait. Jamais tant de promptitude à comprendre, tant de légèreté et d'agrément dans la conversation, tant de justesse et de promptitude dans les reparties, tant de facilité et de solidité dans le travail, tant d'expédition, tant de subite connaissance des hommes ni plus de tour à les prendre. Avec ces qualités, une simplicité éclairée et une sage gaieté surnageaient à tout, et le rendaient charmant en riens et en affaires. Sa propreté était singulière et s'étendait à tout, et à travers toute sa galanterie, qui subsista dans l'esprit jusqu'à la fin, beaucoup de piété, de bonté, et j'ajouterai d'équité avant et depuis les finances, et dans cette gestion même autant qu'elle en pouvait comporter. Il en avouait lui-même la difficulté, et c'est ce qui les lui rendait si pénibles, et il s'en expliquait même souvent avec amertume aux parties qui la lui remontraient. Aussi voulut-il souvent les quitter, et ce ne fut que par ruses que sa femme les lui fit garder en lui demandant, tantôt deux, tantôt quatre, tantôt huit jours de délai.

C'était une femme d'un grand sens, sage, solide, d'une conduite éclairée, égale, suivie, unie, qui n'eut rien de bourgeois que sa figure; libérale, galante en ses présents, et en l'art d'imaginer et d'exécuter des fêtes; noble, magnifique au dernier point, et avec cela, ménagère et d'un ordre admirable. Personne, et cela est surprenant, ne connaissait mieux la cour ni les gens qu'elle, et n'avait, comme son mari, plus de tours et de grâces dans l'esprit. Elle lui fut d'un grand usage pour le conseil et la conduite, et il eut le bon esprit de le connaître et d'en profiter; leur union fut toujours intime. Sa piété fut toujours un grand fonds de vertu qui augmenta sans cesse, qui l'appliqua aux lectures et à la prière, qui lui fit, quand elle put, embrasser toutes sortes de bonnes œuvres, et qui la rendit la mère des pauvres; avec cela, gaie, et de fort bonne compagnie, où tous deux mettaient beaucoup dans la conversation, et fort loin de bavarderie, et tous deux fort capables d'amitié, et lui de servir et de nuire. Ce qu'ils ont donné aux pauvres est incroyable: Mme de Pontchartrain avait toujours les yeux et les mains ouvertes à leurs besoins, toujours en quête de pauvres honteux, de gentilshommes et de demoiselles dans le besoin, de filles dans le danger, pour les tirer de péril et de peine, en mariant ou en plaçant les unes, donnant des pensions aux autres, et tout cela, dans le dernier secret. Outre de grandes sommes réglées aux pauvres de leur paroisse, en tous lieux ils étaient ingénieux à assister; et ce tour, et cette galanterie qu'elle avait dans l'esprit, elle l'employait toute à secourir des personnes qui cachaient leurs besoins, qu'elle faisait semblant d'ignorer elle-même. C'était une grosse femme, très laide, et d'une laideur ignoble et grossière, qui ne laissait pas d'avoir de l'humeur qu'elle domptait autant qu'il lui était possible. Jamais il n'y eut de meilleurs parents, ni de meilleurs amis que ce couple, ni de gens plus polis, on pourrait ajouter quelquefois plus respectueux, et qui se souvenaient le mieux de ce qu'ils étaient et de ce qu'étaient les autres, quoiqu'à travers ce levain que mêlent en tout la faveur, l'autorité et les places.

Ils furent longtemps parfaitement bien avec Mme de Maintenon; mais peu à peu, il y eut des froideurs entre elle et Pontchartrain qu'elle ne maniait pas avec la facilité qu'elle voulait. Sa femme, qu'elle goûta toujours, et dans tous les temps, tâchait de rendre Pontchartrain plus complaisant; et pour l'amour d'elle, Mme de Maintenon en souffrit des roideurs qu'elle n'eût jamais passées à un autre; mais la pelote grossit tant qu'elle fut ravie de s'en défaire honnêtement par les sceaux. Il fut ministre d'État fort peu après avoir été fait secrétaire d'État; il avait lu assez pour être instruit de beaucoup de choses, à travers son application et son assiduité à ses fonctions et son goût pour le monde et la bonne compagnie. Il était élevé dans le parlement et dans ses maximes, duquel il n'était rien moins qu'esclave; mais il en avait pris le bon sur les maximes de France à l'égard de Rome. Ces matières, qui se présentaient souvent au conseil sous divers aspects, ne lui échappaient sous aucun. L'extrême facilité de son appréhension, et l'agilité ferme et forte de son élocution, blessaient souvent le duc de Beauvilliers là-dessus, dont l'esprit et la conscience ne pouvaient être d'accord sur ces matières, et qui, en gros, était toujours pour les maximes de France, mais dans le détail, s'en échappait toujours en faveur de Rome. Cela les avait aigris l'un contre l'autre, et quelquefois jusqu'à l'indécence de la part de Pontchartrain qui, ayant plus de fond que le duc, ne le ménageait pas en ces occasions, et les rendit ennemis autant que des gens de bien le peuvent être. Le nombre immense de créations d'offices et d'affaires extraordinaires, auxquelles la nécessité de la guerre engagea, ne laissa pas de tomber en partie sur Pontchartrain, et c'était ce qui le pressait sans cesse de quitter les finances. Il le fut d'établir la capitation et le dixième inventés l'un et l'autre par le puissant Bâville, le maître du Languedoc sous le nom d'intendant, et qui les proposait sans cesse pour en faire sa cour. Pontchartrain eut horreur de deux impôts que leur facilité à imposer et à augmenter rendrait continuels et d'une pesanteur extrême. Il rejeta le dernier, sans souffrir qu'on le mit en délibération, et ne put éviter l'autre.

Le jour même que Boucherat mourut, l'après-dînée, qui, comme je l'ai remarqué, était un mercredi, veille du départ du roi pour Fontainebleau, personne, dès le matin, ne crut qu'il passât la journée. Le roi, au sortir du conseil, dit à Pontchartrain qui en sortit le dernier: « Seriez-vous bien aise d'être chancelier de France? — Sire, répondit-il, si je vous ai demandé instamment plus d'une fois de me décharger des finances pour demeurer simple ministre et secrétaire d'État, vous pouvez imaginer si je les quitterais de bon coeur pour la première place où je puisse arriver. — Eh bien! dit le roi, n'en parlez à personne sans exception; mais si le chancelier meurt, comme il est peut-être mort à cette heure, je vous fais chancelier, et votre fils sera secrétaire d'État en titre, et exercera tout à fait. Vous continuerez, pour ce voyage, à loger dans votre appartement ordinaire, parce que j'ai donné les logements de la chancellerie où j'ai bien vu que le chancelier ne viendrait pas, et que cela m'embarrasserait à reloger ceux que j'y ai mis. » Pontchartrain embrassa les genoux du roi, saisit l'occasion de demander et d'obtenir de conserver son logement de Versailles au château, et se retira dans la plus grande joie qu'il ait jamais sentie, moins d'être chancelier, quoiqu'il en fût comblé, à ce que je lui ai ouï dire, que d'être délivré du fardeau des finances, qui lui devenait, malgré la paix, plus insupportable tous les jours. Cela alla du mercredi au samedi que Pontchartrain devait arriver à Fontainebleau. Ce soir-là, le roi entrant chez Mme de Maintenon, il dit au maréchal de Villeroy, capitaine des gardes en quartier, de faire avertir chez Pontchartrain qu'il vint lui parler dès qu'il serait arrivé. Il y fut d'abord, et il en sortit chancelier de France. On était à la comédie, un officier des gardes y vint dire au maréchal de Villeroy que le roi avait fait apporter les sceaux chez Mme de Maintenon, et qu'on avait vu M. de Pontchartrain les emporter de là chez lui. On s'y attendait plus qu'à aucun autre. Toute l'attention se tourna à qui serait contrôleur général; on n'attendit pas longtemps.

CHAPITRE XIX. §

Fortune de Chamillart fait contrôleur général des finances. — Mariage de Dreux avec la fille aînée de Chamillart. — Belle action de Chamillart. — Logement de Monseigneur à Fontainebleau. — Princesse de Montbéliard à Fontainebleau. — Tabouret de la chancelière. — Femmes des gardes des sceaux. — Cour du chancelier. — Trois cent mille livres au maréchal de Villeroy, maître à Lyon; et pension de cent mille livres au duc d'Enghien. — Mort de l'abbé de Charost. — Mort de Villacerf; sa familiarité avec le roi. — Mort de la comtesse de Fiesque. — Famille, fortune et mort de M. de Pomponne. — Changements d'ambassadeurs. — Retour de Fontainebleau.

Le soir même, au sortir du souper, le roi dit dans son cabinet à Monseigneur et à Monsieur qu'il avait écrit un billet de sa main à Chamillart par un des gens de Mme de Maintenon, par lequel il lui mandait qu'il lui donnait la place de contrôleur général. Cela se répandit au coucher, et de là par toute la cour. Le courrier ne l'avait pas trouvé à Paris et le fut chercher à Montfermeil qui en est à quatre lieues, vers Chelles et Livry. Il arriva le lendemain dimanche après midi.

C'était un grand homme qui marchait en dandinant, et dont la physionomie ouverte ne disait mot que de la douceur et de la bonté, et tenait parfaitement parole. Son père, maître des requêtes, mourut en 1675 intendant à Caen, où il avait été près de dix ans. L'année suivante, le fils fut conseiller au parlement. Il était sage, appliqué, peu éclairé, et il aima toujours la bonne compagnie. Il était de bon commerce et fort honnête homme. Il aimait le jeu, mais un jeu de commerce, et jouait bien tous les jeux. Cela l'initia un peu hors de sa robe; mais sa fortune fut d'exceller au billard. Le roi, qui s'amusait fort de ce jeu, dont le goût lui dura fort longtemps, y faisait presque tous les soirs d'hiver des parties avec M. de Vendôme et M. le Grand, et tantôt le maréchal de Villeroy, tantôt le duc de Grammont. Ils surent que Chamillart y jouait fort bien, ils voulurent en essayer à Paris. Ils en furent si contents, qu'ils en parlèrent au roi, et le vantèrent tant, qu'il dit à M. le Grand de l'amener la première fois qu'il irait à Paris. Il vint donc, et le roi trouva qu'on ne lui en avait rien dit de trop. M. de Vendôme et M. le Grand l'avaient pris en amitié et en protection encore plus que les deux autres, et firent en sorte qu'il fût admis une fois pour toutes dans la partie du roi, où il était le plus fort de tous. Il s'y comporta si modestement et si bien, qu'il plut au roi et au courtisan, dont il se trouva protégé à l'envi au lieu d'en être moqué, comme il arrive à un nouveau venu inconnu et de la ville. Le roi le goûta de plus en plus, et il en parla tant à Mme de Maintenon qu'elle le voulut voir. Il s'en tira si bien avec elle, que, peut-être pour flatter le goût du roi, elle lui dit de la venir voir quelquefois, et à la fin elle le goûta autant pour le moins que le roi. Malgré ses voyages continuels à Versailles, où il ne couchait point, il fut assidu les matins au palais, et continua d'y rapporter. Cela lui acquit l'affection de ses confrères, qui lui surent gré de faire son métier comme l'un d'eux, et de vivre avec eux à l'ordinaire, sans donner dans l'impertinence qui suit souvent les distinctions en beaucoup de gens, et cela lui fit un mérite à la cour et auprès du roi. Peu à peu il se fit des amis, et le roi voulut qu'il fût maître des requêtes, pour être plus libre et plus en état d'être avancé. Alors, il lui donna un logement au château, chose fort extraordinaire pour un homme comme lui, et même unique. C'était en 1686. Trois ans après il fut nommé intendant de Rouen. Il pria le roi, avec qui déjà il était très librement, de vouloir bien ne le pas éloigner de lui; mais le roi lui dit que c'était pour cela même qu'il l'envoyait à Rouen qui est si proche, et il lui permit de venir de temps en temps passer six semaines à Versailles. Il le mena à Marly et le mit de son jeu au brelan et à d'autres. Il prit des croupiers parce que le jeu était gros: il y fut heureux.

Au bout de trois ans d'intendance où il ne se méconnut pas plus qu'il avait fait au parlement, il vaqua une charge d'intendant des finances que le roi lui donna de son mouvement en 1689, où, comme on voit, il demeura dix ans, et toujours sur le même pied avec le roi, quoique le billard ne fit plus à la mode. Il cultiva si bien Mme de Maintenon depuis qu'il fut devenu sédentaire à Paris et à la cour, qu'elle le choisit pour administrer les revenus et toutes les affaires temporelles de Saint-Cyr, ce qui lui donna un rapport continuel avec elle. Il se fit beaucoup d'amis à la cour: M. de Chevreuse, dont les terres venaient presque jusqu'à Versailles par le duché de Chevreuse et par celui de Montfort, avait fait et refait divers échanges avec la maison de Saint-Cyr, dans lesquels le roi et Mme de Maintenon étaient entrés, et avait beaucoup de terres limitrophes et même enclavées avec les leurs. Cela donna lieu à Chamillart de travailler souvent avec lui, et occasion d'acquérir véritablement son amitié et celle du duc de Beauvilliers, qui a duré autant que leur vie. Avec tant de véhicules, celui de Saint-Cyr surtout et la protection de Mme de Maintenon, qui se faisait un si grand intérêt d'avoir un contrôleur général tout à fait à elle, ce choix ne fut pas un instant balancé, et le roi s'en applaudit publiquement.

Il vécut dans cet emploi avec une douceur, une patience, une affabilité qui y était inconnue, et qui lui gagna tout ce qui avait affaire à lui. Il ne se rebutait point des propositions les plus ineptes ni des demandes les plus absurdes et les plus réitérées; son tempérament y contribuait par un flegme qui ne se démentait jamais, mais qui n'avait rien de rebutant: sa manière de refuser persuadait du déplaisir qu'il en ressentait, et celle d'accorder ajoutait à la grâce. Il était en effet extrêmement porté à obliger et à servir, et fâché et éloigné de faire la moindre peine. Il se fit aimer passionnément des intendants des finances, dont ses manières émoussèrent le dépit de voir leur cadet devenu leur maître, et adorer de ses commis et des financiers. Toute la cour l'aima de même par la facilité de son accès, par sa politesse et par une infinité de services, et le roi lui marqua continuellement une affection qui se peut dire d'ami, et qui augmenta tous les jours. Sa femme et lui étaient enfants des deux soeurs. Elle était vertueuse et fort polie; mais elle ne savait que jouer, sans l'aimer, mais faute de savoir faire autre chose ni que dire, après avoir demandé à chacun comment il se portait: la cour ne put la former, et, à dire vrai, c'était la meilleure et la plus sotte femme du monde, et la plus inutile à son mari.

Hors son fils alors enfant, Chamillart fut malheureux en famille, malheur grand pour chacun, mais extrême pour un ministre qui n'a le temps de rien, et qui a un besoin principal, pour se soutenir et pour faire, d'avoir autour de soi un groupe qui rassemble et concilie le monde, qui soit instruit à tout moment des intrigues de ce qui se passe, et de l'histoire du jour, qui sache raisonner et combiner, et qui soit capable de le mettre en deux mots au fait de tout tous les jours. Il avait deux frères plus sots encore que sa femme, et le second y joignait la suprême impertinence à la sublime bêtise, et tous deux, malgré la faveur, se faisaient moquer d'eux sans cesse et ouvertement. L'un était évêque de Dôle, qu'il fit évêque de Senlis, à qui il ne manquait qu'un béguin et des manches pendantes: bon homme et bon prêtre d'ailleurs, qu'il fallait envoyer à Mende ou à quelque évêché comme cela riche et au bout du royaume. L'autre qui était dans la marine, il le passa à terre, et le maria à la fille de Guyet, bien faite, sage et raisonnable, mais dont le père, qui fut intendant des finances, était un sot et un impertinent pommé, et sa femme un esprit aigre, qui se croyait une merveille. Ce gendre, dont la cervelle de plus était mal timbrée, vécut fort mal avec eux. Rebours, cousin germain de Chamillart et de sa femme, travailla sous lui d'abord, puis devint intendant des finances. C'était, je pense, le véritable original du marquis de Mascarille, et fort impertinent au fond. L'abbé de La Proustière, aussi leur cousin germain, suppléait pour le ménage, les affaires et l'arrangement domestique à l'incapacité de Mme Chamillart: c'était le meilleur homme et le plus en sa place, et le plus respectueux du monde, mais grand bavard, et savait fort rarement ce qu'il disait ni même ce qu'il voulait dire. Avec de tels entours, il fallait toute l'amitié du roi et de Mme de Maintenon pour soutenir Chamillart, dont les talents ne suppléaient pas aux appuis domestiques. Il éprouva encore un autre malheur fort singulier.

Dreux et lui étaient conseillers en la même chambre et intimes amis; Dreux fort riche, et Chamillart fort peu accommodé. Leurs femmes accouchèrent en même temps d'un fils et d'une fille. Dreux, par amitié, demanda à Chamillart d'en faire le mariage. Chamillart, en âge d'avoir d'autres enfants, le représenta à son ami, et qu'en attendant que ces enfants qui venaient de naître fussent en état de se marier, il trouverait avec ses biens des partis bien plus convenables que sa fille. Dreux, homme droit, franc, et qui aimait Chamillart, persévéra si bien qu'ils s'en donnèrent réciproquement parole. Avec les années, la chance avait tourné. Dreux était demeuré conseiller au parlement, et Chamillart devenu tout ce que nous venons de voir, mais toujours amis intimes. Sept ou huit mois avant que Chamillart devînt contrôleur général, il alla trouver Dreux, et avec amitié lui dit que leurs enfants étaient en âge de se marier et de les acquitter de leur parole. Dreux, très touché d'une proposition qui, par la fortune, était si disproportionnée de la sienne, et qui faisait celle de son fils, fit tout ce qu'un homme d'honneur peut faire pour le détourner d'une affaire qui n'était plus dans les termes ordinaires, et qui dans les suites ferait l'embarras de sa famille, lui rendit sa parole, refusa et dit que c'était lui-même qui lui en manquait, parce qu'il lui en voulait manquer. Ce combat d'amitié et de probité dura plusieurs jours de part et d'autre. À la fin Chamillart bien résolu à partager sa fortune avec son ami l'emporta, et le mariage se fit. Il obtint pour son gendre l'agrément du régiment d'infanterie de Bourgogne, et tôt après sa fortune, de la charge de grand maître des cérémonies que Blainville lui vendit, et le roi prit prétexte de cette charge pour faire entrer Mme Dreux dans les carrosses, et manger avec Mme la duchesse de Bourgogne. C'est le premier exemple de deux noms de bourgeois se décorer d'eux-mêmes, et sans prétexte de terre, du nom de marquis et de comte; car tout aussitôt M. Dreux devint M. le marquis de Dreux, et Chamillart le frère M. le comte de Chamillart, tant la faveur enchérit toujours sur les plus folles nouveautés que la bassesse du monde crée et adopte. Ce nouveau marquis se montra un fort brave homme, mais bête, obscur, brutal, et avec le temps, audacieux, insolent, et quelque chose de pis encore, et sans se défaire des bassesses de son état et de son éducation. Sa femme ne fut heureuse ni par lui ni avec lui, et méritait infiniment de l'être: une grande douceur, beaucoup de vertu et de sagesse, bien de l'esprit, et avec le temps, de connaissance du monde et des gens, du manège mais sans rien de mauvais, et si fort en tout temps en sa place, qu'elle se fit aimer de tout le monde, même des ennemis de son père, et fit tant de pitié, qu'elle fut toujours et dans tous les temps accueillie partout, et traitée avec une distinction personnelle très marquée.

Je ne puis quitter Chamillart sans en rapporter une action qui, pour n'être pas ici en sa place et avoir dû être racontée plus haut, mérite de n'être pas oubliée. Ce fut du temps qu'il était conseiller au parlement, et qu'il jouait au billard avec le roi trois fois la semaine sans coucher à Versailles. Cela lui rompait fort les jours et les heures sans le détourner, comme je l'ai dit, de son assiduité au palais. Il y rapporta dans ces temps-là un procès. Celui qui le perdit lui vint crier miséricorde. Chamillart le laissa s'exhaler avec ce don de tranquillité et de patience qu'il avait. Dans le discours du complaignant, il insista fort sur une pièce qui faisait le gain de son procès, et avec laquelle il ne comprenait pas encore qu'il l'eut perdu. Il rebattit tant cette pièce que Chamillart se souvint qu'il ne l'avait pas vue, et lui dit qu'il ne l'avait pas produite. L'autre à crier plus fort et qu'elle l'était. Chamillart insistant et l'autre aussi, il prit les sacs qui se trouvèrent là, parce que l'arrêt ne faisait qu'être signé; ils les visitèrent, et la pièce s'y trouva produite. Voilà l'homme à se désoler, et cependant Chamillart à lire la pièce et à le prier de lui donner un peu de patience. Quand il l'eut bien lue et relue: « Vous avez raison, lui dit Chamillart, elle m'était inconnue, et je ne comprends pas comment elle m'a pu échapper: elle décide en votre faveur. Vous demandiez vingt mille livres, vous en êtes débouté par ma faute, c'est à moi à vous les payer. Revenez après-demain. » Cet homme fut si surpris qu'il fallut lui répéter ce qu'il venait d'entendre; il revint le surlendemain. Chamillart cependant avait battu monnaie de tout ce qu'il avait, et emprunté le reste. Il lui compta les vingt mille livres, lui demanda le secret et le congédia; mais il comprit de cette aventure que les examens et les rapports de procès ne pouvaient compatir avec ce billard de trois fois la semaine. Il n'en fut pas moins assidu au palais, ni attentif à bien juger, mais il ne voulut plus être rapporteur d'aucune affaire, et remit au greffe celles dont il se trouvait chargé, et pria le président d'y commettre. Cela s'appelle une belle, prompte et grande action dans un juge, et encore plus dans un juge aussi étroitement dans ses affaires qu'il y était alors.

Monseigneur logeait à Fontainebleau dans un appartement enclavé qui ne lui plaisait point. Il eut envie de ceux de MM. du Maine et de Toulouse contigus, en bas dans la cour en ovale; mais le roi ne les voulut point déloger. Il fit espérer pour l'année suivante un autre logement à Monseigneur, qui fut obligé de demeurer en attendant dans le sien. Celui de la reine mère lui aurait mieux convenu qu'aucun, mais il était occupé tout le milieu de chaque voyage, et celui-ci encore par le roi et la reine d'Angleterre, et demeurait vide le reste du temps.

Il vint à Fontainebleau du fond de la Silésie une fille de la maison de Wirtemberg, d'une arrière-branche de Montbéliard-Eltz, et c'est cette principauté d'Eltz qui est en Silésie. Elle avait perdu son père il y avait six mois, et sans savoir que M. de Chaulnes avec l'héritière de Picquigny sa mère avaient tout donné au second fils de M. de Chevreuse, s'il mourait sans enfants, elle venait recueillir la succession d'Ailly dont elle avait eu une mère; elle était dans un deuil à faire peur, et ne marchait que dans un carrosse drapé comme en ont les veuves et sans armes, et ses chevaux caparaçonnés et croisés de blanc jusqu'à terre, ses gens des manteaux longs et des crêpes traînants: on lui demanda de qui un si grand deuil. « Hélas! dit-elle en sanglotant ou faisant semblant, c'est de monseigneur mon papa. » Cela parut si plaisant que chacun lui fit la même question pour donner lieu à la réponse, et voilà comme sont les Français. Ce qui leur parut si ridicule, et qui l'était en effet à nos oreilles, ne l'était en soi qu'à demi. Personne de quelque distinction, même fort éloignée de celle des maisons souveraines d'Allemagne, en parlant de ses parents en allemand, ne dit jamais autrement que monsieur mon père, madame ma mère, mademoiselle ma soeur, monsieur mon frère, monsieur mon oncle, madame ma tante, monsieur mon cousin, et supprimer le monsieur ou le madame serait une grossièreté pareille à tutoyer parmi nous. De monseigneur il n'y en a point en allemand, de papa voilà le ridicule, surtout entre cinquante et soixante ans qu'avait cette bonne Allemande; mais cela, joint aux sanglots, à l'équipage d'enterrement, fit le ridicule complet. Elle vit le roi le matin un moment, puis Mme la duchesse de Bourgogne, à qui le roi avait mandé de la baiser et de la faire asseoir la dernière de toutes les duchesses; et Sainctot, introducteur des ambassadeurs, la mena partout par ordre du roi. Ce fut la duchesse du Lude qui la présenta; elle demeura deux jours à Fontainebleau et une quinzaine à Paris, puis s'en retourna comme elle était venue.

Mme la chancelière prit son tabouret à la toilette de Mme la duchesse de Bourgogne le samedi 19 septembre, après laquelle elle suivit dans le cabinet où il y eut audience d'un abbé Rinini en cercle. La duchesse du Lude, son amie et encore plus des places et de la faveur, avait arrangé cela tout doucement pour étendre ce tabouret. Le roi qui le sut lui lava la tête et avertit le chancelier que sa femme avait fait une sottise, qu'il ne trouverait pas bon qu'elle recommençât; aussi s'en garda-t-elle bien depuis. Cela fit grand bruit à la cour. Pour entendre ce fait, il faut remonter bien haut, et savoir qu'aucun office de la couronne ne donne le tabouret à la femme de l'officier, non pas même celui de connétable.

Le chancelier Séguier avait donné sa fille aînée, très riche, à un parti très pauvre, et qui d'ailleurs n'y aurait pas prétendu. C'était au père des duc et cardinal de Coislin, pour faire sa cour au cardinal de Richelieu, le meilleur parent qui fût au monde, qui était cousin germain de M. de Coislin qu'il fit chevalier de l'ordre et colonel général des Suisses, et dont il maria les soeurs au comte d'Harcourt, [l'une] étant veuve de Puylaurens, et l'autre au dernier duc d'Épernon, fils et successeur des charges de ce célèbre duc d'Épernon. Séguier était dans la plus intime faveur du cardinal; il était ambitieux, il trouva sa belle auprès de lui, il lui demanda le tabouret pour sa femme; le cardinal lui fit beaucoup de difficultés et céda enfin à force de persévérance. Quand ce fut à attacher le grelot, avec toute sa puissance et tout son crédit, il demeura court, et n'osa. Il connaissait Louis XIII, dont le goût ni la politique n'était ni le désordre dans sa cour, ni la confusion des états. Le chancelier pressait le cardinal; il s'était engagé à lui, et en effet il avait grande envie de lui faire obtenir cette grâce; dans son embarras, il alla chez mon père, ce qui lui arrivait souvent en ces temps-là, comme je l'ai remarqué en parlant de mon père, et lui exposa son désir, et l'extrême plaisir qu'il lui ferait s'il voulait bien tâcher à le faire réussir, en lui avouant franchement que lui-même n'osait en rompre la glace. Mon père eut la bonté, il ne m'appartient pas de dire la simplicité, de s'en charger; le roi trouva la proposition fort étrange, et pour abréger ce qui se passa dans des temps et des moeurs si éloignées des nôtres, il accorda quoique à regret que la chancelière aurait le tabouret à la toilette sans le pouvoir prétendre, ni s'y présenter en aucun autre temps, parce qu'en ce temps-là, comme je l'ai remarqué sur Mme de Guéméné, la toilette n'était point une heure de cour, mais particulière, à porte fermée, qui n'était ouverte qu'à cinq ou six dames des plus familières.

Quand après la toilette devint temps et lieu public de cour, la chancelière y conserva son tabouret; mais jamais elle ne s'y est présentée à aucune audience, cercle, Biner, etc. La duchesse du Lude, qui était sa petite-fille, aurait bien voulu faire accroire que ce tabouret s'étendait à toute la matinée jusqu'au dîner exclusivement pour y comprendre les audiences, et gagner ainsi le terrain pied à pied. Mais le roi y mit si bon ordre, et la chose tellement au net, que cela demeura barré pour toujours. Pour le roi, la chancelière ne le voyait jamais qu'à la porte de son cabinet où elle se tenait debout tout habillée pour lui faire sa cour lorsqu'il rentrait de la messe, et il s'arrêtait toujours à elle pour lui dire un mot, et cela arrivait deux fois l'année, et aux occasions s'il s'en présentait. Chez les filles de France elle n'était assise non plus qu'à la toilette, mais ce tabouret, tout informe qu'il fût, soutenu de l'exemple de la même chancelière Séguier, qui fut enfin assise tout à fait quand le cardinal Mazarin fit duc à brevet son mari avec tant d'autres (dont il disait qu'il en ferait tant qu'il serait honteux de l'être et honteux de ne l'être pas) [fut cause] que les chancelières sans avoir pu étendre ce tabouret ni oser prendre les distinctions des duchesses comme la housse, etc., n'ont pas laissé pourtant d'obtenir insensiblement des princesses du sang le fauteuil, et je pense aussi la reconduite des duchesses, mais cédant à toutes partout, même à brevet jusqu'à aujourd'hui, et sans tortillage ni difficulté. Il n'avait jamais été question des femmes des gardes des sceaux, et aucune n'a eu le tabouret ni prétendu. Mais M. d'Argenson étant devenu garde des sceaux, et en même temps le seul vrai maître des finances pendant la régence de M. le duc d'Orléans, la facilité de ce prince qui faisait litière d'honneurs, et qui n'en haïssait pas les mélanges et les désordres, fit asseoir la femme du garde des sceaux à la toilette de Mme sa fille, et de Mme sa mère, les seules filles de France alors, et cet exemple a fait asseoir Mme Chauvelin à la toilette de la reine, lorsque son mari eut les sceaux avec toute la faveur et toute la confiance du cardinal Fleury, plus roi que premier ministre.

Avant de quitter la matière du chancelier, il faut dire que, lui et sa femme n'étant plus nommés que du nom unique de leur office, leur fils prit le nom de Pontchartrain et se comtifia, son père, ayant extrêmement augmenté cette terre qu'il avait fait ériger en comté. Il ouvrit la porte de sa cour aux évêques, aux gens d'une qualité un peu distinguée, sans être titrés, et pour toute la robe au seul premier président du parlement de Paris. On le souffrit, et on trouva même qu'il en avait beaucoup rabattu de son prédécesseur, et il était vrai. Reste à savoir si Boucherat qui, le premier, avait imaginé d'égaler sa cour à celle du roi, pouvait avoir raison.

En ce voyage de Fontainebleau, le roi donna trois cent mille livres au maréchal de Villeroy, à prendre en trois ans sur Lyon, des riches revenus duquel lui et le prévôt des marchands qu'il nommait, étaient les seuls dispensateurs sans rendre compte. Peu après, le roi donna cent mille livres de pension au duc d'Enghien, encore enfant; M. le Duc, son père, n'en avait que quatre-vingt-dix mille.

L'abbé de Charost mourut en ce temps-ci à Paris, chez son père, où il vivait fort pieusement et fort retiré. Il était fils aîné du duc de Béthune, et frère aîné du duc de Charost; il était fort bossu, avait renoncé à tout pour une pension médiocre, et s'était fait prêtre. Il n'avait qu'une abbaye, et jamais il n'avait été question de lui pour l'épiscopat. J'ai ouï dire qu'il en aurait été fort digne.

Le bonhomme Villacerf ne put survivre plus longtemps au malheur qui lui était arrivé de l'infidélité de son principal commis des bâtiments, dont j'ai parlé au commencement de l'année. Il rie porta pas santé depuis, ne remit pas le pied à la cour depuis s'être démis des bâtiments, et acheva enfin de mourir. C'était un bon et honnête homme, qui était déjà vieux, et qui ne put s'accoutumer à avoir été trompé et à n'être plus rien. Il avait passé une longue vie, toujours extrêmement bien avec le roi, et si familier avec lui, qu'étant d'une de ses parties de paume autrefois, où il jouait fort bien, il arriva une dispute sur sa balle; il était contre le roi, qui dit qu'il n'y avait qu'à demander à la reine qui les voyait jouer de la galerie: « Par...! sire, répondit Villacerf, cela n'est pas mauvais; s'il ne tient qu'à faire juger nos femmes, je vais envoyer quérir la mienne. » Le roi et tout ce qui était là rirent beaucoup de la saillie. Il était cousin germain, et dans la plus intime et totale confiance de M. de Louvois, qui, du su du roi, l'avait fait entrer en beaucoup de choses secrètes, et le roi avait toujours conservé pour lui beaucoup d'estime, d'amitié et de distinction. C'était un homme brusque, mais franc, vrai, droit, serviable et très bon ami; il en avait beaucoup, et fut généralement plaint et regretté.

La comtesse de Fiesque, cousine germaine paternelle de la feue duchesse d'Arpajon, de feu Thury et du marquis de Beuvron, mourut pendant Fontainebleau, extrêmement âgée. Elle avait passé sa vie dans le plus frivole, du grand monde; deux traits entre deux mille la caractériseront. Elle n'avait presque rien, parce qu'elle avait tout fricassé ou laissé piller à ses gens d'affaires; tout au commencement de ces magnifiques glaces, alors fort rares et fort chères, elle en acheta un parfaitement beau miroir. « Hé, comtesse, lui dirent ses amis, où avez-vous pris cela? — J'avais, dite-elle, une méchante terre, et qui ne me rapportait que du blé, je l'ai vendue, et j'en ai eu ce miroir. Est-ce que je n'ai pas fait merveilles? du blé ou ce beau miroir! » Une autre fois, elle harangua son fils, qui n'avait presque rien, pour l'engager à se marier, et à se remplumer par un riche mariage, et la voilà à moraliser sur l'orgueil qui meurt de faim plutôt que faire une mésalliance. Son fils, qui n'avait aucune envie de se marier, la laissa dire, puis, voulant voir où cela irait, fit semblant de se rendre à ses raisons. La voilà ravie ! Elle lui étale le parti, les richesses, l'aisance, une fille unique, les meilleures gens du monde, et qui seraient ravis, auprès de qui elle avait des amis qui feraient immanquablement réussir l'affaire, une jolie figure, bien élevée et d'un âge à souhait. Après une description si détaillée, le comte de Fiesque la pressa de nommer cette personne en qui tant de choses réparaient la naissance; la comtesse lui dit que c'était la fille de Jacquier, qui était un homme connu de tout le monde, et qui s'était acquis l'estime et l'affection de M. de Turenne, les armées duquel il avait toujours fournies de vivres, et s'était enrichi. Voilà le comte de Fiesque à rire de tout son coeur, et la comtesse à lui demander, en colère, de quoi il riait, et s'il trouvait ce parti si ridicule. Le fait était que Jacquier n'eut jamais d'enfants. La comtesse, bien surprise, pense un moment, avoue qu'il a raison, et ajoute en même temps que c'est le plus grand dommage du monde, parce que rien ne lui eût tant convenu. Elle était pleine de semblables disparates qu'elle soutenait avec colère, puis en riait la première. On disait d'elle qu'elle n'avait jamais eu que dix-huit ans. Elle était veuve, dès 1640, de M. de Piennes-Brouilly, tué à Arras, dont elle n'eut qu'une fille, mère de Guerchy. Les Mémoires de Mademoiselle, avec qui elle passa toute sa vie, souvent en vraies querelles pour des riens, et sans toutefois pouvoir se passer l'une de l'autre, la font très bien connaître. Elle n'eut ni frères ni soeurs, et son père était aîné de celui de Beuvron.

Une autre mort fit plus de bruit, et laissa un grand vide pour le conseil et pour les honnêtes gens, ce fut celle de Pomponne, fils du célèbre Arnauld d'Andilly, et neveu du fameux M. Arnauld. Cette famille illustre en science, en piété et par beaucoup d'autres endroits, n'a pas besoin d'être expliquée ici; elle l'est par tant de beaux ouvrages que je m'en tiendrai ici à M. de Pomponne. M. d'Andilly, par ses emplois et par l'amitié dont la reine mère l'honorait avant et même depuis sa retraite à Port-Royal des Champs, malgré les tempêtes du jansénisme, fit employer son fils dès sa première jeunesse en plusieurs affaires importantes en Italie, où il fit des traités et conclut des ligues avec plusieurs princes. Son père, extrêmement aimé et estimé, lui donna beaucoup de protecteurs, dont M. de Turenne fut un des principaux. Pomponne passa par l'intendance des armées à Naples et en Catalogne, et partout avec tant de sagesse, de modération et de succès, que sa capacité, soutenue des amis de son père et de ceux que lui-même s'était procurés, le fit choisir en 1665 pour l'ambassade de Suède. Il y demeura trois ans, et passa après à celle de Hollande; il réussit si bien en toutes deux qu'il fut renvoyé en Suède, où, combattu par tout l'art de la maison d'Autriche, il vint à bout de conclure cette fameuse ligue du Nord, si utile à la France en 1671. Le roi en fut si content qu'ayant perdu peu de mois après M. de Lyonne, ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, il ne crut pouvoir mieux remplacer un si grand ministre que par Pomponne. Toutefois il en garda le secret, et ne le manda qu'à lui par un billet de sa main, avec ordre d'achever en Suède, le plus tôt qu'il pourrait, ce qui demandait nécessairement à l'être de la même main, et de revenir incontinent après. Il arriva au bout de deux mois, dans la même année 1671, et fut déclaré aussitôt. Son père, retiré dès 1644, eut la joie de voir son fils arrivé par son mérite dans une place si importante, et mourut trois ans après à quatre-vingt-cinq ans. Pomponne parut encore plus digne de cette charge par la manière dont il l'exerça, qu'avant d'en avoir été revêtu. C'était un homme qui excellait surtout par un sens droit, juste, exquis, qui pesait tout et faisait tout avec maturité, mais sans lenteur; d'une modestie, d'une modération, d'une simplicité de moeurs admirables, et de la plus solide et de la plus éclairée piété. Ses yeux montraient de la douceur et de l'esprit; toute sa physionomie, de la sagesse et de la candeur; un art, une dextérité, un talent singulier à prendre ses avantages en traitant; une finesse, une souplesse sans ruse qui savait parvenir à ses fins sans irriter; une douceur et une patience qui charmait dans les affaires; et avec cela une fermeté, et, quand il le fallait, une hauteur à soutenir l'intérêt de l'État et la grandeur de la couronne que rien ne pouvait entamer. Avec ces qualités il se fit aimer de tous les ministres étrangers comme il l'avait été dans les divers pays où il avait négocié. Il en était également estimé et il en avait su gagner la confiance. Poli, obligeant, et jamais ministre qu'en traitant, il se fit adorer à la cour, où il mena une vie égale, unie, et toujours éloignée du luxe et de l'épargne, et ne connaissant de délassement de son grand travail qu'avec sa famille, ses amis et ses livres. La douceur et le sel de son commerce étoient charmants, et ses conversations, sans qu'il le voulût, infiniment instructives. Tout se faisait chez lui et par lui avec ordre, et rien ne demeurait en arrière sans jamais altérer sa tranquillité.

Ces qualités étaient en trop grand contraste avec celles de Colbert et de Louvois pour en pouvoir être souffertes avec patience. Tous deux en avaient sans doute de très grandes, mais, si elles paraissaient quelquefois plus brillantes, elles n'étaient pas si aimables; et s'ils avaient des amis, Pomponne avait aussi les siens particuliers, et quoique moins puissant, peut-être en plus grand nombre, et de plus qu'eux était généralement aimé. Chacun des deux autres tendait toujours à embler la besogne d'autrui, et c'est ce qui les avait rendus ennemis l'un de l'autre; tous deux voulaient, sous divers prétextes, manier les affaires étrangères, et tous deux s'en trouvaient également, sagement, mais doucement repoussés. Non seulement ils n'y purent jamais surprendre la moindre prise, mais la grande connaissance qu'avait Pomponne des affaires générales de l'Europe, et en particulier celle que son application, ses voyages, ses négociations lui avaient acquise des maisons, des ministres, des cours étrangères, de leurs intérêts et de leurs ressorts, lui donnaient un tel avantage sur ces matières, que sans sortir de sa modération et de sa douceur, ils n'osaient le contredire au conseil ou devant le roi; il les avait souvent mis sans reparties lorsqu'ils l'avaient hasardé. Hors de toute espérance d'embler rien sur un homme si instruit et si sage, et qui se contentait de son ministère sans leur donner jamais prise par vouloir empiéter sur le leur, ils furent longtemps à chercher comment pouvoir entamer un homme si difficile à prendre, et si insupportable à leur ambition vis-à-vis d'eux. Ce désir de s'en délivrer, pour mettre en sa place quelqu'un qui ne pût pas si bien se défendre, réunit pour un temps ces deux ennemis. Ils se concertèrent; le jansénisme fut leur ressource. C'était en effet le miracle du mérite de Pomponne que, fils, frère, neveu, cousin germain et parent le plus proche, ou lié des noeuds les plus intimes avec tout ce qu'on avait rendu le plus odieux au roi et en gros et personnellement, il pût conserver ce ministre dans un poste de la première confiance. Les deux autres allant toujours l'un après l'autre à la sape, et s'aidant d'ailleurs de tout ce qui pouvait concourir à leur dessein, s'aperçurent de leurs progrès sur l'esprit du roi. Ils le poussèrent et vinrent enfin à bout de se faire faire un sacrifice sous le prétexte de la religion. Ce ne fut pourtant pas sans une extrême répugnance. Le roi, si parfaitement content de la gestion de Pomponne, ne voyait en lui que mesure et sagesse sur tout ce qui regardait le jansénisme. Il avait peine à se défier de lui, même sur ce point, et le danger et le scandale de se servir du neveu de M. Arnauld dans ses affaires les plus secrètes et les plus importantes ne lui paraissait point en comparaison du danger et de la peine de s'en priver. À force d'attaques continuelles il céda à la fin, et, comme la dernière goutte d'eau est celle qui fait répandre le vase, un rien perdit M. de Pomponne après tant d'assidues préparations. Ce fut en 1679.

On traitait le mariage de Mme la Dauphine, et on attendait le courrier qui devait en apporter la conclusion. Dans ces moments critiques Pomponne supputa, et crut qu'il aurait le temps d'aller passer quelques jours à Pomponne. Mme de Soubise était bien au fait de tout; c'était le temps florissant de sa beauté et de sa faveur. Elle était amie de Pomponne, mais elle n'osait s'expliquer; elle se contenta de le conjurer de remettre ce petit voyage, et de l'avertir qu'elle voyait des nuages qui ne devaient pas lui permettre de s'absenter; elle le pressa autant qu'il lui fut possible. Les gens les plus parfaits ne sont pas sans défauts; il ne put comprendre tout ce que Mme de Soubise voulait qu'il entendît, ni avoir la complaisance de sacrifier ce petit voyage à son conseil et à son amitié. Pomponne est à six lieues de Paris. Pendant son absence, arriva le courrier de Bavière, et en même temps une lettre à M. de Louvois qui avait ses gens partout: c'était la conclusion avec le détail de tous les articles du traité et du mariage. Louvois va tout aussitôt porter sa lettre au roi, qui s'étonne de n'avoir point de nouvelles par ailleurs. Les dépêches de Pomponne étaient en chiffres, et celui qui déchiffrait se trouva à l'Opéra, où il s'était allé divertir en l'absence de son maître. Tandis que le temps se passe à l'Opéra, puis à déchiffrer, et cependant à aller et à venir de Pomponne, Colbert et Louvois ne perdirent pas de temps. Ils mirent le roi en impatience et en colère, et s'en surent si bien servir que Pomponne en arrivant à Paris trouva un ordre du roi de lui envoyer les dépêches et sa démission, et de s'en retourner à Pomponne.

Ce grand coup frappé, Louvois, dont Colbert qui avait ses raisons avait exigé de ne pas dire un mot de toute cette menée à son père, se hâta de lui aller conter la menée et le succès: « Mais, lui répondit froidement l'habile Le Tellier, avez-vous un homme tout prêt pour mettre en cette place ? — Non, lui répondit son fils, on n'a songé qu'à se défaire de celui qui y était, et maintenant la place vide ne manquera pas, et il faut voir de qui la remplir. — Vous n'êtes qu'un sot, mon fils, avec tout votre esprit et vos vues, lui répliqua Le Tellier. M. Colbert en sait plus que vous, et vous verrez qu'à l'heure qu'il est, il sait le successeur, et il l'a proposé; vous serez pis qu'avec l'homme que vous avez chassé, qui avec toutes ses bonnes parties n'était pas au moins plus à M. Colbert qu'à vous. Je vous le répète, vous vous en repentirez. » En effet, Colbert s'était assuré de la place pour son frère Croissy, lors à Aix-la-Chapelle, comme je l'ai dit en rapportant sa mort, et ce fut un coup de foudre pour Le Tellier et pour Louvois qui les brouilla plus que jamais avec Colbert, et par une suite nécessaire avec ce frère. Pomponne sentit sa chute et son vide, mais il le supporta en homme de bien et de courage, avec tranquillité. Il eut peu après liberté de venir et de demeurer à Paris. Aucun de ses amis ne le délaissa, tout le monde prit part à sa disgrâce. Les étrangers en regrettant sa personne qu'ils aimaient, et lui continuant toujours des marques de considération dans les occasions qui s'en pouvaient présenter, furent bien aises d'être soulagés de sa capacité.

Le roi après quelque temps voulut voir Pomponne par derrière dans ses cabinets. Il le traita en prince qui le regrettait, et lui parla même de ses affaires. De temps en temps, mais rarement cela se répétait, et toujours sur le même pied de la part du roi. À la fin en une de ces audiences, le roi lui témoigna la peine qu'il avait ressentie en l'éloignant, et qu'il ressentait encore, et Pomponne y ayant répondu avec le respect et l'affection qu'il devait, le roi continua à lui parler avec beaucoup d'estime et d'amitié. Il lui dit qu'il avait toujours envie de le rapprocher de lui, qu'il ne le pouvait encore, mais qu'il lui demandait sa parole de ne point s'excuser, et de revenir dans son conseil dès qu'il le manderait, et en attendant de lui garder le secret de ce qu'il lui disait. Pomponne le lui promit, et le roi l'embrassa. L'événement a fait voir ce que le roi pensait alors. C'était de se défaire de M. de Louvois en l'envoyant à la Bastille. La parenthèse, en serait déplacée ici, je pourrai avoir lieu ailleurs de raconter un fait si curieux. Dans le moment que ce ministre fut mort, le roi écrivit de sa propre main à Pomponne de revenir sur-le-champ prendre sa place dans ses conseils. Un gentilhomme ordinaire du roi fut chargé en secret de ce message par le roi même. Il trouva cet illustre disgracié à Pomponne qui s'allait mettre au lit. Le lendemain matin il vint à Versailles, et débarquer chez Bontems qui le mena par les derrières chez le roi. On peut juger des grâces de cette audience. Le roi ne dédaigna pas de lui faire des excuses de l'avoir éloigné et de l'avoir rapproché si tard; il ajouta qu'il craignait qu'il n'eût peine à voir Croissy faire les fonctions qu'il avait si dignement remplies. Pomponne, toujours modeste, doux, homme de bien, répondit au roi, que puisqu'il le voulait rattacher à son service, et qu'il s'était engagé à lui d'y rentrer, il ne songerait qu'à le bien servir, et que pour bien commencer, et ôter, en tant qu'en lui était, toutes les occasions de jalousie, il s'en allait de ce pas chez Croissy lui apprendre les bontés du roi, et lui demander son amitié. Le roi, touché au dernier point d'une action si peu attendue, l'embrassa et le congédia. La surprise de Croissy fut sans pareille quand il s'entendit annoncer M. de Pomponne. On peut juger qu'elle ne diminua pas quand il apprit ce qui l'amenait. Celle de la cour, qui n'avait pas songé à un retour après douze années de disgrâce et qui n'en avait pas eu le moindre vent, fut grande aussi, mais mêlée de beaucoup de joie; il entra au premier conseil qui se tint, et M. de Beauvilliers en même temps.

Pomponne, dès le même jour, eut un logement au château assez grand, et vécut avec toutes sortes de mesures et de prévenances avec Croissy, qui y répondit de son côté, et qui avait bien compris qu'il fallait le faire. Leur alliance que le roi voulut, je l'ai racontée en son temps. Pomponne et son gendre vécurent ensemble en vrai père et en véritable fils. Il y trouva tout ce qu'il pouvait désirer pour devenir un bon et sage ministre. Il y ajouta du sien toutes les lumières et toute l'instruction qu'il put, dont Torcy sut bien profiter. M. de Pomponne lia une amitié étroite avec M. de Beauvilliers. La confiance était intime entre eux et avec le duc de Chevreuse. Il fut aussi fort uni avec Pelletier, et honnêtement avec les autres ministres ou secrétaires d'État. Il mourut le 26 septembre de cette année, à Fontainebleau, à quatre-vingt-un ans, dans le désir depuis longtemps de la retraite, que l'état de sa famille ne lui avait pas encore permise. Sa tête et sa santé étaient entières. Il n'avait jamais été malade; il mangea un soir du veau froid et force pêches; il en eut une indigestion qui l'emporta en quatre jours. Il reçut ses sacrements avec une grande piété, et fit une fin aussi édifiante que sa vie. Torcy, son gendre, eut les postes, et sa veuve douze mille livres de pension. C'était une femme avare et obscure qu'on ne voyait guère. Elle avait une soeur charmante par son esprit, par ses grâces, par sa beauté, par sa vertu, femme de M. de Vins, qui était lieutenant général et qui eut les mousquetaires noirs. Ils avaient un fils unique, beau, aimable, spirituel comme la mère, avec qui j'avais été élevé. M. de Pomponne était ami particulier de mon père, et ils logeaient chez lui. Ce jeune homme fut tué à Steinkerque, à sa première campagne. Le père et surtout la mère ne s'en sont jamais consolés; elle n'a presque plus voulu voir personne depuis, absorbée dans la douleur et dans la piété tout le reste de sa longue vie. Je regrettai extrêmement son fils. M. de Pomponne ne fut pas heureux dans ceux qui se destinèrent au monde. Le cadet, qui promettait, fut tué de bonne heure à la tête d'un régiment de dragons. L'aîné, épais, extraordinaire, avare, obscur, quitta le service, devint apoplectique, et fut toute sa vie compté pour rien jusque dans sa famille. L'abbé de Pomponne fut aumônier du roi. Il se retrouvera occasion d'en parler.

Le roi revint de Fontainebleau et nomma Briord ambassadeur à la Haye en la place de Bonrepos, qui demanda à revenir; et Phélypeaux, lieutenant général, qui était à Cologne, ambassadeur à Turin; Bonac, neveu de Bonrepos, alla à Cologne.

CHAPITRE XX. §

Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne mis ensemble. — Menins de Mgr le duc de Bourgogne: Gamaches, d'O, Cheverny, Saumery. — Mme de Saumery. — Emplois de Cheverny et son aventure à Vienne. — Mort de Mme de Montchevreuil. — Mgr le duc de Bourgogne entre au conseil des dépêches. — Castel dos Rios, ambassadeur d'Espagne en France. — Mort d'Arrouy dans la Bastille. — Voyage à Paris du duc et de Mme la duchesse de Lorraine pour l'hommage lige de Bar. — Ducs de Lorraine, l'un connétable, l'autre grand chambellan. — Princes du sang précédent les souverains non rois partout. — M. de Lorraine étrangement incognito. — Mme et M. de Lorraine à Paris, qui va saluer le roi. — Adresse continuelle à l'égard de M. et Mme la duchesse de Chartres. — Mme de Lorraine malade de la petite vérole. — Hommage lige au roi par le duc de Lorraine pour le duché de Bar. — M. de Lorraine à Meudon et à Marly, où il prend congé. — M. de Lorraine prend congé de Monseigneur à l'Opéra, et de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne sans les avoir vus auparavant, et part en poste payée par le roi. — Mme de Lorraine à Versailles, puis à Marly, prend congé et part.

En arrivant de Fontainebleau le jour même, Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne furent mis ensemble. Le roi les voulut aller surprendre comme ils se mettraient au lit; il s'y prit un peu trop tard, il trouva les portes fermées, et il ne voulut pas les faire ouvrir. Peu de jours après, il nomma quatre hommes qui étaient souvent à la cour pour se tenir assidus auprès de Mgr le duc de Bourgogne, qui dans la vérité ne pouvaient guère être plus mal choisis, Cheverny, Saumery, Gamaches et d'O. Des deux derniers j'en ai parlé assez pour n'avoir rien à y ajouter. Le bon Gamaches était un bavard qui n'avait jamais su ce qu'il disait ni ce qu'il faisait, et dont M. de Chartres et ses amis de plaisir s'étaient moqués tant que le roi l'avait tenu auprès de lui. Il ne savait rien, pas même la cour ni le monde où il avait fort peu été, ni la guerre non plus, quoiqu'il eût toujours servi et avec beaucoup d'honneur et de valeur; du reste un fort honnête homme. D'O était ce mentor de M. le comte de Toulouse, qui de son appartement de Versailles devint lieutenant général des armées navales. Son assiduité chez son premier maître était difficile à accorder avec cet emploi, mais il savait accorder toutes choses, témoin sa dévotion importante et le galant métier de sa femme pour faire fortune par l'un des deux, et peut-être par tous les deux ensemble.

Cheverny était Clermont-Gallerande; son père avait été maître de la garde-robe et chevalier de l'ordre en 1661, dont on a d'excellents Mémoires en forme d'annales, sous le nom de Monglat qu'il portait. Sa femme, fille du fils du chancelier de Cheverny, était une femme extrêmement du grand monde, qui avait été gouvernante des filles de Gaston, et sur le pied de laquelle il ne faisait pas bon marcher. L'un et l'autre fort riches s'étaient parfaitement ruinés, et avaient marié leur fils à la soeur de Saumery. C'était un homme qui présentait plus d'esprit, de morale, de sens et de sentiments qu'il n'en avait en effet; beaucoup de lecture, peu ou point de service, une conversation agréable et fournie, beaucoup de politique, d'envie de plaire et de crainte de déplaire, un extérieur vilain et même dégoûtant, toute l'encolure d'un maître à écrire, et toujours mis comme s'il l'eût été, en tout un air souffreteux, et une soif de cour et des agréments de cour qui allait à la bassesse; avec tout cela ce tuf se cachait sous d'autres apparences, et j'en ai été la dupe fort longtemps; d'ailleurs un honnête homme.

Saumery était petit-fils d'un valet d'Henri IV, qui l'avait suivi du Béarn, et qui, comme beaucoup de ce peuple, s'appelait Johanne. Il fut jardinier de Chambord, et sur la fin de sa vie concierge, non pas de ces concierges gouverneurs et capitaines comme il y en a toujours eu à Fontainebleau et à Compiègne, mais concierge effectif, comme nous en avons tous dans nos maisons. Il gagna du bien; il mit son fils dans les troupes, qui était fort bien fait, et trouva à le marier à une bourgeoise de Blois à sa portée. M. Colbert, encore in minoribus, épousa l'autre sœur. Sa fortune avança ses beaux-frères. L'un s'enrichit, acheta Menars, devint intendant de Paris, et est mort président à mortier; il était frère de Mme Colbert. Saumery devint gouverneur de Chambord, en eut la capitainerie des chasses et celle de Blois: c'était un fort honnête homme et qui ne s'en faisait point du tout accroire; il se tenait à Chambord, où il est mort fort vieux, et paraissait rarement à la cour, où on en faisait cas pour sa valeur et sa probité. Je l'ai vu, il était fort grand, avec ses cheveux blancs et l'air tout à fait vénérable. Son fils aîné, qui est celui dont il s'agit, servit quelque temps subalterne, et se retira de bonne heure avec un coup de mousquet dans le genou, et se fit maître des eaux et forêts d'Orléans, etc. Il était dans cet obscur emploi et inconnu à tout le monde, lorsque M. de Beauvilliers l'en tira pour le faire un des sous-gouverneurs des enfants de France. Jamais homme si intrigant, si valet, si bas, si orgueilleux, si ambitieux, si dévoué à la fortune, et tout cela sans fond aucun, sans voile, sans pudeur; on en verra d'étranges traits. Jamais homme aussi ne tira tant parti d'une blessure. Je disais de lui qu'il boitait audacieusement, et il était vrai. Il parlait des personnages les plus distingués, dont à peine il avait jamais vu les antichambres, comme de ses égaux et de ses amis particuliers. Il racontait des traits qu'il avait ouï dire, et n'avait pas honte de dire devant des gens qui avaient au moins le sens commun: « Le pauvre mons Turenne me disait, » qui, à son âge et à son petit emploi, n'a peut-être jamais su qu'il fût au monde, et le monsieur tout du long, il n'en honorait personne. C'était mons de Beauvilliers, mons de Chevreuse, et ainsi de ceux dont il ne disait pas le nom tout court, et il le disait de presque tout le monde jusqu'aux princes du sang. Je lui ai ouï dire bien des fois « la princesse de Conti » en parlant de la fille du roi, et « le prince de Conti » en parlant de M. son beau-frère. Pour les premiers seigneurs de la cour, il était rare quand il leur donnait le monsieur ou le mons. C'était: « le maréchal d'Humières, » et ainsi des autres, et des gens de la première qualité, très ordinairement par leur nom, sans qualité devant. La fatuité et l'insolence étaient complètes; et si, à force de monter cent escaliers par jour, de dire des riens à l'oreille, de faire l'important et le gros dos, il imposait à une partie de la cour, et, par ses valetages et ses blâmes de complaisance bien bas en confidence, il s'était acquis je ne sais combien de gens .

Sa femme, fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, était une grande créature aussi impertinente que lui, qui portait les chausses, et devant qui il n'osait pas souffler. Son effronterie ne rougissait de rien, et après force galanteries, elle s'était accrochée à M. de Duras qu'elle gouvernait, et chez qui elle était absolument et publiquement la maîtresse, et vivait à ses dépens. Elle en acquit le nom de Mme la connétable, parce que M. de Duras était doyen des maréchaux de France. On ne l'appelait pas autrement: elle-même était la première à en rire. Enfants, complaisants, domestiques, tout était en respect et en dépendance devant elle, et Mme de Duras aussi dans le peu et le rare qu'elle venait de sa campagne; l'âge du maréchal faisait qu'on s'en scandalisait moins. Voilà les gens que le roi mit autour de Mgr le duc de Bourgogne, qui chas soit fort souvent; et de ces quatre il n'y avait que Gamaches qui pût monter à cheval, ou qui en voulût prendre la peine. Le rare fut qu'ils n'eurent ni nom d'emploi, ni brevet, ni appointements, mais de beaux propos en les y mettant, et l'agrément d'être, sans demander, de tous les voyages de Marly, et cela seul tournait les têtes.

Cheverny était menin de Monseigneur: il avait été envoyé à Vienne, et ambassadeur après en Danemark, où lui et sa femme avaient gagné le scorbut et laissé leur santé et leurs dents. La femme, avec plus d'esprit et de mesure, ne tenait pas mal de son frère. À Vienne il arriva à Cheverny une aventure singulière. Il devait avoir un soir d'hiver sa première audience de l'empereur. Il alla au palais; un chambellan l'y reçut, le conduisit deux ou trois pièces, ouvrit la dernière, l'y fit entrer, se retira de la porte même et la ferma. Entré là, il se trouve dans une pièce plus longue que large, mal meublée, avec une table tout au bout; sur laquelle, pour toute lumière dans la chambre, il y avait deux bougies jaunes, et un homme vêtu de noir, le dos appuyé contre la table. Cheverny assez mal édifié du lieu, se croit dans une pièce destinée à attendre d'être introduit plus loin, et se met à regarder à droite et à gauche, et à se promener d'un bout à l'autre. Ce passe-temps dura près d'une demi-heure. À la fin, comme un des tours de sa promenade l'approchait assez de cette table, et de cet homme noir qui y était appuyé, et qu'à son air et à son habit il prit pour un valet de chambre qui était là de garde, cet homme qui jusqu'alors l'avait laissé en toute liberté sans remuer ni dire un mot, se prit à lui demander civilement ce qu'il faisait là. Cheverny lui répondit qu'il devait avoir audience de l'empereur, qu'on l'avait fait entrer, et qu'il attendait là d'être introduit pour avoir l'honneur de lui faire sa révérence. « C'est moi, lui répliqua cet homme, qui suis l'empereur. » Cheverny à ce mot pensa tomber à la renverse, et fut plusieurs moments à se remettre, à ce que je lui ai ouï conter. Il se jeta aux pardons, à l'obscurité, et à tout ce qu'il put trouver d'excuses. Je pense après que son compliment fut mal arrangé. Un autre que l'empereur en eût ri, mais Léopold, incapable de perdre sa gravité, demeura dans le même sang-froid, qui acheva de démonter le pauvre Cheverny. Il contait bien, et cette histoire était excellente à entendre de lui.

Mme de Montchevreuil revenant de Fontainebleau le même jour que le roi, 22 octobre, avec Mme de Maintenon, dans le carrosse et en compagnie de laquelle elle allait toujours, se trouva si mal au Plessis qu'il y fallut arrêter longtemps. On eut toutes les peines du monde à l'amener à Versailles, où elle mourut le quatrième jour. Mme de Maintenon en fut fort affligée, beaucoup de gens tâchèrent de persuader qu'ils l'étaient, mais dans le fond chacun s'en trouva soulagé comme d'une délivrance. J'ai suffisamment parlé de M. et de Mme de Montchevreuil à propos du mariage de M. du Maine, pour n'avoir rien à y ajouter. Quelques jours après, le roi vit le bonhomme Montchevreuil dans son cabinet par les derrières, par où comme gouverneur autrefois de M. du Maine il continuait d'entrer. Le roi le traita comme un ami intime aurait fait son ami. À la situation où il était avec lui, cela n'était pas surprenant.

Ce même jour de la mort de Mme de Montchevreuil, 25 octobre, le roi dit le soir à Mgr le duc de Bourgogne qu'il le ferait entrer au premier conseil de dépêches; et ajouta que, pour les premiers, il voulait qu'il ne fît qu'écouter pour apprendre et se former, pour se mettre en état de bien opiner ensuite. Ce fut une grande joie pour ce prince; Monseigneur n'y était pas entré si jeune. Monsieur en était, mais il en était resté là.

Castel dos Rios, gentilhomme catalan, fort pauvre, était arrivé à Paris au commencement du voyage de Fontainebleau, avec caractère d'ambassadeur d'Espagne; il avait été nommé pour aller en la même qualité en Portugal, mais il arriva que celui qui devait venir en France étant plus distingué et beaucoup plus accrédité à la cour d'Espagne, il fit changer la destination, et alla en Portugal comme à une ambassade de faveur, et fit envoyer l'autre à celle d'exil. C'est ainsi qu'elle était regardée. Il voulut venir à Fontainebleau trouver la cour et en fut refusé; il s'en plaignit fort, on lui répondit qu'on avait bien fait attendre M. d'Harcourt trois mois à Madrid avant de lui permettre de voir le roi d'Espagne; qu'ainsi il pouvait bien avoir patience six semaines avant de voir le roi. Au retour il eut audience. Ce qu'il avait à y traiter était en effet d'une importance à ne pas souffrir volontiers des délais; il pressa le roi de deux choses de la part du roi son maître: l'une, d'employer son autorité pour faire révoquer à la Sorbonne la condamnation qu'elle avait faite des livres d'une béate espagnole qui s'appelle Marie d'Agreda. Le temps était mal pris; ces livres étaient tout à fait dans les sentiments de M. de Cambrai, que le roi venait de faire condamner à Rome. L'autre chose était de faire établir en dogme, par tout son royaume, l'immaculée conception de la sainte Vierge, et par conséquent faire plus que l'Église, qui a été plus retenue là-dessus; aussi se moqua-t-on de l'ambassadeur et de son maître avec les plus belles paroles du monde. Ce fut là toute la matière de son audience. Qui aurait cru que cette ambassade eût tourné quatorze mois après comme elle fit, et que cette espèce d'exil eût fait à l'ambassadeur la fortune la plus complète.

Le pauvre d'Arrouy mourut en ce temps-ci à la Bastille, où il était depuis dix ou douze ans; il avait été longtemps trésorier des états de Bretagne. C'était le meilleur homme du monde et le plus obligeant; il ne savait que prêter de l'argent et point presser pour se faire payer; avec cette conduite il s'obéra si bien, que, quand il fallut compter, il ne put jamais se tirer d'affaire. La confiance de la province et de tout le monde était si grande en lui, qu'on l'avait laissé plusieurs années sans compter: ce fut sa ruine. Beaucoup de gens y perdirent gros. La Bretagne y demeura pour beaucoup, et il demeura entièrement ruiné. C'est, je crois, l'unique exemple d'un comptable de deniers publics avec qui ses maîtres et tout le public perdent, sans que sa probité en ait reçu le plus léger soupçon. Les perdants mêmes le plaignirent, tout le monde s'affligea de son malheur; c'est ce qui fit que le roi se contenta d'une prison perpétuelle. Il la souffrit sans se plaindre et la passa dans une grande piété, fort visité de beaucoup d'amis et secouru de plusieurs. Cela n'empêcha pas son fils de devenir maître des requêtes et intendant de province, avec réputation d'esprit et de probité. Il se fit aimer et estimer, et il aurait été plus loin, si la piété tant de lui que de sa femme dont il n'avait point d'enfants, ne les avait engagés à tout quitter pour ne penser qu'à leur salut. J'ai fort vu cette Mme d'Arrouy à Pontchartrain, qui avait beaucoup d'esprit, et un esprit très aimable et orné, extrêmement dans les meilleures oeuvres, et extrêmement janséniste. Je me suis souvent fort diverti à disputer avec elle. J'étais ravi quand je l'y trouvais.

On attendait au retour de Fontainebleau M. de Lorraine pour rendre au roi son hommage lige du duché de Bar et de ses autres terres mouvantes de la couronne. Mme la Duchesse devait venir avec lui, et Monsieur les défraya à Paris et leur donna, au Palais-Royal, l'appartement de M. et de Mme la duchesse de Chartres. Nul embarras pour Mme de Lorraine, qui conservait son rang de petite-fille de France. Il n'y en devait pas avoir non plus pour M. de Lorraine. Ses pères, ducs de Lorraine comme lui, ont été bien des fois à la cour de France sans difficultés.

Charles Ier, duc de Lorraine, fut fait connétable de France après la mort ou plutôt le massacre du connétable d'Armagnac, le 12 juin 1418, dans Paris, par le parti de Bourgogne. Il est vrai qu'il n'en jouit pas longtemps, pour avoir été institué par cette terrible Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, qui, dans un intervalle de sa triste maladie, le destitua à Bourges en avril 1423, et donna l'épée de connétable à J. Stuart, comte de Boucan et de Douglas, qui fut tué le 17 août suivant à la bataille de Verneuil au Perche contre les Anglais. Le comte de Richemont fut fait connétable en sa place; il était fils, frère et oncle des ducs de Bretagne, et le fut lui-même après eux en 1457, et voulut conserver l'épée de connétable avec laquelle il avait acquis tant de gloire, et mourut duc de Bretagne et connétable de France en décembre 1458 dans son château de Nantes, portant lors le nom d'Artus III. René II, duc de Lorraine, fut fait grand chambellan, 7 août 1486, par Charles VIII, qui avait alors seize ans, à la place du comte de Longueville, fils du célèbre bâtard d'Orléans, destitué et ses terres confisquées pour avoir pris le parti du duc d'Orléans, depuis roi Louis XII, contre Mme de Beaujeu, soeur du roi, sa tutrice et gouvernante du royaume. Le duc de Lorraine ne demeura pas longtemps grand chambellan de France. Il se ligua avec le même duc d'Orléans contre le roi, et Philippe de Bade, marquis d'Hochberg et comte de Neuchâtel, fut pourvu en sa place de cet office de la couronne en 1491.

Sans aller si loin, Louis XIII et le roi son fils ont vu Charles IV, duc de Lorraine, plus d'une fois en leur cour et y faire des séjours, et la duchesse Nicole a passé à Paris ses dernières années. La planche était donc faite, et il n'y avait qu'à la suivre. On y peut ajouter que le père du duc de Lorraine a été aussi à Paris et à la cour, mais il s'y arrêta peu, quoique assez pour continuer les exemples et régler celui-ci. Mais cela même était ce qui incommodait les cadets de sa maison établis en France, qui, tirant leurs prétentions de leur naissance, avaient grand intérêt de relever leur aîné, et grande facilité par Monsieur, entièrement abandonné au chevalier de Lorraine, jusqu'au point où je l'ai remarqué au mariage de Mme de Lorraine. Des gens qui avaient osé vouloir élever leur aîné jusqu'en compétence de M. le duc de Chartres n'étaient pas pour s'accommoder de celle des princes du sang, et ceux-ci encore moins pour la souffrir. Jamais aucun duc de Lorraine ne leur avait disputé, pas même le père de celui-ci, beau-frère de l'empereur et à la tête de son armée, aux deux princes de Conti, volontaires dans la même armée, auquel l'électeur de Bavière qui y servait ne disputait pas. Le second de ces princes était vivant et existant à la cour, et cet électeur était frère de Mme la Dauphine alors vivante, et gendre de l'empereur. On n'avait pas oublié encore comment le fameux Charles-Emmanuel, duc de Savoie, gendre de Philippe II, roi d'Espagne, et qui fit tant de figure en Europe, avait vécu avec les princes du sang, ni le célèbre mot d'Henri IV là-dessus. Charles-Emmanuel l'était venu trouver à Lyon pour arrêter ses armes, après avoir séjourné longtemps à sa cour à Paris, dans l'espérance de le tromper sur la restitution du marquisat de Saluces. Il se trouva qu'un matin, venant au lever d'Henri IV, le prince de Condé et lui qui venaient par différents côtés, se rencontrèrent en même temps à la porte de la chambre où le roi s'habillait. Ils s'arrêtèrent l'un pour l'autre: Henri IV, qui les vit, éleva la voix et dit au prince de Condé: « Passez, passez, mon neveu, M. de Savoie sait trop ce qu'il vous doit. » Le prince de Condé passa, et M. de Savoie tout de suite et sans difficulté après lui.

Ces considérations firent proposer un biais qui comblait les vues et les prétentions des Lorrains contre les princes du sang, et ce biais fut l'incognito parfait de M. de Lorraine, qui aplanissait et voilait tout en même temps. Mais cet incognito était aussi parfaitement ridicule; incognito tandis que Mme la duchesse de Lorraine n'y pouvait être; incognito, et être publiquement logé, traité et défrayé par Monsieur dans le Palais-Royal aux yeux de toute la France, incognito, venant exprès pour un acte dans lequel il fallait qu'il fût publiquement connu et à découvert; incognito enfin, sans cause ni prétexte, puisque ses pères avaient été publiquement à la cour et à Paris, et son père même: aussi prirent-ils un habile détour pour le faire passer. Monsieur, en le proposant au roi, ne manqua pas de bien faire les honneurs de son gendre, de l'assurer qu'il était bien éloigné de disputer rien aux princes du sang; que, venu pour son hommage et ayant son pays enclavé et comme sous la domination du roi, il ne pouvait songer qu'à lui plaire et à obéir sans réserve à tout ce qu'il lui plairait de lui commander; mais que lui, Monsieur, croyait lui devoir faire faire la réflexion qu'ayant donné le rang de prince du sang à ses enfants naturels, il ne voudrait peut-être pas exiger pour eux les mêmes déférences de M. de Lorraine que pour les princes du sang; qu'il répugnerait à sa générosité, en étant le maître de l'y obliger, et que ne l'y obligeant pas, cela mettrait une différence entre eux qui ne leur serait pas avantageuse. Ce propos humble et flatteur, qui dans le fond n'avait que la superficie, éblouit le roi et le toucha si bien qu'il consentit à l'incognito, moyennant lequel nulles visites actives ni passives pour M. de Lorraine, et nuls honneurs dus ou prétendus. Tout allait à la petite-fille de France, son épouse, et se confondait sous son nom; après quoi ils demeuraient sur leurs pieds, avec cet incognito, en liberté de l'expliquer avec tous les avantages qu'ils s'en étaient bien proposés. Ce grand point gagné, tout le reste leur fut facile.

Le vendredi 20 novembre, Monsieur et Madame allèrent à Bondy au-devant de M. et de Mme de Lorraine, qui tous deux se mirent sur le devant de son carrosse. On remarqua avec scandale que M. le duc de Chartres était à la portière. On débita que le devant lui faisait mal. Cela aurait pu s'éviter, mais ce n'était pas le compte de la maison de Lorraine, qui fit en sorte que Mme la duchesse de Chartres demeurât à Versailles, avec laquelle il n'eût pas été si aisé de bricoler. Ils furent à l'Opéra, dans la loge de Monsieur, qui retint à souper toutes les princesses de la maison de Lorraine, avec d'autres dames. Le lendemain samedi, Monsieur amena M. de Lorraine à Versailles. Ils arrivèrent un moment avant midi dans le salon. Nyert, valet de chambre en quartier, avertit le roi qui était au conseil et qui avait la goutte. Il se fit aussitôt rouler par lui dans sa chaise. Il n'y avait dans le salon qu'eux trois, et la porte du cabinet était demeurée ouverte, d'où les ministres les voyaient. M. de Lorraine embrassa les genoux du roi baissé fort bas, et fut reçu fort gracieusement, mais sans être embrassé. La conversation dura un bon quart d'heure, pendant laquelle Monsieur alla causer une fois ou deux à la porte du cabinet avec les ministres, pour laisser M. de Lorraine seul avec le roi. Monsieur lui demanda ensuite permission que le lord Carlingford et un ou deux hommes principaux de M. de Lorraine pussent entrer et lui faire la révérence. Alors le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre en année, M. le maréchal de Lorges, capitaine des gardes en quartier, et quelques principaux courtisans, entrèrent avec les gens de M. de Lorraine, mais aucun de sa maison, et je n'ai pu en découvrir la raison. Monsieur demanda ensuite au roi s'il trouvait bon qu'il fît voir son petit appartement à M. de Lorraine, à qui il nomma les ministres en passant dans le cabinet du conseil. Du petit appartement ils entrèrent dans la grande galerie, où ils furent assez longtemps, et où M. de Lorraine vit Mme la duchesse de Bourgogne qui revenait de la messe, mais sans l'approcher. De là Monsieur le mena dîner à Saint-Cloud, où Mme de Lorraine ne put se trouver, parce que la fièvre l'avait prise. Seignelay, maître de la garde-robe, alla le lendemain matin savoir de ses nouvelles de la part du roi, qui rapporta que ce n'était rien, et qu'elle viendrait à Versailles le mardi suivant. Mme la duchesse de Chartres l'avait été voir de Versailles le jour de son arrivée, et MM. les ducs d'Anjou et de Berry l'allèrent voir le dimanche après dîner. Elle leur donna des fauteuils où ils s'assirent, et elle prit un tabouret, comme de raison. Mgr le duc de Bourgogne ni Monseigneur n'y furent point; on laissa aller les cadets comme par galanterie. Le père et le fils étaient ce jour-là à Meudon, ce que je remarque pour la courte distance de Paris, d'où leur visite eût été plus aisée s'ils l'avaient voulu faire. Le mardi, Mme de Lorraine devait venir à Versailles dîner chez Mme la duchesse de Chartres, puis aller chez le roi, etc., et Mme la duchesse de Bourgogne après l'avoir vue, c'est-à-dire reçue, aller à l'Opéra à Paris. Mais la petite vérole qui parut rompit les voyages. M. le duc de Chartres le vint dire au roi. Monsieur, M. de Lorraine, ni personne ne la vit que Madame, qui s'enferma presque seule avec elle, et Mme de Lenoncourt, dame d'atours de Mme de Lorraine, seule dame qu'elle eût amenée, qui gagna la petite vérole, et qui en fut fort mal.

J'achèverai de suite pour ne point interrompre la narration du voyage de M. de Lorraine, quoique ce fît ici le lieu de le faire pour raconter ce qui m'arriva, ce que je ferai après. Le mercredi 25 novembre, jour marqué pour l'hommage, Monsieur amena M. de Lorraine à Versailles, qui en mettant pied à terre s'en fut attendre chez M. le Grand, et Monsieur monta tout droit chez le roi. M. le duc de Chartres ne vint point avec eux. Monsieur avait eu soin de l'éviter pour plaire au chevalier de Lorraine. Un peu après que Monsieur fut chez le roi, Monsieur envoya dire à M. de Lorraine d'y venir: c'était vers les trois heures après midi. Il fut suivi de tous ceux de ses sujets qui l'avaient accompagné dans son voyage, et passa toujours entre une double haie de voyeur et de curieux de bas étage. Il traversa les salles des gardes sans qu'ils fissent aucun mouvement, non plus que pour le dernier particulier. Le roi l'attendait dans le salon, qui était lors entre sa chambre et le cabinet du conseil, et qui depuis est devenu sa chambre. Il était dans son fauteuil le chapeau sur la tête, M. le maréchal de Lorges derrière lui, au milieu de M. le chancelier et du duc de Gesvres, en l'absence de M. de Bouillon, grand chambellan, qui était à Évreux; Mgr le duc de Bourgogne debout et découvert, un peu en avant de M. le chancelier, mais sans le couvrir; M. le duc d'Anjou de même, de l'autre côté, sans couvrir le duc de Gesvres, qui avait derrière lui Nyert, premier valet de chambre du roi. M. le duc de Berry, Monsieur, M. le duc de Chartres, les princes du sang et les deux bâtards étaient tous en rang, faisant le demi-cercle, avec force courtisans derrière eux, et après eux. Aucun duc que les deux que je viens de nommer, parce qu'ils étaient en fonction de leurs charges et nécessaires, ni aucun prince étranger. Les secrétaires d'État étaient derrière M. le chancelier et les princes du même côté. Monseigneur ne se soucia pas de voir la cérémonie.

M. de Lorraine trouva fermée la porte de la chambre du roi qui entre dans le salon, et l'huissier en dedans. Un de la suite de M. de Lorraine gratta, l'huissier demanda: « Qui est-ce? » Le gratteur répondit: « C'est M. le duc de Lorraine, » et la porte demeura fermée. Quelques instants après, même cérémonie. La troisième fois le gratteur répondit: « C'est M. le duc de Bar; » alors l'huissier ouvrit un seul battant de la porte. M. de Lorraine entra, et de la porte, puis du milieu de la chambre, enfin assez près du roi, il fit de très profondes révérences. Le roi ne branla point, et demeura couvert sans faire aucune sorte de mouvement. Le duc de Gesvres alors suivi de Nyert, mais ayant son chapeau sous le bras, s'avança deux ou trois pas, et prit le chapeau, les gants et l'épée de M. de Lorraine qu'il lui remit, et le duc de Gesvres tout de suite à Nyert qui demeura en place, mais fort en arrière de M. de Lorraine, et le duc de Gesvres se remit en la place où il était auparavant. M. de Lorraine se mit à deux genoux sur un carreau de velours rouge bordé d'un petit galon d'or qui était aux pieds du roi qui lui prit les mains jointes entre les deux siennes. Alors M. le chancelier lut fort haut et fort distinctement la formule de l'hommage lige et du serment, auxquels M. de Lorraine acquiesça, et dit et répéta ce qui était de forme, puis se leva, signa le serment avec la plume que Torcy lui présenta un peu à côté du roi, où Nyert lui présenta son épée qu'il remit, puis lui rendit son chapeau dans lequel étaient ses gants, et se retira. Pendant ce moment le roi s'était levé et découvert, et tous les princes du sang et les deux bâtards demeurèrent en leurs places. M. de Lorraine retourné vers le roi, Sa Majesté se couvrit, le fit couvrir en suite, et en même temps les princes du sang et les deux bâtards se couvrirent aussi. Après être demeurés quelque peu de temps en conservation ainsi debout et rangés, le roi se découvrit et passa dans son cabinet, où après moins de demi-quart d'heure il fit appeler M. de Lorraine. Monsieur demeura dans le salon, et M. de Lorraine demeura seul avec le roi une bonne demi-heure. Il trouva Monsieur qui l'attendait dans le salon, qui tout de suite le ramena à Paris, où le lendemain Torcy alla lui faire signer un écrit de tout le détail de la cérémonie, et de sa prestation de foi et hommage lige; et lui en délivra une copie signée de lui et de Pontchartrain.

Le jeudi, lendemain de l'hommage, Monsieur mena M. de Lorraine à Meudon; ils y arrivèrent au sortir de table. Monseigneur les promena fort par sa maison, après quoi ils s'en retournèrent à Paris sur les quatre heures. Le samedi suivant, M. de Lorraine alla seul dîner à Versailles chez M. le Grand, puis voir la grande écurie dont le comte de Brionne lui fit les honneurs, et revint de là à Paris. Le lundi d'après, Monsieur mena M. de Lorraine à Marly, où le roi venait d'arriver au sortir de table, qui lui fit voir la maison et les jardins. Monsieur, qui était enrhumé, demeura dans le salon. Le roi rentra des jardins dans son cabinet avec M. de Lorraine, où il fut quelque temps seul avec lui, qui sur la fin prit congé. En sortant de son cabinet le roi parla quelque temps à milord Carlingford, connu à Vienne sous le nom de général Taff, et qui a été gouverneur de M. de Lorraine; puis reçut les révérences de ceux qui la lui avaient faites en arrivant, et retourna se promener, puis revint à Versailles, et Monsieur ramena M. de Lorraine à Paris, à qui le roi envoya une tenture de tapisserie de l'histoire d'Alexandre, de vingt-cinq mille écus. Monsieur avait prié le roi, qui lui voulait faire un présent, de lui donner une tapisserie plutôt que toute autre chose. Le mardi 1er décembre, Monseigneur qui était à Meudon y donna à dîner à Mgr et à Mme la duchesse de Bourgogne et à leur suite. Mme la princesse de Conti y dîna aussi, et il les mena tous à l'Opéra. Monsieur y était dans sa loge en haut avec M. de Lorraine. Il l'amena en celle de Monseigneur, où il ne fut qu'un moment, pour prendre congé de lui et de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne, chez qui pourtant il n'avait point été, ce qui parut assez bizarre, et s'en alla aussitôt après avec Monsieur. Il partit la nuit suivante en poste avec sa suite pour s'en retourner en Lorraine. On fit doubler les chevaux partout, et ce qu'il y eut encore de rare, fut que le roi en paya toute la dépense, et malgré lui, par complaisance pour Monsieur. Quelque abandonné qu'il fût au chevalier de Lorraine, M. de Lorraine commençait à lui peser beaucoup pour la dépense et pour la liberté. Il s'en aperçut ou on l'en fit apercevoir, et c'est ce qui hâta son départ. Il ne laissa pas de se trouver importuné de l'assiduité de tous ceux de sa maison auprès de lui, d'aucun desquels il ne parut faire cas, que de M. le Grand et du chevalier de Lorraine; et il lui échappa plus d'une fois de dire, qu'il ne savait à qui en voulaient tous ces petits princes de l'obséder continuellement.

Le dimanche, 20 décembre, comme le roi sortait du sermon, il rencontra Monsieur qui allait au-devant de lui, et qui l'accompagna chez lui. Ils y trouvèrent Madame et Mme de Lorraine, et ils furent assez longtemps tous quatre, seuls dans le cabinet du roi. Monsieur, Madame et Mme de Lorraine allèrent de là chez Mme la duchesse de Chartres, et Monsieur mena après Mme de Lorraine chez M. le Grand, qui avait la goutte, et ensuite à Paris. Le roi n'a pas voulu qu'elle vît Monseigneur, ni Mgrs ses petits-fils ni Mme la duchesse de Bourgogne; ni même qu'elle les rencontrât, à cause de la petite vérole, qu'ils n'avaient point eue. Le samedi, le roi seul alla dîner à Marly, où Monsieur, Madame, et Mme de Lorraine vinrent de Paris dîner avec lui. Il fut remarqué que Monsieur ni Mme de Chartres n'y étaient point. On évita tant qu'on put que les belles-soeurs se trouvassent ensemble. Monsieur, pour faire sa cour au chevalier de Lorraine, Madame, parce qu'elle regardait son gendre comme un prince allemand, et qui, par conséquent, pouvait tout prétendre. On se contenta qu'avant partir, M. de Lorraine allât chez M. le duc de Chartres, et lui fit force protestations qu'il ne lui était jamais entré dans la pensée de lui disputer rien. C'était donc à dire que cela se pouvait imaginer. C'était aux princes du sang à y faire le commentaire. En tout cas, la petite vérole de Mme de Lorraine ne vint pas mal à propos, et les Lorrains eurent grand sujet d'être contents de Monsieur et de Madame, et de s'applaudir de leur tour d'adresse d'avoir mis les bâtards en jeu, pour esquiver nettement les princes du sang, et parer tout par l'incognito. Mme de Lorraine prit congé du roi après dîner, qui retourna à Versailles, et Monsieur, Madame, et Mme de Lorraine à Paris, qui en partit le lendemain lundi, pour retourner en Lorraine. Elle en marqua une impatience qui alla jusqu'à l'indécence. Apparemment qu'elle voulut profiter de sa petite vérole, et ne pas demeurer ici assez longtemps pour se trouver en état de remplir des devoirs qui l'auraient embarrassée.

CHAPITRE XXI. §

Bassesses et noirceur étrange du duc de Gesvres à mon égard. — Duc de Gesvres, méchant dans sa famille, fait un trait cruel au maréchal de Villeroy. — Origine de la conduite des ambassadeurs, à leur première audience, par ceux des maisons de Lorraine, Savoie et Longueville, et à leur entrée, par des maréchaux de France. — Origine du chapeau aux audiences de cérémonie des ambassadeurs, qui ne s'étend nulle part ailleurs. — Mort de Mme de Marsan. — Le nonce Delfini fait cardinal; son mot sur l'Opéra. — Mariage de Coigny et de Mlle du Bordage. — Silence imposé par le roi aux bénédictins et aux jésuites sur une nouvelle édition des premiers de saint Augustin. — Exécution de Mme Ticquet, pour avoir fait assassiner son mari, conseiller au parlement. — Mort du fils unique de Guiscard. — Mort de Barin.

Je viens maintenant à ce qui m'arriva de ce voyage. Il était certain que le grand chambellan, et en son absence le premier gentilhomme de la chambre du roi en année, devait prendre l'épée, le chapeau et les gants de M. de Lorraine allant rendre son hommage. Les prendre en ce cas-là c'est dépouiller le vassal des marques de dignité en présence de son seigneur et non pas le servir, et ce qui le montre c'est que le premier gentilhomme de la chambre ne les garde ni ne les rend. Toute sa fonction n'est que de dépouiller le vassal, et c'est le premier valet de chambre qui les reçoit du premier gentilhomme de la chambre dans l'instant qu'il les a étés au vassal, et c'est ce même premier valet de chambre qui les rend au vassal après son hommage. Cela se passa ainsi en 1661 à l'hommage du duc de Lorraine, Charles IV, grand-oncle de celui-ci, et il se trouve même que le connétable de Richemont de la race royale, et qui mourut duc de Bretagne, prit l'épée, les gants et le chapeau du duc de Bretagne, son neveu, s'étant trouvé présent à son hommage. Cela ne peut s'entendre autrement, et fut en effet entendu de la sorte sans nuage ni détour. Néanmoins, à l'adresse avec laquelle la maison de Lorraine a su tirer des avantages de tout, et des choses les plus fortuites et les plus indifférentes en faire des distinctions, des prétentions, des prérogatives, je voulus éviter jusqu'aux riens les plus décidés, pour ne leur laisser aucune prise et profiter de la conjoncture du monde la plus naturelle.

Le duc de Gesvres, qui était en année, ne servait plus les soirs quand le marquis de Gesvres son fils et son survivancier l'en pouvait soulager. Il se portait bien, il était à Versailles, il était donc tout simple de lui laisser la fonction. Le duc de Gesvres avait fait toute sa vie profession d'être ami particulier de mon père, et le venait voir fort souvent jusqu'à sa mort. Depuis il m'accabla d'amitiés; et toutes ses années me procurait toutes les sortes d'entrées dont le premier gentilhomme de la chambre peut favoriser. Il me venait voir, à quatre-vingts ans qu'il avait, avec une politesse et les manières les plus propres à donner de la confiance. J'y avais toujours répondu avec tous les soins, les égards et le respect dû à son âge et à ses avances, et, au peu d'accès qu'il donnait auprès de lui, la tendresse qu'il me témoigna toujours était tout à fait singulière.

Je crus donc pouvoir en user avec lui en confiance, et lui faire remarquer l'avantage que les Bouillon pourraient vouloir prendre de l'absence affectée de M. de Bouillon, et qu'un duc et pair eût fait la fonction. J'ajoutai, qu'aucun duc sans fonction absolument nécessaire, comme le premier gentilhomme de la chambre et le capitaine des gardes en quartier, qui était mon beau-père, ni pas un prince étranger ne devant se trouver à l'hommage, parce qu'aussitôt après M. de Lorraine se couvrirait et qu'eux demeureraient découverts, c'était une autre raison de laisser la fonction au marquis de Gesvres. J'assaisonnai cela de toutes les excuses et de tous les respects bienséants à mon âge. Il m'en parut satisfait et goûter ce que je lui proposais. Il en raisonna avec moi, et il convint que le roi ne trouvant pas mauvais l'absence de M. de Bouillon, qui n'avait point de survivancier, c'était une raison de ne pas trouver mauvaise non plus la sienne, ayant un survivancier accoutumé à le remplacer tous les soirs. Il me témoigna qu'il sentait bien toutes les raisons que je lui venais de dire, qu'il tâcherait de laisser la fonction à son fils, mais qu'il fallait qu'il en parlât au roi. Il ajouta: « Voyez-vous, avec l'homme à qui j'ai affaire (c'était le roi), il faut que je me mette bas, bas, bas comme cela (montrant de la main) pour m'élever haut après. » En cela il n'avait pas tort et le connaissait bien. Je me retirai louant sa prudence et flattant bien mon vieillard, content de tout, pourvu que son fils fît la fonction.

Je vis là-dessus Mme de Noailles et le duc de Béthune, ancien ami du duc de Gesvres, qui lui avait parlé depuis moi et qui n'en avait pas été content. Je commençai à soupçonner l'humeur fantasque de ce vieillard, à laquelle le servile surnageait toujours. Plusieurs mesures me manquèrent. Je crus que le pis qu'il pouvait m'arriver de lui parler encore serait de ne pas réussir, et dans cette confiance je monte chez lui, et je le trouve s'habillant. Je fais sortir ses valets, je lui parle, il me répond froidement que le roi lui a dit que c'était sa fonction et qu'il la devait faire; qu'il n'avait pu répliquer parce qu'à l'instant sa chaise avait roulé, le menant au degré pour aller se promener à Marly; cela ne m'étonna point. Je lui répondis que, la fonction étant pour l'après-dînée, il aurait encore le temps au lever du roi où il s'en allait, ou ailleurs, de parler, et finalement, après quelques disputes toujours très mesurées et respectueuses de ma part, froides mais polies de la sienne et qui semblait désirer ce que je souhaitais, je conclus par lui dire qu'il n'y avait donc de parti à prendre que de s'en aller à Paris au sortir du lever comme pour quelque affaire pressée, ou de faire le malade, et que puisque le roi trouvait bon que M. de Bouillon se tînt à Évreux sans l'être ni le faire, le roi ne trouverait pas plus mauvais qu'il le fit s'il ne croyait pas qu'il le fût. Tout fut inutile, son parti était pris. Je descendis chez le duc de Béthune; je ne trouvai que son fils, à qui je contai ce que je venais de faire et de voir. Il me rassura sur ce que M. de Chevreuse en devait parler au roi à l'issue de son lever. En effet il réussit, et le roi dit publiquement tout haut au marquis de Gesvres, dans son cabinet, allant donner l'ordre, que ce serait lui qui servirait à l'hommage au lieu de son père. Tout le monde l'entendit et le débita sur-le-champ. Le duc de Gesvres, qui l'avait oui comme les autres, laissa sortir tout le monde, puis harangua si bien le roi qu'il consentit qu'il fît la fonction. Voilà bien de la bassesse et de la friponnerie gratuites, mais ce n'est encore rien.

Deux jours après je fus averti par la comtesse de Roucy qu'il y avait grande rumeur contre moi au Palais-Royal; que Madame avait parlé fort aigrement de moi à la comtesse de Beuvron; et que la chose était à un point que j'y devais mettre ordre. J'allai trouver la comtesse de Beuvron, qui me conta que le duc de Gesvres, non content de faire la fonction de l'hommage, avait fait sa cour au roi à mes dépens, et lui avait raconté d'une manière burlesque tous les pas que j'avais faits auprès de lui pour l'en empêcher, jusqu'à lui vouloir faire jouer une apoplexie, de quoi il s'était très bien gardé, à son âge et de sa taille, de peur que l'apoplexie ne se vengeât et de mourir comme Molière; qu'il avait ajouté à cela, sur son compte, toutes les prostitutions qui se peuvent proférer, et qu'il n'avait surtout rien oublié pour me sacrifier d'une manière complète; qu'au partir de là il était allé trouver Mme d'Armagnac, quoique sans liaison avec elle ni avec M. le Grand, qu'il lui avait fait la même histoire, et qu'il l'avait ensuite répétée à tout ce qu'il avait rencontré; que cela était revenu à Monsieur, à qui on avait ajouté que j'avais tenu quantité de propos sur la petitesse de la souveraineté et du rang de M. de Lorraine; que Monsieur était dans une colère horrible et en parlait à mille gens; que Madame, pour être plus retenue, n'en était pas moins dangereuse, et que je ferais bien d'apaiser des gens avec qui on ne peut avoir raison.

Une si énorme perfidie me fut un coup de foudre, et je n'imaginais personne assez gratuitement méchant pour vouloir perdre dans l'esprit du roi le fils de son ancien ami, qu'il avait toujours accablé d'amitiés et de caresses, qui y avait toujours répondu par toutes sortes de soins et de respects, qui, dans ce dont il s'agissait, ne lui avait rien dit qui pût lui déplaire, et qu'il n'eût pas même montré de goûter, et qui par l'entière disproportion d'âge, de figure et d'établissement, ne pouvait en mille ans être en son chemin, ni d'aucun des siens. Quand je fus revenu du premier étourdissement d'une si infâme scélératesse, je remerciai la comtesse de Beuvron, et je la priai de rendre compte à Madame de la véritable raison qui m'avait fait agir, qui était l'absence de M. de Bouillon; que je ne pouvais trouver indécente dans un duc et pair une fonction qu'avait faite un connétable, prince du sang, et mort depuis duc de Bretagne; et que, pour les propos qu'on m'attribuait, je la suppliais de ne pas ajouter foi à ce que des gens, ou ennemis, ou curieux de faire leur cour, pouvaient lui avoir rapporté. J'ajoutai que j'irais lui dire moi-même les mêmes choses, si elle l'avait agréable, et qu'elle trouvât bon que ce fût en particulier, dans son cabinet. Ensuite, j'allai chez Mme de Maré; elle était ma parente, amie de tout temps de mon père et de ma mère, et la mienne, de plus, dès ma première jeunesse. Elle avait été gouvernante des enfants de Monsieur, avec et après la maréchale de Grancey, sa mère; elle l'était de ceux de M. le duc de Chartres, et de tous temps intimement bien avec Monsieur. Elle me faisait chercher partout; elle me dit les mêmes choses que la comtesse de Beuvron m'avait apprises, et plus de noirceurs encore du duc de Gesvres. Je lui contai toute l'histoire, à laquelle elle n'eut rien à répondre que de me quereller d'amitié de m'être fié à un fou et à un méchant homme, pour mon ami que je le crusse. Elle se chargea volontiers, pour Monsieur, des mêmes choses dont la comtesse de Beuvron s'était chargée pour Madame, mais je ne lui demandai rien pour Mme de Lorraine, qu'elle me dit être furieuse: ce n'était qu'un oiseau de passage, et rien du tout d'ailleurs. Monsieur et Madame, qui s'étaient déchaînés à leur aise, parurent satisfaits de ce qui leur fut dit de ma part, et n'en désirèrent rien davantage. Restait le roi, de bien loin le plus important sur les impressions qu'il pouvait prendre. Le procès de M. de Luxembourg, l'excuse de la princesse d'Harcourt à la duchesse de Rohan, mon affaire avec M. le Grand, tout cela que j'avais si vivement mené me faisait craindre d'avoir trop souvent raison. M. de Beauvilliers ne fut pas d'avis que je fisse sur celle-ci aucune démarche auprès du roi, de peur de tourner en sérieux ce que le roi pouvait n'avoir pris qu'en bouffonnerie, mais d'être attentif à la manière plus froide ou ordinaire avec laquelle le roi me traiterait, et différer à prendre mes mesures là-dessus. Le conseil en effet fut très bon; le roi me traita à l'ordinaire, et je demeurai en repos.

Ce vieux Gesvres était le mari le plus cruel d'une femme de beaucoup d'esprit, de vertu et de biens, qui se sépara de lui, et le père le plus dénaturé d'enfants très honnêtes gens qui fut jamais. L'abbé de Gesvres était depuis quelques années camérier d'honneur d'Innocent XI, et tellement à son gré, qu'il l'allait faire cardinal lorsque l'éclat entre lui et le roi fit appeler tous les François sur le démêlé des franchises. L'abbé de Gesvres y perdit tout, mais revint de bonne grâce. Le roi, qui en fut touché, lui donna en arrivant de plein saut l'archevêché de Bourges, qui venait de vaquer par la mort du frère de Châteauneuf, secrétaire d'État. Le duc de Gesvres, en furie, alla trouver le roi, lui dit rage de son fils, et fit tout ce qui lui fut possible pour empêcher cette grâce. Le marquis de Gesvres, il l'a traité, lui et sa femme, comme des nègres, toute sa vie, au point que le roi y est souvent entré par bonté. Ses équipages étaient superbes en chevaux, en harnais, en voitures, en livrées qui se renouvelaient sans cesse, et ses écuries pleines des plus rares chevaux de monture, sans en avoir jamais monté un depuis plus de trente ans; son domestique prodigieux; ses habits magnifiques et ridicules pour son âge. Quand on lui parlait de ses grands revenus, du mauvais état de ses affaires malgré sa richesse, du désordre de sa maison, et de l'inutilité et de la folie de ses dépenses, il se mettait à rire et répondait qu'il ne les faisait que pour ruiner ses enfants. Il disait vrai, et il y réussit complètement; mais ce n'était pas seulement sa famille qu'il persécutait gratuitement.

Il fit, cette même année, un tour au maréchal de Villeroy à le tuer. Tous deux étaient venus de secrétaires d'État, et tous deux avaient eu des pères qui avaient fait une grande et extraordinaire fortune. Un jour que le petit couvert était servi, et que le roi était encore chez aime de Maintenon, où il allait souvent les matins, les jours qu'il n'avait point de conseil, comme les jeudis et les vendredis (et qu'elle n'avait point là de Saint-Cyr à aller dès le matin, comme à Versailles), les courtisans étaient autour de la table du roi, à l'attendre, et M. de Gesvres, pour le servir. Le maréchal de Villeroy arriva avec ce bruit et ces airs qu'il avait pris de tout temps, et que sa faveur et ses emplois rendaient plus superbes; je ne sais si cela impatienta ce vieux Gesvres plus qu'à l'ordinaire, mais dès qu'il le vit arriver, derrière un coin du fauteuil du roi où il se mettait toujours: « Monsieur le maréchal, se prit-il à lui dire tout d'un coup, la table et le fauteuil entre-deux, il faut avouer que vous et moi sommes bien heureux. » Le maréchal, étonné d'un propos que rien n'amenait, en convint avec un air modeste, et, secouant sa tête et sa perruque, voulut le rompre en parlant à quelqu'un; mais l'autre, qui n'avait pas si bien commencé pour rien, continue, l'apostrophe pour se faire écouter, admire la fortune du Villeroy qui épouse une Créqui, et de son père qui épouse une Luxembourg, et de là, des charges, des gouvernements, des dignités, des biens sans nombre; et les pères de ces gens-là des secrétaires d'État: « Arrêtons-nous là, monsieur le maréchal, s'écria-t-il, n'allons pas plus loin; car, qui étaient leurs pères, à ces deux secrétaires d'État? de petits commis, et commis eux-mêmes; et de qui venaient-ils ? le vôtre, d'un vendeur de marée aux halles, et le mien, d'un porteballe et peut-être de pis. Messieurs, s'adressant à la compagnie tout de suite, est-ce que je n'ai pas raison de trouver notre fortune prodigieuse, à M. le maréchal et à moi? N'est-il pas vrai donc, monsieur le maréchal, que nous sommes bien heureux? » Puis à regarder, à se pavaner et à rire. Le maréchal eût voulu être mort, beaucoup mieux encore l'étrangler, mais que faire à un homme qui, pour vous dire une cruauté, s'en dit à lui-même le premier? Tout le monde se tut et baissa la vue; il y en eut plus d'un qui ne fut pas fâché de regarder le maréchal du coin de l'oeil, et de voir ses grandes manières si plaisamment humiliées. Le roi vint et finit le spectacle et l'embarras, mais il ne fit que suspendre. Ce fut la matière de la conversation de plusieurs jours, et le divertissement de la malignité et de l'envie si ordinaires à la cour.

Cette aventure, quelle qu'elle fût, ne pouvait me servir de leçon de ne me pas fier à un si méchant homme. Il pouvait avoir cru se parer de sa modestie par un discours qui au fond n'apprenait rien que tout le monde ne sût, et la jalousie de la faveur et de l'éclat du maréchal de Villeroy pouvait l'avoir excité à lui dire à brûle-pourpoint des vérités si fâcheuses à entendre. J'étais à mille lieues de tout ce que ce pernicieux vieillard pouvait désirer ou envier, et je ne crois pas qu'un autre en ma place eût pu se défier d'une scélératesse aussi gratuite et aussi complète. Mais il faut achever ce qui regarde l'absence affectée de M. de Bouillon.

Ce n'était point le service de l'hommage qui en éloigna M. de Bouillon; je l'ai expliqué. Mais accoutumé à se couvrir aux audiences des ambassadeurs, depuis que les félonies héréditaires de ses pères, depuis que la faveur d'Henri IV leur eût valu Sedan, avaient acquis le rang de prince à son père au lieu de lui coûter la tête, il ne voulut pas se trouver à une cérémonie où les princes du sang, les bâtards et M. de Lorraine se couvriraient, et où il demeurerait découvert, et c'est ce qui empêcha la maison de Lorraine de s'y trouver et tous les autres qui ont cet avantage. Mais pour entendre cette différence aux mêmes personnes de se couvrir aux audiences des ambassadeurs, et de ne se couvrir jamais en aucune autre occasion, il faut remonter à l'origine de cette distinction.

Anciennement tout le monde était couvert devant nos rois à l'ordinaire de la vie, et dans les cérémonies par conséquent, et quand autour du roi quelqu'un avalait son chaperon, les plus près du roi lui faisaient place, parce que c'était une marque qu'il voulait parler au roi. Le changement des chaperons en bonnets, puis en toques, altéra peu à peu cet usage et l'abolit à la fin, tellement que personne ne se couvrit plus devant le roi à l'ordinaire de la vie, ni dans les cérémonies, hors celles où cela fut ou réservé ou marqué, comme au sacre, aux pompes funèbres, aux cérémonies de l'ordre, et alors il ne s'agissait point d'être prince, mais seulement d'avoir l'office qui faisait qu'on était couvert, comme les pairs et les officiers de la couronne au sacre et au lit de justice, tout le monde aux convois des pompes funèbres, et tous les chevaliers au chapitre et au festin de l'ordre. Les ambassadeurs étaient reçus et accompagnés par des chambellans du roi à leur entrée et à leur audience, et cela a duré jusqu'à la puissance des Guise et à leurs projets. Comme M. de Guise fut le premier qui fit ajouter à la formule de son serment de pair ces paroles à la suite des autres si différentes: Et comme un bon conseiller de cour souveraine, pour flatter le parlement et la magistrature, ce qui a été ôté longtemps depuis; comme il fut le premier homme non seulement de sa dignité et de son état, mais de quelque distinction, qui ait été marguillier d'honneur de sa paroisse pour s'attirer la bourgeoisie, au delà de laquelle cette marguillerie n'avait jamais passé; aussi dans ces mêmes desseins voulut-il gagner les puissances étrangères et s'en attacher les ambassadeurs. Comme il pouvait des choses assurément plus importantes, il mit en usage de conduire à l'audience de cérémonie ceux des premières têtes couronnées, c'est-à-dire du pape, de l'empereur et des rois d'Espagne et d'Angleterre, sous prétexte de sa charge de grand chambellan, et de les présenter au roi. Eux se trouvèrent bien plus honorés d'être menés par lui que par des chambellans, et cette conduite leur donnait occasion de civilités qui introduisaient visite, commerce et affaires. De M. de Guise l'usage par ces mêmes raisons s'en étendit peu à peu à ses enfants, à ses frères, puis à ses cousins, d'abord pour le suppléer, dans la suite comme une distinction qu'ils avaient acquise par l'usage, et comme un honneur dont les ambassadeurs ne voulurent plus se départir. De l'un à l'autre MM. de Nemours, si unis aux Guise leurs frères utérins, voulurent partager cet avantage. Ils n'y trouvèrent point de difficulté de leur part, puis M. de Longueville et les ambassadeurs, accoutumés à être menés par des princes de la maison de Lorraine, se le trouvèrent également bien par ceux de la maison de Savoie et par une autre maison bien inférieure, mais qui ne cédait rien à ces deux-là en avantages. C'est ce qui a fait que longues années après, MM. de Bouillon et de Rohan, ayant obtenu les mêmes distinctions que MM. de Lorraine avaient usurpées pendant la Ligue, et qu'ils ont bien su se conserver depuis, et qui ont été étendues à MM. de Savoie, etc., ils n'ont pu néanmoins atteindre à celle de mener les ambassadeurs à l'audience, qui ont fort bien su dire que le rang qui leur avait été donné ne les rendait pas princes, et qu'ils ne se départiraient point d'en avoir de véritables et non de factices pour conducteurs. Quand la chose fut bien établie, et que la maison de Lorraine se vit en état de tout entreprendre, arrivée qu'elle fut par les dignités et les offices de l'État qu'elle sut si bien faire valoir contre les princes du sang, et que, pièce à pièce, et de conjonctures en conjonctures, et d'occasion en occasion, elle fut venue à bout de se former un rang par naissance, et des distinctions différentes de celles des rangs de l'État, elle imagina de faire accompagner les ambassadeurs à leur entrée par des maréchaux de France, pour marquer par là leur supériorité sur les officiers de la couronne. Il y avait alors très peu de ducs qui ne fussent pas princes du sang ou de maison souveraine, et on n'avait point encore vu de maréchaux de France ducs. Il n'y en a eu que bien depuis que cette conduite aux entrées a été établie. Longtemps encore depuis, les maréchaux de France qui étaient ducs n'y étoient pas employés. À la fin ils l'ont été aussi comme à une fonction attachée à leur office de maréchal, comme tels et non comme ducs, et insensiblement ç'a été un nouveau degré de distinction pour les princes à qui la conduite à l'audience est demeurée. Mais pour cet avantage ils n'avaient pas celui de se couvrir; l'ambassadeur seul jouissait de cet honneur, et le prince qui le menait à l'audience y assistait découvert. Quelque entreprenants que se soient montrés les Guise, jamais ils n'ont imaginé de se couvrir devant les rois qu'ils maîtrisaient, et dont ils étaient sur le point d'usurper la couronne. Cet usage ne s'introduisit que sous Henri IV, et en voici l'occasion.

Après l'entière chute de la Ligue et la paix de Vervins, il vint un ambassadeur d'Espagne en France, qui était grand d'Espagne. Il alla trouver le roi à Monceaux, où il était avec peu de monde, et il l'accompagna dans les jardins que le roi avait fait faire, et qu'il se plut à lui montrer. Dans les commencements de la promenade, le roi se couvrit. L'ambassadeur, accoutumé à se couvrir en même temps que le roi d'Espagne se couvrait, se couvrit aussi. Henri IV le trouva fort mauvais. Il ne voulut pourtant rien marquer à l'ambassadeur, mais jetant les yeux autour de soi, il commanda à M. le Prince, à M. de Mayenne et à M. d'Épernon de se couvrir, qui étaient les seuls grands qui de hasard se trouvèrent à cette promenade. De là M. de Mayenne obtint de se couvrir aux audiences des ambassadeurs; à plus forte raison M. le Prince et l'heureux duc d'Épernon aussi, par la fortune de s'être trouvé là en troisième avec eux. Avec M. de Mayenne, ceux de sa maison qui conduisaient les ambassadeurs à l'audience se couvrirent, et une fois couverts, s'y couvrirent toujours menant ou non les ambassadeurs. Sur cet exemple, les enfants de M. d'Épernon se couvrirent de même, parce que cet honneur vint pour eux tous de la même origine à Monceaux. Les princes des maisons de Savoie et de Longueville, égalés en tout aux Lorrains, se couvrirent de même, et par conséquent les cardinaux supérieurs à tous en rang, et les princes du sang, quand il y en eut en âge, autres que M. le Prince. Telle est l'origine de ce qui s'appelle le chapeau, et ce chapeau, de si grand hasard pour M. d'Épernon, lui valut, et à ses fils et à son petit-fils, le rang et les honneurs des princes étrangers, quelque peu bien qu'il fût dans le goût et les bonnes grâces d'Henri IV. Mais ce roi et ses successeurs à qui ce chapeau était échappé, comme je viens de l'expliquer, ont été continuellement jaloux de ne pas le laisser étendre au delà des audiences de cérémonie des ambassadeurs, et jamais en aucune autre occasion ils n'ont permis aux princes étrangers de se couvrir, et c'est pour cela aussi qu'aucun d'eux ne se trouve aux audiences publiques des souverains que le roi fait couvrir, ni en aucune autre où autre que lui puisse être couvert, ni les cardinaux non plus qu'eux. Ils ont essayé plus d'une fois d'obtenir cette extension d'honneur. Les ducs aussi ne se trouvent jamais nulle part où d'autres se couvrent, excepté le premier gentilhomme de la chambre en année, et le capitaine des gardes en quartier, par le service nécessaire de leurs charges. On a vu que quand ils sont mandés par le roi à une audience, comme il arriva à celle du cardinal Chigi, légat a latere, que les princes étrangers ne s'y couvrent point; ainsi on n'en répétera rien. Mais voilà assez d'explication sur cette matière, il est temps de reprendre les événements qui ont fini cette année.

Mme de Marsan mourut avant le départ de Paris de Mme la duchesse de Lorraine. C'était une nièce paternelle de MM. de Matignon, et de plus soeur de Mme de Matignon, femme altière, impérieuse, de peu d'esprit, et parfaitement gâtée par la place, la splendeur, l'autorité et l'étrange hauteur de Seignelay, son premier mari, et par le rang et la naissance du second. Elle était en couche de son second fils. La nourrice fit je ne sais quoi qui lui déplut; la colère la transporta, la couche s'arrêta, il n'y eut jamais moyen de la sauver: elle mourut et ne fut regrettée de personne, ni des siens que, par crédit, et après par rang, elle avait toujours traités avec beaucoup d'humeur et de hauteur, ni de son mari qu'elle tenait de court, et qui demeurait riche usufruitier d'une partie de ses biens.

Le nonce Delfini fut fait cardinal dans une promotion de nonces et d'Italiens. Le courrier de M. de Monaco devança celui du pape. Le roi crut avoir ses raisons pour lui faire une faveur singulière; il lui écrivit un billet de sa main pour le lui apprendre et s'en réjouir avec lui. Dès qu'il l'eut reçu, il s'en vint à Versailles remercier lui-même, et débarqua chez Torcy. Comme le cas était extraordinaire, Torcy le mena chez Mme de Maintenon où le roi était déjà, et le fit avertir. Le roi les fit entrer. Mme la duchesse de Bourgogne qui s'y trouva et Mme de Maintenon lui firent là leur compliment, le tout dura fort peu. Le courrier du pape arriva enfin le soir, et lui apporta sa calotte. Il sut assez vivre pour la mettre dans sa poche et de demeurer ainsi, depuis le dimanche qu'à son retour d'avoir remercié le roi, il trouva le courrier arrivé, jusqu'au mercredi matin, jour de l'hommage, qu'il eut audience particulière du roi dans son cabinet, auquel il présenta sa calotte pour la recevoir de sa main. Le roi la lui rendit, à la différence de ses sujets à qui il la met sur la tête. Ce nonce avait beaucoup d'esprit, et en avait bien aussi la physionomie. Je n'ai jamais vu deux si petits yeux ni qui disent tant. Il était galant, et peut-être quelque chose de plus; il aimait à se divertir, et allait fort souvent à l'Opéra. Le roi, qui était alors plus austère qu'il n'a été depuis dans sa dévotion, en fut scandalisé, et lui fit insinuer avec adresse que ce n'était pas l'usage ici que les évêques ni les prêtres allassent aux spectacles; il fut sourd et ne fit pas semblant de comprendre. Enfin le roi le lui fit dire de sa part. Le bon Delfin, glissant sur la conscience, et passant à côté de l'usage, se confondit en remerciements de la bonté avec laquelle le roi avait soin de sa fortune, et répondit qu'il n'avait jamais compté d'en faire aucune en France, mais bien en Italie, où l'Opéra et les spectacles n'étaient obstacle à rien, et y retourna tout de plus belle. Le roi, le voyant arrivé en effet au but malgré l'Opéra, voulut peut-être effacer la petite amertume de l'avis par l'agrément du billet, et ne pas renvoyer à Rome un cardinal mécontent.

Coigny, mestre de camp du Royal-Étranger, qui longtemps depuis a fait une si belle fortune, épousa en ce temps-ci Mlle du Bordage, du nom de Montboucher, fille de qualité de Bretagne, très jolie, et encore plus vertueuse et plus sainte toute sa vie. Toute sa famille était huguenote. On les rattrapa comme ils étaient à la frontière pour se retirer en Hollande. Son père se convertit comme il put, et fut tué devant Philippsbourg. Le roi mit le fils au collège, et la fille chez Mme de Miramion, où ils abjurèrent. Le fils eut un régiment que le roi lui donna pour rien de bonne heure. Il était bien fait, avec bien de l'esprit, aimant la bonne compagnie et encore plus la liberté et le jeu par-dessus tout, où il a passé sa vie sans se marier, a peu servi et peu paru à la cour. Leur mère était Goyon-Matignon, fille du marquis de La Moussaye, et d'une soeur de MM. de Bouillon et de Turenne et de Mmes de La Trémoille, de Duras et de Roye. Mlle du Bordage était ainsi nièce maternelle de M. de Quintin, mari sans enfants de la Montgomery qui se remaria à Mortagne, de laquelle j'ai parlé à cette occasion.

L'année finit par les holà que le roi mit entre les jésuites, qui en eurent apparemment besoin, puisqu'ils le firent parler, et les bénédictins. Ces derniers avaient donné depuis peu une belle édition de saint Augustin, dont la morale n'est pas celle des jésuites. Pour l'étouffer ils employèrent leur égide ordinaire qui les a toujours si bien servis. Le livre, selon eux, était tout janséniste; ils l'attaquèrent. Les bénédictins répondirent, ils s'échauffèrent fort de part et d'autre. Les jésuites, a bout de preuves et de raisons, mais non d'injures et d'assertions plus que hardies, ne purent venir à bout de ternir cette édition, ni de la faire supprimer. À ce défaut qui leur fut amer, ils eurent au moins le crédit de faire cesser le combat quand ils se virent les plus faibles, par une défense de la part du roi aux uns et aux autres de plus écrire ni parler en aucune sorte sur cette édition. Ce fut Pontchartrain qui l'écrivit aux uns et aux autres. Les jésuites eurent bientôt après le déplaisir de voir cette édition solennellement approuvée à Rome.

Il faut réparer les oublis quand on s'en aperçait; d'autres matières m'ont emporté. Les premiers jours d'avril, Ticquet, conseiller au parlement, et même de la grand'chambre, fut assassiné chez lui, et s'il n'en mourut pas, ce ne fut pas la faute du soldat aux gardes et de son portier qui s'étaient chargés de l'exécution et qui le laissèrent, le croyant mort, sur du bruit qu'ils entendirent. Ce conseiller, qui en tout était un fort pauvre homme, s'était allé plaindre l'année précédente au roi, à Fontainebleau, de la conduite de sa femme avec Montgeorges, capitaine aux gardes fort estimé, à qui le roi défendit de la plus voir. Cela donna du soupçon contre lui et contre la femme, qui était belle, galante, hardie, et qui prit sur le haut ton ce qu'on eu voulut dire. Une femme fort de mes amies et des siennes lui conseilla de prendre le large, et lui offrit de quoi le faire, prétendant qu'en pareil cas on se défend mieux de loin que de près. L'effrontée s'en offensa contre elle et contre plusieurs autres amis, qui avec les mêmes offres lui donnèrent même conseil. En peu de jours la trace fut trouvée, le portier et le soldat reconnus par Ticquet, arrêtés et unis à la question, auparavant laquelle Mme Ticquet fut assez folle pour s'être laissé arrêter, et n'être pas déjà en pays de sauveté. Elle eut beau nier, elle eut aussi la question, et avoua tout. Montgeorges avait des amis qui le servirent si bien qu'il ne fut fait aucune mention juridique de lui. La femme condamnée à perdre la tête et ses complices à être roués, Ticquet vint avec sa famille pour se jeter aux pieds du roi et demander sa grâce. Le roi lui fit dire de ne se pas présenter devant lui, et l'exécution fut faite à la Grève, le mercredi 17 juin après midi. Toutes les fenêtres de l'hôtel de ville, toutes celles de la place et des rues qui y conduisent depuis la Conciergerie du palais où elle était, furent remplies de spectateurs hommes et femmes, et de beaucoup de nom, et de plusieurs de distinction. Il y eut même des amis et des amies de cette malheureuse qui n'eurent pas honte et horreur d'y aller. Dans les rues la foule était à ne pouvoir passer; en général on en avait pitié et on souhaitait sa grâce, et c'était avec cela à qui l'irait voir mourir. Et voilà le monde si peu raisonnable et si peu d'accord avec soi-même!

Tout à la fin de l'année, Guiscard perdit son fils unique, de la petite vérole, à Vienne. Il l'avait envoyé voyager en ce temps de paix, ce qui rendit sa soeur une riche héritière.

Barin mourut aussi. Il était premier maître d'hôtel de Monsieur. C'était, je pense, un homme d'assez peu, mais de très bonne mine, et fort grand et bien fait, quoique déjà vieux, ce qui lui avait fort servi auprès des dames. Il avait de l'esprit, du sens, de l'adresse, de l'intrigue, de la conduite, de l'honneur, et un grand attachement et une grande fidélité pour ses amis. Il avait été fort avant dans les affaires de Mademoiselle, de M. de Lauzun et de Mme de Montespan, et j'en ai vu quantité de lettres fort curieuses à M. de Lauzun sur tout cela vers la fin de sa prison . Les ministres d'alors en faisaient cas, et il a toujours été dans le monde sur un bien meilleur pied que son état. Il n'était point marié, et mourut fort peu riche, rangé et tout à fait désintéressé, et longtemps avant sa mort assez retiré, et fort homme de bien.

CHAPITRE XXII. §

Année 1700. Le roi ne paye plus les dépenses que les courtisans font à leurs logements. — Exil de Mme de Nemours. — Porte sainte du grand jubilé ouverte par le cardinal de Bouillon. — Dispute de Torcy et des ambassadeurs pour leurs carrosses aux entrées. — Delfini, nonce et cardinal, s'en va sans présents pour n'avoir pas voulu visiter les bâtards. — Archevêque de Paris officie à la Chapelle avec sa croix. — Altesse refusée à M. de Monaco avec éclat. — Cardinaux français à Rome. — Gualterio nonce en France. — Grandes couronnes ont le choix de leurs nonces. — Mort de Mme Tambonneau la mère. — Mort, fortune et famille de Mme de Navailles. — Mort de Lavocat. — Mort de Mme de Maulevrier. — Mort de Biron père. — Mort du chevalier de Villeroy. — Mort d'Hauterive. — Cossé, duc de Brissac. — Mort du cardinal Casanata. — Quatre-vingt mille livres à M. d'Elboeuf. — Cent mille à Mme de Montespan, qui achète Oiron.

L'année 1700 commença par une réforme. Le roi déclara qu'il ne ferait plus la dépense des changements que les courtisans feraient dans leurs logements. Il en avait coûté plus de soixante mille livres depuis Fontainebleau. On croit que Mme de Mailly en fut cause, qui depuis trois ou quatre ans avait fait changer le sien tous les ans. Cela fut plus commode parce qu'avec les gens des bâtiments, on faisait ce qu'on voulait chez soi sans en demander la permission au roi: mais d'autre part tout fut aux dépens de chacun.

Mme de Nemours fut exilée en sa maison de Coulommiers en Brie, qui est magnifique. Torcy lui en porta l'ordre du roi, auquel elle obéit avec une fermeté qui approcha fort de la hauteur. Elle avait mis un gouverneur à Neuchâtel dont on n'était pas content, et qu'on disait un brouillon, c'est-à-dire qu'il la servait à sa mode, et point à celle de la cour. On voulut donc qu'elle le changeât, et par la même raison elle n'en voulut rien faire. On ouvrit ses lettres à ce gouverneur, et on y trouva choses qui déplurent, et qui la firent chasser. Être souveraine d'une belle terre, et sujette d'un grand roi, sont deux choses difficiles à accorder quand on se sent et qu'on veut faire ce qu'on est.

Le cardinal de Bouillon, devenu sous-doyen du sacré collège, eut le plaisir d'ouvrir la porte sainte du grand jubilé du renouvellement du siècle, par l'infirmité du cardinal Cibo, doyen. Il en fit frapper des médailles, et faire des estampes et des tableaux. On ne peut marquer un plus grand transport de joie, ni se croire plus honoré et plus grand de cette fonction, qu'il ne devait pourtant à aucun choix: ce lui fut une consolation après l'affaire de M. de Cambrai qui lui avait causé tant d'amertume. C'est ainsi que les gens si glorieux se montrent souvent bien petits. Jamais homme ne se montra tant l'un et l'autre.

Nos secrétaires d'État, parvenus à pas de géant où ils en sont, ne se contentèrent pas des succès domestiques; ils en voulurent essayer d'étrangers, qui ne leur réussirent pas si bien, parce que les étrangers ne dépendent point d'eux. Le secrétaire d'État qui a le département des affaires étrangères envoie son carrosse aux entrées des ambassadeurs; il ne dispute pas de sa personne la préséance à un ambassadeur qui a la main chez les princes du sang. Mais tout modeste que frit Torcy, son carrosse s'était doucement coulé entre le dernier des princes du sang, et ceux d'Erino et de Ferreiro, derniers ambassadeurs de Venise et de Savoie. Le successeur d'Erino y prit garde de plus près, et ne le voulut pas souffrir; le successeur de Ferreiro l'imita, et dit que son maître ne lui pardonnerait jamais s'il faisait la moindre chose du monde moins que l'ambassadeur de Venise. Torcy n'envoya point son carrosse. Cette tentative, ainsi manquée presque aussitôt qu'aperçue et tournée en prétention, fut rejetée dans la suite par tous les autres ambassadeurs, et finalement les choses revinrent dans l'ordre. Torcy renvoya son carrosse aux autres entrées, et il ferma la marche le pénultième de tous, suivi seulement de celui de l'introducteur des ambassadeurs.

Il y eut une autre difficulté de différente espèce, et qui mortifia le roi. On a vu ci-devant comme il fit singulièrement merveilles au nonce Delfin sur son chapeau. Il avait amené peu à peu tous les ambassadeurs à visiter MM. du Maine et de Toulouse comme les princes du sang, et sans différence aucune. Le nonce Cavallerini, prédécesseur de celui-ci, et fait cardinal en France comme lui, se laissa aller à les visiter de même. Il en fut tancé, et si mal reçu à son retour à Rome, que Delfin n'osa l'imiter. Les cardinaux, accoutumés à l'usurpation générale dont ils jouissent partout, croyaient être fort descendus depuis les cardinaux de Richelieu et Mazarin, de traiter d'égal avec les princes du sang, et de leur donner la main chez eux, ce qui n'était pas du temps de ces deux premiers ministres. La donner aux bâtards du roi, et en acte de cérémonie, leur parut monstrueux. On négocia un mois durant, sans le pouvoir fléchir ainsi, quoiqu'on fût d'ailleurs fort content de lui pendant sa nonciature, il ne put avoir ni audience de congé, ni même audience secrète, ni lettres de récréance, et il fut privé du présent de dix-huit mille livres en vaisselle d'argent, qu'on a coutume de faire aux nonces-cardinaux à leur départ, et il s'en alla sans dire adieu à personne.

Autre tracasserie: le cardinal de Bouillon, absent et grand aumônier, était en disgrâce de l'affaire de M. de Cambrai; l'archevêque de Paris, au contraire, était en faveur. La Chapelle, qui se prétend exempte de la juridiction de l'ordinaire, ne voulait pas souffrir la croix de l'archevêque, ni l'archevêque officier à la Chapelle sans cette marque de sa juridiction. M. de Paris venait d'avoir l'ordre, et le roi le fit officier à la Chandeleur avec sa croix, à la messe de l'ordre.

En voici une de plus de conséquence: on a vu ailleurs l'origine d'hier de la princerie de M. de Monaco, et de sa prétention de l'altesse, et combien cette chimère l'isola à Rome, et y nuisit aux affaires du roi par les entraves qu'elle mit au commerce le plus nécessaire de l'ambassadeur. Lassé de la résistance, il imagina de refuser l'excellence à qui il la devait qui ne lui donnerait pas l'altesse, et par là, fit qu'aucun d'eux ne le vit plus, jusqu'au duc Lanti et au prince Vaïni, dont la France avait fait la moderne et légère élévation. Ce qui est difficile à comprendre est comment le roi le souffrit à son ambassadeur, et comment il préféra la fantaisie toute nouvelle éclose d'un homme qui n'était ni favori ni ministre intérieur, au succès de ses affaires qui en reçurent des entraves continuelles. Cette situation des deux hommes chargés des affaires à Rome, l'un comme cardinal, l'autre comme ambassadeur, hâta le départ de nos cardinaux. La santé du pape avait fort menacé, et leur avait fait ordonner de se tenir prêts. Elle était devenue moins mauvaise, et ils n'étaient plus pressés de partir, lorsque cet incident fit prendre le parti de les envoyer à Rome. Mais il n'en partit que deux, Estrées et Coislin. Le premier était parent proche de M. de Savoie, dont la mère était fille du duc de Nemours, beau-frère aîné de notre exilée à Coulommiers et de la fille du duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV et de la belle Gabrielle, soeur du maréchal d'Estrées, père du cardinal. Il s'était toujours tenu en grande liaison avec Madame Royale. Il s'arrêta à Turin en passant; mais il y avait déjà quelque temps que M. de Savoie, ennuyé de la hauteur des cardinaux, n'en voulait plus voir aucun, tellement qu'il ne vit le cardinal d'Estrées que chez Mme sa mère et chez Mme sa femme. Le cardinal Le Camus n'était point rentré en grâce depuis sa promotion à l'insu du roi, et que sans sa permission il eût pris la calotte à Grenoble et se fût contenté de le mander au roi. Il n'eut jamais depuis la permission de sortir de son diocèse, que pour aller à Rome à la mort des papes. Encore ne l'eut-il pas d'aller au premier conclave, qui arriva depuis qu'il fut cardinal, et fut obligé de demeurer à Grenoble. Le cardinal Bonzi, tout à fait tombé de tête et de santé, ne fut pas en état d'y penser, et le cardinal de Fürstemberg, sucé jusqu'aux moelles par sa nièce, et qui était revenu très précipitamment du dernier conclave, dans la peur d'être enlevé une seconde fois par les Impériaux, eut permission de demeurer. On avait affaire de lui à la cour, et de ne le pas séparer de cette nièce qui le gouvernait, qui n'aurait pu le suivre à Rome avec bienséance. Mme de Soubise avait ses raisons pour les laisser ensemble, et ne les pas laisser écarter.

Le nonce Delfin fut relevé ici par Gualterio, vice-légat d'Avignon, que le roi préféra dans une liste de cinq sujets que le pape lui proposa. C'est un usage, tourné en espèce de droit que l'empereur et le roi ont ainsi le choix des nonces que Rome leur envoie. Je pense que le roi d'Espagne l'a aussi. Gualterio, homme de beaucoup d'esprit, s'était gouverné dans sa vice-légation de manière à se rendre agréable au roi, dans la vue de cette nonciature, dont on ne sort point qu'avec le chapeau. Mailly, archevêque d'Arles, qui tout éloigné qu'il était de la pourpre y pensait dès avant d'être évêque, comme je crois l'avoir dit, avait profité de la position d'Arles pour lier des commerces sourds à Rome et amitié avec ce vice-légat. Les mêmes raisons lui firent désirer de la liaison entre lui et moi depuis qu'il fut déclaré nonce. Elle se fit et se tourna depuis en véritable estime et amitié de part et d'autre, qui se retrouvera en plus d'un endroit dans la suite. C'est ce qui m'a fait étendre sur sa nomination.

La vieille Tambonneau, tante maternelle de M. de Noailles mourut. J'en ai suffisamment parlé à l'occasion de la mort de la mère de M. de Noailles. J'ajouterai qu'en ses dernières années, elle s'était retirée aux Enfants-Trouvés, et que là même elle fut suivie par ses amis, et visitée de la meilleure compagnie de la cour et de la ville qui avait accoutumé de la voir chez elle. Elle avait plus de quatre-vingts ans; elle n'avait jamais fait grand cas de son mari ni de son fils l'ambassadeur en Suisse; elle ne l'appelait jamais que Michaut; il ne la voyait guère que les matins, ni sa femme non plus, qui était une autre intrigante qui ne valait pas sa belle-mère, et qui aurait voulu l'imiter. La bonne femme ne voulait point mêler ce bagage-là avec la bonne compagnie dont sa maison était toujours remplie.

Mme de Navailles mourut le même jour, 14 février: son nom était Baudéan, et son père s'appelait le comte de Neuillant, était gouverneur de Niort et frère cadet de M. de Parabère, chevalier de l'ordre en 1633, et gouverneur de Poitou. Il laissa sa femme veuve assez longtemps, qui s'appelait Tiraqueau et qui était l'avarice même. Je ne puis dire par quelle raison, ou hasard, Mme de Maintenon, revenant jeune et pauvre fille d'Amérique, où elle avait perdu père et mère, tomba en débarquant à la Rochelle chez Mme de Neuillant qui démeurait en Poitou. Elle ne put se résoudre à lui donner du pain sans en tirer quelque service: elle la chargea donc de la clef de son grenier pour donner le foin et l'avoine par compte, et l'aller voir manger à ses chevaux. Ce fut elle qui la mena à Paris, et qui, pour s'en défaire, la maria à Scarron. Elle retourna chez elle en Poitou. Son fils unique fut tué, sans alliance, à la bataille de Lens. Mme de Navailles était sa fille aînée, et la cadette épousa le comte de Froulay, grand maréchal des logis de la maison du roi en 1650, quatorze ans après ce mariage, chevalier de l'ordre en 1664, et mort à soixante-dix ans en 1671, et elle en 1678. M. de Froulay, ambassadeur à Venise, l'évêque du Mans, le bailli de Froulay, sont petits-fils de ce mariage, et cousins issus germains cadets du comte de Tessé, fils du maréchal de Tessé, petits-fils des deux frères. Ces deux soeurs étaient filles d'honneur de la reine régente, et l'aînée devait [être] et a été en effet fort riche. M. de Navailles s'était entièrement attaché au cardinal Mazarin et commandait sa compagnie de chevau-légers, car il avait en petit une maison militaire comme le roi. Navailles était homme de qualité de Gascogne, de ces gens de l'ancienne roche, pleins d'honneur, de valeur et de fidélité à toute épreuve, comme il le montra bien au cardinal Mazarin dans les temps les plus critiques de sa vie. C'était lui qui avait le secret de ses retraites, de ses adresses, de ses chiffres dans tous ses deux éloignements, et qui avec grand péril demeura dans son attachement à visage découvert, que rien ne put ébranler, et le canal le plus sûr du cardinal. Cette conduite, qui, quelque décrié que fût le cardinal, lui fit beaucoup d'honneur, lui valut aussi la confiance entière et toute la faveur du cardinal et de la reine, auprès de qui il l'avait toujours laissé dans ses retraites. Il aima mieux que son père, qui n'avait jamais vu la cour, fût duc à brevet que lui. Il le fut après sa mort, et par degrés il devint capitaine des gens d'armes de la garde, gouverneur de Bapaume, puis du Havre-de-Grâce, et de la Rochelle et pays d'Aunis, capitaine général, général de l'armée d'Italie et en Catalogne avec succès, ambassadeur plénipotentiaire vers les princes d'Italie, chevalier de l'ordre en 1661, enfin maréchal en 1675. Il servit beaucoup sous M. le Prince, qui l'estimait fort, et il mourut gouverneur de M. le duc de Chartres, 5 février 1685, n'y ayant pas été deux ans, et n'en ayant que soixante-cinq. C'était un grand homme, maigre, jaune, poli, qui ne lais soit pas d'avoir des dits et des naïvetés étranges, et qui était ignorant. Il fut un jour étrangement rabroué par M. le Prince qui était fort en peine en Flandre du cours exact d'un ruisseau que ses cartes ne marquaient point, à qui, pour y suppléer, il alla chercher une mappemonde. Une autre fois, étant allé voir M. Colbert à Sceaux qui le promena partout, il ne loua jamais que la chicorée de son potager, et lorsqu'à l'occasion des huguenots on parlait de la difficulté de changer de religion, il assura que si Dieu lui avait fait la grâce de le faire naître Turc, il le serait demeuré. C'était un homme fort propre à inspirer la vertu et la piété par son exemple, mais qui ne l'était à être gouverneur de M. de Chartres que par sa décoration, qui flattait extrêmement Monsieur.

Mme de Navailles, depuis son mariage en 1651, était souvent en Guyenne. La maréchale de Guébriant, nommée dame d'honneur de la reine à son mariage, étant morte en allant joindre la cour à Bordeaux, Mme de Navailles qui était dans ses terres fut mise en sa place, où personne ne convenait plus qu'elle au cardinal Mazarin et à la reine mère. C'était une femme d'esprit et qui avait conservé beaucoup de monde, malgré ses longs séjours en province, et d'autant de vertu que son mari. La reine eut des filles d'honneur, et les filles d'honneur avec leurs gouvernante et sous-gouvernante sont dans l'entière dépendance de la dame d'honneur. Le roi était jeune et galant. Tant qu'il n'en voulut point à la chambre des filles, Mme de Navailles ne s'en mit pas en peine; mais elle avait l'œil ouvert sur ce qui la regardait. Elle s'aperçut que le roi commençait à s'amuser, et bientôt après elle apprit qu'on avait secrètement percé une porte dans leur chambre, qui donnait sur un petit degré par lequel le roi y montait la nuit, et que le jour cette porte était cachée par le dossier d'un lit. Elle tint sur cela conseil avec son mari. Ils mirent la vertu et l'honneur d'un côté; la colère du roi, la disgrâce, le dépouillement, l'exil de l'autre; ils ne balancèrent pas. Mme de Navailles prit si bien son temps, pendant le jeu et le souper de la reine, que la porte fut exactement murée, et qu'il n'y parut pas. La nuit le roi, pensant entrer par ce petit degré, fut bien étonné de ne trouver plus de porte. Il tâte, il cherche, il ne comprend pas comment il s'est mépris, et découvre enfin qu'elle est devenue muraille. La colère le saisit, il ne doute point que ce ne soit un trait de Mme de Navailles, et qu'elle ne l'a pas fait sans la participation de son mari. Du dernier, il ne put l'éclaircir que par la connaissance qu'il avait d'eux; mais pour la porte, il s'en informa si bien qu'il sut positivement que c'était Mme de Navailles qui l'avait fait murer. Aussitôt il leur envoie demander la démission de toutes leurs charges, et ordre de s'en aller chez eux en Guyenne (c'était en juin 1664), et en va faire ses plaintes à la reine mère dont il les savait fort protégés. La reine mère, qui avait un grand crédit sur le roi, l'employa tout entier pour parer ce coup. Tout ce qu'elle put obtenir ce fut de leur sauver le gouvernement de la Rochelle et du pays d'Aunis, et de les y faire envoyer; mais tout le reste sauta. M. de Saint-Aignan acheta le Havre, M. de Chaulnes, les chevau-légers de la garde, et Mme de Montausier fut dame d'honneur, sans quitter sa place de gouvernante de Mgr le Dauphin. Les suites ont fait voir que le roi se connaissait bien en gens, et qu'il n'en pouvait choisir une plus commode, malgré toute la morale et la vertu de l'hôtel de Rambouillet et l'austérité de M. de Montausier. L'exil ne fut pas long. La reine mourut tout au commencement de 1666, et en mourant elle demanda au roi son fils le retour et le pardon de M. et de Mme de Navailles, qui ne put la refuser. Le mari est devenu neuf ans depuis maréchal de France, et, quoique simple duc à brevet, n'a jamais porté le titre de maréchal, ni sa femme de maréchale. Elle parut le reste de sa vie fort rarement et des moments à la cour. Mme de Maintenon ne pouvait lui refuser des distinctions et des privances, mais rares et momentanées. Le roi se souvenait toujours de sa porte, et elle du foin et de l'avoine de Mme de Neuillant; les années ni la dévotion n'en avaient pu amortir l'amertume.

Mme de Navailles est la dernière femme à qui j'ai vu conserver le bandeau qu'autrefois les veuves portaient toute leur vie. Il n'avait rien de commun avec le deuil, qui ne se portait que deux ans; aussi ne le porta-t-elle pas davantage, mais toujours ce petit bandeau qui finissait en pointe vers le milieu du front. Quand elle venait à Versailles, c'était toujours avec une considération marquée de toute la cour, tant la vertu se fait respecter, et le roi lui faisait toujours quelque honnêteté, mais froide. Il n'y aurait qu'à la louer s'il n'y avait pas mille contes plus étranges et plus plaisants les uns que les autres de son avarice, trop nombreux à rapporter. M. de Navailles ne laissa que trois filles. Il avait marié la seconde à Rothelin qui fut tué à...., et qui a laissé des enfants. Pompadour épousa par amour la troisième, dont il n'a eu que Mme de Courcillon; et l'aînée, depuis la mort du père, fut la troisième femme de M. d'Elboeuf, dont elle eut Mme de Mantoue. Tout cela avant ce dernier mariage logeait à l'hôtel de Navailles, où faute de pavé on s'embourbait dans la cour, quoique Mme de Navailles fût fort comptée et visitée. Ses gens mouraient de faim et ses filles aussi, dont l'aînée, qui se mêlait tant, qu'elle pouvait de la dépense, grappillait dessus pour se donner un morceau en cachette avec ses soeurs quand leur mère était couchée. M. et Mme de Navailles étaient extrêmement des amis de mon père.

Un bon homme, mais fort ridicule, mourut en même temps. Ce fut un M. Lavocat, maître des requêtes, frère de Mme de Pomponne et de Mme de Vins, qui avait des bénéfices et beaucoup de bien, qui allait partout, qui avait eu toute sa vie la folie du beau monde, et de ne rien faire qu'être amoureux des plus belles et des plus hautes huppées, qui riaient de ses soupirs et lui faisaient des tours horribles.

C'était avec cela un grand homme, maigre, jaune comme un coing, et qui l'avait été toute sa vie, et qui tout vieux qu'il était voulait encore être galant.

Une femme de vertu et d'un vrai mérite mourut en même temps, veuve de Maulevrier, chevalier de l'ordre, frère de MM. Colbert et de Croissy. Elle était soeur de Mme de Vaubrun, Beautru en son nom, et fille de Serrant, autrefois chancelier de Monsieur. Elle laissa un fils, gendre du comte de Tessé, dont j'aurai occasion de parler, un autre fils, et une fille mariée à Médavy, mort chevalier de l'ordre, et enfin maréchal de France, sans enfants.

Biron, qui si longtemps depuis a fait une fortune complète en biens et en honneurs, et qui l'a toute sa vie attendue dans la plus dure indigence, perdit un père obscur, qui, après la mort de sa femme, qui était Cossé tante paternelle de la maréchale de Villeroy, épousa une servante avec laquelle il acheva de se confiner et n'en eut point d'enfants.

Le chevalier de Villeroy se noya dans la capitane de Malte, qui coula à fond en attaquant un bâtiment turc de quatorze pièces de canon. Spinola était le général, qui se sauva seul avec le chevalier de Saint-Germain et deux matelots; tout le reste fut noyé. Ce chevalier de Villeroy était beau et bien fait, et n'avait nulle envie de faire ses caravanes; mais le maréchal de Villeroy qui ne voulait qu'un aîné, qui destinait le second à l'Église pour en faire un archevêque de Lyon, et qui avait fort gaillardement marié une fille en Portugal et cloîtré les autres, força ce troisième fils à partir et eut tout lieu de s'en repentir. J'avais été élevé avec lui et avec l'abbé son frère, qui ne le valait pas à beaucoup près. Cela fit le raccommodement de la famille, brouillée depuis l'affaire, que j'ai racontée en son temps, qui obligea la princesse d'Harcourt, par ordre du roi, à demander publiquement pardon à la duchesse de Rohan-Chabot, à Versailles, chez Mme la chancelière, dans laquelle M. le Grand avait voulu donner le change au roi sur Mme de Saint-Simon, à qui j'expliquai le fait, dont M. le Grand essuya pour lui et pour Mme d'Armagnac une petite réprimande, qui l'outra d'autant plus qu'il était fort accoutumé à tout le contraire. Mme d'Armagnac, faute de mieux, s'en prit à elle-même pour piquer son frère, et dégoisa sur sa propre naissance d'une manière fort fâcheuse. Ils ne s'étaient pas vus depuis. La réconciliation était d'autant plus difficile que le maréchal de Villeroy était personnellement ami intime de M. le Grand et du chevalier de Lorraine, et fort aussi de M. de Marsan, et qu'il y mettait une dose de subordination fort à leur goût et fort peu de celui de la maréchale. Cette triste occasion fit entremettre des amis communs pour que, sans parler plus de ce qui s'était passé, le maréchal et la maréchale voulussent bien recevoir la visite de M. le Grand et de Mme d'Armagnac. Ils se raccommodèrent en effet, et furent aussi bien depuis que jamais; mais pour les belles-soeurs, qui n'eurent en aucun temps que des bienséances réciproques, cela ne les réchauffa pas plus qu'à l'ordinaire.

Ils perdirent en même temps un fort honnête homme, brave et autrefois beau et bien fait, mais qui n'était pas fait pour être leur beau-frère. Il s'appelait M. d'Hauterive. Son nom était Vignier, comme la mère de M. de Noyon-Tonnerre, et ces Vignier n'avaient aucune naissance. Celui-ci avait servi avec réputation et avait été cornette des chevau-légers de la reine mère. La soeur du maréchal de Villeroy, aînée de Mme d'Armagnac, veuve en premières noces du dernier de la maison de Tournon, en secondes, du duc de Chaulnes, frère aîné de celui qui a été ambassadeur à Rome, etc., et gouverneur de Bretagne, puis de Guyenne, s'amouracha de ce M. d'Hauterive, et l'épousa publiquement malgré toute sa famille, qui ne l'a jamais voulu voir depuis.

Hauterive se conduisit avec tant d'égards et de respects avec le maréchal de Villeroy et M. et Mme d'Armagnac, qu'au bout de quelque temps ils voulurent bien le voir, et l'ont toujours bien traité toute sa vie. Toute sa vie aussi il fut galant, jusque dans sa vieillesse. Il y a lieu de juger qu'il en mourut. Il se trouva fort mal après avoir mis une paire de gants, et mourut brusquement avec des symptômes qui persuadèrent qu'il en avait été empoisonné. Il était mal avec sa femme depuis assez longtemps, qui vivait fort obscure.

Cossé enfin termina ses affaires et fut reçu duc et pair au parlement, bien servi par la liaison qui était entre le maréchal de Villeroy et le premier président Harlay. Je ne répète rien de cette affaire que j'ai expliquée à l'occasion de la mort du duc de Brissac, mon beau-frère, frère de la maréchale de Villeroy et cousin germain de celui-ci.

Rome perdit en Casanata un de ses plus illustres cardinaux, par sa piété, par sa doctrine, par le nombre et le choix des livres qu'il ramassa, et par le bien qu'il fit aux lettres. Il légua sa bibliothèque à la Minerve, à Rome, la rendit publique et y joignit tout ce qui était nécessaire pour l'entretenir et la rendre utile. Il mourut bibliothécaire de l'Église, dans la vingt-troisième année de son cardinalat.

M. d'Elboeuf attrapa assez adroitement quatre-vingt mille livres du roi; il lui proposa de séparer l'Artois de son gouvernement de Picardie, et de lui permettre de vendre, et qu'il en trouvait cent mille écus. Le roi qui ne voulut ni de cette nouveauté ni du premier venu pour gouverneur d'Artois, qui ne pouvait être autre puisqu'il en voulait bien donner cent mille écus, mais qui toute sa vie avait eu du faible pour M. d'Elboeuf, crut y gagner que de lui donner cette gratification en le refusant de la vente, et sûrement M. d'Elboeuf n'y perdit pas.

Presque en même temps, le roi envoya cent mille francs à Mme de Montespan pour lui aider à faire l'acquisition d'Oiron. Ce présent ne fut pas gratuit. Mme de Montespan était déjà dans la pénitence, elle avait renvoyé au roi depuis quelque temps un parfaitement beau fil de perles qu'elle en avait eu, et qu'il donna encore augmenté à Mme la duchesse de Bourgogne; il était alors de vingt et une perles admirables, et valait cent cinquante mille livres. Mme de Montespan, entre autres réparations, s'appliquait à former du bien à d'Antin. Elle aurait pu mieux choisir qu'Oiron, beau château et beau parc à la vérité en Poitou, et qui avait fait la demeure et les délices des ducs de Roannais; mais cette terre relevait de celle de Thouars avec une telle dépendance, que toutes les fois qu'il plaisait au seigneur de Thouars il mandait à celui d'Oiron qu'il chasserait un tel jour dans son voisinage, et qu'il eût à abattre une certaine quantité de toises des murs de son parc pour ne point trouver d'obstacles en cas que la chasse s'adonnât à y entrer. On comprend que c'est un droit si dur qu'on ne s'avise pas de l'exercer; mais on comprend aussi qu'il se trouve des occasions où on s'en sert dans toute son étendue, et alors que peut devenir le seigneur d'Oiron?

CHAPITRE XXIII. §

Force bals à la cour. — Bal de M. le Prince; quatre visages. — Malice cruelle de M. le Prince à un bal à Marly. — Ordre des bals chez le roi. — Bal de la chancellerie. — M. de Noirmoutiers; ses mariages. — La Bourlie hors du royaume. — Dettes de jeu de Mme la Duchesse payées par le roi. — Langlée. — Acquisition de l'hôtel de Guise. — Abbé de Soubise passe adroitement chanoine de Strasbourg; ses progrès. — Cardinal de Fürstemberg; sa famille. — Comtesse de Fürstemberg. — Coadjutoreries de Strasbourg. — Conduite et disgrâce du cardinal de Bouillon; sa désobéissance. — Mariage d'une fille du duc de Rohan avec le comte de La Marck; sa naissance et sa fortune. — Mariage du prince d'Isenghien avec Mlle de Fürstemberg. — Mariage du duc de Berwick avec Mlle Bockley.

Dès avant la Chandeleur jusqu'au carême, ce ne fut que bals et plaisirs à la cour. Le roi en donna à Versailles et à Marly, mascarades ingénieuses, entrées, espèces de fêtes qui amusèrent fort le roi, sous le prétexte de Mme la duchesse de Bourgogne. Il y eut des musiques et des comédies particulières chez Mme de Maintenon. Monseigneur donna aussi des bals, et les principales personnes se piquèrent d'en donner à Mme la duchesse de Bourgogne. M. le Prince, dans son appartement composé de peu de pièces et petites, trouva moyen de surprendre la cour par la fête du monde la plus galante, la mieux entendue et la mieux ordonnée. Un bal paré, des masques, des entrées, des boutiques de tout pays, une collation dont la décoration fut charmante; le tout sans refuser personne de la cour, et sans foule ni embarras.

Une femme, depuis fort de mes amies, et qui, quoique bien jeune, commençait à pointer par elle-même à la cour, qui y figura tôt après, et qui y serait parvenue apparemment aux situations les plus flatteuses, si la petite vérole ne l'eût emportée quelques années après, y essuya une triste aventure. Le comte d'Évreux lui avait plu; à peine commençait-on à s'en apercevoir. Un masque entra vers le milieu du bal avec quatre visages de quatre personnes de la cour; celui du comte d'Évreux en était un, et tous quatre en cire parfaitement ressemblants. Ce masque était couvert d'une robe ample et longue qui dérobait sa taille, et avait dans cette enveloppe le moyen de tourner ces visages tout comme il voulait avec facilité et à tous moments. La singularité de la mascarade attira tous les yeux sur lui. Il se fit force commentaires sur les quatre visages, et il ne fut pas longtemps sans être pris à danser. En ce premier menuet il tourna et retourna ses visages et en divertit fort la compagnie. Quand il l'eut achevé, voilà mon démon qui s'en va faire la révérence à cette pauvre femme, en lui présentant le visage du comte d'Évreux. Ce n'est pas tout, il dansait bien et était fort maître de sa danse, tellement qu'il eut la malice de si bien faire que quelques tours et retours qu'il fit en ce menuet, ce même visage tourna toujours si à point, et avec tant de justesse, qu'il fut toujours vis-à-vis de la dame avec qui il dansait. Elle était cependant de toutes les couleurs; mais, sans perdre contenance, elle ne songea qu'à couper court. Dès le deuxième tour elle présente la main; le masque fait semblant de la prendre, et d'un autre temps léger s'éloigne et fait un autre tour. Elle croit au moins à celui-là être plus heureuse; point du tout, même fuite et toujours ce visage sur elle. On peut juger quel spectacle cela donna, les personnes les plus éloignées en pied, d'autres encore plus reculées debout sur les bancs, pourtant point de huée. La dame était grande dame, grandement apparentée, et de gens en place et en crédit. Enfin elle en eut pour le triple au moins d'un menuet ordinaire. Ce masque demeura encore assez longtemps, puis trouva le moyen de disparaître sans qu'on s'en aperçût. Le mari masqué vint au bal dans ce temps-là; un de ses amis en sortait, je crois pour l'attendre; il lui dit qu'il y avait un flot de masques, qu'il ferait bien de laisser sortir s'il ne voulait étouffer, et le promena en attendant dans la galerie des Princes. À la fin il s'ennuya et voulut entrer; il vit le masque à quatre visages, mais quoiqu'il en fût choqué, il n'en fit pas semblant, et son ami lui avait sauvé le menuet. Cela fit grand bruit, mais n'empêcha pas le cours des choses qui dura quelque temps. Ce qui est fort rare, c'est que ni devant ni depuis, il n'a été question de personne avec elle, quoique ce fût un des plus beaux visages de la cour, et qui sérieuse à un cercle ou à une fête, défaisait toutes les autres femmes et même plus belles qu'elle.

Un des bals de Marly donna encore une ridicule scène. J'en nommerai les acteurs, parce que la conduite publique ne laisse rien à apprendre. M. et Mme de Luxembourg étaient à Marly. On manquait assez de danseurs et de danseuses, et cela fit aller Mme de Luxembourg à Marly, mais avec grand'peine, parce qu'elle vivait de façon qu'aucune femme ne voulait la voir. On en était là encore quand le désordre était à un certain point; maintenant on est malheureusement revenu de ces délicatesses. M. de Luxembourg était peut-être le seul en France qui ignorât la conduite de sa femme, qui vivait aussi avec lui avec tant d'égards, de soins et d'apparente amitié, qu'il n'avait pas la moindre défiance d'elle. Par même raison de faute de gens pour danser, le roi fit danser ceux qui en avaient passé l'âge, entre autres M. de Luxembourg. Il fallait être masqué; il était, comme on a vu, fort des amis de M. le Duc et de M. le prince de Conti, et fort bien aussi avec M. le Prince, qui était l'homme du monde qui avait le plus de goût pour les fêtes, les mascarades et les galanteries. Il s'adressa donc à lui pour le masquer. M. le Prince, malin plus qu'aucun singe, et qui n'eut jamais d'amitié pour personne, y consentit pour s'en divertir et en donner une farce à toute la cour; il lui donna à souper, puis le masqua à sa fantaisie.

Ces bals de Marly, rangés ou en masque, étaient toujours comme à Versailles un carré long. Le fauteuil du roi, ou trois quand le roi et la reine d'Angleterre y étaient, ce qui arrivait souvent, et des deux côtés sur la même ligne la famille royale, c'est-à-dire jusqu'au rang de petit-fils de France inclusivement. Quelquefois par dérangement, au milieu du bal, Mme la Duchesse, et Mme la princesse de Conti s'approchaient sous prétexte de causer avec quelqu'un à côté ou derrière, et s'y mettaient aux dernières places. Les dames, les titrées les premières et sans mélange, puis les autres, occupaient les deux côtés longs à droite et à gauche; et vis-à-vis du roi les danseurs, princes du sang et autres; et les princes du sang qui ne dansaient pas, avec les courtisans derrière les dames; et quoique en masque, tout le monde d'abord à visage découvert, le masque à la main. Quelque temps après le bal commencé, s'il y avait des entrées ou des changements d'habits, ceux et celles qui en étaient en différentes troupes avec un prince ou une princesse sortaient, et alors on revenait masqué, et on ne savait en particulier qui étaient les masques. J'étais, moi surtout et plusieurs de nous, demeuré tout à fait brouillé avec M. de Luxembourg. Je venais d'arriver, et j'étais déjà assis lorsque je vis par derrière force mousseline plissée, légère, longue et voltigeante, surmontée d'un bois de cerf au naturel sur une coiffure bizarre, si haut qu'il s'embarrassa dans un lustre. Nous voilà tous bien étonnés d'une mascarade si étrange, à nous demander avec empressement, qui est-ce et à dire qu'il fallait que ce masque-là fût bien sûr de son front pour l'oser parer ainsi, lorsque le masque se tourne et nous montre M. de Luxembourg. L'éclat de rire subit fut scandaleux. Le hasard fit qu'un moment après, il vint s'asseoir entre M. le comte de Toulouse et moi, qui aussitôt lui demanda où il avait été prendre cette mascarade. Le bon seigneur n'y entendit jamais finesse, et la vérité est aussi qu'il était fort éloigné d'être fin en rien. Il prit bénignement les rires, qui ne se pouvaient contenir, comme excités par la bizarrerie de sa mascarade, et raconta fort simplement que c'était M. le Prince à qui il s'était adressé, chez qui il avait soupé, et qui l'avait ajusté ainsi; puis se tournant à droite et à gauche se faisait admirer et se pavanait d'être masqué par M. le Prince. Un moment après les dames arrivèrent et le roi aussitôt après elles. Les rires recommencèrent de plus belle, et M. de Luxembourg à se présenter de plus belle aussi à la compagnie avec une confiance qui ravissait. Sa femme, toute connue qu'elle fût, et qui ne savait rien de cette mascarade, en perdit contenance, et tout le monde à les regarder tous deux et toujours à mourir de rire. M. le Prince en arrière du service, qui est des charges qui se placent derrière le roi, regardait par la chatière et s'applaudissait de sa malice noire. Cet amusement dura tout le bal, et le roi, tout contenu qu'il était toujours, riait aussi, et on ne se laissait point d'admirer une invention si cruellement ridicule, ni d'en parler les jours suivants.

Il n'y avait soir qu'il n'y eût bal. Mme la chancelière en donna un à la chancellerie, qui fut la fête la plus galante et la plus magnifique qu'il fût possible. Le chancelier y reçut à la portière Monseigneur, les trois princes ses fils et Mme la duchesse de Bourgogne sur les dix heures du soir, puis s'alla coucher au château. Il y eut des pièces différentes pour le bal paré, pour les masques, pour une collation superbe, pour des boutiques de tout pays, Chinois, Japonais, etc., qui vendaient des choses infinies et très recherchées pour la beauté et la singularité, mais qui n'en recevaient point d'argent: c'étaient des présents à Mme la duchesse de Bourgogne et aux dames. Une musique à sa louange, une comédie, des entrées. Rien de si bien ordonné et de si superbe, de si parfaitement entendu; et la chancelière s'en démêla avec une politesse, une galanterie et une liberté, comme si elle n'eût eu rien à faire. On s'y divertit extrêmement, et on sortit après huit heures du matin. Mme de Saint-Simon qui suivit toujours Mme la duchesse de Bourgogne, et c'était grande faveur, et moi, fûmes les dernières trois semaines sans jamais voir le jour. On tenait rigueur à certains danseurs de ne sortir du bal qu'en même temps que Mme la duchesse de Bourgogne, et m'étant voulu sauver un matin à Marly, elle me consigna aux portes du salon; nous étions plusieurs de la sorte. Je fus ravi de voir arriver les Cendres, et j'en demeurai un jour ou deux étourdi, et Mme de Saint-Simon à bout ne put fournir le mardi gras. Le roi joua aussi chez Mme de Maintenon, avec quelques dames choisies, au brelan et à petite prime, quelquefois au reversi, les jours qu'il n'y avait point de ministres, ou que leur travail était court, et cet amusement se prolongea un peu dans le carême.

M. de Noirmoutiers épousa, ce carnaval-ci, la fille d'un président en la chambre des comptes, qui s'appelait Duret de Chevry. Il était veuf dès 1689 de la veuve de Bermont, conseiller au parlement de Paris, fille de La Grange-Trianon, président aux requêtes du palais, qu'il avait épousée au commencement de 1688, et n'eut point d'enfants de l'une ni de l'autre. Il était de la maison de La Trémoille et son trisaïeul était frère du premier duc de La Trémoille et du baron de Royan et d'Olonne, de manière que le duc de La Trémoille, gendre du duc de Créqui, et lui étaient petits-fils des cousins germains. Il était frère de la célèbre princesse des Ursins, de Mme de Royan, mère de la duchesse de Châtillon, de la duchesse Lanti et de l'abbé de La Trémoille, auditeur de rote, mort cardinal. Il était beau, bien fait, agréable, avec beaucoup d'esprit et d'envie de se distinguer et de s'élever. Il n'avait pas vingt ans, lorsque allant trouver la cour à Chambord, la petite vérole l'arrêta à Orléans, sortit bien, et comme il touchait à la guérison, sortit une deuxième fois et l'aveugla. Il en fut si affligé qu'il demeura vingt ans et plus sans vouloir que personne le vit, enfermé à se faire lire. Avec beaucoup d'esprit et de mémoire, il n'était point distrait et n'avait que cet unique amusement qui le rendit fort savant en toutes sortes d'histoires. Le comte de Fiesque, son ami de jeunesse, alla enfin loger avec lui, et le tourmenta tant, qu'il le força à souffrir quelque compagnie. De l'un à l'autre il eut bientôt du monde, et sa maison devint un réduit du meilleur et du plus choisi par l'agrément de sa conversation, et peu à peu par la sûreté que l'on reconnut dans son commerce, et dans la suite par la bonté solide de ses conseils. C'était un esprit droit, qui avait une grande justesse et une grande facilité à concevoir et à s'énoncer. Il eut, sans sortir de chez lui, les amis les plus considérables par leurs places et par leur état; il se mêla d'une infinité de choses et d'affaires; et sans jamais faire l'important, il le devint en effet, et sa maison un tribunal dont l'approbation était comptée, et où on était flatté d'être admis. Le prodige fut que, quoique pauvre, il se bâtit une maison charmante à Paris, vers le bout de la rue Grenelle, qu'il en régla la distribution et les proportions, et en gros et en détail les dégagements, les commodités, et jusqu'aux ornements, aux glaces, aux corniches, aux cheminées, et au tact choisit des étoffes pour les meubles en lui en disant les couleurs. Il était fils du marquis de Noirmoutiers, qui intrigua tant dans les troubles de la minorité et de la jeunesse du roi, et qui en tira un brevet de duc avec le gouvernement du Mont-Olympe.

La Bourlie, frère de Guiscard, avait quitté après avoir servi longtemps, et s'était retiré dans une terre vers les Cévennes, où il se mit à vivre avec beaucoup de licence. Vers ce temps-ci il fut volé chez lui, il en soupçonna un domestique, et sans autre façon lui fit de son autorité donner en sa présence une cruelle question. Cela ne put demeurer si secret que les plaintes n'en vinssent. Il y allait de la tête; La Bourlie sortit du royaume, où il fit d'étranges personnages jusqu'à sa mort, qui le fut encore plus, mais dont il n'est pas temps de parler.

Mme la Duchesse dont le roi avait payé les dettes il n'y avait pas longtemps, qui se montaient fort haut, à des marchands et en toutes sortes de choses, n'avait pas osé parler de celles du jeu qui allaient à de grosses sommes. Ses dettes augmentaient encore; elle se trouvait tout à fait dans l'impuissance de les payer, et par là même dans le plus grand embarras du monde. Ce qu'elle craignait le plus était que M. le Prince, et surtout M. le Duc, ne le sût. Dans cette extrémité, elle prit le parti de s'adresser à son ancienne gouvernante, et de lui exposer son état au naturel dans une lettre avec une confiance qui attira sa toute-puissante protection. Elle n'y fut pas trompée, Mme de Maintenon eut pitié de sa situation, et obtint que le roi payât ses dettes, ne lui fit point de réprimandes et lui garda le secret. Langlée, espèce d'homme fort singulier dans une cour, fut chargé, de dresser tous les états de ses dettes avec elle, de toucher les payements du roi, et de les faire ensuite à ceux à qui Mme la Duchesse devait, qui en peu de semaines se trouva quitte, sans que personne de ceux qu'elle craignait sût les dettes ni l'acquittement.

Sans aller plus loin, disons un mot de ce Langlée. C'était un homme de rien, de vers Mortagne au Perche, dont le père s'était enrichi et la mère encore plus. L'un avait acheté une charge de maréchal des logis de l'armée pour se décorer, qu'il n'avait jamais faite; l'autre avait été femme de chambre de la reine mère, fort bien avec elle, intrigante qui s'était fait de la considération et des amis, et qui avait produit son fils de bonne heure parmi le grand monde, où il s'était mis dans le jeu. Il y fut doublement heureux, car il y gagna un bien immense, et ne fut jamais soupçonné de la moindre infidélité. Avec très peu ou point d'esprit, mais une grande connaissance du monde, il sut prêter de bonne grâce, attendre de meilleure grâce encore, se faire beaucoup d'amis et de la réputation à force de bons procédés. Il fut des plus grosses parties du roi du temps de ses maîtresses. La conformité de goût l'attacha particulièrement à Monsieur, mais sans dépendance et sans perdre le roi de vue, et il se trouva insensiblement de tout à la cour de ce qui n'était qu'agréments et futile, et qui n'en est pas une des moindres parties à qui sait bien en profiter. Il fut donc de tous les voyages, de toutes les parties, de toutes les fêtes de la cour, ensuite de tous les Marlys et lié avec toutes les maîtresses, puis avec, toutes les filles du roi, et tellement familier avec elles, qu'il leur disait fort souvent leurs vérités. Il était fort bien avec tous les princes du sang, qui mangeaient très souvent à Paris chez lui, où abondait la plus grande et la meilleure compagnie. Il régentait au Palais-Royal, chez M. le Grand et chez ses frères, chez le maréchal de Villeroy, enfin chez tous les gens en première place. Il s'était rendu maître des modes, des fêtes, des goûts, à tel point, que personne n'en donnait que sous sa direction, à commencer par les princes et les princesses du sang, et qu'il ne se bâtissait ou ne s'achetait point de maison qu'il ne présidât à la manière de la monter, de l'orner et de la meubler.

Il avait été sur ce pied-là avec M. de Louvois, avec M. de Seignelay, avec le maréchal d'Humières; il y était avec Mme de Bouillon, avec la duchesse du Lude, en un mot avec tout ce qui était le plus distingué et qui recevait le plus de monde. Point de mariages dont les habits et les présents n'eussent son choix, ou au moins son approbation. Le roi le souffrait, cela n'allait pas à plus; tout le reste lui était soumis, et il abusait souvent de l'empire qu'il usurpait. À Monsieur, aux filles du roi, à quantité de femmes, il leur disait des ordures horribles, et cela chez elles, à Saint-Cloud, dans le salon de Marly. Il entrait encore, et était entré toute sa vie dans quantité de secrets de galanterie. Son commerce était sûr, et il n'avait rien de méchant, était obligeant même et toujours porté à servir de sa bourse ou de ses amis, et n'était mal avec personne. Il était assez vêtu et coiffé comme Monsieur, il en avait aussi fort la taille et le maintien; mais il n'était pas, comme de raison, à beaucoup près si paré, et moins gros. Il était fort bien et fort familier avec Monseigneur. Il avait tout un côté du visage en paralysie, et à force de persévérance à Vichy, où il s'était bâti une maison, il put n'y plus retourner, et n'eut plus du tout d'apoplexie. Sa soeur avait épousé Guiscard; elle logeait avec lui, et Guiscard où bon lui semblait. Ils s'aimaient et s'estimaient peu l'un l'autre; mais Langlée était fort riche, et tout aussi éloigné de se marier, par conséquent fort ménagé par sa soeur qu'il aimait et par son beau-frère. Une espèce comme celle-là dans une cour y est assez bien, pour deux c'en serait beaucoup trop. Finalement les personnes les plus sérieuses et les plus importantes, et les moins en commerce avec lui, et celles-là étaient en petit nombre, le ménagement, et il n'y avait qui que ce fût qui se voulût attirer Langlée.

Tandis que tout était cet hiver en bals et en divertissements, la belle Mme de Soubise, car elle l'était encore, et l'était fort utilement toujours, travaillait à des choses plus sérieuses. Elle venait d'acheter l'immense hôtel de Guise à fort grand marché, que le roi lui aida fort à payer. Elle en avait tiré une autre faveur qui ne fut qu'une semence: c'était sa protection pour faire passer les preuves de son fils pour être chanoine de Strasbourg. La mère de M. de Soubise était Avaugour des bâtards de Bretagne; cela n'était déjà pas trop bon pour un chapitre allemand, où la bâtardise est abhorrée, de sorte qu'aucun prince du sang sorti par femme de Mme de Montespan, ni aucune princesse du sang venue d'elle n'entrevoit dans pas un chapitre d'Allemagne. Mais ce n'était pas là le pis. C'est que la mère de cette Avaugour, par conséquent grand'mère de Mme de Soubise, était Fouquet, non des Fouquet du surintendant (et le réconfort en eût été médiocre), mais propre fille de ce cuisinier, auparavant marmiton, après portemanteau d'Henri IV, qui, à force d'esprit, d'adresse, de le bien servir dans ses plaisirs, le servit dans ses affaires, devint M. de La Varenne, et fut compté le reste de ce règne, où il s'enrichit infiniment, le même qui après la mort d'Henri IV se retira à la Flèche, qu'il partageait avec les jésuites, qu'il avait plus que personne fait rappeler et rétablir, et dont j'ai raconté la mort singulière à propos du mariage d'un de ses descendants avec une fille de Tessé. Cette La Varenne était donc la bisaïeule de l'abbé de Soubise. Comment la compter parmi les seize quartiers à prouver? comment la sauter? Cette difficulté n'était pas médiocre. On ne fit ni l'un ni l'autre.

Camilly, fin Normand, de beaucoup d'esprit et d'adresse, était grand vicaire de Strasbourg et de ces sous-chanoines sans preuves, et Labatie, qui n'avait ni moins d'esprit, de souplesse et d'industrie, se trouvait lieutenant de roi de Strasbourg, et tous deux gens vendus à leurs vues, à la cour et à tout faire. Par le conseil de la comtesse de Fürstemberg, de laquelle je parlerai après, Mme de Soubise se livra à eux, mais avec le roi en croupe, qui leur fit parler à l'oreille en maître et en amant; car, bien que le commerce fini, il le demeura toute sa vie, ou en usa comme s'il l'eût encore été. Ces deux hommes firent si bien que les preuves tombèrent à des commissaires, bons Allemands, grossiers, ignorants, et fort aisés à tromper; on les étourdit du grand nom de MM. de Rohan; on les éblouit de leurs dignités et de leurs établissements; on les accabla de leur rang de prince étranger, et on les mit aisément hors de tout doute sur les preuves, qu'on ne leur présenta que comme une cérémonie dont personne n'était dispensé, et dont l'abbé de Soubise avait moins besoin d'être dispensé que personne.

Ces Avaugour prennent très franchement le nom de Bretagne. MM. de Rohan ont épousé plusieurs filles ou soeurs des ducs de Bretagne; on ne le laissa pas ignorer aux commissaires qui ne se doutèrent point de la totale différence de cette dernière Bretagne-ci: et, quant à sa mère, on la leur donna effrontément pour être d'une ancienne maison de La Varenne en Poitou, depuis longtemps éteinte, avec qui ni les Avaugour ni les Rohan n'eurent jamais aucune alliance. Par ces adresses, ou plutôt hardiesses, l'abbé de Soubise passa haut à la main, fut admis et reçu dans le chapitre, et, sa brillante Sorbonne achevée, y alla faire ses stages, y déployer ses agréments et ses charmes, et capter le chapitre et tout ce qui est à Strasbourg. Ce grand pas toutefois n'était que le premier échelon et le fondement indispensable de la grandeur où la belle dame destinait un fils, en la fortune duquel le roi ne se croyait pas moins intéressé qu'elle, et qu'il désirait par d'autres détours égaler à MM. du Maine et de Toulouse: il ne s'agissait donc de rien moins que de lui assurer l'évêché de Strasbourg.

Quelle que fit la bonne volonté du roi pour Mme de Soubise, il se trouvait des obstacles à cette affaire, qui furent peut-être autant surmontés par la conjoncture que par la seule faveur. L'abbé d'Auvergne était depuis longtemps chanoine de Strasbourg, il y avait fait de longs séjours, il avait mis un de ses frères dans ce chapitre: depuis que le cardinal de Bouillon était à Rome, il lui en avait obtenu la première dignité, qui est celle de grand prévôt, et le cardinal lui-même s'y était fait chanoine. L'abbé d'Auvergne était prêtre-coadjuteur de Cluni, et son oncle, pour l'avancer, n'avait pas trouvé au-dessous de sa vanité de le faire grand vicaire de l'archevêque de Vienne Montmorin, et de lui en faire faire les fonctions dans ce diocèse; enfin il était beaucoup plus avancé en années, en établissements, en ancienneté à Strasbourg que l'abbé de Soubise; mais il s'en fallait bien que sa réputation fût entière; ses moeurs étaient publiquement connues pour être celles des Grecs, et son esprit pour ne leur ressembler en aucune sorte. La bêtise décelait sa mauvaise conduite, son ignorance parfaite, sa dissipation, son ambition, et ne présentait pour la soutenir qu'une vanité basse, puante, continuelle, qui lui attirait le mépris autant que ses moeurs, qui éloignait de lui tout le monde, et qui le jetait dans des panneaux et des ridicules continuels. Son frère aussi bête, plus obscur avec beaucoup moins de monde et fort jeune, ne pouvait suppléer à rien, et le cardinal, par sa conduite, approfondissait de plus en plus sa disgrâce.

Au contraire, tout riait à l'abbé de Soubise, dont l'extérieur montrait qu'il était le fils des plus tendres amours. Il se distingua sur les bancs de Sorbonne, et bien instruit et bien aidé par son habile mère, il se dévoua toute cette célèbre école par ses manières. On lui crut assez de fond pour hasarder de le faire prieur de Sorbonne, place passagère qui oblige à quantité d'actes publics dont il est très difficile de se tirer par le seul secours d'autrui. Il y brilla, et, par le soin qu'il avait eu de se gagner la Sorbonne, les éloges allèrent encore fort au delà du mérite. Il y en eut beaucoup du roi dans ses discours publics, qui ne lui déplurent pas, et il sortit de cet emploi avec une réputation extraordinaire, que son talent de se faire aimer lui acquit pour la plus grande partie. À ces applaudissements de capacité, Mme de Soubise y en voulut joindre d'autres encore plus importants, et pour cela elle le mit à Saint-Magloire, séminaire alors autant à la mode qu'il y a été peu depuis. Il était conduit par ce que les pères de l'Oratoire avaient de meilleur dans leur congrégation, alors solidement brillante en savoir et en piété. La Tour, leur général, était dans la première considération que ses sermons, sa direction, sa capacité, la sagesse de sa conduite et l'art de gouverner qu'il possédait éminemment, lui avaient acquise, et qui, jointe à sa probité, rendaient son témoignage d'un grand poids. Dès l'arrivée de M. de Paris dans ce grand siège, Mme de Soubise lui avait fait sa cour; elle avait toujours fort ménagé les Noailles, ennemis nés des Bouillon, avec qui ils avaient des procès immortels et piquants pour la mouvance de leurs principales terres de la vicomté de Turenne, où ces derniers avaient prodigué leurs hauteurs. M. de Paris avait une attention particulière sur Saint-Magloire: c'était son séminaire favori; il aimait et estimait l'Oratoire, et avait toute confiance au P. de La Tour. Il était dans l'apogée de son crédit, et sur les avancements ecclésiastiques, l'estime du roi et la liaison intime de Mme de Maintenon, en partageaient, du moins alors, la confiance entre lui et le P. de La Chaise. Ce dernier ni sa société n'avaient pas été négligés; Mme de Soubise en savait trop pour ne mettre pas de son côté un corps aussi puissant, et quand il lui plaît aussi utile; et le P. de La Chaise et les principaux bonnets, semant toujours pour recueillir, ne demandèrent pas mieux que de servir son fils qu'ils voyaient en état d'aller rapidement à tout, et de devenir en état de le leur rendre avec usure.

Tout était donc pour l'abbé de Soubise, et toutes les avenues de la fortune saisies de toutes parts. Il sortit du séminaire comme il avait fait de dessus les bancs. De là, une merveille de savoir; d'ici, un miracle de piété et de pureté de moeurs. Oratoire, jésuites, Sorbonne, P. de La Tour, P. de La Chaise, M. de Paris s'écriaient à l'envi. Ils ravissaient la mère et ne plaisaient guère moins au roi, à qui on avait grand soin que rien n'échappât des acclamations sur l'abbé de Soubise, dont la douceur, la politesse, l'esprit, les grâces, le soin et le talent de se faire aimer, confirmait de plus en plus une réputation si établie. Les choses, amenées à ce point, parurent en maturité à Mme de Soubise, et la situation du cardinal de Bouillon la hâtait. Il s'agissait de pouvoir disposer du cardinal de Fürstemberg, qui avait deux neveux dans le chapitre de Strasbourg, et de lui faire vouloir avec chaleur un coadjuteur que les prélats n'admettent que bien difficilement, et de plus un coadjuteur étranger.

Fürstemberg était un homme de médiocre taille, grosset, mais bien pris, avec le plus beau visage du monde, et qui à son âge l'était encore; qui parlait fort mal français; qui, à le voir et à l'entendre à l'ordinaire, paraissait un butor, et qui, approfondi et mis sur la politique et les affaires, à ce que j'ai ouï dire aux ministres et à bien d'autres de tous pays, passait la mesure ordinaire de la capacité, de la finesse et de l'industrie. Il a tant fait de bruit en Europe qu'il est inutile de chercher à le faire connaître; il faut se rabattre à l'état où il s'était réduit; en pensions du roi ou en bénéfices, il jouissait de plus de sept cent mille livres de rente, et il mourait exactement de faim, sans presque faire aucune dépense ni avoir personne à entretenir. Il faut entrer dans quelques détails de sa famille. Son père servit toute sa vie avec réputation et commanda les armées impériales avec succès après avoir commandé l'aile gauche à la bataille de Leipzig. Il mourut en 1635 et laissa nombre d'enfants d'Anne, fille de Jean-Georges, comte de Hohenzollern, que l'empereur Ferdinand II fit prince de l'empire en 1623. Son fils aîné, mort en 1662, ne laissa qu'une fille, unique héritière de Berg-op-Zoom par sa mère, et cette fille de Hohenzollern porta Berg-op-Zoom en mariage au comte d'Auvergne et était la mère de l'abbé d'Auvergne dont je viens de parler; en sorte que cette comtesse d'Auvergne était fille du frère aîné de la mère du cardinal de Fürstemberg, qui se trouvait ainsi cousin germain de cette comtesse d'Auvergne qui venait de mourir, et oncle à la mode de Bretagne de l'abbé d'Auvergne, compétiteur de l'abbé de Soubise pour Strasbourg, lequel abbé de Soubise n'avait ni parenté, ni alliance, ni liaison aucune, par lui ni par aucun de sa famille, avec le cardinal de Fürstemberg.

Ce cardinal, qui étant évêque de Metz avait succédé à son frère aîné évêque de Strasbourg, eut un autre frère, que l'empereur fit prince de l'empire, auquel je reviendrai après, et, entre autres soeurs: Élisabeth, mère du comte Reicham, chanoine de Strasbourg, dans les ordres, à qui le roi donna des abbayes, et qui était coadjuteur de l'abbaye de Stavelo du cardinal de Fürstemberg son oncle; Marie-Françoise, mariée à un palatin de Neubourg, puis à un marquis de Bade, grand'mère de la feue reine de Sardaigne et de Mme la Duchesse; et Anne-Marie mariée, en 1651 à Ferdinand-Charles, comte de Lowenstein, père et mère de Mme de Dangeau. Herman Egon, comte, puis fait prince de Fürstemberg et de l'empire, pour lui et ses descendants, en 1654, et ses frères seulement à vie, fut grand maître de la maison de Maximilien, électeur de Bavière, et son premier ministre, ainsi que de l'électeur de Cologne, frère de Maximilien. Il mourut en 1674, et laissa entre autres enfants: le prince de Fürstemberg, marié à Paris à la fille de Ligny, maître des requêtes, dont il n'eut que trois filles, la laissa et s'en alla en Allemagne, où le roi de Pologne le fit gouverneur général de son électorat de Saxe, où il est mort en 1711; le comte Ferdinand, mort à Paris, brigadier, en 1696, à trente-cinq ans, sans alliance; Emmanuel-François Egon, tué devant Belgrade, en 1686, à vingt-cinq ans, sans enfants de Catherine-Charlotte, comtesse de Wallenwoth, veuve de François-Antoine comte de La Marck, mère du comte de La Marck dont je parlerai bientôt, et qui longues années depuis s'est distingué par ses ambassades dans le Nord et en Espagne, et est devenu chevalier de l'ordre en 1724, et grand d'Espagne en 1739. Mme de Dangeau avait un frère abbé de Murbach, que le cardinal de Fürstemberg, frère de sa mère, lui avait cédé, qu'on appelait le P. de Murbach, qui était aussi chanoine de Strasbourg, et qui, après que nous eûmes perdu Tournai, en a été évêque, tellement que le cardinal de Fürstemberg avait les fils de ses deux soeurs et le petit-fils du frère de sa mère, qui était l'abbé d'Auvergne, chanoines de Strasbourg et fort en état d'être coadjuteurs ou successeurs de l'évêché.

On prétendait que le cardinal de Fürstemberg, fort amoureux de cette comtesse de La Marck, la fit épouser à son neveu, qui avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans au plus, pour la voir plus commodément à ce titre. On prétend encore qu'il avait été bien traité; et il est vrai que rien n'était si frappant que la ressemblance, trait pour trait, du comte de La Marck au cardinal de Fürstemberg, qui, s'il n'était pas son fils, ne lui était rien du tout. Il était destiné à l'Église, déjà chanoine de Strasbourg, lorsque la fortune de Mme de Soubise et de son fils lui fit prendre l'épée, par la mort de son frère aîné en 1697, et se défaire de son canonicat et de ses autres bénéfices.

L'attachement du cardinal pour la comtesse de Fürstemberg avait toujours duré. Il ne pouvait vivre sans elle; elle logeait et régnait chez lui: son fils, le comte de La Marck, y logeait aussi, et cette domination était si publique que c'était à elle que s'adressaient tous ceux qui avaient affaire au cardinal. Elle avait été fort belle, et en avait encore à cinquante-deux ans de grands restes, mais grande et grosse, hommasse comme un Cent-Suisse habillé en femme, hardie, audacieuse, parlant haut et toujours avec autorité, polie pourtant et sachant vivre. Je l'ai souvent vue au souper du roi, et souvent le roi chercher à lui dire quelque chose. C'était au dedans la femme du monde la plus impérieuse, qui gourmandait le cardinal qui n'osait souffler devant elle, qui en était gouverné et mené à baguette, qui n'avait pas chez lui la disposition de la moindre chose, et qui, avec cette dépendance, ne pouvait s'en passer. Elle était prodigue en toutes sortes de dépenses; des habits sans fin, plus beaux les uns que les autres; des dentelles parfaites en confusion, et tant de garnitures et de linge qu'il ne se blanchissait qu'en Hollande; un jeu effréné où elle passait les nuits chez elle et ailleurs, et y faisait souvent le tour du cadran; des parures, des pierreries, des joyaux de toutes sortes. C'était une femme qui n'aimait qu'elle, qui voulait tout, qui ne se refusait rien, non pas même, disait-on, des galanteries, que le pauvre cardinal payait comme tout le reste. Avec cette conduite elle vint à bout de l'incommoder si bien qu'il fallut congédier la plupart de sa maison, et aller épargner six à sept mois de l'année à la Bourdaisière, près de Tours, qu'elle emprunta d'abord de Dangeau et qu'elle acheta après à vie. Elle vivait dans cette détresse pour avoir de quoi se divertir à Paris le reste de l'année, lorsque Mme de Soubise songea tout de bon à la coadjutorerie pour son fils.

Elle avait rapproché de loin la comtesse, et je n'ai pas vu que personne se soit inscrit en faux, ni même récrié contre ce qui se débita d'abord à l'oreille, et qui fit après grand fracas, qu'elle avait donné beaucoup d'argent à la comtesse pour s'assurer d'elle, et par elle du cardinal. Ce qui est certain, c'est que, outre les prodigieuses pensions que le cardinal tirait du roi, toujours fort bien payées, il toucha en ce temps-ci une gratification de quarante mille écus, qu'on fit passer pour promise depuis longtemps. Mme de Soubise, s'étant assurée de la sorte de la comtesse et du cardinal, scella son affaire, et, les faisant remercier par le roi à l'oreille, et tout de suite, fait envoyer ordre au cardinal de Bouillon de demander au pape, au nom du roi, une bulle pour faire assembler le chapitre de Strasbourg pour élire un coadjuteur avec future succession, et un bref d'éligibilité pour l'abbé de Soubise.

Cet ordre fut un coup de foudre pour le cardinal de Bouillon, qui ne s'attendait à rien moins. Il ne put soutenir de se voir échapper cette magnifique proie, qu'il croyait déjà tenir par tant d'endroits. Il lui fut encore plus insupportable d'en être le ministre. Le dépit le transporte et l'aveugle assez pour s'imaginer, qu'en la situation si différente où Mme de Soubise et lui sont auprès du roi, il lui fera changer une résolution arrêtée, et rompre l'engagement qu'il a pris. Il dépêche au roi un courrier, lui mande qu'il n'y a pas bien pensé, lui met en avant des scrupules, comme s'il eût été un grand homme de bien, et par ce même courrier écrit aux chanoines de Strasbourg une lettre circulaire pleine de fiel, d'esprit et de compliments. Il leur mandait que le cardinal de Fürstemberg était aussi en état de résider que jamais (c'était à dire qu'il n'y avait jamais résidé et qu'on s'en passerait bien encore), que l'abbé de Soubise était si jeune qu'il y avait de la témérité à s'y fier, et qu'un homme qu'on mettait en état sitôt de n'avoir plus à craindre ni à espérer, se gâtait bien vite, et il leur faisait entendre, comme il l'avait fait au roi, que le cardinal de Fürstemberg, gouverné comme il l'était par sa nièce, n'était gagné au préjudice de ses neveux que par le gros argent qu'elle avait touché de Mme de Soubise. Il est vrai qu'il envoya ces lettres à son frère le comte d'Auvergne, pour ne les faire rendre qu'avec la permission du roi. Ce n'était pas qu'il pût l'espérer, mais pour le leurrer de cet hommage, et cependant en faire glisser assez pour que l'effet n'en fût pas perdu, et protester après qu'il ne savait pas comment elles étaient échappées. Ces lettres firent un fracas épouvantable.

J'étais chez le roi le mardi 30 mars, lorsqu'à la fin du souper je vis arriver Mme de Soubise menant la comtesse de Fürstemberg, et se poster toutes deux à la porte du cabinet du roi. Ce n'était pas qu'elle n'eût bien le crédit d'entrer dedans si elle eût voulu, et d'y faire entrer la comtesse, mais comme l'éclat était public et qu'on ne parlait d'autre chose que du marché pécuniaire et des lettres du cardinal de Bouillon, elles voulurent aussi un éclat de leur part. Je m'en doutai dès que je les vis, ainsi que bien d'autres, et je m'approchai aussitôt pour entendre la scène. Mme de Soubise avait l'air tout bouffi, et la comtesse, de son naturel emportée, paraissait furieuse. Comme le roi passa elles l'arrêtèrent; Mme de Soubise dit deux mots d'un ton assez bas, puis la comtesse, haussant le sien, demanda justice de l'audace du cardinal de Bouillon, dont l'orgueil et l'ambition, non contente de résister à ses ordres, la déshonorait elle et le cardinal son frère, qui avait si utilement servi le roi, par les calomnies les plus atroces, et qui n'épargnait pas Mme de Soubise elle-même. Le roi l'écouta et lui répondit avec autant de grâces et de politesse pour elle, que d'aigreur qu'il ne ménagea pas sur le cardinal de Bouillon, l'assura qu'elle serait contente, et passa.

Ces dames s'en allèrent, mais ce ne fut pas sans montrer une colère ardente, et qui est en espérance de se venger. Mme de Soubise était d'autant plus piquée, que le cardinal de Bouillon apprenait au roi un manège et des simonies que sûrement il ignorait, et qui l'auraient empêché de consentir à cette affaire, s'il s'en fût douté, bien loin de la protéger. Elle craignait donc des retours de scrupules, et qu'ils ne se portassent à éclairer de trop près les marchés qu'elle avait mis en mouvement à Strasbourg pour l'élection. Les mêmes Camilly et Labatie, qui l'avaient si lestement servie pour faire passer son fils chanoine avec cet orde quartier de La Varenne, furent encore ceux qu'elle employa pour emporter la coadjutorerie. Ni l'un ni l'autre n'étaient scrupuleux. Camilly avait déjà eu une bonne abbaye du premier service, il espérait bien un évêché du second. Il n'y fut pas trompé, et Labatie de placer un nombre d'enfants utilement et honorablement, comme il arriva.

Pendant qu'ils préparaient les matières à Strasbourg, le cardinal de Bouillon se conduisait à Rome par sauts et par bonds, mit tous les obstacles qu'il put aux bulles que le roi demandait, et lui écrivit une deuxième lettre là-dessus plus folle encore que la première. Elle mit le comble à la mesure. Pour réponse, il reçut ordre par un courrier de partir de Rome sur-le-champ, et de se rendre droit à Cluni ou à Tournus, à son choix, jusqu'à nouvel ordre. Le commandement de revenir parut si cruel au cardinal de Bouillon, qu'il ne put se résoudre à obéir. Il était sous-doyen du sacré collège; Cibo, doyen, décrépit, ne sortait plus de son lit. Pour être doyen, il faut être à Rome lorsque le décanat vaque, et opter soi-même les évêchés unis d'Ostie et de Velletri au consistoire affectés au doyen, ou comme quelques-uns ont fait opter le décanat en retenant l'évêché qu'ils avaient déjà. Le cardinal de Bouillon manda donc au roi, parmi force soumissions à ses ordres, l'état exagéré du cardinal Cibo; qu'il ne pouvait croire qu'il le voulût priver du décanat, ni ses sujets de l'honneur et de l'avantage d'un doyen français; que dans cette persuasion il allait demander au pape un bref pour lui assurer le décanat en son absence; qu'il partirait dans l'instant qu'il l'aurait obtenu, et qu'en attendant il allait faire prendre les devants à tous ses gens, et se renfermer comme le plus petit particulier dans le noviciat des jésuites, sans aucun commerce avec personne que pour son bref. Il se conduisit en effet de la sorte, et demanda ce bref qu'il se doutait bien qu'il n'obtiendrait pas, mais dont il espérait faire filer assez longtemps l'espérance et les prétendues longueurs pour atteindre à la mort le cardinal Cibo, ou à celle du pape même, qui menaçait ruine depuis longtemps. Laissons-le pour un temps dans ses ruses, qui lui devinrent funestes, pour ne pas trop interrompre la suite des événements.

Mme de Soubise fut si bien servie à Strasbourg, et l'autorité du roi appuya si bien à l'oreille l'argent qui fut répandu, que l'abbé de Soubise fut élu tout d'une voix coadjuteur de Strasbourg. Le rare fut que ce fut en présence de l'abbé d'Auvergne, qui comme grand prévôt du chapitre, dit la messe du Saint-Esprit avant l'élection. La colère du roi fit peur aux Bouillon; leur rang et leur échange, encore informe et non enregistré au parlement, ne tenaient qu'à un bouton; ils virent de près l'affaire sans ressource, et ils tâchèrent à se sauver de la ruine de leur frère par cette bassesse.

En même temps, et je ne sais si ce fut une des conditions du marché, Mme de Soubise, toujours mal avec le duc de Rohan son frère, s'était raccommodée avec lui, et en avait fait tous les pas pour faire le mariage de sa fille aînée avec le comte de La Marck, fils de la comtesse de Fürstemberg, qui n'avait quoi que ce fût en France où il s'était mis dans le service, colonel d'un des régiments que le roi entretenait fort chèrement au cardinal de Fürstemberg, desquels il lui laissait la disposition, et dont tout le médiocre bien était en Westphalie sous la main de l'empereur. Ces Allemands ne se mésallient pas impunément; celui-ci sentit ce qu'il en coûte par une triste expérience; il ne la voulait pas aggraver. Sa mère le voulait marier, et un étranger qui n'a rien en France, et peu sous une coupe étrangère et souvent ennemie, n'était pas un parti aisé à établir. Le duc de Rohan ne comptait ses filles pour rien et ses cadets pour peu de chose; en donnant aussi peu qu'il voulut, il fut aisé à persuader, et le mariage fut bâclé de la sorte.

Voilà l'état du comte de La Marck. Il était de la maison des comtes de La Marck, dont une branche a longtemps possédé Clèves et Juliers par le mariage de l'héritière, et le cadet de cette branche a figuré ici avec le duché de Nevers, le comté d'Eu, etc., qui par deux filles héritières passèrent: Nevers à un Gonzague, frère du duc de Mantoue, Eu au duc de Guise. Une autre branche eut Bouillon, Sedan, etc., dont deux maréchaux de France, d'autres capitaines des Cent-Suisses, un premier écuyer de la reine, chevalier de l'ordre, parmi les gentilshommes; et l'héritière de Sedan, par laquelle Henri IV fit la fortune du vicomte de Turenne, si connu depuis sous le nom de maréchal de Bouillon, qui n'en eut point d'enfants, et en garda les biens par la même protection d'Henri IV qui s'en repentit bien après. La dernière branche, et la seule qui subsiste, fut celle de Lumain. Le grand-père du comte de La Marck, dont il s'agit ici, étant veuf d'une Hohenzollern avec un fils qui lui survécut mais qui n'eut point d'enfants, s'était remarié fort bassement, et de ce deuxième mariage vint le père du comte de La Marck, à qui il en coûta bon pour se faire réhabiliter à la succession de son frère du premier lit, et à la dignité de comte. Cette branche de Lumain, dont le chef se rendit célèbre sous le nom de Sanglier d'Ardennes que sa férocité lui valut, et qui tua Louis de Bourbon, évêque de Liège, et jeta son corps du haut du pont dans la Meuse, était déjà séparée lorsque Clèves et Juliers entrèrent dans une branche leur aînée, et plus encore de celle qui a eu Bouillon et Sedan. Ils n'étaient que barons de Lumain, lorsque le grand-père de notre comte de La Marck prit, avant sa mésalliance, le nom et le rang dans l'empire de comte de La Marck, à la mort d'Henri-Robert de La Marck, comte de Maulevrier, chevalier de l'ordre, et premier écuyer de la reine, qui mourut le dernier de sa branche, toutes les autres étant éteintes depuis longtemps; tellement que lors de ce mariage du comte de La Marck avec la fille du duc de Rohan, il n'y avait plus que lui et son frère cadet de la maison de La Marck.

Le cardinal de Fürstemberg fit un autre mariage presque en même temps d'une des trois filles, que son neveu, le gouverneur général de l'électorat de Saxe, avait, avec le prince d'Isenghien, et qu'il avait laissées à Paris avec sa femme.

Le duc de Berwick, qui depuis la mort de sa femme, avait été se promener ou se confesser à Rome, devint amoureux de la fille de Mme Bockley, une des principales dames de la reine d'Angleterre à Saint-Germain. Il n'avait qu'un fils de la première.

CHAPITRE XXIV. §

Traité de partage de la monarchie d'Espagne. — Harcourt revient d'Espagne et y laisse Blécourt. — Recherche et gain des gens d'affaires. — Desmarets; ma liaison avec lui. — Loteries. — Mort de Châteauneuf; ses charges de secrétaire d'État et de greffier de l'ordre données à son fils en épousant Mlle de Mailly, et le râpé de l'ordre au chancelier. — Cauvisson lieutenant général de Languedoc par M. du Maine. — Noailles, archevêque de Paris, fait cardinal. — Abbé de Vaubrun exilé. — Ruses et opiniâtre désobéissance du cardinal de Bouillon, qui devient doyen et que le roi dépouille. — Argent à Mgr le duc de Bourgogne. — Cent mille livres à Mansart. — Détails de l'assemblée du clergé. — Jésuites condamnés par la Sorbonne sur la Chine. — P. de La Rue, confesseur de Mme la duchesse de Bourgogne, au lieu du P. Le Comte, renvoyé. — Rage du P. Tellier. — Jésuites affranchis pour toujours des impositions du clergé. — Pelletier va visiter les places et ports de l'Océan. — M. de Vendôme retourne publiquement suer la vérole. — Mort de la duchesse d'Uzès. — Mariage du duc d'Albemarle avec Mlle de Lussan. — Mme Chamillart, pour la première femme de contrôleur général, admise dans les carrosses et à manger avec Mme la duchesse de Bourgogne. — L'évêque de Chartres gagne son procès contre son chapitre de la voix du roi unique. — M. de Reims cède la présidence de l'assemblée générale du clergé à M. de Noailles. — Comte d'Albert cassé. — Étrange embarras de M. le prince de Conti avec M. de Luxembourg. — Mme de Villacerf admise dans les carrosses et à manger avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Dons pécuniaires à M. le prince de Conti, à M. de Duras et à Sainte-Maure. — Fiançailles de La Vrillière et de Mlle de Mailly, et leur mariage. — P. Martineau confesseur de M. le duc de Bourgogne à la place du feu P. Valois. — Mort de Le Nôtre. — Mort de Labriffe, procureur général. — D'Aguesseau, avocat général, fait procureur général en sa place.

Le traité de partage de la monarchie d'Espagne commençait à faire grand bruit en Europe. Le roi d'Espagne n'avait point d'enfants ni aucune espérance d'en avoir. Sa santé, qui avait toujours été très faible, était devenue très mauvaise depuis deux ou trois ans, et il avait été à l'extrémité depuis un an à plusieurs reprises. Le roi Guillaume qui, depuis les succès de son usurpation, avait fort augmenté son crédit par la confiance de tous les alliés de la grande alliance qu'il avait ourdie contre la France, et dont il avait été l'âme et le chef jusqu'à la paix de Ryswick, et qui se l'était depuis conservée sur le même pied, entreprit de pourvoir de façon à cette vaste succession que, lorsqu'elle s'ouvrirait, elle ne causât point de guerre. Il n'aimait ni la France ni le roi, et dans la vérité il était payé pour les bien haïr; il en craignait l'agrandissement; il venait d'éprouver, par l'union de toute l'Europe contre elle dans une guerre de dix ans, quelle puissance c'était, après toutes celles dont ce règne n'avait été qu'un tissu plein de conquêtes. Malgré les renonciations de la reine, il n'osa espérer que le roi vit passer toute cette immense succession sans en tirer rien; il avait vu, par les conquêtes de la Franche-Comté et d'une partie de la Flandre, le peu de frein de ces renonciations. Il songea donc à un partage que l'appât de le recueillir en paix, et sous la garantie des puissances principales, prit faire accepter au roi, et qui fût tel en même temps qu'il n'augmentât pas sa puissance, ne fût qu'un arrondissement léger vers des frontières bien assurées, et que ce qu'il aurait de plus fût si éloigné, que la difficulté de le conserver le tint toujours en brassière et ses successeurs après lui. En même temps, il voulut bien assurer les bords de la mer du côté de l'Angleterre, et mettre ses chers Hollandais à l'abri de la France, et partager l'empereur si grandement, qu'il eût lieu de s'en contenter et de ne pas regretter une totalité qu'il n'avait pas la puissance d'espérer contre la France. Il ne destinait donc à celle-ci, pour ainsi parler, que des rognures. Ce fut pour cela qu'il s'en voulut assurer d'abord, comme la prévoyant la plus difficile à se contenter de ce qu'il lui voulait offrir, et que sûr, s'il le pouvait, de son acceptation, il n'eût à présenter à l'empereur que la plus riche et la plus grande partie avec un nom qui pouvait passer pour le tout, et que la tentation d'une si ample monarchie, sans coup férir, le consolât du reste et la lui fit promptement accepter.

Son plan arrêté fut donc de donner à l'archiduc, deuxième fils de l'empereur, l'Espagne et les Indes avec les Pays-Bas et le titre de roi d'Espagne; le Guipuscoa à la France, parce que l'aridité et la difficulté de cette frontière est telle qu'elle était demeurée en paix de tout ce règne, au milieu de toutes les guerres contre l'Espagne; Naples et Sicile, dont l'éloignement et le peu de revenu était plutôt un embarras et un sauve-l'honneur qu'un accroissement, et dont la conservation tiendrait à l'avenir la France en bride avec les puissances maritimes; la Lorraine, qui était un arrondissement très sensible, mais qui ne portait pas la France au delà d'où elle était, et qui en temps de guerre ne la soulageait que d'une occupation qui ne lui coûtait rien à faire; et pour dédommagement, le Milanais à M. de Lorraine, qui y gagnait les trois quarts de revenu et d'étendue, et, d'esclave de la France par l'enclavement de la Lorraine, de devenir un prince puissant et libre en Italie, et qui ferait compter avec lui.

Le roi d'Angleterre fit donc d'abord cette proposition au roi, qui, las de la guerre, et dans un âge et une situation qui lui faisaient goûter le repos, disputa peu et accepta. M. de Lorraine n'était ni en intérêt ni en état de ne pas consentir au changement de pays que l'Angleterre avec la Hollande lui proposèrent d'une part, et le roi de l'autre qui lui envoya Callières. Cela fait, il fut question de l'empereur. Ce fut où tout le crédit et l'adresse du roi d'Angleterre échoua: l'empereur voulait la succession entière; il se tenait ferme sur les renonciations du mariage du roi; il ne pouvait souffrir de voir la maison d'Autriche chassée d'Italie (et elle l'était entièrement par le projet du roi d'Angleterre qui donnait à la France les places maritimes de Toscane que l'Espagne tenait, connues sous le nom de gli. Presidii). Pressé par Villars envoyé du roi, par l'Angleterre, par la Hollande, qui avaient signé le traité, et qui lui faisaient entendre qu'ils se joindraient contre lui s'il s'opiniâtrait dans le refus d'un si beau partage, il se tint ferme à répondre qu'il était inouï, et contre tout droit naturel et des gens, de partager une succession avant qu'elle fût ouverte; et qu'il n'entendrait jamais à rien là-dessus pendant la vie du roi d'Espagne, chef de sa maison, et qui lui était si proche. Cette résistance, et plus encore l'esprit de cette résistance, divulgua bientôt le secret qui devait durer jusqu'à la mort du roi d'Espagne, qui fut averti par l'empereur et pressé de faire un testament en faveur de l'archiduc et de sa propre maison.

Le roi d'Espagne jeta les hauts cris comme si on l'eût voulu dépouiller de son vivant, et son ambassadeur en fit un tel bruit en Angleterre, et en des termes si peu respectueux, jusqu'à nommer le roi d'Angleterre le roi Guillaume, que ce prince lui fit dire de sortir en quatre jours d'Angleterre, ce qu'il exécuta et se retira en Flandre. Mais l'empereur, quoique mécontent du roi d'Angleterre, le voulait ménager dans ce qu'il n'était pas le point principal, pour ne se brouiller pas absolument avec lui. Il s'offrit entre lui et le roi d'Espagne, et fit en sorte que ce mécontentement accessoire se raccommoda et que l'ambassadeur d'Espagne retourna à Londres.

Harcourt eut à essuyer à Madrid toutes les plaintes et les clameurs; elles furent au point que, sur le compte qu'il rendit de tous les désagréments qu'il essuyait et de l'inutilité où il se voyait par cette découverte, il eut permission de revenir. Il laissa Blécourt, son parent, qu'il avait mené avec lui, et qui était homme ferme et capable d'affaires, quoiqu'il n'eût fait toute sa vie d'autre métier que celui de la guerre, et qui, en l'absence d'ambassadeur, servit très bien et très dignement avec le caractère d'envoyé du roi.

L'empereur cependant ne pensait qu'à fortifier son parti en Espagne. La reine sa belle-soeur y était toute-puissante; elle avait fait chasser les plus grands seigneurs et les principaux ministres qui ne ployaient pas sous elle. Par sa faveur la Berlips était l'objet de l'envie universelle; elle prenait à toutes mains et vendait les plus grands emplois. Un de ses enfants avait été fait par le roi d'Espagne archimandrite de Messine, qui est un bénéfice de quatre-vingt-dix mille livres de rente, par la mort d'un frère du duc de Lorraine; et le prince de Hesse-Darmstadt, vice-roi de Catalogne et colonel des Allemands dont elle avait rempli Madrid. Quoiqu'elle eût réduit Harcourt à la plus honteuse solitude après avoir éprouvé tout le contraire, elle ne laissa pas de lui détacher l'amirante, avec des propositions fortes pour elle, et des espérances pour un des fils de Monseigneur. Harcourt, qui voulait voir plus clair, et qui, avec raison, se défiait de la soeur de l'impératrice, battit froid, et, disant toujours qu'il ne pouvait écrire en France tant qu'il ne verrait que du vague, ne laissait pas de le faire et de se flatter de la plus grande fortune s'il pouvait réussir. Mais en France on était content du traité de partage; il était signé; la soeur de l'impératrice y était trop suspecte, et l'amirante à Harcourt pour le moins autant; par la mauvaise réputation de sa foi, et par son attachement héréditaire à la maison d'Autriche, et très particulier à la reine; Harcourt eut donc ordre de ne plus rien écouter, qui en fut au désespoir, et qui de dépit s'éloigna de Madrid, et ne songea plus qu'à s'amuser avec son domestique et à tirer des lapins, en attendant son retour, dont bientôt après il reçut la permission

Cette position si jalouse fit mettre toutes choses en oeuvre pour recouvrer de l'argent, et se tenir en bonne posture et prêt à tout événement. On commença par une recherche sourde des gens d'affaires, dont les profits avaient été immenses pendant la dernière guerre. Chamillart obtint à grand'peine permission du roi de se servir de Desmarets pour cette opération. Il figura assez dans la suite pour qu'il ne soit pas inutile de le faire connaître dès à présent. C'était un grand homme, très bien fait, d'un visage et d'une physionomie agréable qui annonçait la sagesse et la douceur, qui étaient les deux choses du monde qu'elle tenait le moins. Son père était trésorier de France à Soissons, qui était riche dans son état, fils d'un manant, gros laboureur d'auprès de Noyon, qui s'était enrichi dans la ferme de l'abbaye d'Orcamp qu'il avait tenue bien des années, après avoir labouré dans son jeune temps. Son fils, le trésorier de France, avait épousé une soeur de M. Colbert, longtemps avant la fortune de ce ministre, qui depuis prit Desmarets son neveu dans ses bureaux, et le lit après intendant des finances. C'était un homme d'un esprit net, lent et paresseux, mais que l'ambition et l'amour du gain aiguillonnaient, en sorte que M. de Seignelay, son cousin germain, l'avait pris en aversion, parce que M. Colbert le lui donnait toujours pour exemple. Il lui fit épouser la fille de Bechameil, secrétaire du conseil, qui devint après surintendant des finances et affaires de Monsieur quand il chassa Boisfranc, beau-père du marquis de Gesvres. Desmarets, élevé et conduit par son oncle, en avait appris toutes les maximes et tout l'art du gouvernement des finances. Il en avait pénétré parfaitement toutes les différentes parties, et comme tout lui passait par les mains, personne n'était instruit plus à fond que lui des manèges des financiers, du gain qu'ils avaient fait de son temps, et par ces connaissances de celui qu'ils pouvaient avoir fait depuis.

Tout à la fin de la vie de M. Colbert, on s'avisa de faire à la Monnaie une quantité de petites pièces d'argent de la valeur de trois sous et demi pour la facilité du commerce journalier entre petites gens. Desmarets avait acquis plusieurs terres, entre autres Maillebois, et l'engagement du domaine de Châteauneuf en Timerais dont cette terre relevait et quantité d'autres sortes de biens. Il avait fort embelli le château bâti par d'O, surintendant des finances d'Henri III et d'Henri IV. Il en avait transporté le village d'un endroit à un autre pour orner et accroître son parc, qu'il avait rendu magnifique. Ces dépenses si fort au-dessus de son patrimoine, de la dot de sa femme et du revenu de sa place, donnèrent fort à parler. Il fut accusé ensuite d'avoir énormément pris sur la fabrique de ces pièces de trois sous et demi. Le bruit en parvint à la fin à M. Colbert, qui voulut examiner, et qui tomba malade de la maladie prompte dont il mourut. Preuves, doutes ou humeur, je n'assurerai lequel des trois, mais ce qui est vrai, c'est que de son lit il écrivit au roi contre son neveu, qu'il pria d'ôter des finances, et à qui il donna les plus violents soupçons contre lui. Colbert mort, et Pelletier, contrôleur général de la façon de M. de Louvois, à qui et à M. Le Tellier il était intimement attaché de toute sa vie, le roi lui donna ordre de chasser Desmarets, et de lui faire une honte publique. C'était bouillir du lait à une créature de Louvois. Il manda Desmarets, et prit son moment à une audience publique. Là, au milieu de tous les financiers qui rampaient et tremblaient huit jours auparavant devant lui, et de tout ce qui se présenta là pour parler au contrôleur général, il appela Desmarets, et tout haut pour que tout ce qui était là n'en perdit pas une parole: « Monsieur Desmarets, lui dit-il, je suis fâché de la commission dont je suis chargé pour vous. Le roi m'a commandé de vous dire que vous êtes un fripon; que M. Colbert l'en a averti; qu'en cette considération, il veut bien vous faire grâce, mais qu'entre ci et vingt-quatre heures vous vous retiriez dans votre maison de Maillebois sans en sortir ni en découcher, et que vous vous défassiez de votre intendance des finances, dont le roi a disposé. » Desmarets, éperdu, voulut pourtant ouvrir la bouche, mais Pelletier tout de suite la lui ferma par un: « Allez-vous-en, monsieur Desmarets, je n'ai pas autre chose à vous dire, » et lui tourna le dos. La lettre de M. Colbert mourant au roi ferma la bouche à toute sa famille, tellement que Desmarets, dénué de toute sorte de protections, n'eut qu'à signer la démission de sa place et s'en aller à Maillebois.

Il y fut les quatre ou cinq premières années sans avoir la liberté d'en découcher, et il y essuya les mépris du voisinage, et les mauvais procédés d'une menue noblesse qui se venge avec plaisir, sur l'impuissance, de l'autorité dure qu'elle avait exercée dans le temps de sa fortune. Mon père était ami de M. Colbert, de M. de Seignelay et de toute leur famille; il connaissait peu Desmarets, jeune homme à son égard. La Ferté, où mon père passait souvent la fin des automnes, se trouvait à quatre lieues de Maillebois. La situation de Desmarets lui fit pitié. Coupable ou non, car rien n'avait été mis au net, il trouva que sa chute était bien assez profonde, sans se trouver encore mangé des mouches dans le lieu de son exil; il l'alla voir, lui fit amitié, et déclara qu'il ne verrait pas volontiers chez lui ceux qui chercheraient à lui faire de la peine: un reste de seigneurie palpitait encore en ce temps-là. Mon père, toute sa vie honnête et bienfaisant, était fort respecté dans le pays. Cette déclaration changea en un moment la situation de Desmarets dans la province: il lui dut tout son repos et la considération qui succéda au mépris et à la mauvaise volonté qu'il avait éprouvée. Mon père même alla trop loin dans les suites, car il s'engagea dans des procès de mouvance à la prière de Desmarets, qui lui coûtèrent à soutenir et qu'il perdit. Dès que Desmarets eut permission de sortir de sa maison sans découcher, il vint dîner à la Ferté, sitôt que mon père y fut. Il n'oublia rien, ni Mme Desmarets, pour témoigner à mon père et à ma mère leur attachement et leur reconnaissance. Il eut enfin permission de faire à Paris des tours courts, puis allongés et réitérés, enfin liberté d'y demeurer en n'approchant pas de la cour. Il continua la même amitié avec moi, et moi avec lui, après la mort de mon père, et elle fut telle qu'on en verra bientôt une marque singulière. Desmarets était en cet état lorsque Chamillart obtint à grand'peine la permission de se servir de ses lumières, et de le faire travailler à la recherche des gens d'affaires, etc., qui, par compte fait et arrêté avec eux, se trouvèrent avoir gagné depuis 1689 quatre-vingt-deux millions. On s'abstient de réflexions sur un si immense profit en moins de dix ans, et sur la misère qu'il entraîne nécessairement, sur qui a tant gagné et qui a tant perdu, sans parler d'une autre immensité d'une autre sorte de gain et de perte, qui sont les frais non compris dans ces quatre-vingt-deux millions.

Il fut proposé d'attirer la cupidité publique par des loteries; il s'en fit de plusieurs façons en quantité. Pour leur donner plus de crédit et de vogue, Mme la duchesse de Bourgogne en fit une de vingt mille pistoles; elle et ses dames et plusieurs autres de la cour firent les billets. Hommes et femmes, depuis Monseigneur jusqu'à M. le comte de Toulouse, les cachetèrent, et les diverses façons qu'on leur donna firent l'amusement du roi et de toutes ces personnes. On y garda toutes les mesures les plus soupçonneuses pour y conserver une parfaite fidélité. Elle fut tirée avec les mêmes précautions devant toutes les personnes royales et autres distinguées qui y furent admises. Le gros lot tomba à un garde du roi de la compagnie de Lorges; il était de quatre mille louis.

Châteauneuf, secrétaire d'État, fort affligé du refus de sa survivance, et fort tombé de santé, s'en alla prendre les eaux de Bourbon, et pria le roi de trouver bon que Barbezieux signât pour lui en son absence. Il était naturel que ce fût Pontchartrain, mais ces deux branches ne s'étaient jamais aimées, comme on l'a pu voir plus haut, et j'ai ouï plus d'une fois le chancelier reprocher à La Vrillière le vol de la charge de son père par son bisaïeul, et fort médiocrement en plaisanterie. Châteauneuf était un homme d'une prodigieuse grosseur ainsi que sa femme, fort peu de chose, bon homme et servant bien ses amis. Il avait le talent de rapporter les affaires au conseil de dépêches mieux qu'aucun magistrat, du reste la cinquième roue d'un chariot, parce qu'il n'avait aucun autre département que ses provinces, depuis qu'il n'y avait plus de huguenots. Sa considération était donc fort légère, et sa femme, la meilleure femme du monde, n'était pas pour lui en donner. Peu de gens avaient affaire à lui, et l'herbe croissait chez eux. En passant chez lui à Châteauneuf, en revenant de Bourbon, dont il avait fait un des plus beaux lieux de France, il y mourut presque subitement.

Il en vint un courrier à son fils pour le lui apprendre, qui arriva à cinq heures du matin. Il ne perdit point le jugement; il envoya éveiller la princesse d'Harcourt et la prier instamment de venir chez lui sur l'heure. La surprise où elle en fut à heure si indue l'y fit courir. La Vrillière lui conta son malheur, lui ouvrit sa bourse à une condition c'est qu'elle irait sur-le-champ au lever de Mme de Maintenon lui proposer son mariage pour rien avec Mlle de Mailly, moyennant la charge de son père, et d'écrire au roi avant d'aller à Saint-Cyr, pour lui faire rendre sa lettre au moment de son réveil. La princesse d'Harcourt, dont le métier était de faire des affaires depuis un écu jusqu'aux plus grosses sommes, se chargea volontiers de celle-là. Elle la fit sur-le-champ et le vint dire à La Vrillière; il la renvoya à la comtesse de Mailly, qui, sans biens et chargée d'une troupe d'enfants, garçons et filles, y avait déjà consenti quand Châteauneuf tenta vainement la survivance. En même temps La Vrillière s'en va chez le chancelier, l'avertit de ce qu'il venait de faire avec la princesse d'Harcourt, et l'envoie chez le roi pour lui demander la charge en cadence de Mme de Maintenon. Le chancelier fit demander à parler au roi avant que personne fût entré. Le roi venait de lire la lettre de Mme de Maintenon, et accorda sur-le-champ la charge, à condition du mariage, et l'un et l'autre fût déclaré au lever du roi.

La Vrillière était extrêmement petit, assez bien pris dans sa petite taille. Son père, pour le former, l'avait toujours fait travailler sous lui, et il en était venu à y tout faire. Tous ces La Vrillière, depuis le bonhomme La Vrillière, grand-père de celui-ci, avaient toujours été extrêmement des amis de mon père. Blaye par la Guyenne était de leur département. Cette amitié s'était continuée avec moi. Je tirai d'eux plusieurs services importants pour mon gouvernement; je fus ravi que la charge fût demeurée à La Vrillière. Il eût été bien à plaindre sans cela: d'épée ni de robe, il n'avait pris aucun de ces deux chemins: à la cour, sans charge quelle figure y eût-il pu faire? C'était un homme sans état et sans consistance. Sa future ne fut pas si aise que lui: elle n'avait pas douze ans. Elle se mit à pleurer et à crier qu'elle était bien malheureuse; qu'on lui donnât un homme pauvre, si l'on voulait, pourvu qu'il fût gentilhomme, et non pas un petit bourgeois pour faire sa fortune; elle était en furie contre sa mère et contre Mme de Maintenon. On ne pouvait l'apaiser, ni la faire taire, ni faire qu'elle ne fît pas la grimace à La Vrillière et à toute sa famille, qui accoururent la voir, et sa mère. Ils le sentirent tous bien, mais le marché était fait, et trop bon pour eux pour le rompre. Ils espérèrent que c'était enfance qui passerait, mais ils l'espérèrent vainement; jamais elle ne s'est accoutumée à être Mme de La Vrillière, et souvent elle le leur a montré.

Le roi fit en ce même temps un autre beau présent: Cauvisson mourut en Languedoc, dont il était un des trois lieutenants généraux; il n'avait qu'une fille unique qu'il avait mariée à son frère. Son fils avait été tué peu après son mariage avec la soeur de Biron, dont il n'avait point eu d'enfants, et Mme de Nogaret, sa veuve, était dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, et intimement amie de Mme de Saint-Simon et de moi. Cauvisson, frère et gendre, demandait la charge. C'était une fort vilaine figure d'homme, mais avec beaucoup d'esprit, de lecture et de monde, aimé et mêlé avec tout le meilleur et le plus brillant de la cour dès qu'il y revenait, car il était souvent en Languedoc, où son frère passait sa vie. Il avait été capitaine aux gardes et avait quitté. C'était le grief. M. du Maine, gouverneur de la province, demanda la charge pour lui. Cela dura quelques jours. Le roi, qui voulut suivre sa maxime de refuser tout à ceux qui avaient quitté le service, et qui ne manquait aucune occasion d'élever M. du Maine, et de relever son crédit, remplit ces deux vues. Il donna la charge à M. du Maine, pour en disposer en faveur de qui il voudrait. Il la donna à Cauvisson, qui de la sorte la tint de lui et point du roi.

Une autre grâce plus importante fut la nomination au cardinalat que le roi donna à l'archevêque de Paris, qui n'en avait fait aucune démarche. Mais son frère et Mme de Maintenon firent tout pour lui. On ne le sut que par les lettres de Rome. Il n'attendit pas deux mois la pourpre depuis sa nomination. Le pape avait résolu de faire la promotion des couronnes dès qu'il y aurait trois chapeaux vacants. Le cardinal Maldachini mourut le troisième, et aussitôt, c'est-à-dire le 28 juin, il arriva un courrier de M. de Monaco, qui apporta la nouvelle que le pape avait fait le cardinal de Noailles pour la France, le cardinal de Lamberg, évêque de Passau, pour l'empereur, et le cardinal Borgia pour l'Espagne. Le courrier du pape ne fit pas diligence, tellement que ce ne fut que le 1er juillet, qu'au retour de sa promenade de Marly, le roi trouva le nouveau cardinal qui l'attendait à Versailles dans son appartement, qui lui présenta sa calotte. Le roi la lui mit sur la tête avec force gracieusetés.

Cette promotion fut une cuisante douleur pour le cardinal de Bouillon, de voir un Noailles paré comme lui de la pourpre, et un de ceux qui étaient en lice contre M. de Cambrai, et qui l'avaient vaincu. Il venait d'éprouver un coup de fouet plus personnel, mais qui lui fut peut-être moins sensible.

L'abbé de Vaubrun avait été exilé à Serrant, en Anjou, chez son grand-père maternel. Il était frère de la duchesse d'Estrées, et fils unique de Vaubrun, tué lieutenant général à cette belle et mémorable retraite que fit M. de Larges devant les Impériaux, après la mort de M. de Turenne. Il avait pris le petit collet pour se cacher. Il était tout à fait nain, en avait la laideur et la grosse tête, et il s'en fallait pour le moins un pied que ses courtes jambes tortues ne fussent égales. Avec cela beaucoup d'esprit et de la lecture, mais un esprit dangereux tout tourné à la tracasserie et à l'intrigue. Il était accusé avec cela de l'avoir fort mauvais, d'être peu sûr dans le commerce, et de se livrer à tout pour être de quelque chose. Sa figure ne l'empêchait pas d'attaquer les dames ni d'en espérer les faveurs, et de se fourrer comme que ce fût partout où il pouvait trouver entrée. Ennuyé de l'obscurité où il languissait, il obtint par MM. d'Estrées l'agrément de la charge de lecteur du roi, que le baron de Breteuil lui vendit quand il acheta celle d'introducteur des ambassadeurs, après la mort de Bonnoeil, et ce vilain et dangereux escargot se produisit à la cour et chercha à s'y accrocher; il fit une cour basse aux Bouillon, il fut admis chez eux; le cardinal de Bouillon le reconnut bientôt pour ce qu'il était. Il lui fallait de tels pions pour jeter en avant; il se trouva son espion, son agent, son correspondant dans toute sa conduite à Rome, et d'un coup de pied il fut chassé.

Malgré tant de revers, le cardinal de Bouillon persévéra dans sa résolution de ne pas perdre le décanat. Il amusa le roi tant qu'il put d'une obéissance d'un ordinaire à l'autre, dès qu'il aurait son bref. N'en pouvant cacher le refus, il fit semblant de partir et alla jusqu'à Caprarole, où il s'arrêta, fit le malade, et dépêcha un courrier au P. de La Chaise, pour le prier de rendre au roi une lettre par laquelle il lui demandait la permission de demeurer à Rome, sans voir personne, jusqu'à la mort du cardinal Cibo, lui remontrait la prétendue importance que le décanat n'échappât pas aux Français, et ajoutait qu'il attendrait ses ordres à Caprarole, qui est une magnifique maison du duc de Parme, à huit lieues de Rome, à faire des remèdes dont sa santé avait, disait-il, grand besoin. Il avait pris le parti de s'adresser au P. de La Chaise, parce que M. de Torcy lui avait enfin mandé que le roi lui avait défendu d'ouvrir aucunes de ses lettres, ni de lui en rendre aucunes de lui. Les jésuites lui étaient de tout temps entièrement dévoués, et il espéra de la voix touchante et accréditée du confesseur. Mais il trouva cette porte aussi fermée que celle de M. de Torcy, et le P. de La Chaise lui manda qu'il avait reçu les mêmes défenses. Il avait offert en même temps la démission de son canonicat de Strasbourg. Comme on n'en avait aucun besoin, elle fut refusée, et un nouvel ordre d'obéir et de partir sur-le-champ lui fut renvoyé par un nouveau courrier.

Tous ces divers prétextes, les courriers du cardinal de Bouillon, chargés de faire peu de diligence, ceux du roi retenus par le cardinal le plus qu'il pouvait, tirèrent tant de long qu'il parvint à atteindre ce qu'il désirait. Le cardinal Cibo mourut à Rome le 21 juillet. Le cardinal de Bouillon, qui n'en était qu'à huit lieues, à Caprarole, averti de son extrémité, alla à Rome la veille de sa mort, et dépêcha un courrier par lequel il manda au roi qu'il avait reçu son dernier ordre de partir, mais que l'extrémité du cardinal Cibo l'avait fait retourner à Rome pour opter le décanat et partir vingt-quatre heures après, persuadé que le roi ne trouverait pas mauvais un si court délai à lui obéir par l'importance de conserver le décanat à un François. Cela s'appelait se moquer du roi et de ses ordres, et être doyen malgré lui. Aussi le roi en témoigna-t-il sa colère le jour même qu'il reçut cette nouvelle, en parlant à Monsieur et à M. de Bouillon, quoique avec bonté pour lui; cependant la mauvaise santé du pape empêcha qu'il ne pût tenir le consistoire, et par conséquent le cardinal de Bouillon d'opter l'évêché d'Ostie, tant qu'enfin le roi, ne pouvant plus souffrir une si longue dérision de ses ordres, envoya ordre à M. de Monaco, son ambassadeur, de lui commander de sa part de donner la démission de sa charge de grand aumônier, d'en quitter le cordon bleu, et de faire ôter les armes de France de dessus son palais, et de défendre à tous les Français de le voir, et d'avoir aucun commerce avec lui.

M. de Monaco, qui haïssait le cardinal de Bouillon, surtout pour avoir traversé sa prétention d'altesse, exécuta cet ordre fort volontiers, après l'avoir concerté avec les cardinaux d'Estrées, Janson et Coislin; le cardinal répondit qu'il recevait avec respect les ordres du roi et ne s'expliqua pas davantage. Quoiqu'il dût bien s'attendre qu'à la fin la bombe crèverait, il en parut accablé; mais comme il n'a voit pu se résoudre à obéir sur le départ et perdre le décanat, il ne le put encore sur la démission de sa charge; il se crut si grand d'être doyen du sacré collège qu'il ne pensa pas au-dessus de lui de commencer avec éclat une lutte avec le roi, qu'il n'avait jusqu'alors soutenue qu'à la sourdine, et sous le masque des adresses et des mensonges. Mais il faut encore interrompre ici cette matière qui arriérerait trop sur les autres.

Au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, le roi lui avait offert de lui augmenter considérablement ses mois. Ce prince, qui s'en trouva assez, le remercia et lui dit que si l'argent lui manquait il prendrait la liberté de lui en demander. En effet, s'étant trouvé court en ce temps-ci, il lui en demanda. Le roi le loua fort, et d'en demander quand il en avait besoin, et de lui en demander lui-même sans mettre de tiers entre eux; il lui dit d'en user toujours avec la même confiance et qu'il jouât hardiment, sans craindre que l'argent lui manquât, et qu'il n'était de nulle importance d'en perdre à des personnes comme eux. Le roi se plaisait à la confiance, mais il n'aimait pas moins à se voir craint, et lorsque des gens timides qui avaient à lui parler se déconcertaient devant lui et s'embarrassaient dans leurs discours, rien ne faisait mieux leur cour et n'aidait plus à leur affaire.

Il donna aussi cent mille francs à Mansart, qui fit son fils conseiller au parlement.

L'archevêque de Reims présida à l'assemblée du clergé qui se tient de cinq en cinq ans. L'archevêque d'Auch, Suze, lui fut adjoint, et tous deux firent si bien qu'il n'y eut point d'évêques présidents avec eux, quoique la dernière assemblée eût ordonné qu'il y aurait deux évêques avec deux archevêques; ils eurent onze provinces pour eux qui l'emportèrent sur les cinq autres. M. de Reims, dans sa harangue au roi à l'ouverture, aurait pu se passer de nommer l'archevêque de Cambrai, dont les amis et même les indifférents furent scandalisés; il proposa aussi à l'assemblée d'insérer dans son procès-verbal copie de ceux des assemblées provinciales tenues à l'occasion de sa condamnation, ce qui fut fait en conséquence de pareils exemples. Elle fit aussi une commission de six évêques, et de six du second ordre, à la tête desquels fut M. de Meaux, pour examiner plusieurs livres, la plupart d'auteurs jésuites, sur la morale, qui fut accusée d'être fort relâchée. M. d'Auch ouvrit cet avis, qui passa à la pluralité de dix provinces contre six. Il s'éleva une dispute dans ce bureau entre le premier et le second ordre qui y prétendait la voix délibérative. Le premier ne lui voulut reconnaître que la consultative, parce qu'il s'agissait, non d'affaires temporelles, mais de doctrines, et, après quelques débats assez forts, cela passa ainsi en faveur du premier ordre, et la fin de cette affaire fut la condamnation de cent vingt propositions extraites de ces livres par l'assemblée, en suite du beau rapport que lui en fit M. de Meaux.

Cette assemblée se tint à Saint-Germain quoique le roi d'Angleterre occupât le château. M. de Reims y tenait une grande table et avait du vin de Champagne qu'on vanta fort. Le roi d'Angleterre, qui n'en buvait guère d'autre, en entendit parler et en envoya demander à l'archevêque, qui lui en envoya six bouteilles. Quelque temps après, le roi d'Angleterre, qui l'en avait remercié, et qui avait trouvé ce vin fort bon, l'envoya prier de lui en envoyer encore. L'archevêque, plus avare encore de son vin que de son argent, lui manda tout net que son vin n'était point fou et ne courait point les rues, et ne lui en envoya point. Quelque accoutumé qu'on fût aux brusqueries de l'archevêque, celle-ci parut si étrange qu'il en fut beaucoup parlé, mais il n'en fut autre chose.

Les disputes de la Chine commençaient à faire du bruit sur les cérémonies de Confucius et des ancêtres, etc., que les jésuites permettaient à leurs néophytes et que les missions étrangères défendaient aux leurs; les premiers les soutenaient purement civiles, les autres qu'elles étaient superstitieuses et idolâtriques. Ce procès entre eux a eu de si terribles suites qu'on en a écrit des mémoires fort étendus et des questions et des faits, et on en a des histoires entières. Je me contenterai donc de dire ici que les livres que les PP. Tellier et Le Comte avaient publiés sur cette matière furent déférés à la Sorbonne par les missions étrangères, et qu'après un long et mûr examen, ils furent fortement condamnés, tellement que le roi, alarmé que la conscience de Mme la duchesse de Bourgogne fût entre les mains du P. Le Comte, qu'elle goûtait fort et la cour aussi, le lui ôta, et pour un sauve-l'honneur les jésuites l'envoyèrent à Rome et publièrent que de là, après s'être justifié, il retournerait à la Chine. La vérité fut qu'il alla à Rome, mais qu'il ne s'y justifia ni ne retourna aux missions. On fit essayer plusieurs jésuites à Mme la duchesse de Bourgogne, qui aurait bien voulu ne se confesser à pas un. Elle avait eu à Turin, la seule cour catholique qu'ils ne gouvernent pas et qui se tient en garde contre eux et les tient bas, un confesseur qui était barnabite, et un fort saint homme et fort éclairé. Elle eût bien voulu pouvoir choisir dans le même ordre, mais le roi voulut un jésuite; et, après en avoir essayé plusieurs, elle s'en tint au P. de La Rue, si connu par ses sermons et par d'autres endroits.

Cette affaire mortifia cruellement les jésuites, d'autant plus que cette même affaire leur bâtait mal à Rome, et remplit le P. Tellier d'une rage qui devint bien funeste dans la suite. Les jésuites, ainsi pincés sur leur morale d'Europe et d'Asie, s'en revanchèrent en attendant d'autres conjonctures sur le temporel, et firent si bien par le roi, auprès de l'assemblée, qu'ils furent pour toujours affranchis des taxes et des impositions du clergé. Ils alléguèrent la pauvreté de leur maison professe et les besoins de leurs collèges. Ils ne parlaient pas de leurs ressources; le roi témoigna désirer qu'il ne fût rien imposé sur eux pour ce que le clergé lui paye, et l'assemblée qui les avait malmenés d'ailleurs ne voulut pas, en résistant là-dessus, témoigner de passion contre eux. Les jésuites firent une protestation contre la censure de la Sorbonne, laquelle publia une réponse fort vive à la protestation, de manière que les esprits de part et d'autre demeurèrent fort aigres.

Pelletier, conseiller d'État, qui avait été longtemps intendant de Flandre, et qui avait été fort connu du roi, parce qu'il y avait eu nécessairement la confiance et la commission de beaucoup de dispositions, pour les conquêtes de ce pays-là, avait eu à la mort de Louvois l'intendance des fortifications de toutes les places, ce qui lui donnait toutes les semaines un travail tête à tête avec le roi. Cela ne laissait pas d'être plaisant d'un homme de robe de décider de l'importance des places, du choix de leurs ouvrages, du mérite même militaire et de la fortune du corps des ingénieurs, tandis que Vauban avait acquis en ce genre la première réputation de l'Europe, et que le roi n'ignorait pas que ce ne fût à lui qu'il ne dût tous les succès de tous les sièges qu'il avait faits en personne et de la plupart de ceux qu'il avait fait faire, et qu'il eût pour lui l'estime et l'amitié qu'il méritait. C'était aussi l'homme entre tous à choisir pour l'envoyer visiter toutes les places et les ports de l'Océan, qu'on voulait mettre en état de ne rien craindre; mais c'était le règne de la robe pour tout, et ce fut Pelletier qui fut chargé de cette commission.

M. de Vendôme prit une autre fois congé publiquement du roi et des princes et princesses pour s'aller remettre entre les mains des chirurgiens. Il reconnut enfin qu'il avait été manqué, que son traitement serait long, et il s'en alla à Anet travailler au recouvrement de sa santé, qui ne lui réussit pas mieux que la première fois. Mais il rapporta, celle-ci, un visage sur lequel son état demeura encore plus empreint que la première fois.

Mme d'Uzès, fille unique du prince de Monaco, mourut de ce mal; c'était une femme de mérite et fort vertueuse, peu heureuse et qui méritait un meilleur sort. Son mari était un homme obscur, qui ne voyait personne que des gueuses et qui s'en tira mieux qu'elle, qui fut fort plainte et regrettée. Ses enfants périrent du même mal et elle n'en laissa point.

Mme du Maine fit un mariage de la faim et de la soif: ce fut celui de Mlle de Lussan, fille de Lussan, chevalier de l'ordre, qui était à M. le Prince, et de la dame d'honneur de Mme la Princesse, avec le duc d'Albemarle, bâtard du roi d'Angleterre et d'une comédienne. Il était chef d'escadre et n'avait rien vaillant: Mlle de Lussan, quoique unique, n'avait guère davantage. Mme du Maine, qui s'en était coiffée, lit accroire au bâtard qu'il en était amoureux, et que, par le crédit de M. du Maine, il aurait tout à souhait en l'épousant. C'était bien l'homme le plus stupide qui se pût trouver. Il se maria donc sur ces belles espérances, logé et nourri chez M. du Maine, où il fila le parfait amour. Elle fut assise comme duchesse du roi d'Angleterre, que le roi traitait bien en tout, car d'ailleurs les ducs et les duchesses d'Angleterre n'ont point de rang en France.

Le roi, dont le goût croissait chaque jour pour Chamillart, lui fit une grâce que Pontchartrain ni aucun autre contrôleur général n'avait osé espérer: ce fut de faire entrer Mme Chamillart dans les carrosses de Mme la duchesse de Bourgogne et manger avec elle. Sa fille eut le même honneur, sous prétexte de la charge de grand maître des cérémonies qu'avait eue son mari, et par là la porte de Marly leur fut ouverte et de tous les agréments de la cour. La vérité est que, dès que les femmes des secrétaires d'État y étaient parvenues, celles des contrôleurs généraux pouvaient bien valoir autant.

Le roi fit presque en même temps ce qu'il n'a pas fait cinq ou six fois dans sa vie. Le chapitre de Chartres, tout à fait indépendant de son évêque, avait toute l'autorité dans la cathédrale, où l'évêque ne pouvait officier sans sa permission que très peu de jours marqués dans l'année, ni jamais y dire la messe basse; il avait un grand territoire où étaient un grand nombre de paroisses qui lui faisait un petit diocèse à part, où l'évêque ne pouvait rien, et quantité d'autres droits fort étranges, directement contraires à toute hiérarchie. Godet des Marais, évêque de Chartres, et qui en faisait très assidûment et très religieusement tous les devoirs, se trouvait barré en mille choses. Dans la position intime où il se trouvait avec le roi et Mme de Maintenon, il essaya de faire entendre raison à son chapitre sur des droits si abusifs, sans l'avoir pu induire à entendre à aucune sorte de modération; il espéra de sa patience, et de temps en temps revint à la charge et toujours sans aucun succès. Lassé enfin, il crut devoir user, pour le rétablissement d'un meilleur ordre, de la conjoncture où il était: il attaqua son chapitre en justice, où il sentait bien qu'il ne réussirait pas, mais le procès engagé, il le fit évoquer pour être jugé par le roi lui-même.

Un bureau de conseillers d'État avec un maître des requêtes, rapporteur, travailla contradictoirement sur cette affaire, et lorsqu'elle fut instruite, ce bureau entra au conseil des dépêches où le rapporteur la rapporta. L'usurpation était si ancienne, si confirmée par les papes, par les rois, par un usage non interrompu, que tous ceux qui étaient à ce conseil, convenant de la difformité de l'usurpation et du désordre, furent pourtant d'avis de maintenir le chapitre en tout. Le roi leur laissa tout dire tant qu'ils voulurent, sans montrer ni impatience ni penchant. Tout le monde ayant achevé d'opiner: « Messieurs, leur dit-il, j'ai très bien entendu l'affaire et vos opinions à tous, mais votre avis n'est pas le mien, et je trouve la religion, la raison, le bon ordre et la hiérarchie si blessés par les usurpations du chapitre, que je me servirai en cette occasion, contre ma constante coutume, de mon droit de décision, et je prononce en tout et partout en faveur de l'évêque de Chartres. » L'étonnement fut général, tous se regardèrent; M. le chancelier, qui n'aimait pas M. de Chartres, fort sulpicien, fit quelques représentations. Le roi l'écouta, puis lui dit qu'il persistait, le chargea de dresser l'arrêt conformément aux conclusions de M. de Chartres, et lui ordonna de plus de lui apporter l'arrêt le lendemain, qui fut une défiance qui dut peiner le chancelier.

Malgré une volonté si rare et si marquée, le chancelier, ou piqué, ou plein du droit du chapitre, ou craignant qu'en certaines affaires le roi s'accoutumât à l'exercice de ce droit, osa adoucir l'arrêt en faveur du chapitre. Le roi écouta encore ses raisons, puis raya lui-même l'arrêt, et se le fit apporter le lendemain tel en tout qu'il l'avait ordonné. Ce fut un grand dépit au chancelier, qui ne le put cacher à l'évêque de Chartres lorsqu'il l'alla voir. Ce prélat, qui avec les défauts d'un homme nourri et pétri de Saint-Sulpice, était un grand et saint évêque, se contenta d'avoir vaincu et remis les choses dans l'ordre naturel et dans la règle sans user de son arrêt après l'avoir fait signifier, et ne songea qu'à regagner l'amitié de son chapitre, dont cette modération et l'estime qu'il ne pouvait lui refuser facilita fort le retour. Ce prélat était fort loin d'être janséniste ni quiétiste, comme on a vu; mais, d'autre part, il n'aimait point les jésuites, les tenait de court et bas, et partageait fort avec le P. de La Chaise la distribution des bénéfices sans en prendre pour soi ni pour les siens. Malheureusement, comme je l'ai dit ailleurs, ses choix ne furent pas bons; il infecta l'épiscopat d'ignorants, entêtés, ultramontains, barbes sales de Saint-Sulpice et de tous gens de bas lieu et du plus petit génie, ce qui n'a été que trop suivi depuis.

L'archevêque de Reims, ravi de présider l'assemblée du clergé lors fort bien composée, y brilla par sa doctrine, par sa capacité, par sa dépense. Il était fort bien avec le roi et fort soutenu de Barbezieux, son neveu, qui tirait de sa place une grande autorité. Dans les commencements, le prélat contraignait son naturel brutal comme sont tous ceux de sa famille, et plus que qui que ce soit les bourgeois porphyrogénètes, c'est-à-dire nés dans toute la considération et le crédit d'un long et puissant ministère; mais peu à peu l'homme revient à son naturel. Celui-ci bien ancré, ce lui semblait, dans l'assemblée, s'y contraignit moins et de l'un à l'autre se permit tant de brutalités et d'incartades qu'il la banda entièrement contre lui; il y reçut tant de dégoûts et y essuya tant de refus de choses que le moindre de l'assemblée eût fait approuver s'il les eût proposées, qu'il se détermina au remède du monde le plus honteux et dont il fit le premier exemple. M. de Paris était devenu cardinal depuis l'ouverture de l'assemblée, et depuis peu de jours le roi lui avait donné le bonnet apporté par l'abbé de Barrière, camérier d'honneur du pape. S'il l'eût été avant l'ouverture, la présidence lui pouvait être offerte et acceptée. C'eût été un dégoût pour M. de Reims, l'ancien des archevêques députés, mais moindre par la qualité de diocésain, jointe à celle de cardinal, dans le cardinal de Noailles; mais de se le mettre, à la moitié et plus de l'assemblée, sur la tête, cela ne s'était jamais pratiqué. C'est pourtant ce que fit l'archevêque de Reims, qui lui-même y fit entrer le roi, en lui avouant qu'il ne trouvait plus qu'obstacles personnels à tout ce qu'il était à propos de faire, tellement que le cardinal de Noailles présida tout le reste de l'assemblée, et M. de Reims n'y fit plus de rien que de sa présence en second. Avec son siège, sa pourpre, sa faveur, sa douceur, ses moeurs, sa piété et son savoir, il gouverna toute l'assemblée sans peine, et s'y acquit beaucoup de réputation.

C'était un homme fort modeste, et continuellement résidant à Châlons, où il n'y avait pas occasion de faire montre de sa capacité en affaires ni en doctrines. Un air de béatitude que sa physionomie présentait, avec un parler gras, lent et nasillard, la faisait volontiers prendre pour niaise, et sa simplicité en tout pour bêtise. La surprise fut grande, quand par des discours sur-le-champ, et sur des matières de doctrine ou d'affaires qui, naissant dans les séances, ne pouvaient laisser aucun soupçon de la préparation la plus légère, on reconnut un grand fonds d'érudition d'une part, de capacité de l'autre, d'ordre et de netteté en tous les deux, avec le même style de ses mandements et de ses écrits contre M. de Cambrai, et sur d'autres matières de doctrine, et sans sortir de sa simplicité ni de sa modestie. On vit cet homme, qui à Paris comme à Châlons se contentait de son bouilli avec deux petites et grossières entrées, servi splendidement et délicatement, et, l'occasion passée, retourner tout court à son petit ordinaire, en gardant toujours ses officiers pour s'en servir quand il était nécessaire. Jamais grand seigneur ni cardinal qui, sans sortir d'aucune bienséance, fût moins l'un et l'autre, et jamais ecclésiastique plus prêtre ni plus évêque qu'il le fut toujours.

Le roi ordonna que les comtes d'Uzès et d'Albert, accusés de duel contre les comtes de Rantzau, Danois, et de Schwartzenberg, Autrichien, se remettraient à la Conciergerie; ils prirent le large. Barbezieux envoya courre après son beau-frère, qui sur sa parole se remit; le comte d'Albert ne revint que longtemps après dans la même prison. Il fut cassé pour sa désobéissance, et le roi voulut que Monseigneur disposât de son régiment de dragons qu'il avait. À la fin ils sortirent l'un et l'autre, mais le comte d'Albert, avec tout le crédit de M. de Chevreuse, et la belle action qu'il avait faite de s'être jeté dans Namur à travers les assiégeants et d'y être entré à la nage, son épée entre ses dents, ne put jamais être rétabli. Il était plus que bien avec Mme de Luxembourg, Rantzau aussi; cela fit la querelle, dont la raison fut sue de tout le monde et fit un étrange bruit. M. le prince de Conti me conta en revenant de Meudon qu'il n'avait jamais été si embarrassé, ni n'avait tant souffert en sa vie. Il était, comme on l'a vu, ami intime de feu M. de Luxembourg et l'était demeuré de même de celui-ci. À Meudon on ne parlait que de ce combat et de sa cause.

M. de Luxembourg était le seul qui l'ignorât. Il la demandait à tout le monde, et, comme on peut croire, personne ne la lui voulut apprendre; lui aussi ne comprit jamais ce secret, et alla à maintes reprises à M. le prince de Conti pour le savoir, avec des presses et des instances à le mettre au désespoir. Il en sortit pourtant sans le lui dire, et il m'assura qu'il n'avait jamais été si aise de sortir de Meudon et de la fin du voyage, pour éviter M. de Luxembourg jusqu'à ce qu'il n'en fût plus question.

Le roi, pressé par Mme la duchesse de Bourgogne, bonne et facile, permit l'entrée de ses carrosses et de manger avec elle, à Mme de Villacerf, qui était Saint-Nectaire et femme de son premier maître d'hôtel, sur l'exemple de Mme de Chamarande, quoique Mme de Villacerf la mère, en pareille place et femme d'un homme bien plus accrédité et considéré, n'eût jamais osé y prétendre; mais aussi d'elle, elle n'était rien.

Il donna aussi à M. le prince de Conti dix-huit mille livres d'augmentation de pension, et à M. de Duras vingt mille livres d'augmentation d'appointements de son gouvernement de Franche-Comté. Monseigneur donna aussi deux mille louis à Sainte-Maure, qui lui fit représenter par Mme la princesse de Conti l'embarras où il était d'avoir beaucoup perdu au jeu.

Les fiançailles de La Vrillière avec Mlle de Mailly avaient été faites quinze jours après la déclaration de son mariage avec Mlle de Mailly, en présence du roi et de toute la cour, dans le grand cabinet de Mme la duchesse de Bourgogne, où le contrat avait été signé par le droit de fille de la dame d'atours; dès qu'elle eut douze ans accomplis ils se marièrent; la chancelière donna à dîner à la noce. Ils couchèrent dans l'appartement de la comtesse de Mailly, où Mme la duchesse de Bourgogne s'en amusa tout le jour. Le roi avait donné la charge de greffier de l'ordre à La Vrillière qu'avait son père, et le râpé au chancelier. Le premier en avait grand besoin pour le parer un peu.

Le P. Valois, jésuite célèbre, mais meilleur homme que ceux-là ne le sont d'ordinaire, mourut d'une longue maladie de poitrine qui ne l'empêcha point d'aller presque jusqu'à la fin. Il était confesseur des enfants de France. Le P. de La Chaise en fit la fonction quelque temps, et le P. Martineau remplit après cette place. Le P. Valois était un de ceux qui avaient tenu pour M. de Cambrai. C'était un homme doux, d'esprit et de mérite, qui fut et qui mérita d'être regretté.

Le Nôtre mourut presque en même temps, après avoir vécu quatre-vingt-huit ans dans une santé parfaite, [avec] sa tête et toute la justesse et le bon goût de sa capacité; illustre pour avoir le premier donné les divers dessins de ces beaux jardins qui décorent la France, et qui ont tellement effacé la réputation de ceux d'Italie qui, en effet, ne sont plus rien en comparaison, que les plus fameux maîtres en ce genre viennent d'Italie apprendre et admirer ici. Le Nôtre avait une probité, une exactitude, et une droiture qui le faisait estimer et aimer de tout le monde. Jamais il ne sortit de son état ni ne se méconnut, et fut toujours parfaitement désintéressé. Il travaillait pour les particuliers comme pour le roi, et avec la même application; ne cherchait qu'à aider la nature, et à réduire le vrai beau aux mains de frais qu'il pouvait; il avait une naïveté et une vérité charmante. Le pape pria le roi de le lui prêter pour quelques mois. En entrant dans la chambre du pape, au lieu de se mettre à genoux, il courut à lui. « Eh! Bonjour, lui dit-il, mon révérend père, en lui sautant au cou et l'embrassant et le baisant des deux côtés. Eh! que vous avez bon visage, et que je suis aise de vous voir et en si bonne santé! » Le pape, qui était Clément X, Altieri, se mit à rire de tout son coeur. Il fut ravi de cette bizarre entrée, et lui fit mille amitiés.

À son retour le roi le mena dans ses jardins de Versailles, où il lui montra ce qu'il y avait fait depuis son absence. À la colonnade il ne disait mot. Le roi le pressa d'en dire son avis: « Eh bien! sire, que voulez-vous que je vous dise? d'un maçon vous avez fait un jardinier (c'était Mansart); il vous a donné un plat de « son métier. » Le roi se tut et chacun sourit; et il était vrai que ce morceau d'architecture, qui n'était rien moins qu'une fontaine et qui la voulait être, était fort déplacé dans un jardin. Un mois avant sa mort, le roi, qui aimait à le voir et à le faire causer, le mena dans ses jardins, et, à cause de son grand âge, le fit mettre dans une chaise que des porteurs roulaient à côté de la sienne, et Le Nôtre disait là: « Ah! mon pauvre père, si tu vivais et que tu pusses voir un pauvre jardinier comme moi, ton fils, se promener en chaise à côté du plus grand roi du monde, rien ne manquerait à ma joie. » Il était intendant des bâtiments et logeait aux Tuileries, dont il avait soin du jardin, qui est de lui, et du palais. Tout ce qu'il a fait est encore fort au-dessus de tout ce qui a été fait depuis, quelque soin qu'on ait pris de l'imiter et de travailler d'après lui le plus qu'il a été possible. Il disait des parterres qu'ils n'étaient bons que pour les nourrices qui, ne pouvant quitter leurs enfants, s'y promenaient des yeux et les admiraient du deuxième étage. Il y excellait néanmoins comme dans toutes les parties des jardins, mais il n'en faisait aucune estime, et il avait raison, car c'est où on ne se promène jamais.

Labriffe, procureur général, mourut bientôt après, d'une longue maladie, du chagrin dans lequel il vécut dans cette charge, des dégoûts et des brocards dont le premier président Harlay l'accabla. J'ai assez parlé de ce magistrat, à propos du procès de préséance de M. de Luxembourg, pour n'avoir rien à y ajouter. D'Aguesseau, avocat général, eut sa charge. C'est lui aussi dont j'ai parlé à la même occasion, et qui longtemps depuis a fait une si grande et si triste fortune.

CHAPITRE XXV. §

Arrêt du conseil, à faute de mieux, qui dépouille le cardinal de Bouillon. — Cardinal de Coislin fait grand aumônier. — Évêque de Metz premier aumônier en titre. — Conduite du cardinal de Bouillon. — Réflexion sur les cardinaux français. — Mort du duc de Glocester. — Le Vassor. — Mesures sur l'Espagne. — Paix du Nord en partie. — Voyage de Fontainebleau. — Zinzendorf, envoyé de l'empereur, mange avec Monseigneur. — Mme de Verue; ses malheurs, sa fuite de Turin en France. — Jugement en faveur de la Bretagne, de sa propre amirauté contre l'amirauté de France. — Acquisition de sceaux par M. du Maine. — Mort de Mlle de Condé. — D'Antin quitte le jeu solennellement et le reprend ensuite. — Mort de M. de la Trappe. — Mort du pape Innocent XII (Pignatelli).

M. le cardinal de Bouillon, toujours dans Rome, attendant un consistoire pour y opter le décanat et l'évêché d'Ostie, continuait à porter l'ordre, et en bon français à se moquer du roi. Il prétendait très faussement que sa charge de grand aumônier était office de la couronne, comme force autres choses, et que conséquemment en ne donnant point de démission, elle ne pouvait lui être ôtée sans lui faire son procès, dont sa pourpre le mettait à l'abri. Le roi, enfin, excédé d'une désobéissance si poussée et si éclatante, ordonna au parlement de lui faire son procès, mais, quand on voulut y travailler, tant d'obstacles se présentèrent qu'il en fallut quitter le dessein. On y suppléa par un arrêt du conseil rendu en présence du roi, le dimanche 12 septembre, qui ordonna la saisie de tous les biens laïques et ecclésiastiques du cardinal de Bouillon, en partageant les derniers en trois portions, pour les réparations, les aumônes et la confiscation, et tous les biens laïques confisqués, et cet arrêt fut envoyé à tous les intendants des provinces pour le faire exécuter sur-le-champ et à la rigueur. Le même jour les provisions de la charge de grand aumônier furent envoyées au cardinal de Coislin, à Rome, et celles de premier aumônier expédiées à l'évêque de Metz, son neveu, qui n'en avait que la survivance. Le roi chargea Pontchartrain de porter cette triste nouvelle au duc de Bouillon, et de lui dire que c'était avec déplaisir qu'il était obligé d'en venir là. Le désespoir du cardinal fut extrême en apprenant cet arrêt, et sa charge donnée au cardinal de Coislin qui n'osa la refuser. L'orgueil l'avait toujours empêché de croire qu'on en vint à cette extrémité avec lui. Il ne donna point sa démission qu'on ne lui demandait plus et dont on n'avait plus que faire. Son embarras fut l'ordre; M. de Monaco le fit avertir que, s'il ne le quittait, il avait ordre de le lui aller arracher du cou. S'il avait pu espérer quelque suite embarrassante d'une démarche si forte contre un cardinal, il n'eût pas mieux demandé, mais sa fureur un peu rassise lui laissa voir toute sa faiblesse, et toute la folie de prétendre garder malgré le roi l'ordre qu'il n'en avait reçu que comme la marque d'une charge qu'il lui avait ôtée, et dont il avait revêtu un autre cardinal actuellement aussi dans Rome. Il quitta donc les marques de l'ordre, mais ce qu'il fit de pitoyable est qu'il porta un cordon bleu étroit avec la croix d'or au bout, sous sa soutane, et qu'il tâchait de fois à autres de laisser entrevoir un peu de ce bleu, entre le haut de sa soutane et son porte-collet.

Je ne puis m'empêcher d'admirer ici la manie d'avoir des cardinaux en France, et de mettre des sujets en état de faire compter avec eux, d'attenter tout ce que bon leur semble, et de narguer impunément les rois et les lois. Le roi avait senti au commencement de son règne le poids insultant de cette pourpre, jusque dans sa capitale, par le cardinal de Retz, qui, après tout ce qu'il avait commis, força enfin à lui faire un pont d'or, et à se faire recevoir avec toutes sortes de distinctions et d'avantages. Les dernières années du même règne furent marquées au même coin par le cardinal de Bouillon. Si nos rois ne souffraient point de cardinaux en France, et s'ils donnaient leur nomination à des Italiens, ils s'attacheraient les premières maisons et les principaux sujets de Rome par cette espérance, et ceux qu'ils nommeraient, étant du pays, dans leurs familles et parmi leurs amis, au fait de jour à jour de tout ce qui se passe à Rome, y serviraient bien plus utilement qu'un cardinal français, qui est longtemps à se mettre au fait de cette carte, qui y est toujours considéré comme en passant et qui ne peut jamais acquérir l'amitié, la confiance, ni la facilité de manège et d'industrie d'un naturel du pays. Ce cardinal italien n'a point d'amis ni de famille en France qui le soutienne s'il vient à mécontenter. Il est donc bien plus attentif à bien faire qu'un Français, qui ne parvient pas là sans de bons appuis, ou qui tout au plus s'en console en retournant chez lui parmi les siens, où, quoi qu'il ait fait, il nage dans les biens, dans les plus grands honneurs, et jouit de toutes les distinctions, de toute la considération, et de tous les ménagements, pour soi et pour les siens, qui en sont une suite nécessaire. On ne craint plus un Italien qui, avec la confiance de la cour qui l'a élevé, perd tout son relief à Rome et tombe dans le mépris, et dont l'exemple apprend à son successeur à éviter une disgrâce qui remplit de dégoûts tout le reste d'une vie.

Pour les conclaves, les Italiens se trouvent tout portés et tout instruits des intérêts des brigues et des menées, et à portée de serrer la mesure avant l'arrivée des étrangers, s'ils voient jour à faire leur coup, au lieu qu'il faut bien du temps à ceux qui arrivent pour se mettre au fait dont ils ne peuvent être instruits que par les autres qui les abusent bien souvent, et, le conclave fini, n'ont plus grande hâte que de s'en retourner. Un Italien, au contraire, qui a contribué à une exaltation, et qui n'a d'autre demeure que Rome, profite pour la couronne qu'il sert de la bienveillance qu'il s'est acquise du pape et de sa famille, et susceptible qu'il est pour la sienne de toutes les petites grâces de la prélature de Rome, et lié et instruit comme il l'est à fond dans cette cour, ses vues sont bien plus justes et plus animées, et mieux secondées de son adresse et de ses amis, pour procurer un pape, qui convienne, et dont l'amitié, influant sur les siens, devienne aussi utile à la couronne. Il se contente de quelques bonnes abbayes; il ne lui faut pas quarante ou cinquante mille livres de rente, comme à nos cardinaux qui se croient pauvres et maltraités à moins de trois cent mille livres de rente; et comme tout est de proportion, et que les cardinaux italiens ne sont pas riches, jusqu'à s'accommoder de deux cents écus de pension, il est en biens fort au-dessus de tous les autres pour peu qu'il ait quelques abbayes considérables, et a plus de crédit et de moyen que les nôtres, à les prendre régulières à la décharge de notre clergé, et comme il n'a point de voyages à faire, il n'y en a point à lui payer, comme à nos cardinaux. Il n'a rien en France à demander pour les siens, et sa fortune de ce côté-là se borne à lui-même. Il est plus souple avec notre ambassadeur, parce qu'il est sans appui à la cour que son service, et leur concert n'est point sujet aux jalousies, parce que, bien loin d'espérer l'emporter sur lui comme nos cardinaux, c'est de son union avec lui que dépendent ses succès dans les affaires, et de son témoignage la satisfaction et la considération qu'il se propose de mériter. Par là notre clergé devient indépendant de la cour de Rome; il n'a plus de tentations de nourrir ses espérances par sa mollesse et le sacrifice des droits de l'épiscopat, de ceux du roi et de la couronne et des libertés de notre Église. Pour un chapeau qu'un de nos prélats attrape par ses souplesses et sa dépendance de Rome, un grand nombre d'autres suivent la même route pour une espérance qui se diffère, qui les anime au lieu de les rebuter, et qui pourtant ne s'accomplit jamais.

Cette ambition, coupée par la racine, rendrait la cour de Rome bien moins entreprenante, et bien plus mesurée, préviendrait ses pratiques par le confesseur, par les jésuites et par les autres réguliers dont elle dispose, et délivrerait des embarras d'avoir à lui résister. Elle n'aurait plus d'espérance en celle des ministres et des favoris pour leurs proches. Le cardinalat, qui est une grande illustration pour les gens nouveaux, est toujours un grand avantage pour les autres, qui trouvent des avancements et des préférences par la considération d'un cardinal leur parent qui les pousse, et dont la riche bourse supplée à. leurs besoins. C'est ce qui rend les gens en place si mesurés avec Rome, qu'ils savent irréconciliable pour les moindres oppositions qu'elle rencontre. Ceux même qui n'ont encore personne en maturité pour songer au cardinalat n'en veulent pas devenir obstacles, et par tous ces ménagements Rome entreprend et réussit toujours; au lieu que si aucun François ne pouvait jamais parvenir à la pourpre, tous n'auraient plus les yeux tournés que vers le roi, parce qu'ils n'espéreraient rien que de lui, et que tout autre avancement, grandeur, richesse, leur serait absolument interdit. Mais voilà assez inutilement raisonné, puisque nos rois sont complices contre eux-mêmes, et que rien ne les corrige de fournir des armes contre leur personne et contre leur couronne, et que leurs plus grands dons sont pour ceux qui s'affranchissent de leur dépendance et de l'autorité de toutes les lois.

Le roi d'Angleterre perdit le duc de Glocester, héritier présomptif de ses couronnes, depuis que son usurpation avait passé en lui. Il avait onze ans, et était fils unique de la princesse de Danemark, soeur puînée de père et de mère de la défunte reine, femme du roi Guillaume, et n'avait ni frères ni soeurs. Son précepteur était le docteur Burnet, évêque de Salisbury, qui eut le secret de l'affaire de l'invasion, et qui passa en Angleterre avec le prince d'Orange à la révolution, dont il a laissé une très frauduleuse histoire, et beaucoup d'autres ouvrages où il n'y a pas plus de vérité ni de bonne foi.

Le sous-précepteur était le fameux Vassor, auteur de l'Histoire de Louis XIII, qui se ferait lire avec encore plus de plaisir, s'il y avait mis moins de rage contre la religion catholique, et de passion contre le roi et contre beaucoup de gens: cela près, elle est excellente et vraie; il faut qu'il ait été singulièrement bien informé des anecdotes qu'il raconte et qui échappent à presque tous les historiens. J'y ai trouvé par exemple la journée des Dupes précisément comme mon père me l'a racontée, qui y a fait un personnage si principal et si intime, et plusieurs autres endroits curieux qui n'ont pas moins d'exactitude. Cet auteur a tant fait de bruit qu'il vaut bien la peine que j'en dise quelque chose. Il était prêtre de l'Oratoire, fort appliqué à l'étude, et fort bien dans sa congrégation; d'ailleurs homme de bas lieu. Personne ne s'y défiait de lui, et il était même considéré comme un homme dont les moeurs étaient sans reproches, dont l'esprit et le savoir faisait honneur à l'Oratoire, et qui était pour y occuper les premières places avec le temps.

La surprise fut donc extrême lorsque, durant la tenue d'une assemblée générale, le P. de La Chaise témoigna beaucoup d'aigreur aux supérieurs principaux d'une résolution qu'ils avaient crue entièrement secrète. Le soupçon n'en put tomber crue sur le P. Le Vassor, qui la savait par la confiance qu'on avait en lui. On prit un temps qu'il n'était point à sa chambre pour y entrer. Les mêmes supérieurs y visitèrent ses papiers. Sa table même le trahit; il y avait laissé des lettres de lui et à lui, des mémoires et d'autres choses qui firent la plus complète preuve de sa trahison, et que, depuis qu'il avait pris le collet de l'Oratoire, il n'avait cessé d'y être l'espion des jésuites. Cet honnête homme, revenu dans sa chambre, jette les yeux sur sa table, et la voit fort déchargée de papiers: il la visite, et voit ce qui lui manque. Le voilà éperdu. Il cherche partout dans un reste de désir, plutôt que d'incertitude, de les avoir déplacés lui-même, mais la recherche n'est pas achevée que ces mêmes supérieurs viennent lui en ôter la peine. La fureur d'être découvert succéda à l'inquiétude: il fit son paquet, se retira et allongea dès le lendemain son collet. Désespéré, il va au P. de La Chaise lui demander une abbaye, et lui exposer l'accablement de son état. Un espion, devenu inutile, ne porte pas grand mérite avec soi. La découverte qui le déshonorait retombait à plomb sur les jésuites, qui ne furent pas pressés de récompenser son imprudence. Outré de désespoir, de honte, de faim, et d'une attente de bénéfice qui devenait un surcroît de douleur, il fut se jeter à la Trappe. Les vues qui l'y portèrent n'étaient pas droites, aussi n'eurent-elles aucunes bénédictions: en peu de jours sa vocation se trouva desséchée. Il s'en alla à l'abbaye de Perseigne; il en loua le logis abbatial, et y demeura quelques mois. Il y eut cent prises avec les moines. Leur jardin n'était séparé du sien que par une forte haie. Les poules des moines la franchissaient; il s'en prit aux moines, tant qu'un jour il attrapa le plus de leurs poules qu'il put, leur coupa le bec et les ergots avec un couperet, et les jeta aux moines pardessus la haie. Cette cruauté est si marquée, que je l'ai voulu rapporter. Une retraite si hargneuse, et dont Dieu n'était pas l'objet, ne put durer.

Il retourna à Paris faire un dernier effort pour avoir de quoi vivre en récompense de son crime. Il n'en put venir à bout. De rage et de faim il passa en Hollande, se fit protestant, et se mit à vivre de sa plume. Elle le fit bientôt connaître. Sa qualité de prosélyte, quoique pour l'ordinaire méprisée dans ces pays-là, et avec grande raison, se trouva appuyée d'esprit, de savoir, de talent, d'un beau génie. Un homme chassé de l'Oratoire, pour y avoir été espion des jésuites, fit espérer d'apprendre bien des choses de lui. Tout cela ensemble lui procura des connaissances, des amis, des protecteurs. Il fut connu de réputation en Angleterre, il y espéra plus de fortune qu'en Hollande, il y passa recommandé par ses amis. Burnet le reçut à bras ouverts. Son Histoire de Louis XIII délecta la haine contre la religion catholique et contre le roi, et Burnet le fit connaître au roi d'Angleterre, et l'obtint pour sous-précepteur sous lui du duc de Glocester. Il était difficile de le faire instruire par deux autres aussi grands ennemis des catholiques et de la France, et rien ne convenait mieux aux sentiments du roi Guillaume pour l'éducation de son successeur. Portland, entièrement dégoûté, s'était tout à fait retiré auprès de la Haye, et le roi d'Angleterre essuyait tant de dégoûts du parlement qu'on l'appelait publiquement roi de Hollande, et stathouder d'Angleterre.

Quelque crédit qu'il eût à Vienne il n'y put jamais faire goûter le traité de partage, et après bien des délais, l'empereur crut répondre bien modérément de déclarer à la France, à l'Angleterre et à la Hollande, et par là à toute l'Europe, qu'étant le plus proche parent du roi d'Espagne, il ne pouvait durant sa vie entrer en aucun traité touchant sa Succession, et donna ordre à une levée de trente mille hommes dans ses pays héréditaires. Bientôt après, Blécourt déclara au roi d'Espagne que s'il prenait dans aucun de ses États des troupes de l'empereur, sous prétexte de recrues, d'achat, ou de quelque autre que ce frit, le roi le regarderait et le prendrait comme une infraction à la paix. Le conseil d'Espagne répondit au nom du roi d'Espagne qu'il avait assez de troupes, et en assez bon état, pour n'en pas prendre d'étrangères dont il n'avait aucun besoin, et qu'on pouvait s'assurer qu'en aucun cas il n'en prendrait de l'empereur. La même déclaration avait été faite sur la réception de l'archiduc, dans aucun des États du roi d'Espagne où on avait soupçonné que l'empereur le voulait envoyer. Sur l'assurance du conseil d'Espagne, Blécourt déclara à ce même conseil que, pourvu que cela fût bien observé, le roi n'entreprendrait rien sur les États du roi d'Espagne pendant sa vie; la même déclaration fut faite à Vienne, et l'empereur s'engagea à n'envoyer point de troupes dans les États d'Espagne moyennant la même assurance du roi. Castel dos Rios avait souvent des audiences du roi, et une fort longue depuis peu où il voulut être tête à tête avec le roi, sans Torcy, à qui même il ne voulut pas dire ni devant ni après le sujet de cette audience, dont il parut sortir fort content. Ce secret fut une chose tout à fait hors d'usage, ainsi que ce tête-à-tête sans le ministre des affaires étrangères. En même temps de cette levée de l'empereur et de cette déclaration en Espagne, le roi signa un acte avec force menus princes de l'empire, par lequel il s'engageait à ne point reconnaître un neuvième électeur, en conséquence des traités de Westphalie.

Le roi de Danemark le signa aussi, mais je ne sais pourquoi, puisqu'il s'était engagé à l'empereur de n'employer pas la voie de fait. Il venait enfin de faire la paix avec la maison d'Holstein et le jeune roi de Suède, qui avait passé en personne dans l'île de Seeland, forcé ses retranchements, pris bien des lieux et menacé tellement Copenhague et les restes de la flotte danoise battue par celle de Suède, que l'empereur et le roi d'Angleterre s'entremirent fort à propos pour arrêter tant de progrès. Celle du roi de Pologne durait toujours contre l'électeur de Brandebourg, en laquelle les Polonais ne voulurent prendre aucune part, et avec lesquels le roi eut de fâcheuses affaires à démêler et avec les Suédois.

Le roi alla le 23 septembre à Fontainebleau; le roi et la reine d'Angleterre y arrivèrent le 28, et y demeurèrent jusqu'au 12 octobre avec toutes sortes d'attentions du roi et de respects de toute la cour pour eux, comme toutes les autres années. M. de Beauvilliers, qu'une très mauvaise santé avait fait aller à Bourbon, en revint à Fontainebleau le 4 octobre, avec assez de succès.

On remarqua que le comte de Zinzendorf ayant suivi Monseigneur à la chasse du loup le 1er octobre, Monseigneur qui, au retour de ces chasses, nommait assez souvent plusieurs des plus distingués qui y avaient été pour manger avec lui dans son appartement, y retint cet envoyé de l'empereur; quatre jours après, le roi donna ses ordres pour une grande augmentation de troupes.

Parmi tant de choses importantes qui préparaient les plus grands événements, il en arriva un fort particulier, mais dont la singularité mérite le court récit. Il y avait bien des années que la comtesse de Verue vivait à Turin, maîtresse publique de M. de Savoie. Elle était fille du duc de Luynes et de sa seconde femme qui était aussi sa tante, soeur de père de sa mère la fameuse duchesse de Chevreuse. Le nombre d'enfants de ce second lit du duc de Luynes, qui n'était pas riche, l'avait engagé à se défaire de ses filles comme il avait pu. La plupart étaient belles, celle-ci l'était fort, et fut mariée toute jeune en Piémont en 1683, et n'avait pas quatorze ans lorsqu'elle y alla. Sa belle-mère était dame d'honneur de Mme de Savoie; elle était veuve et fort considérée. Le comte de Verue était tout jeune, beau, bien fait, riche, de l'esprit, et fort honnête homme. Elle aussi avait beaucoup d'esprit, et, dans la suite, un esprit suivi, appliqué, tout tourné à gouverner. Ils s'aimèrent fort et passèrent quelques années dans ce bonheur.

M. de Savoie, jeune aussi et qui voyait souvent la jeune Verue par la charge de la douairière, la trouva à son gré; elle s'en aperçut et le dit à son mari et à sa belle-mère, qui se contentèrent de la louer et qui n'en firent aucun compte. M. de Savoie redoubla de soins, et donna des fêtes, contre sa coutume et son goût. La jeune Verrue sentit que c'était pour elle, et fit tout ce qu'elle put pour ne s'y pas trouver; mais la vieille s'en fâcha, la querella, lui dit qu'elle voulait faire l'importante, et que c'était une imagination que lui donnait son amour-propre. Le mari, plus doux, voulut aussi qu'elle fût de ces fêtes, et [dit] que sûr d'elle, quand bien même M. de Savoie en serait amoureux, il ne convenait ni à son honneur ni à sa fortune qu'elle marquât rien. M. de Savoie lui fit parler. Elle le dit à son mari et à sa belle-mère, et fit toutes les instances possibles pour aller à la campagne passer du temps. Jamais ils ne le voulurent et ils commencèrent à la rudoyer si bien, que, ne sachant plus que devenir, elle fit la malade, se fit ordonner les eaux de Bourbon, et manda au duc de Luynes, à qui elle n'avait osé écrire sa dure situation, qu'elle le conjurait de se trouver à Bourbon, où elle avait à l'entretenir des choses qui lui importaient le plus sensiblement, parce qu'on ne lui permettait pas d'aller jusqu'à Paris. M. de Luynes s'y rendit en même temps qu'elle, conduite par l'abbé de Verue, frère du père de son mari, qu'on appelait aussi l'abbé Scaglia, du nom de sa maison. Il avait de l'âge, il avait passé par des emplois considérables et par des ambassades, et devint enfin ministre d'État. M. de Luynes, grand homme de bien et d'honneur, frémit au récit de sa Lille du double danger qu'elle courait par l'amour de M. de Savoie, et par la folle conduite de la belle-mère et du mari; il pensa à faire aller sa fille à Paris pour y passer quelque temps, jusqu'à ce que M. de Savoie l'eût oubliée, ou se fût pris ailleurs. Rien n'était plus sage ni plus convenable, et que le comte de Verrue vînt chez lui voir la France et la cour à son âge, dans un [temps] de paix en Savoie. Il crut qu'un vieillard important et rompu dans les affaires, comme l'était l'abbé de Verue, entrerait dans cette vue et la ferait réussir. Il lui en parla avec cette force, cette éloquence et cette douceur qui lui était naturelle, que la sagesse et la piété dont il était rempli devaient rendre encore plus persuasive, mais il n'avait garde de se douter qu'il se confessait au renard et au loup, qui ne voulait rien moins que dérober sa brebis. Le vieil abbé était devenu fou d'amour pour sa nièce. Il n'avait donc garde de s'en laisser séparer. La crainte du duc de Luynes l'avait retenu en allant à Bourbon. Il avait eu peur qu'il ne sût son désordre. Il s'était contenté de se préparer les voies par tous les soins et les complaisances possibles, mais le duc de Luynes, éconduit et retourné à Paris, le vilain vieillard découvrit sa passion, qui, n'ayant pu devenir heureuse, se tourna en rage. Il maltraita sa nièce tant qu'il put, et au retour à Turin il n'oublia rien auprès de la belle-mère et du mari pour la rendre malheureuse. Elle souffrit encore quelque temps, mais la vertu cédant enfin à la démence et aux mauvais traitements domestiques, elle écouta enfin M. de Savoie et se livra à lui pour se délivrer de persécutions. Voilà un vrai roman. Mais il s'est passé de notre temps au vu et au su enfin de tout le monde.

L'éclat fait, voilà tous les Verue au désespoir, et qui n'avaient qu'à s'en prendre à eux-mêmes. Bientôt la nouvelle maîtresse domina impérieusement toute la cour de Savoie, dont le souverain était à ses pieds avec des respects comme devant une déesse. Elle avait part aux grâces, disposait des faveurs de son amant, et se faisait craindre et compter par les ministres. Sa hauteur la fit haïr. Elle fut empoisonnée; M. de Savoie lui donna d'un contre-poison exquis, qui heureusement se trouva propre au poison qu'on lui avait donné. Elle guérit, sa beauté n'en souffrit point, mais il lui en resta des incommodités fâcheuses, qui pourtant n'altérèrent pas le fond de sa santé. Son règne durait toujours. Elle eut enfin la petite vérole; M. de Savoie la vit et la servit durant cette maladie comme aurait fait une garde, et quoique son visage en eût souffert, il ne l'en aima pas moins après. Mais il l'aimait à sa manière. Il la tenait fort enfermée, parce qu'il aimait lui-même à l'être, et bien qu'il travaillât souvent chez elle avec ses ministres, il la tenait fort de court sur ses affaires. Il lui avait beaucoup donné, en sorte que, outre les pensions, les pierreries belles et en grand nombre, les joyaux et les meubles, elle était devenue riche. En cet état elle s'ennuya de la gêne où elle se trouvait, et médita une retraite. Pour la faciliter, elle pressa le chevalier de Luynes, son frère, qui servait dans la marine avec distinction, de l'aller voir. Pendant son séjour à Turin, ils concertèrent leur fuite, et l'exécutèrent après avoir mis à couvert et en sûreté tout ce qu'elle put.

Ils prirent leur temps que M. de Savoie était allé, vers le 15 octobre, faire un tour à Chambéry, et sortirent furtivement de ses États avant qu'il en eût le moindre soupçon, et sans qu'elle lui eût même laissé une lettre. Il le manda ainsi à Vernon, son ambassadeur ici, en homme extrêmement piqué. Elle arriva sur notre frontière avec son frère, puis à Paris, où elle se mit d'abord dans un couvent. La famille de son mari ni la sienne n'en surent rien que par l'événement. Après avoir été reine en Piémont pendant douze ou quinze ans, elle se trouva ici une fort petite particulière. M. et Mme de Chevreuse ne la voulurent point voir d'abord. Gagnés ensuite par tout ce qu'elle fit de démarches auprès d'eux, et par les gens de bien qui leur firent un scrupule de ne pas tendre la main à une personne qui se retire du désordre et du scandale, ils consentirent à la voir. Peu à peu d'autres la virent, et quand elle se fut un peu ancrée, elle prit une maison, y fit bonne chère, et comme elle avait beaucoup d'esprit de famille et d'usage du monde, elle s'en attira bientôt, et peu à peu elle reprit les airs de supériorité auxquels elle était si accoutumée, et à force d'esprit, de ménagements et de politesse, elle y accoutuma le monde. Son opulence dans la suite lui fit une cour de ses plus proches et de leurs amis, et de là elle saisit si bien les conjonctures qu'elle s'en fit une presque générale, et influa beaucoup dans le gouvernement, mais ce temps passe celui de mes Mémoires. Elle laissa ‘t Turin un fils fort bien fait, et une fille, tous deux reconnus par M. de Savoie sur l'exemple du roi. Le fils mourut sans alliance; M. de Savoie l'aimait fort et ne pensait qu'à l'agrandir. La fille épousa le prince de Carignan, qui devint amoureux d'elle. C'était le fils unique de ce fameux muet, frère aîné du comte de Soissons, père du dernier comte de Soissons et du fameux prince Eugène; ainsi M. de Carignan était l'héritier des États de M. de Savoie s'il n'avait point eu d'enfants. M. de Savoie aimait passionnément cette bâtarde, pour qui il en usa comme le roi avait fait pour Mme la duchesse d'Orléans. Ils vinrent grossir ici la cour de Mme de Verue après la mort du roi, et piller la France sans aucun ménagement.

Le roi jugea à Fontainebleau un très ancien procès entre l'amirauté de France et la province de Bretagne, qui prétendait avoir la sienne à part indépendante en tout de celle de France, et elle en avait joui jusqu'à présent. C'est ce qui avait mis par les prises, pendant les guerres, les gouverneurs de Bretagne si à leur aise, et qui avait donné moyen à M. de Chaulnes d'y vivre si grandement et d'y répandre tant de biens. Dès que M. le comte de Toulouse eut ce gouvernement, le roi prit la résolution de juger cette question. Les parties dès longtemps averties pour instruire l'affaire, Valincourt, secrétaire général de la marine, agit pour l'amirauté, et Bénard-Rézé, évêque de Vannes, Sévigné et un du tiers état pour la Bretagne comme députés de la province. M. le comte de Toulouse demeura neutre comme sans intérêt, parce qu'il avait l'un et l'autre. Le roi donna un conseil extraordinaire, un jeudi matin, dans lequel entrèrent Mgr le duc de Bourgogne qui avait voix depuis quelque temps, les ministres, les secrétaires d'État, le contrôleur général, et les deux conseillers au conseil royal des finances, qui étaient Pomereu et d'Aguesseau: ce dernier était chargé du rapport. Monsieur y était aussi. La province gagna en plein tout ce qu'elle prétendait, et fut heureuse de ne se trouver point de partie puissante en tête, et qu'au contraire le roi ne fût pas fâché de la favoriser pour y faire aimer et accréditer M. le comte de Toulouse.

En même temps M. du Maine acheta, des héritiers de M. de Seignelay, la belle et délicieuse maison de Sceaux, où M. Colbert et beaucoup plus M. de Seignelay avaient mis des sommes immenses. Le prix fut de neuf cent mille livres qui allèrent bien à un million avec les droits, et si les héritiers en conservent beaucoup de meubles, et pour plus de cent mille francs de statues dans les jardins. Aux dépenses prodigieuses de Mme du Maine, on peut présumer que M. du Maine n'aurait pas été en état de faire une telle acquisition sans les bontés ordinaires du roi pour lui.

Mlle de Condé mourut à Paris le 24 octobre d'une longue maladie de poitrine, qui la consuma moins que les chagrins et les tourments qu'elle essuya sans cesse de M. le Prince, dont les caprices continuels étaient le fléau de tous ceux sur qui il les pouvait exercer, et qui rendirent cette princesse inconsolable de ce que deux doigts de taille avaient fait préférer sa cadette pour épouser M. du Maine, et sortir de sous ce cruel joug. Tous les enfants de M. le Prince étaient presque nains, excepté Mme la princesse de Conti, l'aînée de ses filles, quoique petite. M. le Prince et Mme la Princesse étaient petits, mais d'une petitesse ordinaire; et M. le Prince, le héros, qui était grand, disait plaisamment que si sa race allait toujours ainsi en diminuant elle viendrait à rien. On en attribuait la cause à un nain que Mme la Princesse avait eu longtemps chez elle; et il était vrai que, outre toute la taille et l'encolure, M. le Duc et Mme de Vendôme en avaient tout le visage. Celui de Mlle de Condé était beau, et son âme encore plus belle; beaucoup d'esprit, de sens, de raison, de douceur, et une piété qui la soutenait dans sa plus que très triste vie. Aussi fut-elle vraiment regrettée de tout ce qui la connaissait.

M. le Prince envoya Lussan, chevalier de l'ordre et premier gentilhomme de sa chambre, à ma mère pour la prier de lui faire l'honneur, en qualité de parente (ce furent ses termes), d'accompagner le corps de Mlle de Condé, que Mlle d'Enghien, qui a depuis été Mme de Vendôme, conduirait aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où elle avait choisi sa sépulture. Ma mère qui n'allait guère, et qui, non plus que mon père jusqu'à sa mort, ni moi non plus, n'avait aucune liaison avec l'hôtel de Condé, ne put qu'accepter, et se rendit en mante dans son carrosse à six chevaux à l'hôtel de Condé, chez Mlle d'Enghien. La duchesse de Châtillon, jadis Mlle de Royan, dont j'ai parlé à propos de mon mariage, était l'autre conviée. Comme on sortit, elle prit le devant sur ma mère qui n'avait garde de s'y attendre. Elle crut que c'était une faute d'attention de jeunesse, mais comme ce fut pour monter en carrosse, la duchesse de Châtillon y entra encore la première, et se voulut placer à côté de Mlle d'Enghien. Ma mère, sans monter, témoigna sa surprise à Mlle d'Enghien, et la supplia de lui faire rendre sa place ou de trouver bon qu'elle s'en retournât. Mme de Châtillon répondit qu'elle savait bien qu'elle était de beaucoup son ancienne et qu'elle la devait précéder, mais qu'en cette occasion la parenté devait décider, et qu'elle était plus proche. Ma mère, toujours froidement mais avec un air de hauteur, lui répondit qu'elle pardonnait cet égarement à sa jeunesse et à son ignorance, qu'il était là question de rang et non de proximité, qu'en tout cas elle se trouverait embarrassée d'en prouver plus que celle de mon père. La vérité était qu'elles étaient fort éloignées toutes les deux, si même il y en avait de Mme de Châtillon, dont le mari ne venait point du connétable de Montmorency, et qui était bien éloignée de la grand'mère de M. le Prince, le héros.

Desgranges qui gagnait le carrosse où il allait entrer, averti de cette dispute, accourut et la termina en disant qu'il n'y avait point de difficulté pour l'ancienne duchesse, tellement que Mlle d'Enghien pria Mme de Châtillon de passer sur le devant, et ma mère monta et se mit au derrière. Comme les carrosses se mirent en marche, Desgranges, avec soupçon par ce qui venait d'arriver, mit la tête à la portière et vit le carrosse de Mme de Châtillon qui coupait celui de ma mère. Il cria pour arrêter et descendit pour aller lui-même mettre les carrosses en ordre, et fit précéder celui de ma mère. Depuis cela la duchesse de Châtillon, ni son cocher, n'osèrent plus rien entreprendre, mais elle grommelait tout bas à côté de Mme de Lussan.

Je ne puis comprendre où elle avait pris cette fantaisie, dont après elle fut honteuse, et fit faire des excuses à ma mère sur cette imagination de proximité, que nous sûmes après que M. de Luxembourg lui-même avait trouvée fort ridicule, quoique nous ne nous vissions point encore en ce temps-là, ni de bien des années depuis.

Le lendemain de la cérémonie, M. de Lussan vint remercier ma mère, de la part de M. le Prince, de l'honneur qu'elle lui avait fait, s'informer si elle n'en était point incommodée, et lui témoigner son déplaisir de l'incident si peu convenable qui était arrivé, excusant Mlle d'Enghien sur sa jeunesse, de la part de M. le Prince, et sur son affliction de n'y avoir pas mis ordre à l'instant. Il ajouta les excuses de M. le Prince de n'être pas venu lui-même chez elle, sur ce qu'il avait été obligé d'aller à Fontainebleau pour les visites, et qu'il ne manquerait pas de s'acquitter de ce devoir-là à son retour. Si je m'étends sur tous ces compliments, et si je les ai si correctement retenus, ce n'est pas fatuité, la vanité y serait déplacée. Mais les façons des princes du sang ont tellement changé depuis, que je n'ai pas voulu omettre ce contraste d'un premier prince du sang, qui était plus éloigné qu'aucun de ses devanciers de donner à personne plus qu'il ne devait, et qui plus que pas un d'eux en est demeuré en reste. Pour achever donc ceci, la déclaration du roi d'Espagne fit aller ma mère à Versailles au retour de Fontainebleau, où elle n'allait pas souvent. Elle rencontra M. le Prince, qui dès qu'il l'aperçut traversa tout ce grand salon qui est devant cette petite pièce qui mène à la grande salle des gardes, vint à elle, lui dit qu'il mourait de honte de la rencontrer sans avoir encore été chez elle lui témoigner sa reconnaissance de l'honneur qu'elle lui avait fait, et de là toutes sortes de compliments. Huit ou dix jours après, il la vint voir à Paris, la trouva, et recommença les compliments. Il y demeura une demi-heure, et ne voulut jamais que ma mère passât au delà de quelques pas hors de la porte du lieu où elle l'avait reçu. Il ne faut pas oublier que ce fut un gentilhomme ordinaire du roi qui alla de sa part faire les compliments à l'hôtel de Condé, et que, trois mois auparavant, Souvré, maître de la garde-robe, y avait été les faire, sur la mort d'un enfant au maillot de Mme du Maine.

D'Antin, pour un homme d'autant d'esprit et aussi versé à la cour, fit en ce temps-ci une bien ridicule démarche. Mme de Montespan, comme on l'a vu plus haut, entre autres pratiques de pénitence, travaillait à lui former des biens, mais elle ne voulait pas travailler en l'air. Il était de toute sa vie dans le plus gros jeu, et faisait toutes sortes d'autres dépenses; elle voulait donc qu'il se réglât et qu'il quittât le jeu, parce que cela n'est pas possible à un homme qui joue. Elle lui promit une augmentation de douze mille livres par an à cette condition, mais elle voulut le lier, et lui pour la satisfaire ne trouva point de lien plus fort que de prier M. le comte de Toulouse de dire au roi de sa part qu'il ne jouerait de sa vie. La réponse du roi fut sèche. Il demanda au comte de Toulouse qu'est-ce que cela lui faisait que d'Antin jouât ou non. On le sut, et le courtisan, qui n'est pas bon, en fit beaucoup de risées. Ce fut le serment d'un joueur; il ne put renoncer pour longtemps aux jeux de commerce, puis il les grossit, enfin il se remit aux jeux de hasard, et à peine quinze ou dix-huit mois furent-ils passés, qu'il joua de plus belle, et a depuis continué. Lorsqu'il fit faire cette belle protestation au roi, il avoua qu'il avait gagné six ou sept cent mille livres au jeu, et tout le monde demeura persuadé qu'il avait bien gagné davantage.

J'éprouvai à Fontainebleau une des plus grandes afflictions que je pusse recevoir, par la perte que je fis de M. de la Trappe. Attendant un soir le coucher du roi, M. de Troyes me montra une lettre qui lui en annonçait l'extrémité. J'en fus d'autant plus surpris que je n'en avais point reçu de là depuis dix ou douze jours, et qu'alors sa santé était à l'ordinaire. Mon premier mouvement fut d'y courir, mais les réflexions qu'on me fit faire sur cette disparate m'arrêtèrent. J'envoyai sur-le-champ à Paris prendre un médecin fort bon, nommé Audri, que j'avais mené à Plombières, qui partit aussitôt, mais qui en arrivant ne trouva plus M. de la Trappe en vie. Ces Mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d'une vie aussi sublimement sainte, et d'une mort aussi grande et aussi précieuse devant Dieu. Ce que je pourrais dire trouvera mieux sa place parmi les Pièces, page 5 . Je me contenterai de rapporter ici que les louanges furent d'autant plus grandes et plus prolongées, que le roi fit son éloge en public; qu'il voulut voir des relations de sa mort; et qu'il en parla plus d'une fois aux princes ses petits-fils, en forme d'instruction. De toutes les parties de l'Europe, on parut sensible à l'envi à une si grande perte; l'Église le pleura et le monde même lui rendit justice. Ce jour si heureux pour lui et si triste pour ses amis fut le 26 octobre, vers midi et demi, entre les bras de son évêque, et en présence de sa communauté, à près de soixante-dix-sept ans, et de quarante ans de la plus prodigieuse pénitence. Je ne puis omettre néanmoins la plus touchante et la plus honorable marque de son amitié. Étant couché par terre sur la paille et sur la cendre, pour y mourir comme tous les religieux de la Trappe, il daigna se souvenir de moi de lui-même, et chargea l'abbé de la Trappe de me mander de sa part, que, comme il était bien sûr de mon affection pour lui, il comptait bien que je ne doutais pas de toute sa tendresse. Je m'arrête tout court; tout ce que je pourrais ajouter serait ici trop déplacé.

Le pape était mort le 27 septembre, après avoir longtemps menacé d'une fin prochaine. C'était un grand et saint pape, vrai pasteur et vrai père commun, tel qu'il ne s'en voit plus que bien rarement sur la chaire de Saint-Pierre, et qui emporta les regrets universels, comblé de bénédictions et de mérite. Il s'appelait Antoine Pignatelli, d'une ancienne maison de Naples dont il était archevêque, lorsqu'il fut élu le 12 juillet 1691, près de six mois après la mort d'Alexandre VIII, Ottoboni, auquel il ressembla si peu. Il était né en 1615, et avait été inquisiteur à Malte, nonce à Florence, en Pologne et à Vienne, enfin maître de chambre de Clément X, Altieri, et d'Innocent XI, Odescalchi, qui le fit cardinal, en septembre 1681, en l'honneur duquel il prit le nom d'Innocent XII.

On verra bientôt pourquoi je me suis étendu sur ce pape, dont la mémoire doit être précieuse à tout Français, et singulièrement chère à la maison régnante. Le cardinal de Noailles eut ordre de partir; le même ordre fut envoyé au cardinal Le Camus, et il eut pour son voyage la même somme que ses confrères. Le cardinal de Bouillon entra au conclave avec les autres; il avait quitté l'ordre, et comme il était là en lieu où les cardinaux d'Estrées, Janson et Coislin ne pouvaient éviter de se trouver avec lui aux scrutins et aux autres fonctions publiques de l'intérieur du conclave, il en prit le temps pour essayer de leur persuader de quitter l'ordre aussi; et prétendit qu'ils étaient tous engagés par une bulle de ne porter l'ordre d'aucun prince. C'était s'en aviser bien tard, après trente années qu'il l'avait porté comme grand aumônier, après le neveu d'un pape, et qu'il l'avait porté et vu porter à tant de cardinaux dans Rome, et à toutes les fonctions. Aussi ne fut-il pas écouté, et ce vernis qu'il jetait au dehors retomba sur lui à sa confusion.

NOTE I. HOMMAGE LIGE ET HOMMAGE SIMPLE. §

L'hommage était la cérémonie dans laquelle un vassal se reconnaissait l'homme de son seigneur, et prêtait serment de fidélité entre ses mains. On distinguait deux espèces d'hommage: l'hommage simple ou franc, et l'hommage lige, par lequel le vassal se liait plus étroitement à son seigneur. Pour l'hommage simple, le vassal se tenait debout, gardait son épée et ses éperons, pendant que le chancelier lisait la formule du serment. Le vassal se bornait à répondre, quand la lecture était terminée: Voire (verum, c'est vrai). Celui qui devait l'hommage lige ne gardait ni éperons, ni baudrier, ni épée. Il fléchissait le genou devant son seigneur, mettait les mains dans les siennes, et prononçait la formule suivante, qui nous a été conservée par Bouteiller, dans sa Somme rurale: « Sire, je viens à votre hommage et en votre foi, et deviens votre homme de bouche et de mains. Je vous jure et promets foi et loyauté envers tous et contre tous, et garder votre droit en mon pouvoir. »

L'hommage rendu par un noble était souvent terminé par un baiser. De là l'expression devenir l'homme de bouche et de mains, que l'on trouve dans la formule précédente. Si le vassal, lorsqu'il se présentait pour rendre hommage, ne trouvait pas son seigneur à son logis, il devait accomplir certaines formalités, qui variaient avec les coutumes. D'après les lois de quelques contrées, il devait heurter trois fois à la porte du manoir seigneurial et appeler trois fois. Si l'on n'ouvrait pas, il heurtait l'huis (la porte) ou le verrou de la porte, et récitait la formule de l'hommage comme si le seigneur eût été présent. La formalité de l'hommage était alors regardée comme légalement accomplie.

NOTE II. L'ABBÉ D'ALBRET ET L'ABBÉ LE TELLIER. §

Saint-Simon dit que lorsque l'abbé d'Albret, plus tard cardinal de Bouillon, soutint ses thèses en Sorbonne, l'abbé Le Tellier était déjà coadjuteur de l'archevêque de Reims. Il y a dans ce récit une erreur chronologique. L'abbé d'Albret soutint ses thèses le 29 février 1664, et ce fut plus de quatre ans après, le 30 mai 1668, que l'abbé Le Tellier devint coadjuteur de l'évêque-duc de Langres, et ensuite de l'archevêque-duc de Reims. Comme ces faits ont une certaine importance dans le récit de Saint-Simon, et que d'ailleurs on ne connaît qu'assez imparfaitement ces détails, je citerai deux passages du Journal inédit d'Olivier d'Ormesson, qui fixent avec la dernière précision l'ordre chronologique. L'auteur raconte d'abord les incidents de la thèse de l'abbé d'Albret.

« Le vendredi 29 février 1664, l'après-dînée, je fus en Sorbonne à l'acte de M. le duc d'Albret, neveu de M. de Turenne. M. l'archevêque de Paris présidait . Le répondant se couvrait quelquefois comme étant prince, et la chose avait été ainsi résolue en Sorbonne, dont les jeunes bacheliers de condition étaient fort offensés, et avaient fait ligue entre eux de ne point disputer. J'ai su depuis que l'abbé de Marillac seul, des bacheliers de condition, avait disputé, M. le premier président l'ayant voulu absolument pour obliger M. de Turenne; que les autres lui avaient fait reproche; que l'abbé Le Tellier s'était le plus signalé, ayant dit beaucoup de choses fort désobligeantes. »

On voit que l'abbé Le Tellier n'était encore promu à cette époque à aucune dignité ecclésiastique. Ce fut seulement le 30 mai 1668, comme l'atteste le même Journal, qu'il devint coadjuteur de l'évêque-duc de Langres, et quelques jours plus tard de l'archevêque-duc de Reims.

« Le jeudi 14 juin 1668, dit Olivier d'Ormesson, je fus faire mes compliments à M. l'abbé Le Tellier sur la coadjutorerie de l'archevêché de Reims. Il en témoignait une joie très grande, comme d'un établissement très élevé et beaucoup au delà de ses espérances. Il y avait longtemps que l'on ménageait cette coadjutorerie avec le cardinal Antoine, et l'on croit que celle de Langres a fait réussir la seconde, parce que M. Le Tellier ayant obtenu l'agrément, de M. le cardinal Antoine, il le dit au roi, et marqua que la coadjutorerie de Reims était un même titre de duché que Langres; une plus grande dignité, étant archevêché; et néanmoins qu'il ne désirait l'une plus que l'autre que parce que celle de Reims n'était qu'à deux journées de Paris, et celle de Langres beaucoup plus éloignée; et ainsi, sans faire une grande différence de ces deux grâces, le roi lui accorda sur-le-champ celle de Reims. Tout le monde considère cette grâce comme trop considérable pour M. l'abbé Le Tellier, à son âge, etc.; et que c'était un effet et de la bonne fortune de M. Le Tellier, et de la puissance que les trois ministres ont sur le roi ; car ils font chacun tout ce qu'ils veulent pour leur intérêt. »

NOTE III. NOTE DE MM. DE DREUX-NANCRÉ ET DE DREUX-BRÉZÉ, ÉTABLISSANT QUE M. DE DREUX ÉTAIT DE GRANDE ET ANCIENNE MAISON. §

MM. de Dreux-Nancré et de Dreux-Brézé ont adressé la réclamation suivante :

M. le duc de Saint-Simon mentionne, année 1699, que « M. Dreux devint le marquis de Dreux aussitôt après son mariage avec Mlle de Chamillart, et lorsqu'il fut pourvu de la charge de grand maître des cérémonies, prenant (sans prétexte de terre) le titre de marquis, etc. »

Cependant la terre de Brézé avait été érigée en marquisat dès l'année 1685, pour Thomas de Dreux, père de celui qui, le premier de sa famille, fut grand maître des cérémonies; cette érection fut enregistrée à la chambre des comptes le 23 juillet suivant, et au parlement le 5 août 1686.

Des titres originaux, dont l'extrait se trouve déposé aux archives du royaume, remontent par tous les degrés de filiation jusqu'à Pierre de Dreux, écuyer, seigneur de Ligueil, vivant en 1406.

Une donation faite le 7 juillet 1472, par Thomas de Dreux, écuyer seigneur de Ligueil, à Simon de Dreux, écuyer, son fils aîné et principal héritier, établit que le susdit Thomas de Dreux donne, etc., ainsi qu'il a reçu japieça (depuis longtemps) de feu Pierre de Dreux, son père, vivant, écuyer, seigneur de Ligueil, et de son oncle messire Simon de Dreux, chevalier, maître de l'houstel du roi. Cet acte fut fait en présence dudit Thomas de Dreux et de son oncle, messire Jean de Garquesalle, grand maître de l'écurie du roi Louis XI.

Les titres de M. de Dreux avaient été vérifiés au parlement de Bretagne le 13 juin 1669, ainsi que par l'assemblée des commissaires généraux, tenue à Paris les 28 janvier 1700 et 22 mars 1703.

NOTE IV. NOTE DE M. LE MARQUIS DE SAUMERY, RELATIVE À JOHANNE DE LA CARRE DE SAUMERY, SON ANCÊTRE. §

Arrière-petit-fils de M. de Saumery, attaqué par M. le duc de Saint-Simon, j'ai cru que mon honneur m'imposait la loi de rendre publique ma justification quand l'injure l'était.

J'ignore quels étaient les motifs de M. de Saint-Simon, mais la manière dont est tracé le portrait de Saumery fait assez voir combien il y a mis de partialité. Des traditions de famille, l'estime générale dont jouissait le marquis de Saumery, la confiance dont l'honora Mgr le duc de Bourgogne, son intimité avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, l'un son neveu, l'autre son cousin germain; enfin, l'amitié du vertueux Fénelon, suffisent pour faire apprécier à leur juste valeur toutes les assertions dont il est l'objet.

Les couleurs employées pour peindre Mme de Saumery ne sont pas moins noires, et cependant cette femme si dissolue, selon M. de Saint-Simon, fut la meilleure des mères. Elle fut toujours l'amie de sa nièce, la vertueuse duchesse de Beauvilliers, et l'affection que lui portait sa cousine de Navailles, de toutes les femmes de la cour la plus universellement révérée, ne se démentit jamais. Enfin la pieuse reine Marie Leczinska la traita toujours avec une bienveillance particulière.

Quant à la naissance, possédant des preuves matérielles, il m'est facile de rétablir les faits. Ces preuves ne sont point fondées sur des généalogies, faites souvent avec peu de scrupule; elles sont établies sur des actes et sur les registres des églises de Chambord et de Huisseau-sur-Cosson, paroisse dans laquelle est situé le château de Saumery; tout le monde peut donc, sur les originaux mêmes, s'assurer de l'inexactitude des assertions de M. de Saint-Simon. Je parlerai peu de ma famille avant son établissement en France, mon intention n'étant point de faire ici une généalogie, mais seulement de prouver que le premier des Johanne qui se fixa dans le Blaisois n'a jamais été et n'a jamais pu être valet d'Henri IV. S'il fût effectivement né dans l'état de domesticité, je ne serais pas assez vil pour chercher à prouver le contraire. L'homme qui, de cette condition, se serait élevé aux emplois de premier président de la chambre des comptes de Blois et conseiller d'État, eût eu plus de mérite sans doute que celui qui ne les obtint peut-être que par sa naissance.

La maison de Johanne de La Carre de Saumery est originaire de Béarn; elle possédait de toute ancienneté dans la ville de Mauléon un hôtel noble, appelé de Johanne et de Mauléon, duquel dépendaient des fiefs, terres, etc. Les armoiries propres de Johanne sont de gueules au lion d'or. (Voir, pour vérifier les armes, l'Histoire des grands officiers de la couronne, tome IX, page 92, promotion des chevaliers de l'ordre du Saint-Esprit du 31 décembre 1585, au nom Giraud de Mauléon, et à celui de Johanne dans le Nobiliaire de France.)

Vers l'an 1566, Arnault de Johanne, seigneur de Johanne de Mauléon, ayant épousé Gartianne de La Carre, soeur de Ménault de La Carre, aumônier du roi, et nièce de Bernard de Ruthie, abbé de Pontlevoy, nommé grand aumônier de France le 1er juillet 1552, les armes de Johanne furent écartelées de celles de La Carre, qui sont partie au premier d'azur à trois faces d'or, au deuxième de sable à trois coquilles d'argent posées en pal.

Le seul des seigneurs de Johanne qui quitta le Béarn, pour se fixer en France, fut Arnault II, bisaïeul de M. de Saumery. Il fut appelé en 1579, très jeune encore, par son oncle l'abbé de La Carre, résidant à se terre des Veaux, paroisse de Cour-Cheverny, non loin du château de Saumery, qu'il acquit d'Antoine de Laudières, gentilhomme de la maison du roi; ledit abbé de La Carre, ayant acquis la seigneurie de Saumery le 13 avril 1583, laissa cette terre à son neveu Arnault, lequel devint dès lors seigneur de Saumery, et ajouta à son nom celui de La Carre . Il fut pourvu de la charge de premier président de la chambre des comptes de Blois à l'âge de vingt-six ans, sur la démission de Merry de Vic, qui fut garde des sceaux de France . Nommé conseiller d'État le 27 avril 1616, il prêta le serment entre les mains du chancelier de Sillery, le 29 du même mois.

Arnault il épousa en 1592 Cyprienne de Rousseau de Villerussien, fille de Claude de Rousseau de Villerussien, écuyer du roi ; il testa par acte du 25 mai 1631 .

Son fils François de Johanne, chevalier, seigneur de Saumery, etc., capitaine des chasses du comte de Blois, conseiller d'État, gouverneur du château royal de Chambord, premier gentilhomme de la chambre de S. A. R. Gaston de France, duc d'Orléans, frère de Louis XIII, naquit au château de Saumery le 23 novembre 1593, et fut baptisé dans la chapelle le 24 du même mois . Il épousa, en 1618, Charlotte de Martin de Villiers, fille de Daniel de Martin, écuyer, seigneur de Villiers . De ce mariage est né Jacques de Johanne de La Carre, chevalier, marquis, seigneur de Saumery, écuyer de S. A. R. Gaston de France, duc d'Orléans, mestre de camp du régiment d'Orléans, gouverneur de Chambord, maréchal des camps et armées du roi, grand maître des eaux et forêts, gouverneur de Blois (première provision en date du 15 février 1650) et conseiller d'État. Il fut baptisé dans la chapelle du château de Saumery le 23 octobre 1623 . Il épousa, le 6 février 1650, Catherine de Charron de Nozieux, fille de Jacques Charron de Nozieux et sœur de Mme de Colbert.

C'est de ce mariage qu'est issu Jacques-François de Johanne de La Carre, marquis de Saumery, sur la personne et sur l'extraction duquel le duc de Saint-Simon a répandu tant d'erreurs. La mère de M. de Saumery n'était point une petite bourgeoise de Blois; la maison de Charron était noble. Elle est alliée passivement à celles de Colbert, de La Poupelinière, du Gué de Bagnols, de Longueu, de Castellane, de Novejan, de Lastic; et de ces alliances sont descendus, de la maison de Charron, les Montmorency-Fosseux, les Talleyrand-Périgord, les Chabannes-Curton, les Duchillau, les d'Albert de Luynes, les Mortemart et la dernière duchesse de Gesvres, née du Guesclin.

Si, avant d'assurer un fait, M. de Saint-Simon avait bien voulu faire des recherches, il se serait facilement convaincu que non seulement le brevet de gouverneur de Chambord, mais encore ceux des autres maisons royales, portaient anciennement pour souscriptions: jardinier, concierge, capitaine, etc.

Vivant sans ambition, ce ne sont point des titres que je viens revendiquer, c'est la vérité seule que je veux et devais rétablir. Cette tâche, pénible pour un homme qui n'est et ne veut pas être en évidence, une fois remplie, je dois rendre hommage à la loyauté de M. le marquis de Saint-Simon, pair de France, etc., auquel j'ai adressé ma réclamation, et qui m'autorise à faire insérer cette note.

Tome III §

CHAPITRE PREMIER. §

Tallard à Fontainebleau. — Conseil d'État d'Espagne et quelques autres seigneurs. — Réflexions et mesures de quelques-uns des principaux seigneurs sur les suites de la mort prochaine du roi d'Espagne. — Avis célèbre sur les renonciations de la reine Marie-Thérèse. — Chute de la reine d'Espagne. — Le pape consulté secrètement.

Les nouvelles d'Espagne devenaient de jour en jour plus intéressantes depuis le départ du marquis d'Harcourt et son arrivée à Paris, où il rongeait son frein de n'avoir pas eu la liberté de traiter avec la reine par l'amirante, et de s'ouvrir ainsi le chemin d'une grande et prompte fortune, et enviait le bonheur de Tallard qui était arrivé de la Haye à Paris pour aller bientôt après retrouver le roi d'Angleterre à son retour de Hollande à Londres, et qui se donnait l'honneur du traité de partage qu'il avait signé avec ce prince, comme d'un chef-d'oeuvre de politique dont il était venu à bout, tandis que le roi d'Angleterre, qui se moquait de lui, s'applaudissait avec raison de l'avoir imaginé, et d'être parvenu à le faire accepter à la France, et d'y avoir engagé tous ses anciens alliés, excepté l'empereur qu'il espérait toujours d'y ramener. Qui aurait en effet mis ce traité en avant, et l'eût poussé jusqu'où il le fut dans les vues d'en tirer le fruit prodigieux qu'il vint à produire, eût été un profond et habile politique. Mais le roi d'Angleterre qui l'avait imaginé, quelque grand homme d'État qu'il fût, était bien loin d'en attendre un succès si funeste à ce qu'il s'en était proposé, et Tallard qui se faisait honneur de l'invention d'autrui, et qui n'y avait eu d'autre part que celle d'en avoir reçu les premières propositions en Angleterre, et sur le compte qu'il en rendit d'avoir suivi les ordres qu'il reçut d'aller en avant, et enfin de signer, était tout aussi éloigné de penser qu'il pouvait produire autre chose que son exécution; et il faut avouer que ce sont de ces secrets de la Providence toute seule qui dispose des empires, comme, quand et en la manière qu'il lui plaît, par des voies si profondes et si peu possibles à attendre par ceux même qui par degrés les exécutent, qu'il ne faut pas s'étonner si toute vue et toute prudence humaines est demeurée dans les plus épaisses ténèbres jusqu'au moment de l'événement.

Harcourt, à qui on voulait éviter de commettre son caractère à quelque chose peut-être de fâcheux, n'avait pas plutôt donné avis à Blécourt de son entrée en France, que cet envoyé du roi alla faire à l'Escurial la déclaration du traité de partage au roi d'Espagne. On a vu plus haut l'extrême colère où ce prince entra à une nouvelle pour lui si odieuse, les plaintes qu'il en fit retentir par ses ministres dans toute l'Europe, et en particulier en quels termes son ambassadeur à Londres se plaignit du roi d'Angleterre, lors en Hollande, et les suites de l'aigreur de cette plainte. Le conseil d'Espagne s'assembla souvent pour délibérer sur une déclaration si importante, qu'elle réveilla ceux qui le composaient de cet assoupissement profond qui, hors Madrid et ce qui s'y passe, rend les grands seigneurs espagnols indifférents à tout le reste du monde. La première marque qu'il en donna fut de supplier le roi d'Espagne de trouver bon que, pour ménager sa santé et n'entendre pas si souvent discuter des choses qui ne pouvaient que lui faire peine, il s'assemblât hors de sa présence aussi souvent qu'il le jugerait nécessaire pour lui rendre un compte abrégé des résolutions qu'il estimerait devoir être prises, et des ordres en conséquence à lui demander.

Portocarrero, Génois de la maison Boccanegra, mais depuis longtemps établie en Espagne par le mariage d'une héritière de la maison Portocarrero, qui, suivant la coutume d'Espagne, lui avait imposé son nom et ses arme, était à la tête de ce conseil comme cardinal, archevêque de Tolède, primat et chancelier des Espagnes et diocésain de Madrid. Il était oncle paternel du comte Palma, grand d'Espagne;

Don J. Thomas Enriquez, duc de Rioseco, comte de Melgar, amirante de Castille, qui avait été gouverneur de Milan;

Don Fr. Benavidès, comte de S. Estevan del Puerto, qui avait été vice-roi de Sardaigne, de Sicile et de Naples;

Don Joseph Fréd. de Tolède, marquis de Villafranca, majordome-major du roi, avait été vice-roi de Sicile;

Don Pierre-Emmanuel de Portugal-Colomb, duc se Veragua, chevalier de la Toison d'or, vice-roi de Sardaigne et de Sicile, où il était lors.

Ces quatre, grands d'Espagne, et le cinquième à vie :

Don Antoine-Sébastien de Tolède, marquis de Mancera;

Don Manuel Arias, commandeur de Castille, de Saint-Jean de Jérusalem, gouverneur du conseil de Castille;

Don Antonio Ubilla, secrétaire des dépêches universelles;

Le comte d'Oropesa, de la maison de Portugal, président des conseils de Castille et d'Italie, était exilé, et le duc de Medina-Celi était vice-roi de Naples.

Outre ces conseillers d'État, comme on parle en Espagne, il faut parler ici de trois autres grands d'Espagne et d'un seigneur de la maison de Guzman, marquis de Villagarcias, vice-roi de Valence, qui se trouva lors à Madrid. Les trois grands sont :

Le marquis de Villena, duc d'Escalona (don J. Fernandez d'Acuña Pacheco), chevalier de la Toison d'or, qui avait été vice-roi de Navarre, d'Aragon, de Catalogne, où nous l'avons vu bien battu sur le Ter par M. de Noailles et encore après par M. de Vendôme pendant le siège de Barcelone, enfin [vice-roi] de Sicile. Il est mort longues années depuis majordome-major, et son fils lui a succédé dans cette grande charge, chose très rare en Espagne. J'aurai lieu plus d'une fois de parler de lui.

Le duc de Medina-Sidonia (don J. de Guzman), majordome-major du roi.

Le comte de Benavente (don Fr. Ant. Pimentel), sommelier de corps.

Ces deux derniers, ainsi que le cardinal Portocarrero, ont eu depuis l'ordre du Saint-Esprit. Il [Benavente] était aîné de la maison de Pimentel.

Don Louis Fernandez Boccanegra, cardinal Portocarrero, promu par Clément IX (5 août 1669), à trente-huit ans, et depuis archevêque de Tolède, était un grand homme tout blanc, assez gros, de bonne mine, avec un air vénérable, et toute sa figure noble et majestueuse, honnête, poli, franc, libre, parlant vite, avec beaucoup de probité, de grandeur, de noblesse. Le sens bon et droit, avec un esprit et une capacité fort médiocres, une opiniâtreté entêtée, assez politique, excellent ami, ennemi implacable; un grand amour pour sa maison et tous ses parents, et voulant tout faire, tout gouverner, ardent en tout ce qu'il voulait, et sur le tout dévot, haut et glorieux, et quoique grand autrichien, ennemi de la reine et de tous les siens, et déclaré tel .

L'amirante, dévoué à la fortune, avec beaucoup d'esprit, de monde et de talents, mais décrié sur tous les chapitres, était l'homme d'Espagne le plus attaché à la reine.

San-Estevan avait beaucoup d'esprit et de capacité et assez de droiture, extrêmement rompu au monde et à la cour, et avait souvent des propos et des reparties fort libres et fort plaisantes, d'un esprit fin, doux, liant, et sans aucune haine ni vengeance, et d'une dévotion solide et cachée, peu ou point attaché aux étiquettes d'Espagne ni à ses maximes. Il avouait franchement sa passion extrême pour sa famille et pour ses parents les plus éloignés. En tout, c'était un homme d'État. Son fils a été plénipotentiaire d'Espagne à Cambrai, puis gouverneur et premier ministre du roi de Naples, chevalier du Saint-Esprit, et maintenant en Espagne président des ordres et grand écuyer du roi. Le père mourut majordome-major de la reine-Savoie .

Veragua, avec infiniment d'esprit, était un homme capable, mais d'une avarice sordide, de peu de courage dans l'âme et à qui personne ne se fiait, et qui lors était en Sicile vice-roi.

Villafranca, chef de la maison de Tolède, était un homme de soixante-dix ans, Espagnol jusques aux dents, attaché aux maximes, aux coutumes, aux moeurs, aux étiquettes d'Espagne jusqu'à la dernière minutie; courageux, haut, fier, sévère, pétri d'honneur, de valeur, de probité, de vertu, un personnage à l'antique, généralement aimé, considéré, respecté, sans aucuns ennemis, fort révéré et aimé du peuple, et, avec ce que j'en vais dire, d'un esprit médiocre.

Arias était monté à ce haut degré de conseiller d'État, le non plus ultra d'Espagne pour le personnel, par son esprit vaste, juste, net, capable, ferme, hardi. C'était un vrai homme d'État, fort Espagnol dans son goût et dans toutes ses manières, grand homme de bien, qui aimait fort la justice, et en tout grand ennemi de toutes voies obliques, et austère dans ses moeurs.

Ubilla était un homme de peu, comme tous ceux qui occupent les premières secrétaireries en Espagne. Il était arrivé à l'Universelle par s'être distingué dans divers endroits importants. Il avait l'esprit souple, poli, délié, fin, avec cela ferme, net et voyait clair avec grande capacité et pénétration dans les affaires, intègre pour un homme élevé dans ces emplois-là, et uniquement attaché au bien, à la grandeur et à la conservation de la monarchie.

J'oubliais le vieux Mancera, de la maison de Tolède, qui avait été ambassadeur à Venise et en Allemagne, puis vice-roi de la Nouvelle-Espagne, à son retour majordome-major de la reine mère, enfin conseiller d'État. C'était encore un personnage à l'antique, en moeurs, en vertu, en désintéressement, en fidélité, en attachement à ses devoirs, avec une piété effective et soutenue, sans qu'il y parût, doux, accessible, poli, bon, avec l'austérité et l'amour de toutes les étiquettes espagnoles. C'était un homme qui pesait tout avec jugement et discernement, et qui, une fois déterminé par raison à un parti, y était d'une fidélité à toute épreuve, savant avec beaucoup d'esprit et le plus honnête homme qui fût en Espagne.

Outre ce conseil d'État, que je n'ai pas rangé dans l'exactitude du rang ni parlé de tous ses membres, il y avait encor; quelques seigneurs dont les grands emplois ne permettaient pas qu'il se délibérât rien d'aussi important sur la monarchie sans eux. Tels étaient le duc de Medina-Sidonia, l'aîné des Guzman, majordome-major du roi; le comte de Benavente, l'aîné des Pimentel, sommelier du corps; don Fernand de Moncade, dit d'Aragon, duc de Montalte, président des conseils d'Aragon et des Indes; don Nicolas Pignatelli, duc de Monteléon, chevalier de la Toison, qui a été vice-roi de Sardaigne, et un des plus grands seigneurs des royaumes de Naples et de Sicile; et le marquis de Villena ou duc d'Escalona, par son rare mérite et les grands emplois par lesquels il avait passé.

Medina-Sidonia était un homme très bien fait, d'environ soixante ans, qui ne manquait pas d'esprit, vrai courtisa a, complaisant, liant, assidu, fort haut, très glorieux; en même temps très poli, libéral, magnifique, ambitieux à l'excès et d'une probité peu contraignante, de ces hommes enfin à qui il ne manque rien pour cheminer et pour arriver dans les cours, et grand autrichien. Il était aîné de la maison de Guzman.

Benavente, fort bon homme et le meilleur des hommes, sans esprit, sans talent aucun, mais plein d'honneur, de droiture, de probité et de piété.

Montalte, homme d'esprit, de courage, de capacité et d'une foi suspecte, mais qui en savait plus qu'aucun, fort autrichien, profond dans ses vues et dans ses voies, que tous regardaient mais sans se fier en lui.

Monteléon, italien jusque dans les moelles et autrichien de même, c'est-à-dire tout plein d'esprit, de sens, de vues, et, au besoin, de perfidie, avec beaucoup de capacité et des dehors fort agréables, mais trop connu pour que personne osât lui faire aucune ouverture ni qu'on pût jamais compter sur lui. Il avait épousé la petite-fille et héritière de cette duchesse de Terranova qui fut camarera-mayor de la reine, fille de Monsieur, à qui elle donna tant de déplaisirs, et qui à la fin se la fit ôter, chose sans exemple en Espagne; et qui l'a fait duc de Terranova.

Escalona, mais qui plus ordinairement portait le nom de Villena, était la vertu, l'honneur, la probité la foi, la loyauté, la valeur, la piété, l'ancienne chevalerie même, je dis celle de l'illustre Bayard, non pas celle des romans et des romanesques. Avec cela beaucoup d'esprit, de sens, de conduite, de hauteur et de sentiment, sans gloire et sans arrogance, de la politesse, mais avec beaucoup de dignité, et par mérite et sans usurpation, le dictateur perpétuel de ses amis, de sa famille, de sa parenté, de ses alliances qui tous et toutes se ralliaient à lui. Avec cela beaucoup de lecture, de savoir, de justesse et de discernement dans l'esprit, sans opiniâtreté, mais avec fermeté, fort désintéressé, toujours occupé, avec une belle bibliothèque et commerce avec force savants dans tous les pays de l'Europe, attaché aux étiquettes et aux manières d'Espagne, sans en être esclave, en un mot un homme du premier mérite, et qui par là a toujours été compté, aimé, révéré beaucoup plus que par ses grands emplois, et qui a été assez heureux pour n'avoir contracté aucune tache de ses malheurs militaires en Catalogne .

Enfin Villagarcias, qui n'était ni grand ni conseiller d'État mais qui était Guzman, vice-roi de Valence, homme de beaucoup d'esprit et de talent, qui se trouvait lors à Madrid, et parent proche et ami de confiance de plusieurs conseillers d'État .

Villafranca fut un des premiers qui ouvrit les yeux au seul parti qu'ils avaient à prendre pour empêcher le démembrement de la monarchie, et se conserver par là toute leur grandeur particulière à eux-mêmes, en demeurant sujets d'un aussi grand roi, qui, retenant toutes les parties de tant de vastes États, aurait à conférer les mêmes charges, les mêmes vice-royautés, les mêmes grâces: il songea donc à faire tomber l'entière succession au deuxième fils du fils unique de la reine, sueur du roi d'Espagne. Il s'en ouvrit comme en tâtonnant à Medina-Sidonia, quoiqu'il ne fût pas du conseil, mais par sa charge et son esprit, en grande figure et en faveur, et avec qui il était en liaison particulière. Celui-ci qui le respectait et qui le savait aussi autrichien que lui-même, mais qui était gouverné par son intérêt, et qui, par conséquent, craignait sur toutes choses le démembrement de la monarchie, entra dans le sentiment de Villafranca, et l'y affermit même par son esprit et ses raisons. Ces dernières étaient claires: la puissance de la France était grande et en grande réputation en Europe, contiguë par mer et par terre de tous les côtés à l'Espagne, en situation par conséquent de l'attaquer ou de la soutenir avec succès et promptitude, tout à fait frontière des Pays-Bas, et en état d'ailleurs de soutenir le Milanais, Naples et Sicile contre l'empereur faible, contigu à aucun de ces États, éloigné de tout, et pour qui le continent de l'Espagne se trouvait hors de toute prise, tandis que de tous côtés il l'était de plain-pied à la France. Ils communiquèrent leur pensée à Villagarcias et à Villena qui y entrèrent tout d'abord. Ensuite ils jugèrent qu'il fallait gagner San-Estevan qui était la meilleure tête du conseil: Villena était son beau-frère, mari de sa sueur et son ami intime; Villagarcias aussi très bien avec lui; ils s'en chargèrent et ils réussirent.

Voilà donc cinq hommes très principaux résolus à donner leur couronne à un de nos princes. Ils délibérèrent entre eux, et ils estimèrent qu'ils ne pourraient rien faire sans l'autorité du cardinal Portocarrero qui portait ces deux pour le conseil où il était le premier et pour la conscience par ses qualités ecclésiastiques. La haine ouverte et réciproque déclarée entre la reine et lui leur en fit bien espérer. Il était de plus ami intime de Villafranca et de toute la maison de Tolède. Celui-ci se chargea de le sonder, puis de lui parler; et il le fit si bien, qu'il s'assura tout à fait de lui. Tout cela se pratiquait sans que le roi ni personne en France songeât à rien moins, et sans que Blécourt en eût la moindre connaissance, et se pratiquait par des Espagnols qui n'avaient aucune liaison en France, et par des Espagnols, la plupart fort autrichiens, mais qui aimaient mieux l'intégrité de leur monarchie, et leur grandeur et leurs fortunes particulières à eux que la maison d'Autriche, qui n'était pas à la même portée que la France de maintenir l'une et de conserver les autres. Ils sentaient néanmoins deux grandes difficultés: les renonciations si solennelles et si répétées de notre reine par la paix des Pyrénées et par son contrat de mariage avec le roi, et l'opposition naturelle du leur à priver sa propre maison, dans l'adoration de laquelle il avait été élevé, et dans laquelle il s'était nourri lui-même toute sa vie, et la priver en faveur d'une maison ennemie et rivale de la sienne dans tous les temps. Ce dernier obstacle, ils ne crurent personne en état de le lever que le cardinal Portocarrero par le for de la conscience.

À l'égard de celui des renonciations, Villafranca ouvrit un avis qui en trancha toute la difficulté. Il opina donc que les renonciations de Marie-Thérèse étaient bonnes et valables, tant qu'elles ne sortaient que l'effet qu'on avait eu pour objet en les exigeant et en les accordant; que cet effet était d'empêcher, pour le repos de l'Europe, que les couronnes; de France et d'Espagne ne se trouvassent réunies sur une même tête, comme il arriveraient sans cette sage précaution au cas où allait tomber dans la personne du Dauphin; mais que, maintenant que ce prince avait trois fils, le second desquels pouvait être appelé à la couronne d'Espagne, les renonciations de la reine sa grand'mère devenaient caduques, comme ne sortissant plus l'effet pour lequel uniquement elles avaient été faites, mais un autre inutile au repos de l'Europe, et injuste en soi, en privant un prince particulier sans États et pourtant héritier légitime, pour en revêtir ceux qui ne sont ni héritiers ni en aucun titre à l'égard du fils de France, effet encore qui n'allait à rien moins qu'à la dissipation et la destruction totale d'une monarchie, pour la conservation de laquelle ces renonciations avaient été faite. Cet avis célèbre fut approuvé de tous, et Villafranca se chargea de l'ouvrir en plein conseil. Il n'y avait donc encore que Portocarrero, Villafranca, Villena, San-Estevan, Medina-Sidonia et Villagarcias dans ce secret. Ils estimèrent avec raison qu'il devait être inviolablement gardé entre eux jusqu'à ce que le cardinal eût persuadé le roi. Les difficultés en étaient extrêmes.

Outre cette passion démesurée et innée de la grandeur de la maison d'Autriche dans le roi d'Espagne, il avait fait un testament en faveur de l'archiduc de la totalité de tout ce qu'il possédait au monde. Il fallait donc lui faire détruire son propre ouvrage, le chef-d'oeuvre de son cour, la consolation de la fin prématurée de ses grandeurs temporelles, en les laissant dans sa maison qu'il branchait de nouveau, à l'exemple de Charles-Quint; et sur cette destruction enter pour la maison de France, l'émule et l'ennemie perpétuelle de celle d'Autriche, la même grandeur, la même mi-partition qu'il avait faite pour la sienne, qui était la détruire de ses propres mains en tout ce qui lui était possible, pour enrichir son ennemie de ses dépouilles et de toutes les couronnes que la maison d'Autriche avait accumulées sur la tête de son aîné. Il fallait lutter contre tout le crédit et la puissance de la reine, si grandement établie, et de nouveau ulcérée contre la France qui n'avait pas voulu que Harcourt écoutât rien de sa part par l'amirante. Enfin c'était une trame qu'il fallait ourdir sous les yeux du comte d'Harrach, ambassadeur de l'empereur, qui avait sa brigue dès longtemps formée et les yeux bien ouverts.

Quels que fussent ces obstacles, la grandeur de leur objet les roidit contre. Ils commencèrent par attaquer la reine par l'autorité du conseil, qui se joignit si puissamment à la voix publique contre la faveur et les rapines de la Berlips, sa favorite, que cette Allemande n'osa en soutenir le choc dans l'état de dépérissement où elle voyait le roi d'Espagne, et se trouva heureuse d'emporter en Allemagne les trésors qu'elle avait acquis, pour ne s'exposer point aux événements d'une révolution en un pays où elle était si haïe, et d'emmener sa fille, à qui le dernier effort du crédit de la reine fut de faire donner une promesse du roi d'Espagne par écrit d'un collier de la Toison d'or à quiconque elle épouserait. Avec cela la Berlips partit à la hâte, traversa la France, et se retira de façon qu'on n'en entendit plus parler. C'était un coup de partie.

La reine, bonne et peu capable, ne pouvait rien tirer d'elle-même. Il lui fallait toujours quelqu'un qui la gouvernât. La Berlips, pour régner sur elle à son aise, s'était bien gardée de la laisser approcher, tellement que, privée de cette favorite, elle se trouvait sans conseil, sans secours et sans ressource en elle-même, et le temps selon toute apparence trop court pour qu'une autre eût le loisir de l'empaumer assez pour la rendre embarrassante pendant le reste de la vie du roi. Ce fut pour achever de se mettre en liberté à cet égard que, de concert encore avec le public qui gémissait sous le poids des Allemands du prince de Darmstadt qui maîtrisaient Madrid et les environs, le conseil fit encore un tour de force en faisant remercier ce prince et licencier ce régiment. Ces deux coups et si près à près atterrèrent la reine, et la mirent hors de mesure pour tout le reste de a vie du roi. Portocarrero, Villafranca et San-Estevan, les trois conseillers d'État seuls du secret, induisirent habilement les autres à chasser la Berlips et le prince de Darmstadt, qui pour la plupart s'y portèrent de haine pour la reine et pour ses deux bras droits; et le peu qui lui étaient attachés comme l'amirante par cabale et Veragua par politique, furent entraînés, et apprirent à quitter doucement la reine par l'état où ce changement la fit tomber. Ces deux grands pas faits, San-Estevan qui ne quitta jamais le cardinal d'un moment, tant que cette grande affaire ne fut pas consommée, le poussa à porter un autre coup, sans lequel ils ne crurent pas qu'il y eut moyen de rien entreprendre avec succès. Ce fut de faire chasser le confesseur du roi qui lui avait été donné par la reine, et qui était un zélé autrichien.

Le cardinal prit si bien son temps et ses mesures qu'il fit coup double: le confesseur fut renvoyé et Portocarrero en donna un autre auquel il était assuré de faire dire et faire tout ce qu'il voudrait. Alors il tint le roi d'Espagne par le for de la conscience, qui eut sur lui d'autant plus de pouvoir qu'il commençait à ne regarder plus les choses de ce monde qu'à la lueur de ce terrible flambeau qu'on allume aux mourants. Portocarrero laissa ancrer un peu le confesseur, et quand il jugea que l'état du roi d'Espagne le rendait susceptible de pouvoir entendre mettre à la maison de France en parallèle avec celle d'Autriche, le cardinal, toujours étayé et endoctriné par San-Estevan, attaqua le roi d'Espagne avec toute l'autorité qu'il recevait de son caractère, de son concert avec le confesseur, et de l'avis de ce peu de personnages, mais si principaux qui étaient du secret, auxquels l'importance et les conjonctures ne permettaient pas qu'on en joignît d'autres. Ce prince exténué de maux, et dont la santé, faible toute sa vie, avait rendu son esprit peu vigoureux, pressé par de si grandes raisons temporelles, effrayé du poids des spirituelles, tomba dans une étrange perplexité. L'amour extrême de sa maison, l'aversion de sa rivale, tant d'États et de puissances à remettre à l'une ou à l'autre, ses affections les plus chères, le plus fomentées jusqu'alors, son propre ouvrage en faveur de l'archiduc à détruire pour la grandeur d'une maison de tout temps ennemie, le salut éternel, la justice, l'intérêt pressant de sa monarchie, le voeu des seuls ministres ou principaux seigneurs qui jusqu'alors pussent être sûrement consultés nul Autrichien pour le soutenir dans ce combat; le cardinal et le confesseur sans cesse à le presser parmi ces avis, aucun dont il pût se défier, aucun qui eût de liaison en France ni avec nul Français, aucun qui ne fût Espagnol naturel, aucun qui ne l'eût bien servi, aucun en qui il eût jamais reconnu le moindre éloignement pour la maison d'Autriche; un grand attachement, au contraire, pour elle en plusieurs d'eux: il n'en fallut pas moins pour le jeter dans une incertitude assez grande pour ne savoir à quoi se résoudre; enfin, flottant, irrésolu, déchiré en soi-même, ne pouvant plus porter cet état et toutefois ne pouvant se déterminer, il pensa à consulter le pape comme un oracle avec lequel il ne pouvait faillir; il résolut donc de déposer en son sein paternel toutes ses inquiétudes, et de suivre ce qu'il lui conseillerait. Il le proposa au cardinal qui y consentit, persuadé que le pape aussi impartial, aussi éclairé qu'il s'était montré depuis qu'il gouvernait l'Église, et d'ailleurs aussi désintéressé et aussi pieux qu'il l'était, prononcerait en faveur du parti le plus juste.

Cette résolution prise soulagea extrêmement le roi d'Espagne; elle calma ses violentes agitations, qui avaient porté encore beaucoup sur sa santé qui reprit quelque sorte de lueur. Il écrivit donc fort au long au pape, et se reposa sur le cardinal du soin de faire rendre directement sa lettre avec tout le secret qu'elle demandait. Alors il fallut bien mettre Ubilla dans le secret. Ce ministre, tel que je l'ai dépeint d'après ceux qui l'ont fort connu, et qui ont vécu avez lui en maniement commun de toutes les affaires, n'eut pas peine à entrer dans les vues favorables à la France. Il les trouva déjà si bien concertées, si à l'abri de toutes contradictions intérieures par le reculement de la reine, et si avancées en environs, qu'il se joignit de bonne foi aux seigneurs du secret qui acquirent ainsi une bonne tête, et un ministère qui s'étendait sur toute la monarchie, et duquel il leur eût été comme impossible de se passer. Le pape reçut, directement la consultation du roi d'Espagne, et ne le fit pas attendre pour la réponse et sa décision. Il lui récrivit qu'étant lui-même en un état aussi proche que l'était Sa Majesté Catholique d'aller rendre compte au souverain pasteur du troupeau universel qu'il lui avait confié, il avait un intérêt aussi grand et aussi pressant qu'elle-même de lui donner un conseil dont il ne pût alors recevoir de reproches, qu'il pensât combien peu il devait se laisser toucher aux intérêts de la maison d'Autriche en comparaison de ceux de son éternité, et de ce compte terrible qu'il était si peu éloigné d'aller rendre au souverain juge des rois qui ne reçoit point d'excuses et ne fait acception de personne. Qu'il voyait bien lui-même que les enfants du Dauphin étaient les vrais, les seuls et les légitimes héritiers de sa monarchie, qui excluait tous autres, et du vivant desquels et de leur postérité, l'archiduc, la sienne et toute la maison d'Autriche n'avaient aucun droit, et étaient entièrement étrangers. Que plus la succession était immense, plus l'injustice qu'il y commettrait lui deviendrait terrible au jugement de Dieu; que c'était donc à lui à n'oublier aucunes des précautions ni des mesures que toute sa sagesse lui pourrait inspirer pour faire justice à qui il la devait, et pour assurer autant qu'il lui serait possible l'entière totalité de sa succession et de sa monarchie à un des fils de France. Le secret de la consultation et de la réponse d'Innocent XII fut si profondément enseveli qu'il n'a été su que depuis que Philippe V a été en Espagne.

CHAPITRE II. §

Testament du roi d'Espagne en faveur du duc d'Anjou. — Mort du roi d'Espagne. — Harcourt à Bayonne assemblant une armée; son ambition et son adresse. — Ouverture du testament. — Plaisanterie cruelle du duc d'Abrantès. — Deux conseils d'État chez Mme de Maintenon en deux jours. — Avis partagés; raisons pour s'en tenir au traité de partage; raisons pour accepter le testament. — Monseigneur [parle] avec force pour accepter. — Résolution d'accepter le testament. — Surprise du roi et de ses ministres.

Cependant le roi d'Espagne était veillé et suivi de près, dans l'espérance où était le cardinal pour le disposer à une parfaite et prompte obéissance à la décision qu'il attendait, de manière que lorsqu'elle arriva il n'y eut plus à vaincre que des restes impuissants de répugnance et à mettre la main tout de bon à l'oeuvre; Ubilla, uni à ceux du secret, fit un autre testament en faveur du duc d'Anjou, et le dressa avec les motifs et les clauses qui ont paru à tous les esprits désintéressés si pleines d'équité, de prudence, de force et de sagesse; et qui est devenu si public que je n'en dirai rien ici davantage. Quand il fut achevé d'examiner par les conseillers d'État du secret, Ubilla le porta au roi d'Espagne avec l'autre précédent fait en faveur de l'archiduc; celui-là fut brûlé par lui en présence du roi d'Espagne, du cardinal et du confesseur, et l'autre tout de suite signé par le roi d'Espagne et un moment après authentiqué au-dessus, lorsqu'il fut fermé, par les signatures du cardinal, d'Ubilla et de quelques autres. Cela fait, Ubilla tint prêts les ordres et les expéditions nécessaires en conséquence pour les divers paye de l'obéissance d'Espagne avec un secret égal; on prétend qu'alors ils firent pressentir le roi sans oser pourtant confier tout le secret à Castel dos Rios, et que ce fut la matière de cette audience si singulière qu'elle est sans exemple, dort il exclut Torcy, auquel, ni devant ni après, il ne dit pas un mot de la matière qu'il avait à traiter seul avec le roi.

L'extrémité du roi d'Espagne se fit connaître plusieurs jours seulement après la signature du testament. Le cardinal, aidé des principaux du secret qui avaient les deux grandes charges, et du comte de Benavente qui avait l'autre, par laquelle il était maître de l'appartement et de la chambre du roi, empêcha la reine d'en approcher les derniers jours sous divers prétextes. Benavente n'était pas du secret, mais il était ami des principaux du peu de ceux qui en étaient, et il était aisément gouverné, de sorte qu'il fit tort ce qu'ils voulurent. Ils y comptaient si bien qu'ils l'avaient fait mettre dans le testament pour entrer comme grand d'Espagne dans la junte qu'il établit pour gouverner en attendant le successeur, et il savait aussi que le testament était fait, sans toutefois être instruit de ce qu'il contenait. Il était tantôt temps de parler au conseil. Des huit qui en étaient, quatre seulement étaient du secret, Portocarrero, Villafranca, San-Estevan et Ubilla. Les autres quatre étaient l'amirante, Veragua, Mancera et Arias. Des deux derniers ils n'en étaient point en peine, mais l'attachement de l'amirante à la reine, le peu de foi de Veragua, et la difficulté de leur faire garder un si important secret, avaient toujours retardé jusque tout aux derniers jours du roi d'Espagne d'en venir aux opinions dans le conseil, sur la succession.

À la fin, le roi prêt à manquer à tous les moments, toutes les précautions possibles prises, et n'y ayant guère à craindre, que ces deux conseillers d'État seuls, et sans appui ni confiance de personne, et la reine dans l'abandon, osassent révéler un secret si prêt à l'être, et si inutilement pour eux, le cardinal assembla le conseil et y mit tout de suite la grande affaire de la succession en délibération. Villafranca tint parole, et opina avec grande force en la manière qu'elle se trouve ci-dessus. San-Estevan suivit avec autorité. L'amirante et Veragua, qui virent la partie faite, n'osèrent contredire. Le second ne se souciait que de sa fortune, qu'il ne voulait pas exposer dans des moments si critiques et dans une actuelle impuissance de la cour de Vienne par son éloignement, et la même raison retint l'amirante malgré son attachement pour elle lancera, galant homme et qui ne voulait que le bien, mais effrayé d'avoir à prendre son parti sur-le-champ en chose de telle importance, demanda vingt-quatre heures pour y penser, et au bout desquelles il opina pour la France. Arias s'y rendit d'abord, à qui on avait dit le mot à l'oreille un peu auparavant. Ubilla, après que le cardinal eut opiné et conclu, dressa sur la table même ce célèbre résultat; ils le signèrent et jurèrent d'en garder un inviolable secret, jusqu'à ce qu'après la mort du roi il fût temps d'agir en conséquence de ce qui venait d'être résolu entre eux. En effet, ni l'amirante ni Veragua n'osèrent en laisser échapper quoi que ce fût, et l'amirante même fut impénétrable là-dessus à la reine et au comte d'Harrach, qui ignorèrent toujours si le conseil avait pris une résolution. Très peu après le roi d'Espagne mourut, le jour de la Toussaint, auquel il était né quarante-deux ans auparavant; il mourut, dis-je, à trois heures après midi dans le palais de Madrid.

Sur les nouvelles de l'état mourant du roi d'Espagne, dont Blécourt avait grand soin d'informer le roi, il donna ordre au marquis d'Harcourt de se tenir prêt pour aller assembler une armée à Bayonne, pour laquelle on fit toutes les dispositions nécessaires, et Harcourt partit le 23 octobre avec le projet de prendre les places de cette frontière, comme Fontarabie et les autres, et d'entrer par là en Espagne. Le Guipuscoa était à la France par le traité de partage; ainsi jusque-là il n'y avait rien à dire. Comme tout changea subitement de face, je n'ai point su quels étaient les projets après avoir réduit cette petite province. Mais, en attendant qu'Harcourt fît les affaires du roi, il profita de la conjoncture et fit les siennes. Beuvron, son père, avait été plus que très bien avec Mme de Maintenon dans ses jeunes années. C'est ce qui fit la duchesse d'Arpajon, sa sueur, dame d'honneur de Mme la Dauphine-Bavière, arrivant pour un procès au conseil, de Languedoc où elle était depuis vingt ans, et sans qu'elle, ni son frère, ni pas un des siens eût imaginé d'y songer. On a vu que Mme de Maintenon n'a jamais oublié ces sortes d'amis. C'est ce qui a fait la fortune d'Harcourt, de Villars et de bien d'autres.

Harcourt sut en profiter en homme d'infiniment d'esprit et de sens qu'il était. Il la courtisa dès qu'il put pointer, et la cultiva toujours sur le pied d'en tout attendre, et quoiqu'il frappât avec jugement aux bonnes portes, il se donna toujours pour ne rien espérer que par elle. Il capitula donc par son moyen sans que le roi le trouvât mauvais, et il partit avec assurance de n'attendre pas longtemps à être fait duc héréditaire. La porte alors était entièrement fermée à la pairie. J'aurai lieu d'expliquer cette anecdote ailleurs. Arriver là était toute l'ambition d'Harcourt. Elle était telle que, longtemps avant cette conjoncture, étant à Calais, pour passer avec le roi Jacques en Angleterre, il ne craignit pais de s'en expliquer tout haut. On le félicitait de commander à une entreprise dont le succès lui acquerrait le bâton. Il ne balança point et répondit tout haut que tout son but était d'être duc, et que, s'il savait sûrement devenir maréchal de France et jamais duc, il quitterait le service tout à l'heure et se retirerait chez lui.

Dès que le roi d'Espagne fut expiré, il fut question d'ouvrir son testament. Le conseil d'État s'assembla, et tous les grands d'Espagne qui se trouvèrent à Madrid y entrèrent. La curiosité de la grandeur d'un événement si rare, et qui intéressait tant de millions d'hommes, attira tout Madrid au palais, en sorte qu'on s'étouffait dans les pièces voisines de celle où les grands et le conseil ouvraient le testament. Tous les ministres étrangers en assiégeaient la porte. C'était à qui saurait le premier le choix du roi qui venait de mourir, pour en informer sa cour le premier. Blécourt était là comme les autres sans savoir rien plus qu'eux, et le comte d'Harrach, ambassadeur de l'empereur, qui espérait tout, et qui comptait sur le testament en faveur de l'archiduc, était vis-à-vis la porte et tout proche avec un air triomphant. Cela dura assez longtemps pour exciter l'impatience. Enfin la porte s'ouvrit et se referma. Le duc d'Abrantès, qui était un homme de beaucoup d'esprit, plaisant, mais à craindre, voulut se donner le plaisir d'annoncer le choix du successeur, sitôt qu'il eut vu tous les grands et le conseil y acquiescer et prendre leurs résolutions en conséquence. Il se trouva investi aussitôt qu'il parut. Il jeta les yeux de tous côtés en gardant gravement le silence. Blécourt s'avança, il le regarda bien fixement, puis tournant la tête fit semblant de chercher ce qu'il avait presque devant lui. Cette action surprit Blécourt et fut interprétée mauvaise pour la France; puis tout à coup, faisant comme s'il n'avait pas aperçu le comte d'Harrach et qu'il s'offrît premièrement à sa vue, il prit un air de joie, lui saute au cou, et lui dit en espagnol, fort haut: « Monsieur, c'est avec beaucoup de plaisir…. » et faisant une pause pour l'embrasser mieux, ajouta : « Oui, monsieur, c'est avec une extrême joie que pour toute ma vie… » et redoublant d'embrassades pour s'arrêter encore, puis acheva: « et avec le plus grand contentement que je me sépare de vous et prends congé de la très auguste maison d'Autriche. » Puis perce la foule, chacun courant après pour savoir qui était le successeur. L'étonnement et l'indignation du comte d'Harrach lui fermèrent entièrement la bouche, mais parurent sur son visage dans toute leur étendue. Il demeura là encore quelques moments; il laissa des gens à lui pour lui venir dire des nouvelles à la sortie du conseil, et s'alla enfermer chez lui dans une confusion d'autant plus grande qu'il avait été la dupe des accolades et de la cruelle tromperie du compliment du duc d'Abrantès.

Blécourt, de son côté, n'en demanda pas davantage. Il courut chez lui écrire pour dépêcher son courrier. Comme il était après, Ubilla lui envoya un extrait du testament qu'il tenait tout prêt, et que Blécourt n'eut qu'à mettre dans son paquet. Harcourt, qui était à Bayonne, avait ordre d'ouvrir tous les paquets du roi, afin d'agir suivant les nouvelles, sans perdre le temps à attendre les ordres de la cour qu'il avait d'avance pour tous les cas prévus. Le courrier de Blécourt arriva malade à Bayonne, de sorte qu'Harcourt en prit occasion d'en dépêcher un à lui avec ordre de rendre à son ami Barbezieux les quatre mots qu'il écrivit tant au roi qu'à lui, avant que de porter le paquet de Blécourt à Torcy. Ce fut une galanterie qu'il fit à Barbezieux pour le faire porteur de cette grande nouvelle. Barbezieux la reçut, et sur-le-champ la porta au roi, qui était lors au conseil de finance, le mardi matin 9 novembre.

Le roi, qui devait aller tirer, contremanda la chasse, dîna à l'ordinaire au petit couvert sans rien montrer sur son visage, déclara la mort du roi d'Espagne, qu'il draperait; ajouta qu'il n'y aurait de tout l'hiver ni appartement, ni comédies, ni aucuns divertissements à la cour, et quand il fut rentré dans son cabinet, il manda aux ministres de se trouver à trois heures chez Mme de Maintenon. Monseigneur était revenu de courre le loup; il se trouva aussi à trois heures chez Mme de Maintenon. Le conseil y dura jusqu'après sept heures, en suite de quoi le roi y travailla jusqu'à dix avec Torcy et Barbezieux, ensemble. Mme de Maintenon avait toujours été présente au conseil; et la fut encore au travail qui le suivit. Le lendemain mercredi, il y eut conseil d'État le matin chez le roi à l'ordinaire, et au retour de la chasse il en tint un autre comme la veille chez Mme de Maintenon, depuis six heures du soir jusqu'à près de dix. Quelque accoutumé qu'on fût à la cour à la faveur de Mme de Maintenon, on ne l'était pas à la voir entrer publiquement dans les affaires, et la surprise fut extrême de voir assembler deux conseils en forme chez elle, et pour la plus grande et la plus importante délibération qui de tout ce long règne et de beaucoup d'autres eût été mise sur le tapis.

Le roi, Monseigneur, le chancelier, le duc de Beauvilliers et Torcy, et il n'y avait lors point d'autres ministres d'État que ces trois derniers, furent les seuls qui délibérèrent sur cette grande affaire, et Mme de Maintenon, avec eux, qui se taisait par modestie, et que le roi força de dire son, avis après que tous eurent opiné, excepté lui. Ils furent partagés: deux pour s'en tenir au traité de partage, deux pour accepter le testament.

Les premiers soutenaient que la foi y était engagée, qu'il n'y avait point de comparaison entre l'accroissement de la puissance et d'États unis à la couronne, d'États contigus et aussi nécessaires que la Lorraine, aussi importants que le Guipuscoa pour être une clef de l'Espagne, aussi utiles au commerce que les places de Toscane, Naples et Sicile; et la grandeur particulière d'un fils de France, dont tout au plus loin la première postérité devenue espagnole par son intérêt, et par ne connaître autre chose que l'Espagne, se montrerait aussi jalouse de la puissance de la France que les rois d'Espagne autrichiens. Qu'en acceptant le testament il fallait compter sur une longue et sanglante guerre, par l'injure de la rupture du traité de partage, et par l'intérêt de toute l'Europe à s'opposer à un colosse tel qu'allait devenir la France pour un temps, si on lui laissait recueillir une succession aussi vaste. Que la France épuisée d'une longue suite de guerres, et qui n'avait pas eu loisir de respirer depuis la paix de Ryswick, était hors d'état de s'y exposer; que l'Espagne l'était aussi de longue main; qu'en l'acceptant tout le faix tombait sur la France, qui, dans l'impuissance de soutenir le poids de tout ce qui s'allait unir contre elle, aurait encore l'Espagne à supporter. Que c'était un enchaînement dont on n'osait prévoir les suites; mais qui en gros se montraient telles que toute la prudence humaine semblait conseiller de ne s'y pas commettre. Qu'en se tenant au traité de partage, la France se conciliait toute l'Europe par cette foi maintenue, et par ce grand exemple de modération, elle qui n'avait eu toute l'Europe sur les bras que par la persuasion, où sa conduite avait donné crédit, des calomnies semées avec tant de succès qu'elle voulait tout envahir, et monter peu à peu à la monarchie universelle tant reprochée autrefois à la maison d'Autriche, dont l'acceptation du testament ne laisserait plus douter, comme en étant un degré bien avancé. Que, se tenant au traité de partage, elle s'attirerait la confiance de toute l'Europe dont elle deviendrait la dictatrice, ce qu'elle ne pouvait espérer de ses armes, et que l'intérieur du royaume, rétabli, par une longue paix, augmenté aux dépens de l'Espagne, avec la clef du côté le plus jaloux et le plus nu de ce royaume, et celle de tout le commerce du Levant, enfin l'arrondissement si nécessaire de la Lorraine, qui réunit les Évêchés, l'Alsace et la Franche-Comté, et délivre la Champagne qui n'a point de frontières, formerait un État si puissant qu'il serait à l'avenir la terreur ou le refuge de tous les autres, et en situation assurée de faire tourner à son gré toutes les affaires générales de l'Europe. Torcy ouvrit cet avis pour balancer et sans conclure, et le duc de Beauvilliers le soutint puissamment.

Le chancelier, qui, pendant toute cette déduction s'était uniquement appliqué à démêler l'inclination du roi, et qui crut l'avoir enfin pénétrée, parla ensuite. Il établit d'abord qu'il était au choix du roi de laisser brancher une seconde fois la maison d'Autriche à fort peu de puissance près le ce qu'elle avait été depuis Philippe II, et dont on avait vivement éprouvé la force et la puissance, ou de prendre le même avantage pour la sienne; que cet avantage se trouvait fort supérieur à celui dont la maison d'Autriche avait tiré de si grands avantages, par la différence de la séparation des États des deux branches, qui ne se pouvaient secourir que par des diversions de concert, et qui étaient coupés par des États étrangers. Que l'une des deux n'avait ni mer ni commerce, que sa puissance n'était qu'usurpation qui avait toujours trouvé de la contradiction dans son propre sein, et souvent des révoltes ouvertes, et dans ce vaste pays d'Allemagne où les diètes avaient palpité tant qu'elles avaient pu, et où on avait pu sans messéance fomenter les mécontentements par l'ancienne alliance de la France avec le corps germanique, dont l'éloignement de l'Espagne ne recevait de secours que difficilement, sans compter les inquiétudes de la part des Turcs, dont les armes avaient souvent rendu celles des empereurs inutiles à l'Espagne. Que les pays héréditaires dont l'empereur pouvait disposer comme du sien, ne pouvaient entrer en comparaison avec les moindres provinces de France. Que ce dernier royaume, le plus étendu, le plus abondant, et le plus puissant de tous ceux de l'Europe, chaque État considéré à part, avait l'avantage de ne dépendre de l'avis de qui que ce soit, et de se remuer tout entier à la seule volonté de son roi, ce qui en rendait les mouvements parfaitement secrets et tout à fait rapides, et celui encore d'être contigu d'une mer à l'autre à l'Espagne, et de plus par les deux mers d'avoir du commerce et une marine, et d'être en état de protéger celle d'Espagne, et de profiter à l'avenir de son union avec elle pour le commerce des Indes; par conséquent de recueillir des fruits de cette union bien plus continuels, plus grands, plus certains que n'avait pu faire la maison d'Autriche, qui, loin de pouvoir compter mutuellement sur des secours précis, s'était souvent trouvée embarrassée à faire passer ses simples courriers d'une branche à l'autre, au lieu que la France et l'Espagne, par leur contiguïté, ne faisaient, pour toutes ce importantes commodités, qu'une seule et même province, et pouvait agir en tous temps à l'insu de tous ses voisins; que ces avantages ne se trouvaient balancés que par ceux de l'acquisition de la Lorraine, commode et importante à la vérité, mais dont la possession n'augmenterait en rien le poids de la France dans les affaires générales, tandis qu'unie avec l'Espagne, elle serait toujours prépondérante et très supérieure à la plupart des puissances unies en alliance, dont les divers intérêts ne pouvaient rendre ces unions durables comme celui des frères et de la même maison. Que d'ailleurs en se mettant à titre de nécessité au-dessus du scrupule de l'occupation de la Lorraine désarmée, démantelée, enclavée comme elle était, ne l'avoir pas était le plus petit inconvénient du monde, puisqu'on s'en saisirait toujours au premier mouvement de guerre, comme on avait fait depuis si longtemps, qu'en ces occasions on ne s'apercevait pas de différence entre elle et une province du royaume.

À l'égard de Naples, Sicile, et des places de la côte de Toscane, il n'y avait qu'à ouvrir les histoires pour voir combien souvent nos rois en avaient été les maîtres, et avec ces États de celui de Milan, de Gènes et d'autres petits d'Italie, et avec, quelle désastreuse et rapide facilité ils les avaient toujours perdus. Que le traité de partage avait été accepté faute de pouvoir espérer mieux dès qu'on ne voulait pas se jeter dans les conquêtes; mais qu'en l'acceptant ç'aurait été se tromper de méconnaître l'inimitié de tant d'années de l'habile main qui l'avait dressé pour nous donner des noms sans nous donner de choses, ou plutôt des choses impossibles à conserver par leur éloignement et leur épuisement, et qui ne seraient bonnes qu'à consumer notre argent et partager nos forces, et à nous tenir dans une contraint et une brassière perpétuelles. Que pour le Guipuscoa c'était un leurre de le prendre pour une clef d'Espagne; qu'il n'en fallait qu'appeler à nous-mêmes qui avions été plus de trente ans en guerre avec l'Espagne, et toujours en état de prendre les places et les ports de cette province, puisque le roi avait bien conquis celles de Flandre, de la Meuse et du Rhin. Mais que la stérilité affreuse d'un vaste pays, et la difficulté des Pyrénées avaient toujours détourné la guerre de ce côté-là, et permis même dans leur plus fort une sorte de commerce entre les deux frontières sous prétexte de tolérance sans qu'il s'y fit jamais commis aucune hostilité. Qu'enfin les places de la côte de Toscane seraient toujours en prise du souverain du Milanais qui pouvait faire ses préparatifs à son aise et en secret, tomber, dessus subitement et de plain-pied, et s'en être emparé avant l'arrivée d'un secours par mer qui ne pouvait partir que des ports de Provence. Que pour ce qui était du danger d'avoir les rois d'Espagne français pour ennemis, comme ceux de la maison d'Autriche, cette identité ne pouvait jamais avoir lieu, puisqu'au moins n'étant pas de cette maison, mais de celle de France, tout ce qui ne serait pas l'intérêt même d'Espagne ne serait jamais le leur, comme au contraire, dès qu'il y aurait identité de maison, il y aurait identité d'intérêts, dont, pour ne parler maintenant que de l'extérieur, l'abaissement de l'empereur et la diminution du commerce et de l'accroissement des colonies des Anglais et des Hollandais aux Indes, ferait toujours un tel intérêt commun qu'il dominerait tous les autres. Que pour l'intérieur, il n'y avait qu'à prendre exemple sur la maison d'Autriche, que rien n'avait pu diviser depuis Charles V, quoique si souvent pleine de riottes domestiques. Que le désir de s'étendre en Flandre était un point que le moindre grain de sagesse et de politique ferait toujours céder à tout ce que l'union de deux si puissantes monarchies et si contiguës partout pouvait opérer, qui n'allait à rien moins pour la nôtre qu'à s'enrichir par le commerce des Indes, et pour toutes les deux à donner le branle, le poids et avec le temps le ton à toutes les affaires de l'Europe; que cet intérêt était si grand et si palpable, et le occasions de division entre les deux rois de même sang si médiocres en eux-mêmes et si anéanties en comparaison de ceux-là, qu'il n'y avait point de division raisonnable à en craindre. Qu'il y a voit à espérer que le roi vivrait assez longtemps non seulement pour l'établir, et Monseigneur, après lui, entre ses deux fils, qu'il n'y avait pas moins lier d'en espérer la continuation dans les deux frères si unis et si affermis de longue main dans ces principes, qu'ils feraient passer aux cousins germains, ce qui montrait déjà une longue suite d'années; qu'enfin si le malheur venait assez à surmonter toute raison pour faire naître des guerres, il fallait toujours qu'il y eût un roi d'Espagne, et qu'une guerre se pousserait moins et se terminerait toujours plus aisément et plus heureusement avec un roi de même sang, qu'avec un étranger et de la maison d'Autriche.

Après cet exposé, le chancelier vint à ce qui regardait la rupture du traité de partage. Après en avoir remis le frauduleux, le captieux, le dangereux, il prétendit que la face des choses, entièrement changée du temps auquel il avait été signé, mettait de plein droit le roi en liberté, sans pouvoir être accusé de manquer de foi; que par ce traité il ne s'était engagé qu'à ce qu'il portait; qu'on n'y trouverait point de stipulation d'aucun refus de ce qui serait donné pas la volonté du roi d'Espagne, et volonté pure, sans sollicitation, et même à l'insu du roi, et de ce qui serait offert par le voeu universel de tous les seigneurs et les peuples d'Espagne; que le premier était arrivé, que le second allait suivre, selon toute apparence; que le refuser contre tout intérêt, comme il croyait l'avoir démontré, attirerait moins la confiance avec qui le traité de partage avait été signé, que leur mépris, que la persuasion d'une impuissance qui les enhardirait à essayer de dépouiller bientôt la France de ce qui ne lui avait été donné en distance si éloignée et de si fâcheuse garde, que pour le lui ôter à la première occasion; et que, bien loin de devenir la dictatrice de l'Europe par une modération si étrange et que nulle équité ne prétextait, la France acquerrait une réputation de pusillanimité qui serait attribuée aux dangers de la dernière guerre et à l'exténuation qui lui en serait restée, et qu'elle deviendrait la risée de ses faux amis avec bien plus de raison que Louis XII et François Ier ne l'avaient été de Ferdinand le Catholique, de Charles V, des papes et des Vénitiens, par leur rare attachement à leur foi et à leurs paroles positives desquelles ici il n'y a rien qui puisse être pris en la moindre parité; enfin qu'il convenait qu'une si riche succession ne se recueillerait pas sans guerre, mais qu'il fallait lui accorder aussi que l'empereur ne souffrirait pas plus paisiblement l'exécution du traité de partage que celle du testament; que jamais il n'avait voulu y consentir, qu'il avait tout tenté pour s'y opposer, qu'il n'était occupé qu'à des levées et à des alliances; que guerre pour guerre, il valait mieux la faire à mains garnies et ne se pas montrer à la face de l'univers indignes de la plus haute fortune et la moins imaginée.

Ces deux avis, dont je ne donne ici que le précis, furent beaucoup plus étendus de part et d'autre, et fort disputés par force répliques des deux côtés. Monseigneur, tout noyé qu'il fit dans la graisse et dans l'apathie, parut un autre homme dans tous ces deux conseils, à la grande surprise du roi et des assistants. Quand ce fut à lui à parler, les ripostes finies, il s'expliqua avec force pour l'acceptation du testament, et reprit une partie des meilleures raisons du chancelier. Puis se tournant vers le roi d'un air respectueux, mais ferme, il lui dit qu'après avoir dit son avis comme les autres, il prenait la liberté de lui demander son héritage, puisqu'il était en état de l'accepter; que la monarchie d'Espagne était le bien de la reine sa mère, par conséquent le sien, et pour la tranquillité de l'Europe celui de son second fils, à qui il le cédait de tout son coeur, mais qu'il n'en quitterait pas un seul pouce de terre à nul autre; que sa demande était juste et conforme à l'honneur du roi, et à l'intérêt et à la grandeur de sa couronne, et qu'il espérait bien aussi qu'elle ne lui serait pas refusée. Cela dit d'un visage enflammé surprit à l'excès. Le roi l'écouta fort attentivement, puis dit à Mme de Maintenon: « Et vous, madame, que dites-vous sur tout ceci? » Elle à faire la modeste; mais enfin pressée et même commandée, elle dit deux mots d'un bienséant embarras, puis en peu de paroles se mit sur les louanges de Monseigneur qu'elle craignait et n'aimait guère, ni lui elle, et fut enfin d'avis d'accepter le testament.

Le roi conclut sans s'ouvrir. Il dit qu'il avait tout bien ouï, et compris tout ce qui avait été dit de part et d'autre; qu'il y avait de grandes raisons des deux côtés, que l'affaire méritait bien de dormir dessus et d'attendre vingt-quatre heures ce qui pourrait venir d'Espagne, et si les Espagnols seraient du même avis que leur roi. Il congédia le conseil, à qui il ordonna de se retrouver le lendemain au soir au même lieu et finit sa journée, comme on l'a cuit, entre Mme de Maintenon, Torcy qu'il fit rester, et Barbezieux qu'il envoya chercher.

Le mercredi 10 novembre, il arriva plusieurs courriers d'Espagne, dont un ne fit que passer portant des ordres à l'électeur de Bavière à Bruxelles. On eut par eux tout ce qui pouvait achever de déterminer le roi à l'acceptation du testament, c'est-à-dire le voeu des seigneurs et des peuples, autant que la brièveté du temps le pouvait permettre; de sorte que, tout ayant été lu et discuté chez Mme de Maintenon au conseil que le roi au retour de la chasse y tint comme la veille, il s'y détermina à l'acceptation. Le lendemain matin, jeudi, le roi, entre son lever et sa messe, donna audience à l'ambassadeur d'Espagne, à laquelle Monseigneur et Torcy furent présents. L'ambassadeur présenta, de la part de la reine et de la junte, une copie authentique du testament. On n'a pas douté depuis qu'en cette audience, le roi, sans s'expliquer nettement, n'eût donné de grandes espérances d'acceptation à l'ambassadeur, à la sortie duquel le roi fit entrer Mgr le duc de Bourgogne, à qui il confia le secret du parti pris. Le chancelier s'en alla à Paris l'après-dînée, et les autres ministres eurent congé jusqu'à Versailles, de manière que personne ne douta que la résolution, quelle qu'elle fût, ne fût prise et arrêtée.

La junte qui fut nommée par le testament pour gouverner en attendant le successeur fut fort courte, et seulement composée de la reine, du cardinal Portocarrero, de don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, du grand inquisiteur, et pour grands d'Espagne, du comte de Benavente et du comte d'Aguilar. Ceux qui firent faire le testament n'osèrent pas exclure la reine, et ne voulurent pas s'y mettre pour éviter jalousie. Ils n'étaient pas moins sûrs de leur fait, dès que le choix du successeur serait passé à l'ouverture du testament, ni de la gestion, par la présence du cardinal, du comte de Benavente et d'Arias, dont ils étaient sûrs, et duquel la charge que j'aurai ailleurs occasion d'expliquer donnait le plus grand pouvoir, appuyé surtout de l'autorité du cardinal qui était comme le régent et le chef de la junte, tout le crédit et la puissance de la reine se trouvant anéantis au point qu'elle fut réduite à faire sa cour au cardinal et à ses amis, et que, sous prétexte de sa douleur, elle n'assista à la junte que pour signer aux premières et plus importantes résolutions toutes arrêtées sans elle, et qu'elle s'en retira dans l'ordinaire et le courant, parce qu'elle sentait qu'elle n'y serait que de montre. Aguilar était l'homme d'Espagne le plus laid, qui avait le plus d'esprit, et peut-être encore le plus de capacité, mais le plus perfide et le plus méchant. Il était si bien connu pour tel qu'il en plaisantait lui-même, et qu'il disait qu'il serait le plus méchant homme d'Espagne, sans son fils qui avait joint à la laideur de son âme celle que lui-même avait en son corps. Mais c'était en même temps un homme cauteleux, et qui, voyant le parti pris, ne pensa qu'à sa fortune, à plaire aux maîtres des affaires, et à préparer le successeur à le bien traiter. Ubilla, par son emploi, était encore d'un grand et solide secours au cardinal et à Arias.

La suite nécessaire d'une narration si intéressante ne m'a pas permis de l'interrompre. Maintenant qu'elle est conduite à un point de repos il faut revenir quelque peu sur ses pas. Il n'est pas croyable l'étonnement qu'eut Blécourt d'une disposition si peu attendue, et dont on s'était caché de lui autant que du comte d'Harrach. La rage de celui-ci fit extrême par la surprise, par l'anéantissement du testament en faveur de l'archiduc, sur lequel il comptait entièrement, et par l'abandon et l'impuissance où il se trouva tombé tout à coup, et lui et la reine à qui il ne resta pas une créature, ni à lui un autrichien qui se l'osât montrer. Harcourt, en ouvrant les dépêches du roi à Bayonne, demeura interdit. Il sentit bien alors que les propositions que l'amirante lui avait faites de la part de la reine étaient de gens clairvoyants, non pas elle, mais lui, qui craignaient que les choses ne prissent ce tour par le grand intérêt des principaux particuliers, et qui, à tout hasard du succès, vouloir faire leur marché. Il eût bien alors redoublé les regrets de son retour, et de la défense qu'il reçut d'entrer en rien avec l'amirante, s'il n'eût habilement su tirer sur le temps, et profiter de la protection de Mme de Maintenon pour emporter à Bayonne une promesse dont il se mit à hâter l'accomplissement.

La surprise du roi et de ses ministres fut sans pareille. Ni lui ni eux ne pouvaient croire ce qu'ils lisaient dans la dépêche de Blécourt, et il leur fallut plusieurs jours pour en revenir assez pour être en état de délibérer sur une aussi importante matière. Dès que la nouvelle devint publique, elle fit la même impression sur toute la cour, et les ministres étrangers passèrent les nuits à conférer et à méditer sur le parti que le roi prendrait, et sur les intérêts de leurs maîtres, et gardaient à l'extérieur un grand silence. Le courtisan ne s'occupait qu'à raisonner; et presque tous allaient à l'acceptation. La manière ne laissa pas d'en être agitée dans les conseils, jusqu'à y raisonner de donner la comédie au monde, et de faire disparaître le duc d'Anjou sous la conduite du nonce Gualterio qui l'emmènerait en Espagne. Je le sus et je songeai à être de la partie. Mais ce misérable biais fut aussitôt rejeté, par la honte d'accepter à la dérobée tant de couronnes offertes, et par la nécessité prompte de lever le masque pour soutenir l'Espagne trop faible pour être laissée à ses propres forces. Comme on ne parlait d'autre chose que du parti qu'il y avait à prendre, le roi se divertit un soir dans son cabinet à en demander leur avis aux princesses. Elles répondirent que c'était d'envoyer promptement M. le duc d'Anjou en Espagne, et que c'était le sentiment général, par fout ce qu'elles en entendaient dire à tout le monde. « Je suis sûr, leur répliqua le roi, que quelque parti que je prenne, beaucoup de gens me condamneront. »

C'était le samedi 13 novembre. Le lendemain matin dimanche 14, veille du départ de Fontainebleau, le roi entretint longtemps Torcy, qui avertit ensuite l'ambassadeur d'Espagne, qui était demeuré à Fontainebleau, de se trouver le lendemain au soir à Versailles. Cela se sut et donna un grand éveil. Les gens alertes avaient su encore que le vendredi précédent le roi avait parlé longtemps à M. le duc d'Anjou en présence de Monseigneur et de Mgr le duc de Bourgogne, ce qui était si extraordinaire qu'on commença à se douter que le testament serait accepté. Ce même dimanche, veille du départ, un courrier espagnol du comte d'Harrach passa à Fontainebleau allant à Vienne, vit le roi à son souper, et dit publiquement qu'on attendait à Madrid M. le duc d'Anjou avec beaucoup d'impatience, et ajouta qu'il y avait quatre grands nommés pour aller au-devant de lui. Ce prince, à qui on parla du testament, ne répondit que par sa reconnaissance pour le roi d'Espagne, et se conduisit si uniment qu'il ne parut jamais qu'il sût ou se doutât de rien jusqu'à l'instant de sa déclaration.

CHAPITRE III §

Retour de Fontainebleau. — Déclaration du roi d'Espagne; son traitement. — M. de Beauvilliers seul en chef, et M. de Noailles en supplément accompagnent les princes au voyage. — Le nonce et l'ambassadeur de Venise félicitent les deux rois. — Harcourt duc vérifié et ambassadeur en Espagne. — Rage singulière de Tallart. — L'électeur de Bavière fait proclamer Philippe V aux Pays-Bas, qui est harangué par le parlement et tous les corps. — Plaintes des Hollandais. — Bedmar à Marly. — Philippe V proclamé à Milan. — Le roi d'Espagne fait Castel dos Rios grand d'Espagne de la première classe et prend la Toison; manière de la porter. — Départ du roi d'Espagne et des princes ses frères. — Philippe V proclamé à Madrid, à Naples, en Sicile et en Sardaigne. — Affaire de Vaïni à Rome. — Albano pape (Clément XI). — Grâces pécuniaires. — Chamillart ministre. — Électeur de Brandebourg se déclare roi de Prusse; comment [la Prusse] entrée dans sa maison. — Courlande. — Tessé à Milan et Colmenero à Versailles. — Castel dos Rios. — Harcourt retourné à Madrid; sa place à la junte. — Troubles du Nord.

Le lundi 15 novembre, le roi partit de Fontainebleau entre neuf et dix heures, n'ayant dans son carrosse que Mgr le duc de Bourgogne, Mme la duchesse de Bourgogne, Mme la princesse de Conti, et la duchesse du Lude, mangea un morceau sans en sortir, et arriva à Versailles sur les quatre heures. Monseigneur alla dîner à Meudon pour y demeurer quelques jours; et Monsieur et Madame à Paris. En chemin, l'ambassadeur d'Espagne reçut un courrier avec de nouveaux ordres et de nouveaux empressements pour demander M. le duc d'Anjou. La cour se trouva fort grosse à Versailles, que la curiosité y avait rassemblée dès le jour même de l'arrivée du roi.

Le lendemain, mardi 16 novembre, le roi, au sortir de son lever, fit entrer l'ambassadeur d'Espagne dans son cabinet, où M. le duc d'Anjou s'était rendu par les derrières. Le roi, le lui montrant, lui dit qu'il le pouvait saluer comme son roi. Aussitôt il se jeta à genoux à la manière espagnole, et lui fit un assez long compliment en cette langue. Le roi lui dit qu'il ne l'entendait pas encore, et que c'était à lui à répondre pour son petit-fils. Tout aussitôt après, le roi fit, contre toute coutume, ouvrir les deux battants de la porte de son cabinet, et commanda à tout le monde qui était là presque en foule d'entrer; puis, passant majestueusement les yeux sur la nombreuse compagnie : « Messieurs, leur dit-il en montrant le duc d'Anjou, voilà le roi d'Espagne. La naissance l'appelait à cette couronne, le feu roi aussi par son testament, toute la nation l'a souhaité et me l'a demandé instamment; c'était l'ordre du ciel; je l'ai accordé avec plaisir. » Et se tournant à son petit-fils: « Soyez bon Espagnol, c'est présentement votre premier devoir, mais souvenez-vous que vous êtes né Français, pour entretenir l'union entre les deux nations; c'est le moyen de les rendre heureuses et de conserver la paix de l'Europe. » Montrant après du doigt son petit-fils à l'ambassadeur: « S'il suit mes conseils, lui dit-il, vous serez grand seigneur, et bientôt; il ne saurait mieux faire que de suivre vos avis. »

Ce premier brouhaha du courtisan passé, les deux autres fils de France arrivèrent, et tous trois s'embrassèrent tendrement et les larmes aux yeux à plusieurs reprises. Zinzendorf envoyé de l'empereur, qui a depuis fait une grande fortune à Vienne, avait demandé audience dans l'ignorance de ce qui se devait passer, et dans la même ignorance attendait en bas dans la salle des ambassadeurs que l'introducteur le vînt chercher pour donner part de la naissance de l'archiduc, petits-fils de l'empereur, qui mourut bientôt après. Il monta donc sans rien savoir de ce qui venait de se passer. Le roi fit passer le nouveau monarque et l'ambassadeur d'Espagne dans ses arrière-cabinets, puis fit entrer Zinzendorf, qui n'apprit qu'en sortant le fâcheux contretemps dans lequel il était tombé. Ensuite le roi alla à la messe à la tribune, à l'ordinaire, mais le roi d'Espagne avec lui et à sa droite. À la tribune, la maison royale, c'est-à-dire jusqu'aux petits-fils de France inclusivement, et non plus, se mettaient à la rangette et de suite sur le drap de pied du roi; et comme là, à la différence du prie-Dieu, ils étaient tous appuyés comme lui sur la balustrade couverte du tapis, il n'y a voit que le roi seul qui eût un carreau par-dessus la banquette, et eux tous étaient à genoux sur la banquette couverte du même drap de pied, et tous sans carreau. Arrivant à la tribune, il ne se trouva que le carreau du roi qui le prit et le présenta au roi d'Espagne, lequel n'ayant pas voulu l'accepter, il fut mis à côté, et tous deux entendirent la messe sans carreau. Mais après il yen eut toujours deux quand ils allaient à la même messe, ce qui arriva fort souvent.

Revenant de la messe, le roi s'arrêta dans la pièce du lit du grand appartement, et dit au roi d'Espagne que désormais ce serait le sien; il y coucha dès le même soir, et il y reçut toute la cour qui en foule alla lui rendre ses respects. Villequier, premier gentilhomme de la chambre du roi, en survivance du duc d'Aumont, son père, eut ordre de le servir; et le roi lui céda deux de ses cabinets, où on entre de cette pièce, pour s'y tenir lorsqu'il serait en particulier, et ne pas rompre la communication des deux ailes qui n'est que par ce grand appartement.

Dès le même jour on sut que le roi d'Espagne partirait le 1er décembre; qu'il serait accompagné des deux princes, ses frères, qui demandèrent d'aller jusqu'à la frontière; que M. de Beauvilliers aurait l'autorité dans tout le voyage sur les princes et les courtisans, et le commandement seul sur les gardes; les troupes, les officiers et la suite, et qu'il réglerait, disposerait seul de toutes choses. Le maréchal-duc de Noailles lui fut joint, non pour se mêler, ni ordonner de quoi que ce soit en sa présence, quoique maréchal de France et capitaine des gardes du corps, mais pour le suppléer en tout en cas de maladie ou d'absence du lieu où seraient les princes. Toute la jeunesse de la cour, de l'âge à peu près des princes, eut permission de faire le voyage, et beaucoup y allèrent ou entre eux ou dans les carrosses de suite. On sut encore que de Saint-Jean de Luz, après la séparation, les deux princes iraient voir la Provence et le Languedoc, passant par un coin du Dauphiné; qu'ils reviendraient par Lyon, et que le voyage serait de quatre mois. Cent vingt gardes sous Vaudreuil, lieutenant, et Montesson, enseigne, avec des exempts, furent commandés pour les suivre, et MM. de Beauvilliers et de Noailles eurent chacun cinquante mille livres pour leur voyage.

Monseigneur, qui savait l'heure que le roi s'était réglée pour la déclaration du roi d'Espagne, l'apprit à ceux qui étaient à Meudon; et Monsieur, qui en eut le secret en partant de Fontainebleau, se mit sous sa pendule dans l'impatience de l'annoncer, et quelques minutes avant l'heure ne put s'empêcher de dire à sa cour qu'elle allait apprendre une grande nouvelle, qu'il leur dit, dès que l'aiguille arrivée sur l'heure le lui permit. Dès le vendredi précédent, Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Anjou et l'ambassadeur d'Espagne le surent, et en gardèrent si bien le secret qu'il n'en transpira rien à leur air ni à leurs manières. Mme la duchesse de Bourgogne le sut en arrivant de Fontainebleau, et M. le duc de Berry le lundi matin. Leur joie fut extrême, quoique mêlée de l'amertume de se séparer; ils étaient tendrement unis, et si la vivacité et l'enfance excitaient quelquefois de petites riottes entre le premier et le troisième, c'était toujours le second, naturellement sage, froid et réservé, qui les raccommodait.

Aussitôt après la déclaration, le roi la manda par le premier écuyer au roi et à la reine d'Angleterre. L'après-dînée le roi d'Espagne alla voir Monseigneur à Meudon, qui le reçut à la portière et le conduisit de même. Il le fit toujours passer devant lui partout, et lui donna de la Majesté; en public ils demeurèrent debout. Monseigneur parut hors de lui de joie. Il répétait souvent que jamais homme ne s'était trouvé en état de dire comme lui: Le roi mon père, et le roi mon fils. S'il avait su la prophétie qui dès sa naissance avait dit de lui: Fils de roi, père de roi, et jamais roi, et que tout le monde avait ouï répéter mille fois, je pense que, quelque vaines que soient ces prophéties, il ne s'en serait pas tant réjoui. Depuis cette déclaration, le roi d'Espagne fut traité comme le roi d'Angleterre. Il avait à souper un fauteuil et son cadenas à la droite du roi, Monseigneur et le reste de la famille royale des ployants au bout, et au retour de la table à l'ordinaire, pour boire, une soucoupe et un verre couvert, et l'essai comme pour le roi. Ils ne se voyaient en public qu'à la chapelle, et pour y aller et en revenir, et à souper, au sortir duquel le roi le conduisait jusqu'à la porte de la galerie. Il vit le roi et la reine d'Angleterre à Versailles et à Saint-Germain, et ils se traitèrent comme le roi et le roi d'Angleterre en tout, mais les trois rois ne se trouvèrent jamais nulle part tous trois ensemble. Dans le particulier, c'est-à-dire dans les cabinets et chez Mme de Maintenon, il vivait en duc d'Anjou avec le roi qui, au premier souper, se tourna à l'ambassadeur d'Espagne, et lui dit qu'il croyait encore que tout ceci était un songe. Il ne vit qu'une fois Mme la duchesse de Bourgogne et Mgrs ses frères, en cérémonie, chez lui et chez eux. La visite se passa comme la première du roi d'Angleterre, et de même avec Monsieur et Madame qu'il alla voir à Paris. Quand il sortait ou rentrait, la garde battait aux champs; en un mot toute égalité avec le roi. Lorsque, allant ou venant de la messe, ils passaient ensemble le grand appartement, le roi prenait la droite, et à la dernière pièce la quittait au roi d'Espagne, parce qu'alors il n'était plus dans son appartement. Les soirs il les passait chez Mme de Maintenon, dans des pièces séparées de celles où elle était avec le roi, et là il jouait à toutes sortes de jeux, et le plus ordinairement à courre comme des enfants avec Mgrs ses frères, Mme la duchesse de Bourgogne qui s'occupait fort de l'amuser et ce petit nombre de dames à qui cet accès était permis.

Le nonce et l'ambassadeur de Venise, un moment après la déclaration, fendirent la presse et allèrent témoigner leur joie au roi et au nouveau roi, ce qui fut extrêmement remarqué. Les autres ministres étrangers se tinrent sur la réserve, assez embarrassés; mais l'état de Zinzendorf, qui demeura quelque temps dans le salon au sortir de son audience, fut une chose tout à fait singulière et curieuse. Je pense qu'il eût acheté cher un mot d'avis à temps d'être demeuré à Paris. Bientôt après l'ambassadeur de Savoie, et tous les ministres des princes d'Italie, vinrent saluer et féliciter le roi d'Espagne.

Le mercredi 17 novembre, Harcourt fut déclaré duc héréditaire et ambassadeur en Espagne, avec ordre d'attendre le roi d'Espagne à Bayonne et de l'accompagner à Madrid. Tallard était encore à Versailles sur son départ pour retourner à Londres, où le roi d'Angleterre était arrivé de Hollande. C'était l'homme du monde le plus rongé d'ambition et de politique. Il fut si outré de voir son traité de partage renversé, et Harcourt duc héréditaire, qu'il en pensa perdre l'esprit. On le voyait des fenêtres du château se promener tout seul dans le jardin, sur les parterres, ses bras en croix sur sa poitrine, son chapeau sur ses yeux, parlant tout seul et gesticulant parfois comme un possédé. Il avait voulu, comme nous l'avons vu, se donner l'honneur du traité de partage, comme Harcourt laissait croire tant qu'il pouvait que le testament était son ouvrage, dont il n'avait jamais su un mot que par l'ouverture de la dépêche du roi à Bayonne, comme je l'ai raconté, ni Tallard n'avait eu d'autre part au traité de partage que la signature. Dans cet état de rage, ce dernier, arrivant pour dîner chez Torcy, trouva qu'on était à table, et perçant dans une autre pièce sans dire mot, y jeta son chapeau et sa perruque sur des sièges, et se mit à déclamer tout haut et tout seul sur l'utilité du traité de partage, les dangers de l'acceptation du testament, le bonheur d'Harcourt qui sans y avoir rien fait lui enlevait sa récompense. Tout cela fut accompagné de tant de dépit, de jalousie, mais surtout de grimaces et de postures si étranges, qu'à la fin il fut ramené à lui-même par un éclat de rire dont le grand bruit le fit soudainement retourner en tressaillant, et il vit alors sept ou huit personnes à table, environnées de valets, qui mangeaient dans la même pièce, et qui s'étant prolongé le plus qu'ils avaient pu le plaisir de l'entendre, et celui de le voir par la glace vers laquelle il était tourné debout à la cheminée, n'avaient pu y tenir plus longtemps, avaient tous à la fois laissé échapper ce grand éclat de rire. On peut juger de ce que devint Tallard à ce réveil, et tous les contes qui en coururent par Versailles.

Le vendredi 19 novembre, le roi d'Espagne prit le grand deuil. Villequier dans les appartements, et ailleurs un lieutenant des gardes, portèrent la queue de son manteau. Deux jours après, le roi le prit en violet à l'ordinaire et drapa ainsi que ceux qui drapent avec lui. Le lundi 22 on eut des lettres de l'électeur de Bavière, de Bruxelles, pour reconnaître le roi d'Espagne. Il le fit proclamer parmi les Te Deum, les illuminations et les réjouissances, et nomma le marquis de Bedmar, mestre de camp général des Pays-Bas, pour venir ici de sa part. Le même jour, le parlement en corps et en robes rouges, mais sans fourrures ni mortiers, vint saluer le roi d'Espagne. Le premier président le harangua, ensuite la chambre des comptes et les autres cours, conduites par le grand maître des cérémonies. Le roi d'Espagne ne se leva point de son fauteuil pour pas un de ces corps, mais il demeura toujours découvert. Chez le prince de Galles à Saint-Germain, et chez Monsieur à Paris, il ne s'assit point et fut reçu et conduit à sa portière comme il avait été à Meudon. Le mercredi 24, le roi alla à Marly jusqu'au samedi suivant; le roi d'Espagne fut du voyage. Tout s'y passa comme à Versailles, excepté qu'il fut davantage parmi tout le monde dans le salon. Il mangea toujours à la table du roi, dans un fauteuil à sa droite.

L'ambassadeur de Hollande, contre tout usage des ministres étrangers, alla par les derrières chez Torcy se plaindre amèrement de l'acceptation du testament, de la part de ses maîtres. L'ambassadeur d'Espagne y amena le marquis de Bedmar, que le roi vit longtemps seul dans son cabinet. Le prince de Chimay, et quelques autres Espagnols et Flamands qui les accompagnaient, saluèrent aussi les deux rois; le nôtre, les promena dans les jardins, et leur en fit les honneurs en présence du roi d'Espagne. Ils furent surpris de ce que le roi fit à l'ordinaire couvrir tout le monde et eux-mêmes; il s'en aperçut, et leur dit que jamais on ne se couvrait devant lui, mais qu'aux promenades il ne voulait pas que personne s'enrhumât.

Le dimanche 28, l'ambassadeur d'Espagne apporta au roi des lettres de M. de Vaudemont, gouverneur du Milanais, qui y avait fait proclamer le roi d'Espagne, avec les mêmes démonstrations de joie qu'à Bruxelles, et qui donnait les mêmes assurances de fidélité. Bedmar retourna en Flandre, après avoir encore entretenu le roi, auquel il plut fort. Les courriers d'Espagne pleuvaient, avec des remerciements et des joies non pareilles dans les lettres de la junte. Le 1er décembre, le chancelier, à la tête du conseil en corps, alla prendre congé du roi d'Espagne, mais sans harangue, l'usage du conseil étant de ne haranguer pas même le roi. Le lundi 2, le, roi d'Espagne fit grand d'Espagne de la première classe le marquis de Castel dos Rios, ambassadeur d'Espagne, et prit sans cérémonie la Toison d'or, conservant l'ordre du Saint-Esprit, qui par ses statuts est compatible avec cet ordre et celui de la Jarretière seulement. Il la porta avec un ruban noir cordonné, en attendant d'en recevoir le collier en Espagne par le plus ancien chevalier. La manière de porter la Toison a fort varié, et est maintenant fixée au ruban rouge ondé au cou. D'abord ce fut pour tous les jours un petit collier léger sur le modèle de celui des jours de cérémonie ; il dégénéra en chaîne ordinaire, puis se mit à la boutonnière par commodité. Un ruban succéda à la chaîne, soit au cou, soit à la boutonnière, et comme il n'était pas de l'institution, la couleur en fut indifférente; enfin la noire prévalut par l'exemple et le nombre des chevaliers graves et âgés, jusqu'à ce que l'électeur de Bavière, étant devenu gouverneur des Pays-Bas, préféra le rouge comme d'un plus ancien usage et plus parant. À son exemple, tous les chevaliers de la Toison des Pays-Bas et d'Allemagne prirent le ruban rouge ondé, et le roi d'Espagne le prit de même bientôt après l'avoir porté en noir, et personne depuis ne l'a plus porté autrement, ni à la boutonnière, que pour la chasse.

La maison royale, les princes et princesses du sang, toute la cour, le nonce, les ambassadeurs de Venise et de Savoie, les ministres des princes d'Italie prirent congé du roi d'Espagne qui ne fit aucune visite d'adieu. Le roi donna aux princes ses petits-fils vingt et une bourses de mille louis chacune, pour leur poche et leurs menus plaisirs pendant le voyage, et beaucoup d'argent d'ailleurs pour les libéralités.

Enfin le samedi 4 décembre, le roi d'Espagne alla chez le roi avant aucune entrée, et y resta longtemps seul, puis descendit chez Monseigneur avec qui il fut aussi seul longtemps. Tous entendirent la messe ensemble à la tribune; la foule des courtisans était incroyable. Au sortir de la messe ils montèrent tout de suite en carrosse: Mme la duchesse de Bourgogne entre les deux rois au fond, Monseigneur au-devant entre Mgrs ses autres deux fils, Monsieur à une portière et Madame à l'autre, environnés en pompe de beaucoup plus de gardes que d'ordinaire, des gens d'armes et des chevau-légers; tout le chemin jusqu'à Sceaux jonché de carrosses et de peuple, et Sceaux, où ils arrivèrent un peu après midi plein de dames et de courtisans, gardé par les deux compagnies des mousquetaires. Dès qu'ils eurent mis pied à terre, le roi traversa tout l'appartement bas, entra seul dans la dernière pièce avec le roi d'Espagne, et fit demeurer tout le monde dans le salon. Un quart d'heure après il appela Monseigneur qui était resté aussi dans le salon, et quelque temps après l'ambassadeur d'Espagne qui prit la congé du roi son maître. Un moment après il fit entrer ensemble Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc de Berry, Monsieur et Madame, et après un court intervalle les princes et les princesses du sang. La porte était ouverte à deux battants, et du salon on les voyait tous pleurer avec amertume. Le roi dit au roi d'Espagne, en lui présentant ces princes: « Voici les princes de mon sang et du vôtre; les deux nations présentement ne doivent plus se regarder que comme une même nation, ils doivent avoir les mêmes intérêts; ainsi je souhaite que ces princes soient attachés à vous comme à moi; vous ne sauriez avoir d'amis plus fidèles ni plus assurés. » Tout cela dura bien une heure et demie. À la fin il fallut se séparer. Le roi conduisit le roi d'Espagne jusqu'au bout de l'appartement, et l'embrassa à plusieurs reprises et le tenant longtemps dans ses bras, Monseigneur de même. Le spectacle fut extrêmement touchant.

Le roi rentra quelque temps pour se remettre, Monseigneur monta seul en calèche et s'en alla à Meudon, et le roi d'Espagne avec Mgrs ses frères et M. de Noailles dans son carrosse pour aller coucher à Chartres. Le roi se promena ensuite en calèche avec Mme la duchesse de Bourgogne, Monsieur et Madame, puis retournèrent tous à Versailles. Desgranges, maître des cérémonies, et Noblet un des premiers commis de Torcy, pour servir de secrétaire, suivirent au voyage. Louville, de qui j'ai souvent parlé, Montriel et Valouse pour écuyers, Hersent, premier valet de garde-robe, et Laroche pour premier valet de chambre, suivirent pour demeurer en Espagne, avec quelques menus domestiques de chambre et de garde-robe, et quelques gens pour la bouche et de médecine.

M. de Beauvilliers, qui se crevait de quinquina pour arrêter une fièvre opiniâtre accompagnée d'un fâcheux dévoiement, mena Mme sa femme à qui Mmes de Cheverny et de Rasilly tinrent compagnie. Le roi voulut absolument qu'il se mît, en chemin et qu'il tâchât de faire le voyage. Il l'entretint longtemps le lundi matin avant que personne fût entré ni lui sorti du lit, d'où M. de Beauvilliers monta tout de suite en carrosse pour aller coucher à Étampes et joindre le roi d'Espagne le lendemain à Orléans. Laissons-les aller, et admirons la Providence qui se joue des pensées des hommes et dispose des États. Qu'auraient dit Ferdinand et Isabelle, Charles-Quint et Philippe II qui ont voulu envahir la France à tant de différentes reprises, qui ont été si accusés d'aspirer à la monarchie universelle, et Philippe IV même, avec toutes ses précautions au mariage du roi et à la paix des Pyrénées, de voir un fils de France devenir roi d'Espagne par le testament du dernier de leur sang en Espagne et par le voeu universel de tous les Espagnols, sans dessein, sans intrigue, sans une amorce tirée de notre part, et à l'insu du roi, à son extrême surprise et de tous ses ministres, et qui n'eut que l'embarras de se déterminer et la peine d'accepter? Que de grandes et sages réflexions à faire, mais qui ne seraient pas en place dans ces Mémoires! Reprenons ce qui s'est passé dont je n'ai pas voulu interrompre une suite si curieuse et si intéressante.

Cependant on avait appris que la nouvelle de l'acceptation du testament avait causé à Madrid la plus extrême joie, aux acclamations de laquelle le nouveau roi Philippe V avait été proclamé à Madrid, où les seigneurs, le bourgeois et le peuple donnaient tous les jours quelque marque nouvelle de leur haine pour les Allemands et pour la reine que presque tout son service avait abandonnée, et à qui on refusait les choses les plus ordinaires de son entretien. On apprit par un autre courrier de Naples dépêché par le duc de Medina-Celi, vice-roi, que le roi d'Espagne y avait été reconnu et proclamé avec la même joie; il le fut de même en Sicile et en Sardaigne.

Quelque temps auparavant, il était arrivé une aventure assez désagréable à Rome pour ce beau M. Vaïni, à qui la bassesse de donner l'altesse au cardinal de Bouillon avait valu l'ordre sans que le roi s'en fût douté. Sa naissance était très commune, son mérite ne la relevait pas, et ses affaires délabrées étaient en prise à des créanciers de mauvaise humeur qui lui lâchèrent des sbires aux trousses pour l'arrêter, n'osant pas trop faire exécuter ses meubles, parce que les armes du roi étaient sur la porte de son palais, car tout est palais en Italie et il ne s'y parle point de maison. Vaïni attaqué se battit en retraite, et fut poursuivi jusque chez lui, où M. de Monaco, averti de cette bagarre, accourut lui-même, et dit au commandant des sbires de se retirer d'un palais qui n'était plus celui de Vaïni, mais le sien à lui, ambassadeur, puisqu'il y était présent. Le commandant voulut se retirer, mais quelques sbires n'obéissant pas, des gentilshommes de la suite de M. de Monaco les chassèrent à coups d'épée, lui leur recommandant de n'en point blesser. Des sbires qui étaient dans la rue, voyant qu'on chassait ainsi leurs camarades, firent une décharge qui blessa quelques domestiques de M. de Monaco, et qui blessa à mort le gentilhomme sur lequel il s'appuyait, qui tomba, et l'ambassadeur sur lui. Cela fit grand bruit dans Rome et peu d'honneur à M. de Monaco, qui se commit là fort mal à propos en personne avec des canailles, et pour ce Vaïni qu'il fallait protéger autrement, et qui n'était bon qu'à attirer de mauvaises affaires. Il fut là fort tiraillé même par son cordon bleu. M. de Monaco, mécontent de la lenteur du sacré collège sur cette affaire, sortit de Rome avec éclat, sur quoi les trois chefs d'ordre qui se trouvèrent de jour et qui étaient Acciaïuoli, Colloredo, et San-Cesareo écrivirent au roi pour lui demander pardon au nom du sacré collège, et quelle justice et satisfaction il lui plaisait prescrire. Le roi, content de la soumission, les en laissa les maîtres, et manda au cardinal d'Estrées qu'il voulait qu'on fît grâce, si on en condamnait quelqu'un à mort.

San-Cesareo était aussi camerlingue, et de la maison Spinola, et fut fort sur les rangs pour être pape avec un autre cardinal, Spinola Marescotti, et Albano qui eut enfin toutes les voix, et qui eut vraiment peine et sans feintise à se résoudre d'accepter le pontificat. Il était de Pezzaro dans le duché d'Urbin, fils d'un avocat consistorial qu'Urbain VIII avait fait sénateur. Notre pape avait pris la route des petits gouvernements d'où Innocent XI le tira pour le faire secrétaire des brefs, et son successeur Alexandre VIII le fit cardinal en 1690, qu'il n'avait que quarante ans. C'était un homme de bien, mais qui n'ayant jamais été au dehors, ni dans les congrégations importantes pendant sa prélature, apporta peu d'expérience et de capacité à son pontificat. Les Français eurent beaucoup de part à son exaltation, et le cardinal de Bouillon entre autres qui eut la meilleure conduite du monde dans le conclave avec nos cardinaux, et la plus française avec tous. Il essuya tous les dégoûts que les nôtres lui donnèrent sans se fâcher ni se détourner d'un pas de les seconder de toutes ses forces; et il fut d'autant plus aise de l'exaltation d'Albano qu'il était son ami, qu'il l'avait toujours porté, qu'il eut grande part au succès, et que ce pape, qui s'était fait prêtre fort peu de jours avant d'entrer au conclave, n'était point évêque, et devait être sacré par ses mains comme doyen du sacré collège, comme il le sacra en effet. Il espéra donc recueillir le fruit de sa bonne conduite et de la puissante recommandation du pape qui la lui accorda en effet. Mais la mesure était comble et la colère du roi ne se put apaiser. Nos cardinaux eurent ordre de revenir, excepté Janson, chargé des affaires du roi à Rome, et Estrées, qui alla à Venise où nous le retrouverons. Je ne sais par quelle fantaisie ce pape prit le nom de Clément XI, dont il fit faire des excuses au cardinal Ottoboni, de l'oncle duquel il était créature; il fut élu [le 24 novembre 1700].

Le roi fit payer quatre cent mille livres au cardinal Radziewski, qu'il prétendait avoir avancées pour l'élection manquée de M. le prince de Conti, donna une grosse confiscation de vaisseaux de Dantzig qu'il avait fait arrêter à l'abbé de Polignac, pour ses équipages, que ceux de cette ville lui avaient pris, et reçut après leurs soumissions et leurs pardons. Il donna aussi douze mille livres de pension à Mme de Lislebonne, soeur de M. de Vaudemont, cinq mille livres à la femme de, Mansart, et quatre mille livres à Mlle de Croissy, soeur de Torcy, et le 23 novembre, il fit Chamillart ministre, et lui ordonna de venir le lendemain au conseil d'État. Il fut d'autant plus touché de cette importante grâce qu'il n'y songeait pas encore. Le roi, qui l'aimait et qui s'en accommodait de plus en plus, fut bien aise de lui hâter cette joie, et d'augmenter sa considération et son crédit parmi les financiers dans un temps où il prévoyait qu'il pourrait avoir besoin d'argent. Barbezieux, ami de Chamillart, mais son ancien, et supérieur à lui en tant de manières, ne lui en sut point mauvais gré, mais il prit cette préférence avec la dernière amertume, et Pontchartrain se fit moquer de soi d'en paraître fâché, et d'y avoir prétendu, et blâmer jusque par son père.

Cependant l'empereur se préparait à la guerre, et à avoir une armée en Italie sous le prince Eugène, et une autre sur le Rhin que le prince Louis de Bade devait commander. Mais il venait de se joindre de plus en plus aux opposants au neuvième électorat. L'empereur lui en avait écrit avec force et hauteur, il y avait répondu de même et mis le marché à la main sur sa charge de feld-maréchal général de ses armées et de celles de l'empire. S'étant assuré de la maison de Brunswick par ce neuvième électorat, il s'acquit encore celle de Brandebourg, en adhérant à la fantaisie de cet électeur.

Il possédait la Prusse à un étrange titre. Les chevaliers de l'ordre Teutonique, chassés de Syrie par les Sarrasins, ne savaient où se retirer, et ils étaient trente mille, tous Allemands. Rome, l'empire, la Pologne, convinrent de leur donner la Prusse à conquérir sur les peuples barbares et idolâtres qui en étaient les habitants et les maîtres, et qui avaient un roi et une forme d'État. La conquête fut difficile, longue, sanglante; à la fin elle réussit, et l'ordre Teutonique devint très puissant. Le grand maître y était absolu et traité en roi avec une, cour et de grands revenus; il y avait un maître de l'ordre sous le grand maître, qui avait son état à part et grand nombre de commanderies. La religion y fleurit et l'ordre avec elle jusqu'à entreprendre des conquêtes, et d'envahir la Samogitie et la Lituanie, ce qui causa de longues et de cruelles guerres entre eux et les Polonais. Luther ayant répandu sa commode doctrine en Allemagne, ces chevaliers s'y engagèrent, et usurpèrent héréditairement leurs commanderies. Albert de Brandebourg était lors grand maître; il ruina tous les droits et les privilèges de l'ordre qui l'avait élu, s'en appropria les richesses communes, se moqua du pape et de l'empereur, et, sous prétexte de terminer la guerre de Pologne, partagea la Prusse avec elle, dont la part fut appelée Prusse royale, et la sienne ducale, et lui duc de Prusse. À son exemple, Gothard Kettler qui était en même temps maître de l'ordre, s'appropria la Courlande en duché héréditaire, sous la mouvance de la Pologne, et sa postérité l'a conservée jusqu'à nos jours, que le dernier mâle étant mort, la czarine en a su récompenser les services amoureux de Byron, gentilhomme tout simple du pays. Frédéric était petit-fils, fils et frère des trois premiers électeurs de Brandebourg de la maison d'aujourd'hui. Il eut trois fils entre autres de la fille de Casimir, roi de Pologne : Casimir, qui fit la branche de Culmbach; qui servit fort utilement Charles V et Ferdinand son frère; il laissa un fils unique, mort sans postérité; Georges, qui fit la branche d'Anspach l'ancienne, qui s'éteignit aussi dans son fils; et Albert qui, de grand maître de l'ordre Teutonique, secoua le joug de Rome, de ses voeux, de l'empire, et se fit duc héréditaire de Prusse, dont il prit l'investiture du roi de Pologne.

Ainsi, la Prusse, qui était province de Pologne, fut séparée en deux, comme je viens de dire, en 1525. Ce fut cet Albert, qui érigea l'université de Kœnigsberg, capitale de la Prusse ducale; il mourut en mars 1568, il ne laissa qu'un fils Albert-Frédéric, duc de Prusse, mort imbécile en 1618, en qui finirent les trois branches susdites. Il avait épousé en 1573 Marie-Éléonore, fille aînée de Guillaume, duc de Clèves, Juliers, Berg, etc., soeur de J. Guillaume; mort sans enfants, 15 mars 1609, d'Anne, mariée au palatin de Neubourg, de Madeleine, femme d'autre palatin, duc des Deux-Ponts, de Sibylle, marquise de Bade, puis de Burgau de la maison d'Autriche, mais morte sans enfants de ses deux maris. J. Sigismond, électeur de Brandebourg, eut donc de sa femme Anne, fille aînée d'Albert-Frédéric de Brandebourg; duc de Prusse, et de Marie-Éléonore, fille aînée de Guillaume, duc de Clèves et de Juliers, et soeur de J. Guillaume, dernier duc de Clèves et Juliers, etc., eut, dis-je, la Prusse et la prétention sur la succession de Clèves, Berg, Juliers, etc., qu'il partagea enfin provisionnellement avec le palatin de Neubourg. Frédéric-Guillaume, électeur de Brandebourg, petit-fils de ce mariage, eut quelque pensée de faire ériger sa Prusse ducale en royaume, par l'empereur, sans pousser plus loin cette idée. Frédéric III son fils et son successeur la suivit davantage, et servit bien l'empereur Léopold en Hongrie et sur le Rhin, où il ouvrit la guerre de 1688, par les sièges de Kaiserswerth et de Bonn qu'il prit en personne. S'étant toujours depuis rendu nécessaire à l'empereur, il s'assura de lui sur son dessein, et dans cette conjoncture favorable où l'empereur cherchait partout des troupes, de l'argent et des alliés pour disputer la succession d'Espagne, l'électeur donna un repas aux principaux de sa cour dans lequel il leur porta la santé de Frédéric III, roi de Prusse et électeur de Brandebourg, et se déclara roi de cette manière. Il fut aussitôt traité de Majesté par les conviés et par tout ce qui n'osa ou ne voulut pas se brouiller avec, lui, et s'alla bientôt après installer lui-même en cette nouvelle dignité à Kœnigsberg par un nouvel hommage de toute la Prusse ducale. C'est le père de celui qui vient de mourir et le grand-père de celui d'aujourd'hui.

La conduite de l'empereur, le murmure des Hollandais, le silence profond de l'Angleterre, firent songer ici à se mettre en état de soutenir le testament partout. Tessé fut envoyé à Milan concerter avec le prince de Vaudemont les choses militaires, et choisi pour commander les troupes que le roi enverrait au Milanais aux ordres de Vaudemont. Celui-ci envoya bientôt après Colmenero, son confident et général d'artillerie, au Milanais, rendre compte au roi de toutes choses et presser l'envoi des troupes. On se mit aussi au meilleur ordre qu'on put par mer, et on fit partir un gros corps de troupes sous des officiers généraux pour passer au Milanais, partie par mer, partie par terre, M. de Savoie ayant accordé lé passage de bonne grâce.

Le duc d'Ossone, jeune grand d'Espagne, vint saluer le roi, et ne baisa point Mme la duchesse de Bourgogne, les grands d'Espagne n'ayant jamais eu de rang en France. Sa figure ne donna pas idée à notre cour de celle d'Espagne, il fut fort festoyé. Il trouva le roi d'Espagne à Amboise, et comme il était gentilhomme de la chambre, il le voulut servir à son dîner; mais M. de Beauvilliers lui fit entendre que ce prince serait fort aise qu'il fit sa charge auprès de lui, dès qu'il aurait passé la Bidassoa, mais que tant qu'il serait en France, il voulait être servi à l'ordinaire par des Français. M. de Beauvilliers, comme premier gentilhomme de la chambre du roi et le sien particulier pour avoir été son gouverneur, le servit toujours tant que sa santé le lui permit dans le voyage. Il entendait une messe tous les jours séparément des deux autres princes ses frères, recevait seul, et sans qu'ils se trouvassent présents, les harangues et les honneurs qui lui étaient faits, et mangea toujours seul, et lorsqu'ils se trouvaient ensemble en public, c'était toujours debout, en sorte qu'ils ne se voyaient familièrement qu'en carrosse ou à porte fermée, et que tout cérémonial était évité entre eux. Je ne sais pourquoi cela fut imaginé; en Espagne, les infants ont un fauteuil, même en cérémonie, devant le roi et la reine, qui est toujours à la vérité d'une, étoffe moins riche; il est vrai qu'en public ils ne mangent point avec eux, mais en particulier. Plusieurs grands d'Espagne écrivirent au roi pour le remercier de l'acceptation du testament. Le roi leur répondit à tous, et leur donna à tous le cousin qu'ils ont aussi des rois d'Espagne.

Le roi, qui traita toujours le marquis de Castel dos Rios avec grande distinction et beaucoup de familiarité depuis l'acceptation du testament, lui envoya beaucoup d'argent à différentes reprises, dont il manquait fort sans en jamais parler; il l'accepta comme du grand-père de son maître, avec grâce. C'était un très bon, honnête et galant homme, à qui la tête ne tourna ni ne manqua dans cette conjoncture si extraordinaire et si brillante, poli et considéré, et qui se fit aimer et estimer de tout le monde. Le roi lui procura, au sortir d'ici, la vice-royauté du Pérou pour l'enrichir, où il mourut au bout de quelques années dans un âge médiocrement avancé. Il reçut tous ses diplômes de grand d'Espagne de première classe gratis, par un courrier, aussitôt après l'arrivée du roi d'Espagne à Madrid.

Le duc d'Harcourt était retourné à Madrid par ordre du roi, où il fut reçu avec la plus grande joie. La junte, qui désira qu'il y assistât quelquefois, lui donna le choix de sa place, qu'il prit à la gauche de la reine, le cardinal Portocarrero étant à droite, et après lui ceux qui la composent, la place de la reine demeurant vide en son absence, et elle ne s'y trouvait presque jamais. Cette junte supplia le roi de donner ses ordres dans tous les États du roi son petit-fils, et lui manda qu'elle avait envoyé ordre à l'électeur de Bavière, au duc de Medina-Celi, au prince de Vaudemont, en un mot à tous les vice-rois et gouverneurs généraux et particuliers, ambassadeurs et ministres d'Espagne, de lui obéir en tout sans attendre d'autres ordres sur tout ce qu'il lui plairait de commander, de même à tous les officiers de finance et autres de la monarchie.

Le Nord était cependant fort troublé, au grand déplaisir de l'empereur qui avait moyenné la paix entre la Suède et le Danemark, à qui le jeune roi de Suède avait fait grand mal et encore plus de peur par ses conquêtes en personne. Le roi y entra aussi plus pour l'honneur que pour l'effet. De là ce jeune prince attaqua les Moscovites, qu'il battit avec une poignée de troupes contre près de cent mille hommes; il força leurs retranchements à Narva, leur fit lever des sièges, les chassa de la Livonie et des provinces voisines, et s'irrita fort contre le roi de Pologne, qui s'était allié avec eux pour soutenir sa guerre d'Elbing, dans laquelle la Pologne avait refusé d'entrer, et où Oginski, à la tête d'un grand parti contre les Sapieha, ou plutôt contre le roi de Pologne, remportait de grands avantages, ce qui empêchait l'empereur d'espérer du Nord les secours dont il s'était flatté pour augmenter ses troupes. Il cherchait en même temps de tous côtés à en acheter, il en farcissait le Tyrol, et se donna beaucoup de mouvements à Rome pour empêcher le pape de donner l'investiture de Naples et de Sicile au nouveau roi d'Espagne. Il y réussit, mais d'autre côté le pape admit les nominations des bénéfices de ce royaume faites par ce prince comme en étant roi, et fit dire dans l'un et dans l'autre, qu'encore qu'il eût des raisons de retarder l'investiture, il le reconnaissait pour seul roi de Naples et de Sicile, et voulait qu'il y fût reconnu pour tel sans difficulté. J'avance de quelques mois ce procédé du pape pour n'avoir pas à y revenir.

CHAPITRE IV. §

Année 1701. — Mesures en Italie: Tessé. — Mort et caractère de Barbezieux. — Chamillart secrétaire d'État; son caractère. — Torcy chancelier et Saint-Pouange grand trésorier de l'ordre. — Mort de Rose, secrétaire du cabinet. — La plume. — Caillières a la plume. — Rose et M. le prince. — Rose et M. de Duras. — Rose et les Portail. — Mort de Stoppa, colonel des gardes suisses. — Mort du prince de Monaco, ambassadeur à Rome. — Mort de Bontems. — Bloin. — M. de Vendôme. — Bals particuliers à la cour.

Il était donc question de se préparer à une guerre vive en Italie, où Tessé avait été envoyé comme un homme agréable à M. de Savoie et à ses ministres, qui avait négocié à Turin la dernière paix et le mariage de Mme la duchesse de Bourgogne. C'était un homme doux, liant, insinuant, avec plus de manège que d'esprit ni de capacité, mais heureux en tout au dernier point, avec une figure fort noble, et un langage de cour qu'il savait tourner et retourner. On avait un besoin continuel de M. de Savoie pour le passage et les vivres, on s'en voulait assurer pour allié; Mantoue aussi par sa situation était un objet principal, et Tessé connaissait fort M. de Mantoue. Il était donc parti chargé de beaucoup d'instructions, et si Torcy y avait beaucoup travaillé pour le politique, Barbezieux avait eu une grande besogne à dresser pour tous les détails des troupes, des vivres et des différentes parties et plans de la guerre. Au fort de ce travail, il eut la douleur de voir, comme je l'ai dit, Chamillart ministre dans le temps où on s'y attendait le moins. Ce fut pour lui un coup de foudre. Depuis plus de soixante ans ses pères avaient eu, dans sa même place, une très principale part au gouvernement de l'État, et lui-même, depuis près de dix ans qu'il la remplissait, ne s'y était guère moins acquis de crédit et d'autorité qu'eux. Chamillart, tout nouveau et depuis deux ans en place, en était encore à rechercher de lui faire sa cour, après avoir été souvent dans l'antichambre de son père et dans la sienne. Cette préférence lui fut insupportable en elle-même, et encore par le coup de caveçon qu'elle lui donnait, et qui lui fit bien sentir qu'il n'était pas saison de s'en plaindre. Chamillart, qui n'avait pas imaginé d'être appelé sitôt au conseil d'État, lit en homme modeste et en bon ami tout ce qu'il put pour le consoler.

Barbezieux ne fut point piqué contre lui; mais outré de la chose il ne put se laisser adoucir le courage haut, fier, et présomptueux à l'excès. Sitôt qu'il eut expédié Tessé, il se livra avec ses amis à la débauche plus que de coutume pour dissiper son chagrin. Il avait bâti entre Versailles et Vaucresson, au bout du parc de Saint-Cloud, une maison en plein champ, qu'on appela l'Étang, qui dans la plus triste situation du monde, mais à portée de tout, lui avait coûté des millions. Il y allait souvent, et c'était là qu'il tâchait de noyer ses déplaisirs avec ses amis dans la bonne chère et les autres plaisirs secrets; mais le chagrin surnageait, qui, joint à des plaisirs au-dessus de ses forces dans lesquelles il se fiait trop, lui donna le coup mortel. Il revint au bout de quatre jours de l'Étang à Versailles avec un grand mal de gorge et une fièvre ardente qui, dans un tempérament d'athlète comme était le sien et à son âge, demandait force saignées que la vie qu'il venait de mener rendait fort dangereuses. La maladie le parut dès le premier moment; elle [ne] dura que cinq jours. À peine eut-il le temps de faire son testament et de se confesser quand l'archevêque de Reims l'avertit du danger pressant, contre lequel il disputait contre Fagon même. Il mourut tout en vie avec fermeté, au milieu de sa famille, et sa porte ayant été continuellement assiégée de toute la cour. Elle venait de partir pour Marly; c'était la veille des Rois. Il finit avant trente-trois ans, dans la même chambre où son père était mort.

C'était un homme d'une figure frappante, extrêmement agréable, fort mâle, avec un visage gracieux et aimable, et une physionomie forte; beaucoup d'esprit, de pénétration, d'activité, de la justesse et une facilité incroyable au travail, sur laquelle il se reposait pour prendre ses plaisirs, et en faisait plus et mieux en deux heures qu'un autre en un jour. Toute sa personne, son langage, ses manières et son énonciation aisée, juste, choisie, mais naturelle, avec de la force et de l'éloquence, tout en était gracieux. Personne n'avait autant l'air du monde, les manières d'un grand seigneur, tel qu'il eût bien voulu être, les façons les plus polies et, quand il lui plaisait, les plus respectueuses, la galanterie la plus naturelle et la plus fine, et des grâces répandues partout. Aussi quand il voulait plaire, il charmait; et quand il obligeait, c'était au triple de qui que ce fût par les manières. Nul homme ne rapportait mieux une affaire, ni ne possédait plus pleinement tous les détails, ni ne les mandait plus aisément que lui. Il sentait avec délicatesse toutes les différences des personnes, et avec capacité toutes celles des affaires, de leurs gradations, de leur plus ou moins d'importance, et il épuisait les affaires d'une manière surprenante; mais orgueilleux à l'excès, entreprenant, hardi, insolent, vindicatif au dernier point, facile à se blesser des moindres choses, et très difficile à en revenir. Son humeur était terrible et fréquente; il la connaissait, il s'en plaignait, il ne la pouvait vaincre; naturellement brusque et dur, il devenait alors brutal et capable de toutes les insultes et de tous les emportements imaginables, qui lui ont ôté beaucoup d'amis. Il les choisissait mal, et dans ses humeurs il les outrageait quels qu'ils fussent, et les plus proches et les plus grands, et après il en était au désespoir; changeant avec cela, mais le meilleur et le plus utile ami du monde tandis qu'il l'était, et l'ennemi le plus dangereux, le plus terrible, le plus suivi, le plus implacable, et naturellement féroce: c'était un homme qui ne voulait trouver de résistance en rien, et dont l'audace était extrême.

Il avait accoutumé le roi à remettre son travail, quand il avait trop bu, ou qu'il avait une partie qu'il ne voulait pas manquer et lui mandait qu'il avait la fièvre. Le roi le souffrait par l'utilité et la facilité de son travail et le plaisir de croire tout faire et de former un ministre; mais il ne l'aimait point, et s'apercevait très bien de ses absences et de ses fièvres factices; mais Mme de Maintenon qui avait perdu son père trop puissant, et par des raisons personnelles, protégeait le fils qui était en respect devant elle et hors d'état d'en sortir à son égard. C'était à tout prendre de quoi faire un grand ministre, mais étrangement dangereux. C'est même une question si ce fut une perte pour l'État par l'excès de son ambition: mais ce n'en fut pas une pour la cour et le monde qui gagna beaucoup à la mort d'un homme que tous ses talents n'auraient rendu que plus terrible à mesure de sa puissance, et dont la sûreté était très médiocre dans le commerce et fort accusée dans les affaires de sa gestion, non par avarice, car c'était la libéralité, la magnificence et la prodigalité même, qui l'avaient déjà mené bien loin, mais pour servir ou pour nuire, et surtout pour aller à son but. On a vu sur le siège de Barcelone et sur M. de Noailles un échantillon de ce qu'il savait faire.

Aussitôt qu'il fut mort, Saint-Pouange le vint dire au roi à Marly qui, deux heures auparavant, partant de Versailles, s'y était si bien attendu, qu'il avait laissé La Vrillière pour mettre le scellé partout. Fagon qui l'avait condamné d'abord, et qui ne l'aimait point, non plus que son père, fut accusé de l'avoir trop saigné exprès. Du moins lui échappa-t-il des paroles de joie de ce qu'il n'en reviendrait point, une des deux dernières fois qu'il sortit de chez lui. Il désolait souvent par ses réponses qu'il faisait toujours haut à ses audiences où on lui parlait bas, et faisait attendre les principales personnes de la cour, hommes et femmes, tandis qu'il se jouait avec ses chiens dans son cabinet ou avec quelque bas complaisant, et après s'être fait longtemps attendre sortait souvent par les derrières; ses beaux-frères même étaient toujours en brassière de ses humeurs, et ses meilleurs amis ne l'abordaient qu'en tâtant le pavé. Beaucoup de gens et force belles dames perdirent beaucoup à sa mort. Aussi y en eut-il plusieurs fort éplorées dans le salon de Marly; mais quand elles se mirent à table et qu'on eut tiré le gâteau, le roi témoigna une joie qui parut vouloir être imitée. Il ne se contenta pas de crier: la reine boit! mais, comme en franc cabaret, il frappa et fit frapper chacun de sa cuiller et de sa fourchette sur son assiette, ce qui causa un charivari fort étrange, et qui à reprises dura tout le souper. Les pleureuses y firent plus de bruit que les autres, et de plus longs éclats de rire, et les plus proches et les meilleures amies en firent encore davantage: le lendemain il n'y parut plus: On fut deux jours à raisonner de la vacance; je me sus bon gré de ne m'y être pas trompé.

Chamillart était allé faire les Rois chez lui à Montfermeil, d'où il avait été mandé pour la place de contrôleur général; ce fut encore au même lieu où le roi lui manda le 7 par un valet de chambre de Mme de Maintenon de se trouver le lendemain à son lever, à l'issue duquel il le fit entrer dans son cabinet, et lui donna la charge de Barbezieux. Chamillart, en homme sage, lui voulut remettre les finances, ne trouvant pas avec raison de comparaison entre la périlleuse place de contrôleur général et celle de secrétaire d'État de la guerre; et sur ce que le roi ne voulut point qu'il les quittât, il lui représenta l'impossibilité de s'acquitter de deux emplois ensemble qui séparément avaient occupé tout entiers Colbert et Louvois; mais c'était précisément le souvenir de ces deux ministres et de leurs débats, qui faisait vouloir obstinément au roi de réunir les deux ministères, et qui le rendit sourd à tout ce que Chamillart lui put dire.

C'était un bon et très honnête homme, à mains parfaitement nettes et avec les meilleures intentions, poli, patient, obligeant, bon ami, ennemi médiocre, aimant l'État, mais le roi sur toutes choses, et extrêmement bien avec lui et avec Mme de Maintenon; d'ailleurs très borné et, comme tous les gens de peu d'esprit et de lumière, très opiniâtre, très entêté, riant jaune avec une douce compassion à qui opposait, des raisons aux siennes et entièrement incapable de les entendre; par conséquent dupe en amis, en affaires et en tout, et gouverné par ceux dont à divers égards il s'était fait une grande idée, ou qui avec un très léger poids étoient fort de ses amis. Sa capacité était nulle, et il croyait tout savoir en tout genre, et cela était d'autant plus pitoyable, que cela lui était venu avec ses places, et que c'était moins présomption que sottise, et encore moins vanité dont il n'avait aucune. Le rare est que le grand ressort de la tendre affection du roi pour lui était cette incapacité même. Il l'avouait au roi à chaque pas, et le roi se complaisait à le diriger et à l'instruire; en sorte qu'il était jaloux de ses succès comme du sien propre, et qu'il en excusait tout. Le monde aussi et la cour l'excusait de même, charmé de la facilité de son abord, de sa joie d'accorder ou de servir, de la douceur et de la douleur de ses refus et de son infatigable patience à écouter. Sa mémoire lui représentait fort nettement les gens et les choses malgré la multitude qui en passait par ses mains, en sorte que chacun était ravi de voir que son affaire lui était parfaitement présente quoique entamée et délaissée depuis longtemps. Il écrivait aussi fort bien, et ce style net, et coulant, et précis plaisait extrêmement au roi et à Mme de Maintenon qui ne cessaient de le louer, de l'encourager et de s'applaudir d'avoir mis sur de si faibles épaules deux fardeaux; dont chacun eût suffi à accabler les plus fortes.

Torcy eut la charge de chancelier de l'ordre qu'avait Barbezieux; et la sienne de grand trésorier de l'ordre, le roi en voulut récompenser Saint-Pouange qui ne pouvait plus servir de principal commis à un étranger, comme il avait fait sous ses plus proches, dont il avait toujours eu le plus intime secret et souvent par là celui du roi sur les choses de la guerre, avec lequel même il avait eu souvent occasion de travailler. En même temps il vendit sa charge de secrétaire du cabinet à Charmont, des Hennequin de Paris, qui se défit de sa charge de procureur général du grand conseil, et qui fut ensuite ambassadeur à Venise, où il ne réussit pas. Saint-Pouange, qui avait depuis longtemps la charge d'intendant de l'ordre, la vendit à La Cour des Chiens, fameux financier.

Rose, autre secrétaire du cabinet du roi et qui depuis cinquante ans avait la plume, mourut en ce temps-ci à quatre-vingt-six ou sept ans, avec toute sa tête et dans une santé parfaite jusqu'au bout. Il était aussi président à la chambre des comptes, fort riche et fort avare, mais c'était un homme de beaucoup d'esprit, et qui avait des saillies et des reparties incomparables, beaucoup de lettres, une mémoire nette et admirable, et un parfait répertoire de cour et d'affaires, gai, libre, hardi, volontiers audacieux; mais à qui ne lui marchait point sur le pied, poli, respectueux, tout à fait en sa place, et sentant extrêmement la vieille cour. Il avait été au cardinal Mazarin et fort dans sa privance et sa confiance, ce qui l'y avait mis avec la reine mère et qu'il se sut toujours conserver avec elle et avec le roi jusqu'à sa mort en sorte qu'il était compté et ménagé même par tous les ministres. Sa plume l'avait entretenu dans une sorte de commerce avec le roi, et quelquefois d'affaires qui demeuraient ignorées des ministres. Avoir la plume, c'est être faussaire public, et faire par charge ce qui coûterait la vie à tout autre. Cet exercice consiste à imiter si exactement l'écriture du roi qu'elle ne se puisse distinguer de celle que la plume contrefait, et d'écrire en cette sorte toutes les lettres que le roi doit ou veut écrire de sa main et toutefois n'en veut pas prendre la peine. Il y en a quantité aux souverains et à d'autres étrangers de haut parage; il y en a aux sujets, comme généraux d'armée ou autres gens principaux par secret d'affaires ou par marque de bonté ou de distinction. Il n'est pas possible de faire parler un grand roi avec plus de dignité que faisait Rose, ni plus convenablement à chacun, ni sur chaque matière, que les lettres qu'il écrivait ainsi, et que le roi signait toutes de sa main, et pour le caractère il était si semblable à celui du roi qu'il ne s'y trouvait pas la moindre différence. Une infinité de choses importantes avait passé par les mains de Rose, et il y en passait encore quelquefois. Il était extrêmement fidèle et secret, et le roi s'y fiait entièrement. Ainsi celui des quatre secrétaires du cabinet qui a la plume en a toutes les fonctions, et les trois autres n'en ont aucune, sinon leurs entrées.

Caillières eut la plume à la mort de Rose. Ce bonhomme était fin, rusé, adroit et dangereux; il y a de lui des histoires sans nombre, dont je rapporterai deux ou trois seulement, parce qu'elles le caractérisent lui et ceux dont il s'y agit. Il avait fort près de Chantilly une belle terre et bien bâtie qu'il aimait fort, et où il allait souvent; il rendait force respects à M. le Prince (c'est du dernier mort dont je parle), mais il était attentif à ne s'en pas laisser dominer chez lui. M. le Prince, fatigué d'un voisinage qui le resserrait, et peut-être plus que lui, ses officiers de chasse, fit proposer à Rose de l'en accommoder; celui-ci n'y voulut jamais entendre ni s'en défaire pour quoi que ce fût. À la fin M. le Prince, hors de cette espérance, se mit à lui faire des niches pour le dégoûter et le résoudre; et de niche en niche, il lui fit jeter trois ou quatre cents renards ou renardeaux, qu'il fit prendre et venir de tous côtés, par-dessus les murailles de son parc. On peut se représenter quel désordre y fit cette compagnie, et la surprise extrême de Rose et de ses gens d'une fourmilière inépuisable de renards venus là en une nuit.

Le bonhomme, qui était colère et véhément et qui connaissait bien M. le Prince, ne se méprit pas à l'auteur du présent. Il s'en alla trouver le roi dans son cabinet, et tout résolument lui demanda la permission de lui faire une question peut-être un peu sauvage. Le roi fort accoutumé à lui et à ses goguenarderies, car il était plaisant et fort salé, lui demanda ce que c'était. « Ce que c'est, sire, lui répondit Rose d'un visage enflammé, c'est que je vous prie de me dire si nous avons deux rois en France. — Qu'est-ce à dire ? dit le roi surpris, et rougissant à son tour. — Qu'est-ce à dire? répliqua Rose, c'est que si M. le Prince est roi comme vous, il faut pleurer et baisser la tête sous ce tyran. S'il n'est que premier prince du sang, je vous en demande justice, sire, car vous la devez à tous vos sujets, et vous ne devez pas souffrir qu'ils soient la proie de M. le Prince. » Et de là lui conte comme il l'a voulu obliger à lui vendre sa terre, et après l'y forcer en le persécutant, et raconte enfin l'aventure des renards. Le roi lui promit qu'il parlerait à M. le Prince de façon qu'il aurait repos désormais. En effet, il lui ordonna de faire ôter par ses gens et à ses frais jusqu'au dernier renard du parc du bonhomme, et de façon qu'il ne s'y fit aucun dommage, et qu'il réparât ceux que les renards y avaient faits; et pour l'avenir lui imposa si bien, que M. le Prince, plus bas courtisan qu'homme du monde, se mit à rechercher Rose, qui se tint longtemps sur son fier, et oncques depuis n'osa le troubler en la moindre chose. Malgré tant d'avances, qu'il fallut bien enfin recevoir, il la lui gardait toujours bonne, et lui lâchait volontiers quelque brocard. Moi et cinquante autres en filmes un jour témoins.

Les jours de conseil, les ministres s'assemblaient dans la chambre du roi sur la fin de la messe, pour entrer dans le cabinet quand on les appelait pour le conseil, lorsque le roi était rentré par la galerie droit dans ses cabinets. Il y avait toujours des courtisans à ces heures-là dans la chambre du roi, ou qui avaient affaire aux ministres, à qui ils parlaient là plus commodément quand ils avaient peu à leur dire, ou pour causer avec eux. M. le Prince y venait souvent, et il était vrai qu'il leur parlait à tous sans avoir rien à leur dire, avec le maintien d'un client qui fait bassement sa cour. Rose, à qui rien n'échappait, prit sa belle qu'il y avait beaucoup du meilleur de la cour que le hasard y avait rassemblé ce jour-là, et que M. le Prince avait cajolé les ministres avec beaucoup de souplesse et de flatterie. Tout d'un coup le bonhomme, qui le voyait faire, s'en va droit à lui, et clignant un oeil avec un doigt dessous, qui était quelquefois son geste: « Monsieur, lui dit-il tout haut, je vous vois faire ici un manège avec tous ces messieurs, et depuis plusieurs jours, et ce n'est pas pour rien; je connais ma cour et mes gens depuis longues années, on ne m'en fera pas accroire je vois bien où cela va; » et avec des tours et des inflexions de voix, qui embarrassaient tout à fait M. le Prince, qui se défendait comme il pouvait. Ce dialogue amassa les ministres, et ce qu'il y avait là de principal autour d'eux. Comme Rose se vit bien environné et le conseil sur le point d'être appelé, il prend respectueusement M. le Prince par le bout du bras avec un souris fin et malin: « Serait-ce point, monsieur, lui dit-il, que vous voudriez vous faire premier prince du sang? » et à l'instant fait la pirouette, et s'écoule. Qui demeura stupéfait? ce fut M. le Prince, et toute l'assistance à rire sans pouvoir s'en empêcher. C'était là, de ces tours hardis de Rose; celui-là fit plusieurs jours l'amusement et l'entretien de la cour. M. le Prince fut enragé; mais il ne put et n'osa que dire. Il n'y avait guère plus d'un an de cette aventure, lorsque ce bonhomme mourut.

Il n'avait jamais pardonné à M. de Duras un trait, qui en effet fut une cruauté. C'était à un voyage de la cour; la voiture de Rose avait été, je ne sais comment, déconfite. D'impatience, il avait pris un cheval. Il n'était pas bon cavalier; lui et le cheval se brouillèrent, et le cheval s'en défit dans un bourbier. Passa M. de Duras, à qui Rose cria à l'aide de dessous son cheval au milieu du bourbier. M. de Duras, dont le carrosse allait doucement dans cette fange, mit la tête à la portière, et pour tout secours se mit à rire et à crier que c'était là un cheval bien délicieux, de se rouler ainsi sur les roses; et continua son chemin et le laissa là. Vint après le duc de Coislin, qui fut plus charitable, et qui le ramassa; mais si furieux et si hors de soi de colère, que la carrossée fut quelque temps sans pouvoir apprendre à qui il en avait. Mais le pis fut à la couchée. M. de Duras, qui ne craignait personne, et qui avait le bec aussi bon que Rose, en avait fait le conte au roi et à toute la cour, qui en rit fort. Cela outra Rose à un point qu'il n'a depuis jamais approché de M. de Duras, et n'en a parlé qu'en furie, et quand quelquefois il hasardait devant le roi quelque lardon sur lui, le roi se mettait à rire, et lui parlait du bourbier.

Sur la fin de sa vie, il avait marié sa petite-fille fort riche, et qui attendait encore de plus grands biens de lui, à Portail, qui longtemps depuis est mort premier président du parlement de Paris. Le mariage ne fut point concordant; la jeune épouse, qui se sentait riche parti, méprisait son mari, et disait qu'au lieu d'entrer en quelque bonne maison elle était demeurée au portail. À la fin, le père, vieux conseiller de grand'chambre, et le fils firent leurs plaintes au bonhomme, d'abord il n'en tint pas grand compte, et comme elles recommencèrent il leur promit de parler à sa petite-fille et n'en fit rien. À la fin, lassé de ces plaintes: « Vous avez toute raison, leur répondit-il en colère, c'est une impertinente, une coquine dont on ne peut venir à bout, et si j'entends encore parler d'elle, je l'ai résolu, je la déshériterai. » Ce fut la fin des plaintes. Rose était un petit homme ni gras ni maigre, avec un assez beau visage, une physionomie fine, des yeux perçants et pétillants d'esprit, un petit manteau, une calotte de satin sur ses cheveux presque blancs, un petit rabat uni presque d'abbé, et toujours son mouchoir entre son habit et sa veste. Il disait qu'il était là plus près de son nez. Il m'avait pris en amitié, se moquait très librement des princes étrangers, de leurs rangs, de leurs prétentions, et appelait toujours les ducs avec qui il était familier Votre Altesse Ducale: c'était pour rire de ces autres prétendues Altesses. Il était extrêmement propre et gaillard et plein de sens jusqu'à la fin: c'était une sorte de personnage.

Stoppa, colonel des gardes suisses et d'un autre régiment suisse de son nom, mourut en même temps. Il avait amassé un bien immense pour un homme de son état, avec une grosse maison pourtant et toujours grande chère. Il avait toute la confiance du roi sur ce qui regardait les troupes suisses et les cantons, au point que tant qu'il vécut, M. du Maine n'y put et n'y fit aucune chose. Le roi s'était servi de lui en beaucoup de choses secrètes, et de sa femme encore plus, qui, sans paraître, avait toute la confiance de Mme de Maintenon, et était extrêmement crainte et comptée, plus encore que son mari, quoiqu'il le fût beaucoup. Il avait plus de quatre-vingts ans, avec le même sens, la même privance du roi, la même pleine autorité sur sa nation en France, et grand crédit en Suisse. Sa mort rendit M. du Maine effectivement colonel général des Suisses avec pleine autorité, qu'il sut étendre en même temps sur ce qu'il n'avait pu encore atteindre dans l'artillerie avec M. de Barbezieux.

La mort d'un plus grand seigneur fit moins de bruit et de vide. Ce fut celle de M. de Monaco, ambassadeur à Rome, qui y fut peu regretté, comme il y avait été peu considéré; [il avait] très médiocrement soutenu les affaires du roi, et [été] très peu soutenu de la cour. On en a vu les raisons. C'était un Italien glorieux, fantasque, avare, fort bon homme, mais qui n'était pas fait pour les affaires, avec cela gros comme un muid, et ne voyait pas jusqu'à la pointe de son ventre. Il avait passé sa vie en chagrins domestiques, d'abord de la belle Mme de Monaco, sa femme, si amie de la première femme de Monsieur, et si mêlée dans ses galanteries, et elle-même si galante et qui, pour se tirer d'avec son mari, se fit surintendante de la maison de Madame, la seule fille de France qui en ait jamais eu. Elle était soeur de ce galant comte de Guiche et du duc de Grammont. Sa belle-fille ne lui avait pas donné moins de peine, comme on a vu ici en son temps, et le rang qu'elle lui avait valu le jeta dans des prétentions dont pas une ne réussit, et qui l'accablèrent d'ennuis et de dégoûts qui portèrent à plomb sur les affaires de son ambassade.

Bontems, le premier des quatre premiers valets de chambre du roi, et gouverneur de Versailles et de Marly, dont il avait l'entière administration des maisons, des chasses et de quantité de sortes de dépenses, mourut aussi en ce temps-là. C'était de tous les valets intérieurs celui qui avait la plus ancienne et la plus entière confiance du roi pour toutes les choses intimes et personnelles. C'était un grand homme, fort bien fait, qui était devenu fort gros et fort pesant, qui avait près de quatre-vingts ans, et qui périt en quatre jours, le 17 janvier, d'une apoplexie. C'était l'homme le plus profondément secret, le plus fidèle et le plus attaché au roi qu'il eût su trouver, et, pour tout dire en un mot, qui avait disposé la messe nocturne dans les cabinets du roi que dit le P. de La Chaise à Versailles, l'hiver de 1683 à 1684, que Bontems servit, et où le roi épousa Mme de Maintenon en présence de l'archevêque de Paris, Harlay, Montchevreuil et Louvois.

On peut dire de Bontems et du roi en ce genre: tel maître, tel valet; car il était veuf, et avait chez lui à Versailles une Mlle de La Roche, mère de La Roche qui suivit le roi d'Espagne et fut son premier valet de chambre et eut son estampille vingt-cinq ans jusqu'à sa mort. Cette Mlle de La Roche ne paraissait nulle part, et assez peu même chez lui, dont elle ne sortait point, et le gouvernait parfaitement sans presque le paraître. Personne ne doutait que ce ne fût sa Maintenon et qu'il ne l'eût épousée. Pourquoi ne le point déclarer? c'est ce qu'on n'a jamais su. Bontems était rustre et brusque, avec cela respectueux et tout à fait à sa place, qui n'était jamais que chez lui ou chez le roi, où il entrait partout à toutes heures, et toujours par les derrières, et qui n'avait d'esprit que pour bien servir son maître, à quoi il était tout entier sans jamais sortir de sa sphère. Outre les fonctions si intimes de ces deux emplois, c'était par lui que passaient tous les ordres et messages secrets, les audiences ignorées qu'il introduisait chez le roi, les lettres cachées au roi et du roi, et tout ce qui était mystère. C'était bien de quoi gâter un homme qui était connu pour être depuis cinquante ans dans cette intimité, et qui avait la cour à ses pieds, à commencer par les enfants du roi et les ministres les plus accrédités, et à continuer par les plus grands seigneurs. Jamais il ne sortit de son état, et, sans comparaison, moins que les plus petits garçons bleus qui tous étaient sous ses ordres. Il ne fit jamais mal à qui que ce soit, et se servit toujours de son crédit pour obliger. Grand nombre de gens, même de personnages lui durent leur fortune, sur quoi il était d'une modestie à se brouiller avec eux, s'ils en avaient parlé jusqu'à lui-même. Il aimait, voulait et procurait les grâces pour le seul plaisir de bien faire, et il se peut dire de lui qu'il fut toute sa vie le père des pauvres, la ressource des affligés et des disgraciés qu'il connaissait le moins, et peut-être le meilleur des humains, avec des mains non seulement parfaitement nettes, mais un désintéressement entier et une application extrême à tout ce qui était sous sa charge. Aussi, quoique fort diminué de crédit pour les autres par son âge et sa pesanteur, sa perte causa un deuil public et à la cour et à Paris, et dans les provinces; chacun en fut affligé comme d'une perte particulière, et il est également innombrable et inouï tout ce qui fut volontairement rendu à sa mémoire, et de services solennels célébrés partout pour lui. J'y perdis un ami sûr, plein de respect et de reconnaissance pour mon père, comme je l'ai dit ailleurs. Il laissa deux fils qui ne lui ressemblèrent en rien; l'aîné ayant sa survivance de premier valet de chambre, l'autre premier valet de garde-robe.

Bloin, autre premier valet de chambre, eut l'intendance de Versailles et de Marly, au père de qui, pour cet emploi, Bontems avait succédé. Bloin eut aussi la confiance des paquets secrets et des audiences inconnues. C'était un homme de beaucoup d'esprit, qui était galant et particulier, qui choisissait sa compagnie dans le meilleur de la cour, qui régnait chez lui dans l'exquise chère, parmi un petit nombre de commensaux grands seigneurs, ou de gens qui suppléaient d'ailleurs aux titres, qui était froid, indifférent, inabordable, glorieux, suffisant et volontiers impertinent; toutefois peu méchant, mais à qui pourtant il ne fallait pas déplaire. Ce fut un vrai personnage et qui se fit valoir et courtiser par les plus grands et par les ministres, qui savait bien servir ses amis, mais rarement, et n'en servait point d'autres, et ne laissait pas d'être en tout fort dangereux et de prendre en aversion sans cause, et alors de nuire infiniment.

M. de Vendôme revint d'Anet après avoir passé encore une fois par le grand remède. Il se comptait guéri, et ne le fut jamais. Il demeura plus défiguré qu'il ne l'était auparavant cette deuxième dose, et assez pour n'oser se montrer aux dames et aller à Marly. Bientôt il s'y accoutuma et tâcha d'y accoutumer les autres. Ce ne fut pas sans dégoût, et sans chercher sa physionomie et ses principaux traits, qui ne se retrouvèrent plus; il paya d'audace, en homme qui se sent tout permis et qui se veut tout permettre. Il avait de bons appuis. C'était en janvier, et il y avait des bals à Marly; le roi s'en amusa tous les voyages jusqu'au carême; et la maréchale de Noailles en donna souvent à Mme la duchesse de Bourgogne, chez elle à Versailles, qui avait l'air d'être en particulier.

CHAPITRE V. §

Plusieurs bonnes nouvelles. — D'Avaux ambassadeur en Hollande, au lieu de Briord, fort malade. — Les troupes françaises, introduites au même instant dans les places espagnoles des Pays-Bas, y arrêtent et désarment les garnisons hollandaises, que le roi fait relâcher. — Flottille arrivée. — Chocolat des Jésuites. — Philippe V reconnu par le Danemark. — Connétable de Castille ambassadeur extraordinaire à Paris. — Philippe V à Bayonne; à Saint-Jean de Luz; séparation des princes. — Comte d'Ayen passe en Espagne. — Duc de Beauvilliers revient malade. — Lettres patentes de conservation des droits à la couronne de Philippe V. — La reine d'Espagne abandonnée et reléguée à Tolède. — Philippe V reconnu par les Provinces-Unies. — Ouragan à Paris et par la France. — Mort de l'évêque-comte de Noyon. — Abbé Bignon, conseiller d'État d'Église. — Aubigny, évêque de Noyon. — Mlle Rose, béate extraordinaire. — M. Duguet. — M. de Saint-Louis retiré à la Trappe. — Institution d'un prince, par M. Duguet. — Helvétius à Saint-Aignan. — Retour du duc de Beauvilliers. — Cardinal de Bouillon à Cluni, restitué en ses revenus. — Exil du comte de Melford. — Roi Jacques à Bourbon.

Plusieurs nouvelles agréables arrivèrent fort près à près. Le roi reçut de milan un acte qu'on n'avait pas quoique connu: c'était l'investiture de Charles V du duché de Milan et du comté de Pavie pour tous les successeurs tant mâles que femelles; la certitude du passage de ses troupes en Italie accordé par M. de Savoie en la forme qu'on désirait, et un succès en Flandre qui tenait de la merveille et très semblable à un changement de théâtre d'opéra. Briord, ambassadeur en Hollande, était tombé dangereusement malade. Les affaires y étaient en grand mouvement. Il demanda par plusieurs courriers un successeur, et d'Avaux y fut envoyé. Les États, qui de concert avec l'Angleterre ne cherchaient qu'à nous amuser en attendant que leur partie fût prête, ne se lassaient point de négocier. Ils demandaient des conférences avec d'autant plus d'empressement que Briord était hors d'état d'ouïr parler d'affaires. Le roi d'Angleterre faisait presser le roi de les accorder. Quelque désir qu'eut le roi d'entretenir la paix, il ne pouvait se dissimuler les mouvements découverts de l'empereur et la mauvaise foi de ses anciens alliés.

Les Hollandais avaient vingt-deux bataillons dans les places espagnoles des Pays-Bas, sous les gouverneurs espagnols qui y avaient aussi quelques troupes espagnoles en moindre nombre. Puységur travailla à un projet là-dessus, par ordre du roi, qu'il approuva. Il fut communiqué au maréchal de Boufflers, gouverneur de la Flandre française, et Puységur alla à Bruxelles pour le concerter avec l'électeur de Bavière, gouverneur général des Pays-Bas pour l'Espagne. Les mesures furent si secrètes et si justes, et leur exécution si profonde, si exacte et si à un point nommé, que le dimanche matin, 6 février, les troupes françaises entrèrent toutes au même instant dans toutes les places espagnoles des Pays-Bas à portes ouvrantes, s'en saisirent, prirent les troupes hollandaises entièrement au dépourvu, les surprirent, les dépostèrent, les désarmèrent, sans que dans pas une il fût tiré une seule amorce. Les gouverneurs espagnols et les chefs de nos troupes leur déclarèrent qu'ils n'avaient rien à craindre, mais que le roi d'Espagne voulait de nos troupes au lieu des leurs, et qu'ils demeureraient ainsi arrêtés jusqu'à ce qu'on eût reçu les ordres du roi. Ils furent très différents de ce qu'ils attendaient et de ce qu'on devait faire. L'ardeur de la paix fit croire au roi qu'en renvoyant ces troupes libres avec leurs armes et toutes sortes de bons traitements, un procédé si pacifique toucherait et rassurerait les Hollandais, qui avaient jeté les hauts cris à la nouvelle de l'introduction de nos troupes, et leur persuaderait d'entretenir la paix avec des, voisins, des bonnes intentions desquels ils ne pouvaient plus douter après un si grand effet. Il se trompa.

Ce fut vingt-deux, très bons bataillons tout armés et tout équipés qu'il leur renvoya, qui leur auraient fait grande faute, qui les auraient mis hors d'état de faire la guerre, et par conséquent fort déconcerté l'Angleterre, l'empereur et toute cette grande alliance qui se bâtissait et s'organisait contre les deux couronnes. Le vendredi 11 février, c'est-à-dire six jours après l'occupation des places et la détention des vingt-deux bataillons hollandais, l'ordre du roi partit, portant liberté de s'en aller chez eux avec armes et bagages, dès qu'ils seraient rappelés par les États. Ceux-ci, qui n'espéraient rien moins, reçurent cette nouvelle avec, une joie inespérée et des marques de reconnaissance qui servirent de couverture nouvelle encore plus spécieuse de leurs mauvais desseins, et frémissant cependant du danger qu'ils avaient couru n'en devinrent que plus ardents à la guerre, gouvernés par le roi d'Angleterre, ennemi personnel du roi, qui avec eux se moqua d'une simplicité si ingénue, et qui retraça à l'Europe celles de Louis XII et de François Ier qui furent si funestes à la France. Celle-ci ne la fut aussi guère moins.

Enfin, l'arrivée de la flottille couronna ce succès. Elle était riche de plus de soixante millions en or ou argent, et de douze millions de marchandises sans les fraudes et les pacotilles. J'avancerai à cette occasion le récit d'une aventure qui n'arriva que depuis que le roi d'Espagne fut à Madrid. En déchargeant les vaisseaux il se trouva huit grandes caisses de chocolat dont le dessus était: chocolat pour le très révérend père général de la compagnie de Jésus. Ces caisses pensèrent rompre les reins aux gens qui les déchargèrent et qui s'y mirent au double de ce qu'il fallait à les transporter à proportion de leur grandeur. L'extrême peine qu'ils y eurent encore avec ce renfort donna curiosité de savoir quelle en pouvait être la cause. Toutes les caisses arrivées dans les magasins de Cadix, ceux qui les régissaient en ouvrirent une entre eux et n'y trouvèrent que de grandes et grosses billes de chocolat, arrangées les unes sur les autres. Ils en prirent une dont la pesanteur les surprit, puis une deuxième et une troisième toujours également pesantes. Ils en rompirent une qui résista, mais le chocolat s'éclata, et ayant redoublé ils trouvèrent que c'étaient toutes billes d'or, revêtues d'un doigt d'épais de chocolat tout alentour; car, après cet essai, ils visitèrent au hasard le reste de la caisse et après toutes les autres. Ils en donnèrent avis à Madrid, où malgré le crédit de la société on s'en voulut donner le plaisir. On fit avertir les jésuites, mais en vain. Ces fins politiques se gardèrent bien de réclamer un chocolat si précieux; et ils aimèrent mieux le perdre que de l'avouer. Ils protestèrent donc d'injure qu'ils ne savaient ce que c'était, et ils y persévérèrent avec tant de fermeté et d'unanimité que l'or demeura au profit du roi, qui ne fut pas médiocre, et on en peut juger par le volume de huit grandes caisses de grandes et grosses billes solides d'or; et le chocolat qui les revêtait demeura à ceux qui avaient découvert la galanterie.

Le Danemark reconnut le roi d'Espagne. Ce prince fut rencontré à Bordeaux par le connétable de Castille, venant ambassadeur extraordinaire pour remercier le roi de l'acceptation du testament. Il s'appelait don Joseph-Fernandez de Velasco, duc de Frias. Il fut reçu au Bourg-la-Reine par le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, qui est un honneur qui de ce règne n'avait été fait à aucun autre qu'au marquis de La Fuente, qui après l'affaire du maréchal d'Estrades et du baron de Vatteville à Londres pour la préséance, vint ambassadeur extraordinaire pour en faire excuse et déclarer en présence de tous les autres ambassadeurs, en audience publique, que l'Espagne ni ses ambassadeurs ne disputeraient jamais la préséance au roi ni à ses ambassadeurs et la lui céderaient partout. Le connétable de Castille parut avec une grande splendeur, et fut extrêmement accueilli et festoyé. Le roi le distingua extrêmement et lui fit un présent très considérable à son départ. Il ne fut pas longtemps en France, et il y parut fort magnifique, fort galant et fort poli.

À Bayonne le roi trouva le marquis de Castanaga, dix ou douze autres personnes de considération, et plus de quatre mille Espagnols accourus pour le voir. Harcourt y était arrivé deux jours auparavant, de Madrid, au-devant de lui. Le roi se mit dans un fauteuil à la porte de son cabinet, ayant derrière lui M. de Beauvilliers, entre MM. de Noailles et d'Harcourt. Le duc d'Ossone était plus en avant, pour marquer au roi ceux qui étant gentilshommes pouvaient avoir l'honneur de lui baiser la main. Tous, à l'espagnole, se mirent à genoux en se présentant ‘devant lui. Il vit toute cette foule les uns après les autres, et les satisfit tous ainsi au dernier point fort aisément. M. de Beauvilliers avait souvent entretenu le roi d'Espagne tête à tête pendant le voyage. Il y eut pendant le séjour de Bayonne, des conférences où le duc d'Harcourt fut presque toujours en tiers, et quelquefois le duc de Noailles avec eux. Ils allèrent à Saint-Jean de Luz, et le 22 janvier se fit la séparation des princes avec des larmes qui allèrent jusqu'aux cris.

Après quantité d'embrassades réitérées au bord de la Bidassoa, au même endroit des fameuses conférences de la paix des Pyrénées, le duc de Noailles emmena le roi d'Espagne d'un côté, et le duc de Beauvilliers les deux autres princes de l'autre, avec lesquels il remonta en carrosse, et retournèrent à Saint-Jean de Luz. Il y avait un pont et de très jolies barques galamment ajustées par ceux du pays. Le roi d'Espagne passa dans une avec le duc d'Harcourt, le marquis de Quintana, gentilhomme de la chambre, et le comte d'Ayen. La petite rivière qui sépare les deux royaumes était bordée d'un peuple innombrable à perte de vue des deux côtés. Les acclamations ne finissaient point et redoublaient à tous moments. Au sortir de la barque le roi d'Espagne marcha un peu à pied, pour contenter la curiosité de ses peuples, et alla coucher à Irun. Il fut d'abord à l'église, où le Te Deum fut chanté. Et, dès le même soir, il commença à être servi et à vivre à l'espagnole. Il fut visiter le lendemain Fontarabie, puis Saint-Sébastien, et continua son voyage à Madrid, ayant toujours le duc d'Harcourt dans son carrosse, un ou deux de ses officiers principaux espagnols et le comte d'Ayen. Ce dernier fut trouvé là fort mauvais, l'entrée du carrosse du roi n'étant que pour ses officiers les plus principaux. Ce neveu de Mme de Maintenon, à qui d'Harcourt faisait sa cour, avait une nombreuse suite et une musique complète, dont il tâchait les soirs d'amuser le roi d'Espagne. Son âge, sa faveur en France, l'imitation des airs libres et familiers et des grands rires de sa mère, montrèrent à l'Espagne un fort jeune homme, bien gâté, et qui les scandalisa infiniment par toutes ses manières avec les seigneurs de cette cour, et par la familiarité surtout qu'il affecta avec le roi d'Espagne. Il fut le seul jeune seigneur français qui passa avec lui. Noblet fit deux journées en Espagne, puis vint rendre compte au roi de ce qui s'était passé durant le voyage.

De Saint-Jean de Luz, les princes allèrent à Acqs, où ils demeurèrent huit ou dix jours assiégés par les eaux. Là ils commencèrent à vivre avec plus de liberté, à manger quelquefois avec les jeunes seigneurs de leur cour et à se trouver affranchis de toutes les mesures qu'imposait la présence du roi d'Espagne. Le duc de Noailles demeura leur conducteur comme l'avait été jusque-là M. de Beauvilliers, qui, se trouvant toujours plus mal, avait eu besoin de tout son courage pour venir jusqu'à la frontière, d'où il revint droit par le plus court, autant que sa santé le lui permit. Le roi d'Espagne emporta des lettres patentes enregistrées, pour lui conserver et à sa postérité leurs droits à la couronne, pareilles à celles qu'Henri III avait emportées en Pologne, et qu'on en avait dressé de toutes prêtes pour y envoyer à M. le prince de Conti.

La reine d'Espagne avait écrit au roi les lettres les plus fortes par le connétable de Castille, par lesquelles elle demandait aux deux rois leur protection et la punition du comte de San-Estevan et de ses dames, qui l'avaient quittée et outragée. Le style en était fort romanesque. Il y en eut aussi pour Madame, dont elle réclamait les bons offices par leur parenté. Je ne sais qui put lui donner ce conseil; sa partialité déclarée, et sa liaison avec tout ce peu qui ne voyait qu'à regret succéder la maison de France à celle d'Autriche en Espagne, ne lui devaient pas laisser espérer de succès. Aussi, le roi d'Espagne n'eut pas beaucoup fait de journées en Espagne, qu'elle eut ordre de quitter Madrid et de se retirer à Tolède, où elle demeura reléguée avec peu de suite et encore moins de considération. La junte avait été de cet avis, et en avait chargé le duc d'Harcourt pour en faire envoyer l'ordre par le roi d'Espagne: ce fut un trait de vengeance de Portocarrero.

Ce prince n'était pas encore à Madrid qu'il fut reconnu par les Hollandais. Ils n'en avaient pas moins résolu la guerre. Mais toutes les machines de l'alliance n'étaient pas prêtes, et rie s'expliquer point eût été s'expliquer, et découvrir des desseins qu'ils prenaient de si grands soins de cacher.

Il y eut, le jour de la Chandeleur, un ouragan si furieux que personne ne se souvint de rien qui eût approché d'une telle violence, dont les désordres furent infinis par tout le royaume. Le haut de l'église de Saint-Louis, dans l'île, à Paris, tomba; beaucoup de gens qui y entendaient la messe furent tués ou blessés: entre autres Verderonne, qui était dans la gendarmerie, en mourut le lendemain. Il s'appelait L'Aubépine comme ma mère. Cet ouragan a été l'époque du dérangement des saisons et de la fréquence des grands vents en toutes; le froid en tout temps, la pluie, etc., ont été bien plus ordinaires depuis, et ces mauvais temps n'ont fait qu'augmenter jusqu'à présent, en sorte qu'il y a longtemps qu'il n'y a plus du tout de printemps, peu d'automne, et, pour l'été quelques jours par-ci par là: c'est de quoi exercer les astronomes.

M. de Noyon mourut en ce temps-ci à Paris à soixante-quatorze ans. Il avait l'ordre, et s'était, à l'exemple de M. de Reims, laissé faire conseiller d'État d'Église. J'ai tant parlé de ce prélat que je me contenterai de dire qu'il mourut fort pieusement, après avoir très soigneusement gouverné son diocèse. On trouva dans ses papiers des brouillons de sa main pour servir à son oraison funèbre, tant la folie de la vanité avait séduit ce prélat; d'ailleurs docte, fort honnête homme, très homme de bien, bon évêque et de beaucoup d'esprit. Il ne laissa pas d'être regretté, et beaucoup, dans son diocèse. Sa vanité eût été étrangement mortifiée s'il eût prévu ses successeurs.

Le chancelier qui avait extrêmement aimé sa soeur, femme de Bignon, conseiller d'État, et qui en avait comme adopté les enfants, était fort embarrassé de l'abbé Bignon. C'était ce qui véritablement, et en bonne part, se pouvait appeler un bel esprit, très savant, et qui avait prêché avec beaucoup d'applaudissements; mais sa vie avait si peu répondu à sa doctrine qu'il n'osait plus se montrer en chaire, et que le roi se repentait des bénéfices qu'il lui avait donnés. Que faire donc d'un prêtre à qui ses moeurs ont ôté toute espérance de l'épiscopat? Cette place de conseiller d'État d'Église parut à son oncle toute propre à l'en consoler et à le réhabiliter dans le monde, en lui donnant un état. L'embarras était que ces places étaient destinées aux évêques les plus distingués, et qu'il était bien baroque de faire succéder l'abbé Bignon à M. de Tonnerre, évêque-comte de Noyon, pour le mettre en troisième avec M. de Reims et M. de Meaux; c'est pourtant ce que le chancelier obtint, et ce fut tout l'effort de son crédit. Il fit par là un tort à l'épiscopat et une plaie au conseil, où pas un évêque n'a voulu entrer depuis, par l'indécence d'y seoir après un homme du second ordre, ce qui ne peut s'éviter que par des évêques pairs qui précèdent le doyen des conseillers d'État, comme faisaient MM. de Reims et de Noyon. L'abbé Bignon fut transporté de joie d'une distinction jusqu'à lui inouïe. Son oncle le mit dans des bureaux en attendant qu'il lui en pût donner, et à la tête de toutes les académies: ce dernier emploi était fait exprès pour lui. Il était un des premiers hommes de lettres de l'Europe; et il y brilla, et solidement. Il amassa plus de cinquante mille volumes, que nombre d'années après il vendit au fameux Law qui cherchait à placer de l'argent à tout. L'abbé Bignon n'en avait plus que faire. Il était devenu doyen du conseil à la tête de quantité de bureaux et d'affaires, et bibliothécaire du roi. Il se fit une île enchantée auprès de Meulan, qui se put comparer en son genre à celle de Caprée; l'âge ni les places ne l'ayant pas changé, et n'y ayant gagné qu'à faire estimer son savoir et son esprit aux dépens de son coeur et de son âme. Noyon ne fut pas mieux rempli, mais à la renverse de la place de conseiller d'État par un homme de condition et de très saintes moeurs et vie, mais d'ailleurs un butor.

M. de Chartres avait trouvé à Saint-Sulpice un gros et grand pied plat, lourd, bête, ignorant, esprit de travers, mais très homme de bien, saint prêtre pour desservir, non pas une cure, mais une chapelle; surtout sulpicien excellent en toutes les minuties et les inutiles puérilités qui y font loi, et qu'il mit toute sa vie à côté ou même au-dessus des plus éminentes vertus. Ce garçon n'en savait pas davantage, et n'était pas capable de rien apprendre de mieux; d'ailleurs pauvre, crasseux et huileux à merveille. Ces dehors trop puissants sur M. de Chartres, et qui par ses mauvais choix ont perdu notre épiscopat, l'engagèrent à s'informer de lui. C'était un homme de bonne et ancienne noblesse d'Anjou qui s'appelait d'Aubigny; ce nom le frappa encore plus, il le prit ou le voulut prendre pour parent de Mme de Maintenon qui était d'Aunis, et s'appelait d'Aubigné. Il lui en parla et à ce pied plat aussi, qui, tout bête qu'il fût, ne l'était pas assez pour ne sentir pas les avantages d'une telle parenté dont on lui faisait toutes les avances; Mme de Maintenon se trouva ravie de s'enter sur ces gens-là. Les armes, le nom, et peu après, pour tout unir, la livrée, furent bientôt les mêmes. Le rustre noble fut présenté à Saint-Cyr à sa prétendue cousine, qui ne l'était pas tant, mais qui pouvait tout. Teligny, frère de l'abbé, qui languissait de misère dans sa chaumine, accourut par le messager, et fit aussi connaissance avec le prélat et sa royale pénitente. Celui-ci se trouva un compère délié, entendu et fin, qui gouverna son frère et suppléa tant qu'il put à ses bêtises. M. de Chartres, qui voulut décrasser son disciple, le prit avec lui, le fit son grand vicaire, et ce bon gros garçon, sans avoir pu rien apprendre en si bonne école que des choses extérieures, fut nommé évêque de Noyon, où sa piété et sa bonté se firent estimer, et ses travers et ses bêtises détester, quoique parés par son frère qui ne le quittait point, et qui était son tuteur.

M. le cardinal de Noailles, depuis peu revenu de Rome, chassa de son diocèse Mlle Rose, célèbre béate à extases, à visions, à conduite fort extraordinaire, qui dirigeait ses directeurs, et qui fut une vraie énigme. C'était une vieille Gasconne ou plutôt du Languedoc, qui en avait le parler à l'excès, carrée, entre deux tailles, fort maigre, le visage jaune, extrêmement laid, des yeux très vifs, une physionomie ardente, mais qu'elle savait adoucir; vive, éloquente, savante, avec un air prophétique qui imposait. Elle dormait peu et sur la dure, ne mangeait presque rien, assez mal vêtue, pauvre et qui ne se laissait voir qu'avec mystère. Cette créature a toujours été une énigme, car il est vrai qu'elle était désintéressée, qu'elle a fait de grandes et surprenantes conversions qui ont tenu, qu'elle a dit des choses fort extraordinaires, les unes très cachées qui étaient [passées], d'autres à venir qui sont arrivées, qu'elle a opéré des guérisons surprenantes sans remède, qu'elle a eu pour elle des gens très sages, très précautionnés, très savants, très pieux, d'un génie sublime, qui n'avaient ni ne pouvaient rien gagner à cet attachement, et qui l'ont conservé toute leur vie. Tel a été M. Duguet, si célèbre par ses ouvrages, par la vaste étendue de son esprit et de son érudition qui se peut dire universelle, par l'humilité sincère et la sainteté de sa vie, et par les charmes et la solidité de sa conversation.

Mlle Rose, ayant longtemps vécu dans son pays, où elle pansait les pauvres et où sa piété lui avait attaché des prosélytes, vint à Paris, je ne sais à quelle occasion. De doctrine particulière elle n'en avait point, seulement fort opposée à celle de Mme Guyon, et tout à fait du côté janséniste. Je ne sais encore comment elle fit connaissance avec ce M. Boileau qui avait été congédié de l'archevêché pour le Problème dont j'ai fait l'histoire en son temps, et qui vivait claquemuré et le plus sauvagement du monde dans son cloître Saint-Honoré. De là elle vit M. du Charmel et d'autres, et enfin M. Duguet qui, pour en dire la vérité, ne s'en éprirent guère moins tous trois que M. de Cambrai de Mme Guyon. Après avoir mené assez longtemps une vie assez cachée à Paris, M. Duguet et M. du Charmel eurent aussi bien qu'elle un extrême désir de la faire voir à M. de la Trappe, soit pour s'éclairer d'un si grand maître sur une personne si extraordinaire, soit dans l'espérance d'en obtenir l'approbation, et de relever leur sainte par un si grand témoignage. Ils partirent tous trois sans dire mot, et s'en allèrent à la Trappe, où on ne savait rien de leur projet.

M. du Charmel se mit aux hôtes à l'ordinaire dans la maison, et M. de Saint-Louis, qui occupait la maison abbatiale au dehors, ne put refuser une chambre à M. Duguet, et une autre à sa béate, et de manger avec lui. C'était un gentilhomme peu éloigné de la Trappe, qui avait servi toute sa vie avec grande réputation, qui avait eu longtemps un régiment de cavalerie et était devenu brigadier. M. de Turenne, le maréchal de Créqui, et les généraux sous qui il avait servi, le roi même sous qui il avait fait la guerre de Hollande et d'autres campagnes, l'estimaient fort, et l'avaient toujours distingué. Le roi lui donnait une assez forte pension, et avait conservé beaucoup de bonté pour lui. Il se trouva presque aveugle, lorsqu'en 1684 la trêve de vingt ans fut conclue; cela le fit retirer du service. Peu de mois après, Dieu le toucha. Il connaissait M. de la Trappe par le voisinage, et avait même été lui offrir ses services au commencement de sa réforme, sur ce qu'il apprit que les anciens religieux, qui étaient de vrais bandits et qui demeuraient encore à la Trappe, avaient résolu de le noyer dans leurs étangs. Il avait conservé quelque commerce depuis avec M. de la Trappe. Ce fut donc là où il se retira, et où il a mené plus de trente ans la vie la plus retirée, la plus pénitente et la plus sainte. C'était un vrai guerrier, sans lettres aucunes, avec peu d'esprit, mais avec un sens le plus droit et le plus juste que j'aie vu à personne, un excellent coeur, et une droiture, une franchise, une vérité, une fidélité admirables.

Le hasard fit que j'allai aussi à la Trappe tandis qu'ils y étaient. Je n'avais jamais vu M. Duguet ni sa dévote. Elle ne voyait personne à la Trappe, et n'y sortait presque point de sa chambre que pour la messe à la chapelle, où les femmes pouvaient l'entendre, joignant ce logis abbatial du dehors. Du vivant de M. de la Trappe, j'y passais d'ordinaire six jours, huit, et quelquefois dix. J'eus donc loisir de voir Mlle Rose à plusieurs reprises et M. Duguet, qui ne fut pas une petite faveur. J'avoue que je trouvai plus d'extraordinaire que d'autre chose en Mlle Rose; pour M. Duguet, j'en fus charmé. Nous nous promenions tous les jours dans le jardin de l'abbatial; les matières de dévotion, où il excellait, n'étaient pas les seules sur lesquelles nous y en avions; une fleur, une herbe, une plante, la première chose venue, des arts, des métiers, des étoffes, tout lui fournissait de quoi dire et instruire, mais si naturellement, si aisément, si couramment, et avec une simplicité si éloquente, et des termes si justes, si exacts, si propres, qu'on était également enlevé des grâces de ses conversations, et en même temps épouvanté de l'étendue de ses connaissances qui lui faisaient expliquer toutes ces choses comme auraient pu faire les botanistes, les droguistes, les artisans et les marchands les plus consommés dans tous ces métiers. Son attention, sa vénération pour Mlle Rose, sa complaisance, son épanouissement à tout ce peu qu'elle disait, ne laissaient pas de me surprendre. M. de Saint-Louis, tout rond et tout franc, ne la put jamais goûter, et le disait très librement à M. du Charmel, et le laissait sentir à M. Duguet, qui en étoient affligés.

Mais ce qui les toucha bien autrement, fût la douce et polie fermeté avec laquelle, six semaines durant qu'ils furent là, M. de la Trappe se défendit de voir Mlle Rose, quoique en état encore de pouvoir sortir et la voir au dehors. Aussi s'en excusa-t-il, moins sur la possibilité que sur son éloignement de ces voies extraordinaires, sur ce qu'il n'avait ni mission ni caractère pour ces sortes d'examen, sur son état de mort à toutes choses et de vie pénitente et cachée qui l'occupait assez pour ne se point distraire à des curiosités inutiles, et qu'il valait mieux pour lui suspendre son jugement et prier Dieu pour elle que de la voir et d'entrer dans une dissipation qui n'était point de son état. Ils partirent donc comme ils étaient venus; très mortifiés de n'avoir pu réussir au but qu'ils s'étaient proposé de ce voyage. Mlle Rose se tint depuis assez cachée à Paris, et chez des prosélytes dans le voisinage, jusqu'à ce que, le nombre s'en étant fort augmenté, elle se produisit beaucoup davantage et devint une directrice ‘qui fit du bruit. Le cardinal de Noailles la fit examiner, je pense même que M. de Meaux la vit. Le beau fut qu'on la chassa. Elle avait converti un grand jeune homme fort bien fait, dont le père bien gentilhomme avait été autrefois major de Blaye, et qui avait du bien. Ce jeune homme quitta le service et s'attacha [tellement] à elle qu'il ne la quitta plus depuis; il s'appelait Gondé, et il s'en alla avec elle à Annecy lorsqu'elle fut chassée de Paris, où on n'en a guère ouï parler depuis, quoiqu'elle y ait vécu fort longtemps. J'avancerai ici le court récit d'une anecdote qui le mérite. Le prétexte de ce voyage de la Trappe de Mlle Rose fut la conversion, qu'elle avait faite auprès de Toulouse, d'un curé fort bien fait, et qui ne vivait pas trop en frère. Il était frère d'un M. Parasa, conseiller au parlement de Toulouse. Elle persuada à ce curé de quitter son bénéfice, de venir à Paris, et de se faire religieux de la Trappe. Ce dernier point, elle eut une peine extrême à le gagner sur lui, et il a souvent dit, avant et depuis, qu'il s'était fait moine de la Trappe malgré lui. Il le fut bon pourtant, et si bon, que M. de Savoie, ayant longtemps depuis demandé à M. de la Trappe, un de ses religieux par qui il pût faire réformer l'abbaye de Tamiers, celui-ci fut envoyé pour exécuter ce projet et en fut abbé. Il y réussit si bien, que M. de Savoie, atteint alors d'un assez long accès de dévotion, le goûta fort, fit plusieurs retraites à Tamiers et lui donna toute sa confiance.

De là est, pour ainsi dire, né cet admirable ouvrage de l'Institution d'un prince de M. Duguet, dont on voit le comment dans le court avertissement qui se lit au-devant de ce livre. Il faut ajouter que M. Duguet, réduit depuis à chercher sa liberté hors du royaume, se retira un temps à Tamiers, et y vit M. de Savoie, sans que ce prince se soit jamais douté qu'il fût l'auteur de cet ouvrage, ni qu'il lui en ait jamais parlé; en quoi l'humilité de l'auteur est peut-être plus admirable que le prodige de l'érudition, de l'étendue et de la justesse de cette Institution. Elle fut faite entre la mort du prince électoral de Bavière, petit-fils de l'empereur Léopold, et la mort du roi d'Espagne, Charles II, dans le temps que M. de Savoie se flatta que cet immense succession regarderait le prince de Piémont qui est mort avant lui; et toutefois à la lire, qui ne soupçonnerait qu'elle est faite d'aujourd'hui? c'est-à-dire, vingt-cinq ans après la mort de Louis XIV, qu'elle a commencé à paraître, quelques années depuis la mort de l'auteur, et à l'instant défendue, pourchassée, et traitée comme les ouvrages les plus pernicieux, qui toutefois n'en a été que plus recherchée et plus universellement goûtée et admirée.

M. de Beauvilliers, dont le mal était un dévoiement qui le consumait depuis longtemps et auquel la fièvre s'était jointe, eut bien de la peine à gagner sa maison de Saint-Aignan, près de Loches, où il fut à l'extrémité. J'avais su, depuis son départ, que Fagon l'avait condamné, et ne l'avait envoyé à Bourbon, peu avant ce voyage, que par se trouver à bout, sans espérance de succès, et pour se délivrer du spectacle en l'envoyant finir au loin. À cette nouvelle de Saint-Aignan, je courus chez le duc de Chevreuse, pour l'exhorter de mettre toute politique à part et d'y envoyer diligemment Helvétius, et j'eus une grande joie d'apprendre de lui qu'il en avait pris le parti, et qu'il partait lui-même le lendemain avec Helvétius.

C'était un gros Hollandais qui, pour n'avoir pas pris les degrés de médecine, était l'aversion des médecins, et en particulier l'horreur de Fagon, dont le crédit était extrême auprès du roi, et la tyrannie pareille sur la médecine et sur ceux qui avaient le malheur d'en avoir besoin. Cela s'appelait donc un empirique dans leur langage, qui ne méritait que mépris et persécution, et qui attirait la disgrâce, la colère et les mauvais offices de Fagon sur qui s'en servait. Il y avait pourtant longtemps qu'Helvétius était à Paris, guérissant beaucoup de gens rebutés ou abandonnés des médecins, et surtout les pauvres, qu'il traitait avec une grande charité. Il eu recevait tous les jours chez lui à heure fixée tant qu'il en voulait venir, à qui il fournissait les remèdes et souvent la nourriture. Il excellait particulièrement aux dévoiements invétérés et aux dysenteries. C'est à lui qu'on est redevable de l'usage et de la préparation diverse de l'ipécacuanha pour les divers genres de ces maladies, et le discernement encore de celles où ce spécifique n'est pas à temps ou même n'est point propre. C'est ce qui donna la vogue à Helvétius, qui d'ailleurs était un bon et honnête homme, homme de bien, droit et de bonne foi. Il était excellent encore pour les petites véroles et les autres maladies de venin, d'ailleurs médiocre médecin.

M. de Chevreuse dit au roi la résolution qu'il prenait; il l'approuva, et le rare est que Fagon même en fut bien aise, qui, dans une autre occasion, en serait entré en furie; mais comme il était bien persuadé que M. de Beauvilliers ne pouvait échapper, et qu'il mourrait à Saint-Aignan, il fut ravi que ce fût entre les mains d'Helvétius, pour en triompher. Dieu merci, le contraire arriva. Helvétius le trouva au plus mal; en sept ou huit jours il le mit en état de guérison certaine et de pouvoir s'en revenir. Il arriva de fort bonne heure à Versailles, le 8 mars. Je courus l'embrasser avec toute la joie la plus vive. Revenant de chez lui, et traversant l'antichambre du roi, je vis un gros de monde qui se pressait à un coin de la cheminée: j'allai voir ce que c'était. Ce groupe de monde se fendit; je vis Fagon tout débraillé, assis, la bouche ouverte, dans l'état d'un homme qui se meurt. C'était une attaque d'épilepsie. Il en avait quelquefois, et c'est ce qui le tenait si barricadé chez lui, et si court en visites chez le peu de malades de la cour qu'il voyait, et chez lui jamais personne. Aussitôt que j'eus aperçu ce qui assemblait ce monde, je continuai mon chemin chez M. le maréchal de Lorges, où entrant avec l'air épanoui de joie, la compagnie, qui y était toujours très nombreuse, me demanda d'où je venais avec l'air satisfait. « D'où je viens? répondis-je, d'embrasser un malade condamné qui se porte bien, et de voir le médecin condamnant qui se meurt. » J'étais ravi de M. de Beauvilliers, et piqué sur lui contre Fagon. On me demanda ce que c'était que cette énigme. Je l'expliquai, et voilà chacun en rumeur sur l'état de Fagon, qui était à la cour un personnage très considérable et des plus comptés, jusque par les ministres et par tout l'intérieur du roi. M. [le maréchal] et Mme la maréchale de Lorges me firent signe, de peur que je n'en disse davantage, et me grondèrent après avec raison de mon imprudence. Apparemment qu'elle ne fut pas jusqu'à Fanon, avec qui je fus toujours fort bien.

On sut en même temps que le cardinal de Bouillon, à bout d'espérances sur ses manèges et sur les démarches réitérées du pape en sa faveur, était enfin parti de Rome, et s'était rendu à son exil de Cluni, où bientôt après il eut mainlevée de la saisie de ses biens et de ses bénéfices. Il n'avait pu se tenir, après avoir ouvert la porte sainte du grand jubilé, d'en faire frapper des médailles où cette cérémonie était d'un côté, lui de l'autre, avec son nom autour et la qualité de grand aumônier de France, qu'il n'était plus alors. Cela avait irrité le roi de nouveau contre lui, et eut peut-être part à la fermeté avec laquelle il résista au pape sur le retour et l'exil du cardinal de Bouillon et à tout ce qu'il employa pour s'en délivrer.

Milord Melford, chevalier de la Jarretière, qu'on a vu ci-devant exilé de Saint-Germain, et revenu seulement à Paris, écrivit une lettre à milord Perth son frère, gouverneur du prince de Galles, par laquelle il paraissait qu'il y avait un parti considérable en Écosse en faveur du roi Jacques, et qu'on songeait toujours ici à le rétablir et la religion catholique en Angleterre. Je ne sais ni personne n'a su comment il arriva que cette lettre, au lieu d'aller à Saint-Germain, fut à Londres. Le roi Guillaume la fit communiquer au parlement et en fit grand usage contre la France qui ne pensait à rien moins, et qui avait bien d'autres affaires pour soutenir la succession d'Espagne, et d'ailleurs ce n'eût pas été au comte de Melford qu'on se fût fié d'un dessein de cette importance, dans la situation où il était avec sa propre cour et la nôtre; mais il n'en fallait pas tant au roi Guillaume pour faire bien du bruit, ni aux Anglais pour les animer contre nous dans la conjoncture des affaires présentes. Melford fut pour sa peine envoyé à Angers et fut fort soupçonné. Je ne sais si ce fut à tort ou non.

Peu de jours après, le roi Jacques se trouva fort mal et tomba en paralysie d'une partie du corps, sans que la tête fut attaquée. Le roi, et toute la cour à son exemple, lui rendit de grands devoirs. Fagon l'envoya à Bourbon. La reine d'Angleterre l'y accompagna. Le roi fournit magnifiquement à tout, chargea d'Urfé d'aller avec eux de sa part, et de leur faire rendre partout les mêmes honneurs qu'à lui-même, quoiqu'ils voulussent être sans cérémonies.

CHAPITRE VI. §

Philippe V à Madrid. — Exil de Mendoze, grand inquisiteur. — Exil confirmé du comte d'Oropesa, président du conseil de Castille. — Digression sur l'Espagne: branches de la maison de Portugal établies en Espagne. — Oropesa, Lémos, Veragua, [branche] cadette de Ferreira ou Cadaval. — [Branche de] Cadaval restée en Portugal. — Alencastro, duc d'Aveiro. — Duchesse d'Arcos, héritière d'Aveiro. — Abrantès et Liñarès, cadets d'Aveiro. — Justice et conseil d'Aragon. — Conseil de Castille; son président ou gouverneur. — Corrégidors. — Conseillers d'État. — Secrétaire des dépêches universelles. — Secrétaires d'État. — Les trois charges: majordome-major du roi et les majordomes; sommelier du corps et gentilshommes de la chambre; grand écuyer et premier écuyer. — Capitaine des hallebardiers. — Patriarche des Indes. — Majordome-major et majordomes de la reine. — Grand écuyer et premier écuyer de la reine. — Camarera-mayor. — Dames du palais et dames d'honneur. — Azafata et femmes de chambre. — Marche en carrosse de cérémonie. — Gentilshommes de la chambre avec et sans exercice. — Estampilla. — La Roche.

Le roi d'Espagne arriva enfin, le 19 février, à Madrid, ayant eu partout sur sa route une foule et des acclamations continuelles, et dans les villes des fêtes, des combats de taureaux, et quantité de dames et de noblesse des pays par où il passa. Il y eut une telle presse à son arrivée à Madrid, qu'on y compta soixante personnes étouffées. Il trouva hors la ville et dans les rues une infinité de carrosses qui bordaient sa route, remplis de dames fort parées, et toute la cour et la noblesse qui remplissait le Buen-Retiro, où il fut descendre et loger. La junte et beaucoup de grands le reçurent à la portière, où le cardinal Portocarrero se voulut jeter à ses pieds pour lui baiser la main. Le roi ne le voulut pas permettre, il le releva et l'embrassa, et le traita comme son père. Le cardinal pleurait de joie, et ne cessa de tout le soir de le regarder. Enfin tous les conseils, tout ce qu'il y avait d'illustre, une foule de gens de qualité, une noblesse infinie et toute la maison espagnole du feu roi Charles II [le reçurent à la portière]. Les rues de son passage avaient été tapissées à la mode d'Espagne, chargées de gradins remplis de beaux tableaux et d'une infinité d'argenterie, avec des arcs de triomphe magnifiques d'espace en espace. Il n'est pas possible d'une plus grande ni plus générale démonstration de joie.

Le roi était bien fait, dans la fleur de la première jeunesse, blond comme le feu roi Charles et la reine sa grand'mère, grave, silencieux, mesuré, retenu, tout fait pour être parmi les Espagnols. Avec cela fort attentif à chacun, et connaissant déjà les distinctions des personnes par l'instruction qu'il avait eu loisir de prendre d'Harcourt, le long du voyage. Il ôtait le chapeau ou le soulevait presque à tout le monde, jusque-là que les Espagnols s'en formalisèrent et en parlèrent au duc d'Harcourt, qui leur répondit que, pour toutes les choses essentielles, le roi se conformerait à tous les usages, mais que dans les autres il fallait lui laisser la civilité Française. On ne saurait croire combien ces bagatelles d'attention extérieure attachèrent les coeurs à ce prince.

Le cardinal Portocarrero était transporté de contentement; il regardait cet événement comme son ouvrage et le fondement durable de sa grandeur et de sa puissance. Il en jouissait en plein. Harcourt et lui, sentant en habiles gens le besoin réciproque qu'ils auraient l'un de l'autre, s'étaient intimement liés, et leur union s'était encore cimentée pendant le voyage par l'exil de la reine à Tolède, que le cardinal avait obtenu, et par celui de Mendoze, évêque de Ségovie, grand inquisiteur, charge qui balance, et qui a quelquefois embarrassé l'autorité royale, et que le pape confère sûr la présentation du roi. Mendoze était un homme de qualité distinguée, mais un assez pauvre homme, qui n'avait rien commis de répréhensible ni qui pût même donner du soupçon. Il ne méritait pas une si grande place, mais il méritait encore moins d'être chassé. Son crime était d'être parvenu à ce grand poste par le crédit de la reine, qui avait fort maltraité le cardinal durant son autorité, et après la chute de sa puissance et la mort de Charles II, le grand inquisiteur avait tenu sa morgue avec le cardinal qu'il n'avait pas salué assez bas dans l'éclat où il venait de monter. Ce punto espagnol qui pouvait être loué de grandeur de courage, acheva d'allumer la colère du cardinal, ennemi de toutes les créatures de la reine et passionné de le leur faire sentir. D'ailleurs, comme assuré de toute l'autorité séculière et pour bien longtemps, sous un prince aussi jeune et étranger qui lui devait tant, il ne pouvait souffrir la puissance ecclésiastique dans un autre, et avait un désir extrême de les réunir toutes deux en sa personne par la charge de grand inquisiteur; tellement qu'encouragé par l'exil de la reine qu'il venait d'emporter, il s'aventura d'exposer l'autorité naissante du roi en lui demandant l'exil du grand inquisiteur. M. d'Harcourt, son ami, et qui le connaissait bien, n'eut garde de s'opposer à un désir si ardent et si causé; et quoique le roi eût déclaré qu'il ne disposerait d'aucune chose, ni petite ni considérable, qu'après son arrivée à Madrid, de l'avis de M. d'Harcourt, il envoya au cardinal l'ordre qu'il demandait par son même courrier. Mendoze, qui sentit bien d'où le coup lui venait, balança tout un jour entre demeurer et obéir. En demeurant, il eût fort embarrassé par l'autorité et les ressorts de sa place, et le nombre de gens considérables attachés à là reine. Mais il prit enfin le partir d'obéir, et combla de joie la vanité et la vengeance du cardinal, qui, enhardi par ces deux grands coups, en fit un troisième: ce fut un ordre qu'il obtint du roi, qui approchait déjà de Madrid, au comte d'Oropesa de demeurer dans son exil. Il était premier ministre et président du conseil de Castille. Il y avait deux ans que Charles II l'y avait envoyé sur une furieuse sédition que le manque de pain et de vivres avait causée à Madrid qui fit grande peur à ce prince, et dont la faute fut imputée au premier ministre. Puisque je me trouve ici en pleine Espagne, et qu'il est curieux de la connaître un peu à cet avènement de la branche de France, et qu'il sera souvent mention de ce pays dans la suite, je m'y espacerai un peu à droite et à gauche en parlant de ce qu'il s'y passa à l'arrivée du nouveau roi.

Oropesa était de la maison de Bragance et l'aîné des trois branches de cette maison établies et restées en Espagne. Le grand-père du comte d'Oropesa était cousin germain de Jean, duc de Bragance, que la fameuse révolution de Portugal mit sur le trône en 1640, dont la quatrième génération y est aujourd'hui. Ce même grand-père de, notre comte d'Oropesa était petit-fils puîné de Jean Ier, duc de Bragance, et eut Oropesa par sa mère Béatrix de Tolède. Le père de notre comte passa par les vice-royautés de Navarre et de Valence, eut la présidence du conseil d'Italie, fut fait grand d'Espagne et mourut en 1671. Cette branche d'Oropesa, quoique si proche et si fraîchement sortie de celle de Bragance, en était mortellement ennemie. Lorsque l'Espagne eut enfin reconnu le roi de Portugal, il vint un ambassadeur de Portugal à Madrid. Le jour de sa première audience, Oropesa fit lever son fils malade de la fièvre, qui était dans les gardes espagnoles, et lui fit prendre la pique devant le palais, afin, dit-il, que le roi de Portugal sût quelle était la grandeur du roi d'Espagne, qui était gardé par ses plus proches parents. Ce fils est notre comte d'Oropesa, qui fut capitaine général de la Nouvelle-Castille, conseiller d'État, président du conseil d'Italie comme son père, très bien avec Charles II, qui le fit président du conseil de Castille et premier ministre, et qui deux ans avant sa mort l'exila, comme je l'ai raconté.

Tout d'un temps achevons la fortune de ce seigneur et de cette branche: lassé de son exil, auquel il ne voyait point de fin, il passa du côté de l'archiduc en 1706, et mourut à Barcelone, en décembre de l'année suivante, à soixante-cinq ans. Il avait mené ses deux fils avec lui. Le marquis d'Alcaudete eut douze mille livres de pension de l'empereur sur Naples et ne fit ni fortune ni alliance, l'aîné passa à Vienne, fut chambellan de l'empereur, chevalier de la Toison d'or en 1712, puis garde-sceau de Flandre. Il était gendre et beau-frère des ducs de Frias, connétables de Castille. La paix étant faite en 1725, en avril, entre l'empereur et Philippe V, le comte d'Oropesa revint avec sa femme en Espagne, où il mourut bientôt après. Son fils unique y épousa fort jeune la fille du comte de San-Estevan de Gormaz, premier capitaine des gardes du corps et qui devint peu après marquis de Villena et majordome-major du roi à la mort de son père. Le comte d'Oropesa fut fait chevalier de la Toison d'or, et mourut peu après sans postérité masculine. Ainsi cette branche d'Oropesa est finie.

Celle de Lémos sort de Denis, fils puîné de Ferdinand II, duc de Bragance, petit-fils d'Alphonse, bâtard du roi de Portugal Jean Ier. Ce Denis, par conséquent, était frère puîné de Jacques, duc de Bragance, grand-père de Jean, premier duc de Bragance, duquel est sortie la branche d'Oropesa. Denis devint comte de Lémos en Castille avec une fille héritière de Roderic, bâtard d'Alphonse, mort sans enfants avant son père Pierre Alvarez de Castro Ossorio, seigneur de Cabrera et Ribera, en faveur duquel Henri IV, roi de Castille, avait érigé Lémos en comté. C'est de là que cette branche de Lémos a toujours ajouté le nom de Castro à celui de Portugal, comme celle d'Oropesa y ajouta toujours celui de Tolède. Par ce mariage, les enfants de Denis s'attachèrent plus à l'Espagne qu'au Portugal. Ferdinand, l'aîné, fut fait grand d'Espagne et fut ambassadeur de Charles V et de Philippe Il à Rome; et son fils, Pierre-Ferdinand, servit Philippe II à la conquête de Portugal.

Les quatre générations suivantes ont eu les plus grands emplois d'Espagne et les premières vice-royautés. La quatrième, qui est le père du comte de Lémos vivant à l'avènement de Philippe V, était gendre du duc de Gandie et vice-roi du Pérou . Son fils, qui a épousé la soeur du duc de l'Infantado, de la maison de Silva, n'en a point eu d'enfants. Il vit encore et n'a jamais eu d'emploi. Pour le premier de cette branche, en qui elle va finir, c'est un bon homme, mais un très pauvre homme, qui est bien connu pour tel et qui passe sa vie à fumer. Sa femme et son beau-frère l'entraînèrent du côté de l'archiduc pendant la guerre. Ils furent arrêtés comme ils y passaient, et prisonniers quelque temps. Le duc de l'Infantado a toujours été mal à la cour depuis. Sa soeur, qui a de l'esprit et du manège, s'y sut raccommoder, et à la fin fut camarera-mayor de Mlle de Beaujolais, lorsqu'elle fut envoyée en Espagne pour épouser don Carlos, et c'était une des dames d'Espagne des plus capables de cet emploi, mais qu'on fut surpris qu'elle voulût bien accepter.

La troisième branche de la maison de Bragance ou de Portugal établie en Espagne est celle de Veragua. Mais, pour l'expliquer, il faut remonter à celle de Cadaval ou de Ferreira, dont elle est sortie, laquelle est demeurée en Portugal. Alvare, marquis de Ferreira, était fils puîné de Ferdinand Ier, duc de Bragance, lequel était fils d'Alphonse, bâtard du roi de Portugal Jean Ier. Ainsi ce premier marquis de Ferreira était frère puîné de Ferdinand II, duc de Bragance, duquel est sortie la branche de Lémos, et qui était aussi quatrième aïeul du duc de Bragance que la révolution de Portugal remit sur le trône, bisaïeul du roi de Portugal d'aujourd'hui, par où on voit l'extrême éloignement de sa parenté avec les durs de Cadaval et de Veragua, et combien leur branche est cadette et éloignée de celle de Lémos, et encore plus de celle d'Oropesa.

Alvare, premier marquis de Ferreira, eut deux fils: Roderic, marquis de Ferreira, duquel les ducs de Cadaval sont sortis, et Georges, comte de Gelves, de qui les ducs de Veragua sont venus. Georges, comte de Gelves, épousa la fille héritière du fils de ce fameux Christophe Colomb, qui était duc de Veragua, marquis de la Jamaïque, que les Anglais ont usurpée, et amiral héréditaire et vice-roi des Indes après son célèbre père. De ce mariage, un fils qui en eut deux et qui mourut de bonne heure, et sa branche ne dura pas. Le second, Nuño de Portugal-Colomb, dont cette branche ajouta toujours le nom au sien, disputa les droits de son aïeule, héritière des Colomb, et gagna son procès. Il devint ainsi duc de Veragua, grand d'Espagne et amiral héréditaire des Indes. Son fils n'eut point d'emplois; mais son petit-fils mourut gouverneur de la Nouvelle-Espagne, ayant la Toison d'or. Lui et le comte de Lémos d'alors avaient été des seigneurs témoins à l'acte fait à Fontarabie par l'infante Marie-Thérèse allant épouser le roi. Celui-ci mourut en 1674. Pierre-Emmanuel Nuño, duc de Veragua, son fils, fut vice-roi de Galice, de Valence et de Sicile, général des galères d'Espagne, chevalier de la Toison d'or, enfin conseiller d'État et président du conseil d'Italie. C'est le père de celui qui existait lors de l'avènement de Philippe V. Cette branche est encore finie dans le fils de ce dernier, dont sa soeur, la duchesse de Liria, a recueilli toute la riche succession. J'aurai lieu ailleurs de parler d'elle et de son frère, dernier duc de Veragua de la branche de Portugal, cadette de celle de Cadaval, dont je dirai un mot par curiosité à cause des alliances lorraines qu'elle a nouvellement prises en France.

On a vu que Georges, comte de Gelves, de qui descendent les ducs de Veragua, était frère puîné de Roderic, marquis de Ferreira, d'où sont sortis les ducs de Cadaval, tous deux fils d'Alvare, fils et frère puîné de Ferdinand Ier et de Ferdinand II, ducs de Bragance. Alvare épousa Philippe, fille héritière de Roderic de Mello, comte d'Olivença; ce qui a fait ajouter le nom de Mello à celui de Portugal à toute cette branche jusques à aujourd'hui. Roderic, chef de cette branche, Ferdinand et Nuño Alvarez, fils et petits-fils de Roderic, portèrent le nom de marquis de Ferreira, et tous demeurèrent en Portugal.

François, fils de Nuño Alvarez, aidé de Roderic son frère, administrateur de l'évêché d'Evora, et de sa charge de général de la cavalerie de Portugal, eut une part principale à la révolution de Portugal, qui remit le duc de Bragance sur le trône. Il commandait la cavalerie pour ce prince à la bataille de Badajoz, que les Espagnols perdirent en 1644, après avoir été ambassadeur en France en 1641, et mourut en 1645 à Lisbonne. Ses frères, qui n'eurent point d'enfants, eurent de grands emplois en Espagne et en Portugal.

Le roi de Portugal étant mort, en 1656, après quinze ans depuis que la révolution, l'avait porté sur le trône, Louise de Guzman, sa femme, fille et soeur des ducs de Medina-Sidonia, dont l'esprit et le grand courage l'avaient porté dans cette élévation, fut régente de ses fils en bas âge et du royaume. Nuño Alvarez, marquis de Ferreira, fils de François, dont je viens de parler, fut dans le premier crédit auprès d'elle. Il avait eu la charge de son père de général de la cavalerie, et il fut fait duc de Cadaval, n'y ayant plus aucun autre duc dans le royaume, et n'y [en] ayant point eu depuis. À ce titre furent attachés de grands honneurs et la charge héréditaire de grand maître de la maison du roi. Mais, en 1662, le roi don Alphonse, gouverné par Louis Vasconcellos Sousa, comte de Castelmelhor, se retira à Alcantara au mois d'avril, d'où il manda à la reine sa mère qu'il voulait gouverner par lui-même et relégua en même temps le duc de Cadaval. La reine se retira dans un couvent près de Lisbonne, et y mourut en février 1666. En juin suivant, ce roi épousa la soeur de la mère du premier roi de Sardaigne, fille du duc de Nemours et d'une fille de César, duc de Vendôme, qui, lasse de ses folies et de la cruauté qu'il faisait paraître, forma un parti, l'accusa de faiblesse d'esprit et d'impuissance, se fit juridiquement démarier (24 mars 1668), l'y fit consentir et abdiquer, et la même année, le 2 avril, c'est-à-dire dix jours après la cassation de son mariage, elle rappela le duc de Cadaval, qui fut premier plénipotentiaire pour la paix avec l'Espagne, en 1667 et 1668, et ayant pratiqué avec la duchesse de Savoie, sa soeur, le mariage de sa fille unique avec le duc de Savoie, son fils, depuis premier roi de Sardaigne, pour être roi de Portugal après Pierre, ce fut le duc de Cadaval qui l'alla chercher à Nice avec la flotte qu'il commandait pour l'amener en Portugal, où ce prince ne voulut jamais se laisser conduire ni achever ce mariage. C'était en 1680.

M. de Cadaval se retira de la cour bientôt après la mort de la reine et céda son titre et ses emplois à son fils aîné, qui mourut jeune, en 1700, sans enfants d'une bâtarde du roi don Pierre. Son frère lui succéda. Le père, qui survécut son aîné, avait été marié trois fois: la première sans enfants, la deuxième à une Lorraine, fille et soeur des princes d'Harcourt, la troisième à une fille de M. le Grand. De la deuxième il n'eut qu'une fille, et de la troisième, ses autres enfants Nuño Alvarez, duc de Cadaval, par la mort de son aîné, né en décembre 1679, a joint à ses autres emplois héréditaires ceux de conseiller d'État, de majordome-major de la reine, de président du desembargo du palais, et de mestre de camp du palais et de l'Estrémadure. Il épousa la veuve de son frère, et, l'ayant perdue, s'est remarié, en 1738, à une fille du prince de Lambesc, c'est-à-dire du fils du frère de sa mère. Il y a en Portugal plusieurs branches masculinement et légitimement sorties des ducs de Bragance, qui n'ont aucune distinction particulière.

Achevons tout d'un temps les branches de Portugal établies en Espagne.

Jean II, roi de Portugal, était arrière-petit-fils du roi Jean Ier, qui, comme on l'a vu, était bâtard du roi Pierre Ier, qui ne laissa point d'enfants mâles ni légitimes, et ce bâtard fut élu roi par les états généraux de Portugal à Coïmbre. Jean II était donc petit-fils du roi Édouard, duquel Alphonse, tige de la maison de Bragance, était bâtard, tellement que ce roi Jean II était cousin issu de germain par bâtardise de Ferdinand II, duc de Bragance, frère de don Alvarez, duquel sont sorties les branches de Cadaval et Veragua, et père de Denis, comte de Lémos son puîné, de qui la branche de Lémos est sortie, et ce même Ferdinand, duc de Bragance, était bisaïeul de Jean Ier, duc de Bragance, duquel, par Édouard son puîné, la branche d'Oropesa est venue; lequel Jean Ier, duc de Bragance, fut grand-père de l'autre Jean, duc de Bragance, que la révolution de Portugal mit sur le trône à la fin de 1640.

Ce Jean II, roi de Portugal, ne laissa qu'un bâtard nommé Georges. La couronne passa à Emmanuel, frère du cardinal Henri, qui succéda au roi don Sébastien, tué, sans enfants, en Afrique, duquel Emmanuel était bisaïeul; après la mort duquel Philippe II, roi d'Espagne, s'empara du Portugal. Emmanuel et ce cardinal étaient fils du duc de Viseu, frère d'Alphonse V, roi de Portugal, père du roi Jean II.

Georges, bâtard de ce roi Jean II, fut fait duc de Coïmbre par le roi Emmanuel pour sa vie, et pour sa postérité seigneur d'Aveiro, Torres-Nuevas et Montemor en 1500. Il épousa une fille d'Alvarez, tige des branches de Cadaval et Veragua, et prit pour sa postérité le nom d'Alencastro, c'est-à-dire de Lancastre, en mémoire de la reine Ph. de Lancastre, femme du roi Jean Ier de Portugal, grand-père et grand'mère du roi Jean II, dont il était bâtard.

Jean d'Alencastro, fils du bâtard Georges, fut fait duc d'Aveiro par le même roi don Emmanuel en 1530. Son fils ne laissa qu'une fille qui épousa Alvarez, son cousin germain, fils du frère de son père. De ce mariage plusieurs enfants, l'aîné desquels continua la suite des ducs d'Aveiro, et du puîné vinrent les ducs d'Abrantès. L'aîné des deux ne laissa qu'un fils et une fille. Le fils mourut sans enfants en 1665, à trente-huit ans, s'étant jeté tout jeune dans le parti d'Espagne, et y passa, en 1661, sous prétexte d'y demander le duché de Maqueda de l'héritage de sa mère. Il fut fait général de la flotte et grand d'Espagne. Sa soeur unique hérita de sa grandesse et du duché d'Aveiro, confisqué en Portugal, avec les autres biens qui y étaient, et de Maqueda et des biens situés en Espagne. Elle eut après ordre de sortir de Portugal, vint en Espagne où elle épousa Emmanuel-Ponce de Léon, duc d'Arcos, grand d'Espagne. Elle plaida contre le prince Pierre, régent et depuis roi de Portugal, et contre le duc d'Abrantès pour les biens qui lui furent adjugés en 1679, à condition qu'elle irait demeurer en Portugal.

Elle n'en tint pas grand compte et demeura veuve en 1693. C'était une personne très vertueuse, mais très haute, et fort rare pour son esprit et son érudition. Elle savait parfaitement l'histoire sacrée et profane, le latin, le grec, l'hébreu et presque toutes les langues vivantes. Sa maison à Madrid était le rendez-vous journalier de tout ce qu'il y avait de plus considérable en esprit, en savoir et, en naissance, et c'était un tribunal qui usurpait une grande autorité, et avec lequel la cour, les ministres et les ministres étrangers même qui s'y rendaient assidus, se ménageaient soigneusement. M. d'Harcourt eut grande attention à être bien avec elle, et le roi d'Espagne la distingua fort en arrivant. Elle était mère des ducs d'Arcos et de Baños, tous deux grands d'Espagne, dont j'aurai cette année même occasion de parler, et du voyage qu'ils firent en France. Ainsi la branche aînée d'Alencastro des ducs d'Aveiro s'éteignit dans les Ponce de Léon, ducs d'Arcos.

Alphonse, puîné d'Alvarez, duc d'Aveiro fils du bâtard Georges, eut de grands emplois et fut fait duc d'Abrantès et grand d'Espagne par Philippe IV. Il se fit prêtre après la mort de sa femme, et il mourut en 1654. C'est le père du duc d'Abrantès qu'on a vu ci-devant, qui apprit si cruellement et si plaisamment à l'ambassadeur, de l'empereur la disposition du testament de Charles II qu'on venait d'ouvrir. C'est lui aussi qui perdit contre la duchesse d'Arcos, dont je viens de parler, ses prétentions sur les duchés d'Aveiro et de Torres-Nuevas. Il vécut jusqu'en 1720, fort considéré et ménagé par les ministres. Il avait infiniment d'esprit, des saillies plaisantes, d'adresse et surtout de hardiesse et de hauteur, et se sut maintenir jusqu'à la fin dans la privance et dans l'amitié du roi. Il mourut à quatre-vingt-trois ans, et avait épousé Jeanne de Noroña, fille du premier duc de Liñarès, grand d'Espagne, dont elle eut la succession et la grandesse. Il en eut deux fils et plusieurs filles, et laissa un bâtard. Le fils [aîné] fut duc de Liñarès et grand d'Espagne par la mort de sa mère, et mourut vice-roi du Mexique du vivant de son père. Il fit un tour en France, où je le vis à la cour, avant d'aller au Mexique. Il ne laissa point d'enfants de Léonore de Silva, que j'ai vue à Bayonne camarera-mayor de la reine, veuve de Charles II. Le frère cadet de ce duc de Liñarès était évêque lorsqu'il mourut. Il recueillit la grandesse, et, après la mort de son père, prit le nom de duc d'Abrantès et plus du tout celui d'évêque de Cuença, quoiqu'il le fût. J'aurai dans les suites occasion de parler de lui. Quelques années après la mort du père, son bâtard, par le crédit de sa famille, fut duc de Liñarès et grand d'Espagne. Par ce détail on voit que ces branches de Bragance ont toutes grandement figuré en Espagne, mais qu'elles y sont maintenant toutes éteintes.

Après avoir parlé du comte d'Oropesa, président du conseil de Castille, de son exil et à son occasion des quatre branches de la maison de Portugal, établies et finies en Espagne, et de celle de Cadaval, qui a pullulé en Portugal, il faut dire un mot du conseil de Castille et de celui qui en est chef.

L'Espagne est partagée tout entière entre ce conseil, de qui dépend tout ce qui est joint à la couronne de Castille, et le conseil d'Aragon, de qui dépend tout ce qui est joint à la couronne d'Aragon. Ce dernier avait un bien plus grand pouvoir que celui de Castille, et son chef, qui portait le titre de grand justicier, et par corruption celui simplement de Justice [ Justiza ], avait une morgue et une autorité qui balançait celle du roi. Il se tenait à Saragosse, où le roi fut, peu après son arrivée à Madrid, recevoir les hommages de l'Aragon et prêter le serment accoutumé d'en maintenir les immenses privilèges, après quoi le justicier lui prête serment au nom du royaume; en le prêtant il débute par ces mots: Nous qui valons autant que vous, puis le serment fondé sur celui que le roi vient de prêter et qu'il y sera fidèle, et finit par ceux-ci: sinon, non. Tellement qu'il ne laisse pals ignorer par les paroles mêmes du serment qu'il n'est que conditionnel. Je n'en dirai pas davantage parce que la révolte de l'Aragon et de la Catalogne en faveur de l'archiduc engagea Philippe V à la fin de la guerre d'abroger pour jamais tous les privilèges de l'Aragon et de la Catalogne qu'il a presque réduits à la condition de province de Castille.

Le conseil de Castille se tient à Madrid. Il est composé d'une vingtaine au plus de conseillers et d'un assez grand nombre de subalternes. Il n'y a qu'un seul président qui y doit être fort assidu et qui, pour le courant, lorsqu'il manque par maladie ou par quelque autre événement, est suppléé par le doyen, mais uniquement pour l'intérieur du conseil. Je n'en puis donner une idée plus approchante de ce qu'il est, suivant les nôtres, que d'un tribunal qui rassemble en lui seul le ressort, la connaissance et la juridiction qui sont ici partagées entre tous les parlements et les chambres des comptes du royaume; ces derniers pour les mouvances, le grand conseil, et le conseil privé, c'est-à-dire celui où le chancelier de France préside aux conseillers d'État et aux maîtres des requêtes. C'est là où toutes les affaires domaniales et, particulières sont portées en dernier ressort, où les érections et les grandesses sont enregistrées et où les édits et les déclarations sont publiés, les traités de paix, les dons, les grâces, en un mot où passe tout ce qui est public, et on juge tout ce qui est litigieux. Tout s'y rapporte, rien ne s'y plaide; avec tout ce pouvoir, ce conseil ne rend que des sentences. Il vient une fois la semaine dans une pièce tout au bout en entrant dans l'appartement du roi à jour et heure fixée le matin. Il est en corps, et il est reçu et conduit au bas de l'escalier du palais par le majordome de semaine; dans cette pièce le fauteuil du roi est sous un dais sur une estrade et un tapis. Vis-à-vis et aux deux côtés trois bancs de bois nu où se place le conseil. Le président a la première place à droite le plus près du roi, et à côté du président celui qui ce jour-là est chargé de rapporter les sentences de la semaine quoique rendues au conseil au rapport de différents conseillers. Ce rapporteur est nommé pour chaque affaire par le président, comme ici dans nos tribunaux, qui nomme aussi, tantôt l'un, tantôt l'autre, pour rapporter les sentences de la semaine au roi.

Le conseil placé, le roi arrive: sa cour et son capitaine des gardes même s'arrêtent à la porte en dehors de cette pièce. Dès que le roi y entre, tout le conseil se met à genoux, chacun devant sa place. Le roi s'assied dans son fauteuil et se couvre, et tout de suite ordonne au conseil de se lever, de s'asseoir et de se couvrir. Alors la porte se ferme, et le roi demeure seul avec ce conseil dont le président n'est distingué en rien pour cette cérémonie. Les sentences de la semaine sont là rapportées: le nom des parties, leurs prétentions, leurs raisons respectives et principales, et les motifs du jugement. Tout cela le plus courtement qu'il se peut, mais sans rien oublier d'important. Tout se rapporte de suite, après quoi le président et le rapporteur présentent au roi chaque sentence l'une après l'autre qui la signe avec un parafe pour avoir plus tôt fait, et de ce moment ces sentences deviennent des arrêts. Si le roi trouve quelque chose à redire à quelque sentence, et que l'explication qu'on lui en donne ne le satisfasse pas, il la laisse à un nouvel examen ou il la garde par-devers lui. Tout étant fini, et cela dure une heure et souvent davantage, le roi se lève, le conseil se met à genoux jusqu'à ce qu'il ait passé la porte, et s'en va comme il est venu, excepté le président seul, qui, au lieu de se mettre à genoux, suit le roi qui trouve sa cour dans une pièce voisine, y en ayant un vide entre-deux, et avec ce cortège passe une partie de son appartement; dans une des pièces vers la moitié, il trouve un fauteuil, une table à côté, et vis-à-vis du fauteuil un tabouret. Là le roi s'arrête, sa cour continue de passer, puis les portes d'entrée et de sortie se ferment, et le roi dans son fauteuil reste seul avec le président assis sur ce tabouret; là il revoit les sentences qu'il a retenues et les signe si bon lui semble, ou il les garde pour les faire examiner par qui il lui plaît, et le président lui rend un compte sommaire du grand détail public et particulier dont il est chargé. Cela dure moins d'une heure. Le roi ouvre lui-même la porte pour retrouver sa cour qui l'attend et s'en aller chez lui, et le président retourne par l'autre par où il est entré, trouve un majordome qui l'accompagne à son carrosse et s'en va chez lui. Ces sentences retenues, ceux à qui le roi les renvoie lui en rendent compte avec leur avis. Il les envoie au président de Castille, et finalement l'arrêt se rend comme le roi le veut. On voit par la qu'il est parfaitement absolu en toute affaire publique et particulière, et que les rois d'Espagne ont retenu l'effet, comme nos rois le droit, d'être les seuls juges de leurs sujets et de leur royaume. Ce n'est pas qu'il n'arrive bien aussi que le conseil de Castille, ou en corps ou le président seul, ne fasse des remontrances au roi sur des affaires ou publiques ou particulières auxquelles il se rend, mais s'il persiste, tout passe à l'instant sans passions ni toutes les difficultés qu'on voit souvent en France.

Le corrégidor de Madrid et ceux de toutes les villes rendent un compte immédiat de toute leur administration au président de Castille, et reçoivent et exécutent ses ordres sur tout ce qui la regarde, comme eux-mêmes font à l'égard des régidors et des alcades des moindres villes et autres lieux de leur ressort; l'idée d'un corrégidor de Madrid suivant les nôtres, et à proportion de ceux des autres grandes villes non fortifiées, c'est tout à la fois l'intendant, le commandant, le lieutenant civil, criminel et de police, et le maire ou prévôt des marchands . Les gouverneurs des provinces d'Espagne n'ont guère que l'autorité des armes, et s'ils se mêlent d'autre chose ce n'est pas sans démêlé ni sans subordination du président et du conseil de Castille.

On voit par ce court détail quel personnage c'est dans la monarchie. Aussi en est-il le premier, le plus accrédité et le plus puissant, tandis qu'il exerce cette grande charge, et dès que la personne du roi n'est pas dans Madrid il y a seul la même autorité que lui, sans exception aucune. Son rang aussi répond à un si vaste pouvoir. Il ne rend jamais aucune visite à qui que ce soit, et ne donne chez lui la main à personne. Les grands d'Espagne qui ont affaire à lui tous les jours essuient cette hauteur, et ne sont ni reçus ni ‘conduits: la vérité est qu'ils le font avertir, et qu'ils entrent et sortent par un degré dérobé. Les cardinaux et les ambassadeurs de têtes couronnées n'ont pas plus de privilège. Tout ce qu'ils ont, c'est qu'ils envoient lui demander audience. Il répond toujours qu'il est indisposé, mais que cela ne l'empêchera pas de les recevoir tel jour et à telle heure. Ils s'y rendent, sont reçus et conduits par ses domestiques et ses gentilshommes, et le trouvent au lit, quelque bien qu'il se porte. Quand il sort (et ce ne peut être que pour aller chez le roi, à quelques dévotions, mais dans une tribune séparée, ou prendre l'air), cardinaux, ambassadeurs, grands d'Espagne, dames, en un mot tout ce qui le rencontre par les rues, arrête tout court précisément comme on fait ici pour le roi et pour les enfants de France; mais assez souvent il a la politesse de tirer à demi ses rideaux, et alors cela veut dire que, quoiqu'en livrées et ses armes à son carrosse, il veut bien n'être pas connu. On n'arrête point et on passe son chemin. S'il va chez le roi, comme il arrive assez souvent, hors du jour ordinaire du conseil de Castille, ce n'est jamais que par audience. Le majordome de semaine le reçoit et le conduit au carrosse. Dès qu'il paraît on lui présente auprès de la porte du cabinet, où toute la cour attend, un des trois tabourets qui sont les trois seuls siégea de tout ce vaste appartement, par grandeur, qui d'ailleurs est superbement meublé. Le sien, qui est pareil aux deux autres, est toujours caché et ne se tiré que pour lui; les deux autres sont toujours en évidence, l'un pour je majordome-major, l'autre pour le sommelier du corps ou grand chambellan. En leur absence, le gentilhomme de la chambre de jour s'assait sur l'un, et quelque vieux grand d'Espagne sur l'autre, mais il faut que ce soit un homme incommodé et qui ait passé par les premiers emplois. Nul autre, ni grand d'Espagne ni vieux, n'oserait le faire. J'ai pourtant vu les trois sièges remplis et en apporter un quatrième au prince de Santo-Burno Caraccioli, et une autre fois au marquis de Bedmar, tous deux alors grands d'Espagne, tous deux conseillers d'État, et tous deux avant été dans les premiers emplois, et le dernier y étant encore. C'était pendant mon ambassade en Espagne, mais je ne l'ai vu faire que pour ces deux-là dont le premier ne se pouvait soutenir sur ses jambes percluses de goutte, et l'autre fort goutteux aussi.

Le président du conseil de Castille ne peut être qu'un grand d'Espagne, et ne peut être destitué que pour crime qui emporte peine de mort. Mais contre une telle puissance on a le même remède dont on se sert en France contre le chancelier: on exile le président de Castille à volonté et sans être obligé de dire pourquoi, et on crée un gouverneur du conseil de Castille, qui on veut, pourvu qu'il ne soit pas grand d'Espagne. Ce gouverneur a toutes les fonctions, l'autorité et le rang entier du président et le supplée en tout et partout. Mais cette grande place, bien supérieure à notre garde des sceaux, a le même revers à craindre et pis encore que lui; car il peut être destitué à volonté et sans dire pourquoi, même sans l'exiler; il perd tout son crédit et toute sa puissance, il n'est et ne peut plus rien, et toutefois il conserve son rang en entier pendant sa vie, qui n'est bon qu'à l'empoisonner; puisqu'il ne peut faire aucune visite, et à le réduire en solitude, parce que personne n'a plus d'affaire à lui, et ne prend la peine de l'aller voir pour n'en recevoir ni réception, ni la main, ni conduite. Plusieurs en sont morts d'ennui. Lorsque le président de Castille vient à mourir, il est au choix du roi de faire un autre président ou un gouverneur. Depuis la mort du comte d'Oropesa le roi d'Espagne n'a mis que des gouverneurs; il en est de même des autres conseils dont le président ne peut être ôté, et doit toujours être grand, au lieu duquel on peut mettre un gouverneur; mais comme ces présidents n'ont de rang que celui de grands; parce qu'ils le sont, et que leur autorité n'est rien quoique les places en soient fort belles, très rarement y met-on des gouverneurs.

On appelle en Espagne conseillers d'État précisément ce que nous connaissons ici sous le nom de ministres d'État, et c'est là le but auquel les plus grands seigneurs, les plus distingués, et qui ont passé par les plus grands emplois, tendent de toutes leurs brigues. Ils ont l'Excellence, et passent immédiatement après les grands quand ils ne le sont point. Il y en a fort peu; ils ont une seule distinction que les grands n'ont pas, qui est de pouvoir, comme les grandes dames, aller par la ville en chaise à porteurs entourés de leur livrée à pied, suivis de leur carrosse avec leurs gentilshommes dedans, et de monter en chaise le degré du palais jusqu'à la porte de la première pièce extérieurement. Je ne m'étends point sur le conseil d'État, parce qu'il tomba fort peu après l'arrivée du roi, et qu'il est demeuré depuis en désuétude. Il a fait rarement des conseillers d'État, mais toujours sans fonctions.

Je parlerai avec la même sobriété du secrétaire des dépêches universelles par la même raison. Ubilla a été le dernier, et ne le demeura pas longtemps. C'était presque nos quatre secrétaires d'État ensemble pour le crédit et les fonctions, mais non pas pour le reste. Il était demeuré pour l'extérieur comme nos secrétaires d'État d'autrefois et comme eux venu par les emplois de commis dans les bureaux, ce qui peut faire juger de leur naissance et de leur état. Au conseil d'État, ils étaient au bas bout de la table auprès de leur écritoire, rapportant les affaires, lisant les dépêches, écrivant ce qui leur était dicté, sans opiner et toujours à genoux sur un petit carreau qui leur fut accordé à la fin, à cause de la longueur des conseils, et tête à tête avec le roi de même. Ils étaient fort craints et considérés, mais ils n'allaient point avec la noblesse même ordinaire. De six qu'ils sont des débris de celui des dépêches universelles, j'en ai vu deux, celui qui travaillait toujours avec le roi et celui de la guerre qui n'y travaillait guère, et jamais ne le suivait en aucun voyage hors Madrid, qui tâchaient de se mettre sur le pied de nos secrétaires d'État d'aujourd'hui, surtout le premier, qui était Grimaldo, quoique venu des bureaux comme les autres, et Castellar, qui est mort ici depuis ambassadeur, frère de Patino, alors premier ministre.

Passons maintenant à la cour, et voyons-en les principaux emplois et même quelques médiocres, pour l'intelligence de ce qui suivra et pour ne plus interrompre un récit plus intéressant. Il y en a trois qui répondent ici au grand maître, au grand chambellan et au grand écuyer, qu'on appelle tout court les trois charges, parce qu'elles sont à peu près égales entre elles, et sans proportion avec toutes les autres. Ce sont toujours trois grands, à qui elles donnent une grande distinction sur tous les autres et une considération principale par toute l'Espagne. Il est pourtant arrivé, quoique extrêmement rarement, que quelqu'une de ces charges, tantôt l'une, tantôt l'autre, ont été possédées par de très grands seigneurs qui n'étaient pas grands, mais favoris ou fort distingués, et qui sont bientôt devenus grands d'Espagne. Expliquons-les pour les faire connaître.

Le majordome-major du roi est notre grand maître de France dans toute l'étendue, qu'il avait autrefois. Tous les palais du roi, tous les meubles, toutes les provisions, de quelque espèce qu'elles soient, la bouche et toutes les tables, la réception, la conduite et le traitement des ambassadeurs et des autres personnes distinguées à qui le roi en fait, l'ordre, l'ordonnance, la disposition de toutes les fêtes que le roi donne, de tous les spectacles, de tous les festins et rafraîchissements, la distribution des places, l'autorité sur les acteurs de récit, de machines, de musiques, les mascarades publiques et particulières du palais, l'autorité, la disposition, les places de toutes les cérémonies, la disposition de tous les logements pendant les voyages et de toutes les voitures de la cour, l'autorité sur les médecins, chirurgiens et apothicaires du roi, qui ne peuvent consulter ni donner aucun remède au roi que de son approbation et en sa présence, tout cela est de la charge du majordome-major qui a sous lui quatre majordomes, tous quatre de la première qualité, qui de là passent souvent aux premières charges et arrivent à la grandesse, mais ne peuvent être grands tandis qu'ils sont majordomes. Ils font le détail chacun par semaine de tout ce que je viens de remarquer, sous les ordres du majordome-major qui fait et arrête les comptes des fournitures avec tous quatre et les gens qui ont fourni qui sont payés sur ses ordonnances. Le majordome de semaine ne sort presque point du palais, et tous quatre rendent compte de tout au majordome-major, et ne peuvent s'absenter qu'avec sa permission. Ils ont des maîtres d'hôtel et toutes sortes d'autres officiers sous eux.

Le majordome-major a toutes les entrées chez le roi à toutes les heures. Grand d'Espagne ou non, comme il est quelquefois arrivé, quoique fort rarement, il est grand par sa charge, et le premier d'entre les grands partout où ils se trouvent. À la chapelle il a un siège ployant à la tête de leur banc, qui demeure vide quand il n'y vient pas; et je l'ai vu arriver. Si les grands ont pour leur dignité quelque assemblée à faire, c'est chez lui, et quelque représentation à porter au roi, c'est par lui. Au bal et à la comédie nul homme ne s'assied, non pas même les danseurs, excepté le majordome-major qui est assis sur un ployant à la droite du fauteuil du roi, un demi-pied au plus en arrière, mais joignant sa chaise. Je l'ai vu ainsi à l'un et à l'autre, et couvert si le roi se couvre. Aux audiences qui se donnent sur le trône aux ambassadeurs des princes hors l'Europe, le roi est assis dans un fauteuil sur une estrade de plusieurs degrés couverte d'un tapis avec un dais par-dessus. On met un ployant à la droite du fauteuil du roi en même plain-pied sur l'estrade et en même ligne, mais hors du dais. Le roi monte sur l'estrade seul avec le majordome-major qui s'assait sur ce ployant en même temps que le roi se place dans son fauteuil, et il se couvre en même temps que lui. Tous les grands couverts et tous autres découverts sont au bas des marches et debout, et l'ambassadeur aussi, et en tous actes de cérémonies, il est joignant le roi à sa droite. Il ne va pourtant jamais dans les carrosses du roi, parce que c'est au grand écuyer à y prendre la première place, ni dans ceux de la reine pour même raison, ni aux audiences chez la reine où son majordome-major prendrait aussi la première place. Comme celui du roi l'a sans difficulté partout ailleurs, il s'abstient toujours des trois seuls endroits où il ne l'aurait pas.

Il ne prête serment entre les mains de personne; les quatre majordomes, l'introducteur des ambassadeurs, tous les officiers qui sont sous eux (et il y en a un grand nombre), et toute la médecine, chirurgie et apothicairerie du roi, prêtent serment entre ses mains. Outre ceux-là qui sont sous sa charge, il reçoit de même le serment du grand chambellan ou sommelier du corps, du grand écuyer et du patriarche des Indes. Les chefs et les membres des conseils et des tribunaux, et les secrétaires d'État, le prêtent entre les mains du président ou du gouverneur du conseil de Castille, et le roi n'en reçoit aucun lui-même, ce qui fait que le majordome-major n'en prête point. Pour en revenir à nos idées, on voit que cette charge est en beaucoup plus grand ce qu'était autrefois le grand maître de la maison du roi, qui depuis les Guise n'ont plus rien à la bouche, dont le premier maître d'hôtel est maître indépendant, et qu'il n'a plus que le serment de cette charge, de celle de grand maréchal des logis, de grand maître des cérémonies et d'introducteur des ambassadeurs, sans avoir conservé rien du tout dans l'exercice de ces charges, qui avec tout leur détail sont entièrement subordonnées, et en tout dépendantes en Espagne du majordome-major, et toutes exercées sous lui par le majordome de semaine. Le majordome-major les réprimande très bien, et change ce qu'ils ont fait quand il le juge à propos.

Le grand chambellan ou sommelier du corps est en tout et partout à la fois ce que sont ici le grand chambellan, les quatre premiers gentilshommes de la chambre, le grand maître et les deux maîtres de la garde-robe réunis en une seule charge. Les mêmes fonctions, le même commandement, le même détail, et ordonnateur des mêmes dépenses. Il a sous lui un nombre indéfini de gentilshommes de la chambre, tant qu'il plaît au roi d'en faire, qui ont son service en son absence, et qui sont grands d'Espagne presque tous et la plupart aussi grands ou plus grands seigneurs que lui. Car c'est le but de tous les seigneurs de la cour. La différence est que le sommelier couche au palais, et qu'il entre chez le roi comme le majordome-major, toutes heures, au lieu que le gentilhomme de la chambre de jour, qui a tout son service et tout son commandement dans l'appartement du roi et sur tous les officiers de sa chambre et de sa garde-robe, ne peut entrer qu'aux temps des fonctions et se retire dès que le service est fait. Ces gentilshommes de la chambre prêtent serment entre les mains du sommelier, et lui sont tellement subordonnés qu'ils ne peuvent s'absenter sans sa permission ni rien faire dans leurs charges sans ses ordres. Ils sont obligés de lui rendre compte de tout en son absence, et de l'envoyer avertir quand il le leur a dit, ou sans cela dès qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire, s'il trouve quelque chose qu'ils aient mal fait ou mauvais, il le change ou les réprimande très bien sans qu'ils aient un mot à dire que se taire avec respect, quels qu'ils soient, et lui obéir. Il a sous lui, pour le détail des habits, un officier qui tient plus du valet que du noble, mais qui est pourtant considéré plus que les premiers valets de garde-robe d'ici.

Le grand écuyer est là comme ici le même, avec deux grandes différences: l'une, que dès que le roi est dehors, il a toutes les fonctions du sommelier, même en sa présence. Il le sert s'il mange dans son carrosse ou sur l'herbe, et s'il a besoin d'un surtout ou de quelque autre chose, il le lui présente; et si à la chasse, à la promenade, en chemin, quelque seigneur ait à être présenté au roi, c'est le grand écuyer et non le sommelier qui le présente. La deuxième, est qu'il a un premier écuyer et point de petite écurie, le premier écuyer fait sous lui, et dans une dépendance entière et journalière, le détail de l'écurie, et s'il se trouve présent quand le grand écuyer monte à cheval, c'est lui qui l'y met, et toujours un écuyer du roi qui lui tient l'étrier à monter et à descendre. Le premier écuyer le conduit à pied, la main au mors du cheval sur lequel il est monté, depuis l'écurie jusqu'au palais tout du long de la place, et lorsqu'en suivant le roi, il monte dans le carrosse qui le précède ou qu'il en descend, c'est au premier écuyer à ouvrir et à fermer la portière, comme le grand écuyer ouvre et ferme celle du roi. Dans ce carrosse du grand écuyer, il n'y entre que les trois charges principales du roi, les deux de la reine, et le capitaine des gardes en quartier. Quelquefois, par un hasard extrêmement rare, il y entrera quelque vieux grand d'Espagne, mais fort distingué et fort considérable.

Excepté la charge de premier écuyer, le grand écuyer dispose de toute l'écurie du roi, chevaux, mules, voitures de toute espèce, valets, officiers, écuyers, livrées, fournitures, et est seul ordonnateur de toutes ces dépenses. Il est en même temps le chef de toutes les chasses avec la même autorité et dispensation que de l'écurie. Les meutes et les chasses à courre sont inconnues en Espagne par la chaleur, l'aridité et la rudesse du pays; mais tirer, voler, et des battues aux grandes bêtes, de mille et quinze cents paysans dont le grand écuyer ordonne, sont les chasses ordinaires, et la dernière celle du roi Philippe V de presque tous les jours. Avec cela il y quatre ou cinq petites maisons de chasse, la vaste capitainerie de l'Escurial et quelques autres moindres attachées à la charge du grand écuyer. C'est le seul seigneur sans exception qui aille dans Madrid à six mules ou à six chevaux, et à huit s'il veut, avec un postillon, parce que c'est un carrosse et un attelage du roi. S'il mène quelqu'un avec lui, qui que ce pût être, il n'est pas permis au grand écuyer de le faire monter devant lui ni de lui donner la droite, et cela n'en retient personne ni ne fait aucune difficulté pour aller avec lui faire des visites ou à la promenade. Le duc del Arco, dont j'aurai lieu de parler; qui l'était pendant mon ambassade, fut le parrain de mon second fils pour sa couverture de grand d'Espagne. Il vint donc le prendre en grande cérémonie pour le mener au palais, mais par politesse, et pour lui pouvoir donner la place et la main, il vint avec son carrosse et ses livrées à lui, et rien de l'écurie. Il tient une table où, comme partout ailleurs, il est servi par les pages du roi, qui font à son égard et toujours tout ce que feraient les siens. Chez lui encore ils servent tous ceux qui mangent à sa table comme s'ils étaient à eux, mais aussi ceux qui servirent hier se mettent aujourd'hui à table, et mangent de droit avec le grand écuyer et avec tous ceux qui mangent chez lui, et ainsi de suite tous les jours. Le premier écuyer tient la petite table quand il y en a une, et fait les honneurs chez le grand écuyer. En son absence il a toutes ses fonctions, mais il n'ôte en dehors le service qu'aux gentilshommes de la chambre et non au sommelier; il ne va point à six chevaux ou mules par Madrid, ne monte point à la suite du roi dans le carrosse marqué pour le grand écuyer, et n'est point servi par les pages du roi qu'à table seulement chez le grand écuyer comme tous ceux qui y mangent. Il suit le roi dans une voiture à part ou à cheval.

Le capitaine des hallebardiers ne peut être mieux comparé lui et sa compagnie en tout et pour tout qu'aux Cent-Suisses de la garde du roi et à leur capitaine; c'est une ancienne garde des rois d'Espagne.

Je parlerai en son temps des capitaines des gardes du corps que Philippe V a établis, et qui avec leurs compagnies étaient avant lui inconnus en Espagne, ainsi que des deux colonels de ses régiments des gardes qui sont aussi de son établissement.

Le patriarche des Indes n'a pas seulement la plus légère idée qui ait la moindre conformité à ce grand titre. Il ne peut rien aux Indes, il n'en touche rien, il n'en prétend même rien, il y est inconnu. C'est un évêque sacré in partibus, dont la fonction est d'être toujours à la cour pour y suppléer à l'absence de l'archevêque de Saint-Jacques de Compostelle qui n'y paraît jamais, non plus que tous les autres évêques d'Espagne qui résident continuellement. Celui-là est grand aumônier né par son siège, et cette place de grand aumônier enferme tout ce que nous connaissons ici sous les noms de grand aumônier, premier aumônier, maître de la chapelle; et maître de l'oratoire. Ce prélat devient presque toujours cardinal, s'il ne l'est déjà quand on lui donne la charge. Si par un hasard qui est arrivé quelquefois, l'archevêque de Compostelle venait à la cour, il effacerait le patriarche des Indes, qui, même cardinal, ne serait plus rien en sa présence.

Comme il n'y vient jamais, le patriarche dispose de tout ce qui est de la chapelle, et les sommeliers de cortine, qui sont les aumôniers du roi, et fort souvent gens de la première qualité, sont sous lui et dans son absolue dépendance. Il y a en Espagne la même dispute qu'ici sur l'indépendance de la chapelle du roi du diocésain, qui empêche l'archevêque de Tolède de se trouver à la chapelle, où il ne veut pas aller sans y faire porter sa croix que le patriarche des Indes n'y veut pas souffrir; et sur les autres prétentions d'exemption, ils se chamaillent toujours, et, chacun en tire à soi quelque chose.

La reine d'Espagne, outre ses dames, a aussi deux grands officiers, son majordome-major et son grand écuyer; mais elle n'a point de chapelle, de chancelier, ni les autres officiers qu'ont ici nos reines. Son majordome-major a dans la maison de la reine toutes les mêmes choses que celui du roi a chez lui, et trois majordomes sous ses ordres, mais ceux-là sont d'une condition et d'une considération fort inférieure à ceux du roi qui ont les détails des fêtes, des spectacles, des cérémonies de toutes les sortes; et des logements, tandis que ceux de la reine sont bornés aux détails intérieurs de sa maison sous son majordome-major. Celui-ci reçoit leur serment, ceux des autres officiers inférieurs qui sont sous sa charge et ceux encore du grand écuyer de la reine et de la camarera-mayor, et comme celui du roi n'en prête point. Il partage en premier avec la camarera-mayor le commandement chez la reine, même aux officiers extérieurs de sa chambre. Les meubles se font et se tendent par ses ordres, et, hors les habits et l'écurie, il est ordonnateur de toutes les dépenses qui se font chez elle. Il est placé derrière elle partout, à la droite de la camarera-mayor, et à certains services comme de présenter à la reine ses gants, son éventail, son manchon, sa mantille, quand la camarera-mayor n'y est pas, et lui met même sa mantille en présence de ses autres dames. Il ne laisse pas d'être fort considéré, quoiqu'il n'ait rien hors de chez la reine, et n'ait aucune distinction parmi les grands, comme à celui du roi seulement. Il prend aux audiences de la reine la première place au-dessus d'eux, comme fait celui du roi chez le roi à qui il ne la cède pas chez la reine, et ne se trouve jamais aux audiences chez le roi, comme celui du roi ne va jamais à celles de la reine; mais il va parmi les grands à la chapelle et partout ailleurs avec eux. Il est au-dessus de la camarera-mayor, même dans l'appartement de la reine, y a plus d'autorité qu'elle, et entre chez la reine à toutes heures, même quand elle est au lit ou qu'elle se lève ou se couche. Cet emploi n'est que pour les grands ainsi que celui de grand écuyer de la reine qui a sous lui un premier écuyer, dont il reçoit le serment, et il est chez elle entièrement comme est le grand écuyer du roi chez lui, mais il n'ôte le service à personne au dehors, comme fait celui du roi, et ne va point à six chevaux ou à six mules dans Madrid, quoiqu'il se serve des équipages de la reine. Il y a un carrosse de la reine où il n'entre que lui et son majordome-major à sa suite, et très rarement quelquefois quelque grand d'Espagne très distingué à qui le grand écuyer en fera l'honnêteté. Il y prend, comme celui du roi, la première place.

La camarera-mayor rassemble les fonctions de notre surintendante, de notre dame d'honneur et de notre dame d'atours. C'est toujours une grande d'Espagne, veuve, et ordinairement vieille, et presque toujours de la première distinction. Elle loge au palais, elle présente les personnes de qualité à la reine, elle entre chez elle à toute heure, et elle partage le commandement de la chambre avec le majordome-major. Sa charge répond en tout à celle du sommelier du corps. Elle ordonne des habits et des dépenses personnelles de la reine, qu'elle ne doit jamais quitter, mais la suivre partout où elle va.

Elle entre presque toujours seule, mais de droit est la première dans le carrosse où est la reine quand le roi n'y est pas, et ce n'est que par grande faveur et distinction si, très rarement, quelque autre grande d'Espagne y est appelée. Les bas officiers de la chambre la servent en beaucoup de choses, même chez elle, et elle use de beaucoup de provisions de sa maison. Son appartement au palais est aussi meublé [que celui] de la reine. Le concert doit être entier entre elle et le majordome-major, et y est presque toujours, sans quoi il y aurait lieu à beaucoup de disputes et de prétentions l'un sur l'autre.

La reine, après la camarera-mayor, a deux sortes de dames au nom desquelles il serait aisé de se méprendre lourdement selon nos idées. Les premières sont précisément nos dames du palais, mais qui ont un service; les autres sont appelées señoras de honor, dames d'honneur. Les dames du palais, et qui en ont le non comme les nôtres, sont des femmes de grands d'Espagne, ou leurs belles-filles aînées, ou des héritières de grands et qui mariées feront leurs maris grands, et de plus choisies parmi tout ce qu'il y a de plus considérable. Les dames d'honneur sont des dames d'un étage très inférieur, et cette place ne convient pas aux personnes d'une qualité un peu distinguée. Les unes et les autres servent par semaine, suivent la reine partout, sont de garde à certains temps dans son appartement, et toutes également dans la même dépendance de la camarera-mayor, pour ne rien répéter, que les gentilshommes de la chambre sont du sommelier. En l'absence de la camarera-mayor, la plus ancienne dame du palais en semaine la supplée en tout. La camarera-mayor sert le roi et la reine quand ils mangent ensemble chez elle, ou la reine seule, quand le roi n'y vient point, et met un genou en terre pour leur donner à laver et à boire. Derrière elle sont les dames du palais de semaine, et derrière celles-ci les señoras d'honneur de semaine. Tout le service se fait par la camarera-mayor, et lui est présenté par les dames du palais, qui le reçoivent des señoras d'honneur; celles-ci le vont prendre, à la porte, des femmes de chambre, à qui les officiers de la bouche le présentent, et cela tous les jours. La camarera-mayor est ordonnatrice de toute la dépense de la garde-robe de la reine.

Les femmes de chambre sont toutes personnes de condition, et au moins de bonne noblesse. Filles toutes, elles deviennent quelquefois señoras d'honneur en se mariant. Toutes logent au palais, ainsi que la première femme de chambre qu'on appelle l'azafata, laquelle est d'ordinaire la nourrice du roi ou de la reine, et par conséquent ordinairement très inférieure aux femmes de chambre, sur lesquelles elle a pourtant les mêmes distinctions de services et d'honneurs, et le même commandement que la camarera-mayor a sur les autres dames, à laquelle l'azafata et les autres femmes de chambre sont totalement subordonnées, et sous son autorité et commandement. Quand le roi et la reine vont en cérémonie à Notre-Dame d'Atocha, qui est une dévotion célèbre à une extrémité de Madrid, ou quelque autre part, marchent d'abord un ou deux carrosses remplis de gentilshommes de la chambre, celui du grand écuyer et du roi, celui où le roi et la reine sont seuls, celui du roi vide, celui du grand écuyer de la reine, la camarera-mayor seule dans le sien à elle environné de sa livrée à pied, et un écuyer à elle à cheval à sa portière droite, un ou deux carrosses de la reine remplis de dames du palais, magnifiques comme pour servir à la reine, un ou deux autres bien inférieurs, mais aussi de la reine, remplis des señoras de honor, un autre inférieur encore où est l'azafata seule, et deux autres pareils pour les femmes de chambre. Ce crayon suffira pour donner une idée des charges et du service de la cour d'Espagne, jusqu'à ce qu'il y ait lieu de parler du changement que Philippe V y a fait, et des grands et des cérémonies. J'ajouterai seulement qu'aucune charge n'est vénale dans toute l'Espagne, et que tous les appointements en sont fort petits comme ils étaient anciennement en France. Le majordome-major du roi, qui a, plus du double de toutes les autres charges, n'a guère que vingt-cinq mille livres il y en a très peu à mille pistoles, et beaucoup fort au-dessous. Les deux majordomes-majors, les majordomes, et la camarera-mayor, tirent, outre leurs appointements, force commodités de leurs charges, ainsi que les deux grands écuyers et les deux premiers écuyers. Le capitaine des hallebardiers tire aussi quelque chose de la sienne au delà de ses appointements.

Il faut remarquer que le sommelier et les gentilshommes de la chambre portent tous une grande clef, qui sort par le manche de la couture de la patte de leur poche droite; le cercle de cette clef est ridiculement large et oblong. Il est doré, et est encore rattaché à la boutonnière du coin de la poche, avec un ruban qui voltige, de couleur indifférente. Les valets intérieurs qui sont en très petit nombre, la portent de même, à la différence que ce qui paraît de leur clef n'est point doré. Cette clef ouvre toute s les portes des appartements du roi, de tous ses palais en Espagne. Si un d'eux vient à perdre sa clef, il est obligé d'en avertir le sommelier, qui sur-le-champ fait changer toutes les serrures et toutes les clefs aux dépens de celui qui a perdu la sienne, à qui il en coûte plus de dix mille écus. Cette clef se porte partout comme je viens de l'expliquer, et tous les jours, même hors d'Espagne. Mais parmi les gentilshommes de la chambre, il y en a de deux sortes: de véritables clefs qui ouvrent et qui sont pour les gentilshommes de la chambre en exercice; et des clefs qui n'en ont que la figure, qui n'ouvrent rien, et qui s'appellent des clefs caponnes, pour les gentilshommes sans exercice et qui n'ont que le titre et l'extérieur de cette distinction. Les plus grands seigneurs sont gentilshommes de la chambre de ces deux sortes, et s'il en vaque une place en exercice, elle est souvent donnée à un des gentilshommes de la chambre qui n'en a point, quelquefois aussi à un seigneur qui n'est pas gentilhomme de la chambre. Tous sont égaux, sans aucun premier entre eux, et ceux d'exercice y entrent tour à tour suivant leur ancienneté d'exercice entre eux.

J'ai oublié un emploi assez subalterne par la qualité de celui qui l'a toujours successivement exercé, non pas héréditairement, mais qui est de la plus grande confiance et importance. L'emploi, l'employé, et l'instrument de son emploi, ont le même nom, qui ne se peut rendre en français. Il s'appelle estampilla; c'est un sceau d'acier, sur lequel est gravée la signature du roi, mais semblable à ne la pouvoir distinguer de la sienne. Avec une espèce d'encre d'imprimerie, ce sceau imprime la signature du roi, et c'est l'estampilla lui-même qui y met l'encre et qui imprime. Je l'ai vu faire à La Roche qui l'a eue en arrivant avec le roi en Espagne, et cela se fait en un instant. Cette invention a été trouvée pour soulager les rois d'Espagne, qui signent une infinité de choses, et qui passeraient sans cela un quart de leurs journées à signer. Les émoluments sont continuels, mais petits; et La Roche, qui était un homme de bien, d'honneur, doux, modeste, bienfaisant et désintéressé, l'a faite jusqu'à sa mort avec une grande fidélité et une grande exactitude. Il était fort bien avec le roi, et généralement aimé, estimé et considéré, et voyait chez lui les plus grands seigneurs. Cet estampilla ne peut jamais s'absenter du lieu où est, le roi, et les ministres le ménagent.

J'attendrai à parler des infants, infantes et de leur maison quand l'occasion s'en présentera, parce qu'il y en a eu peu et encore moins de maisons pour eux en Espagne, jusqu'aux enfants de Philippe V.

CHAPITRE VII. §

Changements à la cour d'Espagne à l'arrivée du roi. — Singularité de suzeraineté et de signatures de quelques grands d'Espagne. — Autres conseillers d'État. — Mancera et son étrange régime. — Amirante de Castille. — Frigilliane. — Monterey. — Tresmo. — Fuesalida. — Montijo. — Patriarche des Indes. — Vie du roi d'Espagne en arrivant. — Louville en premier crédit. — Duc de Monteléon. — Coutume en Espagne, dite la saccade du vicaire. — P. Daubenton, jésuite, confesseur du roi d'Espagne. — Aversberg, ambassadeur de l'empereur après Harrach, renvoyé avant l'arrivée du roi à Madrid. — Continuation du voyage des princes. — Folie du cardinal Le Camus sur sa dignité.

Aussitôt après que le roi d'Espagne fut arrivé à Madrid, il prit l'habit espagnol et la golille, et fit quelques changements et réformes. D'une trentaine de gentilshommes de la chambre en exercice il les réduisit à six, et ôta les appointements à ceux qui n'avaient jamais eu d'exercice. Le comte de Palma, grand d'Espagne et neveu du cardinal Portocarrero, eut la vice-royauté de Catalogne en la place du prince de Darmstadt, qui sortit d'Espagne sans revenir à Madrid. Le duc d'Escalona, qu'on appelait plus ordinairement le marquis de Villena, alla relever en Sicile le duc de Veragua; il le fut bientôt lui-même par le cardinal del Giudice qui vint exercer la vice-royauté par intérim, de Rome où il était; et Villena s'en alla vice-roi à Naples, d'où le duc de Medina-Celi revint à Madrid, où il fut fait président du conseil des Indes, qu'il désirait extrêmement et qui est une place fort lucrative. Il l'était du conseil des ordres qui fut donné au duc d'Uzeda, quoique absent, et qui remplissait l'ambassade de Rome depuis que Medina-Celi l'avait quittée pour aller à Naples.

Le plus grand changement fut la disgrâce du connétable de Castille. Hors les présidences des conseils et la plupart des places dans les conseils, rien n'est à vie en Espagne, et à la mort du roi, toutes les charges se perdent, et le successeur confirme ou changé, comme il lui plaît, ceux qui les ont. Le connétable était grand écuyer et gentilhomme de la chambre en exercice. L'exercice lui fut ôté et sa charge de grand écuyer, que le duc, de Medina-Sidonia préféra à la sienne de majordome-major, je ne sais par quelle fantaisie, sinon que, ayant désormais affaire à un jeune roi, il la trouva plus brillante et crut qu'il serait souvent dehors, en voyage, à la chasse, à la guerre, où le grand écuyer a plus beau jeu que le majordome-major. Le marquis de Villafranca le fut en sa place; et par ce qu'il avait fait sur le testament, et par son vote fameux il avait bien mérité cette grande récompense. La duchesse d'Ossone, dont j'aurai lieu de parler, disait de lui et de don Martin de Tolède, depuis duc d'Albe et mort ambassadeur en France, qu'ils étaient tous deux Espagnols en chausses et en pourpoint, l'un en vieux, l'autre en jeune. Villafranca ainsi que Villena avaient beaucoup du caractère du duc de Montausier, mais ce dernier n'était point espagnol pour l'habit, de sa vie il n'avait porté golille ni l'habit espagnol. Il le disait insupportable, et partout fut toute sa vie vêtu à la française. Cela s'appelait en Espagne à la flamande ou à la guerrière, et presque personne ne s'habillait ainsi. Le comte de Benavente fut conservé sommelier du corps. Il se prit d'une telle affection pour le roi, qu'il pleurait souvent de tendresse en le regardant.

Puisque j'y suis, je ne veux pas oublier une singularité de ces deux seigneurs et de quelques autres d'Espagne: le duché de Bragance en Portugal relève du comte de Benavente, duquel les armes sont sur la porte du château de Bragance à la droite de celles du roi de Portugal: toutes deux saluées une fois l'an en cérémonie; le premier salut est aux armes du comte et le second à celles du roi.

Le duc de Medina-Celi, qui lors était sept fois grand d'Espagne, et dont les grandesses se sont depuis plus que doublées, mais qui n'en a pas plus de rang ni de préférence parmi les autres grands que s'il n'en avait qu'une, ne signe jamais que El Duque Duque, pour faire entendre sa grandeur par ce redoublement de titre sans ajouter de nom. Le marquis de Villena, qui est aussi duc d'Escalona, signe El Marqués, sans y rien ajouter; mais le marquis d'Astorga, qui est Guzman et grand d'Espagne aussi, signe de même, de manière qu'il faut connaître leur écriture pour savoir lequel c'est. Il est pourtant vrai que le droit passe en Espagne pour être du côté de Villena, et qu'il est comme le premier marquis d'Espagne. Le duc de Veragua signe tout court El Almirante Duque, à cause de son titre héréditaire d'amiral des Indes, donné aux Colomb .

Il faut maintenant achever les conseillers d'État. Je n'ai fait connaître que ceux qui ont eu part au testament d'une manière ou d'une autre. Ce caractère est le bout de l'ambition: il ne faut donc pas oublier ceux qui en étaient revêtus à l'avènement de Philippe V. J'ai déjà parlé du cardinal Portocarrero, du comte d'Oropesa, de don Manuel Arias, l'un président exilé, l'autre gouverneur du conseil de Castille, de Mendoze, évêque de Ségovie, exilé et grand inquisiteur, du duc de Medina-Sidonia, du marquis de Villafranca, du comte de San-Estevan del Puerto et d'Ubilla, secrétaire des dépêches universelles. J'ai parlé aussi du comte de Benavente qui devint conseiller d'État pour avoir été mis comme grand dans la junte par le testament. Reste à dire un mot de Mancera, de l'amirante, Aguilar, Monterey, del Tresno, Fuensalida et Montijo, sur lesquels je ne me suis pas étendu, quoique j'aie déjà dit quelque chose de quelques-uns de ces sept derniers.

Pour retoucher le marquis de Mancera de la maison de Tolède, grand de première classe et fort riche, président du conseil d'Italie, à quatre-vingt-six ans qu'il avait lors de l'arrivée du roi, [il] avait l'esprit aussi sain et aussi net qu'à quarante ans et la conversation charmante, doux, sage, un peu timide, parlant cinq ou six langues, bien et sans confusion, et la politesse et la galanterie d'un jeune homme sensé. De ses emplois et de ses vertus j'en ai parlé ci-devant. Mais voici une singularité bien étrange à notre genre de vie et qui n'est pas sans exemple en Espagne: il y avait cinquante ans qu'il n'avait mangé de pain, à l'arrivée du roi d'Espagne. Sa nourriture était un verre d'eau à la glace en se levant, avec un peu de conserve de roses et quelque temps après du chocolat. À souper, des cerises ou d'autres fruits, ou une salade, et encore de l'eau rougie, et sans sentir mauvais ni être incommodé d'un si étonnant régime; et sa femme, fille du duc de Caminha, dont une seule fille, vivait à peu près de même à quatre-vingts ans.

L'amirante de Castille, qui s'appelait J. Thomas Enriquez de Cabrera, duc de Rioseco et comte de Melgar, était grand d'Espagne de la première classe, un des plus riches et des plus grands seigneurs et le premier d'Espagne pour la naissance, quoique bâtarde. Alphonse XI, roi de Castille et de Léon, eut de Marie, fille d'Alphonse V, roi de Portugal, un fils unique qui lui succéda, qui fut don Pierre le Cruel, si fameux par ses crimes, qui révoltèrent enfin tout contre lui, qui n'eut point de fils de la soeur du duc de Bourbon, qu'il tua et qui fut tué lui-même en [1368] par Henri, comte de Transtamare, son frère bâtard, qui lui succéda, et dont la couronne passa à sa postérité, Henri II, Henri III, Jean II, père d'Isabelle, qui épousa Ferdinand d'Aragon son cousin issu de germain paternel. Il était petit-fils de Ferdinand le Juste, second fils de Henri, comte de Transtamare, qui fut roi après avoir tué Pierre le Cruel, dont il était frère bâtard, comme je viens de le dire.

Ce Ferdinand, père du Catholique, fut appelé le Juste, pour avoir opiniâtrement refusé la couronne de Castille, qui lui fut plus qu'offerte à la mort du roi Henri III son frère, qui ne laissa qu'un fils en très bas âge, dont son oncle fut le défenseur et le tuteur, et qui fut père de la reine Isabelle. Il fut dès ce monde récompensé de sa vertu par l'élection qui fut faite de lui en 1390 par Martin, roi d'Aragon et de Valence et prince de Catalogne, frère de sa mère, mourant sans enfants, confirmée par les états de tous ces pays, pour lui succéder Alphonse V et Jean II, ses deux fils, l'aîné sans enfants, régnèrent l'un après l'autre, et, Ferdinand II, fils de Jean II, lui succéda, et réunit toutes les Espagnes, excepté le Portugal, par son mariage avec Isabelle, reine de Castille, si connus sous le nom de rois catholiques, dont la fille, héritière de leurs couronnes, fut mère de l'empereur Charles V et de l'empereur Ferdinand Ier, desquels sont sorties les branches d'Espagne et impériale de la maison d'Autriche.

Alphonse II, roi de Castille, père de Pierre le Cruel, eut d'Éléonore de Guzman, sa maîtresse, deux bâtards jumeaux. L'un fut ce comte de Transtamare qui vainquit, tua et succéda à Pierre le Cruel, et fut de père en fils bisaïeul d'Isabelle, reine de Castille et de Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon, son mari; l'autre jumeau fut la tige d'où est sortie légitimement et masculinement cette suite d'amirantes de Castille. Il s'appelait Frédéric. Son fils Pierre, comte de Transtamare comme lui, fut connétable de Castille, dont les enfants n'en eurent point. Mais Alphonse, son frère, leur succéda; il fut le premier amirante de Castille de sa maison, à laquelle il donna pour lui et pour sa postérité le nom de Enriquez en mémoire du roi de Castille, Henri II, frère de son père, laquelle est directe (dont l'amirante, qui fait le sujet de cette dissertation, est la dixième génération), n'a presque été connue que par le nom d'amirante, parce qu'ils l'ont tous été et que cette charge, dont je parlerai ailleurs, leur était devenue héréditaire. Le deuxième amirante fut premier comte de Melgar. Il maria sa fille à Jean, roi d'Aragon, fils du Juste, et elle fut mère du roi Ferdinand le Catholique, mari d'Isabelle, reine de Castille. Le quatrième amirante [était] fils du frère de cette reine d'Aragon et cousin germain de Ferdinand le Catholique, outre qu'ils étaient de même maison et issus de germain, de mâle en mâle, des rois de Castille, père d'Isabelle, et d'Aragon, père de Ferdinand le Catholique, lesquels deux rois étaient fils des deux frères, cousins germains de ‘son père; et cette parenté ainsi rapprochée était d'autant plus illustre que les Enriquez n'avaient que la même bâtardise du comte de Transtamare devenu roi de Castille, père de ces rois, et frère jumeau de Frédéric, tige dés Enriquez.

Le cinquième amirante, cousin issu de germain de Charles-Quint, fut fait par lui duc de Rioseco et grand d'Espagne. Celui-ci, que je compte le cinquième, parce qu'il eut un frère aîné amirante, qui n'eut point d'enfants et fut chevalier de la Toison d'or. Le sixième épousa A. de Cabrera, et la postérité de ce mariage joignit depuis le nom de Cabrera à celui d'Enriquez. Le septième et le huitième eurent la Toison d'or. Le neuvième fut vice-roi de Sicile, et le dixième eut d'une Ponce de Léon l'amirante dont je vais parler, qui est l'onzième amirante, lé sixième duc de Rioseco, grand d'Espagne de la première classe, et la dixième génération de Frédéric, frère jumeau du comte de Transtamare, qui détrôna et tua Pierre le Cruel, dont il était frère bâtard, fut roi de Castille en sa place et en transmit la couronne à sa postérité. Le père de notre amirante mourut en 1680.

Notre amirante de Castille avait, en premières noces, épousé la fille du duc de Medina-Celi, ambassadeur à Rome, puis vice-roi de Naples, où nous avons dit qu'il fut relevé par le marquis de Villena, pour revenir à Madrid, où Philippe V le fit président du conseil des Indes. Il n'eut point d'enfants d'aucune; mais le comte d'Alcanizès, son frère, eut un fils.

Cet amirante, homme de cinquante-cinq ans à l'avènement du roi d'Espagne, était un composé fort extraordinaire: de l'esprit infiniment, de la politesse, l'air et les manières aimables, obligeant, insinuant, caressant, curieux, prenant toutes sortes de formes pour plaire, haut, libre, ambitieux à l'excès, et très dangereux sans son extrême paresse de corps qui n'influait point sur l'esprit. Pour donner un trait de sa hauteur, le cardinal Portocarrero, qui le haïssait fort, eut le crédit de le faire exiler à Grenade, quoique intimement attaché à la reine qui dominait alors, et que lui-même fût en grande autorité auprès de Charles II pendant beaucoup d'années. Il avait eu une affaire avec le comte de Cifuentès, dont il s'était mal tiré, et s'était perdu d'honneur; ce qui fut l'occasion de son exil. En y allant, il s'arrêta à Tolède, dont le cardinal était archevêque et y donna une superbe fête de taureaux. À Grenade, il se logea dans l'Alhambra, qui est le palais des rois, où, après avoir demeuré assez longtemps, il se mit dans la ville pour être plus commodément. Déshonoré sur le courage, il ne l'était pas moins sur la probité. Personne ne se fiait à lui, et il en riait le premier, et avec cela fort haï du peuple. Il ne se souciait ni de sa maison ni d'avoir des enfants, mais avait la rage de gouverner et une haine mortelle contre tous les gens qui gouvernaient, et par cette seule raison. Ami intime du prince de Vaudemont, extrêmement faits l'un pour l'autre, ennemi déclaré du duc de Medina-Sidonia et de tous les Guzman, et passionné pour les jésuites, dont il avait toujours quatre chez lui, sans lesquels il ne mangeait point, ni ne faisait aucune chose. Il avait dans Madrid quatre palais, tous quatre superbes et superbement meublés, d'une étendue très vaste, que par grandeur il ne louait point, et logeait dans chacun par saison trois mois de l'année. Ce sont presque les seuls de Madrid où j'aie vu cour et jardin, et les plus grands qu'il y ait. C'était un personnage, malgré de tels défauts, très considérable, le plus grand seigneur d'Espagne, et, quoique fort laid, [il] avait le plus grand air. Il fut pourtant la dupe du testament, et, avec tout son attachement à la reine et à la maison d'Autriche, il n'osa proférer un seul mot. Nous le reverrons bientôt sur la scène.

Le comte de Frigilliane (don Roderic Manrique de Lara), devenu grand d'Espagne par son mariage avec Marie d'Avellano, comtesse d'Aguilar, héritière, s'appelait le comte d'Aguilar, et quoique veuf et que le comte d'Aguilar son fils fût grand d'Espagne, il continuait d'en avoir le rang et les honneurs, qui ne se perdent point en Espagne quand on les a eus, et de porter ainsi que son fils le nom de comte d'Aguilar, quoique le plus souvent on l'appelât Frigilliane. C'était un grand seigneur, haut, fier, ardent, libre, à mots cruels, dangereux, extrêmement méchant avec infiniment d'esprit et de capacité. Il était accusé d'avoir empoisonné dans une tabatière le père du duc d'Ossone. Il était fort autrichien et fort attaché à la reine. Le cardinal Portocarrero et lui se haïssaient à mort. Aussi le testament fut-il pour lui un mystère impénétrable. Il plaisantait le premier de sa laideur, qui était extrême, et de sa méchanceté, et disait que son fils était dans l'aime ce que lui portait sur le visage, et avouait que sans son fils il serait le plus méchant homme d'Espagne, et je pense qu'il avait raison.

Le comte de Monterey, grand d'Espagne par sa mère, second fils du célébré don Louis de Haro, avec lequel le cardinal Mazarin conclut la paix des Pyrénées et le mariage du roi en 1660 dans l'île des Faisans de la petite rivière de Bidassoa. Il avait été gouverneur des Pays-Bas, et était lors président du conseil de Flandre. C'était un génie supérieur en tout; mais haut, méchant et dangereux. Quoiqu'on lui eût caché le testament, il parut s'attacher au roi, quoique grand ennemi du cardinal Portocarrero. Qu'eût dit son père s'il eût vu ce que [son fils] voyait, avec toutes ses précautions pour les renonciations de notre reine Marie-Thérèse? Monterey n'avait point d'enfants.

Le marquis del Tresno, grand d'Espagne de la maison de Velasco, comme connétable de Castille, était homme de beaucoup de probité et de capacité. Le comte de Fuensalida et le comte de Montijo, aussi grands d'Espagne et conseillers d'État. Ce dernier n'a eu qu'une fille qui a épousé un Acuña Pacheco, qui a joint le nom de Portocarrero de sa mère, dont il a eu la grandesse. Il a fait fortune par l'ambassade d'Angleterre et les grands emplois. Le conseiller d'État, qui était comme le cardinal Portocarrero, Boccanegra, était frère du patriarche des Indes qui ne mangeait pas plus de pain que le marquis de Mancera, mais qui était méchant, hargneux, haineux, malintentionné et pestant toujours contre le gouvernement. Il ne savait mot de latin, quoiqu'il ne manquât ni d'esprit ni de lecture. Sa parenté et l'amour du cardinal Portocarrero le firent; malgré tout cela, confirmer dans sa charge de patriarche des Indes. Voilà la plupart des personnages qui figuraient en Espagne, lorsque le roi y arriva.

Comme il n'y connaissait personne, il se laissa conduire au duc d'Harcourt et à ceux qui avaient eu la principale part au testament, qui étaient fort liés entre eux, et avec les principaux desquels il passait sa vie par les fonctions intimes de leurs emplois, comme le cardinal Portocarrero qui était l'âme de tout, et les marquis de Villafranca, duc de Medina-Sidonia, et comte de Benavente qui avaient les trois charges. Mais comme tous ceux-là mêmes lui étaient étrangers et M. d'Harcourt lui-même, il se dérobait volontiers pour être seul avec le peu de François qui l'avaient suivi, entre lesquels il n'était bien accoutumé qu'avec Valouse, son écuyer en France, et Louville qui, depuis l'âge de sept ans, était gentilhomme de sa manche. C'était celui-là beaucoup plus qu'aucun qui était le dépositaire de son âme. M. de Beauvilliers, qui l'éprouvait depuis tout le temps de cette éducation, le lui avait recommandé comme un homme sage, instruit, plein de sens, d'esprit et de ressource, uniquement attaché à lui et digne de toute sa confiance. Louville avait en effet tout cela, et une gaieté et des plaisanteries salées, mais avec jugement, dont les saillies réveillaient le froid et le sérieux naturel du roi, et lui étaient d'une grande ressource dans les premiers temps d'arrivée en cette terre étrangère. Louville était intimement attaché à M. de Beauvilliers, et extrêmement bien avec Torcy. Il était leur intime et unique correspondant, et sûr de ses lettres et de ses chiffres, parce que Torcy avait les postes. Il connaissait à fond le roi d'Espagne, il agissait de concert avec Harcourt, Portocarrero, Ubilla, Arias et les trois charges, et ménageait les autres seigneurs dont il eut bientôt une cour. On voyait bien la prédilection et la confiance du roi pour lui. Mais Harcourt étant, peu de jours après l'arrivée, tombé dans une griève et longue maladie, tout le poids des affaires tomba sur Louville à découvert, et pour en parler au vrai, il gouverna le roi et l'Espagne. C'était lui qui voyait et faisait toutes ses lettres particulières à notre cour, et par qui tout passait directement. Il commençait à peine à connaître à demi son monde qu'il lui tomba sur les bras la plus cruelle affaire du monde; pour l'entendre il faut reprendre les intéressés de plus haut.

Le comte de San-Estevan del Puerto, grand écuyer de la reine, et qui malgré cet attachement de charge avait tant eu de part au testament, ne devait pas être surpris qu'elle eût préféré le connétable de Castille, de temps attaché à elle et à la maison d'Autriche, et qu'elle avait attaché à Harcourt pour négocier avec lui, ni que la junte qui d'ailleurs la comptait si peu n'eût pu lui refuser l'ambassade passagère de France pour un seigneur si distingué. Néanmoins le dépit qu'il en conçut fut tel qu'il la quitta, et lui fit en partie déserter sa maison, dont le connétable porta en France ces lettres de plaintes si romanesques et si inutiles. Le duc de Monteléon, de la maison Pignatelli comme Innocent XII, dont tous les biens étaient en Italie, fin et adroit Napolitain, et qui voulait se tenir en panne en attendant qu'il vit d'où viendrait le vent, saisit l'occasion, se donna à la reine, qui fut trop heureuse d'avoir un seigneur si marqué. Il fut donc son grand écuyer, et, faute d'autre, en même temps son majordome-major, son conseil et son tout, et sa femme sa camarera-mayor. Ce fut ce duc que la reine envoya, de Tolède complimenter le roi d'Espagne. Le cardinal voyait avec dépit un homme si considérable chez la reine, tout exilée qu'elle était, et, n'oublia rien de direct, ni d'indirect pour engager Monteléon de la quitter; mais il avait affaire à un homme plus délié que lui, et qui répondait toujours qu'il ne quitterait pas pour rien des emplois aussi bons à user que ceux qui le retenaient à Tolède; mais, qu'il était prêt à revenir si on lui donnait une récompense raisonnable. Ce n'était pas le compte du cardinal. Il voulait isoler entièrement la reine, et qu'elle ne trouvât au plus que des valets; et c'était lui procurer quelque autre seigneur en la place de Monteléon, si on achetait l'abandon de celui-ci, qui serait une espérance et un exemple pour le successeur. Quelques mois se passèrent de la sorte qui allumèrent de plus eu plus le dépit du cardinal, qui, outré de colère, résolut enfin de se porter aux dernières extrémités contre le duc de Monteléon, et de faire en même temps le plus sanglant outrage à la reine.

Pour entendre l'occasion qu'il en saisit, il faut savoir une coutume d'Espagne que l'usage a tournée en loi, et qui est également folle et terrible pour toutes les familles. Lorsqu'une fille par caprice, par amour, ou par quelque raison que ce soit, s'est mise en tête d'épouser un homme, quelque disproportionné qu'il soit d'elle, fut-ce le palefrenier de son père, elle et le galant le font savoir au vicaire de la paroisse de la fille, pourvu qu'elle ait seize ans accomplis. Le vicaire se rend chez elle, fait venir son père, et en sa présence et de la mère, demande à leur fille si elle persiste à vouloir épouser un tel. Si elle répond que oui, à l'instant il l'emmène chez lui, et il y fait venir le galant; là il réitère la même question à la fille devant cet homme qu'elle veut épouser, et si elle persiste dans la même volonté, et que lui aussi déclare la vouloir épouser, le vicaire les marie sur-le-champ sans autre formalité, et, de plus, sans que la fille puisse être déshéritée. C'est ce qui se peut traduire du terme espagnol la saccade du vicaire, qui, pour dire la vérité, n'arrive comme jamais.

Monteléon avait sa fille dame du palais de la reine, qui voulait épouser le marquis de Mortare, homme d'une grande naissance mais fort pauvre, à qui le duc de Monteléon ne la voulut point donner. Mortare l'enleva et en fut exilé. Là-dessus arriva la mort de Charles II. Cette aventure parut au cardinal Portocarrero toute propre à satisfaire sa haine. Il se mit donc à presser Monteléon de faire le mariage de Mortare avec sa fille, ou de lui laisser souffrir la saccade du vicaire. Le duc tira de longue, mais enfin serré de près avec une autorité aiguisée de vengeance, appuyée de la force de l'usage tourné en loi et du pouvoir alors tout-puissant du cardinal, il eut recours à Montriel, puis à Louville à qui il exposa son embarras et sa douleur. Ce dernier n'y trouva de remède que de lui obtenir une permission tacite de faire enlever sa fille par d'Urse, gentilhomme des Pays-Bas, qui s'attachait fort à Louville, et qui en eut depuis la compagnie des mousquetaires flamands, formée sur le modèle de nos deux compagnies de mousquetaires. Monteléon avait arrêté le mariage avec le marquis de Westerloo, riche seigneur flamand de la maison de Mérode et chevalier de la Toison d'or, qui s'était avancé à Bayonne, et qui sur l'incident fait par le cardinal Portocarrero n'avait osé aller plus loin. D'Urse y conduisit la fille du duc de Monteléon qui, en arrivant à Bayonne, y épousa le marquis de Westerloo, et s'en alla tout de suite avec lui à Bruxelles, et le comte d'Urse s'en revint à Madrid. Le cardinal, qui de plus en plus serrait la mesure tant que la fuite fut arrêtée et exécutée, la sut quand le secret en fut devenu inutile, et que Monteléon compta n'avoir plus rien à craindre depuis que sa fille était mariée en France, et avec son mari en chemin des Pays-Bas.

Mais il ignorait encore jusqu'à quel excès se peut porter la passion d'un prêtre tout-puissant, qui se voit échapper d'entre les mains une proie qu'il s'était dès longtemps ménagée. Portocarrero en furie ne se ménagea plus, alla trouver le roi, lui rendit compte de cette affaire, et lui demanda la permission de la poursuivre. Le roi, tout jeune et arrivant presque, et tout neuf encore aux coutumes d'Espagne, ne pensa jamais que cette poursuite fût autre qu'ecclésiastique, comme diocésain de Madrid, et, sans s'informer, n'en put refuser le cardinal, qui au partir de là sans perdre un instant, fait assembler le conseil de Castille, de concert avec Arias, gouverneur de ce conseil et son ami, et avec Monterey, qui s'y livra par je ne sais quel motif; et là, dans la même séance, en trois heures de temps, un arrêt par lequel Monteléon fut condamné à perdre six cent mille livres de rente en Sicile, applicables aux dépenses de la guerre, à être lui appréhendé au corps jusque dans le palais de la reine à Tolède, mis et lié sur un cheval, conduit ainsi dans les prisons de l'Alhambra à Grenade, où il y avait plus de cent lieues, et par les plus grandes chaleurs, d'y demeurer prisonnier gardé à vue le reste de sa vie, et de plus, de représenter sa fille, et la marier au marquis de Mortare, à faute de quoi à avoir la tête coupée et à perdre le reste de ses biens.

D'Urse fut le premier qui eut avis de cet arrêt épouvantable. La peur qu'il eut pour lui-même le fit courir à l'instant chez Louville. Lui qui ne s'écartait jamais s'était ce jour-là avisé d'aller à la promenade, et ce contretemps pensa tout perdre, parce qu'on ne le trouva que fort tard. Louville, instruit de cet énorme arrêt, alla d'abord au roi, qui entendait une musique, et ce fut un autre contretemps où les moments étaient chers. Dès qu'elle fut finie, il passa avec le roi dans son cabinet, où avec émotion il lui demanda ce qu'il venait de faire. Le roi répondit qu'il voyait bien ce qu'il lui voulait dire, mais qu'il ne voyait pas quel mal pouvait faire la permission qu'il avait donnée au cardinal. Là-dessus, Louville lui apprit tout ce de quoi cette permission venait d'être suivie, et lui représenta avec la liberté d'un véritable serviteur combien sa jeunesse avait été surprise, et combien cette affaire le déshonorait après la permission qu'il avait donnée de l'enlèvement et du mariage de la fille; que sa bouche avait, sans le savoir, soufflé le froid et le chaud; et qu'elle était cause du plus grand des malheurs, dont il lui fit aisément sentir toutes les suites. Le roi, ému et touché, lui demanda quel remède à un si grand mal, et qu'il avait si peu prévu; et Louville, ayant fait à l'instant apporter une écritoire, dicta au roi deux ordres bien précis: l'un à un officier de partir au moment même, de courir en diligence à Tolède, pour empêcher l'enlèvement de Monteléon, et en cas qu'il fût déjà fait, de pousser après jusqu'à ce qu'il l'eût joint, le tirer des mains de ses satellites, et de le ramener à Tolède chez lui; l'autre au cardinal, d'aller lui-même à l'instant au lieu où se tient le conseil de Castille, d'arracher de ses registres la feuille de cet arrêt et de la jeter au feu, en sorte que la mémoire en fût à jamais éteinte et abolie.

L'officier courut si bien, qu'il arriva à la porte de Tolède au moment même que l'exécuteur de l'arrêt y entrait. Il lui montra l'ordre de la main du roi, et le renvoya de la sorte, sans passer outre. Celui qui fut porter l'autre ordre du roi au cardinal le trouva déjà couché, et quoique personne n'entrât jamais chez lui dès qu'il était retiré, au nom du roi toutes les portes tombèrent. Le cardinal lut l'ordre de la main du roi, se leva et s'habilla, et fut tout de suite l'exécuter, sans jamais proférer une parole. Il n'y a au monde qu'un Espagnol capable de ce flegme apparent, dans l'extrême fureur ou ce contrecoup le devait faire entrer. Avec la même gravité et la même tranquillité, il parut le lendemain matin à son ordinaire chez le roi, qui, dès qu'il l'aperçut, lui demanda s'il avait exécuté son ordre. Sí, señor, répondit le cardinal, et ce monosyllabe fut le seul qu'on ait ouï sortir de sa bouche, sur une affaire pour lui si mortellement piquante, et qui lui dérobait sa vengeance et la montre de son pouvoir. Arias et lui en boudèrent huit jours Louville, mais [ils ne] s'en sont jamais parlé en sorte du monde. Lui avec eux, quoiqu'un peu retenu, ne fit pas semblant de rien, puis se rapprochèrent à l'ordinaire: ces deux puissants Espagnols ne voulaient pas demeurer brouillés avec lui, ni lui aussi sortir avec eux du respect, de la modestie, et de la privance qui était nécessaire qu'il se conservât avec eux, et qu'ils avaient pour le moins autant de désir de ne pas altérer.

Harcourt, qui avait été à l'extrémité à plusieurs reprises, était lors encore fort mal à la Sarzuela, petite maison de plaisance des rois d'Espagne dans le voisinage de Madrid, et entièrement hors d'état d'ouïr parler d'aucune affaire. Celle-ci néanmoins parut à Louville si importante, qu'il alla dès le lendemain lui en rendre compte. Harcourt approuva non seulement la conduite de Louville, mais il trouva qu'il avait rendu au roi le plus important service. Il dépêcha là-dessus un courrier qui rapporta les mêmes louanges à Louville. Monteléon cependant accourut se jeter aux pieds du roi, et remercier son libérateur de lui avoir sauvé l'honneur, les biens et la vie; mais Louville se défendit toujours prudemment d'une chose dont il voulait que le roi eût tout l'honneur, et dont l'aveu l'eût trop exposé au cardinal; mais toute la cour, et bientôt toute l'Espagne, ne s'y méprit pas, et ne l'en aima et estima que davantage.

Avant de sortir d'Espagne, il faut dire un mot du P. Daubenton, jésuite Français, qui y suivit le roi pour être son confesseur. Ce fut au grand regret des dominicains, en possession de tout temps du confessionnal des rois d'Espagne, appuyés de l'inquisition, chez lesquels, comme partout ailleurs où elle est établie, ils tenaient le haut bout, et soutenus de toute la maison de Guzman, une des plus grandes d'Espagne, de laquelle étaient plusieurs grands, et plusieurs grands seigneurs, qui, tous se faisaient un grand honneur de porter le même nom que saint Dominique. Le crédit des jésuites fit que le roi ne balança pas d'en donner un pour confesseur au roi son petit-fils, bien que persuadé que ce choix n'était pas politique. On se figurait l'autorité des dominicains tout autre qu'elle était en Espagne. Il se trouva qu'avec tout ce qui la leur devait donner principale, ils y avaient moins de crédit, de considération et d'amis puissants et nombreux que les jésuites, qui avaient su les miner et s'établir à leurs dépens. L'Espagne fourmillait de leurs collèges, de leurs noviciats, de leurs maisons professes; et comme ils héritent en ce pays-là comme s'ils n'étaient pas religieux, toutes ces maisons, vastes, nombreuses, magnifiques, en tout, sont extrêmement riches. Ce changement d'ordre du confesseur ne fit donc pas la moindre peine, sinon à des intéressés tout à fait hors de moyens de s'en ressentir.

Ce P. Daubenton fut admirablement bien choisi. C'était un petit homme grasset, d'un visage ouvert et avenant, poli, respectueux avec tous ceux dont il démêla qu'il y avait à craindre ou à espérer, attentif à tout, de beaucoup d'esprit, et encore plus de sens, de jugement et de conduite, appliqué surtout à bien connaître l'intrinsèque de chacun, et à mettre tout à profit, et cachant sous des dehors retirés, désintéressés, éloignés d'affaires et du monde, et surtout simples et même ignorants, une finesse la plus déliée, un esprit le plus dangereux en intrigues, une fausseté la plus innée, et une ambition démesurée d'attirer tout à soi et de tout, gouverner. Il débuta par faire semblant de ne vouloir se mêler de rien, de se soumettre comme sous un joug pénible à entrer dans les sortes d'affaires qui en Espagne se renvoient au confesseur, de ne faire que s'y prêter avec modestie et avec dégoût, d'écarter d'abord beaucoup de choses qu'il sut bien par où reprendre, de ne recommander ni choses ni personnes, et de refuser même son général là-dessus. Avec cette conduite qui se pourrait mieux appeler manège, et une ouverture et un liant jusqu'avec les moindres, qui le faisait passer pour aimer à obliger, et qui faisait regretter qu'il ne se voulût pas mêler, il fit une foule de dupes, il gagna beaucoup d'amis, et quoique ses progrès fussent bientôt aperçus auprès du roi d'Espagne et dans la part aux affaires, il eut l'art de se maintenir longtemps dans cette première réputation qu'il avait su s'établir. C'est un personnage avec qui il fallut compter, et en France à la fin comme en Espagne. Nous le retrouverons plus d'une fois.

Des autres Français, Valouse ne se mêla que de faire sa fortune, qu'il fixa en Espagne; Montriel de rien, et qui revint comme il était allé; La Roche de presque rien au delà de son estampilla: Hersent de peu de choses, et encore de cour; ceux de la Faculté de rien, ni quelques valets intérieurs ou, gens de la bouche française que d'amasser; et Louville de tout et fort à découvert. Mais son règne, très utile aux deux rois et à l'Espagne, fut trop brillant et trop court pour leur bien.

Le comte d'Harrach, ambassadeur de l'empereur, était sur le point d'être relevé lorsque Charles II mourut. Il partit bientôt après d'un pays qui ne pouvait plus que lui être très désagréable, et le comte d'Aversberg lui succéda. Mais la junte, qui dans ces circonstances le prit moins pour un ambassadeur que pour un espion, lui conseilla doucement de se retirer, jusqu'à ce qu'on sût à quoi l'empereur s'en tiendrait. Il résista jusqu'à proposer de demeurer en attendant, comme particulier, sans caractère; à la fin, il fut prié de ne pas attendre l'arrivée du roi d'Espagne, et il partit; mais il passa par Paris, où il s'arrêta en voyageur pour y voir les choses de plus près, et en rendre compte de bouche plus commodément encore que Zinzendorf, envoyé ici de l'empereur, ne pouvait faire par ses amples dépêches.

Cependant les deux princes, frères du roi d'Espagne, continuaient leur voyage par la France, où, malgré la fâcheuse saison de l'hiver, les provinces qu'ils parcoururent n'oublièrent rien pour les recevoir avec les plus grands honneurs et les fêtes les plus galantes. Le Languedoc s'y distingua, le Dauphiné fit de son mieux. Ils logèrent à Grenoble dans l'évêché, et ils y séjournèrent quelques jours dans l'espérance de pouvoir aller de là voir la grande Chartreuse. Mais les neiges furent impitoyables, et quoi qu'on pût faire, elles leur en fermèrent tous les chemins. Le cardinal Le Camus, avec tout son esprit et cette connaissance du monde que tant d'années de résidence, sans sortir de son diocèse que pour un conclave, n'avaient pu effacer, se surpassa dans la réception qu'il leur fit, sans toutefois sortir de ce caractère d'évêque pénitent et tout appliqué à ses devoirs qu'il soutenait depuis si longtemps. Mais sa pourpre l'avait enivré au point de lui faire perdre la tête dans tout ce qui la regardait, jusque-là qu'un homme qui avait passé ses premières années à la cour aumônier du roi, et dans les meilleures compagnies, avait oublié comment les cardinaux y vivaient, si bien qu'il fut longtemps en peine, sur le point de l'arrivée des princes chez lui, si dans sa maison même il devait leur donner la main. Ils passèrent en Provence où Aix, Arles, et surtout Marseille et Toulon leur donnèrent des spectacles, dont la nouveauté releva pour eux la magnificence et la galanterie par tout ce que la marine exécuta. Avignon se piqua de surpasser les villes du royaume par la réception qu'elle leur fit, et Lyon couronna tous ces superbes plaisirs par où ils finirent avec leur voyage. C'est où je les laisserai pour reprendre ce que la digression d'Espagne m'a fait interrompre.

CHAPITRE VIII. §

Mlle de Laigle, fille d'honneur de Mme la duchesse, à Marly; et mange avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Violente indigestion de Monseigneur. — Capitulation. — Grande augmentation de troupes. — Force milice. — Électeur de Bavière à Munich; Ricous l'y suit. — Bedmar, commandant général des Pays-Bas espagnols par intérim. — Traités et fautes. — Succession à la couronne d'Angleterre établie dans la ligne protestante. — Plaintes et droits de M. de Savoie. — Vénitiens neutres. — Catinat général en Italie. — Dépit et vues de Tessé; sa liaison avec Vaudémont. — Boufflers général en Flandre et Villeroy en Allemagne. — M. de Chartres refusé de servir; grand mécontentement de Monsieur, qui ne s'en contraint pas avec le roi. — Nyert revient d'Espagne. — Retours des Princes. — La Suède reconnaît le roi d'Espagne. — Archevêques d'Aix et de Sens nommés à l'ordre. — Traits du premier. — Refus illustre de l'archevêque de Sens. — M. de Metz commandeur de l'ordre. — Tallard chevalier de l'ordre, etc. — Mort de Mme de Tallard, de la duchesse d'Arpajon, de Mme d'Hauterive, de Mme de Bournouville, de Segrais, du maréchal de Tourville. — Châteaurenauld vice-amiral. — Mort du comte de Staremberg. — L'Angleterre reconnaît le roi d'Espagne. — Duc de Beauvilliers grand d'Espagne. — Mariage déclaré du roi d'Espagne avec la fille du duc de Savoie. — Égalité réglée en France et en Espagne entre les ducs et les grands. — Abbé de Polignac rappelé. — Duc de Popoli salue le roi, qui lui promet l'ordre. — Banqueroute des trésoriers de l'extraordinaire des guerres.

On a vu en plusieurs endroits de ces Mémoires les distinctions que le roi se plaisait à donner à ses filles par-dessus les autres princesses du sang, à la différence desquelles entre autres il fit manger avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mlles de Sanzay et de Viantais, filles d'honneur de Mme la princesse de Conti. Mme la Duchesse n'en avait plus il y avait longtemps; elle en prit une cette année qui fut la fille de Mme de Laigle, sa dame d'honneur, laquelle tout de suite eut le même honneur que celles de Mme la princesse de Conti sa soeur, et, comme elles, fut de tous les voyages de Marly.

Le samedi 19 mars, veille des Rameaux, au soir, le roi étant à son prie-Dieu, pour se déshabiller tout de suite à son ordinaire, entendit crier dans sa chambre pleine de courtisans, et appeler Fagon et Félix avec un grand trouble. C'était Monseigneur, qui se trouvait extrêmement mal. Il avait passé la journée à Meudon, où il n'avait fait que collation, et au souper du roi s'était crevé de poisson. Il était grand mangeur, comme le roi et comme les reines ses mère et grand'mère. Il n'y avait pas paru après le souper. Il venait de descendre chez lui du cabinet du roi, et à son ordinaire aussi s'était mis à son prie-Dieu en arrivant, pour se déshabiller tout de suite. Sortant de son prie-Dieu et se mettant dans sa chaise pour se déshabiller, il perdit tout d'un coup connaissance. Ses valets éperdus et quelques-uns des courtisans qui étaient à son coucher accoururent chez le roi chercher le premier médecin et le premier chirurgien du roi avec le vacarme que je viens de dire. Le roi, tout déboutonné, se leva de son prie-Dieu à l'instant et descendit chez Monseigneur par un petit degré noir, étroit et difficile, qui, du fond de l'antichambre qui joignait sa chambre, descendait tout droit dans ce qu'on appelait le Caveau, qui était un cabinet assez obscur sur la petite cour, qui avait une porte dans la ruelle du lit de Monseigneur et une autre qui entrait dans son premier grand cabinet sur le jardin. Ce caveau avait un lit dans une alcôve, où il couchait souvent l'hiver; mais comme c'était un fort petit lieu, il se déshabillait et s'habillait toujours dans sa chambre. Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne faisait aussi que passer chez elle, arriva en même temps que le roi, et dans un instant la chambre de Monseigneur, qui était vaste, se trouva pleine.

Ils trouvèrent Monseigneur à demi nu que ses gens promenaient ou plutôt traînaient par la chambre. Il ne connut ni le roi qui lui parla, ni personne, et se défendit tant qu'il put contre Félix qui, dans cette nécessité pressante, se hasarda de le saigner en l'air, et y réussit. La connaissance revint; il demanda un confesseur; le roi avait déjà envoyé chercher le curé. On lui donna force émétique, qui fut longtemps à opérer, et qui sur les deux heures fit une évacuation prodigieuse haut et bas. À deux heures et demie, n'y paraissant plus de danger, le roi, qui avait répandu des larmes, s'alla coucher, laissant ordre de l'éveiller, s'il survenait quelque accident. À cinq heures, tout l'effet étant passé, les médecins le laissèrent reposer et firent sortir tout le monde de sa chambre. Tout y accourut toute la nuit de Paris. Il en fut quitte pour garder sa chambre huit ou dix jours, où le roi l'allait voir deux fois par jour, et où, quand il fut tout à fait bien, il jouait ou voyait jouer toute la journée. Depuis, il fut bien plus attentif à sa santé et prit fort garde à ne se pas trop charger de nourriture. Si cet accident l'eût pris un quart d'heure plus tard, le premier valet de chambre qui couchait dans sa chambre l'aurait trouvé mort dans son lit.

Paris aimait Monseigneur, peut-être parce qu'il y allait souvent à l'Opéra. Les harengères des halles imaginèrent de se signaler. Elles en députèrent quatre de leurs plus maîtresses commères pour aller savoir des nouvelles de Monseigneur. Il les fit entrer. Il y en eut une qui lui sauta au collet et qui l'embrassa des deux côtés; les autres lui baisèrent la main. Elles furent très bien reçues. Bontems les promena par les appartements, et leur donna à dîner. Monseigneur leur donna de l'argent, le roi aussi leur en envoya. Elles se piquèrent d'honneur, elles en firent chanter un beau Te Deum à Saint-Eustache, puis se régalèrent.

Le roi, voyant que l'alliance unie contre lui à la dernière guerre se rejoignait et se préparait à y rentrer contre lui, en même temps que ces puissances essayaient de l'amuser pour se donner le temps de mettre ordre à leurs affaires, songea aussi à s'y préparer. Il augmenta son infanterie de cinquante mille hommes; il forma soixante-dix bataillons de milice, et augmenta sa, cavalerie de seize mille et ses dragons à proportion. Ces dépenses renouvelèrent la capitation dont l'invention est due à Bâville, intendant ou plutôt roi de Languedoc. Elle eut lieu pour la première fois à la fin de la dernière guerre. Pontchartrain y avait résisté tant qu'il avait pu, comme au plus pernicieux impôt par la facilité de l'augmenter à. volonté d'un trait de plume, l'injustice inévitable de son imposition, à proportion des facultés de chacun toujours ignorées, et nécessairement livrée à la volonté des intendants des provinces, et l'appât de la rendre ordinaire, comme il est enfin arrivé malgré les édits et les déclarations remplies des plus fortes promesses de la faire cesser à la paix. Mais à la fin il eut la main forcée par la nécessité des dépenses, par les persécutions de Bâville, et par les mouvements des financiers. Celle-ci fut beaucoup plus forte que n'avait été la première, comme sont toujours les impôts, qui vont toujours en augmentant.

Il y avait plusieurs années que l'électeur de Bavière n'avait été chez lui. Bruxelles lui plaisait plus que le séjour de Munich, et après avoir passé toute la dernière guerre aux Pays-Bas dont il était gouverneur, il y demeura encore pendant la paix. À la fin, ses affaires d'Allemagne le pressèrent d'y retourner. Il le fit trouver bon au roi, et le pria en même temps de lui donner quelqu'un qui fût homme de guerre pour être témoin de ses actions, et à qui il pût communiquer les propositions de traités qui ne manqueraient pas de lui être faites, parce qu'il voulait que le roi et le roi d'Espagne fussent informés de tout ce qui le regarderait, et ne rien faire que de concert avec eux. On lui envoya Ricous. C'était un homme de beaucoup d'esprit, qui avait servi avec valeur, ami particulier de M. et de Mme de Castries, qui était de Languedoc et qui avait déjà eu quelques commissions en Allemagne. Castries, fort ami de Torcy, le lui avait fait connaître, et par lui à Croissy. Depuis que Ricous était revenu, il s'était toujours entretenu fort bien avec Torcy, s'était fait des amis de considération, et il était souvent à Versailles dans les bonnes maisons, où on était bien aise de le voir. L'électeur partit donc et se fit suivre par toutes ses troupes, et laissa le marquis de Bedmar, commandant général des Pays-Bas espagnols, en son absence.

On fit en même temps imprimer les propositions que les Hollandais et les Anglais avaient faites à d'Avaux dans les conférences de la Haye. Les premiers demandaient d'avoir leurs garnisons dans une douzaine de places, parmi lesquelles Luxembourg, Namur, Charleroi et Mons; et les Anglais dans Ostende et Nieuport. Cela montrait qu'ils ne cherchaient qu'à rompre, et la faute si lourde de leur avoir renvoyé leurs vingt-deux bataillons. Ce n'était pas tout: ils ajoutaient qu'on donnât satisfaction à l'empereur, et cela n'était pas facile à un prince qui prétendait tout, et qu'il entrât dans leur traité. Aussi ces conférences ne durèrent-elles pas longtemps après des propositions si sauvages. Les Hollandais, pour gagner temps, n'oublièrent rien pour amuser toujours; mais à la fin, Briord convalescent revint et d'Avaux peu après, qui ne laissa qu'un secrétaire à la Haye, lequel même n'y demeura pas longtemps.

Tallard aussi quitta Londres et y laissa Poussin, espèce de secrétaire qui dans la suite fut subalternement employé et fit bien partout. Presque en même temps, Molès, ambassadeur d'Espagne à Vienne, fut congédié. Sous prétexte de pourvoir à ses dettes, il s'arrêta dans les faubourgs, et fit si bien qu'il y fut arrêté contre le droit des gens, quoiqu'il eût pris congé et dépouillé le caractère. Je dis qu'il fit si bien qu'il y fut arrêté, parce que la suite fit juger que ç'avait été un jeu, qui finit en tournant casaque et se donnant à l'empereur.

En même temps le roi eut nouvelle de la signature de trois traités avantageux. Par l'un le Portugal faisait avec lui une alliance offensive et défensive, interdisait ses ports aux Anglais et aux Hollandais, et défendait tout commerce avec eux à ses sujets. C'était un coup de partie que de fermer cette porte d'Espagne. Mais, faute d'argent et de troupes à temps pour joindre à celles que le Portugal fournissait et qu'il réclama en vain, il fut forcé, le pied sur la gorge, à recevoir les vaisseaux et les troupes de ces deux nations, de se joindre à elles contre l'Espagne malgré lui, et de la prendre ainsi par le seul endroit en prise, et qui fit sentir tout le danger et toute la dépense de ce que nous avions manqué.

Cette faute et celle du renvoi des garnisons hollandaises furent capitales et influèrent sur tout. Celle encore d'espérer toujours contre toute, espérance, et cette délicatesse de ne vouloir pas paraître agresseur, et de s'opiniâtrer à se laisser attaquer après tous les amusements et tous les délais qu'ils voulurent employer, fut une autre cause de ruine. Avec un parti pris et le courage et la célérité du début des précédentes guerres, on les aurait déconcertés et réduits à l'impossible avant qu'ils se fussent arrangés, et on les eût réduits à cette paix qu'on désirait tant par la posture ou on se serait mis de leur faire tout craindre pour eux-mêmes. Mais nos ministres n'étaient plus les mêmes; et on ne s'aperçut que trop après que c'était aussi d'autres généraux. L'autre traité fut celui par lequel M. de Mantoue livra au roi ses places et ses États. Rien n'était plus important que Mantoue, ni rien de si pressé de s'en assurer. Enfin, par celui de M. de Savoie, il fut déclaré généralissime des forces des deux couronnes en Italie, et s'engagea à fournir dix mille hommes de ses troupes, outre tous les passages et toutes les facilités pour les nôtres, et il se flatta en même temps du mariage de sa seconde fille avec le roi d'Espagne.

M. de Savoie fut fort blessé de la loi que le parlement d'Angleterre venait de faire pour régler l'ordre de la succession à la couronne de la Grande-Bretagne et la fixer en même temps dans la ligne protestante, en faveur de Sophie, femme du nouvel électeur d'Hanovre, et mère de l'électeur roi d'Angleterre, et fille de l'électeur palatin roi de Bohème déposé et chassé de tous ses États, et d'une fille de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne et soeur du roi Charles Ier à qui ses sujets coupèrent la tête. Or, Charles était père de la première femme de Monsieur, dont la fille était épouse de M. de Savoie, et par conséquent excluait de droit sa tante paternelle et les Hanovre ses enfants. M. de Savoie porta ses plaintes en forme en Angleterre, qui ne furent pas écoutées. On n'y voulait plus ouïr parler d'un roi catholique après avoir chassé et proscrit le roi Jacques II et sa postérité.

Les Vénitiens aussi déclarèrent qu'ils se tiendraient neutres, et qu'ils appelleraient à leur secours l'ennemi de celui qui se voudrait saisir de quelqu'une de leurs places malgré eux. C'est tout ce que le cardinal d'Estrées en put obtenir, qui de Venise se mêla aussi du traité de Savoie avec Phélypeaux, notre ambassadeur là Turin, et avec Tessé de celui du duc de Mantoue. Le bonhomme La Haye, notre ambassadeur à Venise, voulut finir sa longue ambassade à ce période. Il avait été longtemps ambassadeur à Constantinople avec grande réputation, et bien servi encore ailleurs. Charmant, nouveau secrétaire du cabinet, lui succéda à Venise.

Catinat fut choisi pour commander en Italie. Il venait de, perdre Croisille, son frère, qui avait servi avec grande réputation, mais que sa mauvaise santé avait empêché de continuer. C'était un homme fort sage, fort instruit, fort judicieux, qui avait beaucoup d'amis considérables, quoique fort retiré et grand homme de bien. C'était le conseil et l'ami, du coeur de son frère, qui partit dans cette affliction. Tessé fut outré d'avoir un général. Le brillant et le solide qu'il avait tiré de la fin de la dernière guerre d'Italie, les avantages qu'il avait taché d'en prendre à la cour depuis que la paix et sa charge l'y avaient attaché, la familiarité qu'il avait acquise à la cour de Turin et la part qu'il venait d'avoir au traité de Mantoue lui avaient fait espérer de commander en chef les troupes du roi sous M. de Savoie. Il était gâté, mais M. de Vaudemont avait achevé de lui tourner la tête. Ce favori de la fortune, qui ne négligeait rien pour s'en tenir les chaînes assurées, et qui était l'homme le mieux informé de l'intérieur des cours dont il avait affaire, avait tout prodigué pour s'attacher Tessé, que le roi lui avait envoyé pour concerter avec lui tout ce qui regardait le militaire. Fêtes, galanteries, confiance, déférences, honneurs partout et civils et militaires, en tout pareils à ceux qui lui étaient rendus à lui-même, rien ne fut épargné. Il parut donc bien dur à Tessé, qui avait eu la sotte vanité de recevoir des honneurs de gouverneur et de capitaine général du Milanais, d'en tomber tout à coup, et dans le Milanais même, dans l'état commun de simple lieutenant général roulant avec tous les autres. Il tâcha au moins de tirer ce parti de leur commander sous Catinat, comme autrefois on avait fait quelques capitaines généraux, mais il en fut refusé, et se vit par là loin encore du bâton de maréchal de France qu'il croyait déjà tenir, quoiqu'il n'eût jamais vu d'action ni peut-être brûler une amorce par le hasard d'absence, de détachement ou de commissions, mais on ne se rend pas justice et on se prend à qui on peut. Il attendit donc Catinat qui l'avait proposé à fa fin de la dernière guerre pour traiter avec la cour de Turin, et qui par là avait fait sa fortune. Il l'attendit, dis-je, avec ferme dessein de lui faire du pis qu'il pourrait, afin d'essayer de le chasser de cette armée, dans l'espérance de lui succéder, et qu'appuyé comme il comptait de l'être de M. de Savoie et de Vaudemont, elle ne lui échapperait pas, et qu'à ce coup on ne pourrait lui différer le bâton de maréchal de France.

En même temps les, armées furent réglées en Flandre sous le maréchal de Boufflers, et en Allemagne sous le maréchal de Villeroy. Monseigneur le duc de Bourgogne fut destiné un moment à commander celle de ce dernier, mais cela fut changé sur le dépit que témoigna Monsieur de ce que M. de Chartres fut refusé de servir.

Le roi y avait consenti dans l'espérance que Monsieur, piqué de ce qu'on ne lui donnait point d'armée, n'y consentirait pas, et y mit la condition que ce serait avec l'agrément de Monsieur. Monsieur, et M. le duc de Chartres, qui comprirent que servant toujours, il n'était plus possible à son âge de lui refuser le commandement d'une armée l'année suivante, s'ils ne le pouvaient obtenir celle-ci, aimèrent mieux sauter le bâton du service subalterne encore cette campagne. Le roi, qui pour cette même raison ne voulait pas que son neveu servît, fut surpris de trouver Monsieur dans la même volonté que M. son fils, et, si cela s'ose dire, fut pris pour dupe; mais il ne la fut pas, et montra la corde par le refus chagrin qu'il fit tout net pour qu'on ne lui en parlât plus. Il s'y trompa encore. M. de Chartres fit des escapades peu mesurées, mais de son âge, qui fâchèrent le roi et l'embarrassèrent encore davantage. Il ne savait que faire à son neveu qu'il avait forcé à être son gendre, et [à] qui, excepté les conditions écrites, [il] n'avait rien tenu, tant de ce qu'il avait laissé espérer que de ce qu'il avait promis. Ce refus de servir qui éloignait sans fin, pour ne pas dire qui anéantissait, toute espérance de commandement d'armée, rouvrit la plaie du gouvernement de Bretagne, et donnait beau jeu à. Madame d'insulter à la faiblesse que Monsieur avait eue, qui n'en était pas aux premiers repentirs. Il laissait donc faire son fils en jeune homme, qui, avec d'autres jeunes têtes, se proposait de faire un trou à la lune, tantôt pour l'Espagne et tantôt pour l'Angleterre; et Monsieur, qui le connaissait bien et qui n'était pas en peine qu'il exécutât ces folies, ne disait mot, bien aise que le roi en prit de l'inquiétude, comme à la fin il arriva.

Le roi en parla à Monsieur, et, sur ce qu'il le vit froid, lui reprocha sa faiblesse de ne savoir pas prendre autorité sur son fils. Monsieur alors se fâcha, et bien autant de résolution prise que de colère, il demanda au roi à son tour ce qu'il voulait faire de son fils à son âge; qu'il s'ennuyait de battre les galeries de Versailles et le pavé de la cour, d'être marié comme il l'était, et de demeurer tout nu vis-à-vis ses beaux-frères comblés de charges, de gouvernements, d'établissements et de rangs sans raison, sans politique et sans exemple; que son fils était de pire condition que tout ce qu'il y avait de gens en France de son âge qui servaient et à qui on donnait des grades bien loin de les en empêcher; que l'oisiveté était la mère de tout vice; qu'il lui était bien douloureux de voir son fils unique s'abandonner à la débauche, à la mauvaise compagnie et aux folies, mais qu'il lui était cruel de ne s'en pouvoir prendre à une jeune cervelle justement dépitée, et de n'en pouvoir accuser que celui qui l'y précipitait par ses refus. Qui fut bien étonné de ce langage si clair? ce fut le roi. Jamais il n'était arrivé à Monsieur de s'échapper avec lui à mille lieues près de ce ton, qui était d'autant plus fâcheux qu'il était appuyé de raisons sans réplique, auxquelles toutefois le roi ne voulait pas céder. Dans la surprise de cet embarras, il fut assez maître de soi pour répondre, non en roi, mais en frère. Il dit à Monsieur qu'il pardonnait tout à la tendresse paternelle. Il le caressa, il fit tout ce qu'il put pour le ramener par la douceur et l'amitié. Mais le point fatal était ce service pour le but du commandement en chef que Monsieur voulait, et que le roi par cette raison même ne voulait pas; raison qu'ils ne se disaient point l'un à l'autre, mais que tous deux comprenaient trop bien l'un de l'autre. Cette forte conversation fut longue et poussée, Monsieur toujours sur le haut ton et le roi toujours au rabais. Ils se séparèrent de la sorte, Monsieur outré, mais n'osant éclater, et le roi très piqué, mais ne voulant pas étranger Monsieur, et moins encore que leur brouillerie pût être aperçue.

Saint-Cloud, ou Monsieur passait les étés en grande partie, et où il alla plus tôt qu'à son ordinaire, les mit à l'aise en attendant un raccommodement, et Monsieur, qui vint depuis voir le roi et quelquefois dîner avec lui, y vint plus rarement qu'il n'avait accoutumé, et leurs moments de tête-à-tête se passaient toujours en aigreurs du côté de Monsieur; mais en public il n'y paraissait rien ou bien peu de chose, sinon que les gens familiers avec eux remarquaient des agaceries et des attentions du roi, et une froideur de Monsieur à y répondre, qui n'étaient dans l'habitude ni de l'un ni de l'autre. Cependant Monsieur qui vit bien que de tout cela il n'en résulterait rien de ce qu'il désirait, et que la fermeté du roi là-dessus ne se laisserait point affaiblir, jugea sagement par l'avis du maréchal de Villeroy, qui s'entremit fort dans tout cela, et surtout par ceux du chevalier de Lorraine et du marquis d'Effiat, qu'il ne fallait pas pousser le roi à bout et qu'il était temps d'arrêter les saillies de la conduite de M. son fils. Il le fit donc peu à peu, mais le coeur restant ulcéré, et toujours avec le roi de la même manière.

Les princes du sang ne servirent point non plus. Ce fut M. le Prince encore à qui le roi s'adressa pour faire entendre ce qu'il appelait raison à M. le Duc et à M. le prince de Conti; mais M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent comme lieutenants généraux en Flandre sous le maréchal de Boufflers.

Nyert, premier valet de chambre du roi, qui, sous prétexte de curiosité à son âge et dans son emploi, avait suivi le roi d'Espagne à Madrid, et qui y était demeuré pour y être spectateur des premiers temps de son arrivée, revint au bout de cinq mois, et entretint le roi fort longtemps, à plusieurs reprises, tête-à-tête. Mgr le duc de Bourgogne arriva aussi le mercredi 20 avril; il avait pris la poste à Lyon. Le roi l'attendit dans son cabinet; et en sortit au-devant de lui pour l'embrasser, puis lui fit embrasser Mme la duchesse de Bourgogne: c'était à trois heures après midi; il avait couché à Sens. M. le duc de Berry, qui n'avait pas pris la poste si loin, arriva quatre jours après.

Le roi eut presque en même temps la joie que la Suède, qui tenait de fort près les Moscovites et le roi de Pologne unis contre lui, et qui les avait battus en plusieurs rencontres et obtenu de grands avantages, reconnut le roi d'Espagne.

Ce même mois d'avril vit un exemple bien rare et bien respectable, auquel on ne devrait jamais donner lieu, et qui a été mal imité, et en mêmes cas et choses, depuis par plusieurs qui l'auraient dû. Le roi voulut remplir les deux places vacantes par la mort de M. de Noyon et par la promotion du cardinal de Coislin à la charge de grand aumônier de France et de l'ordre; et sans qu'aucun des deux prélats choisis le sussent ni personne, il nomma M. de Cosnac archevêque d'Aix, et M. Fortin de La Goguette archevêque de Sens.

Cosnac était un homme de qualité de Guyenne, qui avait fait grand bruit par son esprit et par ses intrigues autrefois, étant évêque de Valence et premier aumônier de Monsieur. Il s'était entièrement attaché à feu Madame, pour laquelle il a fait des choses tout à fait singulières. Il était son conseil et son ami de coeur, et le roi lui en savait gré. Il ne put pourtant refuser à Monsieur de le faire chercher et arrêter, sur ce qu'il avait disparu avec soupçon qu'il était allé se saisir de papiers qui inquiétaient la jalousie de Monsieur, pour les rendre à Madame, et que Monsieur voulait avoir. Madame, avertie par le roi, en donna aussitôt avis à M. de Valence, qui se cacha dans une auberge obscure à un coin de Paris. Mais Monsieur, secondé de ceux qui le gouvernaient, mit de telles gens en campagne qu'il fut découvert, et qu'un matin la maison fut investie. À ce bruit, l'évêque ne perdit point le jugement; il se mit tout aussitôt à crier la colique; et l'officier qui entra pour l'arrêter le trouva dans des contorsions étranges. L'évêque, sans disputer, comme un homme qui n'est occupé que de son mal, dit qu'il va mourir s'il ne prend un lavement sur l'heure; et qu'après qu'il l'aura rendu il obéira, et continue à crier de toute sa force. L'officier, qui n'eut pas la cruauté de l'emmener en cet état, se hâta d'envoyer quérir un lavement pour achever plus tôt sa capture, mais il déclara qu'il ne sortirait point de la chambre qu'avec le prélat. Le lavement vint, il le prit, et quand il fut question de le rendre, il se mit sur un large pot dans son lit sans en sortir. Il avait ses raisons pour un si bizarre manège. Les papiers qu'on lui voulait prendre étaient avec lui dans son lit, parce que depuis qu'il les avait il ne les quittait point. En rendant son lavement, il les mit adroitement par-dessous sa couverture au fond du pot, et opéra par-dessus, de façon à n'en être plus en peine. S'en étant défait de cette façon, il dit qu'il se trouvait fort soulagé, et se mit à rire comme un homme qui se sent revenir de la mort à la vie après de cruelles douleurs, mais en effet de son tour de souplesse, et de ce que cet officier si vigilant n'aurait que la puanteur de sa selle, avec laquelle les papiers furent jetés au privé. Le prélat, qui était travesti et qui n'avait point là d'autres habits à prendre, fut conduit au Châtelet, et là écroué sous le faux nom qu'il avait pris; mais comme on ne trouva rien et qu'on n'en eut que la honte, il fut délivré deux jours après, avec beaucoup d'excuses et quelques réprimandes de son travestissement, qui, se disait-on, l'avait fait méconnaître. Madame se trouva plus délivrée que lui, et comme le roi en fut fort aise, le prélat ne fit que secouer les oreilles, et fut le premier à rire de son aventure .

Une autre fois, quelque diable fit une satire cruelle sur Madame, le comte de Guiche, etc., et la fit imprimer en Hollande. Le roi d'Angleterre, qui en eut promptement avis, en avertit Madame, qui s'en ouvrit aussitôt à M. de Valence. « Laissez-moi faire, lui dit-il, et ne vous mettez en peine de rien; » et s'en va. Madame après qui lui demande ce qu'il pense faire, il ne répond point et disparaît. De plusieurs jours on n'en entend point parler. Voilà Madame bien en peine. En moins de quinze jours Madame le voit entrer dans son cabinet; elle s'écrie et lui demande ce qu'il est devenu et d'où il vient. « De Hollande, répond-il, où j'ai porté de l'argent, acheté tous les exemplaires et l'original de la satire, fait rompre les planches devant moi, et rapporté tous les exemplaires, pour vous mettre hors de toute inquiétude et vous donner le plaisir de les brûler. » Madame fut ravie, et en effet tout fut fidèlement brûlé, et il n'en est pas demeuré la moindre trace. Il y en aurait mille à raconter.

Personne n'avait plus d'esprit ni plus présent ni plus d'activité, d'expédients et de ressources, et sur-le-champ. Sa vivacité était prodigieuse; avec cela très sensé, très plaisant en tout ce qu'il disait sans penser à l'être, et d'excellente compagnie. Nul homme si propre à l'intrigue, ni qui eût le coup d'oeil plus juste; au reste peu scrupuleux, extrêmement ambitieux, mais avec cela haut, hardi, libre; et qui se faisait craindre et compter par les ministres. Cet ancien commerce intime de Madame dans beaucoup de choses, dans lequel le roi était entré, lui avait acquis une liberté et une familiarité avec lui qu'il sut conserver et s'en avantager toute sa vie. Il se brouilla bientôt avec Monsieur après la mort de Madame, pour laquelle il avait eu force prises avec lui et avec ses favoris. Il vendit sa charge à Tressan, évêque du Mans, autre ambitieux, intrigant de beaucoup d'esprit, mais dans un plus bas genre, et n'en fut que mieux avec le roi, qui lui donna des abbayes et enfin l'archevêché d'Aix, où il était maître de la Provence.

L'autre prélat était tout différent: c'était un homme sage, grave, pieux, tout appliqué à ses devoirs et à son diocèse, dont tout était réglé, rien d'outré, que son mérite avait sans lui fait passer de Poitiers à Sens, aimé et respecté dans le clergé et dans le monde, et fort considéré à la cour. Il était fort attaché à mon père, était demeuré extrêmement de mes amis, et n'avait pas oublié que mon père avait fait le sien major de Blaire, qui fut le commencement de leur fortune, qui avait poussé La Hoguette, petit-fils de celui-là et fils du frère de l'archevêque, à être premier sous-lieutenant des mousquetaires noirs et lieutenant général fort distingué. Il fut tué aux dernières campagnes de la dernière guerre d'Italie, avait épousé une femme fort riche, fort dévote, fort glorieuse, fort dure, sèche et avare, dont une seule fille, qui devait être et fut en effet un grand parti. C'était donc de quoi le rehausser que ce cordon bleu à son grand-oncle paternel, et le tenter de ne pas faire à cette nièce à marier la honte et le dommage d'un refus. Mais la vérité fut plus forte en lui; il répondit avec modestie qu'il n'était pas en état de faire des preuves, et refusa avec beaucoup de respect et de reconnaissance. Ces Fortin en effet n'étaient rien du tout, et c'est au plus si ce major de Blaye avait été anobli. Ce n'est pas que M. de Sens ne sentit le poids de ce refus. Quoique savant, appliqué, à la tête des affaires temporelles et ecclésiastiques du clergé, il était aussi homme du monde, voyait chez lui, à Fontainebleau qui est du diocèse de Sens, la meilleure compagnie de la cour. Il y donnait à dîner tous les jours; grands seigneurs, ministres, tout y allait hors les femmes; et très souvent les soirs, qu'il ne soupait jamais, compagnie distinguée et choisie à causer avec lui, et à Paris, quelques mois d'hiver, toujours dans les meilleures maisons; mais il ne voulait point dérober les grâces ni se donner pour autre qu'il était.

Ce refus embarrassa le roi, qui l'avait déclaré en plein chapitre; il l'aimait, et ce trait ne le lui fit qu'estimer davantage. Il lui fit donc l'honneur de lui écrire lui-même, et après l'avoir loué, il lui manda qu'étant publiquement nommé, il faudrait en trouver un autre à sa place, ce qui ne se pouvait sans alléguer la cause de son refus; qu'il acceptât donc hardiment sur sa parole; que les commissaires de ses preuves ne lui en demanderaient jamais; qu'au prochain chapitre il ordonnerait de passer outre à l'admission en attendant les preuves; qu'il serait reçu tout de suite, et que de preuves après il ne s'en parlerait jamais. Le roi eut la bonté de lui représenter l'intérêt de sa famille, aux dépens de laquelle il ne devait pas faire une action, belle pour lui, mais qui la noterait pour toujours, et d'ajouter qu'il désirait qu'il acceptât et qu'il prenait tout sur lui. Si quelque chose peut flatter et tenter au delà des forces, il faut convenir que c'est une lettre aussi complète; mais rien ne put ébranler l'humble attachement de ce prélat aux règles et à la vérité. Après s'être répandu comme il devait en actions de grâces, il répondit qu'il ne pouvait mentir, ni par conséquent fournir de preuves; qu'il ne pouvait aussi se résoudre à être cause que, par un excès de bonté, le roi manquât au serment qu'il avait fait à son sacre de maintenir l'ordre et ses statuts; que celui qui obligeait aux preuves était de ceux dont le souverain, grand maître, ne pouvait dispenser, et que ce serait lui faire violer son serment que d'être reçu sans preuves préalables, sur la certitude de les faire après, quand il savait que sa condition lui en ôtait le moyen; et il finit une lettre d'autant plus belle qu'il n'y avait ni fleurs ni tours, mais de la vérité, de l'humilité et beaucoup de sentiment, par supplier le roi d'en nommer un autre, et de ne point craindre d'en dire la raison, puisqu'il le fallait. Cette grande action fut universellement admirée, et ajouta encore à la considération du roi et au respect de tout le monde.

Son refus commençait à transpirer lorsque le roi assembla un autre chapitre pour nommer M. de Metz à sa place, par amitié pour le cardinal de Coislin son oncle, qui ne s'y attendaient ni l'un ni l'autre. Le roi déclara le refus de M. de Sens, voulut bien parler de ce qu'il lui avait offert, et fit son éloge. Il n'y eut personne dans le chapitre qui ne le louât extrêmement; mais, sans louanges, M. de Marsan fit mieux que pas un, et tint là le meilleur propos de toute sa vie : « Sire, dit-il au roi tout haut, cela mériterait bien que Votre Majesté changeât le bleu en rouge. » Tout y applaudit comme par acclamation, et à la fin du chapitre, tous louèrent et remercièrent M. de Marsan.

Tallart, qui ne faisait qu'arriver d'Angleterre, eut le gouvernement du pays de Foix, et d'autres petites charges à vendre, et fut déclaré chevalier de l'ordre, pour être reçu à la Pentecôte avec les deux prélats. Il parut fort content, mais le duché d'Harcourt émoussait fort la joie de ces faveurs. À un mois de là il perdit sa femme, du nom de Groslée, fille de Virville, qui avait été longtemps capitaine de gendarmerie. C'était une femme fort d'un certain monde à Paris, dont la réputation était médiocre, et qui ne partageait en rien avec son mari: elle n'allait jamais à la cour et ils ne vivaient comme point ensemble.

La duchesse d'Arpajon, soeur de Beuvron, et Mme d'Hauterive, ci-devant duchesse de Chaulnes, et soeur du maréchal de Villeroy, moururent en même temps. J'ai tant parlé d'elles que je n'ai rien à y ajouter.

Mme de Bournonville qui, faute de tabouret, très mal à propos prétendu, n'allait point à la cour, et s'en dépiquait à Paris par ses charmes, mourut fort jeune aussi. Elle était soeur du second lit de M. de Chevreuse, et son mari cousin germain de la maréchale de Noailles. Elle laissa un fils et une fille forts enfants. Le père de Mme de Noailles, frère du sien, avait été duc à brevet après son père. Le père de M. de Bournonville était l'aîné, et eut de grands emplois en Espagne, où il mourut. Le cadet, père de Mme de Noailles, s'attacha à la France, et y eut des charges considérables. Le brevet du duc lui fut renouvelé. Ils ne sont point héréditaires; ainsi M. de Bournonville, dont il s'agit ici, n'y avait pas ombre de droit.

Segrais, poète français illustre, élevé chez Mademoiselle, fille de Gaston, et retiré à Caen dans le sein des belles-lettres, était mort fort vieux auparavant.

La France perdit le plus grand homme de mer, de l'aveu des Anglais et des Hollandais, qui eût été depuis un siècle, et en même temps le plus modeste. Ce fut le maréchal de Tourville, qui n'avait pas encore soixante ans. Il ne laissa qu'un fils, qui promettait, et qui fut tué dès sa première campagne, et une fille fort jeune. Tourville possédait en perfection toutes les parties de la marine, depuis celle du charpentier jusqu'à celles d'un excellent amiral. Son équité, sa douceur, son flegme, sa politesse, la netteté de ses ordres, les signaux et beaucoup d'autres détails particuliers très utiles qu'il avait imaginés, son arrangement, sa justesse, sa prévoyance, une grande sagesse aiguisée de la plus naturelle et de la plus tranquille valeur, tout contribuait à faire désirer de servir sous lui, et d'y apprendre. Sa charge de vice-amiral fut donnée à Châteaurenauld, qui était lors en Amérique pour en ramener les galions.

L'Allemagne à son tour perdit un homme moins nécessaire et plus vieux, mais qui s'était immortalisé par la défense de Vienne, dont il était gouverneur, assiégée par les Turcs, le célèbre comte de Staremberg, qui était président du conseil de guerre, la plus belle et la plus importante charge de la cour de l'empereur.

Le roi d'Angleterre, qui n'oubliait rien pour redresser promptement son ancienne grande alliance et la bien organiser contre nous, avait peine à rajuster ensemble tant de pièces une fois désunies et à trouver les fonds nécessaires à ses projets, dans la disette d'argent où l'empereur se trouvait. Il tâchait donc d'amuser toujours le roi des flatteuses espérances d'une tranquillité que tout démentait. Pour tenir toujours tout en suspens en attendant que ses machines fussent tout à fait prêtes, il avait engagé les Hollandais, qu'il gouvernait pleinement à reconnaître le roi d'Espagne, et à la fin, il le reconnut aussi, tellement que ce prince le fut de toute l'Europe, excepté de l'empereur. Quoique le roi goûtât extrêmement des démarches si précises en faveur de la paix, il ne laissait pas de se préparer puissamment; et comme il disposait de l'Espagne comme de la France, elle ne perdait pas de temps aussi à se mettre en état de bien soutenir la guerre. Le comte d'Estrées était dans la Méditerranée. Le roi d'Espagne le fit capitaine général de la mer, qui répond à la charge qu'il avait ici, tellement qu'il commanda également aux forces navales des deux couronnes. Ce prince, en même temps excité par Louville, dépêcha un courrier au duc de Beauvilliers, avec la patente d'une grandesse de la première classe pour lui et pour les siens, mâles et femelles. Le duc, qui n'y avait pas songé, et qui, comme ministre d'État et comme ayant été gouverneur du roi d'Espagne, ouvrait librement les lettres qu'il recevait de ce prince, trouvant cette patente et une lettre convenable au sujet qui lui en donnait la nouvelle, les porta au roi l'une et l'autre, qui approuva fort cette marque de sentiment du roi son petit-fils, et qui ordonna à M. de Beauvilliers de l'accepter.

Presque en même temps le mariage du roi d'Espagne fut déclaré avec la seconde fille de M. de Savoie, soeur cadette de Mme la duchesse de Bourgogne, pour qui ce fut une grande joie comme un grand honneur et un grand avantage à M. son père, d'avoir pour gendres les deux premiers et plus puissants rois de l'Europe. Le roi crut fixer ce prince dans ses intérêts par de si hautes alliances redoublées et par la confiance du commandement général en Italie.

Le roi aussi, pour mieux cimenter l'union des deux couronnes et des deux nations, convint avec le roi d'Espagne que les grands d'Espagne auraient désormais en France le rang, les honneurs, le traitement et les distinctions des ducs; et que réciproquement les ducs de France auraient en Espagne le rang, les honneurs, le traitement, et les distinctions qu'y ont les grands. Rien de mieux ni de plus convenable, si on s'en était tenu là. On verra en son lieu ce que quelques grands d'Espagne en pensèrent, et l'abus étrange d'une si sage convention.

L'abbé de Polignac qui, depuis son arrivée de Pologne, était demeuré exilé en son abbaye de Bonport, près le Pont-de-l'Arche, eut permission de revenir à Paris et à la cour. Torcy son ami, et bien des gens qui s'intéressaient en lui avaient travaillé en sa faveur.

Le duc de Popoli, frère du cardinal Canteloni archevêque de Naples, y retournant d'Espagne, fut présenté au roi par l'ambassadeur d'Espagne. C'est une maison ancienne et illustre qui est puissante à Naples, et le cardinal Canteloni avait très bien fait pour le roi d'Espagne. Le roi traita donc fort bien le duc de Popoli, et si bien, que ce seigneur, qui désirait fort l'ordre et qui avait pris ses précautions sur cela avant de quitter Madrid, se crut en état de le pouvoir demander. Le roi le lui promit, et lui dit qu'il lui en coûterait un voyage, parce qu'il serait bien aise de le revoir; et qu'il voulait le recevoir lui-même. Nous lui verrons faire une grande fortune en Espagne, et il donnera lieu d'en parler plus d'une fois. Il fut très peu ici et s'en alla à Naples.

La Touane et Saurion, trésoriers de l'extraordinaire des guerres, culbutèrent et firent banqueroute. Ils en avertirent Chamillart, qui par l'examen de leurs affaires, la trouva de quatre millions. On les mit à la Bastille; le roi prit ce qu'il leur restait, et se chargea de payer les dettes pour conserver son crédit à l'entrée d'une grosse guerre, pour laquelle cette faillite ne fut pas de bon augure. On en fut fort surpris par le soin avec lequel ils avaient soutenu et caché leur désordre jusqu'à rien plus sous la sérénité et le luxe des financiers.

CHAPITRE IX. §

L'empereur fait arrêter Ragotzi. — Retour des eaux du roi Jacques. — Peines de Monsieur. — Forte prise du roi et de Monsieur. — Mort de Monsieur. — Spectacle de Saint-Cloud. — Spectacle de Marly. — Diverses sortes d'afflictions et de sentiments. — Caractère de Monsieur. — Trait de hauteur de Monsieur à M. le Duc. — Visite curieuse de Mme de Maintenon à Madame. — Traitement prodigieux de M. le duc de Chartres, qui prend le nom de duc d'Orléans. — M. le Prince fait pour sa vie premier prince du sang. — Veuvage étrange de Madame; son traitement. — Obsèques de Monsieur. — Ducs à l'eau bénite, non les duchesses ni les princesses. — Désordres des carrosses. — Curieuse anecdote sur la mort de Madame, première femme de Monsieur.

Le royaume de Hongrie n'avait jamais tari de mécontents, et en avait souvent des marques qui leur avaient été funestes depuis que la maison d'Autriche avait dépouillé les états du droit d'élection des rois de Hongrie. Cela intéressait extrêmement la noblesse, surtout les grands seigneurs. Les peuples aussi se prétendaient vexés et foulés; et les griefs de religion, ou la grecque et la protestante ont un grand nombre de sectateurs, étoient une autre semence de soulèvement. Mais les garnisons allemandes, et presque toutes les grandes places occupées par des Allemands, indisposaient toute la nation en général. Il en coûta la tête en 1671 aux comtes Serini du nom d'Esdrin, gouverneur de Croatie, à Frangipani et à sa femme, soeur de Serini, et à Nadasti, président du conseil souverain de Hongrie, et la prison perpétuelle au fils du comte Serini, où il est mort plus de trente ans après. Sa soeur, fille du comte Serini exécuté, avait épousé le prince Ragotzi, dont elle eut le prince Ragotzi dont je vais parler, et qui me donnera lieu d'en parler plus d'une fois. Elle se remaria en 1681, au fameux comte Tekeli, chef des mécontents, qui a tant fait de bruit dans le monde, et n'en eut point d'enfants. Ragotzi, son premier mari, vécut particulier, et ne fut rien. Il avait été de la conspiration de son beau-père, mais la peur qu'il eut quand il le vit arrêté fit qu'il en usa si mal avec lui qu'il se sauva du naufrage; mais il ne fut rien toute sa vie. Il avait de grands biens. Son père, son grand-père qui fut fait prince de l'empire, et son bisaïeul, avaient été princes de Transylvanie, ce dernier élu en 1606, après la mort de Botzkay, Le Ragotzi dont je parle avait été bien élevé, et n'avait encore guère pu faire parler de lui, observé de près comme il l'était, lorsque, devenu par tant d'endroits si proches suspect à l'empereur qui découvrit de nouveaux remuements en Hongrie, il le fit arrêter et enfermer à Neustadt, au mois d'avril de cette année. On prétendit qu'il y était entré innocent; nous verrons bientôt que s'il n'en sortit pas coupable, il le devint bientôt après. Il était dès lors marié à une princesse de Hesse-Rhinfeltz.

Le roi d'Angleterre était revenu de Bourbon avec peu ou point de soulagement, et Monsieur était toujours à Saint-Cloud, dans la même situation de coeur et d'esprit, et gardant avec le roi la même conduite que j'ai expliquée. C'était pour lui être hors de son centre, à la faiblesse dont il était, et à l'habitude de toute sa vie d'une grande soumission et d'un grand attachement pour le roi, et de vivre avec lui, dans le particulier, dans une liberté de frère, et d'en être traité en frère aussi avec toutes, sortes de soins, d'amitié et d'égards, dans tout ce qui n'allait point à faire de Monsieur un personnage. Lui ni Madame n'avaient pas mal au bout du doigt que le roi n'y allât dans l'instant, et souvent après, pour peu que le mal durât. Il y avait six semaines que Madame avait la fièvre double tierce, à laquelle elle ne voulait rien faire, parce qu'elle se traitait à sa mode allemande, et ne faisait pas cas des remèdes ni des médecins. Le roi qui, outre l'affaire de M. le duc de Chartres, était secrètement outré contre elle, comme on le verra bientôt, n'avait point été la voir, quoique Monsieur l'en eût pressé dans ces tours légers qu'il venait faire sans coucher. Cela était pris par Monsieur, qui ignorait le fait particulier de Madame au roi, pour une marque publique d'une inconsidération extrême, et comme il était glorieux et sensible, il en était piqué au dernier point.

D'autres peines d'esprit le tourmentaient encore. Il avait depuis quelque temps un confesseur qui, bien que jésuite, le tenait de plus court qu'il pouvait; c'était un gentilhomme de bon lieu et de Bretagne, qui s'appelait le P. du Trévoux. Il lui retrancha, non seulement d'étranges plaisirs, mais beaucoup de ceux qu'il se croyait permis, pour pénitence de sa vie passée. Il lui représentait fort souvent qu'il ne se voulait pas damner pour lui, et que, si sa conduite lui paraissait trop dure, il n'aurait nul déplaisir de lui voir prendre un autre confesseur. À cela il ajoutait qu'il prît bien garde à lui, qu'il était vieux, usé de débauche, gras, court de cou, et que, selon toute apparence, il mourrait d'apoplexie, et bientôt. C'étaient là d'épouvantables paroles pour un prince le plus voluptueux et le plus attaché à la vie qu'on eût vu de longtemps, qui l'avait toujours passée dans la plus molle oisiveté, et qui était le plus incapable par nature d'aucune application, d'aucune lecture sérieuse, ni de rentrer en lui-même. Il craignait le diable, il se souvenait que son précédent confesseur n'avait pas voulu mourir dans cet emploi, et qu'avant sa mort il lui avait tenu les mêmes discours. L'impression qu'ils lui firent le forcèrent de rentrer un peu en lui-même, et de vivre d'une manière qui depuis quelque temps pouvait passer pour serrée à son égard. Il faisait à reprises beaucoup de prières, obéissait, à son confesseur, lui rendait compte de la conduite qu'il lui avait prescrite sur son jeu, sur ses autres dépenses, et sur bien d'autres choses, souffrait avec patience ses fréquents entretiens, et y réfléchissait beaucoup. Il en devint triste, abattu, et parla moins qu'à l'ordinaire, c'est-à-dire encore comme trois ou quatre femmes, en sorte que tout le monde s'aperçut bientôt de ce grand changement. C'en était bien à la fois que ces peines intérieures, et les extérieures du côté du roi, pour un homme aussi faible que Monsieur, et aussi nouveau à se contraindre, à être fâché et à le soutenir; et il était difficile que cela ne fit bientôt une grande révolution dans un corps aussi plein et aussi grand mangeur, non seulement à ses repas, mais presque toute la journée.

Le mercredi 8 juin, Monsieur vint de Saint-Cloud dîner avec le roi à Marly, et, à son ordinaire, entra dans son cabinet lorsque le conseil d'État en sortit. Il trouva le roi chagrin de ceux que M. de Chartres donnait exprès à sa fille, ne pouvant se prendre à lui directement. Il était amoureux de Mlle de Sery, fille d'honneur de Madame, et menait cela tambour battant. Le roi prit son thème là-dessus, et fit sèchement des reproches à Monsieur de la conduite de son fils. Monsieur qui, dans la disposition où il était, n'avait pas besoin de ce début pour se fâcher, répondit avec aigreur que les pères qui avaient mené de certaines vies avaient peu de grâce et d'autorité à reprendre leurs enfants. Le roi, qui sentit le poids de la réponse, se rabattit sur la patience de sa fille, et qu'au moins devait-on éloigner de tels objets de ses yeux. Monsieur, dont la gourmette était rompue, le fit souvenir, d'une manière piquante, des façons qu'il avait eues pour la reine avec ses maîtresses, jusqu'à leur faire faire les voyages dans son carrosse avec elle. Le roi outré renchérit, de sorte qu'ils se mirent tous deux à se parler à pleine tête.

À Marly, les quatre grands appartements en bas étaient pareils et seulement de trois pièces. La chambre du roi tenait au petit salon, et était pleine de courtisans à ces heures-là pour voir passer le roi s'allant mettre à table; et par de ces usages propres aux différents lieux, sans qu'on en puisse dire la cause, la porte du cabinet qui, partout ailleurs, était toujours fermée, demeurait en tout temps ouverte à Marly hors le temps du conseil, et il n'y avait dessus qu'une portière tirée que l'huissier ne faisait que lever pour y laisser entrer. À ce bruit il entra, et dit au roi qu'on l'entendait distinctement de sa chambre et Monsieur aussi, puis ressortit. L'autre cabinet du roi joignant le premier ne se fermait ni de porte ni de portière, il sortait dans l'autre petit salon, et il était retranché dans sa largeur pour la chaise percée du roi. Les valets intérieurs se tenaient toujours dans ce second cabinet, qui avaient entendu d'un bout à l'autre tout le dialogue que je viens de rapporter.

L'avis de l'huissier fit baisser le ton, mais n'arrêta pas les reproches, tellement que Monsieur, hors des gonds, dit au roi qu'en mariant son fils il lui avait promis monts et merveilles, que cependant il n'en avait pu arracher encore un gouvernement; qu'il avait passionnément désiré de faire servir son fils pour l'éloigner de ces amourettes, et que son fils l'avait aussi fort souhaité, comme il le savait de reste, et lui en avait demandé la grâce avec instance; que puisqu'il ne le voulait pas, il ne s'entendait point à l'empêcher de s'amuser pour se consoler. Il ajouta qu'il ne voyait que trop la vérité de ce qu'on lui avait prédit, qu'il n'aurait que le déshonneur et la honte de ce mariage sans en tirer jamais aucun profit. Le roi, de plus en plus outré de colère, lui repartit que la guerre l'obligerait bientôt à faire plusieurs retranchements; et que, puisqu'il se montrait si peu complaisant à ses volontés, il commencerait par ceux de ses pensions avant que retrancher sur soi-même.

Là-dessus le roi fut averti que sa viande était portée. Ils sortirent un moment après pour se venir mettre à table, Monsieur d'un rouge enflammé, avec les yeux étincelants de colère. Son visage ainsi allumé fit dire à quelqu'une des dames qui étaient à table et à quelques courtisans derrière, pour chercher à parler, que Monsieur, à le voir, avait grand besoin d'être saigné. On le disait soit de même à Saint-Cloud il y avait quelque temps, il en crevait de besoin, il l'avouait même, le roi l'en avait même pressé plus d'une fois malgré leurs piques. Tancrède, son premier chirurgien, était vieux, saignait mal et l'avait manqué. Il ne voulait pas se faire saigner par lui, et pour ne point lui faire de peine il eut la bonté de ne vouloir pas être saigné par un autre et d'en mourir. À ces propos de saignée, le roi lui en parla encore, et ajouta qu'il ne savait à quoi il tenait qu'il ne le menât dans sa chambre et qu'il ne le fît saigner tout à l'heure. Le dîner se passa à l'ordinaire, et Monsieur y mangea extrêmement, comme il faisait à tous ses deux repas, sans parler du chocolat abondant du matin, et de tout ce qu'il avalait de fruits, de pâtisserie, de confitures et de toutes sortes de friandises toute la journée, dont les tables de ses cabinets et ses poches étaient toujours remplies. Au sortir de table, le roi seul, Monseigneur avec Mme la princesse de Conti, Mgr le duc de Bourgogne seul, Mme la duchesse de Bourgogne avec beaucoup de dames, allèrent séparément à Saint-Germain voir le roi et la reine d'Angleterre. Monsieur, qui avait amené Mme la duchesse de Chartres de Saint-Cloud dîner avec le roi, la mena aussi à Saint-Germain, d'où il partit pour retourner à Saint-Cloud avec elle, lorsque le roi arriva à Saint-Germain.

Le soir après le souper, comme le roi était encore dans son cabinet avec Monseigneur et les princesses comme à Versailles, Saint-Pierre arriva de Saint-Cloud qui demanda à parler au roi de la part de M. le duc de Chartres. On le fit entrer dans le cabinet, où il dit au roi que Monsieur avait eu une grande faiblesse en soupant, qu'il avait été saigné, qu'il était mieux, mais qu'on lui avait donné de l'émétique. Le fait était qu'il soupa à son ordinaire avec les dames qui étaient à Saint-Cloud. Vers l'entremets, comme il versait d'un vin de liqueur à Mme de Bouillon, on s'aperçut qu'il balbutiait et qu'il montrait quelque chose de la main.

Comme il lui arrivait quelquefois de leur parler espagnol, quelques dames lui demandèrent ce qu'il disait, d'autres s'écrièrent; tout cela en un instant, et il tomba en apoplexie sur M. le duc de Chartres qui le retint. On l'emporta dans le fond de son appartement, on le secoua, on le promena, on le saigna beaucoup, on lui donna force émétique, sans en tirer presque aucun signe de vie.

À cette nouvelle, le roi, qui pour des riens accourait chez Monsieur, passa chez Mme de Maintenon qu'il fit éveiller; il fut un quart d'heure avec elle, puis sur le minuit rentrant chez lui, il commanda ses carrosses tout prêts, et ordonna au marquis de Gesvres d'aller à Saint-Cloud et, si Monsieur était plus mal, de revenir l'éveiller pour y aller, et se coucha. Outre la situation en laquelle ils se trouvaient ensemble, je pense que le roi soupçonna quelque artifice pour sortir de ce qui s'était passé entre eux, qu'il alla en consulter Mme de Maintenon, et qu'il aima mieux manquer à toute bienséance que de hasarder d'en être la dupe. Mme de Maintenon n'aimait pas Monsieur; elle le craignait. Il lui rendait peu de devoirs, et avec toute sa timidité et sa plus que déférence, il lui était échappé des traits sur elle plus d'une fois avec le roi, qui marquaient son mépris, et la honte qu'il avait de l'opinion publique. Elle n'était donc pas pressée de porter le roi à lui rendre, et moins encore de lui conseiller de voyager la nuit, de ne se point coucher, et d'être témoin d'un aussi triste spectacle et si propre à toucher et à faire rentrer en soi-même; et qu'elle espéra que, si la chose allait vite, le roi se l'épargnerait ainsi.

Un moment après que le roi fut au lit, arriva un page de Monsieur. Il dit au roi que Monsieur était mieux, et qu'il venait demander à M. le prince de Conti de l'eau de Schaffouse, qui est excellente pour les apoplexies. Une heure et demie après que le roi fut couché, Longueville arriva de la part de M. le duc de Chartres, qui éveilla le roi, et qui lui dit que l'émétique ne faisait aucun effet, et que Monsieur était fort mal. Le roi se leva, partit et trouva le marquis de Gesvres en chemin qui l'allait avertir; il l'arrêta et lui dit les mêmes nouvelles. On peut juger quelle rumeur et quel désordre cette nuit à Marly, et quelle horreur à Saint-Cloud, ce palais des délices. Tout ce qui était à Marly courut comme il put à Saint-Cloud; on s'embarquait avec les plus tôt prêts; et chacun, hommes et femmes, se jetaient et s'entassaient dans les carrosses sans choix et sans façon. Monseigneur alla avec Mme la Duchesse. Il fut si frappé, par rapport à l'état duquel il ne faisait que sortir, que ce fut tout ce que put faire un écuyer de Mme la Duchesse, qui se trouva là, de le traîner et le porter presque et tout tremblant dans le carrosse. Le roi arriva à Saint-Cloud avant trois heures du matin. Monsieur n'avait pas eu un moment de connaissance depuis qu'il s'était trouvé mal. Il n'en eut qu'un rayon d'un instant, tandis que sur le matin le P. du Trévoux était allé dire la messe, et ce rayon même ne revint plus.

Les spectacles les plus horribles ont souvent des instants de contrastes ridicules. Le P. du Trévoux revint et criait à Monsieur: « Monsieur, ne connaissez-vous pas votre confesseur? Ne connaissez-vous pas le bon petit père du Trévoux qui vous parle? » et fit rire assez indécemment les moins affligés.

Le roi le parut beaucoup; naturellement il pleurait aisément, il était donc tout en larmes. Il n'avait jamais eu lieu que d'aimer Monsieur tendrement; quoique mal ensemble depuis deux mois, ces tristes moments rappellent toute la tendresse; peut-être se reprochait-il d'avoir précipité sa mort par la scène du matin; enfin il était son cadet de deux ans, et s'était toute sa vie aussi bien porté que lui et mieux. Le roi entendit la messe à Saint-Cloud, et sur les huit heures du matin, Monsieur étant sans aucune espérance, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne l'engagèrent de n'y pas demeurer davantage, et revinrent avec lui dans son carrosse. Comme il allait partir et qu'il faisait quelques amitiés à M. de Chartres, en pleurant fort tous deux, ce jeune prince sut profiter du moment. « Eh! sire, que deviendrai-je? lui dit-il en lui embrassant les cuisses; je perds Monsieur, et je sais que vous ne m'aimez point. » Le roi surpris et fort touché l'embrassa, et lui dit tout ce qu'il put de tendre. En arrivant à Marly, il entra avec Mme la duchesse de Bourgogne chez Mme de Maintenon. Trois heures après, M. Fagon, à qui le roi avait ordonné de ne point quitter Monsieur qu'il ne fût mort ou mieux, ce qui ne pouvait arriver que par miracle, lui dit dès qu'il l'aperçut: « Eh bien! monsieur Fagon, mon frère est mort? — Oui, sire, répondit-il, nul remède n'a pu, agir. » Le roi pleura beaucoup. On le pressa de manger un morceau chez Mme de Maintenon, mais il voulut dîner à l'ordinaire avec les dames, et les larmes lui coulèrent souvent pendant le repas, qui fut court, après lequel il se renferma chez Mme de Maintenon jusqu'à sept heures, qu'il alla faire un tour dans ses jardins. Il travailla avec Chamillart, puis avec Pontchartrain pour le cérémonial de la mort de Monsieur, et donna là-dessus ses ordres à Desgranges, maître des cérémonies, Dreux, grand maître, étant à l'armée d'Italie. Il soupa une heure plus tôt qu'à l'ordinaire, et se coucha fort tôt après. Il avait eu sur les cinq heures la visite du roi et de la reine d'Angleterre, qui ne dura qu'un moment.

Au départ du roi la foule s'écoula de Saint-Cloud peu à peu, en sorte que Monsieur mourant, jeté sur un lit de repos dans son cabinet, demeura exposé aux marmitons et aux bas officiers, qui la plupart, par affection ou par intérêt, étaient fort affligés. Les premiers officiers et autres, qui perdaient charges et pensions faisaient retentir l'air de leurs cris, tandis que toutes ces femmes qui étaient à Saint-Cloud, et qui perdaient leur considération et tout leur amusement, couraient çà et là, criant échevelées comme des bacchantes. La duchesse de La Ferté, de la seconde fille de qui on a vu plus haut l'étrange mariage, entra dans ce cabinet, où considérant attentivement ce pauvre prince qui palpitait encore : « Pardi, s'écria-t-elle dans la profondeur de ses réflexions, voilà une fille bien mariée! — Voilà qui est bien important aujourd'hui, lui répondit Châtillon qui perdait tout lui-même, que votre fille soit bien ou mal mariée! »

Madame était cependant dans son cabinet qui n'avait jamais eu ni grande affection ni grande estime pour Monsieur, mais qui sentait sa perte et sa chute, et qui s'écriait dans sa douleur de toute sa force: « Point de couvent! qu'on ne me parle point de couvent! je ne veux point de couvent. » La bonne princesse n'avait pas perdu le jugement; elle savait que, par son contrat de mariage, elle devait opter, devenant veuve, un couvent, ou l'habitation du château de Montargis. Soit qu'elle crût sortir plus aisément de l'un que de l'autre, soit que sentant combien elle avait à craindre du roi, quoiqu'elle ne sût pas encore tout, et qu'il lui eût fait les amitiés ordinaires en pareille occasion, elle eut encore plus de peur du couvent. Monsieur étant expiré, elle monta en carrosse avec ses dames, et s'en alla à Versailles suivie de M. et de Mme la duchesse de Chartres, et de toutes les personnes qui étaient à eux.

Le lendemain matin, vendredi, M. de Chartres vint chez le roi, qui était encore au lit et qui lui parla avec beaucoup d'amitié. Il lui dit qu'il fallait désormais qu'il le regardât comme son père; qu'il aurait soin de sa grandeur et de ses intérêts; qu'il oubliait tous les petits sujets de chagrin qu'il avait eus contre lui; qu'il espérait que de son côté il les oublierait aussi; qu'il le priait que les avances d'amitié qu'il lui faisait servissent à l'attacher plus à lui, et à lui redonner son coeur comme il lui redonnait le sien. On peut juger si M. de Chartres sut bien répondre.

Après un si affreux spectacle, tant de larmes et tant de tendresse, personne ne douta que les trois jours qui restaient du voyage de Marly ne fussent extrêmement tristes; lorsque ce même lendemain de la mort de Monsieur, des dames du palais entrant chez Mme de Maintenon où était le roi avec elle, et Mme la duchesse de Bourgogne sur le midi, elles l'entendirent de la pièce où elles se tenaient, joignant la sienne, chantant des prologues d'opéra. Un peu après le roi, voyant Mme la duchesse de Bourgogne fort triste en un coin de la chambre, demanda avec surprise à Mme de Maintenon ce qu'elle avait pour être si mélancolique, et se mit à la réveiller, puis à jouer avec elle et quelques dames du palais qu'il fit entrer pour les amuser tous deux. Ce ne fut pas tout que ce particulier. Au sortir du dîner ordinaire, c'est-à-dire un peu après deux heures, et vingt-six heures après la mort de Monsieur, Mgr le duc de Bourgogne demanda au duc de Montfort s'il voulait jouer au brelan. « Au brelan ! s'écria Montfort dans un étonnement extrême, vous n'y songez donc pas, Monsieur est encore tout chaud. — Pardonnez-moi, répondit le prince, j'y songe fort bien, mais le roi ne veut pas qu'on s'ennuie à Marly, m'a ordonné de faire jouer tout le monde, et de peur que personne ne l'osât faire le premier, d'en donner moi l'exemple. » De sorte qu'ils se mirent à faire un brelan, et que le salon fut bientôt rempli de tables de jeu.

Telle fut l'affliction du roi, telle celle de Mme de Maintenon. Elle sentait la perte de Monsieur comme une délivrance; elle avait peine à retenir sa joie: elle en eût eu bien davantage à paraître affligée. Elle voyait déjà le roi tout consolé, rien ne lui seyait mieux que de chercher à le dissiper, et ne lui était plus commode que de hâter la vie ordinaire pour qu'il ne fût plus question de Monsieur ni d'affliction. Pour des bienséances, elle ne s'en peina point. La chose toutefois ne laissa pas d'être scandaleuse, et tout bas d'être fort trouvée telle. Monseigneur semblait aimer Monsieur, qui lui donnait des bals et des amusements avec toutes sortes d'attention et de complaisance; dès le lendemain de sa mort, il alla courre le loup, et au retour trouva le salon plein de joueurs, tellement qu'il ne se contraignit pas plus que les autres. Mgr le duc de Bourgogne et M. le duc de Berry ne voyaient Monsieur qu'en représentation, et ne pouvaient être fort sensibles à sa perte. Mme la duchesse de Bourgogne la fut extrêmement. C'était son grand-père, elle aimait tendrement Mme sa mère, qui aimait fort Monsieur, et Monsieur marquait toutes sortes de soins, d'amitié et d'attentions à Mme la duchesse de Bourgogne, et l'amusait de toutes sortes de divertissements. Quoiqu'elle n'aimât pas grand'chose, elle aimait Monsieur, et elle souffrit fort de contraindre sa douleur, qui dura assez longtemps dans son particulier. On a vu ci-dessus en deux mots quelle fut la douleur de Madame.

Pour M. de Chartres la sienne fut extrême; le père et le fils s'aimaient tendrement. Monsieur était doux, le meilleur homme du monde, qui n'avait jamais contraint ni retenu M. son fils. Avec le coeur, l'esprit était aussi fort touché. Outre la grande parure dont lui était un père frère du roi, il lui était une barrière derrière laquelle il se mettait à couvert du roi, sous la coupe duquel il retombait en plein. Sa grandeur, sa considération, l'aisance de sa maison et de sa vie en allaient dépendre sans milieu. L'assiduité, les bienséances, une certaine règle, et pis que tout cela pour lui, une conduite toute différente avec Mme sa femme, allaient devenir la mesure de tout ce qu'il pouvait attendre du roi. Mme la duchesse de Chartres, quoique bien traitée de Monsieur, fut ravie d'être délivrée d'une barrière entre le roi et elle qui laissait à M. son mari toute liberté d'en user avec elle comme il lui plaisait, et des devoirs qui la tiraient plus souvent qu'elle ne voulait de la cour pour suivre Monsieur à Paris ou à Saint-Cloud, où elle se trouvait tout empruntée comme en pays inconnu, avec tous visages qu'elle ne voyait jamais que là, qui tous étaient pour la plupart fort sur le pied gauche avec elle, et sous les mépris et les humeurs de Madame qui ne les lui épargnait pas. Elle compta donc ne plus quitter la cour, n'avoir plus affaire à la cour de Monsieur, et que Madame et M. le duc de Chartres seraient obligés à l'avenir d'avoir pour elle des manières et des égards qu'elle n'avait pas encore éprouvés.

Le gros de la cour perdit en Monsieur: c'était lui qui y jetait les amusements, l'âme, les plaisirs, et quand il la quittait tout y semblait sans vie et sans action. À son entêtement près pour les princes, il aimait l'ordre des rangs, des préférences, des distinctions; il les faisait garder tant qu'il pouvait, et il en donnait l'exemple; il aimait le grand monde, il avait une affabilité et une honnêteté qui lui en attiraient foule, et la différence qu'il savait faire, et qu'il ne manquait jamais de faire, des gens suivant ce qu'ils étaient, y contribuait beaucoup. À sa réception, à son attention plus ou moins grande ou négligée, à ses propos, il faisait continuellement toute la différence qui flattait de la naissance et de la dignité, de l'âge et du mérite, et de l'état des gens, et cela avec une dignité naturellement en lui, et une facilité de tous les moments qu'il s'était formée. Sa familiarité obligeait, et se conservait sa grandeur naturelle sans repousser, mais aussi sans tenter les étourdis d'en abuser. Il visitait et envoyait où il le devait faire, et il donnait chez lui une entière liberté sans que le respect et le plus grand air de cour en souffrît aucune diminution. Il avait appris et bien retenu de la reine sa mère l'art de la tenir. Aussi la voulait-il pleine, et y réussissait. Par ce maintien la foule était toujours au Palais-Royal.

À Saint-Cloud où toute sa nombreuse maison se rassemblait, il avait beaucoup de dames qui à la vérité n'auraient guère été reçues ailleurs, mais beaucoup de celles-là du haut parage, et force joueurs. Les plaisirs de toutes sortes de jeux, de la beauté singulière du lieu que mille calèches rendaient aisé aux plus paresseuses pour les promenades, des musiques, de la bonne chère, en faisaient une maison de délices, avec beaucoup de grandeur et de magnificence, et tout cela sans aucun secours de Madame, qui dînait et soupait avec les dames de Monsieur, se promenait quelquefois en calèche avec quelques-unes, boudait souvent la compagnie, s'en faisait craindre par son humeur dure et farouche, et quelquefois par ses propos, et passait toute la journée dans un cabinet qu'elle s'était choisi, où les fenêtres étaient à plus de dix pieds de terre, à considérer les portraits des palatins et d'autres princes allemands dont elle l'avait tapissé, et à écrire des volumes de lettres tous les jours de sa vie et de sa main, dont elle faisait elle-même les copies qu'elle gardait. Monsieur n'avait pu la ployer à une vie plus humaine et la laissait faire, et vivait honnêtement avec elle, sans se soucier de sa personne avec qui il n'était presque point en particulier. Il recevait à Saint-Cloud beaucoup de gens qui de Paris et de Versailles lui allaient faire leur cour les après-dînées. Princes du sang, grands seigneurs, ministres, hommes et femmes n'y manquaient point de temps en temps encore ne fallait-il pas que ce fût en passant, c'est-à-dire en allant de Paris à Versailles, ou de Versailles à Paris. Il le demandait presque toujours, et montrait si bien qu'il ne comptait pas ces visites en passant, que peu de gens l'avouaient.

Du reste Monsieur, qui avec beaucoup de valeur avait gagné la bataille de Cassel, et qui en avait toujours montré une fort naturelle en tous les sièges où il s'était trouvé, n'avait d'ailleurs que les mauvaises qualités des femmes. Avec plus de monde que d'esprit, et nulle lecture, quoique avec une connaissance étendue et juste des maisons, des naissances et des alliances, il n'était capable de rien. Personne de si mou de corps et d'esprit, de plus faible, de plus timide, de plus trompé, de plus gouverné, ni de plus méprisé par ses favoris, et très souvent de plus malmené par eux. Tracassier et incapable de garder aucun secret, soupçonneux, défiant, semant des noises dans sa cour pour brouiller, pour savoir, souvent aussi pour s'amuser, et redisant des uns aux autres. Avec tant de défauts destitués de toutes vertus, un goût abominable que ses dons et les fortunes qu'il fit à ceux qu'il avait pris en fantaisie avaient rendu public avec le plus grand scandale, et qui n'avait point de bornes pour le nombre ni pour les temps. Ceux-là avaient tout de lui, le traitaient souvent avec beaucoup d'insolence, et lui donnaient souvent aussi de fâcheuses occupations pour arrêter les brouilleries de jalousies horribles; et tous ces gens-là ayant leurs partisans rendaient cette petite cour très orageuse, sans compter les querelles de cette troupe de femmes décidées de la cour de Monsieur, la plupart fort méchantes, et presque toutes plus que méchantes, dont Monsieur se divertissait, et entrait dans toutes ces misères-là.

Le chevalier de Lorraine et Châtillon y avaient fait une grande fortune par leur figure, dont Monsieur s'était entêté plus que de pas une autre. Le dernier, qui n'avait ni pain, ni sens, ni esprit, s'y releva, et y acquit du bien. L'autre prit la chose en guisard qui ne rougit de rien pourvu qu'il arrive, et mena Monsieur le bâton haut toute sa vie, fut comblé d'argent et de bénéfices, fit pour sa maison ce qu'il voulut, demeura toujours publiquement le maître chez Monsieur, et comme il avait avec la hauteur des Guise leur art et leur esprit, il sut se mettre entre le roi et Monsieur, et se faire ménager, pour ne pas dire craindre de l'un et de l'autre, et jouir d'une considération, d'une distinction et d'un crédit presque aussi marqué de la part du roi que de celle de Monsieur. Aussi fut-il bien touché, moins de sa perte que de celle de cet instrument qu'il avait su si grandement faire valoir pour lui. Outre les bénéfices que Monsieur lui avait donnés, l'argent manuel qu'il en tirait tant qu'il voulait, les pots-de-vin qu'il taxait et qu'il prenait avec autorité sur tous les marchés qui se faisaient chez Monsieur, il en avait une pension de dix mille écus, et le plus beau logement du Palais-Royal et de Saint-Cloud. Les logements, il les garda à prière de M. le duc de Chartres, mais il ne voulut pas accepter la continuation de la pension par grandeur, comme par grandeur elle lui fut offerte.

Quoiqu'il fût difficile d'être plus timide et plus soumis qu'était Monsieur avec le roi, jusqu'à flatter ses ministres et auparavant ses maîtresses, il ne laissait pas de conserver avec un grand air de respect, l'air de frère et des façons libres et dégagées. En particulier il se licenciait bien davantage, il se mettait toujours dans un fauteuil, et n'attendait pas que le roi lui dît de s'asseoir. Au cabinet, après le souper du roi, il n'y avait aucun prince assis que lui, non pas même Monseigneur; mais pour le service, et pour s'approcher du roi ou le quitter, aucun particulier ne le faisait avec plus de respect, et il mettait naturellement de la grâce et de la dignité en toutes ses actions les plus ordinaires. Il ne laissait pas de faire au roi par-ci par-là des pointes, mais cela ne durait pas; et comme son jeu, Saint-Cloud et ses favoris lui coûtaient beaucoup, avec de l'argent que le roi lui donnait il n'y paraissait plus. Jamais pourtant il n'a pu se ployer à Mme de Maintenon, ni se passer d'en lâcher de temps en temps quelques bagatelles au roi, et quelques brocards au monde. Ce n'était pas sa faveur qui le blessait, mais d'imaginer que la Scarron était devenue sa belle-soeur: cette pensée lui était insupportable.

Il était extrêmement glorieux, mais sans hauteur, fort sensible et fort attaché à tout ce qui lui était dû. Les princes du sang avaient fort haussé dans leurs manières à l'appui de tout ce qui avait été accordé aux bâtards, non pas trop M. le prince de Conti qui se contentait de profiter sans entreprendre, mais M. le Prince, et surtout M. le Duc, qui de proche en proche évita les occasions de présenter le service à Monsieur, ce qui n'était pas difficile, et qui eut l'indiscrétion de se vanter qu'il ne le servirait point. Le monde est plein de gens qui aiment à faire leur cour aux dépens des autres, Monsieur en fut bientôt averti; il s'en plaignit au roi fort en colère, qui lui répondit que cela ne valait pas la peine de se fâcher, mais bien celle de trouver occasion de s'en faire servir, et s'il le refusait de lui faire un affront. Monsieur, assuré du roi, épia l'occasion. Un matin qu'il se levait à Marly, où il logeait dans un des quatre appartements bas, il vit par sa fenêtre M. le Duc dans le jardin, il l'ouvre vite et l'appelle. M. le Duc vient, Monsieur se recule, lui demande où il va, l'oblige toujours reculant d'entrer et d'avancer pour lui répondre, et de propos en propos dont l'un n'attendait pas l'autre, tire sa robe de chambre. À l'instant le premier valet de chambre présente la chemise à M. le Duc, à qui le premier gentilhomme de la chambre de Monsieur fit signe de le faire. Monsieur cependant défaisant la sienne, et M. le Duc, pris ainsi au trébuchet, n'osa faire la moindre difficulté de la donner à Monsieur. Dès que Monsieur l'eut reçue, il se mit à rire, et à dire: « Adieu, mon cousin, allez-vous-en, je ne veux pas vous retarder davantage. » M. le Duc sentit toute la malice et s'en alla fort fâché, et le fut après encore davantage par les propos de hauteur que Monsieur en tint.

C'était un petit homme ventru, monté sur des échasses tant ses souliers étaient hauts, toujours paré comme une femme, plein de bagues, de bracelets, de pierreries partout avec une longue perruque, tout étalée en devant, noire et poudrée, et des rubans partout où il en pouvait mettre, plein de toutes sortes de parfums, et en toutes choses la propreté même. On l'accusait de mettre imperceptiblement du rouge. Le nez fort long, la bouche et les yeux beaux, le visage plein mais fort long. Tous ses portraits lui ressemblent. J'étais piqué à le voir qu'il fit souvenir qu'il était fils de Louis VIII à ceux de ce grand prince, duquel, à la valeur près, il était si complètement dissemblable.

Le samedi 11 juin, la cour retourna à Versailles, où, en arrivant, le roi alla voir Madame, M. et Mme de Chartres, chacun dans leur appartement. Elle, fort en peine de la situation où elle se trouvait avec le roi dans une occasion où il y allait du tout pour elle, et avait engagé la duchesse de Ventadour de voir Mme de Maintenon. Elle le fit; Mme de Maintenon ne s'expliqua qu'en général, et dit seulement qu'elle irait chez Madame au sortir de son dîner, et voulut que Mme de Ventadour se trouvât chez Madame et fût en tiers pendant sa visite. C'était le dimanche, le lendemain du retour de Marly. Après les premiers compliments ce qui était là sortit, excepté Mme de Ventadour. Alors Madame fit asseoir Mme de Maintenon, et il fallait pour cela qu'elle en sentît tout le besoin. Elle entra en matière sur l'indifférence avec laquelle le roi l'avait traitée pendant toute sa maladie, et Mme de Maintenon la laissa dire tout ce qu'elle voulut; puis lui répondit que le roi lui avait ordonné de lui dire que leur perte commune effaçait tout dans son coeur, pourvu que dans la suite il eût lieu d'être plus content d'elle qu'il n'avait eu depuis quelque temps, non seulement sur ce qui regardait ce qui s'était passé à l'égard de M. le duc de Chartres, mais sur d'autres choses encore plus intéressantes dont il n'avait pas voulu parler, et qui étaient la vraie cause de l'indifférence qu'il avait voulu lui témoigner pendant qu'elle avait été malade. À ce mot, Madame, qui se croyait bien assurée, se récrie, proteste, qu'excepté le fait de son fils elle n'a jamais rien dit ni fait qui pût déplaire, et enfile des plaintes et des justifications. Comme elle y insistait le plus, Mme de Maintenon tire une lettre de sa poche et là lui montre, en lui demandant si elle en connaissait l'écriture. C'était une lettre de sa main à sa tante la duchesse d'Hanovre, à qui elle écrivait tous les ordinaires, où après des nouvelles de cour elle lui disait en propres termes: qu'on ne savait plus que dire du commerce du roi et de Mme de Maintenon, si c'était mariage ou concubinage; et de là tombait sur les affaires du dehors et sur celles du dedans, et s'étendait sur la misère du royaume qu'elle disait ne s'en pouvoir relever. La poste l'avait ouverte, comme elle les ouvrait et les ouvre encore presque toutes, et l'avait trouvée trop forte pour se contenter à l'ordinaire d'en donner un extrait, et l'avait envoyée au roi en original. On peut penser si, à cet aspect et à cette lecture, Madame pensa mourir sur l'heure. La voilà à pleurer, et Mme de Maintenon à lui représenter modestement l'énormité de toutes les parties de cette lettre, et en pays étranger; enfin Mme de Ventadour à verbiager pour laisser à Madame le temps de respirer et de se remettre assez pour dire quelque chose. Sa meilleure excuse fut l'aveu de ce qu'elle ne pouvait nier, des pardons, des repentirs, des prières, des promesses.

Quand tout cela fut épuisé, Mme de Maintenon la supplia de trouver bon qu'après s'être acquittée de la commission que le roi lui avait donnée, elle pût aussi lui dire un mot d'elle-même, et lui faire ses plaintes de ce que, après l'honneur qu'elle lui avait fait autrefois de vouloir bien désirer son amitié et de lui jurer la sienne, elle avait entièrement changé depuis plusieurs années. Madame crut avoir beau champ. Elle répondit qu'elle était d'autant plus aise de cet éclaircissement, que c'était à elle à se plaindre du changement de Mme de Maintenon, qui tout d'un coup l'avait laissée et abandonnée et forcée de l'abandonner à la fin aussi, après avoir longtemps essayé de la faire vivre avec elle comme elles avaient vécu auparavant. À cette seconde reprise, Mme de Maintenon se donna le plaisir de la laisser enfiler comme à l'autre les plaintes et de plus les regrets et les reproches, après quoi elle avoua à Madame qu'il était vrai que c'était elle qui la première s'était retirée d'elle, et qui n'avait osé s'en rapprocher, que ses raisons étaient telles qu'elle n'avait pu moins que d'avoir cette conduite; et par ce propos fit redoubler les plaintes de Madame, et son empressement de savoir quelles pouvaient être ses raisons. Alors Mme de Maintenon lui dit que c'était un secret qui jusqu'alors n'était jamais sorti de sa bouche; quoiqu'elle en fût en liberté depuis dix ans qu'était morte celle qui le lui avait confié sur sa parole de n'en parler à personne, et de là raconte à Madame mille choses plus offensantes les unes que les autres qu'elle avait dites d'elle à Mme la Dauphine, lorsqu'elle était mal avec cette dernière, qui dans leur raccommodement les lui avait redites de mot à mot. À ce second coup de foudre Madame demeura comme une statue. Il y eut quelques moments de silence. Mme de Ventadour fit son même personnage pour laisser reprendre les esprits à Madame, qui ne sut faire que comme l'autre fois, c'est-à-dire qu'elle pleura, cria, et pour fin demanda pardon, avoua, puis repentirs et supplications. Mme de Maintenon triompha froidement d'elle assez longtemps, la laissant s'engouer de parler, de pleurer et lui prendre les mains. C'était une terrible humiliation pour une si rogue et fière Allemande. À la fin, Mme de Maintenon se laissa toucher, comme elle avait bien résolu, après avoir pris toute sa vengeance. Elles s'embrassèrent, elles se promirent oubli parfait et amitié nouvelle. Mme de Ventadour se mit à en pleurer de joie, et le sceau de la réconciliation fut la promesse de celle du roi, et qu'il ne lui dirait pas un mot des deux matières qu'elles venaient de traiter, ce qui plus que tout soulagea Madame. Tout se sait enfin dans les cours, et si je me suis peut-être un peu étendu sur ces anecdotes, c'est que je les ai sues d'original, et qu'elles m'ont paru très curieuses.

Le roi qui n'ignorait ni la visite de Mme de Maintenon à Madame, ni ce qu'il s'y devait traiter, donna quelque temps à cette dernière de se remettre, puis alla le même jour chez elle ouvrir en sa présence, et de M. le duc de Chartres, le testament de Monsieur, où se trouvèrent le chancelier et son fils comme secrétaires d'État de la maison du roi, et Terat, chancelier de Monsieur. Ce testament était de 1690, simple et sage, et nommait pour exécuteur celui qui se trouverait premier président du parlement de Paris le jour de son ouverture. Le roi tint la parole de Mme de Maintenon, il ne parla de rien, et fit beaucoup d'amitiés à Mme et à M. le duc de Chartres qui fut, et le terme n'est pas trop fort, prodigieusement bien traité.

Le roi lui donna, outre les pensions qu'il avait et qu'il conserva, toutes celles qu'avait Monsieur, ce qui fit six cent cinquante mille livres; en sorte qu'avec son apanage et ses autres biens, Madame payée de son douaire et de toutes ses reprises, il lui restait un million huit cent mille livres de rente avec le Palais-Royal, en sus Saint-Cloud et ses autres maisons. Il eut, ce qui ne s'était jamais vu qu'aux fils de France, des gardes et des Suisses, les mêmes qu'avait Monsieur, sa salle des gardes dans le corps du château de Versailles où était celle de Monsieur, un chancelier, un procureur général, au nom duquel il plaiderait et non au sien propre, et la nomination de tous les bénéfices de son apanage excepté les évêchés, c'est-à-dire que tout ce qu'avait Monsieur lui fut conservé en entier. En gardant ses régiments de cavalerie et d'infanterie, il eut aussi ceux qu'avait Monsieur, et ses compagnies de gens d'armes et de chevau-légers, et il prit le nom de duc d'Orléans. Des honneurs si grands et si inouïs, et plus de cent mille écus de pension au delà de celles de Monsieur, furent uniquement dus à la considération de son mariage, aux reproches de Monsieur si récents qu'il n'en aurait que la honte et rien de plus, et à la peine que ressentit le roi de la situation où lui et Monsieur étaient ensemble, qui avait pu avancer sa mort.

On s'accoutume à tout; mais d'abord ce prodigieux traitement surprit infiniment. Les princes du sang en furent extrêmement mortifiés. Pour les consoler, le roi incontinent après donna à M. le Prince tous les avantages pour lui et pour sa maison, sa vie durant, de premier prince du sang, comme M. son père les avait, et augmenta de dix mille écus sa pension, qui était de quarante, pour qu'il en eût cinquante, qui est celle de premier prince du sang.

M. de Chartres avait tout cela du vivant de Monsieur, quoique petit-fils de France, mais devenu fort au-dessus par tout ce qui lui fut donné à la mort de Monsieur, M. le Prince en profita. Les pensions de Madame et de la nouvelle duchesse d'Orléans furent augmentées. Après qu'elles eurent reçu les visites et les ambassadeurs, et que les quarante jours furent passés, pendant lesquels le roi visita souvent Madame, elle alla chez lui, chez les fils de France, chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui l'avaient, excepté le roi, été tous voir en grand manteau et en mante, et à Saint-Germain en grand habit de veuve, après quoi elle, eut permission de souper tous les soirs en public avec le roi à l'ordinaire, d'être de tous les Marlys et de paraître partout sans maille, sans voile, sans bandeau, qui, à ce qu'elle disait, lui faisait mal à la tête. Pour le reste de cet équipage lugubre, le roi le supprima pour ne point voir tous les jours des objets si tristes. Il ne laissa pas de paraître fort étrange de voir Madame en public, et même à la messe de Monseigneur en musique, à côté de lui, où était toute la cour, enfin partout en tourière de filles de Sainte-Marie à leur croix près, sous prétexte qu'étant avec le roi et chez lui elle était en famille. Ainsi il ne fut pas question un instant de couvent ni de Montargis, et elle garda à Versailles l'appartement de Monsieur avec le sien. Il n'y eut donc que la chasse de retranchée pour un temps et les spectacles; encore le roi la fit-il venir souvent chez Mme de Maintenon l'hiver suivant, où on jouait devant lui des comédies avec de la musique, et toujours sous prétexte de famille, et là de particulier. Le roi lui permit d'ajouter à ses dames, mais sans nom, pour être seulement de sa suite, la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron, qu'elle aimait fort. Monsieur avait chassé l'une et l'autre du Palais-Royal; la première étant gouvernante de ses filles, à la place de laquelle il mit la maréchale de Grancey, et Mme de Maré, sa fille, dans la suite. L'autre était veuve d'un capitaine de ses gardes, frère du marquis de Beuvron et de la duchesse d'Arpajon. Madame leur donna quatre mille livres de pension à chacune, et le roi deux logements à Versailles auprès de celui de Madame, et les mena toujours depuis toutes deux à Marly, ce qui fut réglé une fois pour toutes. Avant cela, elle voyait peu la maréchale de Clérembault, que Monsieur haïssait, et point du tout la comtesse de Beuvron, qu'il haïssait encore davantage pour des tracasseries et des intrigues du Palais-Royal. Très rarement elle la voyait dans quelque intérieur de couvent à Paris en cachette; mais à découvert elle lui écrivait tous les jours de sa vie par un page qu'elle lui envoyait de quelque lieu où elle fût.

Le roi drapa six mois et fit tous les frais de la superbe pompe funèbre. Le lundi, 13 juin, toute la cour parut en long manteau devant le roi. Monseigneur, qui était venu le matin de Meudon, quitta le sien seulement pour le conseil, au sortir duquel il alla à Saint-Cloud en long manteau donner l'eau bénite avec tous les princes du sang, et M. de Vendôme, et force ducs, tous en rang d'ancienneté, et fut reçu au carrosse par M. le duc d'Orléans et la maison de Monsieur. L'abbé de Grancey, premier aumônier de Monsieur, lui présenta le goupillon et aux deux fils de France ses fils; un autre aumônier à tous les autres.

L'après-dînée du même jour, toutes les dames vinrent en mante chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui y était aussi avec toutes les princesses du sang. Le cercle assis il ne dura qu'un moment, et Mme la duchesse de Bourgogne, suivie de toute cette cour, alla chez le roi, chez Madame, chez M. et chez Mme la duchesse d'Orléans, puis monta en carrosse au derrière avec Mme la grande-duchesse, trois princesses du sang au devant, Mme la Duchesse à une portière et la duchesse du Lude à l'autre, suivie de cinquante dames dans ses carrosses ou dans des carrosses du roi. Tout y fut en confusion. Il plut aux princesses du sang, dont chacune devait avoir un des carrosses, de se mettre toutes dans celui de Mme la duchesse de Bourgogne. On ne pouvait s'y attendre, parce que c'était la première fois que cela était arrivé, et je ne sais quel avantage elles crurent y trouver. Cela dérangea l'ordre des autres carrosses qui étaient réglés à l'avantage des duchesses sur les princesses, dont Mme d'Elboeuf se jeta de dépit dans le dernier carrosse. La princesse d'Harcourt avait fait tant de vacarme à Mme de Maintenon que, pour la première fois encore, le roi ordonna que, s'il y avait des princesses, personne ne donnerait d'eau bénite que les princesses du sang; et cela fut exécuté. Les cris furent horribles, et Mme la duchesse de Bourgogne, qui huit jours auparavant avait été à Saint-Cloud, où Monsieur lui avait donné une grande collation et une espèce de fête, fut si affligée qu'elle s'en trouva mal, et fut longtemps dans l'appartement de M. le duc d'Orléans avant de pouvoir aller donner l'eau bénite. M. le Duc, qui devait mener le corps pour prince du sang avec M. de La Trémoille pour duc, aima mieux conduire le coeur au Val-de-Grâce pour en être plus tôt quitte, et laissa mener le corps à M. le prince de Conti et à M. de Luxembourg. Le service fut superbe, où les cours assistèrent; et où Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc de Berry, et M. le duc d'Orléans furent les princes du deuil, parce que Monseigneur, peu éloigné encore de l'accident qu'il avait eu, ne voulut pas s'exposer à la longueur et à la chaleur de la cérémonie. M. de Langres fit l'oraison funèbre, et s'en acquitta assez bien. Cela lui convenait. Le comte de Tonnerre, son frère, avait passé presque toute sa vie dans la charge de premier gentilhomme de la chambre de Monsieur.

Je ne puis finir sur ce prince sans raconter une anecdote, qui a été sue de bien peu de gens, sur la mort de Madame que personne n'a douté qui n'eût été empoisonnée, et même grossièrement. Ses galanteries donnaient de la jalousie à Monsieur. Le goût opposé de Monsieur indignait Madame. Les favoris qu'elle haïssait semaient tant qu'ils pouvaient la division entre eux, pour disposer de Monsieur tout à leur aise. Le chevalier de Lorraine, dans le fort de sa jeunesse et de ses agréments, étant né en 1643, possédait Monsieur avec empire, et le faisait sentir à Madame comme à toute la maison. Madame, qui n'avait qu'un an moins que lui, et qui était charmante, ne pouvait à plus d'un titre souffrir cette domination; elle était au comble de faveur et de considération auprès du roi, dont elle obtint enfin l'exil du chevalier de Lorraine. À cette nouvelle Monsieur s'évanouit, puis fondit en larmes et s'alla jeter aux pieds du roi pour faire révoquer un ordre qui le mettait au dernier désespoir. Il ne put y réussir; il entra en fureur, et s'en alla à Villers-Cotterêts. Après avoir bien jeté feu et flammes contre le roi et contre Madame qui protestait toujours qu'elle n'y avait point de part, il ne put soutenir longtemps le personnage de mécontent pour une chose si publiquement honteuse. Le roi se prêta à le contenter d'ailleurs, il eut de l'argent, des compliments, des amitiés, il revint le cœur fort gros, et peu à peu vécut à l'ordinaire avec le roi et Madame.

D'Effiat, homme d'un esprit hardi, premier écuyer de Monsieur, et le comte de Beuvron, homme liant et doux, mais qui voulait figurer chez Monsieur, dont il était capitaine des gardes, et surtout tirer de l'argent pour se faire riche en cadet de Normandie fort pauvre, étaient étroitement liés avec le chevalier de Lorraine dont l'absence nuisait fort à leurs affaires, et leur faisait appréhender que quelque autre mignon ne prît sa place, duquel ils ne s'aideraient pas si bien. Pas un des trois n'espérait la fin de cet exil, à la faveur où ils voyaient Madame, qui commençait même à entrer dans les affaires et à qui le roi venait de faire faire un voyage mystérieux en Angleterre, où elle avait parfaitement réussi, et en venait de revenir plus triomphante que jamais. Elle était de juin 1644, et d'une très bonne santé, qui achevait de leur faire perdre de vue le retour du chevalier de Lorraine. Celui-ci étroit allé promener son dépit en Italie et à Rome. Je ne sais lequel des trois y pensa le premier, niais le chevalier de Lorraine envoya à ses deux amis un poison sûr et prompt par un exprès qui ne savait peut-être pas lui-même ce qu'il portait.

Madame était à Saint-Cloud, qui, pour se rafraîchir, prenait depuis quelque temps, sur les sept heures du soir, un verre d'eau de chicorée. Un garçon de sa chambre avait soin de la faire. Il la mettait dans une armoire d'une des antichambres de Madame, avec son verre, etc. Cette eau de chicorée était dans un pot de faïence ou de porcelaine, et il y avait toujours auprès d'autre eau commune, en cas que Madame trouvât celle de chicorée trop amère, pour la mêler. Cette antichambre était le passage public pour aller chez Madame, où il ne se tenait jamais personne, parce qu'il y en avait plusieurs. Le marquis d'Effiat avait épié tout cela. Le 29 juin 1670, passant par cette antichambre, il trouva le moment qu'il cherchait, personne dedans, et il avait remarqué qu'il n'était suivi de personne qui allât aussi chez Madame; il se détourne, va à l'armoire, l'ouvre, jette son boucon, puis entendant quelqu'un, s'arme de l'autre pot d'eau commune, et comme il le remettait, le garçon de la chambre, qui avait le soin de cette eau de chicorée, s'écrie, court à lui, et lui demande brusquement ce qu'il va faire à cette armoire. D'Effiat, sans s'embarrasser le moins du monde, lui dit qu'il lui demande pardon, mais qu'il crevait de soif, et que sachant qu'il y avait de l'eau là dedans, lui montrant le pot d'eau commune, il n'a pu résister à en aller boire. Le garçon grommelait toujours, et l'autre toujours l'apaisant et s'excusant, entre chez Madame, et va causer comme les autres courtisans, sans la plus légère émotion. Ce qui suivit, une heure après, n'est pas de mon sujet, et n'a que trop fait de bruit par toute l'Europe.

Madame étant morte le lendemain 30 juin, à trois heures du matin, le roi fut pénétré de la plus grande douleur. Apparemment que dans la journée il eut des indices, et que ce garçon de chambre ne se tut pas, et qu'il y eut notion que Purnon, premier maître d'hôtel de Madame, était dans le secret, par la confidence intime où, dans son bas étage, il était avec d'Effiat. Le roi couché, il se relève, envoie chercher Brissac, qui dès lors était dans ses gardes et fort sous sa main, lui commande de choisir six gardes du corps bien sûrs et secrets, d'aller enlever le compagnon, et de le lui amener dans ses cabinets par les derrières. Cela fut exécuté avant le matin. Dès que le roi l'aperçut, il fit retirer Brissac et son premier valet de chambre, et prenant un visage et un ton à faire la plus grande terreur: « Mon ami, lui dit-il en le regardant depuis les pieds jusqu'à la tête, écoutez-moi bien: si vous m'avouez tout, et que vous me répondiez vérité sur ce que je veux savoir de vous, quoi que vous ayez fait, je vous pardonne, et il n'en sera jamais mention. Mais prenez garde à ne me pas déguiser la moindre chose, car si vous le faites, vous êtes mort avant de sortir d'ici. Madame n'a-t-elle pas été empoisonnée? — Oui, sire, lui répondit-il. — Et qui l'a empoisonnée, dit le roi, et comment l'a-t-on fait? » Il répondit que c'était le chevalier de Lorraine qui avait envoyé le poison à Beuvron et à d'Effiat, et lui conta ce que je viens d'écrire. Alors, le roi redoublant d'assurance de grâce et de menace de mort: « Et mon frère, dit le roi, le savait-il? — Non, sire, aucun de nous trois n'était assez sot pour le lui dire: il n'a point de secret; il nous aurait perdus. » À cette réponse, le roi fit un grand ha! comme un homme oppressé, et qui tout d'un coup respire. « Voilà, dit-il, tout ce que je voulais savoir. Mais m'en assurez-vous bien? » Il rappela Brissac et lui commanda de remener cet homme quelque part, où tout de suite il le laissât aller en liberté. C'est cet homme lui-même qui l'a conté, longues années depuis, à M. Joly de Fleury, procureur général du parlement, duquel je tiens cette anecdote.

Ce même magistrat, à qui j'en ai reparlé depuis, m'apprit ce qu'il ne m'avait pas dit la première fois, et le voici : Peu de jours après le second mariage de Monsieur, le roi prit Madame en particulier, lui conta ce fait, et ajouta qu'il la voulait rassurer sur Monsieur et sur lui-même, trop honnête homme pour lui faire épouser son frère s'il était capable d'un tel crime. Madame en fit son profit. Purnon, le même Cl. Bonneau, était demeuré son premier maître d'hôtel. Peu à peu elle fit semblant de vouloir entrer dans la dépense de sa maison, le fit trouver bon à Monsieur, et tracassa si bien Purnon, qu'elle le fit quitter, et qu'il vendit sa charge, sur la fin de 1674, au sieur Michel Viel de Suranne.

CHAPITRE X. §

Guerre de fait en Italie. — Ségur gouverneur du pays de Foix; son aventure et celle de l'abbesse de la Joye. — Ses enfants. — Maréchal d'Estrées gouverneur de Nantes, et lieutenant général et commandant en Bretagne. — Chamilly commandant à la Rochelle et pays voisins. — Briord conseiller d'État d'épée. — Abbé de Soubise sacré. — Mariage de Vassé avec Mlle de Beringhen. — Mariage de Renel avec une soeur de Torcy. — Mort du président Le Bailleul. — Mort de Bartillat. — Mort du marquis de Rochefort. — Mort de la duchesse douairière de Ventadour. — Armenonville et Rouillé directeurs des finances. — Le roi d'Espagne reçoit le collier de la Toison et l'envoie aux ducs de Berry et d'Orléans, à qui le roi le donne. — Marsin ambassadeur en Espagne; son caractère et son extraction. — Raison du duc d'Orléans de désirer la Toison. — Menées domestiques en Italie. — Situation de Chamillart. — Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, et leur éclat solide. — Position de Vaudémont. — Tessé et ses vues. — Combat de Carpi. — Maréchal de Villeroy va en Italie; mot à lui du maréchal de Duras. — Le pape refuse l'hommage de Naples, et y reconnaît et fait reconnaître Philippe V, où une révolte est étouffée dès sa naissance.

Après s'être tant tâtés et regardés par toute l'Europe, la guerre enfin se déclara de fait par les Impériaux en Italie par quelques coups de fusil qu'ils tirèrent sur une vingtaine de soldats, à qui Pracontal avait fait passer l'Adige au-dessous de Vicence, près d'Albaredo, où ils étaient, pour amener un bac de notre côté. Ils tuèrent un Espagnol, et prirent presque tous les autres, et ne les voulurent pas rendre, quoiqu'on les eût envoyé répéter, et dirent qu'ils ne les rendraient point que le cartel ne fût fait.

Le roi fit donc partir les officiers généraux. Tallard, qui en fut un, avait fait de l'argent des petites charges que le roi lui avait données à vendre en revenant d'Angleterre, entre autres le gouvernement du pays de Foix, que la mort de Mirepoix avait fait vaquer, à Ségur, capitaine de gendarmerie, bon gentilhomme de ce pays-là, et fort galant homme, qui avait perdu une jambe à la bataille de la Marsaille.

Il avait été beau en sa jeunesse, et parfaitement bien fait, comme on le voyait encore, doux, poli et galant. Il était mousquetaire noir, et cette compagnie avait toujours son quartier à Nemours pendant que la cour était à Fontainebleau. Ségur jouait très bien du luth; il s'ennuyait à Nemours, il fit connaissance avec l'abbesse de la Joye, qui est tout contre, et la charma si bien par les oreilles et par les yeux, qu'il lui fit un enfant. Au neuvième mois de la grossesse, madame fut bien en peine que devenir, et ses religieuses la croyaient fort malade. Pour son malheur, elle ne prit pas assez tôt ses mesures, ou se trompa à la justesse de son calcul. Elle partit, dit-elle, pour les eaux, et comme les départs sont toujours difficiles, ce ne put être que tard, et n'alla coucher qu'à Fontainebleau, dans un mauvais cabaret plein de monde, parce que la cour y était alors. Cette couchée lui fut perfide, le mal d'enfant la prit la nuit, elle accoucha. Tout ce qui était dans l'hôtellerie entendit ses cris; on accourut à son secours, beaucoup plus qu'elle n'aurait voulu, chirurgien, sage-femme, en un mot, elle en but le calice en entier, et le matin ce fut la nouvelle.

Les gens du duc de Saint-Aignan la lui contèrent en l'habillant, et il en trouva l'aventure si plaisante, qu'il en fit une gorge chaude au lever du roi, qui était fort gaillard en ce temps-là, et qui rit beaucoup de Mme l'abbesse et de son poupon, que, pour se mieux cacher, elle était venue pondre en pleine hôtellerie au milieu de la cour, et ce qu'on ne savait pas, parce qu'on ignorait d'où elle était abbesse, à quatre lieues de son abbaye, ce qui fut bientôt mis au net.

M. de Saint-Aignan, revenu chez lui, y trouva la mine de ses gens fort allongée; ils se faisaient signe les uns aux autres, personne ne disait mot; à la fin il s'en aperçut, et leur demanda à qui ils en avaient; l'embarras redoubla, et enfin M. de Saint-Aignan voulut savoir de quoi il s'agissait. Un valet de chambre se hasarda de lui dire que cette abbesse dont on lui avait fait un si bon conte était sa fille, et que depuis qu'il était allé chez le roi, elle avait envoyé chez lui au secours pour la tirer du lieu où elle était. Qui fut bien penaud? ce fut le duc qui venait d'apprendre cette histoire au roi et à toute la cour, et qui, après en avoir bien fait rire tout le monde; en allait devenir lui-même le divertissement. Il soutint l'affaire comme il put, fit emporter l'abbesse et son bagage; et, comme le scandale en était public, elle donna sa démission, et a vécu plus de quarante ans depuis, cachée dans un autre couvent. Aussi n'ai-je presque jamais vu Ségur chez M. de Beauvilliers, qui pourtant lui faisait politesse comme à tout le monde.

C'est le père de Ségur qui était à M. le duc d'Orléans, et qui, pendant la régence, épousa une de ses bâtardes, qui a servi avec distinction et est devenu lieutenant général, et d'un aumônier du roi, qui fut fait et sacré évêque de Saint-Papoul, et qui le quitta en 1739, pour un mandement qui a tant fait de bruit dans le monde, et dont la vérité et l'humilité l'ont couvert d'honneur et de gloire, comme la vie pénitente, dépouillée et cachée qu'il mène depuis, en fera vraisemblablement un de ces saints rares, et dont le sublime exemple sera un terrible jugement pour bien des prélats.

Le gouvernement de Nantes et la lieutenance générale de cette partie de Bretagne fut donnée au maréchal d'Estrées, pour commander en chef dans la province. Il y avait longtemps qu'il vaquait par la mort de Rosmadec. Beaucoup de gens l'avaient demandé, et M. le comte de Toulouse fortement pour d'O, qui, avec son importance, se donnait pour être à portée de tout. Chamillart, dont la femme était parente et amie de Mme de Chamilly, fit donner le commandement de la Rochelle, Aunis, Poitou, etc., que le maréchal d'Estrées quittait, à Chamilly, et remit ainsi à flot cet ancien lieutenant général, illustré par bien des sièges, et surtout par la célèbre défense de Grave, mais noyé par Louvois et par Barbezieux, son fils. Briord qui avait fort bien fait eu son ambassade de Hollande, où il avait pensé mourir, eut une des trois places vacantes depuis fort longtemps de conseiller d'État d'épée, qui fut une belle fortune pour un écuyer de M. le Prince.

Enfin les bulles et tout ce qu'il fallait pour l'abbé de Soubise étant arrivées, il fut sacré le dimanche 26 juin, à vingt-sept ans tout juste, par le cardinal de Fürstemberg, dans Saint-Germain des Prés, assisté des évêques-ducs de Laon et de Langres, tous deux Clermont, en présence de la plus grande et de la plus illustre compagnie. Il n'y avait point de plus beaux visages, chacun pour leur âge, que ceux du consécrateur et du consacré; ceux des deux assistants y répondaient; les plus belles dames et les mieux parées y firent cortège à l'Amour, qui ordonnait la fête avec les Grâces, les Jeux et les Ris; ce qui la fit la plus noble, la plus superbe, la plus brillante et la plus galante qu'il fût possible de voir.

Avant de quitter les particuliers, il faut dire que le premier écuyer avait marié depuis peu sa fille à Vassé, dont la mère, seconde fille du maréchal d'Humières, s'était remariée à Surville, cadet d'Hautefort, et en fut longtemps sans que sa famille la voulût voir; et Torcy maria aussi sa seconde soeur à Renel, dont le père avait été tué mestre de camp général de la cavalerie, et qui était Clermont-Gallerande; il y avait longtemps que l'aînée de celle-ci avait épousé Bouzols.

Deux hommes de singulière vertu moururent en même temps: Le Bailleul, retiré depuis longtemps à Saint-Victor dans une grande piété, étant l'ancien des présidents à mortier, il avait cédé sa charge à son fils, qu'il avait longuement exercée avec grande probité. Il était fils du surintendant des finances, et frère de la mère du marquis d'Huxelles et de celle de Saint-Germain-Beaupré. C'était un homme rien moins que président à mortier; car il était doux, modeste et tout à fait à sa place. D'ailleurs, obligeant et gracieux autant que la justice le lui pouvait permettre. Aussi était-il aimé et estimé, au point que personne n'ayant plus besoin de lui, et n'y ayant chez lui ni jeu ni table, il était extrêmement visité à Saint-Victor, et de quantité de gens considérables, quoiqu'il ne sortît guère de cette retraite. Il fut aussi fort regretté; je l'allais voir assez souvent, parce qu'il avait toujours été fort des amis de mon père. L'autre fut le bonhomme Bartillat, homme de peu, et qui, dans sa charge de garde du trésor royal, s'était illustré par sa fidélité, son exactitude, son désintéressement, sa frugalité et sa bonté. Aussi était-il demeuré pauvre. Le roi qui l'aimait le voulait voir de temps en temps et lui faisait toujours amitié. Il avait été trésorier de la reine mère, et je l'ai toujours vu fort accueilli de ce qu'il y avait de principal à la cour. Il avait près de quatre-vingt-dix ans, et laissa un fils qu'il eut la joie de voir aussi applaudi dans le métier de la guerre, où il devint lieutenant général avec un gouvernement, qu'il l'avait été dans celui des finances.

La maréchale de Rochefort perdit aussi son fils unique qui n'était point marié, et qui à force de débauches avait, à la fleur de son âge, quatre-vingts ans. Il était menin de Monseigneur; on a vu comment en son temps ce n'était rien du tout.

La maréchale de Duras perdit sa mère la vieille duchesse de Ventadour-La Guiche qu'on ne voyait plus guère à l'hôtel de Duras, où elle logeait, et qui depuis longtemps vivait chez elle en basse Normandie en très grande dame qu'elle était et qu'elle savait bien faire.

Chamillart ne put enfin suffire au travail des finances et à celui de la guerre à la fois, que celle où on allait entrer augmentait très considérablement l'un et l'autre; mais il avait peine à réduire le roi qui n'aimait pas les visages nouveaux. Pour réussir à se faire soulager, il en fit une affaire de finance qui valut au roi un million cinquante mille livres d'argent comptant. Pour cela on fit deux charges nouvelles qu'on appela directeurs des finances, qui payèrent huit cent mille livres chacune, et eurent quatre-vingt mille livres de rente, qui furent données à deux personnages fort dissemblables, Armenonville et Rouillé.

Le premier, qui ne donna que quatre cent mille livres, parce qu'on supprima sa charge d'intendant des finances qui lui avait coûté autant, était un homme léger, gracieux, respectueux quoique familier, toujours ouvert, toujours accessible, qu'on voyait peiné d'être obligé de refuser, et ravi de pouvoir accorder, aimant le monde, la dépense et surtout la bonne compagnie, qui était toujours nombreuse chez lui. Il était frère très disproportionné d'âge de la femme de Pelletier le ministre d'État, qui l'avait fait intendant des finances pendant qu'il était contrôleur général. Outre cet accès et là faveur publique, Saint-Sulpice le portait auprès de Mme de Maintenon à cause du supérieur de tous ses séminaires, qui était fils de Pelletier, le ministre, et il avait auprès du roi le crédit des jésuites à cause du P. Fleuriau son frère qui l'était.

Rouillé, procureur général de la chambre des comptes, dont il accommoda son beau-frère, Bouvard de Fourqueux, petit-fils du premier médecin de Louis XIII, était un rustre brutal, bourru, plein d'humeur, qui, sans vouloir être insolent, en usait comme font les insolents, dur, d'accès insupportable, à qui les plus secs refus ne coûtaient rien, et qu'on ne savait comment voir ni prendre; au reste, bon esprit, travailleur, savant et capable, mais qui ne se déridait qu'avec des filles et entre les pots, où il n'admettait qu'un petit nombre de familiers obscurs. M. de Noailles qui tout dévotement était sournaisement dans le même goût sous cent clefs, était son ami intime, et la débauche avait fait cette liaison. Il cultivait fort tout ce qui sentait le ministère, surtout celui de la finance et lui, ou plutôt sa femme qui avait plus d'esprit et de vrai manège que lui, avaient toujours affaire à ceux qui s'en mêlaient. Ils n'étaient pas encore riches; leur fille de Guiche mourait de faim; ils avaient si bien fait auprès de Mme de Maintenon, que le roi avait ordonné à Pontchartrain, puis à Chamillart, quand il lui succéda aux finances, de faire en faveur de la mère et de la fille toutes les affaires qu'elles présenteraient, et de lui en procurer tant qu'ils pourraient, et il est incroyable ce qu'elles en ont tiré. Ce fut donc pour M. de Noailles un coup de partie et d'intérêt et d'amitié, de porter Rouillé en cette place, et c'est ce qui lui donna la protection de Mme de Maintenon. La fonction des deux directeurs fut de faire au conseil des finances tous les rapports dont le contrôleur général était chargé, après le lui avoir fait en particulier, tellement que cela le déchargea de l'examen et du rapport d'une infinité d'affaires, et de travailler avec lui. La charge d'intendant des finances, qu'avait eue pour rien Breteuil, conseiller d'État, fut supprimée en lui donnant pourtant cinquante mille écus; il ne laissa pas d'en être bien fâché. Ainsi il n'en demeura que quatre, qui de garçons du contrôleur général qu'ils étaient le devinrent des directeurs chez qui il leur fallut aller porter le portefeuille, dont Caumartin pensa enrager, lui qui avait espéré d'être contrôleur général après Pontchartrain, et qui sous lui était le seul maître des finances; mais à force de bonne chère, de bonne compagnie et de faire le grand seigneur, il s'était mis hors d'état de se passer de sa charge, de sorte qu'il fallut en boire le calice. Pelletier de Sousy eut le choix d'une des deux places de directeur en supprimant sa charge d'intendant des finances, mais en homme sage, qui était conseiller d'État, et qui était devenu une manière de tiercelet de ministre par son emploi de directeur général des fortifications qui le faisait travailler seul avec le roi une fois toutes les semaines, et qui lui donnait un logement à Versailles et à Marly tous les voyages, avec la distinction de n'avoir plus de manteau, mais seulement le rabat et la canne, il aima mieux quitter sa charge d'intendant des finances, et la donner à son fils qui, par ce début à l'âge de vingt-cinq ans, fut en chemin d'aller à tout, comme il lui est arrivé dans la suite.

Le roi d'Espagne qui se préparait au voyage d'Aragon et de Catalogne pour y prêter et y recevoir les serments accoutumés aux avènements à la couronne d'Espagne, reçut en cérémonie le collier de l'ordre de la Toison des mains du duc de Monteléon, le plus ancien chevalier de cet ordre qui se trouvât lors en Espagne, et tout de suite y nomma M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans, à qui quelque temps après le roi le donna par commission du roi son petit-fils. La cérémonie s'en fit à la messe, en la même façon et en même temps que les évêques nouvellement sacrés y prêtent au roi leur serment de fidélité. Torcy y fit la fonction de chancelier de la Toison. Comme il n'y avait ici aucun chevalier de cet ordre, il n'y eut point de parrains, et les grands habits de cérémonie qui appartiennent à l'ordre et non aux chevaliers, étant demeurés en Flandre, ils ne se portaient point en Espagne, où on recevait, et puis on portait le collier sur ses habits ordinaires, ce qui fit que ces deux princes le reçurent de même de la main du roi.

M. d'Harcourt un peu rétabli, mais hors d'état de supporter aucune fatigue ni aucun travail, obtint son rappel. Marsin, qui servait sous le maréchal Catinat et qui était en Italie, fut choisi pour l'aller relever en la même qualité. C'était un très petit homme, vif, sémillant, ambitieux, bas complimenteur sans fin, babillard de même, dévot pourtant, et qui par là avait plu à Charost avec qui il avait fort servi en Flandre, s'était fait son ami, et par lui s'était fait goûter à M. de Cambrai et aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Il ne manquait ni d'esprit ni de manège, ne laissait pas, malgré ce flux de bouche, d'être de bonne compagnie et d'être mêlé à l'armée avec la meilleure, et toujours bien avec le général sous qui il servait. Tout cela le fit choisir pour cette ambassade fort au-dessus de sa capacité et de son maintien. Il était pauvre et fils de ce Marsin qui a tant fait parler de lui dans le parti de M. le Prince, et à qui son mérite militaire et son manège entre les diverses factions valurent enfin la Jarretière de Charles II au scandale universel, parce que c'était un Liégeois de très peu de chose. C'était en 1658 qu'il commandait l'armée d'Espagne aux Pays-Bas, et que l'empereur le fit aussi comte de l'empire. Il eut des gouvernements et des établissements qui lui firent épouser une Balzac-Entragues, cousine germaine de la marquise de Verneuil qui devint héritière, mais dont le fils, qui est celui dont je parle, n'en fut pas plus riche aussi était-ce un panier percé. Il rendit compte au roi assez au long des affaires militaires d'Italie. Il eut les mêmes appointements et traitements pécuniaires qu'Harcourt; le roi voulut même qu'il eût en tout un équipage et une maison pareille, lui dit de les commander, et paya tout. Aussi Marsin n'était-il pas en état d'y fournir. Je l'avais fort connu à l'armée et à la cour, et il venait souvent chez moi; Charost aussi, qui était intimement de mes amis, avait fait cette liaison entre nous, et Marsin l'avait fort désirée et la cultivait soigneusement à cause de la mienne, si intime avec les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, laquelle n'était plus ignorée de personne, mais non encore sue au point d'intimité où elle était déjà, et de confiance qui, de leur part, commençait à poindre.

Dès que le bagage de Marsin fut prêt, et il le fut bientôt, parce que le roi payait, on le fit partir d'autant plus vite que le, Portugal se joignit alors à l'Espagne, et que M. de Savoie signa le traité du mariage de sa fille avec le roi d'Espagne, et celui de la jonction de ses troupes avec les nôtres et celles d'Espagne en Italie qu'il devait commander en chef, avec Catinat sous lui pour les nôtres, et Vaudemont pour les espagnoles.

Je m'aperçois qu'en parlant de la Toison de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans, j'ai oublié une chose importante. Le testament du roi d'Espagne en faveur de la postérité de la reine sa soeur, épouse du roi, n'avait point, à son défaut, rappelé celle de la reine sa tante, mère du roi, mais au contraire M. de Savoie et sa postérité, plus éloignée que celle de la reine mère. Monsieur et M. le duc d'Orléans firent donc leurs protestations contre cette disposition seconde, et Louville vers ce temps-ci les fit enregistrer au conseil de Castille. C'est ce qui fit désirer à M. le duc d'Orléans d'avoir la Toison en même temps que M. le duc de Berry, comme étant de droit appelé par sa ligne, du chef de la reine sa grand'mère, à la couronne d'Espagne au défaut de toute celle de la feue reine, épouse du roi. Retournons maintenant en Italie.

Pour bien entendre ce qui s'y passait dès lors et tout ce qui arriva depuis, il en faut expliquer les ressorts et les manèges qui de l'un à l'autre s'étendirent bien au delà dans la suite, et mirent l'État à cieux doigts de sa perte. Il faut se souvenir de ce qui a été dit de la fortune et du caractère de Chamillart, et ajouter que jamais ministre n'a été si avant, non dans l'esprit du roi par l'estime de sa capacité, mais dans son cour par un goût que, dès les premiers temps du billard, il avait pris pour lui, qu'il lui avait continuellement marqué depuis par toutes les distinctions, les avancements et les privances qu'il lui pouvait donner, qu'il combla par les deux emplois des finances et de la guerre dont il l'accabla, et qui s'augmentait tous les jours par les aveux de Chamillart au roi de son ignorance sur bien des choses, et par le petit et l'orgueilleux plaisir dans lequel le roi se baignait de former, d'instruire et de conduire son ministre en deux fonctions si principales. Mme de Maintenon n'avait pas moins de tendresse pour lui, car c'est de ce nom que cette affection doit s'appeler. Sa dépendance parfaite d'elle la charmait, et son amitié pour lui plaisait extrêmement au roi. Un ministre dans cette position est tout-puissant : cette position était visible; il n'y avait personne qui ne se jetât bassement à lui. Ses lumières, des plus courtes, étaient abandonnées à elles-mêmes par sa famille telle que je l'ai représentée, et se trouvaient incapables d'un bon discernement. Il se livra à ses anciens amis, à ceux qui l »avaient produit à la cour, et aux personnes qu'il estima avoir une considération et un éclat qui méritait d'être ménagé.

Matignon était des premiers: il avait vu son père intendant de Caen et lui de Rouen; il avait été leur ami et, tout Normand très intéressé qu'il était, il avait fait l'amitié à celui-ci de lui céder la mouvance d'une terre qui relevait de Torigny. Cela avait tellement gagné le cœur à Chamillart qu'il ne l'oublia jamais, que Matignon eut tout pouvoir sur lui dans tout le cours de son ministère, et qu'il en tira des millions, lui et Marsan son beau-frère et son ami intime, qu'il lui produisit, et qui par ses bassesses se le dévoua. Aussi M. le Grand, son frère, qui aimait fort Chamillart, qui était un de ceux qui l'avaient produit au billard, et pour qui Chamillart avait la plus grande et la plus respectueuse déférence, appelait publiquement son frère de Marsan le chevalier de La Proustière, et lui tombait rudement dessus pour la cour indigne niais très utile qu'il faisait à Chamillart.

Des seconds étaient le même M. le Grand et le maréchal de Villeroy, dont le grand air de faveur et celui d'autorité qu'ils prirent aisément sur lui, et ces manières de supériorité qu'ils usurpaient à la cour, lui imposaient et l'étourdissaient; et il leur était d'autant plus soumis que ce n'était pas pour de l'argent comme les deux autres. Par ceux-là il se trouva peu à peu lié avec la duchesse de Ventadour, amie intime et de tout temps quelque chose de plus du maréchal de Villeroy, et très unie aussi par là avec M. le Grand. De là résulta une autre liaison qui devint bientôt après directe et la plus intime; ce fut celle de Mlle de Lislebonne et de sa soeur Mme d'Espinoy, qui n'étaient ensemble qu'un coeur, qu'une âme et qu'un esprit. La dernière était une personne douce, belle, qui n'avait d'esprit que ce qu'il lui en fallait pour aller à ses fins, mais qui l'avait au dernier point, et qui jamais ne faisait rien qua par vues; d'ailleurs naturellement bonne, obligeante et polie. L'autre avait tout l'esprit, tout le sens et toutes les sortes de vues qu'il est possible; élevée à cela par sa mère, et conduite par le chevalier de Lorraine, avec lequel elle était si anciennement et si étroitement unie qu'on les croyait secrètement mariés. On a vu en plus d'un endroit de ces Mémoires quel homme c'était que ce Lorrain, qui, du temps des Guise, eût tenu un grand coin parmi eux. Mlle de Lislebonne ne lui était pas inférieure, et sous un extérieur froid, indolent, paresseux, négligé, intérieurement dédaigneux, brûlait de la plus vaste ambition avec une hauteur démesurée, mais qu'elle cachait sous une politesse distinguée, et qu'elle ne laissait se déployer qu'à propos.

Sur ces deux soeurs étaient les yeux de toute la cour. Le désordre des affaires et de la conduite de leur père, frère du feu duc d'Elboeuf, avait tellement renversé leur marmite, que très souvent elles n'avaient pas à dîner chez elles. M. de Louvois leur donnait noblement de l'argent que la nécessité leur faisait accepter. Cette même nécessité les mit à faire leur cour à Mme la princesse de Conti, d'avec qui Monseigneur ne bougeait alors; elle s'en trouva honorée, elle les attira fort chez elle, les logea, les nourrit à la cour, les combla de présents, leur procura tous les agréments qu'elle put, que toutes trois surent bien suivre et faire valoir. Monseigneur les prit toutes trois en affection, puis en confiance; elles ne bougèrent plus de la cour, et comme compagnie de Monseigneur, furent de tous les Marlys, et eurent toutes sortes de distinctions. La mère, âgée et retirée de tout cela avec bienséance, ne laissait pas de tenir le timon de loin, et rarement venait voir Monseigneur, pour qui c'était une fête. Tous les matins il allait prendre du chocolat chez Mlle de Lislebonne. Là se ruaient les bons coups c'était à cette heure-là un sanctuaire où il ne pénétrait personne que lime d'Espinoy. Toutes deux étaient les dépositaires de son âme, et les confidentes de son affection pour Mlle Choin, qu'elles n'avaient eu garde d'abandonner, lorsqu'elle fut chassée de la cour, et sur qui elles pouvaient tout.

À Meudon elles étaient les reines: tout ce qui était la cour de Monseigneur la leur faisait presque avec le même respect qu'à lui; ses équipages et son domestique particulier étaient à leurs ordres. Jamais Mlle de Lislebonne n'a appelé du Mont monsieur, qui était l'écuyer confident de Monseigneur et pour ses plaisirs et pour ses dépenses et pour ses équipages, et l'appelait d'un bout à l'autre d'une chambre à Meudon, où Monseigneur et toute sa cour était, pour lui donner ses ordres, comme elle eût fait à son écuyer à elle; et l'autre, avec qui tout le monde jusqu'aux princes du sang comptait à Meudon, accourait et obéissait avec un air de respect, plus qu'il ne faisait à Monseigneur, avec lequel il avait des manières plus libres; et les particuliers, longtemps si secrets de Monseigneur et de Mlle Choin, n'eurent dans ces premiers temps pour tiers que ces deux soeurs. Personne ne doutait donc qu'elles ne gouvernassent après la mort du roi, qui lui-même les traitait avec une distinction et une considération la plus marquée, et Mme de Maintenon les ménageait fort.

Un plus habile homme que Chamillart eût été ébloui de cet éclat. Le maréchal de Villeroy, si lié avec M. le Grand, et encore plus intimement, s'il se pouvait, avec le chevalier de Lorraine, l'était extrêmement avec elles. Par lui, elles furent bien aises de ranger Chamillart sous leur empire, et lui désira fort de pouvoir compter sur elles, d'autant qu'elles étaient sûres. Ils avaient tous leurs raisons: celles de Chamillart se voient par les choses mêmes qui viennent d'être expliquées; celles des deux soeurs, outre la faveur de Chamillart, étaient de servir par lui Vaudemont, frère de leur mère, dans les rapports continuels que la guerre d'Italie allait leur donner. Le maréchal de Villeroy donc, tout à elles, fit cette union avec Chamillart, et ce qui n'était que la même chose, par une suite nécessaire, celle de Vaudemont que Villeroy avait vu autrefois à la cour, qui s'était fait un honneur de bel air et de galanterie de se piquer d'être de ses amis, qui, malgré leur éloignement d'attachement et de lieux, s'en était toujours piqué, et qui était entretenu dans cette fantaisie par ses nièces qui, dans la faveur et les emplois où était Villeroy, le regardaient avec raison comme pouvant être fort utile à leur oncle. De M. de Vendôme qui tint un si grand coin dans cette cabale, j'en parlerai en son temps, et cabale d'autant plus dangereuse, que jamais le maréchal ni Chamillart, presque aussi courts l'un que l'autre, ne s'en aperçurent. Ces liaisons étaient déjà faites avant la mort du roi d'Espagne; cette époque ne fit que les resserrer et y faire entrer Vaudemont de l'éloignement où il était, qui, dans la place qu'il occupait, sut bientôt seconder ses nièces, et sous leur direction y entrer directement par le commerce nécessaire de lettres et d'affaires avec le ministre de France, qui disposait, avec toute la confiance et le goût du roi, de tout ce qui regardait la guerre et les finances. Voilà pour la cour; voici pour l'Italie :

Vaudemont, fils bâtard de ce Charles IV, duc de Lorraine, si connu par ce tissu de perfidies qui le rendirent odieux à toutes les puissances, qui lui fit passer une vie si misérable et si errante, qui le dépouillèrent, et lui coûtèrent la prison en Espagne, était, avec plus de conduite, de prudence et de jugement, le très digne fils d'un tel père. J'ai assez parlé de lui plus haut pour l'avoir fait connaître; il ne s'agit plus ici que de le suivre dans ce grand emploi de gouverneur et de capitaine général du Milanais, qu'il devait à l'amitié intime du roi Guillaume, et par lui à la poursuite ardente que l'empereur en avait faite en Espagne. Avec un tel engagement de toute sa vie acquis par les propos les plus indécents sur le roi, qui le firent chasser de Rome, comme je l'ai raconté, et fils et frère bâtard de deux souverains toute leur vie dépouillés par la France, il était difficile qu'il changeât d'inclination. Pour se conserver dans ce grand emploi et si lucratif, lui fils de la fortune, sans biens, sans être, sans établissement que ce qu'elle lui donnait, il s'était soumis aux ordres d'Espagne, en faisant proclamer Philippe V duc de Milan, avec toutes les grâces qu'il y sut mettre pour en tirer le gré qui lui était nécessaire pour sa conservation et sa considération dans son emploi; en quoi il fut merveilleusement secondé par l'art et les amis de ses nièces, les Lorrains, Villeroy, les dames, Monseigneur et Chamillart, qui en engouèrent tellement le roi, qu'il ne se souvint plus de rien de ce qui s'était passé jusque-là, et qu'il se coiffa de cette pensée que le roi son petit-fils devait le Milanais à Vaudemont.

Ancré de la sorte, il n'oublia rien, comme je l'ai déjà remarqué, pour s'attacher Tessé comme l'homme de confiance que notre cour lui envoyait pour concerter avec lui tout ce qui regardait le militaire, et à qui, à force d'honneurs et d'apparente confiance, il tourna la tête. Tessé, court de génie, de vues, d'esprit, non pas d'ambition, et qui, en bon courtisan, n'ignorait pas les appuis de Vaudemont en notre cour, et prévenu par lui au point qu'il le fut en tout, ne chercha qu'à lui plaire et à le servir pour s'accréditer en Italie, et y faire un grand saut de fortune par les amis de Vaudemont à la cour, qui, sûr de lui, l'aurait mieux aimé que tout autre pour commander notre armée. C'eût bien été en effet la rapide fortune de l'un, et toute l'aisance de l'autre, qui l'aurait mené comme un enfant avec un bandeau sur les yeux. Louvois, dont il avait été fort accusé d'être un des rapporteurs, et auquel il s'était servilement attaché, l'avait mené vite et fait faire chevalier de l'ordre en 1688, quoique jeune et seulement maréchal de camp. Il savait ce que valait la protection des ministres et des gens en grand crédit, et s'y savait ployer avec une basse souplesse. Il avait donc fort courtisé Chamillart, qui par sa décoration de la paix de Savoie et du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, et les accès de sa charge, y avait assez répondu pour faire tout espérer à Tessé.

Ce ne fut donc pas merveille s'il vit avec désespoir arriver un maître en Italie, quelque obligation qu'il lui eût du traité de Turin, de sa charge qui en fut une suite, et de tout ce qui en résulta pour lui d'avantageux; et s'il résolut de s'en défaire pour tâcher à lui succéder, en lui faisant toutes les niches possibles pour le décréditer et faire avorter toutes ses entreprises. Il y fut d'autant plus encouragé qu'il sentait avoir affaire à un homme qui n'avait d'appui ni d'industrie que sa capacité, et dont la vertu et la simplicité étaient entièrement éloignées de toute intrigue et de tout manège pour se soutenir; homme de peu, d'une robe toute nouvelle, qui, avec beaucoup d'esprit, de sagesse, de lumière et de savoir, était peu agréable dans le commandement, parce qu'il était sec, sévère, laconique, qu'il était exact sur la discipline, qu'il se communiquait peu, et que, désintéressé pour lui, il tenait la main au bon ordre sans craindre personne, d'ailleurs, ni filles, ni vin, ni jeu, et, partant, fort difficile à prendre. Vaudemont ne fut pas longtemps à s'apercevoir du chagrin de Tessé, qu'il flatta tant qu'il put sans se commettre avec Catinat, qu'il reçut avec tous les honneurs et toutes les grâces imaginables, mais qui en savait trop pour lui, et dont, pour d'autres raisons que Tessé, il n'avait pas moins d'envie que lui de se défaire.

Le prince Eugène commandait l'armée de l'empereur en Italie, et les deux premiers généraux après lui, par leur rang de guerre, étaient le fils unique de Vaudemont et Commercy, fils de sa soeur de Lislebonne. La moindre réflexion aurait engagé à tenir les yeux bien ouverts sur la conduite du père, et la moindre suite d'application aurait bientôt découvert quelle elle était, et combien plus que suspecte. Catinat la démêla bientôt. Il ne put jamais rien résoudre avec lui que les ennemis n'en fussent incontinent avertis, en sorte qu'il ne sortit jamais aucun parti qu'il ne fût rencontré par un des ennemis plus fort du double, jusque-là même que cela était grossier.

Catinat s'en plaignait souvent; il le mandait à la cour, mais sans oser conclure. Il n'y était soutenu de personne, et Vaudemont y avait tout pour lui. Il captait nos officiers généraux par une politesse, une magnificence, et surtout par d'abondantes subsistances; tout l'utile, tout l'agréable venait de son côté; tout le sec, toute l'exactitude venait du maréchal. Il ne faut pas demander qui des deux avait les volontés et les coeurs. L'état de Vaudemont, qui ne pouvait se soutenir, ni guère se tenir à cheval, et les prétextes d'être à Milan ou ailleurs à donner des ordres, le délivraient de beaucoup de cas embarrassants vis-à-vis d'un général aussi éclairé que Catinat, et par des subalternes affidés de ses troupes les avis mouchaient à Commercy et à son fils. Avec de si cruelles entraves, Tessé, qui, bien qu'à son grand regret roulant avec les lieutenants généraux, était pourtant dans l'armée avec une distinction fort soutenue, et qui avait dès l'arrivée de Catinat rompu lance contre lui, excitait les plaintes de tous les contretemps qui ne cessaient point, et finement appuyé de Vaudemont bandait tout contre lui, et mandait à la cour tout ce qu'il croyait pouvoir lui nuire davantage. Vaudemont, de concert, écrivait des demi-mots en homme modeste qui tâte le pavé, qui ménage un général qu'il voudrait qui n'eût point de tort, et qui en fait penser cent fois davantage, et il se ménageait là-dessus avec tant de sobriété et d'adresse qu'il s'en attirait les reproches qu'il désirait pour s'expliquer davantage et avoir plus de confiance. Avec tant et de telles contradictions tout était impossible à Catinat, qui voyait de reste ce qu'il y avait à faire, et qui ne pouvait venir à bout de rien.

Avec ces beaux manèges ils donnèrent le temps aux Impériaux, d'abord fort faibles et fort reculés, de grossir, d'avancer peu à peu, et de passer toutes les rivières sans obstacle, de nous approcher, et, avertis de tout comme ils l'étaient de point en point, de venir le 9 juillet attaquer Saint-Frémont logé à Carpi, entre l'Adige et le Pô, avec cinq régiments de cavalerie et de dragons. Le prince Eugène y amena de l'infanterie, du canon et le triple de cavalerie, sans qu'on en eût le moindre avis, et tomba brusquement sur ce quartier. Tessé, qui n'en était pas éloigné, avec quelques dragons, accourut au bruit. Le prince Eugène, qui comptait enlever cela d'emblée, y trouva une résistance sur laquelle il ne comptait pas, et qui fut belle et longue; mais il fallut enfin céder au nombre et se retirer. Ce fut en si bon ordre que la retraite ne fut pas inquiétée. On y perdit beaucoup de monde, et de gens de marque: le dernier fils du duc de Chevreuse, colonel de dragons, et du Cambout, brigadier de dragons, parent du duc de Coislin, bon officier et fort galant homme. Tel fut notre début en Italie, dont toute la faute fut imputée à Catinat, en quoi Vaudemont, en pinçant seulement la matière, et Tessé, à pleine écritoire, ne s'épargnèrent pas .

Le roi, piqué de ces désavantageuses prémices, et continuellement prévenu contre un général modeste et sans défenseurs, manda au maréchal de Villeroy, qui était sur la Moselle, de partir sans dire mot, aussitôt son courrier reçu, et de venir recevoir ses ordres, tellement qu'il arriva à Marly, où tout le monde se frotta les yeux en le voyant et ne se pouvait persuader que ce fût lui. Il fut quelque temps chez Mme de Maintenon avec le roi, Chamillart y vint ensuite, et comme le roi sortit suivi du maréchal de Villeroy pour se mettre à table, on sut qu'il allait commander l'armée d'Italie. Jamais on ne l'eût pris pour le réparateur des fautes de Catinat. La surprise fut donc complète, et, quoique ce choix fût peu approuvé, le génie courtisan se déborda en compliments et en louanges. À la fin du souper, M. de Duras, qui était en quartier, vint à l'ordinaire se mettre derrière le roi. Un instant après un brouhaha qui se fit dans le salon annonça le maréchal de Villeroy, qui avait été manger un morceau et revenait voir le roi sortir de table. Il arriva donc auprès de M. de Duras avec cette pompe dans laquelle on le voyait baigné. Le maréchal de Duras qui ne l'aimait point et ne l'estimait guère, et qui ne se contraignait pas même pour le roi, écoute un instant le bourdon des applaudissements, puis se tournant brusquement au maréchal de Villeroy et lui prenant le bras: « Monsieur le maréchal, lui dit-il tout haut, tout le monde vous fait des compliments d'aller en Italie, moi j'attends à votre retour à vous faire les miens; » se met à rire et regarde la compagnie. Villeroy demeura confondu sans proférer un seul mot, et tout le monde sourit et baissa les yeux. Le roi ne sourcilla pas.

Le pape, fort en brassière par les troupes impériales en Italie, n'osa recevoir l'hommage annuel du royaume de Naples, que le connétable Colonne se préparait à lui rendre à l'accoutumée comme ambassadeur extraordinaire d'Espagne pour cette fonction; mais, sur les plaintes qui lui en furent faites, il fit dire à Naples et par tout le royaume que, encore qu'il eût des raisons de différer à recevoir cet hommage, il reconnaissait réellement Philippe V pour roi de Naples, qu'il enjoignait à tous les sujets du royaume, et particulièrement aux ecclésiastiques, de lui obéir et de lui être fidèles; et il expédia sans difficulté, sur les nominations du roi d'Espagne, les bénéfices du royaume de Naples, au grand mécontentement de l'empereur, qui eut encore la douleur d'y voir avorter une révolte dès sa première naissance, qui avait été assez bien ménagée.

CHAPITRE XI. §

Dangereuse maladie de Mme la duchesse de Bourgogne. — Malice du roi à M. de Lauzun. — Spectacle singulier chez Mme la duchesse de Bourgogne convalescente. — Mort de Saint-Herem; singularité de sa femme. — Mort de la maréchale de Luxembourg. — Mort de Mme d'Épernon, carmélite. — Mort du marquis de Lavardin. — Villars de retour de Vienne, et d'Avaux de Hollande. — Matignon gagne un grand procès contre un faussaire. — Villeroy en Italie. — M. de Savoie à l'armée. — Combat de Chiari. — Étrange mortification du maréchal de Villeroy par M. de Savoie. — Villeroy et Phélypeaux fort brouillés. — Frauduleuse inaction en Flandre. — Castel Rodrigo ambassadeur à Turin pour le mariage, et grand écuyer de la reine. — San-Estevan del Puerto majordome-major de la reine. — Choix, fortune et caractère de la princesse des Ursins, camarera-mayor de la reine. — Mme des Ursins évite Turin. — Légat a latere à Nice vers la reine d'Espagne. — Philippe V proclamé aux Indes, va en Aragon et à Barcelone. — Louville chef de la maison française du roi d'Espagne et gentilhomme de sa chambre. — La reine d'Espagne, charmante, va par terre en Catalogne. — Épouse de nouveau le roi à Figuères. — Scène fâcheuse. — Ducs d'Arcos et de Baños à Paris, puis en Flandre.

Mme la duchesse de Bourgogne, qui, par ses caresses, son enjouement, sa soumission, ses attentions continuelles à plaire au roi et à Mme de Maintenon, qu'elle appelait toujours sa tante, leur avait entièrement gagné le coeur, et usurpé une familiarité qui les amusait, pour s'être baignée imprudemment dans la rivière après avoir mangé beaucoup de fruit, tomba dans une grande fièvre vers les premiers jours d'août, comme on était sur le point d'aller à Marly. Le roi, dont l'amitié n'allait pas jusqu'à la contrainte, ne voulut ni retarder son voyage ni la laisser à Versailles. Le mal augmenta à tel point qu'elle fut à l'extrémité. Elle se confessa deux fois, car en huit jours elle eut une dangereuse rechute. Le roi, Mme de Maintenon, Mgr le duc de Bourgogne étaient au désespoir et sans cesse auprès d'elle. Enfin elle revint à la vie à force d'émétique, de saignées et d'autres remèdes. Le roi voulut retourner à Versailles au temps qu'il l'avait résolu et ce fut avec toutes les peines du monde que les médecins de Mme de Maintenon l'arrêtèrent encore huit jours, au bout desquels il fallut partir. Mme la duchesse de Bourgogne fut longtemps si faible qu'elle se couchait les après-dînées, où ses dames et quelques privilégiées faisaient un jeu pour l'amuser. Bientôt il s'y en glissa d'autres, et incontinent après toutes celles qui avaient de l'argent pour grossir le jeu. Mais pas un homme n'y entra que les grandes entrées avec le roi, qui y allait le matin et les après-dînées pendant ce jeu, en sortant ou rentrant de la chasse ou de la promenade.

M. de Lauzun, à qui, à son retour en ramenant la reine d'Angleterre, les grandes entrées avaient été rendues, et qui alors les avait seul sans charge qui les donne, suivit un jour le roi chez Mme la duchesse de Bourgogne. Un huissier ignorant et fort étourdi le fut tirer par la manche et lui dit de sortir. Le feu lui monta au visage, mais, peu sur du roi, il ne répondit rien et s'en alla. Le duc de Noailles, qui par hasard avait le bâton ce jour-là, s'en aperçut le premier et le dit au roi, qui malignement ne fit qu'en rire et eut encore le temps de se divertir à voir Lauzun passer la porte. Le roi se permettait rarement les malices, mais il y avait des gens pour lesquels il y succombait, et M. de Lauzun, qu'il avait toujours craint et jamais aimé depuis son retour, en était un. La duchesse du Lude, qui en fut avertie, entra en grand émoi. Elle craignait fort Lauzun, ainsi que tout le monde, mais elle craignait encore plus les valets, tellement qu'au lieu d'interdire l'huissier elle se contenta de l'envoyer le lendemain matin demander pardon de sa sottise à Lauzun, qui ne fut que plus en colère d'une si légère satisfaction. Cependant le roi, content de s'être diverti un moment à ses dépens, lui fit une honnêteté le lendemain à son petit lever sur son aventure, et l'après-dînée l'envoya chercher pour qu'il le suivît chez Mme la duchesse de Bourgogne.

Le spectacle y était particulier pour un lieu de pleine cour, puisque toutes les dames y entraient et y étaient en grand'nombre, et qu'il n'y avait que les hommes d'exclus. À une ruelle était le jeu et tout ce qu'il y avait de daines; à l'autre, au chevet du lit, Mme de Maintenon dans un grand fauteuil; à la quenouille du pied du lit, du même côté, vis-à-vis de Mme de Maintenon, le roi sur un ployant; autour d'eux les dames familières et privilégiées, à les entretenir, assises ou debout selon leur rang, excepté Mme d'Heudicourt, qui était auprès du roi sur un petit siège tout bas et presque à ras de terre, parce qu'elle ne pouvait se tenir sur ses hautes et vieilles jambes; et tous les jours cet arrangement était pareil, qui ne laissa pas de surprendre et de scandaliser assez pour qu'on ne pût s'accoutumer à ce fauteuil public de Mme de Maintenon.

Le bonhomme Saint-Herem mourut à plus de quatre-vingts ans, chez lui, en Auvergne, où il s'était avisé d'aller. Il avait été grand louvetier, et avait vendu à Heudicourt pour le recrépir, lorsque le maréchal d'Albret lui fit en 1666 épouser sa belle et chère nièce de Pons, et il en avait acheté la capitainerie, etc., de Fontainebleau. Tout le monde l'aimait, et M. de La Rochefoucauld reprocha au roi en 1688 de ne l'avoir pas fait chevalier de l'ordre. Il était Montmorin, et le roi le croyait un pied plat, parce qu'il était beau-frère de Courtin, conseiller d'État, avec qui le roi l'avait confondu. Ils avaient épousé les deux soeurs. Le roi, quoique avisé sur sa naissance, ne l'a pourtant point fait chevalier de l'ordre, quoiqu'il en ait fait plusieurs depuis. Cette Mme de Saint-Herem était la créature du monde la plus étrange dans sa figure et la plus singulière dans ses façons. Elle se grilla une fois une cuisse au milieu de la rivière de Seine, auprès de Fontainebleau, où elle se baignait; elle trouva l'eau trop froide, elle voulut la chauffer, et pour cela elle en fit bouillir quantité au bord de l'eau qu'elle fit verser tout auprès d'elle et au-dessus, tellement qu'elle en fut brûlée à en garder le lit, avant que cette eau pût être refroidie dans celle de la rivière. Quand il tonnait, elle se fourrait à quatre pattes sous un lit de repos, puis faisait coucher tous ses gens dessus, l'un sur l'autre en pile, afin que si le tonnerre tombait il eût fait son effet sur eux avant de pénétrer jusqu'à elle. Elle s'était ruinée elle et son mari qui étaient riches, par imbécillité, et il n'est pas croyable ce qu'elle dépensait à se faire dire des évangiles sur la tête.

La meilleure aventure, entre mille, fut celle d'un fou, qui, une après-dînée que tous ses gens dînaient, entra chez elle à la place Royale, et, la trouvant seule dans sa chambre, la serra de fort près. La bonne femme, hideuse à dix-huit ans, mais qui était veuve et en avait plus de quatre-vingts, se mit à crier tant qu'elle put. Ses gens à la fin l'entendirent, et la trouvèrent, ses cottes troussées, entre les mains de cet enragé, qui se débattait tant qu'elle pouvait. Ils l'arrêtèrent et le mirent en justice, pour qui ce fut une bonne gorge chaude, et pour tout le monde qui le sut et qui s'en divertit beaucoup. Le fou fut trouvé l'être, et il n'en fut autre chose que le ridicule d'avoir donné cette histoire au public. Son fils avait la survivance de Fontainebleau. Le roi leur donna quelque pension, car ils étaient fort mal dans leurs affaires. Ce fils était un très galant homme et fort de mes amis. Parlant de Fontainebleau, ce fut cette année qu'on doubla la galerie de Diane, ce qui donna de beaux appartements, et, au-dessus, quantité de petits.

La maréchale de Luxembourg finit sa triste et ténébreuse vie dans son château de Ligny, où M. de Luxembourg l'avait tenue presque toute sa vie sans autre cause que d'être importuné d'elle, après en avoir tiré sa fortune, en grands biens et en dignité, comme je l'ai expliqué en son temps, et qui elle était. Elle n'avait presque jamais demeuré à Paris, où pourtant j'eus une fois en ma vie la fortune de me rencontrer auprès d'elle à un sermon. On me dit qui elle était et à elle qui j'étais, et tout aussitôt elle m'entreprit sur notre procès de préséance en attendant le prédicateur. Je me défendis d'abord avec le respect et la modestie qu'on doit à une femme, puis voyant le toupet s'échauffer, je me tus et me laissai quereller, mais fortement, sans dire une parole. Il est vrai que je trouvai le temps long en attendant le prédicateur, et que je me sentis bien soulagé lorsque je le vis paraître. Mme de Luxembourg ressemblait d'air, de visage et de maintien à ces grosses vilaines harengères qui sont dans un tonneau avec leur chaufferette sous elles. Elle avait été fort maltraitée, fort méprisée, et avait passé sa vie dans une triste solitude à Ligny, où son mari lui donnait peu de ses nouvelles.

Mme d'Épernon mourut aussi aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, dans une éminente sainteté. Elle était petite-fille et le seul reste de ce fameux duc d'Épernon, et fille du second et dernier duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie après son père et gouverneur de Guyenne, et de sa première femme, bâtarde d'Henri IV et de la marquise de Verneuil, soeur du duc de Verneuil. Mme d'Épernon, par la mort de ce galant duc de Candale, son frère qui mourut à la fleur de son âge colonel général de l'infanterie, en survivance de son père, et général de l'armée de Catalogne, hérita de son père de la dignité de duchesse d'Épernon, mais renonça à l'éclat de ce grand héritage, et aux plus grands, partis qui la voulurent épouser, pour faire profession aux Carmélites, dans un âge où elle avait vu et connu le monde et tout ce qu'il avait d'attrayant pour elle. La reine, Mme la Dauphine et Mme la duchesse de Bourgogne, allant de temps en temps aux Carmélites, étaient toujours averties par le roi de la demander et de la faire asseoir. Elle répondait modestement qu'elle n'était plus que carmélite, et qu'en se la faisant elle avait renoncé à tout, et il ne fallait pas moins que l'autorité de ces princesses pour la faire asseoir, elle et Mme de La Vallière, à leur grand regret.

M. de Lavardin, lieutenant général de Bretagne, si connu par l'étrange ambassade où il se fit excommunier par Innocent XI, sans avoir jamais pu obtenir audience de lui, mourut à cinquante-cinq ans. Il était chevalier de l'ordre. C'était un gros homme extrêmement laid, de beaucoup d'esprit et fort orné, et d'une médiocre conduite. Il avait épousé en premières noces une soeur du duc de Chevreuse, dont il n'eut que Mme de La Châtre. Il s'était remarié à la soeur du duc et du cardinal de Noailles, dont il était veuf. Il en laissa une fille et un fils jeunes, auquel il défendit au lit de la mort, sous peine de sa malédiction, d'épouser jamais une Noailles, et le recommanda ainsi au cardinal de Noailles son beau-frère. Nous verrons dans la suite qu'il fut mal obéi, mais que sa malédiction n'eut que trop son effet. On l'accusait d'être fort avare, difficile à vivre, et d'avoir hérité de la lèpre des Rostaing, dont était sa mère. Il disait que de sa vie il n'était sorti de table sans appétit, et assez pour bien manger encore. Sa goutte, sa gravelle, et l'âge où il mourut, ne persuadèrent personne d'imiter son régime.

Villars, envoyé du roi à Vienne, parut à Versailles, le 20 août, qui rendit compte de tous les efforts que l'empereur faisait pour la guerre. Il avait laissé président du conseil de guerre, à la place du fameux comte de Staremberg, qui avait défendu Vienne et qui est la plus grande charge et la plus puissante de la cour de Vienne, ce même comte de Mansfeld qui, pendant son ambassade en Espagne, s'était servi de la comtesse de Soissons, mère du prince Eugène, pour empoisonner la reine d'Espagne, fille de Monsieur, et qui s'enfuit aussitôt après sa mort. D'Avaux, notre ambassadeur en Hollande, lassé de toutes les amusettes avec lesquelles on le menait, salua le roi le lendemain. Le roi Guillaume était arrivé à la Haye, après avoir tiré de son parlement tout ce qu'il avait voulu pour nous faire la guerre, et rien de tout ce qu'il en désirait d'ailleurs; il ne tint pas à lui, malgré sa harangue à ce parlement, de retenir encore d'Anaux à la Haye, à qui il dit lorsqu'il en prit congé, qu'en l'état où il le voyait il était aisé de juger qu'il ne souhaitait point la guerre, mais que, si le roi la lui commençait, il emploierait le peu de vie qui lui restait à défendre ses sujets et ses alliés. Pouvait-on, pour un habile homme, pousser la dissimulation plus loin et plus gratuitement, lui qui était l'âme, le boute-feu, et le constructeur de cette guerre? Il avait alors les jambes ouvertes, il ne pouvait marcher sans le secours de deux écuyers, et il fallait le mettre entièrement à cheval, et prendre ses pieds pour les mettre dans les étriers. Aussi ne comptait-il pas apparemment de commander d'armée, mais bien de tout diriger de son cabinet. Le lendemain, 22 août, Zinzendorf, envoyé de l'empereur, prit congé du roi, et s'en retourna à Vienne. C'est le même qui y a fait depuis une si grande fortune, chancelier de la cour, c'est-à-dire ministre des affaires étrangères, conseiller de conférences, c'est-à-dire ministre d'État, et il n'y en a que trois, au plus quatre, chevalier de la Toison d'or, et des millions, et voir son fils cardinal tout jeune et évêque d'Olmütz.

Matignon avait alors une très fâcheuse affaire. Un va-nu-pieds lui fit un procès au parlement de Rouen, et y produisit des pièces qui mirent Matignon au moment d'être condamné à lui payer un million deux cent mille livres, malgré tout son crédit dans la province, soutenu de celui de Chamillart. Ce procès dura longtemps, et ce va-nu-pieds avait tant d'argent et de recommandations qu'il voulait de tous les dévots et dévotes, à force de crier à l'oppression; à la fin, les pièces furent reconnues fausses, il avoua tout et fut pendu.

Vaudemont, fut satisfait d'avoir le maréchal de Villeroy en Italie, ce fut un nouveau crève-cœur pour Tessé, d'autant plus grand qu'il n'espéra plus de bricoles pour arriver au commandement de l'armée, et qu'il n'y avait pas moyen de se jouer à ce nouveau général comme avec Catinat, avec lequel ses démêlés devinrent scandaleux à l'armée, et firent ici beaucoup de bruit. Il n'y eut souplesses qu'il ne fit à Villeroy pour le mettre de son côté. Catinat reçut cette mortification en philosophe, et fit admirer sa modération et sa vertu. La tranquillité avec laquelle il remit le commandement au maréchal de Villeroy, et la conduite qu'il tint après à l'armée la lui ramena. On s'y souvint enfin des lauriers qu'il avait cueillis en Italie. On n'en trouvait aucuns chez Villeroy. Les manèges, l'ingratitude, le succès de Tessé révoltèrent. Mais ce fut tout. Tessé, venu seul avec son fils et un aide de camp au secours de Saint-Frémont, à Carpi, au lieu de se faire suivre par tout son quartier, ou du moins de l'envoyer chercher après avoir vu de quoi il était question, fut fort accusé d'avoir voulu laisser rompre le cou à Saint-Frémont, et donne lieu à un passage des Impériaux au milieu de tous les postes de l'armée, qui, pour garder inutilement un trop grand pays, étaient trop nombreux, se pouvaient trop peu entre-secourir; et dispersaient trop l'armée. C'est ce dont Tessé se plaignait aux dépens de Catinat, comme si Vaudemont n'en eût pas été de moitié; mais ces plaintes et les souterrains de Tessé firent tant d'effet à Paris et à la cour, que personne n'osait défendre Catinat, et que ses parents du parlement cessèrent quelque temps d'y aller pour éviter les discours trop désagréables dont ils étaient assaillis. Catinat offrit sa maison et ses équipages à Villeroy, en attendant les siens, mais il fut descendre chez son ami Vaudemont, qui le reçut avec les grâces et la magnificence d'un homme qui sent le besoin qu'il a d'un autre, et qui connaît les moyens de l'aveugler. En effet, il en fit tout ce qu'il voulut, et eut de plus en lui un favori du roi, et un ami du ministre tout occupé à le faire valoir.

Tessé ne pouvant abattre Villeroy, espéra une part principale dans sa confiance, et par lui, aidé de Vaudemont et appuyé du généralissime, se donner un crédit et une autorité principale dans l'armée. Mais son débordement sur Catinat donna des soupçons, puis de la jalousie à Villeroy, qui le traita plus sèchement, et M. de Savoie même ne put s'empêcher d'en parler publiquement à Tessé d'une manière assez forte, qui lui rabattit fort le ton. On disputa sur la conduite de Catinat sans femme ni enfants, et libre par conséquent de se retirer pour n'entendre jamais parler de cour ni de guerre, ou de demeurer, comme il fit, à l'armée, ne se mêlant presque de rien avec une rare modestie.

M. de Savoie enfin la joignit avec ses troupes après de longs délais, et très suspects. Son arrivée ne changea rien à l'exactitude avec laquelle les ennemis étaient avertis de tous les desseins, de toutes les mesures, et des moindres mouvements qui se faisaient dans notre armée. L'intelligence entre lui et Vaudemont fut parfaite. Le besoin d'un gouverneur du Milanais aussi soutenu que l'était, Vaudemont du temps du feu roi d'Espagne, l'avait commencée par les plus grandes avances, jusque-là que M. de Savoie l'alla rencontrer en chemin lorsqu'il arriva dans le Milanais, et qu'il lui donna l'Altesse : au fond, quoique français de parti en apparence, leurs liaisons fondamentales étaient les mêmes à l'un et à l'autre. M. de Savoie, quoique peu content de l'empereur, qui ne lui avait pas tenu tout ce qu'il lui avait promis, ni du roi Guillaume, qui l'avait fort maltraité, pour s'être détaché d'eux par le traité de Turin, ne voyait qu'avec un extrême regret la monarchie d'Espagne devenue française, et lui enfermé entre le grand-père et le petit-fils, par le Milanais et la France. Il ne se prêtait donc que pour tirer parti de ce qu'il ne pouvait empêcher, et il désirait avec ardeur le rétablissement de l'empereur en Italie; comme il ne parut que trop tôt. En attendant, il parut faire avec soin toutes les fonctions de généralissime.

Les armées cependant s'approchaient, celle des Impériaux gagnant toujours du terrain, et elles en vinrent au point que ce fut à qui s'emparerait les premiers du poste de Chiari. Le prince Eugène fut le plus diligent. C'était un gros lieu fermé de murailles, sur un tertre imperceptible, mais qui dérobait la vue de ce qui était derrière, au bas d'un ruisseau qui coulait tout auprès. M. de Savoie, trop bon général pour tomber dans la même faute que le maréchal d'Humières avait faite à Valcourt, l'imita pourtant de point en point, et avec un plus fâcheux succès, parce qu'il s'y opiniâtra davantage. Il fit attaquer ce poste le 1er septembre, par huit brigades d'infanterie. Il augmenta toujours, et s'exposa extrêmement lui-même pour gagner estime et confiance, et montrait qu'il y allait avec franchise; mais il attaquait des murailles et une armée entière qui rafraîchissait toujours, tellement qu'après avoir bien fait tuer du monde il fallut se retirer honteusement. Cette folie dans un prince qui savait le métier de la guerre, et à qui le péril personnel ne coûtait rien, fut dès lors très suspecte. Villeroy s'y montra fort partout, et Catinat, sans se mêler de rien, sembla y chercher la mort, qui n'osa l'atteindre. Nous y perdîmes cinq ou six colonels peu marqués, et quantité de monde, et eûmes force blessés. Cette action, où la valeur française parut beaucoup, étonna fort notre armée, et encouragea beaucoup celle des ennemis, qui firent à peu près tout ce qu'ils voulurent le reste de la campagne. Nos troupes étaient si accoutumées, dès qu'on en envoyait dehors, à rencontrer toujours le double d'Impériaux bien avertis qui les attendaient, que la timidité s'y mit, et que les troupes de M. de Vaudemont surent bien dire plus d'une fois qu'elles ne savaient encore qui de l'archiduc ou du duc d'Anjou était leur maître, et qu'il en fallut enfermer entre les nôtres.

Dans la fin de cette campagne, les grands airs de familiarité que le maréchal de Villeroy se donnait avec M. de Savoie lui attirèrent un cruel dégoût, pour ne pas dire un affront. M. de Savoie, étant au milieu de tous les généraux et de la fleur de l'armée, ouvrit sa tabatière en causant et allant prendre une pincée de tabac, le maréchal de Villeroy qui se trouva auprès de lui allonge la main et prend dans la tabatière sans mot dire. M. de Savoie rougit; et à l'instant renverse sa tabatière par terre, puis la donne à un de ses gens à qui il dit de lui rapporter du tabac. Le maréchal ne sut que devenir, et but sa honte sans oser proférer une parole, M. de Savoie continuant toujours la conversation qu'il n'interrompit même que par ce seul mot pour avoir d'autre tabac.

La vanité du maréchal de Villeroy eut à souffrir de la présence de Phélypeaux, ambassadeur auprès de M. de Savoie, qui le suivit à l'armée. Par ce caractère il avait la même garde, les mêmes saluts et tous les mêmes honneurs militaires que le général de l'armée du roi, et il avait de plus la préférence du logement et de la marche de ses équipages, comme il avait aussi le pas sur lui partout. Cela était insupportable au maréchal dans un homme comme Phélypeaux, qui, était à peine lieutenant général, et Phélypeaux, qui avait de l'esprit comme cent diables, et autant de malice qu'eux, se plaisait à désespérer le maréchal en prenant partout sur lui ses avantages. Cela mit une telle pique entre eux qu'il, en résulta beaucoup de mal. Phélypeaux, qui en tout voyait clair, se lassa d'aviser un homme qui de dépit n'en faisait aucun usage, et qui se plaisait à mander à la cour tout le contraire de Phélypeaux, qui s'aperçut bientôt de la perfidie de M. de Savoie, et dont les avis furent détruits par les lettres du maréchal de Villeroy, dont la faveur prévalut à toutes les lumières de l'autre.

Ainsi s'écoula la campagne, nous toujours reculant, et les Impériaux avançant avec tant de facilité et d'audace, et leurs troupes grossissant, tandis que les nôtres diminuaient tous les jours par un détail journalier de petites pertes et par les maladies, qu'on en vint à craindre le siège de Milan, c'est-à-dire du château, auquel néanmoins le prince Eugène ne songea jamais sérieusement. Lui et le maréchal de Villeroy prirent leur quartier d'hiver chacun de leur côté, et le passèrent sur la frontière. M. de Savoie se retira à Turin, et Catinat s'en alla à Paris. Le roi le reçut honnêtement, mais il ne lui parla que des chemins et de son voyage, et ne le vit point en particulier; lui aussi ne se mit en aucun soin d'en obtenir une audience.

En Flandre on ne fit que se regarder sans hostilités, qui fut une grande faute, sortie toujours de ce même principe de ne vouloir pas être l'agresseur, c'est-à-dire de laisser bien arranger, dresser et organiser ses ennemis, et attendre leur bon point, et aisément, et leur signal pour entrer en guerre qu'on ne doutait plus qu'ils ne nous voulussent faire. Si, au lieu de cette fausse et pernicieuse politique, l'armée du roi eût agi, elle aurait pénétré les Pays-Bas où rien n'était prêt ni en état de résistance, eût fait crier miséricorde aux Hollandais au milieu de leur pays, les eût mis hors d'état de soutenir la guerre, déconcerté cette grande alliance dont leur bourse fut l'âme et le soutien, mis l'empereur hors d'état de pousser la guerre faute d'argent, et avec les princes du Rhin et M. de Bavière alliés avec la Souabe et ces cercles leurs voisins pour leur tranquillité et leur neutralité, l'empire n'aurait pas pris forcément, comme il fit, parti pour l'empereur, et, malgré la faute d'avoir rendu les vingt-deux bataillons hollandais, on aurait eu encore la paix par les armes d'une campagne, avec la totalité de la monarchie d'Espagne assurée à Philippe V.

Ce prince avait envoyé un ambassadeur extraordinaire à Turin pour signer son contrat de mariage, et porter au prince de Carignan, ce fameux muet si sage et si capable, sa procuration pour épouser en son nom la princesse de Savoie. Cet ambassadeur était un homme de beaucoup d'esprit, de sens et de conduite, et fort propre dans les cours. Il était Homodeï, frère du cardinal de ce nom, et avait porté celui de marquis d'Almonacid jusqu'à son mariage avec Éléonore de Moura, fille aîné du marquis de Castel Rodrigo, gouverneur des Pays-Bas. Son père l'avait été aussi, et son grand-père, qui était Portugais et qui avait fort bien servi Philippe II, en avait été fait comte. Il fut le premier vice-roi de Portugal pour l'Espagne, et Philippe III le fit grand d'Espagne. Almonacid le fut donc en 1671 par la mort de son beau-père sans enfants moles, et prit le nom de Castel Rodrigo.

Il fut en même temps chargé de la conduite de la nouvelle reine en Espagne, de laquelle il fut aussi grand écuyer. Et le, comte de San-Estevan del Puerto dont j'ai fort parlé à propos du testament de Charles II, et qui avait quitté la reine sa veuve dont il était majordome-major, le fut de la nouvelle reine.

Rien n'était meilleur que ces deux choix pour ces deux grandes charges, mais il y en avait un troisième à faire bien plus important, et par lequel il fallait élever et former la jeune reine. C'était celui de sa camarera-mayor. Une dame de notre cour ne pouvait y convenir; une Espagnole n'était pas sûre et eût aisément rebuté la reine; on chercha un milieu et on ne trouva que la princesse des Ursins. Elle était Française, elle avait été en Espagne, elle avait passé la plus grande partie de sa vie à Rome et en Italie, elle était veuve sans enfants, elle était de la maison de La Trémoille; son mari était chef de la maison des Ursins, grand d'Espagne et prince du Soglio, et, par son âge plus avancé que celui du connétable Colonne, il était reconnu le premier laïque de Rome avec de grandes distinctions. Mme des Ursins n'était pas riche depuis la mort de son mari; elle avait passé des temps assez longs en France pour être fort connue à la cour et y avoir des amis. Elle était liée d'un grand commerce d'amitié avec les deux duchesses de Savoie, et avec la reine de Portugal soeur de la douairière. C'était le cardinal d'Estrées, leur parent proche et leur conseil, qui avait formé cette union; que les passages à Turin avaient fort entretenue, avec Mmes de Savoie; enfin ce cardinal qui avait fait sa fortune en la mariant aussi grandement à Rome où elle était veuve de Chalais, sans bien, sans enfants et comme sans être, était demeuré depuis ce temps-là son ami intime après lui avoir été quelque chose de plus en leur jeunesse, conseilla fort ce choix, et ce qui y détermina peut-être tout à fait, c'est qu'on fut informé par lui que le cardinal Portocarrero en avait été fort amoureux à Rome, et qu'il en était demeuré depuis une grande liaison d'amitié entre eux. C'était avec lui qu'il fallait tout gouverner, et ce concert si heureusement trouvé entre lui et elle emporta son choix pour une place si importante, et d'un rapport si nécessaire et si continuel avec lui.

Elle était fille du marquis de Noirmoutiers qui fit tant d'intrigues dans les troubles de la minorité de Louis XIV, et qui en tira un brevet de duc et le gouvernement de Charleville et du Mont-Olympe. Sa mère était une Aubry, d'une famille riche de Paris. Elle épousa en 1659 Adrien-Blaise de Talleyrand, qui se faisait appeler le prince de Chalais, mais sans rang ni prétention quelconque. Son fameux duel avec un cadet de Noirmoutiers, Flamarens et le frère aîné de M. de Montespan contre Argenlieu, les deux La Frette, et le chevalier de Saint-Aignan, frère du duc de Beauvilliers, obligea Chalais aussitôt après, et c'était en 1663, de sortir du royaume; et sa femme le suivit en Espagne et de là par mer en Italie, où il mourut sans enfants en février 1670 auprès de Venise, en allant trouver sa femme, qui l'attendait à Rome. Dans ce désastre, les cardinaux de Bouillon et d'Estrées, prirent soin d'elle; le reste on l'a vu épars dans ces Mémoires.

L'âge et la santé convenaient, et la figure aussi. C'était une femme plutôt grande que petite, brune avec des yeux bleus qui disaient sans cesse tout ce qui lui plaisait, avec une taille parfaite, une belle gorge, et un visage qui, sans beauté, était charmant; l'air extrêmement noble, quelque chose de majestueux en tout son maintien, et des grâces si naturelles et si continuelles en tout, jusque dans les choses les plus petites et les plus indifférentes, que je n'ai jamais vu personne en approcher, soit dans le corps, soit dans l'esprit, dont elle avait infiniment et de toutes les sortes; flatteuse, caressante, insinuante, mesurée, voulant plaire pour plaire, et avec des charales dont il n'était pas possible de se défendre, quand elle voulait gagner et séduire; avec cela un air qui avec de la grandeur attirait au lieu d'effaroucher, une conversation délicieuse, intarissable et d'ailleurs fort amusante par tout ce qu'elle avait vu et connu de pays et de personnes, une voix et un parler extrêmement agréables, avec un air de douceur; elle avait aussi beaucoup lu, et elle était personne à beaucoup de réflexion. Un grand choix des meilleures compagnies, un grand usage de les tenir, et même une cour, une grande politesse, mais avec une grande distinction, et surtout une grande attention à ne s'avancer qu'avec dignité et discrétion. D'ailleurs la personne du monde la plus propre à l'intrigue, et qui y avait passé sa vie à Rome par son goût; beaucoup d'ambition, mais de ces ambitions vastes, fort au-dessus de son sexe, et de l'ambition ordinaire des hommes, et un désir pareil d'être et de gouverner. C'était encore la personne du monde qui avait le plus de finesse dans l'esprit, sans que cela parût jamais, et de combinaisons dans la tête, et qui avait le plus de talents pour connaître son monde et savoir par où le prendre et le mener. La galanterie et l'entêtement de sa personne fut en elle, la faiblesse dominante et surnageante à tout jusque, dans sa dernière vieillesse; par conséquent, des parures qui ne lui allaient plus et que d'âge en âge elle poussa toujours fort au delà du sien; dans le fond haute, fière, allant à ses fins sans trop s'embarrasser des moyens, mais tant qu'elle pouvait sous une écorce honnête; naturellement assez bonne et obligeante en général, mais qui ne voulait rien à demi, et que ses amis fussent à elle sans réserve; aussi était-elle ardente et excellente amie, et d'une amitié que les temps ni les absences n'affaiblissaient point, et conséquemment cruelle et implacable ennemie, et suivant sa haine jusqu'aux enfers; enfin, un tour unique dans sa grâce, son art et sa justesse, et une éloquence simple et naturelle en tout ce qu'elle disait, qui gagnait au lieu de rebuter par son arrangement, tellement qu'elle disait tout ce qu'elle voulait et comme elle le voulait dire, et jamais mot ni signe le plus léger de ce qu'elle ne voulait pas; fort secrète pour elle et fort sûre pour ses amis, avec une agréable gaieté qui n'avait rien que de convenable, une extrême décence en tout l'extérieur, et jusque dans les intérieures même qui en comportent le moins, avec une égalité d'humeur qui en tout temps et en toute affaire la laissait toujours maîtresse d'elle-même. Telle était cette femme célèbre qui a si longtemps et si publiquement gouverné la cour et toute la monarchie d'Espagne, et qui a fait tant de bruit dans le monde par son règne et par sa chute, que j'ai cru nie devoir étendre pour la faire connaître et en donner l'idée qu'on en doit avoir pour s'en former une qui soit véritable.

Une personne de ce caractère fut fort sensible à un choix qui, lui ouvrait une carrière si fort à son gré; mais elle eut le bon esprit de sentir qu'on ne venait à elle que faute de pouvoir trouver un autre sujet qui rassemblât en soi tant de parties si manifestement convenables à la place qu'on lui offrait, et qu'une fois offerte, on ne la lui laisserait pas refuser. Elle se fit donc prier assez pour augmenter le désir qu'on avait d'elle, et non assez pour dégoûter ni rien faire de mauvaise grâce, mais pour qu'on lui sût gré de son acceptation. Quoique désirée par la Savoie encore plus s'il se pouvait que par la France, et si étroitement bien et en commerce de lettres avec les deux duchesses, elle évita Turin, parce que le cérémonial l'avait toujours empêchée de les voir autrement qu'incognito (qu'elle pouvait garder aisément dans ses voyages en passant à Turin), ce qui ne pouvait plus se faire dans l'occasion qui la menait, tellement que tout se traita par lettres entre elles, et qu'elle alla droit de Rome à Gènes, et de Gènes à Villefranche, y attendre la nouvelle reine.

Son mariage se fit à Turin, le 11 septembre, avec assez peu d'appareil. Elle en partit le 13 pour venir en huit jours à Nice s'y embarquer sur les galères d'Espagne, commandées par le comte de Lémos, qui la devait porter à Barcelone. Elle reçut à Nice le cardinal Archinto, légat a latere exprès pour la fonction de lui faire les compliments du pape sur son mariage. Cette démarche du pape fâcha extrêmement

L'empereur, et la cour de Savoie demeura fort piquée de ce que, passant par ses États, elle n'en avait reçu aucun compliment. M. de Savoie, justement ennuyé du cérémonial des cardinaux, n'en voyait aucun depuis fort longtemps. Ceux qui ont le caractère de légats a latere ont des prétentions immenses apparemment que le cardinal fut mécontent et qu'il les paya de cette incivilité.

Le roi d'Espagne eut nouvelle des Indes qu'il avait été proclamé au Pérou et au Mexique avec beaucoup d'unanimité et de tranquillité, et avec beaucoup de cérémonies et de fêtes. Il partit le 5 septembre de Madrid pour son voyage d'Aragon et de Catalogne, et aller attendre la reine sa femme à Barcelone. Il laissa le cardinal Portocarrero gouverneur de la monarchie d'Espagne, avec ordre à tous les conseils, à tous ses officiers de tous États, et à tous ses ambassadeurs et ministres dans les cours étrangères, de recevoir ses ordres et leur obéir comme aux siens mêmes. En partant il donna à Louville une clef de gentilhomme de la chambre en service, et le titre de chef de sa maison française, c'est-à-dire l'autorité sur tous les officiers français de sa bouche, pour en être mieux servi. Il fit force grâces sur sa route. Saragosse lui fit une magnifique entrée. Il confirma tous les privilèges de l'Aragon et de la Catalogne. Quelques réjouissances que fissent les provinces dépendantes de l'Aragon, et surtout la Catalogne, il n'y parut pas la même franchise et la même affection que dans celles qui dépendent de la couronne de Castille, quoique le roi, qui ne fit pas semblant de le remarquer, se les attirât par toutes sortes de bienfaits.

La reine d'Espagne, que les galères de France avaient amené à Nice, se trouva si fatiguée de la mer, qu'elle voulut achever son voyage par terre à travers la Provence et le Languedoc. Ses grâces, sa présence d'esprit, la justesse et la politesse de ses courtes réponses, sa judicieuse curiosité surprit dans une princesse de son âge, et donna de grandes espérances à la princesse des Ursins.

Sur les premières frontières du Roussillon, Louville vint lui faire les compliments, et lui apporter les présents du roi, qui vint au-devant d'elle jusqu'à Figuères, à deux journées de Barcelone. On avait envoyé au-devant d'elle toute sa maison au delà, d'où Louville la joignit, et on avait renvoyé toute sa maison piémontaise. Elle parut plus sensible à cette séparation que Mme la duchesse de Bourgogne. Elle pleura beaucoup, et se trouva fort étonnée au milieu de tous visages dont le moins inconnu lui était celui de Mme des Ursins, avec qui la connaissance ne pouvait pas être encore bien faite depuis le bord de la mer où elle l'avait rencontrée. En arrivant à Figuères, le roi, impatient de la voir, alla à cheval au-devant d'elle et revint de même à sa portière, où, dans ce premier embarras, Mme des Ursins leur fut d'un grand secours, quoique tout à fait inconnue au roi, et fort peu connue encore de la reine.

En arrivant à Figuères, l'évêque diocésain les maria de nouveau avec peu de cérémonie, et bientôt après ils se mirent à table pour souper, servis par la princesse des Ursins et par les dames du palais, moitié de mets à l'espagnole, moitié à la française. Ce manège déplut à ces dames et à plusieurs seigneurs espagnols, avec qui elles avaient comploté de le marquer avec éclat; en effet, il fut scandaleux. Sous un prétexte ou un autre, de la pesanteur ou de la chaleur des plats, ou du peu d'adresse avec laquelle ils étaient présentés aux dames, aucun plat Français ne put arriver sur la table, et tous furent renversés, au contraire des mets espagnols, qui y furent tous servis sans malencontre. L'affectation et l'air chagrin, pour ne rien dire de plus, des dames du palais étaient trop visibles pour n'être pas aperçus. Le roi et la reine eurent la sagesse de n'en faire aucun semblant, et Mme des Ursins, fort étonnée, ne dit pas un mot.

Après un long et fâcheux repas, le roi et la reine se retirèrent. Alors ce qui avait été retenu pendant le souper débanda. La reine se mit à pleurer ses Piémontaises. Comme un enfant qu'elle était, elle se crut perdue entre les mains de dames si insolentes, et quand il fut question de se coucher, elle dit tout net qu'elle n'en ferait rien et qu'elle voulait s'en retourner. On lui dit ce qu'on put pour la remettre, mais l'étonnement et l'embarras furent grands quand on vit qu'on n'en pouvait venir à bout. Le roi déshabillé attendait toujours. Enfin la princesse des Ursins, à bout de raisons et d'éloquence, fut obligée d'aller avouer au roi et à Marsin tout ce qui se passait. Le roi en fut piqué et encore plus fâché. Il avait jusque-là vécu dans la plus entière retenue, cela même avait aidé à lui faire trouver la princesse plus à son gré; il fut donc sensible à cette fantaisie, et par même raison aisément persuadé qu'elle ne se pousserait pas au delà de cette première nuit. Ils ne se virent donc que le lendemain, et après qu'ils furent habillés. Ce fut un bonheur que la coutume d'Espagne ne permette pas d'assister au coucher d'aucuns mariés, non pas même les plus proches, en sorte que ce qui aurait fait un très fâcheux éclat demeura étouffé entre les deux époux, Mme des Ursins, une ou deux caméristes, et deux ou trois domestiques Français intérieurs, Louville et Marsin.

Ces deux-ci cependant se mirent à consulter avec Mme des Ursins comment on pourrait s'y prendre pour venir à bout d'un enfant dont les résolutions s'exprimaient avec tant de force et de tenue. La nuit se passa en exhortations et en promesses aussi sur ce qui était arrivé au souper, et la reine enfin consentit à demeurer reine. Le duc de Medina-Sidonia et le comte de San-Estevan furent consultés le lendemain. Ils furent d'avis qu'à son tour le roi ne couchât point avec elle la nuit suivante pour la mortifier et la réduire. Cela fut exécuté. Ils ne se virent point en particulier de tout le jour. Le soir, la reine fut affligée. Sa gloire et sa petite vanité furent blessées, peut-être aussi avait-elle trouvé le roi à son gré. On parla ferme aux dames du palais, et plus encore aux seigneurs qu'on soupçonna d'intelligence avec elles, et à ceux de leurs parents qui se trouvèrent là. Excuses, pardons, craintes, promesses, tout fut mis en règle et en respect, et le troisième jour fut tranquille, et la troisième nuit encore plus agréable aux jeunes époux. Le quatrième, comme tout se trouva dans l'ordre où il devait être, ils retournèrent tous à Barcelone, où il ne fut question que d'entrées, de fêtes et de plaisirs.

Avant de partir de Madrid, le roi d'Espagne avait ordonné aux ducs d'Arcos et de Baños frères, dont j'ai expliqué la naissance ci-dessus, d'aller servir en Flandre pour les punir. Ils avaient été les seuls d'entre les grands d'Espagne qui à voient trouvé mauvais l'égalité, convenue entre le roi et le roi son petit-fils, entre les ducs et les grands pour les rangs, honneurs, distinctions et traitements des uns et des autres en France et en Espagne. Au moins tous en avaient témoigné leur approbation et leur joie, qu'ils le pensassent ou, non, et ces deux jeunes gens seuls, non contents de marquer tout le contraire, présentèrent au roi d'Espagne un écrit de leurs raisons. Ce mémoire était bien fait, respectueux pour le roi, mesuré même sur la chose, mais il ne fit d'autre effet que de leur attirer cette punition, et le blâme de leurs confrères, dont quelques-uns en eussent peut-être fait autant s'ils en eussent espéré un autre succès. Ils obéirent, ils virent le roi dans son cabinet qui les traita fort bien, furent peu à Paris et à la cour où on les festoya fort, et où ils furent les premiers grands d'Espagne qui baisèrent Mme la duchesse de Bourgogne, et qui jouirent de tout ce dont jouissent les ducs.

CHAPITRE XII . §

Digression sur la dignité de grands d'Espagne et sa comparaison avec celle de nos ducs. — Son origine. — Ricos-hombres, et leur multiplication. — Idée dès lors de trois sortes de classes. — Leur part aux affaires et comment. — Parlent couverts au roi. — Ferdinand et Isabelle dits les rois catholiques. — Philippe Ier ou le Beau. — Flatterie des ricos-hombres sur leur couverture. — Affaiblissement de ce droit et de leur nombre. — Première gradation. — Charles-Quint. — Deuxième gradation: ricos-hombres abolis en tout. — Grands d'Espagne commencent et leur sont substitués. — Grandeur de la grandesse au dehors des États de Charles-Quint. — Troisième gradation: couverture et seconde classe de grands par Philippe II. — Trois espèces de grands et deux classes jusqu'alors. — Quatrième gradation: patentes d'érection et leur enregistrement de Philippe III. — Nulle ancienneté observée entre les grands, et leur jalousie sur ce point et sa cause. — Troisième classe de grands. — Grands à vie de première classe. — Nul autre rang séculier en Espagne en la moindre compétence avec ceux du pays. — Seigneurs couverts en une seule occasion sans être grands. — Cinquième gradation: certificat de couverture. — Suspension de grandesse en la main du roi. — Exemples entre autres du duc de Médina Sidonia. — Sixième gradation: grandesses devenues amovibles et pour les deux dernières classes en besoin de confirmation à chaque mutation. — Grandesse ôtée au marquis de Vasconcellos et à sa postérité. — Septième gradation: tributs pécuniaires pour la grandesse. — Mystères affectés des trois différentes classes

L'occasion de parler un peu de la dignité de grand d'Espagne et de la comparer avec celle de nos ducs est ici trop naturelle pour n'y pas succomber. Ce n'est pas un traité que je prétends donner ici de ces dignités, mais, à l'occasion du mécontentement et du mémoire des ducs d'Arcos et de Baños, donner une idée des grands d'Espagne, d'autant plus juste que je me suis particulièrement appliqué à m'en instruire par eux-mêmes en Espagne, et que je n'ai pas vu qu'on se l'ait formée telle qu'elle est. Quoique les digressions soient d'ordinaire importunes, celle-ci s'excusera elle-même par sa curiosité.

La dignité des grands d'Espagne tire son origine des grands fiefs relevant immédiatement de la couronne, et comme la totalité de ce que nous appelons aujourd'hui l'Espagne était divisée en plusieurs royaumes, tantôt indépendants, tantôt tributaires, tantôt membres les uns des autres, selon le sort des armes ou celui du partage des familles des rois, chaque royaume avait ses grands ou premiers vassaux relevant immédiatement du grand fief qui était le royaume même, et qui de tout temps avaient le droit de bannière et de chaudière. Le premier est trop connu dans nos histoires et dans notre France pour avoir besoin d'être expliqué. Celui de chaudière marquait les richesses suffisantes pour fournir à l'entretien de ceux qui étaient sous la bannière levée par le seigneur banneret. Ces seigneurs étaient plus ou moins considérables, non seulement par leur puissance particulière, mais encore par celle des royaumes dont ils étaient vassaux immédiats. C'est ce qui a fait que la couronne de Castille ayant toujours tenu le premier lieu dans les Espagnes depuis que de comté dépendant du royaume de Navarre elle devint royaume elle-même, et bientôt supérieure à tous les autres, même à celui dont elle était sortie, et encore à celui de Léon, ses premiers vassaux furent aussi les plus considérés parmi les premiers vassaux des autres royaumes, et par la même raison ceux d'Aragon après eux.

Les fréquentes révolutions arrivées dans les Espagnes par les différentes divisions et réunions qui se firent sous tant de rois séparés, et qui furent encore augmentées par l'espèce de chaos que l'invasion des Maures y apporta, par la rapidité de leurs conquêtes, et les événements divers de l'étendue de leur puissance, altéra l'économie des fiefs immédiats à proportion de celle des dynasties, trop souvent plus occupées à s'agrandir aux dépens les unes des autres que de se défendre ensemble de l'ennemi commun de leur religion et de leur État, tandis que cet ennemi en profitait avec autant d'adresse que de force. Cette confusion, qui dura jusque bien près du temps des rois qui ont usurpé le nom de catholiques par excellence, qu'ils ont transmis à leurs successeurs, ne laisse voir rien de bien clair ni de bien réglé parmi ces premiers vassaux des divers royaumes des Espagnes, sinon la part qu'ils avaient aux affaires, plus par l'autorité de leur personne, soit mérite, soit grandes alliances, soit grands biens, que par la dignité de ces biens mêmes. Le nom de grand était inconnu dans les Espagnes, celui de ricos-hombres passait pour la seule grande distinction, comme qui dirait puissants hommes, et ce nom, devenu commun à tous ceux des familles des ricos-hombres, s'était peu à peu extrêmement multiplié. La faiblesse et le besoin des rois les obligeait à souffrir cet abus dans les cadets subdivisés de ces ricos-hombres, ou dans des sujets dont le mérite ou les services ne permettaient pas de leur refuser un titre que l'exemple de ces cadets avait détaché de la possession des fiefs immédiats, enfin aux premières charges de leur maison; ce qui a peut-être donné la première idée, dans la suite, de la distinction des trois classes des grands que nous y voyons aujourd'hui.

Soit que l'usage de parler couvert aux rois pour les gens d'une certaine qualité fût de tout temps établi dans les Espagnes, comme il l'était constamment dans notre France d'être couvert devant eux jusqu'au milieu pour le moins des règnes de la branche des Valois; soit que cet honneur, d'abord réservé aux premiers vassaux pères de famille, eût peu à peu été communiqué à leurs cadets et aux enfants des cadets avec leurs armes si souvent chargées de bannières et de chaudières en Espagne, pour marque de leur ancien droit, et qui ont passé avec les filles dans des familles étrangères à ces premiers ricos-hombres à l'infini, qui écartelèrent ces armes, et souvent les prirent pleines; il est certain qu'il y avait un grand nombre de ces ricos-hombres dans les Espagnes, et qui, avec le nom, jouissaient de cet honneur de parler couverts au roi, par droit, par abus, ou par la nécessité de s'attacher les familles puissantes et d'éviter les mécontentements, lorsqu'y parurent les rois catholiques.

Les deux principales couronnes des Espagnes, la Castille et l'Aragon, qui peu à peu s'étaient réuni les autres, s'unirent entre elles par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle, et se confondirent dans leur successeur pour n'être plus séparées que par certaines lois, usages et privilèges propres à chacune d'elles. Ce sont ces deux époux qui, apportant chacun leur couronne, en conservèrent le domaine et toute l'administration indépendamment l'un de l'autre, et qui de là furent indistinctement appelés les rois, nonobstant la différence de sexe, ce qui a passé depuis eux jusqu'à nous dans l'usage espagnol pour dire ensemble le roi et la reine régnants, et qui enfin ne sont guère plus connus dans les histoires par leurs propres noms, et même dans le langage ordinaire, que par celui de rois catholiques, que Ferdinand obtint à bon marché des papes, et transmit à ses successeurs jusqu'à aujourd'hui, moins par la conquête de tout ce qu'il restait aux Maures dans le continent des Espagnes, que par la proscription des juifs, la réception de l'inquisition, le don des papes, qu'il reconnut, des Indes et des royaumes de Naples et de Navarre, avec aussi peu de droit à eux de les conférer, qu'à lui de les occuper par adresse et par force.

Devenu veuf d'Isabelle, il eut besoin de toute son industrie pour éluder l'effet du peu d'affection qu'il s'était concilié. L'Aragon et tout ce qui y était annexé avait des lois qui tempéraient beaucoup la puissance monarchique et en voulait reprendre tous les usages, que l'union du sceptre de Castille avec le sien avait affaiblis en beaucoup de façons. La Castille avec ses dépendances ne reconnaissait plus guère Ferdinand que par cérémonie et par vénération pour son Isabelle qui l'avait fait régent par son testament, et tous ne respiraient qu'après l'arrivée de Philippe Ier, dit le Beau, fils de l'empereur Maximilien lei et mari de la fille aînée des rois catholiques, à qui la tête avait commencé à tourner d'amour et de jalousie de ce prince, et à laquelle la Castille était déjà dévolue du chef d'Isabelle, en attendant que l'Aragon lui tombât aussi par la mort de Ferdinand, qui n'eut point d'enfants de Germaine de Grailly, dite de Foix, sa seconde femme, soeur de ce fameux Gaston de Foix, duc de Nemours, tué victorieux à la bataille de Ravenne, sans alliance, à la fleur de son âge, tous deux enfants de la soeur de Louis XII.

Tout rit donc à Philippe, à ce soleil levant, dès qu'il parut dans les Espagnes, et presque tous les seigneurs abandonnèrent le soleil couchant; lorsque le beau-père et le gendre allèrent se rencontrer. Dans le dessein de plaire à Philippe, les ricos-hombres ne voulurent point user à la rigueur du droit ou de l'usage de se couvrir devant lui, et il en profita pour le diminuer, ou du moins pour éclaircir le nombre de ceux qui en prétendaient la possession.

Tel fut le premier pas qui commença à limiter, et tout d'un temps à réduire en quelque forme, ce qui bientôt après devint une dignité réglée par différents degrés, sous le nom de grands d'Espagne. Philippe le Beau introduisit sans peine, par la facilité des ricos-hombres, qu'ils ne se couvrissent plus qu'il ne le leur commandât, et il affecta de ne le commander qu'aux grands seigneurs d'entre eux par les fiefs ou par le mérite, c'est-à-dire à ceux dont il ne pouvait aisément se passer. La douceur de son gouvernement, le mérite de sa vertu, les charmes de sa personne, sa qualité de gendre et d'héritier d'Isabelle, si chère aux Castillans, leur haine pour Ferdinand, sous l'empire duquel ils ne voulaient pas retomber, les rendit flexibles à cette nouveauté, qui prévalut sans obstacle. Mais Ferdinand, ne pouvant supporter sa propre éclipse, y mit bientôt fin. Il fut accusé d'avoir empoisonné son gendre, qui ne la fit pas longue après ce brillant voyage de prise de possession de la couronne de Castille. Jeanne son épouse acheva d'en perdre l'esprit de douleur. Leurs enfants étaient en bas âge, et Ferdinand reprit les rênes du gouvernement de la Castille, avec la qualité de régent. Sa mort les remit au grand cardinal Ximénès, dont le nom est immortel dans tout genre de vertus et de qualités éminentes, et que les Espagnols ne connaissent que sous le nom de Cisneros. On sait avec quelle justice et quelle capacité il gouverna en chef après les avoir tant montrées sous les rois catholiques, et avec quelle force et quelle autorité il sut contenir et réprimer les plus puissants seigneurs des Espagnes, dont toutes les couronnes, excepté celle de Portugal, étaient réunies sur la tête de Charles, fils aîné de Philippe le, le Beau et Jeanne la folle et enfermée, lequel devint si célèbre sous le nom de Charles-Quint.

Ximénès mourut comme il se préparait à remettre le gouvernement entre les mains de ce jeune prince, qui était déjà abordé en Espagne, mais qu'il ne vit jamais. On prétendit que sa mort n'avait pas été naturelle, et que le mérite prodigieux et la fermeté d'âme de ce grand homme épouvantèrent les Flamands, qui à la suite et à l'abri d'un jeune roi élevé chez eux et par eux-mêmes, venaient partager les dépouilles de l'Espagne. C'est à cette époque que disparurent les noms de Castille et d'Aragon, comme les leurs avaient absorbé ceux des autres royaumes des Espagnes. Charles fut le premier qui se nomma roi d'Espagne, dont il ne porta pas le titre depuis un an qu'il y eut débarqué. Le court espace qu'il y demeura ne fut rempli que de troubles, d'où naquit une guerre civile, pendant laquelle il perdit son aïeul paternel, l'empereur Maximilien Ier. Cette mort l'obligea de repasser la mer pour recueillir la couronne impériale qu'il emporta sur notre François Ier.

Voici la seconde gradation de la dignité de grand d'Espagne: plusieurs ricos-hombres qui s'étaient introduits à la cour de Charles-Quint en Espagne, le suivirent quand il en partit. D'autres furent invités à l'accompagner d'une manière à ne s'en pouvoir défendre, par honneur en apparence, en effet pour la tranquillité de l'Espagne, laissée à des lieutenants. Les ricos-hombres qui avaient suivi Charles-Quint prétendirent se couvrir à son couronnement impérial. Les principaux princes d'Allemagne en firent difficulté, et Charles-Quint, déjà habile, sut en profiter contre des gens éloignés de leur patrie, et qui, par ce comble de grandeur de toute la succession de Maximilien Ier arrivée à leur jeune monarque, se crurent hors d'état de lui résister. C'est ici qu'a disparu le nom de ricos-hombres, et que s'éleva en son lieu celui de grands, nom pompeux dont Charles-Quint voulut éblouir les Espagnols, dans le dessein d'abattre en eux une grandeur innée, pour en substituer une autre qui ne pût être qu'un présent de sa main. La facilité que les ricos-hombres avaient eue pour Philippe le Beau fraya le chemin de leur destruction à son fils, qui dès lors en effaça les droits et jusqu'au nom, et qui rendit le titre de grand aux plus distingués d'entre eux, mais en petit nombre et avec grand choix, tant de ceux qui l'avaient suivi, que de ceux qui étaient, demeurés en Espagne, et qui conservèrent l'usage de se couvrir, le traitement de cousin et d'autres prérogatives.

Charles-Quint n'osa pourtant faire expédier de patentes à aucun. Il se contenta d'avoir changé le nom, l'usage et restreint infiniment le grand nombre de ces seigneurs privilégiés, mis leur dignité dans sa main, et exécuté cette hardie mutation comme par une transition insensible pour ceux qui étaient conservés dans leurs distinctions, tandis qu'il les laissa se repaître du vain nom, qui, sous une idée trop vaste, ne renfermait rien de propre, et de l'imagination de se trouver d'autant plus relevés qu'ils étaient en plus petit nombre. Soit surprise, soit nécessité, comme il y a lieu de le croire, du moins de ceux qui, cessant d'être ricos-hombres, virent des grands sans l'être eux-mêmes, soit appât et flatterie, ce grand changement se fit sans obstacle et sans trouble; à peine en fut-il parlé, même en Espagne, où les lieutenants de l'empereur avaient conquis ou soumis toutes les places et toutes les provinces, et réduit tous les seigneurs.

Charles-Quint fit dans la suite de nouveaux grands en Espagne et dans les autres pays de sa domination, tant pour s'attacher de grands seigneurs et donner de l'émulation, que pour anéantir toute idée de ricos-hombres, et pour marquer en effet et que la dignité de grand d'Espagne était la seule de la monarchie, et que cette dignité unique était uniquement en ses mains.

Mais par une politique qui allait à flatter toute la nation, et qui, à l'exemple de celle des papes sur les cardinaux, tournait toute à sa propre grandeur, il l'établit dans un rang, des honneurs et des distinctions les plus grandes qu'il lui fut possible, et en même temps [qu'il lui fut] facile de faire admettre en Italie et en Allemagne, dictateur comme il était de celle-ci, et presque roi de celle-là, par les exemples éclatants que son bonheur et sa puissance surent faire des princes, des électeurs et des papes même, et plus encore des princes d'Italie qui ne respiraient qu'à l'ombre de sa protection, l'empire, l'Allemagne et l'Italie étant demeurés jusqu'à nos jours, depuis Charles-Quint, comme entre les mains de la maison d'Autriche, suivant le partage qu'il en fit lui-même en abdiquant; et cette maison toujours restée parfaitement unie, le même esprit a toujours conservé dans tous ces pays-là la même protection à la dignité de grand d'Espagne, et la même autorité au moins à cet égard, et pour des choses déjà établies, a maintenu les grands dans tout ce dont Charles-Quint les avait mis en possession partout, dont l'enflure a semblé, même aux Espagnols, les dédommager de ce qui leur a été ôté de plus réel.

Philippe II, sous prétexte d'honneur, porta une atteinte à cette dignité pour se l'approprier davantage. Ce fut lui qui introduisit la cérémonie de la couverture, comme ils parlent en Espagne, ou de l'honneur de se couvrir. J'en remets la description et de ses différences pour ne pas interrompre le gros de cette matière. S'il n'osa tenter de donner des patentes, il exécuta pis: c'est que, laissant les grands qu'il trouva dans la possession de l'honneur qu'ils avaient de se couvrir avant de commencer à lui parler, il voulut que ceux qu'il fit commençassent découverts à lui parler, et n'en créa aucun que de cette sorte. Ce fut ainsi qu'il donna l'être à la seconde classe des grands, et par même moyen qu'il forma la première classe de ceux de Charles-Quint, qui jusqu'alors avait été l'unique.

Pour résumer un moment avant de passer outre, jusqu'ici trois espèces et deux classes de grands. Trois espèces: la première, ceux qui au couronnement impérial de Charles-Quint passèrent par insensible manière de l'état de ricos-hombres à celui de grands, en conservant sous un autre nom, le rang et les usages dont ils étaient en possession, et continuant à se couvrir devant Charles-Quint sans qu'il leur dit le cobrios, ni qu'il parût de sa part aucune marque de concession, tandis que le reste des ricos-hombres demeura anéanti quant à ce litre, et à tout le rang, honneurs et usages qu'ils y prétendaient être attachés.

La seconde espèce, ceux tant Espagnols qu'étrangers, sujets de Charles-Quint, qu'il fit grands par ce seul mot cobrios, qu'il leur dit une fois pour toutes, sans cérémonie s'ils étaient présents, ou s'ils étaient absents par une simple lettre missive d'avis, par quoi ceux-là redevinrent ce qu'ils n'étaient plus, s'ils avaient été ricos-hombres, ou s'ils ne l'avaient pas été, ils devinrent ce qu'ils n'avaient jamais été: ces deux espèces, aussi sans concession en forme, ce qui vient d'être expliqué pour la deuxième n'en étant pas une, et la première encore moins, puisque ce ne fut que par une simple tolérance d'usage qu'elle continua de jouir des prérogatives dont elle se trouvait en possession. La troisième espèce se trouvera ci-dessous.

Deux classes donc de grands: la première, tous ceux de Charles-Quint; la seconde, ceux de Philippe II, lesquels forment notre troisième espèce, et la troisième gradation de la dignité de grand d'Espagne.

Philippe III alla plus loin, et fit la quatrième gradation en donnant le premier des patentes. Il prit le prétexte que, trouvant deux classes de grands établies, et voulant se réserver d'en faire de l'une et de l'autre, il était nécessaire de pouvoir les discerner par un instrument public. Il fit en effet des grands des deux classes, mais aucun sans patentes, et il n'y en a point eu depuis sans leur en expédier. Elles déclarent la classe, et contiennent l'érection en grandesse d'une terre de l'impétrant; à quoi le plus petit fief suffit, pourvu qu'il soit nûment mouvant du roi, ou si l'impétrant l'aime mieux, déclarent la grandesse sans terre, sous le simple nom dudit impétrant, après quoi il les fait enregistrer au conseil de Castille, de quelque pays qu'il soit et en quelque lieu que sa grandesse soit située.

C'est de l'établissement de ces patentes qu'est venue, je ne dirai pas simplement l'incurie qui pouvait avoir quelque usage antérieur fondé sur le mélange de politesse et d'indolence de la nation ou du dépit secret de la destruction de la rico-hombrerie, mais l'aversion si marquée des grands d'Espagne à observer entre eux, en quelque occasion que ce puisse être, aucun rang d'ancienneté. Ils n'en pourraient garder qu'à titre de dates. Ceux de Charles-Quint et de Philippe II n'ont point de patentes, par conséquent point de date écrite qui les puisse régler. Ceux des règnes postérieurs, qui ont tous des patentes ne veulent point montrer cette diversité qu'ils ne s'estiment pas avantageuse, et croient se trouver mieux de la confusion; tous veulent faire croire l'origine de leur dignité obscure par une antiquité reculée, et disent qu'étant une pour tous, même de différentes classes, tous ceux qui en sont revêtus sont égaux entre eux, et ne se peuvent entre-précéder ni suivre que par l'ordre qu'y met le hasard.

Ils sont en effet si jaloux de n'y point observer d'autre ordre, que, y ayant eu chapelle au sortir de la couverture de mon second fils, il voulut laisser des places au-dessus de lui sur le banc des grands, et y faire passer ceux qui arrivèrent après lui, sans qu'aucun le voulût faire. Il prit garde, par mon avis, à n'arriver que des derniers, et le dernier même aux chapelles suivantes. On s'en aperçut; plusieurs grands de ceux avec qui j'avais le plus de familiarité me dirent franchement qu'ils sentaient bien que c'était politesse, mais qu'elle ne les accommodait point, m'en expliquèrent la raison, et me prièrent que mon fils ne prît plus du tout garde à la manière de se placer, et qu'il se mit désormais parmi eux au hasard, comme ils le pratiquaient tous, ce qu'il fit aussi après que j'eus connu leur désir. Il arriva même qu'à la cérémonie de la Chandeleur, où les ambassadeurs ne se trouvent point, comme je l'expliquerai ailleurs, et où j'assistai comme grand d'Espagne, le hasard fit que mon fils me précéda à recevoir le cierge et à marcher à la procession, singularité dont les grands parurent assez aises.

La troisième classe, fort différente des deux premières en certaines choses essentielles, et surtout à la couverture, mais qui leur est pareille dans tout ce qui se présente le plus souvent dans les fonctions et dans l'ordinaire du courant de la vie, est d'une date que je n'ai pu découvrir. S'il était permis de donner des conjectures en ce genre, je l'attribuerais à Philippe III, sur l'exemple de Philippe II son père, qui inventa la seconde. Ce qui me la persuaderait est l'inclination galante et facile de Philippe III, qui eut beaucoup de maîtresses et de favoris, et qui ne pouvant refuser ses grâces aux sollicitations des unes et aux empressements des autres, aura inventé cette classe, qui les satisfit pour l'extérieur sans mécontenter les autres grands, par la disproportion effective qu'il mit entre les deux premières et cette dernière, qui souvent n'est qu'à vie, et ne va au plus qu'à deux générations de l'impétrant. Les autres différences entre les trois classes se trouveront en leur lieu.

Les rois d'Espagne ont fait aussi des grands de première classe à vie en quelques occasions particulières, et le plus souvent pour se débarrasser des difficultés de rang en faveur des princes étrangers, auxquels, comme tels, on n'en accorde aucun en Espagne, et qui s'y trouvent au-dessus de toutes prétentions quand ils peuvent obtenir celui de grands, et parmi eux et mêlés, sans nulle idée, qui n'en serait pas soufferte, de se distinguer d'eux en quoi que ce soit. Sans en aller chercher des exemples bien loin, le prince Alexandre Farnèse, le duc Joachim-Ernest d'Holstein et en dernier lieu le landgrave Georges de Hesse-Darmstadt, tué à Barcelone, général de l'armée de Charles II, furent ainsi faits grands de la première classe pour leur personne seulement.

Il est arrivé aussi des occasions singulières qui ont engagé les rois d'Espagne de permettre à un seigneur de se couvrir en cette occasion-là seulement sans le faire grand d'Espagne, et c'est, entre autres exemples, mais ceux-là fort rares, ce qui arriva lors du passage de l'archiduchesse Marie-Anne d'Autriche par le Milanais, allant en Espagne épouser Philippe IV. Elle était accompagnée de sa part des ducs de Najara et de Terranova, grands d'Espagne, qui se couvraient devant elle. Le marquis de Caracène était pour lors gouverneur du Milanais et point grand. Philippe IV lui envoya ordre de se couvrir, mais pour cette seule occasion, à cause de la dignité du grand emploi qu'il remplissait, et sans le faire grand.

La distinction des classes des grands, qui fut le prétexte de leur expédier des lettres patentes pour l'érection de leurs différentes sortes de grandesses, en servit encore pour une autre sorte d'expédition aussi favorable à l'autorité royale que funeste à la dignité de grandi qui y trouva une cinquième gradation par les suites qu'elle eut, et pour lesquelles elle fut établie, sans rien paraître d'abord de ce qui arriva de cette expédition.

Cette autre sorte d'expédition est un certificat que le secrétaire de l'estampille expédie à chaque grand de la date de sa couverture, et suivant quelle classe il a été admis, qui marque le parrain qui l'y a présenté, et la plupart des grands qui y ont assisté, de sorte que cette expédition se donne nécessairement à tous les grands, non seulement nouvellement faits, mais devenus tels par succession directe ou indirecte, parce que tous indistinctement ont une fois en leur vie à faire leur couverture.

C'est de cette couverture que dépendent tellement le rang et toute espèce de prérogatives de la grandesse de toute classe, que le grand de succession, même de père à fils, et non contestée, ne peut jouir d'aucune des distinctions attachées à cette dignité qu'il n'ait fait sa couverture, par quoi il devient vrai par l'usage que les héritiers des grands de toute classe, même leurs fils, ne le deviennent en effet que par la volonté du roi qui, à la vérité, accorde presque toujours cette couverture dans la même semaine qu'elle lui est demandée, mais qui peut si bien la refuser, et par conséquent suspendre tout effet de la dignité dans celui qui a cette cérémonie à faire, que le refus n'en est pas sans exemple, et pour confirmer cette étrange vérité, j'en choisirai le plus récent et peut-être en tout le plus marqué.

J'ai suffisamment parlé ci-dessus du duc de Medina-Sidonia à propos du testament de Charles II, pour n'avoir rien à y ajouter. Il mourut grand écuyer, chevalier du Saint-Esprit et conseiller d'État, dans la faveur, l'estime et la considération qu'il méritait; et d'une soeur du comte de Benavente ne laissa qu'un fils unique, gendre du duc de l'Infantado. Ce fils avait des amis, de l'esprit, de la lecture et du savoir, avec le défaut de la retraite et la folie d'aller dans les boucheries faire le métier de boucher, et d'un attachement à son sens et à ses coutumes, que rien ne pouvait vaincre; il conserva donc la golille et l'habit espagnol, quoiqu'on fit sa cour au roi d'être vêtu à la française. La plupart des seigneurs s'y étant accoutumés, le roi vint à défendre tout autre habit, excepté à la magistrature et à la bourgeoisie chez qui la golille et l'habit espagnol furent relégués, et interdit à tous autres de paraître devant lui vêtus autrement qu'à la française. C'était avant la mort du duc de Medina-Sidonia, grand écuyer, qui, aidé de l'exemple général, ne put jamais obtenir cette complaisance de son fils, lequel s'abstint d'aller au palais. C'était au fort de la guerre; il y suivit constamment le roi et son père, campant à distance, ne le rencontrant jamais, et servant comme volontaire, se trouvant et se distinguant partout. Son père mort, et lui devenu duc de Medina-Sidonia, il fut question de sa couverture. De s'y présenter en golille, il n'y avait pas d'apparence; vêtu à la française, il ne le voulut jamais. Conclusion, qu'il a vécu douze ou quinze ans de la sorte, et est mort peu avant que j'allasse en Espagne, ayant autour de cinquante ans, sans avoir jamais joui d'aucune prérogative de la grandesse, qui, à la cour et hors de la cour, sont également suspendues sans difficulté à quiconque n'a pas fait sa couverture. C'est son fils qui a épousé la fille du comte de San-Estevan de Gormaz, qui n'a pas eu la folie de son père, et qui a été fait chevalier de la Toison d'or avec son beau-père, en la promotion que fit Philippe V en abdiquant.

On va aisément de l'un à l'autre; telle est la nature des progrès quand ils ne trouvent point de barrières. Sixième gradation de la grandesse pour arriver au point où elle se trouve aujourd'hui. De cette puissance de suspendre tout effet de la grandesse, les rois ont prétendu les grandesses même amovibles à leur volonté, encore que rien d'approchant ne se trouve dans pas une de leurs patentes. De cette prétention s'est introduite une coutume qui l'établit puissamment, et qui est une des différences de la première classe d'avec les autres. Le temps précis de son commencement, je ne l'établirai pas, mais s'il n'est pas de Philippe II, auquel il ressemble fort, et qui a établi les deux classes en inventant la seconde, il ne passe point Philippe III. C'est que toutes les fois que l'on succède à une grandesse qui n'est pas de la première classe, fût-ce de père à fils, l'héritier donne part au roi par une lettre, même de Madrid à Madrid, de la mort du grand auquel il succède, et la signe sans prendre d'autre nom que le sien accoutumé, et point celui de grand qu'il doit prendre, ni faire sentir, en quoi que ce soit de la lettre, qu'il se répute déjà grand. Le roi lui fait réponse, et dans cette réponse, le nomme non de son nom accoutumé, mais de celui de la grandesse qui lui est échue, et le traite de cousin et avec toutes les distinctions qui appartiennent aux grands. Après cette réponse, et non plus tôt, l'héritier prend le nom de sa grandesse et les manières des grands; mais il attend pour le rang et toutes les prérogatives la cérémonie de sa couverture. Ainsi le roi est non seulement le maître de suspendre tant qu'il lui plaît l'effet de la grandesse de toute classe, en suspendant ou refusant la couverture (comme il vient d'être montré par l'exemple du dernier duc de Medina-Sidonia, grand de première classe et de Charles-Quint), mais encore le nom et le titre, dont les héritiers les plus incontestables, même de père à fils, pour les grandesses qui ne sont pas de première classe, font nécessairement un acte si authentique de reconnaître qu'il ne leur appartient pas de le prendre, jusqu'à ce qu'il ait plu au roi par sa réponse de le leur donner, quoique sans concession nouvelle. De ce que ceux de la première classe n'y sont point assujettis, je me persuade encore davantage que cet usage est né sous Philippe II, avec la distinction des classes, et que Philippe III, qui, pour faire passer les patentes, se servit du prétexte de faire des grands des deux classes, n'osa envelopper dans cet usage les grands qu'il fit de la première à l'instar de ceux de Charles-Quint, qui n'avait connu ni cet usage ni plus d'une classe de grands.

Voilà pour du possible; mais du possible à l'effet il n'y a qu'un pas pour les rois, et cet effet s'est vu sous la dernière régence. Les histoires sont pleines des orages qui agitèrent le gouvernement de la reine mère de Charles II pendant sa minorité, et de ses démêlés avec don Juan d'Autriche, bâtard du roi son mari et d'une comédienne, qui, soutenu d'un puissant parti, la força de se défaire du jésuite Nitard qui, sous le nom de son confesseur, s'était fait l'arbitre de l'État, et qui, par un nouveau prodige, de proscrit, de chassé qu'il était à Rome, y devint ambassadeur extraordinaire d'Espagne, et en fit publiquement toutes les fonctions avec son habit de jésuite jusqu'à ce qu'il le changea en celui de cardinal. À sa faveur en Espagne succéda le célèbre Vasconcellos, fameux par son élévation et par sa chute, plus fameux par sa modération dans sa fortune et par son courage dans sa disgrâce, qui le fit plaindre même par ses ennemis. Don Juan, qui voulait être le maître, et ne pouvait souffrir de confidents serviteurs ni de ministres accrédités auprès de la reine, s'irrita contre celui-ci, comme il avait fait contre le confesseur, et il en vint pareillement à bout. Vasconcellos, qui venait d'être fait grand, et dont la naissance, sans être fort illustre, n'était pourtant pas inférieure à celle de quelques autres grands, fut dépouillé de sa dignité, sans crimes, et fut relégué aux Philippines, où il dépensa tout ce qu'il avait en fondations utiles et en charité, y vécut longtemps et content, et y mourut saintement, sans que, depuis tant de temps et tant de différents gouvernements en Espagne, il ait été question de grandesse pour sa postérité à qui elle devait passer, qui dure encore, et qui vit obscure dans sa province.

Telles ont été les différentes gradations de la grandesse, qui ne sont pas encore épuisées, sur lesquelles il faut remarquer que les étrangers, je veux dire les grands d'Espagne qui sont en Flandre et en Italie, y jouissent de toute leur dignité sans être obligés d'en aller prendre possession en Espagne; mais s'ils y font un voyage, alors ils sont soumis à la cérémonie de la couverture, et en attendant suspendus de tout rang. Cette triste aventure arriva sous Philippe V au dernier comte d'Egmont, en qui cette illustre maison s'est éteinte, lequel, pour avoir perdu son certificat de couverture du secrétaire de l'estampille, fut obligé de la réitérer.

Mais ce n'est pas encore tout ce que l'autorité des rois s'est peu à peu acquise sur les grands d'Espagne. En voici une septième gradation. Ils y ont ajouté un tribut d'autant plus humiliant, que c'est celui de leur dignité même; cela s'appelle l'annate et la mediannate. Celle-ci se paye à l'érection d'une grandesse, et va toujours à plus de douze mille écus argent fort. Quelquefois le roi la remet, et c'est une véritable grâce qui s'insère dans les patentes, en sorte que l'honneur de la dignité et la honte du tribut qui y est attaché se rencontrent dans le même instrument, dont mes patentes de grand d'Espagne de la première classe sont un exemple récent. Mais rien de plus ordinaire que le refus de cette grâce, et du temps que j'étais en Espagne, le duc de Saint-Michel de la maison de Gravina, l'une des plus grandes de Sicile, qui y avait perdu ses biens lorsque l'empereur s'empara de ce royaume, et qui venait d'être fait grand pour les services qu'il y avait rendus, postulait cette remise, et ne fit point sa couverture tant que je fus en Espagne, parce qu'elle ne lui fut point accordée, et qu'il ne se trouvait point en pouvoir de payer. Je ne parle point encore des autres frais qui se font à l'occasion d'une érection de grandesse, qui ne vont, guère loin moins en salaires et en gratifications indispensables, mais dont la remise de la mediannate, quand le roi la fait, supprime de droit les deux tiers.

L'annate est un tribut qui se doit tous les ans à cause de la grandesse, et si le revenu en est trop petit, parce qu'un simple fief mouvant nûment du roi suffit pour l'établissement d'une grandesse, ou nul comme celles qui sont seulement attachées au nom et point à une terre, comme récemment celle du duc de Bournonville; alors cela s'abonne à tant par an. Quelquefois encore celui qui est fait grand en est exempté pour sa vie, et alors cette grâce s'insère aussi dans les patentes, et les miennes en sont encore un exemple, mais jamais aucun des successeurs, dont l'annate est toujours plus forte que celle de l'impétrant, et il est arrivé à plusieurs d'être saisis, faute de payement d'années accumulées, et d'être encore suspendus de tout rang jusqu'à parfait payement. Outre ces deux sortes de droits, il y en a un troisième; faute duquel saisie et suspension de rang se font aussi. C'est un droit plus fort que l'annate ordinaire à chaque mutation de grand. De l'époque précise de ces usages, je n'en suis pas instruit, mais il y a toute apparence que, si elle n'est pas la même que celle de l'établissement des patentes, pour le moins se sont-ils suivis de près.

Il ne faut pas oublier que la diversité des classes est une espèce de mystère parmi les grands, qu'ils n'aiment pas à révéler, ou par vanité d'intérêt ou par politesse pour les autres, et d'autant plus difficile à démêler que la différence ne s'en développe qu'aux couvertures, qui s'oublient bientôt après; car pour les distinctions qu'y fait le style de chancellerie, c'est un intérieur qui demeure dans leurs papiers.

De prétendre maintenant que le nom et la dignité de grand fit connue avant Charles-Quint, c'est ce que je crois sans aucun fondement, d'autant qu'il ne paraît rien qui distinguât le grand du rico-hombre, pu, si l'on veut, les ricos-hombres entre eux, du côté des prérogatives. J'ai donc lieu de me persuader que c'est une idée de vanité, destituée de toute réalité, pour donner plus d'antiquité à la dignité de grand, en faire perdre de vue l'origine, et la relever au-dessus de celle des ricos-hombres, lesquels étaient les plus grands seigneurs en naissance et en puissance, relevant immédiatement de la couronne, et avec droit de bannière et de chaudière, qu'ils mirent souvent dans leurs armes, d'où on en trouve tant dans celles des maisons d'Espagne; or, comme le titre de ricos-hombres, leurs armes et ces marques passèrent peu à peu à leurs cadets, et ensuite dans d'autres maisons par les filles héritières, c'est de là, comme je l'ai remarqué, que les ricos-hombres étaient devenus si multipliés par succession de temps lorsqu'ils disparurent jusqu'au nom même à l'invention de celui de grand par l'adresse et la puissance de Charles-Quint.

Comme ce prince ne donna point de patentes pour cette dignité, il est très difficile de distinguer, parmi les premiers grands espagnols, ceux qui, pour ainsi dire, le demeurèrent, c'est-à-dire, qui de ricos-hombres devinrent insensiblement grands, conservant simplement sous ce titre les prérogatives que leur donnait celui qu'ils avaient eu jusque-là, d'avec ceux qui, n'étant point du nombre des ricos-hombres, furent néanmoins faits grands dans la suite par le même Charles-Quint. J'aurais du penchant à croire que ce prince eut le ménagement de n'élever à la grandesse que ceux de ce rang parmi les Espagnols, pour les flatter davantage dans ce grand changement, quoique je n'aie aucun autre motif de cette opinion que celui de la convenance. Si elle était vraie, cette distinction à faire serait peu importante, puisqu'il ne s'agirait entre eux que de n'avoir point cessé de jouir de leurs prérogatives, par un passage comme insensible d'un titre ancien à un nouveau, ou d'avoir cessé d'en jouir un temps, et d'y avoir été rétablis après par ce mot cobrios, dit sans cérémonie, ou par une lettre missive sans forme de patentes, ni de vraie nouvelle concession. Quoi qu'il en soit, la commune opinion en Espagne, et qui usurpe l'autorité de la notoriété publique, admet en ce premier ordre de grands, devenus insensiblement tels de ricos-hombres qu'ils étaient lors de l'établissement du titre de grand, les ducs de Medina-Celi, d'Escalona, del Infantado, d'Albuquerque, d'Albe, de Bejar et d'Arcos, les marquis de Villena et d'Astorga, les comtes de Benavente et de Lémos, pour la couronne de Castille; et pour celle d'Aragon les ducs de Segorbe et de Montalte, et le marquis d'Ayetone. Plusieurs y ajoutent pour la Castille, les ducs, de Medina-Sidonia et de Najara, les ducs de Frias et de Rioseco, l'un connétable, l'autre amirante héréditaire de Castille, et le marquis d'Aguilar, tous à la vérité si anciennement et si fort en tout des plus grands et des plus distingués seigneurs, surtout Medina-Celi, qu'on a peine à leur disputer cette même origine. On verra dans les états des grands d'Espagne quelles maisons portaient ces titres, et de celles-là où ils ont passé.

CHAPITRE XIII. §

Indifférence pour les grands des titres de duc, marquis, ou comte. — Titre de prince encore plus indifférent. — Succession aux grandesses. — Majorasques. — Étrange chaos de noms et d'armes en Espagne et sa cause. — Bâtards; leurs avantages et leurs différences en Espagne. — Récapitulation sur la grandesse. — Étrange coutume en faveur des juifs et des Maures baptisés. — Nulle marque de dignité aux armes, aux carrosses, aux maisons, que le dais. — Honneurs dits en France du Louvre. — Distinction de quelques personnes par-dessus les grands. — Démission de grandesses inconnues en Espagne. — Exemples récents de grands étrangers expliqués. — Successeurs à grandesses ont rang et honneurs.

Il y a maintenant deux choses à expliquer: l'indifférence des titres de duc, marquis et comte; la succession à la dignité.

Pour la première, il faut encore en revenir aux ricos-hombres, tige, pour ainsi dire, de la dignité des grands. On a vu que ce titre de ricos-hombres, avec toutes les distinctions qui y étaient attachées, ne fut d'abord que pour les grands vassaux immédiats à bannière et à chaudière, et que dans la suite de leur multiplication, usurpée ou concédée à la nécessité du temps ou à la confusion des affaires des divers royaumes qui ont si longtemps composé les Espagnes, les cadets de ces ricos-hombres, leurs gendres et la postérité des uns et des autres se maintint peu à peu dans la possession de ce titre, sans posséder ces premiers grands fiefs, qui dans leurs auteurs en avaient été le fondement. Lorsque les titres de duc, de marquis et de comte commencèrent à s'introduire dans les Espagnes, ce ne fut que pour les grands vassaux effectifs, qui étaient ces ricos-hombres premiers, dont le titre s'étant multiplié dans la suite par la voie qui vient d'être expliquée, elle servit de même pour la multiplication des titres de duc, de marquis et de comte; et ces derniers-ci, comme bien plus modernes, et comme n'ayant en soi dans les Espagnes aucune distinction de prérogative attachée, n'était qu'un accompagnement indifférent au titre de rico-hombre; il fut aussi dès lors indifférent d'être duc, marquis ou comte, parce que l'unique distinction éclatante et supérieure à toute autre, n'était attachée, qu'au titre de rico-hombre. Bien est vrai que le duché manquait et fut effectivement une terre plus noble et plus grande que le marquisat et le comté, et c'est ce qui fit que tous les ducs espagnols d'alors, se trouvant les plus distingués seigneurs et les plus riches d'entre les ricos-hombres, passèrent tous de ce titre à celui de grand, sous Charles-Quint, sans concession et comme insensiblement; or comme il n'y eut plus alors que la grandesse à qui le rang et les prérogatives fussent attachés comme ils l'étaient uniquement auparavant à la rico-hombrerie, à laquelle les titres de duc, marquis et comte étaient indifférents parce qu'ils ne lui donnaient rien, ces mêmes titres, ne donnant rien aussi à la grandesse, lui furent également indifférents. Il est pourtant vrai que, dans les Espagnols naturels, duc et grand sont synonymes; non pas seulement en tant seulement que duc ait aucune prérogative au-dessus du marquis et du comte comme tels, mais bien parce que depuis Charles-Quint tous les ducs espagnols passèrent de la rico-hombrerie à la grandesse; et ce prince et ses successeurs ont si peu érigé de duchés en Espagne sans y joindre en même temps la grandesse, que de ce peu-là même il n'y en a plus aucun qui ne soit devenu grandesse ou qui ne soit tombé à des grands.

Le titre de prince est si peu connu en Espagne, et en même temps si peu goûté, qu'aucun Espagnol ne l'a jamais porté, jusqu'aux enfants des rois, si on en excepte quelques-uns des héritiers présomptifs de la couronne, à qui le titre de prince des Asturies est affecté en reconnaissance de l'attachement de cette province à ses rois du temps des Maures, et par laquelle ils recommencèrent à régner, et à s'opposer à ces infidèles. Encore fort peu d'aînés l'ont-ils porté, la singularité du nom d'infant et d'infante, qui ne signifie pourtant que l'enfant, jointe à l'usage, ayant toujours prévalu pour ceux des rois. Les étrangers sujets d'Espagne, qui dans leur pays portent le titre de prince, l'ont apporté avec eux en Espagne, sans rang aucun pour les sujets ou non sujets, s'ils ne sont grands, et sans donner aux Espagnols naturels la moindre envie de s'accoutumer pour eux-mêmes à ce titre, quelques droits qu'ils y puissent prétendre, suivant d'autres manières qui ont prévalu chez leurs voisins à bien meilleur marché.

La manière de succéder à la dignité de grand n'a rien de distinct de la manière de succéder aux biens; et comme ils passent tous sans distinction en quenouille et de femelle en femelle à l'infini, aussi font les grandesses, avec la confusion de noms et d'armes qu'entraîne ce même usage, établi parmi les Espagnols, de joindre à son nom tous les autres noms de ceux des biens desquels on devient héritier, surtout avec les grandesses, qui se substituent ainsi à l'infini, à la proximité du sang, sans distinction de mâle et de femelle, sinon du frère à la soeur, ou en quelques maisons ou occasions peu communes, de l'oncle paternel à la nièce.

Ce sont, pour le dire en passant, ces substitutions de terres érigées ou non en grandesses qu'ils appellent majorasques, et qui ne peuvent jamais être vendues pour dettes ni pour aucun cas que ce soit, mais qui se saisissent par les créanciers pour les revenus seulement, et jusqu'à une certaine concurrence, dont une partie plus ou moins légère, selon la dignité des terres et leurs revenus, demeure au propriétaire pour aliment avec les casuels. C'est ce qu'ils croient être le salut des maisons, et c'est par cette raison que presque toutes les terres sont substituées en Espagne; de là vient que, n'y ayant point de fin à ces substitutions, il y a si peu de terres dans le commerce, et que ce peu qui y pourraient être n'y sont plus en effet, parce qu'elles deviennent le seul gage des créanciers, et qu'elles ne se peuvent acheter en sûreté. J'eus la permission du roi et du roi d'Espagne d'en acheter une en Espagne et d'y établir ma grandesse. Je me bornai même au plus petit fief relevant nûment du roi. Je me retranchai après à l'acheter cher sans aucun revenu. En deux années de recherches il me fut impossible d'en trouver, quoique plusieurs personnes de considération et du conseil même s'y soient soigneusement employées. Je ne dis pas que cela ne se puisse trouver, mais je dis que cela est extrêmement difficile. Il ne faut pas oublier que les héritiers de ces substitutions héritent aussi de tous les domestiqués, femmes et enfants de ceux dont ils héritent, qui se trouvent chez eux ou entretenus par eux; de manière que, par eux-mêmes ou par ces successions, ils s'en trouvent infiniment chargés. Outre leur logement, chez eux ou ailleurs, ils leur donnent à chacun une ration par jour, suivant l'état et le degré de chaque domestique, et à tout ce qui en peut loger chez eux deux tasses de chocolat à chacun tous les jours. Du temps que j'étais en Espagne, le duc de Medina-Celi, qui, à force de substitutions accumulées dont il avait hérité, était onze fois grand, et qui depuis a hérité encore de plusieurs autres grandesses, avait sept cents de ces rations à payer par jour. C'est aussi ce qui les consume.

Mais pour revenir à ces héritages, il arrive souvent que les héritiers par femmes des grandes maisons et par plusieurs degrés femelles laissent tout à fait leurs propres noms et armes, que dans la suite un cadet reprend quelquefois, tellement que, dans la multitude des noms et des armes, qui souvent ne se suivent pas, quelquefois même dans l'unicité, ce n'est pas une petite difficulté parmi les Espagnols, même entre eux, de démêler le vrai nom d'avec ceux qui ont été ajoutés, ou de savoir si tel nom qui se porte seul est le véritable. Ainsi des armes de celles-ci je n'en ai pu avoir le temps que fort en gros. Pour les noms, c'est ce qui m'a donné le plus de peine à bien éclaircir sur les lieux avec ceux qui passaient pour être les plus instruits sur ces matières et sur celles de la grandesse, d'aucun desquels je n'ai été plus satisfait ni plus pleinement que du profond savoir du duc de Veragua, fils de celui dont j'ai fait mention en parlant du testament de Charles II, qui m'a fait la grâce de vouloir bien m'en instruire avec une bonté, une simplicité, une patience et une exactitude peu communes. Je dois encore à la vérité cette justice aux Recherches historiques et généalogiques, d'Imhof, des grands d'Espagne, que j'y portai exprès, qu'elles y sont estimées des connaisseurs, et qu'elles m'ont infiniment aplani de difficultés, soit en m'apprenant un grand nombre de choses que j'ai trouvées vraies par l'information la plus scrupuleuse et la plus multipliée que j'en ai pu prendre, soit par m'avoir donné lieu à des questions nombreuses qui m'ont beaucoup instruit dans le peu que je le suis; soit encore en m'apprenant à me défier des meilleurs livres par trouver des fautes en celui-ci, en recherchant exactement en mes conversations la vérité ou la fausseté, et le mélange de toutes les deux de plusieurs choses qu'il avance, mais non bien importantes. Avec un plus long séjour, moins de fonctions et d'occupations, et le Tizon, d'Espagne à discuter comme j'ai fait les Recherches d'Imhof, j'aurais pu rapporter de bonnes choses; mais ce livre, jamais je ne l'ai pu recouvrer. Ils l'ont bien quelques-uns, en Espagne, et sourient quand on leur en parle, sans s'en expliquer jamais. Ils l'ont fait supprimer tant qu'ils ont pu partout à force de soins, d'autorité où elle a eu lieu, et même d'argent, parce qu'il prétend prouver que presque toutes les maisons considérables et les plus distinguées d'Espagne sont bâtardes, et souvent plus d'une fois, en quoi presque tous les grands et les plus hauts seigneurs d'Espagne sont enveloppés. Quoique leur bâtardise cachée, s'ils en ont, m'ait échappé, et ce s'ils en ont n'est pas douteux en général, il faut néanmoins dire un mot de leurs sentiments et de leurs usages pour la grandesse et pour les successions par rapport aux bâtards.

Convenons de bonne foi qu'à cet égard l'Espagne se sent encore d'avoir été pendant plusieurs siècles sous la domination des Maures, et du commerce de mélange qu'elle eut depuis avec eux presque jusqu'au règne des rois catholiques. Car il est très vrai qu'elle ne sent pas assez toute la différence d'une naissance légitime d'avec une naturelle provenue de deux personnes libres. Ces sortes de bâtards héritent sang difficulté presque comme les légitimes, et sont grands par succession, s'il ne survient un légitime par le mariage du père; en ce cas, le bâtard a sa part de droit qui peut même être grossie jusqu'à un certain point par la volonté du père. De ceux-là sont sorties des maisons puissantes et très difficiles à démêler d'avec les légitimes. Ils deviennent grands, non seulement par succession directe, à faute de légitime, mais encore par succession féminine et collatérale; et si cette sorte de bâtard est fils d'un fort grand seigneur, et aimé de lui, il trouve à se marier très souvent aussi bien que s'il était légitime. Lui passé, il n'y a plus de différence.

Les bâtards d'une fille et d'un homme marié ont aussi leur part, mais très légère; s'il y a un légitime, ils sont tout à fait sous sa main, le père alors ayant les siennes bien plus liées à l'égard du bâtard. Ceux-ci n'ont pas la même part aux successions femelles et collatérales que ceux de deux libres, lesquels, à faute de frères et de soeurs légitimes, les recueillent entièrement. Néanmoins cette espèce adultérine ne laisse pas de trouver des partis avantageux, s'ils sont sans frères et sans soeurs légitimes, ou s'ils sont fils de fort grands seigneurs qui les aiment, leur postérité perd avec le temps la flétrissure de son origine, et supplée quelquefois en tout à la légitime, quoique bien plus rarement que l'autre espèce de simples bâtards. On en a vu de toutes les deux, ayant des frères légitimes, être faits grands par le crédit de leurs pères, et fonder alors de plain-pied des maisons presque pareilles à celles dont ils sortaient par bâtardise, et dans la suite, leur postérité et la légitime tout à fait confondues. Il y a encore des exemples récents de ces sortes de grands. Tel est aujourd'hui un bâtard du duc d'Abrantès, frère du duc de Liñarès, mort sans enfants vice-roi du Mexique, sous le commencement du règne de Philippe V, et frère de l'évêque de Cuença, devenu duc d'Abrantès par la mort de ce frère et de son père, duquel j'ai parlé à propos du plaisant adieu qu'il fit à l'ambassadeur de l'empereur le jour de l'ouverture du testament de Charles II. Cet évêque, qu'on n'appelle jamais que le duc d'Abrantès, a trouvé le crédit à mon départ d'Espagne, c'est-à-dire fort peu après, de faire faire grand ce frère bâtard, pour soutenir la maison éteinte, que j'ai expliquée plus haut, et on le nomme le duc de Liñarès. Ce sont ces usages plus qu'abusifs qui ont donné cette distinction aux grands mariés comme aux non mariés, que leurs bâtards, et comme tels, sont admis dans l'ordre de Malte, comme chevaliers de justice, sans différence des légitimes. Il faut sur cela remarquer qu'après la perte de Rhodes, cet ordre, devenu errant et prêt à se dissiper, fut protégé et recueilli par Charles-Quint, qui lui donna l'île de Malte en toute souveraineté, fors l'hommage annuel de quelques oiseaux pour la chasse, et qu'encore aujourd'hui l'ambassadeur de Malte ne se couvre point en aucun cas devant le roi d'Espagne, bien qu'il le reçoive en audience publique où les grands assistent couverts, et où je me suis trouvé comme grand avec eux, quoique cet ambassadeur jouisse à Madrid, et par toute l'Espagne, de toutes les autres prérogatives du caractère d'ambassadeur, excepté aux chapelles, où il n'a ni place ni fonction. Or, cette obligation envers la couronne d'Espagne, jointe aux usages particuliers à ce seul pays sur les bâtards, peut avoir eu grande part à l'admission de ceux des grands dans l'ordre de Malte. Je dis ce seul pays, les comtes de Guldenlew ne pouvant faire exemple dans ce recoin du Nord, demi païen encore dans sa domination, puisque ces bâtards des rois de Danemark n'en font pas même pour la Suède, ni pour tout le reste du Nord, qui n'abhorre pas moins la bâtardise qu'on la déteste et qu'on l'anéantit dans toute l'Allemagne.

Pour les doubles adultérins, ils demeurent dans toute l'Espagne dans une entière obscurité, faute de ne pouvoir nommer leur mère, et d'avoir trouvé un jurisconsulte comme Harlay, lors procureur général du parlement de Paris, qui ait appris à faire reconnaître des enfants sans mère. Quels que soient ces restes de moeurs, morisques qui infectent encore l'Espagne, elles n'y vont pas jusqu'à connaître ceux-ci, pour lesquels toute l'horreur et le néant dû à la naissance illégitime s'est rassemblé sur les doubles adultérins, dont la monstrueuse espèce ne peut être censée dans aucune sorte d'existence.

Les exemples des don Juan, bâtards de filles et de leurs rois, confirment ce que je viens d'expliquer, et qui s'entendra et s'expliquera mieux encore par là, en se souvenant que ceux des particuliers ont les mêmes droits, proportion gardée, qui est ce qui élève tant ceux des grands, et qui met ceux des rois comme au niveau des princes légitimes.

Ramassons en deux mots ce qui vient d'être expliqué de l'essence de la dignité de grand d'Espagne.

Nulle mention d'elle avant Charles-Quint.

Ricos-hombres, ou puissants hommes qui étaient grands et immédiats feudataires des divers royaumes des Espagnes avec droit de bannière et de chaudière, y étaient la seule dignité connue jusqu'à nous, parlaient couverts à leurs rois, et se mêlaient des grandes affaires. Si à titre de droit ou de puissance, d'usage ou de concession; si de succession ou de besoin que les rois avaient d'eux, obscurité entière. Pareille obscurité sur leurs autres prérogatives et fonctions.

Se multiplièrent cadets, même collatéraux par femmes, et de femmes en femmes, par mérite, après service ou besoin, enfin par grandes charges, sans posséder ces grands fiefs immédiats; devenus ricos-hombres, prirent bannières et chaudières; d'où si fréquentes aux armoiries.

Tels étaient-ils devenus sous les rois catholiques.

Leur complaisance pour Philippe le Beau en haine de Ferdinand, coup mortel à leur dignité.

Puissance de Charles-Quint; son adresse à son couronnement impérial les anéantit, et comme par insensible transpiration, leur substitua sans concession, sans cérémonie, la nouvelle dignité de grand d'Espagne, d'abord d'entre les ricos-hombres, puis d'autres; leur conserva le droit de lui parler couverts et leur en procura de grands en Allemagne et en Italie par politique, et qui subsistent encore par l'appui de cette même puissance de la maison d'Autriche et de cette même politique.

Cérémonie de la couverture et distinction de deux classes de Philippe II.

Concessions et patentes de Philippe III, auteur vraisemblable de la troisième classe, d'où mystère des classes, aisé parmi les grands, et leur aversion d'aucun rang d'ancienneté entre eux.

Prétention des relis, née des patentes, de la nécessité de leur consentement pour succéder à la grandesse, même en directe, établie par l'usage, et la manière de donner part au roi, et d'en recevoir la réponse, dont la première classe est seule exempte.

De là encore prétention des rois d'en suspendre le rang passée en usage, dont divers exemples, tant en refusant d'admettre à la couverture, qu'en autres cas.

Certificat de couverture sans lequel nul rang, même l'ayant faite si le certificat est perdu, et alors la réitérer, dont exemples. Grands étrangers habitant hors de l'Espagne exceptés, si ce n'est qu'ils y aillent, même en passant: alors soumis.

Prétention dés rois, née des précédentes, de pouvoir priver de la grandesse sans crime d'État, ni autre grave, dont exemple en Vasconcellos et de sa postérité jusqu'à aujourd'hui.

Des patentes et de l'établissement successif de ces prétentions sont nés les tributs à raison de la dignité. Ils sont trois :

Mediannate, qui au moins va à plus de quarante mille livres pour le roi seul, sans les autres sortes de salaires et d'autres droits; se paye au roi à chaque érection de grandesse; se remet quelquefois, et alors la remise s'exprime dans les patentes mêmes; se demande quelquefois, et est refusée, dont exemples;

Annate, qui est un droit annuel plus ou moins fort, mais moindre que la mediannate; il ne se paye point par l'impétrant, et ne se remet jamais aux successeurs;

Mutation, autre droit, moins fort que le premier, plus fort que le dernier, qui se paye par tout successeur à son avènement à la grandesse, et ne se remet jamais. Droits contraints par saisie et par suspension de rang quand il plaît au roi, jusqu'à parfait payement, dont plusieurs exemples.

Fief le plus petit en tout genre, mais relevant immédiatement du roi, suffit pour établir une grandesse; elle s'établit quelquefois sur le nom, sans fief, dont exemples existants, à l'imitation des ricos-hombres, cadets, sans grands fiefs dans leurs décadences: en ces cas, abonnement pour fixer la quotité des tributs susdits.

Indifférence entière, parmi les grands, des titres de duc, marquis et comte, venue de ce que ces titres s'établirent en Espagne vers la fin des ricos-hombres, dont la dignité, étant unique, rie reçut rien de ces titres que la simple dénomination; la grandesse ayant été substituée à la rico-hombrerie pour unique dignité d'Espagne, les titres de duc, marquis et comte y sont restés de même condition qu'auparavant, encore que, dans le fait, il ne reste plus aucun duc espagnol qui, par succession de temps, ne soit devenu grand, espagnol s'entend, et dont le duché soit en Espagne. De pareille condition de ces trois titres est celui de prince, qui ne donne et n'ajoute quoi que ce soit par lui-même en Espagne, et que nul Espagnol naturel n'a encore porté.

Rien de distinct en la succession aux grandesses de la manière de succéder à tous les autres biens. Les femelles en sont capables en tout temps en Espagne, et sont préférées aux mâles par la proximité du sang, et ainsi de femelles en femelles. Appelées de même aux substitutions des terres ou majorasques, qui sont très fréquentes et toujours à l'infini; d'où naît la difficulté du commerce des terres de toute espèce qui se trouvent presque toutes substituées, et les autres soumises aux créances. De là encore cette obscurité presque impénétrable des vrais noms et des vraies armoiries, qui tombent aux appelés avec les biens.

Ce qui ajoute encore avec indécence à cette obscurité est l'ancienne coutume de donner aux Maures et maintenant encore aux juifs qui se convertissent, et que les grands seigneurs tiennent au baptême, non seulement leur nom de baptême, mais celui de leur maison, avec leurs armes qui passent pour toujours dans ces familles infimes, et qui, avec le temps, les confondent avec les véritables, et les leur substituent encore plus aisément lorsqu'elles viennent à s'éteindre.

Bâtards en Espagne ont des avantages inconnus chez toutes les autres nations chrétiennes, venus du mélange avec les Maures qui y a si longtemps duré.

Peu de différence des bâtards de deux libres d'avec les légitimes un peu plus de ceux d'une fille et d'un homme marié. Ils héritent et sont capables de recueillir les substitutions. De là plusieurs maisons de cette origine, et quelquefois redoublée, qui n'en sont guère moins considérables. D'autres en nombre dont ce défaut est obscur. Pour ceux d'une femme mariée, ou les doubles adultérins, leur proscription et l'infamie de leur origine est telle en Espagne qu'elle devrait être partout, c'est-à-dire sans espérance et sans exemple d'exception. Ils y sont sans nom, sans biens, sans existence.

Du fond de la dignité même de grand d'Espagne que je viens d'essayer d'expliquer, il en faut venir aux usages, et commencer par ceux qui nous sont connus et qu'ils n'ont pas.

Les grands ni leurs femmes n'ont aucune marque de dignité sur leurs carrosses ni à leurs armes; ce n'est point l'usage en Espagne pour aucune charge ni dignité que ce soit. Si quelques-uns d'eux conservent ces anciennes distinctions des bannières et des chaudières des ricos-hombres, elles sont communes à tous ceux de leur maison qui ne sont point grands, et se mettent dans l'écu en bordure ou en écartelure. Il n'y a pas jusqu'aux petits hommes armés et à cheval du connétable de Castille, et aux ancres de l'amirante qui ne soient en bordure. Il est pourtant vrai, que quelques-uns, en petit nombre, portent les bannières en dehors de l'écu, et quelquefois même l'en environnent; mais cela ne tient point lieu de marque de dignité en Espagne. Pour la Toison d'or, ceux qui l'ont en portent le collier autour de leurs armes, et pareillement celui du Saint-Esprit, ceux à qui on l'a donné. Depuis que les ducs de France et les grands d'Espagne fraternisent en rang et en honneurs, il y a plusieurs de ceux-ci qui, en Espagne et sans en être jamais sortis, ont pris le manteau ducal; peu de grands espagnols naturels l'ont encore fait. La reine même n'a point de housse.

Les balustres et les autres distinctions extérieures y sont inconnues, même chez le roi et la reine, excepté le dais; mais ce dais descend chez tous les titulados, dont il y en a quelquefois de fort étranges: j'expliquerai ce que c'est en son temps. Toute la différence est que les dais de ceux-ci ne sont que de damas tout simple, avec un portrait du roi dessus, et que ceux des grands sont de velours et riches, sans portrait, avec quelquefois leurs armes brodées dans la queue. Ainsi les dais des uns paraissent être pour le portrait, et celui des autres pour leur dignité et pour eux-mêmes. À l'égard des balustres, peut-être que l'usage de coucher en des lieux retirés qu'on ne voit point, et de n'avoir point de ces lits qui ne sont que pour la parade, en a banni la distinction.

La manière de bâtir en Espagne fait que ce que nous appelons en France les honneurs du Louvre n'y peut exister. Les palais du roi, et tous les autres, ont une grande porte cochère, à condition qu'aucun carrosse n'y peut entrer; mais il y en a une image. Après, cette porte il y a, au palais de Madrid, un grand vestibule noir et obscur, couvert, court, mais qui s'étend en deux petites ailes, et qui aboutit à quelques marches d'une galerie qui sépare deux cours pavées de grandes pierres plates, avec un grand escalier tout en dehors au bout de cette galerie. Dans ce vestibule couvert entrent les carrosses des grands et de leurs femmes, des cardinaux et des ambassadeurs, et en ressortent dès qu'ils sont descendus à la galerie; ils rentrent de même pour les prendre quand ils veulent remonter pour s'en aller. Tous les autres hommes et femmes descendent et remontent devant la grande porte, et tous les carrosses se rangent dans la grande place du palais. Au Buen-Retiro, entre plusieurs cours, il y en a deux de suite, comme au Palais-Royal à Paris, mais infiniment plus grandes. Tous les carrosses entrent dans la première et y restent. Les seuls grands et leurs femmes, les cardinaux et les ambassadeurs entrent dans les leurs sous le corps de logis qui sépare les deux cours, et y descendent dans une galerie ouverte qui conduit au bas du degré, et leurs carrosses passent outre dans la deuxième cour pour y tourner. Ils les allaient attendre après dans la première, et entraient comme en arrivant quand leurs maîtres ou maîtresses voulaient y remonter pour s'en aller. Maintenant, c'est-à-dire longtemps avant que j'allasse en Espagne, et je ne sais sous quel règne, leurs carrosses demeurent dans la seconde cour, et ne font plus qu'avancer pour reprendre leurs maîtres ou leurs maîtresses où ils les ont descendus. Ce dernier petit avantage était encore nouveau de mon temps, peut-être sur l'exemple des ambassadeurs qui l'ont toujours eu.

Il faut se souvenir ici des distinctions extrêmes qu'on a vues plus haut du président et même du gouverneur du conseil de Castille par-dessus les grands qui arrêtent devant lui dans les rues, qui n'en ont pas la main chez lui, et qui n'en sont point visités en quelque occasion que ce soit, qui est reçu et conduit au carrosse par un majordome quand il va au palais, et qui y est seul assis en troisième avec le majordome-major et le sommelier du corps, en attendant que le roi paroisse ou qu'il soit appelé dans le cabinet, en présence de tous les grands debout;

De celle du majordome-major du roi, qui partout les précède tous, et en place distinguée, et qui est assis à côté du roi, au bal, à la comédie, aux audiences singulières, les grands debout, et qu'il est comme leur chef;

De celle du majordome-major de la reine, qui chez elle, aux audiences, les précède tous;

De celle des cardinaux, sur eux qui, en présence du roi, sont extrêmes, mais nulles en son absence. J'aurai occasion d'en parler ailleurs.

Enfin, de celles des ambassadeurs qui, à la vérité, sont peu sensibles et ne se rencontrent pas souvent.

J'ai remarqué celles des conseillers d'État, même point grands, qui à leur exclusion, ont le droit d'aller en chaise à porteurs comme les dames.

À l'égard de celles-ci, toutes celles d'une qualité distinguée, sans distinction des femmes de grands, se font souvent porter en chaise par la ville et même au palais, dans l'escalier, jusqu'à la porte extérieure de l'appartement de la reine, où leurs chaises et leurs porteurs les attendent, sans le mezzo-termine, trouvé à Versailles, de payer pour faire porter les livrées du roi aux porteurs des personnes qui n'ont pas les honneurs du Louvre. La vérité est qu'il n'y a guère que les dames du palais, et fort peu d'autres grandes dames, femmes de grands, à qui je l'ai vu faire. À propos de livrée, souvent on n'en a point, puis on en reprend, et jamais presque les mêmes. Jusqu'au fond de la couleur de la livrée, on la change presque tous les ans dans la même maison. Elles sont la plupart sombres et toutes fort simples, et les carrosses et les chaises au-dessous de la simplicité. Les boues de Madrid l'hiver, sa poussière l'été, et l'air qui résulte de la quantité et de la nature étrange de ces boues, qui ternit les meubles et jusqu'à la vaisselle d'argent, est cause de cette grande simplicité, mais qui n'est pas pour les ambassadeurs.

Les grands n'ont point l'usage de se démettre de leur dignité comme les ducs, en France; mais en Espagne, le successeur direct d'une grandesse et sa femme ont des honneurs et un rang, en attendant qu'elle leur soit échue par la mort de celui à qui ils ont droit de succéder. Le comte de Tessé, en faveur duquel le maréchal son père eut la permission d'en user comme les ducs à leur exemple ne serait pas traité ni reconnu comme grand en Espagne du vivant de son père. La chose faite et le rang pris ici, on en tira un consentement du roi d'Espagne, parce qu'il ne devait point avoir d'usage en Espagne, où le comte de Tessé ne devait point aller, et encore ce consentement fut-il difficile et tardif. Philippe V a pourtant fait deux exceptions à cette règle, que nul autre roi n'avait enfreinte avant lui.

La première fut en faveur du duc de Berwick, auquel, en récompense de ses services après la bataille d'Almanza, il donna la grandesse de première classe, les duchés de Liria et de Quirica, anciens apanages des infants d'Aragon, pour y établir sa grandesse et jouir, en propriété, de ses terres de quarante mille livres de rente; la liberté d'y appeler tel de ses enfants qu'il voudrait, pour en jouir même de son vivant et sa postérité ensuite; la faculté de changer ce choix pendant toute sa vie, et le pouvoir de le changer encore par son testament, toutes grâces inouïes et proportionnées à l'importance de la victoire d'Almanza. En conséquence, son fils aîné eut en Espagne la grandesse, les duchés, et porta le nom du duc de Liria où il s'établit, puissant par son mariage avec la soeur du duc de Veragua qui en recueillit depuis le vaste et riche héritage.

L'autre exception fut faite en faveur de la fonction dont je fus honoré d'aller ambassadeur extraordinaire en Espagne faire la demande de l'infante pour le roi, conclure le futur mariage, en signer le contrat et assister de sa part au mariage du prince des Asturies avec une fille de M. le duc d'Orléans, lors régent du royaume. À l'instant que la cérémonie en fut achevée, le roi d'Espagne s'avança à moi dans la chapelle même du château de Lerma, et avec mille bontés me fit l'honneur de me dire qu'il me donnait la grandesse de la première classe pour moi, et en même temps pour celui de mes deux fils que je voudrais choisir pour en jouir dès à présent avec moi, et la Toison d'or à l'aîné. Comme j'avais la permission de l'accepter, je choisis sur-le-champ le cadet, et les lui présentai tous deux pour le remercier, avec moi, de ses grandes grâces, puis à la reine qui ne me témoigna pas moins de bontés, auxquelles j'eus le bonheur de voir toute la cour applaudir, à laquelle aussi j'avais tâché de plaire. Comme on retournait deux jours après à Madrid, on remit à y faire la réception de l'un et la couverture de l'autre.

Il est bon toutefois de remarquer que ces deux exemples ont été faits en deux occasions uniques en faveur de deux étrangers à l'Espagne, pour deux personnes dont la démission ne multipliait rien, parce que, comme ducs de France, nous avions déjà les mêmes rangs, honneurs et prérogatives en Espagne que les grands, droit et usage de nous trouver partout avec et parmi eux, qui étaient bien aises que j'en profitasse souvent. Ce fut aussi ce qui nous empêcha, M. de Berwick et moi, de faire pour nous-mêmes la cérémonie de la couverture, parce qu'elle ne nous donnait rien dont nous ne fussions en possession entière; aussi assistai-je parmi les grands, et couvert comme eux, à la couverture de mon fils, qui est une cérémonie où les ambassadeurs ne se trouvent point.

CHAPITRE XIV. §

Cérémonie de la couverture et ses différences pour les trois différentes classes chez le roi d'Espagne, et son plan. — La même cérémonie chez la reine d'Espagne, et son plan. — Tout ancien prétexte de galanterie pour se couvrir aboli. — Distinction de traits et d'attelages. — Femmes et belles-filles aînées de grands seules et diversement assises. — Séance à la comédie et au bal. — Grands, leurs femmes, fils aînés et belles-filles aînées expressément et seuls invités à toute fête, plaisir et cérémonie, et à quelques-unes les ambassadeurs

Après avoir parlé des usages que nous connaissons et que les grands d'Espagne n'ont pas, il faut venir au rang; honneurs et prérogatives dont ils jouissent, et conclure après, tant de celles qu'ils ont que de celles qu'ils n'ont pas, quelle idée juste on doit avoir de leur dignité. Comme la clef du rang et des honneurs dont les grands d'Espagne jouissent est la cérémonie de leur couverture, comme on l'a vu plus haut, et que c'est encore où la différence des classes des grands est presque uniquement sensible, il faut commencer par sa description. Elles sont toutes semblables suivant leurs classes, tout y est tellement réglé qu'il n'y a point à s'y méprendre, ni à y accorder ou retrancher quoi que ce soit. Comme je n'ai vu que celle de mon fils, on ne trouvera donc pas étrange que ce soit celle-là que je décrive, puisque, de même classe, toutes sont en tout parfaitement semblables.

D'abord le nouveau grand ou celui qui succède à un autre, car cela est pareil pour la couverture, visite tous les grands; j'y menai mon fils. Ensuite il en choisit un pour être son parrain. L'amitié, la parenté et d'autres raisons semblables en font faire le choix, et ce choix lui est honorable. Je crus en devoir prier un grand et principal seigneur, bien avec le roi d'Espagne et qui fût agréable à notre cour; c'est ce qui m'engagea à prier le duc del Arco, grand écuyer et favori du roi, qu'il avait fait grand, de faire cet honneur à mon fils. C'est au parrain à prendre l'ordre du roi du jour de la cérémonie, d'en faire les honneurs, tant au palais que chez le nouveau grand, de l'avertir du jour marqué, et d'en avertir aussi le majordome major du roi, qui a soin d'envoyer un billet d'avis à tous les grands. Ce dernier, à l'occasion de mon fils, prétendit que c'était à lui à demander le jour au roi et m'en fit faire quelque insinuation. J'évitai de l'entendre pour ne pas blesser un si grand et si respectable seigneur, ni le grand écuyer aussi, et avec lui tous les glands; j'en avertis néanmoins ce dernier qui s'éleva d'abord, mais qui, en ma considération, l'ignora, et prit cependant l'ordre du roi d'Espagne qui le donna pour le .., et c'est toujours le matin.

Le jour venu, le parrain invite un, deux ou trois grands comme tels, et qui bon lui semble, pour l'accompagner chez le nouveau grand qu'il va prendre et qu'il mène au palais dans son carrosse avec eux, et l'en ramène de même, où tous lui donnent la première place. Ces autres grands aident au parrain à faire les honneurs, et le nouveau grand se fait accompagner en cortège.

Le duc del Arco ne prit avec lui que le duc d'Albe, oncle paternel et héritier de celui qui est mort ambassadeur d'Espagne à Paris, à cause des places du carrosse que nous remplissions mon fils et moi. Il eut, comme je l'ai dit ailleurs, la politesse de venir dans son carrosse, et non dans un du roi dont il se servait toujours, parce que dans celui-là il ne pouvait donner la main à personne. Je ne pus jamais empêcher, quoi que je fisse, qu'ils ne se missent tous deux sur le devant, mon fils et moi eûmes le derrière. Je crus plaire aux Espagnols de marcher à cette cérémonie avec tout l'appareil de ma première audience, et j'y réussis. Six de mes carrosses, entourés de ma livrée à pied, suivaient celui du duc del Arco, où nous étions, et personne autour; quinze ou dix-huit autres seigneurs de la cour marchèrent après les miens remplis de ma suite: tout Madrid était aux fenêtres ou dans les rues.

Nous trouvâmes les gardes espagnoles et wallonnes en bataille dans la place du Palais, qui rappelèrent à notre passage en arrivant et en retournant.

À la descente du carrosse nous fûmes reçus par ce qui s'appelle en Espagne la famille du roi, c'est-à-dire une grosse troupe de bas officiers de sa maison et une autre d'officiers plus considérables, au milieu du degré, avec le majordome de semaine, qui était le marquis de Villagarcias, qui était Guzman et a été depuis vice-roi du Mexique.

L'escalier depuis le bas jusques en haut bordé des hallebardiers sous les armes avec leurs officiers. Tous ces honneurs ne sont que pour la première classé. Au haut du degré quelques grands, qui par cette même distinction descendirent deux marches. Beaucoup de personnes distinguées dans l'escalier et jusqu'à la porte de l'appartement, et une foule de grands et de seigneurs nous attendaient dans la première pièce, mais cela n'est que de civilité; la vérité est qu'elle fut extrême, et que tous me dirent qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir vu tant de concours de grandesse et de noblesse à aucune couverture, et, à ce que, j'y vis, il fallut le croire.

Les gardes du corps étaient en haie sous les armes à notre passage dans leur salle et à notre retour. Dans cette première pièce au delà de la salle des gardes on attend que le roi soit arrivé dans celle qui suit, et cependant compliments sans fin, et invitation au repas qui suit chez le nouveau grand; lui, son parrain et ses amis particuliers vont invitant le monde, il fait prier tous les grands, tous leurs fils aînés, et les maris des filles aînées de ceux qui n'ont point de fils. Cela est de règle. On peut prier aussi d'autres seigneurs amis ou distingués: on le fait d'ordinaire, et nous en invitâmes plusieurs.

Le roi arrive, la cérémonie commence. Le majordome de semaine sort et vient avertir le nouveau grand que le roi est entré par l'autre côté. Tous les grands entrent, saluent le roi et se placent. Les gens de qualité en font autant; les portes s'investissent de curieux; et le nouveau grand entre tout le dernier, ayant son parrain à sa droite et le majordome de semaine à sa gauche. La marche est fort lente: ils font presque en entrant tous trois de front et tous trois ensemble une profonde révérence au roi, qui ôte à demi son chapeau et le remet. Il est debout sur un tapis de pied sous un dais, son capitaine des gardes en quartier derrière lui, couvert parce qu'il est toujours grand, le dos à la muraille. Personne du même côté où est le roi que le majordome-major du roi, qui est couvert, le dos à la muraille, vers le bout du côté des grands; en retour des deux autres côtés jusqu'à la cheminée qui est vis-à-vis du roi, les grands couverts le dos à la muraille, d'un seul rang qui ne se redouble point et personne devant eux. Devant la cheminée, qui est grande, les trois autres majordomes découverts.

Depuis la porte par où les grands et la cour est entrée, jusqu'à l'autre vis-à-vis par où le roi est entré, qui fait le quatrième côté de la pièce où sont les fenêtres, qui sont fort enfoncées et fort larges, sont tous les gens de qualité de la cour, découverts, pêle-mêle, les uns devant les autres, tant qu'il y en peut tenir, et le reste regarde par les deux portes en foule sans avancer dans la pièce. Cette première révérence faite; le parrain quitte le nouveau grand et se va mettre après tous les grands, entre la porte par où il vient d'entrer et la cheminée, le dos à la muraille, et s'y couvre, et fait ainsi aux autres grands les honneurs pour le nouveau grand. Celui-ci s'avance lentement avec le majordome à sa gauche. Au milieu de la pièce ils font en même temps, et de front, une deuxième révérence profonde au roi, qui à celle-là ne branle pas; puis, sans partir de la place, salue le majordome-major et les autres côtés des grands, prenant garde de ne pas tourner tout à fait le dos au roi. Le majordome-major, le capitaine des gardes et tous les grands se découvrent entièrement, mais ne laissent pas tomber leur chapeau fort bas, puis tout de suite se recouvrent.

Le majordome, qui conduit le nouveau grand et qui a fait la même révérence que lui aux grands, le quitte dès qu'elle est achevée, et se retire vis-à-vis d'où il se trouve, du côté des fenêtres, un pas au plus en avant des gens de qualité, à qui le nouveau grand ni lui n'ont point fait de salut. Le nouveau grand, demeuré seul au milieu de la place, s'avance de nouveau avec la même lenteur jusqu'au bord du tapis de pied où est le roi, à qui en arrivant près de lui il fait une profonde et troisième révérence, à laquelle le roi ne remue pas. Si le grand est de première classe, le roi prend l'instant qu'il commence à se relever de sa révérence pour prononcer cobrios. Si de la seconde, il le laisse relever et parler, et faire ensuite la révérence; en se relevant, il prononce cobrios, et quand il est couvert le roi lui répond. Si de la troisième, le roi ne prononce cobrios qu'après avoir répondu, il se couvre un instant, puis se découvre, baise la main du roi, et le reste comme il va être expliqué. À ceux de première classe, le roi ayant prononcé cobrios comme le grand se relève de sa troisième révérence, il s'incline de nouveau profondément du corps à ce mot, mais sans révérence, et en se relevant se couvre avant de commencer à parler. Les ambassadeurs ne se trouvent point à cette cérémonie, ni aucune dame.

J'étais à la muraille comme duc de France, ou comme déjà grand, parmi eux et couvert. On peut croire que je regardais de tous mes yeux par la curiosité de la cérémonie, et beaucoup plus dans l'inquiétude, comment mon fils s'en tirerait, qui avec un grand air de respect et de modestie n'en eut point du tout d'embarras, et fit tout de fort bonne grâce et à propos, il faut que cela m'échappe. Je remarquai la bonté du roi, qui, en peine qu'il manquât à se couvrir à temps, lui fit deux fois de suite signe de le faire comme il se relevait de son inclination après le cobrios. Il obéit, et s'étant couvert, il fit, comme c'est l'usage, un remerciement au roi de demi-quart d'heure, pendant lequel il mit quelquefois la main au chapeau et le souleva deux fois, à une desquelles le roi mit la main au sien. À toutes ces démonstrations qui ne sont pas pourtant prescrites et qui ne se font qu'en nommant notre roi, ou quelquefois disant Votre Majesté au roi d'Espagne, tous les grands les imitèrent en même temps que lui. Il finit en se découvrant, fit une révérence profonde, et se couvrit en se relevant. Tous les grands se découvrirent et se recouvrirent en même temps. Aussitôt après, le roi, toujours couvert, lui répondit en peu de mots .

Lorsqu'il finit de parler, le nouveau grand se découvre, ploie un genou tout à fait à terre, prend la main droite du roi, qui est exprès dégantée, avec la sienne, la baise, se relève et fait une profonde révérence au roi, qui alors se découvre tout à fait et se recouvre à l'instant, et le nouveau grand passe au coin du tapis de pied, salue tous les côtés des grands qui sont découverts et s'inclinent un peu à lui, et il va pour cette unique fois se placer à la muraille au-dessus d'eux tous, à côté et au-dessous du majordome-major, sans aucune façon ni compliment. Là il se couvre et eux tous, et après quelques moments, le roi se découvre, s'incline un peu aux trois côtés des grands, et se retire. Tous vont chez la reine, excepté le nouveau grand, sa famille, son parrain et ses amis particuliers, qui suivent le roi parmi les félicitations, et à la porte de son cabinet lui font leurs remerciements de nouveau, mais sans discours en forme, après quoi le nouveau grand, avec ce qui l'a accompagné, va aussi chez la reine. Le plan fera mieux entendre toute la cérémonie.

1. Pièce où l'on attend que le roi arrive dans la salle d'audience.
2. Porte par où la cour entre ; fermées avant son arrivée.
3. Porte par où le roi entre ; fermées avant son arrivée.
4. Curieux entassés regardant par les portes.
5. Le roi debout sous un dais sur un tapis de pied.
6. Le capitaine des gardes du corps en quartier.
7. Le majordome-major.
8. Le nouveau grand lorsqu'il se retire à la muraille.
9. Les grands d'Espagne aux murailles.
10. La place à peu près où je me trouvai.
[11. Cheminée.]
12. Le parrain.
13. Les trois majordomes du roi.
14. Gens de qualité.
15. Le quatrième majordome du roi lorsque, après la deuxième révérence, il a quitté le nouveau grand.
16. Première révérence du nouveau grand, après laquelle son parrain le quitte et se retire à la muraille.
17. Deuxième révérence, après laquelle le majordome de semaine quitte le grand, et se va mettre du côté des seigneurs, et prend garde qu'ils ne s'avancent pas dans la salle, et que l'enfilade des deux portes demeure libre et vide.
18. Troisième révérence du nouveau grand seul; il se couvre, parle au roi, l'écoute, lui baise enfin la main dans cette même place, puis se retire à la muraille.
0. Personne entre la porte et le roi qui sort par cette même porte, et tout ce qui veut sortir par là après lui, au lieu qu'il entre seul par là avec ses officiers seulement qui par leurs charges le peuvent.

Chez la reine on attend comme chez le roi dans la pièce qui précède celle de l'audience, qui est fort singulière au palais de Madrid; elle est fort longue et peu large; c'est le double d'une galerie intérieure qui entre par un bout dans l'appartement de la reine, et par l'autre dans celui de la princesse des Asturies et dans celui des infants. Cette salle d'audience communique avec la galerie dans toute leur longueur par de grandes arcades ouvertes dont elle tire tout son jour, et qui en font presque une même pièce avec la galerie, qui est pourtant plus longue que la salle d'audience du côté de l'appartement de la princesse des Asturies et des infants. Un quart de la longueur de cette salle est retranché par des barrières à hauteur d'appui et couvertes de tapis du côté d'en bas, qui ne se mettent que pour ces cérémonies, et qui ne se mettent que pour ce moment-là. Vis-à-vis au haut de la salle, assez près de la muraille et en face de la porte et de la barrière, la reine est assise dans un fauteuil plus haut que les fauteuils ordinaires, avec un extrêmement gros carreau de velours à grands galons d'or sous ses pieds, un dais et un grand tapis de pied, ayant derrière son fauteuil un exempt des gardes du corps découvert, et qui n'est point grand; s'il l'était, car il y en a, il serait couvert. À sa gauche en retour, qui est le côté de la muraille, une haie de grands couverts, le majordome-major de la reine à leur tête, et une place vide entre lui et le premier des grands, pour le nouveau grand quand il se retire à la muraille. Les grands ne redoublent point, et personne devant eux jusqu'à la barrière. À la droite, vis-à-vis du majordome-major de la reine, la camarera-mayor, les dames du palais et d'autres dames. Les femmes et les belles-filles aînées des grands au-dessus des autres, et à la différence d'elles ayant chacune un gros carreau devant elles, et les autres, pour grandes dames qu'elles soient, n'en ont point. Ceux des femmes des grands sont de velours en toute saison, ceux de leurs belles-filles aînées de damas ou de satin en toute saison, avec ordinairement de l'or à la plupart, toutes debout à ces couvertures. Après les daines sont de suite les señoras de honor. Dans l'entrée de la barrière, mais très peu avant et en face de la reine, des seigneurs et gens de qualité découverts, les uns devant les autres, et derrière les barrières ceux de moindre condition. Dans les arcades qui joignent la galerie à la salle d'audience les caméristes de la reine derrière les dames du palais, et dans les autres les officiers de la reine.

En attendant que la reine soit arrivée, tous les hommes attendent dans la pièce qui précède la salle d'audience, où les invitations se continuent au repas à ceux à qui on pourrait avoir manqué de les faire chez le roi.

La reine arrivée avec les dames et placée, celui de ses trois majordomes qui est de semaine ouvre par dedans la porte de la salle d'audience et vient avertir. Alors tous les grands entrent, se placent à la muraille et se couvrent. Le parrain n'a point là de fonction, il entre avec les autres grands, et se place indifféremment parmi eux. Plusieurs seigneurs et gens de qualité entrent aussi après, mais les uns devant, les autres après le grand nouveau, à qui on laisse un grand passage libre; il entre lentement avec le majordome de semaine à sa gauche, ils dépassent la barrière, et quand il s'est avancé quelques pas, il fait à la reine une profonde révérence avec le majordome qui aussitôt après le quitte, et se retire quelques pas vers les gens de qualité à gauche. À cette première révérence la reine se lève en pied et se rassait incontinent; et lors les grands se découvrent et se recouvrent. Ensuite le nouveau grand s'avance lentement au milieu de la pièce, où il fait à la reine la deuxième révérence, qui s'incline un peu sans se lever; puis, sans partir de la place, il fait une révérence aux dames entièrement tourné vers elles, et montrant l'allonger en toute la longueur de leur ligne du haut en bas, mais pourtant par une seule révérence. Toutes s'inclinent beaucoup, qui est leur révérence.

Le nouveau grand se tourne ensuite par-devant la reine vers les grands, toujours sans bouger de la même place, et leur fait une révérence moins profonde qu'aux dames. Sitôt qu'il se tourne aux grands, ils se découvrent et se recouvrent lorsque le nouveau grand se tourne vers la reine après les avoir salués. Il s'avance après jusque sur le tapis de la reine, et tout auprès de son carreau; il y fait sa troisième révérence, et en se relevant se couvre et fait son compliment et le reste comme chez le roi, suivant la même différence des classes, mais il se couvre au temps que la classe dont il est le demande, sans que la reine le lui dise, parce qu'elle ne fait pas les grands. Il lui baise la main dégantée comme au roi, un genou à terre, et s'avance pour cela à côté du carreau. La reine s'incline après à lui, et il se retire à la muraille . Quelques moments après, la reine s'incline aux grands et aux dames, et se retire, et les grands se découvrent et s'en vont.

Le plan fera mieux entendre la cérémonie.

1 L'exempt des gardes du corps de semaine chez la reine.
2 La reine.
3 Son majordome-major.
4 Place où le nouveau grand se retire à la muraille.
5 Grands.
6 La camarera-mayor.
7 Les dames du palais et les femmes et belles-filles aînées de grands.
8 Les señoras de honor et autres dames de qualité.
9 Seigneurs et gens de qualité.
10 Curieux de moindre distinction.
11 Caméristes.
12 Officiers de la reine.
13 Première révérence du nouveau grand avec le majordome de semaine.
14 Place où se retire le majordome après la première révérence.
15 Deuxième révérence du nouveau grand seul.
16 Troisième révérence du nouveau grand, et place où il se couvre et parle.
0 Personne eu toutes ces places.

Il faut remarquer que toutes les révérences que le nouveau grand, son parrain et le majordome de semaine, font à la couverture chez le roi et chez la reine, sont toutes à la française, même pour les Espagnols, ce qui s'est apparemment introduit lorsque Philippe V a défendu la golille et l'habit espagnol en sa présence à tout ce qui n'est ni robe ni bourgeoisie ni marchands et au-dessous.

Au moment que la reine s'ébranle pour se retirer, le nouveau grand va faire la révérence et un compliment à chacune de toutes les dames qui sont à la cérémonie et qui ont l'excellence, et point aux autres, commençant par la camarera-mayor, et ne s'arrêtant qu'un instant devant chacune, pour avoir le temps d'aller à toutes. Cette nécessité de se hâter a mis en usage le même compliment, très bref, qui se répète à toutes, en glissant de l'une à l'autre on leur dit : A los piés de Vuestra Excelencia et rien que cela; la dame sourit et s'incline: cela se fait plus posément aux unes qu'aux autres suivant leur qualité, leur faveur ou leur âge. Si la reine n'est pas encore rentrée, et on se hâte d'avoir fait auparavant, le nouveau grand court à la porte de la galerie qui donne dans son appartement intérieur et lui fait là encore un remerciement. Je pris la liberté d'abuser peut-être de celle qu'elle m'avait bien voulu donner auprès d'elle, je l'appelai pour l'arrêter, lui faire mon remerciement, et donner le temps à mon fils de lui venir faire le sien. Cela ne lui déplut pas, et elle nous reçut et nous répondit avec beaucoup de bonté. Dès qu'elle est rentrée, compliments pêle-mêle, et félicitations d'hommes et de dames, comme on ferait en notre cour. Cela dure quelque temps, puis les dames suivent la reine, d'autres s'en vont chez elles, et les hommes s'écoulent.

Il ne reste plus à la cour d'Espagne trace aucune de cette tolérance de la vanité prétextée de la galanterie espagnole de l'ancien temps, de personne qui s'y couvre sans autre droit que celui de son entretien avec la dame qu'il sert, dont l'amour le transporte au point de ne savoir ce qu'il fait, si le roi ou la reine sont présents, et s'il est couvert ou non. Cette tolérance était abolie longtemps avant l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne. Il n'en reste pas même d'idée. Il n'y a occasion ni prétexte qui laisse couvrir personne que les grands, les cardinaux et les ambassadeurs.

De chez la reine nous allâmes chez le prince des Asturies; il n'y a là aucune sorte de cérémonie. On l'environne en foule, ni lui ni personne ne se couvre; mais le nouveau grand, son parrain, le grand ou les grands qu'il a menés le prendre, et ses plus familiers qui font les honneurs de la cérémonie sont les plus près du prince. Cela dure quelques moments. Il s'y trouva et, s'y trouve toujours en ces occasions beaucoup de grands et d'autres seigneurs; on nous dit que chez la princesse des Asturies cela se serait passé de même; mais un érésipèle la retenait au lit, et on n'y voit ni princesses ni dames. On ne va point chez les infants, et nous n'y fûmes point.

Je ne sais si la conduite que nous fit le duc de Popoli, grand d'Espagne et gouverneur du prince, jusque vers la fin de son appartement, fut un honneur de politesse pour moi au caractère d'ambassadeur, ou une distinction due au nouveau grand, car il s'adressa toujours également à mon fils et à moi sur les compliments de cette reconduite; mais je pense qu'il y eut mélange de tout cela.

Quoique l'appartement du prince soit en bas de plain-pied à la cour, à quatre ou cinq marches près, nous passâmes en y, entrant et en sortant à travers une longue haie de hallebardiers sous les armes, et la famille du roi nous attendait et nous conduisit au carrosse qu'elle vit partir, comme elle nous avait reçus à la descente, qui sont deux honneurs de la seule première classe, ainsi que les gardes espagnoles et wallonnes que nous trouvâmes encore sous les armes dans la place.

Nous retournâmes chez moi en la même manière que nous étions venus, et parmi tout autant de spectateurs. Il s'y était déjà rendu bonne et nombreuse compagnie par d'autres rues, presque tous les grands, beaucoup de leurs fils aînés, quantité de seigneurs et de gens de qualité. Nous étions plus de cinquante à table, et il y en eut plusieurs autres et nombreuses d'amis, de familiers et même de grands, de seigneurs et de gens de qualité qui voulurent s'y mettre. Je me mis à la dernière place. Le duc del Arco, le duc d'Albe, mon deuxième fils, car l'aîné était malade, et ceux qui voulurent bien nous aider à faire les honneurs, comme le duc de Lira, le duc de Veragua, le prince de Masseran, le prince de Chalais, et d'autres, se placèrent en différents endroits pour en être plus à portée. On fut content du repas. On y mangea, on y but, on y parla, on y fit du bruit, comme on aurait pu faire en France. Il dura plus de trois heures. Un grand nombre s'amusa chez moi jusque fort tard, et on servit force chocolat et force rafraîchissements. Les jours suivants tous les grands, leurs fils aînés, et quantité d'autres seigneurs et de gens de qualité nous vinrent rendre visite, c'est la coutume; et le lendemain, mon fils et moi allâmes remercier le duc del Arco et le duc d'Albe.

Il faut maintenant venir aux autres distinctions et prérogatives du rang des grands d'Espagne. Je n'y entamerai rien d'étranger qu'autant qu'il sera nécessaire pour les mieux expliquer.

Madrid est une belle et grande ville, dont la situation inégale et souvent en pentes fort roides, a peut-être donné lieu aux sortes de distinctions dont je vais parler.

J'ai déjà dit que personne, sans exception, hors le roi, la reine, les infants et le grand écuyer dans les équipages du roi, ne peut aller à plus de quatre mules dans la ville, mules ou chevaux c'est de même; mais presque personne ne s'y sert de chevaux pour les carrosses. Si on va ou si on revient de la campagne, on envoie à la porte de la ville deux ou quatre mules attendre, qu'on y prend et qu'on y laisse de même lorsqu'on y rentre. Le commun et peu au-dessus ne peut aller qu'à deux mules, l'étage d'au-dessus à quatre mules, mais sans postillon. Les titulados et plusieurs sortes d'emplois ont un postillon; mais rien n'est plus réglé que ces manières d'aller, et personne ne peut empiéter au delà de ce qui lui appartient. Ce grand nombre de personnes qui ont des postillons a peut-être été cause d'une autre sorte de distinction: c'est d'avoir des traits de corde très vilains pour toutes conditions, mais qui sont courts pour les moindres de ceux qui ont un postillon; longs pour l'étage supérieur, et très longs pour les grands, lés cardinaux et les ambassadeurs, et fort peu d'autres, comme les conseillers d'État, les chefs des conseils, et, je crois, les chevaliers de la Toison, etc.; encore ne les ont-ils pas si longs que les grands. C'est uniquement à la qualité de l'attelage qu'on reconnaît la qualité des personnes que l'on rencontre dans les rues, et cela s'aperçait très distinctement, et les cochers ont une adresse qui me surprenait toujours à tourner court et dans les lieux les plus étroits, sans jamais empêtrer ni embarrasser leurs traits les plus longs. Je n'ai point vu que les cochers des grands les menassent tête nue, sinon en cérémonie, comme à une couverture, ou quelque autre semblable; bien l'ai-je remarqué de ceux des femmes des grands, et du porteur de chaise de devant des grands, de leurs femmes et de leurs belles-filles aînées.

Chez la reine, les femmes des grands ont un carreau de velours, et leurs belles-filles aînées un de damas ou de satin, sans or ni argent. Elles s'asseyent dessus. Toutes les autres, de quelque distinction qu'elles soient, sont debout ou s'assoient nûment par terre. Mais en Espagne on ne voit jamais de plancher nulle part; tous sont couverts de belles nattes de jonc qui y sont particulières; le feu n'y prend point, elles sont fort fines, souvent ouvragées de paysages en noir et en jaune, et d'autres choses faites exprès pour les lieux; elles durent toutes une infinité d'années, et il y en a de fort chères; on les balaye, quelquefois on les ôte pour les secouer, rien n'est plus propre ni plus commode. Les pièces intérieures ont en tout temps des tapis par-dessus. Ceux du palais sont de la plus grande beauté, et c'est sur ces tapis que les dames qui n'ont point de carreau s'assoient et s'en relèvent avec une souplesse, une grâce et une promptitude, jusque dans les plus vieilles et sans aucun appui, qui me surprenait toujours.

La coutume de s'asseoir ainsi, même dans les maisons particulières, avait commencé fort à céder à l'usagé de nos sièges du temps de mon ambassade. À la comédie, je n'ai vu que des carreaux et les dames qui en ont droit assises dessus, et les autres tout de suite par terre sur le tapis après elles. Elles sont comme à Versailles des deux côtés, et le roi, la reine et les infants sur une ligne vis-à-vis du théâtre, tous dans des fauteuils, le roi à la droite de tout, puis la reine; après, les infants de suite par rang, le majordome-major du roi, sur un ployant, joignant le roi à sa droite; la camarera-mayor joignant le dernier infant, à sa gauche, sur un carreau. Derrière les fauteuils, le capitaine des gardes du corps en quartier, le majordome-major de la reine, le gouverneur du prince des Asturies, la gouvernante des infants, assis sur des tabourets. Pas un autre siège, et tous les hommes debout, grands et autres, quoique les comédies soient fort longues. À la droite du roi il y a une niche dans la muraille, fermée de jalousies, où on entre par derrière. Il n'y a là que les ambassadeurs qui y sont assis, et le nonce du pape, en rochet et camail, à côté duquel j'ai assisté plus d'une fois à ces comédies, lui jamais vêtu autrement. Au bal, qui est rangé comme les nôtres à la cour, et qui sont là fort beaux, les fauteuils et les tabourets derrière sont comme à la comédie; le majordome-major et la camarera-mayor sur son carreau de même, mais il n'y a point d'autres carreaux, ce sont des tabourets rangés sur une ligne de chaque côté. Les femmes des grands et leurs belles-filles aînées sont assises dessus. Après elles et sans mélange toutes les autres dames; les grandes dames entre elles, comme elles arrivent les premières, puis les señoras de honor, enfin les caméristes, mais toutes assises par terre, le dos appuyé contre les tabourets vides derrière elles. Les vieilles de tout âge sont là, comme à la comédie, au premier rang; il n'y en a point de second, et on y danse, hommes et femmes, à tout âge, excepté la véritable vieillesse. Les hommes sont derrière les tabourets et en face des fauteuils; pas un n'est assis, ni grands ni danseurs. On ménage quelque embrasure de fenêtre, hors de la vue du roi et de la reine, où il y a des tabourets pour les ambassadeurs, et, autant qu'on peut, personne ne se tient entre eux et la vue du bal.

La reine ne danse qu'avec le roi et les infants ni danse réglée ni contredanse; la princesse des Asturies de même. Il est vrai qu'aux contredanses elles dansent avec tous, mais celui qui est son danseur, qui la mène, et avec qui principalement elle figure, est le roi ou un infant. De bal en masques, je n'en ai vu aucun.

Il n'y a point de bal public chez le roi, et il y en avait souvent, [point] de comédies au palais, et elles n'y sont pas ordinaires comme dans notre cour; [point] d'audience publique à des ministres étrangers, d'audiences publiques aux sujets, et il y en a deux fois la semaine; c'est comme nos placets, excepté que chacun parle au roi; je les expliquerai ailleurs; point de fêtes publiques, soit au palais ou ailleurs auxquelles le roi assiste, point de cérémonie ou de fonction quelle qu'elle soit, ni que le roi fasse ou qu'il s'y trouve, que les grands, leurs fils aînés, et leurs femmes n'y soient à chacune expressément conviés. Si c'est une occasion où on se couvre, les fils aînés ne le sont pas, ni aux chapelles, parce qu'ils n'y ont point de place. L'invitation est si fréquente, et en tant de lieux par Madrid, parce que nul de ceux qui le doivent être n'est omis, même su malade, que cela se fait assez peu décemment. Le majordome de semaine fait les billets d'avertissement, datés sans les signer, et les envoie porter par les hallebardiers de la garde qui en sont chargés. Ils se partagent par quartiers. Il n'y a que la chose en deux mots, sans compliment ni cachet, et le dessus mis pour chacun. Lorsqu'il y a quelque cérémonie purement de grandesse hors du palais, où le roi ne se trouve point, ce qui est fort rare, quoique j'en aie vu une depuis que je fus grand, l'avertissement se porte de même en la même forme et par les mêmes ordres. Je l'étais toujours ainsi comme duc de France, avant que je fusse grand, même de celles où le roi me faisait lui-même l'honneur de me commander de me trouver, et de celles encore où je devais assister par mon caractère et en place d'ambassadeur, hors d'avec les grands, comme aux chapelles; et depuis que mon second fils eut fait sa couverture, lui et moi fûmes toujours invités, et nous nous sommes trouvés ensemble parmi les grands, comme grands : de cela il résulte que les grands sont l'accompagnement du roi partout, et son plus naturel comme son plus illustre cortège. Personne autre n'est jamais invité, si ce n'est les ambassadeurs en beaucoup d'occasions, comme les fêtes et les chapelles, et de celle-ci, le plan en expliquera mieux tout .

1 Sanctuaire fort magnifique derrière l'autel.
2 L'autel, ses marches, son tapis et au-dessous, les trois marches comme du choeur.
3 Portes du sanctuaire.
4 Table pour le service de l'autel.
5 Bancs nus pour les célébrants.
6 Banc avec un petit tapis pour les évêques.
7 Fauteuil du cardinal patriarche des Indes. 0 Son aumônier.
8 Son petit banc ras de terre avec son tapis et son carreau.
9 Porte de la sacristie.
10 Sommelier de courtine en semaine, debout, c'est-à-dire aumônier.
11 Fauteuil du roi.
12 Son prie-Dieu avec son drap de pied et ses deux carreaux pour les coudes et pour les genoux.
13 Fauteuil du prince des Asturies.
14 Son prie-Dieu, idem, mais qui n'a point de carreau pour les coudes.
15 Grand tapis commun sous les fauteuils et les prie-Dieu.
16 Grand dais avec sa queue qui les couvre.
17 Banc avec son tapis du capitaine des gardes en quartier.
18 Ployant de velours avec de l'or pour le majordome-major du roi.
19 Banc des grands avec son tapis.
20 Gardes sous les armes.
21 Deux grands chandeliers d'argent qui brûlent jour et nuit.
22 Deux autres pareils qu'on ajoute lorsque le saint sacrement est exposé.
23 Deux, quatre ou six pages du roi, suivant la solennité, qui viennent au Sanctus, et s'en vont après la communion du prêtre avec de grands flambeaux allumés de cire blanche.
24 Espèce de croisée de la chapelle.
25 Les quatre majordomes du roi debout.
26 Banc des ambassadeurs.
27 [Banc] de chapelle avec leur petit banc ras de terre et le tapis de l'un et de l'autre.
28 La chaire du prédicateur et son petit degré.
29 Banc nu pour les ecclésiastiques et les religieux du premier ordre.
30 Banc, idem, pour ceux du deuxième ordre.
31 Vide pour les ecclésiastiques et les religieux du commun debout.
32 Glaces qui servent de fenêtres à la tribune à voir dans la chapelle.
33 Petite porte par où la reine sort de la tribune lorsqu'elle va aux processions et y rentre.
34 Autre porte de communication pour le prêtre qui vient dire la messe à la tribune.
35 Place dans la chapelle pour le majordome de la reine en semaine, debout.
36 Autel de la tribune.
37 Place de la reine sur un prie-Dieu entre deux balustrades.
38 Place des infants.

CHAPITRE XV. §

Séance et cérémonie de tenir chapelle en Espagne. — Cérémonie de la Chandeleur et celle des Cendres. — Banquillo du capitaine des gardes en quartier. — Raison pourquoi les capitaines des gardes sont toujours grands. — Places distinguées à toutes fêtes et cérémonies pour les grands, leurs femmes, fils aînés et belles-filles aînées. — Parasol des grands aux processions en dehors où le roi assiste et la reine. — Cortès ou états généraux. — Traitement par écrit dans les églises, hors Madrid. — Baptême de l'infant don Philippe. — Honneurs civils et militaires partout. — Honneurs à Rome. — Rangs étrangers inconnus en Espagne. — Égalité chez tous les souverains non rois. — Supériorité de M. le Prince sur don Juan aux Pays-Bas, et son respect pour le roi fugitif d'Angleterre, Charles II. — Bâtards des rois d'Espagne. — Grands nuls en toutes affaires. — Point de couronnement, nul habit de cérémonie, ni pour les rois d'Espagne, ni pour les grands. — Nulle préférence de rang dans les ordres d'Espagne, ni dans celui de la Toison d'or. — Grands acceptent des emplois fort petits. — Grandesses s'achètent quelquefois. — Autre récapitulation. — Nul serment pour la grandesse. — Grand nombre de grands d'Espagne. — Indifférence d'avoir une ou plusieurs grandesses

Lorsque le roi d'Espagne tient chapelle, ce qui arrive très fréquemment, dont je parlerai ailleurs, sa cour l'attend à la porte de son appartement secret. Il passe environ deux pièces, puis se couvre. Les grands qui marchent sans ordre devant et autour de lui, le prince des Asturies qui le suit, le capitaine des gardes en quartier qui est toujours grand, et le patriarche des Indes, s'il est cardinal, qui marche à côté du capitaine des gardes, se couvrent tous. On fait un long chemin par de grands et magnifiques appartements, et on arrive ainsi à la chapelle, où chacun fait la révérence à la reine qui est dans la tribune; puis s'avançant, on la fait à l'autel; celle-là est toujours à l'espagnole, c'est-à-dire comme sont les révérences de nos chevaliers du Saint-Esprit et de toutes nos cérémonies. Les ambassadeurs seuls la font à l'ordinaire; le roi la fait à l'espagnole vis-à-vis de sa place, et chacun prend la sienne. Le patriarche, s'il est cardinal, vis-à-vis du roi, laquelle [place] j'expliquerai ailleurs, sinon sur le banc des évêques où il n'y en a presque jamais, parce, que tous résident très exactement, et que la difficulté de la croix, que la chapelle ne veut pas souffrir, empêche l'archevêque de Tolède de s'y trouver. De mon temps c'était le cardinal Borgia qui était patriarche des Indes.

Tandis que le célébrant commence la messe au bas de l'autel, le cardinal sort de sa place, où il n'a qu'un aumônier près de lui, debout à sa droite en surplis, et suivi des quatre majordomes du roi, de front derrière lui, va au milieu de l'autel sans monter aucune marche, le salue, puis le roi et le prince des Asturies de suite, se retourne le dos à l'autel, salue la reine, puis les ambassadeurs qui se lèvent et s'inclinent à lui, en dernier lieu les grands qui en font de même, et pour ne le plus répéter, toutes les fois qu'il sort de sa place et qu'il y revient, il fait les mêmes saluts en se baissant, comme font nos évêques, et les majordomes derrière lui à l'espagnole dans le même temps. Il va au prie-Dieu du roi qui est debout, dire l'Introït à voix médiocre, puis revient. Il lui porte l'Évangile à baiser, et au prince; il va les encenser sans en être salué, et il leur porte la paix, puis à la reine. Lorsqu'il y va et en revient, et c'est toute la longueur de la chapelle, les ambassadeurs et les grands sont debout. En sortant de la chapelle, le roi se couvre et les grands, et retournent comme ils sont venus. Les pages qui portent les flambeaux au Sanctus font, en arrivant à leur place, la révérence à l'autel, au roi, et au prince en même temps, à la reine, au cardinal et aux ambassadeurs en même temps, enfin aux grands. C'est à l'espagnole, en baissant leurs flambeaux tous en même temps et comme en cadence: c'est un vrai exercice. Il y a toujours sermon en espagnol. Le prédicateur sort de la sacristie, et vient recevoir à genoux la bénédiction du cardinal, puis fait les révérences susdites, et monte en chaire, en s'en retournant de même.

Lorsqu'il y a procession, comme à la Chandeleur, il n'y a point d'ambassadeurs, parce qu'ils ne pourraient marcher que devant le roi ou après le roi, comme ils font en suite du capitaine des gardes quand on va et revient des chapelles ordinaires. En avant n'est donc point leur place. En arrière ils couperaient la reine ou au moins les dames de sa suite, tellement que ces jours-là ils ne sont point avertis, et ne s'y trouvent jamais. La bénédiction des cierges finie par le cardinal, le roi, suivi du prince et de son capitaine des gardes, va au milieu de l'autel, où le cardinal est, dans un fauteuil sur la plus basse marche, en sorte que le roi n'en monte aucune. Le majordome-major marche seul à sa droite, suivi d'un bas officier. Il trouve un majordome vers où est le cardinal qui lui présente un carreau. Le majordome-major le met devant le roi, qui reçoit à genoux le cierge du cardinal, le prince ensuite, puis le majordome-major ôte le carreau, et le rend au majordome, se met à genoux, reçoit le cierge, après lui le capitaine des gardes, et retournent en leurs places. Le roi étant déjà en la sienne, tous les grands ensuite, suivant qu'ils se trouvent placés sur leur banc, vont prendre le cierge à genoux, et tout de suite le clergé, à qui il en a été distribué avant le roi, sort de dessus ses bancs, et sort processionnellement, puis le clergé qui est à l'autel et le cardinal, après les grands deux à deux, enfin le roi ayant presque de front le majordome major à sa droite, le prince derrière à côté du capitaine des gardes ; tout cela trouve la reine à la porte de sa tribune en dedans, à. qui le cardinal en passant a donné un cierge, et à tout ce qui est dans la tribune. Les grands saluent la reine profondément. Le roi la salue aussi; elle laisse un court intervalle entre elle et le prince, et suit la procession entre son majordome-major et son grand écuyer, suivie des infants. Après eux marche seule la camarera-mayor, les dames de la reine deux à deux, puis celles des infants. Le roi et les grands se couvrent hors la chapelle. Les seigneurs et les gens de qualité côtaient, les uns les grands les plus près du roi, la plus grande partie les dames; puis le commun suit. Il y a des officiers des gardes du corps des deux côtés du roi, et celui qui sert auprès de la reine lui porte la queue. On fait le tour des corridors du palais, ce que j'expliquerai ailleurs. En toutes les processions c'est le même ordre de marche. À celle-là mon fils et moi étions sur le banc des grands, plusieurs entre nous deux, et c'est là où j'ai dit que le hasard fit qu'il me précéda. Le roi et tous baisent l'anneau du cardinal après avoir reçu le cierge.

Le jour des Cendres, les ambassadeurs y sont. La bénédiction faite, le cardinal, suivi du nonce et des majordomes, va au milieu de l'autel, comme ci-dessus, où tous deux prennent une étole d'un des assistants à l'autel; le célébrant donne des cendres au cardinal seulement incliné, qui lui en donne ensuite, mais le célébrant à genoux, puis au nonce incliné qui revient à sa place, après à tout le clergé. Le roi vient accompagné comme à la distribution des cierges, et le carreau lui est présenté de même. Lui et le prince en ayant reçu, et le carreau ôté comme lors des cierges, les ambassadeurs viennent, recevoir les cendres, puis le majordome-major qui était resté là; ensuite le capitaine des gardes, puis tous les grands, après quoi le cardinal en va porter à la reine, aux infants et à tout ce qui est dans la tribune. Elle n'assiste jamais ailleurs à aucune chapelle, les jours ordinaires c'est où le roi et elle entendent la messe, et où ils communient leurs jours marqués, et personne n'y entre que leurs grands officiers intérieurs et les dames de la reine et des infants. Au-dessus est une grande tribune pour la musique, qui est excellente et nombreuse, et, au-dessus de celle-là, une autre pour les duègnes et les criadas du palais, ou nul homme n'entre. Les caméristes sont à l'entrée et au fond de la tribune de la reine.

Il faut remarquer que les ambassadeurs ni les grands n'ont point de carreau à la chapelle; le tapis de leur banc et de celui des évêques, et du petit banc ras de terre devant les ambassadeurs, sont jusqu'à terre et d'assez vilaine tapisserie, la même pour tous. Le petit banc ras de terré, qui est devant le cardinal, est de velours rouge, et n'est pas plus étendu que les autres. Sort fauteuil est de bois uni avec les bras tout droits; le siège et le dossier, qui ne lui appuie que les épaules, est de velours rouge avec un galon d'or et d'argent usé autour, de forme carrée, avec de larges clous dorés dessus, d'espace en espace, environné de petits, comme ces anciens fauteuils de château; son carreau est de velours rouge à ses pieds; les fauteuils, carreaux et drap de pied du prie-Dieu du roi et du prince, sont de velours avec beaucoup d'or ou d'argent, ou d'étoffe magnifique. Ils changent souvent, mais ceux du roi sont toujours beaucoup plus riches que ceux du prince, et tournés en biais vers l'autel.

La place du capitaine des gardes du corps fit une grande difficulté. Philippe V est le premier qui ait eu des gardes du corps et des capitaines des gardes, sur le modèle de la France. Ses prédécesseurs n'avaient que des hallebardiers, tels qu'il les a conservés, mais dont le capitaine n'a point de place nulle part comme tel, et des lanciers en petit nombre et fort misérables, dont le capitaine n'était rien. Les grands, qui sont les seuls laïques assis aux chapelles, ne voulurent pas souffrir que le capitaine des gardes en quartier le fût, ou s'il était grand, le fût hors de leur banc. Cette difficulté fut réglée pour ne jamais prendre de capitaine des gardes que parmi les grands. Mais cela ne les satisfit pas; ils voulaient que celui de quartier fût indifféremment assis avec eux sur leur banc, et le roi d'Espagne, qui s'en faisait servir sur le modèle de notre cour, prétendit l'avoir assis derrière son fauteuil. Enfin, par composition, après beaucoup de bruit, il fut convenu qu'il aurait un banquillo, c'est-à-dire un petit banc à une seule place, couvert comme celui des grands, adossé en biais à la muraille, à la place où il est marqué dans le plan. À vêpres c'est la même séance, et au Retiro comme au palais, et en quelque lieu que le roi tienne chapelle. Il n'y a que la tribune de la reine qui ne peut être partout placée, ni de plain-pied ni au bout de l'église; mais elle est toujours dans une tribune, et ce changement de sa place n'en apporte aucun autre. J'ai grossièrement expliqué la chapelle par rapport seulement aux grands; je la détaillerai plus curieusement ailleurs. Lorsque le roi va en pompe à Notre-Dame d'Atocha, qui est à un dernier bout de Madrid, il est censé n'y être accompagné que de ses grands officiers, qui le précèdent ou le suivent dans ses carrosses, et la reine de même de ses dames. Les grands n'y sont point invités et n'y ont point de places.

Les fêtes dans la place Mayor, qui est fort grande et qui a cinq étages égaux, tous à balcons à toutes les fenêtres, sont assez rares. J'y en ai vu plusieurs à cause des deux mariages, et toutes admirables. J'en parlerai en leur temps. Il suffit ici de dire qu'il y a au milieu une maison distinguée pour le roi et sa cour; vis-à-vis la largeur de la place, entredeux, sont les ambassadeurs, et ce même étage, qui est le premier, est distribué tout autour de la place aux grands et à leurs femmes, à tous séparément, de façon qu'un grand a du moins quatre balcons de suite, à quatre ou cinq places chacun, c'est-à-dire quatre au large et cinq assez aisément, car ils sont, tous égaux et sortent en dehors trois pieds. Si un grand a une ou plusieurs charges, qui lui donnent droit de places, on les ajoute de suite à ses balcons comme grand; mais cela est assez rare. Le deuxième, et, s'il le faut, le troisième étage, sont distribués de même. C'est le majordome-major qui en donne les ordres, et les balcons désignés dans les billets, en sorte que chacun sait où aller sans se méprendre. Ce qui reste après de places jusqu'au cinquième étage est à la disposition du corrégidor de Madrid, tellement que ceux qui n'ont point de places par grandesses, ou, ce qui est fort rare, par charges, n'en ont qu'après tous les grands et les charges, ce qui fait qu'ils en ont de médiocres ou de mauvaises, et même difficilement par le peu qui en resté pour toute la cour et la ville, de manière que la plupart des personnes de qualité, hommes et femmes, en demandent aux grands de leurs amis sur leurs balcons. Les ministres étrangers en ont avant les seigneurs qui ne sont pas grands, par le majordome-major. Cela se passe de la sorte dès que la fête est hors du palais. Quand elle se fait dans la place du palais, où j'en ai vu aussi d'admirables, les fenêtres se donnent par places aux mêmes, mais avec moins d'ordre et de commodité, et toujours par les majordomes sous les ordres dû majordome-major. Aux unes et aux autres la règle y est telle, qu'il n'y a jamais la plus légère dispute, et qu'on y arrive et qu'on en sort avec une grande facilité, quoique la foule n'y soit pas moindre que celle qui fait toujours repentir de la curiosité des spectacles et des fêtes en France.

Les grands sont invités aux cérémonies avec la même exactitude. Comme il est des fêtes où on n'en invite point d'autres, encore que toute la cour s'y trouve, ainsi que je l'ai vu arriver aux bals et aux comédies du mariage, excepté les ambassadeurs qui le furent aussi, aussi est-il des cérémonies où on n'invite qu'eux ou presque qu'eux. J'appelle inviter d'autres, leur faire dire de s'y trouver; car, pour l'avertissement en forme, il ne s'adresse jamais qu'à eux. Ils l'eurent pour la cérémonie de la signature du contrat de mariage du roi et de l'infante; que je décrirai en son lieu. Il n'y entra qu'eux et les seigneurs les plus distingués, et les gens de qualité en foule virent entrer et sortir le roi et les grands du lieu où elle se fit, et le très petit nombre de charges ou de places indispensables; outre les grands qui y furent admis hors du rang des grands, et bien plus éloigné pour eux de la table et du roi. Il en fut de même au mariage du prince des Asturies, quoique célébré à Lerma près de Burgos. Le roi n'y voulut d'abord que sa suite ordinaire, parce qu'il y alla chasser six semaines auparavant. Mais, pour le mariage, tous les grands y furent invités; eux, leurs femmes, fils aînés et belles-filles, eurent tous des logements marqués, et furent les plus près de la cérémonie; les femmes et les belles-filles des grands sur leurs carreaux. Je décrirai en son lieu cette cérémonie. On y verra aussi, en son temps les audiences publiques aux sujets et aux ministres étrangers, où les grands sont invités et couverts. Aux processions, qui se font dehors, où le roi assiste, et où ils sont aussi invités, ils ont l'ombrello, c'est-à-dire le parasol.

Ils sont toujours aussi invités aux cortes, c'est ce que nous appelons en France les états généraux; mais ceux d'Espagne ne font guère que prêter des reconnaissances, des hommages et des serments, et n'ont pas même les prétentions de ceux de France. Ainsi, y assister, n'est pas se mêler d'affaires, encore moins prêter du poids et de l'autorité. En ces assemblées, qui d'ordinaire se font dans la belle église des Hiéronimites du Buen-Retiro à Madrid, qui sert de chapelle à ce palais, les grands précédent tous les députés dans la séance et dans tout le reste.

Le roi, écrivant à un grand, le traite de cousin, et son fils aîné, de parent; de même à leurs femmes.

Dans toutes les villes et lieux où le roi n'est pas, les grands ont à l'église un tapis à leur place, la première du choeur, un carreau pour les genoux, et un pour les coudes; les fils aînés des grands un carreau. J'en eus ainsi, et mon deuxième fils, dans la cathédrale de Tolède, à la grand'messe et au sermon, et le comte de Lorges un carreau. Mon fils aîné était demeuré malade à Madrid. Ce carreau du comte de Larges m'en fit demander pour le comte de Céreste, frère du marquis de Brancas, pour l'abbé de Saint-Simon et pour son frère, et je ne les eus qu'à grand'peine et par considération pour moi, comme ils me le dirent nettement. Tous les chanoines étaient en place. On connaît la dignité et les richesses de cette première église d'Espagne; j'en parlerai ailleurs.

Je remets aussi en son temps à expliquer la cérémonie du baptême de l'infant don Philippe, où tous les grands et grandes, leurs fils aînés et belles-filles, furent invités, et les plus près du roi et de la cérémonie. Je me contenterai ici de remarquer qu'ils eurent le dégoût, et qui fit du bruit et de grandes plaintes, d'y porter les honneurs, qui ne le devaient être que par les majordomes.

Ils ont partout les honneurs civils, c'est-à-dire ce que nous appelons en France le vin, les présents et les compliments des villes et des notables. Ils ont le canon, la garde et tous les honneurs militaires, la première visite des vice-rois et capitaines généraux des armées et des provinces, et la main chez eux pour une seule fois, s'ils sont officiers ou sujets du pays où le vice-roi commande, chez lequel ils conservent d'autres sortes de distinctions sur les autres seigneurs des mêmes pays non grands, et servent suivant leur grade militaire. J'ai expliqué cela plus haut, ainsi que les honneurs qu'ils ont chez le pape, pareils à ceux des souverains d'Italie, et dans Rome, semblables en tout aux distinctions des deux princes du Soglio, qui eux-mêmes sont grands.

Le rang, qui s'est peu à peu introduit en France tel que nous l'y voyons de prince étranger, soit en faveur des cadets de maisons souveraines, soit en faveur de maisons de seigneurs français qui l'ont obtenu pièce à pièce, est entièrement inconnu en Espagne aussi bien que dans tous les autres pays de l'Europe, qui ont des premières dignités et des charges qui répondent à nos offices de la couronne. Il n'y a donc de rang en Espagne que celui des cardinaux, des ambassadeurs et des grands d'Espagne, celui du chef ou du président du conseil de Castille étant une chose tout à fait à part, quoique supérieur à tous. On a vu ci-dessus des princes de maison souveraine attachés au service d'Espagne, faits grands pour leur vie. C'était le seul moyen de leur donner un rang dont ils ont joui sans jamais avoir prétendu aucune distinction particulière ni quoi que ce soit parmi les autres grands. Ceux-ci se sont soutenus avec le même avantage à l'égard des souverains qui ont été à Madrid, même les ducs de Savoie. Ceux-là, à la vérité, ne furent pas faits grands, aussi n'avaient-ils pas à y demeurer, mais ils n'en précédèrent aucun, et n'osèrent se trouver avec eux. Le seul fils de Savoie, qui fut depuis le célèbre duc Charles-Emmanuel, y eut quelque distinction, mais ce ne fut qu'après que son mariage fut arrêté avec l'infante, et en cette considération; encore ces distinctions au-dessus des grands furent-elles assez médiocres. Du prince de Galles, qui fut depuis l'infortuné Charles Ier, on n'en parle pas: l'héritier présomptif et direct de la couronne de la Grande-Bretagne est au-dessus de toutes les règles. La comtesse de Soissons, mère du fameux prince Eugène, ne put jamais paraître en public à Madrid, ni voir la reine que dans le dernier particulier malgré sa faveur, ses manèges et ses privances, qui à la fin aboutirent à l'empoisonner, et à s'enfuir pour éviter le supplice du à son crime. Lorsque le prince et la princesse d'Harcourt accompagnèrent la même reine en Espagne, ils n'y purent obtenir aucun rang, parce que le prince d'Harcourt n'eut le caractère d'ambassadeur que pour la cérémonie du mariage qui se fit dans un méchant village, un peu au deçà de Burgos, où j'ai passé. Aucun seigneur non grand d'Espagne même, ni aucune femme de qualité, ne leur voulut céder. Charles II ni la fille de Monsieur, sa nouvelle épouse, n'y trouvèrent rien à reprendre, elle à représenter, ni lui à ordonner. Ainsi le prince et la princesse d'Harcourt furent contraints de revenir brusquement pour se tirer de ce qu'ils trouvaient de mortifiant pour eux. Aussi cette princesse d'Harcourt si insolente de la faveur de Mme de Maintenon, si entreprenante, si forte en gueule, ne parlait-elle jamais de ce voyage.

Les électeurs et les princes régents d'Allemagne et ceux d'Italie les traitent en tout chez eux d'égaux et leur donnent la main, et même les ducs de Savoie, jusqu'au dernier qui, longtemps avant de s'être fait roi, cessa de les voir ainsi que les cardinaux.

La politique et la puissance de Charles-Quint leur procura tous ces avantages dans les pays étrangers, que celle de la maison d'Autriche a su leur y maintenir depuis, comme je l'ai déjà dit. Ils ne se pouvaient prétexter que par ceux qui leur furent donnés dans leur pays même, et Charles-Quint et ses successeurs ont toujours cru, à l'exemple des papes sur les cardinaux, que leur respect et leur grandeur s'accroissait et se maintenait à la mesure de celle qui émanait d'eux. Tout n'est qu'exemple, non seulement pour les papes, mais pour ces princes, de la justesse de cette pensée, que ce n'est pas ici le lieu de pousser.

La stérilité des reines d'Espagne depuis Charles-Quint n'a point laissé de princes du sang depuis le règne de Charles V. À peine quelque infant cadet est-il sorti de l'enfance; à peine un seul a-t-il atteint l'adolescence qu'il a été cardinal-archevêque de Tolède, et est mort promptement après. On n'y a donc vu que presque l'héritier de la couronne, et jamais de seconde génération. Les nôtres n'ont point voyagé en Espagne, de manière qu'il n'y a ni règle ni exemple des princes du sang aux grands. M. le Prince le héros est le seul qu'on puisse citer, qui, malgré sa situation forcée en Flandre, sut toujours maintenir toute sa supériorité sur don Juan, gouverneur général des Pays-Bas, général des troupes, et qui tranchait du prince du sang d'Espagne, quoiqu'il ne fût que bâtard; il la conserva de même sur tous les autres, avec la gradation de plus de ce qu'il emportait sur le chef des Pays-Bas et des armées, qui le souffrait très impatiemment, mais qui n'osa jamais lui rien disputer. Il en usait plus familièrement avec le roi d'Angleterre, dont l'état, sous l'usurpation de Cromwell, était encore bien plus gêné et plus réduit à fermer les yeux aux avantages que don Juan en osait usurper. Cela impatienta M. le Prince, qui, non content de lui avoir appris à vivre avec lui, lui voulut donner encore la mortification de lui montrer ce qu'il devait au roi d'Angleterre. Peu de jours après que ce prince fut arrivé à Bruxelles et qu'il eut remarqué la familiarité peu décente que don Juan s'avisait de prendre avec lui il les pria l'un et l'autre à dîner avec tout ce qui était de plus considérable à Bruxelles. Tous s'y trouvèrent, et quand il fut servi, M. le Prince le dit au roi d'Angleterre, et le suivit à la salle du repas. Qui fut bien étonné? ce fut don Juan, quand, arrivé en même temps avec la compagnie qui suivait le roi d'Angleterre et M. le Prince, il ne vit sur une très grande table qu'un unique couvert avec un cadenas, un fauteuil, et pas un autre siège. Sa surprise augmenta, si elle le put, quand il vit M. le Prince présenter à laver au roi d'Angleterre, puis prendre une serviette pour le servir. Dès qu'il fut à table, il, pria M. le Prince de s'y mettre avec la compagnie. M. le Prince répondit qu'ils auraient à dîner dans une autre pièce, et ne se rendit que sur ce que le roi d'Angleterre le commanda absolument. Alors M. le Prince dit que le roi ordonnait qu'on apportât des couverts. Il se mit à distance, mais à la droite du roi d'Angleterre, don Juan à sa gauche, et tous les invités ensuite. Don Juan sentit toute l'amertume de la leçon, et en fut outré de dépit; mais après cet exemple il n'osa plus vivre avec le roi d'Angleterre comme il avait osé commencer.

On a vu ci-dessus l'état des bâtards en Espagne. Ceux des rois en ont profité. Le premier don Juan eut de grands emplois, s'illustra de la fameuse mais peu fructueuse victoire navale de Lépante, passa de vice-royauté en vice-royauté, parce que Philippe II avait peur de son mérite, et le tint tant qu'il put éloigné. Avec tant d'éclat il acquit l'altesse comme les infants, en prit presque les manières, eut une maison fort considérable, et alla finir de bonne heure aux Pays-Bas de la manière que personne n'ignore. Cet exemple fraya le chemin de la grandeur au second don Juan, qui n'avait pas moins de mérite que le premier, quoique resserré dans des bornes plus étroites. Il la sut soutenir par les cabales et un parti qui fit pâlir souvent la reine mère de Charles II, régente, et qui lui arracha ses plus confidents serviteurs; il n'est donc pas surprenant qu'il ait eu l'altesse et presque la maison des infants, et que les imitations de beaucoup de leurs manières lui aient été souffertes par un parti de presque toute l'Espagne, qui ne se maintenait, ne parvenait, et ne profitait contre la régente et le gouvernement qu'à l'ombre de sa protection, et qui, à la majorité de Charles II, chassa cette reine à Tolède, d'où elle ne revint à la cour qu'en 1679, après la mort de don Juan, qui régna toujours sous le nom du roi, et qui n'oublia aucun de tous les avantages que peuvent donner l'exemple et la puissance, et le grand parti qu'il s'était fait. Tous les deux don Juan moururent sans enfants après avoir été à la tête des armées et des provinces, le premier à trente-deux ans, l'autre à cinquante. Je parlerai en son temps de l'altesse et du rang que Mme des Ursins et M. de Vendôme usurpèrent en Espagne, et qui leur fut à tous deux diversement funeste.

Tels sont à peu près les rangs, les prérogatives, les distinctions, les honneurs des grands d'Espagne. On n'y voit point leur intervention nécessaire en rien du gouvernement de l'État, ni de sa police intérieure, ni leur voix en aucune délibération ni jugement; nulle séance en aucune cour ni tribunal, nulle distinction ni pour leurs grandesses ni pour leurs personnes dans la manière d'être jugés en aucun cas. Bien est vrai qu'il y en a toujours eu de conseillers d'État, c'est-à-dire de ministres jusqu'au commencement de Philippe V, mais toujours avec d'autres, toujours par avancement personnel, jamais par nécessité de dignité. Les testaments des rois laissant des fils mineurs ont quelquefois mis un, grand dans le conseil qu'ils nommaient pour et au nom de tous les autres, mais par eux exprimé et choisi, et, s'il est dit comme grand, ce n'est pas, comme on le voit, par ce qui vient d'être remarqué, qu'un grand comme tel y fût nécessaire, mais par égard pour eux, et ne sembler pas n'en trouver aucun digne d'y être admis.

Dans le fameux testament de Charles II, qu'on peut dire avoir été l'ouvrage de quelques grands qui le signèrent, et d'autres grands qui le surent, et dans la régence qui y fut établie en attendant l'arrivée du successeur nommé, on voit des égards pour les charges, les places, les emplois, les personnages, rien ou presque rien donné à la dignité de grand, dont le concours et l'autorité ne paraît point nécessaire en dispositions de si grand poids, et qui décidait le sort de cette grande monarchie. On voit les grands appelés à l'ouverture du testament de Charles II après sa mort, qui est peut-être la plus auguste et la plus solennelle action où ils l'aient été. Mais je dis action, et non pas fonction, puisqu'ils n'y en eurent aucune, et qu'il n'y fut question que d'apprendre les premiers, et avec décence pour les premiers seigneurs de la monarchie, en faveur de qui le roi défunt en disposait, la forme de gouvernement qu'il prescrivait, ceux qu'il admettait, et s'y soumettre sans aucune forme d'opiner ni de délibérer. Cela fut fait de la sorte par ceux-là mêmes qui, en les convoquant, savaient bien ce qu'on allait trouver. Mais un cas unique et sans exemple de la monarchie sans successeur connu demandait bien une telle formalité en faveur des plus grands, des plus distingués, et des premiers seigneurs de cette même monarchie revêtus de la plus grande dignité, pour livrer cette mémé monarchie à celui que le testateur y avait appelé sans les consulter ni leur en parler. Ce cas donc si extraordinaire, ou plutôt si unique, ne constitue point par lui-même aucun droit délibératif ni judiciaire en quoi que ce soit aux grands, qui même n'y jugèrent et n'y délibérèrent, mais écoutèrent, apprirent les dispositions, et s'y soumirent sans qu'aucun entamât aucun discours que d'approbation, et la plupart en un mot, ou par leur silence. Ainsi rien d'acquis par là ni en matière de lois intérieures ni en matière d'État. De ce grand et unique exemple, exemple si signalé, et de tout ce qui a été rapporté auparavant, il faut donc conclure que la dignité de grand consiste uniquement en illustration cérémonielle de rangs, prééminences, prérogatives, honneurs et distinctions, et en accompagnement très privilégié et nécessaire de décoration du roi.

Depuis les rois catholiques, aucun roi d'Espagne n'a été couronné, aucun n'a porté d'habit royal ni particulier, en aucune occasion. Les rois catholiques, c'est-à-dire Ferdinand et Isabelle, l'avaient été, et avant eux tous les rois particuliers l'étaient dans les Espagnes. Je n'ai aucune notion que les ricos-hombres eussent, en ces occasions, des habits propres à leur dignité, ou des fonctions à eux particulières. Ces royaumes étaient petits, peu puissants, toujours troublés entre eux et par les Maures; il y a lieu de croire que tout s'y passait militairement et simplement. Quoi qu'il en soit, depuis que le nom et la dignité de grand a aboli, sous le premier commencement de Charles-Quint, les ricos-hombres, il n'y a point eu d'habit particulier en aucune cérémonie ni en aucune occasion, non plus qu'au roi d'Espagne.

Dans les divers ordres d'Espagne et dans celui de la Toison d'or, l'idée de l'ancienne chevalerie a prévalu à leur dignité, même à celle des infants. Ces princes ni les grands n'y ont d'autre préférence de rang que celui de l'ancienneté de la réception, et entre ceux de même réception, que celui de l'âge. Philippe V est le premier qui ait donné au prince des Asturies, mort roi d'Espagne, le rang au-dessus de tous les chevaliers de la Toison, et un carreau sous ses pieds au chapitre, mais assis à la première place du banc à droite avec les chevaliers, et coude à coude, sans distance ni distinction du chevalier son voisin, et faisant la fonction du plus ancien chevalier sans différence, qui est d'accommoder le collier du nouveau chevalier et l'attacher de son côté, tandis que le parrain l'attache sur l'autre épaule, et le chancelier de l'ordre par derrière, puis d'embrasser le nouveau reçu comme tous les autres chevaliers; encore a-t-il fallu que le roi d'Espagne ait demandé cette préséance et ce carreau aux chevaliers qui l'ont accordé, et à qui pourtant cela a paru fort nouveau. Sur cet exemple, les autres infants ont eu le même avantage. J'ai vu ce que je raconte ici à la réception de mon fils aîné, mais il est vrai qu'à celle de Maulevrier, qui fut quelque temps après, le prince des Asturies attacha bien un côté de son collier, mais que, quand ce fut à l'embrassade, il ne se souleva seulement pas, ne l'embrassa ni n'en fit pas même semblant, et se fit baiser la main. Au sortir de la cérémonie, la plupart des chevaliers m'en parlèrent, et s'en parlèrent entre eux comme d'une nouveauté sans exemple et très offensante, dont ils auraient été bien aises pour Maulevrier qui était fort haï, mais dont la conséquence pour les chevaliers qui seraient faits dans la suite, et de là pour l'ordre, les piquait extrêmement. Je ne sais comme cela se sera passé depuis.

Avec toute la grandeur et la hauteur des grands d'Espagne, ils ne laissent pas de rechercher des emplois qu'on aurait peine à croire et qu'on voie rien à quoi cela les puisse mener. Ils en font même quelquefois des fonctions par eux-mêmes; d'autres fois ils subrogent quelqu'un pour les faire en leur place, en leur absence; enfin, quelques autres ne les ont que par honneur. Ces emplois, sous d'autres noms, ne sont que des échevinages de villes, même médiocres, avec de simples gentilshommes et des bourgeois. Il y aura quelquefois deux ou trois grands, et des plus distingués en tout, échevins de la même ville; il s'en trouve aussi à qui les plus petites défèrent ce bizarre honneur et qui ne le refusent pas. Mais n'en voilà peut-être que trop pour donner simplement une juste idée des grands d'Espagne et de leur dignité, qui n'avait ce semble que frappé les yeux et les oreilles, sans avoir encore passé fort au delà. Ils reviendront encore plus d'une fois en propos à l'occasion de différentes choses de mon ambassade.

Je n'ose pourtant finir ce qui regarde cette matière sans dire une vérité fâcheuse. C'est qu'il n'est pas inouï, il n'est pas nouveau, que les rois aient accordé la grandesse pour de l'argent. Cette sorte de marché s'est fait plus d'une fois, et sous plus d'un règne, et j'ai vu en Espagne plus d'un grand de cette façon. Quand cela se fait c'est tout uniment. On n'y met ni voile pour le temps ni masque pour l'avenir; on traite tout simplement, on convient de prix, et ce prix est toujours fort; l'argent en est porté dans les coffres du roi, qui, au même instant, confère la grandesse. Il y en [a] même de tels de qualité distinguée, mais ceux de qualité distinguée qui ont acheté lie sont pas Espagnols.

Récapitulons maintenant ce qui vient d'être dit des usages de la grandesse, comme nous avons fait pour ce qui en regarde l'essence et le fond: en joignant l'une et l'autre, on aura le précis en peu de lignes de tout ce qui concerne cette dignité.

Nulle marque extérieure ce la grandesse, aux carrosses ni aux armes. La reine même n'a point de housse. Depuis la fraternité d'honneurs des ducs et des grands, plusieurs, même de ceux qui ne sont point sortis d'Espagne, ont pris le manteau ducal, mais presque aucun Espagnol naturel. De marques dans leurs maisons, nulles, excepté le dais. Ils l'ont de velours et souvent leurs armes brodées dans la queue, etc. Les conseillers d'État et les titulados, et il y en a de fort étranges, en ont aussi, mais de damas, avec un portrait du roi dans la queue, comme le dais étant là pour le portrait; de balustres, le roi et la reine même n'en ont point.

Démissions des grandesses inconnues, mais les fils aînés des grands ont des distinctions, et leurs femmes ne diffèrent presque en rien de celles des grands; toutefois deux exemples sous Philippe V, l'un après la bataille d'Almanza pour le duc de Berwick, l'autre pour moi à l'occasion du double mariage: deux cas uniques, deux étrangers, deux hommes qui, comme ducs de France, jouissaient déjà de tous les honneurs de la grandesse, et ces deux exceptions portées par la concession même; inutilité abusive de celui du comte de Tessé.

Couverture d'un grand majestueuse, semblable à la première audience solennelle d'un ambassadeur.

Différence des trois classes:

La première trouve la famille du roi, c'est-à-dire ses bas officiers, à la descente du carrosse, le majordome de semaine au bas du degré, et le degré entier bordé des hallebardiers de la garde sous les armes jusqu'à l'entrée de l'appartement, quelques grands au haut du degré qui en descendent deux marches; se couvre avant de parler au roi, et ayant fini et fait la révérence, se couvre avant que le roi commence à lui répondre et l'écoute couvert; la garde des régiments des gardes espagnoles et wallonnes sous les armes dans la place du palais; reçoit les mêmes honneurs en sortant comme en entrant.

La seconde n'en a aucun en entrant ni en sortant, trouve le majordome de semaine au haut du degré et quelques grands un peu plus loin, parle au roi découvert, se couvre avant qu'il lui réponde.

La troisième trouve le majordome de semaine à la porte de l'appartement du roi; nuls grands au-devant de lui; parle au roi et attend sa réponse, découvert, qui ne lui dit cobrios qu'après lui avoir baisé la main, et ne se couvre qu'à la muraille. Toutes trois gardent chez la reine les mêmes différences de se couvrir.

Le roi est debout, la reine chez elle est assise dans un fauteuil, et ne dit point cobrios parce qu'elle ne fait pas les grands. Point de fonctions de parrain chez elle. Son majordome n'accompagne le grand que jusqu'à sa première révérence, qu'il fait avec lui; à la seconde salue les dames avant les grands, et point les seigneurs ni les gens de qualité, non plus que chez le roi; va faire un compliment aux dames qui ont l'excellence lorsque la reine se retire; chez le prince des Asturies, visite de respect sans se couvrir et sans cérémonie.

Nulle cérémonie, nul acte public, nulle fonction, nulle fête publique que le roi donne au palais ou ailleurs, à laquelle il assiste au dehors, que les grands ne soient invités, leurs femmes, s'il y a des dames, et leurs belles-filles aînées, et s'il n'y a point à se couvrir, les maris de celles-ci, et partout en ces occasions, qui sont très fréquentes, ils ont tous beaucoup d'avantages en nombre et en distinctions de places.

Eurent, eux et leurs femmes, leurs fils et belles-filles aînées, les premières et plus proches places au mariage du prince des Asturies, et conviés d'y venir à Lerma, pareillement à Madrid au baptême de don Philippe, où j'ai remarqué le dégoût qu'ils eurent d'y porter les honneurs.

Les grands furent tous mandés et assistèrent, seuls, avec le service le plus étroit et le plus indispensable, à la lecture et à la signature du contrat de mariage du roi et de l'infante.

Ont aux chapelles un banc couvert de tapis ensuite du roi, et y sont salués autant de fois que le roi.

Sont couverts aux audiences solennelles et publiques, et toutes les fois partout que le roi l'est, sans qu'il le leur dise.

Sont traités de cousins quand le roi leur écrit; ont avec différence des classes des distinctions dans le style de chancellerie; en ont tous aussi dans les lettres ordinaires. Les fils aînés des grands sont traités par le roi de parents; les femmes le sont comme leurs maris.

Ont, hors Madrid et des lieux où le roi se trouve, un tapis à l'église et double carreau pour les coudes et pour les genoux. Ont tous les honneurs civils et militaires; la première visite du vice-roi et la main chez lui; s'ils sont sujets et habitués dans la vice-royauté, ou officiers de guerre, une fois et puis plus. Pareillement à l'armée, une garde et la main chez le général, une seule fois, puis servent de volontaires ou dans l'emploi qu'ils ont; de même font leur cour au vice-roi avec les honneurs et les distinctions que les grands du pays ont chez lui.

Les femmes des grands ont chez la reine des carreaux de velours en tout temps, et leurs belles-filles aînées de damas ou de satin, de même à l'église pour se mettre à genoux, à la comédie pour s'asseoir; et maintenant des tabourets au bal; toutes les autres debout ou par terre.

Distinction d'aller par la ville à deux et quatre mules avec ou sans postillon, à traits courts, longs, ou très longs. Ces derniers ne sont que pour les grands, leurs fils aînés, leurs femmes, les cardinaux, les ambassadeurs et le président du conseil de Castille.

Leurs cochers les mènent quelquefois tête nue, toujours leurs femmes et leurs belles-filles aînées, et en chaise, le porteur de devant toujours découvert aussi pour les grands qu'il porte.

Grande précision et distinction à la réception et conduite des visites.

Les grands ne cèdent à personne, excepté ce que j'ai dit du président ou gouverneur du conseil de Castille, du majordome-major du roi, et rarement des cardinaux et des ambassadeurs; nul autre rang que le leur et pour eux, et maintenant donné aux ducs de France. Princes étrangers faits grands à vie à cause de cela. Souverains sans avantages sur eux en Espagne, même ducs de Savoie. Ceux qui y furent accordés au célèbre. Charles-Emmanuel, depuis duc de Savoie, médiocres, et en considération de son mariage réglé avec l'infante. Prince de Galles, depuis roi Charles Ier d'Angleterre, hors de pair et d'exemples. Duc d'Orléans visita toutes leurs femmes, eut le traitement d'infant, traita les grands comme il traite les ducs de France. Princes du sang de même, et les infants, comme font les fils de France. On remet à parler de d'usurpation de la princesse des Ursins et du duc de Vendôme, qui ne leur fut pas heureuse, à l'exemple des deux don Juan expliqués. Personne même de ce qui n'était point grand ne voulut céder au prince ni à la princesse d'Harcourt, qui menèrent la reine, fille de Monsieur. Ils n'eurent aucuns honneurs particuliers, ni la comtesse de Soissons depuis.

Les grands sont traités d'égaux chez les électeurs et les autres souverains, comme les souverains d'Italie chez le pape, et dans Rome comme les princes du Soglio.

Ont cependant en Espagne plusieurs désavantages qui ont été marqués avec le gouverneur du conseil de Castille, les cardinaux, les ambassadeurs, le majordome-major du roi, et en carrosse avec le grand écuyer.

N'ont ni voix ni séance en aucun tribunal, ni part nécessaire aux lois ni au gouvernement de l'État, ni distinction en la manière d'être jugés en aucun cas.

Ont séance au-dessus de tous les députés aux cortès ou états généraux, lesquels ne iront que prêter hommage, et n'ont rien des prétentions de ceux de France. Un seul pour tous, mais sans nécessité, a quelquefois été nommé dans les testaments des rois pour être du conseil de régence. Très peu ont eu part au testament de Charles Il. Tous furent appelés à son ouverture, et tous sans opiner pour s'y soumettre, cas unique en singularité et nécessité qui ne leur ajoute aucun droit.

Nul couronnement des rois d'Espagne depuis les rois catholiques, et nul habillement royal en aucune occasion; nul habit distinctif ni particulier aux grands ni à leurs femmes.

Nul rang ni distinction dans l'ordre de la Toison, ni dans les autres d'Espagne. Rang avec tous par ancienneté dans l'ordre, et en mémé réception par âge.

Prennent des emplois municipaux fort au-dessous d'eux, et qui ne les mènent à rien.

Bâtards devenus grands.

Exemples, et plusieurs, et de plusieurs règnes, et d'Espagnols et d'étrangers, qui ont acheté et payé fort cher et fort publiquement la grandesse; même entre les étrangers de naissance distinguée, plusieurs encore existants.

Nul serment pour la dignité de grand d'Espagne, parce qu'elle n'a que rang, honneurs, etc., et nulle sorte de fonction.

Le nombre des grands d'Espagne beaucoup plus grand en Espagne même que celui des ducs en France, sans compter les grands établis en Italie et aux Pays-Bas, même avant l'avènement de Philippe V à la couronne, et fort augmenté depuis.

Et nombre qui ne diminue presque jamais par la succession à l'infini par les femelles, en sorte qu'il ne peut guère diminuer que par la chute des grandesses à d'autres grands par héritage, comme le duc de Medina-Celi qui en a recueilli seize ou dix-sept qui toutes sont sur sa tête, et qui toutes ne peuvent passer de lui que sur la même tête, sans que celui qui en a ce grand nombre ait la moindre préférence en rien par-dessus les autres grands ni même parmi eux, en sorte qu'il est entièrement indifférent d'en avoir plusieurs ou de n'en avoir qu'une.

CHAPITRE XVI. §

Comparaison des dignités des ducs de France et des grands d'Espagne. — Comparaison du fond des deux dignités dans tous les âges. — Dignité de grand d'Espagne ne peut être comparée à celle de duc de France, beaucoup moins à celle de pair de France. — Comparaison de l'extérieur des dignités des ducs de France et des grands d'Espagne. — Spécieux avantages des grands d'Espagne. — Désavantage des grands d'Espagne jusque dans les droits de se couvrir. — Abus des grandesses françaises.

Après cette connaissance de la dignité de grand d'Espagne dans son fond, dans son origine, et de son état présent, il faudrait en donner une de celle des ducs de France, pairs, vérifiés et non vérifiés, ou à brevet, comme on appelle improprement ces derniers. Mais ce n'est pas ici le lieu des dissertations et des histoires particulières, quelque obscurcissement qu'on ait pris à tâche de jeter, surtout depuis quelque temps, sur la première dignité du royaume de France. Elle y est encore trop connue pour avoir besoin d'entrer dans un détail qui ferait un volume. Je me contenterai donc de supposer ce qui est vrai, et démontré par tous les auteurs, et par toutes les images qui restent de la grandeur de cette dignité, et que l'ignorance, la jalousie; l'envie, la malice, j'ajouterai la folie de ces derniers temps, n'ont pu étouffer. Il faut se souvenir de l'occasion de cette digression, c'est l'égalité convenue entre le roi et le roi son petit-fils, des ducs de France et des grands d'Espagne, et de leur donner réciproquement les mêmes rangs et honneurs; le mémoire présenté au roi d'Espagne, pour s'en plaindre; par les ducs d'Arcos et de Baños, et la punition que ces deux frères en subirent, et l'examen s'ils ont été bien ou mal fondés dans cette plainte, ce qui ne se peut faire que par la comparaison des deux premières dignités des deux monarchies; mais en même temps qu'il ne s'agit pas de faire un livre, ni de s'écarter trop loin et trop longtemps des matières historiques de ces Mémoires.

En quelque temps que l'on considère la monarchie Française depuis sa fondation, et les divers États des Espagnes jusqu'à leur réunion, sous Ferdinand et Isabelle, ou plutôt sous Charles-Quint qui hérita d'eux, pour ne faire de toutes les Espagnes, excepté le Portugal, qu'une seule monarchie, elle ne peut entrer en aucune comparaison avec la nôtre. Des provinces séparées, quoique avec titre de royaume, dont aucun ne l'a porté que longtemps après la France, n'ont pas plus de similitude avec ce grand et vaste tout, réuni sous un seul chef, que par la différence d'antiquité de couronne. Conséquemment nulle proportion entre les grands vassaux, les vassaux immédiats de la couronne de France, et ceux des différentes pièces qui composaient les Espagnes sous différents chefs, connus sous le titre de rois beaucoup plus tard que les nôtres. Quelques fonctions qu'aient originairement eues ces premiers grands feudataires des Espagnes, elles n'ont pu être plus importantes et plus relevées que celles de nos premiers grands vassaux, et la différence en a toujours été infinie par celle du cercle étroit de chacun de ces petits États ou royaumes indépendants les uns des autres dans les Espagnes, de la vaste étendue du royaume de France sous un seul roi dans tous les temps, et la part que les uns et les autres ont eue aux affaires, soit intérieures, soit extérieures de l'État dont ils relevaient immédiatement, a été conforme pour le poids et pour le nombre à l'étendue de ces mêmes États, ce qui met encore une différence infinie entre les grands vassaux François et espagnols.

Si de ces temps reculés on descend au moyen âge, on ne voit dans les Espagnes que la confusion qu'avait faite la domination des Maures, la nécessité de se défendre et de se soutenir contre eux où étoilent les rois des différentes provinces des Espagnes, et trop souvent les usurpations de ces mêmes rois, les uns sur les autres. On ne voit plus que force, que nécessité, que multiplication sans mesure des ricos-hombres sans fiefs. Leur part, je dis nécessaire et par droit, dans les affaires s'évanouit, et depuis il n'en est resté ni ombre ni vestige, en quoi les grands d'Espagne successeurs de leur dignité ne sont pas devenus de meilleure condition qu'eux.

Tout au contraire en France. Les grands vassaux ont toujours eu de droit et de fait part aux grandes affaires du dehors et du dedans. Cette part est demeurée aux pairs par essence, aux officiers de la couronne qui, par leurs offices, étaient grands vassaux, puisqu'ils en rendaient foi et hommage particuliers au roi, à d'autres grands vassaux, mais quand, et à ceux qu'il plaisait aux rois d'y appeler. Cette transmission dure jusqu'à nos jours, et sans parler de tant de grands actes de pairie des temps anciens, il n'y a point de règne qui n'en fourmille jusqu'au dernier le plus absolu de tous. Témoin tous les lits de justice que le feu roi a tenus, et en dernier lieu la convocation des pairs par le grand maître des cérémonies au nom du feu roi, pour l'acte des renonciations qui a précédé la mort de Sa Majesté de si peu.

De jugement et de nécessité de celui des pairs en certaines affaires, et de droit en presque toutes, c'est encore une chose qui a toujours été et qui subsiste encore; de même que les formes solennelles pour juger d'une pairie, ou pour faire le procès criminel à un pair. Rien de tout cela en Espagne. On ne le voit point des ricos-hombres, on le voit aussi peu des grands. Leurs grandesses pour la transmission ni pour le jugement, si contestation arrive, ni leurs personnes, si elles se trouvent prévenues de crime, n'ont aucune distinction dans la forme de les juger du moindre héritage ni du moindre particulier. Tout se réduit pour la seule personne des grands à ne pouvoir être arrêtée que par un ordre du roi, après quoi plus de distinction dans tout le reste; et jamais en Espagne il n'a été mention d'être jugé par ses pairs, c'est-à-dire par ses égaux, ce qui, en matière de pairie ou de crime d'un pair, subsiste encore pour les pairs de France.

En voilà sans doute assez pour démontrer la différence entière des pairs de France d'aujourd'hui et des grands d'Espagne, et combien il y aurait peu de justesse de comparer, sous prétexte de convenance, les grands de la première classe avec les pairs.

Si du fond de la substance de la dignité et de son antiquité transmise jusqu'à nous, on passe à son inhérence et à sa stabilité, on est extrêmement surpris de n'en trouver aucune dans la grandesse, et de la voir non seulement suspendue à chaque mutation, même de père à fils dans toutes celles, qui ne sont pas de la première classe, du propre aveu de ces grands, mais suspendue encore par le délai ou le refus de la, couverture, tant qu'il plaît au roi, pour toutes les trois classes, et toutes les trois amovibles, et pour toujours, à la volonté du roi, sans forme aucune, sans crime, sans accusation, sans même de prétexte. On ne saurait nier qu'une dignité aussi en l'air, autant dans la main du roi, et d'une manière si absolue et si totalement dépendante, ne soit fort différente de celles dont l'état est déterminé, fixe, stable, certain à toujours, et qui, une fois accordées, n'ont plus besoin de nouvelles grâces, et ne puissent être ôtées qu'avec la vie, pour crime capital, et avec les formes les plus solennelles.

Il est difficile de n'être pas blessé d'un tribut imposé à une dignité comme telle, à plus forte raison de tributs redoublés. Ceux qu'on a expliqués ne ressemblent point aux lods et ventes des terres, ni aux autres droits de la suzeraineté. Ce n'est point ici une terre qui paye pour sa mutation, puisque les grandesses attachées aux noms et non aux terres sont sujettes aux mêmes tributs, et que, faute de payement, ce ne sont point les terres qui en répondent, mais la dignité qui est suspendue encore dans ce cas. En France, la noblesse grande, médiocre, petite, doit le service des armes, mais nul tribut pour elle-même. Ce qu'elle paye est sur sa consommation, des droits de terre, en un mot toute autre chose qu'un tribut de noblesse et à cause de sa noblesse. Combien donc y doit-on être surpris de voir la première et la plus haute dignité où la noblesse la plus distinguée puisse parvenir en Espagne, être imposée à divers tributs comme dignité, et pour elle-même, et à peine de suspension jusqu'à parfait payement? Qui peut douter de la différence que cela met encore entre, la dignité de nos ducs et celle des grands d'Espagne?

Enfin la vénalité de la grandesse, non entre particuliers, mais du roi à eux, qui l'a quelquefois vendue, depuis Philippe II, sous tous les règnes, et vendue sans voile et sans mystère. Quelque rares qu'en soient les exemples, ils sont, et encore une fois il y en a, et de tous les rois, depuis Philippe II; la dignité des ducs a ignoré jusqu'à nos jours cette manière d'y arriver, qui est commune aux plus petites charges.

Il résulte donc, de toutes ces différences si essentielles, que la dignité de grand d'Espagne, pour éclatante qu'elle soit, ne peut être comparée avec celle de nos ducs, et beaucoup moins encore [avec] celle des pairs de France, avec lesquels les grands d'Espagne n'ont aucune similitude, sont sans fonction, sans avis, sans conseil, sans jugement, sans faire essentiellement partie de l'État plus que les autres vassaux immédiats, et sont sans serment et sans foi et hommage pour cause de leur dignité. Il est donc conséquent que ce n'est à aucun d'eux à se trouver blessé de la parité convenue, entre le feu roi et le roi son petit-fils, des ducs de France et des grands d'Espagne, et que les ducs d'Arcos et de Baños y ont été très mal fondés, et y ont très peu entendu l'intérêt de leur dignité.

Ce fond des deux premières dignités de France et d'Espagne examiné, il faut venir à leur extérieur.

Si on est ébloui de certaines choses que les grands d'Espagne ont conservées par la sage politique de leurs rois, et que les nôtres ont laissé peu à peu obscurcir dans les ducs, il se trouvera que ceux-ci ont eu les mêmes avantages, qu'ils les ont presque tous conservés jusque vers le milieu du dernier règne, et qu'il y en a d'autres où la dignité des ducs est plus ménagée que ne l'est celle des grands.

Deux choses, l'une au dehors, l'autre au dedans, [font] briller la dignité de grand d'Espagne beaucoup plus que celle des ducs de France. C'est, à qui n'approfondit pas le fond des dignités qui vient d'être examiné, et à qui n'examine que l'usage; présent sans remonter plus haut, ce qui éblouit le monde en faveur des grands d'Espagne.

Ces deux choses regardent les princes étrangers. On a vu avec quel soin Charles-Quint établit le rang des grands d'Espagne à Rome, en Italie, en Allemagne, et partout où s'étendit sa puissance, et avec quelle jalousie ce même effet de sa politique a été soutenu depuis par les rois d'Espagne en Italie, à la faveur des grands États qu'ils y ont possédés depuis Charles-Quint jusqu'à Charles II, et en Allemagne, à l'appui des empereurs de la même maison d'Autriche. Il ne se trouvera point qu'il en ait été usé autrement avec les ducs de France jusque vers le milieu du dernier règne. Sans en discuter les exemples, qui mèneraient trop loin, il suffit de voir comment le duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes, a été traité à Turin et chez les électeurs, voyageant tout jeune. Ces voyages font une partie de ceux de Montconis, alors son gouverneur, qui sont entre les mains de tout le monde, où il touche ce fait sans la moindre affectation, parce qu'il appartient à ce qu'il raconte. Le duc de Rohan-Chabot, allant voyager à dix-sept ou dix-huit ans, M. de Lyonne lui donna une instruction en forme et signée, pour se conduire avec M. de Savoie également en tout, excepté la main, et pour la prétendre des électeurs, à plus forte raison de tous les autres souverains d'Allemagne et d'Italie, et de ne pas voir les électeurs s'ils en faisaient difficulté. Non seulement les ducs, comme tels, mais les maréchaux de France, généraux d'armée, ont toujours traité en égalité parfaite avec les électeurs et tous les autres souverains, comme on le voit par les lettres du maréchal de Créqui dernier, qui n'était point duc, et de tous les autres. Une méprise du maréchal de Villeroy à l'égard de l'électeur de Bavière fit la planche, et de cette planche il a résulté que ce même électeur, qui ne disputait pas en Hongrie aux princes de Conti, à ce que M. le prince de Conti m'a dit et raconté plusieurs fois, prétendit, tout incognito qu'il était, la main chez Monseigneur, et fit si bien qu'il ne le vit chez lui que dans lés jardins de Meudon, sans mettre le pied dans la: maison, et qu'il montèrent en calèche pour s'y promener tous deux en même temps par chacun leur portière. Cette égalité avec le Dauphin n'était pas jusqu'alors entrée dans la tête d'aucun souverain non roi, et celui-là même avant le profit qu'il sut tirer de la lourde méprise du maréchal de Villeroy, n'avait pas imaginé de disputer rien à un prince du sang, non plus que le fameux duc de Lorraine, qui commandait en chef d'armée de l'empereur, dont il avait l'honneur d'être le beau-frère, et les princes de Conti volontaires dans cette armée; c'est ainsi que des dignités on entreprend sur leur source, et c'est ce que les papes et les rois d'Espagne ont sagement prévu et prévenu sur les cardinaux et les grands.

Dans l'intérieur, la même prévoyance, mais commune à tous les États de l'Europe, a refusé avec persévérance jusqu'à aujourd'hui tout rang aux princes étrangers. La seule France les y a établis, et leur a laissé peu à peu usurper toutes sortes d'avantages; ils s'y sont d'abord introduits sans y en prétendre aucun. Après ils ont ambitionné la pairie. Ils en ont obtenu après tant qu'ils ont pu. Ils en ont fait valoir les prérogatives. Devenus puissants, ils ont formé la ligue à la faveur de laquelle ils ont empiété par degrés, laquelle aurait dû donner des leçons à n'être pas oubliées. Bien des événements les ont depuis rafraîchies, mais tout le fruit n'a été que d'augmenter les usurpations en y associant des branches de maisons de gentilshommes français, de peur de manquer de princes étrangers vrais ou faux. Il est vrai qu'en nul lieu ces derniers n'ont précédé les ducs; il est vrai encore que les princes étrangers véritables ne les précèdent encore nulle part, si ce n'est dans l'ordre du Saint-Esprit, contre les premiers statuts et le premier exemple de la première promotion que la puissance de la Ligue fit réformer en deux fois, et que d'étranges causes ont maintenu sans décision, mais en continuant l'usage. Il est vrai de plus que ceux-là mêmes, quand ils sont pairs, suivent leur rang d'ancienneté en tous actes de pairie. Il est donc vrai qu'ils cèdent aux pairs, et qu'ils ne les précèdent jamais, excepté dans l'ordre, de la façon que je viens de le dire. Cela suffit pour montrer qu'il n'en était pas ainsi avant le dernier siècle; qu'il y avait déjà des ducs gentilshommes, et que ce qui s'est introduit depuis n'est qu'usurpation qui laisse la dignité entière. Mais il faut convenir que la multitude des usurpations, des distinctions, et de ceux qui en jouissent, l'éclat et les avantages qu'ils en retirent, la lutte de préséance qu'ils entretiennent à la cour sur des gens qui s'en lassent et qui n'ont jamais su s'entendre ni se soutenir, est la chose qui donne le plus spécieux prétexte aux grands d'Espagne, chez lesquels ces princes n'ont aucun honneur, aucun rang, aucun établissement, et qui, s'ils s'attachent au service d'Espagne, n'en peuvent prétendre ni espérer aucun que pour être faits grands d'Espagne eux-mêmes. Je n'en dirai pas davantage pour ne pas tomber dans l'inconvénient d'une dissertation contre ces rangs étrangers qui ne sont soufferts nulle autre part qu'en France.

À ces deux avantages dont il faut convenir quoique en écorce et en surface sans fond, les grands en ont encore deux autres que les ducs avaient comme eux les honneurs militaires et civils, dont M. de Louvois les priva sous prétexte de ménager la poudre, d'où le reste des honneurs militaires et civils, se sont peu à peu évanouis pour être appropriés aux ministres qui avant cette insensible époque étaient bien éloignés d'y prétendre. Cet avantage est donc un de ceux que la dignité de duc a perdus par l'usage; mais qui ne lui est pas moins propre qu'aux grands, puisqu'ils en ont constamment joui jusqu'à la toute-puissance de M. de Louvois vers le milieu de son ministère.

Ces quatre avantages que l'usage a conservés aux grands et ôtés aux ducs, et qui leur ont été également propres, ne consistent donc que dans lit volonté différente de leurs rois, et dans une différence de volonté si moderne qu'elle laisse voir le droit et le long usage en faveur des ducs, et laisse ainsi leur dignité entière, en cela même que le vouloir des rois y a donné pour la surface l'atteinte dont on ne peut disconvenir, mais qui ne peut rien opérer de solide contre leur dignité en faveur de celle des grands, puisque le droit et l'usage, est le même, et qu'il ne tient qu'à nos rois de le remettre comme il a été en partie jusqu'à la violence de la Ligue, et en partie jusqu'à M. de Louvois.

Les grands ont encore deux autres avantages: l'un n'est qu'un agrément et une distinction, qui est d'être seuls conviés, ainsi que leurs épouses, avec leurs fils aînés et les leurs, à tout ce qui se fait de plus ordinaire et d'extraordinaire en fêtes, divertissements et cérémonies à la cour ou ailleurs quand le roi s'y trouve, ou qu'ils se font par ses ordres. Cela fait un accompagnement de grande décoration au roi, et les nôtres en ont usé de même jusque vers les deux tiers du règne de Louis XIV; ainsi je ne m'arrêterai pas à celui-ci, quoiqu'il paroisse beaucoup en Espagne, où pour les chapelles, les audiences publiques et mille occasions, il y en a de continuelles de ces avertissements aux grands, lesquelles presque toutes n'existent point en France et y ont toujours été rares de plus en plus.

L'autre avantage des grands en est un effectif; la bonne foi veut qu'on l'avoue, mais il est l'unique à l'égard des ducs. C'est le rang et les honneurs de leurs fils aînés et des femmes de ces fils aînés, et quand ils n'ont point de fils, de celui ou de celle à qui la grandesse doit aller de droit après eux. Les distinctions des fils sont peu perceptibles, comme l'invitation dont on vient de parler, l'excellence qui s'est fort multipliée, le traitement de parent quand le roi leur écrit, et divers autres; mais celles de leurs femmes ou de leur fille aînée, s'ils n'ont point de fils, sont pareilles en tout à celles des femmes des grands en tout et partout, à l'exception seule de l'étoffe de leurs carreaux chez la reine pour s'asseoir, ou devant elle à l'église pour se mettre à genoux (je l'ai dit plus haut), de velours pour les femmes des grands en toute saison, et de damas ou de satin en toute saison pour leurs belles-filles aînées. Or, il est vrai que cela n'a aucune comparaison avec les fils aînés des ducs et leurs femmes; cela est sans doute accordé à ce qu'il n'y a jamais de démission en Espagne; mais quelque anciennes que soient les nôtres qui ont commencé au dernier connétable de Montmorency, la bonne foi veut encore l'aveu que nos démissions ne couvrent point cette différence essentielle, parce que la démission opère un duc, qui par conséquent en a le rang et les honneurs, que le démis conserve aussi, au lieu que, sans démission, les fils aînés des ducs n'ont aucune distinction ni leurs femmes, et que les fils aînés des grands et leurs femmes ont comme tels toutes celles dont on vient de parler. Mais cet avantage, quelque solide qu'il soit, et qui est l'unique effectif que les grands aient au-dessus des ducs, ne change rien au fond de leur dignité; il la laisse telle qu'elle a été montrée; il est même un témoignage et un reste de cette multiplication des ricos-hombres par leurs cadets, et par les cadets de ces cadets, sans fiefs, qui vers les temps de Ferdinand et d'Isabelle en avaient défiguré la dignité, et qui à l'habile refonte que Charles-Quint en fit sous le nom de grands, a été restreinte à des bornes plus raisonnables, par cet avantage des seuls fils aînés ou successeurs nécessaires des grandesses au défaut de fils, et de leurs épouses, qui a ôté toute occasion de démissions.

Après avoir exposé dans toute son étendue les six avantages que les grands paraissent avoir sur les ducs, je dis paraissent, puisqu'il n'y a que de l'éblouissant dans les cinq premiers, que les ducs ont eus comme eux jusqu'au milieu du dernier règne, et comme eux les premières places partout, dont le feu roi s'est montré si jaloux jusqu'à sa mort; témoin l'aventure de Mlle de Melun à un bal, et celle de Mme de Torcy à la table du roi à Marly, les deux uniques qui s'y soient exposées; après avoir avoué de bonne foi la solidité du dernier et sixième avantage des grands en la personne de leur fils et belles-filles aînées, il faut venir aux désavantages de ces mêmes grands comparés aux ducs pour l'extérieur.

Quelques usurpations modernes qu'aient essuyées les ducs du chancelier, et même du garde des sceaux de France, elles ne vont qu'à la préséance au conseil, et s'ils ont conservé l'ancienne forme d'écrire et de recevoir chez eux, que les ducs et les officiers de la couronne ont perdue, cela ne regarde point les ducs. Mais le président, ni en son absence le gouverneur du conseil de Castille, ne donne point la main chez lui aux grands, qui de plus sont obligés, comme tous les autres, d'arrêter leur carrosse devant le sien, lorsqu'il ne montre pas., par ses rideaux tirés, qu'il veut être inconnu. Ce respect si grand et si public est tel en France qu'il n'y est rendu par les ducs qu'au roi, à la reine et aux fils et filles de France, bien loin de s'étendre jusqu'à un particulier.

Une seconde différence, et qui est de tous les jours, et n'est pas moins publique, est l'extrême différence du majordome-major du roi, et comme tel de tous les grands, lui-même ne le fût-il pas, comme il est quelquefois arrivé. Non seulement il les précède partout, sans être jamais mêlé avec eux, mais il a un siège ployant de velours placé à la chapelle, à la tête de leur banc, et ce siège si distingué d'eux y est toujours, et il demeure vide, sans pouvoir être occupé, s'il ne l'est pas par le majordome-major. Il est assis au bal et à la comédie sur ce même siège, à la droite du roi et le joignant, presque sur la même ligne, tandis que les grands sont debout; et lorsque le roi d'Espagne reçoit des ambassadeurs sur un trône, comme des Africains et d'autres nations éloignées, le majordome est assis en pareille place et sur pareil siège sur le trône, tandis que les grands sont au bas du trône et debout. Chez la reine, son majordome-major précède tous les grands sans difficulté, en toutes les cérémonies et les audiences, et le grand écuyer du roi ne leur donne pas la main dans le carrosse du roi qui est à son usage. Toutes ces mortifications de charges, publiques et continuelles, sont entièrement inconnues aux ducs. Bien plus, le majordome-major du roi, comme tel, et sans être grand, je le répète, comme il est arrivé quelquefois, jouit de tout le rang et honneurs des grands; et, ce qui est étrange, c'est qu'il est leur chef, et tellement leur chef, que s'il arrive quelque affaire qui intéresse la dignité des grands, c'est chez le majordome-major qu'ils s'assemblent et qu'ils délibèrent, et que c'est par lui que sont portés et présentés au roi les raisons ou les mémoires qu'ils ont à lui faire entendre, et que pareillement c'est par le même que le roi s'explique aux grands de ses décisions ou de ses volontés. Il ne se trouve rien de semblable en France. J'ai moi-même été témoin de tout cela en Espagne, et pour ce dernier article, il se passa ainsi au baptême de l'infant don Philippe, où j'étais, et où le roi voulut que les honneurs fussent portés par les grands, quoiqu'ils ne l'eussent été jusqu'alors que par les majordomes; les ordres, les remontrances, la décision, tout passa par le majordome-major, et ce fut chez lui que les grands s'assemblèrent.

Quoique les grands ne cèdent point aux cardinaux, dont j'expliquerai en son temps le divers rangs en Espagne, et qu'ils ne les voient point chez eux en public, à cause de la main, les grands essuient néanmoins une distinction étrange dont la France n'a jamais ouï parler: c'est leur fauteuil à la chapelle, tandis qu'ils n'ont qu'un banc, couvert de tapisserie, sans petit banc bas devant eux, et les cardinaux et les ambassadeurs en ont un, celui de ces derniers couvert de tapisserie comme leur banc, et le petit banc bas des cardinaux couverts de velours rouge.

Au conseil, lorsque le roi s'y trouve, et qu'il y a des cardinaux; ils y ont un fauteuil comme à la chapelle. Ils sont au-dessus des grands, et les grands n'y ont que des sièges ployants.

Les grands et le majordome-major même sont nettement précédés par des ambassadeurs de chapelle à la distribution des cierges à la Chandeleur, en celle des cendres, et aux autres occasions où ils se trouvent ensemble qui sont de cérémonie.

Toutes ces choses, la plupart si marquées, si distinctives, si journalières, sont inconnues aux ducs, et avec raison leur paraîtraient monstrueuses.

Les infants sont en Espagne comme sont ici les fils et filles de France.

De princes du sang, il n'y en a jamais eu tant que la maison d'Autriche a régné en Espagne.

M. le duc d'Orléans, petit-fils de France, fut traité en Espagne comme un infant; mais il alla chez toutes les femmes des grands, et traita les grands comme il traitait ici les ducs.

Pour les bâtards des rois, on a vu ce qui a été dit des deux don Juan, les deux seuls reconnus en Espagne, et les grands sont fort éloignés de tout avantage de ce côté-là.

De tout cet extérieur si éblouissant des grands d'Espagne, que leurs rois leur ont jalousement conservé au dehors et au dedans de l'Espagne, à l'égard des princes étrangers, et que les ducs ont eu comme eux, il n'y a de différence que la fermeté des rois d'Espagne par rapport à leur propre dignité, d'avec l'entraînement des rois de France, dont on a vu, par l'exemple de l'électeur de Bavière, que leur dignité même a souffert. Il en est de même des honneurs civils et militaires conservés jusques au milieu du dernier règne, de l'invitation aux fêtes et aux cérémonies qui a été de tout temps, et jusqu'à nos jours, pour les ducs en France, comme en Espagne pour les grands, et de ces distinctions que je viens de raconter, communes en elles-mêmes aux deux dignités, mais qui pour la plupart ont cessé au milieu du règne de Louis XIV. Ainsi dès qu'elles ont été jusqu'alors, rien d'essentiellement distinctif à l'avantage des grands sur les ducs, puisque la cessation à l'égard de ces derniers est si moderne, et que, lorsqu'il plaira au roi de France de penser que sa dignité y est intéressée, toute suréminente qu'elle est, et de faire réflexion qu'il n'appartient qu'à son sang d'avoir chez lui des rangs et des distinctions par naissance, inconnues chez toutes les autres nations, ni à aucune dignité étrangère d'y jouir d'aucun avantage plus grand que n'en ont celles qu'il donne, cet extérieur sera bientôt rétabli, et porté au niveau pour le moins de celui qui éblouit dans les grands d'Espagne, dont le seul avantage réel que n'ont pas les ducs est celui dont jouissent leurs fils aînés et les femmes de ces fils.

Pour les désavantages des grands par comparaison aux ducs, on ne compte point le défaut d'habits particuliers et de marques de dignité aux armes, quoique cet éclat en soit un fort marqué; ni le défaut de housse, puisque la reine n'en porte point, ni de balustres, parce qu'on ne voit point leurs lits ni leurs chambres à coucher; ni le mélange dans les ordres, puisque les infants mêmes n'en étaient point exempts avant Philippe V.

Mais les distinctions étranges du président et même du gouverneur du conseil de Castille, le fauteuil des cardinaux, la préséance si marquée, la supériorité aux audiences singulières, et journellement aux bals et aux comédies, du majordome-major assis à côté du roi où tous les grands sont debout, sa présidence sur eux par sa charge, même sans être grand, pour tout ce qui concerne leur dignité, ce sont des choses, pour en omettre diverses autres, d'un grand contrepoids, et qui toutes sont parfaitement inconnues aux ducs, et qui ne peuvent pas contribuer à faire trouver les ducs d'Arcos et de Baños bien fondés dans leurs plaintes et leur mémoire.

Venons maintenant à ce qui les a le plus frappés et le plus déterminés à cette démarche : c'est que les grands d'Espagne se couvrent devant leurs rois, et que les ducs de France ne s'y couvrent point; que les princes étrangers s'y couvrent aux audiences des ambassadeurs, et que ceux de la maison de Lorraine, privativement à tous autres, les conduisent à l'audience.

Il faut se souvenir de ce qui a été expliqué ci-dessus de l'ancien usage d'être couvert en France devant le roi sans distinction de dignité, et de la manière imperceptible dont il a changé par le changement de coiffures, du chaperon au bonnet, puis à la toque, enfin aux chapeaux. Lors même qu'on était couvert devant nos rois, nul ne leur parlait couvert, non pas même les fils de France. Il n'est donc pas étrange que les ducs n'aient point cet honneur, beaucoup moins depuis que l'usage d'être couvert devant les rois de France s'est peu à peu aboli, même ne leur parlant pas. Chaque pays a ses usages particuliers qui se trouvent souvent la cause primitive et l'origine des distinctions. En France, ni homme ni femme ne baise la reine; ce n'a été qu'au mariage du roi d'aujourd'hui que cet honneur a été accordé aux princes du sang; mais les duchesses et les princesses étrangères ont celui de s'asseoir devant elle et les tabourets de grâce, et pour les hommes, les fils et petits-fils de France et les cardinaux, sans que les princes du sang qui l'ont tenté au mariage du roi d'aujourd'hui y aient pu parvenir, et qui, jusqu'à la mort du feu roi, ne l'ont jamais prétendu; sans qu'en nul lieu que ce soit les dames assises se soient jamais tenues debout un instant en leur présence, ce qui aurait été regardé comme un grand manque de respect, parce qu'il n'y en peut avoir qu'un. Ainsi elles se levaient lorsqu'un prince du sang arrivait où elles étaient assises, et se rasseyaient sur-le-champ; ce qu'elles faisaient de même pour les principaux seigneurs. En Angleterre toutes les duchesses baisent la reine, et pas une n'est assise devant elle; tellement que, lorsque les reines d'Angleterre, femmes de Charles Ier et de Jacques II, sont venues achever leur vie en France, elles y eurent le choix d'y traiter les Françaises assises à la manière Anglaise ou française, et elles choisirent la dernière; il est donc vrai de dire que ces honneurs sont suivant les pays. Aussi a-t-on vu cette multitude de ricos-hombres cesser de se couvrir devant Philippe le Beau, père de Charles-Quint, par flatterie pour lui et pour faire dépit à Ferdinand son beau-père, et l'usage de recouvrir ne revenir que sous Charles-Quint, qui l'établit en la forme qu'il est demeuré lors de l'abolition de la rico-hombrerie et de l'établissement de la grandesse.

Il faut se souvenir encore plus de quelle façon s'est introduit l'usage de se couvrir devant le roi en France. On le peut voir plus haut et y remarquer que c'est celui des grands d'Espagne qui y donna lieu, par la liberté qu'un ambassadeur d'Espagne, qui était grand, prit de se couvrir voyant Henri IV couvert dans ses jardins de Monceaux, et du hasard qui restreignit cet honneur aux princes du sang, aux princes étrangers et au duc d'Épernon si éloigné de l'être, parce qu'Henri IV, piqué de voir cet Espagnol se couvrir, commanda à l'instant de se couvrir à M. le Prince et aux ducs d'Épernon et de Mayenne, qui par hasard se trouvèrent seuls à cette promenade. De là, M. de Mayenne prétendit se couvrir aux audiences où il conduisait les ambassadeurs, et l'obtint; les princes de la maison de Lorraine, de Savoie, de Longueville et de Gonzague, qui conduisaient aussi les ambassadeurs, se trouvèrent dans le même droit. Dès qu'ils l'eurent obtenu, il s'étendit aisément à ceux de ces maisons qui se trouvèrent à ces audiences sans avoir conduit les ambassadeurs, puisqu'en les conduisant ils se couvraient avec eux; à plus forte raison M. le Prince et les princes du sang, et en même temps M. d'Épernon, par la bonne fortune de s'être trouvé à cette promenade, où il se couvrit avec M. le Prince et M. de Mayenne, et comme M. d'Épernon, ses enfants furent aussi couverts à ces audiences. Ce chapeau vient donc d'Espagne, et s'est trouvé borné à ceux qu'Henri IV fit couvrir à cette promenade, et d'eux à leur maison, et aux maisons qui avaient la conduite des ambassadeurs. Ce n'est que le feu roi qui l'a étendu en divers temps et à diverses reprises à trois branches de maisons de gentilshommes, quoiqu'ils ne conduisent pas les ambassadeurs. Le pourquoi et le comment nous jetterait ici dans une dissertation trop longue. On en a pu voir ci-dessus quelque chose de MM. de Rohan et de M. de Monaco; de ce dernier il n'a pas passé aux Matignon, qui en ont eu Monaco avec l'héritière, et l'érection nouvelle du duché-pairie de Valentinois.

Mais il ne faut pas oublier que cet honneur de se couvrir est entièrement restreint aux audiences des ambassadeurs, et sans place distinguée, et sans entrer dans le balustre avec les princes du sang et l'ambassadeur; qu'il ne s'étend à pas une autre sorte d'audience ni de cérémonies, comme à celle du doge de Gènes, qui se couvrit seul; à l'hommage de MM. de Lorraine, aux audiences des souverains, etc., en sorte que ce chapeau est uniquement restreint aux audiences des ambassadeurs, où les cardinaux l'ont aussi obtenu, et ne l'ont nulle part ailleurs, non plus que leur bonnet devant le roi.

Quel que soit cet honneur, il ne touche point aux ducs, puisqu'il ne peut être pris en leur présence. Témoin cette audience si solennelle du cardinal Chigi, légat a latere du pape son oncle, pour la satisfaction de la fameuse affaire des Corses de la garde du pape qui avaient insulté le duc de Créqui, ambassadeur du roi à Rome. Les princes du sang ne pouvaient être à cette audience, où le légat eut un fauteuil. Les ducs s'y devaient trouver, et furent avertis de la part du roi, par le grand maître des cérémonies, et à cause de leur présence, les princes étrangers eurent défense de s'y couvrir. Les comtes d'Harcourt, grand écuyer, et de Soissons, qui tous deux conduisaient le légat à l'audience, n'oublièrent rien pour avoir permission de se couvrir ou de n'assister pas à l'audience. Ils ne purent obtenir ni l'un ni l'autre, et y demeurèrent tout du long et toujours découverts. On peut voir cela plus au long, et le récit de l'erreur réformée d'une tapisserie (t. II, p. 80, 81), ou plutôt du mensonge qui les y représente couverts. Il est donc vrai que la présence nécessaire des ducs fait tomber ce chapeau. Les deux seuls qui se trouvent aux audiences où on se couvre n'y sont que par la nécessité de leur charge, l'un en qualité de premier gentilhomme de la chambre, qui commande dans la chambre, et qui ne s'en peut absenter alors comme tel; l'autre de capitaine des gardes en quartier, et comme tel, en fonction nécessaire de sa charge, et nullement comme ducs.

Après ces éclaircissements, ne pourrait-on point remarquer que ce grand honneur de parler [couvert] au roi d'Espagne s'affaiblit étrangement par les conditions qui y sont opposées? L'introduction de la nécessité de faire la couverture, avec toute suspension de rang, honneurs et distinctions jusqu'à ce qu'elle soit faite, et cependant le pouvoir et l'usage des rois de la différer tant qu'il leur plaît, et même toujours, est un grand contrepoids; celui d'avoir un certificat de sa couverture du secrétaire de l'estampille, sous peine, si on le perd, d'avoir à recommencer et de courir les risques des délais du roi, et en attendant d'être suspendu de tout rang, honneurs et prérogatives, n'en est pas moindre, et cela à toute mutation de père même à fils, et même pour la première classe. En France, le mort saisit le vif, sans que le roi y intervienne; et à l'égard des pairs, dont la réception au parlement de celui en faveur duquel l'érection fixe le rang d'ancienneté pour lui et pour toute sa postérité, comme l'enregistrement le fixe pour les ducs vérifiés qui ne sont pas pairs, les successeurs à la pairie ne dépendent point de leur réception au parlement, ni d'aucune autre chose pour jouir de tout leur rang, honneurs et prérogatives, soit qu'ils s'y fassent recevoir tard ou point du tout, et ne préjudicie en aucune sorte Je choses à leurs successeurs.

En voilà bien assez, ce me semble, pour entendre quelle est la dignité des grands d'Espagne, [tant] dans son origine, son essence et son fond, que dans son écorce et son extérieur; et le peu qui a été dit sur les ducs de France, parce qu'il aurait fallu un volume pour entrer à fond dans leur dignité, et que j'écris en France où on la doit connaître, et où on en trouve force mémoires et traités, suffit, ce me semble, pour montrer que les grands ne peuvent être comparés en rien aux pairs, et que les ducs d'Arcos et de Baños ont ignoré la dignité des ducs quand ils se sont plaints de la parité de rang et d'honneurs donnés aux uns et aux autres dans les deux royaumes.

Mais après cet examen, il faut convenir aussi que l'abus qui s'en est fait est extrêmement étrange. Lorsque le feu roi et le roi son petit-fils sont convenus de cette parité, il est manifeste qu'ils n'ont entendu qu'une fraternité des grands des deux royaumes pour cimenter mieux celle des deux nations. Au lieu de s'en tenir à un règlement si raisonnable et si commode pour les ducs et les grands qui vont en Espagne ou viennent en France, on en a fait des grands d'Espagne français et en France: d'abord une reconnaissance digne du roi d'Espagne pour le duc de Beauvilliers son gouverneur; après, le crédit des Noailles et du cardinal d'Estrées, aidé de l'amusement que prenait le roi des enfances de la comtesse d'Estrées, dans la familiarité des particuliers, des dames du palais, trouve le chausse-pied du passage du roi d'Espagne de Barcelone en Italie sur une escadre commandée par le comte d'Estrées pour le faire faire grand d'Espagne, sans qu'il y ait eu soupçon seulement de la moindre opposition à ce passage. En France, il ne faut que des exemples: sur ceux-là un voyage du comte de Tessé en Espagne, où ses succès furent nuls à l'armée, avec le manège qui l'a si bien servi dans les cours, lui procurèrent la grandesse. Je ne parle point du duc de Berwick, qui, par la bataille d'Almanza, rétablit la couronne sur la tête du roi d'Espagne: c'est en Espagne que les terres de sa grandesse sont situées, et c'est en Espagne que les grands de sa postérité se sont fixés. Trois ou quatre seigneurs flamands, grands d'Espagne, dont les pères ni eux-mêmes n'étaient jamais sortis des Pays-Bas ou d'Espagne, se viennent fixer à Paris, trouvent plus agréable d'y jouir du premier rang de l'État et de s'y établir que de demeurer chez eux. Le duc de Noailles, neveu de Mme de Maintenon, va en Espagne et y est fait grand tout de suite, puis revient disgracié des deux cours, et, longues années après, fait passer sa grandesse à son second fils, à quoi d'abord il n'avait pas songé; ainsi, en deux voyages courts, la Toison au premier, la grandesse en l'autre. M. de Chalais, neveu du premier mari de Mme des Ursins, sans aucun service en France, se dévoue à elle, et est employé en d'étranges commissions, dont la grandesse est la récompense, malgré le feu roi, qui, loin de lui permettre de l'accepter, s'en irrita jusqu'à déclarer qu'il ne souffrirait jamais qu'il en eût le rang ni les honneurs en France. Croirait-on, après ses aventures à l'égard de M. le duc d'Orléans, et l'éclat entre ce prince et Mme des Ursins, que ce fut ce prince qui, dans sa régence, lui permit de revenir en France et d'y jouir du rang et des honneurs ?

J'avoue que, voyant tant d'abus, je crus en pouvoir profiter comme les autres, mais sans dissimuler à M. le duc d'Orléans combien je les désapprouvais. J'ose dire que si, après les grandesses de MM. de Beauvilliers et de Berwick, il y en a une pardonnable, c'est celle qui me fut donnée à l'occasion de mon ambassade extraordinaire pour demander, conclure et signer le mariage du roi avec l'infante.

De là Mme de Ventadour, qui fut sa gouvernante, obtint une grandesse pour le comte de La Mothe, qu'on avait mis à même d'être fait maréchal de France, et que son incapacité en repoussa toujours, qui de sa vie n'avait servi l'Espagne, et qui était parfaitement éloigné de devenir duc. Le mariage arrêté de l'infant avec une fille de M. le duc d'Orléans fit le grand prieur de France, son bâtard reconnu, grand d'Espagne. Cette élévation donna de l'émulation à l'électeur de Bavière pour le sien, attaché au service de France. Il fit si bien valoir tout ce que lui avait coûté son attachement au service des deux couronnes, et l'honneur qu'il avait d'être frère de Mme la Dauphine, mère du roi d'Espagne, que le comte de Bavière fut fait grand. Le maréchal de Villars n'avait jamais servi le roi d'Espagne, ni approché de ses frontières; la Toison ne laissa pas de lui être envoyée, à la surprise du feu roi et de tout le monde. Pendant la régence, la grandesse lui plut de même, sans qu'en France ni en Espagne on ait jamais su pourquoi.

Enfin le marquis de Brancas, à qui un voyage en Espagne avait valu la Toison, y retourna ambassadeur avec stipulation expresse à M. le cardinal Fleury et à Chauvelin, lors garde des sceaux et adjoint au principal ministère, de n'être point grand; mais y ayant trouvé sa belle, il s'y fit faire grand malgré eux, et s'en tira après comme il put, après avoir essuyé la plus triste disgrâce. Sur cet exemple, le comte de La Marck, qui lui succéda, y a obtenu aussi la grandesse, et toutes de première classe. On peut juger si d'autres n'y parviendront pas. J'oublie M. de Nevers, dont le père était duc à brevet, et qui, fort mal avec le roi, n'en put jamais obtenir la continuation. Il épousa la fille unique de Spinola, qui avait acheté la grandesse, et qui, heureusement pour lui, survécut un peu le feu roi qui s'était déclaré qu'il ne le laisserait pas jouir du rang. Le régent fut plus indulgent à la mort de Spinola, et tôt après fit duc et pair le même M. de Nevers aux instances de la duchesse Sforze sa tante.

Indépendamment des grands d'Espagne qui sont ducs de France, cela fait douze grands d'Espagne établis à Paris et à la cour, dont pas un n'eût osé songer à être duc. Il est étrange qu'on parvienne ici au même rang et aux mêmes avantages par une dignité émanée du roi d'Espagne, quand on ne peut parvenir à celle que le roi donne, et qu'il souffre qu'un autre monarque que lui crée, pour ainsi dire des ducs de ses sujets et dans son royaume. S'il veut élever à la dignité de duc des sujets qui méritent et qui lui plaisent, n'en est-il pas le maître mais ce qu'il ne lui plaît pas de faire, il le voit opérer par le roi d'Espagne. Est-ce là le réciproque du rang des grands des deux royaumes dont les deux rois sont convenus? Cela se présente à l'esprit de soi-même. Le roi d'Espagne, plus jaloux de ses bienfaits, et les Espagnols plus retenus, n'ont point encore vu faire de ducs de France en Espagne. Les Espagnols ont raison de sentir: cette inégalité et une profusion si extraordinaire; elle n'est pas moins sentie en France, et si on prend garde à la mécanique de l'opération, on la trouvera également incroyable et monstrueuse.

Toutes ces grandesses françaises s'établirent comme les duchés, excepté qu'en France l'érection précède le rang et les honneurs dont l'impétrant ne jouit qu'ensuite et en conséquence, au lieu qu'en Espagne ils précèdent l'érection; mais tout tomberait à l'impétrant même si l'érection ne suivait pas, à moins que, comme la grandesse de Bournonville, elle ne fût sur le nom même; ce qui est très rare en Espagne, et n'existe en aucun grand français. L'érection faite et passée au conseil de Castille, il faut des lettres patentes du roi enregistrées au parlement et en la chambre des comptes, avec un nouvel hommage de l'impétrant au roi, enfin faire enregistrer ces mêmes lettres patentes au conseil de Castille; la contrariété de ces opérations est inexplicable. Par l'érection, le roi d'Espagne exerce en France le plus grand acte de souveraineté sur une terre de la souveraineté du roi, et se fait un vassal du premier ordre, pour ne pas dire un sujet, d'un sujet du roi; et à quel titre? d'une terre située en France, de la mouvance directe ou indirecte de la couronne, puisque tout fief lui est reporté, et d'une terre de sa pleine souveraineté, qui n'en est point pour cela détachée; en sorte que le possesseur de cette terre, primordialement sujet et vassal du roi son seigneur suzerain et souverain, le devient, au même titre et par la même possession, d'un autre monarque, dans le royaume duquel il ne vit point, et dans le royaume duquel cette terre n'est pas située. C'est néanmoins sur cette opération, à laquelle on ne peut donner de nom, qu'interviennent les lettres patentes du roi pour l'approuver et la ratifier, qui pour la France reçoivent leur dernière consommation de leur enregistrement au parlement et en la chambre des comptes. Ce n'est pas tout, il faut encore que cette approbation, cette permission du roi, cette ratification du parlement et de la chambre des comptes, en un mot, que ces lettres patentes enregistrées soient envoyées en Espagne, pour y être à leur tour approuvées, ratifiées et enregistrées par le conseil de Castille, qui, ayant fait la première opération par l'enregistrement de l'érection, fait aussi la dernière par l'enregistrement de ces lettres patentes, et de leur enregistrement en France.

Ainsi un grand d'Espagne français fait au roi un nouvel hommage d'une terre érigée par un roi étranger en dignité étrangère, duquel, à ce titre, il devient vassal immédiat, pour ne pas dire sujet, et se trouve avoir deux rois et deux seigneurs suzerains et souverains pour la même terre, il doit donc à l'un et à l'autre le service des armes. Que deviendra-t-il donc si ces deux rois viennent à se faire la guerre, comme il est déjà arrivé, et que deviendraient-ils encore si, à ce qu'à Dieu ne plaise, le cas funeste des renonciations arrivait?

En voilà trop sur cette matière, mais qu'il était bon et curieux de tirer une bonne fois de l'obscurité, de l'ignorance, et de montrer aux Français qui admirent tout ce qui est étranger, qui s'en éblouissent, et qui d'ailleurs se laissent aller au torrent de la plus fausse et de la plus folle jalousie, ce que c'est en effet que la dignité des pairs de France, des ducs vérifiés de France, et des trois classes des grands d'Espagne par rapport de l'une à l'autre, ainsi que l'incroyable abus des rangs étrangers en France, des grandesses qui s'y sont érigées, et des Français habitant en France faits grands d'Espagne. J'ai regret à la longueur de la digression, mais il n'était pas possible de la faire plus courte sans omettre des parties essentielles des connaissances nécessaires à y donner. Revenons maintenant d'où nous sommes partis.

CHAPITRE XVII. §

Mort du roi Jacques II d'Angleterre. — Le prince de Galles, son fils, reconnu roi d'Angleterre par le roi, et par le roi d'Espagne et le pape. — Visites sur la mort du roi Jacques II. — Voyage de Fontainebleau. — Jacques III reconnu par Philippe V; effet de ces reconnaissances: signature de la grande alliance contre la France et l'Espagne. — Mouvement à Naples. — Vice-rois changés. — Louville à Fontainebleau pour le voyage du roi d'Espagne en Italie. — Étrange emportement de M. le Duc contre son ami le comte de Fiesque. — La Feuillade: son caractère; son mariage avec une fille de Chamillart. — Fagon taillé. — Harcourt de retour d'Espagne. — Méan doyen de Liège, son frère et leurs papiers enlevés, et enfermés à Namur. — Mort de Bissy; sa prophétie sur son fils depuis cardinal. — Mort de M. de Montespan. — Hardiesse de son fils. — Duc de Montfort capitaine des chevau-légers par la démission du duc de Chevreuse.

Le voyage du roi d'Angleterre lui avait peu réussi, et il ne traîna depuis qu'une vie languissante. Depuis la mi-août, elle s'affaiblit de plus en plus, et, vers le 8 septembre, il tomba dans un état de paralysie et d'autres maux à n'en laisser rien espérer. Le roi, Mme de Maintenon, toutes les personnes royales le visitèrent souvent. Il reçut les derniers sacrements avec une piété qui répondit à l'édification de sa vie, et on n'attendait plus que sa mort à tous les instants. Dans cette conjoncture, le roi prit une résolution plus digne de la générosité de Louis XII et de François Ier que de sa sagesse. Il alla de Marly, où il était, à Saint-Germain, le mardi 13 septembre. Le roi d'Angleterre était si mal que, lorsqu'on lui annonça le roi, à peine ouvrit-il les yeux un moment. Le roi lui dit qu'il était venu l'assurer qu'il pouvait mourir en repos sur le prince de Galles, et qu'il le reconnaîtrait roi d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande. Le peu d'Anglais qui se trouvèrent présents se jetèrent à ses genoux, mais le roi d'Angleterre ne donna pas signe de vie. Aussitôt après, le roi passa chez la reine d'Angleterre, à qui il donna la même assurance. Ils envoyèrent chercher le prince de Galles, à qui ils le dirent. On peut juger de la reconnaissance et des expressions de la mère et du fils. Revenu à Marly, le roi déclara à toute la cour ce qu'il venait de faire. Ce ne fut qu'applaudissements et que louanges.

Le champ en était beau, mais les réflexions ne furent pas moins promptes, si elles furent moins publiques. Le roi espérait toujours que sa conduite si mesurée en Flandre, le renvoi des garnisons hollandaises, l'inaction de ses troupes, lorsqu'elles pouvaient tout envahir, et que rien n'y était en état de s'opposer à elles, retiendraient la Hollande et l'Angleterre, dont la première était si parfaitement dépendante, de rompre en faveur de la maison d'Autriche. C'était alors pousser cette espérance bien loin; mais le roi s'en flattait encore, et par là de terminer bientôt la guerre d'Italie, et toute l'affaire de la succession d'Espagne et de ses vastes dépendances, que l'empereur ne pouvait disputer avec ses seules forces, et celles même de l'empire. Rien n'était donc plus contradictoire à cette position, et à la reconnaissance qu'il avait solennellement faite, à la paix de Ryswick, du prince d'Orange comme roi d'Angleterre, et que jusqu'alors il n'avait pas moins solennellement exécutée. C'était offenser sa personne par l'endroit le plus sensible, et toute l'Angleterre avec lui, et la Hollande à sa suite; c'était montrer le peu de fond qu'ils avaient à faire sur ce traité de paix, leur donner beau jeu à rassembler avec eux tous les princes qui y avaient contracté sous leur alliance, et de rompre ouvertement sur leur propre fait, indépendamment de celui de la maison d'Autriche. À l'égard du prince de Galles, cette reconnaissance ne lui donnait rien de solide; elle réveillait seulement la jalousie, les soupçons et la passion de tout ce qui lui était opposé en Angleterre, les attachait de plus en plus au roi Guillaume, et à l'établissement de la succession dans la ligne protestante, qui était leur ouvrage; les rendait plus vigilants, plus actifs et plus violents contre tout ce qui était catholique ou soupçonné de favoriser les Stuarts en Angleterre, et les ulcérait de plus en plus contre ce jeune prince et contre la France, qui leur voulait donner un roi, et décider malgré eux de leur couronne, sans que le roi, qui marquait du moins ce désir par cette reconnaissance, eût plus de moyen de rétablir le prince de Galles qu'il n'en avait eu de rétablir le roi son père pendant une longue guerre où il n'avait pas, comme alors, à disputer la succession de la monarchie d'Espagne pour son petit-fils.

Le roi d'Angleterre, dans le peu d'intervalles qu'il eut, parut fort sensible à ce que le roi venait de faire. Il lui avait fait promettre de ne pas souffrir qu'il lui fût fait la moindre cérémonie après sa mort, qui arriva sur les trois heures après-midi du 16 septembre de cette année 1701.

M. le prince de Conti s'était tenu tous ces derniers jours à Saint-Germain sans en partir, parce que la reine d'Angleterre et lui étoient enfants des deux soeurs Martinozzi, desquelles la mère était soeur du cardinal Mazarin. Le nonce du pape s'y était pareillement tenu, par l'ordre anticipé duquel il reconnut et salua le prince de Galles comme roi d'Angleterre. Le soir du même jour, la reine d'Angleterre s'en alla aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, qu'elle aimait fort, et lendemain samedi, sur les sept heures du soir, le corps du roi d'Angleterre, fort légèrement accompagné, et suivi de quelques carrosses remplis des principaux Anglais de Saint-Germain, fut conduit aux Bénédictins anglais à Paris, rue Saint-Jacques, où il fut rois en dépôt dans une chapelle comme le plus simple particulier, jusqu'aux temps, apparemment du moins fort éloignés, qu'il puisse être transporté en Angleterre; et son coeur aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot.

Ce prince a été si connu dans le monde duc d'York et roi d'Angleterre, que je me dispenserai d'en parler ici. Il s'était fort distingué par sa valeur et par sa bonté, beaucoup plus par la magnanimité constante avec laquelle il a supporté tous ses malheurs, enfin par une sainteté éminente.

Le mardi 20 septembre, le roi alla à Saint-Germain, et fut reçu et conduit par le nouveau roi d'Angleterre, comme il l'avait été par le roi son père la première fois qu'ils se virent; il demeura peu chez lui, et passa chez la reine d'Angleterre. Le roi son fils était en grand manteau violet; pour elle, elle n'était point en mante, et ne voulut point de cérémonie. Toute la maison royale et toutes les princesses du sang vinrent en robe de chambre faire leur visite pendant que le roi y était, qui y resta le dernier, et qui demeura toujours debout. Le lendemain mercredi, le roi d'Angleterre, en grand manteau violet, vint voir le roi à Versailles, qui le reçut et le conduisit, comme il avait fait la première fois le roi son père, au haut du degré, comme lui-même en avait été reçu et conduit. Il lui donna toujours la droite; ils furent assis quelque temps dans des fauteuils. Mme la duchesse de Bourgogne le reçut et le conduisit seulement à la porte de sa chambre, comme elle en avait été reçue et conduite. Il ne vit ni Monseigneur ni les princes ses fils, qui, dès le matin de ce même jour, étaient allés à Fontainebleau. Au sortir de cette visite, le roi s'en alla coucher à Sceaux avec Mme la duchesse de Bourgogne, et de là à Fontainebleau. Incontinent après, le nouveau roi d'Angleterre fut aussi reconnu par le roi d'Espagne.

Le comte de Manchester, ambassadeur d'Angleterre, ne parut plus à Versailles depuis la reconnaissance du prince de Galles comme roi d'Angleterre, et partit, sans prendre congé, quelques jours après l'arrivée du roi à Fontainebleau. Le roi Guillaume reçut en sa maison de Loo, en Hollande, la nouvelle de la mort du roi Jacques II et de cette reconnaissance, pendant qu'il était à table avec quelques princes d'Allemagne et quelques autres seigneurs; il ne proféra pas une seule parole outre la nouvelle, mais il rougit, enfonça son chapeau et ne put contenir son visage. Il envoya ordre à Londres d'en chasser Poussin sur-le-champ, et de lui faire repasser la nier aussitôt après. Il faisait les affaires du roi en absence d'ambassadeur et d'envoyé, et il arriva incontinent après à Calais.

Cet éclat fut suivi de près de la signature de la grande alliance offensive et défensive contre la France et l'Espagne, entre l'empereur, l'empire, qui n'y avait nul intérêt, mais qui, sous la maison d'Autriche, n'avait plus de liberté; l'Angleterre et la Hollande, dans laquelle ensuite ils surent attirer d'autres puissances; ce qui engagea le roi de faire une augmentation dans ses troupes.

En même temps le cardinal d'Estrées, qui n'avait plus rien à négocier à Venise, ni avec les princes d'Italie, s'en retourna à Rome On venait d'étouffer une révolte à Naples : Sassinet, neveu du baron de Lisola, chargé des procurations de l'empereur, l'avait conduite. Il fait pris. Le prince de Muccia et le duc de Telena en étaient les principaux chefs, et se sauvèrent. Le prince de Montesarchio, à quatre-vingts ans, monta à cheval au premier bruit avec le duc de Popoli, et, avec leurs amis, dissipèrent la canaille qui s'était assemblée, par où la révolte devait commencer. Cela contint ceux qui avaient à perdre, et tout fut étouffé dans l'instant. Le duc de Gaëtano, qui en était, sortit de Rome dans le carrosse de l'ambassadeur de l'empereur, quoique le pape le lui eût défendu sous peine de cinquante mille écus d'amende. Le duc de Medina-Celi, vice-roi, s'y conduisit très bien. Cependant le comte d'Estrées, qui était à Cadix, eut ordre de mener son escadre à Naples, où tout fut très promptement mis en sûreté. Le prince Eugène a voit ordre d'y envoyer dix mille hommes si la révolte avait réussi; et pour achever de suite, le duc de Medina-Celi fut rappelé en Espagne tout à la fin de l'année, avec la présidence du conseil des Indes, riche et important emploi. Le duc d'Escalona, plus ordinairement nommé marquis de Villena, dont il a été parlé souvent à l'occasion du testament de Charles II, et qui avait été vice-roi de Catalogne, où on l'a vu battu par M. de Noailles, et après encore par M. de Vendôme, fut envoyé à Naples vice-roi; et le cardinal del Giudice, frère du duc de Giovenano, grand d'Espagne de troisième classe et conseiller d'État, eut ordre à Rome d'aller par interim vice-roi de Sicile, d'où le duc de Veragua fut rappelé.

Tout à la fin du voyage de Fontainebleau, Louville y arriva de Barcelone, où il avait laissé le roi et la reine d'Espagne avec la princesse des Ursins, et Marsin, ambassadeur de France. Il venait en apparence pour rendre compte au roi de ce qui s'était passé de plus intérieur en Espagne pendant la longue et dangereuse maladie du duc d'Harcourt, surtout du nouveau mariage de Leurs Majestés Catholiques; mais le but effectif de son voyage était d'obtenir que le roi trouvât bon que le roi son petit-fils passât à Naples sur l'escadre du comte d'Estrées, qui allait revenir à Barcelone, et qu'au printemps il se naît à la tête de l'armée des deux couronnes en Italie. Louville eut plusieurs audiences du roi fort longues, seul avec lui dans son cabinet, quelquefois chez Mme de Maintenon, en sa présence. M. de Beauvilliers et Torcy l'entretinrent beaucoup, et Mgr le duc de Bourgogne. Ce qu'il y avait de plus distingué à la cour s'empressa de le voir. Je m'en saisis à mon tour, et satisfis avec lui ma curiosité à fond. Je me chargeai de le ramener à Paris le jour que le roi partit, mais avec une plaisante condition. Le roi d'Espagne l'avait expressément chargé de faire le tour du canal. Pendant les cinq ou six jours qu'il avait été à Fontainebleau, il n'en avait pas eu le temps, tellement que le matin du lundi 14 novembre que nous partîmes, je le menai tête à tête faire cette promenade. Au retour, nous primes Mme de Saint-Simon et l'archevêque d'Arles, depuis cardinal de Mailly, et nous nous en allâmes d'une traite à Paris en relais. Je fus ravi de la promenade pour m'entretenir avec lui plus à mon aise de choses particulières, et dans le chemin de Paris, je lui fis tant d'autres questions qu'il arriva sans voix et ne pouvant plus parler.

J'ai ci-devant parlé de la déroute de La Touanne et de Saurion, trésorier de l'extraordinaire des guerres, et que le roi fit face pour eux afin de soutenir son crédit. En conséquence, il s'empara de leurs biens. La Touanne avait à Saint-Maur la plus jolie maison du monde, dont le jardin donnait dans ceux de la maison de Gourville, que Catherine de Médicis avait faits, et bâti un beau château. Gourville l'avait donné à M. le Prince, qui en avait fait présent à M. le Duc. Rien ne lui convenait davantage que de joindre les jardins de La Touanne aux siens, et d'avoir sa maison pour en faire à Saint-Maur une petite maison particulière à ses plaisirs, et souvent une décharge au château quand il y était avec Mme la Duchesse et bien du inonde. Il l'eut donc pour peu de chose du roi pendant Fontainebleau. Peu après qu'on en fut revenu, il y fut coucher avec cinq ou six de ses plus familiers. Le comte de Fiesque en était un depuis fort longtemps. À table, et avant qu'il pût y avoir de vin sur jeu, il s'éleva une dispute sur un fait d'histoire entre M. le Duc et le comte de Fiesque. Celui-ci, qui avait de l'esprit et de la lecture, soutint fortement son opinion, M. le Duc la sienne, à qui peut-être, faute de meilleures raisons, le toupet s'échauffa à un tel excès qu'il jeta une assiette à la tête du comte de Fiesque, et le chassa de la table et du logis. Une scène si subite et si étrange épouvanta les conviés. Le comte de Fiesque, qui était veau là pour y coucher, ainsi que les autres, et qui n'avait point gardé de voiture, alla demander le couvert au curé, et regagna Paris le lendemain aussi matin qu'il put. On se figure aisément que le reste du souper et du soir furent fort tristes. M. le Duc, toujours furieux, et peut-être contre soi-même sans le dire, ne put être induit à chercher à la chaude à replâtrer l'affront. Il fit grand bruit dans le monde, et les choses en demeurèrent là plusieurs mois. À la fin, les amis de l'un et de l'autre s'en mêlèrent. M. le Duc, revenu tout à fait à soi, ne demanda pas mieux que de faire toutes les avances du raccommodement. Le comte de Fiesque eut la misère de les recevoir, ils se raccommodèrent, et ce qu'il y eut de plus merveilleux, c'est qu'ils vécurent tous deux ensemble depuis comme s'il ne se fût rien passé entre eux.

Le duc de La Feuillade n'avait pu faire revenir le roi sur son compte. On a vu ci-devant le vol qu'il fit à son oncle; la colère où le roi en fut, qui l'aurait cassé sans Pontchartrain, qui par honneur mit tout son crédit à l'empêcher. Ses débauches de toutes les sortes, son extrême négligence pour le service, son très mauvais et très vilain régiment, son arrivée tous les ans très tard à l'armée, qu'il quittait avant personne, tout cela le tenait dans une manière de disgrâce très marquée. Il était parfaitement bien fait, avait un air et les manières fort nobles, et une physionomie si spirituelle qu'elle réparait sa laideur et le jaune et les bourgeons dégoûtants de son visage. Elle tenait parole; il avait beaucoup d'esprit et de toutes sortes d'esprit. Il savait persuader son mérite à qui se contentait de la superficie, et surtout avait le langage et le manège d'enchanter les femmes. Son commerce, à qui ne voulait que s'amuser, était charmant; il était magnifique en tout, libéral, poli, fort brave et fort galant, gros et beau joueur. Il se piquait fort de toute ses qualités, fort avantageux, fort hardi, grand débiteur de maximes et de morales, et disputait volontiers pour faire parade d'esprit. Son ambition était sans bornes, et comme il était sans suite pour rien comme il l'était pour tout, cette passion et celle du plaisir prenaient le dessus tour à tour. Il recherchait fort la réputation et l'estime, et il avait l'art de courtiser utilement lés personnes des deux sexes de l'approbation desquelles il pouvait le plus espérer, et par cet applaudissement qui en entraînait d'autres de se faire compter dans le grand monde. Il paraissait vouloir avoir des amis, et il en trompa longtemps. C'était un cireur corrompu à fond, une âme de boue, un impie de bel air et de profession; pour tout dire, le plus solidement ruai honnête homme qui ait paru de longtemps.

Il était veuf sans enfants de la fille de Châteauneuf et soeur de La Vrillière, secrétaire d'État, avec qui il avait très mal vécu sans aucune cause, et avec un parfait mépris. Ne sachant où se reprendre dans un accès d'ambition, il imagina que Chamillart serait en état de tout faire pour lui en épousant sa seconde fille, Dreux, mari de l'aînée, ne pouvant par le peu qu'il était lui faire ombrage. Il le fit proposer à ce ministre, qui s'en trouva d'autant plus flatté que sa fille était cruellement vilaine. Chamillart en parla au roi, qui l'arrêta tout court. « Vous ne connaissez pas La Feuillade, lui dit-il; il ne veut votre fille que pour vous tourmenter pour que vous me tourmentiez pour lui; or, je vous déclare que jamais je ne ferai rien pour lui, et vous me ferez plaisir de n'y plus penser. » Chamillart se tut tout court, et demeura fort affligé. La Feuillade ne se rebuta point: plus il se vit sans ressource, plus il sentit que ce mariage seul lui en serait une unique, et plus il lit presser Chamillart. On ne comprend pas aisément comment, après un tel refus, il osa quelque temps après retourner à la charge, et beaucoup moins comment le roi se rendit à ses instances, à qui l'a connu. Il donna cieux cent mille livres à Chamillart, comme il faisait à ses ministres, pour ce mariage. Chamillart y en ajouta cent [mille] du sien, et le mariage fut conclu. La Feuillade fut mal reçu du roi, lorsque, la permission accordée à Chamillart, il lui en parla. Les noces se firent. La Feuillade vécut encore plus mal, s'il est possible, avec cette seconde femme qu'avec la première, et dès les commencements; mais il avait jeté un charme sur Chamillart à qui il manqua étrangement quand il ne lui fut plus nécessaire, et qui n'en demeura pas moins constamment affolé de lui tant qu'il vécut. On verra dans la suite combien ce mariage a coûté cher à la France.

Fagon, premier médecin du roi, fut taillé par Maréchal, chirurgien célèbre de Paris, qu'il préféra à tous ceux de la cour et d'ailleurs. Fagon, asthmatique, très bossu, très décharné, très délicat, et sujet aux, atteintes du haut mal, était un méchant sujet en termes de chirurgie; néanmoins il guérit par sa tranquillité et l'habileté de Maréchal, qui lui tira une fort grosse pierre. Cette opération le fit quelque temps après premier chirurgien du roi. Sa Majesté marqua une grande inquiétude de Fagon, en qui pour sa santé il avait mis toute sa confiance. Il lui donna cent mille francs à cette occasion. On a pu voir quel était Fagon (tome Ier, page 110), tout au commencement de ces Mémoires.

Le duc d'Harcourt arriva d'Espagne et entretint longtemps le roi et Mme de Maintenon, et dès lors commença à prendre un grand vol, mais il lui fallait peut-être plus de santé et sûrement plus de mesure.

Le comte de Montrevel, qui, à la prière de l'électeur de Cologne, évêque de Liège, s'était saisi de la citadelle de Liège, et avait prévenu de fort peu les Hollandais, fit par ordre du roi et du même électeur enlever le baron de Mean, doyen du chapitre de Liège, et son frère avec tous leurs papiers, et les fit conduire dans Je château de Namur. C'étaient deux hommes d'une grande ambition, surtout le doyen qui avait beaucoup d'esprit et de hardiesse, et qui excellait en projets, en menées et en intrigues. Ils étaient fort attachés au roi Guillaume qui s'en servait beaucoup, et en dernier lieu il avait voulu débaucher le gouverneur d'Huy avec sa place, et fait le projet de l'occupation de Liège par les Hollandais. Ce fut un grand cri de tous les alliés contre la France, outrés de se voir privés de deux instruments si utiles, et encore plus de ce qu'on verrait de leurs desseins par leurs papiers. On n'en était plus aux mesures, on laissa crier, et on resserra bien les deux prisonniers.

Le vieux Bissy, ancien lieutenant général et commandant depuis longtemps en chef en Lorraine et dans les Trois-Évêchés, mourut à Metz fort regretté par son équité, sa discipline et la netteté de ses mains. Ce fut un de ces militaires de bas aloi que M. de Louvois fit chevalier de l'ordre à la fin de 1688. Il s'appelait Thiard, d'une famille qui a donné des conseillers et des présidents aux parlements de Dijon et de Besançon, et un évêque de Chalon-sur-Saône, grand poète, ami de Ronsard, de Desportes, du cardinal du Perron, et savant d'ailleurs, qui mourut tout au commencement du dernier siècle. Bissy, par ce commandement de Lorraine, trouva à marier son fils aîné à une Haraucourt, qui longues années après devint héritière par la mort de ses frères sans enfants. Il était aussi père de l'abbé de Bissy, à qui il procura l'évêché de Toul, et qui depuis est devenu cardinal et a fait un étrange bruit dans le monde. Étant allé tout jeune homme et presque du collage voir son père à Nancy, ce fut à qui le louerait le plus. Le père qui était galant homme, bon citoyen et vrai, s'en impatienta. « Vous ne le connaissez pas, leur dit-il; voyez-vous bien ce petit prestolet-là qui ne semble pas savoir l'eau troubler, c'est une ambition effrénée qui sera capable, s'il peut, de mettre l'Église et l'État en combustion pour faire fortune. » Ce vieux Bissy n'a été que trop bon prophète. Il y aura lieu de parler plus d'une fois de ce prestolet qui en conserva l'air toute sa vie.

M. de Montespan mourut clans ses terres de Guyenne, trop connu par la funeste beauté de sa femme, et par ses nombreux et plus funestes fruits. Il n'en avait eu qu'un fils unique avant l'amour du roi, qui était le marquis d'Antin, menin de Monseigneur, lequel sut tirer un grand parti de la honte de sa maison. Dès que son père fut mort, il écrivit au roi pour lui demander de faire examiner ses prétentions à la dignité de duc d'Épernon. Tous les enfants de sa mère en supplièrent le roi après son souper, ou de le faire duc, M. le duc d'Orléans portant la parfile. Cette folie d'Épernon fut en effet son chausse-pied, mais les moments n'en étaient pas venus, un obstacle invincible l'arrêtait encore Mme de Montespan vivait, et Mme de Maintenon la haïssait trop pour lui donner le plaisir de voir l'élévation de son fils.

Malgré elle, M. de Chevreuse fut plus heureux, par la permission qu'il obtint de donner sa charge de capitaine des chevau-légers de la garde au duc de Montfort son fils. Elle ne put jamais revenir de l'affaire de M. de Cambrai à l'égard de ses anciens et persévérants amis qui l'avaient tant été d'elle-même; elle haïssait surtout le duc de Chevreuse et la duchesse de Beauvilliers. M. de Beauvilliers, elle le supportait davantage quoiqu'elle ne l'aimât guère mieux; Mme de Chevreuse était la moins dans sa disgrâce: mais le roi était si parfaitement revenu pour tous les quatre, que Mme de Maintenon ne put jamais leur donner d'atteinte. Ainsi finit cette année et tout le bonheur du roi avec elle.

CHAPITRE XVIII. §

Année 1702. — Bals à la cour et comédies chez Mme de Maintenon et chez la princesse de Conti. — Longepierre. — Mort de la duchesse de Sully. — Mort étrange de Lopineau. — Mort et aventures de l'abbé de Vatteville. — Mariage de Villars et de Mlle de Varangeville. — Délibération sur le voyage de Philippe V en Italie. — Brillante situation d'Harcourt qui lui fait espérer d'être ministre. — Position brillante d'Harcourt en Espagne. — Son embarras entre les deux. — Caractère d'Harcourt. — Conférence très singulière. — Raison pour et contre le voyage. — Harcourt arrête la promotion des maréchaux de France. — Son imprudence. — Il se perd auprès du roi d'Espagne et se ferme après le conseil. — Mme la duchesse de Bourgogne et Tessé. — Le voyage résolu et Louville dépêché au roi d'Espagne.

L'année commença par des bals à Versailles; il y en eut quantité en masques. Mme du Maine en donna plusieurs dans sa chambre toujours gardant son lit, parce qu'elle était grosse, ce qui faisait un spectacle assez singulier. Il y en eut aussi à Marly, mais la plupart de ceux-là sans mascarades. Mme la duchesse de Bourgogne s'amusa fort à tous. Le roi vit en grand particulier, mais souvent et toujours chez Mme de Maintenon, des pièces saintes, comme Absalon, Athalie, etc.; Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc d'Orléans, le comte et la comtesse d'Ayen, le jeune comte de Noailles, Mlle de Melun, poussée par les Noailles, y faisaient les principaux personnages en habits de comédiens fort magnifiques. Le vieux baron excellent acteur, les instruisait et jouait avec eux, et quelques domestiques de M. de Noailles. Lui et son habile femme étaient les inventeurs et les promoteurs de ces, plaisirs intérieurs pour s'introduire de plus en plus dans la familiarité du roi, à l'appui de l'alliance de Mme de Maintenon. Il n'y avait de place que pour quarante spectateurs. Monseigneur et les deux princes ses fils, Mme la princesse de Conti, M. du Maine, les dames du palais, Mme de Noailles et ses filles y furent les seuls admis. Il n'y eut que deux ou trois courtisans en charge et en familiarité, et pas toujours. Madame y fut admise avec son grand habit de deuil: le roi l'y convia, parce qu'elle aimait fort la comédie, et lui dit qu'étant de sa famille si proche, son état ne la devait pas exclure de ce qui se faisait en sa présence dans un si grand particulier. Cette faveur fut fort prisée. Mme de Maintenon voulut lui marquer qu'elle avait oublié le passé.

Longepierre, celui même qui avait été chassé de chez M. du Maine pour avoir entêté M. le comte de Toulouse d'épouser Mlle d'Armagnac, dont la mère et la fille furent longtemps exclues de tout, et ne se seraient pas sauvées de la plus profonde disgrâce sans l'amitié du roi pour M. le Grand, Longepierre, dis-je, était enfin revenu, s'était accroché aux Noailles, et avait fait une pièce fort singulière sous le titre d'Électre qui fut jouée sur un magnifique théâtre chez lime la princesse de Conti à la ville avec le plus grand succès. Monseigneur et toute la cour qui s'y empressa, la vit plusieurs fois. Cette pièce était sans amour, mais pleine des autres passions et des situations les plus intéressantes. Je pense qu'elle avait été faite ainsi dans l'espérance de la faire voir au roi, mais il se contenta d'en entendre parler, et les représentations en furent bornées à l'hôtel de Conti. Longepierre ne la voulut pas donner ailleurs. C'était un drôle, intrigant de beaucoup d'esprit, doux, insinuant, et qui, sous une tranquillité, une indifférence et une philosophie fort trompeuse, se fourrait et se mêlait de tout ce qu'il pouvait pour faire fortune. Il fit si bien qu'il entra chez M. le duc d'Orléans où nous le retrouverons, et où, avec tout son art et son savoir-faire, il montra vilainement la corde et se lit honteusement chasser. D'ailleurs il savait entre autres [choses] force grec, dont il avait aussi toutes les moeurs.

La mort de la duchesse de Sully priva les bals du meilleur et du plus noble danseur de son temps, le chevalier de Sully, son second fils, et que le roi faisait danser, quoique d'âge à y avoir renoncé. Sa mère était fille de Servien, surintendant des finances, à qui était Meudon où il avait tant dépensé. Elle était pauvre, quoiqu'elle eût eu huit cent mille livres, et que par l'événement elle fût devenue héritière. Mais Sablé, son frère, s'était ruiné dans la plus vilaine crapule et la plus obscure, quoique fort bien fait et avec beaucoup d'esprit, et l'abbé Servien, son autre frère, qui n'en avait pas moins, et avait été camérier du pape; ne fut connu que par ses débauches, et le goût italien qui lui attira force disgrâces. Ainsi périssent en bref, et souvent avec honte, les familles de ces ministres si puissants et si riches, qui semblent dans leur fortune les établir pour l'éternité.

Lopineau, commis de Chamillart pour dresser les arrêts de finance, était perdu depuis trois mois. C'était un homme doux et poli, bien que commis principal, et homme à mains nettes, quoique de tout temps employé aux finances. Il était aimé et estimé de tout le monde, et n'était point marié. Étant à Paris, et sorti une après-dînée seul à pied, il ne revint plus, et son corps fut enfin trouvé près du pont de Neuilly dans la rivière. Ce pauvre homme apparemment fut pris par des scélérats pour le rançonner et détenu longtemps, puis assassiné et jeté dans la rivière, sans que, quelque soin qu'on ait pris de le chercher puis de faire toutes les perquisitions possibles de ce crime, on en ait pu rien apprendre.

La mort de l'abbé de Vatteville fit moins de bruit, mais le prodige de sa vie mérite de n'être pas omis. Il était frère du baron de Vatteville, ambassadeur d'Espagne en Angleterre, qui fit à Londres, le 10 octobre 1661, une espèce d'affront au comte, depuis maréchal d'Estrades, ambassadeur de France, pour la préséance, dont les suites furent si grandes, et qui finirent par la déclaration que fit au roi le comte de Fuentès, ambassadeur extraordinaire d'Espagne, envoyé exprès, que les ambassadeurs d'Espagne, en quelque cour que ce fût n'entreraient jamais en concurrence avec les ambassadeurs de France. Cela se passa le 24 mars 1662, en présence de toute la cour et de vingt-sept ministres étrangers, dont on tira acte.

Ces Vatteville sont des gens de qualité de Franche-Comté. Ce cadet-ci se fit chartreux de borane heure, et après sa profession fut ordonné prêtre. Il avait beaucoup d'esprit, mais un esprit libre, impétueux, qui s'impatienta bientôt du joug qu'il avait pris. Incapable de demeurer plus longtemps soumis à de si gênantes observances, il songea à s'en affranchir. Il trouva moyen d'avoir des habits séculiers, de l'argent, des pistolets, et un cheval à peu de distance. Tout cela peut-être n'avait pu se pratiquer sans donner quelque soupçon. Son prieur en eut, et avec un passe-partout va ouvrir sa cellule, et le trouve en habit séculier sur une échelle, qui allait sauter les murs. Voilà le prieur à crier l'autre, sans s'émouvoir, le tue d'un coup de pistolet, et se sauve. À deux ou trois journées de là, il s'arrête pour dîner à un méchant cabaret seul dans la campagne, parce qu'il évitait tant qu'il pouvait de s'arrêter dans des lieux habités, met pied à terre, demande ce qu'il y a au logis. L'hôte lui répond: « Un gigot et un chapon. — Bon, répond mon défroqué, mettez-les à la broche. » L'hôte veut lui remontrer que c'est trop des deux pour lui seul, et qu'il n'a que cela pour tout chez lui. Le moine se fâche et dit qu'en payant c'est bien le moins d'avoir ce qu'on veut, et qu'il a assez bon appétit pour tout manger. L'hôte n'ose répliquer et embroche. Comme ce rôti s'en allait cuit, arrive un autre homme à cheval, seul aussi, pour dîner dans ce cabaret. Il en demande, il trouve qu'il n'y a quoi que ce soit que ce qu'il voit prêt à être tiré de la broche. Il demande combien ils sont là-dessus, et se trouve bien étonné que ce soit pour un seul homme. Il propose en payant d'en manger sa part, et est encore plus surpris de la réponse de l'hôte, qui l'assure qu'il en doute à l'air de celui qui a commandé le dîner. Là-dessus le voyageur monte, parle civilement à Vatteville, et le prie de trouver bon que, puisqu'il n'y a rien dans le logis que ce qu'il a retenu, il puisse, en payant, dîner avec lui. Vatteville n'y veut pas consentir; dispute; elle s'échauffe; bref, le moine en use comme avec son prieur, et tue son homme d'un coup de pistolet. Il descend après tranquillement, et au milieu de l'effroi de l'hôte et de l'hôtellerie, se fait servir le gigot et le chapon, les mange l'un et l'autre jusqu'aux os, paye, remonte à cheval et tire pays.

Ne sachant que devenir, il s'en va en Turquie, et pour le faire court se fait circoncire, prend le turban, s'engage dans la milice. Son reniement l'avance, son esprit et sa valeur le distinguent, il devient hacha, et l'homme de confiance en Morée, où les Turcs faisaient la guerre aux Vénitiens. Il leur prit des places, et se conduisit si bien avec les Turcs, qu'il se crut en état de tirer parti de sa situation, dans laquelle il ne pouvait se trouver à son aise. Il eut des moyens de faire parler au généralissime de la république, et de faire son marché avec lui. Il promit verbalement de livrer plusieurs places et force secrets des Turcs, moyennant qu'on lui rapportât, en toutes les meilleures formes, l'absolution du pape de tous les méfaits de sa vie, de ses meurtres, de son apostasie, sûreté entière contre les chartreux, et de ne pouvoir être remis dans aucun autre ordre, restitué plénièrement au siècle avec les droits de ceux qui n'en sont jamais sortis, et pleinement à l'exercice de son ordre de prêtrise, et pouvoir de posséder tous bénéfices quelconques. Les Vénitiens y trouvèrent trop bien leur compte pour s'y épargner, et le pape crut l'intérêt de l'Église assez grand à favoriser les chrétiens contre les Turcs; il accorda de bonne grâce toutes les demandes du bacha. Quand il fut bien assuré que toutes les expéditions en étaient arrivées au généralissime en la meilleure forme, il prit si bien ses mesures qu'il exécuta parfaitement tout ce à quoi il s'était engagé envers les Vénitiens. Aussitôt après, il se jeta dans leur armée, puis sur un de leurs vaisseaux qui le porta en Italie. Il fut à Rome, le pape le reçut bien; et pleinement assuré, il s'en revint en Franche-Comté dans sa famille, et se plaisait à morguer les chartreux.

Des événements si singuliers le firent connaître à la première conquête de la Franche-Comté. On le jugea homme de main et d'intrigue; il en lia directement avec la reine mère, puis avec les ministres, qui s'en servirent utilement à la seconde conquête de cette même province. Il y servit fort utilement, mais ce ne fut pas pour rien. Il avait stipulé l'archevêché de Besançon, et en effet, après la seconde conquête, il y fut nommé. Le pape ne put se résoudre à lui donner des bulles, il se récria au meurtre, à l'apostasie, à la circoncision. Le roi entra dans les raisons du pape, et il capitula avec l'abbé de Vatteville, qui se contenta de l'abbaye de Baume, la deuxième, de Franche-Comté, d'une autre bonne en Picardie, et de divers autres avantages. Il vécut depuis dans son abbaye de Baume, partie dans ses terres, quelquefois à Besançon, rarement à Paris et à la cour; où il était toujours reçu avec distinction.

Il avait partout beaucoup d'équipage, grande chère, une belle meute, grande table et bonne compagnie. Il ne se contraignait point sur les demoiselles, et vivait non seulement en grand seigneur et fort craint et respecté, mais à l'ancienne mode, tyrannisant fort ses terres, celles de ses abbayes, et quelquefois ses voisins, surtout chez lui très absolu. Les intendants pliaient les épaules; et, par ordre exprès de la cour, tant qu'il vécut, le laissaient faire et n'osaient le choquer en rien, ni sur les impositions, qu'il réglait à peu près comme bon lui semblait dans toutes ses dépendances, ni sur ses entreprises, assez souvent violentes. Avec ces moeurs et ce maintien qui se faisait craindre et respecter, il se plaisait à aller quelquefois voir les chartreux, pour se gaudir d'avoir quitté leur froc. Il jouait fort bien à l'hombre, et y gagnait si souvent codille, que le nom d'abbé Codille lui en resta. Il vécut de la sorte, et toujours dans la même licence et dans la même considération, jusqu'à près de quatre-vingt-dix ans. Le petit-fils de son frère a, longues années depuis, épousé une soeur de M. de Maurepas, du second lit.

Villars, aux portes de la fortune, fit un riche mariage. Il épousa Mlle de Varangeville, belle et de fort grand air, sœur cadette de la femme de Maisons président à mortier, fort belle aussi, mais moins agréable. Elles n'étaient qu'elles deux, sans frère; et par l'événement Mme de Villars a tout eu, le fils unique de Mme de Maisons étant mort fort jeune, et son fils unique très promptement après lui encore en enfance, tellement que cela a joint des biens immenses à ceux, que Villars avait amassés. Varangeville s'appelait Rocq, était de Normandie, et moins que rien. Courtin, doyen du conseil, si bien avec le roi, si connu par ses ambassades, duquel on a souvent parlé ici, n'avait qu'un fils abbé, qui prit le petit collet par paresse et par débauche, avec lequel il est mort, et deux filles. Le président de Rochefort, du parlement de Bretagne, en épousa une ; Varangeville obtint l'autre par ses richesses, belli, et vertueuse, avec de l'esprit et de la conduite, qui demeura toujours avec son père veuf, dont elle gouvernait la maison, et par lui se mit très agréablement dans le monde.

L'affaire du jour était alors la résolution à prendre sur le voyage du roi d'Espagne en Italie. Mais comme le mérite des affaires n'est pas, toujours ce qui en forme la décision, l'intrigue avec laquelle celle-ci fut contredite et soutenue mérite bien quelque détail. Louville, plus instruit que personne des affaires d'Espagne par la confiance des deux cours, et par l'influence que lui donnait sur toutes la faveur et la confiance entière du roi d'Espagne, était celui qui avait imaginé ce voyage d'Italie, qui l'avait fait goûter à M. de Beauvilliers et à Torcy, et qui, une fois assuré de leur approbation, l'avait mis en tête au roi d'Espagne dès avant son départ de Madrid. Louville était plein d'esprit et de sens, ardent, mais droit, et persuadé une fois, rien ne le faisait démordre et aussi peu s'arrêter. L'engouement où la vivacité et l'abondance des pensées et des raisons le jetaient quelquefois, exposait ce feu à des indiscrétions. Il en commit en rendant compte au roi des affaires d'Espagne, et du désir et des raisons du roi d'Espagne pour aller en Italie; il s'échappa sur l'état de l'Espagne, sur les Espagnols et sur quelques personnages considérables. Chargé de rendre compte du mariage du roi d'Espagne, il ne put taire ce qui s'y était passé, de l'incartade des dames espagnoles au souper du jour des noces, des pleurs et de l'enfance de la reine, qui cette nuit-là ne voulut jamais coucher avec le roi et ne parlait que de s'en retourner en Piémont, enfin de tout ce que j'ai raconté sur ces noces. Outre qu'il devait ce compte au roi, inutilement lui aurait-il voulu cacher une aventure si publique au souper, et le reste connu de tout l'intérieur du palais, en particulier de Mme des Ursins et de Marsin, qui n'auraient osé n'en pas écrire. Mais Louville parlait au roi en présence de Mme de Maintenon, qui de plus savait par le roi ce qu'il apprenait de Louville clans son cabinet tête à tête.

Louville était créature du duc de Beauvilliers, ami intime de Torcy et très bien avec le duc de Chevreuse, et il se donnait pour tel, dans le compte qu'il rendait et les questions que le roi lui lit entre quantité d'affaires, de choses et de détails particuliers, inconnus la plupart, les autres [connus] seulement par leur superficie au duc d'Harcourt, qui sitôt après l'arrivée à Madrid, et si longtemps, avait été à la mort et fort longtemps après encore à se remettre à la Sarçuela, éloigné du bruit de la cour et de L'embarras des affaires. Tout cela aliéna Mme la duchesse de Bourgogne, qu'on entêta que Louville avait rendu de mauvais services à la reine sa soeur. Plusieurs, de ses dames, ennemies de M. de Beauvilliers, par des intrigues de cour ou pour plaire à Mme de Maintenon, firent et excitèrent encore plus de bruit contre Louville, et tous les amis de M. d'Harcourt firent chorus.

On a vu en son lieu la haine de Mme de Maintenon pour les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d'autant plus grande que, sur le point de les chasser, elle s'était trouvée impuissante, et ces deux seigneurs, peu à peu revenus eux et leurs femmes mieux et plus familièrement que jamais auprès du roi. On a vu encore l'affection que Mme de Maintenon portait à M. d'Harcourt, et combien elle l'avait servi; et on en a vu aussi l'impure mais puissante source, et combien il en avait su profiter. Ce délié courtisan comptait bien en tirer un plus grand parti. Sa santé, moins que ses vues lui avait fait demander son congé et presser son retour; sa réception les avait confirmés; il s'agissait de ne pas laisser refroidir de si favorables dispositions. Mme de Maintenon le conduisait par la main. Sous prétexte des affaires d'Espagne, elle lui procurait des entretiens fréquents avec le roi, et comme les affaires d'Espagne influaient sur toutes les autres, Harcourt, par sort conseil, passait avec le roi des unes aux autres, et par cet appui en était écouté.

Si Beauvilliers et Torcy étaient dans sa disgrâce, il s'en fallait peu que le chancelier ne se trouvât au même point. On a vu qu'après leur grande liaison il lui était devenu pesant aux finances, et que le désir qu'elle eut d'y avoir un contrôleur général tout à elle avait plus que toute autre raison poussé Pontchartrain à la place de chancelier, qu'il désirait lui-même infiniment, et pour la grandeur de la charge et pour se défaire des finances qu'il abhorrait. La cessation d'occasion de mécontentement avait d'autant moins ramené Mme de Maintenon à lui, qu'il ne s'était jamais soucié de s'en rapprocher, et que son mépris marqué pour son successeur aux finances, et pour toutes les opérations qu'il y faisait, avait formé un éloignement entre eux qui fomenta l'ancien levain de lame de Maintenon, protectrice déclarée de Chamillart. De cette sorte, de quatre ministres qui formaient le conseil d'État, elle n'en avait qu'un à elle. Elle voulait donc y faire entrer Harcourt, accoutumer le roi à lui, et l'y disposer par ces conversations fréquentes qui se tournaient en consultations.

Elle l'avait lié avec M. du Maine et avec les plus accrédités valets du roi de sa dépendance, et surtout avec Chamillart. Lui, de son côté, avait gagné, à force de souplesses et de respects bien ménagés, la roguerie sauvage de M. de La Rochefoucauld, qui, envieux né de tous et de tout, haïssait MM. de Chevreuse et de Beauvilliers sans savoir pourquoi. Harcourt avait gagné le peu de gens que leurs privances approchaient du roi, et s'en était rendu ainsi tous les accès favorables. Le grand vol qu'on lui voyait prendre et que nul autre homme de qualité n'avait pu jusqu'alors atteindre, lui frayait le chemin à toutes ces unions, et il devenait d'un air distingué d'être en liaison avec lui. Il n'en faut pas tant dans les cours pour avoir à en choisir. Telle était la position de M. d'Harcourt à Versailles.

La sienne à Madrid n'était pas moins riante. De Saint-Jean de Luz à Madrid, et dans le peu qu'il fut en santé, le roi d'Espagne l'avait fort goûté. Un peu avant le départ, il lui avait confié son désir d'aller en Italie; il l'avait prié de le servir auprès du roi son grand-père sur ce dessein; enfin, il l'avait pressé d'y venir lui mettre les armes à la main, et de le conduire pendant la campagne. Non content d'une ouverture si flatteuse, il lui avait écrit plusieurs fois, depuis, les mêmes choses, et avec le plus grand empressement de l'avoir avec lui à l'armée, et de s'y gouverner par ses conseils, et il le demandait au roi. Tant de faveurs et de brillante fortune passait les bornes, non de l'ambition d'Harcourt, qui était sans bornes, mais de la route qu'il, s'était destinée. Rien de plus contradictoire que d'entrer ici dans le conseil, et d'être celui du roi d'Espagne à l'armée d'Italie, commandée sous lui par MM. de Villeroy et de Vaudemont, dont il connaissait le crédit et les appuis. Ce fut donc un embarras d'autant plus grand pour Harcourt, qu'il se voulait ménager l'Espagne pour ressource, si les obstacles pour entrer dans le conseil se trouvaient trop forts. En ce cas, son projet était de retourner en Espagne quand Philippe V y serait de retour, et de prendre de là un vol nouveau et des forces nouvelles, pour forcer à son retour ici la, porte du conseil. Il ne se fallait donc pas montrer contraire au voyage d'Italie, pour ne pas perdre la confiance du roi d'Espagne et la ressource qu'il méditait; mais, étant si à portée d'arriver dès lors au comble de ses désirs, il avait surtout à se garder d'une absence si étrangement à contretemps, et engagé comme il se trouvait à ne pas quitter la personne du roi d'Espagne en Italie, il fallait sur toutes choses lui rompre ce voyage, et encore plus le rompre avec assez d'adresse pour qu'il n'en pût pas être accusé ou du moins convaincu. Ce n'était pas une conduite aisée, surtout vis-à-vis d'un homme aussi avisé, aussi pénétrant que Louville, convaincu de l'importance de faire faire ce voyage, et chargé de le persuader à notre cour, ardent: d'ailleurs et fortement appuyé du duc de Beauvilliers, de Torcy, et du chancelier qu'il avait gagné par ses raisons, quoique mal avec M. de Beauvilliers et très enclin aux avis contraires aux siens.

Harcourt, avec les manières les plus polies, les plus affables, les plus engageantes, les plus ouvertes, était l'homme du monde le plus haut, le plus indifférent, excepté à sa fortune, le plus méprisant, avec toutefois le bon esprit de consulter, soit pour gagner des gens, soit pour faire sien ce qu'il en tirait de bon. Il avait beaucoup d'esprit, juste, étendu, aisé à se retourner et à prendre toutes sortes de formes, surtout séduisant, avec beaucoup de grâces dans l'esprit. Sa conversation la plus ordinaire était charmante, personne n'était de meilleure compagnie; ployant, doux, accessible, facile à se faire tout à tous, et par là s'était fait extrêmement aimer partout et s'était fait une réputation. Il parlait d'affaires avec, une facilité et une éloquence naturelle et simple. Les expressions qui entraînaient coulaient de source; la force et la noblesse les accompagnaient toujours. Il ne fallait pas toutefois s'y fier si les affaires étaient mêlées avec ses vues, il ne souffrait pas patiemment ce qui les contredisait. Le sophisme le plus entrelacé et le mieux poussé lui était familier. Il savait y donner un air simple et vrai, et jeter force poudre aux yeux par des interrogations hardies, et quelquefois par des disparates quand il en avait besoin. L'écorce du bien public et de la probité, qu'il montrait avec celle de la délicatesse pour persuader sans avoir l'air de s'en parer, n'avait rien qui le pût contraindre. Jamais elle ne lui passa l'épiderme. Il avait l'art d'éviter d'y être pris, mais s'il lui arrivait de se prendre dans le bourbier, une plaisanterie venait au secours, un conte, une hauteur, en un mot il payait d'effronterie et, ne se détournait pas de son chemin. Il mariait merveilleusement l'air, le langage et les manières de la cour et du grand monde, avec le propos, les façons et la liberté militaire, qui l'une à l'autre se donnaient du prix. Droit et franc quand rien ne l'en détournait; au moindre besoin la fausseté même et la plus profonde, et toujours plein de vues pour soi, et de desseins personnels. Naturellement gai, d'un travail facile, et jamais incommode par inquiétude, ni à la guerre, ni dans le cabinet; jamais impatient, jamais important, jamais affairé, toujours occupé et toujours ne paraissant rien à faire; sans nul secours domestique pour le dehors et pour sa fortune: en tout un homme très capable, très lumineux, très sensé; un bel esprit net, vaste, judicieux, mais avare, intéressé, rapportant tout à soi, fidèle uniquement à soi, d'une probité beaucoup plus qu'équivoque, et radicalement corrompu par l'ambition la plus effrénée. Il était l'homme de la cour le plus propre à devenir le principal personnage, le plus adroit en détours, le plus fertile en souterrains et en ‘manèges, que le liant de son esprit entretenait avec un grand art, soutenu par une suite continuelle en tout ce qu'il se proposait.

Il avait eu l'habileté de persuader au roi qu'il était l'homme le plus instruit de l'Espagne, et le seul qui en connût les affaires et les Personnages à fond. Il était pourtant vrai que fort délaissé, fort suspect et fort éloigné de tout à sa première ambassade jusqu'au moment que la reine voulût traiter avec lui, ou peut-être l'amuser et le tromper par l'amirante, et qu'ayant eu défense d'écouter rien de cette part, le dépit qu'il eut le fit retirer à la campagne à tirer des lapins jusqu'à son rappel, lorsqu'on voulut faire déclarer le traité de partage à Charles II, et n'y pas exposer la personne et le caractère de l'ambassadeur. M. d'Harcourt n'avait donc pu revenir de cette première ambassade bien instruit et au fait des choses d'Espagne; et à sa seconde, à peine fut-il arrivé à Madrid, qu'il tomba dans cette grande maladie qui dura en grand danger, ou à se rétablir à la Sarçuela, loin de la cour et des affaires jusqu'au départ du roi d'Espagne pour la Catalogne, et au sien pour revenir. Ce n'était donc pas pour être fort instruit, et néanmoins il persuada au roi tout ce qu'il voulut là-dessus, parce qu'il convenait aux vues de Mme de Maintenon sur lui que le roi le crût tel qu'il se vantait à lui d'être.

Dans cette opinion, le roi en peine de se déterminer sur le voyage du roi d'Espagne en Italie entre Louville et le duc d'Harcourt qui l'en dissuadait de toutes ses forces, chacun soutenu de ses appuis, on vit avec surprise un phénomène nouveau à la cour. Le roi ordonna à ses ministres, c'est-à-dire au duc de Beauvilliers, à Torcy et à Chamillart de s'assembler chez le chancelier, et au duc d'Harcourt de s'y trouver pour y débattre le pour et le contre de ce voyage d'Italie, et lui faire le rapport des avis. Jamais une pareille assemblée de ministres hors du conseil et de la présence du roi, beaucoup moins personne admis à délibérer avec eux, et ce qui était de plus surprenant, un seigneur que sa qualité de seigneur en excluait plus constamment et plus radicalement que nul autre. Aussi une telle distinction apporta-t-elle une extrême considération à Harcourt, et le fit-elle regarder comme celui qui avait levé le charme, et qui était tout contre d'entrer dans le conseil. Louville, avec Mme de Maintenon contraire, n'était pas bastant pour être de la conférence. Beauvilliers et Torcy étaient pleins et persuadés de ces raisons; il ne fut pas seulement question de l'y admettre.

En faveur du voyage on alléguait l'indécence de l'oisiveté d'un prince de l'âge et de là santé du roi d'Espagne, tandis que toute l'Europe s'armait pour lui ôter ou lui conserver ses couronnes; le peu de prétextes qu'on pouvait prendre de la nécessité de veiller lui-même au gouvernement de ses États, et son peu d'expérience et de connaissances; l'influence fâcheuse qu'en recevrait sa réputation et le respect de sa personne dans tous les temps; le plein repos où on devait être sur la fidélité de l'Espagne et des ministres qui gouverneraient en son absence, et sur lesquels tout portait, même en sa présence, dans la jeunesse de son âge et la nouveauté de son arrivée; l'importance de l'éloigner de bonne heure de l'air de fainéantise et de paresse des trois derniers rois d'Espagne, qui n'étaient jamais sortis de la banlieue de Madrid, et s'en étaient si mal trouvés; l'approcher au contraire de l'activité de Charles-Quint, et le former de bonne heure par le spectacle des différents pays, des divers génies des nations à qui il avait à commander, et par l'apprentissage de la guerre et de ses différentes parties, dont il aurait à entendre parler et à décider toute sa vie. Enfin l'exemple de tous les rois, dont aucun, excepté ces trois derniers d'Espagne, ne s'était dispensé d'aller à la guerre; sur quoi celui du roi n'était pas oublié. On ajoutait la nécessité de montrer à Milan, et surtout à Naples, avec ce qu'il venait d'y arriver, un jeune roi dont ils n'avaient vu aucun depuis Charles-Quint, et un roi qui commençait une lignée nouvelle, dont la présence lui attacherait de plus en plus ces différents États par le soin qu'il prendrait à leur plaire et par quelques bienfaits répandus à propos qui sortiraient sur les lieux immédiatement de sa main.

À ces raisons on opposait le danger d'abandonner l'Espagne presque aussitôt que le roi s'y était montré; l'embarras et le danger de sa personne dans l'armée d'Italie; enfin le peu d'argent à employer à ses dépenses plus indispensables qu'à une pompe de voyage et de campagne qui ne se pouvait éviter en les faisant faire au roi d'Espagne et qui coûterait infiniment.

Louville ne demeurait pas court à ces objections. Il répondait à la première, que loin qu'il y eût du danger de tirer Philippe V de Madrid, la gloire de l'occasion en plairait à toute l'Espagne; que dans ce commencement d'arrivée et d'engouement, il y fallait accoutumer les seigneurs, qui dans d'autres temps ne seraient pas si maniables à ce qu'ils regarderaient comme une nouveauté, et qu'il n'était que très bon de faire éprouver à Madrid l'éclipse d'un soleil dont la présence le rendait heureux et abondant, et dont le retour après et la présence y serait bien plus goûtée et chérie. À la seconde objection, que la gloire, la réputation, le respect et l'attachement personnel s'acquéraient très principalement et très solidement par les travaux et les périls, lesquels étaient bien moindres pour les rois que pour les autres hommes, et qui souvent faisaient un heureux bruit à bon marché; enfin sur la dépense, qu'il n'y en avait aucune plus utile ni plus nécessaire que celle qui allait à remplir des vues si principales; que la dépense même se pouvait beaucoup modérer avec la plus grande bienséance, et qu'un jeune prince n'en était que plus aimé et plus estimé, en retranchant les pompes, les fêtes et tout l'inutile pour ne pas fouler ses peuples et employer ses finances à les protéger et à les défendre; qu'un voyage de guerre n'était pas celui d'un mariage ou d'une entrevue, et que le simple nécessaire, réduit à la juste mesure de la dignité d'un jeune roi qui ne va qu'en passant visiter ses nouveaux sujets pour se mettre à la tête de son armée et y faire ses premières armes, n'était pas si coûteux qu'on se le voulait persuader.

Ces raisons pour et contre, leurs subdivisions, leurs suites, leurs conséquences, c'est ce qui fut débattu chez le chancelier. Harcourt, à qui il était capital d'empêcher ce voyage, n'y oublia rien dans cette conférence, appuyé de Chamillart; les deux autres, d'un sentiment contraire, entraînèrent à demi le chancelier, qui ne se souciait plus de faire sa cour à Mme de Maintenon. Il avait toujours ménagé Monseigneur et lui avait fait tous les plaisirs qu'il avait pu tandis qu'il avait eu les finances. Harcourt, qui n'oubliait rien, commençait à se lier avec les deux soeurs Lislebonne. Il avait entretenu Monseigneur, mais ce prince avait donné des audiences à Louville; il aimait le roi d'Espagne; tel qu'il était, il sentait que son empressement d'aller en Italie était appuyé de bonnes raisons, et que sa gloire personnelle y était intéressée. Il en avait embrassé le sentiment et l'appuyait. Le compte qui fut rendu au roi de la conférence ne lui apprit rien de nouveau. Son goût par son propre exemple penchait au voyage. Mme de Maintenon et Chamillart le retenaient en suspens.

Dans ce même temps, le roi, qui méditait une grande promotion d'officiers généraux, eut envie de faire des maréchaux de France en même temps. Il est certain qu'il en écrivit quatre de sa main auxquels il se voulait borner, qui étaient Rose ri, Huxelles, Tallard et Harcourt. Il s'ouvrait alors de beaucoup de choses à Harcourt; il lui parla de la promotion d'officiers généraux, il lui fit sentir quelque chose de celle des maréchaux de France: Harcourt, qui mourait de peur de l'être, parce qu'il sentait bien qu'on l'enverrait servir, et qu'il ne voulait pas s'éloigner, sur le point qu'il se croyait d'entrer dans le conseil, dissuada le roi d'en faire. Ce qui ne se comprend pas d'un homme d'autant d'esprit, c'est que sa vanité le porta à s'en vanter jusqu'au marquis d'Huxelles, à qui il en parla dans un coin de la galerie, peut-être en lui répondant sur ce que l'autre le sondait pour hâter cette promotion. Huxelles, surpris et encore plus outré du propos d'Harcourt: « Mort.., lui dit-il, si vous n'étiez pas duc, vous vous en seriez bien gardé; » et lui tourna le dos en furie.

Pendant tous ces manèges, Harcourt avec le meilleur visage du monde se plaignait de coliques la nuit, d'insomnies et de toutes sortes de maux qui ne paraissaient point, pour se tenir une porte ouverte à refuser de servir et de s'éloigner; et toujours porté par sa protectrice, avait de fréquents entretiens avec le roi, dans lesquels il frondait toujours l'avis de ses ministres. La plupart de ces entretiens roulaient sur l'Espagne ou sur la guerre.

Cette opposition d'Harcourt revint souvent par le roi même à Chamillart. Soit que les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, ses amis particuliers, lui fissent faire des réflexions, soit qu'il en fit de lui-même, il ouvrit les yeux sur le risque personnel dont le menaçait l'entrée d'Harcourt au conseil. Il comprit que, parvenu à ce comble de ses désirs, et n'ayant plus rien à craindre, il ne songerait qu'à empiéter la principale autorité, qu'étant homme de guerre et surtout de détail, ce serait à ses dépens qu'il s'autoriserait; qu'il aurait peine à résister à un homme aussi entreprenant, qui partageait au moins avec lui la faveur et l'appui de Mme de Maintenon, et qui, avant que de se voir dans le conseil, ne craignait pas de faire contre aux ministres, et à lui-même dans les entretiens qu'il avait avec le roi. Il pensa donc sérieusement à éviter ce péril, et à éloigner Harcourt en le faisant maréchal de France, et servir en cette qualité. Mais le roi incertain par ce que Harcourt lui avait représenté, on prétend qu'un événement fortuit acheva d'empêcher qu'il n'y eût des maréchaux de France; je dis on prétend, parce que, encore que j'aie eu alors tout lieu de croire l'anecdote que je vais raconter, je n'en suis pas assuré avec certitude. Voici le fait :

Mme la duchesse de Bourgogne qui, par ses grâces, ses manières flatteuses et amusantes, et son attention de tous les instants à plaire au roi et à Mme de Maintenon, s'était rendue familière avec eux jusqu'à usurper toutes sortes de libertés, remuant un soir les papiers du roi, sur sa petite table, chez Mme de Maintenon, trouva cette liste des quatre maréchaux de France: en la lisant, les yeux lui rougirent, elle s'écria en s'adressant au roi qu'il oubliait Tessé, qui en mourrait de douleur et elle aussi. Elle se piquait d'aimer Tessé, parce qu'il avait fait la paix de Savoie et son mariage, et elle s'apercevait bien que par cette raison cela plaisait au roi. Il fut fâché cette fois qu'elle eût vu ce papier, et soit qu'il eut déjà résolu de ne point faire de maréchaux de France, ou qu'il fût butté alors à ne pas faire Tessé, il répondit avec émotion à la princesse qu'elle ne s'affligerait pas et qu'il n'en ferait aucun.

Cependant le roi d'Espagne écrivait lettres sur lettres au roi, sur son voyage d'Italie. Le temps s'avançait. Il fallait se déterminer. Chamillart, tout doucement détaché d'Harcourt, cessa ses oppositions par rapport aux finances, comme entrant dans les raisons du voyage et dans le goût que le roi y montrait. Il fut résolu, et Louville dépêché pour en informer le roi d'Espagne.

Harcourt alors se sentit perdu avec lui, et sa ressource de retourner en Espagne, si besoin lui en était, évanouie. Il avait tergiversé et s'était caché tant qu'il avait pu sur ce voyage; mais la conférence chez le chancelier lui avait forcé la main; il sentit bien que Louville ne cacherait pas son opposition au roi d'Espagne, et le refus dont je parlerai bientôt, que le duc de Beauvilliers ne lui laisserait point ignorer, et beaucoup moins Torcy. Cela le résolut à redoubler d'efforts pour entrer dans le conseil, et profiter de sa situation présente.

Je ne sais si la vanité le trahit, ou s'il crut imposer à ceux qu'il craignait par un raffinement de politique. Quoi qu'il en soit, il ne craignit pas de plaisanter, avec un air de hauteur et d'assurance, de la peur des ministres de le voir entrer dans le conseil, qui n'en fermaient pas l'oeil d'inquiétude, disait-il, tandis qu'il dormait les nuits tout d'un somme, et il eut ou l'imprudence, ou la fausse politique de tenir ce propos-là même à Louville, dans les derniers jours qu'il demeura pour recevoir les dernières instructions par rapport au voyage arrêté d'Italie. Harcourt disait très vrai pour la moitié, mais pour la tranquillité de son sommeil, elle n'était pas aisée à persuader. Ses entretiens continuaient sur le même pied, jusqu'à ce qu'enfin sa trop grande assurance y mit Lin, et renversa pour lors son espérance.

Il avait pris à tâche d'être toujours diamétralement opposé aux avis des ministres; il avait commencé à s'expliquer sur eux au roi, avec un mépris moins couvert, et à lui montrer des abus, et à lui proposer des réformes. Un jour que le roi insistait avec lui sur l'opinion de, ses ministres, et qu'Harcourt la contredisait fortement, il lui échappa de dire que ces gens-là n'étaient pas capables de la moindre bagatelle. Cette parole mit fin aux entretiens et aux consultations du roi avec lui, et lui ferma la porte du conseil déjà entrouverte. Le roi, jaloux de ses choix, et qui n'avait pas dessein de changer son conseil, comprit alors qu'en y admettant Harcourt, il aurait à essuyer une division continuelle, une diversité d'avis sur tout, à la fin des querelles et des prises qui le gêneraient autant que ce qu'il en avait éprouvé entre Louvois et Colbert. Dès lors il résolut de n'augmenter point son conseil d'un personnage qui y serait si fâcheux à ses ministres, dont l'importunité retomberait sur lui, aussi bien que l'embarras à se déterminer entre des avis toujours opposés.

Les matières d'Espagne qui avaient servi de chausse-pied à ces entretiens étaient épuisées avec Harcourt, la confiance sur les autres affaires cessait avec la pensée de le faire ministre; avec elle aussi tombèrent les entretiens et les consultations. En vain Harcourt chercha-t-il à se raccrocher, en vain Mme de Maintenon essaya-t-elle de le rapprocher, et tous deux de faire naître des prétextes et des occasions de nouveaux entretiens, tout fut inutile. Le roi avait pris son parti, et tint ferme à n'avoir plus de particuliers avec lui, mais d'ailleurs le traitant bien et même avec distinction. Ce changement l'affligea au dernier point. Il avait évité le bâton de maréchal de France, comme le plus dangereux écueil, avec tout le soin possible; il avait également échoué à s'entretenir avec le roi d'Espagne, et à rompre son voyage d'Italie, et il se voyait frustré de ce grand but auquel il voulait atteindre, et dont il s'était trouvé si longtemps tout près. Mme de Maintenon, qui pour ses vues particulières n'en fut pas moins désolée que lui, le soutint et le consola par l'espérance de profiter plus heureusement, pour ne pas dire plus sagement, d'autres conjonctures qui pourraient naître, et qui pourraient le porter de nouveau au même but, auquel pour lors il n'était plus possible de songer.

CHAPITRE XIX. §

Retour de Catinat. — Promotion d'officiers généraux. — Ma réception au parlement. — Visites qui la précèdent; pièges que j'y évite. — Je quitte le service. — Bagatelles qui caractérisent. — Bougeoir. — Soupers de Trianon. — Duc de Villeroy arrivé d'Italie. — Journée de Crémone. — Situation de Crémone et qui y commandait. — Maréchal de Villeroy pris. — Aventure de Montgon. — Villeroy hautement protégé du roi et traité en favori. — Revel chevalier de l'ordre. — Praslin lieutenant général.

Catinat arrivé d'Italie, où sa patience avait essuyé de si cruels dégoûts, salua le roi à son dîner, un jour qu'il avait pris médecine; le roi lui fit un air assez gracieux, lui dit quelques mots, mais ce fut tout; nul particulier; le roi ne lui dit pas même qu'il l'entretien droit, et le modeste maréchal ne montra pas seulement qu'il le désirât, et s'en retourna tranquillement à Paris.

La promotion d'officiers généraux dont j'ai parlé se fit enfin. Elle fut prodigieuse. Dix-sept lieutenants généraux, cinquante maréchaux de camp, quarante et un brigadiers d'infanterie, et trente-huit de cavalerie. Avant que d'expliquer où elle me conduisit, il faut dire que je me fis recevoir ce même hiver au parlement. Le roi qui sur ses bâtards a toujours commencé de fait toutes les distinctions qu'il leur a données, avant que de les leur accorder par des brevets, des lettres, des déclarations et des édits, et qui depuis longtemps avait établi qu'aucun pair n'était reçu au parlement, sans lui en demander la permission, qu'il ne refusait jamais, s'était mis à la différer si le pair n'avait pas vingt-cinq ans, pour mettre peu à peu une différence d'âge entre ses enfants naturels et eux, par un usage qu'il pût après tourner en règle. Je le savais, et j'avais exprès différé ma réception plus d'une année au delà des vingt-cinq ans, sous prétexte de négligence.

Il fallut aller chez le premier président Harlay qui m'accabla de respects, chez les princes du sang, chez les bâtards. M. du Maine se fit répéter le jour marqué, puis, d'un air de joie mal contenue par celui de la politesse et de la modestie : « Je n'aurai garde d'y manquer, me dit-il, ce m'est un honneur trop grand d'y assister et trop sensible que vous veuilliez bien que j'y sois, pour ne pas m'y trouver, » et avec mille compliments me conduisit jusqu'au jardin, car c'était à Marly où j'étais ce voyage. Le comte de Toulouse et M. de Vendôme me répondirent plus simplement, mais ne parurent pas moins contents, ni moins polis ni attentifs à remplir tout ce qu'ils devaient, comme avait fait M. du Maine. Depuis que le cardinal de Noailles avait reçu la pourpre romaine, il ne venait plus au parlement, parce qu'il n'y pouvait prendre sa place qu'au rang de l'ancienneté de sa pairie. Je pris le temps de son audience publique pour l'aller convier. « Vous savez, me dit-il, que je n'ai plus de place. — Et moi, monsieur, lui répondis-je, qui vous y en connais une fort belle, je viens vous supplier de la venir prendre à ma réception. » Il se mit à sourire et moi aussi. Nous nous entendions bien tous deux; puis me vint conduire au haut de son degré, les battants des portes ouverts, et passant tous deux de front, moi à sa droite. M. de Luxembourg fut le seul duc qui n'entendit pas parler de moi à cette occasion. J'avais toujours sur le coeur l'étrange arrêt qu'il avait obtenu, et dont j'ai assez parlé ci-devant pour n'en rien répéter. Je me flattais que nous y pourrions revenir quelque jour, et je ne voulus pas donner atteinte à cette espérance, par une reconnaissance solennelle et personnelle du droit qu'il lui avait acquis. Je n'étais point raccommodé avec lui, ainsi je ne lui en fis faire aucune honnêteté.

Dongois, qui faisait la fonction de greffier en chef du parlement, à qui ses accès et sa capacité avait donné autorité en beaucoup de choses dans le parlement, était par là connu et recherché. Je le connaissais fort, et pris langue avec lui du détail de ce que j'avais à faire. Tout obligeant et honnête homme qu'il était, le bonhomme me tendit trois pièges. Il ne fallait pas s'attendre à moins de sa robe, mais je les sentis tous trois et tout d'abord, et je me préservai de tous les trois. Il me dit donc qu'il convenait pour le respect du parlement d'y paraître cette première fois en habit tout noir, sans dorure; que pour celui des princes du sang, dont le manteau court descendait plus bas que l'habit, le mien ne débordât pas mon justaucorps, et que pour celui du premier président, j'allasse, comme c'est la coutume, le matin même après ma réception, le remercier, mais avec mon habit du parlement. Ces trois respects ne me furent pas si grossièrement dits, mais insinués avec esprit. Je n'en fis pas semblant, mais je fis directement le contraire, et instruit de la sorte, j'en avertis ceux qui furent reçus dans la suite, qui s'en gardèrent comme j'avais fait, et c'est par ces sortes de ruses, pour le dire en passant, que sont venues tant de choses à l'égard des ducs dont l'accès affermi a de quoi plus que surprendre.

Je devrais ajouter ici ce qu'il se passa en cette occasion entre M. de La Rochefoucauld et moi, qui nous disputions la préséance. Je réserve à le raconter de suite au temps qu'il fut question de la juger. Il ne vint point à ma réception, et tout se passa alors avec toute l'amitié qui s'était entretenue entre nous, depuis la liaison que le procès contre M. de Luxembourg y avait formée, et que la qualité de gendre de M. le maréchal de Lorges, son plus ancien et intime ami, ne gâtait pas.

Dreux, père du grand maître des cérémonies, nouvellement monté à la grand'chambre, fut le rapporteur que je choisis, parce que c'était un vrai et intègre magistrat, que je le connaissais plus que les autres, et qu'ils sont flattés de rapporter nos réceptions. Je lui envoyai le matin même, suivant l'usage, ainsi qu'au premier président et procureur général, un service de vaisselle d'argent. Lamoignon, premier président, commença celui de ne le point accepter qui a toujours duré depuis lui. Dreux, nouveau venu à la grand'chambre, et tout enterré dans ses sacs, ignorait parfaitement l'un et l'autre usage. Il trouva fort mauvais que je lui eusse envoyé un présent, et demanda pour qui on le prenait. Il le renvoya comme une offense qui lui était faite, et n'apprit qu'après que ce n'était qu'une formalité.

La réforme qui suivit la paix de Ryswick fut très grande et faite très étrangement. La bonté des régiments, surtout dans la cavalerie, le mérite des officiers, ceux qui les commandaient, Barbezieux jeune et impétueux n'eût égard à rien, et le roi le laissa le maître. Je n'avais aucune habitude avec lui. Mon régiment fut réformé, et comme il était fort bon, il fit présent de ses débris à des royaux, au régiment de Duras, et jusqu'à ma compagnie fut incorporée dans celui du comte d'Uzès, son beau-frère, dont il prenait un soin particulier. Ce me fut un sort commun avec beaucoup d'autres qui ne m'en consola pas. Ces mestres de camp réformés sans compagnie furent mis à la suite d'autres régiments; j'échus à celui de Saint-Moris. C'était un gentilhomme de Franche-Comté que je n'avais vu de ma vie, dont le frère était lieutenant général et estimé. Bientôt après, la pédanterie, qui se mêlait toujours avec la réalité du service, exigea deux mois de présence aux régiments à la suite desquels on était. Cela me parut fort sauvage. Je ne laissai pas d'y aller, mais comme j'avais eu diverses incommodités, et qu'on m'avait conseillé les eaux savonneuses de Plombières, je demandai la permission d'y aller, et y passai trois ans de suite le temps d'exil à un régiment où je ne connaissais personne, où je n'avais point de troupes et où je n'avais rien à faire. Le roi ne parut point le trouver mauvais. J'allai souvent à Marly; il me parlait quelquefois, qui était chose bien marquée et bien comptée; en un mot il me traitait bien, et mieux que ceux de mon âge et de ma sorte.

Cependant on remplaça quelques mestres de camp de mes cadets; c'étaient d'anciens officiers qui avaient obtenu des régiments à force de services et de temps; je me payai de cette raison. La promotion dont on parlait ne me réveilla point. On n'était plus dans un temps à se prévaloir de dignités ni de naissance. Excepté des actions, et sur-le-champ, personne n'était distingué de l'ordre du tableau. J'avais trop d'anciens pour songer à être brigadier; tout mon objet était un régiment, et de servir à la tête, puisque la guerre s'ouvrait, pour n'avoir pas le dégoût de la commencer pour ainsi dire aide de camp de Saint-Moris et sans troupes, après avoir été préféré par distinction en arrivant de la campagne de Neerwinden pour en avoir un, l'avoir bien rétabli, et y avoir, je l'ose dire, commandé avec application et réputation les quatre campagnes suivantes qui avaient fini la guerre.

La promotion se déclara, qui surprit tout le monde par le grand nombre; jamais à beaucoup près il n'y en avait eu de pareille; je parcourus avidement les brigadiers de cavalerie pour voir si mon tour approchait de près. Je fus bien étonné quand j'en vis cinq à la queue mes cadets. Leur nom n'est jamais sorti de ma mémoire et y est toujours demeuré très présent. C'était d'Ourches, Vandeuil, Streff, le comte d'Ayen et Ruffé. Il est difficile de se sentir plus piqué que je le fus. Je trouvais l'égalité confuse de l'ordre du tableau suffisamment humiliante, la préférence du comte d'Ayen malgré son népotisme, et celle de quatre gentilshommes particuliers me parut insupportable. Je me tus cependant, pour ne rien faire de mal à propos dans la colère. M. le maréchal de Lorges fut outré et pour moi et pour lui-même; M. son frère ne le fut guère moins, et par l'inconsidération pour eux, et telle qu'il fut volontiers pour tout le monde. Il avait pris de l'amitié pour moi. Tous deux me proposèrent de quitter. Le dépit m'en donnait grande envie; la réflexion de mon âge, de l'entrée d'une guerre, de renoncer à toutes les espérances du métier, l'ennui de l'oisiveté, la douleur des étés à ouïr parler de guerre, de départs, d'avancements de gens qui s'y distinguent, qui s'y élèvent, qui acquièrent de la réputation me retenait puissamment. Je passai ainsi deux mois dans ce déchirement, quittant tous les malins, et ne pouvant bientôt après m'y résoudre.

Poussé enfin à bout de cet état avec moi-même, et pressé par les deux maréchaux, je me résolus à prendre des juges à l'avis desquels je me rendrais, et à les prendre en des états différents. Je choisis le maréchal de Choiseul sous qui j'avais servi, et bon juge en ces matières, M. de Beauvilliers, M. le chancelier, et M. de La Rochefoucauld. Je leur avais déjà fait mes plaintes; ils étaient indignés de l'injustice, mais les trois derniers en courtisans. C'était mon compte. Ce génie était propre à tempérer leur conseil, et comme je n'en cherchais qu'un bon qui fût approuvé dans le monde, de gens de poids et qui approchaient du roi, surtout qui ne fût pas sujet à légèreté, imprudence ni repentir, ce fut à ceux-là que je déterminai d'abandonner la décision de ma conduite.

Je me trompai, les trois courtisans furent du même avis que les trois maréchaux; tous me dirent avec force qu'il était honteux et insoutenable [qu'] un homme de ma naissance, de ma dignité, qui avait servi avec quelque honneur, assiduité et approbation quatre campagnes à la tête d'un beau et bon régiment, réformé jusqu'à sa compagnie, sans raison, demeuré dans une aussi nombreuse promotion, et y voir cinq de ses cadets avec la dernière injustice, recommençât la guerre non seulement sans brigade, mais sans régiment, mais sans troupes et sans compagnie, avec pour toute fonction d'être à la suite de Saint-Moris; qu'un duc et pair de ma naissance établi d'ailleurs comme je l'étais, et ayant femme et enfants, n'allait point servir comme un haut-le-pied dans les armées, et y voir tant de gens si différents de ce que j'étais, et qui pis était de ce que j'y avait été, tous avec des emplois et des régiments; qu'après une si nombreuse promotion j'attendrais longtemps un régiment vacant aboyé des familles et des officiers, encore plus longtemps une brigade, avec tous les dégoûts de la situation où je me trouvais, que cette injustice faite, mon beau-père et son frère vivants maréchaux de France, ducs et tous deux capitaines des gardes du corps, que pouvais-je espérer quand ils ne seraient plus? Ils ajoutèrent toute la différence de quitter par paresse ou par pis, d'avec quitter par des raisons aussi évidentes après avoir vu, fait et servi avec distinction; qu'à tout compter il y avait bien loin et bien des dégoûts et des hasards de fortune à essuyer entre ce que j'étais et le but qui me retiendrait au service, outre que l'injustice qui m'était faite me reculait beaucoup, et influait sur le délai de tous les autres pas: en un mot, tous six séparément m'accablèrent des mêmes raisons, comme s'ils les avaient concertées ensemble.

Je ne les avait pas pris pour juges, pour appeler après de leur décision. Je pris donc mon parti; mais je crus souvent l'avait bien pris que je sentais que je balançais encore; j'eus besoin de ma colère et de mon dépit, et de me rappeler encore ce que j'avais vu arriver à M. le maréchal de Lorges à la tête de l'armée du Rhin, par les intendants La Fonds et La Grange, soutenus de la cour, et au maréchal de Choiseul dans le même emploi, que j'ai l'un et l'autre racontés en leur lieu, sans compter tout ce qui se trouve à essuyer de ce genre, avant que d'arriver au commandement des armées. Près de trois mois se passèrent dans ces angoisses intérieures jusqu'à ce que je pusse me déterminer. Finalement je le fis, et lorsqu'il en fallut venir à l'exécution, je suivis encore le conseil des mêmes personnes: je ne laissai point échapper de paroles de mécontentement, et content du public, et surtout du militaire sur mon oubli dans la promotion, je le laissai dire. Pour moi, la colère du roi était inévitable. Ces messieurs m'y avaient préparé, et je m'y étais bien attendu. Oserai-je dire qu'elle ne m'était pas indifférente? Il s'offensait quand on cessait de servir. Il appelait cela le quitter, encore plus des gens distingués. Mais ce qui le piquait au vif, c'était de quitter sur une injustice, et il le faisait toujours du moins longtemps sentir. Mais les mêmes personnes ne mirent jamais de proportion entre cette suite de quitter, qui après tout, à mon âge avait son bout, et la honte et le dégoût de servir dans la situation où j'étais. Ils crurent cependant que le respect et la prudence voulaient également tout le ménagement qui s'y pouvait apporter.

Je fis donc une lettre courte au roi, par laquelle sans plainte aucune, ni la moindre mention d'aucun mécontentement, et sans parler de régiment ni de promotion, je lui marquais mon déplaisir que la nécessité de ma mauvaise santé m'obligent à quitter son service, dont je ne pouvais me consoler que par une assiduité auprès de sa personne, qui me procurerait l'honneur de la voir, et de lui faire ma cour plus continuellement. Ma lettre fut approuvée, et le mardi de la semaine sainte, je la lui présentai moi-même à la porte de son cabinet, comme il y rentrait de la messe. J'allai de là chez Chamillart, que je ne connaissais point du tout. Il sortait pour aller au conseil. Je lui fis de bouche le même compliment, sans le mêler de rien qui pût sentir le mécontentement, et tout de suite je m'en allai à Paris.

J'avais mis gens de plusieurs sortes en campagne, hommes et femmes de mes amis, pour être informé de ce qu'il échapperait au roi, où que ce fût, sur ma lettre. Je demeurai huit jours à Paris, et ne retournai à Versailles que le mardi de Pâques. Je sus du chancelier que, le conseil appelé et entrant le mardi saint dans le cabinet du roi, qu'il lisait ma lettre et qu'il appela aussitôt après Chamillart, auquel il parla un moment en particulier. Je sus d'ailleurs qu'il lui avait dit avec émotion: « Eh bien ! monsieur, voilà encore un homme qui nous quitte, » et que tout de suite il, lui avait raconté ma lettre mot pour mot. D'ailleurs, je n'appris point qu'il lui fût rien échappé. Ce mardi de Pâques, je reparus devant lui, pour la première fois depuis ma lettre, à la sortie de son souper. J'aurais honte de dire la bagatelle que je vais raconter si dans la circonstance elle ne servait à le caractériser.

Quoique le lieu où il se déshabillait fût fort éclairé, l'aumônier de jour, qui tenait, à sa prière du soir, un bougeoir allumé, le rendait après au premier valet de chambre, qui le portait devant le roi venant à son fauteuil. Il jetait un coup d'oeil tout autour, et nommait tout haut un de ceux qui y étaient, à qui le premier valet de chambre donnait le bougeoir. C'était une distinction et une faveur qui se comptait, tant le roi avait l'art de donner l'être à des riens. Il ne le donnait qu'à ce qui était là de plus distingué en dignité et en naissance, extrêmement rarement à des gens moindres, en qui l'âge et les emplois suppléaient. Souvent il me le donnait, rarement à des ambassadeurs, si ce n'est au nonce, et dans les derniers temps à l'ambassadeur d'Espagne. On ôtait son gant, on s'avançait, on tenait ce bougeoir pendant le coucher, qui était fort court, puis on le rendait au premier valet de chambre qui, à son choix, le rendait à quelqu'un du petit coucher. Je m'étais exprès peu avancé, et je fus très surpris, ainsi que l'assistance, de m'entendre nommer, et dans la suite je l'eus presque aussi souvent que je l'avais eu jusque-là. Ce n'était pas qu'il n'y eût à ce coucher force gens très marqués à qui le donner, mais le roi fut assez piqué pour ne vouloir pas qu'on s'en aperçût.

Ce fut aussi tout ce que j'eus de lui trois ans durant qu'il n'oublia aucune bagatelle, faute d'occasions plus importantes, de me faire sentir combien il était fâché. Il ne me parla plus: ses regards ne tombaient sur moi que par hasard; il ne dit pas un mot de ma lettre à M. le maréchal de Lorges, ni de ce que je quittais. Je n'allai plus à Marly, et après quelques voyages, je cessai de lui donner la satisfaction du refus.

Il faut épuiser ces misères. Quatorze ou quinze mois après, il fit un voyage à Trianon. Les princesses avaient accoutumé de nommer chacune deux dames pour le souper, et le roi ne s'en mêlait point pour leur donner cet agrément. Il s'en lassa. Les visages qu'il voyait à sa table lui déplurent, parce qu'il n'y était pas accoutumé. Les matins il mangeait seul avec les princesses et leurs dames d'honneur, et il faisait une liste lui-même et fort courte des dames qu'il voulait le soir, et l'envoyait à la duchesse du Lude chaque jour pour les faire avertir. Ce voyage était du mercredi au samedi: ainsi trois soupers. Nous en usâmes, Mme de Saint-Simon et moi, pour ce Trianon-là comme pour Marly; et ce mercredi que le roi y allait, nous fûmes dîner chez Chamillart à l'Étang, pour aller de là coucher à Paris. Comme on s'allait mettre à table, Mme de Saint-Simon reçut un message de la duchesse du Lude pour l'avertir qu'elle était sur la liste du roi pour le souper de ce même jour. La surprise fut grande; nous retournâmes à Versailles. Mme de Saint-Simon se trouva seule de son âge à beaucoup près à la table du roi, avec Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, la comtesse de Grammont et trois ou quatre autres espèces de duègnes favorites ou dames du palais nécessaires, et nulle autre. Le vendredi, elle fut encore nommée et avec les mêmes dames; et depuis, le roi en usa toujours ainsi aux rares voyages de Trianon. Je fus bientôt au fait et j'en ris. Il ne nommait point Mme de Saint-Simon pour Marly, parce que les maris y allaient de droit quand leurs femmes y étaient; ils y couchaient, et personne n'y voyait le roi que ce qui était sur la liste. À Trianon liberté entière à tous les courtisans d'y aller faire leur cour à toutes les heures de la journée; personne n'y couchait que le service le plus indispensable, pas même aucune dame. Le roi voulait donc marquer mieux par cette déférence que l'exclusion portait sur moi tout seul, et que Mme de Saint-Simon n'y avait point de part.

Nous persévérâmes dans notre assiduité ordinaire sans demander pour Marly: nous vivions agréablement avec nos amis, et Mme de Saint-Simon continua de jouir à l'ordinaire des agréments qui ne se partageaient point avec moi, et que le roi et Mme la duchesse de Bourgogne avaient commencé longtemps avant ceci à lui donner, et qui s'augmentèrent toujours. J'ai voulu épuiser cette matière de suite qui, par rapport au caractère du roi, a sa curiosité: reprenons maintenant où nous en sommes demeurés. J'ajouterai seulement ici qu'après la promotion, le roi donna force pensions militaires, et qu'il fit la galanterie à M. le maréchal de Lorges de lui mander qu'il avait choisi le plus beau de tous les régiments de cavalerie gris que la promotion mettait en vente, pour en donner la préférence à son fils, depuis assez peu capitaine de cavalerie.

Le duc de Villeroy arriva, le 6 février, envoyé par son père pour rendre compte au roi de bien des détails et de projets qui auraient emporté trop de temps par des dépêches. Bien lui prit de ce voyage, trois jours après il eut tout lieu de le sentir.

La promotion si nombreuse dont j'ai parlé, et qui me fit quitter vers Pâques, s'était faite et déclarée le 29 janvier. Le mercredi 8 février, on alla à Marly, où il y eut des bals. Nous fûmes du voyage, Mme de Saint-Simon et moi, comme souvent nous en étions. Le lendemain jeudi 9, Mahoni, officier irlandais de beaucoup d'esprit et de valeur, arriva d'Italie avec la plus surprenante nouvelle dont on eût ouï parler en ces derniers siècles. L'action s'était passée le 1er février.

Le prince Eugène, qui en savait plus que le maréchal de Villeroy, l'avait obligé d'hiverner au milieu du Milanais, et l'y tenait fort resserré, tandis que lui-même avait établi ses quartiers fort au large avec lesquels il inquiétait fort les nôtres . Dans cette situation avantageuse il conçut le dessein de surprendre le centre de nos quartiers, et par ce coup de partie qui le mettait au milieu de notre armée et de notre pays, de dissiper l'une, et de se rendre maître de l'autre, et par là se mettre en état ensuite de prendre Milan et le peu de places de ce pays, toutes en fort mauvais ordre, et d'achever ainsi sûrement et brusquement sa conquête.

Crémone était ce centre; il y avait un gouverneur espagnol et une fort grosse garnison: quelques autres troupes y étaient encore entrées à la fin de la campagne, avec Crenan, lieutenant général, pour y commander tout. Praslin, dont j'ai parlé quelquefois, y commandait la cavalerie comme brigadier; il venait d'être fait maréchal de camp, mais la promotion n'était pas encore parvenue jusqu'à eux, et Fimarcon commandait les dragons. Vers les derniers jours de janvier, Revel, premier lieutenant général de l'armée, était arrivé à Crémone, et par son ancienneté y commanda au-dessus de Crenan.

Il reçut ordre du maréchal de Villeroy, qui visitait ses quartiers, d'envoyer un gros détachement à Parme, que le duc de ce nom lui demandait pour sa sûreté, et qu'on eut lieu de soupçonner depuis de l'avoir fait de concert avec le prince Eugène, pour dégarnir Crémone d'autant. Sur les nouvelles de différents mouvements des ennemis, Revel, en homme sage, se contenta de faire et de tenir le détachement prêt sans le faire partir. Le maréchal de Villeroy finit sa promenade par Milan, où il conféra avec le prince de Vaudemont, d'où il arriva le dernier janvier à Crémone d'assez bonne heure. Revel alla au-devant de lui, lui rendit compte des raisons qu'il avait de retenir le détachement qu'il lui voit ordonné d'envoyer à Parme. Il en fut fort approuvé du maréchal, qui soupa en nombreuse compagnie, où il parut fort rêveur. Il ne laissa pas de jouer après une partie d'hombre, mais on remarqua que ce ne fut pas sans distractions, et il se retira de fort bonne heure.

Le prince Eugène était informé qu'il y avait à Crémone un ancien aqueduc qui s'étendait loin à la campagne, et qui répondait dans la ville à une cave d'une maison occupée par un prêtre; que cet aqueduc avait été nettoyé depuis assez peu de temps, et cependant ne conduisait que peu d'eau et que la ville avait été autrefois surprise par ce même aqueduc. Il en fit secrètement reconnaître l'entrée dans la campagne; il gagna le prêtre chez qui il aboutissait, et qui était voisin d'une porte de la ville qui était murée et point gardée; il fit couler dans Crémone ce qu'il put de soldats choisis, déguisés en prêtres et en paysans, qui se retirèrent dans la maison amie, où on se pourvut le plus et le plus secrètement qu'on put de haches. Tout bien et promptement préparé, le prince Eugène donna un gros détachement au prince Thomas de Vaudemont, premier lieutenant général de son armée, et fils unique du gouverneur général du Milanais pour le roi d'Espagne: il lui confia son entreprise, et, le chargea de s'aller rendre maître d'une redoute qui défendait la tête du pont du Pô, pour venir par le pont à son secours, quand on serait aux mains dans la ville. Il détacha cinq cents hommes d'élite avec des officiers entendus pour se rendre par l'aqueduc chez le prêtre, où les gens qu'il y avait fait couler les attendaient, et devaient avoir bien reconnu les remparts, les postes, les places et les rues de la ville, et avec eux, aller ouvrir la porte murée au reste des troupes: en même temps il marcha en personne et en force pour se rendre à cette porte.

Tout concerté avec justesse fut exécuté avec précision et tout le secret et le bonheur possible. Le premier qui s'en aperçut fut le cuisinier de Crenan, qui, allant à la provision à la première petite pointe du jour, vit les rues pleines de soldats dont les habits lui étaient inconnus. Il se rejeta dans la maison de son maître qu'il courut éveiller; ni lui ni ses valets n'en voulaient rien croire; mais, dans l'incertitude, Crenan s'habilla en un moment, sortit et n'en fut que trop tôt assuré. En même temps le régiment des vaisseaux se mettait en habille dans une place, par un bonheur qui sauva Crémone. D'Entragues, gentilhomme particulier de Dauphiné, en était colonel: c'était un très honnête garçon, fort appliqué, fort valeureux, qui avait une extrême envie de faire et de se distinguer, et qui avait appris et retenu la vigilance du maréchal de Boufflers, dont il avait été aide de camp, et qui, lui ayant trouvé de l'honneur et des talents, le protégeait beaucoup. D'Entragues voulait faire la revue de ce régiment, et la commençait avec le petit jour. À cette clarté encore faible, et ses bataillons déjà sous les armes et formés, il aperçut confusément des troupes d'infanterie se former au bout de la rue, en face de lui. Il savait, par l'ordre donné la veille, que personne ne devait marcher, ni autre que lui faire de revue. Il craignit donc tout aussitôt quelque surprise, marcha sur-le-champ à ces troupes qu'il trouva impériales, les charge, les renverse, soutient le choc des nouvelles qui arrivent, engage un combat si opiniâtre, qu'il donne le temps à toute la ville de se réveiller, et à la plupart des troupes de prendre les armes et d'accourir, qui sans lui eussent été égorgées endormies.

À cette même pointe du jour, le maréchal de Villeroy écrivait déjà tout habillé dans sa chambre; il entend du bruit, demande un cheval, envoie voir ce que c'est, et, le pied à l'étrier, apprend de plusieurs à la fois que les ennemis sont dans la ville. Il enfile la rue pour gagner la grande place, où est toujours le rendez-vous en cas d'alarme. Il n'est suivi que d'un seul aide de camp et d'un seul page. Au détour de la rue, il tombe dans un corps de garde qui l'environne et l'arrête. Lui troisième sentit bien qu'il n'y avait pas à se défendre; il se jette à l'oreille de l'officier, se nomme, lui promet dix mille pistoles et un régiment, s'il veut le lâcher, et de plus grandes récompenses du roi. L'officier se montre inflexible, lui répond qu'il n'a pas servi l'empereur jusqu'alors pour le trahir, et de ce pas le conduit au prince Eugène, qui ne le reçut pas avec la même politesse qu'il l'eût été de lui en pareil cas. Il le laissa quelque temps à sa suite, pendant lequel le maréchal voyant amener Crenan prisonnier et blessé à mort, il s'écria qu'il voudrait être en sa place. Un moment après ils furent envoyés tous deux hors de la ville, et ils passèrent la journée à quelque distance, gardés dans le carrosse du prince Eugène.

Revel, seul lieutenant général désormais, et commandant en chef par la prise du maréchal de Villeroy, tâcha de rallier les troupes. Chaque rue fournissait un combat, [les troupes] la plupart dispersées, quelques-unes en corps, plusieurs à peine armées, et jusqu'à des gens en chemise qui tous combattaient avec la plus grande valeur, mais la plupart repoussées et réduites pied à pied à gagner les remparts, ce qui les y rallia toutes naturellement. Si les ennemis s'en fussent emparés, ou qu'ils n'eussent pas laissé à nos troupes le temps de s'y reconnaître et de s'y former avec toutes leurs forces, le dedans de la ville n'eût jamais pu leur résister. Au lieu donc de faire effort ensemble pour chasser nos troupes des remparts, ils ne s'attachèrent qu'au dedans de la ville.

Praslin, ne voyant point Montgon, maréchal de camp, s'était mis à la tête des bataillons irlandais, qui sous lui firent des prodiges. Ils tinrent dans la place et nettoyèrent les rues voisines. Quoique continuellement occupé à défendre et à attaquer, Praslin s'avisa que le salut de Crémone, si on la pouvait sauver, dépendait de la rupture du pont du Pô, pour empêcher les Impériaux d'être secourus par là et rafraîchis. Il le répéta tant de fois que Mahoni l'alla dire à Revel qui n'y avait pas songé, qui trouva l'avis si bon qu'il manda à Praslin de faire tout ce qu'il jugerait à propos. Lui, à l'instant, envoya retirer ce qui était dans la redoute à la tête du pont. Il n'y avait pas une minute à perdre. Le prince Thomas de Vaudemont paraissait déjà, tellement qu'on n'eut que le loisir de retirer ses troupes et de rompre le pont, ce qui fut exécuté en présence même du prince Thomas de Vaudemont, qui avec toute sa mousqueterie ne le put empêcher.

Il était lors trois heures après midi. Le prince Eugène était à l'hôtel de ville à prendre le serment des magistrats. Sortant de là, et en peine de voir ses troupes, faiblir en la plupart des lieux, il monta avec le prince de Commercy au clocher de la cathédrale pour voir d'un coup d'oeil ce qu'il se passait dans tous les endroits de la ville, et en peine aussi de ne voir point arriver le secours qu'amenait le prince Thomas de Vaudemont. À peine furent-ils au haut du clocher qu'ils virent son détachement au bord du Pô, et le pont rompu qui rendait ce secours inutile. Ils ne furent pas plus satisfaits de ce qu'ils découvrirent dans tous les différents lieux de la ville et des remparts. Le prince Eugène, outré de voir son entreprise en si mauvais état après avoir touché de si près à la conquête, hurlait et s'arrachait les cheveux en descendant. Il pensa dès lors à la retraite, quoique supérieur en nombre.

Fimarcon faisait merveilles cependant avec les dragons, qu'il avait fait mettre pied à terre. En même temps Revel, qui voyait ses troupes accablées de faim, de lassitude et de blessures, et qui depuis la première pointe du jour n'avaient pas eu un instant de repos ni même de loisir, songeait aussi de son côté à les retirer, ce qu'il pourrait, au château de Crémone, pour s'y défendre au moins à couvert, et y obtenir une capitulation; de sorte que les deux chefs opposés pensaient en même temps à se retirer.

Les combats se ralentirent donc sur le soir en la plupart des lieux dans cette pensée commune de retraite, lorsque nos troupes firent un dernier effort pour chasser les ennemis d'une des portes de la ville qui leur ôtait la communication du rempart où étaient les Irlandais, et pour avoir cette porte libre pendant la nuit et pouvoir par là recevoir du secours. Les Irlandais secondèrent si bien cette attaque par leur rempart, que le dessus de la porte fut emporté; les ennemis conservèrent le bas de la porte de plain-pied à la rue. Un calme assez long succéda à ce dernier combat. Revel cependant songeait à faire retirer doucement les troupes au château, lorsque sur ce long calme Mahoni lui proposa d'envoyer voir ce qui se passait partout, et se proposa lui-même pour aller aux nouvelles et lui en venir rendre compte. Il faisait déjà obscur; les batteurs d'estrade en profitèrent. Ils virent tout tranquille, et reconnurent que les ennemis s'étaient retirés. Cette grande nouvelle fut portée à Revel, qui fut longtemps, et beaucoup d'autres avec lui, sans le pouvoir croire. Persuadé enfin, il laissa tout au même état jusqu'au grand jour, qu'il trouva les rues et les places jonchées de morts et remplies de blessés. Il donna ordre à tout, et dépêcha Mahoni au roi, qui y avait fait merveilles.

Le prince Eugène marcha toute la nuit avec le détachement qu'il avait amené, et se fit suivre fort indécemment par le maréchal de Villeroy, désarmé et mal monté, qu'il envoya à Ustiano, et, depuis, sur les ordres de l'empereur, à Inspruck, qui le fit après conduire à Gratz, en Styrie. Tous ses gens et son équipage lui fut envoyé à Ustiano et le suivit depuis. Crenan mourut dans le carrosse du maréchal de Villeroy, allant le joindre à Ustiano. D'Entragues, à la revue et à la valeur duquel on fut redevable du salut de Crémone, ne survécut pas à une si glorieuse journée. Le gouverneur espagnol fut tué avec la moitié de nos troupes. Les Impériaux y en perdirent un plus grand nombre et manquèrent un coup qui finissait en bref en leur faveur la guerre d'Italie.

Montgon, maréchal de camp, essuya là une aventure qui ne rétablit pas sa réputation. Il sortit à pied au premier grand bruit, et il rentra incontinent chez lui. Il prétendit avoir été jeté par terre et foulé aux pieds des chevaux des ennemis. Il se dit fort blessé et se mit au lit, d'où il envoya se rendre prisonnier au plus voisin corps de garde, et demander d'être mis en sûreté. Il passa ainsi cette terrible journée dans le repos entre deux draps. Il y apprit Crémone prise, puis reprise; alors sa sauvegarde eut besoin qu'il lui en servît, et il obtint de Revel de la renvoyer libre. Le fâcheux fut qu'il ne se trouva sur Montgon aucune blessure. Le prince Eugène le réclama comme prisonnier, et lui ne demandait pas mieux. Nos généraux prétendirent qu'il avait recouvré sa liberté avec la place. Le roi voulut avoir l'avis des maréchaux de France, et toutefois avant de l'avoir eu il manda que ce n'était pas la peine de disputer. On ne disputait plus, le prince Eugène s'était rendu. Montgon ne laissa pas de l'aller trouver, mais le prince Eugène, qui ne voulait point, de prisonniers incertains, le renvoya libre. Cette aventure qui fit grand bruit et grand tort à Montgon, l'eût perdu auprès du roi sans Mme de Maintenon, protectrice déclarée de tout temps de sa femme, de la vieille Heudicourt, sa belle-mère.

J'appris cette nouvelle, dans ma chambre, par M. de Lauzun. Aussitôt j'allai au château où je trouvai une grande rumeur et force pelotons de gens qui raisonnaient. Le maréchal de Villeroy fut traité comme le sont les malheureux qui ont donné de l'envie . Le roi prit hautement son parti et publiquement. Il témoigna, en dînant, à Mme d'Armagnac combien il était sensible au malheur de son frère, et l'excusa en montrant même de l'aigreur contre ceux qui tombaient sur lui. La vérité est que ce n'était pas à lui, qui arrivait à Crémone la veille de la surprise, à savoir cet aqueduc et cette porte murée, ni, s'il y avait déjà des soldats impériaux introduits et cachés. Crenan et le gouverneur espagnol étaient ceux qui en devaient répondre, et le maréchal ne pouvait mieux que d'aller au premier bruit à la grande place, ni répondre de sa capture au détour d'une rue en s'y portant.

Son fils, qui était à Marly avec sa femme, l'amena à cette nouvelle à Versailles, où était la maréchale de Villeroy. J'étais extrêmement de leurs amis. Je les trouvai le lendemain dans la plus morne douleur. La maréchale, qui avait infiniment de sens et d'esprit, et du plus aimable, n'avait point été la dupe de l'éclat de l'envoi de son mari en Italie. Elle le connaissait et elle craignait les événements. Celui-ci l'accabla, et [elle] fut longtemps sans vouloir voir personne que ses plus intimes, ou des gens indispensables. La duchesse de Villeroy ne revint plus à Marly à cause des bals, dont Mlle d'Armagnac ne perdit aucun, quoique son père et ses oncles prissent feu pour le maréchal de Villeroy et toutes sortes de mesures pour lui.

Au sortir du dîner du jour de l'arrivée de Mahoni, le roi s'enferma seul avec lui dans son cabinet. Cependant la cour était nombreuse dans sa chambre, et ce qui surprit fut d'y voir Chamillart y attendre comme les autres en proie aux questions. Il vanta fort les principaux officiers, et le gros des autres et les troupes, et il s'étendit sur les merveilles de Praslin, et sur sa présence d'esprit d'avoir fait rompre le pont. On a vu ci-devant, en son lieu, qu'il était extrêmement de mes amis. Quoique alors je ne connusse point du tout Chamillart, je ne pus n'empêcher de lui dire que cet important service méritait une grande récompense. Au bout d'une heure le roi sortit de son cabinet. En changeant d'habits, pour aller dans ses jardins, il parla fort de Crémone en louange, et surtout des principaux officiers; il prit plaisir à s'étendre sur Mahoni, et dit qu'il n'avait jamais ouï personne rendre un si bon compte de tout, ni avec tant de netteté d'esprit et de justesse, même si agréablement. Il ajouta avec complaisance qu'il lui donnait mille francs de pension et un brevet de colonel. Il était major du régiment de Dillon.

Le soir, comme nous entrions au bal, M. le prince de Conti nous dit que le roi donnait l'ordre à Revel, et faisait Praslin lieutenant général. La joie que j'en eus me fit le lui demander encore pour en être plus sûr. Les autres officiers principaux furent avancés à proportion de leurs grades, et beaucoup eurent des pensions. Revel eut encore le gouvernement de Condé; et le marquis de Créqui, quoiqu'il n'eût pas été à Crémone, eut la direction de l'infanterie; c'était la dépouille de Crenan.

CHAPITRE XX. §

Harcourt refuse l'armée d'Italie. — Vendôme l'accepte et part. — Grand prieur refusé de servir. — Feuquières refusé de servir; son étrange caractère. — Colandre colonel avec choix. — La Feuillade maréchal de camp tout à coup. — Mme de Chambonas dame d'honneur de la duchesse du Maine. — Changement chez Madame. — Maréchale de Clérembault. — Comtesse de Beuvron. — Mort de Fouquet, évêque d'Agde. — P. Camille se fixe en Lorraine; son caractère. — Sourdis. — Mariage de sa fille avec le fils de Saint-Pouange. — Mariage du duc de Richelieu avec la marquise de Noailles. — Mort du bailli d'Auvergne. — Médailles du roi. — Jalousie sur Louis XIII. — Comte de Toulouse pour la mer avec le comte d'Estrées. — Mgr le duc de Bourgogne en Flandre avec le maréchal de Boufflers et le marquis de Bedmar. — Le maréchal d'Estrées en Bretagne. — Chamilly à la Rochelle, etc. — Catinat sur le Rhin. — Son sage et curieux éclaircissement avec le roi et Chamillart. — Jugement arbitral du pape entre l'électeur palatin et Madame qui proteste.

La principale [dépouille] tenait en grande attention: c'était le commandement de l'armée d'Italie. Il était pressé d'y pourvoir. Le lendemain, vendredi, le roi, au sortir de sa messe, entra chez Mme de Maintenon, où Chamillart fut quelque temps en tiers. Tout ce qui était à Marly était dans les salons, attendant le choix du général qu'on voyait bien qui s'allait déclarer. Ma curiosité m'y porta comme les autres. Chamillart sortit, vit M. le prince de Conti, alla lui dire un mot. Chacun le crut l'élu; on applaudit, mais l'erreur ne dura guère. Chamillart fut fort court avec lui, s'avança lentement cherchant des yeux, et, apercevant Harcourt, alla droit à lui. Alors on ne douta plus, et tous les yeux s'arrêtèrent sur eux. Rien ne se mariait mieux avec le désir du roi d'Espagne d'aller en Italie, et d'y avoir ce général sous lui. Mais Harcourt en était alors à cet assaut du conseil dont je viens de parler, et au plus fort de ses espérances que lui-même n'avait pas encore détruites en parlant avec ce grand mépris des ministres au roi, comme il fit depuis. Il n'eut donc garde d'accepter un commandement qui anéantissait toutes ses mesures si avancées pour entrer dans le conseil. Il se défendit sur sa santé et refusa. Lui et Chamillart parlèrent à l'écart assez longtemps avec action. Tout ce qu'il y avait là d'yeux n'en perdaient aucune, et virent enfin ces deux hommes se séparer, et Chamillart seul retourner chez Mme de Maintenon. Il y fut peu et ressortit. La curiosité était plus allumée. Il s'avança, chercha des yeux, et fut joindre M. de Vendôme. Leur conversation fut très courte. Tous deux ensemble allèrent chez Mme de Maintenon. Alors on fut assuré du choix et de l'acceptation. Il fut déclaré lorsque le roi passa dans son appartement. Le soir il fut longtemps chez Mme de Maintenon avec le roi et Chamillart, prit congé et s'en alla à Paris pour partir le surlendemain pour l'Italie. Le roi lui donna quatre mille louis pour son équipage.

Le dépit de M. le duc d'Orléans et des princes du sang fut extrême et fort marqué. Ils n'en tombèrent que plus rudement sur le maréchal de Villeroy, que le roi en toutes occasions prit à tâche de défendre, jusqu'à dire en publie qu'on ne l'attaquait que par jalousie de ce qu'il avait beaucoup d'amitié pour lui. Le mot de favori, qui n'était jamais sorti de sa bouche, lui échappa même une fois. Il lui écrivit une lettre, la plus obligeante qu'il fût possible, et, la lui envoya ouverte, pour que les ennemis n'en eussent pas de soupçon, et qu'eux-mêmes vissent quelle était son estime et son amitié pour lui. Quoiqu'il n'eût aucune familiarité avec la maréchale de Villeroy, il lui fit dire mille choses agréables par son fils, par M. le Grand et par d'autres, et, après Marly, la vit en particulier longtemps et la combla de bontés. Il la vit plusieurs fois de la sorte pendant l'absence de son mari, dont il ne se lassa point de se montrer le défenseur.

Mais l'envie est une cruelle passion; Praslin l'éprouva. Des plus grandes louanges on passa au regret de la récompense. Il fut lieutenant général avant que d'avoir pu savoir qu'il était maréchal de camp. De raisons on n'en pouvait dire; les femmes criaient en place de raisons; et la comtesse de Roucy, entre autres, qui en était furieuse, fut de meilleure foi, car l'ayant poussée à bout, elle me répondit, acculée et dans l'excès de sa colère, qu'enfin Praslin était lieutenant général, et que son mari ne l'était pas, lequel mari était lors à la cour.

M. le duc d'Orléans et les princes du sang n'en eurent pas moins contre M. de Vendôme. Ils sentaient, il y avait longtemps, la résolution du roi à ne se servir d'aucun d'eux, et sa préférence pour la naissance illégitime. Cette dernière les outra. Vendôme, qui le comprit dans le peu d'heures qu'il demeura à Marly et à Paris, entre sa nomination et son départ, ne cessa de répandre qu'il ne devait son choix qu'au refus d'Harcourt, et d'émousser ainsi le dépit des princes, tandis qu'il se fit un mérite de ne refuser rien, même le reste d'un autre, pour montrer son attachement à la personne du roi, et son désir d'essayer à contribuer au bien de l'État.

Le grand prieur, intimement uni avec son frère, eut la douleur de n'être point employé, et d'essuyer même le refus d'aller servir sous lui en Italie. Sa crapule journalière, sa vie honteuse, plusieurs frasques qu'il avait hasardées sur la faveur de sa naissance et sur celle de son frère, reçurent enfin ce coup de caveçon dont il eut grande peine à revenir dans la suite.

Feuquières, lieutenant général, reçut le même refus. C'était un homme de qualité, d'infiniment d'esprit et fort orné, d'une grande valeur, et à qui personne ne disputait les premiers talents pour la guerre, mais le plus méchant homme qui fût sous le ciel, qui se plaisait au mal pour le mal, et à perdre d'honneur qui il pouvait, même sans aucun profit. Dangereux au dernier point pour un général d'armée, qui ne se pouvait fier ni à ses conseils ni à son exécution, tant il était hardi à faire échouer les entreprises pour la malice d'en perdre quelqu'un, comme il fit Bullonde à Coni, comme il ne tint pas à lui à la bataille de Neerwinden, où il ne chargea ni ne branla jamais, comme je l'ai remarqué ailleurs, et comme le duc d'Elboeuf le lui reprocha devant toute l'armée, parce qu'il voulait perdre M. de Luxembourg, en lui faisant perdre la bataille, lequel l'avait demandé pour le remettre sur l'eau, et qui avec raison n'en voulut jamais plus. Il avait joué les mêmes tours aux autres généraux d'armée; pas un d'eux n'en voulait, et avec d'autant plus de raison que sa capacité n'était qu'à craindre. M. le maréchal de Lorges l'avait aussi tiré de l'oisiveté; il en reçut la même reconnaissance que M. de Luxembourg. Il ne tint pas à lui qu'il ne fit battre son armée à ne s'en pas relever; et la chose devint par le hasard si grossière, et le cri si général, que, pour peu que M. le maréchal de Longes eût voulu, sa tête aurait couru grand risque. Les Mémoires qu'il a laissés, et qui disent avec art tout le mal qu'il peut de tous ceux avec qui et surtout sous qui il a servi, sont peut-être le plus excellent ouvrage qui puisse former un grand capitaine, et d'autant plus d'usage qu'ils instruisent par les examens et les exemples, et font beaucoup regretter que tant de capacité, de talents, de réflexions se soient trouvés unis à un coeur aussi corrompu et à une aussi méchante âme, qui les ont tous rendus inutiles par leur perversité. Il avait épousé l'héritière d'Hocquincourt, qui la devint par l'événement. Il acheva sa vie abandonné, abhorré, obscur et pauvre. Son fils, unique mourut sans enfants, sa fille fut misérablement mariée.

Colandre, lieutenant aux gardes, qui s'était distingué partout où il s'était trouvé, et dont la figure intéressait les dames, eut l'agrément d'un régiment et traita de celui de la Reine infanterie; mais le roi arrêta le marché, et trouva que Colandre, fils de Le Gendre, riche négociant de Rouen, n'était pas fait pour être colonel de régiments de cette sorte. Les maximes ont changé depuis, c'est ce qui m'a engagé à ne pas omettre ce fait, que je pourrais grossir de beaucoup d'autres et plus marqués encore à l'égard d'autres corps.

La Feuillade ne tarda pas à profiter de l'alliance qu'il venait de contracter. Chamillart le fit faire maréchal de camp sous la cheminée, et partir pour l'Italie, et aussitôt après il fut déclaré. Ainsi, il ne fut point brigadier, et fit tomber encore son régiment à un Aubusson.

Mme du Maine et Mme de Manneville, fille de Montchevreuil et sa dame d'honneur, se lassèrent l'une de l'autre. La princesse peu à peu avait secoué tous ses jougs, même celui du roi et de Mme de Maintenon, qui enfin la laissèrent vivre à son gré. Ce reste de lien lui déplut; M. du Maine tremblait devant elle. Il mourait toujours de peur que la tête ne lui tournât. Elle prit Mme de Chambonas, que personne ne connaissait, et, dont le mari était déjà à M. du Maine, capitaine de ses gardes, comme gouverneur de Languedoc.

En même temps Madame fit un changement chez elle, dans lequel le roi entra, et qui se régla chez elle à Marly, dans une visite que le roi lui rendit un matin en revenant de la messe. Elle congédia ses filles d'honneur avec leur gouvernante en leur donnant des pensions, et prit auprès d'elle, mais sans titre ni nom, la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron, qu'elle avait toujours fort aimées, mais sur lesquelles Monsieur, qui les haïssait, l'avait toujours fort contrainte. Toutes deux étaient veuves, la comtesse de Beuvron pauvre, et toutes deux n'avaient rien de mieux à faire. Elle leur donna quatre mille livres de pension à chacune. Le roi leur donna un logement à Versailles; elles suivirent Madame partout, et furent, sans demander, de tous les voyages de Marly.

La maréchale de Clérembault était fille de Chavigny, secrétaire d'État, dont j'ai parlé au commencement de ces Mémoires, à l'occasion de mon père, et soeur entre autres de l'évêque de Troyes, de la retraite duquel j'ai parlé, et qui reviendra encore sur la scène. Elle était gouvernante de la reine d'Espagne, fille de Monsieur, qui se prit à elle de diverses choses et la chassa assez malhonnêtement. Elle était parente assez proche et fort amie de M. et de Mme la chancelière, et allait souvent à Pontchartrain avec eux. C'est où je l'ai fort vue et chez eux à la cour. C'était une vieille très singulière, et quand elle était en liberté, et qu'il lui plaisait de parler, d'excellente et de très plaisante compagnie, pleine de traits et de sel qui coulait de source, sans faire semblant d'y toucher et sans aucune affectation. Hors de là des journées entières sans dire une parole; étant jeune, elle avait pensé mourir de la poitrine, et avait eu la constance d'être une année entière sans proférer un mot. Avec sa tranquillité, son indifférence, sa froideur naturelle, l'habitude lui en était restée. On ne saurait plus d'esprit qu'elle en avait, ni d'un tour plus singulier. Quoique venue fort tard à la cour, elle en était passionnée et instruite à surprendre de tout ce qui s'y passait, dont, quand elle daignait en prendre la peine, les récits étaient charmants; mais elle ne se laissait aller que devant bien peu de personnes et bien en particulier.

Avare au dernier point, elle aimait le jeu passionnément, et ces conversations particulières et resserrées, et rien du tout autre chose. Je me souviens qu'à Pontchartrain, par le plus beau temps du monde, elle se mettait, en revenant de la messe, sur le pont qui conduit aux jardins, s'y tournait lentement de tous côtés, puis disait à la compagnie: « Pour aujourd'hui, me voilà bien promenée, oh! bien, qu'on ne m'en parle plus, et mettons-nous à jouer tout à l'heure; » et de ce pas prenait des cartes qu'elle n'interrompait que le temps des deux repas, et trouvait mauvais encore qu'on la quittât à deux heures après minuit. Elle mangeait peu, souvent sans boire, au plus un verre d'eau. Qui l'aurait crue, on eût fait son repas sans quitter les cartes. Elle savait beaucoup et en histoire et en sciences; jamais il n'y paraissait. Toujours masquée en carrosse, en chaise, à pied par les galeries: c'était une ancienne mode qu'elle n'avait pu quitter, même dans le carrosse de Madame. Elle disait que son teint s'élevait en croûte sitôt que l'air le frappait; en effet, elle le conserva beau toute sa vie, qui passa quatre-vingts ans, sans d'ailleurs avoir jamais prétendu en beauté. Avec tout cela, elle était fort considérée et comptée. Elle prétendait connaître l'avenir par des calculs et de petits points, et cela l'avait attachée à Madame, qui avait fort ces sortes de curiosités; mais la maréchale s'en cachait fort.

Il faut donner le dernier trait à cette espèce de personnage. Elle avait une soeur religieuse à Saint-Antoine à Paris, qui, à ce qu'on disait, avait pour le moins autant d'esprit et de savoir qu'elle: c'était la seule personne qu'elle aimât. Elle l'allait voir très souvent de Versailles; et, quoique très avare mais fort riche, elle l'accablait de présents. Cette fille tomba malade; elle la fut voir et y envoya sans cesse. Lorsqu'elle la sut fort mal et qu'elle comprit qu'elle n'en reviendrait pas: « Oh bien, dit-elle, ma pauvre soeur, qu'on ne m'en parle plus. » Sa soeur mourut, et oncques depuis elle n'en a parlé ni personne à elle. Pour ses deux fils, elle ne s'en souciait point, et n'avait pas grand tort, quoiqu'en grande mesure avec elle; elle les perdit tous deux, il n'y parut pas et dès les premiers moments.

La comtesse de Beuvron était une autre femme à qui, non plus qu'à la maréchale de Clérembault, il ne fallait pas déplaire, et qui était extrêmement de mes amies. Elle était fille de condition de Gascogne; son père s'appelait le marquis de Théobon, du nom de Rochefort. Elle était fille de la reine lorsqu'elle épousa le comte de Beuvron, frère de la duchesse d'Arpajon et du comte de Beuvron, père du duc d'Harcourt, desquels j'ai parlé plus d'une fois. Le comte de Beuvron était capitaine des gardes de Monsieur, dont j'ai fait mention à propos de la mort de la première femme de ce prince. Elle en était veuve, en 1688, sans enfants et était pauvre. Des intrigues du Palais-Royal la firent chasser par Monsieur au grand déplaisir de Madame, qui fut plusieurs années sans avoir permission de la voir, et qui ne la vit enfin que rarement et à la dérobée dans des couvents à Paris. Elle lui écrivait tous les jours de sa vie, et en recevait réponse par un page qu'elle envoyait exprès. Elle était intimement unie avec la famille de son mari, et notre liaison avec la comtesse de Roucy, fille unique de la duchesse d'Arpajon, où elle était sans cesse, forma la nôtre avec elle; mais elle n'était revenue à la cour qu'à la mort de Monsieur, qui la lui avait fait défendre. C'était une femme qui avait beaucoup d'esprit et de monde, et qui, à travers de l'humeur et une passion extrême pour le jeu, était fort aimable et très bonne et sûre amie.

L'évêque d'Agde mourut vers ce temps-ci fort riche en bénéfices. Il était frère du surintendant Fouquet, mort à Pignerol en 1680, après vingt années de prison, de l'archevêque de Narbonne et de l'abbé Fouquet si connu en son temps, mort deux mois avant son frère, à la disgrâce duquel ses imprudences et ses folies avaient eu grande part. Il fut en 1656 chancelier de l'ordre, et en même temps Guénégaud, secrétaire d'État, fut garde des sceaux de l'ordre qu'on désunit de la charge de chancelier qu'ils achetèrent de M. Servien. La disgrâce du surintendant leur frère les dépouilla des marques de l'ordre, fit réunir la charge de chancelier aux sceaux de l'ordre, entre les mains de Guénégaud en 1661, et confina ses frères dans un exil. M. d'Agde changea souvent de lieu, et eut enfin permission de demeurer à Agde sans en sortir le reste de ses jours. Il fut chancelier de l'ordre sur la démission de son frère en 1659.

Carlingford, milord irlandais, qui avait été gouverneur de M. de Lorraine de la main de l'empereur, à qui il était fort attaché, avait suivi son pupille dans ses États à la paix de Ryswick; il était grand maître de sa maison et à la tête de son conseil. Devenu feld-maréchal de l'empereur, il désira retourner à Vienne. M. le Grand, qui avait beaucoup d'enfants et peu de patrimoine, trouva jointure à mettre le prince Camille à la place de Carlingford pour la charge et pour de plus fortes pensions encore. Il le fit trouver bon au roi, et le prince Camille s'alla fixer en Lorraine, où il ne fut pas plus goûté qu'il l'était ici. C'était un homme de peu d'esprit, fort glorieux, particulier, qui avala toute sa vie beaucoup de vin fort tristement; une espèce de fagot d'épine, mais ruminant toujours à part soi la grandeur de sa maison, et qui n'avait des Guise, qu'il regrettait, que la valeur et la volonté. Il avait toujours servi et n'était point marié, du reste honnête homme.

Saint-Pouange fit un grand mariage pour son fils avec la fille unique de Sourdis, chevalier de l'ordre, dont il avait toute sa vie été ami intime. La débauche les avait unis, et cette amitié suppléa au mérite pour l'avancement. Sourdis se fit battre auprès de Neuss avec tant d'ignorance, et s'en tira si honteusement à l'ouverture de la guerre précédente, en 1689, que M. de Louvois, n'osant plus l'employer dans les armées, mais pressé par Saint-Pouange, l'envoya commander en Guyenne. Il s'y conduisit avec tant de crapule, et si misérablement d'ailleurs, qu'il ne put y être soutenu davantage. Le commandement de la province lui fut ôté, et un successeur envoyé à sa place. Sourdis, enchanté de sa maîtresse à soixante-dix ans, ne put quitter Bordeaux parce qu'elle y voulait demeurer, et y survécut ainsi à lui-même. À la fin la honte de sa vie obligea à l'en faire sortir. Il ne put s'en éloigner et se confina dans une de ses terres en Guyenne. Un homme si peu soigneux de son honneur donna sa fille au fils de son ancien ami et protecteur, sans compter pour rien l'inégalité du mariage de son héritière à qui il devait laisser de grands biens qu'elle eut en effet, et qu'il ne lui fit pas longtemps attendre. Il mourut en grand affaiblissement d'esprit, et fort vieux et veuf depuis longues années sans s'être remarié.

Le duc de Richelieu, vieux et veuf deux fois, épousa en troisièmes noces une Rouillé, veuve du marquis de Noailles, frère du duc, du cardinal et du bailli de Noailles, dont elle avait une fille unique. Elle était fort riche et voulait un tabouret. M. de Richelieu, qui l'était fort aussi, mais qui, avec des biens substitués et une conduite toujours désordonnée, en était toujours aux expédients, lui donna le sien pour se remettre à flot, et n'avait aussi qu'un fils unique. En s'épousant, ils arrêtèrent le mariage de leurs enfants, dont ils passèrent et signèrent le contrat en attendant qu'ils fussent en âge de se marier. Le vieux couple avait de l'esprit, mais l'humeur de part et d'autre peu concordante, qui donna des scènes au monde. Malgré ce second mariage de la duchesse de Richelieu, elle demeura toute sa vie dans l'union la plus intime avec la famille de son premier mari, surtout avec le cardinal de Noailles.

Celle du comte d'Auvergne, et lui-même, se trouvèrent fort soulagés par la mort du bailli d'Auvergne, son fis aîné, que l'indignité de toute la suite de sa vie, et celle de son combat avec Caylus dont j'ai parlé en son temps, avaient chassé du royaume, fait déshériter et jeté malgré lui dans l'ordre de Malte, menaçant souvent de réclamer contre ses voeux.

Il sembla que les flatteurs du roi prévissent alors que le terme des prospérités de son règne fût arrivé, et qu'ils n'auraient désormais à le louer que de sa constance. Ce grand nombre de médailles frappées en toutes sortes d'occasions, où les plus communes n'étaient pas même oubliées, fut ramassé, gravé et destiné à une, histoire métallique. L'abbé Tallemant, Tourel et Dacier, trois savants principaux de l'Académie française, avaient été chargés de l'explication de ces médailles, à mettre à côté de chacune dans un gros volume de la plus magnifique impression du Louvre. Il fallut une préface, et comme cette sorte d'histoire commençait à la mort de Louis XIII, sa médaille fut nécessairement mise à la tête du livre, et engageait ainsi à dire quelque chose de ce prince dans cette préface. Quelqu'un de leur connaissance s'avisa de ma juste reconnaissance, et crut qu'elle me prêterait ce que je n'avais pas de moi-même pour le morceau de la préface qui devait regarder Louis XIII, ou pour mettre sous sa médaille, qui devait être à la tête de celles de Louis XIV. On me proposa de le faire. L'esprit fut la dupe du coeur, et, sans consulter mon incapacité, j'y consentis, à condition qu'on m'en épargnerait le ridicule dans le monde, et qu'on m'en garderait fidèlement le secret.

Je le fis donc, et je m'y tins en garde contre moi-même, toujours occupé de ne pas obscurcir le fils par le père dans un ouvrage tout à la gloire du premier et où le second n'entrait que par accident et par nécessité de l'introduction . Mon thème fait, et il ne me fallut guère qu'une matinée, parce qu'il ne devait pas être fort étendu, je le donnai. J'eus le sort des auteurs; ma; pièce fut louée, et ne parut excéder en rien. Je m'en applaudis, ravi d'avoir consacré deux ou trois heures à ma juste reconnaissance, car je n'y en mis pas davantage.

Quand ce fut à l'examen pour l'insérer, ces messieurs furent effrayés. Il est des vérités dont la simplicité sans art jette un éclat qui efface tout le travail d'une éloquence qui grossit ou qui pallie: Louis XIII fournit de celles-là en abondance. Je m'étais contenté de les montrer, mais ce crayon ternissait les tableaux suivants, à ce qu'il parut à ceux qui les ornaient. Ils s'appliquèrent donc à élaguer, à affaiblir, à voiler tout ce qu'ils purent pour n'obscurcir pas leur héros par une comparaison qui se faisait d'elle-même. Ce travail leur fut ingrat; ils s'aperçurent enfin que ce n'était pas moi qu'ils avaient à corriger, mais la chose même dont le lustre naissant de soi-même ne se pouvait éteindre que par la suppression; ils sentirent le mensonge de cette sorte de correction; que, taisant certains faits, certaines vérités, ils ne pouvaient les omettre toutes, et toutes à leurs yeux étaient de nature à offusquer leur sujet. Cet embarras, grossi de l'esprit dominant de l'adulation, les détermina enfin à donner leur ouvrage avec la médaille sèche de Louis XIII en tête, sans parler de ce prince qu'en deux mots et uniquement pour marquer que sa mort fit place à son fils sur le trône. Les réflexions sur ce genre d'iniquité mèneraient trop loin. Elle ne fut pas étendue à mon égard; je demeurai sous le silence qui m'avait été promis.

Chamillart faisait affaires sur affaires: il fallait fournir aux dépenses immenses des armées. Vendôme, conduit par M. du Maine, qui l'était lui-même par Mme de Maintenon, envoyait continuellement des courriers pour vanter sa vigilance, ses projets, et surtout pour grossir les bagatelles que le voisinage des quartiers ennemis produisait assez souvent, et toujours fort légèrement avec les nôtres. Le comte d'Estrées, revenu de Naples à Toulon, vint faire un tour de huit jours à Paris. Il reçut les ordres du roi pour aller prendre le roi d'Espagne à Barcelone, et le conduire à Naples, revenir incontinent après à Toulon, où le comte de Toulouse devait se rendre pour aller à la mer et faire pour la première fois sa charge d'amiral. Cette déclaration, qui pourtant n'était qu'une suite de sa charge, et qui n'avait rien de commun avec la terre, ne laissa pas d'être un renouvellement de douleur pour M. le duc d'Orléans et les deux princes du sang. En même temps, le maréchal de Boufflers fut choisi pour commander l'armée de Flandre sous Mgr le duc de Bourgogne, où le marquis de Bedmar commanda les troupes d'Espagne. Le maréchal d'Estrées fut envoyé en Bretagne; et Chamillart, ami de Chamilly, ou plutôt leurs deux femmes, prit occasion de l'oisiveté où on le laissait avec injustice, pour le remettre à flot, et lui procura le commandement de la Rochelle et des provinces voisines jusqu'au Poitou inclus, chacun avec quelques officiers généraux sous eux. Beuvron et Matignon allèrent en Normandie.

Pour l'armée du Rhin, il fallut avoir recours à Catinat. Il était presque toujours depuis son retour d'Italie à sa petite maison de Saint-Gratien, par delà Saint-Denis, où il ne voyait que sa famille et ses amis particuliers en très petit nombre, portant l'injustice avec sagesse et le peu de compte qu'on avait tenu de lui depuis son retour d'Italie. Chamillart lui manda, qu'il avait ordre du roi de l'entretenir. Catinat vint chez lui à Paris; il y apprit sa destination; il s'en défendit; la dispute fut longue; il ne se rendit qu'avec une extrême peine et par la nécessité seule de l'obéissance. Le lendemain matin, 11 mars, il se trouva à la fin du lever du roi, qui le fit entrer dans son cabinet. La conversation fut amiable de la part du roi, sérieuse et respectueuse de celle de Catinat. Le roi, qui s'en aperçut bien, le voulut ouvrir davantage, lui parla d'Italie et le pressa de s'expliquer avec lui à coeur ouvert de ce qu'il s'y était passé. Catinat s'en excusa, répondit que c'étaient toutes choses passées, très inutiles maintenant à son service, uniquement bonnes à lui donner mauvaise opinion de gens dont il avait paru qu'il aimait à se servir, et au reste à nourrir les inimitiés éternelles. Le roi admira cette sagesse et cette vertu, mais il voulut néanmoins approfondir certaines choses, tant par rapport à. justifier son propre mécontentement du maréchal que pour démêler qui de lui ou de son ministre avait eu tort, pour les rapprocher ensuite dans la nécessité du commerce que le commandement de l'armée leur allait donner ensemble. Il allégua donc à Catinat des faits importants, les uns dont il n'avait rendu aucun compte, d'autres qu'il avait entièrement tus et qui lui étaient revenus d'ailleurs.

Catinat, qui par sa conversation de la veille avec Chamillart avait eu soupçon que le roi lui en dirait quelque chose, avait apporté ses papiers à Versailles. Sûr de son fait, il maintint au roi qu'il ne lui avait rien tu, ni manqué à rendre à lui-même ou à Chamillart un compte détaillé de ces mêmes choses dont le roi lui parlait alors, et le supplia avec instance de permettre à un de ces garçons bleus qui sont toujours dans les cabinets d'aller chez lui chercher sa cassette sans que lui-même en sortît, d'où il lui tirerait les preuves des vérités qu'il avançait, et que Chamillart, s'il était présent, n'oserait désavouer. Le roi le prit au mot et envoya quérir Chamillart.

Le roi en tiers leur remit ce qui venait de se passer entre lui et Catinat. Chamillart répondit d'une voix assez embarrassée qu'il n'était pas besoin d'attendre la cassette de Catinat, parce qu'il convenait qu'il accusait vrai en tout et partout. Le roi bien étonné lui reprocha l'infidélité de son silence, et d'avoir causé par sa confiance en lui l'extrême mécontentement qu'il avait eu de Catinat. Chamillart, les yeux bas, laissa dire, mais comme il sentit que la colère s'allumait: « Sire, dit-il, vous avez raison, mais ce n'est pas ma faute. — Et de qui donc? reprit le roi vivement; est-ce la mienne ? — Non plus, sire, continua Chamillart en tremblant, mais j'ose vous dire avec la plus exacte vérité que ce n'est pas aussi la mienne. » Le roi insistant il fallut bien accoucher, et Chamillart lui dit qu'ayant montré les lettres de Catinat à Mme de Maintenon, parce qu'il jugeait que leur contenu, le même dont le roi reprochait le silence ou la négligence, lui ferait beaucoup de peine et d'embarras, elle n'avait jamais voulu qu'elles allassent jusqu'à Sa Majesté, et que lui ayant insisté qu'il y allait de sa fidélité à ne rien supprimer et à ne rien ordonner de soi-même, comme venant du roi, et de sa perte si cette faute si principale venait jamais à être découverte, Mme de Maintenon lui avait répondu de tout, et défendu si étroitement de donner au roi la moindre connaissance de ces lettres, qu'il n'avait jamais osé passer outre. Il ajouta que Mme de Maintenon n'était pas loin, et qu'il suppliait le roi de lui demander la vérité de cette affaire.

À son tour, la roi, plus embarrassé que Chamillart, baissant aussi la voix, dit qu'il n'était pas concevable jusqu'où Mme de Maintenon portait ses inquiétudes, pour aller au-devant de tout ce qui pouvait le fâcher; et sans plus rien trouver mauvais, se tourna au maréchal, et lui dit qu'il était ravi d'un éclaircissement qui lui faisait voir que personne n'avait tort; ajouta en général mille choses gracieuses au maréchal, le pria de bien vivre avec Chamillart, et se hâta de les quitter, et d'entrer dans ses derniers cabinets.

Catinat, plus honteux de ce qu'il venait de voir et d'entendre, que content d'une justification si entière, fit des honnêtetés à Chamillart, qui, encore hors de lui d'une explication si périlleuse, les reçut et les rendit du mieux qu'il put. Ils ne les prolongèrent pas, ils sortirent ensemble du cabinet, et le choix de Catinat pour l'armée du Rhin fut déclaré. Les réflexions se présentent ici d'elles-mêmes. Le roi vérifia le fait le soir avec Mme de Maintenon. Ils n'en furent que mieux ensemble. Elle approuva Chamillart, mis au pied du mur, d'avoir tout avoué, et ce ministre n'en fut que mieux traité de l'un et de l'autre.

Le pape, de qui le roi avait lieu d'être extrêmement content sur Naples et Sicile, quoiqu'il n'en eût pas encore voulu donner l'investiture au roi d'Espagne, rendit un jugement dont on ne fut pas satisfait, entre Madame et l'électeur palatin. Ce prince, chef de la branche palatine de Neubourg, et frère de l'impératrice, avait succédé au frère de Madame, mort sans enfants, à l'électorat palatin. Madame était héritière, tant du mobilier qui allait fort loin, que de ce que l'électeur son frère pouvait laisser de fiefs féminins. La discussion durait depuis longtemps, et n'ayant pu être terminée par la paix de Ryswick, le jugement y avait été renvoyé à l'empereur et au roi, et au cas qu'ils ne pussent convenir, au pape, pour prononcer la confirmation de la sentence arbitrale de l'un ou de l'autre monarque. L'abbé de Thésut, frère du secrétaire des commandements de feu Monsieur, et de M. le duc d'Orléans ensuite, était à Rome, à la suite de cette affaire, sur laquelle il avait été diversement prononcé à Vienne et ici, et de sept consulteurs nommés par le pape, trois furent d'avis de confirmer la sentence rendue par le roi, et les quatre autres de réduire Madame, pour toutes ses prétentions, à toucher de l'électeur palatin trois cent mille écus romains, en défalquant même ce qu'elle pouvait avoir déjà reçu de ce prince. Le pape embrassa ce dernier avis et y confirma sa sentence arbitrale. On prétendit ainsi qu'il avait passé son pouvoir, et l'abbé de Thésut, au nom et comme procureur de Madame, protesta contre ce jugement d'une manière solennelle.

CHAPITRE XXI. §

Mort du roi Guillaume III d'Angleterre. — Le roi ne prend point le deuil du roi Guillaume, et défend aux parents de ce prince de le porter. — Mariage du frère de Chamillart. — Époque d'un usage ridicule. — Mort de la marquise de Gesvres. — Mort du comte Bagliani. — Mort de Jean Bart et de La Freselière; son caractère. — Mort du marquis de Thianges. — États de Catalogne. — Départ du roi d'Espagne pour l'Italie et de la reine pour Madrid par l'Aragon. — Comte d'Estrées grand d'Espagne. — Autres grâces de Philippe V. — Cardinal Borgia et sa bulle d'Alexandre VI. — Philippe V à Naples. — Cardinal Grimani. — Louville à Rome obtient un légat a latere vers Philippe V. — Cardinal de Médicis. — Conspiration contre la personne de Philippe V. — Entrevue de Philippe V et de la cour de Toscane à Livourne, qui traite le grand-duc d'Altesse. — Entrevue de Philippe V et de la cour de Savoie à Alexandrie. — Fauteuil manqué. — Philippe V à Milan. — États d'Aragon. — La reine d'Espagne à Madrid. — Junte. — Comte de Toulouse va à la mer. — Mgr le duc de Bourgogne va en Flandre. — Ruse en faveur du duc du Maine. — Honteux accompagnement de Mgr le duc de Bourgogne. — Passage de Mgr le duc de Bourgogne par Cambrai. — Cent cinquante mille livres au maréchal de Boufflers. — Cinquante mille à Tessé. — Bedmar fait grand d'Espagne; son caractère; son extraction.

Le roi Guillaume, tout occupé d'armer l'Europe entière contre la France et l'Espagne, avait fait un voyage en Hollande, pour mettre la dernière main à ce grand ouvrage, entamé par lui, dès l'instant qu'il fut informé des dernières dispositions de Charles II, et il était dans sa maison de chasse de Loo, au plus fort de cette grande occupation, lorsqu'il y apprit la mort du roi son beau-père, de la manière que je l'ai racontée, et la reconnaissance que le roi avait faite du prince de Galles, en qualité de roi d'Angleterre, qui donna toute liberté au roi Guillaume d'éclater partout, et d'agir à découvert. Il prit le deuil en violet, drapa, se hâta d'achever en Hollande tout ce qui assurait cette formidable ligue, à laquelle ils donnèrent le nom de grande alliance, et s'en retourna en Angleterre animer la nation, et chercher des secours pécuniaires dans son parlement.

Ce prince, usé avant l'âge, des travaux et des affaires, qui firent le tissu de toute sa vie, avec une capacité, une adresse, une supériorité de génie qui lui acquit la suprême autorité en Hollande, la couronne d'Angleterre, la confiance, et, pour en dire la vérité, la dictature parfaite de toute l'Europe, excepté la France, était tombé dans un épuisement de forces et de santé qui, sans attaquer ni diminuer celle de l'esprit, ne lui fit rien relâcher des travaux infinis de son cabinet, et dans une difficulté de respirer qui avait fort augmenté l'asthme qu'il avait depuis plusieurs années. Il sentait son état, et ce puissant génie ne le désavouait pas. Il fit faire des consultations aux plus célèbres médecins de l'Europe sous des noms feints, entre autres une à Fagon, sous celui d'un curé, lequel, y donnant de bonne foi, la renvoya sans ménagement et sans conseil autre que celui de se préparer à une mort prochaine. Le mal augmentant ses progrès, Guillaume consulta de nouveau, mais à découvert. Fagon, qui le fut, reconnut la maladie du curé. Il ne changea pas d'avis, mais il fut plus considéré, et prescrivit avec un savant raisonnement les remèdes qu'il jugea les plus propres, sinon pour guérir, au moins pour allonger. Ces remèdes furent suivis et soulagèrent; mais enfin, les temps étaient arrivés où Guillaume devait sentir que les plus grands hommes finissent comme les plus petits, et voir le néant de ce que le monde appelle les plus grandes destinées. Il se promenait encore quelquefois à cheval, et il s'en trouvait soulagé, mais n'ayant plus la force de s'y tenir, par sa maigreur et sa faiblesse, il fit une chute qui précipita sa fin par sa secousse. Elle fut aussi peu occupée de religion que l'avait été toute la suite de sa vie. Il ordonna de tout, et parla à ses ministres et à ses familiers avec une tranquillité surprenante et une présence d'esprit qui ne l'abandonna point jusqu'au dernier moment. Quoique accablé de vomissements et de dévoiement dans les derniers jours de sa vie, uniquement rempli des choses qui la regardaient, il se vit finir sans regret avec la satisfaction d'avoir consommé l'affaire de la grande alliance, à n'en craindre aucune désunion par sa mort, et dans l'espérance du succès des grands coups que par elle il avait projetés contre la France. Cette pensée, qui le flatta jusque dans la mort, même, lui tint lieu de toute consolation; consolation frivole et cruellement trompeuse, qui le laissa bientôt en proie Ci d'éternelles vérités. On le soutint les deux derniers jours par des liqueurs fortes et des choses spiritueuses. Sa dernière nourriture fut une tasse de chocolat. Il mourut le dimanche, 19 mars, sur les dix heures du matin.

La princesse Anne, sa belle-soeur, épouse du prince Georges de Danemark, fut en même temps proclamée reine. Peu de jours après elle déclara son mari grand amiral et généralissime, rappela les comtes de Rochester, son oncle maternel, et de Sunderland, fameux par son esprit et ses trahisons, dans son conseil, et envoya le comte de Marlborough, si connu dans la suite, suivre en Hollande tous les plans de son prédécesseur. Portland s'y retira dès le lendemain de la mort de son maître, et ne vécut depuis qu'obscurément.

Le roi n'apprit cette mort que le samedi matin suivant par La Vrillière, à qui il était arrivé un courrier de Calais. Une barque s'était échappée malgré la vigilance qui avait fermé les ports. Le roi en garda le silence, excepté à Monseigneur et à Mme de Maintenon, à qui il le manda à Saint-Cyr. Le lendemain la confirmation arriva de toutes parts, et le roi n'en fit plus un secret, mais il en parla peu et affecta beaucoup d'indifférence. Dans le souvenir de toutes les folies indécentes de Paris, lorsque dans la dernière guerre on le crut tué à la bataille de la Boyne en Irlande, on prit par ses ordres les précautions nécessaires pour ne pas retomber dans le même inconvénient.

Il déclara seulement qu'il n'en prendrait pas le deuil, et il défendit aux ducs de Bouillon, aux maréchaux de Duras et de Lorges, et par eux à tous les parents, de le porter, chose dont il n'y avait pas encore eu d'exemple. Le prince de Nassau, gouverneur héréditaire de Frise, nommé héritier par le testament du roi Guillaume, fut, par voie de fait, frustré de la plus grande partie par l'électeur de Brandebourg, qui eurent là-dessus des contestations dont les États généraux, exécuteurs testamentaires, prirent connaissance. L'héritier n'y eut pas beau jeu contre un prince puissant et avide, et tout à cet égard n'est pas encore fini entre eux. Le gros de l'Angleterre le pleura et presque toutes les Provinces-Unies. Quelques bons républicains seulement respirèrent en secret, dans la joie d'avoir recouvré leur liberté. La grande alliance fut très sensiblement touchée de cette perle; mais elle se trouva si bien cimentée, que l'esprit de Guillaume continua de l'animer, et Heinsius, sa créature la plus confidente, élevé par lui au poste de Pensionnaire de Hollande, le perpétua, et l'inspira à tous les chefs de cette république, à leurs alliés et à leurs généraux, tellement qu'il ne parut pas que, Guillaume ne fût plus. M. le prince de Conti, M. d'Isenghien et plusieurs seigneurs français se présentèrent comme créanciers ou héritiers de la succession du roi Guillaume, comme prince d'Orange, qui, outre Orange, avait des terres en Franche-Comté et ailleurs. Le roi leur permit de suivre leurs prétentions, dont il se forma plusieurs procès entre eux avec peu de profit pour aucun.

Je ne mettrais pas ici une chose aussi peu considérable que le mariage du frère de Chamillart, s'il ne servait d'époque à quelque chose d'extrêmement ridicule, mais que le monde, si souvent glorieux mal à propos et toutefois toujours si bas et si rampant devant la faveur et la puissance, a parfaitement adopté en tous les imitateurs depuis de cette même sottise. Chamillart avait deux frères, qu'on peut dire qui excellaient en imbécillité: l'évêque de Dol, à qui il fit donner Sentis ensuite, et à qui il fallait donner Condom, et ne l'en laisser jamais sortir, mais le meilleur homme du monde; l'autre, méchant autant que sa sottise le lui pouvait permettre, et à qui la faveur et le ministère avaient tourné la tête de vanité. Il s'appelait le chevalier Chamillart, et il était, je ne sais comment, devenu capitaine de vaisseau. Son frère, déjà mal avec Pontchartrain, le tira de la marine, le fit maréchal de camp tout d'un coup, et lui fit épouser la fille unique de Guyet, maître des requêtes, très riche et très bien faite, dont il fit le père intendant des finances, qui n'en était pas plus capable que le marin son gendre des fonctions de maréchal de camp. Depuis longtemps tout cadet usurpe le nom de chevalier. Il ne pouvait être porté par un homme marié, celui-ci s'appela donc le comte de Chamillart. Le de s'usurpait aussi par qui voulait depuis quelque temps, mais de marquiser ou comtiser son nom bourgeois de famille, c'en fut le premier exemple. En même temps Dreux, gendre de Chamillart, s'appela le marquis de Dreux. Il eut tort, il fallait prendre le titre de comte, cela se fût mieux incrusté sur les comtes de Dreux sortis de la maison royale; ce fut sans doute une modestie dont il lui fallut savoir gré. On en rit tout bas, mais tout haut personne n'osait omettre les titres ni les de, ni leur disputer même dès lors d'être des capitaines. Maints autres bourgeois ont depuis suivi cet exemple, qui dans la suite est devenu attaché aux frères des présidents à mortier des parlements de provinces: c'est un apanage apparemment comme Orléans l'est du frère du roi. Ceux de Paris, qui ne font pas comparaison avec eux, ont été du temps sans les imiter, quelques-uns enfin se sont laissés aller à cette friandise.

Le marquis de Gesvres perdit sa femme fort riche et peu heureuse, qui lui laissa plusieurs enfants. Ce mariage, dans lequel le roi était entré par bonté pour le marquis de Gesvres, qui n'avait rien, et que son père haïssait et ruinait, avait tiré Boisfranc, son beau-père, d'affaires très fâcheuses avec Monsieur, dont il avait été longtemps surintendant, et d'autres encore de finances avec le roi qui ne valaient pas mieux.

Je perdis aussi en même temps un ancien ami de mon père, le comte Bagliani qui, depuis près de quarante ans, était envoyé du duc de Mantoue sans être jamais sorti d'ici. C'était une espèce de colosse en hauteur et en grosseur, mais d'où sortait tout l'esprit du monde, et l'esprit le plus délicat et le plus orné. Nos ministres en avaient toujours fait un cas particulier. Il avait beaucoup d'amis, et il s'était acquis une considération personnelle fort distinguée de la médiocrité du caractère dont il était revêtu. Il entendait parfaitement les intérêts divers de l'Europe; il en connaissait les cours et les intrigues, sans avoir bougé d'ici, et nos ministres lui parlaient volontiers confidemment en particulier. C'était d'ailleurs un homme droit, fort à sa place, plein d'honneur, et, sans qu'il y parût, d'une grande piété depuis grand nombre d'années. Ce fut le dernier des amis particuliers de mon père, que je cultivai tous jusqu'à leur mort avec grand soin, et que je regrettai beaucoup.

Le roi fit une perte en la mort du célèbre Jean Bart, qui, a si longtemps et si glorieusement fait parler de lui à la mer, qu'il n'est pas besoin que je le fasse connaître. Sa Majesté en fit une autre en la personne du bonhomme La Freselière, lieutenant général et lieutenant général de l'artillerie. J'en ai parlé ailleurs: il servait encore à quatre-vingts ans avec la vigilance d'un jeune homme et une capacité très distinguée. C'était d'ailleurs un homme plein d'honneur et de valeur, modeste et très homme de bien. Jeunes et vieux le respectaient à l'armée, et il était si aimable qu'il avait toujours chez lui la meilleure compagnie de tous âges: c'est un rare éloge à quatre-vingts ans.

Un homme de meilleure maison, et d'une situation bien singulière, mourut aussi en même temps chez lui en Bourgogne, le marquis de Thianges, du nom de Damas, dont le père était chevalier de l'ordre. Il avait épousé, en 1655, la fille aînée du premier duc de Mortemart, soeur du maréchal duc de Vivonne, de Mme de Montespan, qui ne fut mariée qu'en 1663, et de l'abbesse de Fontevrault. Je réserve ailleurs à parler de cette famille, pour n'avoir rien à rappeler. Il suffira ici de dire qu'ayant eu de son mariage un fils et la duchesse de Nevers, sa femme l'abandonna pour s'attacher à la honteuse faveur de sa saur, dont elle partagea au moins l'autorité et la confiance sans que leur intimité en fût jamais blessée, et qu'elle l'imita en n'entendant jamais plus parler de son mari, dont elle quitta les armes et les livrées pour porter les siennes seules, comme Mme de Montespan avait fait. M. de Thianges, sans aucune raison commune avec celles de son beau-frère, mais sentant le mépris d'une femme altière et puissante, se confina chez lui, où il s'enterra dans l'oisiveté et l'obscurité. Devenu veuf en 1693, et Mme de Montespan hors de la cour, il ne crut pas que ce fût la peine de revenir à Paris, après une absence de tant d'années, ni de changer une vie où il avoir eu tout le temps de s'accoutumer. Ses filles n'étaient pas élevées à penser qu'elles avaient un père; lui aussi avait oublié ses filles et son gendre. Son fils l'allait voir souvent; ainsi M. de Thianges mourut dans son château avec aussi peu de bruit qu'il y avait vécu.

Louville était arrivé à Barcelone, où il avait trouvé les états de Catalogne finis, ce qui n'était pas arrivé depuis plus d'un siècle. Après force disputes, ils avaient accordé au roi ce qu'il leur avait demandé, et s'étaient désistés de plusieurs privilèges qu'ils avaient tâché d'obtenir. La joie du roi d'Espagne fut grande de n'avoir plus qu'à se préparer à passer en Italie. La reine partit en même temps qu'il s'embarqua; Mme des Ursins la suivit elle passa au célèbre monastère de Notre-Dame de Mont-Serrat, allant à Saragosse tenir les états d'Aragon.

Le comte d'Estrées reçut le roi d'Espagne avec tous les honneurs possibles. Sa petite flotte arbora pavillon d'Espagne. Le vice-amiral n'avait pas perdu son temps dans les huit jours qu'il avait été à la cour. Aidé des Noailles et des enfances de sa femme, il avait disposé le roi à trouver bon qu'il fût fait grand d'Espagne à cette occasion. Louville était fort bien avec eux tous, et ne fut pas indifférent à se les acquérir de plus en plus par un si grand service: Philippe V en partant disposa de la vice-royauté du Pérou en faveur de Castel dos Rios, son ambassadeur, qu'il avait laissé en France, et le roi eut grande part à cette grâce. L'amirante de Castille, fort suspect, fut nommé pour le venir relever en la même qualité à Paris; et la Toison fut envoyée à Harcourt et au comte d'Ayen, qui leur était promise il y avait déjà du temps. En la leur envoyant, ils furent avertis de la porter au cou, pendue à un ruban couleur de feu ondé, comme on l'a toujours portée depuis. Quelque mal qu'Harcourt se sentît avec le roi d'Espagne depuis son retour en France, il s'opiniâtra à ne prendre point la Toison qu'il voulait faire passer à Cezane, son frère, fort jeune, et Louville réussit enfin à y faire consentir le roi d'Espagne.

Le cardinal Borgia était du voyage et patriarche des Indes. C'était un homme très ignorant, fort bas courtisan et tout à fait extraordinaire. Louville était sur le même bâtiment. Il fut prié à dîner par ce cardinal le vendredi saint. Jamais homme plus surpris qu'il le fut, lorsque, se mettant à table, il n'y vit que de la viande. Le cardinal, qui le remarqua, lui dit qu'il avait dans sa maison une bulle d'Alexandre VI qui leur donnait la permission de manger de la viande et d'en faire manger chez eux à tout le monde en quelque jour que ce fût, et spécialement le vendredi saint. L'autorité d'un si étrange pape, et aussi étrangement employée, n'imposa pas à la compagnie. Le cardinal se mit en colère; il prétendit que douter du pouvoir de sa bulle était un crime qui faisait tomber dans l'excommunication. Le respect du jour l'emporta sur celui de la bulle et sur l'exemple du cardinal, qui mangea gras et en fit manger à qui il put à force de persécution, de colère et de menaces d'encourir les censures : un abus de ce genre est au-dessus de toutes les réflexions.

Le samedi saint, Marsin, pour éviter la dépense de l'entrée, prit caractère à son audience publique sur le vaisseau, pour pouvoir assister aux chapelles et à toutes les cérémonies. Le jour de Pâques, le roi débarqua à Pouzzol, donna la clef d'or à Louville, et lit le comte d'Estrées grand de la première classe. Il y trouva le duc d'Escalona, vice-roi de Naples, ou, comme on l'appelait souvent, le marquis de Villena, avec tout ce qu'il y avait de plus distingué à Naples, où le roi arriva sur ses galères jusque sous son palais. Il se montra sur un balcon à un peuple infini accouru dans la place, et alla ensuite à une église voisine, où le Te Deum fut chanté. Le cardinal Cantelmi, archevêque de Naples, et le duc de Popoli, son frère, furent extrêmement bien recueillis. Ce dernier, venait de recevoir la permission en même temps que Revel de porter l'ordre du Saint-Esprit, en attendant qu'ils pussent être reçus. On a vu la part qu'il eut à étouffer dans sa naissance la révolte de Naples. Torcy en ce même temps alla interroger le prince de La Riccia à Vincennes et le baron de Sassina à la Bastille, qui y était extrêmement resserré.

L'empereur avait à Rome chargé de ses affaires le cardinal Grimani, qui, avec beaucoup d'esprit et de manège, était un scélérat du premier ordre, et qui ne prenait pas même la peine de se cacher d'être capable de toutes sortes de crimes et de n'y être pas apprenti, avec cela l'homme du monde le plus violent, et le plus furieux partisan de la maison d'Autriche. Tout était à craindre de ses menées. Le prétexte dont lui et Lisola s'étaient servis pour soulever Naples était que ces peuples ne pouvaient reconnaître pour leur roi, ni être tenus à. fidélité à un prince qui n'avait pas l'investiture du pape, d'un royaume qui était fief de l'Église, quoique le pape eût enjoint aux évêques de ce royaume de prêcher, faire publier et afficher qu'il reconnaissait Philippe pour roi de Naples, et qu'il ordonnait à tous les sujets de ce royaume de lui être fidèles, et lui obéir comme à leur roi légitime, et, tout comme s'il avait eu déjà son investiture. Il était toujours dangereux qu'un peuple aussi naturellement léger et séditieux, poussé par beaucoup de seigneurs puissants aussi légers et aussi amateurs de trouble que ce peuple, et appuyés et dirigés, par le cardinal Grimani, ne donnât encore beaucoup d'inquiétude et peut-être d'occupations au dedans, tandis que les armées en avaient tant en Lombardie.

Ces considérations faisaient extrêmement désirer l'envoi d'un légat a latere dont l'éclat et la solennité fermât la bouche à tous ceux qui remuaient sous prétexte du défaut d'investiture. Le duc d'Uzeda, ambassadeur d'Espagne à Rome, sollicitait fortement cette affaire, le cardinal Grimani et toute sa faction s'y opposait avec violence et menaces, et le pape, embarrassé, ne pouvait se déterminer. Louville fut envoyé à Rome pour la presser de la part du roi d'Espagne, et pour saluer le pape sur l'arrivée de ce prince à Naples et son voisinage du pape, que l'embarras du cérémonial et les affaires qui l'appelaient en Lombardie empêchaient de venir lui rendre ses respects en personne comme il l'eut bien désiré. Louville vint descendre chez le duc d'Uzeda, qui, pour le mieux appuyer à Rome, l'y donna comme un favori et comme celui qui avait toute la confiance du roi d'Espagne. Il fut reçu sur ce pied-là du pape et des cardinaux. Grimani redoubla ses menaces et ses fureurs jusqu'à dire qu'il ferait poignarder Louville. S'il crut l'effrayer, il se trompa. Louville en prit occasion de parler de ce cardinal avec toute la hauteur et l'insulte qu'il méritait, et que protégeait le caractère de l'autre, de montrer combien ces menaces étaient injurieuses au pape traité, et retenu avec violence, et à quel point aussi l'honneur du roi d'Espagne se trouvait engagé dans une affaire si audacieusement traitée par les Impériaux et en maîtres du pape et de Rome. En peu de jours il obtint un légat a latere. Le cardinal Grimani menaça de faire des protestations en plein consistoire. Le pape lui fit dire que si c'était comme ministre de l'empereur, c'était à lui, non au consistoire qu'il devait s'adresser; que si c'était comme cardinal il lui ordonnait de se taire. Cela l'arrêta tout court, mais l'ambassadeur de l'empereur sortit de Rome et se retira à San-Quirico. Le cardinal Charles Barberin, petit-neveu d'Urbain VIII, fut choisi comme très agréable à la France, où sa famille s'était réfugiée pendant, la persécution que lui fit Innocent X [Pamphile], et où elle fut comblée de grâces et de biens, et d'ailleurs un cardinal très riche et très magnifique. Il reçut la croix de légat a latere en plein consistoire et partit deux jours après. Le cardinal de Janson, qui faisait alors les affaires du roi à Rome, servit en cette affaire avec grande dextérité et une grande fermeté. Le légat fit son entrée solennelle à Naples entre le cardinal de Médicis et lui.

Médicis était frère du grand-duc; c'était le meilleur homme du monde, le plus sans aucune façon et le plus attaché à la France. Il était venu à Naples voir Philippe V dès qu'il y fut arrivé. Ils furent si contents l'un de l'autre, que l'amitié et jusqu'à la familiarité se mit entre eux. Le roi le traitait avec toutes sortes d'égards, et le cardinal vivait en courtisan avec lui et avec sa cour. Il ne portait jamais sa calotte, était vêtu presque en cavalier; ses bas rouges étaient toute sa marque. On ne le voyait que malgré lui vêtu en cardinal et seulement aux cérémonies. Il ne put quitter Naples tant que Philippe V y fut; il ne se sépara de lui qu'avec larmes à Livourne jusqu'où il l'avait suivi, et il le revit encore depuis lorsque le roi d'Espagne s'en retourna par Gènes en quittant l'Italie. Il n'avait point d'ordres sacrés, et, voyant son neveu sans enfants, il quitta le chapeau dans la suite et se maria à une Gonzague, soeur du duc de Guastalla. Le légat fut reçu avec tous les honneurs qui depuis longtemps leur ont été prodigués. Philippe V le visita, tout se passa avec la plus grande satisfaction réciproque. Comme il ne s'agissait que de démonstration et d'aucune affaire dans cette légation, Barberin demeura peu de jours à Naples. Sa venue avait différé le départ du roi d'Espagne; il était pressé d'aller en Lombardie; il partit incontinent après le légat pour aller à Milan et se mettre à la tête de l'armée.

Cette légation si marquée et si fort emportée malgré l'empereur n'eut pas le succès pour lequel principalement ‘on l'avait désirée. Tandis que Philippe V n'était occupé qu'à répandre des grâces sur les seigneurs et sur les peuples du royaume de Naples, les privilèges confirmés, les dettes remises, il se brassait une conspiration conçue à Vienne, tramée à Rome et prête d'éclater à Naples; il ne s'agissait de rien moins que d'assassiner le roi d'Espagne. Un des conjurés qui le vit le lendemain de son arrivée fut tellement touché de compassion en le considérant, ou plutôt si touché par celui qui veille à la conservation des rois, qu'il prit sur-le-champ la résolution de découvrir le complot. Il s'adressa à un des officiers de la cour et demanda à parler au roi pour une affaire très importante et très pressée. On résolut de l'admettre. Il trouva le roi accompagné seulement de Marsin, des deux seigneurs du despacho et de Louville, et, en leur présence, révéla toute la conjuration et ceux qui en étaient. Il donna les lettres qu'il avait apportées, il indiqua des gens travestis en moines et des moines aussi qui devaient arriver le lendemain par différentes portes. Effectivement, ils arrivèrent et ils furent arrêtés en entrant dans la ville avec les lettres dont ils étaient chargés, qui vérifièrent tout ce que leur camarade avait révélé. On se saisit de plusieurs seigneurs, un plus grand nombre prit la fuite, les prisons furent remplies de criminels. Cependant on avait secrètement dépêché à Rome, où on se saisit de la cassette du baron de Lisola, que l'empereur y tenait avec une sorte de caractère. Il s'y trouva tant de choses précises sur le projet et l'exécution, que la cour de Vienne n'osa crier contre cette violence. Les plus coupables, de toutes qualités, de ceux qu'on avait arrêtés furent exécutés dans les châteaux de Naples, d'autres envoyés aux Indes, plusieurs bannis; on fit grâce au grand nombre. Tout ce qui n'était point de la conjuration, seigneurs et peuple; en témoigna la plus grande indignation.

On crut sur cette disposition publique éteindre toute mauvaise volonté par la clémence, la confiance et les bienfaits. Ils furent poussés jusqu'à former un régiment des gardes entièrement composé de Napolitains, officiers et soldats, auxquels le roi déclara qu'il voulait confier la garde de sa personne. Il fut incontinent sur pied, et le roi en prit une partie sur le bâtiment qu'il monta et qui le porta à Final. Je ne sais qui fut auteur de ce conseil et d'une confiance si outrée. Elle pensa être funeste; M. de Vendôme découvrit, par des lettres interceptées, que des officiers de ce régiment avaient traité avec le prince Eugène de lui livrer le roi d'Espagne mort ou vif, en le conduisant à l'armée, appuyés de deux mille chevaux que ce général devait envoyer secrètement au-devant d'eux, soutenus d'un plus gros corps pour s'emparer de sa personne. Sur cet avis, quelques-uns de ces officiers furent observés, pour les arrêter tous; mais la crainte d'être découverts qui les occupait sans cesse leur donna du soupçon. Presque tous s'enfuirent, on n'en put saisir que peu qui avouèrent d'abord tout ce que M. de Vendôme avait mandé et ne laissèrent rien ignorer de cet horrible complot. Le régiment fut aussitôt cassé et dispersé, et on veilla plus que jamais à la conservation du roi d'Espagne. J'ai voulu rapporter cette suite sans interruption.

Le roi d'Espagne s'arrêta à Livourne sans coucher à terre où le grand-duc et toute sa cour l'attendait, et lui fit des présents dignes d'un grand roi. Il fut reçu avec toutes les marques possibles d'amitié et de distinction, jusque-là que le roi lui donna l'Altesse. La grande princesse surtout témoigna une joie extrême et la plus tendre pour ce prince son neveu. Elle était soeur de Mme la Dauphine sa mère. Philippe V lui témoigna les plus grands égards, beaucoup d'amitié, et la vit tête à tête. Il ne s'assit en aucune de ces occasions, et ils se séparèrent avec regret de se quitter. Ce fut là où le cardinal de Médicis, venu avec le roi et sur son même bâtiment, de Naples, prit congé de lui. Ils s'en retournèrent tous à Florence charmés et comblés de tout ce que le roi avait fait dans cette entrevue.

Celle qui suivit ne réussit pas si bien: la cour d'Espagne ayant enfin mis pied à terre à Final, le roi en chaise de posté prit le chemin d'Alexandrie, où la cour de Savoie s'était rendue. M. de Savoie vint à quelques, milles au-devant de lui et mit pied à terre dès qu'il aperçut sa chaise. Le roi le voyant tout proche descendit et l'embrassa après d'assez courts compliments. Le roi lui fit excuse de ne pouvoir lui offrir une place dans une si petite voiture, et ajouta qu'il espérait le revoir dans peu, et lui donner à souper le soir même. Le duc fut d'autant plus aise de cette invitation, qu'il compta consolider par là d'une manière plus authentique et plus publique l'usurpation qu'il s'était adroitement ménagée.

Marsin n'était pas né pour être instruit du cérémonial. Il était poli jusqu'à la bassesse et, de plus, fort étourdi. M. de Savoie, en le faisant pressentir sur la manière dont il serait reçu, et ne mettant pas en doute qu'il n'eût qu'un fauteuil, fit valoir sa déférence de ne prétendre pas la main, quoique le fameux Charles-Emmanuel eût eu l'une et l'autre en Espagne où il alla en personne épouser la fille de Philippe II. Marsin gagné, les deux seigneurs du despacho n'osèrent s'opposer à son consentement, mais tous trois en firent un secret à Louville.

Le prince de Vaudemont attendait aussi le roi d'Espagne à Alexandrie. Il fut averti du fauteuil comme ce prince arrivait et un moment après il s'en alla chez lui. Il rencontra Louville. En entrant dans l'appartement, blessé à l'excès de ce fauteuil à cause du duc de Lorraine son père, pour qui il n'en avait jamais été question en Espagne, il attaqua Louville là-dessus; celui-ci n'en voulait rien croire, et ne se rendit que lorsque, avançant tous deux dans l'appartement, ils virent les deux fauteuils préparés, Louville entra dans le cabinet du roi d'Espagne, où il apprit ce que je viens de raconter; piqué pour la grandeur de son maître peut-être encore du secret qu'on lui avait fait, [il] représenta au roi d'Espagne la différence de la maison de France dont pas un prince du sang ne cédait aux électeurs ni aux ducs de Savoie comme il était arrivé au même Charles-Emmanuel à Lyon et à Paris avec le prince de Condé sous Henri IV, duquel il n'avait jamais prétendu le fauteuil, d'avec la maison d'Autriche qui ne connaît point, dès qu'on s'assied, de distinction de sièges, qui donne le fauteuil aux infants, et qui avait traité Charles-Emmanuel en infant à cause de son mariage; que l'électeur de Bavière à qui M. de Savoie cédait, et avait toujours cédé à Venise où ils s'étaient trouvés tout un carnaval ensemble, n'avait jamais eu qu'un tabouret devant le roi Guillaume sans avoir prétendu mieux, quoique l'empereur lui donnât un fauteuil; que ce serait dégrader et sa maison et sa couronne que d'être la dupe des artifices de M. de Savoie, et de fonder par cette faiblesse la même prétention pour les électeurs; et sans doute pour d'autres souverains qui ne l'imaginaient pas jusqu'à cette heure. Avec ces raisons très pertinentes, Louville convainquit le roi d'Espagne qui ordonna d'ôter les deux fauteuils.

Un demi-quart d'heure après, M. de Savoie arriva, et fut reçu debout; et comme le roi d'Espagne ne parla point de s'asseoir, il sentit bien qu'il y avait du changement; il le voulut sonder jusqu'au bout par le souper auquel il avait été convié, mais dans le courant de la conversation, le roi l'en éconduisit par des excuses, sous prétexte que ses officiers n'étaient pas arrivés. Alors le duc de Savoie comprit qu'il n'avait plus de fauteuil à espérer. Il ne fit aucun semblant de s'en apercevoir, abrégea sa visite et s'en alla outré de dépit. Le lendemain, le roi l'alla voir, et les deux duchesses, avec lesquelles tout se passa le plus poliment, et même avec une sorte d'ouverture, surtout avec la fille de Monsieur. M. de Savoie parut respectueux et fort mesuré. Les quatre ou cinq jours de séjour se passèrent de la sorte, toujours debout et sans jamais aucun particulier. Au départ du roi, la cour de Savoie prit congé de lui; M. de Savoie lui fit ses excuses de ne pouvoir faire la campagne comme il l'avait projeté, et même de ne pouvoir fournir autant de troupes que l'année précédente. Ce prince ne mit guère [de temps], dans Alexandrie même, à découvrir d'où lui était venu le coup, et il n'oublia rien pour piquer Marsin et les seigneurs du despacho contre Louville, qui de sa part leur fit goûter ses excuses de n'avoir pas eu le temps de les avertir avant de détourner le roi de ce fauteuil. Les deux seigneurs du despacho, qui n'avaient cédé à Marsin que par crainte, étaient ravis ainsi que tous les autres grands que ce fauteuil eût avorté, et le bas et timide Marsin n'osa trouver rien mauvais du favori du roi d'Espagne qui avait toute la confiance de notre cour. Nous verrons en son lieu que M. de Savoie, n'ayant pu réussir avec eux, prit d'autres mesures pour se venger de Louville. Il en fut averti par Phélypeaux, ambassadeur de France à Turin, sur la fin de la campagne; mais la partie fut si bien liée, qu'eu lieu de la récompense qu'il méritait, il se trouva perdu comme je le rapporterai en son temps.

M. de Vaudemont suivit le roi d'Espagne à Milan, dont il lui fit splendidement les honneurs. Ce fut en cette ville que le roi d'Espagne apprit par M. de Vendôme la conjuration ourdie par ce régiment des gardes napolitaines que j'ai déjà racontée, l'éclat qui en suivit, et qui retombait si à plomb sur la cour de Vienne et sur le prince Eugène, engagea ce dernier à se justifier comme il put par une grande lettre qu'il écrivit à M. de Vendôme, qu'il lui envoya par un trompette. M. de Vendôme lui répondit du verbiage honnête, qu'il finit par ces mots remarquables: « Qu'il avait trop bonne opinion de lui pour pouvoir soupçonner qu'il fût capable d'exécuter un si horrible complot quand bien même il en eût reçu les ordres. » Le roi, averti du danger, fit choisir dans toutes ses troupes six officiers de distinction, lieutenants-colonels, majors et capitaines, qu'il envoya au roi son petit-fils pour être toujours autour de lui. C'était en effet des gens de valeur, de conduite et de probité, et d'une fidélité éprouvée, et même des gens d'esprit dont quelques-uns l'avaient orné, et tous fort capables au delà de leur grade. Il est étrange que pas un d'eux n'ait fait la moindre fortune. C'était don Gaëtano Coppala, prince de Montefalcone qui était colonel des gardes napolitaines. J'ai voulu raconter de suite tout ce qui regarde le roi d'Espagne depuis Barcelone jusqu'à Naples et à Milan.

J'ajouterai que la reine d'Espagne obtint à peu près, ce qu'elle voulut des états d'Aragon à Saragosse, qui protestèrent sur ce qu'ils ne devaient être, tenus que par des rois et non par une reine. Elle s'en alla de là à Madrid, où pour la forme elle fut à la tête de la junte du gouvernement dont le cardinal Portocarrero était le véritable régent. Ce fut un grand accueil entre lui et la princesse des Ursins, son ancienne amie, qui, sous prétexte de former la reine au sérieux et aux affaires, commença elle-même à s'y initier. Il ne se peut rien ajouter à l'esprit, aux grâces, à l'affabilité que cette jeune reine montra pendant son voyage et à son arrivée à Madrid. Le naturel y eut grande part, et la princesse des Ursins grand honneur par les soins qu'elle prit à la former. Elle ne s'en donna pas moins à la gagner, et elle y réussit au delà de ses espérances; elle ne fut pas moins heureuse à lui inspirer le goût du crédit et des affaires. Dans une si grande jeunesse, elle assista tous les jours à la junte, qui était composée du cardinal Portocarrero, don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, le duc de Medina-Celi, le marquis de Villafranca, de Mancera et du comte de Monterey. J'ai parlé suffisamment de tous ces personnages pour les faire connaître; retournons maintenant sur nos pas.

Le comte d'Estrées revenu à Toulon, M. le comte de Toulouse partit pour s'y rendre accompagné d'O, qui fut fait chef d'escadre. Cheverny, attaché comme d'O à Mgr le duc de Bourgogne, n'avoir depuis beaucoup d'années aucune santé pour l'accompagner à la guerre ni pour monter même un moment à cheval. Tellement que le roi leur joignit en quatrième Gamaches qu'on avait longtemps appelé Cayeux, qu'il avait mis auprès de M. le duc d'Orléans avant la mort de Monsieur, et qui depuis était à louer, parce que ce prince avait une maison, et presque toute celle de feu Monsieur. Le choix parut encore plus sauvage que la première fois, mais au moins celui-là avait de l'honneur et de la valeur, il avait été toute sa vie à la guerre, et y était arrivé au grade de lieutenant général. Il suivit donc Mgr le duc de Bourgogne avec Saumery, aussi attaché à. lui, et qui avait été son sous-gouverneur.

Le roi, qui fit servir M. du Maine dans son armée où son ancienneté le faisait le second lieutenant général, rusa pour qu'il fût le premier; il fit entrer Rosen dans son cabinet qui était le premier et mestre de camp général de cavalerie, et lui dit qu'il le destinait à être attaché à la personne de son petit-fils, et à lui servir de conseil pour sa conduite. Cette proposition, qui ne put être accompagnée que de force cajoleries, flatta Rosen qui l'accepta. C'était un Allemand rusé et fort délié sous une apparence et même une affectation de grossièreté et de manière de reître, qui vit bientôt après à quoi il devait ce choix, et qui se repentit bien de s'être laissé duper. Il voulait être maréchal de France; il commandait l'aile droite comme premier lieutenant général, et toute la cavalerie comme mestre de camp général: c'était encore lui que regardaient de droit les détachements considérables qui se pouvaient faire par des corps séparés. Tout cela le conduisait au bâton, et tout cela était incompatible avec l'état de mentor du jeune prince qui de plus avait beaucoup d'épines du côté de la cour et de l'armée. Réflexion faite, il alla trouver le roi et s'excusa sur son incapacité de l'honneur qu'il lui voulait faire, et s'en tira si dextrement que le roi ne put lui savoir mauvais gré.

En sa place le roi mit Artagnan, homme désinvolte, et qui n'entendait pas moins bien les souterrains de la cour que son détail du régiment des gardes et de major général. Ainsi accompagné, l'héritier nécessaire de la couronne partit pour la Flandre, n'ayant que Moreau, son premier valet de chambre, pour l'y servir, y commander et lui présenter tout le monde. Cette indécence parut si grande à M. de La Rochefoucauld, que, libre comme il était avec le roi, il ne put s'empêcher d'en parler au roi à son lever qui ne répondit pas une parole.

Il était moins occupé de la décoration de son petit-fils que de la nécessité de son passage par Cambrai, qui ne se pouvait éviter sans affectation. Il eut de sévères défenses non seulement d'y coucher, mais de s'y arrêter même pour manger, et pour éviter le plus léger particulier avec l'archevêque, le roi lui défendit de plus de sortir de sa chaise. Saumery eut ordre de veiller de près à l'exécution de cet ordre. Il s'en acquitta en argus avec un air d'autorité qui scandalisa tout le monde. L'archevêque se trouva à la poste, il s'approcha de la chaise de son pupille dès qu'elle arriva, et Saumery, qui venait de mettre pied à terre et lui avait signifié les ordres du roi, fut toujours à son coude. Le jeune prince attendrit la foule qui l'environnait par le transport de joie qui lui échappa à travers; toute sa contrainte en apercevant son précepteur. Il l'embrassa à plusieurs reprises et assez longuement pour se parler quelques mots à l'oreille, malgré l'importune proximité de Saumery. On ne fit que relayer, mais sans se presser. Nouvelles embrassades, et on partit sans qu'on eût dit un mot que de santé, de route et de voyage. La scène avait été trop publique et trop curieusement remarquée pour n'être pas rendue de toutes parts. Comme le roi avait été exactement obéi, il ne put trouver mauvais ce qui s'était pu dérober parmi les embrassades, ni les regards tendres et expressifs du prince et de l'archevêque. La cour y fit grande attention et encore plus celle de l'armée. La considération de l'archevêque qui, malgré sa disgrâce, avait su s'en attirer dans son diocèse et même dans les Pays-Bas, se communiqua à l'armée, et les gens qui songeaient à l'avenir prirent depuis leur chemin par Cambrai plus volontiers que par ailleurs pour aller ou revenir de Flandre.

Mgr le duc de Bourgogne s'arrêta à Bruxelles sept ou huit jours, où tout ce qu'il y avait de considérable des sujets d'Espagne s'empressa à lui faire la cour. Enfin il alla se mettre à la tête de l'armée. Mais comme si on eût voulu accumuler toutes les indécences, ses équipages ne l'y joignirent, que quinze jours après, en sorte que, depuis son arrivée à Bruxelles, il fut toujours, lui et son peu de suite, chez le maréchal de Boufflers et à ses dépens. Le roi lui donna vingt-cinq mille écus pour cette dépense extraordinaire, et en même temps cinquante mille livres à Tessé pour la dépense qu'il avait faite pendant le blocus de Mantoue, duquel je parlerai bientôt.

Bedmar, capitaine général et gouverneur général des Pays-Bas espagnols par intérim, en l'absence de l'électeur de Bavière, qui était dans ses États, commandait un corps vers la mer. Il agissait de concert avec le maréchal de Boufflers, mais au vrai sous ses ordres, quoique cela ne parût pas, et Mgr le duc de Bourgogne qui avait une patente de généralissime du roi son frère, commandait en apparence à tous les deux. Bedmar, bien qu'Espagnol d'illustre naissance, a voit servi toute sa vie avec beaucoup de valeur, et avait acquis de la capacité à forte d'années hors de son pays, parmi des italiens et surtout des Flamands où il avait presque toujours vécu. Il n'avait conservé de sa nation que la probité, le courage et la dignité, la libéralité et la magnificence; du reste doux, affable, prévenant, poli, ouvert, du commerce le plus commode et le plus agréable, avec beaucoup d'esprit, et toujours gracieux et obligeant, il s'était fait aimer et estimer partout, et adorer des Français depuis qu'ils étoient sous ses ordres. Parfaitement uni avec le maréchal de Boufflers, bien avec tous les commandants et intendants de nos frontières, il avait tellement plu au roi, qu'il obtint, sans lui en avoir rien laissé pressentir, la grandesse de première classe pour lui, en même temps que le comte d'Estrées reçut la même grâce. Bedmar était de la maison de Benavidès, mais il portait le nom de La Cueva par cette coutume des majorasques et des alliances espagnoles dont j'ai parlé à l'occasion de la grandesse d'Espagne. L'une et l'autre maison ont des grands. Le duc d'Albuquerque est La Cueva; mais il faut remarquer que cette maison castillane est éteinte depuis bien des siècles, et que toute la maison de La Cueva descend du mariage de Marie La Cueva avec Hugues Bertrand qui était François, et dont les enfants quittèrent leur nom et leurs armes pour prendre le nom seul et les armes pleines de La Cueva. Un Français de ce nom, qui épouse une telle héritière, pourrait bien être de cette ancienne maison déjà illustre longtemps avant le maréchal Robert Bertrand septième du nom, sous le règne de Philippe de Valois. Je me suis étendu sur le marquis de Bedmar, parce que je l'ai fort vu et connu en Espagne.

CHAPITRE XXII. §

Kaiserswerth assiégé. — Déclaration de guerre de l'Angleterre et de la Hollande. — Marlborough, sa femme et leur fortune. — Canonnade de Nimègue, etc. — Places perdues. — Retour de Mgr le duc de Bourgogne et du duc du Maine. — Retour du comte de Toulouse. — Varennes commandant de Metz, etc., enlevé, rendu et déplacé. — Blainville lieutenant général, et Brancas, brigadier sortent de Kaiserswerth. — Rouen soustrait à la primatie de Lyon. — Aubercourt et les jésuites condamnés. — Grand prieur veut rendre ses bénéfices, et va servir sous Catinat avec vingt mille livres de pension. — Cinq grands d'Espagne chevaliers de l'ordre. — Rude chute de M. de La Rochefoucauld à la chasse. — M. de Duras perd une prétention contre M. de Noailles. — Époque de mon intime liaison avec M. le duc d'Orléans. — Avances inutiles vers moi de M. et de Mme du Maine. — Philippe V à Crémone. — Combat de Luzzara. — Marquis de Créqui tué: son caractère. — Prince de Commercy fils tué. — Autre conspiration découverte à Naples. — Descente inutile de dix mille Anglais dans l'île de Léon, près Cadix. — M. de Vendôme chevalier de la Toison. — Philippe V à Milan et à Gênes, suivi du cardinal d'Estrées, donne l'Altesse au doge et fait couvrir quelques sénateurs, à l'exemple de Charles-Quint. — Abbé d'Estrées va en Espagne. — Maréchal de Villeroy libre. — Marquis de Legañez vient se purger de soupçon à Versailles. — Amirante de Castille se retire en Portugal. — Cienfuegos, jésuite. — Retour des galions [qui sont] brûlés par les Anglais dans le port de Vigo, et quinze vaisseaux français. — La reine d'Espagne se fait garder à Madrid, quoique sans exemple.

La campagne de Flandre fut triste. L'électeur de Brandebourg et le landgrave de Hesse assiégèrent Kaiserswerth de bonne heure. Blainville le défendit à merveille: il y eut force combats. L'Angleterre et la Hollande déclarèrent solennellement la guerre aux deux couronnes: leur armée unie fut commandée par le comte d'Athlone pour les États généraux, et par le comte de Marlborough pour les Anglais.

C'était milord Churchill, favori du roi Jacques, qui fit son élévation de très simple gentilhomme qu'il était, et frère de sa maîtresse dont il eut le duc de Berwick. Jacques lui donna le titre de comte de Marlborough et une compagnie de ses gardes du corps. Il lui confia aussi le commandement de ses troupes lors de l'invasion du prince d'Orange, auquel il l'aurait livré si le comte de Feversham, aussi capitaine de ses gardes, et frère des maréchaux de Duras et de Lorges, ne l'eût empêché d'aller à son camp faire une revue, où il eut avis que le piège était tendu. La femme de Marlborough était de tout temps attachée à la princesse de Danemark dont elle était favorite et dame d'honneur lorsque la princesse parvint à la couronne. Elle la confirma dans cette charge, envoya en même temps son mari en Hollande comme son ambassadeur et, comme général de l'armée qu'elle y allait former, le fit duc et chevalier de la Jarretière bientôt après. Il n'y aura que trop d'occasions de parler de lui dans la suite, à qui nos malheurs donnèrent un si grand nom.

M. de Boufflers fut accusé d'avoir par incertitude manqué une occasion heureuse de le battre au commencement de la campagne: elle ne se retrouva plus; on subsista dans leur pays. On crut les tenir aux environs de Nimègue: on prétendit qu'on aurait pu encore avoir là un grand avantage sur eux; rien n'en séparait ou presque rien. La canonnade dura tout le jour; on leur prit quelques chariots et quelques munitions, et on leur tua quelque monde: peu à peu ils se retirèrent sous Nimègue et passèrent de l'autre côté. Kaiserswerth, Venloo, Ruremonde, la citadelle de Liège et divers petits postes perdus furent les fruits de leur campagne et les prémices de leur bonheur. Mgr le duc de Bourgogne marqua beaucoup d'affabilité, d'application et de valeur; mais en tutelle, il ne put que se laisser conduire, se présenter au feu du canon de bonne grâce, et proposer divers partis qui marquaient son envie de faire. L'armée n'étant plus en état d'imposer aux ennemis, il fut rappelé à Versailles, après une autre canonnade aussi peu décisive que la première, et M. du Maine le suivit de prés. Il avait eu lieu et occasion de faire valoir sa situation de premier lieutenant général de l'armée, à quoi Rosen eût été un léger obstacle; M. de Boufflers l'avait espéré, mais elle ne s'y trompa pas. Le roi en eut une douleur qui renouvela les précédentes; il comprit enfin que les lauriers s'offriraient ingratement à ce fils bien-aimé: il prit avec amertume la résolution de ne le plus exposer à des hasards si peu de son goût.

Le comte de Toulouse se promena sur la Méditerranée. De la hauteur de Civita-Vecchia, il envoya d'O complimenter le pape, qui en fut très bien reçu. Il fut de là passer quelque temps à Palerme et à Messine, où on lui fit de grands honneurs; il y passait les journées à terre, mais il coucha toujours à bord. Le pape y envoya le complimenter à son tour, sur ce qu'il fut trouvé que don Juan avait reçu un pareil honneur autrefois. Le roi y fut fort sensible, et fit tôt après revenir le comte de Toulouse.

Il le fut fort aussi à l'aventure de Varennes, qui commandait à Metz et dans tout le pays, et qui, allant sans précaution à Marsal sur la foi de la neutralité de la Lorraine, fut pris par un parti. On contesta longtemps de part et d'autre sur cette capture: le roi prétendit que c'était à M. de Lorraine à le faire rendre, qui à la fin en craignit les suites et obtint sa liberté comme ayant été pris mal à propos. C'était une manière d'ennuyeux important qui, parce qu'il était fort proche du maréchal d'Huxelles et de M. le Premier chez qui il logeait, et qui le protégeaient, avait tout fait et tout mérité, et qui à la valeur près ne méritait que l'oubli. Il trouva son poste rempli par Locmaria, et ne servit plus depuis.

Blainville, après plusieurs assauts et un siège soutenu au double de ce qu'on en devait attendre, à bout d'hommes, de vivres et de munitions, et ouverts de toutes parts, rendit Kaiserswerth, qu'on n'essaya pas même de secourir. Il fut fait lieutenant général et le marquis de Brancas brigadier, à qui nous verrons faire une rare fortune. Il avait fort bien fait dans cette place à la tête du régiment d'Orléans, où il avait passé depuis peu de lieutenant de galère qu'il avait été assez longtemps.

Le roi jugea deux procès singuliers. Colbert, archevêque de Rouen, prétendit soustraire sa métropole à la primatie de Lyon, reconnue par celles de Tours, de Sens et de Paris; Saint-Georges, archevêque de Lyon, défendit sa juridiction. Les deux prélats étaient savants, et leurs factums furent curieux, historiques et pièces de bibliothèque. Pontcarré, maître des requêtes, depuis premier président du parlement de Rouen, rapporta l'affaire devant des conseillers d'État commissaires, puis devant le roi, qui y donna deux conseils entiers en un même jour, et gain de cause à l'archevêque de Rouen.

L'autre affaire fut rapportée par le même aussi devant le roi. Le P. d'Aubercourt, sorti des jésuites après plusieurs années depuis ses voeux faits, se prétendit restitué au siècle, et demandait sa portion héréditaire à sa famille. Les jésuites qui seuls dans l'Église, parmi les réguliers qui font des voeux, en ont un quatrième qu'ils ne font faire qu'à qui d'entre eux il leur plaît, et qui y demeure tellement caché, que le gros des jésuites même ignore ceux qui y ont été admis, prétendaient n'être point liés à leurs confrères, tandis qu'ils l'étaient à eux, c'est-à-dire que les jésuites ayant fait les trois voeux ne pouvaient plus demander à sortir de la compagnie, mais qu'en tout temps elle était en droit de renvoyer ceux que bon lui semblait, pourvu qu'ils n'eussent pas fait le quatrième voeu. Conséquemment, que ces jésuites renvoyés quelquefois, au bout de quinze et vingt années, étaient en droit de se faire rendre compte du partage de leur bien et de rentrer en possession de ce qui leur aurait appartenu s'ils fussent demeurés dans le siècle. Ils avaient tiré d'Henri IV, en 1604, une déclaration qui semblait favoriser cette prétention. Ils en avaient toujours su tirer parti lorsque le cas s'en était présenté. La famille d'Aubercourt se montra plus difficile; ils intervinrent pour Aubercourt et eurent le crédit de faire évoquer l'affaire devant le roi, où ils crurent mieux trouver leur compte; en effet, ils ne se trompaient pas. Le roi fut tout à fait favorable aux jésuites, et voulut bien que les juges s'en aperçussent. Pontcarré, qui d'ailleurs était porté de bonne volonté pour eux et qu'ils avaient eu l'adresse de faire nommer rapporteur, ne remplit pas leur attente; ni lui ni la pluralité ne chercha point en cette occasion à plaire. La subversion des familles par ces retours surannés à partage, l'incertitude ruineuse de toutes celles où il y aurait des jésuites, les détermina. Le chancelier sur tous parla si fortement, qu'Aubercourt et les jésuites furent condamnés, et que, pour couper toute racine de prétention, l'édit de 1604 fut révoqué. Le roi ne voulut pis user d'autorité sur le fond d'un jugement si important à l'état des familles, mais ne put s'empêcher d'en montrer son déplaisir à plusieurs reprises, et à la fin de succomber au moins en quelque chose à son affection pour les jésuites, en faisant ajouter, en prononçant et de sa pleine puissance, que les jésuites renvoyés de la compagnie auront une pension viagère de leur famille, statuée par les juges des lieux. Ce fut néanmoins une grande douleur aux jésuites que cet arrêt. Aubercourt leur demeura toujours fort attaché, et bientôt après ils obtinrent pour lui des bénéfices et une abbaye.

Le grand prieur, noyé de dettes, voulut rendre les siens au roi à condition qu'il y serait mis un économe chargé de payer tout ce qu'il devait, même après sa mort, jusqu'à parfait acquit. Il fallait le consentement de Rome pour une condition si étrange. Cela dura et varia fort longtemps.

Mme de Maintenon, par M. du Maine, s'employa si bien pour lui, qu'il arracha, mais sourdement, une pension de vingt mille livres, et qu'il obtint vers le milieu de l'été d'aller servir de lieutenant général dans l'armée du maréchal Catinat.

Le Jour de la Pentecôte, le roi déclara au chapitre cinq grands d'Espagne chevaliers de l'ordre. Il crut à propos de répandre cet honneur sur les seigneurs les plus distingués de cette cour par leur attachement au roi son petit-fils et par leurs charges, et il dit que ce prince les lui avait demandés. Il fit même pour le cardinal Portocarrero ce qui était jusqu'alors sans exemple, et qui n'en a pas eu depuis, et il est vrai qu'il n'y avait point de règle qui ne dût faire hommage à ses services. Il fut nommé d'avance à la première place de cardinal vacante qui étaient lors toutes quatre remplies, avec la permission de porter l'ordre en attendant. Cette distinction fut accompagnée d'une croix de l'ordre, que le roi lui envoya, de plus de cinquante mille écus. Les quatre chevaliers furent le marquis de Villafranca, majordome-major; le duc de Medina-Sidonia, grand écuyer; le comte de Benavente, sommelier du corps, c'est-à-dire grand chambellan, et le duc d'Uzeda, ambassadeur d'Espagne à Rome. J'ai suffisamment parlé des quatre premiers ci-devant; je n'aurai que trop d'occasions de faire connaître le dernier dans la suite. Je me contenterai présentement de dire qu'il était Acuña y Pacheco y Sandoval et beau-frère du duc de Medina-Celi.

M. de La Rochefoucauld, emporté par son cheval à la chasse à Marly, fut désarçonné et se cassa le bras gauche entre le coude et l'épaule, qu'il avait eu rompue autrefois au passage du Rhin. Le roi et Monseigneur y accoururent avec toute sorte d'amitié. Félix lui raccommoda le bras, et il en fut quitte pour le mal. C'était vers la mi-juillet. M. de Noailles, premier capitaine des gardes, avait lors le bâton qu'il avait continué après son quartier pour M. de Duras qui y entrait après lui, mais qui était malade à Paris, et dont le quartier finissait le dernier juin. Le quartier de juillet était celui du maréchal de Villeroy qui avait eu la charge de M. de Luxembourg; tellement que M. de Duras, accoutumé en leur absence à continuer le quartier de juillet après le sien, se disposait à se trouver à Versailles au retour de Marly [pour] y prendre le bâton. C'était entre les grands officiers à qui servirait, et cet empressement leur tournait à grand mérite. M. de Noailles, averti du dessein de M. de Duras, représenta au roi qu'ayant commencé le quartier qui n'était pas celui de M. de Duras, le bâton lui devait demeurer; il avait raison, le roi le jugea ainsi, et manda à M. de Duras de ne point venir et de ne songer qu'à sa santé il entendit le français et demeura à Paris.

Je ne m'arrêterais pas à la bagatelle que je vais raconter, si elle n'était une époque très considérable dans ma vie, et ne marquait de plus comment des riens ont quelquefois les plus grandes suites. Sur la fin de ce même mois de juillet, le roi fit un voyage à Marly. Mme la duchesse d'Orléans, ravie de la liberté et de la grandeur personnelle, qu'elle trouvait par la mort de Monsieur, eut envie d'en jouir et d'aller tenir une cour à Saint-Cloud. Le roi l'approuva, pourvu qu'elle y eût une compagnie honorable et point mêlée, sinon de ce reste de la cour la plus particulière de feu Monsieur qui ne se pouvait exclure. Il y avait déjà longtemps que ce projet était fait, et entre les dames de la cour qu'elle engagea à être de ce voyage, elle en pressa Mme de Saint-Simon qui le lui promit. Cependant nous voulûmes aller à la Ferté y passer six semaines. Mme la duchesse d'Orléans, qui sur l'arrangement des Marly avait enfin ajusté à peu près son voyage de Saint-Cloud, vit qu'il se trouverait pendant le nôtre, et ne voulut point laisser partir Mme de Saint-Simon qu'elle ne lui eût promis de revenir de la Ferté à Saint-Cloud le jour même qu'elle irait, dont elle la ferait avertir. En effet la duchesse de Villeroy lui écrivit de sa part à la Ferté et Mme de Saint-Simon se rendit à Saint-Cloud comme elle l'avait promis. La compagnie était bien choisie, les plaisirs et les amusements furent continuels. M. et Mme la duchesse d'Orléans firent très poliment les honneurs de ce beau lieu; la magnificence et la liberté rendirent le séjour charmant, et pour la première fois Saint-Cloud se vit sans tracasseries. On a vu au commencement de ces Mémoires, que, dès ma plus petite jeunesse, j'avais fort vu M. le duc d'Orléans. Cette familiarité dura jusqu'à ce qu'il fût tout à fait entré dans le monde, et même jusqu'après la campagne de 1693, où il commandait la cavalerie de l'armée de M. le duc de Luxembourg où je servais. Plus il avait été tenu de court, plus il se piqua de libertinage. La vie peu réglée de M. le Duc et de M. le prince de Conti lui donna une triste émulation; les débauchés de la cour et de la ville s'emparèrent de lui; le dégoût d'un mariage forcé et si inégal lui fit chercher à se dédommager par d'autres plaisirs, et le dépit qu'il conçut de se voir éloigné du commandement des armées et trompé sur ce qui lui avait été promis de gouvernements et d'autres grâces acheva de le précipiter dans une conduite fort licencieuse, qu'il se piqua de porter au plus loin pour marquer le mépris qu'il faisait de son épouse et de la colère que le roi lui en témoignait. Cette vie qui ne pouvait cadrer avec la mienne me retira de ce prince: je ne le voyais plus qu'aux occasions rares et des moments, par bienséance. Depuis six ou sept ans, je le rencontrais peu dans les mêmes lieux. Quand cela se trouvait, il avait toujours pour moi un air ouvert, mais ma vie ne lui convenait pas plus qu'à moi la sienne, tellement que la séparation était devenue entière. La mort de Monsieur, qui par nécessité l'avait ramené au roi et à Mme sa femme, n'avait pu rompre, ses engagements de plaisirs. Il se conduisait plus honnêtement avec elle et plus respectueusement avec le roi, mais le pli de la débauche était pris, elle lui était entrée dans la tête comme un bel air qui convenait à son âge et qui lui donnait un relief opposé au ridicule qu'il concevait dans une vie moins désordonnée. Il admirait les plus outrés et les plus persévérants dans la plus forte débauche, et ce léger changement à l'égard de la cour n'en apporta ni à ses moeurs ni à ses parties obscures à Paris, où elles le faisaient aller et venir continuellement. Il n'est pas temps encore de donner une idée de ce prince que nous verrons si fort sur le théâtre du monde, et en de si différentes situations.

Mme de Fontaine-Martel était à Saint-Cloud: c'était une de ces dames de l'ancienne cour familière de Monsieur, et toute sa vie extrêmement du grand monde. Elle était femme du premier écuyer de Mme la duchesse d'Orléans, frère du feu marquis d'Arcy, dernier gouverneur de M. le duc d'Orléans, pour qui il se piqua toujours d'une estime, d'une amitié et d'une reconnaissance qu'il témoigna par une considération toujours soutenue pour toute sa famille, et même jusqu'à ceux de ses domestiques qu'il avait connus, il leur fit du bien. Mme de Fontaine-Martel, par la charge de son mari, goutteux, qu'on ne voyait guère, passait sa vie à la cour. Elle était des voyages, et même quelquefois de ceux de Marly; elle soupait souvent chez M. le maréchal de Lorges, qui tenait soir et matin une table grande et délicate, où sans prier il avait toujours nombreuse compagnie et de la meilleure de la cour, et Mme la maréchale de Lorges l'y attirait beaucoup par son talent particulier de savoir tenir et bien faire les honneurs d'une grande maison sans tomber dans aucun des inconvénients qui, par la nécessité du mélange que fait un grand abord, rendent une maison moins respectée par des facilités qui n'eurent jamais entrée dans celle-là. J'y étais poli à tout le monde, mais tout le monde ne me revenait pas, ni moi par conséquent à chacun. À force de nous voir, Mme de Fontaine-Martel et moi, nous nous accommodâmes l'un de l'autre et cette amitié dura toujours depuis. Elle me demandait quelquefois pourquoi je ne voyais plus M. le duc d'Orléans, et disait toujours que cela était ridicule de part et d'autre, parce que, malgré la diversité de notre vie, nous nous convenions l'un et l'autre par mille endroits. Je riais et la laissais dire. Un beau jour à Saint-Cloud, elle attaqua M. le duc d'Orléans sur la même chose; tandis qu'il causait avec elle, la duchesse de Villeroy et Mme de Saint-Simon, tous trois se mirent à dire mille choses obligeantes de moi, et M. le duc d'Orléans ses regrets de ce que je le trouvais trop libertin pour le voir, et son désir de renouer avec moi. Cela fut poussé le reste du voyage jusqu'à regretter qu'il fût trop près de sa fin pour me convier d'y venir et pour se promettre à mon retour à Versailles de vaincre, comme disait M. le duc d'Orléans, mon austérité. Mme de Saint-Simon fut priée de m'en écrire; je répondis, comme je le devais. Elle revint à la Ferté, et me dit que les choses étaient au point de ne pouvoir m'en défendre.

J'avais pris tout cela comme une fantaisie de Mme de Fontaine-Martel, et une politesse de M. le duc d'Orléans, comme de ces parties ou de ces projets qui ne s'exécutent point; et la différence de goût et de vie me persuadait que ce prince et moi ne nous convenions plus, et que je ferais bien de m'en tenir où j'étais, en faisant tout au plus à mon retour une visite de remerciement et de respect: je me trompai. Cette visite qu'à mon retour je différais toujours, et dont M. le duc d'Orléans faisait des reproches à ces dames chez Mme la duchesse d'Orléans, fut reçue, avec empressement. Soit que l'ancienne amitié de jeunesse eût repris, soit désir d'avoir quelqu'un à voir familièrement à Versailles, où il se trouvait fort souvent désoeuvré, tout se passa de si bonne grâce de sa part, que je crus me retrouver en notre ancien Palais-Royal. Il me pria de le voir souvent; il pressa mes visites, oserai-je dire qu'il se vanta de mon retour à lui, et qu'il n'oublia rien pour me rattacher. Le retour de l'ancienne amitié de ma part fut le fruit de tant d'avances dont il m'honorait, et la confiance entière en devint bientôt le sceau qui a duré jusqu'à la fin de sa vie sans lacune, malgré les courtes interruptions qu'y ont quelquefois mises les intrigues, quand il fut devenu le maître de l'État. Telle fut l'époque de cette liaison intime qui m'a exposé à des dangers, qui m'a fait figurer un temps dans le monde, et que j'oserai dire avec vérité qui n'a pas été moins utile au prince qu'au serviteur, et de laquelle il n'a tenu qu'à M. le duc d'Orléans de tirer de plus grands avantages.

Il faut ici ajouter une autre bagatelle, parce que j'ai cru lui devoir des suites directement contraires à celles dont je viens de parler, et qui ont fort croisé ma vie; quoiqu'elle soit d'une date un peu postérieure, je la raconterai tout de suite, parce que ces différentes suites ont eu un contraste d'un continuel rapport dans beaucoup de choses ou curieuses ou importantes, qui se verront ici dans la suite. M. de Lauzun, toujours occupé de la cour, et toujours affligé profondément de se voir éloigné de son ancienne faveur, ne se lassait point de remuer toutes pierres pour s'en rapprocher; il mit en oeuvre ses anciennes liaisons avec Mme d'Heudicourt du temps de Mme de Montespan, et ses cessions à M. du Maine, pour sortir de Pignerol, dans l'esprit de se servir d'eux auprès de Mme de Maintenon, et par elle auprès du roi. Il essaya de faire l'une la gouvernante et la protectrice de la Jeunesse de sa femme, pour fa mettre de tout à la cour, et l'initia chez Mme du Maine. Outre les agréments qu'il comptait lui procurer et qui réussirent pour elle, il se flattait d'arriver lui-même à son but. Sa femme, jeune, gaie, sage, aimable, fut fort goûtée. Le gros jeu qu'il lui faisait jouer, et où elle fut heureuse, la rendait souvent nécessaire. Mme du Maine ne s'en pouvait passer, et elle était sans cesse à Sceaux avec elle. M. du Maine cherchait à lui attirer bonne compagnie: il voulut faire en sorte d'accrocher aussi Mme de Saint-Simon par sa soeur. C'était un moyen de plaire, elle s'y laissa aller, mais non pas avec assiduité. J'eus lieu de croire que M. et Mme du Maine avaient formé le projet de me gagner; ils n'ignoraient pas combien leur rang me déplaisait. Par moi-même je n'étais rien moins qu'à craindre; mais la politique qui, dans l'inquiétude de ce qui peut arriver, cherche à tout gagner, leur persuada, je pense, de s'ôter en moi une épine qui pourrait peut-être les piquer un jour. Ils se mirent sur mes louanges avec ma femme et ma belle-sœur, ils leur témoignèrent le désir qu'ils avaient de me voir à Sceaux, enfin ils leur proposèrent tantôt à l'une tantôt à l'autre de m'y amener, et les pressèrent de m'en convier de leur part.

Surpris d'une chose si peu attendue de la part de gens avec qui je n'avais jamais eu le moindre commerce, je me doutai de ce qui les conduisait, et cela même me tint sur mes gardes. Je ne pouvais m'accommoder de ce rang nouveau; je sentais en moi-même un désir de le voir éteindre, qui me donnait celui de pouvoir y contribuer un jour; je le sentais tel à n'y pouvoir résister. Comment donc lier un commerce et se défendre de le tourner en amitié, avec des gens qui me faisaient tant d'avances, et en apparence si gratuites, en situation de me raccommoder avec le roi, et que tout me faisait sentir qu'ils se voulaient acquérir sur moi des obligations à m'attacher à eux, et comment céder à leur amitié et se soumettre à en recevoir des marques, en conservant cette aversion de leur, rang et cette résolution de le faire renverser si jamais cela se trouvait possible? La probité, la droiture rie se pouvait accommoder de cette duplicité. J'eus beau me sonder, réfléchir sur ma situation présente, nulle faveur ne m'était comparable à consentir à la durée de ce rang et à renoncer à l'espérance de travailler à m'en délivrer. Je demeurai donc ferme dans mes compliments et mes refuites. Je tins bon contre les messages en forme qu'ils m'envoyèrent, contre les reproches les plus désireux que m'en fit Mme du plaine, à qui jamais je n'avais parlé, et qui s'arrêta à moi dans l'appartement du roi, et je les lassai enfin dans leurs poursuites. Ils sentirent que je ne vouloir me prêter à aucune liaison avec eux; ils en furent d'autant plus piqués qu'ils n'en firent aucun semblant et redoublèrent, au contraire, à l'égard de Mme de Saint-Simon.

J'ai toujours cru que M. du Maine me voulut nuire dès lors, qu'il me mit mal dans l'esprit de Mme de Maintenon, de qui je n'étais connu en aucune sorte, et que je n'ai su que depuis la mort du roi, qu'elle me haïssait parfaitement. Ce fut Chamillart qui me le dit alors; et qu'il en avait eu des prises avec elle, pour me remettre en selle auprès du roi par des Marly et des choses de cette nature. Je me doutais bien par tout ce qui me revenait qu'elle m'était peu favorable, mais je ne sus pas, tant que le roi vécut, ce que j'en appris depuis. Chamillart sagement ne me voulut pas donner d'inquiétude, ni moins encore m'ouvrir la bouche trop facile et trop libre sur ceux que je croyais ne devoir pas aimer, et peu retenu par leur grandeur ni leur puissance. Pour achever ce qui me regardé, pour lors avec M. du Maine, assez longtemps après, Mme la duchesse de Bourgogne retint à Marly Mme de Lauzun à jouer le jour qu'on en partait, et que, venue avec Mme du Maine, elle devait s'en retourner avec elle. Cette excuse qu'elle allégua n'arrêta point Mme la duchesse de Bourgogne, qui lui dit de mander à Mme du Maine: qu'elle la ramènerait. Mme du Maine eut la folie de s'en piquer assez pour en faire le lendemain une telle sortie à la duchesse de Lauzun, qu'elle sortit de chez elle pour n'y rentrer de sa vie. M. du Maine vint chez elle aux pardons. M. le Prince aux excuses. Ils tournèrent M. de Lauzun de toutes les façons, il était presque rendu, mais sa femme ne put être persuadée.

Je fus ravi d'une occasion si naturelle et si honnête pour Mme de Saint-Simon de se tirer d'un lieu où la compagnie peu à peu s'était plus que mêlée, et où sûrement depuis ce que j'ai raconté, il n'y avait rien à gagner pour nous, et depuis ce temps-là elle ne vit plus Mme du Maine qu'aux occasions, quoiqu'elle et M. du Maine n'eussent rien oublié pour l'empêcher de se retirer d'eux à cette occasion. Je pense qu'elle acheva de me mettre mal avec eux, s'il y a voit lors à y ajouter. Depuis cette aventure, Mme la duchesse de Bourgogne mena toujours Mme de Lauzun à Marly; c'était une distinction et qui piqua extrêmement Mme du Maine. Enfin, quelques années après, M. du Maine et M. de Lauzun voulurent finir cette brouillerie, et convinrent que Mme du Maine ferait des excuses à Mme de Lauzun chez Mme la Princesse à Versailles, qu'elles seraient reçues honnêtement, et que deux jours après Mme de Lauzun irait chez Mme du Maine: cela fut exécuté de la sorte et bien. M. du Maine se trouva chez Mme sa femme lorsque Mme de Lauzun y vint, pour tâcher d'ôter l'embarras et d'égayer la conversation; Mme de Lauzun en demeura à cette visite, et la vit depuis uniquement aux occasions; conséquemment Mme de Saint-Simon de même. Tout ce narré, qui semble maintenant inutile, retrouvera dans la suite un usage important.

De Milan où le duc de Saint-Pierre régala le roi d'Espagne d'un opéra superbe à ses dépens, ce prince vint à Crémone, où M. de Vendôme le vint saluer le 14 juillet. M. de Mantoue et le duc de Parme y vinrent aussi lui faire la révérence; tous trois y firent peu de séjour. Les deux derniers retournèrent à Casal et à Parme, le premier à son armée, dans le dessein de la mener vis-à-vis de Casal-Maggiore et d'y faire un pont, tant pour la communication avec le prince de Vaudemont que pour y faire passer le roi d'Espagne pour se mettre à la tête de l'armée de M. de Vendôme. Les marches, le passage du Crostolo, l'exécution de venir à bout de faire lever le long blocus de Mantoue, retardèrent l'arrivée de M. de Vendôme au rendez-vous, qui fut même changé, et le pont fait un peu plus bas que sa destination première. Le 29 juillet, jour que le roi d'Espagne devait joindre l'armée avec neuf escadrons. M. de Vendôme surprit Visconti, campé avec trois mille chevaux à Santa-Vittoria, le culbuta, le défit, prit ses barrages et son camp tout tendu, fit un grand carnage, force prisonniers, et presque tout le reste qui s'enfuit se précipita de fort haut dans un gros ruisseau qui en fut comblé. Le roi d'Espagne, qui avait hâté sa marche, laissa sa cavalerie derrière pour arriver plus vite au feu qu'il entendait, et ne le put que tout à la fin de l'action. Les mouvements de nos armées obligèrent le prince Eugène de quitter le Serraglio. Zurlauben sortit de Mantoue, rasa leurs forts et leurs retranchements, et acheva de mettre cette place en liberté.

Pendant ces divers campements, Marsin, toujours occupé de plaire, fit déclarer par le roi d'Espagne M. de Vendôme conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, et le fit asseoir au despacho au-dessus de tous. Cette séance ne plut pas aux grands d'Espagne; le duc d'Ossone et quelque autre s'était dispensé de suivre le roi d'Espagne à la fin de l'action de ces trois mille chevaux dont je viens de parler; presque tous les autres Espagnols s'y distinguèrent, et le duc de Mantoue, qui était revenu faire sa cour au roi d'Espagne et l'accompagner jusqu'à l'armée, y frit aussi fort bien, quoiqu'on pût croire qu'il ne s'attendait pas à cette aventure, et qu'il s'en serait très bien passé. Le roi d'Espagne manda au roi ce fait du duc d'Ossone, des autres Espagnols et de M. de Mantoue.

Après plusieurs campements de part et d'autre, et la jonction de Médavy avec un gros détachement des troupes du prince de Vaudemont, M. de Vendôme voulut prendre le camp de Luzzara, petit bourg au pied d'un fort long rideau. Le prince Eugène, qui avait le même dessein, y marcha de son côté, tellement que le 15 août les deux armées arrivèrent sur les quatre heures après midi, chacune au pied de ce rideau, sans avoir le moindre soupçon l'une de l'autre, ce qui paraît un prodige, et ne s'aperçurent que lorsque de part et d'autre les premières troupes commencèrent à monter la pente peu sensible de ce rideau. Qui attaqua les premiers, c'est ce qui ne se peut dire, mais dans un instant tout prit poste des deux côtés et se chargea pour s'en chasser. Jamais combat si vif, si chaud, si disputé, si acharné; jamais tant de valeur de toutes parts, jamais une résistance si opiniâtre, jamais un feu ni dés efforts si continuels, jamais de succès si incertain; la nuit finit le combat, chacun se retira un très petit espace et demeura toute la nuit sous les armes, le champ de bataille demeurant vide entredeux et Luzzara derrière notre armée, mais tout proche.

Le roi d'Espagne se tint longtemps au plus grand feu avec une tranquillité parfaite; il regardait de tous côtés les attaques réciproques dans ce terrain étroit et fort coupé, où l'infanterie même avait peine à se manier, et où la cavalerie derrière elle ne pouvait agir. Il riait assez souvent de la peur qu'il croyait remarquer dans quelques-uns de sa suite; et ce qui est surprenant, avec une valeur si bien prouvée, sans curiosité d'aller çà et là voir ce qui se passait en différents endroits. À la fin Louville se proposa de se retirer plus bas sous des arbres, où il ne serait pas si exposé au soleil, mais en effet parce qu'il y serait plus à couvert du feu. Il y alla et y demeura avec le même flegme. Louville, après l'y avoir placé, s'en alla voir de plus près ce qui se passait, et tout à la fin revint au roi d'Espagne, à qui il proposa de se rapprocher, et qui ne se le fit pas dire deux fois, pour se montrer aux troupes. Marsin ne demeura pas un moment auprès de lui, prit son poste de lieutenant général et s'y distingua fort. Les deux généraux opposés y firent merveilles. L'émulation les transportait, et la présence du roi d'Espagne fut un aiguillon au prince Eugène, qui dans le souvenir de la bataille de Pavie, lui fit faire des prodiges.

Le carnage fut grand de part et d'autre, et fort peu de prisonniers. Le marquis de Créqui, lieutenant général, y fut tué. C'était le seul fils du feu maréchal de Créqui et gendre du duc d'Aumont, sans enfants. Sa probité ni sa bonté ne le firent regretter de personne, mais bien ses talents à la guerre, où il était parvenu à une grande capacité par son application et son travail; sa valeur était également solide et brillante, son coup d'oeil juste et distinctif. Tout se présentait à lui avec netteté, et, quoique ardent et dur, il ne laissait pas d'être sage. C'était un homme qui touchait au bâton et qui l'aurait porté aussi dignement que son père. Il avait été fort galant, et on voyait encore qu'il avait dû l'être. Avec cela beaucoup d'esprit, plus d'ambition encore, et tous moyens bons pour la satisfaire. Les Impériaux y perdirent les deux premiers généraux de leur armée après le prince Eugène, le prince de Commercy fut tué, et le prince Thomas de Vaudemont survécut deux ans à sa blessure. Ils n'étaient point mariés, tous deux feld-maréchaux, et le dernier, fils unique du prince de Vaudemont, gouverneur général du Milanais pour le roi d'Espagne, à qui ce fut une grande douleur. Celle de Mme de Lislebonne et de ses deux filles fut extrême. Il n'avait devant lui que le prince Eugène. Il y avait plus de vingt ans qu'elles ne l'avaient vu, et selon toute apparence ne le devaient jamais revoir. Monseigneur prit des soins d'elles qui relevèrent encore leur considération. Il ne l'ut occupé qu'à les consoler. Quelque accoutumé qu'on doive être dans les cours aux choses singulières, ce soin du Dauphin d'une douleur qui devait demeurer cachée se fit fort remarquer. Ce fut le duc de Villeroy qui en apporta la nouvelle, et qui peu de jours après retourna en Italie lieutenant général.

Sitôt que le jour parut, le lendemain de l'action, les armées, se trouvèrent si proches qu'elles se mirent à se retrancher, et qu'il y eut encore bien des tués et des blessés de coups perdus. Aucune des deux ne voulut se retirer devant l'autre. Chaque jour augmentait les retranchements et les précautions. Il fallut même changer le roi d'Espagne de chambre, parce qu'il n'y était pas en sûreté du feu, et il ne fut question que de subsistances chacun par ses derrières, et de s'accommoder le mieux qu'on put dans les deux camps, où les deux armées subsistèrent longtemps avec un péril et une vigilance continuels. On compta avoir perdu trois mille hommes et les ennemis beaucoup plus. Ce combat fut enfin suivi d'un cartel en Italie.

J'oubliais de dire, sur la conspiration que j'ai rapportée contre la personne du roi d'Espagne, que le vice-roi de Naples en découvrit une à Naples qui devait s'exécuter en cadence de l'autre. Un envoyé de Venise très suspect, et gagné par le cardinal Grimani, l'avait tramée, et venait d'être rappelé à la prière du roi à sa république. Force moines furent arrêtés, et le duc de Noja Caraffa et le prince de Trebesaccio qui en étaient les chefs. Ils avaient vingt-cinq complices, chacun de quelque considération dans leur état. Le projet était de se saisir d'abord du tourion des Carmes. Le duc de Medina-Celi, qui, en revenant de Naples en Espagne, était venu faire la révérence au roi, et que M. de Torcy avait fort entretenu, lui avait nommé plusieurs seigneurs napolitains suspects qui se trouvèrent depuis de cette conspiration, qui fut d'abord étouffée et plusieurs complices punis.

Pour continuer de suite la même matière d'Espagne, le duc d'Ormond, avec une grosse escadre, essaya de surprendre Cadix fort dégarni. Il s'y jeta fort à propos quelques bâtiments français chargés pour l'Amérique. Les ennemis débarquèrent, et, ne trouvant rien devant eux, s'établirent dans l'île de Léon, dix mille hommes, et leurs vaisseaux demeurés à la rade. Ils firent des courses et par leur pillage, surtout des églises, achevèrent d'indisposer le pays. On ne saurait croire avec quel zèle tout s'offrit, tout monta à cheval, tout marcha contre eux. Ils y subsistèrent pourtant près de deux mois, espérant émouvoir le pays et ramasser les partisans de la maison d'Autriche. Qui que ce soit ne branla. Enfin, Villadarias y marcha avec ce qu'on put ramasser de troupes, don, l'ardeur était extrême. Le 27 octobre, les Anglais et les Hollandais regagnèrent leurs vaisseaux, vivement poursuivis dans leur retraite. Ils y perdirent assez de monde, et beaucoup en maraude et de maladies pendant leur séjour. Cette expédition leur fut inutile. Ils retournèrent en leurs ports fort déchargés d'hommes et d'argent et fort désabusés des espérances que M. de Darmstadt leur avait données d'un soulèvement général en Espagne, dès qu'on les y verrait en état de l'appuyer, et qui était avec eux.

Il se passe peu de choses en Italie le reste de la campagne. M. de Vendôme prit Guastalla, où le roi d'Espagne vit fort les travaux. Le 28 septembre il partit pour aller à Milan, et, en disant adieu à M. de Vendôme, il lui donna le collier de l'ordre de la Toison d'or. Le cardinal d'Estrées vint de Rome joindre le roi d'Espagne, qui s'embarqua à Gênes pour la Provence, et de là aller par terre en Espagne suivi du même cardinal, où l'abbé d'Estrées son neveu eut ordre d'aller le trouver, pour y être chargé sous lui des affaires du roi en la place de Marsin, qui avait instamment demandé son retour, et qui quitta le roi d'Espagne à Perpignan, dont il refusa la grandesse et la Toison, pour que cela ne tirât pas à conséquence pour les autres ambassadeurs de France, à ce qu'il écrivit au roi. Il n'était point marié, était fort pauvre, très nouveau lieutenant général; il voulait une fortune en France; il l'espéra de ce refus; on verra bientôt qu'il n'y fut pas trompé. À Gênes, Philippe V, sur l'exemple de Charles-Quint, traita le doge d'Altesse, et fit couvrir quelques sénateurs.

Le roi eut en ce même temps nouvelle du maréchal de Villeroy qu'il allait être libre en conséquence du cartel, dont Sa Majesté témoigna une grande joie. Il donna aussi une longue audience au marquis de Legañez, venu exprès d'Espagne pour se justifier sur son attachement à la maison d'Autriche, et beaucoup de choses qui lui avaient été imputées en conséquence, sur lesquelles le roi parut d'autant plus content de lui, que la lenteur de son voyage avait fait douter de son arrivée. Celle de l'amirante de Castille n'eut pas la même issue. J'ai ailleurs fait connaître ce seigneur, et il n'y a pas longtemps que j'ai dit que les soupçons qu'on avait toujours sur lui l'avaient fait choisir pour succéder à l'ambassadeur d'Espagne en France, nommé vice-roi du Pérou. L'amirante accepta, fit de grands et lents préparatifs, partit le plus tard qu'il put, et marcha à pas de tortue. Il était accompagné de son bâtard, de plusieurs gentilshommes de sa confiance et du jésuite Cienfuegos, son confesseur. Il avait pris avec lui toutes ses pierreries, ce qu'il avait pu d'argent, et mis à couvert argent et effets. Comme il approcha de la Navarre, il disparut avec ceux que je viens de nommer, et par des routes détournées où il avait secrètement disposé des relais, il gagna la frontière de Portugal avant que la nouvelle de sa fuite, portée à Madrid, eût donné le temps de le pouvoir rattraper. Il eut tout lieu de se repentir d'avoir pris ce conseil, et son jésuite de se remercier de l'avoir donné. Il lui valut enfin la pourpre, l'archevêché de Montréal en Sicile et la comprotection d'Allemagne, dont il jouit près de vingt ans.

Cependant les galions, retardés de près de deux années, étaient désirés avec une extrême impatience. Châteaurenauld les était allé chercher. Il les trouva très richement chargés, et les amena avec son escadre. Il envoya aux ordres, et voulait entrer dans nos ports. On craignit la jalousie des Espagnols, qui néanmoins étaient de toutes les nations commerçantes celle qui avait le moindre intérêt à leur changement; on n'osa les confier au port de Cadix, et ils furent conduits dans le port de Vigo, qui n'en est pas éloigné, et qu'on avait fortifié de plusieurs ouvrages. Renauld, dont je parlerai en son lieu, eut beau représenter le danger de ce lieu et la facilité d'y recevoir le plus fatal dommage, et soutenir la préférence de Cadix, il ne fut pas écouté, et on ne pensa partout qu'à se réjouir de l'heureux retour si désiré des galions, et des richesses qu'ils apportaient. On ne laissa pas de prendre la sage précaution de transporter le plus tôt qu'on put tout l'or, l'argent, et les effets les plus précieux et les plus aisés à remuer, à plus de trente lieues dans les terres, à Lugo.

On y était encore occupé, lorsque les ennemis arrivèrent, débarquèrent, s'emparèrent des forts qu'on avait faits à Vigo, et des batteries qui en défendaient l'entrée, forcèrent l'estacade qu'on y avait faite, rompirent la chaîne qui fermait le port, brûlèrent les quinze vaisseaux de Châteaurenauld, à la plupart desquels lui-même avait fait mettre le feu, et tous ceux que les Espagnols y avaient ramenés des Indes, dont quelques-uns, en petit nombre, furent coulés à fond. Il n'y avait point de troupes ni de moyens d'empêcher ce désastre; il était bien demeuré encore pour huit millions de marchandises sur ces vaisseaux. Ce malheur arriva le 23 octobre, et répandit une grande consternation. Châteaurenauld ramassa ce qu'il put de matelots de la flotte, de milices et quelques soldats du pays à Saint-Jacques de Compostelle, pour se jeter dans les défilés entre Vigo et Lugo, d'où on transporta tout à Madrid avec une infinité de boeufs et de mulets.

La reine d'Espagne, quelque temps auparavant, s'était trouvée fort inquiétée plusieurs nuits de beaucoup de bruits dans le palais de Madrid, et jusqu'autour de son appartement. Elle s'en plaignit à la junte, et demanda des gardes pour sa sûreté. Jamais les rois d'Espagne n'avaient eu que quelques hallebardiers dans l'intérieur du palais, qui le plus souvent y demandaient l'aumône, et quand ils sortaient en cérémonie, quelques lanciers fort mal vêtus. Cette nouveauté de donner des gardes à la reine reçut donc beaucoup de difficultés, mais enfin lui fut accordée.

NOTE I. PORTRAITS DU ROI PHILIPPE V, DE LA REINE LOUISE DE SAVOIE ET DES PRINCIPAUX SEIGNEURS DU CONSEIL DE PHILIPPE V, TRACÉS PAR LE DUC DE GRAMMONT, ALORS AMBASSADEUR EN ESPAGNE. §

Voici le portrait juste et au naturel du roi d'Espagne, de la reine et de la plupart des grands que j'ai connus à Madrid :

« Le roi d'Espagne a de l'esprit et du bon sens. Il pense toujours juste, et parle de même; il est de naturel doux et bon, et incapable par lui-même de faire le mal; mais timide, faible et paresseux à l'excès. Sa faiblesse et sa crainte pour la reine sont à tel point que, bien qu'il soit né vertueux, il manquera sans balancer à sa parole, pour peu qu'il s'aperçoive que ce soit un moyen de lui plaire. Je l'ai éprouvé en plus d'une occasion. Ainsi l'on peut m'en croire, et tabler une fois pour toutes que, tarit que le roi d'Espagne aura la reine, ce ne sera qu'un enfant de six ans, et jamais un homme.

« La reine a de l'esprit au-dessus d'une personne de son âge. Elle est fière, superbe, dissimulée, indéchiffrable, hautaine, ne pardonnant jamais. Elle n'aime, à seize ans, ni la musique, ni la comédie, ni la conversation, ni la promenade, ni la chasse, en un mot aucun des amusements d'une personne de son âge; elle ne veut que maîtriser souverainement, tenir le roi son mari toujours en brassière, et dépendre le moins qu'il lui est possible du roi son grand-père : voilà son génie et son caractère. Quiconque la prendra différemment ne l'a jamais connue.

« Veragua est la superbe même ; il est ingénieux, plein d'artifice et d'esprit, et tel qu'il convient d'être pour parvenir au grade de favori de la princesse. Il hait la France souverainement, et autant que l'Espagne le méprise, qui est tout dire.

« Aguilar est à peu près de ce même caractère, et pour qu'il fût content et bien à son aise, il faudrait que la nation française fût éteinte en Espagne .

« Medina-Celi a la gloire de Lucifer, la tête pleine de vent et d'idées chimériques. De son mérite, je n'en parle pas, j'en laisse le soin aux historiens de Naples. Il se dit attaché au roi et à la France; mais sa conduite tous les jours le dément.

« Monterey ne manque pas aussi de sens pour les affaires; mais c'est une girouette qui tourne à tous vents, qui condamne tout et ne remédie à rien . Il a beaucoup de confrères en ce monde.

 « Mancera est un des plus raffinés ministres que j'aie connus; mais rien ne tient contre quatre-vingt-douze ans, et il faut bien à la fin que l'esprit et le bon sens cèdent à l'extrême vieillesse .

« Arias est une des meilleures têtes qu'il y ait en Espagne. Il est incorruptible et sa vertu est toute romaine. Il aime l'État et la personne du roi d'Espagne, et a une vénération toute particulière pour le roi . Il vit comme un ange dans son diocèse, et est généralement aimé et respecté de tout le monde dans Séville. Son seul mérite est la cause de sa disgrâce.

« Le cardinal Portocarrero est un homme de talents fort médiocres, mais d'une grande probité, fidèle et uniquement attaché à son maître, haut et ferme pour le bien de l'État, allant toujours à ce qui peut contribuer à sa conservation, esclave de sa parole, et qui mérite une grande distinction à tous égards possibles . C'est celui qui a mis la couronna sur la tête du roi, qui, envers et contre tous, la lui a conservée, et celui qui, pour avoir eu le malheur de déplaire à Mme des Ursins, est traité avec honte et ignominie; ce qui fait gémir le peuple et la noblesse.

« Medina-Sidonia ne manque pas d'intelligence; il est très galant homme, incorruptible et attaché au roi d'Espagne de même que l'ombre l'est au corps. Il est à naître qu'il ait reçu des grâces, et sa persécution est extrême, parce que l'on a imaginé que sa femme, qui n'y a jamais songé, aspirait à être camarera-mayor. L'on jugera aisément de l'effet que cela produit.

« San-Estevan est un petit finesseux, plein de souterrains, et attendant le parti le plus fort pour s'y déterminer et s'y joindre .

« Benavente est un homme plein d'honneur, ennemi de cabale et d'intrigue, ne connaissant que son devoir et son maître .

« L'Infantado est un jeune homme qui ne se mêle de rien. L'on peut dire de lui qu'il n'est ni chair ni poisson, et je suis très persuadé qu'il n'a jamais mérité les bottes qu'on lui a données. Il ne veut que la paix et le repos, et n'est pas capable d'autre chose.

« Villafranca est un des Espagnols les plus vertueux qu'il y ait ici . Il est vrai en tout, plein de zèle et de fidélité pour le roi son maître. Personne ne désire plus ardemment que lui, ni avec plus de sagesse, que l'entier gouvernement de cette monarchie passe promptement des mains où il est, en celles du roi, et que rien ne se décide que par sa volonté absolue. C'est là le bon sens; tout le reste n'étant que plâtrage et ne conduisant qu'à perdition.

« Lémos est une bête brute, tout à fait incapable de l'emploi qu'il exerce, et que la faveur de sa femme auprès de Mme des Ursins lui a fait obtenir .

« Rivas est capable d'un grand travail. Il a des talents, de l'esprit et de l'intelligence, beaucoup de facilité pour les affaires, de la pénétration et une mémoire étonnante. Avec ces dispositions, il semble qu'il pourrait servir très utilement; mais les qualités de son coeur entraînent peut-être malgré lui celles de son esprit. Il est né fourbe, et ne sait ce que c'est que de se conduire en rien avec droiture; il dorme des paroles, mais il ne fait pas profession de les garder, et quand la chose doit servir à ses intérêts, il ne se fait pas scrupule de nier qu'il les ait données. Il est fort intéressé, et l'intérêt du roi et celui de l'État ne peuvent jamais entrer en considération avec le sien. Uniquement occupé de son élévation et de son opulence, il perd aisément de vue les intérêts de son maître. Ce qui a fait que, dans bien des rencontres, il a paru travailler contre lui; et, tout compté, comme le mauvais qui est en sa personne est bien plus dangereux que son bon ne peut être utile, je conclus par décider que gens de son caractère ne peuvent jamais être mis en place.

« Voilà le caractère fidèle des principaux personnages qui composent cette cour, que j'ai connus à fond et fort pratiqués. »

NOTE II. INTENDANTS, LIEUTENANTS CIVIL, CRIMINEL, DE POLICE, PRÉVÔT. DES MARCHANDS. §

Saint-Simon parle, souvent dans ses Mémoires, et notamment dans ce volume, des intendants des généralités, des lieutenants civil, criminel, de police, des prévôts des marchands, etc. Comme ces termes ne sont plus en usage et qu'ils ne présentent pas toujours au lecteur un sens précis, il ne sera pas inutile de rappeler l'origine de ces dignités et les fonctions qui y étaient attachées.

I. INTENDANTS.

Les intendants étaient des magistrats que le roi envoyait dans les diverses parties du royaume pour y veiller à tout ce qui intéressait l'administration de la justice, de la police et des finances, pour y maintenir le bon ordre et y exécuter les commissions que le roi ou son conseil leur donnaient. C'est de là que leur vint le nom d'intendants de justice, de police et finances et commissaires départis dans les généralités du royaume pour l'exécution des ordres du roi

L'institution des intendants ne date que du ministère de Richelieu. Cependant on en trouve le principe dans les maîtres des requêtes, qui étaient chargées, au XVIe siècle, de faire, dans les provinces, les inspections appelée chevauchées. Un rôle du 23 mai 1555 prouve que les maîtres des requêtes étaient presque tous employés à ces chevauchées. En effet, de vingt-quatre qu'ils étaient alors, le roi n'en retint que quatre auprès de lui; les vingt autres furent envoyés dans les provinces. Le titre de ce rôle mérite, d'être cité: C'est le département des chevauchées que MM. les maîtres des requêtes de l'hôtel ont à faire en cette présente année, que nous avons départis par les recettes générales, afin qu'ils puissent plus facilement servir et entendre à la justice et aux finances, ainsi que le roi le veut et entend qu'ils fassent.

Ce fut seulement à l'époque de Richelieu que le nom d'intendants commença à être donné aux maîtres des requêtes chargés de l'inspection des provinces. On trouve, dès 1628, le maître ales requêtes Servien, désigné sous le nom d'intendant de justice et police en Guyenne, et chargé de faire le procès à des Rochelais accusés de lèse-majesté, de piraterie, de rébellion et d'intelligence avec les Anglais. Le parlement de Bordeaux s'opposa à la juridiction de l'intendant, et rendit, le 5 mai, un arrêt, par lequel il fit défense à Servien et à tous les autres officiers du roi de prendre la qualité d'intendants de justice et police en Guyenne, et d'exercer, dans le ressort de la cour, aucune commission, sans au préalable l'avoir fait signifier et enregistrer au parlement. Servien n'en continua pas moins l'instruction du procès. Alors intervint un nouvel arrêt du parlement de Bordeaux, en date du 17 mai 1628, portant que Servien et le procureur du roi de l'amirauté de Languedoc seraient assignés à comparaître en personne, pour répondre aux conclusions du procureur général. Ce nouvel arrêt n'eut pas plus d'effet que le précédent. Le 9 juin, le parlement de Bordeaux en, rendit un troisième, portant que « certaine ordonnance du sieur Servien, rendue en exécution de son jugement, serait lacérée et brûlée par l'exécuteur de la haute justice, et lui pris au corps, ses biens saisis et annotés, et qu'où il ne pourrait être appréhendé, il serait assigné au poteau. » Le conseil du roi cassa ces trois arrêts comme attentatoires à l'autorité royale, et ceux qui les avaient signés furent cités à comparaître devant le roi, pour rendre compte de leur conduite.

À Paris, les parlements firent retentir leurs plaintes jusque dans l'assemblée des notables. Ils disaient au roi en 1626: « Reçoivent vos parlements grand préjudice d'un nouvel usage d'intendants de justice, qui sont envoyés ès ressort et étendue desdits parlements près MM. les gouverneurs et lieutenants généraux de Votre Majesté en ces provinces, ou qui, sur autres sujets, résident en ficelles plusieurs années, fonctions qu'ils veulent tenir à vie; ce qui est, sans édit, tenir un chef et officier supernuméraire de justice créé sans payer finance, exauctorant (abaissant) les chefs des compagnies subalternes, surchargeant vos finances d'appointements, formant une espèce de justice, faisant appeler les parties en vertu de leurs mandements et tenant greffiers, dont surviennent divers inconvénients, et, entre autres, de soustraire de la juridiction, censure et vigilance de vos parlements, les officiers des sénéchaussées, bailliages, prévôtés et autres juges subalternes. Ils prennent encore connaissance de divers faits, dont ils attirent à votre conseil les appellations au préjudice de la juridiction ordinaire de vos parlements. C'est pourquoi Votre Majesté est très humblement suppliée de les révoquer, et que telles fonctions ne soient désormais faites sous prétexte d'intendance ou autrement, sauf et sans préjudice du pouvoir attribué par les ordonnances aux maîtres des requêtes de votre hôtel faisant leurs chevauchées dans les provinces, tant que pour icelles leur séjour le requerra. » Heureusement Richelieu avait l'âme trop ferme et l'esprit trop pénétrant pour céder à ces remontrances. Il lui tallait dans les provinces des administrateurs qui dépendissent immédiatement de son pouvoir; il les trouva dans les intendants, dont il rendit l'institution permanente à partir de 1635.

Les intendants n'appartenaient pas, comme les gouverneurs, à des familles puissantes; ils pouvaient être révoqués à volonté, et étaient, par conséquent, les instruments dociles du ministre dans les provinces. De là la haine des grands et des parlements, qui, à l'époque de la Fronde, réclamèrent vivement et obtinrent la suppression des intendants (déclaration du 13 juillet 1648). Mais la cour, qui n'avait cédé qu'à la dernière extrémité, se sentait par cette suppression blessée à la prunelle de l'œil, comme dit le cardinal de Retz; elle maintint des intendants en Languedoc, Bourgogne, Provence, Lyonnais, Picardie et Champagne. Rétablis en 1654, les intendants furent institués successivement dans toutes les généralités. Le Béarn et la Bretagne furent les dernières provinces soumises à leur administration : le Béarn en 1682, la Bretagne en 1689. Saint-Simon, en parlant de Pomereu ou Pomereuil, rappelle que ce fut le premier intendant « qu'on ait hasardé d'envoyer en Bretagne, et qui trouva moyen d'y apprivoiser la province. » Avant la révolution, de 1789, il y avait en France trente-deux intendances, savoir: Paris, Amiens, Soissons, Orléans, Bourges, Lyon; Dombes, la Rochelle, Moulins, Riom, Poitiers, Limoges, Tours, Bordeaux, Auch, Montauban, Champagne, Rouen, Alençon, Caen, Bretagne, Provence, Languedoc, Roussillon, Bourgogne, Franche-Comté, Dauphiné, Metz, Alsace, Flandre, Artois, Hainaut.

Les intendants avaient de vastes et importantes attributions: ils avaient droit de juridiction et l'exerçaient dans toutes les affaires civiles et criminelles, pour lesquelles ils recevaient une commission émanant du roi. On pourrait citer un grand nombre de procès jugés par les intendants ; je me bornerai à renvoyer aux notes placées à la fin du cinquième volume de cette édition des Mémoires de Saint-Simon. On y verra que le procès de B. Fargues fut instruit par l'intendant Machaut, qui le jugea en dernier ressort et le condamna à la peine capitale. Guyot cite, dans son Traité des Offices, beaucoup d'autres procès qui furent jugés par les intendants. Du reste, ces magistrats n'exerçaient les fonctions judiciaires que temporairement, en en vertu des pouvoirs extraordinaires que leur conférait la royauté. Leurs attributions ordinaires étaient surtout administratives.

Ils étaient chargés de surveiller les protestants, et, depuis la révocation de l'édit de Nantes (1685), ils avaient l'administration des biens des religionnaires qui quittaient le royaume. Les juifs, qui légalement n'étaient tolérés que dans la province d'Alsace, étaient aussi soumis à la surveillance des intendants. Ces magistrats prononçaient sur toutes les questions concernant les fabriques des églises paroissiales, et étaient chargés de pourvoir à l'entretien et à la réparation de ces églises, ainsi qu'au logement des curés. Toutes les questions financières qui touchaient aux églises étaient de leur compétence. Ils avaient la surveillance des universités, collèges, bibliothèques publiques. L'agriculture et tout ce qui s'y rattache, plantation de vignes, pépinières royales, défrichements et dessèchements, haras, bestiaux, écoles vétérinaires, eaux et forêts, chasse, etc., commerce, manufactures; arts et métiers, voies publiques, navigation, corporations industrielles, imprimerie, librairie, enrôlement des troupes, revues, approvisionnement des armées, casernes, étapes, hôpitaux militaires, logement des gens de guerre, transport des bagages, solde des troupes, fortifications des places et arsenaux, génie militaire, poudres et salpêtres, classement des marins, levée et organisation des canonniers garde-côtes, désertion, conseils de guerre, milices bourgeoises, police, service de la maréchaussée, construction des édifices publics, postes, mendicité et vagabondage, administration municipale, nomination des officiers municipaux, administration des biens communaux, conservation des titres des villes, revenus municipaux, domaines, aides, finances, amendes, droits de greffe, droits du sceau dans les chancelleries, contrôle des actes et exploits, etc.: tels étaient les principaux objets dont s'occupaient les intendants. On peut juger par là de la puissance de ces magistrats, auxquels Saint-Simon compare les corrégidors de Madrid, en ajoutant que ces magistrats espagnols réunissaient à des fonctions si importantes celles des lieutenants civil, criminel et de police, des maires ou prévôts des marchands.

II. LIEUTENANTS CIVIL, CRIMINEL, DE POLICE ; PRÉVÔT DES MARCHANDS.

Le mot lieutenant désignait souvent, dans l'ancienne monarchie, un magistrat qui présidait un tribunal subalterne (présidial, bailliage, etc.), en l'absence du bailli, prévôt ou sénéchal. Ces derniers étaient presque toujours des hommes d'épée, qui, dans l'origine avaient cumulé les fonctions militaires, financières et judiciaires; mais, à mesure que l'administration était devenue plus compliquée, une seule personne n'avait pu remplir des fonctions aussi diverses. Les baillis, prévôts ou sénéchaux, avaient conservé la présidence nominale des tribunaux, mais on leur avait adjoint des lieutenants qui devaient être gradués en droit et qui rendaient la justice en leur nom. Les lieutenants civil et criminel tiraient leur nom de ce qu'ils présidaient l'un la chambre civile, l'autre la chambre criminelle du Châtelet.

Le lieutenant général de police, qui fut établi par édit du mois de mars 1667, était chargé de veiller à la sûreté de la ville de Paris et de connaître des délits et contraventions de police. Le premier lieutenant général de police fut La Reynie. Fontenelle a caractérisé l'importance et les difficultés de cette charge avec l'ingénieuse précision de son style: « Les citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y est établi, sans songer combien, il en coûte de peine à ceux qui l'établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes, sans en avoir aucune connaissance; et même plus l'ordre d'une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d'autant plus ignoré qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître, l'approfondir, en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidents peuvent toujours tarir quelques sources; réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer leur commerce; empêcher les usurpations naturelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler; reconnaître dans une foule infinie ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société ou ne les tolérer qu'autant qu'ils peuvent être utiles par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient ou ne s'acquitteraient pas si bien; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité, qu'ils sont toujours prêts à franchir; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement; pénétrer par des souterrains dans l'intérieur des familles et leur garder les secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage, être présent partout sans être vu; enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps: voilà quelles sont en général les fonctions du magistrat de police. Il ne semble pas qu'un homme seul y puisse suffire ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu'il faut suivre, ni par l'application qu'il faut apporter, ni par la variété des conduites qu'il faut tenir et des caractères qu'il faut prendre. »

Le prévôt des marchands était, à Paris et à Lyon, le chef de l'administration municipale que l'on nommait maire dans la plupart des villes. Pendant longtemps ce magistrat fut élu par les bourgeois de Paris; il avait, tant que durait sa charge, le soin de veiller à la défense de leurs privilèges et de protéger leurs intérêts. Mais les magistrats royaux diminuèrent peu à peu l'autorité du prévôt des marchands et ne lui laissèrent enfin que la police municipale. Assisté des quatre échevins qui formaient le bureau de la ville, le prévôt des marchands jugeait tous les procès en matière commerciale jusqu'à l'époque où le chancelier de L'Hôpital établit les juges consuls, qui formèrent de véritables tribunaux de commerce. C'était le prévôt des marchands qui répartissait l'impôt de la capitation, fixait le prix des denrées arrivées par eau et avait la police de la navigation. Les constructions d'édifices publiés, de ponts, fontaines, remparts, dépendaient du prévôt des marchands. Enfin ce magistrat portait le titre de chevalier et avait un rôle important dans les cérémonies publiques et spécialement aux entrées des rois. Dans ces circonstances il portait, ainsi que les échevins qui l'accompagnaient, un costume qui rappelait, par sa singularité, les vêtements du moyen âge. Leurs robes étaient de deux couleurs, ou, comme on disait alors, mi-parties de rouge et de violet. Un journal inédit de la Fronde par Dubuisson-Aubenay (Bibl. Maz., ms. in-fol., H, 1719) nous montre le prévôt des marchands et les échevins allant dans ce costume à la rencontre de Louis XIV, le 18 août 1649: « Sur les trois heures, le prévôt des marchands, le sieur Féron, à cheval en housse de velours, avec sa robe de velours rouge cramoisi, mi-partie de velours violet cramoisi du côté gauche, précédé de deux huissiers de l'hôtel de ville aussi à cheval, en housse, vêtus de robes de drap ainsi mi-parties, et suivi de cinq ou six échevins, pareillement en housse comme lui et vêtus de robes de velours plein ainsi mi-parties, et des procureurs du roi et greffier de l'hôtel de ville, vêtus l'un d'une robe de velours violet cramoisi plein, l'autre d'une de velours rouge cramoisi plein, aussi en housse, et de près de cent principaux bourgeois de la ville, aussi à cheval et en housse, allèrent par ordre jusqu'à la croix qui penche près de Saint-Denys, au-devant de Sa Majesté. »

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l'élection du prévôt des marchands n'était plus qu'une formalité, comme on peut s'en convaincre en lisant le récit d'une de ces élections dans le journal de l'avocat Barbier, à la date du 17 août 1750 .

NOTE III. MORT DE MADAME. §

Saint-Simon dit que personne n'a douté que Madame (Henriette d'Angleterre, première femme du frère de Louis XIV) n'eût été empoisonnée et même grossièrement. Il raconte, dans la suite du chapitre, les détails de ce prétendu empoisonnement. Il est de l'équité historique de ne pas oublier les témoignages opposés. Nous ne pouvons que les indiquer rapidement, mais cette note suffira pour prouver que le doute est, au moins, permis. On y verra aussi que Saint-Simon a eu tort d'affirmer, comme il le fait p. 225, que Madame était alors d'une très bonne santé.

Presque tous les contemporains, de la mort de Madame, arrivée en 1670, cinq ans avant la naissance de Saint-Simon, attestent que cette princesse mourut des suites d'une imprudence qui brisa sa constitution, depuis longtemps débile et profondément altérée. Les médecins, dont nous avons les rapports, s'étonnèrent qu'elle n'eût pas succombé plus tôt aux vices de son organisation, qu'aggravait encore un mauvais régime. Ils appellent cholera-morbus la maladie qui l'emporta en quelques heures. Valot, premier médecin du roi, soutenait que, depuis trois ou quatre ans, elle ne vivait que par miracle. Ce sont les paroles mêmes de la dépêche adressée par Hugues de Lyonne à l'ambassadeur de France en Angleterre . Le témoignage des médecins qui furent chargés de faire l'ouverture du corps de Madame et de rechercher les causes de sa mort fut unanime. Ils déclarèrent qu'il n'y avait point eu d'empoisonnement, sans quoi l'estomac en aurait porté des traces, tandis qu'on le trouva en état excellent.

Si l'attestation officielle des médecins et des ministres paraît suspecte, on ne peut rejeter le témoignage de contemporains désintéressés. Mademoiselle répète la déclaration des médecins: « Sur les bruits que je viens de dire, l'on fit assembler tous les médecins du roi, de feu Madame et de Monsieur, quelques-uns de Paris, celui de l'ambassadeur d'Angleterre, avec tous les habiles chirurgiens qui ouvrirent Madame. Ils lui trouvèrent les parties nobles bien saines ce qui surprit tout le monde, parce qu'elle était délicate et quasi toujours malade. Ils demeurèrent d'accord qu'elle était morte d'une bile échauffée. L'ambassadeur d'Angleterre y était présent, auquel ils firent voir qu'elle ne pouvait être morte que d'une colique qu'ils appelèrent un cholera-morbus.  »

Un magistrat, qui notait jour par jour les événements remarquables avec une complète impartialité, Olivier d'Ormesson, parle de même des causes de la mort de Madame: après avoir rappelé les principaux détails de cet événement, il écrit dans son Journal: « L'on parla aussitôt de poison, par toutes les circonstances de la maladie et par le mauvais ménage qui était entre Monsieur et elle, dont Monsieur était fort offensé et avait raison. Le soir, le corps fut ouvert en présence de l'ambassadeur d'Angleterre et de plusieurs médecins qu'il avait choisis, quelques-uns Anglais avec les médecins du roi. Le rapport fut que la formation de son corps était très mauvaise, un de ses poumons attaché au côté et gâté, et le foie tout desséché sans sang, une quantité extraordinaire de bile répandue dans tout le corps et l'estomac entier; d'où l'on conclut que ce n'est pas poison; car l'estomac aurait été percé et gâté. »

Mais ce qui est plus remarquable, c'est qu'un médecin qui n'avait pas de caractère officiel et qui, par humeur, était plus porté à soupçonner le mal qu'à croire au bien, Gui Patin, attribue aussi la mort de Madame à une cause naturelle. Un mois après l'événement, il écrivait : « On parle encore de la mort de Mme la duchesse d'Orléans. Il y en a qui prétendent par une fausse opinion qu'elle a été empoisonnée. Mais la cause de sa mort ne vient que d'un mauvais régime de vivre, et de la mauvaise constitution de ses entrailles. Il est certain que le peuple, qui aime à se plaindre et à juger de ce qu'il ne connaît pas, ne doit pas être cru en telle matière. Elle est morte, comme je vous ai dit, par sa mauvaise conduite (mauvais régime), et faute de s'être bien purgée selon le bon conseil de son médecin, auquel elle ne croyait guère, ne faisant rien qu'à sa tête. » Ce qui donne plus d'autorité au témoignage de Gui Patin, c'est que six ans avant la mort de Madame, dans une lettre du 26 septembre 1664, il parlait déjà de la mauvaise constitution de cette princesse : « Mme la duchesse d'Orléans, écrivait-il à Falconet, est fluette, délicate et du nombre de ceux qu'Hippocrate dit avoir du penchant à la phtisie. Les Anglais sont sujets à leur maladie de consomption, qui en est une espèce, une phtisie sèche ou un flétrissement de poumon. » L'autorité de Gui Patin suffirait pour prouver combien le doute est permis en pareille matière. On peut y ajouter la Relation de la maladie, mort et ouverture du corps de Madame, par l'abbé Bourdelot, et l'opinion de Valot sur les causes de la mort de Madame . Ces médecins, avec lesquels Gui Patin est si rarement d'accord, rejettent, comme lui, l'empoisonnement, parmi les contes populaires.

Je terminerai l'énumération des autorités contemporaines qui repoussent le bruit de l'empoisonnement de Madame par la lettre de Bossuet, qui assista cette princesse à ses derniers moments; elle est datée de juillet 1670 : « Je crois que vous avez su que je fus éveillé, la nuit du dimanche au lundi, par ordre de Monsieur, pour aller assister Madame, qui était à l'extrémité, à Saint-Cloud, et qui me demandait avec empressement. Je la trouvai avec une pleine connaissance, parlant et faisant toutes choses sans trouble, sans ostentation, sans effort et sans violence, mais si bien et si à propos, avec tant de courage et de piété que j'en suis encore hors de moi. Elle avoir déjà reçu tous les sacrements, même l'extrême-onction, qu'elle avait demandée au curé qui lui avait apporté le viatique, et qu'elle pressait toujours, afin de les recevoir avec connaissance. Je fus une heure auprès d'elle, et lui vis rendre les derniers soupirs en baisant le crucifix, qu'elle tint à la main, attaché à sa bouche, tant qu'il lui resta de force. Elle ne fut qu'un moment sans connaissance. Tout ce qu'elle a dit au roi, à Monsieur et à tous ceux qui l'environnaient était court, précis, et d'un sens admirable. Jamais princesse n'a été plus regrettée ni plus admirée; et ce qui est plus merveilleux est que, se sentant frappée, d'abord elle ne parla que de Dieu, sans témoigner le moindre regret. Quoiqu'elle sût que sa mort allait être assurément très agréable à Dieu, comme sa vie avoir été très glorieuse par l'amitié et la confiance de deux grands rois, elle s'aida, autant qu'elle put, en prenant tous les remèdes avec coeur; mais elle n'a jamais dit un mot de plainte de ce qu'ils n'opéraient pas, disant seulement qu'il fallait mourir dans les formes.

« On a ouvert son corps, avec un grand concours de médecins, de chirurgiens et de toute sorte de gens, à cause qu'ayant commencé à sentir des douleurs extrêmes, en buvant trois gorgées d'eau de chicorée, que lui donna la plus intime et la plus chère de ses femmes, elle avait dit d'abord qu'elle était empoisonnée. M. l'ambassadeur et tous les Anglais qui sont ici l'avaient presque cru; mais l'ouverture du corps fut une manifeste conviction du contraire, puisque l'on n'y trouva rien de sain que l'estomac et le coeur, qui sont les premières parties attaquées par le poison; joint que Monsieur, qui avait donné à boire à Mme la duchesse de Meckelbourg, qui s'y trouva, acheva de boire le reste de la bouteille, pour rassurer Madame; ce qui fut cause que son esprit se remit aussitôt, et qu'elle ne parla plus de poison que pour dire qu'elle avait cru d'abord être empoisonnée par méprise. Ce sont les propres mots qu'elle dit à M. le maréchal de Grammont. »

De ces témoignages, auxquels on doit joindre celui de Mme de La Fayette, la compagne assidue et l'amie intime d'Henriette d'Angleterre, dont elle a écrit la vie, on doit conclure que la duchesse d'Orléans était d'une santé depuis longtemps altérée, et que la plupart des contemporains ont rejeté le bruit d'empoisonnement adopté par la crédulité populaire. Ainsi Saint-Simon a eu tort d'affirmer que personne n'a douté de l'empoisonnement, et d'ajouter que Madame était alors d'une très bonne santé.

Tome IV §

CHAPITRE PREMIER. §

Le roi de Pologne défait par le roi de Suède qui y perd le duc d'Holstein-Gottorp, son beau-frère. — Landau investi par les Impériaux. — Désertion du prince d'Auvergne, pendu en Grève en effigie. — Artifices inutiles des Bouillon. — Siège de Landau par le prince Louis de Bade, défendu par Mélac, où le roi des Romains arrive et le prend. — Électeur de Bavière se déclare pour la France et l'Espagne. — Mort du comte de Soissons; son caractère et sa famille. — Canaples et son mariage avec Mlle de Vivonne. — Mort du duc de Coislin; son caractère; ses singularités. — Duc de Coislin et Novion, premier président du parlement, à une thèse. — Novion premier président. — Mélac; sa récompense; son caractère; sa fin. — Mort de Petit, médecin de Monseigneur; Boudin en sa place. — Maréchal de Villeroy libre sans rançon. — Madame à la comédie publique.

Il y avait longtemps que la Pologne était le théâtre des plus fâcheux troubles. Les succès du roi de Suède, à qui le czar, allié du roi de Pologne, n'avait pu résister, firent naître à ce jeune conquérant le dessein de détrôner son ennemi. Il remporta sur lui une victoire complète, vers la mi-août, à dix lieues de Cracovie, qui achemina fort ce grand dessein, et le roi de Pologne ne s'y croyant plus en sûreté, se hâta de gagner la Saxe avec peu de suite. La victoire fut sanglante, et acheva d'irriter le roi de Suède par la mort du duc d'Holstein-Gottorp, son beau-frère, tué à ses côtés, qu'il aimait uniquement, et dont, dans le transport de sa douleur, il jura de tirer la plus grande vengeance.

Le roi ne recevait pas de meilleures nouvelles du Rhin que de Flandre. Brisach, Fribourg, le fort de Kehl, Philippsbourg, rendus par la paix de Ryswick, resserraient extrêmement notre armée, et le palatin, beau-frère de l'empereur, intimement lié à lui et mal avec le roi, qui avait protégé hautement contre lui les droits de Madame, avait farci son pays deçà le Rhin de troupes, et favorisé les retranchements du Spirebach qu'on a vus si glorieux au maréchal de Choiseul, et qui présentement nous arrêtaient tout court, et ôtaient à notre armée la communication de Landau et la subsistance des vastes et fertiles plaines qui de là s'étendent jusqu'à Mayence. Le marquis d'Huxelles et Mélac, gouverneur de Landau, en avaient écrit tout l'hiver voyant ces préparatifs. Landau ne valait rien; on l'avait augmenté, par l'avis de M. le maréchal de Lorges d'un ouvrage sur une hauteur qui commandait, mais avec cela la place était encore mauvaise. Huxelles vint lui-même remontrer le danger de laisser accommoder le Spirebach aux ennemis, et de ne pas mieux garnir Landau, dont la garnison n'était presque que de régiments nouveaux. On était encore dans ce désir effréné de paix qui en donnait espérance contre toute raison, et, pour le Rhin comme pour la Flandre, dans cette léthargie qui devint sitôt après funeste. On répondit au marquis d'Huxelles qu'on n'était en peine de rien de ce côté-là, et qu'on était bien assuré que le siège de Landau était une chimère à laquelle il ne serait seulement pas songé. On s'y trompa comme sur la Flandre.

Catinat n'eut pas plutôt assemblé sa médiocre armée sous Strasbourg, que sur la fin de juin il apprit que Landau était investi, et qu'il sut que le Spirebach était une barrière qui de la montagne au Rhin lui ôtait toute communication avec cette place, et ne lui laissait d'espace à se promener que le court espace depuis Strasbourg jusqu'à ce retranchement accommodé et garni à ne rien craindre. Ce fut donc à y pirouetter, et à subsister aux dépens de la basse Alsace, que Catinat passa la campagne.

Le prince d'Auvergne servait dans cette armée avec son régiment de cavalerie: c'était un gros garçon fort épais et fort désagréable, extrêmement rempli de sa naissance et des chimères nouvelles de sa famille. De quatre frères, il était, pour ainsi dire, le seul par l'exhérédation, et tout à l'heure par la mort de l'aîné, et par la prêtrise des deux autres. Son père avait avec lui des procédés fort durs, et bien que juridiquement condamné en plusieurs tribunaux de faire raison à ses enfants des biens de leur mère, ils n'en pouvaient rien arracher. Une visite que le prince d'Auvergne alla faire au cardinal de Bouillon dans son exil, en entrant en campagne, lui tourna apparemment la tête. Un beau jour qu'il était de piquet, il alla visiter les gardes du camp, et quand il y fut, piqua des deux et déserta aux ennemis comme un cavalier. Il avait laissé sur sa table une lettre pour Chamillart, par laquelle d'un style haut et troublé il lui marquait que, ne pouvant obtenir de quoi vivre, il s'en allait en chercher en Bavière, auprès de la soeur de son père, veuve sans enfants d'un oncle paternel de l'électeur. Ce n'était pas pourtant qu'il n'eût six mille livres de pension du roi. Il alla en effet à Munich; il y fut peu, passa en Hollande, et dans le cours de l'hiver fut fait major général dans les troupes de la république.

S'il ne se fût agi que de subsistance, il aurait pu représenter sa situation au roi, lui en demander, ou la permission d'aller vivre à Berg-op-Zoom sans servir contre lui. Mais les chimères de son oncle l'avaient séduit. Il voyait trois fils au duc de Bouillon. Il pouvait être dangereux de trop multiplier une suite de cadets, dont le rang de prince étranger pourrait fatiguer, et qui serait mal soutenu par des établissements. Celui de Berg-op-Zoom, qui n'était rien en France qu'un revenu en temps de paix, avait une décoration en Hollande, par l'étendue et la dignité de ce marquisat. Le prince d'Auvergne l'illustrait encore par le rang que sa maison avait en France, et par les établissements de son père et de ses oncles. Il se flattait surtout d'y être distingué par sa parenté avec le feu roi Guillaume et le prince de Nassau, gouverneur héréditaire de Frise, étant arrière-petit-fils de la maréchale de Bouillon, fille du célèbre prince d'Orange, fondateur de la république des Provinces-Unies. Enfin il comptait de rassembler en sa faveur les créatures du roi Guillaume dans les troupes et dans l'État, et d'y pouvoir être aidé et décoré par les nombreux parents de la maison de Hohenzollern, dont était sa mère, répandus dans la basse Allemagne. Il espéra de faire aisément une figure considérable avec tous ces appuis, et pour se concilier la faveur du pensionnaire Heinsius, maître en Hollande, et des autres principales créatures du roi Guillaume, qui lui étaient unies, et qui comme Heinsius avaient hérité de la haine de leur stathouder pour le roi et pour la France, et ôter de plus toute sorte d'ombrage, il préféra la voie de la désertion à toute autre de s'aller établir en Hollande.

J'avance ici de près d'une année la suite de cette désertion, pour n'avoir plus à y revenir. Elle fit grand bruit; les Bouillon la blâmèrent, mais plaignirent son malheur. Ils appuyèrent sur sa retraite à Munich, pour la rendre moins criminelle; ils trouvèrent que la manière n'était que sottise sans mauvaise intention. Le roi, qui ne crut pas y perdre grand'chose, et qui aimait M. de Bouillon, laissa tomber la chose, et le monde, séduit par cet exemple et par les amis des Bouillon, se tourna à la compassion et bientôt au silence. Il se rompit quand on le vit au service de Hollande; le roi en fut piqué. Cette démarche lui fut présentée par M. de Bouillon, comme le comble de leur douleur, mais en même temps comme l'effet d'une jeunesse brave, et honteuse de l'oisiveté au milieu des feux de la guerre, et toujours parmi des gens de guerre. Avec ce tour adroit, la colère du roi fut émoussée; mais bientôt après, le prince d'Auvergne se lâcha en propos fort licencieux pour plaire à ses nouveaux maîtres, se montra plus cruel qu'aucun des ennemis au sac de Venloo, qu'ils reprirent cette même campagne, et allait partout montrant son épée, qu'il criait être celle de M. de Turenne, et qu'il rendrait aussi fatale à la France qu'elle y avait été victorieuse. Ce coup ne put être paré, et le roi voulut que le procès fût fait et parfait à ce déserteur.

Les Bouillon hors d'espérance de l'empêcher, et accoutumés à tirer des honneurs et des distinctions des félonies et des ignominies, osèrent travailler à obtenir que ce procès fût fait en forme de pairie, ou au moins avec des différences d'un particulier. C'est ce qui était inconnu au parlement et contre toutes ses règles. Le rang de prince étranger, accordé par l'échange de Sedan, était le principal obstacle qui en avait jusqu'alors empêché l'enregistrement au parlement, qui ne reconnaît la qualité de prince que dans les princes du sang, ni de rang et de distinction que ceux du royaume. Cette barrière n'ayant pu s'enfreindre, MM. de Bouillon se rabattirent à faire pitié au roi par leur douleur, et par celle qui se renouvellerait longtemps tous les jours, si l'affaire, d'abord instruite et jugée au Châtelet, puis portée au parlement, leur en faisait essuyer toutes les longueurs, et firent si bien par leur artifice qu'elle alla droit au parlement. Elle n'y dura pas: il y fut rendu un arrêt qui condamna ce déserteur, dans les termes les plus communs à tous les plus simples particuliers, à être pendu, et, en attendant qu'il pût être appréhendé au corps, à être pendu en effigie, ce qui fut exécuté en place de Grève, en plein jour; et le tableau inscrit de son nom et de l'arrêt y demeura trois jours à la potence. Mais pour que MM. de Bouillon ne pussent tirer avantage d'avoir évité le Châtelet, le premier président, avisé par ses amis les Noailles, de longue main en procès et ennemis des Bouillon, fit écrire sur les registres du parlement, que ce procès criminel avait été directement porté à la grand'chambre, et jugé par elle et la Tournelle assemblées seulement, ce qui se pratique à l'égard de tout noble accusé de crime, non par aucune distinction particulière, mais eu égard à la qualité du crime, comme on en use aussi pour celui de duel: tellement que MM. de Bouillon n'eurent que les deux potences des deux fils du comte d'Auvergne, à peu d'années de distance l'une de l'autre, sans que leur hardiesse et leur intrigue en ait pu tirer aucun fruit.

Le siège de Landau n'avançait pas autant que le prince Louis de Bade qui le faisait l'avait espéré, et Mélac, gouverneur de la place, profitait de tout pour en allonger la défense. On se repentit trop tard de n'y avoir pas pourvu à temps. On voulut le réparer. Villars eut ordre de mener un très gros détachement de l'armée de Flandre à Catinat, et celui-ci de tout tenter pour secourir la place. Lé roi des Romains y était arrivé pour faire à ce siège ses premières armes, et, suivant la coutume allemande, la reine son épouse l'avait accompagné et alla tenir sa cour à Heidelberg, en attendant la fin de la campagne. Catinat et Villars cherchèrent tous les moyens possibles de pénétrer jusqu'à Landau, mais le Spirebach, de longue main bien retranché et garni du Rhin jusqu'aux montagnes, leur parut impénétrable. Ils ne trouvèrent pas plus de facilité par derrière les montagnes; tellement qu'ils mandèrent à la cour qu'il n'y fallait pas songer. Là-dessus Catinat reçut ordre d'envoyer Villars vers Huningue avec la plus grande partie de son armée, pour donner de la jalousie aux Impériaux et entreprendre même ce que l'occasion lui pourrait offrir. L'électeur de Bavière venait de se déclarer: il offrait d'amener vingt-cinq mille hommes sur les bords du Rhin; on voulait le favoriser et le joindre; ce fut l'objet de cette division de l'armée de Catinat vers le haut Rhin. Cependant Landau, à bout de tout, et ouvert de toutes parts, capitula le 10 septembre, ayant tenu plus d'un mois au delà de toute espérance. Les conditions furent telles que Mélac les proposa, et les plus honorables et avantageuses en considération de son admirable défense. Le roi des Romains lui fit l'honneur de le faire manger à sa table, et voulut qu'il vît son armée et qu'elle lui rendît tous ceux des feld-maréchaux. Peu de jours après, il retourna à Vienne avec la reine sa femme.

De part et d'autre le siège fut meurtrier, et le comte de Soissons y mourut en peu de jours d'une blessure qu'il y reçut. Il était frère aîné du prince Eugène et neveu paternel et cadet de ce fameux muet le prince de Carignan; le prince Louis de Bade et le comte de Soissons étaient enfants du frère et de la soeur. Le comte de Soissons père était fils du prince Thomas, qui a fait tant de bruit et de mouvements en France et en Savoie, fils et frère de ses ducs, et mari de la dernière princesse du sang de la branche de Soissons, soeur du comte de Soissons tué à la bataille de la Marfée, dite de Sedan, qu'il venait de gagner. Le comte de Soissons Savoie, neveu de ce prince du sang, attiré en France par les biens de sa mère et les établissements que son père y avait eus, y avait épousé une Mancini, nièce du cardinal Mazarin, pour laquelle, au mariage du roi, il inventa la charge de surintendante de la maison de la reine; et en même temps de la reine mère qui, non plus que toutes les autres reines, n'en avait jamais eu, pour son autre nièce Martinozzi, femme du prince de Conti. La brillante faveur, les disgrâces, les étranges aventures de la comtesse de Soissons qui la firent fuir à Bruxelles ne sont pas de mon sujet. Elle fut fort accusée d'avoir fait empoisonner son mari à l'armée, en 1673. Il était gouverneur de Champagne et colonel général des Suisses et Grisons. Sa soeur la princesse de Bade fut longtemps dame du palais de la reine, qui n'eut et ne prétendit jamais aucune préférence sur les duchesses et les princesses de la maison de Lorraine, qui étaient aussi dames du palais, et qui toutes roulaient ensemble sans distinction entre elles et faisaient le même service. Elle eut part à la disgrâce de la princesse de Carignan sa mère, et fut remerciée. Le prince Louis de Bade, si connu à la tête des armées de l'empereur, était filleul du roi, et avait passé en France sa première jeunesse.

Le comte de Soissons, sans père et ayant sa mère en situation de n'oser jamais revenir en France, y fut élevé par la princesse de Carignan, sa grand'mère, avec le prince Eugène et d'autres frères qu'il perdit, et ses soeurs dont j'ai parlé lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne. C'était un homme de peu de génie, fort adonné à ses plaisirs, panier percé qui empruntait volontiers et ne rendait guère. Sa naissance le mettait en bonne compagnie, son goût en mauvaise. À vingt-cinq ans, amoureux fou de la fille bâtarde de La Cropte-Beauvais, écuyer de M. le Prince le héros, il l'épousa au désespoir de la princesse de Carignan, sa grand'mère, et de toute sa parenté. Elle était belle comme le plus beau jour, et vertueuse, brune, avec ces grands traits qu'on peint aux sultanes et à ces beautés romaines, grande, l'air noble, doux, engageant, avec peu ou point d'esprit. Elle surprit à la cour par l'éclat de ses charmes qui firent en quelque manière pardonner presque au comte de Soissons; l'un et l'autre doux et fort polis.

Elle était si bien bâtarde, que M. le Prince, sachant son père à l'extrémité, à qui on allait porter les sacrements, monta à sa chambre dans l'hôtel de Condé pour le presser d'en épouser la mère; il eut beau dire et avec autorité et avec prières, et lui représenter l'état où, faute de ce mariage, il laissait une aussi belle créature que la fille qu'il en avait eue, Beauvais fut inexorable, maintint qu'il n avait jamais promis mariage à cette créature, qu'il ne l'avait point trompée, et qu'il ne l'épouserait point; il mourut ainsi. Je ne sais où, dans la suite, elle fut élevée ni où le comte de Soissons la vit. La passion de l'un et la vertu inébranlable de l'autre fit cet étrange mariage.

On a vu en son temps comment le comte de Soissons était sorti de France, et comment il avait été rebuté partout où il avait offert ses services. Ne sachant plus où donner de la tête, il eut recours à son cadet le prince Eugène et à son cousin le prince Louis de Bade, qui le firent entrer au service de l'empereur, où il fut tué presque aussitôt après. Sa femme, qui fut inconsolable et qui était encore belle à surprendre, se retira en Savoie dans un couvent éloigné de Turin où M. de Savoie enfin voulut bien la souffrir. Leurs enfants, dont le prince Eugène voulait faire les siens, sont tous morts à la fleur de leur âge, en sorte que le prince Eugène, qui avait deux abbayes et n'a point été marié, a fini cette branche sortie du fameux duc Charles-Emmanuel, vaincu par Louis XIII en personne au célèbre pas de Suse.

Canaples, frère du feu duc et maréchal de Créqui, était le dernier de cette branche de la maison de Blanchefort depuis la mort du marquis de Créqui son neveu. Son père était puîné des ducs de Lesdiguières et frère du grand-père du duc de Lesdiguières, resté aussi seul de cette branche, et neveu à la mode de Bretagne de Canaples. Le duc de Créqui n'avait laissé que la duchesse de La Trémoille, et son duché-pairie, érigé pour lui en 1663, auquel ses frères n'avaient point été appelés, éteint, celui de Lesdiguières passait à toute la branche de Créqui qui en sortait, et Canaples en assurant ses biens aux enfants du maréchal de Créqui son frère, s'était opiniâtrement réservé ses droits à cet égard. Il était cadet du duc de Créqui, et aîné du maréchal; il avait soixante-quinze ans lorsque la branche du maréchal de Créqui fut éteinte par la mort du marquis de Créqui à Luzzara. Tout aussitôt Canaples, plus riche qu'il n'était par cette succession, et ayant toujours le duché de Lesdiguières en tête, malgré la jeunesse et la santé de celui qui en était revêtu, et de sa femme, fille du maréchal de Duras, qui n'avaient point encore d'enfants, voulut se marier pour continuer la race. C'était un homme si borné que jamais ses frères n'en avaient pu rien faire. Le maréchal de Villeroy, fils d'une Créqui de la branche de Lesdiguières et son cousin germain, lui procura le commandement de son gouvernement de Lyon à la mort de l'archevêque son oncle qui l'avait eu toute sa vie. Canaples n'y sut jamais ce qu'il faisait, jusque-là que les dames qui allèrent au-devant de Mme la duchesse de Bourgogne au pont Beauvoisin, et qui séjournèrent quelque temps à Lyon, me contèrent au retour qu'elles y avaient rencontré Canaples dans les rues allant au pas et donnant des bénédictions à droite et à gauche. Il l'avait vu faire ainsi à l'archevêque Saint-Georges qui y était lors, et avait succédé à l'oncle de Villeroy. Canaples croyait de son droit d'en faire autant, et prétendait aussi donner les dimissoires et se mêler de la discipline intérieure du clergé. Il fit enfin tant de sottises, quoique le meilleur homme du monde, qu'il fallut bien l'en retirer. Il revint donc ennuyer la cour et la ville et toujours fort paré.

Il songea, voulant se marier sur la mort de son neveu, à Mlle de Vivonne, qui n'était plus jeune, et qui n'avait que beaucoup d'esprit, de vertu et de naissance, et pas un denier vaillant. Le maréchal de Vivonne, frère de Mme de Montespan, était mort, tellement ruiné que sa veuve, dont il avait eu des biens immenses, et qui avait aussi bien mangé de son côté, vivait à grand'peine dans la maison de son intendant. Mlle de Vivonne, soeur du feu duc de. Mortemart gendre de M. Colbert, et soeur de la duchesse d'Elboeuf et de Mme de Castries, était auprès de Mme de Montespan qui l'avait retirée chez elle, et qui lui donnait jusqu'à ses habits; elle la trouva trop heureuse d'épouser ce vieillard pour avoir du pain, et fit le mariage. Comme il commençait à s'ébruiter, le cardinal de Coislin en parla à Canaples qu'il trouvait bien vieux pour se marier. Il lui dit qu'il voulait avoir des enfants. « Des enfants ! monsieur, lui répliqua le cardinal; mais elle est si vertueuse! » La compagnie éclata de rire, d'autant plus que le cardinal, très pur dans ses moeurs, l'était singulièrement aussi dans ses discours. Le sien fut vrai, et le mariage fut stérile.

Le duc de Coislin mourut fort peu après, qui fut une grande affliction pour le cardinal son frère, et une perte pour tous les honnêtes gens. C'était un très petit homme sans mine, mais l'honneur, la vertu, la probité même et la valeur même, qui, avec de l'esprit, était un répertoire exact et fidèle avec lequel il y avait infiniment et très curieusement à apprendre, d'une politesse si excessive qu'elle désolait, mais qui laissait place entière à la dignité. Il avait été lieutenant général avec réputation et mestre de camp général de la cavalerie après Bussy-Rabutin, de la disgrâce duquel il ne voulut pas profiter pour la fixation du prix, et qu'il vendit et quitta le service brouillé avec M. de Louvois. C'était, avec tant de bonnes qualités qui lui conservèrent toujours une véritable considération et de la distinction du roi, un homme si singulier que je ne puis me refuser d'en rapporter quelques traits.

Un des rhingraves, prisonnier à un combat où se trouva le duc de Coislin, lui échut; il lui voulut donner son lit, par composition un matelas. Tous deux se complimentèrent tant et si bien qu'ils couchèrent tous deux par terre des deux côtés du matelas. Revenu à Paris, le rhingrave, qui avait eu liberté d'y venir, le fut voir. Grands compliments à la reconduite; le rhingrave, poussé à bout, sort de la chambre et ferme la porte par dehors à double tour. M. de Coislin n'en fait point à deux fois; son appartement n'était qu'à quelques marches du rez-de-chaussée; il ouvre la fenêtre, saute dans la cour et se trouve à la portière du rhingrave avant lui, qui crut que le diable l'avait porté là. Il était vrai pourtant qu'il s'en démit le pouce; Félix, premier chirurgien du roi, le lui remit. Étant guéri, Félix retourna voir comment cela allait, et trouva la guérison parfaite. Comme il sortait, voilà M. de Coislin à vouloir lui ouvrir la porte, Félix à se confondre et à se défendre. Dans ce conflit, tirant tous deux la porte, le duc quitta prise subitement et remue sa main; c'est que son pouce s'était redémis; et il fallut que Félix y travaillât sur-le-champ. On peut croire qu'il en fit le conte au roi, et qu'on en rit beaucoup.

On ne tarirait point sur ses civilités outrées. Nous le rencontrâmes à un retour de Fontainebleau, Mme de Saint-Simon et moi, à pied avec M. de Metz, son fils, sur le pavé de Ponthierry, où son carrosse s'était rompu; nous envoyâmes les prier de monter avec nous. Les messages ne finissant point, je fus contraint de mettre pied à terre malgré la boue, et de l'aller prier de monter dans mon carrosse. M. de Metz rageait de ses compliments, et enfin le détermina. Quand il eut consenti, et qu'il n'y eut plus qu'à gagner mon carrosse, il se mit à capituler et à protester qu'il n'ôterait point la place à ces demoiselles; je lui dis que ces demoiselles étaient deux femmes de chambre, bonnes de reste à attendre que son carrosse fût raccommodé, et à venir dedans; nous eûmes beau faire, M. de Metz et moi, il lui fallut promettre qu'il en demeurerait une avec nous. Arrivés au carrosse, ces femmes de chambre descendirent, et pendant les compliments, qui ne furent pas courts, je dis au laquais qui tenait la portière de la fermer dès que je serais monté, et d'avertir le cocher de marcher sur-le-champ. Cela fut fort bien exécuté; mais à l'instant voilà M. de Coislin à crier qu'il s'allait jeter si on n'arrêtait pour prendre cette demoiselle, et tout aussitôt à l'exécuter si étrangement que j'eus peine à me jeter à temps à la ceinture de ses chausses pour le retenir; et lui, le visage contre le panneau de la portière en dehors, criait qu'il se jetterait, et tirait contre moi. À cette folie, je criai d'arrêter; il se remit à peine et maintint qu'il se serait jeté. La demoiselle femme de chambre fut rappelée, qui, en allant au carrosse rompu, avait amassé force crotte qu'elle nous apporta et qui pensa nous écraser, M. de Metz et moi, dans ce carrosse à quatre.

Son frère, le chevalier de Coislin, rustre, cynique et chagrin, tout opposé à lui, se vengea bien un jour de l'ennui de ses compliments. Les trois frères, avec un quatrième de leurs amis, étaient à un voyage du roi. À chaque logis les compliments ne finissaient point, et le chevalier s'en désespérait. Il se trouva à une couchée une hôtesse de bel air et jolie, chez qui ils furent marqués. La maison bien meublée, et la chambre d'une grande propreté. Grands compliments en arrivant, plus encore en partant. M. de Coislin alla voir son hôtesse dans la, chambre où elle s'était mise. Ils crurent qu'ils ne partiraient point. Enfin les voilà en carrosse et le chevalier de Coislin beaucoup moins impatient qu'à son ordinaire. Ses frères crurent que la gentillesse de l'hôtesse et l'agrément du gîte lui avaient pour cette fois adouci les moeurs. À trois lieues de là et qu'il pleuvait bien fort, voilà tout à coup le chevalier de Coislin qui se met à respirer au large et à rire. La compagnie, qui n'était pas accoutumée à sa belle humeur, demande à qui il en a; lui à rire encore plus fort. À la fin il déclare à son frère qu'au désespoir de tous ses compliments à tous les gîtes, et poussé à bout par ceux du dernier, il s'était donné la satisfaction de se bien venger, et que, pendant qu'il était chez leur hôtesse, il s'en était allé dans la chambre où son frère avait couché et y avait tout au beau milieu poussé une magnifique selle, qui l'avait d'autant plus soulagé qu'on ne pouvait douter dans la maison qu'elle ne fût de celui qui avait occupé cette chambre. Voilà le duc de Coislin outré de colère, les autres morts de rire. Mais le duc furieux, après avoir dit tout ce que le désespoir peut inspirer, crie au cocher d'arrêter, et au valet de chambre d'approcher, veut monter son cheval et retourner à l'hôtesse se laver du forfait ou accuser et déceler le coupable. Ils virent longtemps l'heure qu'ils ne pourraient l'empêcher, et il en fut plusieurs jours tout à fait mal avec son frère .

À un voyage que le roi fit à Nancy, il lui arriva deux aventures d'une autre espèce. Le duc de Créqui, qui n'était point en année, se trouva mal logé en arrivant à Nancy. Il était brutal et accoutumé à l'être bien davantage par l'air de faveur et d'autorité où il s'était mis à la cour; il s'en alla déloger le duc de Coislin, qui, en arrivant un moment après, trouva ses gens sur le pavé, dont il apprit la cause. Les choses alors étaient sur un autre pied: M. de Créqui était son ancien, il ne dit mot; mais de ce pas, il s'en va avec tous ses gens à la maison marquée pour le maréchal de Créqui, lui fait le mémé trait qu'il venait d'essuyer de son frère et s'établit; arrive le maréchal de Créqui, dont l'impétuosité s'alla jeter sur la maison de Cavoye, qu'il délogea à son tour, pour lui apprendre à faire les logements de manière à éviter ces cascades.

Le duc de Coislin avait la fantaisie de ne pouvoir souffrir qu'on lui donnât le dernier, plaisanterie qui fait courre après celui qui l'a donné et qui ne passe guère la première jeunesse. M. de Longueville, en ce même lieu de Nancy où la cour séjourna quelque temps, donna le mot à deux de ses pages qui lui portaient des flambeaux; et, comme chacun se retirait là à pied du coucher du roi, touche le duc de Coislin, lui dit qu'il a le dernier et se met à courir, et le duc de Coislin après. Le devant un peu gagné, M. de Longueville se jette dans une porte, voit passer devant M. de Coislin courant tant qu'il pouvait, et s'en va tranquillement se coucher, tandis que les pages avec leurs flambeaux menèrent M. de Coislin aux quatre coins et au milieu de la ville, tant que n'en pouvant plus il quitta prise et s'en alla chez lui tout en eau; ce fut une plaisanterie dont il fallut bien rire, mais qui ne lui plut pas trop.

Une aventure plus sérieuse, et à laquelle il n'y avait pas moyen de s'attendre, montra qu'il savait bien prendre son parti. Le second fils de M. de Bouillon, qui par la mort de son aîné fut duc de Bouillon après son père, et avait en attendant porté le nom du duc d'Albret, père du duc de Bouillon d'aujourd'hui, était élevé pour l'Église et soutenait une thèse en Sorbonne en grand apparat. En ces temps-là les princes du sang allaient aux cérémonies des personnes distinguées. M. le Prince, M. le Duc, depuis prince de Condé, et MM. les princes de Conti, les deux frères enfants, étaient à cette thèse. M. de Coislin y arriva incontinent après, et, comme il était alors tout à la queue des ducs, il laissa plusieurs fauteuils entre lui et le coin aboutissant à celui des prélats. Les princes du sang avaient les leurs hors de rang, en face de la chaire de celui qui présidait à la thèse. Arrive Novion, premier président, avec plusieurs présidents à mortier, qui, complimentant les princes du sang, se glisse au premier fauteuil joignant le coin susdit. Le duc de Coislin, bien étonné de cette folie, le laisse asseoir, et comme en s'asseyant il tourne la tête vers le cardinal de Bouillon, assis dans le fauteuil joignant ce même coin à la tête du côté des prélats, M. de Coislin se lève, prend un fauteuil, le plante devant le premier président et s'assied; cela se fit si brusquement qu'il fut plus tôt exécuté qu'aperçu. Aussitôt grande rumeur, et M. de Coislin à serrer le premier président du derrière de sa chaise à l'empêcher de remuer, et se tenant bien ferme dans le sien. Le cardinal de Bouillon essaya de s'entremettre; M. de Coislin répondit qu'il était où il devait être, puisque le premier président oubliait ce qu'il lui devait, qui, interdit de l'affront et de la rage de l'essuyer sans pouvoir branler, ne savait que faire. Les présidents à mortier, bien effarouchés, murmuraient fort entre eux; enfin le cardinal de Bouillon d'un côté, et ses frères par le bas bout où ils faisaient les honneurs, allèrent à M. le Prince le supplier de vouloir bien faire en sorte de terminer cette scène, qui cependant faisait taire l'argument. M. le Prince alla au duc de Coislin qui lui fit excuse de ce qu'il ne se levait point, mais qui ne voulait point désemparer son homme. M. le Prince blâma fort le premier président ainsi en présence, puis proposa à M. de Coislin de se lever pour laisser au premier président la liberté de se lever aussi et de sortir. M. de Coislin résista et ne menaçait pas moins que de le tenir là toute la thèse. Vaincu enfin par les prières de M. le Prince et des Bouillon, il consentit à se lever, à condition que M. le Prince se rendrait garant que le premier président sortirait à l'instant, et qu'en se levant il n'aurait point quelque autre tour de passe-passe à en craindre, ce fut le terme dont il se servit. Novion balbutiant en donna sa parole; le duc dit qu'il la méprisait trop et lui aussi pour la recevoir et qu'il voulait celle de M. le Prince; il la donna. Aussitôt M. de Coislin se lève, range son fauteuil en disant au premier président: « Allez-vous-en, monsieur, allez-vous-en; » qui sortit aussi dans la dernière confusion, et alla regagner son carrosse avec les présidents à mortier, en même temps M. de Coislin prit sa chaise, la porta où elle était d'abord et s'y remit.

M. le Prince aussitôt lui vint faire compliment, les trois autres princes du sang aussi, et tout ce qu'il y avait là de plus considérable à leur exemple. J'oubliais que d'abord MM. de Bouillon avaient employé la ruse et fait avertir M. de Coislin qu'on le demandait à la porte pour quelque chose de pressé, et qu'il répondit, en montrant le premier président derrière lui: « Rien de si pressé que d'apprendre à M. le premier président ce qu'il me doit, et rien ne nie fera sortir d'ici, que M. le premier président que voilà derrière moi n'en sorte le premier. » Le duc de Coislin demeura là encore un argument entier, puis s'en alla chez lui. Les quatre princes du sang l'allèrent voir le jour même, et la plupart de tout ce qui avait vu ou su son aventure, en sorte que sa maison fut pleine jusque fort tard.

Le lendemain il alla au lever du roi, qui, par des gens revenus de Paris après la thèse, avait su ce qui s'était passé. Dès qu'il vit le duc de Coislin, il lui en parla, et, devant toute la cour, le loua de ce qu'il avait fait, et blâma le premier président en le taxant d'impertinent qui s'oubliait, terme fort éloigné de la mesure des paroles du roi. Son lever fini, il fit entrer le duc dans son cabinet, et se fit non seulement conter, mais figurer la chose; cela finit par dire au duc de Coislin qu'il lui ferait justice; puis manda le premier président à qui il lava la tête, lui demanda où il avait pris qu'il pût disputer quoi que ce fût aux ducs hors la séance du parlement, sur quoi il ne décidait rien encore, et lui ordonna d'aller chez le duc de Coislin à Paris lui demander pardon, et le trouver, non pas aller simplement à sa porte. Il est aisé de comprendre la honte et le désespoir où se sentit Novion d'avoir à faire une démarche si humiliante et après ce qui venait de lui arriver; il fit parler au duc de Coislin par le duc de Gesvres et par d'autres, et fit si bien en vingt-quatre heures que le duc de Coislin', content de son avantage et d'être le maître de faire subir au premier président toute la rigueur du commandement qu'il avait reçu à son égard, eut la générosité de l'en dispenser et de se charger encore envers le roi d'avoir fermé sa porte au premier président, qui, sûr de n'être pas reçu, alla chez lui avec moins de répugnance. Le roi loua fort le duc de Coislin de ce procédé, qui [fut cause] que le premier président n'osa se plaindre.

C'était la vérité même que le duc de Coislin. Il était fort des amis de mon père, il me recevait avec bonté, amitié, et parlait volontiers devant moi. Je lui ai ouï faire ce récit entre beaucoup d'autres anecdotes curieuses, et ce récit même plusieurs fois à moi, puis devant moi à d'autres personnes. C'était un homme tellement sensible, que le cardinal son frère obtint sa survivance de premier aumônier pour l'abbé de Coislin, sans avoir jamais laissé apercevoir à son frère qu'il songeât à la demander, dans la crainte que, s'il était, refusé, il n'en fût trop fortement touché; et qu'il avait aussi obtenu du roi, par la même raison, de ne jamais refuser son frère pour Marly, en sorte qu'il ne demandait jamais sans y aller. La vérité est qu'il n'en abusait pas. Il n'était pas fort vieux, mais perdu de goutte, qu'il avait quelquefois jusqu'aux yeux, au nez et a la langue, et dans cet état sa chambre ne désemplissait pas de la meilleure compagnie de la cour et de la ville, et dès qu'il pouvait marcher, il allait à la ville et à la cour, où il était aimé généralement et, considéré et compté. Il était fort pauvre, sa mère très riche l'ayant survécu. Il ne laissa que deux fils et la duchesse de Sully, et il vit toute la fortune de son frère et de son second fils.

Ce premier président de Novion était un homme vendu à l'iniquité, à qui l'argent et les maîtresses obscures faisaient tout faire. On gémit longtemps au palais de ses caprices, et les plaideurs de ses injustices. Devenu plus hardi, il se mit à changer les arrêts en les signant, et à prononcer autrement qu'il n'avait été opiné à l'audience. À la fin, des conseillers, surpris que tout un côté eût opiné comme ils avaient ouï prononcer, en demandèrent raison à leurs confrères. Ceux-ci à leur tour furent étrangement surpris ayant cru que ce côté avait pris l'opinion qui avait formé l'arrêt, lequel se trouva ainsi de la seule voix du premier président; leur attention se réveilla, et ils trouvèrent que la même chose n'était plus rare. Ils s'informèrent aux rapporteurs et aux greffiers. Ces derniers s'étaient bien souvent aperçus de quelque chose, mais ils n'avaient osé parler. Enfin, encouragés par les conseillers, ils revirent les arrêts des procès par écrit, signés par le premier président, ils les montrèrent aux rapporteurs; il s'en trouva plusieurs d'extrêmement altérés. Les plaintes en furent portées au roi, et si bien prouvées, qu'il commanda à Novion de se retirer, et tout à la fin de 1689 Harlay fut mis en sa place. Il avait succédé à Lamoignon en 1678, de la femme duquel il était cousin germain. Il vécut encore quatre ans dans l'abandon et dans l'ignominie, et mourut à sa campagne sur la fin de 1693, à soixante-treize ans. Nous verrons son petit-fils en la même place, très indigne de toutes celles par lesquelles il passa.

La cour était à Fontainebleau du 19 septembre. Mélac y arriva et salua le roi le 4 octobre, et, le lendemain au soir, fut longtemps avec le roi et Chamillart chez Mme de Maintenon. Chamillart le mena de là chez lui, et lui détailla ce que le roi lui donnait, qui avec la continuation de ses appointements de gouverneur de Landau, et quinze mille livres de pension pour l'avoir si bien défendu, montait à trente-huit mille livres de rente. Mélac, loué et caressé du roi, applaudi de tout le monde, crut avoir mérité des honneurs. Il insista encore plus lorsqu'il les vit donner incontinent après, comme je vais le rapporter, à qui n'eût pas eu le temps de les aller chercher de l'autre côté du Rhin, si Landau n'eût tenu plus de six semaines au delà de toute espérance. Mélac outré de douleur se retira à Paris. Il n'avait ni femme ni enfants. Il s'y retira avec quatre ou cinq valets, et s'y consuma bientôt de chagrin dans une obscurité qu'il ne voulut adoucir par aucun commerce.

C'était un gentilhomme de Guyenne, de beaucoup d'esprit, même fort orné, de beaucoup d'imagination, et dont le trop de feu nuisait quelquefois à ses talents pour la guerre, et souvent à sa conduite particulière, bon partisan, hardi dans ses projets, et concerté dans son exécution, surtout fort désintéressé. Il n'avait de patrie que l'armée et les frontières, et toute sa vie avait fait la guerre, été et hiver, presque toujours en Allemagne. La manie de se rendre terrible aux ennemis l'avait rendu singulier; il avait réussi à faire peur de son nom par ses fréquentes entreprises, et à tenir alerte vingt lieues à sa portée de pays ennemi. Il se divertissait à se faire croire sorcier à ces peuples, et il en plaisantait le premier. Il était assez épineux et très fâcheux à ceux qu'il soupçonnait de ne lui vouloir pas de bien, et trop facile à croire qu'on manquait d'égards pour lui. D'ailleurs, doux et très bon homme, et qui souffrait tout de ses amis; fort commode et jamais incommode à un général et à tous ses supérieurs, mais fort peu aux intendants; sans intrigue et sans commerce avec le secrétaire d'État de la guerre, et comme il avait les mains fort nettes, fort libre sur ce qui ne les avait pas; sobre, simple et particulier; toujours ruminant ou parlant guerre avec une éloquence naturelle, et un choix de termes qui surprenait, sans en chercher aucun. Il était particulièrement attaché à MM. de Duras et de Lorges, surtout à mon beau-père, qui me le recommanda autant que je le pourrais, quand il ne serait plus. Il prit de travers une politesse du chevalier d'Asfeld chez le maréchal de Choiseul, contre lequel il s'emporta étrangement en présence de plusieurs officiers généraux. M. de Chamilly m'en vint avertir. J'allai trouver le maréchal, qui aurait pu le punir et de la chose et du manque de respect chez lui, mais qui voulut bien ne pas songer à ce qui le regardait. Je vis après Mélac, et je ne puis mieux témoigner combien il était endurant pour ses amis que de dire que je ne le ménageai point, jusqu'à en être honteux à mon âge et seulement colonel, et lui lieutenant général ancien et en grande réputation. Il m'avoua son tort et fit tout ce que je voulus. Chamilly, le marquis d'Huxelles et plusieurs autres continrent le chevalier d'Asfeld, depuis maréchal de France comme eux, et parvinrent à faire embrasser Mélac et lui, et jamais depuis il n'en a été mention entre eux. À tout prendre, Mélac était un excellent homme de guerre, et un bon et honnête homme; pauvre, sobre et frugal, et passionné pour le bien public.

Pelletier de Sousy, tiercelet de ministre par sa direction des fortifications qui lui donnait un logement partout, jusqu'à Marly, pour son travail réglé seul avec le roi, le devint encore davantage par la place distinguée d'un des deux conseillers au conseil royal des finances, qui vaqua par la mort de Pomereu de l'opération de la taille. Ce dernier était fort considéré, fort droit, et celui des conseillers d'État qui avait le plus d'esprit et de capacité, d'ailleurs grand travailleur, bon homme et honnête homme. Il était extrêmement des amis de mon père et était demeuré des miens. C'était un feu qui animait tout ce qu'il faisait, mais allait quelquefois trop loin, et il y avait des temps où sa famille faisait en sorte qu'il ne voyait personne. Après cela il n'y paraissait pas. C'est le premier intendant qu'on ait hasardé d'envoyer en Bretagne et qui trouva moyen d'y apprivoiser la province.

Une autre mort serait ridicule à mettre ici sans des raisons qui y engagent. C'est celle de Petit, qui était fort vieux, et depuis grand nombre d'années médecin de Monseigneur. Il avait de l'esprit, du savoir, de la pratique et de la probité, et cependant il est mort sans avoir jamais voulu admettre la circulation du sang. Cela m'a pari assez singulier pour ne le pas omettre. L'autre raison est que sa charge fut donnée à Boudin, duquel il n'est pas temps de rien dire, mais dont il n'y aura que trop à parler, et pour des choses très importantes.

Le roi reçut à Fontainebleau la nouvelle de la liberté du maréchal de Villeroy. Peu après que l'empereur fut informé du cartel réglé en Italie, il lui fit mander qu'il était libre et ne voulut point galamment qu'il payât sa rançon, qui avait à cinquante mille livres. Cette liberté coûta cher doublement à la France, mais elle fut très agréable au roi. Le maréchal eut ordre d'attendre un officier chargé de le conduire de la part de l'empereur à travers l'armée du prince Eugène.

On vit à Fontainebleau une nouveauté assez étrange : Madame à la comédie publique dans la deuxième année de son deuil de Monsieur. Elle en fit d'abord quelque façon; mais le roi lui dit que ce qui se passait chez lui ne devait pas être considéré comme le sont les spectacles publics.

CHAPITRE II. §

Situation de Catinat. — Disposition de Villars. — Bataille de Friedlingen. — Villars fait seul maréchal de France. — Retour de Catinat et sa retraite. — Caractère de Villars. — Mort de M. le maréchal de Lorges. — Son éloge.

Catinat avait eu grande occasion de s'apercevoir, à la tête de l'armée du Rhin, des suites d'un éclaircissement qui lui avait mérité les plus grandes louanges du roi, mais qui avait convaincu son ministre et commis Mme de Maintenon. Tous les moyens lui manquèrent, et le dépit de faire malgré lui une campagne honteuse le rendit mystérieux et chagrin jusqu'à mécontenter les officiers généraux, et les plus distingués d'entre les particuliers de son armée. La nécessité de secourir l'électeur de Bavière déclaré et molesté par les Impériaux, celle aussi d'en être secouru, fit résoudre de tenter le passage du Rhin; il fut proposé à Catinat, peut-être avec peu de moyens et de troupes, je dis peut-être, parce que je ne le sais pas, et que je ne fais que le soupçonner, sur le refus qu'il fit de s'en charger. À son défaut, Villars, qui vit la fortune au bout de ce passage, l'accepta, sûr de ne rien risquer, en manquant même ce que Catinat avait refusé de tenter; mais en habile homme, il voulut être en force, et outre ce qui était venu de Flandre qu'il avait été recevoir de Chamarande à mi-chemin, Blainville lui amena encore un gros détachement de la même armée de Flandre. Il y joignit ce qu'il voulut de l'armée du Rhin, qui devenue par là un détachement elle-même, se retrancha sous Strasbourg, et peu à peu s'y trouva réduite à dix bataillons et à fort peu d'escadrons, en sorte que Catinat se mit dans Strasbourg, en attendant tristement le succès du passage que Villars allait tenter, le départ du roi des Romains pour retourner à Vienne, et ce que deviendrait son armée après la prise de Landau.

Villars marcha droit à Huningue, visita les bords du Rhin, et choisit l'établissement de son pont vis-à-vis d'Huningue, à l'endroit d'une île assez spacieuse pour s'en servir utilement, le grand bras du Rhin entre lui et l'île, et le plus petit entre elle et l'autre côté du Rhin où était la petite ville de Neubourg, retranchée et tenue par les Impériaux qui avaient là un camp volant, et qui avaient donné pendant toute la campagne, l'inquiétude à Catinat de passer le Rhin et de faire le siège d'Huningue, sans toutefois avoir songé à l'exécuter, pour ne rien détacher de celui de Landau. Ce parti pris, Villars fit travailler tout à son aise, mais fort diligemment, à son pont jusqu'à l'île. Il était arrivé le 30 septembre; ce pont fut l'affaire de moins de vingt-quatre heures. Le 1er octobre, à midi, il fit passer dessus quarante pièces de canon avec Champagne et Bourbonnais qu'il établit dans l'île, et fit travailler à son autre pont. Dès qu'il fut achevé, il fit passer des travailleurs soutenus par ses grenadiers qui tirèrent une ligne parallèle au Rhin à la tête du pont, malgré les faibles efforts des ennemis pour l'empêcher, incommodés du feu de l'artillerie et des quinze cents hommes qui étaient dans l'île, et de force petits bateaux chargés de grenadiers. Dans cette posture, Villars, maître d'achever de passer le Rhin, voulut attendre des nouvelles de l'électeur de Bavière, et cependant le prince Louis de Bade et la plupart de ses officiers généraux vinrent se retrancher à Friedlingen. Le 12 octobre Laubanie, avec un détachement de la garnison du Neuf-Brisach, passa le Rhin dans de petits bateaux, et emporta la petite ville de Neubourg l'épée à la main, s'y établit et y fut suivi par notre pont de M. de Guiscard avec vingt escadrons et dix bataillons. Le prince Louis sur cette nouvelle ne douta pas que Villars ne voulût faire là son passage, quitta Friedlingen et marcha à Neubourg le 14 au matin. Ce même matin, à sept heures, Villars, averti de cette marche, sortit de Huningue, fit diligemment passer tout ce qu'il avait de troupes en deçà par son pont dans l'île. La cavalerie passa à gué l'autre petit bras du Rhin et l'infanterie sur le second pont, qu'il avait remué à temps et porté vis-à-vis Friedlingen avec son artillerie.

Là-dessus le prince Louis, qui était en marche, fit retourner toutes ses troupes, qui étaient quarante-deux escadrons avec son infanterie; cinq, de ses escadrons firent le tour d'une petite montagne escarpée de notre côté, pour en gagner la crête par derrière, et les trente-sept autres marchèrent à Villars plus tôt qu'il ne s'attendait à les voir. Il n'avait que trente-quatre escadrons, parce qu'il en avait détaché six pour aller joindre Guiscard à Neubourg. Trois charges mirent en désordre la cavalerie impériale, qui fut reçue par six bataillons frais qui la soutinrent. Leurs autres bataillons s'étaient postés sur la montagne, dont il fallut les déloger en allant à eux par les vignes et l'escarpement qui était de notre côté. Ainsi ce fut un combat bizarre ou la cavalerie et l'infanterie de part et d'autre agit tout à fait séparément.

Cette attaque de la montagne, conduite par Desbordes, lieutenant général, qui avait été gouverneur de Philippsbourg, et qui y fut tué, ne put l'être qu'avec quelque désordre par les coupures et la raideur de la montagne, tellement que les troupes, essoufflées et un peu rompues en arrivant, ne purent soutenir une infanterie ensemble et reposée, qui leur fit perdre du terrain et regagner le bas avec plus de désordre qu'elles n'avaient monté. Avec les dispositions tout cela prit du temps, de manière que Villars, qui était demeuré au bas de la montagne et avait perdu de vue sa cavalerie entière qui était alors à demi lieue de lui après celle de l'empereur, crut la bataille perdue, et perdit lui-même la tramontane, sous un arbre où il s'arrachait les cheveux de désespoir, lorsqu'il vit arriver Magnac, premier lieutenant général de cette armée, qui accourait seul au galop avec un aide de camp après lui. Alors Villars, ne doutant plus que tout ne fût perdu, lui cria: « Eh bien! Magnac, nous sommes donc perdus? » À sa voix, Magnac poussa à l'arbre, et bien étonné de voir Villars en cet état : « Eh, lui dit-il, que faites-vous donc là et où en êtes-vous? ils sont battus et tout est à nous. » Villars à l'instant recogne ses larmes, court avec Magnat à l'infanterie qui combattait celle des ennemis qui l'avait suivie du haut de cette petite montagne, criant tous deux victoire. Magnat avait mené la cavalerie, avait battu et poursuivi l'impériale près de demi lieue jusqu'à ces six bataillons frais qui l'avaient protégée, mais qui n'ayant pu soutenir la furie de nos escadrons, s'étaient retirés peu à peu avec les débris de la cavalerie impériale, et Magnac alors, n'ayant plus à les pousser dans les défilés qui se présentaient, inquiet de notre infanterie dont il n'avait ni vent ni nouvelles, était revenu de sa personne la chercher et voir ce qu'il s'y passait, enragé de ne l'avoir pas à portée de ces défilés pour achever sa victoire, et d'y voir échapper les débris de la cavalerie impériale et ces six bataillons qui l'avaient sauvée. Lui et Villars avec leurs cris de victoire rendirent un nouveau courage à notre infanterie, devant laquelle, après plusieurs charges, celle des ennemis se retira et fut assez longtemps poursuivie. Villars paya d'effronterie; et Magnac n'osa conter leur bizarre aventure que tout bas; mais quand il vit que Villars se donnait tout l'honneur, et plus encore quand il lui en vit recevoir la récompense sans y participer en rien, il éclata à l'armée, puis à la cour, où il fit un étrange bruit; mais Villars, qui avait le prix de la victoire et Mme de Maintenon pour lui, n'en fit que secouer l'oreille. On verra parmi les Pièces le compte qu'il en rendit au roi, aussitôt après l'action, qui s'appela la bataille de Friedlingen, qu'il ajuste comme il peut . Outre Desbordes, lieutenant général tué, Chavanne, brigadier d'infanterie, le fut aussi; et parmi les blessés, le duc d'Estrées, Polignac, Chamarande, lieutenant général, Coetquen et le fils du comte du Bourg, la plupart légèrement.

Villars, qui sentit le besoin qu'il avait d'appui, fit un trait de courtisan. Le lendemain de la bataille, il fut joint par quelques régiments de cavalerie de ce qui restait autour de Strasbourg, que Catinat lui envoyait encore. De ce nombre était le comte d'Ayen; Villars lui proposa de porter au roi les drapeaux et les étendards, et le comte d'Ayen l'accepta, malgré tout ce que Biron lui put dire du ridicule de porter les dépouilles d'un combat où il ne s'était point trouvé. Mais tout était bon et permis au neveu de Mme de Maintenon, dont la faveur n'empêcha pas la huée de toute l'armée, dont les lettres à Paris se trouvèrent pleines de l'aventure de Magnac et de moqueries sur le comte d'Ayen. Mais elles arrivèrent trop tard, leur affaire était faite. Choiseul, qui avait épousé une soeur de Villars, fut chargé de la nouvelle et de sa lettre pour le roi; il arriva le matin du mardi 17 octobre à Fontainebleau, et combla le roi de joie de sa victoire, d'avoir un passage sur le Rhin, et de pouvoir compter sur une prompte jonction avec l'électeur de Bavière. Le lendemain matin le comte d'Ayen arriva aussi, et par le détail, les drapeaux et les étendards augmenta fort la joie. Mais quand on sut qu'il ne s'était point trouvé à l'action, le ridicule fut grand, et sa faveur contraignit peu les brocards. Choiseul eut force louanges du roi du compte qu'il avait rendu. Il eut le régiment qu'avait le chevalier de Scève et mille pistoles. Il n'était que capitaine de cavalerie.

Le 20 octobre un courrier de Villars soutint habilement la bonne humeur du roi. Il lui manda la perte des ennemis bien plus grande qu'on ne la croyait, tous les villages des environs de Friedlingen pleins de leurs blessés, sept pièces de canon trouvées abandonnées, le prince d'Anspach, deux princes de Saxe, et le fils de l'administrateur de Wurtemberg blessés et prisonniers, enfin leur armée tellement dispersée qu'elle n'avait pas mille hommes ensemble. Biron détaché avec trois mille chevaux au-devant de l'électeur de Bavière, et Villars occupé à établir des forts et des postes au delà du Rhin, et à y rétablir la redoute vis-à-vis d'Huningue détruite par la paix de Ryswick.

Le samedi matin, 21 octobre, le comte de Choiseul fut redépêché à Villars avec un paquet du roi. On a vu en son lieu la source impure mais puissante de la protection de Mme de Maintenon pour lui. Le roi à son dîner le même jour le déclara seul maréchal de France. Il y voulut ajouter du retour. Le dessus du paquet fut suscrit: «  M. le marquis de Villars, et dedans une lettre de la propre main du roi, fermée et suscrite: À mon cousin le maréchal de Villars. Choiseul en eut la confidence avec défense de la faire à personne, pas même à son beau-frère en lui remettant le paquet. Le roi voulut qu'il ne sût l'honneur qu'il lui faisait que par l'inspection du second dessus. On peut juger de sa joie.

Celle de Catinat relaissé et délaissé dans Strasbourg ne fut pas la même. N'ayant plus rien à faire, ou plutôt n'étant plus rien, il obtint son congé et revint dans son carrosse à fort petites journées, comme un homme qui craint d'arriver. Il salua le roi le 17 novembre, qui le reçut médiocrement, lui demanda des nouvelles, de sa santé, et ne le vit point en particulier. Il n'alla point chez Chamillart. Il demeura un jour à Versailles et fort peu à Paris. Il se retira sagement en sa maison de Saint-Gratien, près Saint-Denis, où il ne vit plus que quelques amis particuliers, et ne sortit presque point de cette retraite; heureux s'il n'en était point sorti et qu'il eût su résister aux cajoleries du roi, pour reprendre le commandement d'une armée et se défier des suites d'un éclaircissement d'autant plus dangereux qu'il fut victorieux.

Le prince Louis, fort éloigné de la dissipation où Villars l'avait représenté, reparut incontinent avec une armée qui donna souvent de l'inquiétude de passer en deçà du Rhin. Le reste de la campagne se passa à s'observer et à chercher ses avantages. Parmi ceux du nouveau maréchal la jonction ne se fit point avec l'électeur de Bavière: ce prince avait pris Memmingen et plusieurs petites places pour s'élargir et se donner des contributions et des subsistances. Les armées se retirèrent dans leurs quartiers d'hiver; la nôtre repassa le Rhin, et bientôt après Villars eut ordre de demeurer à Strasbourg à veiller sur le Rhin.

Cet enfant de la fortune va si continuellement faire désormais un personnage si considérable qu'il est à propos de le faire connaître. J'ai parlé de sa naissance à propos de son père: on y a vu que ce n'est pas un fonds sur lequel il pût bâtir. Le bonheur et un bonheur inouï y suppléa pendant toute sa longue vie. C'était un assez grand homme, brun, bien fait, devenu gros en vieillissant, sans en être appesanti, avec une physionomie vive, ouverte, sortante, et véritablement un peu folle, à quoi la contenance et les gestes répondaient. Une ambition démesurée qui ne s'arrêtait pas pour les moyens; une grande opinion de soi, qu'il n'a jamais guère communiquée qu'au roi; une galanterie dont l'écorce était toujours romanesque; grande bassesse et grande souplesse auprès de qui le pouvait servir, étant lui-même incapable d'aimer ni de servir personne, ni d'aucune sorte de reconnaissance. Une valeur brillante, une grande activité, une audace sans pareille, une effronterie qui soutenait tout et ne s'arrêtait pour rien, avec une fanfaronnerie poussée aux derniers excès et qui ne le quittait jamais. Assez d'esprit pour imposer aux sots par sa propre confiance; de la facilité à parler, mais avec une abondance et une continuité d'autant plus rebutante, que c'était toujours avec l'art de revenir à soi, de se vanter, de se louer, d'avoir tout prévu, tout conseillé, tout fait, sans jamais, tant qu'il put, en laisser de part à personne. Sous une magnificence de Gascon, une avarice extrême, une avidité de harpie, qui lui a valu des monts d'or pillés à la guerre, et quand il vint à la tête des armées, pillés haut à la main et en faisant lui-même des plaisanteries, sans pudeur d'y employer des détachements exprès, et de diriger à cette fin les mouvements de son armée. Incapable d'aucun détail de subsistance, de convoi, de fourrage, de marche qu'il abandonnait à qui de ses officiers généraux en voulait prendre la peine; mais s'en donnant toujours l'honneur. Son adresse consistait à faire valoir les moindres choses et tous les hasards. Les compliments suppléaient chez lui à tout. Mais il n'en fallait rien attendre de plus solide. Lui-même n'était rien moins. Toujours occupé de futilités quand il n'en était pas arraché par la nécessité imminente des affaires. C'était un répertoire de romans, de comédies et d'opéras dont il choit à tout propos des bribes, même aux conférences les plus sérieuses. Il ne bougea tant qu'il put des spectacles avec une indécence de filles de ces lieux et du commerce de leur vie et de leurs galants qu'il poussa publiquement jusqu'à sa dernière vieillesse, déshonorée publiquement par ses honteux propos.

Son ignorance, et s'il en faut dire le mot, son ineptie en affaires, était inconcevable dans un homme qui y fut si grandement et si longtemps employé; il s'égarait et ne se retrouvait plus; la conception manquait, il y disait tout le contraire de ce qu'on voyait qu'il voulait dire. J'en suis demeuré souvent dans le plus profond étonnement et obligé à le remettre et à parler pour lui plusieurs fois, depuis que je fus avec lui dans les affaires pendant la régence; aucune, tant qu'il lui était possible, ne le détournait du jeu, qu'il aimait parce qu'il y avait toujours été heureux et y avait gagné très gros, ni des spectacles. Il n'était occupé que de se maintenir en autorité et laisser faire tout ce qu'il aurait dû faire ou voir lui-même. Un tel homme n'était guère aimable, aussi n'eut-il jamais ni amis ni créatures, et jamais homme ne séjourna dans de si grands emplois avec moins de considération.

Le nom qu'un infatigable bonheur lui a acquis pour des temps à venir m'a souvent dégoûté de l'histoire, et j'ai trouvé une infinité de gens dans cette même réflexion. Les siens ont eu l'imprudence de laisser paraître fort tôt après lui des Mémoires qu'on ne peut méconnaître de lui; il n'y a qu'à voir sa lettre au roi sur sa bataille de Friedlingen. Un récit embarrassé, mal écrit, sans exactitude, sans précision, expressément confus, voile tant qu'il peut le désordre qui pensa perdre son infanterie; son ignorance de ce que fit sa cavalerie; ne peint ni la situation, ni les mouvements, ni l'action, encore moins ce qui en fit la décision et la fin; et ses louanges générales et universelles, qui ne louent personne en ne marquant rien de particulier de personne, données au besoin qu'il se sentait de tous; n'en peuvent flatter aucun. Ses Mémoires ont la même confusion, et s'ils ont plus de détail, c'est pour faire plus de mensonges dont il se donne sans cesse pour le héros. J'étais bien jeune, et seulement mestre de camp d'un régiment de cavalerie en 1594 et les années suivantes; mais à la première, j'étais gendre du général de l'armée, et les autres dans la plus intime confiance du maréchal de Choiseul, qui succéda à mon beau-père. C'en est assez pour avoir très distinctement vu que les vanteries de ses Mémoires sur ces campagnes-là n'ont pas seulement la moindre apparence, et que tout ce qu'il y dit de lui est un roman. J'ai su des officiers principaux qui ont servi avec lui et sous lui dans les autres campagnes qu'il raconte, que tout y est mensonge, la plupart des faits entièrement controuvés, ou avec un fondement dont tout le reste est ajusté à ses louanges, et au blâme de ceux qui y ont le plus mérité pour leur dérober le mérite et se l'approprier. Il s'y trouve même des traits dont la hardiesse pue tellement la fausseté, qu'on est indigné de l'audace pour soi-même et que le héros prétendu ait osé espérer de se faire si grossièrement des dupes et des admirateurs. La soif d'en avoir l'a rendu coupable des plus noirs larcins de la gloire des maîtres, devant qui je l'ai vu ramper, et des calomnies les plus audacieuses et les plus follement hasardées.

À l'égard de ses négociations en Bavière et à Vienne, qu'il y décrit avec de si belles couleurs, j'en ai demandé des nouvelles à M. de Torcy, à qui lors il en rendait compte, et sur les ordres et les instructions duquel il avait uniquement à se régler. Torcy m'a protesté qu'il en avait admiré le roman, que tout y est mensonge, et qu'aucun fait et aucun mot n'en est véritable; il était lors ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, par qui elles passaient toutes, et le seul qui se fût préservé de partager, ou plutôt de soumettre son département à Mme de Maintenon. Sa droiture, sa probité, sa vérité n'ont jamais été douteuses en France ni dans les pays étrangers, et sa mémoire toujours exacte et nette.

Telle a été la vanité de Villars d'avoir voulu être un héros en tout genre dans la postérité, aux dépens des mensonges et des calomnies qui font tout le tissu du roman de ses Mémoires, et la folie de ceux qui se sont hâtés de les donner avant la mort des témoins des choses et des spectateurs d'un homme si merveilleux, qui avec tout son art, son bonheur sans exemple, les plus grandes dignités et les premières places de l'État, n'y a jamais été qu'un comédien de campagne, et plus ordinaire encore qu'un bateleur monté sur des tréteaux.

Tel fuit en gros Villars, à qui ses succès de guerre et de cour acquerront dans la suite un grand nom dans l'histoire, quand le temps l'aura fait perdre de vue lui-même et que l'oubli aura effacé ce qui n'est guère connu qu'aux contemporains. Il se retrouvera si souvent dans la suite de ces Mémoires qu'il y aura lieu de le reconnaître à divers traits de ce portrait, plus fidèle que la gloire qu'il a dérobée, et qu'à l'exemple du roi il a transmise à la postérité, non par des médailles et des statues, il était trop avare, mais par des tableaux dont il a tapissé sa maison, et où il n'a pas même oublié les choses les plus simples et jusqu'à sa séance tenant les états de Languedoc, lorsqu'il a commandé dans cette province. Je ne dis rien du ridicule extrême de ses jalousies, et des voyages de sa femme traînée sur les frontières. Il faut voiler ces misères; mais il est triste qu'elles influent sur l'État et sur les plus importantes opérations de la guerre, comme la Bavière le lui reprochera à jamais.

Parmi tant et de tels défauts, il ne serait pas juste de lui nier des parties. Il en avait de capitaine. Ses projets étaient hardis, vastes, presque toujours bons, et nul autre plus propre à l'exécution et aux divers maniements des troupes, de loin pour cacher son dessein et les faire arriver juste, de près pour se poster et attaquer. Le coup d'oeil, quoique bon, n'avait pas toujours une égale justesse, et dans l'action la tête était nette, mais sujette à trop d'ardeur, et par là même à s'embarrasser. L'inconvénient de ses ordres était extrême, presque jamais par écrit, et toujours vagues, généraux, et sous prétexte d'estime et de confiance, avec des propos ampoulés se réservant toujours des moyens de s'attribuer tout le succès, et de jeter les mauvais sur les exécuteurs. Depuis qu'il fut arrivé à la tête des armées, son audace ne fut plus qu'en paroles. Toujours le même en valeur personnelle, mais tout différent en courage d'esprit. Étant particulier, rien de trop chaud pour briller et pour percer. Ses projets étaient quelquefois plus pour soi que pour la chose, et par là même suspects; ce qui ne fut pas depuis pour ceux dont il devait être chargé de l'exécution, qu'il n'était pas fâché de rendre douteuse aux autres, quand c'était sur ceux qu'elle devait rouler. À Friedlingen il y allait de tout pour lui, peu à perdre, ou même à différer si le succès ne répondait pas à son audace, dans une exécution refusée par Catinat; le bâton à espérer s'il réussissait; mais quand il l'eut obtenu, le matamore fut plus réservé, dans la crainte des revers de fortune, laquelle il se promettait de pousser au plus haut, et il lui a été reproché depuis, plus d'une fois, d'avoir manqué des occasions uniques, sûres et qui se présentaient d'elles-mêmes. Il se sentait alors d'autres ressources.

Parvenu au suprême honneur militaire, il craignait d'en abuser à son malheur; il en voyait des exemples. Il voulut conserver la verdeur des lauriers qu'il avait dérobés par la main de la fortune, et se réserver ainsi l'opinion de faire la ressource des malheurs, ou des fautes des autres généraux. Les intrigues ne lui étaient pas inconnues; il savait prendre, le roi par l'adoration, et se conserver Mme de Maintenon par un abandon à ses volontés sans réserve et sans répugnance; il sut se servir du cabinet dont elle lui avait ouvert la porte; il y ménagea les valets les plus accrédités; hardiesse auprès du roi, souplesse et bassesse avec cet intérieur, adresse avec les ministres; et porté par Chamillart, dévoué à Mme de Maintenon, cette conduite suivie en présence, et suppléée par lettres, il se la crut plus utile que les hasards des événements de la guerre, comme aussi plus sûre. Il osa dès lors prétendre aux plus grands honneurs où les souterrains conduisent mieux que tout autre chemin, quand on est arrivé à persuader les distributeurs qu'on en est susceptible. Je ne puis mieux finir ce trop long portrait, où je crois pourtant n'avoir rien dit d'inutile, et dans lequel j'ai scrupuleusement respecté le joug de la vérité; je ne puis, dis-je, l'achever mieux que par cet apophtegme de la mère de Villars, qui, dans l'éclat de sa nouvelle fortune, lui disait toujours: « Mon fils, parlez toujours de vous au roi, et n'en parlez jamais à d'autres. » Il profita utilement de la première partie de cette grande leçon, mais non pas de l'autre, et il ne cessa jamais d'étourdir et de fatiguer tout le monde de soi.

L'époque de cette bataille de Friedlingen me fut celle d'une des plus sensibles afflictions que je pusse recevoir, par la perte que je fis de mon beau-père, à soixante-quatorze ans. Au milieu d'une santé d'ailleurs parfaite, il fut attaqué de la pierre, aux symptômes de laquelle on se méprit d'abord, ou plutôt on voulut bien se méprendre, dans le désir que ce ne la fût pas. Les derniers six mois de sa vie il ne put plus sortir de chez lui, où l'affection publique lui forma toujours plutôt une cour, par le nombre et la distinction des personnes, qu'une compagnie assidue. Le mal venu au point de ne le pouvoir méconnaître, la réputation d'un certain frère Jacques séduisit et le fit préférer aux chirurgiens pour l'opération. Ce n'était ni un moine ni un ermite, mais un homme bizarrement encapuchonné de gris, qui avait inventé une manière de faire la taille par à côté de l'endroit ordinaire, qui avait l'avantage d'être plus promptement faite et de ne laisser après aucune des fâcheuses incommodités qui sont très souvent les suites de cette opération faite à l'ordinaire. Tout est mode en France; cet homme-là y était lors tellement qu'on ne parlait que de lui. On fit suivre ses opérations pendant trois mois, et sur vingt personnes qu'il tailla il en mourut fort peu.

Pendant ce temps-là M. le maréchal de Lorges se dérobait au monde, et se préparait avec une grande fermeté et une résignation vraiment chrétienne. Le désir de sa famille et de conserver sa charge de capitaine des gardes du corps à son fils eurent plus de part que lui-même à cette résolution. Elle fut exécutée le jeudi 19 octobre à huit heures du matin, ayant la veille fait ses dévotions. Frère Jacques ne voulut ni conseil ni secours, que Milet, chirurgien-major de la compagnie des gardes du corps de M. le maréchal de Lorges, auquel il était fort attaché. Il se trouva une petite pierre, puis de gros champignons, et, dessous, une fort grosse pierre. Un chirurgien qui eût su autre chose qu'opérer de la main aurait tiré la petite pierre et en serait demeuré là pour lors. Il aurait fondu par des onguents ces excroissances de chair adhérentes à la vessie, qui s'en seraient allées par les suppurations, après quoi il aurait tiré la grosse pierre. La tête tourna au frère Jacques, qui n'était que bon opérateur de la main. Il arracha ces champignons. L'opération dura trois quarts d'heure, et fut si cruelle, que frère Jacques n'osa aller plus loin et remit à tirer la grosse pierre. M. le maréchal de Lorges la soutint avec un courage qui fut toujours tranquille. Fort peu après, Mme sa femme, qui fut la seule qu'on lui laissa voir de sa famille, s'étant approchée de lui, il lui tendit la main: « Me voilà, lui dit-il, dans l'état où on m'a voulu, » et, sur sa réponse pleine d'espérance: « Il en sera, ajouta-t-il, tout ce qu'il plaira à Dieu. » Toute la famille et quelques amis étaient dans la maison, qui augurèrent mal d'une opération si étrange. Le duc de Grammont, qui avait été depuis peu taillé par Maréchal, força la porte, annonça les accidents qui arriveraient coup sur coup, où il n'y aurait point de remède, et insista inutilement pour qu'on fît venir Maréchal ou d'autres chirurgiens. Jamais frère Jacques ne voulut, et la maréchale, qui craignait de le troubler, n'osa appeler personne. Le duc de Grammont ne fut que trop bon prophète; bientôt après frère Jacques lui-même demanda du secours. Il l'eut à l'instant, mais tout fut inutile. M. le maréchal de Lorges mourut le samedi 22 octobre, sur les quatre heures du matin, ayant toujours eu auprès de lui l'abbé Anselme, alors directeur et prédicateur fameux.

Le spectacle de cette maison fut terrible; jamais homme si tendrement et si universellement regretté, ni si véritablement regrettable. Outre ma vive douleur, j'eus à soutenir celle de Mme de Saint-Simon, que je crus perdre bien des fois; rien de comparable à son attachement pour son père, et à la tendresse qu'il avait pour elle; rien aussi de plus parfaitement semblable que leur âme et leur coeur. Il m'aimait comme son véritable fils, et je l'aimais et le respectais comme le meilleur père, avec la plus entière et la plus douce confiance.

Né troisième cadet d'une nombreuse famille, ayant perdu son père à l'âge de cinq ans, il porta les armes à quatorze. M. de Turenne, frère de sa mère, prit soin de lui comme de son fils, et dans la suite lui donna tous ses soins et toute sa confiance. L'attachement du neveu répondit tellement à l'amitié de l'oncle, qu'ils vécurent toujours ensemble, et furent considérés de tout le monde comme un père et un fils les plus étroitement unis. Des malheurs de temps et des engagements de famille entraînèrent M. de Lorges dans le parti de M. le Prince. Il le suivit même aux Pays-Bas; il servit sous lui de lieutenant général avec de grandes distinctions et s'acquit entièrement son estime. Instruit déjà par M. de Turenne, il se perfectionna sous M. le Prince et revint sous son oncle, qui se fit un plaisir et une étude de le rendre capable de commander dignement les armées, en l'employant dans les siennes à tout ce qu'il y avait de plus difficile et de plus important, M. de Lorges, jeune et bien fait, galant, fort dans le grand monde, pensait néanmoins sérieusement. Élevé dans le sein des protestants où il était né, et lié de la plus proche parenté et amitié avec leurs principaux personnages, il passa la moitié de sa vie sans se défier qu'ils pussent être trompés et pratiquant exactement leur religion. Mais à force de la pratiquer les réflexions vinrent, puis les doutes. Les préjugés de l'éducation et de l'habitude le retenaient: il était encore maîtrisé par l'autorité de sa mère qui en était une de l'Église protestante et par celle de M. de Turenne plus forte qu'aucune. Il était intimement lié d'amitié avec la duchesse de Rohan, l'âme du parti et le reste de ses derniers chefs, et avec ses célèbres filles, et son extrême tendresse pour la comtesse de Roye sa soeur, qui était infiniment attachée à sa religion, le contraignit extrêmement. Mais, parmi ces combats, il voulut être éclairci. Il trouva un grand secours dans un homme médiocre qui lui était attaché d'amitié, et qui, en étant fort estimé, s'était fait catholique. Mais M. de Lorges voulut voir par lui-même, quand il fut parvenu au point de se défier tout à fait de ce qu'il avait cru jusqu'alors.

Il prit donc le parti de feuilleter lui-même et de proposer ses doutes au célèbre Bossuet, depuis évêque de Meaux, et à M. Claude, ministre de Charenton et le plus compté parmi eux. Il ne les consultait que séparément, à l'insu l'un de l'autre, et leur portait comme de soi-même leurs réciproques réponses, pour démêler mieux la vérité. Il passa de la sorte toute une année à Paris, tellement occupé à cette étude qu'il avait comme disparu du monde, et que ses plus intimes, jusqu'à M. de Turenne, en étaient inquiets, et lui faisaient des reproches de ce qu'ils ne pouvaient parvenir à le voir. Sa bonne foi et la sincérité de sa recherche mérita un rayon de lumière. M. de Meaux lui prouva l'antiquité de la prière pour les morts, et lui montra dans Saint-Augustin que ce docteur de l'Église avait prié pour sainte Monique sa mère. M. Claude ne le satisfit point là-dessus, et ne s'en tira que par des défaites qui choquèrent la droiture du prosélyte et achevèrent de le déterminer. Alors il s'ouvrit au prélat et au ministre, du commerce qu'il avait depuis longtemps avec eux à l'insu l'un de l'autre; il les voulut voir aux mains, mais toujours dans le plus profond secret. Cette lutte acheva de convaincre son esprit par la lumière, et son coeur par les échappatoires peu droites qu'il remarqua souvent dans M. Claude, sur lesquelles après, tête à tête, il n'en put tirer de meilleures solutions.

Convaincu alors, il prit son parti, mais les considérations de ses proches l'arrêtèrent encore. Il sentait qu'il allait plonger le poignard dans le coeur des trois personnes qui lui étaient les plus chères, sa mère, sa soeur et M. de Turenne à qui il devait tout, et de qui il tenait tout jusqu'à sa subsistance. Cependant ce fut par lui qu'il crut devoir commencer. Il lui parla avec toute la tendresse, toute la reconnaissance, tout le respect du meilleur fils au meilleur père; et, après un préambule dont il sentit tout l'embarras, il lui fit toute la confidence de cette longue retraite dont il lui avoua enfin le fruit, et il assaisonna cette déclaration de tout ce qui en pouvait adoucir l'amertume. M. de Turenne l'écouta sans l'interrompre d'un seul mot, puis, l'embrassant tendrement, lui rendit confidence pour confidence, et l'assura qu'il avait d'autant plus de joie de sa résolution, que lui-même en avait pris une pareille après y avoir travaillé longtemps avec le même prélat que lui. On ne peut exprimer la surprise, le soulagement, la joie de M. de Lorges. M. de Meaux lui avait fidèlement caché qu'il instruisait M. de Turenne depuis longtemps, et à M. de Turenne ce qu'il faisait avec M. de Lorges. Fort peu de temps après, la conversion de M. de Turenne éclata. La délicatesse de M. de Lorges ne lui permit pas de se déclarer sitôt. Le respect du monde le contint encore cinq ou six mois dans la crainte qu'on ne le crut entraîné par l'exemple d'un homme de ce poids auquel tant de liens l'attachaient. Sans avoir jamais fait une profession particulière de piété distinguée, M. de Lorges regarda tout le reste de sa vie sa conversion comme son plus précieux bonheur. Il redoubla d'estime, d'amitié et de commerce avec M. Cotton qui en avait été la première cause; il vit tant qu'il vécut M. de Meaux très familièrement, et avec vénération et grande reconnaissance. Il abhorrait la contrainte sur la religion, mais il se portait avec zèle à persuader les protestants à qui il pouvait parler, et fut jusqu'à la mort régulier et même religieux dans sa conduite et dans la pratique de la religion qu'il avait embrassée, et ami des gens de bien. Il eut la douleur que la comtesse de Roye en pensa mourir de regret. Il n'y avait que la religion que tous deux se préférassent. Elle fut si outrée de ce changement, qu'elle ne le voulut voir qu'à [la] condition, qu'ils tinrent, de ne s'en parler jamais.

M. de Lorges porté par l'estime de M. le Prince et de M. de Turenne, et par son propre mérite, eut après les maréchaux de France les commandements les plus importants de la guerre de Hollande; il ne tint qu'à lui après le retour du roi de l'avoir en chef. Il en reçut la patente et l'ordre de faire arrêter le maréchal de Bellefonds, dont l'opiniâtreté était tombée en plusieurs désobéissances formelles coup sur coup aux ordres qu'il avait eus de la cour. M. de Lorges évita l'un et sauva l'autre, qui ne le sut que longtemps après, et d'ailleurs, et qui ne l'a jamais oublié. Je ne rougirai point de dire que toute l'Europe admira et célébra le combat et la savante retraite d'Altenheim, et la gloire de M. de Lorges qui y commandait en chef; en même temps qu'elle retentit de la mort de M. de Turenne. C'est un fait attesté par, toutes les histoires, les Mémoires et les lettres de ce temps-là. M. le Prince voulut bien la rehausser encore. « J'osa avouer, dit-il alors au milieu de l'armée de Flandre qu'il commandait, et d'où il eut ordre d'aller prendre la place de M. de Turenne, j'ose avouer que j'ai quelques actions, mais je dis avec vérité que j'en donnerais plusieurs de celles-là, et avoir fait celle que le comte de Lorges vient de faire à Altenheim. » Après un aussi grand témoignage, et qui fait autant d'honneur à M. le Prince qu'à M. de Lorges, ce serait affaiblir l'action d'Altenheim que s'y étendre; mais je ne puis m'empêcher de remarquer le grand homme en laissant le capitaine, et le grand homme que les Romains eussent également admiré. On trouvera que je ne dis pas trop, si on se représente la situation, l'étonnement, la désertion de l'armée de M. de Turenne au coup de canon qui l'emporta, la douleur extrême et subite de la perte de ce grand homme, dont M. de Lorges fut pénétré, et dont la sensibilité le devait rendre l'homme de toute l'armée le plus stupide et le plus incapable de penser et d'agir. Qu'on ajoute à tout ce que l'amitié, la tendresse, la reconnaissance, la confiance, la vénération fit d'impression à l'excellent coeur de ce neveu si chéri, ce qu'y durent opérer après les réflexions les plus tristes de la privation d'un tel appui à la porte de la fortune dont M. de Lorges n'avait pas reçu encore la moindre faveur et sans nul patrimoine, avec la perspective de la toute-puissance de Louvois, ennemi déclaré de M. de Turenne, et le sien particulier à cause de lui, il n'y en avait que trop sans doute pour terrasser le coeur et l'esprit d'un homme ordinaire, et pour confondre même les opérations d'un homme au-dessus du commun, devenu général tout à coup dans de si cruelles conjonctures.

Comblé d'honneur et de gloire, et l'étonnement de Montécuculli, M. de Lorges vit peu de jours après faire plusieurs maréchaux de France sans en être, et arriver quelques-uns d'eux à la suite de M. le Prince, à qui il remit le commandement de l'armée. On peut imaginer quelle fut pour lui cette amertume. Il eut la consolation que les armées et la cour crièrent publiquement à l'iniquité, et qu'aucun des nouveaux maréchaux, venus avec M. le Prince, n'osa lui donner l'ordre, ni prendre aucun commandement sur lui.

Le bruit extrême que fit cette injustice inquiéta Louvois qui en était l'auteur. Vaubrun, lieutenant général, avait été tué au combat d'Altenheim, et laissait vacant le commandement en chef d'Alsace, de plus de cinquante mille livres de rente. Louvois ne douta pas que ce morceau ne fût du goût d'un homme qui n'avait rien vaillant, et l'envoya à M. de Lorges; mais il fut étonné de se le voir rapporter par le même courrier, avec cette courte réponse, que ce qui était bon pour un cadet de Nogent ne l'était pas pour un cadet de Duras. Avec ce refus M. de Lorges avait pris son parti; c'était d'achever, comme il fit, la campagne dans l'éloignement, de ne s'y mêler de rien, avec hauteur, mais avec modestie, et dès qu'après son retour il aurait salué le roi et vu ses amis quelques jours, de se retirer à l'institution des pères de l'Oratoire, et là d'achever sa vie avec trois valets uniquement, dans une entière retraite et dans la piété. La campagne s'allongea jusque vers la fin de l'année. Il hâta peu son retour, et fut reçu comme le méritait sa gloire et son malheur. M. de La Rochefoucauld, son ami intime, et lors dans le fort de sa faveur, en prit occasion d'en parler au roi avec tant de force, que Louvois ne put parer le coup, et que M. de Lorges, qui ne l'avait pas voulu aller voir, fut fait maréchal de France seul, le 21 février 1676, presque aussitôt qu'il fut arrivé, avec un applaudissement qui n'a guère eu de semblable.

Alors il fallut changer de résolution, et se livrer à la fortune. Le bâton fut le premier bienfait qu'il en reçut; mais avec la gloire qui le lui procura il ne portait que douze mille livres de rente: c'était tout l'avoir du nouveau maréchal, sans aucune autre ressource. Il fut nommé en même temps pour être un des maréchaux de France qui devaient commander l'armée sous le roi en personne, qui avait résolu se rendre en Flandre, au commencement d'avril. Il fallait un équipage, et de quoi soutenir une dépense convenable et pressée. Cette nécessité le fit résoudre à un mariage étrangement inégal, mais dans lequel il trouvait les ressources dont il ne se pouvait passer pour le présent, et pour fonder une maison. Il y rencontra une épouse qui n'eut des yeux que pour lui malgré la différence d'âge, qui sentit toujours avec un extrême respect l'honneur que lui faisait la naissance et la vertu de son époux, et qui y répondit par la sienne, sans soupçon et sans tache, et par le plus tendre attachement. Lui aussi oublia toute différence de ses parents aux siens, et donna toute sa vie le plus grand exemple du plus honnête homme du monde avec elle, et avec toute sa famille, dont il se fit adorer. Il trouva de plus dans ce mariage une femme adroite pour la cour et pour ses manèges, qui suppléa à la roideur de sa rectitude, et qui, avec une politesse qui montrait qu'elle n'oubliait point ce qu'elle était née, joignait une dignité qui présentait le souvenir de ce qu'elle était devenue, et un art de tenir une maison magnifique, les grâces d'y attirer sans cesse la meilleure et la plus nombreuse compagnie, et, avec cela, le savoir-faire de n'y souffrir ni mélange, ni de ces commodités qui déshonorent les meilleures maisons, sans toutefois cesser de rendre la sienne aimable, par le respect et la plus étroite bienséance qu'elle y sut toujours maintenir et mêler avec la liberté.

Incontinent après ce mariage, M. le maréchal de Lorges en sentit la salutaire utilité; la fortune qui l'avait tant fait attendre sembla vouloir lui en payer l'intérêt. Le maréchal de Rochefort, capitaine des gardes du corps, mourut. Il était le favori de M. de Louvois, qui à la mort de M. de Turenne l'avait fait faire maréchal de France avec les autres, dont le François, fertile en bons mots, disait que le roi avait changé une pièce d'or en monnaie. Quoique M. de Duras fût déjà capitaine des gardes du corps, M. son frère fut choisi pour la charge qui vaqua et qu'il n'aurait pu payer, ni même y songer sans son mariage. Ainsi les deux frères, maréchaux de France, furent aussi tous deux capitaines des gardes du corps, égalité et conformité de fortune sans exemple.

Ce n'était pas que M. le maréchal de Lorges l'eût méritée par sa complaisance. Le roi à la tête de son armée couvrait Monsieur qui assiégeait Bouchain, et s'avança jusqu'à la cense d'Harrebise. Le prince d'Orange se trouva campé tout auprès, sans hauteur, ravin ni ruisseau qui séparât les deux armées. Celle du roi était supérieure, et reçut encore un renfort très à propos de l'armée devant Bouchain. Il semblait qu'il n'y avait qu'à marcher aux ennemis, pour orner le roi d'une importante victoire. On balança, on coucha en bataille, et le matin suivant, M. de Louvois fit tenir au roi un conseil de guerre, le cul sur la selle avec les maréchaux de France qui se trouvèrent présents, et deux ou trois des premiers et des plus distingués d'entre les lieutenants généraux; ils étaient en cercle, et toute la cour et les officiers généraux à une grande distance laissée vide. M. de Louvois exposa le sujet: de la délibération à prendre, et opina pour se tenir en repos. Il savait à qui il avait affaire, et il s'était assuré des maréchaux de Bellefonds, d'Humières et de La Feuillade. M. le maréchal de Lorges opina pour aller donner la bataille au prince d'Orange, et il appuya ses raisons, de manière qu'aucun de ce conseil n'osa les combattre; mais regardant M. de Louvois dont ils prirent une seconde fois l'ordre de l'oeil, ils persistèrent. M. le maréchal de Lorges insista, et de toutes ses forces représenta la facilité du succès, la grandeur des suites à une ouverture de campagne, et tout ce qui se pouvait tirer d'utile et de glorieux de la présence du roi, et il réfuta aussi les inconvénients allégués, avec une solidité qui n'eut aucune réplique. Le résultat fut que le roi lui donna force louanges, mais [dit] qu'avec regret il se rendait à la pluralité des avis. Il demeura donc là, sans rien entreprendre, tandis qu'il arriva du renfort au prince d'Orange.

Je ne sais quoi engagea à envoyer un trompette aux ennemis, et à préférer celui d'entre eux qui en avait le plus d'habitude. Il ne fut pas vingt-quatre heures; il rapporta au roi que le prince d'Orange lui avait fait voir son armée, et lui avait dit qu'il n'avait jamais eu si belle peur, ni plus de certitude d'être attaqué. Il se plut à lui expliquer les raisons de sa crainte, et de ce qu'il était perdu à coup sûr. Apparemment pour en donner plus de regret, et pour le plaisir de montrer à quel point il était tôt et bien informé, il le chargea de dire à M. le maréchal de Lorges de sa part qu'il savait combien il avait disputé pour engager la bataille, en peu de mots, les raisons qu'il en avait apportées, que s'il avait été cru, il était battu et perdu sans aucune ressource. Le trompette fut assez imprudent pour raconter tout cela au roi et à M. de Louvois, en présence de force généraux et seigneurs; et n'y ayant pas remarqué M. le maréchal de Lorges, il l'alla chercher, et s'acquitta de ce dont le prince d'Orange l'avait chargé pour lui. Le maréchal, de plus en plus outré de n'avoir pas été cru, sentit le poids de ce témoignage. Il en commanda bien expressément le secret au trompette, mais il n'était plus temps; et une heure après, son rapport fut la nouvelle et l'entretien de toute l'armée; sur cela, Monsieur arriva venant de prendre Bouchain, et le roi laissa son armée à ses généraux, et partit avec Monsieur pour retourner à Versailles, où, à peine arrivés, Louvois qui le suivit eut la douleur d'apprendre la mort du maréchal de Rochefort, son ami, et le dépit de voir donner sa charge à M. le maréchal de Lorges.

Ce ministre, n'était pas homme à pardonner, ni M. le maréchal de Lorges à se ployer à aucune recherche. Il demeura donc à faire sa charge auprès du roi. Il ne pouvait se plaindre étant le dernier des maréchaux de France. La convenance élu comte de Feversham, son frère, grand chambellan de la reine d'Angleterre, femme de Charles II, grand maître de la garde-robe, et capitaine des gardes du corps de ce prince, et alors du roi Jacques II, son frère et son successeur, et général de leurs armées, engagea le roi à envoyer M. le maréchal de Lorges complimenter le roi d'Angleterre Jacques II sur la victoire que le comte de Feversham venait de remporter contre les rebelles, qui coûta la tête sur un échafaud au duc de Monmouth, bâtard de Charles II, qui n'aspirait à rien moins qu'à la: couronne d'Angleterre, dès lors l'objet des désirs et des espérances du prince d'Orange qui l'avait poussé et aidé pour s'en préparer les voies à lui-même, dès cette année-là 1685. En 1688, M. le maréchal de Larges, fait chevalier de l'ordre dans la grande promotion du dernier jour de cette année, eut le commandement en chef de Guyenne avec tous les appointements et l'autorité du gouverneur, jusqu'à ce que M. le comte de Toulouse qui l'était fût en âge. Les appointements lui demeurèrent jusqu'alors; mais à peine fut-il arrivé en Guyenne, qu'il fut rappelé pour le commandement de l'armée du Rhin, où il arriva comme Mayence venait de se rendre.

Le dessein de Louvois n'était pas de terminer en peu de temps la guerre que son intérêt particulier venait de rallumer, ni d'en procurer l'honneur à un général aussi peu à son gré que l'était M. le maréchal de Lorges. Aussi fut-ce en vain que celui-ci ne cessa de représenter l'impossibilité d'y parvenir par le côté de la Flandre, si coupé de rivières et si hérissé de places, et la facilité et l'utilité des progrès en portant le fort de la guerre de l'autre côté du Rhin, où les princes de l'empire se lasseraient bientôt de leurs pertes, et les alliés de voir les troupes du roi au milieu de l'Allemagne. Plus il avait raison, moins était-il écouté. Louvois avait tellement persuadé le roi de ne rien tenter en Allemagne, que ce même esprit régna après sa mort; on a vu sur l'année 1693 ce qu'il s'y passa en présence de Monseigneur, qui s'arrêta devant Heilbronn, après ses avantages que la facilité de celui-là aurait comblés en ouvrant l'Allemagne. Tout ce que le maréchal de Lorges employa fut inutile pour faire résoudre l'attaque de ce poste, et le désespoir qu'il ne put cacher de se voir arrêté en si beau chemin par l'avis de Beringhen, premier écuyer, et de Saint-Pouange, qui accompagnaient ce prince avec la confiance du roi auprès de lui. Ils n'osèrent se hasarder avec un général qui les aurait menés trop loin à leur gré, et qui l'année précédente avait forcé par un combat le prince Louis de Bade à repasser le Rhin, l'y avait suivi, défait et pris l'administrateur de Würtemberg, pris deux mille chevaux qui remontèrent sa cavalerie en partie, onze pièces de canon, Pfortzheim et quelques autres places, et qui fit ensuite lever au landgrave de Hesse le siège d'Eberbourg qu'il avait formé depuis dix jours, et tout seul avec une armée plus faible que celle du prince Louis de Bade.

Ce général, qui pendant toute cette guerre commanda toujours l'armée opposée à celle de M. le maréchal de Lorges, avait conçu pour lui tant d'estime, qu'ayant pris un courrier de son armée avec les lettres dont il était chargé pour la cour, il lui en renvoya un paquet après l'avoir lu, et avait écrit dessus ces paroles si connues: Ne sutor ultra crepidam. M. le maréchal de Lorges, surpris au dernier point de cette unique suscription, demanda au trompette s'il n'apportait rien autre, qui lui répondit n'avoir charge que de lui remettre ce paquet en main propre. À son ouverture il se trouva une lettre de La Fond, intendant de son armée, qui devait tout ce qu'il était et avait à M. de Duras et à lui, par laquelle il critiquait toute la campagne, donnait ses avis et se prétendait bien meilleur général. Alors M. le maréchal de Lorges vit la raison de la suscription, et remercia le prince Louis comme ce service le méritait. Il manda La Fond qu'il traita comme il devait, envoya sa lettre et les réflexions qu'elle méritait, et le fit révoquer honteusement. Cette aventure n'empêcha pas depuis que les avis de La Grange, successeur de La Fond, préférés aux raisons de M. le maréchal de Lorges, n'aient coûté le dégât de la basse Alsace, et n'aient pensé coûter pis, comme je l'ai raconté en son lieu, tant la plume a eu sous le roi d'avantage sur l'épée, jusque dans son métier et malgré les expériences.

J'aurais encore tant de grandes choses à dire de mon beau-père que ce serait passer de trop loin les bornes d'une digression que je n'ai pu me refuser. On n'a point connu une plus belle âme ni un coeur plus grand ni meilleur que le sien, et cette vérité n'a point trouvé de contradicteurs. Jamais un plus honnête homme, plus droit, plus égal, plus uni, plus simple, plus aise de servir et d'obliger, et bien rarement aucun qui le fût autant. D'ailleurs la vérité et la candeur même, sans humeur, sans fiel, toujours prompt à pardonner, c'est encore ce dont personne n'a douté. Avec une énonciation peu heureuse et un esprit peu brillant et peu soucieux de l'être, c'était le plus grand sens d'homme, et le plus droit qu'il fût possible, et qui, avec une hauteur naturelle qui ne se faisait jamais sentir qu'à propos, mais que nulle considération aussi n'en pouvait faire rien rabattre, dédaignait les routes les plus utiles si elles n'étaient frayées par l'honneur le plus délicat et la vertu la plus épurée. Avec la plus fine valeur et la plus tranquille, ses vues étaient vastes, ses projets concertés et démontrés; une facilité extrême à manier des troupes, l'art de prendre ses sûretés partout, sans jamais les fatiguer, le choix exquis des postes, et toute la prévoyance et la combinaison de ses mouvements avec ses subsistances. Jamais avec lui de gardes superflues, de marches embarrassées ou inutiles, d'ordres confus. Il avait la science de se savoir déployer avec justesse, et celle des précautions sans fatiguer ses troupes, qui achevaient toujours sous lui leurs campagnes en bon état. J'ai ouï dire merveilles, à ceux qui l'ont vu dans les actions, du flegme sans lenteur dans ses dispositions, de la justesse de son coup d'oeil, et de sa diligence à se porter et à remédier à tout, et à profiter de ce qui aurait échappé à d'autres généraux.

Plus jaloux de la gloire d'autrui que de la sienne, il la donnait tout entière à qui la méritait, et sauvait les fautes avec une bonté paternelle. Aussi était-il adoré, dans les armées, des troupes et des officiers généraux et particuliers, dont la, confiance en lui était parfaite par estime. Sa compagnie des gardes avait pour lui le même amour. Mais ce qui est bien rare, c'est que la cour si jalouse, et où chacun est si personnel, ne le chérissait pas moins, et qu'excepté M. de Louvois, et encore sur le compte de M. de Turenne, il n'eut pas un ennemi, et s'acquit l'estime universelle jusqu'à une sorte de vénération. Rien n'était égal à sa tendresse et à sa douceur dans sa famille, et au réciproque dont il jouissait. Il traita toujours en tout ses neveux comme ses enfants: il avait beaucoup d'amis, et d'amis véritables; il sentait tout le prix des gens et celui de l'amitié, parce que personne n'en était plus capable et n'avait un meilleur discernement que lui; au reste, grand ennemi des fripons, leur fléau sans ménagement, et l'homme qui, avec le plus de simplicité et de modestie, conservait le plus de dignité et s'attirait le plus de considération et de respect. Le roi même, qui l'aimait, le ménageait; il lui disait sans détour toutes les vérités que ses emplois l'obligeaient à ne lui point dissimuler, et il en était cru par l'opinion générale de sa vérité. Avec le respect qu'il devait au roi, il était hardi à rompre pour les malheureux ou pour la justice des glaces qui auraient fait peur aux plus favorisés, et plus d'une fois il a forcé le roi à se rendre, même contre son goût. Dans sa pauvreté, et depuis à la tête des armées, son désintéressement fut sans pareil, et les sauvegardes dont, au moins en pays ennemi et qui les demande, les généraux croient pouvoir profiter, jamais il n'en souilla ses mains: il avait, disait-il, appris cette leçon de M. de Turenne.

Tous les Bouillon lui étaient singulièrement chers à cause de leur oncle, et, jusqu'au colonel général de la cavalerie ; il l'avait tant qu'il pouvait dans son armée, et lui témoignait toutes sortes de prédilections. Partout il vivait non seulement avec toute sorte de magnificence, mais avec splendeur, sans intéresser en rien sa modestie et sa simplicité naturelle; aussi jamais homme si aimable dans le commerce, si égal, si sûr, si aise d'y mettre tout le monde, ni plus honnêtement gai; aussi jamais homme si tendrement, si généralement, si amèrement ni si longuement regretté.

CHAPITRE III. §

Mort de la duchesse de Gesvres. — Trianon. — Retour de Fontainebleau. — Mort du comte de Noailles. — Succès des alliés en Flandre. — Marlborough pris et ignoramment relâché. — Vendôme court la même fortune. — Prince d'Harcourt salue enfin le roi. — Sa vie et son caractère, et de sa femme. — Retour brillant du maréchal de Villeroy après une dure captivité; sa lourde et vaine méprise; est déclaré général de l'armée en Flandre. — Mort du chevalier de Lorraine. — Retour et opération du comte d'Estrées. — Comte d'Albert, Pertuis et Conflans sortent de prison. — Charmois et du Héron chassés de Ratisbonne et de Pologne. — Catinat retiré ne sert plus. — Mgr le duc de Bourgogne entre dans tous les conseils. — Ubilla assis au conseil. — Régiments des gardes espagnole et wallonne. — Orry et sa fortune. — Marsin de retour. — Dispute entre le chancelier et les évêques pour le privilège de leurs ouvrages doctrinaux. — Chamilly de retour de Danemark; sa fâcheuse méprise; celle de d'Avaux. — Mort du cardinal Cantelmi; du duc d'Albemarle; de Champflour, évêque de la Rochelle; de Brillac, premier président du parlement de Bretagne. — Mariage du duc de Lorges avec la troisième fille de Chamillart. — Mon intime liaison avec Chamillart, qui me demande instamment mon amitié

La duchesse de Gesvres mourut dans le même temps, séparée d'un mari fléau de toute sa famille, et qui lui avait mangé des millions. Son nom était du Val. Elle était fille unique de Fontenay-Mareuil, ambassadeur de France à Rome, du temps de l'entreprise du duc de Guise à Naples. C'était une espèce de fée, grande et maigre, qui marchait comme ces grands oiseaux qu'on appelle des demoiselles de Numidie. Elle venait quelquefois à la cour; et avec du singulier et l'air de la famine où son mari l'avait réduite, elle avait beaucoup de vertu, d'esprit, et de la dignité. Je me souviens qu'un été que le roi s'était mis à aller fort souvent les soirs à Trianon, et qu'une fois pour toutes il avait permis à toute la cour de l'y suivre, hommes et femmes, il y avait une grande collation pour les princesses ses filles, qui y menaient leurs amies, et où les autres femmes allaient aussi quand elles voulaient. Il prit en gré un jour à la duchesse de Gesvres d'aller à Trianon et d'y faire collation. Son âge, sa rareté à la cour, son accoutrement et sa figure excitèrent ces princesses à se moquer tout bas d'elle avec leurs favorites. Elle s'en aperçut, et, sans s'en embarrasser, leur donna leur fait si sec et si serré, qu'elle les fit taire et leur fit baisser les yeux. Ce ne fut pas tout: après la collation elle s'expliqua si librement mais si plaisamment sur leur compte, que la peur leur en prit au point qu'elles lui firent faire des excuses, et tout franchement demander quartier. Mme de Gesvres voulut bien le leur accorder, mais leur fit dire que ce n'était qu'à condition qu'elles apprendraient à vivre. Oncques depuis elles n'osèrent la regarder entre deux yeux. Rien n'était si magnifique que ces soirées de Trianon. Tous les parterres changeaient tous les jours de compartiments de fleurs, et j'ai vu le roi et toute la cour les quitter à force de tubéreuses, dont l'odeur embaumait l'air, mais était si forte par leur quantité, que personne ne put tenir dans le jardin, quoique très vaste et en terrasse sur un bras du canal.

Le roi revint de Fontainebleau le 26 octobre et coucha à Villeroy, où il parut prendre part comme à sa propre maison et parla fort du maréchal de Villeroy avec beaucoup d'amitié. Il apprit en arrivant à Versailles la mort du second fils du duc de Noailles, d'un coup de mousquet dans la tête, se promenant près Strasbourg, au bord du Rhin, qui lui fut tiré de l'autre côté à balle perdue, et qui était dans le régiment de son frère. Il sut en même temps que la citadelle de Liège avait été emportée d'assaut, le gouverneur et la garnison prisonniers; que la Chartreuse, que nous tenions bien fortifiée, ne tarda pas à suivre, et que son armée fort affaiblie par les détachements pour le Rhin se retirait derrière les lignes, hors d'état de tenir la campagne, qui finit de la sorte. M. de Marlborough, en séparant la sienne, se mit sur la Meuse avec M. d'Obdam, lieutenant général des Hollandais, et M. de Galde-Mersheim, un des députés des États généraux à l'armée des alliés. Chemin faisant, un parti de Gueldres vint sur le bord de l'eau, et, à coups de fusil, les obligea d'aborder. La capture était belle, mais le sot partisan se contenta du passeport qu'avait le député, qui fit passer Marlborough pour son écuyer et Obdam pour son secrétaire, et les laissa aller. M. de Vendôme ne l'avait pas échappé moins belle avant l'arrivée du roi d'Espagne. Il s'était mis dans une cassine un peu éloignée de son camp, couverte d'un petit naviglio. On eut beau lui représenter qu'il n'y était pas en sûreté; tout ce qu'on put obtenir fut qu'il ajouterait une vingtaine de grenadiers à sa garde; il était temps. La nuit même un détachement, des ennemis vint pour l'enlever, et, sans les grenadiers, qui tinrent ferme et donnèrent le temps à ce qui était le plus à portée d'accourir au bruit des coups de fusil, il était pris. Sa campagne finit aussi au commencement de novembre. Il décampa enfin le premier de Luzzara, et le prince Eugène, qui n'inquiéta point sa retraite, en décampa aussi le lendemain, et tous deux prirent leurs quartiers d'hiver et les avantages qu'ils purent.

Le prince d'Harcourt eut enfin permission de faire la révérence au roi, au bout de dix-sept ans qu'il ne s'était présenté devant lui. Il avait suivi le roi en toutes ses conquêtes des Pays-Bas et de la Franche-Comté, mais il était demeuré peu à la cour depuis son, voyage d'Espagne, où on a vu, ci-devant, que lui et sa femme avaient conduit la fille de Monsieur au roi Charles II, son époux. Le prince d'Harcourt se mit au service des Vénitiens, se distingua en Morée, et ne revint qu'à la paix de cette république avec les Turcs. C'était un grand homme, bien fait, qui, avec l'air noble et de l'esprit, avait tout à fait celui d'un comédien de campagne. Grand menteur, grand libertin d'esprit et de corps, grand dépensier en tout, grand escroc avec effronterie, et d'une crapule obscure qui l'anéantit toute sa vie. Après avoir longtemps voltigé après son retour, et ne pouvant vivre avec sa femme, en quoi il n'avait pas grand tort, ni s'accommoder de la cour ni de Paris, il se fixa à Lyon avec du vin, des maîtresses du coin des rues, une compagnie à l'avenant, une meute, et un jeu pour soutenir, sa dépense et vivre aux dépens des dupes, des sots et des fils de gros marchands qu'il attirait dans ses filets. Il y tirait toute la considération que lui pouvait donner là le maréchal de Villeroy par rapport à M. le Grand, et il y passa de la sorte grand nombre d'années, sans imaginer qu'il y eût en ce monde une autre ville ni un autre pays que Lyon. À la fin il s'en lassa et revint à Paris. Le roi, qui le méprisait, le laissait faire, mais ne voulut pas le voir; et ce ne fut qu'au bout de deux mois d'instances, et de pardons [demandés] pour lui [de la part] de tous les Lorrains, qu'il lui permit enfin en ce temps-ci de le venir saluer.

Sa femme, qui était de tous les voyages, favorite de Mme de Maintenon, par la forte et sale raison qu'on en a vue ailleurs, échoua pour lui sur Marly, où tous les maris allaient de droit, et sans être nommés dès que leurs femmes l'étaient. Elle s'abstint d'y aller, espérant que, pour continuer à l'y avoir, Mme de Maintenon obtiendrait la grâce entière. Elle s'y trompa; Mme de Maintenon, qui se faisait un devoir de la protéger en tout, ne laissait pas d'en être souvent importunée, et de s'en passer fort bien. La peur qu'elle ne s'en passât tout à fait la fit bientôt retourner seule à Marly; et le roi tint bon à n'y jamais admettre le prince d'Harcourt; cela le ralentit sur la cour; mais il retourna peu en province et se cantonna enfin en Lorraine.

Cette princesse d'Harcourt fut une sorte de personnage qu'il est bon de faire connaître, pour faire connaître plus particulièrement une cour qui ne laissait pas d'en recevoir de pareils. Elle avait été fort belle et galante; quoiqu'elle ne fût pas vieille, les grâces et la beauté s'étaient tournées en gratte-cul. C'était alors une grande et grosse créature, fort allante, couleur de soupe au lait, avec de grosses et vilaines lippes, et des cheveux de filasse toujours sortants et traînants comme tout son habillement. Sale, malpropre, toujours intriguant, prétendant, entreprenant, toujours querellant et toujours basse comme l'herbe, ou sur l'arc-en-ciel, selon ceux à qui elle avait affaire; c'était une furie blonde, et de plus une harpie; elle en avait l'effronterie, la méchanceté, la fourbe et la violence; elle en avait l'avarice et l'avidité; elle en avait encore la gourmandise et la promptitude à s'en soulager, et mettait au désespoir ceux chez qui elle allait dîner, parce qu'elle ne se faisait faute de ses commodités au sortir de table, qu'assez souvent elle n'avait pas loisir de gagner, et salissait le chemin d'une effroyable traînée, qui l'ont mainte fois fait donner au diable par les gens de Mme du Maine et de M. le Grand. Elle ne s'en embarrassait pas le moins du monde, troussait ses jupes et allait son chemin, puis revenait disant qu'elle s'était trouvée mal: on y était accoutumé.

Elle faisait des affaires à toutes mains, et courait autant pour cent francs que pour cent mille; les contrôleurs généraux ne s'en défaisaient pas aisément; et, tant qu'elle pouvait, trompait les gens d'affaires pour en tirer davantage. Sa hardiesse à voler au jeu était inconcevable, et cela ouvertement. On l'y surprenait, elle chantait pouille et empochait; et comme il n'en était jamais autre chose, on la regardait comme une harengère avec qui on ne voulait pas se commettre, et cela en plein salon de Marly, au lansquenet, en présence de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne. À d'autres jeux, comme l'hombre, etc., on l'évitait, mais cela ne se pouvait pas toujours; et comme elle y volait aussi tant qu'elle pouvait, elle ne manquait jamais de dire à la fin des parties qu'elle donnait ce qui pouvait n'avoir pas été de bon jeu et demandait aussi qu'on le lui donnât, et s'en assurait sans qu'on lui répondît. C'est qu'elle était grande dévote de profession et comptait de mettre ainsi sa conscience en sûreté, parce que, ajoutait-elle, dans le jeu il y a toujours quelque méprise. Elle allait à toutes les dévotions et communiait incessamment, fort ordinairement après avoir joué jusqu'à quatre heures du matin.

Un jour de grande fête à Fontainebleau, que le maréchal de Villeroy était en quartier, elle alla voir la maréchale de Villeroy entre vêpres et le salut. De malice, la maréchale lui proposa de jouer, pour lui faire manquer le salut. L'autre s'en défendit, et dit enfin que Mme de Maintenon y devait aller. La maréchale insiste, et dit que cela était plaisant, comme si Mme de Maintenon pouvait voir et remarquer tout ce qui serait ou ne serait pas à la chapelle. Les voilà au jeu. Au sortir du salut, Mme de Maintenon, qui presque jamais n'allait nulle part, s'avise d'aller voir la maréchale de Villeroy, devant l'appartement de qui elle passait au pied de son degré. On ouvre la porte et on l'annonce; voilà un coup de foudre pour la princesse d'Harcourt. « Je suis perdue, s'écria-t-elle de toute sa force, car elle ne pouvait se retenir; elle me va voir jouant, au lieu d'être au salut, » laisse tomber ses cartes, et soi-même dans son fauteuil tout éperdue. La maréchale riait de tout son coeur d'une aventure si complète. Mme de Maintenon entre lentement, et les trouve en cet état avec cinq ou six personnes. La maréchale de Villeroy, qui avait infiniment d'esprit, lui dit qu'avec l'honneur qu'elle lui faisait, elle causait un grand désordre; et lui montre la princesse d'Harcourt en désarroi. Mme de Maintenon sourit avec une majestueuse bonté, et s'adressant à la princesse d'Harcourt: « Est-ce comme cela, lui dit-elle, madame, que vous allez au salut aujourd'hui? » Là-dessus la princesse d'Harcourt sort en furie de son espèce de pâmoison; dit que voilà des tours qu'on lui fait, qu'apparemment Mme la maréchale de Villeroy se doutait bien de la visite de Mme de Maintenon, et que c'est pour cela qu'elle l'a persécutée de jouer, pour lui faire manquer le salut. « Persécutée! répondit la maréchale, j'ai cru ne pouvoir vous mieux recevoir qu'en vous proposant un jeu; il est vrai que vous avez été un moment en peine de n'être point vue au salut, mais le goût l'a emporté. Voilà, madame, s'adressant à Mme de Maintenon, tout mon crime, » et de rire tous, plus fort qu'auparavant. Mme de Maintenon, pour faire cesser la querelle, voulut qu'elles continuassent de jouer; la princesse d'Harcourt, grommelant toujours, et toujours éperdue, ne savait ce qu'elle faisait, et la furie redoublait de ses fautes. Enfin, ce fut une farce qui divertit toute la cour plusieurs jours, car cette belle princesse était également crainte, haïe et méprisée.

Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne lui faisaient des espiègleries continuelles. Ils firent mettre un jour des pétards tout du long de l'allée qui, du château de Marly, va à la perspective, où elle logeait. Elle craignait horriblement tout. On attira deux porteurs pour se présenter à la porter lorsqu'elle voulut s'en aller. Comme elle fut vers le milieu de l'allée, tout le salon à la porte pour voir le spectacle; les pétards commencèrent à jouer, elle à crier miséricorde, et les porteurs à la mettre à terre et à s'enfuir. Elle se débattait dans cette chaise, de rage à la renverser, et criait comme un démon. La compagnie accourut pour s'en donner le plaisir de plus près, et l'entendre chanter pouille à tout ce qui s'en approchait, à commencer par Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne. Une autre fois ce prince lui accommoda un pétard sous son siège, dans le salon où elle jouait au piquet. Comme il y allait mettre le feu, quelque âme charitable l'avisa que ce pétard l'estropierait, et l'empêcha.

Quelquefois ils lui faisaient entrer une vingtaine de Suisses avec des tambours dans sa chambre, qui l'éveillaient dans son premier somme avec ce tintamarre. Une autre fois, et ces scènes étaient toujours à Marly, on attendit fort tard qu'elle fût couchée et endormie. Elle logeait ce voyage-là dans le château, assez près du capitaine des gardes en quartier qui était lors M. le maréchal de Lorges. Il avait fort neigé et il gelait; Mme la duchesse de Bourgogne et sa suite prirent de la neige sur la terrasse qui est autour du haut du salon, et de plain-pied à ces logements hauts, et, pour sien mieux fournir, éveillèrent les gens du maréchal, qui ne les laissèrent pas manquer de pelotes; puis, avec un passe-partout et des bougies, se glissent doucement dans la chambre de la princesse d'Harcourt, et, tirant tout d'un coup les rideaux, l'accablent de pelotes de neige. Cette sale créature au lit, éveillée en sursaut, froissée et noyée de neige sur les oreilles et partout, échevelée, criant à pleine tête, et remuant comme une anguille, sans savoir où se fourrer, fut un spectacle qui les divertit plus d'une demi-heure, en sorte que la nymphe nageait dans son lit, d'où l'eau découlant de partout noyait toute la chambre. Il y avait de quoi la faire crever. Le lendemain elle bouda; on s'en moqua d'elle encore mieux.

Ces bouderies lui arrivaient quelquefois, ou quand les pièces étaient trop fortes, ou quand M. le Grand l'avait malmenée. Il trouvait avec raison qu'une personne qui portait le nom de Lorraine ne se devait pas mettre sur ce pied de bouffonne; et comme il était brutal, il lui disait quelquefois en pleine table les dernières horreurs, et la princesse d'Harcourt se mettait à pleurer, puis rageait et boudait. Mme la duchesse de Bourgogne faisait alors semblant de bouder aussi, et s'en divertissait. L'autre n'y tenait pas longtemps, elle venait ramper aux reproches, qu'elle n'avait plus de bontés pour elle, et en venait jusqu'à pleurer, demander pardon d'avoir boudé, et prier qu'on ne cessât plus de s'amuser avec elle. Quand on l'avait bien fait craqueter, Mme la duchesse de Bourgogne se laissait toucher; c'était pour lui faire pis qu'auparavant; tout était bon de Mme la duchesse de Bourgogne auprès du roi et de Mme de Maintenon, et la princesse d'Harcourt n'avait point de ressource; elle n'osait même se prendre à aucunes de celles qui aidaient à la tourmenter, mais d'ailleurs il n'eût pas fait bon la fâcher.

Elle payait mal ou point ses gens, qui un beau jour de concert l'arrêtèrent sur le pont Neuf. Le cocher descendit et les laquais, qui lui vinrent dire mots nouveaux à sa portière. Son écuyer et sa femme de chambre l'ouvrirent, et tous ensemble s'en allèrent et la laissèrent devenir ce qu'elle pourrait. Elle se mit à haranguer ce qui s'était amassé là de canaille, et fut trop heureuse de trouver un cocher de louage, qui monta sur son siège et la mena chez elle. Une autre fois, Mme de Saint-Simon, revenant dans sa chaise de la messe aux Récollets, à Versailles, rencontra la princesse d'Harcourt à pied dans la rue, seule, en grand habit, tenant sa queue dans ses bras. Mme de Saint-Simon arrêta, et lui offrit secours: c'est que tous ses gens l'avaient abandonnée, et lui avaient fait le second tome du pont Neuf, et pendant leur désertion dans la rue, ceux qui étaient restés chez elle s'en étaient allés; elle les battait, et était forte et violente, et changeait de domestique tous les jours.

Elle prit, entre autres, une femme de chambre forte et robuste, à qui, dès les premières journées, elle distribua force tapes et soufflets. La femme de chambre ne dit mot, et comme il ne lui était rien dû, n'étant entrée que depuis cinq ou six jours, elle donna le mot aux autres, de qui elle avait su l'air de la maison, et un matin qu'elle était seule dans la chambre de la princesse d'Harcourt, et qu'elle avait envoyé son paquet dehors, elle ferme la porte en dedans sans qu'elle s'en aperçût; répond à se faire battre, comme elle l'avait déjà été, et au premier soufflet, saute sur la princesse d'Harcourt, lui donne cent soufflets et autant de coups de poing et de pied, la terrasse, la meurtrit depuis les pieds jusqu'à la tête, et quand elle l'a bien battue à son aise et à son plaisir, la laisse à terre toute déchirée, et tout échevelée, hurlant à pleine tête, ouvre la porte, la ferme dehors à double tour, gagne le degré, et sort de la maison.

C'était tous les jours des combats et des aventures nouvelles. Ses voisines à Marly disaient qu'elles ne pouvaient dormir au tapage de toutes les nuits, et je me souviens qu'après une de ces scènes tout le monde allait voir la chambre de la duchesse de Villeroy et celle de Mme d'Espinoy, qui avaient mis leur lit tout au milieu, et qui contaient leurs veilles à tout le monde. Telle était cette favorite de Mme de Maintenon, si insolente et si insupportable à tout le monde, et qui avec cela, pour ce qui la regardait, avait toute faveur et préférence, et qui, en affaires de finances et en fils de famille et autres gens qu'elle a ruinés, avait gagné des trésors et se faisait craindre à la cour et ménager jusque par les princesses et les ministres. Reprenons le sérieux.

C'était à la reine d'Angleterre à qui le maréchal de Villeroy était redevable de sa liberté sans rançon et de la permission enfin de n'être pas conduit à son retour par l'armée du prince Eugène. M. de Modène, frère de la reine d'Angleterre, et fort bien avec l'empereur, l'avait obtenu; il ne se peut rien ajouter aux étranges traitements que les Allemands se plurent de faire essuyer au maréchal et pendant sa prison, et par les chemins, et à Gratz, capitale de Styrie, où ils le confinèrent. La populace accabla sa maison de pierres à la nouvelle du combat de Luzzara. Ils lui firent accroire qu'ils y avaient eu une pleine victoire, et que nous y avions perdu une infinité de gens de marque qu'ils lui nommèrent. Ils eurent la cruauté de le laisser un mois dans le doute sur son fils. Il voulut aussi prendre de grands airs à Gratz, qui ne lui réussirent pas. Le chemin de son retour fut par Venise et par Milan, où il s'arrêta avec le cardinal d'Estrées, et il y vit le roi d'Espagne, il passa par l'armée d'Italie qu'il avait commandée, et arriva à Versailles le 14 novembre.

Rien n'est égal à la manière dont le roi le reçut et le traita, d'abord chez Mme de Maintenon, puis en public. Cette faveur alla jusqu'à lui parler d'affaires d'État, et à lui en faire communiquer quelques dépêches par Torcy. Le chevalier de Lorraine, son ami intime dès leur jeunesse, et ami de galanteries, d'intrigues, d'affaires, et d'alliance proche par M, le Grand, et qui avait infiniment d'esprit et de connaissance du roi et de la cour, lui conseilla d'abdiquer le commandement des armées, où il n'était pas heureux, et de suivre ce rayon de faveur si singulier pour essayer d'entrer dans le conseil. Le chevalier de Lorraine, homme de grandes vues, n'aurait pas été fâché sans doute d'y avoir un ami de peu de lumières, accoutumé à n'avoir point de secret pour lui et à s'en laisser conduire en beaucoup de choses. Il fit tout ce qu'il put pour le persuader qu'établi aussi complètement qu'il était, ce serait mettre un comble solide à sa fortune, auquel nul autre portant épée n'était parvenu de ce règne, que le duc de Beauvilliers. Le maréchal en convint, il lui avoua même qu'à ce qui se passait du roi à lui, il pouvait se flatter que d'être admis au conseil ne serait pas une grâce difficile; mais il soutint que quitter le commandement des armées sur les malheurs qui lui étaient arrivés, ce serait se déshonorer.

Un homme de peu d'esprit et de sens, et qui se croit beaucoup de l'un et de l'autre, s'entête aisément. Jamais le chevalier de Lorraine ne put le tirer de ce faux raisonnement. Il ne mit guère à se repentir de n'avoir pas suivi un conseil si salutaire. Il fut peu de jours après déclaré général de l'armée de Flandre; mais le chevalier de Lorraine n'en vit pas le triste succès. Il avait eu une légère attaque d'apoplexie pendant Fontainebleau. Il n'en avait pas quitté sa vie ordinaire. Jouant à l'hombre dans son appartement du Palais-Royal, après son dîner, le 7 décembre, il lui en prit une seconde, et perdit en même temps connaissance; il en mourut vingt-quatre heures après, sans que la connaissance lui fût revenue, n'ayant pas encore soixante ans. Il était lieutenant général, et avait servi sous le roi à toutes ses conquêtes. Monsieur lui avait donné les abbayes de Saint-Benoît-sur-Loire, Saint-Père en Vallée à Chartres, de la Trinité de Tiron et de Saint-Jean des Vignes à Soissons. Il les garda toute sa vie; et outre ce qu'il avait tiré de Monsieur, qui était immense, il avait de grosses pensions du roi, et souvent des gratifications très considérables. Peu de gens le regrettèrent, excepté Mlle de Lislebonne qu'on croyait qu'il avait épousée secrètement depuis longtemps. J'ai assez parlé ailleurs de ces personnages, pour n'avoir rien à y ajouter.

Le comte d'Estrées arriva de Toulon et s'arrêta à Essonne, où toute sa famille l'alla trouver. Ce fut, au retour, force plaisanteries à sa femme; il fut rapporté à peine à Paris, où peu de jours après, c'est-à-dire le 23 novembre, on lui fit une grande opération qu'on n'expliqua point, mais qu'on prétendit qui l'empêcherait d'avoir des enfants. Son beau-frère, le duc de Guiche, obtint en même temps pour une confiscation de vingt mille livres de rente sur les biens des Hollandais en Poitou. Lui et sa femme, qui étaient mal dans leurs affaires, étaient continuellement à l'affût d'en faire, et les contrôleurs généraux avaient ordre de ne leur en refuser aucune possible, ni à la maréchale de Noailles. Il est incroyable tout ce qu'ils en firent.

Le roi permit aussi en même temps au comte d'Albert de sortir de la Conciergerie, où il était depuis deux ans, quoique le parlement l'eût absous du duel dont il était accusé; mais il demeura cassé. Pertuis, en prison aussi depuis neuf ans, et le marquis de Conflans aussi, pour s'être aussi battus, en sortirent de même, mais sans rentrer dans le service.

Chamois, envoyé du roi à Ratisbonne, en avait été chassé fort brusquement, il y avait trois mois. Du Héron, envoyé du roi en Pologne, fut traité de même en ce temps-ci; et Boneu, envoyé du roi près du roi de Suède, passant pays sur la foi de son caractère, fut enlevé par les Polonais. On arrêta à Paris tous ceux de cette nation et tous les Saxons qui s'y trouvèrent; et, pour s'assurer mieux de la Lorraine, on occupa Nancy, au cuisant regret de M. et de Mme de Lorraine, qui s'en allèrent pour toujours à Lunéville d'où ils ne sont plus revenus à Nancy. Le maréchal Catinat, qui ne venait presque point à la cour, et des moments, eut une audience du roi dans son cabinet, à l'issue de son lever, courte et honnête, et de la part du maréchal fort froide et réservée, après laquelle on sut qu'il ne servirait plus.

Le lundi 4 décembre, au sortir du conseil de dépêches, où était Mgr le duc de Bourgogne, le roi lui dit qu'il lui donnait l'entrée du conseil des finances et même du conseil d'État, qu'il comptait qu'il y écouterait et s'y formerait quelque temps sans opiner, et qu'après cela il serait bien aise qu'il entrât dans tout. Ce prince s'y attendait d'autant moins, que Monseigneur n'y était entré que beaucoup plus tard, et fut fort touché de cet honneur. Mme de Maintenon, par amitié pour Mme la duchesse de Bourgogne, y eut grand'part, ainsi que le témoignage que rendit le duc de Beauvilliers de la maturité et de l'application de ce jeune prince. Mme la duchesse de Bourgogne parut transportée de joie, et M. de Beauvilliers en fut ravi.

Parlant des conseils, il arriva un notable changement au cérémonial de celui d'Espagne. Les conseillers d'État, c'est-à-dire les ministres à notre façon de parler, y sont assis devant le roi, mais le secrétaire des dépêches universelles qui y rapporte toutes les affaires y est toujours debout au bas bout de la table ou à son choix à genoux sur un carreau. Je ne sais si par similitude cela déplut à nos secrétaires d'État, qui pourtant ne se sont jamais assis du vivant du roi au conseil des dépêches en présence des ministres assis, qui ne sont jamais entrés dans les autres conseils que lorsqu'ils ont été ministres, et qui, bien que ministres, sont demeurés debout en celui des dépêches, ou si le roi le fit de son mouvement en considération des services qu'Ubilla, secrétaire des dépêches universelles, avait rendus si essentiellement lors du testament du roi Charles II; quoi qu'il en soit, ce fut à la recommandation du roi que le roi d'Espagne, en arrivant à Madrid avec le cardinal d'Estrées, qui entra dans le conseil, y fit asseoir Rivas au bout de la table. Cette grâce fit quelque rumeur, comme font les nouveautés dans un pays qui les abhorre, mais elle passa, et Rivas eut un titre de Castille, et s'appela le marquis de Rivas; mais ces titres ne donnent rien ou comme rien. Une autre nouveauté fit bien plus de fracas. Le roi d'Espagne, sous prétexte des gardes que la reine son épouse avait pris sur la fin de sa régence à propos de ces bruits dont elle s'était effrayée la nuit auprès de son appartement, déclara qu'il voulait avoir deux régiments des gardes sur le modèle entièrement, pour le nombre et le service, de ceux de France; le premier, d'Espagnols, et le second, de Flamands ou Wallons que Mme des Ursins fit donner au duc d'Havrech, dont elle avait connu la mère à Paris, qui était demeurée fort de ses amies. Ils furent levés, formés et entrèrent en service fort promptement. Le marquis de Custanaga, gouverneur des Pays-Bas sous Charles II, et qui depuis était demeuré en considération eu Espagne, et s'était fort bien conduit à l'avènement de Philippe V, eut le régiment des gardes espagnoles, mais il mourut avant qu'il fût en état de servir.

Orry fut en même temps renvoyé en Espagne. C'était une manière de sourdaud de beaucoup d'esprit, de la lie du peuple, et qui avilit fait toutes sortes de métiers pour vivre, puis pour gagner. D'abord rat de cave, puis homme d'affaires de la duchesse de Portsmouth qui le trouva en friponnerie et le chassa. Retourné à son premier métier, il s'y fit connaître des gros financiers, qui lui donnèrent diverses commissions dont il s'acquitta à leur gré, et qui le firent percer jusqu'à Chamillart. On eut envie de savoir plus distinctement ce que c'était que la consistance et la gestion des finances d'Espagne; on n'y voulut envoyer qu'un homme obscur, qui n'effarouchât point ceux qui en étaient chargés, et qui eût pourtant assez d'insinuation pour s'introduire, et de lumière pour voir et en rendre bon compte. Orry fut proposé et choisi. Il était donc revenu depuis peu d'Espagne pour rendre compte de ce qu'il y avait appris. Mme des Ursins qui, à l'appui de la régence de la reine dont elle avait saisi les bonnes grâces au dernier point, avait dès lors projeté de la faire entrer dans toutes les affaires, et de les gouverner, elle, par ce moyen. Orry lui fit sa cour; son esprit lui plut, elle le trouva obséquieux pour elle, et d'humeur à entreprendre sous ses auspices. C'était pour elle un moyen de mettre utilement le nez dans les finances que de l'y pousser; ils lièrent de valet à maîtresse, et en apporta ici les plus fortes recommandations. Chamillart, ravi qu'on se fût bien trouvé de son choix, l'appuya ici de toute sa faveur, et le fit renvoyer avec des commissions qui le firent compter. Nous le verrons devenir assez rapidement un principal personnage.

En ce même temps, Marsin, que le roi d'Espagne avait mené jusqu'à Perpignan, arriva à Versailles au lever du roi, qui l'entretint dans son cabinet, et le soir deux heures chez Mme de Maintenon; il fut reçu à merveille: aussi n'avait-il rien oublié pour se concilier tout ce qui le pouvait servir. Desgranges, maître des cérémonies, avait été au débarquement du roi d'Espagne à Marseille et l'avait accompagné jusqu'à la frontière de Catalogne pour le faire servir et sa suite de tout ce qu'il pouvait être nécessaire, et empêcher les cérémonies et les réceptions, dont il ne voulut aucune, et qui l'auraient fort importuné.

Il y avait quelque temps qu'il se couvait une querelle entre M. le chancelier et les évêques, lorsqu'une nouvelle dispute avec M. de Chartres la fit éclater tout à la fin de cette année. Les évêques, en possession de faire imprimer leurs mandements ordinaires pour la conduite et les besoins de leurs diocèses, les livres d'église, quelques catéchismes courts, à l'usage des enfants, sans permission et de leur propre autorité, voulurent profiter du double zèle du roi contre le jansénisme et le quiétisme, et se donner peu à peu l'autorité de l'impression pour des livres de doctrine plus étendus sans avoir besoin de permission ni de privilège. Le chancelier ne s'accommoda pas de ces prétentions, ils se tiraillèrent quelque temps là-dessus: les évêques alléguant qu'étant juges de la foi, ils ne pouvaient être revus ni corrigés de personne dans leurs ouvragea de doctrine ni par conséquent avoir besoin de permission pour les faire imprimer: le chancelier maintenant son ancien droit, et que, sans prétendre s'en arroger aucun sur la doctrine, c'était à lui à empêcher que, sous ce prétexte, les disputes s'échauffassent jusqu'à troubler l'État; qu'il ne se glissât des sentiments qui, n'étant que particuliers, ne feraient que les aigrir; que la domination anciennement usurpée par les évêques, et sagement réduite à des bornes tolérables, ne vint à se reproduire; enfin à veiller qu'il ne se glissât rien dans ces ouvrages de contraire aux libertés de l'Église gallicane.

Cette fermentation dura jusqu'à ce que M. de Meaux, et M. de Chartres vinrent à y prendre une part personnelle pour leurs ouvrages prêts à être publiés contre M. Simon, savant inquiet, auteur d'une foule d'ouvrages ecclésiastiques, entre autres une traduction du Nouveau Testament avec des remarques littérales et critiques que M. le cardinal de Noailles et M. de Meaux condamnèrent par des instructions pastorales. Il se rebéqua par des remontrances. M. de Meaux et M. de Chartres écrivirent contre lui; et ce furent ces ouvrages qu'ils prétendirent soustraire à l'inspection et à l'autorité du chancelier, qui fit l'éclat couvé depuis assez longtemps. Avec cet appui les évêques haussèrent le ton, et prétendirent que c'était à eux, chacun dans son diocèse, à donner la permission d'imprimer les livres sur la religion, et non à d'autres à les examiner ni à en permettre ou défendre l'impression. L'affaire s'échauffa. Mme de Maintenon, de longue main assez peu contente du chancelier pour avoir été ravie de s'en défaire aux finances, et à la marine par les sceaux, gouvernée d'ailleurs tout à fait par M. de Chartres, et raccommodée avec M. de Meaux par l'affaire de M. de Cambrai, se déclara pour eux contre lui. Le roi, tout obsédé qu'il était par une partialité si puissante et par les jésuites, qui poussaient le P. de La Chaise contre le chancelier, qu'ils regardaient comme leur ennemi parce qu'il aimait les règles et qu'il était exact et délicat sur toutes les matières de Rome, et n'oubliaient rien pour lui donner auprès du roi l'odieux vernis de jansénisme; le roi, dis-je, ne laissait pas d'être embarrassé. Le chancelier lui montrait la nouveauté de ces prétentions, et les prodigieux abus qui s'en pourraient faire dès que tout livre de religion dépendrait uniquement des évêques; le danger que l'ambition de ceux qui tourneraient leurs vues du côté de Rome pouvait rendre très redoutable, et celui de tout tirer comme autrefois à la religion, pour dominer indépendamment sur tout. Le roi craignit donc de juger une question qu'il eût tranchée d'un mot, mais qui aurait fâché les jésuites et mis Mme de Maintenon de mauvaise humeur. Il pria donc les parties de tâcher de s'accommoder à l'amiable, et il espéra qu'en les laissant à elles-mêmes, de guerre lasse enfin, elles prendraient ce parti dont il les pressait toujours. En effet toutes deux désespérant d'une décision du roi, par conséquent d'emporter tout ce qu'elles prétendaient, prêtèrent l'oreille à un accommodement, dont le cardinal de Noailles, et MM. de Meaux et de Chartres se mêlèrent uniquement pour leur parti.

Les évêques avaient peut-être étendu leurs prétentions au delà de leurs espérances pour tirer davantage, et le chancelier, peiné de fatiguer le roi, et d'en voir retomber le dégoût sur soi, par l'adresse des jésuites et le manège de Mme de Maintenon, prit aussi son parti de finir la querelle en y laissant le moins qu'il pourrait du sien. Il fut donc enfin convenu que les évêques abandonneraient la prétention aussi nouvelle que monstrueuse d'avoir l'autorité privative à toute autre de, permettre l'impression des livres concernant la religion, mais qu'ils les pourront censurer, ce qui ne leur était pas contesté, et qu'ils pourront faire imprimer sans permission les livres de religion dont ils seront les auteurs, article qui fit après une queue. Qu'à l'égard de leurs rituels, la matière des mariages sera soumise à l'examen et à l'autorité du chancelier par rapport à l'État. En particulier sur les ouvrages contre M. Simon, qu'il y serait changé quelque chose que le chancelier n'approuvait pas.

L'affaire finit ainsi; mais le venin demeura dans le coeur; les jésuites ni les évêques, par des vues différentes, ni Mme de Maintenon, à cause de son directeur, ne purent se consoler d'avoir manqué un si beau coup, ni le chancelier de leur voir emporter des choses si nouvelles et si dangereuses. C'est ce qui produisit depuis une lutte entre eux sur cet article des livres de religion que les évêques voudraient faire. Ils prétendirent que cette expression enveloppait toute matière de doctrine. Le chancelier maintenait qu'elle se bornait à ce qu'on appelle livres de liturgie, missels, rituels et autres semblables; de décision il n'y en eut point; mais le chancelier, qui n'avait rien à perdre du côté des jésuites ni à regagner de celui de Mme de Maintenon, et qui était maître de la librairie, en vint à bout par les menus, et tint ferme à ne rien laisser imprimer que sous l'examen et l'autorité ordinaire.

M. de Meaux vieillissait, il aimait la paix, il n'était point ennemi du chancelier. M. de Chartres, noyé dans Saint-Cyr, et toujours occupé dans l'intérieur du roi et de Mme de Maintenon, et dans la confidence entière de leur mariage, ne fit plus guère rien au dehors; et des autres évêques, il n'y en avait point, ou bien peu, qui par leurs ouvrages fussent pour entretenir la dispute; mais de cette affaire le chancelier demeura essentiellement mal avec Mme de Maintenon qui, peu à peu, avec les jésuites l'éreintèrent auprès du roi, sans toutefois lui en pouvoir liter ni l'estime ni un certain goût naturel qu'il avait toujours eu pour lui, et que le dégoût de ce refroidissement empêcha le chancelier, aisé à dépiter, de cultiver et de ramener comme il lui aurait été aisé de faire pour peu qu'il, en eût voulu prendre la peine, ainsi que cela parut depuis en plusieurs occasions qui se retrouveront dans la suite.

Chamilly, revenant de son ambassade de Danemark, salua le roi à la fin de cette année, et ne fut pas bien reçu: il était fils d'un homme très distingué à la guerre, et qui, s'il eût vécu, aurait été maréchal de France en 1675, et à qui le roi destinait de loin une compagnie de ses gardes, et neveu de Chamilly que nous allons bientôt voir maréchal de France. Chamilly dont je parle était un très grand et très gros homme qui, avec beaucoup d'esprit, de grâce et de facilité à parler, et beaucoup de toutes sortes de lectures, se croyait de tout cela le triple de ce qu'il en avait, et le laissait sentir. Il se rendit odieux au roi de Danemark et à ses ministres par ses grands airs et ses hauteurs, et des protections qu'il entreprit contre eux dans leur propre cour et jusque contre l'autorité du roi de Danemark; mais ce qui le perdit dans l'esprit du roi fut la méprise d'un dessus de lettre à Torcy et à Barbezieux; ce dernier, qui se croyait de ses amis, ouvrit la lettre écrite à Torcy, y vit un portrait de soi et une espèce de parallèle si fâcheux, qu'il le perdit auprès du roi si radicalement, qu'après la mort de Barbezieux même, l'impression ne s'en put jamais effacer. Pareille aventure était arrivée à d'Avaux avec les deux mêmes, leur écrivant d'Irlande où il était auprès du roi d'Angleterre, dont il eut toutes les peines du monde à se relever. Il ne s'en releva même jamais parfaitement, mais il n'en fut pas perdu comme l'autre, parce qu'il n'était pas homme de guerre, et que Croissy à qui il avait écrit, et Torcy depuis, le soutinrent et le firent renvoyer en d'autres ambassades. On ne saurait croire le nombre et le mal de pareilles méprises.

En cette même fin d'année, trois bagatelles qui devinrent trois époques qui se retrouveront: la mort du cardinal Cantelmi, archevêque de Naples, frère du duc de Popoli; [de] Brillac, conseiller au parlement de Paris, fait premier président du parlement de Bretagne, et surtout [de] Champflour, nommé à l'évêché de la Rochelle. Une autre mort, qui ne vaut pas la peine d'être comptée, arrivée en même temps, fut celle du duc d'Albemarle, bâtard du roi d'Angleterre Jacques II, en Languedoc, où il était allé tâcher de se guérir. Sa naissance, si au goût du roi, l'avait fait, tout jeune, lieutenant général des armées navales. M. et Mme du Maine en faisaient comme de leur frère, et toutefois l'avaient marié à la fille de Lussan, premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince, et de Mme de Lussan, dame d'honneur de Mme la Princesse, qui n'avait rien, et n'en eut pas d'enfants.

L'année finit par le mariage de mon beau-frère avec la troisième fille de Chamillart; dès l'été précédent, il en avait été parlé dans le monde, en sorte que je demandai à Mme la maréchale de Lorges ce qu'il convenait que je répondisse aux questions qu'on me faisait là-dessus; elle m'assura qu'il n'y avait rien de fondé en ces bruits, sur quoi je crus pouvoir et devoir lui parler avec franchise d'un mariage si peu touchant par l'alliance et les entours, si peu réparé par le bien, si peu encore par les espérances, avec un gendre tel que La Feuillade, dont Chamillart était affolé, et tout de suite j'ajoutai qu'une fille du duc d'Harcourt serait bien plus convenable par la naissance, par l'état brillant d'Harcourt, par l'âge fort supérieur à ses enfants qu'aurait ce gendre, susceptible en tout des prémices de sa faveur. Cela ne fut point goûté, et j'en demeurai là. M. de Lauzun, qui sur la prochaine opération de M. le maréchal de Lorges n'avait pu éviter de se rapprocher par degrés, et qu'on vit avec surprise emmener chez lui la maréchale de Lorges, après ce qui s'était passé de si éclatant, et la garder chez lui les premiers jours de notre perte commune, voulut en tirer parti. Il compta se faire un mérite auprès du tout-puissant ministre de presser le mariage de sa fille, et que, devenant son beau-frère, cette alliance lui ouvrirait la porte du coeur et de l'esprit de Chamillart, et le remettrait auprès du roi dans sa première faveur. Il n'eut pas peine à persuader la maréchale qui en mourait d'envie, ni le jeune homme à qui il fit accroire que tout par là deviendrait or entre ses mains.

Tout se fit et se conclut sans que Mme de Saint-Simon ni moi en sussions rien, que par le monde. J'en parlai à la maréchale qui m'avoua l'affaire seulement fort avancée; je ne pus m'empêcher de lui dire encore mon sentiment. J'ajoutai que, quant à moi, rien ne me convenait davantage, mais que, par plusieurs raisons, je craignais fort qu'elle et son fils ne s'en repentissent. Alors elle me parla plus ouvertement, et je vis si bien que c'était chose faite que je crus en devoir faire compliment à Chamillart dès le lendemain. Ce qui me pressa là-dessus fut le souvenir d'un avis que, dès l'été que j'en avais parlé à la maréchale sur les bruits qui couraient, Mme de Noailles m'avait averti de prendre garde à ne pas montrer de répugnance pour ce mariage, parce que les Chamillart en étaient avertis, et qu'il n'en serait autre chose. J'allai donc voir Chamillart que je ne connaissais que comme on connaît les gens en place, et à qui je n'avais jamais parlé que lorsque, très rarement, j'avais eu affaire à lui: il quitta pour moi les directeurs des finances avec qui il travaillait. La réception fut des plus gracieuses. Je me bornais aux compliments, lorsque ce ministre, avec qui je n'avais pas la plus légère liaison, se mit à me raconter les détails du mariage, et à me faire ses plaintes des procédés qu'il avait eus à essuyer de Mme la maréchale de Lorges; que ce mariage, fait dès l'été, avait traîné jusqu'alors par toutes sortes d'entortillements, et m'en dit tant, que plein de mon côté je ne pus m'empêcher de lui répondre avec la même franchise. Il m'apprit qu'une pension de vingt mille livres, que le duc de Quintin avait obtenue à la mort de son père, était uniquement en faveur du mariage, et il me montra une lettre de la maréchale qu'il avait lue au roi, dont les termes me firent rougir. Je pense qu'il n'y a point d'exemple d'une première conversation si pleine de confiance réciproque, mais prévenue par celle de Chamillart, entre deux hommes aussi peu connus l'un à l'autre, et d'âges et d'emplois si différents. La surprise en doit être plus grande, quand on verra, comme je le raconterai bientôt, que le ministre était plus qu'informé de mon éloignement de ce mariage, et combien la maréchale de Noailles m'avait fidèlement averti. Il produisit encore bien de la tracasserie sur l'intérêt entre ma belle-mère, et moi, qui, non contente de ce que j'avais bien voulu faire, ne cessa de tenter plus, à force de propositions captieuses, qui aboutirent enfin à n'accepter ni renoncer à la communauté, et à ne rien faire de tout ce à quoi les lois obligent les veuves, en quoi, les procédés de sa part furent encore, s'il se peut, plus étranges que le fond. Ce détail domestique pourra paraître étranger ici, mais on verra par la suite qu'il y est nécessaire.

Le mercredi, 13 décembre, nous allâmes à l'Étang, où l'évêque de Senlis maria mon beau-frère à sa nièce, dont la dot ne fut que de cent mille écus, comme celle de sa soeur la duchesse de La Feuillade, et de même logés et nourris partout, ce qui me procura l'usage de l'appartement que M. le maréchal de Lorges avait dans le château de Versailles. La noce fut nombreuse et magnifique; rien n'égalait la joie du ministre et de sa famille; rien n'approcha des empressements de M. de Lauzun, rien ne fut pareil à ceux de Chamillart pour Mme de Saint-Simon et pour moi, de sa femme, de ses filles et jusque de ses amis particuliers qu'il avait conviés. Si j'avais été surpris de la franchise avec laquelle il m'avait parlé la première fois, je le fus encore davantage de la façon dont il me demanda mon amitié. La plus grande politesse et l'énergie se disputèrent en ses expressions, et je vis la sincérité du désir y dominer. Je fus embarrassé; il s'en aperçut. J'en usai avec lui comme en pareil cas j'avais fait avec le chancelier. Je lui avouai naturellement mon intimité avec le père, ma liaison avec le fils, celle de Mme de Saint-Simon et de Mme de Pontchartrain, cousines germaines, mais plus étroitement unies que deux véritables soeurs, et je lui dis que, si à cette condition il désirait mon amitié, je la lui donnerais de tout mon coeur. Cette franchise le toucha. Il me dit qu'elle augmentait son empressement d'obtenir mon amitié, nous nous la promîmes, et nous nous la sommes toujours tendrement et fidèlement tenue dans tous les temps jusqu'à la mort. Il était outrément brouillé avec le chancelier et avec son fils, et eux avec lui. C'était à qui pis se ferait. Je crus donc, au sortir de l'Étang, leur devoir dire ce qui serait passé entre Chamillart et moi; le chancelier me reçut comme avait fait M. de Beauvilliers en pareil cas sur lui; sa femme et sa belle-fille de même, son fils autant bien qu'il put être en lui. Ils eurent tous de part et d'autre cette considération pour moi, et toujours soutenue, qu'en ma présence quand il y avait quelqu'un, jamais ils ne parlèrent les uns des autres. Pour en particulier avec moi, ils ne s'en contraignirent pas tant. Ils se comptaient en sûreté avec moi, et ils ne s'y trompèrent jamais; je devins donc de la sorte ami intime de Chamillart; je l'étais déjà des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse et du chancelier, et aussi bien avec Pontchartrain qu'il était possible. Cela m'initia dans bien des choses importantes, et me donna un air de considération à la cour fort différent de ceux de mon âge.

Chamillart ne fut pas longtemps sans me donner des preuves d'amitié. Sans que j'y pensasse, il voulut me raccommoder avec le roi; quoiqu'il n'y pût réussir, je ne sentis pas moins cette tentative. Un jour que j'en parlais à sa femme, elle prit un air de plus de confiance encore qu'à l'ordinaire, et me dit qu'elle était ravie que je fusse plus content d'eux que je ne l'avais cru, et sur ce que je lui parus n'entendre point ce langage, elle me dit qu'ils savaient bien que je ne voulais point du tout que mon beau-frère épousât leur fille, mais qu'elle m'avouait qu'elle était fort curieuse de savoir pourquoi. Dans ma surprise, je tournai court et je lui dis qu'il était vrai; et que puisqu'elle en voulait savoir la raison, je la lui dirais avec la même franchise. Il n'était pourtant pas à propos de l'avoir entière là-dessus avec elle. Je lui dis que j'avais toujours pensé, sur les mariages, qu'il ne fallait jamais prendre plus fort que soi, surtout des ministres, si rarement traitables et raisonnables, pour n'être point écrasé par ce qu'on a pris pour se soutenir et s'avancer; qu'un mariage égal engageait chaque côté à mettre également du sien, et faisait plus justement espérer l'union des familles; que, pour cette raison, je n'avais pas goûté leur mariage, et que j'avais proposé celui d'une fille du duc d'Harcourt par les raisons que j'ai ci-devant rapportées, et je me rabattis à l'assurer que si je les avais connus alors tels que je les connaissais maintenant, j'aurais pressé leur mariage, bien loin d'en dégoûter.

La franchise de ma réponse, et le peu qu'il avait fallu pour l'attirer, plut tant à Mme Chamillart, qu'elle me répondit qu'il la fallait payer par la sienne. Elle m'apprit que, dès l'hiver précédent, le mariage s'était traité pour Mme de La Feuillade; que, ne s'étant pu faire, et Mme de La Feuillade mariée, Mme la maréchale de Lorges avait tout tenté pour leur dernière fille, par M. de Chamilly et par Robert, après qu'elle fut partie avec son mari pour la Rochelle; enfin par elle-même; qu'il était comme fait lorsque la maréchale me répondit l'été dernier qu'il n'y avait pas le moindre fondement, qui fut l'occasion où je lui parlai contre ce mariage et pour celui de Mlle d'Harcourt; qu'aussitôt après la maréchale alla à l'Étang sous un autre prétexte, et qu'en ce voyage, que Mme Chamillart me rappela par des circonstances, traitant avec elle le mariage, la maréchale lui avait dit que j'y étais entièrement opposé, et voulais celui de Mlle d'Harcourt. Je laisse les réflexions sur ce trait et sur ses suites, mais je ne l'ai pas voulu omettre pour montrer combien M. et Mme Chamillart étaient de bonnes gens d'en user après, cela comme ils firent avec moi, et d'en faire toutes les avances. Cela aussi scella entièrement notre amitié et notre liaison intime.

Ce mariage eut le sort que j'avais prédit à la maréchale il fut de fer pour eux et d'or pour moi, non pas en finance, par l'horreur que nous avons toujours eue, Mme de Saint-Simon et moi, de ce qu'on appelle à la cour faire des affaires, et à quoi tant de gens du premier ordre se sont enrichis, mais par le plaisir de la confiance de Chamillart, des services que je fus à portée de rendre à mes amis, et d'en tirer pour moi, et dans les suites assez promptes, par la satisfaction de ma curiosité sur les choses de la cour et de l'État les plus importantes, qui me mettait au fait journalier de tout. Je gardai ce secret à Mme Chamillart excepté pour son mari, avec qui je me répandis, et lui avec moi, et pour Mme de Saint-Simon qui en fut informée. Il suffit de dire que le mariage alla tout de travers entre le mari et la femme tant qu'il dura; que mon beau-frère acheva de se perdre en quittant le service aussitôt après ses noces, sans que l'offre d'être fait brigadier hors de rang le pût retenir, et que Mme de Saint-Simon et moi fûmes toujours les dépositaires des douleurs de Chamillart et de tout ce triste domestique. Mme la maréchale de Lorges n'avait acquis ni leur estime ni leur amitié; elle prit le parti d'une grande retraite. C'était bien fait pour l'autre monde, et ne fut guère moins bien pour celui-ci; il faut dire à sa louange qu'à la fin elle rentra en elle-même; et que sa vie fut austère, pénitente, pleine de bonnes oeuvres et parfaitement retirée. Je fus bien des années à revenir pour elle, cela se retrouvera en son lieu. Je le répète, j'aurais passé sous silence ce détail triste et peu intéressant, si je ne l'avais jugé tout à fait nécessaire à montrer l'origine et le fondement de l'intimité qui se verra dans la suite entre Chamillart et moi, et qui m'a mis à portée de savoir et de faire fort au delà de mon âge et de mon apparente situation, tandis que j'y étais de l'autre partie opposée, je veux dire le chancelier et son fils, et par M. de Beauvilliers mal avec eux, mais fort ami de Chamillart. Les filles de celui-ci, avec qui j'étais aussi en toute confiance, me mettaient au fait de mille bagatelles de femme, souvent plus importantes qu'elles-mêmes ne croyaient, et qui m'ouvraient les yeux, et une infinité de combinaisons considérables, jointes à ce que j'apprenais par les dames du palais, mes amies, et par la duchesse de Villeroy avec qui j'étais étroitement lié, ainsi qu'avec la maréchale sa belle-mère, que j'eus le plaisir de raccommoder intimement, et de voir durer leur union jusqu'à leur mort, après avoir été longues années on ne saurait plus mal ensemble. J'étais aussi très bien avec le duc de Villeroy et en grande et la plus familière société avec eux; mais je ne pus m'accoutumer aux grands airs du maréchal: je trouvais qu'il pompait l'air de partout où il était, et qu'il en faisait une machine pneumatique. Je ne m'en cachais ni à sa femme, ni à son fils, ni à sa belle-fille, qui en riaient et qui ne purent jamais m'y apprivoiser.

Pour ne plus revenir à un triste sujet, je dirai ici d'avance que mon beau-frère prit [le nom de duc de Lorges] peu après son mariage, pour faire porter le nom de Lorges, si illustré par son père, à son duché de Quintin; et qu'il porta depuis le nom de duc de Lorges.

CHAPITRE IV. §

Année 1703. — Marsin, chevalier de l'ordre. — Marlborough duc d'Angleterre, etc. — Mariage de Marillac avec une soeur du duc de Beauvilliers. — Mariage du duc de Gesvres avec Mlle de La Chénelaye. — Rétablissement de M. le duc d'Orléans dans l'ordre de succession à la couronne d'Espagne, où il envoie l'abbé Dubois. — Promotion de dix maréchaux de France; leur fortune et leur caractère. — Chamilly. — Estrées. — Châteaurenauld. — Vauban. — Rosen. — Huxelles. — Tessé. — Montrevel. — Tallard. — Harcourt.

Le premier jour de cette année 1703 fut celui de la déclaration que fit le roi au chapitre de l'ordre, de la distinction sans exemple qu'il fit, comme je l'ai déjà dit ailleurs d'avance, en faveur du cardinal Portocarrero, qu'il nomma à la première place vacante de cardinal dans l'ordre, et toutes quatre étaient alors remplies, et de lui permettre de porter l'ordre en attendant, dont il lui envoya une croix de diamants de plus de cinquante mille écus; grâce à laquelle il fut extrêmement sensible. Marsin reçut au même chapitre la récompense de son ambassade et du mérite qu'il s'était fait du refus de la Toison d'or et de la grandesse, il fut seul nommé chevalier de l'ordre, et reçu seul à la Chandeleur suivante. En même temps, le comte de Marlborough fut fait duc en Angleterre avec cinq mille livres sterling de pension, qui est une somme prodigieuse.

M. de Beauvilliers maria sa soeur du second lit au fils unique de Marillac, conseiller d'État, qui était colonel et brigadier d'infanterie, fort estimé dans les troupes, quoique encore fort jeune, et qui devait être fort riche, étant unique. Il était de mes amis dès notre jeunesse, et je puis dire qu'il avait tout ce qu'il fallait pour se faire aimer, pour réussir à la guerre, et pour plaire à la famille où on voulait bien le recevoir. Le duc de Saint-Aignan, veuf d'une Servien, mère du duc de Beauvilliers, avait fait la folie d'épouser, dix-huit mois après, une créature de la lie du peuple, qui, après avoir eu longtemps le soin des chiens de sa femme, était montée à l'état de sa femme de chambre. Il mourut six ans après, parfaitement ruiné, et laissa deux garçons et une fille de ce beau mariage. La mère avait de l'esprit et de la vertu. Le roi même, qui aimait M. de Saint-Aignan, l'avait pressé plus d'une fois de lui faire prendre son tabouret; elle n'y voulut jamais consentir, et se borna à plaire et à avoir soin de M. de Saint-Aignan dans l'intérieur de sa maison sans vouloir se produire, mais portant la housse et le manteau ducal. Sa conduite gagna la vertu de M. et de Mme de Beauvilliers, qui, à la mort de M. de Saint-Aignan, prirent soin d'elle et de leurs enfants comme des leurs, avec qui ils furent élevés et avec la même amitié: ce trait, soutenu en tout et toute leur vie, n'en est pas un des moindres traits. Le mariage se fit à petit bruit à Vaucresson, petite maison de campagne que le duc avait achetée à portée de Versailles et de Marly, où il se retirait le plus souvent que ses emplois le lui pouvaient permettre.

Le vieux duc de Gesvres, à quatre-vingts ans, se remaria peu de jours après à Mlle de La Chénelaye, du nom de Romillé, belle et bien faite et riche, que l'ambition d'un tabouret y fit consentir. Le roi l'en détourna tant qu'il put lorsqu'il lui en vint parler, mais le bonhomme ne sachant faire pis à son fils, à qui ce mariage fit grand tort, n'en put être dissuadé. Il voulut faire le gaillard au souper de la noce, il en fut puni, et la jeune mariée encore plus: il fit partout dans le lit, tellement qu'il en fallut passer une partie à les torcher et à changer de tout. On peut juger des suites d'un tel mariage. La belle en usa pourtant bien et en femme d'esprit: elle se rendit si bien maîtresse de celui de son mari, qu'elle le raccommoda avec son fils, lui fit signer une cession de ses biens pour qu'il ne se ruinât pas davantage, et la démission de son duché avant l'année révolue: on admira comment elle avait pu en venir à bout. Aussi, l'union entre elle et le marquis de Gesvres a-t-elle été constante depuis, et s'est continuée avec ses enfants, qui tous ont toujours eu une grande considération pour elle; du reste, elle ne se contraignit pas d'elle-même elle était riche.

M. le duc d'Orléans avait toujours sur le coeur d'avoir été oublié dans le testament du roi d'Espagne, et Monsieur, fils d'Anne, fille et soeur de Philippe III et de Philippe IV, rois d'Espagne, avait trouvé fort mauvais de n'avoir pas été appelé au défaut des descendants du duc d'Anjou. M. le duc d'Orléans en avait fort entretenu Louville au voyage qu'il fit ici pour celui du roi d'Espagne en Italie. Maintenant que ce prince en était de retour à Madrid, M. le duc d'Orléans voulut travailler tout de bon à son rétablissement dans l'ordre de la succession. Il avait envoyé l'abbé Dubois au passage du roi d'Espagne à Montpellier pour y prendre des mesures avec Louville et y faire entrer ce prince; et il y fut réglé que deux mois après son retour dans son royaume, pendant lesquels les choses se prépareraient en faveur de M. le duc d'Orléans, l'abbé Dubois irait à Madrid pour finir cette affaire, que le roi aussi désirait, et qui eut en effet son exécution, quelques mois ensuite, telle que M. le duc d'Orléans la pouvait désirer. C'est ce même abbé Dubois dont il a été parlé à l'occasion du mariage de M. le duc d'Orléans, et dont il n'y aura que trop à dire dans les suites.

Le dimanche 14 janvier, le roi fit dix maréchaux de France, qui, avec les neuf qui l'étaient, firent dix-neuf: c'était pour n'en pas manquer.

Les neuf étaient :

1675,

MM. de Duras.

1681,

Estrées père.

1693,

Choiseul.

Villeroy.

Joyeuse.

Boufflers.

Noailles.

Catinat.

1702,

Villars.

Les dix nouveaux furent :

MM. de Chamilly, lieutenant général en 1678.

Estrées fils,

1684.

  Châteaurenauld,

févr. 1688.

  Vauban,

août 1688.

  Rosen,

1688.

  Huxelles,

1688.

  Tessé,

1692.

  Montrevel,

1693.

  Tallard,

1693.

  Harcourt,

1693.

Le roi n'en dit rien jusqu'après son dîner, au sortir de table; il envoya chercher le duc d'Harcourt, Tallard, Rosen et Montrevel. Le premier et le dernier se trouvèrent à Paris. Tallard arriva le premier dans le cabinet du roi, qui lui dit qu'il le faisait maréchal de France. Vint après Rosen, qui fut reçu avec la même grâce. Les deux autres mandés à Paris vinrent sur-le-champ remercier; Chamillart dépêcha des courriers aux autres qui étaient absents, et Pontchartrain un à Châteaurenauld, en Espagne, et un au comte d'Estrées, malade à Paris: il avait quarante-deux ans et six semaines, étant né le 30 novembre 1660. Il faut dire un mot de ces messieurs, dont plusieurs ont figuré dans la suite.

Chamilly s'appelait Bouton, d'une race noble de Bourgogne, dont on en voit servir avant 1400 avec des écuyers sous eux, et dès les premières années de 1400, des chambellans des ducs de Bourgogne. Ils ont toujours servi depuis, et aucun d'eux n'a porté robe: quelques-uns ont été gouverneurs de Dijon. Le père et le frère aîné du maréchal s'attachèrent à M. le Prince, le suivirent partout, en furent estimés; cet aîné, depuis son retour de Flandre, se distingua tellement aux guerres de Hollande, sous les yeux du roi, qu'il en acquit assez de part dans son estime et dans sa confiance pour encourir la jalousie et de là la haine de Louvois, malgré lequel pourtant il allait être maréchal de France lorsqu'il mourut, et que le roi a dit depuis qu'il lui avait destiné la première compagnie de ses gardes du corps qui viendrait à vaquer.

Sous ce frère, celui dont je parle, de six ans plus jeune, commença à se distinguer. Il avait servi avec réputation en Portugal et en Candie. À le voir et à l'entendre, on n'aurait jamais pu se persuader qu'il eût inspiré un amour aussi démesuré que celui qui est l'âme de ces fameuses Lettres portugaises, ni qu'il eût écrit les réponses qu'on y voit à cette religieuse. Entre plusieurs commandements qu'il eut pendant la guerre de Hollande, le gouvernement de Grave l'illustra par cette admirable défense de plus de quatre mois, qui coûta seize mille hommes au prince d'Orange, dont il mérita les éloges, et à qui il ne se rendit qu'avec la plus honorable composition, sur les ordres réitérés du roi. Ce fameux siège l'avança en grades et en divers gouvernements, sans cesser de servir, malgré la haine de Louvois qu'il avait héritée de son frère, qui toutefois ne put empêcher que, lorsque le roi se saisit de Strasbourg au printemps de 1685, il ne lui en donnât le gouvernement; mais le ministre s'en vengea en y tenant le commandant en chef de l'Alsace, dont le dégoût bannit presque toujours Chamilly de Strasbourg. La même cause l'empêcha d'être du nombre de tant de militaires qui furent chevaliers de l'ordre à la fin de 1688, et Barbezieux ne lui fut pas plus favorable que son père. La femme de son successeur se trouva amie de celle de Chamilly, qui était une personne singulièrement accomplie, à qui Louvois même avait eu peine à résister. C'était une vertu et une piété toujours égale dès sa première jeunesse, mais qui n'était que pour elle; beaucoup d'esprit et du plus aimable et fait exprès pour le monde, un tour, une aisance, une liberté qui ne prenait jamais rien sur la bienséance, la modestie, la politesse, le discernement, et avec cela un grand sens, beaucoup de gaieté, de la noblesse et même de la magnificence, en sorte que, tout occupée de bonnes oeuvres, on ne l'aurait crue attentive qu'au monde et à ce qui y avait rapport. Sa conversation et ses manières faisaient oublier sa singulière laideur: l'union entre elle et son [mari] avait toujours été la plus intime.

C'était un grand et gros homme, le meilleur homme du monde, le plus brave et le plus plein d'honneur, mais si bête et si lourd, qu'on ne comprenait pas qu'il pût avoir quelque talent pour la guerre. L'âge et le chagrin l'avaient fort approché de l'imbécile. Ils étaient riches chacun de leur côté, et sans enfants. Sa femme, pleine de vues, séchait pour lui de douleur. Dans les divers commandements et gouvernements où elle l'avait suivi, elle avait eu l'art de tout faire, de suppléer jusqu'à ses fonctions, de laisser croire que c'était lui qui faisait tout, jusqu'au détail domestique, et partout ils s'étaient fait aimer et respecter, mais elle singulièrement. Par Chamillart, elle remit son mari à flot, qui lui procura ce commandement de la Rochelle et des provinces voisines qu'avait eu le maréchal d'Estrées, avant qu'il allât en Bretagne, et le porta ainsi au bâton d'autant plus aisément, que le roi avait toujours eu pour lui de l'estime et de l'amitié: sa promotion trop retardée fut généralement applaudie.

Le comte d'Estrées fut heureux. Son père, qui s'était fort distingué à la guerre et lieutenant général dès 1655, fut choisi pour passer au service de mer, lorsque Colbert fit prendre au roi la résolution de rétablir la marine en 1668. Il y acquit de la gloire dès sa première campagne, qui fut en Amérique, au retour de laquelle il fut vice-amiral. M. de Seignelay, ami du comte d'Estrées, contribua fort à lui faire donner la survivance de cette charge en 1684, à l'âge de vingt-quatre ans, mais à condition de passer un certain nombre d'années par les degrés, et que son ancienneté de lieutenant général ne lui serait comptée que du jour qu'il lui serait permis d'en servir. Seignelay, maître de l'expédition, et ministre audacieux qui savait nuire et servir mieux que personne, omit exprès cette dernière condition. Le comte d'Estrées, servant à terre au siège de Barcelone, prise en 1697 par M. de Vendôme, prétendit, sinon ne pas rouler avec les lieutenants généraux comme vice-amiral ayant amené là une escadre, au moins être le premier d'entre eux. Sur cette dispute, Pontchartrain, encore secrétaire d'État de la marine et ami particulier de tous les Estrées, trancha la difficulté en faisant remonter l'ancienneté du comte d'Estrées à la date de sa survivance; il l'emporta sur la mémoire du roi, qui se souvenait très bien de la condition qu'il avait commandée et qui se trouva omise, et de cette façon cette ancienneté demeura fixée à l'année 1684. Lorsqu'il fut question de faire ces maréchaux de France, Châteaurenauld, l'autre vice-amiral qu'on voulut faire, se trouva moins ancien lieutenant général et vice-amiral que le comte d'Estrées. Ce dernier avait pour lui Pontchartrain père et fils, qui pour la marine voulaient avoir deux bâtons; et mieux qu'eux alors, le groupe des Noailles, dont la faveur était au plus haut point, la considération du maréchal et du cardinal d'Estrées, celle des enfances de la comtesse d'Estrées, dont le roi s'amusait beaucoup. Le sujet de plus n'avait contre lui qu'un âge disproportionné de celui des autres candidats; il avait vu beaucoup d'actions par terre et par mer, et commandé en chef en la plupart des dernières avec succès, réputation et beaucoup de valeur; il entendait bien la marine, était appliqué, avec de l'esprit et du savoir. Tout cela ensemble, fondé sur le bonheur de sa survivance à vingt-quatre ans, et du trait hardi de Seignelay, le fit huit ans après maréchal de France.

C'était un fort honnête homme, mais qui ayant été longtemps fort pauvre, ne s'épargna pas à se faire riche du temps du fameux Law, dans la dernière régence, et qui y réussit prodigieusement, mais pour vivre dans une grande magnificence et fort désordonnée. Ce qu'il amassa de livres rares et curieux, d'étoffes, de porcelaine, de diamants, de bijoux, de curiosités précieuses de toutes les sortes, ne se peut nombrer, sans en avoir jamais su user. Il avait cinquante-deux mille volumes, qui toute sa vie restèrent en ballots presque tous à l'hôtel de Louvois, où Mme de Courtenvaux, sa soeur, lui avait prêté où les garder. Il en était de même de tout le reste. Ses gens lassés d'emprunter tous les jours du linge pour de grands repas qu'il donnait, le pressèrent tant un jour d'ouvrir des coffres qui en étaient pleins et qu'il n'avait jamais ouverts depuis dix ans qu'il les avait fait venir de Flandre et de Hollande, qu'il y consentit. Il y en avait une quantité prodigieuse. On les ouvrit et on les trouva tous coupés à tous leurs plis, en sorte que pour les avoir gardés si longtemps tout se trouva perdu.

Il allait toujours brocantant. Il se souvint d'un buste de Jupiter Ammon d'un marbre unique et de la première antiquité qu'il avait vu quelque part autrefois, bien fâché de l'avoir manqué, et mit des gens en campagne pour le rechercher. L'un d'eux lui demanda ce qu'il lui donnerait pour le lui faire avoir, il lui promit mille écus. L'autre se mit à rire, et lui promit de le lui livrer pour rien, ni pour achat ni pour sa peine, et lui apprit qu'il était dans son magasin, où sur-le-champ il le mena et le lui montra. On ne tarirait point sur les contes à en rapporter, ni sur ses distractions.

Avec de la capacité, du savoir et de l'esprit, c'était un esprit confus. On ne le débrouillait point quand il rapportait une affaire. Je me souviens qu'un jour au conseil de régence, M. le comte de Toulouse qui, avec bien moins d'esprit, était la justesse, la précision et la clarté même, et auprès duquel j'étais toujours assis par mon rang, me dit en nous mettant à la table que le maréchal d'Estrées allait rapporter une affaire du conseil de marine qui était importante, mais où je n'entendrais rien à son rapport, et qu'il me priait qu'il me la pût expliquer tout bas, comme cela se faisait à l'oreille pendant que le maréchal rapportait; j'entendis assez l'affaire pour être de l'avis du confite de Toulouse, mais non pas assez distinctement pour bien parler dessus, de manière que quand ce fut à moi à opiner qui parlais toujours immédiatement avant le chancelier, et le comte de Toulouse immédiatement après, je souris et dis que j'étais de l'avis dont serait M. le comte de Toulouse. Voilà la compagnie bien étonnée, et M. le duc d'Orléans à me dire en riant que ce n'était pas opiner. Je lui en dis la raison que je viens d'expliquer et conclus à ce que j'avais déjà fait, ou que la voix de M. le comte de Toulouse fût comptée pour deux, et l'affaire passa ainsi. La Vrillière disait de lui que c'était une bouteille d'encre, qui, renversée, tantôt ne donnait rien, tantôt filait menu, tantôt laissait tomber de gros bourbillons, et cela était vrai de sa manière de rapporter et d'opiner. Il était avec cela fort bon homme, doux et poli dans le commerce, et de bonne compagnie; mais bien glorieux et aisé à égarer, grand courtisan quoique non corrompu. Il faut achever de lui donner quelques moindres traits.

Il aimait fort Nanteuil, et y avait dépensé follement à un potager. Il y menait souvent du monde, mais ni portes ni fenêtres qui tinssent. Il fit boiser toute sa maison. Sa boiserie prête à poser tout entière, on l'amena et on la mit en pile tout plein une grande salle. Il y a bien vingt-cinq ans, elle y est encore, et le pont d'entrée, il y en a autant que personne n'a osé y passer qu'à pied. Il s'impatienta d'ouïr toujours vanter ces veaux de Royaumont que M. le Grand y faisait nourrir d'oeufs avec leurs coquilles et de lait, dont il donnait des quartiers au roi, et qui étaient excellents. Il en voulut faire engraisser un à Nanteuil de même. On le fit, et quand il fut bien gras on le lui manda. Lui compta qu'en continuant à le nourrir, il engraisserait bien davantage. Cela dura ainsi plus de deux ans, et toujours en veufs et en lait, dont les comptes allèrent fort loin pour en faire enfin un taureau qui ne fut bon qu'à en faire d'autres. Avec cela grand chimiste, grand ennemi des médecins, il donnait de ses remèdes et y dépensait fort à les faire, et, de la meilleure foi du monde, se traitait lui-même le premier. Il vécut toujours fort bien avec sa femme, elle avec lui, chacun à leur manière.

Châteaurenauld, du nom de Rousselet, inconnu entièrement avant le mariage de son bisaïeul avec une soeur du cardinal et du maréchal de Retz, à l'arrivée obscure des Gondi en France, fut le plus heureux homme de mer de son temps, où il gagna des combats et des batailles, et où il exécuta force entreprises difficiles, et fit beaucoup de belles actions. L'aventure de Vigo, racontée ailleurs, ne dut pas lui être imputée, mais à l'opiniâtreté des Espagnols à qui il n'en put persuader le danger. Elle eut pourtant besoin de toute la protection de Pontchartrain auprès du roi. Ce secrétaire d'État s'était coiffé de Châteaurenauld, et il était de plus bien aise de décorer la marine. La promotion de ce vice-amiral fut fort applaudie; il y avait longtemps qu'il avait mérité le bâton.

C'était un petit homme goussaut, blondasse, qui paraissait hébété, et qui ne trompait guère. On ne comprenait pas à le voir qu'il eût pu jamais être bon à rien. Il n'y avait pas moyen de lui parler, encore moins de l'écouter, hors quelques récits d'actions de mer. D'ailleurs bon homme et honnête homme. Depuis qu'il fut maréchal de France il allait assez souvent à Marly, où quand il s'approchait de quelque compagnie, chacun tournait à droite et à gauche.

Il était Breton, parent de la femme de Cavoye qui avait une maison charmante à Lucienne tout auprès de Marly, où Cavoye allait souvent dîner avec bonne compagnie et la plupart gens de faciende, et de manège, où tout se savait, où il se brassait mille choses avec sûreté, parce que le roi aimait Cavoye, et ne se défiait point de ce qui allait chez lui. C'était un monde trayé, et ce qui était hors de ce cercle ne s'exposait pas à l'y troubler. M. de Lauzun, trop craint pour être jamais de quelque chose et qui le trouvait fort mauvais, voulut au moites se divertir aux dépens de gens avec qui il n'avait point d'accès. Il se mit au commencement d'un, long voyage de Marly à accoster Châteaurenauld, puis à lui dire que comme son ami il voulait l'avertir que Cavoye et sa femme, qui se faisaient honneur de lui appartenir, se plaignaient de ce qu'il ne les voyait point, et qu'il n'allait jamais chez eux à Lucienne, où ils avaient toujours bonne compagnie, que c'était des gens que le roi aimait, qui étaient considérés, qu'il ne fallait point avoir contre soi, quand on en pouvait aussi aisément faire ses amis, et qu'il lui conseillait comme le sien d'aller à Lucienne et souvent et longtemps, et de les laisser faire et dire; qu'il l'avertissait qu'ils avaient la fantaisie de recevoir froidement et de faire tout ce qu'il fallait pour persuader aux gens qu'ils ne leur faisaient pas plaisir d'aller chez eux, mais que c'était un jargon et une marotte, que chacun avait ses manières et sa fantaisie, que telle était la leur; mais qu'au fond ils seraient outrés qu'on les en crût et qu'on s'y arrêtât, et que la preuve en était au monde qui partout, et surtout à Lucienne abondait chez eux. Le maréchal fut ravi de recevoir un avis si salutaire, se prit à se disculper sur Cavoye, à remercier, et surtout à assurer M. de Lauzun qu'il profiterait de ses bons conseils. Celui-ci lui fit entendre qu'il ne fallait jamais faire semblant qu'il lui eût donné cet avis, et le quitta bien résolu au secret et à s'établir promptement à Lucienne.

Il ne tarda pas à y aller. À son aspect, voilà tout en émoi, puis en silence. Ce fut une bombe tombée au milieu de cet élixir de cour. On crut en être quitte pour une courte visite; il y passa l'après-dînée: ce fut une grande désolation. Deux jours après il arrive pour dîner, ce fut bien pis; ils firent tout ce qu'ils purent pour lui faire entendre qu'ils étaient là pour éviter le monde et demeurer en particulier à d'autres! Châteaurenauld connaissait ce langage, et se savait le meilleur gré du monde. Il y persévéra jusqu'au soir, et les désespéra ainsi presque tous les jours, quelque clairement que pussent s'expliquer des gens poussés à bout. Ce ne fut pas tout; il se mit à ne bouger de chez eux dès qu'il était à Versailles, et les infesta toujours depuis à Lucienne toutes les fois qu'il était de Marly. Ce fut une lèpre dont Cavoye ne put jamais se purifier; il disait que c'était un sort et s'en plaignait à tout le monde, et ses familiers aussi, qui n'en étaient pas moins affligés que lui. Enfin longtemps après ils découvrirent celui qui leur avait jeté ce sort. L'histoire en fut au roi qui en pensa mourir de rire, et Cavoye et ses familiers de désespoir.

Vauban s'appelait Leprêtre, petit gentilhomme de Bourgogne tout au plus, mais peut-être le plus honnête homme et le plus vertueux de son siècle, et avec la plus grande réputation du plus savant homme dans l'art des sièges et de la fortification, le plus simple, le plus vrai et le plus modeste. C'était un homme de médiocre taille, assez trapu, qui, avait fort l'air de guerre, mais en même temps un extérieur rustre et grossier pour ne pas dire brutal et féroce. Il n'était rien moins. Jamais homme plus doux, plus compatissant, plus obligeant, mais respectueux, sans nulle politesse, et le plus avare ménager de la vie des hommes, avec une valeur qui prenait tout sur soi et donnait tout aux autres. Il est inconcevable qu'avec tant de droiture et de franchise, incapable de se prêter à rien de faux ni de mauvais, il ait pu gagner au point qu'il fit l'amitié et la confiance de Louvois et du roi.

Ce prince s'était ouvert à lui un an auparavant de la volonté qu'il avait de le faire maréchal de France. Vauban l'avait supplié de faire réflexion que cette dignité n'était point faite pour un homme de son état, qui ne pouvait jamais commander ses armées, et qui les jetterait dans l'embarras si, faisant un siège, le général se trouvait moins ancien maréchal de France que lui. Un refus si généreux, appuyé de raisons que la seule vertu fournissait, augmenta encore le désir du roi de la couronner.

Vauban avait fait cinquante-trois sièges en chef, dont une vingtaine en présence du roi, qui crut se faire maréchal de France soi-même, et honorer ses propres lauriers en donnant le bâton à Vauban. Il le reçut avec la même modestie qu'il avait marqué de désintéressement. Tout applaudit à ce comble d'honneur, où aucun autre de ce genre n'était parvenu avant lui et n'est arrivé depuis. Je n'ajouterai rien ici sur cet homme véritablement fameux, il se trouvera ailleurs occasion d'en parler encore.

Rosen était de Livonie. M. le prince de Conti me conta qu'il avait eu la curiosité de s'informer soigneusement de sa naissance, en son voyage de Pologne, à des gens qui lui en auraient dit la vérité de quelque façon qu'elle eût été. Il apprit d'eux qu'il était de très ancienne noblesse, alliée à la meilleure de ces pays-là, et qui avait eu de tout temps des emplois considérables, ce qui se rapporte aux certificats de la noblesse de Livonie et du roi de Suède Charles XII que Rosen, dont il s'agit ici, obtint, et dont celui du czar Pierre Ier, donné à Paris, confirme la forme. Rosen s'enrôla tout jeune, et servit quelque temps simple cavalier. Il fut pris avec d'autres en maraude et tira au billet. Le maréchal ferrant de la compagnie où il était se trouva de sa chambrée. Il survécut leurs autres camarades, et finit aux Invalides. Tous les ans Rosen, même maréchal de France, l'envoyait quérir, lui donnait bien à dîner et dînait avec lui; ils parlaient de leurs vieilles guerres, et le renvoyait avec de l'argent assez considérablement. Outre cela, il avait soin de s'en informer dans le reste de l'année, et de mettre ordre qu'il eût de tout et fût à son aise. Rosen, devenu officier, [fut] attiré et protégé en France par Rosen, son parent de même nom, qui avait un régiment et mille chevaux sous le grand Gustave Adolphe, à la bataille de Lutzen, puis sous le duc de Weimar, [qui] commanda en chef pour le roi en Alsace, et mourut en 1667, ayant donné sa fille en mariage à Rosen dont je parle.

C'était un grand homme sec, qui sentait son reître, et qui aurait fait peur au coin d'un bois, avec une jambe arquée d'un coup de canon, ou plutôt du vent du canon, qu'il amenait tout d'une pièce. Excellent officier, de cavalerie, très bon même à mener une aile, mais à qui la tête tournait en chef, et fort brutal à l'armée et partout ailleurs qu'à table, où sans aucune ivrognerie il faisait une chère délicate, et entretenait sa compagnie de faits de guerre qui instruisaient avec plaisir. C'était un homme grossier à l'extérieur, mais délié au dernier point, et qui connaissait à merveille à qui il avait affaire, avec de l'esprit, du tour et de la grâce en ce qu'il disait du plus mauvais français du monde qu'il affectait. Il connaissait le roi et son faible et celui de la nation pour les étrangers; aussi reprochait-il à son fils qu'il parlait si bien français qu'il ne serait jamais qu'un sot. Rosen fut toujours bien avec les ministres et au gré de ses généraux, par conséquent du roi, qui l'employa toujours avec distinction, et qui pourvut souvent à sa subsistance. Châteaurenauld, Vauban et lui étaient grands-croix de Saint-Louis, et il fut mestre de camp général à la mort de Montclar, qu'il vendit à Montpéroux, lorsqu'il fut maréchal de France. En tout c'était un homme qui avait voulu faire fortune, mais qui en était digne et bon homme et honnête homme, avec la plus grande valeur. Il m'avait pris en amitié pendant la campagne de 1693, qui avait toujours continué depuis, et me prêtait tous les ans sa maison toute meublée à Strasbourg. Nous lui verrons faire une fin tout à fait digne, sage et chrétienne.

Huxelles, dont le nom était de Laye, et par adoption du Blé, du père du trisaïeul de celui dont il s'agit ici. Malgré ce nombre de degrés, ce ne fut que vers l'an 1500 que cette adoption fut faite par le grand-oncle maternel de ce bisaïeul, dont la femme devint par l'événement héritière de sa famille, à condition, comme il a été exécuté, de prendre le nom et les armes de du Blé et de quitter celles de Laye. Avant cela, on ne connaît pas trop ces de Laye. Il y avait plusieurs familles de ce nom. Depuis ils ont eu une Baufremont et quelques bonnes alliances. Mais avant d'aller plus loin, il faut expliquer celles dont notre marquis d'Huxelles sut faire les échelons de sa fortune.

Son père et son grand-père, qui furent tués à la guerre, et son bisaïeul, eurent le gouvernement de Châlons et cette petite lieutenance générale de Bourgogne. Le grand-père épousa une Phélypeaux, par où notre marquis d'Huxelles se trouva fort proche de Châteauneuf, secrétaire d'État, et de Pontchartrain depuis chancelier, et du maréchal d'Humières, c'est-à-dire que son père était cousin germain de Châteauneuf, issu de germain de Pontchartrain, et germain du maréchal d'Humières. La soeur du père du marquis d'Huxelles avait fort étrangement épousé Beringhen, premier écuyer qui avait été premier valet de chambre, dont le fils, premier écuyer aussi, et cousin germain de notre marquis d'Huxelles, avait bien plus étrangement encore épousé une fille du duc d'Aumont et de la soeur de M. de Louvois. L'intrigue ancienne de tout cela mènerait trop loin. Il suffit de marquer la proximité des alliances et d'ajouter que l'amitié de la vieille Beringhen pour son neveu, et l'honneur que son mari tirait d'elle firent élever ce neveu avec leurs enfants comme frères, que l'amitié a subsisté entre eux à ce même degré, et que Beringhen, neveu de Louvois par une alliance si distinguée pour tous les deux, entra dans sa plus étroite confiance et d'affaires et de famille, fut après sa mort sur le même pied avec Barbezieux, et, tant par là que par sa charge, fut une manière de personnage. Il protégea son cousin d'Huxelles de toutes ses forces auprès de Louvois, puis de Barbezieux, et l'a soutenu toute sa vie. Ce préambule était nécessaire pour bien faire entendre ce qui suivra ici et ailleurs; ajoutons seulement que le marquis de Créqui, fils du maréchal, avait épousé l'autre fille du duc d'Aumont et de la soeur de Louvois, et que MM. de Créqui vivaient fort unis avec M. d'Aumont, les Louvois et les Beringhen. Revenons maintenant à notre marquis d'Huxelles.

Son père n'avait que dix ans quand il perdit le sien, et vingt lorsqu'il perdit sa mère. C'était un homme d'ambition qui, trouvant Beringhen dans la plus intime faveur de la reine régente qui le regardait comme son martyr, l'avait, pour prémices de son autorité, rappelé des Pays-Bas où il s'était enfui, et de valet l'avait fait premier écuyer. Huxelles crut se donner un fort appui en l'honorant à bon marché du mariage de sa soeur, duquel il était seul le maître, et ne s'y trompa pas. Il servit avec réputation et distinction; il eut même le grade singulier de capitaine général qui ne fut donné qu'à quatre ou cinq personnes en divers temps, et qui commandait les lieutenants généraux, et il n'était pas loin du bâton lorsqu'il fut tué, avant cinquante ans, devant Gravelines, en 1658. Sa veuve, fille du président Bailleul, surintendant des finances lors de leur mariage, était une femme galante, impérieuse, de beaucoup d'esprit et de lecture, fort du grand monde, dominant sur ses amis, se comptant pour tout, et les autres, ses plus proches même pour fort peu, qui a su se conserver une considération, et une sorte de tribunal chez elle jusqu'à sa dernière vieillesse, où la compagnie fut longtemps bonne et frayée, et où le prix se distribuait aux gens et aux choses. À son seul aspect, tout cela se voyait en elle. Son fils et elle ne purent être longtemps d'accord, et ne l'ont été de leur vie. Il se jeta aux Beringhen qui le reçurent comme leur enfant, il avait près de vingt-cinq ans quand il la perdit. La plus intime liaison s'était consolidée entre ses enfants et son neveu, et le vieux Beringhen, qui ne s'était pas moins conservé d'autorité dans sa famille, que de considération dans le monde et auprès du roi jusqu'à l'extrême vieillesse, eut d'autant plus de soin de l'entretenir qu'il aimait ce neveu comme son fils. Il ne mourut qu'en 1692, et dès 1677 il avait marié son fils à Mlle d'Aumont.

Avec tous ces avantages Huxelles sut cheminer; il devint l'homme de M. de Louvois à qui il rendait compte et qui le mena vite. Il lui fit donner le commandement de malheureux camp de Maintenon pour l'approcher du roi, dont les inutiles travaux ruinèrent l'infanterie, et où il n'était pas permis de parler de malades, encore moins de morts. À trente-cinq ans, n'étant que maréchal de camp, Louvois lui procura, le commandement de l'Alsace sous Montclar, puis en chef, à sa mort au commencement de 1690, et le fit résider à Strasbourg pour mortifier Chamilly à qui le roi en venait de donner le gouvernement, et quatre ans après le fit lieutenant général et chevalier de l'ordre à la fin de 1688. Il résida toujours à Strasbourg jusqu'en 1710, roi plutôt que commandant d'Alsace, et servit, toutes les campagnes sur le Rhin, de lieutenant général, mais avec beaucoup d'égards et de distinctions.

C'était un grand et assez gros homme, tout d'une venue, qui marchait lentement et comme se traînant, un grand visage couperosé, mais assez agréable, quoique de physionomie refrognée par de gros sourcils, sous lesquels deux petits yeux vifs ne laissaient rien échapper à leurs regards il ressemblait tout à fait à ces gros brutaux de marchands de boeufs. Paresseux, voluptueux à l'excès en toutes sortes de commodités, de chère exquise grande, journalière, en choix de compagnie, en débauches grecques dont il ne prenait pas la peine de se cacher, et accrochait de jeunes officiers qu'il adomestiquait, outre de jeunes valets très bien faits, et cela sans voile, à l'armée et à Strasbourg; glorieux jusqu'avec ses généraux et ses camarades, et ce qu'il y avait de plus distingué, pour qui, par un air de paresse, il ne se levait pas de son siège, allait peu chez le général, et ne montait presque jamais à cheval pendant les campagnes; bas, souple, flatteur auprès des ministres et des gens dont il croyait avoir à craindre ou à espérer, dominant sur tout le reste sans nul ménagement, ce qui mêlait ses compagnies et les esseulait assez souvent. Sa grosse tête sous une grosse perruque, un silence rarement interrompu, et toujours en peu de mots, quelques sourires à propos, un air d'autorité et de poids, qu'il tirait plus de celui de son corps et de sa place que de lui-même; et cette lourde tête offusquée d'une perruque vaste lui donnèrent la réputation d'une bonne tête, qui toutefois était meilleure à peindre par le Rembrandt pour une tête forte qu'à consulter. Timide de coeur et d'esprit, faux, corrompu dans le coeur comme dans les moeurs, jaloux, envieux, n'ayant que son but, sans contrainte des moyens pourvu qu'il pût se conserver une écorce de probité et de vertu feinte, mais qui laissait voir le jour à travers et qui cédait même au besoin véritable; avec de l'esprit et quelque lecture, assez peu instruit et rien moins qu'homme de guerre, sinon quelquefois dans le discours; en tout genre le père des difficultés, sans jamais trouver de solution à pas une; fin, délié, profondément caché, incapable d'amitié que relative à soi, ni de servir personne, toujours occupé de ruses et de cabales de courtisan, avec la simplicité la plus composée que j'aie vue de ma vie, un grand chapeau clabaud toujours sur ses yeux, un habit gris dont il coulait la pièce à fond, sans jamais d'or que les boutons, et boutonné tout du long, sans vestige de cordon bleu, et son Saint-Esprit bien caché sous sa perruque; toujours des voies obliques, jamais rien de net, et se conservant partout des portes de derrière; esclave du public et n'approuvant aucun particulier.

Jusqu'en 1710 il ne venait à Paris et à la cour que des moments, pour se conserver les amis importants qu'il se savait ménager. À la fin il s'ennuya de son Alsace, et, sans en quitter le commandement, moins encore les appointements, car avec une grande dépense que sa vanité et ses voluptés tiraient de lui, il était avare, il trouva le moyen de venir demeurer à Paris pour travailler à sa fortune. Sous un masque d'indifférence et de paresse, il brûlait d'envie d'être de quelque chose, surtout d'être duc. Il se lia étroitement aux bâtards par le premier président de Mesmes, esclave de M. et de Mme du Maine, et le plus intime ami de Beringhen, par conséquent le sien. Par M. du Maine, qui fut la dupe de sa capacité et des secours qu'il pourrait trouver en lui, il eut quelques secrets accès auprès de Mme de Maintenon. Il ne négligea pas le côté de Monseigneur; Beringhen et sa femme étaient fort amis de la Choin; ils lui vantèrent Huxelles, elle consentit à le voir.

Il devint son courtisan, jusqu'à la bassesse d'envoyer tous les jours de la rue Neuve-Saint-Augustin, où il logeait, auprès du petit Saint-Antoine, où elle demeurait, des têtes de lapins à sa chienne. Par elle il fut approché de Monseigneur, il eut avec lui des entretiens secrets à Meudon; et ce prince, à qui il n'en fallait pas tant pour l'éblouir, prit une estime pour lui jusqu'à le croire propre à tout, et à s'en expliquer autant qu'il le pouvait oser. Dès qu'il fut mort, la pauvre chienne fut oubliée, plus de têtes de lapins; la maîtresse le fut aussi. Elle avait pu la sottise de compter sur son amitié; surprise et blessée d'un abandon si subit, elle lui en fit revenir quelque chose. Lui-même fit le surpris; il ne pouvait comprendre sur quoi ces plaintes étaient fondées. Il dit effrontément qu'il ne la connaissait presque pas, et qu'il ne l'était de Monseigneur que par son nom, ainsi qu'il ne savait pas ce qu'elle voulait dire. De cette sorte finit ce commerce avec la cause de la faveur, et elle n'en a pas ouï parler depuis.

En voilà assez pour le présent sur un homme dont j'ai déjà parlé ailleurs, et que nous verrons toujours le même figurer en plus d'une sorte, et se déshonorer enfin de plus d'une façon. Nous aurons donc aussi occasion d'en parler plus d'une fois encore. Il suffira de dire ici que la tête lui pensa tourner de ne voir point de succès de tant de menées, et qu'il y avait plusieurs mois qu'il était enfermé chez lui dans une farouche et menaçante mélancolie, ne voyant presque et qu'à peine Beringhen, lorsque l'espérance d'aller traiter la paix raffermit son cerveau déjà fort égaré.

Tessé dont j'ai eu occasion de parler plus d'une fois. Sa mère était soeur du père du marquis de Lavardin, ambassadeur à Rome, excommunié par Innocent XI pour les franchises, chevalier de l'ordre, etc., duquel par l'événement il a beaucoup hérité; le frère cadet de son père était le comte de Froulay, grand maréchal des logis de la maison du roi, chevalier de l'ordre en 1661, mort en 1671, grand-père de Froulay, ambassadeur à Venise, de l'évêque du Mans, et du bailli de Froulay, ambassadeur de son ordre en France. Une autre alliance fut plus utile à la fortune de Tessé. La mère de son père était Escoubleau, soeur du père de Sourdis, chevalier, de l'ordre en 1688, puis commandant en Guyenne, duquel j'ai parlé, ami intime de Saint-Pouange, au fils duquel il donna enfin sa fille unique, et créature de Louvois, auprès duquel il produisit Tessé encore tout jeune: c'était un grand homme, bien fait, d'une figure noble, et d'un visage agréable; doux, liant, poli, flatteur, voulant plaire à tout le monde, surtout à la faveur et aux ministres. Il devint bientôt comme Huxelles, mais dans un genre différent, l'homme à tout faire de Louvois, et celui qui, de partout, l'informait de toutes choses. Aussi en fut-il promptement et roidement récompensé: il acheta pour rien la charge nulle de colonel général des carabins qui le porta, pour la supprimer, à celle de mestre de camp général des dragons, qui fut créée pour lui dès 1684, étant à peine brigadier, et il venait d'être fait maréchal de camp en 1688, quand Louvois le fit faire chevalier de l'ordre. Trois ans après, il eut le meilleur gouvernement de Flandre qui est Ypres, et, en 1692, il fut tout à la fois lieutenant général et colonel général des dragons.

C'était un Manceau, digne de son pays: fin, adroit, ingrat à merveille, fourbe et artificieux de même. On en a vu ci-devant un étrange échantillon avec Catinat, auquel il dut le comble de sa fortune, pour s'élever sur ses ruines. Il avait le jargon des femmes, assez celui du courtisan, tout à fait l'air du seigneur et du grand monde, sans pourtant dépenser; au fond, ignorant à la guerre qu'il n'avait jamais faite, par un hasard d'avoir été partout et de s'être toujours trouvé à côté des actions et de presque tous les sièges. Avec un air de modestie, hardi à se faire valoir et à insinuer tout ce qui lui était utile, toujours au mieux avec tout ce qui fut en crédit, ou dans le ministère, surtout avec les puissants valets. Sa douceur et son accortise le firent aimer, sa fadeur et le tuf, qui se trouvait bientôt pour peu qu'il fût recherché, le firent mépriser. Conteur quelquefois assez amusant, bientôt après plat et ennuyeux, et toujours plein de vues et de manèges, il sut profiter de ses bassesses auprès du maréchal de Villeroy, de Vendôme, de Vaudemont, et par ses souplesses auprès de Chamillart, de Torcy, de Pontchartrain, de Desmarets, surtout auprès de Mme de Maintenon, chez qui Chamillart d'un côté, et Mme la duchesse de Bourgogne de l'autre, l'initièrent. Il sut tirer un merveilleux parti du mariage de cette princesse qu'il avait conclu, et de toute la privance que la tendresse du roi et de Mme de Maintenon lui avait donnée avec eux; elle se piqua d'aimer et de servir Tessé, comme ayant été l'ouvrier de son bonheur; elle sentit qu'en cela même elle plaisait au roi, à Mme de Maintenon, à Mgr le duc de Bourgogne, et Tessé en sut bien profiter. Elle ne laissait pas d'être quelquefois peinée et même embarrassée des pauvretés qui lui échappaient souvent, et de l'avouer à quelques-unes de ses dames du palais. L'esprit n'était pas son fort; un grand usage du monde y suppléait et une fortune toujours riante, et ce qu'il avait d'esprit tout tourné à l'adresse, la ruse et les souterrains, et tout fait pour la cour. Il se retrouvera en plus d'un endroit dans la suite.

Montrevel primait de loin cette promotion par la naissance. Il se pouvait dire aussi que, jointe à une brillante valeur et à une figure devenue courte et goussaude, mais qui avait enchanté les dames, elle suppléait en lui à toute autre qualité. Le roi qui se prenait fort aux figures (et celle de Tessé ne lui fut pas inutile) et qui avait toujours du faible pour la galanterie, s'était fort prévenu pour Montrevel. La même raison le lia avec le maréchal de Villeroy, qui fut toujours son protecteur. C'était raison: jamais deux hommes si semblables, à la différence du désintéressement du maréchal de Villeroy et du pillage de Montrevel, né fort pauvre et grand dépensier, qui aurait dépouillé les autels. Une veine de mécontentement du duc de Chevreuse résolut le roi à le faire défaire de la compagnie des chevau-légers de sa garde en faveur de Montrevel. Il lui en fit la confidence sous le plus entier secret. Montrevel, enivré de sa fortune, ne se put contenir; il en fit confidence à La Feuillade, son ami. Celui-ci, qui ne l'était que de la fortune, et que sa haine pour Louvois avait lié avec Colbert, courut l'avertir du danger de son gendre. Colbert en parla au roi, qui, moins touché en faveur de Chevreuse que piqué contre Montrevel d'avoir manqué au secret, rassura la charge à Chevreuse, et fut longtemps à faire sentir son mécontentement à Montrevel. Mais le goût y était; sa sorte de fatuité, qui pourtant était extrême, était toute faite pour le roi. Les dames, les modes, un gros jeu, un langage qu'il s'était fait de phrases comme en musique, mais tout à fait vides de sens et fort ordinairement de raison, les grands airs, tout cela imposait aux sots, et plaisait merveilleusement au roi, soutenu d'un service très assidu dont toute l'âme n'était qu'ambition et valeur, sans qu'il ait su jamais distinguer sa droite d'avec sa gauche, mais couvrant son ignorance universelle d'une audace que la faveur, la mode et la naissance protégeaient. Il fut commissaire général de la cavalerie avant Villars, il eut le gouvernement de Mont-Royal, il commanda en chef dans les pays de Liée et de Cologne, où il ne s'oublia pas. Sa probité ne passait pas ses lèvres; son peu d'esprit découvrait ses bas manèges et sa fausseté; valet, et souverainement glorieux, deux qualités fort opposées, qui néanmoins se trouvent très ordinairement unies, et qu'il avait toutes deux suprêmement. Tel qu'il était, le roi se complut à le faire maréchal de France, et, n'osant lui confier d'armée, à le faire subsister par des commandements de province qu'il pilla sans en être mieux. Il, se retrouvera plus d'une fois dans ces Mémoires. Rien de plus ridicule que sa fin.

Tallard était tout un autre homme. Harcourt et lui se pouvaient seuls disputer d'esprit, de finesse, d'industrie, de manège et d'intrigue, de désir d'être, d'envie de plaire, et de charmes dans le commerce de la vie et dans le commandement. L'application, la suite, beaucoup de talents étaient en eux les mêmes, l'aisance dans le travail, et tous deux jamais un pas sans vue, en apparence même le plus indifférent; l'ambition pareille, et le même peu d'égards aux moyens; tous deux, doux, polis, affables, accessibles en tous temps, et capables de servir quand il n'y allait de guère, et de peu de dépense de crédit; tous deux les meilleurs intendants d'armée et les meilleurs munitionnaires; tous deux se jouant du détail; tous deux adorés de leurs généraux et depuis qu'ils le furent adorés aussi des officiers généraux et particuliers et des troupes, sans abandonner la discipline; tous deux arrivés par le service continuel d'été et d'hiver et enfin par les ambassades, Harcourt plus haut avec Mme de Maintenon en croupe, Tallard plus souple; tous deux avec la même [habileté] et la même sorte d'ambition; et le dernier porté par le maréchal de Villeroy, et à la fin par les Soubise. Une alliance, point extrêmement proche, commença et soutint sa fortune dans un temps où les parents se piquaient de le sentir. La mère de Tallard était fille d'une soeur du premier maréchal de Villeroy remariée depuis à Courcelles, sous le nom duquel elle fit tant de bruit en son temps par ses galanteries. Elle mourut en 1688, et le maréchal son frère en 1685. La mère de Tallard était fort du grand monde. Tallard, nourri dans l'intime liaison des Villeroy et courtisan du second maréchal, s'initia dans toutes les bonnes compagnies de la cour.

C'était un homme de médiocre taille avec des yeux un peu jaloux, pleins de feu et d'esprit, mais qui ne voyaient goutte; maigre, hâve, qui représentait l'ambition, l'envie et l'avarice; beaucoup d'esprit et de grâces dans l'esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition, ses vues, ses menées, ses détours, et qui ne pensait et ne respirait autre chose. J'en ai parlé ailleurs, et j'aurai lieu d'en parler plus d'une fois encore. Il suffira de dire ici, que qui que ce soit ne se fiait en lui, et que tout le monde se plaisait en sa compagnie.

Harcourt, j'en ai beaucoup parlé en divers endroits, et j'aurai occasion d'en parler bien encore. Je pense en avoir assez dit pour le faire connaître. C'était un beau et vaste génie d'homme, un esprit charmant, mais une ambition sans bornes, une avarice sordide, et quand il pouvait prendre le montant, une hauteur, un mépris des autres, une domination insupportable; tous les dehors de la vertu, tous les langages, mais, au fond, rien ne lui coûtait pour arriver à ses fins; toutefois plus honnêtement corrompu qu'Huxelles et même que Tallard et Tessé; le plus adroit de tous les hommes, en ménagements et en souterrains, et à se concilier l'estime et les voeux publics sous une écorce d'indifférence; de simplicité, d'amour de sa campagne et des soins domestiques, et de faire peu ou point de cas de tout le reste. Il sut captiver Louvois, être ami de Barbezieux et s'en faire respecter, plus encore de Chamillart jusqu'à ce qu'il trouvât son bon à le culbuter, et de Desmarets, fort bien avec Monseigneur et la Choin, et avec eux tous sur un pied de seigneur et de grande estime. On a vu pourquoi et comment il était si bien avec Mme de Maintenon. Cela même l'écarta des ducs de Chevreuse et de. Beauvilliers et de Mgr le duc de Bourgogne même, sans rien perdre du côté de Mme la duchesse de Bourgogne. Il savait tout allier et se rallier, jusqu'aux bâtards, quoique ami de toute sa vie de M. de Luxembourg, de M. le duc et de M. le prince de Conti. Il était assez supérieur à lui-même pour sentir ce qui lui manquait du côté de la guerre, quoiqu'il en eût des parties, mais les grandes il n'y atteignait pas; aussi, fort dissemblable en tout au maréchal de Villeroy, tourna-t-il court vers le conseil dès qu'il espéra y pouvoir entrer.

Aucun seigneur n'eut le monde et la cour si généralement pour lui, aucun n'était plus tourné à y faire le premier personnage, peu ou point de plus capables de le soutenir; avec cela beaucoup de hauteur et d'avarice, qui toutefois ne sont pas des qualités attirantes. Pour la première il la savait ménager; mais l'autre se montrait à découvert jusque par la singulière frugalité de sa table à la cour, où fort peu de gens étaient reçus, et qu'il avait avancée à onze heures le matin, pour en bannir mieux la compagnie. Il mêlait avec grâce un air de guerre à un air de cour, d'une façon tout à fait noble et naturelle. Il était gros, point grand, et d'une laideur particulière, et qui surprenait, mais avec des yeux si vifs et un regard si perçant, si haut et pourtant doux, et toute une physionomie qui pétillait tellement d'esprit et de grâce, qu'à peine le trouvait-on laid. Il s'était démis une hanche d'une chute qu'il fit du rempart de Luxembourg en bas, où il commandait alors, qui ne fut jamais bien remise et qui le fit demeurer fort boiteux et fort vilainement, parce que c'était en arrière; naturellement gai, et aimant à s'amuser.

Il prenait autant de tabac que le maréchal d'Huxelles, mais non pas si salement que lui, dont l'habit et la cravate en étaient toujours couverts. Le roi haïssait fort le tabac. Harcourt s'aperçut, en lui parlant souvent, que son tabac lui faisait peine; il craignit que cette répugnance n'éloignât ses desseins et ses espérances. Il quitta le tabac tout d'un coup; on attribua à cela les apoplexies qu'il eut dans la suite, et qui lui causèrent une terrible fin de vie. Les médecins lui en firent reprendre l'usage pour rappeler les humeurs à leur ancien cours, et les détourner de celui qu'elles avaient pris, mais il était trop tard; l'interruption avait été trop longue, et le retour au tabac ne lui servit de rien. Je me suis étendu sur ces dix maréchaux de France; le mérite de quelques-uns m'y a convié, mais plus encore la nécessité de faire connaître des personnages qu'on verra beaucoup figurer en plus d'une façon, comme les maréchaux d'Estrées, d'Huxelles, de Tessé, de Tallard et d'Harcourt. Reprenons maintenant le courant.

CHAPITRE V. §

Comte d'Évreux colonel général de la cavalerie; son caractère. — Mariage de Beaumanoir avec une fille du duc de Noailles. — Généraux des armées. — Ridicules de Villars sur sa femme. — Fanatiques; Montrevel en Languedoc. — Encouragements aux officiers. — Gouvernement d'Aire à Marsin, à vendre cent mille livres au maréchal de Villeroy. — Harcourt capitaine des gardes du corps. — Électeur de Bavière déclaré pour la France et l'Espagne. — Kehl pris par Villars. — Générosité de Vauban. — Barbezières pris déguisé, sa ruse heureuse. — Grand prieur en Italie sous son frère. — Duc de Guiche et Hautefeuille colonel général et mestre de camp général des dragons. — Comte de Verue commissaire général de la cavalerie. — Bachelier. — Trois cent mille livres de brevet de retenue à M. de La Rochefoucauld. — Mort et héritage de la vieille Toisy. — Mme Guyon en liberté, mais exilée en Touraine. — Procès sur la coadjutorerie de Cluni, gagné par l'abbé d'Auvergne. — Vertamont plus que mortifié. — Fanatiques; raison de ce nom. — Bâville; son caractère; sa puissance en Languedoc. — Ressources secrètes des fanatiques; triste situation du Languedoc. — Bals à Marly.

Les Bouillon, uniquement attentifs à leur maison, et toujours et en toutes sortes de temps et de conjonctures, firent en ce temps-ci une grande affaire pour elle, malgré la profonde disgrâce du cardinal de Bouillon. Le comte d'Auvergne avait eu la charge de colonel général de la cavalerie à la mort de M. de Turenne, dans laquelle M. de Louvois, ennemi de M. de Turenne et de tout ce qui lui appartenait, lui avait tant qu'il avait vécu donné tous les dégoûts imaginables, et Barbezieux après lui. Le roi, piqué d'avoir longtemps inutilement travaillé à l'engager de la vendre à M. du Maine, qu'il en consola enfin par mettre les carabiniers en corps sous sa charge, avait continué à maltraiter le comte d'Auvergne dans ses fonctions, et à le traiter médiocrement bien d'ailleurs. C'était une manière de boeuf ou de sanglier fort glorieux et fort court d'esprit; toujours occupé et toujours embarrassé de son rang, et pourtant fort à la cour et dans le monde. D'ailleurs honnête homme, fort brave homme, et officier jusqu'à un certain point; il était fort ancien lieutenant général, il avait bien et longtemps servi. Lui et M. de Soubise, quoique se voulant donner pour princes, avaient été mortifiés de n'être point maréchaux de France, et tous deux ne servaient plus.

Le comte d'Auvergne, par les tristes aventures de ses deux fils laïques, n'en avait plus que deux, l'un et l'autre dans l'Église; des trois fils de M. de Bouillon, les deux aînés étaient fort mal avec le roi: restait le comte d'Évreux, dont la figure et le jargon plaisaient aux dames. Avec un esprit médiocre, il savait tout faire valoir, et n'était pas moins occupé de sa maison que tous ses parents. Il en tirait fort peu, il n'avait qu'un nouveau et méchant petit régiment d'infanterie, il était assidu à la guerre et à la cour. Il savait se faire aimer. On était touché de le voir si mal à son aise, si reculé, si éloigné d'une meilleure fortune. Il s'attacha au comte de Toulouse: cela plut au roi, de qui il tira quelquefois quelque argent pour lui aider à faire ses campagnes. Le comte de Toulouse prit de l'amitié pour lui, il en profita. Le roi fut bien aise d'acquérir à ce fils un ami considérable, et de lui en procurer d'autres par un coup de crédit, et cela valut au comte d'Évreux la charge de son oncle, qui par sa persévérance à la garder la conserva ainsi dans sa maison. Il la vendit six cent mille livres comme à un étranger: il était mal dans ses affaires. La somme parut monstrueuse pour un cadet qui n'avait rien, et pour un effet de vingt mille livres de rente. Le cardinal de Bouillon lui donna cent mille francs; M. le comte de Toulouse, qui lui avait fait donner l'agrément, s'intéressa pour lui faire trouver de l'argent, et il consomma promptement son affaire. Le roi voulut qu'il servît quelque temps de brigadier de cavalerie, avant que de faire aucune fonction de colonel général; ce temps-là même fut encore abrégé par la même protection qui lui avait valu la charge. Il n'avait que vingt-cinq ans, n'avait servi que dans l'infanterie. Le roi était piqué contre le cardinal de Bouillon, contre le comte d'Auvergne, contre la fraîche désertion de son fils, contre le, chevalier de Bouillon, de propos fort impertinents qu'il avait tenus; et malgré tant de raisons, il fit en faveur du comte de Toulouse la faveur la plus signalée au comte d'Évreux, tandis qu'aucun des quatre fils de France n'aurait pas osé lui demander la moindre grâce pour personne, et que s'ils l'avaient hasardé, outre le refus certain, celui pour qui ils se seraient intéressés aurait été perdu sans ressources.

La cour venait de voir un mariage fait sous d'étranges auspices, auxquels aussi le succès répondit promptement ce fut du marquis de Beaumanoir avec une fille du duc de Noailles. Lavardin, son père, avait épousé en premières noces une fille du duc de Luynes, dont une fille unique mariée à La Châtre. Il s'était remarié à une soeur du duc et du cardinal de Noailles, dont il fut encore veuf, et en laissa un fils unique, seul reste de son illustre nom, et deux fille et aucun des trois établis. En mourant il défendit à son fils d'épouser une Noailles sous peine de sa malédiction, et conjura le cardinal de Noailles, à qui il le recommanda, de ne le pas souffrir. Je ne sais quel mécontentement il avait eu d'eux, mais il comprit que son fils étant riche, et ayant besoin de protection pour entrer dans le monde, pour avoir un régiment et surtout pour obtenir la lieutenance générale de Bretagne, sur laquelle il n'avait que cent cinquante mille livres de brevet de retenue, les Noailles à l'affût des bons partis tâcheraient bien de ne pas manquer celui-là, qui s'y livrerait volontiers pour trouver ces avantages, et c'est ce qui l'engagea à y mettre tout l'obstacle que l'autorité paternelle, la religion et la confiance forcée en son beau-frère, pour le piquer d'honneur, lui purent suggérer; mais Lavardin eut le sort des rois, dont les volontés sont après leur mort autant méprisées que redoutées de leur vivant.

Il mourut en août 1710. Les Noailles empêchèrent que le roi disposât de la charge, quoique fort demandée, et laissèrent croître le petit garçon qui n'avait que seize ans à la mort de son père, et aucun parent proche en état de s'opposer à leurs volontés. Ils en prirent soin comme en étant eux-mêmes les plus proches; ils le gagnèrent, ils effacèrent ou affaiblirent dans son esprit la défense et l'imprécation que son père lui avait prononcée à la mort; ils lui montrèrent un régiment, la charge de son père, les cieux ouverts à la cour en épousant une de leurs files. Le jeune homme ne connaissait qu'eux, il se laissa aller, le mariage se conclut et s'exécuta moyennant la charge: on fut surpris avec raison de la mollesse du cardinal de Noailles. Ceux qui comme moi savaient avec qu'elle résistance il avait soutenu toutes les, attaques qui lui avaient été portées lors de l'affaire de M. de Cambrai, et que lui seul avait empêché le roi de chasser le duc de Beauvilliers et de donner ses places du conseil au duc de Noailles, son frère, ne purent comprendre sa complaisance pour sa famille en une occasion qui demandait toute sa fermeté; mais les saints ne font pas toujours des actions vertueuses, ils sont hommes, et ils le montrent quelquefois. Le cardinal de Noailles put dire sur cette occasion et sur quelque autre qui se retrouvera en son temps, mais qui furent épurées par de longues souffrances, ce que Paul III Farnèse dit avec plus de raison et dans la plus juste amertume de son coeur en mourant: Si mei non fuissent dominati, tunc immaculatus essem et emundarer a delicto maximo. Ce mariage ne dura pas un an. Le jeune Beaumanoir fut tué à la fin de la campagne, à la bataille de Spire; finit son nom et sa maison, laissa ses deux soeurs héritières, et sa charge en proie aux Noailles, qui en marièrent une autre fille à Châteaurenauld, fils de celui que nous venons de voir faire maréchal de France, et qui eut la lieutenance générale de Bretagne.

Les dispositions ne tardèrent pas à être faites pour les armées; il n'y eut pas à toucher à celle d'Italie, où le duc de Vendôme était demeuré; le maréchal de Villeroy passait presque tout l'hiver à Bruxelles, et eut avec le maréchal de Boufflers l'armée de Flandre; le maréchal de Tallard une sur la Moselle, et le maréchal de Villars, resté à Strasbourg, celle d'Allemagne.

Il y avait tait venir sa femme, dont il était également amoureux et jaloux, à qui il avait donné pour duègne une de ses soeurs, qui ne la perdit guère de vue nulle part nombre d'années, et qui se trouvait mieux là qu'à mourir de faim dans sa province, avec Vogué son mari, où elle ne retourna plus. Les ridicules furent grands et les précautions pas toujours heureuses.

Montrevel fut envoyé en Languedoc, où les religionnaires commençaient à donner de l'inquiétude. Leur nombre et les rigueurs de Bâville, intendant moins que roi de la province, les avait encouragés. Plusieurs avaient pris les armes et fait de cruelles exécutions sur les curés et sur d'autres prêtres. Les protestants étrangers attisèrent et soutinrent sourdement ce feu qui pensa devenir un embrasement funeste. Broglio, qui y commandait en chef, mais il se peut dire sous Bâville, son beau-frère, y demeura quelque temps sous le nouveau maréchal. On y envoya quelques troupes avec un nommé Julien qu'on avait débauché du service de Savoie, et qui avait bien fait du mal pendant la dernière guère, en brave aventurier qui connaissait le pays.

Le roi répandit pour cent cinquante mille livres en petites pensions dans les corps, et releva l'émulation pour l'ordre de Saint-Louis, en le conférant à Mgr le duc de Bourgogne, non seul et en particulier, comme il avait fait à Monseigneur seul, mais en public, et à la tête d'un nombre d'officiers qu'il fit en même temps chevaliers de Saint-Louis. Il donna peu après le gouvernement d'Aire à vendre à Marsin, vacant par la mort du chevalier de Tessé, frère du maréchal, mort l'été précédent à Mantoue, où il commandait; et cent mille francs au maréchal de Villeroy pour faire son équipage; puis, disposa enfin de la charge de capitaine des gardes de mon beau-père en faveur du maréchal d'Harcourt, qui, de tous les candidats, était le moins en état de l'exercer, et celui de tous aussi qui la désirait le moins ardemment. Il était sans cela fort rapproché du roi, mais Mme de Maintenon, sa protectrice, qui n'avait pas moins de désir que lui-même de le voir dans le conseil, jugea que l'assiduité nécessaire et les détails de cette charge seraient une ressource pour l'y conduire.

En conséquence du traité que Puységur, de qui j'ai eu souvent occasion de parler, avait fait, dès la Flandre, avec l'électeur de Bavière, ce prince était retourné dans ses États préparer à l'empereur une guerre fâcheuse, à l'ombre d'une neutralité suspecte. On avait grand besoin d'une pareille diversion; l'électeur enfin venait de lever le masque, nonobstant la déclaration de la diète de Ratisbonne, que la guerre de la succession d'Espagne était guerre d'empire. Il fallait soutenir l'électeur, et lui fournir un puissant secours, suivant l'engagement réciproque. Villars, plus occupé de sa femme que d'exécuter les ordres dont il était chargé, passa enfin le Rhin au commencement de février, après force délais, et fut remplacé au deçà par Tallard, fortifié d'un gros détachement de Flandre. L'électeur cependant faisait force petites conquêtes en attendant qu'il se fût formé une armée impériale pour s'opposer à lui. Cependant Villars assiégea le fort de Kehl, qui se rendit le 9 mars; on y perdit fort peu de monde, et la défense fut molle. Trois, mille hommes environ qui en sortirent furent conduits à Philippsbourg. On y trouva vingt-six milliers de poudre; mais les paysans tuèrent une infinité de maraudeurs. Vauban avait proposé au roi de l'envoyer à Kehl, qui trouva que cela serait au-dessous de la dignité où il venait de l'élever; et quoique Vauban insistât avec toute la reconnaissance, la modestie et la bonne volonté possibles, le roi ne voulut pas le lui permettre; et peu de jours après il l'en récompensa par des entrées moindres que celles des brevets, mais plus grandes que celles de la chambre.

Barbezières, envoyé de l'armée d'Italie conférer avec l'électeur de Bavière sur divers projets, et qui était un excellent officier général, fort hasardeux, avec de l'esprit, et fort avant dans la confidence du duc de Vendôme, fut pris déguisé en paysan près du lac de Constance, passant pays à pied, et fut conduit à Inspruck, jeté dans un cachot, puis gardé à vue. Ne sachant comment donner de ses nouvelles, et craignant d'être pendu comme un espion, il fit le malade, et demanda un capucin à qui il tira bien fort la barbe pour voir si ce n'était point un moine supposé. Quand il s'en fut assuré, il essaya de le toucher et de l'engager à faire avertir M. de Vendôme de l'état misérable et périlleux où il se trouvait. Le capucin se trouva charitable, et il le fit sans perdre de temps. Aussitôt M. de Vendôme manda au comte de Staremberg, qui commandait l'armée impériale en l'absence du prince Eugène, qu'il ferait au commandant et à toute la garnison de Vercelli les mêmes traitements qu'on ferait à Barbezières, qu'ils savaient bien être lieutenant général des armées du roi: peut-être cela lui sauva-t-il la vie; mais la prison fut longue et extrêmement dure, surtout d'être jour et nuit gardé à vue, pour un homme aussi vif et aussi pétulant que l'était Barbezières, qu'ils renvoyèrent à la fin. Parlant d'Italie, M. du Maine obtint avec grand'peine que le grand prieur allât servir sous son frère en Italie où son ancienneté le faisait premier lieutenant général.

Tessé, devenu maréchal de France, ne se souciait plus de sa charge de colonel général des dragons. Il la vendit quatre cent quatre-vingt mille livres au duc de Guiche, qui en était mestre de camp général, et se défit de cette dernière charge à Hautefeuille. Par même raison, Villars fit aussi de l'argent de la sienne de commissaire général de la cavalerie, et en eut gros du comte de Verrue que sa triste situation avait banni depuis longtemps de son pays, et qui se voulut lier tout de bon au service de France.

M. de La Rochefoucauld obtint en même temps la survivance de la charge de premier valet de garde-robe du roi, qu'avait Bachelier, pour son fils. Il aimait extrêmement le père qui avait été son laquais, et que de là il avait poussé à cette fortune. Il faut dire aussi que ce Bachelier était un des plus honnêtes hommes qu'on pût voir, le plus modeste, le plus respectueux, le plus reconnaissant pour son maître. Il avait conservé un crédit sur lui dont ses amis et le plus souvent encore ses enfants avaient besoin. M. de La Rochefoucauld aimait bien mieux ses valets que ses enfants, et ruinait ces derniers pour eux. Bachelier, se comporta toujours avec tant de droiture et d'attachement entre le père et les enfants, qu'ils l'aimaient presque autant que le père; j'ai ouï M. de La Rocheguyon, et le duc de Villeroy, son ami intime, et son beau-frère en faire de grandes louanges, et quoique Bachelier fût devenu riche, jamais on n'a soupçonné sa probité. Son fils ne vaut pas moins. Il acheta de Bloin, après la mort du roi, sa charge de premier valet de chambre, et il y a apparence qu'après le premier ministre auquel il a pu résister, malgré la toute-puissance de ce cardinal, il figurera beaucoup dans l'intérieur des cabinets. Bientôt après M. de La Rochefoucauld eut trois cent mille livres de brevet de retenue sur ses charges, M. de La Rocheguyon, son fils, en avait les survivances depuis longtemps: ce fut donc à ses dépens, à quoi il fut obligé de consentir.

La vieille Toisy, dont j'ai parlé à l'occasion du mariage de la comtesse d'Estrées, dont elle avait fourni la plus grande partie de la dot, mourut fort vieille, s'étant toujours conservé son tribunal chez elle et tout son air d'autorité à force d'esprit. Elle n'avait point d'enfants, et toute bourgeoise qu'elle était, elle n'estima pas ses parents dignes d'hériter d'elle. Elle avait donné en mariage à la duchesse de Guiche et à la comtesse d'Estrées. Les Noailles, qui sentaient la succession bonne, lui avaient toujours fait soigneusement leur cour; ce ne fut pas en vain: elle donna presque tout ce qu'elle avait à la duchesse de Noailles, et fit une amitié de quarante mille livres au cardinal d'Estrées, son bon ami, pour qu'en revenant d'Espagne, il trouvât à acheter quelque petite maison pour aller prendre l'air autour de Paris.

Un personnage du même sexe, plus rare et plus célèbre, obtint en ce temps-ci sa liberté. Les amis de Mme Guyon, toujours attentivement fidèles, en furent redevables à la charité toujours compatissante du cardinal de Noailles qui la fit sortir de la Bastille où elle était depuis plusieurs années sans voir personne, et lui obtint la permission de se retirer en Touraine. Ce ne fut pas la dernière époque de l'illustre béate, mais la liberté lui fut toujours depuis conservée. Le cardinal de Noailles n'en recueillit rien moins que la reconnaissance de tout ce petit troupeau.

Le cardinal de Bouillon n'était pas en repos dans son exil. Les moines de Cluni en avaient voulu profiter. Il leur avait arraché la coadjutorerie pour son neveu plutôt qu'il ne l'avait obtenue. Ils n'avaient osé résister au nom du roi et à la présence du cardinal allant à Rome dans la faveur où il était pour lors; mais ils s'étaient ménagé des moyens à la pouvoir contester un jour. Il y avait eu du bruit et des oppositions étouffées par autorité; les moines étaient fort affligés de se voir toujours hors de mains régulières; ils étaient encore plus outrés de se voir passer des cardinaux à un abbé, qui n'avait pas le même privilège que le sacré collège se donne, de pouvoir tout posséder et régir. Ils ne virent donc pas plutôt le cardinal en disgrâce qu'ils attaquèrent la coadjutorerie au grand conseil, et donnèrent bien à courir aux Bouillon. Outre les raisons du procès, le meilleur moyen des moines était de persuader aux juges que le roi, mécontent de leur abbé, y prenait part pour eux, tellement que les Bouillon voulurent se parer de leurs proches, faire effort de crédit et faire comprendre par cette assistance ouverte que le roi demeurait neutre entre eux. Je ne pus refuser d'aller avec eux à l'entrée des juges, et les solliciter avec le duc d'Albret et l'abbé d'Auvergne, et de dire à chacun bien affirmativement que le roi n'y prenait aucune part. Ces sollicitations durèrent ainsi que les entrées des juges, où la compagnie était assez nombreuse; enfin le 30 mars l'abbé d'Auvergne gagna en plein, tout d'une voix. Ils me surent un gré infini d'avoir toujours été avec eux partout, dont plusieurs s'étaient très souvent dispensés. Je les retrouvai après bien à point dans une autre affaire où ils me servirent très utilement, et avec la dernière chaleur. On est fort, quand on se soutient dans les familles et les parentés, et on est toujours la dupe et la proie de s'abandonner, c'est ce qui se voit et se sent tous les jours avec un dommage irréparable. L'arrêt signé, l'abbé d'Auvergne fut bien étonné de ne le pas trouver tel que tous les juges l'avaient dit, en les allant remercier. Il s'en plaignit à Vertamont, premier président; la dispute fut forte. Les Bouillon crièrent, menacèrent de se plaindre au roi et au grand conseil. Les juges s'émurent, il fallut leur porter l'arrêt, ils le réformèrent aux hauts cris de Vertamont à qui pour l'honneur de la présidence on laissa dans l'arrêt quelque chose de ce qui n'y avait pas été prononcé.

Montrevel ne trouva pas les fanatiques si aisés à réduire qu'il avait cru. On leur avait donné ce nom, parce que chaque troupe considérable de ces protestants révoltés avait avec eux quelque prétendu prophète ou prophétesse, qui, d'intelligence avec les chefs, faisaient les inspirés et menaient ces gens-là où ils voulaient, avec une confiance, une obéissance et une furie inconcevable.

Le Languedoc gémissait depuis longues années sous la tyrannie de l'intendant Bâville, qui, après avoir culbuté le cardinal Bonzi, comme on le dira en son lieu, tira toute l'autorité à lui, et qui, pour que rien ne lui en pût échapper, fit donner le commandement des armées dans toute la province à son beau-frère Broglio, qui n'avait pas servi depuis la malheureuse campagne de Consarbrück du maréchal de Créqui, où il était maréchal de camp. Par ce moyen, le commandement et toute considération des lieutenants généraux de la province tombèrent, et tout fut réuni à Bâville, devant qui son beau-frère, d'ailleurs très incapable, ne fut qu'un petit garçon. Bâville était un beau génie, un esprit supérieur, très éclairé, très actif, très laborieux. C'était un homme rusé, artificieux, implacable, qui savait, aussi parfaitement servir ses amis et se faire des créatures; un esprit surtout de domination qui brisait toute résistance, et à qui rien ne coûtait, parce qu'il n'était arrêté par rien sur les moyens. Il avait fort augmenté le produit de la province; l'invention de la capitation l'avait beaucoup fait valoir. Ce génie vaste, lumineux, impérieux était redouté des ministres, qui ne le laissaient pas approcher de la cour, et qui, pour le retenir en Languedoc, lui laissaient toute puissance, dont il abusait sans ménagement.

Je ne sais si Broglio et lui se voulurent faire valoir du côté des armes, mais ils inquiétèrent fort les non ou mauvais convertis, qui à la fin s'attroupèrent. On sut après que Genève d'une part, le duc de Savoie d'autre, leur fournirent des armes et des vivres dans le dernier secret; l'une, des prédicants, l'autre, quelques gens de tête et de main, et de l'argent; tellement qu'on fût très longtemps dans la surprise de les voir en apparence dénués de tout, et néanmoins se soutenir et entreprendre.

On eut grande obligation à ce fanatisme qui s'empara d'eux, et qui bientôt leur fit commettre les derniers excès en sacrilège, en meurtres et en supplices sur les prêtres et les moines. S'ils s'en étaient tenus à ne maltraiter personne que suivant les lois de la guerre, à demander seulement liberté de conscience et soulagement des impôts, force catholiques qui par crainte, par compassion ou par espérance que ces troubles forceraient à quelques diminutions de subsides, auraient persévéré et peut-être levé le masque sous leur protection, et en auraient entraîné le grand nombre.

Ils avaient des cantons entiers, et presque quelques villes de leur intelligence, comme Nîmes, Uzès, etc., et force gentilshommes distingués et accrédités dans le pays qui les recevaient clandestinement dans leurs châteaux, qui les avertissaient de tout, et à qui ils s'adressaient avec sûreté, qui eux-mêmes pour la plupart avaient leurs ordres et leurs secours de Genève ou de Turin. Les Cévennes et les pays voisins pleins de montagnes et de déserts étaient une merveilleuse retraite pour ces sortes de gens, d'où ils faisaient leurs courses. Broglio, qui y voulut faire le capitaine, y fut traité et s'y conduisit en intendant. Ni troupes, ni artillerie, ni vivres, ni armes nulle part, en sorte que Montrevel fut obligé de demander de toutes ces choses, en attendant lesquelles les fanatiques désolaient toujours la province, en recevant aussi de temps en temps quelques petites pertes de la part de Julien. Broglio, qui n'entendait rien qu'à dominer sous l'ombre de Bâville, fut rappelé, et eut l'impudence de répandre que c'était avec parole d'être fait chevalier de l'ordre. On envoya trois ou quatre lieutenants généraux ou maréchaux de camp à Montrevel avec vingt bataillons et de l'artillerie, dont il sut très médiocrement s'aider. On pendit quelques chefs qui furent pris en divers petits combats ou surprises. Ils se trouvèrent tous de la lie du peuple; et leur parti n'en fut ni effrayé ni ralenti.

Tant d'occupations étrangères et domestiques n'empêchèrent pas le roi de s'amuser à des bals à Marly.

CHAPITRE VI. §

Honteux délais de Villars de passer en Bavière; jaloux de sa femme, refuse de la mener avec lui; joint enfin l'électeur. — Mort de la comtesse Dalmont à Saint-Germain. — Mort du baron d'Hautefeuille, ambassadeur de Naples. — Mort de Bechameil; sa fortune et son caractère. — Prince d'Auvergne pendu en Grève en effigie. — Défection du duc Molez. — Duc de Bourgogne déclaré pour l'armée sur le Rhin, avec Tallard sous lui et Marsin près de lui. — Duchesse de Ventadour quitte Madame; ses vues. — Duchesse de Brancas dame d'honneur de Madame pour son pain; son caractère et ses malheurs. — Mort de Félix: Maréchal premier chirurgien du roi en sa place; son caractère. — Curieux fait d'un voyage de Maréchal à Port-Royal des Champs. — Comtesse de Grammont; son caractère; sa courte disgrâce; le roi lui donne Pontali. — Mort d'Aubigné. — Aversion du roi pour le deuil. — Maladie du comte d'Ayen, singulièrement visité. — Papiers du P. Quesnel pris et lui arrêté, qui s'échappe. — Disgrâce de l'archevêque de Reims et son raccommodement. — Mort de Gourville; son mariage secret et sa sage disposition. — Bonn rendu par d'Alègre. — Combat d'Eckeren. — Toison d'or à Boufflers. — Bedmar conseiller d'État en Espagne. — Trois cent mille livres de brevet de retenue, outre trois cent mille autres, à Chamillart. — Walstein, ambassadeur de l'empereur en Portugal, prisonnier. — Succès de mer.

Kehl pris, et les comtes Schick et Stirum à la tête des troupes impériales pour contenir l'électeur de Bavière, il devenait fort pressé de faire passer une armée à son secours; Villars et la sienne y étaient destinés. Il était revenu à Strasbourg après sa conquête; il fut difficile de l'en faire sortir; il ne pouvait s'éloigner de sa femme. Le prince Louis rassemblait des troupes, et se retranchait aux passages des montagnes. Le maréchal lui envoya demander un passeport pour sa femme; il en fut refusé, et il s'en vengea depuis honteusement en brillant et ravageant les terres de ce prince lorsqu'il y passa en allant en Bavière. Le roi, à qui il demanda permission de se faire accompagner par sa femme, ne se montra pas plus galant que le prince Louis, tellement que Villars en furie ne songea qu'à différer. L'approvisionnement, les recrues, l'arrivée des officiers, mille détails dont il sut profiter, furent ses prétextes. Cinquante bataillons et quatre-vingts escadrons, avec force officiers généraux, destinés à passer avec lui, se morfondirent longtemps, peu touchés des charmes de la maréchale. Le comte d'Albert, que le roi ne voulut jamais rétablir, non pas même le laisser colonel réformé, eut permission d'aller chercher fortune en Bavière, au service de l'électeur et alla avec Monasterol, son envoyé ici, joindre ses troupes pour passer avec elles.

À la fin Villars, poussé à bout d'ordres pressants, et ne pouvant plus trouver d'excuses, sous les yeux de tant de témoins, passa le Rhin, et se mit sérieusement en marche. Il poussa devant lui Blainville avec une vingtaine de bataillons, qui emporta le château d'Haslach, où cent quatre-vingts hommes demeurèrent prisonniers dans la vallée de la Quinche, à trois lieues de Gegenbach, où était le prince Louis, qui, par toutes les lenteurs du maréchal, était sur le point d'être joint par vingt bataillons que lui envoyaient les Hollandais. Ces retranchements, examinés et tournés, furent trouvés de digestion trop dure; il fallut prendre des détours on réussit, et Villars, capitaine de vaisseau, qui avait eu permission de faire la campagne auprès du maréchal son frère, arriva le 6 mai après dîner à Versailles, dans le temps que le roi travaillait avec Chamillart dans son cabinet, qui l'y fit entrer d'abord. Il apportait la nouvelle que l'armée avait surmonté tous les obstacles et les défilés; qu'on avait attaqué le château d'Hornberg, à côté de Wolfach, et que trois ou quatre mille hommes qui étaient derrière Hornberg s'étaient retirés précipitamment; qu'ils avaient perdu trois cents hommes, et nous une trentaine; qu'on n'avait pas voulu s'amuser à les poursuivre; que l'armée était le 2 campée à Saint-Georges, entrée sur trois colonnes dans la plaine; qu'elle n'était plus qu'à trois lieues de Rothweil et Villingen; qu'on n'entendait point parler du prince Louis depuis qu'on l'avait tournoyé et laissé à côté; qu'enfin la jonction avec l'électeur était désormais sûre et certaine. Il ajouta des détails sur les vivres, les convois et, l'artillerie, qui furent satisfaisants; et que Saint-Maurice et Clérembault, lieutenants généraux, étaient demeurés avec quatre bataillons et vingt-trois escadrons à Offenbourg, où le maréchal de Tallard venait d'arriver.

Villars ne voulut point attaquer Villingen, qu'il laissa sur la gauche, pour ne point retarder sa marche. Il détacha le 4, de Donausching, d'Aubusson, mestre de camp de cavalerie, avec cinq cents chevaux, pour aller porter de ses nouvelles à M. de Bavière. Ce prince avait aussi envoyé cinq cent chevaux au-devant du maréchal. Les détachements se rencontrèrent, se reconnurent, et ce fut grande joie des deux côtés. Villars avait avec lui cinquante bons bataillons et soixante escadrons, avec pouvoir de faire des brigadiers et de donner amnistie aux déserteurs voulant revenir. Enfin le maréchal de Villars vit, le 12 mai, l'électeur de Bavière, qui pleura de joie en l'embrassant, et le combla en son particulier de tout ce qui se peut de plus flatteur, et témoigna une grande reconnaissance pour le roi. Il lui fit voir ses troupes et faire trois salves de canon et de mousqueterie, jetant le premier son chapeau en l'air et criant: Vive le roi! ce qui fut imité par toute son armée. Deux jours après, l'électeur vint dîner chez le maréchal, et voir une trentaine de nos bataillons, qui le reçurent avec de grands cris de Vive le roi et monsieur l'électeur! Il les trouva parfaitement belles. Contentons-nous de les avoir mis ensemble pour le présent, et allons voir ce qui se passa ailleurs.

La reine d'Angleterre, fort incommodée d'une glande au sein, dont elle guérit à la longue par un régime très sévère, eut une nouvelle affliction: elle perdit la comtesse Dalmont, Italienne et Montécuculli, qu'elle avait amenée et mariée en Angleterre, qui ne l'avait jamais quittée, et pour qui elle avait eu la plus grande amitié et la plus grande confiance toute sa vie. C'était une grande femme, très bien faite et de beaucoup d'esprit, dont notre cour s'accommodait extrêmement. La reine l'aimait tant, qu'elle lui avait fait donner un tabouret de grâce, comme je crois l'avoir déjà remarqué ailleurs.

Le bailli d'Hautefeuille, ambassadeur de Malte, mourut en même temps. C'était un vieillard qui avait fort servi et avec valeur, qui ne ressemblait pas mal à un spectre, et qui avait usurpé et conservé quelque familiarité avec le roi, qui lui marqua toujours de la bonté. Il était farci d'abbayes et de commanderies, de vaisselle et de beaux meubles, surtout de beaucoup de beaux tableaux, fort riche et fort avare. Se sentant fort mal, et voulant recevoir ses sacrements, il envoya lui-même chercher le receveur de l'ordre et quelques chevaliers, à qui il fit livrer et emporter ses meubles, ses tableaux, sa vaisselle, et tout ce qui se trouva chez lui, pour que l'ordre ne fût frustré de rien après lui.

Bechameil le suivit immédiatement, assez vieux aussi. Il était père de la femme de Desmarets, qui venait de revenir sur l'eau, et qui ne tarda guère à y voguer en plein, et de la femme de Cossé, qui devint duc de Brissac, comme je l'ai expliqué en son lieu. Bechameil avait été fort dans les affaires, mais avec bonne réputation, autant qu'en peuvent conserver des financiers qui s'enrichissent. Il avait succédé à Boisfranc, beau-père du marquis de Gesvres, dans la surintendance de la maison de Monsieur, quand ce dernier en fut chassé. Bechameil s'y fit aimer, estimer et considérer. Il était fort lié avec le marquis d'Effiat et le chevalier de Lorraine, et par ce dernier avec le maréchal de Villeroy. C'était un homme d'esprit et fort à sa place, qui faisait une chère délicate et choisie en mets et en compagnie, et qui voyait chez lui la meilleure de la ville et la plus distinguée de la cour. Son goût était exquis en tableaux, en pierreries, en meubles, en bâtiments, en jardins, et c'est lui qui a fait tout ce qu'il y a de plus beau à Saint-Cloud. Le roi, qui le traitait bien, le consultait souvent sur ses bâtiments et sur ses jardins, et le menait quelquefois à Marly. Sans Mansart, qui en prit beaucoup d'inquiétude, le roi lui aurait marqué plus de confiance et de bonté. Son fils, qui portait le nom de Nointel, fut intendant en Bretagne et fort honnête homme, que Monsieur fit faire conseiller d'État. Bechameil fit de prodigieuses dépenses à faire des beautés en cette terre en Beauvoisis. Le comte de Fiesque fit sur son entrée en ce lieu la plus plaisante chanson du monde, dont le refrain est: Vive le roi et Bechameil son favori, son favori! dont le roi pensa mourir de rire, et le pauvre Bechameil de dépit.

Il était bien fait et de bonne mine, et croyait avoir de l'air du duc de Grammont. Le comte de Grammont le voyant se promener aux Tuileries: « Voulez-vous parier, dit-il à sa compagnie, que je vais donner un coup de pied au cul à Bechameil, et qu'il m'en saura le meilleur gré du monde? » En effet, il l'exécuta en plein. Bechameil bien étonné se retourne, et le comte de Grammont à lui faire de grandes excuses sur ce qu'il l'a pris pour son neveu. Bechameil fut charmé, et les deux compagnies encore davantage. Louville, peu après son retour absolu d'Espagne, épousa une fille de son fils, qui se trouva une personne très vertueuse et d'une très aimable vertu.

Le samedi 28 avril, le prince d'Auvergne fut pendu en effigie en Grève, à Paris, en vertu d'un arrêt du parlement, sur sa désertion aux ennemis, dont j'ai parlé en son temps; et le tableau avec son inscription y demeura près de deux fois vingt-quatre heures.

Le duc Molez, Napolitain d'assez peu de chose, ambassadeur d'Espagne, c'est-à-dire de Charles II, à Vienne, et qui y était demeuré sans caractère et sans mission depuis la mort de son maître jusqu'à la déclaration de la guerre, qu'il fut arrêté, déclara en ce temps-ci qu'il ne l'avait été que de son consentement; qu'il avait été toujours dans le parti de l'empereur, publia un manifeste sur sa conduite, et fut récompensé d'une des premières charges dans la maison de l'archiduc, où il ne fit jamais aucune figure.

Le maréchal de Villeroy partit pour la Flandre, où le maréchal de Boufflers l'attendait; le maréchal d'Estrées pour son commandement de Bretagne, et le maréchal de Coeuvres, son fils, pour Toulon, préparer tout en attendant M. le comte de Toulouse; et Mgr le duc de Bourgogne, au lieu de sa première destination en Flandre, fut déclaré pour l'Allemagne, où le maréchal de Tallard était avec une armée, et Marsin choisi pour être auprès de la personne de ce prince.

La duchesse de Ventadour, voyant la maréchale de La Motte, sa mère, vieillir, et Mme la duchesse de Bourgogne donner des espérances d'avoir bientôt des enfants, jugea qu'il était temps de quitter Madame, pour s'ôter le prétexte de la considération de cette princesse, et s'aplanir la voie à la survivance de gouvernante des enfants de France. Son ancien ami, le maréchal de Villeroy, était parvenu à la mettre bien dans l'esprit de Mme de Maintenon, auprès de laquelle elle avait les grâces de la ressemblance qui la touchait le plus, c'est-à-dire celles des aventures galantes plâtrées après de dévotion.

Madame qui l'aimait fort, et qu'elle avait bien servie à la mort de Monsieur, entra dans ses vues, et chercha quelque duchesse sans pain et brouillée avec son mari, comme était la duchesse de Ventadour, quand elle fit l'étrange planche d'entrer à elle, au scandale public, à l'étonnement du roi, qui eut peine à l'accorder aux instances de Monsieur, et qui voulut savoir si sa famille y consentait.

Madame fut quelque temps à trouver cette misérable duchesse. À la fin, la duchesse de Brancas se présenta, et fut acceptée avec une grande joie. Elle était soeur de la princesse d'Harcourt, et lui était parfaitement dissemblable: c'était une femme de peu d'esprit, sans toutefois manquer de sens et de conduite, très vertueuse et très véritablement dévote dans tous les temps de sa vie, et la plus complètement malheureuse. Elle et son mari étaient enfants des deux frères, lesquels étaient fils du premier duc de Villars, frère de l'amiral, et d'une soeur de la belle et fameuse Gabrielle, et du premier maréchal duc d'Estrées. Le duc de Brancas avait perdu son père et sa mère à seize ans, qui n'avaient jamais figuré. Son oncle, le comte de Brancas, a voit fort paru à la cour et dans le monde, et parmi la meilleure, la plus galante et la plus spirituelle compagnie de son temps, et fort bien avec le roi et les reines. Nous avons vu en son lieu qu'il fut encore mieux avec Mme Scarron, depuis la fameuse Mme de Maintenon, qui s'en souvint toute sa vie. Le comte de Brancas est encore célèbre par ses prodigieuses distractions, que La Bruyère a immortalisées dans ses Caractères. Il l'est encore par la singularité de sa retraite à Paris, au dehors des Carmélites, qu'il exhortait à la grille depuis qu'il fut dans la dévotion, qui ne l'empêchait pas devoir toujours bonne compagnie et de conserver du crédit à la cour. Il avait marié l'aînée de ses deux filles au prince d'Harcourt. N'ayant pas grand'chose à donner à l'autre, il jeta les yeux sur son neveu, qui était assez pauvre et encore plus abandonné, n'ayant que cet oncle qui en pût prendre soin. Il était plus jeune de plusieurs années que sa cousine; son oncle, partie par amitié, partie par autorité, l'engagea à l'épouser, et lui en fit même parler par le roi. À dix-sept ans, et sans parents à qui avoir recours, il n'en faut pas tant pour paqueter un homme. Il se maria malgré lui en 1680, avec cent mille livres que le roi donna à sa femme, et fort peu de son beau-père qu'il perdit six mois après, et avec lui tout le frein qui pouvait le retenir.

C'était un homme pétillant d'esprit, mais de cet esprit de saillie, de plaisanterie, de légèreté et de bons mots, sans la moindre solidité, sans aucun sens, sans aucune conduite, qui se jeta dans la crapule et dans les plus infâmes débauches, où il se ruina dans une continuelle et profonde obscurité. Sa femme devint l'objet des regrets d'un mauvais mariage fait contre son goût et contre son gré, dont elle n'était pas cause; elle passa sa vie le plus souvent sans pain et sans habits, et souvent encore parmi les plus fâcheux traitements, que sa vertu, sa douceur et sa patience ne purent adoucir. Heureusement pour elle, elle trouva des amies qui la secoururent, et sans la maréchale de Chamilly, elle serait morte souvent de toutes sortes de besoins. Elle persuada enfin une séparation au duc de Brancas, qui, pour y parvenir solidement et de complot fait, battit sa femme et la chassa à coups de pied devant Mme de Chamilly, d'autres témoins et tous les valets, qui l'emmena chez elle, où elle la garda longtemps. De pain, elle en eut comme point par la séparation, parce qu'il ne se trouva pas où en prendre. Elle en était là depuis plusieurs années quand, pour son pain, elle se mit à Madame et encore chargée d'enfants, dont son mari se mettait fort peu en peine. Madame, qui s'en trouvait fort honorée, la traita jusqu'à sa mort avec beaucoup d'égards et de distinctions, et elle se fit aimer et considérer à la cour par sa douceur et sa vertu.

Félix, premier chirurgien du roi, mourut vers ce temps-là, laissant un fils qui n'avait point voulu tâter de sa profession. Fagon, premier médecin du roi, qui avait toute sa confiance et celle de Mme de Maintenon sur leur santé, mit en cette place Maréchal, chirurgien de la Charité, à Paris, le premier de tous en réputation et en habileté, et qui lui avait fait très heureusement l'opération de, la taille. Outre sa capacité dans son métier, c'était un homme qui, avec fort peu d'esprit, avait très bon sens, connaissait bien ses gens, était plein d'honneur, d'équité, de probité, et d'aversion pour le contraire; droit, franc et vrai, et fort libre à le montrer, bon homme et rondement homme de bien, et fort capable de servir, et par équité ou par amitié, de se commettre très librement à rompre des glaces auprès du roi, quand il se fut bien initié (et on l'était bientôt dans ces sortes d'emplois familiers auprès de lui). On verra dans la suite que ce n'est pas sans raison que je m'étends sur cette espèce de personnage des cabinets intérieurs, que sa faveur laissa toujours doux, respectueux, et quoique avec quelque grossièreté, tout à fait en sa place. Mon père, et moi après lui, avons logé toute notre vie auprès de la Charité. Ce voisinage avait fait Maréchal le chirurgien de notre maison; il nous était tout à fait attaché, et il le demeura dans sa fortune.

Je me souviens qu'il nous conta, à Mme de Saint-Simon et à moi, une aventure qui lui arriva, et qui mérite d'être rapportée. Moins d'un an depuis qu'il fut premier chirurgien, et déjà en familiarité et en faveur, mais voyant, comme il a toujours fait, tous les malades de toute espèce qui avaient besoin de sa main dans Versailles et autour, il fut prié par le chirurgien de Port-Royal des Champs d'y aller voir une religieuse à qui il croyait devoir couper la jambe. Maréchal s'y engagea pour le lendemain. Ce même lendemain, on lui proposa, au sortir du lever du roi, d'aller à une opération qu'on devait faire; il s'en excusa sur l'engagement qu'il avait pris pour Port-Royal. À ce nom, quelqu'un de la Faculté le tira à part, et lui demanda s'il savait bien ce qu'il faisait d'aller à Port-Royal. Maréchal, tout uni, et fort ignorant de toutes les affaires qui, sous ce nom, avaient fait tant de bruit, fut surpris de la question, et encore plus quand on lui dit qu'il ne jouait pas à moins qu'à se faire chasser; il ne pouvait comprendre que le roi trouvât mauvais qu'il allât voir si on y couperait ou non la jambe à une religieuse. Par composition, il promit de le dire au roi avant d'y aller. En effet, il se trouva au retour du roi de sa messe, et comme ce n'était pas une heure où il eût accoutumé de se présenter, le roi, surpris, lui demanda ce qu'il voulait. Maréchal lui raconta avec simplicité ce qui l'amenait, et la surprise où il en était lui-même. À ce nom de Port-Royal, le roi se redressa comme il avait accoutumé aux choses qui lui déplaisaient, et demeura deux ou trois Pater sans répondre, sérieux et réfléchissant, puis dit à Maréchal: « Je veux bien que vous y alliez, mais à condition que vous y alliez tout à l'heure pour avoir du temps devant vous; que, sous prétexte de curiosité, vous voyiez toute la maison, et les religieuses au choeur et partout où vous les pourrez voir; que vous les fassiez causer, et que vous examiniez bien tout de très près, et que ce soir vous m'en rendiez compte. » Maréchal, encore plus étonné, fit son voyage, vit tout, et ne manqua à rien de tout ce qui lui était prescrit. Il fut attendu avec impatience; le roi le demanda plusieurs fois, et le tint à son arrivée près d'une heure en questions et en récits. Maréchal fit un éloge continuel de Port-Royal; il dit au roi que le premier mot qui lui fut dit fut pour lui demander des nouvelles de la santé du roi, et à plusieurs reprises; qu'il n'y avait lieu où on priât tant pour lui, dont il avait été témoin aux offices du choeur. Il admira la charité, la patience et la pénitence qu'il y avait remarquées; il ajouta qu'il n'avait jamais été en aucune maison dont la piété et la Sainteté lui eût fait autant d'impression. La fin de ce compte fut un soupir du roi, qui dit que c'étaient des Saintes qu'on avait trop poussées, dont on n'avait pas assez ménagé l'ignorance des faits et l'entêtement, et à l'égard desquelles on avait été beaucoup trop loin. Voilà le sens droit et naturel, produit par un récit sans fard, d'un homme neuf et neutre, qui dit ce qu'il a vu; et dont le roi ne se pouvait défier, et qui eut par là toute liberté de parler; mais le roi, vendu à la contrepartie, ne donnait d'accès qu'à elle; aussi cette impression fortuite du vrai fut-elle bientôt anéantie. Il ne s'en souvint plus quelques années après, lorsque le P. Tellier lui lit détruire jusqu'aux pierres et aux fondements matériels de Port-Royal, et y passer partout la charrue.

Félix avait eu pour sa vie une petite maison dans le pare de Versailles, au bout du canal où aboutissaient toutes les eaux. Il l'avait rendue fort jolie. Le roi la donna à la comtesse de Grammont. Les étranges Mémoires du comte de Grammont, écrits par lui-même, apprennent qu'elle était Hamilton, et comment il l'épousa en Angleterre. Elle avait été belle et bien faite; elle en avait conservé de grands restes et la plus haute mine. On ne pouvait avoir plus d'esprit, et, malgré sa hauteur, plus d'agrément, plus de politesse, plus de choix. Elle l'avait orné, elle avait été dame du palais de la reine, avait passé sa vie dans la meilleure compagnie de la cour, et toujours très bien avec le roi, qui goûtait son esprit, et qu'elle avait accoutumé à ses manières libres dans les particuliers de ses maîtresses. C'était une femme qui avait eu ses galanteries, mais qui n'avait pas laissé de se respecter, et qui, ayant bec et ongles, l'était fort à la cour, et jusque par les ministres, qu'elle cultivait même très peu.

Mme de Maintenon, qui la craignait, n'avait pu l'écarter; le roi s'amusait fort avec elle. Elle sentait l'aversion et la jalousie de Mme de Maintenon: elle l'avait vue sortir de terre, et surpasser rapidement les plus hauts cèdres; jamais elle n'avait pu se résoudre à lui faire sa cour. Elle était née de parents catholiques, qui l'avaient mise toute jeune à Port-Royal, où elle avait été élevée. Il lui en était resté un germe qui la rappela à une solide dévotion avant même que l'âge, le monde ni le miroir la pussent faire penser à changer de conduite. Avec la piété, instruite comme elle l'avait été, l'amour de celles à qui elle devait son éducation, et qu'elle avait admirées dans tous les temps de sa vie, prit en elle le dessus de la politique. Ce fut par où Mme de Maintenon espéra éloigner le roi d'elle. Elle y échoua toujours avec un extrême dépit: la comtesse s'en tirait avec tant d'esprit et de grâces, souvent avec tant de liberté; que les reproches du roi se tournaient à rien, et qu'elle n'en était que mieux et plus familière avec lui, jusqu'à hasarder quelquefois quelques regards altiers à Mme de Maintenon, et quelques plaisanteries salées jusqu'à l'amertume. Trop enhardie par une longue habitude de succès, elle osa s'enfermer à Port-Royal toute une octave de la Fête-Dieu. Son absence fit un vide qui importuna le roi et qui donna beau jeu à Mme de Maintenon sur la découverte. Le roi en dit son avis au comte de Grammont fort aigrement, et le chargea de le rendre à sa femme. Il en fallut venir aux excuses et aux pardons, qui furent mal reçus. Elle fut renvoyée à Paris, et on alla à Marly sans elle. Elle y écrivit au roi par son mari sur la fin du voyage; mais on ne la put jamais résoudre à écrire à Mme de Maintenon, ni à lui faire dire la moindre chose. La lettre demeura, sans réponse et parut sans succès. Peu de jours après le retour à Versailles, le roi lui fit dire par son mari d'y venir: il la vit dans son cabinet par les derrières, et quoique très expressément elle tînt ferme sur Port-Royal, ils se raccommodèrent à condition de n'y plus faire de ces disparates, comme lui dit le roi, et d'avoir pour lui cette complaisance. Elle n'alla point chez limé de Maintenon, qu'elle ne vit qu'avec le roi, comme elle avait accoutumé, et fut mieux avec lui que jamais.

Cela s'était passé l'année précédente. Le présent des Moulineaux, cette petite maison revenue à la disposition du roi par la mort de Félix, qu'elle appela Pontali, fit du bruit, et marqua combien elle était bien avec le roi. Ce lieu devint à la mode. Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses l'y allèrent voir, et assez souvent. N'y était pas reçu qui voulait, et le dépit que Mme de Maintenon en avait, mais qu'elle n'osait montrer, ne fut capable de retenir que bien peu de ses plus attachées, qui même sur les propos du roi à elles dans l'intérieur, et sur l'exemple de ses filles, n'osèrent s'en dispenser tout à fait; et le roi, jaloux de montrer qu'il n'était pas gouverné, suivait en cela d'autant plus volontiers son goût pour la comtesse de Grammont, qui, avec toute la cour, ne s'en haussa ni baissa.

Mme de Maintenon se consola de cette petite peine par la délivrance d'une bien plus grande: ce fut celle de son frère, qui mourut aux eaux de Vichy, toujours gardé à vue par ce Madot, prêtre de Saint-Sulpice, qui en fut, bientôt après, récompensé d'un bon évêché. Je ne dirai rien ici de ce M. d'Aubigné, parce que j'en ai parlé suffisamment ailleurs.

Le roi, qui haïssait tout ce qui était lugubre, ne voulut pas que Mme de Maintenon drapât, comme on faisait encore alors pour les frères et les soeurs, non pas même que ses valets de chambre ni ses femmes, fussent vêtus de noir, et elle-même en porta un deuil fort léger et fort court. Il ne vaqua par cette mort qu'un collier de l'ordre, et le gouvernement de Berry, dont le comte d'Ayen, son gendre, avait la survivance.

Ce gendre était tombé dans une langueur où les médecins ne purent rien connaître, et qui, sans maladie autre qu'une grande douleur au creux de l'estomac, le réduisit à l'extrémité. Il ne fut pas question de songer à faire la campagne. Il passa l'été au coin du feu, enveloppé comme dans le plus rigoureux hiver. Mme de Maintenon l'allait voir souvent, et ce qui parut de bien extraordinaire, Mme la duchesse de Bourgogne y passait des après-dînées, et quelquefois sans elle. Soit fantaisie de malade, soit raisons domestiques, il se lassa d'être dans l'appartement de son père et de sa mère, où lui et sa femme étaient très commodément logés, et si vaste que cela s'appelait la rue de Noailles, et tenait toute la moitié du haut de la galerie de l'aile neuve. Il fit demander à l'archevêque de Reims son logement à emprunter, qui était à l'autre extrémité du château. Il n'en avait point d'autre, et la demande était d'autant plus incivile que l'archevêque étant lors au plus mal avec le roi, et le comte d'Ayen n'étant pas le maître de lui céder celui que M. le duc de Berry avait quitté depuis quelque temps, sous celui du duc de Noailles, où il s'était mis, c'était déloger tout à fait l'archevêque. J'avance ce délogement pour ne pas séparer le raccommodement de l'archevêque de Reims de trop loin de sa disgrâce, et rapporter de suite l'une et l'autre. Ce sont de ces curiosités de cour dont les époques ne sont pas importantes dans leur exactitude, lorsque les matières portent à ne s'y pas arrêter, pourvu qu'on ait celle de les remarquer. Voici donc la cause de la disgrâce de l'archevêque de Reims, dont la source arriva la veille de la Pentecôte de cette année.

Le fameux Arnauld était mort à quatre-vingt-deux ans, à Bruxelles, en 1694. Le P. Quesnel, toujours connu sous ce nom pour avoir été longtemps dans l'Oratoire, avait succédé à ce grand chef de parti. Il se tenait caché comme son maître, en butte aux puissances remuées par tous les ressorts des jésuites et de leurs créatures. Également possesseurs de la conscience du roi et du roi d'Espagne, ils jugèrent la conjoncture favorable pour tâcher de se saisir, par leur concours, de la personne du P. Quesnel et de tous ses papiers. Il fut vendu, découvert et arrêté à Bruxelles la veille de la Pentecôte de cette année. J'en laisse le curieux détail aux annalistes jansénistes. Il me suffira ici de dire qu'il se sauva en perçant une maison voisine, et gagna la Hollande à travers mille dangers; mais ses papiers furent pris, où il se trouva force marchandise dont le parti moliniste sut grandement profiter. On y trouva des chiffres, quantité de noms avec la clef, et beaucoup de lettres et de commerces. Un bénédictin de l'abbaye d'Auvillé, en Champagne, s'y trouva fort mêlé, qui avait déjà eu des affaires sur la doctrine. On résolut de l'arrêter, et de faire saisir tout ce qui se trouverait d'écrits dans ce monastère. Le moine se sauva, et pas un papier dans sa cellule; mais on fut dédommagé par l'ample moisson qu'on fit dans celle du sous-prieur, qui en était farcie, Tout fut apporté à Paris et bien examiné. Il s'y trouva une étroite correspondance entre le P. Quesnel et ce religieux, et une fort grande aussi par son canal entre le même P. Quesnel et M. de Reims. Le pis fut qu'on y trouva aussi les brouillons de la main du moine d'un livre imprimé depuis peu en hollande, qui confondait fort la monarchie avec la tyrannie, et qui sentait fort le républicain, tout à fait dans les sentiments dont le fameux Richer, si odieux à Rome et aux jésuites, s'était solennellement rétracté depuis, mais qu'il avait imprimés durant les fureurs de la Ligue. Ce moine d'Auvillé fut donc avéré d'être l'auteur de ce livre qui venait de paraître contre-la monarchie. Il n'en fallut pas davantage pour faire soupçonner au moins le P. Quesnel d'être du même avis, et M. de Reims d'être au moins le confident de l'ouvrage, s'il n'était pas dans les mêmes sentiments. On peut juger de tout l'usage que les jésuites, ses ennemis, et qu'il avait toujours maltraités impunément, surent faire d'un si grand avantage. Le roi entra dans une grande indignation. La famille de l'archevêque, tout à fait tombée de crédit et de considération depuis que le ministère en était sorti, et ses amis, furent alarmés. Ils en donnèrent avis à l'archevêque, qui était à Reims, et que la frayeur y retint au lieu de venir essayer de se justifier. Son séjour dans une telle conjoncture fut un autre sujet de triomphe et de mauvais offices contre lui, qui à la fin le forcèrent au retour. Il obtint avec peine une audience du roi: elle fut fâcheuse; il en sortit plus mal encore avec lui qu'il n'y était entré, et sa disgrâce très marquée dura jusqu'à ce hasard longtemps après, que je viens de raconter du comte d'Ayen.

L'archevêque savait trop bien la cour pour ne pas saisir cette occasion favorable. Il comprit dans l'instant que Mme de Maintenon, plus contente alors de sa nièce qu'elle ne l'avait été, raffolée du comte d'Ayen malade, et plus qu'importunée de la duchesse de Noailles, dont elle n'aimait pas la personne, et moins encore les vues et les demandes continuelles pour une vaste famille, fatiguée même du duc de Noailles, serait ravie d'être en retraite à son aise et loin d'eux, chez le comte et la comtesse d'Ayen, dans son appartement, qui était séparé de ceux du père et du fils de tout le château. Il répondit donc en envoyant ses clefs avec toute la politesse d'un rustre en disgrâce, et protesta que quand il n'irait pas dans son diocèse, il ne rentrerait point dans son appartement. Dès le même jour il en fit ôter tous les meubles sans y rien laisser, et s'en alla loger dans sa maison à la ville. Le lendemain, le roi rencontrant l'archevêque sur son passage, alla droit à lui, le remercia le plus obligeamment du monde, lui dit qu'il n'était pas juste qu'il fût délogé, lui ordonna d'aller voir l'appartement que M. le duc de Berry avait quitté, qui avait été prêté au comte d'Ayen; de voir s'il s'en pourrait accommoder, d'y ordonner tous les changements et tous les agréments qui lui plairaient, et ajouta que, contre ce qu'il avait établi depuis quelque temps, il ne voulait pas qu'il lui en coûtât rien, et qu'il ordonnerait aux bâtiments de tout exécuter sous ses ordres. M. de Reims, comblé bien au-dessus de ses espérances, profita de cet heureux moment. Il obtint une audience du roi, qui lui fut aussi favorable que la dernière avait été affligeante. Elle fut longue, détaillée; le roi lui rendit ses bonnes grâces premières, et il promit aussi au roi les siennes pour les jésuites, sans que le roi l'eût exigé. Il fit accommoder aux dépens du roi, qui lui en demanda souvent des nouvelles, ce logement de M. le duc de Berry, qui, un peu moins grand que le sien qu'il quittait, était de plain-pied à la galerie haute de l'aile neuve et aux appartements du roi, et un des beaux qui ont vue sur les jardins, au lieu que le sien était au haut du château à l'opposite, et qu'il n'avait rien à y perdre pour le voisinage de la surintendance, où son père et son neveu étaient morts, qui était occupée par Chamillart et sa famille, successeur de leur charge; et voilà comment, dans les cours, des riens raccommodent souvent les affaires les plus désespérées; mais ces hasards heureux y sont pour bien peu de gens.

Gourville mourut en ce temps-ci, à quatre-vingt-quatre ou cinq ans, dans l'hôtel de Condé, où il avait été le maître toute sa vie. Il avait été laquais de M. de La Rochefoucauld, père du grand veneur, qui, lui trouvant de l'esprit, et étant de ses terres de Poitou, en voulut faire quelque chose. Il s'en trouva si bien pour ses affaires domestiques et pour ses menées aussi, à quoi il était fort propre, qu'il s'en servit pour les intrigues les plus considérables de ces temps-là. Elles [le] firent bientôt connaître à M. le Prince, à qui M. de La Rochefoucauld le donna, et qui demeura toujours depuis dans la maison de Condé. Les Mémoires qu'il a laissés, et ceux de tous ces temps de troubles, de la minorité du roi jusqu'à son mariage, et au retour de M. le Prince par la paix des Pyrénées, l'ont assez fait connaître pour que je n'aie rien à y ajouter. Gourville, par son esprit, son grand sens, les amis considérables qu'il s'était faits, était devenu un personnage; l'intimité des ministres l'y maintint, celle de M. Fouquet l'enrichit à l'excès. L'autorité qu'il acquit et qu'il se conserva à l'hôtel de Condé, où il était plus maître de tout que les deux princes de Condé, qui eurent en lui toute leur confiance, tout cela ensemble le soutint toujours dans une véritable considération. Il n'oublia pas en aucun temps qu'il devait tout à M. de La Rochefoucauld, ni ce qu'il avait été en sa jeunesse; et quoique naturellement assez brutal, il ne se méconnut jamais, quoique mêlé toute sa vie avec la plus illustre compagnie. Le roi même le traitait toujours avec distinction. Ce qui est prodigieux, il avait secrètement épousé une des trois saurs de M. de La Rochefoucauld. Il était continuellement chez elle à l'hôtel de La Rochefoucauld, mais toujours, et avec elle-même, en ancien domestique de la maison. M. de La Rochefoucauld et toute sa famille le savaient, et presque tout le monde, mais à les voir on ne s'en serait jamais aperçu. Les trois soeurs filles et celle-là, qui avait beaucoup d'esprit et passant pour telle, logeaient ensemble dans un coin séparé de l'hôtel de La Rochefoucauld, et Gourville à l'hôtel de Condé. C'était un fort grand et gros homme, qui avait été bien fait, et qui conserva sa bonne mine, une santé parfaite, sa tête entière jusqu'à la fin. Il avait peu de domestiques, bien choisis. Lorsqu'il se vit fort vieux, il les fit tous venir un matin dans sa chambre; là il leur déclara qu'il était fort content d'eux, mais qu'ils ne s'attendissent pas un d'eux qu'il leur laissât quoi que ce fait par testament, mais qu'il leur promettait d'augmenter à chacun ses gages tous les ans d'un quart, et de plus, s'ils le servaient bien et avec affection; que c'était à eux à avoir bien soin de lui, et à prier Dieu de, le leur conserver longtemps; que, par ce moyen, ils auraient de lui, s'il vivait encore plusieurs années, plus qu'ils n'en auraient pu espérer par testament. Il leur tint exactement parole. Il n'avait point d'enfants, mais des neveux et des nièces qu'on ne voyait point, hors un neveu, qui même se produisit peu, qui furent ses héritiers, et qui sont demeurés dans l'obscurité.

En Flandre, les Hollandais perdirent le comte d'Athlone de maladie, qui commandait leurs troupes en chef. Ils mirent en sa place Obdam, frère d'Overkerke, bâtard des princes d'Orange, qui avait été dans la faveur et l'intime confidence du roi Guillaume, duquel il était grand écuyer. Les ennemis firent le siège de Bonn, que d'Alègre leur rendit, le 17 mai, après trois semaines de siège. Ils avaient grande envie de faire celui d'Anvers. Cohorn, leur Vauban, força nos lignes en trois endroits avec sept ou huit mille hommes, et entra dans le pays de Waës, ayant, à une lieue d'Anvers, Obdam avec vingt-huit bataillons, et la commodité de nos lignes forcées pour leur servir de circonvallation pour ce siège. Le maréchal de Boufflers, sur ces nouvelles, quitta le maréchal de Villeroy sur le Demer, et marcha avec trente escadrons et trente compagnies de dragons vers le corps du marquis de Bedmar, avec lequel il attaqua, le samedi dernier juin, les vingt-cinq bataillons et les vingt-neuf escadrons qu'avait Obdam près du village d'Eckeren, à trois heures après midi, deux heures avant l'arrivée de, son infanterie, dans la crainte que les ennemis se retirassent. Le combat, fort vif et fort heureux pour le maréchal, dura jusqu'à la nuit, qui empêcha la défaite entière de ces troupes Hollandaises. Elles y perdirent quatre mille hommes, huit cents prisonniers, quatre cents chariots, cinquante charrettes d'artillerie, presque tout leur canon, quatre gros mortiers et quarante petits. La comtesse de Tilly, qui était venue dîner avec son mari assez mal à propos, y fut aussi prise. Nos troupes y eurent près de deux mille tués ou blessés, et n'y perdirent de marque que le comte de Brias, neveu du dernier archevêque de Cambrai, colonel d'un régiment wallon, que je connaissais fort. Obdam prit une cocarde blanche et se retira avec ce qu'il put à Breda: le reste s'embarqua à Lillo . On intercepta une lettre qu'il écrivait de Breda au duc de Marlborough, par laquelle il lui mandait que, n'ayant plus d'armée, il allait à la Haye rendre compte aux États généraux de son malheur, et se plaignait fort de Cohorn. Le reste de la campagne se passa en campements et en subsistances; les ennemis prirent Huy et la garnison prisonnière de guerre tout à la fin d'août. Il ne se fit plus rien de part ni d'autre. Cette victoire d'Eckeren fut si agréable au roi et au roi d'Espagne, que le maréchal de Boufflers en eut la Toison d'or, et le marquis de Bedmar le brevet de conseiller d'État qui est le comble de la fortune en Espagne, et ce que nous appelons ici ministre d'État. Chamillart profita de la bonne humeur; il avait cent mille écus de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d'État, qu'il avait payés aux héritiers de Barbezieux; il en eut encore autant de plus.

Coetlogon, avec cinq vaisseaux, prit le 22 juin, vers la rivière de Lisbonne, cinq vaisseaux Hollandais, après un grand combat et fort opiniâtre, qui dura jusqu'à la nuit. Ces vaisseaux Hollandais escortaient cent voiles marchandes qui eurent le temps de se sauver. Le comte de Walstein, ambassadeur de l'empereur à Lisbonne, fut pris sur un des vaisseaux de guerre avec un envoyé de l'électeur de Mayence, qui s'en retournaient en Allemagne. Walstein fut amené à Vincennes, et quelque temps après envoyé à Bourges, où il demeura assez longtemps avec Saint-Olon, gentilhomme ordinaire, chargé de prendre garde à sa conduite. Saint-Paul Hécourt, avec quatre vaisseaux, prit et coula à fond quatre vaisseaux de guerre Hollandais au nord d'Écosse, qui escortaient la pêche du hareng, dont il brûla cent soixante bateaux. Un des vaisseaux coula aussi à fond : cela se passa à la fin de juin. Dans cette même campagne, Saint-Paul eut un autre avantage aussi considérable, et de la même espèce, vers le Nord.

CHAPITRE VII. §

Cardinal Bonzi; son extraction, son caractère, sa fortune, sa mort. — Mort du duc de La Ferté. — P. de La Ferté jésuite. — Maréchal de Joyeuse gouverneur des Évêchés. — Bailli de Noailles ambassadeur de Malte. — M. de Roye lieutenant général des galères. — Comte de Toulouse à Toulon. — Duc de Bourgogne sur le Rhin. — Villars fait demander par l'électeur de Bavière d'être duc; est refusé; remplit ses coffres. — Villars échoue encore à faire venir sa femme le trouver; se brouille avec l'électeur. — Vues et conduite pernicieuse de Villars. — Projet insensé du Tyrol. — Le roi amusé par Vendôme. — Legal bat à Minderkingen le général Latour; est fait lieutenant général. — Triste succès du projet du Tyrol. — Conduite de Vaudémont. — Duquesne brûle les magasins d'Aquilée. — Naissance du duc de Chartres; sa pension. — Duc d'Orléans tire du roi plus d'un million par an. — Règlement sur l'artillerie. — Trésor inutilement cherché à Meudon. — Président de Mesmes prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre.

Le cardinal Bonzi mourut à Montpellier vers la mi-juillet de cette année, à soixante-treize ans. Il était archevêque de Narbonne, et avait cinq abbayes, et commandeur de l'ordre. Ainsi le cardinal Portocarrero eut cette place qui lui avait, été assurée d'avance, avec la permission, en attendant, de porter le cordon bleu. Ces Bonzi sont des premières familles de Florence; ils ont eu souvent les premières charges de cette république et des alliances directes avec les Médicis. Ce fut un Bonzi, évêque de Terracine, qui fit le funeste mariage de Catherine de Médicis, qui en amena en France, avec les Strozzi, les Gondi et d'autres Italiens. Un Bonzi eut l'évêché de Béziers du cardinal Strozzi, son oncle, qui a été possédé par six Bonzi, d'oncle à neveu, dont deux ont été cardinaux. Le second Bonzi, évêque de Béziers, fit le triste mariage de Marie de Médicis. Sa parenté avec elle engagea Henri IV à le faire grand aumônier de la reine, c'est-à-dire à ériger cette charge pour lui, l'unique qui, chez les reines, ait le titre de grand. C'était un homme de grand mérite, et qui avait habilement traité beaucoup d'affaires dehors et dedans, et qui eut la nomination de France au chapeau que Paul V lui donna en 1611. Pierre Bonzi, dont il s'agit ici, élevé auprès de l'évêque de Béziers, son oncle, auquel il succéda, plut de bonne heure au cardinal Mazarin. Ces Bonzi n'ont été heureux en mariages que pour eux-mêmes. Il fit celui du grand-duc avec une fille de Gaston, qu'il conduisit à Florence, d'où il fut ambassadeur à Venise, de là en Pologne, pour empêcher le roi Casimir d'abdiquer. Il en rapporta la nomination de Pologne au cardinalat. Après son départ, Casimir abdiqua. Bonzi fut renvoyé en Pologne, où il rompit les mesures des Impériaux, et fit élire Michel Wiesnowieski. À son retour, il eut l'archevêché de Toulouse, et alla ambassadeur en Espagne. Bientôt après, il eut l'archevêché de Narbonne, le chapeau, que Clément X lui donna en 1672, et fut grand aumônier de la reine. Il se trouva aux conclaves d'Innocent XI, Alexandre VIII et Innocent XII, et partout il brilla et réussit.

C'était un petit homme trapu, qui avait eu un très beau visage, à qui l'âge en avait laissé de grands restes, avec les plus beaux yeux noirs, les plus parlants, les plus perçants, les plus lumineux, et le plus agréable regard, le plus noble et le plus spirituel que j'aie jamais vu à personne; beaucoup d'esprit, de douceur, de politesse, de grâces, de bonté, de magnificence, avec un air uni et des manières charmantes; supérieur à sa dignité, toujours à ses affaires, toujours prêt à obliger; beaucoup d'adresse, de finesse, de souplesse, sans friponnerie, sans mensonge et sans bassesse; beaucoup de grâces et de facilité à parler. Son commerce, à ce que j'ai ouï dire à tout ce qui a vécu avec lui, était délicieux, sa conversation jamais recherchée et toujours charmante; familier avec dignité, toujours ouvert, jamais enflé de ses emplois ni de sa faveur. Avec ces qualités et un discernement fort juste, il n'est pas surprenant qu'il se soit fait aimer à la cour et dans les pays étrangers.

Sa place de Narbonne le rendait le maître des affaires du Languedoc; il le fut encore plus par y être adoré et y avoir gagné la confiance des premiers et des trois ordres, que par son siège. Fleury, receveur des décimes du diocèse de Lodève, s'insinua dans le domestique du cardinal, parvint jusqu'à lui, et à lui oser présenter son fils, qui plut tellement à cette éminence italienne, qu'il en prit soin, et fit, ce qu'on pourrait bien affirmativement dire, sa fortune, si elle n'avait pris plaisir d'en insulter la France en l'en établissant roi absolu, et unique et public, et dans un âge où les autres radotent quand ils font tant que d'y parvenir.

Bonzi jouit longtemps d'une faveur à la cour et d'une puissance en Languedoc, qui, établie premièrement sur les coeurs, n'était contredite de personne. M. de Verneuil, gouverneur, n'y existait pas; M. du Maine, en bas âge, puis en jeunesse, qui lui succéda, ne s'en mêla pas davantage. Bâville, intendant du Languedoc, y voulait régner, et ne savait comment supplanter une autorité si établie, lorsque, bien averti de la cour d'un accès de dévotion qui diminua depuis, mais qui dans sa ferveur portait le roi à des réformes d'autrui, lui fit revenir, par des voies de conscience, des choses qui le blessèrent sur la conduite du cardinal Bonzi. Les Lamoignon, de tout temps livrés aux jésuites, réciproquement disposaient d'eux; et ces pères n'ont jamais aimé des prélats assez grands pour n'avoir pas besoin d'eux, et dont étant néanmoins ménagés et bien traités comme ils l'étaient de Bonzi, se trouvaient en posture de les faire compter avec eux si d'aventure il leur en prenait envie.

Le bon cardinal, quoique en âge où les passions sont ordinairement amorties, était éperdument amoureux d'une Mme de Gange, belle-sœur de celle dont la vertu et l'horrible catastrophe a fait tant de bruit. Les Soubise ne sont pas si rares qu'on le croit: Cet amour était fort utile au mari; il ne voulut donc jamais rien voir, et profitait grandement de ce que toute la province voyait, et qu'il avait bien résolu de ne voir jamais, quoique sous ses yeux. Le scandale était en effet très réel, et sans l'affection générale que toute la province portait au cardinal, cela aurait fait beaucoup plus de bruit. Bâville l'excita tant qu'il put: il procura au cardinal des avis fâcheux de la part du roi, puis des lettres du P. de La Chaise par son ordre, enfin quelque chose de plus par Châteauneuf, secrétaire d'État de la province. Bonzi alla à la cour, espérant tout de sa présence: il y fut trompé; il trouva le roi bien instruit, qui lui parla fort franchement, et qui, par son expérience, ne se paya point de l'aveuglement volontaire du mari. Bonzi, rappelé à Montpellier pour les états, ne put se contenir. Il avait découvert que le coup lui était porté par Bâville. Il le trouva plus hardi et plus ferme dans le cours des affaires qu'il n'avait encore osé se montrer; il fit des parties contre le cardinal, qui s'attira des dégoûts sur ce qu'il ne changeait point de conduite avec sa belle. Il était accusé de ne lui rien refuser, et comme il disposait dans les états, et hors leur tenue, de beaucoup de choses pécuniaires et de bien des emplois de toutes les sortes, Mme de Gange était accusée de s'y enrichir, et il y en avait bien quelque chose. Cette espèce de déprédation fut grossie à la cour par Bâville, dont le but était d'ôter au cardinal tout ce qu'il pourrait de dispositions, de grâces à faire et d'autorité, d'y entrer en part d'abord comme par un concert nécessaire contre l'abus, et de s'en emparer dans la suite. Il n'en fallut pas davantage pour les brouiller. Bâville fit valoir le service du roi et le bien de la province intéressés dans l'abus que le cardinal faisait d'une autorité que sa maîtresse tournait toute à la sienne et à un honteux profit. Peu à peu cette autorité, toujours butée et mise en compromis, s'affaiblit en l'un et crût en l'autre. L'intérêt, qui souvent est préféré à tout autre sentiment, fit des créatures à Bâville, qui commença à se montrer utile ami et dangereux ennemi. Cette lutte dura ainsi quelques années, Bâville croissant toujours aux dépens du cardinal, malgré ses voyages à la cour. Enfin le cardinal eut l'affront et la douleur de voir arriver une lettre de -cachet à Mme de Gange, qui l'exilait fort loin. Son coeur et sa réputation en souffrirent également. De cette époque, son crédit et son autorité tombèrent entièrement, et Bâville devint le maître, qui sut bien le faire sentir au cardinal et à tout ce qui lui demeura attaché.

Porté par terre, il espéra se relever par le mariage de Castries, fils de sa soeur et gouverneur de Montpellier, avec une fille du feu maréchal-duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan, qui n'avait rien vaillant qu'une naissance et des alliances qui faisaient grand honneur aux Castries, et la protection du duc du Maine, qui la promit tout entière à l'oncle et au neveu, mais l'accorda à son ordinaire quand le mariage fut fait, en 1693, qui fut son ouvrage. Il redonna pourtant par l'opinion quelque vie au cardinal et quelque mesure à Bâville, qui n'en fut pas longtemps la dupe. Le cardinal, qui se la vit de l'appui qu'il avait espéré, tomba peu à peu en vapeurs qui dégénérèrent en épilepsie, et qui lui attaquèrent la tête. La tristesse l'accabla, la mémoire se confondit, les accès redoublèrent. Le dernier voyage qu'il fit à la cour, ce n'était plus lui en rien; il était même singulièrement rapetissé, et quelque part qu'il allât, même chez le roi, il était toujours suivi par son médecin et son confesseur, qui passait pour un aumônier. Il mourut bientôt après son retour en Languedoc, consommé par Bâville, devenu tyran de la province.

Le duc de La Ferté mourut aussi cet été d'hydropisie, à quarante-sept ans. Sa valeur l'avait avancé de bonne heure; il avait toujours servi, il était devenu très bon officier général et faisait espérer qu'il ne serait pas moins bon à la tête d'une armée que le maréchal son père. Il avait beaucoup d'esprit, ou plutôt d'imagination ou de saillies, gai, plaisant, excellent convive; mais le vin et la crapule le perdirent après en avoir bien tué à table. Le roi, qui avait du goût pour lui, fit tout ce qu'il put pour le corriger de ses débauches; il lui en parla souvent dans son cabinet, tantôt avec amitié, tantôt avec sévérité. Il lui manquait peu, en 1688, de l'âge nécessaire pour être chevalier de l'ordre, et le roi lui fit dire qu'il l'eût dispensé s'il avait voulu profiter de ses avis. Il était incorrigible, et même, les dernières campagnes qu'il fit, peu capable de servir par une continuelle ivresse. Il avait passé sa vie brouillé et séparé de sa femme, fille de la maréchale de La Mothe, dont il n'eut que deux filles.

On ne savait ce qu'était devenu son frère, le chevalier de La Ferté, qu'on a cru péri et dont on n'a jamais ouï parler, qui était un étrange garnement: son autre frère, séduit enfant par les jésuites, se l'était fait malgré son père qui, le rencontrant jeune novice sur le pont Neuf avec le sac de quête sur le dos, comme faisaient encore alors les jeunes jésuites. Je fit courre par ses valets, dont il se sauva à grand'peine. Il avait aussi beaucoup d'esprit et devint célèbre prédicateur; mais il aimait la bonne chère et la bonne compagnie et n'était pas fait pour être religieux. Il mécontenta les jésuites qui à la fin le reléguèrent à la Flèche, où il mourut longtemps après son frère, non, je pense, sans regretter ses voeux qui l'exclurent de succéder à la dignité de son frère qui demeura éteinte trente-huit ans après son érection. Le gouvernement de Metz, Verdun, [de Toul] et de leurs évêchés, vacant par cette mort, fut donné au maréchal de Joyeuse.

Le bailli de Noailles, frère du duc et du cardinal de Noailles, succéda au bailli d'Hautefeuille à l'ambassade de la religion en France. Il était lieutenant général des galères de France, qu'il vendit au marquis de Roye, capitaine de vaisseau, lors à la mer, qui avait épousé la fille unique de Ducasse. Pontchartrain, mari de sa soeur, en fit le marché, et en eut l'agrément pour lui en son absence, ce qui le fit tout d'un coup lieutenant général des armées navales.

M. le comte de Toulouse était parti pour Toulon, et Mgr le duc de Bourgogne pour aller prendre le commandement de l'armée du maréchal de Tallard sur le Rhin, où le prince Louis de Bade et les autres généraux en chef de l'empereur, occupés à la tête de divers corps à s'opposer aux progrès déjà faits de l'électeur de Bavière, et à ceux qu'il en craignait bien plus depuis que Villars l'avait joint, n'étaient pas en état de s'opposer beaucoup aux projets du maréchal de Tallard, qui fut assez longtemps à observer le prince Louis et à subsister, tandis que l'empire tremblait dans son centre, par les avantages que l'électeur avait remportés sur les Impériaux, et que la diète de Ratisbonne ne s'y continuait que sous ses auspices. L'électeur comptait bien de profiter de la jonction des François, et il n'y eut complaisance qu'il n'eût pour leur général. Celui-ci, dont l'audace [était] excitée par son bâton, et par la faveur où il se croyait, et la gloire d'autrui qu'il avait revêtue par la bataille de Friedlingen, s'oublia jusqu'à croire pouvoir atteindre tout, et ne se trompa pas dans la suite, mais le moment n'en était pas arrivé. Il profita du besoin que l'électeur de Bavière avait de son concours pour le forcer à demander au roi de le faire duc. La proposition parut telle qu'elle était, et fut refusée à plat.

Alors, Villars, n'espérant plus rien de l'électeur, songea à remplir ses coffres. Il mit dans tous les pays où ses partis purent atteindre des sauvegardes et des contributions, qui n'épargnèrent pas même les pays de l'électeur dont il fit peu de part à la caisse militaire, et se fit à lui des millions. Des millions ne sont pas ici un terme en l'air pour exprimer de grandes sommes, je dis des millions très réels. Ce pillage déplut extrêmement à l'électeur; mais ce qui l'outra, fut l'opposition qu'il trouva en Villars à tout, ce qu'il lui proposa de projets et mouvements de guerre. Villars voulait s'enrichir, et rejetait tout ce qui pouvait resserrer ses contributions et, ses sauvegardes par l'éloignement de son armée, et par des entreprises faciles et utiles, mais qui, le, tenant près de l'ennemi, le mettaient hors de portée de ce gain immense.

D'autre part, loin de craindre de se brouiller avec l'électeur, c'était tout son but, depuis qu'il avait échoué à une dernière tentative de faire venir sa femme le trouver. Le roi, à force d'importunité, y avait consenti; là-dessus Villars avait demandé un passeport pour elle au prince Louis de Bade, qui, piqué du ravage de ses terres, sur son premier refus, renvoya à Villars la lettre qu'il en avait reçue tout ouverte, sans lui faire un seul mot de réponse. La jalousie le poignardait; à quelque prix que ce fût il voulait aller rejoindre sa femme. Ni les succès sur le Danube, ni le concert avec l'électeur n'étaient pas propres à avancer son dessein; il réduisit donc ce prince à ne pouvoir demeurer avec lui, ni à espérer de rien exécuter en Allemagne.

Cette étrange situation lui fit concevoir le dessein, pour ne pas demeurer inutile spectateur des trésors que Villars amassait, de se rendre maître du Tyrol. Villars, ravi de se délivrer de lui et de ses troupes, pour avoir ses coudées plus franches et qu'on se prît moins à lui d'une si fatale inaction dans le coeur de l'empire, admira et confirma ce projet qu'il avait peut-être fait naître. La difficulté du passage des Alpes gardées et retranchées partout, ni celle des subsistances qui pouvait faire périr l'électeur et ses troupes comme il en fut au moment, ne parurent rien à Villars. Pour mieux faire goûter au roi un projet si insensé, il lui proposa celui d'une communication avec l'électeur par Trente, qui affranchirait des dépenses, des difficultés et des dangers de porter par l'Allemagne des recrues, des secours et les besoins aux troupes françaises en Bavière, du moment que par Trente et le Tyrol la communication serait ouverte en tout temps de l'armée d'Italie, jusqu'en Bavière, par où on aurait le choix de faire les grands et certains efforts en Allemagne par des détachements d'Italie, ou en Italie par ceux de l'Allemagne. Rien toutefois n'était si palpablement insensé.

Par la jonction de Villars on était au comble des désirs qu'on avait formés: toute l'Allemagne tremblait; les forces ennemies étonnées, moindres que les nôtres; un pays neuf, ouvert, point de ces places à tenir plusieurs mois comme sur le Rhin et en Flandre; la confusion portée en Allemagne, et les princes de l'empire jetés par leur ruine, ainsi que les villes impériales, dans le repentir de leur complaisance pour l'empereur et dans la nécessité de s'en retirer; l'empereur, dans la dernière inquiétude des succès des mécontents de Hongrie, grossis, organisés, maîtres de la haute Hongrie, et dont les contributions s'étendaient jusque autour de Presbourg. Quels autres succès pouvaient être comparables à ceux qu'on avait lieu de se promettre dans le coeur de l'Allemagne, et pour les plus sûrs avantages, et pour forcer l'empereur d'entendre à une paix qui conservât la monarchie d'Espagne à celui qui déjà y régnait ! En quittant ce certain pour le projet du Tyrol, outre les difficultés d'y atteindre et de s'y maintenir avec les seules forces de l'électeur, dont l'armée française aurait toujours le pays électoral à garder et ce qu'il y venait d'ajouter, quel chemin le détachement de l'armée d'Italien aurait-il point à faire, avec les difficultés des subsistances, des rivières à passer, des lacs à tourner, des montagnes et des défilés bien gardés à franchir? Combien de temps, à bien employer ailleurs en Allemagne et en Italie, perdu à faire ce long et fâcheux trajet des deux côtés jusqu'à Trente, et cependant quel temps de respirer et d'entreprendre donné aux ennemis sur le Pô et sur le Danube, et pour achever la folie, dans un temps où on commençait à se défier du duc de Savoie! Mais il était arrêté dans les décrets de la Providence que l'aveuglement qui mit l'État si près du précipice devait commencer ici.

La communication des nouvelles de Bavière n'était pas facile; aucun officier général n'osait se commettre à écrire ce qu'ils voyaient tous et dont ils gémissaient; tout se discutait et se décidait pour la guerre entre le roi et Chamillart uniquement, et presque toujours en présence de Mme de Maintenon. On a vu ce qu'elle était à Villars; elle voulait qu'il fût un héros. Chamillart n'avait garde d'oser penser autrement; son apprentissage dans les projets de guerre était nouveau. Le roi, qui se piquait d'y être maître, se complaisait en un ministre novice qu'il comptait former et à qui les grandes opérations ne pourraient être attribuées. Friedlingen, la jonction, plus que tout cela, Mme de Maintenon l'avait ébloui sur Villars. Ils voyaient l'électeur aussi ardent que lui au projet du Tyrol; le moyen de ne les en pas croire sans réflexion, sans avisement des motifs, sans contradicteur? La carte blanche leur fut donc laissée, et les ordres en conséquence envoyés en Italie pour l'exécution de la jonction par Trente. Vendôme amusait le roi de bicoques emportées, de succès de trois cents ou quatre cents hommes, de projets qui ne s'exécutaient pas. Ses courriers étaient continuels, qui ne satisfaisaient que le roi, par le mérite de sa naissance et les soins attentifs de M. du Maine, et par lui de Mme de Maintenon, qui lui avaient dévoué Chamillart.

Vendôme, qui aimait à faire du bruit, fut ravi de se trouver chargé de percer jusqu'à Trente. C'était un homme qui ne doutait de rien, quoique souvent arrêté, qui soutenait ses fautes avec une audace que sa faveur augmentait, et qui ne convenait jamais d'aucune méprise; il fit donc un très gros détachement avec lequel il se mit en chemin de Trente, laissant M. de Vaudemont à la tête de l'armée.

Pendant le voyage de l'électeur en Tyrol, les Impériaux rassemblèrent leurs troupes et tinrent toujours le maréchal de Villars de fort près. Lui cependant projeta de surprendre le général La Tour, campé avec cinq mille chevaux près de la petite ville de Minderkingen qui a un pont sur le Danube, à six lieues d'Ulm, où Legal était allé avec douze escadrons, sous prétexte de garantir cette dernière ville des courses des ennemis qui en empêchaient le commerce et les marchés. Il eut ordre de marcher sans bruit, à huit heures du soir. Du Héron le joignit avec six escadrons de dragons; il prit en croupe sept cents hommes d'infanterie, et cinq cents chevaux le joignirent en chemin avec Fonboisart. Quoiqu'ils eussent marché sans bruit toute la nuit, un parti de hussards les découvrit, tellement qu'ils trouvèrent le général en bataille dans une belle prairie devant son camp, et son bagage ayant passé le Danube. Ils avaient quinze cents chevaux plus que Legal, et le débordaient des deux côtés, aussi attaquèrent-ils les premiers par une grande décharge. Il ne leur fut répondu que l'épée à la main. L'affaire fut disputée et notre gauche avait ployé. Le peu d'infanterie qu'avait Legal marcha, la baïonnette au bout du fusil, et arrêta en plaine la cavalerie qui avait poussé cette gauche qui se rallia, et alors la victoire ne balança plus. Ils se jetèrent dans Minderkingen, où la quantité de gens tués sur le pont les empêcha d'être poursuivis dans la ville, parce qu'ils eurent le temps de hausser le pont-levis; quatre de leurs escadrons furent renversés dans le Danube; ils perdirent `environ quinze cents hommes tués, peu de prisonniers, tant l'acharnement fut grand, et sept étendards. Du Héron, dont ce fut grand dommage, y fut tué avec cinquante officiers et quatre ou cinq cents hommes. Legal se retira le lendemain, il, août, en bon ordre, craignant quelques gros détachements du prince Louis de Bade. Cette action, qui fut belle, fit grand plaisir au roi, qui en fit compliment à la femme de Legal, qu'il rencontra dans la galerie, venant de la messe, et fit son mari lieutenant général.

La course vers Trente eut le succès qu'on en devait attendre. L'électeur et M. de Vendôme furent, chacun de leur côté, arrêtés à chaque pas. Ce ne furent que pas retranchés dans les montagnes, châteaux escarpés et bicoques très fâcheuses à prendre, à chacun desquels M. de Vendôme se paradait et amusait le roi, tantôt d'un courrier, tantôt d'un officier pour apporter ces grandes nouvelles. Il ne put jamais recevoir qu'une seule fois des nouvelles de l'électeur. On s'épanouissait déjà de ses succès comme d'une communication sûre et établie, lorsque l'électeur, qui était maître d'Inspruck où il avait fait chanter le Te Deum, auquel, par une étrange singularité, la mûre de l'impératrice et l'évêque d'Augsbourg, frère de l'impératrice, qui y avaient été pris, assistèrent; l'électeur, dis-je, avancé vers Brixen, trouva toute la milice et toute la noblesse du pays en armes, tellement que, craignant de manquer de tout et de trouver sa communication avec son pays coupée, il s'en retourna tout court. Il était temps: le pain manqua; nul moyen d'en avoir du pays, où tout leur courait sus, et les défilés déjà assez occupés pour se remercier de n'avoir pas différé de vingt-quatre heures; encore y perdit-on assez de monde et même autour de l'électeur. Il rejoignit le maréchal de Villars avec ses troupes diminuées et horriblement fatiguées d'une course dont il ne tira pour tout fruit que la perte de tout le temps qu'il y employa et qui eût pu l'être bien utilement en Allemagne; mais on a vu à qui en fut la faute. M. de Vendôme eut au moins le plaisir de bombarder Trente, à qui il ne fit pas grand mal. Il revint comme il put. Staremberg tourmenta fort ce retour, sur lequel il sut gagner trois marches, faire perdre force monde en détail à son ennemi et pousser à bout ses troupes de fatigues. Vaudemont, qui cependant avait fait battre Murcé avec un gros détachement d'une manière plus que grossière, était à San-Benedetto, faisant fort le malade pressé d'aller aux eaux. Sa conduite, toujours soutenue, rendra toujours difficile à croire qu'il ne fût pas dans la bouteille, et qu'il ne fût pressé de se mettre à quartier de ce qui allait arriver. Dès que le duc de Vendôme fut à San-Benedetto, il en partit pour s'aller mettre à l'abri de tous événements. L'aveuglement sur lui fut tel, qu'il eut sur-le-champ qu'il le demanda le régiment d'Espinchal, tué à ce détachement de Murcé, pour le prince d'Elboeuf, neveu de sa femme.

M. de Vendôme manda au roi une belle et singulière action de Duquesne-Monier, qui commandait les vaisseaux du roi dans le golfe de Venise. Il sut que les Impériaux avaient de grands magasins dans Aquilée, qui est à sept lieues dans les terres. Il s'embarqua sur des chaloupes avec cent vingt soldats, remonta la petite rivière qui vient d'Aquilée, et qui est si étroite qu'il y avait des endroits où il ne pouvait passer qu'une chaloupe à la fois. Il trouva deux forts sur son passage, mit pied à terre avec ses gens, les emporta, et au dernier, Beaucaire, capitaine de frégate, qui commandait les cent vingt soldats, poursuivit ceux du fort jusque dans Aquilée qu'il pilla, brûla les magasins malgré deux cents hommes de troupes réglées et beaucoup de milices qui étaient là, ne perdit presque personne et revint trouver Duquesne qui l'attendait vis-à-vis du dernier fort qu'il avait pris. Cela arriva vers la fin de juillet.

Le samedi 4 août, le roi étant à Marly, Mme la duchesse d'Orléans accoucha d'un prince à Versailles; M. le duc d'Orléans vint demander au roi la permission de lui faire porter le nom de duc de Chartres, et l'honneur d'être son parrain. Le roi lui répondit: « Ne me demandez-vous que cela? » M. le duc d'Orléans dit que les gens de sa maison le pressaient de demander autre chose, mais qu'il y aurait dans ce temps-ci de l'indiscrétion. « Je préviendrai donc votre demande, répliqua le roi, et je donne à votre fils la pension de premier prince du sang de cent cinquante mille livres. » Cela faisait un million cinquante mille francs à M. le duc d'Orléans, savoir: six cent cinquante mille livres de sa pension, cent mille livres pour l'intérêt de la dot de Mme la duchesse d'Orléans, cent cinquante mille livres de sa pension et cent cinquante mille livres de celle de M. le duc de Chartres âgé de deux jours, sans compter les pensions de Madame.

Le roi fit, quelques jours après, un règlement sur l'artillerie, dont il vendit les charges: c'était un objet de cinq millions. Il en laissa quelques-uns à la disposition de M. du Maine, grand maître de l'artillerie, augmenta ses appointements de vingt mille livres et lui donna cent mille écus. Le besoin d'argent qui fit faire cette affaire à plusieurs autres, fit prêter l'oreille à un invalide qui prétendit avoir travaillé autrefois à faire à Meudon une cache pour un gros trésor, du temps de M. de Louvois. Il y fouilla donc et longtemps et en plusieurs endroits, maintenant toujours qu'il la trouverait. On en fut pour la dépense de raccommoder ce qu'il avait gâté, et pour la honte d'avoir sérieusement ajouté foi à cela.

M. d'Avaux vendit en ce temps-ci au président de Mesmes son neveu, sa charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre, avec permission de continuer à porter le cordon bleu. D'Avaux l'avait eue, en 1684, du président de Mesmes son frère, qui lui-même avait obtenu la même permission de continuer à porter l'ordre, et ce président de Mesmes l'avait eue en 1671 lors de la déroute de La Bazinière, son beau-père, fameux financier, puis trésorier de l'épargne, qui fut longtemps en prison, puis revint sur l'eau, mais sans emploi, et à qui il ne fut pas permis de porter l'ordre, depuis qu'il eut donné sa charge à son gendre, lors de son malheur. J'ai parlé plus d'une fois de ces ventes de charges de l'ordre, et, emporté par d'autres matières, je ne me suis pas étendu sur celle-là, qui ne laisse pas d'avoir sa curiosité, par cela même qu'on voit arriver tous les jours cette multiplication de cordons bleus par la transmission de ces charges. Une fois pour toutes il est à propos de l'expliquer. J'irais trop loin si j'entreprenais de traiter ici ce qui regarde l'ordre du Saint-Esprit, la digression serait longue et déplacée. Je me renfermerai aux charges, puisque l'occasion en a été manquée plus haut, et qu'elle se présente ici naturellement.

CHAPITRE VIII. §

Digression sur les charges de l'ordre. — Grand aumônier; pourquoi sans preuves. — Amyot privé de sa charge de grand aumônier. — Grands officiers des grands ordres n'en portent point de marques comme ceux du Saint-Esprit. — Différence des grands officiers d'avec les chevaliers, et des grands officiers entre eux, et de l'abus du titre de commandeurs; d'où venus. — Origine des honneurs du Louvre et de la singulière distinction du chancelier de l'ordre. — Distinction unique de l'archevêque de Rouen, frère bâtard d'Henri IV. — Vétérans de l'ordre et leurs abus; comment introduits. — Origine de la première fortune solide de MM. de Villeroy. — Râpés de l'ordre. — Collier de l'ordre aux armes des grands officiers. — Abus des couronnes. — Abus des grands officiers de l'ordre représentés en statues sur leurs tombeaux avec le collier et le manteau de l'ordre, sans nulle différence d'un chevalier. — Plaisante question d'une bonne femme. — Méprise des Suédois et leur instruction sur le cordon bleu de d'Avaux, nuisible à son ambassade.

Henri III, en créant l'ordre du Saint-Esprit, y établit en même temps cinq charges: celle de grand aumônier de l'ordre, qu'il unit dès lors à celle de grand aumônier de France, et sans preuves. Ce fut pour gratifier M. Amyot, évêque d'Auxerre, qui avait été son précepteur et des rois ses frères, et que Charles IX lit grand aumônier. Il était aussi porté par les Guise, et se livra depuis à la Ligue avec tant d'ingratitude que, quelque débonnaire que fût Henri IV, une des premières marques qu'il donna de son autorité fut de le priver de la charge de grand aumônier de France à la fin de 1591, et de la donner au célèbre Renaud de Beaune, archevêque de Bourges alors, puis, de Sens; en conséquence de quoi M. Amyot fut en même temps privé de porter l'ordre, et M. de Beaune le reçut le dernier jour de cette année dans l'église de Mantes des mains du maréchal de Biron père, qui fit en même temps son fils chevalier du Saint-Esprit par commission d'Henri IV, qui n'était pas encore catholique.

Les quatre autres charges furent: chancelier, garde des sceaux et surintendant des deniers de l'ordre en une seule et même charge, qui a été quelquefois, quoique rarement, partagée; prévôt et grand maître des cérémonies en une seule charge, qui n'a jamais souffert de division; grand trésorier, et greffer. Henri III fit ces charges en faveur de ses ministres, ou plutôt des Guise, qui se les voulurent dévouer de plus en plus, les lui firent établir en leur faveur d'une manière sans exemple, dans les deux autres grands ordres, la Jarretière et la Toison, et même l'Éléphant, dont les officiers, qui sont des ministres, des évêques et des personnes au moins aussi considérables dans leurs cours, depuis l'institution de ces ordres jusque aujourd'hui, que l'ont été et le sont nos grands officiers de l'ordre, ne portent aucunes marques de la Toison et de l'Éléphant (et ceux de la Jarretière une marque entièrement différente en tout de celle des chevaliers), au lieu que les grands officiers de celui du Saint-Esprit eurent par leur institution les mêmes marques sur leur personne, hors les jours de cérémonie de l'ordre, que les chevaliers du Saint-Esprit. Je dis les grands officiers, parce qu'Henri III en créa en même temps de petits, tels que le héraut, l'huissier, etc., tout différents des grands officiers, et qui, pour marque de leurs charges, n'ont porté jusqu'à la dernière régence qu'une petite croix du Saint-Esprit, attachée d'un petit ruban bleu céleste à leur boutonnière. Ces mêmes petits officiers se trouvent aussi dans les autres trois grands ordres cités ci-dessus, à la différence de leurs grands officiers.

Cette introduction de similitude entière de porter ordinairement l'ordre du Saint-Esprit entre les chevaliers et les grands officiers, fut d'autant plus aisée à établir, qu'excepté les magistrats, tout le monde était alors en pourpoint et en manteau, dont la couleur et la simplicité seule distinguait les gens les uns d'avec les autres, et que le cordon bleu se portait au cou; mais avec toute cette parité journalière entre les chevaliers et les grands officiers, ceux-ci étaient fort distingués des chevaliers les jours de cérémonie, comme ils le sont encore, en ce qu'ils n'ont point de collier, et ils le sont encore entre eux quatre par la différence de leurs grands manteaux. Celui du chancelier est en tout et partout semblable à. celui des chevaliers. Le prévôt et grand maître des cérémonies n'a point le collier de l'ordre brodé autour du sien ni de son mantelet, mais du reste il est pareil à ceux des chevaliers. Ceux du grand trésorier et du greffier ont les flammes de la broderie de leurs manteaux et mantelets considérablement plus clairsemées et un peu moins larges, et entre ces deux derniers manteaux il y a encore quelque petite différence, à l'avantage du grand trésorier sur le greffier. Les grands officiers eurent encore cette ressemblance avec les chevaliers, qu'Henri III, qui avait compté donner à son nouvel ordre les bénéfices en commande, comme en ont ceux d'Espagne, en destina aussi aux grands officiers pour appointements de leurs charges. Cette destination rendit dès lors commune aux chevaliers et aux grands officiers cette dénomination de commandeurs, dont le fonds n'ayant pas eu lieu d'abord par les désordres de la Ligue, ni depuis, cette dénomination de commandeur est demeurée propre aux huit cardinaux et prélats de l'ordre. Les grands officiers ont continué de l'affecter, qui, pour s'assimiler tant qu'ils peuvent aux chevaliers, la leur donnent, quoique aucun d'eux ne la veuille, et ne se donne que la qualité de chevalier des ordres du roi, tandis que les grands officiers sont très jaloux de la prendre, quoiqu'elle soit demeurée vaine pour tous, puisque aucun n'a de commanderie, et que les grands officiers sont suffisamment désignés par le titre de leurs charges, sans y joindre le vain et inutile titre de commandeur.

On verra, outre cette similitude, l'usage particulier dont ils se le sont rendu. Outre les distinctions susdites des charges entre elles, les deux premières font les mêmes preuves que les chevaliers. Le chancelier de Cheverny, qui l'était de l'ordre de Saint-Michel après les cardinaux de Bourbon et de Lorraine, le fut de celui du Saint-Esprit à son institution, auquel celui de Saint-Michel fut uni. Son nom était Hurault: il était garde des sceaux dès 1578, lorsque le chancelier Birague fut fait cardinal, et chancelier à sa mort en 1585. Il l'avait été du duc d'Anjou, l'avait suivi en Pologne, était attaché à Catherine de Médicis, et tellement aux Guise qu'il perdit les sceaux et fut exilé, ainsi que M. de Villeroy, etc., lorsqu'en 1588, après les Barricades de Paris, Henri III eut pris la tardive résolution de se défaire des Guise. C'était un personnage en toutes façons, à qui Henri IV rendit les sceaux dès 1590. Sa mère était soeur du père de Renaud de Beaune, dont je viens de parler et qui donna l'absolution à Henri IV à Saint-Denis et le reçut dans l'Église catholique. Son fils aîné était gendre, dès le commencement de 1588, de Chabot, comte de Charny, grand écuyer de France, et par conséquent beau-frère du duc d'Elboeuf. Son autre fils était gendre de Mme de Sourdis, si importante alors, et tante de la trop fameuse Gabrielle d'Estrées, sur l'esprit de laquelle elle avait un grand ascendant. Un troisième avait cinq grosses abbayes avec l'évêché de Chartres, et fut après premier aumônier de Marie de Médicis. Les filles de ce chancelier étaient mariées dès ayant l'institution de l'ordre: l'aînée au marquis de Nesle-Laval, puis au brave Givry d'Anglure; la deuxième, en 1592, au marquis de Royan La Trémoille; la dernière au marquis d'Alluye-Escoubleau, puis au marquis d'Aumont. Avec ces alliances, quoique fort nouvelles pour ce chancelier et la figure personnelle qu'il faisait, il se prétendit homme à faire des preuves, et véritablement il ne faut pas se lever de grand matin pour faire celles de l'ordre du Saint-Esprit, autre distinction des autres grands ordres où il ne faut pas de preuves, parce que les instituteurs ont cru, sur l'exemple qu'ils en donnaient, que tous ceux qui y seraient admis dans la suite seraient d'une naissance trop grandement connue pour qu'on pût leur en demander. Cheverny donc voulut faire des preuves, comme les chevaliers, et cette nécessité de preuves, ou pour mieux dire cette distinction, est demeurée à cette charge de l'ordre. Quoique chancelier de France, il prit sa place aux cérémonies, de l'ordre comme en étant chancelier, c'est-à-dire après le dernier chevalier et avec une distance entre-deux, s'y trouva toujours et n'en fit jamais difficulté. Mais je pense que l'office de la couronne dont il était revêtu lui procura, et par lui à ses successeurs chanceliers de l'ordre, la distinction sur les trois autres charges de parler assis et couvert aux chapitres de l'ordre, où le prévôt, le grand trésorier et le greffier sont debout et découverts, et de manger au réfectoire du roi à la dernière place des chevaliers, mais comme eux; tandis que les trois autres charges mangent dans le même temps dans une autre pièce avec les petits officiers de l'ordre.

C'est aussi cette différence que les ministres, accrédités, revêtus dans la suite de ces trois autres charges, n'ont pu supporter, qui par leur crédit a fait tenir les chapitres débout, découverts et sans rang pêle-mêle, et qui a banni l'usage du repas du roi avec les chevaliers. Cette même raison de l'office de chancelier de France donna force à cette autre, que les papiers de l'ordre étant chez le chancelier de l'ordre, de tenir toutes les commissions pour les affaires de l'ordre chez le chancelier de l'ordre, de quelque dignité et qualité que soient les commandeurs et chevaliers commissaires, cardinaux, ducs et princes de maison souveraine, car les princes du sang seuls ne le sont jamais. Sur cet exemple, la même chose s'est continuée chez les chanceliers de l'ordre toujours depuis, et à l'appui de cette raison des papiers, les grands trésoriers de l'ordre ont obtenu le même avantage que les commissions de l'ordre se tiennent aussi chez eux.

Quoique ces charges de l'ordre fussent destinées à la décoration des ministres, celle de prévôt et de grand maître des cérémonies de l'ordre fut donnée à M. de Rhodes, qui eut le choix de la prendre ou d'être chevalier de l'ordre. Le goût d'Henri III pour les cérémonies décida M. de Rhodes, du nom de Pot, et d'une grande naissance. Un Pot avait été chevalier de la Toison d'or à l'institution de cet ordre et reçu à la première promotion qu'en fit Philippe le Bon. C'est ce même M. de Rhodes pour qui fut faite la charge de grand maître des cérémonies de France. Il voulut, en seigneur qu'il était, faire les mêmes preuves que les chevaliers, et cela est demeuré à cette charge comme à celle de chancelier de l'ordre.

Ce qu'on appelle les honneurs du Louvre était inconnu avant le connétable Anne duc de Montmorency, et réservé aux seuls fils et filles de France qui montaient et descendaient de cheval ou de coche, comme on disait alors, et qui étaient même peu en usage aux plus grandes dames, dans la cour du logis du roi. Ce fut ce célèbre Anne qui, décoré de ses services, de ses dignités et de sa faveur, entra un beau jour, à cheval, dans la cour du logis du roi et y monta ensuite, et se maintint dans cet usage. Quelque temps après, son émule, M. de Guise, hasarda d'en faire autant. Les uns après les autres ce qu'il y eut de plus distingué imita par émulation, et la tolérance de l'entreprise étendit peu à peu cet honneur aux personnes à qui il est maintenant réservé. Les officiers de la couronne y arrivèrent aussi, tellement que le chancelier de Cheverny en jouissait comme chancelier de France.

À sa mort, en 1599 l'archevêque de Rouen fut chancelier de l'ordre. Il était bâtard du roi de Navarre et de Mlle du Rouhet, par conséquent frère bâtard d'Henri IV. Ce prince, qui l'aimait extrêmement, fit tout ce qu'il put pour le faire cardinal, quoique beaucoup de bâtards, non seulement de papes, mais de particuliers, et depuis, du temps d'Henri IV même, M. Sérafin, bâtard du chancelier Olivier, fut cardinal le premier de la dernière promotion de Clément VIII, en 1604, qui fut la mémé du cardinal du Perron. Il s'appelait Sérafin Olivier, mais il ne s'appelait que M. Sérafin, avait été auditeur de rote pour la France, dont il devint doyen et eut après le titre de patriarche d'Alexandrie. Clément VIII, ayant tenu bon à refuser le chapeau à Henri IV pour l'archevêque de Rouen, fit en sa faveur une chose bien plus extraordinaire et sans aucun exemple devant ni depuis ce fut de lui donner, par une bulle du mois de juin 1597, tous les honneurs des cardinaux: rang, habit, distinctions, privilèges, en sorte qu'excepté le nom, le chapeau (qui ne se prend qu'à Rome où il ne fut point), les conclaves et les consistoires, il eut en tout et partout le même extérieur des cardinaux avec la calotte et le bonnet rouges. On peut juger qu'avec ces distinctions il eut aussi celle des honneurs du Louvre. Deux ans après avoir rougi de la sorte, c'est-à-dire en 1599, il fut chancelier de l'ordre par la mort du chancelier de Cheverny. Il en fit toutes les fonctions sans difficulté comme avait fait son prédécesseur. En 1606 Henri IV s'avisa que cette charge était au-dessous de ce frère décoré de tout ce qu'ont les cardinaux, quoiqu'il fût dans ce même état deux ans avant qu'elle lui fût donnée (ce n'est pas ici le lieu de s'écarter sur les bâtards). Henri IV le déclara donc l'un des prélats associés à l'ordre et donna sa charge de chancelier à L'Aubépine, père du garde des sceaux de Châteauneuf, de l'évêque d'Orléans qui fut commandeur de l'ordre en 1619, et du père de ma mère. Il avait été ambassadeur en Angleterre et était ministre d'État, beau-frère du premier maréchal de La Châtré, et de M. de Villeroy, le célèbre secrétaire d'État. Ses filles avaient, épousé MM. de Saint-Chamond et de Vaucelas, ambassadeur en Espagne, et tous deux chevaliers de l'ordre, et son père était celui qui avait mis les secrétaires d'État hors de page, signé le premier: le roi, et qui fut en si grande et longue considération sous Henri II, François II et Charles IX. Établi de la sorte, il obtint une singularité pour sa charge de chancelier de l'ordre, qui subsiste encore aujourd'hui, qui est d'entrer en carrosse dans la cour du logis du roi en son absence, même la reine y étant, ce que n'ont pas les chevaliers de l'ordre, ni aucun autre, que longtemps depuis le chevalier d'honneur et les dames d'honneur, et d'atours de la reine.

Ces grands officiers de l'ordre n'étaient pas compris dans le nombre de cent, dont l'ordre du Saint-Esprit est composé, et lés statuts premiers et originaux les en excluent. Les Guise qui les firent changer par deux différentes fois, toujours à leur avantage, à mesure que leur puissance augmenta, et qui voulurent toujours favoriser les ministres pour les mieux sceller dans leur dépendance, pour leurs vues sur les projets de la Ligue qui de jour en jour les approchaient du succès de leur dessein sur la couronne, les firent comprendre dans le nombre de cent. Outre ce motif de les assimiler de plus en plus aux chevaliers de l'ordre, ils eurent encore celui de diminuer le nombre de grâces que Henri III s'était proposé de pouvoir faire. C'est ce qui porta les Guise à faire comprendre en même temps dans le nombre des cent les huit cardinaux ou prélats et les chevaliers étrangers non régnicoles, qui n'y étaient pas d'abord compris, ce qui était treize places de chevaliers au roi, sans dompter les incertaines des chevaliers étrangers non régnicoles. Il est resté jusqu'à présent une trace de cette innovation, en ce que ces derniers ne sont point payés des mille écus de pension comme tous les autres chevaliers du Saint-Esprit, régnicoles, et que les Guise qui firent après coup fixer un âge à leur avantage pour tous les chevaliers de l'ordre, qui ne l'était point par les premiers statuts, comme il ne l'est point encore dans aucun autre ordre de l'Europe, n'en firent point fixer aux charges de l'ordre.

Les deux charges de grands officiers de l'ordre, de grand trésorier et de greffier, qui ne font point de preuves, furent données, la première à M. de Villeroy, secrétaire d'État, l'autre à M. de Verderonne, lors en pays étranger pour les affaires du roi. Il était L'Aubépine, cousin germain de la femme de M. de Villeroy, et de son frère M. de L'Aubépine, que nous venons de voir troisième chancelier de l'ordre. M. de Verderonne était gendre de M. de Rhodes, qui fut en même temps premier prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre. M. de Villeroy n'a pas besoin d'être expliqué. C'est à lui et à ce Verderonne, son cousin germain, qu'a commencé l'abus de ce qu'on appelle vétérans, qui a donné lieu à un autre plus grand, connu sous le ridicule nom de râpés de l'ordre, qui est ce que je me suis proposé d'expliquer ici.

M. de Villeroy maria son fils, M. d'Alincourt, en février 1588, à la fille unique de M. de Mandelot, chevalier de l'ordre de 1582, et gouverneur de Lyon, Lyonnais et Beaujolais. La Ligue, dont ils étaient tous deux des plus avant et des membres les plus affidés, et chacun en leur genre des plus utiles et des plus considérés, fit cette alliance et arracha de la faiblesse d'Henri III la survivance de cet important gouvernement, en faveur du mariage que M. d'Alincourt eut en titre, en novembre de la même année, par la mort de Mandelot, son beau-père. Ce fut, pour le dire en passant, ce qui fit la première grande fortune des Villeroy, comme, je le dirai pour la curiosité ci-après. M. de Villeroy fut chassé en septembre 1588, après les Barricades de Paris, avec les autres ministres créatures des Guise, lorsque Henri III eut enfin pris la résolution de se défaire de ces, tyrans avant qu'ils eussent achevé d'usurper sa couronne. En perdant osa charge de secrétaire d'État, il perdit sa charge de l'ordre, et le cordon bleu par conséquent. Ses propres Mémoires, et tous ceux de ce temps, montrent son dévouement aux, Guise et à la Ligue, et en même temps quand il en désespéra, avec quel art il sut se retourner et persuader Henri IV qu'il lui avait rendu de grands services. Sa grande capacité, son expérience, l'important gouvernement de son fils, tant de personnages considérables à qui il tenait, tout contribua à persuader à Henri IV, si facile pour ses ennemis, de lui rendre sa charge et sa place dans le conseil, où il crut s'en servir utilement, et dans lesquelles ce prince le conserva toute sa vie avec une grande considération. Sa charge de l'ordre était donnée à Rusé de Beaulieu, avec celle de secrétaire d'État, à qui Henri IV, venant à la couronne, les confirma toutes deux. Villeroy eut la charge de secrétaire d'État qui vaqua en 1594, et comme Henri IV était content de Rusé de Beaulieu, qui avait eu les charges de M. de Villeroy, il ne voulut pas lui ôter celle de l'ordre pour la rendre à Villeroy comme il lui avait laissé celle de secrétaire d'État du même; mais en remettant Villeroy dans sa confiance et dans son conseil il lui permit verbalement de reprendre je cordon bleu, quoiqu'il n'eut plus de charge, et ce fut le premier exemple d'un cordon bleu sans charge. Quelque nouvelle que fût cette grâce, il en obtint une bien plus étrange. Ce fut de faire Alincourt, son fils, chevalier du Saint-Esprit, le dernier de la promotion qu'Henri IV fit le 5 janvier 1597, dans l'église de l'abbaye de Saint-Ouen de Rouen, et pour comble n'ayant que trente ans. Avec un tel crédit, on fait aisément la planche de porter l'ordre sans charge.

Achevons maintenant la curiosité qui fit la solide fortune des Villeroy avant la grandeur où ils sont, depuis parvenus. Le secrétaire d'État fit donner à son petit-fils, de fort bonne heure, la survivance du gouvernement de son fils. Ce gouvernement éblouit M. de Lesdiguières, gouverneur de Dauphiné et qui commandait en roi dans cette province, en Provence et dans quelques pays voisins. Il voulut augmenter sa considération et sa puissance par se rendre le maître du gouvernement de Lyon, en s'attachant les Villeroy par le lien le plus indissoluble. Il proposa ses vues à M. de Créqui, son gendre, qui rejeta bien loin l'alliance des Villeroy. Le bonhomme, secrétaire d'État, vivait encore. Après une autre éclipse, essuyée sous le gouvernement de la reine mère et du maréchal d'Ancre, leur ruine l'avait rétabli aussi bien que jamais. Mais cette faveur ni l'établissement de Lyon ne pouvaient tenter Créqui d'une alliance si inégale. Il avait marié sa fille aînée au marquis de Rosny, fils aîné du célèbre Maximilien, premier duc de Sully, qui survivait à sa disgrâce, et qui avait toujours traité M. de Villeroy avec hauteur, qui, de soi côté, l'avait toujours regardé aussi comme son ennemi. C'était de tous points donner à ce gendre un étrange beau-frère. Mais Lesdiguières était absolu dans sa famille. Il voulut si fermement ce mariage de sa petite-fille avec le fils d'Alincourt, qu'il fallut bien que Créqui y consentît. Le vieux secrétaire d'État eut la joie de voir arriver jette grandeur dans sa famille. Qu'eût-il dit s'il eût pu savoir le torrent d'autres dont elle fut suivie? Ce mariage se fit en juillet 1617, et le secrétaire d'État mourut à Rouen; à soixante-quatorze ans, au mois de novembre suivant, pendant l'assemblée des notables. Par l'événement, tous les grands biens de Créqui et de Lesdiguières sont tombés au fils de ce mariage, maréchal de France comme son père, etc., et duc et pair après lui.

M. de Verderonne garda sa charge de greffier jusqu'en 1608, que M. de Sceaux, Potier; secrétaire d'État, en fut pourvu, et Verderonne eut permission de continuer à porter l'ordre. On a vu par ses entours qu'il n'était pas sans crédit, et qu'il eut pour lui l'exemple de Villeroy son cousin, si considéré alors et en termes bien moins favorables.

Les exemples ont en France de grandes suites. Sur ces deux-là M. de Rhodes, vendit sa charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre à M. de La Ville aux Clercs-Loménie, secrétaire d'État en 1619; il eut permission de continuer à porter l'ordre; mais, en, faveur de la naissance dont il était, il lui fut expédié un brevet portant promesse d'être fait chevalier de l'ordre à la première promotion, et, en attendant, de porter l'ordre. Il était plus que naturel que cette promesse lui fût gardée; néanmoins, il ne fut point de la nombreuse promotion qui fut faite le dernier jour de cette, année, et il fut tué en 1622 devant Montpellier sans avoir été même nommé.

M. de Puysieux, secrétaire d'État, fils du chancelier de Sillery et gendre de M. de Villeroy, secrétaire d'État, tous deux en vie et en crédit, et lui personnellement aussi, entre ses deux disgrâces, vendit sa charge de grand trésorier de l'ordre à M. Morand, trésorier de l'épargne, et sur l'exemple de M. de Rhodes, quelque disproportion qu'il y eût entre un Plot et un Brûlart, il eut le même brevet de promesse d'être fait chevalier de l'ordre à là première promotion, et de permission, de continuer en attendant, à porter l'ordre.

Cette dernière planche faite, M. d'Avaux, ce célèbre ambassadeur, surintendant des finances, vendit sa charge de greffier de l'ordre en 1643 à M. de Bonelles, qui, malgré l'alliance qu'il fit de Charlotte de Prie, soeur année de la maréchale de La Mothe, ne fut jamais que conseiller d'honneur au parlement, et n'aurait pas cru que son petit-fils deviendrait chevalier de l'ordre. M. d'Avaux eut le brevet de promesse et de permission pareil à celui, qu'avait obtenu M. de Puysieux.

Enfin la charge de chancelier et de garde des, sceaux de l'ordre ayant été séparée en deux, pendant la prison du garde des sceaux de France de Châteauneuf, en 1633 les sceaux de l'ordre furent donnés à M. de. Bullion, surintendant des finances et président à mortier au parlement de Paris. Il les vendit en 1636, à M. le premier président Le Jay, et il eut un brevet pareil aux précédents.

Ces deux charges ayant été réunies, en 1645, en rendant les sceaux de l'ordre à M. de Châteauneuf, il la vendit entière, peu de mois après, à La Rivière, évêque-duc de Langres, ce favori de Gaston, si connu dans tous les Mémoires de la minorité de Louis XIV et les commencements de sa majorité. Comme M. de Châteauneuf avait des abbayes, quoiqu'il ne fût point dans les ordres, le brevet qu'il eut, pareil aux autres, porta, avec la permission de continuer à porter l'ordre, promesse de la première des quatre places de prélat qui viendrait à vaquer dans l'ordre qu'il n'a jamais eue, non plus qu'aucun des vendeurs de charges, qui, presque tous jusqu'à aujourd'hui, ont eut de pareils brevets, et n'ont jamais été chevaliers de l'ordre. Outre le ridicule, général de ces brevets, ils en ont un particulier qui échappe et qu'il est curieux d'exposer ici.

On a vu ci-dessus que le chancelier de l'ordre, entre les distinctions, qu'il a par-dessus les autres grands officiers ou laïques, à celle d'avoir le grand manteau de l'ordre semblable en tout à ceux des chevaliers, et avec le collier de l'ordre brodé tout autour comme eux; il n'a même de différence d'eux que le dernier rang après tous et avec les trois autres officiers, et de n'avoir point le collier d'or massif émaillé. De cette privation du collier, le statut en fait comme une excuse, disant que le chancelier n'a point de collier parce qu'il est censé être personne, de robe longue, et c'est toutefois à cette personne de rote longue, et par cela même exclue du collier, qui n'est propre qu'à ceux de la noblesse et dont la profession et les armes, que ce collier est promis en vendant sa charge, et aux autres grands officiers en se défaisant des leurs, tous de robe ou de plume, par ce brevet illusoire qui n'a eu d'exécution dans aucun, dont aucun n'a espéré l'accomplissement, et qu'aucun roi n'a jamais imaginé d'effectuer. Je me contente de marquer le premier de chacune de ces quatre charges qui l'a obtenu. Il suffit de dire que depuis cet exemple de vendre et d'obtenir ces brevets que je viens d'exposer, l'usage en a été continuel parmi tous ces grands officiers de l'ordre, et que, ce brevet n'a été refusé à pas un, excepté peut-être à quatre ou cinq tombés en disgrâce, et à qui, en leur ôtant leurs charges de l'ordre, il n'a pas été permis de continuer à le porter. Jusque-là que pendant la dernière régence, Crosat et Montargis, très riches financiers, ayant obtenu permission d'acheter les charges de grand trésorier et de greffier de la succession du frère aîné du garde des sceaux Chauvelin, et du président Lamoignon, ont obtenu les mêmes brevets de promesse d'être faits chevalier de l'ordre à la première promotion, et de continuer à le porter en attendant; en même temps qu'aux approches du sacre du roi, ils eurent commandement de vendre leurs charges, l'un à M. Dodun, contrôleur général des finances, l'autre à M. de Maurepas, secrétaire d'État, par l'indécence qu'on trouva à voir faire à ces deux financiers les fonctions de ces charges, lorsque, le lendemain du sacre, le roi recevrait l'ordre des mains de l'archevêque-duc de Reims.

Voilà donc un étrange abus tourné en règle par l'habitude ancienne et non interrompue; il n'en est pas demeuré là. Il a donné naissance à un autre encore plus étrange et plus ridicule; celui qu'on vient d'expliquer est connu sous le nom de vétérans, celui qui va l'être sous celui de râpés. Le premier nom est pris des officiers de justice qui, ayant exercé leurs charges vingt ans, prennent, en les vendant, des lettres de vétérance qu'on ne leur refuse pas, pour continuer à jouir, leur vie durant, des honneurs et séances attachés à ces charges. Mais ceux de l'ordre ont de tout temps gardé la plupart leurs charges peu d'années, et à force de les garder peu, ont donné ouverture aux râpés.

Ce sobriquet ou ce nom est pris de l'eau qu'on passe sur le marc du raisin, après qu'il a été pressé, et tout le jus ou le moût tiré, qui est le vin; cette eau fermente sur ce marc, et y prend une couleur et une impression de petit vin ou de piquette, et cela s'appelle un râpé de vin.

On va voir que la comparaison est juste et le nom bien appliqué. Voici la belle invention qui a été trouvée par les grands officiers de l'ordre. Pierre, par exemple, a une charge de l'ordre depuis quelques années; il la vend à Paul, et obtient le brevet ordinaire. Jean se trouve en place, et veut se parer de l'ordre sans bourse délier. Avec l'agrément du roi, et le marché fait et déclaré avec Paul, Jean se met entre Pierre et lui, fait un achat simulé de la charge de Pierre, et y est reçu par le roi. Quelques semaines après il donne sa démission, fait une vente simulée à Paul, et obtient le brevet accoutumé, et Paul est reçu dans la charge. Avec cette invention on a vu pendant la dernière régence, jusqu'à seize officiers vétérans ou râpés de l'ordre vivant tous en même temps.

Le premier exemple fut le moins grossier de tous. Bonelles vendit effectivement la charge de greffier de l'ordre à Novion, président à mortier, qui fut depuis premier président: ce fut en 1656; il la garda quelques mois et la vendit en 1657 à Jeannin de Castille. Le second exemple se traita plus rondement. Barbezieux eut à la mort de Louvois, son père, sa charge de chancelier de l'ordre. Boucherat, chancelier de France, en fut simultanément pourvu d'abord, et huit jours après qu'il eut été reçu, il fit semblant de se démettre comme il avait fait semblant d'acheter, et Barbezieux fut reçu. Depuis cet exemple tout franc, tous les autres n'ont pas eu plus de couverture dans les huit ou douze qui l'ont suivi jusqu'à présent.

Ces vétérans et ces râpés prennent tous sans difficulté la qualité de commandeurs des ordres du roi, sans mention même de la charge qui la leur a donnée, mais qui, à la vérité, n'a pu la leur laisser, non plus que le brevet de promesse et de permission qu'ils obtiennent, la leur conférer. À la vérité, ni vétérans ni râpés ne font nombre dans les cent, dont l'ordre est composé.

À tant d'abus qui ne croirait qu'il n'y en a pas au moins davantage? Mais ce n'est pas tout. De ce que le chancelier de l'ordre a le collier brodé autour de son grand manteau comme les chevaliers, il a quitté le cordon bleu qu'il portait autour de ses armes, comme les cardinaux et les prélats de l'ordre, et quoiqu'il n'ait point le collier d'or massif, émaillé comme les chevaliers de l'ordre, il l'a mis partout à ses armes. Cet exemple n'a pas tardé à être suivi par les autres grands officiers, quoique le collier ne soit pas brodé autour de leurs manteaux, et que tout leur manque jusqu'à ce vain prétexte. Je ne puis dater cet abus avec la même assurance et la même précision que je viens de faire les précédents. De ceux-là, l'origine s'en voit, mais de celui qui a dépendu de la volonté de l'entreprise plus ou moins tardive, et d'une exécution domestique faite par un peintre ou par un graveur sur des armes, ce sont des dates qui ne se peuvent retrouver.

Qui pourrait dire maintenant qui a commencé l'usurpation des couronnes? Il n'est si petit compagnon qui n'en porte une, et les ducales sont tombées à la plus nouvelle robe. Il est pourtant vrai que cet abus n'a pas cinquante ans, et qu'un peu auparavant nul homme de robe ne portait aucune sorte de couronne. Il en existe encore un témoignage évident. Les armes de M. Séguier alors chancelier, et non encore duc à brevet, sont en relief des deux côtés du grand autel de l'église des Carmes-Déchaussés, dont le couvent est à Paris, rue de Vaugirard; toutes les marques de chancelier y sont, manteau sans armes au revers, masses, mortier, et point de couronne. Tout ce que je puis dire, c'est qu'étant allé voir Mme la maréchale de Villeroy à Villeroy, de Fontainebleau peu avant sa mort, c'est-à-dire vers 1706 ou 1707, j'ai vu les armes de Villeroy en pierre avec le cordon autour, et la croix comme le portent les prélats de l'ordre et sans collier. Je les ai vues de même dans une église de Paris, je ne me souviens plus laquelle assez fermement pour la citer. J'ai vu aussi une chapelle de sépulture des L'Aubépine aux Jacobins de la rue Saint-Jacques, leurs armes plusieurs fois répétées sans collier, et entourées du cordon, et la dernière année de la vie du maréchal de Berwick, tué devant Philippsbourg en 1734, je l'allai voir à Fitz-James, d'où je m'allai promener un matin à Verderonne qui en est près, où je vis sur plusieurs portes les armes de L'Aubépine, en pierre, entourées du cordon avec la croix sans collier.

Mais voici le comble, ce sont les grands officiers de l'ordre, peints et en sculpture, vêtus avec le manteau de chevalier de l'ordre, et avec le collier de l'ordre par-dessus comme l'ont les chevaliers. Châteauneuf, secrétaire d'État, fit faire à Rome le tombeau et la statue de son père La Vrillière, à genoux dessus, de grandeur naturelle dans cet équipage complet. C'est même un très beau morceau que j'ai vu sur leur sépulture à Châteauneuf-sur-Loire. Qui que ce soit à l'inspection ne se peut douter que ce bonhomme La Vrillière n'ait été que prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre. Il n'y a nulle différence quelle que ce soit d'un chevalier du Saint-Esprit. On voit dans Paris et dans la paroisse de Saint-Eustache la statue au naturel de M. Colbert, grand trésorier de l'ordre, avec le manteau et le collier des chevaliers; il n'est personne qui puisse ne le pas prendre pour un chevalier du Saint-Esprit; il y en a peut-être d'autres exemples que j'ignore.

Ces abus me font souvenir de ce que me conta la maréchale de Chamilly, quelque temps après que son mari fut chevalier de l'ordre. Il entendait la messe, et portait l'ordre par-dessus, comme il était rare alors qu'aucun le portât par-dessous. Une bonne femme du peuple, qui était derrière ses laquais, en tira un par la manche, et le pria de lui dire si ce cordon bleu là était un véritable chevalier de l'ordre. Le laquais fut si surpris de la question de la part d'une femme qu'il ne jugeait pas avec raison savoir cette différence, qu'il le conta à son maître au sortir de la messe.

Les Suédois y furent attrapés à M. d'Avaux, dont on vient de voir le marché de sa charge à son neveu; et lui firent toutes sortes d'honneurs. Quelque temps après ils surent que c'était un conseiller d'État de robe qui avait une charge de l'ordre. Ils cessèrent de le considérer et de le traiter comme ils avaient fait jusque-là, et cette fâcheuse découverte nuisit fort au succès de son ambassade.

CHAPITRE IX. §

Siège et prise de Brisach par Mgr le duc de Bourgogne, qui revient à la cour. — Le Portugal se joint aux alliés. — Infidélité du duc de Savoie. — Changement entier en Espagne; vues de la princesse des Ursins; routes qui la conduisent à régner en Espagne. — Princesse des Ursins s'empare de la reine d'Espagne. — Caractère de la reine d'Espagne. — Princesse des Ursins gagne les deux rois. — Caractère de Philippe V. — Junte ou despacho devenu ridicule. — Discrédit des deux cardinaux et leur conduite. — Personnage d'Harcourt. — Artifice de retraite en Italie demandée par la princesse des Ursins. — Louville écarté. — Aubigny; son énorme progrès et sa licence. — Retraite des cardinaux. — Chute du despacho. — Louville a ordre de revenir tout à fait. — Abbé d'Estrées ambassadeur de France. — Princesse des Ursins règne pleinement avec Orry sous elle et Aubigny par elle. — Valouse et sa fortune. — La Roche à l'estampille. — Peu de Français demeurent à Madrid. — Chute de Rivas.

Mgr le duc de Bourgogne, après plusieurs camps, avait passé le Rhin. Le maréchal de Vauban partit de Paris en cadence, le joignit peu après, et le 15 août Brisach fut investi. Marsin avait paru le matin du même jour devant Fribourg. Le gouverneur, se comptant investi, brûla ses faubourgs, et celui de Brisach lui envoya quatre cents hommes de sa garnison et soixante canonniers. Tous deux en furent les dupes, et Brisach se trouva investi le soir. Il tint jusqu'au 6 septembre, et Denonville, fils d'un des sous-gouverneurs des trois princes, en apporta la nouvelle, et Mimeur la capitulation. La garnison, qui était de quatre mille hommes, était encore de trois mille cinq cents qui sortirent par la brèche avec les honneurs de la guerre, et furent conduits à Rhinfels; la défense fut médiocre. Mgr le duc de Bourgogne s'acquit beaucoup d'honneur par son application, son assiduité aux travaux, avec une valeur simple et naturelle qui n'affecte rien et qui va partout où il convient, et où il y a à voir, à ordonner, à apprendre, et qui ne s'aperçait pas du danger. Marsin qui prenait jour de lieutenant général, mais que le roi avait attaché à sa personne pour cette campagne, lui faisait souvent là-dessus des représentations inutiles. La libéralité, le soin des blessés, l'affabilité et sa mesure suivant l'état des personnes et leur mérite, lui acquirent les coeurs de toute l'armée. Il la quitta à regret sur les ordres réitérés du roi, pour retourner en poste à la cour, où il arriva le 22 septembre à Fontainebleau. On s'était bien gardé de lui laisser entrevoir que la campagne n'était pas finie. Le projet du maréchal de Tallard aurait été embarrassé de sa personne depuis que l'exemple du roi a borné ces premières têtes de l'État à des sièges et à des campements exempts des hasards des batailles.

Le Portugal nous avait manqué, ou plutôt nous avions manqué au Portugal, avec qui on ne put exécuter ce qu'on lui avait promis de forces navales pour le mettre à couvert de celles des Anglais. Le duc de Cadaval, le plus grand seigneur et le plus accrédité du conseil du roi de Portugal, l'avait fait conclure. L'exécution en était d'autant plus essentielle, qu'il était clair que les Portugais ne pouvaient point se défendre par leurs propres forces d'ouvrir leurs ports aux flottes ennemies. Il ne l'était pas moins que l'Espagne ne pouvait être attaquée que par le côté du Portugal, et que l'archiduc ne pouvait mettre pied à terre ailleurs pour y porter la guerre. Rien n'était donc plus principal que de garder contre lui cette unique avenue, de conserver le continent de l'Espagne en paix en gardant bien ses ports et ses côtes, et de s'épargner une guerre ruineuse et dangereuse en ce pays-là, tandis qu'on en avait partout ailleurs à soutenir. Les alliés avaient le plus puissant intérêt à s'ouvrir une diversion si avantageuse, qui de plus donnerait par mer une jalousie et une contrainte continuelle, dès qu'ils pourraient faire hiverner leur flotte dans le port de Lisbonne, et avoir la liberté dans tous les autres du Portugal. Aussi ne perdirent-ils pas de temps à prévenir l'obstacle que nous y pouvions mettre, et par la lenteur ou l'impuissance d'accomplir à temps notre traité, ils forcèrent le roi de Portugal à en signer un avec eux, qui pensa plus d'une fois dans la suite coûter la couronne à Philippe V.

Presque en même temps on s'aperçut de l'infidélité du duc de Savoie. Phélypeaux, ambassadeur du roi auprès de lui, qui avait le nez fin, en avertit longtemps sans qu'on voulût le croire. Les traités, la double alliance, les anciens mécontentements sur le dédommagement du Montferrat, la ferme opinion de Vaudemont qui se gardait bien de mander ce qu'il en pensait, la duperie et la confiance si ordinaire de Vendôme, tout cela rassurait; Mme de Maintenon ne pouvait croire coupable le père de Mme la duchesse de Bourgogne; Chamillart, séduit par les deux généraux, était de plus entraîné par elle, et le roi ne voyait que par leurs yeux. À la fin mais trop tard, ils s'ouvrirent: mais avant de raconter le périlleux remède auquel, pour avoir trop attendu à croire, on fut forcé d'avoir recours, il faut voir l'entier changement de scène qui arriva en Espagne, et y reprendre les choses de plus haut.

Si on se souvient de ce que j'ai dit (t. III, p. 217 et suiv.) de la princesse des Ursins, lorsqu'elle fut choisie pour être camarera-mayor de la reine d'Espagne à son mariage, et depuis lors de l'apparente régence de cette princesse, pendant le voyage du roi son mari en Italie, on verra que Mme des Ursins voulait régner; elle n'y pouvait atteindre qu'en donnant à la reine le goût des affaires et le désir d'y dominer, et se servir du tempérament de Philippe V et des grâces de son épouse pour un partage du sceptre qui, en laissant l'extérieur au roi, en ferait passer la puissance à la reine, c'est-à-dire à elle-même, qui la gouvernerait, et par elle le roi et sa monarchie. Un si grand projet avait un besoin indispensable d'être appuyé du roi, qui dans ces commencements surtout ne gouvernait pas moins la cour d'Espagne que la sienne propre, avec l'entière influence sur les affaires. Dans ce vaste dessein, conçu dès qu'elle eut joint et reconnu le roi et la reine, elle acheva de gagner son esprit qu'elle avait ménagé pendant le voyage de Provence à Barcelone, par lui faire peur des dames espagnoles, à quoi ne lui servit pas peu l'incartade des dames du palais au souper du jour du mariage et celle de la reine qui la suivit. Elle crut n'avoir de ressource qu'en Mme des Ursins, elle s'y livra tout entière.

Cette princesse n'avait pas été moins soigneusement élevée que Mme la duchesse de Bourgogne, ni moins bien instruite. Elle se trouva née avec de l'esprit et dans cette première jeunesse avec un bon esprit sage, ferme, suivi, capable de conseil et de contrainte, et qui, déployé et plus formé dans les suites, montra une constance et un courage que la douceur et les grâces naturelles de ce même esprit relevèrent infiniment. À tout ce que j'en ai ouï dire en France, et surtout en Espagne, elle avait tout ce qu'il fallait pour être adorée. Aussi en devint-elle la divinité. L'affection des Espagnols, qui seule et plus d'une fois a conservé la couronne à Philippe V, fut en la plus grande partie due à cette reine dont ils sont encore idolâtres, dont ils ne se souviennent encore qu'avec larmes, je dis seigneurs, dames, militaire, peuple, et où, après tant d'années qu'ils l'ont perdue, ils ne se peuvent encore consoler.

Un esprit de cette trempe, manié d'abord par un autre esprit tel qu'était celui de la princesse des Ursins, et sans témoins et à toute heure, était pour aller bien loin, comme il fit. Le voyage de Barcelone à Saragosse et de Saragosse à Madrid lui donna un grand loisir d'insinuation et d'instruction imperceptible; et la tenue des états d'Aragon, où, pour la forme, les affaires passaient par la reine qui les tenait, instruisit la camarera-mayor elle-même et la mit à portée d'inspirer l'amour de l'autorité et du gouvernement à la reine, et de reconnaître peu à peu ce qu'elle en pouvait espérer de ce côté-là. Arrivé à Madrid, les mêmes moyens se présentèrent par la régence de la reine avec plus d'étendue qu'à Saragosse. Elle y eut toute l'occasion qu'elle voulut d'y connaître et d'y sonder l'esprit, les vues, les intérêts, la capacité de ceux qui formaient la junte, et de tâter, autant qu'elle put, tout ce qui était ou pouvait devenir personnage. La bienséance ne voulait pas que la reine fût seule avec tous les hommes qui étaient de la junte. Mme des Ursins l'y accompagna donc nécessairement et par ce moyen prit nécessairement aussi connaissance de toutes les affaires. Déjà conduisant la reine, qui avait mis en elle toute l'affection et la confiance d'une jeune personne qui ne connaissait qu'elle, qui en dépendait entièrement pour sa conduite particulière et pour ses amusements, et qui y trouvait toutes les grâces, la douceur, la complaisance, et la ressource possible, Mme des Ursins la rendit assidue à la junte pour y être assidue elle-même, et sut fort bien user du respect des Espagnols pour leur princesse et de ce commencement d'affection qui naissait déjà en eux pour elle, pour lui faire porter les affaires même hors de la junte, qui n'étaient pas de nature à y passer avant qu'avoir été examinées par les deux ou trois têtes principales, telles que le cardinal Portocarrero, Arias et Ubilla, à qui je donnerai désormais le nom de marquis de Rivas, du titre de Castille que le roi d'Espagne lui conféra. Il était l'âme de tout, comme secrétaire de la dépêche universelle, et comme ayant été du secret et principal acteur du testament qu'il avait dressé en faveur de Philippe V.

On peut croire que la princesse des Ursins n'avait pas négligé de faire soigneusement sa cour à la nôtre, et d'y rendre tous les ordinaires un compte exact de tout ce qui regardait la reine, jusqu'aux plus petits détails, et de la faire valoir le plus qu'il lui était possible. Ces comptes s'adressaient à Mme de Maintenon, et passaient au roi par elle; en même temps elle n'était pas moins attentive à informer de même le roi d'Espagne en Italie, et à former la reine à lui écrire, et à Mme la duchesse de Bourgogne sa soeur. Les louanges que la princesse des Ursins donnait par ses lettres à la reine tombèrent peu à peu fort naturellement sur les affaires; et comme elle était témoin de ce qui s'y passait, peu à peu aussi elle s'étendit sur les affaires mêmes, et accoutuma ainsi les deux rois à l'en voir instruite par la nécessité d'accompagner la reine, sans leur donner de soupçon d'ambition et de s'en vouloir mêler. Ancrée insensiblement de la sorte, et sûre à peu près de l'Espagne si la France la voulait soutenir, elle flatta Mme de Maintenon par degrés, pour ne s'avancer qu'avec justesse, et parvint à la persuader que son crédit ne serait que le sien, que si on lui laissait quelque autorité dans les affaires, elle n'en userait que pour la croire et lui obéir aveuglément; que par elle à Madrid, elle à Versailles régnerait en Espagne, plus absolument encore qu'elle ne faisait en France, puisqu'elle n'aurait besoin d'aucun détour, mais seulement de commander; enfin, qu'elle ne pourrait atteindre ce degré de puissance que par la sienne, qui n'aurait et ne pouvait espérer d'autre appui, au lieu que les ambassadeurs se gouverneraient par le ministère de France, lesquels les uns et les autres agiraient directement du roi au ministère d'Espagne, et indépendamment d'elle, qui ignorerait même la plupart des choses, et ne serait au fil de rien, ni en état d'influer en rien que par des contours longs et incertains, sur les choses seulement qu'elle apprendrait du roi même.

Mme de Maintenon, dont la passion était de savoir tout, de se mêler de tout, et de gouverner tout, se trouva enchantée par la sirène. Cette voie de gouverner l'Espagne sans moyens de ministres lui parut un coup de partie. Elle l'embrassa avec avidité, sans comprendre qu'elle ne gouvernerait qu'en apparence, et ferait gouverner Mme des Ursins en effet, puisqu'elle ne pourrait rien savoir que par elle, ni rien voir que du côté qu'elle lui présenterait. De là cette union si intime entre ces deux si importantes femmes, de là cette autorité sans bornes de Mme des Ursins, de là la chute de tous ceux qui avaient mis Philippe V sur le trône, et de tous ceux dont les conseils l'y pouvaient maintenir, et le néant de nos ministres sur l'Espagne, et de nos ambassadeurs en Espagne, dont aucun ne s'y put soutenir qu'en s'abandonnant sans réserve à la princesse des Ursins. Telle fut son adresse, et telle la faiblesse du roi, qui aima mieux gouverner son petit-fils par la reine, que de le conduire directement par ses volontés et ses conseils en se servant du canal naturel de ses ministres.

Ce grand pas fait et l'alliance intime et secrète conclue entre ces deux femmes pour gouverner l'Espagne, il fallut faire tomber le roi d'Espagne dans les mêmes filets; la nature y avait pourvu, et un art alors nécessaire avait achevé. Ce prince, cadet d'un aîné vif, violent, impétueux, plein d'esprit, mais d'humeur terrible et de volonté outrée, je le dis d'autant plus librement, qu'on verra dans la suite le triomphe de sa vertu, ce cadet, dis-je, avait été élevé dans une dépendance, une soumission nécessaire à bien établir, pour éviter les troubles et assurer la tranquillité de la famille royale. Jusqu'au moment du testament de Charles II, on n'avait pu regarder le duc d'Anjou, que comme un sujet pour toute sa vie, qui plus il était grand par sa naissance, plus il était à craindre sous un frère roi tel que je viens de le représenter, et qui, par conséquent, ne pouvait être trop abaissé par l'éducation, et duit à toute patience et dépendance. La suprême loi, qui est la raison d'État, demandait cette préférence pour la sûreté et le bonheur du royaume sur le personnel de ce prince cadet. Son esprit et tout ce qui en dépend fut donc raccourci et rabattu par cette sorte d'éducation indispensable, qui, tombant sur un naturel doux et tranquille, ne l'accoutuma pas à penser ni à produire, mais à se laisser conduire facilement quoique la justesse fût restée pour choisir le meilleur de ce qui lui était présenté, et s'expliquer même en bons termes quand la lenteur, pour ne pas dire la paresse d'esprit, ne l'empêchait pas de parler. La grande piété qui lui avait été soigneusement inspirée, et qu'il a toujours conservée, ne trouvant pas en lui l'habitude de juger et de discerner, le rabattit et le raccourcit encore, tellement, qu'avec du sens, de l'esprit, et une expression lente, mais juste et en bons termes, ce fut un prince fait exprès pour se laisser enfermer et gouverner.

À tant de dispositions si favorables aux desseins de la princesse des Ursins, il s'y en joignit une autre tout à fait singulière, née du concours de la piété avec le tempérament. Ce prince en eut un si fort et si abondant, qu'il en fut incommodé jusqu'au danger pendant son voyage en Italie. Tout s'enfla prodigieusement; la cause de l'enflure ne trouvant point d'issue par des vaisseaux forts aussi, et peu accoutumés à céder d'eux-mêmes à la nature, reflua dans le sang. Cela causa des vapeurs considérables. Enfin cela hâta son retour, et il n'eut de soulagement qu'après avoir retrouvé la reine. De là on peut juger combien il l'aima, combien il s'attacha à elle et combien elle sut s'en prévaloir, déjà initiée aux affaires et conduite par son habile et ambitieuse gouvernante. Ainsi la présence du roi à Madrid n'exclut point la reine des secrets ni de l'administration. Elle ne présidait plus à la junte, mais rien ne s'y délibérait à son insu. La confiance et l'affection de cette princesse pour la camarera-mayor passa bientôt par elle au roi, qui ne cherchait qu'à lui plaire. Bientôt la junte devint une représentation; tout se portait en particulier au roi, ordinairement devant la reine, qui ne décidait rien sur-le-champ, et qui prenait son parti entre elle et la princesse des Ursins; cette conduite ne fut point contredite par notre cour. Les cardinaux d'Estrées et Portocarrero eurent beau s'en plaindre et s'y appuyer de nos ministres, Mme de Maintenon se moquait d'eux et le roi croyait d'une profonde politique d'accréditer la reine de plus en plus, dans la pensée que l'intérêt personnel de Mme de Maintenon lui inspirait, et dans laquelle elle l'affermissait sans cesse de gouverner le roi son petit-fils par la reine plus sûrement que par tout autre canal.

Les anciennes et si intimes liaisons de Mme des Ursins avec les deux cardinaux sur lesquels notre cour avait si principalement compté cédèrent au désir et à la possibilité de gouverner seule, indépendamment d'eux, et sûre du roi d'Espagne par la reine elle n'hésita plus à leur montrer son pouvoir. Cette conduite produisit des froideurs et des raccommodements; trop faible pour les chasser, mais résolue à s'en défaire à force de dégoûts, elle ne les leur ménagea qu'autant qu'elle se le crut nécessaire. Elle essaya d'abord de désunir les deux cardinaux pour les détruire l'un par l'autre. Portocarrero, tel que je l'ai dépeint et fier du grand personnage qu'il avait fait au testament de Charles II, et depuis sa mort, portait avec la dernière impatience le partage d'autorité avec l'homme du roi de France élevé à la pourpre comme lui. Estrées, vif, ardent, bouillant, haut à la main, accoutumé aux grandes affaires et à décider, n'était guère moins impatient que l'autre de n'être pas le maître. Ces bourrasques dégoûtèrent tellement le cardinal espagnol qu'il voulut quitter la junte. Mme des Ursins trouva qu'il n'en était pas encore temps, et qu'il serait trop dangereux de délivrer le cardinal français de ce compagnon. Pour le retenir elle s'avisa de flatter sa vanité par un expédient tout à fait ridicule. Castanaga, autrefois gouverneur des Pays-Bas, venait de mourir. Il avait le régiment des gardes. On avait cru faire passer cette nouveauté d'un régiment des gardes plus doucement, en le donnant à un homme si distingué. On le proposa au cardinal Portocarrero, prêtre, archevêque, primat, cardinal ex-régent; il l'accepta, on se moqua de lui. Je ne sais si le cardinal d'Estrées en prit occasion de se raccommoder avec lui contre la camarera-mayor, mais enfin ils reconnurent qu'elle les jouait, et ils s'unirent pour se maintenir contre elle.

Harcourt, dans l'intime liaison de Mme de Maintenon, l'avait extrêmement portée à s'emparer, autant qu'elle le pourrait, des affaires d'Espagne, et par elle s'était extrêmement lié avec Mme des Ursins, quoique de Paris à Madrid. Ils s'étaient reconnus réciproquement nécessaires, elle pour avoir des lumières et des instructions sur la cour et les affaires d'Espagne, où elle était toute nouvelle encore, et pour avoir un canal et un appui auprès de Mme de Maintenon contre les ambassadeurs du roi et ses ministres; Harcourt, qui visait toujours au ministère, qui avait manqué son coup, qui, porté par sa protectrice, espérait d'y revenir, qui n'avait aucune autre voie pour y réussir que de se conserver des occasions continuelles de parler des affaires et de la cour d'Espagne, et d'être écouté et consulté sur ces matières. Cela lui était ôté dès qu'elles passeraient par le canal naturel des ambassadeurs et des ministres du roi. Torcy, avec qui il avait rompu, était celui qui, par son département, en avait le détail, et qui faisait et recevait les dépêches des deux rois et voyait même celles qui étaient de leur main. Par là, impossibilité qu'Harcourt pût se mêler de rien, ni même pénétrer ce qui se passait, sans dépayser des gens si nécessairement nés et initiés dans ces affaires privativement à tous autres. Son intérêt, celui de Mme de Maintenon, celui de Mme des Ursins était en cela le même; ce fut aussi ce qui forma, puis affermit leur union intime, antérieure déjà entre Mme de Maintenon et Harcourt, et ce qui les roidit à soutenir Mme des Ursins pour ôter le secret et la confiance des affaires d'Espagne aux ambassadeurs et aux ministres et ne leur en laisser que le gros et les expéditions indispensables.

Sûre de cette position, Mme des Ursins leva le masque contre le cardinal et l'abbé d'Estrées, après avoir jeté ce régiment des gardes au cardinal Portocarrero, qui bien que réuni à eux n'osa d'abord après crier si haut qu'eux. Cette guerre déclarée fit un grand éclat. C'est ce que la camarera-mayor voulait, qui, se sentant si bien appuyée, demanda hautement la permission de se retirer en Italie, bien sûre de n'être pas prise au mot, et de faire tout retomber sur les Estrées qui ne pourraient demeurer avec elle, et de s'en délivrer par cet artificieux moyen. Il ne réussit pourtant pas sans combat.

Les ministres qui sentaient que tout leur échappait en Espagne, si Mme des Ursins y demeurait la maîtresse, soutinrent les Estrées tant qu'il leur fut possible, et Mme de Maintenon d'autre part à remontrer au roi le désespoir où on jetterait la reine, en laissant retirer Mme des Ursins; qu'il était meilleur et plus sûr de gouverner le roi d'Espagne par la reine qui, quoi qu'on pût faire, serait toujours maîtresse de son coeur, et par là de son esprit lent et timide, laquelle elle-même serait conduite par Mme des Ursins si sensée, si bien intentionnée, qui déjà avait si parfaitement formé la reine; que la facilité de voir le roi à tous moments, et avec toute liberté, à quoi un ambassadeur ne pouvait prétendre, était une grande commodité pour toutes sortes d'affaires, que l'insinuation et le choix des temps ferait toujours passer comme on voudrait d'ici. À ces raisons, Mme de Maintenon, bien instruite par Harcourt et par son propre usage, ajouta celles de la défiance si fortes en notre cour. Ils persuadèrent au roi que Mme des Ursins, associée en tout à l'ambassadeur de France, formerait un aide et un éclaircissement mutuel, que l'un par l'autre l'empêcheraient de tomber dans la dépendance des lumières et de la volonté de l'un des deux, et le mettraient en état de décider de tout sans prévention en connaissance de cause, et d'être obéi en Espagne, promptement et sûrement, sur tous les partis qui seraient pris à Versailles. Ce spécieux hameçon fut avalé avec facilité, et le roi ne voulut point ouïr parler de retraite en Italie, ni même que Mme des Ursins cessât d'avoir toute la part aux affaires qu'elle avait accoutumé d'y prendre. Ainsi entraves à l'ambassadeur de France, entraves à nos ministres, entraves même à ceux d'Espagne, mystère de tout ce qu'on voulut et à quiconque on en voulut faire, dégoût complet aux Estrées qui s'étaient flattés de chasser Mme des Ursins, et qui se voyaient supplantés par elle, matières continuelles à délibérations secrètes de Mme de Maintenon avec le roi, où Harcourt ne se laissait pas oublier, et qui sacrifia à Mme des Ursins toutes ses liaisons avec le cardinal Portocarrero, et tout ce qu'il en avait pu tirer, qui instruisirent la nouvelle amie d'une infinité de choses importantes.

Cette trame, ourdie dans les plus obscurs réduits de Mme de Maintenon, fut longtemps ignorée de nos ministres; ils ne se réveillèrent tout à fait qu'aux cris redoublés des Estrées, lorsqu'il n'en fut plus temps. Ils avaient compté sur la protection de Mme de Maintenon, si favorable au maréchal de Coeuvres et à eux tous jusqu'alors, par le crédit des Noailles. Leur indolence les empêcha d'éveiller un intérêt plus pressant, et plus personnel que celui de toutes les alliances et de toutes les amitiés. Cependant le cardinal Portocarrero, leurré de ce régiment des gardes, était rentré dans la junte où le cardinal d'Estrées était demeuré, avec lequel il s'était réuni comme je l'ai déjà dit. Rivas seul y travaillait avec eux, tellement que déjà Mme des Ursins s'y était défaite de peu d'autres qui en étaient et qui en étaient sortis sur la querelle et l'éclat du cardinal Portocarrero. Elle s'était bien gardée de les y laisser rappeler. C'était autant d'élagué en attendant de se défaire des deux cardinaux et de Rivas même pour demeurer pleinement maîtresse.

Louville, jusqu'au retour d'Italie, modérateur du roi et de la monarchie d'Espagne, le seul confident de son coeur, et le distributeur des grâces, se vit, tout en arrivant avec le roi, écarté. Son esprit, son courage, sa vivacité, sa vigilance, l'agrément et la gaieté dont il amusait le roi, l'habitude dès l'enfance, l'autorité qu'il avait acquise sur lui, la confiance intime dans laquelle il était avec nos ministres, celle où il était entré par leur ordre et par le conseil de tous ses amis d'ici avec le cardinal et l'abbé d'Estrées si prévenus en sa faveur par la grandesse dont le maréchal de Coeuvres lui était uniquement redevable, tout cela le rendait trop redoutable à Mme des Ursins pour ne s'en pas défaire. Elle avait bien instruit la reine avant le retour du roi, et l'avait irritée sur le fauteuil de M. de Savoie. Harcourt, qui avait vu de près tout le terrain que sa maladie avait fait gagner à Louville dans les affaires et à qui il était si principal que la camarera-mayor ne fût pas contre-balancée par quelqu'un d'aussi accoutumé à manier l'esprit du roi d'Espagne, si instruit et si peu capable de se laisser ni gagner ni intimider, le perdit auprès de Mme de Maintenon, comme un homme fort capable, encore plus hardi, et dévoué sans réserve au duc de Beauvilliers et à Torcy qu'elle rie pouvait souffrir. Louville donc, arrivant à Madrid avec le roi, trouvant une reine dans le palais qui en excluait tous les hommes, y perdit son logement et bientôt toutes ses privances. La reine retint presque toujours le roi dans son appartement, souvent dans celui de la camarera-mayor qui y était contigu. Là, tout se traitait en cachette des ministres de l'une et de l'autre cour. Rien ne se réglait au despacho sur-le-champ, nom qui depuis le retour du roi succéda à celui de junte, et qui était la même chose, et où la reine n'assistait plus. Le roi, qui sans elle n'avait garde de se déterminer sur quoi que ce fût et qui assistait très exactement au despacho, en emportait tous les mémoires chez la reine ou chez Mme des Ursins. Orry, dont on a vu l'union intime avec elle, et qui avait les finances et le commerce, s'y trouvait en quart avec eux; et là se prenaient toutes les résolutions que le roi reportait toutes faites le lendemain au despacho, ou quand bon lui semblait, c'est-à-dire quand Orry et Mme des Ursins avaient eu le temps de prendre leurs délibérations.

Dans la suite, un cinquième fut souvent admis à ce conseil étroit, l'unique où se réglaient toutes choses, ce cinquième était bien couplé avec Orry. Il s'appelait d'Aubigny, fils de.... procureur au Châtelet de Paris. C'était un beau et grand drôle, très bien fait et très découplé de corps et d'esprit, qui était depuis longues années à la princesse des Ursins sur le pied et sous le nom d'écuyer, et sur laquelle il avait le pouvoir qu'ont ceux qui suppléent à l'insuffisance des maris. Louville, à qui la camarera-mayor voulut parler une après-dînée avec le duc de Medina-Celi, et voulant les voir sans être interrompue, entra, suivie d'eux, dans une pièce reculée de son appartement. D'Aubigny y écrivait, qui, ne voyant entrer que sa maîtresse, se mit à jurer et à lui demander si elle ne le laisserait jamais une heure en repos, en lui donnant des noms les plus libres et les plus étranges, avec une impétuosité si brusque, que tout fut dit avant que Mme des Ursins pût lui montrer qui la suivait. Tous quatre demeurèrent confondus; d'Aubigny à s'enfuir; le duc de Louville à considérer la chambre pour laisser quelques moments à la camarera-mayor pour se remettre, et les prendre eux-mêmes. Le rare est qu'après cela il n'y parut pas, et qu'ils se mirent à conférer comme s'il ne fût rien arrivé. Bientôt après, ce compagnon qui n'était qu'un avec Orry, qui le gorgea de biens dans les suites, fut logé au palais comme un homme sans conséquence par son état, mais où? dans l'appartement de l'infante Marie-Thérèse, depuis épouse de Louis XIV, et cet appartement paraissant trop petit pour ce seigneur, on y augmenta quelques pièces contiguës; ce ne fut pas sans murmures d'une nouveauté si étrange, mais il fallut bien la supporter. Grands et autres, tout fléchit le genou devant ce favori.

À la fin le cardinal d'Estrées, continuellement aux prises avec Mme des Ursins, et continuellement battu, ne put supporter davantage un séjour en Espagne si inutile à tout bien et si honteux pour lui; il demanda instamment son rappel. Tout ce que purent les ministres, et même les Noailles qui s'en mêlèrent pour lors, fut d'obtenir que l'abbé d'Estrées demeurerait avec le caractère d'ambassadeur. Quoique cela même ne fût pas agréable à la princesse des Ursins, Mme de Maintenon entra dans ce tempérament pour ne pas se montrer si partiale, et parce qu'en effet cet abbé, après la déroute des deux cardinaux, n'était pas pour empêcher que tout ne passât par Mme des Ursins, conséquemment par elle, sans ambassadeurs ni ministres. Je dis la déroute des deux cardinaux, parce que Portocarrero, voyant son confrère prêt à partir, quitta le despacho et les affaires où il n'était plus rien après la figure qu'il avait faite, et dit qu'à son âge il avait besoin de repos et de ne s'occuper plus que de son salut et de son diocèse. Il ne trouva pas le moindre obstacle à sa retraite. Don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, qui sentit combien ce changement influait sur son ministère et portait sur sa considération, imita Portocarrero, et se prépara à se retirer en son archevêché de Séville, pour y attendre en repos la pourpre romaine, à laquelle le roi d'Espagne l'avait nommé.

Louville eut ordre de revenir en même temps que le cardinal d'Estrées en reçut la permission. Le roi d'Espagne en eut quelque légère peine, quoiqu'il ne le vît plus en particulier. Il lui donna le gouvernement de Courtrai, qu'il perdit quelque temps après par la guerre, et une grosse pension qui ne fut pas longtemps payée. Mais il eut aussi environ cent mille francs qu'il rapporta, et dont il accommoda ses affaires. Il eut le bon esprit de n'en rien perdre de sa gaieté, d'oublier tout ce qu'il avait été en Espagne, de vivre avec ses amis, dont il avait beaucoup et de considérables, et de s'occuper de ses affaires et de se bâtir très agréablement à Louville.

Ainsi Mme des Ursins et Orry, maîtres de tout sans contradiction de personne, prirent le plus grand vol d'autorité et de puissance en Espagne qu'on eût vu depuis le duc de Lerme et le comte-duc d'Olivarès, et ne se servirent de Rivas que comme d'un secrétaire, en attendant de le chasser comme ils avaient éloigné tous ceux qui avaient eu le plus de part au testament de Charles II. Le peu de Français qui étaient au roi d'Espagne furent rappelés en même temps, excepté quatre ou cinq qui, de bonne heure, s'étaient attachés à la princesse des Ursins, et qui n'avaient jamais été à portée de se mêler de rien, ni de lui donner aucun ombrage. Tels furent Valouse qui était ici écuyer du duc d'Anjou, et qui fit dans les suites une fortune en Espagne jusqu'à devenir premier écuyer du roi et chevalier de la Toison d'or. Il y est mort longues années après, toujours bien avec le roi et avec tout le monde, et toujours fort en garde de se mêler de rien. Quelques bas valets intérieurs restèrent aussi avec La Roche qui eut l'estampille, incapable de faire rien qui pût déplaire à Mme des Ursins, et Hersent qui eut l'emploi de guardaropa. Le despacho était déjà tombé en ridicule sur les fins des deux cardinaux. Pour le rendre tel et fatiguer ces vieillards, Mme des Ursins le fit tenir à dix heures du soir. Après leur retraite, ce ne fut plus la peine de s'en contraindre, puisque Rivas y était demeuré seul; mais l'étendue de sa charge importunait la camarera-mayor, qui, résolue à s'en défaire, ne s'en voulait défaire qu'estropié, pour n'avoir pas à lui donner de successeur entier. Elle détacha donc de sa charge, qui embrassait tous les départements, excepté les finances et le commerce qu'Orry faisait sans titre mais sans supérieur, le département de la guerre et celui des affaires étrangères, qu'elle donna au marquis de Canales, connu dans ses ambassades sous Charles II, par le nom de don Gaspar Coloma. On peut juger ce qui resta au pauvre Rivas, dépouillé des affaires étrangères, des finances et de la guerre. Ce ne fut qu'un prélude : bientôt après Rivas fut tout à fait remercié. Il survécut à ses places et à sa fortune dans une obscurité qui ne finit qu'avec sa vie, qui dura encore pour le moins vingt-cinq ans, pendant lesquels il eut le plaisir de voir la chute de son ennemie et force grands changements.

CHAPITRE X. §

Desmarets enfin présenté au roi. — Voyage de Fontainebleau. — Desmarets directeur des finances, et Rouillé conseiller d'État surnuméraire. — Cour de Saint-Germain à Fontainebleau. — Mort du duc de Lesdiguières; son caractère. — Canaples duc de Lesdiguières. — Mort de Saint-Évremond; sa disgrâce, sa cause. — Barbezières relâché. — L'archiduc déclaré roi d'Espagne, sous le nom de Charles III, par l'empereur. — Prince Eugène président du conseil de guerre de l'empereur. — Ragotzi. — Bataille d'Hochstedt gagnée sur les Impériaux. — Grand Seigneur déposé. — Rupture avec le duc de Savoie; ses troupes auxiliaires arrêtées et désarmées. — Traitement des ambassadeurs à Turin et en France. — Usage de les faire garder par un gentilhomme ordinaire. — Phélypeaux. — Tessé en Dauphiné. — Siège de Landau. — Villars ouvertement brouillé avec l'électeur de Bavière. — Origine de l'intimité de Chamillart avec les Matignon. — Famille des Matignon. — Coigny; son nom, sa fortune. — Coigny refuse de passer en Bavière et [perd] par là, sans le savoir, le bâton de maréchal. — Marsin passe en Bavière malgré lui, et est fait maréchal de France. — Retour en France de Villars bien muni. — Augsbourg pris par l'électeur. — Armées du Danube et de Flandre en quartiers d'hiver. — Maréchal de Villeroy reste à Bruxelles. — Retour de Fontainebleau par Villeroy et Sceaux. — Mme de Mailly se fait préférer pour le carrosse aux dames titrées, comme dame d'atours. — Disgrâce, retour, faveur et élévation de la marquise de Senecey. — Duchesses ôtaient le service de la chemise et de la sale à la dame d'honneur de la reine, et la préférence du carrosse. — Surintendante; invention et occasion de cette charge.

Le mercredi 19 septembre, le roi alla coucher à Sceaux, et le lendemain à Fontainebleau. Il y avait longtemps que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers cherchaient à tirer Desmarets du triste état où il languissait depuis la mort de M. Colbert, frère de sa mère. Si on se souvient de ce que j'ai dit de lui (t. II, p. 406 et suiv.), on trouvera que je n'ai pas besoin d'en rien répéter ici ni ailleurs. Dès lors Chamillart avait eu permission de se servir de ses lumières à ressasser les financiers, mais rien au delà. La surcharge des ministères de la guerre et des finances avait forcé Chamillart, comme on l'a vu en son temps, à se faire soulager par l'érection de deux directeurs des finances par-dessus les intendants. Desmarets, porté par ses deux cousins, continuait à aider le contrôleur général, mais sourdement et obscurément, et comme à l'insu du roi, encore qu'il l'eût permis, mais à cette condition. Cet état déplaisait fort aux deux ducs et à Torcy, qui ne l'avaient procuré que comme un chausse-pied, pour pouvoir reparaître et rentrer enfin en grâce, et en quelque place dans les finances, Chamillart, ami intime de MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, et d'ailleurs le meilleur homme du monde et le plus compatissant au malheur d'autrui, tenta enfin que ce que faisait Desmarets sous lui se fît publiquement et par un ordre connu du roi. Il fut rabroué, mais à force de ne se pas rebuter et de représenter à Mme de Maintenon la nécessité des affaires, il l'obtint.

Ce pas fait, il fut question d'un autre. On voulut que Desmarets fût présenté au roi. Après quelque intervalle, Chamillart se hasarda de le demander. Ce fut bien pis que l'autre fois. Le roi se fâcha, dit que c'était un voleur, de l'aveu de Colbert mourant, son propre oncle, qu'il avait chassé sur son témoignage même avec éclat, et que c'était encore trop qu'il eût permis de s'en servir dans un emploi, où, si on lui laissait le moindre crédit, il ne se déferait pas d'un vice si utile. Chamillart n'eut qu'à se taire. Néanmoins, encouragé par le dernier succès, et pressé de temps en temps par les deux ducs, il eut encore recours à Mme de Maintenon, à qui il représenta l'indécence de se servir publiquement d'un homme en disgrâce, que le roi ne voulait point voir, le dégoût extrême que cette situation répandait sur le travail de Desmarets, et le discrédit qui en était la suite, qui portait directement sur les affaires qu'il lui renvoyait. Il vanta sa capacité, le soulagement qu'il en recevait, l'utilité qui en revenait aux finances, et sut si bien faire auprès d'elle que le roi consentit enfin, mais comme à regret, qu'il lui fût présenté. Chamillart le fit donc entrer dans le cabinet du roi, à l'issue d'un conseil tenu l'après-dînée du jour que Sa Majesté partit pour aller coucher à Sceaux, et de là à Fontainebleau. On ne put rien de plus froid que la réception que lui fit le roi; il y avait vingt ans qu'il ne l'avait vu. Chamillart, embarrassé d'un éloignement si marqué contre la manière toute gracieuse dont le roi recevait toujours ceux qu'il voulait bien revoir après les disgrâces, n'osa passer plus loin. Desmarets demeura sans titre, mais travailla avec plus de considération, et fut employé en plus d'affaires qui allèrent sans milieu du contrôleur général à lui, et de lui au contrôleur général. Mais on vit bientôt qu'il n'est que de revenir, et que ce grand pas fait, tout vient ensuite et bientôt.

Un mois après, Beauvilliers, Chevreuse et Chamillart unis firent si bien, que Rouillé fut fait conseiller d'État surnuméraire, en attendant la première place qui vaquerait, et remit à Desmarets sa place de directeur des finances en lui remboursant les huit cent mille livres qu'il avait financées pour cette charge, dont les appointements étaient de quatre-vingt mille livres de rente, sans ce qu'il s'y pouvait gagner d'ailleurs. Armenonville, qui était l'autre, ne revit pas reparaître sans peine ce nouvel astre sur l'horizon soutenu des grâces de la nouveauté de Chamillart et des deux ducs. Il sentit ce qui en pouvoir arriver, mais il fut sage et courtisan. Il était de mes amis et Desmarets très anciennement, comme je l'ai dit ailleurs. La jalousie, quoique discrète, fit naître dans leurs fonctions plus d'une difficulté entre eux. Ils savaient la portée où j'étais avec Chamillart leur commun maître; ils venaient à moi me conter leurs douleurs, et je les remettais souvent bien ensemble, quelquefois même sans aller jusqu'à Chamillart. La fortune se joua bien ensuite de tous trois, et ne s'est guère plus moquée des hommes que parce qu'elle a fait enfin du fils de Desmarets un chevalier de l'ordre, un maréchal de France.

La cour de Saint-Germain vint, le 3 octobre, à Fontainebleau et s'en retourna le 16. Le roi y donna à Lavienne la survivance de sa charge de premier valet de chambre à Chancenay son fils. J'ai fait connaître Lavienne ailleurs. On y apprit la mort du duc de Lesdiguières, gendre du maréchal de Duras, sans enfants. Une assez courte maladie l'emporta à Modène. Il s'était extrêmement distingué et fait aimer et estimer en Italie. Le roi le regretta fort. Il était brigadier, et pour aller rapidement à tout par sa valeur et son application. Ce fut une véritable perte pour sa famille et pour celle où il était entré. C'était un homme doux, modeste, gai, mais qui se sentait fort et qui n'avait pas plus d'esprit qu'il n'en fallait pour plaire et réussir à notre cour. Fort honnête homme et fort magnifique, il vivait très bien avec sa femme, qui en fut fort affligée. Le vieux Canaples se sut bon gré alors de n'avoir jamais voulu renoncer à cette succession qui le fit duc de Lesdiguières.

On sut aussi, presque en même temps, la mort de Saint-Évremond, si connu par son esprit, par ses ouvrages et par son constant amour pour Mme Mazarin, qui acheva de le fixer en Angleterre jusqu'à l'extrême vieillesse dans laquelle il y finit ses jours. Sa disgrâce, moins connue que lui, est une curiosité qui peut trouver place ici. La sienne l'avait conduit aux Pyrénées. Il était ami particulier du maréchal de Créqui; il lui en écrivit une lettre de détails qui lui développa les replis du coeur du cardinal Mazarin, et qui ne fit pas une comparaison avantageuse de la conduite et de la capacité de ce premier ministre avec celles du premier ministre espagnol. L'esprit et les grâces qui sont répandus dans cette lettre en rendent encore les raisonnements plus forts et plus piquants. Don Louis de Haro lui en eût fait sa fortune, mais les deux premiers ministres l'ignorèrent jusqu'à leur mort. Le maréchal de Créqui et Mme du Plessis-Bellière, les deux plus intimes amis de M. Fouquet, furent arrêtés en même temps que lui et leurs papiers saisis. Le maréchal, qui ne l'était pas encore, en fut quitte pour un court exil, que le besoin qu'on eut de lui pour commander une armée accourcit, et lui valut le bâton de maréchal de France. Mme du Plessis-Bellière n'en fut pas quitte à si bon marché. Parmi ses papiers, on en trouva du maréchal de Créqui, et parmi ceux-là cette lettre qu'il n'avait pu se résoudre à brûler, et qui a été depuis imprimée avec les ouvrages de Saint-Évremond. Les ministres à qui elle fut portée craignirent un si judicieux censeur. M. Colbert se para de reconnaissance pour son ancien maître, M. Le Tellier le seconda. Ils piquèrent le roi sur sa jalousie du gouvernement, et sur ses sentiments d'estime et d'amitié pour la mémoire encore récente de son premier ministre. Il entra en colère et fit chercher Saint-Évremond partout, qui, averti à temps par ses amis, se cacha si bien qu'on ne put le trouver. Las enfin d'errer de lieu en lieu et de ne trouver de sûreté nulle part, il se sauva en Angleterre où il fut bientôt recherché par tout ce qu'il y avait de plus considérable en esprit, en naissance et en places. Il employa longtemps tous ses amis pour obtenir son pardon; la permission de revenir en France lui fut constamment refusée. Elle lui fut offerte vingt ou vingt-cinq ans après, lorsqu'il n'y songeait plus. Il avait eu le temps de se naturaliser à Londres; il était fou de Mme Mazarin, il ne se souciait plus de sa patrie; il ne jugea pas à propos de changer de vie, de société, de climat, à soixante-douze ans. Il y vécut encore une vingtaine d'années en philosophe et y mourut de même avec sa tête entière et une grande santé, et recherché jusqu'à la fin comme il l'avait été toute sa vie.

On apprit aussi à Fontainebleau qu'enfin Barbezières avait été mis en liberté et qu'il allait être conduit, de Gratz où il était, à l'armée du comte de Staremberg, pour de là passer en celle de M. de Vendôme.

Des nouvelles plus importantes furent: l'archiduc déclaré roi d'Espagne par l'empereur, qui ne fit plus mystère de l'envoyer incessamment attaquer l'Espagne par le Portugal. Il avait fait depuis quelque temps un grand changement à sa cour. Le comte de Mansfeld, dont la cour de Vienne s'était servie pendant son ambassade en Espagne pour empoisonner la reine, première femme de Charles II, par le ministère de la comtesse de Soissons, en avait été récompensé, à son retour, de la présidence du conseil de guerre. Je ne sais ce qu'il commit dans cette grande place, mais il fut disgracié et relégué, et sa présidence donnée au prince Eugène, qui la joignit au commandement des armées de l'empereur et de l'empire, et se trouva ainsi au comble de tout ce qu'il pouvait prétendre. Cela arriva à la fin de juillet. Eugène a voit été retenu à Vienne plus tard qu'il n'aurait voulu, par l'inquiétude qu'on y prenait des mouvements de Hongrie, où le prince Ragotzi s'était déclaré le chef des mécontents. Son grand-père et son bisaïeul avaient été princes de Transylvanie. Sa mère avait épousé en secondes noces le fameux comte Tekeli. Elle était fille du comte Serini, qui eut la tête coupée avec Frangipani et Nadasti en 1671 à Neustadt, pour avoir voulu se saisir de la personne de l'empereur Léopold, et s'être mis à la tête d'une grande révolte en Hongrie. F. Léopold, prince Ragotzi, son fils, soupçonné de vouloir remuer, avait été arrêté et mis en prison à Neustadt, en avril 1701, d'où il trouva le moyen de se sauver déguisé en dragon, en novembre suivant, ayant gagné le capitaine de sa garde et fait enivrer les soldats. Il se retira en Pologne, d'où il vint joindre le comte Berzini, l'un des chefs des mécontents en Hongrie. Tous lui déférèrent la qualité de chef; ses troupes grossirent, prirent ou s'emparèrent de force châteaux et petites villes, et causaient un grand trouble dont Vienne commençait fort à s'alarmer.

En ce même temps, le 28 septembre, on eut nouvelle par un courrier d'Usson, d'une bataille gagnée près d'Hochstedt sur les Impériaux commandés par le comte de Stirum, qui avait soixante-quatre escadrons et quatorze mille hommes de pied. D'Usson commandait un corps séparé de vingt-huit escadrons, et de seize bataillons dans des retranchements; il eut ordre d'en sortir, le 19 au soir, pour être en état d'attaquer le 20 au matin les Impériaux par un côté, tandis que l'électeur de Bavière les attaquerait par un autre. Ce prince devait avertir de son arrivée par trois coups de canon, et d'Usson lui répondre de même. Mais ce dernier, arrivé trop tôt, joint par Cheyladet avec quelques troupes, fut aperçu des Impériaux, qui, le croyant seul, vinrent sur lui et poussèrent la brigade de Vivans jusque dans le village d'Hochstedt. Peny la soutint avec la brigade de Bourbonnais, et ils s'y défendirent avec grande valeur. D'Usson qui avait vu les ennemis couler cependant vers ses retranchements, s'y porta assez à temps pour les obliger à se retirer, et entendant en même temps redoubler très considérablement le feu du côté d'Hochstedt, il se douta que c'était l'électeur et le maréchal de Villars qui arrivaient, et y porta diligemment ses troupes. Il ne se trompait pas; il joignit la tête de leurs troupes qui, avec ce renfort, défirent les ennemis qui se retirèrent fort précipitamment. L'électeur les poursuivit deux lieues durant, et son infanterie, qui pénétra dans un bois où ils s'étaient retirés, sur le chemin de Nordlingen, en fit un grand carnage. Quatre mille hommes des leurs demeurèrent sur la place, on leur en prit autant, beaucoup d'étendards, de drapeaux et de timbales, trente-trois pièces de canon, leurs bateaux et leurs pontons, et tous leurs équipages. Enfin une victoire complète qui ne coûta guère que mille hommes. Villars envoya le chevalier de Tresmane qui arriva vingt-quatre heures après le courrier d'Usson, qui plus en détail rapporta à peu près les mêmes choses. Il assura qu'on ne croyait pas que l'armée battue pût se rassembler du reste de la campagne, et que l'électeur allait marcher au prince Louis de Bade qui était sous Augsbourg avec vingt mille hommes.

Le changement qui arriva en Turquie ne soulagea pas l'empereur. Les janissaires, d'accord avec les spahis, entrèrent tumultueusement dans le sérail à Andrinople, où était leur empereur Mustapha, le déposèrent, mirent sur le trône son frère Achmet, âgé de sept ans, chassèrent le grand vizir, et en firent un autre qui aimait fort la guerre, que ces séditieux voulaient absolument, tuèrent le mufti fuyant vers l'Asie, et, ce qui est incroyable d'un tel particulier, mais qui fut mandé par notre ambassadeur comme une chose certaine, on lui trouva quarante millions. Ce mouvement qui tendait à une rupture de la Porte avec l'empereur et les autres puissances chrétiennes, donna du courage aux mécontents de Hongrie, et réchauffa beaucoup le parti de Ragotzi, contre lequel il fallut augmenter de troupes, à la tête desquelles le prince Eugène se mit, au lieu de retourner en Italie comme il l'avait jusque-là espéré de jour en jour.

Après s'être longtemps endormi sur les mauvais desseins du duc de Savoie, malgré tous les avis de Phélypeaux, ambassadeur du roi à Turin, on ouvrit enfin les yeux, et on ne put douter qu'il n'eût des ministres de l'empereur cachés dans sa cour, avec lesquels il traitait. Le roi témoigna par deux fois à l'ambassadeur de Savoie ses justes soupçons. Soit que ce ministre fût de concert avec son maître, ou qu'il agît de bonne foi, il répondit toutes les deux fois sur sa tête de la fidélité du duc à ses traités avec les deux couronnes. L'éloignement de M. de Vendôme et de ce qu'il avait mené à Trente retarda les résolutions à prendre. Vaudemont, qui sentait qu'incontinent nous serions prévenus, ou nous préviendrions M. de Savoie, avait quitté San-Benedetto et l'armée qu'il commandait, sans attendre quelques jours de plus M. de Vendôme, qui arrivait et s'en était allé aux eaux, comme je crois l'avoir déjà marqué. Vendôme de retour avec ses troupes, fort harassées par la vigilance de l'ennemi dans toute cette longue traversée, il fut question de prendre des mesures contre les perfides intentions d'un allié qui s'était laissé débaucher. On fut quelque temps à les résoudre, puis à les arranger, et elles le furent avec tant de secret et de justesse, qu'en un même instant toutes les troupes auxiliaires de Savoie furent désarmées et arrêtées par notre armée. Il devait y avoir cinq mille hommes, mais il en avait peu à peu fait déserter la moitié, et on s'assura de même de ce qu'il y en avait dans les hôpitaux.

Le courrier qui apporta la nouvelle de cette expédition arriva le 5 octobre à Fontainebleau. Torcy fut l'après-dînée chez l'ambassadeur de Savoie. On peut juger de l'éclat de cette action par toute l'Europe, qu'on ne rendit publique à la cour que deux jours après. Le lendemain, l'ambassadeur, de qui Torcy avait pris la parole qu'il ne sortirait point du royaume, par rapport à la sûreté de Phélypeaux, reçut un courrier de son maître, qui lui mandait qu'il allait assembler son conseil sur la nouvelle qu'il recevait de l'arrêt de ses troupes. Il lit prendre en même temps à Chambéry deux mille cinq cents fusils, qu'on envoyait à l'armée d'Italie, et arrêter tous les courriers de France, et tous les Français qui se trouvèrent partout dans ses États. En même temps Vaudemont, qui ne voulait qu'éviter l'embarras du spectacle de quelque part qu'il vînt, ne fut que peu de jours aux eaux, où apprenant la bombé crevée et de notre part, dépêcha un courrier au roi, pour lui mander qu'à cette nouvelle il quittait tout, et s'en allait trouver Vendôme à Pavie, et retourner de là à son armée, qui était sur la Secchia. On en fut encore la dupe, et ce double artifice lui réussit fort bien malgré toutes les assurances qu'il n'avait cessé de donner de la fidélité certaine du duc de Savoie. Bientôt après il en renvoya un autre pour témoigner son zèle, par lequel il manda que M. de Savoie faisait toutes les démarches d'un prince qui se prépare à la guerre. On le savait bien sans lui. Cependant Montendre apporta la défaite par M. de Vendôme, le 28 octobre, de deux mille chevaux que Staremberg envoyait à M. de Savoie, où il n'y eut que vingt hommes de tués de notre parti. Sur l'avis que Phélypeaux et l'ambassadeur d'Espagne à Turin étaient fort resserrés, sans aucune communication entre eux ni avec personne, et un corps de garde posé devant leurs maisons, du Libois, gentilhomme ordinaire, eut ordre de se rendre chez l'ambassadeur de Savoie, d'y loger et de l'accompagner partout. Cet usage en cas de rupture est ordinaire, même à l'égard des nonces. Ce sont d'honnêtes espions et à découvert, à qui la chambre de l'ambassadeur ne peut être fermée pour voir et rendre compte de tout ce qu'il fait et se passe chez lui, mangeant avec lui, et ne le quittant presque point de vue. Quelque incommode, pour ne pas dire insupportable, que soit une telle compagnie, Phélypeaux n'en fut pas quitte à si bon marché. C'était un homme d'infiniment d'esprit et de lecture, éloquent naturellement et avec grâce, la parole fort à la main; extrêmement haut et piquant, qui essuya des barbaries étranges, qui souffrit toutes sortes de manquements et d'extrémités jusque dans sa nourriture, et qui fut menacé plus d'une fois du cachot et de la tête. Il ne se déconcerta jamais, et désola M. de Savoie par sa fermeté, son égalité et la hauteur de ses réponses, de ses mépris, de ses railleries. Ce qu'il a écrit en forme de relation de cette espèce de prison est un morceau également curieux, instructif et amusant. Tessé partit de Fontainebleau pour aller commander en Dauphiné, entrer en Savoie, et commencer ce surcroît de guerre.

Cependant Tallard avait formé le siège de Landau. L'armée du comte de Stirum était détruite par la bataille d'Hochstedt. Celle du prince Louis, mal payée et délabrée, observait de loin l'électeur, et il n'y avait rien au deçà du Rhin qui pût mettre obstacle à l'entreprise. Marsin, fit l'investiture, et la tranchée fut ouverte le 18 octobre. Il eût été heureux que la mésintelligence n'eût pas troublé tout ce qu'il se pouvait faire sur le Danube, et au delà, où il n'y avait plus d'armées en état de s'opposer à rien de ce que l'électeur eût voulu entreprendre. Il était en état de porter la guerre dans les pays héréditaires et de profiter du dénuement de l'empereur, qui de Vienne, voyait le fer et les feux que Ragotzi portait dans son voisinage. Mais une guerre intestine tourmentait plus l'électeur que ses prospérités ne lui donnaient de joie. Villars, continuant à suivre ses projets pour sa fortune particulière, ne cessait de traverser ce prince en tout, de lui refuser ses secours pour toutes entreprises qui ne cadraient pas avec les siennes pour s'enrichir, et de le rendre suspect au roi d'abandonner ses intérêts. Les choses en vinrent au point que Villars cessa d'aller chez l'électeur, hors pour des raisons très rares et indispensables, et d'en user avec lui par ses défiances affectées et ses hauteurs à ne pouvoir plus être supporté. En cette situation, l'électeur assembla chez lui les principaux officiers de l'armée, et en leur présence interpella Villars de lui déclarer s'il agissait avec lui comme il faisait par ordre du roi ou de soi-même; le maréchal n'eut pas le mot à répondre, et cette démarche, qui mit les choses au net, acheva aussi de le rendre fort odieux. Il l'était déjà par ses incroyables rapines et par toute sa conduite avec les troupes, tandis que l'électeur était adoré de tous. De part et d'autre les courriers marchèrent. Villars, ses coffres remplis et sa femme absente, ne désirait rien plus que de sortir d'une si triste situation; et l'électeur demandait formellement d'être délivré d'un homme qui lui manquait à tout avec audace, qui barrait ses projets les plus certains, et qui tête levée ne semblait être venu en son pays que pour le mettre à la plus forte contribution à son profit particulier. Le roi enfin, voyant combien il y avait peu d'apparence de laisser plus longtemps ces deux hommes ensemble, se détermina à leur donner satisfaction en les séparant, et à faire maréchal de France celui qu'il enverrait à la place de Villars, aucun de ceux qui l'étaient déjà n'y paraissant propre. C'en était moins la raison que le prétexte.

Chamillart, avant sa dernière grande fortune, l'avait commencée par l'intendance de Rouen que son père avait aussi eue. Ils y étaient devenus amis intimes des Matignon, au point que le comte de Matignon, père, longues années depuis, du duc de Valentinois, lui quitta pour rien la mouvance d'une terre qu'il avait relevant de Thorigny, ce qui enrichit depuis Matignon sous son ministère, fit son frère maréchal de France et son fils duc et pair et gendre de M. de Monaco dans les suites. Les Matignon avaient marié leurs soeurs comme ils avaient pu. Ils étaient cinq frères et force filles, dont ils cloîtrèrent la plupart, et firent deux frères d'Église: l'un évêque de Lisieux après son oncle paternel; l'autre de Condom, fort homme de bien, mais rien au delà. L'aîné n'eut que deux filles dont il donna l'aînée à son frère, l'autre à Seignelay, qui se remaria au comte de Marsan, et le dernier frère, qu'on appelait Gacé, nous le verrons maréchal de France. Les deux soeurs, l'une jolie et bien faite, épousa un du Breuil, gentilhomme breton, qui portait le nom de Nevet, dont elle ne laissa point d'enfants; l'autre Coigny, père du maréchal d'aujourd'hui.

Coigny était fils d'un de ces petits juges de basse Normandie, qui s'appelait Guillot, et qui, fils d'un manant, avait pris une de ces petites charges pour se délivrer de la taille après s'être fort enrichi. L'épée avait achevé de le décrasser. Il regarda comme sa fortune d'épouser la soeur des Matignon pour rien, et avec de belles terres, le gouvernement et le bailliage de Caen qu'il acheta, se fit tout un autre homme. Il se trouva bon officier et devint lieutenant général. Son union avec ses beaux-frères était intime, il les regardait avec grand respect, et eux l'aimaient fort et leur soeur qui logeait chez eux et qui était une femme de mérite. Coigny, fatigué de son nom de Guillot, et qui avait acheté en basse Normandie la belle terre de Franquetot, vit par hasard éteindre toute cette maison, ancienne, riche et bien alliée. Cela lui donna envie d'en prendre le nom, et la facilité de l'obtenir, personne n'en étant plus en droit de s'y opposer. Il obtint donc des lettres patentes pour changer son nom de Guillot en celui de Franquetot qu'il fit enregistrer au parlement de Rouen, et consacra ainsi ce changement à la postérité la plus reculée. Mais on craint moins les fureteurs de registres que le gros du monde qui se met à rire de Guillot, tandis qu'il prend les Franquetot pour bons; parce que les véritables l'étaient, et qu'il ignore si on s'est enté dessus avec du parchemin et de la cire. Coigny donc, devenu Franquetot et dans les premiers grades militaires, partagea avec les Matignon, ses beaux-frères, la faveur de Chamillart. Il était lors en Flandre, où le ministre de la guerre lui procurait de petits corps séparés. C'était lui qu'il voulait glisser en la place de Villars, et par là le faire maréchal de France. Il lui manda donc sa destination, et comme le bâton ne devait être déclaré qu'en Bavière, même à celui qui lui était destiné, Chamillart n'osa lui en révéler le secret; mais, à ce que m'a dit lui-même ce ministre dans l'amertume de son coeur, il lui mit tellement le doigt sur la lettre, que, hors lui déclarer la chose, il ne pouvait s'en expliquer avec lui plus clairement. Coigny, qui était fort court, n'entendit rien à ce langage. Il se trouvait bien où il était. D'aller en Bavière lui parut la Chine; il refusa absolument, et mit son protecteur au désespoir, et lui-même peu après, quand il sut ce qui lui était destiné.

On se tourna à Marsin, auquel arriva un courrier devant Landau, chargé d'un paquet pour lui, qui en enfermait un autre. Par celui qu'il ouvrit, il lui était ordonné de quitter le siège tout aussitôt, et de prendre le chemin qui lui était marqué pour se rendre en Bavière, où seulement et non plus tôt il devait ouvrir l'autre paquet. En le tâtant il reconnut qu'il y avait un sceau, et comprit que c'était le bâton de maréchal de France. La merveille fut que cela ne le tenta point. Il se sentit blessé de ne l'obtenir que par besoin de lui après la promotion des autres, et fut effrayé du poids dont on voulait le charger. Il renvoya donc le courrier avec des excuses et le paquet, qu'il ne devait ouvrir qu'en Bavière, tel qu'on le lui avait envoyé. Le roi persista et lui redépêcha aussitôt les mêmes ordres avec le même paquet, pour ne l'ouvrir qu'en Bavière. Il fallut obéir. Il partit et rencontra Villars en Suisse, chargé de l'argent de ses contributions personnelles et de l'exécration publique. L'électeur dit à qui le voulut entendre qu'il emportait deux millions comptant de son pays, sans ce qu'il avait tiré du pays ennemi, à quoi avait tendu tout son projet militaire qui lui avait énormément rendu. Les troupes et les officiers généraux ne l'en dédirent point. Il offrit de l'argent avant partir à qui en voudrait emprunter, pour s'en décharger d'autant; mais la haine prévalut, qui que ce soit n'en voulut prendre pour la malice de lui laisser ses coffres pleins, qu'il amena à bon port en France. L'escorte qui l'avait amené ramena Marsin chargé de cent mille pistoles pour l'électeur; il passa avec lui beaucoup d'argent pour la paye et les besoins de nos officiers et de nos troupes, et beaucoup d'autres choses nécessaires pour lesquelles on profita de l'occasion. En joignant l'électeur, il lui rendit le repos, et la joie à toute l'armée. Il ouvrit son paquet et y trouva ses ordres, ses instructions et son bâton, comme il s'en était douté. Le roi le déclara maréchal de France, quand il le crut arrivé. Il fut parfaitement d'accord en tout avec l'électeur, et au gré des troupes et des officiers généraux, et très éloigné de brigandages. Peu après son arrivée, ils firent le siège d'Augsbourg qu'ils prirent en peu de jours, et mirent après les troupes dans les quartiers, qui avaient grand besoin de repos. Le maréchal de Villeroy, à qui les ennemis avaient pris Limbourg, sépara aussi la sienne. Il prit la place du maréchal de Boufflers à Bruxelles, pour commander tout l'hiver sur toutes ces frontières, et Boufflers revint à la cour.

Elle partit de Fontainebleau le 25 octobre, retournant à Versailles par Villeroy et par Sceaux. Le roi avait dans son carrosse Mme la duchesse de Bourgogne, Madame, Mme la duchesse d'Orléans, la duchesse du Lude et Mme de Mailly, qui l'emporta sur la maréchale de Coeuvres, grande d'Espagne. Pour expliquer comment se passa cette préférence, il faut reprendre les choses d'un peu loin. La place de dame d'honneur a presque toujours été remplie dans tous les temps par de grandes dames, quelquefois par des femmes de princes du sang, comme on le voit dans Brantôme. La dernière connétable de Montmorency la fut aussi, et elle était aussi duchesse de Montmorency. Depuis Mme de Senecey et la comtesse de Fleix, sa fille, en survivance, qui furent dames d'honneur de la dernière reine mère, qu'elles survécurent toutes deux, on n'a plus vu de dames d'honneur de reine que duchesses. Ces deux-là le devinrent, quoique veuves en 1663 . Randan fut érigé pour elles deux conjointement et pour M. de Foix, fils aîné de la comtesse de Fleix, à qui, par mort sans enfant, le dernier duc de Foix succéda comme ayant été appelé par les lettres, en qui cette illustre et heureuse maison de Grailly, dite de Foix, s'éteignit avec son duché-pairie.

La marquise de Senecey, dame d'honneur de la reine mère et intimement dans sa confidence, fut chassée lors de l'éclat du Val-de-Grâce, où le chancelier Séguier eut ordre d'aller fouiller la reine jusque dans sa gorge, et dont, en homme d'esprit et adroit, il s'acquitta sans reproches du roi, ni rien perdre dans les bonnes grâces du cardinal de Richelieu, mais de manière qu'il en mérita celles de la reine, qui de sa vie n'oublia ce service. Il était question d'intelligence fort criminelle avec l'Espagne. Il se trouva d'ailleurs assez de choses pour que la fameuse duchesse de Chevreuse se sauvât hors du royaume, et que Beringhen, premier valet de chambre du roi, s'enfuît à Bruxelles, ce qui fit depuis son incroyable fortune. De cette affaire, Mme de Senecey fut exilée à Randan, et pas un d'eux ne revint qu'à la mort de Louis XIII. Aussitôt après, la reine, devenue régente, les rappela, chassa Mme de Brassac, tante paternelle de M. de Montausier, duc et pair si longtemps après, rendit à Mme de Senecey sa charge de dame d'honneur, que Mme de Brassac avait eue, et en donna en même temps la survivance à la comtesse de Fleix pour l'exercer conjointement avec la marquise de Senecey, sa mère, qui rentrèrent dès ce moment dans la plus grande faveur et la plus haute considération, qui a toujours duré égale jusqu'à la mort de la reine. Lorsque le rang des Bouillon se fut établi et que celui de Rohan commença à poindre, ces deux dames obtinrent un tabouret de grâce. Une assemblée de noblesse protégée par Gaston, lieutenant général de l'État, fit ôter ces rangs sans titres et ces tabourets de grâce, qui furent rendus après les troubles de la régence; et lors de cette monstrueuse promotion de quatorze érections de duchés-pairies en 1663, celle de Randan en fut une, comme je viens de le dire, en faveur de la mère, de la fille et du petit-fils.

Jusqu'au retour de Mme de Senecey, aucune dame d'honneur de la reine n'avait disputé la préférence du carrosse à aucune duchesse, ni même l'honneur de donner la chemise à la reine et de lui présenter la sale, qui était déféré sans difficulté à la plus ancienne duchesse qui se trouvait présente quand il n'y avait point de princesse du sang. La sale est une espèce de soucoupe de vermeil sur laquelle les boites, étuis, montres et l'éventail de la reine lui étaient présentés couverts d'un taffetas brodé, qui se lève en la lui présentant. Il y a toute apparence que Mmes de Senecey et de Fleix se prévalurent, à leur retour, et de la faveur de la reine et de celle de la comtesse d'Harcourt et de la duchesse de Chevreuse auprès d'elle, qui la tournèrent entièrement pour la maison de Lorraine contre les ducs, pour se mettre en possession de présenter toujours la sale et donner la chemise, sous prétexte de ne donner point de préférence aux duchesses ni aux princesses lorraines, qui pourtant ne faisaient que commencer à le disputer par la faveur des deux que je viens de nommer. Pour le carrosse, Mmes de Senecey et de Fleix n'y entreprirent rien, parce qu'apparemment que, ne s'agissant pas là de fonctions, elles n'y purent trouver de prétexte. Il vint depuis au mariage du roi. La maréchale de Guébriant, nommée dame d'honneur et point duchesse, mourut en allant trouver la cour en Guyenne, et ne vit jamais la reine. Mme de Navailles, dont le mari était duc à brevet, qui avait tellement été attaché au cardinal Mazarin, dont il commandait les chevau-légers, qu'il avait été son correspondant intime et son homme de la plus grande confiance pendant ses deux absences hors du royaume, fut nommée à la place de la maréchale de Guébriant. Elle était en Gascogne dans les terres de son mari, qui ne songeait à rien moins, et qui n'eut que le temps d'arriver pour le mariage. Le cardinal Mazarin, qui fit tout pour que le comte de Soissons ne se trouvât pas mal marié à sa nièce, venait d'inventer pour elle la charge jusqu'alors inconnue de surintendante de la maison de la reine, et pour conserver toute préférence à la reine mère avec laquelle il avait toujours été si uni, à qui il devait tout, et que le roi respectait si fort, il fit en même temps la princesse de Conti, son autre nièce, surintendante de sa maison. Cette dernière, étant princesse du sang, emportait beaucoup de choses par ce rang; mais sa piété, l'extrême délicatesse de sa santé, son attachement à M. le prince de Conti, presque toujours dans son gouvernement de Languedoc, ne lui permettaient guère d'exercer cette charge. Elle était tout aux dépens de celle de dame d'honneur prise sur le modèle du grand chambellan, avant qu'il fût dépouillé par les premiers gentilshommes de la chambre.

La comtesse de Soissons, toujours à la cour, où elle donnait le ton par sa faveur auprès du roi qui dans ces temps-là ne bougeait de chez elle, faisait sa charge, et Mme de Navailles n'avait garde de se commettre avec elle à cause du roi et du cardinal, son oncle, dont le mari était la créature. La reine ne connaissait personne dans ces commencements; à peine s'expliquait-elle en français. La comtesse de Soissons montait dans son carrosse, et lui nommait les dames à appeler, et les appelait pour la reine. Cet usage introduit fut suivi par la duchesse de Navailles, lorsque la comtesse de Soissons ne s'y trouvait pas. Mme de Montausier, duchesse à brevet, lui succéda et en usa de même, et cet établissement a toujours continué, depuis lequel il a valu la préférence aux dames d'honneur dans le carrosse sur tout ce qui n'est point princesse du sang. Pour les dames d'atours jamais pas une n'y avait songé, non pas même la comtesse de Béthune, si longtemps dame d'atours de la reine, si fort et toujours sa favorite, et si considérée par elle-même, par son beau-père et par son mari, illustres par leurs charges et leurs négociations, et par le comte, depuis duc de Saint-Aignan son frère, si bien alors avec le roi, en si grande privance et premier gentilhomme de sa chambre. Jusqu'à Mme de Mailly, il n'avait donc pas été question de nulle prétention des dames d'atours. Celle-ci, fort glorieuse, nièce de Mme de Maintenon, mariée de sa main, et parfaitement bien alors avec elle, imagina cette préférence, la tortilla longtemps, bouda, et, trouvant enfin sa belle contre un enfant comme la maréchale de Coeuvres, dont le roi s'amusait comme telle (lequel n'aimait pas les rangs, et Mme de Maintenon beaucoup moins qui avait bien ses raisons pour cela), l'emporta, non par une décision que Mme de Mailly ne put obtenir, mais par silence sur son entreprise, qui en fut une approbation tacite dont elle sut se prévaloir. Cela ne laissa pas de faire du bruit et de paraître étrange; elle dit qu'elle n'imaginait pas disputer aux titrées, ni avoir jamais que la dernière place; mais qu'elle était nécessaire dans le carrosse, pour y porter et y donner à Mme la duchesse de Bourgogne des coiffes et d'autres hardes légères à mettre par-dessus tout, à cause des fluxions, à quoi elle était sujette. En effet elle n'eut jamais que la dernière place, mais elle se conserva dans la préférence que sa faveur lui fit embler.

CHAPITRE XI. §

L'archiduc en Hollande, non reconnu du pape. — Marcilly à Lyon, dégradé à Vienne. — Bataille de Spire gagnée sur les Impériaux. — Landau rendu à Tallard, qui met sont armée en quartiers d'hiver. — Tessé à Chambéry; conduite de Vaudémont; Tessé destiné à commander son armée. — Vendôme, refusé du bâton, tente en vain de commander les maréchaux de France, mais [il l'obtient pour] ses cadets de lieutenant général. — La Feuillade en Dauphiné. — Retour du comte de Toulouse et du maréchal de Coeuvres. — Retour de Villars. — Retour de Tallard. — Retour du cardinal d'Estrées. — Retour de Rouillé; son caractère. — Berwick général en Espagne. — Puységur y va; son caractère. — Troupes françaises en Espagne. — Nouvelle junte en Espagne. — Caractère de l'abbé d'Estrées. — Quatre compagnies et quatre capitaines des gardes du corps en Espagne. — Duc d'Albe; son extraction; son caractère; ambassade en France. — Sa première réception particulière et de la duchesse sa femme. — Étrange singularité du duc d'Albe, père de l'ambassadeur.

L'archiduc était arrivé en Hollande, reconnu par cette république, l'Angleterre, le Portugal, Brandebourg, Savoie et Hanovre, comme roi d'Espagne, sous le nom de Charles III, et bientôt après par presque toutes les autres puissances de l'Europe. Le pape, à qui l'empereur donna part de cette déclaration par une lettre, ayant su ce qu'elle contenait, la renvoya à son ministre sans l'avoir ouverte. Landau se défendait vigoureusement. La dégradation des armes prononcée contre Marcilly, pour avoir rendu Brisach, par le conseil de guerre, et cet officier en fuite et réfugié à Lyon, fut une vive leçon au gouverneur de la place assiégée pour se bien défendre. Tout était en mouvement pour son secours. Le prince aîné de Hesse, depuis roi de Suède, y menait vingt-trois bataillons et trente escadrons des troupes du landgrave, son père et de ce qui s'y était joint. Pracontal y marchait de Flandre avec vingt et un bataillons, et vingt-quatre escadrons, et le comte de Roucy fut détaché du siège avec deux mille chevaux et cinq cents hommes de pied, pour garder les passages du Spirebach et empêcher la surprise, et qui fut rappelé au camp dès qu'il parut des ennemis auxquels se joignirent ce qu'il y avait de troupes palatines dans les lignes de Stollhofen, et de celles qui voltigeaient en deçà du Rhin.

Sur ces nouvelles, Tallard résolut d'aller au-devant d'eux, et de ne les point attendre dans ses lignes. Il remit la conduite du siège et de ce qu'il y laissait de troupes au plus ancien lieutenant général, qui était Laubanie, et sur lequel on pouvait sûrement se reposer; choisit quarante-quatre escadrons et vingt bataillons dans son armée avec lesquels il campa hors de ses lignes, dès le mercredi au soir, 14 novembre, et manda à Pracontal, arrivé à portée, de le joindre le lendemain de bonne heure avec sa cavalerie seulement, si son infanterie ne pouvait arriver, qui l'exécuta ainsi le jeudi 15, à la pointe du jour. Ils trouvèrent le prince de Hesse qui commandait en chef entre la petite Hollande et Spire, dont toute l'armée n'était pas tout à fait encore en bataille. On ne tarda pas à se charger; la cavalerie de leur droite mena assez mal celle de notre gauche, mais celle de la leur ne tint pas. Leur infanterie fit bonne contenance après sa première décharge, mais elle ne put résister à celle de Tallard, qui la chargea la baïonnette au bout du fusil avec tant de vigueur, que quantité de soldats ennemis furent tués dans les rangs et qu'ils ne purent résister. Outre ces vingt-trois bataillons qui plièrent, ils en avaient encore cinq autres qui se retirèrent sans avoir presque combattu. La victoire fut complète et surprit agréablement le maréchal de Tallard, qui était fort étourdi vers notre gauche à rétablir l'ébranlement qui y était arrivé, et qui apprit ce grand succès de notre cavalerie de la droite et de toute l'infanterie au moment qu'il n'espérait rien moins. Il accourut à la victoire et y donna ses ordres partout. Il avait plus de cavalerie qu'eux et un bataillon de moins. On leur prit tout leur canon, presque tous leurs drapeaux et quantité d'étendards. Le soir même Laubanie manda à Tallard, qui était sur le champ de bataille, que la chamade était battue, mais qu'il lui conseillait de ne rien précipiter pour la capitulation. Labaume, fils du maréchal, arriva le 20 novembre, sur les cinq heures à Versailles, avec cette grande nouvelle que le roi manda aussitôt à Monseigneur, qui était à Paris à l'Opéra. Ce prince fit cesser les acteurs pour l'apprendre aux spectateurs. Pracontal, lieutenant général et gendre de Montchevreuil, y fut tué. C'était un homme fort appliqué, avec de la valeur et de la capacité, et qui aurait justement fait une fortune. Il s'était fort attaché au maréchal de Boufflers, et Mme de Maintenon le protégeait particulièrement. Sa femme eut le gouvernement de Menin à vendre que Pracontal avait acheté. Meuse, colonel de cavalerie de la maison de Choiseul, Calvo, colonel du régiment Royal infanterie et brigadier, neveu du lieutenant général et chevalier de l'ordre, garçon de beaucoup de valeur et d'entendement et fort bien voulu de tout le monde, Beaumanoir, qui venait d'épouser une fille du duc de Noailles, y furent aussi tués avec force autres moins distingués. Ce dernier ne porta pas loin la malédiction que son père lui donna en mourant au cas qu'il fît ce mariage, comme je l'ai rapporté en son temps. Il ne laissa point d'enfants, et en lui finit cette maison ancienne et illustre. Sa lieutenance générale de Bretagne fut quelque temps après donnée au maréchal de Châteaurenauld, et servit bientôt après pour une seconde fois de dot à une autre Noailles que son fils épousa. Le régiment Royal infanterie fut donné à Denonville, fils aîné d'un sous-gouverneur des enfants de France, pour qui Mgr le duc de Bourgogne avait beaucoup de bonté. Ce prince parut douloureusement affligé en cette occasion de ce que le roi ne lui avait jamais voulu permettre d'achever la campagne, qu'on lui fit croire finie après la prise de Brisach. Le chevalier de Croissy, qui vint apporter les drapeaux et le détail, rapporta que les ennemis avaient perdu six mille hommes, outre quatre mille prisonniers, parmi lesquels trois officiers généraux et six colonels. Le jeune comte de Frise, qui en fut du nombre, fut envoyé le soir même de la bataille par le maréchal de Tallard coucher à Landau, dont son père était gouverneur, pour lui apprendre la vérité de cette journée. On prétendit que l'armée ne perdit pas plus de quatre ou cinq cents hommes, mais beaucoup plus à proportion d'officiers.

Landau reçut une capitulation honorable de quatre mille hommes qui étaient dedans il n'en sortit que mille sept cents sous les armes, et fort peu d'officiers qui furent conduits à Philippsbourg, et on assura qu'on n'avait pas eu plus de mille hommes tués ou blessés au siège. Le prince de Hesse fit merveille de tête et de valeur. Il devait être joint le lendemain par six mille hommes, à qui on avait donné des chariots pour arriver plus diligemment. On sut après qu'il y avait eu deux princes de Hesse de tués. Labaume fut fait brigadier, et Laubanie eut le gouvernement de Landau. Peu après l'armée du Rhin entra dans ses quartiers d'hiver, ainsi que celle de Flandre, où les ennemis avaient pris Limbourg.

Tessé était dans Chambéry et avait occupé presque toute la Savoie. Avant de partir il avait été destiné à commander l'armée de M. de Vaudemont, qui, prévoyant les difficultés que la défection de M. de Savoie allait apporter à la guerre d'Italie, ne voulait pas s'exposer aux événements problématiques entre ses anciens protecteurs et ses nouveaux maîtres, et avait pris son parti de se retirer à Milan et de s'y préparer à en emporter les dépouilles si nous le perdions ou à y demeurer le maître si ce duché restait au roi d'Espagne. L'état de sa santé, dont il a tiré dans tous les divers temps un merveilleux parti, lui servit de prétexte, et Tessé, son ami, pour ne pas dire son client, eut ordre d'aller prendre le commandement de son armée quand il en serait temps.

M. de Vendôme, avant de parvenir au généralat en chef, avait fort pressé le roi de le faire maréchal de France. Le roi, sur le point de le faire, en fut retenu par la grandeur de ses bâtards et la similitude qu'il avait avec eux. Il lui dit donc qu'après y avoir mieux pensé il trouvait que le bâton ne lui convenait point, et en même temps l'assura qu'il n'y perdrait rien. En effet, on a vu qu'il sut bien lui tenir parole; ancré à la tête de l'armée d'Italie, et se voyant par son rang à un comble inespéré, il essaya d'obtenir une patente pour commander les maréchaux de France; le roi, qui n'a élevé ses bâtards que par degrés, et qui de l'un n'a jamais imaginé de les porter à l'autre, se choqua de la proposition à ne laisser pas d'espérance la plus légère. Au commencement de cette campagne, Vendôme, jugeant que le mécontentement que sa demande avait donné au roi était passé, en hasarda une autre modifiée. Il proposa une patente qui, sans être maréchal de France, puisque le roi avait jugé qu'il ne lui convenait pas de l'être, le remît au même droit que s'il l'avait été, puisque Sa majesté lui avait promis qu'il ne perdrait rien à ne l'être pas, c'est-à-dire qu'il le laissât obéir aux maréchaux de France plus anciens lieutenants généraux que lui, mais qu'il le fît commander à ceux d'entre eux qui étaient ses cadets, et à qui il aurait commandé sans difficulté si le roi l'avait fait maréchal de France en son rang.

Quelque plausible que fût cette proposition, le roi ne put se résoudre à lui laisser commander aucun maréchal de France par voie d'autorité. Il en parla au maréchal de Villeroy, au mieux alors avec lui, qui se récria contre, émut les maréchaux de France et l'empêcha; en sorte que Vendôme en fut refusé. Villeroy lui-même me l'a conté en s'en applaudissant. Tessé le savait comme les autres, mais, en courtisan qui ne voulait rien hasarder, il en reparla au roi en recevant ses ordres pour le Dauphiné et l'Italie, et lui proposa, en homme qui voulait plaire et ne se pas attirer les bâtards, d'éviter de se trouver avec M. de Vendôme, et de ne prendre que la plus petite armée, qui avait été commandée un temps par le grand prieur comme le plus ancien des lieutenants généraux. Le roi lui répondit en ces mêmes termes: qu'il ne fallait pas accoutumer ces messieurs-là à être si délicats, qu'il avait trouvé très mauvais que M. de Vendôme eût osé songer à commander des maréchaux de France, et qu'en deux mots il ne voulait point de ménagements là-dessus ni pour prendre le commandement de la principale armée ni pour se trouver avec M. de Vendôme et le commander lui-même; que ces messieurs-là en avaient bien assez, et qu'il ne fallait ni lui ne voulait les gâter davantage; qu'ils l'étaient bien assez; qu'ainsi sans avoir aucun égard à cette considération-là, il fit tout ce qu'il croirait devoir faire pour le bien de la chose et pour l'utilité de ses affaires en Italie. Tessé, qui me l'a plus d'une fois raconté, en fut surpris au dernier point, mais, en nez fin, il ne laissa pas de biaiser pour plaire à M. de Vendôme et encore plus à M. du Maine. M. de Vendôme, de sa part, ne lui disputa rien, et il évita sagement d'en être obombré. On verra que M. du Maine, par Mme de Maintenon et par tout ce qu'elle sut employer, ne laissa pas longtemps le roi dans cette humeur. Pour M. de Vaudemont, gouverneur général du Milanais avec patente de général des armées du roi d'Espagne, il ne commandait ni obéissait aux maréchaux de France ni à M. de Vendôme. Ils vivaient ensemble et agissaient de concert en partité de commandement, presque jamais ensemble que peu de jours, et en passant, et Vaudemont toujours à Milan ou avec un corps séparé.

Lorsque Tessé, après avoir commandé peu de temps en Dauphiné, et occupé la Savoie, fut sur le point de passer à Milan, on vit un prodige de la faveur de Chamillart. On a vu en plus d'un endroit de ces Mémoires quelle avait été la conduite de La Feuillade, et quel était l'éloignement du roi pour lui, jusqu'à avoir été empêché avec peine de le casser. Il faut se rapprocher encore ce qui se passa entre le roi et Chamillart, lorsqu'il eut défense de plus penser à ce mariage pour un homme qui ne le faisait que par ambition, et pour qui le roi était déterminé à ne jamais rien faire, enfin avec quelle mauvaise grâce il consentit enfin par importunité que Chamillart en fît son gendre sans se départir de sa résolution. Le ministre aidé de sa toute-puissante protectrice, et du faible que le roi eut toujours pour ses ministres et pour lui plus que pour aucun qu'il ait jamais eu, si on en excepte le Mazarin, tourna si bien que, sous prétexte que La Feuillade avait le gouvernement de Dauphiné, il lui en procura le commandement, et que de colonel réformé qu'il était trois mois auparavant, lorsqu'il fut fait maréchal de camp avec les autres, il le poussa au commandement en chef de deux provinces frontières, et d'un corps d'armée complet. Pour faire un peu moins crier, il ne mit sous lui que deux maréchaux de camp, ses cadets; la surprise de la cour fut extrême, celle des troupes ne fut pas moindre, ni l'étonnement amer des premiers officiers généraux. La Feuillade prit Annecy avec quelques volées de canon, et nettoya quelques pais postes que Tessé avait exprès laissés pour faire sa cour au ministre, et il ne resta au duc de Savoie en deçà des Alpes que la vallée de Tarentaise, où le marquis de Sales s'était retiré avec ses troupes. On peut juger combien on fit valoir ces bagatelles. Chamillart enivré de son gendre était dans le ravissement, et La Feuillade en partant ne tenait pas dans sa peau.

Le comte de Toulouse revint à la cour, et peu de jours après le maréchal de Coeuvres; ils avaient passé un long temps à Toulon, leurs forces n'étant pas bastantes pour se mesurer avec les Anglais et les Hollandais. Quand ces flottes se furent éloignées, ils firent un tour à la mer, où le comte commandait au maréchal comme amiral, et non comme bâtard à un maréchal de France, toutefois et avec raison soumis à son conseil, et ayant défense du roi de rien faire que de son avis.

Villars arriva aussi, et ce fut à Marly, mais sans y coucher: il était trop appuyé pour n'être pas bien reçu. Le roi lui fit même une honnêteté sur ce qu'il n'y avait aucun logement de vide. Il parut avec sa confiance accoutumée pour ne pas dire son audace, et il eut la hardiesse, en rendant compte au roi chez Mme de Maintenon à Versailles, de toucher l'étrange corde des contributions: il fit valoir celles qu'il avait fait payer au profit du roi; puis ajouta qu'il était trop bon maître pour vouloir qu'on se ruinât à son service; qu'il savait qu'il était né sans bien; qu'il ne lui dissimulait pas qu'il s'était un peu accommodé, mais que c'était aux dépens de ses ennemis, se gardant bien d'avouer rien de la Bavière, et qu'il regardait cela comme une grâce pécuniaire que Sa Majesté lui faisait sans qu'elle lui coûtât rien. Avec cette pantalonnade et le sourire gracieux de Mme de Maintenon tout passa de la sorte, et ces démêlés si indécents avec l'électeur de Bavière, et si funestes aux succès, furent comptés pour rien.

Tallard, à mains plus nettes, salua le roi plus modestement; ce fut peu de jours après. Il arriva comme le roi s'habillait après dîner, ayant pris médecine. Au lieu de s'en approcher, il gagna par derrière le monde la porte du cabinet, et y fit sa révérence comme le roi y passa. Le roi le reçut comme il méritait de l'être, le fit entrer avec lui, l'entretint peu avant le conseil, et le remit au lendemain chez Mme de Maintenon.

Le cardinal d'Estrées arriva presque en même temps et salua le roi sortant de chez Mme de Maintenon pour aller à son souper. Il l'embrassa par deux fois, lui fit un grand accueil, et l'entretint à quelques jours de là dans son cabinet. Quelques jours après, Louville arriva à Paris, où je causai avec lui tout à mon aise et à beaucoup de longues reprises.

Rouillé, revenant de l'ambassade de Portugal d'où il était parti avant la rupture, fut aussi très bien reçu. C'était un homme fort sage, fort avisé et fort instruit, qui avait conclu le traité qu'on ne put tenir. Châteauneuf, qui avait été ambassadeur à Constantinople, était allé le relever, et alla par l'Espagne jusqu'aux frontières de Portugal, où il trouva qu'il n'avait plus rien à faire.

La guerre devenant très prochaine en Espagne du côté du Portugal, le roi d'Espagne fit venir de Flandre le comte de Serclaës pour y commander ses troupes avec quelques autres officiers généraux sous lui, que le roi gracieusa fort en passant. Il résolut aussi d'y envoyer un corps d'armée, et choisit le duc de Berwick pour le commander, et Puységur pour y servir sous lui d'une façon principale, et y être le directeur unique de l'infanterie, cavalerie et dragons. C'était un simple gentilhomme de Soissonnais, mais de très bonne et ancienne noblesse, du père duquel il y a d'excellents Mémoires imprimés, et qui était pour aller fort loin à la guerre et même dans les affaires. Celui-ci avait percé le régiment du roi infanterie jusqu'à en devenir lieutenant-colonel; le roi, qui distinguait ce régiment sur toutes ses autres troupes, et qui s'en mêlait immédiatement comme un colonel particulier, avait connu Puységur par là. Il avait été l'âme de tout ce que M. de Luxembourg avait fait de beau en ses dernières campagnes en Flandre, où il était maréchal des logis de l'armée, dont il était le chef et le maître pour tous les détails de marches, de campements, de fourrages, de vivres, et très ordinairement de plans. M. de Luxembourg se reposait de tout sur lui avec une confiance entière, à laquelle Puységur répondit toujours avec une capacité supérieure, une activité et une vigilance surprenante, et une modestie et une simplicité qui ne se démentit jamais dans aucun temps de sa vie ni dans aucun emploi. Elle ne l'empêcha pourtant, par aucune considération que ce pût être, de dire la vérité tout haut, et au roi qui l'estimait fort et qui l'entretenait souvent tête à tête, et quelquefois chez Mme de Maintenon, et il sut très bien résister au maréchal de Villeroy et à M. de Vendôme, malgré toute leur faveur, et montrer qu'il avait raison. On l'a vu ci-dessus succéder avec Montriel, aussi capitaine au régiment du roi, aux deux gentilshommes de la manche qui furent chassés d'auprès de Mgr le duc de Bourgogne, à la disgrâce de l'archevêque de Cambrai. Nous verrons désormais nager Puységur en plus grande eau. Le roi lui fit quitter sa lieutenance colonelle pour s'en servir plus utilement et plus en grand. À la fin il est devenu maréchal de France avec l'applaudissement public, malgré le ministre qui le fit, et qui, après une longue résistance, n'osa se commettre au cri public et au déshonneur qu'il aurait fait au bâton, s'il ne le lui avait pas donné, et par le bâton il le fit après chevalier de l'ordre avec les mêmes délais et la même répugnance. À la valeur, aux talents et à l'application dans toutes les parties militaires, Puységur joignit toujours une grande netteté de mains, une grande équité à rendre justice par ses témoignages, un coeur et un esprit citoyen qui le conduisit toujours uniquement et très souvent au mépris et au danger de sa fortune avec une fermeté dans les occasions qui la demandèrent souvent qui ne faiblit jamais, et qui jamais aussi ne le fit sortir de sa place. Vingt bataillons, sept régiments de cavalerie et deux de dragons marchèrent en même temps en Espagne, où plusieurs officiers généraux eurent ordre de se rendre en même temps que Villadarias, commandant en Andalousie, inquiétait fort les Portugais dans les Algarves, où il était entré avec six mille hommes, avant qu'il fût encore arrivé rien en Portugal de ce que ses nouveaux alliés avaient promis.

Cependant Mme des Ursins, embarrassée de l'éclat de la retraite des deux cardinaux et de l'expulsion de tous les anciens ministres qui avaient mis la couronne sur la tête de Philippe V, par le testament de Charles II, fit une vraie espièglerie. Ce fut une nouvelle junte qu'elle composa de don Manuel Arias, gouverneur du conseil de Castille, qu'elle retint par l'autorité du roi, comme il partait pour son archevêché de Séville; du marquis de Mancera, dont j'ai assez parlé ailleurs pour qu'il ne me reste rien à y ajouter; et de l'abbé d'Estrées comme ambassadeur de France; elle la conserva tant qu'elle se la crut nécessaire pour apaiser le bruit. En attendant elle sut bien empêcher qu'il ne s'y fît rien de sérieux. Elle ne la laissait s'occuper que des amusettes d'un bas conseil, tandis que les véritables affaires se délibéraient et se décidaient chez la reine, fort souvent chez elle entre elles deux et Orry avec le roi; puis on faisait expédier, par Rivas et par les autres secrétaires d'État de la guerre et des affaires étrangères, ce qui était résolu et qui avait besoin d'expédition. Arias seul l'embarrassait par son poids et sa capacité; de l'abbé elle s'en jouait après s'être délivrée de son oncle. C'était un homme bien fait, galant, d'un esprit très médiocre, enivré de soi, de ses talents, des grands emplois, et du lustre de sa famille et de ses ambassades jusqu'à la fatuité, et qui, avec de l'honneur et grande envie de bien faire, se méprenait souvent et se faisait moquer de lui. Ses moeurs l'avaient exclu de l'épiscopat; la considération des siens, surtout du cardinal, son oncle, couvrirent ce dégoût par des emplois étrangers qu'il ne tint pas à lui qu'on ne crût fort importants, et où néanmoins il y avait peu et souvent rien à faire. Il n'était pas riche, et regardait fort à ses affaires. Il évita de faire son entrée étant ambassadeur en Portugal, et le cardinal d'Estrées, qui ne retenait pas volontiers ses bons mots, même sur sa famille, disait plaisamment de lui qu'il était sorti de Portugal sans y être entré. Pour Mancera, sa grande vieillesse mettait la princesse des Ursins fort à l'aise avec lui. On verra bientôt comme elle sut se défaire de ce reste d'image de conseil.

Ce fut dans ce même temps, peut-être quinze jours après l'établissement de cette junte, que le roi d'Espagne établit quatre compagnies des gardes du corps, précisément sur le modèle en tout de celles de France, excepté qu'il les distingua par nations: deux espagnoles, les premières, qu'il donna au connétable de Castille et au comte de Lémos que j'ai fait connaître ailleurs; l'italienne au duc de Popoli, chevalier du Saint-Esprit, dont j'aurai lieu de parler; la wallonne ou flamande, qui fut la dernière, à Serclaës, que nous venons de voir passer de Flandre par Paris, en Espagne, pour y aller commander les troupes espagnoles. Cette nouveauté fit grand bruit à Madrid, où on ne les aime pas. Les rois d'Espagne jusqu'alors n'avaient jamais eu de gardes, que quelques méchants lanciers déguenillés qui ne les suivaient guère, et en très petit nombre, et qui demandaient à tout ce qui entrait au palais comme de vrais gueux qu'ils étaient, et qui furent cassés, et une espèce de compagnie de hallebardiers, qui était l'ancienne garde de tout temps, et qui fut conservée, qui ne peut être plus justement comparée qu'à la compagnie des Cent-Suisses de la garde du roi. On choisit exprès des seigneurs les plus élevés et les plus distingués des trois nations pour ces quatre charges, afin de les faire passer moins difficilement; et ce fut à cette occasion qu'arriva l'affaire du banquillo, que j'ai expliquée d'avance en parlant des grands d'Espagne, lors de l'exil en France des ducs d'Arcos et de Baños pour leur mémoire contre la réciprocité des rangs, honneurs, etc., des ducs de France et des grands d'Espagne, presque aussitôt que Philippe V fut monté sur le trône.

Le duc d'Albe, nommé ambassadeur en France, au lieu de l'amirante de Castille, était arrivé à Paris avec la duchesse sa femme, et son fils unique encore enfant, qu'il faisait appeler le connétable de Navarre. Ce nom est devenu si célèbre sous Charles-Quint et sous Philippe II, par le fameux duc d'Albe, que je crois lui devoir une légère digression. Henri IV, roi de Castille, fit, en 1469, duc d'Albe don Garcia Alvarez de Tolède, troisième comte d'Albe, qui est une terre fort considérable et fort étendue vers Salamanque, que le roi Jean II donna en titre de comté en 1430 à don Gutierez Gomez de Tolède, successivement évêque de Palencia et archevêque de Séville et de Tolède. Ce prélat donna ce comté au fils de son frère, père du premier duc d'Albe, et ce premier duc d'Albe fut bisaïeul de mâle en mâle du fameux duc d'Albe. Celui-ci mourut en janvier 1582. Son fils aîné, qui fut aussi premier duc d'Huesca, mourut sans enfants, et laissa le fils de son frère son héritier, qui par sa mère doña Briande de Beaumont hérita aussi du comté de Lérin, qui est une grandesse, et des titres héréditaires de grand connétable et de grand chancelier du royaume de Navarre. Ce cinquième duc d'Albe fut père du septième, et celui-là du huitième, dont le fils unique est le duc d'Albe, ambassadeur en France.

Son père, qui mourut en novembre 1701, avait épousé la tante paternelle des ducs d'Arcos et de Baños, c'est-à-dire une Ponce de Léon; il était veuf, chevalier de la Toison d'or, avait eu des emplois distingués, et été enfin conseiller d'État. C'était un homme de beaucoup d'esprit, avec du savoir, mais fort extraordinaire. Lorsque Philippe V arriva en Espagne, il en témoigna beaucoup de joie et lâcha force traits plaisants et mordants sur la maison d'Autriche et sur quelques seigneurs qu'on lui croyait attachés. Louville fut convié de l'aller voir à Madrid. Il le trouva assez malproprement entre deux draps, couché sur le côté droit, où il était sans avoir changé de place, ni laissé faire son lit depuis plusieurs mois; il se disait hors d'état de remuer et se portait pourtant très bien. Le fait était qu'il entretenait une maîtresse qui, lasse de lui, avait pris la fuite. Il en fut au désespoir, la fit chercher par toute l'Espagne, fit dire des messes et d'autres dévotions pour la retrouver, tant la religion des pays d'inquisition est éclairée, et finalement fit voeu de demeurer au lit et sans bouger de dessus le côté droit, jusqu'à ce qu'elle fût retrouvée. Il avoua enfin cette folie à Louville comme une chose forte, capable de lui rendre sa maîtresse, et tout à fait raisonnable. Il recevait chez lui grand monde, et la meilleure compagnie de la cour, étant lui-même d'excellente conversation. Avec ce voeu, il ne fut de rien à la mort de Charles II ni à l'avènement de Philippe V, qu'il ne vit jamais, et à qui il fit faire toutes sortes de protestations, et il poussa l'extravagance jusqu'à sa mort, sans être jamais levé ni branlé de dessus son côté droit. Cette manie est si inconcevable, et pourtant si certaine, que je l'ai crue digne d'être remarquée d'un homme sage d'ailleurs, sensé et plein d'esprit dans tout le reste.

Son fils unique, don Antoine Martin de Tolède, ambassadeur en France, qu'il n'appelait jamais que Martin, qui est assez la façon des Espagnols, était un homme de mine assez basse, mais beaucoup d'esprit et fort instruit, très sage, très mesuré, poli avec dignité et qui exerça son ambassade dans les temps les plus tristes avec beaucoup de courage et de jugement, à la satisfaction de sa cour et de la nôtre, qui eut pour lui une véritable estime et une considération très marquée. Sa femme, soeur des ducs d'Arcos et de Baños, extrêmement vive, encore plus laide, divertit un peu le monde qui à la fin s'y accoutuma. L'un et l'autre dans une grande dévotion, le mari plus solide, la femme plus à l'espagnole, vivaient ici avec magnificence. Le duc d'Albe salua le roi en particulier dans son cabinet en arrivant. Sa femme fut présentée au roi dans son cabinet après son souper, en arrivant aussi, par la duchesse du Lude qu'il avait nommée pour cela. Le roi demeura debout et l'entretint longtemps. La duchesse du Lude la conduisit de là par la galerie chez Mme la duchesse de Bourgogne, où tout était plus éclairé qu'à l'ordinaire, laquelle, après le souper du roi, au lieu de le suivre à l'ordinaire dans son cabinet, était allée attendre chez elle. Elle la reçut debout et la baisa en entrant et en sortant. Le roi ne la baisa qu'en entrant; de là elle fut chez Madame sans la duchesse du Lude et chez Mme la duchesse d'Orléans. On fut bien aise de lui faire cette réception extraordinaire d'autant plus que le duc d'Harcourt avait rendu compte, dès qu'il était en Espagne, de son inclination française marquée en plusieurs occasions.

CHAPITRE XII. §

Mariage du duc de Mortemart avec la fille du duc de Beauvilliers. — Mariage du marquis de Roye et de la fille de Ducasse. — Fortune et caractère de Ducasse. — Mariage du duc de Saint-Pierre avec la soeur de Torcy, veuve de Rénel. — Prince de Rohan capitaine des gens d'armes de la garde. — Mort de la duchesse de Mantoue. — Mort de La Rongère. — Mort de Briord. — Mort de Courtin; ses emplois, son caractère. — Curiosité sur le vêtement des gens de plume et de robe. — Mme de Varangeville. — Étrange vol procuré à Courtin par Fieubet. — Caractère et retraite de Fieubet. — Dispute pour le décanat du conseil entre La Reynie et l'archevêque de Reims, qui le gagne. — Affaire de la quête. — Colère du roi contre les ducs, en particulier contre moi. — Audience que j'eus du roi, dont je sortis content. — Raisons de m'être étendu sur l'affaire de la quête. — Effroi de l'empereur des mécontents. — Fanatiques soutenus par la Hollande et Genève. — Rochegude arrêté.

M. de Beauvilliers qui avait deux fils fort jeunes, et dont toutes les filles s'étaient faites religieuses à Montargis, excepté une seule, la maria tout à la fin de cette année au duc de Mortemart qui n'avait ni les moeurs ni la conduite d'un homme à devenir son gendre. Il était fils de la soeur cadette des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Le désir d'éviter de mettre un étranger dans son intrinsèque entra pour beaucoup dans ce choix; mais une raison plus forte le détermina. La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l'aimait fort aussi, et de tout à la cour, la quitta subitement de dépit des romancines de ses soeurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu'elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l'éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l'exemple de ses deux sages beaux-frères à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s'occuper. Mais ce qu'elle y rencontra de plus solide fut le mariage de son fils. L'unisson des sentiments dans cet élixir à part d'une dévotion persécutée où elle figurait sur le pied d'une grande âme, de ces âmes d'élite et de choix, imposa à l'archevêque de Cambrai, dont les conseils déterminèrent contre ce que toute la France voyait, qui demeura surprise d'un choix si bizarre, et qui ne répondit que trop à ce que le public en prévit. Ce fut sous de tels auspices que des personnes qui ne perdaient jamais la présence de Dieu au milieu de la cour et des affaires, et qui par leurs biens et leur situation brillante avaient à choisir sur toute la France, prirent un gendre qui n'y croyait point et qui se piqua toujours de le montrer, qui ne se contraignit, ni devant ni après, d'aucun de ses caprices ni de son obscurité, qui joua et but plus qu'il n'avait et qu'il ne pouvait, et qui s'étant avisé sur le tard d'un héroïsme de probité et de vertu, n'en prit que le fanatisme sans en avoir jamais eu la moindre veine en réalité. Ce fléau de sa famille et de soi-même se retrouvera ailleurs.

Pontchartrain fit en même temps le mariage d'un de ses beaux-frères capitaine de vaisseau, et lors à la mer, avec la fille unique de Ducasse, qu'on croyait riche d'un million deux cent mille livres. Ducasse était de Bayonne, où son frère et son père vendaient des jambons. Il gagna du bien et beaucoup de connaissances au métier de flibustier, et mérita d'être fait officier sur les vaisseaux du roi, où bientôt après il devint capitaine. C'était un homme d'une grande valeur, de beaucoup de tête et de sang-froid et de grandes entreprises, et fort aimé dans la marine par la libéralité avec laquelle il faisait part de tout, et la modestie qui le tenait en sa place. Il eut de furieux démêlés avec Pointis, lorsque ce dernier prit, et pilla Carthagène. Nous verrons ce Ducasse aller beaucoup plus loin. Outre l'appât du bien, qui fit d'une part ce mariage, et de l'autre la protection assurée du ministre de la mer, celui-ci trouva tout à propos à acheter pour son beau-frère, de l'argent de Ducasse, la charge de lieutenant général des galères, qui était unique, donnait le rang de lieutenant général, et faisait faire tout à coup ce grand pas à un capitaine de vaisseau; elle était vacante, par la mort du bailli de Noailles, et n'avait pas trouvé d'acheteur depuis.

Un troisième mariage qui surprit fort fut celui du duc de Saint-Pierre avec Mme de Rénel, soeur de M. de Torcy, ayant tous deux des enfants de leur premier mariage. Saint-Pierre était Spinola, sa première femme aussi. Il avait acheté de Charles II la grandesse de première classe. Il était fort riche, et, pour se donner un petit État en Italie, il avait acheté celui de Sabionette fort chèrement. L'empereur, à qui il convenait, s'en était emparé pendant la précédente guerre, avant que l'acquéreur s'en fût mis en possession, qui pendant ce que dura la paix de Ryswick n'en put jamais obtenir la restitution. Je ne sais si cet objet n'entra pas pour quelque chose dans le mariage qu'il fit avec une soeur du ministre des affaires étrangères, qui, voyant presque toutes les filles des ministres assises, fut flatté de faire aussi asseoir sa soeur. L'âge était cruellement disproportionné; le vieux galant passait pour être garni de cautères, et pour être extrêmement jaloux et avare quoique avec un extérieur magnifique; des cautères, je n'en sais rien, mais pour la jalousie il tint très exactement parole à ceux qui l'avaient donné pour tel. Sa galanterie alla jusqu'à faire l'amoureux, et l'amoureux jusqu'à l'impatience. Il ne put attendre le courrier qu'il envoya en Espagne pour l'agrément de cette cour; il supplia le roi d'en vouloir bien être garant, et, moyennant cette légère faveur, il passa outre à épouser. La nouvelle duchesse était fort jolie. Elle ne vit point les princesses du sang, à qui le duc de Saint-Pierre ne voulait pas donner l'Altesse pour n'en recevoir que l'Excellence. Cela se passa assez désagréablement, mais il tint ferme avec hauteur. Le mariage fait, il ne demeura pas bien longtemps en France, et emmena sa femme, qu'on ne revit de plusieurs années et encore avec lui en passant. C'était un homme de beaucoup d'esprit, qui avait vu, lu et retenu, et qui se retrouvera ailleurs.

En ce même temps M. de Soubise, déjà fort vieux, se démit de sa charge des gens d'armes qui fut donnée à son fils. Ce n'était pas en soi une grâce bien difficile, Mme de Soubise était accoutumée à mieux.

Le duc de Mantoue perdit sa femme, d'une branche cadette de sa maison, personne d'une vertu, d'un mérite et d'une piété singulière, qui avait bien eu à souffrir de ses fantaisies, de son avarice, et d'un sérail entier qu'il entretint toute sa vie. Il n'en avait point d'enfants et songea tout aussitôt à se remarier à une Française. Cette affaire reviendra bientôt à raconter.

La Rongère, chevalier d'honneur de Madame et chevalier de l'ordre de sa présentation, mourut en même temps. C'était un gentilhomme du pays du Maine, qui, avec un nom ridicule, était de fort bonne noblesse. Il s'appelait Quatre-Barbes. C'était un fort honnête homme, très court d'esprit, mais de taille et de visage à se louer sur le théâtre pour faire le personnage des héros et des dieux. Briord, que nous avons vu ci-devant ambassadeur à Turin et à la Haye, mourut aussi après avoir été taillé, et laissa une place de conseiller d'État d'épée vacante. C'était un très homme d'honneur et de valeur, qui avait du sens, quelque esprit, et beaucoup d'amis qui firent si bien pour lui, que son attachement à M. le Prince, dont il était premier écuyer, ne nuisit point à sa fortune, chose fort extraordinaire avec le roi et peut-être unique.

M. Courtin le suivit quelques jours après. C'était un très petit homme, qui paraissait avoir eu le visage agréable et qui avait été fort galant. Il avait beaucoup d'esprit, de grâces et de tour, mais rien de guindé, extrêmement l'air et les manières du grand monde, avec lequel il avait passé sa vie dans les meilleures compagnies, sans aucune fatuité ni jamais sortir de son état. Poli, sage, ouvert quoiqu'en effet réservé, modeste et respectueux, surtout les mains fort nettes et fort homme d'honneur. Il brilla de bonne heure au conseil et devint intendant de Picardie. M. de Chaulnes, qui avait toutes ses terres, et qui était fort de ses amis, les lui recommanda beaucoup; et Courtin se fit un grand plaisir de les soulager. L'année suivante, faisant sa tournée, il vit que, pour faire plaisir au duc de Chaulnes, il avoir surchargé d'autres paroisses. La peine qu'il en eut lui fit examiner le tort qu'il leur avait fait, et il trouva qu'il allait à quarante mille livres. Il n'en fit point à deux fois, il les paya et les répartit de son argent, puis demanda à être rappelé. On était si content de lui qu'on eut peine à lui accorder sa demande; mais il représenta si bien qu'il ne pouvait passer sa vie à faire du mal et à ne pouvoir soulager personne, ni faire plaisir à qui que ce fût, qu'il obtint enfin de n'être plus intendant . Il se tourna aux négociations et eut plusieurs ambassades où il réussit parfaitement. Il signa les traités de Heilbronn, de Breda, et plusieurs autres, et fut longtemps et utilement ambassadeur en Angleterre, où, par Mme de Portsmouth, il faisait faire au roi Charles II tout ce qu'il voulait. Il le lui rendit bien dans la suite.

Revenue en France et Charles II mort, elle y était avec peu de considération par la vie qu'elle y menait dans Paris. Il revint au roi qu'on s'était licencié chez elle, et elle-même de parler fort librement de lui et de Mme de Maintenon; sur quoi M. de Louvois eut ordre d'expédier une lettre de cachet pour l'exiler fort loin. Courtin était ami intime de M. de Louvois. Il avait une petite maison à Meudon, et il était sur le pied d'entrer librement dans son cabinet à toutes heures. Un soir qu'il y entra et que M. de Louvois écrivait seul, et qu'il continuait d'écrire, Courtin vit cette lettre de cachet sur son bureau. Quand Louvois eut fini, Courtin lui demanda avec émotion ce que c'était que cette lettre de cachet. Louvois lui dit la cause. Courtin s'écria que c'était sûrement quelque mauvais office; mais que, quand le rapport serait vrai, le roi était payé pour n'aller pas contre elle au delà d'un avis d'être plus circonspecte, et qu'il le priait et le chargeait de le dire de sa part au roi, avant que de l'envoyer; et que, si le roi ne voulait pas l'en croire sur sa parole, il fît au moins, avant de passer outre, voir les dépêches de ses négociations d'Angleterre, surtout ce qu'il y avait obtenu d'important par Mme de Portsmouth lors de la guerre de Hollande et pendant toute son ambassade; et qu'après de tels services rendus par elle, c'était se déshonorer que les oublier. Louvois, qui s'en souvenait bien, et à qui Courtin en rappela plusieurs traits considérables, suspendit l'envoi de la lettre de cachet et rendit compte au roi de l'aventure et de ce que Courtin lui avait dit; et sur ce témoignage qui rappela plusieurs faits au roi, il fit jeter au feu la lettre de cachet, et fit dire à la duchesse de Portsmouth d'être plus réservée. Elle se défendit fort de ce qu'on lui imputait, et, vrais ou faux, elle prit garde désormais aux propos qui se tenaient chez elle.

Courtin avait gagné, à ses ambassades, la liberté de paraître devant le roi, et partout, sans manteau, avec une canne et son rabat. Pelletier de Sousy avait obtenu, par son travail avec le roi sur les fortifications, la même licence tous deux conseillers d'État et tous deux les seules gens de robe à qui cela fût toléré, excepté les ministres qui paraissaient de même. Il y avait même peu que les secrétaires d'État s'habillaient comme les autres courtisans, quoique de couleurs et de dorure plus modestes, et Chamillart ne prît l'habit gris avec de simples boutons d'or que depuis qu'il fut secrétaire d'État. Desmarets a été le seul contrôleur général qui, tout à la fin de la vie du roi, ait pris l'habit gris, la cravate et le bouton d'or. Pomponne, à son retour, était aussi vêtu de même, mais il avait été longtemps secrétaire d'État. Le roi aimait et considérait fort Courtin, et se plaisait avec lui. Jamais il ne paraissait au souper du roi une ou deux fois la semaine que le roi ne l'attaquât aussitôt de conversation qui, d'ordinaire, durait le reste du souper. Il demeura pourtant simple conseiller d'État, quoique fort distingué, parce qu'il ne vaqua rien parmi les ministres tant que son âge et sa santé lui auraient permis d'en profiter. En ces temps-là, et jusqu'à la mort du roi, nul homme du parlement ne paraissait à la cour sans robe, ni du conseil sans manteau, ni magistrat, ni avocat nulle part dans Paris sans manteau, où même beaucoup du parlement avaient toujours leur robe. M. d'Avaux, seul, conserva la cravate et l'épée, avec un habit toujours noir, au retour de ses ambassades; aussi s'en moquait-on fort, jusque-là que ses amis et le chancelier lui en parlèrent. Le roi, qui en riait aussi, eut pitié de cette faiblesse et ne voulut pas lui faire dire de reprendre son rabat et son manteau. Le président de Mesmes, son frère, ne l'approuvait pas plus que les autres. Ce pauvre homme, avec sa charge de l'ordre et son cordon bleu en écharpe, se comptait faire passer pour un chevalier de l'ordre et se croyait bien distingué des conseillers d'État de robe, dont il était, par ce ridicule accoutrement. Nous avons vu Courtin refuser une place de conseiller au conseil royal des finances, et la première place parmi les ambassadeurs du roi à Ryswick, quoique le roi lui eût permis, à cause de ses mauvais yeux, de mener avec lui Mme de Varangeville, sa fille, qui était veuve depuis longtemps et demeurait avec lui, de lui confier le secret des affaires, et de se servir de sa main pour tout ce qu'il ne voudrait pas confier à des secrétaires.

Mme de Varangeville était une grande femme, très bien faite et lors encore fort belle et de grand air, qui avait beaucoup d'esprit et de monde. Elle avait épousé, sans biens, une espèce de manant de Normandie, fort riche, dont le nom était Rocq, mais qui avait de l'esprit et du mérite et qui fut longtemps ambassadeur à Venise. Il mourut peu après son retour, et aurait été plus loin s'il avait vécu. Il laissa deux filles; le président de Maisons en épousa une, dont j'aurai occasion de parler, et Villars l'autre, qui tôt après ce mariage devint maréchale et enfin duchesse. Mais je ne puis quitter Courtin sans conter son aventure unique avec Fieubet.

C'était un autre conseiller d'État très capable, d'un esprit charmant, dans le plus grand monde de la ville et de la cour et dans les meilleures compagnies, recherché par toutes les plus distinguées, quelquefois gros joueur, et qui avait été chancelier de la reine. Il menait Courtin à Saint-Germain au conseil, et on volait fort dans ce temps-là. Ils furent arrêtés et fouillés, et Fieubet y perdit gros qu'il avait dans ses poches. Comme les voleurs les eurent laissés, et que Fieubet se plaignait de son infortune, Courtin s'applaudit d'avoir sauvé sa montre et cinquante pistoles qu'il avait fait, à temps, glisser dans sa brayette. À l'instant voilà Fieubet qui se jette par la portière à crier après les voleurs et à les rappeler, si bien qu'ils vinrent voir ce qu'il voulait. « Messieurs, leur dit-il, vous me paraissez d'honnêtes gens dans le besoin, il n'est pas raisonnable que vous soyez les dupes de monsieur que voilà, qui vous a escamoté cinquante pistoles et sa montre; » et, se tournant à Courtin: « Monsieur, lui dit-il en riant, vous me l'avez dit, croyez-moi, donnez-les de bonne grâce et sans fouiller. » L'étonnement et l'indignation de Courtin furent tels qu'il se les laissa prendre sans dire une seule parole; mais les voleurs retirés, il voulut étrangler Fieubet, qui était plus fort que lui et qui riait à gorge déployée. Il en fit le conte à tout le monde à Saint-Germain; leurs amis communs eurent toutes les peines du monde à les raccommoder. Fieubet était mort longtemps avant lui, retiré aux Camaldules de Gros-Bois. C'était un homme de beaucoup d'ambition, qui se sentait des talents pour la soutenir, qui soupirait après les premières places, et qui ne put parvenir à aucune. Le dépit, la mort de sa femme sans enfants, des affaires peu accommodées, de l'âge et de la dévotion sur le tout, le jetèrent dans cette retraite. Pontchartrain envoya son fils le voir, qui, avec peu de discrétion, s'avisa de lui demander ce qu'il faisait là. « Ce que je fais? lui répondit Fieubet, je m'ennuie; c'est ma pénitence, je me suis trop diverti. » Il s'ennuya si bien, mais sans se relâcher sur rien, que la jaunisse le prit et qu'il y mourut d'ennui au bout de peu d'années.

Il y avait déjà longtemps que Courtin, très infirme, presque aveugle (et il le devint à la fin), ne sortait plus de sa maison, où il ne recevait même presque plus personne, lorsqu'il mourut, fort vieux, d'une longue maladie. Il était doyen du conseil. La Reynie, célèbre pour avoir commencé à mettre la place de lieutenant de police sur le pied où on la voit, mais néanmoins homme d'honneur et grand et intègre juge, suivait Courtin et prétendit être doyen, lorsque l'archevêque de Reims, conseiller d'État d'Église, entre-deux, le prétendit aussi. La Reynie se récria; il demanda à l'archevêque ce qu'il en prétendait faire, lui qui par sa dignité de pair précédait le doyen du conseil, et qui par ses richesses ne pouvait être touché de quelques milliers d'écus que le doyen avait de plus que les autres conseillers d'État. L'archevêque convint qu'il n'avait que faire du décanat pour rien, mais que lui échéant, il le voulait recueillir pour ne pas nuire aux conseillers d'État d'Église qui n'auraient pas les mêmes raisons de rang et de biens pour ne s'en pas soucier, et n'en voulut jamais démordre. Cela fit une question qui fut portée devant le roi au conseil des dépêches, entre les conseillers d'État d'Église et d'épée d'une part, et ceux de robe de l'autre c'est-à-dire de six contre vingt-quatre. Outre qu'il ne se trouva aucune, raison de disparité ni d'exclusion, M. de Reims allégua des exemples, entre autres, d'un archevêque de Bourges et d'un abbé qui avaient été conseillers d'État, puis doyens du conseil, et il gagna sa cause tout d'une voix dans le commencement de l'année suivante.

Une autre affaire finit l'année, à laquelle je pris plus de part. Il y avait plusieurs jours de grandes fêtes où le roi allait à la grand'messe et à vêpres, auxquelles une dame de la cour quêtait pour les pauvres; et c'était la reine, ou, quand il n'y en avait point, la Dauphine qui nommait à chaque fois celle qui devait quêter, et dans l'intervalle des deux Dauphines, Mme de Maintenon prenait soin d'en faire avertir. Tant qu'il y a eu des filles de la reine ou de Mme la Dauphine, c'était toujours l'une d'elles. Après que les chambres des filles eurent été cassées, on nomma de jeunes dames, comme je viens de l'expliquer. La maison de Lorraine, qui n'a formé son rang que par des entreprises du temps de la Ligue, adroitement soutenue depuis et augmentée par son attention et son industrie continuelle, et, à son exemple, celles qui peu à peu se sont fait donner le même rang par le roi, attentives à tout, évitèrent imperceptiblement la quête pour se faire après une distinction, et prétendre ne point quêter, et s'assimiler, en cela comme en leurs fiançailles, aux princesses du sang. On fut longtemps sans y prendre garde et sans y songer. À la fin, la duchesse de Noailles, la duchesse de Guiche sa fille, la maréchale de Boufflers s'en aperçurent. Quelques autres aussi y prirent garde, s'en parlèrent et m'en parlèrent aussi. Mme de Saint-Simon se trouvant habillée aux vêpres du roi, un jour de la Conception qu'il n'y avait point de grand'messe et que Mme la duchesse de Bourgogne avait oublié de nommer une quêteuse, lui jeta la bourse au moment de quêter. Elle quêta, et nous ne nous doutions pas encore que les princesses songeassent à se fabriquer un avantage de ne point quêter.

Après que j'en fus averti, je me promis bien que les duchesses deviendraient aussi adroites qu'elles là-dessus, jusqu'à ce qu'il arrivât quelque occasion de rendre la chose égale. La duchesse de Noailles en parla à la duchesse du Lude qui, molle et craignant tout, se contentait de hausser les épaules; et il se trouvait toujours quelque duchesse neuve et ignorante ou basse, qui de fois à autre quêtait. Enfin la duchesse du Lude, poussée à bout par Mme de Noailles, en parla à Mme la duchesse de Bourgogne, qui, trouvant la chose telle qu'elle était, voulut voir ce que les princesses feraient, et à la première fête fit avertir Mme de Montbazon. Elle était fille de M. de Bouillon, belle et jeune, très souvent à la cour, et de tous côtés propre à faire la planche. Elle était à Paris, comme elles y allaient toutes aux approches de ces fêtes depuis nombre d'années. Elle s'excusa, et quoique se portant fort bien, répondit qu'elle était malade, se mit une demi-journée au lit, puis alla et vint à son ordinaire. Il n'en fut autre chose pour lors que de rendre le projet certain. La duchesse du Lude n'osa pousser la chose; Mme la duchesse de Bourgogne non plus, quoiqu'elle se sentît piquée; mais cela fit pourtant qu'aucune duchesse ne voulut ou n'osa plus quêter. Les dames de qualité effective ne furent pas Longtemps à s'en apercevoir. Elles sentirent que la quête demeurerait à elles seules et commencèrent aussi à l'éviter, de manière qu'elle tomba en toutes sortes de mains et quelquefois même on en manqua. Cela alla si loin, que le roi s'en fâcha et qu'il fut sur le point de faire quêter Mme la duchesse de Bourgogne. J'en fus averti par les dames du palais, qui voulaient que nous n'allassions point à Paris pour la fête, et qui essayèrent de me faire peur que l'orage ne tombât sur moi, qui n'étais pas encore revenu auprès du roi d'avoir quitté le service. Je n'allais point à Marly et j'étais encore dans la situation avec lui que j'ai représentée en son lieu, et que ces dames me flattaient qui pourrait cesser par là. J'y consentis, à condition que j'aurais sûreté que ma femme ne serait point nommée pour la quête; et comme on ne me la put donner, nous nous en allâmes à Paris. La maréchale de Cœuvres, comme grande d'Espagne, refusait toutes les quêtes, et la duchesse de Noailles, sa mère, donnait pour elle la comtesse d'Ayen, sa belle-fille. À une autre fête, les deux filles duchesses de Chamillart, qui n'avaient pu éviter cette fois-là de se trouver à Versailles, furent averties pour quêter et refusèrent l'une et l'autre. Cela servit à faire crever la bombe.

Le roi, ennuyé de ces manèges, ordonna lui-même à M. le Grand de faire quêter sa fille le premier jour de l'an 1704, qui, par nécessité, en sut faire sa cour aux dépens de qui il lui plut. Il ne m'avait pas pardonné le pardon demandé par la princesse d'Harcourt à la duchesse de Rohan. Dès le lendemain je fus averti par la comtesse de Roucy, à qui Mme la duchesse de Bourgogne, qui était présente, l'avait conté, que le roi était entré très sérieux chez Mme de Maintenon, à qui il avait dit, d'un air de colère, qu'il était très malcontent des ducs, en qui il trouvait moins d'obéissance que dans les princes, et que, tandis que toutes les duchesses refusaient la quête, il ne l'avait pas plutôt proposée à M. le Grand pour sa fille, qu'il l'avait acceptée. Il ajouta qu'il y avait deux ou trois ducs dont il se souviendrait toujours. Mme la duchesse de Bourgogne ne les avait pas voulu nommer à elle, mais bien à Mme de Dangeau, à l'oreille, qui un moment après l'avait chargée de m'avertir d'être sage, parce qu'il grondait un orage sur ma tête. Cet avis me fut donné chez le chancelier, lui en tiers, qui ne douta point, ni moi non plus, que je ne fusse un des trois dont le roi avait parlé. Je lui expliquai ce qui s'était passé et lui demandai son avis, qui fut d'attendre pour ne point aller à tâtons. Le soir Mme Chamillart me dit que le roi en avait parlé fort aigrement à son mari. Tous deux étaient fort au fait de cette affaire. Je les y avais mis de bonne heure, et c'était eux-mêmes qui avaient fait refuser la quête aux deux duchesses leurs filles.

Je vis, le lendemain, Chamillart fort matin, qui me conta que, la veille, chez Mme de Maintenon, avant d'avoir eu le temps d'ouvrir son sac, le roi lui demanda en colère ce qu'il disait des ducs, en qui il trouvait moins d'obéissance qu'aux princes; et tout de suite lui dit que Mlle d'Armagnac quêterait. Chamillart lui répondit que, ces choses-là n'allant guère jusqu'à son cabinet, il ne l'avait appris que la veille, mais que les ducs étaient bien malheureux qu'il leur imputât à crime de ne l'avoir pas deviné, et les princes fort heureux qu'il leur sût gré d'une chose que les ducs se seraient empressés de faire s'il leur en eût dit autant qu'à M. le Grand. Le roi, sans répondre qu'à soi-même, continua que c'était une chose étrange que, depuis que j'avais quitté son service, je ne songeasse qu'à étudier les rangs et à faire des procès à tout le monde; que j'étais le premier auteur de celui-ci, et que, s'il faisait bien, il m'enverrait si loin, que je ne l'importunerais de longtemps. Chamillart répondit que si j'examinais ces choses de plus près, c'était que j'étais plus capable et plus instruit que les autres, et que, cette dignité me venant des rois, Sa Majesté me devait savoir gré de la vouloir soutenir. Puis, se prenant à sourire, il ajouta, pour le calmer, qu'on savait bien qu'il pouvait envoyer les gens où il lui plaisait; mais que ce n'était guère la peine d'user de ce pouvoir, quand d'un mot on pouvait également ce qu'on voulait, et que, quand on ne l'avait pas, ce n'était que faute de le dire. Le roi point apaisé répliqua: que ce qui le piquait le plus était le refus de ses filles par leurs maris, et surtout de la cadette, apparemment à mon instigation. Sur quoi Chamillart répondit que l'un des deux était absent, et que l'autre n'avait que fait conformer sa femme à ce que faisaient les autres, ce qui n'avait point ramené le roi, qui, toujours fâché, avait encore grondé un moment, puis commencé le travail. Après l'avoir remercié d'avoir si bien parlé sur les ducs en général, et sur moi en particulier, il me conseilla de parler au roi et au plus tôt, un mot sur les ducs et la quête, puis sur moi dont il était malcontent, et me dit la substance de ce qu'il me conseillait de lui dire. Ces propos du roi étaient le fruit d'une audience assez longue qu'il avait donnée au grand écuyer avant de passer chez Mme de Maintenon.

Au sortir d'avec Chamillart, j'allai conter au chancelier ce que j'en venais d'apprendre. Il fut du même avis que je parlasse, et tôt; qu'attendre ne ferait que confirmer le roi dans ce qui l'irritait, et ne rien faire après en lui parlant; qu'il fallait donc se commettre à l'événement, lui demander à lui parler dans son cabinet, et si, comme je le craignais, il s'arrêtait et se redressait pour m'écouter tout de suite, lui dire que je voyais bien qu'il ne me voulait pas faire la grâce pour l'heure de m'entendre, que j'espérais que ce serait une autre fois, et me retirer tout de suite. Ce n'était pas peu à mon âge, et doublement mal avec le roi, de l'aller attaquer de conversation. Je n'avais pas coutume de rien faire sans l'avis du duc de Beauvilliers. Mme de Saint-Simon n'en fut pas que je le prisse, sûre, ce me dit-elle, qu'il me conseillerait d'écrire et point de parler, ce qui n'aurait ni la même grâce ni la même force, outre qu'une lettre ne répond point, et que cet avis contraire à celui des deux autres ministres me jetterait dans l'embarras. Je la crus et allai attendre que le roi passât de son dîner dans son cabinet, où je lui demandai permission de le suivre. Sans me répondre, il me fit signe d'entrer, et s'en alla dans l'embrasure de la fenêtre.

Comme j'allais parler, je vis passer Fagon et d'autres gens intérieurs. Je ne dis mot que lorsque je fus seul avec le roi. Alors je lui dis qu'il m'était revenu qu'il était mécontent de moi sur la quête; que j'avais un si grand désir de lui plaire, que je ne pouvais différer de le supplier de me permettre de lui rendre compte de ma conduite là-dessus. À cet exorde il prit un air sévère, et ne répondit pas un mot. « Il est vrai, sire, continuai-je, que depuis que les princesses ont refusé de quêter, je l'ai évité pour Mme de Saint-Simon; j'ai désiré que les duchesses l'évitassent aussi, et qu'il y en a que j'ai empêchées parce que je n'ai point cru que Votre Majesté le désirât. — Mais, interrompit le roi d'un ton de maître fâché, refuser la duchesse de Bourgogne, c'est lui manquer de respect, c'est me refuser moi-même! » Je répondis que, de la manière que les quêteuses se nommaient, nous ne pensions point que Mme la duchesse de Bourgogne y fût de part, que c'était la duchesse du Lude, souvent la première dame du palais qui s'y trouvait, qui indiquait qui elle voulait. « Mais, monsieur, interrompit le roi encore du même ton haut et fâché, vous avez tenu des discours? — Non, sire, lui dis-je, aucun. — Quoi, vous n'avez point parlé?... » Et de ce ton élevé poursuivait, lorsqu'en cet endroit j'osai l'interrompre aussi, et, élevant ma voix au-dessus de la sienne: « Non, sire, vous dis-je, et si j'en avais tenu, je l'avouerais à Votre Majesté, tout de même que je lui avoue que j'ai évité la quête à ma femme, et que j'ai empêché d'autres duchesses de l'accepter. J'ai toujours cru et eu lieu de croire que, puisque Votre Majesté ne s'expliquait point là-dessus, qu'elle ignorait ce qui se passait, ou que, le sachant, elle ne s'en souciait point. Je vous supplie très instamment de nous faire la justice d'être persuadé que les ducs, et moi en particulier, eussions pu penser que Votre Majesté le désirât le moins du monde, toutes se seraient empressées de le faire, et Mme de Saint-Simon, à toutes les fêtes, et si cela n'eût pas suffi de sa part à vous témoigner mon désir de vous plaire, j'aurais moi aussi plutôt quêté dans un plat comme un marguillier de village. Mais, sire, continuai-je, Votre Majesté peut-elle imaginer que nous tenions aucune fonction au-dessous de nous en sa présence, et une encore que les duchesses et les princesses font tous les jours encore dans les paroisses et les couvents de Paris, et sans aucune difficulté? Mais il est vrai, sire, que les princes sont si attentifs à se former des avantages de toutes choses, qu'ils nous obligent à y prendre garde, surtout ayant refusé la quête une fois. — Mais ils ne l'ont point refusée, me dit le roi d'un ton plus radouci; on ne leur a point dit de quêter. — Ils l'ont refusée, sire, repris-je fortement, non pas les Lorraines, mais les autres (par où je lui désignais Mme de Montbazon). La duchesse du Lude en a pu rendre compte à Votre Majesté, et l'a dû faire, et c'est ce qui nous a fait prendre notre parti; mais comme nous savons combien Votre Majesté se trouve importunée de tout ce qui est discussion et décision, nous avons cru qu'il suffisait d'éviter la quête, pour ne pas laisser prendre cet avantage aux princes, persuadés, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, que Votre Majesté n'en savait rien, ou ne s'en souciait point, puisqu'elle n'en témoignait aucune chose. — Oh bien! monsieur, me répondit le roi d'un ton bas et tout à fait radouci, cela n'arrivera plus, car j'ai dit à M. le Grand que je désirais que sa fille quêtât le premier jour de l'an, et j'ai été bien aise qu'elle en donnât l'exemple par l'amitié que j'ai pour son père. » Je répliquai toujours, regardant le roi fixement, que je le suppliais encore une fois, et pour moi, et pour tous les ducs, de croire que personne ne lui était plus soumis que nous, ni plus persuadés, et moi plus qu'aucun, que nos dignités, émanant de la sienne et nos personnes remplies de ses bienfaits, il était, comme roi et comme bienfaiteur de nous tous, despotiquement le maître de nos dignités, de les abaisser, de les élever, d'en faire comme d'une chose sienne et absolument dans sa main. Alors, prenant un ton tout à fait gracieux et un air tout à fait de bonté et de familiarité, il me dit à plusieurs reprises que c'était là comme il fallait penser et parler, qu'il était content de moi, et des choses pareilles et honnêtes. J'en pris l'occasion de lui dire que je ne pouvais lui exprimer la douleur où j'étais de voir que, tandis que je ne songeais qu'à lui plaire, on ne cessait de me faire auprès de lui les desservices les plus noirs; que je lui avouais que je ne pouvais le pardonner à ceux qui en étaient capables, et que je n'en pouvais soupçonner que M. le Grand, « lequel, ajoutai-je, depuis l'affaire de la princesse d'Harcourt, ne me l'a pas pardonné, parce que, ayant eu l'honneur de vous en rendre compte, Votre Majesté vit que je lui disais vrai, et non pas M. le Grand, dont je crois que Votre Majesté se souvient bien, et que je ne lui répète point pour ne la pas fatiguer. » Le roi me répondit qu'il s'en souvenait bien, et en eût je crois écouté la répétition patiemment, à la façon réfléchie, douce et honnête avec laquelle il me le dit; mais je ne jugeai pas à propos de le tenir si longtemps. Je finis donc par le supplier que, lorsqu'il lui reviendrait quelque chose de moi qui ne lui plairait pas, il me fît la grâce de m'en faire avertir, si Sa Majesté ne daignait me le dire elle-même, et qu'il verrait que cette bonté serait incontinent suivie ou de ma justification, ou de mon aveu et du pardon que je lui demanderais de ma faute. Il demeura un moment après que j'eus cessé de parler, comme attendant si j'avais plus rien à lui dire; il me quitta ensuite avec une petite révérence très gracieuse, en me disant que cela était bien, et qu'il était content de moi. Je me retirai en lui faisant une profonde révérence, extrêmement soulagé et content d'avoir eu le loisir de tout ce que je lui avais placé sur moi, sur les ducs, sur les princes, en particulier sur le grand écuyer, et plus persuadé que devant, par le souvenir du roi de l'affaire de la princesse d'Harcourt, et son silence sur M. le Grand, que c'était à lui que je devais ce que je venais encore une fois de confondre.

Sortant du cabinet du roi, l'air très satisfait, je trouvai M. le Duc et quelques courtisans distingués, qui attendaient son botter dans sa chambre, qui me regardèrent fort passer, dans la surprise de la durée de mon audience, qui avait été de demi-heure, chose très rare aux particuliers chargés de rien que d'en obtenir, et dont aucune n'allait à la moitié du temps de celle que j'avais eue. Je montai chez moi tirer Mme de Saint-Simon d'inquiétude, puis j'allai chez Chamillart, que je trouvai sortant de table, au milieu de sa nombreuse audience; où était la princesse d'Harcourt. Dès qu'il me vit, il quitta tout, et vint à moi. Je lui dis à l'oreille que je venais de parler au roi longtemps dans son cabinet, tête à tête, que j'étais fort content; mais que, comme cela avait été fort long et qu'il était alors accablé de gens, je reviendrais le soir lui tout conter. Il voulut le savoir à l'heure même, parce que, devant, me dit-il, travailler ce jour-là extraordinairement avec le roi, il voulait être bien instruit, certain qu'il était que le roi ne manquerait pas de lui en parler, et qu'il voulait se mettre en état de me servir. Je lui contai donc toute mon audience. Il me félicita d'avoir si bien parlé.

Mme Chamillart et ses filles furent très surprises, et me surent grand gré de ce que j'avais pris sur moi leur refus de la quête. Je les trouvai irritées des propos sur elles du grand écuyer et du comte de Marsan son frère, pourtant leurs bons amis. J'attisai ce feu, mais j'eus beau faire, les bassesses et les souplesses des Lorrains auprès d'elles raccommodèrent tout, en sorte qu'au bout d'une quinzaine il n'y parut plus, et Chamillart aussi piqué qu'elles n'y résista pas plus longtemps. Il m'apprit au retour de son travail qu'avant d'ouvrir son sac, le roi lui avait dit qu'il m'avait vu, conté toute la conversation, et paru tout à fait revenu sur moi, mais encore blessé contre les ducs, sans qu'il eût pu le ramener entièrement, tant la prévention, le faible pour M. le Grand et la préférence déclarée de sa Maintenon pour les princes contre les ducs le tenaient obscurci contre l'évidence et contre son propre aveu même à Chamillart, d'être content de moi, dont la conduite ne pouvait toutefois être séparée des autres par les choses mêmes que je lui avais dites; mais c'était un prince très aisé à prévenir, qui donnait très rarement lieu à l'éclaircir, qui revenait encore plus rarement, et jamais bien entièrement, et qui ne voyait, n'écoutait, ne raisonnait plus dès qu'on avait l'adresse de mettre son autorité le moins du monde en jeu, sur quoi que ce pût être, devant laquelle justice, droits, raison et évidence, tout disparaissait. C'est par cet endroit si dangereusement sensible que ses ministres ont su manier avec tant d'art, qu'ils se sont rendus les maîtres despotiques en lui faisant accroire tout ce qu'ils ont voulu, et le rendant inaccessible aux éclaircissements et aux audiences.

Le chancelier fut étonné de ma hardiesse, et ravi du succès. Je me tirai d'affaires après, avec le duc de Beauvilliers, comme Mme de Saint-Simon me l'avait conseillé, et je trouvai qu'elle avait eu raison. Je dis au duc que n'ayant pas eu le moment de le voir avant le dîner du roi, j'avais pris mon parti de lui parler. Il me témoigna être fort aise que cette audience se fût si bien passée, mais qu'il m'aurait conseillé de l'éviter et d'écrire dans la situation où j'étais, quoique par l'événement j'eusse beaucoup mieux fait. Plusieurs ducs me parlèrent de cette affaire, qui fit du bruit. Rien n'égala la surprise et la frayeur de M. de Chevreuse, avec qui j'étais intimement, et à qui je contai tout; mais quand il entendit que j'avais dit au roi que nous savions qu'il craignait toute discussion et toute décision, il recula six pas: « Vous avez dit cela au roi, s'écria-t-il, et en propres termes? Vous êtes bien hardi. — Vous ne l'êtes guère, lui répondis-je, vous autres vieux seigneurs, qui êtes si bien et en familiarité avec lui, et bien faibles de ne lui oser dire mot; car s'il m'écoute moi jeune homme, point accoutumé avec lui, mal d'ailleurs avec lui, et de nouveau encore plus par ceci, et si la conversation amenée avec colère finit après de tels propos par de la bonté et des honnêtetés après qu'elle a duré tant que j'ai voulu, que serait-ce de vous autres si vous aviez le courage de profiter de la manière dont vous êtes avec lui, et de lui dire ce qu'il lui faudrait dire, et que vous voyez que je lui dis non seulement impunément, mais avec succès pour moi! » Chevreuse fut ravi que j'eusse parlé de la sorte, mais il en avait encore peur; la maréchale de Villeroy, extrêmement de mes amies, et qui avait infiniment d'esprit et beaucoup de dignité et de considération personnelle, trouva que j'avais très bien fait et dit, et que cette conversation me tournerait à bien. En effet, je sus par M. de Laon que le roi avait dit à Monseigneur que je lui avais parlé avec beaucoup d'esprit, de force et de respect, qu'il était content de moi, que les choses étaient bien différentes de ce que M. le Grand lui avait dit, et que les princesses avaient refusé la quête, ce que Monseigneur lui confirma.

M. de Laon était frère de Clermont, dont j'ai raconté la disgrâce, que Monseigneur aimait toujours. Il m'apprit que Monseigneur se moquait souvent des prétentions des princes et des idées de son amie Mlle de Lislebonne là-dessus, quelquefois jusque devant elle, et qu'il n'était point mené par elle ni par Mme d'Espinoy là-dessus. Il avait su ce propos du roi à Monseigneur par Mlle Choin, avec qui par son frère il était demeuré dans la liaison la plus intime. Il me conta plusieurs détails là-dessus qui m'ôtèrent d'inquiétude sur Monseigneur pour les rangs. Je les contai au duc de Montfort, mon ami intime, qui n'en était pas moins en peine que moi, mais je ne nommai pas mon auteur, qui ne le voulait pas être. Le rare est qu'il était en grande liaison avec ce prélat par les Luxembourg; Il lui en gardait le secret, et me l'avait bien voulu confier, tellement que le duc de Montfort, qui ne me voyait en nulle liaison avec Monseigneur ni avec personne de sa cour particulière, ne pouvait imaginer d'où je les avais sus, et pensait presque qu'il fallait que le diable me l'eût dit.

Je me suis peut-être trop étendu sur une affaire qui se pouvait beaucoup plus resserrer. Mais, outre qu'elle est mienne, il me semble que c'est plus par des récits détaillés de ces choses de cour particulières qu'on la fait bien connaître, et surtout le roi si enfermé et si difficile à pénétrer, si rare à approcher, si redoutable à ses plus familiers, si plein de son despotisme, si aisé à irriter par ce coin-là et si difficile à en revenir, même en voyant la vérité d'une part et la tromperie de l'autre, et toutefois capable d'entendre raison quand il faisait tant que de vouloir bien écouter, et que celui qui lui parlait la lui montrait même avec force, pourvu qu'il le flattât sur son despotisme, et assaisonnât son propos du plus profond respect: tout cela se touche au doigt, par les récits mieux que par toutes les autres paroles: et c'est ce qui se voit bien naturellement dans celui-ci, et dans ce que j'ai raconté en son temps de l'affaire de Mme de Saint-Simon, et de Mme d'Armagnac, et de la princesse d'Harcourt avec la duchesse de Rohan.

Le roi et l'empereur n'étaient pas en repos chez eux. Outre la guerre extérieure, les mécontents de Hongrie, en nombre effrayant et appuyés de plusieurs seigneurs et de beaucoup de noblesse, s'étaient emparés des villes, des montagnes de Hongrie et d'une partie des mines. Quantité de châteaux s'étaient rendus à eux où ils avaient trouvé beaucoup de canons. Ils étaient descendus dans la plaine, et se montraient à main armée autour de Presbourg. Leurs partis mettaient le feu à des villages dont l'incendie se faisait voir de Vienne, et l'empereur pensa être surpris dans un château où il dînait à une partie de chasse. L'effroi qu'il en eut lui fit ordonner d'apporter de Presbourg à Vienne la couronne de Hongrie, qui depuis les premières invasions des Turcs, avait été apportée de Bude, capitale du royaume, à Presbourg. C'est une couronne d'or qui, envoyée de Rome vers l'an 1000, au duc de Pologne qui s'était fait baptiser et se voulait faire déclarer roi, fut enlevée par Étienne, duc de Hongrie, qui en prit le titre de roi. Il fut reconnu saint dans la suite, et la vénération de cette couronne a passé jusqu'à la superstition parmi les Hongrois.

Les fanatiques du Languedoc et des Cévennes occupaient des troupes qui en écharpaient quelques pelotons de temps en temps, mais qui ne faisaient pas grand mal au gros. On surprit des Hollandais qui leur portaient de l'argent et des armes avec de grandes promesses de secours. Genève les soutenait aussi de tout ce qu'elle pouvait sourdement, et les fournissait de prédicants. Le plus embarrassant était leurs intelligences dans le pays même. Rochegude, gentilhomme de dix à douze mille livres de rente, fut entre autres arrêté, accusé par un officier Hollandais qui fut pris, et qui, pour n'être point pendu, le décela et promit de découvrir beaucoup d'autres choses. C'était à Rochegude que lui et ses camarades avaient ordre de s'adresser, quand ils auraient besoin d'argent, d'armes et de vivres, et il y avait plusieurs gens distingués dans ce pays-là, qui ne donnaient aucun soupçon, et qui se trouvèrent des plus avant dans cette révolte.

CHAPITRE XIII. §

Année 1704. — Duchesse de Nemours rappelée. — Mariage de Nangis et de Mlle de La Hoguette. — Mariage du vidame d'Amiens et de Mlle de Lavardin. — Visite du roi, de la reine et des filles de France, etc. ; époque de leur cessation. — Deuils d'enfants et leur cause. — Messages ou envois. — Réception d'un valet de pied envoyé par le roi au duc de Montbazon. — Comte d'Ayen duc par démission de son père. — Mort de Sainte-Mesme. — Mort du baron de Bressé. — Mort de Mme de Boisdauphin. — Mort de Termes et sa cruelle aventure. — Mort de l'infante de Portugal. — Tessé en Italie; sa bassesse. — Petit combat en Italie. — Conduite de Vendôme. — Flatterie artificieuse de Vaudémont. — Autre action en Italie. — Tessé en Savoie. — La Feuillade en Dauphiné, fait lieutenant général seul. — Grand prieur général d'armée. — Le fils unique de Vaudémont feld-maréchal des armées de l'empereur. — Maréchal de Villeroy et la marquise de Bedmar à Versailles. — Grande sévérité du conseil de guerre de Vienne. — Progrès des mécontents de Hongrie. — Villeroy en Flandre. — Baron Pallavicin. — Mariage du fils aîné de Tallard avec la fille unique de Verdun. — Tallard sur le Rhin; Coigny sur la Moselle. — Deux cent mille livres d'augmentation de brevet de retenue au maréchal de Boufflers sur sa charge, qui ne sert point. — Adoration de la croix ôtée aux ducs. — Mort du duc d'Aumont; sa dépouille. — Mort du cardinal Norris. — Mort de Mme de Lyonne; ses enfants. — Mort et deuil d'un fils de l'électeur de Bavière. — Duchesse de Ventadour gouvernante survivancière des enfants de France. — Maréchal de Châteaurenauld lieutenant général de Bretagne. — Walstein mis en liberté. — Phélypeaux et Vernon échangés. — Mort d'Harlay, conseiller d'État. — Mort de Cohorn. — Villars en Languedoc et Montrevel en Guyenne. — On me fait une opération pour une saignée. — Chamillart m'avait raccommodé avec le roi; Maréchal achève. — Avidité mal reçue du comte de Marsan. — Mort du célèbre Bossuet, évêque de Meaux, et du cardinal de Fürstemberg; leur dépouille.

Cette année commença par un acte de bonté du roi, dont il est vrai qu'il aurait pu s'épargner la matière. Puysieux, ambassadeur en Suisse, avait son frère le chevalier de Sillery attaché de toute sa vie au prince de Conti plus de coeur encore que d'emploi. Il était son premier écuyer, et intimement avec son frère. La conduite de Mme de Nemours, de ses gens d'affaires et de ses partisans à Neuchâtel, avait fort embarrassé les vues et les démarches de ce prince, et souvent déconcerté tous ses projets. Il était ardent sur cette affaire, dont ses envieux lui reprochaient que la richesse lui tenait bien plus au coeur que n'avait fait la couronne de Pologne. Puysieux le servit autant, et plus même que ne lui permettait son caractère, et l'impartialité du roi entre les prétendants. Il n'y en avait aucun de plus opposé au prince de Conti, ni de plus aimé et autorisé à Neuchâtel, que Mme de Nemours, qui possédait ce petit État depuis si longtemps, et qui en voulait disposer en faveur de ce bâtard de Soissons qu'elle avait déclaré son héritier, et de ses filles. Elle fut desservie auprès du roi, et Puysieux l'eut beau à la donner comme peu mesurée avec un prince du sang, et trop altière sur l'exécution des ordres du roi dans sa conduite, si bien qu'enfin elle fut exilée en sa maison de Coulommiers. Elle en reçut l'ordre et l'exécuta sans se plaindre, avec une fermeté qui tint encore plus de la hauteur, et, de ce lieu, agit dans ses affaires avec la même vivacité et aussi peu de mesure contre le prince de Conti, sans qu'il lui échappât ni plainte, ni reproche, ni excuse, ni le moindre désir de se voir en liberté. À la fin, on eut honte de cette violence qui durait depuis trois ans sur une princesse de plus de quatre-vingts ans, et pour des affaires de son patrimoine. Elle fut exilée sans l'avoir mérité, elle fut rappelée sans l'avoir demandé. Elle vit le roi deux mois après, qui lui fit des honnêtetés, et presque des excuses.

Nangis, le favori des danses, épousa, dans les premiers jours de cette année, une riche héritière, fille du frère de l'archevêque de Sens, La Hoguette.

En même temps il s'en fit un autre qui surprit un peu le monde: ce fut celui du vidame d'Amiens, second fils du duc de Chevreuse, avec l'aînée des deux filles que le marquis de Lavardin avait laissées de son second mariage avec la soeur du duc et du cardinal de Noailles, laquelle était morte devant lui. Ces filles, d'un nom illustre mais éteint, étaient riches par la mort de leur frère, tué, comme on l'a vu, à la bataille de Spire. Elles étaient sous la tutelle des Noailles qui seuls pouvaient disposer d'elles. Le duc de Noailles avait, depuis longues années, de ces procès piquants avec M. de Bouillon pour la mouvance de ses terres du vicomté de Turenne. Ils avaient pris toutes sortes de formes dans cette longue durée et pour les tribunaux et pour la conciliation. M. de Chevreuse s'en était fort mêlé, et les choses semblaient fort adoucies, lorsque depuis peu M. de Bouillon fit envoyer des troupes dans cette vicomté pour y châtier une révolte de plusieurs vassaux contre lui, qu'il publia excités et protégés par M. de Noailles. L'éclat entre eux se renouvela. M. de Noailles en fut peiné; M. de Chevreuse s'entremit encore, et on prétendit que les Noailles se hâtèrent de proposer et de brusquer ce mariage pour gagner M. de Chevreuse, et sortir d'affaires par son moyen. Le vidame avait père et mère et un frère aîné qui avait des enfants, force dettes du père et du frère, et la succession du duc de Chaulnes, qui le regardait après M. de Chevreuse, fort obérée. On ne lit point dans l'avenir, et personne n'imaginait alors que ce cadet vidame aurait la charge de son père, serait fait duc et pair, et deviendrait maréchal de France.

Il faut ici placer l'époque de la cessation des visites de Mme la duchesse d'Orléans aux dames non titrées, et reprendre cette matière de plus haut. Jusqu'en 1678 la reine allait voir les duchesses à leur mariage, à leurs couches, à la mort des parents dont elles drapaient. Le roi avait cessé de venir exprès à Paris quelques années auparavant, et les avait toujours visitées jusque-là, même les ducs. Il haïssait le duc de Lesdiguières, de l'orgueil duquel il était choqué. C'était un seigneur qui, par soi et par l'héritière de Retz qu'il avait épousée, se trouvait des biens immenses, qui dépensait plus qu'à proportion, et qui, avec le gouvernement de Dauphiné où il était adoré et qu'il avait eu après ses pères, depuis le connétable de Lesdiguières, faisait sa cour comme autrefois et non comme le roi voulait qu'on la lui fît. Avec une brillante valeur, des talents pour la guerre, et ceux encore d'y plaire, il avait capté les troupes. Avec moins de vent et plus de réflexion, c'eût été un homme en tout temps dans un royaume. Il n'était pas moins considéré à la cour, et à la mode parmi les dames et dans le monde. Il mourut à trente-six ans, en mai 1681, d'une pleurésie qu'il prit pour avoir bu à la glace au sortir d'une partie de paume, à Saint-Germain. Le roi, qui pourtant envoya de Versailles savoir de ses nouvelles, car cela était encore alors sur ce pied-là, ne put cacher son soulagement de cette mort. Il ne laissa qu'un fils unique, né en octobre 1678, que nous avons vu en son temps épouser une fille de M. de Duras, mourir sans enfants ensuite, et laisser sa dignité au vieux Canaples, en qui enfin elle s'éteignit. Mme de Lesdiguières était une manière de fée qui dédaignait tous les devoirs, qui par conséquent était peu aimée et qui se consola aisément d'un mari qui ne vivait pas uniquement pour elle, qui forçait son humeur impérieuse et particulière par une maison toujours ouverte, et qui la laissait maîtresse de tout dans la plus grande opulence.

Ce fut donc par elle que le roi commença à retrancher aux duchesses, et en même temps aux princesses étrangères, les visites de la reine. Quelque soumise qu'elle fût en tout au roi, quelque soigneuse qu'elle fût de lui plaire, quelque pure que fût sa vertu, sans jamais avoir donné lieu au plus léger soupçon, quelque incapable que fût d'ailleurs son génie doux et borné de donner la moindre inquiétude, le roi ne laissait pas de s'importuner de son attachement pour les Carmélites de la rue du Bouloi où elle venait souvent. Ces filles en étaient devenues importantes. Il se trouva des femmes qui, faute de mieux, s'intriguèrent avec elles et y voyaient la reine. Il y en eut même tout à fait de la cour. Le roi voulut rendre ces visites plus rares pour rompre peu à peu ce commerce. Le prétexte des visites à faire aux occasions servait à se rabattre aux Carmélites. Tout cela, joint avec ce goût inspiré par les ministres d'abaisser tout, fit de ce tout ensemble une occasion qui attira cette décision du roi que la reine ne visiterait plus que les princesses du sang.

Sur cet exemple, Mme la Dauphine qui a passé les dix années qu'elle a vécu en France, grosse, en couche ou malade de la longue maladie dont elle mourut en 1690, ne sortit point de Versailles et ne visita point; et, de l'un à l'autre, Madame, farouche et particulière, avec sa couche de gloire, n'en voulut pas faire plus que Mme la Dauphine; de là Mme la duchesse de Bourgogne en usa de même, puis Mme la duchesse de Berry. Monseigneur cessa aussi comme le roi de faire des visites; mais Monsieur n'y manquait point à Versailles et à Paris, et les trois fils de Monseigneur à Versailles seulement, mais sans aller à Paris. Ils allaient même quelquefois chez des dames non titrées, mais fort rarement et par une distinction très marquée. Pour les petites-filles de France, elles allaient non seulement chez les dames titrées en toutes occasions, mais aussi chez toutes les dames de qualité. Les trois filles de Gaston n'y ont jamais manqué. Mademoiselle, sous prétexte de ne faire de visites qu'avec Madame, n'alla point, mais Mme la duchesse de Chartres puis d'Orléans alla partout. Elle continua longtemps encore après la mort de Monsieur; puis, sous prétexte d'incommodité, après de paresse, et que ces visites ne finissaient point, elle se rendit plus rare chez les femmes non titrées, et finalement se laissa entendre à ces mariages du marquis de Roye, de Nangis et du vidame, qu'elle n'irait plus chez pas une que chez celles à qui, par amitié seulement et non plus par un devoir qui la fatiguait, elle voudrait bien faire cette distinction. On s'en plaignit et ce fut tout. On voulait plaire, aller à Marly, et par conséquent ne pas se brouiller avec elle, quoiqu'à dire vrai elle n'influât en rien. Mais telle est la misère du monde. Le roi mort et M. le duc d'Orléans régent, il se défit de tous devoirs et de toutes visites sous prétexte qu'il n'en avait pas le temps, et Mme sa femme se laissa entendre qu'elle ne visiterait plus que les princesses du sang. Ainsi elle fit comme la reine, et comme M. le duc d'Orléans était alors roi pour longtemps, dans le bas âge du véritable, cela passa sans que personne osât souffler. Tels ont été les progrès sur les visites. Tout ce qui en est resté sont celles des princes et des princesses du sang, que les prétextes de Marly et d'autres absences retranchent tant qu'elles peuvent. Mais quelques usurpations qu'elles aient faites en tout genre, elles n'en sont pas venues encore, en 1741, à déclarer qu'elles ne visiteraient plus même les femmes non titrées.

Il faut dire tout de suite que, dans les premiers jours de cette année, M. le prince de Conti perdit son second fils à l'âge de sept mois. On n'avait point porté le deuil des enfants du roi et de la reine, ni de ceux de Monsieur, morts en nombre jusqu'à l'âge de sept ans, ni fait de compliment sur ces pertes. Le désir de relever les bâtards avait fait porter le deuil d'un maillot de M. du Maine et lui faire des compliments. Il n'y eut donc pas moyen de l'éviter pour celui du prince de Conti. Au lieu d'un gentilhomme ordinaire que le roi envoyait toujours aux princes du sang, il envoya un maître de sa garde-robe à M. le Prince, qui le devait avoir depuis qu'à la mort de Monsieur il avait eu les honneurs de premier prince du sang, et à M. le prince de Conti qui, simple prince du sang, ne devait avoir qu'un gentilhomme ordinaire. Cela fut fait pour les bâtards, à qui, dans les occasions, le roi envoya comme aux princes du sang un maître de sa garde-robe, et bien que dans la suite cela ne se fît pas toujours, il fut rare que les uns et les autres n'eussent pas le message d'un maître de la garde-robe.

Aux mêmes occasions où la reine visitait, et aux personnes qu'elle visitait, même aux ducs et aux princes étrangers qu'elle ne visitait pas, le roi envoie jusqu'à aujourd'hui un gentilhomme ordinaire; on lui présente un fauteuil, on l'invite à s'y asseoir et à se couvrir; on lui donne la main, on le conduit au carrosse, et les duchesses au milieu de leur seconde pièce. La reine et les deux Dauphines envoyèrent un de leurs maîtres d'hôtel; celui de la reine était traité comme gentilhomme ordinaire, celui des Dauphines sans descendre le degré. Je ne sais qui a avisé cette reine-ci de n'envoyer qu'un page; ce n'est pas qu'elle soit plus reine que l'épouse de Louis XIV, ni qu'elle soit tout à fait de si bonne maison. Ce page aussi est reçu et traité fort médiocrement. Monseigneur et les trois princes ses fils, un écuyer; car ces trois derniers ne visitaient qu'à la cour, et ne venaient point à Paris.

J'ai ouï conter au feu roi qu'étant encore fort jeune, mais majeur, il avait écrit à M. de Montbazon par un de ses valets de pied. M. de Montbazon était grand veneur et gouverneur de Paris, où il y avait lors bien des affaires dont ce duc se mêlait. Le valet de pied, parti de Saint-Germain, ne le trouva point à Paris et l'alla chercher à Couperay où il était. M. de Montbazon s'allait mettre à table. Il reçut la lettre, y répondit, la donna au valet de pied qui lui fit la révérence pour s'en retourner. « Non pas cela, lui dit le duc de Montbazon, vous êtes venu de la part du roi, vous me ferez l'honneur de dîner avec moi; » le prit par la main et le mena dans la salle, le faisant passer devant lui aux portes. Ce valet de pied confondu et qui ne s'attendait à rien moins, se fit tirer d'abord, puis tout éperdu se laissa faire et mettre à la belle place. Il y avait force compagnie à dîner, ce que le roi n'oublia pas, et toujours le valet de pied servi de tout le premier par le duc de Montbazon. Il but à la santé du roi, et pria le valet de pied de lui dire qu'il avait pris cette liberté avec toute la compagnie. Au sortir de table, il mena le valet de pied sur le perron, et n'en partit point qu'il ne l'eût vu monter à cheval. « Cela s'appelle savoir vivre, » ajouta le roi. Il a fait ce conte couvent, et toujours avec complaisance, et, je pense, pour instruire les gens de ce qui lui était dû, et de quelle sorte les seigneurs anciens savaient en faire leur devoir.

Le duc de Noailles, au commencement de cette année, obtint enfin le consentement de Mme de Maintenon pour céder son duché à son fils, le comte d'Ayen, qui prit le nom de duc de Noailles et le père celui de maréchal. Mme de Maintenon ne voulut jamais que sa nièce fût assise en se mariant, et lui fit acheter son tabouret par le délai de quelques années. Elle avait de ces modesties qui sentaient fort le relan de son premier état, mais qui pourtant ne passaient pas l'épiderme.

Sainte-Mesme, d'une branche séparée de celle des maréchaux de L'Hôpital et de Vitry, mourut en ce commencement d'année. Je le remarque par la grande réputation qu'il s'était acquise parmi tous les savants de l'Europe; grand géomètre, profond en algèbre et dans toutes les parties des mathématiques; ami intime, et d'abord disciple du P. Malebranche, et si connu lui-même par son livre des Infiniment petits. Sa mauvaise vue et son goût dominant pour ces sciences abstraites l'avaient retiré de bonne heure de la guerre et pour ainsi dire du monde.

En même temps mourut le baron de Bressé à Paris, celui même dont j'ai parlé sur le siège de Namur; il était fort vieux et cassé, et avait du roi autour de vingt mille livres de rente, et lieutenant général.

Mme de Boisdauphin mourut aussi à Paris à quatre-vingts ans. Elle était soeur de Barentin, président au grand conseil, et fort riche héritière. Elle avait épousé en premières noces M. de Courtenvaux, premier gentilhomme de la chambre, fils du maréchal de Souvré, gouverneur de Louis XIII, dont elle n'avait eu que Mme de Louvois, et elle était veuve en secondes noces, sans enfants, du frère aîné de M. de Laval, père de la maréchale de Rochefort. M. de Louvois, toute sa vie, avait eu une grande considération pour elle, et ses enfants après lui: c'était une femme aussi qui savait se faire rendre.

Termes mourut aussi presque en même temps. M. de Montespan et lui étaient enfants des deux frères. Il était pauvre, avait été fort bien fait, et très bien avec les dames en sa jeunesse; je ne sais par quel accident il avait un palais d'argent qui lui rendait la parole fort étrange; mais ce qui surprenait c'est qu'il n'y paraissait plus dès qu'il chantait avec la plus belle voix du monde. Il avait beaucoup d'esprit et fort orné, avait peu servi et avait bonne réputation pour le courage. Sans avoir bougé de la cour, à peine y put-il obtenir une très petite subsistance. Je pense que le mépris qu'il s'y attira l'y perdit. Il eut la bassesse de vouloir être premier valet de chambre, et personne ne doutait qu'il ne rapportât tout au roi, tellement qu'il n'était reçu dans aucune maison, ni abordé de personne. Il était poli et accostant, mais à peine lui répondait-on en fuyant, tellement qu'il vivait dans une solitude entière au milieu du plus grand monde. Le roi lui parlait quelquefois, et lui permettait d'être à Marly dans le salon et à ses promenades dans ses jardins tous les voyages, sans demander, mais aussi sans avoir jamais de logement: il louait une chambre au village. Il reçut une fois à Versailles une grêle de bastonnade de quatre ou cinq Suisses qui l'attendaient sortant de chez M. le Grand, à une heure après minuit, et l'accompagnèrent, toujours frappant, tout le long de la galerie. Il en fut moulu et plusieurs jours au lit. Il eut beau s'en plaindre et le roi se fâcher, les auteurs se trouvèrent sitôt qu'ils ne se trouvèrent plus. Quelques jours auparavant, M. lé Duc et M. le prince de Conti avaient fait un souper chez Langlée, à Paris, après lequel il s'était passé des choses assez étranges. Le roi leur en lava la tête; ils crurent bien être assurés d'en avoir l'obligation à Termes, et le firent régaler comme je viens de dire, incontinent après. Cela fit un grand vacarme; mais on n'en fit que rire, et le roi fit semblant d'ignorer les auteurs. Il était vieux, brouillé avec sa femme, qui était fort peu de chose, et ne laissa qu'une fille religieuse, et un frère obscur, connu de personne et qui ne se maria point.

L'infante aînée de Portugal mourut bientôt après. Elle avait huit ans, et, nonobstant ce peu d'âge, on avait flatté la cour de Lisbonne que l'archiduc l'épouserait.

Tessé, qui n'avait servi que de chausse-pied en Dauphiné à La Feuillade, l'y avait bientôt laissé en chef et s'en était allé à Milan. Il prévit en habile et bas courtisan que M. du Maine et Mme de Maintenon l'emporteraient tôt ou tard sur la fermeté que le roi lui avait marquée en prenant ses derniers ordres contre le désir des bâtards, et leur compétence à établir avec les maréchaux de France; il prévit de plus que, quoi qu'il pût arriver, cette protection pour lui était plus solide que le plaisir de prendre le commandement sur M. de Vendôme. Il n'en voulut pas perdre l'occasion: il prit celle d'une apparence d'action, s'en alla en poste seul et en carabin joindre M. de Vendôme; mit dans sa poche sa commission pour commander l'armée et M. de Vendôme même, et ne prétendit qu'à l'état de volontaire. Vendôme ne lui fit pas la moindre civilité d'aucune déférence, et continua en sa présence à donner l'ordre et à commander, comme si Tessé n'y eût pas été. C'était bien connaître le roi et le crédit de son intérieur, que d'en user ainsi après ce qu'il lui avait si positivement ordonné au contraire, et en même temps faire peu de cas de son bâton et de soi, en comparaison de sa fortune, que toutefois, au point où il était arrivé, il pouvait trouver être faite.

Peu de jours après, M. de Vendôme battit une partie de l'arrière-garde du comte de Staremberg, général des Impériaux: quatre cents hommes tués, cinq cents prisonniers, trois chariots remplis de pain firent du bruit à Versailles. M. de Vendôme assaisonna cette nouvelle de la promesse d'attaquer les ennemis le lendemain. Il savait bien qu'il n'en ferait rien. Ses courriers étaient sans nombre, ou pour des bagatelles qu'il faisait valoir et qui trouvaient des prôneurs, ou pour des assurances de choses qui ne s'exécutaient point et qui trouvaient leurs excuses dans les mêmes personnes, et le roi s'en laissait persuader. M. de Vaudemont écrivit de Milan au roi sur cette bagatelle une félicitation, comme assuré que ses ennemis seraient incontinent chassés d'Italie. C'était la même cabale et les mêmes applaudissements: tout cela s'avalait et réussissait à merveille. Mais pour cette fois, M. de Vendôme fit encore quelque chose: il culbuta huit cents chevaux et six bataillons de l'arrière-garde de Staremberg dans l'Orba. Bezons et Saint-Frémont, à la tête de notre cavalerie, et Albergotti avec quinze cents grenadiers, firent cette expédition. Elle ne fut pas sans perte et beaucoup de blessés. Il en coûta mille hommes aux Impériaux, tués ou pris. Solari, qui commandait ceux-ci, tué, et le prince de Lichtenstein pris fort blessé.

Tessé s'en était retourné à Pavie, d'où il regagna Milan, et au commencement de février s'en retourna commander en Savoie. En même temps La Feuillade fut fait lieutenant général seul, demeura en son gouvernement de Dauphine, et fut destiné pour l'armée de M. de Vendôme. Ainsi maréchal de camp tout d'un coup, en chef en Dauphiné aussitôt après, et sans presque aucun intervalle lieutenant général, c'est le train que Chamillart mena un homme pour qui le roi lui avait déclaré qu'il ne ferait jamais rien. Tout de suite le grand prieur, si mal avec le roi et qui avait eu tant de peine à servir, puis à aller avec son frère, fut envoyé commander les troupes dans le Mantouan et le Milanais, et incontinent après eut une petite armée avec le nom, la patente, les appointements et le service de général d'armée en chef, séparément de M. de Vendôme, avec qui il fut comme sont deux maréchaux de France, qui ont chacun une armée à part dans les mêmes pays, qui se concertent, mais dont l'ancien des deux conserve la supériorité sur l'autre. En même temps le fils unique de Vaudemont fut fait feld-maréchal par l'empereur, avec Staremberg, Heister et Rabutin, qui est, à l'égard du militaire, ce que sont nos maréchaux de France: ainsi Vaudemont prospérait des deux côtés, et le roi lui savait toujours le meilleur gré du monde.

Le maréchal de Villeroy, demeuré pour tout l'hiver à Bruxelles, vint à la mi-janvier faire un tour à la cour, où le roi le reçut, après neuf mois d'absence, avec des marques de faveur très distinguées. La marquise de Bedmar, venant d'Espagne, s'y trouva en même temps, allant joindre son mari en Flandre. La duchesse du Lude la présenta au roi dans son cabinet, dont les portes demeurèrent ouvertes. La duchesse d'Albe et la maréchale de Cœuvres, comme grandes d'Espagne, l'accompagnèrent. Le roi la baisa et lui fit toutes sortes d'honnêtetés; il lui dit qu'il avait résolu de faire son mari chevalier de l'ordre. Mme la duchesse de Bourgogne la baisa chez elle, où ce même cortège se trouva. On ne s'assit point au souper. La marquise de Bedmar, comme grande d'Espagne, prit son tabouret, et après le souper congé du roi, qui, en passant pour entrer dans son cabinet, lui fit encore des merveilles, et lui dit qu'il avait ordonné dans toutes les places par lesquelles elle passerait qu'on l'y reçût avec les mêmes honneurs que dans celles de la Flandre espagnole.

Le conseil de guerre de Vienne donna, vers ces temps-ci, un grand exemple de sévérité. Par son jugement, le comte d'Arco eut la tête coupée, pour avoir mal défendu Brisach avec Marcilly, à qui le bourreau cassa l'épée et lui en donna plusieurs coups sur la tête; le lieutenant de roi, comme nous parlons en France, et le major de la place furent dégradés des armes. La mauvaise humeur des progrès des mécontents put un peu contribuer à cette sévérité, qui fit beaucoup murmurer les officiers impériaux.

Ces mécontents inquiétaient l'empereur jusque dans Vienne, dans les faubourgs duquel ils avaient osé aller prendre des bateaux pour passer dans l'île de Schutt, en sorte que le prince Eugène fut obligé de faire faire des redoutes le long du Danube; ils ne laissèrent pas de piller un autre faubourg de cette capitale. Ils s'emparèrent d'Agria, des quatre villes des montagnes où sont les mines, de quelques autres jusque auprès de Presbourg, qui n'est qu'à dix lieues de Vienne, se firent voir dans l'Autriche, la Silésie et la Moravie, et refusèrent les propositions qui leur furent faites par le comte Palfi de la part de l'empereur. Strigonie, autrement Gran, se soumit à eux avec presque toute sa garnison. Ils coupèrent la communication de la Bohème à Vienne, et le prince Eugène, ne se croyant plus en sûreté à Presbourg, se retira à Vienne. Ils pillèrent une île du Danube, que l'empereur avait donnée à ce prince, prirent ses équipages et ravagèrent toute la grande île de Schutt. Ils se divisèrent en plusieurs corps qui prirent la forteresse de Mongatz et Hermanstadt, capitale de la Transylvanie, s'établirent en divers postes de Moravie et de Styrie, prirent Canise, firent des courses jusqu'à Gratz, capitale de Styrie, et obligèrent le général Heister de se retirer sous Vienne avec cinq mille hommes qu'il commandait. Ils brûlèrent les environs de cette demeure impériale, d'où on voyait les feux et d'où on ne pouvait sortir ni entrer librement, faute de troupes pour les écarter, et où la consternation fut d'autant plus grande, que l'envoyé de hollande à Vienne s'employa inutilement auprès d'eux, et qu'ils rejetèrent les propositions qu'il leur fit de la part de l'empereur.

Le maréchal de Villeroy s'en retourna à Bruxelles après quelque séjour à la cour; il s'y prit d'affection pour le baron Pallavicin, dont il fit bientôt après son homme de confiance dans son armée, où il alla servir. Ce baron était un grand homme très bien fait, de trente-cinq ans ou environ, point marié, et de beaucoup d'esprit, de valeur et de talents pour la guerre et pour l'intrigue, dont on n'a jamais bien démêlé l'histoire. Il avait été fort bien avec M. de Savoie, dont son père était grand écuyer, et sa mère dame d'honneur d'une des deux duchesses. Il fut arrêté avec les troupes de ce prince et donna sa parole. M. de Savoie lui manda de revenir en Piémont, il s'en excusa sur la parole qu'il avait donnée. M. de Savoie lui écrivit que, s'il ne revenait, il s'attirerait son indignation. Là-dessus Pallavicin abandonna le service de Savoie et se donna à celui de France, sans qu'on ait jamais pu savoir la cause du procédé du maître ni du sujet. Il eut deux mille écus de pension en arrivant. Le maréchal de Villeroy, qui aimait les étrangers et les aventuriers, s'infatua de celui-ci qui devint son homme de confiance dans la suite, à la cour comme à l'armée, où cette faveur du général excita beaucoup de jalousie.

Le maréchal de Tallard s'en alla en Forez marier son fils aîné à la fille unique de Verdun, très riche héritière et qui en avait aussi l'humeur et la figure. Tallard et Verdun étaient enfants des deux frères et avaient ensemble des procès à se ruiner que ce mariage termina. Verdun était un homme de beaucoup d'esprit, mais singulier, qui n'avait jamais guère servi ni vu de monde qu'à son point et à sa manière, et qui n'avait jamais fait grand cas de son cousin Tallard, ni guère aussi de la cour et de la fortune. Tallard partit bientôt après vers le Rhin et Coigny sur la Moselle, commander un corps comme faisait ordinairement M. d'Harcourt. Le maréchal de Boufflers ne servit point cette année, le roi tâcha de l'en consoler par une augmentation de deux cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge.

J'étais allé passer la semaine sainte à la Ferté et à la Trappe, d'où je revins à Versailles le mercredi de Pâques. J'appris en arrivant le grand parti que M. le Grand venait de tirer de la quête de sa fille. Le matin du vendredi saint, il vint trouver le roi et lui demanda avec un audacieux empressement d'aller avec ceux de sa maison à l'adoration de la croix. Les ducs y allaient de tout temps en rang d'ancienneté après le dernier prince du sang, et depuis peu d'années après les bâtards; et après les ducs, les grands officiers de la maison du roi dans le rang de leurs charges, sans qu'aucun prince étranger y eût jamais été admis. Le roi, surpris de la demande, refusa et répondit que cela ne se pouvait, parce que les ducs y allaient. C'est où le grand écuyer l'attendait. Il demanda à les précéder, non qu'il l'espérât, mais pour réussir à ce qui arriva. Le roi fut embarrassé. M. le Grand insista, appuyé sur la faiblesse qu'il connaissait au roi pour lui, qui en sortit par lui dire que ni ducs ni princes n'iraient. En donnant l'ordre, il dit au maréchal de Noailles, capitaine des gardes en quartier, d'en avertir les ducs, qui répondit mollement, en représentant leur droit usité de tout temps. Le parti du roi était pris, et le peu que dit M. de Noailles, et d'un ton à peu imposer, n'était pas pour le faire changer. Il n'y avait presque aucun duc à Versailles, même des plus à portée du roi, qui profitaient de ces jours de dévotions pour les leurs et pour leurs affaires. M. de La Rochefoucauld montait en carrosse de chez le cardinal de Coislin lorsqu'on lui vint dire cette nouveauté. Il se mit à pester, et n'osa jamais aller trouver le roi. Il partit et alla ronger son frein aux Basses-Loges de Saint-Germain, où il allait tous les ans à pareil jour se retirer. Ainsi cette distinction fut perdue en échange de celle que les princes étrangers s'étaient voulu faire de la quête, et qui avait avorté, et personne n'alla plus depuis à l'adoration de la croix que les princes du sang et les bâtards. Je m'en allai tout de suite à Paris sur cette nouvelle, et je ne revins de plusieurs jours à la cour.

Le duc d'Aumont mourut d'apoplexie le matin du mercredi saint. Villequier, son fils aîné, qui était premier gentilhomme de la chambre en survivance, eut le gouvernement de Boulogne et du pays boulonnais qu'avait son père, et prit le nom de duc d'Aumont.

Le cardinal Norris, moine augustin, a laissé un si grand nom parmi les savants que je ne veux pas omettre sa mort qui arriva en ce temps-ci. Il était d'origine irlandaise; il y a encore de son nom en Irlande et en Angleterre, et aujourd'hui encore l'amiral Norris fait parler de lui avec les escadres anglaises. Ce docte cardinal fut des congrégations de Rome les plus importantes, et il avait succédé au cardinal Casanata, si célèbre par son savoir et par cette bibliothèque si nombreuse et si recherchée qu'il avait assemblée, et qu'il donna à la Minerve dans la place de bibliothécaire de l'Église. Il n'est pas de mon sujet de m'étendre sur ce grand cardinal, il suffira ici de n'avoir pas oublié de faire mention de lui.

Mme de Lyonne mourut quelques jours après à Paris : elle était Payen, d'une famille de Paris, veuve de M. de Lyonne, secrétaire d'État, mort en 1671, le plus grand ministre du règne de Louis XIV. C'était une femme de beaucoup d'esprit, de hauteur, de magnificence et de dépense, et qui se serait fait compter avec plus de mesure et d'économie, mais elle avait tout mangé il y avait longtemps, et vivait dans la dernière indigence dans sa même hauteur, et l'apparent mépris de tout, mais à la fin dans la piété depuis plusieurs années. Sa fille avait été première femme du duc d'Estrées, fils de l'ambassadeur à Rome. De ses trois fils, l'aîné survivancier de son père perdit avec lui la charge de secrétaire d'État qui fut donnée à Pomponne, et il eut une charge de maître de garde-robe dont il ne fit pas deux années de fonctions quoiqu'il l'ait gardée longtemps. C'était un homme qui avait très mal fait ses affaires, qui vivait très singulièrement et obscurément, et qui passait sa vie à présider aux nouvellistes des Tuileries. Il n'eut qu'un fils fort bien fait et distingué à la guerre, mais qui se perdit par son mariage avec la servante d'un cabaret de Phalsbourg, dont il n'eut point d'enfants, et qu'il voulut faire casser dans la suite sans y avoir pu réussir. Elle l'a survécu et le survit encore, retirée dans une communauté à Paris; et elle a toujours mené une vie très sage, et qui l'a fait estimer. On verra en leur temps les deux autres fils de M. et Mme de Lyonne, l'un riche abbé débauché, l'autre évêque de Rosalie in partibus et missionnaire à Siam et à la Chine. Je ne parle pas d'un quatrième, chevalier de Malte, qui n'a point paru; et voilà ce que deviennent les familles des ministres! Celles des derniers de Louis XIV ont été plus heureuses, les Tellier, les Colbert, les Chamillart, les Desmarets surtout à bien surprendre.

L'électeur de Bavière perdit aussi un de ses fils. Le roi, pour le gratifier, en prit le deuil pour quinze jours. Il avait l'honneur d'être beau-frère de Monseigneur, mais sa parenté avec le roi était fort éloignée.

On a vu comment la duchesse de Ventadour s'était mise à Madame pour échapper à son mari et au couvent, la figure qu'elle fit auprès d'elle, et les vues qui la lui firent quitter. Son plus que très intime ami dès leur jeunesse, le maréchal de Villeroy, travaillait depuis longtemps à leur succès auprès de Mme de Maintenon, avec qui il fut toujours très bien, et qui, par raison de ressemblance, aimait bien mieux les repenties que celles qui n'avaient pas fait de quoi se repentir. Mme de Ventadour, dont l'âge avait dépassé de beaucoup celui de la galanterie, s'était faite dévote depuis quelque temps, et quoiqu'elle alliât ses anciens plus qu'amis, un gros jeu et continuel, et bien d'autres choses avec sa dévotion, la coiffe, la paroisse, la chapelle, l'assiduité aux offices et des jargons de dévotion à propos, l'avaient lavée de toute tache, et les maux que ces taches lui avaient causés ne parurent pas même un obstacle à la place de gouvernante. Le roi dit donc un matin, à la fin de mars, à la maréchale de La Mothe, qui par cette place lui faisait sa cour à ces heures-là dans son cabinet, qu'il s'était trouvé si bien d'elle auprès de ses enfants et auprès de ceux de Monseigneur, qu'il la destinait à ceux de Mgr le duc de Bourgogne, mais qu'en même temps, pour ménager sa santé, il lui adjoignait la duchesse de Ventadour, sa fille, pour survivancière et pour la soulager dans les soins pénibles de cette charge. La maréchale se trouva fort étourdie; elle aimait sa fille, mais non pas jusqu'à se l'associer. On avait eu beau la tourner de toutes les façons, jamais elle n'y avait voulu entendre. Elle disait qu'il était ridicule de mettre auprès des enfants de France une femme qui n'avait jamais eu d'enfants, et balbutiait pis entre ses dents, de telle sorte qu'allant toujours à la parade elle leur fit prendre le parti de l'emporter à son insu. Aussi parut-elle fort mécontente; la bonne femme craignait de n'être plus maîtresse et de passer pour radoter, et ne se contraignit pas sur son dépit aux compliments du monde, et beaucoup moins sur sa fille, qu'elle reçut fort mal. Elle était à Paris, d'où elle arriva sur cette nouvelle et entra par derrière dans ce cabinet de Mme de Maintenon, où, tandis que le roi travaillait dans la pièce joignante, elle présente, Mme la duchesse de Bourgogne jouait avec des dames familières et les deux fils de France, entrant quand elle voulait, mais seule, où était le roi. Mme de Ventadour y arriva donc, si transportée, si éperdue de joie, qu'oubliant ce qu'elle était, elle se jeta à genoux en entrant et se traîna ainsi jusqu'à Mme la duchesse de Bourgogne, qui alla l'embrasser et la relever. Elle en fit autant lorsque, après les premiers compliments, cette princesse la mena où était le roi, dont la surprise de cette action fut extrême; jamais personne ne fut si hors de soi. Elle eut douze mille livres d'augmentation de pension aux huit mille qu'elle avait déjà.

Le maréchal de Châteaurenauld eut bientôt après la lieutenance générale de Bretagne, vacante depuis la mort de Lavardin, comme je l'ai dit d'avance.

Le roi permit en même temps à Walstein, ambassadeur de l'empereur à Lisbonne, pris sur mer en s'en retournant, de s'en aller, et fit partir Vernon, ambassadeur de Savoie, toujours accompagné de son gentilhomme ordinaire, pour aller sur la frontière de Provence et des États de Savoie être échangé avec Phélypeaux.

En ce même temps mourut Harlay, conseiller d'État, qui avait été premier ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, duquel j'ai assez parlé précédemment pour n'avoir plus rien à en dire.

Les ennemis perdirent le meilleur des officiers Hollandais, qui de plus était leur Vauban pour les places et les sièges, qui était le général Cohorn, qui mourut à la Haye.

L'affaire des fanatiques ne finissait point et occupait des troupes. La Hollande et M. de Savoie les soutenaient par des armes, de l'argent et quelques hommes, et Genève par des prédicants. Villars, de retour de Bavière, était oisif. Il avait été reçu comme s'il n'eût pas pris des trésors, et qu'il n'eût pas empêché les progrès des armées pour les amasser. Mme de Maintenon le protégeait ouvertement, et conséquemment Chamillart, alors au plus haut point de la faveur. Ils voulaient remettre Villars en selle, qui, profitant de ce qu'il pouvait sur l'un et sur l'autre, voulait absolument être de quelque chose. L'Allemagne ne lui convenait plus depuis qu'il s'était brouillé avec l'électeur de Bavière; la Flandre et l'Italie étaient occupées par Villeroy et Vendôme, plus en crédit que lui. Il ne se trouva que le Languedoc à lui donner, pour le décorer au moins de finir cette petite guerre. Montrevel n'avait que le roi pour lui, cela lui servit au moins à ne pas demeurer par terre. On lui fit faire un troc désagréable. La Guyenne était entièrement paisible et n'avait nul besoin de commandant; Montrevel y fut envoyé avec le même pouvoir et les mêmes appointements qu'il avait en Languedoc. Ce changement l'affligea fort, mais il fallut céder et aller jouer au lansquenet à Bordeaux. Villars, avec son effronterie ordinaire, voulant faire valoir le petit emploi où il allait, dit assez plaisamment qu'on l'y envoyait comme un empirique où les médecins ordinaires avaient perdu leur latin. Ce mot outra Montrevel, qui fit si bien que, tandis que Villars était en chemin, il battit deux fois les fanatiques et la dernière fois en personne et avec un grand succès, et tout de suite s'en alla droit à Bordeaux, où il n'y avait personne depuis que Sourdis n'y commandait plus.

Je tombai en ce temps-là dans un fâcheux accident. Je me fis saigner parce que je sentais que le sang me portait à la tête, et il me sembla l'avoir été fort bien. Je sentis la nuit une douleur au bras, que Le Dran, fameux chirurgien, qui m'avait saigné, m'assura ne venir que d'une ligature trop serrée. Pour le faire court, en deux jours le bras s'enfla plus gros que la cuisse, avec la fièvre et de grandes douleurs; on me tint autres deux jours avec des applications dessus pour dissiper le mal par l'ouverture de la saignée, de l'avis des plus grands chirurgiens de Paris. M. de Lauzun, qui me trouva avec raison fort mal, insista pour avoir Maréchal, et s'en alla à Versailles le demander au roi, sans la permission duquel il ne venait point à Paris, et il ne découchait presque jamais du lieu où le roi était. Il eut permission de venir, de découcher, et même de séjourner auprès de moi. En arrivant le matin, il m'ouvrit le bras d'un bout à l'autre. Il était temps, l'abcès gagnait le coffre, et se manifestait par de grands frissons. Il demeura deux jours auprès de moi, vint après plusieurs jours de suite, puis de deux jours l'un. L'adresse et la légèreté de l'opération, des pansements, et de me mettre commodément passe l'imagination. Il prit prétexte de cet accident, pour parler de moi au roi, qui après que je fus guéri m'accabla de bontés. Chamillart était enfin venu à bout de me raccommoder avec lui quelque temps auparavant. Tout ce que dit Maréchal acheva. J'avais fait un léger effort du bras le jour de la saignée auquel j'attribuais l'accident, et je voulus que Le Dran me saignât dans le cours de cette opération pour ne le pas perdre. Maréchal et Fagon ne doutèrent pas que le tendon n'eût été piqué. Par des poids qu'on me fit porter, mon bras demeura dans sa longueur ordinaire, et je ne m'en suis pas senti depuis. J'avais jour et nuit un des meilleurs chirurgiens de Paris auprès de moi, qui se relevaient. Tribouleau, qui l'était des gardes françaises avec beaucoup de réputation, me conta qu'il fallait que M. de Marsan fût bien de mes amis, qu'il l'avait arrêté dans les rues, qu'il lui avait demandé de mes nouvelles avec des détails et un intérêt infini. La vérité était qu'il voulait mon gouvernement et qu'il le demanda. Le roi lui demanda à son tour si je n'avais pas un fils, et le rendit muet et confus. Chamillart, sans qu'on l'en eût prié, s'en était assuré pour mon fils, en cas que je n'en revinsse pas, et n'y avait pas perdu de temps. Je ne fis pas semblant dans la suite de savoir le procédé de M. de Marsan, avec qui d'ailleurs, comme avec tous ces Lorrains, je n'étais en aucun commerce.

L'Église et le siècle perdirent en ce même temps les deux prélats qui fussent alors chacun à l'une et à l'autre avec le plus d'éclat, le fameux Bossuet, évêque de Meaux, pour l'un, et le célèbre cardinal de Fürstemberg, pour l'autre. Tous deux sont trop connus pour que j'aie à rien dire de ces deux hommes si grandement et si diversement illustres, le premier toujours à regretter, et qui le fut universellement, et dont les grands travaux faisaient encore honte, dans cette vieillesse si avancée, à l'âge moyen et robuste des évêques, des docteurs, et des savants les plus instruits et les plus laborieux. L'autre, après avoir si longtemps agité et intéressé toute l'Europe, était devenu depuis longtemps un poids inutile à la terre. Chamillart eut la charge de premier aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, pour l'imbécile évêque de Senlis, son frère, et La Hoguette, archevêque de Sens, la place de conseiller d'État d'Église. Bissy, évêque de Toul, se laissa enfin persuader d'accepter Meaux. Un diocèse si près de Paris lui parut plus propre à avancer sa fortune que ses querelles avec le duc de Lorraine qui lui avaient suffisamment frayé le chemin à Rome; aussi avait-il mieux aimé se tenir à Toul, qu'accepter Bordeaux. Mais il espéra tout de Meaux qui, en le tenant sans cesse à portée, favoriserait son savoir-faire qu'il ne fut pas longtemps à manifester.

CHAPITRE XIV. §

L'archiduc par l'Angleterre à Lisbonne; mal secouru. — L'amirante de Castille tombé dans le mépris. — Disgrâce de la princesse des Ursins, rappelée d'Espagne avec ordre de se retirer droit en Italie; détails raccourcis de son gouvernement. — Motifs qui firent passer Berwick en Espagne et Puységur. — Négligence, impudence et crime d'Orry. — Joug étrange de la princesse des Ursins sur l'abbé d'Estrées, et son plus que surprenant abus. — Princesse des Ursins intercepte et apostille de sa main une lettre de l'abbé d'Estrées au roi. — Abbé d'Estrées obtient son rappel. — Abbé d'Estrées commandeur de l'ordre sur l'exemple de l'abbé des Chastelliers; quel était l'abbé des Chastelliers. — Cardinal d'Estrées abbé de Saint-Germain des Prés. — Le roi d'Espagne à la tête de son armée en Portugal. — Princesse des Ursins chassée; son courage; ses mesures. — Son départ vers Bayonne. — Duc de Grammont ambassadeur en Espagne; son caractère. — Son misérable mariage. — Duc de Grammont déclare son indigne mariage, et, par l'insensé raffinement d'en vouloir faire sa cour, s'attire la colère du roi et de Mme de Maintenon. — Princesse des Ursins insiste sur la permission d'aller à Versailles. — Princesse des Ursins exilée à Toulouse. — Des Pennes, confident de Mme des Ursins, rappelé d'Espagne. — Orry rappelé d'Espagne. — Folle prétention du connétable de Castille. — Conduite du duc de l'Infantado. — Appointements du duc de Grammont. — Franchise des ambassadeurs; abus qui s'en fait à Venise par Charmont. — Plaintes de la république de Venise; Charmont protégé.

L'archiduc, après un long séjour dans la basse Allemagne et la Hollande, en attendant que tout frit prêt pour son trajet, avait essuyé une terrible tempête qui le jeta deux fois en Angleterre, où la première fois il vit la reine et ses ministres. Il était arrivé en Portugal avec fort peu de secours; il trouva que tout lui manquait. Ce grand contretemps et la fidélité des Espagnols ne répondait pas aux promesses de l'amirante qui leur avait persuadé que tout se révolterait en Espagne; et comme rien n'y branla, ni à l'arrivée de l'archiduc, ni depuis, que deux ou trois particuliers au plus, mais bien longtemps dans les suites, l'amirante tomba dans un discrédit total. Le Portugal, abandonné presque à sa faiblesse, s'en prenait à lui de l'avoir comme engagé dans ce péril, et l'archiduc d'avoir pressé son arrivée sur des espérances dont il ne voyait aucun effet. Il se défendait sur l'espèce d'abandon où ses alliés et l'empereur même le laissaient, qui décourageait de lever le masque en sa faveur. Ces contrastes qui laissèrent l'amirante sans ressources, tant du côté de la cour de Portugal que de celle de l'archiduc, le mirent souvent en danger d'être assommé par le peuple, et le firent tomber dans le dernier mépris.

J'ai différé l'événement suivant et quelques autres, pour raconter tout de suite ce qui aurait été moins intelligible et moins agréable par morceaux, à mesure que les diverses choses se sont passées, d'autant que le principal de tous, et pour lequel j'ai différé les autres, ne dépasse pas la fin de mai. Il faut se souvenir de ce qui a été rapporté ci-devant de la brillante situation de la princesse des Ursins en Espagne, et de ses solides appuis à Versailles, où elle avait trouvé moyen de sevrer les ministres du roi du secret et du maniement des affaires, qui se traitaient réciproquement d'elle à Mme de Maintenon et au roi, le seul Harcourt, ennemi de nos ministres, dans la confidence. M. de Beauvilliers, qui n'y vit point de remède, prit enfin le parti de prier le roi de le dispenser de se mêler plus d'aucune chose qui regardât l'Espagne. Le chancelier n'en entendait plus parler il y avait déjà quelque temps. Chamillart, trop occupé des finances et de la guerre, n'aurait peut-être pas été suspect aux deux dames, sans sa liaison intime avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais il n'avait pas loisir de s'occuper de plus que de sa besogne, et on s'en tenait à son égard, sous prétexte de ménagement, à ne lui parler d'Espagne que superficiellement pour les ordres et les expéditions qui le regardaient nécessairement pour les troupes et l'argent. Restait Torcy qui aurait bien voulu n'en entendre jamais parler, et à qui il ne restait que les choses sèches et résolues sur lesquelles on ne pouvait se passer de son expédition.

En Espagne Mme des Ursins s'était, comme on l'a vu, défaite des cardinaux d'Estrées et Portocarrero, d'Arias qui au départ du cardinal d'Estrées s'était retiré une seconde fois, et était allé attendre dans son archevêché de Séville le chapeau auquel le roi d'Espagne l'avait nommé, de Louville, de tous ceux qui avaient eu part au testament de Charles II, ou à quelque faveur du roi indépendamment d'elle. Rivas, qui avait écrit ce fameux testament, le seul laissé dans le conseil, y était réduit aux simples expéditions, sans oser dire un mot, sans crédit ni considération, en attendant qu'elle pût le renvoyer comme les autres. La princesse et Orry gouvernaient seuls, seuls étaient maîtres des affaires et des grâces, et tout se décidait entre eux deux, souvent d'Aubigny en tiers, et la reine présente quand elle voulait, qui ne voyait que par leurs yeux. Le roi dont toutes les journées étaient réglées par la reine, et qui, s'il voulait changer quelque chose à ce qui était convenu pour ses heures et ses amusements comme chasse, mail ou autre chose, le lui envoyait demander par Vaset, huissier français, dévoué à Mme des Ursins, et qui se gouvernait par ce qu'il lui rapportait; le roi, dis-je, peu à peu établi dans cette dépendance, venait les soirs chez la reine, le plus souvent chez Mme des Ursins, où il trouvait d'ordinaire Orry et quelquefois d'Aubigny où il apprenait ce qui avait été résolu, et leur donnait les mémoriaux qu'il avait pris au conseil pour être décidés le lendemain par eux, et portés par lui ensuite au conseil, où il n'y avait point à opiner, mais seulement à savoir pour la forme ce que Rivas recevait du roi pour expédier. L'abbé d'Estrées, qui depuis le départ de son oncle entrait de ce conseil, n'osait s'y opposer à rien, et s'il avait quelque représentation à faire, c'était en particulier à Mme des Ursins et à Orry, qui l'écoutaient à peine et allaient leur chemin sans s'émouvoir de ce qu'il leur pouvait dire. La princesse régnait ainsi en plein, et ne songeait qu'à écarter tout ce qui pouvait troubler ou partager le moins du monde sa puissance. Il fallait une armée sur les frontières de Portugal contre l'archiduc, par conséquent un général français pour commander les troupes françaises, et peut-être aussi les espagnoles. Elle avait connu de tout temps la reine d'Angleterre qui était Italienne, elle l'avait extrêmement cultivée dans les longs séjours qu'elle avait faits à Paris, elle était demeurée en commerce de lettres et d'amitié avec elle; elle imagina donc de faire donner au duc de Berwick le commandement des troupes françaises en Espagne.

Elle le connaissait doux, souple, fort courtisan, sans aucun bien, avec une famille. Elle compta par ces raisons de faire tout ce qu'elle voudrait d'un homme entièrement dépendant du roi et de la reine d'Angleterre, qui lui aurait l'obligation de sortir de l'état commun des lieutenants généraux et qui aurait un continuel besoin d'elle pour s'élever et pour s'enrichir, et s'éviter ainsi d'avoir à compter avec un Français qui aurait une consistance indépendante d'elle. Elle en fit donc sa cour à Saint-Germain et le proposa à Versailles. Le roi qui, par égard pour le roi d'Angleterre et par la similitude de ses bâtards, avait fait servir celui-ci peu de campagnes sans caractère, puis tout d'un coup [en qualité] de lieutenant général dans une grande jeunesse, fut ravi d'une occasion si naturelle de le distinguer d'eux en lui donnant une armée à commander. Il avait toujours servi en Flandre; sa souplesse et son accortise l'avaient attaché et lié extrêmement avec M. de Luxembourg et ses amis, avec M. le Duc et M. le prince de Conti, ensuite avec le maréchal de Villeroy. Ces deux généraux d'armée l'avaient traité comme leur enfant et à la guerre et à la cour. Il avait des talents pour l'une et pour l'autre; ils l'avaient fort vanté au roi et en avaient fait leur cour. Le roi, déjà si bien disposé, se fit un plaisir d'accorder ce général à la prière du roi et de la reine d'Angleterre, à la demande de Mme des Ursins, et aux témoignages qui lui avaient été si souvent rendus de son application et de sa capacité. Le hasard fit que Berwick, qui avait le nez bon et qui avait cultivé Harcourt de bonne heure, comme un homme tourné à la fortune, était devenu fort de ses amis, et que celui-ci, se trouvant seul dans cette bouteille d'Espagne, acheva de déterminer. C'est ainsi que ce choix fut fait; mais comme il n'avait jamais été en chef, le roi lui voulut donner Puységur qu'il connaissait fort pour avoir longtemps commandé son régiment d'infanterie, dans tous les détails duquel il entrait, et pour avoir été employé par lui, comme on l'a vu, en beaucoup de projets et d'exécutions importantes sur lesquels il avait souvent travaillé avec lui, et dont Puységur lui avait rendu bon compte. Il avait été l'âme de l'armée de Flandre; ainsi le duc de Berwick l'avait aussi fort courtisé et le connaissait très particulièrement. Avec ce secours et en chargeant Puységur du détail de toutes les troupes, comme unique directeur, et du soin supérieur des magasins et des vivres, c'est-à-dire de les diriger, de les examiner et d'en disposer, le roi crut avoir pris toutes les précautions qui se pouvaient prendre pour la guerre en Espagne.

Puységur partit le premier. Il trouva tout à merveille, depuis les Pyrénées jusqu'à la hauteur de Madrid, pour la subsistance des troupes françaises, et en rendit un compte fort avantageux. Il travailla en arrivant à Madrid avec Orry, qui, papier sur table, lui montra tous ses magasins faits, tant pour la route jusqu'à la frontière de Portugal que sur la frontière même, pour la subsistance abondante de l'armée, et tout son argent prêt pour que rien ne manquât dans le courant de la campagne. Puységur, homme droit et vrai, qui avait trouvé tout au meilleur état du monde depuis les Pyrénées, n'imagina pas qu'Orry eût pu manquer de soins pour la frontière, dans une conjoncture si décisive que celle où l'Espagne se trouvait d'y terminer promptement la guerre avant que l'archiduc fût mieux secouru; et beaucoup moins qu'un ministre chargé de tout eût l'effronterie de lui montrer en détail toutes ses précautions, s'il n'en avait pris aucune. Content donc au dernier point, il manda au roi de grandes louanges d'Orry, par conséquent de Mme des Ursins et de leur bon et sage gouvernement, et donna les espérances les plus flatteuses du grand usage qui s'en pouvait tirer. Plein de ces idées, il partit pour la frontière de Portugal pour y reconnaître tout par lui-même et y ajuster les choses suivant les projets, afin qu'il n'y eût plus qu'à exécuter à l'arrivée des troupes françaises et de leur général. Mais quelle fut sa surprise lorsque, de Madrid à la frontière, il ne trouva rien de ce qui était nécessaire pour la marche des troupes, et qu'en arrivant à la frontière même, il ne trouva quoi que ce soit de tout ce qu'Orry lui avait montré sur le papier comme exécuté! Il eut peine à ajouter foi à ce qui lui revenait de toutes parts d'une négligence si criminelle. Il se porta dans tous les lieux où les papiers que lui avait montrés Orry indiquaient les magasins. Il les trouva tous vides et nul ordre même donné. On peut juger quel fut son dépit de se trouver si loin de tout ce sur quoi il avait eu lieu de compter avec tant de certitude, et ce qu'il en manda à Madrid. Il en rendit compte au roi en même temps, et il avoua sa faute, si c'en était une, d'avoir cru Orry et à ses papiers, et se donna en même temps tout le mouvement qu'il put, non plus pour avoir de quoi faire, comme il l'avait espéré, puisque la chose était devenue impossible, mais au moins pour que l'armée pût subsister et ne fût pas réduite à manquer de tout et à ne pouvoir entrer et agir quelque peu en campagne.

Cette conduite d'Orry, et plus, s'il se peut, son impudence à oser tromper un homme qui va incontinent après voir de ses yeux son mensonge, sont des choses qui ne se peuvent comprendre. On comprend de tout temps que les fripons volent, mais non pas qu'ils le fassent avec l'audace de persuader contre les faits sitôt et si aisément prouvés. Toutefois, c'est ce qu'Orry s'était promis de l'appui de la princesse et de la fascination de Versailles à leur égard.

L'aveuglement fut tel que dans ce même temps, où ils doivent être si en peine de l'effet de leur conduite, Mme des Ursins y mit le comble. Elle avait si bien lié et garrotté le pauvre abbé d'Estrées, qui se promettait je ne sais comment une fortune en se cramponnant comme que ce fût dans son triste emploi en Espagne, qu'il avait consenti à l'inouïe proposition que lui, ambassadeur de France, n'écrirait au roi et à sa cour que de concert avec elle, et bientôt après qu'il n'y enverrait aucune [lettre] sans la lui avoir montrée. Une dépendance si gênante pour qui que ce fût, si folle pour un ambassadeur, et si destructive de son devoir et de son ministère, devint à la fin insupportable à l'abbé d'Estrées. Il commença donc à lui souffler quelques dépêches. Son, adresse n'y fut pas telle que la princesse, si attentive à tout, si crainte, et si bien obéie, n'en eût le vent par le bureau de la poste. Elle prit ses mesures pour être avertie à temps la première fois que cela arriverait; elle la fut, et n'en fit pas à deux fois. Elle envoya enlever la dépêche de l'abbé d'Estrées au roi. Elle l'ouvrit, et, comme elle l'avait bien jugé, elle n'eut pas lieu d'en être contente; mais ce qui la piqua le plus, ce fut que l'abbé détaillant sa conduite et ce conseil où tout se portait et se décidait, composé d'elle, d'Orry et très souvent de d'Aubigny, exagérant l'autorité de ce dernier, ajoutait que c'était son écuyer, qu'on ne doutait point qu'elle n'eût épousé. Outrée de rage et de dépit, elle mit en marge à côté, de sa main: Pour mariée, non, montra la lettre en cet état au roi et à la reine d'Espagne et à beaucoup de gens de cette cour avec des clameurs étranges, et ajouta à cette folie celle d'envoyer cette même lettre, ainsi apostillée, au roi, avec les plaintes les plus emportées contre l'abbé d'Estrées d'avoir écrit sans lui montrer sa lettre, comme ils en étaient convenus, et de l'injure atroce qu'il lui faisait sur ce prétendu mariage.

L'abbé d'Estrées, de son côté, ne cria pas moins haut de la violation de la poste, de son caractère, et du respect dû au roi, méprisé au point d'intercepter, ouvrir, apostiller, rendre publique une lettre de l'ambassadeur du roi à Sa Majesté. La reine d'Espagne, animée par Mme des Ursins dont elle avait épousé les intérêts sans bornes, éclata contre l'abbé d'Estrées de manière à mettre les choses au point que sa demeure en Espagne devint incompatible avec son autorité. Pour le roi son époux, il se mêla peu dans la querelle, mais ce peu fut en, faveur de la princesse des Ursins, soit qu'avec un bon sens qu'il eut toujours et droit en toutes choses, mais qu'il retenait lui-même captif sous sa lenteur et sa glace, il sentît l'énormité du fait, soit qu'il ne fût pas capable de prendre vivement l'affirmative pour personne, par sa tranquillité naturelle. Cette lettre, apostillée par la princesse, accompagnée de ses plaintes et de la justice exemplaire qu'elle demandait de l'abbé d'Estrées, arriva au roi fort peu après celles de Puységur, datées de la frontière de Portugal. Ces dernières avaient étrangement indisposé le roi contre Orry et contre la princesse, qui n'étaient considérés que conjointement en tout, et qui avait écrit pour soutenir les mensonges d'Orry de toutes ses forces. Nos ministres, qui n'avaient abandonné les affaires d'Espagne que de dépit, ne perdirent pas une occasion si essentielle de tomber sur ce gouvernement, et de profiter du mécontentement que le roi laissa échapper pour se revendiquer une portion si considérable de leurs fonctions. Harcourt, qui en sentit tout le danger, soutint tant qu'il put Mme de Maintenon à protéger Orry dans une occasion où il y allait de tout pour lui et pour Mme des Ursins, empêcher le renversement de leur puissance et le retour naturel du maniement des affaires d'Espagne aux ministres, qui ne les lui laisseraient plus retourner, en quoi lui-même était le plus intéressé. Cette lutte balança jusqu'à ne savoir qui l'emporterait, lorsque cette lettre fatale arriva, et les plaintes amères de l'abbé d'Estrées au roi et aux ministres. Le cardinal d'Estrées, déjà de retour à la cour, leur donna tout le courage qu'il put pour profiter d'une occasion unique de perdre Mme des Ursins, et de se délivrer une fois pour toutes d'une usurpation d'une portion si principale de leur ministère. L'éclat était trop grand et trop public pour que le roi ne leur en parlât pas. Il avait déjà agité avec eux les plaintes de Puységur et les moyens d'y remédier au moins en partie, de manière que ce surcroît arrivé si fort en cadence forma un tout qui accabla Orry et la princesse: dès lors l'un et l'autre furent perdus. Mme de Maintenon eût trop grossièrement montré la corde d'entreprendre la protection d'un manque de respect d'une telle hardiesse, et dont le roi lui parut si offensé; toute l'adresse d'Harcourt échoua contre cet écueil. Le parti fut donc pris de la renvoyer à Rome et de rappeler Orry; mais l'embarras fut la crainte d'une désobéissance formelle, et que le roi d'Espagne ne pût résister aux cris que ferait la reine. Après le trait qui venait d'arriver, les plus grandes extrémités étaient à prévoir; et c'est ce qui fit prendre le tour de ne rien précipiter pour frapper le coup sans risque de le manquer. Le roi fit à la princesse une réprimande sévère d'une hardiesse sans exemple, qui attaquait si directement le respect dû à sa personne et le secret qui devait être sacré de son ambassadeur à lui. En même temps on manda à l'abbé d'Estrées cette réprimande, qu'il avait juste occasion de se plaindre, mais rien de plus.

L'abbé d'Estrées, qui comptait que Mme des Ursins en serait chassée, tomba dans le désespoir quand il l'en vit quitte pour si peu de chose, et lui sans satisfaction, exposé à la haine et aux insultes de la princesse et même de la reine, et à voir cette puissance plus établie que jamais, puisqu'elle avait échappé à une action si inouïe, tellement que, de dépit et de désespoir de ne pouvoir plus se rien promettre de l'Espagne, il demanda son congé. Il fut pris au mot, et ce fut un nouveau triomphe pour la princesse de s'être défait si scandaleusement de lui, qui avait toute raison, et dont l'affaire était celle du roi même, tandis qu'elle demeurait pleinement maîtresse, elle qui avait eu loisir de sentir et de craindre les suites naturelles d'un emportement si audacieux. Mais en même temps que ce panneau et cette apparente victoire amusait Mme des Ursins, le cardinal d'Estrées, autant pour la piquer que par affection pour son neveu, soutenu des ministres par le même sentiment, et des Noailles par l'amitié et la proximité de l'alliance, se servit avantageusement du rappel de l'abbé d'Estrées, sans aucun tort de sa part, après un éclat de cette nature, pour un dédommagement de la satisfaction qu'il avait été si fort en droit d'obtenir, et qui marquât du moins celle que le roi avait de sa conduite. Le faire évêque? il était encore assez jeune et bien fait, il avait eu des galanteries, et il était du nombre de ces abbés sur qui le roi s'était expliqué qu'il n'en élèverait aucun d'eux à l'épiscopat. Des abbayes? cela ne remplissait pas leur but de quelque chose d'éclatant. Ils se tournèrent tous sur l'ordre du Saint-Esprit, comme sur un honneur qui marquerait continuellement sur sa personne la satisfaction que le roi avait eue de sa conduite, une distinction très grande dans le clergé par le petit nombre de ces places, et une place d'autant plus flatteuse qu'elle était comme sans exemple.

En effet, le seul prêtre commandeur de l'ordre qui ne fût point évêque était un Daillon du Lude, fils d'une Batarnay et du premier comte du Lude, gouverneur de Poitou, la Rochelle et pays d'Aunis, et lieutenant général de Guyenne, qui parut fort en son temps; et cet abbé, parent des Joyeuse et des Montmorency par sa mère, était frère du second comte du Lude, gouverneur de Poitou, sénéchal d'Anjou et chevalier du Saint-Esprit en 1581. Ses trois soeurs épousèrent trois seigneurs, tous trois chevaliers du Saint-Esprit . Le maréchal de Matignon, Philippe de Volvire, marquis de Ruffec, gouverneur de Saintonge et d'Angoumois; et François, seigneur de Malicorne et gouverneur de Poitou après son beau-frère. Le frère de René de Daillon, commandeur de l'ordre, fut trisaïeul du comte du Lude, mort duc à brevet et grand maître de l'artillerie. J'ai détaillé exprès cette courte généalogie pour montrer quel fut ce René de Daillon, qui de plus s'était jeté dans Poitiers avec ses frères, en 1569, pour le défendre contre les huguenots. Mais il y avait une disparité avec l'abbé d'Estrées. René de Daillon avait été nommé évêque de Luçon; il n'en voulut point et prit en échange l'abbaye des Chastelliers, dont il porta le nom suivant l'usage de ce temps-là qui a duré longtemps depuis. Ce fut sous cette qualité qu'il eut l'ordre en la première promotion où Henri III fit des cardinaux et des prélats; et assez peu de temps après, l'abbé des Chastelliers fut fait et sacré évêque de Bayeux. Toute cette petite fortune fut fort courte, car il mourut en 1600.

Cette différence fit au roi quelque difficulté outre l'unicité de l'exemple; mais il s'en trouvait encore plus à rencontrer quelque autre chose de compatible avec la prêtrise; et le roi, sur l'exemple d'autres occasions de promesse de la première place vacante, se détermina enfin à déclarer qu'il réservait à l'abbé d'Estrées le premier cordon bleu dont il aurait à disposer pour un ecclésiastique. Il n'eut pas longtemps à attendre. Le cardinal de Fürstemberg mourut presque aussitôt après, qui fut une autre occasion de triomphe pour les Estrées. Le roi apprit sa mort en se levant. Aussitôt il envoya Bloin au cardinal d'Estrées, qui était à Versailles, lui dire que, se doutant que la modestie l'empêcherait de demander Saint-Germain des Prés, il la lui donnait. Ces deux grâces si considérables, et si près à près, faites à l'oncle et au neveu, les comblèrent de joie; et le cardinal, d'ailleurs tout à fait noble et désintéressé, ne se contenait pas, et disait franchement que toute sa joie était du dépit qu'aurait la princesse des Ursins. En effet, cela lui donna fort à penser.

La campagne était commencée en Portugal malgré tous les manquements d'Orry. Le roi d'Espagne voulut la faire; Mme des Ursins, qui ne voulait pas le perdre de vue, mit tout son crédit et celui de la reine pour l'en empêcher, ou du moins pour mener la reine. Le roi, qui suivait toujours son dessein, avait déjà mandé au roi son petit-fils, qu'ayant été chercher ses ennemis jusqu'en Lombardie, et ayant son compétiteur en personne dans le continent des Espagnes, il serait honteux et indécent qu'il ne se mît pas à la tête de son armée contre lui. Il le soutint fortement dans cette résolution, et il s'opposa nettement à ce qu'il se fît accompagner de la reine, dont l'embarras et la dépense seraient préjudiciables. Il rompit donc le voyage de la reine, qui demeura à Madrid, et pressa si bien le départ du roi son petit-fils, qu'il parut à la tête de son armée à la mi-mars, où l'abbé d'Estrées eut ordre de l'accompagner en attendant l'arrivée de son successeur. C'était le point où le roi avait voulu venir. La reine avait un tel ascendant sur le roi son mari, et elle s'était si éperdument abandonnée à la princesse des Ursins, qu'il n'espéra pas être obéi sans des fracas qu'il voulut éviter en tenant le roi son petit-fils éloigné de la reine. Sitôt que cela fut exécuté, il lui écrivit sur l'éloignement pour toujours de la princesse des Ursins, d'un style à lui en persuader la nécessité pressante et le parti pris à ne rien écouter. En même temps il écrivit encore avec plus d'autorité à la reine, et envoya un ordre à la princesse des Ursins de partir incontinent de Madrid, de sortir tout de suite d'Espagne, et de se retirer en Italie.

Ce coup de foudre mit la reine au désespoir, sans accabler celle sur qui il tombait. Elle ouvrit alors les yeux sur tout ce qui s'était passé depuis cette lettre apostillée; elle sentit que tout s'était fait avec ordre et dessein pour la chasser pendant la séparation du roi d'Espagne et de la reine, et la vanité du triomphe dont elle s'était flattée quelques moments. Elle comprit qu'il n'y avait nulle ressource pour lors; mais elle ne désespéra pas pour un autre temps, et n'en perdit aucun à se les préparer en Espagne, d'où elle fondait son principal secours en attendant qu'elle pût s'ouvrir quelque porte en France. Elle ne fit remuer la reine du côté des deux rois que pour gagner quelques jours. Elle les employa à donner à la reine la duchesse de Montellano pour camarera-mayor, sûre de la déplacer si elle revenait en Espagne. Elle était soeur du feu prince d'Isenghien, la meilleure, la plus douce femme du monde, mais la plus bornée, la plus timide, la plus désireuse de plaire: je l'ai connue en Espagne camarera-mayor de la reine, fille de M. le duc d'Orléans. Elle choisit une des femmes de la reine entièrement à elle et qui avait de l'esprit et du manège, par qui elle établit son commerce avec elle, et se ménagea des voies sûres d'être instruite de tout et de donner ses ordres. Elle-même instruisit la reine de tout ce qu'elle devait faire selon les occasions, en l'une et l'autre cour, pour obtenir son retour auprès d'elle, et conserver cependant son crédit. Elle lui nomma et lui dépeignit les divers caractères de ceux sur qui, et jusqu'à quel point elle pouvait compter, et les divers usages qu'elle en pouvait tirer pour en entourer le roi. En un mot elle arrangea toutes ses machines, et sous prétexte de la nécessité du préparatif d'un voyage si long et si précipité elle laissa tranquillement redoubler les ordres et les courriers, et ne partit point qu'elle n'eût achevé de dresser et d'établir, tout son plan. Elle alla cependant faire ses adieux par la ville, ne regrettant, disait-elle, que la reine, se taisant sur le traitement qu'elle recevait, et le supportant avec un courage mâle et réfléchi, sans hauteur pour ne pas irriter davantage, encore plus sans la moindre odeur de bassesse.

Enfin elle partit une quinzaine après en avoir reçu l'ordre, et s'en alla à Alcala, que les nombreux et savants collèges que le célèbre cardinal Ximénès y a si magnifiquement bâtis et fondés pour toutes sortes de sciences ont rendue fameuse. Cette petite ville est à sept lieues de Madrid, à peu près comme de Paris à Fontainebleau., Le plus pressé était fait, mais elle avait encore des mesures à prendre qui pouvaient souffrir cet éloignement, de sorte que sous toutes sortes de prétextes elle y tint bon contre les ordres réitérés qu'elle y reçut de partir. La reine la conduisit à deux lieues de Madrid, et n'oublia rien qui pût persuader qu'elle et la princesse ne seraient jamais qu'une. Elle l'avait persuadée aussi que son éloignement, pour peu qu'il durât, serait la fin de son autorité et le commencement de ses malheurs. Ainsi elle se pleurait elle-même en pleurant cette séparation. On crut que d'Alcala elle avait été plus d'une fois à Madrid, ce qui était très possible. Enfin au bout de cinq semaines d'opiniâtre séjour en ce lieu, toutes ses trames bien ourdies et bien assurées, avec une présence d'esprit qui ne se peut trop admirer dans ce court espace si traversé de dépit, de rage, de douleur, et dans l'accablement d'une si profonde chute, elle s'avança vers Bayonne aux plus petites journées et aux plus fréquents séjours qu'elle put et qu'elle osa.

Cependant le successeur de l'abbé d'Estrées était nommé, qui ne surprit pas peu tout le monde. Ce fut le duc de Grammont qui avait pour lui son nom, sa dignité et une figure avantageuse, mais rien de plus; fils du maréchal de Grammont si adroit à être et à se maintenir bien avec tous les personnages, par là à se faire compter de tous, surtout à ne se pas méprendre sur ceux qui devaient demeurer les maîtres des autres. Sans se détacher de personne, et néanmoins sans se rendre suspect, il était parvenu à la plus grande fortune et à la première considération par son intimité avec les cardinaux de Richelieu et Mazarin, dont il eut la confiance toute leur vie, conséquemment du dernier, l'amitié et la confiance de la reine et du roi son fils; en même temps il sut s'acquérir celle de Gaston et celle de M. le Prince, qui eut toujours et dans tous les temps une sorte de déférence pour lui qui ne se démentit point. Ce fut lui qui fut chargé d'aller faire la demande de la reine, qu'il exécuta avec tant de magnificence et de galanterie, puis de l'ambassade pour l'élection de l'empereur Léopold avec M. de Lyonne. Les folies galantes de son fils aîné, le comte de Guiche, devinrent la douleur de sa vie, qui ôtèrent le régiment des gardes de sa famille, où il l'avait mis, et qu'il ne put jamais faire passer de l'aîné au cadet, qu'on appelait Louvigny et qui est le duc de Grammont dont je parle. Avec de l'esprit, le plus beau visage qu'on pût voir et le plus mâle, la considération de son père le mit dans tous les plaisirs de la jeunesse du roi et lui en acquit la familiarité pour toujours. Il épousa la fille du maréchal de Castelnau, avec qui il avait poussé la galanterie un peu loin. Son frère qui mourut depuis, et qui la laissa fort riche, n'entendit pas raillerie, et fit faire le mariage haut à la main. L'épouseur n'avait point acquis bon bruit sur le courage, il ne l'avait pas meilleur au jeu ni sur les choses d'intérêt, où dans son gouvernement de Bayonne, Béarn, etc., on avait soin de tenir sa bourse de près. Ses moeurs n'étaient pas meilleures, et sa bassesse passait tous ses défauts. Après les grands plaisirs du premier âge et le jeu du second, où le duc de Grammont suivit toujours les parties du roi, le sérieux qui succéda ne laissant plus d'accès particuliers et journaliers au duc de Grammont, il imagina de s'en conserver quelque chose par la flatterie et par le faible du roi pour les louanges, et se proposa à lui pour écrire son histoire. En effet, un écrivain si marqué plut au roi, et lui procura des particuliers pour le consulter sur des faits, et lui montrer quelques essais de son ouvrage. Il en fit part dans la suite, comme en grande confidence, à des gens dont il espérait que l'approbation en reviendrait au roi, et de cette manière il se soutint auprès de lui. Sa plume toutefois n'était pas taillée pour une si vaste matière, et qu'il n'entreprenait que pour faire sa cour; aussi fut-elle peu suivie.

Lié aux Noailles par le mariage de son fils, et beau-père du maréchal de Boufflers, il se mit en tête plus que jamais d'être de quelque chose. Il brigua les ambassades, même jusqu'à celle de Hollande. C'est à quoi il était aussi peu propre qu'à composer des histoires; mais à force de persévérance, il attrapa celle-ci dans une conjoncture où peu de gens eurent envie d'aller essuyer la mauvaise humeur de la catastrophe de Mme des Ursins. La surprise néanmoins en fut grande. On le connaissait dans le monde, et de plus il venait d'achever de se déshonorer en épousant une vieille gueuse qui s'appelait La Cour. Elle avait été femme de chambre de la femme du premier médecin Daquin, puis de Mme de Livry. Des Ormes, contrôleur général de la maison du roi, frère de Bechameil, et dont la charge a des rapports continuels avec celle de premier maître d'hôtel du roi qu'avait Livry, allait chez lui toute la journée. Il trouva cette créature à son gré, il lui en conta et l'entretint publiquement plusieurs années. Le duc de Grammont jouait aussi fort chez Livry, il était ami de des Ormes; et tant qu'il entretint cette fille, c'est-à-dire le reste de sa vie, le duc de Grammont soupait continuellement en tiers ou en quart avec eux, ainsi il n'ignorait pas leur façon d'être. À la mort de des Ormes, il la prit et l'entretint, et l'épousa enfin quoique devenue vieille, laide et borgnesse. Cet épisode à l'occasion d'un particulier n'est pas assez intéressant (si ce n'est pour sa famille qui en fut aux hauts cris et au dernier désespoir), pour avoir place ici sans ce qui va suivre.

Le mariage fait en secret, puis déclaré par le duc de Grammont, il se mit dans la tête d'en faire sa cour au roi par la plus délicate de toutes les approbations qui est l'imitation, et plus encore à Mme de Maintenon, puisque lui-même avait déclaré son mariage. Il employa des barbes sales de Saint-Sulpice et de ces cagots abrutis de barbichets des Missions qui ont la cure de Versailles, pour faire goûter ce grand acte de religion et le tourner en exemple. On peut juger si le roi et Mme de Maintenon s'en trouvèrent flattés. Le moment choisi pour cela, qui fut celui de sa mission en Espagne, et le prétexte, celui d'y mener cette gentille duchesse, parut mettre le comble à cette folie, qui réussit tout au contraire de ce qu'il en avait espéré. La comparaison prétendue mit en fureur Mme de Maintenon, et le roi si en colère, que le duc de Grammont fut plusieurs jours sans oser se présenter devant lui. Il lui envoya défendre de laisser porter ni prendre à sa femme aucune marque ni aucun rang de duchesse en quelque lieu que ce fût, et d'approcher jamais de la cour, surtout de ne s'aviser pas de lui laisser mettre le pied en Espagne. L'ambassade était déclarée depuis le mariage (ce ne fut que depuis l'ambassade que cette folie de comparaison et d'en faire sa cour avait eu lieu, sous prétexte de faire prendre son tabouret à cette créature, et de la mener après en Espagne); quelque dépit qu'en eussent conçu le roi et Mme de Maintenon, il n'y eut pas moyen d'ôter l'ambassade, cela eût trop montré la corde; mais l'indignation n'y perdit rien. Il n'y avait que le duc de Grammont au monde capable d'imaginer de plaire par une si odieuse comparaison. Il était infatué de cette créature qui le mena par le nez tant qu'il vécut; il était naturel qu'elle pensât en servante de son état, qu'elle voulût faire la duchesse, et que tout lui parût merveilleux pour y parvenir. Elle mit donc cette belle invention dans la tête de son mari, qui s'en coiffa aussitôt comme de tout ce qui venait d'elle, et qui même après le succès ne put se déprendre de la croire aveuglément sur tout.

Il eut défense expresse de voir la princesse des Ursins, qu'il devait rencontrer sur sa route. Quelque peu écoutée qu'elle pût espérer d'être à Versailles, dans ces moments si proches de la foudre qui en était partie et qui l'écrasait, son courage ne l'y abandonna pas plus qu'à Madrid. Tout passe avec le temps dans les cours, même les plus terribles orages, quand on est bien appuyé et qu'on sait ne pas s'abandonner au dépit et aux revers. Mme des Ursins, s'avançant toujours à lents tours de roue, ne cessait d'insister sur la permission de venir se justifier à la cour. Ce n'était pas qu'elle osât l'espérer, mais à force d'instances et de cris d'éviter l'Italie, et d'obtenir un exil en France, d'où avec le temps elle saurait peut-être se tirer. Harcourt, par l'Italie, perdait jusqu'à l'espérance de tous les secrets détails par lesquels il se maintenait, et Mme de Maintenon toute celle de part directe au gouvernement de l'Espagne. Ils sentirent l'un et l'autre le poids de cette perte; après les premiers temps de l'éclat ils reprirent leurs esprits. Le roi était obéi, il jouissait de sa vengeance. L'ordre à l'abbé d'Estrées et l'abbaye de Saint-Germain à son oncle la comblait. C'était un surcroît d'accablement pour une dictatrice de cette qualité aussi roidement tombée et chassée avec si peu de ménagement. La pitié put avoir lieu après une exécution si éclatante; et la réflexion qu'il ne fallait pas pousser la reine d'Espagne à bout sur des choses qui n'influaient plus sur les affaires, et qui ne compromettaient point l'autorité. Ce fut le biais que prit Mme de Maintenon pour arrêter la princesse des Ursins en France. Cela parait l'Italie, cela suffisait pour lors; mais il fallait ménager le roi si ferme sur l'Italie, il n'était pas temps de lui laisser naître aucun soupçon. C'est ce qui détermina à fixer à Toulouse le séjour qui fut accordé enfin comme une grâce à Mme des Ursins, et même avec beaucoup de peine.

C'était le chemin à peu près pour gagner de Bayonne, par où elle entrait en France, le Dauphiné ou la Provence, pour de là passer les Alpes, ou par mer en Italie. C'était une grande ville où elle aurait toutes ses commodités et la facilité nécessaire pour ses commerces en Espagne d'où elle ne l'éloignait point, et à Versailles par le grand abord d'une capitale de Languedoc, siège d'un parlement, et un grand passage où on cache mieux ses mouvements que dans de petites villes et dans des lieux écartés. Un châtiment mis en évidence sur ce théâtre de province, qui eût été un grand surcroît de dépit et de peine dans toute autre conjoncture, parut une grâce à l'exilée et une certitude de retour. Elle comprit par ce premier pas qu'il n'y avait qu'à attendre, et cependant bien ménager sans se décourager; et dès lors elle se promit tout de ses appuis et plus encore d'elle-même. Avec un aussi grand intérêt que celui de Mme de Maintenon; un agent aussi à portée, aussi habile, aussi audacieux que Harcourt porté par son intérêt le plus cher d'ambition et de haine des ministres, et un ami capable de tout imaginer et de tout entreprendre avec feu et suite, et l'expérience d'une vie toute tissue des plus grandes intrigues tel qu'était Cosnac, archevêque d'Aix, la reine d'Angleterre, pour porter de certains coups qui auraient trop démasqué Mme de Maintenon et d'autres amis en sous-ordre que son frère savait organiser et conduire, tout aveugle qu'il était, il parut impossible à Mme des Ursins d'être laissée longtemps en spectacle à Toulouse, maîtresse et en commodité de faire agir le roi et la reine d'Espagne en cadence de ces grands ressorts.

On fit revenir en même temps le chevalier des Pennes, qui passait pour la créature de Mme des Ursins la plus attachée à elle. Elle l'avait fait enseigne des gardes du corps; il était à Palencia auprès du roi d'Espagne, et il était enfermé trois heures tête à tête avec lui tous les jours, lorsqu'il reçut cet ordre en même temps que la princesse des Ursins reçut le sien. Le roi d'Espagne lui envoya quinze cents pistoles quoiqu'il eût sûrement plus besoin qu'elle, et que, sans le crédit de l'abbé d'Estrées qui trouva cent mille écus, il n'eût pu sortir de Madrid. Orry eut ordre en même temps de venir rendre compte de l'impudence de ses mensonges et d'une administration qui sauvait l'archiduc, et empêchait la conquête du Portugal que les progrès des armées de France et d'Espagne, nonobstant des manquements de tout si universels, montrèrent avoir été facile et sûre, si ou eût trouvé la moitié seulement de ce que cet audacieux fripon avait dit et assuré à Puységur être partout dans les magasins établis sur cette frontière.

Plusieurs grands suivirent le roi d'Espagne. Le connétable de Castille qui en voulait être s'en abstint, sur la folle prétention de faire à l'armée les mêmes fonctions et avec la même autorité que le connétable de France commande les nôtres. Cette charge de connétable de Castille est devenue un nom et rien davantage par une hérédité qui, sans cette sage réduction, le rendrait beaucoup plus grand que le roi d'Espagne. On parlera ailleurs plus à fond de ces titres vains et héréditaires en Espagne. Le duc de l'Infantado, du nom de Silva, partit de Madrid pour aller à une de ses terres quelques jours avant le roi, sans prendre congé de lui, et y rentra le soir même que le roi en partit. Cette conduite scandalisa fort. Je la remarque parce qu'elle a été soutenue toute sa vie, et qu'il y aura encore occasion d'en parler.

Laissons aller et demeurer la princesse des Ursins à Toulouse, qui à Bayonne avait encore reçu ordre de s'acheminer droit en Italie, et le duc de Grammont en Espagne. Il eut soixante mille livres pour son équipage; douze mille livres par an pour le dédommager du droit de franchise que les ambassadeurs avaient pour les provisions de leurs maisons, et que l'abus qui s'en faisait a fait retrancher; et cinq mille livres par mois. À Venise ils étaient en usage. Charmont, qui de procureur général du grand conseil s'était fait secrétaire du cabinet pour le plaisir de ne rien faire, d'aller à Versailles et de porter une brette, en avait obtenu l'ambassade, et n'avait pas résolu de s'y appauvrir. Il eut force prises sur ces franchises, tant qu'à la fin les Vénitiens attrapèrent de ses passeports qu'il avait donnés à des marchands qui faisaient sortir les sels de l'État de la république, pour les porter dans ceux de l'empereur au bout du golfe sans payer aucuns droits. Ils les envoyèrent à Paris à leur ambassadeur qui les porta à M. de Torcy, et fit de grandes plaintes au roi de la part de la république, dans une audience demandée uniquement pour cela. Un homme de qualité aurait mal passé son temps, mais Charment était Hennequin. Les ministres le protégèrent, et l'affaire se passa fort doucement. La fin fut pourtant qu'il fut rappelé, mais au bout de son temps achevé, et avec des ménagements admirables. Il fut même fort bien reçu à son retour, et il eut la plume de Mgr le duc de Bourgogne par le choix du roi.

CHAPITRE XV. §

Comte de Toulouse et maréchal de Coeuvres s'embarquent à Brest. — Duc de Mantoue incognito à Paris; voit le roi à Versailles. — Trente mille livres de pension au cardinal Ottobon. — Cinq cent mille livres de brevet de retenue au duc de Beauvilliers. — La Queue et sa femme, et leur chétive fortune. — Mort de l'abbé Boileau, le prédicateur. — Mort de Mélac. — Mort de Rivaroles. — Mort de la duchesse de Verneuil. — Mort de Grancey. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue à La Vrillière. — Troisvilles élu et refusé du roi pour l'Académie; sa vie et son caractère. — Villars voit Cavalier, un des chefs des fanatiques; ses demandes; ce que devint cet aventurier. — Barbezières rendu à Casal. — Manèges de MM. de Vendôme. — Mort du fils unique de Vaudémont. — Mot du premier maréchal de Villeroy sur les ministres. — Complaisance de Tessé qui laisse La Feuillade en chef en Savoie et en Dauphiné, qui devient général d'armée, prend Suse et les vallées. — Phélypeaux salue le roi; sa conduite, son caractère; celui de son frère l'évêque de Lodève; est fait conseiller d'État d'épée. — Le duc de Grammont voit en chemin la princesse des Ursins. — Succès du duc de Berwick. — Comte d'Aguilar premier colonel du régiment des gardes espagnoles. — Mouvements des armées de Flandre et du Rhin. — Combat de Donawerth. — Comte d'Arco commande nos lieutenants généraux et obéit aux maréchaux de France. — Bruges, puis Namur bombardés. — Verceil pris par le duc de Vendôme. — Fanatiques secourus. — Abbé de La Bourlie et La Bourlie son frère; leur extraction et leur fin misérable. — Augicourt, personnage curieux; sa mort. — Fortune de Vérac et de Marillac; mort du premier. — Harley secrétaire d'État d'Angleterre. — Le Blanc intendant d'Auvergne. — Leczinski élu roi de Pologne; depuis beau-père du roi. — Abbé de Caylus évêque d'Auxerre. — Castel dos Rios part pour le Pérou, où il meurt. — Comte d'Albret en Espagne, attaché à l'électeur de Bavière. — Abbé d'Estrées de retour. — Rebours et Guyet nouveaux intendants des finances. — Mort et caractère de l'abbesse de Fontevrault; sa nièce lui succède.

Le comte de Toulouse partit dans ces temps-là, précédé de quelques jours par le maréchal de Cœuvres, pour Brest, et ils montèrent enfin tous deux sur le même vaisseau.

M. de Mantoue, mal à son aise dans son État devenu le théâtre de la guerre, qui l'avait livré au roi de bonne grâce, et avait en cela rendu le plus important service pour la guerre d'Italie, voulut venir faire un tour en France, où il ne pouvait douter qu'il ne fût très bien reçu. Il se détourna pour aller faire un tour à Charleville qui lui appartenait, et il arriva à Paris la surveille de la Pentecôte avec une grande suite. Il descendit à Luxembourg, meublé pour lui magnifiquement des meubles de la couronne, ses gens du commun logés rue de Tournon à l'hôtel des Ambassadeurs extraordinaires, et fut servi de sept tables par jour, soir et matin, aux dépens et par les officiers du roi, pendant tout son séjour, et d'autres tables encore pour le menu domestique. Il fut incognito sous le nom du marquis de San-Salvador; mais de cet incognito dont M. de Lorraine introduisit l'étrange usage sous les auspices de Monsieur, et qu'on ne voulut pas retrancher, après cet exemple qui depuis a mené bien loin, à un prince qui, en nous livrant sa capitale, avait donné au roi la clef de l'Italie. Le lendemain de la Pentecôte, il alla à Versailles dans des carrosses drapés avec ses chiffres seulement, qu'on fit entrer dans la grande cour où n'entrent que ceux qui ont les honneurs du Louvre. Il descendit à l'appartement de M. le comte de Toulouse, où il trouva toutes sortes de rafraîchissements servis. De là il monta par le petit degré dans les cabinets du roi, où il fut reçu sans que le roi s'avançât du tout vers lui. Il parla d'abord et assez longtemps; le roi lui répondit, le combla de civilités, et après, lui montra Monseigneur, les deux princes ses fils, M. le duc d'Orléans, M. le Duc et M. le prince de Conti, puis M. du Maine en les lui nommant: il n'y avait outre ces princes que les entrées. Ensuite M. de Mantoue demanda permission au roi de lui présenter les principaux de sa suite. De là le roi, suivi de tout ce qui était dans le cabinet, sortit directement dans la galerie, et le mena chez Mme la duchesse de Bourgogne qui était incommodée et se trouvait naturellement au lit où il y avait force dames parées, à la ruelle de laquelle le roi lui présenta M. de Mantoue. La conversation y dura près d'un quart d'heure, après quoi le roi mena M. de Mantoue tout du long de la galerie qu'il lui fit voir avec les deux salons, et rentra avec lui dans son cabinet, où, après une courte conversation, mais de la part du roi toujours fort gracieuse, le duc prit congé et revint à Paris. Le roi fut toujours découvert et debout. Huit jours après il retourna à Versailles, vit les jardins et le roi par le petit degré dans ses cabinets, n'y ayant que Torcy en tiers. Quelques jours après, Monseigneur lui donna un grand dîner à Meudon, où étaient les deux princes ses fils, M. le duc d'Orléans, Mme la princesse de Conti, quelques dames et quelques courtisans. MM. d'Elfian et Strozzi, les deux principaux de sa suite, mangèrent à la table de Monseigneur, où, contre l'ordinaire de ces sortes de repas, il fut gai et M. de Mantoue de bonne compagnie. Il galantisa et loua fort la beauté de la duchesse d'Aumont. Monseigneur lui montra sa maison et le promena fort dans ses jardins en calèche. Une autre fois il alla voir les écuries et le chenil de Versailles, la Ménagerie et Trianon. Il retourna encore à Versailles, y coucha dans l'appartement de M. le comte de Toulouse, vit tous les chevaux du roi, s'alla promener à cheval dans les hauts de Marly et soupa chez Dangeau avec beaucoup de dames. Dangeau aimait fort à faire les honneurs de la cour, et il est vrai qu'il les faisait fort bien. M. de Mantoue vit plusieurs fois le roi, et toujours par le petit degré dans son cabinet, en tête à tête, ou Torcy en tiers.

Parlant d'étrangers, le cardinal Ottobon, qui avec des biens immenses s'était fort obéré, s'attacha à la France et en eut une pension de dix mille écus.

Le roi donna aussi cinq cent mille livres de brevet de retenue au duc de Beauvilliers sur sa charge.

Il fit, vers le même temps, La Queue, capitaine de cavalerie, mestre de camp par commission, grâce qu'il se fit demander par M. de Vendôme et qui n'a guère mené cet officier plus loin. Ce La Queue, seigneur du lieu dont il portait le nom, à six lieues de Versailles et autant de Dreux, était un gentilhomme fort simple et assez médiocrement accommodé, qui avait épousé une fille que le roi avait eue d'une jardinière. Bontems, l'homme de confiance du roi pour ses secrets domestiques, avait fait le mariage et stipulé sans déclarer aucun père ni mère, que La Queue savait à l'oreille et s'en promettait une fortune. Sa femme fut confinée à La Queue, et ressemblait fort au roi. Elle était grande, et pour son malheur elle savait qui elle était, et elle enviait fort ses trois soeurs reconnues et si grandement mariées. Son mari et elle vécurent fort bien ensemble et ont eu plusieurs enfants, demeurés dans l'obscurité. Ce gendre ne paraissait presque jamais à la cour, et comme le plus simple officier et le moins recueilli dans la foule, à qui Bontems ne laissait pas de donner de temps en temps de l'argent. La femme vécut vingt ans tristement dans son village, sans presque voir personne, de peur que ce qu'elle était se divulguât, et mourut sans en être sortie.

L'abbé Boileau mourut en ce temps-ci assez promptement d'une opération au bras fort semblable à la mienne, pour avoir fait un effort en prenant un in-folio de trop haut. C'était un gros homme, grossier, assez désagréable, fort homme de bien et d'honneur, qui ne se mêlait de rien, qui prêchait partout assez bien, et qui parut à la cour plusieurs avents et carêmes, et qui, avec toute la protection de Bontems dont il était ami intime, ne put parvenir à l'épiscopat.

Mélac, retiré avec deux valets en un coin de Paris, ne voulant voir qui que ce fût depuis sa belle défense de Landau et le bâton de Villars, mourut subitement. Le roi lui donnait dix mille écus par an et quelque chose de plus. Il avait près de quatre-vingts ans. Je l'ai assez fait connaître pour n'avoir rien à y ajouter.

Rivaroles, autre fort bon lieutenant général, mourut en même temps. C'était un Piémontais qui s'était attaché au service de France et qui y était estimé. Un coup de canon lui avait emporté une jambe il y avait fort longtemps; un autre lui emporta sa jambe de bois à Neerwinden et le culbuta. On le releva sans mal; il se mit à rire. « Voilà de grands sots, dit-il, et un coup de canon perdu! Ils ne savaient pas que j'en ai deux autres dans ma valise. » Il était grand-croix de Saint-Lazare, puis de Saint-Louis à l'institution. Il laissa des enfants peu riches, qui ont servi et qui n'ont pas fait fortune. Ce Rivaroles, qui était un grand homme, fort bien fait, adroit et vigoureux, était, avec sa jambe de bois, un des meilleurs joueurs de paume, et y jouait souvent.

La duchesse de Verneuil les suivit à quatre-vingt-deux ans, ayant encore grande mine et des restes d'avoir été fort belle. Elle était fille du chancelier Séguier, dans le carrosse duquel elle voulut être quand il courut un si grand péril aux Barricades de Paris, et que le maréchal de La Meilleraye l'alla délivrer avec des troupes. Elle était mère du duc de Sully, fait chevalier de l'ordre en 1688, et de la duchesse du Lude. De son second mari, elle n'eut point d'enfants et devint princesse du sang longtemps après sa mère, à titre de sa veuve. Le roi en prit le deuil pour quinze jours, mais il ne lui fit faire aucun honneur particulier à ses obsèques. Mme de Laval, sa soeur aînée, mère du duc, cardinal et chevalier de Coislin en premières noces, et de la maréchale de Rochefort en secondes, jalouse de son rang et qui d'ailleurs n'aimait rien et tombait volontiers sur chacun, dit, en apprenant sa mort, qu'elle avait toujours bien cru que sa soeur mourrait jeune par tous les remèdes qu'elle faisait.

Le vieux Grancey mourut en même temps et au même âge, marié pour la quatrième fois depuis six semaines. Il était lieutenant général avant la paix des Pyrénées. En ces temps-là on allait vite, puis choisi ou laissé; et c'est ainsi qu'on fait des généraux utiles, et non pas des gens usés dont le corps ne peut plus aller. Celui-ci était demeuré depuis obscur et dans la débauche, toujours chez lui en Normandie, et sans avoir rien de recommandable que d'être le fils et le père de deux maréchaux de France.

Le roi donna quatre cent mille livres de brevet de retenue à La Vrillière sur sa charge de secrétaire d'État.

Il refusa en même temps Troisvilles, que l'usage fait prononcer Tréville, pour être de l'Académie française, où il avait été élu; il répondit qu'il ne l'approuvait pas et qu'on en élût un autre. Troisvilles était un gentilhomme de Béarn, de beaucoup d'esprit et de lecture, fort agréable et fort galant. Il débuta très heureusement dans le monde, où il fut fort recherché et fort recueilli par des dames du plus haut parage, et de beaucoup d'esprit et même de gloire, avec qui il fut longtemps plus que très bien. Il ne se trouva pas si bien de la guerre que de la cour, les fatigues ne convenaient pas à sa paresse, ni le bruit des armes à la délicatesse de ses goûts. Sa valeur fut accusée. Quoi qu'il en fût, il se dégoûta promptement d'un métier qu'il ne trouvait pas fait pour lui. Il ne put être supérieur à l'effet que produisit cette conduite; il se jeta dans la dévotion, abdiqua la cour, se sépara du monde. Le genre de piété du fameux Port-Royal était celui des gens instruits, d'esprit et de bon goût. Il tourna donc de ce côté-là, se retira tout à fait, et persévéra dans la solitude et la grande dévotion plusieurs années. Il était facile et léger. La diversion le tenta; il s'en alla en son pays, il s'y dissipa; revenu à Paris, il s'y livra aux devoirs pour soulager sa faiblesse, il fréquenta les toilettes, le pied lui glissa, de dévot il devint philosophe; il se remit peu à peu à donner des repas recherchés, à exceller en tout par un goût difficile à atteindre, en un mot il se fit soupçonner d'être devenu grossièrement épicurien. Ses anciens amis de Port-Royal, alarmés de cette vie et des jolis vers auxquels il s'était remis, dont la galanterie et la délicatesse étaient charmantes, le rappelèrent enfin à lui-même et à ce qu'il avait été; mais il leur échappa encore, et sa vie dégénéra en un haut et bas de haute dévotion, et de mollesse et de liberté qui se succédèrent par quartiers, et en une sorte de problème, qui, sans l'esprit qui le soutenait et le faisait désirer, l'eût tout à fait déshonoré et rendu parfaitement ridicule. Ses dernières années furent plus suivies dans la régularité et la pénitence, et répondirent mieux aux commencements de sa dévotion. Ce qu'il en conserva dans tous les temps fut en entier éloignement de la cour, dont il ne rapprocha jamais après l'avoir quittée, une fine satire de ce qui s'y passait, que le roi lui pardonna peut-être moins que l'attachement à Port-Royal. C'est ce qui lui attira ce refus du roi pour l'Académie, si déplacée d'ailleurs avec cette haute profession de dévotion. Le roi ne lui manqua pas ce coup de verge faute de meilleure occasion. Il s'en trouvera dans la suite de voir quel crime c'était, non de lèse-majesté, mais de lèse-personne de Louis XIV, que faire profession de ne le jamais voir, qu'il était acharné à venger. Troisvilles était riche et ne fut jamais marié.

Les fanatiques, battus et pris en diverses rencontres, demandèrent, vers la mi-mai, à parler sur parole à Lalande, qui servait d'officier général sous le maréchal de Villars. Cavalier, leur chef, qui était un [aventurier], mais qui avait de l'esprit et de la valeur, demanda amnistie pour lui, pour Roland, un autre de leurs chefs, pour un de leurs officiers qui avait pris le nom de Catinat, et pour quatre cents hommes qu'ils avaient là avec eux, un passeport et une route pour eux tous jusque hors du royaume, permission à tous les autres qui voudraient sortir du royaume d'en sortir à leurs dépens, liberté de vendre leurs biens à tous ceux qui désireraient de s'en défaire, enfin le pardon à tous les prisonniers de leur parti. Cavalier vit ensuite le maréchal de Villars avec une égalité de précautions et de gardes qui fut trouvée fort ridicule. Il quitta les fanatiques moyennant douze cents livres de pension et une commission de lieutenant-colonel; mais Roland ne s'accommoda point et demeura le chef du parti, qui continua à donner de la peine. Ce fut un concours de monde scandaleux pour voir Cavalier partout où il passait. Il vint à Paris et voulut voir le roi, à qui pourtant il ne fut point présenté. Il rôda ainsi quelque temps, ne laissa pas de demeurer suspect, et finalement passa en Angleterre, où il obtint quelque récompense. Il servit avec les Anglais; et il est mort seulement cette année fort vieux dans l'île de Wight, où il était gouverneur pour les Anglais depuis plusieurs années, avec une grande autorité et de la réputation dans cet emploi.

Enfin, à la mi-mai, Barbezières, sorti des prisons de Gratz, fut remis dans Casal à M. de Vendôme. Il avait été gardé à vue avec la dernière dureté et si mal traité qu'il en tomba fort malade. Averti de son état, il demanda un capucin; quand il fut seul avec lui, il le prit à la barbe, qu'il tira bien fort pour voir si elle n'était point fausse et si ce n'était point un capucin supposé. Ce moine se trouva un bon homme qui, gagné par la compassion, alla lui-même avertir M. de Vendôme. Outre le devoir de général, il aimait particulièrement Barbezières, tellement qu'il manda aux ennemis qu'il était informé de leur barbarie sur un lieutenant général des armées du roi, et qu'il allait traiter de même tous les prisonniers qu'il tenait, et sur-le-champ l'exécuta. Cela fit traiter honnêtement Barbezières et en prisonnier de guerre, jusqu'à ce qu'il fut enfin renvoyé.

M. de Vendôme et son frère repaissaient le roi toutes les semaines par des courriers que chacun d'eux envoyait de son armée, et souvent plus fréquemment de projets et d'espérances d'entreprises qui s'allaient infailliblement exécuter deux jours après, et qui toutes s'en allaient en fumée. On comprenait aussi peu une conduite si propre à décréditer, que la persévérance du roi à s'en laisser amuser et à être toujours content d'eux; et cette suite si continuelle et si singulière de toutes leurs campagnes prouve peut-être plus l'excès du pouvoir qu'eut toujours auprès de lui leur naissance et la protection pour cela même de M. du Maine, conséquemment de Mme de Maintenon, que tout ce qu'on lui a vu faire avant et depuis pour les bâtards comme tels. De temps en temps quelque petite échauffourée soutenait leur langage, dans un pays si coupé où deux grandes armées jouaient aux échecs l'une contre l'autre. À la mi-mai M. de Vendôme tenta l'exploit de chasser de Trin quelques troupes impériales; il y arriva trop tard, à son ordinaire, et trouva les oiseaux envolés. Il fit tomber sur une arrière-garde qui se trouva si bien protégée par l'infanterie postée en divers lieux avantageux sur leur retraite, qu'elle se fit très bien malgré lui. Il leur tua quatre cents hommes et prit force prisonniers, entre autres Vaubrune, un de leurs officiers généraux, grand partisan et fort hasardeux. Qui compterait exactement ce que M. de Vendôme mandait au roi chaque campagne qu'il tuait ou prenait aux ennemis ainsi en détail, y trouverait presque le montant de leur armée. C'est ainsi qu'en supputant les pertes dont les gros joueurs se plaignent le long de l'année, il s'est trouvé des gens qui, à leur dire, avaient perdu plus d'un million, et qui en effet n'avaient jamais perdu cinquante mille francs. La licence et la débauche, l'air familier avec les soldats et le menu officier faisait aimer M. de Vendôme de la plupart de son armée.

L'autre partie, rebutée de sa paresse, de sa hauteur, surtout de l'audace de ce qu'il avançait en tout genre, et retenue par la crainte de son crédit et de son autorité, laissait ses louanges poussées à l'excès sans contradiction aucune, qui en faisaient un héros à grand marché; et le roi, qui se plaisait à tout ce qui en pouvait donner cette opinion, devenait sans cesse le premier instrument de la tromperie grossière dans laquelle il était plongé à cet égard.

Le fils de Vaudemont, nouveau feld-maréchal de l'empereur, et qui commandait son armée à Ostiglia, y mourut en quatre jours de temps. Ce fut pour lui, pour sa soeur et pour ses deux nièces une très sensible affliction. La politique leur fit cacher autant qu'ils le purent une douleur inutile puisqu'il n'y a point de remède. Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy ne purent s'empêcher d'en laisser voir la profondeur à quelques personnes, ou par confiance, ou peut-être plus encore de surprise. Cette remarque suffit pour fournir aux réflexions.

Le vieux maréchal de Villeroy, grand routier de cour, disait plaisamment qu'il fallait tenir le pot de chambre aux ministres tant qu'ils étaient en puissance, et de leur renverser sur la tête sitôt qu'on s'apercevait que le pied commençait à leur glisser. C'est la première partie de ce bel apophtegme que nous allons voir pratiquer au maréchal de Tessé, en attendant que nous lui voyions accomplir pleinement l'autre partie. Avec la même bassesse qu'il s'était conduit en Italie avec le duc de Vendôme, malgré les ordres si précis du roi de prendre sans ménagement le commandement sur lui, avec la même accortise il fit la navette avec La Feuillade en Dauphiné et en Savoie, pour le laisser en chef quelque part et y accoutumer le roi. D'accord avec Chamillart, il fit le malade quand il en fut temps, le fut assez longtemps pour se rendre inutile et obtenir enfin un congé qui laissât La Feuillade pleinement en chef d'une manière toute naturelle, et en état de recevoir comme nécessairement la patente, le caractère et les appointements de général d'armée sans que le roi s'en pût dédire. C'est aussi ce qui s'exécuta de la sorte. Après ce qu'on avait fait pour lui et la situation et la conjoncture où il se trouvait, le roi, obsédé de son ministre, ne put reculer et ne voulut pas même le laisser apercevoir qu'il en eût envie. La Feuillade succéda donc en tout à Tessé dans les parties du Dauphiné, de la Savoie et des vallées. Il fallait en profiter pour, de ce chausse-pied, aller à mieux et en attendant faire parler de soi. Il alla donc former le siège de Suse, d'où il envoya force courriers. Le fort de la Brunette pensa lui faire abandonner cette place. Il ne manqua pas de jouer sur le mot avec un air de galanterie militaire que son beau-père sut faire valoir. Ce fort pris, Bernardi, gouverneur de Suse, se défendit si mal qu'il capitula le 16 juin, sans qu'il y eût aucune brèche, ni même qu'il pût y en avoir sitôt. Le chevalier de Tessé en apporta la nouvelle. Cette honnêteté était bien due à la complaisance de son père. L'exploit fut fort célébré à la cour, après lequel ce nouveau général d'armée se tourna à de nouveaux, mais ce ne fut que contre les barbets des vallées. Il ne fallut pas demeurer oisif, mais peloter en attendant partie, et se conserver cependant en exercice de général d'armée pour le devenir plus solidement.

En même temps, en ce mois de juin, Phélypeaux arriva de Turin et salua le roi, qui aussitôt l'entretint longtemps dans son cabinet. C'était un grand homme bien fait, de beaucoup d'esprit et de lecture, naturellement éloquent, satirique, la parole fort à la main, avec des traits et beaucoup d'agrément, et quand il le voulait de force. Il mit ces talents en usage, et sans contrainte, pour se plaindre de tout ce qu'il avait souffert les six derniers mois qu'il avait demeuré en Piémont, ou à Turin, ou à Coni, où il fut gardé étroitement et où on lui refusait jusqu'au nécessaire de la vie. Ses derniers propos avec M. de Savoie furent assommants pour un prince qui se sentait autant que celui-là, et ses réponses encore plus piquantes, par leur sel et leur audace, aux messages qu'il lui envoya souvent depuis. Il dit même aux officiers qui le gardaient à Coni qu'il espérait que le roi serait maître de Turin avant la fin de l'année, que lui en serait fait gouverneur, qu'il y ferait raser d'abord la maison où il avait été arrêté, et qu'il y ferait élever une pyramide avec une inscription en plusieurs langues, par laquelle il instruirait la postérité des rigueurs avec lesquelles M. de Savoie avait traité un ambassadeur de France, contre le droit des gens, contre l'équité et la raison. Il avait fait une relation de ce qui s'était passé à son égard depuis les premiers événements de la rupture, très curieuse et bien écrite, où il n'épargnait pas M. de Savoie ni sa cour. Il en montra quelques copies, qui furent fort recherchées et qui méritent de l'être toujours. Le malheur de l'État, attaché à la fortune de La Feuillade, ne permit pas à Phélypeaux de jouir de sa vengeance, ni la longueur de sa vie de voir les horreurs dans lesquelles M. de Savoie finit la sienne. Ce Phélypeaux était un vrai épicurien qui croyait tout dû à son mérite, et il était vrai qu'il avait des talents de guerre et d'affaires, et tout possible par l'appui de ceux de son nom qui étaient dans le ministère; mais particulier et fort singulier, d'un commerce charmant quand il voulait plaire ou qu'il se plaisait avec les gens; d'ailleurs épineux, difficile, avantageux et railleur. Il était pauvre et en était fâché pour ses aises, ses goûts très recherchés et sa paresse.

Il était frère d'un évêque de Lodève, plus savant, plus finement spirituel et plus épicurien que lui, plus aisé aussi dans sa caisse, qui, par la tolérance de Bâville et l'appui de ceux de son nom dans le ministère, maniait fort le Languedoc depuis la chute du cardinal Bonzi. Il survécut son frère, entretenait des maîtresses publiquement chez lui, qu'il y garda jusqu'à sa mort, et tout aussi librement ne se faisait faute de montrer, et quelquefois de se laisser entendre, qu'il ne croyait pas en Dieu. Tout cela lui fut souffert toute sa vie sans le moindre avis de la cour, ni la plus légère diminution de crédit et d'autorité. Il n'avait fait que cela toute sa vie, mais il s'appelait Phélypeaux. Il s'en fallait bien que le cardinal Bonzi, avec tous ses talents, ses services, ses ambassades, eût jamais donné le quart de ce scandale; et il en fut perdu! Ce Lodève ne sortait presque point de sa province, mourut riche et vieux, car il sut aussi s'enrichir, et laissa un tas de bâtards. Phélypeaux eut en arrivant la place de conseiller d'état d'épée vacante par la mort de Briord.

Le duc de Grammont avait eu enfin la permission de voir la princesse des Ursins sur sa route. Ce fut le premier adoucissement qu'elle obtint depuis sa disgrâce. Le désir de préparer à mieux fit accorder cette liberté. Le prétexte en fut de ne pas aigrir la reine pour une bagatelle et ne pas mettre le duc de Grammont hors d'état de pouvoir traiter utilement avec elle; mais il ne sut pas en profiter. Battu de l'oiseau, à son départ, sur la déclaration de son mariage, il craignit tout et ne fut point assez avisé pour se bien mettre avec cette femme si importante dans un tête-à-tête dont le roi ne pouvait savoir le détail, et s'aplanir par là toutes les épines que la sécheresse de sa part en cette entrevue éleva contre lui de toutes parts à la cour d'Espagne.

Il y arriva les premiers jours de juin. Il trouva le roi avec l'abbé d'Estrées sur la frontière de Portugal, où, malgré la criminelle disette de tout ce qui est nécessaire à l'entretien des troupes, des places et de la guerre, Puységur avait fait des prodiges pour y suppléer, dont le duc de Berwick avait su profiter par un détail de petits avantages qui découragèrent les ennemis et lui facilitèrent les entreprises; il prit à discrétion Castelbranco, où il se trouva quantité de farines qui furent d'un grand secours, beaucoup d'armes et les tentes de la suite du roi de Portugal. De là il marcha au général Fagel, qui fut battu et fort poursuivi; il pensa être pris; il y eut six cents prisonniers avec tous leurs officiers; et sans les montagnes, pour vingt hommes qu'il en coûta au duc, rien ne serait échappé du corps de Fagel, qui s'y dispersa en désordre. Portalègre et d'autres places suivirent ces succès et augmentèrent bien le crime d'Orry, comme je l'ai dit ailleurs, par la conquête du Portugal, alors sans secours, qu'avec les précautions sur lesquelles on comptait à l'ouverture de la campagne, il aurait été facile de faire, au lieu que les secours ayant eu le temps d'arriver avant le printemps suivant, ce côté-là devint le plus périlleux, et celui par lequel l'Espagne fut plus d'une fois au moment d'être perdue. Berwick avait d'abord pris Salvatierra avec dix compagnies à discrétion, et fait divers autres petits exploits. Ce fut pendant cette campagne que le roi d'Espagne se forma un régiment des gardes espagnoles dont le comte d'Aguilar fut fait colonel. Ce grand d'Espagne reviendra plusieurs fois sur la scène. On le fera connaître dans la suite.

Les armées de Flandre et d'Allemagne étaient dans un grand mouvement depuis l'ouverture de la campagne l'empereur serré de près par les mécontents de Hongrie, ce royaume tout révolté, le commerce intercepté dans la plupart des provinces héréditaires qui en sont voisines, Vienne même dans la confusion par les dégâts et les courses que souffraient non seulement sa banlieue, mais ses faubourgs qui étaient insultés, et l'empereur qui avait vu brûler sa ménagerie et avait éprouvé en personne le danger des promenades au dehors; une situation si pénible porta toute son attention sur la Bavière. Il craignit tout des succès d'un prince qui, à la tête d'une armée française et de ses propres troupes, pourrait donner la loi à l'Allemagne et l'enfermer entre les mécontents et lui à n'avoir plus d'issue. Le danger ne parut pas moins grand à ses alliés; de sorte que la résolution fut prise de porter toutes leurs forces dans le cœur de l'empire. C'est ce qui rendit les premiers temps de la campagne de Flandre si incertains par le soin que les ennemis eurent de cacher leur projet pour dérober des marches au maréchal de Villeroy, et gagner le Rhin longtemps avant lui, s'il était possible. Le maréchal de Tallard, qui avait passé le Rhin de bonne heure, s'avançait cependant vers les gorges des montagnes; il n'y trouva aucune difficulté, et il passa la journée du 18 mai avec l'électeur de Bavière.

Le duc de Marlborough, avancé vers Coblentz, laissait en incertitude d'une entreprise sur la Moselle, ou de vouloir seulement attirer le gros des troupes de ce côté-là; mais bientôt, pressé d'exécuter son projet, il marcha à tire-d'aile au Rhin et le passa à Coblentz le 26 et le 27 mai. Le maréchal de Villeroy venu jusqu'à Arlon craignit encore un Hoquet, que l'Anglais, embarquant son infanterie, la portât en Flandre bien plus tôt qu'il n'y pourrait être retourné, et ne fît quelque entreprise vers la mer. Dans ce soupçon, il laissa une partie de son infanterie assez près de la Meuse pour pouvoir joindre le marquis de Bedmar à temps, et lui avec le reste de sa cavalerie se mit à suivre l'armée ennemie, tandis que M. de Bavière et le prince Louis de Bade se côtoyaient de fort près. Tallard, sur les nouvelles de la cour et du maréchal de Villeroy, avait quitté l'électeur et fait repasser le Rhin à son armée. Il s'était avancé à Landau, et le maréchal de Villeroy avait passé la Moselle entre Trèves et Thionville. Le marquis de Bedmar était demeuré en Flandre à commander les troupes françaises et espagnoles qui y étaient restées, et M. d'Overkerke celles des ennemis. Marlborough cependant passa le Mein entre Francfort et Mayence, et passa par le Bergstras sur Ladenbourg pour y passer le Necker. Les maréchaux de Villeroy et de Tallard se virent, et se concertèrent, les troupes du premier sur Landau, celles du second sous Neustadt, d'où Tallard remena son armée passer le Rhin sur le pont de Strasbourg le 1er juillet. Alors celle de Marlborough était arrivé à Ulm, et le prince Eugène, parti de Vienne, s'était rendu à Philippsbourg, d'où il était allé camper à Rothweil pour couvrir le Würtemberg, et ce dessein manqué mena son armée à Ulm, où il conféra avec le prince Louis de Bade et le duc de Marlborough qui avaient les leurs à portée.

Le maréchal de Villeroy suivit Tallard et passa le Rhin; il entra dans le commencement des vallées de manière à pouvoir communiquer avec Tallard, et de le joindre même au besoin par des détachements avancés. Tous deux avaient perdu dans le Palatinat une précieuse quinzaine en revues et en fêtes et en attente des ordres de la cour. Villeroy, accoutumé à maîtriser Tallard son cousin, son courtisan et son protégé, toute sa vie, n'en rabattit rien pour le voir à la tête d'une armée indépendante de lui. Tallard, devenu son égal au moins en ce genre, trouva cette hauteur mal placée et voulut secouer un joug trop dur, et que l'autre n'avait aucun droit de lui imposer. Cela fit des scènes assez ridicules, mais qui n'éclatèrent pas jusque dans le gros de armées. Tallard plus sage comprit pourtant qu'à la cour leur égalité cesserait, et le besoin de ne se pas brouiller avec son ancien protecteur les remit un peu plus en mesure. Cette perte de temps fut le commencement des malheurs que le roi éprouva en Allemagne. Tallard devait passer et le maréchal de Villeroy garder les gorges; cela se fit, mais trop tard. Donawerth est un passage très important sur le Danube. La ville ne vaut rien: on fit des retranchements à la hâte sur l'arrivée de tant de troupes des alliés, et le comte d'Arco, maréchal des troupes de Bavière, se mit dedans; il fut attaqué avant que ses retranchements fussent achevés. Il soutint très bravement et avec capacité ses retranchements depuis six heures du soir jusqu'à neuf que, se voyant hors d'état d'y tenir davantage, il se retira en bon ordre à Donawerth qu'il abandonna le lendemain, passa le Danube, puis le Lech, et se retira à Rhein, d'où il compta pouvoir empêcher aux ennemis le passage de la rivière. Arco avait du talent pour la guerre et une grande valeur; il était Piémontais d'origine, et avait toujours été attaché au service de Bavière; il y était parvenu avec réputation au premier et unique grade militaire de ce pays-là, qui est maréchal, et M. de Bavière avait obtenu qu'obéissant sans difficulté aux maréchaux de France, il commanderait nos lieutenants généraux et ne roulerait point avec eux, en sorte que, par cet expédient que la facilité du roi accepta par les liaisons étroites où il était avec l'électeur, le comte d'Arco, qui se faisait appeler franchement le maréchal d'Arco, commandait nos troupes jointes à celles de l'électeur en l'absence de ce prince et des maréchaux de France, qui était une sorte de réciproque avec eux, et pour les honneurs militaires il les avait pareils à eux dans ses troupes, et dans les nôtres fort approchant des leurs. On prétendit que les Impériaux eurent en ce combat presque tous leurs généraux et leurs officiers tués ou blessés, six mille morts et huit mille blessés; ce qu'il y a de plus avéré, c'est qu'on n'y perdit guère que mille François et cinq à six cents Bavarois. M. d'Arco présuma trop et se trompa. Les Impériaux passèrent le Danube tout de suite après avoir occupé Donawerth qu'il n'avait pu tenir, traversèrent le Lech sans lui donner loisir de se reconnaître, l'obligèrent de leur quitter Rhein, où il s'était retiré, d'où ils dirigèrent leur marche droit sur Munich. L'électeur, effrayé de cette rapidité, et qui avait déjà Marlborough en tête, cria au secours. Tallard, qui avait ordre de s'établir dans le Würtemberg, et qui pour cela assiégeait Villingen, que nous disons Fillingue, abandonna ce projet et se mit en marche droit vers l'électeur. Il faut ici faire une pause pour ne perdre pas haleine dans les tristes succès d'Allemagne en les racontant tout de suite, et retourner un peu en arrière avant de revenir au Danube.

Cependant Overkerke voulut profiter de la faiblesse dans laquelle le marquis de Bedmar avait été laissé aux Pays-Bas. Le Hollandais bombarda, dix heures durant, Bruges où il ne fit presque point de dommage, et se retira très promptement tout au commencement de juillet; et, à la fin du même mois, il jeta pendant deux jours trois mille bombes dans Namur, qui brûlèrent deux magasins de fourrages et coûtèrent à. la ville environ cent cinquante mille livres de dommage.

M. de Vendôme assiégea enfin Verceil. Il le promettait au roi depuis longtemps; il y ouvrit la tranchée le 16 juin. La place capitula le 19 juillet, mais Vendôme les voulut prisonniers de guerre. Il leur permit seulement les honneurs militaires et de sortir par la brèche au bas de laquelle ils posèrent les armes. Trois mille trois cents hommes sortirent sous les armes. On trouva dedans tout le nécessaire pour le plus grand siège. Ce fut le prince d'Elboeuf qui apporta cette nouvelle.

M. de Savoie ne cessait de secourir les fanatiques; le chevalier de Roannais prit une tartane pleine d'armes et de réfugiés, et en coula une autre à fond, chargée de même. Toutes deux étaient parties de Nice; une troisième, pareillement équipée, échoua et fut prise sur les côtes de Catalogne, que le vent avait séparée de ces deux. Il y avait de plus un vaisseau rempli d'armes, de munitions et de ces gens-là qu'il ne put prendre. L'abbé de La Bourlie y était embarqué, après être sorti du royaume sans aucun prétexte ni cause de mécontentement. Il s'était arrêté longtemps à Genève, puis avait été trouver M. de Savoie, qui le jugea propre à aller soutenir les fanatiques en Languedoc. Comptant y arriver incessamment, il s'y était annoncé en y faisant répandre quantité de libelles très insolents, et très séditieux, où il prenait la qualité de chef des mécontents et de Farinée des hauts alliés en France. On surprit aussi de ses lettres à La Bourlie, son frère, qu'il conviait à le venir trouver et se mettre à la tête de ces braves gens, et les réponses de ce frère, qui témoignaient l'horreur qu'il avait de cette folie. Celui-ci venait d'en faire plus d'une: c'était un homme d'une grande valeur, mais un brigand, et d'ailleurs intraitable. Il avait le régiment de Normandie, qu'il quitta étant brigadier pour de fâcheuses affaires qu'il s'y fit, et se retira dans sa province. Quelque temps après il fut volé dans sa maison; il soupçonna un maître valet, à qui, de son autorité privée, il fit donner en sa présence une très rude question. Cette affaire éclata, en renouvela d'autres fort vilaines qui s'étaient assoupies. Il fut arrêté et mené à Paris dans la Conciergerie. L'abbé avait beaucoup de bénéfices, violent et grand débauché, comme La Bourlie. Nous les verrons finir tous deux très misérablement, l'un en France, l'autre en Angleterre. Ces deux frères furent de cruels pendants d'oreilles pour Guiscard, leur aîné, dans sa fortune et sa richesse. Leur père, qui s'appelait La Bourlie, qui est leur nom, était un gentilhomme de valeur qui avait été à mon père et qui en eut le don de quelques métairies au marais de Blaye, lorsque mon père prit soin de le faire dessécher. La Bourlie fit fortune; il succéda à Dumont dans la place de sous-gouverneur du roi, et eut après le gouvernement de Sedan. Il conserva toute sa vie de l'attachement et de la reconnaissance pour mon père. C'était aussi un fort galant homme. Guiscard s'en est toujours souvenu avec moi, avec son cordon bleu et ses ambassades, ses gouvernements et ses commandements.

Augicourt mourut ayant six mille livres de pension du roi et deux mille sur l'ordre de Saint-Louis, sans ce qui ne se savait pas et qu'on avait lieu de croire aller haut par son peu de bien et les commodités qu'il se donnait et avec une cassette toujours bien fournie. C'était un gentilhomme de Picardie, né sans biens, avec beaucoup d'esprit, d'adresse, de valeur et de courage d'esprit. M. de Louvois, qui cherchait à s'attacher des sujets de tête et de main dont il pût se servir utilement en beaucoup de choses, démêla celui-ci dans les troupes, qui, sans bien, n'espérant pas d'y faire aucune fortune, consentit volontiers à quitter son emploi pour entrer chez M. de Louvois. Il n'y fut pas longtemps sans être employé; il s'acquitta bien de ce dont il était chargé, et mérita de l'être d'affaires secrètes et d'autres à la guerre en différentes occasions. Il y fit bien les siennes et parvint à une grande confiance de M. de Louvois, qui le fit connaître au roi avec qui ces affaires secrètes lui procurèrent divers entretiens pour lui rendre un compte direct ou recevoir directement ses ordres. La bourse grossissait, mais ce métier subalterne qui ne menait pas à une fortune marquée dégoûta à la fin un homme gâté par la confiance d'un aussi principal ministre qu'était Louvois et qui se mêlait de tout, et par quelque part aussi en celle du roi, et un homme devenu audacieux et né farouche. Après un assez long exercice de ce train de vie, il fut accusé de faire sa cour au roi aux dépens du maître qui le lui avait produit. Quoi qu'il en soit, M. de Louvois le chassa de chez lui avec éclat et s'en plaignit, mais sans rien articuler de particulier, comme du plus ingrat, du plus faux, du plus indigne de tous les hommes.

Augicourt fut aussi réservé en justification que M. de Louvois en accusation. Il se contenta de dire qu'il l'avait bien servi, mais qu'il n'y avait plus moyen de durer avec lui. Le roi ne se mêla point du tout de cette rupture, mais il continua toujours de le voir en particulier et de s'en servir en plusieurs choses secrètes. Il ne lui prescrivit rien à l'égard de Louvois, le laissa paraître publiquement à la cour et partout, lui augmenta de temps en temps ses bienfaits publiquement, mais par mesure. En secret, il lui donnait gros souvent, lui faisait toutes les petites grâces qu'il lui pouvait faire, et assez volontiers à ceux pour qui il les demandait. Outre les audiences secrètes, Augicourt parlait au roi très souvent et longtemps, allant à la messe ou chez Mme de Maintenon. Quelquefois le roi l'appelait et lui parlait ainsi en allant, et il était toujours bien reçu et bien écouté, et paraissait fort libre avec le roi en l'approchant, et le roi avec lui. Il voyait aussi, et quand il voulait, Mme de Maintenon en particulier, et il était d'autant mieux avec elle, qu'elle était plus mal avec Louvois. Après sa mort, et Barbezieux en sa place, Augicourt vécut et fut toujours traité comme il l'avait été jusqu'alors; il ne craignait point de rencontrer ces ministres ni leurs parents, et ce fut un grand crève-coeur pour Louvois et pour Barbezieux ensuite et pour tous les Tellier, de voir cet homme se conserver sur le pied où il était. Du reste, haï, craint, méprisé comme le méritait sa conduite avec M. de Louvois, soupçonné d'être rapporteur, et personne ne voulant se brouiller pour Augicourt avec les Tellier qui l'abhorraient, il n'entrait dans aucune maison de la cour que chez Livry et chez M. le Grand, qui étaient des maisons ouvertes, où on jouait dès le matin, toute la journée et fort souvent toute la nuit. Augicourt était gros joueur et net, mais de mauvaise humeur, et au lansquenet, public il jouait chez Monsieur avec lui, et à la cour avec Monseigneur. En aucun temps, il ne fréquenta aucuns ministres ni aucuns généraux d'armée: il était assez, vieux et point marié.

 Verac venait de mourir depuis peu. Il s'appelait Saint-Georges, et il était homme de qualité: la lieutenance générale de Poitou, où il avait des terres, fit sa fortune. Il avait été huguenot. Lui et Marillac, intendant de Poitou, lors de la révocation de l'édit de Nantes et des barricades qui furent exercées contre les huguenots, tous deux crurent y trouver leur fortune, tous deux se signalèrent en cruautés, en conversions, tous deux donnèrent le ton aux autres provinces, tous deux en obtinrent ce qu'ils s'en étaient proposé. Verac en fut chevalier de l'ordre en 1688, et Marillac conseiller d'État, par une grande préférence sur ses anciens: il en a joui jusqu'à être doyen du conseil, mais il a vu mourir ses deux fils sans enfants, qui lui donnaient de justes et d'agréables espérances, l'un dans la robe, l'autre à la guerre, sa fille et son gendre La Fayette, lieutenant général, dont la fille unique fut grand'mère du duc de La Trémoille d'aujourd'hui, morte encore avant son grand-père. Verac a été plus heureux. Son fils est mort cette année 1741, estimé, aimé et considéré, lieutenant général et chevalier de l'ordre en 1724, dont les enfants ne sont pas tournés à la fortune, l'un par un asthme qui l'empêche de servir, l'autre par être cadet et encore capitaine de cavalerie.

Deux mois depuis la mi juin jusqu'au 15 août de cette année, virent diverses élévations de quatre hommes qui chacun fort différents ont eu de grandes et de curieuses suites; on pourrait ajouter les plus incroyables, et de ces choses dans lesquelles paraît toute la grandeur de Dieu qui se joue des hommes, et qui prépare et tire de rien et de néant les plus grands et les plus singuliers événements, ou qui dans un ordre inférieur, selon le monde, découvre ce que c'est que la faiblesse des instruments par lesquels il daigne soutenir sa vérité et l'Église. Harley, auparavant orateur de la chambre basse, devint secrétaire d'État; Le Blanc, intendant d'Auvergne; Leczinski, roi de Pologne; et l'abbé de Caylus, évêque d'Auxerre; qui tous quatre, chacun en son très différent genre, peuvent fournir les plus abondantes et, les plus curieuses matières aux réflexions. On en verra assez sur Harley, dans les Pièces, à l'occasion de la paix d'Utrecht, et de ce qui la précéda à Londres, pour que je n'aie rien [à dire] ici de lui. M. Le Blanc se trouvera en son temps ici en entier. Du roi de Pologne, devenu beau-père du roi, il n'y a qu'à admirer, et se mettre, non pas un doigt, mais tous les doigts sur la bouche, et la main tout entière; et de M. d'Auxerre, les bibliothèques sont pleines de lui, et il se trouvera lieu d'en parler.

Castel dos Rios, cet heureux ambassadeur d'Espagne, qui se trouva ici lors de la mort de Charles II, eut ordre de se rendre à Cadix pour s'y embarquer et aller au Pérou, dont il avait été nommé vice-roi, et où il mourut après avoir rempli ce grand emploi et fort dignement pendant plusieurs années.

Monasterol revint à Paris de la part de l'électeur de Bavière, et présenta le comte d'Albert venu avec lui, qui, chassé du service de France pour son duel, comme il a été dit en son temps, s'était attaché à celui de Bavière, où il était maréchal de camp. Il allait de la part de l'électeur en Espagne, où il devait aussi servir. L'abbé d'Estrées arriva aussi d'Espagne dans l'épanouissement, et fut très bien reçu.

Chamillart fit en même temps deux nouveaux intendants des finances: Rebours, son cousin germain et de sa femme, et Guyet, maître des requêtes, dont la fille unique avait malheureusement pour elle épousé le frère de Chamillart. Rien de si ignorant, ni en récompense de si présomptueux et de si glorieux que ces deux nouveaux animaux. Le premier s'était sûrement moulé sur le marquis de Mascarille; il l'outrait encore. Tout était en lui parfaitement ridicule. L'autre, grave et collet monté, faisait grâce de prêter l'oreille, à condition pourtant qu'il ne comprenait rien de ce qu'on lui disait. Jamais un si sot homme que celui-ci, jamais un si impertinent que l'autre; jamais rien de plus indécrottable que tous les deux, et voilà les choix et les environs des ministres, et ce que sont leurs familles quand ils ont la faiblesse d'y vouloir trouver et avancer. Ils n'y trouvent aucun secours, ils excitent le cri public, et ils préparent de loin leur propre perte.

La mort de l'abbesse de Fontevrault dans un âge encore assez peu avancé, arrivée dans ce temps-ci, mérite d'être remarquée: elle était fille du premier duc de Mortemart, et soeur du duc de Vivonne, de Mme de Thianges et de lime de Montespan; elle avait encore plus de beauté que cette dernière, et ce qui n'est pas moins dire, plus d'esprit, qu'eux tous avec ce même tour, que nul autre n'a attrapé qu'eux, ou avec eux par une fréquentation continuelle, et qui se sent si promptement, et avec tant de plaisir. Avec cela très savante, même bonne théologienne, avec un esprit supérieur pour le gouvernement, une aisance et une facilité qui lui rendait comme un jeu le maniement de tout son ordre et de plusieurs grandes affaires qu'elle avait embrassées, et où il est vrai que son crédit contribua fort au succès; très régulière et très exacte, mais avec une douceur, des grâces et des manières qui la firent adorer à Fontevrault et de tout son ordre. Ses moindres lettres étaient des pièces à garder, et toutes ses conversations ordinaires, même celles d'affaires ou de discipline, étaient charmantes, et ses discours en chapitre les jours de fête, admirables. Ses soeurs l'aimaient passionnément, et malgré leur impérieux naturel gâté par la faveur au comble, elles avaient pour elle une vraie déférence. Voici le contraste. Ses affaires l'amenèrent plusieurs fois et longtemps à Paris. C'était au fort des amours du roi et de Mme de Montespan. Elle fut à la cour et y fit de fréquents séjours, et souvent longs. À la vérité elle n'y voyait personne, mais elle ne bougeait de chez Mme de Montespan, entre elle et le roi Mme de Thianges et le plus intime particulier. Le roi la goûta tellement qu'il avait peine à se passer d'elle. Il aurait voulu qu'elle fût de toutes les fêtes de sa cour, alors si galante et si magnifique. Mme de Fontevrault se défendit toujours opiniâtrement des publiques, mais elle n'en put éviter de particulières. Cela faisait un personnage extrêmement singulier. Il faut dire que son père la força à prendre le voile et à faire ses veaux, qu'elle fit de nécessité vertu, et qu'elle fut toujours très bonne religieuse. Ce qui est très rare, c'est qu'elle conserva toujours une extrême décence personnelle dans ces lieux et ces parties où son habit en avait si peu. Le roi eut pour elle une estime, un goût, une amitié que l'éloignement de Mme de Montespan ni l'extrême faveur de Mme de Maintenon ne purent émousser. Il la regretta fort et se fit un triste soulagement de le témoigner. Il donna tout aussitôt cette unique abbaye à sa nièce, fille de son frère, religieuse de la maison et personne d'un grand mérite.

CHAPITRE XVI. §

Naissance du premier duc de Bretagne. — Progrès des mécontents. — Mesures des alliés pour la défense de l'Allemagne. — Mouvements dans nos armées. — Première faute principale. — Faute du maréchal de Villeroy. — Marche et dispositions des armées. — Bataille d'Hochstedt. — Bon et sage avis de l'électeur méprisé. — Électeur de Bavière passe à Strasbourg, et par Metz à Bruxelles. — Obscurité et rareté des nouvelles d'Allemagne. — Silly, prisonnier, vient rendre compte au roi de la bataille d'Hochstedt. — Digression sur Silly et sa catastrophe. — Fautes de la bataille d'Hochstedt. — Cri public; consternation, embarras; contraste des fêtes continuées pour la naissance du duc de Bretagne.

Je devais marquer un peu plus tôt la naissance du fils aîné de Mgr le duc de Bourgogne, arrivée à Versailles à cinq heures après midi, le mercredi 25 juin. Ce fut une grande joie pour le roi, à laquelle la cour et la ville prirent part jusqu'à la folie par l'excès des démonstrations et des fêtes. Le roi en donna une à Marly et y fit les plus galants et les plus magnifiques présents à Mme la duchesse de Bourgogne, alors relevée. Malgré la guerre et tant de vifs sujets de mécontentement de M. de Savoie, le roi lui écrivit pour lui donner part de cette nouvelle, mais il adressa le courrier à M. de Vendôme pour qu'il envoyât la lettre au duc de Savoie. On eut tout lieu de se repentir de tant de joie, puisqu'elle ne dura pas un an, et de tant d'argent dépensé si mal à propos en fêtes dans les conjonctures où on était.

La grande alliance avait grande raison de tout craindre pour l'empereur, et de porter toutes ses forces à sa défense. Les mécontents, devenus maîtres d'Agria et de toute l'île de Schutt une deuxième fois depuis l'avoir abandonnée, n'avaient pu en être chassés; le comte Forgatz, à la tête de trente mille hommes entré en Moravie, y avait défait quatre mille Danois et six mille hommes des pays héréditaires, leur avait tué deux mille hommes, pris toute leur artillerie et leurs bagages, et acculé le général Reizthaw, Danois, qui les commandait, dans un château. Le même Forgatz défit ensuite le général Heister avec tout ce qu'il avait pu rassembler de troupes pour s'opposer à eux et couvrir Vienne, où la consternation et la frayeur furent extrêmes. Que n'avait-on point à espérer dans une conjoncture si singulièrement heureuse, pour peu que les armées des maréchaux de Marsin et de Tallard jointes à celle de l'électeur de Bavière eussent eu le moindre des succès que promettaient tant de forces unies au coeur de l'Allemagne, avec l'armée du maréchal de Villeroy en croupe! On va voir ce que peut la conduite et la fortune, ou pour mieux dire la Providence, qui se joue de l'orgueil et de la prudence des hommes, et qui dans un instant relève et atterre les plus grands rois.

Tallard arriva à Ulm le 28 août, et y séjourna deux jours pour laisser reposer son armée; l'amena le 2 août sous Augsbourg, et joignit le 4 l'électeur et le maréchal de Marsin. Dès lors l'électeur était poussé par Blainville, à qui les mains démangeaient d'autant plus qu'avec les grandes parties de guerre qu'il avait fait voir durant celle-ci et la considération singulière qu'il s'était acquise, il n'espérait rien moins que le bâton d'une action heureuse, porté par son ancienneté de lieutenant général et par la faveur de sa famille. Legal, qu'une jolie action venait de faire lieutenant général, comme je crois l'avoir marqué en son lieu, et qui revenait de la cour où l'électeur l'avait envoyé comme un homme intelligent et de confiance, secondait Blainville auprès de lui en audacieux qui espère tout et ne regarde point d'où il est parti, et l'électeur, plein de valeur et à la tête de trois armées complètes et florissantes, pétillait de lui-même d'ardeur de s'en servir et de se rendre maître de l'Allemagne par le gain d'une bataille qui aurait mis l'empereur à sa merci, entre des mécontents victorieux déjà et les armées de l'électeur triomphantes. Ces idées si flatteuses le perdirent. Il ne discerna pas l'incertitude du succès d'avec la sûreté de celui de ne rien entreprendre. Il se trouvait dans l'abondance et dans une abondance durable, par les pays gras et neufs dont il était maître et qu'il avait dans ses derrières et à l'un de ses côtés. Le vis-à-vis de lui était ruiné par les armées ennemies qui, par le nombre de leurs troupes, de leurs marches circulaires et croisées, de leur séjour, était mangé. Leur derrière ne l'était pas moins. Il y avait peu de distance au delà jusqu'au ravage qu'avaient fait les courses des mécontents. En un mot, ces pays épuisés ne pouvaient fournir huit jours de subsistance à ce grand nombre de troupes des alliés, et sans rien faire que les observer, il fallait que, faute de subsistance, ils lui quittassent la partie, et se retirassent assez loin pour chercher à vivre, pour que l'électeur trouvât tout ouvert devant lui. N'avoir pas pris ce parti fut la première faute et la faute radicale.

Marsin ne songeait, depuis qu'il était en Bavière, qu'à se rendre agréable à l'électeur, et Tallard, gâté par sa victoire de Spire, et cherchant aussi à plaire en courtisan, ne mit aucun obstacle à l'empressement de l'électeur de donner une bataille. Il ne fut donc plus question que de ce but, qui se trouva d'autant plus facile à atteindre, qu'une bataille était tout le désir et toute la ressource des alliés dans la position où ils se trouvaient. Le prince Louis de Bade assiégeait Ingolstadt, et ne le pouvait prendre si la faim chassait le duc de Marlborough, qui était l'armée opposée à l'électeur. Le prince Eugène amusait le maréchal de Villeroy, destiné à la garde des montagnes; il croyait avoir tout fait que d'avoir établi la communication entre l'électeur et lui par de gros postes semés entre eux deux. Il en avait sur le haut des montagnes, qui voyaient à revers le camp du prince Eugène. Le maréchal le comptait uniquement occupé à garder ses retranchements de Bihel, et l'empêcher de les attaquer. Il fut averti que ce prince avait un autre dessein; il n'en voulut rien croire. Le prince Eugène, informé de moment en moment des mouvement de l'électeur, et qui n'était dans ses retranchements [que] pour occuper le maréchal de Villeroy, et l'empêcher d'aller grossir les trois armées de la sienne, se mesura assez juste pour l'amuser jusqu'au bout, et partir précisément pour aller joindre Marlborough, de manière qu'il y arrivât sûrement à temps, mais sans donner au maréchal celui d'en profiter, ni sur son arrière-garde, ni par de nombreux détachements pour fortifier l'électeur; c'est ce qu'il exécuta avec une capacité qui dépassait de loin celle du maréchal de Villeroy, qui n'y sut pas remédier après ne l'avoir pas voulu prévoir, et qui, après quelques mouvements, demeura avec toute son armée dans ces gorges.

Cependant l'électeur marchait aux ennemis avec une merveilleuse confiance: il arriva le matin du 12 août dans la plaine d'Hochstedt, lieu de bon augure par la bataille qui y avait été gagnée. L'ordre de celle de l'électeur fut singulier. On ne mêla point les armées: celle de l'électeur occupa le centre commandée par d'Arco, Tallard avec la sienne formait l'aile droite, et Marsin avec la sienne l'aile gauche, sans aucun intervalle plus grand qu'entre le centre et les ailes d'une même armée. L'électeur commandait le tout, mais Tallard présidait, et comme il ne voyait pas à dix pas devant lui, il tomba en de grandes fautes qui ne trouvèrent pas, comme à Spire, qui les réparât sur-le-champ. Peu d'heures après l'arrivée de l'électeur dans la plaine d'Hochstedt, il eut nouvelle que les ennemis venaient au-devant de lui, c'est-à-dire, Marlborough et le prince Eugène, qui joignit son armée avec la sienne, dans la marche de la veille. Rien ne fut mesuré plus juste. Il avait laissé dix-sept bataillons et quelque cavalerie au comte de Nassau-Weilbourg dans les retranchements de Bihel, pour continuer d'y amuser le maréchal de Villeroy tant qu'il pourrait, et se retirer dès que le maréchal désabusé tournerait sur lui; le prince Louis de Bade était demeuré à son siège d'Ingolstadt. Nos généraux eurent toute la journée à choisir leur champ de bataille et à faire toutes leurs dispositions. Il était difficile de réussir plus mal à l'un et à l'autre. Un ruisseau assez bon et point trop marécageux coulait parallèlement au front de nos trois armées; une fontaine formait une large et longue fondrière qui séparait presque les deux lignes du maréchal de Tallard: situation étrange quand on est maître de choisir son terrain dans une vaste plaine, et qui devint aussi très funeste. Tout à fait à sa droite, mais moins avancé qu'elle, était le gros village de Bleinheim, dans lequel, par un aveuglement sans exemple, il mit vingt-six bataillons de son armée avec Clérembault, lieutenant général, et Blansac, maréchal de camp, soutenus de cinq régiments de dragons dans les haies du même village, et d'une brigade de cavalerie derrière; c'était donc une armée entière pour garder ce village et appuyer sa droite, et se dégarnir d'autant. La première bataille d'Hochstedt, gagnée en ce même terrain, était un plan bon à suivre, et une leçon présente dont beaucoup d'officiers généraux qui se trouvaient là avaient été témoins; il paraît qu'on n'y songea pas. Entre deux partis à prendre, ou de border le ruisseau parallèle au front des armées pour en disputer le passage aux ennemis, et celui de les attaquer dans le désordre de leur passage, tous deux bons, et le dernier meilleur, on en prit un troisième: ce fut de leur laisser un grand espace entre nos troupes et le ruisseau, et de leur laisser passer à leur aise pour les culbuter après dedans, dit-on. Avec de telles dispositions, il n'était point possible de douter que nos chefs fussent frappés d'aveuglement. Le Danube coulait assez près de Bleinheim, qui eût été un appui de la droite, en s'en approchant, meilleur que ce village, et qui n'avait pas besoin d'être gardé.

Les ennemis arrivèrent le 13 août, se portèrent d'abord sur le ruisseau, et y parurent presque avec le jour. Leur surprise dut être grande d'en aviser nos armées si loin, qui se rangeaient en bataille. Ils profitèrent de l'étendue du terrain qu'on leur laissait, passèrent le ruisseau presque partout, se formèrent sur plusieurs lignes au deçà, puis s'étendirent à leur aise sans recevoir la plus légère opposition. Voilà de ces vérités exactes, mais sans aucune vraisemblance, et que la postérité ne croira pas. Il était près de huit heures du matin quand toute leur disposition fut faite, que nos armées leur virent faire sans s'émouvoir. Le prince Eugène avec son armée avait la droite, et le duc de Marlborough la gauche avec la sienne, qui fut ainsi opposée à celle du maréchal de Tallard. Enfin elles s'ébranlèrent l'une contre l'autre, sans que le prince Eugène pût obtenir le moindre avantage sur Marsin, qui au contraire en eut sur lui, et qui était en état d'en profiter sans le malheur de notre droite. Sa première charge ne fut pas heureuse. La gendarmerie ploya, et porta un grand désordre dans la cavalerie qui la joignait, dont plusieurs régiments firent merveilles. Mais deux inconvénients perdirent cette malheureuse armée: la seconde ligne, séparée de la première par la fondrière de cette fontaine, ne la put soutenir à propos, et par le long espace qu'il fallait marcher pour gagner la tête de cette fondrière et en faire le tour, le ralliement ne se put faire parce que les escadrons des deux lignes ne purent passer dans les intervalles les uns des autres, ceux de la seconde pour aller ou pour soutenir la charge, ceux de la première pour se rallier derrière la seconde; quant à l'infanterie, vingt-six bataillons dans Bleinheim y laissèrent un grand vide, non en espace, car on avait rapproché les bataillons restés en ligne, mais en front et en force. Les Anglais qui s'aperçurent bientôt de l'avantage que leur procurait ce manque d'infanterie, et du désordre extrême du ralliement de la cavalerie de notre droite, en surent profiter sur-le-champ, avec la facilité de gens qui se maniaient aisément dans la vaste étendue d'un bas terrain. Ils redoublèrent les charges, et pour le dire en un mot, ils défirent toute cette armée, dès cette première charge, si mal soutenue par les nôtres que la fermeté de plusieurs régiments qui çà, qui là, ni la valeur et le dépit des officiers généraux et particuliers ne purent jamais rétablir. L'armée de l'électeur, entièrement découverte, et prise en flanc par les mêmes Anglais, s'ébranla à son tour. Quelque valeur que témoignassent les Bavarois, quelque prodige que fît l'électeur, rien ne put remédier à cet ébranlement, mais la résistance au moins y fut grande. Ainsi l'armée de Tallard battue et enfoncée dans le plus grand désordre du monde, celle de l'électeur soutenant avec vigueur, mais ne pouvant résister par devant et par le flanc tout à la fois, l'une en fuite, l'autre en retraite, celle de Marsin chargeant et gagnant sur le prince Eugène, fut un spectacle qui se présenta tout à la fois, pendant lequel le prince Eugène crut plus d'une fois la bataille fort hasardée pour eux. En même temps ceux de Bleinheim vigoureusement attaqués, non seulement surent se défendre, mais poursuivre par deux fois les ennemis fort loin dans la plaine, après les avoir repoussés, lorsque Tallard, voyant son armée défaite, en fuite, poussa à Bleinheim pour en retirer les troupes avec le plus d'ordre qu'il pourrait, et tâcher d'en faire quelque usage. Il en était d'autant plus en peine, qu'il leur avait très expressément défendu de le quitter, et d'en laisser sortir un seul homme quoi qu'il pût arriver. Comme il y poussait à toute bride avec Silly et un gentilhomme à lui, tous trois seuls, il fut reconnu, environné, et tous trois pris.

Pendant tous ces désordres, Blansac était dans Bleinheim, qui ne savait ce qu'était devenu Clérembault, disparu depuis plus de deux heures. C'est que, de peur d'être tué, il était allé se noyer dans le Danube. Il espérait le passer à la nage sur son cheval, avec son valet sur un autre, apparemment pour se faire ermite après; le valet passa et lui y demeura. Blansac donc, sur qui le commandement roulait en l'absence de Clérembault qui ne paraissait plus sans que personne sût ce qu'il était devenu, se trouva fort en peine de l'extrême désordre qu'il voyait et entendait, et de ne recevoir aucun ordre du maréchal de Tallard. L'éparpillement que cause une confusion générale fit que Valsemé, maréchal de camp, et dans la gendarmerie, passa tout près du village, en lieu où Blansac le reconnut; il cria après lui, y courut et le pria de vouloir bien aller chercher Tallard, et lui demander ce qu'il lui ordonnait de faire et de devenir. Valsemé y fut très franchement, mais en l'allant chercher il fut pris; ainsi Blansac demeura sans ouïr parler d'aucun ordre ni d'aucun supérieur. Je ne dirai ici que ce que Blansac allégua pour une justification qui fut également mal reçue du roi et du public, mais qui n'eut point de contradicteurs, parce que personne ne fut témoin de ce qui se passa à Bleinheim que ceux qui y avaient été mis, que les principaux s'accordèrent à un même plaidoyer, et que la voix de ces vieux piliers de bataillons qui perça ne fit pourtant pas une relation suivie, sur laquelle on pût entièrement compter, niais qui fut assez forte pour accabler à la cour, et dans le public, les officiers principaux à qui ils furent obligés d'obéir. Ceux-là donc, au milieu de ces peines et livrés à eux-mêmes, s'aperçurent que la poudre commençait à manquer, que leurs charrettes composées s'en étaient allées doucement sans demander congé à personne, que quelques soldats en avaient pris l'alarme et commençaient à la communiquer à d'autres, lorsqu'ils virent revenir Denonville, qui avait été pris à cette grande attaque du village dont j'ai parlé, et qui était accompagné d'un officier qui, le mouchoir en l'air, demandait à parler sur parole.

Denonville était un jeune homme, alors fort beau et bien fait, fils aîné du sous-gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, et colonel du régiment Royal-infanterie, que la faveur de ce prince un peu trop déclarée avait rendu présomptueux et quelquefois audacieux. Au lieu de parler, au moins en particulier à Blansac et aux autres officiers principaux, puisqu'il avait fait la folie de se charger d'une mission si étrange, Denonville, dis-je, qui avait de l'esprit, du jargon, et grande opinion de lui-même; se mit à haranguer les troupes qui bordaient le village pour leur persuader de se rendre prisonniers de guerre, pour se conserver pour le service du roi. Blansac, qui vit l'ébranlement que ce discours causait dans les troupes, le fit taire avec la dureté que son propos méritait, le fit retirer et se mit à haranguer au contraire; mais l'impression était faite, il ne tira d'acclamations que du seul régiment de Navarre, tout le reste demeura dans un triste silence. J'avertis toujours que c'est d'après Blansac que je parle.

Quelque peu de temps après que Denonville et son adjoint furent retournés aux ennemis, revint de leur part un milord, qui demanda à parler au commandant sur parole. Il fut conduit à Blansac, auquel il dit que le duc de Marlborough lui mandait qu'il était là avec quarante bataillons et soixante pièces de canon, maître d'y faire venir de plus tout ce qu'il voudrait de troupes; qu'il commençait à l'environner de toutes parts; que le village n'avait plus rien derrière soi pour le soutenir; que l'armée de Tallard était en fuite, et ce qui restait ensemble de celle de l'électeur était en marche pour se retirer; que Tallard même et force officiers généraux étaient pris; que Blansac n'avait aucun secours à espérer; qu'il ferait donc mieux d'accepter une capitulation, en se rendant tous prisonniers de guerre, que de faire périr tant de braves gens et de si bonnes troupes de part et d'autre, puisqu'à la fin il faudrait bien que le plus petit nombre fût accablé par le plus grand. Blansac voulut le renvoyer tout court; mais sur ce que l'Anglais le pressa de s'avancer avec lui sur parole jusqu'à deux cents pas de son village pour voir de ses yeux la vérité de la défaite de l'armée électorale de sa retraite et des préparatifs pour l'attaquer, Blansac y consentit. Il prit avec lui Hautefeuille, mestre de camp général des dragons, et ils s'avancèrent avec ce milord. Leur consternation fut grande lorsque par leurs yeux ils ne purent douter de la vérité de tout ce que cet Anglais venait de leur dire. Ramenés par lui dans Bleinheim, Blansac assembla les officiers principaux à qui il rendit compte de la proposition qui leur était faite, et de ce que, par ses propres yeux et ceux d'Hautefeuille, il venait de voir. Tous comprirent combien affreuse serait pour eux la première inspection de leur reddition prisonniers de guerre; mais, tout bien considéré, celle de leur situation les frappa davantage, et ils conclurent tous à accepter la proposition qui leur était faite, en prenant les précautions qu'ils purent pour conserver au roi ces vingt-six bataillons et les douze escadrons de dragons, par échange ou par rançon, pour leur traitement et leurs traites. Cette horrible capitulation fut donc tout aussitôt jetée sur le papier et signée de Blansac, des officiers généraux et de tous les chefs de corps, hors de celui, je crois, de Navarre, qui fut le seul qui refusa, et tout aussitôt exécutée.

Cependant Marsin, qui avait toujours non seulement soutenu mais repoussé le prince Eugène avec avantage, averti de la déroute de l'armée de Tallard et d'une grande partie de celle de l'électeur, découverte et entraînée par l'autre, ne songea plus qu'à profiter à l'intégrité de la sienne pour faire une retraite et recueillir tout ce qu'il pourrait de ses débris, et il l'exécuta sans être poursuivi. Marlborough lui-même était surpris d'un si prodigieux bonheur, le prince Eugène ne le pouvait comprendre, le prince Louis de Bade, à qui ils le mandèrent, ne se le pouvait persuader, et fut outré de n'y avoir point eu de part. Il leva suivant leur avis, le siège d'Ingolstadt qui, après un événement aussi complet ne se pouvait soutenir et tomberait de soi-même. L'électeur fut presque le seul à qui la tête ne tourna point, et qui proposa peut-être le seul bon parti à prendre: c'était de se maintenir dans son pays à la faveur des postes et des subsistances commodes et abondantes. On sentit trop tard la faute de ne l'avoir pas cru. Son pays, livré à soi-même et soutenu de peu de ses troupes, se soutint tout l'hiver contre toutes les forces impériales. Mais notre sort n'était pas de faire des pertes à demi, l'électeur ne put être écouté; on ne songea qu'à se retirer sur l'armée du maréchal de Villeroy et à la joindre. Les ennemis n'y apportèrent pas le moindre obstacle, ravis de voir prendre à nos armées un parti d'abandon auquel, après leur victoire, ils auraient eu peine à les forcer. Cette jonction se fit donc, si différente des précédentes, le 25 août, à Doneschingen, où l'armée du maréchal de Villeroy s'était avancée. Chamarande y amena tout ce qu'il avait été ramasser à Augsbourg, Ulm, etc., et Marsin ne ramena pas plus de deux mille cinq cents soldats et autant de cavaliers, dont dix-huit cents démontés, de l'armée de Tallard, qui perdit trente-sept bataillons, savoir: les vingt-six qui se rendirent prisonniers de guerre à Bleinheim, et onze tués et mis en pièces; la gendarmerie en particulier, et en général presque toute la cavalerie de Tallard fut accusée d'avoir très mal fait. Ils tirèrent au lieu de charger l'épée à la main, ce que fit la cavalerie ennemie, qui avait auparavant coutume de tirer; ainsi l'une et l'autre changea son usage et prit celui de son ennemi, qui fut une chose très fatale. Enfin nos armées arrivèrent, le dernier août, sous le fort de Kehl, au bout du pont de Strasbourg, et le prince Eugène dans ses lignes de Stolhofen, faisant contenance de vouloir passer le Rhin.

L'électeur passa de sa personne de Strasbourg à Metz, d'où il gagna Bruxelles, tout droit comme il put. Il aurait fort voulu aller voir le roi, mais cette triste entrevue ne fut pas du goût de Sa Majesté, quoique ce prince, dans l'intervalle de la bataille à son passage du Rhin, eût refusé des propositions fort avantageuses, s'il avait voulu abandonner son alliance. Il vit l'électrice et ses enfants en passant à Ulm, leur donna ses instructions avec beaucoup de courage et de sang-froid, et les renvoya à Munich pour s'y soutenir, avec ce qu'il laissait de ses troupes, le plus longtemps qu'il serait possible. Blainville, Zurlauben, lieutenants généraux, furent tués et beaucoup d'autres, les prisonniers furent infinis. Labaume, fils aîné de Tallard, survécut peu de jours à sa blessure. Le duc de Marlborough, qui avait tout fait avec son armée, garda le maréchal de Tallard et les officiers les plus distingués qu'il envoya à Hanau, jusqu'à ce qu'il fût temps pour lui de passer en Angleterre, pour en orner son triomphe. De tous les autres, il en donna la moitié au prince Eugène. Ce fut pour eux une grande différence. Celui-ci les traita durement; le duc de Marlborough avec tous les égards, les complaisances, les politesses les plus prévenantes en tout, et une modestie peut-être supérieure à sa victoire. Il eut soin que ce traitement fût toujours le même jusqu'à leur passage avec lui, et le commun des prisonniers qu'il se réserva reçut par ses ordres tous les ménagements et toutes les douceurs possibles.

Le roi reçut cette cruelle nouvelle le 21 août par un courrier du maréchal de Villeroy, à qui les troupes laissées par le prince Eugène sous le comte de Nassau-Weilbourg dans leurs lignes de Stolhofen, envoyèrent un trompette, avec des lettres de plusieurs de nos officiers prisonniers à qui ou avait permis de donner de leurs nouvelles à leurs familles. Par ce courrier, le roi apprit que la bataille donnée le 13 avait duré depuis huit heures du matin jusque vers le soir; que l'armée entière de Tallard était tuée ou prise; qu'on ne savait ce que ce maréchal était devenu; aucune lettre ne le disait, ni n'expliquait si l'électeur et le maréchal de Marsin avaient été à l'action. Il y en avait de Blansac, de Hautefeuille de Montpéroux, du chevalier de Croissy et de Denonville, mais sans aucun détail, et de gens éperdus. Dans cette terrible inquiétude, le roi ouvrit ces lettres, il trouva quelque chose de plus dans celle de Montpéroux, mais pourtant sans détail: il écrivait à sa femme, qu'il appelait sa chère petite Palatine. Quand le roi, longtemps après, fut éclairci, il demanda au maréchal de Boufflers ce que c'était que ce petit nom de tendresse dont il n'avait jamais ouï parler. Le maréchal lui apprit que le nom propre de Montpéroux était Palatin de Dio. Il aurait pu ajouter que Palatin était un titre familier dans ces provinces de Bourgogne et voisines, resté en nom propre après avoir été des concessions des empereurs; ainsi c'était palatin, ou sous un titre plus éminent, seigneur de Dio.

Le roi demeura six jours dans cette situation violente de savoir tout perdu en Bavière, et d'ignorer le comment. Le peu de gens dont il arriva des lettres se contentaient de mander de leurs propres nouvelles, tout au plus de quelques amis. Personne n'était pressé de raconter le désastre. On craignait pour ses lettres, et on n'osait s'y expliquer sur les choses ni sur les personnes. Marsin, tout occupé de sa retraite, se contenta de donner de ses nouvelles au maréchal de Villeroy, uniquement relatives à cet objet. L'électeur, outré de ses pertes et de la contradiction qu'il avait trouvée à son avis de demeurer dans son pays, n'écrivit au roi que deux mots de respect et de fermeté dans son alliance, en passant le Rhin; tellement qu'on n'apprenait rien que par lambeaux, et rares et médiocres, qui ne faisaient qu'augmenter l'inquiétude sur la chose générale et sur le sort des particuliers. La cruelle capitulation de Bleinheim fut pourtant démêlée la première, par deux mots qui s'en trouvèrent dans les lettres de Denonville, de Blansac et d'Hautefeuille. D'autres officiers particuliers s'échappèrent sans détail contre la gendarmerie et contre quelques officiers généraux, parmi lesquels le comte de Roucy n'était pas bien traité, et qui relevaient amèrement sa contusion si longuement pansée, si fort dans les derrières, pendant tout l'effort de la bataille de la Marsaille où il ne parut plus. Lui et Blansac son frère étaient fils de la soeur bien-aimée de M. le maréchal de Lorges. Ils avaient passé leur vie chez lui comme ses enfants. M. de La Rochefoucauld, aîné de leur maison, les traitait, aux secours près, de même. Leurs femmes, avec qui je vivais fort, m'envoyèrent chercher partout, et me conjurèrent de voir Chamillart sur-le-champ pour obtenir de lui tout ce qu'il pourrait auprès du roi en leur faveur. Je le fis si efficacement qu'il leur sauva des choses fâcheuses.

Le roi, jusque par lui-même, cherchait des nouvelles, il en demandait, il se faisait apporter ce qui arrivait de la poste, et il n'y arrivait rien, ou presque rien qui l'instruisît; on mettait bout à bout ce que chacun savait pour en faire un tout qui ne contentait guère. Le roi ni personne ne comprenait point une armée entière placée dedans et autour d'un village, et cette armée rendue prisonnière de guerre par une capitulation signée. La tête en tournait. Enfin les détails grossissant peu à peu, qui d'une lettre, qui d'une autre, arriva Silly à l'Étang, le matin du 29 août. Chamillart l'amena à Meudon où le roi était, qui s'enferma longtemps avec eux avant son dîner. Tallard, avec qui il fut pris, obtint du duc de Marlborough la permission de l'envoyer au roi lui rendre compte de son malheur, avec parole qu'il reviendrait incontinent après où il lui ordonnerait de se rendre. Comme il n'apprit rien que je n'aie raconté ici, il servira quelques moments à faire une assez curieuse diversion à une matière aussi désagréable dont les suites se reprendront après.

Silly, du nom de Vipart, était un gentilhomme de Normandie des plus minces qu'il y eût, entre Lisieux et Séez, et en biens et en naissance. C'était un grand garçon, parfaitement bien fait, avec un visage agréable et mâle, infiniment d'esprit, et l'esprit extrêmement orné; une grande valeur et de grandes parties pour la guerre; naturellement éloquent avec force et agrément; d'ailleurs d'une conversation très aimable; une ambition effrénée, avec un dépouillement entier de tout ce qui la pouvait contraindre, ce qui faisait un homme extrêmement dangereux, mais fort adroit à le cacher, appliqué au dernier point à s'instruire, et ajustant tous ses commerces, et jusqu'à ses plaisirs, à ses vues de fortune. Il joignait les grâces à un air de simplicité qui ne put se soutenir bien longtemps, et qui, à mesure qu'il crût en espérance et en moyens, se tourna en audace. Il se lia tant qu'il put avec ce qu'il y avait de plus estimé dans les armées, et avec la plus brillante compagnie de la cour. Son esprit, son savoir qui n'avait rien de pédant, sa valeur, ses manières plurent à M. le duc d'Orléans. Il s'insinua dans ses parties, mais avec mesure, de peur du roi, et assez pour plaire au prince, qui lui donna son régiment d'infanterie. Un hasard le fit brigadier longtemps avant son rang, et conséquemment lieutenant général de fort bonne heure.

Silly, colonel de dragons, dès lors fort distingué, et qui depuis a pensé, et peut-être aurait dû être maréchal de France, fut fait brigadier dans cette promotion immense, où je ne le fus point, et qui me fit quitter le service, comme je l'ai dit en son temps. Chamillart arrivait dans la place de secrétaire d'État de la guerre. C'était la première promotion de son temps; il ne connaissait pas un officier. Sortant de chez Mme de Maintenon, où la promotion s'était faite à son travail ordinaire, il rencontre Silly et lui dit d'aller remercier le roi qui venait de le faire brigadier. Silly, qui n'en était pas à portée, eut la présence d'esprit de cacher sa surprise. Il se douta de la méprise entre lui et Silly des dragons, mais il compta en tirer parti, et alla remercier le roi, sortant de chez Mme de Maintenon pour aller souper. Le roi, bien étonné de ce remerciement, lui dit qu'il n'avait pas songé à le faire. L'autre, sans se démonter, allégua ce que Chamillart lui venait de dire, et de peur d'une négative qui allât à l'exclusion, se dérobe dans la foule, va trouver Chamillart, et s'écrie qu'après avoir remercié sur sa parole, il n'a plus qu'à s'aller pendre s'il reçoit l'affront de n'être pas brigadier. Chamillart, honteux de sa méprise, crut qu'il y allait du sien de la soutenir. Il l'avoua au roi dès le lendemain, et tout de suite fit si bien que Silly demeura brigadier. Il s'attacha le plus qu'il put à M. le prince de Conti et à ceux qu'il voyait le plus. C'était alors le bon air comme il l'a été toujours, et Silly n'y était pas indifférent. Il tourna le maréchal de Villeroy; ses grandes manières et ses hauteurs le rebutèrent. Il trouva mieux son compte avec l'esprit, le liant et la coquetterie de Tallard, qui se voulait faire aimer jusque des marmitons. Faits prisonniers ensemble, Tallard, fort en peine de soi à la cour, crut n'y pouvoir envoyer un meilleur chancelier que Silly. Il le servit si bien qu'on en verra bientôt des fruits. Mais au retour, je ne sais ce qui arriva entre eux. Ils se brouillèrent irréconciliablement, apparemment sur des choses qui ne faisaient honneur à l'un ni à l'autre, puisque chacun d'eux a tellement gardé le secret là-dessus, que leurs plus intimes amis n'y ont pu rien deviner, et que la cause de cette rupture, tous deux l'ont emportée en l'autre monde, même le survivant des deux qui fut Tallard, et qui n'avait rien à craindre d'un mort qui ne laissait ni famille ni amis.

Le roi mort, Silly fit un moment quelque figure dans la régence; mais, peu content de n'être d'aucun conseil, il se tourna aux richesses. Il était né fort pauvre, et n'avait pu que subsister. Sa fortune allait devant tout; mais, foncièrement avare, l'amour du bien suivait immédiatement en lui. Il fit sa cour à Law qu'il séduisit par son esprit. La mère du vieux Lassay était Vipart; il était très bien avec son fils, qui depuis bien des années disposait du coeur, de l'esprit, de la conduite et de la maison de Mme la Duchesse. Mme la Duchesse, en cela seulement, une avec M. le Duc, était tout système. Law, après M. le duc d'Orléans, avait mis ses espérances en la maison de Condé, dont l'avidité héréditaire se gorgea de millions par le dévouement de ce Law. Silly s'y fraya accès par Lussé, qui était la voie exquise auprès de Mme la Duchesse. Il y devint bientôt un favori important sous la protection du véritable, et se gorgea en sous-ordre. M. le Duc, devenu premier ministre, ne put refuser à sa mère quelques colliers de l'ordre dans la nombreuse promotion de 1724, où il fourra tant de canailles. Silly en eut un, que Mme la Duchesse arracha avec peine. Il avait attrapé de M. le duc d'Orléans une place de conseiller d'État d'épée. Alors riche et décoré, il revêtit le seigneur. Cette fortune inespérable ne fit que l'exciter à la combler. Rien ne lui parut au-dessus de son mérite. Morville, secrétaire d'État des affaires étrangères, en fut ébloui. Silly le domina. Il devint son conseil pour sa conduite et pour les affaires. Une position si favorable à son ambition lui donna d'idée de l'ambassade d'Espagne, d'y être fait grand, de revenir après dans le conseil comme un homme déjà imbu des affaires, de se faire duc et pair; et de là tout ce qu'il pourrait. Ce fut un château en Espagne et le pot au lait de la bonne femme. M. le Duc fut remercié, et Morville congédié.

Un grand homme ne s'abandonne pas soi-même. Silly comprit avec tout le monde que M. de Fréjus, incontinent après cardinal Fleury, était tout seul le maître des grâces et des affaires, et Chauvelin sous lui. C'était pour lui deux visages tout nouveaux, à qui il était très inconnu. L'opinion qu'il avait de soi le persuada qu'avec un peu d'art et de patience il viendrait à bout de faire d'eux comme de Morville; mais ils avaient trop peu de loisirs et lui trop peu d'accès. Dans la peine du peu de succès de ses essais, il se mit dans la tête de venir à bout du cardinal, par une assiduité qui lui plût, comme il n'en doutait pas, et qui, l'accoutumant à lui, lui frayât le chemin de son cabinet, ou, une fois entré, il comptait bien le gouverner. Il se mit donc à ne bouger de Versailles, et quoiqu'il n'eût de logement qu'à la ville, d'y donner tous les jours un dîner dont la délicatesse attirât. Il y menait des gens de guerre qu'il trouvait sous sa main, le peu de gens d'âge qui, autrefois à la cour, venaient pour quelque affaire à Versailles, et des conseillers d'État. Là on dissertait, et Silly tenait le dé du raisonnement et de la politique, en homme qui se ménage, qui croit déjà faire une figure, et qui la veut augmenter. En même temps il s'établit tous les jours à la porte du cardinal pour le voir passer. Cela dura plus d'un an, sans rien rendre que quelques dîners chez le cardinal, encore bien rarement; soit que le cardinal fût averti du dessein de Silly, soit que sa défiance naturelle prît ombrage d'une assiduité si remarquable. Un jour qu'il rentrait un moment avant son dîner, il s'arrêta à la porte de son cabinet, et demanda à Silly d'un air fort gracieux s'il désirait quelque chose et s'il avait à lui parler. Silly, se confondant en compliments et en respects, lui répond que non, et qu'il n'est là que pour lui faire sa cour en passant. Le cardinal lui répliqua civilement, mais haussant la voix pour être entendu de tout ce qui était autour d'eux, qu'il n'était pas accoutumé à voir des gens comme lui à sa porte, et ajouta fort sèchement qu'il le priait de n'y plus revenir quand il n'aurait point affaire à lui.

Ce coup de foudre, auquel Silly s'était si peu attendu, le pénétra d'autant plus qu'il s'y trouva plus de témoins. Il avait compté circonvenir le cardinal par ses plus intimes amis à qui il faisait une cour basse et assidue, après avoir trouvé divers moyens de s'introduire chez eux, et mène de leur plaire. Il sentit avec rage toutes ses espérances perdues, et s'en alla chez lui, où il trouva force compagnie. Le comte du Luc, qui me conta cette aventure, était à la porte du cardinal, où il entendit tout le dialogue, d'où il alla dîner chez Silly, qui auparavant l'en avait convié, et où ils se trouvèrent plusieurs. Silly y parut outré et assez longtemps morne. À la fin il éclata à table contre le cardinal à faire baisser les yeux à tout le monde. Il continua le reste du repas à se soulager de la sorte. Personne ne répondit un mot. Il sentait bien qu'il embarrassait, et qu'il ne faisait par ces propos publics que se faire à lui-même un mal irrémédiable; mais le désespoir était plus fort que lui. Il se passa près d'un an depuis, tantôt à Paris, tantôt à Versailles, n'osant plus approcher du cardinal, qu'il aurait voulu dévorer, et cherchant dans son esprit des expédients et des issues qu'il ne pût lui fournir. À la fin, il s'en alla chez lui pour y passer l'hiver. Il avait accru et ajusté sa gentilhommière qu'il avait travestie en château.

Il n'y fut pas longtemps sans renvoyer le peu de gens qui venaient le voir; je dis le peu, car ses nouveaux airs de seigneur, auxquels ses voisins n'étaient pas accoutumés chez lui, en avaient fort éclairci la compagnie. Il dit qu'il était malade, et se mit au lit. Il y demeura cinq ou six jours. Le peu de valets qu'il y avait se regardaient ne le voyant point malade. Son chirurgien, que j'ai vu après à M. de Lévi, ne lui trouvait point de fièvre. Le dernier jour il se leva un moment, se recoucha, et fit sortir tous ses gens de sa chambre. Sur les six heures du soir, inquiets de cette longue solitude, et sans rien prendre, ils entendirent quelque bruit dans les fossés, plus pleins de boue que d'eau; là-dessus ils entrèrent dans sa chambre, et se mirent à la cheminée à écouter un peu. Un d'eux sentit un peu de vent d'une fenêtre; il la voulut aller fermer. En même temps un autre s'approche du lit, et lève doucement le rideau; mais quel fut l'étonnement de tous les deux, lorsque l'un ne trouva personne dans le lit, et l'autre deux pantoufles au bas de la fenêtre dans la chambre! Les voilà à s'écrier et à courir tous aux fossés. Ils l'y trouvèrent tombé de façon à avoir pu gagner le bord s'il eût voulu. Ils le retirèrent palpitant encore, et fort peu après il mourut entre leurs bras. Il n'était point marié, et avait une soeur fille, qu'il laissait à la lettre manquer de tout et mourir de faim, qui trouva dans sa riche succession une ample matière à se consoler d'une si funeste catastrophe. Avec tout son esprit il fit une sottise qui fâcha extrêmement le roi. Après l'avoir entretenu longtemps dans son cabinet en arrivant à Meudon, il l'aperçut sur le soir à sa promenade sans épée. Gela piqua le roi à l'excès, et il le marqua par le ton avec lequel il lui demanda ce qu'il en avait fait. Silly répondit qu'étant prisonnier, il croyait n'en devoir point porter. « Qu'est-ce que cela veut dire? reprit le roi fort ému, allez en prendre une tout à l'heure. » Cela, joint aux tristes nouvelles dont il avait apporté le détail, ne le fit pas briller pendant ce court voyage, et rie contribua pas peu à lui donner de l'impatience d'aller retrouver Tallard à Hanau, comme il fit peu de jours après avoir été à un voyage de Marly pour la première fois de sa vie.

On n'était pas accoutumé aux malheurs. Celui-ci était très raisonnablement inattendu; quatre armées au delà du Rhin, dont les trois dans le coeur de l'Allemagne avec la puissance des mécontents, faisaient tout attendre d'elles. Qu'on n'eût point combattu, on était maître de tout par la retraite forcée des ennemis, et imminente, et fort éloignée pour trouver de la subsistance. Que le maréchal de Villeroy qui n'avait rien à faire qu'à observer le prince Eugène, le suivre, le barrer, ne s'en fût point laissé amuser, puis moquer en s'échappant, jamais Marlborough, sans sa jonction, n'eût osé prêter le collet à nos trois armées. Qu'elles eussent bordé le ruisseau de leur front, jamais ils ne se seraient commis à le passer devant elles, ou y auraient été rompus et défaits. Qu'elles n'eussent laissé que peu d'intervalle entre elles et le ruisseau pour les attaquer demi-passés, s'ils l'osaient entreprendre, ils étaient sûrement battus et culbutés dedans. Qu'elles eussent au moins pris un terrain où le vaste laissait le choix libre, qui ne mît pas une large et longue fondrière entre les deux lignes de Tallard, encore auraient-elles eu au moins partie égale. Qu'on n'eût pas pris vingt-six bataillons et douze escadrons de dragons de cette armée pour mettre dedans et autour d'un village, pour appuyer la droite qu'on était maître de mettre tout près de là au Danube, on n'aurait pas affaibli cette armée, qui tenait lieu d'aile droite, à être enfoncée, et le centre, qui était celle de l'électeur, à être pris en flanc. Qu'au moins une armée entière, établie dans ce village de Bleinheim, eût eu le courage de s'y défendre, elle eût donné le temps à l'armée de Marsin qui faisait la gauche, qui était entière, qui avait toujours battu, de profiter du temps et de l'occupation qu'aurait donnée ce village, de se rallier aux deux tiers de l'armée de l'électeur qui soutenait encore, et à la faveur d'une défense de vingt-six bons bataillons et de douze escadrons de dragons, d'y porter la bataille et tout l'effort des armes qui peut-être eût été heureux. Mais il était écrit que la honte, les fautes, le dommage seraient extrêmes du côté du roi, et que toutes seraient comblées par le tournoiement de tête de la dernière faute, en abandonnant la Bavière si aisée à tenir, avec ses places, sa volonté, son abondance, par une armée entière qui n'avait rien souffert, et par le débris des deux autres, en prenant des postes avantageux. En vain l'électeur ouvrit-il cet avis, la peur ne crut trouver de salut qu'à l'abri de l'armée du maréchal de Villeroy; et, quand la jonction fut faite, au lieu de profiter de ce que les passages étaient encore libres, et de ramener cette armée toute fraîche avec eux en Bavière, où tous ensemble se seraient trouvés aussi forts que devant la bataille, et plus frais que les ennemis qui avaient combattu, car il était resté peu de troupes avec le prince Louis de Bade devant Ingolstadt, on ne songea qu'à hâter la fuite, à presser l'abandon de tant de places et de taret de vastes et d'abondants pays. On ne se crut en sauveté qu'au Rhin, et au bout du pont de Strasbourg, pour être maître à tous moments de le passer. Ces prodiges d'erreurs, d'aveuglements, de ténèbres, entassés et enchaînés ensemble, si grossiers, si peu croyables, et dont un seul de moins eût tout changé de face, retracent bien, quoique dans un genre moins miraculeux, ces victoires et ces défaites immenses que Dieu accordait, ou dont il affligeait son peuple, suivant qu'il lui était fidèle ou que son culte en était abandonné.

On peut juger quelle fut la consternation générale, où chaque famille illustre, sans parler des autres, avait des morts, des blessés et des prisonniers, quel fut l'embarras du ministre de la guerre et de la finance d'avoir à réparer une armée entière détruite, tuée ou prisonnière; et quelle la douleur du roi qui tenait le sort de l'empereur entre ses mains, et qui, avec cette ignominie et cette perte, se vit réduit, aux bords du Rhin, à défendre le sien propre. Les suites ne marquèrent pas moins l'appesantissement de la main de Dieu. On perdit le jugement, on trembla au milieu de l'Alsace. La cruelle méprise du maréchal de Villeroy fut noyée dans sa faveur. Nous allons voir Tallard magnifiquement récompensé. Marsin demeura dans l'indifférence; on trouva qu'il ne méritait rien, puisqu'il n'avait point failli, car le roi ne le blâma point de ne s'être pas roidi en Bavière. Toute la colère tomba sur quelques régiments qui furent cassés, sur des particuliers dont tout le châtiment fut de n'être plus employés dans les armées, parmi lesquels quelques innocents furent mêlés avec les coupables. Denonville seul fut honteusement cassé et son régiment donné à un autre, tellement que, sa prison finie, il n'osa plus paraître nulle part. Je ne veux pas dire que la proposition qu'il eut la folie de venir faire aux barrières de Bleinheim ne l'eût bien mérité; mais ce ne fut pas à son éloquence que ce village mit les armes bas et se rendit prisonnier de guerre. Ce fut à celle d'un Anglais seul envoyé après lui. Denonville fut le seul puni, et pas un de ceux qui remirent leur armée, car c'en était une au pouvoir des Anglais sans tirer un seul coup depuis que la capitulation avec la condition de prisonniers de guerre leur eut été proposée; et le seul chef de troupes qui refusa de la signer n'en fut pas reconnu ni distingué le moins du monde. En échange, le public ne se contraignit, ni sur les maréchaux, ni sur les généraux, ni sur les particuliers qu'il crut en faute, ni sur les troupes dont les lettres parlèrent mal. Ce fut un vacarme qui embarrassa leurs familles. Les plus proches furent plusieurs jours sans oser se montrer, et il y en eut qui regrettèrent de n'avoir pas gardé une plus longue clôture.

Au milieu de cette douleur publique, les réjouissances et les fêtes pour la naissance du duc de Bretagne ne furent point discontinuées. La ville en donna une d'un feu sur la rivière, que Monseigneur, les princes ses fils, et Mme la duchesse de Bourgogne vinrent voir des fenêtres du Louvre avec force dames et courtisans, et force magnificence de chère et de rafraîchissements, contraste qui irrita plus qu'il ne montra de grandeur d'âme. Peu de jours après, le roi donna une illumination et une fête à Marly, où la cour de Saint-Germain fut invitée, et où tout fut en l'honneur de Mme la duchesse de Bourgogne. Il remercia le prévôt des marchands du feu donné sur la rivière, et lui dit que Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne l'avaient trouvé fort beau.

CHAPITRE XVII. §

Marche des alliés. — Marlborough feld-maréchal général des armées de l'empereur et de l'empire. — Nos armées en Alsace. — Mort du duc de Montfort; son caractère. — Sa charge donnée à son frère. — Mort, famille et dépouille du comte de Verue. — Entreprise manquée sur Cadix. — Bataille navale gagnée près de Malaga par le comte de Toulouse. — Faute fatale malgré le comte de Toulouse. — Châteauneuf, ambassadeur en Portugal, arrivé d'Espagne; son frère, leur fortune, leur caractère. — Orry arrivé à Paris en disgrâce et en péril. — Aubigné bien traité à Madrid. — Berwick rappelé d'Espagne aux instances de la reine; Tessé nommé pour lui succéder. — Intrigues du mariage du duc de Mantoue, qui refuse Mlle d'Enghien, est refusé de la duchesse de Lesdiguières, et qui, contre le désir du roi et sa propre volonté, épouse fort étrangement Mlle d'Elboeuf, qu'il traite après fort mal.

Les trois chefs ennemis, maîtres de la Bavière et de tout jusqu'au Rhin, ramenèrent leurs armées auprès de Philippsbourg, dans les derrières, et y tinrent un pont tout prêt à y jeter sur le Rhin en trois heures. Tandis que les troupes marchèrent et qu'ils les laissèrent se rafraîchir dans ce camp, le prince Louis de Bade reçut dans ce voisinage au beau château de Rastadt, qu'il avait bâti en petit sur le modèle de Versailles, le prince Eugène et le duc de Marlborough qui vinrent s'y reposer à l'ombre de leurs lauriers. Ce fut là que ce duc reçut de l'empereur les patentes de feld-maréchal général des armées de l'empereur et de l'empire, grade fort rare, pareil à celui qu'avait le prince Eugène, et supérieur aux feld-maréchaux, qui, pour l'armée, les troupes et les places, sont comme nos maréchaux de France; et la reine d'Angleterre lui permit de l'accepter en attendant les récompenses qu'on lui préparait en Angleterre.

Pendant ce glorieux repos nos maréchaux avaient repassé le Rhin et s'étaient avancés sur Haguenau. Tout leur faisait craindre le siège de Landau. Le maréchal de Villeroy ne se crut pas en état de s'y opposer; il se contenta de le munir de tout le nécessaire pour un long siège, et d'y faire entrer, outre la garnison, huit bataillons, un régiment de cavalerie et un de dragons sous Laubanie, gouverneur, chargé de le défendre. Rien n'était pareil à la rage des officiers de cette armée.

J'avais reçu depuis peu une lettre du duc de Montfort, qui était fort de mes amis, qui me mandait qu'à son retour il voulait casser son épée et se faire président à mortier. Il avait toujours été de l'armée du maréchal de Villeroy. Sa lettre me parut si désespérée qu'avec un courage aussi bouillant que le sien, je craignis qu'il ne fît quelque folie martiale, et lui mandai qu'au moins je le conjurais de ne se pas faire tuer à plaisir. Il sembla que je l'avais prévu. Il fallut envoyer un convoi d'argent à Landau; on fit le détachement pour le conduire. Il en demanda le commandement au maréchal de Villeroy, qui lui dit que cela était trop peu de chose pour en charger un maréchal de camp. Peu après il se fit refuser encore; à une troisième [fois] il l'emporta de pure importunité. Il jeta son argent dans Landau sans aucun obstacle. Au retour, et marchant à la queue de son détachement, il vit des hussards qui voltigeaient; le voilà à les vouloir courre et faire le coup de pistolet comme un carabin. On le retint quelque temps, mais enfin il s'échappa sans être suivi que de deux officiers. Ces coquins caracolèrent, s'enfuirent, s'éparpillèrent, se rapprochèrent; et l'ardeur poussant le duc de Montfort sur eux, il s'en trouva tout à coup enveloppé, et aussitôt culbuté d'un coup de carabine qui lui fracassa les reins, et qui ne lui laissa le temps que d'être emporté comme on put, de se confesser avec de grands sentiments de piété et de regret de sa vie passée, et d'arriver au quartier général, où il mourut presque aussitôt après.

Il n'avait pas encore trente-cinq ans, et en avait cinq plus que moi. Beaucoup d'esprit, un savoir agréable, des grâces naturelles qui réparaient une figure un peu courte et entassée, et un visage que les blessures avaient balafré; une valeur qui se pouvait dire excessive, une grande application et beaucoup de talents pour la guerre, avec l'équité, la liberté, le langage fait pour plaire aux troupes et à l'officier, et avec cela à s'en faire respecter; une grande ambition, mais, par un mérite rare, toujours retenue dans les bornes de la probité. Un air ouvert et gai, des moeurs douces et liantes, une vérité, une sûreté à toute épreuve, jointe à une vraie simplicité, formaient en lui le caractère le plus aimable et un commerce délicieux; avec cela sensible à l'amitié et très fidèle, mais fort choisi dans ses amis, et le meilleur fils, le meilleur mari, le meilleur frère et le meilleur maître du monde, adoré dans sa compagnie des chevau-légers, ami intime de Tallard et de Marsin, fort de M. le prince de Conti, qui l'avait fort connu chez feu M. de Luxembourg, qui l'aimait comme son fils; ami particulier de M. le duc d'Orléans, et si parfaitement bien avec M. le duc de Bourgogne, qu'il en devenait déjà considérable à la cour. Monseigneur aussi le traitait avec amitié, et le roi se plaisait à lui parler et à le distinguer en tout, tellement qu'il était compté à la cour fort au-dessus de son âge, et n'en était pas moins bien avec ses contemporains, dont ses manières émoussaient l'envie. Une éducation beaucoup trop resserrée, et trop longtemps, l'avait jeté d'abord dans un grand libertinage, l'avait écarté de cette assiduité qui était d'un si grand mérite auprès du roi, et avait étrangement gâté ses affaires. Il revenait depuis quelque temps d'un égareraient si commun, et ce retour lui avait tourné à grand mérite auprès du roi. Ma liaison intime avec le duc de Chevreuse, son père, et M. de Beauvilliers, avait formé la mienne avec lui. Une certaine ressemblance de goûts, d'inclinations, d'aversions, de vues et de manières de penser et d'être, l'avait resserrée jusqu'à la plus grande intimité, en sorte que pour le sérieux nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre. L'habitation continuelle de la cour nous faisait fort vivre ensemble. Sa femme et Mme de Lévi, sa soeur, étaient amies intimes de Mme de Saint-Simon, que Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers traitaient comme leur fille. En absence nous nous écrivions continuellement. Sa perte fut aussi pour moi de la dernière amertume, et tous les jours de ma vie je l'ai sentie depuis tant d'années. On peut juger quelle fut la douleur de sa famille. Il ne laissa que des enfants tout enfants. Sa charge fut donnée à son frère, le vidame d'Amiens, qui est parvenu depuis à tout.

La mort du comte de Verue, tué à cette funeste bataille, dégrilla sa femme, qu'il tenait dans un couvent à Paris, depuis qu'elle y était revenue d'entre les bras de M. de Savoie, comme je l'ai raconté en son lieu, et lui donna toute liberté. Elle reviendra en son temps sur la scène. Verue ne laissa qu'un fils d'elle, qui le survécut peu, et des filles religieuses. Sa charge de commissaire général de la cavalerie, qu'il venait d'acheter du maréchal de Villars, fut donnée à La Vallière, prisonnier d'Hochstedt, et ce choix fit fort crier.

Le roi ne fut pas longtemps dans la douleur du désastre d'Hochstedt sans recevoir quelque consolation, médiocre pour l'État, mais sensible à son coeur. Le comte de Toulouse, qui ne ressemblait en quoi que ce pût être au duc du Maine son frère, avait souffert impatiemment d'avoir consumé sa première campagne d'amiral à se promener sur la Méditerranée, sans oser prêter le collet aux flottes ennemies trop fortes pour la sienne. Il en avait donc obtenu une cette année, avec laquelle il pût se mesurer avec celle qui, ayant hiverné à Lisbonne, tenait la mer sous l'amiral Rooke, en attendant les secours de Hollande et d'Angleterre. Il faut dire, avant que d'aller plus avant, un mot d'Espagne pour l'intelligence de ce qui va suivre.

Le prince de Darmstadt, qui avait été à la cour de Charles II, comme on l'a vu en son lieu, et qui y avait été si bien avec la reine sa dernière femme, s'était embarqué sur la flotte avec l'archiduc lorsque ce prince alla en Portugal, et avec une partie projeta de surprendre Cadix, qu'il savait fort dégarni de toutes choses. Un marchand français, armé pour les îles de l'Amérique, moitié guerre moitié marchandises, mais qui pour son commerce y portait sur deux gros bâtiments beaucoup de munitions de guerre, d'armes et assez d'argent, se trouva dans ces mers, et vit à la manoeuvre de l'escadre le dessein sur Cadix. Il força de voiles, y entra en présence de l'escadre, débarqua toute sa cargaison, mit ainsi la place en état de se défendre, qui, faute d'armes et de munitions et d'argent, ne pouvait autrement résister, et demeura dedans. Darmstadt n'ayant donc pu réussir dans son dessein, après l'avoir inutilement tenté pendant plusieurs jours, mit pied à terre et pilla les environs de terre ferme. Les communes s'assemblèrent sous le capitaine général du pays, les évêques voisins se surpassèrent par le prompt secours de monde et d'argent; en un mot, après un mois de courses où les Anglais perdirent bien du monde, il fallut se rembarquer, et encore à grand'peine et faire voile vers le Portugal. On a vu les négligences d'Orry, et ce nonobstant comme Puységur en répara tout ce qui fut possible, et les succès du duc de Berwick sur la frontière de Portugal. Les chaleurs séparèrent les armées, qui mirent en quartier d'été. Berwick, Villadarias ni Serclaës, dénués de tout par cette même négligence d'Orry, n'avaient pu pourvoir à tout, ni porter leurs troupes partout où elles auraient été nécessaires. Gibraltar, cette fameuse place qui commande à l'important détroit de ce nom, avait été pourvue comme les autres, c'est-à-dire qu'il n'y avait quoi que ce soit dedans pour la défendre, et pour toute garnison une quarantaine de gueux. Le prince de Darmstadt, qui était bien averti, profita d'une faute si capitale. Y aller et s'en emparer ne fut que la même chose, et la grandeur de cette perte ne fut sentie qu'après qu'elle fut faite. D'un autre côté, le même prince de Darmstadt, qui avait été sous Charles II vice-roi de Catalogne, avait conservé dans cette province beaucoup d'intelligences, et dans Barcelone quantité de créatures. On y méditait une révolte, on la soupçonna, notre flotte y toucha. Le comte de Toulouse y mit pied à terre, il y fut quelque temps, et déconcerta entièrement le projet par les bonnes mesures qui furent prises. Mais il voulait rencontrer la flotte de Rooke et la combattre. Il en avait la permission; il se rembarqua et l'alla chercher.

Il la rencontra auprès de Malaga, et, le 24 septembre, il la combattit depuis dix heures du matin jusqu'à huit heures du soir. Les flottes, pour le nombre des vaisseaux, étaient à peu près égales. On n'avait vu de longtemps à la mer de combat plus furieux et plus opiniâtre. Ils eurent toujours le vent sur notre flotte. La nuit favorisa leur retraite. Vilette, lieutenant général qui avait l'avant-garde, défit celle des ennemis. Tout l'avantage fut du côté du comte de Toulouse, dont le vaisseau se battit longtemps contre celui de Rooke et le démâta, qui put se vanter d'avoir remporté la victoire, et qui, profitant du changement du vent, poursuivit Rooke tout le 25, qui se retirait vers les côtes de Barbarie. Ils perdirent six mille hommes, le vice-amiral Hollandais sauté, quelques-uns coulés bas et plusieurs démâtés. Notre flotte ne perdit ni bâtiment ni mat, mais la victoire coûta cher en gens distingués par leurs grades et plus encore par leur mérite, outre quinze cents soldats ou matelots tués ou blessés. Le bailli de Lorraine, fils de M. le Grand, et chef d'escadre, Bellisle et Évrard, chefs d'escadre, et un fils du maréchal de Châteaurenauld furent tués. Relingue, lieutenant général, Gabaret, chef d'escadre, sorti de France pour duel, mais que le roi d'Espagne avait envoyé sur la flotte, un capitaine de vaisseau, neveu et du nom du maréchal de Châteaurenauld eurent chacun une cuisse emportée et moururent quelques jours après, ainsi qu'Herbault, capitaine de vaisseau, frère d'Herbault intendant des armées navales. Ce dernier fut tué aux pieds de M. le comte de Toulouse, qui empêcha qu'on le jetât à la mer avec beaucoup de présence d'esprit, jusqu'après le combat, pour ne pas perdre ce qu'il pouvait avoir de papiers de conséquence sur lui, et avoir le temps de le visiter. Plusieurs de ses pages furent tués et blessés autour de lui. On ne saurait une valeur plus tranquille qu'il fit paraître pendant toute l'action, ni plus de vivacité à tout voir et de jugement à commander à propos. Il avait su gagner les coeurs par ses manières douces et affables, par sa justice, par sa libéralité. Il en emporta ici toute l'estime. Ducasse, chef d'escadre, que nous verrons aller plus loin, reçut une grande blessure et plusieurs autres de moindres.

Le 25 au soir, à force de vent et de manoeuvre, on rejoignit Rooke de fort près. Le comte de Toulouse voulait l'attaquer de nouveau le lendemain; le maréchal de Coeuvres, sans lequel il avait défense de rien faire, voulut assembler le conseil. Relingue, qui se mourait et qui aimait le comte, dont il avait bien voulu être premier écuyer, lui manda, en deux mots de sa main, qu'il battrait les ennemis et qu'il le conjurait de les attaquer. Le comte fit valoir cette lettre écrite par un homme d'une capacité si reconnue, et le prix d'une seconde victoire, qui était Gibraltar. Il captiva les suffrages, il y mit de la douceur, les raisons les plus fortes, il y ajouta ce qu'il osa d'autorité. Tous s'y portaient lorsque d'O, le mentor de la flotte, et contre l'avis duquel le roi avait très précisément défendu au comte de faire aucune chose, s'y opposa avec un air dédaigneux et une froide, muette, et suffisante opiniâtreté, qui le dispensa, à la mer, d'esprit et de raison, comme faisait à la cour la confiance que Mme de Maintenon et le roi avaient prise en lui. L'oracle prononcé, le maréchal de Coeuvres le confirma malgré lui et ses lumières, et chacun se retira à son bord consterné, le comte dans sa chambre outré de la plus vive douleur. Ils ne tardèrent pas à apprendre avec certitude que c'en était fait de la flotte ennemie s'ils l'eussent attaquée; et tout de suite de Gibraltar, qu'ils auraient trouvé dans le même état qu'il avait été abandonné. Le comte de Toulouse acquit un grand honneur en tout genre en cette campagne, et son plat gouverneur y en perdit peu, parce qu'il n'en avait guère à perdre. Le comte, mouillé devant Malaga, reçut dans son bord la visite de Villadarias, qui obtint de lui tout ce qu'il lui demanda pour le siège de Gibraltar. On mit à terre trois mille hommes, cinquante pièces de gros canon, et généralement tout le nécessaire pour ce siège, et Pointis fut détaché avec dix vaisseaux et quelques frégates devant Gibraltar, pour servir de maréchal de camp aussi au siège, comme étant chef d'escadre. Tous ces ordres exécutés, le comte et sa flotte appareillèrent pour Toulon.

Châteauneuf, qui avait été ambassadeur en Portugal, et qui, depuis la rupture, s'était par ordre du roi arrêté à Madrid, venait d'arriver à Paris. C'était un Savoyard qui, en l'autre guerre, avait quitté son maître, et avait été fait premier président du sénat de Chambéry par le roi, et depuis la paix, fait conseiller au parlement, et envoyé ambassadeur à Constantinople, où il avait très bien fait les affaires du roi. Lui et l'abbé son frère, qu'on a vu en son temps envoyé pour rectifier les fautes de l'abbé de Polignac en Pologne, étaient gens de lettres, d'infiniment d'esprit et de beaucoup d'agrément. Châteauneuf savait se manier et s'était mis fort avant dans la confiance de la princesse des Ursins, à qui il ne fut pas inutile.

Sur ses pas arriva Orry. Le roi ne voulut pas le voir et fut au moment de lui faire faire son procès et de le faire pendre. Il le méritait bien, mais la chose aurait trop porté contre Mme des Ursins, et Mme de Maintenon fut doucement à la parade. Aubigny, resté à Madrid l'agent intime de sa maîtresse, eut en ce temps-ci deux mille ducats de pension, malgré l'épuisement des finances, et une maison dans Madrid, aux dépens du roi. La reine ne cessait d'intercéder de toutes ses forces que la princesse des Ursins fût écoutée à Versailles et lui fût après rendue. Outrée des refus, elle se prit au duc de Berwick comme à l'auteur de la disgrâce d'Orry, par les plaintes qu'il en avait faites, quoique dès auparavant Puységur eût vérifié et découvert au roi sa turpitude et son crime. Elle demanda si instamment le rappel de Berwick, que, pour ne la pas désespérer sur tout, on le lui accorda, et le liant, l'accort Tessé, malade ou sain suivant sa basse politique, fut nommé pour lui succéder. Harcourt et Mme de Maintenon savaient bien ce qu'ils faisaient en procurant ce choix, bien moins utile aux armes que propre à leurs desseins pour le gouvernement et le cabinet.

Le duc de Mantoue était toujours à Paris. La raison principale qui l'y avait attiré était, comme je l'ai remarqué, d'y épouser une Française, et qu'elle lui vînt de la main du roi, toutefois à son gré. Cette vue n'était pas cachée. M. de Vaudemont était trop son voisin et trop bien informé pour l'ignorer, trop avisé et trop touché de l'intérêt de la maison de Lorraine pour ne pas sentir l'importance de lui faire épouser une princesse de cette maison, qui après sa mort prétendait le Montferrat. Si ce mariage lui donnait des enfants, encore valait-il mieux pour eux qu'ils fussent d'une Lorraine, qui cependant serait très dignement mariée, et longtemps veuve par la disproportion d'âge de sa belle-soeur [avec le mari] qu'il lui destinait, pourrait pendant le mariage prendre de l'ascendant sur ce vieux mari, et veuve, sur ses enfants et sur le pays par la tutelle, et faire compter avec soi le roi même par rapport aux affaires d'Italie. Mme d'Elboeuf, troisième femme et veuve alors du duc d'Elboeuf, était fille aînée de la maréchale de Navailles, dont la mère, Mme de Neuillant, avait recueilli Mme de Maintenon à son retour des îles de l'Amérique, l'avait gardée, nourrie et entretenue chez elle par charité, et pour s'en défaire l'avait mariée à Scarron.

Mme de Navailles, dont le mari [fut] domestique et le plus fidèle confident de Mazarin jusque dans les temps les plus calamiteux de sa vie, avait été dame d'honneur de la reine à son mariage; elle en avait été chassée par le roi et avait coûté à son mari la charge de capitaine des chevau-légers de la garde et le gouvernement du Havre de Grâce, pour avoir fait trouver au roi un mur au lieu d'une porte, par laquelle il entrait secrètement la nuit dans la chambre des filles de la reine. Les deux reines avaient été outrées de leur malheur, et la reine mère obtint en mourant leur rappel de leur exil en leur gouvernement de la Rochelle. Quoique le roi n'eût jamais bien pardonné ce trait à Mme de Navailles, qu'elle vînt très rarement et très courtement à la cour, le roi, surtout depuis sa dévotion, n'avait pu lui refuser son estime et des distinctions qui la marquaient.

Sous ses auspices, Mme d'Elboeuf sa fille s'introduisit à la cour. Avec un air brusque et de peu d'esprit et de réflexion, elle se trouva très propre au manège et à l'intrigue. Elle trouva moyen de faire que Mme de Maintenon se piquât d'honneur et de souvenir de Mme de Neuillant, et le roi de considération pour feu M. et Mme de Navailles. La princesse d'Harcourt rompit des glaces auprès de Mme de Maintenon; M. le Grand s'intéressa auprès du roi; Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy l'appuyèrent partout (car rien n'est pareil au soutien que toute cette maison se prête); Mme d'Elboeuf joua, fut à Marly, à Meudon, s'ancra, vit Mme de Maintenon quelquefois en privance, mena sa fille, belle et bien faite, à la cour, qui fut bientôt de tout avec Mme la duchesse de Bourgogne. Elle y entra si avant et tellement encore dans le gros jeu, où elle avait embarqué Mme la duchesse de Bourgogne avec elle en beaucoup de dettes que, soit ordre, comme on le crut, soit sagesse de la mère, elle était avec sa fille dans ses terres de Saintonge depuis plus de huit mois, et n'en revinrent que pour trouver M. de Mantoue à Paris. C'était Mlle d'Elboeuf que M. de Vaudemont voulait lui donner, et dont il lui avait parlé dès l'Italie, et pour elle que toute la maison de Lorraine faisait les derniers efforts.

M. le Prince avait une fille dont il ne savait comment se défaire, enrichie des immenses biens de Maillé-Brézé, des connétables de Montmorency, sa mère et sa grand'mère héritières; il avait oublié la fille de La Trémoille et l'héritière de Roye dont il était sorti, et tous les autres mariages de seigneurs et de leurs filles faits par les diverses branches de Bourbon. Quelque grandement honorables qu'en fussent les alliances directes, elles étaient devenues si onéreuses pour les biens, et si fâcheuses dans les suites par les procédés, qu'il y avait pour elles maintenant aussi peu d'empressement dans la première noblesse que de dédains nouveaux dans les princes du sang, ce qui rendait leurs enfants difficiles à marier, surtout les filles. Outre que M. de Mantoue parut un débauché pour sa fille à M. le Prince, il avait des prétentions sur le Montferrat pour une grosse créance sur la succession de la reine Marie de Gonzague, tante maternelle de Mme la Princesse, dont toute son industrie n'avait jamais pu rien tirer depuis tant d'années, ballotté sans cesse entre la Pologne et la maison de Gonzague. Il espérait donc se procurer le payement de cette dette de façon ou d'autre par sa fille devenant duchesse de Mantoue, si elle avait des enfants, ou, si elle n'en avait point, d'ajouter sa dot et ses droits à sa créance, et, par l'appui de la France, mettre le Montferrat dans sa maison. Il expliqua au roi ses vues et son dessein, qui lui permit de les suivre et qui lui promit de l'y servir de toute sa protection.

M. le Prince, qui craignait là-dessus le crédit de M. le Grand, et son habitude avec le roi de tout emporter d'assaut, fit sentir au roi, et plus encore aux ministres, les prétentions des ducs de Lorraine sur le Montferrat, fortifiées de l'engagement formel de l'empereur, pendant cette guerre, d'y soutenir le duc de Lorraine de tout son pouvoir, si le duc de Mantoue venait à mourir sans enfants (que la nécessité lui fit changer depuis en faveur du duc de Savoie, mais en insistant sur un dédommagement au duc de Lorraine, comme on le verra dans les pièces concernant la paix d'Utrecht ); et le danger pour l'État de laisser mettre un pied en Italie au duc de Lorraine qui y rendrait l'empereur son protecteur d'autant plus puissant, et qui engagerait le roi à des ménagements même sur la Lorraine auxquels on n'était pas accoutumé, surtout en temps de guerre, et qui pouvaient devenir embarrassants. Ces raisons se firent sentir, le roi promit à M. le Prince tous les bons offices qui ne sentiraient ni la contrainte ni l'autorité; mais la laideur de Mlle d'Enghien mit un obstacle invincible à cette affaire.

M. de Mantoue aimait les femmes, il voulait des enfants; il s'expliqua sur les désirs de M. le Prince d'une façon respectueuse qui ne le pût blesser, mais si nette, qu'il n'osa plus espérer. La maison de Lorraine, informée par Vaudemont des démarches qu'il avait faites, et que la timidité de ce petit souverain, à l'égard du gouverneur du Milanais, avait fait recevoir avec quelque agrément, ne trouva pas à Paris ses dispositions si favorables. Dès avant de partir de chez lui, son choix était fait et arrêté. Soupant avec le duc de Lesdiguières peu de temps avant sa mort, il avait vu à son doigt un petit portrait en bague, qu'il le pria de lui montrer; ayant la bague entre ses mains, il fut charmé du portrait, et dit à M. de Lesdiguières qu'il le trouvait bien heureux d'avoir une si belle maîtresse. Le duc de Lesdiguières se mit à rire, et lui apprit que ce portrait était celui de sa femme. Dès qu'il fut mort, le duc de Mantoue ne cessa de songer à cette jeune veuve. Sa naissance et ses alliances étaient fort convenables, il s'en informa encore secrètement, et il partit dans la résolution de faire ce mariage. En vain lui fit-on voir Mlle d'Elboeuf comme par hasard dans des églises et en des promenades: sa beauté, qui en aurait touché beaucoup d'autres, ne lui fit aucune impression. Il cherchait partout la duchesse de Lesdiguières, et il ne la rencontrait nulle part, parce qu'elle était dans sa première année de veuve; mais lui qui voulait finir, s'en ouvrit à Torcy comme au ministre des affaires étrangères; il en rendit compte au roi, qui approuva fort ce dessein, et qui chargea le maréchal de Duras d'en parler à sa fille. Elle en fut aussi affligée que surprise. Elle témoigna à son père sa répugnance à s'abandonner aux caprices et à la jalousie d'un vieil Italien débauché, l'horreur qu'elle concevait de se trouver seule entre ses mains en Italie, et la crainte raisonnable de sa santé avec un homme très convaincu de ne l'avoir pas bonne.

Je fus promptement averti de cette affaire. Elle et Mme de Saint-Simon vivaient ensemble, moins en cousines germaines qu'en soeurs; j'étais aussi fort en liaison avec elle. Je lui représentai ce qu'elle devait à sa maison prête à tomber après un si grand éclat par la mort de mon beau-père, la conduite de mon beau-frère, l'âge si avancé de M. de Duras, et l'état de son seul frère, dont les deux nièces emportaient tous les biens. Je lui fis valoir le désir du roi, les raisons d'État qui l'y déterminaient, le plaisir d'ôter ce parti à Mlle d'Elboeuf, en un mot tout ce dont je pus m'aviser. Tout fut inutile. Je ne vis jamais une telle fermeté. Pontchartrain, qui la vint raisonner, y échoua comme moi, mais il fit pis, car il l'irrita par les menaces qu'il y mêla que le roi le lui saurait bien faire faire. M. le Prince se joignit à nos désirs, n'ayant plus aucune espérance pour lui-même, et qui surtout craignait le mariage d'une Lorraine. Il fut trouver M. de Duras, le pressa d'imposer à Mme de Lesdiguières, lui dit, et le répéta au roi, qu'il en voulait faire la noce à Chantilly comme de sa propre fille, par sa proche parenté avec la maréchale de Duras, arrière-petite-fille comme lui du dernier connétable de Montmorency. Je ne me rebutai point, je m'adressai à tout ce que je crus qui pouvait quelque chose sur la duchesse de Lesdiguières, jusqu'aux filles de Sainte-Marie du faubourg Saint-Jacques, où elle avait été élevée, et qu'elle aimait beaucoup. Je n'eus pas plus de succès. Cependant M. de Mantoue, irrité par les difficultés de voir la duchesse de Lesdiguières, se résolut de l'aller attendre un dimanche aux Minimes. Il la trouva enfermée dans une chapelle, il s'approcha de la porte pour l'en voir sortir. Il en eut peu de contentement, ses coiffes épaisses de crêpes étaient baissées, à peine put-il l'entrevoir. Résolu d'en venir à bout, il en parla à Torcy, et lui témoigna que la complaisance de se laisser voir dans une église ne devait pas être si difficile à obtenir. Torcy en parla au roi, qui lui ordonna devoir Mme des Lesdiguières, de lui parler de sa part du mariage comme d'une affaire qui lui convenait et qu'il désirait, mais pourtant sans y mêler d'autorité, de lui expliquer la complaisance que le duc de Mantoue désirait d'elle, et de lui faire entendre qu'il souhaitait qu'elle la lui accordât. Torcy fut donc à l'hôtel de Duras lui exposer sa mission; sur le mariage, la réponse fut ferme, respectueuse, courte; sur la complaisance, elle dit que les choses ne devant pas aller plus loin, elle la trouvait fort inutile; mais Torcy insistant sur ce dernier point de la part du roi, il fallut bien qu'elle y consentît. M. de Mantoue la fut donc attendre au même lieu où il l'avait déjà une fois si mal vue; il trouva Mme de Lesdiguières déjà dans la chapelle, il, s'en approcha comme l'autre fois. Elle avait pris Mlle d'Espinoy avec elle; prête à sortir, elle leva ses coiffes, passa lentement devant M. de Mantoue, lui fit une révérence en glissant, pour lui rendre la sienne, et comme ne sachant pas qui il était, et gagna son carrosse.

M. de Mantoue en fut charmé, il redoubla d'instances auprès du roi et de M. de Duras; l'affaire se traita en plein conseil, comme une affaire d'État: en effet c'en était une. Il fut résolu d'amuser M. de Mantoue, et cependant de tout faire pour vaincre cette résistance, excepté la force de l'autorité que le roi voulut bien ne pas employer. Tout fut promis à Mme de Lesdiguières de la part du roi: que ce serait Sa Majesté qui stipulerait dans le contrat de mariage; qui donnerait une dot et la lui assurerait, ainsi que son retour en France si elle devenait veuve; sa protection dans le cours du mariage; en un mot, elle fut tentée de toutes les façons les plus honnêtes, les plus honorables pour la résoudre. Sa mère, amie de Mme de Creil, si connue pour sa beauté et sa vertu, emprunta sa maison pour une après-dînée, pour que nous pussions parler plus de suite et plus à notre aise à Mme de Lesdiguières qu'à l'hôtel de Duras. Nous n'y gagnâmes qu'un torrent de larmes. Peu de jours après, je fus bien étonné que Chamillart me racontât tout ce qui s'était dit de plus particulier là-dessus entre la duchesse de Lesdiguières et moi, et encore entre elle et Pontchartrain. Je sus bientôt après que, craignant enfin que ses refus ne lui attirassent quelque chose de fâcheux de la part du roi, ou ne fussent enfin forcés par son autorité absolue, elle s'était ouverte à ce ministre à notre insu à tous, pour faire par son moyen que le roi trouvât bon qu'il ne fût plus parlé de ce mariage, auquel elle ne se pouvait résoudre; que M. de Mantoue en fût si bien averti qu'il tournât ses pensées ailleurs, et qu'elle fût enfin délivrée d'une poursuite qui lui était devenue une persécution très fâcheuse. Chamillart la servit si bien que dès lors tout fut fini à cet égard, et que le roi, flatté peut-être de la préférence que cette jeune duchesse donnait à demeurer sa sujette sur l'état de souveraine, fit son éloge le soir dans son cabinet à sa famille et aux princesses, par lesquelles cela se répandit dans le monde. M. de Duras se souciait trop peu de tout pour contraindre sa fille, et la maréchale de Duras, qui l'aurait voulu, n'en eut pas la force. Le duc de Mantoue, informé enfin par Torcy du regret du roi de n'avoir pu vaincre la résolution de la duchesse de Lesdiguières de ne se point remarier, car ce fut ainsi qu'on lui donna la chose, cessa d'espérer, et résolut de se pourvoir ailleurs.

Il faut achever cette affaire tout de suite. Les Lorrains, qui avaient suivi de toute leur plus curieuse attention la poursuite du mariage avec la duchesse de Lesdiguières, reprirent leurs espérances, le voyant rompu, et leurs errements. M. le Prince, qui les suivait de près, parla, cria, excita le roi, qui se porta jusque-là de faire dire à Mme d'Elboeuf de sa part que ses poursuites lui déplaisaient. Rien ne les arrêta. Ils comprirent que le roi n'en viendrait pas jusqu'à des défenses expresses, et sûrs par l'expérience de n'en être que mieux après, à force de flatteries et de souplesses, ils poussèrent leur pointe avec roideur. Un certain Casado, qui se faisait depuis peu appeler marquis de Monteléon, créature de M. de Vaudemont, et Milanais, avait obtenu par lui l'emploi d'envoyé d'Espagne à Gênes, puis auprès de M. de Mantoue, dont il gagna les bonnes grâces, et qu'il accompagna à Paris. C'était un compagnon de beaucoup d'esprit, d'adresse, d'insinuation et d'intrigue, hardi avec cela et entreprenant, qu'on verra dans la suite devenir ambassadeur d'Espagne en Hollande et en Angleterre, et y bien faire ses affaires, et pas mal celles de sa cour. Il eut pour adjoint, pour marier M. de Mantoue au gré de Vaudemont, un autre Italien subalterne, théatin renié, connu autrefois à Paris, dans les tripots, sous le nom de Primi, et qui avait depuis pris le nom de Saint-Mayol, homme à tout faire, avec de l'esprit et de l'argent, dont il fut répandu quantité dans la maison. Avec ses mesures et le congé donné par lime de Lesdiguières, ils vainquirent la répugnance de M. de Mantoue, qui, au fond, ne pouvait être que caprice par la beauté, la taille et la naissance de Mlle d'Elboeuf; mais la sienne ne laissa pas de les embarrasser.

Avec un rang et du bien, initiée à tout à la cour, et avec une réputation entière, elle ne se voulait point marier, ou se marier à son gré, et disait toutes les mêmes raisons qu'avait alléguées Mme de Lesdiguières pour ne point épouser M. de Mantoue. Elle avait subjugué sa mère, qui trouvait même son joug pesant, mais qui n'avait garde de s'en vanter. Elle avait donc grande envie de s'en défaire. Elle la tint à Paris, pour l'éloigner de la cour, de ses plaisirs, de ses semonces. Elle fit un présent considérable à une bâtarde de son mari qui avait tout l'esprit du monde et toute la confiance de sa fille, et lui lit envisager une fortune en Italie. Toute la maison de Lorraine se mit après Mlle d'Elboeuf, Mlle de Lislebonne surtout et Mme d'Espinoy, qui vainquirent enfin sa résistance. Quand ils en furent venus à ce point, la souplesse auprès du roi vint au secours de l'audace d'un mariage conclu contre sa volonté qu'il leur avait déclarée. Ils firent valoir la répugnance invincible du duc de Mantoue pour Mlle d'Enghien, celle de la duchesse de Lesdiguières pour lui, qui n'avait pu être surmontée, et la spécieuse raison de ne pas forcer un souverain, son allié, et actuellement dans Paris, sur le choix d'une épouse, lors surtout qu'il la voulait prendre parmi ses sujettes (car les Lorrains savent très impudemment disputer, ou très accortement avouer, selon leur convenance occasionnelle, la qualité de sujets du roi). Sa Majesté fut donc gagnée, avec cet ascendant de M. le Grand sur lui, à laisser faire sans rien défendre et aussi sans s'en mêler. M. le Prince obtint que le mariage ne se ferait pas en France, et il fut convenu que, le contrat signé entre les parties, elles s'en iraient chacune de leur côté le célébrer à Mantoue.

M. de Mantoue qui, en six ou sept mois qu'il fut à Paris, ne vit le roi que cinq ou six fois incognito dans son cabinet, reçut du roi, la dernière fois qu'il le vit à Versailles, une belle épée de diamants que le roi avait exprès mise à son côté, et qu'il en tira pour la lui donner, et lui mettre, lui dit-il, les armes à la main comme au généralissime de ses armées en Italie. Il en avait eu le titre en effet depuis la rupture avec M. de Savoie, mais pour en avoir le nom et les honneurs, sans autorité dont il était incapable, et sans exercice dont il aurait trop appréhendé le péril. Il voulut encore aller prendre congé du roi à Marly, et lui demanda permission de le saluer encore, en passant à Fontainebleau, s'en allant à cheval avec sa suite en Italie.

Il arriva à Fontainebleau le 19 septembre, et coucha à la ville chez son envoyé. Le 20, il dîna chez M. le Grand, vit le roi dans son cabinet, et soupa chez Torcy. Le 21, il vit encore le roi un moment, dîna chez Chamillart, et s'en alla, toujours à cheval, coucher à Nemours et tout de suite en Italie. En même temps lime et Aille d'Elboeuf avec Mme de Pompadour, soeur de Mme d'Elboeuf, passèrent à Fontainebleau sans voir personne, suivant leur proie jusqu'où leur chemin fourchait, pour aller, lui par terre, elles par mer, de peur que le marieur ne changeât d'avis et leur fît un affront: c'était pour des personnes de ce rang un étrange personnage que suivre elles-mêmes leur homme de si près. En chemin la frapper leur redoubla. Arrivées à Nevers, dans une hôtellerie, elles jugèrent qu'il ne fallait pas se commettre plus avant, sans de plus efficaces sûretés. Elles y séjournèrent un jour; ce même jour, elles y reçurent la visite de M. de Mantoue.

Mme de Pompadour qui tant qu'elle avait pu, avec son art et ses minauderies, s'était insinuée auprès de lui dans le dessein d'en tirer tout ce qu'elle pourrait, lui proposa de ne différer pas à se rendre heureux par la célébration de son mariage; il s'en défendit tant qu'il put. Pendant cette indécente dispute elles envoyèrent demander permission à l'évêque. Il se mourait; le grand vicaire, à qui on s'adressa, la refusa. Il dit qu'il n'était pas informé de la volonté du roi; qu'un mariage ainsi célébré ne le serait pas avec la dignité requise entre de telles personnes; que, de plus, il se trouverait dépouillé des formalités indispensablement nécessaires pour le mettre à couvert de toute contestation d'invalidité. Une si judicieuse réponse fâcha fort les dames sans leur faire changer de dessein. Elles pressèrent M. de Mantoue, lui représentèrent que ce mariage n'était pas de ceux où il y avait des oppositions à craindre, le rassurèrent sur ce que, se faisant ainsi dans l'hôtellerie d'une ville de province, le respect au roi se trouvait suffisamment gardé, le piquèrent sur son état de souverain qui l'affranchissait des lois et des règles ordinaires, enfin le poussèrent tant, qu'à force de l'importuner elles l'y firent consentir. Ils avaient dîné. Aussitôt le consentement arraché, elles firent monter l'aumônier de son équipage, qui les maria dans le moment. Dès que cela fut fait, tout ce qui était dans la chambre sortit pour laisser les mariés en liberté de consommer le mariage, quoi que pût dire et faire M. de Mantoue pour les retenir, lequel voulait absolument éviter ce tête-à-tête. Mme de Pompadour se tint en dehors, sur le degré, à écouter près de la porte. Elle n'entendit qu'une conversation fort modeste et fort embarrassée, sans que les maris s'approchassent l'un de l'autre. Elle demeura quelque temps de la sorte, mais jugeant enfin qu'il ne s'en pouvait espérer rien de mieux, et qu'à tout événement ce tête-à-tête serait susceptible de toutes les interprétations qu'on lui voudrait donner, elle céda enfin aux cris que de temps en temps le duc de Mantoue faisait pour rappeler la compagnie, et qui demandait ce que voulait dire de s'en aller tous et de les laisser ainsi seuls tous deux. Mme de Pompadour appela sa soeur. Elles rentrèrent; aussitôt le duc prit congé d'elles, et quoiqu'il ne fût pas de bonne heure, monta à cheval et ne les revit qu'en Italie, encore qu'ils fissent même route jusqu'à Lyon. La nouvelle de cette étrange célébration de mariage ne tarda guère à se répandre avec tout le ridicule dont elle était tissue.

Le roi trouva très mauvais qu'on eût osé passer ses défenses. Les Lorrains, accoutumés de tout oser, puis de tout plâtrer, et à n'en être pas plus mal avec le roi, eurent la même issue de cette entreprise; ils s'excusèrent sur la crainte d'un affront, et il pouvait être que M. de Mantoue, amené à leur point à force de ruses, d'artifices, de circonventions, n'eût pas mieux aimé que de gagner l'Italie, puis se moquer d'eux. Ils aimèrent donc mieux encourir la honte qu'ils essuyèrent en courant, et forçant M. de Mantoue, que celle de son dédit, accoutumés comme ils sont à tant d'étranges façons de faire des mariages. De Lyon Mme de Pompadour revint pleine d'espérance de l'ordre pour son mari à la recommandation du duc de Mantoue, qui n'eut aucun succès.

Mme d'Elboeuf et sa fille allèrent s'embarquer à Toulon sur deux galères du roi, par une mescolance rare d'avoir défendu à Mme d'Elboeuf de penser à ce mariage, ou l'équivalent de cela, de n'avoir voulu dans la suite, ni le permettre, ni le défendre, ni s'en mêler, d'avoir défendu après qu'il se fît en France, et de prêter après deux de ses galères pour l'aller faire ou achever. Ces galères eurent rudement la chasse par des corsaires d'Afrique. Ce fut grand dommage qu'elles ne fussent prises pour achever le roman. Débarquées enfin à sauveté, M. de Vaudemont les joignit. Il persuada à M. de Mantoue de réhabiliter son mariage par une célébration nouvelle qui rétablît tout le défectueux de celle de Nevers. Ce prince l'avait lui-même trouvée si contraire aux défenses précises que le roi leur avait faites de se marier en France, qu'il l'avait fait assurer par son envoyé qu'il n'en était rien, et que ce n'étaient que des bruits faux que ceux qui couraient de son mariage fait à Nevers; cette raison le détermina donc à suivre le conseil de Vaudemont. L'évêque de Tortone les maria dans Tortone publiquement, en présence de la duchesse d'Elboeuf et du prince et de la princesse de Vaudemont.

Ce beau mariage, tant poursuivi: par les Lorrains, tant fui par M. de Mantoue, fait avec tant d'indécence, et refait après pour la sûreté de l'état de Mlle d'Elboeuf, n'eut pas des suites heureuses. Soit dépit de s'être laissé acculer à épouser malgré lui, soit caprice ou jalousie, il renferma tout aussitôt sa femme avec tant de sévérité, qu'elle n'eut permission de voir qui que ce fût, excepté sa mère, encore pas plus d'une heure par jour, et jamais seule, pendant les quatre ou cinq mois qu'elle demeura avec eux. Ses femmes n'entraient chez elle que pour l'habiller et la déshabiller précisément. Il fit murer ses fenêtres fort haut et la fit garder à vue par de vieilles Italiennes. Ce fut donc une cruelle prison. Ce traitement, auquel je ne m'attendais pas, et le peu de considération, pour ne pas dire le mépris, qu'on témoigna ici à ce prince toujours depuis son départ, me, consolèrent beaucoup de l'invincible opiniâtreté de la duchesse de Lesdiguières. J'eus pourtant peine à croire que, prise de son choix, elle eût essuyé les mêmes duretés, ni lui les traitements qu'il reçut, s'il n'eût pas fait un mariage auquel le roi se montra si contraire. Six mois après, Mme d'Elboeuf, outrée de dépit, mais trop glorieuse pour le montrer, revint, remplie, à ce qu'elle affectait, des grandeurs de son gendre et de sa fille, ravie pourtant au fond d'être défaite d'une charge devenue si pesante. Elle déguisa les malheurs de sa fille jusqu'à s'offenser qu'on dît et qu'on crût ce qui en était, et ce qui en revenait par toutes les lettres de nos armées. Mais à la fin, Lorraine d'alliance non de naissance, le temps et la force de la vérité les lui fit avouer. Fin rare, et qui montra bien tout l'art et l'ascendant des Lorrains, elle ne fut pas moins bien traitée après ce voyage que si elle n'eût rien fait que de la volonté du roi.

Je me suis peut-être trop étendu sur cette affaire. Il m'a paru qu'elle le méritait par sa singularité, et plus encore pour montrer par des faits de cette sorte quelle fut la cour du roi. Reprenons maintenant le courant où nous l'avons laissé.

CHAPITRE XVIII. §

Tracy; sa catastrophe; sa mort. — Reineville retrouvé. — Mort de Rigoville. — Mort et conversion de la comtesse d'Auvergne. — Mort et caractère du prince d'Espinoy. — Assassinat, extraction, caractère de Vervins; singularité de sa fin. — Voyage de Fontainebleau par Sceaux. — Maréchal de Villeroy à la cour, puis à Bruxelles. — Électeur de Bavière à Bruxelles. — Électeur de Cologne à Lille. — Petits exploits de La Feuillade. — Anecdote curieuse. — État brillant de Mme la duchesse de Bourgogne. — Nangis. — Mme de La Vrillière. — Maulevrier et sa femme. — Maulevrier va avec Tessé en Espagne, passe par Toulouse, y voit la princesse des Ursins. — Tessé grand d'Espagne en arrivant à Madrid. — Comte de Toulouse chevalier de la Toison d'Or. — Mort du prince de Montauban; caractère de sa femme. — Mort du fils du comte de Grignan; mot impertinent de sa mère. — Mort de Coigny. — Mort de M. de Duras; sa fortune et son caractère. — Comédies, bienséances. — Ruse d'orgueil de M. de Soubise inutile. — Régiment des gardes arraché par ruse au maréchal de Boufflers pour le duc de Guiche, et le maréchal fait capitaine des gardes du corps. — Duchesse de Guiche. — Tallard gouverneur de la Franche-Comté; mot salé de M. le duc d'Orléans. — Quarante mille livres de pension au fils enfant du prince de Conti.

La triste destinée que le pauvre Tracy acheva en ce temps-ci put servir de grande leçon aux ambitieux, même qui méritent les faveurs de la fortune. C'était un gentilhomme de Bretagne, d'esprit et bien fait, parent proche de la duchesse de Coislin, mais pauvre, qui fut exempt, puis enseigne des gardes du corps. Il se distingua à la cour et à la guerre par ses divers talents, et les fit servir les uns aux autres. Il devint un des meilleurs partisans de l'armée; ce fut lui qui, étant dehors, sauva l'armée de M. de Luxembourg lors du combat de Steinkerque, comme je l'ai raconté en son lieu. Sa volonté, sa valeur, l'exécution parfaite de tout ce dont il était très ordinairement chargé par les généraux, lui acquirent leur estime puis leur amitié. Il entra dans toute la confiance de M. de Luxembourg. Son service auprès de Monseigneur lui en avait valu des bontés très particulières. Une des filles d'honneur de Mme la princesse de Conti le voyait de bon oeil, et de meilleur encore la princesse même. Il fut recueilli et considéré; il avait lieu d'attendre tout de la fortune, et à la guerre et à la cour. Malheureusement elle ne le servit pas aussi rapidement qu'il l'avait attendu. Sa tête s'altéra; on s'en aperçut; on s'en tut jusqu'à ce que des disparates plus fortes firent juger dangereux de le laisser approcher d'aussi près que le demandait son service d'enseigne des gardes du corps en quartier. Il était brigadier, on lui donna un régiment. Ce changement d'état acheva de lui tourner la tête, tant qu'à la fin on lui fit entendre de ne plus venir à Versailles. Cela combla son malheur. Son mal redoubla et se tourna bientôt en fureur, qui obligea de le mettre à Charenton, chez les pères de la Charité, où le roi fit prendre grand soin de lui, et où il mourut en ce temps-ci, trois ou quatre ans après y avoir été mis. Il n'était point marié. Ce fut grand dommage, je le connaissais extrêmement, et je n'ai guère trouvé un plus galant homme. En ce même temps Reineville, lieutenant des gardes du corps, qu'on a vu (t. II, p. 262) disparaître en 1699, coulé à fond par le jeu, fut reconnu et retrouvé caché et servant pour sa paye dans les troupes de Bavière. En même temps aussi mourut Rigoville, lieutenant général, fort vieux et homme d'honneur, de valeur et de mérite, qui avait longtemps commandé les mousquetaires noirs, sous Jouvelle et Vins. Le vieux La Rablière mourut aussi à Lille, oui il commandait depuis très longtemps. Il était lieutenant général, grand-croix de Saint-Louis dès l'institution, frère de la maréchale de Créqui, Il but du lait à ses repas toute sa vie, et mangeait bien et de tout jusqu'à quatre-vingt-sept ou huit ans, et la tête entière. Il avait été très bon officier, mais un assez méchant homme; il ne but jamais de vin; honorable, riche, de l'esprit et sans enfants. Le maréchal de Boufflers le protégeait fort. Il se piquait de reconnaissance pour le maréchal de Créqui, et rendit toute sa vie de grands devoirs à la maréchale de Créqui.

La comtesse d'Auvergne acheva aussi une courte vie par une maladie fort étrange et assez rare, qui fut une hydropisie de vents. Elle ne laissa point d'enfants. On a vu en son lieu qui elle était et comment se fit ce mariage. Le comte d'Auvergne, qui avait obtenu la permission de l'amener à Paris et à la cour quoique huguenote, désirait fort qu'elle se fît catholique. Un fameux avocat qui s'appelait Chardon, et qui l'a été de mon père et le mien, avait été huguenot et sa femme aussi; ils étaient de ceux qui avaient fait semblant d'abjurer, mais qui ne faisaient aucun acte de catholiques, qu'on connaissait parfaitement pour tels, qui même ne s'en cachaient pas, mais que la grande réputation de Chardon soutenait et le nombre des protecteurs considérables qu'elle lui avait acquis. Ceux-là mêmes avaient fait tout ce qu'ils avaient pu pour leur persuader au moins d'écouter; ils n'en purent venir à bout: le moment de Dieu n'était pas venu. Il arriva enfin; ils étaient tous deux vertueux, exacts à tout, et d'une piété dans leur religion qui aurait fait honneur à la véritable. Étant un matin dans leur carrosse tous deux arrêtés auprès de l'Hôtel-Dieu, attendant une réponse que leur laquais fut un très long temps à rapporter, Mme Chardon porta ses yeux vis-à-vis d'elle au hasard sur le grand portail de Notre-Dame, et peu à peu tomba dans une profonde rêverie, qui se doit mieux appeler réflexion.

Son mari, qui à la fin s'en aperçut, lui demanda à quoi elle rêvait si fort, et la poussa même du coude pour l'engager à lui répondre. Elle lui montra ce qu'elle considérait, et lui dit qu'il y avait bien des siècles avant Luther et Calvin que toutes ces figures de saints avaient été faites à ce portail, que cela prouvait qu'on invoquait donc alors les saints; que l'opposition de leurs réformateurs à cette opinion si ancienne était une nouveauté; que cette nouveauté lui rendait suspects les autres dogmes qu'ils leur enseignaient contraires à l'antiquité catholique; que ces réflexions qu'elle n'avait jamais faites lui donnaient beaucoup d'inquiétude et lui faisaient prendre la résolution de chercher à s'éclaircir. Chardon trouva qu'elle avait raison, et dès ce même jour ils se mirent à chercher la vérité, puis à consulter, enfin à se faire instruire. Cela dura plus d'un an, pendant lequel les parties et les amis de Chardon se plaignaient qu'il ne travaillait plus, et qu'on ne pouvait plus le voir ni sa femme. Enfin secrètement instruits et pleinement persuadés, ils se déclarèrent tous deux, ils firent une abjuration nouvelle, et tous deux ont passé depuis une longue vie dans la piété et les bonnes oeuvres, surtout dans un zèle ardent de procurer à leurs anciens frères de religion la même grâce qu'ils avaient reçue. Mme Chardon s'instruisit fort dans la controverse, elle convertit beaucoup de huguenots. Le comte d'Auvergne l'attira chez sa femme. L'une et l'autre avaient de l'esprit et de la douceur. La comtesse la vit volontiers, Mme Chardon en profita, elle en fit une très bonne catholique. Tous les Bouillon, outrés de ce mariage, l'avaient reçue fort froidement; sa vertu, sa douceur, ses manières à la fin les charma. Elle devint le lien du père et des enfants, et elle s'acquit le coeur et l'estime d'eux tous et de tout ce qui la connut particulièrement, dont elle fut extrêmement regrettée.

Le prince d'Espinoy ne le fut pas tant à beaucoup près. Il mourut de la petite vérole à Strasbourg, par l'opiniâtreté d'avoir voulu changer de linge trop tôt et faire ouvrir ses fenêtres. C'était un homme d'assez peu agréable figure, qui avait beaucoup d'esprit et l'esprit fort orné, avec beaucoup de valeur. J'avais été élevé comme avec lui, c'est-à-dire à nous voir continuellement plusieurs que nous étions enfants, puis jeunes gens. Sa mère l'avait gâté et c'était dommage, car il avait des talents pour tout et beaucoup d'honneur. Mais je n'ai connu personne plus follement glorieux ni plus continuellement avantageux. Il abusa donc de tout ce qu'il avait de bon et d'utile, ne ménagea personne, voulut surpasser chacun en tout, et fut le fléau de sa femme, parce qu'elle était d'une maison souveraine qui avait un rang qu'il n'avait pas, et un crédit et une considération à la cour et dans le monde dont il ne voulait pas qu'on crût qu'il voulût dépendre. Avec ce rang des siens et cette faveur si déclarée de Monseigneur, elle se conduisit avec lui comme un ange, sans qu'elle ait jamais pu rendre sa condition plus heureuse avec lui; aussi se trouva-t-elle bien délivrée, quoiqu'en gardant toutes les bienséances. Presque personne de la cour ni des armées ne le plaignit. Il laissa un fils et une fille, desquels la catastrophe mérita, trente ans après, la compassion de tout le monde, et combla les malheurs que leur mère avait commencé d'éprouver.

Il arriva en ce mois de septembre un étrange assassinat. Le comte de Grandpré, chevalier de l'ordre en 1661, frère aîné du maréchal de Joyeuse, chevalier de l'ordre en 1688, mort sans enfants, avait laissé des enfants de deux lits. Sa seconde femme était fille et soeur des deux marquis de Vervins, l'un après l'autre premiers maîtres d'hôtel du roi. Le dernier des deux mourut jeune en 1663. Il était gendre du maréchal Fabert, par conséquent beau-frère du marquis de Beuvron et de Caylus, père de celui qui a passé en Espagne, du mari de Mme de Caylus, nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, et de l'abbé de Caylus que nous venons de voir évêque d'Auxerre. Vervins avait épousé l'aînée qu'il laissa grosse de Vervins dont il s'agit ici, et qui se remaria depuis en Flandre au comte de Mérode. Vervins eut force procès avec ses cousins germains, enfants de la soeur de son père et du comte de Grandpré, dont il fut étrangement tourmenté presque toute sa vie. Enfin il était sur le point d'achever de les gagner tous, lorsqu'un de ses cousins germains, qui avait des prieurés et se faisait appeler l'abbé de Grandpré, le fit attaquer comme il passait dans son carrosse sur le quai de la Tournelle, devant la communauté de Mme de Miramion. Il fut blessé de plusieurs coups d'épée et son cocher aussi, qui le voulut défendre. Sur la plainte en justice, l'abbé s'enfuit en pays étranger d'où il n'est jamais revenu, et bientôt après, sur les preuves, [fut] condamné à être roué vif. Il y avait longtemps que Vervins était menacé d'un mauvais coup de sa part.

Vervins se prétendait Comminges, des anciens comtes de ce nom. Son bisaïeul, père du premier des deux premiers maîtres d'hôtel du roi, était ce Saubole, gouverneur de la citadelle de Metz, qui est si connu dans la vie du duc d'Épernon, et dans les Mémoires de ces temps-là, qui avait épousé l'héritière de Vervins qui était Coucy. Le grand-père de ce Saubole était second fils d'Aimery, dit de Comminges, seigneur de Puyguilhem, dont le père, nommé aussi Aimery, était cru sorti des vicomtes de Conserans, mais dont l'union n'était pas bien prouvée. Pour ces Conserans, leur auteur Roger était marqué comme étant quatrième fils de Bernard II, comte de Comminges et de Diaz de Muret, qui fonda les abbayes de Bonnefonds et de Feuillans, et qui fut tué près la ville de Gaudens en 1150: voilà pour l'extraction de Vervins. Quant à lui, c'était un grand homme fort bien fait, d'un visage assez agréable, de l'esprit, quelque lecture, et fort le vol des femmes; particulier, extrêmement paresseux, fort dans la liaison et les parties de M. le Duc, et fort dans le grand monde. Il quitta le service de bonne heure, fit plusieurs séjours chez lui en Picardie, toujours reçu avec empressement quand il en revenait. À la fin, sans dire mot à personne, il se confina dans une terre en Picardie, sans aucune cause de dégoût ni de déplaisir, sans besoins du côté de ses affaires, il était riche, arrangé, et ne fut jamais marié; sans vue de piété, il n'en eut pas la moindre veine; sans occasion de santé, qu'il eut toujours parfaite; et sans goût d'ouvriers, dont il n'employa aucun; encore moins entraîné par le plaisir de la chasse, où il n'alla jamais. Il demeura chez lui plusieurs années sans aucun commerce avec personne, et ce qui est incompréhensible, sans bouger de son lit, que le temps de le faire faire. Il y dînait et y soupait tout seul, y faisait le peu d'affaires qu'il avait, et y recevait le peu de gens qu'il ne pouvait éconduire, et, depuis qu'il avait les yeux ouverts jusqu'à ce qu'il les fermât, y travaillait en tapisserie, et lisait quelquefois un peu, et a persévéré jusqu'à la mort dans cette étrange sorte de vie, si uniquement singulière que j'ai voulu la rapporter.

Le roi alla à Fontainebleau, où il arriva le 12 septembre, ayant séjourné un jour à Sceaux; la cour de Saint-Germain y vint le 23, et y demeura jusqu'au 6 octobre. En y arrivant le roi apprit que les armées alliées avaient toutes passé le Rhin sur le pont de Philippsbourg, et bientôt après que Landau était assiégé par le prince Louis de Bade, qui attendait le roi des Romains qui y arriva le 25 septembre, et que le prince Eugène et le duc de Marlborough commandaient l'armée d'observation qu'ils portèrent sur la Lauter. Marsin demeura avec la sienne sous Haguenau. Le maréchal de Villeroy et son fils s'en allèrent de leurs personnes en Flandre, passant à Fontainebleau, où ils demeurèrent quelques jours. Ils allèrent après trouver l'électeur de Bavière à Bruxelles, et chemin faisant virent l'électeur de Cologne à Lille, où il avait établi sa demeure, en même temps que son frère était allé à Bruxelles après avoir [passé] ensemble quelques jours.

Pendant tous ces malheurs, Villars était venu à bout d'achever à peu près de dissiper les fanatiques; cinq ou six de leurs chefs, les autres tués ou accommodés et sortis du pays, obtinrent de se retirer à Genève; on comptait qu'il ne restait qu'une centaine de ces gens-là dans les hautes Cévennes, et qu'il n'était plus besoin de laisser de troupes en Languedoc. Peu de jours après, le roi reçut la nouvelle de la prise d'Ivrée, après un siège assez court, et qui ne coûta guère que deux cents hommes et quatre cents blessés. M. de Vendôme eut avec la place onze bataillons prisonniers de guerre.

La Feuillade n'épargnait pas les courriers pour annoncer ses conquêtes dans les vallées des Alpes: tantôt un petit fort pris, défendu par des milices, tantôt quelque peu de troupes réglées forcées derrière un retranchement qui gardait quelque passage. Tout cela était célébré, comme si c'eût été quelque chose. Chamillart, ravi, en recevait les compliments, et savait faire valoir ces merveilles au roi et à Mme de Maintenon.

Il se présente ici une anecdote très saga à taire, très curieuse à écrire à qui a vu les choses d'aussi près que j'ai fait; ce qui me détermine au second parti, c'est que le fait en gros n'a pas été ignoré, et que les trônes de tous les siècles et de toutes les nations fourmillent d'aventures pareilles. Faut-il donc le dire? nous avions une princesse charmante, qui, par ses grâces, ses soins et des façons uniques en elle, s'était emparée du coeur et des volontés du roi, de Mme de Maintenon et de Mgr le duc de Bourgogne. Le mécontentement extrême, trop justement conçu contre le duc de Savoie, son père, n'avait pas apporté la plus petite altération à leur tendresse pour elle. Le roi, qui ne lui cachait rien, qui travaillait avec les ministres en sa présence toutes les fois qu'elle y voulait entrer et demeurer, eut toujours l'attention pour elle de ne lui ouvrir jamais la bouche de tout rien de ce qui pouvait regarder le duc son père, ou avoir trait à lui. En particulier, elle sautait au cou du roi à toute heure, se mettait sur ses genoux, le tourmentait de toutes sortes de badinages, visitait ses papiers, ouvrait et lisait ses lettres en sa présence, quelquefois malgré lui, et en usait de même avec Mme de Maintenon. Dans cette extrême liberté, jamais rien ne lui échappa: contre personne; gracieuse à tous et parant même les coups, toutes les fois qu'elle le pouvait, attentive aux domestiques intérieurs du roi, n'en dédaignant pas les moindres; bonne aux siens et vivant avec ses dames comme une amie, et en toute liberté, vieilles et jeunes; elle était l'âme de la cour, elle en était adorée; tous, grands et petits, s'empressaient de lui plaire; tout manquait à chacun en son absence, tout était rempli en sa présence; son extrême faveur la faisait infiniment compter, et ses manières lui attachaient tous les coeurs. Dans cette situation brillante le sien ne fut pas insensible.

Nangis, que nous voyons aujourd'hui un fort plat maréchal de France, était alors la fleur des pois; un visage gracieux sans rien de rare, bien fait sans rien de merveilleux, élevé dans l'intrigue et dans la galanterie par la maréchale de Rochefort, sa grand'mère, et Mme de Blansac, sa mère, qui y étaient des maîtresses passées. Produit tout jeune par elles dans le grand monde, dont elles étaient une espèce de centre, il n'avait d'esprit que celui de plaire aux dames, de parler leur langage et de s'assurer les plus désirables par une discrétion qui n'était pas de son âge et qui n'était plus de son siècle. Personne que lui n'était alors plus à la mode; il avait eu un régiment tout enfant; il avait montré de la volonté, de l'application, et une valeur brillante à la guerre, que les dames avaient fort relevée et qui suffisait à son âge; il était fort de la cour de Mgr le duc de Bourgogne, et à peu près de son âge, et il en était fort bien traité. Ce prince, passionnément amoureux de son épouse, n'était pas fait comme Nangis; mais la princesse répondait si parfaitement à ses empressements qu'il est mort sans soupçonner jamais qu'elle eût des regards pour un autre que pour lui. Il en tomba pourtant sur Nangis, et bientôt ils redoublèrent. Nangis n'en fut pas ingrat, mais il craignit la foudre, et son coeur était pris.

Mme de La Vrillière qui, sans beauté, était jolie comme les amours et en avait toutes les grâces, en avait fait la conquête. Elle était fille de Mme de Mailly, dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne; elle était de tout dans sa cour; la jalousie l'éclaira bientôt. Bien loin de céder à la princesse, elle se piqua d'honneur de conserver sa conquête, de la lui disputer, de l'emporter. Cette lutte mit Nangis dans d'étranges embarras: il craignait les furies de sa maîtresse qui se montrait à lui plus capable d'éclater qu'elle ne l'était en effet. Outre son amour pour elle, il craignait tout d'un emportement et voyait déjà sa fortune perdue. D'autre part, sa réserve ne le perdait pas moins auprès d'une princesse qui pouvait tant, qui pourrait tout un jour et qui n'était pas pour céder, non pas même pour souffrir une rivale. Cette perplexité, à qui était au fait, donnait des scènes continuelles. Je ne bougeais alors de chez Mme de Blansac à Paris, et de chez la maréchale de Rochefort à Versailles; j'étais ami intime de plusieurs dames du palais qui voyaient tout et ne me cachaient rien; j'étais avec la duchesse de Villeroy sur un pied solide de confiance, et avec la maréchale, tel, qu'ayant toujours été mal ensemble, je les raccommodai si bien que jusqu'à leur mort elles ont vécu ensemble dans la plus tendre intimité; la duchesse de Villeroy savait tout par Mme d'O, et par la maréchale de Coeuvres qui était raffolée d'elle, et qui étaient les confidentes et quelque chose de plus; la duchesse de Lorges, ma belle-soeur, ne l'était guère moins et tous les soirs me contait tout ce qu'elle avait vu et appris dans la journée; j'étais donc instruit exactement et pleinement d'une journée à l'autre. Outre que rien ne me divertissait davantage, les suites pouvaient être grandes, et il était important pour l'ambition d'être bien informé. Enfin toute la cour assidue et éclairée s'aperçut de ce qui avait été caché d'abord avec tant de soin. Mais, soit crainte, soit amour de cette princesse qu'on adorait, cette même cour se tut, vit tout, se parla entre elle et garda le secret qui ne lui était pas même confié. Ce manège, qui ne fut pas sans aigreur de la part de Mme de La Vrillière pour la princesse, et quelquefois insolemment placé, ni sans une souffrance et un éloignement doucement marqué de la princesse pour elle, fit longtemps un spectacle fort singulier.

Soit que Nangis, trop fidèle à son premier amour eût besoin de quelques grains de jalousie, soit que la chose se fît naturellement, il arriva qu'il trouva un concurrent. Maulevrier, fils d'un frère de Colbert, mort de douleur de n'être pas maréchal de France à la promotion où le maréchal de Villeroy le fut, avait épousé une fille du maréchal de Tessé. Maulevrier n'avait point un visage agréable, sa figure était d'ailleurs très commune. Il n'était point sur le pied de la galanterie. Il avait de l'esprit, et un esprit fertile en intrigues sourdes, une ambition démesurée, et rien qui la pût retenir, laquelle allait jusqu'à la folie. Sa femme était jolie, avec fort peu d'esprit, tracassière, et, sous un extérieur de vierge, méchante au dernier point. Peu à peu elle fut admise, comme fille de Tessé, à monter dans les carrosses, à manger, à aller à Marly, à être de tout chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui se piquait de reconnaissance pour Tessé qui avait négocié la paix de Savoie et son mariage, dont le roi lui savait fort bon gré. Maulevrier écuma des premiers ce qui se passait à l'égard de Nangis; il se fit donner des privances chez Mme la duchesse de Bourgogne par son beau-père; il s'y rendit assidu; enfin, excité par l'exemple, il osa soupirer. Lassé de n'être point entendu, il hasarda d'écrire; on prétendit que Mme Cantin, amie intime de Tessé, trompée par le gendre, crut recevoir de sa main des billets du beau-père, et que, les regardant comme sans conséquence, elle les rendait. Maulevrier, sous le nom de son beau-père, recevait, crut-on, la réponse aux billets par la même main qui les avait remis. Je n'ajouterai pas ce qu'on crut au delà. Quoi qu'il en soit, on s'aperçut de celui-ci comme de l'autre, et on s'en aperçut avec le même silence. Sous prétexte d'amitié pour Mme de Maulevrier, la princesse alla plus d'une fois pleurer avec elle, et chez elle, dans des voyages de Marly, le prochain départ de son mari et les premiers jours de son absence, et quelquefois Mme de Maintenon avec elle. La cour riait: si les larmes étaient pour lui ou pour Nangis, cela était douteux; mais Nangis toutefois, réveillé par cette concurrence, jeta Mme de La Vrillière dans d'étranges douleurs et dans une humeur dont elle ne fut point maîtresse.

Ce tocsin se fit entendre à Maulevrier. De quoi ne s'avise pas un homme que l'amour ou l'ambition possède à l'excès! Il fit le malade de la poitrine, se mit au lait, fit semblant d'avoir perdu la voix, et sut être assez maître de soi pour qu'il ne lui échappât pas un mot à voix intelligible pendant plus d'un an, et par là ne fit point la campagne, et demeura à la cour. Il fut assez fou pour conter ce projet et bien d'autres au duc de Lorges, son ami, par qui dans le temps même je le sus. Le fait était que, se mettant ainsi dans la nécessité de ne parler jamais à personne qu'à l'oreille, il se donnait la liberté de parler de même à Mme la duchesse de Bourgogne devant toute la cour, sans indécence et sans soupçon que ce fait en secret. De cette sorte, il lui disait tout ce qu'il voulait tous les jours, et il prenait son temps de manière qu'il n'était point entendu, et que parmi des choses communes dont les réponses se faisaient tout haut, il en mêlait d'autres dont les réponses courtes se ménageaient de façon qu'elles ne pouvaient être entendues que de lui. Il avait tellement accoutumé le monde à ce manège, qu'on n'y prenait plus garde, sinon de le plaindre d'un si fâcheux état; mais il arrivait pourtant, que ce qui approchait le plus Mme la duchesse de Bourgogne en savait assez pour ne s'empresser pas autour d'elle quand Maulevrier s'en approchait pour lui parler. Ce même manège dura plus d'un an, souvent en reproches, mais les reproches réussissent rarement en amour; la mauvaise humeur de Mme de La Vrillière le tourmentait; il croyait Nangis heureux, et il voulait qu'il ne le fût pas. Enfin, la jalousie et la rage le transportèrent au point de hasarder une extrémité de folie.

Il alla à la tribune sur la fin de la messe de Mme la duchesse de Bourgogne. En sortant il lui donna la main et prit un jour qu'il savait que Dangeau, chevalier d'honneur, était absent. Les écuyers, soumis au premier écuyer son beau-père, s'étaient accoutumés à lui céder cet honneur à cause de sa voix éteinte, pour le laisser parler en chemin, et se retiraient par respect pour ne pas entendre. Les dames suivaient toujours de loin, tellement qu'en pleins appartements et au milieu de tout le monde, il avait, depuis la chapelle jusqu'à l'appartement de Mme la duchesse de Bourgogne, la commodité du tête-à-tête, qu'il s'était donné plusieurs fois. Ce jour-là il chanta pouille sur Nangis à la princesse, l'appela par toutes sortes de noms, la menaça de tout faire savoir au roi, à Mme de Maintenon, au prince son mari, lui serra les doigts à les lui écraser, en furieux, et la conduisit de la sorte jusque chez elle. En arrivant, tremblante et prête à s'évanouir, elle entra tout de suite dans sa garde-robe, et y appela Mme de Nogaret, qu'elle appelait sa petite bonne, et à qui elle allait volontiers au conseil, quand elle ne savait plus où elle en était. Là elle lui raconta ce qui venait de lui arriver, et lui dit qu'elle ne savait comment elle n'était pas rentrée sous les parquets, comment elle n'en était pas morte, comment elle avait pu arriver jusque chez elle. Jamais elle ne fut si éperdue. Le même jour Mme de Nogaret le conta à Mme de Saint-Simon et à moi, dans le dernier secret et la dernière confiance. Elle conseilla à la princesse de filer doux avec un fou si dangereux et si fort hors de tout sens et de toute mesure, et toutefois d'éviter sur toute chose de se commettre avec lui. Le pis fut qu'au partir de là, il menaça, dit force choses sur Nangis, comme un homme qui en était vivement offensé, qui était résolu d'en tirer raison et de l'attaquer partout. Quoiqu'il n'en dît pas la cause, elle était claire, On peut juger de la frayeur qu'en conçut la princesse, de la peur et des propos de Mme de La Vrillière et de ce que devint Nangis. Il était brave de reste pour n'en craindre personne, et prêter le collet à quiconque, mais le prêter sur pareil sujet, il en pâmait d'effroi. Il voyait sa fortune et des suites affreuses entre les mains d'un fou furieux. Il prit le parti de l'éviter avec le plus grand soin qu'il put, de paraître peu, et de se taire.

Mme la duchesse de Bourgogne vivait dans des mesures et des transes mortelles, et cela dura plus de six semaines de la sorte, sans que pourtant elle en ait eu autre chose que l'extrême peur. Je n'ai point su ce qui arriva, ni qui avertit Tessé, mais il le fut et fit un trait d'habile homme. Il persuada son gendre de le suivre en Espagne, où il lui fit voir les cieux ouverts pour lui. Il parla à Fagon, qui du fond de sa chambre et du cabinet du roi voyait tout et savait tout. C'était un homme d'infiniment d'esprit, et avec cela un bon et honnête homme. Il entendit à demi-mot, et fut d'avis qu'après tous les remèdes que Maulevrier avait tentés pour son extinction de voix et sa poitrine, il n'y avait plus pour lui que l'air des pays chauds; que l'hiver où on allait entrer le tuerait infailliblement en France et lui serait salutaire dans un pays où cette saison est une des plus belles et des plus tempérées de l'année; ce fut donc sur le pied de remède et comme l'on va aux eaux, que Maulevrier alla en Espagne. Cela fut donné ainsi à toute la cour et au roi, à qui Fagon persuada ce qu'il voulut par des raisonnements de médecine, où il ne craignit point de contradicteur entre le roi et lui, et à lime de Maintenon tout de même, qui l'un et l'autre le prirent pour bon et ne se doutèrent de rien. Sitôt que la parole en fut lâchée, Tessé n'eut rien de plus pressé que de tirer son gendre de la cour et du royaume, et pour mettre fin à ses folies et aux frayeurs mortelles qu'elles causaient, et pour couper court à la surprise et aux réflexions sur un si long voyage d'un homme en l'état auquel Maulevrier passait pour être.

Tessé prit donc congé les premiers jours d'octobre, et partit avec son gendre de Fontainebleau pour l'Espagne. Mais il était trop avisé pour y aller tout droit. Il y voulait une fortune, il la savait pour ce pays-là entre les mains de la princesse des Ursins, il en savait trop de notre cour pour ignorer que Mme de Maintenon demeurait sourdement sa protectrice; il ne crut donc pas lui déplaire de lui représenter qu'allant en Espagne pour servir, il ne le pouvait faire utilement qu'avec les bonnes grâces du roi et de la reine d'Espagne; qu'il se gardait bien de pénétrer dans tout ce qui s'était passé sur la princesse des Ursins, mais qu'il ne pouvait ignorer avec tout le monde jusqu'à quel point elle tenait au coeur de Leurs Majestés Catholiques; qu'une visite de sa part à Mme des Ursins ne pouvait influer sur rien, mais que cette attention, qui plairait infiniment au roi et à la reine d'Espagne, ferait peut-être tout le succès de son voyage en lui conciliant Leurs Majestés Catholiques, et lui aplanirait tout pour le service des deux rois. Avec ce raisonnement il supplia Mme de Maintenon de lui obtenir la liberté de passer par Toulouse, uniquement dans la vue de se mettre en état de pouvoir bien répondre à ce qu'on attendait de lui au pays où le roi l'envoyait. Mme de Maintenon goûta fort une proposition qui lui donnait le moyen de charger Tessé de lettres et de choses qui, sans le mettre dans le secret, lui étaient utiles à mander commodément et à la princesse des Ursins d'apprendre.

Le roi, qui alors était un peu calmé sur Mme des Ursins; entra dans les raisons du maréchal de Tessé, que Mme de Maintenon sut doucement appuyer, et lui permit de passer à Toulouse. Tessé y demeura trois jours; il n'y perdit pas son temps. Ce premier rayon de retour de considération lui donna une grande joie et lui rendit Tessé infiniment agréable. Il se livra à elle pour tout ce qu'elle pourrait souhaiter pour les deux cours. Il partit de Toulouse chargé de ses lettres et de ses ordres pour Madrid, où en arrivant, c'est-à-dire le lendemain qu'il eut fait la première révérence au roi et à la reine, il fut fait grand d'Espagne de la première classe. Il dépêcha un courrier au roi pour lui demander la permission d'accepter cette grande grâce, qui la lui accorda aussitôt. Tel fut le lien qui les unit, Mme des Ursins et lui, intimement pour tout le reste de leur vie. En même temps le roi d'Espagne envoya au comte de Toulouse une Toison d'or de diamants admirable, et le collier de cet ordre qu'il reçut, à son retour à Versailles, des mains de M. le duc de Berry, dans la chambre de ce prince, et son portrait avec des diamants au maréchal de Coeuvres.

Un frère de M. de Guéméné mourut en ce temps-ci. Il se faisait appeler le prince de Montauban. C'était un homme obscur et débauché que personne ne voyait jamais, et qui pour vivre avait épousé la veuve de Rannes, tué lieutenant général et mestre de camp général des dragons, laquelle était Bautru, soeur du chevalier de Nogent, et de Nogent, tué au passage du Rhin, beau-frère de M. de Lauzun. On a vu (t. Ier, p. 157) comment Monsieur escroqua au roi un tabouret pour elle. C'était une bossue, tout de travers, fort laide, pleine de blanc, de rouge et de filets bleus pour marquer les veines, de mouches, de parures et d'affiquets, quoique déjà vieille, qu'elle a conservés jusqu'à plus de quatre-vingts ans qu'elle est morte. Rien de si effronté, de si débordé, de si avare, de si étrangement méchant que cette espèce de monstre, avec beaucoup d'esprit et du plus mauvais, et toutefois de l'agrément quand elle voulait plaire. Elle était toujours à Saint-Cloud et au Palais-Royal quand Monsieur y était, à qui on reprochait de l'y souffrir, quoique sa cour ne fût pas délicate sur la vertu. Elle n'approchait point de la cour, et personne de quelque sorte de maintien ne lui voulait parler quand rarement on la rencontrait. Elle passait sa vie au gros jeu et en débauches, qui lui coûtaient beaucoup d'argent. À la fin Monsieur fit tant que, sous prétexte de jeu, il obtint un voyage de Marly. Les Rohan, c'est-à-dire alors Mme de Soubise, l'y voyant parvenue, la soutint de son crédit; elle joua, fit cent bassesses à tout ce qui la pouvait aider, s'ancra à force d'esprit, d'art et de hardiesse. Le jeu l'appuya beaucoup. Son jargon à Marly amusa Mme la duchesse de Bourgogne; la princesse d'Harcourt la protégea chez Mme de Maintenon, qu'elle vit quelquefois. Le roi la faisait causer quelquefois aussi à table; en un mot, elle fut de tous les Marlys et, bien que l'horreur de tout le monde, il n'y en eut plus que pour elle, en continuant la licence de sa vie, ne la cachant pas, et sans se donner la peine du mérite des repenties. Elle survécut le roi, tira gros de M. le duc d'Orléans, quoiqu'il la méprisât parfaitement, et mourut tout comme elle avait vécu. Elle avait un fils de son premier mari qui servait et qu'elle traitait fort mal, et une fille du second qu'elle avait faite religieuse.

Je perdis un ami avec qui j'avais été élevé, qui était un très galant homme, et qui promettait fort: c'était le fils unique du comte de Grignan et de cette Mme de Grignan si adorée dans les lettres de Mme de Sévigné, sa mère, dont cette éternelle répétition est tout le défaut. Le comte de Grignan, chevalier de l'ordre en 1688, s'était ruiné à commander en Provence, dont il était seul lieutenant général. Ils marièrent donc leur fils à la fille d'un fermier général fort riche. Mme de Grignan, en la présentant au monde, en faisait ses excuses; et avec ses minauderies en radoucissant ses petits yeux, disait qu'il fallait bien de temps en temps du fumier sur les meilleures terres. Elle se savait un gré infini de ce bon mot, qu'avec raison chacun trouva impertinent, quand on a fait un mariage, et le dire entre bas et haut devant sa belle-fille. Saint-Amant, son père, qui se prêtait à tout pour leurs dettes, l'apprit enfin, et s'en trouva si offensé qu'il ferma le robinet. Sa pauvre fille n'en fut pas mieux traitée; mais cela ne dura pas longtemps. Son mari, qui s'était fort distingué à la bataille d'Hochstedt, mourut, au commencement d'octobre, à Thionville; on dit que ce fut de la petite vérole. Il avait un régiment, était brigadier et sur le point d'avancer. Sa veuve, qui n'eut point d'enfants, était une sainte, mais la plus triste et la plus silencieuse que je vis jamais. Elle s'enferma dans sa maison, où elle passa le reste de sa vie, peut-être une vingtaine d'années, sans en sortir que pour aller à l'église et sans voir qui que ce fût.

Coigny, dont j'ai assez parlé pour n'avoir plus rien à en dire, avait passé le Rhin avec son corps destiné sur la Moselle, lorsque le maréchal de Villeroy le passa après le malheur d'Hochstedt, et nos armées prêtes à rentrer en Alsace. Il fut renvoyé avec son corps sur la Moselle. Il n'avait pu se consoler de n'avoir pas compris l'énigme de Chamillart, et d'avoir, sans le savoir, refusé le bâton en refusant d'aller en Bavière. Marsin l'avait eu en sa place. Depuis l'hiver que Chamillart lui avait achevé de dévoiler un mystère que le bâton de Marsin, déclaré à son arrivée en Bavière, lui avait suffisamment révélé, il ne fit plus que tomber. Le chemin où il était, et l'espérance d'y revenir ne le put soutenir contre l'amertume de sa douleur. Il avait déjà de l'âge. Il mourut sur la Moselle au commencement d'octobre, à la tête de ce petit corps qu'il y commandait. Son fils fut plus heureux, et son petit-fils aussi, à qui on voit maintenant une si brillante fortune.

Précisément en même temps mourut aussi M. le maréchal de Duras, doyen des maréchaux de France, et frère aîné de huit ans de mon beau-père: c'était un grand homme maigre, d'un visage majestueux et d'une taille parfaite, le maître de tous en sa jeunesse et longtemps depuis dans tous les exercices, galant et fort bien avec les dames; de l'esprit beaucoup et un esprit libre et à traits perçants dont il ne se refusa jamais aucun; vif, mais poli, et avec considération, choix et dignité, magnifique en table et en équipages; beaucoup de hauteur sans aucune bassesse, même sans complaisance; toujours en garde contre les favoris et les ministres, toujours tirant sur eux, et toujours les faisant compter avec lui. Avec ces qualités, je n'ai jamais compris comment il a pu faire une si grande fortune. Jusqu'aux princes du sang et aux filles du roi, il ne contraignait aucun de ses dits; et le roi même, en parlant à lui, en éprouva plus d'une fois et devant tout le monde, puis riait et regardait la compagnie, qui baissait les yeux. Le roi, parlant un jour des majors, du détail desquels il s'était entêté alors, M. de Duras qui n'aimait point celui des gardes du corps, et qui entendit que le roi ne désapprouvait pas qu'ils se fissent haïr: « Par …, dit-il au roi derrière lequel il avait le bâton, et traînant Brissac par le bras pour le montrer au roi, si le mérite d'un major est d'être haï, voici bien le meilleur de France, car c'est celui qui l'est le plus. » Le roi se mit à rire et Brissac confondu. Une autre fois le roi parlait du P. de La Chaise. « Il sera damné, dit M. de Duras, à tous les mille diables, mais je le comprends d'un moine dans la contrainte, la soumission, la pauvreté, qui se tire de tout cela pour être dans l'abondance, régner dans son ordre, se mêler de tout et avoir le clergé, la cour et tout le monde à ses pieds; mais ce qui m'étonne, c'est qu'il puisse, lui, trouver un confesseur, car celui-là se damne bien sûrement avec lui, et pour cela n'en a pas un morceau de plus, ni un grain de liberté, ni de considération dans son couvent. Il faut être fou pour se damner à si bon marché. » Il n'aimait point les jésuites, il lui était resté un levain contre eux du commerce qu'il avait eu avec des prêtres attachés au Port-Royal lors de sa conversion, et qu'il avait conservé toute la vie avec eux.

Il avait suivi M. le Prince auquel il s'était attaché plutôt par complaisance pour ses oncles de Bouillon et de Turenne. Il était le meilleur officier de cavalerie qu'eût eu le roi, et le plus brillant pour mener une aile et un gros corps séparé. À la tête d'une armée, il n'eut ni les mêmes occasions ni la même application: il mena pourtant très bien le siège de Philippsbourg, et le reste de cette courte campagne où le roi lui avait confié les premières armes de Monseigneur. Mal d'origine avec Louvois à cause de M. de Turenne, et dégoûté des incendies du Palatinat, et des ordres divers qu'il reçut sur le secours de Mayence, se trouvant dans la plus haute fortune, il envoya tout promener, et n'a pas servi depuis. Il avait fort brillé en chef à la guerre de Hollande et aux deux conquêtes de la Franche-Comté, dont il eut le gouvernement à la dernière. Le roi lui avait donné fort jeune un brevet de duc pour faciliter son mariage avec Mlle de Ventadour, qui fut longtemps heureux; un démon domestique les brouilla. Ils trouvèrent à Besançon Mlle de Beaufremont, tante paternelle de ceux-ci, laide, gueuse, joueuse, mais qui avait beaucoup d'esprit, et qui sut leur plaire assez pour la prendre avec eux et la mener à Paris, où ils l'ont gardée bien des années. L'enfer n'était pas plus méchant ni plus noir que cette créature: elle s'était introduite dans la maison par Mme de Duras, elle s'empara du coeur du maréchal, fit entre eux des horreurs qui causèrent des éclats, et qui confinèrent la maréchale à la campagne, dont elle n'est jamais revenue que pour de courts voyages de fort loin à loin, et où elle aimait mieux sa solitude que la vie où elle était réduite à l'hôtel de Duras. Mlle de Beaufremont y en fit tant dans la suite que le maréchal la congédia, mais pour se livrer à une autre gouvernante qui ne valait pas mieux, et qui, avec de l'esprit, de l'audace, une effronterie sans pareille, des propos de garnison où pourtant elle n'avait jamais été, et le jeu de même, le gouverna de façon qu'il ne pouvait s'en passer, qu'elle le suivait exactement partout à Versailles et à Paris, domina son domestique, ses enfants, ses affaires, en tira tant et plus, et jusqu'à son déjeuner le matin, l'envoyait chercher chez lui.

C'était une commère au-dessus des scandales, et qui riait de celui-là comme n'y pouvant avoir matière. Cela dura jusqu'à la mort du maréchal, que le curé de Saint-Paul se crut obligé en conscience de la chasser de l'hôtel de Duras avec éclat par sa résistance, quoi que pût faire la maréchale arrivée sur cette extrémité, pour sauver cet affront. Depuis que le maréchal était devenu doyen des maréchaux de France, on n'appelait plus sa dame que la connétable; elle en riait et le trouvait fort bon. Cette dangereuse et impudente créature était fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, et femme de Saumery, sous-gouverneur des enfants de France, dont elle eut beaucoup d'enfants, et qui, avec toute son arrogance, était petit comme une fourmi devant elle, et lui laissait faire et dire tout ce que bon lui semblait. Il reviendra en son particulier sur la scène. Sa femme était une grande créature, sèche, qui n'eut jamais de beauté ni d'agréments, et qui vit encore à plus de quatre-vingt-dix ans.

M. de Duras, n'allant plus à la guerre, avait presque toujours le bâton pour les autres capitaines des gardes qui servaient. Il n'aima jamais rien que son frère, et assez Mme de Saint-Simon, avec quoi j'avais trouvé grâce devant lui, en sorte que j'en ai toujours reçu toutes sortes de prévenances et de marques d'amitié. De ses enfants il n'en faisait aucun compte; rien ne l'affecta jamais ni ne prit un moment sur sa liberté d'esprit et sur sa gaieté naturelle. Il le dit un jour au roi, et il ajouta qu'il le défiait avec toute sa puissance de lui donner jamais de chagrin qui durât plus d'un quart d'heure. Sa propreté était extrême et poussée même fort loin. À quatre-vingts ans il dressait encore des chevaux que personne n'avait montés. C'était aussi le plus bel homme de cheval et le meilleur qui fût en France. Lorsque les enfants de France commencèrent à apprendre sérieusement à y monter, le roi pria M. de Duras de vouloir bien les voir monter et présider à leur manège. Il y fut quelque temps, et à la grande écurie et à des promenades avec eux, puis dit au roi qu'il n'irait plus, que c'était peine perdue, que ses petits-fils n'auraient jamais ni grâce ni adresse à cheval, qu'il pouvait s'en détacher, quoi que les écuyers lui pussent dire dans la suite, et qu'ils ne seraient jamais à cheval que des paires de pincettes. Il tint parole et eux aussi. On a vu en son lieu ce qu'il décocha au maréchal de Villeroy lorsqu'il passa de Flandre en Italie. On ne finirait pas à rapporter ses traits. Aussi les gens importants le ménageaient et le craignaient plus qu'ils ne l'aimaient. Le roi se plaisait avec lui, et il s'était fait à en tout entendre, et si M. de Duras eût voulu, il en aurait tiré beaucoup de grâces. Il fut attaqué de l'hydropisie dont il mourut, ayant le bâton. Il disputa quelque temps, enfin il fallut céder, et lui-même comprit très bien qu'il n'en reviendrait pas. Il prit congé du roi dans son cabinet, qui le combla d'amitiés, et qui s'attendrit jusqu'aux larmes. Il lui demanda ce qu'il pouvait faire pour lui. Il ne demanda rien et n'eut rien aussi, et il est certain qu'il ne tint qu'à lui d'avoir sa charge ou son gouvernement pour son fils. Il ne s'en soucia pas.

Quelque temps après, le roi alla à Fontainebleau; il s'y fâcha de ce que les dames négligeaient de s'habiller pour la comédie et se passaient d'y aller ou s'y mettaient à l'écart pour n'être pas obligées à s'habiller. Quatre mots qu'il en dit, et le compte qu'il se fit rendre de l'exécution de ses ordres, y rendit toutes les femmes de la cour très assidues en grand habit. Là-dessus il nous vint des nouvelles de l'extrémité de M. de Duras. On ne vivait pas alors comme on fait aujourd'hui. L'assiduité dont le roi ne dispensait personne de ce qui était ordinairement à la cour n'avait pas permis à Mmes de Saint-Simon et de Lauzun de s'absenter de Fontainebleau; mais sur ces nouvelles, elles furent dire à Mme la duchesse de Bourgogne qu'elles s'en iraient le lendemain, et que pour la comédie elles la suppliaient de les en dispenser ce soir-là. La princesse trouva qu'elles avaient raison, mais que le roi ne l'entendrait pas. Tellement qu'elles capitulèrent de s'habiller, de venir à la comédie en même temps qu'elle ou un moment après, qu'elles en sortiraient aussitôt sous prétexte de n'y avoir plus trouvé place, et que la princesse le dirait au roi. Je marque cette très légère bagatelle, pour montrer combien le roi ne comptait que lui et voulait être obéi, et que ce qui n'aurait pas été pardonné aux nièces de M. de Duras en l'état où il était, partout ailleurs qu'ai la cour, y était un devoir qui eut besoin d'adresse et de protection, pour ne se pas faire une affaire sérieuse en préférant la bienséance.

M. de Duras mourut en bon chrétien et avec une grande fermeté. La parenté, les amis, beaucoup d'autres et la connétablie accompagnèrent son corps à Saint-Paul. M. de Soubise alerte surtout, et dont la belle-fille était fille unique du duc de Ventadour, frère de la maréchale de Duras, lequel n'y était pas, envoya proposer à la famille de mener le deuil. Celui qui le mène est en manteau et précède toute la parenté. Je leur fis remarquer que ce n'était que pour cela que M. de Soubise s'y offrait, et dire après qu'il avait précédé la famille, et ne point parler qu'il eût mené le deuil. On se moqua de moi, mais je tins ferme, et leur déclarai que si l'offre était acceptée, je me retirerais et ne paraîtrais à rien. Cela les arrêta. M. de Soubise fut remercié, et ce qui montra la corde, il ne vint point à l'enterrement ni son fils, et il fut fort piqué.

La longueur de la maladie de M. de Duras avait donné le temps aux machines. Le duc de Guiche, revenu fort mal de l'armée du maréchal de Villeroy, se portait mieux et il était à Fontainebleau, depuis longtemps mal avec le roi par sa conduite, et ayant reçu plusieurs dégoûts. Malgré cela les Noailles se mirent dans la tête de lui faire tomber le régiment des gardes qu'avait son beau-frère le maréchal de Boufflers qui était aussi à Fontainebleau, et de le faire capitaine des gardes du corps. Quelque belle que fût cette dernière charge, celle de colonel était sans comparaison. Il n'y avait donc pas moyen de faire entrer Boufflers dans cette affaire. Il vivait intimement avec le duc et la duchesse de Guiche sa belle-soeur, et avec tous les Noailles; ils étaient lors au comble de la faveur, et le maréchal n'avait garde de se défier d'eux. Le mariage du duc de Noailles qui avait environné Mme de Maintenon des siens, en avait plus approché sa soeur aînée la duchesse de Guiche que pas une.

Son âge fort supérieur à celui de ses soeurs y contribuait. Quoiqu'elle eût quitté le rouge, sa figure était encore charmante. Elle avait infiniment d'esprit, du souple, du complaisant, de l'amusant, du plaisant, du bouffon même; mais tout cela sans se prodiguer, du sérieux, du solide; raffolée de M. de Cambrai, de Mme Guyon, de leur doctrine et de tout le petit troupeau, et dévote comme un ange. Séparée d'eux par autorité, et fidèle à l'obéissance, tout cela était devenu des degrés de mérite auprès de Mme de Maintenon, supérieurs à celui qu'elle tirait de l'alliance de son frère. Sa retraite la faisait rechercher; elle n'accordait pas toujours d'aller aux voyages de Marly, et Mme de Maintenon croyait recevoir une faveur toutes les fois qu'elle venait chez elle. Il pouvait y avoir du vrai, mais ce vrai n'était pas sans art. Sa dévotion, montée sur le ton de ce petit troupeau à part, qui avait ses lois et ses règles particulières, était, comme la leur, compatible avec la plus haute et la plus vive ambition et avec tous les moyens de la satisfaire. Quoique son mari n'eût rien d'aimable, même pour elle, elle en fut folle d'amour toute sa vie. Pour lui plaire, et pour se plaire à elle-même, elle ne songeait qu'à sa fortune. Sa famille, si maîtresse en cet art, n'en avait pas moins de passion; ils s'entraidèrent. Rien n'est pareil au trébuchet qu'ils imaginèrent pour tendre au maréchal de Boufflers et dans lequel ils le prirent; aussi tout était-il bien préparé à temps; et il n'y fut pas perdu une minute.

M. de Duras mourut à Paris le dimanche matin, 12 octobre, et l'après-dînée le roi le sut au sortir du salut. Le lendemain matin, comme le roi, au sortir de son lever, eut donné l'ordre, il appela le maréchal de Boufflers, le surprit par un compliment d'estime, de confiance, et jusqu'à la tendresse; lui dit qu'il ne pouvait pas lui en donner une plus sensible marque qu'en l'approchant au plus près de sa personne, et la lui remettant entre les mains; que c'était ce qui l'engageait à le préférer à qui que ce fait pour lui donner la charge de M. de Duras, persuadé qu'il l'acceptait avec autant de joie et de sentiment qu'il la lui donnait avec complaisance. Il n'en fallait pas tant pour étourdir un homme qui ne s'attendait à rien moins, qui n'avait aucun lieu de s'y attendre, qui avait peu d'esprit, d'imagination, de repartie, pour qui le roi était un dieu, et qui, depuis qu'il l'approchait et qu'il était parvenu au grand, n'avait pu s'accoutumer à ne pas trembler en sa présence. Le roi bien préparé se contente de sa révérence, et sans lui laisser le moment de dire une parole, dispose tout de suite de la charge de colonel du régiment des gardes, et lui dit qu'il compte lui faire une double grâce de la donner au duc de Guiche; autre surprise, autre révérence pendant laquelle le roi tourne le dos, se retire, et laisse le maréchal stupéfait, qui se crut frappé de la foudre.

Il sortit donc du cabinet sans avoir pu proférer un seul mot, et chacun lui vit les larmes aux yeux. Il s'en alla chez lui, où sa femme ne pouvait comprendre ce qui venait d'arriver, et qui s'en prit abondamment à ses yeux. Les bons Noailles et la douce, humble et sainte duchesse de Guiche, leur bonne et chère soeur, avec qui ils vivaient comme telle, non contents de lui avoir arraché sa charge, eurent le front de le prier de demander au roi pour le duc de Guiche le même brevet de cinq cent mille livres qu'il avait sur le régiment des gardes qui allait payer le pareil de M. de Duras. Boufflers, hors de lui de douleur et de dépit, mais trop sage pour donner des scènes, avala ce dernier calice, et obtint ce brevet de retenue au premier mot qu'il en dit au roi, toujours sur le ton de lui faire des grâces pour son beau-frère. Jamais Boufflers, ni sa femme ne se sont consolés du régiment des gardes, jamais ils n'en ont pardonné le rapt au due, et moins encore à la duchesse de Guiche; mais en gens qui ne veulent point d'éclats et d'éclats inutiles, ils gardèrent les mêmes dehors avec eux et avec tous les Noailles. Ils essayèrent de consoler le maréchal comme un enfant avec un hochet. Le roi lui dit de conserver partout le logement de colonel des gardes, et de continuer d'en mettre les drapeaux à ses armes.

Le gouvernement de la Franche-Comté fut donné à Tallard, à l'étonnement et au scandale de tout le monde. M. le duc d'Orléans dit là-dessus plaisamment qu'il fallait bien donner quelque chose à un homme qui avait tout perdu. Comme il le dit sur-le-champ et tout haut, ce bon mot vola de bouche en bouche, et il déplut fort au roi.

Peu de jours après, le roi donna quarante mille livres de pension au petit comte de La Marche, tout enfant, fils du prince de Conti. Cela parut prodigieux et l'était en effet pour lors. Pour aujourd'hui, à ce qu'en ont tiré ces princes depuis la mort du roi, ce serait une goutte d'eau.

CHAPITRE XIX. §

Siège de Verue par le duc de Vendôme. — Retour de Fontainebleau par Sceaux. — Rouillé sans caractère près l'électeur de Bavière; son caractère et ses emplois. — Progrès des mécontents. — Ragotzi élu prince de Transylvanie. — Des Alleurs. — Subsides. — La Bavière en proie à l'empereur. — Trèves et Traarbach perdus. — Marlborough en diverses cours d'Allemagne. — Landau rendu au roi des Romains; Laubanie, aveuglé dedans, récompensé. — Séparation des armées. — Coigny, colonel général des dragons. — Abbé de Pomponne ambassadeur à Venise. — Puysieux; sa famille, son caractère. — Son adresse le fait chevalier de l'ordre. — Comte de Toulouse, de retour, résolu de perdre Pontchartrain, est arrêté par sa femme. — Caractère de Pontchartrain. — Suites funestes à l'État. — Mort de Caylus; caractère de sa femme. — Cercles. — Berwick de retour d'Espagne. — Mariage du marquis de Charost et de Mlle Brûlart, depuis duchesse de Luynes et dame d'honneur de la reine. — Mort de Mme de Gamaches. — Mort duc de Gesvres. — Mort du président Payen. — Bouligneux et Wartigny tués devant Verue. — Singularité arrivée à des masques de cire. — Mort de la duchesse d'Aiguillon; son caractère. — Marquis de Richelieu; explication de sa prétention de succéder à la dignité d'Aiguillon, rejetée par le roi. — Denonville obtient permission de venir se justifier. — Marlborough passe en Angleterre avec Tallard et les principaux prisonniers. — Villars rappelé de Languedoc, où Berwick va commander.

M. de Vendôme s'opiniâtra à vouloir assiéger Verue; il dépêcha, à son ordinaire, un courrier pour mander qu'en y arrivant, le 14 octobre, il avait emporté trois hauteurs que les ennemis avaient négligé de retrancher, d'où il les avait chassés à la vue de M. de Savoie et de toute sa cour, qui avaient été obligés de se retirer à toutes jambes. Avec ces fanfaronnades il repaissait le roi à l'appui de Mme de Maintenon par M. du Maine. Jamais siège si follement entrepris, peu qui aient tant coûté de temps, d'hommes et d'argent. Il influa encore sur la campagne suivante, qu'on ne put ouvrir à temps par le délabrement de l'armée. Le terrain était extrêmement mauvais, même dans la belle saison, et on allait se trouver dans la mauvaise; et tandis que la place était attaquée d'un côté, elle était soutenue de l'autre par un camp retranché de l'autre côté de l'eau, qui rafraîchissait la place tout à son aise de troupes et de tout, et inquiétait continuellement notre armée. L'opiniâtreté et l'autorité que M. de Vendôme s'était acquise par son crédit l'emportèrent sur toute raison de guerre et sur le sentiment de toute son armée, qui à peine osa-t-elle témoigner ce qu'elle en pensait, tant le peu d'officiers généraux, de ceux qui étaient le mieux avec le duc de Vendôme, furent mal reçus dans leurs courtes et modestes représentations. Outre ces difficultés, la subsistance de la cavalerie y était d'une difficulté extrême, tellement qu'il fallut, dès les premiers commencements, renvoyer presque tous les équipages de l'armée du côté d'Alexandrie, où M. de Vaudemont leur fit donner des quartiers et du fourrage, mais pour de l'argent, à un prix modique. On comprend ce que ce peut être pour tous les officiers généraux et particuliers qui font un grand siège sans investiture, vis-à-vis un camp ennemi séparé d'eux par la rivière, dans un très mauvais terrain, sans équipages, et qui sont avec cela obligés de les nourrir hors de leur portée à leurs dépens. Ce fut avec cette bonne nouvelle que le roi partit de Fontainebleau, le 23 octobre, pour retourner à Versailles par Sceaux, où il séjourna un jour. Incontinent après, il envoya Rouillé sans caractère résider à. Bruxelles auprès de l'électeur de Bavière, avec vingt-quatre mille livres d'appointements. Il était président en la cour des aides, frère de Rouillé, qui avait été directeur des finances et qui était conseiller d'État, et il était revenu, il y avait deux ans, de Lisbonne, où il avait été ambassadeur avec satisfaction. C'était un homme d'esprit, appliqué, capable, un peu timide, et que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers protégeaient fort. Il figurera dans la suite, et on le verra employé aux affaires les plus importantes et les plus secrètes, où il se conduisit toujours très bien: il est donc bon dès ici de le connaître.

Les mécontents de Hongrie ne se laissèrent point abattre par le grand et inespéré succès de la bataille d'Hochstedt. Loin d'écouter les propositions que l'empereur leur fit faire, ils prirent Neutra, et Ragotzi fut élu prince de Transylvanie. Il en envoya donner part au Grand Seigneur, et lui offrir pour sa protection le même tribut que payaient à la Porte son bisaïeul et son grand-père en la même qualité. Ils se rendirent depuis maîtres d'Eperiez et de Cassovie, et de cent quarante pièces de canon qu'ils y trouvèrent; il y avait déjà du temps que des Alleurs était secrètement, de la part du roi, auprès de Ragotzi, à qui il donnait trois mille pistoles par mois. Il envoya en ce temps-ci un officier de confiance à l'électeur de Bavière à Bruxelles, qui le renvoya au roi. Ragotzi voulait quelque augmentation et moins de secret dans la protection du roi pour se donner plus de crédit et à son armée plus de confiance. La vérité était que personne ne doutait en Europe qu'il ne fait soutenu par la France, quelque obscurément qu'elle le fît. Ils prirent bientôt après Neuhausel, et obligèrent ensuite le général Heister de se hâter de se retirer devant eux.

L'empereur cependant fit à l'électrice de Bavière des propositions si étranges qu'elle ne les voulut pas écouter. Les Impériaux trouvant plus de difficultés qu'ils ne pensaient à leur conquête, la cour de Vienne changea de ton sans changer de volonté, et conclut un accommodement par lequel il fut convenu que l'électrice retirerait toutes ses troupes des places du Danube, et qu'elle demeurerait dans la paisible possession de la Bavière, qui ne payerait aucune contribution; mais elle ne fut obéie qu'à Passau; les gouverneurs d'Ingolstadt, Brunau et Kufstein s'excusèrent sur leur serment à l'électeur, sans un ordre duquel, signé de sa main, ils ne sortiraient pas de leurs places; et la cavalerie bavaroise, qu'on voulait séparer, en répondit autant. Le prince Eugène remarcha en Bavière, prit les places, et mit le pays et la famille électorale en étrange état.

Marlborough, d'autre part, suivit de près son frère, qu'il avait envoyé sur la Moselle avec un gros détachement; ils s'emparèrent de Trèves, et tôt après firent le siège de Traarbach, et le prirent, pendant que le duc de Marlborough s'alla promener en Allemagne, et voir les électeurs de Brandebourg et d'Hanovre, le landgrave de Hesse et quelques autres princes. Chacun après quitta les armées en Flandre, qui se séparèrent incontinent pour les quartiers d'hiver. Il n'y eut que celle d'Alsace qui, sous Marsin, attendait impatiemment la prise de Landau, pour s'aller reposer de même. Cette place capitula enfin le 23 décembre. Laubanie y avait fait merveille, même après y avoir perdu les deux yeux. Le roi des Romains le traita avec toute la distinction que sa valeur méritait, lui surtout et sa garnison, dont il ne sortit que la moitié de ce qu'elle était au commencement du siège. Le roi donna à Laubanie trente-six mille livres de pension, outre de petites qu'il avait déjà, et sa grand'croix de Saint-Louis de six mille livres. C'était un excellent officier et un très galant homme d'ailleurs, aveuglé dans Landau, et qui avait très bien servi toute sa vie.

Coigny, fils de celui que nous venons de voir mourir sur la Moselle, eut, par la protection de Chamillart, l'agrément d'acheter du duc de Guiche la charge de colonel général des dragons, qui fut le commencement et le fondement de la grande fortune où on le voit aujourd'hui.

Depuis le retour de Charmont de Venise, le roi, mécontent de cette république sur plusieurs griefs, n'y avait envoyé personne, et refusé même d'admettre son ambassadeur à son audience. Par force souplesses et propos de respect peu solides, [les Vénitiens] se raccommodèrent avec le roi. L'abbé de Pomponne vieillissait dans la charge d'aumônier de quartier. Le roi s'était expliqué avantageusement sur lui, mais que son nom d'Arnauld lui répugnait trop dans l'épiscopat pour l'y faire jamais monter. Il fallut donc se tourner ailleurs. Il était beau-frère de Torcy. Pomponne, son père, lui avait fait mettre le nez dans ses papiers avec l'agrément du roi, et il continuait de même avec Torcy; il avait déjà été à Rome et en diverses cours d'Italie. Tout cela ensemble le fit choisir pour l'ambassade de Venise, et il remit sa place d'aumônier.

Puysieux, revenu depuis peu par congé de son ambassade de Suisse, où il faisait fort bien, avait obtenu, ainsi que l'année précédente, la singulière faveur de rendre compte directement au roi des affaires de ce pays-là, et dans son cabinet tête à tête. Il était petit-fils de Puysieux, secrétaire d'État, fils du chancelier de Sillery, enveloppé dans sa disgrâce qui lui fit perdre sa charge, et de sa seconde femme qui était Étampes, sieur de M. de Valencey, chevalier de l'ordre en 1619, gouverneur de Montpellier, puis de Calais, et grand maréchal des logis de la maison du roi, de l'archevêque-duc de Reims, du cardinal de Valencey, de la seconde maréchale de La Châtre, tante paternelle de la maréchale d'Hocquincourt, et du grand prieur de France et ambassadeur à Rome. Elle avait un autre frère qui s'était avisé de se faire de robe, et qui, après avoir été ambassadeur aux Grisons et en Hollande, était devenu conseiller d'État, et beau-père du comte de Béthune, chevalier d'honneur de la reine et chevalier du Saint-Esprit, en son temps un personnage. Mme de Puysieux, veuve dès 1640, ne mourut qu'en 1677, à quatre-vingts ans, avec toute sa tête et sa santé. C'était une femme souverainement glorieuse, que la disgrâce n'avait pu abattre, et qui n'appelait jamais son frère le conseiller d'État que « mon frère le bâtard. » On ne pouvait avoir plus d'esprit qu'elle en avait, et quoique impérieux, plus tourné à l'intrigue. Elle haïssait mortellement le cardinal de Richelieu pour la disgrâce de son beau-père et de son mari, et elle était dans l'intime confiance de la reine. Revenue de Sillery dès 1640, cette amitié se resserra de plus en plus par les besoins et par les intrigues, en sorte que, lorsque la reine fut régente, chacun compta avec Mme de Puysieux, et y a compté tant qu'elle a vécu. Le roi et Monsieur, dans leur enfance, ne bougeaient de chez elle; dans leur jeunesse ils continuèrent à y aller, et tant qu'elle a été au monde, le roi l'a toujours singulièrement distinguée et considérée. Elle était magnifique et ruina elle et ses enfants.

On portait en ces temps-là force points de Gênes qui étaient extrêmement chers: c'était la grande parure et la parure de tout âge; elle en mangea pour cent mille écus en une année à ronger entre ses dents celle qu'elle avait autour de sa tête et de ses bras. Elle eut des fils comblés d'abbayes, une fille abbesse, une autre mariée au fils du maréchal d'Étampes, et son fils aîné, M. de Sillery, qui épousa une fille de M. de La Rochefoucauld, si connu par son esprit, et par la figure qu'il fit dans la minorité de Louis XIV. Sillery ruiné servit peu; il était fort aimable, et fort du grand monde. M. de La Rochefoucauld, son beau-frère, les retira chez lui à Liancourt où ils sont morts. Ils laissèrent plusieurs enfants, dont Puysieux, duquel je parle ici, fut l'aîné.

C'était un petit homme, fort gros et entassé, plein d'esprit, de traits et d'agréments, tout à fait joyeux, doux, poli et respectueux, et le meilleur homme du monde. Il savait beaucoup, avec goût et avec une grande modestie; il était d'excellente compagnie, et un répertoire de mille faits curieux; tout le monde l'aimait. Il servit tant qu'il put; mais M. de Louvois le prit en aversion, et l'arrêta tout court. Il était maréchal de camp, et déjà gouverneur d'Huningue, fort bien avec le roi, qui se souvenait toujours de sa grand'mère avec amitié, et d'avoir passé sa première jeunesse à jouer chez elle avec ses enfants. Après la mort de Louvois, il fut employé en haute Alsace, et fait enfin lieutenant général. Il trouva l'ambassade de Suisse tout auprès de lui et à sa bienséance. M. de La Rochefoucauld la lui obtint, et il y servit à merveille. Ses anciennes privances et M. de La Rochefoucauld lui obtinrent ces audiences du roi tête à tête à ses retours, pour lui rendre un compte direct de son ambassade, ce qui ne fut jamais accordé à nul autre. Torcy était le seul ministre que M. de La Rochefoucauld vît sur un pied d'amitié et de familiarité. Il fallait tout ce préambule pour comprendre ce qui va suivre.

Puysieux, arrivant de Suisse par congé, après le retour de Fontainebleau cette année, fut fort bien traité du roi dans l'audience qu'il en eut. Comme il avait beaucoup d'esprit et de connaissance du roi, il s'avisa tout à coup de tirer hardiment sur le temps, et comme le roi lui témoignait de l'amitié et de la satisfaction de sa gestion en Suisse, il lui demanda s'il était bien vrai qu'il fût content de lui, si ce n'était point discours, et s'il y pouvait compter. Sur ce que le roi l'en assura, il prit un air gaillard et assuré et lui répondit que pour lui il n'était pas de même, et qu'il n'était pas content de Sa Majesté. « Et pourquoi donc, Puysieux? lui dit le roi. — Pourquoi, sire? parce qu'étant le plus honnête homme de votre royaume, vous ne laissez pas pourtant de me manquer de parole depuis plus de cinquante ans. — Comment, Puysieux, reprit le roi, et comment cela? — Comment cela, sire? dit Puysieux, vous avez bonne mémoire et vous ne l'aurez pas oublié. Votre Majesté ne se souvient-elle pas qu'ayant l'honneur de jouer avec vous à colin-maillard, chez ma grand'mère, vous me mîtes votre cordon bleu sur le dos pour vous mieux cacher au colin-maillard, et que lorsque après le jeu je vous le rendis, vous me promîtes de m'en donner un quand vous seriez le maître; il y a pourtant longtemps que vous l'êtes, et bien assurément, et toutefois ce cordon bleu est encore à venir. » Le roi s'en souvint parfaitement, se mit à rire, et lui dit qu'il avait raison; qu'il lui voulait tenir parole et qu'il tiendrait un chapitre exprès avant le premier jour de l'an pour le recevoir ce jour-là. En effet, le jour même il en indiqua un pour le chapitre et dit que c'était pour Puysieux. Ce fait n'est pas important, mais il est plaisant. Il est tout à fait singulier avec un prince aussi sérieux et aussi imposant que Louis XIV; et ce sont de ces petites anecdotes de cour qui ont leur curiosité.

En voici une plus importante et de laquelle l'État se sent encore. Pontchartrain, secrétaire d'État de la marine, en était le fléau, comme de tous ceux qui étaient sous sa cruelle dépendance. C'était un homme qui avait de l'esprit, du travail, de l'adresse; mais gauche à tout, désagréable et pédant à l'excès, volontiers le précepteur grossier de tout le monde; suprêmement noir, et aimant le mal précisément pour le mal; jaloux jusque de son père, qui s'en plaignait amèrement à ses plus intimes amis; tyran cruel jusque de sa femme qui, avec beaucoup d'esprit, était l'agrément, la douceur, la complaisance, la vertu même et l'idole de la cour; barbare jusqu'avec sa mère; un monstre, en un mot, qui ne tenait au roi que par l'horreur de ses délations de son détail de Paris, et une malignité telle qu'elle avait presque rendu d'Argenson bon. Un amiral était sa bête, et un amiral bâtard du roi son bourreau. Il n'y avait rien qu'il n'eût fait contre sa charge et pour l'empêcher de la faire; point d'obstacles qu'il n'eût semés sur son chemin; rien qu'il n'eût employé pour l'empêcher de commander la flotte, et, après, pour rendre cette flotte inutile, comme il y avait réussi l'année précédente de celle-ci. Il lui disputa tous ses honneurs, toutes ses distinctions, ses pouvoirs encore davantage, et lui en fit retrancher des uns et des autres qui, par leur nature et par leur exemple, ne pouvaient être et n'avaient pas été contestés.

Cela fut hardi contre un fils de la personne bien plus que si c'eût été contre un fils de France; mais il sut prendre le roi par son faible, balancer le père naturel par le maître, s'identifier avec le roi, et lui persuader qu'il ne s'agissait de l'autorité qu'entre le roi et l'amiral. Ainsi le fils de l'amour disparut aux yeux d'un maître, toujours maître de préférence infinie à tout autre sentiment. Sous ce voile, le secrétaire d'État le fut entièrement, et nourrit le comte de Toulouse de contretemps pour le faire échouer, et de dégoûts à le mettre au désespoir, sans qu'il pût que très légèrement se défendre. Ce fut un spectacle public à la mer, et dans les ports où la flotte toucha, qui indigna toute la marine, où Pontchartrain était abhorré, et le comte adoré par son accès facile, sa douceur, sa libéralité, son application, sa singulière équité. Le maréchal de Cœuvres, M. d'O et tous les autres chefs de degré ou de confiance ne furent pas mieux traités, tellement qu'ils excitèrent tous le comte à ce qu'ils s'étaient déjà proposé, qui était de perdre Pontchartrain en arrivant, pour montrer au net les contretemps et leurs suites, et le secrétaire d'État comme l'auteur de malices méditées, et de là, par effort de crédit auprès du roi. Il fallait l'audace de Pontchartrain pour s'être mis en ce danger, prévu et déploré souvent et inutilement par son sage père, par sa mère et par sa femme. L'ivresse dura jusqu'au retour du comte de Toulouse que la famille fut avertie de toutes parts de l'orage, et Pontchartrain lui-même par l'accueil qu'il reçut de l'amiral et des principaux de la flotte. Aussi abject dans le danger qu'audacieux dans la bonace, il tenta tout à la fois pour prévenir sa chute, et n'en remporta que des dédains.

Enfin, le jour venu où le comte devait travailler seul à fond avec le roi pour lui rendre un compte détaillé de son voyage, et de tout faire pour perdre Pontchartrain, sa femme prit sur sa modestie et sur sa timidité naturelle de l'aller trouver chez Mme la duchesse d'Orléans, et le forcer à entrer seul avec elle dans un, cabinet. Là, fondue en larmes, reconnaissant tous les torts de son mari, exposant quelle serait sa condition à elle s'il était perdu selon ses mérites, elle désarma l'amiral et en tira parole de tout oublier, pourvu qu'à l'avenir le secrétaire d'État ne lui donnât pas lieu de rappeler l'ancien avec le nouveau. Il avoua qu'il n'avait jamais pu résister à la douceur et à la douleur de Mme de Pontchartrain, et que, quelque résolution qu'il eût faite, les armes lui étaient tombées des mains, en considérant quel serait le malheur de cette pauvre femme entre les mains d'un cyclope furieux de sa chute, qui n'aurait plus rien à faire dans son délaissement que de la tourmenter. Ce fut ainsi que Pontchartrain fut sauvé, mais il en coûta cher à l'État. La peur qu'il eut de succomber sous la gloire ou sous la vengeance d'un amiral fils du roi le détermina à perdre lui-même la marine, pour la mettre hors d'état de revoir l'amiral à la mer. Il se le promit et se tint exactement parole; cela ne fut que trop bien vérifié depuis par les faits, et que les débris de la marine ne l'appauvrirent pas. Le comte de Toulouse ne revit plus ni ports ni vaisseaux, et il ne sortit depuis que de très faibles escadres, et le plus rarement qu'il se put. Pontchartrain eut l'impudence de s'en applaudir devant moi.

Au commencement de novembre, mourut, sur la frontière de Flandre, un homme qui fit plaisir à tous les siens: ce fut Caylus, frère de celui d'Espagne et de l'évêque d'Auxerre, cousin germain d'Harcourt, qui avait épousé la fille de Villette, lieutenant général des armées navales, cousin germain de Mme de Maintenon qui avait toujours pris soin d'elle comme de sa propre nièce. Jamais un visage si spirituel, si touchant, si parlant, jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d'esprit, jamais tant de gaieté et d'amusement, jamais de créature plus séduisante. Mme de Maintenon l'aimait à ne se pouvoir passer d'elle, au point de fermer les yeux sur une conduite que Mme de Montchevreuil avait autrefois trop éclairée, et qui, n'étant pas devenue meilleure dans le fond, avait encore des saillies trop publiques. Son, mari, blasé, hébété depuis plusieurs années de vin et d'eau-de-vie, était tenu à servir, hiver et été, sur la frontière pour qu'il n'approchât ni de sa femme ni de la cour. Lui aussi ne demandait pas mieux, pourvu qu'il fût toujours ivre. Sa mort fut donc une délivrance dont sa femme et ses plus proches ne se contraignirent pas de la trouver telle. Mme de Maintenon se tint toujours dans la chambre de cette belle à son mariage à recevoir les visites; et la princesse d'Harcourt, servante à tout faire, chargée des honneurs à tout ce qui y venait. Mme de Caylus s'échappait tant qu'elle pouvait chez Mme la Duchesse, où elle trouvait à se divertir. Elle aimait le jeu sans avoir de quoi le soutenir, encore mieux la table, où elle était charmante; elle excellait dans l'art de contrefaire, et surpassait les plus fameuses actrices à jouer des comédies; elle s'y surpassa à celles d'Esther et d'Athalie devant le roi. Il ne la goûta pourtant jamais et fut toujours réservé, même sévère avec elle; cela surprenait et affligeait Mme de Maintenon. Je me suis étendu sur Mme de Caylus, qui, après de longs revers, fit enfin une sorte de personnage. Ce revers était arrivé; plusieurs imprudences en furent cause. Il y avait trois ou quatre ans qu'elle était chassée de la cour et réduite à demeurer à Paris.

Le feu roi, qui n'aimait la dignité que pour lui et qui aimait la majesté de sa cour, regrettait toujours celle des cercles de la reine sa mère, parmi lesquels il avait été nourri et dont la splendeur finit avec elle. Il essaya de les soutenir chez la reine sa femme, dont la bêtise et l'étrange langage les éteignirent bientôt. Le roi, qui ne s'en pouvait départir, les releva du temps de Mme la Dauphine, après la mort de la reine. Elle avait l'esprit, la grâce, la dignité et la conversation très propres à cette sorte de cour. Mais les incommodités de ses fréquentes grossesses, celles des longues suites de ses couches, la longue maladie qui dura depuis la dernière jusqu'à sa mort, les interrompirent bientôt. L'excessive jeunesse, pour ne pas dire l'enfance, de Mme la duchesse de Bourgogne, ne permit pas d'y penser depuis son arrivée jusqu'en ce temps-ci que le roi, toujours touché des cercles, la crut assez formée pour les tenir. Il voulut donc que tous les mardis, qui est le jour que tous les ministres étrangers sont à Versailles, Mme la duchesse de Bourgogne dînât seule, servie par ses gentilshommes servants; qu'il y eût, à son dîner, force dames assises et debout; et qu'ensuite elle tint un cercle où Mme la duchesse d'Orléans, les princesses du sang et toutes les dames assises et debout se trouvassent avec tous les seigneurs de la cour. Cet ordre commença à s'exécuter de la sorte à la mi-novembre de cette année, et se continua quelque temps; mais la représentation sérieuse, et l'art d'entretenir et de faire entretenir un si grand monde, n'était pas le fait d'une princesse vive, timide en public, et encore bien jeune. Peu à peu elle en brûla et à la fin ils cessèrent sans qu'ils aient été rétablis depuis.

Le duc de Berwick avait appris son rappel étant à la tête de son armée en présence des ennemis; il avait continué à donner ses ordres sans la moindre émotion. Ils trouvèrent moyen de se retirer en lieu où ils ne purent être attaqués; alors Berwick rendit publique la nouvelle qui le regardait, comme s'il n'eût pas été question de lui. Outre qu'il était froid et naturellement silencieux, fort maître de soi et grand courtisan, peut-être que, content d'avoir dépassé les lieutenants généraux par le commandement en chef d'une armée, il regretta peu un pays où il avait trouvé tant de mécomptes et une cour si passionnée, où il n'y avait de salut ni de résolution que par la reine, et par l'esprit absent de la princesse des Ursins. Tessé et lui se rencontrèrent arrivant à Madrid chacun de son côté. Ils conférèrent, et Berwick prit aussitôt congé et salua le roi à Versailles, le 3 décembre.

Le marquis de Charost et les ducs, ses père et grand-père, vinrent dîner dans ma chambre à Marly, où il y avait longtemps que je retournais, venant faire signer au roi le contrat de mariage du marquis de Charost et de la fille, devenue héritière, de la duchesse de Choiseul, soeur de l'ancien évêque de Troyes Bouthillier retiré, de la maréchale de Clérembault, etc., et de son premier mari Brûlart, mort premier président du parlement de Dijon. C'est elle que nous voyons remariée au duc de Luynes et dame d'honneur de la reine, lorsque la maréchale de Boufflers, qui l'avait été malgré elle, remit cette place et se retira à Paris.

La bonne femme Gamaches, veuve du chevalier de l'ordre, mère de Cayeux, qui alors prit le nom de Gamaches, mourut à plus de quatre-vingts ans. Elle était fille et sœur des deux Brienne-Loménie, secrétaires d'État, et tante paternelle de sa belle-fille. C'était une femme aimable, de beaucoup d'esprit toute sa vie, fort du grand monde, et qui conserva sa tête, sa santé et des amis jusqu'à la fin. Elle avait été amie intime de Mme de Longueville, depuis son dernier retour, et dans la plus étroite confiance de la princesse de Conti Martinozzi. J'ai ouï conter à mon père que toutes les semaines, à jour pris, elles venaient toutes les deux dîner chez sa première femme, la meilleure amie qu'eut la princesse de Conti, que mon père allait ce jour-là dîner chez ses amis, et qu'elles dînaient toutes trois la clochette sur la table et passaient ensemble le reste du jour. Toutes deux alors étaient fort belles, J'en ai trouvé, à la Ferté, deux petits portraits en pied de ce temps-là en pendants d'oreilles les plus agréables du monde que j'ai conservés avec soin.

Enfin le vieux duc de Gesvres mourut aussi et délivra sa famille d'un cruel fléau. Il n'avait songé qu'à ruiner ses enfants et y avait parfaitement réussi. J'ai assez parlé de cette espèce de monstre pour n'avoir rien à y ajouter. Le duc de Tresmes avait, depuis longtemps, la survivance de sa charge et de la capitainerie de Monceaux; il eut le lendemain de cette mort le gouvernement de Paris.

Le président Payen, homme d'esprit, de bonne compagnie, et qui était assez parmi le grand monde et les gens de la cour, était en ce temps-ci chez Armenonville à Rambouillet, qu'il vendit depuis au comte de Toulouse, sortit un moment avant souper hors la cour, apparemment pour quelque nécessité; et comme il avait de gros yeux sortants qui voyaient fort peu, il tomba dans le fossé, où on le trouva mort, la tête cassée sur la glace; il fut fort regretté. Le roi l'avait chargé de gouverner les abbayes du grand prieur, et lui donnait deux mille livres de pension. Il était vieux et point marié.

Bouligneux, lieutenant général, et Wartigny, maréchal de camp, furent tués devant Verue; deux hommes d'une grande valeur, mais tout à fait singuliers. On avait fait l'hiver précédent plusieurs masques de cire de personnes de la cour, au naturel, qui les portaient sous d'autres masques, en sorte qu'en se démasquant on y était trompé en prenant le second masque pour le visage, et c'en était un véritable tout différent dessous; on s'amusa fort à cette badinerie. Cet hiver-ci on voulut encore s'en divertir. La surprise fut grande lorsqu'on trouva tous ces masques naturels, frais et tels qu'on les avait serrés après le carnaval, excepté ceux de Bouligneux et de Wartigny, qui, en conservant leur parfaite ressemblance, avaient la pâleur et le tiré de personnes qui viennent de mourir. Ils parurent de la sorte à un bal, et firent tant d'horreur qu'on essaya de les raccommoder avec du rouge, mais le rouge s'effaçait dans l'instant, et le tiré ne se put rajuster. Cela m'a paru si extraordinaire que je l'ai cru digne d'être rapporté; mais je m'en serais bien gardé aussi, si toute la cour n'avait pas été comme moi témoin, et surprise extrêmement et plusieurs fois, de cette étrange singularité. À la fin on jeta ces deux masques.

Le 18 octobre mourut à Paris la duchesse d'Aiguillon, soeur du duc de Richelieu, qui ne fut jamais mariée. C'était une des plus extraordinaires personnes du monde, avec beaucoup d'esprit. Elle fut un mélange de vanité et d'humilité, de grand monde et de retraite, qui dura presque toute sa vie; elle se mit si mal dans ses affaires, qu'elle raccommoda depuis, qu'elle cessa d'avoir un carrosse et des chevaux. Elle aurait pu, quand elle voulait sortir, se faire mener par quelqu'un ou se faire porter en chaise. Point du tout, elle allait dans ces chaises à roue qu'on loue, qu'un homme traîne et qu'un petit garçon pousse par derrière, qu'elle prenait au coin de la rue. En cet équipage, elle s'en alla voir Monsieur, qui était au Palais-Royal, et dit à son traîneur d'entrer. Les gardes de la porte le repoussèrent; il eut beau dire ce qu'il voulut, il ne put les persuader. Mme d'Aiguillon laissait disputer en silence. Comme elle se vit éconduite, elle dit tranquillement à son pousseur de la mener dans la rue Saint-Honoré; elle y arrêta chez le premier marchand de drap, et se fit ajuster à sa porte une housse rouge sur sa vinaigrette, et tout de suite retourna au Palais-Royal. Les gardes de la porte, bien étonnés de voir cet ornement sur une pareille voiture, demandèrent ce que cela voulait dire. Alors Mme d'Aiguillon se nomma, et avec autorité ordonna à son pousseur d'entrer. Les gardes ne firent plus de difficultés, et elle alla mettre pied à terre au grand degré. Tout le Palais-Royal s'y assembla; et Monsieur, à qui on le conta, se mit à la fenêtre, et toute sa cour, pour voir cette belle voiture houssée. Mme d'Aiguillon la trouva si à son gré qu'elle y laissa sa housse, et s'en servit plusieurs années, ainsi houssée, jusqu'à ce qu'elle pût remettre son carrosse sur pied. Elle prit et quitta plusieurs fois le voile blanc aux filles du Saint-Sacrement de la rue Cassette, à qui elle fit de grands biens, et dont elle faisait fort la supérieure, sans avoir pu se résoudre à y faire profession; et elle le portait depuis plusieurs années, lorsqu'elle mourut dans ce monastère à près de soixante-dix ans. Elle avait encore beaucoup de bien et ne se remaria jamais.

Le marquis de Richelieu, fils de son frère, et cadet du duc de Richelieu, était un homme obscur, ruiné, débauché, qui avait été longtemps hors du royaume pour avoir enlevé des filles Sainte-Marie de Chaillot, une fille du duc Mazarin, qui s'est depuis rendue fameuse par les désordres et les courses de sa vie errante, belle comme le jour. C'était un homme enterré dans la crapule et la plus vile compagnie, quoique avec beaucoup d'esprit, et qu'on ne voyait ni ne rencontrait jamais nulle part. On l'annonça à Marly à Pontchartrain, comme nous allions nous mettre à table chez lui pour souper. Toute la compagnie en fut extrêmement surprise; on jugea qu'il lui était survenu quelque affaire bien pressante, pour laquelle il était permis à tout le monde de venir à Marly, par les derrières, chez le ministre à qui on avait à parler, en s'en allant après tout de suite et ne se montrant point. Tandis que Pontchartrain était allé lui parler, j'imaginai que Mme d'Aiguillon était morte, qu'il venait pour faire parler au roi sur le duché, conséquemment qu'il n'y avait ou point de droit, ou un droit litigieux; parce qu'un fils de duc, ou un héritier nécessaire, dont le droit est certain est duc d'abord, ne demande aucune permission pour en prendre le nom et le rang, et vient seulement, comme tout autre homme de qualité, faire sa révérence au roi, etc., en manteau long, s'il ne demande la permission de se dispenser de cette cérémonie, comme fait maintenant presque tout le monde, depuis la prostitution des manteaux longs à toutes sortes de gens. En effet, Pontchartrain, de retour, nous dit que la duchesse d'Aiguillon était morte, qu'elle avait fait le marquis de Richelieu son héritier, et qu'il venait le prier d'obtenir du roi la permission d'être duc et pair.

Le roi, à qui il en rendit compte le lendemain, lui ordonna de mander au marquis de Richelieu d'instruire le chancelier de sa prétention, avec lequel Sa Majesté l'examinerait à son retour à Versailles, qui fut peu de jours après. Le fait est que le cardinal de Richelieu avait obtenu, en 1638, une érection nouvelle d'Aiguillon en duché-pairie mâle et femelle, pour sa chère nièce de Combalet et ses enfants, etc., si elle se remariait, car elle était veuve sans enfants d'un Beauvoir du Roure, avec la clause inouïe, devant et depuis cette érection; en cas qu'elle n'eût point d'enfants, de choisir qui bon lui semblerait pour lui faire don du duché d'Aiguillon, en vertu duquel dont la personne choisie serait duc ou duchesse d'Aiguillon et pair de France, dont la dignité et la terre passerait à la postérité. Mme de Combalet, dès lors duchesse d'Aiguillon, et en portant le nom, mourut en 1675 sans s'être remariée, et fit un testament, par lequel elle exerça le pouvoir que lui donnait cette clause en faveur de sa nièce, fille de son frère, non mariée, qui en conséquence fut sans difficulté duchesse d'Aiguillon, pair de France, et en porta le nom. Mme de Combalet, que je continue d'appeler ainsi pour la distinguer de sa nièce, fit une longue substitution par son testament du duché d'Aiguillon et de tous ses biens, par laquelle elle ne fait aucune mention de sa dignité qu'en faveur de sa nièce, n'en dit pas un mot sur aucun autre appelé après elle, si elle meurt sans enfants, à la terre et duché d'Aiguillon, d'où je conclus, dans le mémoire que je fis pour le chancelier : 1° Que les lois qui sont exceptions ou extensions du droit commun se prennent à la rigueur, et précisément à la lettre; que la clause extraordinaire et inouïe de choix en faveur de Mme de Combalet n'en porte qu'un et non davantage, encore moins l'étend-elle à la personne par elle choisie pour avoir droit comme elle de faire un nouveau choix à faute d'enfants; 2° ce choix a été fait et consommé par Mme de Combalet en faveur de Mme d'Aiguillon sa nièce, et il a eu tout son effet; 3° que Mme d'Aiguillon, à faute d'enfants, n'a aucun droit de choix, ni de laisser à personne sa dignité, éteinte en elle faute de postérité; 4° que Mme de Combalet, pour qui la clause de choix a été faite, a tellement senti qu'elle n'était que pour elle, et que son choix à elle ne se pouvait répéter par la personne choisie par elle, ni par elle-même Mme de Combalet après le premier, que dans toute l'étendue de sa substitution elle n'a énoncé sa dignité avec le duché d'Aiguillon qu'en faveur de sa nièce; et toutes les fois qu'elle a appelé après elle d'autres substitués au duché d'Aiguillon elle n'a jamais fait la moindre mention de la dignité, mais uniquement de la possession de la terre; 5° que le choix est consommé dans la personne de Mme d'Aiguillon; qu'elle n'a aucun titre pour en faire un autre; que la clause insolite a sorti son effet et n'a plus d'existence; que Mme d'Aiguillon, morte fille, par conséquent sans postérité, peut disposer de la terre et duché d'Aiguillon comme de ses autres biens, mais non de sa dignité qui est éteinte par le droit commun qui reprend toute sa force sitôt qu'il n'y a plus de loi expresse qui en excepte; 6° que le marquis de Richelieu peut être seigneur et possesseur du duché d'Aiguillon, soit comme appelé à cette substitution par Mme de Combalet sa grand'tante, soit comme héritier testamentaire de Mme d'Aiguillon sa tante, mais qu'il ne peut jamais recueillir d'elle la dignité de duc et pair d'Aiguillon.

Les ducs de La Trémoille, La Rochefoucauld et autres en parlèrent au chancelier, comme s'opposant aux prétentions du marquis de Richelieu. Je fis mon mémoire en peu d'heures, je le lus au chancelier et le lui laissai. Il avait les pièces du marquis de Richelieu, et l'avait amplement entretenu. Il rapporta au roi cette affaire qui tint une partie de la matinée du lendemain, sans tiers entre le roi et lui, et il en reçut l'ordre de rendre au marquis de Richelieu ses papiers, de lui défendre de sa part de prendre le nom et les marques de duc, d'en prendre aucun rang ni honneurs, ni d'en faire aucunes poursuites dans quelque tribunal que ce pût être. La chose en demeura là jusqu'en 1711 qu'elle n'eut pas un meilleur succès. Il sera temps alors de dire ce qu'elle est devenue depuis.

Denonville, qui avait été sous-gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, et qui avait marié son malheureux fils à la fille de Lavienne, premier valet de chambre du roi, qu'il n'a pas rendue heureuse, fit tant auprès du roi qu'il permit qu'il vînt tâcher de se justifier de sa belle harangue de Bleinheim. Le duc de Marlborough lui donna aussitôt un congé de quelques mois. Il était revenu de ses voyages d'Allemagne en Hollande, où il avait fait venir le maréchal de Tallard et tous les prisonniers considérables. Il les fit embarquer avec lui pour orner le triomphe de son retour en Angleterre.

Villars, qui avait à peu près vu finir l'affaire des fanatiques, tenait par commission les états de Languedoc. Il eut ordre de revenir à Paris, et le duc de Berwick d'aller commander dans cette province après la fin des États et le retour du maréchal de Villars. Ce fut par où finit cette année. On ne voulut pas laisser Berwick sans un emploi principal en chef, après la conduite qu'il avait eue en Espagne, et la façon dont il en était revenu.

CHAPITRE XX. §

Année 1705. — Maréchaux de France subitement nommés chevaliers de l'ordre. — Abus et suites de cette promotion. — Bon mot de M. de Lauzun. — Catinat refuse l'ordre faute de pouvoir prouver. — Villars et sa naissance; fait du duc vérifié. — Remarques sur la cérémonie de l'ordre où les maréchaux de France furent reçus. — Harcourt et Bedmar reçus extraordinairement chevaliers de l'ordre. — Caractère de Bedmar; ses obligations au roi. — Action devant Verue. — Combat naval et secours jeté dans Gibraltar. — Marlborough grandement reçu en Angleterre. — Tallard et les principaux prisonniers à Nottingham. — Action légère en Italie. — Lautrec tué; son caractère. — Conduite de Maulevrier à Madrid, et sa faveur. — Adresse étrange de la reine d'Espagne. — Adresse d'Harcourt et de Mme de Maintenon en faveur de Mme des Ursins. — Permission accordée à la princesse des Ursins de venir à la cour. — Réunion d'Harcourt au chancelier et à son fils, et d'eux par lui à la princesse des Ursins. — Politique de la princesse des Ursins. — Attente à la cour de la princesse des Ursins. — Princesse des Ursins à Paris. — Princesse des Ursins à Versailles.

Le premier jour de cette année, l'abbé d'Estrées et Puysieux furent reçus dans l'ordre du Saint-Esprit, et l'abbé en rochet et camail violet comme les évêques. Harcourt avait le bâton pendant la cérémonie, parce que, au changement de quartier parmi les capitaines des gardes, celui qui sort garde le bâton jusqu'au sortir de la messe du roi, et à la porte de la chapelle le donne à celui qui le relève. Tandis que Puysieux prêtait son serment, le roi se tourna par hasard, vit Harcourt vêtu de son justaucorps à brevet et fut choqué que ce qui l'approchait là de si près ne fût pas chevalier de l'ordre. Cette fantaisie, qui ne lui avait jamais pris et qui ne lui revint plus dans la suite, le frappa tellement pour lors et il le dit ensuite, que dans le moment il voulut faire Harcourt; puis, songeant qu'il y en avait d'autres à faire s'il faisait celui-là, il rêva qui faire et qui laisser pendant le reste de la cérémonie. Enfin il s'arrêta aux maréchaux de France, parce que, les faisant tous, aucun d'eux n'aurait à se plaindre, et que, se bornant à ce petit nombre, cette borne n'excluait personne personnellement. Il y aurait eu grandement à répondre à un raisonnement si faux.

Jamais les maréchaux de France n'avaient eu droit à l'ordre comme tels, et plusieurs ne l'ont jamais eu. Une dignité ou plutôt un office de la couronne purement militaire, tel qu'est celui-là, et qui est la récompense du mérite militaire, est donné sans égard à la naissance, et c'est pour la naissance que l'ordre a été institué. Alors même le cas en existait. De neuf maréchaux de France qui n'avaient pas l'ordre, il y en avait plus d'un qui n'était pas né pour cet honneur-là; et plus d'un aussi qui, ayant quelque noblesse, n'était pas né pour porter l'ordre. En un mot, le roi le conçut et l'exécuta. En sortant de la chapelle, il fit dire de main en main aux chevaliers d'entrer dans son cabinet, au lieu de demeurer en haie dans sa chambre, et qu'il voulait tenir chapitre. Il le tint donc tout de suite en rentrant, et nomma en bloc les maréchaux de France, d'où M. de Lauzun dit que le roi, comme les grands capitaines, avait pris son parti le cul sur la selle. C'est depuis cette promotion, d'après laquelle on s'est infatué de croire que le bâton donne l'ordre de droit, que M. le Duc étant premier ministre, et qui haïssait les rangs et les dignités parce qu'il leur devait ce qu'il ne voulait devoir ni rendre à personne, tout confondre et que tout fût égal et peuple devant les princes du sang, fit les maréchaux de France en 1724, excepté ceux qu'il fit maréchaux de France le même jour, et ne fit point les ducs que ceux qu'il lui plut de faire, tandis qu'aucun d'eux, en âge et non en disgrâce marquée, n'avait jamais été omis comme tels en pas une grande promotion, même par Louis XIV, qui tes dépouilla et les avilit tant qu'il put toute sa vie, et qui publiquement, au chapitre de la promotion de 1688, fit les excuses qu'on a vues sur les trois seules qu'il ne fit pas, et en voulut bien dire les raisons. Le cardinal Fleury, depuis son règne, a fait tous les maréchaux de France, quoiqu'il n'ait fait que de petites promotions de l'ordre; en sorte que le droit établi et suivi depuis l'institution de l'ordre en faveur de la première dignité du royaume (et qui, au contraire de l'office de maréchal de France, suppose tellement la grande naissance que les érections ont menti là-dessus quand la faveur déplacée y a élevé des gens du commun) a été pour ainsi dire aboli et transmis à un office de la couronne, qui ne suppose et qui souvent tombe sur des gens de peu ou d'aucune naissance, depuis que la fantaisie momentanée du feu roi a été prise pour une loi, parce qu'on l'a voulu de la sorte, tandis que lui-même a fait des maréchaux de France depuis, à qui il n'a jamais songé de donner l'ordre, et qui ne l'ont eu que longtemps après sa mort. Cela peut s'appeler un rare échange. Mais achevons tout de suite cette promotion du Saint-Esprit.

Ces maréchaux étaient le duc d'Harcourt, Coeuvres grand d'Espagne, Villars qui venait d'être fait duc, Catinat, Vauban, qui s'appelait Leprêtre, était du Nivernais; s'il était gentilhomme, c'était bien tout au plus. Il montra son frère aîné pour le premier qui ait servi de leur race, et qui avait été seulement de l'arrière-ban de Nivernais, au retour duquel il mourut en 1635. Rien donc de si court, de si nouveau, de si plat, de si mince. Voilà ce que les grandes et uniques parties militaires et de citoyen ne pouvaient couvrir dans un sujet d'ailleurs si digne du bâton, et de toutes les grâces que le seul mérite doit et peut acquérir. Rosen était de condition, on l'a vu par ce que j'en ai rapporté sur le témoignage de M. le prince de Conti, qui s'en informa fort en son voyage de Pologne; mais je ne sais si c'était bien là de quoi faire un chevalier de l'ordre. Chamilly s'appelait Bouton; il était de bonne noblesse de Bourgogne, dès avant 1400, chambellans des ducs de Bourgogne et baillis de Dôle. Ces emplois ne se donnaient alors qu'à des gens distingués. Ce nom assez ridicule de Bouton le fit passer mal à propos pour peu de chose. Châteaurenauld s'appelait Rousselet, il était de Dauphiné. Il fallait que ce ne fût rien du tout, puisque eux-mêmes ne montrèrent rien avant le bisaïeul du maréchal, intitulé seigneur de quelques petits fiefs ou rotures, mort en 1564, et qui dut son être et celui de ses enfants à la soeur du maréchal et du cardinal de Gondi qu'il épousa en 1533, en décembre, c'est-à-dire du temps qu'Antoine de Gondi, son beau-père, était banquier à Lyon, et quelques mois avant que Catherine de Médicis y passât après son mariage, et qu'elle y prît Catherine de Pierrevive, sa belle-mère, à son service, qui devint sa favorite, sa confidente, la gouvernante de ses enfants, et qui fit la fortune des Gondi en France. Avec cela, le fils de Rousselet ne fut que le protégé des Gondi, gouverneur de leurs châteaux de Machecoul et de Belle-Ile, et rien de plus. Il acheta d'eux une terre en Bretagne, et Châteaurenauld en Touraine. Le père n'ayant rien été, qui était le beau-frère, le fils ne pouvait guère être mieux, et cela montre le cas que le maréchal de Retz, si puissant toute sa vie, et le cardinal son frère, faisaient de cette alliance et de leur propre neveu. Leur petit-neveu, père du maréchal, ne fut rien du tout, dont le frère aîné pour tout grade fut lieutenant de la maîtrise de camp du régiment des gardes. Cela est bien neuf, bien chétif, bien éloigné de l'ordre du Saint-Esprit. Pour le bâton, Châteaurenauld l'avait dignement mérité. Montrevel, tout au contraire, sans aucune sorte de mérite avec une grande naissance; était de plain-pied avec l'ordre, et d'une inégalité au bâton qui faisait honte à le lui voir entre les mains parcourt, s'il était parcourt, comme il le prétendait, valait au moins Montrevel pour la naissance. Il était duc, et on a vu plus d'une fois ici quel personnage ce fut.

Catinat était arrière-petit-fils du lieutenant général de Mortagne au Perche, mort en 1584; c'étaient apparemment des manants de là autour, puisque c'est le premier qu'on connaisse. Son fils et son petit-fils furent conseillers au parlement; le petit-fils devint doyen de cette compagnie, et eut Saint-Gratien de sa femme, fille d'un autre conseiller au parlement. De ce mariage, quantité d'enfants, dont le maréchal de Catinat fut le cinquième fils. L'aîné fut conseiller au parlement, puis conseiller d'honneur en faveur de son frère, et laissa un fils aussi conseiller au parlement. Catinat apprit de bonne heure à Paris la promotion des maréchaux de France; il alla à Versailles, et fit demander au roi à lui parler dans son cabinet, qui l'y fit entrer au sortir de son dîner. Là il remercia le roi de l'honneur qu'il venait de lui faire, et en même temps, lui dit qu'il ne pouvait le tromper, et lui expliqua qu'il ne pouvait faire de preuves; il était extrêmement mécontent et avec grande raison. Il était philosophe. Il s'accoutumait de propos délibéré à la retraite. Cela se passa de sa part très respectueusement, mais fort froidement, jusque-là qu'il y en eut qui crurent qu'il n'avait pas été trop fâché de faire ce refus. Le roi le loua fort, mais sans le presser, comme il avait fait en pareil cas à l'archevêque de Sens, Fortin de La Hoguette, et toute la cour, qui sut le même jour ce refus, y applaudit extrêmement. Au sortir du cabinet du roi, il s'en alla à Paris, et s'y déroba modestement à toutes les louanges. Ce fut donc le troisième, et tous trois du règne du roi, qui refusa l'ordre, faute de pouvoir faire ses preuves: le maréchal Fabert en 1661, et ces deux-ci. Combien d'autres en auraient dû faire de même, sans parler des légers!

Venons maintenant au maréchal de Villars, le plus complètement et constamment heureux de tous les millions d'hommes nés sous le long règne de Louis XIV. On a vu ci-devant quel fut son père, sa fortune, son mérite, celui que Mme Scarron lui trouva, et que, devenue Mme de Maintenon, elle n'oublia jamais. Il passait pour être fils du greffier de Condrieu. Son père eut pourtant un régiment, peut-être de milice, et passa, en 1635, pour sa prétendue noblesse. On sait assez comment se font ces recherches de noblesse: ceux qui en sont chargés ne sont pas de ce corps, et plus que très ordinairement le haïssent et ne songent qu'à l'avilir. Ils dépêchent besogne, leurs secrétaires la défrichent, et font force nobles pour de l'argent; aussi est le proverbe: qu'ils en font plus qu'ils n'en défont.

La femme de ce grand-père du maréchal était Louvet, qui est le nom des Cauvisson, et ces Cauvisson ne sont pas grand'chose. Le père de celui-là eut, disent-ils, un guidon dans la compagnie de chevau-légers du sieur de Peyrand, c'est-à-dire d'une compagnie levée dans le pays par qui en voulut prendre la peine. On le donne encore pour avoir commandé à Montluel et à Condrieu, par commission de M. d'Alincourt, gouverneur de la province. Ce dernier eût été bien étonné, quelque fortune qu'il eût faite, s'il eût vu celle de son fils. À quel excès l'eût-il donc été, s'il eût pu prévoir celle de la postérité d'un manant renforcé, qu'il trouva sous sa main à mettre dans un colombier! Ce même homme eut une place dans les cent gentilshommes de la maison du roi, c'est-à-dire les becs-de-corbin, depuis longtemps dès lors anéantis par les compagnies des gardes du corps, et ces places s'achetaient déjà du capitaine pour s'exempter de la taille. J'ai peine à croire que la noblesse du Lyonnais l'ait employé en 1614 à dresser ses mémoires et à les présenter aux états, peut-être comme un compagnon entendu et intrigant, car on n'ose proférer le mot de député de la noblesse, qu'on n'eût pas oublié, s'il eût eu cet honneur qui aurait constaté la sienne. On le dit aussi chevalier de Saint-Michel; mais dès lors, qu'est-ce qui ne l'était pas avec la plus légère protection, qui que l'on pût être? Le père de celui-ci est donné pour avoir été mis commandant dans Condrieu par le duc de Nemours; outre la petitesse de l'emploi, il ne prouve point de noblesse. Ce qu'ils ont de mieux est un oncle paternel de Villars, père du maréchal, archevêque de Vienne, duquel un oncle paternel le fut aussi. De ces temps-là de troubles encore plus que de ceux-ci, on choisissait des évêques par d'autres raisons que par la naissance, et cette illustration, quand elle est unique, n'en est pas une. Ils prétendent en avoir eu deux antérieures, et ainsi quatre de suite. Mais on prétend aussi que ces deux précédents étaient de ces anciens Villars, seigneurs de Dombes, égaux en naissance aux dauphins avec qui ils avaient des alliances directes, des filles de Savoie, et de très grandes terres; que ce Villars du maréchal était aumônier du second de ces archevêques qui le prit en amitié, l'éleva, le fit évêque in partibus, puis son coadjuteur. En effet, il est difficile d'ajuster ces deux premiers Villars, archevêques de Vienne, oncle et neveu, qui ont tous deux fait un personnage principal dans toutes les affaires de leur temps, être fils d'un homme de rien et tout à fait inconnu, frère du juge ordinaire de Lyon devenu lieutenant particulier civil et criminel de ce siège, et celui-là père du deuxième de ces deux premiers archevêques et du lieutenant général au présidial et sénéchaussée de Lyon, qui succéda après à son beau-père en la place de premier président au parlement de Dombes.

Voilà un préambule étrange de ce qui va suivre. Le roi et Chamillart étaient fort étourdis d'Hochstedt et de ses grandes suites. C'était le premier revers qu'il avait essuyé, et ce revers le ramenait de l'attaque de la Bohême et de l'Autriche à la défense de l'Alsace, qui se regardait comme très difficile après la perte de Landau, sans compter les États de l'électeur de Bavière et ses enfants, en proie à la vengeance de l'empereur. Tallard était prisonnier, Marsin semblait trop neuf et trop futile pour se reposer sur lui d'un emploi si important. Villeroy, quel qu'il fût, était destiné pour la Flandre avec l'électeur. Boufflers était hors de gamme; et tous les autres maréchaux aussi. De princes du sang, le roi n'en voulait pour rien à la tête de ses armées restait Villars, car parcourt se gardait bien de se vouloir éloigner de la cour, ni Mme de Maintenon de s'en défaire dans la crise où ils se trouvaient pour lors; Villars, comme on l'a vu, avait comme parcourt, et par les mêmes raisons paternelles, toute la protection de Mme de Maintenon, conséquemment celle de Chamillart, plus favori alors, s'il se peut encore, que ministre tout-puissant de la guerre et des finances. Villars qui, dès la Bavière, avait osé prétendre à la dignité de duc, n'avait rien rabattu de son audace pour ses pillages et sa chute en Languedoc; il y triomphait de la besogne qu'il y avait trouvée faite; il en donnait la consommation comme due uniquement à lui, et Bâville, le plus haineux des hommes, et qui n'avait jamais pu souffrir Montrevel, secondait du poids de son témoignage les vanteries de Villars. Ce maréchal n'avait cessé d'écrire au roi, à Chamillart, à Mme de Maintenon sur les fautes d'Hochstedt et sur celles de ses suites, de leur mander tout ce qu'il aurait fait, de déplorer de s'être trouvé éloigné de ses armées, en un mot de fanfaronner avec une effronterie qui ne lui avait jamais manqué, et qui le servit d'autant mieux en cette occasion qu'il parlait à des gens ébranlés et dans le dernier embarras sur le choix d'un général capable de soutenir un poids devenu si difficile du côté du Rhin et de la Moselle, et si âpres à se flatter et à se promettre.

Mme de Maintenon tira sur le temps; elle sentit l'embarras et le besoin, elle vit les pillages de Villars, et ses insolences avec l'électeur effacées; elle comprit quelles pouvaient être les grâces d'un homme devenu comme nouveau; elle en profita, et Villars, qui sentit ses lettres goûtées, fit sentir aussi combien il se trouvait affligé sur la manière dont ses espérances d'être duc avaient été reçues. Quand le roi se fut bien laissé mettre dans la tête qu'il n'y avait que Villars dont il se pût servir dans la conjoncture présente, il fut aisé de lui persuader qu'il ne s'en fallait pas servir mécontent et offensé, et de là, le ministre, et la dame qui le faisait agir, parvinrent à faire qu'il serait duc en arrivant. Il reçut donc un courrier qu'il lui porta ordre de finir le plus promptement qu'il lui serait possible les états de Languedoc qu'il avait la commission de tenir, et de se rendre en même temps à la cour le plus diligemment qu'il lui serait possible. Il arriva à Versailles le 15 janvier, et fit la révérence au roi comme il arrivait de se promener à Marly. Le roi, en descendant de carrosse, lui dit de monter en haut et qu'il lui parlerait. Étant rhabillé et entré chez Mme de Maintenon, il l'y fit appeler, et dès qu'il le vit: « Je n'ai pas maintenant, lui dit-il, le temps de vous parler, mais je vous fais duc; » ce monosyllabe valait mieux que toutes les audiences dont aussi pour le maréchal il était le but. Il sortit transporté de la plus pénétrante joie, et en apprenant la grâce qu'il venait de recevoir, causa la plus étrange surprise pour ne pas dire au delà, et la plus universelle consternation dans toute la cour, qui, contre sa coutume, ne s'en contraignit pas. Jusqu'à M. le Grand jeta chez lui feu et flammes devant tout le monde, et tous les Lorrains s'en expliquèrent avec le même ressentiment et aussi peu de ménagement. Les ducs, ceux qui aspiraient à l'être, ceux qui n'y pouvaient penser, furent également affligés. Tous furent indignés d'avoir, les uns un égal de cette espèce, les autres d'en être précédés et distingués, les princes du sang d'avoir à lui rendre, et les autres princes d'avoir à céder ou à disputer à une fortune aussi peu fondée en naissance. Le murmure fut donc plus grand pour cette fois que la politique; les compliments froids et courts, et le nouveau duc les cherchant, se les attirant, et allant assez infructueusement au-devant de chacun, montrant, au travers de beaucoup d'effronterie, grand respect aux uns et grand embarras à tous.

Le jour de la Chandeleur venu, les maréchaux furent reçus, excepté Harcourt, qui s'était trouvé mal, et l'abbé d'Estrées chanta la messe comme prélat de l'ordre. Pontchartrain, fort mal avec tous les Estrées, content d'avoir échappé au comte de Toulouse par la compassion qu'il avait eue de sa femme, fit une niche à l'abbé d'Estrées, qu'il me conta en s'en applaudissant fort. Quoiqu'il ne fût pas lors ni de quatre ans depuis officier de l'ordre, il alla, comme secrétaire de la maison du roi, lui faire remarquer que l'abbé d'Estrées, n'étant point évêque, ne devait point s'asseoir en officiant devant lui qu'au temps où les prêtres s'y asseyent, et n'avoir comme eux qu'un siège ployant et non pas un fauteuil. L'avis fut goûté et toujours exécuté depuis, à la grande amertume du pauvre abbé d'Estrées. Il fut réglé à l'occasion de cette promotion qu'encore que les grands d'Espagne n'observent entre eux aucun rang d'ancienneté, ils le garderaient en France, parce que les ducs l'avaient toujours fait entre eux, et qu'étant égalés, et par conséquent mêlés ensemble, ce mélange ne se pouvait exécuter autrement, et cela s'est depuis toujours observé parmi eux.

Ainsi Harcourt étant malade, qui était duc plus ancien que le maréchal de Cœuvres était grand, ce maréchal fut présenté seul par les ducs de La Trémoille et de Chevreuse, et après avoir reçu l'ordre seul, prit sa place après le dernier duc n'y en ayant point de moins ancien que lui grand. Le maréchal de Villars, déclaré duc héréditaire, n'était pas encore enregistré au parlement. Il n'avait point même de terre qui pût être érigée; ce ne fut que plusieurs mois après qu'il acheta Vaux, où M. Fouquet avait dépensé tant de millions et donné de si superbes fêtes. Vaux relevait presque toute de Nangis, avec qui il s'accommoda, pour ne relever que du roi, suivant le privilège d'y forcer les suzerains des duchés, et on peut croire que Nangis qui servait dans son armée, où le marché se conclut, et qui était un de ses plus bas courtisans, de la complexion dont il le connaissait sur la bourse, ne lui tint pas la bride haute; Villars donc jusqu'à son enregistrement n'étant considéré que comme duc à brevet, c'est-à-dire non vérifié ou enregistré, n'eut aucun rang dans l'ordre, jusqu'à ce qu'il le fût; il marcha entre les maréchaux de Chamilly et de Châteaurenauld, comme leur ancien de maréchal de France et tous trois ensemble furent présentés par le comte de Solre et par le marquis d'Effiat. Après avoir reçu l'ordre, ils prirent les dernières places après tous les chevaliers, et Villars comme eux. MM. d'Étampes et de Puysieux présentèrent après les maréchaux de Vauban, Rosen et Montrevel qui s'assirent après avoir reçu l'ordre après les trois autres maréchaux, et au retour de la chapelle chez le roi, marchèrent tous six les derniers de tous, et le maréchal de Cœuvres précéda tous les chevaliers qui n'étaient pas ducs.

Je remarque ce détail qui depuis l'institution de l'ordre a toujours été observé et pratiqué sans aucune difficulté de même, et il se trouvera dans la suite que cette remarque n'est pas inutile. J'ajouterai que les preuves de Rosen ne furent que testimoniales. Torcy, qui comme chancelier de l'ordre rapporta les preuves, ne montra que les attestations du commandant pour le roi de Suède en Livonie, et des premiers seigneurs et des principaux magistrats du pays, qu'il pouvait entrer dans tous les chapitres nobles. Torcy s'appuya de l'exemple des maréchaux de Schomberg, père et fils, dont le dernier fut duc et pair d'Halluyn, et du cardinal de Fürstemberg, dont les preuves pour l'ordre du Saint-Esprit ne furent que testimoniales.

Achevons de sortir de la matière de l'ordre. Le marquis de Bedmar y avait été nommé, ses preuves admises, et il le portait en attendant qu'il fût reçu; le roi avait été extrêmement content de lui, lorsqu'il avait été gouverneur des armes aux Pays-Bas, sous l'électeur de Bavière, gouverneur général de ces provinces depuis l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, et encore davantage depuis que le commandement en chef roula sur lui par intérim, tandis que l'électeur fut en Allemagne. Bedmar, sorti de bonne heure d'Espagne, avait toujours servi au dehors; il avait de l'esprit, de la grâce, du liant, des manières douces, affables, honnêtes. Il était ouvert et poli avec un air de liberté et d'aisance fort rare aux Espagnols; de la valeur et du maniement des troupes; grand courtisan, qui fit son capital de plaire aux maréchaux de Villeroy et de Boufflers, qui le vantèrent fort au roi, à nos officiers généraux, particuliers, et de bien traiter partout les troupes françaises. De tout cela le roi le prit en amitié, demanda et obtint pour lui la grandesse de première classe que sa naissance comportait fort, le fit chevalier de l'ordre, et depuis le malheur d'Hochstedt et le retour de l'électeur aux Pays-Bas, lui procura la vice-royauté de Sicile, que le cardinal del Giudice n'exerçait que par intérim. Bedmar quitta donc les Pays-Bas. Il salua le roi le 2 mars, et en fut reçu en homme comblé de ses grâces. Le 8, il fut reçu extraordinairement chevalier de l'ordre avec Harcourt, qui le précéda comme plus ancien duc que Bedmar n'était grand, et ils furent présentés ensemble par le maréchal de Villeroy et le duc de Beauvilliers. Tout se passa comme aux fêtes de l'ordre, excepté qu'il n'y eut qu'une messe basse; il n'y avait presque point d'exemple de réception hors les fêtes de l'ordre. Il se trouva pourtant que le marquis de Béthune, l'allant porter au roi de Pologne son beau-frère, avait été reçu ainsi, et nous verrons dans la suite le duc d'Aumont l'être de même partant pour son ambassade extraordinaire d'Angleterre. Reprenons maintenant le fil ordinaire.

Il se passa une assez grande action le soir du 26 décembre devant Verue. M. de Savoie fit passer le pont de Crescentin, par un brouillard fort épais, à la plupart des troupes qu'il avait dans ce camp, et qui, sans entrer dans Verue, dont on se souviendra qu'elles avaient la communication libre, vinrent envelopper les tranchées par la droite et par la gauche, se rejoignirent à la queue, pour couper toute retraite pendant qu'elles attaqueraient par les deux flancs et par la queue même, et qu'en même temps la tête le serait par une sortie de la garnison. C'est ce qu'elles exécutèrent. Chartogne, lieutenant général, et Imécourt, maréchal de camp de tranchée, rassemblèrent tout ce qu'ils purent pour faire face partout et se défendre; le premier y fut blessé et pris, l'autre tué. Cependant l'attaque fut si bien soutenue partout, que M. de Vendôme, qui venait de se coucher, eut le temps de faire prendre les armes à six brigades d'infanterie, à la tête desquelles il rechassa les ennemis de tous les postes qu'ils avaient pris; ils tinrent assez dans la batterie; mais à la fin ils cédèrent et furent poursuivis jusque dans le fossé. Il y eut force monde tué et blessé de part et d'autre, mais beaucoup plus du leur. M. de Savoie était cependant dans une des tours du donjon, attendant un meilleur succès. Leur surprise fut grande le lendemain, lorsque, de vingt-trois pièces de canon qu'ils avaient enclouées, ils virent et entendirent qu'on avait trouvé le moyen d'en désenclouer vingt et une, qui tirèrent sur eux à l'ordinaire.

Le siège de Gibraltar se poussait comme on pouvait. Six vaisseaux anglais s'y présentèrent le 24 décembre, escortant sept frégates destinées à y entrer et à y porter du secours. Pointis les attaqua, prit quatre frégates, mais il ne put empêcher les trois autres d'entrer et de porter aux assiégés mille hommes de secours, avec les munitions et les rafraîchissements dont elles étaient chargées. Le roi d'Espagne envoya quatre mille hommes de renfort à ce siège.

Marlborough fut reçu en Angleterre avec des acclamations et des honneurs extraordinaires. La chambre basse lui envoya une députation. Son orateur le harangua; il le fut aussi par le chancelier, lorsqu'il alla prendre séance pour la première fois dans la chambre haute; ils ne voulurent point souffrir le maréchal de Tallard dans Londres, ni près de cette ville où il avait été longtemps ambassadeur, et avait conservé force connaissances. Ils l'envoyèrent fort loin de là et de la mer, à Nottingham, avec les prisonniers les plus distingués, et répandirent les autres ailleurs. Ils eurent tous les lieux où on les mit pour prison, avec la liberté de se promener partout, et même à la campagne, mais sans découcher, et doucement observés de fort près.

Le grand prieur, de son côté, attaqua, le 2 février, les postes que le général Patay gardait entre le mont Baldo et l'Adige, avec, mille chevaux et trois bataillons en divers endroits. Ses troupes firent une assez molle défense et furent chassées de partout. On leur prit six drapeaux et quatre cents prisonniers, et cette expédition leur ôta la communication avec le Véronais, d'où ils tiraient leurs vivres. Médavy avait, le même jour, assemblé ses troupes de l'Oglio pour inquiéter les ennemis de ce côté-là, et les empêcher de secourir leur major général Patay. Le comte de Linange, qui commandait l'armée depuis que le prince Eugène n'était plus en Italie, se sentant beaucoup supérieur à Médavy, leva tous ses quartiers pour le venir combattre, sur quoi Médavy se retira sur l'Oglio, en un poste où il ne pouvait pas l'être, et détacha Lautrec avec cinq cents chevaux pour observer les ennemis. Il fut coupé par un corps plus fort que le sien, pendant que le gros marchait à lui pour l'attaquer. Dans cette presse, il remarcha en arrière pour rompre les troupes qui l'avaient coupé, et se percer une retraite avant que de se trouver pris en tête et en queue. Il réussit en effet, et rejoignit Médavy avec soixante prisonniers qu'il avait faits, mais il reçut une grande blessure dont il mourut peu de jours après à Brescia, où on l'avait porté.

Ce fut un extrême dommage; il était fort bien fait, avec infiniment d'esprit, de grâces dans l'esprit, et du savoir, une grande application, une grande volonté et beaucoup de talents pour la guerre; doux, poli et très aimable. Le traitement plus que très dur d'Ambres, son père, lui avait [fait] prendre le parti depuis plusieurs années de ne bouger de sa garnison et des frontières, faute de subsistance et de pouvoir soutenir ses humeurs. Cette vie et une santé assez délicate l'avait rendu très particulier et très studieux, et il s'était enfin fort accoutumé à ce genre de vie, quoique fait pour la meilleure compagnie, qu'il aimait beaucoup et dont aussi il était fort recherché.

Maulevrier, dans le dessein où nous l'avons laissé, s'était chargé de force lettres importantes pour la princesse des Ursins et de celles de Mme la duchesse de Bourgogne pour la reine d'Espagne. Au succès qu'on a vu de Tessé, fait grand le lendemain de son arrivée à Madrid, on peut juger si lui et son gendre avaient bien travaillé à Toulouse. Mme des Ursins regarda cette visite et les nouvelles qu'elle en reçut comme les avant-coureurs de sa délivrance, et Tessé et son gendre livrés à elle comme des gens qu'il fallait combler, et qui lui seraient également utiles aux deux cours. Elle gagnait tout à l'échange de Berwick pour Tessé. Maulevrier n'oublia rien pour se rendre considérable. Il n'avait que trop de quoi jeter de la poudre aux yeux. Mme des Ursins y fut prise. Elle était trop bien informée pour ignorer les visites continuelles à Marly de Mme de Maintenon et de Mme la duchesse de Bourgogne à Maulevrier, sous prétexte d'aller chez sa femme, et quantité d'autres détails. Mais quand Maulevrier lui eut raconté son roman en beau, et que Tessé en appuyait la croyance, elle ne crut pouvoir trop acheter un homme aussi initié dans le plus intérieur et capable de si profondes et de si hardies intrigues; elle lui donna donc sa confiance ainsi qu'à Tessé, et leur assura ainsi toute celle du roi et de la reine d'Espagne avant que d'être arrivés auprès d'eux. De Toulouse, elle gouvernait leur esprit et leurs affaires plus despotiquement encore, s'il se peut, et plus sans partage que le cardinal Mazarin, chassé du royaume, ne gouverna jamais la reine mère et les affaires de France de chez l'électeur de Cologne, où il était retiré.

Tessé et Maulevrier, annoncés à Madrid sur le pied de ce que je viens d'expliquer, et chargés encore des lettres de la princesse des Ursins, trouvèrent une ouverture entière dans le roi et la reine d'Espagne. La première conversation fut un épanchement de cour de leur part, surtout de celle de la reine; c'était par eux qu'elle fondait ses plus grandes espérances du retour de la princesse des Ursins, sans laquelle elle ne croyait pouvoir subsister ni vivre. Tessé, pressé d'aller sur la frontière donner ordre à tout, et par la chose même, et par les ordres réitérés du roi, ne put différer, dès qu'il eut conféré avec Berwick à Madrid, et fait sa couverture. Maulevrier, allé en Espagne comme un malade aux eaux, demeura à Madrid pour suppléer à l'absence de son beau-père dans tout ce qui regardait l'intime confidence du palais sur Mme des Ursins. Avec de l'esprit, là connaissance qu'il avait de notre cour, les lumières qu'il avait tirées de la confiance de la princesse des Ursins à Toulouse, il donna à la reine des conseils pour des démarches dont elle éprouva l'utilité. Elle, Mme des Ursins, Mme de Maintenon, tout marchait en cadence.

Maulevrier sut profiter de ce que la reine n'avait personne de notre cour à qui elle pût s'ouvrir de son désir le plus ardent, ni plus instruit, ni de qui elle fût là-dessus plus sûre. Elle prit tant de goût à ces entretiens secrets, qu'elle fit donner les entrées à Maulevrier par le roi d'Espagne, qui, par chez ce prince, entrait chez la reine à toute heure. Il avait pour cautions son beau-père, Mme la duchesse de Bourgogne et la princesse des Ursins. Avec ces avantages, il sut pousser les privances bien loin. En sous-ordre, la reine voulait aussi le rappel du duc de Grammont, coupable du crime irrémissible à ses yeux d'être contraire au retour de Mme des Ursins, et de ne l'avoir vue que froidement dans sa route. Par là il était devenu insupportable au roi et à la reine. Les affaires les plus pressantes périssaient entre ses mains. Il y avait plus: par un conseil profond, la reine d'Espagne avait persuadé au roi son mari de choquer en tout les volontés du roi son grand-père, et de négliger en tout ses conseils avec affectation. Le roi s'en plaignait avec amertume. Le but était de le lasser par là, et de lui faire comprendre qu'il n'y avait que Mme des Ursins, bien traitée et renvoyée toute-puissante, qui pût remettre les choses dans le premier état, et le faire obéir en Espagne comme dans les premiers temps.

Quand tout fut bien préparé, et que le roi [fut] adouci par le temps de l'exil, par les grâces faites aux Estrées, par les insinuations éloignées, parles artifices des lettres qui lui venaient de Tessé, où il n'était pas toutefois question de la princesse; qu'il fut jugé qu'il était temps d'agir plus à découvert, et que le roi [était] lassé des dépits de la reine, de la mollesse pour elle de son petit-fils et de la résistance qu'il trouvait à tout ce qu'il proposait de plus utile et de plus raisonnable en Espagne, où il avait longuement éprouvé avec tant de complaisance qu'on n'y cherchait qu'à prévenir son goût et sa volonté, surtout à lui marquer une complaisance et une obéissance parfaite, on se garda bien de lui laisser entrevoir qu'on songeât, ni Mme des Ursins elle-même, à aucun retour en Espagne; comme pour obtenir Toulouse au lieu de l'Italie on avait pris le même soin de l'empêcher de s'apercevoir qu'il pût être jamais question de la revoir à Paris et à la cour. Ce changement de l'Italie à Toulouse, que la mollesse ou le peu de lumières des ministres souffrit dans un temps de colère, à eux si favorable pour l'empêcher, fut le salut de toute la grandeur de leur ennemie qui, une fois en Italie et à Rome, eût été trop éloignée d'Espagne et de France pour machiner à temps et utilement, et, revenue là en son premier état de consistance, y serait demeurée pour toujours. On se garda donc bien, je le répète, de laisser entrevoir au roi aucun désir, aucune idée de retour en Espagne.

Mais Harcourt, d'une part, qui, avec art et hardiesse, s'était toujours conservé la liberté de parler au roi des choses d'Espagne, et Mme de Maintenon, de l'autre, lui représentèrent peu à peu le pouvoir sans bornes de la reine d'Espagne sur le roi son mari; le dépit extrême dont elle donnait des marques jusqu'à la contradiction la plus continuelle et la plus aigre pour tout ce qui venait du roi aux dépens de ses propres affaires, par une humeur dont elle n'était plus maîtresse, et qui en effet avait bien sa cause dans la dureté qu'éprouvait une personne pour qui elle avait déployé tout ce qui était en elle pour adoucir l'ignominie de son sort; qu'après tout il n'était question, pour la contenter, que d'une complaisance entièrement étrangère et indifférente aux affaires, qui n'y pouvait rien influer, de permettre à Mme des Ursins de venir à la cour y dire tout ce qu'il lui plairait pour sa justification, et devenir après tout ce qu'il lui plairait, excepté d'y demeurer et de retourner en Espagne, retour dont la reine même ne parlait plus et se bornait à ce que son amie pût être entendue elle-même; que ce qui ne se refusait pas aux plus coupables pouvait bien s'accorder à une personne de sari sexe et de cette qualité; que, quelles que fussent les fautes qu'elle eût commises, sa chute de si haut et si prompte, l'exil où depuis si longtemps elle en donnait le spectacle, le contraste des récompenses si marquées du cardinal et de l'abbé d'Estrées, étaient une pénitence qui méritait bien qu'enfin le roi, content de lui avoir fait sentir le poids de son indignation, et à la reine d'Espagne celui de son autorité paternelle, voulût bien marquer à une princesse, par les mains de qui on était réduit à passer pour toutes les affaires, et qui était outrée, une considération qui sûrement l'adoucirait, la charmerait même, et la ferait rentrer dans le chemin d'où le dépit l'avait égarée; qui, s'il était continué, pouvait, par de mauvais conseils d'humeur et de colère, porter les affaires en de fâcheuses extrémités qui, après les malheurs d'Hochstedt, de Gibraltar, de la révolte de la Catalogne, demandaient des soins et une conduite qui ne pouvaient réussir que par un grand concert.

L'archevêque d'Aix, maître consommé en intrigues, l'homme le plus hardi, le plus entreprenant, le plus plein d'esprit et de ressources, et qui, depuis le temps de Madame et le retour de son exil, s'était conservé une sorte de liberté avec le roi qu'il connaissait parfaitement, rompit les premières glaces, et ne parla que de l'état malheureux de Mme des Ursins, qu'une folie sans excuse (il voulait parler de la lettre apostillée) avait précipitée dans l'abîme de l'humiliation. Il exagéra sa douleur d'avoir déplu et de ne pouvoir être écoutée après n'avoir été appliquée en Espagne qu'à y faire obéir le roi et cherché en tout à lui plaire. À mesure qu'Harcourt, d'une part, et Mme de Maintenon, de l'autre, avec qui il agissait de concert, et à qui dans cette crise il donna d'utiles et fermes conseils, il retournait à la charge. Le roi, dont la vérité n'approcha jamais dans la clôture où il s'était emprisonné lui-même, fut le seul des deux monarchies qui ne se douta du tout point que l'arrivée de Mme des Ursins à sa cour fût le gage assuré de son retour en Espagne et de celui d'une puissance plus grande que jamais. Fatigué des contradictions qu'il y éprouvait, inquiet du désordre dangereux qui en résultait aux affaires, dans un temps où leur changement de face demandait un parfait unisson entre les deux couronnes, lassé des instances qui lui étaient faites et des réflexions qui lui étaient présentées, il accorda enfin la grâce qui lui était si pressement demandée, dont les ministres se trouvèrent fort étourdis.

Harcourt profita de ce court intervalle. Il était irréconciliable avec Torcy et avec le duc de Beauvilliers. Chamillart n'était son homme que parce qu'il était celui de Mme de Maintenon. Il n'aurait pas voulu moins se mêler de ses deux départements que de celui de Torcy: ce n'était donc pas là où il pouvait compter de se réunir réellement. L'esprit, le tour, la capacité du chancelier lui plaisaient. La malignité et l'inquisition de Pontchartrain lui pouvaient être utiles. Leur département n'avait rien qui pût le tenter ni leur en donner ombrage; ils étaient ennemis déclarés de Chamillart, et le chancelier mal avec Beauvilliers de tout temps et même avec peu de mesure. Tout cela plaisait fort à Harcourt et lui donna le désir de se réunir au père et au fils, avec qui il n'avait point eu d'occasion de prises particulières. Cela pouvait lui servir pour les choses du conseil, et ôter au roi l'idée fâcheuse qu'il ne pouvait vivre avec pas un de ses ministres. Je fus surpris qu'il n'accueillît avec une attention très marquée et suivie, qu'il entamât des propos avec moi pour voir comment j'y prendrais cette recherche; je me tins en garde avec un homme ennemi de ce que j'avais de plus intime et qui ne faisait rien qu'avec des vues. Ma politesse ne lui suffit pas. L'affaire de Mme des Ursins s'avançait dans les ténèbres. Il était pressé de s'unir aux Pontchartrain; c'était sur moi qu'il avait jeté les yeux pour la former. Il se dégoûta et tourna court sur le premier écuyer, déjà de ses amis et qui, n'ayant pas mes raisons, devint bientôt son homme et fit en un instant l'union qui leur convenait à tous.

Le chancelier, mal avec Beauvilliers, brouillé ouvertement avec Chamillart, sans liaison avec Torcy, contre lequel son fils crevait de jalousie, totalement déchu auprès de Mme de Maintenon, avec peu d'affaires (rares et souvent plutôt embarrassantes pour lui qu'agréables) directement avec le roi, et ne tenant plus à lui que par l'habitude et par l'esprit et l'agrément, il fut ravi de se lier à un homme tel qu'était Harcourt, et tel qu'il pouvait si naturellement devenir, qui avait avec lui des aversions et des raisons communes d'éloignement, avec qui d'ailleurs il ne pouvait entrer en compromis ni en soupçon pour son ministère ni pour celui de son fils, lequel, abhorré de tout le monde et de ses confrères même, ne faisait que prendre haleine de la peur que le comte de Toulouse lui avait faite, et était trop heureux de se pouvoir lier avec un homme aussi considérable que l'était Harcourt au dehors, et plus encore en dedans, dont la protection et les conseils lui pouvaient être d'un usage si utile. Mais, en faisant cette union, Harcourt, qui tout en douceur donnait la loi, voulut à découvert que lime des Ursins y fût comprise, et qu'il pût lui répondre pour toujours à l'avenir de leur amitié et de leurs services.

Ce point fut gagné avec la même facilité, et toutes les grâces du chancelier s'y déployèrent. C'était l'ennemie de ceux qu'il haïssait, ou avec qui il vivait sans liaisons. Ni lui ni son fils n'étaient pas à portée qu'on leur demandât de rompre des glaces. S'engager à vouloir du bien à une personne éloignée sans moyen de la servir, était s'engager à peu de chose; et si elle venait à reprendre le dessus elle leur devenait une protection. L'union entre eux venait donc d'être conclue, et Harcourt, le premier écuyer et les Pontchartrain s'étaient vus, promis et convenus de leurs faits, précisément quelques jours devant que le roi eût lâché la grande parole sur laquelle il fut dépêché un courrier à Toulouse portant permission de venir quand elle voudrait à Paris et à la cour. Quelque informée qu'elle fût de tout ce qui se brassait pour elle, la joie surpassa l'espérance. Mais le coup d'oeil de son retour à la toute-puissance en Espagne, conséquent à cette permission, ne la dérangea pas plus qu'avait fait la chute de la foudre sur elle à Madrid: toujours maîtresse d'elle-même et attentive à tirer tout le parti qu'elle pourrait de son admission à se justifier, elle conserva l'air d'une disgraciée qui espère, mais qui est humiliée; elle avait prévenu ses intimes amis de s'en tenir exactement à ce ton; elle craignit surtout de laisser rien apercevoir au roi qui le fronçât et qui le tint en garde; elle prit avec une grande présence d'esprit ses mesures en Espagne; elle ne se précipita point de partir et partit néanmoins assez promptement pour ne rien laisser refroidir et marquer son empressement à profiter de la grâce qu'elle recevait et qu'elle avait toujours tant souhaitée.

À peine le courrier fut-il parti vers elle, que le bruit de son retour se répandit sourdement et devint public et confirmé peu de jours après. Le mouvement qu'il produisit à la cour fut inconcevable; il n'y eut que les amis intimes de Mme des Ursins qui demeurèrent dans un état tranquille et modéré. Chacun ouvrit les yeux et comprit que l'arrivée d'une personne si importante n'aurait rien d'indifférent. On se prépara à une sorte de soleil levant, qui allait changer et renouveler bien des choses dans la nature. On ne voyait que gens, à qui on n'avait jamais ouï proférer son nom, qui se vantaient de son amitié et qui exigeaient des compliments sur sa prochaine arrivée. On en trouvait d'autres, liés avec ses ennemis, qui n'avaient pas honte de se donner pour être transportés de joie et de prodiguer les bassesses à ceux de qui ils se flattaient qu'elles seraient offertes en encens à la princesse des Ursins. Parmi ces derniers, les Noailles se distinguèrent. Leur union intime avec les Estrées, et par leur gendre favori avec le duc de Grammont, ne les arrêta point: ils se publièrent ravis du retour d'une personne qu'ils avaient, disaient-ils, dans tous les temps, aimée et honorée, et qui était de leurs amies depuis toute leur vie. Ils le voulurent persuader à ses meilleurs amis, à Mme de Maintenon, à elle-même.

Elle arriva enfin à Paris le dimanche 4 janvier. Le duc d'Albe, qui avait cru bien faire en s'attachant fortement aux Estrées, espéra laver cette tache en lui prodiguant tous les honneurs qu'il put. Il alla en cortège fort loin hors Paris, à sa rencontre avec la duchesse d'Albe, et la mena coucher chez lui, où il lui donna une fête. Plusieurs personnes de distinction allèrent plus ou moins loin à sa rencontre les Noailles n'y manquèrent pas et les plus loin de tous. Mme des Ursins eut lieu d'être surprise d'une entrée si triomphante: il lui fallut capituler pour sortir de chez le duc d'Albe. Il lui importait de se mettre en lieu de liberté. De préférence à la duchesse de Châtillon, sa propre nièce, elle alla loger chez la comtesse d'Egmont qui ne l'était qu'à la mode de Bretagne, mais nièce de l'archevêque d'Aix, qu'elle avait eue autrefois longtemps chez elle avec la duchesse de Châtillon, et qu'elle y avait mariées l'une et l'autre. Cette préférence était bien due à la considération de l'archevêque d'Aix, qui, dans les temps les plus orageux, n'avait trouvé rien de difficile pour son service jusqu'à cet agréable moment. Le roi était à Marly, et nous étions, Mme de Saint-Simon et moi, de ce voyage, comme, depuis que Chamillart m'avait raccommodé, cela nous arrivait souvent. Pendant le reste de ce Marly, ce fut un concours prodigieux chez Mme des Ursins, qui, sous prétexte d'avoir besoin de repos, ferma sa porte au commun, et ne sortit point de chez elle. M. le Prince y courut des premiers, et, à son exemple, tout ce qu'il y eut de plus grand et de moins connu d'elle. Quelque flatteur que fût ce concours, elle n'en était pas si occupée qu'elle ne le fût beaucoup plus de se mettre bien au fait de tout ce que les dépêches n'avaient pu comporter, et de la carte présente. La curiosité, l'espérance, la crainte, la mode, y attirait cette foule dont plus des trois quarts n'entraient pas. Les ministres en furent alors effrayés. Torcy eut ordre du roi de l'aller voir. Il en fut étourdi: il ne répliqua pas; en homme qui vit la partie faite et le triomphe assuré, il obéit. La visite se passa avec embarras de sa part, et une froideur haute de l'autre: ce fut l'époque qui fit changer de ton à Mme des Ursins. Jusque-là modeste, suppliante, presque honteuse, elle en vit et en apprit tant, que, de répondante qu'elle s'était proposé d'être, elle crut pouvoir devenir accusatrice et demander justice contre ceux qui, abusant de la confiance du roi, lui avaient attiré un traitement si fâcheux et si long, et mise en spectacle aux deux monarchies. Tout ce qui lui arrivait passait de bien loin ses espérances; elle-même s'en est étonnée avec moi plusieurs fois, et avec moi s'est moquée de force gens, et souvent des plus considérables, ou qu'elle ne connaissait comme point, ou qui lui avaient été fort contraires, et qui s'empressaient bassement auprès d'elle.

Le roi revint à Versailles le samedi 10 janvier; Mme des Ursins y arriva le même jour; elle logea à la ville chez d'Alègre. J'allai aussitôt la voir, n'ayant pu quitter Marly à cause des bals de presque tous les soirs. Ma mère l'avait fort vue à Paris, où Mme de Saint-Simon et moi lui avions envoyé témoigner notre joie et notre empressement de la voir. J'avais toujours conservé du commerce avec elle, et j'en avais reçu en toute occasion des marques d'amitié. Sandricourt, qui était de ma maison, et qui servait en Espagne, duquel j'aurai un mot à dire en son temps, en avait reçu à ma prière toutes sortes de distinctions, et elle l'avait fort recommandé aux principaux chefs espagnols. Je fus très bien reçu. Cependant je m'étais promis quelque chose de plus ouvert. J'y fus peu. Harcourt, qui habilement ne l'avait pas encore vue, y arriva et me fit retirer discrètement; elle m'arrêta pour me charger de quelques bagatelles avec un air de liberté, et tout de suite reprenant toute son ouverture, elle me dit qu'elle se promettait bien de me revoir bientôt et de causer avec moi plus à son aise: j'en vis Harcourt surpris. Sortant de la maison, j'y vis entrer Torcy. Il avait fait en sorte, dès Paris, par sa mère, qu'elle irait souper chez lui. Elle était contente de l'avoir humilié, [et qu'il fût] venu chez elle par ordre du roi. Il n'était pas temps de faire des éclats et contre un ministre: elle n'avait encore vu ni le roi ni Mme de Maintenon, et ce qui se passerait avec eux devait être la boussole de sa conduite. Le lendemain dimanche, huitième jour de son arrivée à Paris, elle dîna seule chez elle, se mit en grand habit, et s'en alla chez le roi, avec lequel elle fut dans son cabinet deux heures et demie tête à tête; de là chez Mme la duchesse de Bourgogne, avec qui elle fut aussi assez longtemps seule dans son cabinet. Le roi dit le soir, chez Mme de Maintenon, qu'il y avait encore bien des choses dont il n'avait point encore parlé à Mme des Ursins. Le lendemain elle vit Mme de Maintenon en particulier fort longtemps et fort à son aise. Le mardi elle y retourna et y fut très longtemps en tiers entre elle et le roi; le mercredi, Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait dîné et joué chez Mme de Mailly, y fit venir la princesse des Ursins à la fin du jeu, passa seule avec elle dans un cabinet et y demeurèrent très longtemps.

Un mois après arriva un colonel dans les troupes d'Espagne, Italien appelé Pozzobuono, dépêché exprès et uniquement par le roi et la reine pour venir apporter leurs remerciements au roi sur la princesse des Ursins, et ordre au duc d'Albe d'aller avec tout son cortège lui faire une visite de cérémonie, comme la première fois qu'il fut chez les princesses du sang. De ce moment il fut déclaré qu'elle demeurerait ici jusqu'au mois d'avril pour donner ordre à ses affaires et à sa santé. C'était déjà un grand pas que d'être maîtresse d'annoncer ainsi son séjour. Personne, à la vérité, ne doutait de son retour en Espagne, mais la parole n'en était pas léchée; elle évitait de s'en expliquer, et on peut juger qu'elle n'essuya pas là-dessus de questions indiscrètes. Elle se mesura fort à voir Monseigneur, Madame, Monsieur et Mme la duchesse d'Orléans et les princesses du sang; donna plusieurs jours au flot du monde, puis se renferma sous prétexte d'affaires, de santé, d'être sortie, et tant qu'elle put ne vit à Paris que ses amis ou ses plus familières connaissances, et les gens que par leur place elle ne pouvait refuser.

Tant d'audiences et si longues, suivies de tant de sérénité et de foule, fit un grand effet dans le monde, et augmenta fort les empressements. Deux jours après ma première visite à Versailles, je retournai chez elle, je lui retrouvai avec moi son ancienne ouverture avec laquelle elle me fit quelques reproches d'avoir été plus intimement de ses amis avant ses affaires que depuis. Cela ne servit qu'à nous réchauffer dans la conversation même, où elle s'ouvrit et me parut avoir envie de me parler. Je ne laissai pas d'être en garde par rapport à M. de Beauvilliers; je savais le raccommodement du chancelier, je ne la craignais pas sur Chamillart, et je ne me souciais point de Torcy, avec qui je n'étais en aucune liaison. Elle ne me fit point d'embarras, elle savait trop la carte de la cour pour ignorer mon intimité avec M. de Beauvilliers; et sa politesse, et je puis dire son amitié, car elle m'en donna des marques dans tout son séjour, m'épargna là-dessus toute délicatesse. Le nonce nous interrompit. Mais je la revis bientôt, et elle me parla de mille choses et d'ici et d'Espagne avec confiance, et de la cour, et d'autres qui la regardaient. Elle fit à Mme de Saint-Simon toutes sortes d'amitiés et d'avances, et on verra bientôt que cela ouvrit fort les yeux de toute la cour sur nous. Laissons-la triompher et besogner à son aise, et retournons en arrière, dont ce long et curieux récit nous a distrait. Mais il ne faut pas oublier que cette réception du roi à Mme des Ursins, au retour de laquelle Tessé s'était tant livré, plut tellement au roi et à la reine d'Espagne, qu'ils donnèrent à Tessé toutes sortes de pouvoirs et de distinctions militaires, de confiance et de faveur personnelle, et à son gendre toutes celles de leur cour.

CHAPITRE XXI. §

Pension du roi à Mme de Caylus, à condition de quitter le P. de La Tour. — Caractère de ce père. — Mort de Pavillon. — Brevets de retenue à Livry et au comte d'Évreux. — Duc de Tresmes reçu à l'hôtel de ville. — Mariage de Rupelmonde avec une fille d'Alègre. — Caractère et audace de Mme de Rupelmonde; extraction de son mari, etc. — Duc d'Aumont gagne contre le duc d'Elboeuf une affaire piquante. — Petits exploits de La Feuillade. — Mort de l'électrice de Brandebourg. — Mort de Courtebonne. — Filles de Saint-Cyr. — Mariage de Mlle d'Osmont avec Avrincourt. — Mort de Tressan, évêque du Mans. — Tracasserie entre Saint-Pierre et Nancré pour les Suisses de M. le duc d'Orléans. — Brevet de retenue à Grignan. — Mariage du chevalier de Grignan avec Mlle d'Oraison. — Mariage de Montal avec la soeur de Villacerf, et d'Épinay avec une fille d'O. — Rivas chassé; Mejorada en sa place. — Ronquillo. — Dégoûts à Madrid du duc de Grammont, qui demande son rappel et à la Toison. — Triomphe éclatant et solide de la princesse des Ursins, assurée de retourner en Espagne. — Amitié de la princesse des Ursins pour Mme de Saint-Simon et pour moi, et ses bons offices. — Duc et duchesse d'Albe à un bal à Marly; singularités. — Amelot ambassadeur en Espagne; son caractère. — Orry retourne en Espagne. — Bourg, son caractère, ses aventures, sa chétive fortune. — Melford rappelé à Saint-Germain et déclaré duc. — Middleton se fait catholique. — Mort de Mme du Plessis-Bellière. — Mort, caractère et fortune de Magalotti. — Albergotti et son caractère. — Mort du duc de Choiseul, qui éteint son duché-pairie. — Mort du président de Maisons. — Mort de Mlle de Beaufremont. — Mort de Seissac. — Mort et deuil du duc Maximilien de Bavière. — Mort de Beuvron. — Mort du petit duc de Bretagne; son deuil. — Longue goutte du roi; son coucher retranché au public pour toujours. — Mort de Rubantel. — Mort de Breteuil; Armenonville conseiller d'État. — Mort du fils unique d'Alègre. — Angervilliers intendant du Dauphiné et des armées. — Bouchu; son caractère; singularité de ses dernières années.

Quelque occupée que pût être Mme de Maintenon du retour et de la réception de Mme des Ursins, rien ne la put distraire de la maladie antijanséniste. Mme de Caylus avait mis son exil à profit. Elle était retournée à Dieu de bonne foi; elle s'était mise entre les mains du P. de La Tour, qui fut ensuite, s'il ne l'était déjà, général des pères de l'Oratoire. Ce P. de La Tour était un grand homme, bien fait, d'un visage agréable, mais imposant, fort connu par son esprit liant mais ferme, adroit mais fort, par ses sermons, par ses directions. Il passait, ainsi que la plupart de ceux de sa congrégation, pour être janséniste, c'est-à-dire réguliers, exacts, étroits dans leur conduite, studieux, pénitents, haïs de Saint-Sulpice et des jésuites, et par conséquent nullement liés avec eux; enviés des uns dans leur ignorance, et des, autres par la jalousie du peu de collèges et de séminaires qu'ils gouvernaient, et du grand nombre d'amis et illustres qui les leur préféraient. Depuis que le P. de La Tour conduisait Mme de Caylus, la prière continuelle et les bonnes oeuvres partagèrent tout son temps, et ne lui en laissèrent plus pour aucune société; le jeûne était son exercice ordinaire, et depuis l'office du jeudi saint jusqu'à la fin de celui du samedi, elle ne sortait point de Saint-Sulpice; avec cela toujours gaie, mais mesurée et ne voyant plus que des personnes tout à fait dans la piété, et même assez rarement. Dieu répandait tant de grâces sur elle, que cette femme si mondaine, si faite aussi pour les plaisirs et pour faire la joie du monde, ne regretta jamais dans ce long espace que de ne l'avoir pas quitté plus tôt, et ne s'ennuya jamais un moment dans une vie si dure, si unie, qui n'était qu'un enchaînement sans intervalle de prières et de pénitences. Un si heureux état fut troublé par l'ignorance et la folie du zèle de sa tante, pour se taire sur plus haut; elle lui manda que le roi ni elle ne se pouvaient accommoder plus longtemps de sa direction du P. de La Tour; que c'était un janséniste qui la perdait; qu'il y avait dans Paris d'autres personnes doctes et pieuses dont les sentiments n'étaient point suspects; qu'on lui laissait le choix de tous ceux-là; que c'était pour son bien et pour son salut que cette complaisance était exigée d'elle; que c'était une obéissance qu'elle ne pouvait refuser au roi; qu'elle était pauvre depuis la mort de son mari; enfin que, si elle se conformait de bonne grâce à cette volonté, sa pension de six mille livres serait augmentée jusqu'à dix.

Mme de Caylus eut grand'peine à se résoudre; la crainte d'être tourmentée prit sur elle plus que les promesses; elle quitta le P. de La Tour, prit un confesseur au gré de la cour, et bientôt ne fut plus la même; la prière l'ennuya, les bonnes oeuvres la lassèrent, la solitude lui devint insupportable; comme elle avait conservé les mêmes agréments dans l'esprit, elle trouva aisément des sociétés plus amusantes, parmi lesquelles elle redevint bientôt tout ce qu'elle avait été. Elle renoua avec le duc de Villeroy pour lequel elle avait été chassée de la cour. On verra bientôt que cet inconvénient ne parut rien aux yeux du roi et de Mme de Maintenon, en comparaison de celui de se sanctifier sous la conduite d'un janséniste. Le P. de La Tour, qui excellait par un esprit de sagesse, de conduite et de gouvernement, était guetté avec une application à laquelle rien n'échappait, sans qu'il fît jamais un faux pas. Le roi qui, poussé par les jésuites et Saint-Sulpice, lui cherchait noise de tout son coeur, s'est plusieurs fois écrié avec dépit, mais avec admiration, sur la sagesse de cet homme, avouant que depuis fort longtemps qu'il l'épiait, il n'avait jamais pu le trouver en faute. Sa conversation était gaie, souvent salée, amusante, mais sans sortir du caractère qu'il portait. C'était un homme imposant et dans la plus grande considération; avec tout cela ses lumières le trompèrent à la fin, et on le verra dans la suite tomber dans un terrible panneau, où son autorité, croyant éviter un grand mal, entraîna le cardinal de Noailles et le chancelier d'Aguesseau, et eut de funestes suites. Le P. de La Tour était gentilhomme de bon lieu, d'auprès d'Eu, et avait été page de Mademoiselle.

Pavillon, neveu du célèbre évêque de Pamiers, si connu dans les affaires du jansénisme et de la régale, mourut vieux à Paris, où il était de l'Académie des sciences et des inscriptions, assez pauvre et point marié. C'était un homme infirme, de beaucoup d'esprit et fort agréable, qui avait toujours chez lui une compagnie choisie, mais excellente, où allaient même des gens considérables, un fort honnête homme, et qui fut fort regretté.

Livry eut en ce même temps quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge, et le comte d'Évreux bientôt après une augmentation de cent mille livres du sien, qui était déjà de trois cent cinquante mille livres.

Le duc de Tresmes fut reçu en grande pompe à l'hôtel de ville, comme gouverneur de Paris; il y fut harangué par le prévôt des marchands, qui le traita toujours de Monseigneur. M. de Montbazon et les gouverneurs de Paris qui l'avaient précédé, avaient eu ce traitement, qui s'était perdu ensuite. Le duc de Créqui le fit rétablir, et les ducs de Gesvres et de Tresmes en profitèrent. La ville lui donna le même jour un grand festin, où il mena quantité de gens de la cour et de Paris, qui furent placés, à la droite d'une table longue, dans trente fauteuils; vis-à-vis, sur trente chaises à dos, furent les échevins, les conseillers de ville et les conviés du prévôt des marchands, qui était seul avec le duc de Tresmes; et à sa gauche, au haut bout de la table, dans deux fauteuils, le prévôt des marchands et tous les officiers de la ville en habit de cérémonie. On parla fort de la magnificence du repas, qui fut en poisson, parce que c'était un samedi 24 janvier. Le duc de Tresmes jeta de l'argent au peuple en entrant et en sortant de l'hôtel de ville.

Mme d'Alègre maria en ce même mois sa fille à Rupelmonde, Flamand et colonel dans les troupes d'Espagne, pendant que son mari était employé sur la frontière; elle s'en défit à bon marché, et le duc d'Albe en fit la noce. Elle donna son gendre pour un grand seigneur, et fort riche, à qui elle fit arborer un manteau ducal. Sa fille, rousse comme une vache, avec de l'esprit et de l'intrigue, mais avec une effronterie sans pareille, se fourra à la cour, où avec les sobriquets de la blonde et de vaque-à-tout, parce qu'elle était de toutes foires et marchés, elle s'initia dans beaucoup de choses, fort peu contrainte par la vertu et jouant le plus gros jeu du monde. Ancrée suffisamment, à ce qu'il lui sembla, non contente de son manteau ducal postiche, elle hasarda la housse sur sa chaise à porteurs. Le manteau, quoique nouvellement, c'est-à-dire depuis vingt ou vingt-cinq ans, se souffrait à plusieurs gens, qui n'en tiraient aucun avantage, mais pour la housse, personne n'avait encore jamais osé en prendre sans droit. Celle-ci fit grand bruit, mais ne dura que vingt-quatre heures. Le roi la lui fit quitter avec une réprimande très forte.

Le roi, lassé des lettres de Mme d'Alègre, qui tantôt pour Marly, tantôt pour une place de dame du palais, exaltait sans cesse les grandeurs de son gendre, chargea Torcy de savoir par preuves qui était ce M. de Rupelmonde. Les informations lui arrivèrent prouvées en bonne forme, qui démontrèrent que le père de ce gendre de Mme d'Alègre, après avoir travaillé de sa main aux forges de la véritable dame de Rupelmonde, en était devenu facteur, puis maître, s'y était enrichi, en avait ruiné les possesseurs, et était devenu seigneur de leurs biens et de leurs terres en leur place. Torcy me l'a conté longtemps depuis en propres termes. Mais l'avis était venu trop tard, et avait trouvé Mme de Rupelmonde admise à tout ce que le sont les femmes de qualité. Le roi ne voulut pas faire un éclat.

Jamais je ne vis homme si triste que ce Rupelmonde ni qui ressemblât plus à un garçon apothicaire. Je me souviens qu'un soir que nous étions à Marly, et qu'au sortir du cabinet du roi Mme la duchesse de Bourgogne s'était remise au lansquenet, où était Mme de Rupelmonde qui y coupait, un suisse du salon entra quelques pas et cria fort haut: « Madame Ripilmande, allez coucher; votre mari est au lit qui envoie vous demander. » L'éclat de rire fut universel. Le mari, en effet, avait envoyé chercher sa femme, et le valet, comme un sot, avait dit au suisse la commission, au lieu de demander à parler à Mme de Rupelmonde, et la faire appeler à la porte du salon. Elle ne voulait point quitter le jeu, moitié honteuse, moitié effrontée; mais Mme la duchesse de Bourgogne la fit sortir. Le mari fut tué bientôt après. Le deuil fini, la Rupelmonde intrigua plus que jamais, et à force d'audace et d'insolence, de commodités et d'amourettes, parvint longtemps depuis à être dame du palais de la reine à son mariage, et par une longue et publique habitude avec le comte depuis duc de Grammont, à faire le mariage de son fils unique avec sa fille rousse et cruellement laide, sans un sou de dot.

Les ducs d'Elboeuf, père et fils, gouverneurs de Picardie, avaient une dispute avec le maréchal et les ducs d'Aumont, gouverneurs de Boulogne et de Boulonnais, qui était devenue fort aigre, et qui avait été plus d'une fois sur le point de leur faire mettre l'épée à la main l'un contre l'autre. M. d'Elboeuf disait que Boulogne et le Boulonnais étaient du gouvernement de Picardie, et le prouvait, parce qu'il était en usage de présenter au roi les clefs de Boulogne quand il y était venu, et d'y donner l'ordre, M. d'Aumont présent; mais il prétendait de là mettre son attache aux provisions de gouverneur de Boulogne et du Boulonnais, et c'est ce que MM. d'Aumont lui contestaient. Le roi enfin jugea cette affaire en ces temps-ci, et M. d'Aumont la gagna de toutes les voix du conseil de dépêches.

La Feuillade, arrivé au commencement de janvier, présenté par Chamillart, et reçu en conquérant, ne dédaigna pas de danser à Marly avec nous. Il avait laissé sa petite armée en Savoie, dans les vallées voisines, et au blocus de Montméliant. Le voyage fut court et brillant; un mois après il travailla avec le roi et Chamillart chez lime de Maintenon, comme les généraux d'armée, prit congé et s'en retourna. Il ne tarda pas à marcher à Nice et à Villefranche, et détacha Gévaudan pour s'emparer de Pignerol tout ouvert. Le marquis de Roye, lieutenant général des galères, les mena devant Villefranche avec des vaisseaux chargés de munitions; elle fut bientôt prise l'épée à la main. Il fut de là à Nice, où il ouvrit la tranchée le 17 mars, et cependant le château de Villefranche se rendit aux: troupes qu'il y avait laissées. Nice se rendit le 17 avril, et la garnison se retira au château, qu'on ne songea pas à attaquer, entre lequel et la ville on fit une trêve indéfinie, à laquelle M. de Savoie consentit.

L'électrice de Brandebourg mourut au commencement de février. Elle était soeur du duc d'Hanovre, fait neuvième électeur, et qui depuis a succédé à la reine Anne à la couronne d'Angleterre. Cette princesse mérite d'être remarquée pour n'avoir jamais approuvé que l'électeur son mari prît le titre de roi de Prusse. On n'en prit point le deuil, parce qu'il n'y avait point de parenté avec le roi.

Villars, après avoir travaillé avec le roi, prit congé de lui les premiers jours de février. Il revint un mois après; il avait été faire un tour sur la Moselle; quinze jours après il s'en alla à Metz en attendant qu'il pût assembler son armée.

Marsin arriva d'Alsace, et Arco de Flandre, pour y retourner bientôt.

Courtebonne, lieutenant général, mourut. Il était excellent officier et gouverneur d'Hesdin, frère de la femme de Breteuil, conseiller d'État, mère de Breteuil que nous verrons deux fois secrétaire d'État de la guerre. Le roi se servit de ce gouvernement pour faire plaisir à Mme de Maintenon. Elle trayait d'ordinaire une demoiselle ou deux de Saint-Cyr des plus prêtes à en sortir, pour se les attacher, écrire ses lettres et la suivre partout. Le roi, qui les voyait là sans cesse, prenait souvent de la bonté pour elles et les mariait. Mlle d'Osmont se trouva dans ce cas-là, avec plus d'esprit et d'agrément que la plupart des autres. On lui trouva un parti, d'Avrincourt, qui avait quelque peu servi de colonel de dragons en Italie. Il avait du bien en Artois; Hesdin lui convenait, il en donna vingt-cinq mille écus aux enfants de Courtebonne, et on lui donna cent mille livres sur l'hôtel de ville. Ce fut un homme d'esprit et adroit qui, au lieu de se laisser étranger et sa femme, sut plaire et en tirer les meilleurs partis, moyennant quoi il s'enrichit extrêmement, et trouva moyen, même longtemps depuis la mort du roi, d'avoir un régiment royal de cavalerie, et son gouvernement pour son fils. Mme la duchesse de Bourgogne s'amusa fort de cette noce, et donna la chemise pour se divertir et faire sa cour à Mme de Maintenon.

Il mourut en même temps un autre homme qui avait fait bien des manèges en sa vie, qui avait succédé à l'archevêque d'Aix dans la charge de premier aumônier de Monsieur c'était Tressan, qui ne put aller plus loin que l'évêché du Mans, et qui enfin, de guerre lasse, s'y confina et vendit sa charge à l'abbé de Grancey.

Cela me fait souvenir d'une tracasserie qui arriva lors entre M. et Mme la duchesse d'Orléans. Saint-Pierre, qui avait beaucoup d'esprit et de l'intrigue, et qui, très bon marin, avait été cassé pour n'avoir pas voulu prendre du petit Renault les leçons publiques de marine que le roi avait ordonnées, avait amené sa femme de Brest, plus intrigante encore que lui et fort vive. Elle avait été jolie quoique jeune encore, et avait été fort sur le trottoir à Brest, d'où elle était. Je ne sais qui la produisit à Mme la duchesse d'Orléans. Elle devint sa favorite, s'établit partout à sa suite, quoique sans emploi chez elle, et vécut comme à Brest. Elle avait de l'esprit, de la gaieté, de la douceur. Elle plut et s'insinua fort avec le monde sous la protection de la princesse.

Saint-Pierre était un homme froid, se piquant de lecture, de philosophie et de sagesse. À la dévotion près, et dans le bas étage, c'était un ménage tout comme celui de M. et de Mme d'O, de chez qui aussi ils ne bougeaient. M. le duc d'Orléans n'en faisait pas grand cas, et ne trouvait ni l'importance du mari à son gré, ni le fringant et le petit état de la femme propre à figurer favorite de Mme la duchesse d'Orléans. Ils voulaient une place à se fourrer, à quelque prix que ce fût, qui leur donnât quelque consistance. Liscoët mourut qui avait les Suisses de M. le duc d'Orléans, et la place est lucrative. Saint-Pierre et sa femme se mirent après. Mme la duchesse d'Orléans prétendit que M. le duc d'Orléans la lui avait promise. Nancré, qui était Dreux comme le gendre de Chamillart, était un garçon de beaucoup d'esprit, d'agrément et fort orné; il avait quitté le service, lassé d'être lieutenant-colonel, où il avait percé par ancienneté. Son père était mort lieutenant général et gouverneur de…., qui en secondes noces avait épousé une fille de La Bazinière, soeur de la mère du président de Mesmes, mort premier président, et intimement avec lui et avec son beau-fils. Celui-ci s'était trouvé dans des parties de M. le duc d'Orléans à Paris. Il était appuyé auprès de lui de l'abbé Dubois et de Canillac, qui lui firent donner la charge. Voilà la Saint-Pierre aux grands pleurs, son mari aux grands airs de dédain, et à dire que c'était l'affaire de Mme la duchesse d'Orléans, qui s'en brouilla avec M. le duc d'Orléans. Jamais elle ne l'a pardonné à Nancré; jamais, ce qui est bouffon à dire, Saint-Pierre ne l'a pardonné à M. le duc d'Orléans, quoiqu'il ait eu mieux dans la suite, et à peine en aucun temps a-t-il pris la peine de mettre le pied chez lui. Ce détail de Palais-Royal semble maintenant fort fade et fort peu ici en sa place. Les suites feront voir qu'il ne devait pas être omis. Le rare est que Saint-Pierre arracha, sans se donner la peine de s'en remuer, quatre mille livres d'augmentation de pension d'une de six mille livres que Mme la duchesse d'Orléans lui avait déjà obtenue, et que M. le duc d'Orléans n'en fut pas mieux dans ses bonnes grâces.

À propos de grâces pécuniaires, Grignan, fort endetté à commander en Provence, obtint deux cent mille livres de brevet de retenue sur sa lieutenance générale de cette province. Lui et sa femme, se voyant sans garçons, tourmentèrent tant le chevalier de Grignan, qu'ils lui firent épouser Mlle d'Oraison. C'était un homme fort sage, de beaucoup d'amis, très considéré, avec beaucoup d'esprit et du savoir. Une goutte presque sans relâche lui fit quitter le service où il s'était distingué, et la cour où il aurait figuré même sans place. Il était menin de Monseigneur, des premiers qui furent faits. Il était retiré depuis longtemps en Provence, d'où il ne sortit plus. Ce mariage fut fort inutile, il n'en vint aucun enfant. Mais ils n'avaient pas à craindre l'extinction de leur maison tant il subsistait encore de branches de Castellane.

En même temps, le petit-fils de Montal, mort chevalier de l'ordre, et qui aurait mieux été maréchal de France, épousa une soeur de Villacerf, premier maître d'hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne, et M. d'O maria sa fille aînée à M. d'Épinay assez pauvre.

Mme des Ursins, triomphante à Paris fort au-dessus de ses espérances, faisait en même temps bien des choses en Espagne. Rivas, autrefois Ubilla, secrétaire des dépêches universelles, célèbre pour avoir dressé le testament de Charles II, fut chassé; il ne s'en releva jamais, et Mejorada fut mis en sa place. Le père de ce dernier l'avait eue avant Rivas. Il consentit à détacher pour Ronquillo le département de la guerre, que celui-ci refusa: ce dernier était corrégidor de Madrid, avec grande réputation. Il voulait une plus haute fortune, et il parvint en effet quelque temps après à être gouverneur du conseil de Castille. D'un autre côté, le duc de Grammont était accablé de dégoûts. Poussé à bout sur toutes les affaires, qui ne réussissaient que lorsqu'il ne s'en mêlait pas, il demanda une audience à la reine, quoique le roi fût à Madrid, dans l'espérance de réussir par elle. Il l'obtint, lui exposa diverses choses importantes et pressées, par rapport au siège de Gibraltar. La reine l'écouta paisiblement, puis, avec un sourire amer, lui demanda s'il convenait à une femme de se mêler d'affaires, et lui tourna le dos. Mme des Ursins qui, à cause de Mme de Maintenon, ménageait les Noailles, ne voulait pas elle-même demander son rappel. Mais, outre qu'elle ne lui pardonnait point les choses passées, il lui était important d'avoir un ambassadeur dont elle pût disposer. Il fallait réduire celui qui l'était à demander son rappel lui-même, et c'est à la fin ce qui arriva. Les Noailles, qui faisaient tout, comme on a vu, pour son fils, leur gendre, ne se soudoient point de lui; mais, par honneur pour eux-mêmes, ils désiraient au moins qu'il fût honnêtement congédié. C'est ce que la maréchale de Noailles négocia avec la princesse des Ursins, qui lui fit valoir la Toison qu'elle demandait comme le comble de la considération du roi et de la reine pour eux, et tout l'effort de son amitié et de son crédit. Elle en fit sa cour à Mme de Maintenon, pour lui témoigner combien tout ce qui approchait de son alliance l'emportait sur les raisons les plus personnelles, et lui en faire valoir le sacrifice particulier que la reine d'Espagne lui faisait de tout son mécontentement. Cette grâce fut donc assurée, mais seulement conférée peu avant le départ du duc de Grammont.

On retourna à Marly, où il y eut force bals. On peut croire que Mme des Ursins fut de ce voyage. Son logement fut à la Perspective; rien de pareil à l'air de triomphe qu'elle y prit, à l'attention continuelle en tout qu'eut le roi à lui faire les honneurs, comme à un diminutif de reine étrangère à sa première arrivée, et à la majestueuse façon aussi dont tout était reçu avec une proportion de grâce et de respectueuse politesse dès lors fort effacée, et qui faisait souvenir les vieux courtisans de la cour de la reine mère. Jamais elle ne paraissait que le roi ne se montrât tout occupé d'elle, de l'entretenir, de lui faire remarquer les choses, de rechercher son goût et son approbation, avec un air de galanterie, même de flatterie, qui ne faiblit point. Les fréquents particuliers qu'elle avait avec lui chez Mme de Maintenon, et qui duraient des heures et quelquefois le double, ceux qu'elle avait les matins fort souvent avec Mme de Maintenon seule, la rendirent la divinité de la cour. Les princesses l'environnaient dès qu'elle se montrait quelque part, et l'allaient voir dans sa chambre. Rien de plus surprenant que l'empressement servile qu'avait auprès d'elle tout ce qu'il y avait de plus grand, de plus en place, de plus en faveur. Jusqu'à ses regards étaient comptés; et ses paroles, adressées aux dames les plus considérables, leur imprimaient un air de ravissement.

J'allais presque tous les matins chez elle: elle se levait toujours de très bonne heure, et s'habillait et se coiffait tout de suite, en sorte que sa toilette ne se voyait jamais. Je prévenais l'heure des visites importantes, et nous causions avec la même liberté qu'autrefois. Je sus par elle beaucoup de détails d'affaires, et la façon de penser du roi, de Mme de Maintenon surtout, sur beaucoup de gens. Nous riions souvent ensemble de la bassesse qu'elle éprouvait des personnes les plus considérées, et du mépris qu'elles s'en attiraient sans qu'elle le leur témoignât, et de la fausseté d'autres fort considérables qui, après lui avoir fait, et nouvellement à son arrivée, du pis qu'elles avaient pu, lui prodiguaient les protestations, et tâchaient à lui vanter leur attachement dans tous les temps, et à faire valoir leurs services. J'étais flatté de cette confiance de la dictatrice de la cour. On y fit une attention qui m'attira une considération subite, outre que force gens des plus distingués me trouvaient les matins seul avec elle, et que les messages qui lui pleuvaient rapportaient qu'ils m'y avaient trouvé, et très ordinairement qu'ils n'avaient pu parler à elle. Elle m'appelait souvent dans le salon, ou d'autres fois j'allais lui dire un mot à l'oreille, avec un air d'aisance et de liberté fort envié et fort peu imité. Elle ne trouvait jamais Mme de Saint-Simon sans aller à elle, la louer, la mettre dans la conversation de ce qui était autour d'elle, souvent de la mener devant une glace, et de raccommoder sa coiffure ou quelque chose de son habit, comme en particulier elle aurait pu faire à sa fille; assez souvent elle la tirait de la compagnie, et causait bas à part longtemps avec elle, toujours quelques mots bas de l'une à l'autre, et d'autres haut, mais qui ne se comprenaient pas. On se demandait avec surprise, et beaucoup avec envie, d'où venait une si grande amitié, dont personne ne s'était douté; et ce qui achevait de tourmenter la plupart, c'est que Mme des Ursins, sortant de la chambre de Mme de Maintenon, d'avec le roi et elle, ne manquait guère d'aller à Mme de Saint-Simon, si elle la trouvait dans le premier cabinet où elle avait la liberté d'entrer avec quelques autres dames privilégiées, et la mener en un coin et de lui parler bas. D'autres fois la trouvant dans le salon, sortant de ces particuliers, elle en usait de même. Cela faisait ouvrir les yeux à tout le monde, et lui attirait force civilités.

Ce qu'il y eut de plus solide fut tout le bien qu'elle dit d'elle au roi et à Mme de Maintenon, à plusieurs reprises; et nous avons su, par des voies sûres et tout à fait éloignées de Mme des Ursins, qu'il n'y avait sortes de bons offices qu'elle ne lui eût rendus, sans jamais les lui avoir demandés, et souvent, et avec art et dessein, et qu'elle avait dit au roi et à Mme de Maintenon plus d'une fois qu'ils n'avaient aucune femme à la cour, et de tout âge, si propre, ni si faite exprès en vertu, en conduite, en sagesse, pour être dame du palais, et dès lors même, quoique si jeune, dame d'honneur de Mme la duchesse de Bourgogne, si la place venait à vaquer, ni qui s'en acquittât avec plus de sens, de dignité, ni plus à leur gré et à celui de tout le monde. Elle en parla de même à Mme la duchesse de Bourgogne plusieurs fois, et ne lui déplut pas, parce que dès lors aussi cette princesse avait jeté ses vues sur elle, si la duchesse du Lude, qui la survécut, venait à manquer. Je suis persuadé que, outre la bonne opinion qu'avec toute la cour le roi et Mme de Maintenon en avaient déjà, ces témoignages de Mme des Ursins, dans la confiance qu'ils avaient prise en elle, leur firent l'impression dont toujours depuis les effets se sont fait sentir, et à la fin, comme on le verra en son temps, beaucoup plus que nous n'aurions voulu. Mme des Ursins ne m'oublia pas non plus; mais une femme était plus susceptible de son témoignage, et faisait aussi plus d'impression. Cette façon d'être avec nous et pour nous ne se ralentit point jusqu'à son départ pour l'Espagne.

Entre plusieurs bals où Mme des Ursins fut toujours traitée avec les mêmes distinctions, je veux dire un mot de celui où Mme des Ursins obtint avec quelque peine que le duc et la duchesse d'Albe fussent conviés. Je dis avec peine, parce qu'aucun ambassadeur, ni étranger, n'avait jamais été admis à Marly, excepté Vernon une fois, lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, pour faire cette distinction à M. de Savoie dont il était envoyé, et dans les suites les ambassadeurs d'Espagne.

La séance du bal dans le salon était un carré long fort vaste. Au haut bout, c'est-à-dire du côté du salon qui séparait l'appartement du roi de celui de Mme de Maintenon, était le fauteuil du roi, ou les fauteuils quand le roi et la reine d'Angleterre y étaient, laquelle était entre les deux rois. Les fils de France et M. le duc d'Orléans étaient les seuls hommes dans ce rang, que les princesses du sang fermaient. Vis-à-vis étaient assis les danseurs et avec eux M. le comte de Toulouse, et dans les commencements que j'y ai dansé, M. le Duc qui dansait encore; des deux côtés les dames qui dansaient, les titrées les premières des deux côtés sans aucun mélange entre elles d'aucune autre, non plus qu'à table avec le roi, ou avec Monseigneur, ou chez Mme la duchesse de Bourgogne; derrière le roi le service, M. le Prince quelquefois, et ce qu'il y avait de plus distingué, et derrière encore; derrière les danseuses les dames qui ne dansaient point, et derrière elles les hommes de la cour spectateurs, et quelques autres derrière les danseurs; M. le Duc ne dansant plus, et M. le prince de Conti toujours derrière les dames spectatrices. En masque ou non c'était de même, excepté que, à visage couvert, les fils de France se mêlaient au bas bout parmi les danseurs. Le roi d'Angleterre et la princesse sa soeur ouvraient toujours le bal, et tant qu'il dansait, le roi se tenait debout. Après deux ou trois fois de ce cérémonial, le roi demeurait assis à la prière de la reine d'Angleterre.

Le duc et la duchesse d'Albe arrivèrent sur les quatre heures et descendirent chez la princesse des Ursins, qui avait eu permission de les mener chez Mme de Maintenon avant que le roi y entrât: ce fut une grande faveur de Mme des Ursins. Mme de Maintenon ne voyait jamais aucun étranger ni aucun ambassadeur, et le duc et la duchesse d'Albe n'avaient pas encore vu son visage. On fit pour eux une chose sans conséquence. Le roi fit mettre la duchesse d'Albe au premier rang du fond, à côté et au-dessous de Mme la princesse de Conti, pour qu'elle vît mieux le bal, et Mme des Ursins à côté et au-dessous d'elle. À souper on fit mettre la duchesse d'Albe auprès de Mme la Duchesse à la table du roi, et Mme des Ursins auprès d'elle. Le maréchal de Boufflers fut chargé du duc d'Albe au bal, et de prier des courtisans distingués à une table particulière qu'il tint pour le duc d'Albe, servie par les officiers du roi. Il y en eut une autre pareille pour le duc de Perth et pour les Anglais. Après souper, Mme la duchesse de Bourgogne fit jouer la duchesse d'Albe au lansquenet avec elle. Le roi, à son coucher, donna le bougeoir au duc d'Albe, et lui fit son compliment sur la peine de s'en retourner coucher à Paris. Il parla fort à lui et à Mme d'Albe.

Aux autres bals, Mme des Ursins se mettait auprès du grand chambellan, et avec sa lorgnette regardait un chacun. À tout moment le roi se tournait pour lui parler, et Mme de Maintenon, qui à cause d'elle venait quelquefois avant le souper un quart d'heure ou une demi-heure à ces bals, déplaçait le grand chambellan qui se mettait derrière elle. Ainsi, elle était joignante Mme des Ursins, et tout près du roi de l'autre côté en arrière, et la conversation entre eux trois était continuelle; Mme la duchesse de Bourgogne s'y mêlait beaucoup, et Monseigneur quelquefois. Cette princesse aussi n'était occupée que de Mme des Ursins, et on voyait qu'elle cherchait à lui plaire. Ce qui parut extrêmement singulier, ce fut de voir celle-ci paraître dans le salon avec un petit épagneul sous le bras, comme si elle eût été chez elle. On ne revenait point d'étonnement d'une familiarité que lime la duchesse de Bourgogne n'eût osé hasarder, encore moins à ces bals de voir le roi caresser le petit chien, et à plusieurs reprises. Enfin, on n'a jamais vu prendre un si grand vol. On ne s'y accoutumait pas, et à qui l'a vu, et connu le roi et sa cour, on en est surpris encore quand on y pense après tant d'années. Il n'était plus douteux alors qu'elle ne retournât en Espagne . Ses particuliers si fréquents avec le roi et Mme de Maintenon roulaient sur les affaires de ce pays-là.

Le duc de Grammont demandait son retour, la reine d'Espagne le pressait avec ardeur. Le roi et Mme de Maintenon, intérieurement blessés contre lui, et peu contents de sa gestion en ce pays-là, ne s'y opposaient pas; mais il fallait choisir un ambassadeur. Amelot fut choisi. C'était un homme d'honneur, de grand sens, de grand travail et d'esprit. Il était doux, poli, liant, assez ferme, de plus un homme fort sage et modeste. Il avait été ambassadeur en Portugal, à Venise, en Suisse, et avait eu d'autres commissions au dehors. Partout il avait réussi, s'était fait aimer, et avait acquis une grande réputation. Il était de robe, conseiller d'État, par conséquent point susceptible de Toison ni de grandesse. Mme des Ursins ne crut pas pouvoir trouver mieux pour avoir sous elle un ambassadeur sans famille et sans protection ici autre que son mérite, qui, sous le nom de son caractère, l'aidât mieux dans toutes les affaires, et qui, en effet, ne fût sous elle qu'un secrétaire renforcé, qui, témoin ici de sa gloire, lui fût souple, et à l'abri du nom duquel elle agirait avec toute autorité en Espagne et toute confiance de ce pays-ci. Il était bien avec le roi et avec Mme de Maintenon, à portée de recevoir d'elle des ordres et des impressions particulières qui le retiendraient du côté des ministres. Elle s'arrêta donc à lui, et le fit choisir, avec ordre très exprès de n'agir que de concert avec elle, et, pour trancher le mot, sous elle. La déclaration suivit de près la résolution prise. Amelot eut plusieurs entretiens longs et près à près avec Mme des Ursins; il reçut immédiatement du roi des ordres particuliers, plus encore de Mme de Maintenon. Dès que la nouvelle en fut arrivée en Espagne, le duc de Grammont fut traité avec plus de ménagement, et fut fait chevalier de la Toison, suivant l'engagement que Mme des Ursins en avait bien voulu prendre.

Elle obtint une autre chose bien plus difficile, parce que le roi s'était peu à peu laissé aller à la résolution de ne lui rien refuser. Ce fut le retour d'Orry en Espagne, sous prétexte de la grande connaissance qu'il avait des finances de ce pays-là, et des lumières qu'Amelot ne pouvait tirer de personne plus sûrement, ni avec plus d'étendue et de détail que de lui sur ces matières. On se persuada que, sous les yeux d'Amelot, il ne pourrait plus retomber dans les manquements qui, avec ses mensonges, avaient fait son crime. Il fut donc effacé. Amelot partit sur la fin d'avril, et Orry incontinent après, c'est-à-dire un mois après la déclaration de son ambassade. Mme des Ursins obtint encore d'emmener en Espagne le chevalier Bourg, avec caractère public d'envoyé du roi d'Angleterre, et six mille livres d'appointements payés par le roi. C'était un gentilhomme irlandais, catholique, qui, faute de pain, s'était intrigué à Rome et fourré chez le cardinal de Bouillon, qui alors était ami intime de Mme des Ursins.

Bourg était homme de beaucoup d'esprit, entièrement tourné à l'intrigue, homme d'honneur pourtant, et malade de politique et de raisonnement. Le cardinal de Bouillon, qui l'avait trouvé propre à beaucoup de choses secrètes, l'y avait fort employé. Il avait fait sa cour à Mme des Ursins, qui l'avait goûté. Il y eut je ne sais quelle petite obscure négociation sur le cérémonial entre les cardinaux et les petits princes d'Italie. Le cardinal de Bouillon fit envoyer Bourg vers eux avec une lettre de créance du sacré collège. Il s'élevait aisément et avait besoin d'être contenu. Il réussit, fut connu et caressé de plusieurs cardinaux. L'état de domestique du cardinal de Bouillon commença à lui peser, il s'en retira avec ses bonnes grâces et une pension. Fatigué dans les suites de ne trouver point d'emploi à Rome, il revint en France, s'y maria à une fille de Varenne, que nous avons vu ôter du commandement de Metz, et bientôt après s'en alla vivre à Montpellier. Voyant le règne de Mme des Ursins en Espagne, il alla l'y trouver et en fut très bien reçu. Elle s'en servit en beaucoup de choses, et lui donna un accès fort libre auprès du roi et de la reine d'Espagne. Il eut lieu de nager là en grande eau. Il aimait les affaires et l'intrigue. Il l'entendait bien, et, avec l'esprit diffus et quelquefois confus, il était fort instruit des intérêts des princes, et passait sa vie en projets. Avec tout cela et ses besoins, rien ne l'empêchait de dire la vérité à bout portant aux têtes principales, à Orry, à Mme des Ursins, à la reine d'Espagne et dans les suites au roi et à l'autre reine sa femme, à Albéroni, aux ministres les plus autorisés, qui tous l'admirent dans leur familiarité, s'en servirent au dedans, le consultèrent et l'estimèrent, mais le craignirent assez pour ne lui jamais donner d'emploi, ni de subsistance que fort courte. Je l'ai fort vu en Espagne et m'en suis bien trouvé. Bourg avait eu un fils, qui mourut, et une fille fort jolie. Il la voulut faire venir avec sa mère le trouver en Espagne; elles s'embarquèrent en Languedoc et furent prises par un corsaire. La mère se noya, la fille fut menée à Maroc, où elle montra beaucoup d'esprit et de vertu; elle y fut bien traitée, mais gardée longtemps, puis à grand'peine renvoyée en France. Bourg, quelque temps après mon retour d'Espagne, lassé d'y espérer en vain, revint trouver sa fille qui était à Paris dans un couvent. Il y trouva encore moins son compte qu'en Espagne, où au moins il voyait familièrement les ministres. Il me dit son ennui, et qu'il s'en allait à Rome avec sa fille retrouver son amie Mme des Ursins, et son roi naturel. Il y fut bien reçu de l'un et de l'autre, et sa fille entra fille d'honneur chez la reine d'Angleterre; mais le pauvre Bourg ne trouva pas plus de jointure à Rome qu'en France et en Espagne. Ainsi cet homme propre à beaucoup de choses, et qui avait été de part à quantité d'importantes, trouva toujours les portes fermées partout à la moindre fortune.

Parlant d'Anglais catholiques, le feu roi Jacques crut en mourant devoir faire acte de miséricorde ou de justice, je ne sais trop lequel. Le comte de Melford, frère du duc de Perth, avait été son ministre. Il l'avait exilé à Orléans. Middleton était entré en sa place, dont personne n'avait d'opinion. Il était protestant, plein d'esprit et de ruse, avec force commerces en Angleterre pour le service de son maître, disait-il; mais on prétendait que c'était pour le sien, et qu'il touchait tous ses revenus. Sa femme, qui avait pour le moins autant d'esprit que lui, et beaucoup de manège, était catholique et gouvernante de la princesse d'Angleterre. Elle le soutint fort, par la reine avec qui elle était fort bien. Melford était revenu à Paris. Ce ne fut qu'en ce temps-ci qu'il fut rappelé à Saint-Germain et déclaré duc. Le feu roi d'Angleterre l'avait ordonné ainsi en mourant. Le duc de Perth, son frère, avait été gouverneur du roi. Middleton craignit à ce retour que Melford ne reprît son ancienne place qu'il occupait en son absence; il tourna court. Il fut trouver la reine, lui dit que la sainte vie, et surtout la sainte mort du feu roi son mari, et l'exhortation qu'il avait faite en mourant à ses domestiques protestants, l'avait converti. Il se fit catholique, et reverdit en crédit et en confiance à Saint-Germain. Melford ne fut de rien, mais lui et sa femme eurent en France le rang et les honneurs de duc et de duchesse comme tous ceux qui l'avaient été faits à Saint-Germain, ou qui y étaient arrivés tels.

Plusieurs personnes marquées ou connues moururent en ce même temps comme à la fois :

Mme du Plessis-Bellière, la meilleure et la plus fidèle amie de M. Fouquet, qui souffrit la prison pour lui et beaucoup de traitements fâcheux, à l'épreuve desquels son esprit et sa fidélité furent toujours. Elle conserva sa tête, sa santé, de la réputation, des amis jusqu'à la dernière vieillesse, et mourut à Paris chez la maréchale de Créqui sa fille, avec laquelle elle demeurait à Paris.

Magalotti, un de ces braves que le cardinal Mazarin avait attirés auprès de lui, quoique fort jeune, par le privilège de la nation. Il avait vu le roi jeune chez le cardinal, et conservé liberté avec lui. Le roi avait pour lui de la bonté et de la distinction, qui pourtant ne le put soustraire à la haine de M. de Louvois, acquise par son intimité avec M. de Luxembourg. C'était un homme délicieux et magnifique, aimé et considéré, et qui avait été toute sa vie dans les meilleures compagnies des armées où il avait servi. Il était lieutenant général, gouverneur de Valenciennes, et avait le régiment Royal-Italien qui vaut beaucoup; dans sa vieillesse le plus beau visage du monde, et le plus vermeil, avec des yeux italiens et vifs, et les plus beaux cheveux blancs du monde, et portait toujours le jupon à l'italienne. Louvois, qui l'ôta du service, l'empêcha aussi d'être chevalier de l'ordre, quoique bon gentilhomme florentin. C'était d'ailleurs un très bon homme, avec bien de l'esprit, de l'entendement et de l'agrément.

Albergotti, son neveu, eut le Royal-Italien. Il avait plus d'esprit que son oncle, de grands talents pour la guerre et beaucoup de valeur, plus d'ambition encore, et tous moyens lui étaient bons. C'était un homme très dangereux, très intimement mauvais, et foncièrement malhonnête homme, avec un froid dédaigneux, et des journées sans dire une parole. Son oncle l'avait initié dans la confiance de M. de Luxembourg, et par là dans la compagnie choisie de l'armée, qui lui fraya celle de la cour. Il était intimement aussi avec M. le prince de Conti par la même raison, et fort bien avec M. le Duc. Il fut accusé, et sa conduite le vérifia, d'avoir passé d'un camp à l'autre, c'est-à-dire d'avoir toujours tenu à un filet à M. de Vendôme, lors et depuis sa rupture avec M. de Luxembourg, M. le prince de Conti et leurs amis, et après la mort de M. de Luxembourg, de s'être jeté de ce côté-là sans mesure. M. de Luxembourg fils, M. le prince de Conti et leurs amis s'en plaignaient fort en particulier, en public ils gardèrent des dehors. Albergotti devint un favori de M. de Vendôme, qui lui valut la protection de M. du Maine, laquelle l'approcha de Mme de Maintenon. Je me suis étendu sur ce maître Italien; on verra dans la suite qu'il était bon de le connaître.

J'ai assez parlé en plusieurs occasions du duc de Choiseul pour n'avoir rien à ajouter, sinon que, par sa mort, il ne vaqua qu'un collier de l'ordre, et que ce duché-pairie fut éteint.

On a suffisamment vu, à propos du procès de préséance avec M. de Luxembourg, quel était le président de Maisons, pour n'avoir rien à en dire de plus, sinon qu'il mourut fort vieux en ce temps-ci, démis de sa charge en faveur de son fils, duquel il sera fort mention dans la suite.

Mlle de Beaufremont suivit de près M. de Duras, à propos duquel je l'ai fait connaître.

Seissac, dont j'ai suffisamment parlé aussi, finit son indigne vie, et laissa une belle, jeune et riche veuve fort consolée, qui perdit bientôt après le fils unique qu'elle en avait eu et hérita de tous ses biens. En lui s'éteignit l'illustre maison de Clermont-Lodève. Comme il avait la fantaisie de ne porter jamais aucun deuil, personne aussi ne le prit de lui, non pas même le duc de Chevreuse, son beau-frère.

Le roi le porta quelques jours du duc Maximilien, oncle paternel de l'électeur de Bavière, uniquement pour gratifier ce prince. Ce duc Maximilien avait épousé une soeur de M. de Bouillon, dont il n'eut point d'enfants, et avec qui il vivait depuis longtemps à la campagne, en Bavière, dans une grande piété et dans une grande retraite.

M. de Beuvron, chevalier de l'ordre et lieutenant général de Normandie, y mourut à plus de quatre-vingts ans, chez lui, à la Meilleraye, avec la consolation d'avoir vu son fils Harcourt arrivé à la plus haute et à la plus complète fortune, et son autre fils Sézanne en chemin d'en faire une, et déjà chevalier de la Toison d'or. On a vu comment elle était due aux agréments de la jeunesse du père. C'était un très honnête homme, et très bon homme, considéré et encore plus aimé.

Enfin on perdit Mgr le duc de Bretagne d'une manière très prompte. Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne surtout, en furent extrêmement affligés. Le roi marqua beaucoup de religion et de résignation. Aussitôt après, c'est-à-dire le 24 avril, le roi s'en alla à Marly, où il mena qui il lui plut, sans que personne eût demandé. Nous en fûmes, Mme de Saint-Simon et moi. La goutte qui y prit au roi, et qui fut extrêmement longue, y fit demeurer plus de six semaines, et c'est depuis cette goutte qu'on ne vit plus le roi à son coucher, qui devint pour toujours un temps de cour réservé aux entrées. Il n'y eut point de cérémonies, sinon que le corps du petit prince fut porté dans un carrosse du roi non drapé, environné de gardes et de pages avec des flambeaux. Dans ce même carrosse étaient le cardinal de Coislin à la première place, parce qu'il portait le coeur sur un carreau sur ses genoux, M. le Duc, comme prince du sang, à côté de lui, M. de Tresmes, comme duc, et non comme premier gentilhomme de la chambre, au devant avec Mme de Ventadour comme gouvernante; une sous-gouvernante et un aumônier du roi étaient aux portières. Le roi, Monseigneur, ni M. et Mme la duchesse de Bourgogne, n'en prirent point le deuil. M. le duc de Berry et toute la cour le porta comme d'un frère. De Saint-Denis, ils rapportèrent le coeur au Val-de-Grâce. Paris et le public fut fort touché de cette perte.

Rubantel, vieux, retiré, disgracié, comme je l'ai rapporté en son temps, mourut aussi à Paris quelques jours après.

Breteuil, conseiller d'État, qui avait été intendant des finances, et dont le fils est aujourd'hui secrétaire d'État de la guerre pour la seconde fois, ne tarda pas à les suivre; sa place de conseiller d'État fut donnée à Armenonville, déjà directeur des finances. Je le remarque, parce que nous le verrons aller bien plus haut. En même temps aussi, d'Alègre perdit son fils unique.

Bouchu, conseiller d'État et intendant de Dauphiné, perdu de goutte et toujours homme de plaisir, voulut quitter cette place; je le remarque parce qu'elle fut donnée à Angervilliers, quoique fort jeune, et seulement encore intendant d'Alençon. Nous le verrons secrétaire d'État de la guerre, et aurons occasion d'en parler plus d'une fois.

Puisque j'ai parlé de Bouchu, il faut que j'achève l'étrange singularité qu'il donna en spectacle, autant qu'un homme de son état en peut donner. C'était un homme qui avait eu une figure fort aimable, et dont l'esprit, qui l'était encore plus, le demeura toujours. Il en avait beaucoup, et facile au travail, et fertile en expédients. Il avait été intendant de l'armée de Dauphiné, de Savoie et d'Italie, toute l'autre guerre et celle-ci. Il s'y était cruellement enrichi, et il avait été reconnu trop tard, non du public, mais du ministère; homme d'ailleurs fort galant et de très bonne compagnie. Lui et sa femme qui était Rouillé, soeur de la dernière duchesse de Richelieu, et de la femme de Bullion, se passaient très bien l'un de l'autre. Elle était toujours demeurée à Paris, où il était peu touché de la venir rejoindre, et peu flatté d'aller à des bureaux et au conseil, après avoir passé tant d'années dans un emploi plus brillant et plus amusant. Néanmoins il n'avait pu résister à la nécessité d'un retour honnête, et il avait mieux aimé demander que de se laisser rappeler. Il partit pour ce retour le plus tard qu'il lui fut possible, et s'achemina aux plus petites journées qu'il put. Passant à Paray, terre des abbés de Cluni, assez près de cette abbaye, il y séjourna. Pour abréger, il y demeura deux mois dans l'hôtellerie. Je ne sais quel démon l'y fixa, mais il y acheta une place, et, sans sortir du lieu, il s'y bâtit une maison, s'y accommoda un jardin, s'y établit et n'en sortit jamais depuis, en sorte qu'il y passa plusieurs années, et y mourut sans qu'il y eût été possible à ses amis ni à sa famille de l'en tirer. Il n'y avait, ni dans le voisinage, aucun autre bien que cette maison, qu'il s'y était bâtie; il n'y connaissait personne, ni là autour auparavant. Il y vécut avec des gens du lieu et du pays, et leur faisait très bonne chère, comme un simple bourgeois de Paray.

NOTE I. NOTE RECTIFICATIVE REMISE À M. LE DUC DE SAINT-SIMON PAR M. DE CHANTÉRAC POUR ÉTABLIR QU'URANIE DE LA CROPTE-BEAUVAIS ÉTAIT FILLE LÉGITIME DE LA CROPTE-BEAUVAIS ET DE CHARLOTTE MARTEL. §

Le récit du duc de Saint-Simon repose tout entier sur une erreur principale. Par contrat du 23 décembre 1653, passé à Marennes, devant Baige, notaire héréditaire de Saintonge, dont la grosse, signée Baige, est conservée dans les archives de la Cropte-Chantérac, M. de La Cropte-Beauvais avait épousé Charlotte Martel, fille de Gédéon Martel, comte de Marennes, et d'Élisabeth de La Mothe-Foucqué (voir dans le P. Anselme, t. VIII, p. 209, la généalogie de Martel). Uranie de La Cropte de Beauvais, née de cette union légitime, n'était donc point bâtarde.

Ce n'était pas non plus « en mauvaise compagnie » que le comte de Soissons l'avait connue, mais au Palais-Royal, chez Madame, dont elle était demoiselle d'honneur (État de la France, mdclxxviii, t. Ier, p. 484, et Lettres de Mme de Sévigné). Louis XIV était devenu très amoureux d'elle, « mais sa vertu inébranlable » lui avait résisté, et il s'était alors tourné vers sa compagne, Mlle de Fontange (Mémoires de la duchesse d'Orléans, princesse palatine).

Dans un autre endroit de ses Mémoires, M. de Saint-Simon parle encore d'une manière inexacte de la situation de la comtesse de Soissons après la mort de son mari, quand il dit qu'elle vécut pauvre, malheureuse, errante, etc. La comtesse de Soissons, outre son héritage paternel et les avantages considérables de son contrat de mariage, possédait, du chef de sa mère, les terres des comté de Marennes et baronnie de Tonnay-Boutonne (Lettre de la comtesse de Soissons au comte de Chantérac, son cousin, publiée dans le Bulletin de la Société de l'Histoire de France de janvier 1856). Elle avait de plus, de Madame, une pension de douze mille livres, et n'avait par conséquent pas besoin de recevoir, « de fois à autre, quelque gratification de M. le duc d'Orléans. » Enfin ce ne fut pas le fils d'Uranie de La Cropte, mais bien son petit-fils, qui mourut au moment où il allait épouser l'héritière de Massa-Carrara, de la maison de Cibo. Son fils Thomas Emmanuel Amédée de Savoie, comte de Soissons, chevalier de la Toison d'or, etc., avait épousé Thérèse Anne Félicité, fille du prince de Lichtenstein.

NOTE II. LETTRE DU MARÉCHAL DE VILLARS AU ROI. §

La lettre de Villars, que Saint-Simon avait placée parmi les Pièces de ses Mémoires, se trouve dans les archives du Dépôt de la guerre, vol. 1582, lettre 103. Elle a été publiée dans le tome II, pages 409 et suivantes des Mémoires militaires relatifs à la succession d'Espagne, qui font partie de la collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France. En voici le texte :

« Du camp de Friedlingen, 15 octobre 1702.

« J'avais l'honneur de rendre compte à Votre Majesté, par une assez longue dépêche du 14, de tout ce qui regardait la prise de Neubourg, qui a coûté M. de La Petitière, capitaine des grenadiers de Crussol. C'est à la valeur de cet officier et à celle du sieur Jorreau, lieutenant-colonel de Béarn, qu'est dû l'heureux succès de cette entreprise. M. le marquis de Biron s'y est conduit à son ordinaire. J'y avais envoyé M. le comte du Bourg pour donner tous les ordres nécessaires, ce qui lui a causé le malheur de ne pouvoir se trouver à la bataille, dont M. de Choiseul aura l'honneur de donner la première nouvelle à Votre Majesté.

« Je fus informé que l'armée de l'empereur, commandée par M. le prince de Bade, se mettait en marche le 14, et quittait ses retranchements. Dès le 13, l'infanterie de Votre Majesté et la brigade de Vivans avaient passé le Rhin. Le prince de Neubourg nous faisant voir un mouvement fort vif dans le camp des ennemis, l'on crut qu'il était bon de se mettre en mesure, ou d'empêcher leur armée de troubler notre établissement dans notre nouveau poste, ou de l'attaquer, si l'on en détachait quelque corps d'infanterie pour aller vers Neubourg.

« Sa Majesté comprendra que son armée, ayant été placée au delà du Rhin dès le 13, par les raisons que j'ai eu l'honneur de lui exposer, fut promptement en bataille dans (devant?) les retranchements des ennemis. Dans la matinée du 14, MM. Desbordes et de Chamarande s'étaient mis à la tête de l'infanterie, laquelle marcha très diligemment pour gagner la crête d'une montagne assez élevée.

« La cavalerie des Impériaux, plus forte de deux mille chevaux que la nôtre, était en bataille dans la plaine; et celle de Votre Majesté fut placée, la gauche au fort de Friedlingen, malgré un assez gros feu de l'artillerie de ce fort, et la droite appuyée à cette montagne que l'infanterie avait occupée.

« On aperçut en ce moment que l'infanterie des ennemis faisait tous ses efforts pour gagner la crête de la hauteur, avec cette circonstance qu'elle y montait en bataille, et que celle de Votre Majesté traversait des vignes et des hauteurs escarpées qui ralentissaient sa marche.

« Je dois faire observer à Votre Majesté que l'on avait envoyé à Neubourg deux mille hommes de son infanterie, parmi lesquels étaient plusieurs compagnies de grenadiers, et les deux régiments de dragons de la reine et de Gévaudan. Cependant MM. Desbordes et de Chamarande, qui pressaient les mouvements de l'infanterie, le premier peut-être avec trop d'ardeur, marchaient aux ennemis avec les brigades de Champagne, de Bourbonnais, de Poitou et de la reine. Ils les trouvèrent postés dans un bois assez épais. Les ennemis avaient leur canon, et, malgré une très vive résistance, ils furent renversés et leur canon fut pris. Pendant ce temps-là, M. de Magnac, qui était dans la plaine à la tête de la cavalerie, vit celle des ennemis s'ébranler pour venir à la charge; celle de Votre Majesté était dans tout l'ordre convenable. On avait, dès le matin, recommandé aux cavaliers de ne point se servir d'armes à feu, et de ne mettre l'épée à la main qu'à cent pas des ennemis; et, à la vérité, ils n'ont pas tiré un seul coup.

« Les Impériaux ont fait les trois quarts du chemin; M. de Magnac, suivi de M. de Saint-Maurice, qui commandait la seconde ligne, et s'est conduit en bon et ancien officier, s'est ébranlé de deux cents pas. La charge n'a été que trop rude par la perte de très braves officiers, dont j'aurai l'honneur d'envoyer une liste à Votre Majesté par le premier ordinaire.

« La cavalerie impériale a été entièrement renversée, sans que les escadrons de celle de Votre Majesté se soient démentis; ils ont mené les ennemis jusqu'à un défilé qui les a fait perdre de vue, sans qu'ils se soient écartés pour le pillage ni pour faire des prisonniers.

« Les nouveaux régiments n'ont pas cédé aux anciens; et pour nommer ceux qui se sont distingués, il n'y a qu'à voir l'ordre de bataille: M. de Vivans, commandant de la cavalerie; M. Dauriac; M. de Massenbach, colonel réformé, commandant par son ancienneté la brigade de Condé, a fait des merveilles; M. le marquis du Bourg, colonel du régiment royal; M. le prince de Tarente, capitaine dans ce même régiment; M. de Saint-Pouange; Fourquevaux, qui a sept étendards des ennemis dans son nouveau régiment; M. de Conflans, brigadier. En un mot, je puis dire à Votre Majesté qu'elle peut compter que cette cavalerie s'est surpassée, et elle peut juger de la perte des Impériaux par la prise de trente étendards et de trois paires de timbales. Nous voyous, par des ordres de bataille pris aux ennemis, qu'ils avaient cinquante-six escadrons. Votre Majesté en avait trente-quatre, les six de la reine et de Gévaudan ayant été détachés la veille pour marcher vers Neubourg.

« Notre infanterie avait défait et renversé, par trois charges différentes, celle des ennemis, et pris leur canon; mais sa trop grande ardeur, jointe à la mort de M. Desbordes, lieutenant général, et à celle de M. de Chavannes, brigadier, la porta à sortir dans la plaine, après avoir chassé les ennemis du bois, et à perdre ainsi son avantage. M. de Chamarande, qui dans tout le cours de cette action s'est parfaitement distingué, MM. de Schelleberg et du Tot, ne purent empêcher qu'elle ne revînt. Cependant on peut juger de l'avantage qu'elle a eu sur les ennemis, puisqu'elle leur a pris plusieurs drapeaux sans en avoir perdu un seul.

« Tous les jeunes colonels y ont montré une valeur infinie. MM. de Seignelay, de Nangis, de Coetquen, le jeune Chamarande, le comte de Choiseul, de Raffetot, ont toujours été dans le plus grand péril et le plus gros feu. Les ennemis ont eu plus de trois mille hommes tués sur le champ de bataille; ils n'ont pas de nos prisonniers. Nous savons que le général Stauffemberg y a été tué. On dit aussi que le comte de Fürstemberg-Stühlingen, les comtes de Hohenlohe, Koenigseck et deux autres colonels sont prisonniers, avec vingt-cinq autres officiers.

« Le comte de Hohenlohe demande de pouvoir aller à Bâle sur parole. Nous avons été aujourd'hui sur le champ de bataille, et les endroits où leurs bataillons ont été défaits sont marqués par quantité d'armes abandonnées.

« Cependant le temps qu'il a fallu pour remettre quelque ordre dans notre infanterie a sauvé celle des ennemis. Le chevalier de Tressemane, major général, y a parfaitement bien servi, aussi bien que le sieur de Beaujeu, maréchal des logis de la cavalerie. On a poussé les ennemis une lieue et demie au delà du champ de bataille, sur lequel l'armée de Votre Majesté a campé. On croyait quatre petites pièces de canon égarées, mais elles ont été retrouvées ce matin. Jusqu'à présent on n'en a que deux de celles des ennemis; mais j'en ai vu sept ou huit autres derrière notre infanterie. Il est rare et heureux, dans une affaire aussi rude et aussi disputée, que l'armée de Votre Majesté n'ait perdu ni drapeaux, ni étendards, ni timbales, et que l'on en ait plus de trente-quatre de ceux des ennemis. Voilà, Sire, le compte que je dois avoir l'honneur de rendre à Votre Majesté d'un avantage bien ordinaire à ses armes toujours victorieuses.

« Nous apprenons dans le moment que le comte (le Fürstemberg est mort de ses blessures. Ce serait une grande perte pour l'empereur et pour M. le prince de Bade, dont il était l'homme de confiance. »

NOTE III. RETOUR DE LA PRINCESSE DES URSINS EN ESPAGNE. §

Les papiers du duc de Noailles, conservés en partie à la bibliothèque impériale du Louvre, fournissent d'utiles renseignements pour contrôler les Mémoires de Saint-Simon, principalement en ce qui concerne les affaires d'Espagne. Voici, entre autres, deux lettres se rattachant au retour de la princesse des Ursins, dont Saint-Simon parle. La première est une dépêche de Louis XIV au duc de Grammont, ambassadeur en Espagne, et la seconde une lettre du duc de Grammont au maréchal de Noailles.

Dépêche de Louis XIV au duc de Grammont

« Versailles, le 13 janvier 1705.

« Mon cousin, depuis que j'ai parlé à la princesse des Ursins, il m'a paru nécessaire de la renvoyer en Espagne, et d'accorder enfin cette grâce aux instances pressantes du roi mon petit-fils et de la reine. J'ai jugé en même temps qu'il convenait au bien de mon service de vous charger de donner à la reine une nouvelle qu'elle désire avec autant d'empressement. Ainsi je fais partir le courrier qui sera chargé de cette dépêche avant même que d'annoncer à la princesse des Ursins ce que je veux faire pour elle. Je ne vous prescris point ce que vous avez à dire sur ce sujet. Il vous donne assez de moyens par lui-même de faire connaître au roi et à la reine d'Espagne la tendresse que j'ai pour eux, et combien je désire de contribuer à leur satisfaction.

« Je dirai encore à la princesse des Ursins que vous m'avez toujours écrit en sa faveur. Je suis persuadé qu'elle connaît l'importance dont il est, pour le bien des affaires et pour elle-même, de bien vivre avec vous, et qu'elle n'oubliera rien pour maintenir cette bonne intelligence. Si vous en jugez autrement, je serai bien aise que vous me mandiez, avec toute la vérité que je sais que vous ne me déguisez jamais, ce que vous en pensez, et même si vous croyez qu'il ne vous convienne pas de demeurer en Espagne après son retour.

« Cette sincérité de votre part confirmera ce que j'ai vu en toutes occasions de votre zèle pour mon service et de votre attachement particulier à ma personne. Vous devez croire aussi que ces sentiments me sont toujours présents, et que je serai bien aise de vous faire connaître en toutes occasions combien ils me sont agréables.

« Je renverrai incessamment le courrier par qui j'ai reçu votre lettre du 1er de ce mois, et je vous ferai savoir par son retour mes intentions sur ce qui regarde le siège de Gibraltar. Sur ce, » etc.

Lettre du duc de Grammont au maréchal de Noailles sur Mme des Ursins

« 15 janvier 1705.

« Vous me demandez, monsieur, de la franchise et un développement de coeur au sujet de Mme des Ursins. Je vais vous satisfaire; car je vous honore et vous aime trop pour y manquer. Je commencerai par vous détailler quelle est ma situation à cet égard. Le roi me mande, par sa lettre du 30 novembre dernier, qu'il a permis à Mme des Ursins de venir à la cour, mais que son retour ici serait très contraire à son service. M. de Maulevrier, qui vient de quitter le maréchal de Tessé, sort de me dire qu'il est vrai que M. de Tessé a donné des espérances à la reine du retour de Mme des Ursins auprès d'elle; mais tout ce qu'il a fait à cet égard, il l'a fait par ordre. Si j'ajoutais une foi entière à ce qu'il m'a fait dire, la chose serait décidée; mais comme mon ordre est contraire, et que vous voulez que je vous dise précisément ce que je pense sur ce retour, je vais le faire avec toute la vérité dont je suis capable.

« S'il était dans la nature de Mme des Ursins de pouvoir revenir ici avec un esprit d'abandon et de dévouement entier aux volontés et aux intérêts du roi, et que l'ambassadeur de Sa Majesté, je ne dis pas moi, mais qui que ce pût être, et elle, ne fussent qu'un, et que tous deux agissent de concert sur toutes choses, sans bricoles quelconques, et que, par ce moyen, la reine d'Espagne ne se mêlant plus de rien que de ce que l'on voudrait, et qu'il pût paraître par là aux Espagnols que ce n'est plus la reine et sa faction qui gouvernent l'Espagne, qui est la chose du monde qu'ils ont le plus en horreur, et la plus capable de leur faire prendre un parti extrême, rien alors, selon moi, ne peut être meilleur que de faire revenir Mme des Ursins; mais comme ce que je dis là n'est pas la chose du monde la plus certaine, et que le roi d'Espagne me l'a dit, et qu'il craint de retomber où il s'est trouvé, le tout bien compensé, je crois que c'est coucher gros et risquer beaucoup que de s'y commettre, et je dois vous dire que les trois quarts de l'Espagne seront au désespoir, que les factions renouvelleront de jambes, et que, de tous les Espagnols, celui qui sera le plus fâché intérieurement sera le roi d'Espagne, de se revoir tomber dans le temps passé, qui est sa bête.

« La reine d'Espagne le force d'écrire sur un autre ton, et il ne peut le lui refuser, parce qu'il est doux et qu'il ne veut point de désordre; mais en même temps il me charge par la voie secrète d'écrire au roi naturellement ce qu'il pense, et il le lui confirme par la lettre ci-jointe de sa main, que je vous envoie . En un mot, monsieur, le roi ne sera jamais maître de ce pays-ci qu'en décidant sur tout par lui-même, qui est tout ce que le roi son petit-fils désire, pour se tirer de l'esclavage où il est, d'avoir une espèce de salve l'honor à l'égard de la reine; et les Espagnols ne demandent autre choie que d'être gouvernés par leur roi. Je vous parlerais cent ans que je ne vous dirais pas autre chose; c'est ce que vous pouvez dire au roi tête à tête, sans que cela aille au conseil, par les raisons que je vous ai déjà dites. Je vous mande la vérité toute nue, et comme si j'étais prêt à paraître devant mon Dieu. C'est ensuite au roi, qui a meilleur esprit que tous tant que nous sommes, de prendre sur cela le parti qui lui conviendra.

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 « Il faut que le roi porte par une autorité absolue le correctif nécessaire. Toute l'Espagne parle comme moi, et c'est à la veille de débonder si le gouvernement despotique de la reine subsiste, et il n'est ni petit ni grand qui n'en ait par-dessus la tête, et le roi d'Espagne et tout ce que vous connaissez ici d'honnêtes gens ne respirent que les ordres absolus du roi pour s'y soumettre aveuglément. Mon honneur, ma conscience, mon zèle et nia fidélité intègre et incorruptible pour le bien du service de mon maître, m'obligent à lui parler de la sorte; quiconque sera capable de lui parler autrement le trompera avec indignité. L'Espagne est perdue sans ressource ci le gouvernement reste comme il est, et que le roi notre maître n'en prenne pas seul le timon. Le cardinal Portocarrero, Mancera, Montalte, San-Estevan, Monterey, Montellano, et généralement tout ce qu'il y a de meilleur et de véritablement attaché à la monarchie, concertent tous le moyen d'en parler au roi et de lui en parler clairement. Que le roi ne se laisse donc pas abuser par les discours, et qu'il s'en tienne à la vérité, que j'ai l'honneur de lui mander par vous. Le marquis de Monteléon, qui est un homme plein d'honneur et d'esprit, part incessamment pour vous aller confirmer de bouche ce que j'ai l'honneur de mander au roi.

« De l'argent, nous en allons avoir, même considérablement, et l'on vient de faire une affaire de quatorze millions de livres, qu'on n'imaginait pas qui s'osât jamais tenter, et que, depuis Charles-Quint, nul homme n'avait eu la hardiesse de proposer. Nous aurons la plus belle cavalerie qu'on puisse avoir; quant à l'infanterie, l'on ne perd pas un instant à songer aux moyens de la remettre; il y aura des fonds fixes et affectés pour la guerre, qui seront inaltérables; et si nous pouvons reprendre Gibraltar, on sera en état de faire une campagne heureuse. J'espère pareillement venir à bout du commerce des Indes. Après cela, si le roi imagine que quelqu'un fasse mieux à ma place, je m'estimerai très heureux de me retirer, et je ne lui demande pour toute récompense que de me rapprocher de sa personne, d'avoir encore le plaisir, avant de mourir, de lui embrasser les genoux, et de songer ensuite à finir comme un galant homme le doit faire.

« Tout ce que je vous demande là, monsieur, est d'une si terrible conséquence pour le roi d'Espagne et pour moi, que je vous supplie qu'il n'y ait que le roi, et vous, et Mme de Maintenon qui le sachent. J'ai raison, monsieur, de vous en parler de la sorte. Tout ce qui regarde la reine d'Espagne lui revient dans l'instant, je n'en puis douter; ainsi les précautions doivent renouveler de jambes. Depuis le retour de Mme des Ursins, vous ne sauriez avoir trop d'attention et trop de secret sur ce que j'ai l'honneur de vous dire.

« Monteléon part qui vous mettra bien nettement au fait de toutes ces petites bagatelles.

« Si le roi savait à fond la manière fidèle et pleine d'esprit dont le P. Daubenton le sert, et de laquelle j'ai toujours été témoin oculaire, il ne se peut que Sa Majesté ne lui en sût un gré infini: je dois ce témoignage à la vérité et au zèle d'un sujet bien attaché par le coeur à son maître. »

Tome V §

CHAPITRE PREMIER. §

Mariage du comte d'Harcourt, et ses suites, avec Mlle de Montjeu; son extraction. — Gêne de la confession dans la famille royale. — P. de La Rue confesseur de Mme la duchesse de Bourgogne. — Pontchartrain se raccommode avec le maréchal de Coeuvres, et demeure brouillé avec d'O. — Villeroy, Villars et Marsin généraux des armées de Flandre, de la Moselle et d'Alsace. — Laparat envoyé à Verue. — Communication de Verue avec Crescentin coupée. — Verue rendu à discrétion. — Prince Eugène en Italie. — Siège de Turin projeté et publié. — Princesse des Ursins tentée de demeurer en France. — Se résout enfin de retourner en Espagne. — Conduite, audace et succès avortés de Maulevrier, rappelé en France, où il arrive. — Gibraltar secouru; ce siège levé. — Renault, son caractère, sa fortune. — Rochefort, comment devenu port. — Progrès du Ragotzi. — Princesse de Condé. — Rabutin et sa fortune en Allemagne. — Mort de l'empereur Léopold, etc. — Deuil tardif et abrégé pour l'empereur. — Duretés en Bavière; l'électrice à Venise. — Laparat prend la Mirandole. — Vaubecourt, lieutenant général, tué à une échauffourée en Italie; sa femme; fatuité du maréchal de Villeroy.

Il se fit vers ces temps-ci un mariage qui causa bien du murmure dans la maison de Lorraine. La princesse d'Harcourt avait perdu un fils en Italie, un autre depuis deux mois dans l'empire, qui s'en allait à Vienne servir l'empereur, dont elle fut quitte pour faire la pleureuse à Mme de Maintenon; point de filles, il ne lui restait qu'un fils qui était l'aîné. Plusieurs coups de tête reçus par accident lui avaient fait essuyer trois ou quatre trépans, et ces trépans l'avaient rendu fort sourd. Elle ne l'aimait point, et tant qu'elle avait eu d'autres enfants, elle l'avait forcé tout dévotement au petit collet, et en voulait faire un riche seigneur dans l'Église; elle avait même commencé. Sa répugnance prit des forces se voyant devenu unique; elle songea donc à le marier, mais son mari ni elle ne voulaient rien donner. Elle chercha vainement; enfin elle se rabattit à ce qu'elle trouva sous sa main. Elle était fort à Sceaux chez Mme du Maine, à qui toute compagnie était bonne, pourvu qu'on fût abandonné à ses fêtes, à ses nuits blanches, à ses comédies et à toutes ses fantaisies. Il s'y était fourré, sur le pied de petite complaisante, bien honorée d'y être comme que ce fût soufferte, une Mlle de Montjeu, jaune, noire, laide en perfection, de l'esprit comme un diable, du tempérament comme vingt, dont elle usa bien dans la suite, et riche en héritière de financier. Son père s'appelait Castille, comme un chien citron, dont le père qui était aussi dans les finances, avait pris le nom de Jeannin pour décorer le sien, en l'y joignant de sa mère, fille du célèbre M. Jeannin, ce ministre d'État au dehors et au dedans, si connu sous Henri IV.

Le père de notre épousée avait pris le nom de Montjeu d'une belle terre qu'il avait achetée. Il avait ajouté beaucoup aux richesses de son père dans le même métier. Il avait la protection de M. Fouquet. Elle lui valut l'agrément de la charge de greffier de l'ordre, que Novion, depuis premier président, lui vendit en 1657, un an après l'avoir achetée. La chute de M. Fouquet l'éreinta. Après que les ennemis du surintendant eurent perdu l'espérance de pis que la prison perpétuelle, les financiers de son règne furent recherchés. Celui-ci se trouva fort en prise, on ne l'épargna pas, mais il avait su se mettre à couvert sur bien des articles; cela même irrita. Le roi lui fit demander la démission de sa charge de l'ordre; et sur ses refus réitérés, il eut défense d'en porter les marques. Il avait longtemps trempé en prison; on le menaça de l'y rejeter, il tint ferme. On prit un milieu, on l'exila chez lui en Bourgogne, et Châteauneuf, secrétaire d'État, porta l'ordre, et fit par commission la charge de greffier; enfin le financier, maté de sa solitude dans son château de Montjeu, où il ne voyait point de fin, donna sa démission. La charge fut taxée, et Châteauneuf pourvu en titre. Montjeu eut après cela liberté de voir du monde, et même de passer les hivers à Autun. Bussy-Rabutin, qui y était exilé aussi, en parle assez souvent dans ses fades et pédantes lettres. À la fin, Montjeu eut permission de revenir à Paris, où il mourut en 1688. Sa femme était Dauvet, parente du grand fauconnier.

Mme du Maine conclut le mariage et en fit la noce à Sceaux. M. le duc de Lorraine s'en brouilla avec le prince et la princesse d'Harcourt, et fit défendre à leur fils et à leur belle-fille de se présenter jamais devant lui, surtout de ne mettre pas le pied dans son État. Ce ne fut pas le seul dégoût de la princesse d'Harcourt. Elle trouva à qui parler. Dans les commencements ce furent merveilles. Le pied glissa, la contrainte et les exhortations suivirent. L'esprit et la souplesse remirent tout au premier état; mais il arriva un malheur. La belle-fille écrivit de Paris à sa belle-mère à Versailles avec des tendresses et des soumissions infinies, et à une de ses amies en même temps les plaintes d'être soumise à une mégère enragée dont la tyrannie de belle-mère était insupportable, les caprices et les folies, et avec qui enfants ni domestiques n'avaient jamais pu durer. Aucun terme, aucun temps de la vie et de la conduite de la princesse d'Harcourt n'y était ménagé, et le tout paraphrasé avec beaucoup d'esprit, de sel et de tour, en personne qui se divertit et se soulage. L'amie reçut la lettre qui était pour la belle-mère, et celle-ci celle qui était pour l'amie; on s'était mépris au-dessus. Voilà la princesse d'Harcourt transportée de furie, qui fut assez peu maîtresse d'elle-même pour ne s'en pouvoir taire, en sorte que l'aventure devint publique à la cour, où elle était crainte et abhorrée, et où on s'en divertit fort. Elle ne trouva pas plus de consolations dans la maison de Lorraine, enragée de ce bas mariage. Elle retomba cruellement sur sa belle-fille, qui fut étrangement consternée, mais qui au bout de quelques mois reprit ses esprits, et qui, voyant qu'il n'y avait plus de vraie réconciliation ni de duperie à espérer, gagna son mari aussi impatient qu'elle de ce joug, serrèrent tous deux leurs écus, dont ils tâchaient souvent de l'apaiser, levèrent le masque et se moquèrent d'elle. Le prince d'Harcourt, enfoui dans son obscurité et ses débauches, toujours absent, ne se souciait ni d'eux ni de sa femme, et ne s'en mêla point. Ainsi la comtesse d'Harcourt se mit en liberté et en profita avec peu de mesure.

Depuis que le P. Le Comte avait perdu sa place de confesseur de Mme la duchesse de Bourgogne, pour aller tâcher de se justifier à Rome de ce qu'il avait écrit sur les affaires des jésuites de la Chine, avec tous les autres missionnaires, comme je l'ai rapporté en son temps, elle en avait essayé plusieurs dont elle ne s'était pas accommodée. Le roi tenait sa famille dans une cruelle gêne pour la confession. Monseigneur n'a jamais eu un autre confesseur que celui du roi. Il n'était pas permis à ses enfants d'en prendre ailleurs que ceux qu'il leur donnait parmi les jésuites; et il fallait communier en public au moins cinq fois par an: Pâques, la Pentecôte, l'Assomption, la Toussaint et Noël, comme il faisait lui-même; et Mme la duchesse de Bourgogne n'aurait pas eu bonne grâce de ne communier pas plus souvent. À son âge, à ses goûts, la chose avec de la religion était plus qu'embarrassante. Elle avait été fort bien instruite à Turin par un barnabite son confesseur. Ce barnabite n'estimait point les jésuites. M. de Savoie les tenait de fort court et ne les aimait pas. Mme la duchesse de Bourgogne avait sucé cet éloignement avec le lait. C'était donc pour elle un grand surcroît de peine d'avoir sa conscience entre leurs mains. Enfin, après plusieurs essais, on lui donna le P. de La Rue, un de leurs plus gros bonnets, fort connu par ses sermons, par quelques ouvrages, par les premières places qu'il avait occupées dans sa province, par son poids parmi les siens, et par beaucoup d'usage du monde, dans lequel il était assez répandu. Il avait trouvé le moyen de se faire une maison de campagne à Pontoise, sous le nom des jésuites, dont la manière d'acquérir et de s'agrandir eût perdu un homme d'une autre robe, et dont il jouissait avec ses amis fort souvent. Ce confesseur enfin en conserva la place: on verra en son temps ce qui en arriva.

Pontchartrain remis, comme on l'a vu, avec M. le comte de Toulouse par sa femme, suivait fort à son insu le projet dont j'ai parlé. Le comte, qui était droit et vrai, et qui comptait, après le pardon qu'il lui avait accordé et toutes les promesses et les protestations de l'autre, ne trouver plus de difficultés dans ce qui dépendrait de son ministère, ne doutait pas de retourner à la mer cette année, où il espérait, étant au large, faire mieux qu'il n'avait pu l'année précédente parmi tant de malignes contradictions. Pontchartrain, ravi de l'endormir de cette espérance, allait au-devant de tout ce qui pouvait l'entretenir. Pour cela, il fallait travailler quelquefois chez l'amiral avec le maréchal de Cœuvres, et quelquefois tous trois avec le roi. Le maréchal et Pontchartrain étaient demeurés fort mal ensemble, et le maréchal était outré de la compassion que le comte avait eue de Mme de Pontchartrain. Cette situation néanmoins était gênante pour tous les deux avec la nécessité de ce travail. Le maréchal, abandonné du comte dans cette haine commune, s'ennuya de rester dans la nasse, et craignit le secrétaire d'État. Celui-ci avait ses raisons pour n'être pas moins lassé d'être brouillé avec toute une famille si appuyée; celle d'être plus en état de tromper le comte et le maréchal sur la flotte qu'ils se proposaient de commander, et qu'il avait bien résolu de leur soustraire, fut un des plus puissants motifs qui le portèrent à ce frauduleux accommodement. Cette division importunait le roi; de part et d'autre on lui fit un sacrifice de ce que chacun désirait par des vues fort différentes. Le duc de Noailles, toujours désireux de se mêler, prit cette affaire en main, et finalement il conclut le raccommodement et le consomma entre eux deux dans le cabinet du chancelier. Pour d'O, qui n'avait point de travail à faire avec Pontchartrain, il vit d'un air froid et méprisant tous ces manèges, et demeura si réservé sur son raccommodement avec Pontchartrain, qu'on ne le put pas même entamer.

Vers la mi-mars, les maréchaux de Villeroy, Villars et Marsin travaillèrent ensemble avec le roi et Chamillart chez Mme de Maintenon, pour concerter les projets de la campagne: le premier pour la Flandre, le second pour la Moselle, oui on craignait le principal effort des ennemis, le troisième pour l'Alsace. Villeroy partit quinze jours après pour aller à Bruxelles donner tous les ordres nécessaires; Villars quelque temps après, et Marsin le 1er mai pour Strasbourg, qui paraissait le côté le plus retardé.

Vendôme, devant Verue depuis le 14 octobre, amusait le roi par de fréquents courriers et par force promesses qui ne s'exécutaient point. L'infanterie y périssait de fatigues et de misère, dans la fange jusqu'au cou, et les officiers sans équipage, et par conséquent sans aucun soulagement contre la rigueur de la saison et du terrain. La garde était infinie contre une place qui n'était investie qu'à demi, et qui communiquait par tout un grand côté avec un camp retranché dans une entière liberté, et ce camp retranché séparé des assiégeants par la rivière. L'inquiétude enfin prévalut à cette confiance sans bornes en M. de Vendôme. Le roi voulut que Laparat, le premier ingénieur d'alors, et lieutenant général, y allât, quoique mal avec M. de Vendôme, pour accélérer ce siège, y rectifier et y régler, de concert avec ce général, ce qui serait pour le mieux, et surtout en mander au roi son avis bien en détail. Laparat en savait trop pour commettre sa fortune à faire un affront à un homme si puissamment accrédité et appuyé, qui ne lui aurait pardonné de sa vie, et qui lui aurait détaché Chamillart, M. du Maine et Mme de Maintenon. L'affaire était trop engagée, il trouva tout bien, et fut toujours d'avis commun avec M. de Vendôme. Lui aussi, content de sa conduite et plus embarrassé de jour en jour qu'il ne le montrait, se laissa enfin persuader que jamais il ne prendrait Verue, tant que la place serait en communication avec ce camp retranché, vidée de morts, de blessés, de malades, rafraîchie de troupes et de munitions de guerre et de bouche, à plaisir et à volonté. On était au dernier février, ainsi depuis quatre mois et demi devant Verue. Le parti fut donc pris enfin de faire un effort pour rompre cette communication, avec laquelle, quoi qu'eût soutenu M. de Vendôme avec son opiniâtreté et son autorité ordinaire, il était visible que Verue ne se pouvait prendre.

Il fut donc résolu de faire attaquer, la nuit du 1er au 2 mars, le fort de l'Isle, gardé par deux bataillons de Savoie; il fut escaladé et emporté. Tout y fut tué, excepté deux cents soldats et vingt-quatre officiers qu'on prit en même temps; leur pont fut rompu à coups de canon; huit bateaux emportés par le courant, et la communication de Crescentin à Verue coupée. On s'établit dans le fort; et en même temps deux compagnies de grenadiers, soutenues de deux bataillons, montèrent aux brèches de la grande attaque et entrèrent jusque dans la seconde enceinte, où ils tuèrent une cinquantaine de soldats. Les grenadiers, qui n'avaient ordre que de reconnaître, se retirèrent et perdirent peu en cette action, qui fut brusque et peu attendue. Aucun de leurs fourneaux ne joua. Cette expédition faite, on commença d'espérer avec raison une bonne et prompte issue de ce long siège, qui n'en donnait aucune auparavant. Il dura pourtant encore tout le mois (cinq et demi en tout). On n'en avait point vu de si long à beaucoup près de ce règne, ni de si ruineux en tout. Enfin, le 5 avril, ils battirent la chamade. Ils demandèrent une capitulation honorable, mais M. de Vendôme, qui les tenait à la fin, les voulut prisonniers de guerre. Ils continuèrent donc à se défendre jusqu'au 9, qu'eux-mêmes mirent le feu à leurs fourneaux et renversèrent toute la place, excepté le donjon, après quoi ils se rendirent à discrétion. Ainsi le siège dura six mois moins cinq jours. Il ne fut plus question après que de mettre, et pour longtemps, en quartier les troupes -rainées de ce long siège, dans le temps qu'il fallait avoir déjà mis en campagne, à quoi on suppléa comme l'on put, mais qui fit un grand tort aux troupes et aux opérations de la campagne suivante.

Trois semaines après, le prince Eugène arriva en Italie avec un puissant renfort pour profiter de l'épuisement de notre principale armée, et du délabrement des troupes qui avaient fait ce long et pénible siège. Cela n'empêcha pas de se proposer le siège de Turin, même de le résoudre, et, qui pis fut, de le publier, dont on ne se trouva pas bien.

Mme des Ursins se trouvait dans son pays si fort au-dessus de tout ce qu'elle avait pu même imaginer, qu'elle balança sur son retour en Espagne. Les empressements de la reine ne la touchaient plus avec le même retour, et les insinuations légères qui commençaient à lui être faites, elle les éludait. L'âge et la santé de Mme de Maintenon la tentaient elle eût mieux aimé dominer ici qu'en Espagne. Elle se flattait sur toutes les distinctions et les marques de confiance qu'elle recevait d'elle et du roi, et qui souvent s'étendaient hors de la sphère d'Espagne, et la mettaient en occasion de servir et de nuire aux personnes de la cour, et à celles dont les places et la faveur semblait les mettre hors de sa portée. Elle espérait se maintenir en cet état à l'appui des affaires d'Espagne, et de s'en faire un petit ministère qui lui ouvrirait les moyens de l'étendre et d'entrer dans toutes. Flattée des louanges ou plutôt des serviles adorations de tout ce qu'il y avait de plus grand, elle compta se les perpétuer par ce grand personnage. Le goût et l'habitude du roi et de Mme de Maintenon pour elle, et personne vis-à-vis d'elle par la singularité de sa situation, lui semblèrent des avantages dont elle se pouvait tout promettre; et, pendant ce combat en elle-même, sa santé et ses affaires couvraient ses retardements, auxquels elle ne fixait point de terme.

L'archevêque d'Aix et son frère, dont je parlerai après pour ne pas m'interrompre ici, étaient les chefs de son conseil. Elle n'osait leur dire ses pensées là-dessus. Ils la devinèrent sur son aveu soutenu des raisons que je viens de dire; ils la combattirent par l'entière différence de ce qui n'est accordé qu'à un court passage et au besoin qu'on se faisait d'elle en Espagne, à un état fixe et permanent. Ils lui firent sentir qu'aveuglée du brillant prodigieux qui l'environnait, plutôt qu'éblouie, elle ne prenait pas garde qu'il ne lui venait que de l'intérêt de Mme de Maintenon, attisé par Harcourt pour le sien, de régner en Espagne, que tout en passât directement par elle au roi, et de s'emparer de nouveau, aux dépens des ministres, de cette portion si considérable du gouvernement; que cela même ne se pouvait que par le retour en Espagne de celle qui en y régnant lui rendait un compte direct de tout, et l'y faisait régner; que, n'y retournant plus, il ne restait aucun moyen à Mme de Maintenon de rattraper cette précieuse partie des affaires, qui par leur nature ne pourraient que retomber au canal naturel des ministres, et l'en laisser dans l'entière privation; que le dépit qu'elle en aurait ferait bientôt tomber tout ce brillant séducteur, et que plus Mme des Ursins avait été initiée, plus elle demeurerait bientôt écartée par la jalousie, à laquelle un court passage ne pouvait donner lieu; mais que la continuité de ce qu'elle y avait acquis exciterait dans un état fixe et de consistance en ce pays-ci; que bientôt elle s'y verrait aussi délaissée qu'elle s'y trouvait environnée et poursuivie; enfin que sa situation ne pouvait être durable ni bonne qu'autant qu'elle en saurait tirer les plus utiles et les plus avantageux partis; que pour ce but il n'était peut-être pas mauvais de laisser quelque lieu à de l'inquiétude pour se procurer de plus en plus un pont d'or, et ne la pousser pas assez loin aussi pour gâter ses affaires, avec une bien absolue détermination de partir et de prendre bien garde entre le trop tôt pour en tirer tout ce qu'elle pourrait, et plus encore le trop tard pour ne pas s'en aller de mauvaise grâce, et n'emporter pas en Espagne un pouvoir moins vaste, moins absolu, moins connu qu'était celui qu'on lui voulait maintenant confier.

La solidité de ces raisons persuada la princesse des Ursins. Elle ne regarda plus ce qu'elle avait balancé que comme des tentations et une séduction dangereuse. Elle résolut donc de partir, mais de différer le compas dans l'oeil, de se faire prier, payer même, si elle pouvait, au delà de ce qu'elle l'était, mais d'éviter surtout de rompre le fil en le tirant par trop, et de ne plus songer à ce pays-ci que comme au fondement de son règne en Espagne. Nous verrons bientôt qu'elle sut mettre un si bon conseil à profit, et au profit encore de ceux qui le lui donnèrent. À la façon dont j'étais avec elle je sentis toutes ces époques: l'extrême désir en arrivant de retourner en Espagne, l'ivresse qui le balança, enfin la dernière résolution prise. J'écumai bien aussi quelque chose de ces détails, mais pour leur précision, telle que je la raconte ici, je ne l'ai bien sue que depuis.

Il se passait cependant bien des choses en Espagne. Maulevrier, dans la plus intime confiance de la reine sur ce qui regardait le retour et les avantages de Mme des Ursins, et seul à Madrid de sa sorte, qui y fut par l'absence de Tessé sur la frontière, profitait merveilleusement des instructions utiles de conduite qu'il avait données à la reine par ses connaissances si exactes de l'intérieur de notre cour, par les entrées que la reine lui avait fait donner; il entrait chez elle à toute heure par l'appartement du roi, comme je crois l'avoir déjà dit. Il passait des heures entières entre le roi et elle, et fort souvent tête à tête avec elle. La duchesse de Montellano n'était pas une femme à contraindre, et de plus le roi le savait et le trouvait bon. Maulevrier voyait les lettres qu'ils recevaient. Il en faisait et leur en dictait les réponses, et par cette confiance entrait d'ailleurs autant qu'il le pouvait dans la leur sur toutes les autres affaires. Son esprit, son instruction, le succès de ses conseils sur ce qui regardait la princesse des Ursins, avaient infiniment augmenté la croyance que le roi et la reine avaient prise en lui. On a voulu dire qu'il avait voulu plaire aux yeux de la reine et qu'il y avait réussi. Il est vrai que ces particuliers, si longs, si journaliers, si continuels, donnèrent fort à penser et même à parler. Il était temps de moissonner après avoir si heureusement semé. Le compagnon ne songea pas à moins qu'à la grandesse, et l'obtint. Mais il était trop vain pour n'être pas indiscret, comme on en a vu ici des traits que j'ai rapportés.

Le duc de Grammont en eut le vent. Il n'en avait eu que des mépris, comme un homme qu'on veut chasser et qu'un nouveau favori ne ménage guère. Il se hâta d'avertir le roi et les ministres du bruit que commençait à faire la conduite audacieuse de Maulevrier avec la reine, qui offensait tous les Espagnols, et que sûrement il allait être déclaré grand d'Espagne. La jalousie, en effet, de toute la cour et ses murmures alarmèrent Tessé, qui les apprit sur les frontières. Il en craignit l'effet aux deux cours, et plus encore en celle de France; il manda son gendre devant Gibraltar où il était, qui fut obligé de partir sur-le-champ de Madrid pour l'y aller trouver. En même temps, arriva un courrier de Torcy avec des lettres du roi très fortes au roi d'Espagne sur Maulevrier, et une de Torcy à celui-ci, qui lui mandait que le roi lui défendait très expressément d'accepter la grandesse ni aucune autre grâce du roi d'Espagne, et lui ordonnait d'aller sur-le-champ joindre Tessé, avec une réprimande très sévère, non d'un cousin germain, mais d'un ministre offensé de ses manèges, de ses intrigues et du parti qu'il avait pris. Le courrier fit remettre au roi d'Espagne les dépêches du roi, et courut après Maulevrier à Gibraltar lui porter les siennes. Ce fut un étrange coup pour cet ambitieux qui, ayant si bien conduit sa trame, et réussi pour autrui, se trouvait privé de la récompense qu'il tenait déjà. La rage et le dépit cédèrent aux espérances qu'il se forgea de venir à bout pour soi de Versailles par Madrid. Son beau-père ne put le retenir au siège comme il l'aurait voulu. Ses représentations et son autorité furent inutiles.

Maulevrier, après un court séjour devant Gibraltar, retourna à Madrid, sous prétexte d'y aller rendre compte de l'état du siège; mais en effet pour tout tenter auprès du roi et de la reine d'Espagne, pour, par eux, forcer la main au roi et le faire consentir à sa grandesse. Malheureusement pour lui il trouva le duc de Grammont encore à Madrid, d'où il était prêt à partir, qui dépêcha un courrier sur ce retour d'un homme qu'il savait avoir eu ordre d'aller au siège de Gibraltar et qu'il ignorait avoir eu la permission d'en revenir. Cette désobéissance fut promptement châtiée. Torcy eut ordre de dépêcher un courrier à Maulevrier, avec commandement absolu de partir au moment qu'il le recevrait pour revenir en France. Alors il n'y eut plus de remède ni à différer. Il prit congé du roi et de la reine d'Espagne en homme désespéré, et partit. Le rare est qu'en arrivant à Paris, il trouva la cour à Marly et sa femme du voyage. Il fit demander la permission d'user du droit des maris sur Marly, quand leurs femmes y étaient, ce que le roi, pour éviter un éclat, voulut bien ne pas lui refuser. Sa consolation fut d'y trouver la princesse des Ursins de plus en plus au pinacle, par le moyen de laquelle il espéra se raccommoder, brouillé comme il l'était pour elle, ou plutôt pour ses vues ambitieuses, avec Torcy, et avec le duc de Beauvilliers, ses cousins germains.

Cependant les choses allaient fort mal à Gibraltar. Il y arriva un prodigieux secours de Lisbonne, conduit par trente-cinq gros vaisseaux de guerre. Ils entrèrent dans la baie de Gibraltar, où ils trouvèrent Pointis avec cinq vaisseaux, qui ne s'y croyait pas en sûreté, mais qui avait un ordre positif du roi d'Espagne d'y demeurer. Un brouillard fort épais lui déroba la vue de cette flotte, qui tomba sur lui qu'à peine l'avait-il aperçue. Il n'en avait eu aucun avis; quoiqu'il eût envoyé deux autres vaisseaux dans l'Océan, pour découvrir et l'avertir, ce qu'ils n'avaient pu faire. Malgré l'inégalité du nombre, le combat dura cinq heures; mais à la fin le grand nombre l'emporta. Trois vaisseaux de soixante pièces de canon chacun furent pris, deux de quatre-vingts pièces de canon que les ennemis n'osèrent aborder s'échouèrent. Pointis, qui montait le plus gros, sauva les deux équipages et les brûla après pour que les ennemis n'en profitassent point, qui après cette victoire entrèrent à Gibraltar et y jetèrent tout ce qu'ils avaient apporté. Le roi reçut cette mauvaise nouvelle le 5 avril. Cinq jours après, le petit Renault arriva de ce siège pour lui en rendre compte. Il y avait déjà du temps que le roi pressait pour qu'on le levât, et que le roi d'Espagne s'opiniâtrait à le continuer. Enfin, le 6 mai, il arriva un courrier dépêché de Séville par le maréchal de Tessé, qui apprit la levée du siège dont il avait retiré tout le canon, et que Villadarias était demeuré devant cette place avec dix pièces de canon seulement et ce peu de troupes espagnoles qui lui restaient, moins nombreuses de moitié que la garnison de la place. Ce fut huit jours après cette nouvelle que Maulevrier arriva. À la fin de ce même mois de mai, le petit Renault fut renvoyé à Cadix pour y demeurer pendant toute la campagne. Il était chef d'escadre et avait fort la confiance du roi.

On ne l'appela jamais que le petit Renault, de sa taille singulièrement petite, mais bien proportionnée et jolie. Il était Basque, et il était entré tout jeune à Colbert du Terron, intendant de marine à la Rochelle, qui, ayant voulu acheter Rochefort et le seigneur s'étant opiniâtré à ne le point vouloir vendre, de dépit y voulut être plus maître que lui. Il persuada à la cour, où son nom alors l'appuyait fort, que c'était le lieu du monde le meilleur pour en faire un excellent port et le plus propre aux constructions des navires. On le crut, on y dépensa des millions. Du Terron, par ce moyen, devint le maître et le tyran du lieu et du seigneur qui n'avait pas voulu le lui vendre. Mais quand tout fut fait, il se trouva une telle distance de ce lieu à la mer, un coude entre autres si fâcheux, et la Charente si basse, que les fort gros vaisseaux ne pouvaient y aller de la mer, ni de Rochefort à la mer, et que les autres n'y pouvaient aller qu'avec leur lest et désarmés, encore avec deux vents différents pour en faire le trajet. Il n'eût pas été difficile de voir ce défaut, qui sautait aux yeux, avant de s'engager en une telle dépense; mais si le sort des choses publiques est presque toujours d'être gouvernées par des intérêts particuliers, il se peut dire et trop continuellement vérifier qu'il est très singulièrement attaché à la France. Du Terron trouva de l'esprit et de l'application à ce petit Basque. Il le fit étudier, le jeta dans les mathématiques et tout ce qui pouvait l'instruire dans la marine, et trouva qu'il passait de bien loin les espérances qu'il en avait conçues. Il épuisa bientôt ses maîtres et devint le sien à lui-même. Il fut bon géomètre, bon astronome, grand philosophe et posséda parfaitement l'algèbre; avec cela, particulièrement savant dans toutes les parties de la construction et de la navigation. C'était d'ailleurs un homme doux, simple, modeste et vertueux, fort brave et fort honnête homme. Il servit sur mer avec réputation. M. de Seignelay établit une école de marine tenue par lui, dont le roi n'exempta personne, et ce fut pour ne pas vouloir prendre ses leçons publiques que Saint-Pierre et d'autres capitaines de vaisseau furent cassés. Renault fut grand admirateur et grand ami du P. Malebranche, connu et fort protégé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, beaucoup aussi de M. le duc d'Orléans. Tout le monde l'aima et en fit cas. Il eut des actions heureuses à la mer, et son désintéressement lui lit beaucoup d'honneur. Il eut beaucoup d'emplois de confiance et de rapports immédiats avec le roi. Rien de tout cela ne l'éleva et ne le fit sortir de son caractère. Nous le verrons monter plus haut et toujours le même.

Ragotzi continuait ses progrès deçà et delà le Danube jusqu'en Moravie. Il menaçait Bude; et le comte Forgatz, maître de la Transylvanie, assiégeait Rabutin dans Hermanstadt. Ce Rabutin était ce page pour lequel Mme la Princesse fut renfermée à Châteauroux, d'où elle n'est jamais sortie, et où, après tant d'années, elle ignora toujours la mort de M. le Prince, son mari, gardée avec autant d'exactitude que jamais jusqu'à sa mort, par les ordres de M. le Prince son fils. Le page se sauva de vitesse, se mit dans le service de l'empereur, s'y distingua, épousa une princesse fort riche, et parvint avec réputation aux premiers honneurs militaires.

Pendant ces désordres en Hongrie et dans les provinces voisines, l'empereur Léopold mourut à Vienne le 5 mai sur le soir, d'une assez longue maladie, sans enfants de ses deux premières femmes. Il laissa deux fils et trois filles de la troisième, soeur de l'électeur palatin: Joseph, déjà roi reconnu de Hongrie, Bohème et des Romains; et Charles, qui était en Portugal, se prétendant roi d'Espagne, qui l'un après l'autre lui succédèrent à l'empire. Ce fut un prince qui sut régner sans être jamais sorti de Vienne que pour se sauver à Lintz, lorsque les Turcs en firent le siège, que le fameux J. Sobieski, roi de Pologne, leur fit si glorieusement lever. Une laideur ignoble, une mine basse, une simplicité fort éloignée de la pompe impériale ne l'empêcha pas d'en pousser l'autorité beaucoup plus loin qu'aucun de ses prédécesseurs, si on en excepte Charles-Quint; et sa vie extérieure, plus monacale que de prince, ne l'empêcha pas de se servir de toutes sortes de voies pour arriver à ses fins. Témoin la mort du prince électoral de Bavière, fils de sa fille, d'un de ses premiers lits; celle de la reine d'Espagne, fille de Monsieur; l'étrange objet de l'envoi du prince de Hesse-Darmstadt en Espagne du temps de la reine, seconde femme de Charles II; la part si principale qu'il eut au renversement du trône d'Angleterre et de la religion catholique en ces royaumes pour y placer le célèbre prince d'Orange; ses usurpations sans nombre dans l'empire et en Hongrie et Bohème contre le serment de ses capitulations; et les vengeances sans mesure et sans oubli qu'il tira des moindres manquements à son égard des princes et des seigneurs d'Allemagne. Son éloignement personnel de la guerre, pour n'en rien dire de plus, émoussa la crainte et la jalousie jusqu'à ce qu'il ne fût plus temps de remuer contre lui. Il la fit toujours par ses généraux, auxquels il fut singulièrement heureux. Il ne le fut pas moins en ministres, qu'il sut si bien choisir que son conseil fut toujours le meilleur de l'Europe. Il eut le bon esprit de le croire et il s'en trouva toujours bien. La terreur que le roi causa par ses conquêtes et par un ministre habile qui voulut et qui fit toujours la guerre, et le dépit que le prince d'Orange conçut enfin de n'avoir pu amortir, par ses longues et persévérantes soumissions, la haine étrange du roi pour sa personne, qui bâtirent les ligues contre la France, formèrent aussi la dictature de Léopold dans l'Europe. En un mot, il fut habile et fier, toujours suivi dans ses plans et dans sa conduite, heureux en tout et en famille.

La dernière impératrice était fort impérieuse; il la laissait maîtresse d'une infinité de petites choses, mais elle n'entrait en aucune des grandes, et point du tout dans les affaires. Elle lui était tellement attachée, qu'elle ne s'en fait qu'à elle-même, dès qu'il était malade (ce qui n'arriva presque point que pour mourir), pour faire son pot dans sa chambre, préparer les remèdes qu'il devait prendre, les lui donner de sa main et le servir comme une simple garde-malade. La vie privée de ce prince fut un continuel exercice de religion, et, comme je l'ai dit, une vie tout à fait monacale, avec un usage le plus fréquent des sacrements. Il les reçut plusieurs fois dans sa maladie, et encore le matin du jour qu'il mourut. Ce qui est bien étrange, c'est que sentant sa fin approcher, après avoir mis ordre à toutes choses, il demanda sa musique, qui avait toujours fait son unique plaisir. Il l'entendit plusieurs heures, et mourut en l'entendant.

Le roi des Romains fut très longtemps sans en donner part au roi. Enfin le 30 juin, le nonce, qui avait demandé audience, lui présenta les lettres de ce prince, de la princesse son épouse et de l'impératrice douairière, écrites, selon leur usage, en italien; aussi le roi ne drapa point quoique beau-frère, prit le deuil en violet, mais le compta, pour la durée, du jour que l'empereur était mort. Le successeur de ce prince se montra, incontinent après, bien plus dur et plus fâcheux que Léopold n'avait été encore sur la Bavière. Il fit entrer six mille hommes dans Munich, contre le traité qu'il avait signé lui-même avec l'électrice, laquelle s'était retirée à Venise, et à qui il ne voulut pas permettre de retourner en Bavière. La reine de Pologne, sa mère, y avait été passer quelque temps avec elle, outrée contre la cour de Vienne de l'enlèvement de ses fils, que le roi Auguste avait fait enlever en Silésie, et qu'il ne voulait pas rendre.

Laparat, après la prise de Verue, était allé à la Mirandole, que M. de Vendôme faisait assiéger depuis longtemps, et encore sans investiture entière, en sorte que la garnison était continuellement rafraîchie. Cet ingénieur, qui était aussi lieutenant général, y commanda en chef, et vint enfin à bout de cette place, le 11 mai, la garnison prisonnière de guerre. Le comte de Koenigsech, qui y commandait, subit ce sort avec soixante-dix officiers et cinq cents soldats; il était général major. Il s'y trouva force artillerie et munitions de guerre et des vivres encore pour trois mois. On sut en même temps que le prince Eugène avait fait traverser plusieurs petites rivières et plus de trente lieues à huit mille chevaux qui étaient tombés entre plusieurs villages près de Lodi, où étaient les équipages de nos officiers généraux, dont ils emmenèrent près de mille avec quelques-uns de l'artillerie. Vaubecourt, lieutenant général, qui était là auprès, y accourut avec ce qu'il put ramasser, et y fut tué: c'était un homme fort court, mais brave, fort appliqué et très honnête homme. Sa femme, dont il n'avait point d'enfants, avait fait bruit dans le monde. Le maréchal de Villeroy, qui en était amoureux, eut, une de ses campagnes, la fatuité de faire faire le tour de la place Royale, où elle logeait, à son magnifique équipage qui partait pour l'armée. Elle était soeur d'Amelot, qui venait d'aller ambassadeur en Espagne, et de la femme d'Estaing, qui eut le petit gouvernement de Châlons et la lieutenance générale de Champagne qu'avait Vaubecourt. Ce dernier s'appelait Nettancourt, et était homme de qualité. M. de Vendôme fit raser la Mirandole, Verceil et les trois premières enceintes de Verue, ne laissant que la quatrième; et continua toujours, lui et le grand prieur, d'amuser le roi par des courriers, des espérances d'attaquer le prince Eugène, et de différents petits projets sans exécution: par-ci par-là quelque cassine enlevée ou forcée.

CHAPITRE II. §

Goutte du roi empêche la cérémonie ordinaire de l'ordre de la Pentecôte. — Prisonniers échappés de Pierre-Encise. — Procès jugé devant le roi sur l'arrêt de la coadjutorerie de Cluny rendu au grand conseil. — Mort de l'abbé d'Hocquincourt. — Mort de Mme de Florensac. — Mort de Mme de Grignan. — Mariage de Sézanne avec Mlle de Nesmond. — Nouveau brevet de retenue à Torcy. — Mort de la duchesse de Coislin. — Mort de Mme de Vauvineux; sa famille. — Duc de Grammont de retour. — Amelot dans la junte. — Mort de l'amirante en Portugal. — Mort à Madrid du marquis de Villafranca. — Conspirations en Espagne; Legañez arrêté et conduit au château Trompette, à Bordeaux. — Princesse des Ursins prend congé et diffère encore son départ un mois. — Noirmoutiers duc vérifié, et autres grâces à la princesse des Ursins. — Vie et caractère de Noirmoutiers. — Vie et caractère de l'abbé depuis cardinal de La Trémoille. — Prétention de la princesse des Ursins de draper en violet de son mari, qui la brouille pour toujours avec le cardinal de Bouillon. — Raison pour laquelle les cardinaux ne drapent plus en France.

La goutte du roi l'empêcha de faire à la Pentecôte la cérémonie ordinaire de l'ordre, ce qu'il n'avait jamais manqué de faire trois fois l'année aux jours destinés. Il eut quelque dépit de l'entreprise de cinq prisonniers d'État enfermés à Pierre-Encise, qui trouvèrent moyen de poignarder les soldats qui les gardaient, Manville, gouverneur de ce château, qui avait été lieutenant-colonel du régiment lyonnais, et de se sauver si bien qu'ils n'ont jamais été repris.

Le cardinal de Bouillon dans son exil, et l'abbé d'Auvergne à Paris, qui avaient gagné le procès de la coadjutorerie de Cluni contre les moines, croyaient que Vertamont, premier président du grand conseil, avait fait des changements à leur arrêt en faveur des moines en le signant; ils en avaient fait grand bruit aussitôt après, et l'affaire avait été revue par le grand conseil qui n'y changea rien, quoique fort mal de tout temps avec leur premier président. Enfin l'affaire fut portée devant le roi et rapportée au conseil de dépêches. L'arrêt fut maintenu, mais il fut laissé des voies ouvertes au cardinal et à son neveu de revenir contre les altérations dont ils se plaignaient. Cela s'appelle que pour des gens en disgrâce on ne voulut pas réformer l'arrêt, et que la justice empêcha pourtant la confirmation de ce dont ils criaient. Cela ne fit pas honneur à Vertamont, qui se vanta pourtant d'avoir gagné son procès et maintenu son honneur, puisque son arrêt avait été jugé entier au grand conseil, et ensuite devant le roi.

En ce même temps mourut l'abbé d'Hocquincourt, petit-fils du maréchal, et le dernier de cette maison de Mouchy, ancienne et illustre, dont Mme de Feuquières, sa soeur, demeura héritière, mais qui la fut du peu qui restait à une maison ruinée.

La marquise de Florensac mourut aussi, à trente-cinq ans, la plus belle femme qui fût peut-être en France. Elle était fille de Saint-Nectaire et d'une soeur de Longueval, lieutenant général, tué en Catalogne sans avoir été marié. Sa mère avait été fille de la reine, avait été belle, et avec de l'esprit, du crédit et de l'intrigue, avait fait des procès à son beau-frère, qu'elle sut tourner en criminel et qu'elle abrutit dans les prisons, dont il ne sortit qu'avec beaucoup de temps et de peine, s'accommoda et ne se maria point. Ainsi Mme de Florensac fut fort riche. Elle fit bien des passions, et fut accusée de n'être pas toujours cruelle; d'ailleurs la meilleure femme du monde, la plus douce et la plus simple dans sa beauté. Elle fut exilée pour Monseigneur, dont l'amour commençait à faire du bruit. Son mari, frère du duc d'Uzès, menin de Monseigneur et le plus sot homme de France, ne s'en aperçut point, et l'aimait passionnément. Elle mourut en deux jours de temps. Elle ne laissa qu'une fille, belle aussi, mais non comme elle, qui se piquait de toutes sortes de savoir et d'esprit, qui est aujourd'hui duchesse d'Aiguillon, Dieu sait comment et Mme la princesse de Conti aussi. Mme de Grignan, beauté vieille et précieuse, dont j'ai suffisamment parlé, mourut à Marseille bien peu après, et, quoi qu'en ait dit Mme de Sévigné dans ses lettres, fort peu regrettée de son mari, de sa famille et des Provençaux.

Berwick, en Languedoc, achevait d'anéantir les fanatiques par être bien averti et par ses promptes exécutions. Il surprit cinq ou six de leurs chefs dans Montpellier, dont il fit fermer les portes, et les fit pendre; il en fit autant à celui qui fournissait l'argent et à celui qui les payait. Il découvrit leur cache de poudre et de munitions, et à la fin éteignit tout à fait ces misérables, et remit le calme et la sûreté dans cette province et dans les Cévennes.

Sézanne, frère de père du duc d'Harcourt et de mère de la duchesse sa femme, chose tout à fait singulière, épousa la fille de Nesmond, mort lieutenant général fort distingué des armées navales, qui était une riche héritière.

Torcy, dont la conduite avait plu au roi à l'égard de Mme des Ursins, eut une augmentation de brevet de retenue de cent cinquante mille livres sur ses charges.

Bientôt après mourut la duchesse de Coislin, pauvre et retirée à la campagne depuis la mort de son mari, sans avoir plus vu personne. Elle était riche héritière de Bretagne et s'appelait du Halgoet. Elle était médiocrement âgée, femme de mérite et de vertu, et mère de la duchesse de Sully, du duc de Coislin et de l'évêque de Metz.

À peu près en même temps qu'elle, mourut à Paris Mme de Vauvineux, qui avait été fort belle, vertueuse et dans la bonne compagnie à Paris. Elle était fort des amies de ma mère, et sa cousine germaine par son défunt mari, du nom de Cochefilet, fils de Vaucelas, ambassadeur en Espagne et chevalier du Saint-Esprit, en 1619, et d'une soeur du père de ma mère. Le prince de Guéméné avait épousé la fille unique de Mme de Vauvineux et n'eut d'enfants que d'elle. Mme de Vauvineux était Aubry, d'une famille de Paris, comme la mère de la princesse des Ursins.

Cette dernière, toujours également brillante, faisait ses affaires et tenait ses conseils secrets à Paris, avec une liberté que Marly ne comportait pour personne, et y revenait comme il lui plaisait, reçue avec les mêmes empressements, et sans cesse admise chez Mme de Maintenon et aux particuliers longs entre elle et le roi, en tiers. Le duc de Grammont était déjà arrivé à Bayonne, d'où peu après il arriva à Paris, médiocrement reçu. Amelot et Orry étaient à Madrid, et le premier admis dans la junte avec toutes les grâces de la reine et l'autorité dans les affaires que, pour elle-même, Mme des Ursins lui avait ménagée. Elle s'était bien gardée de rien laisser soupçonner en Espagne de sa tentation de n'y plus retourner. Elle y prétextait ses délais de sa santé, et de la nécessité de se donner le temps de concerter ici des mesures solides sur leurs affaires. L'amirante était mort, délaissé et méprisé en Portugal; et à la cour d'Espagne, le marquis de Villafranca, majordome-major du roi et chevalier du Saint-Esprit, duquel j'ai tant parlé à propos du testament de Charles II. Celui-ci était demeuré dans la première considération, et sa charge était la première de la cour. Le duc d'Albe l'avait toujours regardée comme la récompense de sa ruineuse ambassade, et tout en lui l'exigeait, naissance (il était Tolède comme Villafranca), dignité, âge, emploi, fidélité, esprit, application, honneur et probité, splendeur et capacité dans son ambassade, et il plaisait fort ici et y était fort considéré. Le roi voulut bien s'intéresser pour lui auprès du roi et de la reine d'Espagne, et en parler à Mme des Ursins; il semblait que l'affaire dût aller tout de suite; il n'y avait point, en Espagne, de compétiteurs si marqué ni si appuyé. Mme des Ursins, à qui le duc et la duchesse d'Albe avaient fait une cour assidue, promit tous ses bons offices, qu'elle se garda bien de tenir. L'attachement que le duc d'Albe avait eu pour les Estrées ne pouvait s'effacer de son coeur; il en coûta cette grande charge au duc d'Albe, de laquelle le roi d'Espagne différa à disposer.

Dès avant que le duc de Grammont partît de Madrid, il s'était découvert une conspiration à Grenade et une autre à Madrid, qui toutes deux devaient éclater le jour de la Fête-Dieu: le projet était d'égorger tous les Français dans ces deux villes, et de se saisir de la personne du roi et de la reine. On crut trouver que le marquis de Legañez en était le chef. C'était un homme d'esprit et de courage, qui, sous Charles II, avait passé par les premiers emplois de la monarchie, gouverneur des armes aux Pays-Bas, gouverneur général du Milanais, grand maître de l'artillerie, enfin conseiller d'État, des premiers entre les grands, et gouverneur héréditaire du palais de Buen-Retiro à Madrid. Il avait toujours été fort attaché à la maison d'Autriche et lié avec ceux qui passaient pour en être les partisans; il s'était toujours dispensé de prêter serment de fidélité à Philippe V, sous prétexte que l'exiger d'un homme comme lui, c'était une défiance qu'il réputait à injure, et on avait eu la faiblesse de s'arrêter tout court pour ne pas l'offenser, tandis que tous les autres de sa sorte le prêtaient. On crut en savoir assez pour devoir l'arrêter. Serclaës, capitaine des gardes du corps et capitaine général, en eut la commission; il l'exécuta le 10 juin dans les jardins du Retiro, lui-même, avec vingt gardes du corps à pied. Il le conduisit avec cette escorte à une porte qui donne dans la campagne, où il était attendu dans un carrosse à six mules, trente gardes du corps à cheval, et trois officiers de confiance dans le carrosse, qui le menèrent à six lieues de Madrid, à un relais et de là très diligemment à Pampelune, et tous ses domestiques arrêtés en même temps et ses papiers. On fit mourir, à Grenade, plusieurs convaincus de la conspiration. Elle s'étendait en plusieurs autres villes; on en arrêta à Cadix, à Malaga, à Badajoz, même le major de la place, et on leur trouva des lettres de l'amirante, mort fort peu après, du prince de Darmstadt et de l'archiduc même. M. de Legañez était déjà venu à Versailles quelques années auparavant se justifier des soupçons qu'on avait pris sur lui; ainsi, quoiqu'il ne se trouvât que des présomptions et point de preuves, on ne le laissa pas longtemps à Pampelune, on l'amena à Bordeaux, où on le mit dans le château Trompette.

Toutes ces choses étaient des motifs de presser le départ de Mme des Ursins; elle-même le sentait, et Mme de Maintenon commençait à avoir impatience de s'en trouver débarrassée. Ces délais lui devenaient suspects; elle n'en apercevait point de raison réelle. On commença donc à la presser. C'est où Mme des Ursins les attendait. Alors elle commença à s'expliquer davantage sur le poids dont elle allait être chargée dans un pays d'où elle était partie avec tous les affronts d'une criminelle; qu'il était difficile qu'elle y pût reparaître avec honneur, et surtout avec la considération qui lui était indispensablement nécessaire pour bien servir les deux rois, si quelque chose de public n'y annonçait la confiance qu'ils voulaient bien prendre en elle; que bien que comblée ici de celle du roi et de ses bontés, c'étaient de ces choses particulières qui s'ignoraient en Espagne, où elle avait besoin pour se bien acquitter de ce dont elle allait s'y trouver chargée, qu'il y fût public qu'elle n'y entreprenait rien que par mission, et que plus cette mission était importante, plus ce besoin devenait pressant pour le service du roi et pour la mettre en état de le faire obéir. L'éloquence, l'adresse, le tour, les grâces, la finesse de l'expression, l'attention à l'effet des paroles, l'air dont elles étaient reçues, tout fut bien déployé et bien remarqué sous les voiles de la simplicité, de la nécessité, du naturel; l'effet aussi en passa les espérances. Ce fut à Marly, dans un tiers de plus de deux heures entre le roi et Mme de Maintenon, le 15 juin. Mme des Ursins y prit congé plus que contente. Elle crut ne devoir pas prolonger; mais, en femme aussi habile qu'elle l'était, elle demanda la permission de voir le roi encore une fois à son retour à Versailles. C'est que, les mettant à leur aise par le congé qu'elle en prenait, elle ne voulait pourtant pas partir que les grâces qu'elle venait d'obtenir ne fussent, les unes expédiées et consommées, les autres acheminées aussi certainement qu'elles le pouvaient être; de façon qu'elle tint bon sous différents prétextes à ne point partir que tout cela fût fait, à Versailles, où elle fut encore longtemps enfermée avec le roi et Mme de Maintenon, et où elle acheva de dire tous les adieux et de prendre ses congés. Elle obtint encore de revoir le roi une fois à Marly, ce fut la dernière, et elle partit enfin à la mi juillet.

Les grâces qu'elle obtint furent prodigieuses: vingt mille livres de pension du roi et trente mille livres pour son voyage. Son frère, bien qu'aveugle depuis l'âge de dix-huit ou vingt ans, fut fait duc héréditaire, et le roi consentit à la promotion du duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, à condition qu'en même temps que lui son autre frère fût fait cardinal, pour les deux couronnes, qui, en sa faveur, se désistèrent du droit d'avoir chacune un cardinal en compensation de celui de l'empereur. Pour bien entendre jusqu'à quel point ces grâces étaient prodigieuses, il faut faire connaître quels étaient ces deux frères, et comment leur puissante et habile soeur était avec eux.

M. de Noirmoutiers, beau, très bien fait, avec beaucoup d'esprit et d'ambition, entra fort agréablement dans le monde, mais ce ne fut que pour le regretter. À dix-huit ou vingt ans, allant trouver la cour à Chambord, il tomba malade et se trouva si pressé à Saint-Laurent des Eaux qu'il ne put aller plus loin. La petite vérole se déclara, elle fut fâcheuse; mais il en était presque guéri lorsqu'une nouvelle repoussa et lui creva les deux yeux. On peut imaginer quel fut son désespoir. Guéri et retourné à Paris, il y passa vingt ans entiers à ne pouvoir se résoudre de sortir de sa maison ni d'y recevoir aucune visite. Il y passa sa vie à se faire lire. Il avait beaucoup de mémoire, il n'oublia jamais rien de tout ce qu'il avait ouï dire ou lire; et comme dans cette longue solitude son esprit, naturellement agréable et solide, avait eu loisir de se former par ses lectures et par ses réflexions, il devint une excellente tête, et un homme de la meilleure compagnie quand enfin il en voulut bien recevoir. Le comte de Fiesque était son ami intime avant son aveuglement; il ne voulut jamais le quitter et logea avec lui; il le voyait autant que la dissipation de la jeunesse, la guerre et la cour le lui pouvaient permettre, mais il fut longtemps sans avoir le crédit d'obtenir de lui de souffrir aucun de ses amis qui le venaient voir. Au bout de vingt ans, moins volage et plus souvent chez soi, il vint à bout d'apprivoiser son ami avec quelques-uns des siens, et de l'un à l'autre de lui amener compagnie. Noirmoutiers s'y accoutuma peu à peu, il parut aimable à tout ce qui fut admis. Le cercle s'élargit; il s'y trouva des gens avec qui il lia plus qu'avec de simples connaissances. Quelques-uns lui parlèrent de leurs affaires soit de coeur et de monde, soit domestiques. Ils se trouvèrent bien de ses conseils; en un mot, il devint à la mode d'être en commerce avec M. de Noirmoutiers, et tout ce qui le vit fut charmé de son esprit, de sa conversation et de sa justesse en toutes choses. Un homme de cette sorte et qu'on est sûr de trouver chez lui n'y est plus guère en solitude. Les gens de la cour et du grand monde, ceux de la ville et de la magistrature, tout y abonda: c'était le bel air. Parmi cette diversité, il se forma des amis considérables en tout genre. Sa maison devint un tribunal où il n'était pas indifférent d'être blâmé ou approuvé. Soit conseil, soit confiance, Noirmoutiers entra et se mêla dans une infinité d'affaires, et se trouva, sans sortir de sa chambre, l'homme le mieux informé de tout ce qui se passait à la cour et dans le monde, fort compté et fort accrédité pour servir ses amis.

Sa santé qui fut toujours délicate, un bien fort court, le désir de pouvoir suppléer à ses yeux par un autre soi-même en bien des occasions où la nécessité d'en emprunter lui devint un joug embarrassant, le tournèrent au désir du mariage. Pauvre et aveugle, de grande naissance, mais fils d'un duc à brevet qui ne lui avait point laissé de rang, il était difficile de rencontrer un mariage avantageux; il ne songea donc qu'à se donner une femme avec un bien médiocre, de qui il pût espérer ce qu'il en cherchait. Il crut la trouver dans une fille de La Grange, président d'une chambre des requêtes du palais, et il l'épousa au commencement de 1688, mais il la perdit au bout de dix-huit mois sans enfants. Mme des Ursins cria à la mésalliance, comme si leur mère n'eût pas été Aubry, leur grand'mère Bouhier, fille d'un trésorier de l'épargne, et leur [arrière-] grand'mère Beaune, petite-fille du vertueux et malheureux Semblançay de François Ier. Ces cris mirent du refroidissement entre le frère et la soeur, qui ne s'était pas encore entièrement réchauffé, lorsque les mêmes raisons qui avaient engagé M. de Noirmoutiers à ce premier mariage le firent, dix ans après, penser à un second et de la même espèce. Il épousa donc en mai 1700 une fille de Duret, seigneur de Chevry, président en la chambre des comptes.

Ce mariage outra la princesse des Ursins, qui était à Rome, et renouvela leurs précédentes aigreurs. Elles n'étaient point adoucies lorsqu'elle fut obligée de sortir si brusquement d'Espagne. Arrivée à Toulouse, elle avait eu loisir de toutes sortes de réflexions. M. de Noirmoutiers, de quelque façon qu'il fût avec sa soeur, fut sensible à sa chute, peut-être plus encore à la manière qu'à la chose même. Elle se vit en besoin de ne rien laisser en arrière de tout ce qui pouvait l'aider. Quoiqu'elle ne pût pardonner à son frère de s'être marié comme il avait fait, il lui savait un bon esprit, capable de conduite, de conseil et d'intrigue, et beaucoup d'amis de toutes sortes à la pouvoir servir. Ainsi, gloire de famille d'une part, besoin de l'autre, les rapprochèrent. M. de Noirmoutiers eut des conférences avec l'archevêque d'Aix, et tous deux se mirent à la tête des affaires de Mme des Ursins, dont ils devinrent l'âme, et les directeurs de son conseil et de ses démarches, et les moteurs de tous les ressorts qu'ils purent faire jouer. On a vu que cet archevêque entra à la fin là-dessus dans la confidence d'Harcourt qu'il lia secrètement avec Noirmoutiers, et le demeurèrent toujours depuis, et dans celle de Mme de Maintenon, mais qui n'eut point de commerce avec cet habile aveugle. Il en était là avec sa soeur lorsqu'elle arriva à Paris; mais autre est une liaison de nécessité qui ne prend que sur la raison et l'esprit, autre celle du coeur. Le leur ne pouvait oublier les mésalliances et les hauteurs dont elles avaient été suivies. Cela fit que Mme des Ursins vit son frère par raison, par bienséance, par reconnaissance de ses services, et pour ceux qu'elle pouvait en tirer encore et pour l'utilité de ses conseils, mais d'ailleurs peu libres ensemble. Elle ne logea point chez lui, et se mit chez la comtesse d'Egmont, où elle était au large et à son aise pour les raisons que j'en ai rapportées. Les grâces éclatantes qu'elle voulut, ses frères, sur qui elles tombèrent, y eurent la moindre part. En rang, en biens, en places, en autorité, elle avait tout, n'y pouvait donc rien ajouter pour elle, nécessité lui fut de les faire tomber sur eux pour réfléchir sur elle-même ce rayon de gloire qu'elle voulait faire briller aux yeux des deux monarchies: c'est ce qui fit faire duc vérifié au parlement un aveugle sans enfants, et qui n'en bougea jamais de sa chaise. Sa femme, qui n'avait pas seulement été présentée à la cour, alla y prendre son tabouret et participer quelques moments à la gloire de sa belle-soeur.

L'abbé de La Trémoille était un petit bossu fort vilain, fort débauché, qui n'avait jamais voulu rien apprendre ni rien faire de conforme à l'état qu'il n'avait pris que pour réparer sa pauvreté par des bénéfices. Il avait de l'esprit, un esprit plaisant et d'agréable compagnie, mais qui n'avait aucune solidité, et tout tourné au plaisir. Ses moeurs et sa pauvreté aidèrent au goût naturel de l'obscurité, où il trouvait plus de liberté qu'avec des gens de son état et de sa naissance. Cette conduite ne lui, procura pas de quoi vivre. Ennuyé d'en attendre vainement, et incapable d'en mériter par un changement de vie, il prit le parti de s'en aller à Rome trouver ses soeurs. Il y attrapa l'auditorat pour la France, que le cardinal de Bouillon et d'Estrées lui ménagèrent pour l'amour de la duchesse de Bracciano, avec un emploi qui demandait de la science, de l'application, de la gravité; la première ne lui vint pas; les deux autres lui étaient inconnues; ses moeurs furent les mêmes: à Rome c'eût été un inconvénient léger pour la fortune; mais l'obscurité, la bouffonnerie et le jeu où il consumait tout ce qu'il avait et ce qu'il n'avait pas, le perdirent d'honneur et de réputation. Pour comble, il se brouilla avec sa fameuse soeur pour avoir pris le parti de son mari contre elle dans leurs démêlés domestiques. Ils étaient donc en ces termes lorsqu'elle devint veuve. Elle prétendit la distinction de draper en violet.

Le cardinal de Bouillon, qui était alors à Rome et qui jusqu'alors avait été intimement avec elle, prit cette prétention avec une grande hauteur, et s'en brouilla irréconciliablement avec elle. Il avait dans sa faveur introduit cet usage en France pour les cardinaux; à la fin, Monsieur se fâcha de ne voir que le roi et les cardinaux drapés en violet, tandis que les fils de France, le Dauphin même, et la reine, quand il y en avait une, ne l'étaient qu'en noir. Il en parla si souvent au roi, qu'à la fin, à je ne sais plus quel deuil où il drapa, il défendit au cardinal de Bouillon et aux autres cardinaux de draper en violet. Le cardinal de Bouillon, outré et ne pouvant soutenir un usage si nouveau, si peu fondé, si supérieur à celui de la reine même et des fils de France, fit un effort de crédit pour n'en avoir pas au moins à son avis le démenti entier, et obtint que les cardinaux ne draperaient plus ni pour deuils de cour ni pour ceux de famille, et depuis cette époque, aucun n'a drapé en France. Pour la livrée, celle du roi étant en noir lorsqu'il drape, le cardinal de Bouillon avait laissé la sienne et celle de ses confrères en noir, et lorsqu'ils devaient draper, ils continuent d'habiller de noir toute leur livrée. Il y avait peu que le cardinal de Bouillon avait essuyé ce dégoût, lorsque le duc de Bracciano mourut, c'est ce qui le rendit encore plus vif sur la prétention de sa veuve.

Je ne sais si l'abbé de La Trémoille prit le parti du cardinal de Bouillon contre sa soeur, ou celui des créanciers dans l'accommodement des affaires de la succession contre les prétentions de la veuve; ce qui est certain c'est qu'elle fut mal contente de lui sur ces deux points, l'un desquels, je ne dirai pas lequel, mais sûrement l'un des deux la mit dans une telle colère, qu'elle voulut perdre son frère, et qu'elle le fit déférer à l'inquisition pour de fâcheuses débauches. L'abbé sentit son cas si sale qu'il s'en alla à Naples, de peur d'être arrêté. Le cardinal de Bouillon déjà fort mal à la cour, sur l'affaire de M. de Cambrai, mais qui était encore chargé des affaires de France à Rome, vint au secours de l'abbé de La Trémoille, persécuté par sa soeur. Il prétexta quelques affaires à Naples, pour lesquelles, disait-il, il l'y avait envoyé pour y travailler sous ses ordres et ceux du duc d'Uzeda, ambassadeur d'Espagne à Rome. Cette gaze n'empêcha pas tout Rome de voir fort clair à travers. Les affaires de Naples y durèrent jusqu'à ce qu'on eût mis l'abbé de La Trémoille en sûreté, ce qui fut long, parce que l'inquisition avait déjà commencé d'agir, et que la duchesse de Bracciano qui, depuis la vente de ce duché à don Livio Odescalchi, à condition d'en quitter le nom, avait pris celui de princesse des Ursins, continuait à remuer tout ce quelle pouvait contre son frère. Il fallut donc lui faire entendre raison là-dessus, ce qui ne fut pas aisé: à la fin, contente de lui avoir fait la peur entière, et de lui avoir montré ce qu'elle savait faire, elle consentit de le recevoir à pardon. Alors il revint à Rome, et reprit, mais à son ordinaire, les fonctions de son emploi; la terreur qui lui était restée, et la vie qu'il continuait de mener la même, le rendirent souple à l'égard de Mme des Ursins, mais avec un commerce froid et rare de la plus simple bienséance.

Ils en étaient en ces termes depuis quatre ans, sans s'être plus rapprochés, lorsque Mme des Ursins partit de Rome pour aller joindre la reine d'Espagne, et la conduire au roi son époux. Ce fut une délivrance pour l'abbé de La Trémoille. L'absence ne les avait pas réchauffés, et ils en étaient là ensemble lors du triomphe de Mme des Ursins qui, ne se pouvant venger des Estrées, fut réduite pour sa propre gloire, et pour mieux consolider sa toute-puissance par des choses de grand éclat, de les faire tomber sur ses frères; haïssant l'un et en étant haïe, et se souciant très médiocrement de l'autre. Tel était donc l'abbé de La Trémoille à Rome, c'est-à-dire dans le dernier mépris, et perdu d'honneur et de réputation, lorsque sa soeur entreprit de le faire cardinal. On se souviendra de ce que j'ai rapporté en son lieu, de l'opposition formelle et constante que le roi apportait depuis plusieurs années à la promotion du duc de Saxe-Zeitz, évêque de Javarin, et des motifs pressants de cette opposition. On n'aura pas oublié aussi combien fortement elle fut renouvelée, lorsque le cardinal de Bouillon, dans l'abus de sa faveur, tenta avec une si adroite audace de duper le pape et le roi sur cette promotion en faveur de son neveu, et c'est cette opposition du roi si ferme, si éclatante, si soutenue, que Mme des Ursins entreprit de vaincre, et d'en faire l'échelon de la promotion de son frère, à laquelle elle ne pouvait ignorer qu'elle-même n'eût mis un empêchement dirimant, que la conduite persévérante de ce frère avait sans cesse confirmé. Aussi n'espéra-t-elle pas réussir, que par intéresser le pape par un motif aussi pressant qu'était pour lui de se délivrer des prières instantes et continuelles de l'empereur, souvent aiguisées de menaces, en lui procurant, moyennant la promotion de son frère, la liberté de le contenter.

Elle connaissait encore trop bien le terrain de Rome pour se flatter que ce motif-là seul pût l'emporter sur le scandale de faire cardinal un homme dans la réputation et dans la situation où y était son frère, et de plus noté par l'inquisition d'une manière si publique, tache qui soulèverait toute la cour de Rome, et le sacré collège particulièrement, contre sa promotion. Elle crut donc qu'il y en fallait joindre un autre qui, aux dépens des deux couronnes, fît gagner un chapeau au pape, et lui donnât un moyen de gratifier d'autant l'empereur en faisant un cardinal pour lui, contre un seul pour les deux couronnes, au lieu d'un pour chacune, comme elles étaient en plein droit non contesté de l'exiger. Que de choses donc à vaincre, à aplanir à la fois? Priver un Espagnol de la pourpre en pure perte, faire relâcher les deux rois pour cette fois de leur droit, et obtenir du roi la condescendance la plus préjudiciable en ce genre à sa gloire et à son intérêt. C'est néanmoins ce qu'elle obtint, tant Mme de Maintenon était pressée de se défaire d'elle, et de l'envoyer régner en Espagne, pour y régner elle-même. Les dépêches en furent donc faites et, envoyées avant son départ. De celles d'Espagne elle n'en était pas en peine. Elle n'eut qu'à y écrire dès qu'elle eut obtenu ici, et aussitôt après on envoya d'Espagne à Rome les dépêches telles qu'elle les avait prescrites. Elle fit encore que le roi parla fortement de cette promotion à Gualterio, nonce en France, après quoi elle n'eut plus rien à exiger de lui. C'était à Rome où il fallait faire le reste, et ce reste n'y fut pas facile; il n'y avait pas moyen d'en attendre le succès en ce pays-ci. Contente et comblée plus que sujette le fut jamais, elle partit enfin vers la mi-juillet, et fut près d'un mois en chemin. On peut juger quelle fut sa réception en Espagne: elle trouva le roi et la reine au-devant d'elle, à près d'une journée de Madrid. Voilà cette femme dont le roi avait si ardemment procuré la chute, de laquelle Maréchal m'a conté qu'il s'était applaudi avec complaisance entre lui, Fagon et Bloin, en se félicitant de l'art qu'il avait eu de séparer de lieu, le roi et la reine d'Espagne, pour être plus sûr alors de frapper son coup sur elle.

CHAPITRE III. §

Belle campagne de Villars. — Roquelaure battu et culbuté dans nos lignes. — Belle action et récompense de Caraman. — Reste de la campagne de Flandre. — Ambition, art et malignité de Lauzun. — Dezzedes tué. — Haguenau pris par les Impériaux; Peri et Arling récompensés. — Siège de Chivas. — Prince d'Elboeuf tué. — Fascination du roi sur MM. de Vendôme. — Combat du Cassano. — Mort de Praslin. — Disgrâce du grand prieur sans retour. — La connétable Colonne près de Paris. — Archevêque d'Arles tancé pour son commerce à Rome; ma liaison avec lui et avec le nonce depuis cardinal Gualterio. — Fantaisie des nonces sur la main, cessée depuis. — Caractère de Gualterio. — La Feuillade achève le siège de Chivas. — L'archiduc passe par mer devant Barcelone et l'assiège. — Fâcheux démêlé entre Surville et La Barre; leur état et leur caractère. — Affaire du banquillo. — Connétable de Castille majordome-major. — Voyage de Fontainebleau par Sceaux. — Mariage de Bercy à une fille de Desmarets. — Mort, famille et caractère de Bournonville. — Mort, caractère et famille de Virville. — Mort et caractère d'Usson. — Comte de Toulouse et maréchal de Coeuvres à Toulon, et reviennent tout court. — Comte de Toulouse achète Rambouillet à Armenonville, à qui on donne la capitainerie de la Muette et du bois de Boulogne seulement.

Villars fit cette année une campagne digne des plus grands généraux. Le projet des ennemis était de pénétrer par le côté de la Sarre, de prendre l'Alsace à revers, de tomber sur les Évêchés, et de là plus avant en France, où leur bonheur les pourrait conduire. Marlborough y menait une armée de plus de quatre-vingt mille hommes. Villars se posta à Circk, où il l'attendit de pied ferme, et où il n'osa jamais l'attaquer, quoique très supérieur en nombre. Le prince Louis de Bade s'approcha de son côté et s'avança de sa personne pour conférer avec Marlborough. Là-dessus le maréchal de Villeroy envoya d'Alègre joindre Villars avec vingt escadrons et quinze bataillons qu'il attendit sans inquiétude dans l'excellent poste qu'il avait pris: aussi n'en eut-il pas besoin. L'impossibilité de réussir en l'attaquant et de subsister devant lui dans un pays qui ne pouvait suffisamment fournir de fourrages obligea Marlborough de se retirer sur Trèves, ce qui fit que Villars envoya dire à d'Alègre de s'arrêter où son courrier le rencontrerait, parce qu'il n'avait plus besoin du renfort qu'il lui amenait. Marlborough, enragé de voir tous ses projets avortés par le poste que Villars avait su prendre, lui manda par un trompette qu'il l'eût attaqué le 10 juin, comme il se l'était proposé, sans le prince Louis de Bade, qui, au lieu d'arriver le 9 à Trèves comme il avait promis, n'était arrivé que le 15, et encore avec ordre de ne point combattre, dont il se plaignait amèrement. Villars, délivré de tout soupçon, envoya un détachement fort nombreux mené par quatre lieutenants généraux au maréchal de Villeroy, sur qui les ennemis paraissaient se proposer de retomber par les mouvements qu'ils faisaient vers lui. Avec cette occupation qu'il leur donna, il marcha avec le reste de son armée en Alsace, où Marsin l'attendait, où il prit Weissembourg, chassa les Impériaux de leurs lignes sur la Lauter, prit plusieurs petits châteaux et cinq cents prisonniers, et s'étendit dans le pays qu'ils occupaient. Ainsi par le poste de Circk il obligea les ennemis de changer tous les projets de leur campagne, et profita par sa diligence de l'éloignement de l'armée du prince Louis de Bade, pour renverser les lignes de Lauterbourg avant qu'elle pût être revenue, qui étoient une barrière de la montagne au Rhin, qui nous resserrait entièrement dans notre Alsace; mais le poste particulier de Lauterbourg fut toujours soutenu par eux.

Les ennemis abandonnèrent Trèves précipitamment et arrivèrent le 17 juin sous Maestricht. Le duc de Marlborough, retourné en Flandre, y fit divers mouvements jusque vers le 20 juillet qu'ayant donné le change au maréchal de Villeroy, il fit une marche, sur nos lignes entre Lave et Heylesem, les força, les rasa en grande partie, et y fit un grand désordre. Roquelaure, qui les gardait avec peu de précaution, arriva tard au combat. D'Alègre, le comte d'Horn et deux des commandants des gardes d'Espagne et plusieurs autres y furent pris; le troisième commandant de ces gardes et Chamlin, brigadier, tués avec beaucoup d'autres, et tout aurait été perdu sans Caraman, qui forma un bataillon carré de son infanterie avec lequel il arrêta les ennemis et sauva notre cavalerie; il avait onze bataillons. Il en eut sur-le-champ promesse de la première grand'croix de Saint-Louis vacante et permission de la porter en attendant, ce que le roi n'avait encore fait pour personne. Le maréchal de Villeroy, ami de Roquelaure, le protégea en cette occasion comme il put par son silence; mais les armées ne le gardèrent pas; on n'ouït jamais tant crier contre personne; et quelque effronté qu'il frit, il n'osait plus paraître devant les troupes. Le roi en fut très bien informé et résolut de ne s'en servir jamais. Nous verrons bientôt qu'il avait une femme qui toute sa vie l'a bien servi, mais qui à la vérité y était plus que doublement obligée. Les derniers jours de juillet, n'y ayant que la Dyle entre le maréchal de Villeroy et les ennemis, ils tentèrent de la passer. Un gros détachement s'était déjà emparé de deux villages en deçà, lorsque l'électeur et le maréchal s'en aperçurent et le firent rechasser au delà fort loin et fort heureusement. Huy, que Gacé avait pris, fut repris par les ennemis. Artagnan prit Diest tout à la fin de la campagne, et les ennemis Lave et Saint-Wliet, que le comte de Noyelles fit raser. Les garnisons de ces trois places furent respectivement prisonnières de guerre: ainsi finit la campagne en Flandre, et les armées se séparèrent tout à la fin d'octobre.

Je ne puis quitter la Flandre sans rapporter un trait plaisant de la malignité de M. de Lauzun. On a vu en son temps qu'il ne s'était marié que pour essayer de se rapprocher de l'ancienne confiance du roi et entrer avec lui dans ce qui regardait l'Allemagne, où M. le maréchal de Lorges commandait les armées; qu'ayant trouvé tout fermé de ce côté par un ordre secret au maréchal, il se brouilla avec lui d'une manière éclatante; que la même espérance de rentrer dans quelque chose lui avait fait presser et terminer le mariage du duc de Lorges avec la fille de Chamillart, pour tâcher de s'introduire à l'appui de ce ministre; à bout de voie là-dessus, il imagina, se portant à merveille, de faire le dolent et de demander la permission d'aller aux eaux d'Aix-la-Chapelle. Il ne persuada à personne qu'il en eût besoin, mais aux sots qui, ignorant tout, veulent être pénétrants, et de ceux-là il y en a beaucoup, que ce voyage était mystérieux. Il l'était en effet, mais non comme ils le pensèrent. Ce n'était pas les eaux qu'il allait chercher, mais, sous ce prétexte, d'y voir les étrangers qui y abondaient, de discerner les plus considérables ou les plus importants, de lier avec eux, d'en tirer ce qu'il pourrait, et, de retour ici, d'en rendre compte au roi et de faire valoir ses découvertes, en sorte qu'il obtînt ordre de les suivre, et par ce moyen quelque commerce direct d'affaires avec le roi. Il fut trompé; la guerre occupait trop tout ce qu'il y avait de considérable et d'important, pour qu'il pût trouver ce qu'il y cherchait. À ces eaux, il ne vit d'un peu distingué qu'Hompesch, lors général-major dans les troupes de Hollande, et qui y monta presque à tout dans la suite, mais qui alors n'était pas du genre de ce que M. de Lauzun cherchait, quoique à son retour il ne parlât que de lui, faute de mieux.

Son séjour à Aix-la-Chapelle ne fut pas long, faute de matière. Il revint par l'armée du maréchal de Villeroy qui le craignait, et qui lui fit rendre tous les honneurs militaires comme à un seigneur qui avait eu en chef le commandement de l'armée du roi en Irlande. Il le logea chez lui pendant trois jours qu'il demeura dans l'armée; il lui fit voir les troupes et il lui donna des officiers généraux pour le promener: les deux armées étaient lors comme en présence, extrêmement proches, et rien ne les séparait. On s'attendait donc à une bataille qu'on n'ignorait pas que le roi désirait, et c'était ce qui avait donné envie à M. de Lauzun d'aller en cette armée. Ceux à qui le maréchal de Villeroy le remit pour lui faire les honneurs du camp le promenèrent à vue des grandes gardes de l'armée ennemie; et, fatigués de ses questions et de ses propos, auxquels ils n'étaient pas accoutumés, l'exposèrent fort au coup de pistolet, et même à être enveloppé, folie qu'ils eussent bien payée, puisqu'ils l'auraient été avec lui. Il était très brave, et avec tout son feu il avait une valeur froide qui connaissait le péril dans tous ses divers degrés, qui ne s'inquiétait d'aucun, qui reconnaissait tout, remarquait tout, comme s'il eût été dans sa chambre. Comme il n'avait là qu'à voir et rien à décider ni à faire, il se divertit à redoubler ses propos et ses questions, à s'arrêter dans les endroits les plus jaloux, dès qu'il s'aperçut de la conduite de ces messieurs avec lui, et leur en donna tant et si bien qu'ils le voulurent écarter plusieurs fois, sentant d'une part leur indiscrétion, et de l'autre qu'ils avaient affaire à un homme qui les mènerait toujours au delà de ce qu'ils voudraient.

Revenu à la cour, on s'empressa autour de lui sur la situation des armées. Il fit le réservé, le disgracié à son ordinaire, l'homme rouillé et l'aveugle qui ne discerne pas deux pas devant soi. Le lendemain de son retour il alla chez Mme la princesse de Conti faire sa cour à Monseigneur, qui ne l'aimait point, mais qu'il savait n'aimer point aussi le maréchal de Villeroy. Monseigneur lui fit force questions sur la situation des armées et sur ce qui les avait empêchées de se joindre. M. de Lauzun se défendit en homme qui veut être pressé, ne cacha pas qu'il s'était fort promené entre les deux armées et fort près des grandes gardes de celle des ennemis, se rabattant incontinent sur la beauté de nos troupes, sur leur gaieté de se trouver si proches et en si beau début, et sur leur ardeur de combattre. Poussé enfin au point où il voulait l'être: « Je vous dirai, Monseigneur, puisque absolument vous me le commandez, lui dit-il, [que] j'ai très exactement reconnu le front des deux armées de la droite à la gauche, et tout le terrain entre-deux. Il est vrai qu'il n'y avait point de ruisseau, et que je n'y ai vu ni ravins ni chemins creux, ni à monter ni à descendre; mais il est vrai aussi qu'il y avait d'autres empêchements que j'ai fort bien remarqués. — Mais quels encore, lui dit Monseigneur, puisqu'ils n'y avait rien entre-deux? » M. de Lauzun se fit encore battre longtemps là-dessus, répétant toujours les mêmes empêchements qui n'y étaient pas; enfin, poussé à bout, il tira sa tabatière de sa poche: « Voyez-vous, dit-il à Monseigneur, il y avait une chose qui embarrasse fort les pieds, une bruyère, à la vérité point mêlée de rien, de sec ni d'épineux, peu pressée encore, c'est la vérité, je ne puis pas dire autrement, mais une bruyère haute, haute, comment vous dirai-je? (regardant partout pour trouver sa comparaison) haute, je vous assure, haute comme cette tabatière. » L'éclat de rire prit à Monseigneur et à toute la compagnie, et M. de Lauzun à faire la pirouette et à s'en aller. C'était tout ce qu'il en avait voulu. Le conte courut la cour et bientôt gagna la ville. Il fut rendu le soir même au roi. Ce fut le grand merci de M. de Lauzun de tous les honneurs que le maréchal de Villeroy lui avait fait faire, et sa consolation de n'avoir rien trouvé à Aix-la-Chapelle de ce qu'il y était allé chercher.

Villars, n'ayant rien à craindre au deçà du Rhin, le passa le 6 août sur le pont de Strasbourg avec toute sa cavalerie et deux brigades d'infanterie dont il laissa le reste en deçà, derrière nos lignes sur la Lauter. Il fit attaquer un poste de six cents hommes qui fut emporté, et tout ce qui y était, tué ou pris. Il n'en coûta pas une vingtaine d'hommes, mais on y perdit Dezzedes, officier très entendu et fort brave homme, d'un esprit agréable et orné, et qui avait été un des six aides de camp choisis par distinction, envoyés en Italie au roi d'Espagne lors de la découverte de cette conspiration à son arrivée à Milan, dont j'ai parlé en son lieu. La subsistance que Villars était allé chercher pour sa cavalerie ne fut pas longue. Il s'oublia encore moins pour les contributions, à son ordinaire, mais le prince Louis de Bade ne lui en laissa pas le temps. Il passa le Rhin, obligea Villars à le repasser aussi et à faire des marches forcées pour prévenir le mal qu'il en pouvait recevoir. Là-dessus il amusa le roi d'une bataille avec ses fanfaronnades accoutumées, mais dont le roi était aussi volontiers la dupe que de celles de M. de Vendôme. Il arriva pourtant que, n'osant prêter le collet au prince Louis, à qui il était, dit-il, arrivé du renfort, il se retira vers Strasbourg et lui laissa toute liberté de faire le siège de Haguenau.

Peri, très brave Italien, d'esprit et fort entendu, y commandait et s'y défendit avec tout le courage possible huit jours durant; mais, la place n'étant pas tenable, il battit la chamade au bout de ce temps. Thungen, qui faisait ce siège, les voulut prisonniers de guerre, sur quoi le feu recommença. Alors, Peri, qui s'était secrètement ménagé un trou pour sortir, en fit usage à l'entrée de la nuit suivante avec la plupart de sa garnison et ordonna à Arling, colonel d'infanterie, d'amuser quelques heures les ennemis avec cinq cents hommes qu'il lui laissait, puis de le venir joindre en un lieu qu'il lui marqua, où il l'attendrait. Arling était Allemand, élevé page de Madame. Elle avait beaucoup de bonté pour lui, et lui avait obtenu un régiment. Il exécuta très heureusement et très adroitement les ordres de Peri. Il le joignit et ils arrivèrent à Saverne avec quinze cents hommes, qui était toute leur garnison, au moins ce qui en restait en état de les suivre. Cette ruse de guerre fut extrêmement louée, Peri en fut fait lieutenant général et Arling brigadier. C'était à la mi-octobre, après quoi les armées de part et d'autre ne tardèrent pas à se séparer.

M. de Vendôme avait assiégé Chivas, et encore sans pouvoir l'investir, tant il était incorrigible même par sa propre expérience. M. de Savoie, campé à Castagnette, communiquait avec la place par un pont sur le Pô tant qu'il voulait. Le 25 juin, le prince d'Elboeuf, posté avec cinq cents chevaux derrière un naviglio avec défense de le passer, ne put résister à l'envie de combattre trois escadrons des ennemis qu'il avisa de l'autre côté. Il n'avait pas tout vu: ils étaient là quinze cents chevaux. Il passa donc le naviglio; mais, apercevant ce grand nombre triple du sien, il voulut repasser. Il n'en eut pas le temps. Il fut chargé brusquement; il soutint vaillamment leur effort avec trois cents chevaux qui n'avaient encore pu repasser, et fut tué d'un coup de pistolet. Ce fut grand dommage par toute l'espérance qu'il donnait à son âge. Il était fils unique du duc d'Elboeuf, point encore marié et brigadier. Marcillac, qui a depuis fait un si triste personnage, mais fortune en Espagne, était avec lui comme mestre de camp. Il sortait d'exempt des gardes du corps et avait eu l'agrément d'un régiment. Il avait reçu là dix blessures, dont une dans le ventre, et eut toutes les mains estropiées et mutilées. Cette triste échauffourée se passa le 23 juin. Quinze jours après, le grand prieur, qui par connivence de son frère conservait toujours sa petite armée à part, prit si mal ses précautions que quatre bataillons de ses troupes furent enveloppés et pris.

Le roi, en apprenant cette nouvelle par un billet de Chamillart, comme il regardait jouer au mail à Marly, la dit à ce qui était autour de lui et ajouta tout de suite que M. de Vendôme joindrait bientôt le grand prieur, et qu'il raccommoderait tout cela. Cette fascination ne se pouvait comprendre. De temps en temps Vendôme faisait attaquer quelques petits postes de rien, quand ils étaient faciles à emporter, quoique ce succès ne servît de quoi que ce pût être; mais pour dépêcher un courrier, grossir l'objet, et entretenir le roi de ces exploits que lui seul ne voulait pas voir ce qu'ils étaient. Enfin, il s'y passa, le 16 août, une affaire véritable et où l'opiniâtreté de Vendôme pensa tout perdre.

Il était auprès de Cassano, d'où le combat prit le nom. Le prince Eugène crut le lieu propre à l'attaquer. Il marcha à lui sans que Vendôme en voulût jamais croire les avis très réitérés qu'il en eut, disant toujours qu'il n'oserait seulement y penser. Enfin Eugène osa si bien, que Vendôme en vit lui-même les premières troupes. Celles de son frère étaient avec lui alors. Dans cette précipitation de faire ses dispositions, il ordonna à son frère de prendre un nombre de troupes et de les porter où il lui marqua, d'y demeurer avec elles, d'y observer les mouvements des ennemis, et de faire, suivant l'occasion, ce qu'il lui prescrivit. L'attaque ne tarda pas de la part du prince Eugène: elle fut vive et heureuse contre des gens mal préparés et à peine disposés. Vendôme, avec tout son mépris et son audace, crut si bien l'affaire sans ressource, qu'il poussa à une cassine fort éloignée pour considérer de là comment et par où il pourrait faire sa retraite avec le débris de son armée. Pour achever de tout perdre, le grand prieur, dès le premier commencement du combat, quitta son poste et s'enfuit à une cassine à plus de demi-lieue de là, emmenant avec lui quelques troupes pour l'y garder, tellement que son frère, qui comptait sur le poste où il l'avait envoyé, et sur ce qu'il lui avait ordonné d'y faire, demeura à découvert de ce côté-là, où le grand prieur, en s'en allant, n'avait laissé nul ordre. Vendôme mangeait un morceau à cette autre cassine; d'où il considérait quelle pourrait être sa retraite, et il faut avouer que ce moment à prendre pour manger fut singulièrement étrange, lorsque Chemerault, lieutenant général des meilleurs, et intimement dans sa confiance, inquiet au dernier point de le voir si longtemps disparu du combat, le découvrit mangeant dans la cassine, y courut, et lui apprit que la brigade de la vieille marine avait fait des prodiges sous Le Guerchois qui la commandait, lequel, par des efforts redoublés, avait rétabli le combat. Vendôme eut peine à l'en croire, demanda pourtant son cheval, poussa avec Chemerault au lieu du combat et l'acheva glorieusement. Le champ de bataille lui demeura, et le prince Eugène se retira avec son armée à Treviglio. Il y perdit le comte de Linange, qui commandait l'armée avant son arrivée, le comte de Guldenstein, un prince d'Anhalt, un frère de M. de Lorraine qui mourut après de sa blessure, et un prince de Würtemberg eut le bras cassé et mourut aussi, et beaucoup de leurs officiers généraux [furent] blessés. M. de Vendôme eut dix-huit cents prisonniers et quelques drapeaux. Le combat dura plus de quatre heures; mais la cavalerie n'y eut aucune part. Le Guerchois, qui avait si bien fait, Mirebaut et quelques autres furent pris; Chaumont, colonel de Soissonnais, gendre de Mme de Jussac, de Mme la duchesse d'Orléans, Moriac, brigadier distingué de cavalerie, qui, impatient de ne rien faire, s'y mêla de sa personne, le chevalier de Fourbin, maréchal des logis de la cavalerie, et Vaudray, officier général extrêmement brave et capable y furent tués. Praslin y faisant des merveilles de soldat et de capitaine, qui fit marcher la brigade de la marine et qui redonna une nouvelle face au combat, reçut une blessure mortelle. Ainsi périssent dans des emplois communs des seigneurs de marque dont le génie supérieur soutiendrait avec gloire le faix des plus grandes affaires et de guerre et de paix, si la naissance et le mérite n'étaient pas des exclusions certaines, surtout quand ils sont joints à un coeur élevé, qui ne peut se frayer un chemin par des bassesses et qui ne connaît que la vérité. J'ai eu occasion de parler de lui assez dans ces Mémoires pour me contenter d'en marquer ici mon extrême regret. J'eus la consolation que les trois ou quatre mois qu'il dura après sa blessure lui ouvrirent les yeux sur ce qu'il y a de plus important, et qu'il fit une fin aussi chrétienne et ferme qu'il avait mené une vie honnête et courageuse. Saint-Nectaire, chevalier de l'ordre en 1724, apporta au roi la nouvelle de Cassano.

Vendôme, à son ordinaire, manda ses triomphes avec tout ce qui les pouvait rendre tels. Accoutumé à être cru sur sa parole et à n'être contredit de nulle part au milieu de tant d'yeux qui voyaient clair et de tant d'épaules qui se haussaient, il osa mander la perte des ennemis à plus de treize mille hommes, et la nôtre à moins de trois mille. La vérité bien reconnue fut pourtant que la perte fut du moins égale, et que la suite de ce combat fut totalement nulle et sans en tirer le moindre avantage, pas même de commodités de guerre. Cet exploit néanmoins retentit à la cour et à la ville comme un avantage le plus complet, le plus décisif, le plus dû à la prudence, à la vigilance, à la valeur et à la capacité de Vendôme. On se garda bien de parler de cassine, et en Italie d'en faire mention. On ne sut ce fait que par le retour des officiers généraux et particuliers, de ceux qui eurent permission de faire un tour à Paris ou chez eux. Les uns le contèrent, les autres l'écrivirent à leurs amis de leur province, se croyant là en sûreté contre la poste de l'armée d'Italie, et tous ne se pouvaient lasser d'admirer que leur général pût avoir recueilli tant d'applaudissements de ce qui, en tout genre, lui méritait tant de blâme.

Dès qu'après le combat il revit son frère, il ne put s'empêcher de lui demander pourquoi il avait quitté le poste dont il l'avait chargé; quoiqu'il le fît avec mesure, l'orgueilleux cadet, qui se sentait sans excuse, ne le paya que d'emportement devant tout le monde. Vendôme, avec qui il ne conservait presque que de l'extérieur depuis qu'il lui avait ôté, et à l'abbé de Chaulieu, le pillage de ses affaires, et qui lui avait causé tant d'inconvénients toute cette campagne, se trouva hors d'état, et peut-être de volonté de l'excuser pour se délivrer d'un si fâcheux second. La désobéissance était formelle, la poltronnerie publique par sa fuite, et le crime complet par la licence d'emmener des troupes pour s'en faire garder dans la cassine si éloignée où il s'était relaissé. La brouillerie des deux frères éclata. Le grand prieur n'osant plus se montrer redoubla de crapule obscure; mais peu après il reçut un ordre de quitter l'armée et de repasser les monts. Il s'en vint droit à Lyon, puis, par permission qu'il dut à son frère, à sa maison de Clichy, près de Paris, d'où il prétendit être admis devant le roi à se justifier. Il le demanda avec une hauteur et une audace qu'avait nourries l'expérience du pouvoir de sa naissance et de tout ce qu'elle lui avait fait pardonner. Pour cette fois il se trompa. Le roi ne voulut ni le voir ni l'entendre, et ne le revit jamais. Plus outré du châtiment, quelque léger qu'il fût, que honteux de ce qui l'avait mérité, il retourna à Lyon et avec la permission du roi s'en alla à Rome et y demeura quelque temps. Lassé d'y vivre dans le commun, sans pouvoir parvenir, dans un pays si réglé pour le cérémonial, à aucune de ses prétentions, il en sortit. Il s'accrocha à la marquise de Richelieu qui courait le monde depuis quelque temps. Ils passèrent ensemble quelque temps à Gènes, d'où il revint en France, y vit son frère à la Ferté-Alais, et sans être entré dans Paris, s'en alla à Châlons-sur-Saône, qui lui fut fixé pour exil, où il vécut dans l'excès de ses débauches et de son obscurité ordinaire. D'ici à la régence on n'en entendra plus parler.

Cette race demi-mazarine me fait souvenir de la connétable Colonne que le roi avait eu en sa jeunesse tant d'envie d'épouser, qui ne contraignit pas ses moeurs à Rome, ni de courir le bon bord du vivant et surtout depuis la mort de son mari. C'était la plus folle, et toutefois la meilleure de ces Mazarines. Pour la plus galante on aurait peine à décider, excepté la mère de M. de Vendôme et du grand prieur, qui mourut trop jeune dans la première innocence des moeurs. Cette connétable s'avisa cette année de venir d'Italie débarquer en Provence. Elle y fut plusieurs mois sans permission d'approcher plus près. Enfin elle l'obtint à la sollicitation de sa famille pour la voir sans l'aller chercher si loin, à condition qu'elle ne mettrait pas le pied dans Paris, beaucoup moins à la cour. Elle vint à Passy dans une petite maison du duc de Nevers, son frère. Hors sa famille, elle ne connaissait plus personne. Tout était renouvelé depuis qu'elle était partie de France pour s'aller marier avant le mariage du roi. L'ennui lui prit d'être si mal accueillie, et d'elle-même elle s'en retourna assez promptement.

Il arriva en ce temps-ci une aventure imprudente à un de mes amis qui me donna de la peine, et qui serait fade à rapporter ici, sans les suites tardives auxquelles elle donna commencement. L'abbé de Mailly était extrêmement de mes amis; nos maisons, souvent alliées, avaient dans tous les temps été unies. Son père, plus connu par l'hôtel qu'il bâtit au bout du pont Royal que par une vie plus marquée, quoique extrêmement longue, et sa mère que son long nez faisait appeler la bécasse, et qui avait, à force de successions et de procès gagnés, comblé cette maison de biens, ne bougeaient de chez mon père pendant sa vie, et depuis de chez ma mère. L'abbé de Mailly, frère du marquis de Nesle, tué devant Philippsbourg en 1688, et du comte de Mailly dont la dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne était femme, avait été mis jeune à Saint-Victor avec un autre de ses frères, qui, plus pieux et plus aisé à réduire, y avait pris l'habit, était devenu prieur, puis évêque de Lavaur. L'abbé de Mailly, qui n'avait jamais voulu tâter de la moinerie, n'avait pas plus d'inclination à la profession ecclésiastique. Sa mère l'y força et lui laissa percer les coudes dans l'extérieur de ce couvent jusqu'à ce qu'il fût prêtre. On peut juger quel prêtre ce fut, et quelles études il fit; mais il avait de l'honneur, et fit de nécessité vertu. Il eut enfin une méchante petite abbaye, une place d'aumônier du roi et une autre abbaye ensuite encore fort chétive. Ce n'était pas un homme de beaucoup d'esprit, mais il n'en manquait pas, avait des vues et une vaste ambition, était suivi dans toutes ses idées, et fort attentif à ne se barrer sur rien et à s'aplanir les chemins à tout. Il rouit longtemps dans ce petit état enviant celui des soldats à qui il voyait monter la garde, à ce qu'il m'a souvent avoué. Dès lors il pensait au cardinalat, il faisait sa cour à Saint-Germain pour s'en frayer la route à la nomination. Je me moquais de lui, d'idées si éloignées de sa portée. Il me répondait qu'en dirigeant toute sa conduite suer un même projet, et ne s'en lassant point, souvent on y réussissait. Enfin il fut nommé à l'archevêché d'Arles où je le servis fort en excitant sa belle-soeur, et par d'autres amis. C'était un pas fort extraordinaire que celui d'être fait archevêque sans avoir été évêque, et je ne sais que l'archevêque de Bourges, Gesvres, à qui cela fût arrivé auparavant lui, encore par les circonstances que j'ai rapportées en leur temps. Mon ami fut moins touché de se voir sorti de l'état commun où il était, et d'être tout à coup archevêque, que de l'être d'Arles. Bordeaux qui fut donné le même jour à Besons, évêque d'Aire, mort depuis archevêque de Rouen, ne lui aurait pas plu de même.

La position d'Arles, par rapport à l'Italie et à Avignon, le charma. Il se proposa bien d'en tirer tout le parti possible, et il me le confia. Dans ses vues il voulut joindre le mérite du courtisan avec celui de la résidence. Il dit au roi, en prenant congé, qu'il ne pouvait se résoudre à être longtemps sans le voir, et qu'il le suppliait de trouver bon qu'il vînt passer trois semaines tous les ans à Versailles, qui serait le seul objet de son voyage. En effet, il n'y manqua point et ne s'arrêtait point à Paris. Il débarquait chez moi; je le couchais dans un trou d'entresol qui me servait de cabinet, et le roi lui savait le meilleur gré du monde d'une conduite qui lui manquait un attachement dont il était jaloux, sans entamer les devoirs de l'épiscopat et de la résidence; et l'archevêque en profitait pour voir par lui-même tous les ans ce que les lettres ne lui pouvaient pas apprendre. Son premier soin, en arrivant à Arles, fut de prévenir le vice-légat d'Avignon de toutes sortes de civilités et de devoirs. Le vice-légat y répondit avec empressement: c'était Gualterio qui mourait d'envie de venir ici nonce. Il avait dressé ses batteries à Rome pour cela, et il faisait de ce côté-ci tout ce qu'il croyait l'y pouvoir faire réussir. Les trois grandes couronnes, c'est-à-dire l'empereur, le roi et le roi d'Espagne, ont le privilège que le pape leur propose trois ou quatre sujets, et celui qu'ils choisissent est nommé à la nonciature auprès d'eux, de laquelle il est comme certain qu'ils ne retournent que cardinaux.

Gualterio avait infiniment d'esprit, et un esprit réglé, sensé, sage, prudent, mais gai et souple, beaucoup d'agrément et de douceur, avec cela beaucoup d'érudition, une grande connaissance du monde et une fort aimable conversation, avec toute l'aisance d'un homme accoutumé aux grandes cours, et à la meilleure compagnie; il la faisait lui-même, et sa conversation était charmante et souvent instructive sur une infinité de choses. Ce qu'il avait de plus recommandable, mais de plus singulier pour un homme de son pays et de son état, c'était la probité, la vérité, la fidélité et la candeur, avec tout l'art nécessaire pour les conserver entières dans le maniement des affaires et parmi le commerce du monde. Mieux informé de notre cour que la plupart de ceux qui la composaient, il répondit aux avances de son voisin en homme qui connaissait ce que sa belle-soeur était à Mme de Maintenon, tellement qu'à force de civilités, de visites, de désir de se plaire l'un à l'autre, ils lièrent ensemble une véritable amitié. Au bout de deux ou trois ans, Gualterio eut la nonciature de France. L'archevêque d'Arles me le recommanda fort. Il lui avait parlé de moi, et le prélat italien, qui n'ignorait rien de notre cour, même avant d'y arriver, ne désirait pas moins que l'archevêque de pouvoir lier avec un homme qu'il savait si étroitement uni avec le duc de Beauvilliers, le chancelier et Chamillart, et avec d'autres personnes considérables. Alors encore les nonces conservaient la morgue de refuser chez eux la main aux ducs et aux princes étrangers, tandis qu'ils la donnaient sans difficulté aux secrétaires d'État. Les ducs et les princes étrangers ne les voyaient donc jamais chez eux, et ce ne fut que depuis la nonciature de Gualterio, que cette prétention finit, que les nonces ne firent plus difficulté de donner la main chez eux, et que les ducs et les princes étrangers les virent. Gualterio et moi ne nous visitâmes donc d'abord que par des messages, et quand il venait les mardis à Versailles, nous nous y voyions dans les appartements. Nous nous plûmes réciproquement, à moi parce que je lui trouvai bientôt de quoi plaire, à lui parce qu'il avait résolu de devenir de mes amis. Quand nous nous fûmes un peu plus connus, cette gêne de lieu tiers nous fatigua. Il me proposa son escalier secret et qu'à porte fermée il me recevrait sans façon. Ce mezzo termine ne m'accommoda pas, et je le lui dis franchement. Cela lui fit prendre son parti de venir chez moi et à Paris où je n'étais presque point, et à Versailles toutes les fois qu'il y venait. Du commerce fréquent nous vînmes à l'amitié et à la confiance qui a duré entre nous jusqu'à sa mort, avec un commerce réglé de lettres toutes les semaines depuis son départ, et presque toujours en chiffre.

M. d'Arles avait profité de la facilité du commerce par mer de la Provence avec l'Italie. Il s'était servi à Rome de moines et d'émissaires obscurs, par le moyen desquels il était parvenu à se mettre bien avec les principaux ministres et avec le pape même. Il parvint jusqu'à se procurer des occasions de lui écrire, d'en recevoir des marques d'estime et de bonté, enfin d'en recevoir des brefs, et peu à peu de se faire considérer comme un prélat distingué par son siège et par sa naissance, dont l'attachement méritait d'être ménagé et qui pouvait raisonnablement aspirer à la pourpre. En ces temps-là, les cabales de la constitution Unigenitus n'étaient pas nées et n'étaient pas corrompu le clergé ni la politique si sage et si constante de la cour. Elle regardait comme un crime tout commerce direct d'un évêque avec Rome. Ce qui regardait les bénéfices, ils le traitaient par des banquiers; sur toute autre matière ils étaient obligés de passer par la permission du roi et par le secrétaire des affaires étrangères. Écrire directement au pape, à ses ministres ou à des personnes en place de cette cour, ou en recevoir des lettres, sans qu'à chacune le roi et son secrétaire d'État sût pourquoi et l'eût permis, c'était un crime d'État qui ne se pardonnait point et qui était puni, de sorte que l'usage s'en était entièrement aboli. M. d'Arles avait donc mené ce commerce fort secrètement.

Le nonce et moi étions dans cette confidence. Nous l'avions souvent averti du danger, mais le désir du cardinalat et les espérances que cette cour fait si aisément naître et remplit si difficilement, étaient des aiguillons auxquels il ne put résister. Le pape, dans une lettre qu'il lui fit écrire, lui parla de saint Trophime, l'apôtre et le premier évêque d'Arles. L'archevêque lui écrivit là-dessus pour lui en faire désirer des reliques; il n'y réussit que trop. Le pape lui écrivit lui-même et lui en demanda. L'archevêque lui en envoya avec une belle lettre et il en reçut un bref de remerciements. Détacher des reliques du principal corps saint qui repose à Arles et ce commerce subséquent si près à près, ne put demeurer secret; l'affaire fut éventée. Torcy, par ordre du roi, en écrivit très fortement à l'archevêque, et en parla au nonce sur le même ton, qui vint tout courant me le conter. Nous eûmes grand'peine à le tirer d'affaire; il en fut pourtant quitte pour une dure réprimande et pour un ordre bien exprès de prendre garde de plus avoir aucun commerce à Rome, sous peine de l'indignation du roi. L'archevêque fit l'ignorant, le piteux, le désespéré d'avoir déplu au roi pour une bagatelle qu'il avait crue innocente, protesta merveilles; mais il ne quittait pas prise aisément. Il se croyait avancé à Rome pour ses espérances; c'était les perdre que de cesser de les cultiver. L'excès d'ambition lui fit continuer son commerce. Il essaya de se faire un mérite à Rome de ce qu'il venait de lui arriver, mais il prit de meilleures précautions pour se cacher, et si bonnes qu'il ne fut plus découvert. Il eut peine pourtant à effacer l'impression que le roi avait prise; le secours quoique assez froid de sa belle-soeur en vint à bout par Mme de Maintenon.

La Feuillade avait eu ordre de mener en Lombardie dix bataillons et trois escadrons de dragons. Il n'avait plus rien à faire en Savoie et il allait en pays ami. Vendôme, que son beau-père servait si bien, n'avait garde de lui faire sentir le poids de son commandement. Il envoya d'Estaing au-devant de lui, avec trois mille cinq cents chevaux et vingt compagnies de grenadiers, qui chassèrent quelques troupes ennemies postées au pont de Lens sur la Sture pour empêcher la jonction. On fit fort valoir la marche de La Feuillade, suivi trois jours durant par mille chevaux qui ne l'attaquèrent point. Il n'eut pas la peine d'aller jusqu'en Lombardie. Vendôme le chargea de la continuation du siège de Chivas. Trois semaines après, M. de Savoie abandonna Chivas, Castagnette et toutes les hauteurs qu'il occupait entre ces places, pour se retirer vers Turin avec le peu de troupes qu'il avait là. Quelques jours auparavant, La Feuillade avait fait pousser quelque cavalerie entre le Melo et la Sture, pour déposter un petit camp, qui prit la fuite dès qu'il vit la tête de ses troupes. Il manda qu'on leur avait tué trois cents hommes et pris cinquante officiers ou cavaliers, six étendards et deux paires de timbales, sans y avoir perdu personne, et que c'était cette action qui avait fait prendre à M. de Savoie le parti qu'il venait de prendre. Lambert, conduit par Chamillart, apporta ces nouvelles au roi à Marly, qu'on fit fort valoir. Ces merveilles précédèrent de dix-huit jours le combat de Cassano.

L'archiduc, ennuyé d'une campagne assez stérile jusqu'alors, quoique fort supérieur à l'armée d'Espagne sur les frontières de Portugal, où tout s'était passé en prises et reprises de postes et de petites places, mécontent d'ailleurs de la cour de Portugal, fut conseillé d'aller donner vigueur à ses amis de Catalogne et d'Aragon, de s'embarquer sur la flotte anglaise et hollandaise, et d'aller tenter Barcelone. Il y fit mettre pied à terre, le 23 août, à quinze bataillons et plus de mille chevaux, qui furent aussitôt joints par six mille révoltés de Vigo, et ils envoyèrent, quinze vaisseaux devant Palamos, cinq mille autres du royaume de Valence allèrent les grossir, et ils ouvrirent la tranchée devant Barcelone, le 1er septembre. Le vice-roi de Catalogne mit dehors Rose, gouverneur de la ville, et le major, fort soupçonné d'intelligences avec l'archiduc. La garnison était nombreuse, mais de mauvaises troupes.

Il arriva une fâcheuse affaire à l'armée de Flandre entre Surville et La Barre. Étant à table, et Surville pris de vin, il maltraita cruellement La Barre de paroles. La compagnie qui les vit se lever se jeta entre-deux, chose fort ordinaire et dont ordinairement aussi elle se repent après. Malgré cela, ils se rapprochèrent, et La Barre crut avoir essuyé quelque mainmise dans ces moments si peu mesurés, et où tout est pêle-mêle. Surville, ayant cuvé son vin, mit en usage tout ce qu'il put honnêtement pour satisfaire La Barre et finir cette affaire. Ce fut en vain. L'électeur de Bavière, de l'avis du maréchal de Villeroy, envoya Surville à Bruxelles, et mit La Barre aux arrêts. Sur ville était frère cadet d'Hautefort, tous deux lieutenants généraux, mais de réputation fort différente. Rien de plus corrompu que les moeurs de Surville, rien de plus équivoque que son courage, personne plus grossièrement borné. On a vu en son lieu de quelle façon il épousa une fille du maréchal d'Humières, veuve de Vassé. Malgré tant de choses exclusives, je ne sais par quelle intrigue il avait eu le régiment d'infanterie du roi, place qui donnait des rapports continuels immédiatement avec lui, parce que le roi faisait sa poupée de son régiment, entrait dans tous les détails comme un simple colonel, et le distinguait en toutes manières: c'était donc une source de privances, de grâces et d'utilité; car Surville en tirait fort gros, et il était de tous les Marlys.

La Barre était un simple gentilhomme pauvre et de fortune, capitaine-lieutenant de la compagnie colonelle du régiment des gardes, et par conséquent ayant brevet, nom et rang de capitaine aux gardes. Il était très malvoulu dans son corps, et peu accueilli ailleurs. Sa réputation sur le courage n'était pas meilleure que celle de Surville; mais il montra depuis qu'on s'y était fort trompé. C'était un compagnon d'esprit, de manège, de souterrains, ami de plusieurs garçons bleus les plus intérieurs et des valets principaux du roi. Accusé de plus de lui tout rapporter, et ce qui en fortifiait la pensée, c'était de le voir bien traité et distingué par le roi, fort au-dessus d'un homme de son état. Le roi qui avait de la bonté pour ces deux hommes, et qui vit la difficulté qui se rencontrerait à les accommoder, même au tribunal naturel des maréchaux de France, voulut bien pour la première fois de sa vie entre des personnes comme ils étaient s'en charger lui-même. Il fit mettre Surville en prison pour en sortir peu après, aller demander pardon à l'électeur, dans l'armée et le voisinage duquel la querelle était arrivée, et faire en sa présence satisfaction à La Barre. Pendant tous ces procédés, la gloire des Hautefort s'offensa. Ils tinrent des propos de hauteur qui gâtèrent tout. La Barre cria à la nouvelle injure, tellement qu'Arras fut donné pour prison à Surville, jusqu'à là fin de la campagne que La Barre acheva à l'armée, pour finir cette affaire ensuite par le roi seul de manière à n'y laisser aucunes suites. Nous les verrons l'année suivante telles que Surville demeura perdu. Secouru depuis et remis à flot par la générosité du maréchal de Boufflers, il se perdit de nouveau lui-même et sans ressource; mais il n'est pas temps d'en parler.

L'affaire du banquillo fit en ce temps-ci un grand bruit en Espagne, et donna ici de l'inquiétude. Je l'ai expliquée d'avance (t. III, p. 287) lorsque je me suis étendu sur les grands d'Espagne; je n'en répéterai donc rien ici. Mme des Ursins, qui aperçut de loin ce petit orage se former en arrivant à Madrid, saisit la conjoncture de disposer de la charge de majordome-major. On a vu la juste prétention du duc d'Albe fort appuyée du roi, et la raison qui y rendait la princesse des Ursins contraire. Elle prit donc cette occasion de la donner à un seigneur actuellement sur les lieux, qui, par la considération qu'elle lui donnait parmi les grands dont elle le faisait comme le chef, les pût ramener, et que lui-même, gagné par cet honneur, se rangeât pour le roi dans cette affaire, services qui ne se pouvaient tirer d'un absent. Le connétable de Castille avait été peu compté depuis l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne. On l'estimait peu, on le soupçonnait d'être un peu autrichien. Il croyait avoir reçu un grand dégoût sur sa prétention de commander les armées par son titre de connétable. La campagne de Portugal n'avait pas bien basté; on avait perdu Gibraltar, la Catalogne et les provinces voisines étaient plus que suspectes; toutes ces circonstances persuadèrent la princesse des Ursins de ramener un aussi grand seigneur et si distingué que l'était le connétable de Castille, et lui fit donner la charge de majordome-major, qui consentit contre son droit et l'usage jusqu'alors observé qu'au lieu de lui porter tous les soirs les clefs des portes du palais, elles le seraient au capitaine des gardes du corps en quartier, charge jusqu'alors inconnue en Espagne, et fit par cette adresse approuver au roi que sa recommandation en faveur du duc d'Albe n'eût pas lieu.

Le roi partit le 22 septembre pour Fontainebleau par Sceaux où il alla de Marly, et y séjourna un jour. Le roi d'Angleterre y arriva le ter octobre, et s'en retourna à Saint-Germain le 12. La reine, qui était fort incommodée d'un mal au sein dont on craignait de funestes suites, qu'il n'eut pourtant pas, ne put aller à Fontainebleau cette année. En ce même temps, Desmarets maria une de ses filles au fils de Bercy, maître des requêtes, extrêmement riche.

Le prince de Bournonville mourut à Bruxelles. C'était un homme d'honneur, fort brave, qui avait beaucoup de savoir, et qui ne manquait point d'esprit; mais d'un esprit tout à fait désagréable. Il était riche, fils et petit-fils de deux hommes qui avaient fort figuré sous la maison d'Autriche. Il était veuf, avec un fils et deux filles, d'une soeur du duc de Chevreuse du second lit; et la maréchale de Noailles et lui étaient enfants des deux frères, laquelle l'aimait à cause de cette proximité. J'en eus beaucoup dans la suite avec ses enfants, car sa fille aînée épousa le duc de Duras, et la veuve de son fils mon fils aîné. Avec tous ses proches, Bournonville ne parvint à rien et servit toute sa vie. Il était sous-lieutenant des gens d'armes sous le prince de Rohan, cousin germain de sa femme. Il n'avait aucun rang ni honneurs.

Virville mourut en même temps, du nom de Groslée, illustre en Dauphiné. Il avait été capitaine de gendarmerie, brave et fort bon officier, mais perdu de gouttes qui l'obligèrent à quitter et qui à la fin le tuèrent. C'était un fort aimable homme, de beaucoup d'esprit, et fort orné, et de très bonne compagnie, fort honnête homme aussi, et fort aimé et considéré. Le maréchal de Tallard avait épousé sa soeur; et lui, qui voulait tout laisser à son fils unique, donna pour rien sa fille à Senozan, homme de rien, dès lors fort riche, et qui le devint énormément depuis. Il arriva ce qu'on voit ordinairement de ces mariages: le fils de Virville le survécut peu, la veuve du même Virville hérita de ses frères et de ses oncles; il se forma de tout cela une succession prodigieuse qui tomba à la femme de Senozan.

Usson, lieutenant général distingué, dont il a été mention ici plus d'une fois, mourut aussi à Marseille; il commandait dans les pays de Nice et Villefranche. C'était un petit homme, fait comme un potiron, mais plein d'esprit, de valeur, et de talent pour la guerre. Il n'était point marié; Bonrepos était son frère aîné.

Pontchartrain se tint exactement ce qu'il s'était promis. Le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres allèrent à Toulon, comptant monter une flotte. Tantôt un retardement, tantôt une difficulté, tantôt un manquement de quelque chose; bref, tous deux demeurèrent au port, et la flotte ennemie maîtresse de la mer. L'amiral, pour charmer son ennui, alla visiter Antibes et se promener par les ports du pays, et revint à Fontainebleau, où le maréchal de Cœuvres aussi peu content que lui ne tarda pas à le suivre. Pontchartrain, qui avait de longue main prévenu le roi sur la dépense d'une puissante flotte, sur le grand nombre de gros vaisseaux des Anglais et des Hollandais joints ensemble, sur le danger de la personne du comte de Toulouse si sa valeur était écoutée, s'en tira à joints pieds et se moqua d'eux tout à son aise, au grand malheur de Barcelone et des extrémités dont cette perte fut suivie, comme on les verra en leur temps.

Ce fut à ce retour du comte de Toulouse qu'il acheta d'Armenonville la terre de Rambouillet, à six lieues de Versailles, près de Maintenon, dont le comte fit un duché-pairie, érigé pour lui, et une terre prodigieuse par les acquisitions qu'il y fit dans la suite. Armenonville, qui ne vendait que par respect, eut en pot-de-vin, pour lui et pour son fils après lui, l'usage du château et des jardins de la Muette et du bois de Boulogne, que le roi détacha de la capitainerie de Catelan, en l'en dédommageant.

CHAPITRE IV. §

Mort de la première présidente Lamoignon; sa famille. — Caractère et fortune du premier président Lamoignon. — Corruption des premiers présidents successeurs de Bellièvre. — Catastrophe singulière de Fargues. — Mort et singularités de Ninon, dite Mlle de L'Enclos. — Mort de Rossignol. — Inquisition de ce prince. — Mort du comte de Tonnerre. — La Feuillade proposé par le roi à Chamillart pour faire en chef le siège de Turin. — Gratitude et grandeur d'âme de Vauban. — Vendôme grand courtisan. — Siège de Turin différé. — Darmstadt tué devant le mont Joui. — Lerida et Tortose saisis par les Catalans révoltés. — Siège de Badajoz levé par les ennemis. — Barcelone rendu à l'archiduc. — La garnison prisonnière de guerre. — Retour de Fontainebleau par Villeroy et Sceaux. — Couronnement de Stanislas en Pologne. — Mort du fameux Tekeli. — Prises de mer; Saint-Paul tué. — Cruelle méprise de La Feuillade. — Augmentation des compagnies. — Nouveaux régiments. — Force milice. — Idées de nos ministres bien différentes sur la paix. — Aguilar à Paris; sa mission, son caractère, sa fortune. — Ordres d'Espagne devenus compatibles avec ceux de la Toison et du Saint-Esprit. — Ronquillo gouverneur du conseil de Castille. — Duc de Noailles en Roussillon. — Mort des deux fils du duc de Beauvilliers. — Piété du père et de la mère. — Jésuites emportent la cure de Brest devant le roi. — Retour de Marsin, Villars et Villeroy. — Surville à la Bastille. — Roquelaure tâche de se justifier au roi; sa femme. — Mariage du fils aîné de Tessé avec la fille de Bouchu, du duc de Duras avec Mlle de Bournonville, de Listenais avec une fille de la comtesse de Mailly. — Folies de la duchesse du Maine. — Duc de Berry délivré de ses gouverneurs. — Montmélian rendu par les ennemis. — Aventure étrange de l'évêque de Metz.

Deux personnes fort différentes moururent en ce même temps: la première présidente Lamoignon et Ninon. Mme de Lamoignon (car ces avocats renforcés et qui, du barreau où ils gagnaient leur vie il n'y a pas longtemps, sont devenus des magistrats considérables, ont pris le de), Mme de Lamoignon, dis-je, était Potier, fille du secrétaire d'État Ocquerre, frère de cet évêque de Beauvais qui pensa quelques jours être premier ministre à la mort de Louis XIII, et que le cardinal Mazarin culbuta. Elle était soeur du père du président de Novion, qui succéda à son mari à la place de premier président, et mère de Lamoignon, président à mortier à Paris, de Bâville, conseiller d'État, intendant ou plutôt roi de Languedoc, de Mme de Broglio, dont le mari et le second fils sont devenus depuis si peu maréchaux de France, et de la défunte femme d'Harlay qui succéda à Novion son cousin germain, lorsque, comme je l'ai rapporté, il fut chassé en 1689 de la place de premier président. Lamoignon, beau, agréable, et sachant fort le monde et l'intrigue, avec tous les talents extérieurs, avait brillé au conseil dans la place de maître des requêtes. On a vu comment, par l'adresse des ministres qui craignaient l'humeur de Novion, il refusa, à l'instigation de sa maîtresse à qui ils donnèrent gros, la place de premier président, vacante en 1658, par la mort de Bellièvre, et y portèrent Lamoignon. Les grâces de sa personne, son affabilité, le soin qu'il prit de se faire aimer du barreau et des magistrats, une table éloignée de la frugalité de ses prédécesseurs, son attention singulière à capter les savants de son temps, à les assembler chez lui à certains jours, à les distinguer, quels qu'ils fussent, lui acquirent une réputation qui dure encore, et qui n'a pas été inutile à ses enfants. Il est pourtant vrai qu'à lui commença la corruption de cette place qui ne s'est guère interrompue jusqu'à aujourd'hui. Pour Lamoignon j'en raconterai ici un seul trait, parce qu'il est historique et curieux.

Il se fit à Saint-Germain une grande partie de chasse. Alors c'étaient les chiens, et non les hommes, qui prenaient les cerfs; on ignorait encore ce nombre immense de chiens, de chevaux, de piqueurs, de relais et de routes à travers les pays. La chasse tourna du côté de Dourdan, et se prolongea si bien que le roi s'en revint extrêmement tard et laissa la chasse. Le comte de Guiche, le comte depuis duc du Lude, Vardes, M. de Lauzun qui me l'a conté, je ne sais plus qui encore, s'égarèrent, et les voilà à la nuit noire à ne savoir où ils étaient. À force d'aller sur leurs chevaux recrus, ils avisèrent une lumière; ils y allèrent, et à la fin arrivèrent à la porte d'une espèce de château. Ils frappèrent, ils crièrent, ils se nommèrent, et demandèrent l'hospitalité. C'était à la fin de l'automne, et il était entre dix et onze heures du soir. On leur ouvrit. Le maître vint au-devant d'eux, les fit débotter et chauffer, fit mettre leurs chevaux dans son écurie, et pendant ce temps-là leur fit préparer à souper, dont ils avaient grand besoin. Le repas ne se fit point attendre; il fut excellent, et le vin de même, de plusieurs sortes. Le maître poli, respectueux, ni cérémonieux, ni empressé, avec tout l'air et les manières du meilleur monde. Ils surent qu'il s'appelait Fargues, et la maison Courson; qu'il y était retiré; qu'il n'en était point sorti depuis plusieurs années; qu'il y recevait quelquefois ses amis, et qu'il n'avait ni femme ni enfants. Le domestique leur parut entendu, et la maison avoir un air d'aisance. Après avoir bien soupé, Fargues ne leur fit point attendre leur lit. Ils en trouvèrent chacun un parfaitement bon, ils eurent chacun leur chambre, et les valets de Fargues les servirent très proprement. Ils étaient fort las et dormirent longtemps. Dès qu'ils furent habillés, ils trouvèrent un excellent déjeuner servi, et au sortir de table, leurs chevaux prêts, aussi refaits qu'ils l'étaient eux-mêmes. Charmés de la politesse et des manières de Fargues, et touchés de sa bonne réception, ils lui firent beaucoup d'offres de service, et s'en allèrent à Saint-Germain. Leur égarement y avait été la nouvelle; leur retour et ce qu'ils étaient devenus toute la nuit en fut une autre.

Ces messieurs étaient la fleur de la cour et de la galanterie, et tous alors dans toutes les privances du roi. Ils lui racontèrent leur aventure, les merveilles de leur réception, et se louèrent extrêmement du maître, de sa chère et de sa maison. Le roi leur demanda son nom; dès qu'il l'entendit : « Comment Fargues, dit-il, est-il si près d'ici? » Ces messieurs redoublèrent de louanges, et le roi ne dit plus rien. Passé chez la reine mère, il lui parla de cette aventure, et tous deux trouvèrent que Fargues était bien hardi d'habiter si près de la cour, et fort étrange qu'ils ne l'apprissent que par cette aventure de chasse, depuis si longtemps qu'il demeurait là.

Fargues s'était fort signalé dans tous les mouvements de Paris contre la cour et le cardinal Mazarin. S'il n'avait pas été pendu, ce n'avait pas été faute d'envie de se venger particulièrement de lui; mais il avait été protégé par son parti, et formellement compris dans l'amnistie. La haine qu'il avait encourue, et sous laquelle il avait pensé succomber, lui fit prendre le parti de quitter Paris pour toujours, afin d'éviter toute noise, et de se retirer chez lui sans faire parler de lui, et jusqu'alors il était demeuré ignoré. Le cardinal Mazarin était mort; il n'était plus question pour personne des affaires passées; mais, comme il avait été fort noté, il craignait qu'on lui en suscitât quelque autre nouvelle, et pour cela vivait fort retiré et fort en paix avec tous ses voisins, fort en repos des troubles passés, sur la foi de l'amnistie et depuis longtemps. Le roi et la reine sa mère, qui ne lui avaient pardonné que par force, mandèrent le premier président Lamoignon, et le chargèrent d'éplucher secrètement la vie et la conduite de Fargues; de bien examiner s'il n'y aurait point moyen de châtier ses insolences passées, et de le faire repentir de les narguer si près de la cour dans son opulence et sa tranquillité. Ils lui contèrent l'aventure de la chasse qui leur avait appris sa demeure; et témoignèrent à Lamoignon un extrême désir qu'il pût trouver des moyens juridiques de le perdre.

Lamoignon, avide et bon courtisan, résolut bien de les satisfaire et d'y trouver son profit . Il fit ses recherches, en rendit compte et fouilla tant et si bien, qu'il trouva moyen d'impliquer Fargues dans un meurtre commis à Paris au plus fort des troubles, sur quoi il le décréta sourdement, et un matin l'envoya saisir par des huissiers, et mener dans les prisons de la Conciergerie. Fargues, qui depuis l'amnistie était bien sûr de n'être tombé en quoi que ce fût de répréhensible, se trouva bien étonné. Mais il le fut bien plus, quand par l'interrogatoire il apprit de quoi il s'agissait. Il se défendit très bien de ce dont on l'accusait, et, de plus, allégua que le meurtre dont il s'agissait ayant été commis au fort des troubles et de la révolte de Paris dans Paris même, l'amnistie qui les avait suivis effaçait la mémoire de tout ce qui s'était passé dans ces temps de confusion, et couvrait chacune de ces choses qu'on n'aurait pu suffire ni exprimer à l'égard de chacun, suivant l'esprit, le droit, l'usage et l'effet, non mis en doute aucun jusqu'à présent, des amnisties. Les courtisans distingués qui avaient été si bien reçus chez ce malheureux homme firent toutes sortes d'efforts auprès de ses juges et auprès du roi; mais tout fut inutile. Fargues eut très promptement la tête coupée, et sa confiscation donnée en récompense au premier président. Elle était fort à sa bienséance, et fut le partage de son second fils. Il n'y a guère qu'une lieue de Bâville à Courson. Ainsi le beau-père et le gendre s'enrichirent successivement dans la même charge, l'un du sang de l'innocent, l'autre du dépôt que son ami lui avait confié à garder, qu'il déclara ensuite au roi qui le lui donna, et dont il sut très bien s'accommoder. Novion, qui fut entre-deux depuis 1677 jusqu'en 1688, ne fut chassé que pour avoir sans cesse vendu la justice, comme je l'ai raconté en son lieu. Nous verrons en leur temps leurs successeurs; ce n'est pas encore celui d'en parler. La première présidente Lamoignon mourut dans une grande et longue piété. Avec tant d'enfants bien pourvus, elle ne laissa pas de mourir avec plus de un million cinq cent mille livres de bien.

Ninon, courtisane fameuse, et depuis que l'âge lui eut fait quitter le métier, connue sous le nom de Mlle de L'Enclos, fut un exemple nouveau du triomphe du vice conduit avec esprit, et réparé de quelque vertu. Le bruit qu'elle fit, et plus encore le désordre qu'elle causa parmi la plus haute et la plus brillante jeunesse, força l'extrême indulgence que, non sans cause, la reine mère avait pour les personnes galantes et plus que galantes, de lui envoyer un ordre de se retirer dans un couvent. Un de ces exempts de Paris lui porta la lettre de cachet, elle la lut, et remarquant qu'il n'y avait pas de couvent désigné en particulier: « Monsieur, dit-elle à l'exempt sans se déconcerter, puisque la reine a tant de bonté pour moi que me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je vous prie de lui dire que je choisis celui des grands cordeliers de Paris, » et lui rendit la lettre de cachet avec une belle révérence. L'exempt, stupéfait de cette effronterie sans pareille, n'eut pas un mot à répliquer, et la reine la trouva si plaisante qu'elle la laissa en repos. Jamais Ninon n'avait qu'un amant à la fois, mais des adorateurs en foule, et quand elle se lassait du tenant, elle le lui disait franchement, et en prenait un autre. Le délaissé avait beau gémir et parler, c'était un arrêt; et cette créature avait usurpé un tel empire qu'il n'eût osé se prendre à celui qui le supplantait, trop heureux encore d'être admis sur le pied d'ami de la maison. Elle a quelquefois gardé à son tenant, quand il lui plaisait fort, fidélité entière pendant toute une campagne.

La Châtre, sur le point de partir, prétendit être de ces heureux distingués. Apparemment que Ninon ne lui promit pas bien nettement. Il fut assez sot, et il l'était beaucoup et présomptueux à l'avenant, pour lui en demander un billet. Elle le lui fit. Il l'emporta et s'en vanta fort. Le billet fut mal tenu, et à chaque fois qu'elle y manquait: « Oh! le bon billet, s'écriait-elle, qu'a La Châtre! » Son fortuné à la fin lui demanda ce que cela voulait dire, elle le lui expliqua; il le conta, et accabla La Châtre d'un ridicule qui gagna jusqu'à l'armée où il était.

Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d'esprit qu'elle se les conserva tous, et qu'elle les tint unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passait chez elle avec un respect et une décence extérieure que les plus hautes princesses soutiennent rarement avec des faiblesses. Elle eut de la sorte pour amis tout ce qu'il y avait de plus trayé et de plus élevé à la cour, tellement qu'il devint à la mode d'être reçu chez elle, et qu'on avait raison de le désirer par les liaisons qui s'y formaient. Jamais ni jeux, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de religion ou de gouvernement; beaucoup d'esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et toutefois sans ouvrir la porte à la médisance; tout y était délicat, léger, mesuré, et formait les conversations qu'elle sut soutenir par son esprit, et par tout ce qu'elle savait de faits de tout âge. La considération, chose étrange, qu'elle s'était acquise, le nombre et la distinction de ses amis et de ses connaissances [continuèrent] quand les charmes cessèrent de lui attirer du monde, quand la bienséance et la mode lui défendirent de plus mêler le corps avec l'esprit. Elle savait toutes les intrigues de l'ancienne et de la nouvelle cour, sérieuses et autres; sa conversation était charmante; désintéressée, fidèle, secrète, sûre au dernier point, et, à la faiblesse près, on pouvait dire qu'elle était vertueuse et pleine de probité. Elle a souvent secouru ses amis d'argent et de crédit, est entrée pour eux dans des choses importantes, a gardé très fidèlement des dépôts d'argent et des secrets considérables qui lui étaient confiés. Tout cela lui acquit de la réputation et une considération tout à fait singulière.

Elle avait été amie intime de Mme de Maintenon, tout le temps que celle-ci demeura à Paris. Mme de Maintenon n'aimait pas qu'on lui parlât d'elle, mais elle n'osait la désavouer. Elle lui a écrit de temps en temps jusqu'à sa mort avec amitié. L'Enclos, car Ninon avait pris ce nom depuis qu'elle eut quitté le métier de sa jeunesse longtemps poussée, n'y était pas si réservée avec ses amis intimes, et quand il lui est arrivé de s'intéresser fortement pour quelqu'un ou pour quelque chose, ce qu'elle savait rendre rare et bien ménager, elle en écrivait à Mme de Maintenon qui la servait efficacement et avec promptitude; mais, depuis sa grandeur, elles ne se sont vues que deux ou trois fois, et bien en secret. L'Enclos avait des reparties admirables. Il y en a deux entre autres au dernier maréchal de Choiseul, qui ne s'oublient point: l'une est une correction excellente, l'autre un tableau vif d'après nature. Choiseul, qui était de ses anciens amis, avait été galant et bien fait. Il était mal avec M. de Louvois, et il déplorait sa fortune lorsque le roi le mit, malgré le ministre, de la promotion de l'ordre de 1688. Il ne s'y attendait en façon du monde, quoique de la première naissance et des plus anciens et meilleurs lieutenants généraux. Il fut donc ravi de joie, et se regardait avec plus que de la complaisance paré de son cordon bleu. L'Enclos l'y surprit deux ou trois fois. À la fin impatientée: « Monsieur le comte, lui dit-elle devant toute la compagnie, si je vous y prends encore, je vous nommerai vos camarades. » Il y en avait eu en effet plusieurs à faire pleurer, mais quels et combien en comparaison de ceux de 1724, et de quelques autres encore depuis ! Le bon maréchal était toutes les vertus mêmes, mais peu réjouissantes et avec peu d'esprit. Après une longue visite, L'Enclos baille, le regarde, puis s'écrie :

« Seigneur, que de vertus vous me faites haïr! »

qui est un vers de je ne sais plus quelle pièce de théâtre. On peut juger de la risée et du scandale. Cette saillie pourtant ne les brouilla point. L'Enclos passa de beaucoup quatre-vingts ans, toujours saine, visitée, considérée. Elle donna à Dieu ses dernières années, et sa mort fit une nouvelle. La singularité unique de ce personnage m'a fait étendre sur elle.

Rossignol, président aux requêtes du palais, mourut en ce même temps. Son père avait été le plus habile déchiffreur de l'Europe. Je ne sais comment il s'avisa de s'appliquer à une connaissance jusqu'à lui si cachée, ni comment M. de Louvois le connut et l'employa à ce talent. Aucun chiffre ne lui échappait, il y en avait qu'il lisait tout de suite. Cela lui donna beaucoup de particuliers avec le roi et en fit un homme important. Il instruisit son fils dans cette science, il y devint habile, mais non pas au point de son père. C'étaient d'honnêtes gens et modestes, qui l'un et l'autre tirèrent gros du roi, qui même laissa cinq mille livres de pension à sa famille qui n'était pas d'âge à déchiffrer.

Peu de temps après qu'on fut à Fontainebleau, il arriva à Courtenvaux une aventure terrible. Il était fils aîné de M. de Louvois, qui lui avait fait donner puis ôter la survivance de sa charge dont il le trouva tout à fait incapable. Il l'avait fait passer à Barbezieux son troisième fils, et il avait consolé l'aîné par la survivance de son cousin Tilladet, à qui il avait acheté les Cent-Suisses, qui, après les grandes charges de la maison du roi, en est sans contredit la première et la plus belle. Courtenvaux était un fort petit homme obscurément débauché, avec une voix ridicule, qui avait peu et mal servi, méprisé et compté pour rien dans sa famille, et à la cour où il ne fréquentait personne; avare et taquin, et quoique modeste et respectueux, fort colère, et peu maître de soi quand il se capriçait: en tout un fort sot homme, et traité comme tel, jusque chez la duchesse de Villeroy et la maréchale de Coeuvres, sa soeur et sa belle-soeur; on ne l'y rencontrait jamais.

Le roi, plus avide de savoir tout ce qui se passait, et plus curieux de rapports qu'on ne le pouvait croire (quoiqu'on le crût beaucoup), avait autorisé Bontems, puis Bloin, gouverneur de Versailles, à prendre quantité de Suisses outre ceux des portes, des parcs et des jardins, et ceux de la galerie et du grand appartement de Versailles, et des salons de Marly et de Trianon, qui, avec une livrée du roi, ne dépendaient que d'eux. Ces derniers étaient secrètement chargés de rôder, les soirs, les nuits et les matins dans tous les degrés, les corridors, les passages, les privés, et quand il faisait beau, dans les cours et les jardins, de patrouiller, se cacher, s'embusquer, remarquer les gens, les suivre, les voir entrer et sortir des lieux où ils allaient, de savoir qui y était, d'écouter tout ce qu'ils pouvaient entendre, de n'oublier pas combien de temps les gens étaient restés où ils étaient entrés, et de rendre compte de leurs découvertes. Ce manège, dont d'autres subalternes et quelques valets se mêlaient aussi, se faisait assidûment à Versailles, à Marly, à Trianon, à Fontainebleau et dans tous les lieux où le roi était. Ces Suisses déplaisaient fort à Courtenvaux, parce qu'ils ne le reconnaissaient en rien, et qu'ils enlevaient à ses Cent-Suisses des postes et des récompenses qu'il leur aurait bien vendus, tellement qu'il les tracassait souvent. Entre la grande pièce des Suisses et la salle des gardes du roi à Fontainebleau, il y a un passage étroit entre le degré et le logement occupé lors par Mme de Maintenon, puis une pièce carrée où est la porte de ce logement qui, en la traversant droit, donne dans la salle des gardes, et qui a une autre porte sur le balcon qui environne la cour en ovale, lequel communique aux degrés et en beaucoup d'endroits. Cette pièce carrée est un passage public de communication indispensable à tout le château, pour qui ne va point par les cours, et par conséquent fort propre à observer les allants et venants, et par elle-même et par ses communications. Jusqu'à cette année, il y avait toujours couché quelques gardes du corps, et quelques Cent-Suisses, qui, lorsque le roi entrait et sortait de chez Mme de Maintenon, s'y mettaient mêlés sous les armes, de sorte que cette pièce passait pour une extension de salle des gardes et des Cent-Suisses. Le roi s'avisa cette année d'y faire coucher des Suisses de Bloin au lieu des Cent-Suisses et de gardes.

Courtenvaux, sans en parler au capitaine des gardes en quartier, puisqu'on en avait ôté les gardes aussi bien que les Suisses, eut la sottise de prendre ce changement pour une nouvelle entreprise de ces Suisses sur les siens, et s'en mit en telle colère qu'il n'y eut menaces qu'il ne leur fît, ni pouilles qu'il ne leur chantât. Ils le laissèrent aboyer sans s'émouvoir; ils avaient leurs ordres et furent assez sages pour ne rien répondre. Le roi, qui n'en fut averti que sur le soir, au sortir de son souper, entré à son ordinaire dans son grand cabinet ovale avec ce qui avait accoutumé de l'y suivre, de sa famille, et des dames des princesses, qui, à Fontainebleau, faute d'autres cabinets, se tenaient toutes dans celui-là autour du roi, envoya chercher Courtenvaux. Dès qu'il parut dans ce cabinet, le roi lui parla d'un bout à l'autre sans lui donner loisir d'approcher, mais dans une colère si terrible, et pour lui si nouvelle et si extraordinaire, qu'il fit trembler non seulement Courtenvaux, mais princes, princesses, dames, et tout ce qui était dans le cabinet. On l'entendait de sa chambre. Les menaces de lui ôter sa charge, les termes les plus durs et les plus inusités dans sa bouche, plurent sur Courtenvaux, qui, pâmé d'effroi et prêt à tomber par terre, n'eut ni le temps ni le moyen de proférer un mot. La réprimande finit par lui dire avec impétuosité: « Sortez d'ici! » À peine en eut-il la force et de se traîner chez lui.

Quelque peu de cas que sa famille fît de lui elle fut étrangement alarmée; chacun eut recours à quelque protection. Mme la duchesse de Bourgogne, qui aimait fort la duchesse de Villeroy et la maréchale de Cœuvres, parla de son mieux à Mme de Maintenon, et même au roi. À la fin, il s'apaisa, mais avec avis qu'il chasserait Courtenvaux à la première de ses sottises et lui ôterait sa charge. Après cela il osa en reprendre les fonctions. La cause d'une scène si étrange était que Courtenvaux avait mis le doigt sur la lettre à toute la cour, par le vacarme qu'il avait fait d'un changement dont le motif sautait aux yeux dès qu'on y prenait garde; et le roi, qui cachait avec le plus grand soin ses espionnages, avait compté que ce changement ne s'apercevrait pas, et était outré de colère du bruit qu'il avait fait et qui l'avait appris et fait sentir à tout le monde. Quoique déjà sans considération, sans agrément, sans familiarité la moindre, il en demeura plus mal avec le roi et ne s'en releva de sa vie; sans sa famille, il était chassé et sa charge perdue.

Il mourut en même temps un autre homme encore plus méprisé, qui fut le comte de Tonnerre; ce n'est pas que la naissance ou l'esprit lui manquassent; mais tout le reste entièrement. Avec une poltronnerie qui lui faisait tout souffrir, il s'attirait cent affaires par son escroquerie et ses bons mots, et il était tombé enfin à un tel point d'abjection qu'on avait honte de l'insulter quand il disait quelque sottise. Il avait été longtemps premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, et il était fils du frère aîné de cet évêque de Noyon dont il a été parlé ici plus d'une fois, et frère de l'évêque de Langres dont il le sera encore.

Quoique le combat de Cassano eût été sans aucun fruit, le siège de Turin, si mal à propos annoncé dès l'entrée du printemps, et peut-être aussi peu à propos conçu, n'en demeurait pas moins résolu. Le roi, si différent sur La Feuillade de ce qu'on le vit lorsque Chamillart lui en proposa le mariage avec sa fille, ou plutôt occupé de plaire à son ministre par l'endroit qui lui était le plus sensible, lui proposa lui-même de charger son gendre de ce grand siège en chef. Chamillart, surpris et comblé, s'en excusa faiblement. Le roi lui fit des amitiés, lui dit du bien de La Feuillade et qu'il voulait essayer des jeunes gens qui montraient des talents et de l'application. Ce choix arrêté, La Feuillade eut ordre de s'approcher de Turin, après le siège de Chivas achevé, et de se préparer pour en faire le siège; il y arriva le 6 septembre. On peut juger que rien ne lui manqua: il y eut soixante bataillons, soixante-dix escadrons, onze cent milliers de poudre, quarante mortiers, quatre-vingts pièces de canon de batterie et vingt-six autres pièces pour tirer à ricochet, de disposés à ses ordres. Mais il se trouva des difficultés à résoudre pour lesquelles La Feuillade envoya Dreux, son beau-frère, qui, le jour même que le roi arriva à Fontainebleau, fut mené par Chamillart lui rendre compte de ce qui l'amenait, chez Mme de Maintenon. Le lendemain ils y retournèrent, et le maréchal de Vauban avec eux, et le surlendemain, Dreux s'en retourna trouver La Feuillade.

Vauban fit là une grande action, il s'offrit au roi et le pressa de l'envoyer à Turin pour y donner ses conseils et se tenir, dans les intervalles, à deux lieues de l'armée, sans s'y mêler de rien quand il y serait. Il ajouta qu'il mettrait son bâton derrière la porte, qu'il n'était pas juste que l'honneur auquel le roi l'avait élevé le rendît inutile à son service, et que, plutôt que cela fût, il aimerait mieux le lui rendre. Cette offre romaine ne fut point acceptée; le contraste de Vauban et de La Feuillade eût été trop grand et l'obscurcissement de ce dernier trop accablant. La Feuillade, contre l'avis de Vauban, voulait attaquer par la citadelle et ne point faire de circonvallation de l'autre côté du Pô.

M. de Vendôme manda par un courrier, arrivé en cadence, qu'il était du même avis; que, pour les difficultés extérieures, il ne fallait point s'en embarrasser; qu'il n'y avait rien à craindre du prince Eugène; qu'il était de la dernière importance de faire alors le siège de Turin, sans quoi les conquêtes faites sur le duc de Savoie demeureraient inutiles; et il offrit d'envoyer de ses troupes si on n'en avait pas assez pour le siège. Il fit sa cour au roi, plut au ministre, ce fut tout. Dreux était parti avec l'ordre de ne point faire ce siège. La Feuillade, opiniâtre, dépêcha Marignane, qui ne vit point le roi, et que Chamillart, qui gardait sa chambre pour un torticolis, renvoya sur-le-champ. À son retour, La Feuillade contremanda tout ce qui lui devait arriver, retira ce qui l'était déjà, quitta la Vénerie, où il s'était établi, et envoya un gros détachement à Vendôme.

Le siège de Barcelone était mieux concerté; mais l'archiduc y fit une grande perte. Ils emportèrent, le 16 septembre, des ouvrages nouvellement augmentés au mont Joui. La résistance fut grande, ils y perdirent huit cents hommes, et le prince de Darmstadt dont il a été tant parlé y fut tué; mais ces ouvrages coupant toute communication avec la ville, et la garnison du mont Joui manquant de tout, elle s'ouvrit un passage l'épée à la main, et rentra dans Barcelone, n'ayant perdu à cette belle action que douze ou quinze hommes. Ce fut un grand point pour l'archiduc que d'être maître du mont Joui. Ce malheur fut incontinent suivi d'un autre. Les Catalans révoltés se saisirent de Lérida et de Tortose. D'autre part, vers le Portugal, les ennemis levèrent le siège de Badajoz aux approches de Tessé. Ruvigny, qui portait le nom de milord Galloway, y commandait les Anglais et y eut un bras emporté. C'était un très bon officier parmi eux, qui se retira en Angleterre et n'a pas servi depuis. Ils furent plus heureux devant Barcelone, qui se rendit le 4 octobre, la garnison prisonnière de guerre, excepté le vice-roi, le duc de Popoli et quelques officiers distingués. On voulut longtemps douter de cette nouvelle, et [de] beaucoup de cruautés exercées par les Allemands.

Le roi partit le 26 octobre de Fontainebleau, s'en retournant par Villeroy et par Sceaux, où il séjourna. Il apprit en même temps le couronnement du roi Stanislas Lesczinski. Il ne prévoyait pas alors assurément, et s'il se peut beaucoup moins auparavant, que dans sa chute la plus profonde, sans pain et sans un pouce de terre, il deviendrait beau-père de son héritier, et aussi peu encore de qui serait cet ouvrage. Il apprit aussi en même temps la mort du fameux Tekeli, arrivée à Constantinople, jeune encore, mais perdu de goutte et depuis longtemps ne pouvant plus se remuer. Il était sur un grand pied de considération et de rang, à peu près comme un grand souverain en asile; et y touchait fort gros, et très exactement payé.

La mer aurait été plus heureuse par la quantité de riches et grosses prises et de combats particuliers de nos vaisseaux et de nos armateurs sans la mort de Saint-Paul, qui s'y était le plus signalé, et qui fut fort regretté. Il mourut en se rendant maître de onze vaisseaux marchands venant de la mer Baltique par la prise de trois gros vaisseaux anglais qui les convoyaient. Cette action se passa le dernier octobre. Saint-Paul ne laissa que trois neveux fort jeunes; le roi donna des pensions à tous les trois.

La Feuillade, ou son secrétaire, fit une méprise qui coûta bon. Il manda au gouverneur d'Acqui de le venir joindre avec sa garnison. Au lieu d'Acqui, il mit d'Asti; et le gouverneur de cette dernière place obéit. M. de Savoie, incontinent averti d'une évacuation si peu attendue, se saisit d'Asti tout aussitôt, et mit tout le Montferrat à contribution. La Feuillade marcha pour la reprendre; il fallut emporter des postes sur le chemin. En arrivant sur Asti, il trouva toutes les troupes du duc de Savoie et du comte de Staremberg, qui étaient derrière la place, dans laquelle ils firent passer beaucoup de cavalerie et d'infanterie, qui tomba rudement sur la tête de la petite armée que La Feuillade amenait. On fit fort valoir qu'il mit pied à terre à la tête des grenadiers, qu'il rétablit le combat, qu'il poussa les ennemis jusque sur la contrescarpe, qu'il prit deux étendards. On ne se vanta point de la perte, et on mit sur le compte des pluies et du débordement des rivières la retraite qu'il fit d'Asti, où il était arrivé pour en faire le siège, mais où il avait trouvé ce combat à soutenir, à Casal, où son dessein n'avait pas été d'aller. On perdit à ce combat d'Asti Imécourt et force gens, et Asti demeura au duc de Savoie.

Les pertes d'hommes en Allemagne et en Italie, plus grandes par les hôpitaux que par les actions, firent prendre le parti d'une augmentation de cinq hommes par compagnie, et d'une levée de vingt-cinq mille hommes de milice, laquelle fut une grande ruine et une grande désolation dans les provinces. On berçait le roi de l'ardeur des peuples à y entrer; on lui en montrait quelques échantillons de deux, de quatre, de cinq à Marly, en allant à la messe, gens bien trayés, et on lui faisait des contes de leur joie et de leur empressement. J'ai entendu cela plusieurs fois, et le roi les rendre après en s'applaudissant, tandis que moi par mes terres et par tout ce qui s'en disait, je savais le désespoir que causait cette milice, jusque-là que quantité se mutilaient eux-mêmes pour s'en exempter. Ils criaient et pleuraient qu'on les menait périr; et il était vrai qu'on les envoyait presque tous en Italie, dont il n'en était jamais revenu un seul. Personne ne l'ignorait à la cour. On baissait les yeux en écoutant ces mensonges et la crédulité du roi, et après on s'en disait tout bas ce qu'on pensait d'une flatterie si ruineuse. On donna aussi quantité de régiments à lever, ce qui fit une foule étrange de colonels et d'états-majors à payer, qui fut d'un grand préjudice; au lieu de donner un bataillon et un escadron de plus aux régiments déjà faits qui en auraient bientôt pris l'esprit, et n'auraient point eu l'inconvénient de nouvelles troupes et de petits régiments, qui par leur peu de nombre se détruisent promptement.

Je voyais souvent Callières; il avait pris de l'amitié pour moi, et je trouvais une grande instruction avec lui. Hochstedt, Gibraltar, Barcelone, la triste campagne de Tessé, la révolte de la Catalogne et des pays voisins, les misérables succès de l'Italie, l'épuisement de l'Espagne, celui de la France qui se faisait fort sentir d'hommes et d'argent, l'incapacité de nos généraux que l'art de la cour protégeait contre leurs fautes, toutes ces choses me firent faire des réflexions. Je pensai qu'il était temps, avant de courir les risques de tomber plus bas, de finir la guerre, et qu'elle se pouvait terminer en donnant à l'archiduc ce que nous pourrions difficilement soutenir, et faisant un partage qui n'aurait pas l'inconvénient de ne pouvoir soutenir le nôtre comme celui du traité de partage fait d'abord en Angleterre et accepté jusqu'au testament de Charles II; et un partage qui laisserait Philippe V un grand roi en lui donnant toute l'Italie, excepté ce qu'y tenaient le grand-duc et les républiques de Venise et de Gênes, l'État ecclésiastique de Naples et Sicile, trop éloignés et coupés du reste par l'État du pape; avoir pour le roi la Lorraine et quelques autres arrondissements et placer ailleurs les ducs de Savoie, de Lorraine, de Parme et de Modène. J'en fis le plan dans ma tête sans l'écrire, et je le dis à Callières, plutôt pour m'instruire que par croire avoir rien imaginé de fort bon et de praticable; je fus surpris de le lui voir goûter. Il m'exhorta à le mettre sur du papier, et à le montrer comme un projet aux trois ministres avec qui j'étais dans une liaison intime. Je résistai plusieurs jours; enfin, pressé par Callières, je lui promis d'en parler à ces messieurs, mais je ne pus me résoudre de rien mettre par écrit. M. de Beauvilliers, à qui j'en parlai le premier, trouva ce plan fort bon et fort raisonnable; M. de Chevreuse aussi. Ils voulurent que j'en parlasse aux deux autres. Le contraste de leur réponse perdrait trop, si la modestie m'empêchait de rapporter leur réponse, qui les peint tous deux au naturel. Le chancelier me répondit, après m'avoir écouté fort attentivement, qu'il voudrait me baiser au cul et que cela fût exécuté, et Chamillart, avec gravité, que le roi ne céderait pas un moulin de toute la succession d'Espagne. Dès lors je compris l'étourdissement où nous étions, et combien les suites en étaient à craindre.

Vers la fin de novembre arriva le comte d'Aguilar à Paris, qui fut présenté au roi par le duc d'Albe. Le roi d'Espagne l'envoyait au roi pour lui persuader le siège de Barcelone, et de trouver bon qu'il le fît en personne, avec le secours des vaisseaux et des troupes du roi. Aguilar ne réussit que trop dans sa commission, au malheur des deux couronnes, et qui mit celle du roi d'Espagne dans le plus extrême péril. Il était ou prétendait être Manrique de Lara, grand d'Espagne par sa mère et fils unique de ce comte de Frigilliane dont il a été parlé à l'occasion du testament de Charles II, et qui en apprit publiquement les dispositions à l'ambassadeur de l'empereur d'une manière si cruelle et si plaisante, comme je l'ai raconté alors. Il y aurait bien des choses curieuses et singulières à raconter de ce comte de Frigilliane, qui disait de soi-même qu'il serait le plus méchant homme d'Espagne et le plus laid, s'il n'avait pas un fils. Ce dernier était jeune, plein d'ambition, de ruse, de fausseté, de noirceur. Je ne sais si la similitude avait fait cette union, mais le duc de Noailles et lui avaient lié une amitié étroite en Espagne, qui a toujours duré intime et avec une confiance entière. En sus de son ami, le premier homme d'Espagne en capacité, et le premier aussi en esprit et à être dangereux dans une cour; grand poltron, grand pillard, et ne put pourtant s'enrichir. Les premières places lui passèrent successivement par les mains: jamais content d'aucune, et pas une aussi ne lui demeura. Il était lors l'un des quatre capitaines des gardes du corps, et fut successivement colonel du régiment des gardes espagnoles, chef des finances, et plus longtemps de la guerre avec tout pouvoir; capitaine général et commandant en chef, gentilhomme de la chambre et favori, enfin conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, et tout cela rapidement. Toujours craint et généralement haï, il a passé les vingt dernières années de sa vie en disgrâce, presque toujours exilé à sa commanderie de Saint-Jacques, à plus de quarante lieues de Madrid, et de lieues d'Espagne, et d'ailleurs éloignée de tout. Il y aura plus d'une fois occasion de parler de lui. Cette commanderie était de plus de trente mille livres de rente, affectée au chancelier de l'ordre.

Aguilar, qui avait la Toison, brigua cette place de chancelier, l'obtint et quitta la Toison, alors incompatible. Le duc de Frias, qu'on connaît mieux sous le nom de connétable de Castille, le même dont j'ai parlé, fut si indigné de cette action, que par rodomontade il remit sa croix de Saint-Jacques avec une commanderie de vingt mille livres de rente qu'il avait, et demanda et eut la Toison qu'Aguilar avait quittée. Ces grosses commanderies, assez communes dans les trois ordres d'Espagne, faisaient négliger la Toison aux seigneurs espagnols, qui était répandue aux grands seigneurs sujets ou affectionnés à l'Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, qui en étaient fort avides, outre quelques-unes que l'empereur demandait pour des seigneurs principaux qui le servaient. Mais douze ou quinze ans depuis l'avènement de Philippe V à la couronne, ils ont trouvé moyen de s'accommoder avec Rome, qui a rendu ces trois ordres compatibles en payant tous les cinq ans une modique annate sur leurs commanderies quand ils ont d'autres ordres, dont ils obtiennent encore de fortes remises. Depuis cette invention, les plus grands seigneurs d'Espagne sont devenus fort empressés pour la Toison, et peut-être plus encore pour l'ordre du Saint-Esprit. En ce même temps Ronquillo, dont j'ai parlé, fut fait gouverneur du conseil de Castille.

Tout étant réglé avec Aguilar pour le siège de Barcelone, le duc de Noailles, qui n'avait pu faire les deux dernières campagnes, et qui se portait mieux, aiguillonné par l'exemple de La Feuillade et par celui de son père, voulut se servir du même chausse-pied pour arriver rapidement au commandement des armées. Il demanda d'aller commander dans son gouvernement de Roussillon, l'obtint et se hâta de s'y rendre, pour l'exercer quelque temps avant d'être effacé en servant au siège de Barcelone.

Je partageai en même temps, avec la plus sensible amertume, le malheur de M. et de Mme de Beauvilliers; ils avaient deux fils de seize, et dix-sept ans, bien faits et qui promettaient toutes choses. L'aîné venait d'avoir un régiment sans avoir eu d'autre emploi, et le cadet en allait avoir un autre. Le cadet mourut de la petite vérole à Versailles, le 25 novembre. La même maladie commençait à prendre à l'aîné, qui en mourut aussi le 2 décembre. Le père et la mère pénétrés de douleur à la mort du premier, allèrent sur-le-champ en faire un sacrifice à la messe, et y communièrent l'un et l'autre; à la mort de l'autre ils eurent la même foi, le même courage, la même piété. Leur affliction fut extrême et ce ver rongeur dura le reste de leur vie: l'extérieur n'en changea point. M. de Beauvilliers continua ses fonctions ordinaires. Pour chez lui, il se donna relâche, et pendant quelques jours ne vit que sa plus étroite famille et ses plus intimes amis. Je ne connais point de sermon si touchant que la douleur et la résignation profonde de l'un et de l'autre. Leur sensibilité entière, sans rien prendre sur leur soumission et leur abandon à Dieu; un silence, un extérieur doux, apparemment tranquille, mais concentré et toujours quelques paroles de vie qui sanctifiaient leurs larmes. Après les premiers temps, je détournais doucement la conversation quand M. de Beauvilliers me parlait de ses enfants; il s'en aperçut et me dit que je croyais bien faire pour détourner l'objet de la douleur, qu'il m'en remerciait, mais qu'il y avait un si petit nombre de personnes à qui il se permît d'en parler, qu'il me priait d'en continuer les discours quand il m'en parlerait, parce que cela le soulageait, et qu'il ne le faisait que quand il s'en sentait pressé; je lui obéis, et très souvent tête à tête il m'en parlait, et je vis en effet que de continuer avec lui là-dessus le soulageait. Son gendre n'était pas tourné à lui donner de la consolation, il tenait toujours sa femme à Paris, et toutes les autres filles de M. de Beauvilliers étaient religieuses. Je n'aurai que trop occasion de parler du duc de Mortemart.

Les jésuites cherchaient depuis longtemps à s'emparer de la cure de Brest, et d'en faire un bon bénéfice. Ils en trouvèrent la jointure, et ils ne la manquèrent pas; mais ils y trouvèrent aussi tous les habitants si opposés, qu'ils ne les purent gagner avec toutes leurs douces et fines industries. Ils se gardèrent bien de commettre leur affaire à aucun tribunal. Ils obtinrent une évocation pour être jugés devant le roi. Quel que fût leur crédit et le désir du roi de leur accorder toutes leurs demandes, il fut impossible de briser toute règle et toute équité devant eux. Le roi pourtant de son autorité leur accorda la cure, mais avec des modifications qui ne leur plurent pas, et qui ne consolèrent pas les habitants d'avoir de tels pasteurs malgré eux.

Les armées de Flandre et d'Allemagne étant séparées, Marsin et peu après Villars arrivèrent. Le maréchal de Villeroy fut le dernier; il prit son temps de paraître la nuit de Noël pendant matines. Le roi lui fit une réception dont il fut d'autant plus content qu'elle fut plus publique, et qu'il avait fait bien du brouhaha en entrant. Il s'occupa le reste de l'office à galantiser les dames, à recevoir les compliments de ce qu'il y avait là de principal, les respects des autres, et à battre la mesure de la meilleure grâce du monde, avec une justesse que lui-même admirait.

Surville, dont l'affaire en vieillissant ne devenait pas meilleure, fut amené d'Arras à la Bastille, La Barre demeurant en pleine liberté.

Roquelaure eut peu après son retour une petite audience du roi pour se justifier de sa négligence à garder les lignes, de sa fuite et de tout le désordre qui s'en était suivi. Le roi épris de Mlle de Laval, fille d'honneur de Mme la Dauphine, la maria à Biran, fils de Roquelaure, duc à brevet, moyennant un autre brevet de duc pour lui. On n'oubliera guère le bon mot qui lui échappa en nombreuse compagnie à la naissance de sa fille aînée. « Mademoiselle, dit-il, soyez la bienvenue, je ne vous attendais pas sitôt. » En effet, elle ne s'était pas fait attendre. C'était un plaisant de profession, qui, avec force bas comique, en disait quelquefois d'assez bonnes et jusque sur soi-même, comme on le voit ici. Le roi eut toujours de la considération et de la distinction pour Mme de Roquelaure, née aussi plus que personne que j'aie connu pour cheminer dans une cour. Il ne put enfin résister à ses peines sur la situation de son mari. On verra bientôt de quelle façon il fut tiré du service pour toujours. Elle n'apporta pas un écu en mariage dans une maison fort obérée. Son art et son crédit la rendirent une des plus solidement riches; mais la beauté heureuse était sous Louis XIV la dot des dots, dont Mme de Soubise est bien un autre exemple.

Vers la fin de l'année Tessé maria son fils aîné à la fille de Bouchu, conseiller d'État, duquel j'ai parlé il n'y a pas longtemps. Ce fut le contraire de celui de Mme de Roquelaure, ni esprit, ni art, ni naissance, ni beauté, mais des écus sans nombre, et c'est ce qu'il fallait à Tessé.

Le duc de Duras en fit un plus assorti. Il épousa Mlle de Bournonville, dont tout le bien, qui était fort grand, était acquis par la mort de son père et de sa mère. Elle était à Paris dans un couvent; la maréchale de Noailles l'avait souvent chez elle à la cour pour les bals, où elle dansait à ravir. Jamais personne ne représenta mieux la déesse de la Jeunesse. Elle en avait tous les agréments et toute la gaieté. La maréchale en fit tellement comme de sa fille qu'elle la maria chez elle et y logea et nourrit les mariés. Qui l'aurait dit au maréchal de Duras qui haïssait le maréchal de Noailles et qui le ménageait si peu?

Listenais épousa aussi vers le même temps une fille de la comtesse de Mailly; ces deux mariages signés et déclarés les derniers jours de cette année ne furent célébrés que les premiers jours de la suivante. Mme du Maine depuis longtemps avait secoué le joug de l'assiduité, de la complaisance et de tout ce qu'elle appelait contrainte; elle ne se souciait ni du roi ni de M. le Prince qui n'aurait pas [été] bien reçu à contrarier où le roi ne pouvait plus rien, qui était entré dans les raisons de M. du Maine. À la plus légère représentation il essuyait toutes les hauteurs de l'inégalité du mariage, et souvent pour des riens, des humeurs et des vacarmes qui avec raison lui firent tout craindre pour sa tête. Il prit donc le parti de la laisser faire, et de se laisser ruiner en fêtes, en feux d'artifice, en bals et en comédies qu'elle se mit à jouer elle-même en plein public, et en habit de comédienne, presque tous les jours à Clagny, maison près Versailles et comme dedans, superbement bâtie pour Mme de Montespan qui l'avait donnée à M. du Maine depuis qu'elle n'approchait plus de la cour.

À la fin de l'année M. le duc de Berry fut délivré de ses gouverneurs. Jamais jeune homme ne fut si aise.

Enfin Montmélian, bloqué depuis si longtemps, se rendit le 12 décembre. On prit le bon parti aussitôt après de le faire sauter.

L'année finit et la suivante commença par un cruel fracas sur l'évêque de Metz. Jamais aventure si éclatante ni plus ridicule. Un enfant de choeur, qu'on dit après être chanoine de l'église de Metz, fils d'un chevau-léger de la garde, sortit fuyant et pleurant de l'appartement de M. de Metz où il était seul pendant que ses domestiques dînaient, et s'alla plaindre à sa mère d'avoir été fouetté cruellement par M. de Metz. De ce fouet fort indiscret et, s'il fut vrai, fort peu du métier d'un évêque, des gens charitables voulurent faire entendre pis, et le chapitre de la cathédrale à s'émouvoir et à instrumenter. Le chevau-léger accourut en poste à Versailles où il se jeta aux pieds du roi avec un placet, demandant justice et réparation. La maréchale de Rochefort m'envoya chercher partout, m'apprit l'aventure, et me pria de prévenir Chamillart, qui avait Metz dans son département, et de ne rien oublier pour l'engager à servir efficacement M. de Metz dans une affaire si cruelle que ses ennemis lui suscitaient, et qui intéressait l'honneur de toute sa famille. Je m'en acquittai sur-le-champ, et Chamillart, naturellement obligeant, s'y porta le mieux du monde. Il se fit donc ordonner par le roi d'écrire à l'intendant de Metz d'assoupir cette affaire, et de faire en sorte qu'il n'en fût plus parlé. Mais le cardinal de Coislin, averti à Orléans de ce fracas, qui était l'honneur, la piété et la pureté même, accourut dans l'instant qu'il l'apprit, et supplia le roi pour lui et pour son neveu que l'affaire fût éclaircie, qu'on punît ceux qui méritaient de l'être; que, si c'était son neveu, il perdît son évêché et sa charge dont il était indigne; mais qu'il était juste aussi, s'il était innocent, que la réparation de la calomnie fût publique, et proportionnée à la méchanceté qu'on lui avait voulu faire. L'affaire dura depuis Noël, que le cardinal de Coislin arriva, jusqu'au 18 janvier, que le roi ordonna que le chevau-léger avec toute sa famille irait demander pardon en public à M. de Metz chez lui, dans l'évêché, et que les registres du chapitre de la cathédrale seraient visités, et tout ce qui pouvait y avoir été mis et qui pouvait blesser M. de Metz entièrement tiré et ôté, tellement que ce vacarme, épouvantable d'abord, s'en alla bientôt en fumée.

Le rare est que M. de Metz s'était fait prêtre de concert avec son oncle, malgré et à l'insu de son père qui le voulait marier, voyant le marquis de Coislin, son fils aîné (et il n'avait que ces deux-là), impuissant plus que reconnu depuis son mariage. On crut donc que l'abbé de Coislin, qui avait une petite abbaye et la survivance de son oncle, se sentant impuissant comme son frère, n'avait pas voulu, comme lui, s'exposer au mariage, et que cette raison l'en avait plus éloigné que la peur de mourir de faim, encore plus que son frère. La vérité est qu'il n'avait que si peu de barbe, qu'on pouvait dire qu'il n'en avait point, et qu'encore que sa vie n'eût jamais été ni dévote ni bien mesurée, on n'avait jamais pu attaquer ses moeurs. La suite de sa vie toujours singulière, parce qu'il l'était beaucoup, et qui a été infiniment réglée, appliquée à son diocèse jusqu'à sa mort arrivée en 1733, et tout éclatante des plus grandes et des meilleures couvres en tout genre, et cachées et publiques, a magnifiquement démenti ou l'imprudence ou le guet-apens dont son oncle et lui pensèrent mourir de douleur, et dont la santé du premier ne s'est jamais bien rétablie.

CHAPITRE V. §

Mon procès de Brissac. — Deux fortes difficultés à succéder à la dignité de Brissac. — Cossé reçu duc et pair de Brissac. — État et reprise de mon procès de Brissac. — Voyage à Rouen. — Singulière attention du roi. — Intimité de tout temps à jamais interrompue entre le duc d'Humières et moi. — Ingratitude de Brissac. — Course à Marly. — Service de La Vrillière. — Je gagne mon procès. — M. et Mme d'Hocqueville. — Fortunes nées de ce procès. — Anecdote sur l'abbé depuis cardinal de Polignac.

Je n'ai pas cru devoir interrompre le fil des événements de cette année par le récit d'un événement particulier à moi, qui pourrait même ne tenir ici aucune place, sans le rapport qui se trouvera des semences qui s'y jetèrent fort naturellement à des affaires plus importantes qui se développeront dans la suite. On a vu ci-devant (t. II, p. 231) les difficultés que le comte de Cossé rencontra à succéder à la dignité du duc de Brissac, son cousin germain et mon beau-frère ; combien peu j'avais de raisons de famille de m'intéresser pour lui, avec qui, d'ailleurs, je n'avais aucune liaison, et que néanmoins l'intérêt de la continuation de nos dignités dans nos maisons et que leur durée ne dépendît pas du mauvais état d'une succession, de l'humeur des créanciers et de la fantaisie des hommes, me fit prendre l'intérêt de Cossé jusqu'à faire ma partie pour lui avec plusieurs des principaux pairs que j'excitai et que j'entraînai, contre un nombre d'autres, qui très mal à propos touchés de gagner un rang d'ancienneté (et Brissac est antérieur à moi) s'étaient unis pour l'extinction de cette pairie et m'avaient fait parler pour m'unir à eux, et qui furent arrêtés tout court par l'union contraire que j'avais faite aussitôt. Maintenant il faut dire qu'outre toutes les raisons de mécontentement que j'avais d'un beau-frère qui avait été le fléau de ma soeur, au point que leur séparation ne put se faire que par l'intervention de M. le Prince le héros, qui se chargea des pièces pour les représenter si jamais M. de Brissac voulait revenir contre cette séparation, et qui l'auraient mené personnellement bien loin, laquelle fut homologuée au parlement et constamment tenue, j'avais un procès contre mon beau-frère depuis la mort de ma soeur, et depuis la sienne avec ses représentants, où il s'agissait de cinq cent mille livres. Ma soeur, morte en 1683, m'avait fait son légataire universel. MM. de La Reynie et Fieubet, deux conseillers d'État si connus, exécuteurs de son testament, et M. Bignon, autre conseiller d'État aussi fort considéré, élu en justice mon tuteur pour cette succession pendant ma minorité, sans que pas un des trois eussent avec nous la moindre parenté. M. de Brissac, et après lui ses représentants, me demandaient cent mille écus. Je prétendais n'en rien devoir, et je leur demandais au contraire deux cent mille francs restant des six cent mille de la dot de ma soeur. Cette créance si privilégiée, si elle était déclarée bonne, était antérieure à tous les créanciers personnels de mon beau-frère, et faisait porter à faux pour autant de leurs créances par la multitude qu'il y en avait. M. de Cossé, qui ne pouvait être duc qu'en vertu de son héritage, était donc obligé de les payer tous. Il me proposa de passer un acte par lequel il s'engageait pour mes cinq cent mille livres, en son propre et privé nom, et sa femme avec lui, afin de me mettre hors d'intérêt quelque succès qu'eût mon procès. Je ne le voulus point quelque presse qu'il m'en fît, et ceux qui se mêlaient de mes affaires.

Je considérai que je le ruinais, non seulement par un engagement si fort, au cas que je perdisse mon procès, mais que c'était un éveil que je donnerais si la chose venait à être connue, comme il était difficile qu'elle ne le fût pas, et que beaucoup de créanciers périclitants forceraient Cossé à faire pour eux la même chose et l'épuiseraient entièrement. J'aimai donc mieux hasarder cinq cent mille livres au jugement qui interviendrait, que me les laisser assurer, quelque certaine qu'en fût l'assurance que Cossé m'en offrait, et par la force de l'acte, et par l'ancienneté de cette créance et son privilège. Cossé se trouva comblé d'une générosité si peu attendue; les maréchales de La Meilleraye et de Villeroy ne le furent pas moins. Je devins le chef de son conseil pour toutes ses démarches. Il était tous les matins chez moi, et mes gens d'affaires conduisaient les siens pas à pas. Ce ne fut pas sans peines et sans obstacles. Le maréchal de Villeroy lui en aplanit un qui eût ruiné tous nos soins: il lui rendit favorable le premier président Harlay, esclave de la faveur. Le maréchal en brillait alors, et Harlay, de plus, se trouvait flatté de sa parenté proche; la mère du premier maréchal de Villeroy, grand'mère de celui-ci, était Harlay, fille du célèbre Sancy.

Deux difficultés capitales étaient en ses mains, gouvernant comme il faisait le parlement à baguette. La maréchale de Villeroy, soeur de mon beau-frère, et son héritière naturelle et nécessaire, avait renoncé à sa succession en faveur de Cossé, leur cousin germain. Le maréchal de Villeroy l'y avait autorisée, et fait renoncer aussi ses enfants. Mais il ne dépendait pas de la faveur d'une héritière de faire un duc et pair. En acceptant la succession, la dignité demeurait éteinte, parce qu'elle n'était pas pour les femelles; en y renonçant, Cossé qui était mâle, issu de l'impétrant, recueillait la dignité avec la succession. Ainsi, la succession ne lui arrivant qu'au refus d'une femelle, on lui pouvait objecter qu'il ne pouvait recevoir que ce que la femelle aurait recueilli, en qui la dignité se serait éteinte, par quoi il n'était recevable qu'aux biens non à la dignité, et c'est ce à quoi Cossé n'eût jamais pu parer si cette objection lui avait été faite par gens qui eussent eu qualité pour la pouvoir faire, tels qu'étaient les pairs, surtout les postérieurs à l'érection de Brissac.

L'autre difficulté, dont le premier président fut le maître, avait une autre épine plus fâcheuse encore, et qui, relevée par des pairs opposants, eût suffi seule pour éteindre la pairie; c'est que l'enregistrement fait par le parlement de la pairie de Brissac en exceptait formellement les collatéraux exprimés dans les lettres; et Cossé, bien qu'issu de mâle en mâle de l'impétrant, son arrière-grand-père, était cadet, et partant collatéral. Harlay, partie adresse, partie autorité, glissa sur l'une et sur l'autre, et quand tout fut ajusté avec les créanciers, ce qui dura assez longtemps, prépara tout polir la réception au parlement de Cossé, comme duc et pair de Brissac, qui y prêta serment et prit séance sans aucune difficulté alors, 6 mai 1700. Ce ne fut pas sans de nouveaux remerciements de sa part et de toute sa famille, pleins de protestations publiques qu'il nie devait entièrement, et plus d'une fois, la dignité dont il venait d'entrer en possession. Le roi n'avait point voulu s'en mêler et avait renvoyé cette affaire au parlement.

Cette grande affaire consommée, je ne craignis plus de lui causer d'embarras en reprenant mon procès que je n'avais interrompu que pour lui. Je l'avais gagné deux fois de suite au parlement de Rouen contre mon beau-frère, qui, remarié à la soeur de Vertamont, premier président au grand conseil, en avait toute la parenté nombreuse au parlement de Paris; c'est ce qui avait fait évoquer cette affaire en celui de Rouen. Il ne s'agissait de rien de nouveau. La duchesse d'Aumont, qui, dans les dernières années de la vie de mon beau-frère, lui avait prêté de l'argent, et dont la dette périclitait, prétendait, avec quelques autres créanciers aussi nouveaux, remettre ce même procès au jugement du parlement de Paris, comme chose à son égard toute neuve, n'étant pas encore créancière lors de mes arrêts, quoiqu'elle n'eût rien à alléguer qui n'eût été dit par mon beau-frère lors du premier arrêt que j'avais obtenu, et par ses créanciers avec lui lors du second. Il en fallut venir à un règlement de juges au conseil . La duchesse d'Aumont, abusant de l'abattement des derniers temps de la vie du chancelier Boucherat, retarda tant qu'elle put, et vint à bout de faire nommer vingt-deux rapporteurs l'un après l'autre, qu'elle récusa tous vingt-deux, et que j'acceptai tous. Ce chancelier enfin nomma Méliant, fils de ce Méliant, parent et serviteur si particulier de M. de Luxembourg, et qui s'intrigua tant et si publiquement pour lui dans son procès de préséance contre nous. Ce rapporteur me déplut fort par cette raison; mais c'était le vingt-troisième, et il ne fallait pas donner lieu à Mme d'Aumont de chicaner sans fin. Nous sûmes, à n'en pas douter, qu'elle était sûre du succès au fond, en demeurant à la chambre des enquêtes, où ses causes étaient commises au parlement de Paris, et Menguy, rapporteur de toutes, et qui l'eût été de celle-ci, n'avait pas été honteux de s'en expliquer tout haut. Aloi aussi, j'espérais trouver une troisième fois la même justice au parlement de Rouen, que j'y avais rencontrée les deux premières. Ainsi de part et d'autre, nous fûmes en grand mouvement, et nous en étions là lorsque je commençai à presser ce jugement que la duchesse d'Aumont avait tant éloigné, et qu'elle aurait laissé dormir toute sa vie.

Nous voilà donc aux sollicitations. Ma surprise, pour ne rien dire de plus, fut grande de trouver le nouveau duc de Brissac en mon chemin, après tout ce que j'avais fait pour lui et toutes ses protestations. Je m'en plaignis à la maréchale de Villeroy. Elle le blâma, mais; dans la suite, un si grand intérêt pour lui la séduisit à le servir de son crédit par cet amour démesuré qu'elle avait pour sa maison, en me conservant toutefois la même amitié et cette même familiarité et liberté de commerce. Quoique je fusse peu ébloui d'autre chose que du mérite des maréchaux de Brissac, des exploits et des services du premier, de l'adresse, de la science de cour, des tortuosités, de la valeur et des actions du second, des changements de parti faits avec justesse du troisième, et nullement de rien qui les eût précédés, où en effet il n'y a pas à se prendre, l'amitié et la connaissance que j'avais de cette folie de maison de la maréchale me fit le lui pardonner et vivre avec elle à l'ordinaire. Ce qui me sembla le plus étrange fut la découverte que nous fîmes que ce que j'avais refusé Mme d'Aumont l'avait exigé pour s'ôter du chemin de M. de Brissac sur sa dignité. Lui et sa femme s'étaient obligés à la dette de Mme d'Aumont, si elle venait à la perdre, tellement que ce procès était moins le sien que celui de M. de Brissac.

Méliant, sollicité contre moi par toute sa famille, que j'avais peu ménagée lors du procès de M. de Luxembourg, examina le nôtre. Il était prévenu contre moi, il souhaitait de plus que j'eusse tort et de pouvoir s'affermir dans l'opinion qu'il avait prise d'avance. Le travail qu'il fit le désabusa, et l'équité l'emporta sur la volonté. Il fut même si indigné des chicanes qu'il y vit et de celles que Mme d'Aumont, le comptant à elle, ne lui dissimula pas qu'elle préparait, qu'il se hâta de rapporter l'affaire, et cacha pour cela à sa famille la mort d'une soeur qu'il aimait fort.

L'intérêt, qui amène la bassesse, avait introduit depuis plusieurs années la coutume de se faire accompagner aux jugements des grands procès. Nous parûmes donc, de part et d'autre, à l'entrée des juges au conseil avec une nombreuse parenté. Je causais dans la pièce du conseil avec quelques juges, tandis que M. de Brissac était à la porte à les voir entrer. Il lui échappa quelque bêtise sur Mme de Mailly, la dame d'atours, et tous les Bouillon entre autres qui étaient avec nous, et bavardait avec les juges qui entraient, avec affectation, pour empêcher Mme de Saint-Simon de leur parler. Quelque douce et modeste qu'elle fût, ce procédé lui déplut. Elle ne put s'empêcher de lui dire qu'elle était étonnée de le voir si vif contre moi. Il répondit avec quelque politesse que cinq cent mille livres de différence pour lui, lui en faisaient une si grande qu'il ne fallait pas s'étonner s'il y était sensible. « Mais, monsieur, lui répliqua Mme de Saint-Simon d'une voix mesurée, mais avec hauteur, c'en était une bien plus grande d'être M. de Cossé, ou de vous trouver duc de Brissac. » Il fit la pirouette et disparut. Il traversa la cour et s'en alla chez Livry, où il y avait toujours grand monde et grand jeu tout le jour. Il se mit à parler de son procès, qui était la nouvelle du jour. La Cour, qui jouait, et qui avait été capitaine des gardes de M. le maréchal de Lorges, lui demanda s'il n'avait pas ouï dire que je l'avais fait duc et pair. La force de la vérité le lui fit avouer formellement. Là-dessus chacun lui, tomba sur le corps. Pour fin, lui et Mme d'Aumont perdirent leur procès avec ignominie, c'est-à-dire avec amende et dépens, et l'affaire renvoyée à Rouen. On veut bien être ingrat, mais on ne veut pas en être soupçonné. La cour, qui en est pleine, cria fort contre Brissac et contre les chicanes de Mme d'Aumont, que nous n'avions pas laissé ignorer, et, depuis la maison royale, tous nous firent des félicitations.

Il y avait déjà des années que tout était prêt à juger sans y avoir pu parvenir. M. d'Aumont allait passer sept ou huit mois tous les ans à Boulogne, et tous les ans c'étaient des lettres d'État. Après sa mort, Mme d'Aumont, qui avait fait en sorte d'y mettre son beau-fils en quelque intérêt, voulut user de même de ses lettres d'État. Il était extrêmement de ma connaissance, et n'avait jamais eu lieu d'aimer ni d'estimer sa belle-mère. Il me donna sa parole qu'elle n'aurait point ses lettres d'État, et sur cette parole nous nous mîmes en état cette année-ci de faire juger ce procès à Rouen. J'y avais déjà été une fois qu'il fut appointé. Le Guerchois, avec qui ce procès m'avait lié de jeunesse, y était venu avec moi. Son père y était mort procureur général en première réputation, et sa famille la plus proche y occupait les premières places de la magistrature. M. de Bouillon, et tous les Bouillon qui se souvenaient de ce que j'avais fait dans leur procès de la coadjutorerie de Cluni, n'oublièrent rien pour me le rendre, et ils avaient grand crédit à Rouen. L'affaire, ce nous semblait, allait toute seule, nous ne songeâmes point à faire le voyage de Rouen. Tandis qu'on y travaillait à notre affaire, nous allâmes à la Ferté avec M. et Mme de Lauzun et bonne compagnie pour une quinzaine. Il n'y avait pas huit jours que nous y étions, qu'on nous manda de Rouen que MM. de Brissac et d'Humières y étaient, et que tous nos amis nous conseillaient fort d'y aller. Nous partîmes donc sur-le-champ pour nous y rendre, et nous allâmes loger dans la belle maison d'Hocqueville, premier président de la cour des aides, qui avait un frère président à mortier. La mère de Guerchois était leur soeur; j'avais eu occasion de faire des plaisirs considérables à plusieurs des principaux de ce parlement; ce fut donc, dans toute la ville, à qui nous festinerait le plus. Il fallut capituler pour dîner chez nous, parce que nous en voulions donner tous les jours à grand monde, et allions les soirs où nous étions retenus, et nous l'étions toujours et de huit jours d'avance. C'étaient des fêtes plutôt que des soupers. Chez moi, on s'y portait. Je ne vis jamais gens si polis, si aimables, ni plus magnifiques et de meilleure compagnie. Le mal était que nous n'y dormions point, parce qu'il fallait courir la matinée de bonne heure pour notre affaire. MM. de Brissac et d'Humières s'étaient mis dans une hôtellerie et furent peu accueillis. Ils étaient venus en poste et sans équipage; notre représentation plaisait davantage.

Au bout de huit ou dix jours que nous fûmes là, je reçus une lettre de Pontchartrain, qui me mandait que le roi avait appris avec surprise que j'étais à Rouen, et l'avait chargé de me demander de sa part pourquoi et pour combien j'y étais, tant il était attentif à ce que devenaient les gens marqués et qu'il avait accoutumé de voir autour de lui, quoique sans aucune privance. Ma réponse ne fut pas difficile.

J'étais d'enfance ami intime du duc d'Humières à nous voir tous les jours. Ce procès ne fit pas la plus légère altération dans notre amitié et dans notre conduite. Nous nous cherchâmes dès que je fus à Rouen. Il venait dîner chez moi, et comme j'eus fait entendre cette liaison, on le priait à souper avec nous. Pour le Brissac, j'affichai son ingratitude, et je déclarai que je ne voulais ni le voir ni le rencontrer. Il en fut si accablé de honte et d'embarras, qu'il nous évita si bien qu'en effet nous ne le vîmes nulle part. Il m'en fit parler avec douleur, mais je tins ferme dans cette conduite avec lui, et il me revint qu'il convenait partout de tout ce que j'avais fait pour lui. Au palais, qui fut le seul lieu où je le vis à l'entrée des juges, son air embarrassé avec moi, et, si je l'osais dire, respectueux, d'un homme qui ne me devait que par ce que je l'avais fait, montrait à tout le monde le poids du personnage qu'il faisait, et ce contraste de lui et de M. d'Humières avec moi était un spectacle pour la ville.

Ils étaient presque seuls au palais. Avec nous étaient une foule de gens et toutes les principales femmes, même celles de plusieurs de nos juges, presque toutes celles des présidents à mortier, ce qui nous surprit fort des femmes de nos juges. Le parlement eut la considération, c'est-à-dire la grand'chambre, de suspendre toute autre affaire pour juger la nôtre. Le rapport était déjà avancé, lorsqu'il fut suspendu par l'obstacle de tous le moins possible à prévoir. J'avais passé une partie de l'après-dînée à la promenade avec M. d'Humières. Il m'avait semblé peiné et embarrassé avec moi. Il y avait du monde avec nous, qui m'empêcha de lui demander ce qu'il avait, et lui aussi, à ce qu'il m'a dit depuis, eut plusieurs fois la bouche ouverte pour me parler. Je revins chez Mme de Saint-Simon, et nous nous disposions à nous en aller souper chez le président de Motteville, lorsque nous fûmes, avertis qu'il y avait des lettres d'État qui nous seraient signifiées le lendemain matin. Mon dessein n'est pas d'ennuyer par le récit de ce qui n'intéresse que moi; mais il faut expliquer ce qui a trait à des choses plus importantes qui se retrouveront. C'était le lundi au soir. Le parlement de Rouen, dont les vacances ne sont pas réglées aux mêmes temps que Paris, finissait le samedi suivant. La tournelle et le changement des présidents, tous là à mortier, et qui président tantôt à la grand'chambre, tantôt en celle des enquêtes, nous donnait, au parlement suivant, tous juges nouveaux, ni instruits ni au fait de cette affaire, qu'il aurait fallu recommencer comme toute neuve devant eux, sans savoir encore quand les chicanes auraient fini. D'un autre côté, le roi était à Marly, où il n'y avait point d'exemple qu'il eût ouï parler d'aucune affaire de particuliers, qu'elles se rapportassent ailleurs devant lui qu'aux conseils de dépêches qui se tenaient de quinzaine en quinzaine, et souvent plus rarement, ni que des lettres d'État et de gens de cette considération fussent cassées sans communication, ce qui emportait encore d'autres longueurs.

M. d'Hocqueville et Mme de Saint-Simon me conseillèrent d'aller à Marly, au lieu d'y envoyer un courrier et des lettres, comme je voulais faire, et de tenir ce voyage caché. Je les crus. J'y arrivai à huit heures du matin le mardi 8 août. Le chancelier, et Chamillart me plaignirent, mais jugèrent le remède impossible.

La Vrillière, qui avait Boulogne dans son département, et qui était celui par qui mon affaire devait passer, s'offrit à tout, au hasard d'être mal reçu du roi. Conseil pris, il me donna à dîner, dressa lui-même ma requête avec moi, et se proposa de demander le lendemain matin permission au roi de la rapporter à l'entrée du conseil d'État. Les deux ministres l'approuvèrent sans oser espérer de succès. J'allai instruire le duc de Beauvilliers de mon aventure et de mes mesures, qui envoya prier Torcy de venir chez lui pour que je l'instruisisse aussi sans me montrer, après quoi j'allai coucher à Versailles, et le lendemain matin y attendre La Vrillière chez lui. Il arriva sur le midi et m'apprit que les lettres d'État avaient été cassées de toutes les voix. Il dressa l'arrêt devant moi, me donna à dîner pendant lequel il fut mis au net. Il le signa. Je le portai au chancelier, qui était aussi venu dîner à Versailles, allant à Pontchartrain, et c'était merveille comme il avait couché à Marly. Il me scella sur-le-champ mon arrêt, et je partis pour retourner à Rouen, où j'arrivai le jeudi à deux heures du matin, trois heures après un courrier par lequel j'y avais envoyé cette nouvelle peu espérée.

M. de Brissac s'en était allé, faisant confidence de sa joie de m'avoir remis à longs jours à tous les maîtres de poste de la route, qui, de surprise de me voir repasser sitôt, me le contèrent. J'eus encore un ordre du chancelier au parlement de passer outre au jugement, quoi qu'il pût arriver. Pontcarré, premier président, était de nos amis. Il n'avait eu aucune opinion de mon voyage, qui lui avait été confié, et fut fort aise d'en apprendre le succès. Il fit avertir les juges de s'assembler le samedi 11 août, dernier jour du parlement, de grand matin. Nous eûmes, dès quatre heures, un nombre infini d'hommes et de femmes chez nous pour nous accompagner au palais. Ce ne fut qu'alors que la cassation des lettres d'État fut signifiée. Le parlement était fort irrité de ces lettres d'État, après avoir tout suspendu pour notre affaire. Nous la gagnâmes tout d'une voix avec amende et dépens, et une acclamation qui fit retentir le palais et qui nous suivit par les rues. Le premier président, extrêmement pressé d'affaires domestiques, avait bien voulu attendre le succès de mon voyage, quoiqu'il n'en espérât rien. Nous le fûmes remercier et notre ancien et nouveau rapporteur. Nous ne pûmes aborder notre rue, tant elle était pleine, et la foule était dans la maison. Le feu prit à la cuisine, et ce fut merveille qu'il fut éteint sans dommage, après avoir étrangement menacé et nous avoir converti notre joie en amertume. Il n'y eut que le maître de la maison qui ne s'en émut point, avec une fermeté admirable. Nous dînâmes pourtant en grande compagnie; et, nos remerciements faits pendant trois ou quatre jours, ma mère s'en retourna à la Ferté, et nous allâmes, Mme de Saint-Simon et moi, voir la mer à Dieppe, puis à Cani, belle maison et belle terre de notre hôte, qui avait fort désiré de nous y voir.

C'était de ces magistrats simples, droits, modestes, des anciens temps, généreux, capables d'amitié et de services, mais justes avant tout. Il était fort riche et sans enfants. Sa femme ne sortait jamais de ce château. Elle était soeur de l'abbé Le Boults, mort aumônier du roi, grande, bien faite et avait été longtemps extrêmement du monde. Comme elle avait beaucoup d'esprit et un esprit aimable, aisé, gai, elle en avait conservé toutes les grâces, les manières et la liberté, dans la plus haute dévotion et la vie la plus austère qu'elle menait depuis plusieurs années, dans une solitude et une oraison presque continuelle, et toujours occupée de bonnes oeuvres, et les plus pénibles et les plus pénitentes; mais tout cela n'était que pour elle, on ne s'en apercevait pas. Tous deux donnaient beaucoup aux pauvres et vivaient dans une grande intelligence. Ils étaient l'admiration de leur pays. Nous les quittâmes à regret pour nous en retourner nous reposer trois semaines à la Ferté, et de là à la cour.

Mme d'Aumont ne pouvait comprendre le succès de son affaire, dont elle devint furieuse. Elle avait escamoté d'autorité les lettres d'État à l'intendant de son beau-fils, qui de Boulogne où il était les désavoua, et me le manda dès qu'il le sut, mais l'affaire déjà finie. Mme de Brissac, passant devant notre logis à Paris, y vit un feu que les domestiques que nous y avions laissés s'avisèrent d'allumer. Elle en fit demander la cause, et apprit par là l'événement de son procès. Son mari eut une telle honte, qu'il fut longtemps à m'éviter partout.

Cette affaire fit des fortunes que je dus à l'amitié de Chamillart. Il envoya Méliant intendant à Pau et de là à l'armée d'Espagne, où, par Mme des Ursins et par M. le duc d'Orléans, je lui procurai beaucoup d'agréments, et pendant la régence je lui obtins, et à Guerchois, à chacun une place de conseiller d'État. J'avais fait donner à ce dernier l'intendance d'Alençon, d'où il passa à celle de Franche-Comté. Son frère était capitaine aux gardes, et mourait d'envie de se tirer d'une situation où on ne chemine point. Le roi s'était fait une règle de ne jamais laisser passer ceux de ce corps à des régiments. Chamillart voulut bien en parler au roi, et fut repoussé par deux différentes fois. Il m'en vit si affligé que, sans que je lui en parlasse plus, ni lui à moi, il hasarda une troisième tentative, et emporta le régiment de la vieille marine. Le Guerchois fit merveilles à la tête de ce corps. Il fut bientôt maréchal de camp, puis lieutenant général, très distingué par sa capacité et fort employé. On a su par toute l'armée d'Italie que c'est à lui à qui fut dû le gain de la bataille de Parme, par la justesse de son coup d'oeil, et la hardiesse avec laquelle, étant de jour, il prit sur lui de faire occuper des cassines et de changer la disposition déjà faite, qui fut le salut de cette action. Mais il y reçut une blessure dont il mourut quelque temps après, avec les regrets de toutes les troupes, de tous les généraux, de tout le pays, par la netteté de ses mains et son exacte discipline, et avec les miens très sensibles.

La Vrillière, qui avait la Guyenne dans son département, avait eu des occasions de me faire des plaisirs sensibles sur mon gouvernement de Blaye. Son grand-père et son père étaient fort amis du mien. Ce dernier service couronna les autres, et lui valut la figure, unique dans le naufrage des secrétaires d'État, que celui-ci fit dans la régence. Cela se retrouvera en son lieu.

Avant que finir cette année, il faut ébaucher une anecdote dont la suite se retrouvera en son temps. L'abbé de Polignac, après ses aventures de Pologne et l'exil dont elles furent suivies, était enfin revenu sur l'eau. C'était un grand homme très bien fait avec un beau visage, beaucoup d'esprit, surtout de grâces et de manières, toute sorte de savoir, avec le débit le plus agréable, la voix touchante, une éloquence douce, insinuante, mâle, des termes justes, des tours charmants, une expression particulière; tout coulait de source, tout persuadait. Personne n'avait plus de belles-lettres; ravissant à mettre les choses les plus abstraites à la portée commune, amusant en récits, et possédant l'écorce de tous les arts, de toutes les fabriques, de tous les métiers. Ce qui appartenait au sien, au savoir et à la profession ecclésiastique, c'était où il était le moins versé. Il voulait plaire au valet, à la servante, comme au maître et à la maîtresse. Il butait toujours à toucher le coeur, l'esprit et les yeux. On se croyait aisément de l'esprit et des connaissances dans sa conversation; elle était en la proportion des personnes avec qui il s'entretenait, et sa douceur et sa complaisance faisaient aimer sa personne et admirer ses talents; d'ailleurs tout occupé de son ambition, sans amitié, sans reconnaissance, sans aucun sentiment que pour soi; faux, dissipateur, sans choix sur les moyens d'arriver, sans retenue ni pour Dieu ni pour les hommes, mais avec des voiles et de la délicatesse qui lui faisaient des dupes; galant surtout, plus par facilité, par coquetterie, par ambition que par débauche; et si le coeur était faux et l'âme peu correcte, le jugement était nul, les mesures erronées et nulle justesse dans l'esprit, ce qui, avec les dehors les plus gracieux et les plus trompeurs, a toujours fait périr entre ses mains toutes les affaires qui lui ont été commises.

Avec une figure et des talents si propres à imposer, il était aidé par une naissance à laquelle les biens ne répondaient pas, ce qui écartait l'envie et lui conciliait la faveur et les désirs. Les dames de la cour les plus aimables, celles d'un âge supérieur les plus considérables, les hommes les plus distingués par leurs places ou par leur considération, les personnes des deux sexes qui donnaient le plus le ton, il les avait tous gagnés. Le cardinalat était de tout temps son grand point de vue. Deux fois il avait entrepris une licence, deux fois il l'avait abandonnée. Les bancs, le séminaire, l'apprentissage de l'épiscopat, toutes ces choses lui puaient, il n'avait pu s'y captiver. Il lui fallait du grand, du vaste, des affaires, de l'intrigue. Celles du cardinal de Bouillon, auquel il s'était attaché, l'avaient fort écarté, et plus d'une fois, avaient pensé le perdre. Torcy, que pour ses vues il avait toujours particulièrement cultivé, l'avait sauvé plusieurs fois, et était toujours son ami intime, et depuis ce dernier retour, toute la fleur de la cour l'environnait sans cesse, il y brillait avec éclat, il en faisait les délices. Le roi même s'était rendu à lui par M. du Maine, à la femme duquel il s'était livré. Il était de tous les voyages de Marly, et c'était à qui jouirait de ses charmes. Il en avait pour toutes sortes d'états, de personnes, d'esprit.

Avec tout le sien, il lui échappa une flatterie dont la misère fut relevée, et dont le mot est demeuré dans le souvenir et le mépris du courtisan. Il suivait le roi dans ses jardins de Marly, la pluie vint; le roi lui fit une honnêteté sur son habit peu propre à la parer. « Ce n'est rien, sire, répondit-il; la pluie de Marly ne mouille point. » On en rit fort, et ce mot lui fut fort reproché.

Dans une situation si agréable, celle de Nangis qui était permanente, celle où il avait vu Maulevrier un temps, excita son envie. Il chercha à participer au même bonheur; il prit les mêmes routes. Mme d'O, la maréchale de Coeuvres, devinrent ses amies, il chercha à se faire entendre et il fut entendu. Bientôt il affronta le danger des Suisses, les belles nuits, dans les jardins de Marly. Nangis en pâlit. Maulevrier, bien que hors de gamme, à son retour en augmenta de rage. L'abbé eut leur sort: tout fut aperçu; on s'en parla tout bas, le silence d'ailleurs fort observé. Triompher de son âge ne lui suffit pas, il voulait du plus solide. Les arts, les lettres, le savoir, les affaires qu'il avait maniées, le faisaient aspirer à être reçu dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, dont il se promettait tout s'il pouvait y être admis.

Pour y aborder, il fallut gagner ceux qui en avaient la clef. C'était le duc de Beauvilliers qui, après l'éducation achevée, avait conservé toute la confiance du jeune prince. Son ministère et sa charge occupaient tout son temps. Il n'était ni savant, ni homme de beaucoup de lettres, l'abbé n'était lié avec personne qui le fût avec lui, il ne put donc frapper là directement. Mais le duc de Chevreuse, en apparence moins occupé (et cet en apparence j'aurai bientôt lieu de l'expliquer), Chevreuse, dis-je, parut à l'abbé plus accessible. Il l'était par les lettres et les sciences, et une fois entamé, il était facile; ce fut par là qu'il fut attaqué. Tourné d'abord dans le peu de moments qu'il paraissait chez le roi en public, tenté par l'hameçon de quelque problème, ou de quelque question curieuse à approfondir, arrêté après aisément et longtemps dans la galerie, l'abbé de Polignac s'ouvrit la porte de son appartement si ordinairement fermée. En peu de temps, il charma M. de Chevreuse, il eut d'heureux hasards d'y voir arriver M. de Beauvilliers, il parut discret, retenu, fugitif. Peu à peu il se fit retenir en des moments de loisir. Chevreuse le vanta à son beau-frère; l'abbé épiait tous les moments: les deux ducs n'étaient qu'un coeur et qu'une âme; plaisant à l'un il plut à l'autre, et reçu chez le duc de Chevreuse, il le fut bientôt chez le duc de Beauvilliers.

C'étaient deux hommes uniquement occupés, n'osant dire noyés, dans leurs devoirs, et qui, au milieu de la cour où leurs places et leur faveur les rendait des personnages, y vivaient comme dans un ermitage, dans la plus volontaire ignorance de ce qui se passait autour d'eux. Charmés de l'abbé de Polignac, et n'en connaissant rien de plus, tous deux crurent faire un grand bien d'approcher un homme si agréablement instruit de Mgr le duc de Bourgogne, qui l'était tant lui-même, et si capable de s'amuser et de profiter encore dans des conversations telles que Polignac saurait avoir avec lui. Le résoudre, le vouloir, l'exécuter, fut pour eux une même chose; et voilà l'abbé au comble de ses souhaits. Nous verrons dans quelque temps jusqu'où il se poussa avec le jeune prince; ce n'est pas encore le temps d'en parler, mais celui de revenir un peu sur nos pas.

Je vis tout le manège de Polignac autour de Chevreuse. Malheureusement pour moi, la charité ne me tenait pas renfermé dans une bouteille comme les deux ducs. J'allai un soir à Marly, comme je faisais presque tous les jours, causer chez le duc de Beauvilliers tête à tête. Dès lors sa confiance dépassait mon âge de bien loin, et j'étais à portée et même [dans] l'usage de lui parler de tout, et sur lui-même. Je lui dis donc ce que je remarquais depuis un temps de l'abbé de Polignac et du duc de Chevreuse; j'ajoutai qu'il n'y avait pas deux autres hommes à la cour, qui se convinssent moins que ces deux-là; que, excepté Torcy, tous les gens avec qui cet abbé avait les plus grandes liaisons étaient pour eux de contrebande; qu'aussi n'était-ce que depuis peu que je voyais former et tout aussi naître cette liaison nouvelle; que M. de Chevreuse était la dupe de l'abbé, et qu'il n'était que le pont par lequel il se proposait d'aller jusqu'à lui, de le charmer par son langage comme il faisait Chevreuse par les choses savantes; que le but de tout cela n'était que de s'ouvrir par eux le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne. Je m'y prenais trop tard; Beauvilliers était déjà séduit, mais il n'était pas encore en commerce bien direct, et par conséquent encore il n'était pas question dans son esprit de l'approcher du jeune prince. « Eh bien! me dit-il, où va ce raisonnement, et qu'en concluez-vous? — Ce que j'en conclus, lui dis-je, c'est que vous ne connaissez ni l'un ni l'autre ce que c'est que l'abbé de Polignac; vous serez tous deux ses dupes, vous l'introduirez auprès de Mgr le duc de Bourgogne, c'est tout ce qu'il veut de vous. — Mais quelle duperie y a-t-il à cela? me dit-il en m'interrompant, et si en effet ses conversations peuvent être utiles à Mgr le duc de Bourgogne, que peut-on mieux faire que de le mettre à portée d'en profiter? — Fort bien, lui dis-je, vous m'interrompez et suivez votre idée, et moi je vous prédis, qui le connais bien, que vous êtes les deux hommes de la cour qui lui convenez le moins, qui l'entraveriez le plus, et qu'une fois établi par vous auprès de Mgr le duc de Bourgogne, il le charmera comme une sirène enchanteresse, et vous même à qui je parle, qui, avec tant de raison, vous croyez si avant dans le coeur et dans l'esprit de votre pupille, il vous expulsera de l'un et de l'autre, et s'y établira sur vos ruines. » À ce mot, toute la physionomie du duc changea, il prit un air chagrin et me dit avec austérité: qu'il n'y avait plus moyen de m'entendre, que je passais le but démesurément, que j'avais trop mauvaise opinion de tout le monde, que ce que je prétendais lui prédire n'était ni dans l'idée de l'abbé, ni dans la possibilité des choses, et que, sans pousser la conversation plus loin, il me priait de ne lui en plus parler. « Monsieur, lui répondis-je fâché aussi, vous serez obéi, mais vous éprouverez la vérité de ma prophétie, je vous promets de ne vous en dire jamais un mot. » Il demeura quelques moments froid et concentré; je parlai d'autre chose, il y prit et revint avec moi à son ordinaire. C'est ici qu'il faut s'arrêter jusqu'à un autre temps, et cependant commencer à voir les cruelles révolutions de l'année en laquelle nous allons entrer.

CHAPITRE VI. §

Année 1706. — Force bals à Marly tout l'hiver, et à Versailles. — Surville perd le régiment du roi, donné à du Barail. — Révolte de Valence et sédition à Saragosse. — Berwick prend Nice et retourne à Montpellier. — Bozelli décapité. — Mort de la princesse d'Isenghien Mort de Bellegarde; histoire singulière. — Mort de Ximénès. — Je suis choisi, sans y penser, pour l'ambassade de Rome, qui, par l'événement, n'eut point lieu. — Mort de la comtesse de La Marck. — Ma situation à la cour après ce choix pour Rome. — La Trémoille cardinal avec dix-neuf autres. — Abbé de Polignac auditeur de rote.

Je ne sais si les malheurs de l'année qui vient de finir, et les grandes choses qu'on méditait pour celle-ci, persuadèrent au roi les plaisirs de l'hiver comme une politique qui donnerait courage à son royaume, et qui montrerait à ses ennemis le peu d'inquiétude que lui donnaient leurs prospérités. Quoi qu'il en soit, on fut surpris de lui voir déclarer, dès les premiers jours de cette année, qu'il y aurait des bals à Marly tous les voyages, et dès le premier de l'année jusqu'au carême, d'en nommer les hommes et les femmes pour y danser, et dire qu'il serait bien aise qu'on en donnât sans préparatifs à Versailles à Mme la duchesse de Bourgogne. Aussi lui en donna-t-on beaucoup, et à Marly il y eut de temps en temps des mascarades. Un jour même le roi voulut que tout ce qui était à Marly de plus grave et de plus âgé se trouvât au bal, et masqué, hommes et femmes; et lui-même, pour ôter toute exception et tout embarras, y vint et y demeura toujours avec une robe de gaze par-dessus son habit; mais cette légèreté de mascarade ne fut que pour lui seul, le déguisement entier n'eut d'exception pour personne. M. et Mme de Beauvilliers l'étaient parfaitement. Qui dit ceux-là, à qui a connu la cour, dit plus que tout. J'eus le plaisir de les y voir et d'en rire tout bas avec eux. La cour de Saint-Germain fut toujours de ces bals, et le roi y fit danser des gens qui en avaient de beaucoup dépassé l'âge, comme le duc de Villeroy, M. de Monaco, et plusieurs autres. Pour le comte de Brionne et le chevalier de Sully, leur danse était si parfaite, qu'il n'y avait point d'âge pour eux.

L'affaire de Surville avait, comme je l'ai dit, changé de face par l'indiscrétion des siens. Le roi ne voulut plus juger cette affaire. Il la renvoya au tribunal naturel des maréchaux de France. Ils condamnèrent Surville à une année de prison, à compter du jour qu'il avait été conduit à Arras, c'est-à-dire encore à huit mois de Bastille, et La Barre à rien. Le roi trouva le jugement trop doux, il cassa Surville et donna son régiment à du Barail, qui en était lieutenant-colonel, dès le lendemain de ce jugement, qui fut les premiers jours de cette année.

Le royaume de Valence et sa ville capitale se révoltèrent, entraînés par l'exemple des Catalans leurs voisins. Las Torrès y fut envoyé avec quinze escadrons et trois bataillons, qui était tout ce qu'il y avait en Aragon, que Tessé remplaça par nos troupes venant d'Estrémadure. Las Torrès fit tout ce qu'il put: il prit de petits lieux l'épée à la main; il défit deux mille révoltés qui le poursuivirent quelque temps, parce qu'il était plus faible qu'eux, et ne fit quartier à aucun; mais cela n'arrêta pas la révolte. Le maréchal de Tessé venait de courir fortune à Saragosse, qui se souleva, courut aux armes et l'assiégea dans sa maison, pour trois paysans que le régiment de Sillery, qui passait par la ville, emmenait pour avoir assassiné un soldat où ils avaient couché. Le bagage fut pillé, les paysans sauvés, quarante grenadiers et trois de leurs officiers tués ou blessés. Tossé et ce qu'il avait d'officiers principaux eurent peine à se sauver chez le vice-roi, et plus encore à pacifier cette affaire. Le pont de Saragosse était nécessaire pour les convois. Il fit revenir quelques troupes qui marchaient en Catalogne, et quitta promptement cette ville, où il ne se trouvait pas en sûreté. Le vice-roi y était considéré: c'était le duc d'Arcos, le même qui vint en France pour avoir présenté un mémoire contre l'égalité réciproque des ducs et des grands. C'était un savant de mérite et de beaucoup d'esprit, mais comme tous ces seigneurs espagnols, à l'exception de cinq ou six, d'une ignorance à la guerre jusqu'à n'en avoir pas la moindre notion. Avec cela il voulut la faire et la gouverner en Aragon. Las Torrès, ne pouvant tenir à ses ordres étranges, ni lui faire rien comprendre, prit le parti de s'en aller à Madrid, où on prit celui d'y rappeler le duc d'Arcos, en lui laissant son titre de vice-roi, et le consolant des fonctions en le faisant conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, médiocre emploi pour lors, mais jusqu'à l'avènement de Philippe V, le non plus ultra en Espagne. Je ne sais pourquoi ils avaient rappelé peu de temps auparavant Serclaës d'Aragon pour y envoyer Las Torrès en sa place.

Berwick, parti depuis quelque temps de Languedoc, faisait le siège du château de Nice, et le prit en ce même temps, et tout de suite s'en retourna à Montpellier. Cette petite conquête fut un léger contrepoids aux affaires de Valence et d'Aragon.

Vaudemont s'était fort servi à maints usages d'un Milanais de condition, qui s'appelait le comte Bozelli. Il était entré au service de France, et y avait été quelque temps. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de valeur, mais homme à tout faire, et un franc bandit. Les assassinats et toutes sortes de crimes ne lui coûtaient rien; il se tirait d'affaires à force d'intrigues. Je ne sais s'il était entré en quelqu'une qui pût embarrasser Vaudemont. Il avait quitté le service de France, et faisait des siennes dans ses terres et dans tout le pays. Vaudemont le fit avertir de prendre garde à lui, parce qu'il ne lui pardonnerait plus. Bozelli n'en tint compte et commit un assassinat. Vaudemont le fit traquer et prendre, et couper la tête fort peu de jours après. Il laissa un fils au service de France, aussi brave que lui, mais aussi honnête homme et aussi modeste et retenu que le père l'était peu. Il est lieutenant général et connu sous le nom du comte Scipion; il omet volontiers son nom de Bozelli.

M. d'Isenghien perdit sa femme de la petite vérole, dans ce mois de janvier. Elle était fille du prince de Fürstemberg, et ne laissa point d'enfants.

En même temps mourut le vieux Bellegarde, à quatre-vingt-dix ans, qui avait longtemps servi avec grande distinction. Il était officier général et commandeur de Saint-Louis; il avait été très bien fait et très galant; il avait été longtemps entretenu par la femme d'un des premiers magistrats du parlement par ses places et par sa réputation, qui s'en doutait pour le moins, mais qui avait ses raisons pour ne pas faire de bruit (on disait qu'il était impuissant). Un beau matin sa femme, qui était une maîtresse commère, entre dans son cabinet suivie d'un petit garçon en jaquette. « Hé! ma femme, lui dit-il, qu'est-ce que ce petit enfant? — C'est votre fils, répond-elle résolument, que je vous amène, et qui est bien joli. — Comment, mon fils! répliqua-t-il, vous savez bien que nous n'en avons point. — Et moi, reprit-elle, je sais fort bien que j'ai celui-là, et vous aussi. » Le pauvre homme, la voyant si résolue, se gratte la tête, fait ses réflexions assez courtes: « Bien, ma femme, lui dit-il, point de bruit, patience pour celui-là, mais sur parole que vous ne m'en ferez plus. » Elle le lui promit, et a tenu parole; mais toujours Bellegarde assidu dans le logis.

Voilà donc le petit garçon élevé dans la maison, la mère l'aimait fort, le père point du tout; mais il était sage. Jamais ni lui ni elle ne l'ont appelé qu'Ibrahim. Ils avaient accoutumé leurs amis à ce nom de guerre. J'ai vu tout cela de fort près dans ma jeunesse. Ce magistrat était extrêmement des amis de mon père, et je voyais Ibrahim fort souvent, mais je n'en ai su l'histoire que depuis. Il voulut être de la profession de son véritable père; l'autre ne s'y opposa point du tout. Il est mort en Italie; je ne dirai ni où ni en quel grade, car il a laissé un fils très honnête homme, et qui a rattrapé au parlement la même magistrature dans laquelle son prétendu grand-père était mort. Je n'ai pu m'empêcher de rapporter une si singulière histoire, dont tous les personnages m'ont été si connus.

Ximénès mourut aussi en ce même temps. C'était un Catalan qui n'avait ni ne prétendait aucune parenté avec les Ximénès du fameux cardinal, mais un homme d'un grand mérite, lieutenant général très ancien et très distingué, qui avait le gouvernement de Maubeuge. Le roi lui avait permis de faire passer à son fils le régiment Royal-Roussillon infanterie, qui était sur le pied étranger, et qui valait beaucoup.

Il y avait cinq ans que le cardinal de Janson était à Rome chargé des affaires du roi. Il les y avait faites avec dignité, et beaucoup plus en digne Français qu'en cardinal, cela ne plaisait ni au pape ni à sa cour. Il était désagréablement avec l'un et point bien avec l'autre, qui veut tout voir ployer devant elle. Il avait été considérablement malade, il pressait depuis longtemps la liberté de revenir. À la fin, il l'obtint; mais nul cardinal qui pût le remplacer, et l'abbé de La Trémoille destiné, faute de tout autre, à être chargé des affaires à son départ. Cela força à penser à envoyer promptement un ambassadeur à Rome, dont il n'y en avait point eu depuis le court et troisième voyage que le duc de Chaulnes y avait si subitement fait à la mort d'Innocent XI pour l'élection de son successeur.

Dangeau et d'Antin, deux hommes d'espèce si différente, mais dont l'ambition avait le même but, y pensèrent tous deux dans l'espérance que ce grand emploi les élèverait au duché-pairie: l'un porté par ses charges qui pour son argent en avaient fait non pas un seigneur, mais, comme a si plaisamment dit La Bruyère sur ses manières, un homme d'après un seigneur, par ses fades privances d'ancienneté avec le roi, le mérite d'une assiduité infatigable et d'une éternelle louange, celles de sa femme avec Mme de Maintenon qui l'aimait; l'autre par sa naissance, parce qu'il était aux enfants du roi et de sa mère, par son esprit et sa capacité, par son manège et son intrigue. Dangeau y avait pensé de plus loin, il s'était avisé de saisir des occasions de se faire connaître à quelques cardinaux. Il avait été jusqu'à faire des présents au cardinal Ottoboni, et quelquefois à en recevoir des lettres et à s'en vanter avec complaisance. Tous deux étaient bien avec Torcy, qui ménageait extrêmement Mme de Dangeau, devenue fort son amie. Mme de Bouzols, sa soeur, passait sa vie avec Mme la Duchesse dans l'intimité de tout avec elle. Elle pouvait beaucoup sur son frère. D'Antin, tout tourné à Mme la Duchesse, faisait agir ce ressort auprès du ministre des affaires étrangères, et ne négligeait rien d'ailleurs pour réussir.

Gualterio me parla de cette ambassade; il était tout français, et il ne lui était pas indifférent de pouvoir compter sur l'amitié d'un ambassadeur de France à Rome. À trente ans que j'avais pour lors, je regardai cette idée comme une chimère, avec l'éloignement qu'avait le roi des jeunes gens, surtout pour les employer dans les affaires. Callières aussi m'en parla après, je lui répondis dans la même pensée, et j'ajoutai les difficultés de réussir à Rome et de ne m'y pas ruiner, et celles, établi comme je l'étais, de parvenir à rien de plus par cette ambassade. Huit jours après que le nonce m'en eut parlé, je le vis entrer dans ma chambre un mardi, vers une heure après midi, les bras ouverts, la joie peinte sur son visage, qui m'embrasse, me serre, me prie de fermer ma porte, et même celle de mon antichambre, pour que personne n'y pût voir de sa livrée, puis me dit qu'il était au comble de sa joie, et que j'allais ambassadeur à Rome. Je le lui fis répéter par deux fois. Je n'en crus rien et lui dis que son désir lui faisait prendre son idée pour réelle, et que cela était impossible. De joie et d'impatience, il me demande le secret, et m'apprend que Torcy, de chez qui il venait, lui avait confié qu'au conseil dont il sortait la chose avait été résolue, et arrêté qu'il ne me le dirait de la part du roi qu'après un autre conseil. Celui d'État s'était tenu ce jour-là extraordinairement, car c'était le jour de celui des finances, et ce même jour extraordinairement aussi le roi allait à Marly. Si un des portraits de ma chambre m'eût parlé, ma surprise n'aurait pas été plus grande; Gualterio m'exhorta tant qu'il put à accepter; l'heure du dîner où il était prié nous sépara bientôt. Mme de Saint-Simon, à qui je le dis incontinent, n'en fut pas moins étonnée.

Nous envoyâmes prier Callières et Louville de venir sur-le-champ; nous nous consultâmes tous quatre. Ils furent d'avis que cela ne se pouvait refuser. De là je fus trouver Chamillart, à qui je reprochai fort de ne m'avoir pas averti. Il sourit de ma colère et me dit que le roi avait demandé le secret, et au reste me conseilla de toutes ses forces d'accepter. Il s'en allait à l'Étang et nous à Marly, où il me dit que nous nous verrions le lendemain. J'allai de là faire la même sortie au chancelier, qui se moqua de moi, et me fit la même réponse que l'autre; pour de conseil, je n'en pus jamais tirer. Il s'en allait à Pontchartrain, et me dit que nous nous verrions au retour. M. de Beauvilliers s'en était allé à Vaucresson au sortir du conseil, je le vis un moment à Marly, quand il y vint pour le conseil. Il me fit la même excuse que les autres. La question était de prendre mon parti avant que la proposition me fût faite, et je craignais à tout instant la visite de Torcy.

J'avoue que je fus flatté du choix pour une ambassade si considérable à mon âge, sans y avoir pensé et sans y avoir été porté par personne. Je n'avais pas la moindre liaison, pas même la plus légère connaissance avec Torcy; M. de Beauvilliers était trop mesuré pour m'avoir proposé sans savoir auparavant si l'emploi était compatible avec l'état de mes affaires; le chancelier n'en était pas à portée; Chamillart n'aurait pas fait cette démarche à mon insu, et d'ailleurs assez de travers avec Torcy, comme je le dirai dans la suite, il n'aurait pas hasardé de faire au roi une proposition du ministère d'autrui.

Depuis la mort du roi, Torcy et moi nous nous rapprochâmes, et l'amitié, comme je le rapporterai en son temps, se mit véritablement entre nous deux et a toujours depuis duré telle. Je lui demandai alors par quelle aventure j'avais été choisi pour Rome. Il me protesta qu'il n'en savait autre chose, sinon qu'au conseil où je fus désigné, et au sortir duquel il le dit au nonce qui vint aussitôt m'en avertir, le roi, déjà résolu d'envoyer un ambassadeur à Rome, sur le retour accordé au cardinal de Janson et la répugnance extrême du pape de faire La Trémoille cardinal, le roi, dis-je, arrêta Torcy comme il allait commencer la lecture des dépêches de Rome, et, fatigué des demandeurs qu'il voyait tendre au duché et qu'il ne voulait pas faire, dit aux ministres qu'il fallait choisir un ambassadeur pour Rome; qu'il voulait un duc, et qu'il n'y avait qu'à voir dans la liste sur qui il pourrait s'arrêter. Il prit un petit almanach et se mit à lire les noms, commençant par M. d'Uzès. Mon ancienneté le conduisit bientôt jusqu'à moi sans s'être arrêté entredeux. À mon nom, il fit une pause, puis dit: « Mais que vous semble de celui-là? il est jeune, mais il est bon, » etc. Monseigneur, qui voulait d'Antin, ne dit mot. Mgr le duc de Bourgogne appuya. Le chancelier et M. de Beauvilliers pareillement. Torcy loua leur avis, mais proposa de continuer à parcourir la liste. Chamillart opina qu'on n'y pouvait trouver mieux. Le roi ferma son almanach, et conclut que ce n'était pas la peine d'aller plus loin; qu'il s'arrêtait à mon choix; qu'il en ordonnait le secret jusqu'à quelques jours qu'il me le ferait dire. La chose ne balança pas plus que cela, et ne dura pas au delà. Torcy lut ses dépêches, il n'en fut pas question davantage. Voilà tout ce que j'en ai su plus de dix ans après d'un homme vrai, et qui ne pouvait plus avoir d'intérêt ni de raison de m'en rien déguiser.

Beauvilliers et Chamillart, chacun séparément, examinèrent mes dettes, mes revenus, la dépense de l'ambassade et ses appointements, les premiers sur des états que Mme de Saint-Simon leur fit apporter et qu'elle examina avec eux, les autres par estime. Tous deux conclurent à accepter: le duc, parce qu'après un sérieux examen, il se trouvait que je pouvais suffire à cette ambassade sans me ruiner; que, si je la refusais, jamais le roi ne me le pardonnerait, surtout ayant quitté le service; ne me regarderait plus que comme un paresseux qui ne voudrait rien faire; s'attacherait à me faire sentir son mécontentement par toutes sortes de dégoûts et par toutes sortes de refus en choses où j'aurais besoin de lui; gâterait plus mes affaires par là, et ma situation présente et future que ne pourrait faire quelque fâcheux succès que je pusse avoir dans l'ambassade. À ces raisons il ajoutait ma liaison intime avec trois des quatre ministres d'État, qui de silence ou d'excuse protégeraient mes fautes et m'avertiraient, et qui le feraient hardiment parce qu'étant tous trois mes amis, ils ne craindraient pas d'être relevés par aucun d'eux, comme cela leur arrivait et les retenait souvent; que pour le quatrième, avec qui je n'avais aucune liaison, celle qui était entre ce ministre et lui était suffisante pour m'en pouvoir répondre, outre son caractère doux et rien moins que malfaisant; enfin que ce choix s'était fait sans que j'eusse jamais pensé à cette ambassade, qui était une excuse générale pour moi et une raison particulière pour Torcy de ne me savoir nul mauvais gré de l'avoir eue. Toutes ces raisons étaient sans prévention et solides. Le chancelier fut du même avis, et ajouta qu'il n'y avait point de milieu entre accepter ou me perdre. Chamillart allégua à peu près les mêmes raisons, après quoi il s'ouvrit franchement à Mme de Saint-Simon et à moi des siennes. Moins ébloui de l'éclat de ses places qu'attentif à l'établissement durable de sa famille, il songeait à lui procurer de solides appuis. Elle ne lui offrait que le seul La Feuillade, que dans cette vue il tâchait assidûment d'agrandir; mais il ne s'en contentait pas. La jeunesse de son fils, à peine hors du collège, le poids de son double travail, l'incertitude des affaires, tout cela l'inquiétait, et il ne pensait qu'à trouver des sujets également capables d'élévation et de reconnaissance. Je lui avais paru de ceux-là, et, pour son intérêt propre, il nie désirait ambassadeur à Rome, pour me faire de ce grand emploi un échelon à d'autres dans lesquels je fusse en état de rendre à son fils, et peut-être à lui-même, si les choses changeaient, les plaisirs et les services que j'en aurais reçus, par une protection sûre et solide à mon tour. Il nous offrit sa bourse et son crédit sans mesure, et tout ce qui pouvait dépendre de lui et de ses places.

Vaincu enfin, j'acceptai, c'est-à-dire j'en pris la résolution, et j'avoue que ce fut avec plaisir. Mme de Saint-Simon, plus sage et plus prudente, peinée aussi de quitter sa famille, demeura persuadée, mais peinée. Je ne puis me refuser au plaisir de raconter ici ce que ces trois ministres, et tous trois séparément, et tous trois sans que je leur en parlasse, me dirent sur une femme de vingt-sept ans, qu'elle avait alors, mais qu'une longue habitude, et souvent d'affaires de cour et de famille (car c'étaient nos conseils pour tout), et en dernier lieu celle-ci, leur avait bien fait connaître. Ils me conseillèrent tous trois, et tous trois avec force, de n'avoir rien de secret pour elle dans toutes les affaires de l'ambassade, de l'avoir au bout de ma table quand je lirais et ferais mes dépêches, et de la consulter sur tout avec déférence. J'ai rarement goûté aucun conseil avec tant de douceur, et je tiens le mérite égal de l'avoir mérité, et d'avoir toujours vécu depuis comme si elle l'eût ignoré; car elle le sut, et par moi, et après d'eux-mêmes.

Je n'eus pas lieu de le suivre à Rome, où je ne fus point, mais je l'avais exécuté d'avance depuis longtemps, et je continuai toute ma vie à ne lui rien cacher. Il faut encore me passer ce mot. Je ne trouvai jamais de conseil si sage, si judicieux, si utile, et j'avoue avec plaisir qu'elle m'a paré beaucoup de petits et de grands inconvénients. Je m'en suis aidé en tout sans réserve, et le secours que j'y ai trouvé a été infini pour ma conduite et pour les affaires, qui ne furent pas médiocres dans les derniers temps de la vie du roi et pendant toute la régence. C'est un bien doux et bien rare contraste de ces femmes inutiles ou qui gâtent tout, qu'on détourne les ambassadeurs de mener avec eux, et à qui on défend toujours de rien communiquer à leurs femmes, dont l'occupation est de faire la dépense et les honneurs, contraste encore plus grand de ces rares capables qui font sentir leur poids, d'avec la perfection d'un sens exquis et juste en tout, mais doux et tranquille, et qui, loin de faire apercevoir ce qu'il vaut, semble toujours l'ignorer soi-même avec une uniformité de toute la vie de modestie, d'agrément et de vertu.

Cependant mon choix pénétra et se dit peu à peu à l'oreille. Torcy ne me parlait point, je ne savais que répondre à nies amis; on me traînait d'un conseil à l'autre; à la fin il devint public. Nous retournâmes à Versailles, nous revînmes à Marly, on ne s'en contraignait plus. M. de Monaco m'offrit au bal de m'accommoder pour ce qui était resté à Rome des meubles et des équipages de son père; et quand nous dansions, Mme de Saint-Simon ou moi, nous entendions dire : « Voilà M. l'ambassadeur ou Mme l'ambassadrice qui danse. » Ce malaise me fit presser Torcy par Callières de finir de façon ou d'autre. Il sentait l'indécence de la chose en elle-même et tout mon embarras, mais il n'osait presser le roi. La raison de ces prolongations vint de quelque espérance de fléchir le pape sur l'abbé de La Trémoille, de presser la promotion de dix-neuf chapeaux vacants qui mettait tout Rome en mouvement, et qui, par ce grand nombre, ne pouvait plus guère se différer. Elle se différa pourtant, et il arriva que, sans avoir été déclaré, mon choix n'en fut pas moins public à Paris et à Rome. Mgr le duc de Bourgogne m'en lit un jour des honnêtetés à Marly, à la dérobée, quoique alors je ne fusse en aucune privance avec lui. Il trouvait ces délais trop poussés, et sur ce que je lui répondis sur cet emploi avec modestie, il m'encouragea et me dit que je ne pouvais mieux commencer pour me former aux affaires et aux grandes places. Il ajouta qu'il était fort aise pour cela que je me fusse résolu de l'accepter, et par ce encore que le roi ne m'eût jamais pardonné le refus.

Tandis que j'étais ainsi en spectacle, la comtesse de La Marck mourut à Paris de la petite vérole. Elle était fille du duc de Rohan; comme je l'ai dit lors de son mariage. Elle était amie intime de Mme de Saint-Simon, et fort aussi de Mme de Lauzun, anciennes compagnes de couvent. C'était une grande femme très bien faite, mais laide, avec un air noble et d'esprit qui accoutumait à son visage. Elle avait infiniment d'esprit, et elle l'avait vaste, mâle, plein de vues, beaucoup de discernement, de justesse, de précision, un air simple et naturel, et une conversation charmante; fort sûre, un peu sèche, et un coeur excellent, qui lui coûta la vie par les extravagants contrastes de sa plus proche famille. C'était une personne que les vues, l'ambition, le courage et la dextérité auraient menée loin; aussi était-elle la bonne nièce de Mme de Soubise, qui l'aimait passionnément. Son mérite la fit fort regretter. Mme de Saint-Simon la pleura amèrement, et j'en fus fort touché. Cinq ou six heures après avoir appris cette mort, il fallut aller danser, Mme de Saint-Simon et sa soeur, avec les yeux gros et rouges, sans qu'aucune raison pût en excuser. Le roi connaissait peu les lois de la nature et les mouvements du coeur. Il étendait les siennes sur les choses d'État, et sur les amusements les plus frivoles, avec la même jalousie. Il fit venir et danser à Marly la duchesse de Duras, dans le premier deuil du maréchal de Duras. On a vu sur Madame, à la mort de Monsieur, combien les bienséances les plus respectées trouvèrent en lui peu de considération et de ménagement.

J'ai envie d'achever tout de suite cette trop longue histoire de mon ambassade de Rome, aussi bien la promotion des cardinaux vint-elle dans un temps trop vif et trop intéressant, pour faire scrupule de l'en déplacer. Je fus traîné de la sorte jusque vers la mi-avril; enfin je sus que mon sort serait décidé au premier conseil. Nous étions à Marly et logés avec Chamillart dans le même pavillon, je le priai, en rentrant de ce conseil, d'entrer chez moi avant de monter chez lui, pour apprendre en particulier ce que j'allais devenir. Il vint donc dans la chambre de Mme de Saint-Simon, où nous l'attendions avec inquiétude. « Vous allez être bien aise, lui dit-il, et moi bien fâché; le roi n'envoie plus d'ambassadeur à Rome. Le pape à la fin s'est rendu à faire l'abbé de La Trémoille cardinal, il s'est en même temps résolu à faire la promotion que sa répugnance à l'y comprendre a tant retardée, et le nouveau cardinal sera chargé des affaires du roi sans ambassadeur. » Mme de Saint-Simon, en effet, fut ravie; il semblait qu'elle pressentait l'étrange discrédit où les affaires du roi allaient tomber en Italie, l'embarras et le désordre que les malheurs allaient mettre dans les finances, et la situation cruelle où toutes ces choses nous auraient réduits à Rome.

Les réflexions que j'avais eu un si long loisir de faire me consolèrent aisément d'un emploi qui m'avait flatté; mais je ne me doutais pas du mal qu'il me ferait. D'Antin et Dangeau avaient été enragés de la préférence, et le maréchal d'Huxelles encore, qui avait voulu se faire prier, pour demander comme condition à être fait due, et qui avait été laissé là fort brusquement. Ne pouvant faire pis pour couper chemin à un jeune homme qu'ils voyaient pointer à leurs dépens, et connaissant combien le roi était en garde contre l'esprit et l'instruction, ils s'étoient mis à me louer là-dessus outre mesure, en applaudissant au choix du roi, devenu public à force de longueurs et de temps. M. et Mme du Maine ne m'avaient point pardonné de n'avoir pu m'attirer à Sceaux, et de m'avoir trouvé inébranlable à toutes les avances qu'ils m'avaient prodiguées, comme je l'ai marqué en leur temps. Je ne m'étais pas caché de ce que je sentais du rang que les bâtards avaient usurpé. Me voir pointer leur donna de la crainte et du dépit, et je n'ai pu attribuer qu'à M. du Maine, si naturellement timide et malfaisant, l'aversion étrange de Mme de Maintenon pour moi, dont je ne me doutai que dans les suites. Chamillart ne me l'avoua qu'après la mort du roi, et en même temps qu'elle était telle, qu'il en avait eu des prises avec elle, et qu'elle avait été l'obstacle qui l'avait empêché de me raccommoder plus tôt avec le roi, ce qui est bien antérieur à ceci; que poussée par lui, elle n'avait pu rien alléguer de particulier sur elle ni sur les siens, mais vaguement que j'étais glorieux, frondeur, et plein de vues, sans avoir pu jamais la ramener, non pas même l'émousser; et qu'elle m'avait rendu auprès du roi beaucoup de mauvais offices. Ce bruit d'esprit et de lecture, de capacité et d'application, d'homme enfin très propre aux affaires, fut aisément porté au roi par ces mêmes canaux de M. du Maine, en louanges empoisonnées, et de Mme de Maintenon plus à découvert. M. du Maine, lié alors avec Mme la Duchesse qui l'était étroitement avec d'Antin, avait porté ce dernier. Il était piqué de n'avoir pas réussi, il l'était d'ailleurs contre moi comme je viens de le dire; il n'en fallut pas davantage. Ils mirent le roi si bien en garde sur moi, qu'ils le conduisirent jusqu'à la crainte, pour l'éloigner davantage et plus sûrement, et bientôt après je m'aperçus d'un changement en lui, qui comme les langueurs ne put finir que par une dangereuse maladie, c'est-à-dire par une sorte de disgrâce dont je parvins à me relever, mais dont il ne s'agit pas encore.

La même impression sur moi fut donnée à Monseigneur. D'Antin pour cela n'eut que faire de personne, mais il trouva là-dessus Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy à son point. Elles n'ignoraient pas mes sentiments ni ma conduite à l'égard du rang et des usurpations de leur maison. C'était leur endroit sensible. Elles menaient ce bon Monseigneur, qui prit sur moi toutes les opinions qu'il leur convint de lui donner, et Mme la Duchesse dès lors, et encore plus bientôt après, comme je le dirai en son lieu, y travailla avec la même affection. La Choin se laissa persuader et par elles ses meilleures amies, et par le maréchal d'Huxelles, qui la courtisait fort, et par qui ce pauvre Monseigneur se persuada qu'il était la meilleure tête du royaume. Telle devint ma situation à la cour, de laquelle je ne tardai pas à m'apercevoir. Mais achevons ce qui regarde Rome, afin de n'avoir pas à y revenir, ni à couper des choses trop intéressantes, si je remettais à parler de la promotion des cardinaux au temps où elle fut faite, qui fut le 17 mai.

Elle fut de dix-neuf sujets. Le savant Casoni en fut porté par son érudition profonde et l'intégrité de sa vie; Corsini qui a depuis été pape; ce duc de Saxe-Zeitz dont il a été tant parlé; notre nonce Gualterio; l'abbé de La Trémoille; Fabroni, pour le malheur de l'Église; et Filipucci qui donna un rare exemple de modestie et de piété, en refusant le chapeau. C'était un savant jurisconsulte. En vain, le pape l'exhorta et lui donna du temps à réfléchir, il demeura constant dans son refus. Un autre eut son chapeau, et le vingtième demeura in petto, Conti, nonce en Portugal, et depuis pape, eut le chapeau que Filipucci avait si constamment refusé.

Pendant ces longs délais du pape, Torcy avait eu loisir de faire ses réflexions sur le brillant mais dangereux personnage que faisait à la cour son ami l'abbé de Polignac. C'était merveilles que le roi l'ignorât encore. M. de Beauvilliers avait plus d'une raison de le désirer hors d'ici. Torcy crut donc rendre un grand service à son ami de l'en tirer promptement, et tout d'un temps au roi et à bien d'autres. Il le proposa pour l'auditorat de rote . Il y fut nommé et il recul cet emploi comme un honnête exil, dont à la fin Torcy lui fit comprendre la nécessité et les avantages, vers lequel néanmoins il s'achemina tout le plus tard qu'il put.

CHAPITRE VII. §

Mort du cardinal de Coislin et sa dépouille. — Trois cent mille livres sur Lyon au maréchal de Villeroy; sa puissance à Lyon. — Trois cent mille livres de brevet de retenue au grand prévôt; chanson facétieuse. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue au premier écuyer. — Grâces pécuniaires chez Mme de Maintenon. — Exil de du Charmel et ses singuliers ressorts. — Piété de du Charmel.

Il se peut dire que l'affaire de M. de Metz mit son oncle au tombeau. Elle l'avait fait arriver d'Orléans, contre sa coutume, à Noël, et cette triste affaire s'était terminée avec toutes sortes d'avantages pour M. de Metz; mais le coeur du cardinal de Coislin en avait été flétri, et ne put reprendre son ressort. Il ne dura que six semaines depuis. Tout à la fin de janvier, il fut arrêté au lit, et il mourut la nuit du 3 au 4 février. C'était un assez petit homme, fort gros, qui ressemblait assez à un curé de village, et dont l'habit ne promettait pas mieux, même depuis qu'il fut cardinal. On a vu en différents endroits la pureté de moeurs et de vertu qu'il avait inviolablement conservée depuis son enfance, quoique élevé à la cour et ayant passé sa vie au milieu du plus grand monde; combien il en fut toujours aimé, honoré, recherché dans tous les âges; son amour pour la résidence, sa continuelle sollicitude pastorale, et ses grandes aumônes. Il fut heureux en choix pour lui aider à gouverner et à instruire son diocèse, dont il était sans cesse occupé. Il y fit, entre autres, deux actions qui méritent de n'être pas oubliées.

Lorsque après la révocation [de l'édit] de Nantes on mit en tête au roi de convertir les huguenots à force de dragons et de tourments, on en envoya un régiment à Orléans, pour y être répandu dans le diocèse. M. d'Orléans, dès qu'il fut arrivé, en fit mettre tous les chevaux dans ses écuries, manda les officiers et leur dit qu'il ne voulait pas qu'ils eussent d'autre table que la sienne; qu'il les priait qu'aucun dragon ne sortît de la gille, qu'aucun ne fît le moindre désordre, et que, s'ils n'avaient pas assez de subsistance, il se chargeait de la leur fournir; surtout qu'ils ne dissent pas un mot aux huguenots, et qu'ils ne logeassent chez pas un d'eux. Il voulait être obéi et il le fut. Le séjour dura un mois et lui coûta bon, au bout duquel il fit en sorte que ce régiment sortît de son diocèse et qu'on n'y renvoyât plus de dragons. Cette conduite pleine de charité, si opposée à celle de presque tous les autres diocèses et des voisins de celui d'Orléans, gagna presque autant de huguenots que la barbarie qu'ils souffraient ailleurs. Ceux qui se convertirent le voulurent et l'exécutèrent de bonne foi, sans contrainte et sans espérance. Ils furent préalablement bien instruits, rien ne fut précipité, et aucun d'eux ne retourna à l'erreur. Outre la charité, la dépense et le crédit sur cette troupe, il fallait aussi du courage pour blâmer, quoique en silence, tout ce qui se passait alors et que le roi affectionnait si fort, par une conduite si opposée. La même bénédiction qui la suivit s'étendit encore jusqu'à empêcher le mauvais gré et pis qui en devait naturellement résulter.

L'autre action, toute de charité aussi, fut moins publique et moins dangereuse, mais ne fut pas moins belle. Outre les aumônes publiques, qui de règle consumaient tout le revenu de l'évêché tous les ans, M. d'Orléans en faisait quantité d'autres qu'il cachait avec grand soin. Entre celles-là, il donnait quatre cents livres de pension à un pauvre gentilhomme ruiné qui n'avait ni femme ni enfants, et ce gentilhomme était presque toujours à sa table tant qu'il était à Orléans. Un matin les gens de M. d'Orléans trouvèrent deux fortes pièces d'argenterie de sa chambre disparues, et un d'eux s'était aperçu que ce gentilhomme avait beaucoup tourné là autour. Ils dirent leur soupçon à leur maître qui ne le put croire, mais qui s'en douta sur ce que ce gentilhomme ne parut plus. Au bout de quelques jours il l'envoya quérir, et tête à tête il lui fit avouer qu'il était le coupable. Alors M. d'Orléans lui dit qu'il fallait qu'il se fût trouvé étrangement pressé pour commettre une action de cette nature, et qu'il avait grand sujet de se plaindre de son peu de confiance de ne lui avoir pas découvert son besoin. Il tira vingt louis de sa poche qu'il lui donna, le pria de venir manger chez lui à son ordinaire, et surtout d'oublier, comme il le faisait, ce qu'il ne devait jamais répéter. Il défendit bien à ses gens de parler de leur soupçon, et on n'a su ce trait que par le gentilhomme même, pénétré de confusion et de reconnaissance.

M. d'Orléans fut souvent et vivement pressé par ses amis de remettre son évêché, surtout depuis qu'il fut cardinal. Ils lui représentaient que, n'en ayant jamais rien touché, il ne s'apercevrait pas de cette perte du côté de l'intérêt, que de celui du travail ce lui serait un grand soulagement, et que cela le délivrerait des disputes continuelles qu'il avait avec le roi, et qui le fâchaient quelquefois sur la résidence. En effet, lorsque Mme la duchesse de Bourgogne approcha du terme d'accoucher du prince qui ne vécut qu'un an, et qui fut le premier enfant qu'elle eut, le roi envoya un courrier à M. d'Orléans avec une injonction très expresse de sa main de venir sur-le-champ, et de demeurer à la cour jusqu'après les couches; à quoi il fallut obéir. Le roi, outre l'amitié, avait pour lui un respect qui allait à la dévotion. Il eut celle que l'enfant qui naîtrait ne fût pas ondoyé d'une autre main que la sienne; et le pauvre homme, qui était fort gras et grand soeur, ruisselait dans l'antichambre, en camail et en rochet, avec une telle abondance que le parquet en était mouillé tout autour de lui.

Jamais il ne voulut entendre à remettre son évêché. Il convenait de toutes les raisons qui lui étaient alléguées; mais il y objectait qu'après tant d'années de travail dont il voyait les fruits, il ne voulait pas s'exposer de son vivant à voir ruiner une moisson si précieuse, des écoles si utiles, des curés si pieux, si appliqués, si instruits, ecclésiastiques excellents qui gouvernaient avec lui le diocèse, et d'autres, qui le conduisaient par différentes parties, qu'on chasserait et qu'on tourmenterait, et pour cela seul il demeura fermement évêque. On verra bientôt que ce fut une prophétie.

Toute la cour s'affligea de sa mort; le roi plus que personne, qui fit son éloge. Il manda le curé de Versailles, lui ordonna d'accompagner le corps jusque dans Orléans, et voulut qu'à Versailles et sur la route on lui rendît tous les honneurs possibles. Celui de l'accompagnement du curé n'avait jamais été fait à personne.

On sut de ses valets de chambre, après sa mort, qu'il se macérait habituellement par des instruments de pénitence, et qu'il se relevait toutes les nuits et passait à genoux une heure en oraison. Il reçut les sacrements avec une grande piété, et mourut comme il avait vécu, la nuit suivante.

Dès le lendemain le roi manda par un courrier au cardinal de Janson qu'il lui donnait sa charge. Ce fut pour lui art nouveau sujet d'empressement de -retour, et au cardinal de Bouillon un nouveau coup de massue. M. de Metz, qui arriva pour l'extrémité de son oncle à qui il devait tout, en parut le moins touché, et scandalisa fort toute la cour. Orléans fut donné à l'évêque d'Angers. Pelletier, son père, écrivit au roi, de sa retraite, pour le supplier de dispenser son fils de cette translation. Le roi, excité par Mme de Maintenon et par M. de Chartres, le voulut absolument; et Saint-Sulpice, qui avec sa grossièreté ordinaire regardait ce diocèse comme fort infecté, mais qui n'osait encore le dire, fit accepter M. d'Angers, dont son père fut très affligé. Il parut que Dieu n'approuva pas ce choix, par la mort du translaté qui ne dura pas deux ans. La persécution était réservée à l'évêque d'Aire, frère d'Armenonville, qu'un coup de soleil avait achevé d'hébéter, et qui n'en revint jamais bien dans le long temps qu'il vécut.

Le roi avait donné au maréchal de Villeroy trois cent mille livres à prendre sur les octrois de Lyon, payables cinquante mille livres par an, en six années. Elles venaient de finir. Le même don lui fut renouvelé. On se repent quelquefois après d'avoir payé d'avance de méchants ouvriers. Alincourt, son grand-père, avait eu la survivance du gouvernement de Lyon, Lyonnais, etc., de Mandelot, en épousant sa fille, sous Henri III. La Ligue avait fait ce mariage entre Mandelot et le secrétaire d'État Villeroy, plus ardents ligueurs l'un que l'autre. De père en fils ce gouvernement était demeuré aux Villeroy. Alincourt, par son père et par la surprenante alliance que ce gouvernement lui fit faire avec le connétable de Lesdiguières et le maréchal de Créqui, s'était rendu le maître à Lyon. La faveur et la souplesse de son fils, le premier maréchal de Villeroy, l'y maintint, et plus encore le commandement en chef qu'y eut toute sa vie l'archevêque de Lyon, frère du maréchal qui s'y rendit le maître despotique de tout. La faveur de ce maréchal-ci, son neveu, n'eut qu'à maintenir ce qui était établi. Il disposait donc seul de toutes les charges municipales de la ville; il nommait le prévôt des marchands. L'intendant de Lyon n'a nulle inspection sur les revenus de la ville, qui sont immenses et peu connus dans leur étendue, parce qu'ils dépendent en partie du commerce qui s'y fait, qui est toujours un des plus grands du royaume. Le prévôt des marchands l'administre seul et n'en rend compte qu'au gouverneur tête à tête, lequel lui-même n'en rend compte à personne. Il est donc aisé de comprendre qu'avec une telle autorité c'est un Pérou, outre celle qui s'étend sur tout le reste, et qui rend la protection du gouverneur si continuellement nécessaire à tous ces gros négociants de Lyon, comme à tous les autres bourgeois de la ville, où tout depuis un si long temps [dépend] de la même autorité, tout est créature des gouverneurs, et rien ne se peut que par eux, qui influent jusque dans les affaires particulières de toutes les familles.

Aussi dînant un jour chez Dangeau avec le maréchal de Villeroy et beaucoup d'ambassadeurs et d'autres gens, car Dangeau aimait à faire les honneurs de la cour et les faisait fort bien et magnifiquement, il lui échappa une fatuité pour faire le grand seigneur, mais fort véritable. « Messieurs, dit-il à la compagnie, de tous nous autres gouverneurs de province, il n'y a que M. le maréchal qui ait conservé l'autorité dans la sienne. » Le rire me surprit. Mme de Dangeau, qui me regarda et qui plaisantait la première des sottises de son mari, quoique vivant à merveille ensemble, ne put s'empêcher de sourire. Il avait acheté le gouvernement de Touraine, et il ne voulait pas que ces étrangers ignorassent qu'il était aussi gouverneur de province.

Le grand prévôt obtint trois cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge pour son fils, qui épousa une Mlle du Hamel de Picardie, fort riche, et qui ne fut pas heureuse. Heudicourt, le fils, qui était une espèce de satyre fort méchant et fort mêlé dans les hautes intrigues galantes, fit dans la suite sur tous ces Montsoreau une chanson si naïve, si fort d'après nature et si plaisante, que quelqu'un l'ayant dite à l'oreille au maréchal de Boufflers pendant la messe du roi où il avait le bâton, il ne put s'empêcher d'éclater de rire. C'était l'homme de France le plus grave, le plus sérieux, le plus esclave de toute bienséance. Le roi se retourna de surprise, qui augmenta fort voyant le maréchal pâmé, à qui les larmes en tombaient des yeux. Rentré dans son cabinet, il l'appela et lui demanda ce qui l'avait pu mettre en cet état, à la messe. Le maréchal lui dit la chanson. Voilà le roi plus pâmé que n'avait été le maréchal, et qui fut plus de quinze jours sans pouvoir s'empêcher de rire de toute sa force sitôt que le grand prévôt ou un de ses enfants lui tombait sous les yeux. La chanson courut fort et divertit extrêmement la cour et la ville.

Le premier écuyer obtint, quelques jours après, aussi un brevet de quatre cent mille livres sur sa charge. En même temps le roi répandit quelques grâces pécuniaires dans le domestique de Mme de Maintenon.

Je reçus en ce temps une véritable affliction par l'exil de M. du Charmel, avec qui depuis longtemps j'avais lié une vraie amitié, et que je voyais le plus souvent qu'il m'était possible dans sa retraite de l'Institution. Les ressorts de cet exil méritent de trouver place ici, et c'est une histoire qui demande des connaissances et des souvenirs pour être bien entendue. Il faut d'abord connaître le Charmel, se souvenir de ce que j'ai dit de lui sur sa vie à la cour, du grand monde, de gros jeu, et de la manière dont il se retira, de la bonté avec laquelle le roi lui parla alors, et de la dureté avec laquelle il lui répondit qu'il ne le verrait jamais. Il faut maintenant expliquer quel il fut dans sa retraite. Ce fut un homme à cilice, à pointes de fer, à toutes sortes d'instruments de continuelle pénitence. Jeûneur extrême et sobre d'ailleurs à l'excès, quoique naturellement grand mangeur, et d'une dureté générale sur lui-même impitoyable. Il passait les carêmes à la Trappe, au réfectoire soir et matin à la portion des religieux, et sans manquer aucun de leurs offices du jour et de la nuit. Outre cela, longtemps en prière en quelque lieu qu'il fût; et le vendredi saint, à la Trappe, il passait à genoux à terre, sans appui, sans livre, sans changer de posture, sans branler, depuis la fin des matines jusqu'à, l'office, c'est-à-dire depuis quatre heures du matin jusqu'à dix; avec cela toujours gai et toujours libre et aisé. Il avait une fidélité inflexible sur tout ce qu'il se proposait. On ne saurait moins d'esprit que couvrait un grand usage du monde et de la meilleure compagnie, mais que sa retraite avait rouillé. Il s'était livré à Paris à beaucoup de bonnes couvres, qui le faisaient un peu courir et se mêler de trop de choses. Au latin près qu'il avait retenu du collège, il ne savait rien du tout que ce que les lectures de piété lui avaient appris; et comme il était naturellement tourné à la dureté de l'austérité âpre, il le fut aisément du côté janséniste, et lia étroitement avec ce qu'il trouva de gens les plus marqués à ce coin. Il fut ami intime de M. Nicole, jusqu'à être un des exécuteurs de son testament. Il le fut peut-être plus encore de M. Boileau, élève de Port-Royal, que M. de Luynes avait mis auprès du comte d'Albert et du chevalier de Luynes dans leur jeunesse, qui retinrent mal ses leçons.

C'est ce même Boileau que M. de Paris, depuis cardinal de Noailles, prit à l'archevêché et à sa table quand il devint archevêque de Paris, et qui fit contre lui, dans sa propre maison et vivant de son pain, cet étrange Problème dont j'ai parlé (t. II, p. 248), dont le prélat se prit aux jésuites, mais dont les brouillons originaux et plusieurs lettres à ce sujet, de la main de ce Boileau, furent trouvés dans l'abbaye d'Auville, avec ces autres, qui firent à l'archevêque de Reims une affaire si cruelle avec le roi que j'ai racontée (t. IV, p. 127). Ces originaux du Problème, trouvés par ce hasard, de la main de Boileau, furent envoyés au cardinal de Noailles. Les jésuites en triomphèrent, Boileau ne les put ni osa méconnaître. On à vu (t. II, p. 249) avec quelle bonté le cardinal de Noailles se défit de ce pernicieux hôte (qui n'avait de pain que celui qu'il lui donnait de sa propre table) en lui donnant un canonicat de Saint-Honoré qui lui fournit une très honnête subsistance et un logement. Cette noire ingratitude ne se pouvait excuser, non plus que la noirceur d'avoir si naturellement fait retomber ce cruel trait sur les jésuites, avec qui le cardinal de Noailles, évêque, archevêque et cardinal sans eux, et pensant fort différemment d'eux, ne fut jamais bien.

Le Charmel, qui voyait souvent le cardinal de Noailles, et que le cardinal aimait et distinguait fort, cessa dans cet éclat de le voir, et continua avec Boileau le commerce et l'amitié la plus étroite. Le cardinal (je l'appelle ainsi sans distinction des temps où il ne l'était pas encore) en fut moins blessé que touché par amitié. Il fit parler au Charmel, le fit prier de le venir voir, l'obtint avec peine, lui parla lui-même. Tant d'avances furent inutiles; le Charmel s'aigrit de plus en plus. Les jansénistes, fâchés que le cardinal n'épousât pas toutes leurs idées, et qui de dépit s'étaient portés à cette étrange extrémité, avaient infatué leur prosélyte, qui ne put jamais apercevoir d'ingratitude, de crime, de trahison, de noirceur où ils étaient si évidents; et voilà où son peu d'esprit et de lumières, et un fol abandon de ce qu'il croyait des saints, conduisirent un homme d'ailleurs si droit et si saint lui-même. Il faudrait prétendre porter les hommes au-dessus de toute humanité, pour se persuader que le cardinal de Noailles ne dût pas être très sensible à la conduite du Charmel à son égard, surtout après celle qu'il avait eue et avec Boileau et avec lui-même. Telle fut la faute inexcusable du Charmel à l'égard du cardinal de Noailles. Venons maintenant à celle qu'il fit dans la suite à l'égard du roi.

On a vu (t. IV, p. 282) sur Troisvilles, que le roi empêcha d'être de l'Académie, son dépit contre les gens retirés qui ne le voyaient point. J'ai réservé pour ce lieu-ci à dire que le même jour qu'il refusa Troisvilles, il s'alla promener à Marly, où il s'étendit amèrement sur cette matière. Il loua les solitaires de la campagne; il s'étendit sur M. de Saint-Louis, sur ses actions sous ses yeux en la guerre de Hollande et ailleurs, sur la vie qu'il menait à la Trappe, et dit qu'il ne trouvait point mauvais que ceux-là ne vinssent pas de loin pour le voir; retombant de là sur les gens retirés à Paris et aux environs, il loua Pelletier, Fieubet, le chevalier de Gesvres, qui le venaient voir une ou deux fois l'année, et qui valaient bien Troisvilles et le Charmel, sur qui il tomba fort, et répéta souvent qu'ils avaient plus de commerce d'intrigues et d'affaires qu'avant leur retraité, et que toute leur dévotion ils la mettaient à ne le point voir. Le duc de Tresmes, fort ami du Charmel, ricanait jaune, et se mettait tantôt sur un pied, tantôt sur un autre. Cavoye, autre ami du Charmel, se mit dans la conversation, et avec sa réputation et sa morgue, bavarda force sottes flatteries, et tomba sur son ami pour faire le bon valet. On ne devinerait jamais qui le défendit: un homme qui à peine l'avait connu, un homme d'ailleurs fort courtisan, mais courtisan en homme qui se sent, qui a de la hauteur et de la dignité, qui connaissait Cavoye pour ami particulier du Charmel, et qui fut indigné de ce qu'il entendait. Ce fut Harcourt qui prit sa défense, si honnêtement et avec tant d'esprit que le roi cessa ce propos et se mit sur autre chose.

Cavoye pourtant fit apparemment ses réflexions. Harcourt l'avait fait rentrer en lui-même. Il écrivit donc au Charmel ce qui s'était passé à Marly, mais non le personnage qu'il y avait fait, et lui conseilla de lui écrire de manière qu'il pût dire au roi qu'il désirait l'honneur de se présenter devant lui après tant d'années, sans oser le faire qu'il ne sût qu'il le trouverait bon; moyennant quoi, accordé, il né lui en coûterait qu'une course à Versailles d'une matinée, ou refusé, le roi n'aurait plus ce dépit contre lui. Le Charmel me montra cette lettre, si résolu de n'en faire aucun usage que je ne pus le persuader.

À quinze jours delà, en une autre promenade à Marly, le roi reprit, mais plus légèrement, la même matière des gens retirés qui ne le voyaient point, et tout de suite demanda à Cavoye ce que faisait le Charmel et s'il y avait longtemps qu'il n'avait eu de ses nouvelles. Cavoye le manda dès le lendemain au Charmel, le pressa de suivre le conseil qu'il lui avait donné la première fois, et lui fit sentir que cette récidive si marquée sur lui montrait évidemment qu'il s'était attendu à ouïr parler de lui sur son premier discours, et qu'il serait fort blessé si ce second demeurait inutile. Le Charmel me montra la lettre. Je lui dis qu'il n'y avait ni à balancer ni un moment à perdre; qu'il l'avait beau sur ce que le roi avait dit sur lui à Cavoye de lui récrire qu'il s'en était cru oublié, que, puisqu'il était si heureux que le roi daignât encore se souvenir de lui, il priait Cavoye de lui demander la permission qu'il pût aller lui embrasser les genoux, dans le vif souvenir de ses bontés passées, que c'était un désir auquel il ne pouvait résister, etc. Je le pris par la religion, par le devoir et le respect d'un sujet à son roi, qui doit chercher à lui plaire et non pas à l'irriter; que c'était un devoir étroit d'une part, et une sage précaution de l'autre, de saisir l'occasion de détourner l'orage auquel ses volontaires indiscrétions sur le jansénisme ne donnaient que trop d'ouverture, et de se faire de l'aigreur du roi si suivie un contrepoison et un bouclier par une conduite qui sûrement lui serait agréable, et qu'il était visible qu'il demandait de lui; qu'une seule matinée, aller et venir, y serait non seulement sagement et utilement employée, mais saintement, et qu'après tant d'années de retraite il ne devait pas craindre une dissipation d'un moment qu'il n'avait pas recherchée et qui devenait si nécessaire. Jamais je ne pus l'y engager.

Il se contenta d'une lettre ostensible et d'une autre pour le roi. Tout cela fut très médiocrement reçu.

La vérité est qu'il se craignit trop lui-même; il redouta une trop favorable réception. Après tant d'années de pénitence, il ne se sentit pas assez dépouillé d'un reste de complaisance de sa faveur et de ses agréments passés qui l'avaient tant dominé autrefois. Il avait refusé Mme de Maintenon, il avait peu d'années, d'un commerce de bonnes oeuvres qu'elle avait voulu lier avec lui. Il appréhenda tout autre commerce qu'avec Dieu, pour qui il voulut réserver sa liberté entière, et peut-être y fut-il conduit par son esprit pour le purifier par une plus dure pénitence et qui ne serait pas de son choix.

Revenons au cardinal de Noailles. L'année précédente, 1705, avait été celle de la grande assemblée du clergé. Le cardinal de Noailles, qui y présida, crut en devoir profiter pour y faire régler divers points de morale et de discipline, quoique ces assemblées ne soient destinées qu'aux affaires temporelles du clergé; que ceux qui y sont députés n'aient point d'autres matières dans les procurations qu'ils y apportent de leurs commettants; et que la cour même soit ordinairement en garde contre tout ce qui s'y pourrait proposer qui ne concernerait pas l'objet temporel de ces assemblées. Ce projet du cardinal n'était pas de lui seul. De plus, il avait fallu le concerter d'avance avec quelques prélats principaux qui devaient être de l'assemblée, et convenir de la manière de le proposer par articles, et le faire passer peu à peu. Les jésuites, toujours à l'affût sur le cardinal de Noailles et sur tout ce qui pouvait intéresser leur doctrine et leur morale, pénétrèrent ce projet, dans le secret duquel il se trouva quelque faux frère qui le leur donna tel qu'il devait être proposé à l'assemblée. Le P. de La Chaise en parla au roi, qui, en ce tentes-là aimait fort le cardinal de Noailles, et qui s'éleva tellement contre cet avis de son confesseur, que La Chaise, homme sage et prudent, se tut tout court, sûr de n'y revenir que mieux dans la suite.

En effet, l'assemblée ouverte, il fut averti de point en point. Il annonça d'avance au roi la proposition qui s'allait faire, et qui fut faite au jour qu'il l'avait dit au roi. Il en fut de même de toutes les autres. Le roi en parla au cardinal de Noailles, qui ne s'arrêta point pour cela, résolu à faire ce qu'il crut être le bien, à quelque prix que ce fût. Les jésuites, outrés du peu de fruit qu'ils retiraient de la trahison qui avait été faite au cardinal de Noailles, qui allait toujours en avant dans l'assemblée sur la morale et la discipline, échauffèrent le roi par le P. de La Chaise, et procurèrent au cardinal toutes sortes de dégoûts. J'en étais informé par l'archevêque d'Arles, qui, député du second ordre dans une autre assemblée, s'était piqué sur ce qu'il ne trouva pas que le cardinal de Noailles lui marquât assez de considération, et qui, député du premier ordre en celle-ci, lui fut opposé en tout, et servit de tout son pouvoir sa haine, sa fortune et les jésuites tout à la fois, auxquels il n'avait garde de n'être pas obséquieux en tout avec les vues et l'ambition qui le dévorait.

Le cardinal de Noailles sortit donc de cette assemblée fort mal avec le roi, qui prit contre lui les plus forts soupçons du jansénisme, et qui, profondément ignorant sur ces matières, élevé dans le préjugé le plus extrême là-dessus, ne consulta jamais personne qui pût l'éclairer, et ne permit même jamais à personne d'ouvrir la bouche devant lui, qui pût lui donner la moindre lumière. Ainsi on avait beau jeu à lui faire passer pour erreur et pour jansénisme tout ce qu'il était utile à ceux qui profitaient de ses ténèbres de lui faire passer pour tel, soit choses, soit gens; et ils avaient de plus usurpé cet incomparable avantage, que, choses et gens, donnés pour tels, demeuraient proscrits, sans examen, sans information et sans ressource.

Le cardinal de Noailles trempait donc dans un état de disgrâce intérieure qui, pour ne paraître pas au dehors et ne changer rien à ses audiences du roi de toutes les semaines, n'en était pas moins douloureux et embarrassant. Sa famille, à qui son crédit et sa place donnaient tant de lustre et de moyens, en était affligée. Mme de Maintenon, sur qui les jésuites n'avaient aucune prise, ne l'était pas moins. Nulle issue que quelque coup d'éclat contre les jansénistes qui ramenât le roi. Mais où le prendre? Le cardinal voulait, avant tout, conserver la bonne morale et la discipline, il ne voulait pas sacrifier ses amis. Cependant il était sans cesse pressé par Mme de Maintenon et par sa famille de chercher quelque chose à faire là-dessus, et lui-même en sentait la nécessité, même pour l'utilité spirituelle, à laquelle on l'avait rendu une pierre d'achoppement.

Vers le commencement de cette année, le P. Quesnel était fort pourchassé dans les Pays-Bas espagnols, où le roi avait tout pouvoir. Ce fut merveilles qu'il put échapper de Bruxelles et se retirer en Hollande. Il alla et vint des gens de sa part à Paris. On en fut informé; on avertit le cardinal de Noailles que ces gens-là étaient en commerce avec le Charmel. Il les crut occupés à quelque ouvrage contre lui; la pique du Problème se renouvela. Il fut excité contre le Charmel par des gens qui s'en aperçurent et qui en espérèrent du mal pour l'un et de l'obscurcissement à la réputation de l'autre. Ils lui persuadèrent que le Charmel recelait chez lui ces messagers; on mit des espions en campagne qui le certifièrent, et ces rapports aigrirent tout à fait le cardinal. Il faut avouer que, sur le jansénisme, jamais homme ne fut si indiscret que le Charmel. Il s'en faisait une religion. On ne put jamais lui faire entendre raison là-dessus. Il n'y avait guère de j ours où sa conduite à cet égard ne fît trembler ses amis.

Nous étions à Marly. Pontchartrain m'apprit un matin que le roi lui venait d'ordonner d'expédier une lettre de cachet pour exiler le Charmel en sa maison du Charmel, près Château-Thierry, avec défense d'en sortir; et que, l'ayant rappelé un peu après, il lui avait commandé de la lui envoyer par un officier de la maréchaussée qui le fit et le vit partir dans les vingt-quatre heures, qui se tînt cependant auprès de lui, et qui rendît compte de tout ce qu'il aurait vu et entendu aussitôt après son départ. Pontchartrain, qui me savait fort de ses amis, me demanda le secret jusqu'à ce que la chose fût répandue, et avait voulu m'en avertir d'avance pour prévenir ce que la surprise et la colère eussent pu tirer de moi en l'apprenant par le monde. Le soir, à la musique, la comtesse de Mailly se vint mettre auprès de moi un peu après qu'elle fut commencée. Nos deux sièges se trouvèrent un peu écartés des autres. Elle me fit la même confidence, et dans la même vue, que m'avait fait Pontchartrain. Je fis le surpris à cause du secret qu'il m'avait demandé; mais je le devins tout de bon lorsqu'elle ajouta que c'était un coup du cardinal de Noailles, qui, le matin même, avait dit au roi que le Charmel était un janséniste et un brouillon qui allait tête levée par les maisons, exhortant les gens au jansénisme, qui avait dit au P. de La Tour, général de l'Oratoire, que, maintenant qu'il était à la tète du parti, tout était perdu s'il mollissait; qu'en un mot, c'était un homme qu'il fallait chasser de Paris, ce qui avait été ordonné dans le moment; que ce qu'elle me disait là, elle le savait de bon lieu, puisque c'était de chez Mme de Maintenon. Elle était sa nièce, sa protégée et dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne. Nous ne prolongeâmes point notre conversation pour qu'on ne remarquât point que nous parlions de quelque chose d'intéressant. C'était un mercredi 10 février, jour de l'audience réglée du cardinal de Noailles, et jour encore où Chamillart s'en allait d'ordinaire à l'Étang jusqu'au samedi.

Le lendemain matin que je projetais d'y aller, le maréchal de Noailles me prit dans la ruelle du roi, comme nous l'attendions à sortir de son cabinet pour la promenade, me dit l'exil du Charmel, qu'il en avait reçu une lettre sur laquelle il avait essayé d'obtenir qu'il pût demeurer aux Camaldules de Gros-Bois, où il allait un jour ou deux tous les mois, qu'il en avait été refusé avec aigreur; s'étonna et se lamenta fort de ce coup imprévu, et me pressa d'en découvrir la cause par Pontchartrain qui avait expédié la lettre de cachet. Je fus doublement piqué, sachant si sûrement ce que je savais, de la feinte du maréchal, et du panneau où était tombé mon pauvre ami en s'adressant à lui. Je répondis brusquement au maréchal qu'il était plus à portée que moi d'en être informé, puisque à la vie que menait le Charmel, il ne pou voit être question que de doctrine, laquelle était de la compétence de son frère, qui avait longtemps vu le roi seul la veille, au matin, jour que cet ordre avait été donné à ce qu'il m'apprenait. Là-dessus le roi sortit de son cabinet. Nous nous quittâmes, et jamais depuis nous ne nous en sommes parlé.

Au partir de là j'allai dîner à l'Étang, et comme j'étais en toute intimité avec Chamillart, je lui contai avec dépit le malheur du Charmel qui venait de devenir public. Il me dit qu'il le savait. J'ajoutai qu'au moins je lui en apprendrais ce qu'il ne savait pas; et je lui contai, sans nommer personne, ce que Mme de Mailly m'avait dit, et la fausseté avec laquelle le maréchal de Noailles venait de m'en parler. Je n'eus pas achevé que Chamillart si doux, si modéré, si tranquille, entra tout à coup en fureur. Nous étions dans son cabinet tête à tête. Il pesta, il frappa des pieds, il ne se possédait pas. Je lui demandai à qui il en avait. « Ce que j'ai? me répondit-il en frappant du poing sur la table, c'est qu'il n'y a plus de secret chez le roi. Ce que vous me contez là, le roi me le dit hier chez Mme de Maintenon mot pour mot, dans le même arrangement que vous me le dites, cinq ou six heures après avoir vu le cardinal de Noailles, et me défendit d'en parler à qui que ce soit. Je vois cependant que vous en êtes de point en point instruit; que puisque vous l'êtes, d'autres le peuvent être de même; et qu'il est bien douloureux à un honnête homme accoutumé aux plus importants secrets, d'être chargé de ceux qui se communiquent à d'autres, et de pouvoir ainsi être confondu avec ceux qui ne les gardent pas. » Là-dessus il me raconta que, la même chose lui étant arrivée une autre fois, il s'en fut aussitôt le dire au roi, et le supplier de ne le pas rendre responsable de ce dont il s'ouvrirait à d'autres qu'à lui, sur quoi le roi lui avait avoué qu'il en avait aussi fait part à une autre personne. J'approuvai sa colère, mais je le priai de ne se pas servir du même remède.

Plus certain encore, si faire se pouvait, par le récit de Chamillart, d'où le coup était parti, j'en fis avertir le Charmel. Il était déjà parti. Il est difficile de comprendre avec combien d'humilité et de douceur cet homme, naturellement impétueux, reçut sa lettre de cachet et ce garde à vue, et avec quelle ponctualité il obéit. J'essayai divers moyens de le faire revenir, mais l'aigreur était trop grande. Le Charmel eût été bien aise de recouvrer sa liberté, mais il ne voulut pas y contribuer en rien, persuadé qu'il devait se tenir fidèlement sous la main de Dieu dans une pénitence qu'il n'avait pas choisie, dans un pardon effectif de ceux qui l'y avaient confiné, et dans une paix profonde. Beauvau, fils de sa soeur et son héritier, marié en Lorraine, et qui sous le nom de M. de Craon y a fait, lui et sa femme, une si énorme fortune, pointait déjà dans cette faveur qui lui a valu tant de millions et de titres. Le duc de Lorraine s'offrit de s'intéresser pour le Charmel auprès du roi. Il l'en remercia et le supplia de le laisser dans l'état où Dieu l'avait mis, et où il demeura le reste de sa vie qui dura encore longtemps. Nous verrons à sa fin combien tout adoucissement était impossible, et quel fut l'excès de la dureté que le roi exerça sur lui, et qui put être cause de sa mort.

CHAPITRE VIII. §

Duc de Vendôme; ses moeurs; son caractère; sa conduite. — Albéroni; commencement de sa fortune. — Voyage triomphant de Vendôme à la cour. — Patente de maréchal général offerte, et refusée par Vendôme. — Grand prieur; son caractère. — Berwick, fait maréchal de France à trente-cinq ans, retourne en Espagne. — Roquelaure va commander en Languedoc. — Le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres à Toulon. — Petits exploits du duc de Noailles. — Tessé fait asseoir sa belle-fille en dupant les deux rois. — Mort de la reine douairière d'Angleterre. — Comte de Fervesham. — Mort de Belesbat. — Mort de Polastron. — Catastrophe de Saint-Adon. — Querelle qui jette Mme de Barbezieux dans un couvent. — Mariage du comte de Rochechouart avec Mlle de Blainville. — Mariage du duc d'Uzès avec une fille de Bullion. — Mariage du prince de Tarente avec Mlle de La Fayette. — Origine des distinctions de M. de La Trémoille. — Ducs de Bouillon et d'Albret raccommodés. — Vingt mille livres de pension pendant la guerre au comte d'Évreux. — Victoire des Suédois.

La cour et Paris virent en ce temps-ci un spectacle vraiment prodigieux. M. de Vendôme n'était point parti d'Italie, depuis qu'il y avait succédé au maréchal de Villeroy après l'affaire de Crémone, Ses combats tels quels, les places qu'il avait prises, l'autorité qu'il avait saisie, la réputation qu'il avait usurpée, ses succès incompréhensibles dans l'esprit et dans la volonté du roi, la certitude de ses appuis, tout cela lui donna le désir de venir jouir à la cour d'une situation si brillante, et qui surpassait de si loin tout ce qu'il avait pu espérer. Mais avant de voir arriver un homme qui va prendre un ascendant si incroyable, et dont jusqu'ici je n'ai parlé qu'en passant, il est bon de le faire connaître davantage, et d'entrer même dans des détails qui ont de quoi surprendre, et qui le peindront d'après nature.

Il était d'une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort et alerte; un visage fort noble et l'air haut; de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole; beaucoup d'esprit naturel qu'il n'avait jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d'une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée; beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et sous une apparente incurie un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre, surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices, à l'abri du faible du roi pour sa naissance; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare; insolent à l'excès dès qu'il crut le pouvoir oser impunément, et en même temps familier et populaire avec le commun, par une affectation qui voilait sa vanité et le faisait aimer du vulgaire; au fond, l'orgueil même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. À mesure que son rang s'éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu'à l'entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu'à se rendre inutile toute espèce d'avis, et se rendre inaccessible qu'à un nombre très petit de familiers et à ses valets. La louange, puis l'admiration, enfin l'adoration furent le canal unique par lequel on put approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver.

Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l'un à l'autre toute son armée, à ne l'appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien cette gangrène gagna jusqu'aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l'exemple les uns des autres, n'osa plus lui parler autrement, et qui d'usage ayant passé en droit, y auraient hasardé l'insulte si quelqu'un d'eux se fût avisé de lui parler autrement.

Ce qui est prodigieux à qui a connu le roi, galant aux dames une si longue partie de sa vie, dévot l'autre, souvent avec importunité pour autrui, et dans toutes ces deux parties de sa vie plein d'une juste, mais d'une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et jusqu'au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que lui-même n'en faisait pas plus de façon que de la plus légère et de la plus ordinaire galanterie, sans que le roi, qui l'avait toujours su, l'eût jamais trouvé mauvais, ni qu'il en eût été moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour, à Anet, aux armées. Ses valets et des officiers subalternes satisfirent toujours cet horrible goût, étaient connus pour tels, et comme tels étaient courtisés des familiers de M. de Vendôme et de ce qui voulait s'avancer auprès de lui. On a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède, par deux fois prit congé pour l'aller faire, qu'il fut le premier qui l'eût osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour, et avec quelle bassesse elle y entra, à l'exemple du roi, qui n'aurait pas pardonné à un fils de France ce qu'il ménagea avec une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme.

Sa paresse était à un point qui ne se peut concevoir. Il a pensé être enlevé plus d'une fois pour s'être opiniâtré dans un logement plus commode, mais trop éloigné, et risqué les succès de ses campagnes, donné même des avantages considérables à l'ennemi, pour ne se pouvoir résoudre à quitter un camp où il se trouvait logé à son aise. Il voyait peu à l'armée par lui-même, il s'en fiait à ses familiers que très souvent encore il n'en croyait pas. Sa journée, dont il ne pouvait troubler l'ordre ordinaire, ne lui permettait guère de faire autrement. Sa saleté était extrême, il en tirait vanité; les sots le trouvaient un homme simple. Il était plein de chiens et de chiennes dans son lit qui y faisaient leurs petits à ses côtés. Lui-même ne s'y contraignait de rien. Une de ses thèses était que tout le monde en usait de même, mais n'avait pas la bonne foi d'en convenir comme lui. Il le soutint un jour à Mme la princesse de Conti, la plus propre personne du monde et la plus recherchée dans sa propreté.

Il se levait assez tard à l'armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres, et y donnait ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui, c'est-à-dire pour les officiers généraux et les gens distingués, c'était le temps de lui parler. Il avait accoutumé l'armée à cette infamie. Là, il déjeunait à fond, et souvent avec deux ou trois familiers, rendait d'autant, soit en mangeant, soit en écoutant ou en donnant ses ordres, et toujours force spectateurs debout. (Il faut passer ces honteux détails pour le bien connaître.) Il rendait beaucoup; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l'aller vider, et souvent plus d'une fois. Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venait de se soulager servait à lui faire la barbe. C'était une simplicité de moeurs, selon lui, digne des premiers Romains, et qui condamnait tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il s'habillait, puis jouait gros jeu au piquet ou à l'hombre, ou s'il fallait absolument monter à cheval pour quelque chose, c'en était le temps. L'ordre donné au retour, tout était fini chez lui. Il soupait avec ses familiers largement; il était grand mangeur, d'une gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon. La table se prolongeait en thèses, en disputes, et par-dessus tout, louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts.

Il n'aurait pardonné le moindre blâme à personne. Il voulait passer pour le premier capitaine de son siècle, et parlait indécemment du prince Eugène et de tous les autres. La moindre contradiction eût été un crime. Le soldat et le bas officier l'adoraient pour sa familiarité avec eux, et la licence qu'il tolérait pour s'en gagner les coeurs, dont il se dédommageait par une hauteur sans mesure avec tout ce qui était élevé en grade ou en naissance. Il traitait à peu près de même ce qu'il y avait de plus grand en Italie, qui avait si souvent affaire à lui. C'est ce qui fit la fortune du fameux Albéroni.

Le duc de Parme eut à traiter avec M. de Vendôme; il lui envoya l'évêque de Parme, qui se trouva bien surpris d'être reçu par M. de Vendôme sur sa chaise percée, et plus encore de le voir se lever au milieu de la conférence et se torcher le cul devant lui. Il en fut si indigné que, toutefois sans mot dire, il s'en retourna à Parme sans finir ce qui l'avait amené, et déclara à son maître qu'il n'y retournerait de sa vie après ce qui lui était arrivé. Albéroni était fils d'un jardinier, qui, se sentant de l'esprit, avait pris un petit collet pour, sous une figure d'abbé, aborder où son sarrau de toile eût été sans accès. Il était bouffon; il plut à M. de Parme comme un bas valet dont on s'amuse; en s'en amusant il lui trouva de l'esprit, et qu'il pouvait n'être pas incapable d'affaires. Il ne crut pas que la chaise percée de M. de Vendôme demandât un autre envoyé, il le chargea d'aller continuer et finir ce que l'évêque de Parme avait laissé à achever.

Albéroni, qui n'avait point de morgue à garder et qui savait très bien quel était Vendôme, résolut de lui plaire à quelque prix que ce fût, pour venir à bout de sa commission au gré de son maître et de s'avancer, par là auprès de lui. Il traita donc avec M. de Vendôme sur sa chaise percée, égaya son affaire par des plaisanteries qui firent d'autant mieux rire le général qu'il l'avait préparé par force louanges et hommages. Vendôme en usa avec lui comme il avait fait avec l'évêque, il se torcha le cul, devant lui. À cette vue Albéroni s'écrie: O culo di angelo! et courut le baiser. Rien n'avança plus ses affaires que cette infâme bouffonnerie. M. de Parme qui dans sa position avait plus d'une chose à traiter avec M. de Vendôme, voyant combien Albéroni y avait heureusement commencé, se servit toujours de lui; et lui, prit à tâche de plaire aux principaux valets, de se familiariser avec tous, de prolonger ses voyages. Il fit à M. de Vendôme, qui aimait les mets extraordinaires, des soupes au fromage et d'autres ragoûts étranges qu'il trouva excellents. Il voulut qu'Albéroni en mangeât avec lui, et de cette sorte, il se mit si bien avec lui, qu'espérant plus de fortune dans une maison de Bohèmes et de fantaisies qu'à la cour de son maître, où il se trouvait de trop bas aloi, il fit en sorte de se faire débaucher d'avec lui, et de faire accroire à M. de Vendôme que l'admiration et l'attachement qu'il avait conçu pour lui lui faisait sacrifier tout ce qu'il pouvait espérer de fortune à Parme. Ainsi il changea de maître; et bientôt après, sans cesser son métier de bouffon et de faiseur de potages et de ragoûts bizarres, il mit le nez dans les lettres de M. de Vendôme, réussit à son gré, devint son principal secrétaire, et celui à qui il confiait tout ce qu'il avait de plus particulier et de plus secret. Cela déplut fort aux autres. La jalousie s'y mit au point que, s'étant querellés dans une marche, ... le courut plus de mille pas à coups de bâton à la vue de toute l'armée. M. de Vendôme le trouva mauvais, mais ce fut tout; et Albéroni, qui n'était pas homme à quitter prise pour si peu de chose et en si beau chemin, s'en fit un mérite auprès de son maître, qui, le goûtant de plus en plus et lui confiant tout, le mit de toutes ses parties et sur le pied d'un ami de confiance plutôt que d'un domestique, à qui ses familiers, même les plus haut huppés de son armée, firent la cour.

On a vu ce que put sur le roi la naissance de M. de Vendôme; le parti qu'il en sut tirer par M. du Maine, et de là par Mme de Maintenon, toujours en montant; comment par là il se dévoua Chamillart; et l'intérêt que Vaudemont et ses habiles nièces trouvèrent à se lier avec lui. Bien de tout temps avec Monseigneur par la chasse et par d'autres endroits de jeunesse ancienne, jusqu'à être dans l'intérieur de cette cour l'émule du prince de Conti; cette émulation plut au roi qui haïssait le prince, et qui, dès avant tout ce que nous venons de voir, avait pris du goût et de la distinction pour Vendôme, qui l'avait flatté par son goût pour la chasse, pour la campagne, par son assiduité près de lui, et par l'aversion de Paris surtout, où il n'allait comme jamais. On a vu son art et son audace d'entretenir le roi de projets, d'entreprises, de petits combats de rien grossis, de vrais combats très douteux, donnés comme décisifs, avec une hardiesse à l'épreuve du plus prompt démenti, en un mot, de courriers continuels dont le roi voulait bien être la dupe et se persuader tout ce que voulait Vendôme, appuyé et prôné si solidement dans le plus intérieur des cabinets et contredit de personne, avec la précaution qu'on a vu qu'il avait prises sur les lettres d'Italie, et le silence profond, excepté pour l'exalter, que son poids et sa faveur mit imprimé à son armée.

La situation où il la trouvait et l'absence du prince Eugène, qui était à Vienne, lui parut une jointure favorable pour aller recueillir le fruit de ses travaux. Il eut permission de faire un tour à la cour et laisser son armée sous les ordres de Médavy, le plus ancien lieutenant général, parce que la politique de Vaudemont, ou l'orgueil de ne commander pas par l'absence d'un autre, lui en fit faire l'honnêteté à Médavy.

Vendôme arriva droit à Marly, où nous étions, le 12 février. Ce fut une rumeur épouvantable: les galopins, les porteurs de chaises, tous les valets de la cour quittèrent tout pour environner sa chaise de poste. À peine monté dans sa chambre tout y courut. Les princes du sang, si piqués de sa préférence sur eux à servir et de bien d'autres choses, y arrivèrent tout les premiers. On peut juger si les deux bâtards s'y firent attendre. Les ministres y accoururent, et tellement tout le courtisan, qu'il ne resta dans le salon que les dames: M. de Beauvilliers était à Vaucresson; et pour moi, je demeurai spectateur et n'allai point adorer l'idole.

Le roi, Monseigneur, l'envoyèrent chercher. Dès qu'il put être habillé parmi cette foule, il alla au salon, porté par elle plutôt qu'environné. Monseigneur fit cesser la musique où il était pour l'embrasser. Le roi, qui était chez Mme de Maintenon, travaillant avec Chamillart, l'envoya chercher encore, et sortit de la petite chambre où il travaillait dans le grand cabinet au-devant de lui, l'embrassa à diverses reprises, y resta quelque temps avec lui, puis lui dit qu'il le verrait le lendemain à loisir, il l'entretint en effet chez Mme de Maintenon plus de deux heures.

Chamillart, sous prétexte de travailler avec lui plus en repos à l'Étang, lui donna deux jours durant une fête superbe. À son exemple, Pontchartrain, Torcy, puis les seigneurs les plus distingués de la cour, crurent faire la leur d'en user de même. Chacun voulut s'y signaler; Vendôme retenu et couru de toutes parts n'y put suffire. On briguait à lui donner des fêtes, on briguait d'y être invité avec lui. Jamais triomphe n'égala le sien; chaque pas qu'il faisait lui en procurait un nouveau. Ce n'est point trop dire que tout disparut devant lui, princes du sang, ministres et les plus grands seigneurs, ou ne parut que pour le faire éclater bien loin au-dessus d'eux, et que le roi ne sembla demeurer roi que pour l'élever davantage.

Le peuple s'y joignit à Versailles et à Paris, où il voulut jouir d'un enthousiasme si étrange, sous prétexte d'aller à l'Opéra. Il y fut couru par les rues avec des acclamations; il fut affiché; tout fut retenu à l'Opéra d'avance; on s'y étouffait partout, et les places y furent doublées comme aux premières représentations.

Vendôme, qui recevait tous ces hommages avec une aisance extrême, était pourtant intérieurement surpris d'une folie si universelle. Quelque court qu'il eût résolu de rendre son séjour, il craignit que cette fougue ne pût durer. Pour se rendre plus rare, il pria le roi de trouver bon qu'il allât à Anet d'un Marly à l'autre, et ne fut que deux jours à Versailles, qu'il coupa encore d'une nuit à Meudon, dont il voulut bien gratifier Monseigneur. Vendôme ne fut pas plutôt à Anet avec fort peu de gens choisis, que de l'un à l'autre la cour devint déserte, et le château et le village d'Anet remplis jusqu'aux toits. Monseigneur y fut chasser, les princes du sang, les ministres; ce fut une mode dont chacun se piqua. Enflé d'une réception si prodigieuse et si soutenue, il traita à Anet toute cette foule de courtisans, et la bassesse fut telle qu'on le souffrit sans s'en plaindre comme une liberté de campagne, et qu'on ne cessa d'y courir. Le roi, si offensé d'être délaissé pour quelque occasion que ce fût, prenait plaisir à la solitude de Versailles pour Anet, et demandait aux uns s'ils y avaient été, aux autres quand ils iraient.

Tout montrait que de propos délibéré on avait résolu d'élever Vendôme au rang des héros; il le sentit, il voulut en profiter. Il renouvela ses prétentions de commander aux maréchaux de France; on l'érigeait en dieu Mars, comment l'en refuser? La patente de maréchal général lui fut donc sourdement accordée, et dressée pareille à celle de M. de Turenne, depuis lequel on n'en avait point vu. Ce n'était ni le compte de M. de Vendôme ni celui de M. du Maine. La patente n'avait été offerte que pour sauver ce que le roi n'avait jamais voulu; elle n'avait été acceptée qu'à faute de mieux et pour en faire un chausse-pied à la naissance. Vendôme proposa donc que ce motif y fût inséré de plus qu'en la patente de M. de Turenne. Je ne sais par où le maréchal de Villeroy en eut le vent, mais il le sut à temps d'en faire ses représentations au roi. Elles étaient pour lors encore conformes à son goût; le maréchal était en grande faveur, il l'emporta et il fut déclaré à M. de Vendôme qu'il ne serait rien ajouté à sa patente, conforme en tout à celle de M. de Turenne. Il se piqua et n'en voulut plus. Le refus était singulièrement hardi; mais il connaissait à qui il avait affaire, et la force de ses appuis. Il avait été opiniâtrement refusé de commander ceux d'entre les maréchaux de France qui ne l'étaient que depuis qu'il commandait les armées; il n'avait pas tenu aux ordres réitérés du roi que Tessé ne le lui eût fait éprouver, qui ne l'évita que par une volontaire adresse; de là à la patente qu'on lui offrit pour les commander tous, il y avait plus loin qu'à parvenir de cette offre à ce qu'il prétendait. On verra dans cette année même qu'il ne se trompa pas.

Son frère, quoique médiocrement bien avec lui, le fut trouver à Anet pour se remettre par lui en selle. Vendôme lui offrit de le présenter au roi, et de lui faire donner une pension de dix mille écus; mais l'insolent grand prieur ne voulut rien moins que de retourner commander une armée en Italie, acheva pourtant le voyage d'Anet fort mécontent et refusa tout, et quand son frère retourna à la cour s'en revint rager à Clichy.

Il avait tous les vices de son frère. Sur la débauche il avait de plus que lui d'être au poil et à la plume, et d'avoir l'avantage de ne s'être jamais couché le soir depuis trente ans que porté dans son lit ivre mort, coutume à laquelle il fut fidèle le reste de sa vie. Il n'avait aucune partie de général; sa poltronnerie reconnue était soutenue d'une audace qui révoltait; plus glorieux encore que son frère, il allait à l'insolence, et pour cela même ne voyait que des subalternes obscurs; menteur, escroc, fripon, voleur, comme on l'a vu sur les affaires de son frère, malhonnête homme jusque dans la moelle des os qu'il avait perdus de vérole, suprêmement avantageux et singulièrement bas et flatteur aux gens dont il avait besoin, et prêt à tout faire et à tout souffrir pour un écu, avec cela le plus désordonné et le plus grand dissipateur du monde. Il avait beaucoup d'esprit et une figure parfaite en sa jeunesse, avec un visage autrefois singulièrement beau. En tout, la plus vile, la plus méprisable et en même temps la plus dangereuse créature qu'il fût possible.

Le projet de Barcelone occupait fort alors. Tessé ne parut pas pouvoir suffire à tout. Il fallait une armée en Galice, et contenir, si on pouvait, les Portugais pour vaquer plus à son aise à la partie de la Catalogne. Le triomphe de Mme des Ursins lui avait fait passer le dépit qu'elle avait eu contre le duc de Berwick de tout ce qu'il avait mandé d'Orry, qui en triomphait avec elle. Il fallait un chef contre le Portugal, Berwick en connaissait exactement toute la frontière; cela les détermina à Madrid à le redemander avec des troupes de France pour ce côté-là. Le roi, en l'accordant, en prit occasion de combler sa fortune en faveur d'une naissance qu'il aimait, de quelque pays qu'elle fût. Quoique Berwick n'eût pas encore trente-six ans, il lui envoya à Montpellier le bâton de maréchal de France avec l'ordre de s'en aller de là droit en Espagne.

En même temps, le roi, touché de la douleur des beaux yeux de Mme de Roquelaure, envoya son mari commander en Languedoc à la place de Berwick, au scandale de toute la France. Tout en même temps aussi le comte de Toulouse et le maréchal de Coeuvres s'en allèrent à Toulon préparer tout ce qui était nécessaire pour aller eux-mêmes favoriser par mer l'entreprise de Barcelone. Son importance leur fit espérer que Pontchartrain n'en userait pas comme on a vu qu'il avait fait l'année précédente. L'expérience leur apprit que la persévérance dans la résolution qu'il avait prise lui avait paru plus importante pour lui que de les laisser réussir à Barcelone.

Le duc de Noailles fit de petits exploits. Il pourchassa des miquelets, s'empara de Figuères que l'ennemi avait abandonné, mit quelques troupes dans Roses dès que le blocus en fut levé, et nettoya fort aisément le Lampourdan. Il empêcha les ennemis de prendre Bascara, et leur prit et tua quelque monde, s'avança vers le Ter, et se rendit maître depuis Girone jusqu'à la mer. Ces faciles exécutions furent fort célébrées. Il était pressé d'agir en chef, et il avait beau jeu contre quelque peu de milices, avant que les troupes destinées au siège de Barcelone arrivassent et Legal avec elles, auquel il devait obéir, et servir après de maréchal de camp au siège.

Tessé n'était pas tellement occupé en Espagne qu'il ne songeât à ses affaires. Il fit un tour de son pays et dupa bel et bien le roi et le roi d'Espagne. Sans dire mot au dernier, il demanda au premier la permission de céder sa grandesse à son fils, chose sans aucun exemple en Espagne. Le roi, qui n'entretint jamais personne que pour ses affaires et par nécessité, ignorait tout et ne s'en cachait pas. Sur la demande de Tessé, et faite d'Espagne, il ne douta pas un moment que les grandesses ne se cédassent comme ici les duchés, et le permit. Quand Tessé eut ce qu'il voulait du roi par la surprise qu'il lui avait faite, il surprit de même le roi d'Espagne, en lui faisant accroire que le roi son grand-père s'était engagé de manière à ne pouvoir être dédit. Mme des Ursins tout à lui, comme on a vu avec étendue, le servit puissamment, et détermina le roi d'Espagne à ne pas chicaner et blesser, pour une bagatelle qui n'aurait point d'effet en Espagne, le roi son grand-père, dont il avait tant de besoin. Il se rendit avec bien de la peine, mais par un décret qui la sentit et qui expliqua bien que c'était sans nulle conséquence, et qui exclut l'Espagne de l'effet, tellement que, si le comte de Tessé y eût été du vivant de son père, il n'y eût pas été traité autrement que tous les fils aînés des grands.

En ce même temps, c'est-à-dire vers la mi-février, la reine douairière d'Angleterre mourut en Portugal, où veuve sans enfants elle s'était retirée auprès du roi son frère, qui l'aimait et la considérait fort. Elle l'avait toujours aussi été beaucoup en Angleterre, où on s'affligea fort de son départ. C'est celle avec qui le comte de Feversham, frère des maréchaux de Duras et de Lorges, était si bien qu'on ne douta pas qu'il ne l'eût épousée dans l'intervalle de la mort de Charles II et de son départ. Sa religion l'avait établi en Angleterre, où il est mort sans enfants, mais riche par le mariage qu'il avait fait. Il avait été capitaine des gardes jusqu'à la révolution, grand chambellan de la reine jusqu'à son départ, général d'armée, et eut, en 1685, la jarretière du duc de Monmouth qu'il avait défait et pris, et qui fut décapité. On donna part au roi de la mort de cette reine, et il en prit le deuil.

Belesbat mourut aussi. Son nom était Hurault. Sa mère était soeur de Brégy et belle-soeur de Mme de Brégy, dont j'ai fait une assez plaisante mention. La soeur de son père était cette Mme de Choisy, mère de l'abbé de Choisy, si avant dans le monde et si instruite de toutes les intrigues de la cour. Ces deux femmes avaient mis Belesbat à la cour et dans le monde. C'était une manière d'éléphant pour la figure, une espèce de boeuf pour l'esprit, qui s'était accoutumé à se croire courtisan, à suivre le roi dans tous ses voyages de guerre et de frontières, et à n'en être pas plus avancé pour cela. Ses pères étaient de robe; il ne fut ni robe ni épée, se fit assez moquer de lui, et ne laissait pas quelquefois de lâcher des brutalités assez plaisantes. Il avait fort accommodé le jardin de Belesbat, près de Fontainebleau, où les eaux et les bois sont admirables, et s'y était fort incommodé. Il mourut vieux, sans avoir été marié. Sa soeur était mère de Canillac, dont j'aurai maintes occasions de parler.

Polastron, ancien lieutenant général, mourut aussi. Il avait un gouvernement et la grand'croix de Saint-Louis. Son frère était au duc Mazarin et avait été gouverneur de son fils, gendre du maréchal de Duras. Cette famille est féconde en gouverneurs. Le fils de celui-là a été sous-gouverneur de Mgr le Dauphin, puis lieutenant général.

Saint-Adon, d'une famille de Paris, galant, fort dans le grand monde et dans le grand jeu, et capitaine aux gardes à force de lessives, avait vendu sa compagnie, et n'osant plus se montrer, s'était retiré en Flandre, où l'électeur de Bavière, qui ramassait tout, lui avait donné une réforme de colonel de dragons. Il ne put s'empêcher de jouer; il ne fut pas plus heureux qu'il l'avait été en ce pays-ci. Il se tua un matin dans son lit. Tout le monde le plaignit: il était brave, de bon commerce, et fait, quoique de peu, pour la bonne compagnie.

Deux hommes fort querelleurs, quoique assez peu propres à quereller, eurent une violente prise au bal du Palais-Royal. M. le duc d'Orléans, qui survint au bruit, leur imposa et les accommoda sur-le-champ. Ils ne demandaient, pas mieux l'un et l'autre. C'était le chevalier de Bouillon et d'Entragues, plus connu par son jeu et par être cousin germain de Mme la princesse de Conti que par ailleurs, neveu de cet abbé d'Entragues si extraordinaire, dont je crois avoir parlé. Tous deux prétendaient épouser Mme de Barbezieux. Encore le chevalier de Bouillon avait un rang et une belle figure; l'autre, de l'intrigue et de l'audace. L'éclat de cette affaire fit entrer la prétendue dans un couvent.

La duchesse douairière de Mortemart fit un mariage hardi dans sa famille. Elle prit pour le comte de Maure, son second fils, qui prit le nom de comte de Rochechouart, la fille unique de son frère Blainville, tué à Hochstedt. Elle était extrêmement riche; mais sa mère était enfermée depuis longtemps folle à lier, et cette folie venait de race et s'était plus ou moins manifestée dans toutes les générations. Sa grand'mère était soeur de Châteauneuf. Leur frère aîné avait couru les champs et les rues toute sa vie à Angoulême. L'archevêque de Bourges, leur autre frère, n'avait jamais été bien sage; elle l'était encore moins. Elle avait épousé un Rochechouart, qui s'appelait M. de Tonnay-Charente, et le mal venait de la mère, qui était Particelli, fille d'Émery, surintendant des finances, qui était femme du bonhomme La Vrillière, secrétaire d'État.

M. d'Uzès en fit un pareil. Il n'avait plus d'enfants de sa première femme, fille de M. de Monaco. Il s'était ruiné dans l'obscurité de la crapule; il épousa une fille de Bouillon. Qui aurait pu imaginer alors que le frère de sa femme eût été chevalier de l'ordre avec lui en 1724?

Fort peu après, M. de La Trémoille maria son fils unique plus honnêtement avec Mlle de La Fayette du nom de Mottier, fort riche héritière. Elle avait perdu père et mère qui était fille, et par l'événement, héritière de Marillac, doyen du conseil. Ce mariage était fait avec le fils aîné du duc de Beauvilliers lorsqu'il le perdit. La Fayette était mort maréchal de camp. Il était fils de cette Mme de La Fayette, célèbre par son esprit, si amie de M. le Prince le héros, de Mme de Longueville, de M. de La Rochefoucauld, et de toutes les personnes d'esprit et principales de son temps, et jusqu'à la fin de sa vie distinguée par son esprit. Lors du désordre des tabourets donnés dans la régence de la reine mère, puis ôtés, après rendus de façon ou d'autre, Mme de La Trémoille, qui voyait MM. de Bouillon et de Turenne, ses frères, devenus princes par les troubles, essaya de faire prince aussi son mari. Ils avaient fait un grand mariage en 1648 par ces mêmes troubles, et par leur religion, du prince de Tarente leur fils, avec Amélie de Hesse, dont une soeur fut électrice palatine, mère de Madame; l'autre, reine de Danemark, filles de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel, et d'une Hanau, cette guerrière illustre qui servit si utilement et si constamment la France. La considération d'une belle-fille si distinguée lui fit accorder le tabouret, et encore à Mlle de La Trémoille, qui épousa depuis un duc de Saxe-Weimar. On donna aussi le pour à M. de La Trémoille. J'ai expliqué ailleurs ce que c'est. De cette manière on contenta Mme de La Trémoille et ses frères, qui ne voulaient point multiplier la princerie qu'ils avaient obtenue, et on accorda à M. de La Trémoille une distinction fort grande, qui donne le tabouret à la femme de son fils aîné, et à sa fille aînée, sans aller au delà à aucun des cadets. On verra dans la suite la subtile escroquerie du prince de Talmont, et où elle en est demeurée.

Parlant des Bouillon, il faut dire ici qu'en ce même temps, le duc d'Albret, voyant la cour et la ville contre lui, et le roi contre sa coutume ayant pris parti, envoya son blanc signé à M. de Bouillon pour terminer leur procès tout comme il lui plairait. M. de Bouillon avait pris congé du roi pour aller à Dijon, où ce procès avait été renvoyé et allait commencer; cela remit la paix dans la famille, et raccommoda parfaitement le père avec le fils, mais non avec le roi, auprès duquel le père fit inutilement tout ce qu'il put pour raccommoder ce qu'il avait gâté dans sa colère. Le roi, qui savait gré au comte d'Évreux de s'être attaché au comte de Toulouse, lui donna vingt mille livres de pension pour tant que la guerre durerait. Ce sont de ces grâces qu'un terme facilite, mais qui n'y demeurent guère bornées.

Rinschild, à la tête de douze mille Suédois, sans aucune artillerie, défit entièrement, le 12 février, Schulembourg, qui avait vingt mille Saxons ou Moscovites et beaucoup de canon. La cavalerie de ce dernier lâcha pied d'abord, et abandonna vingt-deux pièces de canon, dont les Suédois se servirent. Schulembourg se mit à la tète des quinze mille hommes d'infanterie, qui fut enfoncée de façon qu'il n'en resta pas mille. Schulembourg se sauva seul et blessé, tous les Moscovites tués, six mille prisonniers, dont cent cinquante officiers, le canon, le bagage, cent drapeaux ou étendards pris. Une si complète victoire ne coûta pas plus de mille hommes aux Suédois, et presque point d'officiers. Quel personnage eût fait en Europe ce jeune roi de Suède s'il eût pu se préserver des perfides conseils de son ministre Piper, et n'aller pas se détruire follement dans les déserts de Moscovie !

CHAPITRE IX. §

Généraux des armées. — Du Bourg attaqué à Versailles. — Joyeux; son être; sa mort. — Du Mont; sa famille; son caractère. — Catastrophe curieuse de Maulevrier. — Départ de l'abbé de Polignac, etc. — Prince Emmanuel d'Elboeuf passe aux Impériaux et est pendu en effigie. — Langallerie, lieutenant général, puis Bonneval, brigadier, passent aux ennemis et sont pendus en effigie. — Vastes projets pour la campagne; réflexions. — Billet signé du roi à M. de Vendôme, qui s'engage à faire recevoir l'ordre de lui et obéir par un maréchal de France, en Italie seulement. — Cardinal de Médicis veut se marier de la main du roi; Mlle d'Armagnac le refuse. — Villars, maître de la Mutter et de la Lauter, prend Haguenau et délivre le fort Louis. — Le roi d'Espagne et Tessé devant Barcelone. — Berwick faible contre les Portugais. — Chavagnac ravage les Anglais aux îles de l'Amérique.

Le roi régla ses armées à peu près comme les années précédentes: M. de Vendôme en Italie, Tessé pour la Catalogne, alors en Espagne, Berwick pour la frontière de Portugal. Le maréchal de Villars en Alsace, Marsin sur la Moselle, et le maréchal de Villeroy en Flandre, avec chacun leurs officiers généraux.

Du Bourg, lieutenant général, destiné pour l'Alsace où il était directeur de la cavalerie, et depuis maréchal de France, était alors à Versailles. Il avait fait casser un capitaine de cavalerie du régiment de Bourgogne. Cet officier l'attendit le 4 mars, au soir, à Versailles, comme il se retirait chez lui, l'attaqua, le blessa légèrement de deux coups. Saint-Sernin qui passait par là, se retirant aussi, les sépara. Le capitaine y laissa son chapeau, sa perruque et son épée, et s'enfuit tant qu'il put. Il s'appelait Boile. Il fut rattrapé près de Fontainebleau. Du Bourg se jeta aux pieds du roi pour lui demander la grâce de cet officier sans la pouvoir obtenir, avec raison. Il fut condamné à un bannissement perpétuel que le roi commua en une prison de dix ans.

Le vieux Joyeux, premier valet de chambre de Monseigneur et gouverneur de Meudon, mourut bientôt après à Versailles dans une extrême vieillesse, sans avoir jamais été marié, et donna tout son bien, qui était considérable, aux enfants du feu bonhomme Bontems, son ancien ami et camarade. Ce Joyeux était une espèce toute singulière et très dangereuse, avec qui Monseigneur se mesurait fort, et avec qui sa cour intérieure était en grand ménagement et fort en contrainte. Il avait été à la reine mère, puis au roi, et dans toutes les intrigues serviles de ses amours. Bel homme et fort bien fait, dansant mieux qu'homme de France, et avait été de tous les ballets du roi avec les meilleurs danseurs. Le dos lui était resté fort plat, mais il s'était comme rompu par le bas; il faisait une pointe, et Joyeux marchait presque ployé en deux. Son vêtement était rare et toujours le même: grande perruque et grand rabat, habit brun fort ample, culottes très larges, d'ailleurs bien chaussé. Il avait de l'esprit beaucoup, et de cet esprit de cour et de remarque, de l'emportement, de la malignité, de l'entêtement, quelquefois serviable et bon homme par fantaisie. Le roi l'avait mis auprès de Monseigneur comme un homme de confiance. Il ne faisait pas bon lui déplaire. Monseigneur n'avait osé lui refuser le gouvernement de Choisy, quand il l'eut, puis de Meudon, où il ordonnait de tout comme d'abord Bontems faisait à Marly. Il le traitait bien et le ménageait; il s'en consola encore mieux. Joyeux avait une bonne abbaye et je crois quelques prieurés.

Du Mont eut le gouvernement de Meudon. C'était un gentilhomme de bon lieu. Mon père, étant premier gentilhomme de la chambre et premier écuyer de Louis XIII, fit la petite fortune de son père, qui se trouva un homme de mérite et qui l'acheva. Il fut sous-gouverneur du roi, et mourut dans cet emploi fort estimé. La Bourlie, père de Guiscard, fut mis en sa place. Le roi prit son fils tout enfant encore, et en chargea le vieux Beringhen, premier écuyer, et dans la suite l'attacha à Monseigneur, duquel il commandait toute l'écurie particulière, sous le premier écuyer du roi. C'était un grand homme, bien fait et de bonne mine, extrêmement court d'esprit, mais qui, né et élevé à la cour où il avait passé sa vie, en savait la routine et le manège, fort homme d'honneur et bienfaisant, mais avec des fantaisies et des manières comme les gens de fort peu d'esprit et gâtés par la faveur. Il posséda toujours toute celle de Monseigneur, sa plus intime confiance sur tous les chapitres; gouvernait sa bourse particulière et ordonnait ses plaisirs; fort honnête homme pourtant, et qui eut le sens de se maintenir toujours fort bien avec le roi. Avec toute cette enflure, il n'a jamais oublié ce que son père devait au mien; il le publiait, il lui rendait toutes sortes de respects, et est toujours venu au-devant de moi pour tout et en tout, avec respect et amitié, et se piquant et s'honorant de l'une et de l'autre à mon égard, ce qui se trouvera curieusement dans la suite. Il fut malheureux en famille. Le comte de Brionne en usa avec un éclat qui l'obligea à confiner sa femme à la campagne pour toujours. Sa fille unique lui donna plus de consolation. Elle avait du mérite, et avait épousé un homme fort riche et qu'on ne voyait jamais, presque toujours en Normandie. Il s'appelait M. de Flers, du séditieux nom de Pellevé. Avec Monseigneur, du Mont perdit tout ce qu'on peut perdre, et toutefois il conserva toujours de la considération par estime, et fut toujours bien traité du roi. Il obtint dans la régence la survivance de Meudon pour Pellevé, son petit-fils, qui avait une compagnie de gendarmerie, et qui avait de la valeur et de l'estime dans le monde. Il avait épousé la fille de La Chaise, capitaine de la porte, neveu du P. de La Chaise. Du Mont n'eut pas la douleur de voir sa catastrophe. Il devint fou par intervalles; on ne put lui laisser Meudon où il se conduisait avec toutes sortes d'extravagances. Cela acheva de lui tourner la tête; il finit enfin par s'aller noyer dans la Seine, vers le moulin de Javelle.

Une folie me conduit à une autre, pour ne pas interrompre des matières importantes et liées, en remettant de la rapporter au temps où elle arriva. Maulevrier, de retour d'Espagne, et débarquant à Marly où j'étais, et comme je l'ai dit, parce que sa femme était du voyage, y trouva la princesse des Ursins au plus brillant de son triomphe, et Mme de Maintenon également entêtée d'elle et impatiente de la renvoyer à Madrid. Le compagnon saisit la conjoncture. Il était chargé de mémoires de la reine d'Espagne et de Tessé. Il profita des premiers temps de la reconnaissance de Mme des Ursins qu'il avait si bien servie, il la cultiva, il eut soin de la laisser apercevoir des privances qu'il surprit avec Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'il s'était ménagées avant son voyage avec Mgr le duc de Bourgogne, qui lui avait trouvé de l'esprit. Il ne négligea pas de les grossir aux yeux de son importante amie; à qui il avait appris à Toulouse tant de choses secrètes et importantes qu'elle n'eut pas peine à croire sur sa parole plus encore qu'elle n'en voyait. Quelque nombre d'amis qu'elle laissât en ce pays-ci, elle ne fut pas indifférente à se bien assurer de celui-ci, qu'elle vit, et crut encore plus qu'il n'était, tenir par les liens les plus intimes.

Elle avait plus d'une fois éprouvé la force de ceux-là, qui si souvent gouvernent les cours, les affaires et les succès. Les secrets réciproques qu'ils s'étaient confiés à Toulouse, ceux qu'il rapportait d'Espagne les lièrent étroitement. Maulevrier s'en fit une clef de la chambre de Mme de Maintenon, si curieuse de l'intérieur de la cour d'Espagne, qu'elle allait, comptait-elle, gouverner plus que jamais par Mme des Ursins, à qui elle ne put refuser d'entretenir Maulevrier. Il fut donc admis chez elle tête à tête. Ces conversations se multiplièrent et se prolongèrent quelquefois plus de trois heures. Il eut soin de les nourrir par des lettres et par des mémoires. Mme de Maintenon, toujours éprise des nouvelles connaissances, avec un épanchement fort singulier, admira tout de Maulevrier, et fit goûter au roi ce qu'il lui envoyait.

Maulevrier, revenu perdu, et subitement relevé de la sorte, commença à perdre terre, à mépriser les ministres, à faire peu de compte de ce que son beau-père lui mandait. Les affaires qui lui passaient par les mains, des commerces secrets qu'il entretenait en Espagne, lui donnèrent des occasions continuelles de particuliers avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, chacun séparément, à celle-ci de le ménager et à lui de tout, prétendre. Nangis le désespérait, l'abbé de Polignac aussi. Il ne prétendait à rien moins qu'à toutes sortes de sacrifices, et il n'en pouvait obtenir aucun. Sa femme, piquée contre lui, se mit à faire des avances à Nangis; celui-ci, pour se couvrir mieux, à y répondre. Maulevrier s'en aperçut. C'était trop lui en vouloir. Il connaissait sa femme assez méchante pour la craindre. Tant de vifs mouvements du coeur et de l'esprit le transportèrent.

Un jour qu'il était chez lui, et qu'il y avait apparemment quelque chose à raccommoder, la maréchale de Coeuvres le vint voir. Il lui ferma la porte de sa chambre, la barricada au dedans; et à travers la porte la querella jusqu'à lui chanter pouille une grosse heure entière qu'elle eut la patience d'y demeurer, sans avoir pu parvenir à le voir. De cette époque il se rendit rare à la cour et se tint fort à Paris. Il sortait souvent seul à des heures bizarres, prenait un fiacre loin de chez lui, se faisait mener derrière les Chartreux et en d'autres lieux écartés. Là il mettait pied à terre, s'avançait seul, sifflait; tantôt un grison, sortant d'un coin, lui remettait des paquets, tantôt ils lui étaient jetés d'une fenêtre, une autre fois il ramassait une boîte, auprès d'une borne, qui se trouvait remplie de dépêches. J'ai su dans le temps même ces mystérieux manèges par des gens qu'il eut quelquefois l'indiscrète vanité d'en rendre témoins. Il écrivait après à Mme de Maintenon et à Mme la duchesse de Bourgogne, mais sur les fins presque uniquement à la dernière par l'entremise de Mme Cantin. Je sais gens, et M. de Lorges entre autres, à qui Maulevrier a extérieurement montré des bottes de ses lettres et des réponses, et lut entre autres une que Mme Cantin lui écrivait, par laquelle elle tâchait de l'apaiser sur Mme la duchesse de Bourgogne, et lui mandait, de sa part, en termes les plus exprès et les plus forts, qu'il devait toujours compter sur elle.

Il fit un dernier voyage à Versailles où il la vit en particulier et la querella cruellement. Il dîna ce jour-là chez Torcy, avec qui il était resté en mesures extérieures, et eut la folie de conter sa rage et sa conversation à l'abbé de Caumartin qu'il y trouva, qui était ami intime de Tessé et d'eux tous, et qui me la redit mot pour mot ensuite, et de là s'en alla à Paris. Là, déchiré de mille sortes de rages d'amour qui était venu à force de le faire, de jalousie, d'ambition, sa tête se troubla au point qu'il fallut appeler des médecins, et ne le laisser voir qu'aux personnes indispensables, et encore aux heures où il était le moins mal. Cent visions lui passaient par la tête. Tantôt, comme enragé, il ne parlait que d'Espagne, que de Mme la duchesse de Bourgogne, que de Nangis qu'il voulait tuer, d'autres fois le faire assassiner. Tantôt plein de remords sur l'amitié de Mgr le duc de Bourgogne, à laquelle il manquait si essentiellement, il faisait des réflexions si curieuses à entendre qu'on n'osait demeurer avec lui et qu'on le laissait seul. D'autres fois doux, détaché du monde, plein des idées qui lui étaient restées de sa première éducation ecclésiastique, ce n'étaient que désirs de retraite et de pénitence. Alors il lui fallait un confesseur pour le remettre sur ses désespoirs de la miséricorde de Dieu. Souvent encore il se croyait bien malade et prêt à mourir.

Le monde cependant, et jusqu'à ses plus proches, se persuadaient que tout cela n'était qu'un jeu; et dans l'espérance d'y mettre fin, ils lui déclarèrent qu'il passait pour fou dans le monde, et qu'il lui importait infiniment de sortir d'un état si bizarre et de se montrer. Ce fut le dernier coup qui l'accabla. Outré de fureur de sentir que cette opinion ruinait sans ressource tous les desseins de son ambition, sa passion dominante, il se livra au désespoir. Quoique veillé avec un extrême soin par sa femme, par quelques amis très particuliers et par ses domestiques, il fit si bien que le vendredi saint de cette année, il se déroba un moment d'eux tous sur les huit heures du matin, entra dans un passage derrière son appartement, ouvrit la fenêtre, se jeta dans la cour et s'y écrasa la tête contre le pavé. Telle fut la catastrophe d'un ambitieux à qui les plus folles et les plus dangereuses passions parvenues au comble renversèrent la tête et lui ôtèrent la vie, tragique victime de soi-même.

Mme la duchesse de Bourgogne apprit la nouvelle le même jour, à ténèbres, avec le roi et toute la cour. En public, elle ne témoigna pas s'en soucier; en particulier, elle donna quelque cours aux larmes. Ces larmes pouvaient être de pitié, mais ne furent pas si charitablement interprétées. On remarqua fort que, dès le samedi saint, Mme Cantin alla à Paris chez ce malheureux, où dès auparavant elle avait fait divers voyages. Elle était tout à Tessé, le prétexte fut de lime de Maulevrier, mais personne n'y prit, et on crut qu'il y avait eu des raisons importantes pour ce voyage.

La douleur de la veuve ne lui ôta aucune liberté d'esprit. On ne douta pas qu'elle ne se fût saisie de tous les papiers avant de se jeter dans le couvent où elle passa sa première année. Elle y reçut une lettre de Mme la duchesse de Bourgogne, dont elle se para fort, et la visite des dames les plus avant auprès de cette princesse. Elle les reçut froidement, et Mme de La Vallière si mal, que d'amies intimes qu'elles étaient elles s'en brouillèrent.

Incontinent après Pâques nous fûmes à Marly, Mme de Maintenon y parut triste, embarrassée, sévère contre son ordinaire avec Mme la duchesse de Bourgogne. Elle la tint souvent et longtemps tête à tête, la princesse en sortait toujours en larmes. On ne douta plus que Mme de Maintenon n'en eût appris enfin ce que chacun voyait depuis longtemps. On soupçonna Maulevrier de s'être vengé par des papiers qu'il lui avait envoyés sur les fins. On imagina même que Desmarets, cousin germain de Maulevrier, et qui s'était toujours mêlé de ses affaires domestiques, avait été saisi de papiers importants, que, par le canal de Chamillart, il avait fait passer à Mme de Maintenon et au roi même. J'étais ami particulier de toute ma vie de Desmarets, après mon père, comme je l'ai rapporté en son lieu, et à portée de tout avec lui. Je le pris un jour de conseil de finances que nous avions dîné ensemble chez Chamillart, et en nous promenant dans les jardins de Marly tête à tête je lui en demandai la vérité. Il m'avoua que Maulevrier l'avait souvent entretenu de ses visions et de ses amours, et lui en avait tant conté de toutes les sortes que, désespérant de l'en pouvoir déprendre, et ne doutant pas que la fin n'en fût fâcheuse, il lui avait depuis fermé la bouche toutes les fois qu'il avait voulu lui en parler. Il me dit que c'était lui qui avait ordonné du scellé, qu'il ne doutait pas qu'il n'y eût là bien des lettres et bien des papiers fort curieux; qu'il savait que, peu avant sa mort, Maulevrier en avait brûlé beaucoup et mis d'autres en dépôt dont il n'avait pas voulu se charger; qu'il ne doutait pas que Mme de Maulevrier n'eût mis la main sur tout ce qui s'en était pu trouver; mais il me jura qu'il n'avait eu à cet égard ni ordre ni rien de semblable, et qu'aussi il n'avait rien trouvé.

Je fus bien aise d'être éclairci d'un fait si important. Comme il n'y avait donc plus rien qui le fût là-dessus à l'égard de Desmarets, je contai cette conversation à la duchesse de Villeroy, à Mme de Lévi, à Mme de Nogaret, à Mme du Châtelet auprès desquelles nous étions logés, Mme de Saint-Simon et moi, lesquelles nous disaient aussi tout ce qu'elles découvraient. À l'empressement avec lequel Mme de Nogaret m'avait pressé de confesser Desmarets, et sa joie de ce que je lui en rapportai, j'eus beaucoup de soupçon qu'elle ne l'avait pas fait d'elle-même, et de l'inquiétude de Mme la duchesse de Bourgogne là-dessus. Cependant cette tristesse profonde, et ces yeux si souvent rouges de Mme la duchesse de Bourgogne, commencèrent à inquiéter Mgr le duc de Bourgogne. Peu s'en fallut qu'il n'aperçût plus qu'il n'était besoin. Mais l'amour est crédule; il prit aisément aux raisons qui lui en furent données. Les romancines s'épuisèrent ou du moins se ralentirent, la princesse comprit la nécessité de se montrer plus gaie. Nous ne laissâmes pas de douter longtemps si le roi n'avait pas été instruit. Je me licenciai de traiter avec le duc de Beauvilliers cette matière en plein. Il n'en ignorait pas le fond; il souffrait cruellement pour Mgr le duc de Bourgogne, et il tremblait sans cesse de le voir tomber dans l'horrible désespoir d'apprendre ce qui à la fin se sait presque toujours. M. de Beauvilliers n'avait jamais estimé Maulevrier; il plaignit en bon chrétien sa fin funeste, mais il se sentit fort soulagé. Tessé, par d'autres raisons, ne le fut pas moins quand il apprit en Espagne qu'il était délivré d'un gendre si embarrassant. Il ne s'en cacha même pas assez.

Achevons tout d'un temps cette délicate matière. L'abbé de Polignac était pressé par Torcy de partir et ne s'y pouvait résoudre, quoique cette aventure qui tenait les yeux si ouverts sur lui le dût persuader, et une autre encore fort désagréable qu'il venait d'avoir avec l'abbé de Caumartin, à propos du procès de M. de Bouillon avec son fils. À la fin pourtant il fallut prendre congé. On remarqua beaucoup que Mme la duchesse de Bourgogne lui souhaita un heureux voyage tout d'une autre façon qu'elle n'avait accoutumé de congédier ceux qui prenaient congé d'elle. Peu de gens eurent foi à une migraine qui la tint tout ce même jour sur un lit de repos chez Mme de Maintenon, les fenêtres entièrement fermées, et qui ne finit que par beaucoup de larmes. Ce fut la première fois qu'elle ne fut pas épargnée. Madame, se promenant peu de jours après dans les jardins de Versailles, trouva, sur une balustrade et sur quelques piédestaux, deux vers aussi insolents qu'ils furent intelligibles, et Madame n'eut ni la bonté ni la discrétion de s'en taire. Tout le monde aimait Mme la duchesse de Bourgogne; ces vers firent moins de bruit, parce que chacun l'étouffa.

Le prince Emmanuel, frère du duc d'Elboeuf, après avoir fait bien des personnages différents et la plupart fort honteux, et tiré souvent du roi de l'argent et de la protection, était allé à Milan trouver sa soeur et Vaudemont son beau-frère. Il fit là son marché et passa à l'armée de l'empereur, où il eut un régiment. Le roi, qui en fut piqué, lui fit faire son procès comme on l'avait fait au prince d'Auvergne, et comme lui, par arrêt du parlement, il fut pendu à la Grève en effigie.

Langallerie passa aussi au service de l'empereur. Son père fut tué à Fleurus, lieutenant général fort estimé. Le fils était brave et réglé, il était appliqué et bon officier, il était parvenu assez vite à être lieutenant général, il avait toujours paru sage et modeste. Il servait en Italie. Je ne sais ce qui lui tourna la tête; l'ambition le saisit. Il se piqua de quelque pillage qui lui fait reproché de la cour, tandis qu'il en voyait faire sans cesse de bien plus considérables à d'autres à qui on ne disait mot, parce qu'ils étaient plus appuyés. Il avait épousé une vieille femme avec qui il ne vivait point, dont il n'avait point d'enfants, et qui avait été gouvernante des filles d'honneur de Madame tant qu'elle en avait eu. C'était pour le plus un très simple gentilhomme et fort court d'esprit. Il s'en alla à Venise pendant l'inaction de l'hiver; il y fit son traité et en partit pour Vienne, avec le même grade militaire chez l'empereur qu'il avait ici.

Ces deux passèrent aux ennemis en mars. Quinze jours après Langallerie, le chevalier de Bonneval, qui était aussi allé à Venise, en fit autant. C'était un cadet de fort bonne maison, avec beaucoup de talents pour la guerre, et beaucoup d'esprit fort orné de lecture, bien disant, éloquent avec du tour et de la grâce, fort gueux, fort dépensier, extrêmement débauché, grand escroc et qui se peut dire sans honneur ni conscience, fort pillard. Il avait rudement vexé ces petits princes d'Italie que nous ménagions assez mal à propos, comme il y a bien paru depuis. Il avait pris aussi assez d'argent des contributions; les plaintes des princes et des trésoriers lui attirèrent des lettres de Chamillart, qui lui voulut faire rendre gorge. Il avait un régiment d'infanterie. Il y eut ordre de lui retenir tout ce qu'il pouvait toucher, en attendant qu'on pût lui faire payer le reste. La misère et le dépit lui firent faire son traité; et, comme Langallerie, il partit de Venise pour Vienne, où le prince Eugène en fit son favori, et le fit avancer fort vite aux premiers grades, dont nous verrons qu'il eut tout lieu de se repentir. Fort peu après les avoir présentés à l'empereur et à sa cour; le prince Eugène partit de Vienne pour venir commander en Italie. Il les y mena tous deux avec lui, et ils y servirent sous ses ordres. Le roi leur fit aussi faire leur procès comme il venait de le faire faire au prince d'Elboeuf, et tous deux, comme lui, représentèrent à la Grève en effigie. On verra en son temps leur diverse, mais incroyable catastrophe.

Les projets pour la campagne qui allait commencer étaient dignes des années de la prospérité du roi et de ces temps heureux d'abondance d'hommes et d'argent, de ces ministres et de ces généraux qui par leur capacité donnaient la loi à l'Europe. Le roi voulut débuter par deux batailles, l'une en Italie, l'autre en Flandre; devancer l'assemblée de l'armée impériale sur le Rhin et renverser les lignes des ennemis; enfin, faire le siège de Barcelone et celui de Turin. L'épuisement de l'Espagne, celui où la France tombait, répondait peu à de si vastes idées. Chamillart, accablé sous le double ministère de Colbert et de Louvois, ressemblait peu à ces deux grands ministres, les généraux des armées aussi peu à M. le Prince, à M. de Turenne, et aux élèves de ces héros qui n'étaient plus. C'étaient des généraux de goût, de fantaisie, de faveur, de cabinet, à qui le roi croyait donner, comme à ses ministres, la capacité avec la patente. Louvois, outré d'avoir eu à compter avec ces premiers généraux, se garda bien d'en former d'autres. Il n'en voulut que de souples et dont l'incapacité eût un continuel besoin de sa protection. Pour y parvenir, il éloigna le mérite et les talents, au lieu qu'on les recherchait avant le comble de sa puissance. On tâchait de les démêler de bonne heure dans les sujets; on les éprouvait par des commandements à part pour sonder leurs forces; et, s'ils répondaient à ce qu'on en espérait, on les poussait. On leur faisait faire des projets pour les former; quand ils étaient bons, on les chargeait de leur exécution. On s'appliquait à démêler la nature de leurs fautes. Il y en avait qui ne se pardonnaient point, parce qu'elles venaient de manque de fond; pour les autres qui partaient de trop d'ardeur ou de surprise, on se souvenait du grand mot de M. de Turenne: qu'il fallait avoir été battu pour devenir bon, et avoir fait des fautes pour se mieux instruire. Mais c'était des corps séparés ou des détachements, non des armées, qu'on hasardait sous ceux qu'on essayait de la sorte, qu'on grossissait après, et qui devenaient enfin des armées, suivant qu'on les voyait réussir. Par là une émulation, conséquemment une application générale, une formation continuelle de généraux et d'officiers généraux encore, qui, n'ayant pas assez de fond pour conduire une armée, en avaient assez pour y briller utilement en second et en troisième, et en sous-ordre quantité d'officiers particuliers sur qui roulaient souvent de moindres choses, mais avec lumière et succès. On les récompensait à mesure par quelque grâce ou par un avancement. Personne n'y trouvait à redire; et, dans l'espérance d'une occasion à se distinguer aussi, chacun se faisait justice, et chacun ne cherchait et ne songeait qu'à s'appliquer, à apprendre et à bien faire. C'est ainsi qu'on formait toujours des sujets, et qu'un commandant de bataillon d'alors en savait plus que nos lieutenants généraux modernes. C'est ce que j'ai ouï souvent raconter et discuter à M. le maréchal de Lorges, déplorer la conduite substituée à celle-là, et prédire les malheurs qui en sont arrivés.

M. de Louvois, pour être pleinement le maître, mit dans la tête du roi l'ordre du tableau et les promotions, ce qui égala tout le monde, rendit l'application et le travail inutiles à tout avancement, qui ne fut dû qu'à l'ancienneté et aux années, avec toujours de rares exceptions pour ceux que M. de Louvois eut des raisons particulières de pousser. Il persuada encore au roi que c'était à lui-même à diriger ses armées de son cabinet. Cette flatterie ne servit qu'à le tromper pour les diriger, lui Louvois, à son gré, sous le nom du roi au détriment des affaires, dont les généraux en brassières n'eurent plus la disposition, ni la liberté de profiter d'aucune conjoncture qui se trouvait échappée avant le retour du courrier dépêché pour en rendre compte et recevoir les ordres; tellement que le général, toujours arrêté, toujours en brassières, toujours dans la crainte, dans l'incertitude, dans l'attente des ordres de la cour à chaque pas, ne trouvait encore nul soulagement dans ses officiers généraux, parvenus là par leur ancienneté sans avoir jamais été proprement que des subalternes, ni que rien eût roulé sur eux, et qui aussi, certains de ne monter qu'en leur rang d'ancienneté, ne s'étaient, pour le très grand nombre, jamais donné la peine de chercher à rien apprendre. Aussi l'ignorance était telle dans presque tous, que le maréchal de camp venu de l'infanterie n'avait pas la première notion de l'assiette ni de la disposition d'un fourrage; que celui venu de la cavalerie ne savait ce que c'était qu'une tranchée ni rien qui eût rapport à une attaque de place, ni à une défense; que presque aucun ne savait faire un camp, ni placer les gardes, ni conduire un convoi, ni mener un détachement; et les lieutenants généraux n'en savaient guère davantage, sinon quelque routine forcément apprise pendant qu'ils étaient maréchaux de camp.

Le luxe qui avait inondé les armées, où on voulait vivre aussi délicatement qu'à Paris, empêchait les officiers généraux de vivre avec les officiers, de les connaître, d'en être connus; par conséquent, de savoir choisir et discerner pour des commandements qui demandent de la confiance en la capacité des gens. Nuls propos de guerre comme autrefois où on s'instruisait par les récits et les dissertations réciproques, où il eût été honteux de parler et de se remplir d'autre chose, où les jeunes écoutaient les anciens, et où ceux-ci s'entretenaient de ce qu'ils avaient vu bien et mal faire, avec des raisons et des réflexions. Ceux d'aujourd'hui de tout âge ne pouvant parler de ce qu'ils ignorent, ne parlent que jeu, que femmes, les vieux que fourrages et qu'équipages, les officiers généraux épargnent ou vivent ensemble, le général ne voit que foule, en particulier ne fait qu'écrire, ce qui consume tout son temps en courriers, la plupart très chers et encore plus inutiles; le soir il est abandonné à trois ou quatre hommes du détail, qui souvent ne savent pas le faire.

Le 11 mars M. de Vendôme eut à Versailles une fort longue audience du roi dans son cabinet, où il prit congé pour aller passer deux jours dans la maison de Crosat à Clichy, et partir de là pour l'Italie. Il avait [su] se retourner par degrés. Porté par l'intérêt de M. du Maine et par tout le crédit de Mme de Maintenon, il avait représenté au roi l'extrême dégoût qu'il avait eu en Italie de la présence de Tessé; que, puisqu'il avait bien voulu lui donner la patente de maréchal général, telle que l'avait eue M. de Turenne pour commander tous les maréchaux de France, il lui demandait au moins la grâce de commander en Italie ceux qu'il y pourrait envoyer. Le roi, combattu dans son plus intérieur, épris comme il l'était de M. de Vendôme, voulant qu'il donnât bataille en arrivant, comptant sur lui pour protéger le siège de Turin qui était résolu, ne voulut pas le renvoyer mécontent. Il se tint quitte à bon marché de la restriction que lui-même proposait à la grâce qu'il demandait, et mis au large sur ce qu'il ne parlait plus du motif de sa naissance. Chamillart eut donc ordre d'écrire de sa main un simple billet à Vendôme que le roi signa de la sienne, par lequel le roi lui promettait qu'en cas que le bien de ses affaires l'obligeât d'envoyer un maréchal de France en Italie, il ordonnerait à ce maréchal de France de lui obéir et de prendre l'ordre de lui, en Italie seulement, en considération des grands services qu'il lui avait rendus en ce pays-là. Vendôme en fut content, l'emporta avec lui, s'en vanta fort au point précis de son départ, bien résolu à s'en faire un échelon à monter à sa prétention de commander à tous les maréchaux de France à la fin, sans patente, et par naissance. Cette première écorne les mortifia fort, et le maréchal, de Villeroy sur tous qui avait paré le grand coup, dont celui-ci lui fit avec raison prévoir et craindre le retour. Le roi ne recommanda rien davantage à Vendôme que de chercher les ennemis partout en arrivant et les combattre. M. de Vendôme le lui promit, et on va voir qu'il tint parole.

Il s'alla embarquer à Antibes avec son frère sur deux galères du roi qui le portèrent à Gènes; d'où le grand prieur s'en alla à Rome, dans le dessein de se retirer, malgré l'épreuve qu'il en avait déjà faite une fois qu'il n'avait pu supporter, et M. de Vendôme joindre son armée.

Il y trouva tout en bon état, et ne laissa pas de faire courir le bruit qu'elle était si affaiblie et si en désordre, qu'il ne pouvait rien entreprendre. L'absence du prince Eugène ne le pressait pas moins que les ordres du roi. Revenclaw, en l'attendant, commandait son armée. Vendôme assembla diligemment cinquante-huit bataillons et six mille chevaux à son quartier général, qui était Castiglione delle Stivere, et, le 19 avril, marcha de grand matin à Montechiaro, où les ennemis s'étaient fortifiés tout l'hiver, qu'ils abandonnèrent pourtant à son approche. Ils se retirèrent à Calcinato, où tous leurs quartiers s'étaient rassemblés. Vendôme, qui les suivit de fort près, les trouva en bataille sur la hauteur de Calcinato, les attaqua vivement et brusquement, et comme la partie n'était pas égale, car les ennemis n'étaient pas là plus de dix ou de onze mille hommes, il les battit et les défit en fort peu de temps, leur tua trois mille hommes, prit vingt drapeaux, dix pièces de canon, huit mille prisonniers, et parmi eux un colonel.

Le chevalier de Maulevrier apporta cette nouvelle avec un billet de huit lignes au roi, de sur le champ de bataille à midi. Deux jours après arriva Conches, aide de camp de M. de Vendôme, avec une longue dépêche du 20. L'après-midi du 19, Vendôme poursuivit sa victoire. De deux mille cinq cents hommes qui se retiraient, onze cents furent tués et le reste pris; et avec ce reste, le comte de Falkenstein, officier général, trois colonels et plusieurs officiers moindres. Le nombre des prisonniers était, selon le rapport de Conches, de plus de deux mille cinq cents, outre cinq cents déserteurs. Il apporta vingt-quatre drapeaux et douze étendards. Nos troupes s'accommodèrent de douze cents habits neufs trouvés dans Calcinato; il ne s'y rencontra rien autre chose. Les ennemis jetèrent six mille fusils que Vendôme fit rechercher en donnant un écu de la pièce. Le chevalier du Héron y fut tué, et ce fut une perte; il était brigadier de dragons. Vendôme perdit peu de monde; ce fut une déroute plutôt qu'un combat. Il marcha le 22 pour achever sa victoire, mais les ennemis se retirèrent le soir qu'il arriva sur eux, lui dérobèrent leur marche, et y surent si bien pourvoir que leur dernière arrière-garde ne put être entamée. Le prince Eugène était arrivé le lendemain du combat. Il rétablit si promptement les affaires que nous ne pûmes tirer aucun fruit de ce succès. On ne laissa pas d'abord d'en espérer tout, et d'élever M. de Vendôme aux nues. Ce qui avait retardé le prince Eugène, c'est qu'il n'avait jamais voulu partir qu'il n'eût vu ses recrues, ses renforts, et l'argent qu'il avait demandé fort avancé vers l'Italie. Ces secours le joignirent peu après son arrivée, il s'en sut trop bien servir; et M. de Vendôme, loin d'attaquer, ne fut occupé qu'à parer le reste du temps qu'il demeura en Italie.

Avant que de sortir d'Italie, il faut dire un mot de la démarche que le cardinal de Médicis fit auprès du roi. On a vu lors du séjour du roi d'Espagne à Naples combien ce cardinal avait le coeur français. Il n'avait aucun ordre, il avait été cardinal fort jeune, il était protecteur des affaires de France et d'Espagne, il voyait le grand-duc son frère avançant en âge, brouillé avec la grande-duchesse, qui, depuis grand nombre d'années, s'était retirée en France pour toujours. De ce mariage, il n'y avait eu que deux fils: l'aîné, Ferdinand, était mort sans avoir laissé d'enfants de la soeur de feu Mme la Dauphine; Gaston, le cadet, était brouillé depuis longues années avec sa femme dont il n'avait point d'enfants. C'était une soeur de la princesse de Bade, mère de la feue duchesse d'Orléans, les deux seuls restes de la maison de Saxe-Lauenbourg. La princesse de Toscane vivait chez elle en Allemagne, et il n'était plus question de retour avec son mari. Il n'y avait aucune autre postérité des grands-ducs. La branche de Médicis-Ottaïano établie dans le royaume était aînée de celle des grands-ducs, laquelle en était séparée longtemps avant d'avoir usurpé la souveraineté. Éloignement, aversion même de tout temps entre ces deux branches. E n'en subsistait plus d'autre des Médicis.

Le cardinal, quoique vieux, songea à rendre son chapeau, à continuer sa maison, s'il pouvait, et à se marier. Il le voulut être de la main du roi et à une Française. Il lui en écrivit. Le roi, comme on l'a souvent vu, aimait M. le Grand. Il n'avait pas sur la Toscane les mêmes raisons, à l'égard de la maison de Lorraine, qu'il avait eues pour Mantoue, à cause du Montferrat. Il se souvenait toujours qu'il avait empêché le comte de Toulouse d'épouser Mlle d'Armagnac, chassé Longepierre, qu'il avait mis auprès de lui, pour avoir brassé cette affaire, et fait longuement sentir son indignation à Mlle d'Armagnac pour l'avoir poussée aussi loin qu'elle avait pu. Il songea donc à dédommager M. le Grand par un mariage qui pouvait faire sa fille grande-duchesse de Toscane. Il en parla à M. le Grand qui en fut comblé, mais le supplia de trouver bon qu'il consultât sa fille. Mlle d'Armagnac vivait à la cour depuis son enfance, adorée de sa mère qui était la maîtresse de la famille et de son mari. Elle était dans la maison de la plus grande et de la plus brillante représentation de la cour; elle aimait le jeu passionnément, on y jouait jour et nuit le plus gros jeu du monde. Elle était encore belle comme le jour; elle était en maison libre et du plus grand abord, où on ne le lui avait pas laissé ignorer. Elle ne put consentir à changer une vie si agréable et si aisée contre un pays étranger, austère, jaloux, avare, avec un mari vieux, qui lui laisserait peu de liberté dans un pays où elle n'était guère en, usage et où elle ne verrait personne que par audiences. Sa mère, qui ne s'en pouvait passer, n'eut garde de la vouloir contraindre, et, dès qu'elle ne le voulut pas, le père fut du même avis. Il en fit sa cour, il dit au roi que sa fille préférait l'honneur d'être sa sujette, et de vivre dans sa cour, aux plus grandes fortunes étrangères. Le roi lui en sut le meilleur gré du monde. Il ne trouva point d'autres partis français à proposer au cardinal de Médicis, qui, à la fin, épousa une Guastalla, c'est-à-dire une Gonzague de branche cadette des ducs de Mantoue, qu'il rendit fort heureuse, mais dont il ne laissa point d'enfants.

Marsin avait fait un projet pour forcer les lignes des ennemis avant que les Impériaux eussent assemblé leur armée sur le Rhin. Il fut approuvé; il partit secrètement de Marly le 18 avril, sans avoir pris congé de personne. En même temps, tous les officiers généraux et particuliers destinés sur le Rhin eurent ordre de partir et de n'en rien dire, et le 21 avril, Villars partit aussi secrètement de Marly. Ces deux maréchaux s'abouchèrent à Phalsbourg et marchèrent chacun de leur côté. À leur approche, les ennemis abandonnèrent leurs lignes de la Mutter qu'on voulait attaquer, et on ne vit de leurs troupes que sept ou huit cents chevaux que le fils du comte du Bourg poussa vigoureusement et qui prirent la fuite. Ils y perdirent une centaine d'hommes, et du Bourg fils deux ou trois seulement. Leur gros repassa le Rhin après avoir jeté quelque monde dans Haguenau. Cette expédition si heureuse et si facile délivra le fort Louis, dont la garnison fut relevée, et la place renouvelée de tout en munitions de guerre et de bouche, et les postes d'alentour qui la bloquaient pris.

Le comte de Frise, gouverneur de Landau, se retira très précipitamment de Bischweiller, où il laissa de grands magasins et même sa vaisselle d'argent, abandonna Lauterbourg où Villars mit des troupes, et fut maître par là de la Lauter comme il venait de l'être de la Butter. Peri prit Haguenau et deux mille hommes qui étaient dedans prisonniers de guerre, soixante pièces de canon, cinq cents milliers de poudre, et grande quantité de farine et d'avoine. Tout ce dépôt était destiné à faire le siège de Phalsbourg. Villars s'étendit tout à son aise, et n'oublia pas les contributions jusque dans la plaine de Mayence.

Le roi d'Espagne était parti à la fin de février dans le dessein de réduire le royaume de Valence; mais sur les ordres du roi, pour ne différer pas le siège de Barcelone, il changea sa marche et arriva le 3 devant Barcelone, où il trouva Legal arrivé de la veille avec toutes les troupes françaises, et tous nos bâtiments qui débarquaient tout ce qu'il fallait pour le siège; d'autres bâtiments portèrent toute la garnison de Girone dans Barcelone avec toutes sortes de rafraîchissements, où plus de dix mille hommes animés de la présence de l'archiduc prirent les armes et se joignirent à la garnison. La tranchée fut ouverte la nuit du 5 au 6, par le marquis d'Ayetone, mais le canon ne tira que le 12, encore fort faiblement. Le duc de Noailles, qui devait y servir de maréchal de camp, tomba malade de la petite vérole qui fut très heureuse, et qui acheva de le guérir de tous ses maux. Laparat, ingénieur principal, et le chef des autres depuis l'élévation de Vauban au bâton, était chargé de ce siège, et y fut tué le 15 avril en allant reconnaître des ouvrages qu'il voulait faire attaquer.

On prétendit qu'on fit une grande faute d'avoir attaqué par le mont Joui; que cette fortification séparée de celle de la ville serait tombée avec la ville, au lieu que sa prise n'influait point sur celle de la place. Quoi qu'il en soit, ce mont Joui dura le double de ce qu'on avait cru, consuma beaucoup de nos munitions et coûta bien d'honnêtes gens, et Laparat même, qui y fut tué et qui fut mal remplacé. Les troupes qui faisaient le siège étaient peu nombreuses; leur fatigue était continuelle; il n'y avait de repos que de trois nuits l'une, et fort souvent beaucoup moins. Les petits combats y étaient continuels avec les miquelets qui troublaient les convois, et qui assiégeaient tellement les assiégeants qu'il n'y avait pas de sûreté à cent pas du camp, qui était exposé à des alarmes continuelles. Nuls rafraîchissements de France ni d'Espagne, tout à l'étroit pour tout. Les sorties étaient très fortes. Les habitants y secondaient la garnison, les moines étaient armés, et combattaient comme contre des Turcs et des hérétiques. Pendant ces sorties, le camp était attaqué par dehors, et c'était tout ce que les assiégeants pouvaient faire que de soutenir ces doubles attaques à la fois, par la vigueur des assiégés et le nombre et l'importunité des miquelets.

Tessé envoya son fils porter la nouvelle que les ennemis avaient le 25 avril abandonné le mont Joui, lequel en fut fait maréchal de camp. La garnison sortit ensemble en plein jour, et entra dans Barcelone sans presque aucune perte. Cifuentès, qui avait quantité de barques à la côte, en faisait toujours entrer quelques-unes dans la place aux dépens de quelques autres qu'il perdait, et les avenues de l'armée du roi d'Espagne furent bientôt si resserrées par les miquelets qu'on rie vécut plus au siège que par la mer. Le comte de Toulouse et le maréchal de Cœuvres sous lui y commandaient une médiocre flotte arrivée assez tard, et mettaient rarement pied à terre sans découcher de dessus leurs bords et Tessé avait sous le roi d'Espagne le commandement de tout ce qui regardait la terre.

Berwick était arrivé tout au commencement d'avril en Estrémadure, où il avait vingt-six bataillons et quarante escadrons. Les Portugais, et ce que l'archiduc leur avait laissé, étaient bien plus nombreux, et firent contenance d'assiéger Badajoz avec quarante-cinq bataillons et cinquante-trois escadrons, où le marquis de Richebourg commandait avec douze bataillons. Ils tirèrent du côté d'Alcantara, et se présentèrent en chemin au duc de Berwick, qui, avec quarante escadrons qu'il avait, n'osa leur prêter le collet. Ils continuèrent leur chemin et prirent Alcantara, après une courte et molle, défense (très mauvaise place à la vérité), et dix bataillons espagnols qui étaient dedans prisonniers de guerre.

Chavagnac, avec quatre vaisseaux du roi, ravagea cependant toute l'île de Saint-Christophe en Amérique, dont les Anglais étaient les maîtres, y ruina tout, en emmena huit cents nègres, puis avec Iberville, qui le joignit au rendez-vous qu'il lui avait donné, prit aux Anglais toute la petite île de Nièves, en détruisit les forts, les habitations, les sucreries, firent le dégât partout, emmenèrent les principaux habitants pour otages, prirent trente vaisseaux marchands, dont quelques-uns percés pour trente-six pièces de canon, emmenèrent sept mille nègres et firent un grand butin. Le gouverneur et le major de l'île furent tués. Il n'en conta à nos deux capitaines que quelques soldats et un enseigne de vaisseau. Ils n'avaient pour cette expédition que douze cents soldats et treize cents flibustiers. Le chevalier de Nangis apporta cette nouvelle.

CHAPITRE X. §

Électeurs de Cologne et de Bavière au ban de l'empire. — Siège de Turin résolu, et La Feuillade, singulièrement confirmé à le faire, arrive devant la place. — Villeroy part avec ordre de combattre, non avant, mais dès que Marsin l'aura joint. — Pique de Villeroy, qui n'attend point Marsin et choisit mal son terrain. — Dispositions de Villeroy. — Bataille de Ramillies. — Course de Chamillart en Flandre. — Bonté du roi pour Villeroy excessive. — Folie plus excessive du Villeroy. — Villeroy rappelé; Vendôme choisi à sa place. — M. le duc d'Orléans en Italie. — Disgrâce du maréchal de Villeroy.

L'empereur mit enfin au commencement de mai les électeurs de Cologne et de Bavière au ban de l'empire avec autant de solennité que de violence et d'injustice, pour une guerre qui ne regardait uniquement que la maison d'Autriche, et point du tout l'empire. Mais l'Allemagne était subjuguée depuis Charles-Quint, et quoique ses successeurs à l'empire n'eussent pas la moitié des États et de la puissance qu'il possédait, ils surent bien soutenir l'autorité qu'il leur avait acquise. La proscription du palatin en fut un exemple éclatant. Cet empereur-ci, soutenu de toute l'Europe et maître de la Bavière, n'eut garde de faire moins. Parmi ces hauteurs, il venait de voir sa maison de plaisance de Luxembourg, à deux lieues de Vienne, brûlée par les mécontents, et des Alleurs que le roi tenait auprès de Ragotzi l'assurait de leurs forces et de leur éloignement pour tout accommodement avec l'empereur. Quoiqu'on eût lieu de s'attendre depuis longtemps à ce ban de l'empire, il ne laissa pas d'étonner et de porter un grand coup pour l'autorité de l'empereur, et pour l'embarras de sortir ces princes d'affaires à la paix.

Tout ce qui s'était fait l'année précédente pour former le siège de Turin, qui, prêt à se faire, n'eut pas lieu, rendit pour cette année tous les préparatifs fort prompts. Le dépit si juste contre le duc de Savoie, le succès de Calcinato tout récent et tout grossi, les espérances qu'on concevait de ses suites l'extrême désir de dépouiller M. de Savoie, et de le réduire en l'état du feu duc Charles IV de Lorraine, affectionnaient le roi à ce projet. Chamillart, plus sage que le monde ne l'a cru, en sentit le poids et en fut effrayé pour son gendre auquel il était destiné. Il voulut encore tout bien examiner avec Vauban en présence du roi. Puisqu'il avait fait la faute autrefois de le prêter à M. de Savoie pour fortifier, ou plutôt pour perfectionner Turin, il était bien naturel de le choisir pour en faire le siège. Vauban, toujours le même, proposa son projet d'attaque, et les raisons de ce projet; il détailla ce qu'il croyait nécessaire pour réussir; il offrait, en lui fournissant ce qu'il demandait, de se charger du siège, mais du siège uniquement, pourvu qu'il y fût le maître, et de rien au delà, parce qu'il déclara avec franchise qu'il ne s'entendait point à la guerre de campagne, ni à commander une armée. Ce qu'il demanda se trouva monter en toutes sortes de choses à bien plus qu'il ne fut possible de lui fournir, Là-dessus, il avertit le roi bien fermement, devant son ministre, chez Mme de Maintenon, que Turin ne se prendrait pas à moins; et (ce qui est incroyable, avec la juste confiance du roi en Vauban, fondée sur une si longue expérience, avec le silence et l'embarras de Chamillart), sur ce refus de Vauban comme n'y pouvant réussir, la commission en fut sur-le-champ donnée ou plutôt confirmée à La Feuillade. Quel parallèle entre ces deux hommes! et quel champ aux réflexions! Et peut-on s'empêcher de reconnaître que, lorsque Dieu veut châtier, il commence par aveugler? C'est ce qui se retrouve sans cesse dans le cours de cette guerre, mais c'est aussi ce qui ne saute nulle part aux yeux si fortement qu'ici.

Voilà donc La Feuillade non plus général par accidents amenés, non plus général en peinture, mais général d'une armée sur laquelle toute l'Europe fixa les yeux et trouva son sort attaché. Troupes d'élite autant que la possibilité les put grossir, officiers choisis, munitions en abondance, artillerie formidable, trésors d'argent, désir et exécution, identité de choses, en un mot le gendre bien-aimé d'un tout-puissant ministre des finances et de la guerre, qui mettait en lui toutes ses complaisances, toutes ses espérances, l'appui et le salut de sa famille, on peut juger qu'on fut jusqu'à l'impossible de toutes parts pour le mettre en état de faire une conquête si capitale pour l'État, et si importante à leur fortune particulière. Tout fut donc très promptement disposé. La Feuillade arriva devant Turin le 13 mai, et se mit à faire ses lignes et ses ponts. Tardif, à faute de mieux, fut son premier ingénieur. Il n'avait fait que de petits sièges en Bavière. Ainsi cette forte besogne roula tout entière sur deux novices fort ignorants, et par cela même fort entêtés. Laissons-les s'établir.

Le roi n'avait rien tant recommandé au maréchal de Villeroy que de ne rien oublier pour ouvrir la campagne par une bataille. Il commençait à sentir le poids de la guerre; il avait dès lors envie de la terminer, mais il voulait donner la paix et non la recevoir. Il espérait tout de ses généraux et de ses troupes; les succès d'Italie et du Rhin semblaient lui répondre de ceux de ses autres entreprises: il aimait assez Villeroy pour vouloir qu'il cueillît des lauriers. Il partit à la mi-avril pour retourner en Flandre, et depuis son départ jusqu'à l'assemblée de son armée, le roi le pressa sans cesse d'exécuter ce qu'il lui avait si expressément ordonné.

Le génie court et superbe de Villeroy se piqua de ces ordres si réitérés. Il se figura que le roi doutait de son courage puisqu'il jugeait nécessaire de l'aiguillonner si fort; il résolut de tout hasarder pour le satisfaire, et lui montrer qu'il ne méritait pas de si durs soupçons. En même temps que le roi voulait une bataille en Flandre, il se voulait mettre en état de la gagner. Dès que les lignes du Rhin furent prises et le fort Louis dégagé, le roi envoya ordre à Marsin de prendre dix-huit bataillons et vingt escadrons de son armée, laissant le reste à Villars, et de venir sur la Moselle où il trouverait vingt autres escadrons et de marcher avec le tout en Flandre joindre le maréchal de Villeroy; et à celui-ci de ne rien entreprendre avant cette jonction faite. Cette défense fut réitérée au maréchal de Villeroy par quatre courriers de suite coup sur coup, sur ce que ses réponses montraient que, piqué de toutes les instances qui lui avaient été redoublées pour donner promptement une bataille, il la voulait brusquer sans attendre ce secours. J'insiste ici sur ce point, parce qu'il fut celui de la division mortelle d'entre le maréchal et Chamillart, et que ce dernier me montra les lettres originales du roi et de lui au maréchal, et les réponses de ce dernier depuis l'ouverture de la campagne, et quelques-unes même dès auparavant. Mais il ne s'agit pas encore de cette querelle.

Villeroy donc poussa sa pointe malgré les ordres d'attendre Marsin. Marlborough avait passé la mer de bonne heure, toutes ses troupes ne l'avaient pas joint. Villeroy en avait plus que lui. Cette raison lui donna de la confiance, il ne douta point du succès; il n'en voulut partager l'honneur avec personne, non seulement avec Marsin et les troupes qu'il lui amenait, mais avec l'électeur même, qui pourtant commandait l'armée et que le maréchal avait laissé à Bruxelles sans lui faire part de son dessein. Il s'avança donc, le 21 mai, vers l'endroit où l'année précédente Roquelaure avait laissé percer nos lignes. Sur l'avis de la marche et de l'approche de Marlborough, il fit un mouvement pour l'attendre, puis, le 24 au matin, jour de la Pentecôte, un second pour se poster dans un terrain où feu M. de Luxembourg n'avait jamais voulu s'exposer à combattre. Lui-même en avait été témoin, mais son sort et celui de la France était qu'il l'oubliât. Il le manda par un courrier avant de prendre ce poste. M. le duc d'Orléans prédit à qui le voulut entendre qu'il y serait battu s'il y tentait ou y souffrait une action; que M. de Luxembourg n'avait jamais voulu s'y commettre; et que sur le lieu même il lui en avait expliqué et montré les raisons que ce prince rendit fort bien. Il ne fut que trop bon prophète.

Villeroy mit donc la maison du roi et deux brigades de cavalerie de suite entre les villages de Taviers et de Ramillies. Taviers couvrait le flanc de la maison du roi. Sa situation était sur un penchant près de la Méhaigne qui formait un marais derrière, et dans ce village il mit le comte de La Mothe avec six bataillons de l'électeur et trois régiments de dragons. Il établit dans celui de Ramillies vingt-quatre pièces de canon soutenues de vingt bataillons, qui le furent ensuite d'un plus grand corps d'infanterie. Il en prit le surplus pour occuper le terrain qui s'étendait vers le village de Neuféglise, laissa la droite de sa seconde ligne dans son ordre naturel, et porta son aile gauche devant un marais très difficile qui s'étendait au delà de cette aile, laquelle se trouvait à peu près en ligne avec la droite. Comme il achevait ses dispositions, l'électeur à peine averti arriva au grand galop de Bruxelles. Il avait grand lieu de se plaindre, et peut-être encore de blâmer ce qui se faisait; mais il n'était pas temps. Il n'y avait que celui d'achever ce qui était commencé; à quoi il se prêta sans humeur et de bonne grâce en attendant un autre loisir.

Il était deux heures après midi quand l'armée ennemie, arrivée en bel ordre en présence, commença à essuyer le canon de Ramillies. Il obligea leurs troupes à faire halte pour attendre le leur qui, fort promptement après, se trouva en batterie. La canonnade dura bien une heure. Ils marchèrent ensuite à Taviers avec du canon. Ils y trouvèrent moins de résistance qu'à leur droite, ils s'en rendirent maîtres. Dès ce moment, ils firent marcher leur cavalerie. Ils s'étaient aperçus fort à temps que le marais qui couvrait notre gauche empêcherait les deux ailes des deux armées de se pouvoir joindre. Ils avaient fait couler toute la leur derrière leur centre, en avaient formé plusieurs lignes les unes sur les autres, mais sans confusion, derrière leur gauche, eurent ainsi toute la cavalerie de leur armée vis-à-vis notre droite et en état de s'en servir, tandis que toute la moitié de la nôtre demeura inutile dans un poste où elle ne pouvait rien faire. Elle avait vu toute celle des ennemis disparaître de devant elle entièrement; ce mouvement, qui devait lui servir d'exemple, ne l'ébranla point. Gassion qui la commandait, comme l'ancien lieutenant général de notre gauche, s'en tourmenta fort, mais sans succès. Il lui était ordonné de ne bouger de là sans ordre; il eut beau envoyer des aides de camp, nul ordre ne lui parvint.

Guiscard, l'ancien lieutenant général de la droite, la fit ébranler au mouvement des ennemis. La maison du roi et la première ligne de la cavalerie de cette aile fit une charge vigoureuse. Les escadrons rouges de la maison du roi percèrent trois lignes de cavalerie qui s'ouvrirent, tandis que leur droite emporta, la première ligne. Les rouges gagnèrent plus de cinq cents pas de terrain. Ils chargèrent encore tout de suite avec succès des escadrons qui les voulaient prendre en flanc. Ils se rallièrent après en faisant demi-tour à droite, et en chargèrent encore six autres. Ils trouvèrent après une quatrième ligne devant eux, et furent en même temps pris par derrière. Cette aventure était arrivée plus tôt à eux qu'à leur droite, qui ne put ainsi leur donner de secours. Le même malheur était arrivé à leur gauche. Les ennemis qui avaient là ligne sur ligne ne firent partout que s'ouvrir pour laisser engager la nôtre bien avant, et se refermer ensuite et la prendre par devant et par derrière. Plus de protection du village de Taviers, dont les ennemis, comme je l'ai dit, s'étaient rendus maîtres, et se servaient au contraire de notre canon sur nous, et le village de Ramillies trop éloigné. Ce fut donc pour nos troupes à repasser, qui put, un petit marais dont le milieu était difficile, et dont chacun ne se serait tiré sans un peloton d'infanterie qui, de soi-même et sans ordre, se détacha, se posta sur le bord, et protégea de son feu ceux qui purent repasser.

Le désordre et l'inégalité de cette charge donna lieu à de grands inconvénients et à diverses plaintes fâcheuses. Ce qui demeura ensemble ou se rallia de la maison du roi demeura en bataille derrière le village de Ramillies. Le feu y fut prodigieux. Nos troupes pénétrèrent jusqu'au centre des ennemis; mais leur grand nombre les rechassa bien vite; et, dans ce désordre, ils emportèrent le village de Ramillies, et eurent tout le canon que nous y avions: mis. Le duc de Guiche, à la tête du régiment des gardes, s'y défendit quatre heures durant, et y fit des prodiges. La seconde ligne de cavalerie de la droite, presque toute bavaroise ou wallonne, avait refusé tout net au duc de Villeroy et à Sousternon, lieutenants généraux, de soutenir la première, et demeura sans rien faire. Toute notre gauche resta inutile, le nez dans ce marais, et personne vis-à-vis d'elle, sans branler de ce poste; notre droite, tout à fait rompue, le centre enfoncé, et l'infanterie qui avait presque toute combattu, rebutée. L'électeur se porta partout avec une grande valeur. Le maréchal de Villeroy courait éperdu et ne savait remédier à ce qui coup sur coup arrivait de sinistre. Il montra de la valeur, mais ce fut tout. On n'en doutait pas, ni qu'il fût en lui d'y mettre autre chose. Il ne fut donc plus question que de se retirer.

La retraite commença dans un grand ordre; mais bientôt la nuit survint qui mit la confusion. La cavalerie de la gauche rompit l'infanterie, en pressant trop sa marche qui dura toute la nuit. Le défilé de Judoigne se trouva tellement engorgé des gros bagages et de quelques menus, et de ce qu'on avait pu retirer d'artillerie, que tout y fut pris. Enfin l'armée arriva à Louvain; mais on ne se crut en sûreté qu'après avoir passé le canal de Wilworde, sans néanmoins que les ennemis eussent suivi de trop près.

Bruxelles, dont Bagnols et Bergheyck étaient sortis à temps avec le trésor et les blessés qu'on avait pu transporter, fut le premier fruit de la victoire. Plusieurs personnes considérables en sortirent en même temps; beaucoup davantage y demeurèrent. Anvers, Malines et Louvain ne tardèrent pas à prêter, comme Bruxelles, serment à l'archiduc. Ce ne fut que le commencement du retour des Pays-Bas espagnols à la maison d'Autriche.

Une action qui eut de si grandes et de si rapides suites ne coûta pas quatre mille hommes, mais une grande dispersion qui revint presque toute et en fort peu de temps rejoindre chacun son corps. M. de Soubise y perdit un de ses fils cadets qui était dans les gens d'armes, et Gouffier. D'Aubigny, colonel de dragons, Bernière, major du régiment des gardes et major général de l'armée, milord Clare, maréchal de camp, Bar, brigadier de cavalerie, homme d'un singulier mérite et fort de nies amis, furent tués; quelques blessés et beaucoup de prisonniers de marque que Marlborough traita avec une politesse infinie, et permit à beaucoup de revenir sur-le-champ pour trois mois sur leur parole.

Le roi n'apprit ce désastre que le mercredi, 26 mai, à son réveil. On admira la platitude du maréchal de Villeroy, qui, par le même courrier, écrivit à Dangeau merveilles de son fils, et que sa blessure à la tête d'un coup de sabre ne serait rien. Il oublia tout le reste. J'étais à Versailles; jamais on ne vit un tel trouble ni une pareille consternation. Ce qui y mit le comble fut que, ne sachant rien qu'en gros, on fut six jours sans courrier. La poste même fut arrêtée. Les jours semblaient des années dans l'ignorance du détail et des suites d'une si malheureuse bataille, et dans l'inquiétude de chacun pour ses proches et pour ses amis. Le roi fut réduit à demander des nouvelles aux uns et aux autres sans que personne lui en pût apprendre. Poussé à bout d'un silence si opiniâtre, il prit le parti d'envoyer Chamillart en Flandre, pour avoir par lui au moins sûrement des nouvelles, et pour qu'il lui rapportât l'état de l'armée, des progrès des ennemis, et le résultat des délibérations qui seraient prises entre l'électeur, le maréchal de Villeroy et lui. Le dimanche, 30 mai, Chamillart sortant de travailler avec le roi, sur les cinq heures, qui allait après se promener à Trianon, monta en chaise de poste, disant qu'il s'en allait à l'Étang, où j'avais dîné avec sa femme et ses filles, et s'en alla tout de suite à Lille. Ce fut un autre étonnement fort grand à la cour que la disparition d'un homme chargé tout à la fois des finances et de la guerre, et de tous les ordres divers, continuels et prompts à donner dans une si fâcheuse conjoncture.

Chamillart ne surprit pas moins l'armée. Il la trouva autour de Courtrai, où le maréchal de Villeroy l'alla trouver dès qu'il l'y sut arrivé; et dès lors on s'aperçut de quelque refroidissement entre eux. Le ministre fut le lendemain voir l'électeur, qui le reçut en prince malheureux et qui sentait ses besoins. Villeroy fut peu en tiers. Le tête-à-tête dura trois heures, d'où Chamillart retourna à Courtrai. Le lendemain, il revit encore l'électeur seul, mais moins longtemps. Retournant de là à Courtrai, Villeroy fit peu de chemin avec lui, puis tourna bride à son quartier. Chamillart entretint force officiers généraux et particuliers.

Chamillart, qui de Flandre avait presque tous les jours dépêché des courriers au roi, arriva à Versailles sur les huit heures du soir du vendredi, 4 juin, et alla tout droit trouver le roi chez Mme de Maintenon, où il lui rendit compte de son voyage jusqu'à son souper. On sut donc enfin qu'après quelques marches précipitées l'armée se trouvant sous Gand, l'électeur avait insisté à l'y faire demeurer et à garder le grand Escaut; que le maréchal de Villeroy s'y était fort opposé; qu'il avait consenti avec grand'peine à un conseil de guerre, où le comte de La Mothe avait librement appuyé l'avis de l'électeur, quoique le maréchal, en proposant d'abord le fait, eût opiné hautement en général qui voulait contraindre les voix, qui toutes aussi, par la crainte qu'ils en conçurent, s'étaient rangées à son avis. L'électeur en fit, en public et en particulier, des plaintes amères, cria contre un si grand découragement, protesta sur un si mauvais parti à prendre et sur ses funestes suites, mais il ne voulut pas, user du pouvoir qu'il avait de s'en faire croire, dans l'appréhension des retours d'une cour dont les malheurs communs le rendaient encore plus dépendant.

Gand fut donc abandonné. On revint sous Menin, on abandonna la campagne, on sépara toute l'infanterie et beaucoup de cavalerie dans les places avec des officiers généraux, on distribua le reste dans la châtellenie de Lille et des environs. De cette manière, à l'exception de Namur, Mons et fort peu d'autres places, tous les Pays-Bas espagnols furent perdus, et une partie des nôtres même. Jamais rapidité ne fut comparable à celle-là. Les ennemis en furent aussi étonnés que nous. La douleur s'en augmenta chaque jour par le retour de tout ce qui rejoignait et qu'on croyait perdu.

Mais ce qui le fut entièrement et qui perdit tout le reste, ce fut la tête du maréchal de Villeroy. Rien ne la put remettre, personne ne le put rassurer. Il ne voyait et n'entendait plus, il ne voyait qu'ennemis, que périls, que défaites, de sûreté nulle part. Son fils et Sousternon, qui avait fort sa confiance, mais à qui il s'était bien gardé de confier son projet, l'avaient pénétré la surveille de la bataille. Ils l'avaient conjuré de ne s'y pas commettre, ils se portèrent jusqu'à se mettre à genoux et embrasser les siens; il demeura inflexible. Outré du sinistre succès d'un projet conçu par lui seul et qu'il avait exécuté contre l'avis de ce peu qui l'avait éventé, désespéré du remords de n'avoir pas attendu Marsin et ses troupes, nonobstant les ordres si réitérés qu'il en avait, la tête lui tourna tout à fait. Il fut incapable d'écouter personne, également entêté devant et après; et fit de son autorité, de la crainte de sa faveur, une plaie à l'État, qui, très large et très funeste dès lors, le mit bientôt après à deux doigts de sa perte. Jamais de bataille où la perte ait été plus légère, jamais aucune dont les rapides suites aient été plus prodigieuses.

Quelque tranquillement au dehors que le roi soutînt ce malheur, il le sentit en entier dans toutes ses parties. Il fut sensible à tout le mal qui se débita de ses gardes du corps, et se plaignit d'eux assez aigrement, touché de leur honneur, peut-être encore de sa sûreté. Il manda de l'armée Darignon, leur aide-major, homme de rien et vendu à la fortune. Des guerriers de cour rendirent de bons témoignages d'eux, qui ne persuadèrent personne. Cela ne veut pas dire qu'on eût raison de mal parler des gardes du corps; mais, bien que ces témoignages eurent peu d'autorité, le roi les saisit avec tant de joie qu'il fit mander aux gardes, et qu'il envoya par les salles, les assurer qu'il était éclairci et fort content d'eux. Le monde le fut peu de cette espèce de réparation. Quoi qu'il en ait été dans une action si mal conduite, ils s'étaient auparavant distingués si fort, et ont toujours depuis si constamment fait des prodiges de valeur dans toutes les actions où ils se sont trouvés, qu'ils se sont acquis un nom qui a donné de l'émulation à toutes les troupes, et à celles des ennemis, de leur propre aveu, une jalousie et une crainte qui les a couverts de gloire.

Ce triste revers portait sur le seul maréchal de Villeroy, à plomb. Le projet peu sensé et moins digéré, communiqué à personne et caché même à l'électeur quoique généralissime, l'exécution déplorable et un terrain proscrit en sa présence par M. de Luxembourg, les suites immenses uniquement dues au renversement de sa tête et à son opiniâtreté, sa précipitation et sa formelle désobéissance de n'attendre pas la jonction si prochaine des troupes que lui amenait Marsin, le cri public de l'armée qui avait perdu tout respect et toute mesure à son égard, le juste mécontentement de l'électeur sur tant de points si capitaux, firent enfin comprendre au roi qu'il était temps que la faveur cédât à la fortune. Un général d'armée de l'empereur en eût bien sûrement perdu la tête par le conseil aulique de guerre; il ne tint qu'à celui-ci d'être mieux que jamais. Le roi le plaignit, le défendit, lui écrivit de sa main qu'il était trop malheureux à la guerre; qu'il lui conseillait et lui demandait, comme à son ami, de lui mander sa démission du commandement de l'armée; qu'il voulait qu'il parut que ce n'était que sur ses instances qu'il l'en déchargeait; qu'il le verrait auprès de lui avec plus d'amitié que jamais; et qu'il pouvait s'assurer du gré et du compte qu'il lui tiendrait d'un sacrifice qui lui coûtait autant ou plus qu'à lui-même, mais que la situation présente rendait nécessaire, et qui ne serait connu que de lui; tandis qu'il lui promettait qu'il n'y aurait personne qui ne demeurât persuadé, à la manière dont cela se passerait et dont il le traiterait, que c'était lui, maréchal, qui l'avait forcé de lui mander la permission de quitter le commandement de l'armée et de revenir à sa cour.

À qui n'a pas vu ces faits ils peuvent paraître incroyables. Mais outre les minutes que Chamillart m'a fait voir des lettres signées du roi, envoyées au maréchal, toutes plus pressantes et plus tendres les unes que les autres, de ce même style, pour vaincre sa résistance, c'est que je l'ai su encore de gens à qui le roi, à la fin outré, s'en est amèrement plaint.

Villeroy, par cette première lettre de la main du roi, ne sentit qu'une faveur étonnante dans la situation où il se trouvait, et cette faveur l'aveugla. Il crut se maintenir en tenant ferme, et qu'avec une amitié si singulière et si particulièrement témoignée, telle que le roi n'en aurait pu user mieux avec son propre frère, jamais il ne se résoudrait à l'arracher de son emploi malgré lui. Il répondit donc au roi, après force propos de courtisan comblé, qu'il n'était point faux, qu'il n'était ni blessé ni malade, qu'il était malheureux, mais qu'il croyait n'avoir point failli, qu'il ne pouvait demander sa démission sous aucun prétexte véritable, ni se déshonorer en se déclarant soi-même, par cette démarche, incapable et indigne du commandement de ses armées dont il l'avait honoré, et faire en même temps la plus grande injure à son choix.

Cette première réponse fâcha le roi sans l'irriter. Il condescendit, avec sa première amitié, à l'état douloureux d'un homme à qui on demande la démission d'un si grand emploi, dans les circonstances fâcheuses où il se trouvait. Il redoubla, tripla, quadrupla toujours en même style, et ne reçut que les mêmes réponses. Par la dernière, toujours comptant sur ce qui l'avait séduit d'abord, il manda arrogamment au roi qu'il était maître de lui ôter le commandement de l'armée et de faire de lui tout ce qu'il lui plairait, qu'il obéirait avec soumission et sans se plaindre, mais qu'il n'attendît pas de lui qu'il en fût jamais de moitié. La résolution était prise, dès la première lettre, de le faire revenir, mais en couvrant ce retour de sa demande instante. À cette dernière, le roi se piqua et perdit patience et espérance de ramener un homme si fort égaré.

Pendant cette espèce de négociation de bonté avec lui, le roi avait dépêché à M. de Vendôme pour lui proposer de venir commander l'armée de Flandre. Il lui était fatal de réparer les malheurs du maréchal de Villeroy, au moins d'être choisi pour cela. C'est ce qui, après l'affaire de Crémone, l'avait mis à la tête de l'armée d'Italie. Vendôme, avec toutes ses thèses étranges, ses entêtements et ses appuis, sentait alors toute la difficulté de réussir à Turin et de soutenir les affaires en Italie. Le prince Eugène et ses renforts de troupes arrivés aussitôt après le combat de Calcinato y avaient entièrement changé la face et le théâtre de la guerre. Vendôme, de victorieux et d'entreprenant, était réduit à la défensive; et au milieu de tous ses tons avantageux s'en trouvait fort embarrassé. Il regarda donc comme une délivrance la proposition qui lui était faite de quitter l'Italie. Il y laissait, non pas à l'égard du pays ni des Impériaux, mais à l'égard de la cour et de ce qui s'appelle en France le monde, une réputation non entamée, qui lui avait fait goûter, presque comme aux héros de l'ancienne Rome, tous les honneurs du triomphe au voyage qu'il venait de faire à la cour et à Paris. Il fut comblé de joie de n'avoir point à la commettre, et de se tirer de la presse du beau-père et du gendre sur tout ce qu'il prévoyait de Turin. Il se trouva flatté d'être regardé comme le réparateur, et à son aise en même temps sur l'emploi auquel il était appelé. Tout était regardé comme perdu en Flandre; ce qu'il n'y pourrait soutenir ni réparer tomberait sur celui qui y avait tout perdu, et pour peu qu'il y pût faire serait relevé comme des prodiges. En même temps il sut donner comme un sacrifice ce qu'il considérait comme son salut; et goûté et soutenu comme il l'était, ce prétendu sacrifice fut reçu comme un sacrifice très réel, dont le roi lui sut le plus grand gré du monde.

Tandis que toutes ces résolutions s'acheminaient dans le plus profond secret, il en fallut prendre une en même temps sur le choix d'un général en Italie. Chamillart, extrêmement en peine des malheurs accablants qui accompagnaient son ministère, sentit ce que pouvait la présence d'un prince -du sang dans une armée de François. Il avait déjà proposé le prince de Conti pour l'envoyer en Flandre. Il se voulait concilier ces princes, et avec eux le public, en lui montrant que, uniquement touché du bien des affaires, il proposait lui-même ce que ses prédécesseurs avaient le plus craint et éloigné. Il trouva l'opposition du roi si grande pour le prince de Conti, à qui il avait peut-être encore moins pardonné son mérite et l'amour et l'estime universelle, par jalousie pour M. du Maine, que son voyage de Hongrie, que, le choix du roi fait de M. de Vendôme, il n'osa plus parler du prince de Conti pour l'Italie. Il craignit, avec raison, les fougues impétueuses de l'humeur farouche et continuelle de M. le Duc. Il proposa donc M. le duc d'Orléans comme celui dont le rang et l'aînesse ôtaient aux princes du sang tout sujet de se plaindre de la préférence. Le roi, jusqu'alors si éloigné de donner ses armées à commander à ceux de son sang, pour ne les pas trop agrandir, et plus encore par rapport à M. du Maine qu'il ne sentait que trop douloureusement n'y être pas propre, mais pressé par la nécessité et par le poids accablant des conjonctures, se laissa vaincre à son ministre favori qui avait eu soin de mettre Mme de Maintenon de son côté.

M. le duc d'Orléans, ni aucun des princes du sang, ne songeait à servir. Ils en avaient perdu toute espérance depuis longtemps, et personne même ne pensait à eux. Tout le monde était imbu de l'extrême répugnance du roi là-dessus, lorsque, le mardi 22 juin, à Marly, le roi, ayant donné le bonsoir à tout ce qui était dans son cabinet tous les soirs après son souper, rappela M. le duc d'Orléans qui sortait avec les autres, et le retint seul un gros quart d'heure. Je m'étais, ce soir-là, amusé dans le salon, où la rumeur fut tout à coup grande de la nouveauté qui se passait. On ne fut pas longtemps dans l'ignorance. M. le duc d'Orléans, sortant d'avec le roi, passa dans le salon pour aller chez Madame, y revint un moment après, et y apprit qu'il allait commander l'armée d'Italie, que M. de Vendôme l'y attendrait et reviendrait incontinent après prendre le commandement de celle de Flandre, dont le maréchal de Villeroy était rappelé.

Le même soir, le roi à son coucher, où depuis sa longue goutte il n'y avait plus que les entrées grandes et secondes, tout piqué qu'il était contre l'inflexibilité du maréchal de Villeroy, eut la bonté de dire qu'il lui avait si instamment demandé son retour, qu'il n'avait pu le lui refuser. C'était une dernière planche que le reste de son amitié lui tendait encore après le naufrage. Il eut la folie de la repousser. C'est ce qui enfin fit sa disgrâce, comme je le dirai en un autre temps pour ne pas interrompre des choses plus intéressantes. Il eut ordre de revenir sur-le-champ. Puis le roi changea sa lettre et lui ordonna d'attendre M. de Vendôme en Flandre, où les ennemis prirent Ostende et Nieuport fort promptement; sur quoi le maréchal de Vauban fut envoyé à Dunkerque commander à tout ce côté-là de la Flandre maritime.

CHAPITRE XI. §

Comte de Toulouse de retour à Versailles, et sa flotte à Toulon. — Levée du siège de Barcelone. — Le roi d'Espagne gagne Pampelune par le pays de Foix, puis Madrid. — Tessé revient à la cour. — Duc de Noailles fait lieutenant général seul, et commande en chef en Roussillon. — La reine d'Espagne, etc., à Burgos. — Le roi d'Espagne joint Berwick de sa personne. — Dispersion de sa cour. — Ses ennemis maîtres de Madrid. — Tessé salue le roi. — Vaset remet au roi les pierreries du roi et de la reine d'Espagne. — Zèle des évêques d'Espagne et des peuples. — Évêque de Murcie. — Madrid au pouvoir du roi d'Espagne, qui y rentre, et la reine. — Les ennemis chassés des Castilles. — Comte d'Oropesa passe à l'archiduc. — Patriarche des Indes arrêté y passant avec le comte et la comtesse de Lémos. — Soulagement du palais. — Contades fait major du régiment des gardes; son extraction; son caractère. — Cent cinquante mille livres à M. de Soubise, et la nomination de son fils au cardinalat déclarée. — Mort du chevalier de Courcelles et sa parenté. — Mort de Montchevreuil. — Mort de Bourlemont. — Mort de Mlle de Foix. — Mort de Brou, évêque d'Amiens; son caractère. — Mort de l'abbé Testu; son caractère; personnage singulier. — Mort de Rhodes; son caractère. — Mort de la mère du maréchal de Villars; son caractère. — Mort de Mme de Gacé. — Mort de la princesse de Tingry. — Mort de la duchesse Max. de Bavière. — Mort de Congis et sa dépouille. — Mort de Laubanie et sa dépouille. — Mort de la duchesse de Montbazon; son extraction; son caractère. — Mort de Mme Polignac; son caractère; ses aventures. — Trait étrange du Bordage.

Le soir même du jour que le roi avait appris à son réveil la cruelle nouvelle de la bataille de Ramillies, M. le comte de Toulouse arriva à Versailles, et fut trouver le roi chez Mme de Maintenon, où il demeura fort longtemps avec lui, ayant laissé le maréchal de Cœuvres pour quelques jours encore à Toulon. Il s'était tenu mouillé devant Barcelone jusqu'au 8 mai. Les frégates d'avis qu'il avait envoyées aux nouvelles de la flotte ennemie lui rapportèrent qu'elle approchait, forte au moins de quarante-cinq vaisseaux de guerre. Notre amiral, grâce aux bons soins de Pontchartrain, n'en avait pas une bastante pour les attendre. Lui et le maréchal de Coeuvres eurent, avant partir, une longue conférence avec le maréchal de Tessé et Puységur, et tout au soir levèrent les ancres. Ils rentrèrent le 11 mai à Toulon.

Le départ de notre flotte et l'arrivée de celle des ennemis à Barcelone y changea fort la face de toutes les choses. Les assiégés reprirent une vigueur nouvelle, les assiégeants rencontrèrent toutes sortes de nouveaux obstacles. Tessé, voyant l'impossibilité de continuer le siège et toute la difficulté de la retraite en le levant, persuada au roi d'Espagne de faire entrer le duc de Noailles dans toutes les délibérations qu'il avait à prendre là-dessus. Noailles était tout nouveau maréchal de camp. Il n'avait jamais fait quatre campagnes; sa longue maladie l'avait retenu les étés à la cour, et la petite vérole dont il avait été attaqué en arrivant devant Barcelone, et de laquelle il ne faisait que sortir, l'avait empêché de servir de maréchal de camp à ce siège, et assez longtemps même de savoir ce qu'il s'y passait, mais il était neveu de Mme de Maintenon, et comme tel bon garant pour Tessé. Tous les embarras où l'on était furent donc discutés en sa présence. Il se trouva que les ingénieurs étaient si lents et si ignorants, qu'il n'y avait aucun fond à faire sur eux, et que par la vénalité que le roi avait mise dans l'artillerie depuis quelque temps, comme je l'ai dit en son lieu, non seulement ces officiers vénaux n'y entendaient rien du tout, mais avaient perdu sans cesse en ce siège, et perdaient encore tout leur temps à remuer inutilement leur artillerie, et à placer mal leurs batteries, pour se mettre dans la nécessité de les changer, parce que de ces mouvements de canon résultait un droit pécuniaire qu'ils étaient bien aises de multiplier. L'armée assiégée par dehors, et depuis longtemps uniquement nourrie par la mer, n'avait plus cette ressource depuis la retraite de notre flotte et l'arrivée de celle des Anglais, et nulle autre d'ailleurs pour la subsistance journalière. Toutes ces raisons persuadèrent enfin le roi d'Espagne de la nécessité de lever le siège, quelque résistance qu'il y eût apportée jusqu'alors.

Après cela il fallut délibérer de la manière de l'exécuter et du lieu où l'armée se tournerait. On convint encore qu'il n'y avait nul moyen de se retirer par la Catalogne, pleine de révoltés qui tenaient la campagne, soutenus de tous ceux du royaume de Valence qui tenaient les places, et à travers cette cruelle multitude de miquelets qui les assiégeaient. Il fut donc résolu qu'on prendrait le chemin de la frontière de France, et que là, on délibérerait de nouveau, quand on serait en sûreté vers le Roussillon, de ce qu'on deviendrait.

On leva donc le siège la nuit du 10 au 11 mai, après quatorze jours de tranchée ouverte, et on abandonna cent pièces d'artillerie, cent cinquante milliers de poudre, trente mille sacs de farine, vingt mille de sevade, quinze mille de grain, et un grand nombre de bombes, de boulets et d'outils. L'armée fut huit jours durant harcelée par les miquelets en queue et en flanc de montagne en montagne. Le duc de Noailles, dont l'équipage avait été constamment respecté par eux pendant le siège et dans cette retraite, parce qu'ils aimaient son père pour les avoir bien traités et avoir sauvé la vie à un de leurs principaux chefs, s'avisa de les appeler pour leur parler. À son nom, les principaux descendirent des montagnes et vinrent à lui. Il en obtint qu'ils n'inquiéteraient plus l'armée, qu'ils ne tireraient plus sur les troupes, à condition qu'on ne les brûlerait point. Cela fut exécuté fidèlement de part et d'autre, et de ce moment l'armée acheva sa marche en tranquillité, qui fut encore de trois jours, où elle aurait beaucoup souffert de ces cruelles guêpes.

L'armée n'en pouvait plus; elle perdit presque tous ses traîneurs et tous les maraudeurs dans cette retraite, en sorte qu'avec le siège il en coûta bien quatre mille hommes. Sa volonté néanmoins fut toujours si grande, que, malgré tant d'obstacles, elle aurait pris Barcelone, sans ceux de notre artillerie et de nos ingénieurs.

Arrivés à la tour de Montgris, il fut question de ce que deviendrait le roi d'Espagne. Quelques-uns voulaient qu'il attendît en France le dénouement d'une si fâcheuse affaire, et d'autres que, se trouvant dans cette nécessité, il poussât jusqu'à Versailles. Le duc de Noailles, à ce qu'il m'a dit, et que je ne garantis pas, ouvrit un avis tout contraire, et qui fut le salut du roi d'Espagne: il soutint que cette retraite en France, ou ce voyage à la cour perdrait un temps précieux, et serait sinistrement interprété; que les ennemis des deux couronnes le prendraient pour une abdication, et ce qui en Espagne restait affectionné, pour un manque de courage et pour un abandon d'eux et de soi-même: que, quelque peu de suite, de moyens, de ressources qu'il restât au roi d'Espagne, il devait percer par les montagnes du pays de Foix droit à Fontarabie, de là joindre à tous risques la reine et son parti, se présenter à ses peuples, tenter cette voie unique pour réchauffer leur courage, leur fidélité, leur zèle, faire des troupes de tout, pénétrer en Espagne, et jusque dans Madrid, sans quoi il n'y avait plus d'espérance par les efforts que les ennemis allaient faire pour s'établir par toute l'Espagne et dans la capitale même.

La résolution en fut heureusement prise. L'armée s'arrêta en Roussillon; et tandis que le roi d'Espagne s'en alla à Toulouse et par le pays de Foix gagner Pau, puis Fontarabie, avec deux régiments de dragons pour son escorte, quelques grands d'Espagne qu'il avait avec lui, et le duc de Noailles qui voulut l'accompagner jusqu'à Fontarabie, le marquis de Brancas fut dépêché au roi pour lui rendre compte de tout, recevoir ses ordres, et les porter à Pau au roi d'Espagne. Brancas arriva le 28 mai à Versailles, sur le soir, et vit en arrivant le roi chez Mme de Maintenon, où Chamillart le mena.

Il y avait longtemps que le roi s'attendait à cette triste nouvelle; il approuva le parti qui avait été pris, donna au roi d'Espagne trente bataillons et vingt escadrons qu'il avait ramenés du siège en Roussillon, et tous les officiers généraux qui y servaient, donna permission à Tessé de revenir, fit le duc de Noailles lieutenant général seul, et le destina à commander en chef en Roussillon, à son retour d'avec le roi d'Espagne. C'est ainsi que le duc de Noailles, au quart de sa troisième ou quatrième campagne pour le plus, escalada rapidement tous les grades en neveu favori de Mme de Maintenon. On en avait bien fait autant pour le gendre bien-aimé de Chamillart; mais La Feuillade était l'ancien du duc de Noailles de près de vingt ans. Tessé eut l'honneur d'avoir prêté l'épaule à tous les deux. On a vu en son temps ce qu'il fit pour La Feuillade; ici il ne voulait point retourner en Espagne, où il voyait tout perdu. Il aimait mieux en laisser tout le poids à Berwick, qui était sur les lieux, et il en savait trop pour ne pas faire place au duc de Noailles en Roussillon. Il fit le malade comme il l'avait su faire en Savoie et en Italie, s'amusa, prit quelques jours des eaux à Balaruc, et regagna la cour.

En même temps que Brancas, longtemps depuis maréchal de France, fut dépêché à Versailles, le roi d'Espagne envoya le duc d'Havré à la reine d'Espagne, que ce seigneur trouva encore à Madrid, où elle avait été laissée régente, et de Pau le roi d'Espagne s'en alla en poste à cheval à Pampelune, et non à Fontarabie, suivi du connétable de Castille son majordome-major, duc de Medina-Sidonia, âgé lors de plus de soixante ans, son grand écuyer, du duc d'Ossone, capitaine de ses gardes, et de peu de valets, et y arriva le 1er juin aux acclamations du peuple. Il en partit le 2 vers Madrid. Le roi apprit le 14 juin par un courrier du duc de Noailles que le roi d'Espagne y était arrivé aux plus grandes acclamations de joie, et le duc de Noailles à sa suite, qui s'en revint aussitôt après droit en Roussillon.

Berwick était cependant dans une étrange presse à la tête d'une poignée de troupes mal en ordre vis-à-vis l'armée portugaise devant laquelle il ne pouvait se présenter, qui prenait tout ce qu'il lui plaisait, allait librement où elle voulait, et le faisait reculer et se retirer partout. Il se tenait néanmoins toujours à portée d'elle, faisant mine de lui disputer les gorges et les rivières, et ralentissant ses mouvements et ses progrès autant que la capacité pouvait suppléer aux forces. Tout son art et ses chicanes ne purent empêcher les Portugais de tourner sur Madrid et de s'en approcher. La reine en sortit avec ses enfants et sa suite, le 18 juin, pour aller à Burgos, sur le chemin de Pampelune. Le roi en partit, le 21, pour s'aller mettre à la tête de la petite armée de Berwick. Amelot le suivit, et les conseils suivirent la reine. Quantité de grands s'en allèrent sur leurs terres, le cardinal Portocarrero à Tolède, laissant la plus grande consternation dans Madrid, dont, incontinent après, les Portugais se rendirent les maîtres. Ils n'y trouvèrent aucun grand ni aucun membre des conseils. Le roi d'Espagne et Berwick tournèrent vers Burgos, où les vingt escadrons et les trente bataillons français du siège de Barcelone les devaient rejoindre. Quelques grands le joignirent d'autres allèrent trouver la reine à Burgos. Six semaines et plus se passèrent dans ces extrémités, pendant lesquelles la reine confia toutes les pierreries du roi son mari et les siennes à Vaset, ce valet français dont j'ai parlé, et l'envoya les porter en France. Il arriva à Versailles en même temps que le maréchal de Tessé. Vaset les remit au roi, et parmi elles cette fameuse perle en poire appelée la Pérégrine, qui, pour sa forme, son poids, son eau parfaite et sa grosseur, est sans prix et sans comparaison avec aucune qu'on ait jamais vue.

Enfin les troupes françaises arrivèrent en Espagne et joignirent le roi et Berwick tout à la fin de juillet. L'archiduc se tenait cependant à Saragosse, et laissait faire ses armées.

Les évêques d'Espagne s'étaient signalés entre tous à lever des troupes à leurs dépens, et à donner au roi des sommes très considérables. L'évêque de Murcie fit plus qu'aucun, qui avait été simple curé de village avec tant de réputation et de vertu, que le roi d'Espagne l'avait élevé à cet épiscopat, d'où il donna l'exemple à tous les autres. Le cardinal Portocarrero, quoique si justement mécontent, donna beaucoup et continua toujours de signaler son attachement. Celui des prélats fut très important au roi. Ils s'appliquèrent à envoyer des prédicateurs choisis dans tous les lieux de leurs diocèses affermir les peuples dans leur fidélité et leur zèle, qui aussi en donnèrent les plus grandes marques et les plus utiles.

Berwick, renforcé de vingt escadrons et de trente bataillons français, changea toute la face de cette guerre. Il se présenta à l'armée ennemie avec le roi d'Espagne: il chercha partout à la combattre. À son tour, elle se tint sur la défensive et recula partout. Partout elle fut poussée et perdit les lieux qu'elle avait pris ou occupés. Les peuples armés par toute la Castille reprirent vigueur, et, sans troupes avec eux, firent rebrousser l'archiduc qui venait joindre son armée. Ils reprirent Ségovie, où les Portugais avaient laissé cinq cents hommes en garnison, qui sortit du château à condition de se retirer en Portugal par le chemin qui lui fut prescrit, et de ne servir de six mois contre le roi d'Espagne. Ce prince, alors au large, envoya Mejorada avec cinq cents chevaux à Madrid, d'où les Portugais s'étaient éloignés. Il y fut reçu avec les plus grandes acclamations, et peu à peu les ennemis se trouvèrent chassés de toute la Castille. Le roi d'Espagne rentra dans Madrid à la fin de septembre, la reine incontinent, avec les plus grandes marques de joie.

Pendant ce temps-là Berwick poursuivait l'armée de l'archiduc qui se retirait devant lui de lieu en lieu. Il prit Cuença, mais Malaga et l'île de Majorque demeurèrent encore à l'archiduc, à qui ils s'étaient donnés dans cette prospérité de ses affaires. Le comte d'Oropesa, président du conseil de Castille, que le roi d'Espagne avait trouvé exilé depuis deux ans à son arrivée en Espagne, et qu'il y avait toujours laissé, alla, en ce même temps de prospérité, trouver l'archiduc avec toute sa famille. Le patriarche des Indes fut arrête avec le comte et la comtesse de Lémos qui y allaient aussi ensemble. Mme des Ursins, retournée avec la reine à Madrid, profita de l'occasion de soulager le palais de trois cents femmes qui avaient ou refusé de la suivre, ou dont les parents avaient montré leur attachement pour l'archiduc. Tel fut l'étrange succès du siège mal entrepris de Barcelone, et la rapidité avec laquelle il pensa renverser Philippe V de son trône, qui avec la même célérité y fut reporté par son courage, l'affection de la Castille, la sagesse et la capacité de Berwick et les secours si prompts du roi son grand-père. Il ne fallait pas couper ce grand événement par des choses moins intéressantes, auxquelles il faut retourner présentement.

Le roi disposa assez promptement des emplois que la bataille de Ramillies avait fait vaquer. Contades, dont il sera mention dans la suite, fut fait major du régiment des gardes. C'était un gentilhomme d'Anjou dont le père était connu du roi par plusieurs présents de chiennes couchantes fort belles et fort bien dressées. Le fils, assez bien fait, d'un visage agréable, eut le langage de la cour et celui des dames, auxquelles il plut beaucoup. Il fut galant, mais souvent pour sa fortune; il s'attacha extrêmement au duc de Guiche qui lui valut cet emploi qu'il fit très bien et fort noblement. Il sut se tenir en sa place avec tout le monde, plaire aux courtisans, aux généraux, ne se mettre mal avec personne, cultiver les maris dont il l'était par leurs femmes, et toutefois cheminer honnêtement et vivre recherché à Paris, à la cour, aux armées, de la meilleure, de la plus utile et de la plus brillante compagnie, se soutenir encore en toutes sortes de temps et de changements dans la même situation, être dans la confiance de ceux qui gouvernaient et qui commandaient; et le miracle de tout cela, c'est qu'il avait fort peu d'esprit, et qu'il ne sut jamais faire une lettre.

M. de Soubise eut cinquante mille écus pour lui sur ce qui vaqua dans les gens d'armes, y compris la charge du fils qu'il y avait perdu, et déclara à Marly, le 12 juin, la nomination de son fils au cardinalat dont les beaux yeux de Mme de Soubise avaient tiré parole du roi il y avait déjà quelque temps.

Plusieurs personnes moururent en ce même temps :

Le chevalier de Courcelles, lieutenant général, qui servait à Luxembourg et qui s'était distingué à la guerre; il s'appelait Champlais, d'une noblesse fort commune; sa grand'mère était soeur du premier maréchal de Villeroy; elle avait épousé en premières noces le vicomte de Tallard, du nom de Bonne, du feu connétable de Lesdiguières; la fille unique de ce mariage fut mère du maréchal de Tallard. En secondes noces elle épousa Courcelles, lieutenant général d'artillerie, et fit fort parler d'elle par des galanteries éclatantes auxquelles on n'était pas accoutumé en ce temps-là, et qui la brouillèrent avec toute sa famille. Elle mourut en 1688, dans une grande vieillesse, et avait beaucoup d'esprit.

Montchevreuil, dont j'ai parlé si souvent qu'il ne me reste plus rien à en dire; il mourut à Saint-Germain. Mornay son fils avait la survivance de ce gouvernement et de la capitainerie.

Bourlemont, du nom d'Anglure; il était lieutenant général, avait fort servi autrefois, et s'était brouillé avec M. de Louvois qui lui rasa, de pique, Stenay dont il était gouverneur. C'était un très galant homme, ami de mon père, qui avait, je ne sais comment tonnelé, marié sa fille unique à Chamarande, qui était à la vérité très laide, mais avec beaucoup de mérite et de vertu. Il était fort vieux. Son frère était mort archevêque de Bordeaux.

Une vieille Mlle de Foix, tante paternelle du duc de Foix, fort riche et de beaucoup d'esprit, à ce que j'ai ouï dire à M. de Lauzun, qui en hérita en partie; elle n'avait jamais voulu sortir de ses terres, où elle vivait en grande dame et avec des hauteurs qu'on passait à l'âge et à la coutume, et qui ne seraient de mise aujourd'hui.

L'évêque d'Amiens, qui était Brou, d'une famille de Paris, et fort distingué dans le clergé par ses moeurs, sa piété, le gouvernement de son diocèse, sa science, sa capacité en affaires du clergé, son attachement aux maximes du royaume et à la bonne morale, avec beaucoup de sagesse et de discernement; il avait été aumônier du roi, et avait toujours conservé les grâces du monde. Il était fort considéré de la bonne compagnie et recherché de ce qu'il y avait de meilleur. Ami intime du grand évêque de Meaux et de ce qu'il y avait de plus réglé et de plus éclairé dans l'épiscopat. Il était oncle paternel de la femme du président de Mesmes, depuis premier président. Son évêché y perdit tout et fut donné à une barbe sale de Saint-Sulpice.

L'abbé Testu, qui était un homme fort singulier, mêlé toute sa vie dans la meilleure compagnie de la ville et de la cour, et de fort bonne compagnie lui-même; il ne bougeait autrefois de l'hôtel d'Albret, où il s'était lié intimement avec Mme de Montespan, qu'il voyait tant qu'il voulait dans sa plus grande faveur, et à qui il disait tout ce qu'il lui plaisait; il s'y lia de même avec Mme Scarron; il la voyait dans ses ténèbres avec les enfants du roi et de Mme de Montespan qu'elle élevait; il la vit toujours et toutes les fois qu'il voulut depuis le prodige de sa fortune; ils s'écrivirent toute leur vie souvent, et il avait un vrai crédit auprès d'elle; il était ami de tout ce qui l'approchait le plus, et en grand commerce surtout avec M. de Richelieu et sa femme, dame d'honneur, et avec Mme d'Heudicourt et Mme de Montchevreuil. Il avait une infinité d'amis considérables dans tous les états, ne se contraignait pour pas un, pas même pour Mme de Maintenon; ne l'avait pas qui voulait. C'est un des premiers hommes qui aient fait connaître ce qu'on appelle des vapeurs; il en était désolé, avec un tic qui à tous les moments lui démontait tout lé visage. Il primait partout, on en riait, mais on le laissait faire. Il était très bon ami et serviable, il a fait sous la cheminée beaucoup de grands plaisirs, et avancé et fait même des fortunes; avec cela simple, sans ambition, sans intérêt, bon homme et honnête homme, mais fort vif, fort dangereux, et fort difficile à pardonner, et même à ne pas poursuivre quiconque l'avait heurté. Il était grand, maigre et blond, et à quatre-vingts ans, il se faisait verser peu à peu une aiguière d'eau à la glace sur sa tête pelée, sans qu'il en tombât goutte à terre, et cela lui arrivait souvent depuis beaucoup, d'années; il a fort servi l'archevêque d'Arles, depuis cardinal de Mailly, et grand nombre d'autres, rompu le cou aussi à quelques-uns. Ce fut une perte pour ses amis, et une encore pour la société. C'était en tout un homme fort considéré et recherché jusqu'au bout.

M. de Rhodes, le dernier de ce nom de Pot si ancien, si distingué, et qui eut un collier de là Toison d'or en la première promotion que Philippe le Bon fit à l'institution de cet ordre; il avait été grand maître des cérémonies comme ses pères pour qui Henri III fit cette charge. Fort de la cour et du grand monde, extrêmement galant, et avec grand bruit, qui fit chasser Mlle de Tonnerre de la chambre des filles de Mme la Dauphine. Il avait bien servi et eut toujours beaucoup d'amis; c'était un grand homme fort bien fait, avec beaucoup d'esprit et fort orné, mais un esprit trop libre qui n'était pas fait pour la cour de Louis XIV. Aussi s'en dégoûta-t-il et se retira-t-il à Paris, en espèce de philosophe, où il épousa une Simiane, veuve d'un autre Simiane, dont il ne laissa qu'une fille qui n'eut point d'enfants du prince d'Isenghien, de laquelle on a vu la mort, il n'y a pas longtemps. Rhodes mourut avant la vieillesse, mais rongé de la goutte depuis fort longtemps. C'est de lui et des Gesvres qu'on a dit que l'ouvrage valait mieux que l'ouvrier.

Le maréchal de Villars perdit en ce même temps sa mère, tante paternelle du feu maréchal de Bellefonds. C'était une petite vieille ratatinée, tout esprit et sans corps, qui avait passé sa vie dans la meilleure compagnie, et qui y vécut avec toute sa tête et sa santé jusqu'à sa mort à quatre-vingt-cinq ou six ans. Elle était salée, plaisante, méchante; elle s'émerveillait plus que personne de l'énorme fortune de son fils; elle le connaissait, et lui recommandait toujours de beaucoup parler de lui au roi, et jamais à personne; elle avait beau se contraindre, le peu de cas qu'elle faisait de lui perçait; elle avait des apophtegmes incomparables, et ne semblait pas y toucher.

Gacé, depuis le maréchal de Matignon, perdit sa femme qui passait sa vie fort renfermée chez elle; elle était fort vertueuse, horriblement laide, riche, et Bertelot, soeur de Plénoeuf, de qui j'aurai lieu de parler. Qui aurait cru qu'un nom si vil eût fait dans la suite la fortune des deux fils qu'elle laissa?

La vieille Tingry les suivit de près à Versailles, où elle ne sortait presque plus de sa chambre. J'ai expliqué qui elle était et sa singulière histoire à propos du procès de M. de Luxembourg. Elle vécut longtemps fort délaissée, et dans de grands scrupules sur ses voeux, et d'avoir changé son voile contre un tabouret.

La veuve sans enfants du duc Max. de Bavière, soeur de M. de Bouillon, ne survécut presque pas son mari, de la mort duquel j'ai parlé, il n'y a pas longtemps, et sans enfants, comme je l'ai dit.

Congis, ancien capitaine aux gardes, espèce d'officier général hébété, et en qui il n'y avait jamais eu grand'chose, mourut employé à la Rochelle sous le maréchal de Chamilly. Il avait le gouvernement et capitainerie des Tuileries et son fils la survivance. Il valait encore moins que son père. Le roi voulut qu'il en accommodât Catelan pour peu de chose, qu'il voulut dédommager de la Muette et du bois de Boulogne, donnés à Armenonville, et à son fils, comme je l'ai dit lorsque le comte de Toulouse acheta Rambouillet.

Laubanie ne jouit pas longtemps de la gloire d'avoir si bien défendu Landau et de la récompense qu'il en avait eue. Sa grand'croix de Saint-Louis fut donnée à Maupertuis, lieutenant général et capitaine des mousquetaires gris. Comme il n'était pas commandeur, cette grâce passa pour une distinction très particulière. Les capitaines de mousquetaires étaient bien éloignés alors de penser à être chevaliers de l'ordre.

La duchesse de Montbazon, mère du prince de Guéméné, femme du duc de Montbazon, mort fou, enfermé à Liège, belle-soeur du chevalier de Rohan, qui eut la tête coupée devant la Bastille à la fin de 1674, belle-fille de la belle et célèbre Montbazon qu'on a vue avoir commencé par son obscur tabouret d'abord la princerie des Rohan et du frère de la fameuse duchesse de Chevreuse, de la seconde duchesse de Luynes, et de M. de Soubise. La duchesse de Montbazon était fille posthume, unique du second mariage du premier maréchal de Schomberg, et de la seconde fille de M. de La Guiche, grand maître de l'artillerie, ainsi nièce de la duchesse d'Angoulême; elle était soeur de père du second maréchal de Schomberg qui fut duc et pair d'Halluyn, par son mariage, et de cette sainte et illustre duchesse de Liancourt, à laquelle elle ressembla si peu. La vie de cette duchesse de Montbazon fut obscure, et ses moeurs et sa tête fort mal timbrée avaient beaucoup fait parler d'elle. Elle avait soixante-seize ans; elle s'avisa de faire exécuteur de son testament le duc de La Rochefoucauld, avec qui elle n'avait jamais eu grand commerce, et qui se mêlait fort à peine de ses propres affaires. Il avait épousé la petite-fille, héritière de la duchesse de Liancourt, sa soeur.

Mme de Polignac, seul reste de la maison de Rambures avec Mme de Caderousse sa soeur. Elle avait été fille d'honneur de Mme la Dauphine, et depuis son mariage, chassée de la cour pour avoir été trop bien avec Monseigneur; et M. de Créqui hors du royaume pour avoir été trop bien avec elle dans le temps qu'il était leur confident. Elle s'en consola à Paris où, avec un mari qui eut toujours pour elle des égards jusqu'au ridicule, et pour qui elle n'en eut jamais le plus léger, elle mena une vie fort libre, et joua tant qu'elle put le plus gros jeu du monde. Elle eut à la fin permission de se montrer à la cour, où elle ne parut que très rarement et des instants. Le Bordage, à qui la paresse et la passion du jeu avaient fait quitter promptement le service, était de toutes les parties chez elle, et partout où elle allait. Il en devint passionné, quoique fort accusé de n'avoir pas de quoi l'être. C'était une créature d'esprit et de boutades, qui ne se mettait en peine de rien que de se divertir, de ne se contraindre sur quoi que ce fût, et de suivre toutes ses fantaisies. Elle joua tant et si bien, qu'elle se ruina sans ressource, et que, ne pouvant plus vivre ni peut-être se montrer à Paris, elle s'en alla au Puy dans les terres de son mari. La tristesse et l'ennui (quelques-uns l'ont accusée d'un peu d'aide) l'y firent tomber bientôt fort malade. Dès que le Bordage l'apprit, il y courut, et presque aussitôt après son arrivée il fut témoin de sa triste mort. Il en fut si outré de douleur, qu'il avala tout ce qu'il fallut d'opium pour le tuer, se jeta dans sa voiture, et ordonna qu'on le menât droit chez lui en Bretagne. Il n'eut pas fait grand chemin, que l'opium opéra. Ses valets, sur le soir, s'en aperçurent qu'il était comme mort et tout près de passer. Leur surprise et quelque manège qu'ils avaient vu leur fit deviner ce que ce pouvait être. Dans l'incertitude, ils le secouèrent et lui firent avaler du vinaigre tant qu'ils purent, puis tout ce qu'ils purent trouver de spiritueux, et avec beaucoup de peine et de temps le réchappèrent. Il le trouva si mauvais dès qu'il put être revenu à soi, qu'ils le veillèrent de bien près de peur de récidive, et, malgré lui, le ramenèrent à Paris où ils avertirent ses amis et des médecins. Cette aventure fit grand bruit, et plut extrêmement aux dames. Il fut longtemps sans se pouvoir consoler, et les médecins sans le pouvoir guérir. Il languit ainsi plus d'une année, et reprit après son jeu et sa vie accoutumée. Le singulier est qu'à plus de soixante-dix ans il la mène encore sans avoir été un moment incommodé depuis.

CHAPITRE XII. §

Baguettes du parlement baissées à Dijon chez M. le Prince. — Baronnies de Languedoc réelles, non personnelles. — Deux cent mille livres de brevet de retenue à Bullion. — Cardinal de Janson arrivé de Rome. — Mariage de des Forts avec la fille de Bâville. — Foucault cède à son fils l'intendance de Caen. — Fortune de l'abbé de La Bourlie en Angleterre. — Galanterie du roi à Marlborough. — Verbaum arrêté allant aux ennemis. — Faux-sauniers. — Orry à Paris; ne retourne plus en Espagne; frise la corde de près; puis président à mortier au parlement de Metz. — La reine douairière d'Espagne conduite de Tolède à Bayonne. — Mort de Fontaine-Martel et sa dépouille. — Caractère, conduite, extraction et dégoût de Saint-Pierre. — Ma façon d'être avec M. le duc d'Orléans. — Mlle de Sery fait légitimer le fils qu'elle avait de M. le duc d'Orléans, et se fait appeler Mme le comtesse d'Argenton par lettres patentes. — Curiosités sur l'avenir très singulières.

Le roi jugea au conseil de dépêches deux affaires assez singulières; la première qui tenait fort au coeur à M. le Prince entre lui et le parlement de Dijon, qui venant le saluer à son arrivée, pour tenir les états de Bourgogne, faisait marcher ses huissiers avec leurs baguettes hautes dans le logis de M. le Prince, qui, de son côté, prétendait que, représentant le roi dans la province dont il était gouverneur, les baguettes des huissiers du parlement ne pouvaient entrer chez lui que baissées. Cela fut ordonné ainsi, dont ce parlement fut fort mortifié.

L'autre paraissait tout à fait sans fondement. Mérinville, dont le père était le seul lieutenant général de Provence, et qui fut chevalier de l'ordre en 1661, avait été forcé par la ruine de ses affaires de vendre à Samuel Bernard, le plus fameux et le plus riche banquier de l'Europe, sa terre de Rieux qui est une des baronnies des états de Languedoc. Ces états ne voulurent pas souffrir que Bernard prît aucune séance dans leur assemblée, comme n'étant pas noble par lui-même, et incapable, par conséquent, de jouir du droit de la terre qu'il avait acquise. Sur cela, Mérinville prétendit demeurer baron des états de Languedoc sans terre, comme étant une dignité personnelle. Il fut jugé qu'elle était réelle, attachée à la terre, et Mérinville évincé avec elle de la qualité de baron, et de tout droit de séance, et d'en exercer aucune fonction, sans que pour cela l'incapacité personnelle de l'acquéreur fût relevée. Son fils vient enfin de la racheter, malgré les enfants de Bernard, qui ont été condamnés par arrêt de la lui rendre pour le prix consigné.

Bullion eut en même temps deux cent mille livres sur son gouvernement du Maine et du Perche. Il était déjà assez étrange que son frère eût eu l'agrément de l'acheter, et que celui-ci l'eût eu après sa mort, sans donner à un homme si riche un brevet de retenue qui assurait presque ce gouvernement à sa famille après lui.

Le cardinal de Janson arriva de Rome. Le roi lui fit mille amitiés qu'il méritait bien, et lui fit prêter, le lendemain 14 juillet, le serment de grand aumônier de France.

Des Forts, que nous verrons plus d'une fois figurer en premier en finance, fils unique de Pelletier qui avait les fortifications, et qui lui avait donné sa place d'intendant des finances, épousa à Montpellier la fille de Bâville. Les Lamoignon crurent faire un grand honneur à la fortune des Pelletier par cette alliance, qui parurent les croire sur leur parole. On a vu, il n'y a pas longtemps, sur le premier président Lamoignon, père de Bâville et du président à mortier, combien il y avait peu qu'ils avaient quitté la plaidoirie et le barreau, où ils n'étaient pas même anciens, pour entrer dans la magistrature.

Foucault, conseiller d'État, obtint la rare permission du roi de quitter à son fils l'intendance de Caen, auquel on verra faire en son temps des personnages dangereux et extravagants en France et en Espagne. Sans une raison de cette nature, je ne m'amuserais pas à gâter mon papier de ces bagatelles. Foucault, grand médailliste, était fort protégé du P. de La Chaise, qui l'était aussi.

On sut que les Anglais avaient fait l'abbé de La Bourlie lieutenant général dans leurs troupes, avec six mille livres de pension, et vingt-quatre mille livres pour son équipage, et qu'ils l'avaient sur leur flotte avec Cavalier, qui, à la fin, après avoir rôdé en France depuis sa soumission et son accommodement, s'était donné à eux. J'ai avancé, quoique de fort peu, quelques-unes de ces petites choses pour ne les pas oublier et pour n'en pas interrompre de plus intéressantes, qu'il faut maintenant raconter après avoir achevé encore quelques bagatelles.

Le roi fut, si content du procédé du duc de Marlborough, à l'égard de tous nos prisonniers, qu'il permit à sa prière que Vanbauze, qui avait Reims pour prison, allât pour trois mois chez lui à Orange. On a vu en son lieu que ce lieutenant général, et grand et bon partisan, avait été pris en Italie. On était fort mécontent de sa conduite et de ses discours, et le roi, qui eut peine à consentir à ce congé, le fit valoir à Marlborough. En même temps Verbaum, premier ingénieur du roi d'Espagne, fut mis dans la citadelle de Valenciennes, comme il allait se rendre au camp des ennemis. On prit aussi quantité de faux sauniers en divers endroits du royaume, qui marchaient armés par troupes, et trouvaient partout protection pour cette contrebande. On en envoya quantité aux îles d'Amérique.

Orry était arrivé à Versailles et y avait suivi Vaset et les pierreries d'Espagne de fort près. C'était pour solliciter des secours d'argent dans cette extrémité des affaires. Il vit longtemps le roi dans son cabinet le 15 juillet. Mais dans les six semaines qu'il demeura ici sur le pied de retourner en Espagne, Amelot et le duc de Berwick mandèrent que la commotion y était si générale et si grande contre lui, qu'il serait fort nuisible de l'y renvoyer. En effet ses hauteurs, sa dureté, sa brutalité, sa grossièreté, le mensonge continuel dont, en toutes sortes d'affaires, il faisait une profession ouverte, l'avaient, rendu si odieux que personne ne voulait plus traiter avec lui. Il en avait usé avec Amelot comme il avait fait avec Puységur, et son effronterie avait si peu de bornes que le duc de Berwick m'a conté que ce qu'il lui promettait pour le lendemain, et quelquefois pour deux heures après, ne s'exécutait point, et qu'il niait de l'avoir promis, tellement que Berwick, qui ne le voyait jamais que pour affaires indispensables, prit enfin le parti de lui porter chaque demande sur du papier et de lui faire écrire et signer au bas sa réponse. Avec cela encore il manquait de parole. On lui rapportait le papier, il ne pouvait plus nier, mais faisait la gambade et répondait qu'il n'avait pu résister au maréchal, sachant bien qu'il ne, pourrait exécuter ce qu'il promettait. Avec cette conduite, tout périssait, excepté sa bourse.

Quand il fut résolu qu'il ne retournerait point, il fut question de lui faire rendre compte de deux millions comptants qu'il avait touchés ici dans ces six semaines pour le payement des troupes en Espagne. Ce compte fut tel que le roi le voulut faire pendre. Il en fut à deux doigts. Mme de Maintenon, qui sentit combien cette catastrophe porterait sur la protection que Mme des Ursins ne cessait de lui donner, et sur l'intime liaison toujours subsistante entre eux, détourna le coup par Chamillart, et fit si bien dans la suite, toujours pour couvrir et soutenir Mme des Ursins, qu'on lui donna pour le décrasser et le réhabiliter une charge de président à mortier au parlement de Metz, qu'il garda pour ces mêmes raisons, mais qu'il n'exerça point, parce qu'il ne savait mot de lois ni de jurisprudence. Il a laissé deux fils qui sont sa vive image. Qui croirait qu'en titre et en effet on les ait rendus les arbitres et les maîtres des finances du roi et de la fortune de tous ses sujets?

Ce fut un coup hardi à Amelot, avec qui Orry était fort brouillé, d'avoir empêché son retour, Mais la conduite, la capacité et la réputation de ces deux hommes étaient si diamétralement opposées, l'un en vénération et en amour à toute l'Espagne et aux troupes, l'autre en dernière horreur, que Mme des Ursins n'osa se fâcher pour cette fois, n'en vécut pas moins bien avec Amelot et avec Berwick, alors tous deux si nécessaires, ne put pas même leur en savoir un trop mauvais gré, et se rabattit à sauver son ami de la corde, pour sauver sa propre réputation à elle-même.

Avant de rentrer à Madrid, et dès que le roi d'Espagne s'en revit le maître, il jugea à propos de se délivrer de la reine douairière d'Espagne, dont la conduite avait été plus que suspecte dans tous les temps. Le roi, par la considération de la mémoire de Charles II qui l'avait appelé à sa couronne par son testament, et duquel elle était veuve, n'avait pas voulu lui faire éprouver les rigueurs de la retraite dans un monastère sans y voir personne et sans en sortir, qui est la destinée que l'usage d'Espagne impose aux reines veuves, lorsqu'un fils sur le trône ne les en dispense pas par son autorité. Celle-ci n'avait point d'enfants. Elle était soeur de l'impératrice veuve de l'empereur Léopold, et mère de l'empereur Joseph et de l'archiduc. On a vu combien, du vivant et dans les fins de Charles II, cette princesse était active pour les intérêts de l'empereur, et intimement unie avec tous les seigneurs espagnols attachés particulièrement à la maison d'Autriche. Philippe V, qui avait raison de ne la pas laisser à Madrid, lui donna le choix d'une autre demeure. Elle désira d'aller à Tolède dans le beau palais que Charles-Quint y avait rétabli, et dont les superbes restes font déplorer l'incendie qui le détruisit à la retraite des troupes de l'archiduc de cette ville, un peu après ce temps-ci. La conduite de la reine douairière n'avait pas démenti son inclination pendant cette dernière prospérité de l'archiduc son neveu, tellement qu'une des premières choses que le roi d'Espagne jugea à propos de faire aussitôt son espèce de rétablissement fut de l'éloigner tout à fait. Il chargea donc le duc d'Ossone, l'un de ses capitaines des gardes qui l'avait toujours suivi, de prendre cinq cents chevaux, d'aller à Tolède, de voir en arrivant la reine douairière, de lui dire que le roi d'Espagne la trouvait là trop proche des armées pour y demeurer tranquillement, et qu'il souhaitait que, sans aucun délai, elle allât trouver la reine à Burgos. La reine douairière parut fort affligée et fort interdite de ce compliment, chercha des excuses et des délais, mais le duc d'Ossone mêla si bien la fermeté avec le respect qu'il ne lui donna que vingt-quatre heures, au bout desquelles il la fit partir avec tout ce qu'elle avait là autour d'elle, et au lieu de Burgos, la fit conduire à Vittoria. Pendant ce voyage, on avait dépêché au roi pour avoir ses ordres sur le lieu de la frontière et de France où on la mènerait. Pau fut choisi pour la commodité et l'agrément du château et des jardins; mais la reine douairière, informée enfin du lieu où elle allait, demanda Bayonne par préférence et l'obtint. Le duc de Grammont qui y était lui céda sa maison et la reçut avec toutes sortes d'honneurs. Elle y a passé plus de trente ans. J'aurai occasion de parler d'elle dans la suite.

Fontaine-Martel était mort, mangé de goutte, ne laissant qu'une fille encore enfant. Il était frère d'Arcy, dont j'ai parlé, qui avait été gouverneur de M. le duc d'Orléans, et qui avait valu à Fontaine-Martel la place de premier écuyer de Mme la duchesse d'Orléans. Elle était obsédée des Saint-Pierre, et par eux toujours aigrie sur celle des Suisses qu'avait eue Nancré. Ils firent tant auprès d'elle qu'elle se fit une véritable affaire d'obtenir cette place de son premier écuyer pour Saint-Pierre, et M. le duc d'Orléans la lui donna pour avoir repos, à condition que Saint-Pierre ne se présenterait pas devant lui. Quelque déshonorante que fût cette condition, Saint-Pierre et sa femme n'étaient pas gens à lâcher prise. La place était utile et pleine de commodités, elle honorait fort Saint-Pierre, elle lui donnait un état de consistance qu'il n'avait pas; il la reçut donc avec avidité et tint des propos et une conduite à l'égard de M. le duc d'Orléans plus qu'indécents.

C'était un petit noble tout au plus, de basse Normandie, qui ne s'était jamais assis devant la vieille duchesse de Ventadour, mère de la maréchale de Duras, quand il allait lui faire sa cour à Sainte-Marie dont il était voisin. Pour achever, il n'y eut manèges qu'il ne fît, et chose qu'il ne mît en oeuvre pour faire aller sa femme à Marly, et par conséquent pour la faire manger, et entrer dans les carrosses. Mme la duchesse d'Orléans le voulut prendre au point d'honneur, à cause de la charge. On allégua l'exemple de Mme de Fontaine-Martel qui y avait été admise sans difficulté. Le roi tint bon toute sa vie, car ils ne se lassèrent point d'y prétendre. Il répondit que, quand le premier écuyer de Mme la duchesse d'Orléans serait un homme de qualité comme l'était Fontaine-Martel, il savait la différence des domestiques des petits-fils de France d'avec ceux des princes du sang; mais que, pour un premier écuyer tel que Saint-Pierre, il était étonné que cela se pût imaginer, moins encore proposer. Il n'y eut peut-être que les deux dernières années de la vie du roi tout au plus que, rebutés cent et cent fois, ils se le tinrent pour dit.

La Saint-Pierre se fourrait partout, divertissait le monde et soi-même tant qu'elle pouvait, avec un air étourdi, mais point du tout méchante ni glorieuse. Le mari était un faux Caton, bien glorieux, bien présomptueux, bien insolent, jusqu'à ne prendre pas la peine de voir le roi, de dépit de Marly, quoique ne bougeant de Versailles, méchant et dangereux avec force souterrains, et un froid silencieux et indifférent copié sur d'O, mais avec beaucoup d'esprit. Son nom était Castel. Les trois tantes paternelles du maréchal de Bellefonds avaient épousé en 1642 [la première] un Castel; la seconde un Cadot, qui sont les Sebeville; la troisième fut mère du maréchal de Villars. Voilà une parenté médiocre. On sait en Normandie quels sont les Gigault; mais le surprenant est que la mère de ces trois femmes était Aux Épaules, bonne et ancienne maison éteinte, dont était aussi la mère de la duchesse de Ventadour, mère de la maréchale de Duras, qui n'en rabattait rien pour cela avec les Saint-Pierre.

S'il n'est pas temps encore de parler du personnel de M. le duc d'Orléans, je ne puis différer de dire de quelle façon j'étais avec lui depuis que j'étais entré dans son commerce, de la façon dont je l'ai raconté en son lieu. L'amitié et la confiance pour moi était entière, j'y répondis toujours avec le plus sincère attachement. Je le voyais presque toutes les après-dînées à Versailles, seul dans son entresol. Il me faisait des reproches quand le hasard rendait mes visites plus rares, et il me permettait de lui en parler en toute liberté. Aucun chapitre ne nous échappait, il se répandait sur tous avec moi, et il trouvait bon que je ne lui cachasse rien sur lui-même. Je ne le voyais qu'à Versailles et à Marly, c'est-à-dire à la cour, et jamais à Paris. Outre que je n'y étais presque point, et que, quand j'y allais pour y coucher une nuit, et rarement deux, c'était pour des devoirs ou des affaires; ses compagnies, ses parties, la vie qu'il menait à Paris ne me convenait point. Je m'étais mis tout d'abord sur le pied de n'avoir aucun commerce avec personne du Palais-Royal, ni de ses compagnies de plaisir, ni avec ses maîtresses. Je n'en voulus pas avoir davantage avec Mme la duchesse d'Orléans que je ne voyais jamais qu'aux occasions de cérémonie et de devoirs indispensables, fort rares, et une minute, et je ne me mêlai jamais de quoi que ce fût de leurs maisons. Je crus toujours qu'une autre conduite là-dessus me serait fort importune, et ne me mènerait qu'à des tracasseries, de sorte que je n'en voulus jamais entendre parler.

Le soir même qu'il fut déclaré général pour l'Italie, je le suivis du salon chez lui, où nous causâmes longtemps tous deux. Il m'apprit qu'on avait dépêché à Marsin, en Flandre, où il était encore avec ce qu'il avait amené au maréchal de Villeroy, qui ne l'avait pas attendu pour sa bataille, ordre de se porter sur-le-champ de sa personne sur le Rhin y prendre le commandement de l'armée, et en même temps à Villars d'en partir, et de sa personne aller par la Suisse à l'armée d'Italie, qu'il commanderait sous lui, d'où M. de Vendôme ne devait point partir qu'ils ne fussent arrivés l'un et l'autre, et n'eussent conféré avec lui, et qu'il n'était général qu'à condition, pour ce commandement, de ne rien faire que de l'avis du maréchal, et quoi que ce soit au contraire, dont le roi en le nommant venait d'exiger sa parole. Il en sentit moins le poids que la joie de se voir arrivé à ce qu'il avait tant désiré toute sa vie, et sans l'avoir demandé, et lorsque depuis si longtemps il ne l'espérait plus et n'y songeait plus. M. le prince de Conti se contraignit, et fit fort bien le soir dans le salon. Mme la Duchesse, qui y jouait, ne prit pas la peine de quitter ni d'aller à M. le duc d'Orléans: elle lui cria, comme il passait à portée, qu'elle lui faisait son compliment, d'un air piqué. Il passa sans répondre. M. le Duc n'était pas encore de retour des états de Bourgogne. Les jours suivants, M. le duc d'Orléans voulut que j'entrasse avec lui en beaucoup de choses. Je crus ne pourvoir lui rendre un meilleur service, à Chamillart et aux affaires, que de lui bien et nettement dire l'obligation qu'il avait à Chamillart de le faire servir; de lui bien faire entendre que, quelle que fût sa disproportion d'avec lui, un ministre demeurait toujours le maître, et faisait enrager les plus grands princes quand il voulait; que l'honneur, la reconnaissance, l'intérêt de sa gloire et de ce qu'il allait manier, exigeait entre eux un concert, une union, une franchise entière sur tout, une exclusion de tout genre de fripons, qui, pour pécher en eau trouble et pour leurs intérêts particuliers, voudraient semer de la défiance et les éloigner l'un de l'autre. Je lui représentai qu'il ne pouvait douter de Chamillart, du caractère droit et vrai dont il était, qui l'ayant mis à la tête d'une puissante armée, ne tenant qu'à lui de le laisser oisif comme il était, n'oublierait rien pour se maintenir dans la bienveillance qu'il devait se promettre de ce service; qu'une réflexion si naturelle le devait continuellement tenir en garde contre ceux qui, sûrement ou jaloux ou ennemis de l'un et de l'autre, voudraient lui grossir les soupçons, les mécontentements, le chagrin, qui pouvaient naître avec le temps par le manquement involontaire de beaucoup de choses, qui ne se faisait que trop sentir en beaucoup d'occasions partout. Il reçut avec amitié et avec plaisir ces considérations, m'expliqua fort au long ses instructions et ses ordres, et m'ordonna de lui écrire souvent et librement sur lui-même.

Il était depuis longtemps amoureux de Mlle de Sery. C'était une jeune fille de condition, sans aucun bien, jolie, piquante, d'un air vif, mutin, capricieux et plaisant. Cet air ne tenait que trop ce qu'il promettait. Mme de Ventadour, dont elle était parente, l'avait mise fille d'honneur auprès de Madame; là elle devint grosse, et eut un fils de M. d'Orléans. Cet éclat, la fit sortir de chez Madame. M. le duc d'Orléans s'attacha à elle de plus en plus. Elle était impérieuse et le lui fit sentir; il n'en était que plus amoureux et plus soumis. Elle disposait de beaucoup de choses au Palais-Royal, cela lui fit une petite cour et des amis; et Mme de Ventadour, avec toute sa dévotion de repentie et ses vues, ne cessa point d'être en commerce étroit avec elle, et ne s'en cachait pas. Elle fut bien conseillée. Elle saisit ce moment brillant de M. le duc d'Orléans pour faire reconnaître et légitimer le fils qu'elle en avait, aujourd'hui par la régence de son père devenu grand prieur de France, général des galères, et grand d'Espagne, avec des abbayes. Mais Mlle de Sery ne se contenta pas de cette légitimation. Elle trouva indécent d'être publiquement mère et de s'appeler mademoiselle. Nul exemple pour lui donner le nom de Madame; c'était un honneur réservé aux filles de France, aux filles duchesses femelles, et depuis l'invention de Louis XIII que j'ai rapportée en son lieu, pour Mlle d'Hautefort, aux filles dames d'atours. Ces obstacles n'arrêtèrent ni la maîtresse ni son amant. Il lui fit don de la terre d'Argenton, et força la complaisance du roi, quoique avec beaucoup de peine d'accorder des lettres patentes portant permission à Mlle de Sery de prendre le nom de madame et de comtesse d'Argenton. Cela était inouï. On craignit les difficultés de l'enregistrement. M. le duc d'Orléans, prêt à partir et accablé d'affaires, alla lui-même chez le premier président et chez le procureur général, et l'enregistrement fut fait. Son choix pour l'Italie avait été reçu avec le plus grand applaudissement de la ville et de la cour. Cette nouveauté ralentit cette joie et fit fort crier; mais un homme bien amoureux ne pense qu'à satisfaire sa maîtresse et à lui tout sacrifier.

Tout se conçut, se fit et se consomma à cet égard sans que lui et moi nous nous en dissions un seul mot. Je fus fâché de la chose, et qu'il eût terni un départ si brillant par une singularité si bruyante et si déplacée. Mais ce fut tout, et je me fus fidèle à ce que je m'étais proposé, dès le moment que je rentrai en commerce avec lui, de ne lui parler jamais de sa maison, de son domestique ni de ses maîtresses. Il se doutait bien que je n'approuverais pas ce qu'il faisait pour celle-là; il se garda bien de m'en ouvrir la bouche en aucun temps.

Mais voici une chose qu'il me raconta dans le salon de Marly, dans un coin où nous causions tête à tête, un jour que, sur le point de son départ pour l'Italie, il arrivait de Paris, dont la singularité vérifiée par des événements qui ne se pouvaient prévoir alors m'engage à ne la pas omettre. Il était curieux de toutes sortes d'arts et de sciences, et, avec infiniment d'esprit, avait eu toute sa vie la faiblesse si commune à la cour des enfants d'Henri II, que Catherine de Médicis avait entre autres maux apportée d'Italie. Il avait tant qu'il avait pu cherché à voir le diable, sans y avoir pu parvenir, à ce qu'il m'a souvent dit, et à voir des choses extraordinaires, et savoir l'avenir. La Sery avait une petite fille chez elle de huit ou neuf ans, qui y était née et n'en était jamais sortie, et qui avait l'ignorance et la simplicité de cet âge et de cette éducation. Entre autres fripons de curiosités cachées, dont M. le duc d'Orléans avait beaucoup vu en sa vie, on lui en produisit un, chez sa maîtresse, qui prétendit faire voir dans un verre rempli d'eau tout ce qu'on voudrait savoir. Il demanda quelqu'un de jeune et d'innocent pour y regarder, et cette petite fille s'y trouva propre. Ils s'amusèrent donc à vouloir savoir ce qui se passait alors même dans des lieux éloignés, et la petite fille voyait, et rendait ce qu'elle voyait à mesure. Cet homme prononçait tout bas quelque chose sur ce verre rempli d'eau, et aussitôt on y regardait avec succès.

Les duperies que M. le duc d'Orléans avait souvent essuyées rengagèrent à une épreuve qui pût le rassurer. Il ordonna tout bas à un de ses gens, à l'oreille, d'aller sur-le-champ à quatre pas de là, chez Mme de Nancré, de bien examiner qui y était, ce qui s'y faisait, la position et l'ameublement de la chambre, et la situation de tout ce qui s'y passait, et, sans perdre un moment ni parler à personne, de le lui venir dire à l'oreille. En un tournemain la commission fut exécutée, sans que personne s'aperçût de ce que c'était, et la petite fille toujours dans la chambre. Dès que M. le duc d'Orléans fut instruit, il dit à la petite fille de regarder dans le verre qui était chez Mme de Nancré et ce qu'il s'y passait. Aussitôt elle leur raconta mot pour mot tout ce qu'y avait vu celui que M. le duc d'Orléans y avait envoyé. La description des visages, des figures, des vêtements, des gens qui y étaient, leur situation dans la chambre, les gens qui jouaient à deux tables différentes, ceux qui regardaient ou qui causaient assis ou debout, la disposition des meubles, en un mot tout. Dans l'instant M. le duc d'Orléans y envoya Nancré, qui rapporta avoir tout trouvé comme la petite fille l'avait dit, et comme le valet qui y avait été d'abord l'avait rapporté à l'oreille de M. le duc d'Orléans.

Il ne me parlait guère de ces choses-là, parce que je prenais la liberté de lui en faire honte. Je pris celle de le pouiller à ce récit et de lui dire ce que je crus le pouvoir détourner d'ajouter foi et de s'amuser à ces prestiges, dans un temps surtout où il devait avoir l'esprit occupé de tant de grandes choses. « Ce n'est pas tout, me dit-il; et je ne vous ai conté cela que pour venir au reste; » et tout de suite me conta que, encouragé par l'exactitude de ce que la petite fille avait vu de la chambre de Mme de Nancré, il avait voulu voir quelque chose de plus important, et ce qui se passerait à la mort du roi, mais sans en rechercher le temps qui ne se pouvait voir dans ce verre. Il le demanda donc tout de suite à la petite fille, qui n'avait jamais ouï parler de Versailles, ni vu personne que lui de la cour. Elle regarda et leur expliqua longuement tout ce qu'elle voyait. Elle fit avec justesse la description de la chambre du roi à Versailles, et de l'ameublement qui s'y trouva en effet à sa mort. Elle le dépeignit parfaitement dans son lit, et ce qui était debout auprès du lit ou dans la chambre, un petit enfant avec l'ordre tenu par Mme de Ventadour, sur laquelle elle s'écria parce qu'elle l'avait vue chez Mlle de Sery. Elle leur fit connaître. Mme de Maintenon, la figure singulière de Fagon, Madame, Mme la duchesse d'Orléans, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti; elle s'écria sur M. le duc d'Orléans: en un mot, elle leur fit connaître ce qu'elle voyait là de princes et de domestiques, seigneurs ou valets. Quand elle eut tout dit, M. le duc d'Orléans, surpris qu'elle ne leur eût point fait connaître Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, Mme la duchesse de Bourgogne, ni M. le duc de Berry, lui demanda si elle ne voyait point des figures de telle et telle façon. Elle répondit constamment que non, et répéta celles qu'elle voyait. C'est ce que M. le duc d'Orléans ne pouvait comprendre et dont il s'étonna fort avec moi, et en rechercha vainement la raison. L'événement l'expliqua. On était lors en 1706. Tous quatre étaient alors pleins de vie et de santé, et tous quatre étaient morts avant le roi. Ce fut la même chose de M. le Prince, de M. le Duc et de M. le prince de Conti qu'elle ne vit point, et vit les enfants des deux derniers, M. du Maine, les siens, et M. le comte de Toulouse. Mais jusqu'à l'événement cela demeura dans l'obscurité.

Cette curiosité achevée, M. le duc d'Orléans voulut savoir ce qu'il deviendrait. Alors ce ne fut plus dans le verre. L'homme qui était là lui offrit de le lui montrer comme peint sur la muraille de la chambre, pourvu qu'il n'eût point de peur de s'y voir; et au bout d'un quart d'heure de quelques simagrées devant eux tous, la figure de M. le duc d'Orléans, vêtu comme il l'était alors et dans sa grandeur naturelle, parut tout à coup sur la muraille comme en peinture, avec une couronne fermée sur la tête. Elle n'était ni de France, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, ni impériale. M. le duc d'Orléans, qui la considéra de tous ses yeux, ne put jamais la deviner; il n'en avait jamais vu de semblable. Elle n'avait que quatre cercles, et rien au sommet. Cette couronne lui couvrait la tête.

De l'obscurité précédente et de celle-ci, je pris occasion de lui remontrer la vanité de ces sortes de curiosités, les justes tromperies du diable que Dieu permet pour punir des curiosités qu'il défend, le néant et les ténèbres qui en résultent au lieu de la lumière et de la satisfaction qu'on y recherche. Il était assurément alors bien éloigné d'être régent du royaume et de l'imaginer. C'était peut-être ce que cette couronne singulière lui annonçait. Tout cela s'était passé à Paris chez sa maîtresse, en présence de leur plus étroit intrinsèque, la veille du jour qu'il me le raconta, et je l'ai trouvé si extraordinaire que je lui ai donné place ici, non pour l'approuver, mais pour le rendre.

CHAPITRE XIII. §

Marsin, au refus de Villars, va commander l'armée d'Italie sous M. le duc d'Orléans, qui part pour l'Italie. — Mmes de Savoie, et incontinent après M. de Savoie, sortis de Turin défendu par le comte de Thun. — Folles courses de La Feuillade après le duc de Savoie. — Duc d'Orléans passe au siège dont il est peu content. — Mauvaise conduite de La Feuillade, fort haï. — Duc d'Orléans joint Vendôme et n'en peut rien tirer. — Vendôme à Versailles. — Vendôme part pour Flandre, avec une lettre du roi, pour donner l'ordre et commander à tous les maréchaux de France. — Villeroy à Versailles sans avoir vu Vendôme, et ne voit point Chamillart, avec qui il se brouille, et tombe en disgrâce. — Guiscard, sans lettre de service, retiré chez lui; seul sans nouvelles lettres de service. — Puységur à Versailles et en Flandre. — Traitement des ducs en pays étrangers. — Usurpation de rang de l'électeur de Bavière. — Traitements entre lui et M. de Vendôme. — Villars, quoique affaibli, prend l'île du Marquisat, où Streff est tué. — Caraman assiégé dans Ménin et le rend. — Jolie action du chevalier du Rosel. — Ath pris par les ennemis. — Séparation des armées en Flandre. — Le roi, amusé sur le voyage de Fontainebleau, ne le fait point cette année. — Kercado, maréchal de camp, tué. — Talon, Polastron, Rose, colonels, morts en Italie, et le prince de Maubec, colonel de cavalerie.

On sut bientôt le changement qui regardait le commandement de l'armée d'Italie sous M. le duc d'Orléans. Villars n'en voulut point tâter: il ne s'accommoda point de prendre l'ordre de M. de Vendôme, et aussi peu d'être sous un jeune prince. Il était parvenu aux richesses et aux plus grands honneurs. Sans balancer, il leur remit le marché à la main, et répondit tout net que le roi était le maître de lui ôter le commandement de l'armée du Rhin, le maître de l'employer et de ne l'employer pas, mais que d'aller en Italie il ne pouvait s'y résoudre, et qu'il suppliait le roi de l'en dispenser. Un autre que l'heureux Villars eût été perdu. De lui ou des conjonctures, tout fut trouvé bon. Le même courrier lui fut renvoyé avec ordre de demeurer à la tête de son armée, et un autre à Marsin portant, dès qu'il y serait arrivé (et qu'on ne savait où prendre par les chemins), de s'en aller en Italie par la Suisse, au lieu de Villars. Le roi exigea de M. le duc d'Orléans la même parole à l'égard de celui-ci qu'il lui avait fait donner pour l'autre. Il l'entretint longtemps à Marly, le mercredi matin, 30 juin. M. le duc d'Orléans prit congé et s'en alla à Paris, d'où il partit le lendemain avec vingt-huit chevaux et cinq chaises pour arriver en trois jours à Lyon, et pousser de là, sans s'arrêter, en Italie.

Mmes de Savoie sortirent de bonne heure de Turin et se retirèrent à Coni. M. de Savoie reçut assez mal les offres de sûreté pour tous les lieux où elles voudraient aller, que La Feuillade lui envoya faire de la part du roi. Il répondit sèchement qu'elles étaient bien où elles étaient. Lui-même quitta Turin à la fin de juin. Il en laissa le commandement au comte de Thun, qui ne s'en acquitta que trop bien, et qui longtemps depuis a été gouverneur du Milanais. M. de Savoie emmena toute sa cour, ses équipages et ses trois mille chevaux, et n'y en laissa que cinq cents et vingt hussards. Il se mit à courir le pays dans l'opinion que La Feuillade le suivrait et se distrairait du siège pour tâcher de le prendre. C'est en effet ce qui arriva. Il laissa le commandement du siège à son ami Chamarande, qui fut sa dupe toute sa vie, et se mit aux champs. Il alla s'amuser devant Quérasque, et envoya d'Estaing prendre Asti qui, depuis la méprise de son secrétaire, était demeuré aux ennemis, et oh lui-même avait échoué, comme on l'a vu ci-devant.

Avec ces détachements, il ne restait que quarante bataillons devant Turin, qui y fatiguaient fort et y avançaient fort peu. On prit prisonniers dans Mondovi le prince de Carignan, ce fameux muet, et toute sa famille; et sur sa parole, on les conduisit à Raconis, sa maison de plaisance, où il demanda une garde à La Feuillade. En même temps Mmes de Savoie, qui de Coni étaient allées à Oneille, se retirèrent à Savane. La Feuillade, lassé de perdre son temps à courre après du vent, revint au siège et lâcha Aubeterre aux trousses de M. de Savoie, qui, pour ralentir le siège, se montrait de loin, puis se cachait et changeait continuellement de retraite et de route. Il pensa pourtant plus d'une fois y être attrapé, et cependant menait une vie errante, misérable et périlleuse. Aubeterre battit son arrière-garde et prit un fils du comte de Soissons, un capitaine des gardes de M. de Savoie et une vingtaine d'officiers. Là-dessus La Feuillade, follement buté à la capture de M. de Savoie, et qui n'en voulait pas laisser l'honneur à un autre, quitta encore le siège et se remit après; mais M. de Savoie se moquait de lui. Ce prince ne laissa pas de se trouver longtemps dans les plus fâcheuses extrémités qu'il soutint avec un grand art et un grand courage. Cette conduite de La Feuillade harassa toute sa cavalerie, et mit à bout son infanterie, par tous les divers détachements qu'il en fit à droite et à gauche, et par la fatigue trop redoublée de celle qui restait au siège. C'était une étrange folie que voler le papillon aux dépens de l'objet si principal de prendre Turin, et si pressé qu'une heure était précieuse dans la crainte de l'arrivée du prince Eugène, à qui ces lenteurs donnèrent tout le temps qui lui fut nécessaire; et la négligence, la paresse, l'opiniâtreté, l'incurie de M. de Vendôme pour un pays qu'il allait quitter, toutes les facilités dont il sut bien profiter pour passer le Pô malgré lui, et lui donner le second tome de M. de Staremberg, et par le même chemin qu'il vint au secours de M. de Savoie, quoique fort arriéré, et toutes les rivières gardées, les passa et devança M. de Vendôme qui revenait de cette belle course de Trente, et arriva à temps de sauver M. de Savoie, comme je l'ai marqué en son temps.

On avait beau presser le siège par des courriers redoublés, le temps perdu ne se pouvait regagner; et Chamillart fut obligé de mander à son gendre le mauvais effet de ses courses par monts et par vaux après un fantôme qui ne se montrait que pour le séduire et qui lui échappait toujours. Personne n'osait dire un mot de ce qu'il pensait à La Feuillade. Dreux, son beau-frère, y fut si mal reçu qu'il ne s'y commit plus, et il s'en brouilla avec Chamarande qui, comptant sur l'âge, l'expérience et l'ancienne amitié, s'était hasardé de lui dire tête à tête sa pensée avec grande mesure; sa sagesse et sa douceur évita l'éclat et le dehors, mais on s'aperçut bientôt du refroidissement qui ne se raccommoda plus. Le pauvre Chamarande y perdit son fils à la tête du régiment de la reine que lui-même avait eu avant lui.

M. le duc d'Orléans passa au siège. La Feuillade le reçut magnifiquement et lui montra tous les travaux. Il le mena aux attaques et lui fit tout voir. Le prince ne fut content de rien. Il trouva qu'on n'attaquait point par où il aurait voulu, et fut en cela de même avis que Catinat qui connaissait si bien Turin, que Vauban qui l'avait fortifié, que Phélypeaux qui y avait demeuré des années, et tous trois sans s'être concertés. Il ne le fut pas davantage des travaux, et il trouva le siège fort peu avancé. Il ménagea pourtant fort La Feuillade, mais il ne crut pas lui devoir sacrifier le succès. Il fit donc changer et ordonna le changement de beaucoup de choses; mais, dès qu'il fut parti, La Feuillade remit tout, de son autorité, en son premier état, continua de pousser sa pointe, et toujours sans consulter qui que ce fût, depuis le commencement jusqu'à la fin. Sa conduite impérieuse, le peu d'accès qu'il donnait auprès de lui, sa hauteur avec les officiers, même généraux, et ses propos durs avec l'audace d'un étourdi qui compte éblouir par sa valeur et tout permis au gendre du tout-puissant ministre, le firent détester de toute son armée, et mirent les officiers généraux et particuliers en humeur et en usage de s'en tenir exactement et avec précision à leur fait et à leur devoir, sans se soucier de la besogne ni daigner remédier, ni rien faire, sur quoi que ce fût, à rien, quelque nécessité qu'ils y vissent, par pique, par dégoût, et par la crainte aussi qu'on leur demandât de quoi ils se mêlaient. Avec un tel général, qui avait mal enfourné, qui manquait par l'impossibilité de ce que Vauban avait cru nécessaire, et secouru de la sorte, ce n'était pas de quoi prendre Turin. On prit de temps en temps quelques ouvrages extérieurs, dont les nouvelles venues par des courriers étaient bien vantées à la cour et faisaient sans cesse tout espérer. Mais nos mines allaient si mal, que La Feuillade s'en plaignait lui-même par ses lettres, et l'artillerie y était servie avec les mêmes défauts et par les mêmes raisons qu'elle l'avait été à Barcelone, et que j'ai expliquées sur ce siège-là.

M. le duc d'Orléans joignit M. de Vendôme sur le Mincio, le 17 juillet, avec lequel il conféra tant qu'il put, non pas à beaucoup près tant qu'il voulut, moins encore autant qu'il était nécessaire. Le prétendu héros venait de faire des fautes irréparables. Le prince Eugène venait de passer le Pô presque devant lui; on ignorait ce que seraient devenus douze de nos bataillons postés au delà du Pô, près de l'endroit où il avait passé; il avait pris tous les bateaux que nous avions sur ce fleuve, et il fallait pourtant en faire un pont pour passer l'armée et suivre les ennemis. Vendôme craignit donc que ses fautes ne fussent aperçues. Il voulait que son successeur en demeurât chargé. D'autre part il attendait Marsin. Son orgueil le retenait pour le plaisir de donner l'ordre à un maréchal de France, et jouir du billet du roi qu'il avait obtenu. En cette situation, impatient, fuyant les conférences, les abrégeant quand il ne pouvait les éviter, il ne put éviter le perçant des yeux du prince qui s'appliquait à pénétrer l'état d'une besogne qui devenait sienne et qui désormais intéressait son honneur. Il acheva sur les lieux de découvrir à revers tout ce qu'il avait déjà aperçu en éloignement, et y ajouta beaucoup d'autres connaissances qu'il ne dissimula point, quoique avec modestie, et sur lesquelles Vendôme ne put rien alléguer de bon ni même d'apparent. Enfin Marsan arriva, et, sa dignité flétrie, Vendôme partit sans délai.

Aussitôt après, M. d'Orléans tenta un petit combat avec Médavy par un autre côté, qui aurait déconcerté la marche des ennemis, et qui eût infailliblement réussi, si Goïto ne se fût pas misérablement rendu au moment que Marsin y allait lui-même pour le dégager. L'affaire manquée, M. d'Orléans alla en poste rejoindre M. de Vendôme, arrêté, de concert avec lui, à Mantoue, pour y donner des ordres dont ils étaient convenus. Cette course fut pour lui proposer de faire descendre un pont à Crémone, qu'à son insu il avait commandé et fait rassembler. Il n'y avait que peu de troupes ennemies qui eussent encore passé le Pô. Malgré les plus opiniâtres assurances de Vendôme, leur armée avait rendu inutiles les obstacles qu'il avait cru mettre à toutes les rivières. Elles les avaient passées, et même le canal Blanc pour gagner le Piémont. En vain M. d'Orléans voulut-il persuader cette vérité à M. de Vendôme, et qu'ils passeraient le Pô avec la même facilité; Vendôme, plus ferme que jamais, n'y voulut jamais entendre. Il savait bien que tant qu'il était en Italie, il y était le maître, et qu'à l'ordre près qu'il recevait du prince, celui-ci était engagé au roi de ne décider de rien.

Comme ils en étaient sur cette dispute, il leur arriva des nouvelles d'un parti qu'ils avaient sur les ennemis. Elles portaient qu'un petit parti ennemi avait passé le Pô. Là-dessus Vendôme s'écrie que pour cinq ou six coquins ce n'était pas merveilles. Comme il triomphait ainsi, autres nouvelles, coup sur coup, du même partisan, qui mandait que toute l'armée avait passé. Vendôme, qui venait d'assurer qu'elle ne s'y hasarderait pas, paya de son effronterie ordinaire, et avec un air également gai et libre, et ce front qui ne rougissait de rien: « Eh bien! dit-il, ils sont passés, je n'y puis que faire; ils ont bien d'autres obstacles à surmonter avant de se rendre en Piémont. » Et tout de suite se tournant à M. le duc d'Orléans: « Vos ordres, lui dit-il, monsieur, car je n'ai plus que faire ici, et je pars demain matin. » Il tint parole. M. d'Orléans, confus pour Vendôme, ne voulut pas ajouter les reproches à ceux de la chose même. Il se contenta de lui dire que, puisqu'il l'avait si opiniâtrement jeté dans cet extrême inconvénient, en soutenant toujours ce passage impossible et le laissant ouvert, il devait bien au moins l'aider à s'en tirer avant que s'en aller. À force de persécution il accorda vingt-quatre heures, qui furent employées à visiter des postes et à donner divers ordres. Les vingt-quatre heures expirées, rien ne put retenir Vendôme. Il s'en fut au plus vite, laissant au duc d'Orléans à soutenir tout le poids de ses lourdes fautes. Toute l'armée en était témoin, et plusieurs officiers généraux de ce qui se venait de passer en dernier lieu. M. d'Orléans, qui connaissait le terrain, se garda bien de tomber sur Vendôme dans ses dépêches, mais il ne pallia point aussi la situation critique dans laquelle il le laissait. Il attendit à Mantoue La Feuillade pour s'aboucher avec lui sur les partis et les mesures à prendre, et les troupes qu'il pourrait lui envoyer de son siège.

Vendôme arriva le samedi dernier juillet à Versailles. Il salua le roi à la descente de son carrosse. Il fut reçu en héros réparateur; il suivit le roi chez Mme de Maintenon, où il demeura longtemps avec lui et Chamillart. Il y vanta le bon état où il avait laissé toutes choses en Italie avec une audace sans pareille, et assura que le prince Eugène ne pourrait jamais secourir Turin. Le dimanche il fut voir Monseigneur à Meudon, et travailla après longtemps chez Chamillart. Le lundi 2 août, M. de Vendôme fut longtemps seul avec le roi dans son cabinet. Il en reçut une lettre de sa main, portant ordre à tous les maréchaux de France de prendre l'ordre de lui, et de lui obéir partout. C'est où M. du Maine et lui en voulaient venir sans patente, et où ils arrivèrent enfin par degrés, contre le goût et la volonté du roi; et de cette sorte sans patente, M. de Vendôme, quoique sans mention de sa naissance, fut mis en parfait niveau avec les princes du sang. Il prit congé transporté d'aise, s'en alla coucher à Clichy, d'où il partit le lendemain pour Valenciennes. Le maréchal de Villeroy, qui s'était tenu fort obscurément à Saint-Amand, reçut en même temps son congé, et partit aussitôt pour revenir. Il ne vit ni ne rencontra M. de Vendôme.

Ce retour fut bien différent de ceux de toutes les précédentes années. Il arriva à Versailles le vendredi 6 août, et vit le roi chez Mme de Maintenon; cela fut court et sec. Il obtint sans peine de différer quelques jours à prendre le bâton, sur ce que son équipage n'était pas arrivé, et qu'il avait beaucoup d'affaires. Il était dans son quartier de capitaine des gardes. Il s'en retourna promptement à Paris, ne vit point Chamillart, et acheva de gâter ses affaires par se plaindre hautement de lui. Ce n'était plus le temps où le langage, les grands airs et les secouements de perruque passaient pour des raisons, la faveur qui soutenait ce vide était passée. Chamillart n'était pas cause qu'il eût formellement désobéi aux ordres réitérés de ne se commettre à rien avant la jonction de Marsin; ce n'était pas lui qui lui avait fait choisir un si étrange terrain pour combattre et si connu pour tel; qui lui avait fait faire une disposition si étrange; qui lui avait tourné la tête ensuite, et qui lui avait fait abandonner toute la Flandre par une terreur panique, que rien ne put rassurer, pour quatre mille hommes perdus en tout et pour tout à Ramillies. Ses clameurs ne furent écoutées que de quelques amis particuliers par compassion plus que par persuasion. Personne ne se voulut brouiller avec Chamillart pour un général en disgrâce en si lourde faute.

Villeroy, déchu de sa faveur et du commandement des armées, perdit toute l'écorce qui l'avait fait briller, et ne montra plus que le tuf. L'abattement, l'embarras succéda aux grands airs et aux sons des grands mots. Son quartier lui fut pesant à achever. Le roi ne lui parlait que pour donner l'ordre et pour des choses de sa charge. Il pesait au roi, il le sentait, et plus encore que chacun s'en apercevait. Il n'osait ouvrir la bouche, il ne fournissait plus à la conversation, il ne tenait plus le dé. Son humiliation était marquée dans toute sa contenance; ce n'était plus qu'un vieux ballon vidé, dont tout l'air qui l'enflait était sorti. Dès que son quartier fut fini, il s'en alla à Paris et à Villeroy, et jusqu'à ce qu'il recommençât l'année suivante, on le vit très rarement et très courtement à la cour, où le roi ne lui disait pas un mot. Mme de Maintenon en eut pitié, mais ce fut tout jusqu'au temps où elle crut en avoir affaire. Il la voyait pourtant chez elle quand il venait à Versailles; cette petite distinction le soutenait à ras de terre.

Il n'est pas temps de s'étendre davantage sur ce roi de théâtre. Il eut un autre dégoût. Guiscard était son protégé; il était beau-frère de Langlée, qui ne bougeait à la cour de chez M. le Grand, et chez qui le maréchal de Villeroy et la meilleure compagnie était tous les jours à Paris en fêtes et au plus gros jeu du monde. Par le changement de général, il fallut à tous les officiers généraux de nouvelles lettres de service; Guiscard, premier lieutenant général de l'armée de Flandre, fut le seul qui n'en eut point. On prétendait que la tête lui avait tourné à Ramillies et depuis, comme au maréchal. Cette disgrâce porta à plomb sur ce dernier, qui, ne pouvant se justifier ni se soutenir lui-même, ne put être d'aucun secours à son ami. Guiscard, se voyant sans emploi à l'armée, prit le parti de s'en venir chez lui à Magny, terre qu'il avait achetée en Picardie de la succession du duc de Chaumes, qu'il avait fort ajustée, et à qui il avait fait donner le nom de Guiscard. Il y fut plusieurs mois solitaire, et obtint enfin une audience du roi, pour laquelle il arriva de chez lui. Elle fut courte et sèche, et tout aussitôt il retourna d'où il était venu, où il demeura encore fort longtemps.

Le roi avait fait revenir Puységur d'Espagne, où il s'accommodait médiocrement du droit et du sec d'un général qu'il avait vu longtemps lui faire presque sa cour en Flandre, tandis qu'il faisait tout dans l'armée sous M. de Luxembourg. Le roi l'entretint longtemps et le renvoya en Flandre.

M. de Vendôme, en partant de Paris pour Valenciennes, avait écrit à l'électeur de Bavière qu'il attendrait là ses ordres pour l'aller trouver où il lui manderait. Le roi était convenu avec lui de la manière dont il vivrait avec M. de Vendôme, duquel la naissance lui était plus chère que les rangs de son royaume.

Les généraux en chef des armées du roi, lorsqu'ils étaient maréchaux de France et qu'ils avaient vu des électeurs ou leur avaient écrit, ne leur avaient jamais dit ni écrit que monsieur. Ils avaient eu la main chez eux et un siège égal, leur avaient donné l'altesse électorale et reçu l'excellence. Villars n'en sut pas tant et vécut avec l'électeur de Bavière comme s'il n'eût pas été maréchal de France: de la cour on ne songea pas à l'en avertir. Marsin, après lui, en usa de même; Tallard aussi, pour le peu de temps qu'il y fut. Le mal venait de plus loin. Boufflers en Flandre avait tout gâté le premier: non seulement il était maréchal de France et général d'armée, mais il était duc. Jamais avant lui aucun duc n'avait vécu avec les électeurs qu'en égalité entière. La main, sièges égaux, service égal à table, la main chez eux et partout les mêmes honneurs. Le monseigneur à dire et à écrire jamais imaginé, altesse électorale rarement, excellence de même.

Ces faits ne sont pas douteux; on en voit des restes dans les Voyages de Montconis, qui conduisit le duc de Chevreuse, fils du duc de Luynes en quelques-uns. Il remarque cette égalité parfaite à Heidelberg; qu'à la vérité l'électeur palatin se tint au lit se prétextant malade, apparemment pour éviter la main; mais il donna à dîner dans son lit au duc de Chevreuse, traité et servi comme l'électeur, les mêmes honneurs militaires et civils qu'à l'électeur à son arrivée et dans tout le traitement de son séjour, et le prince électoral lui faisant les honneurs partout à la place de son père. Ces Voyages où cela est bien exprimé sont entre les mains de tout le monde. Il remarque aussi que le peu des autres électeurs dans les États desquels ils passèrent y firent rendre au duc de Chevreuse toutes sortes d'honneurs, mais s'absentèrent, en sorte qu'avec des prétextes et des excuses, ils évitèrent de le voir. Il n'y avait que la main qui les tînt, et ne faisaient point de difficulté sur le reste.

Celle de la main était nouvelle, j'en expliquerai la raison dans un moment. Le duc de Rohan-Chabot, qui fut depuis gendre de M. de Vardes, alla voyager fort jeune. Sur le point de partir, M. de Lyonne, ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, lui envoya un compliment d'excuse, et le prier de passer chez lui. M. de Rohan y fut. M. de Lyonne lui dit que le roi ne le voulait pas laisser partir sans une instruction sur sa conduite à l'égard des princes chez lesquels il passerait, et qu'il s'étonnait que lui, ou les personnes qui le conduisaient, n'y eussent pas songé eux-mêmes. Il l'avait faite, et la lui remit signée de lui. Elle portait ordre du roi de ne voir aucun électeur qu'avec la main, et l'égalité entière pour toutes sortes d'honneurs chez eux, à plus forte raison tous les autres princes, excepté le seul duc de Savoie, duquel il prétendrait toutes les mêmes choses que des électeurs, excepté la main. C'était une déférence nouvelle, que le roi voulut bien accorder aux alliances si proches, et à la réputation de tête couronnée, dont ses ambassadeurs obtinrent une grande partie du rang, et l'eurent enfin entier partout bien des années avant la personne de leur maître. En effet, le duc de Rohan eut tout à Turin sans ménagement et sans la moindre difficulté, excepté la main; en tout le reste, égalité entière de siège, du traitement et du service à table, et de tous les autres honneurs. Il commença par l'Italie. La vérité est que les électeurs évitèrent de le voir comme ils firent pour M. de Chevreuse. Ils étaient en prétention et en usage de précéder les ducs de Savoie; ils ne voulurent pas être moins distingués que lui, et c'est ce qui forma leur difficulté de continuer à donner la main aux ducs. M. de Savoie, plusieurs années avant qu'être roi de Sicile, et enfin de Sardaigne, par la paix d'Utrecht, passa un carnaval à Venise, où se trouva aussi l'électeur de Bavière, père de celui-ci, qui le précéda toujours. M. de Savoie en voulut faire difficulté d'abord, il en obtint le réciproque d'altesse royale pour l'altesse électorale, que l'électeur ne lui avait pas voulu accorder, et avec cette bagatelle se trouva partout avec l'électeur, et lui céda partout. Dès lors pourtant les ambassadeurs de Savoie avaient partout le rang d'ambassadeurs de tête couronnée.

Pour revenir donc à ce dont ces remarques nécessaires m'ont écarté, la légèreté française, et le peu d'état que les ministres postérieurs du roi lui avaient appris à faire des rangs de son royaume, et l'ignorance où les plus intéressés sont en possession de vivre là-dessus, fit que ces maréchaux, et Boufflers même duc, laissèrent prendre à l'électeur de Bavière tout ce qu'il voulut, et sans y songer le traitèrent de monseigneur comme ses sujets faisaient, et à leur exemple fort sottement nos troupes. Le maréchal de Villeroy, aussi léger qu'eux, mais plus instruit, n'avait pas songé à la manière dont ils vivaient avec l'électeur; quand il eut à y vivre lui-même, et qu'il fut arrivé, il se trouva étrangement scandalisé. Il dépêcha un courrier au roi, qui fit visiter les dépêches anciennes et les registres. Il trouva que le maréchal de Villeroy avait raison, mais en même temps, embarrassé d'un changement si marqué après l'exemple des autres, il se persuada que le temps où l'électeur venait de perdre ses États par sa fidélité dans son alliance n'était pas celui de mortifier son usurpation sur son rang. Il sacrifia celui des ducs et des généraux de ses armées, maréchaux de France, à cette idée de générosité, et Villeroy eut ordre de ne rien prétendre et de ne rien innover. Pour Vendôme, M. du Maine y prit d'autant plus garde, qu'il le voulait à toutes mains distinguer de tout ce qui n'était pas prince du sang. Le roi fit donc convenir l'électeur que Vendôme ne lui dirait et ne lui écrirait que monsieur, et que partout leurs sièges seraient égaux, que Vendôme prendrait toujours l'ordre de lui. Tout le reste fut abandonné, en sorte que Vendôme même eut beaucoup moins que n'avaient les ducs avec les électeurs avant l'usurpation de l'électeur de Bavière, et la sottise et l'ignorance de ceux sur lesquels il la fit. Il ne donna point d'altesse à Vendôme, lequel aussi ne voulut point d'excellence, et donna toujours l'altesse électorale. Nous verrons dans peu jusqu'à quel point cet abandon du rang des ducs avec les électeurs porta sur la dignité du roi même et de sa couronne.

On fit venir en Flandre un gros détachement de l'armée du maréchal de Villars, qui le trouva fort mauvais, fit raser les lignes de la Lauter, et raccommoder celles de la Mutter. Il se plaignit de la faiblesse où on le laissait, et qu'il arrivait tous les jours de nouvelles troupes au prince Louis de Bade. Il ne laissa pas de s'emparer de l'île dite du Marquisat, au delà du fort Louis, et d'y établir un pont qui communique du fort à l'île. Streff, maréchal de camp fort estimé, fit et lui proposa ce projet. Il y fut tué sur un bateau où il voulut être, quoique le maréchal s'y opposât, parce que cette attaque se faisait avec trop peu de troupes pour un maréchal de camp; ce fut grand dommage. On y perdit près de deux cents hommes, et les ennemis beaucoup plus.

Caraman avait été mis dans Menin pour le défendre, avec douze bataillons de vieilles troupes, deux nouveaux, et un régiment de dragons, la plupart à pied. Spaar, maréchal de camp, mort depuis sénateur de Suède, et fort bon officier général, y était sous lui, et pour brigadier Beuzeval, capitaine suisse, qui a depuis négocié avec réputation en Pologne et dans le nord longtemps, y épousa une parente de la reine, et est mort longtemps depuis lieutenant général et colonel du régiment des gardes suisses, homme à deux mains, d'esprit, de manège et de tête. Beully, qui avait été dans la gendarmerie et qui avait acheté ce gouvernement de la famille de Pracontal, y était avec eux, et sous eux, tout gouverneur qu'il était; malgré ce dégoût, il y demeura et y fit fort bien. Ils tinrent trois semaines de tranchée ouverte, obtinrent une très honorable capitulation, sortirent le 25 août, et furent conduits à Douai. M. de Vendôme voulut rassembler son armée, mais il ne tarda pas à la remettre comme avait fait le maréchal de Villeroy. Il se tint cependant à Lille, puis à Saint-Amand sous prétexte de prendre des eaux. Il sut que Marlborough avait projeté un grand fourrage auprès de Tournai. Vendôme en avertit le chevalier du Rosel, qui était à Tournai. En effet, le 16 août, huit mille hommes bordèrent un ruisseau qui tombe dans l'Escaut, et s'appelle Chin, qu'il fit passer à douze cents chevaux. Du Rosel sortit aussitôt avec neuf escadrons de carabiniers et quatre-vingts dragons, passa à la tête du ruisseau hors du feu de cette infanterie, battit les douze cents chevaux qui étaient en diverses troupes, en tua deux cents, en prit deux cent cinquante, emmena à Tournai quatre cents chevaux de ce fourrage, et parmi les prisonniers Cadogan, favori de Marlborough et lors brigadier de cavalerie, qui, pour favoriser la retraite de ce général qui se trouvait s'être trop avancé, fit ferme tant qu'il put avec cinquante dragons à la tête d'un pont. M. de Vendôme renvoya aussitôt Cadogan au duc de Marlborough galamment sur sa parole. L'action de du Rosel fut vive et bien entendue, mais ce fut aussi à quoi se bornèrent les exploits du nouveau général, qui, loin de réparer ou de soutenir les affaires de Flandre, y vit de ses places promener les ennemis de tous côtés, et prendre ce qui fut à leur convenance. Ils finirent par le siège d'Ath, qu'ils prirent le 3 octobre, et les cinq bataillons qui étaient dedans prisonniers de guerre après trois semaines de tranchée ouverte, et dix jours après, les armées se séparèrent en Flandre, et la campagne finit.

Le roi comptait sur le voyage de Fontainebleau. Mme la duchesse de Bourgogne était grosse et y devait aller en bateau. Ce voyage déplaisait fort aux médecins, et bien autant à Chamillart, fort court et fort pressé de dépenses indispensables, qui regrettait avec raison celle de ce voyage qui était toujours grande. Mme de Maintenon, pressée de ces deux côtés, résolut d'amuser le roi, de retarder le voyage, enfin à l'extrémité de le rompre. Sur les fins la plupart des gens instruits comprirent qu'il était rompu. Le roi ne s'en doutait pas le moins du monde. Il avait été reculé à deux reprises; il devait partir de Meudon; il alla voir de ce lieu l'église nouvelle des Invalides qui fut fort admirée, où le cardinal de Noailles officia devant lui, et donna ensuite à dîner à Mgr le duc de Bourgogne, qui alla faire ses prières à Notre-Dame et à Sainte-Geneviève, et voir ensuite la Sorbonne où il fut reçu par l'archevêque de Reims, proviseur. Le lendemain de cette visite de l'église des Invalides, Clément, soutenu de Fagon, déclara au roi que Mme la duchesse de Bourgogne ne pouvait aller à Fontainebleau sans se mettre en plus évident hasard. Cela fâcha fort le roi, il disputa, les autres étaient bien instruits, il n'y gagna rien. Avec dépit il décida qu'au lieu d'aller le lendemain à Fontainebleau, il retournerait à Versailles, que Monseigneur et Mme la princesse de Conti iraient à Fontainebleau, que lui-même y ferait un voyage de trois semaines, et parut chagrin quelques jours. On le laissa se repaître de ce voyage de trois semaines, on le recula, et enfin on le rompit comme on avait fait le grand, mais sous prétexte que ce n'était pas la peine pour si peu. Il n'y eut donc que Monseigneur qui vit Fontainebleau cette année, et sa petite cour, où M. le duc de Berry le fut voir et chasser. Ils n'osèrent y demeurer longtemps et s'en revinrent auprès du roi.

Kercado, maréchal de camp, fut tué devant Turin. Polastron, fils du lieutenant général, dont j'ai parlé de la mort naguère, et qui était colonel de la couronne, Talon, fils et père des deux présidents à mortier, et Rose, tous deux colonels, y moururent. Ce dernier était petit-fils de Rose, secrétaire du cabinet, dont j'ai parlé en son lieu, et laissa plus d'un million à sa soeur, femme de Portail, mort longtemps depuis premier président. Pluveaux, maître de la garde-robe de M. le duc d'Orléans, y mourut aussi de maladie peu de jours après, et quantité de subalternes et d'anciens et bons officiers qui menaient les corps. Le prince de Maubec, fils du prince d'Harcourt qui depuis un an avait un régiment de cavalerie, mourut aussi à Guastalla; il n'était point marié.

CHAPITRE XIV. §

M. le duc d'Orléans, sous la tutelle de Marsin, empêché par lui d'arrêter le prince Eugène au Taner; chiffres. — Armée de M. le duc d'Orléans à Turin. — Mauvais état du siège et des lignes. — Conduite pernicieuse de La Feuillade. — M. le duc d'Orléans empêché par Marsin de disputer la Doire, pois de sortir des lignes et d'y combattre. — Conseil de guerre déplorable. — M. le duc d'Orléans cesse de donner l'ordre et de se mêler de rien. — Cause secrète de ces contrastes. — Dernier refus de Marsin. — M. le duc d'Orléans, à la prière des soldats, reprend le commandement sur le point de la bataille. — Étrange abusement de Marsin. — Triple désobéissance et opposition formelle de La Feuillade à M. le duc d'Orléans. — Bataille de Turin. — Belle action de Le Guerchois lâchement abandonné. — M. le duc d'Orléans veut faire retirer l'armée en Italie. — Frémissement des officiers généraux, qui, par leurs ruses, leur audace, leur désobéissance, le forcent enfin à la retraite en France. — Motif d'une si étrange conduite. — La nouvelle de la bataille portée au roi. — Désordres de la retraite sans aucuns ennemis. — Chaîne des causes de désastre devant Turin et de ses suites. — Mort de Marsin prisonnier; son extraction, son caractère. — La Feuillade, de négligence ou de dessein, prive M. le duc d'Orléans de la communication avec l'Italie par Ivrée. — Prises de la Feuillade avec Albergotti. — Désespoir feint ou vrai de La Feuillade. — Origine de l'amitié de M. le duc d'Orléans pour Besons, qui le demande. — Besons le joint venant des côtes de Normandie.

M. le duc d'Orléans, abandonné à lui-même par M. de Vendôme, et ce qui fut bien pis, à la tutelle du maréchal de Marsin, laissa un corps à Médavy pour donner ordre aux convois et à toutes choses, subordonné au prince de Vaudemont qui ne bougeait de milan, rassembla tout ce qui était séparé de son armée, envoya demander par deux fois un corps de cavalerie à La Feuillade, qu'il eut grand'peine à obtenir. Après avoir observé les ennemis quelques jours, il résolut de se poster entre Alexandrie et Valence pour leur empêcher le passage du Taner, ou les réduire à un combat. Ce passage était le seul par lequel ils pussent pénétrer. Ne le point tenter, c'était abandonner le secours de Turin; le vouloir forcer, c'était s'exposer à un combat si désavantageux qu'il y avait une espèce d'évidence qu'ils n'y pourraient jamais réussir.

Le prince le proposa au maréchal et ne le put persuader. D'en donner la raison, c'est à quoi il ne faut pas prétendre, puisque Marsin n'en allégua pas même d'apparente. Il était maîtrisé par La Feuillade qui désirait ardemment de se voir rapproché par l'armée. Marsin ne songeait qu'à satisfaire le gendre du tout-puissant ministre et à lui plaire. Tous deux ne voyaient pas qu'empêcher le secours de Turin, c'était tout faire, même pour le succès personnel de ce gendre fatal.

Tandis que le prince et le maréchal en étaient sur cette dispute, un courrier du prince Eugène à l'empereur fut enlevé par un de nos partis, et ses dépêches étaient en chiffres, comme on peut bien le juger. Le prince eut beau feuilleter les siens, il n'en trouva point de semblables. Marsin, venu de Flandre par l'Alsace et la Suisse, n'avait garde d'en avoir. On envoya à Vaudemont qui manda n'avoir point ce chiffre. Il fallut donc dépêcher un courrier au roi qui se trouva l'avoir oublié au fond d'une cassette. Le courrier le rapporta, mais quand? Le soir même de la bataille de Turin. Les dépêches déchiffrées à Versailles et rapportées avec le chiffre du roi contenaient un grand raisonnement du prince Eugène à l'empereur, précisément le même que celui que M. le duc d'Orléans avait fait à Marsin. Il se terminait à déclarer que si ce prince se postait où il l'avait si opiniâtrement proposé à Marsin, il était extravagant, c'était le terme de la lettre, de tenter ce passage, impraticable de passer le Taner ailleurs, qu'ainsi il se trouverait réduit à se résoudre à tout sur la perte de Turin qu'il ne pourrait empêcher après avoir fait tout le possible, et à la supporter sans y ajouter celle de l'armée impériale, inévitable, et par cela même inutile pour sauver Turin, en essayant follement de forcer un passage inattaquable. Telle fut la justification ou plutôt l'éloge de M. le duc d'Orléans par le prince Eugène à l'empereur dans une dépêche la plus secrète, que le roi et son ministre virent de la première main, puisque, faute de chiffre, elle leur avait été envoyée pour la déchiffrer. Tel fut le désespoir que le roi et son ministre durent ressentir d'avoir donné de si fatales brassières à un prince qui en avait si peu besoin, et encore de si mauvaises.

Marsin donc n'ayant pu être persuadé, ce fut au duc d'Orléans à céder, peu à peu à s'approcher de Turin et à joindre l'armée du siège. Il y arriva le 28 août au soir. La Feuillade, désormais sous deux maîtres présents, semblait devoir devenir plus docile; mais devenu si rapidement général en chef, et d'une si importante armée, il ne songea qu'à se conserver l'effective autorité. Il n'avait besoin que de Marsin, sans lequel il n'ignorait pas que le prince ne pouvait rien. Avec celui-ci il n'eût pas trouvé son compte. Sa fortune ne dépendait pas de Chamillart, il n'avait d'objet que le succès d'où dépendait sa gloire, et s'il eût été le maître, rien ne l'eût détourné de ce double objet. La Feuillade se tourna donc uniquement à se saisir du maréchal, et il prit sur lui un ascendant si fort qu'à l'ordre près qu'il donnait après l'avoir reçu du prince, tout le reste demeura visiblement à La Feuillade, au grand malheur de la France.

Le but commun était bien de prendre Turin, mais la manière d'y parvenir et les moyens formèrent des contestations sans nombre. M. le duc d'Orléans fut d'abord justement scandalisé que La Feuillade eût changé tout ce qu'il avait réformé et ordonné à son passage au siège, allant joindre M. de Vendôme. Cela lui parut si essentiel pour le succès qu'il le fit rétablir, quoique avec douceur et modestie. En effet, avec le chemin couvert pris, il se pouvait dire qu'il ne trouva aucun progrès au siège. La Feuillade avait perdu des contre-gardes et d'autres ouvrages qu'il avait pris, et qui avaient coûté plusieurs ingénieurs et beaucoup de monde. Rien n'avançait, et de plus, on ne savait par où s'y prendre pour avancer. La Feuillade, devenu de mauvaise humeur de son peu de succès, s'était rendu inabordable, et s'était acquis une telle haine des officiers généraux et particuliers, qu'ils ne se souciaient plus, pas un, des événements. M. le duc d'Orléans reconnut les postes et les travaux du siège; il visita les lignes et le terrain par où le prince Eugène pouvait venir et tenter le secours. Il fut mal content de tout ce qu'il remarqua au siège, il trouva les lignes mauvaises, très imparfaites, très vastes et très mal gardées.

Il recevait cependant des avis de toutes parts que l'armée impériale s'avançait, résolue de tenter le secours. Il voulut marcher à elle et se saisir des passages de la Doire pour y faire à la vérité moins sûrement et moins bien qu'à ceux du Taner, mais mieux au moins que dans des lignes si étendues, si mal faites et si impossibles à garder partout. Il trouva la même opposition pour la Doire qu'il avait éprouvée pour le Taner. Marsin prétendit qu'en s'éloignant du siège, on pourrait jeter de la poudre dans la place qui en manquait, dont on ne pouvait douter parce qu'on avait trouvé plusieurs peaux de bouc qui en étaient pleines nageant sur le Pô, qu'on y avait prises, et qui y avaient été jetées dans l'espérance que le courant de l'eau les porterait aux assiégés. Le fait était vrai, mais la réponse aisée. Ce que craignait Marsin était incertain, et il ne l'était pas que ces poudres jetées dans la place n'en différeraient que peu la prise et ne la pourraient empêcher si le prince Eugène l'était de la secourir. Cette évidence de raisons fut inutile; jamais Marsin ne se laissa entamer.

Les ennemis s'approchant toujours, le prince pressa le maréchal de sortir des lignes telles que je les ai décrites, et qui ne se pouvaient garder, de présenter la bataille au prince Eugène, avec tous les avantages qui se trouveraient perdus dans des lignes nouvellement tracées, point achevées, et d'une étendue qui ne se pouvait garder. Le prince Eugène marchait depuis longtemps par des pays si ruinés, que son armée n'en pouvait plus; qu'il était impossible qu'il pût subsister vis-à-vis de la nôtre sans laisser périr la sienne de misère; qu'il ne hasarderait peut-être pas de l'exposer en rase campagne à l'impétuosité française, et en ce cas, qu'il abandonnerait le secours de Turin, qui tomberait après nécessairement; que, s'il donnait la bataille, rien n'était plus différent pour des Français que la donner aussi de leur côté, d'attaquer et de se manier en terrain libre, ou de ne faire que se défendre derrière de mauvaises lignes qui seraient percées de tous les côtés; de plus, si les troupes, harassées du prince Eugène étaient battues, elles se trouveraient sans retraite entre notre armée et la Savoie, dont nous étions maîtres, ayant été obligées à faire ce grand tour, parce que tout l'autre côté était inaccessible.

Marsin, gourmandé par La Feuillade, répondit que toutes ces raisons étaient véritables, mais que le parti proposé par le prince ne se pouvait prendre qu'en fortifiant l'armée des quarante-six bataillons qu'Albergotti avait sur la hauteur des Capucins, par où la place pourrait alors recevoir quelques secours. Cela était vrai, et vrai encore, que rien de plus inutile qu'une armée sur cette hauteur à rien faire qu'à la garder de petites tentatives, à quoi peu de bataillons auraient suffi, et qui cependant avait porté un grand affaiblissement au reste des troupes du siège, À cette raison du maréchal la réponse était la même qu'à celle des poudres. Ce secours à jeter par la hauteur des Capucins dégarnie était incertain, il ne pouvait être grand, il ne pouvait être préparé ni appuyé d'aucunes troupes, et si, avec ce secours, le prince Eugène se trouvait réduit à n'oser combattre ou être battu, Turin était sans ressource, et avec ce peu de secours jeté par les Capucins, était pris à l'aise quinze jours plus tôt ou plus tard.

Cette dispute s'échauffa tellement que Marsin consentit à un conseil de guerre où tous les lieutenants généraux furent appelés. La matière y fut débattue. Mais La Feuillade, gendre favori du ministre arbitre de la fortune de tout homme de guerre, et Marsin, dépositaire, disait-on, du secret, n'avaient garde de n'être pas suivis. Le seul d'Estaing parla en homme d'un courage libre (M. le duc d'Orléans ne l'oublia jamais), et seul aussi y acquit de l'honneur. Albergotti, Italien raffiné, prévit la honte et l'orage, et se tint à son poste sous prétexte de l'éloignement. Tous les autres opinèrent servilement, de sorte que ce remède rendit le mal incurable. M. le duc d'Orléans protesta devant tous des malheurs qui en allaient arriver, déclara que, n'étant maître de rien, il n'était pas juste qu'il essuyât l'affront que la nation allait recevoir, et le sien particulier encore, demanda sa chaise de poste, et à l'instant voulut quitter l'armée. Marsin, La Feuillade et les plus distingués de ce conseil de guerre, mirent tout en oeuvre pour l'arrêter. Revenu enfin de ce premier mouvement, content peut-être d'avoir marqué sa fermeté jusqu'à ce point, et si fortement manifesté combien peu l'événement imminent lui pouvait être imputé, il consentit à demeurer. Mais en même temps il s'expliqua qu'il ne se mêlerait plus du tout du commandement de l'armée, jusque-là même qu'il refusa de donner l'ordre et qu'il renvoya tout à Marsin, à La Feuillade et à quiconque en voudrait prendre le soin. Il l'exécuta de la sorte, sans pouvoir être ramené. Le fin d'une opiniâtreté si funeste était la folle espérance, uniquement fondée sur la grandeur du désir, que le prince Eugène n'oserait attaquer les lignes; que, se retirant ainsi, Turin serait pris, non par l'armée du duc d'Orléans, non par sa victoire, non par son fait, mais par le siège et les lignes dont La Feuillade avait eu la direction comme général, et par conséquent n'en partagerait la gloire avec personne. Tel est le vrai fait, qui, soutenu de captieuses raisons, et soutenu de tout le feu d'une bouillante et puissante jeunesse, asservit Marsin et finit par égorger la France. Tel fut l'état des choses pendant les trois derniers jours de ce siège désastreux. Le duc d'Orléans, dépossédé par lui-même, souvent chez soi, quelquefois se promenant, écrivit fortement au roi contre le maréchal, en lui rendant un compte exact de toutes choses, fit lire sa lettre à Marsin, la lui laissa, et le chargea de l'envoyer par le premier courrier qu'il dépêcherait, n'en voulant plus envoyer lui-même, comme n'étant plus rien dans l'armée.

La nuit du 6 au 7, qui fut le jour de la bataille, quoiqu'il ne se mêlât plus de quoi que ce fût, il ne laissa pas d'être réveillé par un billet qu'on lui apporta d'un partisan qui lui mandait que le prince Eugène attaquait le château de Pianezze pour y passer la Doire, qu'il était assuré qu'il marcherait aussitôt après à lui pour l'attaquer. Malgré son dépit et sa résolution, le prince se lève, s'habille à la hâte, va lui-même chez Marsin qui dormait tranquillement dans son lit, l'éveille, lui montre le billet qu'il venait de recevoir, lui propose de marcher aux ennemis à l'heure même, de les attaquer, de profiter de leur surprise et d'un ruisseau difficile qu'ils avaient à passer, s'il les trouvait déjà maîtres du château de Pianezze et en marche pour venir sur lui. La supputation du temps et du chemin n'était pas douteuse. Saint-Nectaire, longtemps depuis chevalier de l'ordre, et fort entendu à la guerre, arriva en ce moment de dehors chez Marsin. Il confirma l'avis du partisan et appuya l'avis du prince; niais il était résolu dans les décrets éternels que la France serait frappée au coeur ce jour même.

Le maréchal fut inébranlable, tout ce qui allait à sortir des lignes était proscrit par la raison secrète que j'en ai expliquée. Il maintint que l'avis était faux, que le prince Eugène ne pouvait arriver si promptement sur eux, et conseilla à M. le duc d'Orléans de s'aller reposer sans avoir jamais voulu donner aucun ordre. Le prince, plus piqué et plus dégoûté que jamais, se retira chez lui, bien résolu de tout abandonner aux aveugles et aux sourds qui ne voulaient rien voir ni entendre.

Peu après qu'il fut rentré dans sa chambre, les avis vinrent de toutes parts de l'approche du prince Eugène. Il ne s'en ébranla point. D'Estaing et quelques autres officiers généraux qui vinrent chez lui le forcèrent malgré lui de monter à cheval. Il s'avança négligemment au petit pas le long de la tête du camp. Tout ce qui se passait depuis quelques jours avait fait trop de bruit pour que toute l'armée n'en fût pas instruite, jusqu'aux soldats. Son rang, la justesse et la fermeté de ses avis, dont les vieux soldats ne sont pas incapables d'être quelquefois bons juges, ce que plusieurs d'entre eux se souvenaient de lui avoir vu faire à Leuze, à Steinkerque, à Neerwinden, les faisait murmurer de ce qu'il ne voulait plus commander l'armée. Comme il passait donc de la sorte à la tête des camps, un soldat de Piémont l'appela par son nom, et lui demanda s'il leur refuserait son épée. Ce mot fit plus que n'avaient pu les officiers généraux qui lavaient été tirer de chez lui. Il répondit au soldat qu'il la lui demandait de trop bonne grâce pour en être refusé, et mettant à l'instant à ses pieds tant de mécontentements si vifs et si justes, il rie pensa plus qu'à secourir Marsin et La Feuillade malgré eux-mêmes.

Mais il n'était plus possible de sortir des lignes, quand bien même ils y auraient consenti. L'armée ennemie commençait à paraître, et s'avança si diligemment, que le temps manqua pour achever les dispositions. Marsin, plus mort que vif, voyant ses espérances trompées, abîmé dans les réflexions qui n'étaient plus de saison, parut comme un homme condamné, incapable de donner aucun ordre à propos. Les vides étaient grands dans les lignes. M. le duc d'Orléans envoya chercher les quarante-six bataillons d'Albergotti, qui, sur cette hauteur des Capucins, demeuraient également éloignés et inutiles contre la place et contre le prince Eugène. Mais La Feuillade, bien plus craint et obéi que le prince, avait défendu à Albergotti de bouger, et il ne bougea malgré les ordres réitérés de M. le duc d'Orléans. Il y renvoya encore les chercher; en même temps La Feuillade leur envoya défendre de marcher, et ils ne bougèrent encore. Cependant le duc d'Orléans, pour remplir un peu les intervalles de la première ligne si dégarnie, y mêla des escadrons avec les bataillons, et la fortifia en affaiblissant sa seconde ligne, comptant toujours que les quarante-six bataillons d'Albergotti allaient arriver. En attendant, il envoya hâter d'autres troupes un peu éloignées de passer un petit pont et de venir à lui garnir les lignes. Mais La Feuillade encore poussé de je ne sais quel démon, et qui sut cet ordre, s'en alla lui-même se mettre sur ce petit pont et les arrêter. La désobéissance fut telle que M. le duc d'Orléans, ayant lui-même commandé à un officier qui menait un escadron du régiment d'Anjou de le faire marcher, il le refusa, sur quoi le prince lui balafra le visage et le fit dire au roi.

L'attaque, commencée sur les dix heures du matin, fut poussée avec une incroyable vigueur et soutenue d'abord de même. Langallerie, qui avait fort servi le prince Eugène dans la marche, ne lui fut pas moins utile dans l'action. Il perça le premier par des intervalles que le petit nombre de nos troupes laissait ouverts. Le prince Eugène y courut avec des troupes; d'autres intervalles où on ne put suffire donnèrent entrée à d'autres troupes. Marsin, vers le milieu du combat, reçut un coup qui lui perça le bas-ventre et lui cassa les reins; [il fut] pris en même temps et conduit en une cassine éloignée. La Feuillade courait éperdu partout, s'arrachant les cheveux et incapable de donner aucun ordre. Le duc d'Orléans les donna tous, mais fort mal obéi. Il fit des merveilles, toujours dans le plus grand feu avec un sang-froid qui voyait tout, qui distinguait tout, qui le conduisait partout où il avait le plus à remédier et à soutenir par son exemple qui animait les officiers et les soldats. Blessé d'abord assez légèrement vers la hanche, ensuite près du poignet dangereusement et très douloureusement, il fut inébranlable. Voyant que tout commençait à s'ébranler, il appelait les officiers par leur nom, animait les soldats de la voix, et mena lui-même les escadrons et les bataillons à la charge. Vaincu enfin par la douleur, et affaibli par le sang qu'il perdait, il fut contraint de se retirer un peu pour se faire panser. À peine en donna-t-il le temps, et retourna où le feu était le plus vif. Mais le terrain, l'ordre, la discipline, tout semblait de concert pour confondre les Français.

Trois fois Le Guerchois, avec sa brigade de la vieille marine, avait repoussé les ennemis avec beaucoup de carnage, encloué leur canon, et trois fois réparé la bataille, lorsque, affaibli par tout ce qu'il avait perdu d'officiers et de soldats, il manda à la brigade voisine qui le devait soutenir de s'avancer pour faire front avec la sienne, et l'empêcher d'être débordé par un plus grand nombre de bataillons frais qu'il voyait venir à lui pour la quatrième fois. Cette brigade et son brigadier, desquels il faut ensevelir la mémoire, le refusèrent tout net.

Ce fut le dernier moment du peu d'ordre qu'il y eut en cette bataille. Tout ce qui suivit ne fut que trouble, confusion, débandement, fuite, déconfiture. Ce qu'il y eut de plus horrible, c'est que les officiers généraux et de tout caractère, j'en excepte bien peu, plus en peine de leur équipage et de la bourse qu'ils avaient faite par leur pillage, l'augmentèrent plus qu'ils ne s'y opposèrent, et furent pis qu'inutiles.

M. le duc d'Orléans, convaincu enfin qu'il était désormais impossible de rétablir cette malheureuse journée, se tourna à y laisser le moins qu'il se pourrait. Il retira son artillerie légère, ses munitions, tout ce qui était au siège et aux travaux les plus avancés, songea à tout avec une si grande présence d'esprit que rien ne lui échappa. Enfin, ramassant autour de lui ce qu'il put d'officiers généraux, il leur exposa courtement, mais avec justesse, qu'il n'était plus temps que de penser à la retraite, et à prendre le chemin d'Italie, que par ce parti ils y demeureraient maîtres, enfermeraient l'armée victorieuse autour de Turin, lui empêcheraient tout retour en Italie, la feraient périr dans un pays entièrement ruiné et désolé, dans l'impossibilité d'y subsister et d'en sortir, encore moins de s'y réparer, tandis que l'armée du roi, lui fermant la communication de tout secours, se trouverait dans un pays abondant où ils seraient les plus forts, à portée de tout et de tout entreprendre avec temps et loisir.

Cette proposition effaroucha au dernier point des esprits peu rassurés, et qui espéraient au moins ce fruit de leur désastre, qu'il leur procurerait le retour si désiré en France, pour y porter leur argent, dont ils s'étaient gorgés à toutes mains en Italie. La Feuillade, à qui tant de raisons devaient fermer la bouche, se mit si bien à combattre cet avis, que le prince, poussé à bout d'une effronterie si soutenue, lui imposa [silence] et fit parler les autres. D'Estaing fut encore le seul qui appuya l'avis de l'Italie. Le débat tint du désordre de la journée, et de l'abattement où la blessure de M. le duc d'Orléans l'avait mis. Il le finit en leur disant que le temps ni le lieu n'étaient pas susceptibles d'une plus longue dispute; que las enfin d'avoir eu tant de raison et si peu de créance, il s'en voulait faire croire à son tour maintenant qu'il était libre, et donna l'ordre de marcher au pont et de se retirer en Italie. Il n'en pouvait plus. Son corps et son esprit s'épuisaient également. Après avoir marché quelque temps, il se jeta dans sa chaise de poste. Il continua ainsi la marche, et traversa le Pô sur le pont, entendant derrière lui des officiers généraux qui murmuraient tout haut du parti qu'il prenait, désespérés de se revoir en Italie, et sans communication avec la France qui leur tenait si fort au coeur. Ce bruit alla même si loin, surtout de l'un d'entre eux, que le duc d'Orléans, trop justement irrité, ne put s'empêcher de passer sa tête par la portière, de lui reprocher sa maîtresse par son nom, et de lui dire que, pour ce qu'il faisait à la guerre, il ferait mieux de rester avec elle; cette sortie fit taire chacun.

Mais il était arrêté que l'esprit d'erreur et de vertige déferait seul notre armée et sauverait les alliés. Comme on débouchait le pont, du côté d'Italie, d'Arennes, major général et officier général, vint à toute bride devers la tête du corps d'Albergotti. Il présenta un officier à M. le duc d'Orléans, lui dit que les ennemis occupaient les passages par où il était indispensable de passer. Sur les questions du prince, l'officier l'assura que ce poste était bien retranché, occupé par le régiment de la Croix-Blanche, dont entre autres il avait bien reconnu les drapeaux, et qu'il se croyait sûr aussi d'y avoir reconnu la personne de M. le duc de Savoie. Malgré un rapport si positif, le prince, en trop juste défiance après tout ce qu'il avait vu et entendu sur ce parti d'Italie, voulut qu'on continuât la marche, quitte à revenir si les passages se trouvaient occupés de manière à ne pouvoir forcer et passer. On continua, et en attendant on envoya les reconnaître. Les officiers généraux n'en voulurent pas être les dupes. Le chemin vers nos Alpes était sans danger. Ils le firent prendre, et depuis continuer, à ce qu'on avait de vivres et de munitions, tellement qu'après une demi-journée de marche, et des rapports des passages fort équivoques, on avertit M. le duc d'Orléans qu'il n'avait ni vivres ni munitions, qui, ayant pris et continué la route du côté de France, lui rendait celle d'Italie impossible, que d'ailleurs on lui maintenait toujours fermée par les ennemis. La rage et le désespoir de tant de criminelles désobéissances, pour ne pas dire de trahisons redoublées, jointes à la douleur de sa blessure et à la faiblesse où il se trouvait, le firent retomber au fond de sa chaise, et dire qu'on allât donc où on voudrait et qu'on ne lui en parlât plus.

Telle est l'histoire de la catastrophe d'Italie. On sut depuis que tout le rapport de cet officier, mené par d'Arennes, était entièrement controuvé; qu'il n'y avait personne dans aucun passage pour disputer celui d'Italie, pas même le moindre obstacle, et pour combler les regrets, l'avantage que Médavy remporta deux jours après, par lequel, en arrivant, M. le duc d'Orléans se fût trouvé maître absolu de toute la Lombardie, et d'acculer sans ressource le prince Eugène entre lui et la Savoie que nous tenions. C'est ce qui combla la douleur de ce prince en arrivant à Oulx, au milieu des Alpes, où il était en sûreté entre ses quartiers, ne pouvant passer outre par l'état de sa blessure.

Saint-Léger, un des premiers valets de chambre de M. le duc d'Orléans, dépêché au roi avec cette cruelle nouvelle, arriva à Versailles, le mardi 14 septembre, avant le lever du roi, et annonça Nancré avec le détail.

L'armée, dans ce subit retour, marcha donc à colonne renversée sur Pignerol. Ce changement de disposition lit que quantité d'équipages qui, sans le savoir, se trouvèrent à l'arrière-garde, furent pillés ou perdus la nuit dans la montagne. Albergotti, dont, comme on l'a vu, les troupes n'avaient pas combattu, fut chargé de cette arrière-garde, et la fit très bien nonobstant la nuit et la longueur de la queue, l'embarras des défilés continuels et la confusion de la nuit. Du côté des ennemis il n'eut pas la moindre inquiétude.

Comblés d'une joie d'autant plus grande qu'elle était moins espérée, ils se contentèrent de leurs succès qu'ils avaient encore peine à croire. Leur armée n'en pouvait plus. Elle n'eut donc garde de songer à troubler la retraite. On a vu que l'artillerie, les munitions et tout ce qui était dans les postes les plus avancés du siège avait été entièrement retiré, sans aucun obstacle. On a su positivement depuis que le prince Eugène avait tout à fait pris le parti de cesser l'attaque et de faire sa retraite, si Le Guerchois eût soutenu la quatrième et dernière charge dont j'ai parlé, à laquelle il succomba et fut pris par l'insigne lâcheté du brigadier et de la brigade qui refusa de le secourir. On sut encore que Turin n'avait pas pour plus de quatre jours de poudre. Enfin rien ne manqua pour les transporter de la joie la plus complète, et nous de la plus cuisante douleur.

Il ne fallut pas moins qu'un enchaînement de miracles pour produire un si grand effet, dont un seul manqué, et lequel de tous que ce pût être, emportait la ruine de l'entreprise. Vendôme, comme on l'a vu, en eut le premier déshonneur, que Marsin consomma et que La Feuillade combla. Le siège mal enfourné pour les attaques, languissamment poussé par les folles courses de La Feuillade; les rivières et le Pô passés par la négligence de Vendôme; l'obstacle du Taner, qui était invincible, méprisé par Marsin, pour le faux intérêt de La Feuillade; la folie de se mettre dans des lignes mal faites, imparfaites, la plupart à peine tracées et d'une étendue à ne les pouvoir garder; l'opiniâtreté de ne vouloir pas aller au-devant des ennemis, sur ce château de Pianezze, harassés et qu'on y aurait surpris dans l'embarras de passer un ruisseau difficile; le servile succès de ce conseil de guerre; l'inutilité de quarante-six bataillons, c'est-à-dire d'une armée entière, et pour le siège, et pour la garde des lignes, et pour le combat; la triple désobéissance de La Feuillade pour arrêter ces troupes aux Capucins, malgré deux ordres exprès de M. le duc d'Orléans, et la troisième d'avoir arrêté d'autres troupes sur ce petit pont, que ce prince avait envoyé chercher en diligence pour garnir ses lignes; l'insigne confiance de Marsin, et son opiniâtreté jusqu'à l'instant de l'arrivée du prince Eugène, tout cela conduit par le seul intérêt de La Feuillade de ne partager pas sa conquête avec M. le duc d'Orléans, et la crainte de Marsin, subjugué par le gendre, de déplaire au beau-père; enfin, pour dernier coup, la lâcheté si punissable de ce refus de secours à Le Guerchois et à sa brigade, qui fut le dernier assommoir qui détermina la victoire d'une part, le désordre et la fuite de l'autre; voilà la chaîne de tant d'incroyables miracles pour la délivrance de Turin.

Après, pour la retraite: la révolte, l'intérêt lâche et pécuniaire des officiers généraux; la supposition de d'Arennes ou de son officier; l'envoi clandestin des vivres et des munitions par les Alpes, pour rendre toute autre retraite impossible; un concert continuel de mauvaise foi, de désobéissance, pour ne pas dire de trahison; ce sont d'autres miracles qui sauvèrent l'Italie, Turin dans les suites, et l'armée victorieuse qui serait périe avec la place faute d'issue, de vivres et de secours. À tout cela, qui peut méconnaître la main de Dieu toute-puissante, mais qui peut douter du crime de ceux de nos François qui en ont été les agents?

Marsin, gagnant cette cassine éloignée où il fut conduit, demanda une seule fois si M. le duc d'Orléans était tué. Arrivé là avec un aide de camp et deux ou trois domestiques, il envoya chercher un confesseur, dicta quelque chose sur ses affaires, mit dans un paquet pour M. le duc d'Orléans la lettre que ce prince avait écrite au roi contre lui, et qu'il lui avait lue et confiée pour l'envoyer lui-même, ne voulut plus ouïr parler que de Dieu, et mourut dans la nuit. On trouva parmi ses papiers des misères innombrables, et un amas de voeux plus que surprenants, un désordre immense dans ses affaires, et des dettes que six fois plus de bien qu'il n'en avait n'eût jamais payées.

C'était un extrêmement petit homme, grand parleur, plus grand courtisan, ou plutôt grand valet, tout occupé de sa fortune, sans toutefois être malhonnête homme, dévot à la flamande, plutôt bas et complimenteur à l'excès que poli, cultivant avec un soin qui l'absorbait tous ceux qui pouvaient le servir ou lui nuire, esprit futile, léger, de peu de fond, de peu de jugement, de peu de capacité, dont tout l'art et le mérite allait à plaire. Il était moins que rien, du pays de Liège. Son père, qui était capitaine, s'avança de bonne heure au service de France, y épousa une Balzac, suivit le parti de M. le Prince dont il fut estimé, changea aisément de parti selon son intérêt, se donna aux Espagnols, courtisa si bien Charles II lorsqu'il était à Bruxelles, qu'il en eut la Jarretière, au scandale des Anglais, et parvint à tout dans le militaire, au service d'Espagne, dans lequel il mourut d'assez bonne heure. Il ne laissa que ce fils que sa mère éleva en France et l'y attacha. On a vu sa fortune et sa catastrophe. Il n'était point marié et point vieux.

Dans une si cruelle retraite, l'armée manqua de pain, qui fut le comble de ses malheurs. M. le duc d'Orléans, bien qu'outré de corps et d'esprit, était le seul qui songeât à tout et qui n'était soulagé par personne. Il s'arrêta pour attendre la queue de ses troupes et leur fournir du pain. Dès qu'il y en eut de cuit, il en fit prendre à un gros détachement avec lequel il ordonna à Vibraye de s'aller saisir du château de Bar, passage unique qui conservait la communication et le retour en Italie par Ivrée. La Feuillade, qui s'était chargé de ce détail, voulut aller avec le détachement, le retarda à partir de deux jours, et n'oublia qu'à lui faire prendre le pain qui lui était destiné. Il fallut donc s'arrêter dès le second jour pour en envoyer quérir. Il est difficile de comprendre le dépit de M. le duc d'Orléans, qui était dans son lit et qui comptait le détachement bien loin, d'apprendre ce retardement et cet oubli du pain qui l'arrêtait encore, et la promptitude avec laquelle il y remédia. Le pain arrivé, le détachement continua sa route, mais il ne marcha pas longtemps sans être averti que les ennemis s'étaient emparés du château et du passage, de manière à n'en pouvoir être dépostés, et qu'ils l'avaient prévenu de vingt heures, tellement que ce fut au retardement de la Feuillade et à son incroyable négligence sur ce pain que ce dernier malheur fut encore dû. La Feuillade n'eut donc de parti à prendre que celui de retourner sur ses pas.

Peu de jours avant la bataille, il avait fort maltraité Albergotti, qui s'était licencié sur la lenteur du siège, à n'approuver pas les courses du général après le duc de Savoie. Quelques gens se mirent entre-deux. Dès le lendemain, l'Italien, fort en peine sur Chamillart, alla chez son gendre le prier d'oublier ce qui s'était passé la veille.

La Feuillade, arrivant de ce beau détachement à Oulx, y trouva M. le duc d'Orléans dans un état périlleux, qui le devint bien davantage par tous les soins qu'il se donnait à reposer, assurer, nourrir et raccommoder ses troupes avec des peines et des dépenses extrêmes, par le peu de secours qu'il recevait de la cour, ne respirant que de rentrer en Italie. La Feuillade se trouvant dans la chambre de M. le duc d'Orléans avec Albergotti et d'autres, ce prince, de nouveau outré du succès de ce détachement, ne put s'empêcher de leur reprocher à tous deux leur désobéissance à demeurer sur la hauteur des Capucins. Tous deux voulurent répondre; mais M. le duc d'Orléans, qui n'avait pu retenir cette plainte, et le reproche trop véritable qu'ils étaient cause de la perte de la bataille, et qui se sentait assez ému pour se craindre soi-même à la réplique, les pria qu'il n'en fût pas parlé davantage. Sassenage et le peu d'autres qui se trouvèrent à la ruelle du lit les en écartèrent, et les poussèrent grommelant l'un contre l'autre, et dont la voix s'élevait à mesure qu'ils s'éloignaient du lit. Ils n'étaient pas au bout de la chambre qu'Albergotti dit assez vivement à La Feuillade que c'était lui seul que ce reproche du prince pouvait regarder, puisque lui n'avait fait qu'obéir à ses ordres de lui La Feuillade; sur quoi celui-ci lui répondit net que cela n'était pas vrai, le poussa en même temps et mit la main à l'épée. Albergotti, rougissant de colère, marmotta entre ses dents et recula deux pas. Sassenage, Saint-Frémont et quelques autres se jetèrent entre-deux, les tirèrent hors de la chambre, et leur demandèrent s'ils savaient en quel lieu ils étaient, et si la tête leur avait tourné. M. le duc d'Orléans, de dedans ses rideaux, ou n'entendit pas, ou n'en fit jamais semblant. Chacun emmena son homme, fort en peine de ce qui arriverait après, mais il ne se passa rien entre eux en aucun temps. La valeur d'Albergotti ne fut jamais douteuse, mais il était Italien, et La Feuillade était le gendre bien-aimé de Chamillart, qui ne laissa pas, quoique fort brave aussi, d'être fort aise que l'autre se montrât si bonne personne. Cette aventure ne laissa pas de leur faire grand tort à tous deux, non sur la valeur, car leurs preuves étaient faites et complètes, mais sur l'honneur: à l'un d'avoir osé démentir une vérité trop connue à toute l'armée, et qui en avait été la perte dans le temps de la bataille; à l'autre de l'avoir avalé et digéré si doux.

Cependant La Feuillade, hors de soi de tant d'affreuses sottises entassées, dépêche un courrier à Chamillart, lui envoie la démission de son gouvernement de Dauphiné, et lui mande qu'il est indigne de son estime, des grâces du roi et de voir le jour; le lendemain, obtient permission de M. le duc d'Orléans de s'en aller à Antibes profiter de l'occasion de quelques bâtiments qui passaient à Gènes, pour se rendre de là auprès de Médavy, et là, servant sous ses ordres et se mettant à tout, se rendre digne qu'on oubliât ses fautes. Chamillart, toujours également affolé de son gendre, lui renvoya son courrier et sa démission qu'il s'était bien gardé de montrer, le caressa par sa réponse, l'encouragea et lui remit la cervelle. Ceux qui surent cette désespérade, ne doutèrent pas qu'elle ne fût un jeu pour faire pitié à son beau-père et au roi même, qu'il comptait bien qu'il ne saurait rien de sa démission, au moins qu'à coup sûr pour lui. En même temps, M. le duc d'Orléans reçut des réponses et des ordres favorables à son désir de repasser en Italie. Il était tenu à Chamillart, était content d'avoir humilié La Feuillade, à la vérité content à bon marché. Il lui envoya un courrier pour lui apprendre les ordres qu'il venait de recevoir, l'empêcher de s'embarquer et le faire revenir à Briançon, où il allait dès qu'il pourrait être transporté, et repasser avec l'armée, plutôt que s'en aller seul et devant par Gênes. La Feuillade, ravi de se voir moins mal avec ce prince qu'il n'avait lieu de le croire, ne se le fit pas dire deux fois et s'en alla à Briançon.

Ce fut où Besons joignit M. le duc d'Orléans. Il avait commandé sous lui la réserve, puis avait été mis par le roi auprès de lui lorsqu'il avait commandé la cavalerie. M. le duc d'Orléans avait pris de l'estime et de l'amitié pour lui. Il servait cette année sur les côtes de Normandie, parce que sa santé ne lui avait pas permis mieux. M. le duc d'Orléans le demanda au roi qui le lui accorda, et Besons en meilleure santé et flatté de ce souvenir, l'alla trouver le plus tôt qu'il lui fut possible.

CHAPITRE XV. §

Promptitude incroyable avec laquelle j'apprends les malheurs devant Turin. — Nancré apporte le détail pour la bataille de Turin. — Mort de Murcé de ses blessures; fadaises sur lui par rapport à Mme de Maintenon. — Victoire de Médavy en Italie sur le prince de Hesse, depuis roi de Suède. — Médavy chevalier de l'ordre; autres récompenses. — Mme de Nancré et d'Argenton à Grenoble. — On ne pense plus à repasser en Italie, qui se perd. — M. le duc d'Orléans à Versailles. — Ce qu'il pense de La Feuillade et ses officiers généraux. — La Feuillade perdu et rappelé. — La Feuillade et le cardinal Le Camus. — La Feuillade salue le roi; très mal reçu. — Électeur de Cologne incognito à Paris et à Versailles. — Mort de Saint-Pouange. — Chamillart grand trésorier de l'ordre. — Mort de Mme de Barbezieux. — Mort de Boisfranc. — Survivance de Maréchal à son fils; alarme des survivanciers. — Mme de La Chaise à Marly en absence de Mme la duchesse de Bourgogne et de Madame. — Dispute entre le duc de Tresmes et M. de La Rochefoucauld pour le chapeau du roi. — Piété de Mgr le duc de Bourgogne. — Le roi de Suède, victorieux en Saxe, y dicte la paix au roi Auguste. — Sa glorieuse situation et sa lourde faute. — Patkul et sa catastrophe. — Stanislas reconnu roi par la France; mécontents et leurs progrès. — Mariage arrêté de l'archiduc avec une princesse de Wolfenbuttel. — Facilité des princes protestants à se faire catholiques pour des avantages, et sa véritable cause. — Succès et séparation des armées en Espagne. — Secours d'argent à l'archiduc. — Conférences refusées par les alliés sur la paix. — Villars et le duc de Noailles de retour. — Le roi entretient le prince de Rohan sur la bataille de Ramillies. — Surville et La Barre accommodés, le premier demeurant perdu. — Mme le Châtillon; sa famille, son caractère, sa conduite; quitte Madame et y demeure. — Mariage du fils de Livry avec une fille du feu prince Robert; grâces du roi à cette occasion. — M. de Beauvilliers cède son duché, etc., à son frère, et le marie à la fille unique de feu Besmaux. — Conduite admirable de la duchesse de Beauvilliers. — Bergheyck à Versailles; son caractère et sa fortune. — Vendôme de retour. — Grand prieur à Gênes. — Ridicule de Mme de Maintenon sur Courcillon.

J'étais allé passer un mois à la Ferté, j'y recevais les nouvelles d'Italie que M. le duc d'Orléans me faisait envoyer avec soin, et des lettres de sa main quand il ne voulait pas que ce qu'il me mandait passât par d'autres. J'étais donc pleinement instruit des malheurs qui s'y préparaient, et fort inquiet, lorsqu'un gentilhomme arrivant de Rouen chez son frère, tout auprès de chez moi, y vint comme nous nous promenions Mme de Saint-Simon et moi dans le parc avec du monde, et nous raconta le désastre de Turin avec les circonstances exactes sur M. le duc d'Orléans, sur le maréchal de Marsin, et sur tout le reste, telles que le roi les apprit trois jours après seulement, par le courrier qui en porta la nouvelle (et moi, quatre jours, par mes lettres de la cour et de Paris), sans que nous ayons jamais pu comprendre comment il était possible que cette triste nouvelle eût été portée avec une si extrême diligence, pour ne pas dire incroyable, sans que ce gentilhomme nous le voulût dire, sinon d'en fortement appuyer la certitude, et sans que nous l'ayons jamais revu depuis, car il mourut fort tôt après. Je fus vivement touché de ce malheur arrivé entre les mains de M. le duc d'Orléans, quoiqu'elles en fussent parfaitement innocentes. La fièvre me prit, je m'en allai à Paris, sans m'arrêter à Versailles pour éviter l'empire de sa faculté.

Nancré, dépêché avec le détail, y arriva presque en même temps. Quoique je ne le connusse point du tout, je lui envoyai dire que j'étais hors d'état de l'aller trouver et que je le priais de venir chez moi. Il y vint aussitôt. Il avait ordre de nie voir; nous fûmes deux bonnes heures tête à tête. Il m'apprit que le roi rendait une pleine justice à son neveu, et me pressa de lui écrire sans nul ménagement, je n'en eus pas besoin. Le public équitable, la cour même, malgré ses jalousies, décernèrent des lauriers à sa défaite, et l'élevèrent d'autant plus que la fortune l'avait voulu abaisser. Ce fait est aussi mémorable que singulier, et je ne crois pas qu'il y ait d'exemple de tant et de si unanimes louanges dans un malheur aussi complet. Tout le cri tomba sur Marsin, et nonobstant Chamillart, sur La Feuillade.

Quoique les ennemis, contents de leurs succès, ne se fussent opposés à rien de la retraite, il est pourtant vrai que le gros canon de batterie ne put être emmené. L'abbé de Grancey, premier aumônier de M. le duc d'Orléans, médiocre pauvre, mais fort brave et fort bon homme, fut tué à deux pas derrière lui, sur quoi le comte de Roucy disait que ce prêtre abbé mourrait de joie s'il pouvait savoir qu'il a été tué. Villiers et La Bretonnière, maréchaux de camp, Bonelles, fils de Bullion, colonel d'infanterie, Kercado, mestre de camp du Dauphin-étranger, très bon sujet, et à qui j'avais vendu ma compagnie, lui jeune cornette dans le même régiment, et assez d'officiers y furent tués; et Murcé, lieutenant général, mourut de ses blessures, prisonnier à Turin. On n'y perdit pas plus de quinze cents hommes, mais beaucoup de blessés et de prisonniers.

Murcé était frère de Mme de Caylus, aussi disgracié de corps et d'esprit que sa soeur avait l'un et l'autre charmants. Il était donc fils de Villette, lieutenant général de mer, cousin germain de Mme de Maintenon, et tous sous sa protection la plus particulière. Celui-ci était brave, et point mauvais officier, mais gauche, bête, inepte au dernier point. Il avait avec nous, en Allemagne, un jeûne valet qui le suivait toujours, qu'il appelait Marcassin, et qui se moquait de lui à coeur de journée. C'était l'année que Mme la duchesse de Bourgogne vint en France. Il arriva à Murcé trois grands malheurs dont il se plaignit amèrement à toute l'armée son cheval isabelle était mort, Marcassin l'avait quitté, et sa femme n'était point femme d'honneur, il voulait dire dame du palais. Marivault et Montgon le faisaient valoir; c'était une farce continuelle de le voir avec eux, leurs questions, leur moqueuse admiration, leurs panneaux et ses sottises. Il avait épousé la fille du lieutenant général de Chaumont en Bassigny; il l'avait menée à Strasbourg, où il avait été employé l'hiver [comme] brigadier; elle était laide, sotte et dévote à merveilles; il n'y avait qu'un ménage de gâté. Elle faisait ses dévotions fort souvent, et la veille voulait coucher seule. Murcé s'en plaignait et rendait compte à tout le monde du calendrier de sa femme. Il priait à manger chez lui par grades; et un homme de grade différent des conviés qui s'y présentait quelquefois pour s'en divertir était sûrement éconduit, et Murcé lui en disait la raison. Tant de fadaises, et d'un Murcé, pourront surprendre ici, mais voici pourquoi je les ai mises. Murcé était une espèce de La Feuillade de Mme de Maintenon. Elle le croyait un homme merveilleux; il lui rendait compte des choses et des personnes de l'armée, elle le consultait sur ce qu'il pensait qu'on devait exécuter. Il montrait souvent de ses lettres qui marquaient en effet une confiance qui faisait pitié. Il était craint et ménagé, et il a souvent servi et nui à bien des gens; de là on peut juger à qui on avait affaire, et en grande partie de ce qu'était Mme de Maintenon.

Le 9 septembre, c'est-à-dire le surlendemain de la bataille de Turin, Médavy marcha avec neuf mille hommes au secours de Castiglione delle Stivere, que le prince héréditaire de Hesse-Cassel assiégeait avec douze mille hommes, lequel a depuis été roi de Suède. Il laissa huit cents hommes dans la ville qu'il avait prise, leva ses quartiers de devant le château, et vint au-devant de Médavy dans une belle plaine, qui de son côté marcha aussi à lui. Notre cavalerie, débordée par celle des ennemis, fut d'abord un peu en désordre; il fut augmenté par la fuite que prirent quatre régiments d'infanterie de Milanais et de Napolitains; Sebret, qui commandait une brigade en seconde ligne, alla les remplacer sans attendre d'ordre. Médavy fit mettre l'épée à la main à toute son infanterie; elle essuya toute la décharge de l'infanterie ennemie, la chargea ensuite et la défit entièrement. La cavalerie ennemie, voyant l'infanterie défaite, s'enfuit. On leur tua deux mille hommes, on leur en prit quinze cents, tout leur canon et beaucoup d'étendards et de drapeaux. Médavy y perdit aussi du monde, le chevalier de Verac, Grammont de Franche-Comté, Renepont, du Cheilar, tous quatre mestres de camp, et d'Hérouville, colonel d'infanterie, blessé à mort. Outre ces prisonniers, on eut les huit cents hommes laissés dans la ville. Médavy fit passer le Mincio au prince de liesse, et le, poursuivit jusqu'à l'Agide; il lui tua encore du monde, prit des traîneurs dans cette poursuite, et reprit Goïto. Ce fut un étrange contraste avec Turin, et un grand renouvellement de douleur sur la retraite en France au lieu de l'avoir faite en Italie. Médavy en fut fait sur-le-champ chevalier de l'ordre; Saint-Pater et Dilon, ses deux maréchaux de camp, lieutenants généraux; Grancey, son frère, qui avait apporté la nouvelle, maréchal de camp; et Sebret, qui apporta le détail, brigadier.

Sur ce succès, Vaudemont rassembla ce qu'il avait de troupes, manda à Médavy de le venir joindre avec les siennes, fit mine de vouloir défendre le Tésin, s'en fit fête par un courrier, et manda que c'était pour conserver la ville de Milan, qui prétend avoir droit de se rendre sans blâme à quiconque a passé cette rivière. Vaudemont ajoutait qu'il avait voulu envoyer Colmenero rendre compte de toutes choses, mais qui s'était trouvé mal sur le point de partir. Colmenero n'avait garde de venir. Il avait été gouverneur du château de Milan, l'était d'Alexandrie alors, et ami intime de Vaudemont. Vendôme l'avait fort vanté au roi; c'était un bon officier, mais dont l'âme était de la trempe de celle de Vaudemont, et qui le montra bien dans la suite. Toutes ces fanfaronnades de Vaudemont ne servirent qu'à amuser le roi, qui ne se lassa jamais d'en être la dupe.

Le prince Eugène, entré dans Turin, et M. de Savoie au comble de sa joie la plus inespérée de se revoir dans Turin, ne s'amusèrent point aux réjouissances. Ils ne pensèrent qu'à profiter d'un succès inouï; ils reprirent rapidement toutes les places du Piémont et toutes celles de Lombardie que nous occupions. Le château de Casal fut leur dernière conquête. Vaudemont et Médavy, retirés dans Mantoue, ne purent empêcher ces fruits de la bataille de Turin, et de la retraite de l'armée en France. Elle était pourtant encore de quatre-vingt-quinze bataillons, en bon état ceux qui venaient de Lombardie, mais ceux du siège fort délabrés; six régiments de dragons, mais à pied; et à l'égard de la cavalerie, quatre à cinq mille chevaux.

Jamais bataille ne coûta moins de soldats que celle de Turin, jamais de retraite plus tranquille de la part des ennemis ni laissée plus à choix, jamais suites plus affreuses ni plus rapides. Ramillies, avec une perte légère, coûta les Pays-Bas espagnols et partie de ceux du roi, par la terreur et le tournoiement de tête du seul maréchal de Villeroy, et celle de Turin coûta toute l'Italie par l'ambition de La Feuillade, la servitude de Marsin, l'avarice, des ruses, les désobéissances des officiers généraux contre M. le duc d'Orléans, qui seul voulut et s'opiniâtra à trois reprises à se retirer en Italie, ce qui était libre, aisé et d'une suite victorieuse à réparer, plus que le malheur qui venait d'arriver, vaincu par l'artifice et le concert de La Feuillade et des officiers généraux, pour n'en rien dire de plus, dont l'audace et les moyens furent aidés par l'épuisement et les souffrances de la blessure de M. le duc d'Orléans. On assembla fort diligemment mille mulets en Provence et en Languedoc pour M. le duc d'Orléans; on lui envoya de l'argent, des chevaux, des armes, huit mille tentes.

Nancré retourné vers M. le duc d'Orléans, qui avait été extrêmement mal de sa blessure, la nouvelle Mme d'Argenton et Mme de Nancré, veuve sans enfants du père de celui dont je viens de parler, et dans l'intimité la plus étroite avec lui, s'en allèrent ensemble chacune dans une chaise de poste le plus secrètement qu'elles purent à Lyon, et de là se cacher dans une hôtellerie à Grenoble. M. le duc d'Orléans n'y était pas encore arrivé. Il sut en chemin cette équipée, il en fut très fâché, et leur manda qu'il ne les verrait point, et de s'en retourner. Être arrivées de Paris à Grenoble et s'en retourner bredouille était chose fort éloignée de leur résolution, elles l'attendirent. Savoir sa maîtresse si près de soi et lui tenir rigueur, l'amour ne le put jamais permettre. Sur les sept ou huit heures du soir, les affaires du jour vidées et la représentation finie, il ferma ses portes, s'enfonça dans son appartement, et par les derrières d'un escalier dérobé arrivèrent les femelles, et soupèrent avec lui et deux ou trois de leurs plus familiers. Cela dura ainsi cinq ou six jours, au bout desquels il les renvoya, et repartirent. Ce voyage ridicule fit grand bruit. Le public en murmura, fâché véritablement de cette tache sur sa gloire personnelle; les envieux, ravis de pouvoir rompre le silence qu'ils avaient été forcés de garder, parmi lesquels M. le Duc et Mme la Duchesse se signalèrent. Quelque résolution que j'eusse prise de ne lui parler jamais de ses maîtresses, il m'avait écrit avec trop d'ouverture, dès que sa blessure le lui avait permis, pour qu'il me le fût de demeurer dans le silence quand tout criait si haut. Il reçut ma lettre en même temps qu'une autre que Chamillart lui écrivit de la part du roi, qui par ménagement n'avait pas voulu le faire lui-même, pour lui conseiller de renvoyer ces femmes et l'avertir du mauvais effet de leur voyage. Toutes deux ne furent reçues qu'après leur départ, lequel en fut toute la réponse.

M. le duc d'Orléans visita ses troupes le plus qu'il put dans leurs quartiers, quoique mal rétabli encore, et y répandit avec choix beaucoup d'argent. Il travailla fort à examiner ce qui était possible pour rentrer en Italie, et envoya Besons bien instruit des moyens et des difficultés pour en rendre compte au roi, et recevoir ses ordres. Le fruit de ce voyage fut de ne plus songer à faire repasser l'armée de M. le duc d'Orléans en Italie, au moins jusqu'au printemps. Besons demeura, et un simple courrier porta cette résolution finale à M. le duc d'Orléans, qui, malgré toutes les difficultés qu'il y voyait lui-même, ne laissa pas d'en être fort touché. Pendant ce temps-là l'Italie s'en allait par pièces. Chivas, la ville de Casal, Pavie, Pizzighettone, Alexandrie, etc., s'étaient rendues au duc de Savoie ou au prince Eugène, qui était dans Milan déclaré gouverneur général du Milanais, et qui bientôt après fut maître des châteaux de Milan, de Casal et de Tortone.

On envoya les quartiers d'hiver pour l'armée de M. le duc d'Orléans, et ce prince arriva à Versailles le lundi 8 novembre, sur la fin du dîner du roi, qui avait pris médecine, et dînait dans son lit à deux heures et demie, comme il faisait toujours les jours qu'il la prenait. On ne peut être mieux reçu du roi qu'il le fut, et de tout le monde. Il fut voir monseigneur aussitôt après à Meudon, et soupa avec le roi à l'ordinaire.

Dès qu'il fut ce jour-là même débarrassé du plus gros, j'allai chez lui. Nancré me saisit en y entrant, et, sans me donner un instant, se mit à se disculper d'avoir conseillé et machiné ce misérable voyage de ces deux femmes. Il suivit M. le duc d'Orléans, qui me menait dans son entresol, et voulut encore s'en laver devant moi en sa présence. Je le croyais trop sensé pour l'avoir fait, mais le monde n'en avait pas jugé de même. Ce fut alors que M. le duc d'Orléans me remercia avec effusion de coeur de la franchise avec laquelle je lui avais écrit sur ce voyage. Il m'avoua que fâché d'abord, puis tenté les sachant en même lieu que lui, il avait succombé avec les précautions que j'ai rapportées. « Et voilà, monsieur, lui répondis-je, la sottise, en l'interrompant. — Il est vrai, me répliqua-t-il, mais qui est-ce qui n'en fait jamais? »

Nancré sortit, et, la porte fermée, nous entrâmes bien avant en matière. Je le mis au fait des choses de la cour qui le regardaient, et de l'état présent du reste que les lettres, bien que chiffrées, n'avaient pu comporter. Lui ensuite me parla en gros des choses principales d'Italie, parce que, réciproquement affamés, nous ne pouvions encore tomber aux détails que nous discutâmes depuis. Il me fit une étrange peinture des officiers généraux de son armée, telle en tous points que j'ai tâché de la rendre, mais plus affreuse encore, et des malheurs, pour en parler sobrement, qui, entassés les uns sur les autres, avaient causé tous ceux de Turin. Il me représenta La Feuillade comme un jeune homme impérieux, enivré de présomption et d'ambition sans mesure, détesté des officiers généraux et particuliers, des troupes et du pays; plein d'esprit, de valeur, de fantaisies et de vues, qui voyant beaucoup d'abord était incapable aussi de rien voir au delà de ce premier coup d'oeil, de souffrir aucun avis de personne bien loin de se rendre jamais sur rien, par conséquent incapable d'apprendre jamais d'autrui, et fort peu de soi-même, parce que l'action chez lui précédait toujours la réflexion; brillant sans nulle solidité, dangereux à l'excès à la tête de quelque chose, se piquant surtout de savoir mieux toutes choses que les gens du métier. Ce prince ajouta qu'il le croyait perdu, de la manière dont le roi lui en avait parlé, et dont il lui paraissait qu'il le connaissait. Il me dit qu'il avait fait son possible pour pallier ses fautes, encore qu'elles fussent énormes, et telles que je les ai expliquées, et qu'il ne se fût pas mis en état de le mériter, mais qu'il avait cru devoir rendre ce change à son beau-père; que le roi l'avait même grondé de l'avoir trop excusé, et que cet article était le seul sur lequel il lui eût parlé d'un air aigre et sévère. Il ajouta qu'il avait laissé La Feuillade en Dauphiné, dans l'espérance que ses lettres, soutenues de ses bons offices à son arrivée, lui en conserveraient le commandement; que Chamillart, qui n'osait trop en parler au roi, l'avait prié d'y insister, mais qu'il n'avait osé aller trop avant là-dessus, après ce que le roi lui avait dit, de manière qu'il était persuadé que La Feuillade allait être rappelé. Diverses autres conversations semblables m'instruisirent à fond, et je ne laissai pas de l'être aussi par quelques-uns des officiers généraux et particuliers, à leur arrivée de cette armée.

Il faut achever tout de suite ce qui la regarde. On ne fut pas longtemps à quitter toute pensée de retour en Italie. On ne songea plus qu'à une défensive nécessaire vers les Alpes, et à grossir l'armée d'Espagne de ce qui se tirerait de celle-ci pour essayer d'y recouvrer quelque supériorité. Peu de jours après ce retour, La Feuillade reçut ordre de revenir, et Giraudan, lieutenant général, de commander en sa place en Savoie et en Dauphiné, avec deux maréchaux de camp sous lui, Vallière à Chambéry, et Muret à Fenestrelle. Quelque peu d'apparence qu'il y eût à le laisser à Grenoble, cet ordre lui fut si amer, que pour n'omettre aucune sorte de sottise, de folie et d'audace, il se mit dans la tête de le faire révoquer, dépêcha courriers sur courriers à son beau-père, et s'y cramponna quinze jours durant, jusque-là que le roi [fut] outré de cette lenteur à lui obéir; et Chamillart, dans le dernier embarras, ne savait plus que devenir. Enfin un dernier courrier qu'il lui dépêcha le fit partir, au grand contentement de la ville et de la province, dont il n'avait pas acquis les coeurs. Dès en y arrivant la première fois, il s'était brouillé avec le cardinal Le Camus, qui, sur une mascarade assez étrange qu'il donna, fut sur le point de l'excommunier dans toutes les formes solennelles. Il fallut des ordres réitérés du roi pour l'en empêcher, et à La Feuillade de se conduire d'une autre sorte.

Il fut plusieurs jours à Paris sans oser venir à Versailles. Chamillart obtint enfin du roi la permission pour lui de le saluer, et même chez Mme de Maintenon, pour éviter la réception publique, et par un reste de traitement de général d'armée, desquels il arriva le dernier, le lundi 13 de décembre. Chamillart, allant travailler avec le roi chez Mme de Maintenon, l'y mena. Sitôt que le roi le vit entrer avec son gendre en laisse, il se leva, alla à la porte, et, sans leur donner le temps de prononcer un mot, dit à La Feuillade d'un air plus que sérieux: « Monsieur, nous sommes bien malheureux tous deux; » et dans l'instant tourna le dos. La Feuillade, de dedans la porte qu'il n'avait pas eu loisir de dépasser, ressortit sur-le-champ, sans avoir osé dire un seul mot. Jamais depuis le roi ne lui parla; il fut longtemps même à permettre à Monseigneur de le mener à Meudon, et à souffrir qu'il allât à Marly à cause de sa femme. On remarquait qu'il détourna toujours les yeux de dessus lui. Telle fut la chute de ce Phaéthon. Il vit bien qu'il n'avait plus d'espérance; il vendit ses équipages, et dit assez publiquement, oubliant apparemment qu'il avait voulu aller sous Médavy, et ce qu'il avait dit et écrit là-dessus, qu'après avoir commandé les armées, il ne pouvait plus servir en ligne de lieutenant général; et toutefois dans cet état de disgrâce, il n'y eut sorte de moyens qu'il ne tentât, de bassesses qu'il ne fît pour se raccrocher. Il eut celle de se plaindre de son sort et de faire son apologie à chacun qui ne s'en souciait guère, et après s'être fait envier et craindre, il se fit mépriser sans faire pitié. Je ne crois pas qu'il y ait eu de plus folle tête, ni de plus radicalement malhonnête homme jusque dans les moelles des os. Retournons maintenant à ce qui est demeuré en arrière pour ne pas interrompre le récit de toute cette catastrophe d'Italie, qui suivit de bien près celle de Barcelone et de Flandre.

La fantaisie avait pris à l'électeur de Cologne d'aller voyager à Rome. Il n'avait plus d'États à lui où se tenir; il aimait mieux se promener que le séjour de nos villes de Flandre. Il arriva donc à Paris, au milieu de septembre, tout à fait incognito, et logea chez son envoyé. Dix ou douze jours après, il alla dîner chez Torcy, à Versailles, puis attendre l'heure de son audience dans l'appartement de M. le comte de Toulouse. Il ne voulut point être accompagné de l'introducteur des ambassadeurs. Torcy le mena dans le cabinet du roi par les derrières, suivi des trois ou quatre de sa suite les plus principaux. Les courtisans ayant les entrées, qui voulurent, étaient dans le cabinet avec Monseigneur et Mgrs ses fils. Le roi, toujours debout et découvert, le reçut avec toutes les grâces imaginables, et en lui nommant ces trois princes, ajouta: « Voilà votre beau-frère, vos neveux et moi, qui suis votre proche parent; vous êtes ici dans votre famille. » Après un peu de conversation, il le mena par la galerie chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui le reçut debout, et qu'il ne salua point, à cause de la présence du roi devant qui elle ne baise personne. Il fut ensuite chez Madame, qui s'avança au-devant de lui dans sa chambre. Elle le baisa et causa fort longtemps avec lui en allemand. Il vit après Mme la duchesse d'Orléans dans son lit, qui le baisa. La visite fut courte. Il ne s'assit nulle part. De là il alla faire un tour dans les jardins, et partit de chez Torcy pour s'en retourner à Paris. Huit jours après, il vint de Paris entendre la messe du roi dans une autre travée de la tribune, et le vit après seul dans son cabinet, avant le conseil. Il se promena dans les jardins jusqu'au dîner chez Torcy. Il vit ensuite Mme la duchesse de Bourgogne, qui était au lit. Mgr le duc de Bourgogne s'y trouva, et, contre l'ordinaire de ces sortes de visites, la conversation fut vive et soutenue, toujours debout l'un et l'autre. Peu de jours après, il vit encore le roi dans son cabinet, se promena dans les jardins, s'amusa dans le cabinet des médailles, dîna chez M. de Beauvilliers, et s'en retourna à Paris. La semaine suivante, il revint voir le roi dans son cabinet avant le conseil. Le maréchal de Boufflers lui donna à dîner, d'où il alla chez Mme la duchesse de Bourgogne, et y eut une longue conférence avec Mgr le duc de Bourgogne, debout, en un coin de la chambre. Avant de retourner à Paris, il fut voir M. le duc de Berry.

De ce voyage, il changea son dessein d'aller à Rome, où, pour son rang avec les cardinaux et sa personne, dans la situation où il était avec l'empereur, et nos troupes hors d'Italie, au corps de Médavy près, il n'aurait pu être que fort indécemment. Le roi lui prêta pour une nuit l'appartement du duc de Grammont, qui était à Bayonne. Torcy, chez qui il avait dîné à Paris, le mena voir Trianon et lui donna à souper à Versailles, puis le mena par le petit degré droit dans le cabinet du roi, où il le trouva sortant de table avec ce qui de sa famille y était à ces heures-là, privance qui n'avait jamais encore été accordée à personne, et dont il fut fort touché. Le roi lui dit qu'il voulait qu'il le vît au milieu de sa famille, où il n'était point étranger, et dans son particulier. Il avait à son cou une croix de diamants très belle pendue à un ruban couleur de feu, qu'avant souper Torcy lui avait présentée de la part du roi. Il prétendait pouvoir porter l'habit des cardinaux comme archichancelier de l'empire pour l'Allemagne. Il était vêtu de court, en noir, souvent avec une calotte rouge, quelquefois noire. Les bas variaient de même. Il était blond, avec une fort grosse perruque et assez longue, cruellement laid, fort bossu par derrière, un peu par devant, mais point du tout embarrassé de sa personne ni de son discours. Il prit tout à fait bien avec le roi, qui, le lendemain, le vit en particulier après la messe. Après, il suivit le roi à la chasse. L'électeur y était dans une calèche avec un de sa suite, le premier écuyer et Torcy. Il retomba après à Marly, où il prit congé du roi pour retourner en Flandre. Il alla voir l'électeur de Bavière à Mons, et revint s'établir à Lille. Il avait, quelques jours auparavant, dîné à Meudon avec Monseigneur, qui seul eut un fauteuil, et l'électeur vis-à-vis de lui avec M. le prince de Conti au milieu des dames.

La mort de Saint-Pouange arriva tout à propos pour donner le plaisir au roi de marquer que la disgrâce du gendre n'influait point sur le beau-père. J'ai assez parlé ailleurs de Saint-Pouange pour n'avoir rien à y ajouter. Il était grand trésorier de l'ordre; le roi décora Chamillart de cette charge.

Mme de Barbezieux mourut à Paris après une longue infirmité et fort jeune. Ses malheurs n'avaient point cessé depuis son éclat avec son mari, dont la mort ne put là remettre dans le monde. Elle ne laissa que deux filles, toutes deux mortes fort jeunes: l'une duchesse d'Harcourt qui a laissé des enfants; l'autre, troisième femme de M. de Bouillon, père de celui d'aujourd'hui. Elle laissa un fils unique, mort bientôt après, de sorte que la duchesse d'Harcourt hérita presque de tout, et leur grand-père d'Alègre de fort peu de chose.

Le vieux Boisfranc mourut aussi à quatre-vingt-sept ou quatre-vingt-huit ans. Il était beau-père du duc de Tresmes, avec qui il demeurait. J'ai dit ailleurs ce que c'était que ce riche financier.

Le roi donna à Maréchal la survivance de sa charge de premier chirurgien pour son fils qui travaillait dans les hôpitaux de l'armée de Flandre. C'était un paresseux qui ne promettait pas d'approcher de son père. Le roi qui le sentait ne put s'empêcher de dire à ses valets que si le fils ne se rendait pas bien capable, cela ne l'empêcherait pas de prendre un autre chirurgien s'il perdait le père. Cette parole qui fut bientôt sue fit grand'peur à tous les survivanciers, à pas un desquels il n'est pourtant arrivé malheur, excepté à quelques secrétaires d'État, et comme je l'ai dit, au fils de Congis pour les Tuileries.

Il eut une complaisance pour le P. de La Chaise tout à fait marquée. Ce père, qui était gentilhomme, voulait être homme de qualité. Son frère, d'écuyer de l'archevêque de Lyon, puis de commandant son équipage de chasse, était devenu capitaine des gardes de la porte du roi par le confesseur, et son fils avait eu sa charge après lui. Il avait épousé une du Gué-Bagnols, riche, d'une famille de robe de Paris. Le P. de La Chaise se mourait de douleur de ne pouvoir obtenir qu'elle allât à Marly, et le roi, malgré son faible pour lui, ne se pouvait résoudre à faire manger sa nièce avec Mme la duchesse de Bourgogne, et à la faire entrer dans ses carrosses. Il arriva cette année que le roi voulant aller faire la Saint-Hubert à Marly, la grossesse de Mme la duchesse de Bourgogne l'empêcha de pouvoir être du voyage, qui, à cause de cela, ne fut que du mercredi au samedi, et qu'en même temps Madame se trouva si enrhumée qu'elle n'y put aller. Le roi trouva que c'était là son vrai ballot, qu'il ne trouverait de longtemps, et le saisit. Il nomma donc Mme de La Chaise pour Marly, à qui, par conséquent, cela n'acquit aucun droit pour manger ni pour les carrosses, et qui aussi, n'y fut jamais admise. Mais cette délicatesse n'était pas aperçue de tous, au lieu qu'aller à Marly se sut partout. Le P. de La Chaise fut ravi. Cette adresse fut un nouveau crève-coeur pour Saint-Pierre, dont la femme ne put même en cette sorte parvenir à aller à Marly, et un peu de dépit à Mme la duchesse d'Orléans de pouvoir moins pour la femme de son premier écuyer si hautement portée par elle que le P. de La Chaise pour sa nièce.

Ce Marly produisit une querelle assez ridicule. Il faisait une pluie qui n'empêcha pas le roi de voir planter dans ses jardins. Son chapeau en fut percé, il en fallut un autre. Le duc d'Aumont était en année, le duc de Tresmes servait pour lui. Le portemanteau du roi lui donna le chapeau, il le présenta au roi. M. de La Rochefoucauld était présent. Cela se fit en un clin d'oeil. Le voilà aux champs, quoique ami du duc de Tresmes. Il avait empiété sur sa charge, il y allait de son honneur. Tout était perdu. On eut grand'peine à les raccommoder. Leurs rangs, ils laissent tout usurper à chacun, personne n'ose dire mot; et pour un chapeau présenté, tout est en furie et en vacarme. On n'oserait dire que voilà des valets.

Pendant ce même Marly, Mgr le duc de Bourgogne cessa d'aller à la musique, quoiqu'il l'aimât fort, et vendit les pierreries qu'il avait eues de feu Mme la Dauphine (et il en avait beaucoup) dont il fit donner tout l'argent aux pauvres. Il n'allait plus à la comédie depuis quelque temps.

Le roi de Suède triomphant en Pologne, où il avait fait un roi à son gré, écarté les Moscovites et réduit l'électeur de Saxe à une abdication dans toutes les formes, mena son armée en Saxe, dont outre la subsistance il tira des trésors. Dresde, Leipzig, toute la Saxe subit le joug; la souveraine se retira à Bayreuth chez son père. La paix signée en secret, le roi Auguste, forcé par le reste de son parti en Pologne à qui il n'avait osé l'avouer, attaqua un corps de Suédois commandé par le général Mardefeld, fort inférieur, qu'il défit. Mardefeld y perdit trois mille hommes, et se retira en Silésie, dont l'empereur n'osa se fâcher. Là-dessus le roi de Suède éclata comme contre un manque de foi insigne. C'est ce qui lui fit imposer au roi Auguste les conditions les plus humiliantes, et achever de ruiner ses pays par tout ce qu'il en exigea. Il dicta la paix par laquelle, outre beaucoup d'autres détails, il le fit consentir à abandonner tout ce qu'il lui restait de partis, et la Pologne avec la Lituanie à Stanislas, à en quitter le titre et ne porter plus que celui de roi-électeur, de souffrir toute l'armée suédoise en Saxe, aux dépens du pays jusqu'au mois de mai, c'est-à-dire six grands mois encore, de livrer ce qu'il avait en Saxe de troupes moscovites et de renoncer à toute alliance avec le czar, de remettre en liberté les deux Sobieski, fils du feu roi de Pologne, enfin de lui envoyer pieds et poings liés le général Patkul, auquel incontinent après il fit couper publiquement la tête.

Ce Patkul était passé en Pologne sur ce que, étant député à Stockholm de la noblesse de Livonie poussée à bout par la chambre des révisions qui ruina la Suède sous le précédent règne et en anéantit l'ancienne noblesse, et dont les exactions, et ceux qui les exerçaient étaient encore plus insupportables, il avait parlé avec tant de liberté qu'il avait été obligé de s'enfuir. C'était un homme de tête, de ressource et de grand courage, qui était fort suivi et fort accrédité dans son pays, lequel était outré contre la Suède, et plus encore contre ses ministres. Patkul, n'espérant plus de sûreté sous cette domination, ne songea qu'à se venger de la Suède. Il persuada, au roi Auguste d'entrer en Livonie et d'y appeler les Moscovites. Le succès répondit à ce qu'il s'en était proposé. Aucun général ennemi ne nuisit plus que lui aux Suédois. Il en encourut une haine si personnelle que le roi de Suède ne voulut point de paix qu'avec une condition expresse qu'il lui serait livré. Il le fut, il lui en coûta la vie sur un échafaud, et au roi de Suède un obscurcissement à sa gloire. Elle lui avait dressé un tribunal en Saxe qui imposa des lois à tout le Nord, à une partie très vaste de l'Allemagne, à l'empereur même, qui n'osa lui rien refuser et à qui il demanda des restitutions et d'autres choses fort dures. Il était en posture d'être le dictateur de l'Europe et de faire faire la paix à son gré sur la succession d'Espagne; toutes les puissances en guerre avaient recours à lui. Il était mieux avec la France et plus enclin à elle qu'à pas une des autres, qui toutes, malgré leurs succès contre la France, le craignirent ainsi placé en Allemagne, au point d'en passer par tout ce qu'il eût voulu plutôt que de risquer de l'y voir avancer avec son armée et se déclarer contre elles. Les plus grands rois sont malheureux. Piper était son unique ministre qui l'avait toujours suivi; il avait toute sa confiance. Tout occupé de troupes, de subsistances, de guerre, il ne donnait aux affaires d'État qu'une attention superficielle, emporté par cette passion de héros et par l'amour de la vengeance. L'empereur et l'Angleterre gagnèrent Piper à force d'argent et d'autres promesses. Piper vendu de la sorte, se servit de ces deux passions de son maître pour le tirer de Saxe et le faire courir après le czar pour le détrôner comme il avait fait le roi Auguste. Rien ne le put détourner d'une si hasardeuse folie. L'objet et le péril qui y était attaché furent pour lui un double attrait. Piper l'y nourrit et l'y précipita. Le traître y périt dans les cachots des Moscovites; et son maître, qui ne s'en sauva que par des miracles, et qui en fit depuis du plus grand courage de coeur et d'esprit, ne fit que palpiter depuis, et ne figura plus en Europe, comme on le verra en son temps.

Bonac, qui était à Dantzig chargé des affaires du roi en Pologne, eut ordre d'aller reconnaître et complimenter de sa part le nouveau roi Stanislas, qui fut reconnu de l'empereur et de presque toute l'Europe. Cromstrom, envoyé de Suède, avait donné part au roi, de la part du roi de Suède et de celle du roi Stanislas dont il avait reçu une lettre de créance, de son avènement à la couronne de Pologne et de l'abdication du roi Auguste, électeur de Saxe.

Les mécontents inquiétaient toujours extrêmement l'empereur qu'ils pensèrent prendre à la chasse, à deux lieues de Vienne, où ils brûlèrent des villages. Ils avaient pris Gratz, qui fut repris sur eux, sans qu'ils fissent pour cela une diversion moins embarrassante. Ils finirent l'année par battre le général Heusler et lui tuer quatre mille hommes.

Le mariage de l'archiduc fut arrêté à la fin d'octobre avec la princesse de Wolfenbüttel, de même maison que l'impératrice régnante lors, et que le duc d'Hanovre, depuis roi d'Angleterre. Elle était luthérienne, et on l'instruisit pour embrasser la religion catholique. Les protestants croient que les catholiques se sauvent dans leur religion; ils l'ont avoué longtemps, et ne l'ont nié depuis que pour se dérober à la force de l'argument qui s'en tire contre eux. Quand je dis protestants, j'entends luthériens et calvinistes. C'est cette persuasion qu'ils conservent qui les rend faciles à embrasser et à faire embrasser la religion catholique à leurs enfants, quand ils y trouvent des avantages, principalement pour des mariages qui ne se pourraient pas faire autrement; et la raison contraire fait qu'il n'y a point d'exemple d'aucun prince catholique qui se soit fait protestant, ni qui l'ait souffert à ses enfants, pour quelque mariage ou quelque autre avantage que ç'ait pu être.

La campagne finit en Espagne, après beaucoup de petites places rendues ou emportées, par la prise de Carthagène. La garnison, qui n'était que d'un régiment de cavalerie et un d'infanterie, avec trois mille paysans armés, sous un maréchal de camp espagnol, se rendit au duc de Berwick prisonnière de guerre, et la vie sauve seulement aux bourgeois. Il s'y trouva soixante-quinze pièces de canon, dont trente de fonte et trois mortiers. Bey prit quelques jours après Alcantara par escalade, sur une garnison aussi nombreuse que ses troupes, dont il ne perdit que trois ou quatre soldats. Il trouva tout le canon qu'on y avait perdu Après ces exploits, les armées se séparèrent et entrèrent en quartier d'hiver. Presque toutes ces conquêtes furent rançonnées, et valurent beaucoup d'argent comptant au roi d'Espagne. Peterborough, qui voltigeait souvent d'Angleterre en Espagne, en Italie, en Portugal et par toute l'Europe, porta en ce même temps un secours de cent cinquante mille pistoles à l'archiduc dans le royaume de Valence, des contributions que le prince Eugène venait de tirer du Milanais et des pays voisins. Le roi, en ce même temps, fit entrer le duc d'Albe dans son cabinet après sa messe avant le conseil. Il lui dit qu'il avait cru devoir faire proposer des conférences aux ennemis pour établir une bonne paix; qu'ils les avaient refusées; qu'ainsi il ne fallait plus songer qu'à la guerre, et l'espérer plus heureuse la campagne prochaine qu'elle ne l'avait été celle-ci. Le duc d'Albe, qui, dans la situation d'alors, craignait fort ces conférences, sortit du cabinet du roi extrêmement soulagé.

Ce qu'il y avait d'Impériaux à Hagenbach sous Thungen ayant repassé le Rhin à la mi-novembre, Villars sépara son armée pour entrer en quartiers d'hiver. Il fit un tour sur la Sarre pour en visiter les places, et arriva à la cour les premiers jours de décembre. Le duc de Noailles revint en même temps de Roussillon.

Le prince de Rohan étant arrivé des premiers de Flandre, le roi l'entretint longtemps dans son cabinet sur la bataille de Ramillies et ses suites. On ne put attribuer cette confiance qu'à sa qualité de fils de Mme de Soubise. Il s'y était comporté avec valeur; mais c'était un homme à qui il n'en fallait pas demander davantage. Il savait moins de guerre que de cour, où avec un esprit fort médiocre il avait merveilleusement profité des leçons de son habile mère.

Surville était sorti de la Bastille à la fin du temps que les maréchaux de France avaient ordonné, et le roi avait mandé au duc de Guiche de ramener La Barre de l'armée avec lui. Il le lui présenta en arrivant, et tout de suite le roi le fit entrer dans son cabinet. Là, il lui dit qu'il avait eu un démêlé avec Surville, où il n'avait aucun tort; que Surville avait été puni; que lui était un vieil officier dont la réputation était établie depuis fort longtemps; qu'ainsi il lui demandait, comme à son ami, qu'il lui sacrifiât son ressentiment, et si cela ne suffisait pas, comme roi et comme son maître; mais qu'il croyait qu'il aimerait mieux s'en tenir à la première partie, et qu'il désirait qu'il le fît de bonne grâce, lorsqu'ils seraient accommodés par les maréchaux de France. On peut juger quelle fut la réponse et la conduite de La Barre à un discours aussi rare -dans la bouche d'un grand roi, et à un petit particulier de sa sorte. Les maréchaux de France les accommodèrent huit jours après, mais Surville demeura perdu.

Mme de Châtillon, dame d'atours de Madame, demanda à se retirer. Elle conserva mille écus de deux mille qu'elle avait, ses logements du Palais-Royal et de Versailles, et une place de dame de Madame, comme la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron en a voient eu depuis la mort de Monsieur. Elle était soeur cadette de la duchesse d'Aumont, et se piquèrent toute leur vie d'une union intime: toutes deux du nom de Brouilly, filles du marquis de Piennes, chevalier de l'ordre en 1661, mort gouverneur de Pignerol en 1676, n'ayant laissé que ces deux filles d'une Godet des Marais, ce qui, dans la faveur de M. de Chartres, Godet des Marais aussi et leur oncle, leur servit fort auprès de Mme de Maintenon. C'étaient deux fort grandes personnes, les mieux faites de la cour; Mme d'Aumont plus belle, Mme de Châtillon, sans beauté, bien plus aimable; toutes deux mariées par amour. M. de Châtillon, qui était l'homme de France le mieux fait, et dont la figure fit sa fortune chez Monsieur, en obtint, malgré Madame, cette place de dame d'atours quand Mme de Durasfort mourut, qui l'avait été lorsque Mme de Gordon la quitta, qui l'avait été auparavant de feu Madame; et pour tout accommoder, le roi permit que Madame eût une seconde dame d'atours, laquelle voulait opiniâtrement Mme de Châteauthiers, une de ses filles d'honneur, que cette place fit appeler madame. L'amour ne dura que peu d'années entre M. et Mme de Châtillon. Ils se brouillèrent et se séparèrent avec éclat, et quoique dans la nécessité de passer leur vie dans les mêmes lieux par leurs charges, et de se rencontrer tous les jours, ils ne se raccommodèrent jamais. Mme de Châtillon n'avait jamais été trop bien avec Madame. Elle était extrêmement du grand monde et importunée de l'assiduité. Avec un esprit médiocre, elle prétendait en avoir beaucoup, et devenait ridicule en étalant du bien-dire et de l'écorce de science tant qu'elle pouvait; flatteuse, moqueuse et méchante. Elle et sa soeur étaient bien avec Monseigneur et fort des amies de Mme la princesse de Conti de tout temps. Jamais on ne vit un plus beau couple ni de si grand air que M. et Mme de Châtillon.

Livry, qui avait quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de premier maître d'hôtel du roi, en eut soixante mille livres d'augmentation et la survivance de capitainerie de Livry pour son fils en le mariant à la fille du feu président Robert. Desmarets, grand fauconnier, avait épousé l'autre. Ce président Robert, qui l'était de la chambre des comptes, était fort proche parent de M. de Louvois, longtemps intendant d'armée, homme d'esprit, capable et d'honneur, mais qui aimait tant son plaisir que M. de Louvois n'en put rien faire. C'était le plus gros et le plus noble joueur du monde, et l'homme de sa sorte le plus mêlé avec la meilleure compagnie. Il était mort il y avait longtemps.

M. de Beauvilliers avait deux frères du second mariage de son père, qu'il avait élevés avec ses enfants, et qui étaient tous quatre à peu près de même âge. L'aîné voulut être d'Église, et y voulut persévérer lorsque les deux fils de M. de Beauvilliers moururent. Le cadet était à Malte pour faire ses caravanes; M. de Beauvilliers, qui n'avait plus que lui, l'en fit revenir pour en faire désormais son fils unique. Il arriva; M. et Mme de Beauvilliers conjointement lui firent de grandes donations, et M. de Beauvilliers lui céda son duché, lui fit prendre le nom de duc de Saint-Aignan et le maria à la fille unique de Besmaux, extrêmement riche. Sa mère était fille de Villacerf, son père était mort jeune. Besmaux, père de celui-là, était un gentilhomme gascon qui avait été capitaine des gardes du cardinal Mazarin, et depuis très longtemps gouverneur de la Bastille, où il s'était extrêmement enrichi. Il avait toujours conservé de la considération du roi et de la confiance personnelle. Avant qu'être riche, il avait marié sa fille à Saumery, sous-gouverneur des princes, parla protection et le choix de M. de Beauvilliers. C'est celle dont j'ai parlé à l'occasion de M. de Duras. Sa nièce, héritière sans père ni mère et le vieux Besmaux mort il y avait longtemps, dépendait de sa tante paternelle et de Villacerf, premier maître d'hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne, son oncle maternel.

Le mariage fut donc bientôt fait. M. et Mme de Beauvilliers les prirent chez eux à Versailles comme leurs enfants; Mme de Beauvilliers les traita de même. La conduite toujours suivie qu'elle eut avec eux fut le chef-d'oeuvre de l'amitié conjugale. Elle se livra à cette éducation avec un courage héroïque. Je l'ai vue bien des fois, étant seul avec elle les soirs, les envoyer chercher sur le point que le plus court et le plus intime particulier allait arriver pour souper, que les grosses larmes lui tombaient des yeux, m'avouer ce que lui coûtait le souvenir de la mort de ses enfants, renouvelé à tous moments par le fils et la belle-fille postiches; puis recogner ses larmes, pour qu'on ne s'en aperçut point, eux surtout, me les louer, dire que ce n'était pas leur faute si elle avait perdu ses enfants; que, si ce n'était pas une ressource pour elle, c'en était toujours une pour M. de Beauvilliers, ce qui était tout pour elle; et dès qu'ils arrivaient, leur faire cent caresses et toutes les amitiés possibles. Elle les traita toute sa vie comme ses véritables enfants et les mieux aimés, avec un intérêt en eux et des soins qui ne se peuvent exprimer; M. de Beauvilliers de même. Toutes ces dispositions se firent de concert avec M. de Mortemart et Mme sa mère, pour ne préjudicier point aux droits de sa femme, fille de M. et de Mme de Beauvilliers, qu'ils ne conservèrent que trop scrupuleusement.

Bergheyck arriva de Flandre sur la fin de novembre. Chamillart le logea, le défraya et le présenta le soir au roi, chez Mme de Maintenon. D'abord baron, puis comte (à dire vrai, ni l'un ni l'autre qu'à la mode de nos ministres), c'était un homme de Flandre et de meilleure famille qu'ils ne sont d'ordinaire, qui avait travaillé dans les finances des Pays-Bas sur la fin de Charles II, que l'électeur de Bavière y trouva fort employé, et qu'il y continua à la mort du roi d'Espagne. Sa capacité et sa droiture donna confiance en lui; sa fidélité et son zèle y répondirent, avec beaucoup d'esprit, de sens, de lumière, de justesse, une grande facilité de travail et d'abord, beaucoup de douceur avec tout le monde et dans la manière de gouverner, une grande modestie, un entier désintéressement et beaucoup de vues. Il se pouvait dire un homme très rare, et qui avait une connaissance parfaite non seulement des finances, mais de toutes les affaires des Pays-Bas, et de tout ce qui y était et pouvait y être employé; avec tous ces talents grand travailleur et fort appliqué, et qui avait une exactitude et une simplicité en tout singulière. Il fut bientôt mis au timon des affaires de ces pays-là pour l'Espagne.

C'était un homme qui ne s'avançait jamais, qui ne parlait jamais aussi contre sa pensée, mais ferme dans ses avis, et qui les mettait en tout leur jour, obéissant après qu'il avait dit toutes ses raisons, tout comme s'il les eût suivies et non pas des ordres contraires ou différents de ce qu'il avait cru et exposé comme meilleur. Il fut longtemps en première place. Il vécut plusieurs années content et retiré depuis l'avoir quittée, et ne se mêlant plus de rien; fort homme de bien, point du tout riche, et n'ayant jamais rien fait pour sa famille. On aurait tiré de lui de grands et d'utiles services si on l'avait toujours cru, surtout sur les fins, et qu'on s'en fût servi jusqu'au bout de sa longue et intègre vie. Il fut peu à Versailles et point à Paris, travailla fort avec Chamillart, et vit le roi en particulier avec lui et tête à tête. Chamillart l'aimait fort et tous nos ministres et nos généraux, et le roi le traitait avec amitié et distinction. Il ne paraissait point en public dans les divers voyages qu'il fit à la cour. Même dans sa retraite il conserva beaucoup de considération en Flandre, où il fut universellement aimé, estimé, honoré et regretté. Ce sont de ces trésors que les rois savent rarement connaître, et dont il est plus rare encore qu'ils ne se dégoûtent pas. Ses voyages ici étaient rares et toujours fort courts.

M. de Vendôme, après avoir visité les places maritimes de Flandre et tout ce voisinage de la mer, arriva à Versailles les premiers jours de décembre, et entretint le roi longtemps. Il fut bien reçu parce qu'il était M. de Vendôme, mais la différence fut entière d'avec ses deux derniers retours. Ce restaurateur n'avait rien redressé en Flandre, il y avait laissé faire aux ennemis tout ce qu'ils avaient voulu. On ne revenait point d'Italie et on revenait de Flandre. Ceux qui en arrivaient n'avaient point reconnu le héros auquel ils s'étaient attendus: ils n'y avaient trouvé que hauteur démesurée, propos en tout genre qui l'étaient encore plus, mais qui ne tenaient rien, une paresse qui allait jusqu'à l'incurie, une débauche qui étonnait les moins retenus. Réunis avec ceux qui revenaient d'Italie, ils ne se trouvèrent pas de différents avis. Le masque tomba; mais comme le roi, toujours prévenu et voulant encore plus l'être donnait le ton à tous, que les appuis de Vendôme étaient connus et craints, et que le nombre des sots et des gens bas est toujours le plus grand, Vendôme, déchu de tout en effet, demeura toujours héros en titre. Son frère ne fut pas longtemps à Rome sans s'y ennuyer. Il n'y trouva ni complaisance ni considération; ses prétentions de rang l'écartèrent et le séparèrent; sa réputation, secondée de la vie qu'il y mena et dont il ne pouvait et n'eût même daigné se défaire, le fit mépriser. Il s'en alla à Gènes où il espéra être mieux reçu et vivre plus à son aise.

Je me garderais bien de barbouiller ce papier de l'opération de la fistule que maréchal fit à Courcillon, fils unique de Dangeau, en sa maison de la ville à Versailles, sans l'extrême ridicule dont elle fut accompagnée. Courcillon était un jeune homme fort brave, qui avait un des régiments du feu cardinal de Fürstemberg qui valait fort gros. Il avait beaucoup d'esprit et même orné, mais tout tourné à la plaisanterie, à bons mots, à méchanceté, à impiété, à la plus sale débauche, dont cette opération passa publiquement pour être le fruit.

Sa mère dont j'ai parlé à l'occasion de son mariage, était dans la privance de Mme de Maintenon la plus étroite; toutes deux seules de la cour et de Paris ignoraient la vie de Courcillon. Mme de Dangeau, qui l'aimait passionnément, était fort affligée et avait peine à le quitter des moments. Mme de Maintenon entra dans sa peine, et se mit à aller tous les jours lui tenir compagnie au chevet du lit de Courcillon, jusqu'à l'heure que le roi allait chez elle, et très souvent dès le matin y dîner. Mme d'Heudicourt, autre intime de Mme de Maintenon et dont j'ai parlé aussi, y fut admise pour les amuser, et presque point d'autres. Courcillon les écoutait, leur parlait dévotion et des réflexions que son état lui faisait faire; elles de l'admirer et de publier que c'était un saint. La d'Heudicourt et le peu d'autres qui écoutaient tous ces propos, et qui connaissaient le pèlerin qui quelquefois leur tirait un bout de langue à la dérobée, ne savaient que devenir pour s'empêcher de rire, et au partir de là ne pouvaient se tenir d'en faire le conte tout bas à leurs amis. Courcillon, qui trouvait que c'était bien de l'honneur d'avoir Mme de Maintenon tous les jours pour garde-malade, et qui en crevait d'ennui, voyait ses amis quand elle et sa mère étaient parties les soirs, leur en faisait ses complaintes le plus follement et le plus burlesquement du monde, et leur rendait en ridicule ses propos dévots et leur crédulité, tellement que, tant que cette maladie dura, ce fut un spectacle qui divertit toute la cour, et une duperie de Mme de Maintenon dont personne n'osa l'avertir, et qui lui donna pour toujours une amitié et une estime respectueuse pour la vertu de Courcillon qu'elle citait toujours en exemple, et dont le roi prit aussi l'impression, sans que Courcillon se souciât de cultiver de si précieuses bonnes grâces après sa guérison, sans qu'il en rabattît quoi que ce fût de sa conduite accoutumée, sans que Mme de Maintenon s'aperçût jamais de rien, sans que pour ses négligences même à son égard elle se refroidît des sentiments qu'elle avait pris pour lui. Il faut le dire, excepté le manège sublime de son gouvernement et avec le roi, c'était d'ailleurs la reine des dupes.

CHAPITRE XVI. §

Oublis. — Procès intentés par le prince de Guéméné au duc de Rohan sur le nom et armes de Rohan. — Matière de ce procès. — Cause ridicule de ce procès. — Parti que le duc Rohan devait prendre. — Excuse du roi, en plein chapitre, des trois seuls ducs ayant l'âge, non compris dans la promotion de 1688. — Raisons de l'aversion du roi pour le duc de Rohan. — Raison secrète qui fait raidir le duc de Rohan à soutenir ce procès. — Éclat du procès. — Conduite de Mme de Soubise. — qui le fait évoquer devant le roi. — Conseil curieux où le procès se juge. — Le duc de Rohan gagne entièrement son procès avec une acclamation publique. — Licence des plaintes des Rohan, qui les réduisent aux désaveux et aux excuses de Mgr le duc de Bourgogne et au duc de Beauvilliers. — Le roi sauve le prince de Guéméné d'un hommage en personne au duc de Rohan; qui l'accorde au roi par procureur pour cette fois. — Branche de Gué de L'Isle, ou du Poulduc, de la maison de Rohan, attaquée par Mme Soubise, maintenue par arrêt contradictoire du parlement de Bretagne. — Persécution au P. Lobineau, bénédictin, et mutilation de son Histoire de Bretagne.

Quelque soin que j'aie pris jusqu'à cet endroit, non seulement de ne dire que la plus exacte vérité, mais de la ranger encore dans l'ordre précis des temps où sont arrivées les choses que j'estime mériter d'être écrites, il faut avouer qu'il m'en est échappé deux: l'une sur la maison de Rohan, l'autre sur la maison de Bouillon, la première de 1703, l'autre aussi de la même année. Il faut donc avant d'aller plus loin réparer cette faute dès que je m'en aperçois.

On se souviendra de ce quia été expliqué (t. II, p. 137) sur la maison de Rohan, et les divers degrés d'art et de fortune qui l'ont portée au rang dont elle jouit maintenant. Il faut parler de la première érection du vicomté de Rohan en duché-pairie en faveur du célèbre duc de Rohan, gendre de l'illustre premier duc de Sully, du mariage de sa fille unique avec Henri Chabot, et de la seconde érection de Rohan en faveur de cet Henri Chabot, enfin du procès intenté par la maison de Rohan au duc de Rohan, fils unique de ce mariage, pour faire quitter à ses puînés le nom et les armes de Rohan, qui est l'oubli qu'il s'agit de réparer.

Le premier et célèbre duc de Rohan était mort en 1636. Sa veuve le survécut jusqu'en 1660, parfaitement huguenots l'un et l'autre jusqu'à leur mort. Henri IV érigea le vicomté de Rohan en duché-pairie en faveur de cet Henri de Rohan en 1603, enregistré la même année aux parlements de Paris et de Bretagne: L'érection porta cette clause: que la ligne masculine venant à manquer, la qualité de duc et pair demeurerait éteinte. Elle eut son effet par la mort de ce même duc de Rohan qui ne laissa qu'une fille unique née en 1617, qui était peut-être alors la plus grande héritière qui fût dans le royaume. Cette raison et celle de la religion dont elle était fit toute la difficulté de son mariage du vivant de son père, et fort longtemps depuis. Le duc de Rohan, et depuis lui la duchesse sa veuve, ne la voulaient donner qu'à un huguenot comme eux. Tantôt il ne se trouvait point de parti sortable pour elle dans cette religion, tantôt ceux qui auraient été écoutés avaient l'exclusion du roi, ensuite de la reine régente, qui voulaient ôter ces grands établissements de terres en Bretagne à la religion prétendue réformée, dans une province si voisine de l'Angleterre, environnée de la mer de trois côtés, et à qui les temps permettaient encore d'être jalouse de ses privilèges. À ces difficultés il s'en était joint une autre qui arrêta des prétendants. Ce fut le procès de ce Tancrède qui se prétendait son frère légitime de père et de mère, dont le procès a été trop célèbre et trop connu pour s'arrêter ici à l'expliquer, et qui ne se termina que par sa mort, arrivée, sans avoir été marié, au combat du faubourg Saint-Antoine, en 1649.

Mlle de Rohan s'ennuyait cependant d'un célibat auquel elle ne voyait point de fin, sous l'aile d'une mère jalouse et sévère. On était en 1646 au milieu des troubles de la régence; elle avait vingt-huit ans. Elle trouva Henri Chabot, seigneur de Saint-Aulaye, fort à son gré, qui était un des hommes de France le mieux fait et le plus agréable et qui n'avait qu'un an plus qu'elle, arrière-petit-fils de Guy Chabot, seigneur de Jarnac, si connu par ce fameux duel auquel il tua François de Vivonne, seigneur de la Châteigneraie, en champ clos, 10 juillet 1547, en présence du roi Henri II et de toute sa cour. Saint-Aulaye était dans l'intime confiance de Gaston et de M. le Prince, qui le servirent si bien dans un temps où ils pouvaient presque tout, qu'ils firent ce grand mariage malgré la duchesse de Rohan, qui n'avait rien à dire sur l'alliance, mais qui se récriait sur les biens et sur les établissements, dont en effet Saint-Aulaye n'avait aucun, et qui était encore plus outrée de voir sa fille, qu'elle avait si longtemps réservée à quelque grand parti de sa religion, épouser, avec tant de grands biens, un catholique dénué de tous ceux de la fortune. Elle eut beau crier et s'opposer, sa fille avait vingt-huit ans: appuyée de Monsieur, de M. le Prince, et de l'autorité de la reine régente, elle fit à sa mère des sommations respectueuses et se maria.

Les puissants protecteurs de cet heureux époux firent valoir ces fureurs de la mère et de plusieurs de ses proches, trop bien fondées sur la nudité de l'époux. Par là ils lui procurèrent des lettres, en décembre 1648, d'érection nouvelle du duché-pairie de Rohan, pour lui et pour les enfants mâles qui naîtraient de ce mariage. Ils lui avaient aussi fait donner promesse du premier gouvernement de province qui viendrait à vaquer; il eut celui d'Anjou en 1647. Cette érection ne put être sitôt enregistrée à cause des troubles de la cour et de l'État. Dans l'intervalle, la reine et le cardinal Mazarin, mécontents de Gaston et de M. le Prince, s'en prenaient entre autres au nouveau duc de Rohan et empêchaient l'enregistrement. On sait de quelle façon cette affaire fut à la fin consommée malgré la cour, absente de Paris au fort des troubles. Un lundi 15 juillet 1652, Monsieur et M. le Prince menèrent le duc de Rohan à la grand'chambre, où ils avaient déjà fait deux fois la même tentative, mais à cette troisième ils vinrent à bout avec autorité de faire enregistrer l'érection et de faire prêter le serment, et prendre place à M. de Rohan tout de suite en qualité de duc et pair de Rohan.

Il n'en jouit, pas longtemps et mourut trois ans après, à trente-neuf ans, 27 février 1655, après avoir beaucoup figuré dans tous les troubles et les intrigues de son temps. Il laissa un fils unique, qui est le duc de Rohan dont il s'agit ici, la belle et florissante Mme de Soubise, Mme de Coetquen et la seconde femme du prince d'Espinoy, grand'mère du duc de Melun, en qui cette branche s'est éteinte, et bientôt après cette grande et illustre maison de Melun.

Il fallait expliquer tout cela avant que venir au fait, et il est encore nécessaire de dire qu'outre que le duc de Rohan n'était pas d'humeur accorte et facile, comme on l'a vu à l'occasion de notre procès de M. de Luxembourg, il avait un ancien levain contre Mme de Soubise, qui les a tenus mal ensemble toute leur vie, même dans les intervalles de leurs raccommodements. Leur mère, qui était Rohan, avait toujours marqué une prédilection fort grande pour Mme de Soubise, sa fille aînée, et par amitié pour elle, et peut-être encore plus pour l'avoir mariée à M. de Soubise, Rohan comme elle. Outre la jalousie et les aigreurs que cette prédilection avait fait naître, le duc de Rohan était persuadé que sa mère avait fait à M. et à Mme de Soubise tous les avantages directs et indirects qu'elle avait pu à ses dépens. M. de Soubise dans ces temps-là était fort pauvre, M. de Rohan devait être extrêmement riche, et cela des biens de la maison de Rohan; sa mère en représentait l'aîné bien qu'elle ne la fût pas. Jean II, pénultième vicomte de Rohan, d'aîné en aîné, direct de la maison de Rohan, laissa deux fils et deux filles: l'aîné, vicomte de Rohan après son père, mourut sans enfants de Françoise de Daillon du Lude; le second, déjà sacré évêque de Cornouailles, succéda au vicomte de Rohan et à tous les biens. Les deux filles épousèrent deux Rohan: l'aînée le second fils du fameux maréchal de Gié, la cadette le seigneur de Guéméné, dont la branche était aînée de celle de Gié, mais qui en biens n'en fut que la cadette, parce que la belle-fille du maréchal de Gié, comme l'aînée de Mme de Guéméné, emporta la vicomté de Rohan et tous les biens de la maison. Or, l'arrière-petit-fils de ce mariage de l'héritière de la branche aînée de Rohan avec le second fils du maréchal de Gié fut le duc de Rohan, père de l'héritière qui épousa le Chabot, seigneur de Saint-Aulaye, père du duc de Rohan dont il s'agit, et qui, comme on l'a dit, n'avait rien ou presque rien vaillant. Cette grande inégalité de biens, avec cette grande héritière qu'il épousait, lui fit imposer la loi par son contrat de mariage, que les enfants qui en naîtraient porteraient à toujours, et à leur postérité, le nom et les armes de Rohan, ce qui fut exécuté sans difficulté aucune, jusqu'au temps dont je vais parler.

Immédiatement avant la rupture de l'Angleterre, après l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, le duc de Rohan envoya ses deux aînés se promener en Angleterre. L'aîné portait le nom de prince de Léon, l'autre celui de chevalier de Rohan. Ils firent à Londres une dépense convenable à leur qualité; ils furent fort accueillis en cette cour, et y virent familièrement tout ce qui y était le plus distingué. En même temps, le prince de Guéméné se trouva aussi à Londres, celui même dont j'ai fait mention à propos de notre procès contre M. de Luxembourg, ce qui me dispensera de le dépeindre ici de nouveau. L'oisiveté, l'ennui lui avaient fait passer la mer pour acheter des chevaux. Il vivait à Londres comme à Paris, dans l'avarice et l'obscurité, sans y voir qui que ce fût qui eût ni nom, ni emploi, ni figure. Le contraste du brillant du prince de Léon et du chevalier de Rohan le piqua à travers sa stupidité, sans toutefois vouloir rien faire de tout ce qui le pouvait mettre dans une meilleure compagnie et le faire considérer. Il était l'aîné de la maison de Rohan; l'extrême bêtise n'empêche pas l'orgueil; il s'imagina que son nom de Guéméné le faisait ignorer, tandis que celui de Rohan procurait au chevalier de Rohan et à son frère toutes les prévenances dont il n'avait éprouvé aucune, dans le souvenir qu'il supposa que les Anglais avaient du célèbre duc de Rohan, et de la figure qu'il avait faite dans les guerres de la religion, et Soubise, son frère, mort chez eux. Plein de ce dépit, il repassa la mer, et conçut le dessein de faire quitter le nom et les armes de Rohan aux enfants du duc de Rohan.

Il lui fallut du temps pour consulter ce projet et pour le mettre en exécution. Il n'y a si mauvaise affaire qui ne trouve des avocats avides de gagner, et qui se soucient peu des suites. Il ne manqua pas de ceux-là; et, quand il crut pouvoir commencer ce procès, il éclata en mauvaise humeur sur son voyage, et envoya un exploit au duc de Rohan, sans aucune civilité préalable. Cet exploit concluait à ce que ses enfants et leur postérité eussent à quitter le nom et les armes de Rohan, lui seul pouvant porter l'un et l'autre à cause de son titre de duc de Rohan, et après lui son fils aîné seulement, et ainsi successivement. M. de Rohan ne s'attendait à rien moins, et avec la loi du contrat de mariage de son père, exécutée plus de soixante ans durant sans difficulté ni contradiction de personne, il avait raison de se croire hors d'atteinte et de tout trouble à cet égard.

Un homme plus raisonnable que lui, et qui eût senti moins gauchement sa grandeur originelle, aurait eu beau jeu en cette occasion. Les Chabot sont connus dès avant 1050 avec des fiefs et dans les fonctions des grands seigneurs d'alors. Leurs grandes terres, leurs grandes alliances actives et passives, leurs grands emplois jusqu'aux officiers de la couronne inclusivement, se sont longuement soutenus dans les diverses branches de cette maison; et quelque illustre que soit celle de Rohan, il n'y avait que des biens immenses pour un cadet Chabot, qui n'en avait point, qui pût le soumettre à quitter son nom pour aucun autre, car pour les armes, ils ont toujours conservé au moins leurs chabots en écartelure. M. de Rohan avait donc un bon personnage à faire, beau et honnête à tout événement: c'était d'aller avec sa plus proche famille, et quelques amis pour témoins dignes de foi, chez M. de Guéméné, lui témoigner sa reconnaissance du joug de son nom dont il voulait bien le délivrer, lui porter le contrat de mariage de son père, et lui dire que ces contrats étant les lois fondamentales des familles, et celui-là le plus spécialement honoré de l'autorité du roi, ils n'étaient ni l'un ni l'autre parties capables d'y donner atteinte, mais qu'il était prêt de l'accompagner pour demander au roi conjointement qu'il lui plût ratifier leur commun désir par un acte de sa puissance, et prêt encore de présenter à même fin avec lui soit au roi, soit au parlement, toutes requêtes pour y parvenir; le presser ensuite d'en venir à l'effet, se presser soi-même d'en obtenir le succès et de se montrer en effet ravi d'espérer de pouvoir reprendre son nom et ses armes, pousser même la chose jusqu'à faire biffer par autorité juridique le nom de Rohan de son contrat de mariage, et de celui de ses trois sœurs, et de tous les principaux actes de lui et d'elles.

Par cette conduite, point d'aigreur, point de procédés, une hauteur accablante par son seul poids, et de laquelle pourtant M. de Guéméné agresseur, ni les siens, ne se pouvaient plaindre. Si la chose réussissait, joug ôté à M. de Rohan rendu à son nom et à ses armes assez anciennes et illustres pour en être jaloux, et assez connues pour telles, pour qu'au lieu de blâme, le monde lui en eût su gré, avec un rejaillissement désagréable pour le nom et les armes qu'il se prêtait si volontiers à secouer. Si, au contraire, les liens de la loi du contrat de mariage étaient trouvés inextricables par le roi et par les tribunaux, la honte de l'entreprise serait retombée, sur le seul M. de Guéméné doublement, et pour l'avoir hasardée contre toute raison et possibilité, et pour avoir donné lieu à M. de Rohan de témoigner sans injure le peu de compte qu'il faisait du nom et des armes de Rohan, en comparaison d'être restitué au sien.

Mais une hauteur tranquille, simple, sortie de la nature des choses, sans mélange d'honneur et de vanité mal placée, n'était pas pour naître de M. de Rohan. Il aima mieux s'abaisser et s'avilir même en croyant faussement se relever, et s'exposer à un affront véritable pour la fantaisie de crier faussement à l'affront.

Une autre considération devait encore venir à l'appui d'un parti si noble et si raisonnable. On a vu (t. II, p. 156) et en d'autres endroits de ces Mémoires quel était le crédit de Mme de Soubise. Elle et son frère se haïssaient parfaitement, et il ne pouvait ignorer que le roi ne l'aimait pas mieux. Outre le courant de la vie où il avait toujours essuyé des dégoûts, il ne pouvait pas oublier l'étrange déclaration du roi au chapitre de l'ordre de 1688, où les chevaliers de cette grande promotion furent nommés. Le roi, peiné de l'injustice qu'il faisait aux ducs, en faveur de la maison de Lorraine, mais dont l'engagement était pris de longue main, et pour parvenir à ce qu'il souhaitait le plus, comme on l'a vu (t. Ier, p. 9), voulut bien ne pas dédaigner de faire aux ducs une excuse publique des trois seuls d'entre eux ayant l'âge qu'il n'avait pas compris dans la promotion, et d'en dire les raisons. C'était MM. de Ventadour, de Brissac, mon beau-frère et frère de la maréchale de Villeroy, et M. de Rohan. Du premier, le roi dit qu'il n'avait pas voulu exposer son ordre dans les cabarets et les mauvais lieux de Paris; du second, qu'il n'avait pu se résoudre à le prostituer en des lieux encore plus infâmes, et cela en plein chapitre de l'ordre; de M. de Rohan enfin, que pour celui-là il n'y avait rien à dire, sinon qu'il ne l'avait jamais aimé, et qu'il fallait au moins lui en passer un. Cela fut net. Outre que le duc de Rohan était un homme d'esprit et d'une humeur fort désagréable, le roi qui voulait qu'on regardât les charges, surtout celles qui l'approchaient de plus près, comme le souverain bonheur, ne lui avait jamais pardonné d'avoir rompu son mariage avec la fille unique du duc de Créqui pour faire celui de la fille unique de Fardes. Le roi aimait fort le duc de Créqui, et lui avait accordé la survivance de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre, pour son gendre, et Tardes était exilé en Languedoc depuis longtemps, pour avoir manqué personnellement au roi en chose essentielle, qui ne le lui pardonna jamais. Mme de Soubise, de plus, n'avait pas aidé à faire revenir le roi pour son frère. Elle était toute Rohan, et enivrée du rang qu'elle avait procuré à son mari et à ses enfants. Par toutes ces raisons, il n'était pas douteux qu'elle ne fût en cette occasion pour M. de Guéméné contre son frère, et que ce crédit de plus sur le roi aussi mal disposé qu'il était, et sur les ministres, qui tous la craignaient et la ménageaient infiniment, ne devînt fort dangereux à la cause du duc de Rohan.

Mais le temps des chimères était arrivé; il en était monté une dans la tête du duc de Rohan qui ne se découvrit que quelque temps après, comme il sera remarqué en son lieu, qui, toute folle qu'elle put être, l'entraîna dans le soutien du nom et des armes de Rohan, pour ses enfants et leur postérité. Piqué de n'avoir point été chevalier de l'ordre, il aurait voulu faire croire la fausseté de ce que Mme de Soubise avait fait écrire sur les registres de l'ordre, au lieu de ce que le roi avait commandé qui y fût mis, et que j'ai remarqué (t. II, p. 159), et persuader qu'il avait suivi le sort des Rohan. De là avec les années, il se mit peu à peu dans la tête de prétendre le même rang, dont ils jouissent, parce que sa mère lui en avait apporté tous les biens. Sa mère, étant fille, n'avait jamais été assise; sa mère n'était l'aînée de la maison de Rohan que par les biens; avant la comédie de Georges Dandin, où M. et Mme de Sotenville prétendirent que le ventre anoblissait, on n'en avait jamais vu former de prétention. Mais comme l'expérience en plusieurs montre qu'en vieillissant les prétentions et les chimères avaient de nos jours fait fortune, M. de Rohan espéra le même succès de la sienne et ses enfants, comme nous le verrons après lui. Jusqu'à présent elle n'a pas encore réussi.

Quoi qu'il en soit de ce qui conduisit le duc de Rohan, il se mit aux hauts cris de l'injure qui lui était faite, et ne pensa qu'à la repousser, et à se maintenir dans le droit acquis par le contrat de mariage de son père. L'instance se lia avec le plus grand éclat et l'aigreur la moins ménagée. Au commencement de la rupture, Mme de Soubise conserva une sorte de pudeur. Le nom qu'elle avait pris dans son contrat de mariage et dans tous les actes où elle avait parlé depuis jusqu'alors la fit nager un temps entre deux eaux. Son frère ne se contentait point de cette espèce de neutralité, qui, pour dire le vrai, n'en avait que l'apparence. Il se fâcha, les étoupes entre eux n'étaient pas difficiles à rallumer. Mme de Soubise fit semblant d'être entraînée par l'autorité de son mari et par l'intérêt de ses enfants. Elle leva le masque, se mit à la tête du conseil de M. de Guéméné, et fit avec lui cause commune à découvert. Son crédit engagea le roi à évoquer l'affaire à sa propre personne, qui déclara en même temps qu'il joindrait le conseil des finances à celui des dépêches pour la juger en sa présence; et commit le bureau du conseil des parties de M. d'Aguesseau pour l'instruire, et être ensuite des juges dans son cabinet avec les deux conseils. Tout cela ne multipliait guère les juges que de ce bureau; encore d'Aguesseau était-il du conseil des finances. Par là Mme de Soubise n'avait affaire qu'aux quatre secrétaires d'État pour le conseil des dépêches, au chancelier et au duc de Beauvilliers qui étaient de tous, à Pelletier de Sousy et à d'Aguesseau pour le conseil des finances dont ils étaient conseillers, à Desmarets et à Armenonville, qui y entraient comme directeurs des finances, aux trois conseillers d'État du bureau de M. d'Aguesseau, et au maître des requêtes rapporteur. Tout était donc la cour, son pays et son règne, hors les trois derniers, desquels encore elle espérait bien qu'aucun ne voudrait déplaire au roi, dont l'inclination était assez publique, surtout le rapporteur, qui, comme tous les maîtres des requêtes, avait une fortune à faire, à obtenir une intendance, et par ce chemin à parvenir à une place de conseiller d'État, qui est le bâton de maréchal de France du métier. Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne, qui entrait dans tous les conseils, devaient aussi être juges.

Les écrits volèrent donc de part et d'autre. Le public en fut avide, même les pays étrangers. La maison de Rohan y perdit. Sans oser attaquer la maison de Chabot, elle voulut s'élever au-dessus de toute noblesse, en princes qui étaient d'une classe hors du niveau. Cette hauteur, destituée de toutes preuves, irrita et les véritables princes et ceux qui ne l'étaient pas, et donna un grand cours et une grande faveur aux mémoires du duc de Rohan, qui, sans attaquer aussi la maison de Rohan, mit sa chimère en pièces, et sans aucune réponse qui eut la moindre apparence ni le plus léger soutien. Il fallut avoir recours à des mensonges, à des contradictions qui étaient incontinent et cruellement relevés, et qui augmentèrent la partialité et l'indignation publique. Beaucoup de gens, paresseux jusqu'alors d'approfondir, et faciles à croire sur parole, virent clair sur cette princerie. Le plus fâcheux fut que Mgr le duc de Bourgogne, qui lisait tout de part et d'autre, avec l'application d'un homme qui veut s'instruire pour faire justice, fut mis au fait de ce qu'il importait tant à l'état où les Rohan s'étaient élevés de laisser ignorer à un prince qui devait régner, et qui aimait l'ordre et la vérité, et que le roi même ne laissa pas, dans le cours de l'affaire, d'être détrompé de bien des choses essentielles que Mme de Soubise lui avait de longue main peu à peu inculquées.

Cependant toute la faveur pendant l'instruction fut pour Mme de Soubise. Il ne s'y fit pas un seul pas sans prendre l'ordre du roi, qui pressa ou qui retarda l'affaire à son gré. Enfin, tout étant prêt, le roi donna une après-dînée entière au jugement de cette cause, où Monseigneur ne voulut pas se donner la peine de se trouver. Le coadjuteur de Strasbourg, depuis cardinal de Rohan, touché de la faiblesse de leurs écrits, en donna, sur la fin, un de sa façon dont il espéra des merveilles. Il ne s'y trouva que du fiel peu mesuré, peu séant et sans aucun nouvel appui, qui acheva de révolter le monde de tous états qui ne cachait plus sa partialité pour le duc de Rohan.

La veille du jugement, la maréchale de La Mothe, grand'mère de la princesse de Rohan, à la tête de toute cette famille, se trouva à la porte du cabinet du roi, au retour de sa messe, pour lui présenter un nouveau mémoire. Le coadjuteur se promenait, en attendant, par la galerie avec un grand air de confiance et de supériorité, en fils de la fortune et de l'amour, dans la maison maternelle. Il y débitait entre autres choses qu'on ne devait pas être surpris, si ceux de sa maison, si fort relevés par leur naissance au-dessus de la noblesse du royaume, étaient jaloux de leur nom, et le souffraient impatiemment à d'autres. La cour était fort grosse. Le marquis d'Ambres, qui l'écoutait avec son silence ordinaire, n'y put enfin résister, et de son ton de fausset et son air audacieux: « Cela s'appelle, lui dit-il, soutenir une odieuse cause par des propos encore plus odieux; » et lui tourna le dos. Cette sortie publique et si peu ménagée, que la contenance et l'air des nombreux assistants applaudirent, déconcerta tellement le jeune et beau prélat, qu'il ne répliqua pas une seule parole, et qu'il n'osa plus haranguer.

Le lendemain le même cortège se présenta à l'entrée des juges à la porte du cabinet du roi, et vis-à-vis le duc de Rohan, uniquement accompagné de la duchesse sa femme et de leur fils aîné. Le duc de Rohan avait supplié le roi que l'affaire au moins fût jugée sans milieu et sans retour, et avait eu pour réponse sèche qu'on lui ferait justice. À la connaissance qu'on avait de tous les, personnages qui devaient être juges, leurs opinions étaient déjà conjecturées, on ne s'y trompa que de ce qu'il fallut précisément pour former l'arrêt. On voyait encore que celles qui seraient pour le duc de Rohan ne seraient que faiblement énoncées par des gens conduits par leur conscience, mais accoutumés à se tenir dans le terme étroit du devoir, sans s'affectionner jamais, et moins encore vouloir prévaloir. Les juges entrés, le roi alla à Chamillart, avec qui il avait le plus de familiarité, et lui demanda tout bas pour qui il serait. Chamillart lui répondit à l'oreille pour Mme de Soubise; car, depuis quelque temps M. de Guéméné était effacé, et cette affaire ne s'appelait plus que celle du duc de Rohan et de Mme de Soubise.

Dès que tous furent en place, avant que le rapporteur eût ouvert la boucha: « Messieurs, dit le roi, je dois justice à tout le monde, je veux la rendre exactement dans l'affaire que je vais juger: je serais bien fâché d'y commettre aucune injustice; mais pour de grâce, je n'en dois à personne, et je vous avertis que je n'en veux faire aucune au duc de Rohan. » Et tout de suite, passant les yeux sur toute la séance, il commanda au rapporteur de commencer. On peut juger de l'impression de ce préambule si peu usité, et quel aussi en put être le dessein. L'affaire dura six heures de suite. Le roi avait dîné exprès de fort bonne heure, pour donner tout le temps, et n'avoir pas à y revenir. Le rapporteur parla deux heures avec une netteté et une précision dont ils furent tous charmés. Il n'omit rien de part et d'autre; tout fut mis également dans le plus grand jour, et pesé de même. La conclusion surprit fort la compagnie, elle fut entièrement en faveur du duc de Rohan. Les quatre conseillers d'État du bureau parlèrent ensuite avec éloquence et véhémence. Il y en eut d'accusés de cacher avec art ce qu'il y avait de faible dans leur raisonnement, qui ne laissa pas de balancer fort celui du rapporteur, et qui pensa entraîner tous les autres.

D'Aguesseau doux, faible, non de capacité ni d'expression, mais d'habitude, et naturellement fort timide et fort défiant de soi-même, avait une conscience tendre, épineuse, qui émoussait son savoir, et arrêtait la force de son raisonnement. Son opinion était donc toujours comme mourante sur ses lèvres, et peu capable d'en entraîner d'autres, quoique toujours parfaitement approfondie et judicieuse. On ne doutait donc pas qu'en cette occasion il ne se montrât plus timide encore qu'à l'ordinaire. La surprise fut grande de voir cet homme si modeste, souvent jusqu'à l'embarras, pressé sans doute par sa conscience et par la considération du danger du lieu pour ce qu'il croyait juste, s'énoncer avec un poids nouveau, et saisir une autorité inconnue, avec laquelle il soutint, cinq quarts d'heure durant, le droit du duc de Rohan, même avec des raisons qui avaient échappé au rapporteur. Il conclut par une péroraison qu'il adressa au roi, sur ce que cette cause était la sienne, celle de la mémoire de la reine sa mère, celle de la religion; sur la part que le roi et la reine mère avaient eue au choix de M. de Saint-Aulaye par bille de Rohan, et à leur contrat de mariage, auquel, par cette raison, leur signature ne pouvait être considérée comme un simple honneur, ainsi qu'aux autres contrats de mariage, mais comme une autorisation formelle de toutes les clauses contenues en celui-ci, dont on ne pouvait attaquer aucune sans contester la validité de l'autorité royale. Il fit souvenir le roi des raisons d'État et de religion qui lui avaient fait prendre tant de part en ce mariage, et il finit en interpellant le roi des vérités qu'il avançait.

Le roi convint à l'heure même de tout ce qu'il venait de dire sur ce mariage, et loua succinctement le beau discours de d'Aguesseau. Les autres juges opinèrent ensuite, entre autres Chamillart qui, à la grande surprise du roi, après ce qu'il lui avait dit entrant au conseil, fut pour le duc de Rohan, entraîné comme il l'avoua au roi, au sortir de la séance, par la force et le torrent de d'Aguesseau. Le duc de Beauvilliers opina succinctement pour le duc de Rohan, mais très fortement contre sa coutume. Jusque-là tout se trouva tellement balancé, que le duc de Rohan ne l'emportait que de deux voix. Restaient à parler M. le chancelier et Mgr le duc de Bourgogne, et le roi après à prononcer.

La vérité me force à en dire une que je vaudrais taire, dont le fond put n'être pas mauvais par l'intime persuasion, mais dont l'écorce au moins, et la façon de soutenir ce qu'on pense être juste, parut passer le but. Le chancelier était ami intime de Mme de Soubise. Il considéra qu'opinant pour M. de Guéméné, Mgr le duc de Bourgogne ferait l'arrêt; il résolut de l'emporter de vive force; au lieu d'opiner en peu de mots sur une affaire si longuement débattue, et si fort disputée et éclaircie, il fit un long discours avec tout l'esprit, la force, la subtilité possible, qui parut moins d'un chancelier que d'un avocat de réplique. Puis, se rabattant peu à peu sur son dessein, il s'adressa par diverses questions au jeune prince, lui répétant souvent avec art: que peut-on objecter à ceci? que peut-on répondre à cela? quelle sortie de cet autre? pour étourdir sa conscience délicate, en essayant d'étouffer ses lumières, au cas qu'il ne fût pas de son avis, et peut-être encore en le provoquant ainsi, l'accabler de l'embarras de lui répondre, et le réduire par l'insuffisance d'entrer en lice contre lui: il s'y trompa.

Mgr le duc de Bourgogne avait étudié à fond les mémoires de part et d'autre, écouté attentivement le rapporteur, d'Aguesseau, et toutes les opinions. Il s'était surtout appliqué à celle du chancelier, qui dura une grosse heure. Quand il eut fini, le prince prit la parole, d'abord avec sa retenue ordinaire, mais incontinent après avec une décision précise qui sentait l'indignation, et qui semblait avoir pénétré la poitrine du chancelier. Il suivit la route qu'il lui avait tracée en s'adressant à lui. « Ce que je vous répondrai, monsieur, lui dit-il tout à coup, à ce que vous venez de dire, c'est que je ne trouve pas de question en ce procès, et que je suis surpris de la hardiesse de la maison de Rohan à l'entreprendre. » Passant ensuite un regard sur toute la compagnie, il reprit toute l'affaire avec exactitude, justesse et précision, et appuya sur les principaux points et les raisons principales de d'Aguesseau, du rapporteur et des autres en les citant, qui avaient opiné pour le duc de Rohan. Fixant ensuite un regard perçant sur le chancelier, il discuta les raisons fondamentales de son avis, dont il mit en évidence le captieux et les sophismes. Retombant après sur les nouvelles raisons que d'Aguesseau avait apportées, et sur l'autorisation du contrat de mariage, par la signature du roi, il soutint les premières, mais il combattit cette dernière, et déclara qu'il ne croyait point que l'autorité des rois pût s'étendre jusque sur les lois des familles, qu'il ne tenait pour inviolables que lorsque d'un consentement mutuel elles avaient été faites par elles-mêmes, comme il était arrivé en celles dont il s'agissait, et de plus confirmées par une exécution aussi paisible et aussi longue. Il parla une heure et demie, et se fit admirer par la force et la sagesse de son discours, et par la profonde instruction qu'il y montra. Il le termina par les mêmes paroles qui l'avaient commencé, par quelques-unes sur la naissance illustre et ancienne des Chabot, et par quelque chose de plus animé contre les Rohan, qu'il ne s'était permis dans toute son opinion. De cette manière il fit l'arrêt.

Restait le roi à prononcer, qui, depuis ce peu de mots à d'Aguesseau sur son opinion, avait gardé un profond mais très attentif silence; personne n'avait que voix consultative en sa présence. Il avait donc le choix de deux partis: l'un de se rendre à la pluralité en deux mots, comme il avait coutume de faire, laquelle n'était que de deux voix; l'autre parti, qu'il n'a pris que trois ou quatre fois au plus en sa vie, était d'user de sa pleine puissance, et de prononcer en faveur du prince de Guéméné.

Il ne fit ni l'un ni l'autre, et en prit un troisième pour la première fois. Au lieu de se tourner vers le chancelier, pour lui déclarer sa volonté, il regarda un moment en silence toute la compagnie, et fit un discours d'un quart d'heure, plein de dignité et de justesse. Il honora de son souvenir et de ses louanges le précis de l'avis des deux différentes opinions de ceux qu'il trouvait avoir le mieux parlé, surtout du rapporteur et de d'Aguesseau, et marqua de la complaisance pour le discours de son petit-fils. Opinant ensuite en juge ordinaire, il exposa sommairement les raisons qui l'avaient le plus touché, blâma, mais avec une modération qui se sentait de son penchant, l'entreprise de MM. de Rohan, insista sur la justice de la cause du duc de Rohan, et fit sentir que, lorsqu'il était question de justice, il était bien aise de la rendre. Enfin, se tournant au chancelier, il lui commanda de dresser l'arrêt avec le duc de Rohan, de ne lui refuser rien de ce qui pouvait le rendre plus net, plus décisif, le plus hors d'atteinte d'aucun retour, en quelque sorte que ce pût être, et qu'à l'avenir, il ne pût jamais se trouver ni lieu ni prétexte de ne plus ouïr parler de la question.

Cette action du roi surprit infiniment. On crut que, voyant en effet la justice et la cause y tourner, instruit qu'il se disait tout haut que Mme de Soubise, l'ayant pour jugé, il n'était pas possible qu'elle perdît, et ayant promis implicitement le matin même au duc de Rohan que l'affaire serait jugée sans milieu et sans retour, il avait été bien aise de montrer qu'il ne faisait acception de personne en justice, que lui-même la croyait du côté du duc de Rohan, qu'il lui avait voulu tenir une parole si fraîchement donnée, épargner au rapporteur, qui naturellement devait dresser l'arrêt, tout ce qu'il aurait à y essuyer de points et de virgules, et de pis encore de la part des Rohan; son parti pris, tenir le chancelier de court, après ce qu'il en avait entendu en opinant, et se délivrer lui-même des demandes et de l'importunité de Mme de Soubise, sur un arrêt où il ne voulait plus toucher.

Pendant ce long conseil, les Rohan séparément répandus faisaient des visites dans. Versailles, tenaient les plaids chez la maréchale de La Mothe, et le jeune coadjuteur, pour marquer une pleine confiance, jouait tranquillement à l'hombre chez la chancelière. Le duc de Rohan s'était retiré chez lui à la ville, sa femme dans un cabinet de Mme d'O au château; leur fils aîné allait et venait. Il était près de huit heures du soir quand le conseil leva. Le duc de Rohan était revenu chez le roi, résolu d'essuyer l'événement; aucun des Rohan n'y parut. Ils sentaient l'extrême révolte du public contre eux sur cette affaire, ils le craignirent. En effet tout l'appartement du roi n'était qu'une foule que la curiosité intéressée y avait assemblée. Jusqu'à la cour de Marbre en était remplie pour savoir l'événement, par les fenêtres qui étaient ouvertes, de ceux qui étaient dans les appartements. Mgr le duc de Bourgogne sortit le premier. M. de Rohan qui était à la porte lui demanda son sort. Comme il ne répondit rien, le duc lui demanda au moins s'il était jugé. « Oh! pour cela oui, répondit le prince, et jugé sans milieu ni retour. » Et tout aussitôt se tournant au chancelier qui le suivait, lui demanda si on ne pouvait pas dire le jugement. Le chancelier ayant répondu qu'il n'y avait nulle difficulté à le dire, le prince se retourna au duc de Rohan: « Puisque cela est lui dit-il, monsieur, vous avez gagné entièrement, et je suis ravi de vous l'apprendre. » Le duc s'inclina fort, par respect, et en même temps Mgr le duc de Bourgogne l'embrassa, et ajouta qu'il en était aussi aise que lui-même, et qu'il n'avait jamais vu un si méchant procès.

Au premier mot de jugement rendu, l'antichambre, et tout aussitôt le reste de l'appartement, retentit des cris de joie et de battements de mains, auxquels la cour de Marbre répondit jusqu'à l'indécence, vu le respect des lieux. On criait tout haut: « Nous avons gagné, ils ont perdu! » et cela se répéta sans nombre. Le roi devait aller se promener à pied dans ses jardins, et descendre par son petit degré dans la cour de Marbre pour y aller. À grand'peine le duc de Rohan, quoique généralement peu aimé et considéré, put-il gagner ce petit degré à travers les embrassades, les félicitations et les redoublements des cris de joie, à mesure qu'il était aperçu.

Le roi reçut ses remerciements avec tout l'accueil et les grâces qu'il s'était bien proposés, en opinant contre sa coutume, comme il avait fait. Le soir, M. de Rohan étant chez Mgr le duc de Bourgogne, où il y avait grand monde, ce prince lui parla encore de son affaire. Il ne feignit point de lui dire qu'il avait été pour lui de tout son coeur, et, baissant un peu la voix, que c'était une chose indigne et odieuse.

Le lendemain au soir, Mme de Soubise, supérieure aux événements et au cri public, vint attendre le roi peu accompagnée, comme il allait passer chez Mme de Maintenon. Elle lui demanda que l'arrêt fût communiqué à M. de Guéméné avant d'être signé, et l'obtint sur-le-champ, nonobstant les ordres qu'on vient de voir que le roi, en décidant, avait donnés au chancelier. Il en résulta des discussions, où à la fin le duc de Rohan ne perdit rien.

Rien n'égala l'amertume des Rohan. Ils ne la purent si bien contenir qu'il ne leur échappât des plaintes aigres contre le duc de Beauvilliers, qui s'était, disaient-ils, rendu maître des voix de tous ses amis au conseil, et qui avait instruit Mgr le duc de Bourgogne à y faire un plaidoyer contre eux. La chose était bien éloignée de l'austérité des moeurs de M. de Beauvilliers, mais la vérité était que ses amis, excepté Desmarets, avaient, par un hasard qui n'avait de source qu'en leurs seules lumières, tous été pour le duc de Rohan. Dette licence, qui fut relevée, mit M. et Mme de Soubise et leurs enfants dans une grande peine. Il fallut s'excuser, se dédire, en venir aux justifications, aux déguisements, aux pardons avec le prince et le gouverneur. Le soulèvement général les toucha profondément, surtout l'abandon des Bouillon leurs semblables, qui ne voulurent point participer avec eux au déchaînement public, et les propos des Lorrains, qui, parents des Chabot et toujours en dépit de similitude avec des seigneurs qui ne sont pas comme eux de maison souveraine, ne les épargnèrent pas en cette occasion.

Il s'en présenta bientôt une autre, qui les jeta dans un cruel embarras. Guéméné relevait en juveigneur du duc de Rohan, qui, pour les biens, représentait l'aîné de la maison. Le prince de Guéméné n'en avait point rendu de foi et hommage, et jusqu'alors M. de Rohan l'avait souffert. À cet éclat il saisit féodalement cette terre, qui est de quinze mille livres de rente. Nul moyen de s'y opposer ni d'en empêcher l'effet, qui est la perte entière des fruits, c'est-à-dire de la totalité du revenu, que par rendre la foi et hommage. Pour la rendre, il fallait que le prince de Guéméné allât en personne en Bretagne se mettre à genoux, sans épée ni chapeau, devant le duc de Rohan, lui prêter foi et hommage en cet état, et pour cette fois n'en pas avoir la main chez lui. C'est à quoi le duc de Rohan le voulut réduire, et y tint ferme, quoi qu'on pût employer auprès de lui.

Dans cette presse, le roi fut longtemps sollicité de les tirer de ce mauvais pas, et le roi longtemps à s'en défendre, sur ce qu'il ne se mêlait point d'affaires particulières. Mme de Soubise obtint pourtant que le roi demandât quelques délais. Mais c'était toujours à recommencer, c'était traîner le lien, il fallait une délivrance. À la fin, Mme de Soubise fit tant d'efforts, que le roi fit pour elle ce qu'il n'avait jamais fait: il s'abaissa à demander grâce au duc de Rohan pour le prince de Guéméné, lui expliquant qu'il ne lui commandait rien, qu'il n'exigeait même rien, mais qu'il la lui demandait comme ferait un particulier, et avec toutes sortes d'honnêtetés, comme un plaisir qui lui serait sensible. Le duc de Rohan, après avoir bien expliqué au roi ce dont il s'agissait, et voyant qu'il insistait toujours, accorda enfin que l'hommage se rendrait pour cette fois par procureur au sien, et répéta bien au roi, et après tout le monde, que c'était au roi, non au prince de Guéméné, qu'il l'accordait.

Mme de Soubise, si heureuse et si accréditée en tout, ne l'était pas sur le nom de Rohan. Elle aurait pu se souvenir de la leçon qu'elle avait reçue là-dessus en Bretagne pour s'épargner celle qui lui fut donnée à Versailles. Il y avait en Bretagne une branche de la maison de Rohan sortie d'Éon, cinquième fils d'Alain VI, vicomte de Rohan et de Thomasse de La Roche-Bernard sa femme, connue sous le nom de Gué de L'Isle, dont Éon de Rohan avait épousé l'héritière, puis du Poulduc, depuis que Jean de Rohan, cinquième génération d'Éon, eut dissipé tous ses biens, dont les générations qui suivirent ne purent se relever. Mme de Soubise, mariée en 1663, ne tarda pas à plaire, et, comme on l'a vu (t. II, p. 155 et suiv.), à faire par sa beauté son mari prince, dont la première femme n'avait jamais été assise ni prétendu l'être. En faveur et en puissance de plus en plus, cette branche de Poulduc lui déplut fort. Sa chute de biens et le médiocre état où elle se trouvait réduite en Bretagne par des alliances proportionnées à sa décadence, ne permettaient pas à la nouvelle princesse de songer à la poulier, au rang que ses beaux yeux avaient conquis. D'un autre côté, il était bien fâcheux pour des princes de si nouvelle impression de voir traîner en Bretagne leur nom et leurs armes à des gens qui n'avaient aucune distinction, et qui demeuraient un monument vivant de leur commune origine rien moins que souveraine, ni que supérieure aux premières maisons de leur pays, quelque ancienne et illustre qu'elle fût.

Isaac de Rohan, seigneur du Poulduc, dans la paroisse de Saint-Jean de Beverlay, diocèse de Vannes, quatrième descendant de celui qui s'était ruiné, et neuvième descendant d'Éon, puîné d'Alain VI, vicomte de Rohan, était, depuis ce père commun de toute la maison de Rohan, c'est-à-dire depuis plus de trois cent cinquante ans, en possession paisible du nom et des armes de Rohan, reconnu jusqu'alors par tous ceux de cette maison pour en être, ainsi qu'eux-mêmes, sans nulle difficulté en aucun temps, avec toute la Bretagne pour témoin de leur naissance. Cela était extrêmement incommode.

Isaac de Rohan, seigneur du Poulduc, fils d'une Kerbalot, mari d'une Kerpoësson, se trouvait sans appui comme sans biens et sans alliances. On crut, avec de l'argent et du crédit, pouvoir lui enlever son état et le faire passer pour un bâtard ou pour un usurpateur. Dans cette confiance, il fut attaqué sur son nom et ses armes. On espéra qu'il n'oserait se défendre, ou qu'avec des moyens on l'introduirait à céder. On se trompa sur ces deux points, et on ne s'abusa pas moins sur un troisième, qui fut de s'être flatté de n'avoir affaire qu'à un homme sans secours. Le nom et le crédit de M. et de Mme de Soubise eurent beau paraître à découvert, ce fut un soulèvement général dans toute la Bretagne. La vérité y excita tout le monde, l'oppression attira l'indignation, tous les alliés de cette branche se démenèrent et attirèrent à eux tout le reste de la noblesse. Du Poulduc produisit ses titres devant le parlement de Bretagne, et y obtint, le 21 janvier 1669, un arrêt contradictoire qui le maintint dans la possession de son état du nom, maison et armes de Rohan, depuis lequel cette branche n'y a plus été troublée, et y subsiste encore jouissant et usant de cette possession.

Ces aventures ne découragèrent point des gens qui, non contents du rang qu'ils avaient obtenu, voulaient absolument être princes. Ils avaient tenté une descendance chimérique d'un Conan Mériadec qui n'exista jamais, prétendu roi de Bretagne dans les temps fabuleux. Le nom et les macles de Rohan ne ressemblaient en rien au nom ni aux armes de Bretagne; aucun titre qui les en pût approcher; nul moyen de sortir de la dernière race des ducs, issus par mâles de la branche de Dreux de la maison de France. Celle de Rohan, si connue, si ancienne, si illustre en Bretagne, n'en était jamais sortie avant Louis XI, et on a vu dans ce que j'en ai rapporté qu'elle n'y a jamais eu de distinction ni d'avantages sur les autres grandes maisons du pays, ni par leurs aînés, ni par leurs cadets, que ceux du rang de la vicomté de Rohan aux états, plus que balancé par celui de Laval, ou plutôt de Vitré, c'est-à-dire rang de terre, non de naissance, quoique gendres et beaux-frères des ducs de Bretagne, et grandement établis en grands biens, en premiers emplois et en hautes alliances.

Un bénédictin, nommé Lobineau, fit en ces temps-ci une Histoire de Bretagne. M. de Strasbourg y voulut faire insérer ce qui lui convenait. Le moine résista et souffrit une persécution violente et même publique, sans qu'il fût possible de le vaincre; mais enfin, las de tourments et menacé de pis encore, il vint à capitulation. Ce fut de retrancher tout ce qui pouvait déplaire et nuire aux prétentions. Ces retranchements furent infinis; il les disputa pourtant pied à pied avec courage; mais à la fin, il fallut céder et insérer faussement du Mériadec, malgré tout ce qu'il put dire et faire pour s'en défendre. Il s'en plaignit à qui le voulut entendre; il fut bien aise, pour sa réputation, que la violence ouverte de ces mutilations et de ces faussetés ajustées par force ne fût pas ignorée. Il en encourut pour toujours la disgrâce des Rohan, qui surent lui en faire sentir la pesanteur jusque dans le fond de son cloître, et qui ne s'en sont jamais lassés.

L'abbé de Caumartin, mort évêque de Blois, à qui le moine disait tout, me l'a conté dans le temps, outre que la chose devint publique. Avec ces mutilations, l'ouvrage parut fort défiguré, sans quoi il n'eût jamais vu le jour. Ceux qui s'y connaissent trouvèrent que c'était un grand dommage, parce qu'ils l'estimèrent excellent et fort exact d'ailleurs. Venons maintenant à l'autre oubli qui regarde MM. de Bouillon.

CHAPITRE XVII. §

Chambre de l'Arsenal contre les faussaires. — Maison de La Tour. — Mlle de Limeuil. — Vicomte de Turenne La Tour, dit le maréchal de Bouillon. — Sedan; son état; ses seigneurs. — Sedan acheté par Éverard III de La Mark. — Bouillon acquis par MM. de La Mark. — Folle déclaration de guerre du seigneur de Sedan, La Marck, à Charles-Quint. — Sedan mouvant de Mouzon. — Rang personnel de duc obtenu par le maréchal de Fleuranges La Marck, seigneur de Sedan et Bouillon. — Son fils se donne le premier le titre de prince de Sedan. — Bouillon; son état; point duché; mouvant de Liège, auparavant de Reims. — M. de Bouillon, seigneur de Bouillon plus que très précaire. — Comte de Maulevrier, oncle paternel de l'héritière, précède, sa vie durant, le maréchal de Bouillon partout. — Comte de Braine. — Marquis de Mauny. — Seigneurs de Lumain. — Comte de La Marck. — Sommaire jusqu'à MM. de La Tour. — Maréchal de Bouillon La Tour; titres qu'il prend, et ses deux infructueuses prétentions. — Duc de Bouillon et son échange. — M. de Turenne. — Change adroitement donné sur le titre de maréchal ou de vicomte de Turenne. — Vicomté de Turenne. — Époque du changement de style des secrétaires d'État et avec les secrétaires d'État. — Qualité de prince absolument refusée à MM. de Bouillon, au contrat de mariage de M. d'Elboeuf avec Mlle de Bouillon. — Qualité de prince au tombeau de M. de Turenne défendue par le roi; pourquoi point d'épitaphe ni de nom. — Époque et raison du mort Auvergne ajouté au nom de La Tour. — Cartulaire de Brioude. — Histoire de la maison d'Auvergne, par Baluze. — Le cardinal de Bouillon fait faire le cartulaire et cette Histoire. — De Bar arrêté pour faussetés. — Bouillon sollicitent pour de Bar. — Aveu du duc de Bouillon au roi pour arrêter l'affaire, et de l'abbé d'Auvergne aux juges. — De Bar, convaincu, s'avoue en plein tribunal fabricateur du cartulaire, qui est déclaré faux, et lui faussaire. — Cause et singularité de la peine infligée à de Bar. — Histoire de la maison d'Auvergne, par Baluze, publiée aussitôt après.

On a vu (t. III, p. 210, 211) qu'en 1702, Matignon avait gagné un terrible procès au parlement de Rouen contre un va-nu-pieds qui en fut pendu, après lui avoir donné des années des plus cuisantes peines, qui se prétendait son aîné, lui demandait tout son bien sur des titres de tous les âges, qui avaient paru incontestables, et dont à la fin la fausseté fut reconnue, et par lui-même avouée à la potence. Il semble qu'il y ait dans de certains temps des modes de crimes comme d'habit. Du temps de la Voysin et de la Brinvilliers, ce n'étaient qu'empoisonneurs, contre lesquels on fit une chambre expresse qu'on appela ardente parce qu'elle les condamnait au feu. En celui dont je parle, ce fut une veine de faussaires, qui devinrent si communs qu'il fut établi une chambre composée de conseillers d'État, de maîtres des requêtes et de conseillers au parlement, qui tint ses séances à l'Arsenal, uniquement pour juger ces sortes d'accusations et de procès. Cela suffira maintenant jusqu'à ce que j'aie expliqué ce qui en arriva à la maison de Bouillon, mais qu'il faut traiter de plus haut et l'expliquer avec l'étendue uniquement nécessaire pour l'entendre.

La maison de la Tour, originaire de la province d'Auvergne, bonne, ancienne, bien alliée, heureuse en grandes successions de traverses, et en quelques mariages dont l'événement lui a donné un éclat de hasard, n'avait jamais eu ni prétendu aucune distinction particulière, et avait toujours roulé d'égale avec les Montboissiers, les Montmorin, les Saillant, et les premières maisons de leur commune province. On a vu (t. Ier, p, 218), à propos du dauphiné d'Auvergne que le roi empêcha Monsieur de vendre au cardinal de Bouillon, ce que c'est que cette terre, et ce que c'est aussi que le comté d'Auvergne qui a été plus d'une fois dans la maison de La Tour, et y est encore: toutes deux terres toutes ordinaires et très distinctes de la province d'Auvergne.

François III de La Tour, vicomte de Turenne, mort en 1557, ne prétendit pas plus que ses pères, quoique gendre du connétable Anne de Montmorency. Lui et Mlle de Limeuil étaient enfants des deux frères. Elle était fille d'honneur de la reine Catherine de Médicis, trop connue par le malheur qui lui arriva. Je la cite ici pour montrer par son emploi combien il était alors peu question chez MM. de La Tour des prétentions que les troubles de l'État, où ils ont toujours figuré contre les trois rois de la branche de Bourbon, leur ont fait prospérer, après avoir pris naissance dans la faveur et la protection d'Henri IV.

Henri de La Tour, vicomte de Turenne, fils de François III, et de la fille du connétable pince de Montmorency, si connue sous le nom de maréchal de Bouillon, est le premier qui ait eu des chimères. Henri IV, qu'il avait bien servi, le lit premier gentilhomme de sa chambre, charge dont il fit depuis sa cour à Marie de Médicis dans sa régence, en la vendant au maréchal d'Ancre et en en tirant des avantages. Henri IV, content de ses services de plus en plus, voulut faire sa fortune, et s'assurer en même temps d'une frontière jalouse en la mettant entre les mains d'un de ses plus affidés serviteurs. Il ne réussit que trop pour ses intérêts à l'une, et fut cruellement trompé sur la suite qu'il en attendait. Il fit le vicomte de Turenne maréchal de France, pour épouser l'héritière de Sedan, Bouillon, Raucourt et Jametz. Le mariage se fit en octobre 1591. Elle mourut à Sedan, 15 mai 1594, en couches d'un fils mort en naissant, et ne laissa aucun enfant. Le maréchal de Bouillon prétendit garder tout ce que possédait sa femme, en vertu d'un testament fait par elle en sa faveur, pièce qu'il ne montra jamais parce qu'elle n'exista jamais. Henri IV, par les mêmes raisons qui lui avaient fait faire ce mariage, soutint l'usurpation, contre l'oncle paternel, de l'héritage, qui n'en put avoir justice. On voit dans tous les Mémoires et les histoires de ces temps combien Henri IV lui-même eut à s'en repentir, et sa postérité après lui, et que l'époque de la souveraineté du maréchal de Bouillon fut celle de son ingratitude et de ses perfidies, desquelles ses enfants héritèrent avec ces mêmes biens.

Il s'était fait huguenot de bonne heure. Il se remaria en 1595 à une fille du fameux Guillaume, prince d'Orange, qui, fondateur de la république des Provinces-Unies, fut touché d'avoir un gendre puissant dans les Ardennes et dans le parti huguenot en France. Dans cette posture, il se trouvait beau-frère de Frédéric IV, électeur palatin, qui avait épousé une autre fille du même prince d'Orange en 1593, dont il eut le malheureux roi de Bohême, l'électrice de Brandebourg, et nombre d'autres enfants. Tant de moyens et d'élévation étrangère, joints à tout l'esprit, la capacité, le courage et l'ambition nécessaires à les faire valoir, lui firent trouver trop étroites les bornes de sujet et de particulier, et le jetèrent dans tous les complots dont les histoires sont pleines. En même temps l'état de seigneur français, quant au rang, ne lui déplut pas moins, et il forma là-dessus des prétentions qui ne lui furent pas heureuses. Elles ne pouvaient porter sur sa naissance, qui n'avait jamais eu, ni rang, ni distinction, ni préférence au-dessus des autres seigneurs sans dignités, ni imaginé d'en prétendre, non pas lui-même avant qu'il fût parvenu à cette fortune. Il ne les pouvait tirer de la maison de La Marck dont il n'était pas, et dont l'héritière ne lui avait point laissé d'enfants. Il essaya donc de les établir sur sa qualité de prince souverain de Sedan. Avant de voir combien peu elles lui réussirent, il est bon de voir quel fut l'état de ses prédécesseurs à Sedan.

Adolphe, comte de La Marck, épousa en 1332 Marguerite de Clèves, et devint par elle comte de Clèves. Il fit la branche aînée qui se divisa en deux: les aînés furent ducs de Clèves et de Juliers, etc.; les cadets s'établirent en France, y furent ducs de Nevers et comtes d'Eu, et fondirent par deux soeurs héritières dans Gonzague, qui furent ducs de Nevers, et par la suite durent l'héritage de Mantoue à la fermeté et à la valeur personnelle de la protection de Louis XIII, et dans Guise qui eurent Eu.

Le frère cadet de cet Adolphe fut Éverard III de La Marck, qui épousa en 1410 Marie, fille de Guillaume de Braquemont, seigneur de Sedan et de Florenville, et de Marie de Campremy. Mme de Braquemont était veuve en premières noces de Louis d'Argies, seigneur de Béthencourt. Elle avait un frère duquel Éverard III de La Marck, son mari, acheta en 1424 les seigneuries de Sedan et de Florenville, et fit commencer la forteresse de Sedan en 1446. Jean, son fils, fit achever la forteresse de Sedan dont il avait la seigneurie avec plusieurs autres, et fut un des chambellans de Charles VII. Son frère, Louis de La Marck, seigneur de Florenville, fut conseiller de René d'Anjou, roi de Sicile. Jusqu'ici nul vestige de principauté ni de souveraineté dans la seigneurie de Sedan ni de Florenville, qualifiées simplement de seigneuries, ni dans les seigneurs de Braquemont, ni dans ceux de La Marck qui l'achetèrent. On n'a jamais vu vendre ni acheter une souveraineté entre des particuliers. Sedan relevait constamment de Mouzon; sa situation dans les Ardennes et sur un bord jaloux de frontière, avec la forteresse qui y fut bâtie, mirent ses seigneurs en état de nager entre la France et la maison d'Autriche par le fait et la commodité du lieu, non par aucun droit d'indépendance. Un souverain n'eût pas été un des chambellans de Charles VII, ni son frère un des conseillers d'un roi en peinture tel que fut le bon roi René, duc d'Anjou, un moment de Lorraine, et comte de Provence.

Ce Jean de La Marck eut trois fils qui eurent postérité Robert Ier, seigneur de Sedan, Fleuranges et Jametz; Éverard qui fit la branche d'Aremberg, éteinte en son petit-fils, fondue dans la maison de Ligne; et le fameux Guillaume, dit le Sanglier d'Ardenne, un des chambellans de Louis XI, qui fit soulever les Liégeois contre Charles, dernier duc de Bourgogne et contre Louis de Bourbon, évêque de Liège, qu'il tua en 1482. Toutes ces guerres, où il s'était rendu redoutable, finirent l'année suivante, 1483, par le traité de Tongres, fait avec Jean de Horn, évêque de Liège, et les états du pays, qui, pour les dépenses qu'il avait faites à leur défense, lui donnèrent en payement le duché de Bouillon, fief mouvant de Liège. Guillaume s'en accommoda avec son frère aîné, Robert Ier de La Marck, seigneur de Sedan. Il tomba peu après entre les mains de Maximilien d'Autriche, depuis empereur et grand-père de Charles-Quint. Maximilien lui fit faire son procès à Maestricht, où il eut la tête coupée en juin 1485. Ce Sanglier d'Ardenne portait le nom de seigneur de Lumain, qu'il laissa à sa branche. C'est l'unique qui subsiste aujourd'hui de toute cette grande, ancienne et illustre maison de La Marck. Le comte de La Marck d'aujourd'hui, connu par ses ambassades et chevalier de l'ordre, est son sixième descendant en droite ligne.

Après avoir vu l'acquisition de Sedan, le marché et la donation de Bouillon, revenons à Jean Ier de La Marck, seigneur de Sedan, qui eut le duché de Bouillon de Guillaume son frère. Charles VIII le prit sous sa protection, lui, son fils aîné et ses terres, contre Maximilien Ier, archiduc d'Autriche, etc., par des lettres de 1486, qui, tout honorables qu'elles lui sont, n'ont pas le moindre trait à souveraineté ni principauté. Robert II, son fils, duc de Bouillon, seigneur de Sedan, Fleuranges et Jametz, fut chevalier de Saint-Michel et compris dans les traités de paix entre Charles VIII et Maximilien Ier, roi des Romains, fait à Senlis en 1493, et de Cambrai en 1508, mais comme un seigneur de frontière, sans rien qui sente la souveraineté. Depuis, ce Robert, après avoir bien servi en France, se tourna pour la maison d'Autriche. Il en fut plus mal content qu'il n'avait été de la France. Il s'y raccommoda, puis s'outrecuida jusqu'à dénoncer la guerre à l'empereur par un héraut, en pleine diète à Worms. Charles-Quint en rit, prit toutes ses places, le ruina, et Sedan ne fut sauvé que par la guerre qui s'alluma entre la France et l'empereur. Une pareille déclaration de guerre ne se prendra jamais pour un titre de souveraineté, quand il est seul, le premier et fondé sur aucun autre titre. Son fils et son petit-fils, tous deux du nom de Robert, tous deux ducs de Bouillon, seigneurs de Sedan, etc., furent tous deux maréchaux de France. Le dernier des deux acheta Raucourt, en 1549, de Charles de Luxembourg, vicomte de Martigues, et, l'année suivante, il alla ambassadeur de France à Rome, auprès de Jules II . Ce n'était pas l'emploi d'un souverain; aussi Bouillon était-il très constamment mouvant de Liège, et Sedan de Mouzon, comme on le voit encore par les lettres patentes de Charles VII en 1454, comme souverain de Mouzon, d'où Sedan relevait, et par le jugement des jugeurs de Mouzon, rendu en 1455, en conformité de ces lettres.

Ce dernier maréchal était connu sous le nom de maréchal de Fleuranges plus que sous celui de maréchal de Bouillon. Il avait épousé la fille aînée de la fameuse Diane de Poitiers et de son défunt mari Louis de Brézé, comte de Maulevrier, grand sénéchal de Normandie. Il fut marié quatorze ans sans avoir aucun rang en France, non plus que ses pères. Henri II, dans le fort de ses amours et du crédit de Diane de Poitiers, la fit duchesse de Valentinois, en 1548; et ce même crédit obtint quatre ans après le rang de duc, en France, au maréchal son gendre, duc de Bouillon, personnellement pour lui et pour sa femme par conséquent. Il mourut en 1556, Henri II en 1559 et la maréchale de Fleuranges, qui depuis ce rang ne s'appelait plus que la duchesse de Bouillon, en 1574. Deux fils naquirent de ce mariage et plusieurs filles, dont l'aînée fut la première femme du dernier connétable de Montmorency, et mère des duchesses de Ventadour et d'Angoulême; les deux fils furent le duc de Bouillon et le comte de Maulevrier, tous deux sans aucun rang ni prétention.

Ce duc de Bouillon est le premier des seigneurs de Sedan qui en ait changé le titre en celui de prince de son autorité particulière. Il fut capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, céda, avec protestation et promesse du roi de récompense, le château de Bouillon à l'évêque de Liège avec quelques dépendances, conformément au traité du Cateau-Cambrésis, 1559. Il épousa, en 1558, la fille aînée du premier duc de Montpensier, soeur de cette abbesse de Jouars, défroquée et huguenote, en 1572, qui épousa, en 1574, le fameux prince d'Orange Guillaume, tué à Delft, 1584, dont elle eut la seconde femme du maréchal de Bouillon La Tour, veuve de l'héritier de Sedan. Le duc de Bouillon mourut en 1574. La princesse de Bourbon-Montpensier, sa femme, en 1587, dont il laissa deux fils et une fille. Le cadet mourut sans alliance, en 1587, portant le nom de comte de La Marck. L'aîné, duc de Bouillon et prince de Sedan, etc., mort à Genève sans alliance, le 1er janvier 1588, à vingt-six ans, ayant par son testament institué sa soeur unique son héritière universelle, à laquelle il substitua le duc de Montpensier, frère de leur mère, et à celui-ci le prince de Dombes, son fils, leur cousin germain; ainsi Charlotte de La Marck, eut Bouillon, Sedan, etc. C'est elle à qui on fit épouser Henri de La Tour, vicomte de Turenne et maréchal de France, si connu sous le nom de maréchal de Bouillon. Elle était née à Sedan, à la fin de 1574, mariée à la fin de 1591, et mourut en 1594, sans enfants, comme il a été dit, à Sedan, dont elle n'était jamais sortie.

De cette courte analyse il résulte, que des huit générations de La Marck qui ont possédé Sedan, dont les six dernières ont du Bouillon aussi, aucune n'a eu ni prétendu aucun rang ni distinction à ces titres, ni à ceux de leur naissance; que le seul dernier maréchal, grand-père de l'héritière, a eu le rang personnel de duc par le crédit de sa belle-mère, et qu'ils ont eu des charges et des emplois, que des princes ou gens qui voudraient l'être n'auraient pas acceptés; que Sedan est un fief mouvant du domaine de Mouzon, que c'est le père de l'héritière qui le premier a changé, sans titre aucun et de son autorité privée, le titre de seigneur de Sedan, que ses prédécesseurs avaient toujours pris, en celui de prince de Sedan, et que la folie qu'eut le père du premier maréchal de La Marck de déclarer la guerre à Charles-Quint ne leur donne aucun droit de souveraineté, non plus que la protection accordée par lettres de nos rois, ni la mention faite d'eux dans les traités de paix, comme de tous autres seigneurs particuliers des frontières qui touchent les dominations différentes; que Sedan relevait des archevêques de Reims comme seigneurs de Mouzon, sans aucune difficulté, avant que le roi se fût accommodé de ce domaine; enfin que Sedan, possédé par la maison de Jausse en Brabant, ensuite par celle de Barbançon, seigneurs de Bossu, après par celle de Braquemont, fut enfin vendu à celle de La Mark, comme on a vu plus haut. Voilà pour Sedan. Raucourt, Jametz, etc., n'eurent jamais rien de particulier. Ce n'est pas la peine de s'y arrêter.

Bouillon est une ancienne seigneurie démembrée du comté d'Ardenne, que le célèbre Godefroy de Bouillon eut de sa mère Ide. Il était fils d'Eustache, comte de Boulogne, et fut investi du duché de la basse Lorraine. Comme il était duc, on l'appela le duc Godefroy de Bouillon, parce qu'on était accoutumé auparavant à le nommer Godefroy de Bouillon, selon la mode du temps pour les cadets de leur partage, et cette terre n'a pas eu d'autre titre de passer et d'être dite le duché de Bouillon. Godefroy, allant à la Terre sainte, où il devint si célèbre, vendit Bouillon à Albert, évêque de Liège; et Alberon, depuis son successeur, acquit, en 1127, de Renaud, archevêque de Reims, tout le fief que l'église de Reims avait à Bouillon. C'était apparemment la mouvance. Au moins ne prétendra-t-on pas qu'une terre sans titre et démembrée du comté d'Ardenne fût une souveraineté. On a vu ci-devant comment elle a passé des évêques de Liège de la maison de La Marck. Mais cette église ni les états de Liège n'ont jamais cédé, non seulement la mouvance, mais la propriété; et à travers les guerres et les traités jusqu'à celui de Ryswick exclusivement, ils l'ont toujours revendiquée.

M. de Bouillon, fils du maréchal et frère aîné de M. de Turenne, et petit-fils maternel du grand Guillaume, prince d'Orange, se trouvant gouverneur de Maestricht pour les Hollandais, se fit craindre des Liégeois, avec qui il traita, en 1641, sans prendre la qualité de duc de Bouillon dans l'acte qu'il passa avec eux, et renonça à toutes prétentions sur Bouillon et ses dépendances pour cent cinquante mille florins, qu'il acheva de toucher, en 1658, sans avoir pourtant cessé de porter le même nom; et au traité des Pyrénées, il ne se parla plus de Bouillon, possédé par les Liégeois. Ils prirent parti pour l'empereur, en 1676, contre le roi. Les François prirent Bouillon, que le roi donna, en 1678, au duc de Bouillon, fils de celui dont on vient de parler, qui, sans aucun titre de souveraineté possible, comme on vient de le voir, y établit une cour souveraine. Cette entreprise fit une grande difficulté à la paix de Nimègue, mais à la fin les Liégeois cédèrent et protestèrent; et il fut dit que la possession demeurerait à M. de Bouillon, et que la question de la propriété serait décidée par des arbitres. Oncques depuis il n'en a été parlé.

On voit donc combien Bouillon est éloigné de pouvoir être une souveraineté, et à quel étrange titre M. de Bouillon en jouit. Il n'est pas nécessaire de s'y étendre davantage. En aucun temps depuis, les évêques, le chapitre et les états de Liège auraient été mal reçus à disputer Bouillon, quoique payé tant de fois, et de plus de leur ancien, domaine, au fils de celui à qui ils l'avaient si bien payé la dernière, à qui Louis XIV l'avait donné après l'avoir pris sur eux, et qui lui a toujours accordé sa protection pour le garder. La suite de ce qu'est devenu Bouillon, pour n'être pas interrompue, nous a conduits jusqu'à Louis XIV et à son grand chambellan. Avant de parler de la maison de celui-ci, il faut achever ce qui regarde celle de La Marck.

On a vu ci-devant que l'héritière de Sedan et Bouillon avait un oncle unique, frère cadet de son père. Il portait le nom de comte de Maulevrier, et prit le nom de duc de Bouillon après la mort de sa nièce, en 1594. Il n'eut jamais ni ne prétendit aucun rang, servit Charles IX et Henri III en leurs guerres, fut capitaine des Cent-Suisses de la garde, et chevalier de l'ordre, le dernier décembre 1578, qui est la première promotion qui ait été faite.

Les ducs de, Nevers-Gonzague, Mercœur, frère de la reine, femme d'Henri III, Uzès-Crussol, et Aumale-Lorraine étaient en ce rang de leurs duchés à la tête de la promotion. Le comte de Maulevrier y eut le vingt-quatrième rang, c'est-à-dire le vingtième parmi les gentilshommes, et n'en eut que trois après lui. Il marcha entre M. d'Estrées, père du premier maréchal et de la belle Gabrielle, et M. d'Entragues, père de la marquise de Verneuil, c'est-à-dire entre les deux pères des deux trop fameuses maîtresses d'Henri IV. Il lutta longtemps contre le maréchal de Bouillon pour l'héritage de sa nièce. On a encore les factums et les écrits qu'il publia sur l'usurpation qui lui était faite et sur les incroyables dénis de justice et les violences qu'il essuyait par l'autorité d'Henri IV et les artifices du maréchal. De guerre lasse et désespérant de pouvoir obtenir de jugement en aucun tribunal, qui tous se trouvaient fermés pour lui par une suite continuelle de violences, il transigea avec le maréchal de Bouillon, 25 août 1601; et l'une des conditions de la transaction confirmée par le roi fut qu'il précéderait en tous lieux le maréchal de Bouillon pendant sa vie, ce qui lui fut exactement tenu, et mieux que les articles pécuniaires avec lesquels il courut longtemps sans succès. Avec cette préséance sur le maréchal de Bouillon, et le nom de duc de Bouillon qu'il prit à la mort de sa nièce, il ne prétendit jamais aucun rang, comme on l'a dit, il demeura parmi les gentilshommes dans les cérémonies de l'ordre, comme il y avait été reçu, et il mourut en septembre 1622, à quatre-vingt-quatre ans, ayant été ainsi quarante-quatre ans chevalier de l'ordre.

D'une Averton, sa première femme, il n'eut qu'une fille, mariée à Comblisy, fils du secrétaire d'État Pinart. Sa seconde femme [était] fille de Gilles de La Tour, seigneur de Limeuil, et de Marguerite de La Cropte, et soeur de Mlle de Limeuil, fille d'honneur de Catherine de Médicis, qui la chassa pour être accouchée du fait du prince de Condé dans la garde-robe de cette reine à Lyon, et de laquelle j'ai dit un mot plus haut. Le comte de Maulevrier eut Henri-Robert de La Marck, comte de Braine; Louis de La Marck, marquis de Mauny; Alexandre de La Marck, abbé de Braine et d'Igny, qui ne figura point, non plus qu'un quatrième, mort sans enfants d'une Rennequin.

Le comte de Braine prit, à la mort de son père, le nom de duc de Bouillon, et poursuivit ses droits sur la succession de sa cousine aussi peu heureusement que son père. Il fut aussi capitaine des Cent-Suisses de la garde. Il trouva dans les deux puissants et célèbres fils du maréchal de Bouillon, mort un an après son père, de quoi être tenu dans l'obscurité. Il mourut, depuis longtemps retiré en sa maison de Braine, quelques mois après l'autre duc de Bouillon La Tour, la même année 1652, à soixante-dix-sept ans. De Marguerite d'Autun, sa première femme, il ne laissa que des filles qui finirent cette branche. L'une épousa M. de Choisy-L'Hôpital, l'autre M. de La Boulaye-Eschallart, dont les enfants héritèrent des biens de cette branche éteinte, en prirent le nom et les armes, et ont fini en la duchesse de Duras, mère de la princesse de Lambesc et de la comtesse d'Egmont. Je ne parle point de la troisième femme du comte de Maulevrier, ni des deux dernières de ce comte de Braine, qui n'ont point eu d'enfants.

Le marquis de Mauny, frère puîné du comte de Braine, fut chevalier de l'ordre en 1619, le cinquante et unième de la promotion, c'est-à-dire le trente-neuvième parmi les gentilshommes. Huit autres le suivirent, dont le quatrième fut le marquis de Marigny, depuis comte de Rochefort, Alexandre de Rohan, frère cadet du duc de Montbazon, oncle paternel de la connétable de Luynes, depuis la célèbre duchesse de Chevreuse. Le marquis de Mauny fut premier écuyer de la reine Anne d'Autriche, et capitaine des gardes du corps de la dernière compagnie en 1621, après M. de La Force, jusqu'en 1627, que M. de Brézé-Maillé lui succéda, qui était beau-frère du cardinal de Richelieu et fut maréchal de France, à qui M. d'Aumont, aussi maréchal de France depuis, succéda en 1632. Le marquis de Mauny mourut capitaine des gardes, sans enfants d'Isabelle Jouvenel, fille du baron de Traynel, chevalier de l'ordre.

Toute cette branche éteinte, il ne resta plus de toute la maison de La Mark, que celle de Lumain plus haut expliquée, sortie du Sanglier d'Ardenne; elle demeura aux Pays-Bas de Liège et de Westphalie, et s'allia dans ces provinces, excepté Guillaume de La Marck, second fils de ce fameux Sanglier, qui fut un des chambellans de Louis XII, et capitaine des Cent-Suisses de sa garde. Lui, son fils unique et ses deux filles se marièrent en France; et son fils, qui n'eut point d'enfants, finit cette courte branche.

Ernest, cinquième descendant direct du Sanglier, fut premier comte de Lumain. Il eut un fils d'une Hohenzollern, mort longtemps après lui sans postérité, mais Ernest épousa en secondes noces Catherine-Richard d'Esche; je ne sais même si ce put être de la main gauche, comme ils parlent en Allemagne, tant la naissance était disproportionnée. Il en laissa deux fils et deux filles, l'une religieuse à Liège, l'autre mariée en fille de mère de fort peu. Le cadet des deux fils mourut obscur sans alliance; l'aîné redevint baron de Lumain par le triste mariage dont il était sorti. Mais l'empereur le réhabilita et le fit même comte de l'empire. Il mourut en 1680 et laissa trois fils de Catherine-Charlotte, fille du comte de Wallenrode, qui se remaria au comte de Fürstemberg, neveu du cardinal de Fürstemberg. C'est cette comtesse de Fürstemberg qui gouverna et pilla le cardinal de Fürstemberg tant qu'il vécut, qui en fit après sa mort une longue et sérieuse pénitence, et de laquelle j'ai parlé sur la coadjutorerie de Strasbourg. Elle n'eut point d'enfants de son second mari. Venue et fixée en France avec le cardinal de Fürstemberg qu'elle ne quitta jamais, elle amena deux de ses fils et laissa le dernier en Allemagne, où il est devenu lieutenant feld-maréchal des armées impériales. L'aîné mourut de bonne heure à Paris sans alliance, ayant un régiment qui fut donné au second, beau et bien fait, et qui ressemblait au cardinal de Fürstemberg comme deux gouttes d'eau. C'est le comte de La Marck qui a épousé une fille du duc de Rohan, de la mort de laquelle j'ai parlé, qui était debout à la cour sans nulle prétention, et qui a laissé un fils. Le comte de La Marck, fort employé aux négociations, était ambassadeur de France auprès du fameux roi de Suède; et dans son camp lorsqu'il fut tué. Il est devenu lieutenant général et fut fait chevalier de l'ordre en 1624, le quarante-deuxième de la promotion, c'est-à-dire le vingt-quatrième parmi les gentilshommes, dont il eut huit autres après lui. Il alla longtemps depuis ambassadeur en Espagne, d'où il est revenu grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or, à l'occasion du mariage de Madame, fille aînée du roi, avec l'infant don Philippe, troisième fils du roi d'Espagne.

En voilà assez, ce semble, pour demeurer persuadé que Sedan ni Bouillon ne furent jamais principautés, duchés, encore moins souverainetés; que l'un et l'autre sont demeurés à MM. de Bouillon La Tour, très précairement, pour ne pas dire fort étrangement; qu'aucun seigneur de ces deux terres n'a été ni prétendu être souverain, jusqu'au père de l'héritière; et que pas un d'eux, ni avant ni depuis, n'a eu de rang en France, ni pas un de leur maison, ni n'en ont prétendu, si on excepte le seul maréchal de Fleuranges qui, par le crédit de la duchesse de Valentinois, maîtresse d'Henri II, sa belle-mère, eut personnellement rang de duc. Tel a été l'état des choses à cet égard jusqu'au vicomte de Turenne, Henri de La Tour, devenu maréchal de Bouillon. Aux pays étrangers il n'en a pas été différent, en aucun desquels Sedan ni Bouillon n'ont jamais passé pour ni souveraineté ni pour principautés; aucun de leurs seigneurs n'a été reconnu en aucune cour de l'Europe pour souverain ni même pour prince, et n'a prétendu aucun rang ni aucune distinction comme tels en pas une. Voyons maintenant ce qu'en a su faire le maréchal de Bouillon La Tour et sa postérité.

Les étranges moyens par lesquels ils sont parvenus au rang et aux biens dont ils jouissent, et aux grands établissements de toutes les sortes qu'ils ont su se procurer, remplissent nombre de volumes qui sont entre les mains de tout le monde. Je me renferme ici à ce qui est de mon sujet, faits qu'ils ont pris et prendront grand soin d'étouffer autant qu'il leur sera possible. Il n'y en a que deux du maréchal de Bouillon en France. Gendre du fondateur des Provinces-Unies, comme à la tête du parti huguenot en France, beau-frère de l'électeur palatin, oncle de ses enfants, par conséquent de l'infortuné roi de Bohême et de l'électrice de Brandebourg, tranchant par la voie de fait de souverain de Sedan et de Bouillon, par l'argent, la faveur et toute la protection d'Henri IV, bientôt après par ceux de ses ennemis contre ce monarque et contre son fils, parmi des entreprises et des abolitions continuelles, il voulut essayer de se procurer un rang qui répondît à tant de grandes choses. Il n'en eut jamais aucun en France. Il n'y eut que les distinctions communes à tous les maréchaux de France. Il se trouva à l'assemblée des notables à Rouen, où Henri IV était présent et en fit l'ouverture. Le maréchal de Bouillon s'avisa de s'aller mettre dans le banc des ducs, qui l'en firent sortir; sa ressource fut de s'aller placer à la tête de celui des maréchaux de France, dont il se trouva l'ancien, mais il sentit toute la mortification d'une tentative si peu heureuse.

L'autre fait arriva au baptême de Louis XIII, que Henri IV fit faire très solennellement. Il nomma le maréchal de Bouillon, quoique huguenot, pour porter un des honneurs, car il n'y a point de difficulté avec les huguenots pour le baptême, lorsqu'il ne s'agit pas d'être parrain. Le maréchal qui se vit au rang de maréchal de France pour l'honneur qui lui était destiné à porter, se rabattit à supplier Henri IV de lui permettre de n'en porter aucun, ce qu'il obtint fort aisément. Il se contenta de ces deux tentatives, et n'osa pas se commettre à en entreprendre davantage, dans les intervalles qu'il passa à la cour. Il prit toujours dans ses titres la qualité de prince souverain de Sedan, de duc souverain de Bouillon, et ne signa jamais ni actes ni lettres que simplement Henri de La Tour. Pour sa femme, elle passa toute sa vie à Sedan, où il mourut en mars 1623, et elle en septembre 1643, aussi ambitieuse et guère moins habile que son mari.

Leurs enfants furent les deux célèbres frères, le duc de Bouillon et le vicomte de Turenne, la duchesse de la Trémoille, la comtesse de Roucy La Rochefoucauld, mère du comte de Roye, mort retiré en Angleterre, la marquise de Duras, mère des maréchaux de Duras et de Lorges, et du comte de Feversham, Mme de La Moussaye-Goyon, comme les Matignon, dont la branche s'est éteinte, et dont les filles furent Mmes de Montgomery et du Bordage, et Mlle de Bouillon, morte en 1662 sans alliance.

Les deux fils ne furent ni moins ambitieux, ni moins habiles, ni moins remuants que leur père. Leurs vies, dont les histoires de leur temps sont remplies, ne furent de même qu'un cercle d'entreprises et d'abolitions, et leur union, leur concert, leur mutuel appui, incomparables. Ce qui devait coûter la tête à M. de Bouillon lui procura ce qu'il n'eût pas eu en récompense s'il eût sauvé l'État. Le cardinal Mazarin voulut s'attacher deux frères de ce mérite; il eut peur de celui du cadet qu'il ne tenait pas, et de ses alliances étrangères s'il livrait l'aîné au supplice. Il le changea aux plus grands honneurs et aux plus solides biens, et se les acquit par de si prodigieux bienfaits qu'il sacrifia à l'appui qu'il en espérait contre les puissances ennemies qui, sous l'aveu de Gaston et de M. le Prince, le voulaient chasser pour toujours du royaume. Il fit donc faire un échange de Sedan et de Bouillon, dont M. de Bouillon se réserva l'utile, et ne céda que la souveraineté, qui n'exista jamais que de fait, et depuis si peu, et qu'il n'était plus en situation de soutenir, au lieu de laquelle il eut le comté d'Évreux avec les bois et les dépendances, qui valaient plus de trois cent mille livres de rentes, et les duchés d'Albret et de Château-Thierry, avec la dignité de duc et pair et le rang nouveau des princes étrangers en France. Il eut ainsi les apanages de deux fils de France, et celui qu'avait Henri IV avant d'être roi de France. Quelque ordinaire que fût la terre qui porte le nom de comté d'Auvergne, et quelque distincte, et totalement, qu'elle fût de la province d'Auvergne dans laquelle elle est située, M. de Bouillon la voulut avoir, et le cardinal Mazarin eut la complaisance de la retirer des mains où elle était pour la comprendre dans l'échange.

Il fut fait en mars 1651, lors des plus grands troubles, et M. de Bouillon mourut à Pontoise à la suite de la cour, où il pouvait tout sur la reine et sur le cardinal Mazarin, 9 août 1652, étant dans le conseil le plus intime, et sur le point d'être déclaré surintendant des finances. Il n'avait pas encore cinquante ans; son père en avait vécu soixante-huit. Sa femme belle, vertueuse, courageuse, ambitieuse et fort habile, fille du comte de Berghes gouverneur de Frise, ne le survécut que de cinq ans. C'est ce duc de Bouillon qui a commencé à être prince en Italie avant que l'être devenu en France par son échange. Il y commanda les troupes du pape, dont il obtint à Rome le traitement de souverain, et eut un tabouret devant lui. Il sut bien faire valoir depuis cette grande distinction ailleurs où elle lui aplanit beaucoup de choses; mais toutefois le parlement de Paris, épouvanté de l'immensité de l'échange, et qui d'ailleurs ne connaît de princes que ceux du sang, ne put se résoudre d'en faire l'enregistrement, qui n'est pas encore consommé aujourd'hui; mais en attendant, MM. de Bouillon ont toujours joui depuis des biens et des honneurs.

M. de Turenne dont les actions, la réputation et les menées avaient tant contribué à porter sa maison jusqu'où elle était à la mort de son frère aîné, singulièrement modeste sur ses grandes qualités jusqu'à l'affectation, suprêmement glorieux, délicat et attentif sur sa prétendue qualité de prince, et la cachant toutefois sous une simplicité d'habits, de meubles et d'équipages, dont l'ombre faisait sortir davantage le tableau, n'oublia rien dans la suite de sa vie pour confirmer de plus en plus cette nouvelle principauté, et augmenter les établissements de sa famille. Son frère avait laissé cinq fils et quatre filles, c'était bien des princes et des princesses pour l'être si nouvellement. M. de Turenne, dont les services et la capacité militaire et politique avaient porté la considération et le crédit au comble, les sut bien pourvoir pour la plupart. Il acheva le mariage projeté dès le vivant du cardinal Mazarin d'une des Mancini ses nièces avec le duc de Bouillon son neveu, qu'il appuya ainsi du duc de Vendôme, de la comtesse de Soissons, de chez qui le roi ne bougeait lors et qui était le centre de la cour, de l'alliance si proche du prince de Conti, et aux pays étrangers du duc de Modène et du connétable Colonne, avec de grands biens.

Le duc de Joyeuse, père du dernier duc de Guise, qui eut l'honneur d'épouser Mlle d'Alençon, était mort en 1654, ne laissant que ce fils âgé de quatre ans, et les charges de grand chambellan et de colonel général de la cavalerie vacantes. C'était alors le fort de l'autorité de M. de Turenne à la cour. Il la venait de sauver à Bléneau des mains de M. le Prince, accouru secrètement de Guyenne, et qui enlevait subitement le roi, la reine et le cardinal Mazarin, sans la diligence et la profonde science militaire de M. de Turenne. Il chassa d'autour de Paris enfin, et de Paris même, M. le Prince par le combat du faubourg Saint-Antoine, qui fut réduit à se retirer en Flandre, et dont le parti tomba tout à fait dans le royaume. La gloire de M. de Turenne s'accrut de nouveau en 1653 par la prise de Rethel et de Mouzon. Enfin en 1654, il força les lignes d'Arras, où M. le Prince était en personne, qui eut grand'peine à se retirer, et qui laissa toute l'artillerie, les munitions et les bagages qu'il avait menés à ce siège. En ce point de gloire, et de nécessité qu'on se crut avoir de lui, il voulut la dépouille du duc de Joyeuse, et le cardinal Mazarin la lui donna. Il prit pour soi la charge de colonel général de la cavalerie, et pour le duc de Bouillon celle de grand chambellan, qui n'avait alors que treize ans.

On peut juger si M. de Turenne sut faire en entier sa charge dans la cavalerie et s'y rendre le maître. Pour son neveu, outre la grandeur de l'appui de l'office de la couronne qu'il lui procura, qui, par la place qu'elle donne partout jusque dans les lits de justice auprès du roi, le tirait d'embarras partout avec son idée de prince souverain, dont il prenait toujours la qualité. Quoique cédée au roi par l'échange, une charge si intime et qui approche le roi de si près en tous lieux, et à toutes les heures les plus particulières, était d'un grand usage à un homme de l'âge de M. de Bouillon, et qui n'avait que trois ans moins que le roi, et nous verrons bientôt qu'elle a sauvé MM. de Bouillon du naufrage.

M. de Turenne, si magnifiquement récompensé, continua ses exploits. Il prit le Quesnoy, Landrecies, Condé, Saint-Guillain en 1655; l'année 1656 parut encore plus savante, quoique avec moins de brillant. En 1657 le roi assiégeant Dunkerque, et M. le Prince, et don Juan d'Autriche ayant amené toutes leurs forces pour délivrer cette importante place, M. de Turenne les délit à la bataille des Dunes, dont la prise de Dunkerque, et d'autres suites encore, furent le prix. Il fallut une nouvelle récompense à de nouveaux services, et si importants. L'épée de connétable était bien le but du modeste héros, mais la timidité du cardinal Mazarin ne put se résoudre à la mettre entre des mains si puissantes et si habiles. Le souvenir de ce qu'avaient pu les derniers connétables de Montmorency et leurs prédécesseurs, le souvenir même de M. de Lesdiguières faisaient encore peur à la cour. Elle en sortit par renouveler en faveur de M. de Turenne la charge de maréchal général des camps et armées de France, imaginée et créée pour M. de Lesdiguières, lorsque le duc de Luynes, abusant de la jeunesse de Louis XIII qui n'avait lors que dix-sept ans et n'avait encore pu voir le jour par l'éducation qu'on lui avait donnée que parle trou d'une bouteille, se fit connétable. Ce fut à Montpellier, le 7 avril 1660, que M. de Turenne reçut cette charge de la main du roi qui y était avec la reine sa mère, le cardinal et toute sa cour, allant à Bordeaux pour son mariage.

Alors M. de Turenne supérieur aux maréchaux de France qu'il commandait tous, cessant de l'être lui-même, mais n'étant pas connétable, et ne pouvant en porter les marques, ne voulut plus de celles de maréchal de France, dont il quitta les bâtons à ses armes, et le titre de maréchal, qu'il avait toujours porté depuis plus de dix-sept ans qu'il l'était, pour reprendre celui de vicomte de Turenne qu'il avait porté avant d'être maréchal de France. Il signa tout court Turenne ou Henri de La Tour, dans tous les temps de sa vie; ainsi il n'y changea rien. Dans les suites on prit le change, et MM. de Bouillon y ont donné cours tant qu'ils ont pu. On se persuada qu'il avait toujours méprisé l'office de maréchal de France, qu'il n'en avait point pris ni le nom ni les marques à ses armes, comme étant au-dessous du rang et de la qualité de prince. Il n'y avait pourtant qu'à se souvenir du maréchal de Bouillon son père, souverain d'effet et de fait, sinon de droit, et les deux maréchaux de La Mark et de Fleuranges, père et fils, tous deux seigneurs de Sedan et de Bouillon. Mais le gros du monde ne va pas si loin, et pour peu qu'on ait lu quelques pages, on est étonné des idées qu'on voit prendre pied.

M. de Turenne obtint pour la vicomté de Turenne, qui avait déjà de grands droits, de nouveaux privilèges qu'il fit augmenter par degrés. Sous prétexte de l'inimitié ouverte qui était entre lui et M. de Louvois déjà fort puissant par lui-même, outre l'appui du chancelier son père, il délivra cette vicomté de tout logement et de tout passage de gens de guerre, et par la connivence de M. Colbert, son ami, de tout le pouvoir des maltôtiers, même des intendants. En un mot, ces droits devinrent des droits régaliens que sa mémoire a toujours maintenus, mais si à charge au dedans du royaume, et si voisins de la souveraineté, que le conseil de Louis XV, profitant du désordre des affaires de M. de Bouillon et de son mécontentement des principaux de sa vicomté, l'a achetée quatre millions de lui, et a cru avec raison qu'il faisait une mauvaise affaire et le roi une fort bonne.

Parlant de M. de Louvois, voici une anecdote dont M. de Turenne sut profiter. Les secrétaires d'État avaient toujours écrit aux ducs monseigneur, et c'est aux soins et à l'autorité de ceux de cette époque qu'est due l'adresse de l'avoir fait réformer dans les lettres imprimées. Le pur hasard a laissé en existence trois lettres des 2 novembre 1663, 13 septembre 1665, 5 février 1666, de M. Colbert, alors ministre et contrôleur général des finances, qui avait le même cérémonial que les secrétaires d'État, et qui le fut en 1669, à mon père à Blaye, qui lui écrit monseigneur dessus, dedans et au bas, en marquant son nom. M. de Louvois, monté au comble de crédit et d'orgueil, fit entendre au roi que ce style ne pouvait convenir à ceux qui par leurs charges donnaient ses ordres et écrivaient en son nom. Il le changea donc, mais il n'osa toucher à la maison de Lorraine, toute brillante du grand mariage de M. de Guise, de la mémoire toute récente du comte d'Harcourt, de la faveur de M. le Grand son fils, ni s'exposer aux cris de Mlle de Guise si haute et si considérée, moins encore à ceux de Monsieur possédé par le chevalier de Lorraine. Ce fut un des fruits des quatorze érections de duchés-pairies de 1663, et des quatre autres de 1665, et du peu de concert et de force des ducs anciens et nouveaux.

M. de Turenne, averti à temps de cette entreprise, fut trouver le roi et cria si haut et avec tant d'autorité contre un complot fait par son ennemi pour l'humilier, et de l'exception de la maison de Lorraine à l'égalité du rang et des honneurs de laquelle il avait été élevé, qu'il obtint que sa maison conserverait le monseigneur des secrétaires d'État, ce que celle de Rohan n'eut pas, quoiqu'en pareil rang que MM. de Bouillon; et quelque crédit qu'ait eu Mme de Soubise, jamais dans la suite elle ne l'a pu emporter.

Pour achever l'anecdote des secrétaires d'État, M. de Louvois n'en demeura pas en si beau chemin. Le même prétexte de flatterie, quelque grossière qu'elle fût, lui fit obtenir du roi que tout ce qui ne serait ni duc, ni prince, ni officier de la couronne, lui écrirait monseigneur, ce qui de lui passa aux autres secrétaires d'État, et le rare fut qu'il ne le prétendit que des gens de qualité, et point du clergé ni de la robe. Beaucoup de gens distingués le refusèrent et furent perdus. M. de Louvois les poursuivit partout, et le roi y ajouta toutes les marques de disgrâce: ces exemples, qui n'en manquèrent aucun, soumirent enfin tout le monde, et il n'y eut plus personne qui ne portât ce joug, auxquels les secrétaires d'État ajoutèrent encore l'inégalité des souscriptions pour tout ce qui n'était pas titré. Cela a duré jusqu'à l'éclipse des secrétaires d'État à la mort de Louis XIV.

M. de Turenne maria le comte d'Auvergne, son neveu, à la fille unique et seule héritière du prince de Hohenzollern, marquis de Berg-op-Zoom par sa femme. Cette grande terre en Hollande avec beaucoup d'autres biens, avec une alliance étrangère, entée sur celle de la mère et la grand'mère, parut au vicomte un établissement pour son neveu cadet, qui pouvait en son temps avoir de grands avantages. Il ne tarda pas à lui faire accorder ses survivances de la charge de colonel général de la cavalerie et de son gouvernement de Limousin. On a vu (t. II, p. 164) avec quelle adresse lui et son troisième neveu mirent le roi en situation de leur offrir pour lui sa nomination au cardinalat, et de s'en croire quitte à bon marché en la lui donnant, et la charge de grand aumônier deux ans après. C'est-à-dire qu'il fut cardinal à vingt-cinq ans, et grand aumônier à vingt-sept. Tels furent les établissements que M. de Turenne procura à sa maison, à ses trois neveux et à soi-même. Mais parmi tant de splendeur, il reçut quelques déplaisirs. Ses deux derniers neveux, enflés d'une situation si brillante, furent tous deux tués en duel; et il eut la douleur que, mariant leur soeur à M. d'Elboeuf, jamais M. de Lorraine ne voulurent passer à la future ni aux siens les qualités de prince et de princesse. Le mariage en fut rompu, puis renoué, mais avec la même opiniâtreté de la part des Lorrains. À la fin, M. de Turenne céda, et conclut le mariage avec la douleur du bruit que cela fit dans le monde. Il trouva depuis le moyen de marier son autre nièce, soeur de celle-ci, à un frère de l'électeur de Bavière, l'un et l'autre morts sans enfants. Je ne sais si la maison de Bavière eut la même délicatesse que la maison de Lorraine, ni si celle-ci l'a soutenue au contrat de mariage de M. de Bouillon, père de celui-ci, avec sa troisième femme, fille du comte d'Harcourt, dit depuis le comte de Guise.

M. de Turenne acheva sa vie avec la même gloire et la même autorité auprès du roi, et la termina comme chacun sait. La majesté de ses obsèques et de sa sépulture n'eut aucun rapport à sa naissance ni à tout ce qu'il avait acquis d'extérieur. Ce fut la récompense de ses vertus militaires et de la mort qui les couronna par un coup de canon à la tête de l'armée. Le roi défendit même très expressément que la qualité de prince fût employée nulle part à Saint-Denis; et c'est ce qui a fait que ses neveux, qui lui ont fait faire dans cette église un superbe mausolée dans une chapelle magnifique, n'y ont fait mettre aucune épitaphe, en sorte qu'à voir ce tombeau, on ne peut conjecturer que c'est celui de M. de Turenne que par sa figure qui ressemble à tous ses portraits, et par ses armes qui n'ont d'autre ornement que la couronne de duc et des trophées. Il n'y a même aucun vers, aucune louange, parce qu'on n'a osé mettre cette précieuse qualité de prince, et qu'on n'a pas voulu montrer qu'on l'évitait.

C'est du temps de ces deux fameux frères, que le nom d'Auvergne a peu à peu été joint à celui de La Tour. Il y a en Limousin, en Dauphiné et en d'autres provinces des maisons de La Tour, qui ne sont point de celle-ci, et qui toutes ont des armes différentes les unes des autres, et n'ont aucune parenté entre elles. Ce mot d'Auvergne s'ajouta d'abord, comme pour distinction et pour montrer de laquelle on parlait; après, cela devint équivoque, l'attachement à ce mot pour s'en faire un nom découvrit le projet. Le cardinal de Bouillon se prétendit sorti par mâle des anciens comtes de la province d'Auvergne, cadets des ducs de Guyenne, et n'omit rien pour trouver à Cluni, qui est de la fondation de ces princes, de quoi appuyer cette chimère. Elle lui venait sans doute de plus loin. On a vu l'affectation avec laquelle ils voulurent avoir par l'échange cette terre particulière, qui a été ailleurs plus d'une fois expliquée, et qu'on appelle le comté d'Auvergne. Le second fils du duc de Bouillon, qui fit l'échange, en porta le nom. Ils espérèrent la confusion dans l'esprit du gros du monde du titre d'une terre médiocre, ordinaire, et tout à fait sans distinction, et particulière, avec celui du titre de la province même, et persuader ainsi leur origine des anciens comtes de la province d'Auvergne, puisqu'ils en portaient le nom et le titre, comme la plupart des gens sont infatués que les Montmorency sont les premiers barons du royaume, parce qu'ils prennent le titre de premiers barons de France, c'est-à-dire de la France proprement dite comme province, qui est grande comme la main, autour de Montmorency et de l'abbaye de Saint-Denis, dont Montmorency relevait, et que de sa situation on appelle Saint-Denis en France.

C'était donc non plus simplement déplaire, mais offenser le cardinal de Bouillon et les siens, que de parler de leur maison sous le seul nom de La Tour, comme leurs pères l'avaient toujours pris et signé uniquement partout; il fallut dire La Tour d'Auvergne, jouant sur le mot, et se garder surtout de l'expression trop claire de La Tour en Auvergne, qui ne se pardonnait point. Ils avaient enfin compris le peu de sûreté d'un rang qui se peut ôter comme il a pu être donné, avec la différence que le dernier est justice et raison; d'un rang sans prétexte de naissance, puisque leurs pères n'y avaient jamais prétendu, et n'avaient jamais été distingués de tous les autres seigneurs qui n'avaient ni dignité ni office de la couronne: ils ne pouvaient se dissimuler à eux-mêmes que la possession, même légitime, de Sedan ni de Bouillon n'avait jamais donné ni fait prétendre aucun rang ni distinction en France, et nulle part en Europe; qu'ils ne sortaient pas même des possesseurs légitimes; enfin de quelle façon leurs père et grand-père les avaient eues. Le grand parti de rang qu'ils en avaient su tirer leur paraissait donc mal assuré dans un temps ou dans un autre; et quoique ce rang, même pour les maisons vraiment souveraines, fût inconnu en France jusqu'aux Guise, à qui il fallut tant d'adresse, de puissance, et de degrés pour l'établir, par conséquent très susceptible d'y tomber, c'en était tout un autre danger pour des seigneurs particuliers distingués depuis si peu, et à si peu de titre, ou plutôt de prétexte, et qui bien loin de voir encore aujourd'hui l'aîné de leur maison un véritable souverain depuis tant de siècles comme est le duc de Lorraine, n'en pouvaient montrer la moindre apparence chez eux en aucun temps.

Dans cette angoisse une fortune inespérable les vint trouver. Un vieux cartulaire de l'église de Brioude, enterré dans l'obscurité de plusieurs siècles, fut présenté au cardinal de Bouillon. Ce titre avait les plus grandes marques de vétusté, et contenait une preuve triomphante de la descendance masculine de la maison de La Tour des anciens comtes d'Auvergne, cadets des ducs de Guyenne. Le cardinal de Bouillon fut moins surpris que ravi d'aise d'avoir entre ses mains une pièce de si bonne mine, car c'était là le point, plus que ce qu'elle témoignait. De longue main, pour sa réputation d'abord, après pour sa chimère, il s'était attiré tout ce qu'il avait pu de savants en antiquités. De tous temps les jésuites lui étaient dévoués, comme lui à eux sans mesure, et parmi tous les démêlés que son abbaye de Cluni lui avait causés avec ses religieux, il avait eu grand soin de ménager les savants des trois congrégations françaises de l'ordre de Saint-Benoît.

Baluze qui avait formé la belle et immense bibliothèque de M. Colbert, qui protégea toujours les lettres et les sciences, s'était fait un grand nom en ce genre et beaucoup d'amis, pour avoir été souvent l'introducteur des savants auprès de ce ministre, et le canal des grâces. Il avait soutenu sa réputation depuis la mort de son maître par plusieurs ouvrages qu'il avait donnés au public. Le cardinal de Bouillon se l'était attaché par des pensions et par des bénéfices. Son fort était de démêler l'antiquité historique et généalogique, et ses découvertes et sa critique étaient estimées. Ce n'était pas qu'on le crût à toute épreuve; sa complaisance pour cet autre maître le déshonora. Il fit une généalogie de la maison d'Auvergne, c'est-à-dire de La Tour, dont le nom peu à peu se supprimait pour faire place au postiche, et il la fit descendre de mâle en mâle des anciens comtes d'Auvergne, cadets des ducs de Guyenne.

La fausseté veut être bien concertée, mais il est dangereux qu'elle la soit trop. Il faut attraper un milieu avec adresse pour tromper avec un dehors de simplicité qui surprenne et qui impose. Ce fut l'écueil contre lequel toute cette belle invention se brisa. Rien de plus semblable au cartulaire que cette nouvelle généalogie par ses découvertes, ignorées jusqu'alors, et quoique cette pièce la dût être entièrement pendant la composition de l'ouvrage, puisqu'elle ne devait pas encore être trouvée, l'un et l'autre se montra prêt en même temps. Néanmoins, il fut jugé plus expédient de produire le cartulaire le premier, et d'en attendre le succès avant de publier l'Histoire de la maison d'Auvergne.

Pour le mieux assurer, le cardinal de Bouillon joua le modeste, et fit difficulté d'ajouter foi à une pièce si décisive. Il en parla en confiance à ce qu'il put de savants avec doute, en les priant de bien examiner, et de ne le laisser pas prendre pour dupe, et toutefois ajoutait avec un air de désir et de complaisance, que cette descendance était de tout temps l'opinion et la tradition de sa maison, quoique (et voilà une belle contradiction) jusqu'au maréchal de Bouillon, elle ne fût pas tombée dans la pensée d'aucun d'eux, et que, si elle était née pour la première fois dans celle de son père et de son oncle, comme il y a lieu de le soupçonner par leur affectation d'avoir cette terre appelée le comté d'Auvergne, et la jonction du mot d'Auvergne au nom de La Tour, au moins n'avaient-ils osé s'en laisser entendre avec toute la splendeur, la gloire, le crédit, l'autorité dont ils avaient joui. D'autres sortes de savants subalternes et mercenaires, aussi consultés pour avoir lieu de les faire admettre à l'examen de la pièce par les premiers et avec eux, furent bien endoctrinés par Baluze à dire ce qu'il fallait à propos, et lui-même à découvert paya du poids de sa réputation et de toute l'adresse de son esprit dès longtemps préparée sur une matière si importante et si jalouse.

Soit que les véritables examinateurs y fussent trompés, soit qu'ils se fussent laissé séduire, soit, comme il y a plus d'apparence, qu'ils vissent bien ce qui en était, mais qu'ils ne voulussent pas se faire un cruel ennemi du cardinal et de toute sa maison pour chose qui, au sens de ces gens obscurs qui ne connaissent que leurs livres, ne blessait personne et n'importait à personne, ils prononcèrent en faveur du cartulaire, et le P. Mabillon, ce bénédictin si connu dans toute l'Europe par sa science et par sa candeur, laissa entraîner son opinion par les autres.

Avec de tels suffrages que ce dernier couronnait, le cardinal de Bouillon ne feignit plus de parler à l'oreille de ses amis de sa précieuse découverte, et surtout de bien étaler tout ce qu'il avait fait et toutes les précautions qu'il avait prises pour n'y être pas trompé. Par ce récit, il comptait d'en constater entièrement la vérité, et de ses amis la nouvelle en gagna d'autres, et bientôt la ville et la cour, comme il se l'était bien proposé. Chacun lui fit des compliments d'une si heureuse découverte, la plupart pour se divertir de la mine qu'il leur ferait. Ce fut un chaos plutôt qu'un mélange de la vanité la plus outrée et de la modestie la plus affectée, et d'une joie immodérée qui éclatait malgré lui. Il fallait, pour la vraisemblance, garder quelque interstice entre la publication de cette découverte et celle de l'Histoire d'Auvergne, pour en rompre la cadence autant qu'il se pourrait aux yeux du public.

Le malheur voulut que de Bar, ce va-nu-pieds qui avait, disait-on, déterré ce cartulaire, et qui l'avait présenté au cardinal de Bouillon, fut arrêté dans cet intervalle, et mis en prison pour faussetés, par ordre de la chambre de l'Arsenal. Cet événement fit quelque bruit qui intrigua les Bouillon, mais qui rendit leur cartulaire fort suspect et fit mettre force lunettes pour l'examiner. Des savants sans liaison avec les Bouillon le contestèrent, et tant fut procédé que de Bar, arrêté pour d'autres faussetés, fut poussé sur celle-ci. La Reynie, si redoutable aux vrais criminels par ses lumières et sa capacité, et par l'expérience des prisonniers de la Bastille et de Vincennes dans sa charge de lieutenant de police, si longtemps mais si intègrement exercée, et en magistrat des anciens temps, présidait en chef à la chambre de l'Arsenal, et fit subir à de Bar divers interrogatoires sur le cartulaire de Brioude. Il se défendit le mieux qu'il put, mais il laissa échapper des choses délicates qui le firent resserrer et presser de nouveau.

Alors l'alarme se mit dans la maison de Bouillon, près de voir éclater la fourberie. Il n'est rien qu'ils ne fissent pour en parer le coup, d'abord sourdement par la honte de paraître, mais voyant que le tribunal ne relâchait rien de la rigueur de l'examen, la douleur et le bruit des savants qu'ils avaient trompés, et le cri public, ils se mirent à solliciter ouvertement pour de Bar, et à y employer tout leur crédit. À la fin, l'inflexibilité de La Reynie et l'indignation qui échappait aux autres magistrats de la chambre de l'Arsenal, les réduisit à un parti extrême. M. de Bouillon, que le roi aimait, lui avoua qu'il ne voudrait pas répondre que son frère, le cardinal, n'eût été capable, à leur insu à tous, d'essayer à constater des faits incertains; et, prenant le roi par ce qui le touchait le plus, qui était la confiance, il ajouta que, se mettant ainsi entre ses mains sur une chose si délicate, il le suppliait d'arrêter cette affaire par bonté pour ceux qui n'y avaient point trempé, qui n'étaient coupables que d'une crédulité trop confiante pour un frère, et de leur faire au moins la grâce de les sauver de la flétrissure d'y être nommés en rien. Le roi avec plus d'amitié pour M. de Bouillon que de réflexion à ce qu'il devait de réparation à l'injure publique, voulut bien prendre ce parti.

Cependant l'abbé d'Auvergne, longtemps depuis cardinal au scandale public le plus éclatant et le plus éclaté, sollicitant de toutes ses forces, n'eut pas honte de dire aux juges, pour les toucher, à peu près ce que M. de Bouillon dit au roi.

De Bar enfin, atteint et convaincu d'avoir fabriqué ce cartulaire de l'église de Brioude, ne fut point poussé par delà l'aveu qu'il en fit en plein tribunal, pour éviter, par ordre du roi à La Reynie, qu'il ne parlât du cardinal, et peut-être de quelques autres Bouillon. Le cartulaire fut déclaré faux et fabriqué par ce faussaire, et par la raison susdite, de Bar, par le même arrêt, ne fut point condamné à mort, mais à une prison perpétuelle, parce que les autres faussetés sur lesquelles il fut d'abord arrêté n'étaient rien en comparaison de celle-ci. On peut comprendre que cette aventure fit un grand éclat; mais ce qui ne se comprend pas si aisément, c'est que MM. de Bouillon, qui en devaient être si embarrassés, osèrent, quinze mois après, demander à M. le chancelier l'impression de l'Histoire de la maison d'Auvergne, et que M. le chancelier l'accorda. Les réflexions seraient trop fortes et m'écarteraient de mon sujet. Il en est seulement de dire que le monde en fut étrangement scandalisé, et qu'un aussi gros ouvrage et si recherché, dont le fondement unique était ce cartulaire, qui parut aussi promptement après l'éclat, ne sembla à personne avoir été fait et achevé qu'avec le cartulaire même, et par conséquent aussi faux que lui. C'est le jugement qui en fut universellement porté, qui déshonora Baluze jusqu'à faire rompre avec lui beaucoup de savants et plusieurs de ses amis, et qui mit le comble à la confusion de cette affaire. On verra en son temps ce que ce beau livre devint.

Après avoir réparé ces deux oublis, l'un sur la maison de Rohan, l'autre sur celle de Bouillon, revenons d'où nous sommes partis.

CHAPITRE XVIII. §

Année 1707. — Retranchement d'étrennes et de partie de la pension de Mme de Montespan. — Mort de Cauvisson; sa dépouille. — Survivance de secrétaire d'État au fils de Chamillart. — Visites inusitées chez Chamillart. — Bassesse de du Bourg. — Mort du roi de Portugal. — Mort et famille du prince Louis de Bade. — Grandeurs de Marlborough. — Entrevues étranges. — Électeur de Cologne sacré, etc. — Naissance du second duc de Bretagne. — Mort de Saint-Hermine. — Mort de Mme de Montgon. — Mme de La Vallière dame du palais. — Mariage de Gondrin avec une fille du maréchal de Noailles. — Mort du comte de Grammont; son caractère. — Mort de La Barre. — Mort de Mme de Frontenac; sa famille, etc. — Mort de Mlle de Goello; sa famille. — Mort du chevalier de Gacé. — Mines inutilement cherchées aux Pyrénées. — Retour et personnage de Mme de Caylus à la cour. — Union de l'Écosse avec l'Angleterre. — Marquis de Brancas et de Bay. — Port-Mahon repris pour Philippe V. — Envoi d'argent de Mexique par le duc d'Albuquerque. — Prise considérable en mer sur les Anglais.

La situation pressée des affaires qui avait fort augmenté les dépenses de la guerre par tout ce qu'on avait perdu de troupes et de terrain, avait obligé le roi, depuis deux ou trois ans, à diminuer, puis, à retrancher les étrennes qu'il donnait aux fils et aux filles de France, qui se montaient fort haut. Le trésor royal lui apportait tous les premiers jours de l'an pour les siennes trente-cinq mille louis d'or de quelque valeur qu'ils fussent. Cette année, 1707, il s'en retrancha dix mille. La cascade en tomba sur Mme de Montespan. Depuis qu'elle eut quitté la cour pour toujours, le roi lui donnait douze mille louis d'or tous les ans, sur quelque pied qu'ils fussent; d'O était chargé de lui en porter trois mille tous les trois mois. Cette année, le roi lui manda par le même qu'il ne pouvait plus lui en donner que huit mille. Mme de Montespan n'en témoigna pas la moindre peine; elle répondit qu'elle n'en était fâchée que pour les pauvres, à qui, en effet, elle donnait avec profusion.

D'Alègre en eut de meilleures; ce fut une des trois lieutenances générales de Languedoc, vacante par la mort subite de Cauvisson; sans enfants, sortant de dîner chez M. le Grand à Versailles. J'ai parlé de lui lorsque M. du Maine lui fit donner cette charge.

Chamillart en eut encore de plus considérables. Ce fut la survivance de sa charge de secrétaire d'État pour son fils unique de dix-huit ans. Le prétexte fut d'épargner au père trois ou quatre heures de signatures par jour, mais dans le fait, le roi était aussi libéral des survivances de ces importantes charges qu'avare de toutes les autres. Il ne voulait être servi par de fort jeunes gens que dans ses principales affaires, et croyait montrer qu'il n'avait besoin que de soi-même pour les gouverner. Cette même raison lui fit faire d'étranges choix en ce genre, indépendamment des survivances dont les suites ont été cruelles pour l'État et pour lui. Cette grâce fut un surcroît de disgrâces pour le maréchal de Villeroy, qui, non seulement n'avait pas voulu voir Chamillart à son retour, et avait rompu hautement avec lui, mais avait défendu au duc de Villeroy de le voir, dont Chamillart avait été peiné, et le roi l'avait trouvé très mauvais. Dans l'esprit de lui plaire, Monseigneur et M. le duc de Berry allèrent l'après-dînée voir Mme Chamillart et faire compliment à toute la famille; et Mme la duchesse d'Orléans qui, fort mal à propos, comme je l'ai remarqué ailleurs, ne faisait plus de visite, quitta cette morgue pour cette fois, et alla aussi voir Mme Chamillart.

Bientôt après, le fils de Chamillart alla visiter les places frontières de Flandre et d'Allemagne. Le comte du Bourg, longtemps depuis maréchal de France, n'eut pas honte de s'offrir et fut accepté pour lui servir de mentor en ce voyage. On ne lui en pouvait choisir un meilleur; la merveille fut que tous les honneurs pareils, ou plus grands que ceux qu'aurait reçus un prince du sang, ne tournèrent point cette jeune cervelle, qui conserva toute sa raison; et cet écolier, pour le bien dire, revint doux, modeste, officieux et respectueux comme s'il n'eût pas été fils du ministre favori et secrétaire d'État lui-même. Il se fit aimer partout.

La mort du roi de Portugal fit un deuil de six semaines. Il n'avait eu qu'une fille morte sans alliance devant lui, de sa première femme. L'histoire de leur mariage et de la catastrophe du roi son frère est si connue, que je n'en dirai rien ici. Il laissa plusieurs enfants de sa seconde femme, soeur de l'impératrice, et fille et soeur de l'électeur palatin, duc de Neubourg .

Un moindre prince, mais de plus grande réputation, mourut en même temps; le prince Louis de Bade, à cinquante-deux ans. Il était fils de Ferdinand-Maximilien, marquis de Bade, qui ne fit jamais parler de lui et de la fille de la princesse de Carignan, dernière princesse du sang de la branche de Bourbon-Soissons. Maximilien-Ferdinand l'avait épousée à Paris en 1653, et en eut deux ans après le prince Louis de Bade dont le roi fut le parrain. La princesse de Bade fut dame du palais de la reine plusieurs années, sans prétention ni distinction d'avec les duchesses et les princesses établies en France, et n'en eut jamais, faisant sa semaine et son service auprès de la reine comme les autres dames du palais titrées, et roulant avec elles. Elle fut à la fin chassée, avec la princesse de Carignan, sa mère, pour des intrigues trop anciennes pour avoir place ici. Le prince de Bade, médiocrement content de sa femme, se retira dans ses États an 1658, y emmena son fils, et y mourut l'année suivante d'un coup de fusil qui lui cassa le bras comme il s'appuyait dessus. Le prince Herman de Bade, son frère cadet, s'était attaché à l'empereur. Il devint premier commissaire impérial à la diète de Ratisbonne, gouverneur de Javarin, maréchal de camp général, président du conseil de guerre, la meilleure tête et le plus autorisé du conseil intime de l'empereur. Ce fut l'émule du fameux duc de Lorraine, qu'il barra, abaissa et tint éloigné en Tyrol tant qu'il put. Il ne fut point marié et mourut en 1691. Ce fut lui qui, prit soin de son neveu et qui l'attacha à l'empereur. Il devint maréchal de camp général comme son oncle, et gagna sur les Turcs, en Hongrie, les importantes batailles de Jagodina, de Nissa, de Vidin et de Salankmen, où le grand vizir Cuprogli et plus de vingt mille Turcs demeurèrent sur la place. Il commanda presque toujours depuis les armées impériales du Rhin, et passa justement pour un des plus grands capitaines de son siècle.

Il avait épousé en 1690, une des deux filles du dernier des ducs de Saxe-Lauenbourg, soeur de la veuve du dernier des grands-ducs de Toscane-Médicis, qui, pour le dire en passant, était la première et la plus ancienne maison d'Allemagne. Il en laissa deux fils et une fille. L'aîné, accordé à notre reine, et le mariage près d'être célébré, la princesse de Bade apprit la mort du fils unique du prince de Schwartzenberg, qui, par un cas fort rare en Allemagne, laissait sa sœur unique héritière de fort grands biens. Notre reine fut congédiée après avoir demeuré quelque temps auprès de la princesse de Bade pour la former à son gré comme sa future belle-fille; son mariage rompu et celui de la fille de Schwartzenberg fait. Quelque temps après sa célébration, la princesse de Bade, qui était dévote, alla voir le prince de Schwartzenberg, et fit si bien auprès de lui, qu'elle lui fit reprendre sa femme avec qui il était fort mal depuis longtemps, et qui vivait hors de chez lui. De ce raccommodement vint un fils qui réduisit la jeune princesse de Bade à l'état ordinaire, pour les biens, de toutes les filles des bonnes maisons d'Allemagne, dont sa belle-mère eut grand mal au coeur. Le cadet du jeune prince de Bade fut destiné à l'Église, et leur soeur épousa M. le duc d'Orléans, et est morte en couches de M. le duc de Chartres. Elle s'était extrêmement fait aimer, et fut fort regrettée. Sa vie en ce pays-ci, malgré sa douceur, son esprit et sa vertu, n'avait pas été heureuse.

En ce même commencement d'année le duc de Marlborough, à qui l'empereur avait donné une belle et riche terre en Allemagne, et qu'il avait fait prince de l'empire, fut déclaré vicaire général de l'archiduc aux Pays-Bas. Cela surprit fort à cause de la différence de sa religion, et de la part de la maison d'Autriche, qui se pique si fort d'être catholique zélée, et qui couvre tant de desseins et d'exécutions de ce manteau. Mais Marlborough refusa et ne voulut pas donner cette prise sur lui en Angleterre pour un emploi si passager.

On eut lieu de l'être bien davantage de l'entrevue qu'eurent ensemble, près de Leipzig, les rois de Suède et de Pologne, que le premier venait de forcer à abdiquer, et de reconnaître le roi Stanislas Lesczinski à sa place, et qui vivait en souverain à ses yeux en Saxe dont il tirait des trésors. Ce ne fut pas tout; pour combler l'étonnement, il y eut incontinent après une autre entrevue entre ces deux rois de Pologne.

L'électeur de Cologne qui n'avait aucuns ordres voulut enfin les recevoir. L'archevêque de Cambrai le vint trouver à Lille, et en cinq jours de suite lui donna les quatre moindres, le sous-diaconat, le diaconat, le fit prêtre et le sacra évêque. Il se plut fort après aux fonctions ecclésiastiques, surtout à dire la messe et à officier pontificalement.

Mme la duchesse de Bourgogne accoucha d'un duc de Bretagne fort heureusement et fort promptement le samedi, 8 janvier, un peu avant huit heures du matin. La joie fut grande, mais le roi, qui en avait déjà perdu un, défendit toutes les dépenses qui avaient été faites à sa naissance, et qui avaient infiniment coûté. Il écrivit au duc de Savoie pour lui donner part de cet événement, malgré la guerre et l'excès des mécontentements, et il en reçut une réponse de conjouissance et de remerciement.

Saint-Hermine, frère de la comtesse de Mailly, dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne, mourut à Versailles et fut regretté. Il était bon officier, maréchal de camp et inspecteur. Cela donna lieu à séparer la cavalerie des dragons pour les inspections, comme le maréchal de Tessé et le duc de Guiche l'avaient toujours souhaité, tandis qu'ils étaient colonels généraux des dragons. Coigny, en cela, fut plus heureux qu'eux.

Mme de Montgon, dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, mourut en Auvergne, où elle était allée faire un tour dans la famille et les biens de son mari. Elle était fille de Mme d'Heudicourt, desquelles j'ai assez parlé, lorsqu'on fit la maison de Mme la duchesse de Bourgogne, pour n'avoir rien à y ajouter, sinon qu'elle était flatteuse, insinuante, amusante, méchante et moqueuse, et qu'elle divertissait fort le roi, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qui en furent fâchées. Elle ne laissait pas d'avoir des amis qui la regrettèrent. Sa place fut désirée de tout ce qui s'en crut à portée. Les Noailles enfin l'emportèrent pour leur fille, Mme de La Vallière, qui avait seule plus d'esprit, de tête et d'intrigue que tous les Noailles ensemble; aimable quand elle voulait, mais pleine d'humeur, et naturellement brutale beaucoup plus que son père, qui ne l'était pas peu.

Ils firent, en ce même mois de janvier, un sixième mariage qui eut de grandes suites pour les deux familles, de leur sixième fille avec Gondrin, fils aîné de d'Antin, qui lui donna Bellegarde pour dix mille livres de rente, et Mme de Montespan cent mille francs en pierreries. Les Noailles donnèrent cent mille écus en diverses choses et dix ans de nourriture. La conduite de la duchesse de Noailles les embarrassait fort. Ils la tenaient extrêmement recluse. Sa tête tenait fort de celle de son père: sa place était une occasion continuelle de chagrins entre la laisser aller quelquefois et l'en empêcher beaucoup plus souvent. Mme de Maintenon en était importunée. Ils l'obligèrent donc de la céder à sa belle-soeur. Qui eût dit au roi que cette nouvelle dame épouserait un jour M. le comte de Toulouse, et qu'elle ferait, sous son successeur, le personnage que nous voyons?

Le comte de Grammont mourut à Paris, où il n'était presque jamais, à la fin de ce mois de janvier, à plus de quatre-vingt-six ans, ayant toujours eu, jusqu'à quatre-vingt-cinq uns, une santé parfaite et la tête entière, et encore depuis. Il était frère du père du maréchal de Grammont, duquel la mère était fille du maréchal de Roquelaure, et celle du comte de Grammont était soeur de Bouteville, décapité à Paris pour duels, père du maréchal-duc de Luxembourg. Il s'était attaché à M. le Prince qu'il suivit en Flandre, s'alla promener après en Angleterre et y épousa Mlle Hamilton dont il était amoureux avec quelque éclat, et que ses frères, qui en furent scandalisés, forcèrent d'en faire sa femme, malgré qu'il en eût. C'était un homme de beaucoup d'esprit, mais de ces esprits de plaisanterie, de reparties, de finesse et de justesse à trouver le mauvais, le ridicule, le faible de chacun, de le peindre en deux coups de langue irréparables et ineffaçables, d'une hardiesse à le faire en public, en présence et plutôt devant le roi qu'ailleurs, sans que mérite, grandeur, faveur et places en pussent garantir hommes ni femmes quelconques. À ce métier il amusait et il instruisait le roi de mille choses cruelles, avec lequel il s'était acquis la liberté de tout dire jusque de ses ministres. C'était un chien enragé à qui rien n'échappait. Sa poltronnerie connue le mettait au-dessous de toutes suites de ses morsures; avec cela escroc avec impudence, et fripon au jeu à visage découvert, et joua gros toute sa vie. D'ailleurs, prenant à toutes mains et toujours gueux, sans que les bienfaits du roi, dont il tira toujours beaucoup d'argent, aient pu le mettre tant soit peu à son aise. Il en avait eu pour rien le gouvernement de la Rochelle et pays d'Aunis à la mort de M. de Navailles, et l'avait vendu depuis fort cher à Gacé, depuis maréchal de Matignon. Il avait les premières entrées et ne bougeait de la cour. Nulle bassesse ne lui coûtait auprès des gens qu'il avait le plus déchirés lorsqu'il avait besoin d'eux, prêt à recommencer dès qu'il en aurait eu ce qu'il en voulait. Ni parole, ni honneur, en quoi que ce fût, jusque-là qu'il faisait mille contes plaisants de lui-même et qu'il tirait gloire de sa turpitude, si bien qu'il l'a laissée à la postérité par des Mémoires de sa vie, qui sont entre les mains de tout le monde, et que ses plus grands ennemis n'auraient osé publier. Tout enfin lui était permis et il se permettait tout. Il a vieilli sur ce pied-là.

J'ai parlé quelquefois de lui, et encore plus de sa femme, et j'ai raconté le compliment cruel dont il accabla le duc de Saint-Aignan, lorsque le duc de Beauvilliers, son fils, fut chef du conseil royal des finances. Il ne dit pas un mot moins assommant à l'archevêque de Reims qu'il rencontra sortant du cabinet du roi, la tête fort basse, de son audience sur l'affaire du moine d'Auvillé que j'ai expliquée (t. IV, p. 127). « Monsieur l'archevêque, lui dit-il tout haut avec un air d'insulte, verba volant, mais scripta manant. Je suis votre serviteur. » L'archevêque brossa et ne répondit pas un mot.

Une autre fois, le roi parlant d'un employé du nord qui était venu faire un compliment et quelque autre chose encore, dont il s'était fort mal acquitté, et qui venait de s'en retourner, ajouta qu'il ne comprenait pas comment on envoyait des gens comme était celui-là. « Vous verrez, sire, dit le comte de Grammont, que c'est quelque parent de ministre. » Il n'y avait guère de jour qu'il ne bombardât ainsi quelqu'un.

Étant fort mal à quatre-vingt-cinq ans, un an devant sa mort, sa femme lui parlait de Dieu. L'oubli entier dans lequel il en avait été toute sa vie le jeta dans une étrange surprise des mystères. À la fin, se tournant vers elle : « Mais, comtesse, me dis-tu là bien vrai? » Puis, lui entendant réciter le Pater: « Comtesse, lui dit-il, cette prière est belle, qui est-ce qui a fait cela? » Il n'avait pas la moindre teinture d'aucune religion. De ses dits et de ses faits on en ferait des volumes, mais qui seraient déplorables si on en retranchait l'effronterie, les saillies et souvent la noirceur. Avec tous ces vices sans mélange d'aucun vestige de vertu, il avait débellé la cour et la tenait en respect et en crainte. Aussi se sentit-elle délivrée d'un fléau que le roi favorisa et distingua toute sa vie. Il était chevalier de l'ordre, de la promotion de 1688.

La Barre mourut en ce même temps, celui dont il a été tant parlé à propos de l'affaire qu'il eut avec Surville et qui perdit ce dernier.

Mourut aussi Mme de Frontenac, dans un bel appartement que le feu duc du Lude, qui était fort galant, lui avait donné à l'Arsenal, étant grand maître de l'artillerie. Elle avait été belle et ne l'avait pas ignoré. Elle et Mlle d'Outrelaise qu'elle logeait avec elle, donnaient le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la cour, sans y aller jamais. On les appelait les Divines. En effet, elles exigeaient l'encens comme déesses, et ce fut toute leur vie à qui leur en prodiguerait. Mlle d'Outrelaise était morte il y avait longtemps. C'était une demoiselle de Poitou, de parents pauvres et peu connus, qui avait été assez aimable, et qui perça par son esprit beaucoup plus doux que celui de son amie, qui était impérieux. Celle-ci était fille d'un maître des comptes qui s'appelait Lagrange-Trianon. Son mari, qui, comme elle, avait peu de bien, et, comme elle, aussi beaucoup d'esprit et de bonne compagnie, portait avec peine le poids de son autorité. Pour l'en dépêtrer et lui donner de quoi vivre, ils lui procurèrent, en 1672, le gouvernement du Canada, où il fit si bien longues années, qu'il y fut renvoyé en 1689; et y mourut à Québec à la fin de 1698. Son grand-père était premier maître d'hôtel et gouverneur de Saint-Germain. Il fut chevalier de l'ordre en 1619. Il avait marié son fils à une fille de Raymond Phélypeaux, secrétaire d'État après son père et son frère, ayant été auparavant trésorier de l'épargne. Cela fit Frontenac père du gouverneur de Canada, beau-frère de MM. d'Humières et d'Huxelles. Il fallait pourtant que ce ne fût pas grand'chose, car on trouve avec les mêmes nom et armes un Roger de Buode, huissier de l'ordre en 1641, seigneur de Cussy, après Paul Aubin. Ce Roger, seigneur de Cussy, mourut en 1655, et Jean Aubin, fils de son prédécesseur, rentra dans la charge. Mme de Frontenac était extrêmement vieille, et voyait encore chez elle force bonne compagnie. Elle n'avait point d'enfants et peu de bien que, par amitié, elle laissa à Beringhen, premier écuyer.

Mlle de Goello mourut peu de jours après, à plus de quatre-vingts ans, à l'hôtel de Soubise, où elle avait logé toute sa vie. Elle était soeur de la mère de M. de Soubise, qui avait une grande confiance en elle, et qui en eut trois cent mille livres. C'était une créature de tête et d'esprit. Elle était des bâtards de Bretagne, soeur du père du comte de Vertus d'aujourd'hui, derniers de ces bâtards. Sa soeur aînée, mère de M. de Soubise, était cette belle duchesse de Montbazon, qui figura tant dans les troubles de la minorité de Louis XIV, belle-mère de la fameuse duchesse de Chevreuse et du mari de cette belle et habile princesse de Guéméné, qui, à leur aide, accrocha le tabouret, comme je l'ai raconté (t. II, p. 153, 154); et toutes trois commencèrent le rang dont jouit la maison de Rohan, que la beauté de Mme de Soubise a si bien su achever.

La mère de M. de Soubise et Mlle de Goello, et plusieurs autres frères et soeurs eurent pour mère la fille du fameux La Varenne, marmiton, puis cuisinier, après portemanteau, ensuite le Mercure d'Henri IV, enfin employé par ce prince en affaires secrètes en Espagne et ailleurs, et parvenu à parier avec ses ministres, à se faire compter par les plus grands seigneurs, et à faire rappeler les jésuites et partager la Flèche avec eux. Sa fille fut donc grand'mère de M. de Soubise, et c'est ce quartier qui eût empêché son fils d'être admis dans le chapitre de Strasbourg, conséquemment d'en devenir évêque, sans le change, qui fut donné dans les preuves que j'ai expliquées (t. II, p. 66), de supprimer le nom de Fouquet, qui était celui de cet heureux aventurier, pour ne produire que celui de La Varenne qu'il portait, et de ce dernier nom en donner le change avec une ancienne maison de Poitou de ce nom de La Varenne, avec qui MM. de Rohan n'ont jamais eu d'alliance, et dès lors éteinte depuis fort longtemps.

Gacé, depuis maréchal de Matignon, avait un second fils, qui fut tué à Lille vers ce temps-ci, chez une femme où il allait souvent, dont le mari s'enfuit aussitôt après. Le père obtint le régiment de cavalerie qu'avait ce cadet pour son troisième fils, qui était dans la marine. C'est aujourd'hui le marquis de Matignon, chevalier de l'ordre comme son frère, de la façon de M. le Duc, dont la femme a été dame du palais; et la fille, à qui elle a donné sa place, a épousé le duc de Fitz-James. Cette fortune, qui n'a pas été loin d'être poussée plus haut, ne s'est pas faite sans beaucoup de manèges et, d'intrigues dans sa propre famille et dans le monde; mais ces temps dépassent ceux que je me suis proposés.

La nécessité, qui fait chercher des ressources aux rois comme aux particuliers, avait mis en besogne un chercheur de mines, nommé Rodes, qui crut ou qui fit accroire avoir trouvé beaucoup de veines d'or dans les Pyrénées. Il manda en ce temps-ci à Chamillart qu'elles étaient tellement abondantes que, moyennant dix-huit cents travailleurs qu'il lui demandait, il fournirait un million par semaine. Cinquante-deux millions par an était une belle augmentation de revenu. La flatterie des gens du pays confirma une si folle avance. On y prêta ses espérances, qui ne durèrent pas longtemps. On en fut pour de la dépense; on s'y opiniâtra. Elle demeura enfin en pure perte, et on n'en parla plus.

J'ai parlé plus haut de l'exil à Paris de Mme de Caylus, et de la pension qu'elle eut pour quitter la direction du P. de La Tour. Tant qu'elle dura, ce fut un ange qui ne se lassait point de prières, d'austérités, de toutes sortes de bonnes oeuvres, d'une solitude qui lui faisait pleurer amèrement le temps qu'elle croyait perdu en des délassements avec des personnes de la plus grande piété, qui aurait pu passer pour un temps bien employé, et auquel elle se laissait aller si rarement. Lorsqu'elle fut en d'autres mains, l'ennui succéda au goût de la prière, de la solitude et des bonnes oeuvres. Elle se laissa aller à des rendez-vous en borine fortune avec Mme de Maintenon à Versailles ou à Saint-Cyr, mais sans découcher de Paris, qu'elle avait jusqu'alors constamment refusés, puis à aller passer quelque temps à Saint-Germain avec le duc et la duchesse de Noailles. À la fin, Mme de Maintenon, contente de son obéissance, la fit revenir. Elle l'avait toujours aimée; elle fut ravie d'avoir lieu de finir son éloignement.

Elle eut un logement; mais elle demeura enfermée chez Mme de Maintenon ou chez Mme d'Heudicourt. Peu à peu elle s'élargit chez les Noailles à des heures solitaires, puis de même chez M. d'Harcourt, dont la femme et feu Caylus étaient enfants des deux soeurs. Sa beauté, ses agréments, son enjouement revinrent. Harcourt, trouvant en elle un instrument très propre à l'aider auprès de Mme de Maintenon, la servit auprès d'elle pour la faire nager en plus grande eau. Elle fut des Marlys et des particuliers du roi. Ce fut une grande complaisance de la part du roi pour Mme de Maintenon. Jamais il n'avait aimé Mme de Caylus: il avait cru s'apercevoir qu'elle s'était moquée de lui. Quelque divertissante qu'elle fût, il n'était point à son aise avec elle; et elle, qui avait senti cet éloignement, était aussi en brassière en sa présence. Néanmoins elle fut admise à tout. La conduite de la duchesse de Noailles lui fut confiée, la compassion de sa captivité la lui fit adoucir, et peu à peu la remettre sur le pied des autres femmes de la cour. Bientôt la chambre de Mme de Caylus devint un rendez-vous important. Les gens considérables frappaient à cette porte et se trouvèrent heureux d'y entrer quelquefois. La dévotion enfin écoulée devint la matière des plaisanteries de Mme de Caylus. Elle revit Mme la Duchesse et ses anciennes connaissances avec qui elle déplora la tristesse avec laquelle sa jeunesse s'était passée, dont elle faisait mille contes sur elle-même, en se moquant de toutes ses pratiques de dévotion.

Toujours attachée au duc de Villeroy et lui à elle, ils se voyaient sans que Mme de Maintenon le trouvât mauvais, tant elle l'avait subjuguée, et à la fin elle se fit une cour les matins de généraux, de ministres, et de la plupart des importants de la cour, par ricochet vers Mme de Maintenon. Au fond, elle se moquait d'eux tous, ne pouvait rien, et si elle pouvait quelquefois insinuer à sa tante certaines choses, elle se réservait toute pour M. d'Harcourt et pour tous ses desseins, auxquels elle demeura livrée sans réserve, privativement à tout le reste, parce qu'après ce qui lui était arrivé, elle n'osa rien hasarder en faveur des Villeroy que plusieurs années après ce retour.

Ce fut en ce temps-ci que les Anglais parvinrent à consommer la grande affaire qu'ils se proposaient depuis tant d'années, à laquelle le prince d'Orange avait échoué. Ce fut ce qu'ils appelèrent l'union de l'Écosse, et ce que plus exactement les Écossais appelèrent réduire l'Écosse en province. Son indépendance de l'Angleterre dura tant que durèrent ses parlements. À force de menées, d'argent et de persévérance, le parlement d'Écosse consentit en ce commencement d'année à être abrogé et à ne faire plus qu'un seul parlement pour les deux royaumes avec celui d'Angleterre, moyennant certains privilèges particuliers maintenus, et que l'Écosse serait représentée aux parlements d'Angleterre par douze pairs d'Écosse, élus par les pairs de ce royaume, qui s'assembleraient pour cette élection seulement, à Édimbourg, sous la présidence d'un pair écossais nommé par le roi, alors par la reine Anne. Ce nombre, si inférieur à celui des pairs anglais et dans Londres, n'était pas en état de rien balancer de ce qui se proposerait dans les parlements. On les leurra de l'influence qu'ils auraient, comme les pairs anglais, sur ce qui regarderait l'Angleterre même; et à la fin cela passa sous la condition que le parlement désormais ne s'appellerait plus que le parlement de la Grande-Bretagne. Ainsi plus d'embarras du côté de l'Écosse pour le commerce ni pour aucune partie du gouvernement, dont les Anglais devinrent entièrement les maîtres, sans qu'on puisse comprendre comment une nation si fière, si ennemie de l'anglaise, si instruite par ce qu'elle en avait éprouvé dans tous les temps, si jalouse de sa liberté et de son indépendance, put baisser la tête sous ce joug.

Le marquis de Brancas, qui servait en Espagne, vint rendre compte au roi de l'état des troupes et des affaires militaires de ce pays-là, et recevoir ses ordres sur la campagne prochaine. Il était destiné à servir en Castille, dans le corps séparé que le marquis de Bay y devait commander, lequel M. de Bay, pour le dire en passant, était un Franc-Comtois, fils d'un cabaretier: c'était un homme d'esprit et de valeur, qui avait su profiter de la rareté des sujets militaires en Espagne, pour s'y pousser promptement par son application et par de petits succès, et il parvint jusqu'au grade de capitaine général, qui est le plus élevé de tous en Espagne dans les armées, et, ce qui est énorme, à l'ordre de la Toison d'or. D'ailleurs il devint capable, bon général, et servit fort utilement.

Tout à la fin de janvier, le frère du maréchal de Villars entra au port Mahon avec trois vaisseaux de guerre et neuf cents soldats, mit pied à terre sous un gros feu de canon qu'il essuya, prit cinq cents hommes qui étaient dans la place, et avec ces quatorze cents hommes en alla attaquer cinq mille, presque toutes milices du pays, força plusieurs retranchements qu'ils avaient devant eux, et leur tua cinq cents hommes. Le reste s'enfuit dans leurs villages, d'où presque tous envoyèrent leurs armes. Il y avait plusieurs moines parmi eux qui se distinguèrent par leur opiniâtreté. Ceux qu'on prit, on les fit tous passer par les armes, personne n'ayant voulu servir de bourreau pour les pendre. Ainsi toute l'île de Minorque rentra sous la domination du roi d'Espagne. Cent cinquante Castillans de la place firent merveilles contre les rebelles. Trois mois après, on y découvrit une conspiration du major de la place qui la voulait livrer aux partisans de l'archiduc. Le gouverneur espagnol, qui s'y conduisit fort bien, aidé de deux bataillons français qui étaient dans l'île, marcha aux rebelles, les dissipa, fit pendre le major et plusieurs de ses complices, et prit plusieurs moines qui étaient du complot, dont il fit passer quelques-uns en France.

Peu de jours après la réduction de l'île de Minorque, il arriva à Brest un vaisseau du Mexique dépêché par le duc d'Albuquerque, vice-roi de ce pays, chargé de beaucoup d'argent pour le roi d'Espagne et pour les Espagnols. Il fit partir ce secours ayant appris la nouvelle que le roi d'Espagne était errant hors de Madrid. Pontchartrain, qui en eut l'avis, dit un million d'écus pour le roi d'Espagne et trois millions d'écus pour les particuliers. En même temps, le comte de Toulouse eut avis de deux vaisseaux espagnols, au lieu d'un, chargé de trente et un millions en argent, dont un peu plus de trois pour le roi d'Espagne, et quelque argent et force marchandises précieuses sur deux petits vaisseaux français qui les convoyaient. On ne démêla point entre ces deux avis lequel était le vrai; j'avoue aussi que je ne suivis pas fort curieusement cette nouvelle. Six semaines après, Duquesne-Mosnier, sorti de Brest avec son escadre, rencontra quinze bâtiments anglais escortés de deux vaisseaux de guerre qui s'enfuirent dès qu'ils l'aperçurent. Duquesne coula un de ces bâtiments bas, et envoya les quatorze autres à Brest. Ils étaient chargés de poudre, de fusils, de selles, de brides, en un mot, de tous les besoins des troupes anglaises qui étaient en Espagne, qui manquaient de tout et ne pouvaient rien tirer de ces choses du Portugal, ni des pays qu'ils avaient conquis ou qui s'étaient donnés à l'archiduc en Espagne.

CHAPITRE XIX. §

Duc de Noailles capitaine des gardes, sur la démission de son père. — Puysieux conseiller d'État d'épée. — Curiosités sur Poissy et ses deux dernières abbesses. — Mort de Roquette, évêque d'Autun; son caractère. — Bals à la cour; comédies à Sceaux et à Clagny. — Généraux d'armée: Tessé en Italie battu par le parlement de Grenoble; Villars sur le Rhin; Vendôme en Flandre; Berwick resté en Espagne sous M. le duc d'Orléans; duc de Noailles en Roussillon. — Mot étrangement plaisant du roi sur Fontpertuis. — Exclusion du duc de Villeroy de servir; curieuse anecdote. — Rage du maréchal de Villeroy; ses artifices. — Mon éloignement pour le maréchal de Villeroy. — Faiblesse du roi pour le maréchal de Villeroy et pour ses ministres. — Cause intime de l'extrême haine du maréchal de Villeroy pour Chamillart. — Peu de sens du maréchal de Villeroy.

Le maréchal de Noailles était malade dès le commencement de février; son énorme grosseur et les accidents de sa maladie firent peur à sa famille. Le roi était inexorable sur les survivances, excepté pour les secrétaires d'État. Toute la faveur des Noailles, celle même de Mme de Maintenon, n'avaient osé rien tenter là-dessus en faveur du duc de Noailles. La charge de capitaine des gardes du corps avait à cet égard l'inconvénient de plus que le roi n'y voulait que des maréchaux de France. La compagnie de Noailles était l'écossaise, la première, la distinguée, et le duc de Noailles n'avait que vingt-sept ans. Ils se mirent donc tous après le maréchal de Noailles, pour l'engager à donner sa démission et tâcher, en levant l'obstacle de la survivance, de faire passer la charge à son fils. Ce ne fut pas chose facile à persuader; mais à force d'y travailler, ils arrachèrent sa démission et une lettre au roi en conséquence plutôt qu'ils ne l'obtinrent. Tout était de concert avec Mme de Maintenon. Le roi reçut l'une et l'autre le 17 février, revenant de se promener à Marly, et passa à son ordinaire chez Mme de Maintenon. Un peu après qu'il y fut entré, il envoya quérir le duc de Noailles, et lui dit d'aller apprendre à son père que, suivant son désir, il lui donnait sa charge. Dès le lendemain matin, il prêta son serment, prit le bâton et acheva le quartier qui était le sien. Ce même jour, qui était un vendredi (et ces jours-là point de conseil), Puysieux, revenu de Suisse faire un tour, eut une audience du roi, à la fin de laquelle il lui demanda une place de conseiller d'État d'épée qui n'était pas remplie depuis fort longtemps. Le roi la lui donna sur-le-champ et lui dit qu'il la lui destinait depuis deux ans. On a vu plus haut (t. IV, p. 236, 375-377) quel était Puysieux et comment il s'était mis sur le pied de ces retours de Suisse et de ces audiences, que nul autre ambassadeur n'obtenait, et combien il en sut profiter.

Mme de Mailly, soeur de l'archevêque d'Arles, depuis cardinal de Mailly, eut en ce même temps le beau et riche prieuré ou abbaye de Poissy, au bout de la forêt de Saint-Germain, dont elle était professe. Cette nomination avait été longtemps contestée; les religieuses se prétendaient avoir droit d'élection, et pour en dire le vrai, elles en avaient conservé la possession depuis le concordat. Le voisinage de la cour qui demeurait à Saint-Germain la tenta de disposer d'une si belle place.

En dernier lieu, le roi y avait nommé une soeur du duc de Chaulnes l'ambassadeur. Le pape ne s'y était pas opposé, mais les religieuses fermèrent les portes à la reine qui l'y avait conduite elle-même, tellement que les gardes les enfoncèrent. Ce fut un vacarme horrible que cette installation des cris, des protestations, des insultes à l'abbesse, beaucoup de grands manques de respect à la reine, force religieuses chassées et mises en d'autres couvents. Malgré tout cela, Mme de Chaulnes fut bien des années sans être paisible. C'était aussi une grosse créature qui faisait peur, et qui ressemblait de taille et de visage à son frère comme deux gouttes d'eau, plus abbesse, plus glorieuse, plus impertinente que toutes les abbesses ensemble, et qui, à force d'avoir été tourmentée en arrivant, s'était mise à faire enrager ses religieuses. Pour s'en faire plus respecter, elle s'était avisée de se faire annoncer par quelque tourière affectionnée tantôt M. Colbert, tant M. de Louvois ou M. Le Tellier dans un temps où elle était avec toute la communauté où la portière la venait avertir. Elle faisait la surprise, après l'importunée, car les visites étaient fréquentes; elle allait s'enfermer dans son parloir d'où pas une religieuse n'osait approcher pendant ces importants entretiens qui duraient le temps qu'elle jugeait à propos, puis, toute fatiguée de consultations et d'affaires de la cour et du monde qu'elle n'avait pas quitté, disait-elle, pour y perdre son temps dans l'état qu'elle avait embrassé, elle revenait se reposer avec ses religieuses de tant de soins dont elle aurait voulu n'ouïr jamais parler, et n'être point distraite des devoirs d'abbesse. À la fin, ces ministres revenaient si souvent et occupaient si longtemps Mme l'abbesse que quelque religieuse, plus avisée que les autres, commença à se douter du jeu. À la première visite de ces messieurs, trois ou quatre montèrent en lieu de voir dans les cours et les dehors où elles n'aperçurent point de carrosse. Après cette épreuve le doute se fortifia, et se communiqua de plus en plus par le redoublement de la même épreuve, et il demeura constant parmi toutes que jamais aucun de ces ministres n'avait mis le pied à Poissy. À la fin, l'abbesse qui se vit découverte, également honteuse et furieuse, n'osa plus continuer la tromperie; mais elle en fit payer chèrement la découverte. Son règne fut également dur et long. Sur la fin, elle prit en aversion, et bientôt en persécution celles qu'elle crut lui pouvoir succéder, Mme de Mailly, sur toutes, qui par son mérite et sa parenté semblait y avoir plus de part, et la réduisit à chercher ailleurs un repos qu'elle ne pouvait plus goûter à Poissy. Elle se retira à Longchamp, et elle y était lorsqu'elle fut nommée.

Pour y parvenir après Mme de Chaulnes sans rumeur et sans dispute, le roi profita d'un accident qui était arrivé à ce beau monastère quelque temps avant la mort de Mme de Chaulnes. Le tonnerre avait enfoncé la voûte du choeur et mis le feu à l'église. La fonte du plomb qui la couvrait empêcha tout secours, en sorte que ce dommage fut extrêmement grand, et à l'église qui est magnifique et aux lieux du monastère qui en étaient voisins. Dans l'impossibilité où la maison se trouva de le réparer même en partie, le roi s'en chargea à condition qu'elle lui céderait pour toujours ses prétentions d'élire, que le pape en ferait une abbaye, et qu'il en donnerait la collation au roi. Cela fut fait ainsi au grand regret des religieuses, qui n'osèrent pas résister, et le pape accorda tout. Cependant on ne se pressait pas de la part du roi de réparer les désordres du feu. On ne s'y mit que lorsque la santé de Mme de Chaulnes fit craindre des difficultés sur cette non-exécution; alors on l'entreprit, et elle a coûté près d'un million. Néanmoins Mme de Mailly trouva beaucoup d'opposition. Toutes l'aimaient et l'estimaient, protestaient qu'elles l'auraient préférée dans l'élection, mais ne pouvaient souffrir la nomination. La vertu, la patience, la douceur, l'esprit, l'art du gouvernement, parurent avec éclat et succès dans la nouvelle abbesse. Elle laissa sortir les plus opiniâtres, et gagna les autres par ses talents, son grand exemple et sa bonté; mais pour n'y pas revenir, dès que le roi fut mort, les protestations, jusque-là cachées, parurent, et il se forma un véritable procès entre Mme de Mailly et les prétendantes au droit d'élire, opprimées, disaient-elles, par l'autorité du feu roi. La plupart de celles qui étaient à Poissy, et qui avaient le plus goûté le gouvernement de leur abbesse, s'y joignirent. Elle demeura la même à leur égard. Nous jugeâmes ce procès au conseil de régence; Mme de Mailly le gagna. Il n'était pas possible qu'elle le pût perdre avec toutes les précautions qui avaient été prises ici et à Rome pour assurer cette nomination pour toujours. À la fin, les religieuses, vaincues par la douceur, le mérite et la conduite de Mme de Mailly envers toutes, l'ont aimée comme la meilleure mère, et vivent là plus heureuses, à ce qu'il en revient même de toutes parts par elles-mêmes, qu'aucune religieuses du royaume.

Il mourut alors un vieux évêque, qui toute sa vie n'avait rien oublié pour faire fortune, et être un personnage. C'était Roquette, homme de fort peu, qui avait attrapé l'évêché d'Autun, et qui à la fin, ne pouvant mieux, gouvernait les états de Bourgogne à force de souplesses et de manège autour de M. le Prince. Il avait été de toutes les couleurs à Mme de Longueville, à M. le prince de Conti son frère, au cardinal Mazarin, surtout abandonné aux jésuites. Tout sucre et tout miel, lié aux femmes importantes de ces temps-là, et entrant dans toutes les intrigues, toutefois grand béat. C'est sur lui que Molière prit son Tartufe, et personne ne s'y méprit. L'archevêque de Reims, passant à Autun avec la cour, et admirant son magnifique buffet : « Vous voyez là, lui dit l'évêque, le bien des pauvres. — Il me semble, lui répondit brutalement l'archevêque, que vous auriez pu leur en épargner la façon. » Il remboursait accortement ces sortes de bourrades; il n'en sourcillait pas, il n'en était que plus obséquieux envers ceux qui les lui avaient données, mais allait toujours à ses fins sans se détourner d'un pas. Malgré tout ce qu'il put faire, il demeura à Autun, et ne put faire une plus grande fortune. Sur la fin, il se mit à courtiser le roi et la reine d'Angleterre. Tout lui était bon à espérer, à se fourrer, à se tortiller. M. de Bayeux, Nesmond, les courtisait d'une autre façon. Il ne les voyait guère, leur donnait dix mille écus tous les ans, et fit si bien, qu'on ne l'a jamais su qu'après sa mort.

M. d'Autun, pour achever par ce dernier trait, avait une fistule lacrymale. Peu après la mort du roi d'Angleterre, il s'en prétendit miraculeusement guéri par son intercession. Il l'alla dire à la reine d'Angleterre, à Mme de Maintenon, au roi. En effet, son oeil paraissait différent; mais peu de jours après il reprit sa forme ordinaire, la fistule ne se put cacher. Il en fut si honteux qu'il s'enfuit dans son diocèse, et qu'il n'a presque point paru depuis. Les restes de son crédit et de ses manèges trompèrent vilainement l'abbé Roquette, son neveu, qui s'était fourré dans le grand monde, qui prêchait et qui avait passé sa vie avec lui. Il obtint sa coadjutorerie pour un autre neveu, et l'abbé Roquette, avec ses sermons, ses intrigues, ses cheveux blancs et tant d'espérances, n'a pu parvenir à l'épiscopat. Il a fini chez Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince, dont il se fit aumônier, et son frère son écuyer.

Il y eut tout l'hiver force bals à Marly; le roi n'en donna point à Versailles, mais Mme la duchesse de Bourgogne alla à plusieurs chez Mme la Duchesse, chez la maréchale de Noailles et chez d'autres personnes, la plupart en masques. Elle y fut aussi chez Mme du Maine, qui se mit de plus en plus à jouer des comédies avec ses domestiques et quelques anciens comédiens. Toute la cour y allait; on ne comprenait pas la folie de la fatigue de s'habiller en comédienne, d'apprendre et de déclamer les plus grands rôles, et de se donner en spectacle public sur un théâtre. M. du Maine, qui n'osait la contredire de peur que la tête ne lui tournât tout à fait, comme il s'en expliqua une fois nettement à Mme la Princesse en présence de Mme de Saint-Simon, était au coin d'une porte, qui en faisait les honneurs. Outre le ridicule, ces plaisirs n'étaient pas à bon marché.

Cependant le roi régla les généraux et les officiers généraux de ses armées. Le maréchal de Tessé fut déclaré dès le commencement de février pour le commandement de l'armée destinée à repasser en Italie. Il partit bientôt après pour le Dauphiné avec une patente de commandant en chef dans cette province. Il y prétendit du parlement les mêmes honneurs dont y jouit le gouverneur de la province, qui sont entre autres d'être visité par une nombreuse députation du parlement, traité de monseigneur dans le compliment, et de seoir au-dessus du premier président dans le coin du roi. Cela lui fut disputé; le parlement de Grenoble députa à la cour, où ses raisons furent si, bien expliquées, qu'il gagna l'un et l'autre point et d'autres moindres, dont le maréchal de Tessé eut le dégoût entier. Le maréchal de Villars fut destiné pour l'armée du Rhin et M. de Vendôme à celle de. Flandre sous l'électeur de Bavière. Le maréchal de Berwick était demeuré en Espagne; M. le duc d'Orléans, qui ne voulait pas demeurer sur sa mauvaise bouche d'Italie, et qui voyait peu d'apparence d'y faire rentrer une armée, désira d'aller en Espagne. Il n'aurait pu obéir à l'électeur de Bavière qu'on ne voulait pas mécontenter en lui proposant ce supérieur. Villars avait, comme on l'a vu, fait ses preuves de ne pas vouloir servir sous ce prince; il était trop bien soutenu pour lui être sacrifié. Il ne resta donc que l'Espagne aux dépens du duc de Berwick, sur lequel l'expérience funeste de ce qui était arrivé avec le maréchal de Marsin fit donner au prince l'autorité absolue. Ce fut une grande joie pour lui que de continuer à commander une armée, et de la commander, non plus en figure, mais en effet. Il fit donc ses préparatifs. Le roi lui demanda qui il menait en Espagne. M. le duc d'Orléans lui nomma parmi eux Fontpertuis. « Comment, mon neveu reprit le roi avec émotion, le fils de cette folle qui a couru M. Arnauld partout, un janséniste! je ne veux point de cela avec vous. — Ma foi, sire, lui répondit M. d'Orléans, je ne sais point ce qu'a fait la mère; mais pour le fils être jansénistes il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible, reprit le roi, et m'en assurez-vous? Si cela est, il n'y a point de mal; vous pouvez le mener. » L'après-dînée même, M. le duc d'Orléans me le conta en pâmant de rire; et voilà jusqu'où le roi avait été conduit de ne trouver point de comparaison entre n'avoir point de religion et le préférer à être janséniste ou ce qu'on lui donnait pour tel.

M. le duc d'Orléans le trouva si plaisant qu'il ne s'en put taire, on en rit fort à la cour et à la ville, et les plus libertins admirèrent jusqu'à quel aveuglement les jésuites et Saint-Sulpice pouvaient pousser. Leur art fut que le roi n'en sut nul mauvais gré à M. le duc d'Orléans; qu'il ne lui en a jamais ni parlé, ni rien témoigné, et que Fontpertuis le suivit en toutes ses deux campagnes en Espagne. Il était débauché et grand joueur de paume, avec de l'esprit, fort ami de Nocé, de M. de Vergagne et d'autres gens avec qui M. le duc d'Orléans vivait quand il était à Paris. Tout cela l'avait fait goûter à ce prince. Le duc de Noailles [commandait] en chef en Roussillon avec trois maréchaux de camp sous lui.

Parmi les officiers généraux nommés pour les armées, le duc de Villeroy fut oublié, qui fut un rude coup de poignard pour lui et pour son père. C'est un fait qui mérite d'être un peu expliqué pour réparer ce que j'ai trop croqué en parlant du retour et de la disgrâce du père; et j'ai estropié la curiosité en faveur de la brièveté. Il faut donc retourner un moment sur mes pas.

Le maréchal de Villeroy, qui toujours frivole voulait faire le jeune et le galant, avait, à Paris, une petite maison écartée, mode assez nouvelle des jeunes gens. Ce fut là qu'il arriva tout droit de Flandre, avec défenses expresses à la maréchale de Villeroy de l'y venir voir et à tous ses amis de l'y venir chercher, et par ce bizarre procédé fit craindre quelque dessein plus bizarre à sa famille. Harlay, premier président, dont je n'ai eu que trop occasion de parler, était son parent et s'en honorait fort avec tout son orgueil, et de tout temps son ami intime. Il hasarda de forcer la barricade, il perça, après quoi il n'y eut pas moyen de refuser la maréchale de Villeroy. Il leur avoua qu'il avait dans sa poche les démissions de sa charge et de son gouvernement, toutes signées, prêt à les envoyer au roi dans la résolution de ne le voir jamais. Ce sont de ces extrémités où le dépit emporte et contre lesquelles la volonté réclame intérieurement. Sans cette pause ridicule dans un lieu de Paris écarté qui n'était bon qu'à s'y faire chercher, il était tout court d'envoyer ses démissions, tout droit de sa dernière couchée, de traverser Paris sans s'y arrêter, et d'aller à Villeroy. C'était là être chez soi à la campagne, à portée d'y recevoir qui il eût voulu, et point d'autres, éloigné de dix lieues de Paris et de quatorze de la cour, dans la bienséance d'un homme outré qui s'éloigne, et dans la décence de ne se tenir pas tout auprès des lieux d'où il attendrait des nouvelles dans l'espérance que ses démissions lui seraient renvoyées.

Mais c'était un homme à éclats, et à rien de sage, de suivi, ni de solide. Il se fit donc beaucoup tirailler, puis jeta ses démissions au feu, et s'en alla à Versailles, où il fut reçu comme je l'ai raconté.

Sa conduite sur Chamillart, que j'ai aussi rapportée, aigrit le roi de plus en plus. Le maréchal, de plus en plus enragé de voir sa disgrâce s'approfondir, se mit à montrer au plus de gens qu'il put des morceaux de lettres du roi et de Chamillart, pour appuyer ce qu'il avait déjà répandu, savoir qu'il n'avait rien fait que sur des ordres exprès, et qu'il était cruellement dur de porter l'infortune d'une bataille à laquelle il avait été excité, même d'une façon piquante, et qu'on lui eût encore moins pardonné de n'avoir pas donnée. Ces propos spécieux, soutenus de ces fragments de lettres qu'il ne montrait qu'avec un apparent mystère pour leur donner plus de poids, commencèrent enfin à persuader que Chamillart, abattu des mauvais succès, s'en prenait à qui n'en pouvait répondre, et qu'embarrassé d'avoir conseillé la bataille, il écrasait celui qui l'avait perdue, sous prétexte de l'avoir hasardée de son chef, et abusait ainsi de sa toute puissance de ministre favori, pour perdre un général qui avait en main de quoi le confondre pour peu qu'il pût être écouté.

Quelque ami que je fusse de la maréchale de Villeroy, jamais je n'avais pu m'accommoder des airs audacieux de son mari, dont jusqu'aux caresses étaient insultantes. Il m'était quelquefois arrivé les matins, au sortir de la galerie, de dire que j'allais chercher de l'air pour respirer, parce que le maréchal, qui y faisait la roue, en avait fait aussi une machine pneumatique. J'étais d'ailleurs ami intime de Chamillart, et je devais l'être pour les services qu'il m'avait rendus, et la confiance avec laquelle il vivait avec moi. Alarmé donc du progrès des discours du maréchal de Villeroy, j'en parlai à l'Étang à Chamillart, qui ému contre son ordinaire me dit qu'il était bien étrange que le maréchal, non content d'avoir tant démérité de l'État, du roi et de soi-même, puisqu'il s'était perdu sans raison, voulût encore entreprendre des justifications qu'il ne pouvait douter qui ne lui tournassent à crime, pour peu qu'elles fussent approfondies et qu'il osât le pousser assez pour l'obliger d'en demander justice au roi, qui savait tout: qu'il voulait cependant être plus sage que le maréchal, mais qu'il me voulait faire voir, à moi, les pièces justificatives des faits dont il me demandait le secret, et me les montrerait dès que nous serions à Versailles. En effet, à peine y fûmes-nous de retour, que j'allai chez lui un soir qu'il soupait seul dans sa chambre, avec du monde familier autour de lui, comme il avait accoutumé. Dès qu'il me vit, il me pria de m'approcher de lui, et me dit qu'il allait me tenir parole. Là-dessus il me donna la clef de son bureau, me dit où je trouverais les dépêches dont il m'avait parlé, et me pria de passer dans son cabinet et de les lire avec attention.

J'en trouvai trois. Deux minutes du roi au maréchal, et une du maréchal au roi; celle-là en original et signée de lui. La première du roi portait: « Que la prudence et la circonspection trop grandes, dont les généraux de ses armées avaient usé depuis quelque temps en Flandre, avaient enflé le courage à ses ennemis, et leur avaient laissé croire qu'on craignait de se commettre avec eux: qu'il était temps de les faire apercevoir du contraire et de leur montrer de la vigueur et de la résolution. Que, pour cela, il avait mandé au maréchal de Marsin de se mettre en marche de l'Alsace avec le détachement de l'armée du maréchal de Villars (qui était là détaillé) et de le joindre. Qu'il lui ordonnait de l'attendre, et, après leur jonction, d'aller ensemble faire le siège de Lewe, de telle sorte qu'il fût formé des troupes de Marsin, et, si elles ne suffisaient pas, d'un détachement des siennes, le tout commandé par le maréchal de Marsin, tandis qu'avec les siennes il (le maréchal de Villeroy) observerait les ennemis; que, pour peu qu'ils fissent mine de s'approcher trop du siège, il ne les marchandât pas, et que, s'il ne se trouvait pas assez fort pour les combattre, il ne laissât au siège que le nécessaire, et qu'avec le reste il donnât bataille. » Voilà exactement le contenu de cette première lettre, que le maréchal montrait par morceaux, s'avantageant du commencement qu'il ajustait à sa mode sur ce qu'il s'y prétendait piqué d'honneur, incité vivement aux partis vigoureux, mais il se gardait bien d'en montrer le reste qui faisait voir si clairement que cette vigueur ne lui était ni prescrite ni conseillée qu'au cas que les ennemis entreprissent de troubler le siège de Lewe, bien moins de leur prêter le collet sans cette raison, et encore sans avoir reçu le renfort du maréchal de Marsin.

La seconde lettre du roi ne consistait qu'en raisonnements de troupes, revenant en deux mots au projet susdit qu'elle confirmait tel qu'il vient d'être exposé.

La lettre du maréchal de Villeroy était datée de la veille de la bataille. Elle contenait le détail de sa marche et de celle des ennemis, ne parlait d'aucun dessein de les combattre, et finissait en marquant seulement que, s'ils s'approchaient si fort de lui, il aurait peine à se contenir. Ce mot ne manquait rien moins qu'un dessein formé de combattre; il montrait seulement une excuse prématurée de ce qui pouvait arriver, bien éloigné de l'exécution d'un ordre qu'il prétendait l'avoir dû piquer d'honneur. Ainsi, bien loin d'avoir reçu celui de donner bataille dans le temps et dans la circonstance qu'il livra celle de Ramillies, quelque victoire qu'il y eût remportée ne l'eût pas dû garantir du blâme d'avoir hasardé le projet du siège par un événement douteux, et de n'avoir attendu ni l'occasion seule où la bataille lui était prescrite ni le renfort qui le devait joindre, sans lequel il ne lui était pas permis de rien entreprendre. Il le sentit si bien lui-même, que, dans le dessein qu'il avait conçu de combattre, sans l'occasion du siège qui lui était ordonné, surtout sans le renfort que lui amenait Marsin pour vaincre par ses seules forces, même à l'insu de l'électeur de Bavière, auquel il était subordonné en toute manière, comme au gouverneur général des Pays-Bas, au milieu desquels il était, et comme généralissime et en faisant effectivement la fonction, il faisait d'avance des excuses obscures, obscures, dis-je, pour ne pas découvrir son dessein arrêté, excuses pour qu'elles se trouvassent faites avant l'événement, mais desquelles il n'aurait pas eu besoin, si, comme il voulut le prétendre depuis, il eût agi conformément aux ordres qu'il avait reçus. Avec un peu de sens, il devait se contenter d'une désobéissance aussi formelle, et devenue aussi funeste que ses fautes, et lors de la bataille, et dans toutes ses suites, la rendirent, et se contenir dans le silence, puisqu'il ne pouvait douter de ce qu'il avait à perdre par le plus facile éclaircissement.

Je fus surpris jusqu'à l'indignation d'un procédé si peu droit; je rapportai les clefs à Chamillart et lui dis à l'oreille ce qu'il m'en sembla. Je lui en reparlai une autre fois plus à mon aise, parce que ce fut tout haut, tête à tête, et alors je connus que le roi, tout piqué qu'il était contre le maréchal, ou par son ancien goût d'habitude, ou par la constante protection de Mme de Maintenon, ne voulait pas l'exposer à ce que méritait une si étrange conduite; que, par cette raison, il la voulait ignorer, et que Chamillart en était lui-même si persuadé, que, quelque désir qu'il eût de pousser le maréchal à bout là-dessus, il n'osa l'entreprendre, quoique l'ayant si belle, ou que, s'il le hasarda, ce fut sans succès, et qu'il cacha l'un ou l'autre sous l'apparence du mépris, que je sentis bien n'être qu'un voile à l'impuissance.

Dans cette situation, plus je les vis tous deux irréconciliables, plus je me mis en soin du duc de Villeroy, devenu de mes amis par sa femme, dont je l'étais depuis longtemps. Je sondai Chamillart, je leur parlai ensuite, et ce fut alors que je sus d'eux que le père avait défendu au fils de voir le ministre. Un homme de guerre, quel qu'il fût, n'en pas voir le ministre, se rompit le cou sans ressource auprès du roi, quelques talents et quelques services qu'il eût, et ne pouvait espérer de continuer à servir, encore moins les récompenses ni le chemin militaire. Ils me prièrent d'en parler à Chamillart, et de tâcher de lui faire passer cela le plus doucement qu'il me serait possible. Je le fis deux jours après, et j'y mis tout ce qu'il me fut possible. Je trouvai un homme doux, poli, sensible aux avances, mais, sur la visite, ministre, et qui me dit nettement que si le duc de Villeroy n'en franchissait le pas, il ne servirait point. J'eus beau représenter à Chamillart la situation du fils avec le père, la déraison et l'autorité de ce père, la délicatesse du fils qui n'en avait éprouvé que des duretés dans sa splendeur, à ne le pas choquer dans sa disgrâce; rien ne put vaincre Chamillart. Il me chargea pour le duc de Villeroy de tous les compliments du monde, de toutes les offres, de services possibles, hors sur la guerre, et il n'y avait que sur la guerre où il pût lui en rendre. Faute de mieux, il me fallut contenter d'avoir rapproché les choses, dans l'espérance qu'elles se pourraient raccommoder tout à fait.

J'allai souper en tiers avec le duc et la duchesse de Villeroy, qui s'affligea amèrement d'une réponse si dure parmi tant de compliments. Son mari la sentit vivement. Je lui représentai son âge, ses services, son grade de lieutenant général, et ce à quoi l'un et l'autre le devaient fout naturellement conduire. Je lui parlai du bâton et du commandement des armées; je lui représentai qu'il rendrait douteux l'espèce de droit qu'il pouvait prétendre de succéder à la charge de capitaine des gardes de son père, à laquelle l'exemple du duc de Noailles lui frayait un chemin assuré; que l'éclat qui avait fait chasser Mme de Caylus avait fait une impression qui n'était effacée que pour elle, et qui subsistait contre lui et Mme de Maintenon, comme il n'en pouvait douter, malgré son amitié pour le maréchal de Villeroy; enfin, que son père avait travaillé trop peu solidement pour lui, et lui avait toute sa vie trop durement appesanti le joug pour que sciemment et volontairement il se perdît sur une chose inutile, vaine, de purs travers et de pure fantaisie, que son père même ne devait jamais exiger de lui. En un mot, je n'oubliai rien, ni sa femme non plus; mais tout fut inutile.

Le duc de Villeroy avait promis à son père, qui avait exigé sa parole. Accoutumé à trembler devant lui comme un enfant, il n'osa la refuser; il ne put se résoudre à en manquer, même en ne voyant Chamillart qu'en secret, ce que je me faisais fort de faire passer au ministre. Il fallut donc se réduire à essayer qu'il se contentât d'un compliment du duc de Villeroy, chez le roi, sur ce qu'il ne le voyait point chez lui. J'en parlai à Chamillart de toute mon affection; mais il me répondit que ce qui eût été bon d'abord venait trop tard, après deux mois de retour. J'eus recours à la maréchale de Villeroy, de laquelle j'avais reçu cent fois de vives plaintes sur toute cette affaire; je la reconnus si éloignée de s'adoucir, que je n'osai pousser mon projet. Toutefois la solide piété qui était en elle lui fit faire quelques réflexions. D'elle-même elle permit à son fils de tâcher à fléchir son père. Le fils n'y gagna rien. Il trouva son père plus entêté et plus furieux que jamais.

Le vrai motif de cette rage fut l'énoncé de la patente de M. de Vendôme pour aller commander l'armée en Flandre en sa place. Véritablement il appesantissait la honte du maréchal et sans nécessité, et la rendait immortelle. Ses amis en furent avertis à temps de l'arrêter, ce qui en augmenta le bruit, et M. le Grand, ami de Chamillart, obtint de lui que cet endroit de la patente serait réformé et changé. Elle était déjà scellée lorsque Chamillart l'envoya retirer du chancelier sous prétexte que son commis l'avait mal dressée. Le chancelier, ami du maréchal, et scandalisé pour lui, ne fit pas difficulté de la rendre, ni le commis de lui avouer que cet énoncé injurieux était l'ouvrage de son maître, auquel un subalterne comme lui n'eût pas osé attenter. De cette sorte fut expédiée une autre patente, sans que l'injure de la précédente pût s'effacer du coeur du maréchal, qui ne manqua, pas de prétextes différents et moins humiliants pour colorer sa haine.

S'il eût su céder au temps et embrasser de bonne grâce le sauve l'honneur que nous avons vu le roi lui présenter avec tant de bonté et d'affection, après toutes ses fautes, il fût revenu à la cour plus puissant et plus en faveur que jamais. On a vu (t IV, p. 59 et suiv.) qu'au retour de sa prison de Gratz il ne tint qu'à lui d'entrer au conseil en quittant la guerre, et le salutaire conseil que lui en donna son ami le chevalier de Lorraine, et avec quel travers insensé il le refusa. La maréchale de Villeroy me l'a avoué depuis avec une douleur amère. Le bon est qu'il est certain que sans qu'il ait été depuis nulle mention de lui communiquer aucune affaire étrangère, il voulut quitter la guerre l'hiver qui précéda la bataille de Ramillies, et c'était alors la quitter pour rien; qu'il fit tout ce qu'il put pour engager le roi à disposer du commandement de l'armée de Flandre, et lui permettre de demeurer auprès de lui, et qu'il ne put jamais l'obtenir. C'est ainsi que la plus haute faveur montre ce que vaut celui qui la possède, et se trouve toujours inférieure à quelque peu de sens que ce soit. La fin de tout ceci fut que le duc de Villeroy ne servit plus, et que Chamillart se rabattit sur le fils, n'ayant pu pousser à bout le père. Il en coûta dans la suite au duc de Villeroy le bâton de maréchal de France qu'il vit donner à de ses camarades qui ne l'avaient pas mieux mérité que lui, et qui n'en étaient pas plus capables, mais qui avaient toujours continué à servir.

CHAPITRE XX. §

Accablement, vapeurs, instances de Chamillart pour être soulagé. — Sa manière d'écrire au roi, et du roi à lui. — Réponse étonnante. — Personnes assises et debout aux conseils. — Impôts sur les baptêmes et mariages; abandonnés par les désordres qu'ils causent. — Mort de du Chesne, premier médecin des enfants de France. — Mariage de Mezières avec Mlle Oglthorp; leur famille, leur fortune, leur caractère. — Livre du maréchal de Vauban sur le dîme royale; livres de Boisguilbert sur la même matière. — Mort du premier et exil du second. — Origine de l'impôt du dixième. — Mort du marquis de Lusignan; sa maison, sa famille, sa fortune, son caractère. — Mort de Pointis. — Mort du chevalier d'Aubeterre. — Comte d'Aubeterre, son neveu; sa fortune, son caractère, leur extraction.

Chamillart, accablé du double travail de la guerre et des finances, n'avait le temps de manger ni de dormir. Des armées détruites presque toutes les campagnes par des batailles perdues, des frontières immensément rapprochées tout à coup par le tournement de têtes des généraux malheureux épuisaient toutes les ressources d'hommes et d'argent. Le ministre à bout de temps à en chercher et à vaquer cependant au courant, avait plus d'une fois représenté son impuissance à suffire à deux emplois, qui dans des temps heureux auraient même fort occupé deux hommes tout entiers. Le roi, qui l'avait chargé de l'un et de l'autre pour se mettre à l'abri des démêlés entre la finance et la guerre qui l'avaient si longtemps fatigué, du temps de MM. Colbert et de Louvois, ne put se résoudre à décharger Chamillart des finances. Il fit donc de nécessité vertu, mais à la fin, la machine succomba. Il lui prit des vapeurs, des éblouissements, des tournements de tête. Tout s'y portait, il ne digérait plus. Il maigrit à vue d'oeil. Toutefois il fallait que la roue marchât sans interruption, et dans ces emplois il n'y avait que lui qui pût la faire tourner.

Il écrivit au roi une lettre pathétique pour être déchargé. Il ne lui dissimula rien de la triste situation de ses affaires et de l'impossibilité où leur difficulté le mettait d'y remédier, faute de temps et de santé. Il le faisait souvenir de plusieurs temps et de plusieurs occasions où il les lui avait exposées au vrai par des états abrégés: il le pressait par les cas urgents et multipliés qui se précipitaient les uns sur les autres, et qui chacun demandaient un travail long, approfondi, continu, assidu, auquel, quand sa santé le lui permettrait, la multitude de ses occupations, toutes indispensables, ne lui laissait pas une heure à s'y appliquer. Il finissait que ce serait bien mal répondre à ses bontés et à sa confiance, s'il ne lui disait franchement que tout allait périr, s'il n'y apportait ce remède.

Il écrivait toujours au roi à mi-marge, et le roi apostillait à côté, de sa main, et lui renvoyait ainsi ses lettres, Chamillart me montra celle-là, après qu'elle lui fut revenue. J'y vis avec grande surprise cette fin de la courte apostille de la main du roi: Eh bien! nous périrons ensemble.

Chamillart en fut également comblé et désolé; mais cela ne lui rendit pas les forces. Il manqua des conseils, et surtout il se dispensa de ceux des dépêches lorsqu'il pouvait éviter d'y rapporter; ou s'il y avait des affaires, le roi lui donnait d'abord la parole, qui d'ailleurs va par ancienneté entre les secrétaires d'État, et dès qu'il avait fait il s'en allait. La raison était qu'il ne pouvait demeurer debout, et qu'au conseil des dépêches, tous les secrétaires d'État, même ministres, demeurent toujours debout, tant qu'il dure. Il n'y a que les princes qui en sont, c'est-à-dire, Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, Monsieur, lorsqu'il vivait, le chancelier; et s'il y a des ducs, comme M. de Beauvilliers, qui en était, assis. Aux autres conseils, tous ceux qui en sont s'assoient, excepté s'il y entre, comme il arrive quelquefois, des maîtres des requêtes qui viennent rapporter quelque procès au conseil de finances, où ils ne s'assoient jamais, et y entrent en ces occasions avec les conseillers d'État du bureau où le même maître des requêtes avait auparavant rapporté la même affaire. Alors, les conseillers d'État de ce bureau opinent immédiatement après lui, assis, et coupent par ancienneté de conseillers d'État les ministres, les secrétaires d'État et le contrôleur général, et les uns et les autres y cèdent en tout aux ducs et aux officiers de la couronne, lorsqu'il s'en trouve au conseil, comme M. de Beauvilliers, qui était de tous, et les deux maréchaux de Villeroy avant et après lui.

La nécessité des affaires avait fait embrasser toutes sortes de moyens pour avoir de l'argent. Les traitants en profitèrent pour attenter à tout, et les parlements n'étaient plus en état, depuis longtemps, d'oser même faire des remontrances. On établit donc un impôt sur les baptêmes et sur les mariages sans aucun respect pour la religion et pour les sacrements, et sans aucune considération pour ce qui est le plus indispensable et le plus fréquent dans la société civile. Cet édit fut extrêmement onéreux et odieux. Les suites, et promptes, produisirent une étrange confusion. Les pauvres et beaucoup d'autres petites gens baptisaient eux-mêmes leurs enfants sans les porter à l'église, et se marièrent sous la cheminée par le consentement réciproque devant témoins, lorsqu'ils ne trouvaient point de prêtre qui voulût les marier chez eux et sans formalité. Par là plus d'extraits baptistaires, plus de certitude des baptêmes, par conséquent des naissances, plus d'état pour les enfants de ces sortes de mariages qui pût être assuré. On redoubla donc de rigueurs et de recherches contre des abus si préjudiciables, c'est-à-dire qu'on redoubla de soins, d'inquisition et de dureté pour faire payer l'impôt.

Du cri public et des murmures on passa à la sédition en quelques lieux. Elle alla si loin à Cahors qu'à peine deux bataillons qui y étaient purent empêcher les paysans armés de s'emparer de la ville, et qu'il y fallut envoyer des troupes destinées pour l'Espagne, et retarder leur départ et celui de M. le duc d'Orléans. Mais le temps pressait, et il en fallut venir à mander à Le Gendre, intendant de la province, de suspendre l'effet; on eut grand'peine à dissiper le mouvement du Quercy et, les paysans armés et attroupés, à les faire retirer dans leurs villages. En Périgord, ils se soulevèrent tous, pillèrent les bureaux, se rendirent maîtres d'une petite ville et de quelques châteaux, et forcèrent quelques gentilshommes de se mettre à leur tête. Ils n'étaient point mêlés de nouveaux convertis. Ils déclaraient tout haut qu'ils payeraient la taille et la capitation, la dîme à leurs curés, les redevances à leur seigneur, mais qu'ils n'en pouvaient payer davantage, ni plus ouïr parler des autres impôts et vexations. À la fin, il fallut laisser tomber cet édit d'impôt sur les baptêmes et les mariages, au grand regret des traitants qui, par la multitude et bien autant par les vexations, les recherches inutiles et les friponneries, s'y enrichissaient cruellement.

Du Chesne, fort bon médecin, charitable et homme de bien et d'honneur, qui avait succédé auprès des fils de France à Fagon, lorsque celui-ci devint premier médecin du roi, mourut à Versailles à quatre-vingt-onze ans, sans avoir été marié ni avoir amassé grand bien. J'en fais la remarque, parce qu'il conserva jusqu'au bout une santé parfaite et sa tête entière, soupant tous les soirs avec une salade et ne buvant que du vin de Champagne. Il conseillait ce régime. Il n'était ni gourmand ni ivrogne, mais aussi il n'avait pas la forfanterie de la plupart des médecins.

Mezières, capitaine de gendarmerie, estimé pour son courage et pour son application à la guerre, épousa une Anglaise, dont il était amoureux, qui était catholique. Elle s'appelait Mlle Oglthorp. Elle était bien demoiselle, mais sa mère avait été blanchisseuse de la reine, femme du roi Jacques II, et M. de Lauzun m'a dit souvent l'avoir vue et connue dans cette fonction à Londres. Elle avait beaucoup de frères et de soeurs dans la dernière pauvreté. Elle avait beaucoup d'esprit insinuant, et se faisant tout à tous, méchante au dernier point et intrigante également, infatigable et dangereuse. Elle a eu des filles de ce mariage qui ne lui ont cédé sur aucun de ces chapitres; dont elles et leur mère ont rendu et rendent encore des preuves continuelles avec une audace, une hardiesse, une effronterie qui se prend à tout et n'épargne rien, et qui a mené loin leur fortune.

Mezières était un homme de fort peu, du nom de Béthisy, dont on voit l'anoblissement assez récent. Il y a eu une maison de Béthisy, avec qui il ne le faut pas confondre, qui peut-être n'est pas encore éteinte. Avec cette naissance, la figure en était effroyable; bossu devant et derrière à l'excès, la tête dans la poitrine au-dessous de ses épaules, faisant peine à voir respirer, avec cela squelette et un visage jaune qui ressemblait à une grenouille comme deux gouttes d'eau. Il avait de l'esprit, encore plus de manège, une opinion de lui jusqu'à se regarder au miroir avec complaisance, et à se croire fait pour la galanterie. Il avait lu et retenu. Je pense que la conformité d'effronterie et de talent d'intrigue fit un mariage si bien assorti. Sa soeur était mère de M. de Lévi, gendre de M. le duc de Chevreuse. Il en sut tirer parti. Sa fortune, qui lui donna un gouvernement et le grade de lieutenant général, le rendit impertinent au point de prétendre à tout et de le montrer. Il en demeura là pourtant avec tous ses charmes, et se fit peu regretter des honnêtes gens. Sa femme, depuis, a bien fait des personnages, et à force d'artifices a su marier ses filles hautement, et bien faire repentir leurs maris de cette alliance.

On a vu (t. IV, p. 87 et suiv.) quel était Vauban à l'occasion de son élévation à l'office de maréchal de France. Maintenant nous l'allons voir réduit au tombeau par l'amertume de la douleur pour cela même qui le combla d'honneur, et qui, ailleurs qu'en France, lui eût tout mérité et acquis. Il faut se souvenir, pour entendre mieux la force de ce que j'ai à dire, du court portrait de cette page (87), et savoir en même temps que tout ce que j'en ai dit et à dire n'est que d'après ses actions, et une réputation sans contredit de personne, ni tant qu'il a vécu, ni depuis, et que jamais je n'ai eu avec lui, ni avec personne qui tînt à lui, la liaison la plus légère.

Patriote comme il l'était, il avait toute sa vie été touché de la misère du peuple et de toutes les vexations qu'il souffrait. La connaissance que ses emplois lui donnaient de la nécessité des dépenses, et du peu d'espérance que le roi fût pour retrancher celles de splendeur et d'amusements, le faisait gémir de ne voir point de remède à un accablement qui augmentait son poids de jour en jour.

Dans cet esprit, il ne fit point de voyage (et il traversait souvent le royaume de tous les biais) qu'il ne prît partout des informations exactes sur la valeur et le produit des terres, sur la sorte de commerce et d'industrie des provinces et des villes, sur la nature et l'imposition des levées, sur la manière de les percevoir. Non content de ce qu'il pouvait voir et faire par lui-même il envoya secrètement partout où il ne pouvait aller, et même où il avait été et où il devait aller, pour être instruit de tout, et comparer les rapports avec ce qu'il aurait connu par lui-même. Les vingt dernières années de sa vie au moins furent employées à ces recherches auxquelles il dépensa beaucoup. Il les vérifia souvent avec toute l'exactitude et la justesse qu'il y put apporter, et il excellait en ces deux qualités. Enfin il se convainquit que les terres étaient le seul bien solide, et il se mit à travailler à un nouveau système.

Il était bien avancé lorsqu'il parut divers petits livres du sieur de Boisguilbert, lieutenant général au siège de Rouen, homme de beaucoup d'esprit, de détail et de travail, frère d'un conseiller au parlement de Normandie, qui, de longue main, touché des mêmes vues que Vauban, y travaillait aussi depuis longtemps. Il y avait déjà fait du progrès avant que le chancelier eût quitté les finances. Il vint exprès le trouver, et, comme son esprit vif avait du singulier, il lui demanda de l'écouter avec patience, et tout de suite lui dit que d'abord il le prendrait pour un fou, qu'ensuite il verrait qu'il méritait attention, et qu'à la fin il demeurerait content de son système. Pontchartrain, rebuté de tant de donneurs d'avis qui lui avaient passé par les mains, et qui était tout salpêtre, se mit à rire, lui répondit brusquement qu'il s'en tenait au premier et lui tourna le dos. Boisguilbert, revenu à Rouen, ne se rebuta point du mauvais succès de son voyage. Il n'en travailla que plus infatigablement à son projet, qui était à peu près le même que celui de Vauban, sans se connaître l'un l'autre. De ce travail naquit un livre savant et profond sur la matière, dont le système allait à une répartition exacte, à soulager le peuple de tous les frais qu'il supportait et de beaucoup d'impôts, qui faisait entrer les levées directement dans la bourse du roi, et conséquemment ruineux à l'existence des traitants, à la puissance des intendants, au souverain domaine des ministres des finances. Aussi déplut-il à tous ceux-là, autant qu'il fut applaudi de tous ceux qui n'avaient pas les mêmes intérêts. Chamillart, qui avait succédé à Pontchartrain, examina ce livre. Il en conçut de l'estime, il manda Boisguilbert deux ou trois fois à l'Étang, et y travailla avec lui à plusieurs reprises, en ministre dont la probité ne cherche que le bien.

En même temps, Vauban, toujours appliqué à son ouvrage, vit celui-ci avec attention, et quelques autres du même auteur qui le suivirent; de là il voulut entretenir Boisguilbert. Peu attaché aux siens, mais ardent pour le soulagement des peuples et pour le bien de l'État, il les retoucha et les perfectionna sur ceux-ci, et y mit la dernière main. Ils convenaient sur les choses principales, mais non en tout.

Boisguilbert voulait laisser quelques impôts sur le commerce étranger et sur les denrées, à la manière de Hollande, et s'attachait principalement à ôter les plus odieux, et surtout les frais immenses, qui, sans entrer dans les coffres du roi, ruinaient les peuples à la discrétion des traitants et de leurs employés, qui s'y enrichissaient sans mesure, comme cela est encore aujourd'hui et n'a fait qu'augmenter, sans avoir jamais cessé depuis.

Vauban, d'accord sur ces suppressions, passait jusqu'à celle des impôts mêmes. Il prétendait n'en laisser qu'un unique, et avec cette simplification remplir également leurs vues communes sans tomber en aucun inconvénient. Il avait l'avantage sur Boisguilbert de tout ce qu'il avait examiné, pesé, comparé, et calculé lui-même en ses divers voyages depuis vingt ans; de ce qu'il avait tiré du travail de ceux que dans le même esprit il avait envoyés depuis plusieurs années en diverses provinces; toutes choses que Boisguilbert, sédentaire à Rouen, n'avait pu se proposer, et l'avantage encore de se rectifier par les lumières et les ouvrages de celui-ci, par quoi il avait raison de se flatter de le surpasser en exactitude et en justesse, base fondamentale de pareille besogne. Vauban donc abolissait toutes sortes d'impôts, auxquels il en substituait un unique, divisé en deux branches, auxquelles il donnait le nom de dîme royale, l'une sur les terres par un dixième de leur produit, l'autre léger par estimation sur le commerce et l'industrie, qu'il estimait devoir être encouragés l'un et l'autre, bien loin d'être accablés. Il prescrivait des règles très simples, très sages et très faciles pour la levée et la perception de ces deux droits, suivant la valeur de chaque terre, et par rapport au nombre d'hommes sur lequel on peut compter avec le plus d'exactitude dans l'étendue du royaume. Il ajouta la comparaison de la répartition en usage avec celle qu'il proposait, les inconvénients de l'une et de l'autre, et réciproquement leurs avantages, et conclut par des preuves en faveur de la sienne, d'une netteté et d'une évidence à ne s'y pouvoir refuser; aussi cet ouvrage reçut-il les applaudissements publics et l'approbation des personnes les plus capables de ces calculs et de ces comparaisons, et les plus versées en toutes ces matières qui en admirèrent la profondeur, la justesse, l'exactitude et la clarté.

Mais ce livre avait un grand défaut. Il donnait à la vérité au roi plus qu'il ne tirait par les voies jusqu'alors pratiquées; il sauvait aussi les peuples de ruines et de vexations, et les enrichissait en leur laissant tout ce qui n'entrait point dans les coffres du roi à peu de chose près, mais il ruinait une armée de financiers, de commis, d'employés de toute espèce; il les réduisait à chercher à vivre à leurs dépens, et non plus à ceux du public, et il sapait par les fondements ces fortunes immenses qu'on voit naître en si peu de temps. C'était déjà de quoi échouer.

Mais le crime fut qu'avec cette nouvelle pratique, tombait l'autorité du contrôleur général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et par proportion celle des intendants des finances, des intendants de provinces, de leurs secrétaires, de leurs commis, de leurs protégés qui ne pouvaient plus faire valoir leur capacité et leur industrie, leurs lumières et leur crédit, et qui de plus tombaient du même coup dans l'impuissance de faire du bien ou du mal à personne. Il n'est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en tout genre à qui ce livre arrachait tout des mains ne conspirassent contre un système si utile à l'État, si heureux pour le roi, si avantageux aux peuples du royaume, mais si ruineux pour eux. La robe entière en rugit pour son intérêt. Elle est la modératrice des impôts par les places qui en regardent toutes les sortes d'administration, et qui lui sont affectées privativement à tous autres, et elle se le croit en corps avec plus d'éclat par la nécessité de l'enregistrement des édits bursaux.

Les liens du sang fascinèrent les yeux aux deux gendres de M. Colbert, de l'esprit et du gouvernement duquel ce livre s'écartait fort, et furent trompés par les raisonnements vifs et captieux de Desmarets, dans la capacité duquel ils avaient toute confiance, comme au disciple unique de Colbert son oncle qui l'avait élevé et instruit. Chamillart si doux, si amoureux du bien, et qui n'avait pas, comme on l'a vu, négligé de travailler avec Boisguilbert, tomba sous la même séduction de Desmarets. Le chancelier, qui se sentait toujours d'avoir été, quoique malgré lui, contrôleur général des finances, s'emporta; en un mot, il n'y eut que les impuissants et les désintéressés pour Vauban et Boisguilbert, je veux dire l'Église et la noblesse; car pour les peuples qui y gagnaient tout, ils ignorèrent qu'ils avaient touché à leur salut que les bons bourgeois seuls déplorèrent.

Ce ne fut donc pas merveille si le roi prévenu et investi de la sorte reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu'il lui présenta son livre qui lui était adressé dans tout le contenu de l'ouvrage. On peut juger si les ministres à qui il le présenta lui firent un meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacité militaire unique en son genre, ses vertus, l'affection que le roi y avait mise, jusqu'à croire se couronner de lauriers en l'élevant, tout disparut à l'instant à ses yeux. Il ne vit plus en lui qu'un insensé pour l'amour du public, et qu'un criminel qui attentait à l'autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s'en expliqua de la sorte sans ménagement.

L'écho en retentit plus aigrement encore dans toute la nation offensée, qui abusa sans aucun ménagement de sa victoire; et le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs français, ne put survivre aux bonnes grâces de son maître pour qui il avait tout fait, et mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consumé de douleur et d'une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible, jusqu'à ne pas faire semblant de s'apercevoir qu'il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. Il n'en fut pas moins célébré par toute l'Europe, et par les ennemis même, ni moins regretté en France de tout ce qui n'était pas financiers ou suppôts de financiers.

Boisguilbert, que cet événement aurait dû rendre sage, ne put se contenir. Une des choses que Chamillart lui avait le plus fortement objectées était la difficulté de faire des changements au milieu d'une forte guerre. Il publia donc un livret fort court, par lequel il démontra que M. de Sully, convaincu du désordre des finances que Henri IV lui avait commises, en avait changé tout l'ordre au milieu d'une guerre, autant ou plus fâcheuse que celle dans laquelle on se trouvait engagé, et en était venu à bout avec un grand succès; puis, s'échappant sur la fausseté de cette excuse par une tirade de: Faut-il attendre la paix pour..., il étala avec tant de feu et d'évidence un si grand nombre d'abus, sous lesquels il était impossible de ne succomber pas, qu'il acheva d'outrer les ministres, déjà si piqués de la comparaison du duc de Sully et si impatients d'entendre renouveler le nom d'un grand seigneur qui en a plus su en finances que toute la robe et la plume.

La vengeance ne tarda pas: Boisguilbert fut exilé au fond de l'Auvergne. Tout son petit bien consistait en sa charge; cessant de la faire, il tarissait. La Vrillière, qui avait la Normandie dans son département, avait expédié la lettre de cachet. Il l'en fit avertir, et la suspendit quelques jours comme il put. Boisguilbert en fut peu ému, plus sensible peut-être à l'honneur de l'exil pour avoir travaillé sans crainte au bien et au bonheur public qu'à ce qu'il lui en allait coûter. Sa famille en fut plus alarmée et s'empressa à parer ce coup. La Vrillière, de lui-même, s'employa avec générosité. Il obtint qu'il fît le voyage, seulement pour obéir à un ordre émané qui ne se pouvait plus retenir, et qu'aussitôt après qu'on serait informé de son arrivée au lieu prescrit, il serait rappelé. Il fallut donc partir; La Vrillière, averti de son arrivée, ne douta pas que le roi ne fût content, et voulut en prendre l'ordre pour son retour, mais la réponse fut que Chamillart ne l'était pas encore.

J'avais fort connu les deux frères Boisguilbert, lors de ce procès qui me fit aller à Rouen et que j'y gagnai; comme je l'ai dit en son temps. Je parlai donc à Chamillart; ce fut inutilement: on le tint là deux mois, au bout desquels enfin j'obtins son retour. Mais ce ne fut pas tout. Boisguilbert mandé, en revenant, essuya une dure mercuriale, et pour le mortifier de tous points fut renvoyé à Rouen suspendu de ses fonctions, ce qui toutefois ne dura guère. Il en fut amplement dédommagé par la foule de peuple et les acclamations avec lesquelles il fut reçu.

Disons tout, et rendons justice à la droiture et aux bonnes intentions de Chamillart. Malgré sa colère, il voulut faire un essai de ces nouveaux moyens. Il choisit pour cela une élection près de Chartres, dans l'intendance d'Orléans qu'avait Bouville. Ce Bouville, qui est mort conseiller d'État, avait épousé la soeur de Desmarets. Bullion avait là une terre où sa femme fit soulager ses fermiers. Cela fit échouer toute l'opération si entièrement dépendante d'une répartition également et exactement proportionnelle. Il en résulta de plus que ce que Chamillart avait fait à bon dessein se tourna en poison, et donna de nouvelles forces aux ennemis du système.

Il fut donc abandonné, mais on n'oublia pas l'éveil qu'il donna de la dîme; et quelque temps après, au lieu de s'en contenter pour tout impôt, suivant le système du maréchal de Vauban, on l'imposa sur tous les biens de tout genre en sus de tous les autres impôts; on l'a renouvelée en toute occasion de guerre; et même en paix le roi l'a toujours retenue sur tous les appointements, les gages et les pensions. Voilà comment il se faut garder en France des plus saintes et des plus, utiles intentions, et comment on tarit toute source de bien. Qui aurait dit au maréchal de Vauban que tous ses travaux pour le soulagement de tout ce qui habite la France auraient uniquement servi et abouti à un nouvel impôt de surcroît, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres? C'est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d'impôts et de finances.

Il mourut un autre homme de plus haut parage assurément, et de bien loin, mais bien inférieur en tout le reste. Ce fut M. de Lusignan, de la branche de Lezay, sortie d'Hugues VII, sire de Lusignan par Simon, son quatrième fils, vers l'an 1100. À cette époque c'étaient déjà de fort grands seigneurs, mais dans la maison desquels les comtés de la Marche, d'Angoulême et d'Eu, ni les couronnes de Chypre et de Jérusalem n'étaient pas encore entrés. Cette branche de Lezay subsistait seule de toute cette grande maison, et cette branche même était restreinte en ce marquis de Lusignan, son frère l'évêque de Rodez et ses deux fils. Il avait aussi une soeur mariée à M. de La Roche-Aymon. M. de Lusignan était un fort honnête homme, et qui n'aurait pas été sans talents si l'extrême misère ne l'avait pas abattu. Il avait été lieutenant des gens d'armes écossais. Mme de Maintenon qui l'avait connu en province lorsque Mme de Neuillant la retira chez elle en arrivant des îles de l'Amérique, et qui depuis sa fortune voulait avoir l'honneur de lui appartenir, lui procura quelque subsistance, mais petitement, à sa manière. Il fut envoyé extraordinaire à Vienne, où on en fut content, puis à la cour de Lunebourg. Sa femme était Bueil. Son frère de Rodez fut un étrange évêque.

M. de Lusignan mourut fort pauvre à soixante-quatorze ans, et laissa deux fils. Le cadet, prêtre avec une petite abbaye, fut grand vicaire de son oncle, et ne valut pas mieux. L'aîné, marié à une La Rochefoucauld de la branche d'Estissac, n'a jamais rien fait. S'il n'a point eu d'enfants, toute cette maison de Lusignan est éteinte; car ceux qui en prennent le nom ne sauraient en montrer de jonction. Les Saint-Gelais aussi qui s'en sont avisés n'en sont point et ne peuvent le montrer. Le premier d'eux à qui cette imagination vint est Louis de Saint-Gelais, baron de La Mothe-Sainte-Heraye, et par sa femme seigneur de Lansac, qui fut un personnage en son temps, chevalier d'honneur de Catherine de Médicis, capitaine de la seconde compagnie des cent gentilshommes de la maison du roi, ambassadeur à Rome en 1554, chevalier du Saint-Esprit en la seconde promotion 1579, mort en 1589 à soixante-seize ans, dont le petit-fils fut M. de Lansac, gendre du maréchal de Souvré, mari de la gouvernante de Louis XIV.

Peu après mourut Pointis, si connu par sa brave et heureuse expédition de Carthagène, par d'autres actions et par beaucoup d'esprit, de valeur et de capacité dans son métier. C'était un homme à aller dignement à tout et utilement pour l'État dans la marine. Mais il n'était plus jeune, et mourut pour s'être sondé lui-même et blessé. Il s'était puissamment enrichi et n'avait ni femme ni enfants.

Le chevalier d'Aubeterre le suivit de près. Il avait quatre-vingt-douze ans dont il abusait pour dire toutes sortes d'ordures et d'impertinences. Il était le plus ancien lieutenant général de France. Il s'était démis depuis peu du gouvernement de Collioure, et l'avait fait donner à son neveu, dont le plus grand mérite était ici d'être le complaisant et le courtisan des garçons bleus et des principaux commis des ministres qu'il régalait souvent chez lui, et à l'armée d'être le plus bas valet de M. de Vendôme qui le fit faire lieutenant général, et de M. de Vaudemont qui lui valut bien de l'argent qu'il fricassa en panier percé qu'il était. Ses bas manèges le firent chevalier de l'ordre en 1724. Son mérite ne l'y aurait pas porté; pour sa naissance il n'y avait rien à dire, surtout dans une pareille promotion. Le plus triste état que j'aie guère connu était celui d'être sa femme ou son fils. Leur nom n'est point Aubeterre, c'est Esparbès. Le maréchal d'Aubeterre, mort en 1628 et maréchal de France en 1620, était gouverneur de Blaye. Il épousa la fille unique et héritière de David Bouchard, vicomte d'Aubeterre, chevalier du Saint-Esprit, gouverneur de Périgord, dont leurs enfants prirent le nom et les armes, mais sans quitter les leurs. Le chevalier d'Aubeterre, dont je viens de dire la mort, était le cinquième fils de ce mariage, dont le second fils fut père du chevalier de l'ordre, duquel aussi je viens de parler. Il commença extrêmement tard à servir.

CHAPITRE XXI. §

Beringhen, premier écuyer, enlevé entre Paris et Versailles par un parti ennemi, et rescous . — Cherbert à la Bastille. — Duc de Bouillon gagne son procès contre son fils. — Mariage du comte d'Évreux avec la fille de Crosat. — Harlay quitte la place de premier président. — Caractère d'Harlay. — Quelques dits du premier président Harlay. — Candidats pour la place de premier président, que je souhaite au procureur général d'Aguesseau. — Pelletier premier président. — Portail président à mortier. — Courson avocat général. — Mot ridicule du premier président sur son fils. — Mariage du duc d'Estrées avec une fille du duc de Nevers. — Mort du duc de Nevers; sa famille, sa fortune, son caractère. — Parvulo de Meudon.

Un événement aussi étrange que singulier mit le roi fort en peine, et toute la cour et la ville en rumeur. Le jeudi 7 mars, Beringhen, premier écuyer du roi, l'ayant suivi à sa promenade à Marly, et en étant revenu à sa suite à Versailles, en partit à sept heures du soir pour aller coucher à Paris, seul dans son carrosse, c'est-à-dire un carrosse du roi, deux valets de pied du roi derrière, et un garçon d'attelage portant le flambeau devant lui sur le septième cheval. Il fut arrêté dans la plaine de Billancourt, entre une ferme qui est sur le chemin, assez près du bout du pont de Sèvres, et un cabaret dit le Point-du-Jour. Quinze ou seize hommes à cheval l'environnèrent et l'emmenèrent. Le cocher tourna bride, et remena le carrosse et les deux valets de pied à Versailles, où dans l'instant de leur arrivée le roi en fut informé, qui envoya ordre aux quatre secrétaires d'État à Versailles, à l'Étang et à Paris où ils étaient, d'envoyer à l'instant des courriers partout sur les frontières avertir les gouverneurs de garder les passages, sur ce qu'on avait su qu'un parti ennemi était entré en Artois, qu'il n'y avait commis aucun désordre, et qu'il n'était point rentré.

On eut peine d'abord à se persuader que ce fût un parti; mais la réflexion que M. le Premier n'avait point d'ennemis, que ce n'était point un homme en réputation d'argent bon à rançonner, et qu'il n'était arrivé d'incident de ce genre à pas un de ces gros financiers, fit qu'on revint à croire que ce pouvait être un parti.

C'en était un en effet. Un nommé Guetem, violon de l'électeur de Bavière, lors de la dernière guerre qu'il faisait alors avec les alliés contre la France s'était mis dans leurs troupes, où, passant par les degrés, il était devenu très bon et très hardi partisan, et par là était monté au grade de colonel dans les troupes de Hollande. Causant un soir avec ses camarades, il paria qu'il enlèverait quelqu'un de marque entre Paris et Versailles. Il obtint un passeport des généraux ennemis et trente hommes choisis, presque tous officiers. Ils passèrent les rivières déguisés en marchands, ce qui leur servit à poster leurs relais. Plusieurs d'eux avaient resté sept ou huit jours à Sèvres, à Saint-Cloud, à Boulogne; il y en eut même qui eurent la hardiesse d'aller voir souper le roi à Versailles. On en prit un de ceux-là le lendemain, qui répondit assez insolemment à Chamillart qui l'interrogea; et un des gens de M. le Prince en prit un autre dans la forêt de Chantilly, par qui on sut qu'ils avaient un relais et une chaise de poste à la Morlière pour y mettre le prisonnier qu'ils feraient, mais alors il avait déjà passé l'Oise.

La faute qu'ils firent fut d'abord de n'avoir pas emmené le carrosse avec Beringhen dedans, tout le plus loin et le plus vite qu'ils auraient pu à la faveur de la nuit, tant pour éloigner l'avis de sa capture, que pour le ménager pour le chemin à lui faire faire à cheval et se donner plus de temps pour leur retraite. Au lieu d'en user de la sorte, ils le fatiguèrent au galop et au trot. Ils avaient laissé passer le chancelier qu'ils n'osèrent arrêter en plein jour, et manquèrent le soir M. le duc d'Orléans, dont ils méprisèrent la chaise de poste. Lassés d'attendre et craignant d'être reconnus, ils se jetèrent sur ce carrosse, et crurent avoir trouvé merveilles quand [ils] virent à la lueur du flambeau un carrosse du roi et ses livrées, et dedans un homme avec un cordon bleu par-dessus son justaucorps comme le Premier le portait toujours.

Il ne fut pas longtemps avec eux sans apprendre qui ils étaient, et leur dire aussi qui il était. Guetem lui marqua toute sorte de respect et de désir de lui épargner tout ce qu'il pourrait de fatigue. Il poussa même ses égards si loin, qu'ils le firent échouer. Ils le laissèrent reposer jusqu'à deux fois; ils lui permirent de monter dans la chaise de poste dont j'ai parlé; ils manquèrent un de leurs relais, ce qui les retarda beaucoup. Outre les courriers aux gouverneurs des frontières, on avait dépêché à tous les intendants et à toutes les troupes dans leurs quartiers; on avait détaché après eux plusieurs gardes du roi, du guet même; et toute la petite écurie, où M. le Premier était fort aimé, s'était débandée de tous côtés. Quelque diligence qu'on eût faite pour garder tous les passages, il avait traversé la Somme, et il était à quatre lieues par delà Ham, gardé par trois officiers sur sa parole de ne point faire de résistance, tandis que les autres s'étaient mis en quête d'un de leurs relais, lorsqu'un maréchal des logis arriva sur eux, suivi, à quelque distance, d'un détachement du régiment de Livry, puis d'un autre, de manière que Guetem, ne se trouvant pas le plus fort, se rendit avec ses deux compagnons et devint le prisonnier du sien.

M. le Premier, ravi d'aise de sa rescousse, et fort reconnaissant d'avoir été bien traité, les mena à Ham, où il se reposa le reste du jour, et, à son tour, les traita de son mieux. Il dépêcha à sa femme et à Chamillart. Le roi, fort aise, lut à son souper les lettres qu'il leur écrivait.

Le mardi 29, le Premier arriva à Versailles sur les huit heures du soir, et alla tout droit chez Mme de Maintenon, où le roi le fit entrer, qui le reçut à merveilles et lui fit conter toute son aventure. Quoiqu'il eût beaucoup d'amitié pour lui, il ne laissa pas de trouver mauvais que tout fût en fête à la petite écurie, et qu'il y eût un feu d'artifice préparé. Il envoya défendre toutes ces marques de réjouissance, et le feu ne fut point tiré. Il avait de ces petites jalousies, il voulait que tout lui fût consacré sans réserve et sans partage. Toute la cour prit part à ce retour, et le Premier eut tout lieu par l'accueil public de se consoler de sa fatigue.

Il avait envoyé Guetem et ses officiers chez lui à Paris attendre les ordres du roi, où ils furent traités fort au-dessus de ce qu'ils étaient. Beringhen obtint pour Guetem la permission de voir le roi et de le mener à la revue ordinaire que le roi faisait toujours de sa maison à Marly avant la campagne. Le Premier fit plus, car il l'y présenta au roi, qui le loua d'avoir si bien traité le Premier, et ajouta qu'il fallait toujours faire la guerre honnêtement. Guetem, qui avait de l'esprit, répondit qu'il était si étonné de se trouver devant le plus grand roi du monde, et qui lui faisait l'honneur de lui parler, qu'il n'avait pas la force de lui répondre. Il demeura dix ou douze jours chez le Premier pour voir Paris, l'Opéra et la Comédie, dont il devint lui-même le spectacle. Partout on le courait, et les gens les plus distingués n'en avaient pas honte, dont il reçut les applaudissements d'un trait de témérité qui pouvait passer pour insolent. Le Premier le régala toujours chez lui, lui fournit des voitures et des gens pour l'accompagner partout, et, en partant, d'argent et des présents considérables. Il s'en alla sur sa parole à Reims rejoindre ses camarades, en attendant qu'ils fussent échangés, ayant la ville pour prison. Presque tous les autres s'étaient sauvés. Leur projet n'était rien moins que d'enlever Monseigneur ou un des princes ses fils.

Cette ridicule aventure donna lieu à des précautions qui furent d'abord excessives, et qui rendirent le commerce fatigant aux ponts et aux passages. Elle fut cause aussi qu'assez de gens furent arrêtés. Les parties de chasse des princes devinrent pendant quelque temps plus contraintes, jusqu'à ce que peu à peu toutes ces choses reprirent leur cours ordinaire. Mais il ne fut pas mal plaisant de voir pendant ce temps la frayeur des dames, et même de quelques hommes de la cour qui n'osaient plus marcher qu'entre deux soleils, encore avec peu d'assurance, et qui s'imaginaient des facilités merveilleuses pour être pris partout.

Cherbert et six de ses prétendus domestiques furent arrêtés et conduits à la Bastille. C'était un colonel suisse au service du roi, qui l'avait quitté pour celui de Bavière, où il était devenu lieutenant général. Le roi n'avait pas voulu qu'il roulât avec les siens. Il était furtivement revenu, et il fut pris à Saint-Germain, où il se croyait caché.

L'accommodement de M. de Bouillon avec son fils n'avait pas tenu. Ils s'étaient rebrouillés; ils allèrent plaider à Dijon. Le cardinal de Bouillon s'y trouva, les rapatria et fit en sorte qu'ils plaidèrent honnêtement. Le père gagna son procès en plein en fort peu de séjour qu'il fit en Bourgogne, où le cardinal demeura toujours avec eux.

L'orgueil de cette maison céda immédiatement après au désir des richesses. Le comte d'Évreux, troisième fils de M. de Bouillon, avait trouvé dans les grâces du roi, procurées par M. le comte de Toulouse, et dans la bourse de ses amis, de quoi se revêtir de la charge de colonel général de la cavalerie, du comte d'Auvergne, son oncle; mais il n'avait ni de quoi les payer ni de quoi y vivre, et M. de Bouillon ni le cardinal n'étaient pas en état ou en volonté de lui en donner. Il se résolut donc à sauter le bâton de la mésalliance, et de faire princesse par la grâce du roi la fille de Crosat, qui, de bas commis, puis de petit financier, enfin de caissier du clergé, s'était mis aux aventures de la mer et des banques, et passait avec raison pour un des plus riches hommes de Paris.

Mme de Bouillon, qui vint nous en donner part, nous pria instamment d'aller voir toute la parentelle nombreuse et grotesque pour être assimilée aux descendants prétendus des anciens ducs de Guyenne. Elle nous en donna la liste, et nous fûmes chez tous, que nous trouvâmes engoués de joie. Il n'y eut que la mère de Mme Crosat qui n'en perdit pas le bon sens. Elle reçut les visites avec un air fort respectueux, mais tranquille, répondit que c'était un honneur si au-dessus d'eux qu'elle ne savait comment remercier de la peine qu'on prenait, et ajouta à tous qu'elle croyait mieux marquer son respect en ne retournant point remercier que d'importuner des personnes si différentes de ce qu'elle était, lesquelles ne l'étaient déjà que trop de l'honneur qu'elles lui voulaient bien faire, et n'alla chez personne. Jamais elle n'approuva ce mariage dont elle prévit et prédit les promptes suites.

Crosat fit chez lui une superbe noce, logea et nourrit les mariés. Mme de Bouillon appelait cette belle-fille son petit lingot d'or.

On gémissait cependant sous le poids des impôts et de l'immensité des billets de monnaie sur lesquels on perdait infiniment. Malgré cet accablement public, celui des nécessités de la guerre avait entassé un grand nombre de nouveaux édits bursaux pendant les vacances du parlement, qu'il avait été question d'enregistrer à sa rentrée. Harlay, premier président, parla en cette occasion avec éloquence; mais, déchu de toutes espérances du côté de la cour, il s'y expliqua avec une liberté dont il n'avait jamais usé jusques alors. Parlant de ce grand nombre d'édits bursaux qui se présentaient tous à enregistrer, il s'étendit sur la nécessité de le faire. Il ajouta qu'il n'en fallait rien craindre pour leur conscience ni pour leur honneur, puisque ce n'était plus un temps où aucun examen ni aucune remontrance fût admise; qu'il n'était donc point à propos d'entrer dans aucuns détails sur ces édits, d'en discuter les motifs, les prétextes, l'équité, puisque le parlement n'était plus chargé de rien de tout cela, mais seulement de les vérifier en baissant la tête, qui était la seule chose qui lui fût commandée. Un discours si peu usité ne manqua pas de faire grand bruit. Le premier président en fut averti. Il en écrivit aux ministres, et peu de jours après, il tâcha de se justifier auprès du roi. Partout il fut reçu à merveille, caressé des ministres, fort bien traité du roi. Il s'en retourna fort content; mais, peu après on commença à se dire à l'oreille que ce cynique ne demeurerait pas longtemps en place. Il dura pourtant encore quatre mois. Mais à la fin, il fallut céder pour sortir par la belle porte, en faisant semblant de vouloir se retirer.

Il convenait à un hypocrite par excellence de sortir de place comme il y avait toujours vécu. Il fut donc à Versailles demander miséricorde, comme font les généraux des chartreux à tous leurs chapitres généraux, mais qui seraient enragés d'être pris au mot et qui ne manquent pas de prendre les plus justes mesures pour que leur déposition ne soit pas reçue. Mais ici la chose était décidée sans retour. Il vint donc à Versailles un dimanche, 10 avril, débarquer dès le matin chez le chancelier, avec la rage qu'on peut imaginer dans un homme de cette humeur et de cette ambition, qui avait eu la parole formelle de cet office de la couronne de la bouche du roi même plus d'une fois, comme je l'ai raconté à l'occasion des bâtards, qui le voyait dans un autre par qui il fallait passer même pour sa démission, et qui avait le crève-coeur de ne pouvoir ignorer qu'il ne l'avait manqué que par la faveur et les cris de M. de La Rochefoucauld, qui ne s'en était pas caché, en juste rétribution de ses iniquités à notre égard dans notre procès de préséance avec M. de Luxembourg.

Harlay, réduit à devenir le suppliant de celui qui jouissait, au lieu de lui, de cette grande place, mena son fils en laisse dans le désir de le faire son successeur. Il était conseiller d'État, et j'aurai occasion de parler ailleurs de cet autre genre de cynique épicurien. De chez le chancelier, il alla chez le roi qu'il vit en particulier avant le conseil. Il avait préparé son compliment pour saisir ce moment précieux de toucher le roi, et d'obtenir sa place pour son fils; mais cet homme si adroit, si artificieux, si prompt et si fécond à la repartie, si rompu à prendre ses tours et ses détours, se trouva si touché de cette espèce de funérailles, peut-être encore si piqué, si outré, si confus, qu'il n'en put proférer une parole, et qu'il sortit du cabinet du roi plus mal content de soi que de sa démission même. Il eut la faiblesse de revenir trouver le chancelier et de le conjurer de raccommoder ce qu'il venait d'omettre. Il ne vit à Versailles que ceux de ses plus intimes amis qu'il ne peut éviter, et qui eux-mêmes surent bien l'éviter dans la suite, n'en ayant plus rien à craindre ni à espérer, et s'en retourna, à Paris plongé dans l'amertume.

Harlay était un petit homme, maigre, à visage en losange, le nez grand et aquilin, des yeux de vautour qui semblaient dévorer les objets et percer les murailles; un rabat et une perruque noire mêlée de blanc, l'un et l'autre guère plus longs que les ecclésiastiques les portent; une calotte, des manchettes plates comme les prêtres et le chancelier. Toujours en robe, mais étriquée, le dos courbé, une parole lente, pesée, prononcée, une prononciation ancienne et gauloise; et souvent les mots de même, tout son extérieur contraint, gêné, affecté; l'odeur hypocrite, le maintien faux et cynique, des révérences lentes et profondes, allant toujours rasant les murailles, avec un air toujours respectueux mais à travers lequel pétillait l'audace et l'insolence, et des propos toujours composés, à travers lequel sortait Toujours l'orgueil de toute espèce, et tant qu'il osait, le mépris et la dérision.

Les sentences et les maximes étaient son langage ordinaire, même dans les propos communs; toujours laconique, jamais à son aise, ni personne avec lui; beaucoup d'esprit naturel et fort étendu, beaucoup de pénétration, une grande connaissance du monde, surtout des gens avec qui il avait affaire, beaucoup de belles-lettres, profond dans la science du droit, et ce qui malheureusement est devenu si rare, du droit public; une grande lecture et une grande mémoire, et avec une lenteur dont il s'était fait une étude, une justesse, une promptitude, une vivacité de repartie surprenante et toujours présente. Supérieur aux plus fins procureurs dans la science du palais, et un talent incomparable de gouvernement par lequel il s'était tellement rendu le maître du parlement qu'il n'y avait aucun de ce corps qui ne fût devant lui en écolier, et que la grand'chambre et les enquêtes assemblées n'étaient que des petits garçons en sa présence, qu'il dominait et qu'il tournait où et comme il le voulait, souvent sans qu'ils s'en aperçussent, et quand ils le sentaient sans oser branler devant lui, sans toutefois avoir jamais donné accès à aucune liberté ni familiarité avec lui à personne sans exception; magnifique par vanité aux occasions, ordinairement frugal par le même orgueil, et modeste de même dans ses meubles et dans son équipage pour s'approcher des moeurs des anciens grands magistrats.

C'est un dommage extrême que tant de qualités et de talents naturels et acquis se soient trouvés destitués de toute vertu, et n'aient été consacrés qu'au mal, à l'ambition, à l'avarice, au crime. Superbe, venimeux, malin, scélérat par nature, humble, bas, rampant devant ses besoins, faux et hypocrite en toutes ses actions, même les plus ordinaires et les plus communes, juste avec exactitude entre. Pierre et Jacques pour sa réputation, l'iniquité la plus consommée, la plus artificieuse, la plus suivie, suivant son intérêt, sa passion, et le vent surtout de la cour et de la fortune.

On en a vu d'étranges preuves en faveur de M. de Luxembourg contre nous. Quelque temps après sa décision dont notre récusation l'avait exclu, le roi voulut savoir son avis de cette affaire. Il répondit que les ducs avaient toute la justice et toute la raison pour eux, et qu'il l'avait toujours cru de la sorte. Tel est l'empire de la vérité qu'elle tire les aveux les plus infamants de la bouche même de ceux qui la combattent. Après ce que ce juge avait fait dans ce procès, pouvait-il lui-même se déshonorer davantage? On a vu (t. Ier, p. 414) avec quelle infamie il s'appropria le dépôt que Ruvigny, son ami, lui avait confié. De ces traits publics on peut juger de ce qui est plus inconnu.

Une âme si perverse était bourrelée, non de remords qu'il ne connut jamais (ou du moins qu'il n'a jamais laissé apercevoir qu'il en eût senti aucun), mais d'une humeur qui se pouvait dire enragée, qui ne le quittait point, et qui le rendait la terreur et presque toujours le fléau de tout ce qui avait affaire à lui. Comme elle ne l'épargnait pas, elle n'épargnait personne, et ses traits étaient les plus perçants et les plus continuels. Ce fut aussi une joie publique lorsqu'on en fut délivré, et le parlement, accablé sous la dureté de son joug, en disputa avec le reste du monde. C'est dommage qu'on n'ait pas fait un Harleana de tous ses dits qui caractériseraient ce cynique, et` qui divertiraient en même temps, et qui le plus souvent se passaient chez lui, en public et tout haut en pleine audience: Je ne puis m'empêcher d'en rapporter quelques échantillons.

Montataire, père de Lassay, que Mme la Duchesse fit faire chevalier de l'ordre en 1724, avait épousé en secondes noces une fille de Bussy-Rabutin, si connu par son Histoire amoureuse des Gaules, qui le perdit pour le reste de ses jours. Le mari et la femme, que j'ai connus tous deux, étaient tous deux grands parleurs, et on disait grands chicaneurs. Ils allèrent à l'audience du premier président. Il vint à eux à leur tour, le mari voulut prendre la parole, la femme la lui coupa, et se mit à expliquer son affaire. Le premier président écouta quelque temps, puis l'interrompant: « Monsieur, dit-il au mari, est-ce là Mme votre femme? — Oui, monsieur, répondit Montataire fort étonné de la question. Que je vous plains, monsieur! » répliqua le premier président, haussant les épaules d'un air de compassion; et leur tourna le dos. Tout ce qui l'entendit ne put s'empêcher de rire. Ils s'en retournèrent outrés, confondus, et sans avoir tiré du premier président que cette insulte.

Mme de Lislebonne, qui outre son rang, sa considération et son crédit, et celui de ses filles, alla un jour avec elles à cette audience. Les réponses furent si cruelles qu'elles sortirent en larmes de colère et de dépit.

Les jésuites et les pères de l'Oratoire sur le point de plaider ensemble, le premier président les manda et les voulut accommoder. Il travailla un peu avec eux, puis les conduisant: « Mes pères, dit-il aux jésuites, c'est un plaisir de vivre avec vous; » et se tournant tout court aux pères de l'Oratoire: « et un bonheur, mes pères, de mourir avec vous. »

Le duc de Rohan sortant mal content de son audience, vif et brusque comme il était, l'avait prié de ne le point conduire, et après quelques compliments crut avoir réussi. Dans cette opinion il descend le degré, disant rage et injures de lui à son intendant qu'il avait mené avec lui. Chemin faisant, l'intendant tourne la tête, et voit le premier président sur ses talons. Il s'écrie pour avertir son maître. Le duc de Rouan se retourne, et se met à complimenter pour faire remonter le premier président. « Oh! monsieur, lui dit le premier président, vous dites de si belles choses, qu'il n'y a pas moyen de vous quitter; » et en effet ne le quitta point qu'il ne l'eût vu en carrosse, et partir.

La duchesse de La Ferté alla lui demander l'audience, et, comme tout le monde, essuya son humeur. En s'en allant elle s'en plaignait à son homme d'affaires, et traita le premier président de vieux singe. Il la suivait et ne dit mot. À la fin elle s'en aperçut, mais elle espéra qu'il ne l'avait pas entendue; et lui, sans en faire aucun semblant, il la mit dans son carrosse. À peu de temps de là, sa cause fut appelée, et tout de suite gagnée. Elle accourut chez le premier président et lui fait toutes sortes de remerciements. Lui, humble et modeste, se plonge en révérences, puis, la regardant entre deux yeux: « Madame, lui répondit-il tout haut devant tout le monde, je suis bien aise qu'un vieux singe ait pu faire quelque plaisir à une vieille guenon. » Et de là tout humblement, sans plus dire un mot, se met à la conduire, car c'était sa façon de se défaire des gens, d'aller toujours et de les laisser là d'une porte à l'autre. La duchesse de La Ferté eût voulu le tuer ou être morte. Elle ne sut plus ce qu'elle lui disait, et ne put jamais s'en défaire, lui toujours en profond silence, en respect, et les yeux baissés, jusqu'à ce qu'elle fût montée en carrosse.

Les gens du commun, il les traitait de haut en bas; et il ne se contraignait pas de dire à un procureur, à un homme d'affaires que des gens de considération amenaient à son audience pour expliquer leur fait mieux qu'ils ne l'eussent pu eux-mêmes: « Taisez-vous, mon ami, vous êtes un bel homme pour me parler; je ne parle pas à vous. » On peut croire, après ces sorties, comme le reste se passait.

Il ne traitait guère mieux certains conseillers. Les deux frères Doublet, tous deux conseillers, et dont l'aîné avait du mérite, de la capacité et de l'estime, avaient acheté les terres de Persan et de Croï, dont ils prirent les noms. Ils allèrent à l'audience du premier président. Il les connaissait très bien, mais il ne laissa pas de demander qui ils étaient. À leur nom le voilà courbé tout bas en révérences, puis, se relevant et les regardant comme les reconnaissant avec surprise: « Masques, leur dit-il, je vous connais; » et leur tourna le dos.

Pendant les vacances, il était chez lui à Gros-Bois. Deux jeunes conseillers qui étaient dans le voisinage l'y allèrent voir. Ils étaient en habit gris de campagne, avec leurs cravates tortillées et passées dans une boutonnière, comme on les portait alors. Cela choqua l'humeur du cynique. Il appela une manière d'écuyer, puis, regardant un de ses laquais

« Chassez-moi, lui dit-il, ce coquin-là tout à cette heure qui a la témérité de porter sa cravate comme messieurs. » Messieurs pensèrent en tomber en défaillance, s'en allèrent le plus tôt qu'ils purent; ils se promirent bien de n'y pas retourner.

Le peu de ses plus familiers, et sa plus intime famille n'en souffraient pas moins que le reste du monde. Il traitait son fils comme un nègre. C'était entre eux une comédie perpétuelle. Ils logeaient et mangeaient ensemble, et jamais ne se parlaient que de la pluie et du beau temps. S'il s'agissait d'affaires domestiques ou autres, ce qui arrivait continuellement, ils s'écrivaient, et les billets cachetés avec le dessus mouchaient d'une chambre à l'autre. Ceux du père étaient impitoyables, ceux du fils, qui se rebecquait volontiers, très piquants. Jamais n'allait chez son père qu'il ne lui envoyât demander s'il ne l'incommoderait point. Le père répondait comme il eût fait à un étranger. Dès que le fils paraissait, le père se levait, le chapeau à la main, disait qu'on apportât une chaise à monsieur, et ne se rasseyait qu'en même temps que lui. Au départ, il se levait et faisait la révérence.

Mme de Moussy, sa soeur, ne le voyait guère plus aisément ni plus familièrement, quoique dans le même logis. Il lui faisait souvent de telles sorties à table, qu'elle se réduisit à manger dans sa chambre. C'était une dévote de profession, dont le guindé, l'affecté, le ton et les manières étaient fort semblables à celles de son frère. La belle-fille, très riche héritière de Bretagne, était, avec toute sa douceur et sa vertu, la victime de tous les trois.

Le fils avait tout le mauvais du père, et n'en avait pas le bon; un composé du petit-maître le plus écervelé et du magistrat le plus grave, le plus austère et le plus compassé, une manière de fou, étrangement dissipateur et débauché. Lui et son père s'étaient figuré être parents du comte d'Oxford, parce qu'il s'appelait Harley. Jamais race si glorieuse, et glorieuse en tous points, jamais tant de fausse humilité. Les aventures du premier président avec l'arlequin de la Comédie italienne, et encore avec Santeuil, et avec bien d'autres, ont été sues de tout le monde. Ce serait trop que de les rapporter ici, il y en a pour des volumes.

Tout ce qui dans la robe se crut en passe brigua cette première place du parlement. Argenson, cet inquisiteur suprême et qui avait tant enchéri en ce genre sur La Reynie, n'oublia rien pour faire valoir ses services par les amis importants qu'il s'était faits. Il espéra surtout des jésuites et de ceux qui leur faisaient leur cour, aux dépens de ce qu'on nommait ou voulait perdre sous le nom de jansénistes, et qui de fait ou d'espérance se rendaient cette sorte de chasse si utile. Mais il se méprit au bon côté. Le roi, accoutumé à savoir par lui tout l'intérieur des familles et à lui confier beaucoup de petites affaires secrètes, ne put se résoudre à se passer d'un homme si fin, si habile, si rompu dans un ministère si obscur et si intéressant. Voysin, appuyé de son adroite femme que Mme de Maintenon aimait beaucoup, approché d'elle par l'intendance de Saint-Cyr qu'elle lui donna lorsque Chamillart entra dans le ministère, était le candidat sur lequel on jetait les yeux depuis longtemps pour toutes les grandes places de sa portée. De Mesmes, porté par M. du Maine et par quelques valets intérieurs, se flattait d'arriver. Mais l'heure de ces trois hommes n'était pas venue.

Celle d'un quatrième était encore plus éloignée pour qui je désirais cette place, sans avoir jamais eu aucune liaison avec lui. C'était d'Aguesseau à qui ses conclusions dans notre procès de préséance contre M. de Luxembourg m'avaient dévoué, et dont la réputation m'encourageait à prétendre. Il n'avait pour lui que cet appui de sa propre réputation qui en tout genre effaçait toutes les autres du parlement, et celle de son père devant laquelle toutes celles du conseil disparaissaient. Je désirais passionnément le fils à cause de ses conclusions, à son défaut au moins son père. Celui-ci était fort connu du roi qui le voyait depuis longtemps dans son conseil des finances. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers l'aimaient et l'estimaient singulièrement. Je les attaquai tous deux à plus d'une reprise; à mon grand étonnement je n'en espérai rien. Je les fis sonder d'ailleurs pour découvrir ce que ce pouvait être avec aussi peu de succès. Je m'avisai de dresser une batterie dans l'intérieur par Maréchal, et par celui-là d'y joindre Fagon, qui pouvait également et directement atteindre au roi et à Mme de Maintenon. Fagon était heureusement prévenu d'estime pour le procureur général, et plus heureusement encore, c'était l'estime qui presque toujours le déterminait, et quand il faisait tant que de vouloir servir, il savait frapper à propos de grands coups. Mais il craignit que le soupçon de jansénisme, si aisé à donner et à prendre, et dont le père et le fils n'étaient pas exempts, ne fît leur exclusion, sans néanmoins se dégoûter de travailler pour eux. J'agissais donc ainsi par les fentes, ne pouvant mieux. Mais pour le chancelier avec qui j'étais en toute portée, et que cette idée de jansénisme n'arrêtait point et l'eût plutôt poussé, je ne m'y épargnai point, ni lui aussi.

Un mot que je lâchai de mon désir et de mon espérance à l'abbé de Caumartin, leur ami, alla par lui jusqu'à eux. Le procureur général, surpris des vues et des démarches d'un homme avec qui il n'avait aucune sorte de liaison, me manda par l'abbé de Caumartin que, n'espérant rien, il serait bien fâché d'être mis sur les rangs, avec force remerciements. Le père m'en fit beaucoup par les galeries, où je le rencontrais souvent sans m'arrêter à lui avec qui je n'avais aussi pas la moindre liaison, et par la même raison me conjura de laisser éteindre, ce fut son expression, le feu que j'avais allumé. Il se trouvait trop vieux et trop avantageusement placé, pour aller entreprendre un métier pénible dans lequel il se trouverait tout neuf; et pour son fils, il me dit mille choses qui le barraient, outre que, modeste comme était ce bonhomme si semblable à ces vertueux magistrats des anciens temps, il le trouvait plus que très bien placé dans la charge de procureur général. Tout cela ne me ralentit point, je continuai à pousser ma pointe, intérieurement satisfait de me sentir aussi vif que le jour même des conclusions.

Lamoignon, porté par Chamillart alors tout-puissant, et par un favori ardent à ce qu'il voulait, tel que M. de la Rochefoucauld son ami intime, et qui avait coûté les sceaux au premier président, se pavanait par avance, tandis que son camarade Pelletier, soutenu du crédit de son père, était introduit par la chatière de la main de Saint-Sulpice, M. de Chartres à leur tête, ayant pour adjoints les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Cette protection, qui auprès du roi et de Mme de Maintenon avait également le mérite antijanséniste, l'emporta sur celle des jésuites pour Argenson.

Pelletier ne tenait au roi par rien dont il eût peine à se passer comme de l'autre. Il avait le même mérite à l'égard du jansénisme, et Mme de Maintenon y alla tête baissée pour l'amour de M. de Chartres. Les deux ducs, chose rare depuis longtemps, la secondèrent en cette occasion. Ils étaient demeurés amis intimes de Pelletier, le ministre d'État retiré; et le roi, qui l'avait aussi toujours aimé, ne résista point au plaisir de lui donner dans sa retraite la joie de voir son fils premier président, qui était tout ce qu'il aurait pu lui procurer de plus considérable, s'il était demeuré contrôleur général et dans tous les, conseils. Pelletier fut donc choisi.

Sa charge de président à mortier, qui ne lui avait coûté que trois cent mille livres, fit un autre mouvement dans la robe. La réputation que Portail s'était acquise dans la charge d'avocat général lui aida beaucoup à l'emporter. Il en donna cinq cent mille livres qui remplirent le brevet de retenue d'Harlay; et Courson, second fils du président Lamoignon, fut préféré pour la charge d'avocat général pour apaiser M. de La Rochefoucauld, et donner quelque consolation au père de n'être pas premier président. Tous ces messieurs-là reviendront sous ma plume. En attendant je donnerai une idée de ce nouveau premier président.

Peu de mois avant qu'il le fût, il vint un soir à Versailles chez M. Chamillart qui, à son ordinaire, était seul à table dans sa chambre avec quelques familiers, et se déshabillait devant eux en sortant de souper. Pelletier y vint tout à la fin du souper. Faute de mieux, quelqu'un lui parla de son fils, aujourd'hui premier président, et le lui loua. Tout de suite il répondit d'un air dédaigneux: « que son fils avait trop de trois choses: de biens, d'esprit et de santé; » et il répéta plus d'une fois cette sentence, en regardant la compagnie et cherchant un applaudissement que personne n'eut la complaisance de lui donner. Un moment après, il s'en alla comme Chamillart achevait de se déshabiller, et laissa chacun dans un étonnement et dans un silence qui ne fut rompu que par des interprétations peu obligeantes. Le premier écuyer et moi nous étions regardés dans le premier instant. Chamillart nous aperçut, nous demeurâmes, et nous nous en dîmes notre pensée.

Le cardinal d'Estrées fit le mariage du duc d'Estrées, son petit-neveu, qui n'avait ni père ni mère, avec une fille du duc de Nevers, lequel ne survécut pas ce mariage de huit jours. Le cardinal Mazarin avait deux soeurs: Mme Martinozzi, qui n'eut que deux filles, l'une mariée au duc de Modène, et mère de la reine d'Angleterre, épouse du roi Jacques II, l'autre à M. le prince de Conti, bisaïeule de M. le prince de Conti d'aujourd'hui, Mme Mancini, qui eut cinq filles et trois fils. Les filles furent: la duchesse de Vendôme, mère du dernier duc de Vendôme et du grand prieur, dont le père fut cardinal après la mort de sa femme, la comtesse de Soissons, mère du dernier comte de Soissons et du fameux prince Eugène; la connétable Colonne, grand'mère du connétable Colonne d'aujourd'hui, qui toutes deux ont fait tant de bruit dans le monde; la duchesse Mazarin, qui, avec le nom et les armes de Mazzarini-Mancini, porta vingt-six millions en mariage au fils du maréchal de La Meilleraye, et qui est morte en Angleterre après y avoir demeuré, longues années; et la duchesse de Bouillon, grand'mère du duc, de Bouillon d'aujourd'hui. Des trois fils, l'aîné fut tué tout jeune au combat du faubourg Saint-Antoine, en 1652. Il promettait tout. Le cardinal Mazarin l'aimait tellement qu'il lui confiait, à cet âge, beaucoup de choses importantes et secrètes pour le former aux affaires, où il avait dessein de le pousser. Le troisième étant au collège des jésuites, fort envié des écoliers pour toutes les distinctions qu'il y recevait, se laissa aller à se mettre à son tour dans une couverture et à se laisser berner; ils le bernèrent si bien qu'il se cassa la tête à quatorze ans qu'il a voit. Le roi, qui était à Paris, le vint voir au collège. Cela fit grand bruit, mais n'empêcha pas le petit Mancini de mourir. Resta seul le second, qui est M. de Nevers dont il s'agit ici.

C'était un Italien, très Italien, de beaucoup d'esprit, facile, extrêmement orné, qui faisait les plus jolis vers du monde qui ne lui coûtaient rien, et sur-le-champ, qui en a donné aussi des pièces entières; un homme de la meilleure compagnie du monde, qui ne se souciait de quoi que ce fût, paresseux, voluptueux, avare à l'excès, qui allait très souvent acheter lui-même à la halle et ailleurs ce qu'il voulait manger, et qui faisait d'ordinaire son garde-manger de sa chambre. Il voyait bonne compagnie, dont il était recherché; il en voyait aussi de mauvaise et d'obscure avec laquelle il se plaisait, et il était en tout extrêmement singulier. C'était un grand homme sec, mais bien fait, et dont la physionomie disait tout ce qu'il était.

Son oncle le laissa fort riche et grandement apparenté. Il ne tint qu'à lui de faire une grande fortune à l'ombre de la mémoire du cardinal Mazarin, à laquelle très longtemps le roi accorda tout. M. de Nevers fut capitaine des mousquetaires, dont le roi s'amusait fort. Il eut le régiment d'infanterie du roi, auquel ce prince s'affectionna toute sa vie; et se l'appropria comme un simple colonel, pour en faire immédiatement tout le détail par lui-même. Tout cela, au lieu de conduire M. de Nevers, l'importuna. Il suivit le roi quelques campagnes. Les troupes et la guerre n'étaient pas son fait, ni la cour guère davantage. Il quitta ces emplois pour la paresse et ses plaisirs. Il avait porté la queue du roi le lendemain de son sacre, lorsqu'il reçut l'ordre du Saint-Esprit des mains de Simon le Gras, évêque de Soissons, qui, par le privilège de son siège, l'avait sacré en l'absence du cardinal Antoine Barberin, archevêque-duc de Reims, qui était à Rome. En conséquence, M. de Nevers fut chevalier de l'ordre, à la promotion de 1661, qu'il n'avait que vingt ans. Il se défit du gouvernement de la Rochelle et du pays d'Aunis, et il épousa, en 1670, la plus belle personne de la cour, fille aînée de Mme de Thianges, soeur de Mme de Montespan. Il eut, en 1678, un brevet de duc, qu'il ne tint qu'à lui, dix ans durant, de faire enregistrer. Il le négligea. Il y voulut revenir quand il n'en fut plus temps, et ne put l'obtenir. Il fut souvent jaloux fort inutilement, mais jamais brouillé avec sa femme, qui était fort de la cour et du grand monde. Il ne l'appelait jamais que Diane. Il lui est arrivé trois ou quatre fois d'entrer le matin dans sa chambre, de la faire lever, et tout de suite de la faire monter en carrosse, sans qu'elle, ni pas un de leurs gens à tous deux, se fussent doutés de rien, et de partir de là pour Rome, sans le moindre préparatif, ni que lui-même y eût songé trois jours auparavant. Ils y ont fait des séjours considérables.

Il en eut deux fils et deux filles. L'aînée était mariée depuis sept ou huit ans avec le prince de Chimay, chevalier de la Toison d'or, de Charles II, et grand d'Espagne de Philippe V, lieutenant général de ses armées, qui n'en eut point d'enfants, et qui depuis a été mon gendre. L'autre fut la duchesse d'Estrées, qui n'a point eu d'enfants non plus. Les deux fils furent M. de Donzi, fort mal avec son père, qui, par la duchesse Sforce, soeur de sa mère, a été fait duc et pair pendant la dernière régence; et M. Mancini, qui eut les biens d'Italie. J'aurai occasion de parler d'eux dans la suite.

M. de Nevers mourut à soixante-six ans. Il s'était fort adonné à Sceaux, et sa femme encore davantage. Il avait conservé le petit gouvernement du Nivernais, parce que tout ce pays était presque à lui. Son fils, qui ne servit presque point, et dont d'ailleurs la conduite avait toujours déplu au roi, ne put l'obtenir. Il hasarda de se faire appeler duc de Donzi, après la mort de son père, n'osant prendre le titre de Nevers. Le roi le trouva si mauvais, qu'il lui fit défendre de continuer à se faire appeler duc et d'en prendre le titre ni aucune marque. Son père n'avait qu'un brevet, c'est-à-dire des lettres non enregistrées qui ne pouvaient passer à son fils.

Avant que de rentrer dans des récits plus importants, je me souviens que je n'ai point encore parlé de ce qu'on appelait à la cour les parvulo de Meudon, et il est nécessaire d'expliquer cette manière de chiffre pour l'intelligence de plusieurs choses que j'aurai à raconter. On a vu (t. Ier, p. 212) l'aventure de Mme la princesse de Conti, pourquoi et comment elle chassa Mlle Choin, qui elle était, et quels étaient ses amis et l'attachement de Monseigneur pour elle. Ce goût ne fit qu'augmenter par la difficulté de se voir. Mme de Lislebonne et ses filles en avaient presque seules le secret, nonobstant tout ce qu'elles devaient à Mme la princesse de Conti. Elles fomentaient ce goût qui les entretenait dans une confidence dont elles se proposaient de tirer de grands partis dans les suites.

Mlle Choin s'était retirée à Paris auprès du petit Saint-Antoine, chez Lacroix, son parent, receveur général des finances, où elle vivait fort cachée. Elle était avertie des jours rares que Monseigneur venait dîner seul à Meudon, sans y coucher, pour ses bâtiments ou pour ses plantages; elle s'y rendait la veille à la nuit, dans un fiacre, passait les cours à pied, mal vêtue, comme une femme fort du commun qui va voir quelque officier à Meudon, et par les derrières entrait dans un entresol de l'appartement de Monseigneur, où il allait passer quelques heures avec elle. Dans la suite, elle y fut de même façon, niais avec une femme de chambre, son paquet dans sa poche, à la nuit, la veille des jours que Monseigneur y venait coucher. Elle y demeurait sans voir qui que ce soit que lui, enfermée avec sa femme de chambre, sans sortir de l'entresol, où un garçon du château seul dans la confidence lui portait à manger.

Bientôt après, du Mont eut la liberté de l'y voir, puis les filles de Mme de Lislebonne, quand il allait des dames à Meudon. Peu à peu cela s'élargit; quelques courtisans intimes y furent admis. Sainte-Maure, le comte de Roucy, Biron après, puis un peu davantage et deux ou trois dames, M. le prince de Conti tout à la fin de sa vie. Alors Mgr le duc de Bourgogne, Mgr le duc de Berry, et fort peu de temps après Mme la duchesse de Bourgogne, furent introduits dans l'entresol, et cela ne dura pas longtemps sans devenir le secret de la comédie. Le duc de Noailles et ses soeurs furent admis. Monseigneur y allait dîner souvent avec les filles de Mme de Lislebonne, souvent après avec elles, et Mme la Duchesse, et quelquefois quelques-uns des privilégiés en hommes et en femmes, qui s'étendit plus, et toujours avec le même air de mystère qui dura toujours; et c'étaient ces parties secrètes, mais qui devinrent assez fréquentes, qu'on appelait des parvulo.

Alors Mlle Choin n'était plus dans les entresols que pour la commodité de Monseigneur. Elle couchait dans le lit et dans le grand appartement où logeait Mme la duchesse de Bourgogne quand le roi allait à Meudon. Elle était toujours dans un fauteuil devant Monseigneur, Mme la duchesse de Bourgogne sur un tabouret; Mlle Choin ne se levait pas pour elle; en parlant d'elle, elle disait, et devant Monseigneur et la compagnie: « la duchesse de Bourgogne; » et vivait avec elle comme faisait Mme de Maintenon, excepté qu'elle ne l'appelait pas mignonne, ni elle ma tante, et qu'elle n'était pas à beaucoup près si libre, ni si à son aise là qu'avec le roi et Mme de Maintenon. Mgr le duc de Bourgogne y était fort en brassière. Ses moeurs et celles de ce monde-là se convenaient peu. Mgr le duc de Berry, qui les avait plus libres, y était à merveille. Mme la Duchesse y tenait le dé, et quelques-unes de ses favorites y étaient quelquefois reçues. Mais pour tout cela, jamais Mlle Choin ne paraissait. Elle allait, les fêtes, à six heures du matin, entendre une messe dans la chapelle dans un coin toute seule, bien empaquetée dans ses coiffes, mangeait seule quand Monseigneur ne mangeait pas en haut avec elle, et il n'y mangeait jamais lorsqu'il couchait à Meudon que le jour qu'il y arrivait (parce que [ce qui] en était ne venait que sur le soir), et jamais ne mettait le pied hors de son appartement ou de l'entresol; et pour aller de l'un à l'autre tout était exactement visité et barricadé pour n'être pas rencontrée.

On la considérait auprès de Monseigneur comme Mme de Maintenon auprès du roi. Toutes les batteries pour le futur étaient dressées et pointées sur elle. On cabalait longtemps pour avoir la permission d'aller chez elle à Paris; on faisait la cour à ses amis anciens et particuliers. Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne cherchaient à lui plaire, étaient en respect devant elle, et attention avec ses amis, et ne réussissaient pas toujours. Elle montrait à Mgr le duc de Bourgogne la considération d'une belle-mère, que toutefois elle n'était pas, mais une considération sèche et importunée, et il lui arrivait quelquefois de parler avec autorité et peu de ménagement à Mme la duchesse de Bourgogne, et de la faire e pleurer.

Le roi et Mme de Maintenon n'ignoraient rien de tout cela, mais ils s'en taisaient, et toute la cour, qui le savait, n'en parlait qu'à l'oreille. Ce tableau suffit pour le présent. Il sera la clef de plus d'une chose. M. de Vendôme et d'Antin étaient des principaux initiés.

CHAPITRE XXII. §

Duc d'Orléans a un fauteuil à Bayonne, et à Madrid le traitement d'infant. — Origine du fauteuil en Espagne pour les infants et pour les cardinaux. — Étranges abus nés des fauteuils de Bayonne à M. le duc d'Orléans et à Mlle de Beaujolais. — Origine du traversement du parquet par les princes du sang. — Époque où les princesses du sang ont quitté les housses. — Trait remarquable de M. le prince à Bruxelles avec don Juan et le roi Charles II d'Angleterre. — Ses entreprises de distinction en France. — Règlement contre le luxe des armées peu exécuté. — Bataille d'Almanza. — Cilly apporte la nouvelle de la victoire d'Almanza. — Valouse à Marly, de la part du roi d'Espagne. — Bockley apporte le détail, et est fait brigadier. — M. le duc d'Orléans arrive à l'armée victorieuse. — Origine de l'estime et de l'amitié de M. le duc d'Orléans pour le duc de Berwick. — Leurs différents caractères militaires. — Grand et rare éloge du duc de Berwick par M. le duc d'Orléans. — Manquement fatal de toutes choses en Espagne. — Siège de Lerida. — La ville prise d'assaut et punie par le pillage. — Le château rendu par capitulation. — Joyeuse malice du roi sur Lerida à M. le Prince. — Cilly lieutenant général. — Berwick grand d'Espagne avec les duchés de Liria et de Xerica en don, une grâce, outre cela, sans exemple en grandesse, et fait chevalier de la Toison d'or.

Les généraux des armées partirent chacun pour la leur. M. le duc d'Orléans s'arrêta à Bayonne pour voir la reine veuve de Charles Ier, qui lui donna un fauteuil. M. le duc d'Orléans, qui ne l'aurait osé prétendre, se garda bien de le refuser.

En Espagne, les infants ont un fauteuil devant le roi et la reine. Il leur est venu de celui des légats a latere, qui sont reçus partout presque comme le ‘pape en personne, et à qui nos rois ont été au-devant fort loin, hors de leur ville, jusqu'à Louis XIV exclusivement, mais qui y envoya Monsieur, qui donna la main au cardinal Chigi, lequel eut, comme je l'ai marqué (t. II, p. 80), à propos de l'erreur d'une tapisserie, un fauteuil à son audience du roi. Si les légats l'ont eu en France, on peut juger si les rois particuliers des Espagnes le leur disputaient. Ils le donnèrent aussi aux cardinaux qui ont tant gagné par le grand rang des cardinaux légats, et par la fermeté de la politique romaine, à porter le leur au plus haut point qu'elle a pu. Ferdinand et Isabelle, ayant réuni les couronnes particulières d'Espagne, firent trop d'usage des papes et de la cour de Rome pour changer ce cérémonial. Philippe Ier, dit le Beau, leur gendre, à qui ces couronnes devaient toutes arriver, n'eut que celle de Castille, parce que Ferdinand le Catholique le survécut. Charles-Quint son fils, avant d'être empereur, recueillit toutes les couronnes de l'Espagne, à celle de Portugal près. Dès lors il pensait à l'empire, il avait François Ier pour compétiteur. Il ménageait Rome et n'innova rien au cérémonial de son grand-père et de sa grand'mère maternels. Philippe II son fils, avec tous les partis qu'il sut tirer de Rome, n'avait garde d'y rien changer non plus, et son exemple ‘a passé en règle à ses successeurs. Il est même arrivé que plusieurs premiers ministres d'Espagne, avant et depuis Philippe II, ont été cardinaux, ce qui n'a pas peu contribué à consolider leur rang en Espagne. Je parlerai en un autre lieu de celui dont ils y jouissent aujourd'hui; mais ce que je viens d'en dire suffit pour ce que j'ai à expliquer ici.

Ce fauteuil des légats et des cardinaux est l'origine de celui des infants. Mais en Espagne ils n'ont rien vu par delà ce degré que nous appelons ici fils de France. Les infants, qui sont nos fils de France, y ont été fort rares depuis Charles-Quint. À peine y en a-t-il eu d'autres sous chaque règne que l'héritier de la couronne, et si on excepte le malheureux don Carlos et un cardinal, le peu qu'il y en a eu a disparu presque aussitôt que né. Aucun héritier de la couronne n'a été marié du vivant du roi son père. Je ne compte pas Philippe II, que Charles-Quint fit roi, qui épousa la reine Marie d'Angleterre, et qui, avant d'être roi, fut presque toujours séparé du lieu de Charles-Quint, ailleurs en Europe. Ainsi, en Espagne, il est vrai de dire que, jusqu'à présent, ce que nous connaissons ici sous le nom de petit-fils de France et de prince du sang n'y a jamais existé.

La reine douairière d'Espagne, confinée à Bayonne pour ses intelligences avec l'archiduc, mal aux deux cours, peu comptée d'ailleurs et mal payée, embarrassée d'un rang qu'elle savait bien n'être pas de fils de France, mais en approcher fort et s'élever fort au-dessus de celui des princes du sang, crut pouvoir aider à la lettre pour obliger le neveu, et peut-être encore plus le neveu et le gendre du roi tout à la fois, qui allait commander les armées en Espagne, et qui apparemment y prendrait un grand crédit, au moins celui de la servir ou de lui nuire. M. le duc d'Orléans, de son côté, hasarda d'accepter ce qui lui fut offert, parce qu'on aime toujours à se rehausser.

Il n'ignorait pas que le premier fils de France qui ait eu un fauteuil devant une tête couronnée a été Gaston, qui, étant lieutenant général de l'État dans la minorité de Louis XIV, profita de l'indigence, des malheurs, et des besoins de la reine d'Angleterre sa soeur pour ses enfants et pour elle-même, réfugiés en France après l'étrange catastrophe du roi Charles Ier, son mari, dont l'exemple et une raison semblable valut le fauteuil à Monsieur et à Madame, père et mère de M. le duc d'Orléans, [de la part] du roi Jacques II et de la reine sa femme, réfugiés pareillement en France en 1688 par l'invasion et l'usurpation du prince d'Orange, depuis dit le roi Guillaume III. Mais il savait aussi que lui-même ne l'avait pu obtenir. On lui avait seulement souffert, à Mme la duchesse d'Orléans, à Mademoiselle, sa soeur, depuis duchesse de Lorraine, et aux trois filles de Gaston, de ne voir le roi et la reine d'Angleterre qu'avec Monseigneur, Monsieur ou Madame, devant qui ils ne prétendaient qu'un tabouret; et comme tout s'étend en France sans autre droit que de l'oser, les deux autres filles du roi, toujours blessées du rang si supérieur au leur de leur soeur cadette, se mirent sur le même pied de ne voir la cour d'Angleterre qu'avec des fils ou des filles de France; puis d'elles, qui étaient princesses du sang par leurs maris, les autres princesses du sang en ont toujours usé de même. Le roi le souffrait, et le roi et la reine d'Angleterre n'étaient pas en situation de s'en plaindre. C'était donc un demi droit, en M. le duc d'Orléans, que cette prétention telle qu'elle pût être; et à l'égard des pays étrangers, il ne donnait pas la main, et ne rendait pas la visite qu'il recevait des ambassadeurs, comme faisaient les princes du sang. Les cardinaux étrangers, même romains, lui écrivaient monseigneur et altesse royale; et lorsqu'il écrivait aux rois, excepté celui de France, il ne les traitait point de sire, mais de monseigneur. Toutes ces raisons lui parurent bonnes pour ne faire point de façons sur le fauteuil que la reine douairière d'Espagne lui fit présenter. Le roi ne le trouva point mauvais, et en Espagne on n'osa s'en plaindre.

Ce qui en résulta au contraire fut qu'on s'y piqua de ne faire pas moins qu'à Bayonne, en sorte que don Gaspar Giron, le premier des quatre majordomes du roi, alla avec des carrosses et des équipages du roi au-devant de lui jusqu'à Burgos, c'est-à-dire de Madrid comme qui irait d'ici presqu'à Poitiers, et que sur la route, et partout, il fut reçu en infant d'Espagne. Il en eut le traitement entier, à la cour, du roi, de la reine, des infants, des grands et de tout le monde, sans que cela y ait fait, ni ici, la moindre difficulté; mais voici ce que les excès deviennent. Ils en font naître sans fin, et il vaut mieux le dire ici tout de suite.

Lorsque la reine veuve du roi Louis Ier d'Espagne, fille de M. le duc d'Orléans, par conséquent princesse du sang, passa à Bayonne, la reine douairière d'Espagne trancha toute difficulté, et la traita comme déjà mariée et comme princesse des Asturies. Elle s'appuyait sur l'exemple de Mme la duchesse de Bourgogne, que, par même raison de couper court à tout, le roi traita et la fit totalement jouir du même rang que si elle eût déjà été mariée. Vint après Mlle de Beaujolais, aussi fille de M. le duc d'Orléans, allant épouser l'autre infant. Sur l'exemple que je viens de rapporter, elle fut traitée de même; mais la duchesse de Duras qui était chargée de sa conduite, et qui avait mené avec elle la duchesse de Fitz-James sa fille, depuis duchesse d'Aumont, ne se trouva point, ni sa fille, à cette séance, parce qu'elle n'avait pas eu ordre de vivre autrement avec Mlle de Beaujolais qu'avec une princesse du sang, et laissa auprès d'elle sa gouvernante. À la rupture, Mlle de Beaujolais fut renvoyée en France avec sa soeur, veuve alors du roi Louis Ier. La princesse de Berghes, veuve d'un grand d'Espagne et la marquise de Conflans, furent envoyées avec les équipages du roi à Saint-Jean de Luz pour les ramener en France, l'une comme camarera-mayor de la petite reine, l'autre choisie par Mme la duchesse d'Orléans pour être gouvernante de Mlle de Beaujolais sa fille. M. le duc d'Orléans n'était plus, et il était régent au premier passage; mais M. le Duc était premier ministre, et quelque chose de plus, et en même temps prince du sang. La reine douairière d'Espagne ne pouvait plus considérer Mlle de Beaujolais comme mariée et comme infante, ainsi qu'elle avait fait la première fois. Il n'y avait point eu de mariage, et elle était renvoyée; elle n'était donc plus que princesse du sang.

Cela embarrassa la reine douairière, qui à la fin se résolut, pour obliger M. le Duc dans sa puissance (qui toutefois n'y avait pas seulement pensé), se résolut, dis-je, à donner un fauteuil à Mlle de Beaujolais et à la traiter comme la première fois, sous prétexte que ses propres malheurs la rendaient sensible à celui de cette princesse, à qui elle ne le voulait pas appesantir par la différence du traitement de son premier passage.

Elle habitait une très petite maison de campagne à la porte de Bayonne, et elle y recevait le monde dans un petit salon, où je l'ai aussi vue, de plain-pied à un grand et beau jardin. Après les premières embrassades de la reine douairière à la petite reine et à Mlle de Beaujolais, la reine douairière proposa à la princesse de Berghes d'aller voir son jardin, et à la duchesse de Liñarez sa camarera-mayor de l'y mener. Elles étaient averties; elles firent dans l'instant la révérence et entrèrent dans le jardin, après quoi la reine douairière fit apporter trois fauteuils. La marquise de Conflans y demeura debout avec les autres dames de la reine douairière. La visite finie, on fit appeler les deux dames qui étaient au jardin; elles ne trouvèrent plus de fauteuil en rentrant. On était debout et aux embrassades pour prendre congé.

Par le chemin, Mlle de Beaujolais vécut en princesse du sang. Mais arrivées à Paris, elles trouvèrent que ce fauteuil y avait fait grand bruit, et que là-dessus les princesses du sang le prétendaient chez la reine d'Espagne. Mme la duchesse d'Orléans, dont les enfants n'étaient plus petits-fils de France, trouvait la prétention fort raisonnable, d'autant qu'elle en formait de plus étranges pour elle-même, jusqu'à ne pas vouloir que les gardes de la reine sa fille prissent la salle de ses gardes quand elle la venait voir au Palais-Royal, tandis qu'à Versailles on ne leur disputa pas d'être mêlés avec ceux du roi, et la droite dans leur salle. Cette prétention du fauteuil, soutenue de l'autorité d'un prince du sang pleinement administrateur de l'État, suspendit les visites. Un écrivit en Espagne, d'où il vint défense à la reine d'Espagne de donner des fauteuils, même à Mme la duchesse d'Orléans sa mère, qui depuis ne l'a plus vue qu'en particulier, et pas un prince ni princesse du sang ne l'ont visitée, si ce n'est M. le duc d'Orléans et Mlles ses soeurs, mais en dernier particulier.

Voilà où conduisent des complaisances mal entendues. Mme la duchesse d'Orléans n'a jamais eu ni prétendu qu'un tabouret devant les filles de France, même cadettes, même devant Mme la duchesse de Berry sa fille; les princesses filles de Gaston pareillement devant Madame, ainsi que Mlle la duchesse d'Orléans, et Mlle depuis duchesse de Lorraine; les princes et les princesses du sang n'ont jamais eu ni prétendu qu'un siège à dos, sans bras, devant les filles de Gaston, devant M. et Mme la duchesse d'Orléans, et devant Mlle depuis duchesse de Lorraine; et ils veulent un fauteuil devant les têtes couronnées, et en particulier devant la petite reine d'Espagne, qui, sa couronne mise à part, est veuve d'un infant d'Espagne, c'est-à-dire d'un fils de France, puisque, quand Philippe V n'aurait pas eu la couronne d'Espagne, il serait fils de France, conséquemment son fils petit-fils de France, lequel remonte à la dignité, au rang, aux traitements de fils de France par la couronne de son père (et ont été mis et reconnus sur ce pied-là par Louis XIV, qui leur a envoyé le cordon bleu, dans le moment de leur naissance, qui ne se donne ainsi qu'aux seuls fils de France, et les a toujours regardés et traités en tout le reste comme fils de France). Comment ajuster cela avec ces prétentions de fauteuil, si on ne veut dire que la couronne d'Espagne ait dégradé les infants d'Espagne du rang et de la dignité qu'ils ont apportée en naissant, et qui a été anéantie par la seconde couronne de l'Europe? Voilà un paradoxe bien étrange et toutefois bien littéral.

M. le Prince le héros, que les princes du sang n'accuseront pas d'avoir manqué de hauteur ni d'entreprises hardies en faveur de leur rang, témoin le traversement du parquet au parlement, qu'il hasarda à la suite de M. son père et malgré lui dans la minorité de Louis XIV, et qui leur est depuis demeuré, auparavant réservé au seul premier prince du sang; la tentative de la housse clouée à son retour de Bruxelles, qu'il ne put obtenir, d'où les princesses du sang ont quitté leurs housses qu'elles portaient et avaient toujours portées jusqu'alors comme les duchesses, et sans prétention à cet égard; et bien d'autres choses qui écarteraient trop; M. le Prince, dis-je, pensait bien autrement sur ces prétentions modernes avec les têtes couronnées. Il était à Bruxelles, où bien qu'à la merci et au service de l'Espagne, il maintint, avec la dernière hauteur, son rang, sa préséance, ses distinctions sur don Juan, gouverneur général des Pays-Bas, bâtard d'Espagne, et qui commandait les armées avec une hauteur, dans sa cour, de fils légitime de roi. Charles II, roi d'Angleterre, avait été obligé de s'y retirer. Il y était aux dépens de l'Espagne, et don Juan en abusait et le traitait fort cavalièrement. M. le Prince en fut si choqué qu'il voulut apprendre à vivre à ce superbe bâtard.

Il pria chez lui le roi d'Angleterre, don Juan, les principaux seigneurs espagnols et flamands, et ce qu'il y avait de plus considérable auprès de lui et parmi les chefs des troupes, et leur donna un magnifique dîner. Le repas servi, M. le Prince en avertit le roi d'Angleterre; qui, arrivant dans le lieu du festin avec toute la compagnie, vit une grande table couverte de mets, un seul fauteuil, un couvert unique et un cadenas. Voilà don Juan bien étonné, et qui le fut encore davantage quand il vit M. le Prince présenter la serviette au roi d'Angleterre pour laver et l'obliger de le faire. Le roi demanda à M. le Prince s'il ne se mettait pas à table et ces messieurs. M. le Prince, au lieu de répondre, prit une serviette et se tint debout vers le dos du fauteuil où le roi d'Angleterre venait de s'asseoir. Aussitôt il se retourna à M. le Prince pour l'obliger à se mettre à table et à faire apporter des couverts. M. le Prince répondit que, quand il aurait eu l'honneur de le servir, il trouverait avec don Juan une table servie pour la compagnie et pour eux. Ce combat de civilités finit enfin par l'obéissance. M. le Prince dit que le roi ordonnait qu'on apportât des couverts. Ils étaient tout prêts et force tabourets aussi, qu'on apporta en même temps. M. le Prince se mit sur le premier, à la droite du roi d'Angleterre; don Juan, rageant de colère et de honte, sur le premier à gauche, et la compagnie sur les autres. Voilà un trait bien éloigné de la prétention du fauteuil. Il fit un honneur infini à M. le Prince, et procura depuis au roi d'Angleterre les respects que lui devait don Juan, et dont, après cet exemple si public et si fort parlant à lui, il n'osa plus s'écarter.

À propos de table, le luxe de la cour et de la ville était passé avec tant d'excès dans les armées qu'on y portait toutes les délicatesses inconnues autrefois dans les lieux du plus grand repos. Il ne se parlait plus que de haltes chaudes dans les marches et dans les détachements, et les repas qu'on portait à la tranchée pendant les sièges étaient non seulement abondants dans tous leurs services, mais les fruits et les glaces qu'on y servait avaient l'air des fêtes, avec une profusion de toutes sortes de liqueurs. La dépense ruinait les officiers, qui, les uns pour les autres, s'efforçaient à l'envi de paraître magnifiques; et les choses nécessaires à porter et à faire quadruplaient leurs domestiques et les équipages de l'armée, qui l'affamaient souvent. Il y avait longtemps qu'on s'en plaignait, ceux même qui faisaient ces dépenses qui les ruinaient, sans qu'aucun osât les diminuer. À la fin, le roi fit ce printemps un règlement qui défendit aux lieutenants généraux d'avoir plus de quarante chevaux d'équipage; aux maréchaux de camp plus de trente; aux brigadiers plus de vingt-cinq et aux colonels plus de vingt. Il eut le sort de tant d'autres faits sur le même sujet. Il n'y a pays en Europe où il y ait tant de si belles lois et de si bons règlements, ni où l'observation en soit de si courte durée. On ne tient la main à aucun, et il arrive que souvent, même dès la première année, tout est enfreint, et qu'on n'y pense plus dès la seconde.

On a vu (ci-dessus, p. 361) que la révolte de Cahors, qui avait obligé d'y faire marcher des troupes destinées pour l'Espagne, avait retardé le départ de M. le duc d'Orléans de huit jours. Ce délai lui coûta cher. Le duc de Berwick, plus faible en infanterie que les ennemis, et engagé dans un pays de montagnes, se trouva dans la nécessité de reculer un peu devant eux pour regagner des plaines où il pût aider sa cavalerie. Asfeld, qui tout l'hiver avait commandé sur cette frontière, y avait heureusement, mais très difficilement, pourvu à la subsistance des troupes. Tout y était donc mangé par les apports qui y avaient été faits de tous les pays à portée d'en faire; et c'est ce qui avait obligé Berwick de chercher à vivre dans ces montagnes, où les ennemis, fort éloignés, mais assemblés de bonne heure, forcèrent de marches pour le venir chercher, et tâcher de le prendre à leur avantage. Le marquis das Minas, Portugais, commandait leur armée de concert avec Ruvigny, qu'on appelait milord Galloway, d'un titre d'Irlande que le roi Guillaume lui avait donné, et qui commandait les Anglais. Enflés de ce mouvement en arrière, ils suivirent le maréchal de près, qui les attira ainsi dans les plaines de la frontière du royaume de Valence.

Alors Berwick les eût volontiers combattus; mais il savait M. le duc d'Orléans parti de Madrid pour le venir joindre, qui n'avait fait qu'y passer et saluer le roi et la reine d'Espagne, et qui faisait toute la diligence possible pour arriver. Il lui était subordonné de nom et d'effet. Le roi avait avoué son repentir de lui avoir donné en Italie un tuteur, qui l'avait perdue e malgré ce prince. Berwick ne voulait pas, d'entrée de jeu, se brouiller avec un supérieur de cette élévation en lui soufflant une bataille; ainsi il temporisait avec grand dépit de l'audace des ennemis à l'approcher et à le tâter.

Elle leur crût tellement par la patience du maréchal qu'ils l'imputèrent tout à fait à faiblesse. Pour en profiter, ils vinrent le chercher jusque dans son camp. Asfeld, qui en eut le premier avis, l'envoya au duc de Berwick avec qui il était fort bien, et prit sur soi de faire ses dispositions de son côté, pour ne perdre pas un moment. Le maréchal fut aussi diligent du sien, vint au galop voir celles d'Asfeld, les approuva et ne songea plus qu'à combattre. Le début en fut heureux. Bientôt après il se mit quelque désordre dans notre aile droite, qui souffrit un furieux feu. Le maréchal y accourut, le rétablit, et la victoire ne fut pas longtemps après à se déclarer pour lui. L'action ne dura pas trois heures. Elle fut générale, elle fut complète. Elle commença tout de bon sur les trois heures après midi, le 25 avril. Les ennemis en fuite et poursuivis jusqu'à la nuit, perdirent tout leur canon et tous leurs équipages avec beaucoup de monde. Il en coûta peu à notre armée; et de gens de marque, le fils unique de Puysieux, qui était brigadier d'infanterie et promettait beaucoup, avec un esprit orné, et Polastron, colonel de la couronne.

Tout étant fini, le comte Dohna, qui s'était retiré dans la montagne avec cinq bataillons, n'ayant ni vivres, ni eau, ni moyen de sortir de là, envoya au maréchal, trop heureux d'être tous prisonniers de guerre, qui chargea un officier général d'aller les chercher et les amener à son camp. Ainsi on eut en tout huit mille prisonniers, parmi lesquels deux lieutenants généraux, six maréchaux de camp, six brigadiers, vingt colonels, force lieutenants-colonels et majors, et huit cents autres officiers avec une grande quantité d'étendards et de drapeaux. Il y eut treize bataillons entiers.

Cilly, des dragons, maréchal de camp, arriva à l'Étang avec cette bonne nouvelle, où j'étais et où Mme la duchesse de Bourgogne était venue de Marly, à qui Chamillart donnait une grande collation. Ma surprise fut extrême lorsqu'en me retournant j'avisai Cilly. Je jugeai qu'il y avait eu une action heureuse en Espagne. Je lui demandai à l'instant des nouvelles de M. le duc d'Orléans, et je fus fort affligé d'apprendre qu'il n'était pas arrivé à l'armée. Chamillart dit tout bas la nouvelle à Mme la duchesse de Bourgogne. Il me la dit aussi à l'oreille, et aussitôt s'en alla avec Cilly la porter au roi. Madame accourut aussitôt chez Mme de Maintenon, qui fut fort touchée d'apprendre que M. son fils n'avait pas joint l'armée. Un musicien qui l'y crut, accourut le dire à Mme la princesse de Conti, qui lui donna une belle montre d'or qu'elle portait à son côté. Tout ce qui était à Marly assiégea la porte de Mme de Maintenon. Le roi, transporté de joie, y vint et y conta tout ce que Cilly lui venait d'apprendre. Le lendemain le duc d'Albe vint à la promenade du roi, à qui il en avait fait demander la permission, et qui le gracieusa fort.

Le surlendemain, le même ambassadeur amena au roi Valouse, qui, écuyer ici du duc d'Anjou, l'avait suivi en Espagne, et y était un de ses quatre majordomes. Philippe V, averti de la victoire d'Almanza par Ronquillo, que le duc de Berwick lui avait envoyé du champ de bataille, avait dépêché Valouse pour venir remercier le roi de ses secours, et du général qui venait de s'en servir avec tant de gloire.

Bockley, frère de la duchesse de Berwick, arriva le lendemain de Valouse avec le détail, et en fut fait brigadier. Cilly était parti le 26 avril, à la pointe du jour, lendemain de la bataille, et il était venu tout droit ici sans passer à Madrid.

Ce même jour 26, M. le duc d'Orléans joignit l'armée, qui marchait à Valence par des pays faciles, et qui ne s'éloignaient point de nos magasins. On sut ce jour-là milord Galloway très dangereusement blessé, que das Minas l'était aussi, et toute leur armée dispersée. Le duc de Berwick, avec un gros détachement, alla fort loin recevoir M. le duc d'Orléans, bien en peine de la réception qu'il lui ferait, et du dépit qu'il aurait de trouver besogne faite. C'était, après le malheur de Turin, en essuyer un nouveau bien fâcheux en un autre genre. Tout ce qui lui était attaché en fut touché, et le public même sembla y prendre part. L'air ouvert de M. le duc d'Orléans, et ce qu'il dit d'abordée au maréchal sur ce qu'il était déjà informé qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour l'attendre, le rassurèrent. Il y joignit de justes louanges; mais il ne put s'empêcher de se montrer fort touché de son malheur, qu'il avait tâché d'éviter par toute la diligence imaginable, et par ne s'être pas même arrêté à Madrid autant que la plus légère bienséance l'aurait voulu. Enfin le prince, persuadé avec raison qu'il n'avait pu être attendu plus longtemps par l'attaque des ennemis dans le camp même du maréchal, et le maréchal à l'aise, ils ne furent point brouillés; et cette campagne jeta entre eux les fondements d'une estime et d'une amitié qui ne s'est depuis jamais démentie.

Ce n'est pas qu'ils fussent tous deux souvent de même avis. Le prince était entreprenant et quelquefois hasardeux, persuadé qu'un attachement excessif à toutes les précautions arrache des mains beaucoup d'occasions glorieuses et utiles; le maréchal, au contraire, intrépide de coeur, mais timide d'esprit, accumulait toutes les précautions et les ressources, et en trouvait rarement assez. Ce n'était pas pour s'accorder. Mais le prince avait le commandement effectif, et le maréchal une probité si exacte que, content d'avoir contredit et disputé de toutes ses raisons et de toute sa force un avis qui passait malgré lui, il concourait à le faire réussir, non seulement sans envie, mais avec chaleur et volonté, jusqu'à chercher des expédients nouveaux pour remédier aux inconvénients imprévus, et à mettre tout du sien, comme s'il eût été l'auteur du conseil qui s'exécutait nonobstant toute l'opposition qu'il y avait faite.

C'est le témoignage que M. le duc d'Orléans m'a rendu de lui plus d'une fois, et bien rare d'un homme nouvellement orné d'une grande victoire, et naturellement opiniâtre et attaché à son sens. Mais, comme ce prince me l'a souvent dépeint, il était doux, sûr, fidèle, voulant surtout le bien de la chose, sans difficulté à vivre, vigilant, actif, et se donnant, mais quand il était à propos, des peines infinies. Aussi M. le duc d'Orléans m'a-t-il dit souvent que, encore que leurs génies se trouvassent souvent opposés à la guerre, Berwick était un des hommes qu'il eût jamais connus avec qui il aimerait mieux la faire; grande louange, à mon avis, pour tous les deux.

J'avais un chiffre particulier que M. le duc d'Orléans m'avait donné en partant, et lui et moi, nous chiffrions et déchiffrions nous-mêmes, et ne nous écrivions en chiffre que par des courriers. Je lui proposai de cueillir au moins de grands fruits de cette grande défaite, et le dessein de laisser Berwick en Aragon avec une médiocre armée, et de s'en aller avec le reste joindre le marquis de La Floride sur la frontière de Portugal. Les ennemis n'y avaient ni magasins ni troupes, et le roi de Portugal n'était pas en état de résister. Je pressai donc M. le duc d'Orléans de profiter d'une conjoncture qui ne se retrouverait plus pour s'illustrer par la conquête facile d'un royaume, délivrer l'Espagne de ce côté-là de guerre et d'ennemis en l'agrandissant d'un pays si utile, et de la mettre en état de finir la guerre, en portant la campagne suivante toutes ses forces en Aragon, sans avoir plus de jalousie par derrière. C'était en effet le moyen certain de terminer la guerre d'Espagne en deux campagnes. On peut juger en passant quel eût été cet avantage, quelles ses suites et quelle gloire pour le prince qui l'aurait exécuté. Le malheur fut que l'exécution était impossible.

M. le duc d'Orléans me manda que ma proposition en elle-même était bonne et solide pour une armée de non mangeants et de non buvants; que, dans toute la longue route à travers les provinces d'Espagne, il n'y avait magasin ni provision de quoi que ce fût, ni étapes réglées, ni moyen aucun d'y suppléer; que, s'il y avait quelques provisions en Aragon pour la subsistance des troupes, et encore successives, ce n'était qu'à force d'industrie; que les chaleurs qui commençaient à se faire sentir, et qui allaient devenir excessives, ajoutaient une nouvelle difficulté à ce dessein que le manquement de toutes choses rendait impossible; mais qu'il allait travailler à faire en sorte que ces obstacles fussent levés pour l'année suivante, et à si bien profiter de l'avantage que le duc de Berwick venait de remporter, qu'on pût affaiblir assez l'armée d'Aragon, la campagne suivante, pour se porter en nombre suffisant sur la frontière de Portugal, et y exécuter, à la vérité plus difficilement alors, par les précautions qu'ils pourraient avoir prises, ce que ce défaut aurait rendu aisé cette année.

À cela il n'y avait point de réplique. En Aragon, la disette de tout était même telle qu'avec une armée victorieuse et en liberté d'agir ce fut un chef-d'oeuvre de l'industrie de pouvoir former le siège de Lerida, après avoir battu encore plusieurs fois les ennemis en détail et en petits corps, et pris plusieurs petites places. Achevons tout de suite cette campagne d'Espagne. Les difficultés en furent si grandes qu'il fallut, en attendant, s'amuser à nettoyer l'Aragon des petites places et des postes, tandis que Bay prenait Ciudad-Rodrigo et d'autres places vers le Portugal, amassa force drapeaux et étendards, et eut enfin près de quatre mille prisonniers. Après des peines et des longueurs infinies, la tranchée fut ouverte devant Lerida la nuit du 2 au 3 octobre. Asfeld s'y chargea des vivres et des munitions, et M. le duc d'Orléans, qui m'a dit souvent que c'était le meilleur intendant d'armée qu'il fût possible de trouver, sans que ce pénible détail l'empêchât de ses fonctions militaires, M. le duc d'Orléans, dis-je, se chargea lui-même de tous les autres détails du siège, rebuté des difficultés qu'il rencontrait dans chacun. Il fut machiniste pour remuer son artillerie, faire et refaire son pont sur la Sègre, qui se rompit et qui ôta la communication de ses quartiers. Ce fut un travail immense. Son abord facile, la douceur avec laquelle il répondait à tout, la netteté de ses ordres, son assiduité jour et nuit à tous les travaux, surtout aux plus avancés de la tranchée, son exactitude à tout voir par lui-même, sa justesse à prévoir, et l'argent qu'il répandit dans les troupes et qu'il fit donner du sien aux officiers qui se trouvaient dans le besoin, le firent adorer et donnèrent une volonté qui fut le salut d'une expédition que tout rendit si difficile.

C'était après Barcelone le centre et le refuge des révoltés, qui se défendirent en gens qui avaient tout à perdre et rien à espérer. Aussi la ville fut-elle prise d'assaut le 13 octobre, et entièrement abandonnée au pillage pendant vingt-quatre heures. Elle était remplie de tout ce que les lieux à sa portée y avaient pu retirer. On n'y épargna pas les moines qui animaient le plus les habitants. La garnison se retira au château, où les bourgeois entrèrent avec elle. Ce château tint encore longtemps; enfin il capitula le 11 novembre, et le chevalier de Maulevrier en apporta la nouvelle au roi le 19.

Chamillart l'amena sur les huit heures avant que le premier gentilhomme de la chambre fût entré. Le roi les fit venir à l'instant à son lit; il fut si content de cette nouvelle qu'il envoya éveiller Madame et Mme la duchesse d'Orléans pour la leur apprendre.

Ils sortirent cinq à six cents hommes, et pouvaient tenir encore quelques jours; et tant devant la ville que devant le château, M. le duc d'Orléans n'eut pas plus de sept à huit cents hommes tués ou blessés. L'armée ennemie n'était qu'à deux lieues de Lerida, lorsque le château se rendit, faisant contenance de venir le secourir. Das Minas, blessé à Almanza, en avait repris le commandement; Galloway, extrêmement blessé, était hors d'état d'agir. Après une campagne si longue et si difficile, il n'y eut plus moyen de rien entreprendre; et quelque désir que M. le duc d'Orléans eût d'aller faire le siège de Tortose, il fallut le remettre à l'année suivante.

M. le Prince, mais surtout M. le Duc, et un peu M. le prince de Conti, voyaient avec grande jalousie la gloire de M. le duc d'Orléans. Ils étaient surtout piqués de la conquête de Lerida, dont M. le Prince, tout grand et hardi capitaine qu'il était, avait levé le siège, et une autre fois encore le comte d'Harcourt. M. le Duc et Mme la Duchesse ne se contenaient pas, et M. le Prince s'échappait volontiers. J'eus le plaisir d'entendre le roi adresser la parole là-dessus à M. le Prince à son dîner, puis à M. le prince de Conti avec une joie maligne qui jouissait de leur embarras. Il vanta l'importance de la conquête, il en expliqua les difficultés, il loua M. le duc d'Orléans, et leur dit sans ménagement que ce lui était une grande gloire d'avoir réussi où M. le Prince avait échoué. M. le Prince balbutia, lui qui tenait si aisément et si volontiers le dé. J'étais vis-à-vis de lui, et je voyais à plein qu'il rageait. M. le prince de Conti, auprès de qui j'étais, plus doux et plus circonspect, ne prenait pas plus de plaisir à cette conversation, qui, de la part du roi, fut allongée. M. le prince de Conti ne dit que quelques mots pour ne pas demeurer dans le silence, et laissa le poids à M. le Prince, qui, avec tout son esprit et ses grâces (car il en avait beaucoup dans la conversation), se tira au plus mal de celle-là. Elle ne put durer qu'une partie du dîner, étant aussi peu soutenue d'une part; mais le roi qui ne voulut rien affecter, et qui se plaisait à les mortifier, se tourna, sur la fin, à M. de Marsan, presque derrière sa chaise, et lui reparla du succès de M. le duc d'Orléans qui avait été l'écueil du comte d'Harcourt. Marsan n'en était pas à cela près pourvu que le roi lui parlât, et qu'il pût lui barbouiller quelque chose. Il chercha donc à faire sa cour et à parler, et renouvela le dépit et l'embarras de M. le Prince qui n'ouvrit pas la bouche, mais à qui l'impatience, sortait par les yeux et de toute sa contenance. Cette scène, je l'avoue, me divertit beaucoup. Cela fit du bruit à la cour et dans le monde; j'eus regret que M. le Duc ne s'y trouvât pas.

Le roi fit Cilly lieutenant général en le renvoyant, et permit au duc de Berwick d'accepter la grandesse que le roi d'Espagne lui accorda, tant pour lui que pour celui de ses fils qu'il lui serait libre de choisir. Elle fut de la première classe. Pour ajouter l'utile à l'honneur, le roi d'Espagne établit cette grandesse sur les villes et territoires de Liria et de Xerica dans le royaume de Valence conjointement, dont il lui fit présent. C'était un domaine de quarante mille livres de rente du domaine de la couronne, qui avait fait autrefois l'apanage des infants d'Aragon.

Cette grâce très justement méritée était sans exemple :

1° On a déjà vu que le père et le fils ne sont jamais grands tous deux à la fois, le père eût-il plusieurs grandesses, à moins que le fils n'eût succédé à sa mère morte qui en aurait eu une de son chef, où qu'il jouît de celle de sa femme qui lui en aurait apporté une; 2° la grandesse passe toujours à l'aîné, et d'aîné en aîné, et ne fut jamais laissée au choix du père; 3° [ce] qui n'est pas sans exemple, mais qui en a fort peu, est le don de la terre et d'un domaine aussi distingué. J'ai profité de l'exemple des deux qui sont sans exemple. Je remets ailleurs à expliquer ce qui fit que le duc de Berwick désira le choix entre ses enfants pour la grandesse. Le roi d'Espagne crut que ce n'était pas encore assez, il le fit chevalier de la Toison d'or .

CHAPITRE XXIII. §

Différence du gouvernement de la Castille et de l'Aragon, l'un plus despotique que la France, l'autre moins que l'Angleterre. — Explication curieuse. — Philippe V abolit les lois et les privilèges de l'Aragon et de ses dépendances, et les soumet aux lois et au gouvernement de Castille. — Deux partis proposés par Médavy pour les troupes restées avec lui en Italie, tous deux bons, tous deux rejetés. — Traité pour le libre retour des troupes en abandonnant l'Italie. — Duc de Mantoue, dépouillé sans être averti, se retire précipitamment à Venise. — Contraste étrange de la fortune des alliés de Louis XIII et de ceux de Louis XIV. — Médavy à Marly; sa récompense. — Arrivée de Vaudémont à Paris et à la cour. — Chambre de la Ligue. — Vaudémont et ses nièces; leur union, leur intérêt, leur cabale, leur caractère, leur conduite. — Étrange découverte de Mme la duchesse de Bourgogne sur Mme d'Espinoy. — Mme de Soubise; son caractère; son industrie.

Le roi d'Espagne profita de l'état où la bataille d'Almanza et ses suites venaient de mettre les affaires d'Aragon, et de la leçon que ses peuples lui avaient donnée de l'inutilité de sa considération et de ses bontés pour eux, pour se les attacher. Rien de plus différent que le gouvernement de la Castille et que celui de l'Aragon et des royaumes et provinces annexés à chacune de ces couronnes En Castille le gouvernement est despotique plus encore que nos derniers rois ne l'ont rendu en France.

Ils y ont du moins conservé quelques formes, et communiqué à d'autres le pouvoir de rendre des arrêts, qui sans aller plus loin s'exécutent. Il est vrai que nos rois sont les seuls juges de leurs sujets; qu'il ne se rend de jugement souverain qu'en leur nom, que ceux qui se prononcent peuvent être arrêtés et réformés par eux, qu'ils peuvent évoquer aussi à eux toutes les affaires qu'ils jugent à propos, pour les juger, ou seuls, ou avec qui il leur plaît, ou les renvoyer à qui bon leur semble. Il est encore vrai que les enregistrements nécessaires de leurs édits et déclarations ne sont rien moins à leur égard que l'emprunt de l'autorité des parlements qui enregistrent pour que l'exécution s'ensuive, mais uniquement une manifestation publique de ces édits et déclarations dont l'enregistrement sert, et à la publier dans les juridictions inférieures, et à demeurer en note dans les registres du parlement, pour que les juges s'en souviennent, et que, tant eux que les juges inférieurs, conforment leurs jugements à cette volonté des rois déclarée à eux, et par eux, à tous leurs sujets par cet envoi que l'enregistrement ordonne qui sera fait aux tribunaux inférieurs des instruments qui la contiennent et qu'eux-mêmes viennent d'enregistrer. Il est vrai encore que les remontrances des parlements ne sont en effet que des remontrances et non des empêchements, parce qu'en France il n'y a qu'une autorité unique, une puissance unique, qui réside dans le roi, de laquelle et au nom duquel émanent toutes les autres. C'est une autre vérité que les états généraux mêmes ne se peuvent assembler que par les rois, qu'ils n'ont dans leur assemblée aucune puissance législative, et qu'à l'égard des rois, ils n'ont que la voix consultative et la voix de représentation et de supplication. C'est ce que toutes les histoires et toutes les relations des états généraux montrent avec évidence. La différence d'eux aux parlements est que le corps représentatif de tout l'État mérite et obtient plus de poids et plus de considération de ses rois qu'une cour de justice, ou que plusieurs ensemble, quelque relevée qu'elle puisse être. Qu'il est vrai que ce n'est que depuis plusieurs siècles que les états généraux en sont réduits en ces termes, surtout quant aux impositions, et qu'il ne l'est pas moins que jamais les parlements n'ont eu plus d'autorité que celle dont ils jouissent. Je m'étendrais trop si je voulais traiter ici de certaines formes nécessaires pour les affaires majeures qui regardent la couronne même, ou les premiers particuliers de l'État. Ce sont d'autres sortes de formes majeures comme les affaires majeures qui les exigent, et dont Louis XIV même, qui a porté son autorité bien au delà de ce qu'ont fait tous ses prédécesseurs, n'a pas cru se devoir départir, ni de son aveu même pouvoir les omettre. Toujours demeure-t-il constant que l'autorité de nos rois a laissé subsister ce qui vient d'être exposé.

En Castille, rien moins: les cortès ou états généraux ne s'y assemblent plus par ordre des rois que pour prêter les serments que le roi veut recevoir, ou qu'il veut faire prêter au successeur de sa couronne. Il ne s'y agit de rien de plus depuis des siècles. La cérémonie et la durée des cortès ne tient pas plus d'une matinée. Pour le reste il y a un tribunal qui s'appelle le conseil de Castille, dont la juridiction supérieure s'étend sur toutes les provinces soumises à cette couronne, qui n'ont chez elles que des tribunaux subalternes qui y ressortissent, avec une dépendance bien plus soumise que n'en ont les nôtres à nos parlements. Ce conseil de Castille est tout à la fois ce que nous connaissons ici sous le nom de parlement et du conseil des parties ; et le chef de ce tribunal, qui n'a point de collègues comme les présidents à mortier à l'égard des premiers présidents ici, est tout à la fois ce que nous connaissons ici sous le nom de chancelier et de premier président, du prodigieux état duquel j'ai dit un mot en parlant de la dignité des grands d'Espagne. C'est donc lui qui, avec ce conseil, jugé en dernier ressort tout ce qui dépend de la couronne de Castille, et qui de plus est le supérieur immédiat en de certaines choses avec le conseil, seul en plusieurs autres, de tous les membres, non seulement de tous les tribunaux inférieurs de la Castille, outre qu'il l'est avec le conseil de ces tribunaux chacun en corps, mais il l'est de tous les régidors et de tous les corrégidors, qui ont à la fois toutes les fonctions des intendants des provinces, des lieutenants civils, criminels, et de police et de prévôts des marchands, comme nous parlons ici .

Mais toute cette puissance et toute cette autorité disparaît chaque semaine devant celle du roi. Toutes les semaines le conseil de Castille en corps vient chez le roi, son chef à sa tête, dans une pièce de son palais destinée à cela, à jour et heure marquée. Le roi s'y rend peu après et y entre seul. Il y est reçu à genoux de tout le corps qu'il fait asseoir sur des bancs nus et couvrir, après qu'il est lui-même assis et couvert dans son fauteuil sous un dais. En retour à droite, sur le bout du banc le plus près de lui, est le chef de ce corps, ayant à son côté celui des conseillers choisi pour faire ce jour-là rapport de ce que le conseil a jugé depuis la dernière fois qu'ils sont venus chez le roi . Il a les sentences à ses pieds, dans un sac, et il en explique sommairement le fait, les raisons des parties, et celles qui ont déterminé le jugement. Le roi, qui les approuve d'ordinaire, signe la sentence qui ne devient arrêt qu'en ce moment; sinon il ordonne au conseil de la revoir et de lui en rendre compte une autre fois, ou il renvoie l'affaire à des commissaires qu'il choisit, ou à un autre conseil, comme celui des finances, des Indes ou autre pareil. Quelquefois il casse la sentence, rarement, mais il le peut, et cela est quelquefois arrivé; il rend de son seul avis un arrêt tout contraire, qui s'écrit là sur-le-champ, et qu'il signe. Il n'entre point dans tout ce qui est procédure ou interlocutoire, à moins qu'il n'ait reçu des plaintes, et qu'il veuille en être informé, mais seulement dans les décisions. Ainsi il est vrai de dire que ce conseil de Castille, si suprême, n'a que voix consultative, et de soi ne rend que des sentences, et que c'est le roi seul qui juge et décide de tous les procès et les questions.

Après cette séance, qui ne va guère à deux heures, le roi se lève; tous se mettent à genoux, et il sort de la pièce où il les laisse. Dans la joignante, il trouve ses grands officiers et sa cour. Le chef du conseil de Castille le suit, je dis chef parce que c'est ou un président ou un gouverneur, et j'en ai expliqué la différence en parlant de la dignité des grands; ce chef, dis-je, le suit. Le roi s'arrête dans une des pièces de son appartement où il trouve un fauteuil, une table avec une écritoire et du papier à côté; et vis-à-vis, tout près, un petit banc nu de bois, fort court. L'accompagne ment du roi passe outre et l'attend dans la pièce voisine. Il se met dans le fauteuil, et le chef sur ce petit banc nu, et là il lui rend compte du conseil même et de tout ce qui passe par lui seul; sur quoi il reçoit ses ordres. Cela fait, il retourne d'où il était venu, et le roi en même temps passe outre, trouve sa cour dans la pièce voisine, qui le suit jusqu'à la porte de son cabinet .

Ce conseil enregistre les mêmes choses que fait ici le parlement, mais sans jamais y faire obstacle, et, s'il y a quelque remontrance ou observation à faire, il prend son temps lorsqu'il va au palais. Alors il s'explique ou par le chef ou par un des conseillers, quelquefois après la séance par ce chef tête à tête et de quelque façon que ce soit; la volonté du roi entendue, il est obéi sans délai, et sans plus lui en parler. Il consulte assez souvent le conseil avant de faire certaines choses, avec liberté d'en suivre après l'avis ou non. Il est donc difficile de pousser plus loin et l'effet et l'apparence du despotisme.

En Aragon, c'est tout le contraire pour cette couronne et pour toutes les provinces qui en dépendent. Les lois qui y sont en vigueur ne peuvent recevoir d'atteinte, le roi ne peut toucher à aucun privilège public ni particulier. Les états généraux y sont les maîtres des impositions dans toutes leurs parties, qui refusent presque toujours ce qu'on y voudrait ou innover ou augmenter, et ils ont la même délicatesse sur tout ce qui est édits et ordonnances, qui ne peuvent être exécutés non seulement sans leur consentement, mais sans leur ordre. Le tribunal suprême réside à Saragosse, qui est pour l'Aragon et tout ce qui en dépend, comme est le conseil de Castille dans ce royaume et ses dépendances. Le chef de ce tribunal qui, comme en Castille, est un grand, et peut aussi être un homme de robe, avec moins de consistance alors, est tout un autre personnage que le président ou le gouverneur du conseil de Castille. Il se nomme, non le justicier, niais le justice, comme étant lui-même la souveraine justice. Il ne peut être ni déposé, ni suspendu, ni écorné en quoi que ce soit. Il préside également au tribunal suprême et aux états quand ils sont assemblés, et qui quelquefois s'assemblent ou par lui ou d'eux-mêmes, sans que le roi puisse l'empêcher. C'est dans ces états assemblés que le nouveau roi prête le serment entre les mains du justice, qui lui dit, étant assis et couvert, cette formule mot à mot et lentement, tout haut, en sorte que toute l'assemblée l'entende: Nous qui valons autant que vous, vous acceptons pour notre roi, à condition du maintien de tous nos droits, lois et prérogatives; sinon, non. Voilà un étrange compliment à recevoir pour une tête couronnée; et, en Aragon, ils ont toujours tenu parole tant qu'ils ont pu, et l'ont pu presque toujours. Ce justice, en absence des états, les représente seul, et fait, en partie seul, en partie avec le conseil, ce que feraient les états s'ils étaient assemblés, auxquels il en doit compte, et leur est soumis en tout. Il a, comme les états, une grande jalousie d'empêcher que le roi n'étende son autorité au préjudice de la leur en quoi que ce soit, et de part et d'autre en petit, ils ressemblent fort, quoique dans une autre forme, au roi et au parlement d'Angleterre. C'est aussi ce qui a si souvent armé l'Aragon, la Catalogne, etc., contre ses princes et c'est ce que le roi d'Espagne prit cette année son temps d'abolir.

Il éteignit la dignité et toutes les fonctions de ce fâcheux justice, il abolit les états, il supprima tous les droits et prérogatives, il cassa toutes les lois, il changea le tribunal suprême, il asservit l'Aragon et toutes les provinces qui en dépendent, les mit en tout et partout sur le pied de la Castille, il y étendit les lois de ce royaume, et il abrogea tout ce qui y pouvait être contraire. Ce fut un grand et utile coup frappé bien à propos, et qui mit toutes ces provinces au désespoir et en furie. Le bonheur de l'issue des armes a soutenu ce qu'elles avaient tant aidé à établir. L'Aragon, la Catalogne et toutes les provinces dépendantes de cette couronne ont fait l'impossible pour alléger au moins ce joug. Philippe V est demeuré, avec grande raison, inébranlable, et les choses sont demeurées jusqu'à présent dans la forme où il les mit dans ce temps-là.

Le parti était pris dès l'hiver de n'essayer point de rentrer en Italie. Médavy y était resté avec les troupes que M. le duc d'Orléans marchant avec son armée à Turin lui avait laissées en Lombardie, et avec lesquelles il remporta une victoire en même temps que se donna la bataille de Turin, qui en aurait réparé les malheurs, si, comme M. le duc d'Orléans le voulut, il avait mené son armée en Italie, au lieu de la ramener dans les Alpes et dans le Dauphiné. Médavy se maintint avec ses troupes sans que les ennemis osassent l'attaquer; il tenait Mantoue et quantité d'autres places.

Ne renvoyant point de troupes en Italie, il restait deux partis à prendre, que Médavy proposa tous deux, et du succès de celui des deux qu'on voudrait prendre il répondit. Le premier, et celui que Médavy appuyait le plus, était celui de se cantonner en Lombardie, d'y abandonner à leurs propres forces les places qui ne s'y pourraient couvrir, de conserver les principales possibles, surtout Mantoue, de les bien munir toutes, et de se tenir sur la défensive en Lombardie, où la subsistance ne pouvait manquer sans aucun autre secours, et fatiguer les ennemis par les courses de nos garnisons, et par la nécessité des sièges, les amuser ainsi en attendant les événements, et les empêcher de songer à venir nous attaquer chez nous, délivrés de toute guerre en Italie.

L'autre parti était de marcher avec sa petite armée, par les pays vénitiens et ecclésiastiques, très neufs et très abondants, droit au royaume de Naples, qui se maintenait encore, mais qui ne pouvait que tomber bientôt s'il n'était secouru en lui-même; ou par la diversion d'Italie, si on était en état et en volonté d'y en tenter quelqu'une. C'était au moins conserver à l'Espagne Naples et Sicile, et ne pas tout perdre à la fois en ne prenant aucun de ces deux partis, dont chacun des deux était très praticable. Mais il était écrit que les ténèbres dont nous étions frappés s'épaissiraient de plus en plus, et que le nombre et l'énormité de nos fautes entassées les unes sur les autres en Italie, la campagne dernière, seraient comblées par celle de son entier abandon.

Pour ce dernier parti, on eut peur d'offenser un pape faible et une république infidèle qui avait toujours favorisé ouvertement les Impériaux, et un pape qui, bien que de mauvaise grâce, n'avait osé résister à leurs volontés. Ces deux si médiocres puissances sentaient bien alors la faute qu'elles avaient faite, et trouvaient les Impériaux devenus de beaucoup trop forts; mais cette même raison les tenait en crainte, je n'oserais dire et nous avec eux. Le trajet était court, facile, sans obstacle quelconque à appréhender, et toujours dans l'abondance, et Naples et Sicile étaient sauvées. On en eût été quitte pour des cris de politique et pour des excuses de même sorte. On s'en fit des monstres; on aima mieux regarder tout d'un coup Naples et Sicile comme perdues.

L'autre parti fut considéré comme trop hasardeux.

On fit à l'égard de Médavy et de ses troupes coupées d'avec la France, comme ces mères, tendres jusqu'à la sottise, qui ne veulent pas laisser aller leurs enfants faire ou essayer fortune par des voyages de long cours, dans la crainte de ne les revoir jamais. On oublia la conduite des grands rois et des grands capitaines qui, après les plus désespérés revers, se sont roidis à se soutenir contre la fortune, et par un léger levain sont parvenus, à force de courage, d'art, de savoir se passer, se cantonner, se maintenir, à changer la face des affaires et à en sortir heureusement et glorieusement.

Vaudemont avait le commandement d'honneur; Médavy, qui portait tout le poids, l'avait en effet. Le Milanais ne rapportait plus à Vaudemont l'autorité ni l'argent qui le rendaient grand, depuis le malheur de Turin. Il avait des sommes immenses qu'il ne voulait pas hasarder. On a vu ici ses perfides manèges du temps de Catinat et de Villeroy. Il avait mieux couvert son jeu pendant celui de Vendôme, en qui toute la confiance et l'autorité était passée et avec lequel il avait principalement songé à se lier. La mort de son fils unique semblait avoir rompu ses chaînes; M. le duc d'Orléans, qui avait eu les yeux fort ouverts sur sa conduite dans le peu qu'il eut à l'examiner, me dit au retour en avoir été fort content.

Pour moi, j'avais toujours sur le coeur ce chiffre fatal qu'il nia avoir, et qu'il m'a toujours paru impossible qu'il n'eût pas, dont j'ai parlé (t. V, p. 229), et qui a été si funeste. Je ne sais si, quand il serait enfin devenu fidèle, un gouvernement si mutilé et le commandement apparent de troupes abandonnées ne lui parut pas une charge trop pesante, et, supposé ses anciennes liaisons, s'il ne se défia pas de ses souplesses dans des conjonctures si délicates de cette décadence. Il sentait sa partie si bien faite en France, qu'il s'en promettait tout, et la suite a montré qu'il ne se trompait pas, et qu'il n'y a manqué que des chimères insoutenables. Il était dans la première considération du roi; ses nièces et le maréchal de Villeroy avant sa chute lui avaient acquis Chamillart sans mesure. Monseigneur, tel qu'il était, mené par ses nièces, était à lui. Mme de Maintenon, il la tenait par Villeroy avant sa disgrâce, qui n'y fut même jamais avec elle, par Chamillart, et par le ricochet de Vendôme qui faisait agir M. du Maine, auprès d'elle. Enfin il avait le gros du monde par ces cabales, par toute la maison de Lorraine, par tout ce qui avait servi en Italie, comblé par lui de politesse, gorgé d'argent du Milanais, et charmé de la splendeur, car c'est peu dire de la magnificence, dont il vivait.

Il appuya donc si faiblement tous ces deux partis, qu'il les décrédita par cela même qu'il avait un intérêt apparent de désirer qu'on prît celui de soutenir en Lombardie, qui lui en conservait le commandement et ce qui restait de son gouvernement du Milanais; et son bonheur, aidé de sa cabale, fut tel, que le roi lui sut le meilleur gré du monde de cette faiblesse d'appuyer, comme étant plus sincère qu'intéressé. Enfin, dans le besoin où on était de troupes, bonnes et vieilles, on ne considéra pas où elles seraient le plus utiles pour occuper l'ennemi et l'éloigner de nos frontières, on ne se frappa que de l'idée de sauver celles-ci et de les employer dans nos armées.

Vaudemont fut donc chargé de négocier, de concert avec Médavy, le libre retour de nos troupes et de leur suite, leur retraite en Savoie, la route qu'elles tiendraient, et tout ce qui regardait leur marche et leur subsistance en payant, et en abandonnant tout ce que nous tenions en Italie. On peut juger s'il eut peine à être écouté et à conclure un traité si honteux pour la France, et si utile et si glorieux à ses ennemis. Tout fut donc arrêté de la sorte, et le général Patay fut livré pour otage à Médavy pour marcher avec lui jusqu'à ce que toutes nos troupes et leur suite fût arrivée en Savoie. C'est ce que Médavy eut la douleur de recevoir ordre d'exécuter.

Tout y fut fait assez à la hâte pour ne se donner pas le loisir d'en avertir le malheureux duc de Mantoue à temps, dont les places, l'État et Mantoue même furent remis aux troupes de l'empereur. Le duc de Mantoue se retira en diligence à Venise avec ce qu'il put emporter de meilleur, et envoya sa femme, dont il n'eut point d'enfants, en Suisse pour ne se revoir jamais. Le dessein était qu'elle allât en Lorraine: rien n'était plus naturel; mais M. de Lorraine était trop à l'empereur pour oser recevoir chez lui sans la permission de ce prince l'épouse d'un allié de la France, dépouillé à ce titre, et pour avoir si longtemps mis l'empereur dans le plus grand embarras par avoir reçu les François dans Mantoue.

Louis XIII avait conservé, et deux fois rétabli à main armée dans les États de Mantoue et de Montferrat, le père et le grand-père de ce duc de Mantoue, et la première des deux en personne, où sa capacité militaire et sa valeur personnelle qui le couvrit de gloire, jointes à la fidélité de sa protection dans des temps si difficiles, lui mérita toute celle des héros au célèbre pas de Suse vis-à-vis du fameux Charles-Emmanuel et de l'armée autrichienne, comme je l'ai plus amplement remarqué (t. Ier, p. 63). Ce ne fut donc pas une satisfaction légère pour une maison aussi implacable que la maison d'Autriche s'est toujours piquée si utilement de l'être, de se voir enfin maîtresse du duché et de la ville de Mantoue et du Montferrat, et de faire sentir au souverain dépouillé tout le poids de sa vengeance, et à la France celui de sa faiblesse, dont les alliés, chassés et proscrits par l'empereur en criminels, se trouvaient partout réduits à chercher de lieu en lieu des asiles, et à subsister de ce que la France, qui n'avait pu les soutenir, leur pouvait donner, contraste étrange entre Louis XIII et Louis XIV. Crémone, Valence, en un mot tout ce que nous tenions en Italie fut livré aux Impériaux, qui furent si jaloux de cette gloire qu'ils ne voulurent jamais souffrir que ce que nous tenions de places du duc de Savoie lui fût immédiatement remis, mais qu'ils s'opiniâtrèrent à les recevoir eux-mêmes pour que ce prince, qui en cria bien haut, ne les pût recevoir que de leurs mains.

Sur la fin d'avril, Vaudemont et Médavy arrivèrent à Suse avec près de vingt mille hommes tant des troupes du roi que de celles du roi d'Espagne. Le 9 mai, c'est-à-dire le lendemain du détail de la bataille d'Almanza apporté par Bockley, Médavy arriva à Marly, et vint saluer le roi dans ses jardins, dont il fut très bien reçu, après quoi il le suivit chez Mme de Maintenon où il demeura une heure à lui rendre compte d'un pays et d'un retour qu'il devait entendre avec une grande peine. Le gouvernement de Nivernais venait de vaquer tout à propos; le roi le lui donna sans qu'il le demandât, quoiqu'il eût celui de Dunkerque, mais il l'avait acheté. On le fit repartir au bout d'un mois pour aller commander en chef en Savoie et en Dauphiné, avec deux lieutenants généraux et deux maréchaux de camp sous lui, et le traitement de général d'armée, quoique aux ordres du maréchal de Tessé qui y était déjà. Il eut de plus douze mille livres de pension. Le roi lui dit que c'était en attendant mieux, parce qu'il avait cru le gouvernement de Nivernais de trente-huit mille livres de rente, et qu'il se trouvait n'en valoir que douze mille. Ces grâces, contre l'ordinaire, ne furent enviées de personne, et chacun y applaudit avec grande raison.

Le prince de Vaudemont ne tarda pas après Médavy. Il s'arrêta dans une maison à quelques lieues de Paris, qu'un fermier général lui prêta, où Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy ses nièces l'allèrent attendre, d'où elles le menèrent loger chez Mme de Lislebonne leur mère et sa soeur, près des filles de Sainte-Marie, de la rue Saint-Antoine, à l'hôtel de Mayenne, maison précieuse aux Lorrains pour avoir appartenu au fameux chef de la Ligue dont ils lui ont chèrement conservé le nom, les armes et l'inscription au-dessus de la porte, et où est une chambre dans laquelle furent enfantées les dernières horreurs de la Ligue, l'assassinat d'Henri III et le projet de l'élection solidaire de l'infante d'Espagne et du fils du duc de Mayenne pour roi et reine de France, en les mariant et en excluant à jamais Henri IV et toute la maison de Bourbon. Cette chambre s'appelle encore aujourd'hui la chambre de la Ligue, dont rien n'a été changé depuis par le respect et l'amour qu'on lui porte. Ce fut là que, sous prétexte de repos, M. de Vaudemont acheva de se concerter avec sa soeur et ses nièces.

Il y reçut quelques familiers, s'en alla coucher à l'Étang une nuit, et le lendemain il salua le roi avant dîner à Marly, passant de chez Mme de Maintenon chez lui après sa messe. Le roi le fit entrer dans son cabinet et le reçut comme un homme qui avait rendu à lui et au roi son petit-fils les plus grands services, et qui, en dernier lieu, lui avait sauvé vingt mille hommes par le traité qu'il avait fait avec le prince Eugène, pour les ramener en sûreté, en lui livrant toute l'Italie. On lui avait réservé un logement à Marly et on lui prêta celui du maréchal de Tessé à Versailles, lors absent, comme je l'ai dit ailleurs.

Il faut maintenant se souvenir de ce que j'ai dit en divers endroits de ce bâtard de Charles IV, duc de Lorraine, dont il avait si parfaitement hérité l'esprit, l'artifice, la fourberie et l'infidélité, et en qui de plus on ne doutait pas que l'âme du fameux Protée n'eût passé, si on pouvait s'arrêter aux fables et à la folie de la métempsycose. Il faut aussi avoir présent ce que j'ai dit (t. III, p. 195 et suiv.) de ses nièces et de leur position également solide et brillante à la cour, de leur union entre elles deux et leur habile mère, c'est peu dire, allons, ce n'est pas trop, jusqu'à l'identité, en laquelle Vaudemont fut en quart. Outre l'amitié soigneusement cultivée par le commerce de lettres, soutenue par les grandes vues, l'intérêt de cette union était double, celui de la grandeur, du crédit, de la considération, et celui de l'intérêt depuis que, par la mort du fils unique de Vaudemont, ses nièces étaient devenues ses uniques héritières. Ce fut donc à tant de grands objets tout à la fois qu'ils butèrent.

J'ai expliqué comment ils se comptèrent très assurés de Chamillart, de M. du Maine, de Mme de Maintenon, de Monseigneur. Ils pouvaient aussi être certains de Mlle Choin et de Mme la Duchesse, et de ce qui, en hommes, approchait le plus confidemment de Monseigneur. Tessé leur avait préparé les voies auprès de Mme la duchesse de Bourgogne, et ne leur avait rien laissé ignorer de ce qui les pouvait instruire de ce côté-là. M. de Vendôme était à eux et le groupe de la maison de Lorraine. Le roi anciennement prévenu par le maréchal de Villeroy, du temps de sa grande faveur, et entretenu depuis dans la même opinion par les puissants appuis que je viens de nommer, ils avaient de plus la grâce de la nouveauté, et ce lustre étranger dont le Français s'éblouit jusqu'à l'ivresse, et qui leur réussit au delà de ce qu'ils pouvaient espérer.

Le roi fit à Vaudemont les honneurs de Marly comme il s'était plu à les faire à la princesse des Ursins. Il avait affaire à un homme qui savait répondre, s'exclamer, admirer, tantôt grossièrement, tantôt avec délicatesse, par un même artifice. Il ordonna au premier écuyer une calèche et des relais pour que Vaudemont le suivît à la chasse, et [lui dit] de l'y accompagner. Il arrêta souvent sa calèche à la sienne pendant les chasses, en un mot, ce fut un second tome de Mme des Ursins. Tout cela était beau, mais il en fallait faire usage pour le rang et pour les biens.

Mme de Lislebonne avait l'esprit habile, et tout tourné pour faire un grand personnage dans sa maison, si elle eût vécu au temps de la Ligue. Sa fille aînée avait un air tranquille et indifférent au dehors, avec beaucoup de politesse, mais choisie et mesurée, et avec les pensées les plus hautes, les plus vastes et tout le discernement et la connaissance nécessaire pour ne les rendre pas châteaux en Espagne, avait naturellement une grande hauteur, de la droiture, savait aimer et haïr, moins de manège que de ménagements et de suite, infatigable avec beaucoup d'esprit, sans bassesse, sans souplesse, mais maîtresse d'elle-même pour se rabaisser quand il ‘était à propos, et assez d'esprit pour le faire même avec dignité, et en faire sentir le prix à ceux dont elle avait besoin, sans les blesser, et se les rendre favorables.

Sa soeur avec peu d'esprit, souple, et assez souvent basse, non faute de coeur et de hauteur, mais d'esprit, l'avait tout tourné au manège avec une politesse moins ménagée que sa soeur, et un air de bonté qui faisait aisément des dupes. Elle savait servir et s'attacher des amis.

Leur vertu et leur figure étaient d'ailleurs imposantes; l'aînée, très simplement mise et sans beauté, inspirait du respect; la cadette, belle et gracieuse, attirait; toutes deux fort grandes et fort bien faites; mais; à qui avait du nez, l'odeur de la Ligue leur sortait par les pores; toutes deux point méchantes pour l'être, et se conduisant au contraire de manière à en ôter le soupçon, mais, lorsqu'il y allait de leurs vues et de leur intérêt, terribles.

Outre ces dispositions naturelles, elles en avaient bien appris de deux personnes avec lesquelles elles furent intimement unies, les deux de la cour les plus propres à instruire par leur expérience et leur genre d'esprit. Mlle de Lislebonne et le chevalier de Lorraine étaient de toute leur vie tellement un, qu'on ne doutait pas qu'ils ne fussent mariés. On a vu en son lieu quel homme était le chevalier de Lorraine. Il était, par conséquent, dans la même union avec Mme d'Espinoy. C'est ce qui les avait si fort liés avec le maréchal de Villeroy, l'ami intime et très humble du chevalier de Lorraine, et c'était par le maréchal de Villeroy que le roi si jaloux de tout ce qui approchait Monseigneur, non seulement n'en avait point conçu contre ces deux soeurs, mais avait pris confiance en elles, était bien aise de ce commerce si intime de son fils avec elles, et leur manquait en tout une considération si distinguée, qui dura la même après la mort de Monseigneur; d'où il faut conclure que les deux soeurs, au moins la cadette, firent toute leur vie auprès de Monseigneur le même personnage secret à l'égard du roi, que le chevalier de Lorraine se trouva si bien toute sa vie de faire auprès de Monsieur, qu'il gouverna toujours. C'était un exemple qu'il était à portée de leur confier, et elles de suivre, et dont le maréchal de Villeroy put être aussi quelquefois le canal.

Il les avait mises de même dans la confiance de Mme de Maintenons dont j'avancerai ici un trait étrange qui n'arriva que depuis, que je sus le lendemain du jour qu'il fut découvert, et qui montrera combien avant était cette confiance. Mme la duchesse de Bourgogne s'était acquis une telle familiarité avec le roi et avec Mme de Maintenon, que tout en leur présence elle furetait leurs papiers, les lisait, et ouvrait jusqu'à leurs lettres. Cela s'était tourné en badinage et en habitude. Un jour, étant chez Mme de Maintenon, le roi n'y étant pas, elle se mit à paperasser sur un bureau, tout debout, à quelques pas d'où Mme de Maintenon était assise, qui lui cria plus sérieusement qu'à l'ordinaire de laisser là ses papiers. Cela même aiguisa la curiosité de la princesse qui, toujours bouffonnant mais allant son train, trouva une lettre ouverte, mais ployée entre les papiers, où elle vit son nom. Surprise, elle lut une demi ligne, tourna le feuillet, et vit la signature de Mme d'Espinoy. À cette demi ligne, et plus encore à la signature, elle rougit et devint interdite. Mme de Maintenon qui la voyait faire, et qui apparemment ne l'en empêchait pas, comme elle l'aurait pu si absolument elle l'eût voulu, ne fut pas apparemment fâchée de la découverte. « Qu'avez-vous donc, mignonne, lui dit-elle, et comme vous voilà! Qu'avez-vous donc vu? » Voilà la princesse encore plus embarrassée. Comme elle ne répondait point, Mme de Maintenon se leva et s'approcha d'elle comme pour voir ce qu'elle avait trouvé. Alors la princesse lui montra la signature. Mme de Maintenon lui dit: « Eh bien! c'est une lettre que Mme d'Espinoy m'écrit. Voilà ce que c'est que d'être si curieuse; on trouve quelquefois ce qu'on ne voudrait pas; » puis prenant un autre ton: « Puisque vous l'avez vue, madame, ajouta-t-elle, voyez-la tout entière, et si vous êtes sage, profitez-en; » et la força de la lire d'un bout à l'autre. C'était un compte que Mme d'Espinoy rendait à Mme de Maintenon des quatre ou cinq dernières journées de Mme la duchesse de Bourgogne, mot à mot, lieu par lieu, heure par heure, aussi exact que si elle, qui n'en approchait guère, ne l'eût pas quittée de vue; dans lequel il était fort question de Nangis et de beaucoup de manèges et d'imprudences. Tout y était nommé, et ce qui est plus surprenant qu'une telle instruction même, c'était de signer une lettre de cette nature, et pour Mme de Maintenon de ne l'avoir pas brûlée sur-le-champ, ou du moins enfermée. La pauvre princesse pensa s'évanouir et devint de toutes les couleurs. Mme de Maintenon lui fit une forte vesperie, lui fit voir que ce qu'elle croyait caché était vu par toute la cour, et lui en fit sentir les conséquences. Sans doute qu'elle lui en dit bien davantage, mais Mme de Maintenon lui avoua que lorsqu'elle lui avait parlé plusieurs fois, c'était par science, et qu'il était vrai que Mme d'Espinoy et d'autres encore étaient chargées par elle de suivre secrètement sa conduite, et de lui en rendre un compte exact et fréquent.

Au partir d'un lieu si fâcheux, la princesse n'eut rien de plus pressé que de gagner son cabinet, et que d'y appeler Mme de Nogaret qu'elle appelait toujours sa petite bonne et son puits, et de lui conter toute sa déconvenue, fondant en larmes, et dans la furie contre Mme d'Espinoy qu'il est aisé d'imaginer. Mme de Nogaret la laissa s'exhaler, puis lui remontra ce qu'elle jugeait à propos sur le fond de la lettre, mais surtout elle lui conseilla très fortement de se garder sur toutes choses de rien marquer sur Mme d'Espinoy, et lui représenta qu'elle se perdrait si elle lui témoignait moins de familiarité et de considération qu'à l'ordinaire. Le conseil était infiniment salutaire, mais difficile à pratiquer. Cependant Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait confiance en l'esprit et en la science du monde et de la cour de Mme de Nogaret, en quoi elle avait grande raison, la crut, et se conduisit toujours avec Mme d'Espinoy de même qu'auparavant, en sorte qu'elle n'a jamais pu être soupçonnée d'en avoir été découverte. Le lendemain Mme de Nogaret, avec qui nous étions intimement Mme de Saint-Simon et moi, nous le conta à tous deux précisément comme je viens de l'écrire.

Ce trait honteux et affreux, surtout pour une personne de cet état et de cette naissance, montre à découvert jusqu'à quel point, et par quels intimes endroits, les deux soeurs, celle-ci surtout, tenaient directement au roi et à Mme de Maintenon, et tout ce qu'elles s'en pouvaient promettre, surtout avec l'infatuation dont Mme de Maintenon ne se cachait pas pour les préférences et le rang de la maison de Lorraine.

Du côté de Monseigneur, leur règne sur son esprit était sans trouble. Mlle Choin, sa Maintenon de tous points, excepté le mariage, leur était dévouée sans réserve. Elle n'oubliait pas que Mme de Lislebonne et ses filles devant tout, leur subsistance, leur introduction dans l'amitié de Monseigneur, le commencement de leur considération à Mme la princesse de Conti, elles n'avaient pas balancé de la lui sacrifier sans y avoir été conduites par aucun mécontentement, mais par la seule connaissance du goût de Monseigneur, et l'utilité d'avoir seules d'abord avec lui la confiance de leur commerce après la sortie de Mlle Choin de la cour. Elle avait été trop longtemps témoin aussi de cette confiance et de cette amitié de Monseigneur pour ces deux soeurs, chez qui il allait presque tous les matins passer en tiers une heure ou deux avec elles, pour se heurter à elles, pour ne leur demeurer intimement unies, et Mme la Duchesse dont l'humeur égale et gaie, et la santé toujours parfaite la rendit toujours la reine des plaisirs, chez qui Monseigneur s'était réfugié, chassé par le mésaise que l'aventure de la Choin d'abord, l'ennui ensuite et l'humeur de Mme la princesse de Conti avait dérangé de chez elle, et réduit aux simples bienséances, Mme la Duchesse, dis-je, qui n'avait ni humeur ni jalousie, et à qui cette habitude et cette familiarité de Monseigneur à venir chez elle n'était pas indifférente pour le présent contre les fougues et les sorties de M. le Duc et de M. le Prince même, et moins encore pour le futur, n'avait garde de choquer ces trois personnes, les plus confidentes et les plus anciennes amies de Monseigneur.

Toutes quatre étaient donc, à l'égard de ce prince et de beaucoup d'autres choses communes entre elles, dans une intelligence qui ne se refroidit jamais en rien, s'aidant en tout avec un parfait concert les unes les autres, quittes après la mort du roi, si Monseigneur eût survécu, à se supplanter réciproquement pour demeurer les maîtresses sans dépendance de personne, mais en attendant unies au dernier point, et tenant sous leur joug commun le peu d'hommes en qui le goût de Monseigneur, ou leur industrie auprès de lui, pouvait avoir quelques suites.

L'autre personne des instructions de qui Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy tirèrent de grands secours fut l'habile Mme de Soubise. Elle était soeur de la princesse d'Espinoy, belle-mère de celle-ci, et dans toute l'union possible; avec plus d'esprit qu'elle n'en paraissait, soutenu de tout ce que l'art du manège, de l'intrigue et de la beauté, aiguisé des besoins de l'ambition la plus vaste et la plus cachée, et soutenu de tout ce que la politique, la fausseté, l'artifice, ont de plus profond. Ses appas l'avaient initiée dans la connaissance la plus intime de l'intérieur du roi, dans laquelle elle était sans cesse entretenue par le commerce qui s'était conservé entre eux, et dont elle sut tirer de si utiles partis. Livrée au roi par ambition, tant que la dévotion rie l'arrêta pas, contente de la faveur, dès que cette dévotion la répudia, elle sut mettre le roi à son aise, et se servir de cette dévotion même pour maintenir son crédit, sous prétexte de ne pas ouvrir les yeux à son mari, qui les avait si volontairement fermés, par la différence qu'il en sentirait et par l'époque de cette différence.

Elle sut gagner Mme de Maintenon, et se servir jusque de sa jalousie du goût que le roi lui conservait, en lui offrant une capitulation dans laquelle la nouvelle épouse se crut heureuse d'entrer. Elle fut de la part de Mme de Soubise de ne jamais voir le roi en particulier que pour affaire dont Mme de Maintenon aurait connaissance; d'éviter même ces particuliers, quand les billets pourraient y suppléer; de le voir même à la porte de son cabinet, quand elle n'aurait qu'un mot court à dire; de n'aller presque jamais à Marly, pour éviter toute occasion; de choisir les voyages les plus courts, et de n'y aller qu'autant qu'il serait nécessaire pour empêcher le monde d'en parler; de n'être jamais d'aucune des parties particulières du roi, ni même des fêtes de la cour que lorsque, étant fort étendues, ce serait une singularité de n'en être pas; enfin, que demeurant souvent à Versailles et à Fontainebleau où ses affaires, sa famille, sa coutume qu'il ne fallait pas changer aux yeux de son mari, la demandaient, elle n'y chercherait jamais à rencontrer le roi, mais se contenterait, comme toutes les autres dames, de lui faire sa cour à son souper assez souvent (où même, ni au sortir de table, elle trouvait fort à propos que le roi ne lui parlât point, non plus qu'il avait accoutumé de parler aux autres). De son côté, Mme de Maintenon lui promit service sûr, fidèle, ardent, exact dans tout ce qu'elle pourrait souhaiter du roi pour sa famille et pour elle-même; et de part et d'autre elles se sont toutes deux tenu parole avec la plus scrupuleuse intégrité.

Rien aussi ne convenait plus à l'une et à l'autre. Mme de Maintenon se délivrait de toute inquiétude par celle-là même qui lui en aurait donné de continuelles et d'impossibles à parer, et il ne lui en coûtait que de la servir en toutes choses qui n'allaient point à les renouveler, et qui d'ailleurs lui étaient parfaitement indifférentes, et entièrement à part de tout ce qu'elle pouvait souhaiter. En même temps elle se donnait des occasions de plaire au roi, au lieu de l'importuner de jalousie, en se montrant amie, servant celle qui lui en aurait pu donner, et pour qui le goût du roi, qui ne s'est jamais ralenti, s'était tourné en bonne amitié et en considération du premier ordre. Mme de Soubise, par cette adresse, secondait la dévotion et les scrupules du roi, le mettait à l'aise avec elle, et cultivait cette affection dans l'autre tour qu'elle avait pris, qui n'en recevait que plus de force, et à l'égard de Mme de Maintenon, elle sentait bien qu'elle lui donnait des fiches pour de l'argent comptant qu'elle en retirait; que sa lutte contre elle serait presque toujours inutile au point où en étaient les choses entre le roi et elle, sûrement funeste enfin; au lieu qu'avec cette conduite elle fortifiait son crédit direct auprès du roi de tout celui de Mme de Maintenon, qu'autrement elle eût eue contre elle à bannière levée. Les mêmes raisons les firent convenir encore de ne se voir jamais sans une nécessité à laquelle rien ne pourrait suppléer, et les billets mouchaient entre elles comme avec le roi. Telle était la situation solide de Mme de Soubise qu'elle avait eu l'art, en saisissant l'occasion si délicate de la dévotion du roi et de la rupture qui y était si conséquente, de faire succéder à une situation très hasardeuse.

La conduite domestique était menée avec la même sagesse et la même adresse. M. de Soubise n'avait eu de jalousie de sa femme que celle qu'il avait jugé utile de n'avoir point. Il était né pour être un excellent intendant de maison et un très bon maître d'hôtel; il avait encore la partie d'un admirable écuyer. Être à la cour et ne rien voir, il avait trop d'esprit pour le croire praticable aux yeux du monde; il avait donc pris le parti d'y aller rarement, de ne parler au roi que de sa compagnie des gens d'armes, dont, dans les vacances de charges et dans la manutention ordinaire, il sut tirer des trésors, de servir longtemps et bien à la guerre, et du reste se tenir enfermé dans sa maison à Paris, à y voir peu de monde, tout appliqué à ses affaires et à son ménage, et laisser sa femme à la cour se mêler du grand, des grâces et des établissements de sa famille. C'est le partage qui subsista, entre eux toute leur vie.

Mme de Soubise, trop avisée pour ne pas sentir la fragilité du rang que sa beauté avait conquis, n'était occupée qu'à le consolider. Elle songea à l'appuyer de la maison de Lorraine, tout indignée qu'elle en fût, du moment que par le mariage du prince d'Espinoy, son neveu, elle vit jour à s'unir avec Mme de Lislebonne et ses filles. Mme d'Espinoy, sa soeur, qui lui était très soumise (car rien de plus impérieux dans sa famille que cette femme qui en faisait tout l'appui), sa soeur, dis-je, qui d'abord pour percer par le jeu s'était fort adonnée à la cour de Monsieur, avait si bien fait la sienne au chevalier de Lorraine qu'elle était devenue son amie intime; et je me souviens que, tout jeune encore, désirant une cure vacante auprès de la Ferté qu'il nommait par son abbaye de Saint-Père-en-Vallée, je l'eus dans l'instant par le prince d'Espinoy avec qui j'étais continuellement alors. Mme de Soubise, qui ne négligeait rien, avait tâché de s'accrocher par là au chevalier de Lorraine et par lui aux Lislebonne. Ce fût tout autre chose quand le mariage de son neveu fut fait: leur esprit d'intrigue et d'ambition se rapportait; elles connaissaient réciproquement leurs allures; elles sentirent combien elles se pouvaient être réciproquement utiles; elles se lièrent peu à peu, et bientôt l'union devint intime. Elle se resserra dans la suite par l'alliance et la communauté d'intérêts; elle dura autant que leur vie, et passa aux enfants de Mme de Soubise devenus de grands maîtres à son école, et desquels les deux soeurs tirèrent dans les suites l'usure de ce que d'abord elles avaient mis de leur part.

NOTE I. HISTOIRE ET CONDAMNATION DE B. DE FARGUES. §

Saint-Simon raconte comment Fargues fut arrêté dans sa maison de Courson par les huissiers du parlement, et sur un ordre du premier président de Lamoignon, amené à Paris, condamné à mort, et exécuté. Il ajoute que le premier président, qui avait dirigé la procédure, s'enrichit par la confiscation d'une partie des biens de Fargues. Ce récit, qui incrimine la mémoire de Guillaume de Lamoignon, renferme plusieurs erreurs; et, sans entrer dans une discussion approfondie, il suffira d'opposer à Saint-Simon, ou plutôt à Lauzun, l'autorité d'un contemporain, témoin impartial, qui avait bien connu B. de Fargues, et qui donne les détails les plus précis sur sa condamnation et sur son supplice.

Rappelons d'abord que le fait dont il s'agit se passa au commencement de l'année 1665, longtemps avant la naissance de Saint-Simon. Cet écrivain cite comme unique autorité le duc de Lauzun, personnage célèbre par ses intrigues, sa vanité, l'éclat de sa fortune et de sa chute. On voit tout de suite quelle confiance mérite un pareil témoignage. Aussi, lorsqu'en 1781, La Place publia, dans le premier volume de ses Pièces intéressantes et peu connues pour servir à l'histoire, le récit de l'arrestation et de la mort de B. de Fargues, emprunté textuellement aux Mémoires encore inédits de Saint-Simon, la famille de Lamoignon réclama, et produisit des pièces qui établissaient que Fargues n'avait pas été condamné par le parlement de Paris, mais par l'intendant d'Amiens et par d'autres commissaires délégués par le roi, et que le premier président n'avait obtenu la terre de Courson qu'en 1668, en sa qualité de seigneur de Bâville, dont relevait Courson.

Nous ajouterons à cette réfutation celle qui résulte du récit d'Olivier d'Ormesson, qui écrivait son Journal au moment même où B. de Fargues fut arrêté et exécuté.

« Le dimanche 29 mars 1665, je reçus des lettres de la condamnation de Fargues, et qu'il avait été pendu, le vendredi à cinq heures du soir, à Abbeville. Cette fin extraordinaire m'oblige de dire que Fargues était né de petite condition, dans Figeac en Languedoc; qu'ayant épousé la sieur du sieur de La Rivière, neveu de M. de Bellebrune, il avait été major d'Hesdin, dont M. de Bellebrune était gouverneur; et qu'au mois de janvier 1658, le sieur de Bellebrune étant mort, il forma le dessein de se rendre maître de cette place. Étant venu à Paris, il offrit à M. de Palaiseau, gendre de M. de Bellebrune, de le servir pour lui conserver le gouvernement, et lui demanda le nom de ses amis dans la place, lequel M. de Palaiseau lui donna, et en même temps il offrit à M. le comte de Moret, auquel ce gouvernement était donné, de l'argent et son service. Mais en ayant été fort peu accueilli, il partit devant, disant que c'était pour lui préparer toutes choses; et étant dans la place, il s'en rendit le maître, ayant chassé tous les amis de M. de Palaiseau et de M. de Moret, et ayant écrit à M. le maréchal d'Hocquincourt pour lui livrer cette place. M. d'Hocquincourt, avec son régiment qui était sur la frontière, s'y retira; et je me souviens qu'étant en Picardie, le lieutenant-colonel de ce régiment vint de la cour m'apportant des ordres, et témoignait vouloir servir la cour contre le maréchal, et néanmoins, sitôt qu'il eut joint son régiment, il le débaucha et se retira à Hesdin.

« Lorsque, par la paix, la ville d'Hesdin fut rendue au roi, je la reçus et y fis entrer le régiment de Picardie. Je parlai à Fargues de toute sa conduite. Il me dit que sitôt qu'il était entré dans Hesdin, il avait écrit en quatre endroits pour négocier: à la cour, par l'entremise de Carlier, commis de M. Le Tellier, qui y fit deux voyages, et enfin par sa femme, qui prit cette occasion pour aller à Hesdin et se rendre auprès de son mari; au maréchal d'Hocquincourt, qui ne manqua pas de se venir jeter dans Hesdin; mais Fargues prit si bien ses précautions avec lui qu'il n'en fut jamais le maître, et ne lui permit jamais ni d'y être le plus fort ni de parler à un homme en particulier; [enfin il négocia] avec M. le prince et avec les Espagnols, dont il reçut des troupes qu'il fit camper dans le faubourg de Saint-Leu, sans que jamais il souffrît deux officiers de ses troupes entrer ensemble dans la ville.

« Le roi, en avril 1658, marchant avec son armée pour faire le siège de Dunkerque, fit semblant de vouloir assièger Hesdin, et le bruit en courait. Il passa à la vue de cette place, croyant que sa présence ferait quelque soulèvement dans la place; mais Fargues me dit que sachant qu'il ne serait point assiégé, il jugea qu'il n'avait qu'à se défendre d'une révolte; qu'il avait assemblé toute sa garnison, et leur ayant dit que le roi venait pour les assièger, que pour lui il était résolu de se défendre, et qu'il laissait la liberté à ceux qui voudraient de sortir; que tous lui avaient juré de mourir avec lui, et que, profitant de cette disposition, il avait mis ces troupes dans les dehors, et était demeuré dans la place, craignant seulement un coup de main et d'être assassiné; que M. le maréchal d'Hocquincourt escarmoucha avec la cavalerie, et que depuis il n'avait songé qu'à ses fortifications, et à maintenir l'ordre et la police dans sa place; que La Rivière et lui étaient dans des chambres séparées aux deux bouts d'une salle commune, dans laquelle il y avait un corps de garde de pertuisaniers; que jamais l'un ne dormait que l'autre ne fût éveillé; qu'ils n'allaient jamais en un même lieu ensemble; et enfin Fargues m'ayant expliqué sa conduite, fait voir ses magasins, il me parut homme de tête et de grand ordre, et chacun convient qu'il a soutenu sa révolte avec beaucoup d'habileté, n'ayant ni naissance, ni condition, ni charge, ni considération qui le distinguât pour se soutenir.

« L'on dit que, durant son procès, il a dit souvent qu'il n'avait commis qu'une seule faute, qui était de s'être laissé prendre. Il a déclaré, après son jugement, qu'il entretenait commerce avec Saint-Aulnays, et qu'il le pressait de se retirer en Espagne.

« Cette condamnation porte pour vol, péculat, faussetés et malversations commises au pain de munition, etc. Chacun a renouvelé à cette occasion les anciennes histoires de penderie de M. de Machault, et que celui-ci ne dégénérera point d'un nom si illustre. »

Ce fut en effet l'intendant de Picardie Machault qui condamna Fargues. Il avait été nommé tout exprès pour cette exécution, dont ne voulut pas se charger son prédécesseur Courtin. « L'affaire de Fargues, écrit Olivier d'Ormesson, qui tenait ces détails de Turenne, est l'occasion de ce changement ; car M. de Machault va pour le juger souverainement, et M. Courtin l'avait refusé. »

Olivier d'Ormesson, après avoir rappelé que Fargues fut pendu à Abbeville le vendredi 27 mars, continue ainsi: « L'on remarquait qu'ayant été conduit à Hesdin, il avait été mis dans la prison avec les mêmes fers et dans le même lieu où il avait retenu prisonnier le nommé Philippe-Marie, qui était un officier qui avait voulu soulever la garnison contre lui, lors de sa révolte; qu'un soldat qu'il avait obligé d'être bourreau et de pendre un homme, avait été le sien et l'avait pendu. L'on convenait aussi qu'il avait entendu la lecture de sa condamnation avec beaucoup de fermeté; qu'il avait baisé trois fois la terre remerciant Dieu; qu'il avait aussi baisé trois fois sa potence, et qu'il était mort avec courage et fort chrétiennement. »

Il résulte de ces détails si précis, écrits au moment même des événements, par un témoin impartial et bien informé, que le premier président de Lamoignon n'a été pour rien dans le procès et la condamnation de B. de Fargues.

NOTE II. OPPOSITION DE LA NOBLESSE AUX HONNEURS ACCORDÉS À QUELQUES FAMILLES. §

Saint-Simon parle souvent dans ses Mémoires des tentatives de familles nobles pour obtenir des privilèges particuliers, tabouret à la cour, entrée en carrosse dans les châteaux royaux, ce qu'on appelait alors les honneurs du Louvre, rang de princes étrangers, etc. Ces efforts pour s'élever au-dessus de la noblesse ordinaire provoquèrent une très vive opposition, surtout au mois d'octobre 1649. Saint-Simon en parle. Nous réunirons ici plusieurs passages du Journal inédit de Dubuisson-Aubenay, qui indique avec précision tous les détails de cette petite révolution de cour. Attaché au secrétaire d'État Duplessis-Guénégaud, Dubuisson-Aubenay est comme le Dangeau de la Fronde: il retrace minutieusement les cabales qui agitèrent la cour de 1648 à 1653; il parle aussi de l'opposition qu'à la même époque les ducs et pairs firent aux prétentions de certaines familles qui affectaient le rang de princes étrangers.

« Lundi 4 octobre (1649), la reine étant au cercle, le maréchal de L'Hôpital lui a présenté le mémoire ou requête de toute la noblesse de la cour opposante aux tabourets, de la poursuite desquels les sieurs de Miossens et de Marsillac voulaient bien se déporter; mais les princes qui la portaient ont voulu que l'affaire allât jusqu'au bout. Enfin elle est échouée tout à fait ou remise à une autre fois. Les comtes de Montrésort et de Béthune, qui n'avaient point encore parlé, y ont paru, et le premier a parlé à la reine d'une façon de longtemps préméditée. Il y avait une lettre circulaire aux gouverneurs et grands seigneurs de toutes les provinces, toute prête à être signée, et envoyée de la part des opposants, qui avait été dressée en l'assemblée chez le marquis de Sourdis.

« Les ducs et pairs s'assemblent chez le duc d'Uzès, et les princes autres que du sang chez M. de Chevreuse.

« Mardi matin, 5 octobre, encore assemblée de la noblesse opposante, que l'on appelle anti-tabouretiers, chez le marquis de Sourdis, lui absent, et son fils, le marquis d'Alluye, présent.

« Jeudi 7, la noblesse opposante aux tabourets s'assemble encore chez le marquis d'Alluye, en l'hôtel de Sourdis.

« L'opposition des ducs et pairs contre la principauté de la maison Bouillon La Tour continue, et la plainte des maréchaux de France contre le vicomte de Turenne, de ce qu'il a fait ôter les bâtons de maréchal de France de son carrosse . »

Après avoir dit que les assemblées de la noblesse continuèrent le vendredi 8 et le samedi 9, sans entrer dans aucun détail, Dubuisson-Aubenay parle avec plus d'étendue de celle qui se tint le 11 octobre :

« Il y a eu grand bruit. Le marquis d'Alluye, fils du marquis de Sourdis d'Escoubleau, absent, a voulu faire sortir de chez lui les Besançon, disant qu'ils n'étaient pas gentilshommes. Ceux-ci ont menacé l'autre de coups de bâton. Le sieur d'Amboise, ci-devant gouverneur de Trin en Piémont, puis de Lagny-sur-Marne durant le siège de Paris, a été admonesté de s'en retirer, quoiqu'il ait eu pour père un maître des requêtes, et qu'il ait les armes de l'ancienne maison d'Amboise, qui est de six pals d'or et de gueules; ce qu'il a fait doucement. Le prince de Condé avait prié du commencement quelques-uns de ses amis de n'y pas aller; à la fin il les y a envoyés lui-même. Le bruit des Besançon fut dès samedi.

« Dimanche après midi l'assemblée fut chez le maréchal de L'Hôpital, et aussi ce jourd'hui lundi depuis huit heures jusques après dix, que fut apporté le brevet de la reine, par lequel elle abolit tous tabourets, entrées au Louvre et autres privilèges, concédés à qui que ce soit contre les formes ordinaires depuis l'an 1643 et durant la régence. On a voulu délibérer si l'on se contenterait de ce brevet, et s'il ne fallait pas une déclaration du roi enregistrée au parlement, et les uns étaient d'un avis, les autres d'un autre; mais le maréchal d'Estrées, l'un des présidents (car les maréchaux de France y président, et les sieurs de Maulevrier, Brèves et de Villarceau servent de greffiers), ayant dit que l'heure était passée, est sorti et beaucoup de noblesse avec lui. Les autres sont demeurés en colère, disant qu'ils voulaient délibérer et qu'ils n'avaient que faire de ceux qui s'en allaient de la sorte. Mais le comte de Montrésor les a apaisés disant que jusqu'alors ils n'avaient rien fait que de bien; qu'ils ne devaient donc pas finir par désordre et précipitation; que l'on attendît à demain que l'assemblée fût légitime et complète pour achever leur délibération; ce qui a été fait, et on nomma douze commissaires d'entre eux pour examiner l'affaire.

« Mardi 12, l'assemblée de la noblesse continue pour la dernière fois. Le brevet de révocation des brevets des tabourets et entrées en carrosse dans le logis du roi, donnés à la comtesse de Fleix de la part de la reine comme à une veuve de la maison de Foix, à la demoiselle de Brantes-Luxembourg, et aussi à M. de Bouillon comme prince étranger, a été reçu. On a voulu faire passer que dorénavant toutes les concessions n'auraient d'effet qu'après l'enregistrement des brevets du roi, même majeur, au parlement. La pluralité des voix au contraire l'a emporté. L'assemblée ainsi s'est rompue, et l'archevêque d'Embrun, jadis abbé de La Feuillade, y est venu la haranguer de la part de son corps. Celui de la noblesse ira, dit-on, les remercier, et remerciera aussi tant les ducs et pairs que les princes qui ont épaulé ladite noblesse. Là-dessus le comte de Miossens, sous-lieutenant des gens d'armes du roi, demanda qu'il fût fait un décret que dorénavant en France on ne reconnût plus aucuns princes que ceux du sang, et que les autres fussent réduits aux purs rangs de la noblesse.

« Mercredi 13, se tient encore assemblée chez le maréchal de L'Hôpital par la noblesse, où elle a résolu la députation vers la reine et M. le cardinal pour les remercier du brevet de révocation ci-dessus, et donner part aux ducs et pairs assemblés chez le duc d'Uzès, et aux princes étrangers chez le duc de Chevreuse, de la conclusion de leur assemblée et de tout ce qui s'y est passé.

« Le comte de Miossens est aussi allé remercier la reine de ce qu'elle lui promet toit qu'il ne se ferait aucune concession de cette nature durant la régence qu'il n'y eût part; et qu'elle lui donnait cependant et dès à présent sa charge de maître de la garde-robe de M. le duc d'Anjou, de laquelle il a pris possession à l'heure même près de ce petit prince, et en outre douze mille livres d'appointements. »

NOTE III. ÉVOCATIONS; ENREGISTREMENT; DROIT DE REMONTRANCES. §

Saint-Simon parle souvent, et notamment page 422 de ce volume, des évocations, du droit d'enregistrement et de remontrances. Il ne sera pas inutile de préciser pour le lecteur moderne le sens de ces expressions.

Les évocations étaient des actes de l'autorité supérieure qui enlevait la connaissance d'une affaire aux juges naturels pour l'attribuer à un autre tribunal. Tantôt c'était le souverain, tantôt c'étaient les tribunaux supérieurs qui évoquaient le jugement d'un procès. Les évocations étaient souvent un moyen de favoriser un personnage en le renvoyant devant un tribunal où il avait plus d'influence. Aussi la célèbre ordonnance de Moulins, rendue en 1566, déclare-t-elle qu'une évocation ne pourrait avoir lieu qu'en vertu d'une ordonnance du roi contresignée par les quatre secrétaires d'État. On autorisait les parlements à faire des remontrances pour s'opposer provisoirement à l'exécution de l'ordonnance d'évocation, et, provisoirement, la partie en faveur de laquelle avait été prononcée l'évocation devait se constituer prisonnière.

Le droit d'enregistrement est un exemple frappant des abus qui se glissent à la faveur d'un mot ou d'un usage, et qui peu à peu deviennent lois constitutives d'un État. De la coutume de transcrire sur des registres les actes royaux est venue la prétention du parlement d'exercer sur ces mêmes actes un contrôle qui se traduisait quelquefois par le refus de l'enregistrement. Il fallait alors que le roi vînt en personne au parlement pour forcer les magistrats de transcrire la loi sur leurs registres. Il est nécessaire de rappeler les origines et les vicissitudes de cette prétention des parlements.

Avant le règne de saint Louis, il n'est pas question de registres sur lesquels on inscrivît les ordonnances des rois ou les arrêts des tribunaux. On les écrivait sur des feuilles de parchemin que l'on roulait et que l'on déposait dans le trésor des chartes. Pour constater l'authenticité d'un acte, on ne disait pas qu'il avait été enregistré ou inscrit sur les registres du parlement, mais qu'il avait été placé dans le dépôt des actes publics (depositus inter acta publica). Étienne Boileau, prévôt de Paris sous le règne de saint Louis, fut le premier qui fit transcrire sur des registres les actes de sa juridiction. Le parlement de Paris fit faire, vers le même temps, un recueil de ses arrêts, connu sous le nom d'Ohm, et qui a été publié dans le recueil des Documents inédits relatifs à l'histoire de France. Au commencement du XIVe siècle, le même corps fit dresser un registre des ordonnances royales qui devaient servir de règle à ses jugements. L'ordonnance, après avoir été lue en présence de la cour, était transcrite sur les registres du parlement. Dès 1336, on trouve au bas d'une ordonnance de Philippe de Valois la formule suivante: « Lu par la chambre et enregistré par la cour de parlement dans le livre des ordonnances royales. » (Lecta per cameram, registrata per curiam parliamenti in libro ordinationum regiarum.)

De cet usage de la transcription sur ses registres, le parlement passa, au commencement du XVe siècle, au droit de soumettre à son contrôle et même de rejeter une ordonnance royale. Pendant les troubles du règne de Charles VI, le parlement, devenu permanent, prétendit qu'il avait le droit de refuser l'enregistrement d'une ordonnance royale; il la frappait ainsi de nullité et n'en tenait aucun compte dans ses arrêts. Même sous Louis XI, en 1462, le parlement de Paris refusa d'enregistrer un don fait par le roi au duc de Tancarville; il fallut un ordre exprès de Louis XI pour l'y contraindre. Dans la suite, toutes les fois que la royauté rencontra dans le parlement une résistance de cette nature, elle en triompha par une ordonnance spéciale, et alors, en mentionnant l'enregistrement, on ajoutait la formule: Du très exprès commandement du roi. Souvent même, pour vaincre l'opposition des parlements, les rois allèrent y tenir des lits de justice, où ils faisaient enregistrer les ordonnances en leur présence.

Le droit de remontrances était étroitement lié à celui d'enregistrement et datait du même temps. Avant de céder aux ordres du roi, le parlement lui adressait de très humbles remontrances, pour lui exposer les motifs qui l'avaient engagé à surseoir à l'enregistrement de tel ou tel édit. L'ordonnance de Moulins, tout en reconnaissant au parlement le droit de présenter des remontrances, déclara qu'elles ne pourraient surseoir à l'exécution des édits. Même réduit à ces limites, ce privilège des parlements parut encore redoutable à Louis XIV. Par sa déclaration du 24 février 1673, il régla la forme dans laquelle devaient être enregistrés les édits et lettres patentes émanés de l'autorité royale. Le parlement ne conservait le droit de remontrances que pour les actes qui concernaient les particuliers. Ainsi jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, le droit de remontrances sur les matières politiques resta suspendu; mais la déclaration du 15 septembre 1715 la rendit aux parlements, et les lettres patentes du 26 août 1718 en réglèrent l'usage.

Tome VI §

CHAPITRE PREMIER. §

Mot étrangement marqué échappé à M. le Grand, dans la colère, au jeu. — M. et Mme du Maine; leur caractère et leur conduite. — Comte de Toulouse; son caractère. — Succession femelle aux duchés de Lorraine et de Bar. — État, famille, figure, santé, fortune et caractère de Vaudémont; ses prétentions et ses artifices. — Trahison de Colmenero. — Deux cent quatre-vingt mille livres de pension de France et d'Espagne à M. et à Mme de Vaudémont en arrivant. — Soixante mille livres de pension de l'empereur à la duchesse de Mantoue, qui se retire en Suisse, puis dans un couvent à Pont-à-Mousson. — État de la seigneurie de Commercy. — Vaudémont obstinément refusé de l'ordre du Saint-Esprit. — Cause de ce refus. — Mme de Vaudémont à Marly, et comment. — Ses prétentions; son embarras; son mécontentement; son caractère. — Sa prompte éclipse. — Artifices et adroites entreprises de Vaudémont déconcertées; sa conduite; ses ressources. — Raison de s'être entendu sur ces tentatives. — Souplesse de Vaudémont. — Commercy en souveraineté et Vic au prince de Vaudémont, réversible au duc de Lorraine. — M. de Lorraine donne au prince de Vaudémont la préséance, après ses enfants, au-dessus de toute la maison de Lorraine. — L'un et l'autre demeure inutile en France à Vaudémont. — Vaudémont abandonne enfin ses chimères, qui demeure brouillé sans retour avec la maison de Lorraine. — Prince Camille mal à son aise en Lorraine. — Scandale de la brillante figure de Vaudémont en France. — Trahisons continuées de Vaudémont et de ses nièces. — Mesures secrètes de M. de Lorraine. — Courte réflexion.

Telles étaient ces liaisons et leurs puissants appuis lors de l'arrivée de M. de Vaudemont en France, dont ses nièces ne lui laissèrent rien ignorer, et dans lesquelles elles l'initièrent le plus tôt qu'elles le purent. Elles en avaient de grandes avec M. de Vendôme. On a vu ailleurs que le prince de Conti et fui partageaient la faveur et la cour la plus particulière de Monseigneur. Mlle Choin avait fait assez d'effort pour rendre entre eux la balance du moins égale. Ses deux amies, qui pour elle, ou plutôt pour l'intérêt qu'elles y trouvèrent, avaient abandonné la princesse de Conti en sauvant toujours les apparences tarit qu'elles le purent, et toujours assez pour éviter brouillerie, étaient par là même entraînées vers M. de Vendôme. D'ailleurs le sang de Lorraine, si ce n'est par force, ne fut jamais pour aimer, encore moins pour s'attacher au sang de Bourbon.

Cela me fait souvenir d'une brutalité qui échappa à M. le Grand, et qui par cela même montre le fond de l'âme. Il jouait au lansquenet dans le salon de Marly avec Monseigneur, et il était très gros et très méchant joueur. Je ne sais par quelle occasion de compliment Mme la grande-duchesse [de Toscane ] y était venue de son couvent, car elle y était encore, où elle ne devait retourner qu'après avoir soupé avec le roi. Le hasard fit qu'elle coupait M. le Grand, et qu'elle lui donna un coupe-gorge. Lui aussitôt donna un coup de poing sur la table, et, se baissant dessus, s'écria tout haut. « La maudite maison, nous sera-t-elle toujours funeste? » La grande-duchesse rougit, sourit et se tut. Monseigneur et tout ce qui était, hommes et femmes, à la table et autour l'entendirent clairement. Le grand écuyer se releva le nez de dessus la table, regarda toute la compagnie toujours bouffant. Personne ne dit mot, mais à l'oreille après on ne s'en contraignit pas. Je ne sais si le roi le sut, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'en fut autre chose, et qu'il n'en fut pas moins bien traité.

M. le prince de Conti de plus ne donnait aux deux soeurs que Mme la Duchesse dont elles étaient bien assurées d'ailleurs; Vendôme leur donnait occasion de gagner M. du Maine, et pour elles il n'y avait rien de trop. Elles s'étaient donc liées tant qu'elles avaient pu à Vendôme, et dans cet esprit elles avaient fort recommandé à leur cher oncle, car c'est ainsi qu'elles l'appelaient et qu'elles en parlaient toujours, de ne rien oublier pour engager Vendôme, lorsqu'il alla en Italie, à en revenir assez de ses amis pour qu'ils pussent compter sur lui. Le cher oncle profita bien de la leçon, et y réussit tellement qu'à son retour, et toujours depuis, elles n'eurent rien à désirer là-dessus, et que Vendôme, elles et Vaudemont, M. du Maine en quart, se lièrent le plus étroitement, mais le dernier, selon sa coutume, le plus secrètement.

M. du Maine sentait que Monseigneur ne l'aimait point; nulle meilleure voie de l'en rapprocher peu à peu que ses plus confidentes amies; Vendôme n'était pas seul bastant. Le roi avançait en âge, et Monseigneur vers le trône; M. du Maine en tremblait. Avec de l'esprit, je ne dirai pas comme un ange, mais comme un démon auquel il ressemblait si fort en malignité, en noirceur, en perversité d'âme, en desservices à tous, en services à personne, en marches profondes, en orgueil le plus superbe, en fausseté exquise, en artifices sans nombre, en simulations sans mesure, et encore en agréments, en l'art d'amuser, de divertir, de charmer quand il voulait plaire; c'était un poltron accompli de coeur et d'esprit, et à force de l'être, le poltron le plus dangereux, et le plus propre, pourvu que ce fût par-dessous terre, à se porter aux plus cruelles extrémités pour parer ce qu'il jugeait avoir à craindre, et se porter aussi à toutes les souplesses et les bassesses les plus rampantes auxquelles le diable ne perdait rien.

Il était de plus poussé par une femme de même trempe, dont l'esprit, et elle en avait aussi infiniment, avait achevé de se gâter et de se corrompre par la lecture des romans et des pièces de théâtre, dans les passions desquelles elle s'abandonnait tellement qu'elle a passé des années à les apprendre par coeur, et à les jouer publiquement elle-même. Elle avait du courage à l'excès, entreprenante, audacieuse, furieuse, ne connaissant que la passion présente et y postposant tout, indignée contre la prudence et les mesures de son mari qu'elle appelait misères de faiblesse, à qui elle reprochait l'honneur qu'elle lui avait fait de l'épouser, qu'elle rendit petit et souple devant elle en le traitant comme un nègre, le ruinant de fond en comble sans qu'il osât proférer une parole, souffrant tout d'elle dans la frayeur qu'il en avait et dans la terreur que la tête achevât tout à fait de lui tourner. Quoiqu'il lui cachât assez de choses, l'ascendant qu'elle avait sur lui était incroyable, et c'était à coups de bâton qu'elle le poussait en avant.

Nul concert avec le comte de Toulouse; c'était un homme fort court, mais l'honneur, la vertu, la droiture, la vérité, l'équité même, avec un accueil aussi gracieux qu'un froid naturel, mais glacial, le pouvait permettre; de la valeur et de l'envie de faire, mais par les bonnes voies, et en qui le sens droit et juste, pour le très ordinaire, suppléait à l'esprit; fort appliqué d'ailleurs à savoir sa marine de guerre et de commerce et l'entendant très bien. Un homme de ce caractère n'était pas pour vivre intimement avec son frère et sa belle-soeur. M. du Maine le voyait aimé et estimé parce qu'il méritait de l'être, il lui en portait envie. Le comte de Toulouse, sage, silencieux, mesuré, le sentait, mais n'en faisait aucun semblant. Il ne pouvait souffrir les folies de sa belle-soeur. Elle le voyait en plein, elle en rageait, elle ne le pouvait souffrir à son tour, elle éloignait encore les deux frères l'un de l'autre.

Celui-ci était fort bien avec Monseigneur et M. et Mme la duchesse de Bourgogne qu'il avait toujours fort ménagés et respectés. Il était timide avec le roi, qui s'amusait beaucoup plus de M. du Maine, le Benjamin de Mme de Maintenon, son ancienne gouvernante, à qui il sacrifia Mme de Montespan, qui toutes deux ne l'oublièrent jamais. Il avait eu l'art de persuader au roi qu'avec beaucoup d'esprit, qu'on ne pouvait lui méconnaître, il était sans aucunes vues, sans nulle ambition, et un idiot de paresse, de solitude, d'application, et la plus grande dupe du monde en tout genre. Aussi passait-il sa vie dans le fond de son cabinet, mangeait seul, fuyait le monde, allait seul à la chasse, et de cette vie sauvage s'en faisait un vrai mérite auprès, du roi, qu'il voyait tous les jours en toutes ses heures particulières; enfin, suprêmement hypocrite, à la grand'messe, aux vêpres, au salut toutes les fêtes et dimanches avec apparat. Il était le coeur, l'âme, l'oracle de Mme de Maintenon, de laquelle il faisait tout ce qu'il voulait, et qui ne songeait qu'à tout ce qui lui pouvait être le plus agréable et le plus avantageux, aux dépens de quoi que ce pût être.

Voilà bien de la digression; mais on verra dans la suite combien elle est nécessaire pour l'éclaircissement et le dévoilement de ce qui se présentera à raconter. Ces personnages remueront bien des choses qui ne se pourraient entendre sans cette clef. Je l'ai donnée aux approches du besoin, et lorsque j'en ai trouvé l'occasion. Revenons maintenant à M. de Vaudemont.

Ce que j'ai expliqué (t. III, p. 195 et suiv.) de ses deux importantes nièces est si éloigné de l'endroit où nous sommes, que j'ai cru devoir les remettre ici devant les yeux sans craindre quelque sorte de répétition, par les choses si importantes où on les va voir figurer. La même raison me fait négliger la même crainte sur M. de Vaudemont, pour remettre ici sommairement sous le même coup d'oeil ce qui se trouve épars en trop de différents endroits. C'est un éclaircissement nécessaire pour répandre la lumière sur ses prétentions par sa naissance, et sur les grâces prodigieuses qu'il tira des cours de France et d'Espagne, qu'il ne dut pas à ce qu'il en avait mérité.

Charles II, ordinairement dit III, duc de Lorraine, si connu pour avoir eu l'honneur d'épouser, en 1558, la seconde fille d'Henri II et de Catherine de Médicis, et plus encore par tout ce que cette reine mit en oeuvre pour le faire succéder à la couronne après ses enfants, au préjudice d'Henri IV, son autre gendre, et de toute la branche royale de Bourbon, eut, sans parler des filles, trois fils de ce mariage: Henri, qu'il eut l'honneur de marier, en 1599, à la soeur d'Henri IV, si connu aussi par tout ce qu'il mit en usage pour faire rompre ce mariage que les belles lettres du cardinal d'Ossat expliquent si bien, qui la perdit sans enfants en 1604, qui se remaria en 1606 à une fille du duc Vincent de Mantoue, d'où est venue à leur postérité la prétention du Montferrat. Il succéda à son père en 1608 et mourut en 1624, ne laissant que deux filles: Nicole et Claude-Françoise. Le second fut Charles, cardinal, évêque de Metz et de Strasbourg; et le troisième, François, comte de Vaudemont qui, d'une Salm, eut deux fils: Charles et François; et deux filles: l'aînée, si connue, sous le nom de princesse de Phalsbourg, par ses intrigues, et par tous ses étranges mariages; et la cadette, que M. Gaston épousa de la façon que chacun sait, et qui n'en a laissé que trois filles Mlle de Montpensier, Mme la grande-duchesse de Toscane et Mme de Guise.

Les duchés de Lorraine et de Bar, très constamment féminins, et déjà une fois passés dans la maison d'Anjou, au bon roi René par une héritière, et retournés par une autre héritière d'Anjou dans la maison de Lorraine, vinrent de droit à Nicole, fille aînée du duc Henri qui, pour les conserver dans sa maison, la maria trois ans avant sa mort à Charles, fils aîné de son troisième frère, qui avait lors vingt et un ans, et Nicole treize, en présence du comte et de la comtesse de Vaudemont, père et mère de Charles, qui succéda en 1623, trois ans après son mariage, à son beau-père par le droit de sa femme. C'est celui qui, sous le nom de Charles IV, est si connu par ses perfidies, dont toute sa vie n'a été qu'un tissu, et qui lui firent mener une vie si malheureuse avec beaucoup d'esprit et de valeur, qui lui coûtèrent ses États et ensuite une longue prison en Espagne. Comme il n'avait point d'enfants dix ans après son mariage, ils firent celui de François son frère avec Claude-Françoise, soeur de la duchesse Nicole, pour assurer les deux duchés dans leur maison. De ce dernier mariage est venu le fameux Charles, duc de Lorraine et de Bar, beau-frère de l'empereur Léopold, qui ne vit et ne posséda jamais ses États, qui s'est acquis un si grand nom à la tête des armées impériales, dont le fils fut rétabli dans ses États à la paix de Ryswick, lequel, d'une fille de Monsieur, frère de Louis XIV, a laissé deux fils, dont l'aîné, devenu grand-duc de Toscane, a cédé pour toujours les duchés de Lorraine et de Bar à la couronne, et a épousé la fille aînée de Charles VI, dernier empereur et dernier mâle de la maison d'Autriche.

Charles IV, amoureux de Béatrix de Cusance, veuve du comte de Cantecroix, et retiré à Bruxelles, servant la maison d'Autriche, la fit faire par l'empereur princesse de l'empire, se fit annoncer la mort de la duchesse Nicole, sa femme, en arbora le plus grand deuil, en reçut tous les compliments à Bruxelles, et en partit subitement pour Besançon, où un valet déguisé en prêtre le maria dans sa chambre avec Mme de Cantecroix, le 2 avril 1637. La fourbe fut en peu de jours découverte, la duchesse Nicole n'avait pas seulement été malade. Son mari eut de Mme de Cantecroix une fille en 1639, qui a été Mme de Lislebonne, mère de Mlle de Lislebonne et de la princesse d'Espinoy, et dix ans après un fils qui est le prince de Vaudemont. Il faut remarquer que Charles IV n'a jamais attaqué la validité de son mariage avec la duchesse Nicole, et qu'elle n'est morte qu'en 1657, c'est-à-dire plus de dix-sept ans après la naissance de M. de Vaudemont. Charles IV son père mourut en 1675 sans enfants légitimes. François, son frère, était mort dès 1670, Claude-Françoise, sa femme, soeur de Nicole, dès 1648, sans que François se soit remarié. Ainsi, le célèbre Charles, qui devint dans la suite beau-frère de l'empereur Léopold et général de ses armées, succéda de droit à son oncle, Charles IV, sans que ce droit qu'il tenait de sa mère lui ait été jamais contesté. Charles IV voulut appuyer ses bâtards de sa propre maison. Il trouva M. de Lislebonne, frère du duc d'Elboeuf, qui s'attacha à sa fortune, et qui voulut bien épouser sa bâtarde en 1660, laquelle avait vingt et un ans; et neuf ans après, le même duc d'Elboeuf, qui ne se souciait point de son fils le trembleur du premier lit, à qui il fit céder son droit d'aînesse au duc d'Elboeuf d'aujourd'hui, fils de son second lit, donna sa fille du premier lit à M. de Vaudemont. Elle était soeur de mère de la femme du duc de La Rochefoucauld, qui a été si bien avec Louis XIV. M. de Vaudemont avait vingt ans, et sa femme était du même âge.

On a vu ailleurs tout le parti qu'il sut tirer de sa figure, de son esprit, de sa galanterie, et comme le maréchal de Villeroy, épris de ses manières et de le voir si à la mode en France, crut du bel air d'être de ses amis, et se piqua toute sa vie d'en être. Vaudemont ne tarda pas à s'apercevoir que ses gentillesses ne le mèneraient à rien de solide ici. Il s'en alla aux Pays-Bas, entra au service des ennemis de la France, fit sa cour au prince d'Orange et aux ministres de la maison d'Autriche. Il alla en Espagne, où, appuyé de force patrons qu'il s'était ménagés, il obtint une grandesse à vie pour se donner un rang et un état de consistance, puis la Toison d'or pour se décorer. C'était en 1677, au temps de la plus forte guerre de la France contre la maison d'Autriche. On a vu en son lieu à quel point il se déchaîna contre elle pour plaire, et avec tant d'insolence, à Rome, où il alla d'Espagne, que le roi ne dédaigna pas de se montrer piqué sur le personnel qu'il avait osé attaquer, et le fit sortir honteusement de Rome par ordre du pape. Il alla en Allemagne, où il sut se faire un mérite de cette aventure auprès de l'empereur, qui le protégea toujours depuis et le fit prince de l'empire, et auprès du prince d'Orange, si personnellement mal avec le roi. Il sut plaire à ce dernier par ses grâces, par son esprit, par son adresse, par leur haine commune, au point d'entrer dans sa plus intime confiance, qu'il accordait à si peu de gens. On en a vu des marques à l'occasion de la dernière campagne de Louis XIV en Flandre, et de son brusque retour à Versailles, en 1693. Cette affection du roi Guillaume le mit à la tête de l'armée de Flandre, où nous l'avons vu échapper si belle, grâce à M. du Maine, dont le maréchal de Villeroy sut si habillement faire sa cour au roi. Enfin, la protection du roi Guillaume et de l'empereur lui valurent de Charles II le gouvernement général du Milanais.

On a vu avec quelle dangereuse dextérité il s'y comporta, après n'avoir osé ne pas y faire proclamer Philippe V, et combien sa soumission fut ici portée, vantée et applaudie. L'aveuglement fut constant sur lui par son adresse et la puissante cabale qui le portait, et on vient de voir qu'après la mort de son fils, feld-maréchal des armées impériales, et servant en Italie, contenu d'ailleurs par Vendôme, dont il redouta les yeux et le poids auprès du roi, il se rendit plus mesuré et se l'acquit par ses souplesses.

Enfin, l'Italie perdue, il profita du mérite d'en avoir sauvé et ramené, par un traité, vingt mille hommes qui étaient restés, après la victoire de Médavy, de troupes de France et d'Espagne, qui fut mettre le sceau à la honte et au dommage extrême d'avoir remis l'Italie à l'empereur, lorsqu'on pouvait s'y soutenir, et empêcher par là l'ennemi d'attaquer notre frontière et de pénétrer en France.

En y arrivant, il ne tint encore tout de nouveau à notre cour d'ouvrir les yeux. Colmenero était l'officier général des troupes du roi d'Espagne, servant en Italie, le plus intimement dans la confidence de M. de Vaudemont, qui l'avait avancé à tout et mis avec M. de Vendôme sur le pied d'avoir part à tout. Nos François soupçonnaient fort sa fidélité, et croyaient avoir des raisons d'être persuadés qu'ils ne s'y trompaient pas; mais avec de tels appuis il fallut se taire. Il avait rendu Alexandrie, comme on l'a vu en son temps, d'une manière à augmenter tout à fait ce soupçon. M. de Vaudemont le soutint hautement; et M. de Vendôme, revenu d'Italie, intimement uni avec lui, et qui était souvent dupe de moins habiles en l'art de tromper, prit hautement sa défense. Ils ne persuadèrent personne de ceux qui voyaient les choses de près, mais bien notre cour, accoutumée à les croire à l'aveugle. La surprise y fut donc grande lorsqu'on y apprit, en même temps que Vaudemont y arriva, que le prince Eugène, par ordre de l'archiduc, avait donné le gouvernement du château de Milan à Colmenero, qui en même temps passa vers lui, et fut conservé chez les Impériaux dans le même grade qu'il avait dans nos armées. Vaudemont s'en étonna fort, M. de Vendôme aussi, de Mons où il était alors, et se sentit piqué de sa méprise; mais ce fut tout, il n'entra pas seulement dans la pensée de trouver mauvais que Vaudemont l'eût tant vanté.

MM. de Vendôme et de Vaudemont avaient passé par la même étamine; Vendôme y avait laissé presque tout son nez, Vaudemont les os des doigts de ses pieds et de ses mains, qui n'étaient plus qu'une chair informe, sans consistance, qui se rabattait toute l'une sur l'autre; ses mains faisaient peine à regarder. Il en avait eu d'autres suites très fâcheuses, dont les médecins n'avaient pu venir à bout. Un empirique le guérit à Bruxelles autant qu'il pouvait l'être et le mit en état de se tenir à cheval et sur ses pieds. Ce fut son prétexte en Italie de paraître si peu dans les armées et d'y monter si rarement à cheval. Du reste, il avait conservé toute sa belle figure à son âge, fort droit, grande mine et une fort bonne santé. On va voir qu'il sut tirer parti d'un état dont la source est si honteuse.

M. de Vaudemont et ses nièces étaient fort occupés de sa subsistance et de son rang. Il avait acquis à Milan des sommes immenses, et dans quelque splendeur qu'il y eût vécu, il lui en était resté beaucoup, comme on ne put s'empêcher d'en être convaincu dans la suite. Mais il ne fallait pas le laisser apercevoir, et pour obtenir gros, et pour ne pas perdre le mérite d'un homme si grandement établi et qui revient tout nu. Cela ne leur parut pas le plus difficile, et, en effet, ils furent si bien servis que, tout en arrivant, le roi donna quatre-vingt-dix mille livres de pension à M. de Vaudemont, et qu'il écrivit aussi au roi d'Espagne pour lui recommander ses intérêts. Ils se trouvèrent encore en meilleures mains auprès de Mme des Ursins, qui, nonobstant l'état fâcheux des finances et des affaires d'Espagne, où tout manquait, comme on l'a vu, à l'occasion des suites de la bataille d'Almanza, voulut montrer à Mme de Maintenon ce qu'elle pouvait sur elle, et fit donner, tant à M. qu'à Mme de Vaudemont, cent quatre-vingt-dix mille livres de pension. Il avait fait sa révérence au roi le 10 mai; mais le 15 juin la réponse d'Espagne était arrivée. On aurait pu croire que deux cent quatre-vingt mille livres de rente auraient dû suffire et les contenter. Ce ne fut pas tout, et il faut le dire tout de suite, pour ne pas revenir au pécuniaire.

M. de Vaudemont avait eu une patente de prince de l'empire de l'empereur Léopold, qui lui avait fait changer son titre de comte de Vaudemont en celui de prince. On a vu ses liaisons si longtemps intimes à Vienne, et depuis si peu encore, son fils unique mort en Italie feld-maréchal des armées impériales, et la seconde personne de celle de Lombardie. Les mêmes liaisons, il les avait conservées plus à découvert et avec plus de bienséance avec les deux ducs de Lorraine père et fils. Il avait, en traitant avec le prince Eugène du retour de nos troupes, demandé une pension pour le duc de Mantoue, que l'empereur dépouillait totalement, et une pour Mme de Mantoue. Il fut durement refusé de la première; il obtint la seconde, et le prince Eugène convint qu'elle serait de vingt mille écus. Mme de Mantoue partit aussitôt pour aller attendre à Soleure la permission d'aller en Lorraine se mettre aux Filles de Sainte-Marie de Pont-à-Mousson, et Mme de Vaudemont, sa soeur de père, l'accompagna dans ce voyage, sous prétexte d'amitié et de bienséance, mais en effet pour négocier de plus près auprès de M. de Lorraine ce qu'on avait engagé le roi de lui demander pour M. de Vaudemont, où par ce peu que dura une négociation qui coûta tant à M. de Lorraine, et pour rien, on soupçonna la cour de Vienne d'y être entrée, laquelle pouvait tout sur lui. Quoi que ce fût, les dames ne séjournèrent pas longtemps à Soleure, passèrent en Lorraine; Mme de Mantoue demeura à Pont-à-Mousson, et Mme de Vaudemont s'en vint à Paris à l'hôtel de Mayenne.

Charles IV, père de M. de Vaudemont, lui avait donné le comté de Vaudemont, dont son père portait le nom, et qui a été souvent apanage des puînés des ducs de Lorraine, quoique la terre ne soit pas considérable. Le même Charles IV avait acquis du cardinal de Retz la terre de Commercy, qu'il avait eue de sa mère, qui était Cilly, et il la donna aussi à M. de Vaudemont, lequel y succéda au cardinal de Retz, qui en avait retenu la jouissance sa vie durant, et qui s'y était retiré en revenant d'Italie, pour payer ses dettes et y faire pénitence de sa vie passée dans la solitude. Dans les suites, le duc Léopold de Lorraine, gendre de Monsieur, acquit Commercy de M. de Vaudemont, et le laissa jouir du revenu, qui n'est pas considérable. Cette seigneurie relevait constamment de l'évêché de Metz. Ils l'avaient donnée en fief à des seigneurs sous le nom de damoiseaux . Les comtes de Nassau-Sarrebruck, qui l'ont longtemps possédée, en ont toujours reconnu les évêques de Metz, et leur en ont rendu leurs devoirs; et les officiers du roi du bailliage de Vitry ayant formé des prétentions sur la justice de quelques paroisses de cette terre, son seigneur et le duc Antoine de Lorraine firent lever, en 1540, de la chambre de Vic, tous les actes qui démontrèrent que tout Commercy relevait de l'évêché de Metz, et non pas du roi en rien. Le cardinal de Lenoncourt en reçut tous les devoirs, comme évêque de Metz, en 1551. Cependant cette seigneurie était peu à peu devenue une espèce de petite souveraineté. Il s'y forma une manière de chambre de grands jours, où les procès se jugeaient en dernier ressort. Les Cilly la possédèrent en cet état; mais, en 1680, la chambre royale de Metz reconnut, nonobstant ces grands jours, et malgré les prétentions du bailliage de Vitry, duquel quelques paroisses relevaient, que le droit féodal et direct sur Commercy en entier appartenait à l'évêque de Metz, et lui fut adjugé. Malgré des empêchements si dirimants, M. de Vaudemont se proposa de se faire donner par le duc de Lorraine la souveraineté de Commercy, à lui qui, de plus, avait vendu cette terre à ce prince, qui le laissait jouir du revenu; d'y faire joindre par le même des dépendances nouvelles, pour en grossir le revenu et en étendre la souveraineté, et de rendre le roi protecteur de cette affaire; et on verra bientôt qu'il y réussira, et même à davantage.

En attendant, il songeait fort à s'établir un rang distingué. Il avait celui de grand d'Espagne, mais il n'avait garde de s'en contenter. Comme prince de l'empire, il n'en pouvait espérer. Celui de ses grands emplois avait cessé avec eux, et ce groupe de tant de choses accumulées, et qui éblouissaient les sots, lui parut trop aisé à désosser pour se pouvoir flatter d'en faire réussir quelque chose de solide. Il avait tenté, au milieu de sa situation la plus brillante et la plus accréditée en Italie, d'être fait chevalier de l'ordre; il l'avait fait insinuer par ses amis; enfin il l'avait lui-même formellement demandé. Il avait été refusé à plus d'une reprise, et on ne lui en avait pas caché la raison, avec force regrets de ne la pouvoir surmonter. Cette raison était un statut de l'ordre du Saint-Esprit qui en exclut tous les bâtards, sans aucune autre exception que ceux des rois. Il eut beau insister, piquer l'orgueil, en représentant que le roi était maître des dispenses, tout fut inutile. Dès le temps que le roi d'Espagne était en Italie, il y employa Louville auprès de Torcy et de M. de Beauvilliers, qui me l'a conté; et depuis il y employa encore Tessé, le maréchal de Villeroy et M. de Vendôme. Tout fut inutile; il n'y eut point de crédit ni de considération qui pût obtenir du roi d'assimiler un bâtard de Lorraine aux siens en quoi que ce pût être. Mais quoique le refus ne portât que sur cet intérêt si cher au roi, il ne laissait pas de montrer à Vaudemont que le roi ne le prendrait jamais que pour ce qu'il était, c'est-à-dire que pour un bâtard de Lorraine, qui, par la raison qui vient d'être expliquée, et que Vaudemont et ses nièces avaient trop d'esprit pour ne pas sentir, se trouverait toujours en obstacle à toutes ses prétentions. Ce fut apparemment aussi ce qui lui fit imaginer cette souveraineté de Commercy, et entreprendre encore au delà, comme on le verra, pour couvrir sa bâtardise de façon que la raison secrète du roi en pût être détournée.

Mais tout cela n'était pas fait, et, en attendant, il fallait être à la cour et dans le monde. N'osant donc hasarder de refus, pour demeurer entier pour quand tout son fait de Commercy et de plus encore serait arrangé, il résolut d'usurper sans avoir l'air de prétendre ou de laisser douteux, et se servir avec adresse des excès d'avances qu'il recevait de tout ce qu'il y avait à la cour de plus grand, de plus distingué, de plus accrédité; d'abuser de la sottise du gros du monde, et de cacher ses entreprises sous l'impotence de sa personne, pour, ce qu'il aurait ainsi ténébreusement conquis et tourné adroitement en habitude, le prétendre après en rang qui lui aurait été acquis.

Il se fit donc porter en chaise à travers les petits salons jusqu'à la porte du grand, comme très rarement il arrivait aux filles du roi de le faire, et ne se tenait debout que devant le roi. Il évita d'aller chez Monseigneur et chez Mgrs ses fils, sous prétexte de ses jambes, sinon, en arrivant, leur faire la révérence, et de même chez Mme la duchesse de Bourgogne et chez Madame. Chez les autres, il se mit sur le premier siège qu'il y trouva; et il n'y avait que des tabourets dans ces appartements de Marly, et dans le salon de même. Il s'y plaçait dans un coin; la plus brillante compagnie s'y rassemblait autour de lui assise et debout, et là il tenait le dé. Monseigneur en approcha quelquefois; Vaudemont, avec adresse, l'accoutuma à ne se point lever pour lui, et tout aussitôt après il en usa de même pour Mme la duchesse de Bourgogne.

Tous les ministres furent d'abord chez lui; il vit seul Mme de Maintenon chez elle, mais cela se réitéra fort peu, et il n'y vit jamais le roi, dont il n'eut presque point d'audience dans son cabinet. Rien de si brillant que ce voyagé, et le roi toujours occupé de lui. Il lui fit donner une calèche à toutes ses chasses. Une de ses nièces y allait avec lui. Il était assez plaisant de les voir tous deux suivre celle du roi, qui était seul dans la sienne avec Mme la duchesse de Bourgogne, et figurer ainsi en deux tête à tête, sans autre calèche que celle du capitaine des gardes, car Madame montait encore alors à cheval. Ce voyage de Marly, où il était arrivé et s'était compassé pour cela avec justesse, s'écoula de la sorte à y faire toute l'attention, à y être l'homme uniquement principal et à reconnaître son monde.

Il partagea après son temps moins à Versailles qu'à Paris. Versailles était plus public, moins ramassé, moins pêle-mêle, les milieux plus difficiles à garder. Il jugea sagement que, son terrain bien sondé, il fallait disparaître pour réveiller le goût et l'empressement, et ne les pas user par l'habitude. Au bout d'un mois, il prit congé et s'en alla à Commercy avec sa soeur, ses nièces et sa femme, qui, sous prétexte de fatigue et de santé délicate, n'avait vu le jour à Paris que par le trou d'une bouteille, niais en effet par l'embarras de ses prétentions, qu'elle ne voulait pas commettre, et savoir, avant de se présenter à la cour, sur quel pied elle s'y conduirait: Vaudemont, en partant, s'assura, puis s'annonça pour le premier voyage de Marly. C'était une distinction qu'il lui importait de ne pas négliger. Trois semaines suffirent à cette course. La santé était bonne quand il le fallait, et les jambes ne faisaient jamais rien manquer d'utile. Mme de Lislebonne et Mme de Vaudemont demeurèrent à Paris; l'oncle et les nièces vinrent à Marly. Avant son départ, il y avait eu une négociation. Mme de Vaudemont, qui ne savait encore sur quel pied danser, voulait éviter le cérémonial de Versailles et aller droit à Marly, comme son mari avait fait. Le roi trouvait cela ridicule, et cela balança. Au retour de M. de Vaudemont, il insista si bien qu'il en résulta une distinction plus grande, parce que le roi la trouva moindre que de recevoir de plein saut, à Marly, une femme qu'il n'avait jamais vue, et qui se tortillait en prétentions. Vaudemont et ses nièces arrivèrent le samedi à Marly.

Dans le dimanche, Mme de Maintenon fit agréer au roi que, allant elle à Saint-Cyr le mercredi, comme elle y allait de Marly presque tous les jours, que celui-là même Mme de Vaudemont l'y viendrait voir de Paris; que, sans que nome de Vaudemont lui parlât de Marly, ce serait elle qui lui proposerait de l'y mener. Le roi y consentit, puis se ravisa, enfin il l'accorda, et ce qui avait été réglé pour le mercredi ne s'exécuta que le vendredi. Le roi, entrant le soir chez Mme de Maintenon, y trouva Mme de Vaudemont qui arrivait avec elle. L'accueil fut gracieux, mais court; elle ne soupa point, à cause du maigre. Le lendemain elle fut présentée à Mme la duchesse de Bourgogne, comme elle allait partir pour la messe, et vit un instant Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne chez eux, puis les princesses fort uniment, mais fort courtement. Elle fut l'après-dînée, avec le roi et presque toutes les dames, voir la roulette, où Mme la duchesse de Bourgogne allait, puis à une grande collation dans le jardin. Mme de Vaudemont ne fut pas, à beaucoup près, si fêtée que son mari. Elle demeura trois jours à Marly, et s'en alla le mardi à Paris. Elle revint sept ou huit jours après à Marly passer quelques jours, et se hâta ensuite de regagner Commercy, peu contente de n'y avoir pu rien usurper en rang et en préférences.

C'était une personne tout occupée de sa grandeur, de ses chimères, de sa chute du gouvernement du Milanais; elle l'était aussi de sa santé, mais beaucoup moins en effet que comme chausse-pied ou couverture; tout empesée, toute composée, tout embarrassée, un esprit peu naturel, une dévotion affichée, pleine d'extérieur et de façons; en deux mots, rien d'aimable, rien de sociable, rien de naturel; grande, droite, un air qui voulait imposer, et néanmoins être doux, mais austère et tirant fort sur l'aigre-doux. Personne ne s'en accommoda, elle ne s'accommoda de rien ni de personne; elle fut ravie d'abréger et de s'en aller, et personne n'eut envie de la retenir.

Son mari, ployant, insinuant, admirant avec les plus basses flatteries, paraissant s'accommoder à tout, continua à Marly son manège. Il y avait dans le salon trois sièges à dos, qui de l'un à l'autre s'y étaient amassés, et de la même étoffe que les tabourets. Monseigneur, qui avait fait faire le premier, jouait dessus; en son absence, Mme la duchesse de Bourgogne s'y mit, puis sur un autre qu'on fit faire pour elle pour ses grossesses. Mme la Duchesse hasarda de demander la permission à Monseigneur d'en faire cacher un semblable dans un coin, et d'y jouer à l'abri d'un paravent. Vaudemont, qui avisa que les trois n'étaient presque jamais occupés ensemble, en prit un d'abord les matins, entre le lever et la messe, où Monseigneur et les deux princesses n'étaient jamais dans le salon. Il y tint, à son coin ordinaire, ses assises, l'exquis de la cour autour de lui sur des tabourets; et quand il y eut accoutumé le monde, qui en France trouve tout bon, à condition que ce soient des entreprises, il se licencia de la garder les soirs pendant le jeu. Cela dura deux voyages de la sorte, pendant le second desquels il fit rehausser les pieds de sa chaise, en apparence pour être plus à son aise, parce qu'il était grand, en effet pour se l'approprier, et s'établir ainsi la distinction que personne n'avait, et sans se couvrir d'un paravent comme faisait Mme la Duchesse. Monseigneur venait quelquefois lui parler, sur cette chaise, quelquefois aussi Mme la duchesse de Bourgogne en voltigeant par le salon: il ne se levait point; sur la fin il n'en faisait pas même contenance; il les y avait accoutumés.

Après ces voyages, il voulut aller faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne, comptant que, l'ayant accoutumée à lui parler assis à Marly, il était temps de prétendre de l'être chez elle. Il eut la bonté de s'y contenter d'un tabouret, et de n'y prétendre pas plus que les petits-fils de France. La duchesse du Lude, qui craignait tout le monde, éblouie du grand pied sur lequel il s'était mis, eut la faiblesse d'y consentir. Il fallut pourtant le dire à Mme la duchesse de Bourgogne, à qui cela parut fort sauvage, et qui le dit à Mgr le duc de Bourgogne. Ce prince le trouva fort mauvais. Voilà la duchesse de Lude dans un étrange embarras. L'affaire était engagée au lendemain, elle n'y avait fait aucune difficulté, la voilà désolée. Pour la tirer de presse, Mgr le duc de Bourgogne consentit au tabouret pour cette fois, mais il voulut être présent, et ne point s'asseoir lui-même. Cela s'exécuta de la sorte, au grand soulagement de la duchesse du Lude, mais au grand dépit de Vaudemont, qui, ayant compté sur cet artifice pour s'établir un rang très supérieur, se vit réduit à celui de cul-de-jatte, étant assis en présence de Mgr le duc de Bourgogne debout. Mais, de peur de récidive, ce prince jugea à propos de conter le fait au roi et de prendre ses ordres. En lui en rendant compte„ la chaise à dos de Marly, et d'y parler assis à Monseigneur, et sans se lever, et à Mme la duchesse de Bourgogne, entrèrent dans le récit, et mirent le roi en colère et en garde. Il lava la tête à la duchesse du Lude, et défendit que M. de Vaudemont eût un traitement différent de tous les autres seigneurs chez Mme la duchesse de Bourgogne. Il gronda Bloin de sa facilité sur le siège à dos rehaussé et approprié, puis s'informa si Vaudemont était effectivement grand d'Espagne. Dès qu'il en fut certain, et il le fut bientôt, il le fit avertir de ne prétendre rien au delà de ce rang; et qu'il était fort étonné du siège à dos qu'il avait pris à Marly, et de ce qu'il demeurait assis devant Mme la duchesse de Bourgogne et devant Monseigneur, encore qu'il eût la bonté de le lui commander.

Vaudemont avala cet amer calice sans faire semblant de rien, et s'en alla à Commercy. Revenu à Marly, le salon fut surpris de l'y voir en sa même place, mais sur un tabouret dont les pieds étaient rehaussés, et de ce qu'il se levait dès que Monseigneur passait, même à sa portée, ou Mgrs ses fils et Mme la duchesse de Bourgogne. Il affecta même de leur aller parler au jeu, et d'y demeurer debout quelque temps avant de revenir à son coin sur son tabouret. Il jugea à propos de ne demander rien, de ployer sur tout, et se nourrit cependant de l'espérance de revenir avec avantage à ceux qu'il s'était proposés, quand ce qu'il se ménageait en Lorraine lui aurait pleinement réussi.

Je me suis étendu sur les manèges et les entreprises adroites du prince de Vaudemont, parce que toute la cour en a été témoin, et souvent sottement complice, parce qu'elles se sont passées sous mes yeux, qui les ont attentivement suivies; et beaucoup plus encore pour rappeler, par ce que chacun y a vu, la manière dont les rangs de princes étrangers se sont établis en France, sans autre titre que de savoir tirer sur le temps, et tourner en droit ce qu'ils ont d'abord introduit peu à peu dans les ténèbres avec adresse, et de monter ainsi par échelons. Il faut achever de suite ceux dont Vaudemont s'échafauda, pour voir le tout d'une même vue et n'avoir plus à y revenir. Ce récit ne préviendra son temps que de peu de mois.

Il fallut à Vaudemont tout le reste de cette année pour arriver au but qu'il s'était proposé, et ce fut au commencement de janvier 1708 qu'il y parvint. Il coula toute cette année 1707 comme il put sur ses prétentions. Comme elles n'avaient pas réussi, il laissa entendre qu'il ne songeait à déplaire à personne, qu'il était grand d'Espagne; et il en prit comme eux le manteau ducal partout à ses armes, qui n'avaient aucune marque de bâtardise, et coulant avec adresse, sans s'expliquer s'il se contentait de ce rang, il ajoutait que, comblé des bontés du roi, il ne cherchait qu'à les mériter, et à s'attirer la bienveillance et la considération de tout le monde. Il ne fit guère que des apparitions à Marly depuis la soustraction de sa chaise à dos et ses autres mécomptes; il fit l'impotent plus que jamais, pour éviter d'aller nulle part, et surtout aux lieux de respect, excepté sur ce tabouret dans le salon de Marly, et y voir le roi sur ses pieds un peu à son lever, qui ne le renvoyait jamais s'asseoir, mais qui lui parlait toujours avec distinction, et le voir passer pour aller et venir de la messe et de la promenade. Il fit de fréquents voyages à Commercy, sous prétexte de sa femme et de son établissement en ce pays-là, d'y bâtir, d'y percer la forêt pour la chasse en calèche, et avoir là-dessus de quoi entretenir le roi et fournir à la conversation; mais, au fond, il alla souvent à Lunéville, et couvrait cette assiduité de bienséance, qui en effet n'était que pour ses desseins.

Y étant au commencement de janvier 1708, tout à coup il y fut déclaré souverain de Commercy par le duc de Lorraine, du consentement du roi, et de toutes les dépendances de cette seigneurie, sans que l'évêque de Metz, qui en avait la directe et la suzeraineté, y fût appelé et y entrât pour rien, réversible, après la mort de M, de Vaudemont et de sa femme, au duc de Lorraine et aux ducs de Lorraine ses successeurs, en même et pleine souveraineté. Incontinent après, M. de Vaudemont abdiqua les chimères de prétention à la souveraineté de la Lorraine, dont autrefois il avait tenté d'éblouir aux Pays-Bas sur ce beau mariage de sa mère; et le duc de Lorraine, je ne sais, non pas sur quel fondement, mais sur quelle apparence, le déclara l'aîné, après ses enfants et leur postérité, de la maison de Lorraine, lui donna le rang immédiatement après ses enfants et les leurs, et au-dessus du duc d'Elboeuf et de tous les princes de la maison de Lorraine. Avec cet avantage et cette souveraineté, M. de Vaudemont, si bien étayé en France, ne douta plus du succès de tout ce qu'il s'était proposé, et que, y précédant désormais la maison de Lorraine sans difficulté; il n'en trouverait plus, et par ce droit et par sa souveraineté, à atteindre au rang le plus grandement distingué. Son affaire faite en Lorraine, il y précéda le prince Camille, fils de M. le Grand, qui s'y était établi depuis quelques années avec une grosse pension de M. de Lorraine; et dès qu'il eut ainsi pris possession de ce rang, il accourut en France pour y en brusquer les fruits avant qu'on eût le temps de se reconnaître.

Cette double élévation, si peu attendue du gros du monde, fit à la cour toute l'impression qu'il s'en était proposée, avec un grand bruit, et, parmi les gens sensés, une grande surprise et beaucoup au delà. En effet, il n'y a qu'à voir ce qui vient d'être expliqué de la naissance de M. de Vaudemont d'une part, et de la consistance de la seigneurie de Commercy de l'autre, pour ne pouvoir, comprendre ni la souveraineté ni le premier rang dans la maison de Lorraine. Un seul aussi de cette maison le fit échouer sur l'un et l'autre point.

Le grand écuyer en furie, et accoutumé à tout emporter du roi d'assaut, alla lui représenter l'injustice que M. de Lorraine leur faisait, lui dit qu'ils venaient tous de lui en écrire, et ajouta, avec force cris et force flatteries sur la différence du roi au duc de Lorraine, qu'il comptait bien que son équité et son autorité ne se soumettraient pas aux nouvelles lois qu'il plaisait à ce dernier de faire, et qu'il ne se figurerait jamais que, par complaisance pour M. de Lorraine et pour M. de Vaudemont, il voulût leur plonger à tous le poignard dans le sein. Avec cette véhémence, le droit, la raison, la faveur personnelle, M. le Grand tira parole du roi que ni la souveraineté nouvelle, ni le rang nouveau que M. de Lorraine venait de donner à M. de Vaudemont, ne changeraient rien ici au leur ni à son état. M. de Lorraine tint ferme, dans sa réponse aux princes de sa maison, à ce qu'il avait décidé. Eux triomphèrent, M. le Grand surtout de ce qu'il avait obtenu du roi, et M. de Vaudemont fut arrêté tout court dès son arrivée. M. de Lorraine avait écrit au roi qu'il avait donné à Vaudemont le premier rang dans sa maison, et la préséance sur tous. Le roi lui répondit qu'il était le maître de régler chez lui tout ce qui lui plaisait. Il ne lui en dit pas davantage, mais, en même temps, il fit bien entendre à Vaudemont que, ni sa nouvelle qualité de souverain, ni sa nouvelle préséance sur la maison de Lorraine, ne changerait rien à sa cour, où il avait le rang de grand d'Espagne, comme il l'était, et qu'il était à propos qu'il n'imaginât pas d'y en avoir d'autre, ni aucune préférence au delà en rien.

On peut juger de la rage, du dépit, de la honte, de la douleur de l'oncle et des nièces d'une pareille issue de tant d'habiles excogitations, et de tant de soins, de peines et de menées pour parvenir à ce qui venait de s'exécuter. Mais l'art surpassa la nature. Ils comprirent tout d'un coup que le mal était sans remède; ils en avalèrent le calice tout d'un trait, et ils eurent assez de sens rassis pour comprendre qu'il ne restait plus que la faveur et la considération première à sauver; que paraître piqué, mécontent, prétendant, ce serait en vain montrer sa faiblesse, avec sûreté, non seulement de ne pas réussir, mais encore de déplaire et de se livrer à découvert à beaucoup de choses fâcheuses, dès que les bouches, que leur faveur avait tenues closes, oseraient s'ouvrir; que d'une conduite contraire et soumise, ils tireraient un gré infini d'un roi qui se plaisait à se faire obéir sans réplique, et point du tout à être tracassé, conséquemment une continuation pour le moins du même brillant et de la même considération.

Pour cette fois ils ne se trompèrent pas. M. de Vaudemont s'ôta enfin tout à coup toutes chimères de la tête; ses jambes en même temps s'affermirent; il vit le roi plus assidûment et plus longuement aux heures de cour; il [y] alla d'ailleurs un peu davantage. Le roi, content d'une conduite qui l'affranchissait d'importunités, redoubla pour lui d'égards et d'attentions, mais de celles qui, sur les prétentions possibles, ne pouvaient pas être douteuses, et qui les exclurent toujours; et le monde fut étonné de voir presque tout à coup un cul-de-jatte ingambe, et marchant au moins à peu près comme un autre, et sans se faire appuyer ni porter. Je vis cela avec plaisir, et ne me contraignis pas d'en rire.

Mais tout cela ne put apaiser les Lorrains, qui rompirent ouvertement avec lui, et qui tous, excepté sa soeur, ses nièces et la duchesse d'Elboeuf, sa belle-mère, c'est-à-dire de sa femme; et qui demeura neutre, cessèrent tous de le voir et ne l'ont jamais revu depuis. Ses nièces en demeurèrent brouillées avec eux tous, et M. le Grand ne cessa de jeter feu et flammes.

L'affront qu'il prétendait que son fils avait reçu en Lorraine, par la préséance de Vaudemont qu'il y avait essuyée, l'outrait d'autant plus que, brouillé lui-même avec M. de Lorraine, par la hauteur avec laquelle il avait arrêté ici tout court les prétentions de Vaudemont, et dont il s'était élevé contre sa préséance sur eux, il lui devenait fort embarrassant de laisser son fils à la petite cour de M. de Lorraine, et encore plus amer de lui faire perdre quarante mille livres de rente qu'il en recevait, en le faisant revenir, et rie voulant pas l'en dédommager. Après bien des fougues, Mme d'Armagnac, bien moins indifférente que lui à se soulager du prince Camille aux dépens d'autrui, fit en sorte qu'il demeurât en Lorraine, mais avec le dégoût d'en disparaître toutes les fois que Vaudemont y venait, et ce dernier y allait de tous ses voyages de Commercy, ce qui arrivait plusieurs fois l'année. Néanmoins cela subsista toujours depuis ainsi; et Camille, qui n'était ni aimable ni aimé en Lorraine, y fut sur le pied gauche plus que jamais le reste de sa vie.

Qui que ce soit de sens et de raisonnant à la cour n'avait pu goûter la solide et brillante figure que Vaudemont y fit par les grâces pécuniaires et par les distinctions de considération; mais les Espagnols surtout, et ce qui avait servi dans leurs troupes en Italie, en étaient indignés. Le duc d'Albe, moins que personne, ne pouvait comprendre comment ce citoyen de l'univers, affranchi des Hollandais, confident du roi Guillaume, créature de la maison d'Autriche, serviteur si attaché et si employé toute sa vie de tous les ennemis personnels du roi et de la France, et qui les avait peut-être plus utilement servis depuis que la conservation des grands emplois qu'il leur devait l'avait fait changer extérieurement de parti, comment, dis-je, ce Protée pouvait avoir enchanté si complètement le roi et tout ce qui avait le plus d'accès auprès de lui en tout genre. Ce scandale ne trompait pas le duc d'Albe, ni ceux qui pensaient comme lui.

Vaudemont, comblé au point qu'on vient de voir, et avec un intérêt si capital de conserver tout ce qu'il venait d'obtenir et d'entretenir cette considération éclatante, ne put commencer enfin à devenir fidèle. Le succès de ses artifices lui donna la confiance de les continuer; tout ce qu'il vit et reçut de notre cour ne put le réconcilier avec elle, et ne servit qu'à la lui faire mépriser. Il y resserra de plus en plus ses anciennes et intimes liaisons avec ses ennemis, et logé dans Paris au temple de la haine contre les Bourbons, avec des Lorraines si dignes des Guise, lui si digne aussi du trop fameux abbé de Saint-Nicaise dom Claude de Guise, ils y passaient leur vie en trahisons. Barrois, depuis le rétablissement du duc de Lorraine, son envoyé ici, logeait avec eux. C'était un homme d'esprit, de tête et d'intrigue, qui se fourrait beaucoup, et qui avait l'art de se faire considérer. Tout ce qu'ils pouvaient découvrir de plus secret sur les affaires, et soit par la confiance qu'on avait prise en Vaudemont, soit par l'adresse qu'il avait, lui, ses nièces et Barrois, par diverses voies, de savoir beaucoup de choses importantes, ils en étaient fort bien informés; ils les mandaient au duc de Lorraine, et ce qui était trop important pour le confier au papier se disait à Lunéville dans leurs courts et fréquents voyages, sans toutefois que Barrois bougeât jamais de Paris ou de la cour, tant pour demeurer au fil des affaires que pour paraître ne se mêler de rien, et ne donner aucun soupçon par ses absences. De Lunéville, les courriers portaient cet avis à Vienne. Le ministre que l'empereur tenait auprès du duc de Lorraine entrait avec eux dans ce conseil, qu'ils tenaient sur la manière de profiter de leurs découvertes, et de la conduite à tenir pour y mieux réussir.

Je sus cette dangereuse menée par un ecclésiastique de l'église d'Osnabrück, domestique de l'évêque frère de M. de Lorraine, et chargé de ses affaires à Lunéville et à Paris. C'était un homme léger et imprudent, qui allait, quand il en avait le temps, passer quelques jours en Beauce, c'est-à-dire un peu au delà d'Étampes, chez un voisin de Louville, et son ami particulier. Là, il fit connaissance avec Louville; ils se plurent, ils se convinrent l'un à l'autre, et tant et si bien que cet ecclésiastique lui conta ce que je viens de rapporter. Il ajouta que M. de Lorraine faisait sous main des amas de blé et de toutes choses; entretenait, sans qu'il y parût, un grand nombre d'officiers dans son petit État, pour être tout prêt à lever, au premier ordre, des troupes qui se trouveraient en un instant sur pied, sitôt que les conjonctures le pourraient permettre. On verra parmi les Pièces, dans la négociation de M. de Torcy, quelles furent les prétentions de ce duc de Lorraine, et avec quelle ténacité elles furent soutenues par tous les alliés, la dissimulation et les artifices de ce prince, jusqu'à ce qu'il vît jour au succès par la décadence où les malheurs de la guerre à voient jeté la France, et jusqu'à quel excès et sous quel odieux prétexte il porta et fit appuyer ses demandes.

Telle est la reconnaissance de la maison de Lorraine, si grandement et depuis si longtemps établie en France, vivant à ses dépens; tels sont ces louveteaux que le cardinal d'Ossat a dépeints si au naturel dans ses admirables lettres; tel est le peu de profit que nos rois ont tiré de la prophétie de François l-, en mourant, à Henri II, son fils, que s'il n'abaissait la maison de Guise, qu'il avait trop élevée, elle le mettrait en pourpoint et ses enfants en chemise. À quoi a-t-il tenu qu'elle n'ait été vérifiée à la lettre, et que n'ont-ils pas fait depuis, tant et toutes les fois qu'ils l'ont pu, sans que nos rois aient jamais voulu ouvrir les yeux sur leur conduite, leur esprit, leur coeur, leur voeu le plus exquis (et des rois prodigues envers eux de toutes sortes de biens, de rangs, de charges, de gouvernements principaux et d'établissements de toutes les sortes)? N'est-ce point là être frappé du plus prodigieux aveuglement.

CHAPITRE II. §

Procès de Mme de Lussan, qui me brouille publiquement avec M. le Duc et Mme la Duchesse. — Fortune, mérite, mort du maréchal d'Estrées. — Vues terribles de Louvois. — Mort de la marquise de La Vallière. — Mort de Mme de Montespan. — Sa retraite et sa conduite depuis. — Son caractère. — Politique des Noailles. — Sentiments sur la mort de Mme de Montespan des personnes intéressées. — Caractère et conduite de d'Antin. — Avarice de d'Antin. — Il supprime le testament de Mme de Montespan.

Il m'arriva au printemps de cette année une affaire qui fit un grand éclat dans l'été. J'en supprimerais ici l'ennui inséparable de ce détail, si les suites de cette affaire dans le cours de ma vie ne m'y engageaient pas, nécessairement, par l'influence qu'elles ont eue sur de plus importantes que les miennes.

Pour entrer dans cette explication, il faut se souvenir que le dernier connétable de Montmorency avait épousé en secondes noces une Budos, soeur du marquis de Portes, tué au siège de Privas en 1629, étant chevalier de l'ordre de 1619, et vice-amiral, près d'être fait maréchal de France et surintendant des finances. Cette Budos eut le dernier duc de Montmorency, qui eut la tête coupée en 1632, et Mme la Princesse, mère de M. le Prince le héros, de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville. Le marquis de Portes laissa de la soeur du duc d'Uzès deux filles et point de garçons, lesquelles par conséquent étaient cousines germaines de Mme la Princesse. Mon père, en premières noces, épousa la cadette des deux, belle et vertueuse, et ne voulut point de l'aînée pour sa laideur et sa mauvaise humeur, qui était aussi fort méchante et qui ne le lui pardonna jamais. De ce premier mariage de mon père, il ne vint (qui ait vécu) qu'une fille mariée au duc de Brissac, frère de la dernière maréchale de Villeroy, qui, étant morte sans enfants, me fit son légataire universel. Sa mère et sa tante ne liquidèrent jamais leurs partages. L'aînée, fort impérieuse, appuyée de sa mère remariée au frère aîné de mon père, qui n'a point eu d'enfants, menaçait sans cesse sa soeur d'un testament bizarre; et dans l'espérance de sa succession, parce qu'elle avait renoncé au mariage, se fit donner en usufruit force choses très injustement. Cette première duchesse de Saint-Simon mourut jeune; Mlle de Portes, fort vieille, grand nombre d'années après.

Elle fit un testament ridicule, par lequel elle donna beaucoup plus qu'elle n'avait, et ses terres de Languedoc à M. le prince de Conti, avec la folle condition que les sceaux, les titres, les bandoulières des gardes de ces terres, et partout où il y aurait des armoiries, elles seraient mi-parties en même écu de Bourbon et de Budos.

La succession fut longtemps vacante. J'étais privilégié sur ses biens pour mes créances; je les demandai. Elles étaient si claires qu'aucun parent ne se présenta pour me les contester, jusqu'à ce que Mme de Lussan s'avisa de prétendre que ce que je demandais comme faisant partie du legs de ma soeur était un propre en sa personne, non un acquêt, et pareillement en celle de Mlle de Portes, dont ni l'une ni l'autre n'avaient pu disposer que d'un quint ; que les quatre autres [parts] appartenaient aux héritiers de Mlle de Portes, morte longtemps après sa soeur et sa nièce; et que les héritiers ayant renoncé à la succession, elle se portait pour héritière. Jamais il ne nous vint dans l'esprit que cette femme n'eût pas de qualité pour cela, et nous ne pensâmes qu'à soutenir le droit de la nature de la rente. Les tribunaux étaient partagés sur la question et la jugeaient différemment, mais ce que je soutenais était le droit, le plus communément celui en faveur duquel le plus ordinaire était de prononcer.

Dans ce point de l'affaire, Harlay qui était encore en place de premier président, et qui n'ignorait pas que cette affaire se poursuivait à la grand'chambre où il voyait que j'allais la gagner, proposa à cette occasion une déclaration qui réglât la question, et qui en rendît partout le jugement uniforme. Il ne put s'empêcher de proposer en même temps qu'elle ne la décidât en faveur de ce que je soutenais; mais comme il voulait que je perdisse ma cause, il y inséra adroitement une clause particulière, faite pour moi tout seul et qui rien pouvait regarder, d'autres, par laquelle, dans l'espèce dont il s'agissait entre Mme de Lussan et moi, mon procès était perdu. Tout cela se fit si, brusquement et tellement sous la cheminée que je ne pus être averti à temps; tout était fait quand j'en parlai au chancelier qui, tout mon ami qu'il était, n'y voulut rien entendre, pour n'avoir pas, à y retoucher et à disputer contre le premier président, plus profond que lui et avec lequel tout était convenu. Cette déclaration, avec sa maligne clause, proposée, dressée, enregistrée, ne fut donc presque que la même chose, après quoi je n'eus plus qu'à m'avouer vaincu.

La déclaration ne fut pas plutôt publique qu'elle réveilla d'autres parents à Mlle de Portes, qui, n'ayant point renoncé à sa succession, se portèrent pour héritiers, et dirent juridiquement à Mme de Lussan le sic vos non vobis de Virgile. Mme de Lussan en fut outrée et pour l'honneur et pour le profit. Elle se voyait enlever le fruit de ses travaux, et réduite, de plus, à prouver une parenté qui emportait nécessairement celle de M. le Prince, dont elle s'était toujours piquée et prévalue et qu'elle savait bien n'exister point. C'était donc là un étrange affront.

Son mari était un fort galant homme à M. le Prince père et fils, de tout temps, qu'une très belle action fit chevalier de l'ordre, que j'ai racontée ici quelque part, mais alors fort vieux et sourd, qu'on ne voyait plus et qui laissait tout faire à sa femme.

C'était une grande créature de peu de chose, dont le nom était Raimond, souple, fine, hardie, audacieuse, entreprenante, et d'une intrigue de toutes les façons, qui avait tiré tous les meilleurs partis de l'hôtel de Condé, et qui avait si bien courtisé Mme du Maine qu'elle avait marié sa fille unique au duc d'Albermale, second bâtard du roi Jacques II, et qui ne bougeait de Sceaux. Elle passait pour riche, et il se trouva qu'ils n'avaient rien. Elle hasarda sous cette protection des manières de princesse du sang, dont le duc de Berwick ne lui avait pas donné l'exemple, et qui aussi ne durèrent pas longtemps. Elle devint bientôt veuve et sans enfants, et se remaria depuis à Mahoni, lieutenant général irlandais, qui se signala tant à la surprise et reprise de Crémone, où j'en ai parlé. Le mariage fut tenu secret pour conserver son nom et son rang de duchesse; et a vécu et est morte il n'y a pas longtemps dans une grande indigence et dans la plus profonde obscurité.

Pour en revenir à l'affaire, le bisaïeul de M. de Lussan avait épousé une Budos en 1558, et MM. de Disimieu, gens de qualité de Dauphine, étaient fils d'une soeur de la Budos, femme du dernier connétable de Montmorency, et du marquis de Portes, beau-père de mon père, par conséquent, comme la première duchesse de Saint-Simon, cousins germains de la mère de M. le Prince le héros. C'était bien là une parenté réelle et proche, et non pas celle de Lussan. Ce fut aussi ce cruel soubresaut qui fit toute l'aigreur de l'affaire. L'aîné de ces deux Disimieu n'avait laissé qu'une fille, qui fut la comtesse de Verue, mère du comte de Verue tué à Hochstedt, dont la femme, fille du duc de Luynes, lui fut enlevée par le duc de Savoie, ainsi que je l'ai rapporté ailleurs, dont elle a eu Mme de Carignan et d'autres enfants. Le cadet Disimieu avait eu l'abbaye de Saint-Aphrodise de Béziers, sans avoir jamais pris aucuns ordres. Il fut longtemps en commerce avec la fille d'un mestre de camp de cavalerie, du nom de Saline, noblement établi depuis plus de trois cents ans en Dauphiné. Il en eut plusieurs enfants, l'épousa ensuite en mettant les enfants sous le poêle, et cela publiquement, en présence des deux parentés, et ont toujours depuis bien vécu ensemble. Par les lois, ces enfants devinrent légitimes, et jusqu'à Mme de Lussan personne ne s'était avisé de le leur contester.

L'aîné de ces enfants, muni des pouvoirs et du désistement de Mme de Verue et des siens en sa faveur, fut celui qui se présenta contre Mme de Lussan, et qui, ne connaissant personne à Paris, s'adressa à nous pour avoir protection contre les chicanes et le crédit de cette femme. Elle l'attaqua sur sa naissance, elle se porta à des inscriptions en faux honteuses, et perdit son procès à la grand'chambre avec infamie. Ce qui l'irrita le plus, fut que Disimieu lui contesta sa parenté. Il n'y eut détours ni tours de passe-passe qu'elle ne mît en usage pour éluder et faire perdre terre à un provincial inconnu et peu pécunieux, et cela seul montrait la corde. À la fin, pourtant, il fallut prouver. Alors, elle ne put apporter que des extraits mortuaires, des extraits baptismaux, des contrats de mariage, par lesquels elle montra bien l'alliance du bisaïeul de son mari, que j'ai expliquée ci-dessus, mais qui ne prouvaient aucuns enfants de mariage; et comme ce bisaïeul se remaria en secondes noces, et que les extraits baptismaux et mortuaires des enfants se trouvèrent exprimant uniquement le nom du père et point celui de la mère, et que Mme de Lussan n'apporta point de contrat de mariage d'eux, cette affectation fit justement conclure que ces enfants étaient de la seconde femme et point de la Budos, ce qui faisait tomber tout droit à rien prétendre aux biens de Mlle de Portes et à toute parenté avec M. le Prince. Outrée de rage, et n'ayant de ressource qu'à faire perdre terre à Disimieu, elle l'accabla des plus atroces chicanes, jusqu'à s'inscrire en faux contre l'arrêt qu'il avait obtenu contre elle à la grand'chambre; et, après qu'elle y eut honteusement succombé, elle se pourvut au conseil en cassation.

Jusque-là tout s'était passé en procès ordinaire. Toute la maison de Condé avait sollicité publiquement pour Mme de Lussan sur sa périlleuse parole, et moi contre elle, sans que cela eût été plus loin; et c'est pour ce qui va suivre que j'ai été obligé de faire cet ennuyeux narré. L'affaire s'instruisit au conseil, tandis qu'en même temps Mme de Lussan présenta au parlement une requête civile, pour n'omettre rien d'étrange, dont elle fut aussitôt déboutée.

Cependant je fus averti de toutes parts que cette femme se déchaînait contre moi, disait partout que, de dépit d'avoir perdu un procès contre elle, je lui suscitais le fils d'un moine et d'une servante pour la tourmenter, et cent autres impertinences que Mme la Princesse et Mme la Duchesse voulurent bien croire, ou en faire le semblant, et répétèrent à demi d'après elle, en sorte que cela commençait à faire grand bruit. Je ne crus pas devoir m'en tenir aux démentis avec elle. Je fis donc un mémoire fort court, qui exposait nettement les faits, la supposition de la parenté, les infâmes chicanes, et qui, sans ménagement aucun, peignit au naturel cette ardente et méchante créature. Tout y était si clairement prouvé, qu'il n'y avait point de réponse possible à y faire.

Avant que de le répandre, je demandai un quart d'heure à M. le Prince. Je lui expliquai les faits, je lui lus mon mémoire, je lui dis que je ne pouvais me justifier des mensonges qu'il plaisait à Mme de Lussan de débiter contre moi qu'en prouvant ses artifices et ses friponneries, et les mettant au net et au jour; j'ajoutai que M. et Mme de Lussan ayant l'honneur d'être à lui et à Mme la Princesse, je ne le voulais pas publier sans lui en demander la permission. M. le Prince glissa sur Mme de Lussan, me répondit qu'il était très fâché qu'elle se fût attiré une si vive repartie; que, si l'affaire était de nature à pouvoir s'accommoder, il s'y offrirait à moi; que, voyant la chose impossible, j'étais le maître de publier mon mémoire, et qu'il m'était fort obligé de l'honnêteté que je lui témoignais en cette occasion. Il m'en fit extrêmement dans toute cette visite, de laquelle je sortis fort content.

J'allai plusieurs fois chez M. le Duc pour en faire autant à son égard, et, ne le pouvant rencontrer chez lui ni ailleurs, je priai le duc de Coislin, son ami particulier, de le lui dire et de lui donner mon mémoire. Je le portai à Paris à Mme la Princesse, qui me reçut poliment, mais froidement, et qui s'excusa de l'entendre. Je crus devoir faire la même chose à l'égard de M. le duc du Maine, à cause de ce que j'ai expliqué du mariage de Mme d'Albemarle, et par cette raison à l'égard de la reine d'Angleterre, qui me reçut le mieux du monde, et M. du Maine plus poliment encore, s'il se peut, que n'avait fait M. le Prince. Pour Mme la Duchesse, je la crus trop prévenue pour aller chez elle; je lui fis dire que c'était par ménagement, en lui faisant donner mon mémoire. Content de ces mesures, je le publiai, j'en donnai à tout le monde, et je l'accompagnai de tous les propos que Mme de Lussan méritait. Je fus fort appuyé de beaucoup d'amis qui y firent dignement leur devoir. Ainsi l'éclat fut grand.

M. le Duc poussé par Mme la Princesse, Mme la Duchesse, je crois par d'Antin, qui n'avait pu me pardonner la préférence sur lui de l'ambassade de Rome, quoique je n'y eusse eu aucune part et qu'elle n'eût point eu d'effet, ne se laissèrent persuader, ni par mes raisons, ni par mes honnêtetés pour eux, ni par l'exemple de M. le Prince, qui n'ouvrit jamais la bouche ni pour ni contre; ils éclatèrent en propos. Mme la Duchesse même les voulut entamer par deux fois les soirs dans le cabinet du roi, et toutes les deux fois elle fut arrêtée tout court par Mme la duchesse d'Orléans qui prit mon parti sans que je l'eusse fait prévenir. Une autre fois, et au même lieu, elle attaqua là-dessus M. du Maine, duquel elle n'eut pas lieu d'être contente, quoique alors en intimité; et en effet, lui et Mme du Maine imitèrent le silence de M. le Prince. Cette fougue m'engagea à prendre des mesures auprès des gens de mes amis à portée de faire instruire le roi et Mme de Maintenon, et Monseigneur avec qui Mme la Duchesse était parfaitement.

L'affaire, en attendant, cheminait au conseil. Mme de Lussan voulut répondre vivement, sinon solidement, à mon mémoire. M. le Prince, sans que je le susse, le lui défendit, et de plus lui lava cruellement la tête. Elle se réduisit donc à faire courir quelques lignes écrites à la main qui, sans entrer dans l'affaire ni dans aucun fait, exprimaient en termes respectueux, mais artificieux, la surprise et la douleur de se voir si cruellement déchirée par un homme de mon mérite et avec si peu de mesure, dans un temps (c'était celui de Pâques) que j'avais accoutumé de consacrer tous les ans dans la plus sainte maison de France. Elle voulait dire la Trappe, dont je me cachais fort, et où je passais d'ordinaire les jours saints, sous prétexte d'aller à la Ferté pendant la quinzaine de Pâques, qui est un temps fort ordinaire d'aller à la campagne.

J'eus lieu de soupçonner que M. le Duc n'avait pas dédaigné de travailler à ce peu de lignes, et que c'était de lui que partait ce ridicule qu'on essayait de m'y donner. Je pris donc le parti de le mépriser. Je me contentai de dire qu'une vaine déclamation, qui n'osait entrer en rien, n'était pas une réponse à un mémoire où la conduite de Mme de Lussan, et beaucoup plus les discours des personnes dont elle avait surpris la protection, m'avait obligé d'expliquer des faits fâcheux, et de mettre au net beaucoup de choses honteuses, à quoi il fallait manquer bien absolument de réponses pour n'avoir de ressource qu'en de si misérables pauvretés. Néanmoins, je voulus instruire Mgr le duc de Bourgogne, duquel j'eus une très favorable audience dans son cabinet, et à qui je lus mon mémoire. Mme la duchesse de Bourgogne la fut aussi, et s'en expliqua comme je le pouvais désirer.

Enfin le procès, tant et plus allongé, prit fin au conseil. Tous les juges, sans exception, n'y opinèrent que par des huées et des cris d'indignation, et, ce qui est rare au conseil, Mme de Lussan y eut la honte des dépens, de l'amende et de tous les plus injurieux assaisonnements.

Cette femme en attendait l'événement chez Mme la Duchesse. Les filles de Chamillart étaient en ce temps-là la fleur des pois, et ne bougeaient de chez Mme la duchesse de Bourgogne et de chez Mme la Duchesse. Ma belle-soeur s'y trouva en ce même moment. On vint la demander, c'était son écuyer qu'elle avait envoyé à la porte du conseil attendre, et qui accourait lui apprendre le jugement. Elle rentra en sautant et riant, et, s'adressant à Mme la Duchesse, lui dit ce qui venait d'être décidé, en présence de Mme de Lussan et de la compagnie. Mme la Duchesse en fut si piquée, qu'elle lui répondit qu'elle se passerait bien de marquer tant de joie chez elle. La duchesse de Lorges répliqua qu'elle était ravie, et, avec une pirouette, ajouta qu'elle ne la reverrait que quand elle serait de plus belle humeur, et s'en vint me le conter. Mme la Duchesse la bouda vingt-quatre heures et fut la première à se vouloir raccommoder.

Ce jugement fit grand bruit, mais il ne put dégoûter Mme de Lussan de ses chicanes. Elle présenta au parlement une seconde requête civile. Je ne continuerai pas le récit d'une affaire si criante et si infâme, dont elle ne put jamais venir à bout. Je ne l'ai rapportée que pour expliquer ce qui me brouilla avec M. le Duc et Mme la Duchesse.

Après ce qui s'était passé, nous ne crûmes pas devoir rien rendre davantage à l'un ni à l'autre, et nous cessâmes de les voir l'un et l'autre, même aux occasions marquées. Mme la Duchesse, qui s'en aperçut bientôt, se plaignit modestement. Elle dit qu'elle ne savait ce qu'elle nous avait fait; qu'il était vrai qu'elle avait été pour Mme de Lussan, que cela était libre, qu'elle n'avait rien dit là-dessus qui pût nous faire peine; que d'ailleurs Mme de Lussan était à Mme la Princesse, et qu'elle lui avait des obligations qu'elle n'oublierait jamais. Je ne sais pas de quelle nature elles pouvaient être, ni si elles faisaient beaucoup d'honneur à l'une et à l'autre. Ces plaintes se firent en sorte qu'elles nous revinssent. Mme la Duchesse y ajouta toutes les prévenances possibles à Marly à Mme de Saint-Simon, qui les reçut avec un froid respectueux, des réponses courtes, sans jamais lui parler la première ni s'approcher d'elle, sinon à la table du roi, quand elle s'y trouvait placée auprès d'elle. Elle redoubla ses plaintes à Fontainebleau, sur ce qu'étant entré chez Mme de Blansac, qui était malade, j'en sortis aussitôt; et fit indirectement tout ce qu'elle put pour raccommoder les choses. Ce n'était pas qu'elle se souciât de nous, mais ces princesses voudraient dire et faire sur chacun tout ce qui leur plaît, et leur orgueil est blessé quand on cesse de les voir. Pour M. le Duc, qui a toujours mené une vie particulière, jusqu'à l'obscurité, et qu'une férocité naturelle, que son rang appesantissait encore, renfermait dans un très petit nombre de gens assez étranges pour la plupart, je n'en reçus ni malhonnêtetés ni agaceries; il me salua seulement lorsqu'il me rencontra depuis d'une façon plus marquée et plus polie. À l'égard de M. le prince de Conti que je voyais, il ne fallut aucune précaution avec lui. Il connaissait la pèlerine et ne se contraignit pas d'en dire son avis. Je le répète, on trouvera dans la suite qu'il était nécessaire d'expliquer toute cette espèce de démêlé.

Le maréchal d'Estrées mourut au mois de mai, à Paris, à quatre-vingt-trois ans passés, doyen des maréchaux de France, comme son père et son fils, singularité sans exemple, et de trois générations de suite maréchaux de France, et toutes trois doyens, et toutes trois dignes du bâton, toutes trois aussi chevaliers de l'ordre. Celui-ci jouissait, depuis près de quatre ans, de la joie de voir son fils maréchal de France. Il l'avait été fait seul au printemps de 1681, onze ans après la mort de son père, avec l'applaudissement public, et son impatience depuis longtemps de l'en voir décoré. Il était estropié d'une main de sa première campagne, colonel d'infanterie au siège de Gravelines en 1644. Dès 1655 il fut fait lieutenant général. Il s'était distingué en beaucoup d'occasions à la tête du régiment de Navarre.

L'ordre du tableau était encore alors heureusement inconnu. On éprouvait les gens qui montraient de la volonté et des talents; on les mettait à portée de les employer par des commandements plus ou moins considérables; on laissait ceux en qui on voyait les espérances qu'on en avait conçues trompées, on avançait ceux qui réussissaient; et quoique la faveur, la naissance, les établissements aient toujours eu quelques droits, la réputation était pesée, le cri de l'armée, l'opinion des troupes, le sentiment des généraux d'armée étaient écoutés, on ne passait par-dessus que bien rarement, en bien et en mal.

M. de Louvois, dès lors méditant lé projet de se rendre le maître de la conduite de la guerre et des fortunes, et de changer pour sa puissance toute manière de faire l'une et l'autre, songeait aussi à se défaire des gens qui pointaient, et dont le mérite l'eût embarrassé, comme à la longue il en vint à bout. Il gémissait sous le poids de M. le Prince, de M. de Turenne et de leurs élèves; il ne voulait plus qu'il s'en pût faire de nouveaux; il en voulait tarir la source, pour que tout, jusqu'au mérite, vînt de sa main, et que l'ignorance, parvenue de sa grâce, ne pût se maintenir que par elle.

M. d'Estrées fut un de ceux qui l'embarrassa le plus. Lieutenant général depuis douze ans par mérite et à force de services et d'actions à quarante-trois ans, c'était pour arriver bientôt à l'ouverture de la guerre en 1667. Colbert, son émule, en prit occasion d'exécuter l'utile projet qu'il avait formé depuis longtemps de rétablir la marine. Il l'avait dans son département de secrétaire d'État; il en avait les moyens par sa place de contrôleur général des finances, dont avec Fouquet il avait détruit la surintendance. Louvois n'en avait aucun d'empêcher ce rétablissement dans un royaume flanqué des deux mers. Il dégoûta d'Estrées; il se brouilla de propos délibéré avec lui; il le réduisit à se jeter à Colbert, qui, ravi de pouvoir faire une si bonne acquisition pour là marine qu'il s'agissait de créer plutôt que de rétablir, le proposa au roi pour lui en donner le commandement.

Quoique ce savant métier en soit tout un autre que celui de la guerre par terre, d'Estrées s'y montra d'abord tout aussi propre. Il fit une campagne aux îles de l'Amérique qui y répara tout le désordre que les Anglais y avaient fait. Il en fut fait vice-amiral. Il battit et força les corsaires d'Alger, de Tunis et de Salé à demander la paix en 1670, et ne cessa depuis de se distinguer à la mer par de grandes actions.

Quelque soulagé que fût Louvois de s'être défait d'un homme si capable, il était outré de ses succès; il était venu à le haïr après s'être brouillé avec lui uniquement pour s'en défaire. Sa gloire, unie à celle de la marine, lui était odieuse; c'était pour lui la prospérité de Colbert, qui effaçait à son égard celle de l'État. Colbert voulait que la marine eût un maréchal de France, d'Estrées méritait de l'être depuis longtemps; Louvois eut le crédit de l'empêcher de passer avec ceux qu'on fit à la mort de M. de Turenne en 1675. Estrées et Colbert furent outrés, mais ils ne se rebutèrent point, l'un de continuer à mériter par des actions nouvelles, l'autre de représenter ses services, ses actions, l'importance de ne pas dégoûter la marine dont on tirait tant d'avantages, et le découragement où la jetait l'exclusion de son général. Enfin Louvois n'eut pas le crédit de l'arrêter plus longtemps, et en mars 1681 le roi le fit maréchal de France seul. Quelques années après, il lui donna le vain titre de vice-roi de l'Amérique sans fonctions et sans appointements, enfin le gouvernement de Nantes et cette lieutenance générale de Bretagne que son fils eut à sa mort.

Le maréchal d'Estrées naquit, vécut et mourut pauvre; fort honnête homme, et fort considéré, et toujours dans la plus étroite union avec ses frères le duc et le cardinal d'Estrées. Il vit aussi son fils grand d'Espagne, et son autre fils dans les négociations du dehors, mais sans avoir pu, ni lui ni son frère, vaincre la répugnance que quelque jeunesse de ce fils avait donnée au roi de le faire évêque.

Peu de jours après la mort du maréchal d'Estrées, mourut la marquise de La Vallière, veuve du frère de la maîtresse du roi, que sa faveur avait faite dame du palais de la reine. Son nom était Gié, et fort peu de chose, ce qui n'était pas surprenant; mais une femme de beaucoup d'esprit, gaie, extrêmement aimable, qui avait de l'intrigue et beaucoup d'amis, et qui, par là, sut se soutenir à la cour et dans le monde avec beaucoup de considération après la retraite de sa belle-soeur. Elle était devenue infirme et dévote, et ne venait presque plus à la cour, mais toujours, quand elle y paraissait, fort recherchée. Le roi, qui s'était fort amusé de sa gaieté et de son esprit, la distinguait toutes les fois qu'il la voyait, et conserva toujours de l'amitié pour elle.

Une autre mort fit bien plus de bruit, quoique d'une personne depuis longtemps retirée de tout, et qui n'avait conservé aucun resté du crédit dominant qu'elle avait si longtemps exercé. Ce fut la mort de Mme de Montespan arrivée fort brusquement aux eaux de Bourbon, à soixante-six ans, le vendredi 27 mai, à trois heures du matin.

Je ne remonterai pas au delà de mon temps à parler de celui de son règne. Je dirai seulement, parce que c'est une anecdote assez peu connue, que ce fut la faute de son mari plus que la sienne; elle l'avertit du soupçon de l'amour du roi pour elle; elle ne lui laissa pas ignorer qu'elle n'en pouvait plus douter. Elle l'assura qu'une fête que le roi donnait était pour elle; elle le pressa, elle le conjura avec les plus fortes instances de l'emmener dans ses terres de Guyenne, et de l'y laisser jusqu'à ce que le roi l'eût oubliée et se fût engagé ailleurs. Rien n'y put déterminer Montespan, qui ne fut pas longtemps sans s'en repentir, et qui, pour son tourment, vécut toute sa vie et mourut amoureux d'elle, sans toutefois l'avoir jamais voulu revoir depuis le premier éclat. Je ne parlerai point, non plus, des divers degrés que la peur du diable mit à reprises à sa séparation de la cour, et je parlerai ailleurs de Mme de Maintenon qui lui dut tout, qui prit peu à peu sa place, qui monta plus haut, qui la nourrit longtemps des plus cruelles couleuvres, et qui enfin la relégua de la cour. Ce que personne n'osa, ce dont le roi fut bien en peine, M. du Maine, comme je l'ai dit ailleurs, s'en chargea, M. de Meaux acheva, elle partit en larmes et en furie, et ne l'a jamais pardonné à M. du Maine, qui par cet étrange service se dévoua pour toujours le coeur et la toute-puissance de Mme de Maintenon.

La maîtresse, retirée à la communauté de Saint-Joseph, qu'elle avait bâtie, fut longtemps à s'y accoutumer. Elle promena son loisir et ses inquiétudes à Bourbon, à Fontevrault, aux terres de d'Antin, et fut des années sans pouvoir se rendre à elle-même. À la fin Dieu la toucha. Son péché n'avait jamais été accompagné de l'oubli, elle quittait souvent le roi pour aller prier Dieu dans un cabinet; rien ne lui aurait fait rompre aucun jeûne ni un jour maigre, elle fit tous les carêmes, et avec austérité quant aux jeûnes dans tous les temps de son désordre. Des aumônes, estime des gens de bien, jamais rien qui approchât du doute ni de l'impiété; mais impérieuse, altière, dominante, moqueuse, et tout ce que la beauté et la toute-puissance qu'elle en tirait entraîne après soi. Résolue enfin de mettre à profit un temps qui ne lui avait été donné que malgré elle, elle chercha quelqu'un de sage et d'éclairé et se mit entre les mains du P. de La Tour, ce général de l'Oratoire si connu par ses sermons, par ses directions, par ses amis, et par la prudence et les talents du gouvernement. Depuis ce moment jusqu'à sa mort, sa conversion ne se démentit point, et sa pénitence augmenta toujours. Il fallut d'abord renoncer à l'attachement secret qui lui était demeuré pour la cour, et aux espérances qui, toutes chimériques qu'elles fussent, l'avaient toujours flattée. Elle se persuadait que la peur du diable seule avait forcé le roi à la quitter; que cette même peur dont Mme de Maintenon s'était habilement servie pour la faire renvoyer tout à fait, l'avait mise au comble de grandeur où elle était parvenue; que son âge et sa mauvaise santé qu'elle se figurait l'en pouvaient délivrer; qu'alors se trouvant veuf, rien ne s'opposerait à rallumer un feu autrefois si actif, dont la tendresse et le désir de la grandeur de leurs enfants communs pouvait aisément rallumer les étincelles, et qui n'ayant plus de scrupules à combattre, pouvait la faire succéder à tous les droits de son ennemie.

Ses enfants eux-mêmes s'en flattaient et lui rendaient de grands devoirs et fort assidus. Elle les aimait avec passion, excepté M. du Maine qui fut longtemps sans la voir, et qui ne la vit depuis que par bienséance. C'était peu dire qu'elle eût du crédit sur les trois autres, c'était de l'autorité, et elle en usait sans contrainte. Elle leur donnait sans cesse, et par amitié et pour conserver leur attachement, et pour se réserver ce lien avec le roi qui n'avait avec elle aucune sorte de commerce, même par leurs enfants. Leur assiduité fut retranchée; ils ne la voyaient plus que rarement et après le lui avoir fait demander. Elle devint la mère de d'Antin dont elle n'avait été jusqu'alors que la marâtre, elle s'occupa de l'enrichir.

Le P. de La Tour tira d'elle un terrible acte de pénitence, ce fut de demander pardon à son mari et de se remettre entre ses mains. Elle lui écrivit elle-même dans les termes les plus soumis, et lui offrit de retourner avec lui s'il daignait la recevoir, ou de se rendre en quelque lieu qu'il voulût lui ordonner. À qui a connu Mme de Montespan, c'était le sacrifice le plus héroïque. Elle en eut le mérite sans en essuyer l'épreuve; M. de Montespan lui fit dire qu'il ne voulait ni la recevoir, ni lui prescrire rien, ni ouïr parler d'elle de sa vie. À sa mort, elle en prit le deuil comme une veuve ordinaire, mais il est vrai que, devant et depuis, elle ne reprit jamais ses livrées ni ses armes qu'elle avait quittées, et porta toujours les siennes seules et pleines.

Peu à peu elle en vint à donner presque tout ce qu'elle avait aux pauvres. Elle travaillait pour eux plusieurs heures par jour à des ouvrages bas et grossiers, comme des chemises et d'autres besoins semblables, et y faisait travailler ce qui l'environnait. Sa table, qu'elle avait aimée avec excès, devint la plus frugale, ses jeûnes fort multipliés; sa prière interrompait sa compagnie et le plus petit jeu auquel elle s'amusait; et à toutes les heures du jour, elle quittait tout pour aller prier dans son cabinet. Ses macérations étaient continuelles; ses chemises et ses draps étaient de toile jaune la plus dure et la plus grossière, mais cachés sous des draps et une chemise ordinaire. Elle portait sans cesse des bracelets, des jarretières et une ceinture à pointes de fer, qui lui faisaient souvent des plaies; et sa langue, autrefois si à craindre, avait aussi sa pénitence. Elle était, de plus, tellement tourmentée des affres de la mort, qu'elle payait plusieurs femmes dont l'emploi unique était de la veiller. Elle couchait tous ses rideaux ouverts avec beaucoup de bougies dans sa chambre, ses veilleuses autour d'elle qu'à toutes les fois qu'elle se réveillait elle voulait trouver causant, joliant ou mangeant, pour se rassurer contre leur assoupissement.

Parmi tout cela, elle ne put jamais se défaire de l'extérieur de reine qu'elle avait usurpé dans sa faveur et qui la suivit dans sa retraite. Il n'y avait personne qui n'y fût si accoutumé de ce temps-là qu'on en conservât l'habitude sans murmure. Son fauteuil avait le dos joignant le pied de son lit; il n'en fallait point chercher d'autre dans la chambre, non pas même pour ses enfants naturels, Mme la duchesse d'Orléans pas plus que les autres. Monsieur et la grande Mademoiselle l'avaient toujours aimée et l'allaient voir assez souvent. À ceux-là on apportait des fauteuils et à Mme la Princesse; mais elle ne songeait pas à se déranger du sien, ni à les conduire. Madame n'y allait presque jamais, et trouvait cela fort étrange. On peut juger par là comme elle recevait tout le monde. Il y avait de petites chaises à dos, lardées de ployants de part et d'autre-, depuis son fauteuil, vis-à-vis les uns des autres, pour la compagnie qui venait et pour celle qui logeait chez elle, nièces, pauvres demoiselles, filles et femmes qu'elle entretenait et qui faisaient les honneurs.

Toute la France y allait. Je ne sais par quelle fantaisie cela s'était tourné de temps en temps en devoir; les femmes de la cour en faisaient la leur à ses filles; d'hommes il y en allait peu sans des raisons particulières, ou des occasions. Elle parlait à chacun comme une reine qui tient sa cour et qui honore en adressant la parole. C'était toujours avec un air de grand respect, qui que ce fût qui entrât chez elle; et de visites elle n'en faisait jamais, non pas même à Monsieur, ni à Madame, ni à la grande Mademoiselle, ni à l'hôtel de Condé. Elle envoyait aux occasions aux gens qu'elle voulait favoriser, et point à tout ce qui la voyait. Un air de grandeur répandu partout chez elle, et de nombreux équipages toujours en désarroi; belle comme le jour jusqu'au dernier moment de sa vie, sans être malade, et croyant toujours l'être et aller mourir. Cette inquiétude l'entretenait dans le goût de voyager; et dans ses voyages elle menait toujours sept ou huit personnes de compagnie. Elle en fut toujours de la meilleure, avec des grâces qui faisaient passer ses hauteurs et qui leur étaient adaptées. Il n'était pas possible d'avoir plus d'esprit, de fine politesse, des expressions singulières, une éloquence, une justesse naturelle qui lui formait comme un langage particulier, mais qui était délicieux et qu'elle communiquait si bien par l'habitude, que ses nièces et les personnes assidues auprès d'elle, ses femmes, celles que, sans l'avoir été, elle avait élevées chez elle, le prenaient toutes, et qu'on le sent et on lé reconnaît encore aujourd'hui dans le peu de personnes qui en restent. C'était le langage naturel de la famille, de son frère et de ses soeurs. Sa dévotion ou peut-être sa fantaisie était de marier les gens, surtout les jeunes filles; et comme elle avait peu à donner après toutes ses aumônes, c'était souvent la faim et la soif qu'elle mariait. Jamais, depuis sa sortie de la cour, elle ne s'abaissa à rien demander pour soi ni pour autrui. Les ministres, les intendants, les juges n'entendirent jamais parler d'elle. La dernière fois qu'elle alla à Bourbon, et sans besoin, comme elle faisait souvent, elle paya deux ans d'avance toutes les pensions charitables, qu'elle faisait en grand nombre, presque toutes à de pauvre noblesse, et doubla toutes ses aumônes. Quoique en pleine santé, et de son aveu, elle disait qu'elle croyait qu'elle ne reviendrait pas de ce voyage, et que tous ces pauvres gens auraient, avec ces avances, le temps de chercher leur subsistance ailleurs. En effet, elle avait toujours la mort présente; elle en parlait comme prochaine dans une fort bonne santé, et avec toutes ses frayeurs, ses veilleuses et une préparation continuelle, elle n'avait jamais ni médecin ni même de chirurgien.

Cette conduite concilie avec ses pensées de sa fin les idées éloignées de pouvoir succéder à Mme de Maintenon, quand le roi, par sa mort, deviendrait libre. Ses enfants s'en flattaient, excepté M. du Maine, qui n'y aurait pas gagné. La cour intérieure regardait les événements les plus étranges comme si peu impossibles, qu'on a cru que cette pensée n'avait pas peu contribué à l'empressement des Noailles pour le mariage d'une de leurs filles avec le fils aîné de d'Antin. Ils s'étoient fort accrochés à Mlle Choin; ils cultivaient soigneusement Mme la Duchesse; et pour ne laisser Monseigneur libre d'eux par aucun côté, ils s'étaient saisis de Mme la princesse de Conti en donnant une de leurs filles à La Vallière, qui était son cousin germain, et qui pouvait tout sur elle. Liés comme ils étaient à Mme de Maintenon par le mariage de leur fils avec sa nièce, qui lui tenait lieu de fille, il semblait que l'alliance de Mme de Montespan ne dût pas leur convenir par la jalousie et la haine extrême que lui portait Mme de Maintenon, et qui se marquait en tout avec une suite qu'elle n'eut jamais pour aucun autre objet. Une considération si forte et si délicate ne put les retenir ni les empêcher de profiter de cette alliance pour faire leur cour à Mme de Montespan comme à quelqu'un dont ils attendaient.

La maréchale de Cœuvres n'avait point d'enfants. Ils prirent l'occasion de ce voyage de Bourbon pour lui donner leur fille à y mener comme la sienne, c'est-à-dire allant avec elle, et n'ayant de maison, de table ni d'équipage que ceux de Mme de Montespan. Elle fit sa cour aux personnes de la compagnie, toutes subalternes qu'elles fussent; et pour Mme de Montespan, elle lui rendit beaucoup plus de respects qu'à Mme la duchesse de Bourgogne, ni à Mme de Maintenon. Elle ne fut occupée que d'elle, de lui plaire, de la gagner, et de gagner toutes celles de sa maison. Mme de Montespan la traitait en reine, s'en amusait comme d'une poupée, la renvoyait quand elle l'importunait, et lui parlait extrêmement français. La maréchale avalait tout, et n'en était que plus flatteuse et plus rampante.

Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun étaient à Bourbon lorsque Mme de Montespan y arriva. J'ai remarqué ailleurs qu'elle était cousine issue de germain de ma mère (petits-enfants du frère et de la soeur); que Mme de Montespan la fit faire dame du palais de la reine lorsqu'on choisit les premières; que mon père refusa; et que Mme de Montespan voyait toujours ma mère en tout temps et à toutes heures, et s'est toujours piquée de la distinguer. Ma mère la voyait donc de temps en temps à Saint-Joseph, et Mme de Saint-Simon aussi; aussi à Bourbon lui fit-elle toutes sortes d'amitiés et de caresses, on n'oserait dire, de distinctions, avec cet air de grandeur qui lui était demeuré. La maréchale de Coeuvres en était mortifiée de jalousie jusqu'à le montrer et l'avouer, et on s'en divertissait. Je rapporte ces riens pour montrer que l'idée de remplacer Mme de Maintenon, toute chimérique qu'elle fût, était entrée dans la tête des courtisans les plus intérieurs, et quelle était la leur du roi et de la cour.

Parmi ces bagatelles, et Mme de Montespan dans une très bonne santé, elle se trouva tout à coup si mal une nuit, que ses veilleuses envoyèrent éveiller ce qui était chez elle. La maréchale de Coeuvres accourut des premières, qui, la trouvant prête à suffoquer et la tête fort embarrassée, lui fit à l'instant donner de l'émétique de son autorité, mais une dose si forte, que l'opération leur en fit une telle peur qu'on se résolut à l'arrêter, ce qui peut-être lui coûta la vie.

Elle profita d'une courte tranquillité pour se confesser et recevoir les sacrements. Elle fit auparavant entrer tous ses domestiques jusqu'aux plus bas, fit une confession publique de ses péchés publics, et demanda pardon du scandale qu'elle avait si longtemps donné, même de ses humeurs, avec une humilité si sage, si profonde, si pénitente que rien ne put être plus édifiant. Elle reçut ensuite les derniers sacrements avec une piété ardente. Les frayeurs de la mort qui, toute sa vie, l'avaient si continuellement troublée, se dissipèrent subitement et ne l'inquiétèrent plus. Elle remercia Dieu en présence de tout le monde de ce qu'il permettait qu'elle mourût dans un lieu où elle était éloignée des enfants de son péché, et n'en parla durant sa maladie que cette seule fois. Elle ne s'occupa plus que de l'éternité, quelque espérance de guérison dont on la voulût flatter, et de l'état d'une pécheresse dont la crainte était tempérée par une sage confiance en la miséricorde de Dieu, sans regrets et uniquement attentive à lui rendre son sacrifice plus agréable, avec une douceur et une paix qui accompagna toutes ses actions.

D'Antin, à qui on avait envoyé un courrier, arriva comme elle approchait de sa fin. Elle le regarda et lui dit seulement qu'il la voyait dans un état bien différent de celui où il l'avait vue à Bellegarde. Dès qu'elle fut expirée, peu d'heures après l'arrivée de d'Antin, il partit pour Paris, ayant donné ses ordres, qui furent étranges ou étrangement exécutés. Ce corps, autrefois si parfait, devint la proie de la maladresse et de l'ignorance du chirurgien de la femme de Le Gendre, intendant de Montauban, qui était venu prendre les eaux, et qui mourut bientôt après, elle-même. Les obsèques furent à la discrétion des moindres valets, tout le reste de la maison ayant subitement déserté. La maréchale de Cœuvres se retira sur-le-champ à l'abbaye de Saint-Menou, à quelques lieues de Bourbon, dont une nièce du P. La Chaise était abbesse, avec quelques-unes de la compagnie de Mme de Montespan, les autres ailleurs. Le corps demeura longtemps sur la porte de la maison, tandis que les chanoines de la Sainte-Chapelle et les prêtres de la paroisse disputaient de leur rang jusqu'à plus que de l'indécence, Il fut mis en dépôt dans la paroisse comme y eût pu être celui de la moindre bourgeoise du lieu, et longtemps après porté à Poitiers dans le tombeau de sa maison à elle, avec une parcimonie indigne. Elle fut amèrement pleurée de tous les pauvres de la paroisse, sur qui elle répandait une infinité d'aumônes, et d'autres sans nombre de toutes les sortes à qui elle en distribuait continuellement.

D'Antin était à Livry, où Monseigneur était allé chasser et coucher une nuit, lorsqu'il reçut le courrier de Bourbon. En partant pour s'y rendre, il envoya avertir à Marly les enfants naturels de sa mère. Le comte de Toulouse l'alla dire au roi, et lui demander la permission d'aller trouver sa mère. Il la lui accorda, et [le comte de Toulouse] partit aussitôt; mais il ne fut que jusqu'à Montargis, où il trouva un courrier qui apportait la nouvelle de sa mort, ce qui fit aussi rebrousser les médecins et les autres secours qui l'allaient trouver à Bourbon. Rien n'est pareil à la douleur que Mme la duchesse d'Orléans, Mme la Duchesse et le comte de Toulouse en témoignèrent. Ce dernier l'était allé cacher de Montargis à Rambouillet. M. du Maine eut peine à contenir sa joie; il se trouvait délivré de tout reste d'embarras. Il n'osa rester à Marly; mais, au bout de deux jours qu'il fut à Sceaux, il retourna à Marly et y fit mander son frère. Leurs deux soeurs, qui étaient aussi retirées à Versailles, eurent le même ordre de retour. La douleur de Mme la Duchesse fut étonnante, elle qui s'était piquée toute sa vie de n'aimer rien, et à qui l'amour même, ou ce que l'on croyait tel, n'avait jamais pu donner de regrets. Ce qui le fut davantage, c'est celle de M. le Duc qui fut extrême, lui si peu accessible à l'amitié, et dont l'orgueil était honteux d'une telle belle-mère. Cela put confirmer dans l'opinion que j'ai expliquée plus haut de leurs espérances, auxquelles cette mort mit fin.

Mme de Maintenon, délivrée d'une ancienne maîtresse dont elle avait pris la place, qu'elle avait chassée de la cour, et sur laquelle elle n'avait pu se défaire de jalousies et d'inquiétudes, semblait devoir se trouver affranchie. Il en fut autrement; les remords de tout ce qu'elle lui avait dû, et de la façon dont elle l'en avait payée, l'accablèrent tout à coup à cette nouvelle. Les larmes la gagnèrent, que faute de meilleur asile, elle fut cacher à sa chaise percée; Mme la duchesse de Bourgogne qui l'y poursuivit en demeura sans parole d'étonnement. Elle ne fut pas moins surprise de la parfaite insensibilité du roi après un amour si passionné de tant d'années; elle ne put se contenir de le lui témoigner. Il lui répondit tranquillement que, depuis qu'il l'avait congédiée, il avait compté ne la revoir jamais, qu'ainsi elle était dès lors morte pour lui. Il est aisé de juger que la douleur des enfants qu'il en avait ne lui plut pas. Quoique redouté au dernier point, elle eut son cours, et il fut long. Toute la cour les fut voir sans leur rien dire, et le spectacle ne laissa pas d'en être curieux. Un contraste entre eux et la princesse de Conti ne le fut pas moins, et les humilia beaucoup. Celle-ci était en deuil de sa tante, Mme de La Vallière, qui venait de mourir. Les enfants du roi et de Mme de Montespan n'osèrent porter aucun deuil d'une mère non reconnue. Il n'y parut qu'au négligé, au retranchement de toute parure et de tout divertissement, même du jeu qu'elles s'interdirent pour longtemps, ainsi que le comte de Toulouse. La vie et la conduite d'une si fameuse maîtresse depuis sa retraite forcée m'a paru être une chose assez curieuse pouf s'y étendre, et l'effet de sa mort propre à caractériser la cour.

D'Antin, délivré des devoirs à rendre à une mère impérieuse, fut plus sensible à ce soulagement qu'à la cessation de tout ce qu'il tirait d'elle depuis sa dévotion. Cette raison et celles de ses soeurs bâtardes et du comte de Toulouse à qui il voulait plaire, et qui aimaient et rendaient tant à leur mère, l'y rendait plus attentif. La pénitence la rendait libérale pour lui; mais son coeur n'avait jamais pu s'ouvrir sur le fils qu'elle avait eu de son mari, toute la place en était prise par ses autres enfants. La contrainte qu'elle se donnait sur ceux-ci augmentait sa peine à l'égard de l'autre pour qui tout était par effort. Sa conduite lâchait la bride à l'humeur, et un autre que d'Antin aurait encore eu le motif de se voir débarrassé d'une mère devenue sa honte et celle de sa maison. Mais tel n'était pas son caractère: né avec beaucoup d'esprit naturel, il tenait de ce langage charmant de sa mère et du gascon de son père, mais avec un tour et des grâces naturelles qui prévenaient toujours. Beau comme le jour étant jeune, il en conserva de grands restes jusqu'à la fin de sa vie, mais une beauté mâle, et une physionomie d'esprit. Personne n'avait ni plus d'agréments, de mémoire, de lumière, de connaissance des hommes et de chacun, d'art et de ménagements pour savoir les prendre, plaire, s'insinuer, et parler toutes sortes de langages; beaucoup de connaissances et des talents sans nombre, qui le rendaient propre à tout, avec quelque lecture. Un corps robuste et qui sans peine fournissait à tout répondait au génie, et quoique peu à peu devenu fort gros, il ne lui refusait ni veilles ni fatigues. Brutal par tempérament, doux, poli par jugement, accueillant, empressé à plaire, jamais il ne lui arrivait de dire mal de personne. Il sacrifia tout à l'ambition et aux richesses, quoique prodigue, et fut le plus habile et le plus raffiné courtisan de son temps, comme le plus incompréhensiblement assidu. Application sans relâche, fatigues incroyables pour se trouver partout à la fois, assiduité prodigieuse en tous lieux différents, soins sans nombre, vues en tout, et cent à la fois, adresses, souplesses, flatteries sans mesure, attention continuelle et à laquelle rien n'échappait, bassesses infinies, rien ne lui coûta, rien ne le rebuta vingt ans durant, sans aucun autre succès que la familiarité qu'usurpait sa gasconne impudence, avec des gens que tout lui persuadait avec raison qu'il fallait violer quand on était à portée de le pouvoir. Aussi n'y avait-il pas manqué avec Monseigneur, dont il était menin et duquel son mariage l'avait fort approché. Il avait épousé la fille aînée du duc d'Uzès et de la fille unique du duc de Montausier, dont la conduite obscure et peu régulière ne l'empêcha jamais de vivre avec elle et avec tous les siens avec une considération très marquée, et prenant une grande part à eux tous, ainsi qu'à ceux de la maison de sa mère. Sa table, ses équipages, toute sa dépense était prodigieuse et la fut dans tous les temps. Son jeu furieux le fit subsister longtemps; il y était prompt, exact en comptes, bon payeur sans incidents, jouait [tous les jeux] fort bien, heureux à ceux de hasard; et avec tout cela, fort accusé d'aider la fortune.

Sa servitude fut extrême à l'égard des enfants de sa mère sa patience infinie aux rebuts. On a vu celui qu'ils essuyèrent pour lui, lorsqu'à la mort de son père ils demandèrent tous au roi de le faire duc; et si le dénouement qui se verra bientôt n'eût découvert ce qui avait rendu tant d'années et de ressorts inutiles, on ne pourrait le concevoir. On a vu comment sa mère lui fit quitter solennellement le jeu en lui assurant une pension de dix mille écus, combien le roi trouva ridicule l'éclat de la profession qu'il en fit, et comment peu à peu il le reprit, deux ans après, tout aussi gros qu'auparavant. Une autre disparate qu'il fit pendant cette abstinence de jeu lui réussit tout aussi mal. Il se mit dans la dévotion, dans les jeûnes qu'il ne laissait pas ignorer, et qui durent coûter à sa gourmandise et à son furieux appétit; il affecta d'aller tous les jours à la messe, et une régularité extérieure. Il soutint cette tentative près de deux ans. À la fin, la voyant sans succès, il s'en lassa, et peu à peu, avec le jeu, il reprit son premier genre de vie. Avec de tels défauts si reconnus, il en eut un plus malheureux que coupable, puisqu'il ne dépendait pas de lui, dont il souffrit plus que de pas un. C'était une poltronnerie, mais telle qu'il est incroyable ce qu'il faut qu'il ait pris sur lui pour avoir servi si longtemps. Il en a reçu en sa vie force affronts avec une dissimulation sans exemple. M. le Duc, méchant jusqu'à la barbarie, étant de jour au bombardement de Bruxelles, le vit venir à la tranchée pour dîner avec lui. Aussitôt il donna le mot, mit toute la tranchée dans la confidence, et un peu après s'être mis à table, voilà une vive alarme, une grande sortie des ennemis et tout l'appareil d'un combat chaud et imminent. Quand M. le Duc s'en fut assez diverti, il regarda d'Antin: « Remettons-nous à table, lui dit-il; la sortie n'était que pour toi. » D'Antin s'y remit sans s'en émouvoir, et il n'y parut pas.

Une autre fois, M. le prince de Conti, qui ne l'aimait pas à cause de M. du Maine et de M. de Vendôme, visitait des postes à je ne sais plus quel siége, et trouva d'Antin d'ans un assez avancé. Le voilà à faire ses grands rires qui lui cria: « Comment, d'Antin, te voilà ici, et tu n'es pas encore mort? » Cela fut avalé avec tranquillité et sans changer de conduite avec ces deux princes qu'il voyait très familièrement. La Feuillade, fort envieux et fort avantageux, lui fit une incartade aussi gratuite que ces deux-là. Il était à Meudon, à deux pas de Monseigneur, dans la même pièce. Je ne sais sur quoi on vint à parler de grenadiers, ni ce que dit d'Antin, qui forma une dispute fort légère, et plutôt matière de conversation. Tout d'un coup: « C'est bien à vous, lui dit La Feuillade en élevant le ton, à parler de grenadiers, et où en auriez-vous vu? » D'Antin voulut répondre. « Et moi, interrompit La Feuillade, j'en ai vu souvent en des endroits dont vous n'auriez osé approcher de bien loin. » D'Antin se tut, et la compagnie resta stupéfaite. Monseigneur, qui l'entendit, n'en fit pas semblant, et dit après que, s'il avait témoigné l'avoir ouï, il n'avait plus de parti à prendre que celui de faire jeter La Feuillade par les fenêtres, pour un si grand manque de respect en sa présence. Cela passa doux comme lait, et il n'en fut autre chose. En un mot, il était devenu honteux d'insulter d'Antin.

Il faut convenir que c'était grand dommage qu'il eût un défaut si infamant, sans lequel on eût peut-être difficilement trouvé un homme plus propre que lui à commander les armées. Il avait les vues vastes, justes, exactes, de grandes parties de général, un talent singulier pour les marches, les détails de troupes, de fourrages, de subsistances, pour tout ce qui fait le meilleur intendant d'armée, pour la discipline, sans pédanterie et allant droit au but et au fait, une soif d'être instruit de tout, qui lui donnait une peine infinie et lui coûtait cher en espions. Ces qualités le rendaient extrêmement commode à un général d'armée; le maréchal de Villeroy et M. de Vendôme s'en sont très utilement servis. Il avait toujours un dessinateur ou deux qui prenaient tant qu'ils pouvaient les plans du pays, des marches, des camps, des fourrages et de ce qu'ils pouvaient de l'armée des ennemis. Avec tant de vues, de soins, d'applications différentes à la cour et à la guerre, toujours à soi, toujours la tête libre et fraîche, despotique sur son corps et sur son esprit, d'une société charmante, sans tracasserie, sans embarras, avec de la gaieté et un agrément tout particulier, affable aux officiers, aimable aux troupes, à qui il était prodigue avec art et avec goût, naturellement éloquent et parlant à chacun sa propre langue, aisé en tout, aplanissant tout, fécond en expédients, et capable à fond de toutes sortes d'affaires, c'était un homme certainement très rare. Cette raison m'a fait étendre sur lui, et il est bon de faire connaître d'avance ce courtisan jusqu'ici si délaissé, qui va devenir un personnage pour le reste de sa vie. Fait et demeuré comme il était, il n'est pas surprenant qu'il y ait eu autant d'envie de s'accrocher aux Noailles. Le surprenant est que sa mère y ait non seulement consenti, mais qu'elle l'ait désiré plus que lui encore, avec sa retraite et sa dévotion véritable, pour se rapprocher Mme de Maintenon qu'elle avait tant de raisons de haïr et de se la croire irréconciliable. Elle lui écrivit plusieurs lettres flatteuses à l'occasion de ce mariage; elle n'en recul que des réponses sèches, et néanmoins fit tout pour le conclure, dans le dessein de lui plaire, tant sont fortes les chaînes du monde, auquel trop souvent on croit de bonne foi avoir entièrement renoncé, et que cependant, malgré tout ce qu'on en a éprouvé, il se trouve qu'on y tient encore.

D'Antin, qui avait bien plus de sens que de valeur et d'honneur, n'avait jamais ni espéré ni désiré de voir sa mère succéder à Mme de Maintenon. Comme son intérêt là-dessus n'aveuglait point son esprit, il en avait trop pour n'en pas sentir la chimère; et si, par impossible, la chimère eût réussi, il voyait trop clair dans sa plus étroite famille pour ignorer que ce ne serait pour lui qu'un resserrement et un appesantissement de chaînes qui le rendraient plus esclave des enfants de sa mère, qui tireraient tout le fruit de ce retour, sans qui il ne pouvait rien espérer d'une femme qui n'avait jamais eu pour lui d'amitié ni d'estime, et dont le coeur n'était occupé que des fruits de son péché, quelque violence que la dévotion lui fît à son égard et au leur. Il comprenait donc qu'avec le roi de plus dans la balance, et la dissipation que la dévotion trouverait en ce retour, il ne ferait que ramasser à peine les miettes qui tomberaient de dessus leur table. Il sentait encore avec justesse, et ne s'y trompa pas, la cause de l'inutilité de tous ses soins jusqu'alors; que Mme de Maintenon était un obstacle implacable et invincible à toute fortune du fils légitime de son ancienne dame et maîtresse; laquelle n'étant plus, il se flattait d'arriver enfin, sans que cette ennemie régnante s'y opposât plus, et de voler enfin de ses propres ailes, sans être obligé à un vil emprunt des enfants de sa mère, dont il sentait toute la honte, mais dont jusqu'alors il éprouvait la nécessité. Le deuil épouvantable dont il affecta de s'envelopper pour leur plaire et pour dissimuler l'aise et le soulagement qu'il ressentait, ne les put cacher à eux ni au monde. Il ne voulait pas, d'autre part, avoir le démérite de l'affliction devant l'insensibilité du roi, ni devant l'ennemie de sa mère. La difficulté d'ajuster deux choses si peu alliables le trahit; et le monde, follement accoutumé à la vénération de Mme de Montespan, ne pardonna pas à son fils, qui en tirait si gros, de s'être remis sitôt au jeu, sous prétexte de la partie de Monseigneur, de laquelle il était. L'indécence des obsèques, et le peu qui fut distribué à ce nombreux domestique qui perdait tout, fit beaucoup crier contre lui. Il crut l'apaiser par quelques largesses de gascon à quelques-uns des plus attachés. Il porta même à M. du Maine un diamant de grand prix, lui dit qu'il savait qu'il avait toujours aimé ce diamant, et qu'il ne pouvait ignorer qu'il ne lui eût été destiné. M. du Maine le prit, mais vingt-quatre heures après le lui renvoya par un ordre supérieur. Tout cela ne fut rien en comparaison de l'affaire du testament.

On savait que Mme de Montespan en avait fait un, il y avait longtemps; elle ne s'en était pas cachée, elle le dit même en mourant, mais sans ajouter où on le trouverait, parce qu'il était apparemment dans ses cassettes avec elle; ou, comme on n'en doutait guère, que le P. de La Tour ne l'eût entre les mains. Cependant le testament ne se trouva point, et le P. de La Tour, qui était alors dans ses visites des maisons de l'Oratoire, déclara en arrivant qu'il ne l'avait point, mais sans ajouter qu'il n'en avait point de connaissance. Cela acheva de persuader qu'il y en avait un, et qu'il était enlevé et supprimé pour toujours. Le vacarme fut épouvantable, les domestiques firent de grands cris, et les personnes subalternes attachées à Mme de Montespan qui y perdirent tout jusqu'à cette ressource. Ses enfants s'indignèrent de tant d'étranges procédés et s'en expliquèrent durement à d'Antin lui-même. Il ne fit que glisser et secouer les oreilles sur ce à quoi il s'était bien attendu; il avait été au solide, et il se promettait bien que la colère passerait avec la douleur et ne lui nuirait pas en choses considérables. La perte commune réunit pour un temps Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse. Mme de Saint-Simon à son retour, ni moi en l'attendant, n'allâmes ni ne fîmes rien dire à M. le Duc ni à Mme la Duchesse. La maréchale de Cœuvres, qui pendant son voyage avait perdu son beau-père et avait pris le nom de maréchale d'Estrées, arriva bien dolente d'avoir perdu son voyage. Elle essaya d'en profiter au moins auprès des filles de Mme de Montespan. Leur douleur dura assez longtemps, avec elle finit la réunion des deux soeurs, et celle qu'elle avait produite aussi entre Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, et toutes reprirent à l'égard les unes des autres leur conduite ordinaire peu à peu, et à l'égard du monde leur train de vie accoutumé. D'Antin n'en fut pas quitte sitôt ni si à bon marché qu'il s'en était flatté avec les enfants de sa mère, mais à la fin tout sécha, passa et disparut. Ainsi va le cours du monde.

CHAPITRE III. §

Mort de la duchesse de Nemours; sa famille. — Branche de Nemours de la maison de Savoie. — Caractère de Mme de Nemours. — Origine de l'ordre du Calvaire. — Prétendants à Neuchâtel. — Droits des prétendants. — Conduite de la France sur Neuchâtel. — Électeur de Brandebourg prétend Neuchâtel, où son ministre veut précéder le prince de Conti. — Neuchâtel adjugé et livré à l'électeur de Brandebourg. — Mort, famille, fortune du cardinal d'Arquien. — Étonnante vérité. — Rage de la reine de Pologne contre la France, et sa cause. — Mort de la duchesse de La Trémoille. — Malheur des familles. — Caractère de la maréchale de Créqui. — Mort de Vaillac; son extraction; ses aventures. — Archevêque de Bourges singulièrement nommé au cardinalat par le roi Stanislas.

La mort de la duchesse de Nemours, qui suivit celle de Mme de Montespan de fort près, fit encore plus de bruit dans le monde, mais dans un autre genre. Elle était fille du premier lit du dernier duc de Longueville qui ait figuré, et de la fille aînée du comte de Soissons, prince du sang, qui fit et perdit ce procès fameux contre le prince de Condé, fils de son frère aîné et, père du héros. L'autre fille du même prince épousa le prince de Carignan, si connu sous le nom de prince Thomas, dernier fils du célèbre duc de Savoie, Charles-Emmanuel, vaincu par l'épée de Louis XIII aux barricades de Suse. Mme de Carignan mourut à Paris à quatre-vingt-six ans, en 1692, mère du fameux muet et du comte de Soissons mari de la trop célèbre comtesse de Soissons, nièce du cardinal Mazarin; et Mme de Carignan et sa soeur aînée, duchesse de Longueville, étaient soeurs du dernier comte de Soissons, prince du sang, tué à la bataille de la Marfée, dite de Sedan, qu'il venait de gagner contre l'armée du roi, où Sa Majesté n'était pas, en 1641, sans avoir été marié, père de ce bâtard obscur reconnu si longtemps après sa mort, à qui Mme de Nemours dont nous parlons fit de si grands biens, lequel, d'une fille du maréchal de Luxembourg, laissa une fille devenue unique, infiniment riche, qui épousa le duc de Luynes, mère du duc de Chevreuse d'aujourd'hui. Ainsi ce bâtard était cousin germain de Mme de Nemours, fils du frère de sa mère et de la princesse de Carignan. M. de Longueville devenu veuf, et n'ayant que Mme de Nemours non encore mariée, épousa en secondes noces la soeur de M. le Prince le héros, qui sous le nom de Mme de Longueville a fait tant de bruit dans le monde, et tant figuré dans la minorité de Louis XIV. Mme de Nemours fut mariée en 1667, qu'elle avait trente-deux ans, et devint veuve deux ans après, sans enfants, du dernier de cette branche de Nemours. Elle sortait de Philippe, comte de Genevois, fils puîné de Philippe II duc de Savoie. Le comte de Genevois était frère de père de Philibert II, duc de Savoie, et de la mère du roi François Ier, et de père et de mère de Charles III duc de Savoie. Le comte de Tende et de Villars si connu, lui et sa courte mais brillante postérité en France, était leur frère bâtard. François Ier fit le comte de Genevois duc de Nemours vérifié sans pairie. Le duc de Savoie, Charles III, son frère, fut grand-père du fameux duc Charles-Emmanuel dont je viens de parler, et ce Charles-Emmanuel était grand-père d'autre Charles-Emmanuel, père du premier roi de Sardaigne. On voit ainsi en quelle distance cette branche de Nemours était tombée du chef de sa maison.

Ce premier duc de Nemours épousa une Longueville dont la mère était Bade, de la branche d'Hochberg, héritière par la sienne de Neuchâtel, et c'est par là que cette espèce de souveraineté, à faute de Longueville mâles, est tombée à Mme de Nemours. De ce premier duc de Nemours et de cette héritière vint un fils unique Jacques, duc de Nemours, si connu en son temps par son esprit, ses grâces, ses galanteries, sa bravoure, qui fit cet enfant à Mlle de La Garnache dont j'ai parlé (t. II, p. 143) à l'occasion des Rohan, et qui épousa la fameuse Anne d'Este, petite-fille de Louis XII par sa mère, et veuve du duc de Guise, tué par Poltrot au siège d'Orléans, et mère des duc et cardinal de Guise, tués à Blois en 1588, du duc de Mayenne, chef de la Ligue, du cardinal de Guise, et de cette furieuse duchesse de Montpensier. Ainsi les deux fils de ce second duc de Nemours étaient frères utérins des Guise que je viens de nommer, fort liés avec eux, aussi grands ligueurs qu'eux, mais brouillés à la fin avec le duc de Mayenne qui voulait tout le royaume pour son fils en épousant l'infante d'Espagne, parce qu'il les convainquit de vouloir livrer au duc de Savoie leur gouvernement de Lyon, la Provence et le Dauphiné. L'aîné mourut sans alliance, le cadet épousa la fille aînée et héritière du duc d'Aumale, le seul des chefs de la Ligue qu'on ne put trouver moyen de comprendre dans l'amnistie à la paix, et qui, pour l'assassinat d'Henri III, fut tiré à quatre chevaux en effigie, en Grève, par arrêt du parlement, et mourut fort vieux, fort gueux et fort délaissé à Bruxelles.

De ce mariage trois fils, tous trois ducs de Nemours l'un après l'autre. L'aîné mourut jeune sans alliance; le second épousa la fille du duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV, suivit le parti de M. le Prince et fut tué en duel par le duc de Beaufort, frère de sa femme, qui avait embrassé le même parti. La jalousie s'était mise entre eux sur tous chapitres, et c'est ce duel qui commença la fortune du père du maréchal de Villars dont j'ai parlé (t. Ier, p. 26). Ce duc de Nemours laissa deux filles, l'aînée fut duchesse de Savoie et mère du premier roi de Sardaigne, l'autre, reine de Portugal, célèbre pour avoir répudié, détrôné et confiné son mari, et épousé son beau-frère qui, après sa mort, eut d'une Neubourg le roi de Portugal d'aujourd'hui. Le troisième frère, nommé à l'archevêché de Reims sans avoir pris aucuns ordres, quitta ses bénéfices en 1652, à la mort de son frère, et quatre ou cinq ans après épousa Mme de Nemours dont il s'agit ici, qu'il laissa veuve sans enfants deux ans après, à laquelle il faut maintenant revenir. Il faut seulement remarquer auparavant que son père, mort en 1663, avait laissé deux fils de son second mariage avec la soeur de M. le Prince et de M; le prince de Conti. L'aîné, à qui la tête tourna de bonne heure, qu'on envoya à Rome chez les jésuites, où il prit le petit collet en 1666, à vingt ans, ayant renoncé à tout en faveur de son frère, et fut fait prêtre par le pape même en 1669. C'est sur cette tutelle que M. le Prince père et fils eurent tant de disputés et de procédés avec Mme de Nemours, qui la perdit contre eux. Le cadet, qui portait le nom de comte de Saint-Paul, fut tué au passage du Rhin, sans alliance; allant être élu roi de Pologne, en 1672. Michel Wiesnowieski le fut en sa place, sur la nouvelle de sa mort. Son frère, revenu en France, passa le reste de ses jours honnêtement, enfermé dans l'abbaye de Saint-Georges, près de Rouen, où il est mort le dernier de cette longue et illustre bâtardise, en 1694.

Mme de Nemours, avec une figure fort singulière, une façon de se mettre en tourière qui ne l'était pas moins, de gros yeux qui ne voyaient goutte, et un tic qui lui faisait toujours aller une épaule, avec des cheveux blancs qui lui traînaient partout, avait l'air du monde le plus imposant. Aussi était-elle altière au dernier point, et avait infiniment d'esprit avec une langue éloquente et animée, à qui elle ne refusait rien. Elle avait la moitié de l'hôtel de Soissons, et Mme de Carignan l'autre, avec qui elle avait souvent des démêlés, quoique soeur de sa mère et princesse du sang. Elle joignait à la haine maternelle de la branche de Condé celle qu'inspirent souvent les secondes femmes aux enfants du premier lit. Elle ne pardonnait point à Mme de Longueville les mauvais traitements qu'elle prétendait en avoir reçus, et moins encore aux deux princes de Condé de lui avoir emblé la tutelle et le bien de son frère, et au prince de Conti d'en avoir gagné contre elle la succession et le testament fait en sa faveur. Ses propos les plus forts, les plus salés et souvent très plaisants, ne tarissaient point sur ces chapitres, où elle ne ménageait point du tout la qualité de princes du sang. Elle n'aimait pas mieux ses héritiers naturels, les Gondi et les Matignon. Elle vivait pourtant honnêtement avec la duchesse douairière de Lesdiguières et avec le maréchal et la maréchale de Villeroy, mais pour les Matignon, elle n'en voulut pas ouïr parler.

Les deux soeurs de son père avaient épousé, l'aînée le fils aîné du maréchal-duc de Retz, la cadette le fils puîné du maréchal de Matignon. Cette aînée perdit son mari avant son beau-père, et est devenue célèbre sous le nom de marquise de Belle-Ile par quantité de bonnes oeuvres, s'être faite feuillantine, avoir obstinément refusé l'abbaye de Fontevrault, enfin pour avoir conçu et enfanté le nouvel ordre du Calvaire, dans lequel elle mourut à Poitiers en 1628. Le duc de Retz, son fils unique, ne laissa que deux filles. L'aînée épousa Pierre Gondi, cousin germain de son père, qui, en faveur de ce mariage, eut de nouvelles lettres de duc et pair de Retz et le rang de leur date. Il était fils du célèbre père de l'Oratoire qui avait été chevalier de l'ordre et général des galères, et il était frère du fameux coadjuteur de Paris ou cardinal de Retz. Il ne laissa qu'une fille, mariée au duc de Lesdiguières, qui n'eut qu'un fils, gendre du maréchal de Duras, que nous avons vu mourir fort jeune sans enfants. L'autre fille épousa le duc de Brissac, dont il n'eut que mon beau-frère, mort sans enfants, et la maréchale de Villeroy. L'autre tante de M. de Longueville, père de Mme de Nemours, épousa par amour le second fils du maréchal de Matignon, dont l'aîné n'avait point d'enfants, deux frères de grand mérite, en grands emplois et tous deux chevaliers de l'ordre. Cette Longueville fut mère du père du comte et du dernier maréchal de Matignon, vivants à la mort de Mme de Nemours et bien longtemps depuis, et qui étaient ses héritiers, ainsi que la maréchale de Villeroy. La marquise de Belle-Ile avait été mariée par sa famille et en sa présence; sa soeur s'était mariée à son gré à leur insu, et toute la maison de Longueville ne put se résoudre à leur pardonner et à les voir qu'après un grand nombre d'années, et jamais depuis aucun des Longueville n'a aimé les Matignon.

Mme de Nemours était là-dessus si entière, que, parlant au roi dans une fenêtre de son cabinet, avec ses yeux qui ne voyaient guère, elle ne laissa pas d'apercevoir Matignon qui passait dans la cour. Aussitôt elle se mit à cracher cinq ou six fois tout de suite, puis dit au roi qu'elle lui en demandait pardon, mais qu'elle ne pouvait voir un Matignon sans cracher de la sorte. Elle était extraordinairement riche, et vivait dans une grande splendeur et avec beaucoup de dignité; mais ses procès lui avaient tellement aigri l'esprit qu'elle ne pouvait pardonner. Elle ne finissait point là-dessus; et quand quelquefois on lui demandait si elle disait le Pater, elle répondait que oui, mais qu'elle passait l'article du pardon des ennemis sans le dire. On peut juger plue la dévotion ne l'incommodait pas. Elle faisait elle-même le conte qu'étant entrée dans un confessionnal sans être suivie dans l'église, sa mine n'avait pas imposé au confesseur, ni son accoutrement. Elle parla de ses grands biens, et beaucoup des princes de Condé et de Conti. Le confesseur lui dit de passer cela. Elle, qui sentait son cas grave, insista pour l'expliquer, et fit mention de grandes terres et de millions. Le bonhomme la crut folle et lui dit de se calmer, que c'était des idées qu'il fallait éloigner, qu'il lui conseillait de n'y plus penser, et surtout de manger de bons potages, si elle en avait le moyen. La colère lui prit, et le confesseur à fermer le volet. Elle se leva et prit le chemin de la porte. Le confesseur, la voyant aller, eut curiosité de ce qu'elle devenait, et la suivit à la porte. Quand il vit cette bonne femme qu'il croyait folle reçue par des écuyers, des demoiselles, et ce grand équipage avec lequel elle marchait toujours, il pensa tomber à la renverse, puis courut à sa portière lui demander pardon. Elle, à son tour, se moqua de lui, et gagna pour ce jour de ne point aller à confesse. Quelques semaines avant sa mort, elle fut si mal qu'on la pressa de penser à elle. Enfin elle prit sa résolution. Elle envoya son confesseur avec un de ses gentilshommes à M. le Prince, à M. le prince de Conti et à MM. de Matignon, leur demander pardon de sa part. Tous allèrent la voir et en furent bien reçus; mais ce fut tout: pas un n'en eut rien. Elle avait quatre-vingt-six ans et acheva de donner ce qu'elle put aux deux filles de ce bâtard qu'elle avait fait son héritier, dont l'une mourut jeune, sans être mariée; l'autre épousa le duc de Luynes, comme je l'ai déjà dit.

Cette mort mit promptement bien des gens en campagne. Le duc de Villeroy et Matignon partirent aussitôt pour Neuchâtel, et M. le prince de Conti pour Pontarlier, parce que le roi ne voulut pas qu'il se commît, comme en son premier voyage, au manque de respect qu'il avait éprouvé à Neuchâtel. De Pontarlier, il était à portée d'y donner ses ordres pour ses affaires, et d'en savoir des nouvelles à tous moments. Il y envoya Saintrailles, que M. le Duc lui prêta, et qui était un homme d'esprit sage et capable, mais qui, pour avoir été gâté par la bonne compagnie et par ces princes, était devenu très suffisant et passablement impertinent, d'ailleurs un très simple gentilhomme, et rien moins que Poton, dont était le fameux Saintrailles, dont les actions ont rendu ce nom célèbre dans nos histoires. La vieille Mailly, belle-mère de la dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne, s'était mise sur les rangs pour la succession à la principauté d'Orange, sur une alliance tirée par les cheveux de la maison de Châlons, moins dans l'espérance d'un droit aussi chimérique, que pour faire valoir le marquis de Nesle, son petit-fils, par des prétentions si hautes. La même raison la fit se présenter avec aussi peu de fondement pour Neuchâtel. Elle se flattait qu'avec la protection de Mme de Maintenon, elle en pourrait tirer d'autres partis plus solides. Mme de Maintenon n'y prit pas la moindre part, et on se moqua à Paris comme en Suisse de ses chimères. Celle de M. le prince de Conti était fondée sur le testament du dernier duc de Longueville, mort enfermé, qui l'avait appelé à tous ses biens, après le comte de Saint-Paul, son frère, et sa postérité. Il avait gagné ce procès contre Mme de Nemours. Restait à voir si une souveraineté se pouvait donner comme d'autres biens, et si MM. de Neuchâtel défèreraient à un arrêt du parlement de Paris. Outre qu'ils n'étaient pas soumis à aucune juridiction du royaume, les héritiers prétendaient que Neuchâtel, par la qualité souveraine, ou plutôt indépendante de ce petit État, ne pouvait se donner ni être ôtée aux héritiers du sang, et cela est vrai en France des duchés. Restait donc à voir à qui il devait appartenir, de Matignon ou de la duchesse douairière de Lesdiguières, pour laquelle le duc de Villeroy était allé comme son héritier par sa mère.

Matignon se prétendait préférable par la proximité du sang, parce qu'il avait un degré sur la duchesse, et celle-ci par l'aînesse. Son droit contre Matignon ne paraissait pas douteux. Les fiefs de dignités et tous les grands fiefs ont toujours suivi l'aînesse; la loi et la pratique s'y sont toujours accordées; à plus forte raison un fief indépendant, étendu et considéré comme souverain. Mais de pareils procès ne se décident guère par les règles, et Matignon avait beau jeu, Chamillart, comme je l'ai remarqué (t. IV, p. 192), était son ami intime, et il était devenu ennemi déclaré du maréchal de Villeroy, à l'occasion de la bataille de Ramillies, comme je l'ai raconté en son lieu. Par cette même occasion, comme on l'a vu là même, ce maréchal était tombé dans l'entière disgrâce du roi. Restait le prince de Conti qu'il n'aimait point, et à qui il n'avait jamais pu pardonner sincèrement son voyage de Hongrie, et peut-être encore moins son mérite et sa réputation. Chamillart, dans le fort de sa faveur, n'eut donc pas de peine d'obtenir du roi de se déclarer neutre. Ce ministre, sûr de ce côté-là à l'égard d'un prince du sang, ne balança pas à se déclarer ouvertement pour Matignon. Il le combla d'argent et de tout ce que son crédit lui put donner. Puysieux, ambassadeur en Suisse, était frère de Sillery, écuyer depuis longues années du prince de Conti, auquel ils étaient tous extrêmement attachés. Quelque désir qu'il eût de le servir dans cette affaire, la neutralité déclarée du roi lui en ôta tous les moyens par son caractère; et l'autorité et la vigilance de Chamillart tous ceux qui lui pouvaient rester, comme particulier qui s'était fait des amis dans le pays. La veuve de ce bâtard du dernier comte de Soissons y était comme les autres, et, fondée par la donation de Mme de Nemours, elle et son mari avaient dès leur mariage pris le nom de prince et de princesse de Neuchâtel. Lors de l'arrêt du parlement de Paris qui jugea le testament de M. de Longueville bon au profit du prince de Conti, et qu'il alla à Neuchâtel en conséquence, et les autres héritiers pour le lui disputer, il avait essuyé un préjugé fâcheux. Mme de Nemours, qui y était aussi allée, y fut reçue et reconnue comme souveraine, comme soeur du dernier possesseur, qui n'avait pu disposer de Neuchâtel comme de ses autres biens. Le prince de Conti en essuya une récidive confirmative de ce premier préjugé. Ceux de Neuchâtel s'indignèrent contre la veuve de ce bâtard, contre la donation de Neuchâtel faite à son mari et à leurs enfants, contre le nom qu'elle en osait usurper. Ils la chassèrent comme n'ayant aucun droit, et la firent honteusement sortir de leur ville et de tout leur petit État. C'était bien déclarer à M. le prince de Conti le peu d'état qu'ils faisaient d'un droit sur eux, à titre de donation, égale pour Mme de Neuchâtel et pour lui.

Ces fiers bourgeois, pendant ces disputes, voyaient les prétendants briguer à leurs pieds leurs suffrages, lorsqu'il parut au milieu d'eux un ministre de l'électeur de Brandebourg, qui commença par oser disputer le rang au prince de Conti. Cette impudence est remarquable, à ce même prince de Conti, à qui, volontaire en Hongrie, à lui et à M. son frère, l'électeur de Bavière, non par un ministre, mais en propre personne et à la tête de ses troupes, auxiliaires dans l'armée de l'empereur, ne l'avait pas disputé, avait vécu également et sans façons, et avait presque toujours marqué attention à passer partout après eux, et à qui le fameux duc de Lorraine, beau-frère de l'empereur, généralissime de ses armées et de celles de l'empire, et qui commandait celle-là en chef, a toujours cédé partout sans milieu et sans balancer; et voilà le premier fruit du changement de cérémonial de nos ducs et de nos généraux d'armée avec le même électeur de Bavière, par méprise d'abord, puis suivie, que j'ai racontée en son lieu. D'alléguer que l'électeur de Brandebourg, qui comme tel passait sans difficulté après l'électeur de Bavière, était reconnu roi de Prusse partout, excepté en France, en Espagne et à Rome, de laquelle comme protestant il ne se souciait point, ç'aurait pu être une raison valable pour sa personne; mais pour son ministre, on n'a jamais vu de nonce, à qui tous les ambassadeurs des rois, même protestants, et celui de l'empereur, cèdent partout sans difficulté, disputer rien en lieu tiers à un prince du sang, ni l'ambassadeur de l'empereur non plus, qui a la préséance partout sur ceux de tous les rois, dont aucun ne la lui conteste. L'électeur de Brandebourg tirait sa prétention de la maison de Châlons. Elle était encore plus éloignée, plus enchevêtrée, s'il était possible, que celle de Mme de Mailly; aussi ne s'en avantagea-t-il que comme d'un prétexte. Je l'ai déjà dit, ces sortes de procès ne se décident ni par droit ni par justice.

Ses raisons étaient sa religion conforme à celle du pays; l'appui des cantons protestants voisins, alliés, protecteurs de Neuchâtel; la pressante réflexion que, la principauté d'Orange étant tombée, par la mort du roi Guillaume III, au même prince de Conti, le roi lui en avait donné récompense et se l'était appropriée, ce que le voisinage de la France lui donnerait la facilité de faire pour Neuchâtel, s'il tombait à un de ses sujets, qui, dans d'autres temps et dans un état fort différent de celui où la maison de Longueville l'avait possédé, ne se trouverait pas en situation de refuser le roi de l'en accommoder; enfin un traité produit en bonne forme, par lequel, le cas avenant de la mort de Mme de Nemours, l'Angleterre et la Hollande s'engageaient à se déclarer pour lui, et à l'assister à vives forces pour lui procurer ce petit État. Ce ministre de Brandebourg était de concert avec les cantons protestants, qui, sur sa déclaration, prirent aussitôt l'affirmative, et qui, par l'argent répandu, la conformité de religion, la puissante de l'électeur, la réflexion de ce qui était arrivé à Orange, trouvèrent presque tous les suffrages favorables. Ainsi, à la chaude, ils firent rendre par ceux de Neuchâtel un jugement provisionnel qui adjugea leur État à l'électeur jusqu'à la paix, en conséquence duquel son ministre fut mis en possession actuelle; et M. le prince de Conti, qui, depuis la prétention de ce ministre sur le rang, n'avait pas cru convenable faire des tours de Pontarlier à Neuchâtel, se vit contraint de revenir plus honteusement que la dernière fois, et bientôt après fut suivi des deux autres prétendants. Mme de Mailly, qui se donnait toujours pour telle, fit si bien les hauts cris à la nouvelle de cette intrusion, qu'à la fin la considération de son alliance avec Mme de Maintenon réveilla nos ministres. Ils l'écoutèrent. Ils trouvèrent après elle qu'il était de la réputation du roi de ne pas laisser enlever ce morceau à ses sujets, et qu'il y avait du danger de le laisser entre les mains d'un aussi puissant prince protestant, en état de faire une place d'armes en lieu si voisin de la comté de Bourgogne, et dans une frontière aussi peu couverte. Là-dessus, le roi fit dépêcher un courrier à Puysieux, avec ordre à lui d'aller à Neuchâtel, et y employer tout, même jusqu'aux menaces, pour exclure l'électeur, laissant d'ailleurs la liberté du choix parmi ses sujets à l'égard desquels, pourvu que c'en fût un, la neutralité demeurait entière. C'était s'en aviser trop tard. L'affaire en était faite, les cantons engagés sans moyens de se dédire, et de plus piqués d'honneur par le ministre électoral, sur les menaces de Puysieux, au mémoire duquel les ministres d'Angleterre et de Hollande, qui étaient là firent imprimer une réponse fort violente. Le jugement provisionnel ne reçut aucune atteinte; on en eut la honte, on en témoigna du ressentiment pendant six semaines, après quoi, faute de mieux pouvoir, on s'apaisa de soi-même. On peut juger quelle espérance il resta aux prétendants de revenir, à la paix, de ce jugement provisionnel, et de lutter avec succès contre un prince aussi puissant et aussi solidement appuyé. Aussi n'en fut-il pas mention depuis, et Neuchâtel est pleinement et paisiblement demeuré à ce prince, qui fut même expressément confirmé dans sa possession par la paix de la part de la France. Le roi, ni Monseigneur, ni par conséquent la cour, ne prirent point le deuil de Mme de Nemours, quoique fille d'une princesse du sang; mais Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne le prirent à cause de la maison de Savoie.

Le cardinal d'Arquien mourut à Rome presque en même temps que Mme de Montespan et Mme de Nemours. La singularité de sa fortune mérite qu'on s'arrête un moment à lui. Son nom était La Grange, et son père, qui n'avait point eu d'enfants de la fille du second maréchal de La Châtre, était frère puîné du maréchal de Montigny qui lui donna sa charge de capitaine de la porte, quand il eut celle de premier maître d'hôtel du roi, et lui procura sa lieutenance au gouvernement de Metz, et les gouvernements de Calais, Gien et Sancerre. Il conserva cette dernière place contre les efforts de la Ligue, servit bien et fidèlement, et fut quelque temps lieutenant-colonel du régiment des gardes. De son premier mariage, il eut un fils, gouverneur de Calais après M. de Vic, qui épousa une Rochechouart, mais qui ne fit pas grande figure, non plus que sa postérité qui dure encore. De son troisième mariage avec une Ancienville il eut deux fils: l'aîné s'appela le marquis d'Espoisses, qui maria sa fille à Guitaut, premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince qui le fit chevalier de l'ordre; l'autre fut le marquis d'Arquien, mort cardinal, dont nous parlons .

Il naquit en 1613, fut homme d'esprit, de bonne compagnie, et fort dans le monde où il fut fort aidé par le duc de Saint-Aignan et par la comtesse de Béthune, sa soeur, dame d'atours de la reine Marie-Thérèse, de la mère desquels, fille du maréchal de Montigny, il était cousin germain. Il eut le régiment de cavalerie de Monsieur, et fut capitaine de ses Cent-Suisses. Il avait épousé une La Châtre de la branche de Brillebaut, qu'il perdit en 1672, qui lui laissa un fils et cinq filles dont deux se firent religieuses. Embarrassé de marier les autres, il se laissa persuader par un ambassadeur de Pologne, avec qui il avait lié grande amitié, de les établir en ce pays-là. Il quitta Monsieur pour faire ce voyage avec l'ambassadeur qui s'en retournait, qui, peu après leur arrivée, fit si bien, qu'il en fit épouser une à Jacob Radzevil, prince de Zamoski, palatin de Sandomir. Elle le perdit peu après sans enfants, et demeura assez riche pour que Jean Sobieski eût envie de l'épouser. Ce mariage se fit en 1665.

Sobieski, qui avait l'inclination française, était lors grand maréchal et gouverneur général de Pologne, et le premier homme de la république par ses victoires et ses grandes actions, qui le portèrent sur le trône de Pologne par une élection unanime, le 20 mai 1674. La soeur aînée n'avait point voulu d'établissement étranger. La liaison intime et la parenté qui était entre son père et la marquise de Béthune, dame d'atours de la reine, firent, en 1669, son mariage avec le marquis de Béthune, son fils, en faveur duquel elle eut la survivance de la charge de sa belle-mère. Sa soeur étant devenue reine, son mari fut aussitôt envoyé extraordinaire en Pologne, pour complimenter le nouveau roi. Il revint immédiatement après, fut fait seul extraordinairement chevalier de l'ordre en décembre 1675, et repartit pour Varsovie avec sa femme, chargé de porter le collier du Saint-Esprit au roi son beau-frère, qu'il lui donna à Zolkiew, en novembre suivant, et y demeura ambassadeur extraordinaire. Sa femme y avait mené son autre soeur, qu'elle maria en 1678 au comte Wicillopolski, grand chancelier de Pologne, avec lequel elle vint ici pendant son ambassade en 1686, et le perdit deux ans après. M. et Mme de Béthune eurent deux fils et deux filles. Le roi de Pologne maria l'aînée, en 1690, au prince Radzevil Kleski, son neveu, grand maréchal de Lituanie, et en secondes noces, au prince Sapieha, petit maréchal de Lituanie; l'autre fille épousa, en 1693, le comte Jablonowski, grand enseigne de Pologne, palatin de Volhynie, et, l'année suivante, de Russie, frère de la comtesse Bnin Opalinska, mère du roi Stanislas, père de la reine épouse de Louis XV.

M. de Béthune demeura toujours en Pologne jusqu'en 1691, où il était extrêmement aimé et considéré, et y acquit beaucoup de réputation. Il en partit cette année-là pour aller ambassadeur extraordinaire en Suède, et il y mourut l'année suivante, 1692. C'était un homme d'esprit avec beaucoup d'agréments, fait pour la société, et fort capable d'affaires. Il avait conclu et signé avec l'électeur palatin le contrat de mariage de Monsieur et de Madame. Il avait aussi servi, été gouverneur de Clèves, et commandé en chef en ce pays-là. Il vivait fort magnifiquement; sa manie était de se mettre entre deux draps à quelque heure qu'il voulût faire dépêches, et ne se relevait point qu'elles ne fussent achevées. Ses deux fils refusèrent avec une folle opiniâtreté le cardinalat à la nomination du roi de Pologne. Ils vinrent dans la suite mourir de faim en France. L'aîné fut tué sans alliance à la bataille d'Hochstedt, et l'autre a vécu obscur toute sa vie. Il épousa une soeur du duc d'Harcourt dont il n'est resté qu'une fille, qui, veuve fort jeune sans enfants d'un frère du maréchal de Médavy, s'est remariée au maréchal, de Belle-Ile. Son père s'est remarié à une soeur du duc de Tresmes; se sont séparés fort brouillés, et il est allé vivre à Lunéville, où le roi Stanislas l'a fait son grand chambellan . Mme de Béthune est morte à Paris en 1728 à quatre-vingt-neuf ou dix ans. Elle avait un seul frère, qui a passé sa vie en Pologne où il obtint l'indigénat de la république; c'est-à-dire être naturalisé et rendu capable de toutes charges comme un Polonais. Il fut capitaine des gardes du roi son beau-frère, colonel de son régiment de dragons, et staroste d'Hiedreseek, Il est mort sans alliance et sans avoir répondu au personnage qu'il pouvait faire .

Le roi Jean III Sobieski, signalé par ses victoires sans nombre contre les Turcs et les Tartares avant et depuis son élection, couronna ses triomphes par le salut de l'Allemagne. Il vint en personne livrer bataille aux Turcs, qui assiégeaient Vienne et qu'ils étaient sur le point de prendre. Leur défaite fut complète, et Vienne sauvée avec une partie de la Hongrie, dont le héros reçut peu de gré. C'était en 1683; son énorme grosseur et la conjoncture des temps l'empêcha depuis de beaucoup faire parler de lui à la guerre. Il mourut à Varsovie le 17 juin 1696, à soixante-douze ans. Les enfants qu'il a laissés et toute cette postérité est trop connue pour en faire mention ici. J'en dirai seulement une vérité très certaine, et en même temps rien moins que vraisemblable; c'est que si l'électeur de Bavière ne s'était pas trouvé par sa mère cousin issu de germain de Mme de Belle-Ile, il serait demeuré avec ce qu'il avait hérité de son père, et ne serait parvenu à aucun des degrés de cette prodigieuse grandeur où il est monté tout à coup. Cette singulière anecdote sera peut-être expliquée par sa curiosité, quoiqu'elle dépasse de beaucoup le terme que je me suis proposé.

La reine de Pologne ne fut pas à beaucoup près si française que le roi son mari. Transportée de se voir une couronne sur la tête, elle eut une passion ardente de la venir montrer en son pays; d'où elle était partie si petite particulière. La France avait eu tant de part à cette élection, que ce fut en reconnaissance de l'avoir procurée que le roi de Pologne donna sa nomination au cardinal de Janson qui y était ambassadeur de France. Il n'y avait donc nul obstacle à ce voyage qui fut prétexté des eaux de Bourbon. Tout annoncé, tout préparé, elle fut avertie que la reine ne lui donnerait point la main, chose qu'il était étrange qu'elle pût ignorer. Marie Gonzague, mariée à Paris par procureur, en présence de toute la cour, ne l'avait ni eue ni prétendue, et plus nouvellement, le roi Casimir, qui a passé les dernières années de sa singulière vie en France. Les rois ne l'avaient pas anciennement chez les nôtres, et les électifs n'y ont songé en aucun temps. Le dépit en fut néanmoins aussi grand que si elle eût reçu un affront. Elle rompit son voyage, se lia, avec la cour de Vienne et tous les ennemis de la France, eut grande part à la ligue d'Augsbourg contre elle, et mit tout son crédit, qui était grand sur le roi son mari, à lui faire épouser depuis tous les intérêts contraires à la France. Le désir extrême qu'elle eut de faire son père duc et pair l'en rapprocha depuis, mais les mécontentements essentiels qu'on avait reçus d'elle l'en firent constamment refuser. Longtemps après, c'est-à-dire en 1694, elle obtint pour lui un collier de l'ordre que le roi son gendre lui donna à Zolkiew par commission du roi, et l'année suivante, 1695, il reçut le chapeau auquel le roi son gendre l'avait enfin nommé au refus persévérant de ses deux petits-fils, étant veuf pour la seconde fois dès 1692, et sans enfants de ce mariage.

Il avait quatre-vingt-deux ans quand il fut cardinal, ne prit jamais aucuns ordres, et n'eut jamais aucun bénéfice, en sorte qu'il né dit jamais de bréviaire, et qu'il s'en vantait. Il fut gaillard et eut des demoiselles fort au-delà de cet âge, ce que la reine sa fille trouvait fort mauvais. Per sonne n'a ignoré la conduite sordide qu'elle inspira au roi son mari dans ses dernières années, qui l'empêcha d'être regretté, et qui fut un obstacle invincible à l'élection de pas un de ses enfants, nonobstant l'amour des Polonais pour le sang de leurs rois, et leur coutume de leur donner leur couronne. Tout ce qui se passa après la mort de ce prince de sa part, et avec l'abbé de Polignac, ambassadeur de France, se trouvera dans toutes les histoires. Enfin, détestée en Pologne jusque de ses créatures et de ses propres enfants, elle emporta ses trésors et se retira à Rome avec son père, et y demeurèrent dans le même palais. Les mortifications l'y suivirent; elle prétendit y être traitée comme l'avait été la reine Christine de Suède. On lui répondit, comme autrefois on avait fait en France, qu'il n'y avait point de parité entre une reine héréditaire et une reine élective, et on en usa avec elle en conformité de cette différence. Cela contraignit toute sa manière de vie, et lui donna tant d'embarras et de dépit qu'elle n'attendait que la mort de son père pour sortir d'un lieu si désagréable; elle arriva le 24 mai, à quatre-vingt-seize ans, par une très courte maladie, ayant continuellement joui jusqu'alors de la plus parfaites santé de corps et d'esprit. Sa fille ne tarda guère après à exécuter ce qu'elle s'était proposé, comme nous le verrons bientôt.

La duchesse de La Trémoille mourut bientôt après n'ayant guère plus de cinquante ans. C'était une grande, grosse et maîtresse femme, qui, sans beaucoup d'esprit, sentait fort sa grande dame, et qui tenait de fort court sa mère et son mari. Elle était plus que très ménagère, venait fort peu à la cour, et ne voyait presque personne. Elle était fille unique et très riche du duc de Créqui, qui, en la mariant, avait eu la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre pour son gendre. Mme de La Trémoille avait pensé épouser le duc d'York, depuis roi d'Angleterre, Jacques II, lorsqu'il s'était retiré en France après la catastrophe du roi son père. Ce grand mariage manqué, le duc et le maréchal de Créqui avaient fort envie de marier leurs enfants ensemble pour conserver ces grands biens dans leur maison, et les âges étaient faits exprès pour cela; mais les frères ne furent pas les maîtres. Quoique ce fût la fortune du marquis de Créqui que nous avons vu tué au combat de Luzzara, et que la faveur de son oncle eût pu lui faire tout espérer dit côté du roi, jamais la maréchale de Créqui n'y voulut entendre. C'était une créature altière, méchante, qui menait son mari, tout fier et tout fâcheux qu'il était, et qui n'osait la contredire. L'éclat dont brillèrent longtemps le duc et la duchesse de Créqui avait donné une telle jalousie à leur belle-soeur, qu'elle ne les pouvait souffrir. Elle avait beaucoup d'esprit et poussa tellement la duchesse de Créqui à bout, qui n'en avait point, qu'avec toute sa douceur elle ne put s'empêcher de lui rendre haine pour haine, et de s'opposer autant qu'elle au mariage si sage de leurs enfants. C'est ainsi que les femmes perdent ou rétablissent les maisons par leur humeur ou par leur bonne conduite.

Vaillac mourut en ce même temps. C'était un des bons officiers généraux que le roi eût pour la cavalerie, et lieutenant général qui aurait été loin, si le vin, la crapule et l'obscurité qui en sont les suites, n'eût rendu ses talents et ses services inutiles. Il tenait beaucoup de vin, enivrait sa compagnie et s'enivrait après. Des coquins le marièrent ivre mort, en garnison, à une gueuse, sans qu'il sût rien de ce qu'il faisait, sans ban, sans contrat, sans promesse. Quand il eut cuvé son vin et qu'il fut bien éveillé, il se trouva bien étonné de trouver cette créature couchée avec lui. Il lui demanda avec surprise qui l'avait mise là, et ce qu'elle y faisait. La gueuse s'étonne encore plus, dit qu'elle est sa femme; et prend le haut ton. Voilà un homme éperdu, qui se croit fou, qui ne sait ce qu'on lui veut dire et qui appelle au secours. La partie était bien liée. Il n'entend que le même langage, et ne voit que témoins de son mariage du soir précédent. Il maintient qu'ils en ont menti; qu'il n'en a pas le moindre souvenir, et aussi qu'il lui soit jamais entré dans l'esprit de se déshonorer par un pareil mariage. Grande rumeur. À la fin ils virent qu'il faudrait se battre ou essuyer des coups de bâton, et l'aventure prit fin sans qu'il en ait été question depuis.

On à donné pour véritable, qu'ayant été fort régalé par le magistrat de Bâle, à titre de grand buveur, et les ayant tous vaincus à boire, il leur proposa, étant monté à cheval pour, s'en aller, de boire le vin de l'étrier; qu'ils firent apporter des bouteilles, et lui présentèrent un verre; qu'il leur dit que ce n'était pas ainsi qu'il buvait le vin de l'étrier, et que jetant sa botte, il l'avait fait remplir et l'avait vidée; mais c'est un conte fait à plaisir, qu'on a brodé au point de dire que ces magistrats l'avaient fait peindre en cette attitude dans leur hôtel de ville. Son nom était Ricard; je ne sais pourquoi ils aimaient mieux les noms de Gourdon et de Genouillac, qui étaient des terres. Il venait de père en fils du frère aîné de deux maîtres de l'artillerie, dont le second, neveu du premier, fut sénéchal d'Armagnac, gouverneur de Languedoc, grand écuyer de France sous François Ier, et rendit son nom célèbre sous celui de seigneur d'Acier, dont la fille héritière porta les biens à Charles de Crussol, vicomte d'Uzès, dont les ducs d'Uzès écartèlent deux fois leurs armes. Vaillac dont on parle ici avait un père ami du mien, qui était un des hommes de France le mieux faits et de la meilleure mine, brave et fort galant homme, que Monsieur fit faire chevalier de l'ordre en 1661. Il avait toujours été à reculons dans sa maison. Aussi n'était-ce pas un homme à être en la main du chevalier de Lorraine. Il était premier écuyer de Monsieur, fut après capitaine de ses gardes, enfin chevalier d'honneur de Madame, et mourut dans cette charge en janvier 1681. Je me souviens encore d'avoir été chez lui au Palais-Royal, avec mon père et ma mère. Je le peindrais encore, et l'appartement en bas, au fond de la seconde cour, à droite en entrant. Il laissa d'une Voisins une quantité d'enfants tous mal établis, et n'en eut point de sa seconde femme, La Vergne-Tressan, qui vient de mourir, à près de cent ans, veuve du comte de La Motte, desquels je n'aurai que trop à dire. Le fils aîné de Vaillac ne parut point. D'une Cambout il laissa un fils marié richement à une héritière de Saint-Gelais, dont il a des enfants, sans avoir paru plus que son père.

L'intrigue de la singulière nomination de l'archevêque de Bourges au cardinalat mérite d'être rapportée. On a vu (t. II, p. 352), en parlant du duc de Gesvres son père, qu'il avait été camérier d'honneur d'Innocent XI, et si goûté de ce pape, qu'il n'était pas éloigné de la pourpre, lorsque l'éclat arrivé entre le roi et Rome, sur les franchises des ambassadeurs, en fit rappeler tous les François et perdre toute espérance à l'abbé de Gesvres, qui en fut fait archevêque de Bourges en arrivant. Le devenir sans avoir été évêque était une chose tout à fait inusitée, et une compensation de ce que l'obéissance lui avait fait abandonner. Mais cette compensation n'était rien moins qu'égale dans l'esprit et les espérances du nouvel archevêque. Son but avait toujours été le chapeau: il avait lié un grand commerce avec Torcy, qu'il avait fort entretenu par lettres, étant à Rome. À son retour il le cultiva de plus en plus, et parvint à devenir son ami particulier. Depuis la mort d'Innocent XI et l'élection d'Ottobon, à qui on se hâta de sacrifier tout, et dont on ne tira pas la moindre chose, le roi vivait en bonne intelligence avec Rome, et l'archevêque de Bourges y avait repris ses anciens errements avec les amis qu'il s'y était faits, sans courir de risques par sa liaison avec Torcy. Dans cette situation, il avait imaginé de pousser le roi d'Angleterre de tirer au moins la nomination d'un chapeau des disgrâces qu'il essuyait pour la religion, et de le persuader de la lui donner. Le roi le découvrit, et soit qu'il eût des raisons pour ne vouloir pas pour lors que le roi d'Angleterre s'embarquât dans cette prétention, soit qu'il fût piqué que l'archevêque eût lié cette intrigue sans sa participation, il le trouva si mauvais que la chose fut arrêtée tout court. On le sut, et on ne douta pas d'une longue disgrâce.

L'archevêque fit quelques tours dans son diocèse, où il n'a jamais guère été qu'à regret, ni longtemps, ni souvent. Il s'était fort italianisé à Rome, non pas à la vérité sur l'honneur, mais pour la politique, les manéges et les démarches sourdes et profondes, quoique avec peu d'esprit, mais un esprit tout tourné à cela et aux agréments du monde. Il arriva, quelque temps après cette aventure, que Stanislas reconnu partout pour roi de Pologne, hors à Rome, en considération de la conversion du roi Auguste lorsqu'il se fit élire, voulut essayer de s'y faire reconnaître par sa nomination au cardinalat, et d'en faire une affaire de couronne et de nation qui forçât le pape. On sait que les évêques sont en Pologne les premiers sénateurs, qu'ils ne cèdent point aux cardinaux, qu'ils ne sont point curieux de l'être, et qu'à moins d'être en même temps cardinal et archevêque de Gnesne, qui est le primat, à qui tout cède, un cardinal est fort embarrassé en Pologne: c'est ce qui rend cette nomination si aisée à obtenir aux étrangers, dont nos cardinaux Bonzi et de Janson ont su profiter pour y avoir été ambassadeurs. Stanislas chercha donc un sujet qui, par lui-même, pût aplanir les difficultés. Libre d'embarras du côté des Polonais, il choisit un Français pour avoir l'appui de la France qui ménageait fort le roi de Suède, et un Français supérieur des missions de Pologne, en réputation d'un grand savoir et d'une haute piété, afin que son mérite lui servît encore. Mais il arriva un prodige en ce genre. Le sujet se trouva en effet si bon et si digne, qu'il refusa la nomination, et si déterminément, qu'il fallut songer à un autre. Dans l'embarras du nouveau choix qui répondît à ses vues de faire passer sa nomination, Stanislas s'en remit au roi pour le gratifier, et s'assurer par là d'autant plus du succès. Le rare est qu'à son tour le roi se trouva embarrassé de le faire. Torcy, par qui l'affaire passait, songea à ses deux amis, Bourges et Polignac, pressait le roi de se déterminer, de peur que l'affaire ne s'éventât et ne mît des compétiteurs sur les rangs, et profitant de l'indifférence du roi, lui représenta les services de l'abbé de Polignac et la considération de l'archevêque de Bourges à Rome; qu'il pouvait se souvenir que, dans la répugnance que témoigna si longtemps le pape de faire le cardinal de La Trémoille, il avait de lui-même insisté plusieurs fois qu'on lui demandât l'archevêque et qu'il le ferait à l'instant.

L'éloignement du roi pour l'abbé de Polignac prévalut sur le mécontentement de l'affaire de Saint-Germain que je viens de raconter. Ne s'avisant d'aucun troisième, entre ces deux, il préféra l'archevêque de Bourges. Il le proposa à Stanislas qui l'accepta, et le pape, pressenti en conséquence, l'agréa. Dès qu'on eut réponse, non que la nomination passerait, mais que celui dont il s'agissait était agréable, on la déclara pour engager l'affaire, et Torcy fut bien aise en même temps de mettre par là son ami à l'abri des retours. L'étonnement de la cour fut extrême. On ne pouvait comprendre par quels souterrains un homme sans nul commerce avec le nord et qui s'était mis mal avec le roi, il n'y avait pas longtemps, pour s'être ménagé la nomination du roi Jacques, obtenait celle du roi Stanislas avec le gré et la participation du roi, et Torcy y acquit beaucoup d'honneur de savoir si lestement servir ses amis et se donner un cardinal. Cette espérance, néanmoins, s'en alla en fumée avec le règne de Stanislas. Nous verrons l'archevêque lutter encore bien des années contre la fortune, et n'obtenir le prix de tant de désirs, de soins et de veilles, car il ne le perdit jamais de vue un seul instant, qu'en 1719, après en avoir tant vu passer devant lui: dès 1713, Polignac, à qui il avait été préféré, et par le détour d'Angleterre qui lui avait rompu aux mains seize ou dix-sept ans avant que d'arriver, et tant d'autres qui alors ne pouvaient pas seulement y penser, tel qu'un Bissy qu'il avait si longtemps regardé, pour parler avec M. de Noyon, comme un évêque du second ordre, promu pourtant quatre ans devant lui, et tant d'autres comme Dubois, Fleury, qu'il ne regardait pas.

CHAPITRE IV. §

Campagne de Flandre. — Paresse dangereuse de Vendôme. — Belle campagne du Rhin. — Pillages et audace de Villars. — Ragotzi proclamé prince de Transylvanie. — L'empereur humilié par le roi de Suède, qui passe en Russie. — Expéditions heureuses à la mer. — Tempête fatale en Hollande. — Ravages de la Loire et leur cause. — Expédition du duc de Savoie en Provence et à Toulon. — Conduite de l'évêque de Fréjus avec le duc de Savoie. — Digression curieuse sur ce prélat, devenu cardinal et maître du royaume. — Mesures pour la défense de Toulon et de la Provence. — Retraite de M. de Savoie de Provence.

Le duc de Marlborough, arrivé à la Haye d'assez bonne heure, en était reparti pour aller visiter les électeurs de Saxe et de Brandebourg et le duc d'Hanovre. Pendant ce temps le duc de Vendôme était à Mons qui prenait du lait. Vers la fin de mai les armées s'assemblèrent et la campagne se commença. Vendôme, en apparence sous l'électeur de Bavière, mais en effet à peine sous le roi même, coulait les jours sur sa chaise percée, au jeu, à table, comme je l'ai représenté (t. V, p. 134 et suiv.); et comme il s'était rendu incapable désormais de pouvoir faire autrement, il ne songeait qu'à jouir d'une gloire qu'il n'avait jamais acquise, et d'honneurs qu'il arrachait, comme que ce pût être, laissant à l'électeur la permission de jouer le plus gros jeu, et à Puységur tout le faix de l'armée, dont il n'entendait jamais parler. Ainsi se passa toute cette campagne, dont il pensa payer la mollesse chèrement. Paresseux à son ordinaire de décamper et n'en voulant croire personne, il eut tout à coup l'armée ennemie sur les bras. Puységur le lui avait prédit sans avoir jamais pu rien gagner sur lui. L'affaire pressa, elle devenait instante, il alla pour l'avertir, mais ses valets avaient défense de laisser entrer pour quelque chose que ce fût. Puységur fut à l'électeur, qui passa la nuit debout, et qui, lassé de l'inutilité de ses messages dont pas un ne put aborder, alla lui-même forcer les portes, éveiller Vendôme et lui dire le péril de son retardement. Vendôme l'écouta en bâillant, et pour toute réponse lui dit que cela était le mieux du monde, mais qu'il fallait qu'il dormît encore deux heures, et tout de suite se tourna de l'autre côté.

L'électeur outré sortit et n'osa donner aucun ordre. Cependant les avis redoublant de toutes parts de l'arrivée imminente des ennemis sur l'armée, Puységur prit sur soi de faire sonner boute-selle, détendre et charger, puis avertit le duc de Vendôme, qui persista à ne vouloir rien croire, mais qui, sachant l'armée prête à marcher, s'habilla enfin et monta à cheval, comme elle était déjà ébranlée. Il en était temps. L'arrière-garde fut incontinent harcelée par l'avant-garde des ennemis, et toute l'armée se fut mal tirée d'une si profonde négligence, si le bonheur n'eût voulu que cette tête des ennemis se fût perdue la nuit par la faute de ses guides, et n'eût, de plus, été très malhabilement menée par ce déserteur de prince d'Auvergne qui la commandait. Quelque temps après, dans la même campagne, M. de Vendôme pensa être enlevé, disputant contre toute évidence, et se voulant croire en sûreté partout où il se trouvait logé à son gré. Marlborough fit contenance de le vouloir combattre, lui eut la liberté de s'y présenter; tout se passa en propos et en subsistances. Après les tristes succès qui avaient précédé en Flandre, on n'avait pas dessein de s'y commettre sans nécessité, et Marlborough content des leurs en Italie, en attendait de si grands fruits et si promptement, qu'il ne jugea pas à propos de rien risquer en Flandre, dans des moments où il comptait que le royaume allait être pris à revers sans aucun moyen de défense. La campagne se passa donc de la sorte en Flandre. La fin ennuya M. de Vendôme; il la voulut hâter, et il sépara son armée. Celle des ennemis demeura ensemble plus de huit jours après, et causa par là une grande inquiétude. Mais tout était bon de M. de Vendôme, tout permis. Il arriva à la cour, et il y fut reçu à merveilles.

Le maréchal de Villars passa le Rhin de bonne heure. Il eut affaire cette année au marquis de Bayreuth, qui commanda l'armée de l'empereur jusque vers la fin de septembre, que le duc d'Hanovre, depuis roi d'Angleterre, en vint prendre le commandement, et trouva le marquis parti, qui ne voulut pas l'attendre. Villars fit passer en même temps que lui Peri par l'île du Marquisat, Vivans par Lauterbourg, et Broglio plus bas, à Neubourg. Il n'y eut d'opposition nulle part, et cependant le maréchal marcha aux lignes de Bihel et de Stollhofen. Il n'y trouva personne. Tout avait fui à son approche. Leurs tentes étaient demeurées tendues, et ils avaient abandonné presque tout leur bagage et beaucoup de canon sur les retranchements. Cela se passa le 23 mai, et Beaujeu en vint apporter la nouvelle. Le roi en fut aise, jusqu'à une sorte d'engouement. Dans la suite de la campagne Villars se rendit maître du château d'Heidelberg et de cette capitale de l'électeur palatin, de Mannheim et de tout le Palatinat. Profitant de la faiblesse des Impériaux, il se hâta de pénétrer en Allemagne avant qu'on se pût opposer à lui. Il entra en Franconie, se fit rendre par la ville d'Ulm d'Argelot, brigadier, et grand nombre d'autres prisonniers retenus là de la bataille d'Hochstedt, et tira d'ailleurs avec une facilité merveilleuse autres huit cents prisonniers d'Hochstedt, trente-cinq pièces de canon, et grande abondance de vivres et de munitions de guerre. En même temps, il n'oublia pas les contributions. Outre les sommes immenses qu'il avait tirées du Palatinat et des pays de Bade et de Würtemberg, il poussa Broglio par la Franconie, Imécourt et La Vallière par l'autre côté du Danube. Il en eut des trésors par delà toute espérance. Gorgé ainsi au conspect de toute l'Allemagne et de toute son armée, il n'espéra pas qu'un si prodigieux brigandage pût demeurer inconnu. Il paya d'effronterie et manda au roi qu'il avait fait en sorte que son armée ne lui coûterait rien de toute la campagne, mais qu'il espérait aussi qu'il ne trouverait pas mauvais qu'elle aidât à le défaire d'une petite montagne qui lui déplaisait à Villars. Un autre que lui aurait été déshonoré d'une part, perdu de l'autre. Cela ne fit pas le plus petit effet contre lui, sinon du public dont il ne se mit guère en peine. Ses rafles faites, il ne songea plus qu'à se tirer du pays ennemi et à repasser le Rhin.

Le duc d'Hanovre, en joignant l'armée impériale à la fin de septembre qui s'était grossie, trouva tous ces pays dans le dernier désespoir. Il essaya donc d'embarrasser Villars dans son retour pour tâcher à l'écorner et à lui faire rendre gorge. Vivans, lieutenant général, se trouva campé près d'Offenbourg avec quinze escadrons, Mercy prit par derrière les montagnes avec trois mille chevaux, fit plus de trente lieues en quatre jours, et par un grand brouillard tomba à la pointe du jour sur Vivans, qui n'en avait eu nul avis. Il monta à cheval, rassembla à peine huit cents chevaux, mit la petite rivière entre les ennemis et lui, et fit ferme. Ils ne l'attaquèrent point et se contentèrent de piller le camp, les chevaux et les bagages, et Vivans, avec ce qui l'avait pu rejoindre, s'alla mettre sous Kehl. Villars eut à bricoler pour regagner le Rhin; à la fin il y réussit sans mésaventure. Il le passa tranquillement avec son armée et son immense butin, et dès qu'il fut en deçà ne songea plus qu'à terminer la campagne en repos. Ainsi finit une assez belle campagne, si le gain sordide et prodigieux du général ne l'avait souillée, qui à son retour n'en fut pas moins bien reçu du roi.

Au commencement de l'été, Ragotzi avait été proclamé prince de Transylvanie, et avait fait en cette qualité une magnifique entrée dans la capitale, et bientôt après l'empereur essuya un autre grand dégoût.

L'envoyé de Suède, dans la brillante posture où nous avons vu naguère le roi son maître en Saxe, demandait avec hauteur la restitution de quantité d'églises de Silésie que l'empereur avait ôtées aux protestants, et un grand nombre de Moscovites qui s'y étaient sauvés, qu'on avait envoyés vers le Rhin pour les dépayser. Des demandes si nouvelles à la hauteur de la cour de Vienne éprouvèrent force lenteurs. L'envoyé de Suède parlait avec audace, on chercha à le mortifier; on lui fit des chicanes sur l'audience des archiduchesses, et le comte de Zabor, grand chambellan de l'empereur, lui refusa le salut dans l'antichambre de ce prince. L'envoyé se plaignit de l'insulte; la réponse fut que le respect du lieu défendait d'y en rendre à personne. Le roi de Suède ne tâta point de ce subterfuge; il éclata et il ordonna à son envoyé de partir sans prendre congé, s'il ne recevait la satisfaction qu'il avait prescrite; la cour de Vienne alors craignit qu'il ne se jetât ouvertement à la France et céda. Tout cela fut long à terminer, mais à la fin l'envoyé eut l'audience contestée en la manière qu'il l'avait prétendue, la restitution des Moscovites et des églises de Silésie accordée, et le comte de Zabor destitué, arrêté et envoyé en Saxe au roi de Suède, sans stipulation, pour faire de lui tout ce qu'il lui plairait. Il tint le comte dans une rude prison et le renvoya après à Vienne, lui faisant fort valoir, et plus encore à l'empereur, de lui avoir fait grâce de la vie et de la liberté. En arrivant à Vienne, sa charge, qui n'avait pas été remplie, lui fut rendue; mais s'étant trouvé quelque temps après en même lieu que cet envoyé de Suède, qui s'appelait le baron de Strahlenheim, c'est-à-dire à Breslau où Zabor l'alla chercher, Zabor lui demanda raison de ce qu'il avait souffert à cette occasion, et de ne l'avoir pu avoir du soufflet qu'il avait reçu de lui. Ils se battirent, mais on a prétendu que sans avoir rien dit, ni demandé aucune raison, Zabor assassina Strahlenheim, qui était là en fonction pour les affaires du roi de Suède son maître. Pour la restitution des Moscovites et celle des églises de Silésie, qui avait si longtemps traîné, le roi de Suède partit pour la Pologne, et tout de suite pour sa malheureuse expédition de Moscovie avant qu'elle fût exécutée, et dès qu'il fut hors de Saxe l'empereur ne le craignit plus, et les restitutions ne furent jamais faites.

Tout de suite Rabutin rentra en Transylvanie, fit lever aux mécontents le blocus de Deva, et l'empereur, profitant de ce succès, fit faire à Ragotzi de nouvelles propositions d'accommodement par les ministres de Hollande et d'Angleterre; mais le nouveau prince de Transylvanie répondit que les Hongrois avaient déclaré leur trône vacant et qu'il ne pouvait plus traiter avec l'empereur. Ce prince en ce même temps rendit ses bonnes grâces au prince de Salm, qui s'était retiré mécontent, et qui avait été gouverneur du roi des Romains et fait son mariage avec la princesse d'Hanovre, dont la mère était soeur de Mme la Princesse et de sa défunte femme. Il était très bien avec eux; une intrigue de cour l'avait déposté. L'empereur lui rendit la présidence du conseil et sa charge de grand maître de la cour du roi des Romains.

Forbin se signala à la mer cette année. Avec des vaisseaux plus faibles que les quatre Anglais de soixante-dix pièces de canon, qui convoyaient une flotte de dix-huit vaisseaux chargés de munitions de guerre et de bouche, qu'il trouva sur les côtes d'Angleterre, comme il sortait de Dunkerque, il prit deux vaisseaux de guerre qu'il amena à Dunkerque, ainsi que les dix-huit vaisseaux marchands, après quatre heures de combat, et mit le feu à un des deux autres vaisseaux de guerre. Trois mois après il prit, à l'embouchure de la Dwina, dix-sept vaisseaux marchands Hollandais richement chargés pour la Moscovie. Il en prit ou coula à fond plus de cinquante pendant cette campagne. Depuis ce calcul, il prit encore trois gros vaisseaux de guerre anglais qu'il amena à Brest, coula à fond un autre de cent pièces de canon de cinq qu'ils étaient à convoyer une flotte marchande en Portugal, sur laquelle il lâcha nos armateurs, qui y firent bien leurs affaires et celles de M. le comte de Toulouse. Les Anglais de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York ne furent pas plus heureux à l'Acadie: ils attaquèrent notre colonie douze jours durant sans succès, et furent obligés à se retirer avec beaucoup de perte.

L'année marine finit par une tempête terrible sur les côtes de Hollande, qui fit périr beaucoup de vaisseaux au Texel, et submergea beaucoup de pays et de villages. La France eut aussi sa part du fléau des eaux: la Loire se déborda d'une manière jusqu'alors inouïe, rompit les levées, inonda et ensabla beaucoup de pays, entraîna des villages, noya beaucoup de monde et une infinité de bétail, et fit pour plus de huit millions de dommages. C'est une obligation de plus qu'on eut à M. de La Feuillade, qui du plus au moins s'est perpétuée depuis. La nature plus sage que les hommes, ou, pour parler plus juste, son auteur, avait posé des rochers au-dessus de Roanne dans la Loire, qui en empêchaient la navigation jusqu'à ce lieu, qui est le principal du duché de M. de La Feuillade. Son père, tenté du profit de cette navigation, les avait voulu faire sauter. Orléans, Blois, Tours, en un mot tout ce qui est sur le cours de la Loire, s'y opposa. Ils représentèrent le danger des inondations, ils furent écoutés; et quoique M. de La Feuillade alors fût un favori et fort bien avec M. Colbert, il fut réglé qu'il ne serait rien innové et qu'on ne toucherait point à ces rochers. Son fils, par Chamillart son beau-père, eut plus de crédit. Sans écouter personne, il y fut procédé par voie de fait; on fit sauter les rochers, et on rendit la navigation libre en faveur de M. de La Feuillade; les inondations qu'ils arrêtaient se sont débordées depuis avec une perte immense pour le roi et pour les particuliers. La cause en a été bien reconnue après, mais elle s'est trouvée irréparable.

Le peu d'effort que les ennemis avaient fait en Flandre et en Allemagne avait une cause qui commença d'être aperçue vers la mi-juillet. Le prince Eugène, qui avait eu la gloire de nous chasser totalement d'Italie, y était demeuré, et entra dans le comté de Nice. Sailly, lieutenant général, qui y commandait quelques troues, se retira en deçà du Var, qui sépare la Provence de ce comté, et qui se trouva lors débordé; et Parat, maréchal de camp, qui avait commandé l'hiver à Nice, se retira à Antibes. Le duc de Savoie entra dans Nice n'ayant encore que six ou sept mille hommes de ses troupes avec lui; et la flotte ennemie, de quarante vaisseaux de guerre, commença à y débarquer de l'artillerie. Alors le duc de Marlborough ne cacha plus la cause de son inaction. Il s'expliqua de l'entreprise comme immanquable, et devant entraîner les plus grandes suites, et qu'il attendrait pour agir offensivement que l'entreprise sur Toulon eût réussi. Ce projet n'était pas conçu depuis peu par M. de Savoie, il l'avait formé lors de la guerre précédente qui fut terminée à Ryswick. Il dit aux principaux de la flotte qui l'allèrent saluer à Nice qu'il était bien aise de les voir, mais qu'il y avait quatorze ans qu'il les avait attendus au même lieu. Il arriva le 18 à Fréjus.

L'évêque, qui nous gouverne aujourd'hui si fort en plein et sans voile sous le nom de cardinal Fleury, le reçut dans sa maison épiscopale, comme il ne pouvait s'en empêcher. Il en fut comblé d'honneurs et de caresses, et [le duc de Savoie] l'enivra si parfaitement par ses civilités, que le pauvre homme, également fait pour tromper et pour être trompé, prit ses habits pontificaux, présenta l'eau bénite et l'encens à la porte de sa cathédrale à M. de Savoie, et y entonna le Te Deum pour l'occupation de Fréjus. Il y jouit quelques jours des caresses moqueuses de la reconnaissance de ce prince pour une action tellement contraire à son devoir et à son serment qu'il n'aurait osé l'exiger. Le roi en fut dans une telle colère, que Torcy, ami intime du prélat, eut toutes les peines imaginables de le détourner d'éclater. Fréjus qui le sut, et qui, après coup, sentit sa faute et quelle peine il aurait à en revenir auprès du roi, trouva fort mauvais que Torcy ne la lui eût pas cachée, comme s'il eût été possible qu'une démarche si étrange et si publique, et dont M. de Savoie s'applaudissait, ne fût pas revenue de mille endroits; et ce que Fréjus pardonna le moins au ministre fut la franchise avec laquelle il lui en parla, comme s'il eût pu s'en dispenser, et comme ami et comme tenant la place qu'il occupait. L'évêque, flatté au dernier point des traitements personnels de M. de Savoie, le cultiva toujours depuis; et ce prince, par qui les choses les plus apparemment inutiles ne laissaient pas d'être ramassées, répondit toujours de manière à flatter la sottise d'un évêque frontière, duquel il pouvait peut-être espérer de tirer quelque parti dans une autre occasion. Tout cela entre eux se passa toujours fort en secret, mais dévoua l'évêque au prince. Tout cela, joint à l'éloignement du roi marqué pour lui et à la peine extrême qu'il avait montrée à le faire évêque, n'était pas le chemin pour être choisi par lui pour précepteur de son successeur.

Devenu premier ministre au point d'autorité sans partage avec laquelle il règne seul et en chef publiquement depuis seize ans, il n'oublia ni sa rancune contre Torcy, à qui il l'avait si soigneusement cachée depuis ses premières plaintes, ni son attachement à M. de Savoie. Dès auparavant, il lui rendait un compte assidu de tout ce qui regardait l'éducation du roi; il me l'a dit à moi-même en s'écriant que c'était un devoir, que M. de Savoie était son, grand-père, qu'il n'avait de parents que lui. Premier ministre, il le consulta sur les affaires, il s'ouvrit de tout avec lui pendant deux ans. Il me le fit entendre encore, mais sans s'en expliquer aussi nettement qu'il avait fait sur l'éducation. « C'est son grand-père, me dit-il encore; le roi est tout jeune; on est en paix; M. de Savoie est le plus habile prince de l'Europe; il est mon ami intime; il m'a voulu faire précepteur de son fils, j'ai sa confiance depuis longtemps; il ne peut que prendre grand intérêt au roi. Qui pourrais-je consulter plus utilement et plus raisonnablement en Europe? » À la fin pourtant il s'aperçut que c'était M. de Savoie qui avait sa confiance, mais qu'il n'avait pas la sienne, qu'il en abusait et qu'il le trompait cruellement. L'amour-propre fut longtemps à se convaincre, mais à la fin il le fut, et vit tout d'un coup d'oeil le précipice qu'il s'était creusé. Il se tut pour ne pas faire éclater une si lourde duperie, mais il rompit et ne lui pardonna jamais. Il le lui rendit bien à son emprisonnement par son fils. Jamais il ne souffrit que le roi fît la moindre démarche, le moindre office même, pour ce grand-père, pour ce parent unique. Il ne put dissimuler sa joie de se voir vengé. Ce n'est pas ici le lieu de dire comment il fit de même le tour de l'Europe, et comment, ni jusqu'à quel point l'Angleterre très longtemps, l'empereur ensuite, M. de Lorraine, enfin la Hollande ont utilement pour eux entretenu sa plus aveugle confiance et cruellement abusé de sa crédulité. J'en rapporterai seulement ici quelques traits, parce que ces temps dépassent celui où je me suis proposé de me taire, et qu'ils sont trop curieux pour les omettre, puisqu'ils peuvent trouver place si naturellement ici.

Il faut se souvenir de la fameuse aventure qui pensa culbuter M. de Fréjus. Il était toujours présent au travail particulier de M. le Duc, qu'il avait fait premier ministre à la mort de M. le duc d'Orléans, pour lui en donner l'écorce et en retenir la réalité pour soi. M. le Duc, poussé par sa fameuse maîtresse, Mme de Prie, voulut le déposter et travailler seul avec le roi. Il venait de faire son mariage et pouvait tout sur la reine, qui fit que le roi vint chez elle un peu avant l'heure de son travail. M. le Duc s'y rendit avec son portefeuille, tandis que M. de Fréjus attendait dans le cabinet du roi. Lassé d'y avoir croqué le marmot une heure, il envoya voir chez la reine ce qui y pouvait retenir le roi si longtemps. Il apprit qu'il y travaillait seul avec elle dans son cabinet, et M. le Duc, où elle n'avait pourtant été qu'un peu en tiers. M. de Fréjus, qui connaissait ce qu'il pouvait sur le roi, s'en alla chez lui, et dès le soir même s'en alla à Issy, d'où il envoya une lettre au roi qui eut l'effet et fit le bruit que chacun a su. Robert Walpole gouvernait alors l'Angleterre comme il la gouverne encore; et Horace, son frère, était ambassadeur ici, qui l'a été si longtemps. Dès le lendemain matin il alla voir M. de Fréjus à Issy, dans le temps qu'on ignorait encore s'il était perdu sans retour et chassé, ou si le roi, malgré M. le Duc, le rappellerait et se servirait de lui à l'ordinaire. M. de Fréjus fut si touché de la démarche de ce rusé Anglais dans cette crise, qu'il le crut son ami intime. L'ambassadeur n'y risquait rien et n'avait point à compter avec M. le Duc si M. de Fréjus demeurait exclu; que, s'il revenait en place, c'était un trait à lui faire valoir et à en tirer parti. Aussi fit-il, et plusieurs années.

Devenu premier ministre, après avoir renversé M. le Duc et Mme de Prie, auxquels il ne pardonna jamais, non plus qu'à la reine, la peur qu'ils lui avaient faite, il s'abandonna entièrement aux Anglais, avec une duperie qui sautait aux yeux de tout le monde. Je résolus enfin de lui en parler, et on verra en son temps combien j'en étais à portée, et pourquoi j'en suis demeuré là. Je lui dis donc un jour ce que je pensais là-dessus, les inconvénients solides dans lesquels il se laissait entraîner, et beaucoup de choses sur les affaires qui seraient ici déplacées. Sur les affaires il entra en matière; mais sur sa confiance en Walpole, en son frère et aux Anglais dominants, il se mit à sourire. « Vous ne savez pas tout, me répondit-il; savez-vous bien ce qu'Horace a fait pour moi ? » et me fit valoir cette visite comme un trait héroïque d'attachement et d'amitié, qui levait pour toujours tout scrupule. Puis continuant: « Savez-vous, me dit-il, qu'il me montre toutes ses dépêches, que je lui dicte les siennes, qu'il n'écrit que ce que je veux? voilà un intrinsèque qu'on ignore, et que je veux bien vous confier. Horace est mon ami intime, il a toute confiance en moi; mais je dis, aveugle. C'est un très habile homme, il me rend compte de tout; il n'est qu'un avec Robert, qui est un des plus habiles hommes de l'Europe, et qui gouverne tout en Angleterre. Nous nous concertons, nous faisons tout ensemble et nous laissons dire. » Je demeurai stupéfait, moins encore de la chose que de l'air de complaisance et de repos, et de conjouissance en lui-même avec laquelle il me le disait. Je ne laissai pas d'insister, et de lui demander qui l'assurait qu'Horace ne reçût et n'écrivit pas doubles dépêches, et ne trompât ainsi bien aisément? Autre sourire d'applaudissement en soi: « Je le connais bien, me répondit-il, c'est un des plus honnêtes hommes, des plus francs et des plus incapables de tromper qu'il y ait peut-être au monde. » Et de là à battre la campagne en exemples et en faits dont Horace l'amusait. Le dénouement de la pièce fut qu'après s'être servis de la France contre l'Espagne, et contre elle-même, pour leur commerce et pour leur grandeur, et l'avoir amusée jusqu'au moment de la déclaration de cette courte guerre de 1733, les Walpole, ses confidents, ses chers amis, qui n'agissaient que par ses ordres et ses mouvements, se moquèrent de lui en plein parlement, l'y traitèrent avec cruauté; et de point en point manifestèrent toute la duperie, et l'enchaînement de lourdises où, à leur profit et à notre grand dommage, ils avaient fait tomber six ans durant notre premier ministre, qui en conçut une rage difficile à exprimer; mais elle ne le corrigea pas.

Il se jeta à M. de Lorraine, l'ennemi né de la France, et par lui à l'empereur. Ce prince, esclave de sa grandeur et de sa gravité, ne se prêtait pas autant que le voulait M. de Lorraine, qui plus près de notre cour, et par les gens à lui qu'il y avait, la connaissait à revers: Lecheren qui, par mille intrigues de tous les pays, s'était assuré d'un chapeau du roi Auguste, et l'avait comme perdu par le dérèglement de sa conduite, le vendit au comte de Zinzendorf pour son fils, qui n'avait que vingt-trois ou vingt-quatre ans, et qui, appuyé de l'empereur et du prétexte de la nomination de Pologne, l'attrapa. Lecheren en eut beaucoup d'argent comptant, l'évêché de Namur, promesse de mieux, et toute entrée d'affaires auprès de l'empereur, que Zinzendorf gouvernait alors. Il connaissait notre terrain aussi bien que M. de Lorraine; il fut à son secours, et fit tant auprès de l'empereur, qu'il le persuada enfin d'écrire de sa main au cardinal de Fleury, de lui faire des caresses, de l'accabler de louanges et de confiance, de lui témoigner qu'il se voulait conduire par lui, pour la grande estime qu'il avait conçue de sa probité et de sa capacité. Le cardinal se sentit transporté de joie; il n'avait peut-être jamais su le manège pareil de Charles-Quint avec le cardinal Wolsey. Il s'entête de l'empereur et de M. de Lorraine de plus en plus, à qui il crut devoir toute cette confiance, fit tout pour ce dernier, et ce fut par lui désormais que le commerce de lettres passa de lui à l'empereur et de l'empereur à lui, de leur main et à l'insu de nos ministres et des plus intimes secrétaires du cardinal, qui ne voyaient que les dos de ces lettres.

J'eus encore la sottise de l'avertir qu'il était trompé. Il me conta avec ce même air de complaisance et de confiance, ce commerce de lettres: « et sans façons, m'ajouta-t-il, je lui écris rondement, franchement ce que je pense. Il me répond avec une amitié, une familiarité, une déférence, pour cela, la plus grande du monde; » et se mit à entrer en affaires, mais moins solidement qu'il n'avait fait sur l'Angleterre, et battit un peu de campagne. Cette courte guerre ne put lui dessiller les yeux. Il crut avoir fait la paix à son mot par sa considération personnelle. Il me la conta à Issy, comme je revenais de la Ferté. « Et la Lorraine, lui dis-je, est-ce que vous ne la stipulez pas? » Mon homme s'embarrassa, et me dit que Campredon s'était trop avancé, et avait signé contre ses ordres. « Mais la Lorraine? ajoutai-je. Mais la Lorraine! me dit-il, ils n'ont jamais voulu la céder, Campredon a signé, nous n'avons pas voulu le désavouer, c'était chose faite. » Alors je lui représentai avec force la suite de la pragmatique qu'il garantis soit, l'étrange danger d'un empereur duc de Lorraine, qui fortifierait cet État, y entretiendrait des troupes, couperait l'Alsace et la Franche-Comté, nous obligerait de faire à neuf une frontière aux Évêchés et en Champagne, si nous voulions éviter de le voir dans Paris quand il voudrait; que, si on se contentait de promesses, il avait l'exemple de Ferdinand le Catholique avec Louis XII, et de Charles-Quint avec François Ier, avec l'extrême différence qu'en se départant des prétentions d'Italie, ces princes demeuraient en repos et en sûreté de ce côté-là, avec les Alpes et les États de Savoie entre-deux, au lieu que la position de la Lorraine nous tenait dans un danger imminent et continuel. Ce discours plus étendu et fort appuyé qu'il écouta, tant que je voulus le pousser, sans m'interrompre, avec grande attention, le jeta dans une rêverie profonde qui, après que j'eus achevé, nous tint tous deux assez longtemps en silence. Il le rompit le premier pour parler d'autre chose. Un mois après, je sus qu'on nous cédait la Lorraine en plein et pour toujours; j'en fus ravi, et j'avoue que je crus en être cause, mais je me gardai bien de dire un seul mot qui le pût faire soupçonner. L'admirable est que, depuis, jamais le cardinal et moi ne nous sommes parlé de la Lorraine.

On a vu à la mort de l'empereur, duquel jusqu'alors le cardinal fut toujours pleinement la dupe, tous les traités faits et signés par lui contre nous, et la même guerre au moment d'éclore, sous laquelle Louis XIV avait été au moment de succomber. Les bassesses de Zinzendorf à Soissons, le consentement de l'empereur pour son chapeau, avant la promotion des couronnes, avaient préparé les voies, dont Lecheren et M. de Lorraine surent si dangereusement profiter un mois avant là mort de l'empereur, laquelle fit avorter en même temps que découvrir cette ligue toute dressée, et à l'instant d'agir. Schmerling qui faisait tout ici pour l'empereur, tandis que le prince de Lichtenstein y était ambassadeur de splendeur et de parade, donna dans l'antichambre du cardinal, et publiquement devant tout le monde, une riche chaîne d'or avec la médaille de l'empereur de sa part à Barjac, valet de chambre principal du cardinal, et que tout le monde a connu pour sa familiarité et son crédit avec lui, et lui fit les remercîments de ce prince, des soins qu'il prenait de la santé de son maître, et que c'était pour l'en remercier et l'exhorter à continuer, que l'empereur lui faisait ce présent. Barjac le reçut, le cardinal fut charmé, et toute la cour en silence et bien étonnée. Pour conclusion, Vanhoey, ambassadeur de Hollande, s'était insinué fort avant dans son esprit par ces cajoleries. Il le goûtait fort, il s'abandonna à lui à cette époque de la mort de l'empereur. Il crut disposer de la Hollande, et il fut constamment entretenu dans cette erreur jusqu'au moment que la dernière révolution de Russie en faveur d'Élisabeth a manifesté la quadruple alliance de l'Angleterre, de la cour de Vienne, du Danemark et de la Russie, où le courrier qui en portait les ratifications à Pétersbourg y trouva toute la face changée, ceux à qui il la portait tombés du trône et prisonniers, et Élisabeth, jusqu'alors honnêtement prisonnière, portée à leur place sur ce même trône. En voilà assez, et peut-être trop, pour la curiosité qui m'a entraîné en cette digression; retournons en Provence.

Tessé y était accouru de Dauphiné, où il avait laissé Médavy. Il avait rassemblé vingt-neuf bataillons. Saint-Pater commandait dans Toulon, où il n'avait que deux bataillons, et quatre formés des troupes de la marine. On y travailla à force, et surtout à un grand retranchement tout à fait au dehors, à la faveur des précipices, où Goesbriant fut destiné avec les cinq bataillons qu'avait eus Sailly dans Nice. Il est certain que tout ce qui se trouva là d'officiers généraux et particuliers, jusqu'aux soldats, firent des prodiges à avancer ce vaste retranchement sur les hauteurs de Sainte-Catherine, pour éloigner les attaques à la ville le plus qu'il se pourrait, et fondèrent toutes leurs espérances sur sa défense. Toulon ne valait rien, et jusqu'alors on n'y avait rien fait. Le Languedoc n'était pas paisible, toutes ces provinces ouvertes sans aucune place. Tessé présidait médiocrement à ces travaux, il voltigeait de côté et d'autre pour donner ordre à tout; il laissait agir, et se réservait le droit de faire les difficultés qui lui étaient suggérées. Rien de plus dissemblable à Anne de Montmorency, en cas à peu près pareil, et sur le même théâtre. Les disputes ralentirent les ouvrages, et Tessé les décidait peu. La marine, qui y fit merveilles de la main et de la tête, désarma tous les bâtiments, en enfonça à l'entrée du port pour le boucher; mais, prévoyant qu'il n'était pas possible de garantir les navires d'être brûlés, on en mit dix-sept sous l'eau, qui, bien [que] relevés dans la suite, fut une grande perte.

M. de Savoie avait visité la flotte devant Nice, et demanda l'argent qui lui était promis. Les Anglais craignirent d'en manquer, et disputèrent une journée entière au delà du temps fixé pour le départ. À la fin, voyant ce prince buté à ne bouger de là qu'il ne fût payé, ils lui comptèrent un million qu'il reçut lui-même. Cette journée de retardement fut le salut de Toulon, et on peut dire de la France. Elle donna le temps à vingt et un bataillons d'arriver à Toulon. Ils y entrèrent le 23, le 24 et le 25. Tessé les y vit lui-même, et de là s'en fut à Aix. Cela fit le nombre de quarante bataillons, dont on mit trente-quatre au retranchement de Sainte-Catherine. Le chevalier de Sebeville, chef d'escadre, y périt dans un précipice en voulant monter par un chemin trop difficile, et ce fut grand dommage sur mer et sur terre. À la sécurité parfaite sur ces provinces éloignées succédèrent toutes les offres de voir prendre le royaume à revers. Chamarande eut ordre de ne laisser qu'une faible garnison dans Suse, et de mener en Provence toutes les troupes qu'il avait. Cependant M. de Savoie avec le prince Eugène étaient arrivés à Valette le 26, à une lieue de Toulon, et ils commencèrent le 30 à attaquer des postes. Le vent contraire empêchait toujours le débarquement des vivres et de l'artillerie. Cela retardait les attaques, et mettait la cherté et la désertion dans leur armée. On tâchait à se mettre en état de profiter du temps par de gros détachements des armées de Flandre, d'Allemagne et d'Espagne; mais aux plus éloignés, il y avait pour plus de cinquante jours de marche. Tessé eut encore vingt bataillons qu'il fit camper aux portes de Toulon, et finalement le 13 août le roi déclara dans son cabinet, après son souper, que Mgr le duc de Bourgogne allait en Provence pour en chasser le duc de Savoie, s'il s'opiniâtrait à y demeurer, et que M. le duc de Berry y accompagnerait M. son frère sans emploi. Monseigneur et ces deux princes avaient demandé d'y aller. On comptait que tous les détachements des diverses armées arrivés en Provence formeraient à Mgr le duc de Bourgogne une armée aussi forte que celle du duc de Savoie, et le duc de Berwick fut mandé d'Espagne pour la venir commander sous lui.

Le canon des ennemis débarqua à la fin, dont ils battirent le fort Saint-Louis défendu par quatre-vingts pièces de canon, sur un gros vaisseau approché tout contre terre. Visconti et le comte de Non arrivèrent avec de nouvelles troupes de Piémont, et Médavy en amena aussi du Dauphiné, et se tint à Saint-Maximin avec toute la cavalerie. Le 15 août le maréchal de Tessé attaqua, à la pointe du jour, les retranchements que les ennemis avaient vis-à-vis les nôtres de Sainte-Catherine sur d'autres hauteurs. Le maréchal était à la droite, Goesbriant au centre, Dillon à la gauche. Ils les emportèrent en trois quarts d'heure et n'y perdirent que quatre-vingts hommes. Ils leur en tuèrent quatorze cents, et les princes de Saxe-Gotha et de Würtemberg seulement blessés. Ils prirent un colonel et soixante officiers et trois cents soldats, enclouèrent tout leur canon, rasèrent leurs retranchements, et y demeurèrent quatorze heures sans que les ennemis fissent contenance de les venir attaquer. Le fort Saint-Louis fut enfin pris faute d'eau, mais le bombardement fit peu de mal à la ville. Des galiotes bombardèrent le port pendant vingt-quatre heures, et y brûlèrent deux vaisseaux de cinquante pièces de canon.

Après ces essais infructueux, l'arrivée de tant de troupes, et les nouvelles qu'il en accourait tant d'autres de toutes parts, les ennemis jugèrent leur projet impossible à exécuter. Le retranchement de Sainte-Catherine ne leur parut pas pouvoir être forcé; ils furent effrayés des travaux qui avaient été faits entre ces retranchements, et la ville. La maladie, la désertion, la disette même diminuait considérablement leurs troupes de jour en jour; enfin ils se résolurent à la retraite. Ils l'exécutèrent la nuit du 22 au 23 août, après avoir rembarqué presque tout leur canon, mais ils laissèrent beaucoup de bombes. M. de Savoie se retira en grand ordre, mais fort diligemment. Il fit lui-même l'arrière-garde de tout en repassant le Var, se mit en bataille derrière et fit rompre tous les ponts, puis marcha vers Coni. Tessé le suivit mollement, tardivement, avec peu de troupes, et Médavy de fort loin, parce qu'il était parti d'une grande distance. Les paysans assommèrent tout ce qu'ils trouvèrent de traîneurs et de maraudeurs: ils étaient enragés de se voir trompés dans leur espérance. On ne put jamais tirer aucune sorte de secours des peuples de Provence pour disputer le passage du Var à l'arrivée de M. de Savoie. Ils refusèrent argent, vivres, milices, et dirent tout haut qu'il ne leur importait à qui ils fussent, et que M. de Savoie, quoi qu'il fît, ne pouvait les tourmenter plus qu'ils l'étaient.

Ce prince qui en fut averti répandit partout des placards, par lesquels il marquait qu'il venait comme ami les délivrer d'esclavage; qu'il ne voulait ni contributions trop fortes ni de vivres même qu'en payant; que c'était à eux à répondre par leur bonne volonté à la sienne, et par leur courage à secouer le joug. Il tint exactement parole pendant tout le mois qu'il fut en Provence; mais Fréjus pourtant fut bel et bien pillé, malgré tous les bons traitements faits à l'évêque, à qui tout ce qu'il avait à la ville ou à la campagne fut soigneusement conservé: il fallait bien le payer de son Te Deum. En retournant, et même du moment qu'ils commencèrent à rembarquer, le besoin d'attirer les peuples cessant, la politique et le sage traitement cessa aussi. Il y eut force pillage, qui, joint à la retraite qui ôtait toute espérance de changer de maître, mit les paysans au désespoir aux trousses de cette armée, dont ils tuèrent tout ce qu'ils en purent attraper. Tessé occupa Nice de nouveau, où il laissa Montgeorges pour y commander; il alla de là donner ordre à Villefranche. On craignit pour cette place et pour Monaco; mais les ennemis ne songèrent à l'une ni à l'autre.

CHAPITRE V. §

Scandaleux éclat entre Chamillart et Pontchartrain à l'occasion de la nouvelle de la retraite du duc de Savoie. — Le fils de Tessé fait maréchal de camp. — Folie de Tessé et de Pontchartrain. — M. de Savoie prend Suse. — Tessé de retour. — Naissance du prince des Asturies. — Perte du royaume de Naples. — Belle action de Villena, vice-roi indignement traité par les Impériaux. — Conspiration découverte à Genève. — Bains à Forges inutiles au moins. — Service de la communion du roi ôtée aux ducs avec les princes du sang. — Colère du roi sur Mme de Torcy. — Femmes de la plus haute robe ne mangent point avec les filles de France, et les servent. — Princesses du sang très rarement au grand couvert, et sans conséquence.

L'importante nouvelle d'une délivrance si désirée arriva le matin, à Marly, du vendredi 26 août, par un courrier de Langeron, qui commandait là la marine, à Pontchartrain, qui aussitôt fut la porter au roi et le combla et toute la cour de joie. Ce courrier avait été dépêché à l'insu de Tessé qui envoya son fils, lequel ne partit que huit heures après le courrier de Langeron, et arriva à l'Étang où Chamillart était, qui l'amena à Marly dans le cabinet du roi, comme il était près de sortir de son souper, bien honteux tous deux d'avoir été prévenus. Le courrier ne sut du tout rien de ce qu'il conta au roi et ensuite à tout le monde, et se fit fort moquer de lui. Il n'en fut pas moins fait maréchal de camp; il n'y avait pas un mois qu'il était brigadier. Chamillart, piqué à l'excès, fit un étrange vacarme contre Pontchartrain, comme d'une entreprise formelle sur sa charge, dont justice lui était due; que la nouvelle n'étant point maritime, il n'en devait pas avoir eu de courrier, beaucoup moins ne la pas tenir secrète, et avoir osé la porter au roi; et il prétendit qu'au moins aurait-il dû la lui mander à lui, se taire, et lui laisser faire sa fonction et l'apprendre au roi. Jamais on ne vit mieux qu'en cette occasion la folie universelle, et qu'on ne juge jamais des choses par ce qu'elles sont, mais par les personnes qu'elles regardent. Il ne faut point dire que la cour se partialisa là-dessus entre les deux secrétaires d'État; Pontchartrain n'eut pas une seule voix pour lui, et Chamillart, qui dans ce fait méritait pis que d'être sifflé, les eut toutes. Ami des deux, mais ami de la personne de Chamillart par mille raisons les plus fortes, ami de l'autre à cause de son père, de sa mère et de sa femme, mais le trouvant d'ailleurs tel qu'il était, et souffrant de la nécessité de son commerce, j'étais affligé de l'étrange déraison de celui que j'aimais pour lui-même, épouvanté de l'iniquité publique exercée sur celui avec qui je n'étais uni que par ricochet. Ce ne fut pas seulement blâmer ce dernier, ce fut un cri public, violent, redoublé en tous lieux par toutes personnes, comme d'un attentat qui méritait punition. Malgré les affres où l'on était, on ne put supporter d'en avoir été délivré plus tôt presque d'une journée entière, parce qu'on [ne] l'avait été que par Pontchartrain, et on ne s'en avisa que lorsque Chamillart osa s'en plaindre. Monseigneur, si réservé, éclata, et Pontchartrain fut traité comme un usurpateur avide, parce qu'il était détesté; Chamillart comme celui à qui il arrachait son bien, parce qu'il était aimé, et qu'il était dans une faveur déclarée. Personne n'eut le sens de faire réflexion sur la juste colère où un maître entrerait contre un valet qui aurait de quoi le tirer d'une inquiétude extrême, qui l'y laisserait tranquillement ainsi pendant huit ou dix heures, et qui s'en excuserait froidement après sur ce que cela était du devoir d'un autre valet qu'il avait attendu.

Le plus rare est que le roi, que cela regardait de plus près, et pour l'inquiétude dont il avait été délivré huit ou dix heures plus tôt, et pour des cas semblables si aisés à se retrouver en des occasions différentes d'une guerre allumée partout et de tous les côtés, n'eut pas la force de se déclarer entre les deux, ni de dire une seule parole. Le torrent fut si impétueux que Pontchartrain n'eut qu'à baisser la tête, se taire et le laisser passer. Telle était la faiblesse du roi pour ses ministres. On avait déjà vu, en 1702, le duc de Villeroy apporter à Marly l'importante nouvelle de la bataille de Luzzara, s'y cacher, parce que Chamillart n'y était pas, laisser le roi et toute la cour dans l'inquiétude sans oser aborder, aller chercher le ministre, et ne venir avec lui que longtemps après que la nouvelle de son arrivée s'était répandue et avait mis tout le monde en l'air, sans que le roi l'eût trouvé mauvais, ni seulement témoigné là-dessus la moindre chose, et fit au contraire le duc de Villeroy lieutenant général avant de le renvoyer. Par cette heureuse délivrance, le voyage des princes fut rompu. Ils étaient prêts à partir; ils ne devaient avoir avec eux que six chevaux de main, et n'être accompagnés que de Razilly et Denonville, qui avaient été leurs sous-gouverneurs, et d'O et de Gamaches que le roi avait attachés à Mgr le duc de Bourgogne, et du fils de Chamillart. Le duc de Berwick reçut ordre par un courrier de rebrousser chemin vers M. le duc d'Orléans.

Mais voici une autre sorte d'extravagance qu'il faut que je raconte avant de quitter l'affaire de Provence. Tessé s'en trouvait chargé: c'était la plus capitale de l'État dans un pays où rien n'était préparé, et où on manquait de tout, parce qu'on ne s'y était pas attendu; des secours en tout genre fort éloignés, la flotte des ennemis et une armée sur les bras commandée par les deux plus habiles capitaines, les plus audacieux, les plus grands ennemis du roi, et s'ils réussissaient le royaume pris à revers dans des provinces mécontentes, tout ouvert de là jusque dans Paris et les armées ennemies à toutes les frontières qui n'attendaient que le signal. Un général chargé de parer un si grand coup et dans une situation aussi pressée a bien des soins et peu d'envie de rire. Ce ne fut pas le sentiment de Tessé. Il n'en vit pas apparemment ces grandes suites si palpables, il ne voyait pas apparemment qu'avec Toulon la marine du Levant et son commerce étaient perdus, que la Provence ne l'était pas moins, qu'Arles était un passage sur le Rhône, et une ville ouverte, où M. de Savoie pouvait faire sa place d'armes en l'accommodant et se porter de là en Languedoc fumant encore de fanatiques, à Lyon, et dans les entrailles de la France; ou s'il le vit, comme toutes ces suites-là sautaient aux yeux, en grand homme supérieur à tout, il y trouva le mot pour rire, et ce qui est incomparable, apparemment Pontchartrain aussi. Gardant pour soi la clef des champs pour y être plus libre que dans les retranchements de Toulon, où il ne fit que passer et où il ne s'arrêta que pour emporter, comme je l'ai dit, ceux de M. de Savoie, il trouvait le temps d'écrire à Pontchartrain tous les ordinaires jusqu'aux plus petits détails des nouvelles des ennemis, et de tout ce qui arrivait et se passait parmi nous, dans le style de don Quichotte, dont il se disait le triste écuyer et le Sancho, et tout ce qu'il mandait il l'adaptait aux aventures de ce roman. Pontchartrain me montrait ses lettres, il mourait de rire, il les admirait, et il faut dire en effet qu'elles étaient très plaisantes, et qu'il rendait un compte exact en termes, en style et en aventures de ce roman avec une suite et plus d'esprit que je ne lui en aurais cru. Moi cependant j'admirais un homme farci de ces fadaises en faire son capital pour rendre compte à un secrétaire d'État de l'affaire la plus importante et la plus délicate de l'État, dans la position si critique où il se trouvait, et l'admiration même de ce secrétaire d'État qui trouvait cela admirable; et la prosopopée fut soutenue jusque tout à la fin de l'affaire. Cela me paraîtrait incroyable si je ne l'avais pas vu.

Les détachements des différentes armées pour la Provence retournèrent les joindre presque aussitôt qu'ils en furent partis. Marlborough ne pouvait ajouter foi au mauvais succès de M. de Savoie. Il avait bâti sur ce projet les plus grands desseins, qui tombèrent d'eux-mêmes. M. de Savoie ne songea plus qu'à rétablir ses troupes fort diminuées, et qui avaient beaucoup souffert; et au mois d'octobre, il prit Suse abandonné à une très faible garnison qu'il eut prisonnière de guerre. Ce fut à quoi se terminèrent tous ses exploits. Un mois après le maréchal de Tessé arriva à la cour. Sa réception y fut au-dessous du médiocre. Nous étions à table à Meudon avec Monseigneur lorsqu'il vint lui faire sa révérence. Je ne vis jamais si maigre accueil, mais ses souterrains ne mirent guère à le rejeter en selle. Médavy demeura seul en chef en sa place.

La joie de la naissance du prince des Asturies vint en cadence augmenter celle de la délivrance de la Provence. Le marquis de Brancas qui servait lors en Espagne, eut la commission d'y en faire les compliments du roi. Le duc d'Albe, à cette occasion, donna chez lui, à Paris, une superbe fête qui dura trois jours de suite, et toujours variée. Elle dut être tempérée par la perte du royaume de Naples et de Sicile. Le marquis de Bedmar, vice-roi de cette île, sentant peut-être l'impossibilité de la conserver, avait obtenu son rappel, et le marquis de Los Balbazès avait été nommé en sa place. Le marquis de Villena, autrement le duc d'Escalone, qui avait été vice-roi de Catalogne, et que nous y avons vu battu par M. de Noailles père, puis par M. de Vendôme, était vice-roi de Naples, et y avait magnifiquement reçu le roi d'Espagne. Il ne put soutenir cette ville contre les troupes impériales, qui, n'ayant plus d'occupation dans toute l'Italie, étaient venues à la facile conquête de ce royaume qui manquait de troupes et de tout, et dont les habitants, seigneurs et autres, ne respirent continuellement que les changements de maîtres.

Ces troupes ne trouvèrent donc aucune résistance à entrer dans Naples, où elles eurent le plaisir de voir briser aussitôt après la statue de Philippe V par les mêmes mains qui l'y avaient élevée. Le duc de Tursis mena le vice-roi sur son escadre à Gaëte, et la ramena après avec celle de Naples à Livourne. Le siège de Gaëte fut formé bientôt après. C'était la seule place du royaume de Naples qui tint pour le roi d'Espagne. Escalone, dénué de tout, y fit des prodiges de patience, de capacité, de valeur, et mit, les Impériaux en état d'en recevoir l'affront. La trahison suppléa à la force les habitants, lassés de si longs travaux, entrèrent en intelligence avec le comte de Thun qui commandait au siège. Ils lui livrèrent la place. Escalone ou Villena, car il était connu sous les deux noms, ne s'étonna point. Il se barricada et se défendit de rue en rue avec tout ce qu'il put ramasser autour de lui, et ne se voulut jamais rendre. Succombant enfin dans un dernier réduit au nombre et à la force, il fut pris. Le procédé des Impériaux fut indigne. Au lieu d'admirer une si magnanime défense, ils n'écoutèrent que le dépit de ce qu'elle leur avait coûté; ils envoyèrent le généreux vice-roi prisonnier, les fers aux pieds, à Pizzighettone, contre toutes les lois de la guerre et, de l'humanité, où il demeura très longtemps cruellement resserré. Martinitz, d'abord nommé vice-roi par l'empereur, fut rappelé à Vienne, le comte de Thun fait vice-roi par intérim, et le général Vanbonne, qui avait tant fait parler de lui à la guerre, grand et hardi partisan, fut du nombre de ceux qui moururent des blessures reçues à ce siège. Ce fut un ingénieur qui ouvrit une porte aux Impériaux, lesquels allèrent d'abord égorger tout ce qu'ils purent trouver d'officiers et de soldats espagnols, demeurés en petit nombre de trois mille qu'ils y étaient. Les galères n'étaient point dans le port; elles étaient allées chercher en Sicile des vivres pour la place.

On découvrit en septembre une conspiration dans Genève, que M. de Savoie y avait tramée pour s'en rendre le maître. Plusieurs magistrats de cette petite république y trempèrent. Beaucoup furent exécutés. Il y en eut d'assez ennemis de leur patrie pour encourager les conjurés de dessus l'échafaud, et leur crier de ne rien craindre, qu'ils n'avaient rien avoué ni nommé personne, et qu'ils poussassent hardiment leur pointe. Ce n'était pas la première tentative que ce prince eût faite pour s'emparer de Genève; imitateur en cela de ses pères qui en ont toujours considéré l'acquisition comme une des plus importantes qu'ils pussent faire.

J'allai cet été à Forges, qui est la saison de ces eaux, pour essayer de m'y défaire d'une fièvre tierce que le quinquina ne faisait que suspendre. Je dirai pour une curiosité de médecine que Mme de Pontchartrain y était aussi pour une perte continuelle de sang, puis d'eau, qui durait depuis longtemps malgré tous les remèdes. Fagon, à bout, voulut tenter un essai jusqu'alors sans exemple: ce fut de la faire baigner dans l'eau de la fontaine la plus forte et la plus vitriolée des trois qui y sont, dont on boit le moins, et qui, du cardinal de Richelieu qui en a pris, a retenu le nom de Cardinale. Jamais personne ne s'était baigné dans l'eau d'aucune, et Mme de Pontchartrain n'y trouva rien moins que du soulagement. Ce fut là que j'appris une nouvelle entreprise des princes du sang, qui, dans l'impuissance et le discrédit où le roi les tenait, profitaient sans mesure de son désir de la grandeur de ses bâtards qu'il leur avait assimilés, pour s'acquérir de nouveaux avantages qui leur étaient soufferts pour les partager avec eux. La supériorité et les différences de rang, si marquées au-dessus d'eux des petits-fils de France, leur était toujours fâcheux à supporter. Une de ces distinctions se trouvait aux communions du roi.

On poussait après l'élévation de la messe un ployant au bas de l'autel au lieu où le prêtre la commence, on le couvrait d'une étoffe, puis d'une grande nappe qui traînait devant et derrière. Au Pater, l'aumônier de jour se levait et nommait au roi à l'oreille tous les ducs qui se trouvaient dans la chapelle. Le roi lui en nommait deux qui étaient toujours les deux plus anciens, à chacun desquels aussitôt après le même aumônier s'avançant allait faire une révérence. La communion du prêtre se faisant, le roi se levait et s'allait mettre à genoux sans tapis ni carreau derrière ce ployant et y prenait la nappe; en même temps les deux ducs avertis, qui seuls avec le capitaine des gardes en quartier s'étaient levés de dessus leurs carreaux et l'avaient suivi, l'ancien par la droite, l'autre par la gauche, prenaient en même temps que lui chacun un coin de la nappe qu'ils soutenaient à côté de lui à peu de distance, tandis que les deux aumôniers de quartier soutenaient les deux autres coins de la même nappe du côté de l'autel, tous quatre à genoux, et le capitaine des gardes aussi, seul derrière le roi. La communion reçue et l'ablution prise quelques moments après, le roi demeurait encore un peu en même place, puis retournait à la sienne, suivi du capitaine des gardes et des deux ducs qui reprenaient les leurs. Si un fils de France s'y trouvait seul, lui seul tenait le coin droit de la nappe et personne de l'autre côté; et quand M. le duc d'Orléans s'y rencontrait sans fils de France, c'était la même chose. Un prince du sang présent n'y servait pas avec lui; mais s'il n'y avait qu'un prince du sang, un duc, au lieu de deux, était averti à l'ordinaire, et il servait à la gauche comme le prince du sang à la droite. Le roi nommait les ducs pour montrer qu'il était maître du choix entre eux, sans être astreint à l'ancienneté; mais il ne lui est pourtant jamais arrivé de préférer de moins anciens; et je me souviens que, marchant devant lui un jour de communion qu'il allait à la chapelle, et voyant le duc de La Force, je le vis parler bas au maréchal de Noailles; et un moment après le maréchal me vint demander qui était l'ancien de M. de La Force ou de moi. Il ne l'avait pu dire certainement, et le roi le voulut savoir pour ne s'y pas méprendre.

Les princes du sang, blessés de cette distinction de M. le duc d'Orléans, qu'ils avaient essuyée assez peu encore avant qu'il allât en Espagne, s'en voulurent dédommager en usurpant sur les ducs la même distinction. Ils firent leur affaire dans les ténèbres; et à l'Assomption de cette année, M. le Duc servit seul à la communion du roi, sans qu'aucun duc fût averti. Je l'appris à Forges; je sus que la surprise avait été grande, et que le duc de La Force, qui aurait dû servir et le maréchal de Boufflers, étaient à la chapelle. J'écrivis à ce dernier que cela n'était jamais arrivé, que moi-même j'avais servi avec les princes du sang et avec M. le Duc lui-même, et il n'y avait pas même longtemps; que cela était aisé à vérifier sur les registres de Desgranges, maître des cérémonies, et ce que je crus enfin qu'il fallait faire pour ne pas faire cette perte nouvelle. On visita le registre et on le trouva écrit et chargé de ce que j'avais mandé et de quantité d'autres pareils exemples. Mais la mollesse et la misère des ducs n'osa branler. Je m'en étais douté, et j'avais en même temps écrit à M. le duc d'Orléans, en Espagne, tout ce que je crus le plus propre à le piquer, et par rapport à la conservation de sa distinction sur les princes du sang, à ne pas souffrir cette usurpation sur les ducs pour s'égaler par là à lui en ce qu'il était possible. À son retour je fis qu'il en parla au roi; le roi s'excusa, M. le Duc dit qu'il n'y avait point eu de part. M. le duc d'Orléans pressa, tout timide qu'il était avec le roi, qui répondit que c'étaient les ducs qui d'eux-mêmes ne s'y étaient pas présentés. Mais comment l'eussent-ils fait sans être avertis? et comment le roi lui-même l'eût-il trouvé? Bref, il n'en fut autre chose, et cela est demeuré ainsi.

Piqué, et peu pressé de retourner à la cour, je m'en allai de Forges à la Ferté, où Mme de Saint-Simon me vint trouver de Rambouillet, où Mme la duchesse d'Orléans l'avait engagée d'aller avec elle et quelques autres dames. Nous demeurâmes trois semaines à la Ferté. La cour était à Fontainebleau, où je ne voulais point aller. Plus sage que moi, Mme de Saint-Simon m'y entraîna. Je n'allai faire ma révérence au roi que le surlendemain de mon arrivée, et dans l'instant je me retirai et sortis. Apparemment il remarqua l'un et l'autre. C'était l'homme du monde qui était le plus attentif à toutes ces petites choses, et il était exactement informé chaque jour des gens de la cour qui arrivaient à Fontainebleau, où il aimait surtout à l'avoir grosse et distinguée. Le jour suivant, passant par son antichambre, allant ailleurs l'après-dînée, je le rencontrai qui passait chez Mme de Maintenon. À l'instant il me demanda de mes nouvelles. Je répondis avec respect et brièveté, et, sans le suivre, je continuai mon chemin. Aussitôt je m'entendis rappeler. C'était le roi qui me parlait encore. À cette fois, je n'osai plus quitter, et je le suivis jusqu'où il allait. Il sentait quand il avait fait, peine ou injustice, et quelquefois même assez souvent il cherchait à faire distinction, et ce qui dans un particulier supérieur s'appellerait honnêteté. Ce narré m'a conduit à Fontainebleau plus tôt que de raison, il faut retourner un peu en arrière. Mais auparavant je dirai que, quoique pressé souvent de me trouver aux communions du roi depuis, et en des temps où il n'y avait point de princes du sang à la cour, car les bâtards ne s'y étaient pas encore présentés, je ne pus jamais m'y résoudre, et jamais je n'y ai été depuis.

Il arriva une aventure à Marly, peu avant Fontainebleau, qui fit grand bruit par la longue scène qui la suivit, plus étonnante qu'on ne se le peut imaginer à qui a connu le roi. Toutes les dames du voyage avaient alors l'honneur de manger soir et matin, à la même heure, dans le même petit salon qui séparait l'appartement du roi et celui de Mme de Maintenon. Le roi tenait une [table] où tous les fils de France et toutes les princesses du sang se mettaient, excepté M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans et Mme la princesse de Conti, qui se mettaient toujours à celle de Monseigneur, même quand il était à la chasse. Il y en avait une troisième plus petite où se mettaient, tantôt les unes, tantôt les autres; et toutes trois étaient rondes, et liberté à toutes de se mettre à celle que bon leur semblait. Les princesses du sang se plaçaient à droite et à gauche en leur rang; les duchesses et les autres princesses comme elles se trouvaient ensemble, mais joignant les princesses du sang et sans mélange entre elles d'aucunes autres; puis les dames non titrées achevaient le tour de la table, et Mme de Maintenon parmi elles vers le milieu; mais elle n'y mangeait plus depuis assez longtemps. On lui servait chez elle une table particulière où quelques dames, ses familières, deux ou trois, mangeaient avec elle, et presque toujours les mêmes. Au sortir de dîner le roi entrait chez Mme de Maintenon, se mettait dans un fauteuil près d'elle dans sa niche, qui était un canapé fermé de trois côtés, les princesses du sang sur des tabourets auprès d'eux, et, dans l'éloignement, les dames privilégiées, ce qui pour cette entrée-là était assez étendu. On était auprès de plusieurs cabarets de thé et de café; en prenait qui voulait. Le roi demeurait là plus ou moins, selon que la conversation des princesses l'amusait, ou qu'il avait affaire, puis il passait devant toutes ces dames, allait chez lui, et toutes sortaient, excepté quelques familières de Mme de Maintenon. Dans l'après-dînée, à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, personne n'entrait où était le roi et Mme de Maintenon que Mme la duchesse de Bourgogne et le ministre qui venait travailler. La porte était fermée, et les dames qui étaient dans l'autre pièce n'y voyaient le roi que passer pour souper, et elles l'y suivaient, après souper, chez lui, avec les princesses comme à Versailles. Il fallait cet exposé pour entendre ce qui va être raconté.

À un dîner, je ne sais comment il arriva que Mme de Torcy se trouva auprès de Madame, au-dessus de la duchesse de Duras, qui arriva un moment après. Mme de Torcy, à la vérité, lui offrit sa place, mais on n'en était déjà plus à les prendre, cela se passa en compliments, mais la nouveauté du fait surprit Madame et toute l'assistance qui était debout et Madame aussi. Le roi arrive et se met à table. Chacun s'allait asseoir, comme le roi, regardant du côté de Madame, prit un sérieux et un air de surprise qui embarrassa tellement Mme de Torcy qu'elle pressa la duchesse de Duras de prendre sa place, qui n'en voulut rien faire encore une fois; et pour celle-là, elle aurait bien voulu qu'elle l'eût prise, tant elle se trouva embarrassée. Il faut remarquer que le hasard fit qu'il n'y avait que la duchesse de Duras de titrée de ce même côté de la table; les autres, apparemment avaient préféré [être], ou par hasard s'étaient trouvées du côté de Mme la duchesse de Bourgogne et de Mme fa Duchesse, les deux princes étant ce jour-là à la chasse avec Monseigneur. Tant que le dîner fut long le roi n'ôta presque point les yeux de dessus les deux voisines de Madame, et ne dit presque pas un mot, avec un air de colère qui rendit tout le monde fort attentif, et dont la duchesse de Duras même fut fort en peine.

Au sortir de table, on passa à l'ordinaire chez Mme de Maintenon. À peine le roi y fut établi dans sa chaise, qu'il dit à Mme de Maintenon, qu'il venait d'être témoin d'une insolence (ce fut le terme dont il se servit) incroyable et qui l'avait mis dans une telle colère qu'elle l'avait empêché de manger, et raconta ce qu'il avait vu de ces deux places; qu'une [telle] entreprise aurait été insupportable d'une femme de qualité, de quelque haute naissance qu'elle fût; mais que d'une petite bourgeoise, fille de Pomponne, qui s'appelait Arnauld, mariée à un Colbert, il avouait qu'il avait été dix fois sur le point de la faire sortir de table, et qu'il ne s'en était retenu que par la considération de son mari. Enfilant là-dessus la généalogie des Arnauld qu'il eut bientôt épuisée, il passa à celle des Colbert qu'il déchiffra de même, s'étendit sur leur folie d'avoir voulu descendre d'un roi d'Écosse; que M. Colbert l'avait tant tourmenté de lui en faire chercher les titres par le roi d'Angleterre, qu'il avait eu la faiblesse de lui en écrire; que la réponse ne venant point, et Colbert ne lui donnant sur cela aucun repos, il avait écrit une seconde fois, sur quoi enfin le roi d'Angleterre lui avait mandé que, par politesse, il n'avait pas voulu lui répondre, mais que, puisqu'il le voulait, qu'il sût donc que, par pure complaisance, il avait fait chercher soigneusement en Écosse, sans avoir rien trouvé, sinon quelque nom approchant de celui de Colbert dans le plus petit peuple, qu'il l'assurait que son ministre était trompé par son orgueil, et qu'il n'y donnât pas davantage . Ce récit, fait en colère, fut accompagné de fâcheuses épithètes, jusqu'à s'en donner à lui-même sur sa facilité d'avoir ainsi écrit; après quoi il passa tout de suite à un autre discours plus surprenant encore à qui l'a connu. Il se mit à dire qu'il trouvait bien sot à Mme de Duras (car ce fut son terme) de n'avoir pas fait sortir de cette place Mme de Torcy par le bras, et s'échauffa si bien là-dessus, que Mme la duchesse de Bourgogne et les princesses à son exemple, ayant peur qu'il ne lui en fit une sortie, se prirent à l'excuser sur sa jeunesse, et à dire qu'il seyait bien toujours à une personne de son âge d'être douce et facile, et d'éviter de faire peine à personne. Là-dessus le roi reprit qu'il fallait qu'elle fût donc bien douce et bien facile en effet de l'avoir souffert de qui que ce fût sans titre; plus encore de cette petite bourgeoise, et que toutes deux ignorassent bien fort, l'une ce qui lui était dû, l'autre le respect (ce fut encore son terme) qu'elle devait porter à la dignité et à la naissance; qu'elle devait se sentir bien honorée d'être admise à sa table et soufferte parmi les femmes de qualité; qu'il avait vu les secrétaires d'État bien éloignés d'une confusion semblable; que sa bonté et la sottise des gens de qualité les avait laissés mêler parmi eux; que ce honteux mélange devait bien leur suffire à ne pas entreprendre ce que la femme de la plus haute naissance n'eût pas osé songer d'attenter (ce fut encore l'expression dont il se servit) mais encore pour respecter les femmes de qualité sans titre, et ne pas abuser de l'honneur étrange et si nouveau de se trouver comme l'une d'elles, et se bien souvenir toujours de l'extrême différence qu'il y avait, et qui y serait toujours; qu'on voyait bien à cette impertinence (ce fut le mot dont il se servit) le peu d'où elle était sortie, et que les femmes de secrétaires d'État qui avaient de la naissance, se gardaient bien de sortir de leurs bornes, comme par exemple, Mme de Pontchartrain qui, par sa naissance se pouvait mêler davantage avec les femmes de qualité, prenait tellement les dernières places, et cela si naturellement et avec tant de politesse, que cette conduite ajoutait infiniment à sa considération, et lui procurait aussi des honnêtetés qui, depuis son mariage, étaient bien loin de lui être dues.

Après ce panégyrique de Mme de Pontchartrain, sur lequel le roi prit plaisir à s'étendre, il acheva de combler l'assistance d'étonnement; car, reprenant sa première colère que le long discours semblait avoir amortie, il se mit à exalter la dignité des ducs et fit connaître pour la première fois de sa vie qu'il n'en ignorait ni la grandeur, ni la connexité de cette grandeur à celle de sa couronne et de sa propre majesté. Il dit que cette dignité était la première de l'État; la plus grande qu'il pût donner à son propre sang, le comble de l'honneur et de la récompense de la plus haute noblesse. Il s'abaissa jusqu'à avouer que, si la nécessité de ses affaires et de grandes raisons l'avaient quelquefois obligé d'élever à ce fait de grandeur (ce fut encore sa propre expression) quelques personnes d'une naissance peu proportionnée, ç'avait été avec regret; mais que la dignité en soi n'en était point avilie ni en rien diminuée de tout ce qu'elle était, qu'elle demeurait toujours la même, et tout aussi respectable à chacun, aussi entière d'ans tous ses rangs, ses distinctions, ses privilèges, ses honneurs en ces sortes de ducs, considérables et vénérables à tous, dès là qu'ils étaient ducs, comme ceux de la plus grande naissance, puisque leur dignité était la même, le soutien de la couronne, ce qui la touchait de plus près, et à la tête de toute la haute noblesse, de laquelle elle était en tout séparée et infiniment distinguée et relevée; et qu'il voulait bien qu'on sût que leur refuser les honneurs et les respects qui leur étaient dus, c'était lui en manquer à lui-même. Ce sont là exactement les termes de son discours. De là passant à la noblesse de la maison de Bournonville, dont était la duchesse de Duras, et à celle de la maison de son mari, sur lesquelles il s'étendit à plaisir, il vint à déplorer le malheur des temps qui avait réduit tant de ducs à la mésalliance, et se mit à nommer toutes les duchesses de peu; puis renouvelant de plus belle en sa colère, il dit qu'il ne fallait pas que les femmes de la plus haute qualité parleurs maris et par elles-mêmes prissent occasion de la naissance de ces duchesses de leur rendre quoi que ce fût moins qu'à celles dont la condition répondait à leur dignité, laquelle méritait en toutes, qui qu'elles fussent par elles-mêmes, le même respect. (ce fut encore son terme), puisque leur rang était le même; et que ce qui leur était dû ne leur était dû que par leur dignité, qui ne pouvait être avilie par leurs personnes, rien ne pouvait excuser aucun manquement qu'on pouvait faire à leur égard; et cela avec des termes si forts et si injurieux qu'il semblait que le roi ne fût pas le même, et encore par la véhémence dont il parlait. Pour conclusion, le roi demanda qui des princesses se voulait charger de dire à Mme de Torcy à quel point il l'avait trouvée impertinente. Toutes se regardèrent et pas une ne se proposa, sur quoi le roi, se fâchant davantage, dit que si fallait-il pourtant qu'elle le sût, et là-dessus s'en alla chez lui.

Alors les dames, qui avaient bien vu de loin qu'il y avait eu beaucoup de colère dans la conversation, et qui pour cela même s'étaient tenues encore plus soigneusement à l'écart, s'approchèrent un peu par curiosité, qui augmenta fort en voyant l'espèce de trouble des princesses qui s'ébranlaient pour s'en aller, lesquelles, après quelque peu de discours entre elles, se séparèrent et contèrent le fait chacune à ses amies, Mme de Maintenon à ses favorites, Mme la duchesse de Bourgogne à ses dames et à la duchesse de Duras, en sorte que la chose se répandit bientôt à l'oreille et courut après partout. On crut que cela était fini; mais sitôt que le roi eut passé, le même jour, de son souper dans son cabinet, la vesperie recommença encore avec plus d'aigreur, tellement que Mme la Duchesse, craignant enfin pis, conta tout en sortant à Mme de Bouzols pour qu'elle en avertît Torcy, son frère, et que sa femme prit bien garde à elle. Mais la surprise fut, extrême quand le lendemain, au sortir du dîner, le roi ne put, chez Mme de Maintenon, parler d'autre chose, et encore sans aucun adoucissement dans les termes; si bien que, pour l'apaiser un peu, Mme la Duchesse lui dit qu'elle avait averti Mme de Bouzols, n'osant le dire à Mme de Torcy elle-même; sur quoi le roi, comme soulagé, se hâta de lui répondre qu'elle lui avait fait grand plaisir, parce que cela lui épargnait la peine de bien laver la tête à Torcy, qu'il avait résolu de le faire plutôt que sa femme manquât de recevoir ce qu'elle méritait. Il ne laissa pas de poursuivre encore les mêmes propos et de même façon jusqu'à ce qu'il repassât chez lui.

Torcy et sa femme, outrés, furent quelques jours à ne paraître presque point. Ils firent l'un et l'autre de grandes excuses et force compliments à la duchesse de Duras, qui elle-même était, surtout devant le roi, fort embarrassée, lequel quatre jours durant ne cessa de parler toujours sur ce même ton dans ses particuliers. Torcy, craignant une sortie, écrivit une lettre au roi de plainte et de douleur respectueuse d'une tempête dont la source n'était qu'un hasard qu'il n'avait pas tenu à sa femme de corriger, mais à la duchesse de Duras, qui poliment, quoi qu'elle eût pu faire, n'avait pas voulu prendre sa place. Toutes sortes d'aveux de ce qui était dû, et dont sa femme n'avait jamais songé à s'écarter, et toutes sortes de respects et de traits délicats de modestie étaient adroitement glissés dans cette lettre. Le roi lui témoigna en être content à son égard; il ménagea les termes sur sa femme, mais il lui fit entendre qu'elle ferait bien d'être attentive et mesurée dans sa conduite, tellement que cela fut fini de manière que Torcy ne sortit pas trop mécontent de la conversation. On peut imaginer le bruit que fit cette aventure, et jusqu'à quel point les secrétaires d'État et les ministres si haut montés la sentirent. Le rare fut qu'il y eut des femmes de qualité qui se sentirent piquées de ce qui avait été dit sur elles. Toutes affectèrent une grande attention à rendre aux femmes titrées. Le roi, qui le remarqua, le loua, mais avec aigreur sur le contraire, et s'est toujours montré depuis le même à cet égard des femmes titrées et non titrées, et des hommes pareillement. Pour ce qui est d'ailleurs du rang et de la dignité des dues, son règne entier, avant et depuis, s'est passé à y donner les plus grandes atteintes. J'appris l'affaire en gros par ce qu'on m'en écrivit; je la sus à mon retour dans le dernier détail, et le plus précis, par plusieurs personnes instruites dès les premiers moments, surtout par les dames de Mme la duchesse de Bourgogne, à qui cette princesse l'avait contée à mesure et à la chaude, et qui, n'étant pas duchesses, me furent encore moins suspectes de ne rien grossir.

Mme la duchesse de Bourgogne, huit jours avant d'aller à Fontainebleau, fit avec Mgr le duc de Bourgogne et beaucoup de darnes une grande cavalcade au bois de Boulogne, où il se trouva une infinité de carrosses de Paris pour la voir. À la nuit, elle mit pied à terre à la Muette, où Armenonville donna un souper magnifique. Les dames de la cavalcade soupèrent avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, laquelle pendant tout le repas fut servie par Mme d'Armenonville debout derrière elle. Au sortir de table, il parut tout à coup une illumination très galante; on entendit des violons et de toutes sortes d'instruments, on dansa ou on se promena jusqu'à deux heures après minuit. Mme de Fourcy, femme d'un conseiller d'État, lors prévôt des marchands, et fille de Boucherat, chancelier de France, avait servi de même Mme la Dauphine de Bavière au dîner que le roi fit à l'hôtel de ville, avec beaucoup de dames à sa table, au sortir du Te Deum qu'il avait été entendre à Notre-Dame, lorsqu'il fut guéri de sa grande opération. Il voulut témoigner à Paris qu'il lui savait gré du zèle qu'elle avait témoigné en cette occasion, et il fut fort remarqué que, pour l'unique fois de sa vie, il demanda ce repas à l'hôtel de ville, auquel il ne voulut pas qu'aucun de ses officiers travaillassent, ni que pas un de ses gardes entrassent dans l'hôtel de ville. Il n'y fut pas question que Mme de Fourcy se mît à table, non plus que Mme d'Armenonville à la Muette. C'est un honneur auquel la robe la plus distinguée n'a jamais osé prétendre.

Deux jours, après le roi fit souper avec lui Mademoiselle, fille de M. le duc d'Orléans, à son grand couvert à Versailles, et entrer après avec lui dans son cabinet. Cette distinction fit du bruit; les princesses du sang ne mangent point au grand couvert, c'est un honneur réservé aux fils, filles, petits-fils et petites-filles de France, excepté des festins de noces dans la maison royale, et dans des cérémonies fort rares. Il est pourtant arrivé quelquefois que, entre la mort de la dauphine de Bavière et le mariage de celle de Savoie, les enfants de Monseigneur trop jeunes pour souper avec le roi, et Monsieur et Madame à Paris ou à Saint-Cloud, le roi, pour ne pas souper seul, ou tête à tête avec Monseigneur, fit quelquefois venir au grand couvert Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, ses filles, mais nulle autre princesse du sang, et cela sans suite et sans conséquence; mais j'ai vu quelquefois ces mêmes princesses y manger avec Madame à Fontainebleau, quelquefois la cour d'Angleterre y étant, et quelquefois aussi, mais très peu, Mme la Princesse et Mme la princesse de Conti, sa fille aussi, à Fontainebleau, avec la même cour d'Angleterre, le soir au grand couvert, jamais à Versailles. C'était une faveur que le roi faisait quelquefois à ses filles, qui fit crier M. le Prince fort haut, Mme la Princesse étant à Fontainebleau, qui n'y était pas admise, tandis que Mme la Duchesse, sa belle-fille, et Mme du Maine, sa fille, l'étaient. Le roi ne voulut pas pousser ce dégoût, et y fit manger quelque peu Mme la Princesse et Mme la princesse de Conti, puis n'y en fit plus manger pas une, et se restreignit au droit; apparemment que, ces princesses ayant mangé au grand couvert quelquefois, il voulut faire la même grâce à celle-ci qui était sa petite-fille, pour que cela n'eût pas plus de suite ni de droit que pour les autres.

CHAPITRE VI. §

Tonnerre tue à la chasse le second fils d'Amelot. — Duel de deux capitaines aux gardes; Saint-Paul tué et Sérancourt cassé. — Le roi, allant à Fontainebleau, passe pour la première foi à Petit-Bourg. — Prodiges de courtisan. — Mort de Sourdis. — Son gouvernement d'Orléanais à d'Antin. — Quel était Bartet; sa mort. — Conduite, fortune et mort du cardinal Le Camus. — Mort du comte d'Egmont, dernier de la maison d'Egmont; son caractère et sa succession. — Équipée de la comtesse de Soissons. — Retour de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Mort de Revel; son mariage; maréchaux de Broglio. — Mort de la maréchale de Tourville. — Faux-saulnage. — Étrange sorte d'escroquerie de Listenais. — Cause de la brouillerie de Catinat et de Chamillart; le roi les réconcilie. — Bay; son extraction; est fait chevalier de la Toison d'or. — Mort du comte d'Auvergne; son caractère; sa dépouille. — Dépit du comte d'Évreux. — Mariage du prince de Talmont, qui surprend un tabouret de grâce.

Le fils aîné du feu comte de Tonnerre, étant à la chasse à la plaine Saint-Denis avec le second fils d'Amelot, conseiller d'État, lors ambassadeur en Espagne, le tua d'un coup de fusil, le 6 septembre. Mme de Tonnerre fit prendre le large à son fils, et vint demander sa grâce au roi, l'assurant que le fusil avait parti sans que son fils y pensât, et que le jeune Amelot était fort son ami. En même temps, Mme de Vaubecourt, soeur d'Amelot, vint demander au roi de ne point donner grâce à l'assassin de son neveu, qui l'avait couché en joue, et assura qu'il l'avait tué de propos délibéré. Ce jeune Amelot était toute l'espérance de sa famille, ayant le corps et l'esprit aussi bien faits que son aîné les avait disgraciés, qui devint pourtant président à mortier. Tonnerre était une manière d'hébété fort obscur et fort étrange. Il eut sa grâce un mois après, il entra pour un an à la Bastille, donna dix mille livres aux pauvres, distribuables par le cardinal de Noailles, et eut défense sous de grandes peines de se trouver jamais en nul lieu public ni particulier où M. Amelot serait, et obligé de sortir de tous ceux où Amelot le trouverait. Il a peu servi, quoique avec de la valeur, a épousé une fille de Blansac, et passe sa vie tout seul dans sa chambre, ou à la campagne, en sorte qu'on ne le voit jamais.

Ce malheur me fait souvenir que Saint-Paul et Sérancourt se battirent en duel à l'armée de Flandre, à la tête du camp, sans autre façon, allant tous deux à pied dîner chez le duc de Guiche. Ils étaient tous deux capitaines aux gardes et anciens. Saint-Paul fut tué, Sérancourt se retira au quartier de l'électeur de Bavière. Il fut cassé aussitôt après, et il fallut ne plus se montrer en France. Son frère, autrefois intendant de Bourges, employa auprès du roi tout ce qu'il put inutilement. Il vit encore, à près de cent ans, dans une santé parfaite de corps et d'esprit et dans la société des hommes, mangeant, marchant et vivant comme à soixante ou soixante-dix ans.

La disgrâce du maréchal de Villeroy par chez lequel le roi passait souvent pour aller et venir de Fontainebleau, et la mort de Mme de Montespan, produisirent une nouveauté qui eut de grandes suites. Mme de Maintenon ne craignit plus son fils; elle cessa de ce moment de le haïr comme le fils d'une ennemie dont elle craignait les retours, et à qui elle ne pouvait pardonner ce qu'elle lui avait été, ce qu'elle lui devait, le salaire dont elle l'avait payé. Elle commença à vouloir du bien à ce fils comme au frère de ces bâtards qui lui étaient si chers, et avec qui il avait toujours vécu dans une si parfaite dépendance. Cette raison le rendit, dès qu'il eut perdu sa mère, un homme, dans l'esprit de Mme de Maintenon, à approcher du roi, qu'on tiendrait toujours par ses vices, de la bassesse desquels rien n'était à craindre et tout au contraire à profiter. Il fut donc déclaré que le roi irait coucher chez d'Antin à Petit-Bourg, le 12 septembre.

C'est un prodige que les détails jusqu'où d'Antin porta ses soins pour faire sa cour de ce passage, et pour la faire jusqu'aux derniers valets. Il gagna ceux de Mme de Maintenon, pendant qu'elle était à Saint-Cyr, pour entrer chez elle. Il y prit un plan de la disposition de sa chambre, de ses meublés, jusqu'à ses livres, à l'inégalité dans laquelle ils se trouvaient rangés ou jetés sur sa table, jusqu'aux endroits des livres qui se trouvèrent marqués. Tout se trouva chez elle à Petit-Bourg précisément comme à Versailles, et ce raffinement fut fit remarqué. Ses attentions pour tout ce qui était considérable en crédit, maîtres ou valets, et valets principaux de ceux-là, furent à proportion, et pareillement les soins, la politesse, la propreté pour tous les autres meuble, commodités de toutes les sortes, abondance et délicatesse dans un grand nombre de tables, profusion de toute espèce de rafraîchissements, service prompt et à la main sitôt que quelqu'un tournait la tête, prévention, prévoyance, magnificence en tout, singularités différentes, musique excellente, jeux, bidets et calèches nombreuses et galantes pour la promenade, en un mot tout ce que peut étaler la profusion la plus recherchée et la mieux entendue. Il trouva moyen de voir tout ce qui était dans Petit-Bourg, chacun dans sa chambre, souvent jusqu'aux valets, et de faire à tous les honneurs de chez lui, comme s'il n'y eût eu que la personne à qui il les faisait actuellement. Le roi arriva de bonne heure, se promena fort et loua beaucoup. Il fit après entrer d'Antin chez Mme de Maintenon avec lui qui lui montra le plan de tout Petit-Bourg. Tout en fut approuvé, excepté une allée de marronniers qui faisait merveilles au jardin et à tout le reste, mais qui ôtait la vue de la chambre du roi. D'Antin ne dit mot, mais le lendemain matin le roi, à son réveil, ayant porté la vue à ses fenêtres, trouva la plus belle vue du monde, et non plus d'allée ni de traces que s'il n'y en eût jamais eu où elle était la veille; ni de traces de travail ni de passage dans toute cette longueur, ni nulle part auprès, que si elle n'eût jamais existé. Personne ne s'était aperçu d'aucun bruit, d'aucun embarras, les arbres étaient disparus, le terrain uni au point qu'il semblait que ce ne pouvait être que l'opération de la baguette de quelque fée bienfaisante du château enchanté. Les applaudissements récompensèrent la galanterie. On remarqua fort aussi le motet de la messe du roi, qui convenait à un bon courtisan.

Avec tout cela il en fit tant que Mme de Maintenon ne put s'empêcher de lui faire une plaisanterie un peu amère, en partant le lendemain pour Fontainebleau. Après avoir fait le tour des jardins en calèche, elle lui dit, et devant le monde, qu'elle se trouvait bien heureuse de n'avoir pas déplu au roi le soir, chez lui, parce qu'elle était très assurée par tout ce qu'il venait de faire, qu'en ce cas-là il l'eût envoyée coucher sur le pavé du grand chemin. Il répondit en homme d'esprit, et n'en augura pas plus mal de sa fortune, d'autant qu'il voyait par ce passage chez lui pointer ce qu'il avait toujours espéré de la mort de sa mère. Quinze jours après il en fut certain. Sourdis, dont j'ai assez parlé pour n'avoir plus rien à en dire, mourut dans sa retraite en Guyenne. Il était le dernier Escoubleau, et ne laissait qu'une fille mariée au fils de Saint-Pouange, et il avait le gouvernement d'Orléanais, qui est fort étendu et où d'Antin avait plusieurs terres. Il le demanda et l'obtint aussitôt. Il en fut si transporté qu'il s'écria qu'il était dégelé; que le sort était levé; que, puisque le roi commençait à lui donner, il n'était plus en peine de sa fortune. Sa femme, plus bête et plus sotte qu'on n'en vit jamais, se mit à bavarder partout que son mari désormais allait cheminer beau train. Ces enthousiasmes édifièrent d'autant moins la cour qu'elle commença à en craindre le pronostic qui par la suite eut un accomplissement entier.

En même temps mourut Bartet à cent cinq ans, sans avoir jamais été marié. C'était un homme de peu, qui avait de l'esprit, de l'ardeur et beaucoup d'audace, et qui avait été fort dans le grand monde, et longtemps en beaucoup d'intrigues et de manèges avec le cardinal de Mazarin qui l'avait fait secrétaire du cabinet du roi, dont il était fort connu et de la reine mère. Il avait été fort gâté comme sont ces sortes de gens qui peuvent beaucoup servir et nuire. Il en était devenu fort insolent et s'était rendu redoutable. Des impertinences qui lui échappèrent souvent sur M. de Candale lui attirèrent enfin de sa part une rude bâtonnade qu'il lui fit donner, et qu'il avoua hautement . Bartet, outré au point qu'on le peut juger à ce portrait, fit les haut cris, et ce qui mit le comble à son désespoir, c'est qu'il n'en fut autre chose. Là commença son déclin, qui fut rapide et court. Dès qu'on ne le craignit plus, il sentit combien ses insolences avaient révolté tout le monde; on fut ravi de son aventure, on trouva qu'il l'avait bien méritée; les ministres, les courtisans du haut parage furent ravis d'en être délivrés; chacun, au lieu de le protéger, contribua à sa chute; et quand de dépit il se fut retiré, ils se gardèrent bien de le faire revenir . Accoutumé à nager dans le grand, il n'avait fait aucuns retours sur lui-même, ne doutant pas d'une fortune proportionnée à l'importance de ce qui lui passait par les mains. Tout à coup il se trouva tombé de tout, et sans autre bien que la rage dans le coeur. Le vieux maréchal de Villeroy, grand courtisan du cardinal Mazarin, et qui avait fort pratiqué Bartet chez lui, en eut plus de pitié que ce ministre qui survécut M. de Candale deux ans. Quand Bartet ne sut plus où donner de la tête, il le retira chez lui auprès de Lyon dans un beau lieu, sur le bord de la Saône, qu'ils avaient acheté et appelé Neuville; il lui fournit là quelque subsistance, que l'archevêque de Lyon et le second maréchal de Villeroy continuèrent jusqu'à sa mort. Il eut là tout loisir, pendant plus de quarante ans, de réflexion et de pénitence.

En ce même mois de septembre mourut à Grenoble le cardinal Le Camus, à soixante-seize ans, également connu par son esprit, ses débauches, son impiété, sa pénitence, la fortune qui en résulta, l'ambition avec laquelle il la reçut et en usa, et le châtiment qu'il en porta jusqu'au dernier jour de sa vie. Il n'est guère de problème qui présente plus de choses opposées que la conduite de ce prélat, depuis le commencement jusqu'à la fin. Il était bienfait, galant, avait mille grâces dans l'esprit, d'une compagnie charmante. Il était savant, gai, amusant jusque dans sa pénitence. Il acheta une charge d'aumônier du roi pour se fourrer à la cour, et se frayer un chemin à l'épiscopat. Ses débauches et ses impiétés éclatèrent. Il se crut perdu et s'enfuit dans une retraite profonde, où il se mit à vivre dans toutes les austérités de la plus dure pénitence. Sa famille avait des amis et des protecteurs. Cette pénitence fut vantée; elle avait duré des années, elle durait encore, elle fut couronnée de l'évêché de Grenoble. Il s'en crut indigne et eut grand'peine à l'accepter. Il s'y confina et s'y donna tout entier au gouvernement de son diocèse, sans quitter ce qu'il put retenir de sa pénitence. Il s'était condamné aux légumes pour le reste de sa vie. Il les continua et mangeait chez lui en réfectoire avec tous ses domestiques, sa livrée même, et la lecture s'y faisait pendant tout le repas.

Innocent XI, qui aimait la vertu, fut touché de la sienne, et le fit de son propre mouvement cardinal dans la promotion de septembre 1686, de vingt-sept cardinaux, qui fut sa dernière, et qui fut aussi pour les couronnes et les nonces. Le courrier qui apporta la nouvelle et les calottes au célèbre évêque de Strasbourg Fürstemberg, nommé par le roi, et à Ranuzzi, nonce en France, passa par Grenoble pour Le Camus. Sa joie fut telle qu'il en oublia son devoir. Il se mit la calotte rouge sur la tête, que le courrier lui présenta, puis écrivit au roi une lettre fort respectueuse, au lieu d'envoyer sa calotte au roi par ce même courrier, de lui mander qu'étant son sujet il ne voulait rien tenir que de sa main, et qu'il attendait ses ordres sur la conduite qu'il lui plairait de lui prescrire. S'il en eût usé ainsi, il n'est pas douteux que le roi lui aurait mandé de la venir recevoir de sa main, ou la lui aurait renvoyée avec la permission de la porter et d'accepter; mais, piqué de ce qu'il l'avait prise de lui-même, et d'un pape avec qui il était brouillé, il fut sur le point de lui défendre de la porter et d'accepter, et de se porter aux extrémités, s'il n'obéissait pas. Néanmoins, réflexion faite sur les suites de cet engagement, il se contenta pour toute réponse de lui défendre de sortir de son diocèse. Il n'est rien que le cardinal n'ait fait alors et depuis pour se raccommoder, et pour qu'il lui fût permis de venir montrer sa calotte à Paris et à la cour. Mais le roi tint ferme jusqu'à sa mort. Il ne lui permit pas même d'aller à Rome pour le conclave qui suivit la mort d'innocent XI; il obtint d'aller aux deux suivants, mais à condition de ne s'arrêter nulle part, et de revenir sitôt que le pape serait élu et couronné. Il ne laissa pas de s'y conduire extrêmement bien, et tout à fait à la satisfaction des cardinaux français.

On a vu, à l'occasion du passage des princes à Grenoble, à quel point il fut toute sa vie enivré de sa dignité. Elle lui attira des remontrances sur sa santé et sur ses légumes : « Oh! mes chers légumes, s'écria-t-il, je vous ai trop d'obligation pour vous abandonner jamais. » En effet, il leur fut fidèle jusqu'au bout et à son réfectoire, où il faisait servir à ses domestiques de la viande et des nourritures ordinaires. Il fut jusqu'à la mort bourrelé de sa disgrâce, et toujours d'excellente compagnie. Il voulait savoir toutes les petites intrigues de sa ville, il en parlait fort plaisamment. Il embarrassait souvent les intéressés. On lui reprochait sa langue, il avouait qu'elle était plus forte que lui; et en effet, il lui refusait peu de choses. Quoiqu'il n'eût presque de bénéfices que son évêché, qui n'est pas gros, et cent mille écus de patrimoine, quoiqu'il donnât beaucoup aux pauvres, et qu'il eût fait de bons établissements à ses dépens, l'énormité de son testament surprit et scandalisa à sa mort. Il donna fort gros en bonnes oeuvres, et laissa plus de cinq cent mille livres à sa famille. Il était frère du premier président de la cour des aides de Paris et du lieutenant civil de la même ville.

Le comte d'Egmont mourut à Fraga, en Catalogne, ce mois de septembre 1707, à trente-huit ans, sans enfants de la nièce de l'archevêque d'Aix, Cosnac, élevée chez la duchesse de Bracciano, à Paris, comme sa nièce, depuis princesse des Ursins, desquels j'ai tant parlé. Il fut le dernier de ces fameux Egmont, et le dernier mâle de cette grande maison. Il avait la Toison, ainsi que ses pères, et il était général de la cavalerie et des dragons d'Espagne et brigadier de cavalerie en France. C'était un homme fort laid, de peu d'esprit, de beaucoup de valeur, d'honneur et de probité, et qui s'appliquait fort à la guerre. Son trisaïeul était frère de ce célèbre Lamoral, comte d'Egmont, à qui le duc d'Albe fit couper la tête. Celui-ci avait succédé à son frère aîné, mort sans enfants d'une Aremberg, veuve du marquis de Grana, gouverneur des Pays-Bas. Il fit peu de jours avant sa mort un testament par lequel il légua au roi d'Espagne toutes ses prétentions et ses droits sur les duchés de Gueldre et de Juliers, sur les souverainetés d'Arkel, de Meurs, Horn, les seigneuries d'Alkmaer, Purmerend, etc., et tous ses biens à sa sœur, qui avait épousé Nicolas Pignatelli, duc de Bisaccia, gouverneur des armes du royaume de Naples, retiré à Paris, dont le fils aîné a épousé la seconde fille du fendue de Duras, fils et frère aîné des maréchaux-ducs de Duras. Ce comte d'Egmont avait une soeur, cadette de celle-là, mariée au vicomte de Trasignies, mais tous les biens avec la grandesse ont passé au fils de la duchesse de Bisaccia dont je viens de parler, et qui porte le nom de comte d'Egmont et les armes.

La comtesse de Soissons, veuve de celui qui fut tué devant Landau, frère aîné du prince Eugène, était dans un couvent à Turin. Elle tint des propos, je ne sais sur quoi, qui la firent chasser par M. de Savoie de ses États. Arrivée à Grenoble, elle écrivit à Mme de Maintenon pour la prier de lui accorder Saint-Cyr pour retraite. Chamillart lui manda par ordre du roi de n'entrer pas plus avant dans le royaume. Elle n'en dit mot et arriva à Nemours, tout auprès de Fontainebleau, où le roi était. Il envoya lui commander d'en partir sur-le-champ, de s'aller mettre dans un couvent à Lyon, où elle alla.

La cour de Saint-Germain vint à Fontainebleau le 23 septembre et y demeura jusqu'au 6 octobre. Le roi y demeura jusqu'au 25 octobre, qu'il s'en retourna à Versailles par Petit-Bourg, comme il avait fait en venant.

Revel, que la surprise et la reprise de Crémone avait fait chevalier de l'ordre, mourut en ce même temps. Il avait épousé, au commencement de juillet dernier, une soeur du duc de Tresmes, dont il ne laissa point d'enfants et fort peu de biens. Il était frère de Broglio, que M. le Duc, de sa grâce, fit en son temps maréchal de France, par la raison que le Roule est devenu faubourg de Paris. Sa dernière campagne de guerre avait été celle où le maréchal de Créqui avait été battu à Consarbrück. Il y était maréchal de camp et n'avait pas servi depuis. Nous voyons son second fils maréchal de France à meilleur titre. Puységur eut le gouvernement de Condé qu'avait Revel.

La maréchale de Tourville mourut aussi à peu près en ce même temps. Elle n'était rien, veuve de La Popelinière, homme d'affaires et riche. Quoiqu'elle en eût des enfants, elle était assez riche pour que Tourville eût envie de l'épouser. Langeois, homme d'affaires, fort riche, donna beaucoup à sa fille pour ce mariage et les logea. Cela ne dura guère, le mariage ne fut pas heureux. Il en resta un fils, tué dès sa première campagne, et une fille fort belle, qui a épousé M. de Brassac, et que la petite vérole, sans la défigurer, a rendue méconnaissable. Elle a été dame de Mme la duchesse de Berry.

Le faux-saunage continua à causer force désordres. Des cavaliers, des dragons, des soldats, par bandes de deux ou trois cents hommes, le firent à forée ouverte, pillèrent les greniers à sel de Picardie et de Boulonnais, et se mirent à le vendre publiquement. Il y fallut envoyer des troupes et on détacha deux cents hommes du régiment des gardes, qu'on y fit marcher sous des sergents sages et entendus. Il y eut de grands désordres en Anjou et en Orléanais. On résolut de décimer ces faux-sauniers, et on envoya à leurs régiments les colonels qui avaient des gens de ce métier dans leurs troupes.

Listenais, qui était un fou sérieux, aussi fou que ceux qu'on enferme, et dont le frère, Beaufremont, ne l'est pas moins, imagina un moyen d'escroquer douze cents pistoles à la comtesse de Mailly, sa belle-mère, qui fit grand bruit par le tour de l'invention. Il signa une lettre écrite d'une main inconnue à son homme d'affaires, en Franche-Comté, par laquelle il lui mandait que, revenant de l'armée du Rhin, il avait été pris entre Benfeld et Strasbourg; qu'il ne peut avertir du lieu ni des mains entre lesquelles il est, mais qu'en payant comptant douze cents pistoles à un homme qu'il enverra les recevoir à Besançon, il sera mis en liberté. Mme de Mailly, qui apprit cette nouvelle par cet homme d'affaires, fit remettre la somme, et, avec une sage défiance, n'en dit mot. Mais le bruit qu'en avait fait l'homme d'affaires s'était répandu dans cette province, et de là était parvenu à Paris et à la cour. La date de cette capture était antérieure au départ de Strasbourg du maréchal de Villars, qui n'en avait pas ouï parler, ni depuis son arrivée. Aucune lettre de la frontière depuis n'en faisait mention. L'aventure parut des plus extraordinaires. Quinze jours après, un valet de chambre de Listenais arriva à Versailles pour chercher l'argent demandé qu'il se défiait avoir été rendu à Besançon. Il dit avoir été toujours avec lui depuis sa prise. Il assura que, dès qu'il aurait touché l'argent, son maître serait mis en liberté. On voulut le faire suivre, mais il s'écria qu'on s'en gardât bien, parce qu'au moindre soupçon qu'auraient ceux qui le tenaient d'être découverts, ils le tueraient. Ce voyage et ce propos mirent l'affaire au net, et Mme de Mailly en fut pour son argent.

Autres quinze jours après, on apprit que Listenais était chez lui en fort bonne santé à Besançon. Huit jours ensuite, il arriva à l'Étang. Il dit à Chamillart qu'il avait été pris par des officiers ennemis, que tous les bruits qui avaient couru depuis sur lui étaient faux; qu'il lui donnerait par écrit le récit de toute son aventure; qu'il le priait d'en faire examiner la vérité; que, quand il en serait suffisamment éclairci, il le priait d'en rendre compte au roi, et que, s'il s'y trouvait la moindre fausseté, il méritait d'être rigoureusement puni. On entendit bien ce que tout cela voulait dire. Il n'en coûtait rien au roi, il n'y avait que Mme, de Mailly d'attrapée, qui aimait mieux perdre son argent que son gendre. Elle était nièce de Mme de Maintenon, elle était en place et fort amie de Chamillart; Listenais reparut à la cour et il n'en fut pas parlé davantage, mais personne ne s'y méprit, et Listenais n'y perdit rien, parce qu'il n'avait rien à perdre.

On a vu (t. III, p. 391 et suiv.) ce qui se passa entre le roi, Catinat et Chamillart, quand le roi voulut se resservir de Catinat, après l'avoir fait honteusement revenir d'Italie pour y envoyer son maréchal de Villeroy réparer les torts d'un général si différent de lui. L'anecdote en est extrêmement curieuse. Quelque sagesse au-dessus de l'homme que Catinat eût fait paraître en cette occasion, où il eut tant d'avantage en résistant au roi, qui le pressait de nommer et de lui parler à coeur ouvert sur l'Italie, Chamillart qui avait eu toute la frayeur d'être chassé, et Tessé d'être perdu sans ressource ne purent la lui pardonner, ni se résoudre à retomber une autre fois sous sa coupe, quelque généreux et chrétien qu'il se fût montré alors. Tessé, valet à tout faire de Chamillart tant qu'il fut en faveur, n'omit rien pour l'engager à perdre Catinat, et le mettre hors de toute portée d'inquiéter leur fortune. Ce n'était pas qu'il ne dût la sienne tout entière à Catinat qui l'avait toujours distingué dans la guerre de 1688 en Italie, et qui le produisit pour être chargé de la négociation de la paix particulière de Savoie et du mariage de Mme la, duchesse de Bourgogne. Son patron Louvois était mort alors, Barbezieux, à peine en fonction, n'avait pas encore les reins assez forts pour porter bien haut personne, et ce fut au seul Catinat à qui Tessé dut la confiance de ce traité qui lui valut sa charge, le poussa rapidement au grand, et acheva sa fortune. On a vu qu'il la trouva trop lente, et de quelle ingratitude il paya son bienfaiteur en cette même Italie, sans aucune autre, cause que de l'accélérer à ses dépens, combien il y fut trompé et Vaudemont aussi dont il avait fait son nouveau maître par l'envoi du maréchal de Villeroy, et toutes ses souplesses avec celui-ci qui ne furent pas capables de l'empêcher de l'arrêter sur ses excès à l'égard de Catinat. Je l'ai dit plus d'une fois, et je le répète, parce que c'est une expérience infaillible: les injures que l'on a faites se pardonnent infiniment moins que celles qu'on a reçues; et c'est ce qui engagea Tessé à ne garder aucune mesure avec Catinat, qui en avait gardé avec lui de si difficiles, et qui, ayant de quoi le perdre et pressé par le roi de parler, ne l'avait pas voulu. Ce risque commun d'alors de lui et de Chamillart qui l'avait échappé si belle, excita Tessé pour s'en mettre à l'abri pour toujours, de pousser Chamillart à mettre Catinat hors de portée, et c'est ce que ce ministre exécuta si bien en dépouillant ce général de toutes ses troupes sur le Rhin, pour faire tomber dans le néant en élevant Villars sur le pavais. On a vu depuis Catinat enveloppé de sa gloire, de sa sagesse, de son mérite, retiré en silence à Saint-Gratien, refuser l'ordre, et se tenir dans le silence et l'éloignement.

L'affaire de Provence effraya intérieurement le roi au point de sortir de son caractère pour chercher du remède partout. Il fit secrètement consulter Catinat, qui fit un mémoire là-dessus, qu'il envoya au roi. Le roi le goûta. Je ne sais si l'envie lui reprit de se servir encore de Catinat qui n'en eut aucune, mais il lui fit dire de venir à Versailles. Il n'avait pas vu Chamillart depuis son dernier retour du Rhin dont je viens de parler, qui était en 1702; et quoique M. de Beauvilliers fût fort ami de Chamillart, il l'était beaucoup aussi de Catinat, dont il connaissait et respectait la vertu. C'était par lui qu'avait passé cette dernière consultation et l'ordre de venir à Versailles. Il s'y présenta. C'était à la fin de novembre, comme le roi achevait de s'habiller. Dès que le roi l'aperçut, il lui dit qu'il lui voulait parler, et le fit entrer dans son cabinet. Il lui loua son mémoire, en raisonna avec lui, et lui fit beaucoup d'honnêtetés. C'était un guet-apens. La conclusion fut de lui dire en propres termes qu'il avait une prière à lui faire, qu'il espérait qu'il ne lui refuserait pas. Le maréchal se confondit, le roi reprit la parole, et lui dit: « Monsieur le maréchal, votre mésintelligence avec Chamillart m'embarrasse, je voudrais vous voir raccommodés. C'est un homme que j'aime et qui m'est nécessaire, je vous aime et vous estime fort aussi. » Le maréchal répondit qu'il s'en allait à l'heure même chez lui. « Non, lui dit le roi, cela n'est pas nécessaire, il est là derrière, je vais l'appeler. » Il l'appela aussitôt, et la réconciliation devant le roi fut bientôt faite. Dès que Chamillart fut retourné chez lui, Catinat alla lui rendre visite. En sortant, Chamillart le conduisit, comme il le devait, jusqu'au dernier bout de son appartement, long et vaste, sans que Catinat l'en pût empêcher. En se séparant le maréchal lui dit: « Vous avez voulu, monsieur, faire cette façon, mais je vous supplie que ce soit pour la dernière fois, afin que vous me regardiez comme un ami et un serviteur particulier, et que le public le sache. » C'eût été là pour un autre un trait de courtisan. En Catinat qui n'en voulait faire aucun usage, c'en fut un d'une rare modestie et d'une parfaite soumission pour ce que le roi désira de lui, et fort au delà de ce qu'il lui avait demandé. Telle était sa faiblesse pour ses ministres. Très peu de jours après cette réconciliation, le roi fut assez longtemps le soir chez Mme de Maintenon avec Chamillart et Tessé. On sut après que ce maréchal ne servirait plus: il se dit en soupçon d'avoir besoin de la grande opération. On n'ajouta pas grande foi à une incommodité si subite et si cachée.

Le roi d'Espagne montra une autre sorte de faiblesse qui scandalisa étrangement tous les grands seigneurs. Ce fut de donner la Toison au marquis de Bay, qu'il n'avait point encore avilie, mais qu'il avilit souvent depuis. Ce prétendu marquis de Bay était fils d'un cabaretier de Gray, en Franche-Comté, qui s'était poussé à la guerre, et qui en effet la fit fort heureusement et fort utilement, cette campagne, en Estrémadure.

Le comte d'Auvergne mourut enfin à Paris, le 23 novembre, d'une longue et fort singulière maladie, où les médecins ne connurent rien peut-être pour y connaître trop. Il vit avant de mourir l'abbé d'Auvergne son fils, aujourd'hui cardinal, qu'il avait chassé de chez lui, et avec qui il était horriblement brouillé. C'était un fort gros homme, qui vint à rien avant qu'être arrêté dans sa chambre. Il ne ressemblait pas mal à un sanglier, et toujours amoureux. C'était le meilleur homme du monde à qui n'avait que faire à lui, le plus difficile quand on y avait affaire. Il était pointilleux même dans le commerce, aisé à blesser, difficile à revenir ; honnête homme pourtant, mais père qui eut bien du tracas dans sa famille avec ses enfants pour le bien de leur mère; glorieux à l'excès et toujours embarrassé de sa princerie.

Il ne jouit pas longtemps du plaisir de savoir le prince d'Auvergne (celui qui avait déserté et qui avait pris le service de Hollande) marié à la soeur du duc d'Aremberg. Le comte d'Évreux, qui avec sa charge de colonel général de la cavalerie qu'il avait eue de lui, se crut toute sa dépouille due, n'eut point son logement à Versailles qui fut donné au maréchal de Villars, ni son gouvernement de Limousin qui fut donné au duc de Berwick. Il ne le pardonna à l'un ni à l'autre, se plaignit d'eux amèrement, surtout du dernier, et n'a jamais vécu depuis avec lui qu'en froideur tout à fait marquée. C'est ainsi qu'on essaye de tourner les grâces en patrimoine.

Le mariage du prince de Talmont, frère du duc de La Trémoille, malgré la mésalliance et les cris de Madame, étendit personnellement pour lui les commencements d'avantages que leur grand'mère avait habilement saisis, qui donneront lieu ici à une curiosité historique pour en expliquer le rare prétexte; mais il faut reprendre la chose d'un peu loin.

CHAPITRE VII. §

Digression sur la chimère de Naples; les trois maisons de Laval, et l'origine et la nature des distinctions dont jouissent les ducs de La Trémoille. — Mort de Moreau; son caractère. — Transcendant et singulier éloge de la piété de Mgr le duc de Bourgogne. — Mort de l'archevêque de Rouen, Colbert; son caractère; sa dépouille. — Époque de la conservation du rang, et honneurs aux évêques-pairs transférés en autres sièges. — Mort de l'archevêque d'Aix, Cosnac. — Mort et caractère du chevalier de Lauzun. — Mort de Valsemé. — Mort de Mme d'Armagnac; son caractère. — Époque de visiter en manteau et en mante les princes et princesses du sang pour les deuils de famille. — M. le Grand veut épouser Mme de Châteauthiers, qui le refuse. — Son caractère et sa fin. — Mort de Villette. — Ducasse et d'O lieutenants généraux des armées navales. — D'O et Pontchartrain raccommodés. — Le roi s'entremet entre le duc de Rohan et son fils. — Caractère du prince de Léon. — Chute d'un plancher du premier président. — Retour du duc de Noailles. — Villars à Strasbourg. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue au de Tresmes. — Retour de M. le duc d'Orléans.

Sans entrer dans une digression trop longue des droits et des guerres des deux branches d'Anjou et de la maison d'Aragon légitime, puis bâtarde, pour les royaumes de Naples et de Sicile, il suffit de se rappeler que Jeanne II, reine de Naples et de Sicile, mit le feu, par ses diverses adoptions, entre les deux branches d'Anjou. Cette couronne tomba à Jeanne II, après diverses cascades et de grandes guerres. Celle-ci ne fut ni plus chaste ni plus heureuse que la première Jeanne, ni plus avisée en mariages et en adoptions. Celle qu'elle fit en faveur d'Alphonse V, roi d'Aragon, combla tous ses malheurs, et, par les événements, ôta les royaumes de Naples et de Sicile à la maison de France, qui demeurèrent, après maintes révolutions, à la maison d'Espagne.

Pierre le Cruel, tué et vaincu par son frère bâtard, Henri, comte de Transtamare, aidé par le célèbre du Guesclin et par la France, fut roi de Castille en sa place, et laissa cette couronne à Jean, son fils, gendre de Pierre IV, roi d'Aragon. Jean, roi de Castille, laissa deux fils, Henri le Valétudinaire et Jean. Le Valétudinaire mourut à vingt-sept ans, et laissa son fils, Jean II, âgé de vingt-deux mois. La couronne de Castille fut déférée à Jean, son oncle paternel, qui la refusa constamment, et servit de père à son neveu. Ce neveu, qui devint un grand roi, fut le père d'Henri III, dit l'Impuissant, et de la fameuse Isabelle, après son frère reine de Castille qui par son mariage avec Ferdinand le Catholique, roi d'Aragon, réunit toutes les Espagnes, excepté le Portugal qu'ils firent passer à leur postérité assez connue.

Ce généreux Jean, qui refusa et conserva la couronne de Castille à son neveu, en fut tôt après récompensé. Jean Ier Martin, frère de sa mère, et l'un après l'autre rois d'Aragon, moururent, le premier sans enfants, le second sans postérité masculine; ses filles furent méprisées, et ce généreux Jean de Castille, leur cousin germain, fut élu roi d'Aragon par les états. Il régna paisiblement, et il laissa sa couronne à son fils, Alphonse V, qui fut adopté par Jeanne Il, reine de Naples et de Sicile. Cet Alphonse V n'eut point d'enfants légitimes. Il fit roi de Naples et de Sicile, par son abdication et par le consentement de son parti, Ferdinand son bâtard Jean II, son frère, lui succéda à la couronne d'Aragon, et fut père de Ferdinand le Catholique, qui, par son mariage avec Isabelle, reine de Castille, réunit toutes les Espagnes comme je viens de le dire; et, comme on le voit, Isabelle et Ferdinand le Catholique étaient issus de germains et de même maison, c'est-à-dire que le comte de Transtamare était également de mâle en mâle leur trisaïeul.

Alphonse, bâtard d'autre Alphonse susdit roi d'Aragon, par l'abdication duquel il devint roi de Naples et de Sicile, comme on vient de le dire, y régna trente-sept ans, toujours en guerre ou en troubles, laissa sa couronne à Alphonse VI, son fils, qui ne la posséda pas plus tranquillement. Il l'abdiqua en faveur de Jean II son fils, qui mourut à la fleur de son âge sans enfants. Frédéric II, son oncle paternel, lui succéda. Ferdinand le Catholique, dont son père était, par bâtardise, cousin germain, ne laissa pas de le dépouiller de concert avec Louis XII, qu'il trompa ensuite cruellement, et acquit ainsi à soi et à sa postérité les royaumes de Naples et de Sicile. Frédéric II vint mourir de chagrin en France . Ainsi finit, à Naples et en Sicile, le règne de ces bâtards d'Aragon.

Ce Frédéric II, dépouillé et mort en France en 1509, avait épousé une fille d'Amédée IX, duc de Savoie, puis Isabelle des Baux, fille du prince d'Altamura. Il laissa trois fils et trois filles. Je ne m'arrêterai point aux trois fils, parce qu'ils moururent tous trois sans enfants, et finirent ainsi ces célèbres bâtards d'Aragon. La seconde des filles mourut jeune, sans avoir été mariée; la cadette épousa Jean-Georges, marquise de Montferrat; l'aînée, dont il est question ici, le comte de Laval, et fut mère de la dame de La Trémoille. Après avoir expliqué ces droits et cette bâtarde descendance d'Aragon, éclaircissons un peu ces comtes de Montfort, où cette race bâtarde fondit avec ces prétentions, et de là dans la maison de La Trémoille.

Trois maisons de Laval, qu'il ne faut pas confondre: celle de Laval proprement dite, fondue par l'héritière dans la maison de Montmorency; le second connétable Matthieu II de Montmorency l'épousa en secondes noces, ayant des fils de sa première femme, de Gertrude de Soissons; il en eut deux de la seconde, dont l'aîné, Guy, prit le nom de Laval, et brisa la croix de Montmorency de cinq coquilles. Il fut chef de la branche de Montmorency-Laval, qui dure encore depuis cinq cents ans; c'est elle qu'on connaît sous le nom impropre de la seconde maison de Laval. Le cinquième petit-fils de ce chef de la branche de Montmorency-Laval, d'aîné en aîné, ne laissa qu'un fils et une fille. Le fils, déjà fiancé avec une fille de Pierre II, comte d'Alençon, tomba à la renverse dans un puits découvert de la grande rue de Laval, où il jouait à la paume, en 1413, et en mourut huit jours après, et sa soeur fut son héritière.

Elle avait épousé en 1404, en présence de Jean, duc de Bretagne, Jean de Montfort, fils aîné de Raoul, sire de Montfort en Bretagne, de Lohéac et de La Roche-Bernard et de Jeanne, dame de Kergorlay. Par un des articles du contrat de mariage, Jean de Montfort fut obligé à prendre les noms, armes et cri de Laval, et de céder les siennes à Charles de Montfort son frère puîné. Jean de Montfort et toute sa postérité y furent si fidèles, que tous les pères de sa femme, depuis le puîné du connétable, ayant eu pour nom de baptême Guy, tous les Laval-Montfort, à cet exemple des Laval-Montmorency, prirent tous le nom de baptême de Guy, jusqu'à changer le leur quand de cadets ils devinrent aînés, et prirent le nom de Guy en même temps que celui de comtes de Laval. C'est cette maison de Montfort, en Bretagne, qui a fait la troisième maison de Laval. Avant ce mariage, elle portait d'argent à la croix de gueules, givrée d'or. Il ne faut pas la confondre avec les Montfort-l'Amaury de la croisade des Albigeois, qui étaient bâtards de France. Ceux-ci étaient originaires de Bretagne, où on ne voit pas même qu'ils aient figuré avant cette riche alliance; mais depuis, bien que fort inférieurs en tout à la maison de Montmorency, ils l'égalèrent bientôt en biens et en établissements, et la surpassèrent de beaucoup en rang et en alliances, et figurèrent très grandement jusqu'à leur extinction. Cette grandeur des Montfort a continuellement été prise par les gens peu instruits, qui font la multitude, pour des grandeurs des Laval-Montmorency, dont, pendant la régence de M. le duc d'Orléans, le comte de Laval, qui fut mis à la Bastille, chercha à s'avantager avec aussi peu de bonne foi que de succès.

Trois générations de ces Laval-Montfort, depuis ce mariage de l'héritière; la première fut de trois frères; l'aîné épousa Isabelle, fille de Jean VI, duc de Bretagne, et de Jeanne de France, fille et soeur de Charles VI et Charles VII. Les ducs de Bretagne, François Ier et Pierre II, étaient les frères de cette comtesse de Laval. Laval fut érigé en comté pour son mari; les Montmorency ne l'avaient eu que baronnie. Le maréchal de Lohéac et le seigneur de Châtillon furent ses frères. Le dernier eut successivement les gouvernements de Dauphiné, Gennes, Paris, Champagne et Brie, fut chevalier de Saint-Michel et grand maître des eaux et forêts de France. D'une de leurs soeurs, mariée à Louis de Bourbon, est issue la branche qui règne depuis Henri IV. Jean VI, duc de Bretagne, avait accordé sa fille avec Louis III, depuis duc d'Anjou, et roi de Sicile; il préféra le comte de Laval, et rompit un si grand mariage et si avancé. Le seigneur de Châteaubriant, amiral de Bretagne, qui donna tant de biens au connétable Anne de Montmorency, était petit-fils de ce comte de Laval et de sa seconde femme, héritière de Dinan, dont le père était grand bouteiller de France. Ce seigneur de Châteaubriant était beau-frère sans enfants du fameux Lautrec, maréchal de France, dit le maréchal de Foix; et c'est de la dame de Châteaubriant, sa femme, dont, malgré l'anachronisme du temps de sa mort très avéré; on a conté le roman des amours tragiques du roi François Ier et d'elle.

La seconde génération fut entre autres des deux frères, car je laisse de grandes alliances et beaucoup d'autres illustrations, pour abréger dans toutes les trois, Guy XV, comte de Laval, et le seigneur de La Roche-Bernard, et une soeur entre autres qui fut la seconde femme du bon roi René, de Naples et de Sicile titulaire, mais en effet duc d'Anjou et comte de Provence, dont elle n'eut point d'enfants. Guy XV, comte de Laval, fut grand maître de France, après le Chabannes, comte de Dammartin. Le fameux seigneur de Chaumont Amboise lui succéda. Il mourut sans enfants de la fille et soeur de Jean II et de René, ducs d'Alençon, si connus par leurs procès criminels, et tante paternelle de Charles, dernier duc d'Alençon, en qui finit cette branche royale.

La troisième génération fut du fils unique du seigneur de La Roche-Bernard, mort longtemps avant son frère aîné, le comte de Laval, dont je viens de parler. Ce fils du cadet hérita de son oncle, et c'est Guy XIV, gouverneur et amiral de Bretagne, en qui finit cette maison troisième de Laval-Montfort, si brillante. Il mourut en 1531, et laissa des enfants de ses trois femmes, dont aucun des mâles n'eut, de postérité ni ne figura.

Sa première femme fut Charlotte d'Aragon, fille aînée de ce Frédéric, mort en France, dépouillé des royaumes de Naples et de Sicile par Louis XII et Ferdinand le Catholique. La mère de cette Charlotte d'Aragon était fille d'Amédée IX, duc de Savoie, comme on le voit en la page 133, et ses frères, morts sans enfants, furent les derniers mâles de cette bâtardise couronnée d'Aragon. Ce mariage apporta au comte de Montfort-Laval, et aux enfants qu'il en eut les chimériques droits et les prétentions sur Naples et Sicile tels qu'on les a vus expliqués en la page précédente, avec le vain nom de prince de Tarente, titre affecté aux héritiers présomptifs de la couronne de Naples. De ce mariage, je ne parle point des fils, parce qu'outre qu'il n'y en eut qu'un de cette Aragonaise, qui fut tué en 1522, au combat de la Bicoque, aucune des autres femmes n'eut postérité; ainsi je ne parlerai que des deux filles de celle-ci. L'aînée mariée à Claude de Rieux, comte d'Harcourt, dont la fille unique Renée de Rieux succéda à son oncle maternel, et au père de sa mère, fut comtesse de Laval et marquise de Nesle; elle quitta même son nom de baptême de Renée, pour prendre celui de Guyonne. Elle mourut sans enfants en 1567, de Louis de Sainte-Maure (Précigny), marquis de Nesle, en qui finit cette branche de Sainte-Maure, parce que les deux fils qu'il eut de sa seconde femme, fille du chancelier Olivier, ne vécurent pas. Mme de La Trémoille hérita de tous les biens de Montfort-Laval de sa soeur aînée, et des chimères de Naples en même temps: elles se trouvent assez expliquées aux pages précédentes pour n'avoir à y revenir.

Du mariage de François de La Trémoille, vicomte de Thouars, avec Anne de Montfort-Laval, héritière par accident de sa maison, longtemps après son mariage, vinrent entre autres enfants trois fils. Louis III de La Trémoille qui fut lainé, et premier duc de Thouars, par l'érection sans pairie qu'il en obtint de Charles IX, et les deux chefs des branches de Royan et de Noirmoutiers. Ce premier duc de La Trémoille, gendre du connétable Anne de Montmorency, fut père du second duc de La Trémoille, qui se fit huguenot, dont bien lui valut pour ce monde; cela lui fit épouser une fille du fameux Guillaume de Nassau, prince d'Orange, fondateur de la république des Provinces-Unies, et marier sa soeur au prince de Condé, chef des huguenots; après son père, tué à la bataille de Jarnac. La mère de la duchesse de La Trémoille était Bourbon-Montpensier, cette fameuse abbesse de Jouars qui en sauta les murs. Henri IV fit pair de France ce second duc de La Trémoille. Son fils, troisième duc de La Trémoille, épousa Mlle de La Tour, sa cousine germaine, enfants des deux soeurs; elle était fille du maréchal de Bouillon et soeur de M. de Bouillon, et de M. de Turenne, de la comtesse de Roye, de la marquise de Duras, mère des maréchaux de Duras et de Lorges, et de la marquise de La Moussaye-Goyon. Ce duc de La Trémoille, ou touché de la grâce, ou frappé de la décadence du parti huguenot, avec qui il n'y avait plus guère à gagner avec les chefs qui lui restaient, prit habilement [pour abjurer] le temps du siège de la Rochelle, et le cardinal de Richelieu pour son apôtre. Ce premier ministre, qui se piquait de savoir tout, et qui en effet savait beaucoup, avait beaucoup écrit sur la controverse dans les temps de sa vie où il n'avait pas eu mieux à faire. Il se trouva flatté de la confiance du duc de La Trémoille en ce genre, et il ne fut pas insensible à trouver du temps au milieu des soins de ce grand siège, et de toutes les autres affaires, pour l'instruire et recevoir publiquement son abjuration. La récompense en fut prompte il le fit mestre de camp général de la cavalerie, et lui donna son amitié pour toujours. Sa femme était digne fille de son père, et digne soeur de ses frères, elle se garda bien de laisser faire son fils catholique: le père l'était, c'était assez. Il porta le nom de prince de Tarente, dont aucun ne s'était avisé depuis cette Charlotte d'Aragon, comtesse de Laval-Montfort; sa mère eut ses raisons, et le mit au service de Hollande, que nous protégions alors ouvertement, dans lequel il devint général de la cavalerie, gouverneur de Bois-le-Duc, et chevalier de la Jarretière. Son habile mère, par ses frères et par elle-même, leurs alliances, leurs intelligences, leur religion, trouva le moyen de lui faire épouser Émilie, fille du feu landgrave Guillaume V de Hesse-Cassel, et d'Amélie-Élisabeth d'Hanau, cette célèbre héroïne du siècle passé si attachée à la France. La soeur de la princesse de Tarente épousa l'électeur palatin, et fut mère de Madame. Leur frère Guillaume VI, grand-père du roi de Suède d'aujourd'hui, maria ses filles, l'une au feu roi de Danemark, Christiern V, grand-père de celui d'aujourd'hui, l'autre à l'électeur de Brandebourg, Frédéric III; et cette princesse de Tarente était mère du duc de La Trémoille gendre du duc de Créqui et du prince de Talmont, sur le mariage duquel se fait toute cette digression.

M. de La Trémoille, quoique catholique, s'était mêlé dans les troubles de la minorité de Louis XIV à l'appui de ses beaux-frères, mais sans y figurer comme sa femme l'eût bien voulu. Ils avaient été continuellement nourris par ses frères; ils avaient su en tirer tout le fruit. La frayeur que le cardinal Mazarin conçut de leur capacité politique et militaire, de leurs alliances au dedans, surtout au dehors, de leurs appuis, lui inspira une passion extrême de se les réconcilier, de se les attacher, et de pouvoir compter personnellement sur eux. Il y parvint enfin, et eux à tout ce qu'ils voulurent, et enfin à leur prodigieux échange qui ne se fit qu'en 1651, en mars; mais longtemps auparavant l'union se négociait du cardinal avec eux, et ils savaient en tirer les partis les plus avantageux, en attendant qu'elle fût scellée. La duchesse de La Trémoille, leur soeur, qui était de tout avec eux, était ravie de les voir si proches de ce qu'ils s'étaient toujours proposé en agitant si continuellement la France, mais, parmi la joie des avantages si immenses que ses frères étaient sur le point d'obtenir pour eux et pour leur, maison, elle ne laissait pas d'être peinée de voir son mari demeuré en arrière, et ne pas devenir prince comme eux. Elle se jeta, faute de mieux, sur la prétention de Naples, qu'il se peut dire qu'elle enfanta, parce qu'aucun des Laval-Montfort n'y avait jamais pensé, ni leur héritière, ni sa fille, d'où elle était tombée, comme on l'a vu, à la grand'mère de son mari, dont la maison n'y avait jamais songé non plus jusqu'à elle. Elle fit faire des écrits sur cette chimère, et s'appuya de la naissance de sa belle-fille et des services que la landgrave, sa mère, dont l'importance et la fidélité devaient toucher, et qui ne mourut qu'en août 1651 après l'échange, et mit son espérance dans le crédit où étaient ses frères, qui, dans l'opinion où était le cardinal Mazarin que son salut, dans la situation où il était alors, se trouvait attaché à leur réconciliation sincère et entière avec lui, étaient en effet à même de toutes les conditions qu'ils lui voudraient prescrire. Elle était bien informée; les choses en étaient là en effet, mais elle se trompa sur ses frères, dont l'amitié ne put surmonter l'orgueil.

Ce même orgueil qui, depuis le mariage de l'héritière de Sedan par la protection d'Henri IV, n'avait cessé de bouleverser la France par le père et par les deux fils contre Henri IV, leur bienfaiteur, contre Louis XIII et contre Louis XIV jusqu'alors, ne leur permit pas de communiquer à leur beau-frère le principal fruit qu'ils en allaient tirer, mais il exigea d'eux de faire parade de leur puissance jusque hors de leur maison, en procurant des avantages au duc de La Trémoille qui n'égalassent pas les leurs. Ils ne voulurent donc pas que, comme eux, il devînt prince, mais ils exigèrent qu'il aurait des distinctions. Ils firent valoir combien il serait dur de laisser debout la fille de la landgrave de Hesse et la soeur de l'électrice palatine; de là ils obtinrent non seulement qu'elle serait assise mais que tous les fils aînés seulement les ducs de La Trémoille à l'avenir auraient le même rang, et que Mlle de La Trémoille, qui épousa depuis un sixième cadet de Saxe-Weimar, s'assoirait aussi, avec la même extension pour toutes les filles aînées seulement dés ducs de La Trémoille, ce qui leur est demeuré depuis. Ils exigèrent, outre ce solide, deux bagatelles qu'ils donnèrent à leur soeur pour pierres d'attente, le pour aux ducs et duchesses de La Trémoille seulement. J'ai expliqué ce que c'est (t. II, p. 186), et la permission d'envoyer réclamer le droit de Naples aux traités de paix, ce que MM. de La Trémoille n'ont pas manqué de pratiquer depuis, non plus que les plénipotentiaires de s'en moquer, et de ne point reconnaître ni admettre ceux qu'ils y ont envoyés. Telles sont les distinctions de MM. de La Trémoille, et telle leur origine. Revenons maintenant au mariage du prince de Talmont.

Il avait quitté ses bénéfices et le petit collet assez tard, ennuyé de n'en avoir pas de plus riches. Grand et parfaitement bien fait, mais avec l'air allemand au possible; son peu de bien l'avait rendu avare; il en chercha et en trouva avec la fille de Bullion. L'embarras fut Madame, qui traitait le duc de La Trémoille et lui avec grande amitié, et ne les appelait jamais que mon cousin, et ils étaient germains. Elle et Monsieur même avaient vécu avec toutes sortes d'égards les plus marqués pour la princesse de Tarente, leur mère, dans les courts intervalles qu'elle avait passés à Paris, où elle avait paru à la cour sans prétention aucune, et parmi les femmes, assise comme l'une d'entre elles. Monsieur et Madame lui obtinrent la permission très singulière, à la révocation de l'édit de Nantes, non seulement de demeurer librement à Paris, à la cour, dans ses terres et partout en France, mais d'avoir un ministre à elle et chez elle partout à sa suite, pour elle et pour sa suite, et de faire dans sa maison partout, mais à porte fermée, l'exercice de sa religion. Son mari, qui il avait presque jamais demeuré en France, s'était retiré à Thouars, chez son père, en 1669, s'y fit catholique un an après, ne vécut que deux ans depuis sans sortir de Thouars, et mourut quinze mois avant son père. Sa veuve mourut à Francfort en février 1693, à soixante-huit ans, où elle s'était enfin retirée depuis quelques années. Au premier mot du mariage du prince de Talmont, Madame entra en furie. Bullion était petit-fils du surintendant des finances, et fils d'un président à mortier qui s'était laissé prendre sa charge pour celle de greffier de l'ordre, et qui n'avait pas laissé, pour ses grands biens, d'épouser Mlle de Prie, soeur aînée de la maréchale de La Mothe.

Madame n'avait pas oublié la peine qu'elle avait eue à laisser gagner deux mille pistoles à Mme de Ventadour pour admettre une seule fois Mme de Bullion dans son carrosse, qui espéra par là entrer après en ceux de Mme la duchesse de Bourgogne, manger et aller à Marly, à aucune desquelles [choses] elle ne put parvenir. Madame fit tout ce qu'elle put pour détourner le prince de Talmont d'une alliance si disproportionnée de celles que sa maison avait; elle déclara qu'elle ne verrait jamais ni lui ni sa femme, et défendit à M. et à Mme la duchesse d'Orléans de signer le contrat de mariage. Elle et Monsieur avaient été aux noces du duc de La Trémoille, à l'hôtel de Créqui; elle n'oublia rien pour l'engager à rompre avec son frère. Lui, tira sur le temps tant il est vrai qu'un grand intérêt donne de l'esprit pour ce qui le regarde. Il tenait au roi par l'estime, par une conduite décente, et par une grande assiduité, qui était la chose que le roi aimait le plus, même dans les gens sans charge et le moins à portée de lui. Il lui refusait obstinément sa survivance pour son fils, par la loi qu'il s'était faite ou cru faire. Il ne laissait pas d'en être peiné. M. de La Trémoille le sentait; il profita de tout, et de la colère même de Madame. Il représenta au roi son embarras avec elle, lui insinua que le tabouret de sa belle-fille aînée et de sa fille aînée devait s'étendre jusqu'à l'aîné de ses frères; qu'il n'avait pas voulu importuner le roi là-dessus jusqu'alors, espérant que ce seul frère qu'il avait ne se marierait point; qu'il n'avait pas même voulu le tenter par un tabouret, parce que, n'ayant que peu de bien, il ne pouvait que faire une alliance désagréable; mais que, venant à la faire, il ne pouvait s'empêcher de demander le tabouret, ou comme justice ou comme grâce, qui de plus serait le moyen d'adoucir Madame, s'il en pouvait rester quelqu'un. Le roi le lui accorda, mais uniquement pour sa vie, et non pour ses enfants, et il s'en expliqua même publiquement. Cette nouveauté fit du bruit et déplut à bien des gens. Mais l'estime, la considération, l'amitié que M. de La Trémoille s'était conciliées à force d'honneur, de probité et de bienséance fit passer la chose avec moins de scandale. Madame n'en fut point apaisée, mais le mariage se fit avec le tabouret, et, après bien des années, Madame s'est laissé fléchir. Ce commencement de succès a fait, en ces derniers temps, le mariage du fils unique du prince de Talmont, uniquement pour obtenir en se mariant un brevet de duc; et, à la mort de son père, la chimère et le désir de la faire surnager lui a fait quitter le nom de duc de Châtellerault, pour prendre celui de prince de Talmont. Il n'a eu aucun bien de sa femme, ni aucune autre protection que ce brevet pour la parenté de la reine; les humeurs, qui d'avance se pouvaient soupçonner, n'ont pas été concordantes. Il se peut dire que ce brevet de duc lui coûte fort cher, et en plus d'une manière.

Moreau, premier valet de chambre de Mgr le duc de Bourgogne, mourut à Versailles. Il était un des quatre premiers valets de garde-robe du roi, qui ne mit auprès de ce jeune prince que lui seul et laissa la disposition de tout le reste au duc de Beauvilliers. Moreau avait été un des hommes des mieux faits de son temps; de l'air le plus noble, d'un visage agréable. Il était encore tel à soixante-dix-sept ans. À le voir, il n'est personne qui ne le prît pour un seigneur. Il avait été en subalterne des ballets du roi et de ses plaisirs dans sa jeunesse, qui l'aima toujours depuis avec estime et considération marquée. Il avait été galant, il le fut très longtemps, il eut des fortunes distinguées, et quantité, que sa figure et sa discrétion lui procurèrent. Il eut beaucoup d'amis et plusieurs considérables, il passa sa vie à la cour, et toujours fort instruit de tout. Avec de l'esprit, beaucoup de sens, c'était un vrai répertoire de cour, et un homme gai, et, quoique sage, naturellement libre avec un grand usage du meilleur monde qui l'avait mis au-dessus de son état, et rendu d'excellente compagnie. Avec tant de choses si propres à gâter un homme de cette sorte, jamais aucun ne demeura plus en sa place, et ne fut plus modeste, plus mesuré, plus respectueux. Il était plein d'honneur, de probité et de désintéressement, et vivait uniment, et moralement bien. Il avait entièrement l'estime et la confiance de Mgr le duc de Bourgogne et du duc de Beauvilliers. Il n'aimait ni les dévots ni les jésuites, et il lâchait quelquefois au jeune prince des traits libres et salés, justes et plaisants sur sa dévotion, et surtout sur ses longues conférences avec son confesseur. Quand il se vit près de sa fin, il se sentit si touché de tout ce qu'il avait vu de si près dans Mgr le duc de Bourgogne, qu'il envoya le supplier de lui accorder ses prières, et une communion dès qu'il serait mort, et déclara en même temps qu'il ne connaissait personne de si saint que ce prince. C'était un homme entièrement éloigné de toute flatterie, qui n'avait jamais pu s'y ployer ni la souffrir dans les autres.

Mgr le duc de Bourgogne, sur ce message, monta chez lui et fit ses dévotions pour lui dès qu'il fut mort. Ce témoignage d'un homme de ce caractère et dans cet emploi fit grand bruit à la cour. Aussi jamais prince de cet âge et de ce rang n'a peut-être reçu d'éloges si complets ni si exempts de flatterie. Moreau fut regretté de tout le monde, et ne fut jamais marié. Le roi laissa le choix d'un autre premier valet de chambre à Mgr le duc de Bourgogne. Il choisit Duchesne, premier valet de chambre de M. le duc de Berry. C'était un homme fort modeste et fort pieux, qui ne manquait ni de sens ni de monde, discret et fidèle, mais qui ne fit pas souvenir de Moreau.

Deux grands prélats fort différents l'un de l'autre le suivirent de fort près. L'un fut l'archevêque de Rouen, Colbert, frère des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, qui en furent fort affligées. C'était un prélat très aimable, bien fait, de bonne compagnie, qui avait toujours vécu en grand seigneur, et qui en avait naturellement toutes les manières et les inclinations. Avec cela savant, très appliqué à son diocèse, où il fut toujours respecté et encore plus aimé, et le plus judicieux et le plus heureux au choix des sujets pour le gouvernement. Doux, poli, accessible, obligeant, souvent en butte aux jésuites, par conséquent au roi, sans s'en embarrasser et sans donner prise, mais ne passant rien. Il vivait à Paris avec la meilleure compagnie, et de celle de son état la plus choisie; souvent et longtemps dans son diocèse où il vivait de même, mais assidu au gouvernement, aux visites, aux fonctions. C'est lui qui a mis ce beau lieu de Gaillon, bâti par le fameux cardinal d'Amboise, au degré de beauté et de magnificence où il est parvenu, et où la meilleure compagnie de la cour l'allait voir. Sa dépouille ne tarda guère à être donnée. M. de La Rochefoucauld, dont la famille regorgeait de biens d'Église, eut sur-le-champ pour son petit-fils, qui avait dix-neuf ans, la riche abbaye du Bec, dont il se repentit bien dans la suite; et d'Aubigné, ce parent factice de Mme de Maintenon, dont j'ai suffisamment parlé quand il fut évêque de Noyon, fut transféré à Rouen, avec une grâce sans exemple. Ce fut un brevet pour lui conserver le rang et les honneurs d'évêque, comte et pair de France de Noyon, exemple, dont on a bien abusé depuis.

L'autre prélat fut l'archevêque d'Aix, Cosnac, mort fort vieux dans son diocèse, mais la tête entière et toujours le même. J'ai assez parlé de cet homme, qui peut passer pour illustre, pour n'avoir plus rien à y ajouter.

M. de Lauzun perdit aussi le chevalier de Lauzun, son frère, à qui il donnait de quoi vivre, et presque toujours mal ensemble. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de lecture, avec de la valeur; aussi méchant et aussi extraordinaire que son frère, mais qui n'en avait pas le bon; obscur, farouche, débauché, et qui avait achevé de se perdre à la cour par son voyage avec le prince de Conti en Hongrie. C'était un homme qu'on ne rencontrait jamais nulle part, pas même chez son frère, qui en fui fort consolé.

Valsemé, lieutenant général, mourut aussi en Provence où on l'avait envoyé commander sous M. de Grignan. Il était pauvre, estimé et fort honnête homme. Je pense qu'il serait un peu, surpris, s'il revenait au monde, de trouver son fils marié à la comtesse de Claire, fille du feu comte de Chamilly, faire l'important au Palais-Royal sous, le nom de Graville, en rejeton de cet amiral.

Mme d'Armagnac mourut à la grande écurie à Versailles le jour de Noël, et laissa peu de regrets. C'était, avec une vilaine taille grosse et courte, la plus belle femme de France jusqu'à sa mort, à soixante-huit ans; sans rouge, sans rubans, sans dentelles, sans or, ni argent, ni aucune sorte d'ajustement, vêtue de noir ou de gris en tout temps, en habit troussé comme une espèce de sage-femme, une cornette ronde, ses cheveux couchés sans poudre ni frisure, un collet de taffetas noir et une coiffe courte et plate chez elle comme chez le roi, et en tout temps. Elle était soeur du maréchal de Villeroy, avait été dame du palais de la reine, avait été exilée pour s'être trouvée dans l'affaire qui fit chasser la comtesse de Soissons, Vardes et le comte de Guiche, dont j'ai parlé ailleurs; et que la faveur de son mari n'avait jamais pu raccommoder avec le roi, qui ne la souffrit qu'avec peine, et qui, tant que Marly demeura un peu réservé, et même quelque temps après, ne l'y mena point. C'était une femme haute, altière, entreprenante, avec peu d'esprit toutefois et de manége, qui de sa vie n'a donné la main ni un fauteuil chez elle à pas une femme de qualité, qui menait haut à la main les ministres et leurs femmes, qui passait sa vie chez elle à tenir le plus grand état de la cour, qui la faisait assez peu, et qui ne visitait presque jamais personne qu'aux occasions. Tout occupée de son domestique, également avare et magnifique, elle menait son mari comme elle voulait, qui ne se mêlait ni d'affaires, ni de dépenses, ni de la grande écurie que pour le service, et elle de tout despotiquement; impérieuse et dure, tirait la quintessence de sa charge, du gouvernement et des biens de son mari, traitait ses enfants comme des nègres et leur refusait tout, excepté ses filles, dont la beauté l'avait apprivoisée, sur laquelle elle ne les tint pas de fort près, ayant conservé et mérité toute sa vie elle-même une réputation sans ombre sur la vertu. Tout ce qui avait affaire à elle la redoutait. Elle noya son fils l'abbé de Lorraine, parce qu'il voulut partager au moins avec elle le revenu de ses bénéfices, et en ayant de gros, [ne pas] les lui laisser toucher en entier, et dépendre d'elle comme un enfant. Il avait la nomination de Portugal que le duc de Cadaval lui avait procurée; elle avait eu l'agrément du roi et de Rome. Cette considération n'arrêta point sa mère; elle s'en prit à ses moeurs, qui en effet n'étaient pas bonnes, elle força M. le Grand à demander au roi de l'enfermer à Saint-Lazare. Le roi y résista par bonté. Il représenta à M. le Grand que son fils étant déjà prêtre, il le perdrait sans ressource par cet éclat. M. le Grand, poussé par sa femme, insista. L'abbé de Lorraine fut mis à Saint-Lazare, et demeura perdu sans qu'il fût plus question de sa nomination, dont Rome ne voulut plus ouïr parler, et que le Portugal retira. Il fut assez longtemps à Saint-Lazare, et n'en sortit qu'en capitulant avec sa mère sur le revenu de ses bénéfices. Il vécut depuis obscur, et bien des années sans oser paraître. C'est lui qui est mort évêque de Bayeux, qu'il eut pendant la régence.

Cette mort donna lieu à une nouvelle usurpation des princes du sang. Une des distinctions des petits-fils de France et d'eux était que les personnes qui, à l'occasion des grands deuils de famille, saluaient le roi en manteau long pour les hommes, et pour les femmes en mante, visitaient dans le même habit les petits-fils et les petites-filles de France, mais non les princes ni les princesses du sang. Ceux-ci toujours blessés de ces différences, s'attirèrent peu à peu des visites en mante et en manteau des personnes de qualité qui par attachement voulurent bien avoir cette complaisance, bientôt après laissèrent entendre qu'ils ne trouvaient pas bon qu'on y manquât, enfin l'établirent en prétention et y soumirent beaucoup de gens. Dès qu'ils s'y crurent affermis, ils se mirent à prétendre la même déférence des maréchaux de France, et peu à peu les y amenèrent comme ils avaient fait les gens de qualité. Une des choses qui y contribua le plus fut la prostitution où tombèrent les mantes et les manteaux. La protection publiquement donnée à la confusion en tout par l'intérêt, le crédit et l'adresse des ministres, les étendit à chaque occasion douteuse par des permissions expresses, puis par exemples; enfin y alla qui voulut. Beaucoup de gens de qualité, plusieurs titrés, choqués d'un mélange qui ne laissait plus de distinction, crurent en reprendre en faisant demander permission au roi de paraître devant lui sans manteau et sans mante. Ceux qui usurpaient d'en porter n'étaient pas en état de disputer rien aux princes du sang. Tout est exemple et mode: tels et tels l'ont fait, il faut donc le faire aussi; c'est ce qui aida le plus aux succès des princes du sang. Quand après les gens considérables, titrés et non titrés, se mirent à se faire dispenser de saluer le roi en manteau et en mante, plusieurs firent dire aux princes du sang comme aux fils et petits-fils de France que le roi les avait dispensés. « C'est une honnêteté, disaient-ils, qui ne coûte rien, nous n'irons point en manteau et en mante chez les princes du sang; qu'importe de ne leur pas faire cette civilité? » De l'un à l'autre elle s'introduisit. Les princes du sang la reçurent, et comme un devoir et comme une reconnaissance de l'obligation de les voir en manteau et en mante quand on y avait vu le roi, puisque les voyant sans cet habillement on les avertissait que le roi en avait dispensé pour lui, comme il était vrai qu'en ce cas il le fallait faire dire aux fils et petits-fils de France. Ainsi peu à peu les princes du sang le prétendirent de tous les gens titrés, mais toutefois sans oser se fâcher lorsqu'ils y manquaient, comme il arrivait souvent à plusieurs ducs et duchesses, et surtout aux princes étrangers et à ceux qui en ont le rang, toujours si attentifs à l'accroître avec qui ils peuvent, et à se conserver au moins à faute de mieux.

J'ai vu tout cela naître, et à la mort de mon père je me souviens qu'ayant vu le roi presque sur-le-champ et sans deuil, et Monsieur qui se trouva dans ce moment-là avec lui par le hasard que j'ai raconté, en parlant de la perte de mon père, je ne fis rien dire à personne, parce que la vue de Monsieur lui avait tout dit pour lui et pour les siens, sinon à Mme la grande-duchesse et à Mme de Guise, filles de Gaston. À la mort de Mme, d'Armagnac, M. le Duc, en curée de l'usurpation du service seul de la communion du roi, crut le temps favorable pour emporter celle-ci; l'intérêt de l'assimilation des bâtards du roi avec les princes du sang eut pour celle-ci le même ascendant qu'il avait eu pour l'autre, quoiqu'il s'agît de M. le Grand. Le roi, après quelque répugnance, lui ordonna d'aller avec ses enfants en manteau chez les princes et les princesses du sang, et d'y faire aller ses filles en mante. M. le Grand résista, représenta, tout fut inutile, il en sauta le bâton par force; et c'est l'époque de l'établissement de ce nouveau droit. Il a fait que presque tout le monde s'est fait dispenser depuis de voir le roi en manteau et en mante, mais en le faisant dire après aux princes et princesses du sang, ce qui à présent revient au même, et n'affranchit plus que de l'importunité du vêtement.

Le grand écuyer, qui n'aimait que lui dans le monde, n'eut pas plutôt perdu une femme qui avait si bien vécu avec lui, et si utilement pour sa famille, qu'il songea à se remarier. La figure et la conduite de Mme de Châteauthiers, dame d'atours de Madame, lui avait toujours plu. Quoique éloignée de l'âge de la beauté, elle en avait encore, et grand air par sa taille et son maintien, et toujours une vertu sans soupçon dans le centre de la corruption; la probité était pareille dans un lieu qui n'y était pas moins opposé, tout cela au moins du temps de la cour de Monsieur, qui était celui de sa jeunesse et de sa beauté; avec cela beaucoup d'esprit et de grâces, aimable au possible dans la conversation, quand elle le voulait bien et que l'humeur ne s'y opposait pas. M. le Grand, un mois après être veuf, lui fit parler. C'était une très bonne demoiselle toute simple, dont le nom était Foudras. Ils étaient d'Anjou et avaient des baillis dans l'ordre de Malte. Elle n'avait rien vaillant que ce que lui donnait Madame, et n'en savait pas même tirer, parce qu'elle était tout à fait noble et désintéressée. M. le Grand lui fit sentir le rang et les biens qu'elle trouverait avec lui, et le soin qu'il prendrait en l'épousant de lui assurer après lui une subsistance convenable au nom qu'elle porterait. Elle résista et répondit comme elle devait sur une proposition aussi flatteuse; mais elle ajouta qu'elle ne voulait point faire cette peine aux enfants de M. le Grand. Eux qui virent l'empressement de leur père, et qui craignirent qu'éconduit de celle-là il n'en épousât quelque autre, furent trouver Mme de Châteauthiers et la conjurèrent de consentir au mariage. Ils l'en firent presser par leurs amis. M. le Grand ne se rebuta point. Mais la sage et modeste résistance de Mme de Châteauthiers fut la plus forte, jamais elle n'y voulut consentir. Toute la France l'admira et ne l'en estima que davantage, M. le Grand lui-même et toute sa famille. Elle préféra son repos; et sa modestie fut telle qu'elle n'en prit aucun avantage, et qu'elle évitait même depuis de s'en laisser parler. M. le duc d'Orléans dans sa régence lui donna plus qu'elle ne voulut avec quoi elle se retira, après la mort de Madame, dans une maison qu'elle loua dans Paris, d'où elle ne sortit que pour aller à l'église, et n'y reçut qu'un très petit nombre d'amis. D'une sage retraite elle s'en fit une de piété, elle s'y donna tout entière, et elle y est morte depuis deux ou trois ans, ne voyant plus presque personne, à soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit ans.

Villette, lieutenant général des armées navales, mourut en ce même temps. Il était cousin germain de Mme de Maintenon, traité d'elle comme tel, et père de Murcé et de Mme de Caylus dont j'ai parlé plus d'une fois. Sa mort fit une promotion dans la marine; au lieu d'un lieutenant général, il y en eut deux. Le mérite fit Ducasse, la faveur fit d'O, qui de capitaine tout nouveau, et tout au plus lorsqu'il fut mis auprès du comte de Toulouse, monta à ce grade si rare et si réservé dans la marine sans être sorti de Versailles, ni s'en être absenté qu'avec M. le comte de Toulouse. On a vu qu'il en coûta de ne pas donner une seconde bataille sûrement gagnée, et Gibraltar repris, malgré la volonté de l'amiral et de toute la flotte. C'est ainsi que la protection puissante tient lieu de tout à la cour. Pontchartrain qui la craignait, et qui remis auprès du comte de Toulouse par la considération du mérite de sa femme, et raccommodé après avec le maréchal d'Estrées, n'avait pu se rapprocher celui-ci, essaya la conjoncture, et lui manda, au sortir du travail avec le roi, qu'il était lieutenant général. La joie de l'être, et l'orgueil flatté du message d'un ministre ennemi, le disposa à s'en ôter l'épine. Un moment après il vint le remercier, et ils se raccommodèrent comme on se raccommode d'ordinaire dans les cours.

[L'orgueil] de Mme de Soubise fit mêler le roi d'une affaire particulière assez ridicule, contre sa coutume, entre des gens qu'il n'aimait point, et avec qui il n'avait aucune familiarité. Le duc de Rohan, qui alternait avec le duc de La Trémoille la présidence de la noblesse aux états de Bretagne, avait cédé la sienne depuis quelque temps, avec l'agrément du roi, à son fils aîné que, pour accoutumer le monde peu à peu à quelque chimère dont j'ai expliqué la moderne vue, il faisait appeler le prince de Léon, et arborer le manteau ducal à tous ses enfants avec d'autant plus de facilité que, n'ayant point l'ordre, leurs carrosses passaient pour être les siens. Le prince de Léon était un grand garçon élancé, laid et vilain au possible, qui avait fait une campagne en paresseux, et qui, sous prétexte de santé, avait quitté le service pour n'en pas faire davantage. On ne pouvait d'ailleurs avoir plus d'esprit, de tournant, d'intrigue, ni plus l'air et le langage du grand monde où d'abord il était entré à souhait. Gros joueur, grand dépensier pour tous ses goûts, d'ailleurs avare; et tout aimable qu'il était, et avec un don particulier de persuasion, d'intrigues, de souterrains et de ressources de toute espèce, plein d'humeur, de caprices et de fantaisies, opiniâtre comme son père, et ne comptant en effet que soi dans le monde.

Il était devenu fort amoureux de Florence, comédienne que M. le duc d'Orléans avait longtemps entretenue, dont il eut l'archevêque de Cambrai d'aujourd'hui, et la femme de Ségur, lieutenant général, fils de celui dont j'ai parlé, avec l'abbesse de La Joye, soeur de M. de Beauvilliers. M. de Léon dépensait fort avec cette créature, en avait des enfants, l'avait menée avec lui en Bretagne, mais non pas dans Dinan même, où il avait présidé aux états, et il arrivait avec elle en carrosse à six chevaux avec un scandale ridicule. Son père mourait de peur qu'il ne l'épousât. Il lui offrit d'assurer cinq mille livres de pension à cette créature, et d'avoir soin de leurs enfants s'il voulait la quitter, à quoi il ne voulait point entendre. Quelque mal qu'il eût été toute sa vie avec Mme de Soubise, qui de son côté ne l'aimait pas mieux, et qu'on a vue prendre si amèrement le parti des Rohan contre lui dans ce procès du nom et des armes que j'ai raconté (t. V, p. 277 et suiv.), et qu'il gagna malgré ses charmes, elle était fort peinée de voir son propre neveu, et qui devait être si riche, dans de pareils liens. Elle fit donc en sorte, avec ces billets dont j'ai parlé, qui mouchaient si ordinairement entre le roi et elle, qu'il parlât au fils, puis au père, à qui séparément il donna des audiences et longues dans son cabinet. Le fils prit le roi par ses deux faibles, les respects et l'amour, et avec tant d'esprit, de grâces et de souplesse, que le roi en fit l'éloge, plaignit son coeur épris et le malheur du père, qu'il entretint après aussi fort longtemps dans son cabinet. La Florence fut pourtant enlevée aux Ternes, jolie maison dans les allées du Roule, où le prince de Léon la tenait, et mise dans un couvent. Il devint furieux, ne voulut plus voir ni ouïr parler de père ni de mère; et ce fut pour consommer la séparation d'avec Florence et raccommoder le fils avec ses parents, et lé rendre traitable à un mariage, que le roi manda le prince de Léon, puis le duc de Rohan. Cela se passa à la fin de décembre.

Le 18 du même mois, le premier président étant à dîner chez lui au palais avec sa famille et quelques conseillers, le plancher fondit tout à coup, et tous tombèrent dans une cave où il se trouva des fagots qui les empêchèrent de tomber tout en bas, et même de se blesser. Il n'y eut que le précepteur des enfants qui le fut. La première présidente se trouva placée de manière qu'elle fut la seule qui ne tomba point. L'effroi fut grand, et tel, dans le premier président, que depuis il n'a jamais été ce qu'il était auparavant.

Le duc de Noailles qui, pour consolider son état de commandant et de petit général d'armée, s'était tenu tant qu'il avait pu en Roussillon, arriva pour servir son quartier de capitaine des gardes, et le maréchal de Villars prit congé pour aller passer le reste de l'hiver à Strasbourg avec sa femme qu'il ne quittait pas volontiers. En ce même temps, le duc de Tresmes, qui n'avait point encore de brevet de retenue sur sa charge depuis qu'il l'avait en titre par la mort de son père, en obtint un de quatre cent mille livres.

M. le duc d'Orléans arriva d'Espagne le 30 décembre au lever du roi, après lequel il demeura longtemps seul avec lui dans son cabinet. La réception et du roi et du monde fut telle que le méritait son heureuse et agréable campagne. Comme il devait retourner bientôt en ce pays-là, il y avait laissé presque tous ses équipages. Il en était fort content, et on l'y était fort de lui. Le duc de Berwick eut ordre de l'y attendre.

CHAPITRE VIII. §

Année 1708. — Cent cinquante mille livres de brevet de retenue à Chamillart. — Deux cent mille livres de brevet de retenue au maréchal de Tessé. — Trois mille livres de pension à Albéroni. — Du Luc, évêque de Marseille, passe à Aix. — Rois et force bals à la cour. — Comédies de Mme du Maine. — Duc de Villeroy capitaine des gardes sur la démission de son père. — Vaudémont souverain de Commercy, etc. — Mort du marquis de Thianges; son caractère. — Courte digression sur sa mère. — Mariage de Seignelay et de Mlle de Fürstemberg. — Vilenie des serments chez le roi. — Chamillart, fort languissant, songe à se soulager et à marier son fils. — Réflexions importantes sur les choix. — Mariage de Cani avec une fille de Mortemart. — Mesures sur la place des finances. — Desmarets contrôleur général des finances; ma conversation avec lui. — Directeurs généraux des finances abolis. — Chute d'Armenonville. — Poulletier intendant des finances. — Colère du conseil et du chancelier. — Duchesse du Maine refuse de signer après Mlle de Bourbon le contrat de mariage de Cani. — Mort, extraction et caractère du chevalier de Nogent. — Mort de Langlée. — Mort du comte d'Oropesa. — Mort, extraction, fortune et caractère de Montbron; sa dépouille. — Oran pris par les Maures. — Mort de Tésut; sa charge donnée à son frère par l'exclusion de l'abbé Dubois. — Caractère des deux frères. — Caractère de Nancré, exclu par le roi de suivre M. le duc d'Orléans en Espagne. — Plaisante exclusion et plus rare inclusion de Fontpertuis; son caractère.

L'année 1708 commença par les grâces, les fêtes et les plaisirs. On ne verra que trop tôt qu'elle ne continua pas longtemps de même. Chamillart obtint sur sa charge de l'ordre cent cinquante mille livres de brevet de retenue, et le maréchal Tessé sur la sienne, de Mme la duchesse de Bourgogne, une autre de deux cent mille livres. M. de Vendôme procura à son Albéroni trois mille livres de pension, à qui nous verrons faire dans quelque temps une fortune et une figure si prodigieuse. L'évêque de Marseille, frère du comte du Luc, passa à l'archevêché d'Aix. Je le remarque parce qu'il devint, longues années après, le triste successeur à Paris du cardinal de Noailles. Le roi fit à Versailles de magnifiques Rois avec beaucoup de dames, où la cour de Saint-Germain se trouva. Il y eut après le festin un grand bal chez le roi, qui en donna plusieurs parés et masqués tout l'hiver à Marly et à Versailles, où il y en eut aussi chez Monseigneur et dans l'appartement de Mme la duchesse de Bourgogne. Les ministres lui en donnèrent, Mme la duchesse du Maine encore, laquelle se donna en spectacle tout l'hiver, et joua des comédies à Clagny en présence de toute la cour et de toute la ville. Mme la duchesse de Bourgogne les alla voir souvent, et M. du Maine, qui en sentait tout le parfait ridicule et le poids de l'extrême dépense, ne laissait pas d'être assis au coin de la porte et d'en faire les honneurs.

Le maréchal de Villeroy, fatigué des dégoûts d'une cour où il avait tant brillé et où il n'espérait plus de se pouvoir reprendre, flottait depuis quelque temps dans l'incertitude sur sa charge entre le dépit journalier de la faire avec des désagréments continuels, accoutumé de longue main à trouver des distinctions partout, et la crainte du vide et de l'ennui. Il y avait longtemps que le duc et la duchesse de Villeroy m'avaient dit qu'il leur en avait parlé. Ils ne laissaient pas de s'ennuyer de la lenteur de sa résolution, et ils s'en consolaient dans la crainte d'un refus qui deviendrait une exclusion. L'espérance, fondée sur un reste de bonté pour le maréchal, était légère après tout ce qui s'était passé. Le duc de Villeroy, dans toute la faveur de son père, n'avait jamais cessé de sentir que ses lettres en Hongrie n'étaient point effacées; il ne s'apercevait pas moins que Mme de Maintenon n'était jamais bien revenue pour lui depuis l'affaire de Mme de Caylus. Parmi ces angoisses, le maréchal de Villeroy, qui depuis quelque temps ne leur parlait plus de rien, prit enfin sa résolution, et la veille des Rois, au retour de la messe du roi, il s'approcha de lui dans son cabinet pour lui demander à se démettre de sa charge en faveur de son fils. À peine en eut-il commencé la proposition, que le roi, qui vit d'abord où elle tendait, l'interrompit, et se hâta de lui accorder sa demande, tant il se sentit soulagé de se défaire de lui comme que ce fût, dans une fonction si intime et si continuelle pendant le quartier, et néanmoins si fréquente encore dans les autres quartiers par mille détails. Ainsi, ce que la faveur du maréchal la plus déclarée n'avait pu obtenir de lui-même, ce qu'elle n'eût peut-être pas arraché du roi avec son goût pour le père et ses anciennes répugnances pour le fila, que les nouvelles n'avaient pas raccommodées, tout céda à la disgrâce du maréchal de Villeroy, et à la peine que le roi avait à le supporter.

Le duc de Villeroy était ce jour-là avec Monseigneur qui courait le daim au bois de Boulogne. La nouvelle lui fut portée sans qu'il voulût la croire avant d'en avoir reçu des avis redoublés. Je ne vis jamais de gens si aises que la duchesse de Villeroy et lui, et nous nous rappelâmes avec plaisir ce souper si plein de larmes de la duchesse, et des soupirs de son mari, qui crut ses peines, ses services et sa fortune perdus par le caprice de son père à persévérer de lui défendre de voir Chamillart. La maréchale de Villeroy, avec son bon et sage esprit, fut ravie, mais le maréchal, après avoir joui vingt-quatre heures des compliments de la cour, sentit avec horreur tout son vide, et qu'il ne tenait plus à rien. Cette situation lui devint insupportable. Jusqu'alors il avait été le roi de Lyon, il se voulut rejeter sur cette partie d'existence et y aller régner, mais ce gouvernement était dans le département de Chamillart. Il en craignit tout, il chercha à s'en délivrer. Torcy était de ses amis, qui avait le Dauphiné dans le sien; il lui proposa de troquer avec Chamillart, qui n'aurait pas bonne grâce de refuser le gouvernement de son gendre, pour se conserver les occasions de tourmenter le maréchal dans le sien. Torcy y consentit, Chamillart aussi, et le roi y donna son approbation pour éviter les querelles sur Lyon, et les importunités qu'il en aurait essuyées. Voilà donc le maréchal en repos; mais quand de là il voulut profiter du troc pour s'en aller à Lyon la permission lui en fut refusée, ce qui renouvela et combla ses désespoirs.

Ce fut en ce temps-ci que M. de Vaudemont obtint la souveraineté sur Commercy, et la préséance en Lorraine sur tous ceux de cette maison, qui le brouilla avec eux sans retour comme je l'ai raconté d'avance; il eut en même temps à Versailles le petit logement que la mort du marquis de Thianges laissa vacant.

Thianges était Damas et de grande naissance, fort brave, avec de l'esprit et des lettres, beaucoup d'honneur et de probité, mais si particulier, si singulier, qu'il vécut toujours à part, et ne tira aucun parti de se trouver fils de la soeur de Mme de Montespan, et d'une soeur par elle-même si bien avec le roi, et si grandement distinguée tant qu'elle a vécu. Elle n'était morte qu'en 1693, dans un magnifique logement de plain-pied et contigu à celui de Monseigneur, où les enfants du roi, et de sa soeur, qui l'aimaient et la craignaient, la visitaient continuellement, ainsi que tout ce qui était de plus distingué à la cour. Monsieur y allait souvent, et il n'y avait point de ministre qui ne comptât avec elle. Tout jeune que j'étais alors, j'étais admis chez elle avec bonté, par la parenté et l'amitié de ma mère. Je me souviens qu'elle était au fond de son cabinet, d'où elle ne partait pour personne, et même ne se levait guère. Elle avait les yeux fort chassieux, avec du taffetas vert dessus, et une grande bavette de linge qui lui prenait sous le menton. Ce n'était pas sans besoin: elle bavait sans cesse et fort abondamment. Dans cet équipage; elle semblait à son air et à ses manières la reine du monde; et tous les soirs, avec sa bavette et son taffetas vert, elle se faisait porter en chaise au haut du petit escalier du roi, entrait dans ses cabinets, et y était avec lui et sa famille assise dans un fauteuil, depuis la fin du souper jusqu'au coucher du roi. On prétendait qu'elle avait encore plus d'esprit que Mme de Montespan, et plus méchante. Là elle tenait le dé et disputait, et souvent aigrement contre le roi qui aimait à l'agacer. Avec des choses fort plaisantes, elle était impérieuse et glorieuse au dernier point. Elle vantait toujours sa maison au roi, en effet grande et ancienne; et le roi, pour la piquer, la rabaissait toujours. Quelquefois de colère elle lui disait des injures, et plus le roi en riait, plus sa furie augmentait. Un jour étant là-dessus, le roi lui dit qu'avec toutes ses grandeurs, elle n'en avait aucune de celles de la maison de Montmorency, ni connétables ni grands maîtres, etc. « Cela est plaisant, répondit-elle, c'est que ces messieurs-là d'auprès de Paris étaient trop heureux d'être à vous autres rois, tandis que nous, rois dans nos provinces, nous avions aussi nos grands officiers comme eux, des gentilshommes d'autour de nous. » C'était la personne du monde qui demeurait le moins court, qui s'embarrassait le moins, et qui très souvent embarrassait le plus la compagnie. Elle ne sortait presque jamais de Versailles, si ce n'était pour aller voir Mme de Montespan.

M. de La Rochefoucauld était son ami intime, et Mademoiselle aussi. Toutes deux étaient fort propres pour leur manger. Le roi prenait plaisir à leur faire mettre des cheveux dans du beurre et dans des tourtes, et à leur faire d'autres vilenies pareilles. Elles se mettaient à crier, à vomir, et lui à rire de tout son coeur. Mme de Thianges voulait s'en aller, chantait pouille au roi, mais sans mesure, et quelquefois à travers la table, faisait mine de lui jeter ces saletés au nez. Elle fut de toutes les parties, et de tous les voyages, tant qu'elle le voulut bien, et le roi l'en pressa souvent depuis que sa santé l'eut rendue plus sédentaire. Elle parlait aux enfants de sa soeur avec un ton et une autorité de plus que tante, et eux avec elle dans les recherches et les respects. Elle avait été belle, mais non comme ses soeurs. Elle était mère de Mme de Nevers et de Mme Sforce et du marquis de Thianges, duquel elle ne fit jamais grand cas. Il était menin de Monseigneur, lieutenant général et depuis longtemps, fort homme de bien. Il ne laissa point d'enfants de la nièce de l'archevêque de Paris, Harlay, personne fort extraordinaire, qui avec de la beauté ne fit jamais parler d'elle, et qui avait passé longues années fille d'honneur de Mademoiselle, avec qui elle se querellait souvent.

Seignelay épousa une fille de la princesse de Fürstemberg avec peu de bien, mais trop pour une si grande alliance. À la mort de son père, ministre et secrétaire d'État, il avait eu en payant gros la survivance de la charge de maître de la garde-robe du roi, de La Salle, qui n'était point marié, et qui avait très peu ou point de bien.

Le comte d'Évreux qui n'avait pas encore prêté son serment de colonel général de la cavalerie, le prêta les premiers jours de cette année, et encourut l'indignation des valets de la chambre. Le monopole des serments était toujours allé croissant. D'une libéralité légère à ceux qui prennent et rendent l'épée et le chapeau, cela s'était tourné en droit par l'usage, et le droit avait toujours grossi par la sottise des uns et l'intérêt des autres. Depuis plusieurs années, il y en avait quantité montés à sept ou huit mille livres. Il ne fallait pas se brouiller avec des valets que le roi croyait et aimait mieux que personne, sans exception d'aucuns, si ce n'était de ses bâtards, et qui par la fréquence des heures rompues qu'ils passaient seuls avec le roi tous les jours, pouvaient quelquefois servir, mais incomparablement plus nuire, et qui ont bien rompu des fortunes. Le comte d'Évreux paya en argent blanc. Ils s'offensèrent, ils dirent qu'ils ne recevaient qu'en or, et firent grand vacarme.

On a vu ci-devant, en plus d'un endroit, combien Chamillart, accablé sous le poids des affaires, désirait d'être déchargé des finances, qui de jour en jour devenaient plus difficiles. À la fin sa santé y succomba. Les vapeurs lui firent traîner une vie languissante qui ressemblait à une longue mort. Une petite fièvre fréquente, un abattement universel, presque aucuns aliments indifférents, le travail infiniment pénible, des besoins de lit et de sommeil à des heures bizarres, en fin mot, un homme à bout, et qui se consumait peu à peu. Dans ce triste état, qui le forçait souvent à manquer des conseils, et quelquefois son travail avec le roi, il se sentit pressé de se décharger du détail du trésor royal. Ce ne pouvait être qu'entre les mains d'un des deux directeurs des finances. Armenonville, avec de l'esprit, de la douceur, de la capacité et de l'expérience, même avec du monde, ne s'était pu défaire d'une fatuité qu'une fortune prématurée donne aux gens de peu, et il avait quelquefois hasardé jusqu'à des airs d'indépendance dont Chamillart l'avait fait repentir. Le choix tomba donc sur Desmarets. Quoique cette nouvelle confiance ne fût rien en effet qu'une augmentation de travail, comme il s'en expliqua lui-même, on pressentit dès lors son élévation; et on s'empressa chez lui, comme si déjà il eût été déclaré contrôleur général.

Chamillart, instruit par l'affaiblissement de sa santé, songeait en même temps à solider, son fils dans sa charge par une alliance qui pût l'y soutenir. Les Noailles, ancrés partout par leurs filles, en voulaient mettre une dans cette maison toute-puissante pour tenir tout; ils y travaillaient, et Mme de Maintenon se laissait entendre que ce mariage lui serait fort agréable. Mais la famille de Chamillart y répugnait. Il s'était mis dans la cour de Mme la duchesse de Bourgogne une jalousie entre les filles de Chamillart et les Noailles, qui de la part des premières allait jusqu'à l'antipathie. Gâtées comme elles l'étaient par une prodigieuse fortune, et non moins encore par père et mère, elles ne se contraignaient pas, et se croyaient tout permis. La duchesse de Lorges était fort au gré de Mme la duchesse de Bourgogne; elle était souvent admise en des confidences. C'était moissonner le champ de la maréchale d'Estrées, et un peu dans celui de ses jeunes soeurs. C'en était plus qu'il ne fallait pour qu'elles ne pussent se souffrir. Mme Chamillart, ardente à conserver l'air de gouverner chez elle, quelque peu et quelque mal qu'elle y gouvernât, craignait le joug des Noailles. Son mari, qui l'éprouvait souvent, le redoutait bien plus encore. Il s'éloignait donc beaucoup de leur donner toutes sortes de droits chez lui en prenant leur fille pour son fils. Le roi même, qui les appréhendait souvent, n'avait pas paru de goûter cette affaire. Pour moi, qui voyais tout ce qu'il y avait à voir sur la santé de ce ministre, sur les calamités de son administration, sur les cabales naissantes, sur son peu de précaution fondée sur une excessive confiance, je ne cessais d'inculquer à ses filles l'alliance des Noailles, qui, par elle-même infiniment honorable aux Chamillart, était la seule qui embrassât toutes les cours et tous les âges et qui par conséquent fût un soutien pour tous les temps. Elle fixait Mme de Maintenon par la considération du duc de Noailles, elle dont les changements de goût avaient été si funestes à des gens avec qui elle avait été autant ou plus intimement unie et plus longuement qu'avec Chamillart Monseigneur, pour d'autres temps, leur était assuré par, tous ses entours. Mlle Choin, à qui les Noailles faisaient une cour servile, les ménageait à cause de Mme de Maintenon, dont ils étaient le canal de communication avec elle; Mme la Duchesse déjà leur amie, et d'Antin d'un autre côté; d'un troisième, La Vallière, et Mme la princesse de Conti, quelque peu considérable qu'elle fût devenue. Enfin les liens secrets qui attachaient ensemble Mme la duchesse de Bourgogne et lès jeunes Noailles, ses dames du palais, répondaient de cette princesse pour le présent et pour le futur; et par eux-mêmes auprès de Mgr le duc de Bourgogne ils étaient sûrs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Ils y gagnaient encore la duchesse de Guiche, dont l'esprit, le manège et la conduite avait tant de poids dans sa famille, chez Mme de Maintenon, et auprès du roi même, et qui imposait tant à la cour et au monde. Je n'avais avec aucun des Noailles nulle sorte de liaison, sinon assez superficiellement avec la maréchale, qui ne m'en avait jamais parlé. Mais je croyais voir tout là pour les Chamillart, et c'était ce qui m'engageait à y exhorter les Pillés, et ceux de leur plus intime famille qui pouvaient être consultés.

Le duc de Beauvilliers était ami intime de, Chamillart. Il pouvait beaucoup sur lui, mais non assez pour le ramener sur des choses qu'il estimait capitales au bien de l'État. Il espéra vaincre cette opiniâtreté en se l'attachant de plus en plus par les liens d'une proche alliance. Je n'entreprendrai pas de justifier la justesse de la pensée, mais la pureté de l'intention, parce qu'elle m'a été parfaitement connue. Lui et la duchesse, sa femme, qui ne pensèrent jamais différemment l'un de l'autre, prirent donc le dessein de faine le mariage de la fille de la duchesse de Mortemart, qui n'avait aucun bien, qui était auprès de sa mère et ne voulait point être religieuse. Au premier mot qu'ils en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d'aversion, que plus d'une année avant qu'il se fît, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu'elle serait dans la faveur, pour la sonder là-dessus: « Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris. » M. et Mme de Chevreuse, quoique si intimement unis avec M. et Mme de Beauvilliers, car unis est trop peu dire, rejetèrent tellement cette idée qu'ils ne furent plus consultés. J'ai su d'eux-mêmes et de la duchesse de Mortemart, que, si sa fille l'eût voulu croire, jamais ce mariage ne se serait fait.

De tout cela je compris que M. et Mme de Beauvilliers, résolus d'en venir à bout, gagnèrent enfin leur nièce, et que, sûrs de leur autorité sur Mme de Mortemart et sur le duc et la duchesse de Chevreuse, ils poussèrent leur pointe vers les Chamillart, qui, peu enclins aux Noailles, ne trouvant point ailleurs de quoi se satisfaire, saisirent avidement les suggestions qui leur furent faites. Une haute naissance avec des alliances si proches de gens si grandement établis flatta leur vanité. Un goût naturel d'union qu'ils voyaient si grande dans toute cette parenté les toucha fort aussi. Une raison secrète fut peut-être la plus puissante à déterminer Chamillart; en effet, elle était très spécieuse à qui n'envisageait point les contredits. Personne ne sentait mieux que lui-même l'essentielle incompatibilité de ses deux charges et l'impossibilité de les conserver toutes deux. Il périssait sous le faix, et avec lui toutes les affaires. Il ne voulait ni ne pouvait quitter celle de la guerre; mais, étant redevable du sommet de son élévation aux finances, il comprenait mieux que personne qu'elles emporteraient avec elles toute la faveur et la confiance, et combien il lui importait en les quittant de se faire [de son successeur] une créature reconnaissante qui l'aidât, non un ennemi qui cherchât à le perdre, et qui en aurait bientôt tout le crédit. Le comble de la politique lui parut donc consister dans la justesse de ce choix, et il crut faire un chef-d'oeuvre en faisant tomber les finances sur un sujet de soi-même peu agréable au roi, et par là peu à portée de lui nuire de longtemps; il se le lia encore par des chaînes si fortes, qu'il lui en ôta le vouloir et le pouvoir.

La personne de Desmarets lui parut faite exprès pour remplir toutes ces vues. Proscrit avec ignominie à la mort de Colbert son oncle, revenu à Paris à grande peine après vingt ans d'exil, suspect jusque par sa capacité et ses lumières, silence imposé sur lui à Pontchartrain, contrôleur général, qui n'obtint qu'à peine de s'en servir tacitement dans l'obscurité et comme sans aveu ni permission; la bouche fermée sur lui à tous ses parents en place qui l'aimaient; poulié à force de bras et de besoins par Chamillart, mais par degrés, jusqu'à celui de directeur des finances, mal reçu même alors du roi, qui ne put s'accoutumer à lui tant qu'il fut dans cette place, redevable de tout à Chamillart, c'était bien l'homme tout tel que Chamillart pouvait désirer. Restait de l'enchaîner à lui par d'autres liens encore que ceux de la reconnaissance, si souvent trop faibles pour les hommes; et c'est ce qu'opérait le mariage de Mlle de Mortemart, qui rendait encore-les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers témoins et modérateurs de la conduite de Desmarets si proche de tous les trois, et si étroitement uni et attaché aux deux ducs. Tant de vues si sages et si difficiles à concilier, remplies avec tant de justesse, parurent à Chamillart un coup de maître; mais il en fallait peser les contredits et comparer le tout ensemble.

Il ne tint pas à moi de les faire tous sentir, et je prévis aisément, par la connaissance de la cour et des personnages, le mécompte du duc de Beauvilliers et de Chamillart. Celui-ci était trop prévenu de soi, trop plein de ses lumières, trop attaché à son sens, trop confiant pour être capable de prendre en rien les impressions d'autrui. Je ne crus donc pas un moment que l'alliance acquit sur lui au duc de Beauvilliers le plus petit grain de déférence ni d'autorité nouvelle; je ne crus pas un instant que Mme de Maintenon, indépendamment même de son désir pour les Noailles, pût jamais s'accommoder de ce mariage. Sa haine pour M. de Cambrai était aussi vive que dans le fort de son affaire. Son esprit et ses appuis le faisaient tellement redouter à ceux qui l'avaient renversé, et qui possédaient Mme de Maintenon tout entière, que, dans la frayeur d'un retour, ils tenaient sans cesse sa haine en haleine. Maulevrier, aumônier du roi, perdu pour son commerce avec lui, avait eu besoin des longs efforts du P. de La Chaise, son ami intime, pour obtenir une audience du roi, afin de s'en justifier, il n'y avait que peu de jours. La duchesse de Mortemart était, après la duchesse de Béthune, la grande âme du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d'un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C'était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssait guère moins que l'archevêque; on ne le pouvait même ignorer.

J'étais de plus effrayé du dépit certain qu'elle concevrait de voir Chamillart, sa créature et son favori, lui déserter pour ainsi dire, et passer du côté de ses ennemis, comme il lui échappait quelquefois de les appeler, je veux dire, dans la famille des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qu'elle rougissait encore en secret de n'avoir pu réussir à perdre. Je n'étais pas moins alarmé sur son intérêt que sur son goût. Elle en avait un puissant d'avoir un des ministres au moins dans son entière dépendance, et sur le dévouement sans réserve duquel elle pût s'assurer. On voit comme elle était avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Elle n'aimait guère mieux Torcy, et par lui-même et comme leur cousin germain, qui s'était toujours dextrement soustrait à sa dépendance, et ne s'en maintenait pas moins bien avec le roi. Elle était tellement mal avec le chancelier dès le temps qu'il avait les finances, qu'elle contribua, pour s'en défaire dans cette place, à lui faire donner les sceaux; et depuis qu'il les eut, ses démêlés avec M. de Chartres, et par lui avec les évêques pour leurs impressions et leurs prétentions à cet égard, à voient de plus en plus aigri Mme de Maintenon contre lui.

Son fils était un homme tout de travers, tout insupportable, duquel elle ne pouvait ni ne se voulait aider. Chamillart, l'unique de tous entièrement à elle, lui manquant entièrement aussi à son sens par, ce mariage, il ne lui en demeurerait plus aucun. Je prévis bien que le fruit, et prompt, de ce mariage serait de donner les finances à Desmarets; qu'elle n'en pourrait parer le coup; qu'il en résulterait qu'elle se résoudrait à défaire son propre ouvrage, désormais subsistant sans elle et lié à ses ennemis; et que, son intérêt excitant sa vengeance, elle entreprendrait tout pour le chasser, et par ce moyen mettre en sa place une créature entièrement affidée, dont elle pût entièrement disposer. Croire Mme de Maintenon toute-puissante, on avait raison; mais la croire telle sans art et sans contours, ce n'était pas connaître le roi ni la cour. Jamais prince ne fut plus jaloux que lui de son indépendance et de n'être point gouverné, et jamais pas un, ne le fut davantage. Mais, pour le gouverner, il ne fallait pas qu'il pût le soupçonner; et c'est pour cela que Mme de Maintenon avait besoin d'un ministre dans un entier abandon à elle, et auquel elle se pût parfaitement fier. Par lui, elle faisait tout ce que le roi croyait faire, et qu'il aurait refusé par jalousie d'être gouverné si elle y eût paru. Ce curieux détail, qui mènerait trop loin ici, pourra se développer ailleurs; il suffit de le marquer ici en gros pour faire comprendre comment Mme de Maintenon était toute-puissante, et l'extrême besoin d'un ministre tout à elle pour l'être. Elle en trouva toujours, parce que c'était le moyen sûr de primer tous les autres en faveur, en ‘autorité, en confiance, et que le tout-puissant Louvois qu'elle avait tué à terre, et qui allait à la Bastille, s'il n'était mort la veille de cette exécution résolue, était une formidable leçon; et pour le duc de Beauvilliers contre lequel ses poursuites n'étaient pas finies, on verra ailleurs ce qui l'y déroba.

Ni lui ni Chamillart n'envisagèrent donc pas assez ce que je prévis de ce mariage. Ils aimèrent mieux se croire que ces frayeurs. Dès qu'ils l'eurent conclu entre eux, Chamillart en parla à Mme de Maintenon qui d'abord se hérissa, et qui en éloigna le roi. Le ministre s'en aperçut bien lorsqu'il lui en parla. Mais, malheureusement accoutumé à marier ses enfants contre le gré de la puissance souveraine, comme on l'a vu de La Feuillade, il retourna à la charge. Il obtint donc un consentement dépité de sa bienfaitrice, et forcé du roi, à qui, contre sa coutume, il échappa de dire que, puisque Chamillart voulait absolument une quiétiste, au bout du compte cela ne lui faisait rien. De cette façon s'accomplit le mariage au cuisant déplaisir de toute la famille des Mortemart qu'ils ne prirent pas soin de trop cacher. Les bâtards, qui se sont toujours piqués de prendre part en eux tous, ne se cachèrent pas non plus d'entrer sur cela dans leur sentiment, et cette conduite put confirmer ce qui vient d'être expliqué du dépit qu'en conçut Mme de Maintenon, leur ancienne gouvernante, qui tenait si tendrement à eux, et eux à elle avec tant de dépendance. La noce se fit à l'Étang avec joie et magnificence, mais sans rien d'outré, et la nouvelle marquise de Cani jouit environ six semaines de toute la splendeur de son beau-père. Mais sa santé devenant tous les jours plus mauvaise et son crédit plus tombé, faute d'avoir pu tenir tous les engagements que la nécessité des affaires lui avait fait contracter, et que cette même nécessité l'empêchait de remplir, il songea tout de bon à tirer de ce mariage le principal avantage qu'il s'en était proposé.

De longue main, Chamillart avait préparé sa besogne en faisant valoir celle de Desmarets en toute occasion, et en se déchargeant sur lui des affaires les plus importantes que sa santé ne lui permettait pas de suivre d'assez près. Il avait de plus commencé à sentir que la nécessité des affaires s'était enfin montrée au roi de manière à le laisser abdiquer, et il connaissait trop Mme de Maintenon pour n'avoir pas remarqué du changement en elle depuis la proposition du mariage de son fils. Il en jugea, mais trop tard, qu'il était tellement temps de remettre les finances, qu'elles lui seraient arrachées pour peu qu'il différât à lui en donner la satisfaction. Cette découverte le dégoûta de telle sorte, qu'il fut extrêmement tenté de se défaire de tout à la fois, et d'en laisser démêler la fusée à son fils. Il le fut au point qu'il n'en put être détourné qu'à peine par toute l'autorité de la famille à laquelle il venait de s'allier, et par les désespoirs de sa femme. C'est un secret que je sus dès lors par la duchesse de Mortemart, que cela ne consola pas du mariage auquel elle s'était laissé entraîner malgré elle. Le roi était alors à Marly. Il était piqué de ce que Mme de Saint-Simon et moi avions quitté la danse qu'il nous avait fait continuer d'autorité jusqu'à cette année. Je ne crus pas qu'à trente-quatre ans que j'avais lors, elle me parât du ridicule de la pousser si loin. On dansait à Marly, et nous ne fûmes point du voyage. J'étais à l'Étang, où Chamillart, presque toujours au lit, et presque point au travail, s'amusait avec sa famille. M'étant trouvé seul avec lui, il me confia ce qu'il allait faire, mais sans aller jusqu'à me dire ses desseins sur un successeur. Le mariage était fait; la haine en était encourue; en cette situation il fallait au moins profiter de ce qu'il se pouvait.

J'étais ami de Desmarets, je connaissais les désirs des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; je voyais l'intérêt de Chamillart. Quoique je me doutasse bien que son choix tombait sur lui, je craignis la défaillance des moribonds qui leur fait si souvent changer leur testament. Sans lui nommer Desmarets pour ne le point mettre en garde, et ne l'irriter point aussi d'avoir pénétré ses vues, je lui représentai son extrême intérêt d'avoir un successeur à lui qu'il eût le crédit de faire; que ce successeur ne pût douter qu'il ne tînt son élévation que de lui, et s'il était possible encore, qu'il fût tel que d'autres engagements, outre ceux de la reconnaissance, l'unissent étroitement à lui. Je le fortifiai surtout à n'être pas, dans une affaire pour lui si capitale, la dupe des complaisances et des respects, mais à nommer, et à faire, s'il en était besoin, un effort de crédit pour que son choix l'emportât. J'appuyai fortement sur ce dernier article, parce que je craignis les ruses de Mme de Maintenon, la faiblesse et l'indécision du roi, et, plus que tout, la confiance de Chamillart qui s'y pourrait trouver trompée. Le soir même j'allai à Paris, j'y vis en arrivant Desmarets chez lui à qui je parlai franchement, et qui me parla de même. Je trouvai un homme qui voyait les cieux ouverts, et qui bien informé de toutes les démarches, bien appuyé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, comptait pour le lendemain le changement de sa fortune.

M. le duc d'Orléans qui était sur son départ pour l'Espagne, m'avait donné rendez-vous pour le lendemain matin au Palais-Royal. Nous y fûmes enfermés longtemps tête à tête à discuter ses affaires, après quoi je le mis en propos de celle des finances. Il savait tout par Mme de Maintenon avec qui il était bien alors. Il me la dit embarrassée et si peinée de l'état des choses, qu'elle l'avait assuré que tout homme lui serait bon, pourvu que ce fût le plus habile, et que, l'ayant pressée par curiosité sur Desmarets, elle ne lui en avait point dit de mal, mais l'avait trouvée froide, et avait su d'elle que le roi y avait un grand éloignement, sans quoi sa déclaration eût été déjà faite. Je voulus pénétrer davantage sur les prétendants, mais je n'en vis aucun de formel sinon Voysin, porté par Mme de Maintenon, mais faiblement, parce qu'à ce coup elle ne se trouvait pas la plus forte; qu'elle sentait que Chamillart obtiendrait qui il voudrait, auquel elle ne s'ouvrait plus, et qu'elle s'attendait bien qu'il ferait tout pour Desmarets. Là-dessus, je retournai du Palais-Royal chez lui, et lui donnai une vive alarme. Il m'assura cependant qu'il avait des lettres de Marly de ce même matin, et il était lors midi, qui l'assuraient que les mesures étaient si bien prises qu'il n'était pas possible qu'elles manquassent. Nous raisonnâmes sur ce qui se pouvait faire. Je l'exhortai à presser vivement les deux ducs de faire terminer la chose, l'un qui était à Paris en poussant son beau-frère, l'autre, par lui-même pour ne pas donner le temps à Mme de Maintenon de gagner du terrain, et au roi de s'affermir trop dans sa répugnance. Je lui recommandai de se garder bien de faire part de ce que je venais de découvrir au duc de Beauvilliers, de peur de le ralentir sur la chose même en armant sa faiblesse naturelle, surtout de bien confirmer Chamillart à le nommer nettement et fortement sans se cacher sous des ambages, ni laisser au roi à le deviner, ni la liberté de lui résister en face, ni de différer la nomination à une autre fois.

Je laissai Desmarets dans ces agitations, quoique pleines d'espérance. J'y étais moi-même pour lui, et pour l'intérêt de Chamillart. C'était le dimanche gras. Je devais souper à l'hôtel de Chevreuse. On y fut gai en apparence, inquiet en effet de n'avoir point de nouvelles que nous nous promîmes de nous envoyer dès que nous en aurions. Le lundi matin je fus chez le chancelier sur le midi, qui était à Paris, qui m'apprit que Desmarets était contrôleur général. Je le mandai à l'instant à l'hôtel de Chevreuse, où Goesbriant arrivait dans le même moment de la part de son beau-père, lequel était à Marly, et en vint descendre le soir chez le chancelier, auprès duquel il logeait, et avec qui il avait toujours conservé une grande liaison. Lorsqu'il fut employé aux finances, il demeura plusieurs jours sans en être directeur, sur quoi le chancelier lui dit plaisamment que l'enfant était baptisé et en sûreté, mais non encore nommé. Il avait beaucoup de traits comme celui-là, tous plaisants et fort justes.

Le mardi gras, lendemain de cette déclaration, j'allai le matin chez Desmarets. Je le trouvai dans son cabinet, au milieu des compliments, et déjà des affairés. Il quitta tout dès qu'il me vit, et commença son remercîment par des excuses de n'avoir pu venir lui-même chez moi me donner part de sa nouvelle fortune, lesquelles il assaisonna de tout ce qu'il put de mieux, puis me tirant à part dans une fenêtre, il me raconta pendant plus d'une grosse demi-heure tout ce qui s'était passé. Il me dit que Chamillart, qui n'avait pu sortir de l'Étang le samedi, était allé à Marly le dimanche, et avait parlé au roi, qui, ayant accepté sa démission des finances sans y faire de difficulté, avait longtemps raisonné avec lui sur le successeur, sans témoigner de goût particulier pour personne; que ce ministre, pressé à diverses reprises de proposer qui il croyait le plus capable de bien remplir ses pénibles fonctions, prononça enfin son nom, après avoir vainement essayé par beaucoup de contours et de propos vagues, de le désigner et d'y faire venir le roi; que le roi n'en fit encore nulle difficulté, et l'accepta aussitôt, et lui ordonna de le lui amener le lendemain matin lundi; qu'étant retourné tard à l'Étang, il ne lui put mander que fort tard aussi de se rendre de bon matin le lendemain lundi à l'Étang, sans ajouter rien de plus; qu'arrivé à sept heures, Chamillart lui apprit lui-même l'heureux changement de sa fortune; qu'aussitôt après il le mena à Vaucresson, petite maison de campagne du duc de Beauvilliers assez proche, où, après avoir conféré assez longtemps, ils s'en allèrent tous trois ensemble à Marly pour arriver à l'issue de la messe du roi. Chamillart et Desmarets entrèrent dans son cabinet, où il consomma l'affaire, et prévint Desmarets en lui expliquant lui-même l'état déplorable de ses finances, tant pour lui faire voir qu'il savait tout, que pour lui épargner peut-être l'embarras de lui en rendre un compte exact, comme cela ne se pouvait éviter à l'entrée d'une administration; le roi ajouta que, les choses en cet état, il serait très obligé à Desmarets s'il y pouvait trouver quelque remède, et point du tout surpris si tout continuait d'aller de mal en pis; ce qu'il assaisonna de toutes les grâces dont il avait coutume de flatter ses nouveaux ministres en les installant. Desmarets alla ensuite rendre ses hommages à Mme de Maintenon, qui le reçut honnêtement, sans rien de plus. Il revint de là à Paris par où il en était venu. Il me dit que le roi l'avait infiniment surpris et soulagé, en lui disant si nettement l'état de ses finances: surpris, parce qu'il n'imaginait pas qu'il en sût le quart; soulagé, en lui ôtant la peine indispensable de lui rendre un compte affligeant, et qui était désagréable pour son prédécesseur, duquel il tenait son retour et sa place.

Il me fit ensuite un plan abrégé de la conduite qu'il prétendait garder, qui me parut très bonne. Il se proposait de ne se point engager comme Chamillart en des paroles impossibles à tenir, de rétablir la bonne foi qui est l'âme de la confiance et du commerce, de rendre au roi un compte si net et si journalier, que, profitant des connaissances qu'il lui avait montrées, il ne lui en laissât pas perdre le souvenir, soit pour être disculpé des impossibilités qui se trouveraient dans les affaires, soit aussi pour profiter auprès de lui des ressources qu'il pourrait trouver. Comme il me parla avec beaucoup de confiance, et qu'il ne laissa pas de me laisser entrevoir qu'il n'estimait pas tout ce qu'avait fait Chamillart, je me licenciai à lui bien représenter les obligations qu'il lui avait, et sur ce qu'il en voulut mettre quelque chose sur le compte du chancelier, je ne le marchandai pas, et je lui remis bien expressément devant les yeux que celui-là n'avait que désiré, mais que l'autre avait effectué; que du néant d'une disgrâce obscure et douloureuse par son prétexte et sa longueur, il l'avoir à force de bras ramené sur l'eau pour l'honneur et pour la fortune, et lui avait enfin donné sa propre place. Je m'échappai même jusqu'aux considérations de reconnaissance et d'ingratitude. Desmarets les reçut bien. À ce propos il me dit que, s'il se trompait désormais en amis, ce serait bien sa faute, puisque vingt ans de disgrâce lui avaient appris à les bien démêler. J'en pris occasion de lui toucher un mot de quelques personnes considérables sur lesquelles je lui trouvai une mémoire nette et présente.

Je lui dis en même temps que, depuis qu'il était rentré dans les finances, il devait savoir les gens qui y faisaient des affaires; que j'étais bien assuré qu'il n'y trouverait Mme de Saint-Simon et moi pour rien; que nous avions toujours abhorré ces sortes de moyens d'avoir, et que, du temps de Pontchartrain et de celui de Chamillart, nous n'avions jamais voulu nous salir les mains d'aucune; que tout ce que je lui demanderais serait accès facile, payement de mes appointements et marques de considération et d'ancienne amitié dans les affaires qu'on ne pouvait éviter d'avoir avec la finance, depuis que tout l'était devenu, et qu'il n'y avait patrimoine qui ne passât souvent devant messieurs des finances, à raison des taxes, des impositions, des droits qui s'imaginaient tous les jours, tellement qu'il fallait leur être redevable du peu qui en demeurait aux propriétaires de plusieurs siècles. Il ne se put rien ajouter, à tout ce qu'il me répondit là-dessus. Il me dit qu'il n'était pas à savoir combien nous étions éloignés, Mme de Saint-Simon et moi, de faire des affaires, et de là se lâcha sur les prostitutions en ce genre de gens du plus haut parage, sur les trésors que MM. de Marsan et de Matignon, unis ensemble, avaient amassés sans nombre et sans mesuré, et sur tout ce que la maréchale de Noailles et sa fille, la duchesse de Guiche, ne cessait de tirer, qui tous les quatre entre autres avaient fait grand tort à Chamillart. Je l'arrêtai sur les dernières, et lui contai que Mme de Saint-Simon, fatiguée à la fin de tout ce qu'elle entendait contre Chamillart, à l'occasion de ces deux dames, l'en ayant averti, il s'était mis à sourire en avouant les choses en leur entier, et lui apprit qu'il avait un ordre du roi pour leur donner part, à toutes les deux, dans toutes les affaires qui se faisaient et se feraient, ce qui surprit extrêmement Desmarets. Il le fut bien plus encore de ce que Chamillart se lavait les mains des autres qui faisaient leurs affaires par le canal d'Armenonville à son insu, mais avec certitude qu'il ne le trouverait pas mauvais, bien qu'il ignorât le nombre prodigieux et les détails de ces exactions.

Ces propos lui ouvrirent le champ sur Armenonville, indigné toujours que son premier retour n'eût abouti qu'à le faire, pour son argent, confrère cadet d'un homme dont la comparaison lui était odieuse. Il s'en était souvent ouvert à moi dans ces temps-là. Jamais il n'avait été bien avec lui qu'à l'extérieur. J'étais content d'Armenonville dans tout ce qui s'était présenté à juger devant lui pour des taxes de terres et d'autres semblables misères qui ne sont que trop continuelles. Il aimait naturellement à obliger, surtout les personnes de qualité. Il me contait souvent aussi ses griefs sur Desmarets dont il me savait ami, et plus d'une fois, tandis qu'ils furent directeurs des finances, je fus arbitre de leurs pointilleries. Desmarets n'était pas de meilleure condition qu'Armenonville. Si l'un était neveu de Colbert, l'autre était beau-frère de Pelletier le ministre. Mais le cruel compliment de ce dernier en congédiant Desmarets, que, j'ai rapporté (t. II, p. 407), était sans doute le germe de cette haine qu'il ne put retenir avec moi dans ce moment de prospérité, quoiqu'il ne pût ignorer que je fusse de ses amis, et la joie de pouvoir l'humilier et s'en défaire. Je quittai Desmarets l'esprit rempli de réflexions sur les étranges mutations de ce monde, et de doute d'une grande et indissoluble union entre Chamillart et Desmarets.

L'instant de l'élévation d'un contrôleur général libre de tout autre emploi fut celui de la suppression des deux directeurs des finances, qui n'avaient été faits que pour le soulagement de Chamillart. Le roi voulut que Desmarets fût remboursé de [sa charge]; et pour Armenonville, on chercha quelqu'un qui voulût acheter bien cher une nouvelle place d'intendant des finances. Le roi acheva le payement par l'érection d'une capitainerie nouvelle du bois de Boulogne, avec la jouissance du château de la Muette, et la survivance pour son fils, et une pension de douze mille livres. Il lui conserva aussi son logement au château de Versailles; mais en même temps il le priva de l'entrée au conseil des finances, et le réduisit à la sèche fonction de simple conseiller d'État: encore lui donna-t-il un dégoût inusité. La moitié des conseillers d'État est ordinaire, l'autre moitié semestre . Cette différence est plutôt un nom qu'une chose; mais les semestres, sont touchés de monter à ordinaires, et le roi avait toujours coutume de faire monter l'ancien. Armenonville l'était: Fourcy mourut, il demanda à monter; Voysin, son cadet, fut préféré. Ce pauvre homme, si entêté du monde et de la cour, vit disparaître en un moment celle qui remplissait ses antichambres, congédia ses bureaux, et nettoya son cabinet de papiers de finance pour y faire place aux factums des plaideurs. Il était à l'Étang pour son travail ordinaire, un jour avant que Desmarets y fût mandé pour devenir son maître. Il y était encore le matin qu'il y arriva; il l'y vit arriver de Marly contrôleur général. Rien ne le surprit davantage, tant on aime à se flatter. Il était fort répandu dans le monde, il avait des amis, il voyait que les finances allaient changer de main, il connaissait les appuis de Desmarets, il devait être averti. Il ne put désespérer de sa fortune, il ne crut pas le coup de foudre si imminent. Tout étourdi qu'il en fut, il le supporta en galant homme, et il fut regretté. Je l'allai voir, et je me fis toujours un plaisir de lui marquer la même considération et la même amitié.

Le nouvel intendant des finances fut Poulletier, très riche financier qui avait passé sa vie dans les partis. Chamillart, à qui il était fort attaché, lui voulut faire cette fortune inouïe pour un financier qu'aucune magistrature n'avait encore décrassé. Ce fut ce que le chancelier appela le testament de Chamillart, la honte de ces charges, la flétrissure du conseil où ces intendants s'assoient, jugent, ont rang de conseillers d'État, et quand ils le deviennent, en fixent l'ancienneté à leur date d'intendants des finances. Cela fit grand bruit. Le chancelier cria bien haut, le conseil députa pour faire des oppositions, puis de très-horribles remontrances; ce n'en était plus le temps: rien ne fut écouté. Desmarets se tint neutre pour plus d'une raison. Chamillart tint ferme, et le roi maintint le changement d'un financier en juge de la finance et des autres procès. Un jour que, dans la chaleur de cette lutte, le chancelier s'emportait sur cette tache seul avec moi, qu'il disait si livide et qui déshonorait tout un corps illustre, je me mis à sourire et à lui demander froidement si ces charges d'intendants des finances étaient héréditaires: il fut surpris de la question. Je lui demandai ensuite s'il les comparait à nos dignités, et le corps du conseil à notre collège; il fut encore plus étonné. Après qu'il m'eut répondu à ces deux questions: « Ne vous émerveillez donc pas, lui dis-je, si vous m'avez vu si outré lorsque ce pied plat de Villars, sorti du greffe de Condrieu, est devenu duc héréditaire. » À cela le chancelier n'eut pas un mot à répliquer. Il baissa la tête, il m'avoua que j'avais grande raison, et il se lâcha avec moi sur cet avilissement incroyable où, avec tant de soin, on prend plaisir à tout confondre. Jamais depuis je ne l'ouïs dire un mot du conseil et de Poulletier. Je me suis un peu étendu sur ce mariage du fils de Chamillart, sur le changement de contrôleur général et sur ce qui se passa alors entre Desmarets et moi. L'application de toutes ces choses trouvera sa place en son temps.

Il n'est pas croyable combien on en prit occasion de crier contre le duc de Beauvilliers. Avec sa dévotion, sa modestie, sa retraite, il sacrifiait, disait-on, sa nièce, d'un sang illustre, à la passion de dominer dans le conseil, et de se rendre l'arbitre des affaires par Chamillart, dont le fils devenait son neveu par Desmarets et par Torcy, ses cousins germains. La pureté de ses intentions n'était pas à portée d'une cour si ambitieuse, où les envieux de ses places et de sa faveur ne pouvaient comprendre qu'elles fussent si parfaitement soumises en lui à la plus sévère vertu. Mme de Maintenon, enragée de n'avoir pu le perdre, y donnait secrètement le ton par ses confidentes; Harcourt et sa cabale, qui dévoraient ses emplois, déployèrent une éloquence agréable à leur protectrice; les Noailles, si outrés d'avoir manqué leur coup, ne se ménagèrent pas, et c'était une tribu qui entraînait bien des gens; M. de La Rochefoucauld, qui ne les aimait pas ni Mme de Maintenon, mais envieux né jusque d'une cure de village, ne clabauda pas moins. Il n'y avait pas moyen d'expliquer à cette multitude des raisons secrètes et qu'ils étaient si peu capables de croire et de goûter. Il fallut donc se taire et laisser écouler le torrent, qui passa aussi vite qu'il s'était formé, et dont la sage tranquillité du duc de Beauvilliers ne put être seulement émue.

Le contrat de mariage de Cani (c'est le nom que prit le fils de Chamillart en se mariant) fit naître une difficulté qui eut des suites dont il n'est pas temps de parler. Mlle de Bourbon le signa au-dessous de Mme la Duchesse sa mère; Mme la duchesse du Maine s'en scandalisa et refusa de signer; pour lors il n'en fut autre chose.

Le chevalier de Nogent mourut fort vieux, et s'était marié par une ancienne inclination, il n'y avait pas longtemps, à une Mme de La Jonchère à qui et à ses enfants il avait donné tout son bien, et ne laissa point d'enfants. C'était une manière de cheval de carrosse qui était de tout temps ami intime de Saint-Pouange et favori de M. de Louvois. Cela l'avait fait aide de camp du roi en toutes ses campagnes, et donné une sorte de considération. Pendant une de celles-là, M. de Louvois, qui était magnifique pour ses amis, lui fit bâtir et meubler la plus jolie maison du monde sous la terrasse de Meudon, avec des jardins fort agréables, qu'il trouva prête à habiter à son retour. On peut juger du plaisir de la surprise; c'est la même que Mme de Verue a eue depuis et qu'elle a tant embellie. Ce chevalier de Nogent était assez familièrement avec le roi, mais depuis longtemps fort peu à la cour et dans le monde. Tout son mérite était son attachement à M. de Louvois. Il était frère de Nogent, tué au passage du Rhin, maître de la garde-robe, beau-frère de M. de Lauzun, de Vaubrun, tué lieutenant général au combat d'Altenheim, cette admirable retraite que fit M. de Lorges à la mort de M. de Turenne, et de la princesse de Montauban. Leur père était capitaine de la porte, qui par son esprit s'était bien mis à la cour, et fort familièrement avec le cardinal Mazarin et la reine-mère. Leur nom était Bautru, de la plus légère bourgeoisie de Tours.

Langlée mourut aussi en même temps sans avoir jamais été marié. J'ai suffisamment parlé de ce bizarre personnage (t. II, p. 385 et suiv.). Le monde y perdit du jeu, des fêtes et des modes, et les femmes beaucoup d'ordures. Il laissa plus de quarante mille livres de rente, sa belle maison meublée et d'autres effets à Mlle de Guiscard, fille unique de sa soeur.

En même temps mourut encore le comte d'Oropesa, retiré auprès de l'archiduc de Barcelone, duquel aussi j'ai suffisamment parlé (t. III, p. 88).

Fort peu après mourut Montbron, que le servage à Louvois avait élevé et porté même dans la familiarité du roi par la petitesse des détails. C'était un petit homme de mine chétive, d'esprit médiocre, mais tout tourné à faire, grand vanteur, parleur impitoyable, toutefois point malhonnête homme, assez bon officier et brave, que le roi eût volontiers fait maréchal de France, s'il eût osé par la comparaison de Montal, du duc de Choiseul et d'autres qu'il ne voulut pas faire. Montbron portait en plein le nom et les armes de cette grande et ancienne maison fort tombée depuis longtemps, et qui le laissa faire, parce qu'on fait là-dessus tout ce qu'on veut en France. Il venait de père en fils d'un chevalier de Montberon, général des finances en 1539, qui était son trisaïeul, et qui portait de Montberon brisé d'un filet en barre. Cette marque, qui est d'un bâtard, et son emploi, sont parlants dans un homme de ce nom. Sa postérité ne fit guère plus de figure en biens ni en emplois. Le père de celui dont il s'agit ici fit ériger son méchant petit fief de Sourdun en vicomté sous le nom de Montberon en 1654, servit en de petits emplois, fut gouverneur de Bray-sur-Seine, et parvint à faire deux de ses fils chevaliers de Malte. L'aîné, dont on parle ici, se fourra dans la confiance de M. de Louvois, qui lui fit donner la seconde compagnie des mousquetaires, dont le roi s'amusait fort alors. Il devint lieutenant général et successivement gouverneur d'Arras, Gand, Tournai et Cambrai et seul lieutenant général de Flandre, où il demeurait toujours. M. de Louvois le fit chevalier de l'ordre en la promotion de 1688, où il mit tant de militaires et tant de gens de bas aloi. Montbron conserva toute sa vie ses cheveux verts, avec une grande calotte, qui figurait fort mal avec son cordon bleu par-dessus. Il venait voir le roi tous les ans, et en était toujours bien traité et distingué. Il s'avisa d'être médecin et chimiste; il mit un remède à la mode qui tua la plupart de ceux qui en usèrent, tous par des cancers. Il lui en vint un à la main dont il mourut aussi. Un peu auparavant il se démit de sa lieutenance générale de Flandre, dont le roi lui fit donner cent cinquante mille livres par le chevalier de Luxembourg, et, à sa mort, il donna Cambrai à Besons, et Gravelines, qu'avait celui-ci, à Chamerault, favori de M. de Vendôme.

M. le duc d'Orléans n'avait voulu partir que mains garnies. Il savait ce qu'il avait coûté à sa gloire et aux succès de la guerre, la campagne précédente, du dénuement extrême de l'Espagne. Lorsqu'il arrangeait tout pour son départ, on apprit que les Maures avaient pris Oran et accordé une honnête capitulation à la garnison qui s'était retiré à Muzalquivir. Tésut, fils d'un conseiller au parlement de Bourgogne, des amis de mon père, et qui prenait soin de sa provision de vin, mourut subitement. Il était secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans. C'était un garçon de beaucoup d'esprit et de connaissances, fort singulier et fort atrabilaire, et cependant assez répandu dans le monde, où il était estimé et considéré au-dessus de son état. Il avait été en même qualité à Monsieur, et quoique bien avec tout ce qui le gouvernait, il ne laissait pas d'être fort honnête homme. L'abbé Dubois, que nous verrons cardinal et maître du royaume, brigua fort la charge de Tésut, et M. le duc d'Orléans, avec ce faible qu'il a toujours eu pour lui, et qui semble devenu une plaie fatale aux princes pour leurs précepteurs, mourait d'envie de la lui donner. Mme la duchesse d'Orléans, dont pourtant il avait achevé le mariage, ne craignait rien davantage, parce qu'elle le connaissait, et le roi, qui le connaissait encore bien mieux, s'y opposa si décisivement que son neveu n'osa passer outre. Il donna donc la charge à l'abbé de Tésut, frère de celui qui venait de mourir, tout aussi honnête homme que lui, mais tout aussi atrabilaire, et qui avait été employé en Hollande, en Allemagne et à Rome pour les affaires de la succession palatine entre Madame et l'électeur palatin. L'abbé Dubois ne put digérer cette exclusion. Ne pouvant s'en prendre au roi ni guère à Mme la duchesse d'Orléans, son désespoir se tourna contre l'émule qui l'avait emporté sur lui. Jamais il ne lui pardonna, non pas même après que la fortune aveugle l'eut élevé sur le plus haut pinacle. Il n'est pas temps de s'étendre sur cet étrange compagnon.

Le roi voulut savoir les gens qui devaient suivre M. le duc d'Orléans en Espagne, et ne voulut pas permettre que Nancré en fût. Le voyage de sa belle-mère avec Mme d'Argenton l'avait gâté auprès du roi. Il avait obtenu une audience pour s'en justifier à son retour de Dauphiné, comme je l'ai dit alors; il crut y avoir réussi et se trouva bien étonné de ce coup de caveçon. Il ploya les épaules; mais en compère adroit, plein d'esprit, de fausseté et de manéges, à qui les moyens quels qu'ils fussent ne coûtaient rien, il espéra bien de se relever.

Parmi ceux qui devaient être de la suite du voyage M. le duc d'Orléans nomma Fontpertuis. À ce nom, voilà le roi qui prend un air austère: « Comment, mon neveu, lui dit le roi, Fontpertuis, le fils de cette janséniste, de cette folle qui a couru M. Arnauld partout! je ne veux point de cet homme-là avec vous. — Ma foi, sire, lui répondit M. le duc d'Orléans, je ne sais pas ce qu'a fait la mère, mais pour le fils, il n'a garde d'être janséniste, et je vous en réponds; car il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible, mon neveu? répliqua le roi en se radoucissant. — Rien de plus certain, sire, reprit M. d'Orléans; je puis vous en assurer. — Puisque cela est, dit le roi, il n'y a point de mal, vous pouvez le mener. » Cette scène, car on ne peut lui donner d'autre nom, se passa le matin; et l'après-dînée même, M. le duc d'Orléans me la rendit pâmant de rire, mot pour mot, telle que je l'écris. Après en avoir bien ri tous deux, nous admirâmes la profonde instruction d'un roi dévot et religieux, et la solidité des leçons qu'il avait prises de trouver sans comparaison meilleur de ne pas croire en Dieu que d'être ce qu'on lui donnait pour janséniste, celui-ci dangereux à suivre un jeune prince à la guerre, l'autre sans inconvénient par son impiété. M. le duc d'Orléans ne se put tenir d'en faire le conte, et il n'en parlait jamais sans en rire aux larmes. Le conte courut la cour et puis la ville; le merveilleux fut que le roi n'en fut point fâché . C'était un témoignage de son attachement à la bonne doctrine, qui, pour ne lui pas déplaire, éloignait de plus en plus du jansénisme. La plupart en rirent de tout leur coeur; il s'en trouva de plus sages qui en eurent plus d'envie de pleurer que de rire, en considérant jusqu'à quel excès d'aveuglement le roi était conduit. Ce Fontpertuis était un grand drôle, bien fait, ami de débauche de M. de Donzi, depuis duc de Nevers, grand joueur de paume. M. le duc d'Orléans aimait aussi à y jouer, et de tout temps aimait M. Donzi qu'il avait vu d'enfance avec nous au Palais-Royal; et beaucoup plus en débauche lorsqu'il s'y fut livré. Donzi lui produisit ce Fontpertuis pour qui il prit de la bonté. Longtemps après, dans sa régence, il lui donna moyen de gagner des trésors au trop fameux Mississipi, toujours sous la protection de M. de Nevers. Mais quand ils furent gorgés de millions, Fontpertuis sans proportion plus que l'autre, ils se brouillèrent, dirent rage l'un de l'autre, et ne se sont jamais revus.

CHAPITRE IX. §

Projet d'Écosse. — Duc de Chevreuse ministre d'État incognito. — Projet de faire révolter les Pays-Bas espagnols. — Soupçons injustes de Chamillart éclaircis par Boufflers. — Retour sincère de Chamillart pour Bergheyck. — Ignorance et opiniâtreté surprenantes de Vendôme avec Bergheyck devant le roi. — Principaux de la suite du roi d'Angleterre en Écosse; leur état et leur caractère. — Middleton et sa femme; leur état, leur fortune, leur caractère. — Officiers généraux français de l'expédition. — Gacé désigné maréchal de France; son caractère. — Départ du roi d'Angleterre, que la rougeole arrête à Dunkerque. — Il met à la voile. — Belle action du vieux lord Greffin. — Espions à Dunkerque. — Le roi d'Angleterre battu d'une grande tempête. — Attente et désirs des Écossais. — Le roi d'Angleterre, chassé en mer et combattu par la flotte anglaise, déclare Gacé maréchal de France et revient à Dunkerque. — Gacé prend le nom de maréchal de Matignon. — Middleton et Forbin causes du retour, et très suspects. — Belle action du chevalier de La Tourouvre. — Prisonniers sur le Salisbury bien traités. — Lévi lieutenant général. — Grandeur de courage de Greffin. — Époque des noms de chevalier de Saint-Georges et de Prétendant demeurés enfin au roi Jacques III. — Entrevue du roi et de la cour débarquée et revenue à Marly. — Sage conduite de la reine Anne et de ses alliés.

Depuis longtemps un projet des plus importants frappait secrètement à toutes les portes pour se faire écouter. Son heure arriva enfin au dernier voyage de Fontainebleau où il fut résolu, où les promoteurs que je devinai à leurs démarches, me l'avouèrent sous le dernier secret, où j'en découvris un qui n'a été su que de bien peu de personnes intimes : c'est que le duc de Chevreuse était en effet ministre d'État sans en avoir l'apparence et sans entrer au conseil. À la fin je m'en doutai; ses conférences si fréquentes à Fontainebleau avec Pontchartrain, l'aveu qu'ils me firent l'un et l'autre de ce qui s'y traitaient, les suites de cette affaire dans ce même voyage achevèrent de me persuader que je ne me trompais pas en croyant le duc de Chevreuse ministre. Je me hasardai de le dire nettement au duc de Beauvilliers, qui dans sa surprise me demanda avec trouble d'où je le savais, et qui enfin me l'avoua sous le plus profond secret. Dès le jour même, je me donnai le plaisir de le dire au duc de Chevreuse. Il rougit jusqu'au blanc des yeux, il s'embarrassa, il balbutia, il finit par me conjurer de garder sur cela un secret impénétrable, qu'il ne put me dissimuler plus longtemps.

Je sus enfin par eux-mêmes qu'il y avait plus de trois ans, même quatre, que les ministres des affaires étrangères, de la guerre, de la marine et des finances avaient ordre de ne lui rien cacher, les deux premiers de lui communiquer tous les projets et toutes les dépêches, et tous quatre de conférer de tout avec lui. Il entrait très souvent chez le roi par les derrières, souvent aux heures ordinaires. Il avait des audiences du roi longues dans son cabinet, tantôt retenu par le roi, tantôt y restant de lui-même quand tous en sortaient.

Quelquefois au dîner, mais presque tous les soirs au milieu du souper, il venait au coin du fauteuil du roi. On se rangeait alors pour les seigneurs. Le roi, qui entendait le mouvement, ne manquait guère à se tourner pour voir qui arrivait, et quand c'était M. de Chevreuse, la conversation se liait bientôt, puis se faisait à l'oreille, ou par M. de Chevreuse de lui-même, ou par le roi qui l'appelait et lui parlait bas. J'en fus Longtemps la dupe avec toute la cour, qui admirait qu'un détail des chevau-légers pût fournir à des conversations si longues, si fréquentes et si fort à l'oreille, et qui s'en étonna bien plus quand ce prétexte eut cessé par la démission de cette compagnie à son fils. À la fin je me doutai d'autre chose, et j'en découvris tout le mystère à Fontainebleau. C'était d'affaires d'État qu'il s'agissait dans ces conversations, et d'affaires d'État que le duc de Chevreuse s'occupait si assidûment dans son cabinet, où personne ne pouvait comprendre que ses affaires domestiques ni celles des chevau-légers le pussent tenir si habituellement. Il avait toujours été, au goût du roi. C'était peut-être le seul homme d'esprit et savant qu'il ne craignît point. Il était rassuré par sa douceur, sa mesure, sa modestie, et par ce tremblement devant lui qui fit toujours son grand mérite et celui du duc de Beauvilliers. Personne ne parlait plus juste, plus nettement, plus facilement, plus conséquemment, ni avec plus de lumière, avec une douceur et un tour aisé en tout. Le roi l'aurait volontiers mis dans le conseil, mais Mme de Maintenon, Harcourt, jusqu'à M. de La Rochefoucauld qu'il craignit là-dessus, l'en empêchèrent. Il prit donc le parti de cet incognito, que je crois avoir été unique en ce genre, et dont personne peut-être, hors le duc de Chevreuse, ne se serait accommodé, surtout avec la certitude de l'obstacle qui le réduisait à cette sorte de ténèbres subsisterait toujours, et toujours lui fermerait la portée du conseil. Il était un avec le duc de Beauvilliers, et ils passaient presque tout leur loisir ensemble; ils étaient en liaison et cousins germains de Torcy, et maintenant de Desmarets, et amis intimes de Chamillart dès son entrée au ministère. Quoique le chancelier fût ennemi de Beauvilliers, il aimait le duc de Chevreuse, et celui-ci en avait été si content lors de ses divers échanges avec Saint-Cyr qu'il en était demeuré de ses amis. Par conséquent Pontchartrain, quoiqu'il n'aimât pas les amis de son père, n'osait, avec les ordres qu'il avait, n'être pas en grande mesure avec lui; et de cette façon, les commerces continuels d'affaires des ministres avec lui, et de lui avec eux, étaient couverts des liaisons de parenté, d'amitié et de société.

Ce fut par lui que le projet fut admis. Hough, gentilhomme anglais, plein d'esprit et de savoir, et qui surtout possédait les lois de son pays, y avait fait divers personnages. Ministre de profession et furieux contre le roi Jacques, puis catholique et son espion, il avait été livré au roi Guillaume qui lui pardonna. Il n'en profita que pour continuer ses services à Jacques. Il fut pris plusieurs fois, et s'échappa toujours de la Tour de Londres et d'autres prisons. Ne pouvant plus demeurer en Angleterre, il vint en France, où, vivant en officier, il s'occupa toujours d'affaires, et fut payé pour cela par le roi et par le roi Jacques, au rétablissement duquel il pensait sans cesse. L'union de l'Écosse avec l'Angleterre lui parut une conjoncture favorable par le désespoir de cet ancien royaume de se voir réduit en province sous le joug des Anglais. Le parti jacobite s'y était conservé; le dépit de cette union forcée l'accrut dans le désir de la rompre par un roi qu'ils auraient rétabli. Hough, qui conservait partout des intelligences, fut averti de cette fermentation; il y fit des voyages secrets, et, après avoir frappé longtemps ici à diverses portes de ministres, Caillières, à qui il s'ouvrit, en parla au duc de Chevreuse, puis au duc de Beauvilliers, qui y trouvèrent de la solidité. C'était un moyen sûr de faire une diversion puissante, de priver les alliés du secours des Anglais occupés chez eux, et les mettre dans l'impuissance de soutenir l'archiduc en Espagne, et dans l'embarras partout ailleurs dénués des forces anglaises. Les deux ducs gagnèrent Chamillart, puis Desmarets tout à la ‘fin, dès qu'il fut en place. Mais le roi était si rebuté des mauvais succès qu'il avait si souvent éprouvés de ces sortes d'entreprises, que pas un d'eux n'osa la lui proposer. Chamillart ne faisait qu'y consentir. Épuisé de corps et d'esprit, accablé d'affaires, il n'était pas en situation de devenir le promoteur de cette affaire. Chevreuse en parla au chancelier pour voir s'il la goûterait et s'il voudrait persuader son fils dont le ministère devenait principal en ce genre. Le chancelier y entra. Pontchartrain n'osa rebuter, mais il essaya de profiter de la lenteur naturelle de M. de Chevreuse et de sa facilité à raisonner sans fin pour allonger et le rebuter à force de difficultés. C'est ce qui me fit découvrir l'affaire à Fontainebleau. J'y logeais chez Pontchartrain au château, et j'étais fort souvent chez M. de Chevreuse. Leurs visites continuelles, leurs longues conférences me mirent en curiosité, et je sus enfin dès Fontainebleau, de quoi il s'agissait entre eux, que Caillières après me mit au net à mesure du progrès.

C'était cependant à qui attacherait le grelot. Le duc de Noailles leur parut propre à gagner Mme de Maintenon qui en était coiffée, et qui lui parlait de tout. M. de Chevreuse, nonobstant tout ce que le maréchal avait fait et tenté contre eux dans l'affaire de M. de Cambrai, était toujours en liaison avec eux, parce que, tantôt par ordre du roi, et quelquefois à la prière des parties, il avait essayé de les accommoder avec les Bouillon dans l'affaire de la vassalité de Turenne, qui avait été poussée extrêmement loin entre eux et qui n'était rien moins que finie ni qu'amortie. Ils attendirent donc le retour du duc de Noailles de Roussillon, et s'ouvrirent à lui du projet d'Écosse. Flatté de la confiance, du besoin de son secours et d'une occasion d'entrer de plus en plus avec Mme de Maintenon en affaires importantes, il se chargea volontiers de lui parler de celle-ci et de la lui faire approuver. Elle était alors pour le duc de Noailles en admiration continuelle; elle n'eut donc pas de peine à approuver ce qu'il lui présenta comme faisable. Ces mesures prises, il ne fut plus question que d'y amener le roi. Il ne fallait pas moins pour y réussir que Mme de Maintenon avec tous les ministres. Encore était-il si dégoûté de toutes ces sortes d'entreprises, dont pas une n'avait réussi, qu'il ne donna dans celle-ci que par complaisance et sans avoir pu la goûter. Dès qu'il y eut consenti, on mit tout de bon la main à l'oeuvre; mais en même temps, on se proposa une autre entreprise de cadence et de suite à celle-ci.

On crut pouvoir profiter du désespoir dans lequel les traitements des Impériaux avaient jeté les Pays-Bas espagnols, tombés entre leurs mains après la bataille de Ramillies, et les faire révolter dans le temps que l'affaire d'Écosse étourdirait les alliés, les priverait de tout secours d'Angleterre, et les engagerait peut-être à y en envoyer. Bergheyck, dont j'ai eu assez souvent occasion de parler pour n'avoir plus à le faire connaître, fut mandé comme l'homme le plus instruit de l'état de ces pays, par les amis et les intelligences qu'il y avait toujours conservés, et dont la capacité, le grand sens et la connaissance des personnes et des lieux seraient les plus capables d'éclairer, tant pour la résolution à prendre que pour la manière d'exécuter. Il arriva donc chez Chamillart. Ce ministre, séduit dans tous les commencements par ceux dont il se servait à Bruxelles, qui pour conserver et accroître leur autorité voulurent ruiner celle de Bergheyck, avait conçu des soupçons auxquels il donna trop d'essor. Boufflers, qui commandait alors à Bruxelles et dans tous les Pays-Bas français et même espagnols, par son union avec le marquis de Bedmar, suivit de près Bergheyck, et à force de s'en informer et de l'éclairer il reconnut qu'il n'y avait point d'homme plus capable, plus fidèle, plus désintéressé. Sa conduite avec nos généraux, nos officiers, nos intendants confirma si pleinement le témoignage que Boufflers ne cessa d'en rendre, que Chamillart, n'osant plus attaquer son autorité, entra enfin en concert avec lui de toutes choses, et s'en trouva si excellemment bien qu'il lui donna toute sa confiance, et devint pour toujours son ami particulier. On confia donc à Bergheyck le projet résolu d'Écosse, et on lui proposa celui des Pays-Bas; il ne le jugea pas impossible. L'embarras était que les Espagnols étaient les moins forts dans toutes les places. Mais Bergheyck, après y avoir bien pensé, crut pouvoir pratiquer si bien les principaux des villes que tout réussirait sans peine dans ce premier étonnement de l'entreprise d'Écosse, avec l'appui de la combustion de l'Angleterre, de nos armées en Flandre, et en même temps de quelque expédition sur le Rhin, pour tenir partout les ennemis en incertitude et en haleine.

Avant de congédier Bergheyck, il fallut examiner, dans la supposition du succès, les mouvements à faire faire aux armées de Flandre, selon les divers cas et les diverses ouvertures qui se pourraient présenter. Pour cela il fallut raisonner avec celui qui les devait commander. C'était le duc de Vendôme, que le goût du roi mettait volontiers dans ce secret. Lui et Bergheyck en raisonnèrent devant le roi, Chamillart présent. Parcourant les différentes choses qui se pourraient exécuter, selon que la facilité s'en présenterait par un côté ou par un autre-, il fut question de Maestricht. Vendôme, ne doutant de rien, expliquait comment il prétendait s'y prendre; Bergheyck contestait. Vendôme, indigné qu'un homme de plume osât disputer de mouvements de guerre et d'entreprises sur des places avec lui, s'échauffa; l'autre, froid et respectueux, demeura ferme. À la fin ils comprirent que le cours de la Meuse formait la dispute. Vendôme se moqua de Bergheyck comme d'un ignorant qui ne savait pas la position des lieux. Bergheyck, toujours modeste, se rabattit à ne se point mêler des dispositions que Vendôme prétendait faire, mais à maintenir qu'elles seraient inutiles, parce qu'il mettait la Meuse entre lui et Maestricht. Vendôme plus échauffé soutint que c'était le contraire, que la Meuse ne coulait point là, mais d'un autre côté, et qu'elle n'était point entre lui et Maestricht de la manière qu'il proposait de se mettre. De cette façon il pouvait avoir raison; de l'autre, à se placer comme il voulait, l'entreprise était non seulement impossible, mais ne se pouvait imaginer. Dans ce contraste de facilité ou d'impossibilité physique, le fait en décidait. Vendôme eut beau répondre qu'il était sûr de ce qu'il avançait, et crier en maître de l'art avec mépris de cet homme de plume qui voulait savoir mieux que lui la situation des lieux, le roi, lassé d'une pure question de fait, prit des cartes. On chercha celle où était Maestricht, et elle prouva que Bergheyck avait raison. Un autre que le roi eût senti à ce trait quel était ce général de son goût, de son coeur, de sa confiance; un autre que Vendôme eût été confondu; mais ce fut Bergheyck qui le demeura de cette scène, et qui ne cessa depuis de trembler de plus en plus de voir les armées en de telles mains, et l'aveuglement du roi pour elles. Il fut renvoyé très promptement en Flandre pour travailler au projet de révolte, et il le fit si utilement qu'on put compter bientôt après sur un solide succès, mais ce succès était si dépendant de celui d'Écosse, par lequel il fallait commencer avant que de remuer rien en Flandre que, le premier ayant avorté, ce ne fut que par la spéculation qu'on put juger de ce qui serait résulté des intelligences et des pratiques de Bergheyck.

On avait caché dans le village de Montrouge, près Paris, des députés écossais, chargés des pouvoirs des principaux seigneurs du pays et d'une infinité d'autres signatures. Ils pressaient fortement l'expédition. Le roi en donna tous les ordres. On arma trente vaisseaux à Dunkerque et dans les ports voisins, en comptant les bâtiments de transport. Le chevalier de Forbin, qui s'était signalé, comme on l'a vu en son temps, dans la mer Adriatique, dans celle du Nord, et sur les côtes d'Angleterre et d'Écosse, fut choisi pour commander l'escadre destinée pour l'Écosse. On envoya quatre millions en Flandre pour le payement des troupes dont on fit avancer six mille hommes sur les côtes vers Dunkerque. Ce qui s'y passait fut donné pour armements de particuliers, et le mouvement des troupes pour changements de garnisons. Le secret fut observé très entier jusqu'au bout; mais le mal fut que tout fut très lent. La marine ne fut pas prête à temps; ce qui dépendit de Chamillart encore plus tard.

Lui et Pontchartrain, de longue main aigris l'un contre l'autre, se rejetèrent mutuellement la faute avec beaucoup d'aigreur. La vérité est que tous deux y étaient, mais que Pontchartrain fut plus qu'accusé d'y avoir été par mauvaise volonté et l'autre par impuissance. On eut grand soin qu'il ne parût aucun mouvement à Saint-Germain. On couvrit le peu d'équipages qu'on tint prêts au roi d'Angleterre d'un voyage à Anet pour des parties de chasse. Il ne devait être suivi, comme en effet il ne le fut, que du duc de Perth qui avait été son gouverneur, de Scheldon qui avait été son sous-gouverneur, des deux Hamilton, de Middleton, et de fort peu d'autres.

Perth était Écossais; il avait été longtemps chancelier d'Écosse, qui est la première dignité et la plus autorisée du pays, et qui est aussi militaire, toujours remplie par les premiers seigneurs. Ses gendres, ses neveux, ses plus proches y occupaient encore les premiers emplois, y avaient le principal crédit, et étaient tous dans le secret et les plus ardents promoteurs de l'entreprise. Le sous-gouverneur était un des plus beaux, des meilleurs et des plus étendus esprits de toute l'Angleterre, brave, pieux, sage, savant, excellent officier, et d'une fidélité à toute épreuve. Les Hamilton étaient frères de la comtesse de Grammont, des premiers seigneurs d'Écosse, braves et pleins d'esprit, fidèles. Ceux-là, par leur soeur, étaient fort mêlés dans la meilleure compagnie de notre cour; ils étaient pauvres et avaient leur bon coin de singularité. Middleton était le seul secrétaire d'État, parce qu'il avait coulé à fond le duc de Melford, frère du duc de Perth, qui était l'autre, qui n'en avait plus que le nom depuis les exils où fort injustement, à ce que les Anglais de Saint-Germain prétendaient, Middleton l'avait fait chasser. Il n'habitait plus même Saint-Germain. La femme de Middleton était gouvernante de la princesse d'Angleterre, et avait toute la confiance de la reine. C'était une grande femme, bien faite, maigre, à mine dévote et austère. Elle et son mari avaient de l'esprit et de l'intrigue comme deux démons; et Middleton, par être de fort bonne compagnie, voyait familièrement la meilleure de Versailles. Sa femme était catholique, lui protestant, tous deux de fort peu de chose, et les seuls de tout ce qui était à Saint-Germain qui touchassent tous leurs revenus d'Angleterre. Le feu roi Jacques, en mourant, l'avait fort exhorté à se faire catholique. C'était un athée de profession et d'effet, s'il peut y en avoir, au moins un franc déiste; il s'en cachait même fort peu. Quelques mois après la mort de Jacques, il fut un matin trouver la reine, et comme éperdu lui conta que ce prince lui était apparu la nuit, lui déclara avec grande effusion de coeur qu'il devait son salut à ses prières, et protesta qu'il était catholique. La reine fut assez crédule pour s'abandonner au transport de sa joie. Middleton fit une retraite qu'il termina par son abjuration, se mit dans la grande dévotion, et à fréquenter les sacrements. La con fiance de la reine en lui n'eut plus de bornes; il gouverna tout à Saint-Germain. La Jarretière lui fut offerte qu'il refusa par modestie, mais pour tout cela ses revenus d'Angleterre ne lui étaient pas moins fidèlement remis. Plus d'une fois le projet d'Écosse, proposé d'abord à Saint-Germain, avait été rejeté par lui, et méprisé par la reine qu'il gouvernait. Quand il se vit pleinement ancré, il quitta peu à peu la dévotion, et peu à peu reprit son premier genre de vie sans que son crédit en reçût de diminution. Cette fois, comme les précédentes, il fut de tout le secret; mais, comme notre cour y entrait avec efficace, il n'osa le contredire, mais il s'y rendit mollement. Tel fut le seul et véritable mentor que la reine donna au roi son fils pour l'expédition d'Écosse.

L'affaire était au point qu'elle ne pouvait plus être retardée; le secret commençait à transpirer. On avait embarqué une prodigieuse quantité d'armes et d'habits pour les Écossais; les mouvements de terre et de mer étaient nécessairement devenus trop visibles sur la côte. Chamillart fit nommer pour lieutenants généraux Gacé, frère de Matignon, et Vibraye: le premier bon et honnête homme, mais sans esprit, sans capacité, sans réputation quelconque à la guerre; Vibraye, brave et fort débauché, c'était tout. M. de Chevreuse voulut que Lévi, son gendre, fût l'ancien des deux maréchaux de camp; Ruffey, mort sous-gouverneur du roi, fut l'autre. Chamillart, intime des Matignon, saisit cette occasion pour faire Gacé maréchal de France. Le roi eut la complaisance pour son ministre de faire expédier par Torcy des patentes à Gacé d'ambassadeur extraordinaire auprès du roi d'Angleterre, et de trouver bon que Chamillart remît au roi d'Angleterre un paquet cacheté, qui contenait les provisions de maréchal de France pour le même Gacé, à qui ce prince le devait remettre lorsqu'il aurait mis pied à terre en Écosse.

Enfin, le mercredi 6 mars, le roi d'Angleterre partit de Saint-Germain. Tant de lenteurs ne permirent pas de douter qu'on ne fût enfin instruit en Angleterre. On comptait que [les Anglais] n'auraient pas de quoi s'y opposer, parce que le chevalier Leake avait emmené presque tout ce qui leur restait de vaisseaux de guerre à l'escorte d'un grand convoi pour le Portugal. On fut surpris de voir arriver, le dimanche 11 mars, le chevalier de Fretteville à Versailles avec la nouvelle que Leake, repoussé par les vents contraires à Torbay (où on sut depuis qu'il s'était tenu caché), était venu bloquer Dunkerque, sur quoi on avait débarqué nos troupes. Il apportait une lettre du roi d'Angleterre, qui criait fort contre ce débarquement, et qui voulait tout forcer, et à quelque prix que ce fût, tenter de passer et de se rendre en Écosse. Il en fit tant de bruit à Dunkerque que le chevalier de Forbin ne put s'empêcher d'envoyer reconnaître cette flotte par les chevaliers de Tourouvre et de Nangis, sur le rapport desquels on espéra de pouvoir passer; et tout de suite on fit rembarquer les troupes. Mais voici le contretemps, supposé que l'entreprise ne fût pas déjà échouée longtemps avant le départ de Saint-Germain. La princesse d'Angleterre avait eu la rougeole; elle commençait à peine à entrer en convalescence lors du départ du roi son frère. On l'avait empêché de la voir, de peur qu'il ne gagnât ce mal, sur le point de l'entreprise. Il se déclara à Dunkerque, à la fin de l'embarquement des troupes. Voilà un homme au désespoir, qui veut qu'on l'enveloppe dans des couvertures et qu'on le porte au vaisseau. Les médecins crièrent que c'était le tuer avec certitude; il fallut demeurer. Deux des cinq députés écossais, cachés chez le bailli à Montrouge, avaient été renvoyés, il y avait plus de quinze jours, pour annoncer en Écosse l'arrivée imminente de leur roi avec des armes et des troupes. Le mouvement que cela devait produire donnait encore plus d'impatience du départ. Enfin le roi d'Angleterre, à demi guéri et fort faible, se voulut déterminément embarquer le samedi 19 mars, malgré les médecins et la plupart de ses domestiques. Les vaisseaux ennemis s'étaient retirés; à six heures du matin, ils mirent à la voile par un bon vent et par une brume qui les fit perdre de vue sur les sept heures.

Il y avait à Saint-Germain un vieux milord Greffin; fort borné, fort protestant, mais fort fidèle, que la passion de la chasse et sa bonté à voit attaché à M. le comte de Toulouse, à M. de La Rochefoucauld, et aux chasseurs de la cour qui tous l'aimaient. Il n'avait rien su du tout que par le départ du roi d'Angleterre; il fut sur-le-champ trouver la reine. Avec la liberté anglaise, il lui reprocha son peu de confiance en lui, malgré ses services et sa constante fidélité; celle qu'elle témoignait à d'autres qui, sans les nommer, ne le valaient en rien; le peu de bonté qu'elle lui avait montré en tous les temps, finit par l'assurer que son âge, sa religion, ni la douleur de se voir si maltraité, ne l'empêcheraient pas de suivre le roi, et de le servir jusqu'au dernier moment de sa vie, de manière à faire honte à la reine, et de ce pas vint à Versailles demander un cheval et cent louis à M. le comte de Toulouse; et tout de suite piqua droit à Dunkerque, où il s'embarqua avec les autres.

On arrêta, en divers endroits de Dunkerque, onze hommes que le gouverneur d'Ostende y avait envoyés pour être exactement informés de tout. Il y en avait un douzième qui se cacha si, bien dans la ville qu'on ne le put trouver; mais, lors de cette capture, le roi d'Angleterre était à la voile. Il essuya le soir même une furieuse tempête, après laquelle il mouilla derrière les bancs d'Ostende.

Deux fois vingt-quatre heures après le départ de notre escadre, vingt-sept vaisseaux de guerre anglais parurent devant Dunkerque. Beaucoup de troupes anglaises marchèrent vers Ostende, et des Hollandaises vers la Brille pour se mettre en état de passer la mer. Rambure, lieutenant de vaisseau, qui commandait une frégate, fut séparé de l'escadre par la tempête. Il fut obligé de relâcher aux côtes de Picardie, d'où, dès qu'il le put, il se remit après l'escadre qu'il crut déjà en Écosse. Il fit donc route sur Édimbourg, et ne trouva aucun vaisseau dans toute sa traversée. Comme il approchait de l'embouchure de la rivière, il vit la mer couverte de barques et de petits bâtiments qu'il ne crut pas pouvoir éviter, et dont il aima mieux s'approcher de bonne grâce. Les patrons lui dirent que leur roi devait être arrivé; qu'ils n'eh avaient point de nouvelles; qu'il était attendu avec impatience; que ce grand nombre de bâtiments venait au-devant de lui et à sa découverte; qu'ils lui amenaient des pilotes pour le faire entrer dans la rivière et le conduire à Édimbourg, où tout était dans l'espérance et la joie. Rambure, également surpris que l'escadre qui portait le roi d'Angleterre n'eût point encore paru, et de la publicité de son arrivée prochaine, remonta vers Édimbourg toujours de plus en plus environné de barques qui lui tenaient le même langage. Un gentilhomme du pays passa d'un de ces bâtiments sur la frégate. Il lui apprit la signature des seigneurs principaux qu'il lui nomma; que ces seigneurs étaient assurés de plus de vingt mille hommes du pays prêts à prendre les armes, et de toute la ville qui n'attendait que son arrivée pour le proclamer. Rambure se mit ensuite à descendre la rivière pour chercher à rejoindre [l'escadre], dont il était d'autant plus en peine que ce qu'il venait de voir et d'apprendre était plus satisfaisant. Approchant de l'embouchure, il entendit un grand bruit de canon à la mer, et, peu après, il aperçut beaucoup de vaisseaux de guerre. Approchant de plus en plus, et, sortant de la rivière, il distingua l'escadre de Forbin poursuivie par vingt-six gros navires de guerre, et de quantité d'autres bâtiments, dont il perdit bientôt de vue tant notre escadre que de l'avant-garde des ennemis. Il continua de hâter sa route pour joindre, mais il ne put arriver que tout n'eût dépassé l'embouchure. Alors, après avoir évité les plus reculés de l'arrière-garde anglaise, il remarqua que leur flotte donnait une rude chasse au roi d'Angleterre, qui longeait cependant la côte parmi le feu du canon et souvent de la mousqueterie. Rambure essaya longtemps de profiter de la légèreté de sa frégate pour gagner la tête, mais toujours coupé par des vaisseaux ennemis et toujours en danger d'être pris, il prit le parti de revenir à Dunkerque, d'où il fut aussitôt dépêché à la cour pour y porter ces tristes et inquiétantes nouvelles. Elles furent suivies, cinq ou six jours après; du retour du roi d'Angleterre, qui rentra le 7 avril à Dunkerque avec peu de ses vaisseaux, fort maltraités.

Ce prince, après la tempête qu'il essuya d'abord, ayant repris sa route avec son escadre rassemblée, se perdit de son chemin deux fois vingt-quatre heures, ce qui, sans la violence des vents qui était cessée, n'est pas aisé à comprendre dans la traversée de la hauteur des bancs d'Ostende, où ils s'étaient jetés pendant la tempête, à la rivière d'Édimbourg. Cette méprise donna le temps aux Anglais de les joindre, sur quoi le roi d'Angleterre tint conseil sans y appeler personne des autres vaisseaux. On perdit beaucoup de temps et fort précieux en délibérations. Middleton, qui avait seul toute la confiance, y prévalut. Ils perdirent le temps d'entrer dans la rivière. Les Anglais étaient si proches qu'il n'y avait pas moyen de prendre le tour pour entrer, et d'éviter le combat, ou en entrant, ou dans la rivière même, tout au plus d'être suivis d'assez près pour être brûlés au débarquement. On résolut donc de dépasser la rivière d'Édimbourg, de longer la côte, et de gagner le port d'Inverness à quinze ou vingt lieues plus loin. Mais Middleton cria si haut que le roi d'Angleterre n'était attendu qu'à Édimbourg, et qu'ils ne trouveraient aucune disposition ailleurs, et le chevalier de Forbin le seconda si puissamment, et d'une manière si équivoque que, malgré le duc de Perth, malgré les deux Hamilton, malgré tous les officiers principaux du vaisseau, et sans y en appeler des autres navires, il fut décidé qu'on reprendrait la route de France. Ils ne longèrent donc presque point la côte, et revirèrent.

Dans ce mouvement, la flotte ennemie, forçant de voiles, joignit, par son avant-garde, l'arrière-garde de l'escadre, avec qui elle engagea un combat fort opiniâtre. Le chevalier de Tourouvre s'y distingua beaucoup et, avec son vaisseau couvrit toujours celui du roi d'Angleterre, du salut duquel il fut uniquement cause. Les Anglais prirent deux vaisseaux de guerre et quelques bâtiments. Sur l'un de ces deux vaisseaux étaient le marquis de Lévi, le lord Greffin et les deux fils de Middleton, qui, tous, après divers mauvais traitements, furent conduits à Londres. Greffin, condamné promptement à mort, insulta ses juges, demeura ferme à ne répondre jamais un mot qui pût intéresser personne, méprisa la mort, et fit tant de honte à ses juges qu'ils suspendirent l'exécution. La reine lui envoya un répit, puis un autre, sans que jamais il en demandât, et finalement il demeura libre dans Londres sur sa parole. Il eut toujours de nouveaux répits, et bien reçu partout, vécut là comme dans sa patrie; averti enfin que [les répits] ne cesseraient point, il y vécut ainsi plusieurs années, déjà fort vieux, et il y mourut de sa mort naturelle. Les deux fils de Middleton ne furent ni arrêtés, ni poursuivis, mais partout fort accueillis. M. de Lévi fut envoyé à Nottingham tenir compagnie au maréchal de Tallard et aux autres prisonniers; le reste de ceux de ce vaisseau fut renvoyé en France sur leur parole. Le parti pris de revirer de bord sur Dunkerque, dans le vaisseau du roi d'Angleterre, ce prince ouvrit le paquet que Chamillart lui avait remis cacheté. Il en savait le contenu, et très apparemment Gacé aussi. Il lui remit sa patente et le déclara maréchal de France. Il était difficile de l'être à meilleur marché. Il prit sur-le-champ le nom de maréchal de Matignon, en mémoire de son bisaïeul qui a fait l'honneur de leur maison. Lévi fut en même temps déclaré lieutenant général; c'était pour cela que son beau-père l'avait fait embarquer.

Ce fut la première fois que le roi d'Angleterre prit, pour être incognito, le nom de chevalier de Saint-Georges, et que ses ennemis lui donnèrent celui de Prétendant, qui lui sont enfin demeurés tous deux. Il montra beaucoup de volonté et de fermeté, qu'il gâta par une docilité qui fut le fruit d'une mauvaise éducation, austère et resserrée, que la dévotion mal entendue en partie, en partie le désir de le maintenir dans la crainte et la dépendance, lui fit donner par la reine, sa mère, qui voulut toujours dominer avec toute sa Sainteté. Il écrivit de Dunkerque pour demeurer en quelque ville voisine, en attendant l'ouverture de la campagne qu'il demanda à faire en Flandre. Cette dernière partie fut accordée, mais on le fit revenir à Saint-Germain. Hough le précéda avec les journaux du voyage et celui de Forbin, à qui le roi donna mille écus de pension et dix mille de gratification, que lui valut Pontchartrain qu'il avait si bien servi à sa mode. Hough avait été fait pair d'Irlande avant partir.

Le roi d'Angleterre arriva à Saint-Germain le vendredi 20 avril, et vint avec la reine le dimanche suivant à Marly, où le roi était. Je fus curieux de l'entrevue. Il faisait fort beau. Le roi, suivi de tout le monde, sortit au-devant. Comme il allait descendre les degrés de la terrasse, et que nous voyions la cour de Saint-Germain au bout de cette allée de la Perspective, qui s'avançait lentement, Middleton seul s'approcha du roi d'un air fort remarquable, et lui embrassa la cuisse. Le roi le reçut gracieusement, lui parla à trois ou quatre reprises, le regardant à chaque fois fixement, à en embarrasser un autre, puis s'avança dans l'allée. En approchant les uns des autres, ils se saluèrent, puis les deux rois se détachèrent en même temps, chacun, de sa cour, doublèrent un peu le pas assez également l'un et l'autre, et avec la même égalité s'embrassèrent étroitement plusieurs fois. La douleur était peinte sur les visages de tous ces pauvres gens. Le duc de Perth fit après sa révérence au roi, qui le reçut honnêtement, mais seulement comme un grand seigneur. On s'avança après vers le château avec quelques mots indifférents qui mouraient sur les lèvres. La reine avec les deux rois, entrèrent chez Mme de Maintenon, la princesse demeura dans, le salon avec Mme la duchesse de Bourgogne et toute la cour. M. le prince de Conti, saisi de sa curiosité naturelle, s'empara de Middleton; le duc de Perth prit le duc de Beauvilliers et Torcy. Le peu d'autres Anglais, plus accueillis que d'ordinaire pour les faire causer, se dispersèrent parmi les courtisans, qui ne tirèrent rien de leur réserve qu'une ignorance affectée qui disait beaucoup, et des plaintes générales du sort et des contretemps. Les deux rois furent longtemps tête à tête, pendant que Mme de Maintenon entretenait la reine. Ils sortirent au bout d'une heure; une courte et triste promenade suivit, qui termina la visite.

Middleton fut violemment soupçonné d'avoir bien averti lés Anglais. Ils ne firent pas, semblant de se douter de rien, mais ils prirent sans bruit toutes leurs précautions, cachèrent leurs forces navales, firent semblant d'en envoyer la plus grande partie escorter un convoi en Portugal, tinrent prêtes le peu de troupes qu'ils avaient en Angleterre, qu'ils firent approcher de l'Écosse où ils envoyèrent des gens affidés en attendant mieux; et la reine, sous divers prétextes de confiance et d'amitié, retint à Londres le duc d'Hamilton, le plus accrédité seigneur d'Écosse, sur le point, d'y retourner, et qui était l'âme et le chef de toute cette affaire. Elle n'eh donna part à son parlement que lorsqu'elle fut devenue publique; et après qu'elle fut avortée, elle ne voulut rechercher personne, et elle évita sagement de jeter l'Écosse dans le désespoir. Toute cette conduite augmenta fort son autorité chez elle, lui attacha les coeurs, et ôta toute envie de remuer davantage par n'avoir plus d'espérance de succès. Ainsi avorta un projet si bien et si secrètement conduit jusqu'à l'exécution, qui fut pitoyable, et avec ce projet celui de la révolte des Pays-Bas, auquel il ne fut plus permis de penser.

Les alliés firent sonner bien haut cette tentative d'une puissance qu'on avait lieu de croire aux abois, qui ne le dissimulait pas même pour les mieux tromper, et qui, ne cessant de faire des démarches humiliantes pour obtenir la paix, par des émissaires obscurs qu'elle envoyait de tous côtés avec des propositions spécieuses, ne songeait à rien moins qu'à envahir la Grande-Bretagne, et par contrecoup à pousser ses conquêtes partout. L'effet en fut grand pour resserrer et irriter de plus en plus cette formidable alliance. Heinsius, pensionnaire de Hollande, le plus accrédité qu'aucun autre dans cette grande place ne l'avait été dans sa république, avait hérité de tout l'esprit, de toutes les vues et de toute la haine du prince d'Orange. On verra ailleurs que le prince Eugène, Marlborough et lui n'étaient qu'un, et que ce formidable triumvirat menait tout. Les deux généraux étaient déjà en conférence avec le Pensionnaire à la Haye. Le prince Eugène avait refusé d'aller en Espagne, ce que l'archiduc ne lui pardonna jamais, et l'accusa toujours d'avoir empêché la cour de Vienne de le secourir autant et aussi à temps qu'il aurait fallu pour assurer ses succès. Staremberg alla commander, l'armée d'Espagne. J'ai voulu raconter de suite toute cette expédition manquée d'Écosse; retournons maintenant un peu en arrière.

CHAPITRE X. §

Mariage de Béthune et d'une soeur du duc d'Harcourt; de Fervaques et de Mlle de Bellefonds; de Gassion et d'une fille d'Armenonville; de Monasterol et de la veuve de La Chétardie. — Le chancelier de Pontchartrain refuse un riche legs de Thevenin. — Mort et substitution du vieux marquis de Mailly. — Mort de la duchesse d'Uzès. — Retraite, caractère et traits de Brissac, major des gardes du corps. — Cardinal de Bouillon perd un procès devant le roi contre les réformés de Cluni. — Mariage et grandesse de M. de Nevers d'aujourd'hui. — Extraction et caractère de Jarzé, qui succède à Puysieux en Suisse. — Tentative d'un capitaine de vaisseau, qui avait pris le nom et les armes de Rouvroy, d'être reconnu de ma maison. — Mme la duchesse de Bourgogne blessée. — Mot étrange du roi. — Anecdote oubliée sur l'abbé de Polignac, depuis cardinal. — Voyage de Chamillart vers l'électeur de Bavière en Flandres. — Mgr le duc de Bourgogne secrètement destiné à l'armée de Flandre, et le duc de Vendôme sous lui

Il se fit plusieurs mariages: Béthune, neveu de la reine de Pologne, qui n'a voit presque rien vaillant, plus touché de l'alliance que du bien, épousa une sœur du duc d'Harcourt, qui n'eut que quatre-vingt mille livres. C'est dommage que le bout du projet de ces Mémoires n'atteigne pas le temps de la mort du dernier prince de la maison d'Autriche . On verra dans ce mariage si indifférent en apparence, et si, fort ignoré des puissances de l'Europe, le germe dont la Providence avait destiné la faiblesse à les remuer toutes, à anéantir cette fameuse pragmatique qui avait enrôlé toute l'Europe pour son soutien, et à mettre sur la tête d'un prince de Bavière, qui n'était pas prêt à nuire, le diadème impérial, la couronne de Bohème, et partager encore d'autres provinces avec d'autres provinces aux dépens de l'héritière qui se les croyait toutes si assurées, avec l'empire pour son époux, et qui avait de si puissants défenseurs, dont les intérêts avec les siens étaient les mêmes. À qui considère les événements que racontent les histoires dans leur origine réelle et première, dans leurs degrés, dans leurs progrès, il n'y a peut-être aucun livre de piété (après les divins et après le grand livre toujours ouvert du spectacle de la nature) qui élève tant à Dieu, qui en nourrisse plus l'admiration continuelle, et qui montre avec plus d'évidence notre néant et nos ténèbres. Cette réflexion m'échappe à cette occasion qui aurait la même application sous de bons yeux à une infinité d'autres, mais non pas avec la même évidence et la même clarté, pour qui a connu de source le ressort unique de ce grand événement, et les jeux différents de ce ressort unique.

Fervaques, fils de Bullion, épousa la fille de la marquise de Bellefonds; et Gassion une fille d'Armenonville. Il était petit-fils du frère aîné du maréchal de Gassion, et sert actuellement de lieutenant général avec réputation. Monasterol, envoyé de l'électeur de Bavière, tout à fait dans sa confiance, qui recevait ici ses subsides, gros joueur, grand dépensier et fort dans les belles compagnies, devint amoureux de la veuve de La Chétardie, gouverneur de Béfort, frère de ce curé de Saint-Sulpice, directeur de Mme de Maintenon, duquel elle avait des enfants, dont l'aîné a été ambassadeur en Prusse où il a fort bien servi, et l'est maintenant à Pétersbourg, où il a eu part à la révolution qui a mis la tzarine Élisabeth, fille de ce célèbre czar Pierre Ier, sur le trône. Cette Mme de La Chétardie était faite à peindre et grande, fort belle, sans esprit, mais très galante et fort décriée, grande dépensière et fort impérieuse; elle subjugua Monasterol qui fit la folie de l'épouser, et qui fut après bien honteux de le déclarer.

Thevenin, riche partisan, mourut sans enfants. Il devait sa fortune au chancelier, tandis qu'il était contrôleur général. Il avait une fort belle maison joignant la sienne, magnifiquement meublée, qu'il lui donna avec les meubles par son testament. Le chancelier ne voulut point prendre le legs, quoique le roi lui conseillât de l'accepter. Cette action de désintéressement fut fort approuvée, d'autant qu'après que le roi lui en eut parlé il n'en parla plus pendant six semaines, en sorte qu'on croyait qu'il l'accepterait. Au bout de ce temps il représenta au roi ses raisons, et fit après sa renonciation.

Le vieux marquis de Mailly mourut à quatre-vingt-dix-huit ans dans la belle maison qu'il avait bâtie au bout du pont Royal, et laissa plus de soixante mille écus de rente en fonds de terre. Sa femme, qui avait lors quatre-vingts ans et qui le survécut encore longtemps, était devenue héritière de tous les biens de sa maison qui était Montcavrel, par la mort du fils de son frère, jeune garçon de douze ou quatorze ans, dont elle prenait soin depuis la mort de son frère et de sa belle-soeur qu'elle avait plaidés toute sa vie. Ces Montcavrel étaient la branche aînée de la maison de Monchy, dont était cadet le maréchal d'Hocquincourt, frère du grand-père de Mme de Mailly. Sa tante paternelle avait épousé le frère aîné de son mari. De ce mariage une fille mariée à Montcavrel, frère unique de Mme de Mailly. À force de procès et d'épargnes, de mariés chacun avec fort peu de bien, [avec] l'héritage de la branche de Montcavrel, et une très longue vie tout appliquée à former une opulente maison, ils y parvinrent. Le mariage de leur second fils avec la parente de Mme de Maintenon, qu'elle fit dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne, leur fit obtenir en 1701 des lettres patentes dérogeant en leur faveur à tous édits, déclarations et coutumes, qui autorisèrent la substitution qu'ils firent du marquisat de Nesle et d'autres terres pour plus de quarante mille écus de rente en faveur des mâles à perpétuité. À tout ce qui est arrivé depuis au marquis de Nesle, leur petit-fils, qui leur a immédiatement succédé, il n'a pas paru que Dieu ait béni ou l'acquisition de ces biens, ou la vanité d'avoir laissé sans aucune sorte de portion, même viagère, les filles et les cadets sur cette substitution.

Le duc d'Uzès perdit aussi sa grand'mère paternelle depuis longtemps retirée, fort vieille. C'était une femme de grand mérite et de beaucoup de piété. Elle était d'Apchier, c'est-à-dire de la branche aînée de la maison de Joyeuse, grande et fort ancienne, dont la diversité du nom et des armes que portent ses diverses branches les font souvent méconnaître pour sorties masculinement de la même tige. Le nom de la maison est Châteauneuf, seigneur de Randon.

Brissac, major des gardes du corps, qui n'était ni ne se prétendait rien moins que des Cossé, mais un fort simple gentilhomme tout au plus, se retira dans ce temps-ci de la cour chez lui à la campagne, où il mourut bientôt après d'ennui et de vieillesse à plus de quatre-vingts ans. C'était, de figure et d'effet, une manière de sanglier qui faisait trembler les quatre compagnies des gardes du corps, et compter avec lui les capitaines, tout grands seigneurs et généraux d'armée qu'ils fussent. Le roi s'était servi de lui pour mettre ses gardes sur ce grand pied militaire où ils sont parvenus, et pour tous les détails intérieurs de dépense, de règle, de service et de discipline; et il s'était acquis toute la confiance du roi par son inexorable exactitude, par la netteté, de ses mains, par son aptitude singulière en ce genre de service. Avec tout l'extérieur d'un méchant homme, il n'était rien moins, mais serviable sans vouloir qu'on le sût, et a souvent paré bien des choses fâcheuses, mais tout cela avec des manières dures et désagréables. Il avait de la valeur, mais ses fonctions qui l'attachaient auprès du roi ne le laissaient jamais sortir de la cour, où il devint lieutenant général et gouverneur de Guise. Le roi, parlant un jour de service des majors dans les troupes, qui pour être bons majors les en faisait haïr: « S'il faut être parfaitement haï pour être bon major, répondit M. de Duras, qui avait le bâton derrière le roi, voilà, sire, le meilleur qui soit en France, » tirant Brissac par le bras qui en fut confondu; et le roi à rire, qui l'eût trouvé fort mauvais de tout autre, mais M. de Duras s'était mis sur un tel pied de liberté qu'il ne se contraignait sur rien ni sur personne devant le roi, ce qui le faisait fort redouter, et il en disait souvent de fort salées. Ce major avait une santé très robuste, et se moquait toujours des médecins, et très souvent de Fagon en face devant le roi, que personne autre n'eût osé attaquer. Fagon payait de mépris, souvent de colère, et avec tout son esprit en était embarrassé. Ces courtes scènes étaient quelquefois très plaisantes.

Brissac, peu d'années avant sa retraite, fit un étrange tour aux dames. C'était un homme droit qui ne pouvait souffrir le faux. Il voyait avec impatience toutes les tribunes bordées de dames l'hiver au salut les jeudis et les dimanches où le roi ne manquait guère d'assister, et presque aucune ne s'y trouvait quand on savait de bonne heure qu'il n'y viendrait pas; et sous prétexte de lire dans leurs heures, elles avaient toutes de petites bougies devant elles pour les faire connaître et remarquer. Un soir que le roi devait aller au salut, et qu'on faisait à la chapelle la prière de tous les soirs qui était suivie du salut, quand il y en avait, tous les gardes postés et toutes les dames placées, arrive le major vers la fin de la prière, qui, paraissant à la tribune vide du roi, lève son bâton et crie tout haut: « Gardes du roi, retirez-vous, rentrez dans vos salles; le roi ne viendra pas. » Aussitôt les gardes obéissent, murmures tout bas entre les femmes, les petites bougies s'éteignent, et les voilà toutes parties excepté la duchesse de Guiche, Mme de Dangeau et une ou deux autres qui demeurèrent. Brissac avait posté des brigadiers aux débouchés de la chapelle pour arrêter les gardes, qui leur firent reprendre leurs postes, sitôt que les dames furent assez loin pour ne pouvoir pas s'en douter. Là-dessus arrive le roi qui, bien étonné de ne point voir de dames remplir les tribunes, demanda par quelle aventuré il n'y avait personne. Au sortir du salut, Brissac lui conta ce qu'il avait fait, non sans s'espacer sur la piété des dames de la cour. Le roi en rit beaucoup, et tout ce qui l'accompagnait. L'histoire s'en répandit incontinent après; toutes ces femmes auraient voulu l'étrangler.

Le cardinal de. Bouillon, dans son exil vide d'occupations meilleures, travaillait à s'assujettir les moines réformés de la congrégation de Cluni. Comme cardinal et abbé général il avait assujetti les non réformés, parce que les cardinaux ont usurpé tous les droits d'abbés réguliers, et par cette raison il les voulait étendre sur les réformés. Ceux-ci disaient que cet abus des cardinaux ne se pouvait tolérer qu'à l'égard de moines qui n'avaient point d'autre supérieur général, mais que pour eux, qui dépendaient du général particulier de leur réforme, et du régime de leur congrégation, ils n'avaient que des honneurs et des respects à rendre au cardinal de Bouillon, dont l'autorité bouleverserait tout chez eux, et n'y avait jamais été reconnue depuis qu'ils étaient réformés et rassemblés en congrégation subsistante. Cela fit un procès au grand conseil où les causes de l'ordre de Cluni sont commises, qui fut soutenu de part et d'autre avec grande chaleur. Le cardinal le perdit en entier, et entra en furie. Sa famille renouvela les clameurs qu'on a vu ailleurs qu'ils firent sur la manière dont fut dressé l'arrêt de la coadjutorerie de Cluni pour l'abbé d'Auvergne; les plaintes furent portées au roi qui fut pressé, de manière que, contre toute règle, il voulut bien que l'affaire fût portée devant lui pour y être jugée de nouveau. Elle fut examinée par un bureau de trois conseillers d'État, devant qui elle fut rapportée par un maître des requêtes, et tous quatre vinrent un samedi après dîner chez le roi, où le conseil de finances se trouva, pour avoir des magistrats. Le cardinal de Bouillon n'eut que trois voix pour lui. L'affaire dura quatre heures, et l'arrêt du grand conseil confirmé en tous ses points. Il est difficile d'exprimer la rage qu'il en conçut lorsqu'il apprit cette nouvelle, qui lui tourna tellement la tête qu'elle eut une part principale à ce qu'il exécuta depuis.

M. de Donzi, hors d'espérance d'être duc, avait cherché à y suppléer par un mariage. Il le trouva dans la fille aînée de J. B. Spinola, gouverneur d'Ath et lieutenant général des armées de Charles II, roi d'Espagne, qui en 1677 le fit faire prince de l'empire, et le fit enfin grand d'Espagne, de la première classe pour un gros argent qu'il paya. Il n'eut point de fils, il n'eut que deux filles dont l'aînée eut sa grandesse après lui, et que Donzi épousa, et prit d'elle, en se mariant, le nom de prince de Vergagne. Il fallait craindre, à la vie qu'il menait, de se méprendre et de dire Vergogne. L'autre fille épousa le frère de Seignelay. Ni l'une ni l'autre ne furent heureuses. Le prince de Chimay, beau-frère alors de Vergagne, fut fait en ce temps-ci grand aussi de première classe.

Puysieux, lieutenant général, gouverneur d'Huningue, à qui l'ambassade de Suisse avait valu l'ordre, comme on l'a vu, et une des trois places de conseiller d'État d'épée, se lassa d'un emploi qui ne pouvait plus le conduire à rien, et où il s'ennuyait malgré l'estime, l'affection, la considération qu'il s'y était universellement acquises. On chercha qui y envoyer, et on trouva peu de gens qui s'y offrissent. Il fallait la singularité de l'éducation de Puysieux avec le roi, celle de sa grand'mère, l'alliance de sa mère, pour en tirer avec tout son esprit tout le parti qu'il en tira. Faute de mieux, Jarzé fut nommé à la surprise de tout le monde. C'était un gentilhomme d'Anjou fort riche et fort avare, avec de l'esprit, de la lecture et quelques amis, mais fort peu répandu, et tout appliqué à ses affaires et à amasser quoique sans enfants. Il avait perdu un bras il y avait plus de trente ans à la guerre, et n'avait pas servi depuis, ni presque vu la cour. Apparemment qu'il s'ennuya, et qu'il voulut enfin tenter quelque fortune. Il n'était connu que par son père, qui est ce Jarzé qui, par l'aventure des capitaines des gardes aux Feuillants; fut un moment capitaine des gardes du corps à la place du vieux Charost, à qui la charge fut rendue tôt après. Cette aventure entre autres est très bien détaillée dans les Mémoires de Mme de Motteville, et celle encore des folles amours du même Jarzé pour la reine mère, qui le chassa, et dont il perdit sa fortune.

La promotion des deux lieutenants généraux des armées navales en fit faire une autre en descendant quelque temps après, dont Rouvroy ne fut pas content. C'était un capitaine de vaisseau bon officier et brave homme, qui serait vice-amiral il y a longtemps, si son humeur incompatible, ses folles hauteurs, et son audace à piller partout ne l'avaient fait honnêtement chasser près de toucher au but. Je dis honnêtement, mais toutefois, malgré ses plaintes et ses cris, sans aucune récompense. C'était un homme dont le père ou le grand-père obscur avait apparemment trouvé le nom et les armes de Rouvroy meilleures à prendre dans le choix qu'il s'en proposait, puisqu'il les prit sans en être. Le peu qu'ils étaient le fit longtemps ignorer. Ce Rouvroy-ci avait deux soeurs. La beauté de l'une a fait longtemps du bruit. Elle avait été fille d'honneur de Madame, et Saint-Vallier, capitaine de la porte du roi alors, l'épousa. L'autre suppléa par l'intrigue à la beauté. Elle fut aussi fille d'honneur de Madame; elle épousa un riche gentilhomme d'auprès de Cambrai qui avait la terre d'Oisy, dont il portait le nom; et toutes deux ont eu des enfants. Elles s'étaient données à Monsieur et à Madame pour être de même maison que nous. Leur frère se maria mal à leur gré; elles firent ce qu'elles purent pour l'en empêcher. Ne sachant plus qu'y faire, elles s'avisèrent de venir trouver mon père, dans l'espérance qu'il ne les désavouerait pas en face, et qu'elles en tireraient protection pour empêcher ce mariage tout près de se célébrer. Elles lui dirent qu'elles avaient recours à lui pour se plaindre de leur frère, et pour lui demander s'il souffrirait qu'un homme qui avait l'honneur d'être de sa maison se mariât de la sorte.

Mon père, qui n'avait jamais eu aucun commerce avec pas un d'eux, et qui était vif, prit feu, leur répondit tout net qu'il ne reconnaissait ni lui ni elles; que jamais il n'avait ouï parler de cette parenté; qu'il les défiait de la prouver; et que partant il ne se mêlerait point de leurs affaires. Il ajouta que c'était bien assez qu'il ne dit mot au nom de Rouvroy et à la croix de ses armes qu'ils portaient, sans lui venir parler impudemment d'une fausse parenté. Une abondance de larmes fut toute leur réponse, et elles s'en allèrent interdites, confuses, et enragées de l'affront qu'elles se venaient d'attirer. La scène se passa dans la chambre de ma mère, qui ne dit mot; j'y étais, et cela me frappa tellement, que je m'en souviens comme d'hier, maintenant que je l'écris. Mme de Saint-Vallier était lors mariée, dans la force de sa beauté, fort du grand monde, fort galantisée, et elle avait tout l'esprit et le tour à profiter de tant d'avantages. Sa soeur était fille de Madame. Elles s'allèrent plaindre à Monsieur, qui se trouva à Paris, et firent grand bruit de leur aventure, que mou père méprisa parfaitement. Monsieur l'envoya prier de passer au Palais-Royal. Il y raconta à lui et à Madame le fait, et ce qui s'était passé entre lui et ces femmes, de manière que l'un et l'autre en demeurèrent satisfaits, et leur conseillèrent de se taire dès qu'elles n'avaient point de preuves à montrer. Cela finit tout court de la sorte, et leur frère se maria.

Ce serait ici le lieu d'expliquer mon nom et mes armes, et comment avec un nom que je ne porte point et la moitié des armes que j'écartèle, c'était prétendre en effet être de ma maison; la parenthèse en serait trop longue: elle se trouvera mieux placée parmi les Pièces, pour ne pas interrompre le fil de la narration. Bien des années se passèrent sans plus en entendre parler. La personne que Rouvroy avait épousée était fille de la sous-gouvernante des filles de Monsieur, et de feu Madame sa première femme. Elle se trouva une personne d'esprit, de vertu, de douceur, et d'un véritable mérite, extrêmement bien avec Mme la princesse de Conti, et ne bougeant de chez elle, sur un pied d'amitié, d'estime et de confiance, et tout aussi aimée et comptée de Mlle de Lislebonne, de Mme d'Espinoy et de Mme d'Urfé, et très bien avec Mmes de Villequier, puis d'Aumont, et de Châtillon, sa soeur. Monseigneur même, qui, dans ces temps-là, ne bougeait de chez Mme la princesse de Conti, prit de la bonté pour elle, et elle fut toujours de tout avec eux. À la fin le mari ou la femme s'ennuyèrent d'un état agréable à Versailles et à Fontainebleau, mais non à la cour. Pour en être, c'est-à-dire, des fêtes et des voyages de Marly, il fallait pouvoir être admise à table et dans-les carrosses, comme les femmes de qualité; c'est ce qui manquait à l'agrément solide de sa vie, et c'est ce qui eût été de plain pied son mari étant de ma maison. Il se mit donc à me faire sa cour dans les galeries, puis à venir quelquefois chez moi les mâtins, en homme qui me faisait sa cour comme à un ami de M. de Pontchartrain, pour son avancement dans la marine. Je le recevais civilement; je lui fis même plaisir utilement, et autant que je le pus, néanmoins toujours attentif à ses propos et à ses démarches, dans le souvenir très présent de ce qui s'était passé de ses soeurs avec mon père. Cette conduite dura ainsi quelques années sans aucune mention que d'avancement, et moi toujours poli et serviable, mais toutefois en garde de l'attirer chez moi.

Enfin, cette année, sur la fin du carême, piqué de la promotion de marine dont j'ai parlé, il me vint faire ses plaintes avec vivacité, s'applaudit d'avoir tiré son fils de la marine pour le mettre dans le régiment des gardes, et ajouta que, par tout ce qui lui en revenait du duc de Guiche et de tous les officiers, il espérait qu'il ne me ferait pas déshonneur, ni au nom qu'il portait. J'entendis ce français. Nous descendions le degré, moi pour aller dîner à Paris, et lui m'accompagnant. Pour toute réponse, je lui demandai s'il n'y voulait rien mander, et me séparai de lui à la galerie, qui me parut fort embarrassé. Avant de monter en carrosse, j'allai chez Mme d'Urfé, à qui je contai ce qui venait de m'arriver, l'aventure de mon père, et la priai de vouloir bien dire à Rouvroy et à sa femme que, tant que les politesses n'avaient été que douteuses, je les avais reçues avec la civilité qu'ils pouvaient désirer, mais qu'au propos qui me, venait d'être tenu, je ne pouvais dissimuler que je ne connaissais nulle parenté avec eux; que je n'en avais jamais ouï parler autrement à mon père et aux trois autres branches de notre maison, dont je ne suis que la quatrième; que je croyais Rouvroy tout aussi bon qu'il le pouvait souhaiter, mais nullement de ma maison; que ces choses-là consistaient en preuves, que je serais ravi qu'il m'en montrât qui me le fissent reconnaître, mais que jusque-là je n'en ferais rien, et que lui-même, s'il n'en avait point, aurait mauvaise grâce de le vouloir prétendre, et le prétendrait inutilement. J'ajoutai que je la priais d'en rendre compte à Mme la princesse de Conti, et de lui dire que, sans l'amitié qu'elle avait pour sa femme, je n'aurais pas entendu le propos de parenté si patiemment, et qu'il se devait contenter de ce que je lui laissais faire ce que bon lui semblait sur le nom et les armes qu'il prenait, sans vouloir encore être reconnu pour être ce qu'il n'était pas, et ce qu'il ne pouvait prouver qu'il fût, puisqu'il n'avait pas encore tenté de le faire. 

Revenu à Versailles, je trouvai le duc d'Aumont sortant de chez le chancelier comme j'y entrais. Il m'arrêta dans l'antichambre, et me fit un grand préambule du désespoir de Rouvroy, et qu'il n'était pas permis d'attaquer les gens sur leur naissance, et du bruit que cela faisait. Je me mis à rire et à lui dire que j'attaquais si peu cet homme sur sa naissance, que je ne m'étais pas seulement donné la peine de savoir qui il était et de quel droit il prenait le nom et les armes qu'il portait; mais de penser qu'à force de bruit, de plaintes et de langages, il me ferait ou l'avouer, ou consentir tacitement qu'on le crût de ma maison, il pouvait être bien persuadé que je n'en ferais rien. M. d'Aumont me répondit que ces sortes d'affaires étaient toujours délicates et désagréables; que c'était par amitié et par intérêt pour moi qu'il me parlait; qu'il ne fallait pas avoir toujours tant de délicatesse sur les parentés; que Rouvroy était enragé et résolu de porter; ses plaintes au roi. Je répondis encore avec le même sang-froid que, si Rouvroy était assez fou pour se plaindre au roi de ce que je ne le voulais pas reconnaître, j'aurais l'honneur de lui en dire les raisons, qu'il goûterait, je croyais, autant que celles de Rouvroy; qu'en un mot, ce n'était point là une affaire de crierie, mais de preuves, à quoi je reviendrais toujours; que tout ce bruit ne m'émouvrait pas le moins du monde, mais que je me persuadais qu'il nuirait fort à qui y avait recours, faute de preuves si aisées à montrer, s'il en avait, et si ridicules à prétendre, s'il n'en avait pas. Je laissai ainsi M. d'Aumont peu content de la commission qu'il avait apparemment prise par amitié pour lime de Rouvroy, et de l'effet de son éloquence. Je ne laissai pas de prendre mes précautions du côté de Monseigneur et du roi, après quoi je me mis peu en peine des clabauderies que je ne payai que de mépris.

Je sus que Rouvroy avait été à nos autres branches, dont il ne fut pas plus content que de moi. Il fut à divers généalogistes qui ne le satisfirent pas mieux, Clérembault entre autres qui l'assura qu'il ne trouverait jamais ombre de la moindre preuve, ni même de remonter bien haut. À ma grande surprise, Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy lui conseillèrent de se taire, par le tort irréparable que lui faisait une prétention rejetée qu'il ne pouvait prouver. Sa femme pleurait sans cesse une folie qu'elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour arrêter. Enfin las de crier et d'aboyer à la lune, sans toutefois qu'il lui échappât que des plaintes et des cris, dont rien ne pouvait me blesser, il prit le parti de se taire, et je n'en ai pas ouï parler depuis.

Je n'ai pas cru devoir omettre cette aventure, pour ne pas laisser dans l'erreur ceux que le nom et les armes que ces gens-là ont pris y pourraient induire. Je l'ai déjà dit à propos de Maupertuis et de la maison de Melun, on fait en France tout ce que l'on veut là-dessus, nulle voie de l'empêcher, nulle justice à entendre. Un garde-marine qui n'était point Rochechouart en prit le nom et les armes. Il trouva M. de Vivonne prêt à s'embarquer pour la révolte de Sicile; il le sut, et ne le pouvant empêcher, il l'appela devant tout le monde, et le remercia de la bonne opinion qu'il avait de sa maison, dont il ne pouvait donner une plus sûre marque que de l'avoir préférée à tant d'autres pour en choisir pour soi le nom et les armes. Venons maintenant à quelque chose de plus intéressant.

Mme la duchesse de Bourgogne était grosse; elle était fort incommodée. Le roi voulait aller à Fontainebleau contre sa coutume, dès le commencement de la belle saison, et l'avait déclaré. Il voulait ses voyages de Marly en attendant. Sa petite-fille l'amusait fort, il ne pouvait se passer d'elle, et tant de mouvements ne s'accommodaient pas avec son état. Mme de Maintenon en était inquiète, Fagon en glissait doucement son avis. Cela importunait le roi, accoutumé à ne se contraindre pour rien, et gâté pour avoir vu voyager ses maîtresses grosses, ou à peine relevées de couches, et toujours alors en grand habit. Les représentations sur les Marlys le chicanèrent sans les pouvoir rompre. Il différa seulement à deux reprises celui du lendemain de la Quasimodo, et n'y alla que le mercredi de la semaine suivante, malgré tout ce qu'on put dire et faire pour l'en empêcher, ou pour obtenir que la princesse demeurât à Versailles.

Le samedi suivant, le roi se promenant après sa messe, et s'amusant au bassin des carpes entre le château et la Perspective, nous vîmes venir à pied là duchesse du Lude toute seule, sans qu'il y eût aucune dame avec le roi, ce qui arrivait rarement le matin. Il comprit qu'elle avait quelque chose de pressé à lui dire, il fut au-devant d'elle, et quand il en fut à peu de distance, on s'arrêta, et on le laissa seul la joindre. Le tête-à-tête ne fut pas long. Elle s'en retourna, et le roi revint vers nous, et jusque près des carpes sans mot dire. Chacun vit bien de quoi il était question, et personne ne se pressait de parler. À la fin le roi, arrivant tout auprès du bassin, regarda ce qui était là de plus principal, et sans adresser la parole à personne, dit d'un air de dépit ces seules paroles: « La duchesse de Bourgogne est blessée. » Voilà M. de La Rochefoucauld à s'exclamer, M. de Bouillon, le duc de Tresmes et le maréchal de Boufflers à répéter à basse note, puis M. de La Rochefoucauld à se récrier plus fort que c'était le plus grand malheur du monde, et que s'étant déjà blessée d'autres fois, elle n'en aurait peut-être plus. « Eh! quand cela serait, interrompit le roi tout d'un coup avec colère, qui jusque-là n'avait dit mot, qu'est-ce que cela me ferait? Est-ce qu'elle n'a pas déjà un fils? et quand il mourrait, est-ce que le duc de Berry n'est pas en âge de se marier et d'en avoir? et que m'importe qui me succède des uns ou des autres? Ne sont-ce pas également mes petits-fils? » Et tout de suite avec impétuosité: « Dieu merci, elle est blessée, puisqu'elle avait à l'être, et je ne serai plus contrarié dans mes voyages et dans tout ce que j'ai envie, de faire par les représentations des médecins et les raisonnements des matrones. J'irai et viendrai à ma fantaisie et on me laissera en repos. » Un silence à entendre une fourmi marcher succéda à cette espèce de sortie. On baissait les yeux, à peine osait-on respirer. Chacun demeura stupéfait. Jusqu'aux gens de bâtiments et aux jardiniers demeurèrent immobiles. Ce silence dura plus d'un quart d'heure.

Le roi le rompit, appuyé sur la balustrade, pour parler d'une carpe. Personne ne répondit. Il adressa après la parole sur ces carpes à des gens des bâtiments qui ne soutinrent pas la conversation à l'ordinaire; il ne fut question que de carpes avec eux. Tout fut languissant, et le roi s'en alla quelque temps après. Dès que nous osâmes nous regarder hors de sa vue, nos yeux se rencontrant se dirent tout. Tout ce qui se trouva là de gens furent pour ce moment les confidents les uns des autres. On admira, on s'étonna, on s'affligea, on haussa les épaules. Quelque éloignée que soit maintenant cette scène, elle m'est toujours également présente. M. de La Rochefoucauld était en furie, et pour cette fois n'avait pas tort. Le premier écuyer en pâmait d'effroi; j'examinais, moi, tous les personnages, des yeux et des oreilles, et je me sus gré d'avoir jugé depuis longtemps que le roi n'aimait et ne comptait que lui, et était à soi-même sa fin dernière. Cet étrange propos retentit bien loin au delà de Marly.

Avant d'aller plus loin, j'ai besoin de retourner un moment sur mes pas pour ne pas oublier une anecdote qui aurait dû être écrite dès la fin de 1705 ou le commencement de 1706 tout au plus tard . Cette transposition au moins servira de préliminaire à une autre plus importante. On se souviendra de ce qui a été dit en son lieu de l'abbé de Polignac, de sa figure, de son caractère, de son brillant à la cour depuis, son retour d'exil et de sa dangereuse galanterie. Je le vis, dès les commencements de ce temps-là, courtiser fort le duc de Chevreuse, le mettre sur des points de science, laisser des queues aux questions pour y revenir, enfin s'introduire chez lui; [ce] qui n'était pas une chose facile. Cette conduite attira mes réflexions. Le bel air et M. de Chevreuse n'allaient point ensemble, beaucoup moins les allures de l'abbé de Polignac ni de pas un des gens de la cour avec qui il s'était particulièrement lié. Je crus voir son dessein; je crus aussi en apercevoir le danger. Je m'y confirmai de plus en plus, et je pris enfin la résolution de le montrer à celui qu'il regardait de plus près. Un soir, à Marly, causant avec le duc de Beauvilliers au coin de son feu tête à tête, je lui témoignai ma surprise de cette liaison si nouvelle du duc de Chevreuse et de l'abbé de Polignac si peu faits l'un pour l'autre. M. de Beauvilliers me dit que cela était tout naturel; que tous deux savaient beaucoup, tous deux gens d'esprit; qu'à Marly on était plus rassemblé qu'à Versailles, et qu'on se trouvait plus souvent chez le roi à différentes heures; qu'il était tout naturel que ce hasard les eût mis aux mains sur quelques questions de belles-lettres ou de science; que je savais comme ils étaient l'un et l'autre; que de question en question ils s'étaient accoutumés et plu à raisonner ensemble, que cela avait formé la liaison.

Je lui dis que cela était tout simple de la part de M. de Chevreuse, mais que, du côté de l'abbé de Polignac, je croyais apercevoir du dessein; que ma pensée était qu'il en voulait faire un pont pour l'aborder lui-même. « Eh! bien, interrompit le duc, quand cela serait, où est le mal? il est vrai que M. de Chevreuse m'en a parlé; je l'ai vu chez lui, et il l'a amené chez moi. C'est un homme de qualité, de beaucoup d'esprit et de fort bonne compagnie, avec qui il y a mille choses agréables à apprendre. — Eh! monsieur, voilà le point, lui dis-je. Vous le trouvez tel, et cela est vrai. Ce qu'il veut, c'est de vous-même d'en faire un autre pont pour pénétrer jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne. — Eh! pourquoi? répliqua-t-il, ne le lui pas faire voir, s'il y a de l'instruction et de l'utilité à trouver dans une conversation agréable pour Mgr le duc de Bourgogne? Je ne vois à cela aucun inconvénient. Et moi, lui dis-je, j'en vois beaucoup, et tel que vous ne le sentirez que quand il n'en sera plus temps. »

Il s'altéra un peu et me pria de lui développer ce qui ne se présentait pas à lui, avec un petit air de doux défi. « Voilà, lui dis-je, votre charité qui déjà s'effarouche. Mais vous me pardonnerez de vous dire que, avec une charité si délicate, on ignore tout, et on tombe en beaucoup d'inconvénients dans une cour. Puisque j'ai commencé à l'effaroucher, j'irai jusqu'au bout. Tachez, monsieur, de connaître vos gens. L'abbé de Polignac est une sirène enchanteresse, et qui en fait métier et profession. C'est un homme faux, ambitieux, qui entreprendra tout et à qui aucun moyen ne coûtera pour arriver à ses fins. Toute sa vie jusqu'à présent n'a été que cela. Ses moeurs, ses liaisons, sa conduite n'ont aucun rapport avec M. de Chevreuse ni avec vous. Il n'a été à lui que pour arriver à vous; il ne veut vous capter que pour parvenir par vous à Mgr le duc de Bourgogne, qu'il enchantera par son esprit, par son jargon, par son savoir. Il s'y ancrera par soi-même, et une fois ancré le voudra dominer pour faire sa fortune, ne pensera conséquemment qu'à vous écarter pour être seul possesseur; et souvenez-vous, monsieur, que je vous prédis qu'il en viendra à bout, si vous avez la simplicité de l'introduire. »

M. de Beauvilliers se fâcha tout de bon. Il me dit qu'il n'y avait plus moyen de raisonner avec moi; que je soupçonnais tout; que je jugeais mal tout le monde; qu'en un mot tout ce qui me passait par la tête je croyais le voir; que rien ne me coûtait, charité, jugements téméraires, imputations de desseins impossibles; que je ne lui persuaderais pas que l'abbé de Polignac eût ni la pensée, ni la volonté, ni, quand cela serait, le pouvoir de le débusquer, quelque bien qu'il réussît auprès du jeune prince, et qu'enfin il me priait de ne lui parler jamais de l'abbé de Polignac. « Vous serez obéi, lui dis-je, et très ponctuellement, mais à votre dam, monsieur; je ne puis m'empêcher de vous le répéter pour la dernière fois, et de vous prier de vous en souvenir. » De là nous passâmes à d'autres choses. Il eut contentement; je ne lui nommai plus le nom de l'abbé de Polignac; je cessai aussi d'en parler à M. de Chevreuse. On verra que je fus prophète et que M. de Beauvilliers le reconnut humblement. Il n'avait pu se dissimuler lors de ce que je vais raconter. Il ne me l'avait pas avoué encore; mais ce qui lui était arrivé de conforme à ce que je lui avais prédit aurait dû le rendre pour une autre fois plus docile. Il est vrai que l'excès de l'énormité le trompa. Reprenons maintenant au temps où nous étions, c'est-à-dire à Marly au sortir de Pâques.

Le hasard apprend souvent parles valets des choses qu'on croit bien cachées. Il s'en trouva des miens, amis d'un sellier à Paris, qui travaillait secrètement aux équipages de Mgr le duc de Bourgogne pour la guerre, et qui eut l'indiscrétion de le leur dire et de les leur montrer, en leur recommandant fort le secret que lui-même ne gardait pas. Ils me le contèrent: cela m'ouvrit les yeux sur un voyage fort bizarre que Chamillart était allé faire en Flandre avec Chamlay et Puységur. Il partit de Versailles le soir même du jour de Pâques, et il en arriva à Marly le soir du 20 avril, et fut douze jours en ce voyage. Sa santé très languissante le rendit remarquable, et plus encore le temps où il partit. On était lors dans la plus grande inquiétude de l'entreprise d'Écosse, et le roi d'Angleterre arriva à Saint-Germain le même soir que Chamillart revint à Marly de Flandre. Ce jour était le vendredi, veille de celui où la duchesse du Lude vint apprendre au roi à sa promenade que Mme la duchesse de Bourgogne était blessée, et où se passa ce que j'en ai raconté. Elle accoucha le lundi suivant. Toutes ces époques méritent d'être marquées.

Je fis mes réflexions sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne; je ne vis pour lui que le Rhin ou la Flandre, et ce voyage de Chamillart me décida pour la Flandre. Il y était allé en effet, comme je le sus depuis, pour disposer l'électeur de Bavière à aller sur le Rhin, pour laisser à Mgr le duc de Bourgogne l'armée de Flandre dans une conjoncture où on espérait la révolte des Pays-Bas espagnols, de la révolution d'Écosse; en quoi on faisait la faute de se priver du secours qu'on se devait promettre de l'affection de ces provinces pour l'électeur qui les avait si longtemps gouvernées, qui en était adoré, et qui eût été l'instrument le plus propre à donner vigueur à cette révolte une fois commencée. Chamillart rencontra Hough en chemin qui lui apprit les contretemps de la traversée du roi d'Angleterre, et le peu d'espérance d'aucun succès, dont le ministre fut tellement touché qu'il en demeura une partie de la nuit sur son lit immobile sans pouvoir se remuer. Il dépêcha au roi, et continua son voyage, mais avec d'autres pensées que celles qu'il avait eues jusqu'alors. Mais ce changement de face des affaires n'en produisit aucun dans la destination des généraux.

CHAPITRE XI. §

L'électeur de Bavière [destiné] au Rhin, et le duc de Berwick sous lui; Villars au Dauphiné. — Conversation curieuse avec le duc de Beauvilliers sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne. — Déclaration des généraux des armées. — Grand prieur en France, avec défense d'approcher de Paris et de la cour plus que quarante lieues. — Maréchal de Matignon sert sous le duc de Vendôme. — Éclat et réflexion sur cette nouveauté. — Vendôme à Clichy. — Son étrange réception à Bergheyck; etc., que le roi lui envoie. — Le roi coupe plaisamment la bourse à Samuel Bernard.

L'électeur eut grand'peine à quitter la Flandre: il y était avec décence dans les restes de son gouvernement, et par là même il y commandait avec décence l'armée française. Là, il n'agissait directement que contre la Hollande et l'Angleterre, les Impériaux n'y étaient qu'auxiliaires. Sur le Rhin il était dépaysé, hors de son gouvernement, aux mains directement avec l'empereur et l'empire, dans la situation si personnellement fâcheuse où il se trouvait, qu'il était de son intérêt de n'aigrir pas, dans la perspective d'une paix tôt où tard à faire. C'était de général naturel dans son gouvernement devenir général à gages et mercenaire, allant où on l'envoyait, et avilir sa dignité, que, dans ses disgrâces, il avait si fort rehaussée. D'autre part, c'était avilir encore plus celle de l'héritier nécessaire de la couronne, par montrer, en déplaçant l'électeur, que ce prince ne voudrait pas lui obéir. Après bien des représentations d'un prince sans ressources, Chamillart eut recours à l'argent, quelque court qu'il en fût, et l'électeur, faute de pouvoir mieux, en prit pour sauter le bâton de l'armée du Rhin. Il eut huit cent mille livres payées comptant de gratification extraordinaire, outre ses pensions, ses subsides, et tout ce qu'il tirait du roi, encore se repentit-il d'avoir cédé. Il dépêcha un courrier après Chamillart pour se rétracter, qui, dans l'embarras où cela le jeta, le lui renvoya avec promesses d'autres quatre cent mille livres qui firent les huit, parce qu'il n'en avait donné d'abord que quatre, et cette augmentation fixa enfin la résolution forcée de l'électeur.

Berwick était de retour et publiquement destiné à l'armée de Dauphiné, où Tessé commandait dans ces provinces et pressait fort son retour. Villars était à Strasbourg, méditant le siège de Philippsbourg, si l'affaire d'Écosse eût réussi, pour favoriser celle des Pays-Bas. On a vu à quel point il s'était brouillé en Bavière avec l'électeur. Il en était demeuré en ces termes depuis, nul moyen par conséquent de les remettre ensemble; aussi Chamillart avait eu ordre de lui proposer Berwick qu'il accepta, et de lui promettre qu'on allait faire revenir tout présentement Villars, à qui on donnerait l'armée de Dauphiné. J'explique ces choses un peu à l'avance; je les sus bientôt avant leur déclaration, et je les préviens ici pour ne pas embarrasser le récit que je vais faire, dans lequel il aurait fallu mettre ces destinations que j'y sus. Pour le marché d'argent de l'électeur, je ne l'appris qu'après.

Un des premiers soirs que nous fûmes arrivés à Marly, et qu'il faisait fort beau, M. de Beauvilliers, qui avait envie de causer avec moi, me mena dans le bas du jardin, vers l'abreuvoir, où tout est à découvert et où on ne peut être entendu de personne. J'avais résolu de lui parler de la destination de Mgr le duc de Bourgogne, et ce fut là où je l'exécutai. Il fut étonné que je le susse, je lui en dis le comment; il me l'avoua et me demanda si je ne trouvais pas cela fort à propos, et tout de suite m'en fit l'éloge en gros comme de la seule bonne résolution à prendre. Ce fut alors que j'appris par lui l'objet du voyage de Chamillart en Flandre, et la disposition des généraux telle que je l'ai racontée, et là aussi où je lui fis les objections sur l'électeur de Bavière que j'ai expliquées, sur quoi il me répondit qu'il avait fallu tout faire céder à la nécessité d'envoyer Mgr le duc de Bourgogne en Flandre. De là il se mit à enfiler les raisons en détail. Il me dit que, dans le découragement des affaires, il était important de les remonter et de donner une nouvelle vigueur aux troupes par la présence de l'héritier nécessaire; qu'il était indécent qu'il languît dans l'oisiveté à son âge, tandis que sa maison brûlait de toutes parts; que le roi d'Angleterre allait à la guerre; qu'il était plus que temps que M. le duc de Berry la connût, et qu'il ne serait pas soutenable de l'y envoyer, et en même temps de retenir son frère; que la licence était montée en Flandre, et, par ceux-là mêmes qui la devaient le plus empêcher; à un point qu'il n'y avait plus de remède à y espérer que de l'autorité de ce prince; que cette licence était la cause principale de tous les malheurs, puisque la discipline et la vigilance sont l'âme des armées; qu'il était infiniment utile de profiter de tout ce que ce prince avait montré en ses deux uniques campagnes de goût et de talent pour la guerre, afin de l'y former et de l'y rendre capable; que le Dauphiné et l'Allemagne n'étant pas dignes de lui par le rien ou le peu qu'il y avait à y faire, il n'y avait que la Flandre où il pût aller; que ces raisons étaient toutes si fortes qu'elles avaient enfin très sagement déterminé.

J'approuvai fort ce qu'il me dit sur l'oisiveté des princes et l'utilité de les former à la guerre, mais j'osai contester tout le reste. Je dis qu'il eût été fort à souhaiter que Mgr le duc de Bourgogne eût continué de commander les armées, et je m'étendis là-dessus; mais je soutins qu'après une discontinuation de plusieurs campagnes, après tant de pertes et de malheurs, dans une nécessité de toutes choses, avec des troupes si accoutumées à se défier de la capacité de leurs généraux, et qu'à force de mauvaise conduite on avait mises dans l'habitude de ne plus tenir devant l'ennemi, et de se croire d'avance toujours battues, un temps de défensive et si triste ne me semblait pas propre pour remettre Mgr le duc de Bourgogne à la tête d'une armée qui croirait beaucoup faire que de ne pas reculer et de n'essuyer pas de fâcheuses aventures, dont les moindres deviendraient avec lui très embarrassantes et très affligeantes; que ce prince s'était accoutumé à un particulier qui ne convenait point à la vie de l'armée, et duquel il se déferait malaisément; que la raison contraire y ferait briller M. son frère à son préjudice, chose infiniment dangereuse; mais que le pire de tous les inconvénients était celui de la présence du duc de Vendôme. « Eh! c'est précisément pour cela, interrompit le duc de Beauvilliers, que la présence de Mgr le duc de Bourgogne est nécessaire. Il n'y a que lui dont l'autorité puisse animer la paresse de M. de Vendôme, émousser son opiniâtreté, l'obliger à prendre les précautions dont la négligence a coûté souvent si cher et a pensé si souvent tout perdre. Il n'y a que la présence de Mgr le duc de Bourgogne qui puisse réveiller la mollesse des officiers généraux, tenir en crainte l'exactitude de tous, en respect la licence effrénée du soldat, rétablir l'ordre et la subordination dans l'armée, que M. de Vendôme a totalement ruinés depuis qu'il commande en Flandre. » Je ne pus m'empêcher de sourire de tant de confiance, ni de lui répondre avec assurance que rien de tout cela n'arriverait, mais bien la perte de Mgr le duc de Bourgogne.

Il serait difficile de rendre quel fut l'étonnement du duc à cette repartie. Je me laissai interrompre, je demandai après d'être patiemment entendu, et je m'expliquai ensuite à mon aise.

Je lui dis donc que, pour en juger comme je faisais, il n'y avait qu'à connaître ces deux hommes, et à cette connaissance joindre celle de la cour, et d'une armée qui deviendrait cour, au moment que Mgr le duc de Bourgogne y serait arrivé. Que le feu et l'eau n'étaient pas plus différents, ni plus incompatibles, que l'étaient Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme, l'un dévot, timide, mesuré à l'excès, renfermé, raisonnant, pesant et compassant toutes choses, vif, néanmoins, et absolu, mais avec tout son esprit, simple, retenu, considéré, craignant le mal, et de former des soupçons, se reposant sur le vrai et le bon, connaissant peu ceux à qui il avait affaire, quelquefois incertain, ordinairement distrait et trop porté aux minuties; l'autre, au contraire, hardi, audacieux, avantageux, impudent, méprisant tout, abondant en son sens avec une confiance dont nulle expérience ne l'avait pu déprendre, incapable de contrainte, de retenue, de respect, surtout de joug, orgueilleux au comble en toutes les sortes de genres, âcre et intraitable à la dispute, et hors d'espérance de pouvoir être ramené sur rien; accoutumé à régner, ennemi jusqu'à l'injure de toute espèce de contradiction, toujours singulier dans ses avis, et fort souvent étrange, impatient à l'excès de plus grand que lui, d'une débauche également honteuse et abominable, également continuelle et publique, dont même il ne se cachait pas par audace; ne doutant de rien, fier du goût du roi si déclaré pour lui et pour sa naissance, et de la puissante cabale qui l'appuie, fécond en artifices avec beaucoup d'esprit, et sachant bien à qui il a affaire, tous moyens bons, sans vérité, ni honneur, ni probité quelconque, avec un front d'airain qui ose tout, qui entreprend tout, qui soutient tout, à qui l'expérience de l'état où il s'est élevé par cette voie confirme qu'il peut tout, et que pour lui il n'est rien qui soit à craindre. Que cette ébauche de portrait de ces deux hommes était incontestable, et sautait aux yeux de quiconque avait un peu examiné l'un et l'autre par leur conduite, et par les occasions qu'ils ont eues de se montrer tels qu'ils sont. Que cela étant ainsi, il était impossible qu'ils ne se brouillassent, et bientôt; que les affaires n'en souffrissent, que les événements ne se rejetassent de l'un sur l'autre, que l'armée ne se partialisât; que le plus fort ne perdît le plus faible, et que ce plus fort serait Vendôme, que nul frein, nulle crainte ne retiendrait, et qui avec sa cabale perdrait le jeune prince, et le perdrait sans retour. Que le vice incompatible avec la vertu rendrait la vertu méprisable sur ce théâtre de vices, que l'expérience accablerait la jeunesse, que la hardiesse dompterait la timidité, que l'asile de la licence, et l'asile par art, pour se faire adorer, en rendrait odieux le jeune censeur, que le génie avantageux, audacieux, saisirait tout, que les artifices soutiendraient tout, que l'armée, si accoutumée au crédit et au pouvoir de l'un et à l'impuissance de l'autre, abandonnerait en foule celui dont rien n'était à espérer ni à craindre, pour s'attacher à celui dont l'audace serait sans bornes, et dont la crainte avait tenu glacée toute l'encre d'Italie, tandis qu'il y avait été.

M. de Beauvilliers, qui avec toute sa sagesse et sa patience commençait à en être à bout, voulut ici prendre la parole; mais je le conjurai de vouloir bien m'écouter jusqu'au bout sur une affaire qui en entraînait tant d'autres. « Mais est-il possible, me dit-il, qu'il vous reste encore quelque chose? Et quelque chose, répondis-je, de plus important encore, si vous voulez bien mien donner le temps. » Je lui dis qu'après avoir traité l'armée, il fallait venir à la cour. Mais pour m'entendre ici, il faut se souvenir de sa situation, et surtout de ce que j'ai expliqué (t. III, p. 195 et suiv.) de Mlle de Lislebonne, de Mme d'Espinoy, des mêmes encore, de leur oncle de Vaudemont (p. 2 et suiv. de ce volume) de leur union avec Mlle Choin et Mme la Duchesse d'une part, avec MM. du Maine et de Vendôme de l'autre, de leur autorité sur Chamillart, de Mme de Soubise, et de Mme de Maintenon à l'égard de toutes ces personnes.

Je dis donc à M. de Beauvilliers qu'il fallait ajouter à tout ce que je venais de lui représenter la part qu'y pouvaient prendre les cabales de la cour. « Le roi, monsieur, a soixante-dix ans, et vous savez qu'on se porte toujours sur le futur, surtout quand on n'espère pas de changer le présent. Mlle Choin n'a que de la sécheresse pour Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne. Elle gouverne Monseigneur entre M. le prince de Conti et M. de Vendôme, qui ont toute leur vie été les deux émules de l'amitié de ce prince. Vous jugez bien pour, qui elle est, après ce qui lui est arrivé. Mme la Duchesse le veut aussi gouverner, et vous voyez tout ce qu'elle fait, et combien elle réussit auprès de lui. Vous n'ignorez pas aussi qu'elle ne peut souffrir Mme la duchesse de Bourgogne; Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy sont les dominantes à Meudon; Monseigneur passe presque tous les matins seul chez elles, vous pensez bien qu'elles le veulent gouverner et M. de Vaudemont par elles. Quant à présent, toutes ces personnes vivent entre elles dans la plus intime union; c'est un groupe qui ne fait qu'un. C'est leur intérêt pour posséder seuls Monseigneur et en écarter tout, autre pour le solide, et cet intérêt subsistera tant que le roi vivra, sauf après que Monseigneur sera sur le trône à tirer chacun pour soi aux dépens des liaisons anciennes, et ce sera à qui demeurera en principale possession d'un prince trop borné pour choisir, et plus encore pour voir rien par soi-même; mais en attendant l'union subsistera par le même intérêt de n'y laisser ancrer personne. Excepté Mme la Duchesse, qui n'a jamais aimé que pour le plaisir, vous n'ignorez pas les liaisons de tous ces autres personnages avec M. de Vendôme, vous en avez eu les plus grandes preuves d'Italie et depuis. Voilà donc des personnages sur qui il peut solidement compter aujourd'hui; et lui par lui-même, et chacun de ces autres personnages chacun par soi, à plus forte raison tous ensemble sont les maîtres de Chamillart, et vous ne pouvez vous dissimuler à vous-même qu'ils lui feront voir tout dans le point précis qu'ils voudront, et que leur autorité sur lui et leur artifice prévaudra sur lui, et à vous et à toute autre considération. Chamillart de plus est livré à M. du Maine, et M. du Maine par Vendôme est à eux; mais ce n'est pas tout.

Mgr le duc de Bourgogne touche à vingt-six ans. À cet âge son esprit, sa vertu, son application lui ont acquis une réputation en Europe, et les plus grandes espérances des François. Il a réussi en ses deux seules campagnes. Il réussit plus encore dans le conseil. La cour le regarde avec une vénération dont elle ne se peut défendre, quoiqu'en crainte de l'austérité de ses moeurs, laquelle a déjà importuné le roi en plus d'une occasion, et qui met avec lui Monseigneur en une sorte de malaise qui se fait souvent sentir. Un héritier de la couronne devenu dauphin avec ces avantages, et continuant de réussir comme il a commencé, initié dans tous les conseils et dans toutes les affaires, n'est-il pas tout naturellement l'âme du gouvernement et de la distribution des grâces sous un père devenu roi vieux sans s'être jamais instruit ni appliqué? Qui des ministres, des princes, des courtisans osera être son émule? Qui d'eux, au contraire, n'en dépendra pas pour le présent et osera tirailler rien contre lui auprès du roi son père? Qui, de plus, à la taille et à l'âge de ce père, ne redoutera pas une prompte fin de son règne qui mettra entre les mains du fils la souveraine puissance à découvert, et les livrera tous à son bon plaisir? Je conviens que cette dernière raison devrait retenir tout le monde ; mais que ne peut point l'audace et l'ambition qui veut toujours agir, parvenir, acquérir, gouverner; qui s'enivre du présent, qui espère et s'étourdit sur l'avenir; qui se mécompte sur sa puissance et sur l'étroit et le timide d'une vertu dont ils ignorent l'étendue et la lumière; en un mot de gens entraînés par la violence de leurs désirs! Tels sont ceux dont il s'agit ici qui, pour gouverner Monseigneur devenu roi, ont l'intérêt le plus pressant d'empêcher que son fils ne le gouverne, qui n'en seront plus à temps si la mort du roi trouve ce prince dans la réputation où nous le voyons, et qui pour cela n'ont d'autre ressource qu'à tout hasarder pour la lui arracher du vivant du roi, et pour le mettre dans le plus triste état où il leur soit possible de le réduire. Je pense, monsieur, continuai-je, avoir démontré leur intérêt; ce ne serait pas les connaître que de douter de leurs désirs quand leur conduite explique si parfaitement leurs vues; et ce serait être aveugle sur l'intérêt de tout ce qui est monstrueux à l'égard de Dieu et même des hommes, que de douter du tremblement des bâtards, à l'égard d'un prince aussi religieux que Mgr le duc de Bourgogne, pour leurs rangs qui blasphèment, et leurs établissements qui effrayent. Vous connaissez l'esprit, le manège, les artifices, l'application continuelle de M. du Maine. Elles n'ont de contradictoire que la timidité, la passion pour lui de Mme de Maintenon, et le faible du roi pour l'un et l'antre; les ténèbres, de plus, de ses manèges, la rassurent; l'audace et l'esprit, la position, les succès de M. de Vendôme le fortifient; la fougue et l'impétuosité de sa femme le pousse. Toutes ces vérités sont si claires que vous n'en sauriez nier pas une. Vous n'avez qu'un retranchement, c'est la possibilité d'une exécution aussi étrange à concevoir qu'un anéantissement d'un prince tel en tout genre qu'est Mgr le duc de Bourgogne.

« Le monstrueux, monsieur, est qu'un tel projet se puisse présenter à l'esprit. Quelque difficile qu'en soit l'exécution, elle l'est moins que d'oser se la mettre dans la tête. Il faut pour arriver à ce but des conjonctures qui ne se peuvent rencontrer dans l'uni de la vie ordinaire de la cour; mais à la guerre, à la tête de troupes découragées, sans discipline, manquant de force choses, dans la funeste habitude des plus tristes revers, avec un général dont la licence, la puissance, l'habitude lui ont acquis le coeur du soldat et du bas officier, la terreur des autres, et personnellement intéressé à perdre le jeune prince, avec toute l'audace et les appuis qui le peuvent assurer, les occasions s'en peuvent trouver, et creuser de ces abîmes auxquels il n'est guère naturel de s'attendre et qui font l'étonnement des nations. Rendre la vertu importune, puis ridicule dans une armée, où personne ne la connaît plus; montrer en odieux le jeune censeur de la licence qui a lié à soi les officiers généraux et particuliers; faire redouter les exemples sans lesquels on ne peut arrêter les désordres, et les donner comme cruauté; tourner l'application et l'exactitude si nécessaires en petitesse, en ignorance, en défaut des premières notions et de toute lumière; présenter les précautions comme timidité, comme crainte déplacée, qui dispose à mal juger du courage d'esprit et du caractère du jugement; proposer des partis téméraires qu'on serait bien fâché qu'on prît, mais dont on dispute avec opiniâtreté pour s'en avantager avec les ignorants et les sots qui font le plus grand nombre, pour ne pas dire le total à fort peu près en ces matières, et rejeter sur le jeune prince les conseils qu'on appelle timides, et qu'on donne bientôt pour lâches, avec le contraste du bouillant de l'âge et du désir de gloire d'un jeune homme qui devrait avoir besoin d'être retenu, et qui retient au contraire un général plein de capacité et d'expérience; avoir des émissaires qui, sans être dans le secret, débitent tout ce qu'on veut, écrivent, crient; en avoir à la ville, à la cour, qui font l'écho; susciter des disputes, des contrariétés qui produisent des dits, des contredits, des procès pour ainsi dire, qui se répètent et se déguisent avec artifice en se débitant; en un mot, vouloir toujours le contraire de ce que veut le prince, pour se plaindre, pour jeter toute faute sur lui, pour faire crier; et surtout vouloir se battre contre toute raison, et en manquer l'occasion quand elle se présente pour affubler le prince de poltronnerie; et le déshonorer après y avoir préparé par tout ce que je viens d'exposer, et ne se pas mettre en peine des suites pour l'armée et pour l'État, afin d'écraser mieux le prince sous le poids, voilà, monsieur, ce qui se présente à moi de très possible à un homme aimé, gâté, révéré, appuyé, maître passé en audace, en artifice et en sacrifices de tout à soi-même. Alors le cri de l'armée retentira dans la ville, dans le royaume, dans la cour. Monseigneur sera paqueté contre son fils, et le premier à lui jeter la pierre; le courtisan, qui craint déjà son austérité, sera ravi de pousser de main en main cette pierre qu'il ne craindra plus, maniée par Monseigneur même. Si cela arrive, que jugez-vous que feront les personnes que j'ai nommées? Quel parti n'en tireront-elles pas? et avec quel art ne feront-elles pas jouer tous leurs ressorts de derrière les tapisseries? Mme la duchesse de Bourgogne pleurera, mais il faudra des raisons, non des larmes; qui les produira contre ce torrent? qui osera se montrer à la cabale pour en être sûrement la victime tôt ou tard? Mme de Maintenon sera affligée pour sa princesse, mais persuadée par M. du Maine. Le roi outré écoutera les traits adroits, ménagés, obscurs de ce cher fils de ses amours, et les principaux valets intérieurs [seront] séduits par la familiarité de Vendôme, par les caresses de M. du Maine, et de tout temps blessés du sérieux du jeune prince avec eux, si fort en contraste avec les manières du roi et de Monseigneur pour eux. La mode, le bel air sera d'un côté avec un flux de licence, le silence de l'autre et la solitude. Tout cela, monsieur, ne me paraît ni impossible ni éloigné, et si, indépendamment de tant de machines manifestement dressées par l'intérêt le plus pressant, il arrive une aventure malheureuse en Flandre, de celles dont l'Italie, l'Allemagne, la Flandre même n'ont que trop et trop fraîchement donné les plus cruelles expériences, vous verrez M. de Vendôme en sortir glorieux, et Mgr le duc de Bourgogne perdu, et perdu à la cour, en France et dans toute l'Europe. »

M. de Beauvilliers, avec toute sa douceur et sa patience, eut grand'peine à me laisser dire jusqu'à la fin; puis, avec une gravité sévère, me reprit de me laisser aller de la sorte à des idées bizarres et sans possibilité, dont le fondement n'était en moi que le dégoût des défauts de M. de Vendôme, l'aversion de son rang et de sa naissance, et l'impatience de la faveur dans laquelle je le voyais; que tel qu'il pût être, il ne s'aveuglerait pas assez pour se risquer en lutte contre l'héritier nécessaire de la couronne, dont la réputation était la consolation des Français, l'espérance de la cour, la surprise du monde, tout ennemi qu'il est de la vertu, que le roi, malgré ce que j'avais remarqué, aimait avec quelque chose de plus encore que de l'estime, et que tous respectaient, dont l'épouse faisait tout son plaisir intérieur et celui de Mme de Maintenon, un prince enfin que tout le monde ne pouvait s'empêcher de respecter, et dont ce peu qu'il disait dans le conseil ou dans des occasions était recueilli avec une attention surprenante, et portait un véritable poids. Le duc revint encore, et avec un peu d'amertume, sur mes préventions, sur l'excès où non imagination et mes aversions les portaient, et sur non pas l'ineptie, car il était trop mesuré pour employer ce terme, mais il m'en fit bien sentir la valeur, de se laisser aller à l'idée qu'il fût possible de concevoir le projet, et plus encore de pouvoir l'exécuter, de perdre le fils aîné et héritier de la maison, qui le demeurerait toujours, quoi qu'on pût faire, et qui régnerait à son tour. Je lui répondis que, sans être persuadé par ses raisons contre les miennes, je me soumettais à ses lumières, surtout pour un parti pris et arrêté, et sur lequel il n'y avait plus à délibérer, mais que je me serais reproché de ne lui avoir pas confié mes craintes, que personne ne souhaitait plus ardemment que moi qui n'eussent pas lieu. Il se rasséréna et se mit à me parler de la conduite que Mgr le duc de Bourgogne devait se proposer à l'armée, dont nous convînmes aisément comme très importante, comme de s'appliquer et de s'instruire beaucoup, mais hors de son cabinet, par la conversation avec les meilleurs officiers généraux; des promenades pour reconnaître les pays, les marches, les fourrages, les camps, les positions des gardes et des postes; se communiquer fort aux officiers, parler aisément à tous; distinguer ceux qui le méritaient à divers égards; entrer dans le détail des troupes, avec un grand soin d'éviter le petit et là minutie; se montrer familièrement et souvent à elles; être gracieux en tout temps; et à table être gai sans donner lieu à une liberté peu respectueuse, et à la tenir trop longtemps; témoigner à M. de Vendôme toutes sortes d'égards et de confiance, l'apprivoiser, ne rien voir de ce qui ne devait pas être aperçu, beaucoup moins en ouvrir la bouche, ni la laisser ouvrir en sa présence, mais conserver, parmi ces manières, dignité, gravité, supériorité et autorité.

Nous déplorâmes le plus que pitoyable accompagnement de ces princes: d'O et Gamaches pour Mgr le duc de Bourgogne, desquels j'ai suffisamment parlé ailleurs pour n'avoir rien à y ajouter; et pour M. le duc de Berry Razilly seul, bon homme, droit, vrai, plein d'honneur, mais d'un esprit médiocre, et qui, élevé pour l'Église, marié par la mort de son frère aîné trop tard pour entrer dans le service, faisait à la lettre sa première campagne avec ce prince. Un particulier aurait eu soin de mieux accompagner ses fils. Nous nous séparâmes de la sorte, moi toujours si persuadé que je ne pus m'empêcher de témoigner en gros mes craintes au duc de Chevreuse, je dis en gros en le renvoyant là-dessus à M. de Beauvilliers, parce qu'à la façon dont j'étais avec eux, parler à l'un c'était aussi parler à l'autre, aussi le trouvai je plein des mêmes espérances que son beau-frère, et dans la même conviction que lui sur cette campagne de Mgr le duc de Bourgogne, et plus encore, s'il se pouvait, par son penchant naturel à tout voir en bien et à tout espérer. L'un et l'autre contèrent cette conversation aux duchesses leurs femmes, pour qui ils avaient peu de secrets, et M. de Beauvilliers, plus scandalisé encore qu'il n'avait voulu me le paraître, s'en plaignit à la duchesse de Saint-Simon. Je lui promis pour l'apaiser que je ne lui en parlerais plus, à condition aussi qu'il me promettrait de n'oublier rien de tout ce que je lui avais dit là-dessus. Chamillart ne faisait qu'arriver de Flandre, où sur le courrier de repentir de l'électeur, on envoya Saint-Frémont l'exorciser avec les quatre cent mille livres de plus dont j'ai parlé. Enfin il consentit de nouveau; le courrier de Saint-Frémont en arriva la nuit du dimanche au lundi 30 avril.

Chamillart en porta la nouvelle au roi ce même lundi matin à Marly, où nous étions encore, où le jour même, de peur de variation, le roi déclara les généraux de ses armées comme je les ai dits ci-dessus, et fit dépêcher un courrier à Villars pour le faire revenir de Strasbourg et lui apprendre sa destination nouvelle. Le duc de Noailles retourna en Roussillon commander une poignée de monde avec le titre de général, et un seul maréchal de camp sous lui. Le roi déclara en même temps que M. le duc de Berry, mais comme volontaire seulement, accompagnerait Mgr son frère, et les trois seuls hommes de leur suite que j'ai dits. Il déclara aussi que le roi d'Angleterre ferait la campagne en Flandre, mais dans un entier incognito, sous le nom de chevalier de Saint-Georges. Villars, attaché à ses sauvegardes, ne se contraignit point sur son déplaisir de quitter l'Allemagne. Berwick, plus mesuré, n'en eut pas moins de se voir un maître, et un maître si différent de lui en moeurs, en conduite, en vie journalière, environné d'une petite cour qu'il fallait ménager, et l'un et l'autre de fort mauvaise humeur de quitter la Flandre.

Quatre jours avant cette déclaration, M. de Vendôme, qui était dans le secret et qui avait travaillé deux heures avec Chamillart chez Mme de Maintenon avec le roi, s'en alla passer quatre jours chez Duchy, frère de Plenoeuf, à Bellesbat, avec ses plus familiers, d'où il poussa chez lui à la Ferté-Alais, où son frère le grand prieur se rendit, nouvellement revenu de Gènes, d'où l'ennui l'avait chassé et le peu de satisfaction sur ses prétentions de rang et de distinctions. Il avait eu permission de revenir en France où il voudrait, à condition de n'approcher de Paris ni de la cour plus près de quarante lieues, excepté pour voir son frère un jour ou deux à la Ferté-Alais. L'entrevue fut assez fraîche et la séparation avec peu de satisfaction réciproque: ils ne se sont guère revus depuis. M. de Vendôme revint à Marly le 1er mai et y demeura jusqu'au 4. Ces bagatelles de dates sont importantes. Dans ce court intervalle, il travailla plusieurs fois avec Chamillart, tantôt chez Mgr le duc de Bourgogne, tantôt avec le roi et le même ministre chez Mme de Maintenon, et Puységur fut admis en ces conférences.

Le 4 mai au matin, le roi, sortant de son cabinet, trouva le maréchal de Matignon, à qui il dit qu'il commanderait l'armée de Flandre sous le duc de Vendôme, au nom duquel, comme au sien, il le cajola avec toutes les flatteries dont il savait si bien assaisonner de si étranges nouveautés. Ce dix-huitième maréchal de France n'eut pas honte de se répandre en actions de grâces, et pour combler l'ignominie, en respects pour le maître qui lui était donné. On peut juger qu'il était arrivé tout préparé, et que Chamillart, à qui il devait son si léger bâton, lui avait bien fait sa leçon. Il n'est pas croyable avec quelle liberté on s'expliqua publiquement sur cette destination. Les maréchaux de France, ceux qui aspiraient à l'être, les gens même qui ne regardaient que de loin le bâton, ne purent se retenir. Le fait de Tessé à l'égard de Vendôme, que j'ai raconté, ne fut pas oublié. On parla de la patente de M. de Turenne offerte et du billet informe pour l'Italie seulement; Matignon fut maltraité, on parla du bâton comme étant déshonoré, et du métier qui l'a pour but comme ne pouvant plus mener à rien qu'à la flétrissure. Les commentaires les plus amers et les plus libres n'y furent pas épargnés, et tout haut en plein salon. De sept ou huit maréchaux de France qui étaient ce voyage-là à Marly, aucun, tant qu'il dura, ne parla au maréchal de Matignon, et, à leur exemple, qui que ce soit à la lettre; son approche dissipait les pelotons et [faisait] déserter les sièges: je n'ai rien vu de si marqué. Le maréchal de Noailles, le plus valet de tous les hommes, ne laissa pas de se recrobiller . Quoique je ne fusse avec lui que très médiocrement en mesure, il s'avisa de me demander ce que je pensais d'une si étrange nouveauté. Je lui répondis froidement que, puisque ces sortes de princes nous précédaient nous autres pairs depuis quelques années au parlement, il ne devait plus sembler surprenant qu'ils commandassent les maréchaux de France dans les armées.

Je sais l'exemple de Louis de La Trémoille qui n'avait aucune prétention par naissance ni par rang; je n'ignore pas ceux de la maison de Lorraine et de quelque chose de pareil pour M. d'Angoulême; mais ces abus ne doivent pas tourner en règle. Je doute que du temps de Louis de La Trémoille les maréchaux de France fussent encore bien nettement officiers de la couronne comme ils le sont devenus depuis. Leur petit nombre fixé les rendait plus considérables que leurs offices, qui à peine quittaient leurs premières fonctions militaires au sortir de l'écurie du roi, et très subalternes au connétable qui en était sorti avant eux; et ces premières fonctions militaires étaient des chevauchées par le royaume qu'ils partageaient entre eux pour visiter les troupes, en faire les revues, et pourvoir à leur discipline et à leur subsistance. L'office de connétable n'était presque jamais vacant; il offusquait étrangement le leur. On sait quels étaient la faveur, la puissance, les établissements et le mérite personnel de Louis de La Trémoille sous qui tout ployait alors, et qui s'en prévalut. Pour la maison de Lorraine, on aura répondu à tout en alléguant la tyrannie des Guise et de leur formidable Ligue. Qui fait des maréchaux de France peut bien les commander. M. de Mayenne en fit cinq ou six, parmi lesquels MM. de La Châtre et de Brissac furent reconnus pour tels par Henri IV à leur accommodement. Quant à M. d'Angoulême, ce fut le fruit d'un gouvernement odieux et étranger. Il était confiné en prison pour le reste de ses jours, en commutation de la perte de sa tête, à quoi il avait été juridiquement condamné plusieurs années avant la mort d'Henri IV.

La tyrannie de Marie de Médicis et de son maréchal d'Ancre souleva tout et arma les princes. Le maréchal d'Ancre éperdu ne put leur opposer que M. d'Angoulême, qui du cachot passa subitement à la tête de toutes les forces du roi, et qui s'en prévalut dans les suites. C'est l'exemple qui blessa M. d'Épernon qui ne voulut plus obéir aux maréchaux de France, et qui toujours depuis commanda des corps séparés dans une entière indépendance, et qui, se trouvant avec eux, comme à Saint-Jean d'Angély, à la Rochelle et ailleurs, eut son quartier et son commandement à part, sans prendre ni jamais recevoir leurs ordres. Mais entre les disparates trop familières à notre nation, celle qui regarde l'office des maréchaux de France est difficile à comprendre; c'est le seul qui ait continuellement acquis, et qui se soutienne dans les honneurs les plus marqués et les plus délivrés de toute dispute, c'est aussi le seul que les princes, étrangers ou bâtards, dédaignent comme au-dessous d'eux. Jusque-là qu'il n'y a point d'exemple d'aucun qui ait été maréchal de France, tandis qu'ils courent tous après tous les autres offices de la couronne. En même temps, quelles différences de fonctions ! Le grand chambellan n'a plus que celles de servir le roi, quand il s'habille ou qu'il mange à son petit couvert; il est dépouillé de tout le reste, et n'a nulle part aucun ordre à donner, ni qui que ce soit sous sa charge. Le grand écuyer met le roi à cheval, et commande uniquement à la grande écurie, en quoi, pour la réalité, il n'est pas plus que le premier écuyer. Le colonel général de l'infanterie et le grand maître de l'artillerie commandent, à la vérité, à des gens de guerre, mais ils se trouvent dans les armées, ils obéissent sans difficulté aux maréchaux de France. L'office de ceux-là est plus ancien que ces trois derniers, et même que celui de l'amiral, et les fonctions des maréchaux de France sont bien autrement nobles, puisqu'ils n'en ont d'autres que de commander les armées, de donner l'ordre partout où ils se trouvent avec des gens de guerre, et d'être les juges de la noblesse sur le point d'honneur. Jusqu'au grand maître de France, qui depuis longtemps est un prince du sang, il ne commande qu'aux maîtres d'hôtel, ne se mêle que des tables; et encore depuis Henri III, à cause du dernier Guise qui l'était, a-t-il perdu toute inspection sur tout ce qui regarde la bouche du roi, et à cet égard, le premier maître d'hôtel est indépendant de lui. J'ajoute que les princes du sang même sont colonels, maréchaux de camp, lieutenants généraux, et servent et roulent par ancienneté avec ceux qui ont les mêmes grades. À quoi mènent-ils, et que se propose-t-on en les acquérant? le bâton de maréchal de France, et c'est ce bâton dont aucun prince ne veut. Il faut avouer que c'est une manie, et qu'elle est tout à fait inintelligible. Les princes allemands, même souverains, n'ont pas cette fantaisie, ils sont ravis d'être faits feld-maréchaux, qui est la même chose que nos maréchaux de France, au jugement près du point d'honneur qu'ils n'ont pas, et toutefois je doute qu'on fût bien reçu à leur proposer de céder à nos princes bâtards, ni à pas un de la maison de Lorraine.

Vendôme en usa en cette occasion comme il avait fait lorsqu'il avait obtenu ce billet informe du roi, pour commander les maréchaux de France en Italie. Il partit sur-le-champ, ne varietur. Le compliment du roi au maréchal de Matignon lui avait été fait le vendredi matin à Marly, 4 mai. Ce même jour, Vendôme s'en alla de Marly à Clichy, pour en partir le lundi suivant pour la Flandre; il ne voulut pas être témoin du vacarme d'une telle nouveauté; il n'y eut pas moyen de l'arrêter jusqu'au lendemain samedi, 5 mai, que Bergheyck, de nouveau mandé pour prendre avec lui de nouvelles et dernières mesures, devait arriver tout droit à Marly, pour s'en retourner tout court en Flandre, après avoir donné seulement un jour à Marly, où il fut logé dans le pavillon où était Chamillart. Il ne s'agissait plus de la révolte des Pays-Bas, depuis le malheureux succès d'Écosse. Le roi voulut, dans ce changement de mesures, consulter Bergheyck sur celles à achever de fixer pour la campagne, où l'envoi de son petit-fils lui faisait prendre un double intérêt, et Bergheyck, qui était l'âme de toutes les affaires en Flandre, ne pouvait s'en absenter en ce point surtout de l'ouverture si prochaine de la campagne, sans beaucoup d'inconvénients. Il arriva tard le samedi 5; le dimanche 6, il travailla le matin avec le roi et Chamillart avant le conseil. L'après-dînée, le roi s'amusa à lui faire les honneurs de ses jardins, et à le promener partout; le soir, il travailla deux heures avec lui et Chamillart chez Mme de Maintenon. Après le travail du matin, le roi envoya à Clichy, Bergheyck; Chamlay et Puységur, conférer avec M. de Vendôme, pour revenir dîner à Marly à trois heures, se promener ensuite comme je viens de dire, rendre compte du voyage de Clichy chez Mme de Maintenon, le soir, et y résumer tout avec le roi, et y recevoir ses derniers ordres pour s'en retourner le lendemain 7 en Flandre. On voit ici l'excès de la complaisance du roi pour le duc de Vendôme, et l'orgueil démesuré de celui-ci: faire perdre tout ce temps à Bergheyck, pour l'aller trouver à Clichy, dans le seul jour qu'il a à demeurer ici, au lieu de retenir à Marly Vendôme vingt-quatre heures de plus, pour y voir Bergheyck, et y conférer, et résoudre tout sous les yeux du roi ensemble.

Voilà donc Bergheyck, Puységur et Chamlay courant à Clichy après M. de Vendôme. Ils l'y trouvèrent dans le salon de la maison de Crosat, au milieu d'une nombreuse et fort médiocre compagnie, qui se promenait les mains derrière son dos. Il fut à eux et leur demanda ce qui les amenait. Ils lui dirent que le roi les envoyait vers lui. Sans les tirer seulement dans une fenêtre, et sans bouger de la même place, il se fit expliquer à voix basse de quoi il s'agissait. La réponse du héros fut courte. Il leur dit tout haut qu'il serait sur la frontière presque aussitôt que Bergheyck à Mons; que, sur les lieux, il travaillerait avec plus de justesse, et, avec une demi-révérence et une pirouette, il alla rejoindre sa compagnie, qui s'était tenue éloignée par discrétion. Leur surprise à tous trois fut sans pareille. Quoiqu'ils le connussent bien, ils demeurèrent quelques moments immobiles d'un mépris si audacieux et si public pour des affaires de cette première importance, et pour des gens comme eux envoyés exprès par le roi pour en conférer avec lui et en rapporter au roi le résultat le jour même. Le roi, fort surpris de les voir sitôt de retour, leur en demanda la cause. Ils se regardèrent. Enfin Puységur, plus hardi, raconta le succès du voyage. Le roi ne put se contenir de laisser échapper un geste qui fit connaître ce qu'il pensait, mais ce fut tout, et, après un moment de silence, il les envoya travailler et dîner chez Chamillart, pour montrer après ses jardins à Bergheyck. La journée se passa comme je l'ai dit d'abord, et le lendemain, 7 mai, Bergheyck, dès le matin, repartit pour Mons. Ce trait de Vendôme fit grand bruit. Enté si frais sur ce qui venait de se passer du maréchal de Matignon, il en redoubla le vacarme, et à moi l'intime persuasion de tout ce que j'avais prédit à M. de Beauvilliers. L'audace de Vendôme à l'égard du roi même et de ses affaires les plus importantes, et la faiblesse du roi à un trait si public et si marqué, me devinrent des garants sûrs de tout ce que j'avais prévu. Je laissai à Puységur les réflexions à faire faire là-dessus au duc de Beauvilliers. Je n'en voulus même suggérer aucune au premier, et je ne parlai pas même de Clichy à M. de Beauvilliers ni à M. de Chevreuse. Il n'était plus temps de rien. M. de Vendôme partit de Clichy pour la Flandre le lundi 7 mai, comme il l'avait résolu.

Je ne veux pas omettre une bagatelle dont je fus témoin à cette promenade, où le roi montra ses jardins à Marly, et dont la curiosité de voir les mines et d'ouïr les propos du succès du voyage de Clichy m'empêchèrent d'en rien perdre. Le roi, sur les cinq heures, sortit à pied et passa devant tous les pavillons du côté de Marly. Bergheyck sortit de celui de Chamillart pour se mettre à sa suite. Au pavillon suivant le roi s'arrêta. C'était celui de Desmarets, qui se présenta avec le fameux banquier Samuel Bernard, qu'il avait mandé pour dîner et travailler avec lui. C'était le plus riche de l'Europe, et qui faisait le plus gros et le plus assuré commerce d'argent. Il sentait ses forces, il y voulait des ménagements proportionnés, et les contrôleurs généraux, qui avaient bien plus souvent affaire de lui qu'il n'avait d'eux, le traitaient avec des égards et des distinctions fort grandes. Le roi dit à Desmarets qu'il était bien aise de le voir avec M. Bernard, puis, tout de suite, dit à ce dernier : « Vous êtes bien homme à n'avoir jamais vu Marly, venez le voir à ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets. » Bernard suivit, et pendant qu'elle dura, le roi ne parla qu'à Bergheyck et à lui, et autant à lui qu'à d'autres, les menant partout et leur montrant tout également avec les grâces qu'il savait si bien employer quand il avait dessein de combler. J'admirais, et je n'étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi, si avare de ses paroles, à un homme de l'espèce de Bernard. Je ne fus pas longtemps sans en apprendre la cause, et j'admirai alors où les plus grands rois se trouvent quelquefois réduits.

Desmarets ne savait plus de quel bois faire flèche. Tout manquait et tout était épuisé. Il avait été à Paris frapper à toutes les portes. On avait si souvent et si nettement manqué à toutes sortes d'engagements pris, et aux paroles les plus précises, qu'il ne trouva partout que des excuses et des portes fermées. Bernard, comme les autres, ne voulut rien avancer. Il lui était beaucoup dû. En vain Desmarets lui représenta l'excès des besoins les plus pressants, et l'énormité des gains qu'il avait faits avec le roi, Bernard demeura inébranlable. Voilà le roi et le ministre cruellement embarrassés. Desmarets dit au roi que, tout bien examiné, il n'y avait que Bernard qui pût le tirer d'affaire, parce qu'il n'était pas douteux qu'il n'eût les plus gros fonds et partout; qu'il n'était question que de vaincre sa volonté, et l'opiniâtreté même insolente qu'il lui avait montrée; que c'était un homme fou de vanité, et capable d'ouvrir sa bourse si le roi daignait le flatter. Dans la nécessité si pressante des affaires, le roi y consentit, et pour tenter ce secours avec moins d'indécence et sans risquer de refus, Desmarets proposa l'expédient que je viens de raconter. Bernard en fut la dupe; il revint de la promenade du roi chez Desmarets tellement enchanté, que d'abordée il lui dit qu'il aimait mieux risquer sa ruine que de laisser dans l'embarras un prince qui venait de le combler, et dont il se mit à faire des éloges avec enthousiasme. Desmarets en profita sur-le-champ, et en tira beaucoup plus qu'il ne s'était proposé.

CHAPITRE XII. §

Mort, fortune et caractère de Mansart. — Place des bâtiments fort diminuée, et fort singulièrement donnée à d'Antin. — Mort; état et caractère de La Frette. — Mort de Montgivrault; son caractère, son état, et de son frère Le Haquais. — Mort de la jeune marquise de Bellefonds. — Mort, naissance, conduite, famille et caractère de la comtesse de Grammont.

Pendant ce même voyage [à Marly] Mansart mourut fort brusquement. Il était surintendant des bâtiments, et personnage sur lequel il faut s'arrêter un moment. C'était un grand homme bien fait, d'un visage agréable, et de la lie du peuple, mais de beaucoup d'esprit naturel, tout tourné à l'adresse et à plaire, sans toutefois qu'il se fût épuré de la grossièreté contractée dans sa première condition. D'abord tambour, puis tailleur de pierres, apprenti maçon, enfin piqueur, il se fourra auprès du grand Mansart, qui a laissé une si grande réputation parmi les architectes, qui le poussa dans les bâtiments du roi, et qui tâcha de l'instruire et d'en faire quelque chose. On le soupçonna d'être son bâtard. Il se dit son neveu, et quelque temps après sa mort, arrivée en 1666, il prit son nom pour se faire connaître et se donner du relief, [ce] qui lui réussit. Il monta par degrés, se fit connaître au roi, et profita si bien de sa familiarité passée des seigneurs aux valets et aux maçons, que, trouvant en lui les grâces de l'obscurité et du néant, il crut lui trouver aussi les talents de son oncle, et se hâta d'ôter Villacerf malgré lui, comme on l'a vu en son lieu, et de mettre Mansart en sa place. Il était ignorant dans son métier. De Cote, son beau-frère, qu'il fit premier architecte, n'en savait pas plus que lui. Ils tiraient leurs plans, leurs dessins, leurs lumières, d'un dessinateur en bâtiments, nommé L'Assurance, qu'ils tenaient tant qu'ils pouvaient sous clef.

L'adresse de Mansart était d'engager le roi, par des riens en apparence, en des entreprises fortes ou longues, et de lui montrer des plans imparfaits, surtout pour ses jardins, qui tout seuls lui missent le doigt sur la lettre. Alors Mansart s'écriait qu'il n'aurait jamais trouvé ce que le roi proposait, il éclatait en admiration, protestait qu'auprès de lui il n'était qu'un écolier, et le faisait tomber de la sorte où il voulait, sans que le roi s'en doutât le moins du monde. Avec ses plans il s'était frayé l'entrée des cabinets, et peu à peu de tous et partout, et à toutes les heures, même sans plans et sans avoir rien à dire de son emploi. Il en vint à se mêler dans la conversation en ces heures privées; il y accoutuma le roi à lui adresser la parole sur des nouvelles et sur toute matière; il hasardait quelquefois des questions; mais il savait prendre ses moments; il connaissait le roi en perfection, et ne se méprenait point à se familiariser ou à se, tenir sur la réserve. Il montra aux promenades des échantillons de cette privante pour faire sentir ce qu'il pouvait. Il n'en abusa point pour mal faire à personne, mais il eût été dangereux de le blesser. Il acquit ainsi une considération qui subjugua non seulement les seigneurs et les princes du sang, mais les bâtards et les ministres qui le ménageaient, et jusqu'aux principaux valets de l'intérieur. Sans se méconnaître en effet, la grossièreté qui lui était demeurée, le rendait ridiculement familier. Il tirait un fils de France par la manche, et frappait sur l'épaule d'un prince du sang on peut juger comment il en usait avec d'autres.

Le roi, qui trouvait fort mauvais que les courtisans malades ne s'adressassent pas à Fagon et ne se soumissent pas en tout à lui, avait la même faiblesse pour Mansart, et t'eût été un démérite dangereux à qui faisait des bâtiments ou des jardins, de ne s'abandonner pas à Mansart qui aussi s'y donnait tout entier, mais il n'était point habile. Il fit un pont à Moulins, où il alla plusieurs fois. Il le crut un chef d'oeuvre de solidité, il s'en vantait avec complaisance. Quatre ou cinq mois après qu'il fut achevé, Charlus, père du duc de Lévi, vint au lever du roi, arrivant de ses terres tout proche de Moulins, et il était lieutenant général de la province. C'était un homme d'esprit, peu content, et volontiers caustique. Mansart, qui s'y trouva, voulut se faire louer, lui parla du pont, et tout de suite pria le roi de lui en demander des nouvelles. Charlus ne disait mot. Le roi, voyant qu'il n'entrait point dans la conversation, lui demanda des nouvelles du pont de Moulins. « Sire, répondit froidement Charlus, je n'en ai point depuis qu'il est parti, mais je le crois bien à Nantes présentement. — Comment! dit le roi, de qui croyez-vous que je parle ? C'est du pont de Moulins. — Oui, sire, répliqua Charlus avec la même tranquillité, c'est le pont de Moulins qui s'est détaché tout entier la veille que je suis parti, et tout d'un coup, et qui s'en est allé à vau-l'eau. » Le roi et Mansart se trouvèrent aussi étonnés l'un que l'autre, et le courtisan à se tourner pour rire. Le fait était exactement vrai. Le pont de Blois, bâti par Mansart quelque temps auparavant, lui avait fait le même tour.

Il gagnait infiniment aux ouvrages, aux marchés et à tout ce qui se faisait dans les bâtiments, desquels il était absolument le maître, et avec une telle autorité qu'il n'y avait ouvrier, entrepreneur, ni personne dans les bâtiments qui eût osé parler, ni branler le moins du monde. Comme il n'avait point de goût ni le roi non plus, jamais il ne s'est rien exécuté de beau, ni même de commode, avec des dépenses immenses. Monseigneur ne voulut plus se servir de lui pour Meudon, parce qu'il s'aperçut enfin, à l'aide d'autrui, qu'il le voulait embarquer en des ouvrages prodigieux. Le roi, qui en devait savoir bon gré à Monseigneur et mauvais à Mansart, fit au contraire ce qu'il put pour les raccommoder, jusqu'à vouloir entrer pour beaucoup extraordinairement dans cette dépense. Monseigneur était piqué d'avoir été pris pour dupe, et s'en excusa. C'est de du Mont que j'ai su ce fait, qui en était toujours en colère. Cette belle chapelle de Versailles, pour la main-d'oeuvre et les ornements, qui a tant coûté de millions et d'années, si mal proportionnée, qui semble un enfeu par le haut et vouloir écraser le château, n'a été faite ainsi que par artifice. Mansart ne compta les proportions que des tribunes, parce que le roi ne devait presque jamais y aller en bas, et il fit exprès cet horrible exhaussement par-dessus le château pour forcer par cette difformité à élever tout le château d'un étage; et, sans la guerre qui arriva, cela se serait fait, pendant laquelle il mourut. Une colique de douze heures l'emporta et fit beaucoup parler le monde. Fagon, qui s'empara de lui et qui le condamna assez gaiement, ne permit pas qu'on lui donnât rien de chaud. Il prétendit qu'il s'était tué à un dîner à force de glace et de pois, et d'autres nouveautés des potagers dont il se régalait, disait-il, avant que le roi en eût mangé.

On débita que les fermiers des postes, qui, par un crédit aussi supérieur qu'inconnu, avaient toujours su parer aux coups portés à leurs gains immenses, et qui venaient tout nouvellement de faire refuser une prodigieuse enchère offerte sur par gens très solvables, présentés par M. le duc d'Orléans dans le court voyage qu'il était venu faire d'Espagne, furent avertis que Mansart s'était chargé de faire voir au roi des mémoires contre eux, qu'ils étaient venus à bout depuis peu de faire rejeter sans autre examen; qu'il avait même obtenu sa permission de tirer un gros argent de l'avis de cette affaire s'il se trouvait bon, et qu'il avait refusé jusqu'à quarante mille livres de rente, que ces fermiers avaient offert de lui assurer, pour s'en désister. L'enflure démesurée de son corps, aussitôt après sa mort, et quelques taches qui se trouvèrent à l'ouverture, donnèrent cours à ces propos, vrais ou faux.

Ce qui est certain, c'est que peu de jours avant sa mort il avait fort pressé le roi sur ses avances dans les bâtiments, et sur celle des principaux de ceux qui étaient sous sa charge, et sur l'épuisement de leur crédit et du sien, qu'étant allé faire les mêmes représentations à Desmarets, celui-ci, qui, comme on vient de voir, ne savait plus de quel côté se tourner; lui déclara qu'il n'aurait point d'argent qu'il n'eût rendu compte des derniers fonds qu'il avait touchés. Mansart, piqué au dernier point d'une proposition si nouvelle, qui attaquait la confiance en lui et le droit de sa charge de surintendant, qui était ordonnateur et point du tout comptable, se défendit sur cette raison. Desmarets lui répliqua durement qu'il dirait tout ce qu'il voudrait, mais qu'il n'aurait pas un sou qu'il n'eût montré en quoi étaient passées les dernières quatre ou cinq cent mille livres qu'il avait touchées depuis très peu de temps, sans que la menace de s'en plaindre au roi pût ébranler la fermeté du contrôleur général. Là-dessus, Mansart fit en effet sa plainte. Il trouva le roi de même avis, et avec la même fermeté que le contrôleur général, tellement qu'ayant voulu répliquer, il avait été rudement tancé. On crut donc que cette première et si dure marque, d'une chute prochaine, l'embarras où elle le jetait, et l'effort qu'il se fit deux ou trois jours durant de cacher ses peines, causèrent en lui la révolution qui le tua. Pendant sa maladie le roi en parut fort en peine et y envoyait à tous moments. Une heure avant de mourir, Mansart se confessa et pria le maréchal de Boufflers de recommander au roi sa famille; et la veuve eut une pension. C'était dans le salon un mouvement indécent pour un particulier de cette espèce. D'Antin y pleurait et disait que ce n'était pas tant Mansart que l'affliction et la privation du roi d'un homme de ce mérite. Il sécha et regretta bientôt ses larmes.

À peine Mansart fut-il mort que le roi envoya chercher Pontchartrain, à qui il enjoignit bien expressément de faire mettre à l'instant le scellé partout à Marly, à Versailles, à Paris, et de prendre toutes les précautions possibles pour empêcher que rien pût être détourné. Deux heures après il l'envoya quérir encore pour lui réitérer les mêmes ordres et savoir ceux qu'il avait donnés. Le lendemain samedi, 11 mai, le chancelier étant venu à l'ordinaire au conseil des finances, le roi le consulta là-dessus, et lui ordonna de contribuer de son ministère pour que tout se passât avec la dernière exactitude et vigilance. La surprise fut grande de voir le roi si dégagé sur une perte qu'une si grande et si longue faveur devait rendre sensible par celle même du plaisir et de la commodité, sans mélange d'aucune humeur, ni d'une condition contraignante, qui lui avait fait trouver du soulagement à la mort de ses ministres et de ses plus apparents favoris. Il ne se trouva rien à la levée des scellés qui ternît la mémoire de Mansart. Il était obligeant et serviable, et, comme je l'ai dit, ne se méconnaissait point. Mais sa grossièreté, malgré tout son esprit, et la familiarité qui en est la suite dans un homme de rien, gâté par la faveur, avait fait en lui un mélange d'impertinence de surface qui empêcha qu'il ne fût regretté.

Sa place fut un mois sans être remplie, et fit les voeux de quantité de gens de tous, états. En appointements, logements, droits et commodités de toutes sortes, sans prendre quoi que ce soit, elle valait à Mansart plus de cinquante mille écus de rente, et il fut offert trois millions au roi de cette charge et de celles qui en dépendaient. Le roi la voulut diminuer et la changer de nature pendant la vacance. Il se déclara lui-même le surintendant et l'ordonnateur de ses bâtiments, dont il se réserva les signatures, en petit, comme il avait fait en grand lorsque, après la chute de Fouquet, il supprima la charge de surintendant des finances, dont il fit Colbert contrôleur général. Il arriva de l'une comme de l'autre. Colbert, qui perdit Fouquet, de concert avec Le Tellier, se servit entre autres grands ressorts, du danger et de l'abus de la charge de surintendant, à laquelle, d'intendant de la maison du cardinal Mazarin jusqu'à sa mort, il n'osait prétendre, mais dont il voulait se réserver toute l'autorité. C'est ce qu'il fit en accablant le roi des signatures que faisait le surintendant. Il lui fit accroire qu'il ordonnait de tout par là, tandis que lui-même en conserva toute la puissance sous la sûreté de ces signatures du roi qu'il fit faire comme il voulut, et ses successeurs après lui. Il en arriva de même sur les bâtiments. Le roi déclara qu'il en ferait un directeur général, et ce directeur, qu'il élagua tant qu'il put, imita en tout Colbert, à la fidélité près, comme cela n'a que trop paru pendant sa gestion, et comme son testament l'a mis depuis dans la plus claire évidence.

Plusieurs candidats se présentèrent, ou le furent par le public. Voysin, porté à tout par Mme de Maintenon, qui était fort occupée de l'approcher du roi pour l'élever à tout ensuite; Chamillart, qui n'y pensa jamais, pour le consoler, disait-on, des finances; Pelletier, comme un emploi qui se marierait si bien avec le sien des fortifications, qui, par son travail réglé avec le roi, lui ôterait l'importunité d'une familiarité nouvelle; Desmarets, qui, avec le même avantage, aurait encore celui d'épargner au roi les contrastés des payements, les trois que je sais qui demandèrent furent le premier écuyer qui ne s'en cacha pas à moi, La Vrillière qui me le confia, et d'Antin. Le Premier avait l'estime et la familiarité du roi, et sa confiance sur des détails d'argent qui n'avaient point de tiers, indépendamment de ceux de la petite écurie. Il entendait les, bâtiments, les prix; il avait du goût, de l'honneur, de la fidélité, de l'exactitude. La confiance de Louvois, l'autorité qu'il s'était conservée dans cette famille, et qui lui était restée de la considération de son père, toutes ces choses lui en avaient fait oublier l'origine et la modestie. Il était gendre et beau-frère des ducs d'Aumont. Avec l'ordre et une belle charge après son père, il s'était mis dans la tête de se faire duc. Les bâtiments lui donnaient des entrées et des privantes continuelles, il espérait en profiter pour cette élévation. La Vrillière avait une charge de secrétaire d'État, qui, pour parler comme en Espagne, se pouvait appeler caponne . Il était réduit aux provinces de son département depuis que la révocation de l'édit de Nantes et ses suites avait anéanti les affaires de la religion prétendue réformée, qui avait fait le département particulier de cette charge. Nul n'y était devenu ministre d'État; il était compté pour fort peu, parce qu'on ne compte guère les gens à la cour, surtout ceux dont tout l'état n'est que de se mêler d'affaires, que par celles qu'on peut avoir à eux. Son désir, au défaut d'importance, était donc de relever sa charge par la privante, et par la relation de toutes les heures avec le roi, qu'il aurait trouvées en faisant un département à sa charge des bâtiments, et de tout ce qui en dépend, et qu'un secrétaire d'État en familiarité et en faveur sait bien étendre. Il avait beaucoup de goût et de connaissance pour bien faire cette charge, et il la souhaitait passionnément.

Le premier écuyer et lui contraignirent d'Antin plus que nul autre. Il voulait s'approcher intimement du roi de quelque façon que ce pût être, il voulait aller à tout, et son esprit était capable de tout. Il avait déjà, comme on l'a vu, tâché d'être fait duc à la mort de son père. Sa naissance ne s'y opposait pas, il n'avait plus Mme de Maintenon contraire depuis la mort de sa mère, elle n'était pas même éloignée de l'approcher du roi, par rapport aux bâtards. Ceux-ci le portaient à découvert, et les Noailles aussi, qui étaient lors dans la plus haute faveur. Chacun d'eux croyait y trouver son compté, et le passage par Petit-Bourg les encourageait à le servir; mais il avait beaucoup d'esprit, chose, en général, que le roi craignait, et éloignait de sa personne, et une réputation de prendre comme il pouvait, bien dangereuse pour les bâtiments. Rien toutefois ne les rebuta, et Monseigneur, que cette dernière raison devait arrêter, comme on va voir, plus que personne, se laissa gagner par Mme la Duchesse, et entraîner, parce qu'il compta du crédit qui portait d'Antin, jusqu'auprès de Mme de Maintenon, à oser, pour la première fois de sa vie, témoigner au roi à son âge qu'il désirait les bâtiments à d'Antin, l'affaire traînait, et cela même donnait espérance aux rivaux. Le premier écuyer vint une après-dînée dans ma chambre, venant de mettre le roi dans son carrosse. Il nous trouva Mme de Saint-Simon et moi seuls; ce qui avait dîné avec nous était déjà écoulé. Dès que la porte fut fermée, il me dit d'un air de ravissement que pour le coup il croyait d'Antin solidement exclu, malgré tous ses appuis. Il nous conta qu'il savait, par les valets intérieurs qui l'avaient vu, que le roi avait dit ce même jour-là à Monseigneur qu'il avait une question à lui faire, sur laquelle il voulait savoir la vérité de lui. « Est-il vrai, ajouta-t-il, que, jouant et gagnant gros, vous avez donné votre chapeau à tenir à d'Antin, dans lequel vous jetiez tout ce que vous gagniez, et que le hasard vous ayant fait tourner la tête, vous surprîtes d'Antin empochant votre argent de dedans le chapeau? » Monseigneur ne répondit mot; mais regardant le roi en baissant la tête, témoigna que le fait était vrai. « Je vous entends, Monseigneur, dit le roi, je ne vous en demande pas davantage, » et sur cela se séparèrent, et Monseigneur sortit à l'instant du cabinet. Nous conclûmes, comme le premier écuyer, que cette question n'était faite que par rapport aux bâtiments, et qu'après cet éclaircissement, d'Antin en était très certainement revenu. Le lendemain, La Vrillière me dit la même chose, transporté de joie de se pouvoir compter délivré d'un compétiteur si dangereux.

Le quatrième, jour, qui était un dimanche, tout à la fin de la matinée, le premier écuyer vint chez moi, et m'apprit que d'Antin avait les bâtiments. Il était furieux avec tout son froid et sa sagesse, peut-être moins de s'en voir éconduit, que de ce qui se pouvait attendre d'une telle faiblesse, après la réponse de Monseigneur. Et puis raisonnez conséquemment dans les cours! Le roi eut l'égard pour Monseigneur de vouloir que ce fût de lui que d'Antin apprît sa fortune; son transport de joie fut plus fort que lui; il s'y livra, il dit que c'était à ce coup que le sort était levé, qu'il n'était plus en peine de sa fortune. Il eut toutes les entrées qu'avait Mansart, il les élargit même, et bientôt il sut subjuguer le roi, et l'amuser. Il n'en fut pas moins assidu auprès de Monseigneur, ni moins souvent avec les bâtards, surtout avec Mme la Duchesse; il n'en joua pas moins; en un mot, quatre corps n'eussent pas suffi à sa vie de tous les jours. Il fut plaisant qu'un seigneur comptât, et avec raison, sa fortune assurée par les restes, en tout estropiés, d'un apprenti maçon, en titre, en pouvoir, en appointements, réduits à un tiers. Ce fut une sottise; il eut bientôt après plus d'autorité et de revenu que Mansart, mais en s'y prenant d'une autre manière. En bref, il devint personnage, et le fut toujours depuis de plus en plus.

La Frette mourut en ce temps-ci fort subitement. J'ai parlé du fameux duel qui le fit sortir du royaume avec son frère; c'étaient peut-être les deux hommes de France les mieux faits et les plus avantageux; leur nom était Gruel, et des plus minces gentilshommes de France, et La Frette un des plus légers fiefs du Perche. Leur grand-père s'attacha au premier comte de Soissons, prince du sang, dont il fut domestique principal, et qui obtint d'Henri IV le pénultième collier de la première promotion de l'ordre du Saint-Esprit, qu'Henri IV fit depuis son sacre, en 1595, aux Augustins à Paris. C'est de lui qu'on fait le conte que disant, en recevant le collier: Domine, non sum dignus, qu'on ne dit plus, et qu'on n'a peut-être jamais dit, Henri IV lui répondit: « Je le sais bien, je le sais bien, c'est pour l'amour de mon cousin de Soissons qui m'en a prié. » La Frette le porta vingt ans, et il était gouverneur de Chartres. Son fils le fut aussi, et du Pont-Saint-Esprit. Il fut encore capitaine des gardes de Gaston duc d'Orléans, frère de Louis XIII. Le comte de Saint-Aignan, depuis duc et pair et père du duc de. Beauvilliers, et lui, épousèrent les deux soeurs de même nom que Servien, surintendant des finances. Celle que La Frette épousa était veuve en premières noces d'un Le Ferron, dont une fille unique fort riche, veuve en premières noces, sans enfants, de Saint-Mégrin, dont j'ai parlé ailleurs, tué au combat du faubourg Saint-Antoine, [fut] remariée au duc de Chaulnes, tellement que ces La Frette dont il est question ici étaient frères de mère de la duchesse de Chaulnes, et cousins germains du duc de Beauvilliers, qui les servirent toute leur vie de tout leur pouvoir, ce qui leur fut d'une grande protection et considération.

M. de Chaulnes, étant ambassadeur extraordinaire à Rome en 1667 et 1670, y eut grande part aux élections de Clément IX et Clément X (Rospigliosi et Altieri), avec qui il fut si bien qu'il le pressa tant de s'employer pour lui auprès du roi qu'il ne put s'en défendre, et le pria d'obtenir la grâce des deux La Frette. Le pape le fit de si bonne grâce, et voulut si fortement dispenser le roi de son serment des duels à leur égard, que le roi, n'y pouvant consentir pour les conséquences, s'engagea au pape de les laisser revenir en France sur sa parole, vivre en liberté à Paris et partout, jouir et disposer entièrement de leurs biens, mais sous d'autres noms. Ils revinrent donc de la sorte, et allaient partout annoncés et appelés de leur nom, mais s'abstenant de livrées, d'armes et de se trouver dans aucun lieu public. On leur écrivait à leur adresse sous leur nom à Paris, chez eux et partout. Ils vécurent toujours ainsi sous la protection tacite du roi, qui, pour la forme, fit toujours semblant de les ignorer. Il arriva une affaire qui fit grand bruit, où Flamarens, lors premier maître d'hôtel de Monsieur, se trouva si mêlé qu'on fouilla jusque dans le Palais-Royal pour le trouver. Monsieur se plaignit au roi de ce manque de respect pour lui, et ajouta aigrement que cette recherche l'offensait, d'autant plus qu'on ne disait mot aux deux La Frette qui depuis plusieurs années étaient dans Paris, et qui y allaient partout à visage découvert. Le roi répondit gravement que cela ne pouvait être, et sur ce que Monsieur insista., il l'assura qu'il s'en ferait informer, et les ferait arrêter dans les vingt-quatre heures s'ils se trouvaient dans Paris. En même temps, il les fit avertir d'en sortir sur-le-champ pour deux ou trois jours, après quoi ils pourraient y revenir et vivre à leur ordinaire, et il ordonna qu'on fît d'eux partout Paris une recherche éclatante. Mais il enjoignit bien expressément qu'on ne la commençât pas sans être bien assuré qu'ils en étaient sortis. Il ne tint qu'à Monsieur de voir ensuite que le roi s'était un peu moqué de lui, en lui donnant cette satisfaction apparente. L'aîné mourut longtemps avant le cadet. Jamais gens ne surent mettre à si grand profit une mort civile, l'honneur d'un duel, et cette tacite protection du roi qui, en effet, en tout son règne a été une distinction unique, ni vivre si largement de procès et de petites tyrannies. Ni l'un ni l'autre ne furent mariés, et ce dernier était vieux.

Il mourut peu de jours après un autre homme extraordinaire. On l'appelait le chevalier de Montgivrault. M. de Louvois l'avait scandaleusement chassé du service, où il était ingénieur dans la première guerre de Flandre en 1667, où il avait acquis beaucoup de bien. Malgré cette aventure et une réputation peu nette, il sut devenir une espèce d'important à force d'esprit, de galanterie, de commodité pour autrui et d'excellente chère. Il se fit ainsi beaucoup d'amis considérables à la cour et à la ville. Le maréchal de Tessé, le duc de Tresmes, Caumartin, Argenson entre autres étaient ses intimes. Il avait acquis par là de la considération, et il avait eu l'art de s'ériger chez lui un petit tribunal où beaucoup de gens étaient fort aises d'être reçus. Il avait acheté Courcelles auprès du Mans, qui a été depuis la retraite de Chamillart qui l'acheta, où Montgivrault dépensa beaucoup, et où j'ai admiré sa folie d'avoir mis ses armes jusque sur toutes les portes, les cheminées et les plafonds. Il n'avait jamais été marié et laissa un gros bien.

Son frère, qui faisait fort peu de cas de lui, s'appelait Le Haquais, et ne s'était point marié non plus. Il était son aîné et était demeuré fort pauvre. Il avait été avocat général de la cour des aides, avec une grande réputation d'éloquence, de savoir et de probité. C'était un homme parfaitement modeste et parfaitement désintéressé. On ne pouvait avoir plus d'esprit, un tour plus fin, ni en même temps plus aisé, avec beaucoup de grâce et de réserve; avec cela salé, volontiers caustique, gai, plaisant, plein de saillies et de reparties, éloquent jusque par son silence. Ses lettres étaient charmantes, et pour peu qu'il se trouvât à son aise, de la meilleure compagnie du monde. Le chancelier de Pontchartrain et lui, à peu près de même âge, avaient été amis intimes dans leur jeunesse. Galants, chasseurs, mêmes goûts, même sorte d'esprit et de sentiments en toute leur vie. Lorsque le chancelier fut en fortune, il fit pour son ancien ami des bagatelles à sa convenance, parce qu'il ne voulut jamais mieux. Il était de tous les voyages de Pontchartrain où je l'ai fort connu; et ce qui est respectable pour les deux amis, c'est que sans s'y mêler de rien, ni sortir de son état de petit bourgeois de Paris, comme il s'appelait souvent lui-même, il y était comme le maître de la maison: tout le domestique en attention et en respect, et tout ce qui y allait en première considération. Le chancelier, outre l'amitié et la confiance, lui en témoigna toujours une extrême et toute sa famille aussi; il montrait vouloir que tout le monde-lui en portât, et Le Haquais était aimé de tous. Il vivait avec grand respect pour les gens considérables qu'il y voyait, il n'en manquait point au chancelier ni, à la chancelière, qui l'aimaient autant l'un que l'autre; mais il ne laissait pas de vivre fort en liberté avec eux, et de laisser échapper des traits de vieil ami qui ne lui messeyaient pas et qui étaient toujours bien reçus. Dans les dernières années sa piété s'accrut tellement que le chancelier et sa femme ne l'avaient plus à Pontchartrain autant qu'ils l'y voulaient. Ils l'appelaient leur muet, parce que la charité avait mis un cachet sur sa bouche, auquel on perdait beaucoup. Je m'en plaignais souvent à lui-même; on ne le voyait jamais qu'à Pontchartrain; il vivait fort retiré à Paris.

Le marquis de Bellefonds, petit-fils du maréchal, perdit sa femme toute jeune et mariée depuis peu; elle était Hennequin, fille d'Égvilly, qui avait le vautrait .

Quatre ou cinq jours après, c'est-à-dire le 3 juin, la comtesse de Grammont mourut à Paris à soixante-sept ans. Elle était Hamilton, de cette grande maison d'Écosse si puissante, si ancienne, si grandement alliée et si souvent avec les Stuarts.

Marie, fille de Jacques Stuart II, roi d'Écosse, mariée en 1468 à Jacques Hamilton, comte d'Arran, fut mère de Jacques II Hamilton, comte d'Arran, régent d'Écosse sous le roi Jacques Stuart V, et père de Jacques III Hamilton, régent d'Écosse et tuteur de l'infortunée Marie Stuart, reine d'Écosse, épouse de notre roi François II dont il fit le mariage. Il fut fait duc de Châtellerault, terre en Poitou qui lui fut donnée, et que lui et sa postérité perdirent avec la dignité pour s'être retiré en Écosse, et y avoir quitté le parti français par l'inimitié des Guise, qui pour se rendre les maîtres des affaires d'Écosse le voulurent faire périr et le persécutèrent partout. Sa postérité et lui-même ont souvent réclamé leur terre et leur dignité. Sa mère était tante paternelle du cardinal Béton; son père l'avait épousée du vivant de sa première femme, qui s'appelait Humie, qui n'avait point d'enfants, et qu'il avait répudiée. Ce duc de Châtellerault laissa de sa femme, fille du comte de Morton, trois fils: l'aîné fut insensé, les autres; persécutés en Écosse, se réfugièrent en Angleterre. La reine Élisabeth les fit rétablir en Écosse par Jacques, roi d'Écosse et depuis d'Angleterre après elle. L'aîné fut comte d'Arran, et créé marquis d'Hamilton; le cadet marquis de Pasley; celui-ci laissa plusieurs enfants. D'un d'eux, qui fut comte d'Albecorn, et de Marie Boid, sa femme, plusieurs enfants, dont Georges Hamilton, chevalier, baronnet, eut d'une Butler, son épouse, la comtesse de Grammont et ses deux frères, dont il a été parlé plusieurs fois. De l'aîné, Jean Hamilton, comte d'Arran et marquis d'Hamilton, vint Jacques V, marquis d'Hamilton, chambellan et sénéchal de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, fils de l'infortunée Marie Stuart, et successeur d'elle en Écosse et d'Élisabeth en Angleterre. Il donna aussi la Jarretière au marquis d'Hamilton. Jacques VI, marquis d'Hamilton, son fils, fut fait duc d'Hamilton et chevalier de la Jarretière par le malheureux roi Charles Ier, pour lequel il mourut sur un échafaud en 1649. Il ne laissa que des filles. Anne, l'aînée, épousa Guillaume Douglas, comte de Selkirke, que Charles II, après son rétablissement, fit duc d'Hamilton; et c'est de lui que descendent les ducs d'Hamilton d'aujourd'hui.

Le père et la mère de la comtesse de Grammont étaient catholiques, vinrent passer quelque temps en France avec leurs enfants; ils mirent la comtesse de Grammont, toute jeune, à Port-Royal des Champs, où elle fut élevée, et elle en avait conservé tout le goût et le, bon, à travers les égarements de la jeunesse, de la beauté, du grand monde et de quelques galanteries, sans que, comme on l'a vu, la faveur ni le danger de la perdre l'aient jamais pu détacher de l'attachement intime à Port-Royal.

C'était une grande femme qui avait encore une beauté naturelle sans aucun ajustement, qui avait l'air d'une reine, et dont la présence imposait le plus. On a vu ailleurs comment se fit son mariage, le goût si marqué et si constant du roi pour elle, jusqu'à inquiéter toujours Mme de Maintenon, pour qui la comtesse de Grammont ne, se contraignit pas. Elle avait été dame du palais de la reine. C'était une personne haute, glorieuse, mais sans prétention et sans entreprise; qui se sentait fort, mais qui savait rendre, avec beaucoup d'esprit, un tour charmant, beaucoup de sel, et qui choisissait fort ses compagnies, encore plus ses amis. Toute là cour la considérait avec distinction, et jusqu'aux ministres comptaient avec elle. Personne ne connaissait mieux qu'elle son mari; elle vécut avec lui à merveilles. Mais, ce qui est prodigieux, c'est qu'il est vrai qu'elle ne put s'en consoler, et qu'elle-même en était honteuse. Ses dernières années furent uniquement pour Dieu.

Elle comptait bien, dès qu'elle serait veuve, de se retirer entièrement, mais le roi s'y opposa si fortement qu'il fallut demeurer. Ce ne fut pas pour longtemps; de grandes infirmités la tirèrent de la cour; [ce] dont elle fit le plus saint usage et le plus solitaire, et mourut ainsi avant ses deux années de deuil.

Elle n'avait que deux filles: toutes deux de beaucoup d'esprit, fort dangereuses, fort du grand monde, fort galantes, qui avaient été filles d'honneur de Mme la dauphine de Bavière, et qui n'avaient rien. L'une épousa un vilain milord Stafford, qui était Howard, qui passait sa vie à Paris aux Tuileries et aux spectacles, et que personne ne voulait voir, avec qui elle se brouilla bientôt et s'en sépara. Depuis sa mort elle alla vivre en Angleterre de ce qu'il lui avait donné, en l'épousant, et n'en eut point d'enfants. L'autre se fit chanoinesse et abbesse de Poussay, où elle s'est convertie et a vécu dans une grande pénitence et bien soutenue. Comme elles n'avaient rien, leur mère écrivit en mourant au roi et à Mme de Maintenon pour leur demander pour elles sa pension du roi. De ces deux lettres, l'une fut dédaignée, l'autre négligée: Tel est le crédit des mourants les plus aimés et les plus distingués durant leur vie. Il n'y eut ni réponse ni pension.

CHAPITRE XIII. §

Éclat entre Chamillart et Bagnols, qui en quitte l'intendance de Flandre et met Chamillart en danger. — Mariage de Courcillon avec la fille unique de Pompadour. — Leur caractère et leur situation. — Mariage, état, caractère de Lanjamet et de sa femme. — Mariage de Louville avec la fille de Nointel, conseiller d'État. — Enlèvement de Mlle de Roquelaure par le prince de Léon. — Mariage du prince de Léon et de Mlle de Roquelaure.

Chamillart s'était brouillé avec Bagnols, intendant très accrédité de Lille et conseiller d'État, dans le court voyage qu'il avait fait en Flandre. Il chassa d'autorité un principal commis de l'extraordinaire de la guerre, résidant en Flandre, pour friponnerie. C'était un homme entièrement à Bagnols, qui fit auprès de Chamillart l'impossible pour le sauver; jusqu'à prendre fait et cause, et déclarer que, si cet homme avait volé, il fallait qu'il fût de moitié. Chamillart tint bon, l'autre aussi, qui leva l'étendard et qui entreprit de faire rétablir ce commis malgré le ministre. Il y eut des lettres fortes. Bagnols en demanda justice, tous ses amis se remuèrent, et tous les ennemis de Chamillart. Jamais on ne vit tant de vacarme pour si peu de chose, ni un intendant le prendre si haut contre un ministre, son supérieur. Chamillart l'emporta, mais à force de bras, et y usa beaucoup de son crédit. Alors Bagnols demanda à se retirer: nouvel éclat. Le roi qui en était content voulut le retenir, on lui fit des avances, il y eut force pourparlers; Chamillart même, qui sentit le roi fâché, se prêta. Plus on en faisait pour Bagnols, plus il en était gâté, et plus il prétendait. À la fin Chamillart l'emporta encore, mais il s'éreinta, et Bagnols quitta l'intendance et vint ameuter à Paris. C'était une bonne tête, débauché, fort au goût de tout ce qui avait servi en Flandre, par son esprit, sa bonne maison, sa grande chère et délicate, et le soin de plaire et d'obliger; d'excellente compagnie, toute sa vie du grand monde, avec beaucoup d'amis et considérables, fort proche du chancelier, des Louvois par sa femme, et fort porté par ce qui en restait, très capable et supérieur à son emploi, où il avait servi avec une grande utilité et distinction.

Mme de Maintenon ne regardait plus Chamillart depuis le mariage de son fils que comme un homme qui lui avait manqué. L'aversion avait succédé à l'amitié. J'ai expliqué ailleurs son intérêt pressant d'avoir un ministre à elle, et elle n'en avait aucun depuis qu'elle ne comptait plus sur Chamillart. C'était donc à ses dépens qu'elle en voulait un autre à elle, et il était tout trouvé en la personne de Voysin. Le roi, contre toute coutume, alla de Versailles dîner le 4 juin à Meudon, avec Mme la duchesse de Bourgogne, plusieurs dames et Mme de Maintenon, qui y vit en particulier Mlle Choin, et Mlle Choin était outrée contre Chamillart, qui naturellement opiniâtre, et devenu sujet à l'humeur par le mauvais état des affaires et de sa santé, n'avait jamais voulu procurer un petit régiment d'infanterie au frère de Mlle Choin, qui servait depuis longues années, quelque chose que Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy eussent pu lui dire, et qui, piquées du persévérant refus, et ne voulant pas qu'il tombât sur elles, expliquèrent à Mlle Choin tout ce qu'elles avaient dit et fait pour résoudre Chamillart. Je sus ce détail pansa fille Dreux, qui avait de l'esprit, et qui; étant la seule de la maison qui eût du sens, en était fort peinée. Je sus encore par le maréchal de Boufflers et par le duc et la duchesse de Villeroy les mouvements de la cabale formée des amis de Bagnols et des ennemis de Chamillart ralliés au maréchal de Villeroy.

Cette conversation si nouvelle et si recherchée par Mme de Maintenon avec Mlle Choin, jusqu'à aller exprès dîner à Meudon, et s'y couvrir du roi, sans y coucher, m'effaroucha dans ces circonstances, car l'affaire du commis et de la rupture s'était passée dès les premiers jours de l'arrivée de Chamillart en Flandre, et avait éclaté et fait de grands progrès avant même son retour. Je compris que Mme de Maintenon, qui jusqu'alors n'avait tenu le moindre compte de Monseigneur, ni gardé la plus petite mesure avec la Choin, voulait profiter de son dépit contre Chamillart, et qu'elle y était excitée par ce qui se passait entre le roi et Monseigneur sur les bâtiments, dont elle était informée par les Noailles. Je craignis un coup de foudre subit pour Chamillart, et je ne crus pas m'en pouvoir reposer sur personne. Je l'en avertis, je le trouvai instruit et embarrassé. Il n'était pas temps de contester avec lui, et de lui reprocher d'avoir pris son parti trop vite et trop haut sur Bagnols, ni sa folle opiniâtreté sur ce régiment pour Choin; il fallait aller au remède, et à temps. Je lui conseillai de parler dès le lendemain au roi, de lui dire que, quelque honoré qu'il fût de sa place, il y tenait peu dans le triste état présent, mais qu'il tenait infiniment à sa personne par son coeur et par reconnaissance; qu'il n'y avait biens ni fortuné pour lesquels il voulût lui donner une minute de peine; qu'il voyait avec douleur un orage se former contre lui qu'il n'avait pas mérité, mais que, pour peu que le roi fût embarrassé de lui, ou qu'il en aimât mieux un autre en sa place, il la lui remettrait de tout son coeur, uniquement pour lui plaire et pour mériter la conservation de ses bontés, et de l'honneur de ses bonnes grâces qui lui étaient plus chères que nuls établissements, et sans lesquels il ne pourrait vivre. Je l'exhortai à n'en pas dire davantage, et sur ce ton, et avec cette force et ce dégagement; de bien regarder cependant le roi entre deux yeux, dont le plus léger mouvement serait en ce moment très significatif; de saisir promptement ce qu'il lui répondrait, quand il ne serait simplement qu'honnête; surtout de ne pas insister à la retraite, et de se bien garder de la sottise de se vouloir faire prier. J'ajoutai qu'avec cette conduite, et à temps comme il était encore, j'osais lui répondre, sans être grand clerc à la cour, qu'il serait bien reçu quand bien même il embarrasserait le roi; et que de cette époque ce serait un nouveau bail passé avec lui, qui, sans en dire un seul mot, mais laissant faire le roi à l'égard de ceux qui l'attaqueraient, leur ferait tomber incontinent les armes des mains.

Chamillart goûta ma pensée; je n'eus pas besoin de l'exorciser, mais bien le dépit de se voir réduit là, et par ce dépit, l'envie de ne rien faire, et de se laisser culbuter, voilà ce que j'eus à combattre, et j'en vins à bout enfin avant de le quitter. Je lui recommandai bien que ce compliment se fit dans le cabinet du roi, et point du tout chez Mme de Maintenon, où elle aurait été présente; il me le promit, et que ce serait le lendemain. Il m'embrassa, me remercia, et me donna rendez-vous chez lui à son retour de cette espèce d'assaut. Moi-même j'en étais inquiet, quelque bonne espérance que j'en eusse. Je craignais le roi déjà peut-être circonvenu, de l'incertitude, la froideur de sa part, le dépit du ministre qui s'empêtrerait en allant trop loin et qui se ferait prendre au mot.

Le temps me dura fort pendant quinze ou vingt heures que j'allai au rendez-vous. Je fus soulagé du premier coup d'oeil. Je vis mon homme gai, léger, qui m'embrassa encore, et qui était assuré et ravi. Il me dit qu'il avait parlé précisément comme je le lui avais conseillé; que le roi s'était mis à sourire, et lui avait répondu qu'il était bien simple de penser que tout ce bruit fit sur lui la moindre impression; qu'il continuât à le bien servir, comme il avait toujours fait; que, pour lui, il l'aimerait toujours, qu'il le soutiendrait, et qu'il voulait qu'il prît confiance en ce qu'il lui disait. Respects, remercîments, tendresses de Chamillart, bontés encore du roi là-dessus, et puis parlèrent de leurs affaires. Chamillart en revint rajeuni, et une maison hors de dessus l'estomac. Il n'en parla à qui que ce soit qu'aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, après la chose faite, qui ne la croyaient pas à ce point de danger, mais qui furent très aisés du succès. Il est vrai que je m'en sus beaucoup de gré. Très peu de jours après, tous ces bruits et les menées tombèrent; le roi apparemment les avait nettement éconduits. Mais je crus devoir conjurer Chamillart de modérer sa confiance, de marcher la sonde à la main, et de comprendre par cette affaire qu'il n'était pas invulnérable, et que cet avortement de dessein ne ferait qu'irriter et raffiner davantage les personnes à qui il venait de le faire péter dans la main. Par ce changement d'intendant de Lille, il se fit un mouvement qui porta Le Blanc de l'intendance d'Auvergne à celle d'Ypres. Je le remarque à cause de tout ce qu'il lui arriva depuis.

Dangeau maria son fils unique à la fille unique de Pompadour qui avait treize ans, d'une taille et d'une beauté charmante qui dure encore. Courcillon avait vingt et un ans. J'ai assez parlé de lui et de son père et de sa mère pour n'avoir rien à y ajouter. Ils ne pouvaient pas trouver un plus grand parti pour leur fils, ni M. et Mme de Pompadour un plus dans leur goût pour leur fille qu'ils vendirent. Ils étaient riches, mais fort obérés, et n'avaient rien à donner à leur fille. Ils étaient sans crédit et dans l'obscurité. Loin de pouvoir raccommoder leurs affaires, c'étaient des gens qui, avec de l'esprit l'un et l'autre, avaient sans cesse laissé tout fondre entre leurs mains, jusqu'aux biens de la fortune, à leurs alliances, à leur naissance, sans cesser d'être fort glorieux. Pompadour, avec un esprit orné de beaucoup de lecture, l'avait de travers et sans justesse, et toute sa vie avait fait autant de sottises que de pas. Son grand-père, qu'on appelait Laurière, était frère cadet et oncle des deux marquis de Pompadour, chevaliers de l'ordre en 1633 et 1661, le dernier mort en 1684, père de Mme de Saint-Luc et d'Hautefort en qui la branche aînée finit. Le fils de ce premier Laurière épousa une soeur de M. de Montausier, depuis duc et pair et gouverneur de Monseigneur, et de ce mariage vint le marquis de Pompadour dont il est ici question. Il était cadet et porta longtemps le petit collet. Son aîné mourut, et M. de Montausier l'approcha de Monseigneur; et lui fit donner un régiment d'infanterie et succéder à son père qui était sénéchal et gouverneur de Périgord. C'était un homme bien fait, qui avait même de beaux traits, mais dont la physionomie, le maintien et toute la figure serrait le coeur de tristesse; elle était toute faite pour être crieur d'enterrement. Cet extérieur ne trompait pas, rien de si ennuyeux ni de si affligeant que tout le reste. Il se mit à jouer gros jeu et à perdre; il devint amoureux de la troisième fille de M. et de Mme de Navailles, qui ne voulurent point de lui. Sa persévérance, le désir de la fille qui y répondait, les instances de ses deux soeurs, celles du duc de Montausier vainquirent enfin la résistance. La première nuit des noces ne fut pas modeste. Ils passèrent au lit trois jours et trois nuits, et cela se réitéra souvent dans la suite. Pompadour abandonna la guerre et puis la cour, fit le plongeon au grand monde, et s'enterra dans une entière obscurité. Il vendit son gouvernement et mit ses affaires dans le plus grand désordre. Sans se lasser l'un de l'autre, l'ennui leur prit enfin de leur état, leur fille leur parut propre à les en tirer, en la mariant, non pour elle, mais pour eux.

La duchesse douairière d'Elboeuf, qui les aimait par les respects infinis qu'ils, lui rendaient, vivait beaucoup avec Mme de Dangeau à la cour, et lui faisait la sienne par rapport à Mme de Maintenon. Elle imagina ce mariage pour leur plaire et pour s'ancrer de plus en plus. Dangeau, riche et jouissant de gros du roi, était en état d'attendre les biens d'une belle-fille dont l'alliance l'honorait infiniment, et à laquelle il ne serait pas parvenu s'il y avait eu du bien présent. C'était à l'âge de Mme de Maintenon une occasion à ne pas perdre pour obtenir des grâces qui lui fissent faire un mariage sans s'incommoder. Mme de Maintenon aimait extrêmement Mme de Dangeau, et plût à Dieu qu'elle n'eût approché d'elle que des femmes de ce caractère! Elle n'osait oublier d'avoir été accueillie par la mère de Mme de Navailles, et chez elle longtemps en arrivant d'Amérique, et elle se piquait d'amitié pour Mme d'Elboeuf. Par la même raison elle ne pouvait ne pas favoriser Mme de Pompadour sa soeur. Le mariage se fit donc sans rien donner à la fille, seule héritière, en tirant le père et la mère d'obscurité, qu'on vit naître à la cour à leur âge comme des champignons. Dangeau avec l'agrément du roi et de Monseigneur céda sa place de menin à Pompadour, et son gouvernement de Touraine à son fils, et Mme de Dangeau sa place, de dame du palais à sa belle-fille, que depuis longtemps sa santé et ses privantes ne lui laissaient plus guère exercer, et le roi lui fit la galanterie de lui conserver sa pension de six mille livres de dame du palais, sans qu'elle le demandât, et sans préjudice de celle de sa belle-fille. Voilà donc les Pompadour initiés tout à coup à la cour, à Marly, à Meudon, chez Mme de Maintenon quelquefois. La femme, qui avait été belle, avait toujours été désagréable. Jamais elle n'avait ouvert les yeux qu'à moitié. C'était une précieuse de quartier avec un esprit guindé et une politique accablante; toutefois avec de l'esprit et fort polie. Ils ne bougèrent de chez Dangeau. L'union entre eux fut continuelle. Ceux-là y mettaient la protection, les autres les respects et les adorations jusque des escapades de leur gendre qui se moquait d'eux avec peu de ménagement. Parmi tout cela leur contentement à tous fut extrême et durable.

On sut presque en même temps le mariage de Lanjamet avec la fille d'un procureur à Paris qu'il avait longtemps entretenue, puis épousée il y avait trois ou quatre ans secrètement. Elle avait eu de la beauté, mais de l'esprit et de l'intrigue comme quatre démons, de la méchanceté et de la noire scélératesse comme quatorze diables. Ce Lanjamet avait aussi beaucoup d'esprit, quelque petite intrigue et de la valeur. Il avait été longtemps lieutenant au régiment des gardes. C'était de ces insectes de cour qu'on est toujours surpris d'y voir et d'y trouver partout, et dont le peu de conséquence fait toute la consistance. C'était un fort petit homme, vieillot, avec grand nez de perroquet, étrangement élevé et recourbé qui lui tenait tout le visage; qui parlait, s'intriguait, décidait et se fourrait partout où il trouvait des maisons ouvertes, et fort peu d'autres le voulaient recevoir.

Je ne sais par quel prodige il avait fait une campagne aide de camp du roi, qui lui avait donné un petit gouvernement en Bretagne. Il tenait ses assises chez Mme de Ventadour, chez la duchesse du Lude et chez M. le Grand. Il ne sortait point de ces lieux-là, et [allait] fort peu en d'autres. Sa fatuité se rebecquait à l'écart en insolence, mais ménagée avec art, quand il n'était pas content des gens. Il était familier à manger dans la main. Avec tout cela, c'était un Breton qui n'était pas gentilhomme, et à qui les états en firent un jour l'affront. M. de La Trémoille qui présidait me le conta. Il voulut faire opiner la noblesse. Les voix s'élevèrent confusément et crièrent qu'on fit sortir qui n'avait pas droit d'opiner, qu'ont les plus pauvres et plus jeunes gentilshommes. M. de La Trémoille jeta les yeux partout, et dit qu'il ne voyait là personne qui n'eût droit d'opiner. À ce mot toutes les voix se mirent à crier: « Lanjamet! Lanjamet! qu'il sorte ou nous n'opinerons point; » et tout de suite Lanjamet sortit sans se défendre et sans prononcer un mot. Son effronterie de s'être fourré là pour s'en faire après un titre fut payée de cet affront. Il ne parut plus depuis aux états, mais il n'en revint pas moins impudent à la cour; c'est-à-dire à Versailles, car il n'était pas sur le pied de Marly et de Meudon. Cette aventure apprit à M. de La Trémoille qu'il n'était pas gentilhomme. Sa femme, galante et veuve aussi d'un procureur, fut pour lui, quelque néant qu'il fût, un mariage honteux. Il ne laissa pas de la produire chez M. le Grand, dont par la suite elle brouilla toute la famille, et s'en fit chasser, et de presque partout où son mari l'avait fourrée. Depuis la mort, du roi, je ne sais ce qu'ils sont devenus, et je n'en ai ouï parler que sur cette brouillerie qui la fit chasser avec éclat de chez M. le Grand.

Louville se maria aussi dans ce temps-ci. Depuis son retour d'Espagne, il n'avait songé qu'à raccommoder ses affaires, se bâtir très agréablement, mais sagement, à Louville, et vivre à Paris avec ses amis sans regret à la fortune, et comme si elle ne lui eût jamais présenté des cours et des royaumes à gouverner. Il chercha à se marier sagement aussi. Il épousa une fille de Nointel, conseiller d'État, frère de la duchesse de Brissac et de la femme de Desmarets, contrôleur général, et dans une grande liaison avec lui. La noce s'en fit à Bercy chez le gendre de Desmarets, qui, outre les familles, fut honorée de la meilleure compagnie. Il eut le bonheur d'épouser une femme bien faite, vertueuse, sensée, gaie, entendue, qui vécut comme un ange avec lui, et qui ne songea qu'à ses devoirs et à entretenir ses amis, quoique beaucoup plus jeune, et qui se fit aimer, estimer et considérer partout. Nointel était [fils] de Béchameil, surintendant de Monsieur, duquel j'ai parlé ailleurs .

Le prince de Léon n'espérant plus de ravoir sa comédienne, et pris par famine, non seulement consentit, mais désira se marier. Son père et sa mère, qui avaient pensé mourir de peur qu'il n'épousât cette créature, ne le souhaitaient pas moins. Ils songèrent à la fille aînée du duc de Roquelaure qui devait être extrêmement riche un jour, et qui bossue et fort laide, ayant dépassé la première jeunesse, ne pouvait guère espérer un parti de la naissance du prince de Léon qui serait duc et pair, et à qui cinquante mille écus de rente étaient assurés, sans les autres biens qui le regardaient. Une si bonne affaire de part et d'autre s'avança jusqu'à conclusion; mais, sur le point de signer, tout se rompit avec aigreur par la manière altière dont la duchesse de Roquelaure voulut exiger que le duc de Rohan donnât plus gros à son fils. Il en était justement très mécontent. Il était taquin encore plus qu'avare; lui et sa femme se piquèrent, tinrent ferme et rompirent. Voilà les futurs au désespoir; le prince de Léon, qui craignait que son père ne traitât des mariages sans dessein de les faire pour ne lui rien donner; la prétendue, dans la frayeur de l'avarice de sa mère qui ne la marierait point et la laisserait pourrir dans un couvent. Elle avait plus de vingt-quatre ans, elle, avait beaucoup d'esprit, de ces esprits hardis, décidés, entreprenants, résolus. Le prince de Léon en avait plus de vingt-huit. On a vu, il n'y a pas longtemps, quel était son caractère.

Dalles de Roquelaure étaient au faubourg Saint-Antoine, aux Filles de la Croix, où M. de Léon avait eu la permission de voir celle qu'il devait épouser. Dès qu'il sentit leur mariage rompu il courut au couvent, il l'apprit à Mlle de Roquelaure, fit le passionné, le désespéré; lui persuada que jamais leurs pères et mères ne les marieraient, et qu'elle pourrirait au couvent. Il lui proposa de n'en être pas les dupes, qu'il était prêt à l'épouser si elle voulait y consentir; que ce n'était point eux qui avaient imaginé leur mariage, mais leurs parents qui l'avaient trouvé convenable, et que leur avarice rompait; que, dans quelque colère qu'ils entrassent, il faudrait bien qu'ils s'apaisassent, et qu'ils demeureraient mariés et affranchis de leurs caprices; en un mot, il lui en dit tant qu'il la persuada, et encore qu'il n'y avait pas un moment à perdre. Ils convinrent de leurs faits pour que la fille pût recevoir de ses nouvelles, et il s'en alla donner ordre à l'exécution de ce projet. Mme de Roquelaure et Mme de La Vieuville, qui fut depuis dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, étaient de tout temps les deux doigts de la main, et Mme de La Vieuville était l'unique personne à qui, ou à l'ordre de qui Mme de Roquelaure avait permis à la supérieure de la Croix de confier ses filles, ensemble ou séparément, toutes les fois qu'elle les irait prendre ou qu'elle les enverrait chercher. M. de Léon, qui en était instruit, fait ajuster un carrosse de même forme, grandeur et garniture semblable à celui de Mme de la Vieuville, avec ses armes et trois habits de sa livrée, un pour le cocher, deux pour les laquais; contrefait une lettre de Mine de La Vieuville avec un cachet de ses armes; et envoie cet équipage avec un laquais des deux bien instruit porteur de la lettre aux Filles de la Croix, le mardi matin, 29 mai, à l'heure qu'il savait que Mme de La Vieuville les envoyait chercher quand elle les voulait avoir. Mlle de Roquelaure, qui avait été avertie, porte la lettre à la supérieure, lui dit que Mme de La Vieuville l'envoie chercher seule, et si elle n'a rien à lui mander.

La supérieure accoutumée à cela, et la gouvernante aussi, ne prirent pas la peine de voir la lettre, et, avec le congé de la supérieure, sortent sur-le-champ, et montent dans le carrosse qui marcha aussitôt, et qui s'arrêta au tournant de la première rue, où le prince de Léon attendait, qui ouvrit la portière, sauta dedans, et voilà le cocher à fouetter de son mieux, et la gouvernante, presque hors d'elle de ce qui arrivait, à crier de toute sa force. Mais au premier cri, M. de Léon lui fourra un mouchoir dans la bouche, qu'il lui tint bien ferme. Ils arrivèrent de la sorte, et en fort peu de temps, aux Bruyères, près du Ménilmontant, maison de campagne du duc de Lorges, élevé [avec le prince de Léon], et de tout temps son ami intime, qui les y attendait, avec le comte de Rieux, dont l'âge et la conduite s'accordaient mal ensemble, et qui était venu là pour servir de témoin avec le maître du logis. Il avait un prêtre interdit et vagabond, Breton, tout prêt à les marier. Il dit la messe, et fit la célébration sur-le-champ, puis mon beau-frère mena ces beaux époux dans une belle chambre. Le lit et les toilettes y étaient préparées. On les déshabilla, on les coucha, on les laissa seuls deux ou trois heures, on leur donna ensuite un bon repas, après lequel ils mirent l'épousée dans le même carrosse qui l'avait amenée, et sa gouvernante qui se désespérait. Elles rentrèrent au couvent. Mlle de Roquelaure s'en alla tout délibérément dire à la supérieure tout ce qui venait de se passer; et sans la moindre émotion des cris, qui de la supérieure et de la gouvernante gagnèrent bientôt toute la maison, s'en alla tranquillement dans sa chambre écrire une belle lettre à sa mère, pour lui rendre compte de son mariage, l'excuser et lui en demander pardon.

On peut juger de ce que, la duchesse de Roquelaure put devenir à cette nouvelle. La gouvernante, tout éperdue qu'elle était, lui écrivit en même temps tous les faits, la ruse, la violence qu'elle avait soufferte, sa justification comme elle put, ses désespoirs. Mme de Roquelaure, dans sa première fureur, ne raisonne point, croit que son amie l'a trahie, court chez elle, la trouve, et dès la porte se met à hurler les reproches les plus amers. Voilà Mme de La Vieuville dans un étonnement sans pareil, qui lui demande à qui elle en a, ce qui peut être arrivé, et parmi les sanglots et les furies n'entend rien et comprend encore moins. Enfin, après une longue et furieuse quérimonie, elle commence à découvrir le fait, elle le fait répéter, expliquer, proteste d'injure, qu'elle n'a pas songé à Mlle de Roquelaure, fait venir tous ses gens en témoignage que son carrosse n'est point sorti de la journée, ni qu'aucun de ses gens n'est allé au couvent. Mme de Roquelaure, toujours en furie, en reproches, qu'après l'avoir assassinée elle l'insulte encore et veut se moquer d'elle; l'autre à dire et à faire tout ce qu'elle peut pour l'apaiser, et à se mettre en furie à son tour de la supercherie qu'on lui a faite. Enfin, après avoir été très longtemps sans s'entendre, puis sans se calmer, Mme de Roquelaure commença enfin à se persuader de l'innocence de son amie; et toutes deux à jeter feu et flammes contre M. de Léon, et contre ceux qui l'avaient aidé à lui faire cette injure. Mme de Roquelaure était particulièrement outrée contre M. de Léon, qui pour la mieux amuser, l'avait continuellement vue depuis la rupture avec des respects et des assiduités qui l'avaient gagnée, en sorte que, nonobstant l'aigreur avec laquelle l'affaire s'était rompue, l'amitié entre elle et lui s'était de plus en plus réchauffée avec promesse réciproque de durer toujours. Elle était en ragée contre sa fille, non seulement de ce qu'elle avait commis, mais de la gaieté et de la liberté d'esprit qu'elle avait marquée aux, Bruyères, et des chansons dont elle avait diverti le repas.

Le duc et la duchesse de Rohan aussi furieux, mais moins à plaindre, firent de leur côté un étrange bruit. Leur fils, bien en peiné de se tirer de ce mauvais pas, eut recours à sa tante de Soubise, pour s'assurer du roi dans une affaire qui ne pouvait pas lui être indifférente, quelque mal qu'elle fût avec son frère. Elle l'envoya à Pontchartrain trouver le chancelier; il y arriva le lendemain de ce beau mariage à cinq heures du matin, comme le chancelier s'habillait, à qui il demanda conseil ‘et secours. Il l'exhorta à faire l'impossible pour fléchir son père, et surtout Mme de Roquelaure, et cependant de tenir le large. À peine avaient-ils commencé à parler, que Mme de Roquelaure lui manda qu'elle était au haut de la montagne, où elle le priait de lui venir parler. Ils étaient de tout temps extrêmement amis. Elle avait appris en chemin que le prince de Léon avait passé pour aller à Pontchartrain. Elle ne voulut pas se commettre à l'y voir; c'est ce qui la fit arrêter à un demi-quart de lieue où le chancelier vint aussitôt à cheval la trouver. Il monta dans son carrosse, et y trouva la fureur même. Elle lui dit qu'elle n'était pas venue lui demander conseil, mais lui rendre compte, comme à son ami, de ce qu'elle allait faire, et verser sa douleur dans son sein, et comme au chef de la justice la lui demander tout entière. Le chancelier lui laissa tout dire, puis voulut lui parler à son tour; mais, dès qu'elle sentit qu'il la voulait porter à quelque raison, elle s'emporta de plus en plus, et de ce pas s'en alla tout droit à Marly, où le roi était, et dont elle n'était pas ce voyage. Elle y descendit chez la maréchale de Noailles; la grand'mère paternelle du maréchal de Noailles était fille du maréchal de Roquelaure, et l'envoya dire son malheur à Mme de Maintenon, et la conjurer qu'elle pût voir le roi en particulier chez elle. En effet, elle y entra sur la fin du dîner du roi, par les fenêtres du jardin qui étaient toutes des portes, et comme au sortir de table le roi y entra à son ordinaire, suivi de ce qui avait coutume d'y être admis à ces heures-là, Mme de Maintenon alla au-devant de lui contre sa coutume, lui parla bas, et l'emmena sans s'arrêter dans sa petite chambre, dont elle ferma la porte aussitôt. Mme de Roquelaure se jeta à ses pieds et lui demanda justice du prince de Léon dans toute son étendue. Le roi la releva avec la galanterie d'un prince à qui elle n'avait pas été indifférente, et chercha à la consoler; mais, comme elle insistait toujours à demander justice, il lui demanda si elle connaissait bien toute l'étendue de ce qu'elle voulait, qui n'était rien moins que la tête du prince de Léon. Elle redoubla toujours ses mêmes instances, quoi que le roi lui pût dire, tellement que le roi lui promit enfin que, puisqu'elle le voulait, elle aurait justice tout entière, et qu'il la lui promettait. Avec cela, et force compliments, il la quitta et repassa droit chez lui, d'un air fort sérieux, sans s'arrêter à personne.

Monseigneur, les princesses et ce peu de dames qui étaient dans le premier cabinet avec lui et elles, qui entraient toujours dans la petite chambre, et qui cette fois étaient demeurés avec les dames, ne pouvaient comprendre ce qui causait cette singularité unique, et l'inquiétude se joignit à la curiosité en voyant repasser le roi comme je viens de dire. Le hasard avait fait que personne n'avait vu entrer Mme de Roquelaure, et ils, en étaient [là] lorsque Mme de Maintenon sortit de la petite chambre, et apprit à Mgr et à Mme la duchesse de Bourgogne de quoi il s'agissait. Cela se répandit incontinent dans la chambre, où la bonté de la cour brilla incontinent dans tout son lustre. À peine eut-on plaint un moment Mme de Roquelaure, que les uns par aversion des grands airs impérieux de cette pauvre mère, la plupart saisis du ridicule de l'enlèvement d'une créature que l'on savait très laide et bossue par un si vilain galant, s'en mirent à rire et promptement aux grands éclats, et jusqu'aux larmes avec un bruit tout à fait scandaleux. Mme de Maintenon s'y abandonna comme les autres, et corrigea tout le mal sur la fin en disant que cela n'était guère charitable, d'un ton qui n'était pas monté pour imposer. Elle avait ses raisons pour avoir des égards pour Mme de Roquelaure, et cependant pour ne l'aimer pas; du duc de Rohan, ni de son fils, elle ne s'en souciait, en façon du monde. La nouvelle gagna incontinent le salon et y reçut tout le même accueil. Néanmoins, après avoir bien ri, la réflexion et l'intérêt propre (et il y avait là bien des pères et des mères, et des gens qui le pouvaient devenir) rangea tout le monde du côté de Mme de Roquelaure; et, à travers les moqueries et la malignité, il n'y eut personne qui ne la trouvât, fort à plaindre, et n'excusât sa première furie.

Nous étions demeurés à Paris, Mme de Saint-Simon et moi, et nous savions avec tout Paris cet enlèvement fait la veille, mais nous ignorions tout le reste, surtout le lieu où le mariage s'était fait, et la part que M. de Lorges y avait, lorsque, le surlendemain de l'aventure, je fus réveillé à cinq heures du matin en sursaut, et vis en même temps ouvrir mes fenêtres et mes rideaux, et Mme de Saint-Simon et son frère devant moi. Ils me contèrent tout ce que je viens de dire, au moins pour l'essentiel de l'affaire; un homme de beaucoup d'esprit et de capacité, qui avait soin des nôtres, entra en robe de chambre, avec qui ils allèrent, consulter, tandis qu'ils me firent habiller et mettre les chevaux au carrosse. Je ne vis jamais homme si éperdu que le duc de Lorges. Il avait avoué le fait à Chamillart qui l'avait envoyé à Doremieu, avocat alors fort à la mode, qui l'avait extrêmement effrayé. En le quittant, il accourut au logis pour nous faire aller à Pontchartrain; et, comme les choses les plus sérieuses sont très souvent accompagnées de quelques circonstances ridicules, il vint frapper de toutes ses forces à un cabinet qui était devant la chambre de Mme de Saint-Simon. Ma fille était assez malade, elle la crut plus mal, et, dans la pensée qui la saisit d'abord que c'était moi qui frappais ainsi, elle accourut m'ouvrir. La vue de son frère l'épouvanta doublement. Elle s'enfuit dans son lit, où il la suivit pour lui conter sa déconvenue. Elle sonna pour faire ouvrir ses fenêtres et voir clair, et justement elle avait pris la veille une jeune fille de la Ferté, de seize ans, qui couchait dans le cabinet, de l'autre côté, joignant sa chambre. M. de Lorges, pressé de son affaire, lui dit de se dépêcher d'achever d'ouvrir, de s'en aller et de fermer sa porte. Voilà une petite créature troublée, qui prend sa robe et son cotillon, qui monte chez une ancienne femme de chambre qui l'avait donnée, qui l'éveille, qui veut dire, qui n'ose, et qui enfin lui conte ce qui lui vient d'arriver, et qu'elle a laissé au chevet du lit de Mme de Saint-Simon un beau monsieur, tout jeune, tout doré, frisé et poudré, qui l'a chassée fort vite de la chambre. Elle était toute tremblante et fort étonnée. Elles surent bientôt qui c'était. On nous en fit le conte en partant, qui nous divertit fort malgré l'inquiétude.

Le chancelier nous raconta les visites matinales qu'il avait eues la veille et ce qui s'y était passé. Il nous conseilla fort l'évasion du prêtre et de tous ceux qui pouvaient témoigner, la soustraction des signatures, et une négative bien résolue, avec quoi il nous assura que M. de Lorges n'avait rien à craindre. Delà nous allâmes à l'Étang, où nous trouvâmes Chamillart fort déplaisant d'une si désagréable affaire, mais peu alarmé. Le roi avait ordonné qu'on lui rendît compte de tout, et à mesure, de chaque pas et de chaque procédure. Tout cela passait par Pontchartrain qui devenait par là un peu le modérateur des juges; et moyennant sa femme qui lui avait écrit, peut-être beaucoup plus par le mouvement que Mme de Soubise s'était donné, nous étions sûrs de lui. Nous revînmes à Paris descendre chez Mme la maréchale de Lorges, fort persuadés que nous n'en aurions que la peine; nous y apprîmes que le prêtre et les valets étaient déjà évadés, et qu'on travaillait à faire disparaître l'acte et les signatures. Mme de Roquelaure avait fait partir Montplaisir, lieutenant des gardes du corps, fort galant homme et leur ami particulier, pour aller porter cette fâcheuse nouvelle au duc de Roquelaure à Montpellier, qui fut, s'il se peut, plus furieux que sa femme. Toutefois, après de grands vacarmes, tant à Paris qu'en Languedoc, on commença à comprendre que le roi, qui voulait être si exactement et si continuellement informé de tout sur cette affaire, n'abandonnerait pas au déshonneur public la fille de Mme de Roquelaure, ni beaucoup moins à l'échafaud, ou à la mort civile en pays étranger, le propre neveu de Mme de Soubise.

Le duc et la duchesse de Foix, soeur de Roquelaure, commencèrent à adoucir sa femme et lui ensuite. Eux et leurs amis leur firent peur de la difficulté des preuves juridiques, des volontés de porter l'affaire à la dernière extrémité de rigueur, de la honte et de la rage du démenti après l'avoir entreprise et suivie; et peu à peu les rendirent capables d'entendre dire qu'il valait encore mieux faire un mariage convenable en soi, qu'eux-mêmes avaient voulu, que de s'exposer à ces cruels inconvénients et à déshonorer leur fille. Le rare fut que le duc et la duchesse de Rohan se rendirent les plus épineux. Le mari était plein de chimères; il n'eût pas été fâché de voir son fils, dont il avait toujours été mécontent, aller tenter fortune et s'établir en Espagne. La mère, qui avait une grande prédilection pour le second, aurait été bien aise d'en faire l'aîné. Ils ne se soucièrent donc point de hasarder le succès ni de hâter la délivrance de leur fils, réduit à se tenir caché; et n'eurent point de honte de chercher à profiter du malheur de M. et de Mme de Roquelaure, et de leur tenir le pied sur la gorge pour en tirer plus que ce dont ils s'étaient contentés lorsque le mariage avait pensé être conclu, et qui ne s'était rompu sur le combien de la dot. Ils voulurent encore exiger des conditions plus fortes; il se fit plusieurs négociations là-dessus. Le chancelier, ami de Mme de Roquelaure, et le duc d'Aumont, à la prière du prince de Léon, s'étaient mêlés du mariage la première fois. La même raison les y fit entrer la seconde, mais à bout avec des gens incapables d'aucune considération, la combustion entre les deux maisons devenait inévitable, si le roi, à la prière de Mme de Soubise, n'eût fait ce qu'il n'avait fait de sa vie. Il entra lui-même dans tous les détails particuliers; il pria, puis commanda en maître. Il manda à diverses fois le duc et la duchesse de Rohan qui n'y voulaient point aller, leur parla tantôt séparément dans son cabinet, tantôt ensemble et longtemps avec une grande bonté, quoiqu'il ne les aimât guère, et une grande patience; et finalement leur donna le duc d'Aumont et le chancelier, non plus pour arbitres, mais pour juges des conditions du mariage qu'il leur déclara vouloir absolument être fait et célébré avant qu'il allât à Fontainebleau.

Sur le compte que le chancelier et le duc d'Aumont rendirent que le duc et surtout la duchesse de Rohan ne voulaient demeurer d'accord en rien, ni finir, le roi envoya chercher Mme de Rohan, et lui déclara, après tout ce qu'il put d'honnête, que les choses n'en étaient pas venues où elles en étaient pour en demeurer là, et qu'il en eût le démenti; et que, si elle et son mari ne consentaient, il saurait bien achever validement le mariage sans feux par son autorité souveraine, dans une conjoncture de cette qualité. Il permit ensuite au prince de Léon de le venir remercier, et lui demander pardon de toutes ses fautes; et finalement après tant de bruit, d'angoissés et de peines, le contrat fut signé par les deux familles assemblées chez la duchesse de Roquelaure, mais fort tristement. Les bans furent publiés, et avec la permission du cardinal de Noailles, qui ne se donne guère, les deux familles se rendirent à l'église du couvent de la Croix, où Mlle de Roquelaure était gardée à vue depuis son beau mariage par cinq ou six religieuses qui se relayaient. Elle sortit du dedans et entra dans l'église; le prince de Léon par une autre porte en même temps, sans compliments de personne, car cela avait été concerté ainsi, et qu'ils ne se diraient mot. Le curé dit la messe et les maria. La cérémonie finie, chacun signa, et sans se dire une parole chacun s'en alla de son côté. Les mariés montèrent ensemble dans un carrosse pour se rendre à quelques lieues de Paris chez un financier, des amis du prince de Léon, en attendant qu'ils eussent une maison dans Paris, où ils payèrent leur folie d'une cruelle indigence, qui ne finit presque qu'avec leur vie, n'ayant presque pas survécu ni l'un ni l'autre le duc de Rohan et M. et Mme de Roquelaure. Ils ont laissé plusieurs enfants.

Pour être correct, il faut ajouter que tout fut signé et consommé avant Fontainebleau, mais que le duc de Rohan, qui était tombé malade de dépit, et qui ne voulut jamais donner que douze mille livres de rente à son fils, quoique Mme de Roquelaure en offrît dix-huit mille si M. de Rohan voulait aller jusque-là, profita de l'empressement du roi pour en obtenir des lettres patentes, qui, nonobstant toute règle du royaume et toutes lois et coutumes de Bretagne, qui n'y permettent aucune substitution, lui permissent d'en faire une graduelle à l'infini de tous ses biens de Bretagne, où les cadets et les filles seraient fort maltraités. Mme de Soubise et Mme de Roquelaure emportèrent ce consentement, qui ne coûtait rien au roi, après quoi il fallut faire la substitution. Il se passa encore deux mois à cet ouvrage, pendant lesquels le roi envoya plus d'une fois le duc d'Aumont au duc de Rohan pour le presser de finir, et le manda à Fontainebleau pour l'en presser lui-même. Enfin cet ouvrage fut achevé au bout de deux mois, les, lettres patentes expédiées et enregistrées comme il le voulut, et le mariage célébré immédiatement après en la manière que je l'ai rapportée.

CHAPITRE XIV. §

Cardinal de Bouillon à Rouen et à la Ferté. — Sa vanité et ses misères. — Baluze publie son Histoire de la maison d'Auvergne, fondée surtout sur le faux cartulaire de Brioude, dont le fabricateur se tue dans la Bastille. — Départ des princes pour l'armée de Flandre. — Duc de Bourgogne à Cambrai. — Conduite du roi d'Angleterre, incognito à l'armée de Flandre. — Villars à la cour; son dépit et sa morale. — Hanovre, général des Impériaux sur le Rhin. — Orage sur la Moselle. — Armée de Flandre de Mgr le duc de Bourgogne. — Duc d'Enghien nommé à seize ans chevalier de l'ordre. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — État désespéré de Mme de Pontchartrain; son mari résolu à la retraite. — Mort de Mme de Pontchartrain. — Folies et faussetés de son mari.

Le cardinal de Bouillon, outré de succomber dans toutes les entreprises qu'il avait tentées pour se soumettre la congrégation réformée de Cluni, et des insultes qu'il en recevait en personne, ne put durer davantage à Cluni, à Paray, ni dans ces environs. Il obtint permission d'aller passer quelque temps à Rouen, où son abbaye de Saint-Ouen lui donnait des affaires, mais ce fut à condition de prendre sa route de telle sorte qu'il n'approchât de nulle part plus près de trente lieues de Paris et de la cour. Il demanda la passade à plusieurs personnes dont les maisons étaient plus commodes que les méchants cabarets d'une route de traverse. Il eut le dépit d'être refusé de la plupart, entre autres de La Vrillière, qui ne crut pas de la politique d'héberger un exilé qui avait déplu au roi avec tant d'éclat et d'opiniâtreté. Il me lit demander par l'abbé d'Auvergne d'être reçu à la Ferté. Je ne crus pas devoir être si scrupuleux. La parenté si proche de Mme de Saint-Simon avec les Bouillon, l'intimité qui avait été entre eux et M. le maréchal de Lorges toute sa vie, la manière dont ils en avaient usé dans mon procès au conseil, puis à Rouen, contre le duc de Brissac, les sollicitations publiques que j'avais faites avec eux au grand conseil pour la coadjutorerie de Cluni et ses suites, m'engagèrent d'en user autrement. Ils en furent fort touchés. Le cardinal séjourna chez moi quelques jours, d'où il s'en alla à Rouen, où la singularité du caractère et la proximité d'Évreux le fit recevoir avec beaucoup d'empressement et de respects. Mais sa vanité extrême gâta tout. Il eut une bonne et grande table où il convia beaucoup de gens, mais il la fit tenir par deux ou trois personnes qui lui étaient là particulièrement attachées, et mangea toujours seul sous prétexte de santé; mais cette persévérante diète eu démasqua bientôt l'orgueil. Sa table devint déserte, bientôt après sa maison, et chacun s'offensa d'une hauteur inconnue, même aux princes du sang.

En même temps que cette fierté indigna, la faiblesse de ses plaintes ne lui attira pas l'estime. Sa situation lui était insupportable, et il ne pouvait s'en cacher. Elle le fit tomber dans un inconvénient tout à fait misérable. Il s'avisa de se faire peindre, et beaucoup plus jeune qu'il n'était. Le monde ne l'avait pas encore déserté à Rouen, il y en avait beaucoup dans sa chambre lorsqu'il dit au peintre qu'il fallait ajouter le cordon bleu à son portrait, parce qu'il le peignait dans un âge où il le portait encore. Cette petitesse surprit fort la compagnie. Elle la fut bien davantage lorsque le cardinal, voyant qu'on se mettait en soin d'en chercher quelqu'un pour le faire voir au peintre, dit qu'il n'était pas besoin d'aller si loin, et se déboutonnant aussitôt, en montra un qu'il portait par-dessous, pareil à celui qu'il portait par-dessus avant que le roi lui eût fait redemander l'ordre. Le silence des assistants le fit apercevoir de ce qui se passait en eux. Il en prit occasion d'une courte apologie pleine de vanité, et d'une explication des droits de la charge de grand aumônier.

Il prétendit n'en être pas dépouillé, parce qu'il n'en avait pas donné la démission, que cela était si vrai, que, pour ne pas embarrasser la conscience des maisons religieuses et hôpitaux soumis à sa juridiction comme grand aumônier, il avait donné tous ses pouvoirs aux cardinaux de Coislin et de Janson, comme à ses vicaires, lorsqu'ils étaient entrés dans sa charge; mais il n'ajouta pas qu'ils s'étaient bien gardés d'agir dans ces maisons en vertu de ces pouvoirs qu'ils n'avaient jamais demandés, et qu'ils avaient parfaitement méprisés. À l'égard de l'ordre, il dit que les deux charges de grand aumônier de France et de grand aumônier de l'ordre étant unies, et ayant prêté le serment des deux, il ne s'était pas cru délié de l'obligation de porter le cordon bleu et la croix du Saint-Esprit; mais que, par déférence pour lé roi, il se contentait de les porter par-dessous, et sans que cela parut. Avec cette délicatesse de conscience, ou plutôt avec cette misère de petit enfant, que faisait-il donc de la croix brodée? La portait-il aussi sur sa veste et par-dessous? Cette platitude et tout son discours acheva de le faire tomber dans l'esprit de ceux qui en furent témoins et de ceux qui l'apprirent. La privation de ces marques extérieures était une des choses du monde qui le touchaient le plus; et comme il n'osait continuer de les mettre à ses armes, il avait cessé depuis d'en avoir nulle part, en sorte que sa vaisselle et ses carrosses, tout n'était marqué que par des chiffres et des tours semées, sans écussons. C'était pour la même raison qu'il n'allait plus qu'en litière, sous prétexte de commodité. Il en avait une superbement brodée dedans et dehors, qui avait un étui pour la pluie et pour aller par pays.

Il fut visité à Rouen par fort peu de gens, de sa famille ou de ses amis. Il s'y occupa des affaires de son abbaye de Saint-Ouen, mais beaucoup plus du sieur Marsollier, chanoine d'Uzès, à qui la Vie du cardinal Ximénès avait donné de la réputation, que celle qu'il fit depuis de M. de la Trappe n'a pas soutenue, et qu'il faisait travailler à celle de M. de Turenne. Pendant ce séjour à Rouen, il perdit encore un procès fort important contre lés réformés de Cluni, et fort piquant. Il ne put se rendre maître de son désespoir, et acheva de se faire mépriser en Normandie comme il avait fait en Bourgogne. À la fin il eut ordre de s'y en retourner. Nouvelle rage. Il me fit demander encore passage par la Ferté, et quelques jours de séjour pour y faire des remèdes plus en repos qu'il ne l'eût pu à Rouen. Tout était ruse, dessein et fausseté. Il revint donc à la Ferté, où je ne lui envoyai personne pour le recevoir, pour ne pas excéder dans ce qui ne devait être qu'hospitalité à un exilé de sa sorte. Il y montra autant de faiblesse sur sa santé que sur sa fortune. Il était charmé du parc, où il se promenait beaucoup, mais il rentrait toujours avant l'heure du serein et couchait dans ma chambre, mangeait avec deux ou trois de ses gens dans mon antichambre, et ne sortait point de ces deux pièces, parce qu'elles ne donnaient point sur l'eau comme toutes les autres. Il disait quelquefois la messe à la chapelle, quelquefois à la paroisse. En sortant de l'église il lui échappait souvent de dire à ce qui s'y trouvait: « Regardez et remarquez bien ce que vous voyez ici, un cardinal-prince, doyen du sacré collège, le premier après lé pape, qui dit la messe ici; voilà ce que vous n'avez jamais vu et ce que vous ne reverrez plus après moi. » Jusqu'au peuple riait à la fin de cette vanité si déplorable.

Il alla à la Trappe, où l'amertume extrême de son état, qu'il témoigna sans cesse à l'abbé et à M. de Saint-Louis qui avait été fort connu, aimé et estimé de M. de Turenne, et que lui-même connaissait fort, leur fit grande pitié et ne les édifia pas. M. de Saint-Louis, qui, après avoir mérité l'estime et les grâces du roi qui en parlait toujours avec bonté et distinction, s'était retiré là, où depuis près de trente ans il n'était occupé que de prière et de pénitence, essaya vainement de le ramener un peu, et à la fin lui parla de la mort, de ce qu'on pense lorsqu'on y arrive, et de l'utilité de se représenter ce terrible moment. « Point de mort, point de mort! s'écria le cardinal, monsieur de Saint-Louis, ne me parlez point de cela, je ne veux point mourir. » Je m'arrête sur ces diverses bagatelles pour faire connaître quel était ce personnage si rapidement élevé au plus haut, lui personnellement de sa maison, par les grâces et la faveur de Louis XIV: un homme qui a fait tant de bruit dans le monde par son orgueil, par son ambition, qui a paru si grand tant qu'il a été porté par cette même faveur, qui a donné le plus étonnant spectacle par ses fausses adresses, son ingratitude et la lutte de désobéissance qu'il osa soutenir contre ce même roi, son bienfaiteur, et par ses propres bienfaits, et qui depuis sa disgrâce parut si petit, si vil, si méprisable jusque dans les pointes qu'il hasarda encore, d'où il tomba dans le plus grand mépris partout et jusque dans Rome, où nous le verrons languir pitoyablement et y mourir enfin d'orgueil, comme toute sa vie il en avait vécu. De la Ferté il dépêchait des courriers sans cesse; il lui est arrivé de s'y trouver avec trois ou quatre valets, tous les autres étant en course. Il y fut visité de quelques gens d'affaires. L'abbé de Choisy, si connu dans le grand monde, le même qui s'alla faire prêtre à Siam, dont on a une si agréable relation de ce voyage, et des lambeaux assez curieux de Mémoires, était de ses amis de tous les temps. Il passa plusieurs jours à la Ferté, d'où il fit un voyage à Chartres.

Ce séjour à la Ferté dura plus de six semaines. Il avait projeté de faire entrer M. de Chartres dans ses affaires, malgré tout ce qui s'était passé dans celle de M. de Cambrai. Il était de toute sa vie vendu aux jésuites, qui de leur côté lui étaient livrés. Il crut donc qu'en mettant Mme de Maintenon de son côté par M. de Chartres, le roi ne pourrait tenir, attaqué, de ces deux côtés. Il fit ce qu'il put pour s'attirer une visite de M. de Chartres qui était à Chartres, à dix lieues de la Ferté. N'ayant pu l'obtenir, il se borna à un rendez-vous quelque part comme fortuit, il n'y réussit point encore. Il voulait engager ce prélat à faire revoir par le roi l'important procès qu'il venait de perdre et qui l'avait si fort piqué, pour de là l'embarquer. Ce fut l'objet du voyage de l'abbé de Choisy, qui y perdit toute son insinuation, son esprit et son bien-dire. Il revint à la Ferté avec force compliments, mais chargé de refus sur tout. On ne peut exprimer quels furent les transports de rage avec lesquels ils furent reçus, ni tout ce que vomit le cardinal de Bouillon contre un homme si distant de lui, devant lequel il s'était humilié, et en avait inutilement imploré la protection contre ses prétendus ennemis, contre le roi, contre les ministres, contre ses amis. Ce dernier trait de mépris acheva de lui tourner la tête. Il comprit son exil sans fin et les dégoûts journaliers, inépuisables, sans secours, sans ressource, sans espérance d'aucun moyen d'adoucir sa situation, beaucoup moins de la changer. Je sus tout cela par le curé de la Ferté, qui était homme d'esprit et savant, avec lequel il s'était familiarisé dans ses promenades, qu'il avait même fait manger quelquefois avec lui, lui qui n'avait pas voulu manger avec ce qu'il y avait de plus distingué à Rouen, et devant lequel il ne se cachait pas. J'ai lieu de croire, mais sans en être certain, que ce fut l'époque de la résolution qu'il exécuta près de deux ans après, parce qu'il lui fallut tout ce temps pour arranger dessus toutes ses affaires. Outre la consolation de se trouver [dans] un lieu agréable, d'entière solitude et de parfaite liberté, où choqué ni contraint sur rien, il faisait tout ce qu'il lui plaisait à son aise, il attendait sans le dire le départ de la cour pour Fontainebleau.

Ce long séjour que je n'avais pu prévoir ne laissait pas de me mettre en peine, et je craignais que le roi, si justement piqué contre lui, ne le trouvât mauvais. J'en parlai au chancelier et à M. de Beauvilliers; je leur dis mon embarras, je leur fis aisément comprendre que je ne pouvais chasser le cardinal de Bouillon de chez moi; que, comme il était vrai, je n'avais jamais eu avec lui aucun commerce et n'en avais encore actuellement aucun. Je me trouvai bien d'avoir pris cette précaution. À fort peu de jours de là, il fut parlé, au conseil, du cardinal de Bouillon à propos de ses procès perdus contre ces moines. Là-dessus le roi dit qu'il était bien longtemps à la Ferté; que, si on voulait le chicaner, on ne l'y laisserait pas; qu'il n'avait pas permission d'approcher plus près de trente lieues, et qu'il n'y en a que vingt de Versailles à la Ferté. Le chancelier saisit ce mot, et après lui le duc de Beauvilliers pour me servir, et il parut que cela fut bien reçu. Enfin, la cour arrivée à Fontainebleau, le cardinal de Bouillon partit aussi de la Ferté, sans que pas un de ses gens sussent où il allait. Il prit des chemins détournés, et il arriva enfin, toujours dans le même secret réservé à lui seul, à Auny près de Pontoise, où il demanda à coucher et où il fut reçu. C'était une maison de campagne du maréchal de Chamilly, qui était alors à la Rochelle avec sa femme, où il commandait et dans les provinces voisines, à qui il n'en avait ni écrit ni fait parler. C'était s'approcher de Paris bien plus que de la Ferté; la cause en fut pitoyable.

Il avait le prieuré de Saint-Martin de Pontoise, où il avait dépensé des millions et fait une terrasse admirable sur l'Oise et des jardins magnifiques. Il aima tant cette maison, et encore par vanité, car je lui ai ouï dire que tout ce qui était des dehors était royal, que dans sa faveur il obtint, moyennant un échange, de détacher cette maison et quelques dépendances du prieuré et d'en faire un patrimoine, qui en effet, est demeuré à M. de Bouillon. Il n'avait pu avoir permission d'y aller, et voulut au moins la revoir encore une fois par la chatière; et il donna le misérable spectacle de l'aller considérer tous les jours, pendant les sept ou huit qu'il demeura à Auny, tantôt de dessus la hauteur, tantôt tout autour par les ouvertures des murailles des bouts des allées, et à travers des grilles, sans avoir osé mettre le pied en dedans, soit qu'il voulût faire pitié au monde, par cette ridicule montre d'un extrême désir dont la satisfaction lui était refusée, soit qu'il espérât toucher par le respect de n'être pas entré dans sa maison ni dans ses jardins. Cette bassesse fut méprisée, et ce fut tout. De là il tira droit en Bourgogne, d'où il était venu, où il reçut enfin la permission de s'en aller tout auprès de Lyon s'établir dans une maison de campagne qui lui fut prêtée, pour n'être plus parmi des objets qui l'octroient sans cesse de douleur.

Baluze dont j'ai parlé, et de son Histoire de la maison d'Auvergne fondée sur les faussetés du cartulaire de Brioude, dont j'ai parlé (t. V, p. 322), avait presque toujours été avec le cardinal de Bouillon à Rouen. Son livre, prêt à paraître en 1706, avait été remis sous clef alors par l'étrange vacarme qu'excita l'imposture du cartulaire de Brioude, et l'arrêt de mort de la chambre de l'Arsenal contre le faussaire de Bar, convaincu de l'avoir fabriqué, et dont les Bouillon eurent le crédit de faire commuer la peine en une prison perpétuelle à la Bastille, où il avoua qu'ils le lui avaient fait faire. Depuis quinze mois de cet événement, il ne s'en parlait plus. L'ouvrage de Baluze, fait avec tout l'art possible, séparé de tout cet espace de temps de son ruineux fondement, parut aux Bouillon pouvoir enfin se montrer. Le chancelier leur ami, et sujet quelquefois à traiter les choses un peu légèrement, leur en accorda le privilège. Il parut donc en public, et y renouvela toute la scène du faussaire. Savants et ignorants, le soulèvement fut général, et le mondé indigné ne se contraignit ni sur les Bouillon ni sur le chancelier, qui leur avait passé cette impression. Je ne pus m'empêcher de lui en dire mon avis. Il en fut honteux à ne savoir où se mettre; et les Bouillon, avec toute leur hardiesse, fort embarrassés. Ce fut à propos de ce nouvel éclat, que Maréchal me conta que de Bar, désespéré de se voir confiné en prison pour le reste de sa vie, malgré les assurances de protection infaillible et des récompenses dont les Bouillon l'avaient repu pour lui faire exécuter cette insigne fausseté, et lassé de ces imprécations contre eux si inutiles, s'était cassé la tête contre les murailles; que lui, Maréchal, avait été appelé pour le visiter dans cette furie et dans cette blessure, de laquelle il était mort deux jours après.

Le roi, qui avait la faiblesse de ne partir jamais un vendredi, ne fut pas si scrupuleux pour son petit-fils. Il fixa son départ au 14 mai. Il semblerait néanmoins qu'à qui observerait les jours, celui de l'assassinat d'Henri IV et de la mort de Louis XIII devrait être réputé un jour malheureux pour la France, pour ses rois et pour ceux qui en sont si récemment sortis. Mais le roi, qui n'a jamais compté que lui pour roi de France, put s'apercevoir en cette occasion que sa cour ne le comptait pas seul, malgré ses adorations. La messe du roi qui, selon la coutume, fut de Requiem, frappa tout le monde et l'attrista sur le départ du jeune prince et [on] ne s'en put contenir. Je n'en fus pas témoin; j'étais à Saint-Denis à l'anniversaire de celui, dont par mon père, je tiens toute ma fortune; c'est à son exemple un devoir qui l'emporte sur tout autre, et auquel je n'ai jamais manqué. Il est vrai que je m'y suis toute ma vie trouvé tout seul, et que je n'ai jamais pu m'accoutumer à un oubli si scandaleux de tant de races comblées par ce grand monarque, dont plus d'une sans lui seraient inconnues et demeurées dans le néant. À mon retour de Versailles, je trouvai qu'on y était encore blessé du choix de ce jour funeste.

Mgr le duc de Bourgogne était parti à une heure après midi pour aller coucher à Senlis, chez l'évêque, frère de Chamillart, dont toute la famille était allée l'y recevoir. Il passa à Cambrai avec les mêmes défenses de la première fois, mais il y dîna. À la vérité ce fut à la poste même, où l'archevêque se trouva avec tout ce qui était à Cambrai. On peut juger de la curiosité de cette entrevue, qui fut au milieu de tout le monde. Le jeune prince embrassa tendrement son précepteur à plusieurs reprises. Il lui dit tout haut qu'il n'oublierait jamais les grandes obligations qu'il lui avait, et sans jamais se parler bas, ne parla presque qu'à lui, et le feu de ses regards lancé dans les yeux de l'archevêque, qui suppléèrent à tout ce que le roi avait interdit, eurent une éloquence avec ces premières paroles à l'archevêque; qui enleva tous les spectateurs, et qui, malgré la disgrâce, grossirent alors et depuis la cour de l'archevêque de tout ce qui était de plus distingué et qui; sous divers prétextes, de route et de séjour, s'empressait à mériter d'avance ses bonnes grâces présentes et sa protection future.

M. le duc de Berry partit le 15, dîna à Senlis chez l'évêque, ne passa point par Cambrai, et joignit Mgr le duc de Bourgogne à Valenciennes le soir même qu'il y était arrivé. C'était là qu'était M. de Vendôme depuis son arrivée de la cour, et là qu'était le rendez-vous de tout le monde. Le roi d'Angleterre ne tarda pas de s'y rendre dans un incognito si précis toute la campagne, qu'il en devint scandaleux. Il mangea chez Mgr le duc de Bourgogne jusqu'à l'arrivée de son équipage. Il eut après chez lui une table de seize couverts où il invitait et où il fut très gracieux, et mangea chez les officiers généraux qui l'en prièrent. Il choisit son poste, bien que volontaire, à la tête des troupes de sa nation, qui en furent comblées. Jusqu'aux Anglais de l'armée ennemie s'en sentirent de la satisfaction, et la laissèrent échapper. Ce prince vécut avec beaucoup de sagesse, mais fort parmi tout le monde, chercha à plaire et y réussit. Il acquit même l'estime et l'affection des troupes et des généraux par, son application et par toute la volonté qu'il montra. Il ne figura pas assez pour s'y étendre davantage. L'électeur gagna les bords du Rhin où le duc de Berwick l'était allé attendre.

Villars arriva avec sa femme presque à ses journées, fort lentement. Il parut outré de changer de pays et d'armée. Il lui fâchait fort de quitter de si abondantes sauvegardes, et n'était guère plus content de ne pouvoir traîner sa femme après lui. Elle en était ravie. Il lui échappa assez plaisamment qu'elle avait quitté le service. Villars assura le roi publiquement que tous ses bataillons en Allemagne excédaient le complet de cinq cents hommes chacun, et qu'ils étaient tous beaux à merveilles; puis s'étant mis peu à peu sur la morale, et toujours en public et parlant au roi, il dit tout haut que la meilleure maxime pour les rois était de faire espérer beaucoup et de donner peu. Je laisse à penser comment ce mot fut reçu d'un compagnon de sa sorte, élevé et comblé au point où il se trouvait. L'électeur et Berwick ne trouvèrent pas leur armée à beaucoup près telle que Villars la publiait, mais ce dernier ne s'était pas contraint de dire publiquement, et plus d'une fois, en parlant des puissances, que, s'il ne leur fallait que du plat, de la langue, il leur en donnerait tout leur soûl. À cette fois, il tint exactement parole.

Les Impériaux furent lents à s'assembler. Le duc d'Hanovre, depuis roi d'Angleterre, commandait leur armée. Il comptait qu'elle serait nombreuse et que le prince Eugène l'y suivrait bientôt. Ce dernier partit fort tard de Vienne, s'amusa chez divers princes en chemin, forma un puissant corps sur la Moselle, et sourd aux cris d'Hanovre, se fit joindre par de gros détachements de son armée, par des ordres précis de l'empereur, qui eut peine à apaiser M. d'Hanovre piqué et voulant s'en retourner chez lui. Pour le dire de suite, dès que cette armée de la Moselle ne put plus donner soupçons de torquets, l'électeur et Berwick laissèrent à du Bourg la garde des lignes d'Haguenau, avec le nécessaire pour les défendre contre les entreprises du duc d'Hanovre, et marchèrent avec tout le reste sur la Moselle, où il se forma un gros orage dont on ne put deviner la cause, tandis que Marlborough, à la tête de l'armée de Flandre, se tenait dans une grande tranquillité. On prétendit qu'il était convenu avec le prince Eugène d'attendre qu'il fût prêt, et de ne rien entreprendre sans lui.

L'armée de Mgr le duc de Bourgogne était d'abord de deux cent six escadrons et de cent trente et un bataillons en cinquante-six brigades. Il avait la maison du roi, la gendarmerie, les carabiniers et le régiment des gardes, dix-huit lieutenants généraux, et autant de maréchaux de camp en ligne, sans les gens du détail. Dix sont devenus depuis maréchaux de France, dont quatre n'étaient lors que brigadiers; et nous en voyons aussi qui n'étaient pas de cette armée et qui n'étaient alors que colonels. L'armée se trouva complète, belle, leste, de la plus grande volonté. Jamais armée fournie avec plus d'abondance, ni d'amas de toutes les sortes, avec un prodigieux équipage de vivres et d'artillerie. Tout ce qui y servait se pressa d'arriver sur le départ des princes. Il ne restait plus qu'à se mettre en mouvement. M. de Vendôme, qui prenait aisément racine partout où il se trouvait à son aise, montra peu de complaisance pour en sortir. Il fut seul de son avis, mais il se fit croire avec Un air de supériorité dont Puységur prévit les suites, et les écrivit au long à M. de Beauvilliers, qui ne me cacha pas ses alarmes. Je le fis souvenir de notre conversation de Marly, mais je le trouvai encore fort éloigné de penser que les choses pussent aller jusqu'où je les lui avoir prédites. Profitons de l'inaction de ce premier commencement de campagne pour raconter le peu qui se passa jusqu'à sa véritable ouverture, qui [ne] nous permettra guère après de la quitter.

Le roi nomma à la Pentecôte M. le duc d'Enghien chevalier de l'ordre pour le premier jour de l'an. Il n'avait que seize ans, et M. le Duc n'y songeait pas encore; mais il était fils de Mme la Duchesse.

Le roi alla coucher le 18 juin à Petit-Bourg, et le 19 à Fontainebleau. Mme de Pontchartrain était à Paris à l'extrémité. Ma liaison intime avec cette famille, et plus encore l'union et l'intimité plus que de soeurs qui était entre Mme de Saint-Simon et elle, nous arrêta à Paris. Elle ne voyait presque plus personne, et n'avait de consolation qu'avec Mme de Saint-Simon, qui n'en trouvait aussi qu'auprès d'elle. Le caractère de cette femme accomplie tiendrait trop de place ici; il la trouvera mieux parmi les Pièces . Il est trop beau, trop singulier, trop instructif pour le laisser ignorer. Il y avait longtemps qu'une si grande perte était prévue. C'était une maladie de femme venue de trop de couches et trop près à près, de trop peu de ménagement d'abord, qui rendit tous les divers remèdes inutiles. Pontchartrain, qui avait là-dessus bien des reproches à se faire, en pouvait combler la mesure par la contrainte continuelle dans tout, et par son étrange humeur qu'il lui avait fait essuyer sans cesse. La patience et la douceur dont elle ne s'était jamais lassée, jusqu'à être outrée lorsqu'on pouvait s'apercevoir qu'elle en avait besoin, avait infiniment pris sur elle, et fort aigri son sang, qu'on ne put enfin calmer ni arrêter. Soit vérité, soit feinte, comme dans les suites cela ne parut que trop, Pontchartrain sentit toute la grandeur de sa perte, et plus d'un an avant qu'elle arrivât, il me confia que si ce malheur, qu'il ne prévoyait que trop, lui arrivait, il avait pris le dessein de se retirer; que, dès qu'il la verrait diminuer, il tiendrait sa démission toute prête; que, dès que le malheur serait arrivé, il l'enverrait au roi et se retirerait aussitôt dans un petit appartement que son père avait à l'institution de l'Oratoire, où il passait les bonnes fêtes; qu'il y demeurerait trois ou quatre mois jusqu'à ce qu'il se fût déterminé à un lieu et à un genre de vie qui lui convînt et qu'il pût continuer, sur quoi il exigea de moi un secret inviolable.

Il serait inutile de rapporter ici ce que je lui dis pour détourner un homme de son âge et chargé de famille d'une résolution si téméraire. Je compris que je ne gagnerais rien que par degrés. Quoiqu'il n'eût rien que de très rebutant, et que je le sentisse tel plus souvent que personne, parce que je le voyais plus souvent et plus intimement, j'avoue que je [fus] dupe, et qu'il me fit pitié. Je crus que la confiance de son père, qui ne me cachait rien, ni des affaires, ni de sa famille, et qui cent fois m'avait déposé ses douleurs sur son fils; que celle de sa mère, qui n'était pas moindre; que cette intime liaison de sa femme avec la mienne; que l'intérêt de ses enfants demandaient également de moi tous les soins possibles pour détourner une résolution qui serait un coup de mort pour le chancelier et la chancelière, et qui serait la perte de leur famille. Bientôt après je crus démêler qu'outre que ces sortes de résolutions sont souvent le fruit des grandes douleurs, il imaginait en devoir une signalée à une si grande perte, et que, privé de l'appui qu'il tirait de la considération de sa femme, il désespérait de pouvoir se soutenir dans sa place. Ces mélanges, qui venaient de la sensibilité du coeur et de l'orgueil de l'esprit, me parurent former une résolution bien difficile à rompre. Je ne crus donc pas faire une infidélité de communiquer ce secret à Mme de Saint-Simon pour me servir de son sage conseil. Elle en jugea comme moi. Lui-même bientôt après s'en ouvrit à elle. Cette inquiétude me fit quitter bonne compagnie, et mes ouvrages de la Ferté et mes plants que j'étais allé voir à Noël, sur un accident qu'on crut qui emporterait Mme de Pontchartrain, pour accourir à temps d'empêcher la démission. J'avais résolu de tâcher à la faire passer par les mains du chancelier. Cela lui était dû par toutes sortes de raisons, et c'était le meilleur moyen de l'arrêter.

La maladie, qui dura encore six mois, donna le temps à Pontchartrain de s'ouvrir au P. de La Tour, général de l'Oratoire, qui confessait Mme de Pontchartrain depuis son mariage, et à l'abbé de Maulevrier, aumônier du roi, grand intrigant, avec de l'esprit et de l'ambition, grand ami des jésuites et de M. de Cambrai, de qui j'ai parlé quelquefois. Celui-ci le détourna de se retirer à l'institution pour ne point faire cette peine aux jésuites, auxquels il était aussi livré que son père était éloigné d'eux, et pour ne point donner de soi des soupçons de jansénisme, qui pourraient attirer les affaires au P. de La Tour, lequel aussi le détermina à s'en aller à Pontchartrain quand le malheur serait arrivé, puis à différer sa démission de quelques semaines, enfin de quelques mois. Il y en avait près de deux que nous ne bougions presque point de cette funeste maison, lorsque Mme de Pontchartrain mourut enfin sur les onze heures du matin, le 25 juin. La cour était à Fontainebleau, le chancelier aussi qui n'avait pu quitter, que sa femme désolée alla trouver aussitôt; qui le trouva dans la plus amère affliction quoique prévue de si loin. Mme de Saint-Simon, que j'avais eu soin de détourner adroitement d'un si douloureux spectacle, avait, malgré sa vertu, besoin de toutes sortes de secours. Je voulus demeurer auprès d'elle. Elle savait où en était Pontchartrain et l'importance pour ses, enfants, ou plutôt pour ceux de son amie, d'empêcher les folies qu'il voulait exécuter, et me pressa tellement de ne le point abandonner, que je la laissai avec lime la maréchale de Lorges, Rime de Lauzun et ma mère, et m'en allai, sur un message pressant du P. de La Tour, le trouver chez Pontchartrain, d'où, pour abréger beaucoup de choses, nous partîmes tous trois en même carrosse, et Bignon, intendant des finances, en quatrième, et nous en allâmes à Pontchartrain. Les trois belles-soeurs y vinrent le jour même, et peu à peu la parenté et les liaisons y introduisirent plus de monde.

Dans la situation où était toute cette famille, le chancelier et la chancelière, qui n'aimaient point les belles-soeurs avec qui j'étais fort bien, n'avaient de confiance qu'au P. de La Tour et en moi, et Pontchartrain, qui voulait toujours parler de sa retraite qui n'était sue là que de nous, laissait toute la compagnie pour être sans cesse avec nous. Cela me força à demeurer pour arrêter toujours cette résolution, jusqu'à ce que, Bignon, prêt à partir pour Fontainebleau, cette résolution lui fût confiée pour la déclarer au chancelier, mais sans porter de démission. Alors voyant l'affaire entre les mains du chancelier, je m'en revins à Paris auprès de Mme de Saint-Simon, et le P. de La Tour retourna à ses affaires. Ce ne fut pas pour longtemps. Le chancelier, outré de plus d'une douleur, et de colère contre son fils, sut le rapport de Bignon, m'écrivit la lettre du monde la plus touchante pour me conjurer de n'abandonner pas ce fou dans ses transports, et pour me témoigner qu'il n'avait de ressource qu'au P. de La Tour et en moi, ni de repos qu'il ne me sût à Pontchartrain. Je différai pourtant d'y retourner.

Phélypeaux cependant, frère du chancelier, arrivant de Bourbon, avait été à Pontchartrain, où son neveu lui avait parlé comme à Bignon, et l'avait aussi chargé de déterminer son père, qui lui avait écrit très fortement et plusieurs fois, à le laisser faire. Phélypeaux, tout apoplectique qu'il était revenu des eaux, ne put rien gagner sur son neveu. Il se traîna à Fontainebleau où il acheva d'effaroucher son frère par tous les détails qu'il lui rapporta, et de l'outrer contre son fils. Il m'écrivit par son frère une lettre si forte et si pressante pour retourner à Pontchartrain, que je ne pus m'en défendre, mais en même temps si précise d'en chasser les belles-soeurs et toute la compagnie, que je crus qu'elle excédait. Le fait était que, encore que le chancelier travaillât avec le roi en la place de son fils, les affaires périssaient faute de signatures et de manutention ordinaire; que le roi, qui est l'homme du monde à qui les afflictions allaient le moins, commençait à s'en lasser jusqu'à le trouver mauvais; que la cour en parlait fort et blâmait en ridicule; que ce qui s'amassait de gens à Pontchartrain, quoique parenté ou familiers, y donnait un air d'assemblée et de fête tout à fait déplacé; d'appareil de spectacle, et faisait une sorte d'amusement à son fils qui le retenait où il ne devait pas être, et qui scandalisait par le contraste et le ridicule éloigné de toute la bienséance de son état. Surtout le chancelier insistait sur ce que son fils allât enfin à Fontainebleau, ce qu'il s'éloignait entièrement de faire. Phélypeaux me fit une triste peinture de l'état où il avait laissé son frère sur la ruine de sa famille et de sa fortune; et, outre la lettre qu'il m'avait apportée, me conjura encore de la part du chancelier de vouloir bien retourner à Pontchartrain pour, tâcher d'en arracher son fils. À tant d'instances Mme de Saint-Simon joignit ses représentations les plus fortes de ne pas refuser un service si important qui m'était demandé avec tant d'instance et de confiance. Je me résolus donc à y retourner, mais avec le P. de La Tour, et en nous faisant précéder par l'abbé de Maulevrier, à qui le chancelier avait parlé très fortement à Fontainebleau, dès qu'il le sut instruit par son fils même.

Cet abbé qui aimait tant à se mêler de tout, et si principalement chez les ministres, qui était sec, était chargé d'essayer de ramener l'esprit de Pontchartrain aux volontés de son père, et d'insinuer à la compagnie de s'en aller, belles-soeurs et autres. Nous le laissâmes partir et n'allâmes que le lendemain, le P. de La Tour et moi. Nous trouvâmes que l'abbé, armé des ordres du père et de la mère, ne les avait adoucis, ni à la compagnie, ni aux belles-soeurs même, ni au fils. Ces trois femmes, qui ignoraient pleinement le dessein de leur beau-frère, ne cherchaient qu'à lui plaire, à profiter d'une douleur qui les réunissait, peut-être à le soustraire tout à fait de père et de mère pour disposer de lui plus à leur gré, et en tirer plus gros qu'elles ne faisaient, bien qu'elles ne s'y fussent jamais épargnées. Elles lui firent des plaintes amères du traitement scandaleux qu'elles recevaient pour l'amour de lui. Pontchartrain, de longue main impatient des moindres apparences de joug, frappé de l'idée de s'unir plus étroitement à ce qui était de plus proche à sa femme, piqué d'honneur de plus, s'emporta d'une façon étrange, s'opposa nettement au départ, et n'eut pas peine à arrêter des personnes qui ne voulaient s'en aller que pour être retenues. L'abbé de Caumartin nous vint conter l'histoire en descendant de carrosse, sur quoi le P. de La Tour et moi jugeâmes qu'il n'était plus du tout question d'exécuter ce que le chancelier m'avait si précisément demandé par sa lettre et par son frère, mais d'adoucir l'irritation que l'abbé de Maulevrier avait causée.

Le P. de La Tour aborda Pontchartrain, tandis que j'allai trouver les dames. J'essuyai d'abord une sortie de la comtesse de Roucy; je m'adressai à Mme de Blansac comme plus liante, mais qui, avec infiniment d'esprit et une apparente douceur, était encore bien plus fausse; et n'en allait que mieux à ses fins; je leur abandonnai la sécheresse de l'abbé de Maulevrier tant qu'elles voulurent; je leur dis que le chancelier, qui trouvait toujours son fils si bien avec elles, espérait de sa solitude un retour nécessaire à la cour, en un mot, je les apaisai et leurs maris. L'abbé de Maulevrier s'en retournait à Fontainebleau. Je le chargeai d'une lettre pour le chancelier en secret, qui m'en écrivit plusieurs avec la même précaution. Les déclamations, les désespoirs, les égarements, les raisonnements sans raison et sans fin de Pontchartrain; ses fureurs, ses menaces, et parmi tout cela, ses emportements contre son père, uniquement mais sans cesse partagés entre le P. de La Tour et moi, nous mettaient sans cesse aussi à bout d'expédient, de patience et de compassion. Je n'osais me laisser aller au soupçon de quelque feinte. Le P. de La Tour, moins scrupuleux que moi, m'en parla. Nous nous y confirmâmes. Les belles-soeurs crurent y voir clair à des vapeurs, à des hurlements, à des transports qui leur parurent peu naturels. Elles s'en ouvrirent même à nous.

Jusqu'aux valets l'écumèrent et ne s'en turent pas. Quoique nous eussions obtenu enfin qu'il fit des signatures pressées, son père s'impatientait cruellement. Il m'écrivit une lettre si vive, si touchée de la perte commune, si éloquente sur ses malheurs, si offensée contre son fils et contre ses belles-sœurs, si remplie de confiance et de reconnaissance pour moi, que m'ayant prié en même temps de la brûler après l'avoir montrée au P. de La Tour, je crus qu'il était de cette même confiance de la lui renvoyer. Je lui mandai nos pensées au P. de La Tour et à moi, et j'obtins qu'il m'écrivît une lettre que je pusse montrer à son fils, qui, sur, une réponse qu'il en avait reçue, ne voulait plus lui écrire. Enfin, comme le P. de La Tour et moi ne savions plus que devenir, un valet de chambre de Phélypeaux m'apporta secrètement une lettre de la chancelière, par laquelle elle m'avertissait qu'elle avait pris le parti de venir elle-même, sans que personne en sût rien que son mari, et qu'elle arriverait le lendemain. Ce parti nous plut extrêmement, au P. de La Tour et à moi, qui fut d'avis que je lui écrivisse pour l'instruire en chemin de la situation où elle trouverait les choses, et de ce que nous croyions de la conduite qu'elle devait tenir. Je l'envoyai attendre par un de mes gens fort sûr, avec ma lettre, à deux lieues de Pontchartrain, qui l'arrêta et qui la lui donna. Elle m'en a souvent bien remercié depuis comme de chose qui lui avait été bien utile.

Peu après le dîner, il parut deux carrosses dans la montagne qui surprirent fort tout le monde, parce qu'on ne venait plus guère à Pontchartrain, mais qui étonnèrent bien plus lorsqu'à leur approche on reconnut que c'était la chancelière. Une bombe eût moins effrayé les belles-soeurs, qui furent sur le point de s'aller cacher. Le P. de La Tour et moi, seuls dans la confidence, fîmes si bonne contenance que personne ne s'en douta, ni ne soupçonna depuis que nous en sussions la moindre chose. Le P. de La Tour gagna doucement sa chambre, et moi un corridor pour voir la réception sans contrainte. Elle fut bonne, et à la porte du cabinet qui donne dans la cour. La mère et le fils s'enfermèrent d'abord seuls. Phélypeaux et les deux Bignon venus avec elle vinrent à la compagnie. Le P. de La Tour tâcha de remettre la tête fort étourdie aux belles-soeurs. La chancelière leur fit au mieux, et dit qu'elle n'était point venue pour chasser personne, ni pour presser son fils sur Fontainebleau, mais pour être avec lui tant qu'il demeurerait à Pontchartrain, et en effet pour les importuner tous si bien de sa présence et de ses compliments, qu'elle fît finir un séjour si ridiculement poussé. Cela réussit bientôt. Je donnai encore une journée à la chancelière, avec qui j'eus beaucoup d'entretiens, et je m'en revins enfin à Paris pour ne plus retourner. Peu de jours se passèrent dans l'embarras que j'avais laissé. Les belles-soeurs, peut-être pour se raccommoder, ou pour abréger leur ennui, furent les premières à porter leur beau-frère au départ. Il capitula sur la réception que lui ferait son père, sur la vie particulière qu'il voulait mener à la cour, où il ne voulait, disait-il, demeurer qu'une année. Qui l'eût pris au mot l'aurait bien fâché. Enfin tout le monde partit à la fois. La mère et le fils allèrent droit à Fontainebleau, où le chancelier se contraignit à bien recevoir son fils, mais outré de tout ce qui s'était passé, persuadé du jeu d'affliction, et que de Pontchartrain il avait percé jusqu'à Fontainebleau où on en parlait trop.

La conduite qu'il y tint, les personnages ridicules et différents qu'il y fit, les affectations de parade et cent sortes de singularités en public, achevèrent de l'y démasquer et de l'y faire mépriser, dont le chancelier et sa femme étaient sans cesse désolés. Mme de Saint-Simon plus simple, mais plus intimement touchée, eut grand'peine à se résoudre à rentrer dans sa vie accoutumée et à retourner à la cour. J'en étais d'autant plus pressé que le roi ne s'accommodait ni des douleurs ni des absences, et que sur les derniers temps de la vie de Mme de Pontchartrain, Mme de Saint-Simon s'était excusée d'une fête dont le roi l'avait nommée, qui l'avait trouvé mauvais. Nous logions à notre ordinaire à Fontainebleau, chez Pontchartrain, au château. Nous y fûmes presque continuellement occupés du chancelier et de la chancelière et de leur fils, avec eux et avec le monde. Un détail si long et si peu intéressant paraîtra sans doute étrange, aussi m'en serais je bien gardé sans ce qui se verra en son temps et à quoi il était tout à fait nécessaire.

CHAPITRE XV. §

Je vais me promener vers la Loire. — Mort de la duchesse de Châtillon. — Mort de Mme de Razilly. — Mariage du fils du duc d'Aumont et de la fille de Guiscard. — Mariage du roi de Portugal avec une soeur de l'empereur, et de l'archiduc avec une princesse de Brunswick-Blankembourg-Wolfenbüttel. — Investiture de Montferrat au duc de Savoie. — Mort et deuil du duc de Mantoue. — Pensions à la duchesse de Mantoue. — Indigence et négligence de l'Espagne. — Haine de M. le Duc et de Mme la Duchesse pour M. le duc d'Orléans, et sa cause. — Époque de la haine implacable de Mme des Ursins et de Mme de Maintenon pour M. le duc d'Orléans. — Petit succès en Espagne. — Siège et prise de Tortose. — Perte de la Sardaigne. — Perte de Minorque et du Port-Mahon. — Prince Eugène en Flandre. — Projet sur Bruxelles rejeté. — Conspiration dans Luxembourg découverte. — Gand et Bruges surpris par les troupes du roi. — L'électeur retourne sur le Rhin, et le duc de Berwick amène une partie de l'armée en Flandre. — Paresse et funeste opiniâtreté du duc de Vendôme. — Combat d'Audenarde. — Insolence de Vendôme à Mgr le duc de Bourgogne. — Parole énorme de Vendôme à Mgr le duc de Bourgogne. — Retraite derrière le canal de Bruges. — Belle action du vidame d'Amiens, et autre belle de Nangis.

Quelque occupé que j'eusse été et de cette perte et de ses suites, je ne l'avais pas moins été d'être au fait de bien des choses considérables en leur moment, mais dont la plupart se fondent après comme les morceaux de glace, quoique bien des choses importantes dépendent souvent de celles qui se fondent ainsi. J'étais dans l'intime confiance de M. le duc d'Orléans; et ses amis, et sa position était telle qu'il n'y avait que moi qui pusse y être pour tout ce qui concernait la cour. J'avais grand soin de l'informer aussi de bien des choses qui le pouvaient guider ou qui lui pouvaient servir, et je lui écrivais en chiffres, mais par ses propres courriers quand ils s'en retournaient, et par-ci par-là, quelques lettres de paille, et en clair, pour amuser, par la poste ou par les courriers de la cour. J'étais demeuré un peu en arrière de choses dont il fallait pourtant l'informer, et j'étais si excédé de la vie dont je sortais que je fus bien aise aussi d'un peu de dissipation. La Vrillière s'en allait presque seul à Châteauneuf, il me pressa de l'y aller voir. J'y consentis. Je m'y enfermai une journée entière, matin et soir, à faire à M. le duc d'Orléans un volume en chiffres, que j'envoyai sûrement mettre à la poste d'Orléans, pour être à l'abri de l'ouverture. De là, j'allai voir Cheverny et sa femme dans leur belle maison de Cheverny, Chambord qui en est tout contre, dont j'entendais toujours parler, et que je n'enviai pas. L'évêque de Blois, qui vint à Cheverny, m'engagea aisément d'aller voir Blois, où j'avais grande curiosité de voir la salle des derniers états, la prison du cardinal de Guise et de l'archevêque de Lyon, et le lieu où mourut Catherine de Médicis. Je trouvai que, pour bâtir le château neuf, Gaston avait détruit la salle des états, et que le contrôleur, qui occupait l'appartement de cette funeste reine, était sorti avec la clef. Je vis aussi Menars, et j'eus lieu d'être content de ma curiosité par la singulière beauté des terrasses de cette maison, de la situation de l'évêché à Blois, et du grand parti que ce premier évêque a su en tirer pour le bâtiment qu'il y a fait. Après huit ou douze jours d'éclipse, je retournai à Fontainebleau.

La duchesse de Châtillon mourut. C'était Mlle de Royan, fille d'une soeur de la princesse des Ursins, et La Trémoille comme elle, qu'elle avait élevée et mariée chez elle à Paris, dont j'ai parlé à propos de mon mariage. Elle était devenue extrêmement grasse, et le roi l'avait fait prier de ne venir point à la cour quand Mme la duchesse de Bourgogne aurait des soupçons de grossesse; ni quand elle serait grosse. Elle avait acquis, en contrefaisant une religieuse du couvent où elle avait été avant de venir chez sa tante, un tic rare et peu perceptible jusqu'à quelque temps après son mariage, et qui depuis s'était augmenté à un point qu'à toutes minutes son visage se démontait à effrayer, sans qu'elle-même s'en aperçût le plus souvent par la continuelle habitude.

La femme de Razilly mourut aussi, et ce fut une perte pour son mari et pour sa famille, qui était fort nombreuse.

Le duc d'Aumont, qui avait beaucoup mangé et qui n'était pas d'humeur à s'en contraindre, maria Villequier, son fils unique, à la fille unique de Guiscard, à qui Langlée, frère de Mme de Guiscard, avait laissé un grand bien. Guiscard, outre l'honneur de cette alliance, s'accrocha volontiers à M. d'Aumont. Il était en disgrâce depuis Ramillies, et celle du maréchal de Villeroy ne lui promettait pas sitôt la fin de la sienne. Villequier, avec tout ce bien, trouvait des assaisonnements fâcheux: un beau-père disgracié, et ses deux frères roués ou pendus en effigie, passés aux ennemis, et qui faisaient parler bien mal d'eux en attendant une fin qui fut encore plus triste.

L'empereur avait fait le mariage avec le roi de Portugal d'une de ses soeurs, qu'un frère de M. de Lorraine éonduisait à Lisbonne; et de l'archiduc son frère avec une princesse de Brunswick-Blankenbourg-Wolfenbüttel, conduite par le prince Maximilien d'Hanovre. Toutes deux étaient en voyage, et cette dernière avait passé Milan, où on lui avait fait une magnifique entrée, pour passer ensuite à Barcelone, où était l'archiduc, sur la flotte anglaise commandée par le chevalier Leake. M. de Savoie ne se pressait point de mettre en campagne. Il se plaignait d'avoir été trompé à la précédente guerre par l'empereur Léopold, qui ne lui avait pas tenu ce qu'il lui avait promis. Il tint donc si ferme à demeurer les bras croisés, jusqu'à ce qu'il eût reçu la satisfaction qu'il demandait, que l'empereur se vit forcé de finir avec lui. Il lui donna donc l'investiture de Montferrat, au grand regret et préjudice du droit de M. de Lorraine, et des promesses réitérées qu'il lui en avait faites.

M. le Prince ne le trouva pas meilleur, qui y prétendait aussi après la mort du duc de Mantoue, qui arriva le 5 juillet à Padoue assez promptement. Il laissa beaucoup d'argent comptant; de vaisselle, de pierreries, de meubles magnifiques et de beaux tableaux, mais pas un pouce de terre, depuis que l'empereur s'était emparé de ses États. En lui finit la branche des souverains de Mantoue. Les Gonzague l'avaient peu à peu usurpée, comme tous ces petits souverains d'Italie, et, comme eux, en avaient fait un État héréditaire. Il y avait encore deux branches de Gonzague, auxquelles l'empereur n'eut aucun égard. M. de Mantoue ne fit point de testament. Mme de Mantoue fit donner part au roi, par l'envoyé de Bantoue de sa part à elle, qui fut traité pour cette fois en envoyé de souverain. Le roi en prit le deuil en noir, et le quitta au bout de cinq jours. Il envoya un gentilhomme ordinaire faire compliment à Mme de Mantoue, à qui il donna quarante mille livres de pension, comme elle les touchait auparavant, sur les quatre cent mille livres qu'il donnait à M. de Mantoue, jusqu'à son rétablissement dans ses États, et qui se retenaient dessus pour elle. Elle eut aussi les trente mille livres de pension du roi d'Espagne qu'il donnait à son mari. Ainsi elle eut, outre son bien, soixante-dix mille livres de pensions. M. de Lorraine prétendit hériter de Charleville, et fit demander au roi de trouver bon qu'il en prît possession. M. le Prince s'y opposa fortement pour les droits de Mme la Princesse et l'emporta.

M. le duc d'Orléans s'était arrêté à Madrid plus longtemps qu'il n'avait cru. Rien de prêt d'aucune sorte, indigence de tout, négligence encore plus grande. Il fallut chercher des moyens d'y suppléer, et cela n'était pas facile; c'est ce qui allongea son séjour. On en prit occasion à Paris de faire courir le bruit qu'il était amoureux de la reine. M. le Duc, enragé de son oisiveté et de la réputation que M. le duc d'Orléans acquérait, Mme la Duchesse, qui le haïssait pour avoir été trop bien ensemble, se rendirent les promoteurs de ce bruit à la cour, à la ville, et qui gagna les provinces et les pays étrangers, excepté l'Espagne, où il n'en fut pas mention parce qu'il n'y avait ni vérité ni apparence. M. d'Orléans y était occupé à des choses plus, sérieuses, et plût à Dieu eût-il été moins touché de trouver des obstacles aux choses les plus urgentes, ou que sa douleur lui eût laissé plus d'empire sur sa langue! Un soir qu'après avoir travaillé tout le jour, comme il ne faisait autre chose depuis son arrivée, à chercher des expédients pour subvenir à l'incurie extrême de tous préparatifs les plus indispensables pour mettre en campagne et y faire quelque chose, il se mit à table avec plusieurs seigneurs espagnols et des François de sa suite, tout occupé de son dépit qui tombait sur Mme des Ursins qui gouvernait tout, et qui n'avait pas songé à la moindre des choses concernant la campagne. Le souper s'égaya et un peu trop. M. le duc d'Orléans, un peu en pointe de vin et toujours plein de son dépit, prit un verre, et regardant la compagnie (je fais excuse d'être si littéral, mais le mot ne peut se masquer) : « Messieurs, leur dit-il, je vous porte la santé du c..-capitaine et du c..-lieutenant. » Le propos saisit l'imagination des conviés; personne pourtant, ni le prince lui-même, n'osa faire de commentaire, mais le rire gagna chacun et fut plus fort que la politique. On fit raison de la santé, sans toutefois répéter lés mots, et le scandale fut étrange.

Une demi-heure après au plus, Mme des Ursins en fut avertie . Elle sentit bien qu'elle était le lieutenant et Mme de Maintenon le capitaine; et, si on se souvient de ce que j'ai raconté là-dessus (t. V, p. 9 et suiv.), on verra que cela ne pouvait s'entendre autrement. La voilà transportée de colère-, qui mande le fait en propres termes à Mme de Maintenon, laquelle, de son côté, entra en furie. Inde irae. Jamais elles ne l'ont pardonné à M. le duc d'Orléans, et nous verrons combien peu il s'en est fallu qu'elles ne l'aient fait périr. Jusqu'alors Mme de Maintenon n'avait ni aimé ni haï M. le duc d'Orléans, et Mme des Ursins n'avait rien oublié pour lui plaire. Ce fut aussi ce qui la piqua le plus, de voir qu'avec ses soins les manquements pour le service l'avaient porté à une plaisanterie si cruelle, et qui, en un seul mot, révélait toute sa politique avec un ridicule qui ne se pouvait effacer. De ce moment elles jurèrent la perte de ce prince. Il se peut dire qu'il la frisa de bien près; mais, échappé de ce péril, il ne cessa d'éprouver, tout le reste de la vie du roi, et jusque dans sa mort, combien Mme de Maintenon lui fut une implacable et cruelle ennemie, par toutes les sortes de persécutions qu'elle lui suscita. Ce fut encore merveilles comment il n'y succomba pas; mais ce n'en fut pas une moindre que l'étrange et triste état où elle sut, réduire un prince de son rang, état qui a même influé sur le reste de sa vie. Il ne tarda pas à s'apercevoir du changement de Mme des Ursins à son égard, qui n'accommoda pas les affaires qu'elle eût voulu depuis voir périr entre ses mains. Il est des choses qui ne se peuvent raccommoder, et il faut convenir que ce terrible mot était supérieurement de ce genre. Aussi M. le duc d'Orléans n'y songea-t-il pas, et alla toujours son chemin à l'ordinaire. Je ne sais même s'il a pu s'en repentir, quelque lieu qu'il en ait eu toute sa vie, tant il le trouvait plaisant; et il m'a depuis impatienté plus d'une fois en m'en parlant, riant de tout son coeur. J'en sentais tout le poids et toutes les cruelles suites; et toutefois ce qui m'en piquait le plus, tout en le lui reprochant, je ne pouvais m'empêcher d'en rire aussi, tant ce grand et funeste ridicule de gouvernement deçà et delà les Pyrénées était en deux mots clairement assené et plaisamment exprimé.

À la fin M. le duc d'Orléans trouva moyen d'entrer en campagne, mais sans voir jamais pour plus de quinze jours à la fois, et non pas même toujours, de subsistances assurées. Il prit au commencement de juin le camp de Ginestar, d'où il envoya Gaëtano, lieutenant général, avec trois mille hommes de pied et huit cents chevaux, enlever à Falcete, à cinq lieues de Ginestar, douze cents hommes de pied, quatre cents chevaux et mille miquelets. Ils furent surpris et se voulurent sauver dans les montagnes, mais ils furent suivis de si près, que leur cavalerie s'enfuit à toutes jambes, qu'on leur tua près de cinq cents hommes, et qu'on prit, outre cinq cents hommes prisonniers, beaucoup d'officiers, tous leurs bagages et toutes leurs munitions. Don Joseph Vallejo, détaché du même camp sur le chemin de Tortose à Tarragone, défit la garde de tous les bestiaux du pays amassés en un lieu, battit les miquelets qui s'opposèrent à sa retraite, et ramena mille boeufs et six mille moutons que M. le duc d'Orléans fit distribuer à ses troupes. Il fit enlever encore d'autres petits postes dont on lui amena beaucoup de prisonniers. Il en fit aussi beaucoup auprès de Tortose, enleva cinq barques qui y portaient des farines et des chairs salées, et l'investit le 12 juin.

Il avait établi deux ponts sur l'Èbre, l'un au-dessus, l'autre au-dessous de la place. Sa garnison était de neuf bataillons, deux escadrons et deux mille miquelets. La tranchée fut ouverte la nuit du 21 au 22 à demi-portée de mousquet. Le terrain, presque tout roc, causa bien de la difficulté, les vivres en causèrent, beaucoup davantage. D'Asfeld, longtemps depuis maréchal de France, y fit de grands devoirs d'homme de guerre, et de soins pour la subsistance. J'ai ouï dire à M. le duc d'Orléans qu'il n'en serait jamais venu à bout sans lui, et qu'il était le meilleur intendant d'armée qu'il fût possible. L'artillerie et le génie servirent si mal que M. le duc d'Orléans se voulut charger lui-même de ces deux parties si principales, qui lui causèrent beaucoup de soins et de peine. Un de ses ponts se rompit; point de bateaux, de planches, de cordages; tout manquait généralement. La réparation de ce pont, outre le temps et l'inquiétude, coûta des peines infinies à ce prince qui en vint enfin à bout. La nuit du 9 au 10 juillet, on se logea dans le chemin couvert. Les assiégés le défendirent fort valeureusement, et firent après une sortie pour en déloger les assiégeants qui les repoussèrent. Le lendemain ils capitulèrent pour livrer leurs portes, et partir quatre jours après, et être conduits à Barcelone. Ils firent rendre en même temps le château d'Arcès au royaume de Valence, qui était une retraite de miquelets qui incommodait beaucoup. Ils perdirent environ la moitié de leur garnison, et M. le duc d'Orléans environ six cents hommes, et personne de connu que Monchamp, son major général, un des six aides de camp que le roi envoya au roi d'Espagne en Italie, pour veiller sur sa personne, après la découverte de la conspiration dont j'ai parlé alors. Ce fut une perte, que ce Monchamp, en tout genre. Lambert, dépêché par M. le duc d'Orléans, vint apprendre cette bonne nouvelle au roi; qui en fut d'autant plus aise que M. le duc d'Orléans avait surmonté toutes les difficultés possibles. En Estramadure, ni ailleurs en Espagne, il ne se passa rien de marqué. M. le duc d'Orléans eut la gloire de resserrer, d'écarter et de pousser même Staremberg le reste de la campagne, quoique plus faible que lui. Mais il était dit que chaque année serait fatale à l'Espagne, et que, semblable à un puissant arbre usé par les siècles, il lui en coûterait ses plus grosses branche l'une après l'autre.

J'ai parlé en son temps du duc de Veragua qui, vice-roi de Sardaigne à l'avènement de Philippe V, fut beaucoup plus qu'accusé d'avoir voulu, pour de l'argent, livrer cette île à la maison d'Autriche, et en perdit sa vice-royauté. C'était un homme de beaucoup d'esprit, d'adresse et de souplesse, qui de retour à Madrid avait trouvé moyen de se mettre si bien avec Mme des Ursins que non seulement tout fut oublié, mais qu'il fut fait conseiller d'État, et de plus admis aux affaires dans le cabinet. Il avait un fils qui n'avait pas moins d'esprit, d'art et de capacité que lui, mais dont l'extérieur tortu, grossier, sale et laid démentait toutes ces qualités. Il s'appelait le marquis de La Jamaïque. Il vint, à je ne sais quelle occasion, chargé d'un compliment au roi, et il parut à tout le monde un gros vilain lourdaud, à qui le peu d'usage de notre langue augmentait encore les désagréments naturels. Ils étaient embarrassés en Espagne à qui confier la Sardaigne. Elle fut offerte à La Jamaïque, qui la refusa. On capitula avec lui, on lui promit cent mille écus, mais il ne voulait point partir sans les avoir touchés. Dans l'impossibilité de les lui compter on eut recours aux expédients. La Sardaigne abondait en blés, on lui permit d'en prendre jusqu'à concurrence du payement des cent mille écus; moyennant cela il partit. Barcelone, et toute la Catalogne, en souffrait une disette extrême, toute la côte en était dépourvue, Gènes se trouvait hors de moyens de les secourir, et la défense d'y transporter des grains était exactement observée; de manière qu'on se promettait tout en Espagne du murmure des troupes de l'archiduc et des pays qu'il avait occupés dans cette famine.

La Jamaïque profita de la conjoncture et leur fit passer des blés en abondance. Non content de se payer ainsi des cent mille écus qui lui avaient été accordés en blés de Sardaigne, il voulut profiter seul de cet étrange commerce qui rendait la vie et les forces au parti de l'archiduc. Cette tyrannie mit au désespoir la Sardaigne, qui ne peut vivre que de la vente de ses blés, et qui, ne pouvant fléchir l'avarice de son vice-roi, lui préféra l'archiduc, et traita secrètement, en sorte que cette conquête ne lui coûta que d'envoyer quelques vaisseaux se présenter devant Cagliari. Le vice-roi, abandonné en vingt-quatre heures, remit l'île au commandant des vaisseaux pour l'archiduc, à une condition qu'on lui tint: ce fut d'être porté libre, lui et tous ses effets, en Espagne, avec tous ceux qui le voudraient suivre. Peu de seigneurs s'embarquèrent avec lui, et nuls autres. Le merveilleux est qu'il fut reçu à Madrid avec acclamations. Disons d'avance que ce ne fut pas la plus considérable perte que fit l'Espagne cette année. Le chevalier Leake se présenta au mois d'octobre à l'île de Minorque, qui se soumit aussitôt à l'archiduc. Le port Mahon fit très peu de résistance, tellement que, avec cette conquête et Gibraltar, les Anglais se virent en état de dominer la Méditerranée, d'y hiverner avec des flottes entières, et de bloquer tous les ports d'Espagne sur cette mer. Il est temps de parler de la Flandre.

Le prince Eugène passa la Moselle le dernier juin, embarqua son infanterie à Coblentz, et marcha sur Maestricht. On avait eu, dans notre armée, quelque envie de surprendre Bruxelles, et il y avait quatre mille échelles préparées pour ce dessein. Il fallut consulter le roi, qui n'en fut pas d'avis, et ce projet demeura sans exécution. En même temps on découvrit une conspiration à Luxembourg. Quelques ouvriers et des gens du peuple crurent pouvoir profiter de la maladie du comte d'Hostel, gouverneur de la place, qui était à l'extrémité, pour y faire entrer les ennemis. Le prince Eugène s'en était mis à portée. Druy, lieutenant général et lieutenant des gardes du corps, très bon officier et fort galant homme, commandait là sous le comte d'Hostel. Il fit arrêter un boulanger qui découvrit tous les complices, qui furent pendus.

Bergheyck, cependant, cherchait les moyens de tirer quelque reste de parti de ce grand soulèvement qu'il avait si bien concerté, qui, selon toutes les apparences, aurait réussi, si le succès d'Écosse avait répondu à notre attente. Le grand bailli de Gand, fort accrédité dans la ville, y avait continué ses pratiques, et mis les choses au point d'exécution, tandis qu'à Bruges, Bergheyck procurait aussi les mêmes menées pour réussir à la fois. Il n'y avait pas un bataillon entier dans ces deux places, et les bourgeois y étaient fort bien intentionnés pour l'Espagne. L'armée de Mgr le duc de Bourgogne semblait ne songer qu'à subsister en attendant de voir ce que feraient les ennemis. Artagnan fut détaché le 3 juillet, avec un gros corps, sous prétexte de subsistance; et le soir du même jour, Chemerault partit du camp de Braine-l'Alleu, avec deux mille chevaux et deux mille grenadiers, pour faire un fourrage sur Tubise, mais en effet pour marcher diligemment à Ninove. Il s'y arrêta quelque temps, et continua après sa marché sur Gand. À six heures du matin, le 4, il s'en trouva à une lieue, où il reçut nouvelles de La Faye, brigadier des troupes d'Espagne. Il lui mandait qu'il était parti la veille de Pions avec soixante officiers ou soldats de son régiment déguisés, et qu'il était maître de la porte de la chaussée, dont il avait eu peu, de peine à s'emparer. Là-dessus, Chemerault avec ses troupes passa à Gand le plus diligemment qu'il put, mais non assez pour ne pas laisser La Faye en grand danger, et le grand bailli et ses bourgeois en grande peine. Enfin il arriva et se rendit maître de la ville sans essuyer un seul coup, et le peuple en témoignant sa joie.

Chemerault trouva dans la ville quantité d'artillerie et de munitions. Il dépêcha le chevalier de Nesle à Mgr le duc de Bourgogne., qu'il trouva sur le midi faisant faire halte à son armée sur le ruisseau de Pepingen, qui à cette nouvelle se remit aussitôt en marche. Comme la tête arrivait au moulin de Goiche, l'armée ennemie parut sur les hauteurs de Saint-Martin-Lennik. On crut qu'elle venait attaquer dans la marche. La cavalerie se mit en bataille pour donner le temps à l'infanterie d'arriver. Tout d'un coup on vit l'armée ennemie s'arrêter et commencer à camper. Là-dessus notre armée fila vers la Dendre. Les ennemis détendirent et marchèrent en arrière. L'arrière-garde de Mgr le duc de Bourgogne passa la Dendre à Ninove, le 6, à sept heures du matin, et toute l'armée vint camper, la droite sur Alost, la gauche à l'Escaut et à Schelebel. Deux jours après, la citadelle de Gand capitula, dont trois cents Anglais sortirent. Gacé, fils du maréchal de Matignon, apporta la première nouvelle au roi. Scheldon, mestre de camp, réformé anglais, aide de camp de M. de Vendôme, et qui avait fait la capitulation avec la citadelle, apporta la seconde; et en même temps Fretteville, dépêché par le comte de La Mothe, apprit au roi qu'il s'était rendu maître de Bruges avec la même facilité. Il n'y avait dans le secret de cette entreprise que Bergheyck qui la procura, les deux fils de France, le chevalier de Saint-Georges, M. de Vendôme, Puységur, et au moment de l'exécution les conducteurs de l'entreprise. Les deux fils de France, avec le chevalier de Saint-Georges, suivis de la principale généralité, entrèrent avec pompe à Gand, ou, pour marquer leur confiance, ils descendirent à l'hôtel de ville, où ils furent magnifiquement festoyés. Ce fut une joie à Fontainebleau qui se put dire effrénée, et des raisonnements sur les fruits de ce succès qui passaient de bien loin le but. Je fus fort sensible à un si agréable début, mais j'en craignis l'ivresse, et je ne pus m'empêcher de mander à M. le duc d'Orléans ce que j'en pensais.

La marche de l'armée du prince Eugène, de la Moselle en Flandre, fit séparer en deux celle de l'électeur qui l'avait suivie quelque temps. Il vint de sa personne passer quelques jours à Metz, retournant à Strasbourg. Avec ce qu'il remenait, l'armée du Rhin était de quarante-deux bataillons et de soixante-treize escadrons; le duc de Berwick mena en Flandre trente-quatre bataillons et soixante-cinq escadrons.

Il paraissait aisé de profiter de deux conquêtes si facilement faites en passant l'Escaut, brûlant Audenarde, barrant le pays aux ennemis, rendant toutes leurs subsistances très difficiles et les nôtres très abondantes, venant par eau et par ordre dans un camp qui ne pouvait être attaqué. M. de Vendôme convenait de tout cela et n'alléguait aucune raison contraire; mais, pour exécuter ce projet si aisé, il fallait remuer de sa place et aller occuper ce camp. Toute la difficulté se renfermait à la paresse personnelle de M. de Vendôme, qui, à son aise dans son logis, voulait en jouir tant qu'il pourrait, et soutenait que ce mouvement dont on était maître serait tout aussi bon différé. Mgr le duc de Bourgogne, soutenu de toute l'armée, et jusque par les plus confidents de Vendôme, lui représenta vainement que, puisque de son propre avis ce qui était proposé était le seul bon parti à prendre, il valait mieux pris qu'à prendre; qu'il n'y avait aucun inconvénient à le faire; qu'il s'en pouvait trouver à différer et à hasarder d'y être prévenu, [ce] qui, de l'aveu même de Vendôme, serait un inconvénient très fâcheux. Vendôme craignait la fatigue des marches et des changements de logis, cela renversait le repos de ses journées que j'ai décrit ailleurs. Il regrettait toujours les aises qu'il quittait; ces considérations furent les plus fortes.

Marlborough voyait clairement que Vendôme n'avait du tout de bon et d'important à faire que ce mouvement, ni lui que de tenter de l'empêcher. Pour le faire, Vendôme suivait la corde qui était très courte; pour l'empêcher, Marlborough avait à marcher sur l'arc fort étendu et courbé, c'est-à-dire vingt-cinq lieues à faire, contre Vendôme six au plus. Les ennemis se mirent en marche avec tant de diligence et de secret, qu'ils en dérobèrent trois forcées, sans que Vendôme en eût ni avis ni soupçon, quoique partis de fort proche de lui. Averti enfin il méprisa l'avis, suivant sa coutume, puis s'assura qu'il les devancerait en marchant le lendemain matin. Mgr le duc de Bourgogne le pressa de marcher dès le soir; ceux qui l'osèrent lui en représentèrent la nécessité et l'importance. Tout fut inutile, malgré les avis redoublés à tous moments de la marche des ennemis. La négligence se trouva telle qu'on n'avait pas seulement songé à jeter des ponts sur un ruisseau qu'il fallait passer jusqu'à la tête du camp. On dit qu'on y travaillerait toute la nuit.

Biron, maintenant duc et pair et doyen des maréchaux de France, avait pensé être mis auprès de la personne de M. le duc de Berry cette campagne. Il était lieutenant général, commandait une des deux réserves, et il était à quelque distance du camp, d'où il communiquait d'un côté, et de l'autre à un corps détaché plus loin. Ce même soir il reçut ordre de se faire rejoindre par ce corps plus éloigné, et de le ramener avec le sien à l'armée. En approchant du camp, il trouva un ordre de s'avancer sur l'Escaut, vers où l'armée allait s'ébranler pour le passer. Arrivé à ce ruisseau où on achevait les ponts et dont j'ai parlé, Motet, capitaine des guides, fort entendu, lui apprit les nouvelles qui avaient enfin fait prendre la résolution de marcher. Alors, quelque accoutumé que fût Biron à M. de Vendôme par la campagne précédente, il ne put s'empêcher d'être étrangement surpris de voir que ces ponts non encore achevés ne le fussent pas dès longtemps, et de voir encore tout tendu dans l'armée. Il se hâta de traverser ce ruisseau, d'arriver à l'Escaut, où les ponts n'étaient pas faits encore, de le passer comme il put, et de gagner lés hauteurs au delà. Il était environ deux heures après midi du mercredi 11 juillet, lorsqu'il les eut reconnues, et qu'il vit en même temps toute l'armée des ennemis, les queues de leurs colonnes à Audenarde, où ils avaient passé l'Escaut, et leur tête prenant un tour et faisant contenance de venir sur lui. Il dépêcha un aide de camp aux princes et à M. de Vendôme, pour les en informer et demander leurs ordres, qui les trouva pied à terre et mangeant un morceau. Vendôme, piqué de l'avis si différent de ce qu'il s'était si opiniâtrement promis, se mit à soutenir qu'il ne pouvait être véritable. Comme il disputait là-dessus avec grande chaleur, arriva un officier par qui Biron envoyait confirmer le fait, qui ne fit qu'irriter et opiniâtrer Vendôme de plus en plus. Un troisième avis confirmatif de Biron le fit emporter; et pourtant se lever de table, ou de ce qui en servait, avec dépit, et monter à cheval, en maintenant toujours qu'il faudrait donc que les diables les eussent portés là, et que cette diligence était impossible. Il renvoya le premier aide de camp arrivé dire à Biron qu'il chargeât les ennemis, et qu'il serait tout à l'heure à lui pour le soutenir avec des troupes. Il dit aux princes de suivre doucement avec le gros de l'armée, tandis qu'il allait prendre la tête des colonnes et se porter vers Biron le plus légèrement qu'il pourrait. Biron cependant posta ce qu'il avait de troupes le mieux qu'il put dans un terrain fort inégal et fort coupé, occupant un village et des haies, et bordant un ravin profond et escarpé, après quoi il se mit à visiter sa droite, et vit la tête de l'armée ennemie très proche de lui. Il eut envie d'exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir de charger, mais dans aucune espérance qu'il conçût d'un combat si étrangement disproportionné que pour se mettre à couvert des propos d'un général sans mesure, et si propre à rejeter sur lui, et sur n'avoir pas exécuté ses ordres, toutes les mauvaises suites qui se prévoyaient déjà. Dans ces moments de perplexité arriva Puységur avec le campement, qui, après avoir reconnu de quoi il s'agissait, conseilla fort à Biron de se bien garder d'engager un combat si fort à risquer. Quelques moments après survint le maréchal de Matignon qui, sur l'inspection des choses et le compte que Biron lui rendit de l'ordre qu'il avait reçu de charger, lui défendit très expressément de l'exécuter, et le prit même sur lui.

Tandis que cela se passait, Biron entendit un grand feu sur sa gauche, au delà du village. Il y courut et y trouva un combat d'infanterie engagé. Il le soutint de son mieux avec ce qu'il avait de troupes, pendant que plus encore sur la gauche les ennemis gagnaient du terrain. Le ravin, qui était difficile, les arrêta et donna le temps d'arriver à M. de Vendôme. Ce qu'il amenait de troupes était hors d'haleine. À mesure qu'elles arrivèrent, elles se jetèrent dans les haies, presque toutes en colonnes, comme elles venaient, et soutinrent ainsi l'effort des ennemis et d'un combat qui s'échauffa, sans qu'il y eût moyen de les ranger en aucun ordre; tellement que ce ne fut jamais que les têtes des colonnes qui, chacune par son front et occupant ainsi chacune un très petit terrain, combattirent les ennemis, lesquels étendus en lignes et en ordre profitèrent du désordre de nos troupes essoufflées et de l'espace vide laissé des deux côtés de ces têtes de colonnes, qui ne remplissaient qu'à mesure que d'autres têtes arrivaient, aussi hors d'haleine que les premières. Elles se trouvaient vivement chargées en arrivant, et redoublant et s'étendant à côté des autres qu'elles renversaient souvent, et les réduisaient, par le désordre de l'arrivée, à se rallier derrière elles, c'est-à-dire derrière d'autres haies, parce que la diligence avec laquelle nos troupes s'avançaient, jointe aux coupures du terrain, causait une confusion dont elles ne se pouvaient débarrasser. Il en naissait encore l'inconvénient de longs intervalles entre elles, et, que les pelotons étaient repoussés bien loin avant qu'ils pussent être soutenus par d'autres, qui survenant avec le même désordre ne faisaient que l'augmenter, sans servir beaucoup aux premiers arrivés à se rallier derrière eux à mesure qu'ils se présentaient au combat. La cavalerie et la maison du roi se trouvèrent mêlés avec l'infanterie, ce qui combla la confusion au point que nos troupes se méconnurent les unes les autres. Cela donna loisir aux ennemis de combler le ravin de fascines assez pour pouvoir le passer, et à la queue de leur armée de faire un grand tour par notre droite pour en gagner la tête, et prendre en flanc ce qui s'y était le plus étendu, et avait essuyé moisis de feu et de confusion dans ce terrain moins coupé que l'autre.

Vers cette même droite étaient les princes, qu'on avait longtemps arrêtés au moulin de Royenghem-Capel pour voir cependant plus clair à ce combat si bizarre et si désavantageusement enfourné. Dès que nos troupes de cette droite en virent fondre sur elles de beaucoup plus nombreuses, et qui les prenaient par leur flanc, elles ployèrent vers leur gauche avec tant de promptitude, que les valets de la suite de tout ce qui accompagnait les princes tombèrent sur eux, avec un effroi, une rapidité, une confusion qui les entraînèrent avec une extrême vitesse, et beaucoup d'indécence et de hasard, au gros de l'action à la gauche. Ils s'y montrèrent partout, et aux endroits les plus exposés, y montrèrent une grande et naturelle valeur, et beaucoup de sang-froid parmi leur douleur de voir une situation si fâcheuse, encourageant les troupes, louant les officiers, demandant aux principaux ce qu'ils jugeaient qu'on dût faire, et disant à M. de Vendôme ce qu'eux-mêmes pensaient. L'inégalité du terrain que les ennemis trouvèrent en avançant, après avoir poussé notre droite, donna à cette droite le temps de se reconnaître, de se rallier, et, malgré ce grand ébranlement, pour n'en rien dire de plus, de leur résister. Mais cet effort fut de peu de durée. Chacun avait rendu des combats particuliers de toutes parts, chacun se trouvait épuisé de lassitude et du désespoir du succès parmi une confusion si générale et si inouïe. La maison du roi dut son salut à la méprise d'un officier des ennemis qui porta un ordre aux troupes rouges, les prenant pour des leurs. Il fut pris, et voyant qu'il allait partager le péril avec elles il les avertit qu'elles allaient être enveloppées, et leur montra la disposition qui s'en faisait, ce qui lit retirer la maison du roi un peu en désordre. Il augmentait de moment en moment. Personne ne reconnaissait sa troupe. Toutes étoient pêle-mêle, cavalerie, infanterie, dragons; pas un bataillon, pas un escadron ensemble, et tous en confusion les uns sur les autres.

La nuit tombait, on avait perdu un terrain infini; la moitié de l'armée n'avait pas achevé d'arriver. Dans une situation si triste, les princes consultèrent avec M. de Vendôme ce qu'il y avait à faire, qui de fureur de s'être si cruellement mécompté brusquait tout le monde. Mgr le duc de Bourgogne voulut parler, mais Vendôme, enivré d'autorité et de colère, lui ferma à l'instant la bouche en lui disant d'un ton impérieux devant tout le monde: « Qu'il se souvînt qu'il n'était venu à l'armée qu'à condition de lui obéir. » Ces paroles énormes et prononcées dans les funestes moments où on sentait si horriblement le poids de l'obéissance rendue à sa paresse et à son opiniâtreté, et qui par le délai de décamper était cause de ce désastre, firent frémir d'indignation tout ce qui l'entendit. Le jeune prince à qui elles furent adressées y chercha une plus difficile victoire que celle qui se remportait actuellement parles ennemis sur lui. Il sentit qu'il n'y avait point de milieu entre les dernières extrémités et l'entier silence, et fut assez maître de soi pour le garder. Vendôme se mit à pérorer sur ce combat, à vouloir montrer qu'il n'était point perdu, à soutenir que, la moitié de l'armée n'ayant pas combattu, il fallait tourner toutes ses pensées à recommencer le lendemain matin, et pour cela profiter de la nuit, rester dans les mêmes postes où on était, et s'y avantager au mieux qu'on pourrait. Chacun écouta en silence un homme qui ne voulait pas être contredit, et qui venait de faire un exemple aussi coupable qu'incroyable, dans l'héritier nécessaire de la couronne, de quiconque hasarderait autre chose que des applaudissements. Le silence dura donc sans que personne osât proférer une parole, jusqu'à ce que le comte d'Évreux le rompit pour louer M. de Vendôme, dont il était cousin germain et fort protégé. On en fut un peu surpris, parce qu'il n'était que maréchal de camp.

Il venait cependant des avis de tous côtés que le désordre était extrême. Puységur, arrivant de vers la maison du roi, en fit un récit qui ne laissa aucun raisonnement libre, et que le maréchal de Matignon osa appuyer. Sousternon, venant d'un autre côté, rendit un compte semblable. Enfin Cheladet et Puyguyon, survenant chacun d'ailleurs, achevèrent de presser une résolution. Vendôme ne voyant plus nulle apparence de résister davantage à tant de convictions, et poussé à bout de rage: « Oh bien! s'écria-t-il, messieurs, je vois bien que vous le voulez tous, il faut donc se retirer. Aussi bien, ajouta-t-il, en regardant Mgr le duc de Bourgogne, il y a longtemps, monseigneur, que vous en aviez envie. » Ces paroles, qui ne pouvaient manquer d'être prises dans un double sens, et qui furent par la suite appesanties, furent prononcées exactement telles que je les rapporte, et assenées de plus, de façon que pas un des assistants ne se méprit à la signification que le général leur voulut faire exprimer. Les faits sont simples, ils parlent d'eux-mêmes; je m'abstiens de commentaires pour ne pas interrompre le reste de l'action. Mgr le duc de Bourgogne demeura dans le parfait silence, comme il avait fait la première fois, et tout le monde, à son exemple, en diverses sortes d'admirations muettes. Puységur le rompit à la fin pour demander comment on entendait de faire la retraite. Chacun parla confusément. Vendôme, à son tour, garda le silence, ou de dépit, ou d'embarras, puis il dit qu'il fallait marcher à Gand, sans ajouter comment, ni aucune autre chose.

La journée avait été fort fatigante, la retraite était longue et périlleuse; chacun mettait son espérance pour l'avenir dans l'armée que le duc de Berwick amenait de la Moselle. On proposa de faire avancer les chaises des princes, et de les mettre dedans pour les conduire plus commodément vers Bruges, et au-devant de cette armée. Cette idée vint de Puységur, d'O y applaudit fort, Gamaches ne s'y opposa pas. On les demanda, et sur-le-champ on commanda cinq cents chevaux d'escorte. Là-dessus Vendôme cria que cela seront honteux; les chaises furent contremandées, et l'escorte déjà commandée servit depuis à ramasser les fuyards. Alors ce petit conseil tumultueux se sépara. Les princes, avec ce peu de suite qui, les avait accompagnés, prirent à cheval le chemin de Gand. Vendôme, sans plus donner nul ordre, ni s'informer de rien, ne parut plus en aucun lieu; ce qui s'était trouvé là d'officiers généraux retournèrent à leurs postes, ou, pour mieux dire, où ils purent, ainsi que le maréchal de Matignon, et firent passer en divers endroits de l'armée l'ordre de se retirer. La nuit était tantôt close; on entendait encore plusieurs combats particuliers en divers endroits; enfin les premiers avertis s'ébranlèrent.

Cependant les officiers généraux de la droite et ceux de la maison du roi tenaient leur petit conseil entre eux, et ne pouvaient comprendre comment il ne leur venait point d'ordre, lorsque celui de la retraite leur arriva. Mais tandis qu'ils demeuraient en cette attente et en suspens, ils se trouvèrent environnés et coupés de toutes parts. Chacun d'eux alors fut bien étonné. Ils recommençaient à raisonner sur les moyens d'exécuter leur retraite, lorsque le vidame d'Amiens qui, comme tout nouveau maréchal de camp, ne disait pas grand'chose, se mit à leur remontrer que, tandis qu'ils délibéraient, ils allaient être enfermés; puis, voyant qu'ils continuaient en leur incertitude, il les exhorta à le suivre, et se tournant vers les chevau-légers de la garde dont il était capitaine: « Marche à moi! » leur dit-il, en digne frère et successeur du duc de Montfort; et, perçant à leur tête une ligne de cavalerie ennemie, il en trouva derrière elle une autre d'infanterie dont il essuya tout le feu, mais qui s'ouvrit pour lui donner passage. À l'instant, le reste de la maison du roi, profitant d'un mouvement ‘si hardi, suivit cette compagnie, puis les autres troupes qui se trouvèrent là, et toutes firent leur retraite ensemble toute la nuit et en bon ordre jusqu'à Gand, toujours menés par le vidame, qui, pour avoir su prendre à temps et seul son parti avec sens et courage, sauva ainsi une partie considérable de cette armée. Les autres débris se retirèrent comme ils purent, avec tant de confusion, que le chevalier du Rosel, lieutenant général, n'en eut aucun avis, et se trouva le lendemain matin, avec cent escadrons qui avaient, été totalement oubliés. Sa retraite ainsi esseulée, et en plein jour, devenait très difficile, mais il n'était pas possible de soutenir le poste qu'il occupait jusqu'à la nuit. Il se mit donc en marche.

Nangis, aussi tout nouveau maréchal de camp, aperçut des pelotons de grenadiers épars, il en trouva de traîneurs, bref, de pure bonne volonté, il en ramassa jusqu'à quinze compagnies, et par cette même volonté, fit avec ces grenadiers l'arrière-garde de la colonne du chevalier du Rosel, si étrangement abandonnée. Les ennemis passèrent les haies et un petit ruisseau, l'attaquèrent souvent; il les soutint toujours avec vigueur. Ils firent une marche de plusieurs heures qui fut un véritable combat. À la fin, ils se retirèrent par des chemins détournés que l'habitude d'aller à la guerre avait appris au chevalier du Rosel, grand et excellent partisan. Ils arrivèrent au camp après y avoir causé une cruelle inquiétude pendant quatorze ou quinze heures qu'on ignora ce qu'ils étaient devenus.

Mgr le duc de Bourgogne ne fit que traverser Gand sans s'y arrêter, et continua de marcher jusqu'à Lawendeghem avec la tête des troupes qui y arrivait. Il y établit son quartier général et son camp le long et derrière le canal de Bruges, pour y faire reposer ses troupes en sûreté, avec l'abondance des derrières, en attendant qu'on prit un parti et la jonction de Berwick. M. de Vendôme (je continue de rapporter simplement les faits) arriva séparément à Gand entre sept et huit heures du matin, trouva des troupes qui entraient dans la ville, s'arrêta avec le peu de suite qui l'avait accompagné, mit pied à terre, défit ses chaussés, et poussa sa selle tout auprès des troupes en les voyant défiler. Il entra aussitôt après dans la ville sans s'informer de quoi que ce fût, se jeta dans un lit, et y demeura plus de trente heures sans se lever, pour se reposer de ses fatigues. Ensuite il apprit par ses gens que l'armée était à Lawendeghem. Il l'y laissa, continuant à ne s'embarrasser de rien, à bien souper et à se reposer de plus en plus dans Gand plusieurs jours de suite, sans se mêler en aucune sorte de l'armée, dont il était à trois lieues. Peu de jours après le comte de La Mothe prit le fort de Plassendal, dont la garnison passa toute au fil de l'épée, qui fut un poste important à la communication des canaux. Les ennemis allèrent prendre le camp de Warwick, et se rendirent maîtres de nos lignes, où il n'y avait que de petits détachements d'infanterie.

CHAPITRE XVI. §

Lettres au roi et autres. — Biron à Fontainebleau. — Propos singulier de Marlborough à Biron sur le roi d'Angleterre. — Audacieux mot à Biron du prince Eugène sur la charge des Suisses qu'avait son père. — Situation de la cour rappelée. — Conduite de la cabale de Vendôme. — Lettre d'Albéroni. — Examen de la lettre d'Albéroni.

On cacha tant qu'on put la perte qu'on fit en ce combat, où il y eut beaucoup de tués et de blessés. Biron, lieutenant général; Ruffé et Fitzgérald, maréchaux de camp; Croï, brigadier d'infanterie; le duc de Saint-Aignan, le marquis d'Ancenis, ces deux derniers blessés; beaucoup d'officiers de gendarmerie, force officiers particuliers, prisonniers; Ximénès, colonel du Royal-Roussillon infanterie, et La Bretanche, brigadier de réputation, tués; quatre mille hommes et sept cents officiers prisonniers à Audenarde, sans ce qu'on en sut depuis, et la dispersion, qui fut prodigieuse.

Dès que Mgr le duc de Bourgogne fut à Lawendeghem, il écrivit au roi en fort peu de mots, et se remit du détail au duc de Vendôme. En même temps, il manda à Mme la duchesse de Bourgogne, en termes formels, que l'ordinaire opiniâtreté et sécurité du duc de Vendôme, qui l'avait empêché de marcher deux jours au moins plus tard qu'il ne fallait, et que lui ne voulait, causait le triste événement qui venait d'arriver; qu'un autre pareil lui ferait quitter le métier, s'il n'en était empêché par des ordres précis auxquels il devait une obéissance aveugle; qu'il ne comprenait ni l'attaque, ni le combat, ni la retraite; qu'il en était si outré qu'il n'en pouvait dire davantage. Le courrier qui portait ces lettres en prit, en passant à Gand, une que Vendôme écrivit au roi, de cette ville, en se mettant au lit, par laquelle il tâchait de persuader, en une page, que le combat n'était pas désavantageux. Peu après il en dépêcha une autre par laquelle il manda au roi, mais en peu de mots, qu'il aurait battu les ennemis s'il avait été soutenu; et que si, contre son avis, on ne se fût pas opiniâtré à la retraite, il les aurait certainement battus le lendemain; pour le détail, il s'en remettait à Mgr le duc de Bourgogne. Ainsi ce détail, renvoyé de l'un à l'autre, ne vint point, aigrit la curiosité, et commença les ténèbres dans lesquelles Vendôme avait intérêt de se sauver. Un troisième courrier apporta au roi une fort longue dépêche, toute de la main de Mgr le duc de Bourgogne, une fort courte de M. de Vendôme, qui s'excusait encore du détail sur divers prétextes; et toutes les lettres que le courrier avait pour des particuliers, le roi les prit, les lut toutes, une entre autres jusqu'à trois fois de suite, n'en rendit que fort peu et toutes ouvertes. Ce courrier arriva après le souper du roi, tellement que toutes les dames qui suivent leurs princesses dans le cabinet le soir furent témoins de ces lectures dont le roi ne dit presque rien, parce qu'à Fontainebleau, où il n'y a qu'un cabinet, elles sont toutes dans le même. Mme la duchesse de Bourgogne eut une lettre de Mgr le duc de Bourgogne et une petite de M. le duc de Berry, qui lui mandait que M. de Vendôme était bien malheureux, et que toute l'armée lui tombait sur le corps. Dès que Mme la duchesse de Bourgogne fut retournée chez elle, elle ne put se contenir de dire que Mgr le duc de Bourgogne avait de bien sottes gens auprès de lui. Elle n'en dit pas davantage.

Biron, relâché pour quelque temps sur sa parole à condition de ne passer point par notre armée, arriva à Fontainebleau le 25 juillet. Sa sagesse lui fut un bouclier utile à l'indiscrétion et à l'impétuosité des questions. Le roi le vit plusieurs fois en particulier chez Mme de Maintenon, où Chamillart ne fut pas toujours, et le roi lui promit le secret, à quoi il était fort fidèle. Mais Biron, encore plus politique, ne lui mentit point, mais se sauva tant qu'il put de répondre sur le détachement qu'il avait avant l'action, et sur sa prise, qui lui faisaient ignorer beaucoup de choses. Il était fort de mes amis et je le vis tout à mon aise. Il m'instruisit beaucoup. Outre ce qu'il me conta de l'armée et du combat, j'appris de lui deux faits qui méritent de trouver place ici.

L'armée du prince Eugène n'avait pas joint lors du combat, mais sa personne y était et il commandait partout où il se trouvait par courtoisie de Marlborough, qui conservait l'autorité entière, mais qui n'avait pas la même estime, la confiance, l'affection qu'Eugène s'était acquise. Biron me dit que le lendemain du combat, étant à dîner avec beaucoup d'officiers chez Marlborough, ce duc lui demanda tout à coup des nouvelles du prince de Galles, qu'on savait être dans notre armée, ajoutant des excuses de le nommer ainsi. Biron sourit dans sa surprise, et lui dit qu'ils n'auraient point de difficulté là-dessus, parce que, dans notre armée même, il ne portait point d'autre nom que celui de chevalier de Saint-Georges, et s'étendit sur ses louanges assez longtemps. Marlborough, qui l'écouta avec grande attention, lui répondit qu'il lui faisait grand plaisir de lui en apprendre tant de bien, parce qu'il ne pouvait s'empêcher de s'intéresser beaucoup en ce jeune prince, et aussitôt se mit à parler d'autre chose. Biron remarqua en même temps de l'épanouissement sur son visage et sur celui de la plupart de la compagnie.

L'autre fait est du prince Eugène. Parlant avec lui du combat, ce prince lui témoigna une grande estime de ce qu'il avait vu faire à nos troupes suisses, qui en effet s'étaient fort distinguées. Biron les loua beaucoup. Eugène en prit occasion d'en vanter la nation, et de dire à Biron que c'était une belle charge en France que d'en être colonel général. « Mon père l'avait, ajouta-t-il d'un air allumé, à sa mort nous espérions que mon frère la pourrait obtenir; mais le roi jugea plus à propos de la donner à un de ses enfants naturels, que de nous faire cet honneur-là. Il est le maître, il n'y a rien à dire; mais aussi n'est-on pas fâché quelquefois de se trouver en état de faire repentir des mépris. » Biron ne répondit pas un mot, et le prince Eugène, content d'un trait si piquant sur le roi, changea poliment de conversation. Dans le peu que Biron fut parmi eux, il remarqua une magnificence presque royale chez le prince Eugène, et une parcimonie honteuse chez le duc de Marlborough, qui mangeait le plus souvent chez les uns et les autres, un grand concert entre eux deux pour les affaires, dont le détail roulait beaucoup plus sur Eugène, un respect profond de tous les officiers généraux pour ces deux chefs, mais une préférence tacite et en tout pour le prince Eugène, sans que le duc de Marlborough en prît jalousie. Monseigneur entretint peu Biron, quoique très familier avec lui; Mme la duchesse de Bourgogne beaucoup et souvent. Il la mit en état de répondre à diverses choses qu'on avait tâché d'embarrasser. On n'eut jamais un vrai détail. Ce ne furent que morceaux détachés les uns après les autres. Mgr le duc de Bourgogne ne fit pas assez de réflexion combien un détail effectif lui importait à donner, ce que Vendôme n'avait garde de faire.

Maintenant il faut se souvenir de la situation de la cour et de ses principaux personnages, de leurs vues, de leurs intérêts que j'ai expliqués en divers endroits, et surtout de ma conversation avec le duc de Beauvilliers, dans le bas des jardins de Marly, sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne pour la Flandre. On y a vu la liaison intime des bâtards avec Vaudemont et ses puissantes nièces, et de Vendôme principalement; celle des valets intérieurs principaux avec eux, et Bloin surtout, le mieux de tous, et le plus dans la confiance libre du roi, celui de tous aussi qui était le plus délié, le plus hardi, le plus précautionné, qui avait le plus d'esprit et de monde, qui voyait le plus, de bonne compagnie et de plus choisie, le plus initié dans tout par ses galanteries, et qui, outre sa place de premier valet de chambre, avait cent occasions de voir le roi à revers tous les jours, et de prendre tous ses moments par ses détails continuels de Versailles et de Marly dont il était le gouverneur et le tout, par une assiduité sans quitter jamais, et par être sans cesse dans les cabinets à toutes les heures de la journée. Il venait à Fontainebleau, y passait du temps, et, là comme ailleurs, disposait des garçons bleus de tout le subalterne intérieur, et de ces dangereux Suisses, espions et rapporteurs dont j'ai parlé à propos de la scène terrible sur Courtenvaux. [Il faut se rappeler] l'abandon de Chamillart, d'ailleurs si entêté, à M. de Vendôme, à M. du Maine qu'il avait pris pour protecteur, surtout à M. de Vaudemont qui était son oracle et qui lui faisait faire tout ce qu'il voulait à l'instant, même les choses les plus contraires à son goût et à son opinion, dont il s'est plu quelquefois à montrer des épreuves qui jamais ne lui ont manqué: ce n'est point trop dire que ce ministre était une cire molle entre ses mains, et Vaudemont en était si assuré, qu'il en a fait jusqu'à des essais inutiles, sinon pour s'en vanter à ses familiers.

Il faut surtout ne pas perdre de vue l'intérêt de tous ces personnages de perdre et de déshonorer à fond Mgr le duc de Bourgogne, pour n'avoir point à compter avec lui du vivant du roi, et à sa mort, s'en trouver débarrassés pour gouverner Monseigneur sur le trône. C'était là l'intérêt général qui les réunissait tous, quittes, comme je l'ai dit ailleurs, à se manger après les uns les autres à qui le gouvernement resterait. Mlle Choin et ses intimes en étaient jusqu'au cou, et par même raison; et le pauvre Chamillart, qui n'en voyait rien, dont l'intérêt était tout opposé par mille raisons, et trop homme de bien et d'honneur pour tremper dans ce complot s'il avait pu le connaître, était leur instrument aveugle sans pouvoir être, je ne dis pas arrêté, mais enrayé le moins du monde par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d'ailleurs ses amis de confiance et de déférence, ni par l'alliance si proche et si nouvelle qu'il venait de contracter avec eux par le mariage de son fils. À plus forte raison j'y pouvais bien moins encore, avec toute l'amitié et la confiance qu'il avait pour moi. Sa femme et ses filles étaient dépourvues de tout sens, excepté la petite Dreux, mais qui était entraînée, ses frères des stupides, et le reste de l'intime familier des gens de peu, appliqués à leur fait, ineptes à la cour à n'en entendre pas même le langage. Mme la Duchesse s'unit intimement à ce redoutable groupe par les mêmes vues sur Monseigneur, et par sa haine personnelle; mais cet arrière-recoin s'expliquera mieux dans la suite. Il ne faut pas oublier l'intime liaison de Mme de Soubise avec Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, et les dangers de ses conseils, dans la prudence de sa conduite particulière qu'elle mettait aisément à part et à couvert, dans le triste état où pour lors sa santé était réduite.

La cabale, d'abord étourdie du fâcheux événement, en attendait plus de détail et de lumière, et, pour éviter les faux pas, s'arrêta dans les premiers moments à écouter. Sentant bientôt le danger de son héros, elle se rassura, jeta des propos à l'oreille pour sonder comment ils seraient reçus, et prenant aussitôt plus d'audace s'échappa tout haut par parcelles. Encouragés par cet essai, qui ne trouva pas de forte barrière parmi le monde étonné et sans détail de rien, ils poussèrent la licence, ils hasardèrent des louanges de Vendôme, des disputes vives contre quiconque ne se livrait pas à leurs discours, et, s'encourageant par le succès, osèrent passer au blâme de Mgr le duc de Bourgogne, et tôt après aux invectives, parce que leurs premiers propos n'avaient pas été réprimés. Il n'y avait que le roi ou Monseigneur qui l'eussent pu. Le roi les ignorait encore, Monseigneur était investi, et n'était pas pour oser imposer; le gros des courtisans, dans les ténèbres sur le détail de l'affaire, et dans la crainte des personnages si accrédités et de si haut parage, ne savaient et n'osaient répondre. Ils se contentaient de demeurer dans l'attente et dans l'étonnement. Cela haussa de plus en plus le courage de la cabale. Faute de détails que Vendôme n'avait garde de fournir, on osa semer des manifestes dont l'artifice, le mensonge, l'imposture ne gardèrent aucun ménagement, et furent poussés jusqu'à ce qui ne peut avoir d'autre nom que celui d'attentat. Le premier qui parut fut une lettre d'Albéroni, personnage duquel j'ai assez parlé pour n'avoir pas besoin ici de le faire connaître. Elle est telle qu'elle ne peut être renvoyée parmi les Pièces. La voici :

« Laissez, monsieur, votre désolation, et n'entrez pas dans le parti général de votre nation, laquelle, au moindre malheur qui est arrivé, croit que tout est perdu. Je commence par vous écrire que tous les discours qui se tiennent contre M. de Vendôme sont faux, et il s'en moque. À l'égard des trois marches qu'on dit qu'il s'est laissé dérober, et qu'il n'avait qu'à défendre la Dendre, tout le monde sait ici que M. de Vendôme voulait la défendre, et qu'après trois jours, il lui a fallu se rendre au sentiment de ceux qui opinaient à passer l'Escaut pour éviter de combattre, et c'est alors qu'ils y ont été obligés, comme Son Altesse le leur avait prédit, leur disant que toutes les fois qu'ils marqueront à M. le prince Eugène d'éviter d'en découdre, il les y obligera malgré eux. Touchant que Son Altesse devait attaquer la tête qui était à l'Escaut, il avait bien mieux pensé, car d'abord qu'il eut avis par M. de Biron qu'une partie de l'armée ennemie avait passé, il voulut l'attaquer pendant qu'il voyait la poussière des colonnes de ladite armée qui était au delà de la rivière, à une demi-lieue d'Audenarde, mais comme son avis fut seul il ne fut pas écouté. C'était à dix heures du matin. À quatre heures après midi on donna ordre à M. de Grimaldi, maréchal de camp de Sa Majesté Catholique, d'attaquer, à l'insu de M. de Vendôme, qui pourtant, voyant l'attaque faite, dit qu'il fallait la soutenir, et il donna ordre à M. Janet, son aide de camp, de porter l'ordre à la gauche, afin qu'elle attaquât, qui en retournant fut tué. Cet ordre ne fut pas exécuté par un mauvais conseil qui fut donné à M. le duc de Bourgogne, disant qu'il y avait un ravin et un marais impraticable. Cependant M. de Vendôme, accompagné de M. le comte d'Évreux, y avait passé avec trente escadrons une heure auparavant. Pour ce qui regarde la retraite, M. de Vendôme opina de ne la point faire la nuit, mais, comme de ce sentiment il n'y avait que lui et M. le comte d'Évreux, il fallut céder, et à peine eut-il dit à M. le duc de Bourgogne que l'armée n'avait qu'à se retirer, que tout le monde à cheval et avec une précipitation étonnante, chacun gagne Gand, jusqu'à conseiller aux princes de prendre des chevaux de poste à Gand pour gagner Ypres. M. de Vendôme, qui fut obligé de faire une grande partie du temps l'arrière-garde avec ses aides de camp, arriva sur les neuf heures du matin, prit sur-le-champ sa résolution ferme de vouloir mettre l'armée derrière le canal qui est entre Gand et Bruges, malgré l'avis de tous les officiers généraux qui l'ont persécuté trois jours durant de l'abandonner, disant qu'il fallait tâcher de joindre M. de Berwick. Une telle fermeté a sauvé l'armée du roi et le royaume, car l'épouvante qui était dans l'armée aurait causé une esclandre bien pire que celle de Ramillies, au lieu que M. de Vendôme se mettant derrière le canal, il a soutenu Gand et Bruges qui est un point essentiel, rassuré les esprits, et donné confiance aux troupes, a donné lieu aux officiers de se reconnaître et de reconnaître leur terrain, enfin a mis les ennemis dans l'inaction, et vous pouvez être sûr que, s'ils veulent faire un siège, il faut qu'ils fassent celui d'Ypres, de Lille, de Mons ou de Tournai. Or voyez quelles places et si jamais ils attaquent quelques-unes de celles-là, M. de Vendôme prendra Audenarde, se rendra maître de tout l'Escaut, et vous n'avez qu'à regarder la carte pour voir combien les ennemis seraient embarrassés. Voilà la pure vérité, la même que M. de Vendôme a mandée au roi, et que vous pouvez débiter sur mon compte. Je suis Romain, c'est-à-dire d'une race à dire la vérité, in civitate omnium gnara, et nihil reticente, dit notre Tacite. Permettez-moi après cela que je vous dise, avec tout le respect que je vous dois, que votre nation est bien capable d'oublier toutes les merveilles que ce bon prince a faites dans mon pays, qui rendront son nom immortel et toujours révéré, injuriarum et beneficiorum aeque immemores; mais le bon prince est fort tranquille, sachant qu'il n'a rien à se reprocher et que, pendant qu'il a suivi son sentiment, il a toujours bien fait. »

Voilà toute la lettre qui fut incontinent distribuée partout. Il s'agit maintenant d'en faire l'analyse, quoique le mensonge et l'artifice en sautent aux yeux.

Il faut avouer que, pour insinuer mieux ses faussetés, elle commence par une vérité. Il n'est que trop vrai que, dès qu'il arrive un malheur aux François, ils croient tout perdu et se conduisent de façon que tout l'est en effet. C'est ce qu'a démontré Hochstedt, Barcelone, Ramillies, Turin et toutes les actions malheureuses de cette guerre, au contraire des ennemis qui se soutiennent et savent réparer leurs malheurs, comme on l'a vu à Fleurus, à Neerwinden, et en toutes les affaires qui nous ont réussi à la guerre précédente. Mais ce n'est pas le vice de la nation, c'est [la faute] des généraux à qui la tête tourna à Hochstedt et à Ramillies, et qui firent pis encore à Turin, où, de complot formé, ils empêchèrent par deux fois M. le duc d'Orléans, outré et fort blessé, de faire sa retraite en Italie, comme je l'ai expliqué alors. Qu'il n'y ait mot de vrai dans les discours tenus contre M. de Vendôme qui s'en moque, cela s'appelle une impudence tournée en lui en habitude et aux siens, avec un succès qui ne suppose pas qu'on ose le blâmer sans la plus grande évidence, à laquelle il faut venir.

On demeure si étonné de la hardiesse démesurée avec laquelle Albéroni tâche de donner le change sur les trois marches des ennemis dérobées à M. de Vendôme, qui ont causé tout le désastre, qu'on serait tenté de se reposer de la réponse sur la notoriété publique qu'il ose lui-même s'approprier. Jamais il ne fut question de deux partis à prendre, jamais M. de Vendôme ne disconvint de celui seul qui était le bon et l'unique. Il n'y eut de dispute que sur le temps. Mgr le duc de Bourgogne, tous les officiers généraux en état de parler, jusqu'aux plus attachés et aux plus familiers de M. de Vendôme, furent tellement persuadés du danger de différer le mouvement à faire qu'ils l'en pressèrent trois jours durant, et que leurs plaintes de n'être pas écoutés volèrent par toute l'armée. Biron, qui dans son détachement en était instruit, ne put cacher sa surprise à Motet de voir les ponts qui n'étaient pas encore faits sur ce ruisseau de la tête du camp, et de le voir encore tendu lorsqu'il le passa. Il ne s'en cacha point à Fontainebleau, et pas une lettre de l'armée, quand à la fin on en reçut, qui ne rendît les mêmes témoignages, et sur l'unanimité du parti unique, sans aucune dispute de M. de Vendôme, et sur sa fatale opiniâtreté d'en avoir différé le mouvement de trois jours, et sur les trois marches que les ennemis lui dérobèrent, et sur son incrédulité à cet égard poussée jusqu'au moment qu'il vit de ses yeux ce que Biron lui manda, qu'il méprisa avec emportement les deux premières fois, et qu'il crut à demi, et à peine la troisième, qui le fit monter à cheval.

Il est donc clair que ce parti de défendre la Dendre, que cette réponse flatteuse sur le prince Eugène, est une histoire en l'air, controuvée après coup pour donner à son maître un air de héros, et pour faire malignement sentir que Mgr le duc de Bourgogne ne voulait point combattre. Mais à qui Albéroni espère-t-il persuader que M. de Vendôme fût assez peu compté dans son armée pour qu'elle ne se remuât qu'à la pluralité des voix? Ces voix, qui étaient-elles? Ce n'est pas celle de Mgr le duc de Bourgogne à qui Vendôme sut dire bientôt après devant tout le monde qu'il se souvînt qu'il n'était venu à l'armée qu'à condition de lui obéir. Était-ce le maréchal de Matignon, envoyé là uniquement pour profaner son bâton à l'obéissance de Vendôme, et dont on n'a jamais pensé que la capacité suppléât à la dignité? Étaient-ce des lieutenants généraux? En quelle armée en a-t-on vu dont la voix fût prépondérante à celle du général? et quelle comparaison de l'autorité des maréchaux de France que nous avons vus à la tête des armées à celle du duc de Vendôme? Enfin y avait-il là quelque mentor attaché par le roi à son petit-fils, dont la sagesse, et la confiance du roi en elle, suppléât au caractère et fût en droit de balancer Vendôme? L'imagina-t-on de Gamaches, de d'O, de Razilly, ni d'eux, ni de pas un des officiers généraux des plus distingués de l'armée? C'est ce qui n'a été imaginé de personne, et que la cabale de Vendôme n'a aussi osé avancer. Qui était donc en état, en droit, en moyen de le contredire? Et quels que soient les conseils de guerre, en a-t-il tenu aucun ? et qui de ses partisans a osé l'avancer ? Que veut donc dire Albéroni quand il débite avec cette effronterie deux partis en dispute qui ne furent jamais, et l'élection du plus mauvais, par lequel on se flattait d'éviter un combat, contre le meilleur soutenu par Vendôme, mais qui ne passa point, parce qu'il fut seul de son avis, tandis que ce fut, non son avis, mais son opiniâtre et seule volonté qui, contre celle de Mgr le duc de Bourgogne et les efforts de tout ce qui des généraux osa lui parler, qui le retint trois jours sans s'ébranler, et sans pourvoir ni aux ponts ni à la marche; dont le succès fut si malheureux, bien loin qu'aucun avis ait prévalu sur le sien.

La même réponse servira au mensonge qui suit le premier, et qui se répand sur toutes les parties de ce qu'il avance. Il dit que son héros, qui avait bien mieux pensé (on ne voit pas en quoi), voulut attaquer les ennemis sitôt qu'il eut avis d'eux par Biron, et qu'il vit la poussière de leur armée au delà de la rivière à une demi-lieue d'Audenarde, à dix heures du matin, mais qu'étant demeuré seul de son sentiment, il ne fut point écouté. Sans rien répéter de ce qui vient d'être dit sur l'autorité entière et sans partage de M. de Vendôme dans l'armée, discutons le reste de ce court récit, court, dis-je, et serré pour jeter de la poudre aux yeux, et cacher l'imposture par l'audace et l'air de simplicité. Qui est plus croyable en ces faits, d'Albéroni ou de Biron, de Puységur et du maréchal de Matignon, acteurs principaux dans le fait dont il s'agit, et de tout ce qui se trouva avec et autour des princes et de M, de Vendôme, qui mangeaient un morceau lorsqu'ils reçurent les trois avis coup sur coup de la part de Biron ? Mais démêlons les faits.

Biron, détaché de l'armée avec sa réserve, à portée d'un autre corps plus éloigné, reçoit le soir précédant l'action ordre de se faire joindre par ce corps et de marcher, etc. Il faut un temps pour envoyer à ce corps le plus éloigné, un second pour qu'il se mette en marche et qu'il joigne Biron, un troisième pour que Biron arrive au ruisseau de la tête de l'armée où il trouve Motet qui travaillait aux ponts, et où Biron s'étonne de voir le camp encore tout tendu. Quelle heure pouvait-il donc être? De là il faut que l'armée détende, charge, prenne les armes et monte à cheval, se forme, se mette en marche, passe le ruisseau, en un mot, arrive au lieu où les princes et M. de Vendôme mirent pied à terre pour manger. Aussi était-il deux heures après midi lorsque Biron vit l'armée des ennemis, et par une conséquence sûre bien plus de deux heures lorsque le premier avis de Biron arriva à la halte des princes et de Vendôme, et non pas dix heures du matin comme Albéroni le glisse adroitement. Or, qui ne sent de quelle conséquence sont en pareilles circonstances quatre heures de plus ou de moins ? Qui nous en apprend l'heure? c'est Biron, c'est Puységur, c'est le maréchal de Matignon qui le joignirent, ce sont les trois porteurs d'avis coup sur coup, ce sont tous ceux qui étaient autour des princes et de M. de Vendôme, lorsqu'ils les reçurent. De poussière, Albéroni pardonnera la négative, Biron la vit de la hauteur qu'il avait gagnée; elle était bien loin du lieu où Vendôme faisait sa halte, et la hauteur entre lui et la poussière; quels yeux pouvait avoir Vendôme pour la découvrir! Il la découvrit en effet si peu qu'il maintint faux le premier et le second avis de Biron, qu'il ne cessa de manger qu'au troisième, qu'il s'emporta et qu'il dit qu'il fallait donc que ce fussent tous les diables qui eussent porté là les ennemis. Voilà donc une seconde fausseté aussi avérée que la première. À l'égard de l'avis de Vendôme de charger qui ne fut pas suivi, c'est un mensonge qui n'a pas même la moindre couleur, puisque tout ce qui était là présent en si grand nombre, d'officiers généraux et autres, furent témoins de ce qui s'y passa, et l'ont tous dit, écrit et raconté.

Vendôme, après cet emportement qui le fit sortir de table, que lui causa le troisième avis de Biron, lui renvoya le premier des trois hommes qu'il lui avait envoyés, et fit ce que j'ai rapporté ci-devant, sans que Mgr le duc de Bourgogne, [ni] qui que ce soit, lui dît un mot pour lui rien représenter. Il n'y eut donc point de partage d'avis, ni abord, puisque M. de Vendôme comptait les ennemis encore bien loin, par conséquent hors de portée de pouvoir être chargés; ni depuis les avis, puisque sur les deux premiers il se débattit tout seul pour soutenir que les ennemis ne pouvaient être là, et que, sur le troisième, après sa première fougue, il prit les partis qu'on a vus tout haut, et sans réplique aucune, qui furent exécutés à l'instant, en présence de tout ce qui les environnait de gens. Il ne put donc songer à faire charger qu'au moment qu'il en donna l'ordre, et on s'y opposa si peu qu'on a vu que Biron le reçut; qu'en peine de l'exécution, Puységur, survenu avec le campement, l'en détourna, et qu'un instant après le maréchal de Matignon arriva qui le lui défendit, et qui prit sur soi la défense. Voilà des témoins qui valent mieux qu'Albéroni, et qui le démentent sur toutes ses impostures. Celle qui suit, pour rendre les autres vraisemblables, est une supposition manifeste. « C'est, à son dire, à dix heures du matin que Vendôme reçoit avis de Biron que les ennemis paraissent, et que lui, duc de Vendôme, voyant aussi la poussière de leurs colonnes, etc., voulut les faire charger et n'en fut pas cru; et tout de suite ajoute qu'à quatre heures après midi on donna ordre à Grimaldi, maréchal de camp de Sa Majesté Catholique, d'attaquer à l'insu de M. de Vendôme, qui pourtant, voyant l'attaque faite, dit qu'il la fallait soutenir, et envoya Janet porter ordre à la gauche d'attaquer, qui ne fut pas exécuté, par un mauvais conseil donné à Mgr le duc de Bourgogne, disant qu'il y avait un ravin et un marais impraticable, que cependant M. de Vendôme avait passé accompagné de AI. le comte d'Évreux avec trente escadrons. »

Disons d'abord que Grimaldi envoya aux ordres de ce qu'il ferait, que celui qui y vint ne trouva plus M. de Vendôme, déjà parti pour aller à Biron; que cet officier s'adressa à Mgr le duc de Bourgogne, qui, ayant été témoin de l'ordre que M. de Vendôme avait envoyé à Biron d'attaquer les ennemis, renvoya l'officier de Grimaldi avec le même ordre d'attaquer, lequel en arrivant à lui le trouva déjà attaqué lui-même, et en lieu où il ne put être soutenu à temps par l'obstacle du ravin. Démêlons maintenant le petit roman d'Albéroni avec tout son artifice.

Il vient d'être démontré qu'il était deux heures après midi quand Biron aperçut l'armée des ennemis, et qu'il en envoya le premier avis, que Vendôme n'en crut rien et ne s'ébranla de son repas qu'au troisième avis du même Biron; on peut juger par là de l'heure qu'il pouvait être. Cependant Albéroni veut qu'il ne fût que dix heures du matin. Mais que fit donc son héros jusqu'à quatre heures après midi que sur l'attaque de Grimaldi il commença à donner des ordres? Voilà six heures d'une singulière patience depuis des nouvelles si intéressantes des ennemis, et un prodigieux temps perdu que l'apologiste ne remplit de rien ! Mais il fallait gagner quatre heures après midi, parce qu'en effet M. de Vendôme n'arriva guère plus tôt au lieu où on combattait. Est-ce en y allant avec la tête des colonnes qu'il passa si aisément ce ravin? Qu'est-ce que toute cette fable, sinon pour tomber sur Mgr le duc de Bourgogne et pour montrer toujours Vendôme ardent à combattre et le jeune prince toujours obstacle à l'empêcher? Il n'y a qu'à se souvenir de ce qui vient d'être expliqué et démontré tout à l'heure de ce qui se passa sur le troisième avis de Biron pour se convaincre que ce dernier récit d'Albéroni est une imposture controuvée de point en point. À l'égard du ravin, c'est Biron qui l'avait reconnu, c'est les ennemis qui ne le passèrent qu'à force de fascines, ce sont des faits, mais qui n'ont aucun trait à Mgr le duc de Bourgogne, qui n'imagina pas de défendre ni d'ordonner quoi que ce soit qu'avec et de l'avis de M. de Vendôme. Mais qui peut ignorer qu'un ravin, le plus creux et le plus difficile, ne soit souvent à mille pas plus haut qu'un fossé ou un enfoncement médiocre, et plus loin encore un rien qui se passe en escadron? Pour Grimaldi, il ne reçut d'ordre que des ennemis qui l'attaquèrent. C'est ce qui commença le combat. Pourvu que Mgr le duc de Bourgogne soit en faute, tout est bon à Albéroni. « On ordonna, dit-il, à Grimaldi d'attaquer à l'insu de M. de Vendôme, c'est-à-dire Mgr le duc de Bourgogne, et, tout de suite, c'est ce prince qui, malgré l'ordre envoyé par Vendôme à la gauche d'attaquer, défend de l'exécuter. » On ne peut être moins d'accord avec soi-même, ni moins conséquent dans l'appréhension de combattre qu'Albéroni prête si audacieusement à ce jeune prince, ni se souvenir moins de n'être venu à l'armée qu'à condition d'obéir à Vendôme, comme ce duc osa le lui dire en face et tout haut devant tout le inonde, que ces contradictions si continuelles et si hautement exécutées. C'est aussi faire trop peu de cas des hommes de leur mentir si complètement et si grossièrement.

De ce joli petit conte, si bien inventé, Albéroni saute entièrement le combat et vient tout d'un coup à la retraite. Il en a bien ses raisons: disons-en un mot.

Aux fautes si funestes que la paresse, l'orgueil et l'opiniâtreté avaient fait faire à M. de Vendôme, la rage de s'être si lourdement trompé, et à la face de toute l'armée et de tant de gens qui avaient osé l'avertir, mit le comble aux fautes précédentes, si des intentions plus criminelles n'y eurent point de part. Au moins ce qui se passa dans la suite de cette campagne en put autoriser les soupçons. Sans s'y arrêter, on ne peut guère au moins disconvenir que la tête lui tourna, et qu'il ne montra rien de capitaine en toute cette journée. Dans la pensée où il était de l'éloignement des ennemis, rien ne le pressait d'envoyer si fort à l'avance Biron et Grimaldi qui ne s'étaient pas portés là sans son ordre, et il parut bien qu'il croyait les ennemis encore bien éloignés, puisque le campement arriva avec Puységur aussitôt que Biron, suite de son opiniâtre prévention. Si, au contraire, il avait cru les ennemis si à portée, c'était une folie de leur exposer un aussi petit nombre de troupes, qui de si longtemps ne pouvaient être soutenues. L'engagement pris, c'est où la tête lui tourna comme au maréchal de Villeroy à Ramillies, avec cette différence que le maréchal choisit pernicieusement son terrain et que Vendôme ne fut pas le maître du sien; que le maréchal, après cette première faute qui rendit toute sa gauche inutile, fit avec le reste tout ce qu'il était possible à un meilleur général que lui; que sa retraite se fit avec le plus grand ordre, sans honte, sans dommage, et que la tête ne lui tourna qu'après, par ne se croire en sûreté nulle part, et abandonner des places à l'abri desquelles il eût pu réparer sa faute et son malheur, et qu'il céda aux ennemis un pays immense qu'ils n'auraient pu espérer qu'après bien d'autres succès et de dangereux sièges.

Ici M. de Vendôme, ivre de dépit et de colère, voit sa poignée de troupes avancées exposée seule à toute l'armée des ennemis; et, sans songer à ce qu'il veut entreprendre, enlève ce qu'il trouve sous sa main, autre poignée de monde en comparaison de l'armée opposée; va à perte d'haleine, les fait donner d'arrivée, de cul et de tête, sans ordre et sans règle; redouble de la même sorte de tout ce qui suit à mesure que chaque troupe arrive; les fait battre toutes en détail et en confusion, n'a pas le tiers de son armée, puisque, de l'aveu de tous et du sien même, la moitié n'en était pas arrivée à la nuit au lieu du combat, et qu'une partie de l'autre arrivait encore à toute course, chacun à part comme il se trouvait et pouvait, accourant au feu et donnant tout de suite là où il le rencontrait. De là le pêle-mêle que j'ai décrit, l'impossibilité de se remuer, de se reconnaître, de boucher les intervalles trop étendus, de discerner les endroits propres, d'avoir ni temps ni moyen de se remuer, de se démêler, de faire aucun mouvement utile, en un mot un combat qui ne put être qu'un désordre, où il n'y eut que les fuyards qui pussent gagner. Nul ordre cependant de M. de Vendôme, nulle ressource de sa part que sa valeur, mais sans vue, sans dessein, sinon de vaincre, mais vaincre le triple de soi à force de bras sans aucun moyen de guerre, et dans ce chaos sans pouvoir en exécuter aucun. M. de Vendôme commandait seul, toutes ses fautes ne se pouvaient mettre sur le compte de personne; voilà pourquoi Albéroni saute le combat à joints pieds. Suivons-le pendant la retraite.

« Pour ce qui regarde la retraite, dit-il, M. de Vendôme opina de ne la point faire de nuit; mais comme de ce sentiment il n'y avait que lui et le comte d'Évreux, il fallut céder. »

Voilà la première et seule vérité qui se trouve dans toute cette lettre, mais frauduleusement estropiée. Non seulement Vendôme opina à ne se point retirer de nuit, mais à ne se point retirer du tout, avec ses sproposito ordinaires, à disputer qu'il n'y avait rien de perdu, qu'il se fallait tenir comme on pourrait chacun où il se trouvait, et recommencer le combat dès qu'il serait jour. Au chaos qui était dans les troupes, qui ne pouvait au moins diminuer pendant la nuit, sous le feu des ennemis au triple d'elles, mêlées avec eux en des endroits, enveloppées en d'autres, à portée de l'être encore plus par la supériorité du nombre et l'audace du succès, sans qu'on pût y donner aucun ordre, ni peut-être s'en apercevoir, comme avant la nuit il serait arrivé à la maison du roi sans l'avis de l'officier ennemi pris par les chevau-légers, à qui il porta un ordre les prenant pour des siens, on laisse à penser ce que seraient devenues nos troupes pendant la nuit, et de quel avantage on se pouvait flatter d'un combat si étrangement inégal à recommencer avec le jour. La moitié de l'armée n'étant pas là, de l'aveu de M. de Vendôme, contre toute celle des ennemis. Cette moitié, battue partout, et partout en détail; combien de tués, de prisonniers, de fuyards qui diminuaient encore ce petit nombre; peu de tués et de blessés, point de fuyards parmi les victorieux, comme il arrive toujours. L'autre moitié de l'armée serait arrivée, mais l'aurait-on su placer à propos de nuit? Elle n'aurait donc approché que de jour, et cependant le combat recommençait avec tous les désavantages que je viens de remarquer. Malgré ce renfort, qui aurait démêlé la confusion de ce renouvellement de combat, puisque la journée qui finissait n'avait cessé de l'accroître? C'était donc achever de perdre cette première partie de l'armée, sans nulle espérance raisonnable d'en tirer aucun succès, et s'exposer ensuite avec l'autre moitié à la totalité de l'armée victorieuse.

Voilà ce qui empêcha personne d'être de l'avis de M. de Vendôme, outre qu'il n'y eut aucun de ce qui l'entendit qui ne fût indigné de l'opiniâtreté avec laquelle il soutint qu'il n'était point battu, excepté le peu de ceux qui, comme le comte d'Évreux, lui étaient vendus sans réserve. M. de Vendôme parlait tellement contre sa pensée qu'il céda contre son orgueil et sa coutume. Il voulait ou ce qu'il n'est pas permis de penser, ou par une fanfaronnade si déplacée montrer qu'il n'était point abattu, et faire accroire qu'il avait des ressources dans sa capacité, quoique si éclipsée avant et pendant toute l'action. Il devait bien sentir que qui que ce soit ne se laisserait persuader qu'il n'y avait rien de perdu, qu'il fût raisonnable ni même possible de demeurer toute la nuit comme on était, et de se commettre de nouveau, dès qu'il serait jour, à recommencer un combat aussi désavantageux. Il ne chercha donc qu'à imposer sur son courage de coeur et d'esprit, et à se préparer pour la suite de quoi donner du spécieux aux ignorants et aux sots, et à sa cabale de quoi dire, et rejeter toute la honte sur Mgr le duc de Bourgogne, par l'énorme propos qu'il osa lui tenir, et qu'Albéroni remet adroitement sous les yeux par ces paroles: « A peine, continue sa lettre, eut-il (Vendôme) dit à M. le duc de Bourgogne, que l'armée n'avait qu'à se retirer, que, tout le monde à cheval, avec une précipitation étonnante, chacun gagne Gand, jusqu'à conseiller aux princes de prendre des chevaux de poste à Gand, pour gagner Ypres. »

Ce verbiage est bien artificieux, mais Albéroni s'y trahit lui-même du premier mot. « A peine eut-il dit, etc. » Cela montre bien que celui à qui il le dit n'était le maître de rien, puisqu'il fallut attendre cette parole de M. de Vendôme pour que la retraite se fit. Par conséquent, c'était à lui à la régler, à l'ordonner, à prescrire aux officiers généraux qui étaient là, les dispositions de cette retraite, et en envoyer les ordres à ceux qui n'y étaient pas. Attendait-il cela de la capacité d'un prince de l'âge de Mgr le duc de Bourgogne, ou de son autorité qu'il lui avait si nettement et si fraîchement déclarée être nulle en sa présence? L'attendait-il du maréchal de Matignon qui, à l'opprobre de son office, lui était subordonné en tout? L'attendait-il des officiers généraux qui se trouvèrent là? En un mot, on voit un homme qui ne sait plus depuis longtemps où il en est, qui ne conserve de sens que pour jeter de la poudre aux yeux et rejeter ses fautes et sa honte sur Mgr le duc de Bourgogne; qui dit que l'armée se peut retirer et qu'il faut aller à Gand; qui n'ajoute pas un mot de plus, et qui en laisse l'ordre et la manière à l'abandon et au hasard. Après cela, Albéroni a bonne grâce de dire que chacun s'en alla avec précipitation! Que peuvent devenir des gens qui n'ont point d'ordre, qui n'osent en demander à un général qu'ils voient avoir perdu la tramontane et ne savoir ce qu'il dit, être furieux jusqu'à insulter l'héritier nécessaire de la couronne ? Il est aisé de comprendre que personne ne se hasarda à aucune question, que chacun se hâta de s'éloigner d'un homme aussi dangereux, mais aussi roide à la repartie, et que dans ce chaos nocturne, où personne ne reconnaissait ni sa division, ni même sa troupe, chacun devint ce qu'il put, regardant seulement Gand comme le lieu où se rassembler.

La proposition faite aux princes de gagner Ypres, de Gand, en poste et celle de les mettre dans leurs chaises de poste avec une escorte, pour gagner Gand, contre laquelle M. de Vendôme cria et qu'il empêcha, sont des choses qui, n'ayant pas été goûtées d'eux ni exécutées, ne peuvent aussi leur être imputées. La première était tout à fait ridicule, mais elle n'était que cela, puisque, l'armée se retirant sur Gand, la crainte du danger ne pouvait causer ce conseil. Celle des chaises de poste vint d'un homme dont on n'accusera pas la valeur, ni le courage d'esprit, ni l'ignorance en matière d'honneur. L'idée en vint à Puységur, qui fait aujourd'hui l'honneur des maréchaux de France, trop frappé en ce moment de la fatigue des princes qui, après avoir passé toute la journée à cheval, avaient encore toute la nuit et la matinée à y être. Voyant d'ailleurs la confusion inévitable avec laquelle cette retraite s'allait faire, qui ne s'exécuterait que par parties séparées les unes des autres, il n'imagina pas que les princes dussent suppléer à ce que M. de Vendôme abandonnait à l'aventure, ni entreprendre de mettre en ordre un si étrange chaos. Mais, sans pousser plus loin cette discussion, elle devient inutile dès qu'il demeure sans contestation certain que les princes n'adoptèrent ni n'exécutèrent ni l'une ni l'autre. Retournons à la lettre, M. de Vendôme, continue-t-elle, qui fut obligé de faire une grande partie du temps l'arrière-garde avec ses aides de camp, arriva sur les neuf heures du matin (à Gand), prit sur-le-champ sa résolution ferme de vouloir mettre l'armée derrière le canal qui est entre Gand et Bruges, malgré l'avis de tous les officiers généraux qui l'ont persécuté trois jours durant de l'abandonner, disant qu'il fallait tâcher de joindre l'armée de M. de Berwick. Une telle fermeté a sauvé l'armée du roi et le royaume, car l'épouvante qui était dans l'armée aurait causé une esclandre bien pire que celle de Ramillies, au lieu que M. de Vendôme se mettant derrière le canal, il a soutenu Gand et Bruges, qui est un point essentiel, et, a rassuré les esprits et redonné la confiance aux troupes, a donné lieu aux officiers de se reconnaître et de connaître leur terrain, et enfin a mis les ennemis dans l'inaction, et vous pouvez être sûr que, s'ils veulent faire un siège, il faut qu'ils fassent celui d'Ypres ou de Lille, de Mons ou de Tournai.

La transition est admirable. M. de Vendôme fut obligé de faire une grande partie du temps l'arrière-garde avec ses aides de camp. Mais qui fait donc une arrière-garde en se retirant de devant les ennemis, si ce n'est celui qui est chargé de l'armée? Mais où la fit-il M. de Vendôme? que rassembla-t-il pour la faire? où parut-il? quels ordres y donna-t-il? S'il n'eut que ses aides de camp avec lui, qu'étaient devenues les troupes? Et pourquoi Albéroni omet-il de marquer quelles furent celles que son héros honora de sa présence en cette occasion? Voilà peut-être la première retraite où il n'ait été mention nulle part du général, mais celle-ci tint du reste de la journée. Chacun fit la sienne à part comme il put et voulut, et il ne se peut une démonstration plus claire de cette vérité, outre le témoignage de toute l'armée, que l'oubli des cent escadrons à la tête desquels le chevalier du Rosel se trouva le lendemain en sa même place, sans avoir reçu ni ordre ni avis de qui que ce fût, abandonné de toute l'armée retirée pendant la nuit. Oublier cent escadrons, les laisser seuls à la merci de l'armée victorieuse, il est bien difficile de trouver une preuve plus évidente qu'un général a perdu absolument la tête, et qu'il n'est occupé que de la retraite de sa personne, qu'il fait seul avec ses aides de camp dans un oubli parfait de toutes ses troupes, et dans l'incurie entière de ce que son armée devient. C'est un fait qui ne se peut ni contester ni pallier, et qui prouve démonstrativement tout ce que je viens de dire; aussi n'a-t-il été ni contesté ni pallié. M. de Vendôme, avec son audace accoutumée, n'a pas fait le moindre semblant de le savoir, ses défenseurs l'ont passé sous silence et se sont flattés d'en étouffer la voix par le bruit et la hardiesse de leurs clameurs.

Albéroni a recours ici à la même ruse de la confusion des heures dont il s'était servi sur celle de l'arrivée des avis de Biron au duc de Vendôme. Il le fait arriver ici à Gand sur les neuf heures du matin. C'est toujours près de deux heures de plus données à son arrière-garde imaginaire. Mais il se donne bien garde de faire mention de ce qu'il devint à Gand, ni de ce qu'il y trouva, ni combien il y resta. Trente heures de lit sans s'informer ni des princes, ni de l'armée, ni de ce que chacun était devenu ni devenait, tout cela est de même parure que tout le reste, et que l'oubli total du chevalier du Rosel et de ses cent escadrons. Albéroni, qui le sent, coule rapidement et se jette à la résolution d'un poste admirable, malgré tous les officiers généraux. Mais la vérité est que ce poste était déjà pris avant que le duc de Vendôme y eût plus songé qu'à son armée, et qu'il ronflait tranquillement dans son lit à Gand avant d'y avoir pensé, tandis que les princes étaient venus dans ce même poste avec ce qui avait pu y arriver de troupes qui s'y rendirent successivement. Puységur, si longuement et si savamment maréchal des logis de l'armée de Flandre, et sur lequel M. de Luxembourg s'est toujours si utilement reposé de ses marches, de ses campements, de ses fourrages et de tous les terrains, était bien l'homme à donner ce conseil à Mgr le duc de Bourgogne, et Vendôme et les siens à se l'approprier après. Il est vrai qu'après que Vendôme fut arrivé à Lawendeghem, il y eut des raisonnements sur ce que dit Albéroni, et qu'il fut résolu de s'arrêter dans ce camp. Mais le choix et la fermeté à y rester sont des louanges gratuites, dont le bruit n'est bon qu'à couvrir tout ce qui vient d'être remarqué, et qui a été trop public pour oser être contesté.

Albéroni prétend que ce camp si savamment choisi a rendu la confiance aux troupes et réduit les ennemis à l'inaction. Il vit bientôt l'Artois sans contribution, M. de Berwick tout occupé à le protéger, de gros détachements de la grande armée y marcher encore, et néanmoins n'y pouvoir empêcher le désordre. Ce n'est pas là une inaction et dans un pays jusqu'alors si fort éloigné de ces ravages. À l'égard de la confiance, pas un officier supérieur n'en eut en M. de Vendôme. La licence, le peu de subordination, la tolérance de tout, la familiarité affectée avec le menu avaient gagné le soldat, le cavalier, le dragon, le menu officier, et la jeunesse débauchée, inappliquée, licencieuse. Tout cela adorait M. de Vendôme, tout cela faisait la multitude et le cri public, tout cela se répandait dans les garnisons, dans les provinces, dans Paris, où la cabale savait bien en tirer toutes sortes d'avantages. « Or vous voyez, continue la lettre, quelles places! et si jamais ils attaquent quelques-unes de ces places, M. de Vendôme prendra Audenarde, et se rendra maître de tout l'Escaut, et vous n'avez qu'à regarder la carte pour voir combien les ennemis seraient embarrassés. »

Cela s'appelle payer bien hardiment d'effronterie. L'impossibilité de la négative force Albéroni de laisser glisser un aveu tacite que le succès de ce combat met les ennemis en moyen de faire le siège de celle de ces quatre grandes places qu'ils voudront; et il tâche d'éblouir là-dessus, en promettant les prouesses de son héros sur Audenarde en ce cas, et sur l'Escaut. Il sent bien ce que c'est qu'Audenarde pour être le juste équivalent d'une de ces places si importantes, dont les unes ferment toute entrée dans le pays ennemi, et les autres l'ouvrent entièrement dans le nôtre; il renvoie donc à la carte par une habile réticence, comptant bien que le très grand nombre qui ne connaît rien par rapport aux mouvements des armées, l'en croira sur sa parole, en les étourdissant de ce grand mot de devenir maîtres de l'Escaut. La suite de cette campagne infortunée a montré les avantages que M. de Vendôme sut tirer de sa défaite et de vanteries prématurées de son valet. Je n'aurai que trop lieu de m'y étendre lorsqu'il en sera temps. Achevons la lettre. « Voilà, dit-elle, la pure vérité, la même que M. de Vendôme a mandée au roi, et que vous pouvez débiter sur mon compte. Je suis Romain, c'est-à-dire d'une race à dire la vérité. In civitate omnium gnara et nihil reticente, dit notre Tacite. »

Après avoir suivi mot à mot Albéroni, comme je viens de faire, et montré, avec une évidence à laquelle on ne se peut refuser, que sa lettre n'est qu'un tissu d'artifices et de mensonges, les uns adroits, les autres hardis, sans mélange d'aucune trace de vérité, il n'y a plus à répondre à cette forfanterie. Jusqu'à son origine qu'il ose débiter en preuve est fausse, outre qu'il y a bien loin de Rome du temps de Tacite et de son histoire à Rome d'aujourd'hui, et des personnages peints dans cette histoire à un homme de la lie du peuple, tel qu'Albéroni. Avec un peu de jugement, il eût évité de citer celui qui nous a montré Séjan dans tous ses vices, ses desseins pernicieux, sa superbe, l'abus si dangereux de sa faveur, et qui en opposite nous a laissé la vie d'Agricola, également bon citoyen, et véritablement grand dans la paix et dans la guerre. On n'a pas peine à voir auquel des deux M. de Vendôme ressemble le plus. Mais Albéroni Romain! Il était d'un petit village auprès de Bayonne, où ses parents, vinrent d'Italie s'habituer. Pourquoi une transplantation si éloignée? Elle sent bien le crime et la fuite de la punition, mais je l'ignore, parce qu'on ne s'est pas avisé encore de donner l'histoire des Albéroni. Son père y vivait de son métier de jardinier et vendait tous les jours des fruits, et plus encore des légumes, à Bayonne, où mille gens l'ont ouï dire à leur père, et où quelques-uns encore l'ont vu. Celui-ci s'en retourna dans son village originaire, près de Parme. J'ai raconté ailleurs comment il fut connu du duc de Parme, qui lui fit prendre le petit collet pour qu'il pût approcher de ses antichambres, à l'occasion de quoi il s'en servit auprès de M. de Vendôme, et par quelles bassesses et quelles infamies il le gagna, combien il fut le rebut des bas valets et de leur table, et les coups de bâton qu'il en reçut en pleine marche d'armée, sans que M. de Vendôme fût ému de ses plaintes et de ses pleurs. Le voici maintenant devenu son principal confident et son apologiste. Il continue: « Permettez-moi après cela que je vous dise avec tout le respect que je vous dois (c'était une lettre faite pour courir, et qui n'était écrite à personne), que votre nation est bien capable d'oublier toutes les merveilles que ce bon prince a faites dans mon pays, qui rendront son nom immortel et toujours révéré, injuriarumn et beneficiorum aeque immemores. Mais le bon prince est fort tranquille, sachant qu'il n'a rien à se reprocher, et que pendant qu'il a suivi son sentiment, il a toujours fort bien fait. »

Albéroni ne pouvait mieux terminer sa lettre. Il y dit enfin au moins une vérité: c'est que, de tout ce qui se disait, M. de Vendôme n'en était pas moins tranquille. Son audace le soutenait contre la clarté du jour; de plus il connaissait ses forces. Il les avait tant de fois si heureusement essayées qu'il ne craignit pas de les éprouver contre l'héritier nécessaire de la couronne. Il avait de forts croupiers, l'intérêt était grand et commun, les mesures bien prises; pour cette fois Albéroni a dit une vérité. Mais de nous parler de l'Italie et des merveilles de son héros, qu'en dirent le prince Eugène et Staremberg, qu'en dirent tous les officiers principaux, quand par son retour le bâillon leur tomba de la bouche? Il y laissa tout perdu, et il le sentit si bien que sa plus grande joie fut de quitter l'Italie. J'ai raconté tous ces faits en leur temps, et avec quelle précipitation il en partit sans avoir voulu donner quelques jours de plus à la nécessité la plus urgente, ni instruire et rendre raison de rien à M. le duc d'Orléans qui lui succédait, parce qu'il ne sut que lui dire.

CHAPITRE XVII. §

Campistron et sa lettre. — Lettre du comte d'Évreux à Crosat; son caractère. — Grand sens de la duchesse de Bouillon et son adresse. — Succès de ces lettres. — Mesures pour Mgr le duc de Bourgogne. — Duchesse de Bourgogne. — Le roi impose à demi sur les lettres. — Adresse des Bouillon. — Vigueur de la cabale de Vendôme. — Chamillart conseille mal Mgr le duc de Bourgogne pour tous deux. — Époque de la haine pour Chamillart de Mme la duchesse de Bourgogne. — Singulière adresse du duc de Vendôme auprès de Mme la duchesse de Bourgogne.

Cette lettre d'Albéroni inonda en peu de jours la cour, la ville, les provinces. Deux jours après qu'elle eut commencé à se débiter et à étonner par sa hardiesse, il s'en distribua une autre, mais avec grande mesure. J'en vis une entre les mains du duc de Villeroy. Il ne l'avait que pour quelques heures avec promesse de n'en point laisser tirer de copies, et je jugeai qu'elle lui venait de Bloin, son grand ami de table et de plaisir. Elle était de Campistron, qui ne s'en cachait pas, et qui en était donné pour auteur par ceux qui la montraient. Campistron était de ces poètes crottés qui meurent de faim et qui font tout pour vivre. L'abbé de Chaulieu l'avait ramassé je ne sais où, et l'avait mis chez le grand prieur, d'où, sentant que la maison croulait, il en était sorti comme les rats et s'était fourré chez M. de Vendôme. Quoique son écriture ne fût pas lisible, il était devenu son secrétaire, inconvénient qui dans la suite valut toute la confiance de M. de Vendôme à Albéroni, auquel il dictait les lettres qu'il ne voulait pas exposer aux copistes de Campistron. Sa lettre était bien écrite pour le style, écrite même en homme de guerre à faire juger qu'un autre que lui y avait mis la main. Elle était, comme celle d'Albéroni, un tissu de mensonges sans un seul mot de vérité, mais dont le profond artifice, adroitement conduit, se présentait avec toute la délicatesse et le spécieux le plus propre à lui donner un air de vérité, en couvrant en même temps tout le vrai de ténèbres et à rebuter de les vouloir percer. Tout l'art possible y est principalement employé, et on voit que c'est tout le but de la pièce, au dessein de tomber à plomb sur Mgr le duc de Bourgogne, de l'attaquer personnellement sur tout ce qui est le plus sensible, et de lui arracher ce que les hommes ont de plus précieux. Il ne se peut une pièce mieux faite dans cette vue, ni plus cruellement assenée. Ses moindres traits sont d'appeler Gamaches et d'O les gouverneurs des princes; de les nommer des marauds; de dire que le maréchal de Matignon méritait d'être mis au conseil de guerre, malgré sa dignité, pour avoir été de leur avis sur la retraite; que M. de Vendôme les avait publiquement traités ainsi, et en face, et parlant à eux, et qu'il en avait écrit au roi en mêmes termes.

L'énormité de cette lettre, en comparaison de laquelle celle d'Albéroni n'était que fleurs et mesure, en fit faire les différents usages. Celle d'Albéroni fut répandue à pleines mains pour préparer, soulever, exciter; l'autre ne se confia qu'en mains sûres pour la montrer partout, mais avec un air de mystère et de confiance qui ajoutât à séduction, et qui fît valoir, aux dépens de Mgr le duc de Bourgogne, le malheur de l'État que M. de Vendôme n'eût pas été cru, et le sien d'avoir affaire à un prince, contre qui, avec de si bonnes raisons, il ne lui était pas permis de se défendre en révélant tout ce qui s'était passé. Avec cette adresse, la pièce ne laissa pas d'être vue jusque dans les cafés, les spectacles, et les autres lieux publics de jeux, de débauche, et même de promenades publiques, et parmi les nouvellistes. On eut soin qu'elle ne fût pas ignorée dans les provinces, et jusque dans les pays étrangers, mais toujours avec tant de précautions qu'on demeurât les maîtres de toutes les copies, également actifs à la répandre partout, et précautionnés à n'en laisser échapper aucune dont ils auraient trop craint l'usage contre eux.

Le comte d'Évreux fut le seul de son état qui se mit de niveau avec ces deux valets. Né quatrième cadet de M. de Bouillon, avec une figure fort ordinaire et un esprit au-dessous, le jargon du monde et surtout celui des femmes, et tout ce qu'il avait en lui tourné à l'ambition, suppléa aux autres qualités, avec des vues et une certaine adresse. J'ai raconté dans le temps par quelles routes il parvint à la charge de la cavalerie, et le triste mariage qu'il fit, qui fut un nouveau lien pour lui au duc de Vendôme. Ils étaient enfants des deux soeurs, et son beau-père s'était chargé des affaires de Vendôme. Il s'attacha de plus en plus à lui, et il compta par son secours sur une rapide fortune. Il s'y livra d'autant plus entièrement que Vendôme lui donna tous les agréments qu'il put dans l'armée, et par charge et personnellement, et qu'il l'avait fort aidé l'hiver précédent aux décisions que le roi fit en faveur de sa charge contre celle de colonel général des dragons qu'avait Coigny. Le comte d'Évreux, qui voyait ses frères dans la disgrâce, et hors de toute espérance du côté du roi, et fort peu de celui de leur père, ne visait pas à moins qu'à sa charge de grand chambellan, et comptait que, pour l'emporter, il ne lui fallait rien moins que toute la protection du duc de Vendôme. Telle fut la cause de son abandon à lui, du personnage qu'il crut faire en cette journée d'Audenarde, et qu'il voulut couronner en se faisant son champion par un raffinement de politique.

Il écrivit donc à Crosat une apologie de M. de Vendôme dans le même esprit des deux dont je viens de parler, et qui ne cédait guère à Campistron sur le compte de Mgr le duc de Bourgogne, duquel il avait toujours été traité avec une bonté marquée, mais de qui il n'espérait pas comme de M. de Vendôme, auquel il jugea qu'il ne pouvait faire un sacrifice plus agréable, ni qui l'engageât plus puissamment à un grand retour. Cette lettre était faite pour être montrée, et Crosat n'avait garde de la retenir captive. Touché de l'honneur du maître auquel il s'était donné, plus encore de se parer d'une lettre que lui écrivait un gendre dont il se faisait un si grand honneur, il la montra quatre jours durant à qui la voulut voir, et en laissa échapper quelques copies. Le bruit qu'elle fit réveilla Mme de Bouillon, qui, avait infiniment d'esprit et qui frémit des suites. Elle courut chez Crosat, lui chanta pouille d'avoir ainsi commis son fils, avec cette hauteur et cet air imposant dont elle savait faire un si grand usage, n'eut point de repos qu'elle n'eût retiré le peu de copies que Crosat en avait laissé glisser, et dépêcha à son fils pour lui faire honte et peur de sa folie, et lui demander une autre lettre à Crosat qu'on pût faire passer pour la première et l'unique, puisqu'il n'y avait pas moyen de nier qu'il lui en avait écrit une, et qui fût tournée de manière à pouvoir être montrée sans danger et néanmoins passer pour la première. Je ne sais si elle lui en envoya le modèle, mais son courrier la rapporta telle qu'elle la désirait. On verra bientôt le grand parti qu'elle en sut tirer.

En même temps que la lettre d'Albéroni et les extraits retenus des deux autres devinrent publics, la cabale se déchaînait par degrés en cadence. Leurs émissaires paraphrasaient les lettres dans les cafés, dans les lieux publics, parmi la nation des nouvellistes, dans les assemblées de jeu, dans les maisons particulières. Les halles mêmes, dont Beaufort fut roi si longtemps dans la minorité de Louis XIV, en furent remplies; les mauvais lieux, le pont Neuf, en retentirent; les provinces les plus éloignées en furent soigneusement remplies. Les vaudevilles, les pièces de vers, les chansons atroces sur l'héritier de la couronne, et qui érigeaient sur ses ruines Vendôme en héros, coururent par Paris et par tout le royaume avec une licence et une rapidité qu'on ne se mit en aucun soin d'arrêter; tandis qu'à la cour et dans le grand monde, les libertins et le bel air applaudit, et que les politiques raffinés, qui connaissaient mieux le terrain, s'y joignirent et entraînèrent si bien la multitude qu'en six jours il devint honteux de parler avec quelque mesure du fils de la maison dans sa maison paternelle. En huit cela devint dangereux, parce que les chefs de meute, encouragés par le succès de leur cabale si bien organisée, commencèrent à se montrer, à prendre fait et cause, et à laisser sentir qu'ils la regardaient tellement comme la leur que quiconque oserait contredire aurait tôt ou tard affaire à eux.

Dès avant ce fracas, le duc de Beauvilliers, rempli de tout ce que je lui avais dit dans les jardins de Marly sur la destination de Mgr le duc de Bourgogne, et informé par ses lettres de Flandre était venu dans ma chambre nie faire comme une amende honorable, le coeur pénétré de douleur. Je me contentai de le prier de comprendre qu'on ne gagnait rien en place à ignorer tout ce qui se passait à la cour, les intérêts, les liaisons, les vues, les motifs, et de se persuader enfin que mon éloignement du rang, des prétentions, des vices, des personnes, ne me faisait point bâtir des chimères. Je convins avec lui, lors du fracas, qu'il était hors du vraisemblable; mais je le priai de s'avouer aussi que les choses les moins croyables arrivaient plus souvent qu'on ne pensait, et n'étaient pas au-dessus de la prévoyance, quand, au temple de l'ambition, on ne captive pas son esprit jusqu'à méconnaître les ambitieux, et à se faire un scrupule de croire des gens capables de tout ce qu'elle leur inspire, dans des places, dans une faveur et dans des apparences favorables à y réussir. Nous raisonnâmes beaucoup, et à bien des reprises, lui, le duc de Chevreuse et moi, sur les moyens d'ouvrir les yeux au roi et d'arrêter cette furie. Ce n'était pas que tout fût corrompu à la cour en faveur du duc de Vendôme; mais la crainte arrêtait, et la plus qu'apparente inutilité de s'opposer au torrent persuadait le silence et l'inaction. Boufflers et bien d'autres étaient de ceux-là.

Nous convînmes, les deux ducs et moi, de ce qu'il fallait faire passer à Mgr le duc de Bourgogne sur sa conduite à tenir tant là qu'ici, pour ses lettres, et cependant je faisais avertir Mme la duchesse de Bourgogne, par Mme de Nogaret, de tout ce que je jugeais qu'elle devait savoir et faire. Elle-même m'envoyait cette dame consulter avec moi, et me dire franchement où elle en était avec le roi et Mme de Maintenon, ce qu'elle y pouvait, et ce qu'elle n'y pouvait pas. Je ne crois pas qu'elle eût de goût pour la personne de Mgr le duc de Bourgogne, ni qu'elle ne se trouvât importunée de celui qu'il avait pour elle. Je pense aussi qu'elle trouvait sa piété pesante, et d'un avenir qui le serait encore plus. Mais parmi tout cela elle sentait le prix et l'utile de son amitié, et de quel poids serait un jour sa confiance. Elle n'était pas moins touchée de sa réputation, d'où dépendait tout son poids pendant bien des années, jusqu'à ce qu'il en pût avoir par lui-même devenu roi, et que, jusque-là, succombant à cet orage, déshonoré, et par conséquent l'objet de la honte et de la peine du roi et de Monseigneur, il n'en pouvait résulter que les plus grands malheurs, au moins la plus triste vie, dont il était impossible qu'elle-même ne portât sa part. Je lui fis comprendre par la même dame à qui elle avait affaire. Elle était fort douce, et encore plus timide; mais la grandeur de l'intérêt l'excita par-dessus son naturel. Elle se trouva de plus cruellement piquée et offensée des insultes de Vendôme à son époux, parlant publiquement à lui, et de tout ce que ses émissaires publiaient d'atroce et de faux. Quelque mesuré, quelque en garde que la conscience de Mgr le duc de Bourgogne le retînt contre lui-même, il n'avait pu s'empêcher de répandre son coeur dans ses lettres à son épouse, qui, avec ce qui lui revint d'ailleurs, furent pour elle de vifs aiguillons. Elle fit donc tant et si bien qu'elle l'emporta auprès de Mme de Maintenon sur les artifices voilés, et les charmes enchanteurs pour elle de M. du Maine. Elle la gagna, elle l'émut, elle l'engagea de parler au roi assiégé de toutes parts, et auprès duquel il n'y avait qu'elle qui pût percer en faveur de la vérité et de son petit-fils. La princesse y réussit jusqu'à opérer un miracle.

Depuis l'éclat de l'affaire de l'archevêque de Cambrai, Mme de Maintenon, qui avait échoué à culbuter M. de Beauvilliers, ne l'avait vu que par des hasards rares, et encore plus rarement lui avait dit quelques paroles générales. Mais jamais un particulier d'un instant, elle l'avait toujours regardée en ennemie. En cette occasion, le désir de servir la princesse et le prince lui fit vouloir un entretien particulier avec le duc pour se concerter avec lui et se bien instruire des faits. Elle en eut plusieurs, et, lui confia ce qui se passait d'elle au roi là-dessus à mesure, et raisonnait avec lui sur ce qu'il y aurait à dire et à faire. Ce n'était pas qu'elle lui eût pardonné d'être demeuré en place malgré elle: on le verra en son lieu. Mais tant qu'elle eut besoin de ses lumières et de son concert pendant toute cette campagne, elle se livra à lui de bonne foi sur tout ce qui en concerna les événement et les suites, et lui aussi en profita dans les mêmes vues, et se concerta avec elle en tout avec la même confiance. Dans tout cela je ne fus pas seulement nommé à Mme de Maintenon, ni d'elle, mais je savais tout ce qui se passait d'elle par M. de Beauvilliers et par Mme de Nogaret. Mme de, Maintenon ébranla le roi et le piqua ensuite en lui apprenant les lettres et tout ce qui était répandu. Il en parla en plein conseil d'État et demanda avec quelque chaleur si on n'en avait pas ouï parler. On répondit un peu en tâtonnant qu'on n'avait vu que celle d'Albéroni; et comme le roi témoigna curiosité de la voir, Torcy, qui, timidement mais de tout son coeur, était indigné de tout ce qui se publiait, et qui peut-être, averti par Beauvilliers, s'en était nanti à tout hasard, la tira de sa poche, et, par ordre du roi, en fit la lecture.

Le roi se récria, mais toutefois ménageant un peu M. de Vendôme, et demanda assez sévèrement à Chamillart pourquoi il ne lui avait point parlé de ces lettres. Il s'en tira en niant qu'il les eût vues; mais sur-le-champ il reçut ordre du roi d'écrire de sa part à Vendôme, à son Albéroni (ce fut son terme), à Crosat et à son gendre (ce fut encore son expression), des lettres fortes, et aux trois derniers qu'ils mériteraient punition, et ordre de demeurer dans le silence. À Crosat en particulier, défense de laisser voir à qui que ce fût la lettre du comte d'Évreux, et cela fut exécuté aussitôt. Je ne comprends pas comment Campistron fut oublié. Le roi sentit peut-être que la gravité de son crime demandait plus que des paroles, et voulut éviter à Vendôme un châtiment qui retombait sur lui. Les ministres, de leur côté, timides, se contentèrent de répondre et n'osèrent rien dire de leur chef. Telle était la terreur de Vendôme et de sa cabale jusque dans le conseil du roi, et telle la réduction de la vérité et de Mgr le duc de Bourgogne dans l'intimité du cabinet du roi, son grand-père.

Crosat sortit mieux d'affaire par la prévoyance que j'ai remarqué qu'avait eue Mme de Bouillon. M. de Bouillon arrivait de Turenne où il avait fait un voyage, dans lequel il s'était donné la plate satisfaction de brûler le maréchal de Noailles en effigie de paille et de carton à califourchon sur son petit château d'Ayen, comme les Anglais brûlent un pape de paille tous les ans à Londres. Ils étaient alors dans la plus grande animosité de leur éternel procès sur la mouvance et les droits de Turenne. Il trouva tout ce vacarme. Instruit par sa femme de ce qu'elle avait fait, ils distribuèrent la seconde lettre du comte d'Évreux, qu'ils assurèrent fermement être l'unique que leur fils eût écrite, et la véritable, qui, sans parler des généraux, disait seulement qu'il n'y avait rien de gâté, et que l'armée était de quatre-vingt mille hommes, pleine de courage, et s'en tenait sur ces généralités sans entrer en rien. Ils blâmèrent l'imprudence du comte d'Évreux, et M. de Bouillon alla porter cette lettre au roi, et lui faire une apologie, dont le besoin et le fréquent usage de sa race leur ont donné à tous une grande expérience. Mais cette seconde lettre en disait trop peu pour pouvoir passer pour la première. Il se trouva des gens charitables qui le firent sentir au roi et à Mme de Maintenon, et qui leur contèrent le tour de politique et de sagesse de Mme de Bouillon, de sorte qu'ils n'en furent pas les dupes. Pour Mgr le duc de Bourgogne, [il] le fut ou le voulut bien être tout du long. Il reçut les apologies et les protestations du comte d'Évreux, et chercha à lui faire oublier le dégoût de la réprimande que le roi lui avait fait faire, par lui marquer des bontés et des distinctions qui scandalisèrent étrangement contre lui, et qui refroidirent à son égard l'armée, et beaucoup de ceux qui tenaient pour lui à la cour.

La cabale fut étourdie de voir Mme de Maintenon échapper à M. du Maine, et se dévouer à Mme la duchesse de Bourgogne, de ce que le roi avait dit au conseil qui, avec raison, en était regardé comme le fruit, et des lettres que Chamillart avait eu ordre d'écrire. Mais, réflexion faite, ils trouvèrent que le peu que le roi avait dit et fait répondait peu à ce qu'il devait à son petit-fils, et à ce qu'il donnait toujours à l'empire qu'il avait laissé prendre à Mme de Maintenon sur lui. Ils en conclurent que le roi avait été entraîné plutôt qu'aigri, et qu'en tenant ferme, ils l'embarrasseraient entre son goût si décidé pour M. du Maine, pour M. de Vendôme, pour la bâtardise en général, pour ses valets principaux en particulier, et sa déférence d'habitude pour Mme de Maintenon, et son amitié d'amusement pour Mme la duchesse de Bourgogne; et que, s'ils pouvaient tenir bon comme ils avaient commencé, le roi se laisserait moins aller à l'une et à l'autre qu'il ne s'en trouverait importuné et fatigué, et assez peut-être pour leur fermer la bouche. Au pis aller, ils virent aller leurs desseins en fumée par toute autre conduite; ils y sacrifièrent donc tout, et redoublèrent de jambes à répandre ces lettres et tout ce qu'ils purent inventer de plus atroce sous l'artifice le plus captieux. Ils étaient trop bien conduits pour se méprendre. Bloin et M. du Maine connaissaient bien le roi; ils l'obsédaient; il se plaisait à l'être par eux; le goût et l'habitude y était. Les cris de Mme la duchesse de Bourgogne redoublèrent à mesure que la cabale redoubla ses coups; Mme de Maintenon l'appuya, et le roi s'en rebuta au point qu'il gronda durement plus d'une fois la princesse, et lui reprocha qu'on ne pouvait plus tenir à son humeur et à son aigreur. Ce coup porta jusqu'en Flandre. Chamillart, régenté par Vaudemont et ses nièces, et si enivré du duc du Maine et de M. de Vendôme, dont l'intérêt le plus vif était d'achever la perte radicale du jeune prince, d'autant plus nécessaire à achever qu'elle était si publiquement commencée, Chamillart, dis-je, se laissa induire à écrire à Mgr le duc de Bourgogne [une lettre] par laquelle, oubliant ce qu'ils étaient l'un et l'autre, il lui conseillait de bien vivre avec M. de Vendôme.

Cette lettre fit tout l'effet qu'en avaient espéré ceux qui l'avaient ménagée. Mgr le duc de Bourgogne, si brillant à Nimègue avec le maréchal de Boufflers, et à Brisach entre Tallard et Marsin, avait été abattu dès l'ouverture de la campagne par les contrariétés et les procédés audacieux que Vendôme avait affectés avec lui. Élevé dans la frayeur du roi, ce serait trop peu dire la crainte, elle s'étendait jusqu'à ceux qui avaient son affection et sa confiance au point qu'il ne pouvait douter que Vendôme les possédait. Sa sagesse le rendait défiant de soi-même, et sa dévotion extrême, mais encore peu éclairée jusqu'aux discernements nécessaires, le rapetissait et l'étrécissait. Sensible au point où il était, la conduite de Vendôme à son égard et les deux propos qu'il avait eu l'insolence de lui adresser en public, le tenaient de court par religion à proportion de la colère et de l'indignation qu'il en avait conçues. Gamaches et d'O n'étaient pas ses confidents, et ne l'auraient pas même été bons, et il n'avait personne dans l'armée à qui ouvrir son coeur et par qui s'éclairer.

Les lettres de M. de Beauvilliers étaient, comme lui, remplies de piété, de modération, de mesure; celles de Mme la Duchesse, il n'en avait pas la même opinion. Il n'en recevait point d'autres, et il était abandonné à son chagrin et à ses réflexions. L'embarras où il se trouva changea l'extérieur qui jusqu'alors avait tant plu à l'armée. Il se renferma dans son cabinet à écrire de longues lettres, il se rendit peu visible. Le sérieux et un air d'embarras succédèrent à l'air gai et ouvert qu'il avait eu auparavant. Cette lettre de Chamillart, venue en cadence de cette aigreur du roi à. Mme la duchesse de Bourgogne, qu'elle ne lui laissa pas ignorer pour qu'il ne lui imputât pas de faire pour lui moins qu'elle ne pouvait, le resserra de plus en plus, et le plongea dans une amertume qui fut visible. Il se rapprocha de Vendôme peu à peu, qui, à son ordinaire, allait chez lui tête haute, et qui, profitant de sa douceur, avait l'audace d'y mener Albéroni à sa suite. Le jeune prince, affecta de parler davantage à Vendôme, et même à Albéroni quand l'occasion s'en présentait. Ce changement solitaire d'une part, et de l'autre cette faiblesse, fit un fâcheux effet dans l'armée. Ceux qui s'étaient le plus élevés en faveur de la vérité et de Mgr le duc de Bourgogne commencèrent à craindre tout de bon et à se taire, à se présenter moins chez lui, et à se rapprocher de M. de Vendôme, et le gros de l'armée qui ne voit que l'écorce, à blâmer le jeune prince, pour ne pas dire pis. Ce qui en avait toujours été contre lui à s'applaudir et à insulter; et la cabale à triompher de sa fermeté, à profiter plus insolemment que jamais de la conjoncture, à répandre doucement le conseil de Chamillart à Mgr le duc de Bourgogne, et la rebuffade du roi à Mme la duchesse de Bourgogne, malgré l'appui de Mme de Maintenon, à qui ils osèrent espérer d'imposer par leur audace, et la forcer de se ménager avec eux.

Mgr le duc de Bourgogne, qui sentit bien que son changement de conduite avec M. de Vendôme ne plairait pas à Mme la duchesse de Bourgogne, ni à ceux qui s'intéressaient en lui, s'en excusa à elle sur le conseil de Chamillart qui, selon lui, ne pouvait être hasardé de sa tête, et qui lui avait fait craindre, s'il n'y déférait pas, d'être rappelé honteusement. À ce coup je mis si bien le doigt sur la lettre aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse que; avec tous leurs scrupules et leur charité, ils ne purent ne se pas rendre à l'évidence des vues et du but des chefs mâles et femelles de la cabale. Mme la duchesse de Bourgogne fut outrée contre Chamillart, et ne lui pardonna jamais sa lettre à son époux, et les funestes effets qu'elle causa.

J'étais instruit à mesure, et de tout, comme j'instruisais de même le côté où je tenais, et je me gouvernai de façon à l'être aussi de l'autre par des conversations avec Chamillart, à qui toutefois je me montrais à découvert, et par des gens assez neutres qui ne laissaient pas d'en savoir beaucoup, et qui ne se cachaient pas de moi, quoique je me montrasse tout publiquement tel que j'étais, jusqu'à disputer souvent avec beaucoup de chaleur. Parmi tout cela, j'étais fort peiné de Chamillart. Son aveuglement me piquait, je craignis pour lui qui, bien que partie importante, ne laissait pas en comparaison des bâtards, des Lorrains et des valets, d'être la partie faible, et déjà mal avec Mme de Maintenon, d'avec qui cette conduite l'éloignait encore. La colère de Mme la duchesse de Bourgogne me fit peur pour lui. J'avertis ses filles de sa sottise et de la colère de la princesse. L'ivresse leur offusquait l'entendement; elles me soutinrent que j'étais mal informé. À la fin Mme Dreux s'aperçut de quelque chose; elle parla à Mme la duchesse de Bourgogne qui dissimula, et la petite Dreux crut tout en sûreté. Vendôme, qui en fut averti, ne raisonna pas de même, tout superbe qu'il fût. La piété et la timidité du prince le rassuraient, mais il était inquiet de ce qu'il lui était revenu de Mme la duchesse de Bourgogne et de Mme de Maintenon, de nouveau outrées de cette lettre, et qui ne s'en prenaient pas à Chamillart seul. Il craignit une Italienne offensée, qui trouvait tant d'honneur et d'applaudissement à l'être, qui avait mis Mme de Maintenon dans ses intérêts; qui partageait avec elle l'injure et le dépit d'avoir été surmontées en crédit, et qui, avec elle et sous sa conduite, était si libre avec le roi, et si, à portée de lui à toutes les heures. Ces réflexions eurent assez de pouvoir sur le duc de Vendôme pour l'abaisser à témoigner à Mgr le duc de Bourgogne son déplaisir de ce que Mme la duchesse de Bourgogne gardait si peu de mesure sur son compte, et, sans descendre dans aucune excuse ni justification sur quoi que ce fût, le prier de lui en écrire parce qu'il n'osait le faire lui-même. L'audace de ce trait fait voir ce que la timidité et la piété mal entendue attire de mépris, même aux dieux de ce monde. En même temps, il fut adroit et hardi: hardi en ce que, ne se mettant en aucune sorte de devoir, il employait celui à qui il en devait tant, et en tant de sortes, celui par qui il avait offensé la princesse, à lui conserver la porte d'une excuse marquée ou d'un respect vague, comme il le voudrait; adroit en ce qu'après avoir subjugué le prince dans sa propre armée avec un scandale si éclatant, mis la ville, la cour, les provinces presque en entier de son côté à visage découvert, vaincu la princesse en crédit au milieu de la cour et dans l'intrinsèque du roi, il lui présentait une voie de réconciliation, au moins apparente, qu'il se flattait d'autant plus qu'elle pourrait ne pas rejeter qu'il n'ignorait pas les reproches qu'elle avait déjà essuyés; et que le refus de le recevoir par ce témoignage de respect lui en devait faire craindre d'autres, tandis que le roi lui saurait gré de rendre à sa petite-fille cette soumission pleine de modestie apparente. C'était, à vrai dire, un grand effort de politique. Le plus surprenant est que Mgr le duc de Bourgogne ne fit aucune difficulté de se charger du compliment. Il fut reçu comme il méritait de l'être. Elle répondit à son époux qu'elle le priait de se persuader que jamais elle n'aimerait ni n'estimerait Vendôme, et de lui dire de sa part qu'elle ne parlait point, et qu'elle ne savait pourquoi on l'avait entretenu d'elle. Elle ajouta ensuite à M. le duc de Bourgogne que rien ne lui ferait oublier tout ce que Vendôme avait fait contre lui, et que c'était l'homme du monde pour qui elle aurait toujours le plus d'aversion et de mépris. Nous verrons avec quel courage elle sut lui tenir parole. Vendôme comprit de la sécheresse de la réponse à quoi il devait s'en tenir. Aussi n'alla-t-il pas plus loin. Son orgueil put se repentir d'avoir été même jusque-là.

CHAPITRE XVIII. §

Intrigue d'Harcourt pour le ministère. — Mouvements sourds du maréchal de Villeroy. — Situation, vues et manéges de d'Antin. — Caractère, vues, manéges de Mme la Duchesse, et son éloignement de Mme la duchesse de Bourgogne et de Mme la duchesse d'Orléans. — Duchesse de Villeroy intime de Mme la duchesse d'Orléans et fort en faveur de Mme la duchesse de Bourgogne. — Caractère de la duchesse de Villeroy et ses chemins. — Convenances de liaison entre Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse d'Orléans. — Conduite de Mme la Duchesse à l'égard de Mme la duchesse de Bourgogne. — Embarras de d'Antin avec Mme la Duchesse sur Mme la duchesse de Bourgogne. — Il se conserve bien enfin avec toutes deux.

Ces capitales, intrigues en enfantèrent de petites: Harcourt était en Normandie refroidi avec Mme de Maintenon, dont l'humeur volage était de prendre en gré, puis en confiance, sans raison, et de laisser là sans cause ceux qu'elle y avait pris. Je n'ai point su s'il y avait eu d'autres raisons, mais l'ambition d'Harcourt en était fort affligée. Il crut l'occasion bonne à saisir de ces étranges aventures, et s'en vint à Fontainebleau sans y être attendu. Entrer dans la cabale dominante n'était pas un moyen de rentrer en privance avec Mme de Maintenon; de s'y déclarer contraire; les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse l'y auraient trop incommodé. Il était au fait de tout et de la situation présente de Chamillart. Son but fut toujours le ministère; il se flatta d'y parvenir à ses dépens. Mais, pour y arriver, il ne fallait pas se rendre M. du Maine contraire, dont il avait toujours été le client, et qui était l'âme et le grand ressort de la cabale de Vendôme. Il résolut donc à faire le bon citoyen qui cède à ses alarmes et qui accourt. Il trouva à Fontainebleau Catinat, qui y avait été mandé, et avec qui le roi eut plusieurs conférences, moins sur la Flandre que sur la Savoie, où le maréchal de Villars fut souvent embarrassé. Harcourt, avec adresse, tâcha de laisser croire qu'il avait été mandé aussi, et fut peiné au dernier point de n'y avoir pas réussi, et de n'avoir pu parvenir à voir le roi en particulier. Mme de Caylus, sa bonne amie et cousine germaine, n'était point venue à Fontainebleau, et lui manqua beaucoup. À son défaut, il s'abaissa à courtiser Mme d'Heudicourt, et même Mme de Dangeau, avec qui il lui fut aisé de faire le capitaine et le politique. Avec ses raisonnements, il les persuada si bien, et leur donna des alarmes si chaudes, qu'elles ne donnèrent point de repos à Mme de Maintenon qu'elle ne l'eût entretenu. De cette sorte, il ne perdit pas son voyage, et se remit comme il put à [se] rapprocher [de] ce sanctuaire.

D'autre part marchait sourdement un autre homme qui, las de s'enfoncer dans le désespoir, reprenait haleine jusqu'à la joie et à l'orgueil, à mesure du danger de la Flandre et des fautes du réparateur des siennes. De sa maison de Villeroy, où il s'était établi pendant Fontainebleau, il y faisait de courts et de rares voyages, et il n'y en faisait aucun sans que Mme de Maintenon l'entretînt chez elle, à la ville, avec le plus grand mystère. Elle avait toujours conservé du goût et de l'estime pour lui, et elle était épouvantée sur la Flandre, jusqu'à se prendre à tout. Elle lui demanda des mémoires sur cette guerre, qu'il lui faisait donner par Desmarets, son ami de tout temps. Le maréchal, qui n'ignorait pas où Vendôme et Chamillart en étaient avec elle, tombait rudement sur tous les deux; ainsi Harcourt et lui confirmaient, sans le savoir, ce qu'ils faisaient l'un et l'autre. Il fit beaucoup de mal à Chamillart et plut plus qu'Harcourt, parce qu'il ne garda aucune mesure sur le duc de Vendôme. Ce commerce secret se soutint pendant toute la campagne de Flandre, et flatta Villeroy des plus agréables espérances, quoiqu'il n'aperçût aucun changement favorable dans le roi. Il avait encore pour lui Mme la duchesse de Bourgogne, liés par la haine commune des deux hommes qui leur étaient odieux. Il était appuyé de sa belle-fille intimement, comme je le dirai bientôt, avec Mme la duchesse de Bourgogne, et il était instruit de tout par son fils, qui servait alors de capitaine des cardes. Ainsi, ce maréchal, si profondément abîmé, commençait à voir de loin la clarté du jour, et ne renonçait pas aux plus grands retours de la fortune.

D'Antin n'était pas celui qui formait les moins hautes pensées. Ancré par les facilités que lui donnait sa charge, il ne bougeait de l'intérieur des cabinets, et hors les heures du lever et du coucher du roi, ses premiers valets de chambre n'étaient pas plus privilégiés, ni guère plus assidus que lui. Dans ces temps si particuliers, le roi, souvent pressé par le silence qu'il s'imposait ailleurs, se soulageait par quelques mots sur les nouvelles que d'Antin saisissait, et comme très bon homme de guerre qu'il était, dans l'éloignement de ses périls, il n'avait pas de peine à briller parmi les valets ni même avec les deux bâtards, à s'emparer de la conversation et à la prolonger, d'autant que le roi, souvent inquiet, se plaisait à l'entendre discourir pertinemment sur les mouvements et les discussions de la Flandre. Lors même que Chamillart apportait des nouvelles à ces heures-là, d'Antin s'approchait hardiment, et si on déployait une carte, il s'en saisissait à l'instant, et y montrait ce qu'on cherchait et souvent ce qu'on voulait dire; et il n'en manquait pas l'occasion de faire valoir ses talents, toujours au poids de la flatterie.

Une situation si brillante le rendit bientôt considérable aux deux partis pour savoir de lui les choses plus particulières, mais infiniment plus à Mme la duchesse de Bourgogne qu'aux partisans de M. de Vendôme, qui savaient aisément tout par les valets et par M. du Maine, à qui la faiblesse que le roi avait pour lui cachait peu de choses. Mme la duchesse de Bourgogne voyait le roi en garde contre elle sur la Flandre, et qu'à cause d'elle, il ne s'ouvrait pas là-dessus à Mme de Maintenon comme sur presque toutes les autres choses. Les valets étaient à M. du Maine, à Bloin, plusieurs directement à M. de Vendôme, presque aucun à Mme de Maintenon, qui ne les voyait presque jamais, excepté Fagon qui, en homme d'honneur, déplorait ce qu'il voyait, mais qui, en politique, se renfermait dans ce qui ne le commettait point. La jeune princesse eut donc recours à d'Antin. Elle le traita avec plus de distinction. Il le sentit, et, en habile homme, il comprit qu'elle devait être ménagée; qu'il le pouvait sans choquer les chefs de l'autre parti avec qui tous il était si anciennement ou si naturellement lié; que la princesse pourrait dans les suites le porter aux choses les plus hautes s'il savait se servir à propos de la passion qui l'occupait alors tout entière, et qui méritait d'autant plus toute son attention à lui, que Mme de Maintenon partageait cette même passion avec elle. Il se mit donc à lui rendre compte de ce qu'elle désira, et, en un moment, se mit sur le pied de l'avertir et d'entrer dans sa confidence. Ce manége lui réussit au point que la princesse, qui avec raison faisait cas de son esprit et de sa capacité, s'ouvrit à lui des lettres de son époux, lui en montra même et lui consulta ses plus importantes réponses.

Je savais tout cela par Mme de Nogaret, qui, par ordre de Mme la duchesse de Bourgogne, me disait souvent les avis de d'Antin, et me demandait ce que j'en pensais. Il poussa sa pointe et ses louanges mêlées avec ses conseils jusqu'à hasarder de marcher, mais légèrement, sur les traces de l'abbé de Polignac. Cette double conduite ne la toucha point, mais n'était pas aussi pour l'offenser. Il s'introduisit chez elle aux heures de privante, se rendit assidu à son jeu, et il essaya par cette voie de pénétrer jusque chez Mme de Maintenon, à quoi néanmoins il réussit peu par l'extrême clôture de ce sanctuaire. Assuré des bâtards et des valets, sûr aussi que Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon par elle ne lui seraient point contraires, il ne pensa à rien moins qu'à la place de Chamillart, à portée, comme il était, d'entrer avec le roi dans tout ce qui regardait la guerre de plus inquiétant et de plus délicat, et peu à peu de s'y mettre de plus en plus et culbuter un ministre malheureux en succès, déjà dépouillé des finances, tombé dans la disgrâce de Mme de Maintenon, et sans retour auprès de Mme la duchesse de Bourgogne. Harcourt et lui étaient ainsi rivaux sans le savoir; mais d'Antin avait bien plus beau jeu par ce commerce direct et continuel avec le roi, où l'autre ne pouvait atteindre, même par audiences rares. Quand je dis qu'ils en voulaient tous deux à la place de Chamillart, je m'explique. Ce n'était pas à sa charge. Le roi, accoutumé à les remplir de gens de peu pour les chasser comme des valets s'il lui en prenait envie, et pour empêcher que leur autorité ne les portât à des fortunes trop hautes et embarrassantes, n'aurait jamais fait un seigneur secrétaire d'État. Ils ri imaginaient pas aussi sortir le roi de cette politique, et Harcourt était trop glorieux pour vouloir être le premier secrétaire d'État de l'ordre de la noblesse qu'il y eût jamais eu en France. Mais ils visaient tous deux à entrer dans le conseil, avec une inspection sur la guerre immédiate et supérieure à celui qui succéderait à Chamillart.

Plein de ces espérances, d'Antin courait légèrement sa carrière, lorsque Mme la Duchesse s'aperçut que sa liaison avec Mme la duchesse de Bourgogne passait le jeu et le frivole, et s'en piqua extrêmement. Dans une taille contrefaite, mais qui s'apercevait peu, sa figure, était formée par les plus tendres amours, et son, esprit était fait pour se jouer d'eux à son gré sans en être dominé. Tout amusement semblait le sien; aisée avec tout le monde, elle avait l'art de mettre chacun à son aise; rien en elle qui n'allât naturellement à plaire avec une grâce nonpareille jusque dans ses moindres actions, avec un esprit tout aussi naturel, qui, avait mille charmes. N'aimant personne, connue pour telle, on ne se pouvait défendre de la rechercher ni de se persuader jusqu'aux personnes qui lui étaient les plus étrangères, d'avoir réussi auprès d'elle. Les gens même qui avaient le plus lieu de la craindre, elle les enchaînait, et ceux qui avaient le plus de raisons de la haïr avaient besoin de se les rappeler souvent, pour résister à ses charmes. Jamais la moindre humeur, en aucun temps, enjouée, gaie, plaisante avec le sel le plus fin, invulnérable aux surprises et aux contretemps, libre dans les moments les plus inquiets et les plus contraints, elle avait passé sa jeunesse dans le frivole et dans les plaisirs qui, en tout genre et toutes les fois qu'elle le put allèrent à la débauche. Avec ces qualités, beaucoup d'esprit, de sens pour la cabale et les affaires, avec une souplesse qui ne lui coûtait rien; mais peu de conduite pour les choses de long cours, méprisante, moqueuse piquante, incapable d'amitié et fort capable de haine, et alors, méchante, fière, implacable, féconde en artifices noirs et en chansons les plus cruelles dont elle affublait gaiement les personnes qu'elle semblait aimer et qui passaient leur vie avec elle. C'était la sirène des poètes, qui en avait tous les charmes et les périls; avec l'âge, l'ambition était venue, mais sans quitter le goût des plaisirs, et ce frivole lui servit longtemps à masquer le solide.

Les assiduités et l'attachement si marqué de Monseigneur pour elle, qu'elle avait enlevé au peu d'esprit, aux humeurs et à l'aigreur de Mme la princesse de Conti, la rendaient considérable. On a vu ailleurs sa liaison intime avec la Choin et les nièces de Vaudemont, en attendant qu'elles se mangeassent les unes les autres à qui demeurerait l'entière autorité sur Monseigneur lorsqu'il serait devenu le maître. Elle ne pouvait donc pas avoir en attendant des vues différentes des leurs, surtout à l'égard de Mgr le duc de Bourgogne; d'ailleurs elle se voyait en état de figurer grandement par là dans tous les temps. Elle en sentait aussi le besoin par rapport à M. le Duc, jaloux, brutal, farouche, d'une humeur insupportable et féroce, que, pendant longtemps, le désir de commander des armées pendant longtemps, et toujours la crainte du roi avait retenu à son égard, et qu'elle avait un si pressant intérêt de retenir toujours dans la même mesure. Mme la princesse de Conti était devenue tout à fait nulle, et Mme la duchesse d'Orléans à peu près de même, ayant néanmoins tout ce qui peut donner beaucoup à compter; mais il n'est pas temps de s'étendre sur elle. Il ne s'agissait jamais pour rien de l'autre princesse de Conti, de Mme la Princesse, ni de Madame: aucune d'elles n'avaient jamais existé pour rien. C'était donc Mme la duchesse de Bourgogne qui seule offusquait Mme la Duchesse. Aimable et bien plus jeune qu'elle, il ne se put qu'elle ne fût regardée, et par des esclaves que Mme la Duchesse comptait, parmi les siens. Nangis, entre autres, devint quelquefois un spectacle pour qui avait d'assez bons yeux pour profiter de ce plaisir, qui n'était pas médiocre, et dont Marly fut le théâtre le plus commode et le plus ordinaire.

Un rang dans les nues rabaissait bien proche de terre une divinité si fort accoutumée à l'être; et quoiqu'elle eût négligé des privantes gênantes, inalliables avec la liberté et les plaisirs, celles que Mme la duchesse de Bourgogne s'était personnellement acquises avec le roi et Mme de Maintenon nettoient sans cesse Mme la Duchesse au désespoir. Ses projets sur Monseigneur lui en étaient une autre source. Elle craignait tout de ce côté-là d'une jeune princesse tout occupée à lui plaire, qui y réussissait, et qu'elle avait lieu de craindre qui n'eût trouvé le chemin de son coeur. Maîtresse d'elle, il n'y parut pas. Elle ajouta aux recherches de devoir et de respect toutes celles qu'elle crut propres à la bien mettre avec Mme la duchesse de Bourgogne. Le grand défaut de celle-ci était la timidité. On s'étendra ailleurs davantage sur elle. On lui avait fait peur de ce qui était caché sous les charmes de Mme la Duchesse. Elle ne répondit donc à ses avances qu'en tremblant, avec beaucoup de politesse, mais sans passer au delà, et cette retenue fut un autre aiguillon à la vaincre. Une autre intrigue déconcerta ce projet.

La duchesse de Villeroy avait passé les premières années de son mariage dans une sorte de retraite, et à la cour presque comme n'y étant pas, par des raisons qui ne méritent pas de trouver place ici. Mme la duchesse d'Orléans menait une vie fort régulière et fort éloignée de la dissipation et des plaisirs. Les dames, avant l'arrivée de Mme la duchesse de Bourgogne, se partageaient volontiers entre les trois filles du roi, et s'adonnaient plus à une qu'aux deux autres. La maréchale de Rochefort, dame d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, avait le grappin sur la duchesse de Villeroy, l'amie si intime de son père, de son frère et de toute sa famille; et la liberté de sa maison plaisait bien plus à cette jeune mariée, que la contrainte où elle croyait être chez sa belle-mère, qui n'était pas même toujours à la cour. Cette liaison la mit naturellement dans celle de Mme la duchesse d'Orléans. Elles se convinrent toutes deux, et lièrent une amitié étroite qui dura toujours intime. Enfin le maréchal de Villeroy, comme s'il eût eu un pressentiment de sa disgrâce, mais en effet ennuyé de voir sa belle-fille renfermée chez Mme la duchesse d'Orléans, et jaloux de voir quelques jeunes femmes, et peut-être Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun approchées de Mme la duchesse de Bourgogne à qui on en laissait voir très peu en cette familiarité, demanda la même faveur pour sa belle-fille à Mme de Maintenon, qui la lui accorda aussitôt. La maréchale d'Estrées, qui toujours s'en l'était de quelqu'un comme un amant d'une maîtresse, se prit là d'une telle amitié pour la duchesse de Villeroy, qu'elle ne la pouvait quitter. Les plus légères absences étaient réparées par des lettres et par des présents. Cette intimité lia la duchesse de Villeroy avec toutes les Noailles et avec Mme d'O, et bientôt par elles avec Mme la duchesse de Bourgogne, si fortement, que le goût de la maréchale d'Estrées ayant changé bientôt après, comme cela lui arrivait toujours, la duchesse de Villeroy demeura de son chef une espèce de favorite, et la demeura toujours depuis.

Elle se ménagea avec soin, avec sagesse et prudence, et même avec dignité. C'était une personne de fort peu d'esprit, mais de sens, de vues, de conduite, haute, courageuse, franche et vraie, fort altière, fort inégale, fort pleine d'humeur, même volontiers brutale, qui aimait fort peu de personnes, mais qui n'en était que plus attachée à ce qu'elle aimait, et qui, à l'exemple de son oncle l'archevêque de Reims, se rendait si nettement et si publiquement justice sur sa naissance, qu'elle en embarrassait très souvent. Elle était grande, un peu haute d'épaules, de vilaines dents et un rire désagréable avec le plus grand air, le plus noble, le plus imposant, et un visage très singulier et fort beau. Personne ne paraît tant une cour et un spectacle, et elle dansait fort bien. Le roi, qui, avec des sentiments fort opposés à ceux de sa jeunesse, conservait toujours un goût et un penchant pour les femmes aimables, mit la duchesse de Villeroy des fêtes et des voyages de Marly, d'abord par complaisance pour le maréchal de Villeroy, et, après sa disgrâce, pour elle-même.

Mme la Duchesse n'avait jamais pu pardonner à Mme la duchesse d'Orléans le rang et les honneurs qui la distinguaient si fort des princesses du sang. Quoi que celle-ci eût pu faire vers cette soeur, l'autre s'en était toujours éloignée. Leur rapprochement à la mort de Mme de Montespan n'avait pas duré. Ce même éloignement s'était bassement communiqué à leurs favorites. La duchesse de Villeroy ne s'était pas contrainte sur Mme la Duchesse, qui à son tour ne l'avait pas ménagée. Sa faveur auprès de Mme la duchesse de Bourgogne ne lui inspira rien de favorable pour Mme la Duchesse. Mme d'O désirait depuis longtemps de former une liaison entre Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse d'Orléans; mais sa politique, qui lui faisait tout craindre et ménager, l'avait ralentie dans les progrès. La duchesse de Villeroy, plus hardie, se mit en tête d'y réussir, et en eut tout l'honneur. Les deux princesses ne se convenaient guère, et néanmoins leur liaison très véritable dura toujours.

La paresse, l'empesé, les mesures toujours compassées de l'une, la vivacité, la liberté de l'autre, l'extrême timidité de toutes deux, avaient besoin de tiers qui soutinssent cette liaison dont nous verrons les progrès et les fruits. Toutes deux y avaient déjà intérêt. [La liaison] que l'attachement de Monseigneur pour Mme la princesse de Conti lui avait fait désirer avec elle, s'était bientôt changée en simples bienséances par le changement de Monseigneur. Elle sentait le faible du roi pour ses filles, elle n'osait s'éloigner de toutes à la fois. Elle n'ignorait pas que Mme la Duchesse cherchait à lui faire une affaire avec le roi et avec Monseigneur de n'avoir pas répondu aux avances qu'elle en avait reçues, et à la faire passer dans leur esprit pour dédaigner les princesses. Il ne restait donc plus que Mme la duchesse d'Orléans, dont l'amitié un peu particulière pût démentir ces plaintes; elle se trouvait d'autant mieux placée que sa conduite avait été sans reproche, et que M. le duc d'Orléans était frère de Mme sa mère. Mme la duchesse d'Orléans en avait des raisons plus pressantes isolée au milieu de la cour; épouse par force d'un prince si au-dessus d'elle qui se piquait d'indifférence pour elle, et d'être toujours amoureux ailleurs avec éclat, chargée de trois filles dont l'aînée commençait à peser par son âge, auxquelles sa naissance fermait tout établissement en Allemagne, tout la pressait de faire l'impossible pour la marier à M. le duc de Berry, et c'est à quoi l'amitié de Mme la duchesse de Bourgogne la pouvait conduire. Mme la Duchesse, qui se trouvait dans le même cas, et qui possédait Monseigneur, osait aussi lever les yeux jusqu'à cette alliance; elle ne pouvait se dissimuler que la situation où elle se trouvait avec Mme la duchesse de Bourgogne ne l'en approchait pas. Ce qui acheva de la piquer fut le personnage qu'elle lui vit soutenir sur le combat d'Audenarde. Toute la cour jusque-là peu attentive à une jeune princesse dont toutes les faveurs ne pouvaient consister qu'à donner quelques légers agréments, entrevit d'abord de quoi elle était capable, et quelque temps après par la suite et le succès de sa conduite, comprit qu'elle pourrait bien vouloir et se mettre en état de devenir la maîtresse roue de la machine de la cour et peut-être encore de l'État. Ce fut le poignard qui perça le sein de Mme la Duchesse. Dès lors sa politique changea à l'égard de Mme la duchesse de Bourgogne. Ce ne fut plus des soins et des empressements, mais une indifférence insolemment marquée. Elle espéra lui donner de la crainte du côté de Monseigneur, et l'amener ainsi à ce que, ses avances n'avaient pu en obtenir. Elle ne s'en tint pas là: elle hasarda de se moquer d'elle, d'en parler licencieusement, de mêler des menaces sur Monseigneur, et cela devant des personnes qu'elle savait liées avec d'autres par qui ces propos pourraient être rendus à Mme la duchesse de Bourgogne et lui faire peur. Elle les sut, en effet; mais ils rie réussirent pas mieux qu'avaient fait ses souplesses, sinon à exciter une haine dont il ne lui serait pas aisé d'éviter les coups. La cour intérieure disposée de la sorte, il n'est pas étrange que Mme la Duchesse, fort unie avec d'Antin par les plaisirs, par ce qu'ils s'étaient, par la cour et les vues sur Monseigneur, peut-être encore plus par la sympathie des mêmes voies et des mêmes vertus, par l'habitation continuelle des mêmes lieux, se sentit offensée des ménagements si assidus de d'Antin pour Mme la duchesse de Bourgogne. Mme la Duchesse les reprocha à d'Antin comme une liaison prise avec son ennemie. D'Antin glissa, badina, mais rie se détourna point. Sa soeur s'en irrita davantage. Elle éclata, et se porta jusqu'à vouloir donner des ridicules à son frère et à Mme la duchesse de Bourgogne. Cela fit peur à d'Antin. Il craignit de reculer tout d'un coup pour avoir voulu marcher trop vite. Il tâcha d'apaiser Mme la Duchesse par moins d'empressement pour lime la duchesse de Bourgogne. Il fut peut-être assez adroit pour le faire valoir à toutes les deux.

Quoi qu'il en soit, ceux qui pénètrent le fond de cette bizarre intrigue se divertissent souvent des embarras de d'Antin, des hauteurs de Mme la Duchesse avec lui, et de le voir enrager plus à découvert qu'il n'eût voulu de ne pouvoir être en deux lieux à la fois. Cela dura pendant tout Fontainebleau et après encore. À la fin l'heureux gascon fut assez habile pour en sortir sans avoir aliéné Mme la duchesse de Bourgogne et sans s'être gâté avec Mme la Duchesse. Je ne voyais tout cela que par ricochet, mais les filles, de Chamillart, qui le voyaient en plein chez Mme la Duchesse qui ne se cachait pas d'elles, surtout de ma belle-soeur, et qui y passaient presque toutes leurs soirées jusque bien avant dans la nuit où d'Antin était souvent à ces heures-là, me contaient tout, et-me nettoient, par ce que nous rassemblions, en état de tout savoir et à mesure.

CHAPITRE XIX. §

Décret violent de l'empereur contre l'Italie. — Projets de la réunir en ligue contre lui. — Prince de Conti désiré pour la Flandre, demandé pour l'Italie. — Ruse de Vaudémont au secours de Vendôme. — Tessé plénipotentiaire à Rome et en Italie; sa commission; son départ. — L'Artois sous contribution. — Faute de Mgr le duc de Bourgogne. — Conduite de Vendôme. — Boufflers entre dans Lille, et remet à flot Surville et La Freselière. — Cause de la disgrâce du dernier. — Troupes, etc., dans Lille. — Le Rhin tranquille. — Troupes mal choisies dans Lille et autres fâcheux manquements. — Dispositions de Boufflers. — Sécurité de Vendôme. — Lille investi (12 août). — Misérables flatteries. — Tranchée ouverte (22 août). — Albéroni à Fontainebleau. — Retour par Petit-Bourg à Versailles. — Opiniâtre lenteur de Vendôme à s'ébranler. — Jonction de l'armée du duc de Berwick avec celle de Mgr le duc de Bourgogne. — Berwick prend une seule fois l'ordre du duc de Vendôme; se déporte de tout commandement. — Maréchal de Matignon s'en va malade et ne revient plus. — Force de l'armée après la jonction. — L'armée à Tournai. — Dévotions mal interprétées. — Divisions. — Chemins pris par l'armée. — Camps des deux armées opposées. — Inquiétude de la cour. — Flatteries misérables. — Je parie contre Cani que Lille sera pris sans combat et sans secours. — Bruit étrange sur ce pari, et sa suite. — Position des deux armées. — Fatale et artificieuse opiniâtreté de Vendôme. — Mensonge en plein de Pont-à-Mark. — Mensonge en plein de Mons-en-Puelle.

L'empereur avait fait passer, dès le mois de juin, à la diète de Ratisbonne un décret qu'il fit incontinent après afficher dans Rome et par toute l'Italie. Il y déclarait abusif l'hommage du royaume de Naples au Saint-siège; que Naples et Sicile n'en relevaient point, que le pape n'avait aucun droit à la nomination des évêchés et des autres bénéfices de ces royaumes. L'empereur y déclarait qu'il voulait rentrer dans tous les droits de l'empire en Italie, réunir les fiefs usurpés, examiner l'aliénation des autres, et qu'il prétendait que le pape fît raison au duc de Modène des usurpations que la chambre apostolique avait faites sur lui. La vérité est que les droits de l'empire en Italie étaient la plupart fort clairs, qu'ils s'étendaient beaucoup, que les usurpations étaient grandes, et peu ou point fondées. Cet édit ou décret fit grand'peur à Rome et à toute l'Italie; la puissance de l'empereur y parut très redoutable. On s'y repentit de l'y avoir moins crainte que celle des Français, et de l'avoir tant aidé à les en chasser. Venise, qui y avait le plus contribué, fut la première à exciter le pape sur le danger commun, à lui proposer une ligue de toute l'Italie avec la France, où on ne désespérait pas de faire entrer M. de Savoie, qui se pourrait laisser toucher du danger commun, et d'y attirer la France, pressée comme elle se trouvait, qui par cette puissante diversion ne serait plus seule et se reverrait comme avant la bataille de Turin.

Venise, qui, la première, avait mis cette affaire sur le tapis, et qui ne cessait d'en presser la conclusion, craignait trop l'empereur dans sa terre ferme d'Italie et du Frioul pour oser se montrer, mais voulait paraître être entraînée. Ce fut donc Rome qui en fit au roi les premières ouvertures. Il les reçut avec froideur parce qu'il ne voyait pas grande apparence que le duc de Savoie y voulût entrer, qu'il ne voyait rien de la part de Venise, et qu'il n'a jamais bien goûté l'importance des diversions. On fut donc longtemps à se résoudre de permettre au pape d'acheter des armes, de lever des troupes dans son propre comtat d'Avignon, enfin de lui donner des officiers de nos troupes ses sujets. On en était alors aux suites du combat d'Audenarde. L'Artois sous contribution, Arras, Dourlens, la Picardie menacés, les troupes que Berwick avait amenées du Rhin répandues pour couvrir ces pays, Cheladet, avec un gros détachement de la grande armée, occupé au même secours, et le roi fort touché de ces ravages si proches dont il n'avait pas ouï parler depuis sa minorité. Le contrecoup de la mauvaise humeur en retomba naturellement sur l'affaire d'Audenarde.

Mme de Maintenon, piquée au vif d'avoir vu son crédit faiblir sous celui de Vendôme, tira sur le temps, hasarda de le faire rappeler, et de lui substituer le prince de Conti qui s'était toujours déclaré pour Mgr le duc de Bourgogne dans tout ce qui s'était passé en Flandre, dont la naissance et la réputation imposerait et calmerait tout. La ligue d'Italie le demandait pour chef, pour ôter toute dispute entre les divers généraux par la supériorité de son rang, et donner par son nom plus de poids aux affaires. Le roi fut fort en balance. Le maréchal d'Estrées, qui voulait toujours figurer, poussé de plus par son frère, qui soupirait ardemment après un chapeau, se proposait pour l'ambassade de Rome comme un homme également propre aux négociations et au commandement des troupes. Je sus par Caillières, à qui Torcy l'avait dit, que j'étais aussi sur les rangs. Cet avis m'engagea à renouveler les raisons que j'avais eues d'éviter cette ambassade la première fois que j'y avais été destiné, mais dont je ne fus délivré que par la promotion du cardinal de La Trémoille. J'en parlai fortement au duc de Beauvilliers, au chancelier, à Chamillart. J'y ajoutai les raisons du commandement des troupes que je leur fis valoir en faveur du maréchal d'Estrées, parce que peu m'importait qui allât à Rome pourvu que ce ne fût pas moi, et je fis dire les mêmes choses à Torcy par Caillières. Peu de jours après ces mesures, j'appris par ce dernier qu'on avait changé de dessein sur un ambassadeur que le pape ne serait pas en puissance de protéger dans Rome, même contre les insultes de l'empereur, et celles que le cardinal Grimani, qui était par intérim vice-roi de Naples, lui voudrait faire faire, et qui commettraient trop la dignité du roi.

M. du Maine écuma ce qui se passait. Il prit l'alarme sur la froideur du roi à l'égard de la ligue d'Italie, et sur l'envoi très possible du prince de Conti en Flandre, qui était l'unique chose à faire pour y prévenir tous les inconvénients d'une division devenue sans remède et la moindre satisfaction raisonnablement due à Mgr le duc de Bourgogne. Les chefs de la cabale, avertis par celui-ci qui en était l'âme, n'en furent pas moins effarouchés que lui. Après tant de grands pas faits et si éclatants pour réussir dans leur dessein, c'eût été pour eux le dernier désespoir de se voir privés de la massue qui avait déjà si bien joué sur le jeune prince, et de laquelle ils se proposaient bien de l'atterrer sans ressources avant la fin de la campagne. Vaudemont vint au secours. Il fit un mémoire sur la ligue d'Italie qui ne laissa rien à désirer sur son utilité, sa possibilité et son exécution prompte. Soit que Tessé, dans une fortune qui ne pouvant plus croître ne demandait plus que le bon esprit d'en savoir jouir en repos, eût encore le désir de faire, soit que Vaudemont l'eût entêté de l'emploi d'Italie, il lui donna comme par amitié son mémoire, à condition, pour se mieux cacher et [le] produire plus efficacement, que Tessé le donnerait comme sien. Torcy, à qui il le remit, avait toujours été d'avis de cette ligue. Il trouva le mémoire frappant. Il en fut d'autant plus surpris qu'il connaissait la portée de Tessé. Il le lut au conseil, et y fut applaudi, et il détermina le roi. Presque aussitôt après, le roi donna audience particulière au nonce, après à l'ambassadeur de Venise, enfin à M. le prince de Conti, qu'il fit entrer dans son cabinet. Le tête-à-tête y fut court. Le prince alla de là chez lui, où le nonce vint et y fut longtemps enfermé avec lui. Dans le haut de l'après-dînée il fut chez Mme de Maintenon à la ville fort longtemps. C'était le lieu où, à Fontainebleau, elle faisait venir ceux qu'elle voulait entretenir à loisir sans être interrompue. Je ne crois pas qu'elle eût jamais entretenu M. le prince de Conti de la sorte, ni même guère reçu chez elle que des moments. Cette audience fit beaucoup parler.

Sept ou huit jours après, Tessé fut déclaré plénipotentiaire du roi à Rome, et pour toute l'Italie, avec pouvoir de prendre le caractère d'ambassadeur si et quand il le jugerait à propos, et de général des troupes s'il y en allait. Sa mission fut de traiter et de convenir des contingents de chacun en troupes, artillerie, munitions, vivres, fourrages, argent; des choses à faire, des temps à être prêts et de ceux à exécuter; de presser et veiller à tout, de commander partout en attendant le prince de Conti promis, mais non encore déclaré, de lui préparer les voies, à servir sous lui, ou à part à ses ordres, d'aller et venir par l'Italie comme plénipotentiaire où besoin serait, ou de demeurer à Rome ambassadeur comme il serait jugé le plus à propos. Il obtint une grosse somme pour son équipage, partit le 11, septembre avec pouvoir d'offrir vingt mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Il s'embarqua à Antibes, d'où le marquis de Roye le passa à Gênes sur les galères du roi. Là il s'associa pour tout le reste du voyage de Monteléon. C'était un homme de beaucoup d'esprit, et surtout d'intrigue, dévoué à Vaudemont jusqu'à l'abandon, et que nous avons vu l'acteur principal du mariage du duc de Mantoue. C'était de quoi soulager et éclairer Tessé, et tenir Vaudemont bien averti, et en état d'influer. De Gênes ils allèrent chez le grand-duc, ensuite à Venise, enfin à Rome, furent reçus partout avec de grands honneurs et de grandes démonstrations de joie, et s'arrêtèrent assez longtemps en chacun de ces lieux.

Par cette ligue mieux concertée, l'empereur se fût trouvé une puissance sur les bras en Italie formidable par comparaison à ses autres besoins qui lui auraient rendu la défensive fort embarrassante, et nous un soulagement présent dont les suites pouvaient être les plus importantes pour une heureuse continuation de guerre ou pour une paix avantageuse, et cela par l'impétuosité de la cour de Vienne. Mais il avait fallu trop de machines et de temps pour nous mettre et nous arranger cette ligue dans la tête. Le roi ne fit qu'accepter tard et avec peine un projet qu'il eût dû former, proposer et presser. Il perdit un temps le plus précieux à employer qu'il eût peut-être eu de tout son règne. La démarche éclatante qu'il en fit enfin, au lieu de ne l'avoir apprise que par les effets, alarma les alliés. Ils sentirent tout le poids d'une diversion si puissante. Hormis la Flandre, où ils s'étaient trop engagés pour pouvoir reculer, ils cessèrent de songer à rien faire d'aucun auge côté, jusqu'à ce qu'ils se fussent mis en sûreté de celui de l'Italie.

Cependant le pape, encouragé et fatigué de la lenteur de ses alliés d'Italie, leur voulut donner un exemple qui les pressât de l'imiter. Il leva des troupes de tous côtés, munit ses places, fortifia divers postes, prit à son service des officiers généraux partout où il put. Il tâcha de suspendre le luxe et de tirer de l'argent des cardinaux riches. Il obtint, quoique avec peine, les suffrages et les signatures du sacré collège pour tirer du château Saint-Ange le trésor que Sixte V y avait amassé et laissé pour les plus grands besoins de l'Église. Il y avait cinq millions d'or, il se servit de cinq cent mille écus à payer ses troupes et aux préparatifs de guerre qu'il commença et fit assez heureusement contre ce peu d'Impériaux épars par Italie. Leur gros était dans l'armée du duc de Savoie. N'allons pas maintenant plus loin de ce côté-là, et revenons à Fontainebleau et en Flandre.

Le duc de Berwick, établi dans Douai, était arrivé trop tard pour sauver l'Artois des courses et des contributions. Sa présence servit seulement à les en faire retirer avec plus d'ordre, sans leur faire rien perdre de leur butin. Leur gros s'était établi à la Bassée, d'où ils avaient pensé surprendre Dourlens, et s'étendre alors en Picardie. Ils s'étaient aussi rendus maîtres d'un faubourg d'Arras et avaient manqué heureusement cette place. Ils eurent trois millions cinq cent mille livres de ce malheureux pays. Ils l'exigèrent la plupart en provisions de toutes les sortes, ce qui montra leur dessein de faire un grand siège. Le prince Eugène, retourné au-devant de son armée, s'était longtemps arrêté à Bruxelles, et y avait fait préparer un convoi immense qui fut de plus de cinq mille chariots, outre ceux des gros bagages de leur armée qu'ils envoyèrent à vide pour revenir pleins avec ce convoi. Lorsqu'il fut en état, le prince Eugène l'escorta lui-même avec son armée jusqu'à celle du duc de Marlborough avec une peine et des précautions infinies. On ne pouvait ignorer dans la nôtre de si grands préparatifs et une marche si pesante et si embarrassée. Le duc de Vendôme en voulut profiter et la faire ‘attaquer par la moitié de ses troupes. Le projet en était beau, et le succès semblait y devoir être favorable. En ce cas l'action était également glorieuse et utile: elle ôtait aux ennemis le fruit de leur victoire, leur causait une perte infinie par celle de ce prodigieux amas dont nous aurions profité en partie; leur siège était avorté, et ils ne pouvaient plus rien entreprendre que très difficilement du reste de la campagne. Ypres, Mons, Lille ou Tournai, une de ces places était leur objet, et rien de si important que d'en empêcher le siège. Néanmoins, Mgr le duc de Bourgogne s'opposa à l'attaque du convoi. Il fut soutenu dans cet avis par quelques-uns, contredit par un bien plus grand nombre. Pour moi, j'avoue franchement que je ne compris jamais quelles pouvaient être les raisons de ne le pas attaquer, et que je ne pus me satisfaire de ce peu qui en furent alléguées, encore moins par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, sitôt après la désastreuse affaire d'Audenarde, et tout ce qui s'en était suivi sur son compte.

M. de Vendôme, si opiniâtre jusqu'alors, et si rempli de cette obéissance à ses vues, sous la condition de laquelle Mgr le duc de Bourgogne avait le commandement honoraire de son armée, ne s'en souvint plus dans cette occasion décisive. Il céda tout court en protestant de son avis, et laissa tranquillement passer le convoi. Il suivait son projet qui n'était pas de faire une belle et utile campagne, mais d'en faire faire une à ce prince qui le perdît sans retour. L'opiniâtreté et l'audace y avaient servi à Audenarde; il n'espéra pas ici un moindre succès de sa déférence; par tous les deux, il alla également à son but. Tel fut l'étrange malheur qu'il n'y eut personne que d'O et Gamaches auprès de Mgr le duc de Bourgogne. Il écrivit ses raisons au roi et à son épouse dans la crainte d'être désapprouvé, laquelle eut le bon esprit d'en être très affligée, et de ne le laisser apercevoir qu'à ce qu'elle avait de plus confidentes. Le roi, voyant la chose manquée, fit semblant d'être satisfait des raisons de son petit-fils. Ce qui me surprit fort fut que, traitant cela avec Chamillart tête à tête, il me soutint que Mgr le duc de Bourgogne avait raison. Je le pressai de m'en dire les siennes. Il me les promit dans un autre temps qui n'est jamais venu. La conjecture est qu'il n'en avait aucune, que l'affaire était manquée, qu'il était fort éloigné du projet de Vendôme, quoique entraîné par parties sans s'en douter, et que, fâché d'avoir eu à blâmer le jeune prince à Audenarde, quoique fort mal à propos, il voulut tout aussi mal à propos le défendre ici, pour ne pas paraître lui en être toujours contraire.

Boufflers n'était rien moins que content dans sa grande fortune. Il ne se consolait point du panneau qui lui avait coûté son changement de charge. Il ne s'accoutumait point à ne plus commander d'armées, tout aussi peu à se trouver naturellement suspendu de ses fonctions de gouverneur de Flandre, depuis que le théâtre de la guerre y était établi. Il était aussi gouverneur particulier de Lille. C'était un homme fort court, mais pétri d'honneur et de valeur, de probité, de reconnaissance et d'attachement pour le roi, d'amour pour la patrie. Il crut que les ennemis préféreraient Lille aux autres places qu'ils étaient en état d'assiéger. Il en dit ses raisons au roi, et sans en avoir parlé à personne, il lui demanda la permission de s'y aller jeter, et de défendre la place qui serait assiégée, puisque toutes étaient de son gouvernement général. Il fut loué et remercié, mais éconduit. Boufflers, qui s'était préparé en secret pour avoir de l'argent et ce qui lui était nécessaire, n'avait pas fait cette proposition pour en demeurer à l'honneur de l'avoir faite. Il revint à la charge dans une audience qu'il eut au sortir du lever du roi, dans son cabinet, qu'il lui avait demandée. Le roi fut après à la messe, et de là chez Mme de Maintenon où il fit entrer le maréchal avec lequel il fut assez longtemps. Tout au sortir de cette seconde audience (c'était le jeudi 26 juillet), il partit. En cette dernière audience il fit deux actions d'un aussi galant homme qu'il était. Il demanda au roi et obtint avec peine que Surville et La Freselière allassent à Lille servir sous lui. Il n'avait avec eux ni parenté ni liaison particulière; ils étaient perdus sans retour. Il saisit cette occasion de les remettre à flot, sans qu'eux ni personne pour eux eussent pu le deviner.

On a vu en son lieu l'étrange affaire qui perdit Surville. La Freselière, fils d'un père aimé et révéré de tout le monde et des troupes, mort fort vieux, lieutenant général, et lieutenant général de l'artillerie, lui avait succédé en cette dernière charge qu'il faisait avec capacité et valeur. Devenu maréchal de camp, il ne pouvait prendre jour qu'une seule fois dans l'armée par campagne, seulement pour y être reconnu. Il prétendit le prendre à son tour comme tous les autres, et il y avait été favorisé la campagne avant celle-ci parle maréchal de Villars, dans l'armée duquel il commandait l'artillerie. Celle-ci, il se mit dans la tête d'établir en droit ce qu'il n'avait eu que par tolérance. Il fut refusé. Il insista et le fut encore. Le toupet lui monta, il envoya la démission de sa charge, sans que tout ce que M. du Maine put lui dire et faire fût capable de l'arrêter.

C'était vers la mi-mai, au moment du départ. La réponse à cette folie fut un ordre de se rendre à la Bastille. Avant partir, Boufflers était allé de chez Mme de Maintenon chez Chamillart s'informer de ce qu'il trouverait à Lille, et travailler courtement là-dessus avec lui, de chez qui il partit. Ce fut de dessus son bureau qu'il écrivit à La Freselière en lui envoyant l'ordre que Chamillart expédia sur-le-champ. Boufflers prit celui qu'il fit expédier en même temps pour Surville, passa en Picardie à une terre d'Hautefort qui était sur son chemin, où Surville s'était retiré pour vivre, et l'emmena à Lille avec lui. Nous devions aller, Mme de Saint-Simon et moi, avec le maréchal et la maréchale de Boufflers le lendemain de ce départ à Villeroy voir la maréchale. Toute la cour, qui ne le sut que fort tard, applaudit fort à une si belle action et décorée de tant de générosité. La défense de Namur répondait de celle que Boufflers ferait ailleurs. Il eut à Lille toutes sortes de munitions de guerre et de bouche, force artillerie, trois ingénieurs principaux, dix-neuf bataillons, deux autres bataillons d'invalides, quelque cavalerie, deux régiments de dragons, et il enrégimenta trois mille hommes de la jeunesse de la ville et des environs qui voulut de bon gré servir au siège. Les ennemis y amenèrent d'abord cent dix pièces de batterie et cinquante mortiers.

L'électeur de Bavière était cependant à Langendel avec un pont sur le Rhin, couvert d'une redoute, et le duc d'Hanovre dans ses lignes d'Etlingen, delà le Rhin, avec un détachement commandé par Mercy derrière la forêt Noire, tous ces côtés-là fort tranquilles.

Il était pourtant vrai que la plupart des bataillons qui étaient dans Lille se trouvèrent de nouveaux dont la plupart n'avait jamais entendu tirer un coup de mousquet, et qu'il n'y avait que médiocrement de poudre. Il s'y trouva quantité d'autres manquements. Boufflers mit à profit le peu de temps qu'il eut libre depuis son arrivée à Lille. Il y avait apporté cent mille écus du sien qu'il avait empruntés, répondit pour le roi de tout ce qu'il prit ou emprunta en Flandre, ce qui alla à plus d'un million, et enrégimenta quatre mille fuyards d'Audenarde, qu'il trouva encore relaissés dans la ville et dans les environs. L'armée du roi était toujours à Lawendeghem, tranquille derrière le canal de Bruges. M. de Vendôme s'y moquait de l'opinion du siège de Lille, comme d'une imagination folle et ridicule, et sa cabale faisait l'écho à Paris et à la cour qui en furent les dupes. On aurait pu dans l'intervalle jeter bien des choses très nécessaires qui manquaient dans Lille, si on l'avait voulu croire l'objet des ennemis. M. de Vendôme avait eu l'imprudence ou la malice de déclarer tout haut que Mgr le duc de Bourgogne avait ordre de secourir à quelque prix que ce fût la place que les, ennemis assiégeraient, mais que, pour Lille, il la prenait sous sa protection, et répondrait bien que les ennemis ne se hasarderaient pas à une entreprise d'un si grand engagement dans notre pays. Lille était investi le 12 août, à ce que le roi apprit le 14 par plusieurs courriers de Flandre; que le même jour il en arriva un de l'armée, d'où on mandait qu'on croyait les ennemis déterminés à faire le siège de Tournai, et que là-dessus l'armée allait marcher. On en voulut douter encore quelques jours; à la fin les visages allongèrent, mais la flatterie prit d'autres langages. Les uns ne craignirent point de dire d'un ton indifférent qu'on s'était passé de Lille si longtemps qu'on s'en passerait bien encore. Vaudemont et la cabale le prirent d'un autre ton. Ils répondirent qu'une entreprise si folle était le plus grand bonheur qui pût arriver, et qu'il fallait que les prospérités eussent aveuglé les ennemis, pour s'être engagés si avant dans notre pays pour y échouer devant une place de cette importance, et avec une armée moins nombreuse que la nôtre. Ces misérables contes ne déplurent pas au roi, mais infiniment à lime la duchesse de Bourgogne, qui le fit sentir à quelques daines qui osèrent les lui tenir.

Le roi Auguste, qui n'avait point de troupes en Flandre, vint incognito à l'armée des ennemis. Le prince Eugène fit le siège, et ouvrit la tranchée le 23 août. Le duc de Marlborough commandait l'armée d'observation. Il passa l'Escaut pour se mettre en situation d'empêcher la jonction du duc de Berwick avec Mgr le duc de Bourgogne, dont l'armée était toujours en son même camp de Lawendeghem. Tandis qu'on était tout occupé de ces intéressantes nouvelles à Fontainebleau, Albéroni y arriva sans y être attendu et mit pied à terre chez Chamillart. Il y passa vingt-quatre heures, ne vit ni le roi ni le monde, et s'en retourna tout court. On peut juger de la curiosité qu'il donna à tout le monde, et de tous les raisonnements qui se firent. Était-il secrètement mandé? était-ce réprimande? était-ce envoi, excuses personnelles ou éclaircissements des faits passés ? Mais rien de tout cela, pas même raisonnements sur les affaires de Flandre. Le duc de Parme tremblant, mais fort désireux de la ligue d'Italie, avait pris cette voie pour la presser, pour offrir tout ce peu qu'il pouvait faire, pour entrer dans des détails bientôt discutés quand on parle, mais qui sont sans fin quand on écrit. Ce fut là le vrai sujet du voyage d'Albéroni. Mais de croire qu'entre lui et Chamillart, il n'y eut point quelque, épisode de Flandre, et qu'il ne vit point en secret M. du Maine, M. de Vaudemont, et les plus importants de la cabale, je pense que ce serait fort se tromper. Quatre ou cinq jours après, le roi partit de Fontainebleau le lundi 27 août, pour aller coucher à Petit-Bourg et le lendemain à Versailles.

Le roi témoigna ne vouloir rien épargner pour se conserver une place aussi importante que Lille, et qui était personnellement une de ses premières conquêtes. Il parut surpris de la tranquillité de son armée toujours derrière le canal de Bruges, dans ce même camp où elle était venue d'Audenarde. Il y dépêcha un courrier avec un ordre positif de marcher au secours. M. de Vendôme le renvoya avec des représentations et des délais, qui lui en attirèrent un second avec les mêmes ordres encore plus pressants. Personne dans l'armée n'en comprenait l'inaction. Mgr le duc de Bourgogne pressait et faisait d'autant plus presser M. de Vendôme par ce peu de gens d'assez de poids pour l'oser faire, que ce prince se souvenait des propos d'Audenarde et de ceux qu'avait réveillés l'opposition qu'il avait montrée à attaquer le grand convoi du prince Eugène. Les efforts furent vains au premier courrier. Ils ne réussirent pas mieux au second, par le retour duquel Mgr le duc de Bourgogne ne laissa pas ignorer au roi qu'il ne tenait pas à lui ni aux généraux qu'il ne fût obéi. Vendôme demeurait ferme en ses remises et ne voulait point s'ébranler.

À cette dernière désobéissance le roi se fâcha autant qu'il put se fâcher contré M. de Vendôme, et dépêcha un troisième courrier avec le même ordre à ce duc et un autre ordre particulier à son petit-fils de marcher avec l'armée, malgré M. de Vendôme, s'il continuait à vouloir différer. Alors il n'y eut plus moyen de s'en défendre, mais [il marcha] avec lenteur, sous prétexte de rassembler ce qui était séparé et de faire les dispositions nécessaires. Plus de prévoyance, ou plutôt de volonté, eût prévenu ce dernier délai dans un temps où [on] en avait perdu un si précieux, et où tous les instants n'en étaient que plus chers. Lorsqu'il fallut se déterminer sur le choix de la route à prendre pour joindre le duc de Berwick qui avait reçu les ordres pour s'avancer de son côté, M de Vendôme maître absolu, ou complaisant sans réplique, comme il lui convenait pour ses vues, et comme il l'avait bien montré à Audenarde, sur l'attaque du convoi, et en dernier lieu pour se mettre en marche de Lawendeghem, ne voulut admettre aucun raisonnement; il décida avec autorité pour le chemin de Tournai, et dit en même temps que, lorsqu'on s'approcherait de Lille, il permettrait les délibérations, parce que les divers partis qu'on pourrait prendre le mériteraient bien.

Le détail de ce qui se passa jusqu'à la jonction serait ici inutile. Il suffit de dire que Mgr le duc de Bourgogne arriva avec son armée le mardi 28 août à Ninove sur le minuit. Le lendemain jeudi 29, le duc de Berwick le vint saluer sur les neuf heures du matin. Il était accompagné d'un très petit nombre de gens principaux de son armée qu'il avait laissée à Garrfarache, et qui joignit le 30 la grande, armée dans sa marche à Lessines.

Berwick, avec ses dignités et son bâton de maréchal de France, orné des lauriers d'Almanza, et plus que tout cela aux yeux du roi, bâtard encore plus que Vendôme puisqu'il l'était lui-même, passa comme ses confrères sous les Fourches claudiennes le jour même de la jonction de son armée, pour laquelle il prit l'ordre du duc de Vendôme avec une indignation dont il ne se cacha pas. Il ne mit pas le pied chez M. de Vendôme; il déclara publiquement qu'il remettait son armée à Mgr le duc de Bourgogne, pour être incorporée dans la sienne par un nouvel ordre de bataille et de campement; qu'il n'avait plus rien à y faire, qu'il ne prétendait à aucun commandement, ni à aucune fonction, et qu'il ne se mêlerait de quoi que ce soit, sinon de se tenir auprès de la personne de Mgr le duc de Bourgogne.

Razilly s'en était allé pour ne plus revenir à cause de la mort de sa femme, et d'O avait été mis en sa place auprès de M. le duc de Berry. Le maréchal de Matignon était allé malade à Tournai, avec un passeport des ennemis. Il y fut assez mal, et de là, sous prétexte de sa santé, gagna Paris d'où il eût mieux fait de n'avoir bougé. Berwick avait proposé cet expédient pour s'épargner le calice de prendre l'ordre. Il fut accepté pour le lui éviter chaque jour, mais le roi se roidit à le lui faire avaler une fois en arrivant, pour qu'il ne manquât rien au triomphe de Vendôme sur tous les maréchaux de France. On peut juger de l'effet que produisit cette suspension et cette séparation dans l'armée; quelle aigreur! quelle division! Jamais armée si formidable qu'après cette espèce d'incorporation: cent quatre-vingt-dix-huit escadrons, quarante-deux en outre de dragons, cent trente bataillons outre, ce qui en fut dispersé dans les places et dans les postes, et ce qui n'avait pas rejoint depuis Audenarde; tous les corps distingués, la plupart des vieux et de ceux d'élite, celle de la cour en militaire; double équipage de vivres et d'artillerie, abondance d'argent et de toutes choses, commodités à souhait du pays et du voisinage de nos places; vingt-trois lieutenants généraux, vingt-cinq maréchaux de camp en ligne, soixante-dix-sept brigadiers, en un mot, ce qui de mémoire d'homme ne s'était jamais vu, et une ardeur de combattre qui ne pouvait être plus vive, plus naturelle, plus générale.

Dans cet état, on marcha à Tournai; on y séjourna pour faire passer la rivière plus commodément, et on comptait sur un combat décisif. Beauvau, évêque de Tournai, publia des dévotions pour implorer la bénédiction de Dieu sur nos armes. Mgr le duc de Bourgogne y assista entre autres à une procession générale. La cabale et les libertins ne le lui pardonnèrent pas; les interprétations furent les plus malignes, et fort publiques; on trouva d'ailleurs que son temps eût été plus nécessairement employé à des délibérations sur les partis à prendre au sortir de Tournai, et que c'était prier que de s'acquitter d'un devoir si urgent et si principal. Il y avait en effet beaucoup à s'aviser sur les différents partis à prendre, mais il n'y eut presque point de consultations. Ce peu même fut aigre et tumultueux. Vendôme saisit toute l'autorité; le jeune prince, trop battu, trop mal soutenu, le laissa faire. Chacun de ce qui était là de principal trembla et mesura ses paroles. Berwick, uniquement attaché à suivre Mgr le duc de Bourgogne, se renfermait à lui dire en particulier ce qu'il pensait, et affectait assez de témoigner son mécontentement et son inutilité. Il s'en ouvrit en particulier à d'O, et continua à ne voir Vendôme que chez le prince, improuvant en effet la plupart de ce qui se faisait.

Vendôme se prenait à lui aigrement de sa réserve, de son inutilité, de son air de censeur dans son silence, surtout des douces oppositions que le jeune prince montrait quelquefois à ses sentiments, quoique inutilement: Berwick ne fut pas ménagé par la cabale, mais elle ménagea incomparablement moins l'héritier nécessaire de la couronne, et acheminait contre lui ses desseins à grands pas. Enfin, parmi toutes ces agitations, on envoya les bagages à Valenciennes, on acheva de passer l'Escaut à Tournai. On en partit le 2 septembre, et on se mit à longer la Marck par des pays coupés et fâcheux, doublant presque le chemin à cause de la tortuosité du ruisseau. Jusqu'au capitaine des guides trouvait ce parti-là le moins bon de tous à prendre, soit que l'armée se fût éloignée du cours du ruisseau pour le doubler après à sa source, comme on fit, soit qu'elle l'eût passé près de Tournai où il n'y avait rien de plus facile. Après beaucoup de peine et de fatigue, elle arriva le 4 septembre à Mons-en-Puelle, vers la source de la Marck, où elle séjourna cinq jours. Elle s'était approchée ainsi du grand chemin de Douai à Lille. Elle attendait Saint-Hilaire, avec beaucoup d'artillerie de Douai pour en être joint à Orchies. Marlborough campait cependant au dedans de la Marck, sa droite à Pont-à-Marck, sa gauche à Pont-à-Tressin. Pendant ce petit séjour de notre armée il faut voir ce qui se passait à la cour, d'où elle attendait des ordres sur le choix des partis à prendre.

L'agitation y était extrême, jusqu'à l'indécence. On n'y était occupé que de l'attente d'une bataille décisive; chacun était entraîné à la désirer dans la réduction où en étaient les choses; il ne semblait même plus permis d'en douter.

L'heureuse jonction des deux armées avait été regardée comme un présage certain du succès. Chaque retardement aigrissait l'impatience; depuis le départ de Tournai jusqu'au courrier dépêché de Mons-en-Puelle, il n'en était point venu. Chacun était dans l'inquiétude, le roi même demandait des nouvelles aux courtisans, et ne pouvait comprendre ce qui retardait les courriers. Les princes et tout ce qui servait de seigneurs et de gens de la cour étaient dans cette armée. On voyait à Versailles le danger de ses plus proches, de ses amis, et, les fortunes en l'air des maisons les plus établies. Les prières de quarante heures étaient partout; Mme la duchesse de Bourgogne passait les nuits à la chapelle, tandis qu'on la croyait au lit, et mettait ses dames à bout par ses veilles. À son exemple, les femmes qui avaient leurs maris à l'armée ne bougeaient des églises. Le jeu, les conversations même avaient cessé. La frayeur était peinte sur les visages et dans les discours d'une manière honteuse. Passait-il un cheval un peu vite, tout courait sans savoir où. L'appartement de Chamillart était investi de laquais, jusque dans la rue; chacun voulait être averti du moment qu'il arriverait un courrier; et cette horreur dura près d'un mois jusqu'à la fin des incertitudes d'une bataille. Paris, comme plus loin de la source des nouvelles, était encore plus troublé, les provinces à proportion davantage. Le roi avait écrit aux évêques pour qu'ils fissent faire des prières publiques, et en des termes qui convenaient au danger; on peut juger quelle en fut l'impression et l'alarme générale.

La flatterie parmi tout cela ne laissait pas de se présenter de front, et de se transformer en mille différentes manières; jusque-là que Mme d'O s'en allait plaignant le sort de ce pauvre prince Eugène, dont les grandes actions et la réputation allaient périr avec lui dans une si folle entreprise, et que, tout ennemi qu'il était, elle ne pouvait s'empêcher de regretter un capitaine d'un si rare mérite. La cabale, plus bruyante que jamais, répondait d'une victoire assurée et de la certitude que le secours de Lille ne pouvait échapper à M. de Vendôme. J'écoutais ces propos avec indignation; j'avais très présent tout ce qui s'était passé avant et après Audenarde; qu'il n'avait fallu rien moins pour ébranler M. de Vendôme de derrière le canal de Bruges que trois ordres exprès par trois courriers consécutifs, et le dernier chargé d'un ordre précis à Mgr le duc de Bourgogne de faire marcher l'armée malgré lui, s'il s'y opposait encore; les délais que sous divers prétextes il y avait apportés; le choix d'autorité d'un chemin le plus long; treize jours de marche, de son aveu, pour arriver sur Lille, encore s'il n'arrivait point d'embarras, sans compter les séjours imprévus et nécessaires. Il fallait, disait-il après, le temps de délibérer le par où on s'y prendrait pour le secours. Je voyais un si grand temps perdu, et si précieux, tant de loisir au prince Eugène de bien assurer toutes ses avenues et cependant de presser le siège, et à Marlborough de bien choisir ses postes, de les reconnaître, de prévoir tout, pour, de quelque côté qu'on voulût percer, se présenter au-devant avec tous ses avantages, que le projet de Vendôme et de sa cabale, qui m'avait saisi en gros dès le choix de Mgr le duc de Bourgogne pour commander cette armée, me devint évident. Je ne crus jamais que M. de Vendôme voulût secourir Lille, mais qu'après avoir osé attaquer le prince aussi hardiment et aussi cruellement qu'il avait fait de dessein manifestement formé, pendant toute la campagne, sa résolution était bien prise de lui faire avorter ce secours si important entre les mains, de l'accabler de tout le blâme, et de l'écraser de la sorte sans retour.

Un soir que, dans l'impatience de ce courrier qu'on attendait toujours de Mons-en-Puelle, je causais chez Chamillart avec cinq ou six personnes de sa famille après souper, et où était La Feuillade, pénétré de ma conviction et du dépit de toutes les vanteries de bataille; de victoires et de secours que j'entendais là sans mot dire de colère, jusqu'à en désigner le jour et le moment, la patience m'échappa tout d'un coup, et je proposai à Cani, que j'interrompis, de parier quatre pistoles qu'il n'y aurait point de combat, et que Lille serait pris et point secouru. Grand bruit parmi ce peu que nous étions d'une proposition si étrange, et force questions des raisons qui m'y pouvaient porter. Je n'avais garde de leur dire la véritable; je répondis froidement que c'était mon opinion. Cani et son père, à l'envi, me protestèrent que, outre le désir ardent de Vendôme et de toute l'armée, les ordres les plus précis et les plus réitérés étaient partis pour le secours; que c'était jeter mes quatre pistoles dans la rivière que de les parier; et qu'ils m'en avertissaient parce que Cani parierait à jeu sûr. Je leur dis avec le même flegme, mais qui couvrait tout ce qui bouillait en moi, que j'étais persuadé de tout ce qu'ils avançaient, mais qu'en deux mots je ne changeais point d'avis, et que je le soutenais à l'anglaise. Je fus encore exhorté, je tins bon, et toujours avec ce peu de paroles. À la fin, ils consentirent en se moquant de moi, et Cani me remerciant du petit présent que je lui voulais bien faire. Nous tirâmes quatre pistoles lui et moi de notre poche, et nous les mîmes entre les mains de Chamillart. Jamais homme ne fut plus étonné. En serrant ces huit pistoles, il m'emmena tout à l'autre bout de la chambre. « Au nom de Dieu, me dit-il, faites-moi la grâce de me dire sur quoi vous fondez votre persuasion, car je vous répète, en foi d'homme d'honneur, que j'ai dépêché les ordres les plus positifs, et qu'il n'y a plus aucun moyen de s'en dédire. » Je me tirai d'avec lui par le temps perdu que les ennemis auraient bien employé, et par l'impossibilité qui se trouverait à l'exécution des ordres et des désirs. Je n'avais garde, quelque intimes que nous fussions, d'en dire davantage à un pupille de Vaudemont et de ses nièces, et aussi entêté de Vendôme, et trop homme d'honneur, mais trop incapable cri même temps d'ouvrir les yeux pour espérer de lui faire rien voir d'un projet qu'ils n'avaient eu garde de lui laisser apercevoir, et pour lequel, sans s'en douter, il les avait jusqu'alors si utilement servis.

Rien de plus simple que ce pari et que la manière dont il s'était fait, dans un particulier où je passais une partie de presque toutes mes soirées. Je n'avais pas même voulu m'expliquer sur rien, sinon tête à tête avec Chamillart, de l'amitié et de la discrétion duquel j'étais assuré, lorsqu'il me pressa dans ce bout de la chambre où il me promit même le secret de ce que je lui dirais, et où je ne lui dis rien que de vague, de mesuré, de public. Une très prompte expérience, et très fâcheuse dans la suite, m'apprit qu'il n'y avait rien de plus imprudent. Dès le lendemain, ce pari fut la nouvelle de la cour; on ne parla d'autre chose. On ne vit point à la cour sans ennemis. Je n'y devais donner d'envie à personne; mais les amis considérables que j'y avais me faisaient regarder comme quelqu'un et quelque chose à mon âge. Les Lorrains ne me pouvaient pardonner diverses choses que j'ai racontées, et beaucoup d'autres qui n'ont pas valu la peine d'être écrites. M. du Maine, dont j'avais esquivé les prodigieuses avances et qui ne pouvait ignorer ce que je sentais sur son rang, ne m'aimait pas, par conséquent Mme de Maintenon. Je m'étais trop vivement déclaré lors du combat d'Audenarde pour que la cabale de Vendôme me le pardonnât. Ils ne laissèrent donc pas tomber mon pari. M. le Duc et Mme la Duchesse s'y joignirent pour l'affaire de Mme de Lussan que j'ai racontée, et ma cessation de les voir; d'Antin, outré fort mal à propos d'une préférence pour l'ambassade de Rome, qui même n'avait pas eu lieu, et grandement dédommagé par la fortune qu'il avait saisie depuis, s'y épargna peut-être moins que personne. Mon laconisme fit peut-être sentir aux coupables à qui et à quoi j'imputais la perte prochaine de Lille; bref, ce fut dès le lendemain un vacarme épouvantable. La noirceur alla jusqu'à m'accuser d'improuver tout, d'être mécontent et de me délecter de tous les mauvais succès. Ces propos furent soigneusement portés jusqu'au roi; ils lui furent adroitement persuadés; cette réputation de tant d'esprit et d'instruction, dont ils s'étaient si bien trouvés après mon choix pour Rome, fut renouvelée et rafraîchie dans son esprit avec art, et je me trouvai entièrement perdu auprès de lui sans le savoir que plus de deux mois après, et sans même me douter de rien à son égard de fort longtemps. Tout ce que je pus alors fut de laisser tomber ce grand bruit, et me taire pour ne pas donner lieu à pis.

Enfin ce courrier de Mons-en-Puelle tant attendu arriva, et ne fit que renouveler les transes et l'aigreur des esprits. Il rapporta que l'armée était enfin à Mons-en-Puelle campée sur quatre lignes, la droite vers Blouïs, la gauche sur Tumières, la réserve et les dragons à Alligny-sur-la-Marck, dans laquelle il n'y avait pas une goutte d'eau; qu'on attendait Saint-Hilaire et sa nombreuse artillerie venant de Douai; que les ennemis avaient leur droite appuyée vers Hennequin à un marais, leur gauche à Frettin et un autre marais, plusieurs chemins creux devant eux, surtout à leur droite; qu'ils occupaient le village d'Entiers devant leur gauche; qu'ils se retranchaient partout, et Entiers même, et qu'ils travaillaient à établir quantité de batteries; que notre armée se disposait à déboucher devant eux dans la plaine pour se mettre en bataille et tâcher à les chasser de là; que nous occupions les châteaux de Plouy-de-l'Assessoy et du Roseau, et la cense d'Ainville; que ce débouché n'avait qu'un quart de lieue de large entre les bois du Roi à gauche et le château du Roseau à droite, où commence un pays inaccessible; qu'on y travaillait à faire huit chemins; que notre grosse artillerie devait aller par Falempin, parce qu'on comptait de porter notre gauche par Seclin, vis-à-vis la droite des ennemis. En cette disposition, il y avait deux partis à choisir, l'un de déposter les ennemis de vive force, l'autre de jeter du secours dans Lille qui le pouvait aisément recevoir par le côté de la citadelle, tandis qu'on tenait les ennemis de si près. Ce dernier parti était l'avis de tous les généraux, celui de laisser consumer aux ennemis leurs munitions et leurs vivres, de les jeter dans la nécessité des convois, et d'attendre de leur impuissance ce qui ne s'en pouvait espérer par la force.

M. de Vendôme, qui avait tant hésité et retardé pour s'ébranler, qui, ferme pour le chemin de Tournai, ensuite pour longer la Marck, avait si nettement déclaré qu'il serait d'avis de mûres délibérations lorsqu'il serait question des moyens et de la manière du secours, ne s'en souvint plus dès qu'on en fut là. Il maintint fort et ferme qu'il fallait attaquer; ses dépêches ne chantaient que bataille et victoire, ses chiens de meute ne publiaient autre chose, tandis qu'ayant pu si commodément passer la Marck près de Tournai, il avait constamment refusé d'abréger huit journées, et beaucoup de peine et de fatigues, se porter de plain-pied dans un pays ouvert et tout proche de Lille, préféré les inconvénients dont il se trouvait maintenant enveloppé sur la seule crainte de trouver les ennemis au-devant de lui avant d'être suffisamment déployé devant eux, sur la seule confiance de les écraser à force d'artillerie qui lui en fit aller chercher le renfort de Saint-Hilaire par le long détour qu'il voulut prendre. Mais parlons ici franchement. Rien de tout cela; mais le second tome d'Audenarde, mais plus pourpensé. La même lenteur et la même opiniâtreté à s'ébranler, la même ruine par la perte d'un temps précieux, ne rien faire quand il pouvait tout faire, vouloir tout quand il ne pouvait plus rien, et qu'il le sentait mieux que personne. Ainsi voulut-il passer la nuit comme on était après le combat d'Audenarde, et le recommencer le lendemain, quoiqu'il vît ce dessein insensé et impraticable; ainsi publia-t-il qu'il eût battu les ennemis si on l'eût voulu croire, pour affubler Mgr le duc de Bourgogne du dommage et de la honte de toute cette action, et s'en attirer gloire et honneur, tandis que, complaisant une seule fois à l'opposition de l'attaque du convoi, pour l'insulter mieux, il s'était rendu si absolu toutes les autres, et l'avait si audacieusement montré au jeune prince parlant publiquement à lui. On voit la même conduite, la même cadence en ce secours; et quand par ses lenteurs et ses détours, en fermant la bouche à tout le monde, il a tant fait que de laisser prendre et accommoder en plein loisir à Marlborough un poste inattaquable, et qu'il juge très bien qui ne s'attaquera pas, il ferme la bouche à tous après avoir promis la liberté de délibérer, crie, écrit, corne bataille et victoire, et prépare à Mgr le duc de Bourgogne tout l'affront d'avoir manqué le secours.

Ce prince, qui n'avait pas oublié les propos d'Audenarde, tint aussi pour attaquer les ennemis. Ce courrier tant attendu fut dépêché pour recevoir les ordres du roi sur le parti auquel on devait s'arrêter, tandis que les dispositions s'achevaient, et que Saint-Hilaire se hâtait de joindre. Mais ce ne fut pas tout ce qu'il rapporta. On apprit que le jour qu'on était arrivé à Orchies, M. de Vendôme avait fait passer à Pont-à-Marck quelques troupes de l'autre côté de ce ruisseau pour reconnaître les ennemis qui, le ruisseau entre eux et notre armée, l'avaient côtoyé le plus près qu'ils avaient pu, et que ce détachement les ayant trouvés éloignés, parce que ce jour-là ils s'étaient mis dans le poste que je viens d'expliquer, M. de Vendôme envoya prier Mgr le duc de Bourgogne de pousser à Pont-à-Marck où il était, et où il lui avait proposé de faire passer l'armée; que tous les officiers généraux trouvèrent dangereux de se commettre à une action demi-passés, ce qui pouvait arriver si le duc de Marlborough était averti à temps et se reployait sur nous; que Mgr le duc de Bourgogne ne se déclara pas assez nettement, quoique Cheladet, lieutenant général, criât qu'il fallait rompre son épée et n'en porter jamais si on ne passait point dans un moment si favorable; que le duc de Berwick, outré de tout ce que j'ai raconté, garda un silence opiniâtre; qu'enfin le temps s'étant écoulé en délibérations, la marche s'était continuée sur Orchies. Il n'est pas croyable le bruit qu'en fit la cabale, et les avantages qu'elle en prit sur le fils de la maison dans sa maison même, et partout. Il retentit dans les provinces et dans Paris par, le soin de ses émissaires, et cela s'établit et pénétra partout. Comme il venait peu de lettres de Flandre, et toutes laconiques et vaines, chacun s'étant fait sage par son expérience, il n'est pas possible de représenter l'excès de l'étonnement, lorsqu'au retour de tout le monde de l'armée, on sut que tout ce qu'il y avait de véritable de ce grand débat de Pont-à-Marck, c'était qu'Artagnan, lieutenant général, y avait passé en effet à la tête d'un gros détachement, avec ordre de longer la Mark de l'autre côté jusqu'à sa source, qui en était fort proche, afin de reconnaître le pays et d'y faire faire trois chemins pour faciliter l'armée à reployer sur les ennemis après qu'elle aurait doublé la source de la Marck; le tout sans que M. de Vendôme, ni autre quel qu'il fût, eût imaginé de faire passer l'armée à Pont-à-Marck, de l'autre côté de ce ruisseau, ni de changer quoi que ce fût au premier projet.

La nouvelle consultation faite au roi par les dépêches de ce courrier si l'on combattrait ou non, le fâcha à tel point, après les ordres positifs qu'il en avait donnés tant de fois qu'il ne put s'empêcher, contré sa coutume, d'en laisser voir sa colère. Il dit avec émotion que, puisqu'ils voulaient encore des ordres, ils en auraient trois heures après, et trois heures après son arrivée ce même courrier repartit avec des ordres plus pressants que jamais. Mais on n'en fut pas quitte pour ce mensonge de dispute de Pont-à-Marck. Il fut répandu avec une assurance et un déchaînement qui ferma la bouche jusqu'au retour des officiers principaux de l'armée de Flandre, qu'il s'était tenu un conseil de guerre à Mons-en-Puelle pour discuter le pour et le contre de l'attaque des ennemis, et si le pour l'emportait, les moyens et la manière de la faire; que d'O et Gamaches bonnetèrent : les officiers généraux leur représentèrent avec autorité qu'il s'agissait beaucoup moins de la conservation de Lille que de celle des princes; qu'intimidés de la sorte, M. de Vendôme fut le seul pour l'attaque; que Mgr le duc de Bourgogne, qui était d'abord de cet avis, se rendit à l'opinion uniforme des officiers généraux; que M. le duc de Berry maltraita un peu le duc de Guiche en ce conseil; que le duc de Berwick se déclara aussi pour la négative; que ce fut en conséquence de ce qui s'était passé en ce conseil que le courrier avait été dépêché pour consulter encore une fois le roi et recevoir ses derniers ordres; que Vendôme y avait parlé aigrement et fortement, mais en général, et qu'en sortant de l'assemblée il avait traité d'O et Gamaches durement. Il est inconcevable avec quelle célérité cette nouvelle fut répandue, fut reçue, pénétra tout, révolta tout le monde, et fit de bruit et de désordre. La cour, Paris, les provinces en retentirent. D'O et Gamaches y passèrent pour avoir agi dans l'esprit et le désir de Mgr le duc de Bourgogne, sans lequel ils n'eussent osé d'eux-mêmes se charger d'une commission si dangereuse, si honteuse, si importante, d'où résultèrent des cris et des clameurs sans retenue aussi tristes contre Mgr le duc de Bourgogne, que flatteurs pour le duc de Vendôme. Toutefois ce qu'il y eut de véritable est qu'il ne fut non seulement pas la moindre question de conseil de guerre, mais pas même mention de consulter personne. Bien est-il vrai que la cabale que Vendôme avait dans l'armée fit si bien qu'elle persuada généralement toutes les troupes, mais sans dire un mot de ce conte imaginaire de conseil de guerre, que le duc de Vendôme et les siens seuls voulaient combattre, que Mgr le duc de Bourgogne s'y opposait; que cela fit un fracas étrange dans l'ardeur où elles étaient d'en venir aux mains, et l'impatience extrême des retardements, d'où la licence s'y glissa au point qu'elles se mirent à crier au Vendômiste ou au Bourguignon sur ceux qui passaient à la tête des camps ou des postes, suivant l'attachement qu'elles leur croyaient, et plus encore suivant l'opinion bonne ou mauvaise qu'elles avaient de leur courage. Cela dura, entretenu sous main, après avoir été excité de même. Le contrecoup en fut porté avec la dernière promptitude à la cour, à Paris, dans les provinces, à nos autres armées, enfin jusque chez les étrangers et chez les ennemis, et fit l'effet le plus sinistre. Je me contente ici d'un récit nu dans la plus exacte vérité. Il est tellement au-dessus de toute réflexion que je n'y en ferai aucune.

CHAPITRE XX. §

Chamillart à l'armée. — Aigreur hardie de M. le Duc. — Vendôme et Berwick replâtrés par Chamillart. — Canonnade d'Entiers. — L'armée repasse l'Escaut. — Chamillart de retour à Versailles. — Divers mouvements du roi. — Indifférence de Monseigneur. — Monseigneur entraîné pour toujours contre Mgr le duc de Bourgogne. — Audacieux et calomnieux fracas contre Mgr le duc de Bourgogne. — Mensonge en plein sur le P. Martineau. — Mensonges en plein sur Nimègue et Landau. — Prévention du roi. — Déchaînement incroyable contre Mgr le duc de Bourgogne. — Fautes sur fautes de Vendôme. — Mort et deuil d'un fils de quatre ans et demi de M. du Maine. — Misère de M. le Prince. — Ducasse arrive avec les galions. — Exilles et Fenestrelle pris par le duc de Savoie. — Éloge du maréchal de Boufflers et ses soins à Lille. — Grande défense à Lille. — Le chevalier de Luxembourg se jette avec secours dans Lille; est fait lieutenant général. — L'électeur de Bavière à Compiègne, où Chamillart le va trouver. — Bruxelles tristement manqué par l'électeur de Bavière. — Inondations et mouvements contre les convois. — La Motte chargé de s'opposer au convoi. — Sa protection; son caractère. — Battu par le convoi de Winendal.

Parmi tout cela, Vendôme, presque toujours au lit ou à table à Mons-en-Puelle, déchargé, suivant sa coutume, de tous les détails sur les uns et sur les autres, ne pensa jamais qu'à multiplier ses chemins et son artillerie, et ne compta de venir à bout des ennemis qu'en les écrasant par un feu d'enfer. Au retour du courrier, et Saint-Hilaire prêt à joindre, la surprise fut extrême à la cour d'y voir disparaître Chamillart, et à l'armée de l'y voir arriver presque aussitôt que le courrier. En effet, le 7 septembre, un vendredi matin, ce courrier si souvent nommé arriva à Versailles, et en fut redépêché trois heures après. Quelques heures ensuite il en fut envoyé un autre pour faire avancer l'escorte au-devant de Chamillart, et le soir de, ce même jour, ce ministre partit à huit heures et demie de Versailles, allant coucher comme on crut à l'Étang, mais pour l'armée de Flandre. Il arriva à Mons-en-Puelle le lendemain samedi à six heures du soir.

La cabale triompha de ce voyage avec cette audace, vrai ou faux, de tirer avantage de tout. Elle publia que le seul objet de ce voyage était d'arrêter M. de Vendôme dans l'importance de ses fonctions, qu'il voulait tout quitter, que ce contretemps avait paru si fâcheux que le roi avait mieux aimé se priver pour quelques jours de son ministre, quoique si nécessaire dans les circonstances présentes, et l'envoyer au duc de Vendôme pour l'empêcher, comme que ce pût être, d'abandonner l'armée et les affaires de la guerre, comme il le voulait. D'autres plus simples débitèrent que le roi, embarrassé de tant d'avis divers sur un point si critique, avait envoyé Chamillart, instruit à fond de ses intentions, pour écouter chacun sur les lieux; décider ensuite, et gagner ainsi le temps qui se perdait en courriers. Mais la vérité est que le roi, qui, sur les ordres si exprès et si positifs qu'il venait de donner par ce dernier courrier, ne doutait pas d'une bataille à son arrivée, désira que Chamillart fût sur les lieux pour être en état, après le combat, d'ordonner de toutes choses pour que rien ne manquât et en bien profiter s'il était heureux, ou s'il bastait mal, mettre ordre à tout, et empêcher les suites de têtes tournées comme à Ramillies, veiller à la conservation de tout ce qui se pourrait en surintendant dont les ordres s'étendent dans tous les départements, en homme d'autorité et de confiance à la main des généraux, capable de, consulter avec eux et de les décharger de tous autres soins que des purement militaires. Quelque sage que fût cette mission, la plupart la trouvèrent ridicule. M. le Duc, toujours enragé de ne rien faire, dit tout haut qu'il n'était pas douteux que ce voyage n'eût fait plaisir à tout le monde, parce que, dès qu'on l'avait su, chacun en avait pensé mourir de rire. Cani demeura auprès du roi pendant l'absence de son père, lui porta les dépêches, écrivit plusieurs fois sous lui les réponses ou les ordres qu'il dictait, et pourvut au courant des affaires, ce qui parut d'une confiance bien singulière, pour son âge.

Le duc de Berwick donna un lit à Chamillart. Il travailla sur-le-champ à raccommoder le duc de Vendôme avec lui. Que ne peut point un ministre et un ministre favori? Les deux ducs se visitèrent réciproquement; Berwick consentit à parler et à traiter affaires avec Vendôme, mais toujours sans vouloir de commandement. Mgr le duc de Bourgogne se rapprocha aussi de Vendôme, qui, éloigné de nouveau, daigna, de son côté, faire quelques pas. Tout cela fut brusque, mais sincère aussi, comme on le peut imaginer. Ils passèrent en délibérations la plupart de la nuit. M. le duc de Berry y fut admis à tout, et y montra du sens et beaucoup d'envie de faire. Aussi, pour le dire en passant, Vendôme le fit-il fort valoir, et sa cabale ne perdit point d'occasion de l'exalter de toute la campagne. C'était le fils favori de Monseigneur, à qui ils n'avaient garde de déplaire; c'était exciter la jalousie de Mgr le duc de Bourgogne, s'ils l'avaient pu, et c'était se servir de l'un pour perdre et plus sûrement anéantir l'autre.

Le 9, lendemain de l'arrivée de Chamillart, il passa les défilés avec les princes, les ducs de Vendôme et de Berwick, et une très courte élite d'officiers généraux, et furent reconnaître les retranchements des ennemis. Ils les longèrent de très près d'un bout à l'autre, y essuyèrent même assez de feu, et dès lors il résulta de cet examen une impossibilité réelle de forcer un poste si bon de soi, auquel l'art avait ajouté tout ce qui s'en pouvait attendre. Ils occupaient le même terrain que j'ai expliqué de la Marck à la Deule, ayant Temple-Mars au centre. Malgré ce qui sautait aux yeux de tous, Vendôme tint toujours fort et ferme pour attaquer. C'était un parti pris qui convenait trop à ses vues pour l'abandonner, un parti conforme aux ordres tant de fois réitérés, aux désirs si marqués du public, à l'ardeur si manifestée des troupes, un parti de valeur et d'audace, qui le ferait briller de gloire à bon marché, parce qu'il en voyait bien l'exécution impossible, et qu'il n'était pas assez fou pour l'entreprendre contre sa propre conviction, et contre l'avis sans exception de tout ce qui avait été admis à cette importante promenade. Cette artificieuse rodomontade n'empêcha pas Chamillart, libre en Flandre de la tutelle de Vaudemont et de ses nièces, de mander au roi la vérité telle qu'il l'avait trouvée et que l'avaient vue comme lui tous ceux qui avaient visité les lignes de Marlborough avec lui, et nettement que les choses étaient en tel état, qu'on avait eu raison de lui demander encore une fois ses ordres. Il en fallait croire ce ministre si peu prévenu pour Mgr le duc de Bourgogne, si admirateur du duc de Vendôme, et qui sortait d'être témoin de la colère du roi sur ce dernier courrier, et des ordres que lui-même avait dépêchés par les siens trois heures après son arrivée.

Le 10, l'armée marcha, passa sans aucun obstacle partie dans la source de la Marck, partie au-dessus, et se mit la droite à Ennevelin, le centre à Avelin, la gauche à l'hôpital près d'Houpelin. Mais les ennemis ayant retiré la même nuit quatre brigades d'infanterie et quelques dragons qu'ils avaient dans Seclin, nous y portâmes notre gauche. M. de Vendôme fit canonner le village d'Entiers, auquel leurs retranchements étaient attachés, et qu'ils avaient aussi très bien retranché. Ils canonnèrent aussi notre camp, surtout ce qui se trouva le plus vis-à-vis d'Entiers. M. de Vendôme, qui, avec sa présomption accoutumée, ne doutait pas de trouver Entiers abandonné, trouva fort étrange que rien n'y eût branlé, et qu'il ne parût pas au bout de dix-huit heures de canonnade que rien y fût endommagé. Les choses se trouvant au même état, le 12, sans apparence de pouvoir attaquer le village d'Entiers tandis que tant d'artillerie y réussissait si peu, et sans espérance qu'elle y fît plus d'effet, sans moyen d'attaquer les retranchements, même sans nous être rendus maîtres d'Entiers; ou au moins l'avoir détruit, les visages commencèrent à s'allonger, et M. de Vendôme à s'apercevoir que ce feu d'enfer, par lequel il avait compté de les écraser, ne leur nuirait guère et les embarrasserait encore moins. Enfin, après avoir occupé quatre jours ce camp d'où M. de Vendôme prétendait tout foudroyer, il fallut le quitter, lui-même avouant enfin qu'il ne s'y pouvait rien entreprendre. Il fut donc résolu de faire un grand tour pour les aller prendre par leurs derrières. On ne fut pas sans inquiétude qu'ils n'ouvrissent leurs retranchements pour faire à l'armée du roi la civilité de la reconduire, mais tout se passa tranquillement. Ils ne songeaient qu'à avancer leur siège, le mettre à couvert, prendre la place, et point à voler le papillon, ni à se commettre. L'armée alla donc camper à Bersé, puis à Templeuve où on voulait demeurer quelques jours; mais par le défaut de subsistance, il fallut passer l'Escaut pour en trouver. Elle le passa donc le 17, et campa la droite à Erinnes, et la gauche au Saussoy près de Tournai. On fit en même temps quelques détachements à portée de rejoindre au moment qu'on le voudrait.

Chamillart arriva de l'armée à Versailles pendant le souper du roi, le mardi 18 septembre. Le roi travailla avec lui au sortir de table jusqu'à son coucher, et ne fut qu'un moment avec les princesses. Chamillart rendit compte de tout ce qu'il avait vu, et de la pleine espérance dans laquelle il avait laissé M. de Vendôme de couper tous les convois des ennemis, et de leur ôter toute subsistance, c'est-à-dire de les réduire enfin à abandonner leur siège.

Le roi avait besoin de ces intervalles de consolation et d'espérances. Quelque maître qu'il fût de ses paroles et de son visage, il sentait profondément l'impuissance où il tombait de jour en jour de résister à ses ennemis. Ce que j'en ai raconté sur Samuel Bernard, à qui il fit presque les honneurs de ses jardins à Marly, d'intelligence avec Desmarets, pour en tirer un secours qu'il refusait, et qui ne se pouvait trouver ailleurs, en est une grande preuve. On remarqua beaucoup à Fontainebleau que la ville de Paris y étant venue le haranguer à l'occasion du serment de Bignon nouveau prévôt des marchands, comme Lille venait d'être investie, il répondit non seulement avec bonté, mais qu'il se servit du terme a de reconnaissance pour sa bonne ville, n et qu'en le prononçant son visage s'altéra, deux choses qui de tout son règne ne lui étaient point échappées. D'un autre côté, il avait quelquefois des distractions de fermeté qui édifiaient moins qu'elles ne surprenaient. Lors de la jonction du duc de Berwick avec la grande armée, il remarqua un soir, chez Mme de Maintenon, beaucoup de tristesse et d'inquiétude en Mme la duchesse de Bourgogne. Il s'en étonna et lui en demanda la causa. Il chercha à la rassurer par le repos et la satisfaction qu'il se sentait de la jonction de ses armées.

« Et les princes, vos petits-fils? reprit-elle vivement. J'en suis en peine, lui répondit-il, mais j'espère que tout ira bien. Et moi, répliqua-t-elle, c'est de cela aussi que je suis triste et en peine. » Le roi, lors de ce frémissement de la cour que j'ai raconté sur l'attente à tous moments d'une bataille, désolait la cour par ses sorties de tous les jours de Versailles pour la chasse ou pour la promenade, parce qu'on ne pouvait savoir qu'après son retour les nouvelles qui arrivaient pendant qu'il était dehors: soit que ce fût une habitude qu'il ne voulût pas montrer dépendante de son inquiétude, soit qu'il n'en eût pas assez pour que ces amusements lui cédassent.

Pour Monseigneur il en paraissait tout à fait exempt, jusque-là que le jour qu'on attendait Chamillart de retour de Flandre, après Ramillies, où le roi l'avait envoyé voir et chercher lui-même des nouvelles dont lui ni personne ne recevait aucune, Monseigneur s'en alla dîner à Meudon, et dit qu'à son retour il saurait toujours bien les nouvelles. Il en fit autant plus d'une fois, tandis que cette attente d'une bataille en Flandre, pour le secours de Lille, collait tout le monde aux fenêtres pour voir arriver les courriers. Il se trouva présent lorsque Chamillart vint apporter au roi la nouvelle de l'investiture de cette place, et qu'il en lut la lettre. À la moitié Monseigneur s'en alla. Le roi le rappela pour entendre le reste. Il revint et l'entendit. La lecture achevée, il s'en alla encore, et sans avoir dit un seul mot. Entrant chez Mme la princesse de Conti, il y trouva Mme d'Espinoy, qui avait des grands biens de ses enfants en Flandre, et qui avant ceci comptait d'aller faire un tour à Lille. « Madame, lui dit-il en arrivant et en riant, comment feriez-vous à cette heure pour aller à Lille? » Et tout de suite leur en apprit l'investiture. Ces choses-là blessaient véritablement Mme la princesse de Conti. Arrivés à Fontainebleau pendant tous les mouvements de cette armée, Monseigneur se mit un jour à réciter, par amusement, une longue enfilade de noms bizarres d'endroits de la forêt. « Mon Dieu, Monseigneur, s'écria-t-elle, la belle mémoire que vous avez là! C'est bien dommage qu'elle ne soit chargée que de pareilles choses! » Il ne tint qu'à lui de sentir le reproche, mais il ne songea pas qu'il en pût profiter.

Malgré cette insensibilité, la cabale de Vendôme, dont il était environné et possédé, réussit auprès de lui dans toutes ses vues. Il loua fort un soir à son coucher M. le duc de Berry devant tout le monde; il le fit encore d'autres fois, et jamais il ne fit mention en bien de Mgr le duc de Bourgogne. Il dit même une autre fois à son coucher qu'il ne le comprenait point, qu'il s'était trouvé plusieurs fois à la tête des armées, mais qu'il n'y avait jamais contredit MM. de Duras, de Lorges et de Luxembourg, avec qui il était, parce qu'il les croyait plus capables que lui. Il oubliait apparemment Heilbronn, où il ne voulut jamais attaquer le prince Louis de Bade, quoi que pût faire et lui dire M. le maréchal de Lorges, lui en remontrer l'importance et la facilité, qui l'a eu sur le coeur toute sa vie. La crédulité de Monseigneur pour ceux qui l'obsédaient allait à un point incroyable à qui n'en a pas eu l'expérience, comme j'aurai occasion dans la suite de le montrer. Il avala donc contre son propre fils tout le poison qui lui fut présenté; il laissa voir qu'il en était plein, et il n'en revint de sa vie. Son goût n'était pas pour lui ni pour ceux qui avaient eu soin de son éducation. Une piété trop exacte le contraignait et l'importunait; son coeur était pour le roi d'Espagne, et ne s'est jamais démenti pour lui. Il aimait aussi M. le duc de Berry, qui l'égayait par son goût pour la liberté et les plaisirs. La cabale en sut bien profiter. Elle avait un trop puissant intérêt à écarter foncièrement Mgr le duc de Bourgogne de l'estime, de l'affection, de la confiance de Monseigneur, qu'ils voulaient gouverner, quand il serait le maître, et n'avoir point à lutter contre le fils et l'héritier de la maison, pour ne pas entretenir soigneusement l'éloignement qu'ils avaient formé.

Ils se mirent donc, au retour de Chamillart, à publier hardiment que Vendôme seul avait voulu combattre dans tous les temps, qu'il eût fait lever lé siège honteusement aux ennemis, qu'il les aurait battus, écrasés, sauvé la France, si à dix fois différentes on eût voulu le croire. L'éponge était passée sur Audenarde, les délais du départ de derrière le canal de Bruges effacés, l'oisiveté réelle de Mons-en-Puelle ignorée. Tout retentit des mensonges grossiers du dessein proposé à Pont-à-Marck, et du conseil de guerre de Mons-en-Puelle. La carte blanche avait, ajoutaient-ils faussement, été envoyé depuis à leur héros, mais trop tard, et ces éloges redoublés retombaient à plomb contre Mgr le duc de Bourgogne. On rappela tout ce qui avait été inventé de pis sur Audenarde, on lui disputa les choses précédentes les plus notoires qui lui avaient fait le plus d'honneur, qui jusqu'alors étaient demeurées certaines sans contredit aucun. On lui reprochait ce qui s'était passé à Nimègue, dont j'ai parlé. M. du Maine, sur qui tout porta à la double douleur du roi, qui ne l'a pas fait servir depuis, trouvait trop bien son compte à la confusion du fait passé, que la cabale n'avait garde de l'oublier, et de n'y pas insister. Elle obscurcissait le jeune prince à Brisach, et semait avec adresse que, las de tant d'efforts qu'il y avait faits, et prévoyant qu'il lui en coûterait de plus grands encore devant Landau, il était revenu avec tant de promptitude qu'il n'en avait reçu la permission qu'en chemin.

Les plus modérés en apparence prirent un autre tour, et d'une adresse bien plus dangereuse. Ils n'accusaient point sa valeur et ne disaient rien qui eût un air odieux; ils s'en prirent à sa dévotion. Ils disaient que la réflexion sur tant de sang répandu, sur la perte de tant d'âmes, sur la mort de tant de gens tués sans confession, s'il donnait la bataille, l'avait épouvanté; qu'il n'avait pu se résoudre d'en être responsable à Dieu; que par cette raison il avait voulu s'en décharger sur le roi, et avoir encore une fois ses ordres précis; que c'est ce qui lui avait fait dépêcher ce courrier de Mons-en-Puelle. De là ils passaient aux raisonnements politiques, discutaient le peu d'aptitude d'un prince si scrupuleux pour commander des armées et gouverner un royaume; rendirent autant qu'ils purent sensibles leurs craintes et leur opinion. De là tombant sur quelques amusements véritablement trop petits, et sur d'autres déplacés de ce prince, ils exagérèrent quelques tenues de table trop longues, et quelques parties de volant, et tournèrent en ridicule des mouches guêpes crevées, un fruit dans de l'huile, des grains de raisin écrasés en rêvant, et des propos d'anatomie, de mécanique et d'autres sciences abstraites, surtout un particulier trop long et trop fréquent avec le P. Martineau, son confesseur. Pour rendre le prince plus petit et plus incapable, voici l'histoire qu'ils inventèrent sur du vrai qu'ils firent courir partout.

Le P. Martineau eut la curiosité de visiter les retranchements du duc de Marlborough à la suite des princes, lorsque avec les ducs de Vendôme et de Berwick, Puységur et fort peu d'autres officiers généraux et Chamillart, ils les longèrent de près, comme je l'ai raconté, pour examiner si et par où ils pouvaient être attaqués. À ce fait véritable, voici ce qu'ils y ajoutèrent de parfaitement faux. C'est que le P. Martineau était si affligé de ce que Mgr le duc de Bourgogne s'était opposé à cette attaque, qu'il l'avait mandé à ses amis, dans la crainte même d'être accusé d'avoir pu donner un avis si éloigné de son sentiment. Non contents d'un si noir artifice, et qui mettait en valeur et en fait de guerre un prince si fort au-dessous de son confesseur, ils osèrent répandre que Martineau avait eu peur qu'on ne se prît à lui dans l'armée d'un parti qui la désespérait, et qu'il n'avait pu s'empêcher de s'y laisser entendre que s'il en avait été cru, les retranchements auraient été attaqués. La calomnie devint publique. Le P. de La Chaise qui en fut averti, et qu'il se disait de plus que le P. Martineau lui en avait mandé sa pensée, se crut obligé de montrer au roi ce que le P. Martineau lui avait écrit de la curiosité qu'il avait eue, sans qu'il y eût dans toute la lettre un seul mot qui pût donner lieu à ce qui se publiait. Le P. de La Chaise la fit voir à bien des gens pour laver cette calomnie, qui ne laissa pas de porter tout entière sur Mgr le duc de Bourgogne et en ridicule et en sérieux, comme les inventeurs se l'étaient bien proposé.

Voilà donc les trois mensonges les plus impudents, les trois histoires les plus complètement composées qu'il soit possible d'imaginer, celle-ci, l'affaire de Pont-à-Marck, et le conseil de guerre de Mons-en-Puelle, ignorés parfaitement dans l'armée, démentis par tout ce qui en arriva officiers généraux et particuliers, dont l'étonnement fut extrême d'apprendre à leur retour ce dont ils n'avaient jamais ouï parler, et qui néanmoins coururent les provinces, les autres armées, et les pays étrangers, avec des circonstances à n'en pouvoir douter. Répondre au fait de Nimègue, qui l'eût osé? C'eût été rouvrir les plaies de M. du Maine, et celle du roi par conséquent. À l'égard de Brisach et de Landau la chose fut agitée en plein conseil du roi. Tallard, qui prévoyait ce qui pouvait arriver du projet de Landau, et qui, en effet, causa la bataille de Spire, ne proposa ce siège qu'à condition expresse du retour de Mgr le duc de Bourgogne, Brisach pris. Ce prince écrivit au roi pour demeurer et faire ce siège; il contesta et n'oublia rien de tout ce qu'il put représenter de plus fort. Tallard et Marsin en furent témoins, et enfin il ne partit que sur la dernière réponse du roi qui, après plusieurs refus et ordres de revenir, lui manda positivement que le siège de Landau ne s'entreprendrait résolument point, tant qu'il serait à l'armée.

Quoi de plus clair que ces réponses et que ces faits? Mais toute évidence fut ici inutile. Le complot était trop bien fait, et la cabale trop habile et trop organisée. Ses émissaires de tous états étaient infinis. Ils pénétraient partout, ils persuadaient partout les louanges de leur héros et leurs plus cruels artifices contre un prince qu'ils avaient bien résolu de perdre, et contre qui, après en avoir tant fait, ils ne se crurent pas en sûreté de reculer, mais dont ils n'eurent jamais la moindre envie. Maîtres déjà de la maison paternelle, comment ne l'être pas du public? On a vu à quel point ils avaient persuadé et aliéné Monseigneur et tous les avantages qu'ils avaient pris sur le roi, malgré Mme la duchesse de Bourgogne, et Mme de Maintenon même. Outre ce qu'il lui échappait à ses bâtards et à ses valets de trop conforme aux impressions qu'il recevait d'eux, toujours à l'affût de lui en donner des plus sinistres, il s'étonna aigrement plus d'une fois en public, parmi ces crises, de ce que la bataille ne se donnait point, et après, de ce que les retranchements n'étaient pas encore attaqués. Le rare est que, dans toute sa cour, ce n'était presque jamais qu'à Vaudemont qu'il adressait la parole sur la Flandre, et que, si quelqu'un à ces portées-là, même des princes du sang, hasardait de mêler quelque mot dans la conversation, cela tombait aussitôt, le roi le plus ordinairement, n'y répondant point, et Vaudemont toujours tenant le dé et le sachant manier à merveilles. La cabale triompha donc si pleinement partout, qu'il fut vrai que ce qu'elle osa à Audenarde ne fut que des coups d'essai et que c'en fut ici de maîtres. Non seulement le public de tous états était enlevé, non seulement la mode et le bon air étaient gagnés, mais le rapide progrès fut tel qu'il emporta les politiques, et qu'il est vrai exactement de dire qu'il n'y avait pas sûreté à paraître le moins du monde pour Mgr le duc de Bourgogne dans sa maison paternelle, et que tout ce qui y exaltait à ses dépens le duc de Vendôme était sûr de plaire au roi et à Monseigneur. De là on peut juger quel put être le déchaînement et la licence, jusque-là que le roi, n'osant aussi trouver publiquement mauvais que quelqu'un osât parler en faveur de son petit-fils, réprimanda publiquement, le prince de Conti qui le faisait en toute occasion, et qui haïssait Vendôme, d'avoir parlé et raisonné des affaires de Flandre chez la princesse de Conti, sa belle-soeur, tandis qu'on ne parlait et qu'on ne s'entretenait d'autre chose à Versailles. Pour d'écriture, il n'en était point. Personne n'osait rien mander à l'armée de ce qu'il se passait et se disait à Paris et à la cour, ni de l'armée rien qui pût éclaircir ni apprendre quoi que ce fût, tant la terreur de Vendôme y était répandue.

Mgr le duc de Bourgogne vivait à l'armée en de cruelles brassières. Sa douceur, sa timidité, sa piété avaient augmenté l'audace, et l'audace portée à l'excès avait achevé de l'abattre. M. de ‘Beauvilliers, plus timide qu'il ne devait l'être, M. de Chevreuse, enchaîné de raisonnements et de mesure, se désolaient avec moi, et m'avouaient souvent que je ne leur avais prédit que trop vrai, et vu que trop clair. Mais de remède, ils n'en voyaient que dans la patience, dans le retour de l'armée qui éclaircirait bien des choses, et dans le temps; et quand je les pressais pour des partis plus prompts et plus décents, ils me fermaient la bouche, ils s'affligeaient de ce qu'il n'était plus temps, ils m'opposaient la volonté impuissante de Mme de Maintenon qui se laissait voir entière sur cet article au duc de Beauvilliers, comme je l'ai déjà dit; et à cette réponse majeure je n'avais rien à répliquer. Je n'ignorais pas où on en était de ce côté-là par Mme la duchesse de Bourgogne avec qui mon commerce allait toujours sur la Flandre par Mme de Nogaret. Le peu de temps que cette princesse pouvait avoir à elle, elle le donnait à ses larmes et à écrire, et dans la vérité, elle parut infatigable, et pleine de force et de bons conseils. Mme de Maintenon était touchée au dernier point de sa douleur, et piquée au vif de sentir, pour la première fois de sa vie, qu'il y avait des gens qui, par rapport à eux, avaient pris sur elle le dessus auprès du roi.

Tandis que le roi reprenait un peu haleine, ses généraux s'occupaient toujours des moyens de secourir Lille. Vendôme, fécond en projets spécieux et hardis, voulait faire un grand tour pour prendre Marlborough par ses derrières, tantôt le tromper par de fausses marches, l'engager à dégarnir ses retranchements, et revenir tout court sur soi les attaquer. Mais lent en effet à toute exécution facile, comme on ne l'avait que trop éprouvé, pouvait-on se flatter de tromper des chefs si attentifs et si actifs, et de quelques succès par de longs détours qui marqueraient le projet assez tôt à des ennemis bien postés et qui, pour ainsi dire, n'auraient qu'à se retourner dans leur cerceau pour faire à temps face partout et opposer les mêmes obstacles? Berwick et tout ce qu'il y avait là de meilleur parmi les principaux officiers généraux s'opposèrent à ces entreprises vaines et ruineuses. Ce maréchal, si légèrement réconcilié avec le duc de Vendôme, avait déjà recommencé à déplaire à un homme qui n'était pas plus sincèrement revenu à lui. On commença aussi à s'apercevoir que si, après avoir tant perdu de temps précieux à s'ébranler et à arriver, au lieu de s'enivrer de l'espérance d'une bataille, on eût tourné toutes ses pensées à jeter des secours dans Lille durant qu'on le pouvait, comme je l'ai remarqué, à donner à la place les moyens de durer, à fatiguer cependant les ennemis, à les jeter dans la nécessité des convois, et à leur en ôter les moyens par les postes qu'on pouvait prendre, on serait venu à bout de leur arracher cette conquête et de les précipiter, de plus, dans des embarras les plus fâcheux pour leur retraite. Ce fut donc à cette ressource, mais trop tard, qu'on se résolut de s'attacher désormais, et l'armée fit les mouvements et les détachements nécessaires pour y réussir.

Parmi des événements si intéressants, il en arriva un à la cour qui le fut fort peu, mais qui toucha fort le roi. M. du Maine perdit son troisième fils, qui avait quatre ans et demi.

Le roi continua de faire pour lui ce qu'il n'avait point fait pour les enfants de la reine, dont il a perdu beaucoup, et dont on n'a jamais pris le deuil quand ils n'avaient pas sept ans faits. Il ordonna que Monseigneur et la cour le prendraient pour huit jours, et il envoya Souvré, maître de sa garde-robe, faire compliment de sa part à M. le Prince et à Mme la Princesse à Écouen, où ils étaient. M. le Prince ne manqua pas de se donner le plaisir de venir à Versailles jouir de la distinction de croire y figurer avec le roi, parce qu'il n'y eut que le roi et lui qui ne prirent pas le deuil.

Incontinent après, il vint une consolation plus solide que n'avait été cette affliction. Ducasse, qui était allé chercher les galions dont on avait si grand besoin, les ramena riches de cinquante millions en or et argent, et de dix millions de fruits. Il arriva au port du Passage et y entra le 27 août. Bientôt après aussi on sut que M. de Savoie avait pris Fénestrelle. Il avait aussi pris Exilles quelque temps auparavant, malgré les forfanteries du maréchal de Villars qui, libéral en courriers, parce qu'il ne les payait point, promettait toujours des merveilles, et se donnait souvent pour être sur le point d'attaquer et battre ce prince. Il prit deux ou trois méchants petits postes retranchés dans les montagnes qu'il fit fort valoir et fut réduit toute la campagne à prendre l'ordre des ennemis. Heureusement pour lui, quelque important que fût un côté si jaloux, ce fut un point dans la carte, en comparaison des choses qui se passaient en Flandre, qui absorbaient toute l'attention.

Le prince Eugène n'avait pas dissimulé sa joie, lorsqu'il sut qu'il aurait affaire au maréchal de Boufflers, et qu'il craignait moins un homme comblé d'honneurs et de récompenses qu'il n'eût fait un officier général dont toutes les espérances de fortune auraient été fondées sur sa défense. Il éprouva qu'il s'était trompé, et je ne comprends pas comment le souvenir de la défense de Namur ne lui avait pas donné une autre, opinion de Boufflers qui, à la vérité en fut fait duc, mais qui, à cette exception, grande à la vérité, était déjà tout ce qu'il était à Lille. L'ordre, l'exactitude, la vigilance, c'était où il excellait. Sa valeur était nette, modeste, naturelle, franche, froide. Il voyait tout et donnait ordre à tout sous le plus grand feu, comme s'il eût été dans sa chambre; égal dans le péril, dans l'action rien ne lui échauffait la tête, pas même les plus fâcheux contretemps. Sa prévoyance s'étendait à tout, et dans l'exécution il n'oubliait rien. Sa bonté et sa politesse, qui ne se démentait en aucun temps, lui gagnait tout le monde; son équité, sa droiture, son attention à se communiquer et à prendre conseil, sa patience à laisser débattre avec liberté, sa délicatesse à faire toujours honneur de leurs conseils, quand ils avaient réussi, à ceux qui les lui avaient donnés, et des actions à ceux qui les avaient faites, lui dévouèrent les coeurs. Les soins qu'il prit en arrivant pour faire durer les munitions de guerres et les vivres, l'égale proportion qu'il fit garder en tous les temps du siège, en la distribution du pain, du vin, de la viande et de tout ce qui sert à la nourriture où il présida lui-même, et les soins infinis qu'il fit prendre et qu'il prit lui-même des hôpitaux, le firent adorer des troupes et des bourgeois. Il les aguerrit, je dis les troupes de salade, qui faisaient la plus nombreuse partie de sa garnison, les fuyards d'Audenarde et les bourgeois qu'il avait enrégimentés, et en fit des soldats qui ne furent pas inférieurs à ceux des vieux corps.

Accessible à toute heure, prévenant pour tous, attentif à éviter, autant qu'il le pouvait, la fatigue aux autres et les périls inutiles, il fatiguait pour tous, se trouvait partout, et sans cesse voyait et disposait par lui-même, et s'exposait continuellement. Il couchait tout habillé aux attaques, et il ne se mit pas trois fois dans son lit depuis l'ouverture de la tranchée jusqu'à la chamade. On ne peut comprendre comment un homme de son âge, et usé à la guerre, put soutenir un pareil travail de corps et d'esprit, et sans sortir jamais de son sang-froid et de son égalité. On lui reprocha qu'il s'exposait trop; il le faisait pour tout voir par ses yeux et pourvoir à tout à mesure; il le faisait aussi pour l'exemple et pour sa propre inquiétude que tout allât et s'exécutât bien. Il fut légèrement blessé plusieurs fois, s'en cachait tant qu'il pouvait, et n'en changeait rien à sa conduite journalière; mais un coup à la tête l'ayant renversé, il fut porté chez lui malgré lui. On le voulut saigner, il s'y opposa de peur que cela lui ôtât des forces, et voulut sortir. Sa maison était investie, il fut menacé par les cris des soldats qu'ils quitteraient leurs postes s'ils le revoyaient de plus de vingt-quatre heures de là; il les passa assiégé chez lui, forcé à se faire saigner et à se reposer. Quand il reparut, on ne vit jamais tant de joie. Abondance à sa table, sans aucune délicatesse, il se traita toujours à proportion comme les autres pour les vivres, et outre ce qu'il avait porté d'argent pour soi, il en emprunta encore en arrivant tout ce qu'il put, et s'en servit libéralement pour le service, pour donner aux soldats et secourir des officiers, avec une simplicité admirable dans toutes ses actions, et voilà comme il arrive quelquefois que la bonté et la droiture de l'âme étend l'esprit et l'éclaire dans de grandes occasions.

Il faudrait un journal de ce grand siège pour raconter les merveilles de la capacité et de la valeur de cette défense. Les sorties furent fréquentes, et tout fut disputé pied à pied tant que chaque pouce de terre le put être. Ils repoussèrent jusqu'à trois fois de suite les ennemis d'un moulin, le reprirent et à la troisième fois le brûlèrent. Ils soutinrent l'attaque de leur chemin couvert par trois endroits à la fois, et par dix mille hommes, depuis neuf heures du soir jusqu'à trois heures du matin, et le conservèrent. Ils en reprirent quelques jours après la seule traverse dont les ennemis étaient demeurés maîtres, qu'ils leur enlevèrent par une sortie. Dans une autre, ils rechassèrent les assiégeants des angles saillants de la contrescarpe dont ils étaient maîtres depuis huit jours. Ils repoussèrent par deux fois sept mille hommes qui attaquèrent leur chemin couvert et un tenaillon ; à la troisième ils perdirent un angle du tenaillon, mais ils demeurèrent maîtres des traverses, du chemin couvert et d'un retranchement fait derrière ce tenaillon, et le prince Eugène fut blessé à cette attaque. Quelques jours, après, le chemin couvert des ouvrages à corne fut encore attaqué et conservé, mais l'autre angle de ce même tenaillon demeura aux ennemis. Tant d'actions et si grosses affaiblirent fort la garnison. La poudre commençait à manquer. Le maréchal de Boufflers trouvait moyen de donner souvent de ses nouvelles. On songea à y faire entrer quelques secours, s'il était possible. Le chevalier de Luxembourg, maréchal de camp, et aujourd'hui maréchal de France, fut chargé de le tenter. Il y marcha de Douai et l'exécuta bravement la nuit du 28 au 29 septembre, et y jeta avec lui deux mille cavaliers, ayant chacun un fusil au lieu de mousqueton, et soixante livres de poudre en croupe, ce qui donna à la place deux mille fusils et plus de cent mille livres de poudre. Deux régiments d'infanterie qui s'y devaient jeter avec lui ne purent y réussir; il y eut peu de perte. Le chevalier de Luxembourg fut fort applaudi d'une si vigoureuse action, et fut fait sur-le-champ lieutenant général.

Le 5 octobre, le chemin couvert et le tenaillon furent attaqués par seize mille hommes. L'action fut longue et bien disputée. Ils emportèrent enfin le tenaillon et une demi-lune derrière, mais les assiégés conservèrent encore quelques coupures du chemin couvert. Cette demi-lune ne fut prise que par la faute d'un lieutenant-colonel qui s'était endormi, et qui fut surpris tout au commencement de l'action. Boufflers fut assez bon pour n'avoir pas voulu le nommer. L'action du 9 au 10 octobre fut encore plus vive. Ils attaquèrent par trois fois le chemin couvert, et furent repoussés autant de fois; à la quatrième, ils l'emportèrent, arrachèrent les palissades des traverses et mirent quantité de gabions. Quatre cents dragons firent une sortie sur eux, les rechassèrent pas un long combat, ôtèrent les gabions, rétablirent les palissades, tellement que les ennemis n'en furent de rien plus avancés. Ce fut le quinzième grand combat depuis le commencement du siège. Le 13 octobre, le chemin couvert fut attaqué en plein jour, trois fois à heures différentes, et les assiégeants toujours repoussés. Ils y revinrent une quatrième avec plus de troupes, et se rendirent maîtres d'une traverse du chemin couvert. La brèche du bastion gauche était de cinquante toises, que le maréchal avait fort fait escarper et accommoder avec des arbres et tout ce qu'il avait pu trouver de grilles de fer. Le chevalier de Luxembourg fit le 16 une grande sortie, renversa quelques travaux, tua assez de monde, mais il ne put les chasser du chemin couvert. Ils travaillaient fort alors à saigner le fossé et à faire de nouvelles brèches avec leur artillerie. On ne finirait point à coter simplement tous les beaux faits d'armes qui s'y exécutèrent.

On était cependant fort occupé de toutes les mesures qu'on pouvait prendre pour empêcher les convois aux ennemis, qui en avaient déjà amené un fort considérable devant la place, et en même temps de profiter de l'occupation de toutes leurs troupes pour faire quelque diversion, et se dédommager par quelque chose. L'électeur de Bavière avait remis à du Bourg le commandement de l'armée du Rhin qui n'avait qu'à subsister tranquillement, séparée des Impériaux par ce fleuve, lesquels ne pensaient aussi qu'à vivre. Le duc d'Hanovre hors d'état de rien entreprendre, et lassé d'une campagne si insipide, était retourné chez lui, et l'électeur était à Compiègne, où le roi lui fit trouver toutes sortes d'équipages de chasse, et où il lui envoya le duc d'Humières qui en était gouverneur et capitaine, pour lui en faire les honneurs. Il y vivait dans ces amusements, lorsque sa petite cour fut tout d'un coup surprise d'y voir arriver Chamillart. Ce qui l'y conduisit éclata peu de jours après. L'électeur s'en alla en poste à Mons avec peu de suite; Bergheyck dont les soins infatigables pour la subsistance de nos troupes, le détail et l'ordre de toutes choses, furent sans cesse d'une utilité infinie, Puyguyon, lieutenant général, Saint-Nectaire, Ourches, maréchaux de camp, et l'électeur sur le tout, s'approchèrent de Bruxelles par divers côtés avec trois mille chevaux et vingt-quatre bataillons. Ils avaient un train d'artillerie et des vivres avec eux. Tout cela arriva sur Notre-Dame de Hall, et tout aussitôt après à Bruxelles, qu'on crut insultable et dégarni de troupes. C'était vers le 20 septembre. Les ennemis, tard avertis, mais qui excellèrent toujours à mettre tous les instants à profit, y jetèrent tout ce que le temps leur permit de troupes, et par là réduisirent l'électeur à une attaque dans les formes. Cela leur donna le temps d'assembler un assez gros corps pour marcher à Bruxelles. Nous n'en avions aucun pour pouvoir soutenir l'électeur, qui, trouvant tout autre chose que des bourgeois sans défense, et sur l'affection desquels il comptait toujours, se vit en péril d'être battu et pris par ses derrières. Il leva donc si brusquement cette manière informe de siège qu'il y laissa toute son artillerie, et toutes les marques d'une retraite plus que précipitée, et rentra dans Mons peu de jours après en être sorti.

La Connelaye, capitaine aux gardes qui commandait à Nieuport, eut ordre alors d'en lâcher les écluses. On espérait par là mettre assez d'eau dans le pays pour empêcher les convois que les ennemis ne pouvaient tirer que d'Ostende, ou les obliger à un détour qui donnerait le temps d'arriver aux troupes qu'on envoyait au comte de La Motte, chargé de les couper. Le duc de Berwick alla à Bruges, où quarante bataillons et cinquante escadrons se rassemblèrent en même temps. Les chariots que les ennemis envoyaient à Ostende pour charger le convoi ne purent passer l'inondation. Ils prirent le parti d'aller s'ouvrir le chemin par Plassendal où était le comte de La Mothe et où Puyguyon marcha en même temps avec quarante bataillons. Cependant les chariots vides arrêtés par l'inondation trouvèrent le moyen de passer, et arrivèrent à Ostende. La question fut du retour. Ils le firent comme par degrés, et avec les plus grandes précautions pour s'approcher au plus près, et passer ensuite à force ouverte.

Berwick tout porté sur les lieux fut pressé par les officiers principaux de faire lui-même l'attaque de ce convoi; mais il répondit qu'il ne fallait pas ôter à un gentilhomme qui servait depuis bien des années l'occasion d'acquérir le bâton de maréchal de France, puis leur ferma la bouche, en leur montrant l'ordre précis de la cour qui commettait cette expédition à La Mothe. Lui et la duchesse de Ventadour, qui l'avait obtenu de Chamillart son ami, étaient enfants des deux frères. Mme de Ventadour le regardait comme le sien, c'était un homme désintéressé, plein de valeur, d'honneur et d'ambition, qui servait toute sa vie, été et hiver, qui a voit toujours eu des corps séparés depuis longtemps, et qui touchait au but; mais en temps l'homme le plus court, le plus opiniâtre et le plus incapable qui fût peut-être parmi les lieutenants généraux. Berwick se retira de sa personne, et La Mothe se mit en marche. Les ennemis avaient retranché le poste de Winendal pour couvrir la marche de leur convoi, qui était immense. La Mothe crut faire merveilles d'attaquer ce poste. Les dispositions en furent longues et peut-être médiocres. Elles donnèrent le temps aux ennemis d'y être renforcés et au convoi de s'avancer. La Mothe ne pensa pas même à débander un gros corps de dragons qu'il avait pour en embarrasser du moins la tête et l'arrêter, tandis qu'il serait occupé à l'attaque de Winendal. Bref, il l'attaqua; Cadogan le défendit mieux, ébranla La Mothe, sortit sur lui, le poussa, le battit, le dissipa avec la moitié moins de forces que n'en avait La Mothe, et cependant le convoi arriva au camp du prince Eugène qui manquait absolument de tout, et y rendit l'abondance et la joie.

CHAPITRE XXI. §

Menin et Ath manqués par les Albergotti oncle et neveu. — Vendôme, pour fermer les convois, assiège Leffinghem; où le chevalier de Croissy est près pour la troisième fois de la guerre. — État de Lille. — Capitulation de Lille. — Boufflers en rien subordonné à Vendôme. — Boufflers entre dans la citadelle de Lille. — Leffinghem pris l'épée à la main par les troupes de Vendôme. — Le duc de Beauvilliers m'arrête à la cour. — Calomnies grossières contre moi. — Mort de Tréville; abrégé de lui. — Mort et caractère de Lyonne. — Enfants de ministres emblent toutes les charges de la cour. — Jarzé remercié de l'ambassade de Suisse, le comte du Luc y est nommé. — Duc d'Enghien chevalier de l'ordre. — Mort en spectacle du maréchal de Noailles; son caractère et celui de sa femme. — Retour du duc de Noailles à la cour. — Mort de Saint-Mars, gouverneur de la Bastille; de Bernaville lui succède. — Mort et caractère de la maréchal de Villeroy. — Mort et caractère de la comtesse de Beuvron. — Mort et caractère du comte de Marsan.

Le dépit de ce triste succès fut extrême dans l'armée, et la douleur à la cour où on triomphait des assiégeants assiégés eux-mêmes, également hors d'état de continuer le siège par le manquement général de toutes choses, et de savoir par où se retirer à travers tous les différents postes de notre armée. La Mothe y fut un peu pillé, mais la même protection qui lui avait valu la commission dont il s'était si mal tiré sut bien le protéger encore assez pour le faire paraître au roi plus malheureux qu'ignorant. Albemarle menait le convoi. Vendôme s'en alla à Bruges prendre le commandement des troupes qu'avait La Mothe. On ne laissa pas d'être surpris et de raisonner sur la prière que le duc de Marlborough envoya faire presque aussitôt après à Mgr le duc de Bourgogne de lui vouloir accorder un passeport pour ses équipages, et qui lui fut envoyé, mais uniquement pour les siens. On jugea qu'il voulait mettre à couvert beaucoup d'argent qu'il avait tiré des sauvegardes; mais ne pouvait-on pas soupçonner, après l'arrivée du convoi, ou qu'il se moquait, ou qu'il avait envie de découvrir quelque chose par un envoi qui parut avec raison fort déplacé ?

M. de Vendôme, qui avait quarante-trois bataillons et soixante-trois escadrons, mit sa droite au Moordick et sa gauche au canal qui va de Bruges à Plassendal, pour empêcher les convois d'Ostende et de l'Écluse. Marlborough s'alla camper à Rousselaer, faisant mine de l'attaquer pour faire passer les convois, contre lesquels les inondations furent fort grossies. Les ennemis y jetèrent des barques pour y décharger leurs chariots, qui amenèrent au prince Eugène tout ce qu'elles purent.

Parmi tous ces mouvements si vifs on songeait toujours à des entreprises; on avait des intelligences dans Menin, on en crut la surprise facile, on la résolut. La commission était agréable, son succès promettait un avancement certain à celui qui en serait chargé. Albergotti était ami intime de M. de Vendôme pour lui avoir sacrifié dans les derniers temps M. de Luxembourg à qui il devait tout; il l'était de Mlle Choin, par conséquent fort bien avec Monseigneur et par là même considéré de Mgr le duc de Bourgogne. Il fit donner cette commission à son neveu, qui était brigadier et qui s'appelait Albergotti comme lui. Le luxe et la bonne chère avaient corrompu nos armées, surtout en Flandre; des haltes froides n'y étaient plus que pour des drilles ; on y était servi avec la même délicatesse et le même appareil que dans les villes et aux meilleures tables. Les apprêts retardèrent, le détachement attendit longtemps; il arriva sur Menin quatre heures plus tard que l'heure concertée; les ennemis eurent le temps d'être avertis et de couvrir la place. Albergotti n'eut d'autre parti à prendre que de revenir. Un autre en aurait été perdu, mais avec de si bons appuis il n'y parut seulement pas.

À peu de temps de là, son oncle voulut réparer cette faute; il partit de l'armée avec un gros détachement pour aller surprendre Ath, où il avait une intelligence. Il fit comme son neveu, il arriva trop tard, et les gens qui y étaient déjà entrés furent obligés d'en sortir et de se sauver au plus vite. L'extrême sang-froid d'Albergotti n'en fut pas ému; il revint au camp et n'essuya aucuns reproches, ni de ceux qui là commandaient, ni de la cour. Le gros des troupes et de Paris le ménagea beaucoup moins. On volait ainsi le papillon de tous côtés. L'armée subsistait tranquillement près de Tournai, tandis que M. de Vendôme assiégeait Leffinghem, et promettait que, dès qu'il l'aurait pris, il ne pourrait plus rien passer au prince Eugène, qui recevait en attendant tous ses besoins par dés barques. Le chevalier de Croissy fut pris dans une sortie et mené à Leffinghem. Il avait déjà été pris deux autres fois de cette guerre. Les ennemis avaient trois mille hommes dans Leffinghem, à ce que M. de Vendôme mandait au roi; il se trouvera bientôt qu'il n'y en avait que la moitié; mais ces suppositions du double étaient marché donné pour Vendôme. Le roi et le public s'étaient accoutumés à lui en passer bien d'autres.

Avec toutes ses prouesses Lille succombait. Les ennemis y avaient fait le 20 et le 21 trois brèches nouvelles, saigné le fossé et achevé une galerie qui allait jusqu'au pied d'une des brèches. La place devenait insultable; la poudre et les munitions manquaient, les vivres diminués jusqu'à une extrême incommodité, et presque plus de viande. Tant d'insurmontables nécessités résolurent enfin le maréchal de Boufflers, de l'avis de toute sa brave garnison, de battre la chamade. Il ne lui fut rien refusé de tout ce qu'il demanda. Les principaux articles furent que les malades et blessés qui sont dans la ville pourront être transportés dans nos places; que les mille huit cents chevaux entrés avec le chevalier de Luxembourg seront conduits à Douai par le plus court chemin, les privilèges des habitants conservés, et quatre jours accordés à M. de Boufflers pour se retirer dans la citadelle avec tout ce qu'il y voudra faire entrer en tout genre. Cette capitulation fut signée le 23 octobre, après deux mois de tranchée ouverte, et avoir combattu sans cesse à disputer le terrain jusqu'à un pouce.

Ce qu'il y eut de singulier en cette capitulation fut la liberté de l'envoyer à Mgr le duc de Bourgogne pour être tenue, s'il l'approuvait, sinon demeurer nulle et comme non avenue. Je dis exprès Mgr le duc de Bourgogne. Boufflers avait expressément obtenu du roi, et en partant, qu'il ne prendrait et ne recevrait jamais l'ordre, ni aucuns ordres du duc de Vendôme, qu'il ne lui serait subordonné en aucun cas possible, et qu'il ne reconnaîtrait que Mgr le duc de Bourgogne. Coetquen fut chargé de la lui porter à son camp sous Tournai. Il le trouva jouant au volant, et sachant déjà la triste nouvelle. La vérité est que la partie n'en fut pas interrompue, et que, tandis qu'elle s'acheva, Coetquen alla voir qui il lui plut. Cette réception fut étrangement blâmée, et scandalisa fort l'armée avec raison, dont la cabale ennemie tira de nouvelles armes contre le prince. Coetquen retourna vers lui avec l'approbation de la capitulation, et chargé de louanges pour le maréchal et pour sa garnison, mais avec point ou fort peu d'argent. Boufflers envoya au roi Tournefort, entré avec le chevalier de Luxembourg, et lieutenant des gardes du corps, rendre compte de sa défense, qui reçut de la cour, de Paris, et de toute l'Europe, les plus grands applaudissements. Par sa lettre, il pressa fort le roi de faire payer l'argent qu'il avait été obligé d'emprunter des bourgeois pour les travaux et pour faire subsister la garnison. Il comptait d'avoir six mille hommes y compris quelques dragons dans la citadelle. Il offrit à tous les soldats qui y étaient destinés de donner congé à ceux qui n'y voudraient pas entrer. Pas un seul ne l'accepta. Comme il y entra le dernier pour achever de donner quelques ordres, pendant quelques heures, elles parurent si longues aux soldats que l'inquiétude leur en prit, et si fort qu'elle alla jusqu'au murmure. Dès qu'il parut leur joie éclata en louanges les plus flatteuses, et tous promirent de faire des merveilles sous un chef qui leur en montrait si bien l'exemple et qui prenait tant de soin d'eux. Ce fut donc le 26 octobre au soir qu'ils furent tous renfermés dans la citadelle, qui était un vendredi.

Le jeudi, veille de ce jour, M. de Vendôme fit attaquer Leffinghem l'épée à la main. Puyguyon avait là un camp qui l'assiégeait sous ses ordres depuis trop de temps pour un poste comme celui-là, que les ennemis avaient accommodé, et où ils avaient mis quinze cents hommes avec un colonel anglais. Ils venaient de débarquer quatorze bataillons sur les dunes près de Leffinghem pour le secourir. Forbin et le chevalier de Langeron les en empêchèrent avec les troupes qu'ils avaient à Nieuport, sur les vaisseaux et sur les galères, à qui ils firent mettre pied à terre. La présence de ce secours imminent et la prise de Lille excitèrent M. de Vendôme à emporter enfin ce poste. Il le fut en effet, et si aisément qu'il n'en coûta pas une douzaine de soldats. On leur en tua une centaine, et on eut tous les autres prisonniers, presque tous Anglais. Le pauvre comte de La Mothe, qui était venu se promener au camp de Puyguyon, se trouva à l'action. Vendôme, à son ordinaire, en fit un trophée. Il envoya le chevalier de Roye en porter la nouvelle au roi, qui, infatigablement le même pour Vendôme, le régala d'un brevet de mestre de camp au chevalier de Roye pour la bonne nouvelle.

J'avais compté d'aller à la Ferté assez tôt après le retour de Fontainebleau pour y profiter encore un peu de la belle saison. Plusieurs amis considérables me voulurent arrêter par rapport aux grandes attentes où on était sur la Flandre. J'étais pleinement convaincu qu'il ne s'y passerait rien et que Lille ne servit point secouru. D'ailleurs je commençais à me sentir à bout de l'audace et du triomphe de la cabale ennemie de Mgr le duc de Bourgogne, et je ne respirais que l'éloignement de la cour, lorsque le duc de Beauvilliers, épuisé de raisons pour me retenir, s'avisa de me demander si je ne voudrais pas au moins, pour l'amour de Mgr le duc de Bourgogne, faire l'effort de demeurer encore quelques jours à la cour. Il désarma ainsi mon impatience. Je lui promis de rester jusqu'à ce que lui-même me rendît la liberté, mais je le priai de ne pas excéder le peu de forces que je pouvais conserver parmi ces criminelles menées auxquelles on ne pouvait rien opposer. Il me le promit, et de plus, de mander à Mgr le duc de Bourgogne la violence que je me faisais en sa seule considération. Ce délai ne me réussit pas et ne servit de rien à ceux qui l'avaient désiré. J'étais odieux à toute cette cabale. Elle avait emmuselé les plus convaincus de ses crimes. J'ose dire à peine que j'étais peut-être le seul à qui il restât assez de courage pour le conseil et pour ne pas tenir la vérité captive; qu'ils ne laissaient pas de craindre le premier; que l'autre leur était d'autant plus odieux qu'ils avaient tout subjugué. Non contents des clameurs qu'ils firent retentir partout sur le pari dont j'ai parlé et dont ils firent un si pernicieux usage, ils eurent recours à un autre artifice, de la grossièreté duquel ils n'eurent pas honte, parce qu'ils l'avaient perdue sur tout il y avait longtemps. Ils se mirent donc à semer que je tombais sur Mgr le duc de Bourgogne plus rudement que personne. Le monde, témoin de ma vivacité pour lui, et contre eux, en rit. Je méprisai aussi une imposture si manifeste, mais à la fin elle réussit à mettre le comble à mon dépit, et à mon impatience d'aller respirer chez moi un air plus sain et plus tranquille, et M. de Beauvilliers me le permit. Reprenons durant cet intervalle diverses choses que la suite des événements de Flandre a fait laisser en arrière.

Tréville mourut à Paris dans le temps que les ennemis investirent Lille. J'ai assez fait connaître ce personnage peu guerrier, fort du grand et du meilleur monde, quelque temps courtisan, puis dévot et retiré, revenu peu à peu dans un monde choisi, toujours recherché, toujours galant, toujours brillant d'esprit et de goût, pour n'avoir plus à en rien dire. Ses vrais amis l'avaient fait rentrer un peu en lui-même. Depuis plusieurs années il vivait plus retiré et plus particulièrement occupé de son salut. Il était fort à son aise et point marié. Son père, comme je l'ai dit, était mort commandant une des deux compagnies des mousquetaires.

Lyonne, fils aîné de ce grand ministre des affaires étrangères, mourut bientôt après dans une obscurité aussi profonde que le lustre de son père avait été éclatant. C'est très ordinairement le sort des enfants des ministres. Mais de ce règne seulement, ils ont trouvé, avec tant d'autres moyens de s'élever, celui de faire à leur famille des charges de la maison du roi une planche après le naufrage. Ainsi la noblesse en demeure exclue et le demeurera apparemment toujours; tellement qu'excepté les grandes charges, toujours de ce règne, possédées par des ducs et des maréchaux de France, on voit aujourd'hui les Cent-Suisses et les deux charges de maître de la garde-robe, celles de grand maréchal des logis et de capitaine de la porte aux enfants des ministres morts ou congédiés. À l'égard de celles de premier écuyer et de premier maître d'hôtel, je ne pense pas qu'on les trouve plus hautement possédées, non plus que celle de grand maître des cérémonies encore du ministère. Reste celle de grand prévôt demeurée à un gentilhomme; car pour les bâtiments qui de mains viles avaient passé à un seigneur, ils sont bientôt retombés à peu près d'où ils avaient été tirés. Lyonne, qui en fut un des premiers exemples, eut la charge de maître de la garde-robe, de Montglat, père de Cheverny, que le mauvais état de ses affaires lui fit vendre. Une assiduité exacte d'une année entière, et de deux années l'une, fut plus forte que Lyonne. Il servit peu sa première année, encore moins sa seconde, après quoi il ne prit plus la peine de paraître à la cour. La Salle, qui était l'autre [maître de la garde-robe], servit continuellement pour tous deux, et c'est ce qui le rendit si agréable au roi. Lyonne passa sa vie à Paris avec des nouvellistes. Il avait son banc fixe aux Tuileries avec eux, dont pas un n'était connu de personne. Il avait été riche, s'était brouillé avec sa femme, Lyonne aussi et héritière, qu'il avait perdue, et ne vit jamais un homme qui eût un nom ni un état. Il ne laissa qu'un fils très bien fait, brave, bon officier, qui fit la folie d'épouser la servante d'un cabaret de Phalsbourg, qui s'est trouvée une femme de vertu et de mérite. Il n'en a point eu d'enfants. Il a voulu longtemps faire casser ce mariage, sans avoir pu y réussir, et n'a presque point vécu avec sa femme. Il était un des favoris de M. le Duc dans sa toute-puissance, pendant laquelle il mourut assez brusquement, et fort regretté. Sa femme a toujours vécu dans la piété et dans la retraite, où elle est encore aujourd'hui à Paris.

Jarzé, nommé avec la surprise de tout le monde, comme je l'ai dit, à l'ambassade de Suisse, s'en repentit. C'était un homme fort avare, quoique sans enfants. Il était allé chez lui en Anjou. Il y fit une grande chute qui l'incommoda d'autant plus qu'il n'avait qu'un bras. Il manda qu'il était hors d'état de faire son ambassade. Elle fut donnée au comte du Lue qui, comme Jarzé, avait perdu un bras, et tous deux à la bataille de Cassel.

Le roi donna, à un chapitre extraordinaire tenu pour le duc d'Enghien, permission de porter l'ordre au cardinal de La Trémoille, en attendant qu'il fût reçu. Il avait été nommé à la Pentecôte.

Bientôt après, le maréchal de Noailles donna à toute la cour le spectacle d'une mort qui put lui fournir de grandes réflexions. C'était un homme d'une grosseur prodigieuse et entassé, qui, précisément comme un cheval, mourut aussi de gras fondu. Aussi était-il grand mangeur, et faisait chez lui grande et délicate chère, mais pour sa famille et pour un très petit nombre d'autres gens. Né dans l'intérieur de la cour d'un père et d'une mère en charge, et qui tenaient intimement au cardinal Mazarin et à la reine mère, il en avait pris tout l'esprit et conformé en tout le sien, tout pesant, grossier et moins que médiocre qu'il était. Jamais homme plus renfermé, plus particulier, plus mystérieux, ni plus profondément occupé de la cour; point d'homme si bas pour tous les gens en place; point d'homme si haut, dès qu'il le pouvait, et avec cela fort brutal. On l'a vu sans cesse, et en public, duc et capitaine des gardes, porter comme un page la queue de Mme de Montespan, tandis que celle de la reine ne l'était, et ne l'est encore, que par l'exempt des gardes en service auprès d'elle; et ce même homme, commandant en Languedoc, avait ses gardes le long de son drap de pied à la messe, et ses aumôniers tournés vers son prie-Dieu, avec la même pompe et toutes les mêmes cérémonies de la messe du roi, et tout le reste de même. Le roi, qui était l'idole à qui il offrait tout son encens, étant devenu dévot, le jeta dans la dévotion la plus affichée. Il communiait tous les huit jours, et quelquefois plus souvent. Les grandes messes, vêpres, le salut, il n'y manquait que pour des temps de cour ou des moments de fortune. Avec tout cela, il était fort accusé de n'avoir pas renoncé à la grisette, et d'en faire des parties secrètes avec Rouillé du Coudray, son ami intime, et grand et très public débauché, à la fortune duquel il contribua fort, et son fils encore plus dans la régence de M. le duc d'Orléans.

Louville m'en a conté une aventure que je ne certifie pas, mais qu'il m'a assurée, et, quoique sujet quelquefois à se frapper et à s'engouer, il était homme fort vrai. L'histoire est telle: M. de Noailles était amoureux d'une fille de la musique du roi, fort jolie; et cet amour qui fit du bruit, j'en ai fort ouï parler dans le temps. Il était en quartier, et alors il logeait dans l'appartement de quartier sous le cabinet du roi. M. de Noailles et la fille convinrent de leurs faits; elle vint passer la nuit chez lui. Malheureusement le cardinal de Noailles arriva trop matin, et à son ordinaire alla descendre chez son frère. Les valets lui dirent qu'il n'était pas éveillé; cela ne l'arrêta point, il se fait ouvrir et entre. On peut juger de ce que put devenir le couple fortuné. La fille se fourre la tête dans le lit, et le chevet par-dessus. Le maréchal s'écrie dolemment qu'il a une migraine à mourir, qu'il ne peut ni parler, ni entendre parler, qu'il ne sait s'il pourra se lever pour aller chez le roi, et qu'il veut se reposer en attendant. Le bon cardinal prend cela pour argent comptant, plaint son frère, lui conseille de se donner la matinée, et sort pour le laisser en repos. Voilà les amants bien soulagés. La fille, qui étouffait de l'issue de l'aventure, et de ce qu'elle s'était mise sus, n'eut rien de plus pressé que de sortir de sa cache, de prendre ses cottes et de s'enfuir. Le maréchal voulait tuer le valet confident. Il continua de faire le malade, mais il fallut pourtant aller chez le roi, où il fit accroire à. son frère qu'il faisait un grand effort. On prit grand soin d'étouffer l'aventure; mais tout se sait à la fin. Il faisait sa cour jusqu'aux basses maîtresses de Monseigneur. Ce prince aima quelque peu de temps la Raisin, qui était fort belle et comédienne excellente. Elle se trouva un peu incommodée à Fontainebleau. M. de Noailles y envoyait sans cesse savoir de ses nouvelles, lui faisait toutes sortes de présents, et l'allait voir avec les plus grands respects du monde. Avec tout cela, ce n'était ni un méchant homme ni un malhonnête homme; et quoique très avare de crédit, il n'a pas laissé de faire des plaisirs et de rendre des services. Il plaisait au roi par son extrême servitude et par un esprit fort au-dessous du sien, à Mme de Maintenon aussi, au contraire de sa femme qu'ils n'aimaient point, et dont ils craignaient l'esprit, les menées, la hardiesse.

C'était elle qui gouvernait mari, enfants, famille, affaires; manège de cour, avec une gaieté, une liberté d'esprit, comme si elle n'eût jamais rien eu à faire, et qui, à force d'esprit et d'adresse, sans s'étonner ni se rebuter de rien, fit toujours du roi et de Mme de Maintenon tout ce qu'elle voulut, pareillement de Mme la duchesse de Bourgogne, et gouverna à son gré toutes les princesses, tous les ministres et tous les gens en place, et tout cela sans bassesses; une femme noble, magnifique, libérale, pleine d'entrailles pour ses enfants, pour sa famille, pour son nom, extrêmement capable d'amitié, qui eût toujours des amis en nombre, et qui en mérita encore davantage; une femme qui ne disait pas tout ce qu'elle pensait, mais jamais ce qu'elle ne pensait pas; naturellement bonne, douce, sans humeur, franche autant que la cour le peut permettre avec prudence, à qui aussi il ne fallait pas marcher sur le pied, qui disait alors à qui que ce pût être son fait, mais qui n'était point haineuse. Elle vit encore pleine de sens, d'esprit et de santé à quatre-vingt-sept ans, en patriarche de sa nombreuse famille, fort riche et fort donnante, dévote tant qu'elle peut, toujours allante, et faisant les délices de ses amis dont elle a encore beaucoup, et conserve ce badinage avec lequel elle a toujours réussi aux choses même les plus sérieuses.

M. de Noailles ne se consola point d'avoir donné sa charge à son fils. Ce vide lui fut insupportable, quoique toujours à la cour et dans la même considération. Dans les premiers temps les gardes continuèrent à prendre les armes pour lui dans leurs salles. Le roi le sut et le trouva mauvais, ils ne les prirent plus. Cela fut insupportable au maréchal à tel point qu'il cessa d'y passer, et qu'il fit toujours depuis le tour par les cours pour aller chez sa fille de Guiche, et partout où il avait affaire. Sa maladie fut très brusque et courte. Il mourut le 2 octobre, sur les cinq heures du soir, dans son fauteuil, au milieu de sa famille et de toute la cour qu'il avait tant aimée, en présence de Mme la duchesse de Bourgogne, à qui tous spectacles étaient bons, et des trois filles du roi qui accoururent et le virent passer. Le cardinal son frère eut la douleur que le Saint-Sacrement fut longtemps dans l'appartement du malade, qui mourut sans avoir pu le recevoir. Le deuil fut nombreux, l'affliction peu étendue; la maréchale de Noailles a eu le bon esprit de n'avoir presque pas remis le pied à la cour depuis, et encore des moments de devoir, et jamais depuis la mort du roi. Le duc de Noailles, qui commandait en Roussillon, où il n'y avait rien à faire, revint à la cour fort tôt après.

Saint-Mars, gouverneur de la Bastille, mourut en même temps fort vieux. Bernaville, lieutenant du roi sous lui, lui succéda dans cet emploi de première confiance.

La maréchale de Villeroy mourut le 20 octobre, à Paris, d'une maladie fort courte, et qui n'avait point paru dangereuse. Elle était soeur du duc de Brissac, mari de la mienne. Leur mère était soeur du duc de Retz, père de l'héritière qui épousa le duc de Lesdiguières, duquel l'autre maréchale de Villeroy était tante paternelle, en sorte que par la mort du duc de Lesdiguières, gendre de M. de Duras, les Villeroy ont eu les deux immenses successions de Lesdiguières et de Retz. La maréchale de Villeroy était sans cela fort riche par la prédilection entière de sa mère. Le maréchal de Villeroy et elle, dans les commencements, n'avaient pas toujours été fort contents l'un de l'autre. Le vieux maréchal, plus sage que son fils, et qui avait éprouvé le même sort avec sa femme, les empêcha de se brouiller. Il y eut toujours entre eux plus de considération réciproque que de tendresse. La maréchale était extrêmement petite, la gorge nulle, d'ailleurs d'une grossesse tellement démesurée, qu'à peine pouvait-elle se remuer. Ses bras étaient plus gros qu'une cuisse ordinaire, avec un petit poignet et une petite main mignonne au bout, la plus jolie du monde. Le visage exactement comme un gros perroquet, et deux gros yeux sortants qui ne voyaient goutte. Elle marchait aussi tout comme un perroquet. Avec une figure si peu imposante, jamais femme n'imposa tant. Avec une grande hauteur, elle avait une grande politesse, noble, discernée, qui est devenue si rare et qui touche si fort. Personne aussi n'avait plus d'esprit, ni plus de sens et de justesse, avec un tour unique et très salé et plaisant, quand elle voulait, mais toujours avec dignité. Elle était d'un excellent conseil, et la meilleure et la plus sûre amie du monde, et, avec toute sa gloire, d'un commerce le plus aisé et le plus délicieux. Tout le monde ne lui convenait pas, mais un choix délicat.

C'était la personne du monde qui se respectait le plus et qui se faisait le plus naturellement respecter par les autres. Le roi et Mme de Maintenon la craignaient, et jamais elle ne fit un pas pour s'en approcher, quoique passant sa vie à Versailles, où elle avait toujours chez elle une cour, indépendamment de son mari, et en ses absences. Elle souffrait du ridicule de ses grands airs. Souvent il ôtait en particulier sa perruque chez elle; elle ne disait mot, mais elle ne s'y accoutumait point. Elle eut le bon sens de n'être rien moins qu'éblouie de l'envoi de son mari en Italie; elle en craignit les revers et m'en parla franchement, quoiqu'elle me reprochât quelquefois, comme en badinant, que je n'aimais point le maréchal. À sa prison elle fut outrée de douleur. Je la vis dès les premiers jours, que sa porte était fermée, excepté à ses plus intimes amis. Son bon esprit ne put être consolé par toutes les marques de bonté que le roi prodigua au maréchal, et par tout ce qu'il lui manda à elle. À son retour elle fut vivement touchée de son inflexibilité à rejeter le salutaire conseil du chevalier de Lorraine, que j'ai expliqué en son temps. Mais elle fut abîmée de douleur à la bataille de Ramillies et de tout ce qui la suivit. Il y avait déjà longtemps qu'elle était fort dans la piété, qui augmenta toujours depuis. Elle tomba entre des mains qui en abusèrent. Le P. Poulinier, qui a été abbé de Sainte-Geneviève, était un saint, mais de ces saints grossiers et durs, et sans aucune connaissance du monde. C'était la femme du monde la plus sensible et d'une conversation qu'on ne pouvait quitter. Il la condamna au silence le plus exact sur le malheur de son mari, et sur Chamillart qu'elle accusait de les avoir fort aggravés, et elle y fut si fidèle que non seulement il ne lui en échappa jamais rien, mais si quelque ami particulier se licenciait un peu là-dessus devant elle, elle changeait aussitôt de discours, et s'il y revenait, elle le faisait agréablement taire; elle était occupée en des réparations continuelles.

Elle avait la folie des Cossé sur leur naissance, et l'avait fait souvent sentir à ses enfants, et quelquefois à son mari. Depuis elle me disait quelquefois en riant, mais tête à tête, que les Villeroy n'étaient pas si mauvais que je le pensais, et je riais aussi. L'époque de Ramillies fut celle de sa retraite qu'elle fit insensiblement, et bientôt après elle se retira entièrement de tout. Cette femme, accoutumée à la plus excellente compagnie, qui ne pouvait se remuer ni lire, se mit à passer sept ou huit mois à Villeroy toute seule, et à Paris à fermer sa porte à tout le monde. Ses meilleurs amis n'y étaient reçus que mandés, et peu souvent. Sa charmante conversation, à force de se retrancher tout, était devenue pesante; elle exigeait [ces retranchements] des autres avec tant de rigueur qu'on ne savait de quoi l'entretenir. Sa vue l'empêchait de travailler; le jeu, qu'elle avait fort aimé, elle se l'était retranché depuis longtemps sous ce prétexte de sa vue. Ainsi sa vie se passait dans son fauteuil en prière, et en lectures de piété que lui faisaient ses domestiques. Je lui disais souvent qu'elle se ferait mourir; elle glissait et badinait là-dessus, et avec son agrément ordinaire me jetait quelques mots fort à propos de morale et de pénitence. Je ne lui dis que trop vrai. Une vie si opposée à celle qu'elle avait toujours, menée et si contraire à la nature, à laquelle rien n'était accordé, la tua en deux ou trois ans. Son P. Poulinier, qui ne la voulut jamais croire mal, ne prit pas la peine de la voir en sa dernière maladie; elle reçut tous ses sacrements sans lui. Peu avant de mourir elle me demanda; elle oublia que j'étais à la Ferté; j'eus une douleur extrême de sa perte et de m'être trouvé absent. Sa mort fut celle des justes, et avec toute sa connaissance et les plus grands sentiments. Ses amis, en très grand nombre, en furent amèrement touchés; elle n'avait que soixante ans.

La comtesse de Beuvron ne tarda pas à la suivre. Son nom était Rochefort, d'une bonne noblesse de Guyenne, et on voyait bien encore qu'elle avait été belle, à soixante-dix ans qu'elle mourut. Elle avait été fille de la reine; on l'appelait Mlle de Théobon. Le comte de Beuvron l'épousa, celui dont j'ai parlé à l'occasion de la mort de la première femme de Monsieur, dont le chevalier, depuis comte de Beuvron, était capitaine des gardes. Elle était veuve depuis longtemps, et sans enfants, avec fort peu de bien. C'était une femme de beaucoup d'esprit et de monde, de fort bonne compagnie, pour qui Madame prit la plus grande et la plus constante amitié. Elle lui écrivait tous les jours sans y jamais manquer, lorsqu'elle n'était pas auprès d'elle. Les intrigues du Palais-Royal l'avaient éloignée plusieurs années de Madame, comme je l'ai raconté à l'occasion de ce qu'elle la prit auprès d'elle, avec la maréchale de Clérembault, à la mort de Monsieur qui lui avait défendu de les voir. La comtesse de. Beuvron était toujours demeurée dans la plus grande union avec la famille de son mari, et était comptée dans le monde. Elle était extrêmement de mes amies. Elle en avait, et en méritait, qui la regrettèrent fort. D'ailleurs c'était une femme qui avait bec et ongles, très éloignée d'aucune bassesse, assez informée, mais qui aimait fort le jeu.

Fort tôt après mourut le comte de Marsan, frère cadet de M. le Grand et du feu chevalier de Lorraine, qui n'avait ni leur dignité, ni leur maintien, ni rien de l'esprit du chevalier, qui, non plus que le grand écuyer, n'en faisait aucun cas. C'était un extrêmement petit homme, trapu, qui n'avait que de la valeur, du monde, beaucoup de politesse et du jargon de femmes, aux dépens desquelles il vécut tant qu'il put. Ce qu'il tira de la maréchale d'Aumont est incroyable. Elle voulut l'épouser et lui donner tout son bien en le dénaturant. Son fils la fit mettre dans un couvent, par ordre du roi, et bien garder. De rage, elle enterra beaucoup d'argent qu'elle avait en lieu où elle dit qu'on ne le trouverait pas, et, en effet, quelques recherches que le duc d'Aumont ait pu faire, il ne l'a jamais pu trouver. M. de Marsan était l'homme de la cour le plus bassement prostitué à la faveur et aux places, ministres, maîtresses, valets, et le plus lâchement avide à tirer de l'argent à toutes mains. Il avait eu tout le bien de la marquise d'Albret, héritière, qui le lui avait donné en l'épousant, et avec laquelle il avait fort mal vécu. Il en tira aussi beaucoup de Mme de Seignelay, soeur des Matignon, qu'il épousa ensuite; et quoique deux fois veuf, et de deux veuves, il conserva toujours une pension de dix mille francs sur Cahors, que l'évêque La Luzerne lui disputa, et que M. de Marsan gagna contre lui au grand conseil. Il tira infiniment des gens d'affaires, et tant qu'il put des contrôleurs généraux. Ce riche Thévenin, dont j'ai parlé à l'occasion du legs qu'il fit au chancelier de Pontchartrain, qu'il refusa, Marsan le servit dans sa maladie, qui fut longue, comme un de ses valets, et fut la dupe de cette infamie qui ne lui valut rien. [A l'égard de] Bourvalais, autre fameux financier, auprès duquel il fut plus heureux, il disait qu'il était le soutien de l'État, dont quelqu'un impatienté lui répondit qu'il l'était en effet, comme la corde l'est des pendus. Lui surtout et Matignon, son beau-frère, tirèrent des trésors des affaires qui se firent du temps de Chamillart, à tous les environs duquel il faisait une cour rampante. M. le Grand, qui en était blessé, l'appelait le chevalier de La Proustière, et disait qu'il avait pris le perruquier de l'abbé de La Proustière pour lui faire mieux sa cour. C'était un très bon homme, assez imbécile, cousin germain de Chamillart et de sa femme, qui gouvernait toute la dépense et le domestique de leur maison, honnête homme et désintéressé, mais fort incapable.

Jamais fadeur ne fut pareille à celle de M. de Marsan, avec toutes ses manières d'un vieux galant auprès des dames, et ses bassesses avec les gens qu'il ménageait. Il n'avait pas honte d'appeler Mme de La Feuillade ma grosse toute belle, qui était une très bonne femme, mais beaucoup plus maritorne que celle de don Quichotte. Elle-même en était embarrassée, et la compagnie en riait. Enfin un homme si bas et si avide, qui toute sa vie avait vécu des dépouilles de l'Église, des femmes, de la veuve et de l'orphelin, surtout du sang du peuple, mourut enragé de malefaim par une paralysie sur le gosier, qui, lui laissant la tête dans toute sa liberté et toutes les parties du corps parfaitement saines, l'empêcha d'avaler. Il fut plus de deux mois dans ce tourment, jusqu'à ce qu'enfin une seule goutte d'eau ne put plus passer sans que cela l'empêchât de parler. Il faisait manger devant lui ses gens, et sentait tout ce qu'on leur donnait avec une faim désespérée, et mourut en cet état, qui frappa tout le monde si fort instruit des, rapines dont il avait toute sa vie vécu. Il avait vingt mille livres de pension du roi, qui en donna douze mille aux deux fils qu'il laissa de sa seconde femme, huit mille à l'aîné, quatre mille au second. Il n'en avait point eu de la première. Il avait soixante-deux ans.

CHAPITRE XXII. §

Victoires du roi de Suède sur les Moscovites. — Lewenhaupt défait par le czar. — Divers succès des mécontents, qui perdent les montagnes de Hongrie. — Estaing défait les miquelets en Catalogne. — Succès en Espagne qui terminent la campagne. — Retour du maréchal de Villars à la cour. — Le pape sans secours, fort malmené par les troupes impériales, est forcé à recevoir à Rome Prié, plénipotentiaire de l'empereur. — Intrigue de chapeaux à Rome. — L'abbé de Polignac obtient la nomination du roi d'Angleterre. — Démêlé de Fériol, ambassadeur de France à Constantinople. — Mort, naissance et caractère du comte de Fiesque. — Mort, naissance et caractère de Bréauté. — Mort et caractère de l'abbé de La Rochefoucauld. — Mort de l'abbé de Châteauneuf. — Mort et abrégé de la comtesse de Soissons. — Époque et suite de la charge de surintendante. — Mort d'Overkerke, général en chef des Hollandais. — Desmarets fait ministre d'État; marie sa fille au marquis de Béthune-Orval. — Mariage d'Armentières avec la fille de Mme de Jussac. — Fortune de lui et de ses frères. — Retour de M. le duc d'Orléans à la cour. — Mariage de Tonnerre avec la fille de Blansac. — Je suis averti à la Ferté, par l'évêque de Chartres, qu'on m'a mis fort mal auprès du roi. — Je retourne bientôt après à la cour.

Le roi de Suède eut divers événements avec les Moscovites. Il les battit dans la fin d'août, leur tua beaucoup de monde et trois de leurs généraux, passa le Borysthène, se proposant toujours de percer jusqu'à Moscou et de détrôner le czar, qui deux mois après eut sa revanche sur le général Lewenhaupt, qu'il défit entièrement, allant joindre le roi de Suède avec un fort gros corps des recrues, de l'argent et force provisions de guerre et de bouche, dont ce prince commençait fort à manquer dans des pays assez déserts que les Moscovites avaient eux-mêmes dévastés pour lui, ôter toute subsistance. À son tour, le roi de Suède gagna une autre bataille, força les retranchements que les Moscovites avaient faits devant eux, en tua beaucoup et en prit quantité, et s'ouvrit ainsi le passage pour continuer sa route vers Moscou, succès qui lui devint funeste.

Ragotzi se soutint en Hongrie. Son parti se maintint dans la haine de la cour de Vienne, quoique quelques-uns de ses généraux se fussent accommodés avec elle, et les mécontents battirent un fort gros corps des troupes impériales. Néanmoins ils perdirent bientôt après toutes leurs places des montagnes.

En Catalogne, d'Estaing battit, tua, prit et dissipa un grand nombre de miquelets et quelques troupes réglées qui étaient avec eux, ce qui donna un grand pays de subsistance. Asfeld emporta la ville de Denia et son château, avec mille Portugais ou Anglais prisonniers de guerre, et prit ensuite celle d'Alicante, dont il bloqua aussi le château. Cela termina la campagne en Espagne, et M. le duc d'Orléans s'en alla à Madrid pour les ordres nécessaires et les mesures à prendre pendant l'hiver et pour la campagne suivante. Le comte de Staremberg, qui commandait l'armée de l'archiduc, essaya, après la séparation de l'armée, une entreprise sur Tortose qui fut bien près de réussir. Le détachement qu'il y envoya s'était saisi d'un ouvrage et d'un faubourg que cet ouvrage couvrait. Le gouverneur, qui était Espagnol, enferma d'abord dans une église les bourgeois qui lui étaient suspects, attaqua les ennemis, reprit vaillamment le faubourg et l'ouvrage, et les chassa entièrement. Ce fut grand dommage qu'il y fut tué.

La campagne était finie en Savoie, où nous perdîmes quelques places, comme je l'ai rapporté. Le maréchal de Villars y aurait fait une plus triste campagne encore sans les progrès du pape sur cette poignée d'Impériaux laissée en Italie, dont tout lé corps était à l'armée du duc de Savoie, et qui le voulut quitter pour aller imposer au pape. Tôt après, les armées du roi et de Savoie entrèrent en quartier d'hiver, et le maréchal de Villars arriva à la cour avec les airs avantageux qui ne le quittaient jamais, et qui lui réussirent toujours auprès du roi, qui fut le seul qui crut qu'il avait fait une belle campagne.

Il parut divers manifestes de l'empereur qui fit arrêter le nonce à Vienne, le relégua ensuite tellement, qu'il fut rappelé. Tant qu'il ne fut question que de paroles et de cette poignée d'Impériaux en Italie, le pape se conduisit fort vigoureusement; mais, après la séparation des armées en Savoie, et quand toutes les troupes qu'y avait l'empereur furent entrées dans l'État ecclésiastique, le pape eut lieu de se repentir de s'être trop hâté, et [d'avoir] trop compté sur une ligue aussi lentement tissue et aussi mal exécutée que le fut celle qui avait enfin été résolue, et la réclama en vain. Il demanda Feuquières pour commander les troupes de cette ligue, qui lui fut accordé, mais ce fut tout. Il souffrit tant d'insolences du cardinal Grimani, vice-roi de Naples par intérim, qu'il l'eût privé de la pourpre, comme il l'en menaça plus d'une fois, si les plus sages cardinaux en avaient été crus. Les. Impériaux cependant vivaient à discrétion dans l'État ecclésiastique. Les troupes du pape, destituées d'alliés, n'osaient se présenter nulle part devant eux. Cette oppression força le pape à recevoir enfin dans Rome le marquis de Prié en qualité de ‘plénipotentiaire de l'empereur; au grand regret du maréchal de Tessé, à qui des raisons de cérémonial avaient fait prendre le caractère d'ambassadeur extraordinaire. Il les faut maintenant laisser dans ces embarras, dont on ne verra la fin que dans les commencements de l'année prochaine.

Il s'était passé depuis six ou sept mois une intrigue à Rome dont en ce temps-ci l'abbé de Polignac sut profiter. La mort de l'évêque de Munster avait mis sur les rangs pour lui succéder l'évêque d'Osnabrück et d'Olmütz, frère du duc de Lorraine, et le baron de Metternich aussi ardemment soutenu par les Hollandais, qui craignaient un prince appuyé et dangereux dans leur voisinage, que le prince de Lorraine l'était par l'empereur, dont l'amitié et l'intérêt étaient également pour ce prince. Metternich, très canoniquement élu, craignit les voies de fait, et porta l'affaire à Rome, qui, après un examen d'autant plus exact que le pape craignait d'irriter l'empereur, ne laissa pas de décider en faveur de Metternich. L'empereur se fâcha, menaça et obtint un examen nouveau, contre toutes les règles et tout exemple. Ce coup d'autorité ne lui réussit pas mieux; Metternich gagna une seconde fois sa cause. Après ce double succès, les Hollandais menacèrent à leur tour, malgré les liens de la ligue commune contre la France, et finalement l'empereur céda, et Metternich prit possession.

Vienne, piquée d'avoir succombé, en voulut tirer une réparation tout à fait en la disposition du pape, et lui demanda un chapeau pour le prince de Lorraine. Le pape, qui en était avare, et qui craignait d'accoutumer l'empereur à prescrire, différa tant qu'il put, et l'habile abbé de Polignac saisit la conjoncture pour se faire d'un asile peu honorable, et d'une planche après tant de naufrages, une route pour arriver à la pourpre, que nous lui avons vu manquer une fois par la préférence du roi pour l'archevêque de Bourges, pour la nomination de Pologne, comme je l'ai raconté en son temps. J'ai dit qu'il était fort connu du pape dès son premier voyage à Rome, et lié d'amitié avec lui parle commerce des belles-lettres, desquelles ce pape s'était toujours piqué. On peut juger que l'insinuant et ambitieux abbé, depuis son retour à Rome, n'avait rien laissé à faire pour s'avancer de plus en plus en ses bonnes grâces. Il y avait si bien réussi que Sa Sainteté ne cherchait qu'un prétexte de le promouvoir, et de rougir, ainsi notre rote, qui, à l'exception de la plus que singulière fortune du cardinal de La Trémoille, ne l'avait pas été depuis Henri IV, en la personne de M. Sérafin, bâtard inconnu du chancelier Olivier, et si estimé du cardinal d'Ossat.

Le pape désirait fort, sur l'exemple de La Trémoille, faire passer Polignac aux deux couronnes ensemble, pour compensation du prince de Lorraine. Mais la dextérité de l'abbé, ni le crédit de ses amis, ne purent faire goûter cet expédient au roi; et l'empereur, enflé des prospérités de sa grande alliance, déclara nettement que, si le pape faisait un sujet pour les deux couronnes avec le prince de Lorraine, il prétendait avoir en même temps un autre chapeau au nom de l'archiduc, comme roi d'Espagne. Cette prétention était absurde. L'archiduc n'était point roi d'Espagne, à Rome moins que partout ailleurs, où Philippe V était seul reconnu, avait reçu un légat à Naples, tenait actuellement un ambassadeur à Rome, qui était le duc d'Uzeda, et avait un nonce à Madrid. L'empereur d'ailleurs ne pouvait contester au roi un droit égal au sien, et il n'avait pas le moindre prétexte de plainte que l'abbé de Polignac passât pour la France avec le prince de Lorraine pour lui, c'était le roi d'Espagne seul qui en aurait été lésé. À cette difficulté, il s'en joignit une autre dans notre cour.

Mme de Soubise, qui, pour être depuis longtemps mourante et alors fort près de sa fin, n'en était pas moins attentive à l'élévation des siens et à l'établissement de ses enfants, fut bientôt informée de ce qui se passait là-dessus. Elle sentit combien une promotion de traverse éloignerait celle des couronnes. Elle écrivit donc au roi, et lui demanda d'insister à ce que le prince de Lorraine passât comme couronne pour l'empereur. Le roi n'eut garde de lui refuser cette complaisance, mais elle ne fit qu'augmenter la difficulté. L'empereur, qui sentait ses forces et qui voulait engager à une reconnaissance indirecte de son frère, comme roi d'Espagne, déclara que dans une promotion, même pour les couronnes, il prétendait un chapeau sur le compte particulier de l'archiduc. Cette fermeté éloigna encore plus la promotion des couronnes, sans débarrasser le pape de la prétention de l'empereur pour le prince de Lorraine. Là-dessus Mme de Soubise demanda au roi de faire passer son fils avec le prince de Lorraine, en reprenant sa nomination comme de couronne, qui alors pourrait servir à l'abbé de Polignac. Mais la difficulté d'un chapeau pour l'archiduc demeura en l'un et l'autre cas ‘si entière, qu'elle devint obstacle à toute promotion. L'empereur s'en irrita, il n'en sentit pas moins la faiblesse du pape, qui n'avait pas eu le courage de rejeter avec hauteur une si étrange proposition. Mais cependant l'abbé de Polignac prit un autre tour. Il avait toujours fort ménagé la cour de Saint-Germain en France et à Rome; il se tourna vers elle pour avoir sa nomination. Cette marque de royauté était comme la seule qui restât au malheureux roi d'Angleterre, et Rome n'en pouvait pas faire de difficulté à un prince qui perdait tout pour la religion, qui n'avait d'asile que Rome, et qui y était traité en roi. Avec toutes ces raisons, ce prince crut en avoir de bonnes d'introduire l'exercice de son droit par un sujet agréable au pape et protégé par la France. Torcy, qui, dans l'affaire de la nomination de Pologne, n'avait pas voulu décider entre ses deux amis, et avait remis le choix au roi, sans porter l'un plus que l'autre, fut ravi d'une occasion de revenir sur l'abbé de Polignac, et le servit de toutes ses forces. Il obtint donc en ce temps-ci la nomination du roi d'Angleterre pour la promotion des couronnes, et le pape, qui ne demandait qu'un prétexte de le faire cardinal, l'agréa avec plaisir.

Fériol, ambassadeur du roi à Constantinople, s'y brouilla fort sur la fin de cette année. Le grand vizir, mécontent du ministre de Hollande, lui fit plusieurs menaces suivies de mauvais traitements faits à ses domestiques, qui lui firent craindre de n'être pas en sûreté chez lui, dans un pays où tant d'expériences ont appris même aux ambassadeurs des premières têtes couronnées que leur caractère et le droit des gens est peu respecté. Ce ministre de Hollande voulut se réfugier chez l'ambassadeur d'Angleterre. Sa surprise fut grande du refus absolu qu'il fit de le recevoir, malgré l'union si étroite des deux nations, et si conjointement alliées dans la guerre contre la France. Le Hollandais, ne sachant que devenir, espéra trouver plus de générosité dans l'ennemi que dans l'allié. Il s'adressa à Fériol, qui le reçut chez lui et prit sa protection, en quoi il mérita louange et approbation, mais avec une hauteur sur les plaintes du grand vizir qu'il aurait dû éviter, et qui lui attira beaucoup de dégoûts dont il se tira avec la même hauteur. Il arriva en ce temps-ci un aga pour s'en plaindre de la part de la Porte. Le fait et le contraste m'ont paru d'une singularité à mériter de n'être pas oubliés.

Je devais avoir parlé de la mort du comte de Fiesque avant celle du maréchal de Noailles, qui la suivit de peu de jours. Ce comte était d'une branche aînée de cette illustre maison, qui a donné des papes, des souveraines, et une foule de cardinaux, de prélats et de personnes considérables, l'une des quatre premières de Gênes. Après le malheur de celui qui périt en tombant dans la mer, au moment de sa conjuration si secrètement concertée pour le faire souverain de sa république, toute sa maison fut proscrite. Une branche aînée vint s'établir en France, dont celui-ci fut le dernier. Scipion, comte de Fiesque, son bisaïeul, fut chevalier d'honneur d'Élisabeth d'Autriche, femme de Charles IX, et de Louise de Lorraine, épouse d'Henri III, qui le fit chevalier du Saint-Esprit le dernier jour de 1578. Il n'abandonna point la reine Louise dans sa retraite, et mourut à soixante-dix ans à Moulins, en 1598. Alphonsine Strozzi, sa femme, fut dame d'honneur de la reine. Leur fils unique fut tué jeune au siège de Montauban, à la tête de son régiment. Sa veuve, qui était Le Veneur, fille et petite-fille des cieux comtes de Tillières, chevaliers du Saint-Esprit, fut dame d'atours de la seconde femme de Gaston, et gouvernante de Mademoiselle. Elle eut une fille, mère de Bréauté, dont je parlerai tout à l'heure, et trois fils. L'un demeura abbé, un autre chevalier de Malte, tué devant Mardick en 1646, et l'aîné, qui épousa la tante paternelle de la duchesse d'Arpajon et du marquis de Beuvron, père du maréchal duc d'Harcourt, qui fut mère du comte de Fiesque, de la mort duquel je parle. Elle était veuve, sans enfants, de Louis de Brouilly, marquis de Piennes, de laquelle j'ai suffisamment parlé (t. II, p. 321). Elle n'eut qu'une fille, mère de Guerchy, fait chevalier de l'ordre en 1639, et le comte de Fiesque dont il s'agit ici.

C'était un homme de fort bonne compagnie, d'esprit et orné, un fort honnête homme qui avait été galant, avec une belle voix, qui chantait bien, et qui faisait rarement des vers, mais aisément, jolis, et d'un tour fort naturel. Il fit une chanson sur Bechameil et son entrée en sa terre de Nointel si plaisante, si ridicule, si fort dans le caractère de Bechameil, qu'on s'en est toujours souvenu. Le roi, qui le sut, la lui fit chanter un jour à une chasse, et en pensa mourir de rire. Il était singulier, brusque, particulier, avait peu servi, et fait quelques campagnes aide de camp du roi, qui, bien aise de l'obliger sans qu'il lui en coûtât rien, et aux dépens des Génois qu'il voulait mortifier, lui fit payer cent mille écus par eux, pour de vieilles prétentions, lorsque le doge de Gènes vint en France. Ce fut M. de Seignelay, son ami, qui les lui valut, sans que lui-même y eût pensé. C'était un homme né fort libre, ennemi de toutes sortes de contraintes, et qui fit toujours peu de cas du bien et de la fortune. Il fut toujours considéré et recherché par la meilleure compagnie. On a vu en son lieu son étrange aventure avec M. le Duc, qui tacha de la réparer depuis, et qui le servit dans cette dernière maladie comme un de ses domestiques. On a vu aussi son intime liaison avec M. de Noirmoutiers, à qui il donna le peu qu'il avait par son testament. Il n'avait jamais été marié, et n'avait que soixante et un anis. Sa soeur est morte depuis fort peu d'années, abbesse de Notre-Dame de Soissons pendant près de cinquante ans, et une très digne et bonne abbesse. Le comte de Fiesque avait beaucoup d'amis considérables dont il fut fort regretté.

Bréauté, son cousin germain, le suivit deux mois après. C'était un fort gros et grand homme, petit-neveu paternel du Bréauté célèbre par son duel, ou plutôt son combat de vingt-deux Français contre vingt-deux Espagnols. Ces Bréauté étaient d'une, fort ancienne maison de Normandie, illustrée par les alliances et les emplois, et dont plusieurs étaient pour aller loin qui furent tués jeunes. Le père de celui-ci fut de ceux-là, que le maréchal de Bassompierre loue fort en ses Mémoires. Son fils aîné, élevé enfant d'honneur de Louis XIII, fut tué à dix-huit ans, aux lignes d'Arras, en 1654, sans avoir été marié. Le cadet, est celui dont je parle, qui avait très peu servi, et qui, avec fort peu d'esprit, n'avait pas laissé d'être mêlé à la cour autrefois. Il se maria médiocrement et se ruina en plein. On prétendit que ce fut à souffler. Il perdit son fils unique à dix-neuf ans, qui avait un régiment, et sa femme ensuite. La dévotion suivit la misère, il se retira à Saint-Magloire, d'où il fallut sortir quelque temps après, faute d'y pouvoir payer sa pension. Le duc de Foix, dont il était parent, le retira généreusement chez lui. Mais lui et Mme de Foix étaient fort répandus dans le monde, dînaient rarement chez eux, et n'y soupaient jamais. Bréauté, qui était de grand appétit et gourmand, ne s'accommodait pas de la nourriture du domestique. Il allait chercher à vivre aux tables du voisinage, où il ennuyait souvent par ses sermons. Il était tout occupé de piété et de bonnes oeuvres. Ce fut lui qui entreprit la fameuse affaire de Langlade, condamné aux galères, et mort à la Tournelle, pour un vol commis chez le comte de Montgommery où il logeait. Bréauté fit reconnaître son innocence, rétablir sa mémoire, et marier bien la fille unique qu'il avait laissée, des dommages et intérêts qu'il lui fit obtenir. Il lui était resté de sa soufflerie des remèdes qu'il faisait lui-même. Apparemment qu'il les fit mal à la fin, car il mourut très brusquement pour en avoir pris pour une légère incommodité avec une santé très robuste. Je l'ai fort vu à l'hôtel de Lorges, qui lui était fort commode parce que M. de Foix logeait vis-à-vis.

Deux abbés fort différents l'un de l'autre moururent incontinent après, l'abbé de La Rochefoucauld et l'abbé de Châteauneuf. Le premier était oncle paternel de M. de La Rochefoucauld. Il avait un mois moins que lui et soixante-quatorze ans. Le peu qu'il avait il le partagea toujours avec lui, tarit qu'il fut pauvre; leur amitié fut la plus intime et dura toute leur vie. Ils logeaient ensemble et ne se quittèrent jamais, tellement que l'abbé de La Rochefoucauld passa sa vie à la cour sans en être, et sans sortir presque jamais de chez M. de La Rochefoucauld, où il était absolument le maître. Cela lui donnait quelque considération, même du roi. D'ailleurs, c'était le meilleur gentilhomme du monde, le plus noble et le plus droit, mais aussi le plus imbécile, et qui ressemblait le mieux à un vicaire de village. Il était passionné de la chasse, et n'en manquait jamais; cela l'avait fait appeler l'abbé Tayaut. Il n'eut jamais d'ordres, mais force abbayes, et grosses, que M. de La Rochefoucauld lui fit donner, et qu'il eut toutes à sa mort pour son petit-fils, dont nous verrons qu'il se repentit bien.

L'abbé de Châteauneuf est celui qui fut envoyé en Pologne redresser la conduite de l'abbé de Polignac, dont j'ai parlé à cette occasion, homme de beaucoup d'esprit, de savoir et de bonne compagnie, désiré dans les meilleures, et frère de Châteauneuf ambassadeur à Constantinople, en Portugal et en Hollande, mort conseiller d'État, et ancien prévôt des marchands longtemps depuis.

Quelque temps auparavant la comtesse de Soissons était morte à Bruxelles dans le plus grand délaissement, pauvre et méprisée de tout le monde, même fort peu considérée du prince Eugène, son célèbre fils. Ce fut en sa faveur que le cardinal Mazarin, son oncle, inventa au mariage du roi la nouvelle charge de surintendante, à cause de quoi il en fallut une en même temps à la reine mère, qui fut la princesse de Conti, son autre nièce, et comme tout va toujours en se multipliant et en s'affaiblissant, Madame, parce qu'elle était fille d'Angleterre, en eut une aussi, qui fut Mme de Monaco. C'est l'unique exemple pour les filles de France.

Rien n'est pareil à la splendeur de la comtesse de Soissons, de chez qui le roi ne bougeait avant et après son mariage, et qui était la maîtresse de la cour, des fêtes, et des grâces, jusqu'à ce que la crainte d'en partager l'empire avec les maîtresses la jeta dans une folie qui la fit chasser avec Vardes et le comte de Guiche, dont l'histoire est trop connue et trop ancienne pour la rapporter ici. Elle fit sa paix et obtint son retour par la démission de sa charge, qui fut donnée à Mme de Montespan, dont le mari ne voulut recevoir aucune chose du roi, qui, ne sachant comment la faire asseoir, ne pouvant la faire duchesse, supposa que la charge de surintendante emportait le tabouret. La comtesse de Soissons, de retour, se trouva dans un état, bien différent de celui d'où elle était tombée. Elle se trouva si mêlée dans l'affaire de la Voisin, brûlée en Grève pour ses poisons et ses maléfices, qu'elle s'enfuit en Flandre. Son mari était mort fort brusquement à l'armée, il y avait longtemps, et dès lors on en avait mal parlé, mais fort bas dans la faveur où elle était. De Flandre elle passa en Espagne, où les princes étrangers n'ont ni rang ni distinction. Elle ne put donc paraître en aucun lieu publiquement, et moins au palais qu'ailleurs.

La reine, fille de Monsieur, n'avait point d'enfants, et avait tellement gagné l'estime et le coeur du roi son mari, que la cour de Vienne craignit tout de son crédit pour détacher l'Espagne de la grande alliance faite contre la France. Le comte de Mansfeld était ambassadeur de l'empereur à Madrid, avec qui la comtesse de Soissons lia un commerce intime dès en arrivant. La reine, qui ne respirait que France, eut une grande passion de voir la comtesse de Soissons. Le roi d'Espagne, qui avait fort ouï parler d'elle, et à qui les avis pleuvaient depuis quelque temps qu'on voulait empoisonner la reine, eut toutes les peines du monde à y consentir. Il permit à la fin que la comtesse de Soissons vînt quelquefois les après-dînées chez la reine par un escalier dérobé, et elle la voyait seule et avec le roi. Les visites redoublèrent et toujours avec répugnance de la part du roi. Il avait demandé en grâce à la reine de ne jamais goûter en rien qu'il n'en eût bu ou mangé le premier, parce qu'il savait bien qu'on ne le voulait pas empoisonner. Il faisait chaud le lait est rare à Madrid, la reine en désira, et la comtesse, qui avait peu à peu usurpé les moments de tête à tête avec elle, lui en vanta d'excellent qu'elle promit de lui apporter à la glace. On prétend qu'il fut préparé chez le comte de Mansfeld. La comtesse de Soissons l'apporta à la reine qui l'avala, et qui mourut peu de temps après, comme Mme sa mère. La comtesse de Soissons n'en attendait pas l'issue et avait donné ordre à sa fuite. Elle ne s'amusa guère au palais, après avoir vu avaler ce lait à la reine; elle revint chez elle où ses paquets étaient faits et s'enfuit en Allemagne, n'osant pas plus demeurer en Flandre qu'en Espagne. Dès que la reine se trouva mal, on sut ce qu'elle avait pris et de quelle main; le roi d'Espagne envoya chez la comtesse de Soissons qui ne se trouva plus; il fit courir après de tous les côtés, mais elle avait si bien pris ses mesures qu'elle échappa. Elle vécut obscurément quelques années en Allemagne, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre. Mansfeld fut rappelé à Vienne, où il eut à son retour le premier emploi de cette cour, qui est la présidence du conseil de guerre. À la fin la comtesse de Soissons retourna en Flandre, puis à Bruxelles, où je crus avoir dit que, tandis que Philippe V en fut maître, lés maréchaux de Boufflers, de Villeroy, et tous les Français distingués, eurent défense de la voir. Il se peut dire qu'elle y passa le reste de sa vie et qu'elle y mourut en opprobre. Mme la duchesse de Bourgogne en prit le deuil pour six jours, que le roi ne porta point ni la cour, quoique la princesse de Carignan, mère du comte de Soissons, fût princesse du sang, la dernière de sa branche.

En ce même temps mourut aussi, au camp devant Lille, M. d'Overkerke, général en chef des Hollandais et de leur armée, qui était des bâtards de Nassau-Orange, et qui avait été dans l'intime confiance du roi Guillaume, dont il était grand écuyer.

Desmarets, revenu de si loin au contrôle général des finances, très bien avec Chamillart, et appuyé des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui tous trois l'y avaient porté avec tant de soeurs, fit entendre par eux la grandeur et la capacité de son travail, la nécessité pour le bien des affaires de l'accréditer dans le public, et la convenance de le faire ministre d'État, comme l'avaient été ceux qui l'avaient précédé dans son emploi. Le roi, qui comptait alors avoir besoin de lui, et qui commençait à s'y accoutumer, se laissa prendre à cette amorce et le fit ministre. Il avait déjà deux filles mariées, l'une à Goesbriant, l'autre à Bercy, intendant des finances, qui faisait tout sous lui. Incontinent après cette grâce, il maria bien autrement la troisième, ce fut au marquis de Béthune-Orval, qui avait la perspective du duché de Sully après le duc de Sully qui n'avait point d'enfants, et après le chevalier de Sully qu'on croyait marié secrètement, de façon à n'en avoir point non plus. Ce M. de Béthune était un homme qui n'avait point paru à la cour et comme point à la guerre, riche, mais noyé dans une mer de procès qu'on l'accusait d'aimer beaucoup, et à la poursuite desquels il occupait toute sa vie. Le roi voulut donner deux cent mille livres à la fille de Desmarets, comme il avait accoutumé aux mariages des filles de ses ministres, mais celui-ci ne le voulut pas dans la presse où étaient les finances. Au lieu de cette somme, le roi voulut donner une pension de douze mille livres; Desmarets ne la voulait que de huit mille, enfin elle fut de dix mille livres.

Il se fit quelques jours auparavant un autre mariage, par des circonstances singulières qui le rendirent heureux. Depuis les deux Eustache de Conflans, père et fils, tous deux capitaines des gardes du corps de Charles IX et d'Henri III, et le dernier chevalier du Saint-Esprit et chevalier d'honneur de la reine Marie de Médicis, cette maison était entièrement tombée. Le dernier Eustache avait vendu presque toutes ses terres. Il perdit un second fils fort jeune, de la plus grande espérance; ce que l'aîné fit de mieux fut de se raccrocher par les biens de sa mère, qui était Jouvenel, dont il eut Armentières, et par un riche mariage avec une Pinart. Il en fit un second fort plat. Du premier un fils unique qui mena une vie honteuse et obscure, et mourut sans enfants d'un indigne mariage qu'il avait fait. Sa soeur du second lit ne se maria point, elle retira tout ce qu'elle put de ces débris; la duchesse d'Orval se retira chez elle où elle a passé presque toute sa vie, ayant de la considération et des amis. On l'appelait Mlle d'Armentières. Elle vécut fort vieille. Étant devenue riche par ses soins et par la mort de son frère, elle assista à son tour son amie qui était devenue pauvre, substitua son bien à ses cousins, et en laissa l'usufruit à la duchesse du Lude, son amie intime de tous les temps. Ses cousins étaient dans la dernière pauvreté. Ils sortaient du frère puîné du premier Eustache, capitaine des gardes de Charles IX, dont ils étaient la quatrième génération, et divisés en deux branches. Ils n'avaient pu faire aucune alliance, et ils vivaient à leur campagne de leurs choux et de leur fusil. L'aînée de ces deux, branches finissait à un seul mâle qui se fit prêtre pour avoir du pain, et que le succès de ce mariage fit dans la suite évêque du Puy. Le chef de la branche cadette, devenu celui de toute cette maison, vécut de même, et se trouva heureux d'épouser en 1667 une fille de d'Aguesseau, maître des comptes, dont le fils a été si estimé et si considéré, intendant de Languedoc, puis conseiller d'État, et du conseil royal des finances, et le petit-fils est depuis devenu chancelier de France, avec diverses fortunes. De ce mariage sortirent trois fils appelés à la substitution de Mlle d'Armentières.

L'aîné, brave homme et honnête homme, mais sans la moindre trace d'esprit que l'éducation n'avait pu réparer, se battit contre Pertuis dans leur première jeunesse, et [ils] furent tous deux enfermés quinze ou seize ans durant dans une citadelle. Les deux cadets se trouvèrent avoir beaucoup d'esprit, et de désir de se relever, malgré leur pauvreté et l'obscurité où ils se trouvaient. L'aîné des deux fut envoyé enfant, et sans pain, page du grand maître de Malte, le cadet s'intrigua comme il put et servit de même. Tous deux, à force de vouloir, firent des connaissances, et s'ornèrent l'esprit à force, de lecture, dans laquelle ils acquirent beaucoup. La maréchale de Chamilly, qui les connut à La Rochelle, où ils servaient, les prit en amitié, les attira chez elle à Paris, où ils virent la bonne compagnie, dont ils surent profiter. Ils firent une autre connaissance que cette maréchale ne leur procura pas, mais qui devint le fondement de leur fortune: ce fut [celle] de Mme d'Argenton. Elle les trouva de si bonne compagnie qu'elle les présenta à M. le duc d'Orléans, avec qui elle les fit souper chez elle, et leur acquit sa familiarité. Il vaqua chez lui une place de chambellan qu'il procura à Conflans, et bientôt après une autre à d'Armentières qui sortait de sa prison. Ils se firent des amis au. Palais-Royal; Armentières, par le même crédit, devint maître de la garde-robe.

Mme de Jussac, dont j'ai parlé lorsqu'on la mit sans titre auprès de Mme la duchesse d'Orléans qu'elle a voit élevée, et qui l'aimait passionnément, avait une fille mariée à M. de Chaumont, du nom d'Ambly, qui avait un régiment. Elle en avait une autre fort jolie, dont elle voulut aussi se défaire, mais son bien était fort court. Son bonheur fit que Sassenage, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, revenu malade d'Espagne, fort dégoûté de son emploi, s'en voulut défaire. Il fallut attendre le retour de ce prince, qui, pour la première fois, pressé pour la même grâce par Mme d'Argenton d'une part et par Mme la duchesse d'Orléans de l'autre, donna l'agrément de la charge de Sassenage à d'Armentières, en faisant son mariage avec la fille de Mme de Jussac, qui y trouva encore d'autres facilités de grâces, et qui, toujours avec l'appui de Mme d'Argenton, fit passer à Conflans la charge de maître de la garde-robe qu'avait son frère devenu premier gentilhomme de la chambre.

M. le duc d'Orléans arriva le 6 décembre, et fut aussi bien reçu que le méritait sa glorieuse et pénible campagne, qui ne le raccommoda pourtant pas avec Mme des Ursins, ni avec Mme de Maintenon.

Ce fut en ce temps-ci que le comte de Tonnerre épousa la fille de Blansac, dont j'ai assez parlé (t. IV, p. 308) pour n'avoir rien à y ajouter. Ce mariage le fit sortir de la Bastille immédiatement avant de le célébrer.

J'ai avancé le récit de quelques menus événements de la fin de cette année, comme j'en ai retardé quelques-uns auparavant, pour ne pas interrompre celui des choses de Flandre, où il est temps de retourner. Mais auparavant il faut dire que je ne fus pas longtemps à la Ferté sans y recevoir une lettre de l'évêque de Chartres, datée de Saint-Cyr, qui m'avertissait qu'on m'avait rendu les plus mauvais offices du monde auprès du roi et de Mme de Maintenon, et qui avaient pris. Je lui écrivis à l'instant par un exprès pour avoir plus d'éclaircissement qu'un avis si vague, et pour lui fournir, sur ce que je savais qu'on avait répandu contre moi sur Lille et sur mon pari, de quoi me défendre en attendant qu'il m'eût instruit et que je pusse avec plus de précision parer aux coups, qu'on m'avait portés. Je ne fus pas surpris, mais embarrassé d'être instruit, parce que M. de Chartres était retourné à Chartres lorsque mon exprès arriva à Saint-Cyr, et qu'il ne voulut pas depuis m'en apprendre davantage. De cette affaire-là, j'en fus noyé plus d'un an, et la façon dont j'en sortis se verra en son temps. Je ne demeurai pas longtemps à la Ferté, et je voulus être à la cour pour le retour de M. le duc d'Orléans, et surtout pour celui de Mgr le duc de Bourgogne.

NOTE I. LA GRANDE-DUCHESSE DE TOSCANE. §

La grande-duchesse de Toscane, dont parle Saint-Simon (p. 2), était Marguerite-Louise d'Orléans, fille de Gaston et de Marguerite de Lorraine, laquelle avait épousé Cosme III de Médicis, grand-duc de Toscane. L'exclamation du grand écuyer, prince de la maison de Lorraine, s'explique par la longue rivalité des maisons de Bourbon et de Lorraine. On sait que les Guise étaient de cette dernière maison.

NOTE II. BARTET, SON AVENTURE AVEC LE DUC DE CANDALE, SES LETTRES À MAZARIN. §

Saint-Simon parle (p. 120 de ce volume) de l'aventure de Bartet avec le duc de Candale, mais sans entrer dans aucun détail. Comme ses assertions ne sont pas toutes exactes, il ne sera pas inutile de faire connaître Bartet et l'aventure à laquelle Saint-Simon fait allusion. Bartet était Béarnais, et fils d'un paysan. Son esprit, au-dessus de sa condition, fit sa fortune: il alla à Rome, s'attacha à Casimir Vasa, qui devint roi de Pologne, et se fit nommer son résident en France . Plus tard il devint un des principaux agents de Mazarin. Pendant l'exil du cardinal, il lui portait les dépêches de la reine Anne d'Autriche et rapportait les réponses de Mazarin. La faveur dont Bartet jouit à la cour, lorsque le cardinal eut triomphé de ses ennemis et affermi sa puissance, lui inspira une vanité qui le rendit ridicule et odieux. Il ne craignit pas d'entrer en lutte avec de grands seigneurs, et entre autres avec le duc de Caudale, fils du duc d'Épernon.

Le duc de Candale était un des seigneurs de cette époque les plus renommés pour sa beauté, sa magnificence et l'éclat de ses aventures. Bartet, son rival en amour, dit devant plusieurs témoins que, si l'on ôtait au duc de Candale ses grands cheveux, ses grands canons, ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galants, il serait moins que rien, et ne paraîtrait plus qu'un squelette et un atome . Le duc de Candale, instruit de cette insolence, s'en vengea avec une audace qui peint l'époque, et montre combien les grands seigneurs se croyaient au-dessus des lois. Il envoya un de ses écuyers, à la tête de onze hommes, arrêter en plein jour la voiture de Bartet, dans la rue Saint-Thomas du Louvre. On ne lui donna pas la bastonnade, comme dit. Saint-Simon, mais pendant qu'une partie des gens du duc de Candale arrêtaient les chevaux de Bartet, et menaçaient son cocher de leurs pistolets, d'autres entrèrent dans le carrosse, et, armés de ciseaux, lui coupèrent la moitié des cheveux et de la moustache, et lui arrachèrent son rabat, ses canons et ses manchettes. Le jour même de cette aventure (28 juin 1655), Bartet envoya son frère à Mazarin avec la lettre suivante  :

« Je dépêche mon frère à Votre Éminence pour lui rendre compte d'une malheureuse affaire qui m'est survenue à ce matin. Je sortais à dix heures de chez M. Ondedei, à qui je n'avais point parlé, parce qu'il était avec M. l'évêque d'Amiens, et m'en allais dans mon carrosse avec deux petits laquais derrière. À l'entrée de la rue Saint-Thomas du Louvre, du côté du quai, j'ai vu venir à moi quatorze hommes à cheval, avec quelques valets à pied, tous armés d'épées, et de pistolets, et de poignards, qui ont crié à mon cocher qu'il arrêtât. J'ai titré la tête à la portière, et ai cru d'abord qu'ils me prenaient pour un autre, ne me sachant aucune méchante affaire; mais les ayant reconnus pour être des valets de chambre et des parents d'un conseiller de la province dont je suis, avec qui j'ai une querelle de famille il y a plus de dix ou douze ans, je n'ai plus douté qu'ils ne fussent là pour m'assassiner. Je leur ai donc demandé, comme ils sont venus à moi le pistolet et le poignard à la main, s'ils voulaient me tuer, et leur ai dit même qu'ils me trouvaient en fort méchante condition; mais deux d'entre eux sont montés dans mon carrosse, et ayant tiré des ciseaux, m'ont coupé le côté droit de mes cheveux, et m'ont arraché un canon, et s'en sont allés sans ajouter aucune voie de fait à cet outrage.

« Comme mes laquais, mon cocher, un de mes amis familiers qui était dans mon carrosse, et moi, les avons reconnus pour être des gens de mon pays, amis, parents et serviteurs de celui avec qui j'ai cette vieille querelle dont je viens de parler à Votre Éminence, je me suis retiré chez moi, et d'abord me suis pourvu par les voies de la justice, comme plus propres à ma profession, et plus conformes même à mon naturel. Je supplie donc Votre Éminence, Monseigneur, que je demeure encore ici peut-être quinze jours, qu'il faudra que j'emploie à faire achever les informations, qui sont déjà commencées, et mettre ma poursuite en état qu'elle puisse aller son chemin par les formes de la justice en mon absence. Ainsi, je supplie encore Votre Éminence qu'il lui plaise d'ordonner à M. de Langlade qu'il serve ce commencement de mon quartier jusqu'à mon arrivée.

« Je demanderais à Votre Éminence la puissance de sa protection, si celle de la justice ordinaire ne suffisait pas, et si je ne croyais trouver au moins autant d'amis et de considération dans Paris qu'un homme de province qui est réduit à des assassins et à un assassinat. Il ne me reste donc qu'à demander en grâce à Votre Éminence qu'elle croie que je ne puis pas rien oublier au monde, de quelque nature que puissent être, des moyens honnêtes et légitimes pour la réparation de mon honneur, et pour venger un outrage dont l'impunité me rendrait méprisable dans le monde, et bien indigne de l'honneur que j'ai d'être au roi par la libéralité de la reine et celle de Votre Éminence qui l'a produite, de celui que j'ai encore d'être ministre du roi de Pologne, et d'être cru au point que je le suis serviteur de Votre Éminence, et sous votre protection particulière en cette qualité-là.

« Je ne suis pas si embarrassé de mon affaire que je ne pense encore rendre compte à Votre Éminence des siennes dont j'ai connaissance; mais je sais que M. Ondedei est à la source des choses et des personnes, et qu'il n'oublie rien pour les faire et les dire à Votre Éminence. Ainsi, Monseigneur, j'en demeurerai là présentement, et n'ajouterai plus rien à celte présente importunité que les protestations les plus fidèles du monde que je lui fais de vivre et de mourir,

« Monseigneur,

« De Votre Éminence,

« Le très humble, très obéissant, très fidèle

« et très obligé serviteur,

« Bartet »

Bartet ne tarda pas à connaître l'auteur véritable de cet attentat, comme le prouve la lettre qu'il écrivait à Mazarin le 1er juillet 1655  :

« Monseigneur,

« Il m'est arrivé un bien plus grand malheur que celui dont je rendis compte à Votre Éminence, avant-hier, par mon frère, puisque c'est M. de Candale qui dit avoir commandé l'assassinat que je croyais avoir été fait en moi par ce conseiller de ma province avec qui j'ai une querelle de famille. Il faut bien, Monseigneur, que mes ennemis l'aient emporté sur son esprit d'un artifice bien terrible, et qu'ils l'aient circonvenu bien cruellement pour moi, puisqu'ils lui ont persuadé divers discours qu'ils m'attribuent avec une si injuste précipitation, qu'ils ne lui ont pas seulement laissé le temps de les examiner, de les vérifier et de les tenir pour établis dans le monde. Ç'a donc été par ses propres domestiques et par d'autres gens de mon pays que je fus assassiné avant-hier, en la manière que j'ai pris la liberté de l'écrire à Votre Éminence.

« Dans la première interprétation de mes assassins et de mon assassinat, je ne demandais point à Votre Éminence une protection particulière, parce que la qualité de l'action même, celle de mon ennemi prétendu, et la justice ordinaire, m'en donnaient une assez puissante; mais aujourd'hui qu'un homme de la puissance, pour ainsi dire, et de la qualité de M. de Candale, se vante publiquement de m'avoir fait assassiner, je n'ai presque point de protection à espérer après celle des lois, si le roi ne m'en donne une particulière par la faveur de Votre Éminence, par laquelle Sa Majesté laisse faire la justice ordinaire de sou royaume, et comme son sujet, et comme ayant l'honneur d'être son domestique, et encore résident à sa cour d'un roi étranger, qui me couvre du droit des gens, si inviolable en toutes les cours du monde.

« M. de Caudale se plaint de trois choses présentement, dont il ne m'a jamais fait faire de plaintes par aucun homme du monde. La première, et qui est celle sur laquelle il a réglé l'assassinat commis par ses gens, est que j'ai dit, parlant de lui, que, si on lui ôtait ses canons, sa petite oie et ses cheveux, il serait comme un autre homme. Je réponds à cela qu'il n'y a homme au monde qui me le puisse maintenir, parce que la vérité est, comme devant Dieu, que je ne l'ai jamais dit. J'ajoute encore que faire assassiner les gens sur un on dit qu'on n'établit point, et dont il ne pourra jamais donner de preuve, est une manière de se faire justice à soi-même qui n'est pratiquée en aucun lieu de la terre; et personne ne trouve que, quand la chose serait comme il l'a bien voulu croire, il en peut être si implacablement offensé que de se résoudre à me faire assassiner en plein jour, dans Paris, par des gens reconnus à lui, à la face des lois et des magistrats, dans les rues.

« Il se plaint encore que je lui ai parlé chez M. de Nouveau, il y a un mois, avec irrévérence (c'est le mot dont il se sert). Cela est si vague et si général qu'il n'y a point d'irrévérence qu'on ne se puisse forger tous les jours: mais celui-là en fut un auquel, sur la définition d'un mot français, vingt personnes de la cour, et M. de Nouveau même, qui y étaient, savent qu'on ne peut pas parler avec plus de révérence que je fis .

« Il ajoute que j'ai fait depuis quelque temps à Votre Éminence des discours fort désavantageux de lui; sur quoi je n'ai rien à alléguer pour ma justification que les témoignages propres de Votre Éminence, que je ne subornerai point en ma faveur.

« Voilà, Monseigneur, les trois sujets de mon assassinat dans la propre bouche de M. de Candale, qui hier, devant tout ce qu'il y a ici de gens de qualité, fit venir dans une maison un des assassins, et lui ayant fait conter l'assassinat, il dit: C'est moi qui l'ai ordonné; je le dis afin que tout le monde le sache, et si Bartet s'en prend à personne qu'à moi, je le ferai encore assassiner et tuer dans les rues, et s'il fait encore aucune poursuite, je le ferai assassiner et tuer.

« Votre Éminence, Monseigneur, qui sait si bien la science des rois, sait bien qu'ils ne parlent ni ne font comme M. de Candale; et les tyrans même, qui font un usage tyrannique de l'autorité qui est légitime aux rois, n'en font point un de la qualité de M. de Candale. Je me mets donc, Monseigneur, s'il vous plaît, sous la protection du roi, par celle de Votre Éminence, et je la conjure, par tous les endroits qui lui peuvent donner quelque sensible pour la disgrâce où je me trouve, de laisser faire la justice au parlement de Paris, et que, pour avoir l'honneur d'être au roi et au roi de Pologne, et au service de Votre Éminence par l'action et le mouvement continuels de ma vie, je ne me trouve pas dans une condition moins favorable que si j'étais un homme d'une condition privée.

« Si, avec cela, Monseigneur, Votre Éminence avait la bonté de faire considérer au roi comme le respect de sa personne est blessé en moi par l'honneur que j'ai d'être son domestique, et le respect de son autorité violé par l'assassinat commis en moi, et ensuite faire témoigner à M. de Candale qu'il faut que le cours de la justice du royaume soit libre pour moi, j'aurai l'obligation à Votre Éminence de me laisser un tribunal qui, jugeant mon honneur suivant la loi, me tirera de l'opprobre du monde, et me rétablira dans le même honneur dans lequel j'avais toujours vécu jusqu'à cette heure.

« C'est là, Monseigneur, la très humble supplication que je fais à Votre Éminence, avec une autre qui ne m'est guère moins nécessaire, qui est de boucher son esprit à l'industrie et à la malice de mes ennemis, qui, dans ce grand mouvement de ma mauvaise fortune, ne manqueront pas de faire une autre sorte d'assassinat, moins déshonorant pour moi, mais plus dangereux, pour varier les bonnes volontés de Votre Éminence en mon endroit.

« Ce sont ces bonnes volontés-là, Monseigneur, par lesquelles je puis parvenir à la protection de la justice que je suis sur le point de demander au parlement de Paris contre mes assassins, je dis les gens qui m'ont assassiné; et comme c'est l'endroit le plus capital de ma vie, et un passage de fortune qui doit être presque regardé comme unique, parce qu'il est presque toujours le dernier de celle d'un honnête homme, je la supplie aussi de considérer ce que je devrai à sa protection, et si, vous étant obligé du recouvrement de tout mon honneur, je ne dois pas me préparer toute ma vie à l'employer pour le service de Votre Éminence.

« Les personnes qui me compatissent sincèrement, et qui m'ont promis de me donner les secours de leurs amitiés, attendent, Monseigneur, quelque mouvement favorable de Votre Éminence en mon endroit, et par la bonté qu'ils croient que vous avez naturellement pour moi, et parce que l'action est si odieuse que l'autorité, dont vous avez la conduite, en est blessée.

« Mme de Chevreuse en a parle ce matin à M. l'abbé Ondedei, de qui j'ai reçu les dernières civilités. Je crois qu'elle lui en écrira même encore; et M. le premier président, qui condamne l'action par tous les endroits par lesquels elle est condamnable, m'a promis ce que peut promettre un homme qui est à sa place; de sorte, Monseigneur, que, si j'obtiens de Votre Éminence ce petit mouvement de laisser faire, sans vous déplaire, le parlement de Paris, la plus grande partie des juges, que j'ai déjà vus par précaution, voient en mon affaire une fin fort honorable. Je trouverai la mienne bien glorieuse, Monseigneur, si, après m'être rendu tout mon honneur qu'on m'a ôté, je suis assez heureux pour l'employer pour votre service, qui est, comme Dieu sait, la passion la plus forte que j'aie au monde. »

Mazarin parut compatir à l'affront qu'avait essuyé Bartet; il lui écrivit une lettre dans laquelle il lui promit d'en tirer vengeance. Mais soit qu'il ne voulût pas mécontenter la noblesse pour une cause de si peu d'importance, soit qu'il fût lui-même blessé de la vanité de Bartet, il laissa tomber l'affaire. Les contemporains ne firent que rire de l'avanie infligée à un favori insolent. Mme de Sévigné en parle en plaisantant à Bussy-Rabutin, et trouve le tour très bien imaginé. D'autres firent sur l'aventure de Bartet une chanson dont voici un couplet:

Comme un autre homme
Vous étiez fait, monsieur Bartet;
Mais, quand vous iriez chez Prudhomme .
De six mois vous ne seriez fait
Comme un autre homme.

Cependant Bartet n'en resta pas moins, après cette aventure tragicomique, un des confidents de Mazarin. C'est à tort que Saint-Simon dit (p. 121) que là commença son déclin, qui fut rapide et court. Quatre ans plus tard nous retrouvons encore Bartet à la cour rendant compte de toutes choses au cardinal qui négociait la paix des Pyrénées (1659). Les lettres fort nombreuses de Bartet forment une véritable gazette de la cour de Louis XIV. Je n'en citerai qu'une, pour ne pas allonger une note déjà trop étendue. Il écrivait à Mazarin, de Bordeaux, le 23 septembre 1659 :

« J'ai déjà rendu mille grâces très humbles à Votre Éminence de l'honneur qu'elle m'a fait de nie choisir pour le voyage de Rome, et je les lui rends encore une fois avec tout le ressentiment que je dois. Je suis tout prêt, Monseigneur, pour le faire, et n'attends que les ordres de Votre Éminence pour cela.

« J'ai su tout le particulier de l'accommodement de M. le Prince, et je loue Dieu qu'il soit de manière que l'on puisse voir les confiances rétablies. Il semblait que je l'eusse pressenti dès Fontainebleau, et si Votre Éminence s'en souvient, je me donnai l'honneur de lui écrire, dès ce temps-là, la plupart des choses là-dessus qui se sont faites aujourd'hui. L'état de ces affaires-là n'est pourtant point encore su ici de beaucoup de gens avec toutes circonstances, mais quelques-uns le savent, avec la soumission qu'il a faite au roi en la personne de Votre Éminence par M. Gaillet, de mettre à ses pieds toutes les grâces que les Espagnols ont voulu lui faire ou lui procurer. Ce sera une grande consolation à Mme de Longueville d'apprendre ces nouvelles-là, elle, Monseigneur, qui a toujours conservé, depuis son rétablissement, ce véritable esprit de rentrer dans son devoir par une entière résignation aux volontés du roi, et par une confiance pareille à l'amitié de Votre Éminence.

« J'espère qu'une si favorable et si naturelle constitution d'affaires pourra engendrer d'autres choses aussi favorables qui l'affermiront, et qu'ainsi la paix s'assurera de tous les côtés.

« Tout le monde craint ici le voyage de Toulouse, et encore un plus éloigné du même côté. Votre Éminence sait que, quand ces messieurs sont à leur aise en un lieu, ils n'aiment guère à en sortir que pour aller à Paris.

« Le roi témoigne assez d'impatience pour son mariage, et disait à la reine, il y a trois jours, qu'il serait fort ennuyé s'il le croyait différé encore longtemps. Il est certain que son esprit paraît fort libre et assez dégagé, et il semble qu'il s'affectionne bien plus qu'il ne faisait. Sa us doute que la cessation des commerces à laquelle Votre Éminence a mis la main si utilement, l'a mis en cet état et l'y maintient, qui est assurément pour lui une situation d'un très grand repos; car sa santé était visiblement altérée, et se sentait des impressions de son esprit, comme je ne doute point que ceux qui en ont le soin ne vous en aient particulièrement informé.

« La cour grossit à cette heure si extraordinairement qu'il ne se peut rien voir de plus en un lieu si éloigné de Paris.

« M. le duc de Guise, MM. d'Harcourt, M. de Langres, MM. d'Albret et de Roquelaure, comtes de Béthune, d'Estrées, de Brancas et cinquante autres particuliers de qualité sont arrivés ici depuis peu, à trois ou quatre jours les uns des autres, et de la façon qu'ils parlent je crois que M. le commandeur de Jars se trouvera seul dans Paris de tous les gens qui vont au Louvre, tous ceux qui y sont demeurés se disposant à venir ici.

« M. le duc de Guise s'en va voir M. le duc de Lorraine à la conférence et ne demeurera ici que très peu de jours.

« Le roi va à cette heure à la comédie presque tous les soirs; il en fit représenter une le jour de la naissance de l'infante; il prit un habit magnifique, fit faire grand feu aux gardes françaises et suisses et à ses mousquetaires; tout le canon de la ville fut tiré. Il y eut grand bal où il dansa. L'on fit media hoche, et il dit à la reine n'y ayant que moi et deux personnes que c'était le moins qu'il pouvait faire, puisqu'il était le principal acteur de la comédie, pour s'expliquer dans les mêmes termes du roi d'Espagne.

« M. de Roquelaure perdit hier dix mille écus contre M. de Cauvisson au piquet. Celui-ci n'en gagna que deux mille, Mais M. de Brancas, qui pariait pour lui, en gagna six mille . M. de Roquelaure n'a joué que deux fois contre M. de Cauvisson, et il a perdu quarante mille francs qu'il a pariés. Je vous écris avec cette certitude, parce que je les lui ai vu perdre. Sa chère n'en est pas moins grande, car il la fait très bonne.

« M. de Gourville est passé ici qui a dit qu'il allait quérir M. le surintendant .

« M. de Langlade y est arrivé sans doute pour servir son quartier.

« M. de Vardes en est parti, il y a quatre jours, pour se rendre auprès de Votre Éminence et s'y tenir. Rien n'est égal à la manière dont il a parlé à tout le monde de ses intérêts, disant qu'il n'aurait jamais de volonté que celle de Votre Éminence, et qu'il y était si résigné qu'il prendrait le mal même pour bien, quand il lui viendrait de la main et du choix de Votre Éminence. Il a édifié tout le monde par sa tristesse et par sa modestie.

« M. de Bouillon est arrivé de la campagne, où il était allé pour chasser quinze jours.

« Il arriva ici avant-hier des comédiens français qui étaient en Hollande; ils ont passé à la Rochelle; on les appelle les comédiens de Mlle Marianne, parce qu'elle les faisait jouer tous les jours. Ils vinrent hier chez la reine, comme elle entrait au cercle. Elle leur fit diverses questions à ce propos et les engagea à dire qu'il n'y avait jamais eu que Mlle Marianne qui les eût vus jouer, et que les demoiselles ses soeurs n'avaient jamais vu la comédie. Je regardai le roi, qui fit assurément là-dessus les mêmes réflexions que Votre Éminence fait dans ce moment.

« M. le duc de Noirmoutiers est ici préparé à donner l'estocade à Votre Éminence pour la survivance du Mont-Olympe. Il a envoyé M. son fils à Bayonne, pour faire le voyage de Madrid avec M. le maréchal de Grammont. Il est fort alerte sur la nature de l'accommodement de M. le Prince, un chacun étant appliqué à voir s'il est fait de manière qu'il puisse établir entre vous de la confiance et de l'amitié, et Votre Éminence sait que ces messieurs-là (j'entends ses amis) ont plus d'intérêt que les autres gens à ces affaires-là par la manière dont ils sont restés avec M. le Prince.

« Je l'ai étonné ce matin, au pied du lit du roi (car j'ai vu qu'il n'en savait rien), quand je lui ai dit que j'étais assuré que Caillet, par ordre de M. le Prince, avait été trouver Votre Éminence trois fois pour vous dire qu'il mettait aux pieds du roi toutes les grâces que les Espagnols lui voulaient faire, et qu'il n'en prétendait que de la bonté de Sa Majesté.

« Voilà, Monseigneur, l'état de ce parti. Le marquis de Villeroy a toujours la dysenterie avec un peu de fièvre; on n'en a point mauvaise opinion; mais M. Félix m'a dit ce matin que ce qui ne serait point dangereux en un autre l'était dans ce corps-là. »

NOTE III. JARZÉ; SON AVENTURE AVEC LA REINE ANNE D'AUTRICHE. §

Saint-Simon renvoie (p. 208 de ce volume) pour les aventures de Jarzé aux Mémoires de Mme de Motteville, qui donne en effet des détails très précis sur la folle passion qu'affecta ce personnage pour Anne d'Autriche et sur les conséquences qu'elle eut; mais ce que Mme de Motteville ne savait pas, et ce que nous apprennent les carnets encore inédits de Mazarin c'est le rôle du cardinal dans cette affaire.

Condé, que ses victoires sur la maison d'Autriche et les services récents rendus à la cour pendant la Fronde avaient enorgueilli jusqu'à l'infatuation, traita Mazarin avec une hauteur blessante, et se rendit coupable de l'insulte la plus sensible à l'égard d'une femme et d'une reine, en prétendant imposer un amant à Anne d'Autriche (1649). Il choisit pour ce rôle Jarzé, un de ces jeunes gens que leur fatuité et leur présomption faisaient désigner sous le nom de petits-maîtres. Un pareil outrage porta le désespoir dans l'âme d'Anne d'Autriche. « Je sais, dit Mazarin dans ses carnets, que la reine ne dort plus, qu'elle soupire la nuit et pleure, et que tout procède du mépris où elle croit être, et que tant s'en faut qu'elle attende changement que, au contraire, elle est persuadée que cela empirera. »

Mazarin fut, dans cette situation délicate, le conseiller et le guide d'Anne d'Autriche, et en rapprochant des carnets le récit de Mme de Motteville, on voit avec quelle docilité la reine suivait les instructions du cardinal. Mazarin a consigné dans ses carnets les conseils qu'il donna à la reine : « La reine pourrait dire devant beaucoup de princesses et autres personnes: J'aurai grand tort à présent de me plaindre plus de rien, ayant un galant si bien fait que Jarzé. Je crains seulement de le perdre un de ces jours, que je ne pourrai empêcher qu'on ne le mène aux Petites-Maisons, et je n'aurai pas l'avantage que l'on dise qu'il est devenu fou pour amour de moi, parce qu'on sait qu'il y a longtemps qu'il est affligé de cette maladie. Après quoi, la première fois que Jarzé entrera dans le lieu que la reine sera, s'il a l'effronterie après ce que dessus de s'y présenter, elle lui pourrait dire en riant: Eh bien! monsieur de Jarzé; me trouvez-vous à votre gré? Je ne pensai jamais avoir une si bonne fortune. Il faut que cela vous vienne de race; car le bonhomme Lavardinétait aussi galant de la reine mèreavec la même joie de toute la cour qu'elle témoigne à présent de votre amour.  »

Mme de Motteville assista à la scène qu'avait préparée Mazarin, et son récit prouve que la mémoire d'Anne d'Autriche fut fidèle et qu'elle prononça à peu de chose près les paroles que Mazarin lui avait dictées: « Comme Jarzé, dit Mme de Motteville, savait à peu près la disgrâce de son amie, Mme de Beauvais, l'état où il était à la cour, il crut faire voir un tour d'habile politique de paraître ne penser à rien et ne rien craindre; mais l'heure était venue qu'il devait être puni de son impudence. La reine ayant dans l'esprit de le maltraiter, aussitôt qu'elle l'aperçut ne manqua pas de l'attaquer et de lui dire avec un ton méprisant ces mêmes paroles: Vraiment, monsieur de Jarzé, vous êtes bien ridicule. On m'a dit que vous faites l'amoureux. Voyez un peu le joli galant! Vous me faites pitié: il faudrait vous envoyer aux Petites-Maisons. Mais il est vrai qu'il ne faut pas s'étonner de votre folie, car vous tenez de race. Voulant citer en cela le maréchal de Lavardin, qui autrefois avait été passionnément amoureux de la reine Marie de Médicis, et dont le roi son mari, Henri le Grand, se moquait lui-même avec elle. Le pauvre Jarzé fut accablé de ce coup de foudre. Il n'osa rien dire à sa justification. Il sortit du cabinet en bégayant, mais plein de trouble, pâle et défait. Malgré sa douleur, peut-être se flattait-il déjà de cette douce pensée que l'aventure était belle, que ce crime était honorable et qu'il n'était pas honteux d'en être accusé. Toute la cour fut aussitôt remplie de cet événement, et les ruelles des dames retentissaient du bruit de ces royales paroles. On fut longtemps que le nom de Jarzé s'entendait nommer dans Paris, et les provinces en eurent bien vite leur part. Beaucoup de gens blâmèrent la reine d'avoir voulu montrer ce ressentiment, et disaient qu'elle avait fait trop d'honneur à Jarzé d'avoir daigné se rabaisser jusqu'à cette colère, et que la dignité de la couronne en avait été blessée. Aussi peut-on dire pour réparer cette petite faute, qu'elle ne l'aurait pas faite, si elle n'y avait été forcée par les craintes du ministre, qui, voyant Jarzé fidèle à M. le Prince, ingrat envers lui, ne pouvait pas manquer de croire que, sous cette affectation de bouffonnerie, il y avait quelque malignité frondeuse contre sa fortune. »

Mme de Motteville, comme on le voit, ne soupçonnait pas à quel point Anne d'Autriche était dominée par son ministre, et que la scène qu'elle venait de raconter avait été arrangée par le cardinal jusque dans ses moindres détails. Cet exemple suffit pour montrer quel intérêt présentent les carnets de Mazarin comme document historique. Déjà un écrivain célèbre en a signalé l'importance pour l'année 1643 ; mais il est à regretter qu'aucun des historiens de la Fronde n'ait tiré parti de ces carnets. C'est en effet pour cette époque qu'ils fournissent le plus de renseignements. Le cardinal y consigne jour par jour ses pensées, ses projets, ses conversations. On ne trouve dans ces notes rapides aucune des réticences qu'impose la correspondance officielle; c'est l'épanchement du coeur, la révélation complète du génie et des faiblesses de l'homme qui tenait dans ses mains les destinées de la France.

NOTE IV. EXTRAITS DES PAPIERS DU DUC DE NOAILLES. §

J'ai déjà fait remarquer que les papiers du duc de Noailles conservés à la bibliothèque impériale du Louvre fournissent de curieux renseignements pour contrôler les Mémoires de Saint-Simon. J'ajouterai ici quelques extraits relatifs aux affaires d'Espagne, dont parle Saint-Simon.

§I. EXTRAIT D'UNE LETTRE DE LA PRINCESSE DES URSINS À TORCY .

(4 mars 1708)

Sans contester l'anecdote racontée par Saint-Simon (p. 301, 302 de ce volume) et par laquelle il explique les dispositions peu favorables de la princesse des Ursins pour le duc d'Orléans, on peut remarquer qu'avant l'arrivée de ce prince en Espagne, Mme des Ursins se plaignait au ministre français du rappel de Berwick et lui exprimait ses inquiétudes. Elle lui écrivait dès le 4 mars 1708 :

« Nous sommes ici dans l'espérance d'y voir bientôt arriver M. le duc d'Orléans. Si on veut en croire le public, nous perdons M. le maréchal de Berwick, puisqu'on prétend qu'il retourne en France et même qu'il ira commander en Dauphiné. Le roi et la reine ne sauraient s'imaginer, monsieur, qu'on leur ôte un général qu'ils avaient demandé, qui leur est très nécessaire, que les Espagnols aiment et qui a pris une parfaite connaissance de tout ce qui regarde la guerre de ce pays-ci, sans que le roi veuille bien les instruire du motif qui l'oblige à faire un pareil changement, se fiant à la bonté du roi leur grand-père, qui ne voudrait pas sans doute que les sujets du roi son petit-fils crussent qu'il en fait peu de cas.

« On n'ajoutera donc pas de foi, monsieur, à une pareille nouvelle; mais si, par malheur, elle se trouvait vraie, cela produirait certainement un très mauvais effet. C'est vous dire mes sentiments bien naïvement; mais je suis persuadée que je me fie à un ami qui n'en fera pas moins bon usage, et qui connaît que ce n'est que mon zèle pour les deux rois qui me fait sentir tout ce que je crains qui pourrait les rendre moins contents l'un de l'autre qu'ils ne doivent l'être. »

§ II. ARRIVÉE DES GALIONS EN ESPAGNE.

Saint-Simon parle (p. 408 de ce volume) de l'arrivée des galions sous la conduite de Ducasse. On voit par les lettres d'Amelot, ambassadeur de France en Espagne, combien on y était préoccupé du sort des galions et de la nouvelle répandue que les Anglais s'en étaient emparés. L'ambassadeur écrivait à Louis XIV le 10 septembre 1708 : « Les avis du malheur qu'on prétend qui est arrivé aux galions donnent ici beaucoup d'inquiétude. La juste crainte qu'on a eue que ces avis ne se vérifient est fortifiée par tout ce qu'écrit M. Ducasse du mauvais état des galions. Ce qui rassure un peu est ce que dit le chevalier de Layet, qui a été envoyé ici par M. Ducasse, en arrivant au Port-du-Passage. Il prétend qu'avant de partir de la Havane, on a eu des lettres du général des galions du 15 et du 20 juin, et que, suivant les nouvelles de Londres et de Hollande, l'affaire doit s'être passée le 9 du même mois (nouv. st.); ce qui détruirait absolument la possibilité de cet événement par les dates. La perte des galions dans les conjonctures présentes serait une chose si terrible qu'on retardera tant qu'on pourra d'y ajouter foi sans une pleine confirmation. »

Le 17 septembre, le même ambassadeur paraissait plus rassuré dans la lettre qu'il adressait à Louis XIV : « L'inquiétude, Sire, qu'on avait, il y a huit jours, pour les galions, a été diminuée par des avis de Carthagène des Indes, du 28 juin, qui marquent qu'on y attend les galions, sans parler de combat ni de rien d'approchant. Il est venu aussi des lettres écrites de la rade de Saint-Domingue, du 7 et du 8 juillet, par des officiers embarqués sur la flottille qui s'était arrêtée en cet endroit. Ces lettres disent qu'il n'y avait aucune nouveauté en ces mers-là, et que jusqu'alors le voyage de la flottille avait été très heureux. J'ai deux lettres de ces deux dates, et dans ce sens, l'une d'un Espagnol et l'autre d'un François. Cela donne lieu de croire que, si l'aventure des galions était arrivée le 9 juin, comme les nouvelles de Hollande et d'Angleterre le publient, on en aurait su quelque chose un mois après à Saint-Domingue et à Puerto Rico, où la flottille avait mouillé dans les premiers jours de juillet pour faire de l'eau. »

Enfin le roi d'Espagne, Philippe V, écrivit une lettre autographe au duc d'Orléans qui l'avait félicité de l'arrivée des galions : « Je vous remercie du compliment que vous me faites sur l'arrivée de la flotte de la Nouvelle-Espagne; c'est un secours qui nous est venu fort à propos, et dont vous connaîtrez toute l'importance. J'ai écrit au roi mon grand-père pour savoir son sentiment sur les projets que vous m'avez communiqués pour la campagne prochaine, et je lui ai mandé que, s'il y avait quelque apparence à pouvoir chasser entièrement l'archiduc de la Catalogne, je ne balancerais pas à croire qu'il faudrait faire tous nos efforts pour cela et laisser nos plus grandes forces de ce côté-là; mais que, cela étant comme impossible par toutes les difficultés qui s'y rencontrent, il me paraissait que le meilleur parti qu'on pourrait prendre, était d'y laisser un nombre de troupes suffisant pour empêcher les ennemis d'y pouvoir rien entreprendre, et d'agir vigoureusement contre le Portugal avec le reste de nos forces. Vous savez que le projet que vous avez formé pour ce côté-là a toujours été fort de mon goût, et je vous assure qu'il me tient encore fort à coeur. Je suis fort inquiet sur les affaires de Flandre, dont je ne sais point encore le dénouement. Dieu veuille qu'il soit bon pour nous, car il est d'une grande conséquence. »

Quant aux richesses rapportées par les galions et que Saint-Simon évalue à soixante millions (argent et denrées), d'après les bruits répandus, elles furent loin d'être aussi considérables. Amelot écrivait à Louis XIV le 24 septembre 1708 : « On continue, au Port-du-Passage, à décharger les effets de la flotte et à régler toutes les affaires qui en dépendent par les soins et sous la direction de don Pedro Navarette. On a voulu dire que cette flotte était riche de dix-sept, de vingt et jusqu'à trente millions d'écus; niais ce sont des exagérations qu'on fait toujours à l'arrivée des flottes et des galions, et les gens instruits de l'état du commerce de la Nouvelle-Espagne savent bien que cela n'est pas possible. Il est certain, Sire, que cela ne passe pas dix à onze millions d'écus, y compris ce qui est venu pour le compte du roi d'Espagne ou pour le commerce des Indes et les tribunaux qui en dépendent. »

Tome VII §

CHAPITRE PREMIER. §

Chamillart renvoyé en Flandre. — Récompenses de la défense de Lille. — Retour de Chamillart à la cour. — Tranchée ouverte devant la citadelle de Lille (29 octobre). — L'Artois désolé et délivré. — Chamillart juge des avis des généraux; sa partialité. — Audace de Vendôme. — Berwick retourne de sa personne sur le Rhin, où l'armée se sépare. — Incroyable hardiesse de Vendôme. — Marlborough passe l'Escaut sans opposition. — Mensonge prodigieux de Vendôme. — Fautes personnelles de Mgr le duc de Bourgogne, dont avantages pris contre lui avec éclat. — Belle mais difficile retraite de plusieurs détachements de l'armée, où Hautefort se distingue sans combat, et Nangis en combattant. — Étrange ignorance du roi, à qui le duc de La Trémoille apprend cette action à son dîner. — Sousternon perdu. — Saint-Guillain perdu et repris par Hautefort et Albergotti. — Position des armées. — État de la citadelle de Lille. — Boufflers reçoit un ordre de la main du roi de capituler. — Ordre au prince de revenir, et à Vendôme de séparer l'armée, et, malgré ses adroites instances, de revenir aussi.

Lille perdu, question fut d'un parti à prendre. Quoique M. de Vendôme eût assuré que la prise de Leffinghem empêcherait les convois des ennemis, on n'en crut pas moins la citadelle un peu plus tôt, un peu plus tard perdue, et le roi voulut d'autant plus tôt se fixer à quelque chose, que les ennemis faisaient divers mouvements, et n'avaient que vingt bataillons devant cette citadelle pour en faire le siège. Cette raison de décision, et celle d'éclaircir plusieurs choses qui s'étaient passées depuis que Chamillart était revenu de Flandre, firent prendre le parti subit de l'y renvoyer. Il partit donc le mardi 30 octobre, à quatre heures du matin, de Versailles, pour aller coucher à Cambrai; et Chamlay, si expert dans la connaissance des moindres lieux et des plus petits ruisseaux de la Flandre, partit à midi du même jour pour l'y suivre. Si la cour fut surprise de voir si près à près disparaître Chamillart, l'armée ne le fut pas moins de le voir arriver à Tournai. Il y porta les grâces répandues sur ceux qui venaient de sortir si glorieusement de Lille. Surville, sorti de la citadelle de Lille avec un coup de mousquet fort considérable, eut dix mille livres de pension. Lée, qui était aussi à Douai pour être trépané d'un autre coup de mousquet, eut l'expectative, les marques et la pension de grand-croix de Saint-Louis, en attendant la première vacante. Rannes, Ravignan, Coetquen, Permangle furent faits maréchaux de camp; Maillebois dès avant la fin du siège, Belle-Ile (tous deux maintenant maréchaux de France, et le premier duc héréditaire; après bien de diverses et d'étranges fortunes), Martinville, Tourrotte et Sourzy furent faits brigadiers, et quelques autres.

La tranchée fut ouverte devant la citadelle de Lille la nuit du 29 au 30 octobre. Ils attaquèrent l'avant-chemin couvert le 7 novembre, dont ils furent repoussés avec assez de perte, et le 10 Chamillart arriva, et rendit compte le soir même de son voyage au roi chez Mme de Maintenon; ainsi son voyage fut de douze jours, dont il en passa huit à l'armée, pendant lesquels son fils travailla avec le roi, comme il avait fait pendant son précédent voyage de Flandre. En attendant, les ennemis désolaient l'Artois, et le prince d'Auvergne fortifiait la Bassée. Cheladet y marcha avec trente escadrons, et à la fin leur fit quitter prise et abandonner la Bassée, mais il en coûta bon au pays.

Le désir de la cour, dont Chamillart fut porteur, était la garde de l'Escaut. M. de Vendôme l'en avait infatuée, séduit par l'avantage de couper la retraite aux ennemis, et comptant pour rien la plus que très difficile garde de quarante lieues du cours de cette rivière. Berwick, peu ployant sous le poids de Vendôme, et peu soucieux du mépris qu'il faisait de son sentiment, ne crut pas le devoir taire dans une occasion si importante, où il ne voyait que de pitoyables raisonnements. L'altercation recommença donc entre eux plus vive que jamais, et Mgr le duc de Bourgogne, autant qu'il l'osait, était pour Berwick. Toutes ces disputes s'écrivaient au roi, qui lui firent prendre le parti d'envoyer Chamillart, devant lequel les généraux plaidèrent chacun leur avis. Il tâcha vainement de les raccommoder; il écouta tout, il discuta toutes les raisons de part et d'autre à diverses reprises. C'était à cet homme de robe, de plume et de finance, à décider des mouvements de guerre les plus savants et les plus importants, et à en décider seul; c'était pour cela qu'il était envoyé, quoiqu'il n'eût jamais vu de guerre que dans son cabinet et dans ses deux voyages de Flandre, si près à près et si courts. Il prit un parti mitoyen, dans la confiance de l'exécution duquel il repartit pour se rendre auprès du roi. Mais à peine était-il à trente lieues de la frontière que Vendôme reprit son premier dessein de la garde de l'Escaut, sans en pouvoir être détourné par personne. Chamillart, plus enivré que jamais de Vendôme en ce voyage, y avait peu ménagé Mgr le duc de Bourgogne, et le ménagea encore moins dans le compte qu'il rendit au roi en arrivant. Ce compte fut rendu chez Mme de Maintenon, en sa présence. Elle entendit tout sans oser souffler, elle rendit tout à Mme la duchesse de Bourgogne. On peut juger ce qu'il en résulta entre elles deux, et quelle fut la colère de la princesse, avec le mécontentement qu'elle avait déjà précédemment conçu contre le ministre, et l'indignation de Mme de Maintenon, auprès de laquelle il était déjà de longue main si mal.

Le premier effet du retour de Chamillart fut un ordre envoyé dès le lendemain à Berwick de s'en aller prendre le commandement des troupes demeurées sur le Rhin, où néanmoins la campagne était depuis longtemps finie, et où on n'attendait plus que l'arrivée des quartiers d'hiver pour se séparer. Berwick sentit tout le coup que Vendôme lui faisait porter, l'inutilité de ce voyage, et le dégoût de le faire sans le voile d'aucun prétexte, et n'y menant aucunes troupes, sans même avoir la permission de passer à la cour, tant ils eurent peur qu'il n'y parlât au roi et au monde. Il ne dit mot, et obéit. Pour achever cela de suite, il ne fut pas quinze jours sur le Rhin qu'il y reçut les ordres pour les quartiers d'hiver, à quoi du Bourg aurait été tout aussi bon que lui. Mais il pesait trop à Vendôme par la force et la justesse de ses raisonnements, et il avait fallu l'en soulager.

Dès qu'il fut parti, Vendôme écrivit au roi que maintenant il était au large, et il ajouta en propres termes que désormais il était si sûr d'empêcher les ennemis de passer l'Escaut qu'il lui en répondait sur sa tête. Avec un tel garant, et si fort à la cour, le moyen de n'y pas compter? Aussi y triompha-t-on d'avance; et sans se souvenir de toutes les déplorables fadeurs qui avaient eu tant de cours sur l'impossibilité aux ennemis de prendre Lille et de se retirer de devant, sinon avec un passeport pour n'y pas périr de faim, les mêmes flatteries recommencèrent sur la malheureuse destinée de ces conquérants qui s'allaient trouver enfermés sans aucune ressource. On ne fut pas longtemps amusé de ce roman. Le duc de Marlborough vint à Harlebeck et à Vive-Saint-Éloy, le prince Eugène à Roosebeck, qui montrèrent ainsi qu'ils en voulaient à l'Escaut. Nous avions des retranchements sur Audenarde, gardés par Hautefort, et l'armée voulut s'en approcher; mais dans ce mouvement, Marlborough passa l'Escaut sur quatre ponts, à Gavre et à Berkem, la nuit du 26 au 27, sans opposition quelconque, et sans trouver aucunes de nos troupes. Le roi l'apprit par un courrier de M. de Vendôme, qui ajoutait dans sa lettre au roi, en termes formels, qu'il le suppliait de se souvenir qu'il lui avait toujours mandé la garde de l'Escaut impossible.

Il fallait que ce grand général n'eût aucune sorte de mémoire, ou qu'il comptât le roi, la cour, son armée et tout le public pour bien peu de chose. En moins de quinze jours, répondre au roi, sur sa tête, qu'il empêchera aux ennemis de passer l'Escaut, et, dès qu'ils l'ont passé, écrire au roi qu'il le supplie de se souvenir qu'il lui a toujours mandé qu'il était impossible d'empêcher les ennemis de le passer, et cela sans qu'il fût rien arrivé entre-deux qui eût fait changer ni la face des choses ni à lui de langage, ce sont de ces vérités qui ne sont pas vraisemblables, mais vérités toutefois qui ont eu le roi, la cour, l'armée pour témoins, et dont M. de Vendôme, ni cette formidable cabale qui l'appuyait avec un si incroyable succès, n'ont pas seulement tenu compte de se disculper, mais bien d'en étouffer le bruit à force d'en renouveler d'anciens et de nouveaux propos contre Mgr le duc de Bourgogne. Ce nouveau vacarme ne put empêcher un contradictoire si prompt, si net, si précis, si important, de la même bouche, et de cette bouche prise sans cesse pour le seul oracle de la guerre, malgré les succès. Les réflexions seraient trop au-dessous du fait pour s'y arrêter ici. Voyons le court détail de cette affaire, dont la cabale se battit, comme on dit, avec les pierres du clocher. Elle n'empêcha pas de trouver et de dire que ce trait ne pouvait être méconnu pour être du même homme qui en avait fait un tout pareil à M. le duc d'Orléans sur le passage du Pô.

L'armée était au Saussoy, près de Tournai, dans une tranquillité profonde, dont l'opium avait gagné jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne, lorsqu'il vint plusieurs avis de la marche des ennemis. M. de Vendôme s'avança là-dessus de ce côté-là avec quelques détachements. Le soir, il manda à Mgr le duc de Bourgogne que, sur les confirmations qu'il recevait de toutes parts des mêmes nouvelles, il croyait qu'il devait marcher avec toute l'armée le lendemain pour le suivre. Mgr le duc de Bourgogne se déshabillait pour se coucher lorsqu'il reçut cette lettre, sur laquelle ce qui se trouva auprès de lui alors raisonna différemment: les uns furent d'avis de marcher à l'heure même, les autres qu'il ne se couchât point, pour être prêt de plus grand matin; enfin, le troisième sentiment fut qu'il se couchât pour prendre quelque repos, et de marcher le matin, comme M. de Vendôme le lui conseillait. Après avoir un peu balancé, le jeune prince prit ce dernier parti. Il se coucha, il se leva le lendemain au jour, il déjeuna longtemps. Comme il allait sortir de table, il apprit que l'armée entière des ennemis avait passé l'Escaut. À chose faite il n'y a plus de remède. Il en fut outré de déplaisir. La vérité est que quand il aurait suivi le premier et le seul bon des trois avis, avant qu'on eût détendu, chargé, pris les armes, monté à cheval, la nuit aurait été bien avancée, et qu'au chemin qu'il fallait faire, on aurait trouvé les ennemis passés il y aurait eu plus de six ou sept heures. Mais il est des messéances qu'il faut éviter, et c'est le malheur de n'avoir personne auprès de soi qui le sente, ou qui en avertisse, quand soi-même on n'y pense pas. Le premier parti aurait été inutile à empêcher le passage, mais très utile au jeune prince à marquer de la volonté et de l'ardeur.

À cette faute il en ajouta une autre, qui, sans pouvoir avoir aucun air d'influer à la tranquillité de ce passage si important, en montra une que toutefois Mgr le duc de Bourgogne n'avait pas, et dont il crut très mal à propos pouvoir se dissiper innocemment. Il avait mangé, il était fort matin, il n'y avait plus à marcher. Pour prendre un nouveau parti sur un passage fait auquel on ne s'attendait pas, au moins si brusquement, il fallait attendre ce qu'il plairait à M. de Vendôme. On était tout auprès de Tournai; Mgr le duc de Bourgogne y alla jouer à la paume. Cette partie subite scandalisa étrangement l'armée et renouvela tous les mauvais discours. La cabale, qui ne put accuser la lenteur du prince, par la raison que je viens d'expliquer, et parce que M. de Vendôme ne lui avait pas mandé de marcher à l'heure même, mais le lendemain matin, la cabale, dis-je, se jeta sur la longueur du déjeuner en des circonstances pareilles, et sur une partie de paume faite si peu à propos; et là-dessus toutes les chamarrures les plus indécentes et les plus audacieuses à l'armée, à la cour, à Paris, pour noyer la réelle importance du fait de M. de Vendôme par ce vacarme excité sur l'indécence de ceux de Mgr le duc de Bourgogne en ces mêmes moments.

Hautefort, se voyant pris par ce passage des ennemis par sa droite et par sa gauche, se retira sans avoir pu être entamé. Sousternon, lieutenant général, voisin du lieu de passage, et averti de quelques mouvements, manda à Nangis, maréchal de camp, de marcher à lui avec le détachement qu'il avait, qui était de neuf bataillons et de quelque cavalerie. Il obéit, et reçut en chemin avis d'un gros corps ennemi qui le séparait du quartier d'où il sortait, par conséquent du gros des autres quartiers. Les avis continuèrent; il arriva au quartier de Sousternon et n'y trouva personne. Il prit donc un grand tour pour retourner d'où il était venu dans l'obscurité de la nuit. Le jour venu, il continua sa marche sur les quartiers voisins, de proche en proche, pour essayer de joindre Hautefort. Il fut attaqué et fit une vigoureuse défense, toujours marchant et gagnant du terrain sur une chaussée entre des marais, et ramassant les traîneurs des autres quartiers qui filaient devant et après. Dépêtré enfin de cette rude escarmouche, il rencontra du canon abandonné, qu'il ne voulut pas laisser, et qu'il emmena. Ce retardement donna lieu à une autre attaque plus vive, et qui, plus ou moins vigoureusement poussée et repoussée, selon qu'il pouvait se retourner dans l'incommodité de ce long défilé, dura, avec une grande valeur et beaucoup de perte, jusqu'à ce qu'il eût joint la queue de quelques autres quartiers qui s'arrêtèrent pour l'attendre Sousternon était avec ceux-là. Ils furent encore suivis et toujours attaqués jusqu'à un ruisseau, au delà duquel Hautefort s'était posté pour les attendre, et protéger leur passage par le feu qu'il fit de derrière le ruisseau, qu'il avait bordé d'infanterie à droite et à gauche. Là finit ce combat désavantageux, qui fit perdre beaucoup de monde. Les quartiers épars, ainsi rassemblés là, s'y rafraîchirent un peu, et, à quelques jours de là, rejoignirent l'armée. Hautefort fut fort approuvé, même des ennemis, qui louèrent fort sa retraite. Sousternon, au contraire, perdit la tramontane et fut fort blâmé. Nangis, au contraire, aujourd'hui maréchal de France, s'en tira avec tête et valeur.

Le roi ignora cette action plusieurs jours, et l'aurait ignorée davantage sans le duc de La Trémoille, dont le fils unique y était et s'y était même distingué. Dépité de ce que le roi ne lui en disait pas un mot, il prit son temps qu'il servait le roi à son petit couvert de parler du passage de l'Escaut, où il dit que son fils avait beaucoup souffert avec son régiment. « Comment, souffert? dit le roi; il n'y a rien eu. — Une grosse action, » répondit le duc, et la raconta tout de suite. Le roi l'écouta avec grande attention, le questionna même, et avoua devant tout le monde qu'il n'en avait rien su. On peut juger de sa surprise et de celle qu'il causa. Il arriva qu'un moment après être sorti de table, Chamillart, sans être attendu, entra dans son cabinet. Le roi expédia ce qui l'amenait, qui était court, puis lui demanda ce que voulait dire l'action de l'Escaut, dont il ne lui avait point parlé. Le ministre, embarrassé, répondit que ce n'était rien du tout. Le roi continuant à le presser, à rapporter des détails, à citer le régiment du prince de Tarente, Chamillart avoua que l'aventure du passage était si désagréable en elle-même, et ce combat si désagréable aussi, celui-ci peu important, l'autre sans remède, que Mme de Maintenon, à qui il en avait rendu compte, n'avait pas jugé à propos qu'il en fût importuné, et qu'ils étaient convenus qu'il ne lui en serait point rendu compte. Sur cette singulière réponse, le roi s'arrêta tout court et n'en dit plus mot. Cependant on tomba rudement sur Sousternon. Il écrivit de longues justificatives. Le fait est qu'il pouvait être plus vigilant, et surtout plus entendu en sa retraite, et à donner mieux ordre à celle des autres quartiers. Mais, avec toute la vigilance possible, il n'eût pu empêcher le passage avec le peu de troupes qu'il avait, et en un endroit de l'Escaut où le mousquet portait bien plus loin que le travers de la rivière. Néanmoins il en fut la victime. Le maréchal de Villeroy alors était perdu; son oncle, le P. de La Chaise, était mourant. Ainsi privé de ces deux appuis, et ayant affaire à M. de Vendôme, par conséquent peu soutenu du comte de Toulouse, duquel il était capitaine des gardes, il perdit sa fortune, et n'a pas servi depuis.

Un peu avant cet événement, la garnison d'Ath nous avait surpris Saint-Guillain, d'où un bataillon était sorti pour escorter des chariots de fourrages pour notre armée. Cette perte fâchait d'autant plus que nous y avions de gros magasins. Albergotti alla tâcher de le reprendre, et Hautefort l'y alla renforcer au sortir de cette affaire que je viens de raconter. Ils le reprirent avec six cents hommes qui étoient dedans prisonniers de guerre, et tous nos magasins, qu'ils ne s'avisèrent pas de brûler. L'Escaut passé, le duc de Marlborough alla passer la Dendre et camper à Wetter, près de Gand, notre armée près de Douai, et le prince Eugène, qui n'avait fait que s'approcher tout près de l'Escaut pour en favoriser le passage, et qui ne le passa point, s'en retourna à son siège.

Les ennemis, établis du 9 sur l'avant-chemin couvert, commencèrent à faire jouer leur artillerie et à travailler à des sapes. Ils tentèrent aussi de se rendre maîtres du chemin couvert sans succès. Le maréchal de Boufflers fut encore légèrement blessé, le 21, d'un éclat de grenade qui lui fit une contusion à la tête, en visitant le chemin couvert, qui ne l'arrêta pas un moment sur rien. Mais tout lui manquait, et dans les premiers jours de décembre il ne lui restait que vingt milliers de poudre, et très peu d'autres munitions, encore moins de vivres. Ils avaient mangé huit cents chevaux, tant dans la ville que dans la citadelle; et Boufflers, qui ne se distinguait que par son activité et sa prévoyance, en fit toujours servir à sa table dès que les autres furent réduits à cette ressource, et en mangea lui-même. Il trouva toujours des inventions de donner de ses nouvelles et d'en recevoir. Le roi, voyant l'état des choses, lui envoya un ordre de sa main de se rendre, qu'il garda secret, sans vouloir y obéir encore de plusieurs jours, et il différa tant qu'il lui fut possible.

L'Escaut forcé, la citadelle de Lille sur le point d'être prise, notre armée, poussée à bout de fatigues et plus encore de nécessité, demeura peu ensemble, et fût bientôt séparée faute de pain, au scandale universel, tandis qu'il n'était pas douteux que les ennemis, campés près de Gand, n'en voulussent faire le siège. Les choses en cet état, les princes ne pouvaient plus demeurer en Flandre avec bienséance. Ils eurent donc ordre de revenir; ils insistèrent à demeurer à cause de Gand. Une autre raison arrêtait, encore Mgr le duc de Bourgogne. M. de Vendôme ne semblait pas avoir reçu les mêmes ordres, et faisait publiquement toutes ses dispositions particulières, comme un homme qui comptait de passer l'hiver sur la frontière, et d'y commander en attendant le retour du printemps et de l'ouverture de la campagne. Mais tandis qu'il en usait ainsi, il ne se vantait pas d'avoir reçu son congé, et qu'il attendait la réponse aux représentations qu'il avait faites sur la nécessité qu'il demeurât l'hiver. Il se sentait toucher au moment de rendre compte; il commençait à le craindre, et à redouter de près ce que de loin il avait si témérairement méprisé et si audacieusement insulté.

Ses représentations ne réussirent pas. Il s'inquiéta de voir Mgr le duc de Bourgogne différer son départ et observer le sien. Il redoubla donc ses instances jusqu'à s'abaisser à demander comme une grâce ce qu'il avait d'abord proposé et offert comme une chose nécessaire au service du roi. Pendant cette lutte, les princes reçurent des ordres réitérés et absolus. Ils partirent et se rendirent à la cour. J'y étais revenu une quinzaine auparavant; je m'y étais mis au fait de tout ce qui s'était passé pendant ma courte absence; et pendant tout ce que M. le duc d'Orléans m'avait pu donner de temps dans les trois jours d'intervalle entre son arrivée et celle des princes, je l'avais bien instruit de tout le principal et le plus pressé à savoir de ce que la contrainte des courriers et du chiffre m'avait empêché de lui pouvoir mander. La jalousie des princes du sang, et un bel air de débauche, l'avait rendu enclin à Vendôme par éloignement du prince de Conti. J'en craignis pour lui l'écueil sur Mgr le duc de Bourgogne. Je l'avais informé exactement et au long, quoiqu'en chiffre, des principaux événements de la campagne et de la cour. À son retour, je lui expliquai plus de détails, et je lui fis comprendre combien serait premièrement injuste, puis dangereux pour lui dans les suites, de prendre le change. Il ne fut pas longtemps sans s'applaudir d'avoir suivi mon conseil.

CHAPITRE II. §

Retour des princes à la cour. — Mécanique de chez Mme de Maintenon et de son appartement. — Réception du roi et de Monseigneur à Mgr le duc de Bourgogne et à M. le duc de Berry, à qui ensuite Mgr le duc de Bourgogne parle longtemps et bien. — Apophtegmes peu discrets de Gamaches. — Citadelle de Lille rendue. — Honneurs infinis faits au maréchal de Boufflers. — Retour et réception du duc de Vendôme à la cour. — Retour et réception triomphante du maréchal de Boufflers à la cour; fait pair, etc. — Extrême honneur que je reçois de Mgr le duc de Bourgogne. — Retour du duc de Berwick à la cour. — Beau projet de reprendre Lille. — Boufflers renvoyé en Flandre. — Tranchée ouverte à Gand; La Mothe dedans. — Soirée du roi singulière.

Mme la duchesse de Bourgogne était dans une grande agitation de la réception que recevrait Mgr le duc de Bourgogne, et de pouvoir avoir le temps de l'entretenir et de l'instruire avant qu'il pût voir le roi ni personne. Je lui fis dire de lui mander d'ajuster son voyage de façon qu'il arrivât à une ou deux heures après minuit, parce que de la sorte, arrivant tout droit chez elle, et ne pouvant voir qu'elle, ils auraient tout le temps de la nuit à être ensemble seuls, les premiers [instants] du matin avec le duc de Beauvilliers, et peut-être avec Mme de Maintenon, et l'avantage encore que le prince saluerait le roi et Monseigneur avant que personne fût entré chez eux, et que personne n'y serait témoin de sa réception, à très peu de valets près, et même écartés. L'avis ne fut pas donné, ou, s'il le fut, il ne fut pas suivi. Le jeune prince arriva le lundi 11 décembre, un peu après sept heures du soir, comme Monseigneur venait d'entrer à la comédie, où Mme la duchesse de Bourgogne n'était pas allée pour l'attendre. Je ne sais pourquoi il vint descendre dans la cour des Princes, au lieu de la grande. J'étais en ce moment-là chez la comtesse de Roucy, dont les fenêtres donnaient dessus. Je sortis aussitôt, et, arrivant au haut du grand degré du bout de la galerie, j'aperçus le prince qui le montait entre les ducs de Beauvilliers et de La Rocheguyon, qui s'étaient trouvés à la descente de sa chaise. Il avait bon visage, gai et riant, et parlait à droite et à gauche. Je lui fis ma révérence au bord des marches. Il me fit l'honneur de m'embrasser, mais de façon à me marquer qu'il était encore plus instruit qu'attentif à ce qu'il devait à la dignité, et il ne parla plus qu'à moi un assez long bout de chemin, pendant lequel il me glissa bas qu'il n'ignorait pas comment j'avais parlé et comment j'en avais usé à son égard. Il fut rencontré par un groupe de courtisans, à la tête desquels était le duc de La Rochefoucauld, au milieu duquel il passa la grande salle des gardes, au lieu d'entrer chez Mme de Maintenon par son antichambre de jour et par les derrières, bien que son plus court, et alla, par le palier du grand degré, entrer par la grande porte de l'appartement de Mme de Maintenon. C'était le jour ordinaire du travail de Pontchartrain, qui, depuis quelque temps, avait changé avec Chamillart du mardi au lundi. Il était alors en tiers avec le roi et Mme de Maintenon, et le soir même il me conta cette curieuse réception, qu'il remarqua bien et dont il fut seul témoin. Je dis en tiers, parce que Mme la duchesse de Bourgogne allait et venait; mais pour le bien entendre, il faut un moment d'ennui de mécanique.

L'appartement de Mme de Maintenon était de plain-pied et faisant face à la salle des gardes du roi. L'antichambre était plutôt un passage long en travers, étroit, jusqu'à une autre antichambre toute pareille de forme, dans laquelle les seuls capitaines des gardes entraient, puis une grande chambre très profonde. Entre la porte par où on y entrait de cette seconde antichambre et la cheminée, était le fauteuil du roi adossé à la muraille, une table devant lui, et un ployant autour pour le ministre qui travaillait. De l'autre côté de la cheminée, une niche de damas rouge et un fauteuil où se tenait Mme de Maintenon, avec une petite table devant elle. Plus loin, son lit dans un enfoncement. Vis-à-vis les pieds du lit, une porte et cinq marches à monter, puis un fort grand cabinet qui donnait dans la première antichambre de l'appartement de jour de Mgr le duc de Bourgogne, que cette porte enfilait, et qui est aujourd'hui l'appartement du cardinal Fleury. Cette première antichambre ayant à droite cet appartement, et à gauche ce grand cabinet de Mme de Maintenon, descendait, comme encore aujourd'hui, par cinq marches dans le salon de marbre contigu au palier du grand degré du bout des deux galeries, haute et basse, dites de Mme la duchesse d'Orléans et des Princes. Tous les soirs Mme la duchesse de Bourgogne jouait dans le grand cabinet de Mme de Maintenon avec les dames à qui on avoir donné l'entrée, qui ne laissait pas d'être assez étendue, et de là entrait, tant et si souvent qu'elle voulait, dans la pièce joignante, qui était la chambre de Mme de Maintenon, où elle était avec le roi, la cheminée entre deux. Monseigneur, après la comédie, montait dans ce grand cabinet, où le roi n'entrait point, et Mme de Maintenon presque jamais.

Avant le souper du roi, les gens de Mme de Maintenon lui apportaient son potage avec son couvert, et quelque autre chose encore. Elle mangeait, ses femmes et un valet de chambre la servaient, toujours le roi présent, et presque toujours travaillant avec un ministre. Le souper achevé, qui était court, on emportait la table; les femmes de Mme de Maintenon demeuraient, qui tout de suite la déshabillaient en un moment et la mettaient au lit. Lorsque le roi était averti qu'il était servi, il passait un moment dans une garde-robe, allait après dire un mot à Mme de Maintenon, puis sonnait une sonnette qui répondait au grand cabinet. Alors Monseigneur, s'il y était, Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc de Berry, et les dames qui étaient à [Mme la duchesse de Bourgogne], entraient à la file dans la chambre de Mme de Maintenon, ne faisaient presque que la traverser, précédaient le roi, qui allait se mettre à table suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de ses dames. Celles qui n'étaient point à elle, ou s'en allaient, ou, si elles étaient habillées pour aller au souper (car le privilège de ce cabinet était d'y faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne sans l'être), elles faisaient le tour par la grande salle des gardes, sans entrer dans la chambre de Mme de Maintenon. Nul homme, sans exception que de ces trois princes, n'entrait dans ce grand cabinet. Cela expliqué, venons à la réception et à tout son détail, auquel Pontchartrain fut très attentif, et qu'il me rendit tète à tête très exactement une demi-heure après qu'il fut revenu chez lui.

Sitôt que de chez Mme de Maintenon on entendit la rumeur qui précède de quelques instants ces sortes d'arrivée, le roi s'embarrassa jusqu'à changer diverses fois de visage. Mme la duchesse de Bourgogne parut un peu tremblante, et voltigeait par la chambre pour cacher son trouble, sous prétexte d'incertitude par où le prince arriverait, du grand cabinet ou de l'antichambre. Mme de Maintenon était rêveuse. Tout d'un coup les portes s'ouvrirent: le jeune prince s'avança au roi, qui, maître de soi plus que qui que ce fût, perdit à l'instant tout embarras, fit un pas ou deux vers son petit-fils, l'embrassa avec assez de démonstration de tendresse, lui parla de son voyage, puis, lui montrant la princesse: « Ne lui dites-vous rien? » ajouta-t-il d'un visage riant. Le prince se tourna un moment vers elle, et répondit respectueusement, comme n'osant se détourner du roi, et sans avoir remué de sa place. Il salua ensuite Mme de Maintenon, qui lui fit fort bien. Ces propos de voyage, de couchées, de chemins, durèrent ainsi, et tous debout, un demi-quart d'heure; puis le roi lui dit qu'il n'était pas juste de lui retarder plus longtemps le plaisir qu'il aurait d'être avec Mme la duchesse de Bourgogne, et le renvoya, ajoutant qu'ils auraient loisir de se revoir. Le prince fit sa révérence au roi, une autre à Mme de Maintenon, passa devant le peu de dames du palais qui s'étaient enhardies de mettre la tête dans la chambre au bas de ces cinq marches, entra dans le grand cabinet, où il embrassa Mme la duchesse de Bourgogne, y salua les dames qui s'y trouvèrent, c'est-à-dire les baisa, demeura quelques moments, et passa dans son appartement, où il s'enferma avec Mme la duchesse de Bourgogne.

Leur tête-à-tête dura deux heures et plus; tout à la fin Mme d'O y fut en tiers; presque aussitôt après la maréchale d'Estrées y entra, et peu de moments après Mme la duchesse de Bourgogne sortit avec elles, et revint dans le grand cabinet de Mme de Maintenon. Monseigneur y vint à l'ordinaire au sortir de la comédie. Mme la duchesse de Bourgogne, en peine de ce que Mgr le duc de Bourgogne ne se pressait point d'y venir saluer Monseigneur, l'alla chercher, et revint disant qu'il se poudrait; mais remarquant que Monseigneur n'était pas satisfait de ce peu d'empressement, elle envoya le hâter. Cependant la maréchale d'Estrées, folle et étourdie, et en possession de dire tout ce qui lui passait par la tête, se mit à attaquer Monseigneur de ce qu'il attendait si tranquillement son fils, au lieu d'aller lui-même l'embrasser. Ce propos hasardé ne réussit pas : Monseigneur répondit sèchement que ce n'était pas à lui à aller chercher le duc de Bourgogne, mais au duc de Bourgogne à le venir trouver. Il vint enfin. La réception fut assez bonne, mais elle n'égala pas celle du roi à beaucoup près. Presque aussitôt le roi sonna, et on passa pour le souper. Vers l'entremets, M. le duc de Berry arriva, et vint saluer le roi à table. À celui-ci, tous les coeurs s'épanouirent. Le roi l'embrassa fort tendrement. Monseigneur le regarda de même, n'osant l'embrasser en présence du roi. Toute l'assistance le courtisa. Il demeura debout auprès du roi le reste du souper, où il ne fut question que de chevaux de poste, de chemins et de semblables bagatelles. Le roi parla assez à table à Mgr le duc de Bourgogne; mais ce fut d'un tout autre air à M. le duc de Berry. Au sortir de table, ils allèrent tous dans le cabinet du roi à l'ordinaire, au sortir duquel M. le duc de Berry trouva un souper servi dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, qu'elle lui avait fait tenir prêt de chez elle, et que l'empressement conjugal de Mgr le duc de Bourgogne abrégea un peu trop. Le lendemain se passa en respects de toute la cour. Ce lendemain mardi 11, le roi d'Angleterre arriva à Saint-Germain, et vint voir le roi le mercredi avec la reine sa mère.

Je témoignai au duc de Beauvilliers, avec ma liberté accoutumée, que j'avais trouvé Mgr le duc de Bourgogne bien gai au retour d'une si triste campagne. Il n'en put disconvenir avec moi, jusque-là que je le laissai en dessein de l'en avertir. Tout le monde en effet blâma également une gaieté si peu à propos. Le mardi et le mercredi, occupés les soirs par le travail des ministres, se passèrent sans conversation; mais le jeudi, qui souvent était libre, Mgr le duc de Bourgogne fut trois heures avec le roi chez Mme de Maintenon. J'avais peur que la piété ne le retint sur M. de Vendôme, mais j'appris qu'il avait parlé à cet égard sans ménagement, fortifié par le conseil de Mme la duchesse de Bourgogne, et rassuré sur sa conscience par le duc de Beauvilliers, avec qui il avait été longtemps enfermé le mercredi. Le compte de la campagne, des affaires, des choses, des avis, des procédés, fut rendu tout entier. Un autre peut-être, moins vertueux, eût plus appesanti les termes; mais enfin tout fut dit, et dit au delà des espérances, par rapport à celui qui parlait et à celui qui écoutait. La conclusion fut une vive instance pour commander une armée la campagne suivante, et la parole du roi de lui en donner une. Il fut ensuite question d'entretenir Monseigneur: cela vint plus tard de deux jours; mais enfin il eut une assez longue conversation avec lui à Meudon, et avec Mlle Choin, à laquelle il parla encore davantage tête à tête. Elle en avait bien usé pour lui auprès de Monseigneur. Mme la duchesse de Bourgogne la lui avait ménagée. La liaison entre cette fille et Mme de Maintenon commençait à se serrer étroitement. La Choin n'ignorait pas la vivacité que l'autre avait témoignée pour le jeune prince; son intérêt n'était pas de se les aliéner tous, dont Mgr le duc de Bourgogne recueillit quelque fruit en cette importante occasion.

Gamaches et d'O avaient suivi les princes. Ce dernier, entièrement disculpé par eux, rapproché déjà par les manèges de sa femme et par la constante protection du duc de Beauvilliers, fut reçu comme toutes choses non avenues. L'autre, bavard et franc Picard, eut le bon sens de s'en aller aussitôt chez lui, pour éviter les questions importunes. Peu capable de conseiller Mgr le duc de Bourgogne, il n'avait pu se contraindre de reprendre en face et en public les enfantillages qui échappaient à Mgr le duc de Bourgogne, et, sur son exemple, à M. le duc de Berry. Il leur disait quelquefois qu'en ce genre ils auraient bientôt un plus grand maître qu'eux, qui serait Mgr le duc de Bretagne.

Revenant une fois de la messe à la suite de Mgr le duc de Bourgogne, dans des moments vifs où il l'aurait mieux aimé à cheval: « Vous aurez, lui dit-il tout haut, le royaume du ciel, mais pour celui de la terre, le prince Eugène et Marlborough s'y prennent mieux que vous. »

Ce qu'il dit, et tout publiquement encore, aux deux princes sur le roi d'Angleterre, fut admirable. Ce pauvre prince vivait sous son incognito dans le même respect avec les deux princes que s'il n'eût été qu'un médiocre particulier. Eux aussi en abusaient avec la dernière indécence, sans la moindre des attentions que ce qu'il était exigé d'eux, à travers tous les voiles, jusqu'à le laisser très ordinairement attendre parmi la foule dans les antichambres, et ne lui parlaient presque point. Le scandale en fut d'autant plus grand qu'il dura toute la campagne, et que le chevalier de Saint-Georges s'y était concilié l'estime et l'affection de toute l'armée par ses manières et par toute sa conduite. Vers les derniers temps de la campagne, Gamaches, poussé à bout d'un procédé si constant, s'adressant aux deux princes devant tout le monde : « Est-ce une gageure? leur demanda-t-i1 tout à coup; parlez franchement; si c'en est une, vous l'avez gagnée, il n'y a rien à dire; mais au moins, après cela, parlez un peu à M. le chevalier de Saint-Georges, et le traitez un peu plus honnêtement. » Toutes ces saillies eussent été bonnes tête à tête, et fort à propos, mais en public, ce zèle et ces vérités n'en pouvaient couvrir l'indiscrétion. On était accoutumé aux siennes, elles ne furent pas mal prises, mais elles ne servirent de rien.

Boufflers, à bout de tout, comme je l'ai dit, ne put différer que de peu de jours à obéir à l'ordre du roi qu'il avait reçu de capituler. Il fit donc battre la chamade, et il obtint tout ce qu'il voulut par sa capitulation, qui, sans dispute, fut signée le 9, de la meilleure grâce du monde. Le prince Eugène était comblé d'honneur et de joie d'être venu à bout d'une si difficile conquête, malgré une armée plus forte que la leur, et commandée par l'héritier nécessaire de la couronne, et par Vendôme, qui en discours l'avait si peu ménagé en Italie et en Flandre, quoique enfants des deux soeurs.

Un jour avant que la garnison sortît, le prince Eugène envoya demander au maréchal de Boufflers s'il voudrait bien recevoir sa visite, et dès qu'il y eut consenti, Eugène la lui rendit. Elle se passa en forces louanges et civilités de part et d'autre; il pria le maréchal à dîner chez lui pour le lendemain, après que la garnison serait sortie, et il fit rendre à Boufflers toutes sortes de respects et tous les mêmes honneurs qu'à soi-même. Lorsque la garnison sortit, le maréchal ne marcha point à sa tête, mais vint se mettre à côté du prince Eugène, que le chevalier de Luxembourg et tous les officiers saluèrent. Après que toute la garnison eut défilé, le prince Eugène fit monter le maréchal et le chevalier de Luxembourg dans son carrosse, se mit sur le devant, et voulut absolument que le chevalier de Luxembourg; qu'il avait fait monter devant lui, se mit sur le derrière auprès du maréchal de Boufflers, et donna toujours la main à la porte à tous les officiers français que Boufflers mena dîner chez lui. Après dîner, il leur donna son carrosse et beaucoup d'autres carrosses pour les mener coucher à Douai, eux et les officiers principaux. Le prince d'Auvergne, et je pense que ce ne fut pas sans affectation, à la tête d'un gros détachement, lui toujours à cheval, les conduisit à Douai. Il eut ordre du prince Eugène d'obéir en tout au maréchal, à qui il le dit, comme à sa propre personne. Le maréchal fit coucher le prince d'Auvergne à Douai cette nuit-là.

Le roi fut un peu choqué de ce que, parmi les trois otages que le prince Eugène voulut retenir dans Lille, à son choix, pour le payement des dettes faites par les François dans la ville, il exigea que Maillebois en serait un, et ne se cacha pas qu'il le voulait comme étant le fils aîné de Desmarets. Il lui permit de venir à la cour voir son père et d'y passer quelques jours.

Dans l'intervalle de la capitulation et de la sortie de la garnison, et lors de sa sortie, les ennemis ne se cachèrent point du siège de Gand qu'ils allaient faire. Le duc de Marlborough s'était déjà campé tout auprès, et c'est ce qui rendit la séparation de notre armée si surprenante. Mais il n'y avait plus ni pain ni farines: il fallut céder honteusement et périlleusement à la nécessité. Ils tinrent parole; Gand fut investi le 11 décembre, par Marlborough, entre le grand et le petit Escaut, et par le prince Eugène, entre la Lys et l'Escaut, après avoir pourvu à Lille, où il laissa une grosse garnison. Le comte de La Mothe commandait dans Gand, où il avait vingt-neuf bataillons, plusieurs régiments de dragons, abondance de vivres, d'artillerie, de munitions de guerre, et devant les yeux le grand exemple du maréchal de Boufflers.

M. de Vendôme arriva à Versailles le matin du samedi 15 décembre, et salua le roi comme il sortit de son cabinet pour venir se mettre à table pour dîner à son petit couvert. Le roi l'embrassa avec une sorte d'épanouissement qui fit triompher sa cabale. Il tint le de pendant tout le dîner, où il ne fut question que de bagatelles. Le roi lui dit qu'il l'entretiendrait le lendemain chez Mme de Maintenon. Ce délai, qui lui était nouveau, ne lui fut pas de bon augure. Il alla faire la révérence à Mgr le duc de Bourgogne, qui l'accueillit bien, malgré tout ce qui s'était passé. Vendôme fut faire sa cour à Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, à son retour de la chasse: c'était là surtout qu'il se tenait dans son fort. Il fut reçu au mieux et fort entretenu de riens; il voulut en profiter et engager un voyage d'Anet. Sa surprise fut grande et celle des assistants, à la réponse incertaine de Monseigneur, qui fit pourtant entendre, et sèchement, qu'il n'irait point. Vendôme parut embarrassé, et il abrégea sa visite. Je le rencontrai dans le bout de la galerie de l'aile neuve, comme je sortais de chez M. de Beauvilliers, qui tournait au degré du milieu de la galerie. Il était seul, sans flambeaux ni valets, avec Albéroni, suivi d'un homme que je ne connus point; je le vis à la lueur des miens; nous nous saluâmes poliment de part et d'autre; je n'avais aucune habitude avec lui. Il me parut l'air chagrin et en chemin de chez M. du Maine, son conseil et son principal appui.

Le lendemain, il ne fut pas une heure avec le roi chez Mme de Maintenon. Il demeura huit ou dix jours à Versailles ou à Meudon, et ne mit pas le pied chez Mme la duchesse de Bourgogne: ce n'était pas pour lui une chose nouvelle. Le mélange de grandeur et d'irrégularité qu'il avait dès longtemps affecté l'avait, ce lui semblait, affranchi des devoirs dont on se dispense le moins. Son abbé Albéroni se montrait à la messe du roi, en courtisan, avec une effronterie sans pareille. Enfin ils s'en allèrent à Anet. Dès avant que d'y aller, il s'était aperçu de quelque décadence, puisqu'il s'abaissa jusqu'à convier le monde de l'y venir voir, lui qui, les autres années, faisait grâce d'y recevoir, y regorgeait de tout ce qu'il y avait de plus grand et de plus distingué, et ne s'y daignait apercevoir du médiocre. Dès ce premier voyage, il sentit sa diminution par celle de sa compagnie. Les uns s'en excusèrent, d'autres manquèrent à l'engagement qu'ils avaient pris d'y aller. Chacun se mit à tâter le pavé sur un voyage de quinze lieues, qui se mettait, les années précédentes, pour le moins à côté de ceux de Marly. Vendôme se tint à Anet jusqu'au premier Marly, où il vint le jour môme. Il en usa de la sorte, toujours à Marly et à Meudon, jamais à Versailles, jusqu'au changement dont j'aurai bientôt lieu de parler.

Le roi avait dépêché au maréchal de Boufflers, à Douai, pour le presser de revenir. Il arriva le dimanche 15 décembre, le lendemain du duc de Vendôme, héros factice de faveur et de cabale, sans que pas un des siens même le crût tel; l'autre, héros malgré soi-même, par l'aveu public des François et de leurs ennemis. Jamais homme ne mérita mieux le triomphe, et n'évita avec une modestie plus attentive, mais la plus simple, tout ce qui pouvait le sentir. Sa femme fut au-devant de lui dès le matin, à quelques lieues de Paris, l'y amena dîner chez lui à huis clos, et sans qu'on sût son arrivée, et de là à Versailles à la nuit, droit à. leur appartement et sous clef.

Aussitôt il manda au duc d'Harcourt, en quartier de capitaine des gardes, qu'il le priait de faire dire au roi qu'il était arrivé, et qu'il attendait le moment de lui aller faire sa révérence. Le roi, qui venait de finir l'audience de M. de Vendôme, lui fit dire sur-le-champ de venir le voir chez Mme de Maintenon. En voyant ouvrir la porte, le roi fut au-devant de lui, et dans la porte même l'embrassa étroitement à deux et trois reprises, lui fit des remerciements flatteurs et le combla de louanges. Pendant ces moments, ils s'étaient avancés dans la chambre, la porte s'était fermée, et Mme de Maintenon était venue féliciter le maréchal, qui suivait le roi, lequel aussitôt, se tournant à lui, lui dit: « Qu'ayant aussi grandement mérité de lui et de l'État qu'il venait de faire, c'était à son choix qu'il en mettait la récompense. » Boufflers s'abîma en respects, et répondit que de si grandes marques de satisfaction le récompensaient au-dessus de ce qu'il pouvait non seulement mériter, mais désirer. Le roi le pressa de lui demander tout ce qu'il voudrait, et d'être sûr de l'obtenir à l'heure même; et le maréchal toujours retranché dans la même modestie. Le roi insista encore pour qu'il lui demandât, pour lui et pour sa famille, tout ce qu'il pouvait désirer, et le maréchal persista à se trouver trop magnifiquement payé de ses bontés et de son estime. « Oh bien ! monsieur le maréchal, lui dit enfin le roi, puisque vous ne voulez rien demander, je vais vous dire ce que j'ai pensé, afin que j'y ajoute encore quelque chose, si je n'ai pas assez pensé à tout ce qui peut vous satisfaire: je vous fais pair, je vous donne la survivance du gouvernement de Flandre pour votre fils, et je vous donne les entrées des premiers gentilshommes de la chambre. » Son fils n'avait que dix ou onze ans. Le maréchal se jeta aux genoux du roi, comblé de ses grâces pardessus toutes espérances; il eut aussi en ce même moment la survivance pour son fils des appointements du gouvernement particulier de Lille. Le tout ensemble passe cent mille livres de rente.

Ces trois grâces, si bien méritées, étaient uniques alors, chacune dans leur genre. Celle à laquelle le maréchal fut le plus sensible, quoique touché de toutes au point où il devait l'être, fut la première.

La porte en était fermée depuis longtemps; le roi s'était repenti de ces quatorze pairs qu'il avait faits en 1663, tous ensemble, qui l'engagèrent aux quatre qu'il ajouta en 1665. Il s'était déclaré qu'il n'en ferait plus. De là les ducs vérifiés ou héréditaires qu'il fit depuis, que les ignorants ont crus de son invention, et qui sont de toute ancienneté, mais dont il n'y avait plus . Bar n'a jamais été autre, les trois Nemours, Longueville, Angoulême, Étampes et je ne sais combien d'autres. L'archevêque de Paris, par sa faveur et par sa parole, et le duc de Béthune, par le billet qu'il avait de sa main, comme je l'ai dit ailleurs, la lui forcèrent encore, et avec nouvelle protestation qu'il n'en ferait plus. Dégoûté aussi des survivances, par le peu de satisfaction qu'il avait éprouvée de jeunes gens comblés avant l'âge, et qui, n'avant plus rien de solide à prétendre, ne se souciaient plus de rien mériter, il s'était si nettement expliqué sur cela depuis bien des années que personne n'osait plus y songer. C'était une grâce réservée aux seuls secrétaires d'État, parce qu'il n'en put jamais refuser à ses ministres, et qu'il se complaisait à se servir de jeunes gens dans ces places si importantes, pour montrer qu'il gouvernait seul et qu'il les formait, bien loin d'être gouverné par eux, quoique jamais prince ne le fût tant que lui.

Les grandes entrées, depuis la mort du père de La Feuillade, M. de Lauzun était le seul homme qui les eût sans charge qui les donnât. Outre la distinction et la commodité, cette grâce était regardée comme principale, par la facilité qu'elle donnait de parler au roi sans témoins et sans audiences, rares et difficiles à obtenir, et qui toujours faisaient nouvelles, et de lui parler tous les jours et en différentes heures avec toute liberté.

Boufflers eut la satisfaction qu'il ne se trouva qui que ce soit, parmi une cour si envieuse et clans toute la France, qui n'applaudit à ce que le roi fit pour lui, et qui ne trouvât également juste et séant qu'il fût récompensé par une dignité la première du royaume, dont l'éclat passait à sa postérité, par une privante également flatteuse par sa familiarité et sa singularité, enfin par la conservation dans sa famille, même sur la tête d'un enfant, d'un gouvernement qu'il avait si dignement défendu, presque malgré le roi, et sans aucun besoin de le faire, ni par son devoir d'y aller, ni pour sa réputation tout acquise, ni pour sa fortune si grandement dès lors achevée.

On remarqua à sa gloire la différence de la défense de Namur, avec une excellente garnison, mais sous la tutelle de l'ingénieur Mesgrigny, quoique cette défense eût été fort belle, d'avec celle de Lille, qui avait roulé sur lui seul, presque sans garnison, que de milices et de troupes nouvelles qui ne valaient pas mieux, des munitions de guerre et de bouche très médiocres, encore moins d'argent, et de l'avoir fait durer plus de six semaines au delà de ce que le célèbre Vauban, qui avait construit la place à plaisir, avait dit qu'il la pourrait défendre, munie de tout ce qu'il aurait désiré.

Mais ce qui mit le comble à la gloire de Boufflers, et tout le monde à ses pieds, fut cette rare et vraie modestie de laquelle rien ne le put ébranler, et qui lui fit constamment rapporter à sa garnison toute la réputation qui l'environnait, et à la pure bonté du roi l'éclat nouveau dont il brillait par des grâces si distinguées et si complètes. À le voir, on eût dit qu'il en était honteux; et, à travers la joie qu'il ne cachait pas, on était saisi d'une vérité et d'une simplicité si naturelles qui sortaient de lui et qui relevaient jusqu'à ses moindres discours. Il le détournait toujours de ses louanges par celles de sa garnison, et il avait toujours quelque action de quelqu'un à raconter toute prête pour fermer la bouche sur les siennes.

Ce contraste avec Vendôme, arrivé de la veille, se fit bien remarquer: l'un, élevé à force de machines et entassant les montagnes comme les géants, appuyé du vice, du mensonge, de l'audace, d'une cabale ennemie de l'État et de ses héritiers, un héros factice, érigé tel par volonté, en dépit du vrai; l'autre, sans cabale, sans appui que de sa vertu, de sa modestie, du soin de relever les autres et de s'éclipser derrière eux, vit les grâces couler sur lui de source jusqu'à l'inonder, et les applaudissements des ennemis suivis des acclamations publiques jusqu'à changer la nature des courtisans, qui s'estimèrent comblés eux-mêmes de ses récompenses.

N'oublions pas qu'il fit donner six mille livres d'augmentation de pension au chevalier de Luxembourg, qui en avait déjà autant, et qui avait été fait lieutenant général, comme je l'ai dit, pour être entré dans Lille avec le secours et les poudres qu'il y jeta.

Peu de jours après le retour de Mgr le duc de Bourgogne, Cheverny, sortant d'avec lui tête à tête, et qui était homme très véritable, me fit un récit que je ne puis me refuser de mettre ici, et que toutefois je n'y puis écrire sans confusion. Il me dit que, lui parlant avec liberté des propos tenus sur lui pendant la campagne, le prince lui dit qu'il savait comment et avec quelle vivacité j'en avais parlé, et qu'il était instruit aussi de la manière dont M. le prince de Conti s'en était expliqué, et ajouta que, lorsqu'on avait la voix de deux hommes semblables, on avait lieu de se consoler des autres. Cheverny, qui en était plein, me le vint raconter à l'instant. Je le fus de confusion d'être mis à côté d'un homme plus supérieur encore à moi en ce genre qu'il ne l'était en rang et en naissance; mais je sentis avec complaisance combien M. de Beauvilliers m'avait effectivement tenu parole lorsque je voulus aller à la Ferté.

Le duc de Berwick arriva à la cour le dimanche 23 décembre. Il ne se contraignit ni en particulier ni en public sur M. de Vendôme, ni sur tout ce qui s'était passé en Flandre. À son exemple, presque tout ce qui en était revenu commença à parler. Les manèges sur le secours de Lille, les mensonges de Pont-à-Marck et de Mons-en-Puelle, celui sur les retranchements de Marlborough, le passage de l'Escaut, furent dévoilés et mis au clair; l'ignorance où la retenue d'écrire en avait laissé le gros du monde y causa un étonnement étrange, puis une indignation à quoi la cabale de Vendôme ne put opposer que des verbiages entortillés et des menaces secrètes, qui démontrèrent encore plus manifestement les vérités si longuement suffoquées. Cette cabale commençait à être embarrassée du succès si différent de l'arrivée de son héros, du peu de gens qui allaient à Anet, et du bruit fort répandu que Mgr le duc de Bourgogne servirait la campagne suivante, et n'aurait que des maréchaux de France sous lui. L'air de disgrâce commençait à se faire sentir; elle ne tarda pas à se déclarer tout entière.

Chamillart, pénétré de l'importance de la perte de Lille, amoureux du bien de l'État et de la gloire personnelle du roi, avait conçu le dessein de le reprendre incontinent après la séparation de l'armée des ennemis, et le départ du prince Eugène et du duc de Marlborough de Hollande. Son projet était fait, beau, bien conçu, bien digéré; il y avait mis la dernière main à son dernier voyage en Flandre, et tous ses arrangements faits, jusqu'à des troupes de l'armée qui avait servi en Dauphiné et en Savoie, qu'il faisait venir en Flandre. Il voulait faire marcher le roi pour donner vigueur aux troupes, et à lui seul l'honneur de la conquête; mais comme l'argent était difficile, et que ce siège serait cher, il avait résolu que les équipages seraient courts, et surtout que les dames ne seraient pas du voyage, qui ne causent que beaucoup de dépense et d'embarras à mener sur la frontière.

Pour s'en mieux assurer, il fallait cacher ce projet en entier à Mme de Maintenon, et obtenir du roi d'y consentir et de lui en garder le secret jusqu'au bout. Chamlay, à qui Chamillart le confia, et avec qui il acheva de prendre les plus justes mesures, approuva fort cet excellent projet, mais en ami il avertit Chamillart qu'il jouait à se perdre; que Mme de Maintenon ne le lui pardonnerait point; qu'un semblable dessein pour Mons, où Louvois ne voulait point mener les dames, l'avait perdu sans ressource, quoique plus ancré et plus établi que lui; que tout cela avait passé sous ses yeux; qu'il se fît sage par un si funeste exemple, et qui avait suivi la conquête de Mons de si près, puisque lui-même ne pouvait avoir oublié qu'il savait par le roi même que si Louvois ne fût pas mort le jour qu'il mourut si subitement, il était arrêté le lendemain même; et il est vrai que Chamillart me l'a conté et m'a dit qu'il l'avait appris du roi.

Chamillart sentit tout le danger, mais il était courageux, il aimait l'État, et je puis dire le roi comme on aime une maîtresse. Il le compta pour tout, soi pour rien, et passa outre. Tout bien mâché et bien préparé, il communiqua son projet au roi, qui fut charmé de l'ordre, de la facilité, de la beauté.

Là-dessus le maréchal de Boufflers, destiné à faire ce siégé sous le roi, eut communication de tout, et fut renvoyé en Flandre sous prétexte d'y donner divers ordres pendant une partie de l'hiver, en effet pour disposer tout sur les lieux et y attendre le roi. Mais pour ne donner point d'ombrage, on se contenta pour lors de laisser en Flandre les officiers généraux nommés dès avant la fin de la campagne, pour y servir l'hiver, sans leur rien communiquer du secret; on ne voulut pas même renvoyer aucun colonel, ni aucun des officiers particuliers qui étaient revenus.

Le roi, engoué de ce projet, et qui n'avait pas accoutumé de rien cacher à Mme de Maintenon, importuné sans doute de ne travailler à cela que chez lui avec Chamillart, à des heures rompues, ne put tenir plus longtemps à se mettre au large, se promettant bien qu'il rendrait Mme de Maintenon capable des solides et pressantes raisons qui devaient la faire demeurer à Versailles avec Mme la duchesse de Bourgogne et toutes les dames. Il lui confia donc cet admirable projet. Mme de Maintenon eut l'adresse de cacher sa surprise et la force de dissimuler parfaitement son dépit; elle loua le projet, elle en parut charmée, elle entra dans les détails, elle en parla à Chamillart, admira son zèle, son travail, sa diligence, et surtout d'avoir conçu un si beau et si grand exploit, et de l'avoir rendu possible.

Boufflers partit le 26 décembre, et le même jour Berwick eut une longue audience du roi chez Mme de Maintenon, où il parla en toute liberté, malgré toute sa timide politique.

Mais il était à bout des procédures et des procédés. Les régiments des gardes françaises et suisses eurent ordre le même jour de se tenir prêts à marcher le ter février. On verra dans les commencements de l'année prochaine, le succès de ces grands préparatifs.

La tranchée fut ouverte à Gand la nuit du 24 au 25 décembre où le comte de La Mothe avait pour deux mois de vivres, tant pour la garnison que pour les habitants, qui étaient quatre-vingt mille; beaucoup de canon et de mortiers, et quatre cent milliers de poudre. Mme de Ventadour, qui s'obstinait à le vouloir voir maréchal de France, lui procura encore cette défense, pour effacer le funeste succès de ce grand convoi des ennemis qu'il voulait enlever, et qui le battit si vilainement, par où s'acheva la perte de Lille.

La dernière soirée de cette année fut fort remarquable, parce qu'elle n'avait point eu d'exemple. Le roi étant entré, au sortir de son souper, dans son cabinet avec sa famille, à l'ordinaire, Chamillart y vint sans être mandé. Il dit au roi, à l'oreille, qu'il lui apportait une grande dépêche du maréchal de Boufflers. Aussitôt le roi donna le bonsoir à Monseigneur et aux princesses, qui sortirent avec tout ce qui était dans les cabinet, et le roi travailla une heure avec son ministre avant de se coucher, tant il était épris du grand projet de la reprise de Lille.

CHAPITRE III. §

La Mothe rend Gand et est exilé. — La Boulaye, gouverneur d'Exilles, à la Bastille, pour l'avoir rendu. — La Junquière dégradé et prisonnier pour avoir rendu le Port-Mahon. — Mort de Mme de Villetaneuse. — Mort des deux neveux du maréchal de Boufflers. — Mort du président Molé. — Mort, fortune et caractère de la maréchale de La Mothe et de son mari. — Mort de la duchesse d'Holstein; sa postérité et ses prétentions. — Mort du prince Georges de Danemark. — Voyage oublié du prince royal de Danemark en France, qui pensa perdre Broglio, qui lors commandait en Languedoc, et est mort maréchal de France. — Projet de la reprise de Lille avorté. — Froid extrême et ruineux. — Vendôme exclu de servir. — Deux cent mille livres de brevet de retenue au duc d'Harcourt sur sa charge de Normandie. — Pensions de la duchesse de Ventadour. — Grâces pécuniaires à Mlle de Mailly. — Accidents de La Châtre; son caractère. — Prié plénipotentiaire, puis ambassadeur de l'empereur à Rome; sa fortune, son caractère. — Embarras et conduite de Tessé à Rome. — Mort de Quiros; sa fortune; sa défection.

Dès en arrivant à Douai, Boufflers se mit à rassembler une armée. Il y fut tôt après suivi des officiers généraux qu'on y envoya, et de tous les colonels qui, à leur retour, avaient salué le roi et en avaient été bien reçus. Boufflers, quoique tout occupé de l'exécution du grand projet de reprendre incontinent Lille, ne laissait pas de songer à délivrer Gand, en tombant sur les quartiers des ennemis séparés les uns des autres par les rivières; mais c'est bien dit qu'il y songea, car il n'eut pas même le temps d'y travailler. La tête tourna à La Mothe; car il était entièrement incapable de lâcheté et d'infidélité, et il n'avait qu'à mériter le bâton par une telle défense, sûr de l'obtenir. Il se laissa empaumer par un capitaine suisse qui eut peur pour sa compagnie et peut-être aussi pour sa peau, qui lui persuada si bien de se rendre au bout de trois jours de tranchée ouverte qu'il capitula, et sa garnison de vingt-neuf bataillons et de plusieurs régiments de dragons sortit tout entière le 29 décembre, et fut conduite à Gand. Elle y laissa quatre-vingt milliers de poudre, quatre mille mousquets de rechange et beaucoup de canon. Il n'y eut ni sédition, ni murmure des bourgeois, ni aucun coup de main depuis l'investiture jusqu'à la capitulation. La Mothe surprit extrêmement les chefs des corps qu'il assembla, non pour les consulter, mais pour leur déclarer la résolution qu'il avait prise, et sans prendre leur avis. Capres, lieutenant général des troupes espagnoles et qui avait le titre de gouverneur de Gand, ne put jamais être persuadé de signer la capitulation, et cet exemple fut suivi de beaucoup d'autres.

Gavaudan, aide de camp du comte de La Mothe, et fort attaché à M. du Maine, à qui il fut depuis, apporta cette belle nouvelle au roi qui ne voulut pas le voir, et qui pour réponse envoya au comte de La Mothe une lettre de cachet qui le reléguait chez lui près de Compiègne, en un lieu qui s'appelle Fayet. Ni la duchesse de Ventadour ni Chamillart ne purent enfin parer ce coup après tant d'autres sottises qu'ils lui avaient sauvées, et il y demeura plus d'un an sans être plaint de personne.

Les ennemis s'en moquèrent fort, et se trouvèrent bien heureux qu'il n'eût pas tenu deux jours davantage. Il plut si abondamment et si continuellement qu'ils auraient été forcés de lever le siège pour ne pas y être noyés, et la saison devint tout de suite si rigoureuse qu'ils n'auraient pu y revenir. La Mothe n'eut jamais d'autre excuse que celle que la place était mauvaise, et qu'il avait voulu conserver une si belle et nombreuse garnison; mais elle n'était pas meilleure quand il y entra avec elle; pour tenir trois jours ce n'était pas la peine de s'en charger. Jamais homme si inepte; et l'esprit de vertige et d'aveuglement était tellement répandu sur nous depuis très longtemps que l'ineptie était un titre de choix et de préférence en tout genre, sans que les continuelles expé riences en pussent désabuser.

De cette affaire-là nous évacuâmes Bruges et le fort de Plassendal qui ne se pouvaient plus soutenir; ce qu'il y avait de troupes se retira à Saint-Omer. Ces faciles conquêtes couronnèrent la belle campagne du grincé Eugène et du duc de Marlborough. Ils séparèrent leurs armées, et ils s'en allèrent triompher à la Haye, et y donner leurs soins aux préparatifs de la campagne prochaine; ils y furent assez longtemps tous deux. Le prince Eugène s'en alla après à Vienne. Marlborough demeura à la Haye avec parole au prince Eugène, qu'il lui tint, de ne point passer la mer qu'il ne fût de retour à la Haye, pour ne point laisser leur ami Heinsius ni les États généraux sans l'un des deux.

La Boulaye, qui s'était rendu prisonnier de guerre avec sa garnison à Exilles, dont il était gouverneur, fut échangé en ce temps-ci. Il était chargé de choses fort fâcheuses; il vint demander d'être mis à la Bastille pour y être condamné ou justifié. Il y a apparence qu'il ne fit que prévenir ce qui était résolu. Il y fut interrogé plusieurs fois.

La Junquière, qui s'était laissé prendre si vilainement au Port-Mahon, fut mis à Toulon au conseil de guerre, où présida Langeron, lieutenant général des armées navales. Il fut jugé à être cassé et à garder prison; ensuite le roi lui ôta ses pensions et la croix de Saint-Louis, le fit casser et dégrader des armes, l'envoya dans un château de Franche-Comté, et fit mettre en diverses prisons les officiers qui étaient avec lui à Exilles .

Mme de Villetaneuse, vieille bourgeoise fort riche et sans enfants, mourut les premiers jours de cette année, et enrichit par ses legs les enfants du duc de Brancas, fils de sa sueur, la duchesse de Luxembourg, fille de sa cousine germaine, et la comtesse de Boufflers, fille de Guénégaud, son cousin germain. Cette comtesse de Boufflers était veuve du frère aîné du maréchal, avec qui elle vivait en grande intelligence. Elle avait eu deux fils dont il prit soin. L'aîné mourut en sortant de l'Académie ; l'autre, fort peu après, se battit en duel si imprudemment, que ce combat ne se put pallier, et qu'il lui fallut aller chercher fortune hors du royaume, où il est mort assez tôt après.

Molé, président à mortier, mourut aussi fort mal dans ses affaires; il avait obtenu sa survivance pour son fils fort jeune. Le roi n'avait jamais oublié les services que lui avait rendus pendant les troubles de sa minorité le premier président Molé, à qui il donna les sceaux.

La maréchale de La Mothe mourut le 6 janvier, dont la généalogie et la fortune méritent d'être expliquées pour la singularité. Elle était seconde fille de Louis de Prie, marquis de Toucy, et de Françoise, fille de Guy de Saint-Gelais, seigneur de Lansac, et de la fille du maréchal de Souvré, qui fut gouverneur de Louis XIII. Mme de Lansac fut gouvernante de Louis XIV. Elle était ainsi grand'mère de la maréchale de La Mothe, qui fut gouvernante des enfants de Louis XIV, de ses petits-fils et de ses arrière-petits-fils. Elle eut en survivance pour les derniers la duchesse de Ventadour, sa fille, qui ensuite a eu en survivance la princesse de Soubise, femme de son petit-fils, après la mort de laquelle elle a eu la duchesse de Tallard, sa petite-fille, qui par la démission longtemps depuis de Mme de Ventadour, est maintenant gouvernante en titre. Ainsi le maréchal de Souvré, Mme de Lansac, la maréchale de La Mothe, la duchesse de Ventadour, et les deux belles-soeurs petites-filles de celles-ci, font cinq générations de gouverneurs et gouvernantes des enfants de France, dont trois rois et plusieurs dauphins.

Le maréchal de La Mothe fut fait maréchal de France avant trente-huit ans, en 1642, à force de grandes et de belles actions, à quantité desquelles il avait commandé en chef. Il continua avec le même bonheur encore deux ans, avec la vice-royauté de Catalogne. Il obtint en ce pays-là le duché de Cardone, confisqué sur le propriétaire demeuré fidèle à l'Espagne, et à ce titre il eut un brevet de duc, c'est-à-dire des lettres non vérifiées. En 1644, il perdit la bataille de Lerida contre les Espagnols, et leva le siège de Tarragone. Il fut calomnié, et les intrigues de la cour s'en mêlèrent. C'était un homme qui n'avait d'appui que ses actions et son mérite; il fut arrêté et demeura quatre ans à Pierre-Encise. Son innocence fut prouvée au parlement de Grenoble;. il épousa ensuite la maréchale de La Mothe, qui était fort belle et qui a toujours été fort vertueuse. En 1651, il fut une seconde fois vice-roi de Catalogne. Il y força les lignes de Barcelone, et défendit cette place cinq mois durant. Il mourut à son retour â Paris en 1657, à cinquante-deux ans, et laissa trois filles qui ont été duchesses d'Aumont, de Ventadour et de La Ferté, et la maréchale de La Mothe, pauvre, à trente-quatre ans.

Elle vécut la plupart du temps à la campagne. Elle y était lorsque Mme de Montausier, ne pouvant suffire à ses deux charges de gouvernante de Monseigneur et de dame d'honneur de la reine, obtint enfin d'être soulagée de la première. M. Le Tellier, et M. de Louvois son fils, étaient lors en grand crédit, et fort attentifs à procurer, tant qu'ils pouvaient, les principales places à des personnes sur qui ils pussent compter, au moins à en écarter celles qu'ils craignaient. M. de Louvois avait épousé l'héritière de Souvré, que le maréchal de Villeroy son tuteur lui sacrifia, ou plutôt à sa faveur. La maréchale de La Mothe était cousine germaine du père de Mme de Louvois; elle était belle et d'un âge convenable, d'une conduite qui l'était aussi. Ils furent avertis à temps que Mme de Montausier obtenait enfin de quitter Monseigneur. Ils bombardèrent la maréchale de La Mothe en sa place, que personne ne connaissait à la cour, avant que qui que ce soit sût qu'elle était enfin vacante. C'était la meilleure femme du monde, qui avait le plus de soin des enfants de France, qui les élevait avec le plus de dignité et de politesse, qui elle-même en avait le plus, avec une taille majestueuse et un visage imposant, et qui avec tout cela n'eut jamais le sens commun et ne sut de sa vie ce qu'elle disait; mais la routine, le grand usage du monde la soutint. Elle passa sa vie à la cour dans la plus grande considération, et dans une place où malgré une vie splendide, et beaucoup de noblesse d'ailleurs, elle s'enrichit extrêmement, et laissa encore de grands biens après avoir marié grandement ses trois filles. Sa santé dura autant que sa vie. Elle coucha encore dans la chambre de Mgr le duc de Bretagne la nuit du vendredi au samedi. Elle s'affaiblit tellement le samedi, qu'elle reçut les sacrements, et mourut le dimanche, à quatre-vingt-cinq ans.

La duchesse d'Holstein, sueur du roi de Suède, mourut de la petite vérole à Stockholm, où elle était demeurée auprès de la reine sa grand'mère, depuis la mort de son mari, tué en une bataille que le roi de Suède gagna, comme je l'ai dit en son lieu. L'un et l'autre étaient fort aimés du roi de Suède. Elle était l'aînée de la reine de Suède, qui vient de mourir épouse du roi de Suède, landgrave de Hesse-Cassel, qui est le même que nous avons vu prince héréditaire de Hesse-Cassel, battu par Médavy en Lombardie dans le temps de la bataille de Turin, et battu par le maréchal de Tallard à la bataille de Spire. Cette duchesse d'Holstein laissa un fils bossu et médiocre sujet, qui fut gendre du czar Pierre fer. Il mourut jeune après sa femme, et ne laissa qu'un fils tout à fait enfant sous la tutelle de l'évêque d'Eutin, [son] oncle paternel. Il a maintenant quatorze ans, et depuis la dernière révolution de Russie y est allé, appelé par la czarine Élisabeth, soeur cadette de sa mère, qui lui a fait une maison et le traite en héritier présomptif de la Russie. Il prétend que le roi de Suède l'est à son préjudice, et [qu'il doit] au moins lui succéder au titre de sa mère. Le roi de Suède n'a point d'enfants et voudrait bien que son neveu, fils de son frère, lui succédât en Suède, qui est gendre du roi d'Angleterre. La Suède s'est déclarée élective, et il y a deux partis dans les états. Ce duc d'Holstein prétend encore le duché d'Holstein et le comté d'Oldenbourg, que le roi de Danemark lui retient et à ses pères, quoique de même maison tous deux, et ces États ‘et tout l'apanage de ses cadets. Voilà bien des prétentions qui, si elles avaient -toutes lieu, feraient dans le Nord un trop formidable monarque.

Cette matière étrangère me rappelle la mort du prince Georges de Danemark, sans enfants de la reine Anne d'Angleterre, son épouse, arrivée dans les derniers temps de l'année qui vient de finir. Le peu de figure qu'il a faite toute sa vie, même en Angleterre où il l'a toute passée, m'y a fait faire moins d'attention. C'était un très bon homme, fils de Frédéric III, roi de Danemark, et frère de Christiern V, grand-père du roi de Danemark d'aujourd'hui. Il avait épousé en 1685 la seconde fille du duc d'York mort à Saint-Germain roi d'Angleterre, Jacques II. Ce prince Georges s'établit en Angleterre sans songer plus à son pays, y vit tranquillement la révolution qu'y fit le prince d'Orange en 1688, vécut paisible à sa cour, et ne se mêla jamais de rien, non pas même depuis que sa femme fut reine, qui avait toujours fort bien vécu avec lui avant et depuis. Il eut le titre de duc de Cumberland, la Jarretière, et depuis le couronnement de sa femme le vain titre d'amiral d'Angleterre, de généralissime de toutes les forces de la Grande-Bretagne, et le gouvernement des Cinq-Ports, sans s'être jamais mêlé de rien. Il avait eu plusieurs enfants, tous morts jeunes avant lui.

Il me fait souvenir de dire que le roi de Danemark son neveu, mal avec sa femme et sa mère, s'était mis à voyager sur la lin de l'année précédente, et qu'il était en ce temps-ci à Venise pour y voir le carnaval. Il était venu en France étant prince royal, et promettait fort peu, et je m'aperçois que j'ai oublié ce voyage: quoique incognito, il fut reçu partout en France avec une grande distinction; il s'arrêta assez longtemps à Montpellier venant d'Italie, et y fit l'amoureux d'une dame que Broglio aimait aussi. Il commandait en Languedoc par le crédit de Bâville, frère de sa femme. Il s'avisa de trouver mauvais que le prince royal tournât autour d'elle et qu'elle le reçût bien. Sa jalousie l'emporta à manquer de respect au prince jusqu'à le menacer. Son gouverneur à son tour le menaça de le faire jeter par les fenêtres. Sur cela courriers à la cour. Le roi suspendit Broglio de tout commandement, et ordonna à Bâville de le mener demander pardon en propres termes au prince. Bâville l'exécuta et s'entremit si bien, que le prince demanda au roi le rétablissement` de Broglio, auquel il ne laissa pas, et son gouverneur aussi, de faire essuyer force rudes mortifications. Le roi se fit prier et n'accorda le rétablissement de Broglio que lorsque le prince fut sur le point de partir de Montpellier.

Il ne vit le roi et Monseigneur qu'en particulier dans leur cabinet. Le roi le fit couvrir et demeura debout; Monseigneur lui donna la main et un fauteuil, mais sans sortir de son cabinet et seuls. Il y eut un grand bal paré, fort magnifique, dans le grand appartement du roi à Versailles, où il fut sans rang, incognito; mais le roi lui vint parler plus d'une fois, et [il eut] au rang près tous les honneurs et les distinctions les plus marquées. M. de La Trémoille, qui par sa mère était son cousin germain, en fit les honneurs. Il logea à Paris dans une maison garnie. Monsieur et Madame, aussi sa cousine germaine, eurent pour lui les plus grandes attentions. Il fut assez peu à Paris, et s'en retourna en Danemark en voyageant.

Tandis que Boufflers achevait d'user sa santé pour les préparatifs secrets de la reprise de Lille, Mme de Maintenon n'oubliait rien pour en faire avorter le projet. La première vue l'avait fait frémir, la réflexion combla la mesure de son dépit, de ses craintes, et de sa résolution de rompre ce coup. Être séparée du roi pendant un long siège, le laisser livré à un ministre à qui il saurait gré de tout le succès, et pour qui son goût ne s'était pu démentir jusqu'alors, un ministre sa créature à elle, qui avait osé mettre son fils dans la famille de ceux qu'elle regardait comme ses ennemis, qui, sans elle, et par cette même famille, avait eu le crédit de ramener Desmarets sur l'eau, de vaincre la répugnance extrême du roi à son égard, de le faire contrôleur général des finances, enfin ministre, c'étaient déjà des démérites qui allaient jusqu'à la disgrâce. Mais sa conduite sur Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme, et le projet fait et résolu à son insu au siège de Lille, et sans l'y mener, lui montra un danger si pressant qu'elle crut ne devoir rien épargner pour -le rompre et pour se défaire après d'un ministre assez hardi pour oser se passer d'elle, assez accrédité auprès du roi pour y réussir, et assez puissant par ses autres liaisons pour avoir soutenu Vendôme, malgré elle, contre Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne. Elle alla d'abord au plus pressé, et profita de tous les moments avec tant d'art, que le projet de Lille ne parut plus au roi si aisé, bientôt après difficile, ensuite trop hasardeux et ruineux; en sorte qu'il fut abandonné, et que Boufflers eut ordre de tout cesser et de renvoyer tous les officiers qu'on avait fait retourner en Flandre.

Mme de Maintenon fut heureuse d'avoir à s'avantager de l'excès du froid. Il prit subitement la veille des Rois, et fut près de deux mois au delà de tout souvenir. En quatre jours la Seine et toutes les autres rivières furent prises, et, ce qu'on n'avait jamais vu, la mer gela à porter le long des côtes. Les curieux observateurs prétendirent qu'il alla au degré où il se fait sentir au delà de la Suède et du Danemark. Les tribunaux en furent fermés assez longtemps. Ce qui perdit tout et qui fit une année de famine en tout genre de productions de la terre, c'est qu'il dégela parfaitement sept ou huit jours, et que la gelée reprit subitement et aussi rudement qu'elle avait été. Elle dura moins, mais jusqu'aux arbres fruitiers et plusieurs autres fort durs, tout demeura gelé. Mme de Maintenon sut tirer parti de cette rigueur de temps si extraordinaire, qui, en effet, aurait causé d'étranges contretemps pour un siège. Elle y joignait toutes les autres raisons dont elle se put aviser, et vint ainsi à bout de ce qu'elle crut la plus importante affaire de sa vie, avec le mérite d'avoir approuvé d'abord ce qu'elle ne parut détruire que par les plus fortes raisons. Chamillart en fut très touché mais peu surpris. Dès qu'il vit le secret échappé et Mme de Maintenon instruite, il n'espéra plus que faiblement. Ce prélude put dès lors lui faire craindre l'accomplissement personnel de ce que Chamlay lui avait prédit.

Cependant M. de Vendôme continuait à être payé comme un général d'armée qui sert l'hiver, et d'avoir cent places de fourrage, quoique dans Anet, et des voyages de Marly et de Meudon. Cela avait tout à fait l'air de servir la campagne suivante; personne n'osait en douter, et la cabale en prenait de nouvelles forces. Ce petit triomphe ne fut pas long. M. de Vendôme vint à Versailles pour la cérémonie ordinaire de l'ordre, à la Chandeleur. Il y apprit qu'il ne servirait point, et qu'il ne serait plus payé de général d'armée. Le camouflet fut violent, il le sentit en entier; mais, en homme alors aussi mesuré qu'il l'avait été peu dans la confiance en ses appuis, il avala la pilule de bonne grâce parce qu'il en craignit de plus amères qu'il sentait n'avoir que trop méritées, et auxquelles celle-ci le pouvait si naturellement conduire. C'est ce qui le rendit pour la première fois de sa vie si endurant. Il n'en fit pas mystère, sans néanmoins s'expliquer si c'était de son gré ou non, s'il en était aise ou fâché, mais comme d'une nouvelle qui aurait regardé un indifférent, et sans changer de conduite sur rien, sinon en discours dont l'audace fût rabattue comme n'étant plus de saison. Il fit vendre ses équipages.

Le duc d'Harcourt avait voulu vendre sa charge de lieutenant général de Normandie. Marché fait à trois cent mille livres avec Le Bailleul; capitaine aux gardes, le roi refusa l'agrément. Harcourt se plaignit fort de l'embarras où cela le mettait, et obtint par là deux cent mille livres de brevet de retenue sur cette charge qu'il garda.

En même temps le roi conserva à la duchesse de Ventadour douze mille livres de pension qu'elle avait comme survivancière de sa mère, une autre de dix mille livres qu'elle avait antérieurement, tellement que, avec quarante-huit mille livres d'appointements de gouvernante en titre par la mort de sa mère, elle eut du roi soixante-dix mille livres de rente.

Mlle de Mailly, fille de la dame d'atours, eut aussi six mille livres de pension et vingt-cinq mille écus sur l'hôtel de ville, en récompense d'un avis que sa mère donna à Desmarets dont le roi tira quelque chose. Cela s'appelle faire des affaires, et Desmarets n'était pas homme, tout rébarbatif qu'il fût, à ne se pas prêter là-dessus aux dames, surtout à celles qui tenaient à Mme de Maintenon de si près.

Il arriva, le jeudi 17 janvier, un accident à La Châtre, à la comédie à Versailles, qui en apprit de précédents. C'était un homme de qualité, fort bien fait, qui ne le laissait point ignorer, fils du frère de la maréchale d'Humières, fort honnête homme, fort brave, extrêmement glorieux, fort dans le monde et toute sa vie amoureux et galant. On l'appelait le beau berger, et volontiers on se moquait de lui. Il était lieutenant général, mais homme sans nul esprit et de nul talent à la guerre, ni pour aucune autre chose. Ses manières étaient naturellement impétueuses, qui redoublèrent peu à peu, et qui le menèrent à des accès fâcheux. Ce soir-là, au milieu de la comédie, le voilà tout d'un coup à s'imaginer voir les ennemis, à crier, à commander, à mettre l'épée à la main, et à vouloir faire le moulinet sur les comédiens et sur la compagnie. La Vallière, qui se trouva assez près de lui, le prit à bras-le-corps, lui fit croire que lui-même se trouvait mal, et le pria de l'emmener. Par cette adresse, il le fit sortir par le théâtre, mais toujours voulant se ruer sur les ennemis. Cela fit grand bruit en présence de Monseigneur et de toute la cour.

On en sut après bien d'autres. Un de ses premiers accès lui arriva chez M. le prince de Conti, qui avait la goutte, à Paris, et qui était auprès de son feu sur une chaise longue, mais assez reculée de la cheminée, et sans pouvoir mettre les pieds à terre. Le hasard fit qu'après quelque temps La Châtre demeura seul avec M. le prince de Conti. L'accès lui prit, et c'était toujours les ennemis qu'il voyait et qu'il voulait charger. Le voilà tout à coup qui s'écrie, qui met l'épée à la main et qui attaque les chaises et le paravent. M. le prince de Conti, qui ne se doutait de rien moins, surpris à l'excès, voulut lui parler. Lui toujours à crier: « Les voilà! à moi! marche ici! » et choses pareilles, et toujours à estocades et à ferrailler. M. le prince de Conti à mourir de peur, qui était trop loin pour pouvoir ni sonner ni pouvoir s'armer de pelle ou de pincettes, et qui s'attendait à tout instant à être pris pour un ennemi et à le voir fondre sur lui. De son aveu jamais homme ne passa un si mauvais quart d'heure; enfin quelqu'un entra qui surprit La Châtre et le fit revenir. Il rengaina et gagna la porte. M. le prince de Conti exigea le secret et le garda fidèlement; mais il chargea le domestique qui était entré de ne le laisser jamais seul avec La Châtre. Il envoya prier le lendemain le duc d'Humières qu'il lui pût dire un mot de pressé, et qu'il savait bien qu'il avait la goutte, et ne pouvait sortir. Il lui confia son aventure, comme au plus proche parent, pour en avertir Mme de La Châtre, l'assurer qu'elle demeurerait secrète et voir entre eux ce qu'il y avait à faire. Il en eut depuis quantité d'autres avec un air toujours égaré, empressé, turbulent, qui le faisait éviter, mais qu'il soutint, et qui ne le séquestra point du monde ni même de la cour. On verra en son temps ce qu'il devint.

Nous avons laissé Rome dans un cruel embarras. La ligue d'Italie n'avait aucune exécution 5 et sa conclusion et sa publicité précoce ne fit qu'ouvrir les yeux à la grande alliance sur le danger qu'elle courait de perdre l'Italie, et irriter extrêmement l'empereur contre le pape, qui, dans l'espérance d'entraîner par son exemple, avait, pris le premier les armes contre ses troupes, comme je l'ai raconté et avec succès tant qu'elles n'eurent affaire qu'à ce peu qui étaient demeurées éparses en Italie et dont le gros formait toute la force de l'armée du duc de Savoie. Mais sitôt que ce gros eut quitté cette armée, qui fit finir la campagne de ce côté-là de meilleure heure, et qu'il eut paru en Italie, les troupes du pape n'osèrent plus tenir la campagne, ni tenir nulle part contre elles. Les Impériaux se mirent à ravager I'État ecclésiastique et à y vivre à la tartare. Ils tirèrent des contributions immenses et chassèrent de partout les troupes du pape. L'empereur, content de sa vengeance et des insultes qu'il faisait faire au pape par le cardinal Grimani, de Naples, où il était vice-roi par intérim, ne voulait que le forcer à reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne. Le pape était aux hauts cris, alléguait le respect dû à sa dignité, sentait où on voulait l'amener, et ne savait que devenir. On n'était plus au temps des excommunications, et l'empereur savait très bien séparer le spirituel du temporel du pape.

Il avait envoyé le marquis de Prié en Italie avec le caractère de son plénipotentiaire à Rome, où on ne voulait point le recevoir. Tessé, qui prévit aisément quel serait le succès de ce ministre impérial s'il était une fois admis, fit tout ce qu'il put pour l'empêcher; mais il n'avait que des paroles, et point de secours à prêter d'aucune espèce. Les cris de tout l'État du pape, et de. Rome même qui se sentait cruellement de la ruine des campagnes, devinrent si grands, que le pape commença à en craindre presque autant que des Impériaux, et consentit enfin à recevoir le plénipotentiaire impérial dans Rome et à entrer en affaires avec lui.

Prié était peut-être l'homme de l'Europe le plus propre à cette commission: c'était un Piémontais de fort peu de naissance, de beaucoup d'esprit et fort orné, de beaucoup d'ambition et de talents qui l'avaient assez rapidement élevé dans les armées et dans la cour de Savoie, où pour la première fois l'ordre de l'Annonciade, qui constitue seul les grands de cette cour, fut avili pour lui. Parvenu dans son pays à tous les honneurs où il n'aurait osé prétendre, il le trouva désormais trop étroit pour la fortune qu'il se proposait, et se servit de ce qu'il y avait acquis pour passer au service de l'empereur avec plus de considération. Il y parvint aux premiers grades. Son génie avantageux, audacieux, plut à une cour aussi superbe et aussi entreprenante que fut toujours celle de Vienne, et lui parut propre à la bien servir. Il en obtint cet emploi de plénipotentiaire, et ne trompa point les espérances qu'elle en avait conçues.

Arrivé à Rome, il demeura froid et tranquille en attendant qu'on vint à lui. Le pape attendait de son côté quelles propositions il voudrait faire puisqu'il n'était venu que pour négocier; mais à la fin, lassé d'une présence muette, qui n'apportait aucun soulagement au pillage qui l'avait fait recevoir, [il] envoya savoir de lui ce qu'il était chargé de faire. Sa réponse fut désolante. Il répondit qu'il n'était point venu pour parler, mais seulement pour écouter ce qu'on lui voudrait dire; et sur les représentations de la nécessité urgente d'arrêter les excès des Impériaux qui continuaient toujours, il s'en défendit modestement sur ce qu'il n'avait aucun pouvoir de leur imposer. On entendit de reste une réponse si dure et en même temps si méprisante. Le pape sentit qu'il n'y avait point de paix ni de trêve à espérer de ces cruels saccagements que par terminer tous différends avec l'empereur. L'humiliation était extrême, mais le couteau était dans la gorge; il fallut ployer.

Dans ces circonstances, Tessé se trouva dans une situation violente. Il n'avait pu parer l'admission de Prié; il avait senti combien sa présence lui serait pesante et même personnellement embarrassante, du génie hardi dont il était, poussé par Grimani, et soutenu de l'armée impériale qui ravageait l'État ecclésiastique. Il prit donc le parti d'éviter au moins les inconvénients personnels, et d'être malade avant l'arrivée de Prié à Rome. Il se plaignit d'une fistule et s'enferma chez lui. De son cabinet, il se débattit comme il put; et j'ajouterai, pour n'avoir pas à revenir à une affaire dont la suite fut longue, qu'il écrivit trois lettres au pape. Elles sont si propres à caractériser ce maréchal, qu'on a vu depuis 1696 surtout, dans les principaux emplois de guerre et de paix et qu'on venait de choisir pour la plus importante de ce règne, que j'ai cru les devoir mettre parmi les Pièces avec les réflexions qu'elles m'ont paru mériter. Ces trois pièces serviront à faire juger de ce qui a réussi avec tant d'avantage et de continuité à la cour de Louis XIV, et de ce qui aussi a été si utilement employé en ses affaires, surtout depuis la révolution d'Espagne. Tessé se complut tellement en ces trois productions de son esprit qu'il les envoya à là cour et à Paris, où il les fit répandre.

Don François-Bernard de Quiros mourut vieux aux [eaux] d'Aix-la-Chapelle qu'il était allé prendre dans la rigueur du mois de janvier. Il avait été toute sa vie dans les négociations, et il s'y était rendu habile, toujours dans les cours étrangères ou dans lès assemblées pour la paix. À la révolution d'Espagne, il se donna à Philippe V qui l'employa de même; la bataille de Ramillies et ses rapides suites le retournèrent vers la maison d'Autriche. Il fut ambassadeur de l'archiduc comme roi d'Espagne, à la Haye où il avait passé beaucoup d'années avec le même caractère que lui avait donné Charles II. Cette défection ne lui fit pas honneur, et les intérêts de Philippe V ne laissèrent pas d'en souffrir. Mais la passion des alliés était telle contre les deux couronnes, et surtout en Hollande où le pensionnaire Heinsius gouvernait tout, que la considération de Quiros n'en fut point altérée. Pour la naissance, elle était fort commune et bien au-dessous des emplois et de la capacité.

CHAPITRE IV. §

Mort et caractère du P. de La Chaise. — Surprenant aveu du roi. — Énorme avis donné au roi par le P. de La Chaise. — P. Tellier confesseur; manière dont ce choix fut fait. — Caractère du P. Tellier. — Pronostic de Fagon sur le P. Tellier. — Avances du P. Tellier vers moi. — Mort de Mme d'Heudicourt; son caractère, et de son mari, et de son fils. — Mort du chevalier d'Elboeuf; d'où dit le Trembleur. — M. d'Elboeuf ne passe point la qualité de prince aux Bouillon, en son contrat de mariage avec Mlle de Bouillon, en 1656. — Mort du comte de Benavente. — Sa charge de sommelier du corps donnée au duc d'Albe. — Fin et mort de Mme de Soubise. — Entreprise de M. de Soubise rendue vaine.

La cour vit en ce temps-ci renouveler un ministère qui par sa longue durée s'était usé jusque dans sa racine, et n'en était par là que plus agréable au roi. Le P. de La Chaise mourut-le 20 janvier, aux Grands-Jésuites de la rue Saint-Antoine. Il était petit-neveu du fameux P. Cotton, et neveu paternel du P. d'Aix qui le fit jésuite où il se distingua dans les emplois de professeur, et après dans ceux de recteur de Grenoble et de Lyon, puis de provincial de cette province; il était gentilhomme, et son père, qui s'était bien allié et avait bien servi, aurait été riche pour son pays de Forez s'il n'avait pas eu une douzaine d'enfants. Un de ceux-là, qui se connaissait parfaitement en chiens, en chasses, et en chevaux qu'il montait très bien, fut longtemps écuyer de l'archevêque de Lyon, frère et oncle des maréchaux de Villeroy, et commanda son équipage de chasse pour laquelle ce prélat était passionné. C'est le même que nous avons vu capitaine de la porte, et son fils après lui.

Les deux frères étaient à Lyon dans les emplois que je viens de dire, lorsque le P. de La Chaise succéda en 1675 au P. Ferrier, confesseur du roi; ainsi le P. de La Chaise le fut plus de trente-deux ans. La fête de Pâques lui causa plus d'une fois des maladies de politique pendant l'attachement du roi pour Mme de Montespan. Une entre autres, il lui envoya le P. Dechamps en sa place, qui bravement refusa l'absolution. Ce jésuite a été fort connu provincial de Paris, et par la confiance de M. le Prince le héros, dans les dernières années de sa vie.

Le P. de La Chaise était d'un esprit médiocre, mais d'un bon caractère, juste, droit, sensé, sage, doux et modéré, fort ennemi de la délation, de la violence et des éclats. Il avait de l'honneur, de la probité, de l'humanité, de la bonté; affable, poli, modeste, même respectueux. Lui et son frère ont toujours publiquement conservé une reconnaissance marquée jusqu'à une sorte de dépendance pour les Villeroy; il était désintéressé en tout genre quoique fort attaché à sa famille; il se piquait de noblesse, et il la favorisa en tout ce qu'il put. Il était soigneux de bons choix pour l'épiscopat, surtout pour les grandes places, et il y fut heureux tant qu'il y eut l'entier crédit. Facile à revenir quand il avait été trompé, et ardent à réparer le mal que la tromperie lui avait fait faire. On en a vu en son lieu un exemple sur l'abbé de Caudelet; d'ailleurs judicieux et précautionné, bon homme et bon religieux, fort jésuite, mais sans rage et sans servitude, et les connaissant mieux qu'il ne le montrait, mais parmi eux comme l'un d'entre eux. Il ne voulut jamais pousser le Port-Royal des Champs jusqu'à la destruction, ni entrer en rien contre le cardinal de Noailles, quoique parvenu à tout sans sa participation. Le cas de conscience et tout ce qui se fit contre lui de son temps, se fit sans la sienne. Il ne voulut point non plus entrer trop avant dans les affaires de la Chine, mais il favorisa toujours tant qu'il put l'archevêque de Cambrai, et fut toujours fidèlement ami du cardinal de Bouillon, pour lequel, en toutes sortes de temps, il rompit bien des glaces.

Il eut toujours sur sa table le Nouveau Testament du P. Quesnel qui a fait tant de bruit depuis, et de si terribles fracas; et quand on s'étonnait de lui voir ce livre si familier à cause de l'auteur, il répondait qu'il aimait le bon et le bien partout où il le rencontrait; qu'il ne connaissait point de plus excellent livre, ni d'une instruction plus abondante; qu'il y trouvait tout; et que, comme il avait peu de temps à donner par jour à des lectures de piété, il préférait celle-là à toute autre.

Il eut tout le crédit de la distribution des bénéfices pendant les quinze ou vingt dernières années de l'archevêque de Paris, Harlay. Son indépendance de Mme de Maintenon fut toujours entière et sans commerce avec elle; aussi le haïssait-elle, tant pour cette raison, que pour son opposition à la déclaration de son mariage, mais sans oser jamais lui montrer les dents, parce qu'elle connaissait de la disposition du roi à son égard. Elle se servit de Godet, évêque de Chartres, qu'elle introduisit peu à peu dans la confiance du roi, puis du cardinal de Noailles, après le mariage de sa nièce et à l'occasion de l'affaire de M. de Cambrai, pour balancer la distribution des bénéfices, et y entrer elle-même de derrière ses deux rideaux, ce qui commença à déshonorer le clergé de France, par les ignorants et les gens de néant que M. de Chartres et Saint-Sulpice introduisirent dans l'épiscopat, à l'exclusion tant qu'ils purent de tous autres.

Vers quatre-vingts ans, le P. de La Chaise, dont la tête et la santé étaient encore fermes, voulut se retirer: il en fit plusieurs tentatives inutiles. La décadence de son corps et de son esprit, qu'il sentit bientôt après, l'engagea à redoubler ses instances. Les jésuites, qui s'en apercevaient plus que lui, et qui sentaient la diminution de son crédit, l'exhortèrent à faire place à un autre qui eût la grâce et le zèle de la nouveauté. Il désirait sincèrement le repos, et il pressa le roi de le lui accorder tout aussi inutilement. Il fallut continuer à porter le faix jusqu'au bout. Les infirmités et la décrépitude qui l'accueillirent bientôt après ne purent le délivrer. Les jambes ouvertes, la mémoire éteinte, le jugement affaissé, les connaissances brouillées, inconvénients étranges pour un confesseur, rien ne rebuta le roi, et jusqu'à la fin il se fit apporter le cadavre et dépêcha avec lui les affaires accoutumées. Enfin, deux jours après un retour de Versailles, il s'affaiblit considérablement, reçut les sacrements, et eut pourtant le courage, plus encore que la force, d'écrire au roi une longue lettre de sa main, à laquelle il reçut réponse du roi de la sienne tendre et prompte; après quoi il ne s'appliqua plus qu'à Dieu.

Le P. Tellier, provincial, et le P. Daniel, supérieur de la maison professe, lui demandèrent s'il avait accompli ce que sa conscience pouvait lui demander et s'il avait pensé au bien et à l'honneur de la compagnie. Sur le premier point, il répondit qu'il était en repos; sur le second, qu'ils s'apercevraient bientôt par les effets qu'il n'avait rien à se reprocher. Fort peu après, il mourut fort paisiblement à cinq heures du matin.

Les deux supérieurs vinrent apporter au roi, à l'issue de son lever, les clefs du cabinet du P. de La Chaise, qui y avait beaucoup de mémoires et de papiers. Le roi les reçut devant tout le monde, en prince accoutumé aux pertes, loua le P. de La Chaise surtout de sa bonté, puis souriant aux pères: « Il était si bon, ajouta-t-il tout haut devant tous les courtisans, que je le lui reprochais quelquefois, et il me répondait: « Ce n'est pas moi qui suis bon, mais vous qui êtes dur. » Véritablement les pères et tous les auditeurs furent surpris du récit jusqu'à baisser la vue. Ce propos se répandit promptement, et personne n'en put blâmer le P. de La Chaise.

Il para bien des coups en sa vie, supprima bien des friponneries et des avis anonymes contre beaucoup de gens, en servit quantité, et ne fit jamais de mal qu'à son corps défendant. Aussi fut-il généralement regretté. On avait toujours compris que ce serait une perte; mais on n'imagina jamais que sa mort serait une plaie universelle et profonde comme elle la devint, et comme elle ne tarda pas à se faire sentir par le terrible successeur du P. de La Chaise, à qui les ennemis mêmes des jésuites furent forcés de rendre justice après, et d'avouer que c'était un homme bien et honnêtement né, et tout fait pour remplir une telle place.

Maréchal, premier chirurgien du roi, qui avait sa confiance, homme droit et parfaitement vrai, que j'ai cité plus d'une fois, nous a conté, à Mme de Saint-Simon et à moi, une anecdote bien considérable et qui mérite de n'être pas oubliée. Il nous dit que le roi dans l'intérieur de ses cabinets, regrettant le P. de La Chaise et le louant de son attachement à sa personne, lui avait raconté une grande marque qu'il lui en avait donnée: que peu d'années avant sa mort, il lui avait dit qu'il se sentait vieillir, qu'il arriverait peut-être plus tôt qu'il ne pensait, qu'il faudrait choisir un autre confesseur, que l'attachement qu'il avait pour sa personne le déterminait uniquement à lui demander en grâce de le prendre dans sa compagnie, qu'il la connaissait, qu'elle était bien éloignée de mériter tout ce qui s'est dit et écrit contre elle, mais qu'enfin il lui répétait qu'il la connaissait, que son attachement à sa personne et à sa conservation l'engageait à le conjurer de lui accorder ce qu'il lui demandait, que c'était une compagnie très étendue composée de bien des sortes de gens et d'esprit dont on ne pouvait répondre, qu'il ne fallait point mettre au désespoir, et se mettre ainsi dans un hasard dont lui-même ne lui pouvait répondre, et qu'un mauvais coup était bientôt fait et n'était pas sans exemple. Maréchal pâlit à ce récit que lui fit le roi, et cacha le mieux qu'il put le désordre où il en tomba.

Cette considération unique fit rappeler les jésuites par Henri IV, et les fit combler de biens. La pyramide de Jean Châtel les mettait au désespoir; ils trouvèrent, sous Louis XIV, Fourcy, prévôt des marchands, capable de les écouter, et en état de l'oser par le crédit de Boucherat, chancelier de France, son beau-père, qui, appuyé du roi, contint le parlement. Fourcy fit abattre la pyramide sans en laisser la moindre trace; son fils, sortant du collège, en eut l'abbaye de Saint-Vandrille de plus de trente-six mille livres à l'étonnement publie, et en jouit encore. C'est même un fort honnête homme et considéré, qui ne s'est pas soucié d'être évêque.

Le roi n'était pas supérieur à Henri IV; il n'eut garde d'oublier le document du P. de La Chaise, et de se hasarder à la vengeance de sa compagnie en choisissant hors d'elle un confesseur. Il voulait vivre et vivre en sûreté. Il chargea les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d'aller à Paris, de s'informer, avec toutes précautions qu'ils pourraient y apporter, de qui d'entre les jésuites il pourrait prendre pour confesseur.

M. de Chartres et le curé de Saint-Sulpice ne regardaient pas ce choix avec indifférence; ils voulurent y influer. Toutefois ils n'en avaient nulle commission, elle n'était donnée qu'aux deux ducs dont ils n'étaient pas à portée. L'affaire de M. de Cambrai avait élevé un puissant mur de séparation entre eux. Le malheur voulut que la mort du P. de La Chaise arrivât dans la conjoncture où les affaires de Flandre entre Mgr le duc de Bourgogne et M. de Vendôme avaient rapproché Mme de Maintenon et M. de Beauvilliers jusqu'à l'entière confidence là-dessus, et aux mesures communes, comme je l'ai raconté. Ces affaires prenaient un cours qui répondait à leurs soins; mais elles n'étaient pas finies. Le commerce, la confiance, les mesures continuaient encore là-dessus. Mme de Maintenon profita de la conjoncture, et, malgré tout ce qui s'était passé, elle obtint que l'évêque de Chartres et le curé de Saint-Sulpice, qui n'était qu'un, seraient admis par les deux ducs à conférer sur le choix. L'un et l'autre étaient prévenus d'estime et d'affection pour Saint-Sulpice, comme l'était M. de Cambrai. La Chétardie en était curé, il n'existait pas lors de l'affaire de M. de Cambrai, et dans la vérité c'était un homme de bien, mais une espèce d'imbécile. J'aurai lieu d'en parler ailleurs. Mené par M. de Chartres; il appuya sur le P. Tellier. Les jésuites avaient dressé pour lui toutes leurs batteries, les deux ducs en furent les dupes, et bientôt après l'Église et l'État les victimes.

Le P. Tellier, lors provincial de Paris, eut l'approbation décisive des deux ducs; sur leur rapport le roi le choisit, et ce choix fut incompréhensible de ce même prince qui, pour beaucoup moins en même genre, avait ôté le P. Le Comte à Mme la duchesse de Bourgogne, dont il était confesseur depuis plusieurs années, et fort goûté d'elle et de toute la cour, et le fit aller à Rome sans que les jésuites avec tout leur art et leur crédit pussent parer le coup. La délibération du choix d'un confesseur dura un mois, depuis le 20 janvier que mourut le P. de La Chaise, jusqu'au 21 février que le P. Tellier fut nommé. Il fut comme son prédécesseur confesseur aussi de Monseigneur, contrainte bien dure à l'âge de ce prince. J'anticipe ici ce mois pour ne pas couper une matière si curieuse.

Le P. Tellier était entièrement inconnu au roi; il n'en avait su le nom que parce qu'il se trouva sur une liste de cinq ou six jésuites que le P. de La Chaise avait faite de sujets propres à lui succéder. Il avait passé par tous les degrés de la compagnie, professeur, théologien, recteur, provincial, écrivain. Il avait été chargé de la défense du culte de Confucius et des cérémonies chinoises, il en avait épousé la querelle, il en avait fait un livre qui pensa attirer d'étranges affaires à lui et aux siens, et qui à force d'intrigues et de crédit à Rome, ne fut mis qu'à l'index; c'est en quoi j'ai dit qu'il avait fait pire que le P. Le Comte, et qu'il est surprenant que malgré cette tare il ait été confesseur du roi.

Il n'était pas moins ardent sur le molinisme, sur le renversement de toute autre école, sur l'établissement en dogmes nouveaux de tous ceux de sa compagnie sur les ruines de tous ceux qui y étaient contraires et qui étaient reçus et enseignés de tout temps dans l'Église. Nourri dans ces principes, admis dans tous les secrets de sa société par le génie qu'elle lui avait reconnu, il n'avait vécu depuis qu'il y était entré que de ces questions et de l'histoire intérieure de leur avancement, que du désir d'y parvenir, de l'opinion que pour arriver à ce but il n'y avait rien qui ne fût permis et qui ne se dût entreprendre. Son esprit dur, entêté, appliqué sans relâche, dépourvu de tout autre goût, ennemi de toute dissipation, de toute société, de tout amusement, incapable d'en prendre avec ses propres confrères, et ne faisant cas d'aucun que suivant la mesure de la conformité de leur passion avec celle qui l'occupait tout entier. Cette cause dans toutes ces branches lui était devenue la plus personnelle, et tellement son unique affaire, qu'il n'avait jamais eu d'application ni travail que par rapport à celle-là, infatigable dans l'un et dans l'autre. Tout ménagement, tout tempérament là-dessus lui était odieux, il n'en souffrait que par force ou par des raisons d'en aller plus sûrement à ses fins. Tout ce qui en ce genre n'avait pas cet objet était un crime à ses yeux et une faiblesse indigne.

Sa vie était dure par goût et par habitude, il ne connaissait qu'un travail assidu et sans interruption; il l'exigeait pareil des autres sans aucun égard, et ne comprenait pas qu'on en dût avoir. Sa tête et sa santé étaient de fer, sa conduite en était aussi, son naturel cruel et farouche. Confit dans les maximes et dans la politique de la société, autant que la dureté de son caractère s'y pouvait ployer, il était profondément faux, trompeur, caché sous mille plis et replis, et quand il put se montrer et se faire craindre exigeant tout, ne donnant rien, se moquant des paroles les plus expressément données lorsqu'il ne lui importait plus de les tenir, et poursuivant avec fureur ceux qui les avaient reçues. C'était un homme terrible qui n'allait à rien moins qu'à destruction, à couvert et à découvert, et qui, parvenu à l'autorité, ne s'en cacha plus.

Dans cet état, inaccessible même aux jésuites, excepté à quatre ou cinq de même trempe que lui, il devint la terreur des autres; et ces quatre ou cinq même n'en approchaient qu'en tremblant, et n'osaient le contredire qu'avec de grandes mesures, et en lui montrant que, par ce qu'il se proposait, il s'éloignait de son objet, qui était le règne despotique de sa société, de ses dogmes, de ses maximes, et la destruction radicale de tout ce qui y était non seulement contraire, mais de tout ce qui n'y serait pas soumis jusqu'à l'abandon aveugle.

Le prodigieux de cette fureur jamais interrompue d'un seul instant par rien, c'est qu'il ne se proposa jamais rien pour lui-même, qu'il n'avait ni parents ni amis, qu'il était né malfaisant, sans être touché d'aucun plaisir d'obliger, et qu'il était de la lie du peuple et ne s'en cachait pas; violent jusqu'à faire peur aux jésuites les plus sages, et même les plus nombreux et les plus ardents jésuites, dans la frayeur qu'il ne les culbutât jusqu'à les faire chasser une autre fois.

Son extérieur ne promettait rien moins, et tint exactement parole; il eût fait peur au coin d'un bois. Sa physionomie était ténébreuse, fausse, terrible; les yeux ardents, méchants, extrêmement de travers: on était frappé en le voyant.

À ce portrait exact et fidèle d'un homme qui avait consacré corps et âme à sa compagnie, qui n'eut d'autre nourriture que ses plus profonds mystères, qui ne connut d'autre Dieu qu'elle, et qui avait passé sa vie enfoncé dans cette étude, du génie et de l'extraction qu'il était, on ne peut être surpris qu'il fût sur tout le reste grossier et ignorant à surprendre, insolent, impudent, impétueux, ne connaissant ni monde, ni mesure, ni degrés, ni ménagements, ni qui que ce fût, et à qui tous moyens étaient bons pour arriver à ses fins., Il avait achevé de se perfectionner à Rome dans les maximes et la politique de sa société, qui pour l'ardeur, de son naturel et son roide avait été obligée de le renvoyer promptement en France, lors de l'éclat que fit à Rome son livre mis à l'index.

La première fois qu'il vit le roi dans son cabinet, après lui avoir été présenté, il n'y avait que Bloin et Fagon dans un coin. Fagon, tout voûté et appuyé sur son bâton, examinait l'entrevue et la physionomie du personnage, ses courbettes et ses propos. Le roi lui demanda s'il était parent de MM. Le Tellier. Le père s'anéantit: « Moi, sire, répondit-il, parent de MM. Le Tellier! je suis bien loin de cela; je suis un pauvre paysan de basse Normandie, où mon père était un fermier. » Fagon qui l'observait jusqu'à n'en rien perdre, se tourna en dessous à Bloin, et faisant effort pour le regarder: « Monsieur, lui dit-il en lui montrant le jésuite, quel sacré..! » et haussant les épaules se remit sur son bâton. Il se trouva qu'il ne s'était pas trompé dans un jugement si étrange d'un confesseur. Celui-ci avait fait toutes les mines, pour ne pas dire les singeries hypocrites d'un homme qui redoutait cette place, et qui ne s'y laissa forcer que par obéissance à sa compagnie.

Je me suis étendu sur ce nouveau confesseur parce que de lui sont sorties les incroyables tempêtes sous lesquelles l'Église, l'État, le savoir, la doctrine et tant de gens de bien de toutes les sortes, gémissent encore aujourd'hui, et parce que j'ai eu une connaissance plus immédiate et plus particulière de ce terrible personnage qu'aucun homme de la cour.

Mon père et ma mère me mirent entre les mains des jésuites pour me former à la religion, et y choisirent fort heureusement; car, quelque chose qu'il se publie d'eux, il ne faut pas croire qu'il ne s'y trouve par-ci par-là des gens fort saints et fort éclairés. Je demeurai donc où on m'avait mis, mais sans commerce avec d'autres qu'avec celui à qui je m'adressais; celui-là avait le soin en premier des retraites qu'ils donnaient à leur noviciat à des séculiers plusieurs fois l'année. Il s'appelait le P. Sanadon, et son emploi le mettait en relations nécessaires avec les supérieurs, par conséquent avec le P. Tellier, provincial, lorsqu'il fut choisi pour être confesseur. Ce P. Tellier, de son goût et de son habitude farouche, ne voulut voir que ce qui lui fut impossible d'éviter. À son goût se joignit aussi la politique, pour se montrer au roi plus isolé, en effet pour être plus indépendant et se dérober mieux aux égards et aux sollicitations.

Je fus fort surpris que quinze jours ou trois semaines après qu'il fut dans ce ministère, car c'en était un très réel, fort séparé des autres, le P. Sanadon me vint dire qu'il voulait m'être présenté, ce furent ses termes et ceux du P. Tellier lorsqu'il me l'amena le lendemain. Je ne l'avais jamais vu, et je n'avais été, ni [n'avais] envoyé lui faire compliment; il m'en accabla, et conclut par me demander la permission de me venir voir quelquefois, et la grâce de vouloir bien le recevoir avec bonté. En deux mots, c'était qu'il voulait lier avec moi; et moi qui m'en défiais, et qui n'en avais que faire par la situation de ma famille où personne n'était dans l'Église, j'eus beau m'écarter poliment, je fus violé. Il redoubla ses visites, me parla d'affaires, me consulta, et pour le dire, me désola par le danger de le rebuter d'une manière grossière, et celui d'entrer en affaires avec lui. Cette liaison forcée, à laquelle je ne répondis que passivement, dura jusqu'à la mort du roi; elle m'apprit bien des choses qui se trouveront chacune en leur temps.

Il fallait qu'il se fût informé de moi au P. Sanadon qui apparemment lui apprit mes intimes liaisons avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, peut-être celle que j'avais avec Mgr le duc de Bourgogne qui était alors profondément cachée, et avec M. le duc d'Orléans. Il était vrai que dès lors je pointais fort, mais c'était sous cloche, et quoique j'entrasse depuis longtemps en beaucoup de choses importantes, le gros du monde ne s'en apercevait pas encore parfaitement.

La cour fut délivrée d'une manière de démon domestique en la personne de Mme d'Heudicourt, qui mourut sur les huit heures du matin, à Versailles, le jeudi 24 janvier. J'ai parlé suffisamment d'elle (t. Ier, p. 367), de sa fortune, de son mariage par l'hôtel d'Albret, et de l'intime liaison qu'elle y fit avec Mme de Maintenon qui dura toute leur vie, et de tout ce qui s'en est suivi. Elle était devenue vieille et hideuse; on ne pouvait avoir plus d'esprit ni plus agréable, ni savoir plus de choses, ni être plus plaisante, plus amusante, plus divertissante, sans vouloir l'être. On ne pouvait aussi être plus gratuitement, plus continuellement, plus désespérément méchante, par conséquent, plus dangereuse, dans la privance la plus familière dans laquelle elle passait sa vie avec Mme de Maintenon, avec le roi; tout aussi, faveur, grandeur, places, ministres, enfants du roi, même bâtards, tout fléchissait le genou devant cette mauvaise fée, qui ne savait que nuire et jamais servir. Mme la Duchesse était fort bien avec elle et sut toujours s'en servir. Son appartement était un sanctuaire où n'était pas admis qui voulait. Mme de Maintenon, qui ne la quitta point durant sa maladie, et qui la vit mourir, en fut extrêmement affligée; elle et le roi y perdirent beaucoup de plaisir, et le monde, aux dépens de qui elle le donnait, y gagna beaucoup, car c'était une créature sans âme.

Son mari en tirait parti le bâton haut, sans presque vivre avec elle, mais il s'en était fait craindre. C'était un vieux vilain, fort débauché et horrible, qui était souffert à cause d'elle, et [ils] ne laissaient pas de se tourmenter l'un l'autre. Il était gros joueur, le plus fâcheux et le plus emporté, et toujours piqué et furieux. C'était un plaisir de le voir couper à Marly, au lansquenet, et faire de brusques reculades de son tabouret à renverser ce qui l'importunait derrière, et leur casser les jambes; d'autres fois cracher derrière lui au nez de qui l'attrapait.

Sa femme, avec tout son esprit, craignait les esprits jusqu'à avoir des femmes à gages pour la veiller toutes les nuits. Cette folie alla au point de mourir de peur d'un vieux perroquet qu'elle perdit après l'avoir gardé vingt ans. Elle en redoubla d'occupées, c'était le nom qu'elle donnait à ses veilleuses. Son fils, qui n'était point poltron, avait la même manie, jusqu'à ne pouvoir être jamais seul le soir ni la nuit dans sa chambre.

C'était une manière de chèvre-pied aussi méchant et plus laid encore que [son] père; très commode aux dames, et par là dans toutes les histoires de la cour, ivrogne à l'excès, il y a de lui mille contes plaisants de ses frayeurs des esprits et de ses ivrogneries. Il faisait les plus jolies chansons du monde, où il excellait à peindre les gens avec naïveté, et leurs ridicules avec le sel le plus fin. Le grand prévôt et sa famille, honnêtes gens d'ailleurs, en étaient farcis et n'étaient mêlés à la cour avec personne. Heudicourt s'avisa de faire une chanson sur eux, si naturelle et si ridiculement plaisante, qu'on en riait aux larmes. Le maréchal de Boufflers, en quartier de capitaine des gardes, étant derrière le roi à la messe, où le silence et la décence étaient extrêmes, vit parler et rire autour de lui. Il voulut imposer. Quelqu'un lui dit la chanson à l'oreille. À l'instant voilà cet homme si sage, si grave, si sérieux, si courtisan, qui s'épouffe de rire, et qui, à force de vouloir se retenir, éclate. Le roi se tourne une fois, puis une seconde, le tout pour néant. Les rires continuèrent aux larmes. Le roi, dans la plus grande surprise de voir le maréchal de Boufflers en cet état, et derrière lui, et à la messe, lui demanda, en sortant de la chapelle, et assez sévèrement à qui il en avait eu. Le maréchal à rire de nouveau qui lui répondit comme il put, que cela ne pouvait lui être conté que dans son cabinet. Dès qu'il y fut entré, le roi reprit la question. Le maréchal la satisfit par la chanson, et voilà le roi aux éclats à l'entendre de sa chambre. Il fut plusieurs jours sans pouvoir regarder aucun de ces Montsoreau sans éclater, toute la cour de même. Ils furent réduits à disparaître pour quelque temps .

À force de boire, Heudicourt s'abrutit tout à fait, mais fort longtemps depuis la mort du roi, et s'est enfin cassé la tête sur un escalier de Versailles, dont il mourut le lendemain. Sa mère, qui mettait les gens en, pièces, en sérieux ou en ridicule, et qui avait toujours quelques mais accablants quand elle entendait dire du bien de quelqu'un devant le roi ou Mme de Maintenon, ne fut regrettée que d'elle. Je disais d'elle et de Mme de Dangeau qui, dans les mêmes privantes, en était la contrepartie parfaite qu'elles étaient le mauvais, ange et le bon ange de Mme de Maintenon.

La mort du chevalier d'Elboeuf, arrivée sept ou huit jours après, fit moins de bruit dans le monde. Il était fils aîné du duc d'Elboeuf et de sa première femme, qui n'eut que lui et Mme de Vaudemont. Elle était fille unique du comte de Lannoy, chevalier de l'ordre en 1633, premier maître d'hôtel du roi, et gouverneur de Montreuil, mort en 1649. Elle épousa en 1643 le comte de La Rocheguyon, premier gentilhomme de la chambre du roi en survivance de son père. Il était fils unique des célèbres M. et Mme de Liancourt, et fut tué au siège de Mardick en 1646, ne laissant qu'une fille unique, qui épousa M. de La Rochefoucauld, le grand maître de la garde-robe, le grand veneur, et si bien toute sa vie avec le roi. Sa veuve, épousa M. d'Elboeuf, avec qui elle ne fut pas heureuse. Ce fut en 1648, il en eut le gouvernement de Montreuil, qu'il joignit à celui de Picardie qu'il avait eu de son père. Il s'emporta si étrangement contre sa femme qui était grosse, qu'il la prit entre ses bras pour la jeter par la fenêtre. La frayeur qu'elle en eut la saisit à tel point, que le fils dont elle accoucha naquit tremblant de tout son corps, et ne cessa de trembler toute sa vie. Elle mourut à Amiens en 1654, à 28 ans.

Deux ans après, M. d'Elboeuf se remaria à Mlle de Bouillon, à qui non plus qu'à ses parents, il ne voulut jamais passer la qualité de prince dans le contrat de mariage, parmi tout le lustre dont brillait alors M. de Turenne. Il en eut le duc d'Elboeuf d'aujourd'hui et le prince Emmanuel son frère. L'état de l'aîné leur fit prendre le parti de l'engager aux voeux de Malte, à se contenter de ce qu'il en put tirer, et à lui faire tout céder à son cadet du second lit. Il choisit on ne sait pourquoi le Mans pour sa demeure, où il vit toujours la meilleure compagnie du pays. Il n'était pas ignorant, avait de l'esprit et de la politesse, même de la dignité, et ne laissait pas d'être considéré dans sa famille.

Il n'était point mal fait et avait cinquante-neuf ans. Lui et Mme de Vaudemont étaient frère et soeur de mère, de la mère du duc de La Rocheguyon et de M. de Liancourt qui furent leurs héritiers. Ils en eurent la terre de Brunoy, et fort peu de choses d'ailleurs, et je crois rien de Mme de Vaudemont lorsqu'elle mourut.

Le comte de Benavente, de la maison de Pimentel, grand d'Espagne de la première classe, chevalier du Saint-Esprit, et sommelier du corps, mourut à Madrid dans une grande considération. Il a été ci-devant assez parlé de lui, à propos du testament de Charles II et de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, pour n'avoir rien à y ajouter. Il laissa un fils, savant, obscur, toujours hors de Madrid et fort des jésuites. Le roi d'Espagne manda au duc d'Albe, son ambassadeur en France, par un courrier exprès, qu'il lui donnait la charge de sommelier du corps, qui est une des trois grandes et de laquelle je parlerai en son lieu c'est notre grand chambellan, mais tel qu'il était autrefois.

Mme de Soubise touchait enfin au bout de sa brillante et solide carrière. Sa beauté lui coûta la vie. Soutenue de son ambition et de l'usage qu'elle avait fait de l'une et de l'autre, je ne sais si elle fut fort occupée d'autres pensées prête à voir des choses bien différentes. Elle avait passé sa vie dans le régime le plus austère pour conserver l'éclat et la fraîcheur de son teint. Du veau et des poulets ou des poulardes rôties ou bouillies, des salades, des fruits, quelque laitage, furent sa nourriture constante, qu'elle n'abandonna jamais, sans aucun autre mélange, avec de l'eau quelquefois rougie; et jamais elle ne fut troussée comme les autres femmes, de peur de s'échauffer les reins et de se rougir le nez. Elle avait eu beaucoup d'enfants dont quelques-uns étaient morts des écrouelles, malgré le miracle qu'on prétend attaché à l'attouchement de nos rois. La vérité est que, quand ils touchent les malades, c'est au sortir de la communion. Mme de Soubise, qui ne demandait pas la même préparation, s'en trouva enfin attaquée elle-même quand l'âge commença à ne se plus accommoder d'une nourriture si rafraîchissante. Elle s'en cacha et alla tant qu'elle put; mais il fallut demeurer chez elle les deux dernières années de sa vie, à pourrir sur les meubles les plus précieux, au fond de ce vaste et superbe hôtel de Guise qui, d'achat ou d'embellissements et d'augmentations, leur revient à plusieurs millions.

De là, plus que jamais occupée de faveur, et d'ambition, elle entretenait son commerce de lettres avec le roi et Mme de Maintenon, et se soutint dans sa même considération à la cour et dans son même crédit. On a vu avec quelle attention elle suivit la promotion de son fils, à propos de ce que j'ai raconté du chapeau demandé par l'empereur pour le prince de Lorraine, évêque d'Olmutz. Elle avait souvent dit que, quelque rang que les maisons eussent acquis, il n'y avait de solide que la dignité de duc et pair, et c'était aussi à quoi elle avait toujours tendu. Je ne sais par quelle fatalité son crédit, qui emporta tant de choses si étranges, ne put obtenir celle-là. Elle se trouvait à la portée d'autres gens considérables dont le roi craignit peut-être les cris et l'entraînement contre son goût, à l'occasion de cette grâce accordée à Mme de Soubise. Quoi qu'il en soit, elle n'y put parvenir; ce devait être un des miracles de la constitution Unigenitus, comme on le verra dans la suite.

Cependant Mme de Soubise, hors d'espérance d'y arriver de plein saut, cherchait à s'y échafauder. La mort de Mme de Nemours lui parut ouvrir une porte, non pas telle qu'elle la voulait, mais pour bien marier une fille du prince de Rohan pour rien. Matignon, parvenu par son ami Chamillart au comble des richesses, cherchait partout un mariage pour son fils qui pût le faire duc. Il comptait d'avoir le duché d'Estouteville de la succession de Mme de Nemours; il espéra du crédit de Mme de Soubise, joint à celui de Chamillart, y réussir. Il convint de prendre pour rien une fille du prince de Rohan, et d'en reconnaître trois cent mille livres de dot, moyennant cette grâce. Mme de Soubise y mit les derniers efforts de son crédit; mais elle était mourante, la grâce d'ailleurs impossible au point qu'il eût été plus aisé, d'obtenir franchement une érection, comme on le verra parmi-les Pièces, et l'affaire avorta. Mme de Soubise n'eut donc pas le plaisir de voir son fils duc, ni sa petite-fille en faire un. Elle ne vécut pas assez pour avoir la joie de voir la calotte rouge sur la tête de son second fils, par les délais de la promotion des couronnes.

Elle mourut à soixante et un ans, le dimanche matin, 3 février, laissant la maison de la cour la plus riche et la plus grandement établie, ouvrage dû tout entier à sa beauté et à l'usage qu'elle en avait su tirer. Malgré de tels succès, elle fut peu regrettée dans sa famille. Son mari ne perdit pas le jugement; la douleur ne l'empêcha pas de chercher à tirer parti de la mort de sa femme et du local de sa maison pour faire un acte de prince, non même étranger, mais du sang.

La Merci est vis-à-vis l'hôtel de Guise, et le portail de l'église vis-à-vis la porte de cette maison, le travers étroit de la rue entre-deux. Il s'y était fait accommoder une chapelle. De longue main il prévoyait la mort de sa femme, et il résolut de l'y faire enterrer. La fin de ce projet était, sous prétexte d'un si proche voisinage, de l'y faire porter tout droit sans la faire mener à la paroisse, distinction qui n'est que pour les princes et les princesses du sang, qu'on ne porte point aux leurs, mais tout droit au lieu de leur sépulture. Sa femme morte, il brusqua un superbe enterrement, embabouina le curé, qui ne, se douta jamais de la cause réelle, et qui se rendit en dupe à la commodité de la proximité, tellement que Mme de Soubise fut portée droit de chez elle à la Merci, et plus tôt enterrée qu'on ne se fût aperçu de l'entreprise. La chose faite, le cardinal de Noailles la trouva mauvaise, gronda le curé, et ce fut tout. Il était des amis de Mme de Soubise. Mais le monde, réveillé par ce peu de bruit, mit incontinent le doigt sur la lettre. On en parla beaucoup et tant et si bien que les mesures furent prises contre les récidives. En effet, M. de Soubise étant mort en 1712, il fut porté à sa paroisse et de là à la Merci. J'ai voulu ne pas omettre cette bagatelle qui montre de plus en plus ces entreprises en toutes occasions, et par quels artifices les rangs et les distinctions de ce qu'on appelle princes étrangers, de naissance ou de grâce, se sont peu à peu formés.

CHAPITRE V. §

Étrange histoire du duc de Mortemart avec moi. — Mort, maison, famille et caractère de Mme de Maubuisson. — Mort, emplois et caractère de d'Avaux. — Étrange et singulier motif de Louvois, qui causa la guerre de 1688. — Mort et caractère de Mme de Vivonne. — Mort et caractère de Boisseuil. — Retraite sainte de Janson.

Peu de jours avant la mort de Mme de Soubise, il m'arriva une de ces aventures auxquelles ma vie a été sujette, qui sont de ces bombes qui tombent sur la tête sans qu'on puisse les prévoir ni même les imaginer. Je finissais d'ordinaire mes journées par aller, entre onze heures et minuit, causer chez les filles de Chamillart, où j'apprenais souvent quelques choses, et à ces heures-là il n'y avait plus personne. Causant un soir avec elles trois sur leur mère, les ducs de Mortemart et de La Feuillade s'y trouvèrent, et Mme de Cani depuis le mariage de laquelle son frère était admis à toutes heures. C'était une manière de fou sauvage, extrêmement ivrogne, que son mariage rapprivoisait au monde sans que le monde se rapprivoisât à lui, et il n'avait ouï parler chez lui que de l'esprit des Mortemart. Voulant se mettre dans le monde, il crut qu'au nom qu'il portait il en fallait avoir comme eux. Ne s'en donne pas qui veut, ni tel qu'on le désire. Ses efforts n'aboutirent qu'à une maussade copie de Roquelaure, assez mauvais original lui-même. Je ne le connaissais comme point; je ne le rencontrais que chez MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, et encore fort rarement aux heures familières où j'y allais; il y était sérieux, silencieux, emprunté, et y demeurait le moins qu'il lui était possible. La solitude, la mauvaise compagnie, le vin surnageaient toujours au reste de sa conduite, et M. et Mme de Beauvilliers, quelquefois aussi M. et Mme de Chevreuse, malgré leurs extrêmes mesures pour tout ce qui regardait leur famille, m'en contaient leur peine et leur douleur.

Ce soir-là, n'y ayant qui que ce soit que cette compagnie et aucuns domestiques, la conversation se tourna sur le bruit répandu d'une promotion de l'ordre à la Chandeleur et qui ne se fit point. Ces messieurs là-dessus me firent quelques questions sur le rang que les princes étrangers y ont obtenu aux diverses promotions, excepté à la première, et sur ce que MM. de Rohan et de Bouillon ne sont point chevaliers de l'ordre. J'expliquai simplement et froidement les faits qui m'étaient demandés, sentant bien à qui j'avais affaire; et en effet M. de Mortemart se mit à faire des plaisanteries là-dessus fort déplacées. Il s'en engoua, croyant dire merveilles; elles me jetèrent dans un silence profond. La Feuillade et les dames, qui voulaient savoir, tachèrent inutilement de m'en tirer, et M. de Mortemart à pousser de plus belle. Quoique ses plaisanteries ne me regardassent point et ne tombassent que sur les rangs, auxquels pourtant il n'avait pas moins d'intérêt que moi et tous les autres, je sentis assez d'impatience pour faire une sage retraite. Je voulus m'en aller, on me retint malgré moi, et je ne voulus pas forcer les barricades de leurs bras. M. de Mortemart cependant disait toujours et ne tarissait pas. À la fin je lui dis je ne sais quoi de très mesuré, en deux mots, sur des plaisanteries si déplacées dans sa bouche, et pour cette fois je m'en allai. Je fus quelques jours sans y retourner. La famille s'en inquiéta. Ils craignirent avec amitié que je ne fusse fâché; ils en parlèrent à Mme de Saint-Simon. J'y retournai; ils m'en parlèrent aussi. Je glissai là-dessus, mais résolu à laisser désormais le champ libre au duc de Mortemart quand je l'y trouverais.

Cette année, il n'y eut point de bals à la cour, et de l'hiver il n'y eut, contre la coutume du roi, qu'un seul voyage de Marly. On y alla quatre jours après ce que je viens de rapporter. Depuis quatre ans Mme de Saint-Simon et moi n'en manquions aucun voyage. Nous fûmes éconduits de celui-ci. Le voyage fini et moi encore à Paris, la comtesse de Roucy, qui en avait été, vint à Paris où elle m'avertit que Mme de Lislebonne et Mme d'Espinoy avaient fait des plaintes amères à Mme d'Urfé et à Pontchartrain, comme à mes amis et pour me le dire, de ce que j'avais dit que je voudrais qu'elles fussent mortes et toute leur maison éteinte, bien aise au reste d'être défait de Mme de Soubise qui n'avait que trop vécu.

Si Mme de Roucy m'eût appris que j'étais accusé d'avoir tramé contre l'État, elle ne m'eût pas surpris davantage, ni mis dans une plus ardente colère. Bien que mon coeur ni mon esprit ne me reprochassent point des sentiments si misérables, je repassai tout ce qui pouvait m'être échappé depuis quelque temps, j'eus beau m'y épuiser, mes réflexions et mes recherches furent inutiles. Je m'en allai à Versailles débarquer chez Pontchartrain, qui me confirma ce que sa belle-soeur m'avait appris, et qui ajouta que Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy lui avaient dit qu'elles le tenaient du duc de Mortemart, qui le leur avait dit à Marly. Alors je contai à Pontchartrain la soirée dont je viens de parler, à quel point mon silence et ma retenue avaient été poussés; combien de si honteuses échappées et si éloignées de moi l'avaient été de mes propos tenus, avec combien de réserve je m'étais borné aux réponses les plus courtes et les plus simples; et je le priai et le chargeai de le dire de ma part aux deux soeurs. Au partir de là je m'en allai trouver Mme d'Urfé, qui m'ayant confirmé les mêmes choses et sur le duc de Mortemart, je la priai et chargeai de dire le soir même à ces mêmes cinq soeurs que je réputerais à injure extrême d'être accusé de penser si indignement; que j'avais cette confiance que personne ne me reconnaîtrait à de tels sentiments, de la lâcheté desquels j'étais trop incapable pour croire avoir besoin de m'en justifier; que néanmoins, outre les deux dames et le duc de La Feuillade, témoins uniques de ce qui s'était passé, qu'elles en pouvaient interroger, je m'offrais de donner en leur présence, et en celle de quiconque elles voudraient nommer le démenti au duc de Mortemart en face, et le démenti net et entier sur elles, sur leur maison; sur Mme de Soubise, et sur tout ce qui directement ou indirectement pouvait avoir trait, ou faire entendre rien de semblable. J'ajoutai, et toujours avec charge de le leur dire, que je ne désavouais pas l'impatience avec laquelle je supportais beaucoup de choses sur leur rang contre le nôtre, mais que dans mes désirs, ni si j'étais homme à faire des châteaux en Espagne, je ne serais pas content de revoir l'ordre et la règle rétablis sur les rangs, tels qu'ils le devaient être dans un royaume conduit par les lois de la sagesse et de la justice si elles et leur maison n'existaient plus.

Ma commission, et tout entière, fut faite le soir même. Mlle de Lislebonne y répondit à merveille et avec cet air de franchise qu'elle avait assez souvent; sa soeur aussi, mais avec moins d'esprit, en quoi elle était aussi fort inférieure à son aînée. Toutes deux chargèrent Mme d'Urfé de m'assurer qu'elles avaient été si étonnées qu'elles n'avaient point de peine à se persuader que je n'avais rien de semblable dans le coeur ni dans la bouche, ce qu'elles accompagnèrent de toutes sortes de marques d'estime, de discours obligeants et de compliments pour moi. Elles tinrent le même langage à Pontchartrain lorsqu'il leur parla.

Mme la duchesse de Ventadour, le prince de Rohan, son gendre, et M. de Strasbourg n'avaient appris cela que par Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy. Je ne leur fis rien dire, non plus qu'eux ne m'avaient point fait parler comme avaient fait les deux soeurs. Mme de Ventadour en fut apparemment piquée. Elle continua ses plaintes, et moi, content de ce que j'avais fait, je les laissai tomber.

Cette, noirceur ne prit pas, mais ne laissa pas de faire quelque bruit. J'étais outré contre le duc de Mortemart; et tout gendre qu'il fût de M. de Beauvilliers, qui était pour moi toutes choses et en tout genre, je crus pousser toute considération à bout de ne pas l'aller chercher, mais bien résolu à l'insulter la première fois que je le rencontrerais. Il était à Paris depuis Marly, et je l'attendais au retour avec impatience. Mme de Saint-Simon, à qui, ni à personne, je m'étais bien gardé d'en laisser rien entendre, ne laissait pas d'être inquiète. Elle la fut encore plus de ce qu'elle remarqua que, pressé par le duc de Charost, intimement de nos amis, je n'avais pas voulu lui conter cette histoire qui n'avait pas été tout entière jusqu'à lui. Elle se hâta de la lui conter en mon absence, et lui de l'aller dire à M. de Beauvilliers qui accourut aussitôt chez moi. Il n'est pas possible d'exprimer tout ce qu'il sentit, et dit en cette occasion, jusqu'à déclarer qu'entre son gendre et moi il abandonnerait son gendre. Il l'envoya chercher à Paris, qui ne trouvant ni M. ni Mme de Beauvilliers chez eux, monta chez M. de Chevreuse, où il crut les rencontrer. Il ne trouva que Mme de Chevreuse qui renvoya sa compagnie, et ne retint que Mme de Lévi sa fille, devant qui, sans rien apprendre au duc de Mortemart, elle lui demanda seulement ce qui s'était passé entre lui et moi chez Mme Chamillart. Il lui en fit le récit tel que je l'ai rapporté. Mme de Chevreuse le questionna fort, et, voyant qu'elle n'en tirait rien de plus, elle lui conta tout le fait. Le duc de Mortemart, à son tour, entra dans une grande surprise et parut fort en colère, nia nettement et absolument qu'il eût rien dit d'approchant de ce qu'il apprenait là qu'on lui imputait d'avoir dit, se récria sur la noirceur d'une chose qu'il faudrait qu'il eût inventée, puisqu'il ne m'avait jamais entendu rien dire qui en pût approcher. Il en dit autant après à M. de Beauvilliers, et s'offrit de le soutenir à Mlle de Lislebonne, à Mme d'Espinoy, à Mme d'Urfé et à Pontchartrain. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers me le dirent de sa part, et me prièrent de trouver bon qu'ils me l'amenassent pour me le dire lui-même. Je ne tardai pas à instruire Pontchartrain et Mme d'Urfé de cette négative entière, et de la faire porter par eux à Mlle de Lislebonne et à Mme d'Espinoy.

Cependant nulle exécution de sa part, et les deux soeurs fermes à maintenir son rapport. Personne ne devait être plus pressé que lui de se tirer par ce démenti éclatant du personnage de délateur infâme (quand il aurait été vrai que j'eusse dit ce qu'on m'imputait), ou d'imposteur exécrable, et dans toutes les circonstances qui accompagnaient une telle imposture. De cette façon je demeurai dans l'incertitude si le duc de Mortemart, leur parlant de ce qui s'était passé, chose en soi inexcusable, ne s'était point échauffé de discours en discours assez pour leur laisser croire ce qu'elles me firent dire, et, en bons rejetons des Guise, me commettre contre le gendre de M. de Beauvilliers.

Quoi qu'il en soit, les choses en demeurèrent là, sans que le duc de Mortemart m'en ait jamais parlé, d'où je jugeai son cas fort sale. Sa famille répandit son désaveu partout, et de mon côté je ne m'y épargnai pas, et à publier le démenti que j'avais offert, dont les témoins n'étaient pas récusables, et qui fut avoué partout de Mlle de Lislebonne et de Mme d'Espinoy. Je ne sais comment le duc de Mortemart s'en tira avec elles. L'affaire demeura nette à mon égard, très sale au sien. Je demeurai froid et fort dédaigneux avec lui lorsque je le rencontrais, lui fort embarrassé avec moi. M. de Beauvilliers, sans que je lui en parlasse, peiné de nous voir de la sorte, et blessé de ce que son gendre n'était point venu chez moi, comme lui et le duc de Chevreuse l'y avaient voulu mener, et que même il ne m'avait pas dit un mot sur cette affaire, quelque temps après lui défendit de se trouver chez lui quand j'y serais; M. et Mme de Chevreuse de, même; tellement qu'il n'y entra plus lorsque j'y étais, et qu'il en sortait à l'instant que j'y arrivais. Cela dura ainsi plusieurs années sans que j'en aie été moins intimement avec sa propre mère et tout le reste de sa famille. Ce n'est pas la dernière fois que j'aurai à parler du duc de Mortemart; mais je dois le témoignage à La Feuillade qu'il rendit, sans que je lui en parlasse, justice à la vérité, et partout et hautement, quoique nous ne fussions en aucune mesure d'amitié ni de commerce.

Mme de Maubuisson mourut, à quatre-vingt-six ans, dans son abbaye près Pontoise, plus considérée encore pour son rare savoir, pour son esprit et pour son éminente piété, que parce qu'elle était née et environnée. Elle était fille de Frédéric V, électeur palatin, élu roi de Bohème en 1619, défait, dépouillé et proscrit en 1621, et ses États avec sa dignité électorale donnés au duc de Bavière, mort en Hollande en ce triste état, en 1632, à trente-huit ans, laissant de la fille du roi Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, un grand nombre d'enfants sans patrimoine. L'aîné, Charles-Louis, fut rétabli dans ses États du Rhin par la paix de Munster, en 1648, avec un nouvel et dernier électorat créé en sa faveur, le haut Palatinat et la dignité de premier électeur étant conservés à l'électeur de Bavière. Ce Charles-Louis n'eut qu'un fils et une fille, qui fut seconde femme de Monsieur et mère de M. le duc d'Orléans et de la duchesse de Lorraine. Le fils fut le dernier électeur de cette branche, et mourut sans enfants en 1706. Son électorat et ses États passèrent au duc de Neubourg, beau-père de l'empereur Léopold, etc. Mme de Maubuisson eut trois autres frères qui parurent dans le monde: le prince Robert, qui s'établit en Angleterre, et qui y parut avec réputation dans le parti du malheureux roi Charles Ier pendant les guerres civiles qui conduisirent ce monarque sur l'échafaud, à la honte éternelle des Anglais; le prince Maurice, qui, comme Robert, ne se maria point, et qui périt en mer à trente-trois ans, en 1654, allant tenter un établissement en Amérique; Édouard, qu'on appelait le prince palatin, se fit catholique, passa longtemps en France, y épousa Anne Gonzague, soeur de la reine de Pologne, et fille de Charles, duc de Mantoue et de Nevers, qui dut, son État à Louis XIII en tant de façons, à la valeur personnelle de ce grand roi au pas de Suse si célèbre, dont j'ai parlé ailleurs, et au mépris qu'il fit de la peste qui infectait alors les Alpes et les lieux où il passa.

Cette Anne Gonzague, belle-soeur de Mme de Maubuisson, est la même qui, sous le nom de princesse palatine, figura si habilement dans la minorité de Louis XIV, opéra la sortie des princes du Havre, et se lia d'une si grande amitié avec M. le Prince que, à son retour après la paix des Pyrénées, ils marièrent leurs enfants en 1663, quelques mois après la mort d'Édouard, qui mourut catholique à Paris. Elle eut deux autres filles: la princesse de Salm, dont le mari fut gouverneur de l'empereur Joseph; et la duchesse d'Hanovre, de qui j'ai parlé plus d'une fois, qui n'eut que deux filles: l'une mère du duc de Modène d'aujourd'hui, l'autre que son oncle le prince de Salm persuada à l'empereur Léopold de faire épouser à Joseph, son fils, empereur après lui, qui n'en a laissé que la reine de Pologne, électrice de Saxe, et l'électrice de Bavière, aujourd'hui impératrice.

Ce prince Édouard et la princesse palatine sa femme avaient avec eux Louise Hollandine, soeur d'Édouard, née en 1622, qui se fit catholique à Port-Royal, où elle fut élevée, et dont elle prit parfaitement l'esprit. Elle suivit un détachement qui se fit de ce célèbre monastère, qui alla réformer celui de Maubuisson; elle s'y fit religieuse et en fut nommée abbesse en 1644. Elle était soeur aînée de Sophie, née en 1630, mariée, en 1658, à Ernest-Auguste, duc d'Hanovre, créé neuvième électeur par l'empereur Léopold le 19 décembre 1692. C'est cette Sophie que Madame aimait tant, à qui elle écrivait sans cesse et beaucoup trop, comme on l'a vu à la mort de Monsieur. Ce fut elle que le parlement d'Angleterre déclara, le 23 mars 1701, la première à succéder à la couronne d'Angleterre, après le roi Guillaume, prince d'Orange, et Anne, sa belle-soeur, princesse de Danemark, et leur postérité, au préjudice de cinquante-deux héritiers plus proches, mais tous catholiques. Sophie, entre plusieurs enfants, laissa, en mourant veuve en 1714, son fils aîné Georges-Louis, duc et électeur d'Hanovre; qui succéda à la reine Anne d'Angleterre, — père du roi — d'Angleterre d'aujourd'hui.

Ainsi Mme de Maubuisson était soeur du père de Madame et du père de Mme la Princesse et de ses soeurs; de la mère de l'électeur d'Hanovre, roi d'Angleterre; fille de la soeur du roi d'Angleterre Charles Ier; tante des deux rois d'Angleterre, ses fils; et grand'tante de l'impératrice Amélie, femme de l'empereur Joseph. Tant d'éclat fut absorbé sous son voile. Elle ne fut principalement que religieuse et seulement abbesse pour éclairer et conduire sa communauté, dont elle ne souffrit jamais d'être distinguée en rien. Elle ne connut que sa cellule, le réfectoire, la portion commune. Elle ne manqua à aucun office ni à aucun exercice de la communauté, écarta les visites, la première à tout et la plus régulière, ardente à servir ses religieuses avec un esprit en tout supérieur et un grand talent de gouvernement, dont la charité, la douceur, la prévenance, la tendresse pour ses filles était l'âme, et desquelles aussi elle fut continuellement adorée: aussi n'était-elle contente qu'avec elles, et ne sortit jamais de sa maison. Les autres se souvenaient d'autant plus de ce qu'elle était qu'elle semblait l'avoir entièrement oublié, avec une simplicité parfaite et naturelle. Son humilité avait banni toutes les différences que les moindres abbesses affectent dans leurs maisons, et tout air de savoir les moindres choses, encore qu'elle égalât beaucoup de vrais savants. Elle avait infiniment d'esprit, aisé, naturel, sans songer jamais qu'elle en eût, non plus que de science.

Madame, Mme la Princesse, le roi et la reine d'Angleterre, l'allaient voir toujours plus souvent qu'elle ne voulait. Madame et Mme la Princesse lui étaient extrêmement attachées. La feue reine, Mme la dauphine de Bavière, l'avaient été voir plusieurs fois; la maison de Condé souvent, Monsieur aussi, et sa belle-soeur la princesse palatine, très souvent tant qu'elle vécut. Pour peu qu'elle n'eût pas ‘été attentive à rompre et à éviter les commerces, les visites les plus considérables et les lettres n'auraient pas cessé; nais elle ne voulait pas retrouver le monde dans le lieu qu'elle avait pris pour asile contre lui.

Elle conserva sa tête, sa santé, sa régularité entières jusqu'à la mort, et laissa sa maison inconsolable. Quoique peu au goût de la cour, par celui de terroir qu'elle avait apporté de Port-Royal, et qu'elle conserva chèrement dans sa maison et dans elle-même, sans s'en cacher, elle ne laissa pas d'avoir une grande considération toute sa vie, qui fut sans cesse le modèle des plus excellentes religieuses et des plus parfaites abbesses, auquel très peu ou point ont pu atteindre. Mme la duchesse de Bourgogne était sa petite-nièce. Toute la famille royale, excepté le roi, en prit le deuil pour sept ou huit jours. Celui de Madame et de Mme la Princesse dura le temps ordinaire aux nièces.

En même temps mourut M. d'Avaux. Son grand-père, son père, son frère aîné et le fils de ce frère, furent tous quatre successivement présidents â mortier, et le dernier est mort premier président. M. de Mesmes, frère de d'Avaux, avait eu de La Basinière, son beau-père, la charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre, dont d'Avaux eut la survivance pendant sa première ambassade en Hollande, que son neveu eut ensuite. D'Avaux et son frère étaient neveux paternels du président de Mesmes, et de M. d'Avaux, surintendant des finances, célèbre par sa captivité et le nombre de ses importantes ambassades. Tous deux étaient aînés du père du président de Mesmes et de d'Avaux duquel je parle ici. D'Avaux l'oncle mourut sans alliance en 1650; et son frère aîné, mort la même année, ne laissa que Mme de Vivonne et une religieuse naine à la Visitation de Chaillot, soeur de mère de la duchesse de Créqui, qui a été dame d'honneur de la reine.

D'Avaux le neveu avait été conseiller au parlement, maître des requêtes, enfin conseiller d'État. C'était un fort bel homme et bien fait, galant aussi, et qui avait de l'honneur, fort l'esprit du grand monde, de la grâce, de la noblesse, et beaucoup de politesse. Il alla d'abord ambassadeur à Venise, ensuite plénipotentiaire à Nimègue, où, en grand courtisan qu'il était, il s'attacha à Croissy, qui l'était avec lui et frère de Colbert, lequel le fit secrétaire d'État des affaires étrangères à la disgrâce de Pomponne. D'Avaux, quelque temps après la paix de Nimègue, fut ambassadeur en Hollande. Le nom qu'il portait lui servit fort pour tous ces emplois, et le persuada qu'il en était aussi capable que son oncle. Il faut pourtant avouer qu'il en avait des talents, de l'adresse, de l'insinuation, de la douceur, et qu'il fut toujours partout parfaitement averti. Il s'acquit en Hollande une amitié et une considération si générale et jusque des peuples, et sut si bien se ménager avec le prince d'Orange, parmi les ordres positifs et réitérés qu'il avait de chercher à lui faire de la peine en tout jusque dans les choses inutiles, qu'il aurait fait tout ce qu'il aurait voulu pour le roi, sans cette aversion que le prince d'Orange ne put jamais vaincre, et dont j'ai expliqué en son lieu la funeste origine, qui le jeta dans le parti opposé à la France, de laquelle il devint enfin le plus grand ennemi.

D'Avaux fut informé, dès les premiers temps, et longtemps encore les plus secrets, du projet de la révolution d'Angleterre, et en avertit le roi. On se moqua de lui, et on aima mieux croire Barillon, ambassadeur du roi en Angleterre, qui, trompé par Sunderland et les autres ministres confidents du roi Jacques, mais perfides et qui trempaient eux-mêmes dans la conjuration, abusé par le roi d'Angleterre même dupe de ses ministres, rassura toujours notre cour, et lui persuada que les soupçons qu'on y donnait n'étaient que des chimères.

Ils devinrent pourtant si forts, et d'Avaux marquait tant de circonstances et de personnes, qu'il ne tint qu'à nous de n'être pas les dupes, en laissant le siège de Maestricht qui déconcertait toutes les mesures, au lieu de celui de Philippsbourg qui n'en rompit aucunes. Mais Louvois voulait la guerre, et se garda bien de l'arrêter tout court. Outre sa raison générale d'être plus maître de tout par son département de la guerre; il en eut une particulière très pressante, que j'ai sue longtemps depuis bien certainement, et qui est trop curieuse pour l'omettre, puisque l'occasion s'en présente si naturellement ici.

Le roi, qui aimait à bâtir, et qui n'avait plus de maîtresses, avait abattu le petit Trianon de porcelaine qu'il avait pour Mme de Montespan, et le rebâtissait pour le mettre en l'état où on le voit encore. Louvois était surintendant des bâtiments. Le roi, qui avait le coup d'oeil de la plus fine justesse, s'aperçut d'une fenêtre de quelque peu: plus étroite que les autres, les trémeaux ne faisaient encore que de s'élever, et n'étaient pas joints par le haut. Il la montra à Louvois pour la réformer, ce qui était alors très aisé. Louvois soutint que la fenêtre était bien. Le roi insista, et le lendemain encore, sans que Louvois, qui était entier, brutal et enflé de son autorité, voulût céder.

Le lendemain le roi vit Le Nôtre dans la galerie. Quoique son métier ne fût guère que les jardins, où il excellait, le roi ne laissait pas de le consulter sur ses bâtiments. Il lui demanda s'il avait été à Trianon. Le Nôtre répondit que non. Le roi lui ordonna d'y aller. Le lendemain il le vit encore; même question, même réponse. Le roi comprit à quoi il tenait, tellement qu'un peu fâché, il lui commanda de s'y trouver l'après-dînée même, à l'heure qu'il y serait avec Louvois. Pour cette fois Le Nôtre n'osa y manquer. Le roi arrivé et Louvois présent, il fut question de la fenêtre que Louvois opiniâtra toujours de largeur égale aux autres. Le roi voulut que Le Nôtre l'allât mesurer, parce qu'il était droit et vrai, et qu'il dirait librement ce qu'il aurait trouvé. Louvois piqué s'emporta. Le roi, qui ne le fut pas moins le laissait dire, et cependant Le Nôtre, qui aurait bien voulu n'être pas là, ne bougeait. Enfin le roi le fit aller, et cependant Louvois toujours à gronder, et à maintenir l'égalité de la fenêtre, avec audace et peu de mesure. Le Nôtre trouva et dit que le roi avait raison de quelques pouces. Louvois voulut imposer, mais le roi à la fin trop impatienté le fit taire, lui commanda de faire défaire la fenêtre à l'heure même, et, contre sa modération ordinaire, le malmena fort durement.

Ce qui outra le plus Louvois, c'est que la scène se passa non seulement devant les gens des bâtiments, mais en présence de tout ce qui suivait le roi en ses promenades, seigneurs, courtisans, officiers des gardes et autres, et même de tous les valets, parce qu'on ne faisait presque que sortir le bâtiment de terre, qu'on était de plain-pied à la cour, à quelques marches près, que tout était ouvert, et que tout suivait partout. La vesperie fut forte et dura assez longtemps, avec les réflexions des conséquences de la faute de cette fenêtre, qui, remarquée plus tard, aurait gâté toute cette façade et aurait engagé à l'abattre.

Louvois, qui n'avait pas, accoutumé d'être traité de la sorte, revint, chez lui en furie et comme un homme au désespoir. Saint-Pouange, les Tilladet et ce peu de familiers de toutes ses heures, en furent effrayés, et, dans leur inquiétude, tournèrent pour tâcher de savoir ce qui était arrivé. À la fin, il le leur conta, dit qu'il était perdu, et que, pour quelques pouces, le roi oubliait tous ses services qui lui avaient valu tant de conquêtes; mais qu'il y mettrait ordre, et qu'il lui susciterait une guerre, telle qu'il lui ferait avoir besoin de lui, et laisser là la truelle, et de là s'emporta en reproches et en fureurs.

Il ne mit guère à tenir parole. Il enfourna la guerre par l'affaire de la double élection de Cologne, du prince de Bavière et du cardinal de Fürstemberg; il la confirma en portant des flammes dans le Palatinat, et en laissant toute liberté au projet d'Angleterre; il y mit le dernier sceau pour la rendre générale, et s'il eût pu éternelle, en désespérant le duc de Savoie, qui ne voulait que la paix, et qu'à l'insu du roi il traita si indignement qu'il le força à se jeter entre les bras de ses ennemis, et à devenir après, par la position de son pays, notre partie la plus difficile et la plus ruineuse. Tout cela a été mis bien au net depuis.

Pour en revenir à d'Avaux, de retour de Hollande par la rupture, il passa en Irlande avec le roi d'Angleterre, en qualité d'ambassadeur du roi auprès de lui, avec entrée dans son conseil. Il n'avait garde de réussir auprès d'un prince avec lequel il ne fut jamais d'accord, qui fut trompé sans cesse, qui s'opiniâtra, malgré les expériences et tout ce que d'Avaux lui put représenter, à donner dans tous les pièges qui lui étaient tendus. Les événements montrèrent sans cesse combien d'Avaux avait raison; mais une lourde méprise le perdit pour un temps, et ce fut par un bonheur qu'il ne pouvait guère espérer que ce ne fut pas perdu pour toujours. Il rendait compte des affaires aux deux ministres de la guerre et des affaires étrangères: des troupes, des munitions, des mouvements et des projets de guerre à Louvois; des négociations du cabinet et de la conduite du roi d'Angleterre, de l'intérieur de l'Irlande et des intelligences d'Angleterre à Croissy, son ancien camarade de Nimègue, et depuis cette époque son ami. Il s'était de plus en plus attaché à lui par son ambassade de Hollande. Le fond de son emploi dépendait de lui, le reste, qui allait à Louvois, n'était que par accident; ainsi l'intérêt et le coeur étaient d'accord en faveur de Croissy. Celui-ci était ennemi de Louvois qui le malmenait fort, et d'Avaux lui écrivait conformément à sa passion contre Louvois. Malheureusement le secrétaire de d'Avaux se méprit aux enveloppes. Il adressa la lettre pour Louvois, à Croissy, et celle pour Croissy à Louvois, qui, à sa lecture, entra dans une si furieuse colère que Croissy lui-même s'en trouva fort embarrassé. D'Avaux en fut perdu. Il n'eut d'autre parti à prendre que de demander à revenir. Il l'obtint. Son bonheur voulut que Louvois, perdu lui-même auprès de Mme de Maintenon (ce qui n'est pas de mon sujet, mais qui se retrouvera peut-être ailleurs), ne fit plus que déchoir et allait être arrêté, comme je l'ai déjà dit plus haut à propos du projet de reprendre Lille, lorsqu'il mourut. Ce fut pour d'Avaux une belle délivrance.

On l'envoya ambassadeur en Suède. Le comte d'Avaux, orné du cordon bleu, plut infiniment en ce pays-là. Il y renouvela les traités et y servit fort bien. Il arriva dans ce même temps que quelque indiscret ou malin se moqua de la crédulité de la cour de Stockholm, et y révéla que ce seigneur n'était qu'un homme de, robe, nullement chevalier du Saint-Esprit, mais revêtu d'un cordon bleu vénal, dont aucun homme, non seulement de qualité mais d'épée, ne voudrait depuis MM. de Rhodes, dont l'histoire fut éclaircie. Les Suédois sont fiers, ils se crurent dédaignés. D'Avaux, dont les manières leur avaient jusque-là beaucoup plu, ne leur fut plus agréable. Il essuya des dégoûts qui le pressèrent de hâter son retour.

En 1701, sur le point de la rupture des Hollandais qu'on désirait avec passion d'éviter, il fut renvoyé à la Haye comme un homme qui leur était personnellement agréable et qui y avait beaucoup d'amis. En effet il y fut parfaitement bien reçu et retenu même à diverses reprises; mais tout fut personnel pour lui, et pour amuser en attendant leurs dernières mesures bien prises. Leur parti était décidé. Le roi Guillaume régnait chez eux, et tous les charmes de d'Avaux ne purent empêcher la rupture. Il se fit tailler peu après son retour. Les incommodités qui lui en demeurèrent ne l'empêchèrent pas de vouloir encore être employé, quoiqu'en effet elles l'en rendissent incapable.

C'était un homme d'un très aimable commerce, mais qui par goût, par opinion de soi, par habitude, voulait être, se mêler et surtout être compté. Parmi tant de bonnes choses, une misère le rendit ridicule. Il était, comme on l'a dit, de robe, avait passé par les différentes magistratures jusqu'à être conseiller d'État de robe aussi. Mais accoutumé à porter l'épée et à être le comte d'Avaux en pays étranger, où ses ambassades l'avaient tenu bien des années à reprises, il ne put se résoudre à se défaire, en ses retours ici, ni de son épée, ni de sa qualité de comte, ni à reprendre l'habit de son état. Il était donc à son regret vêtu de noir, n'osant hasarder l'or ni le gris, mais avec la cravate et le petit canif à garde d'argent au côté; et le cordon bleu qu'il portait pardessus en écharpe lui contentait l'imagination, en le faisant passer pour un chevalier de l'ordre en deuil au peuple et à ceux qui ne le connaissaient pas. Il n'allait jamais à aucun des bureaux du conseil, non plus que les conseillers d'État d'épée. La douleur était qu'il fallait pourtant, aller au conseil, y être en robe de conseiller d'État comme les autres, et porter l'ordre au cou, y voir cependant les conseillers d'État en justaucorps gris ou d'autre couleur, en un mot, en épée et avec leurs habits ordinaires.

Cela faisait un fâcheux contraste avec Courtin et Amelot, conseillers d'État de robe, et longtemps ambassadeurs comme lui, et qui toujours à leur retour avaient repris tout aussitôt leur habit, et toutes leurs fonctions du conseil sans en manquer aucune. Le chancelier de Pontchartrain ne pouvait digérer cela de d'Avaux; il mourait d'envie de lui en parler, mais le roi le voyait, en riait tout bas, et avait la bonté de le laisser faire. Cela arrêtait le chancelier et les conseillers d'État, qui en douceur le trouvaient très mauvais. La pierre lui revint, et il mourut de la seconde taille, assez pauvre, sans avoir été marié. Il avait vendu au président de Mesmes, son neveu, sa charge de l'ordre, avec permission de continuer de le porter. Avec tout cela il eut toujours des amis et de la considération.

Un mois après il fut suivi par sa cousine germaine, veuve du maréchal-duc de Vivonne. C'était une femme de beaucoup d'esprit, dont la singularité était digne de s'allier aux Mortemart. Elle était extrêmement riche, et ces messieurs-là, qui régulièrement se ruinaient de père en fils, trouvaient aussi à se remplumer par de riches mariages. Pour ces deux-ci ils n'eurent rien à se reprocher, et se ruinèrent à qui mieux mieux chacun de leur côté. C'étaient des farces, à ce que j'ai ouï dire aux contemporains, que de les voir ensemble; mais ils n'y étaient pas souvent, et ne s'en devaient guère à faire peu de cas l'un de l'autre.

M. de Vivonne était brouillé avec le duc de Mortemart, son fils, que j'ai vu regretter comme un grand sujet et un fort honnête homme aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, ses beaux-frères, et à qui le roi donna des millions avec la troisième fille de Colbert, dont Mme de Montespan fit le mariage. À l'extrémité du duc de Mortemart, M. de Seignelay fit tant qu'il lui amena M. de Vivonne. Il le trouva mourant, et sans en approcher se mit tranquillement à le considérer, le cul appuyé contre une table. Toute la famille était là désolée. M. de Vivonne, après un long silence, se prit tout d'un coup à dire: « Ce pauvre homme-là n'en reviendra pas, j'ai vu mourir tout comme cela son pauvre père. » On peut juger quel scandale cela fit (ce prétendu père était un écuyer de M. de Vivonne ). Il ne s'en embarrassa pas le moins du monde, et après un peu de silence il s'en alla. C'était l'homme le plus naturellement plaisant, et avec le plus d'esprit et de sel et le plus continuellement, dont j'ai ouï faire au feu roi cent contes meilleurs les uns que les autres qu'il se plaisait à raconter.

Mme de Vivonne avait été de tous les particuliers du roi qui ne pouvait s'en passer; mais il s'en fallait bien qu'il l'eût tant ni quand il voulait. Elle était haute, libre et capricieuse, ne se souciait de faveur ni de privante et ne voulait que son amusement. Mme de Montespan et Mme de Thianges la ménageaient, et elle les ménageait fort peu. C'était souvent entre elles des disputes et des scènes, excellentes. Elle aimait fort le jeu et y était furieuse même les dernières années de sa vie qu'elle fut dévote tant qu'elle put, et réduite, après avoir tout fricassé elle et son mari, mort dès 1688, à n'avoir presque rien qu'une grosse pension du roi, et à loger chez sort intendant avec un train fort court, où elle jouait peu et aux riens, et conserva toujours de la considération, mais laissa peu de regrets.

Boisseuil mourut en peu de temps. C'était un gentilhomme grand et gros, fort bien fait en son temps, excellent homme de cheval, grand connaisseur, qui dressait tous ceux du roi, et qui commandait la grande écurie, parce que Lyonne, qui en était premier écuyer, ne fit jamais sa charge. Boisseuil s'était mis par là fort au goût du roi, qui le traita toujours avec distinction. C'était un honnête homme et fort brave, qui voulait être à sa place et respectueux, mais qui était gâté de la confiance entière de M. le Grand et de Mme d'Armagnac qu'il conserva toute sa vie. Il était parvenu à les subjuguer et à être tellement maître de tout à la grande écurie, excepté du pécuniaire, que Mme d'Armagnac s'était réservé et qu'elle fit étrangement valoir, qu'il y était compté pour tout, et le comte de Brionne pour rien.

Boisseuil était fort brutal, gros joueur et fort emporté, qui traitait souvent M. le Grand et Mme d'Armagnac, tout hauts qu'ils étaient, à faire honte à la compagnie, qui faisait des sorties, et qui jurait dans le salon de Marly comme il eût pu faire dans un tripot. On le craignait, et il disait aux femmes tout ce qu'il lui venait en fantaisie quand la fureur d'un coupe-gorge le saisissait.

À un voyage du roi, où la cour séjourna quelque temps à Nancy, il se mit un soir à jouer je ne sais plus chez qui de la cour. Un joueur s'y trouva qui jouait le plus gros jeu du monde. Boisseuil perdait gros et était fort fâché. Il crut s'apercevoir que ce joueur trompait, qui n'était connu et souffert que par son jeu. Il le suivit et s'assura par ses yeux si bien, que tout à coup il s'élança sur la table, et lui saisit la main qu'il tenait sur la table avec les cartes dont il allait donner. Le joueur, fort étonné, voulut tirer sa main et se fâcher. Boisseuil, plus fort que lui, lui dit qu'il était un fripon, et à la compagnie qu'elle allait le voir; et tout de suite, lui secouant la main de furie, mit en évidence la tromperie. Le joueur, confondu, se leva et s'en alla. Le jeu dura encore du temps et assez avant dans la nuit. Lorsqu'il finit Boisseuil s'en alla. Comme il sortait la porte pour se retirer à pied, il trouva un homme collé contre la muraille, qui lui proposa de lui faire raison de l'affront qu'il lui avait fait: c'était le même joueur qui l'avait attendu là. Boisseuil lui répondit qu'il n'avait point de raison à lui faire et qu'il était un fripon. « Cela peut être, lui répliqua le joueur; mais je n'aime pas qu'on me le dise. » Ils s'allèrent battre sur-le-champ. Boisseuil y remboursa deux coups d'épée, de l'un desquels il pensa mourir. Le joueur s'évada sans blessure et se battit fort bien, à ce que dit Boisseuil. Personne n'ignora cette aventure, que le roi qui la sut des premiers, et qui, par bonté pour Boisseuil, la voulut toujours ignorer, prit sa blessure pour une maladie ordinaire.

Il n'était ni marié ni riche, mais à son aise. Sa physionomie, toujours furibonde en son temps, faisait peur, avec de gros yeux rouges qui lui sortaient de la tête.

Janson se retira en ce temps-ci. Il était fils du frère du cardinal de Janson, et frère de l'archevêque d'Arles. C'était un homme fort bien fait, qui avait servi avec réputation, et qui était maréchal de camp, sous-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires, gouverneur d'Antibes, estimé, bien traité, et fort à son aise. Il était veuf depuis cinq ou six ans, et avait des enfants. Il était depuis longtemps dans une grande piété. Vers quarante-trois ou quarante-quatre ans, il se retira en Provence, bâtit au bout de son parc un couvent de minimes, se retira parmi eux, vivant en tout comme eux. Il éprouva leur ingratitude sans en vouloir sortir, pour ajouter cette dure sorte de pénitence à ses autres austérités. Il vécut dans une grande solitude tout occupé de prières et de bonnes oeuvres, après avoir donné ordre à sa famille, vécut saintement près de vingt ans de la sorte, et mourut fort saintement aussi.

CHAPITRE VI. §

Mort et caractère de M. le prince de Conti. — Pensions à la princesse et au prince de Conti. — Deuil du roi et ses visites. — Eau bénite du prince de Conti. — Friponnerie débitée sur moi, bien démentie. — Adresse trop orgueilleuse de M. le Duc, découverte et vaine. — Entreprises inutiles de M. le Duc, forcé d'avouer et de donner des fauteuils aux ducs pareils au sien, au service du prince de Conti, où les évêques n'en purent obtenir.

M. le prince de Conti mourut, le jeudi 21 février, sur les neuf heures du matin, après une longue maladie qui finit par l'hydropisie. La goutte l'avait réduit au lait pour toute nourriture, qui lui avait réussi longtemps. Son estomac s'en lassa; son médecin s'y opiniâtra et le tua. Quand il n'en fut plus temps, il demanda et obtint de faire venir de Suisse un excellent médecin français réfugié, nommé Trouillon, qui le condamna dès en arrivant. Il n'avait pas encore quarante-cinq ans.

Sa figure avait été charmante. Jusqu'aux défauts de son corps et de son esprit avaient des grâces infinies. Des épaules trop hautes, la tête un peu penchée de côté, un rire qui eût tenu du braire dans un autre, enfin une distraction étrange. Galant avec toutes les femmes, amoureux de plusieurs, bien traité de beaucoup, il était encore coquet avec tous les hommes. Il prenait à tâche de plaire au cordonnier, au laquais, au porteur de chaise, comme au ministre d'État, au grand seigneur, au général d'armée, et si naturellement, que le succès en était certain. Il fut aussi les constantes délices du monde, de la cour, des armées, la divinité du peuple, l'idole des soldats, le héros des officiers, l'espérance de ce qu'il y avait de plus distingué, l'amour du parlement, l'ami avec discernement des savants, et souvent l'admiration de la Sorbonne, des jurisconsultes, des astronomes et des mathématiciens les plus profonds. C'était un très bel esprit, lumineux, juste, exact, vaste, étendu, d'une lecture infinie, qui n'oubliait rien, qui possédait les histoires générales et particulières, qui connaissait les généalogies, leurs chimères et leurs réalités, qui savait où il avait appris chaque chose et chaque fait, qui en discernait les sources, et qui retenait et jugeait de même tout ce [que] la conversation lui avait appris, sans confusion, sans mélange, sans méprise, avec une singulière netteté.

M. de Montausier et M. de Meaux, qui l'avaient vu élever auprès de Monseigneur, l'avaient toujours aimé avec tendresse, et lui eux avec confiance. Il était de même avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et avec l'archevêque de Cambrai, et les cardinaux d'Estrées et de Janson. M. le Prince le héros ne se cachait pas d'une prédilection pour lui au-dessus de ses enfants; il fut la consolation de ses dernières années. Il s'instruisit dans son exil et sa retraite auprès de lui; il écrivit sous lui beaucoup de choses curieuses. Il fut le coeur et le confident de M. de Luxembourg dans ses dernières années.

Chez lui, l'utile et le futile, l'agréable et le savant, tout était distinct et en sa place. Il avait des amis; il savait les choisir, les cultiver, les visiter, vivre avec eux, se mettre à leur niveau sans hauteur et sans bassesse. Il avait aussi des amies indépendamment d'amour. Il en fut accusé de plus d'une sorte, et c'était un de ses prétendus rapports avec César.

Doux jusqu'à être complaisant dans le commerce, extrêmement poli, mais d'une politesse distinguée selon le rang, l'âge, le mérite, et mesuré avec tous. Il ne dérobait rien à personne. Il rendait tout ce que les princes du sang doivent, et qu'ils ne rendent plus; il s'en expliquait même et sur leurs usurpations et sur l'histoire des usages et de leurs altérations. L'histoire des livres et des conversations lui fournissait de quoi placer, avec un art imperceptible, ce qu'il pouvait de plus obligeant sur la naissance, les emplois, les actions. Son esprit était naturel, brillant, vif; ses reparties, promptes, plaisantes, jamais blessantes; le gracieux répandu partout sans affectation; avec toute la futilité du monde, de la cour, des femmes, et leur langage avec elles, l'esprit solide et infiniment sensé; il en donnait à tout le monde; il se mettait sans cesse et merveilleusement à la portée et au niveau de tous, et parlait le langage de chacun avec une facilité nonpareille. Tout en lui prenait un air aisé. Il avait la valeur des héros, leur maintien à la guerre, leur simplicité partout, qui toutefois cachait beaucoup d'art. Les marques de leur talent pourraient passer pour le dernier coup de pinceau de son portrait, mais comme tous les hommes il avait sa contrepartie.

Cet homme si aimable, si charmant, si délicieux, n'aimait rien. Il avait et voulait des amis, comme on veut et comme on a des meubles. Encore qu'il se respectât, il était bas courtisan, il ménageait tout et montrait trop combien il sentait ses besoins en tout genre de choses et d'hommes; avare, avide de biens, ardent, injuste. Le contraste de ses voyages de Pologne et de Neuchâtel ne lui fit pas d'honneur. Ses procès contre Mme de Nemours, et ses manières de les suivre, ne lui en firent pas davantage, bien moins encore sa basse complaisance pour la personne et le rang des bâtards qu'il ne pouvait souffrir, et pour tous ceux dont il pouvait avoir besoin, toutefois avec plus de réserve, sans comparaison, que M. le Prince.

Le roi était vraiment peiné de la considération qu'il ne pouvait lui refuser, et qu'il était exact à n'outrepasser pas d'une ligne. Il ne lui avait jamais pardonné son voyage de Hongrie. Les lettres interceptées qui lui avaient été écrites et qui avaient perdu les écrivains, quoique fils de favoris, avaient allumé une haine dans Mme de Maintenon, et une indignation dans le roi, que rien n'avait pu effacer. Les vertus, les talents, les agréments, la grande réputation que ce prince s'était acquise, l'amour général qu'il s'était concilié, lui étaient tournés en crimes. Le contraste de M. du Maine excitait un dépit journalier dans sa gouvernante et dans son tendre père, qui leur échappait malgré eux. Enfin la pureté de son sang, le seul qui ne fût point mêlé avec la bâtardise, était un autre démérite qui se faisait sentir à tous moments. Jusqu'à ses amis étaient odieux, et le sentaient.

Toutefois, malgré la crainte servile, les courtisans même aimaient à s'approcher de ce prince. On était flatté d'un accès familier auprès de lui; le monde le plus important, le plus choisi, le courait. Jusque dans le salon de Marly il était environné du plus exquis. Il y tenait des conversations charmantes sur tout ce qui se présentait indifféremment; jeunes et vieux y trouvaient leur instruction et leur plaisir, par l'agrément avec lequel il s'énonçait sur toutes matières, par la netteté de sa mémoire, par son abondance sans être parleur. Ce n'est point une figure, c'est une vérité cent fois éprouvée, qu'on y oubliait l'heure des repas. Le roi le savait, il en était piqué, quelquefois môme il n'était pas fâché qu'on pût s'en apercevoir. Avec tout cela on ne pouvait s'en déprendre; la servitude si régnante jusque sur les moindres choses y échoua toujours.

Jamais homme n'eut tant d'art caché sous une simplicité si naïve, sans quoi que ce soit d'affecté en rien. Tout en lui coulait de source; jamais rien de tiré, de recherché; rien ne lui coûtait. On n'ignorait pas qu'il n'aimait rien ni ses autres défauts. On les lui passait tous, et on l'aimait véritablement, quelquefois jusqu'à se le reprocher, toujours sans s'en corriger.

Monseigneur, auprès duquel il avait été élevé, conservait pour lui autant de distinction qu'il en était capable, mais il n'en avait pas moins pour M. de Vendôme, et l'intérieur de sa cour était partagé entre eux. Le roi porta toujours en tout M. de Vendôme. La rivalité était donc grande entre eux. On a vu quelques éclats de l'insolence du grand prieur. Son aîné, plus sage, travaillait mieux en dessous. Son élévation rapide, à l'aide de sa bâtardise et de M. du Maine, surtout la préférence au commandement des armées, mit le comble entre eux, sans toutefois rompre les bienséances.

Mgr le duc de Bourgogne, élevé de mains favorables au prince de Conti, était au dehors fort, mesuré avec lui; mais la liaison intérieure d'estime et d'amitié était intime et solidement établie. Ils avaient l'un et l'autre mêmes amis, mêmes jaloux, mêmes ennemis, et sans un extérieur très uni l'union était parfaite.

M. le duc d'Orléans et M. le prince de Conti n'avaient jamais pu compatir ensemble; l'extrême supériorité de rang avait blessé par trop les princes du sang. M. le prince de Conti s'était laissé entraîner par les deux autres. Lui et M. le Duc l'avaient traité un peu trop en petit garçon à sa première campagne, et à la seconde, avec trop peu de déférence et de ménagement. La jalousie d'esprit, de savoir, de valeur les écarta encore davantage. M. le duc d'Orléans, qui ne sut jamais se rassembler le monde, ne se put défaire du dépit de le voir bourdonner sans cesse autour du prince de Conti. Un amour domestique acheva de l'outrer. Conti charma [une personne] qui, sans être cruelle, ne fut jamais prise que pour lui. C'est ce qui le tenait sur la Pologne, et cet amour ne finit qu'avec lui. Il dura même longtemps après dans l'objet qui l'avait fait naître, et peut-être y duret-il encore après tant d'années, au fond d'un coeur qui n'a pas laissé de s'abandonner ailleurs. M. le Prince ne pouvait s'empêcher d'aimer son gendre, qui lui rendait de grands devoirs. Malgré de grandes raisons domestiques, son goût et son penchant l'entraînaient vers lui. Ce n'était pas sans nuages. L'estime venait au secours du goût, et presque toujours ils triomphaient du dépit. Ce gendre était le coeur et toute la consolation de Mme la Princesse.

Il vivait avec une considération infinie pour sa femme, même avec amitié, non sans être souvent importuné de ses humeurs, de ses caprices, de ses jalousies. Il glissait sur tout cela et n'était guère avec elle. Pour son fils, tout jeune qu'il était, il ne pouvait le souffrir, et le marquait trop dans son domestique. Son discernement le lui présentait par avance tel qu'il devait paraître un jour. Il eût mieux aimé n'en avoir point, et le temps fit voir qu'il n'avait pas tort, sinon pour continuer la branche. Sa fille, morte duchesse de Bourbon, était toute sa tendresse; l'autre, il se contentait de la bien traiter.

Pour M. le Duc, et lui, ils furent toujours le fléau l'un de l'autre et d'autant plus fléau réciproque que la parité de l'âge et du rang, la proximité la plus étroite redoublée, tout avait contribué à les faire vivre ensemble à l'armée, à la cour, presque toujours dans les mêmes lieux, quelquefois encore à Paris. Outre les causes les plus intimes, jamais deux hommes ne furent plus opposés. La jalousie dont M. le Duc fut transporté toute sa vie était une sorte de rage qu'il ne pouvait cacher, de tous les genres d'applaudissements qui environnaient son beau-frère. Il en était d'autant plus piqué que le prince de Conti coulait tout avec lui, et l'accablait de devoirs et de prévenances. Il y avait vingt ans qu'il n'avait mis le pied chez Mme la Duchesse, lorsqu'il mourut. Elle-même n'osa jamais envoyer savoir de ses nouvelles ni en demander devant le monde pendant sa longue maladie. Elle n'en apprit qu'en cachette, le plus souvent par Mme la princesse de Conti sa soeur. Sa grossesse et sa couche de M. le comte de Clermont lui vinrent fort à propos pour cacher ce qu'elle aurait eu trop de peine à retenir. Cette princesse de Conti et son beau-frère vécurent toujours avec union, amitié et confiance. Elle entendit raison sur la Choin, que le prince de Conti courtisa comme les autres, et qu'il n'y avait pas moyen de négliger.

Avec M. du Maine, il n'y avait que la plus indispensable bienséance; pareillement avec la duchesse du Maine, peu de crainte d'ailleurs. M. le prince de Conti en savait et en sentait trop là-dessus pour ne pas s'accorder quelque liberté, qui lui était d'autant plus douce qu'elle était applaudie.

Quelque courtisan qu'il fût, il lui était difficile de se refuser toujours de toucher par l'endroit sensible, et qu'on n'osait guère relever, le roi, qu'il n'avait jamais pu se réconcilier, quelque soin, quelque humiliation, quelque art, quelque persévérance qu'il y eût si constamment employés, et c'est de cette haine si implacable qu'il mourut à la fin, désespéré de ne pouvoir atteindre à quoi que ce fût, moins encore au commandement des armées, et [d'être] le seul prince sans charge, sans gouvernement, même sans régiment, tandis que les autres, et plus encore les bâtards, en étaient accablés.

À bout de tout il chercha à noyer ses déplaisirs dans le vin et dans d'autres amusements qui n'étaient plus de son âge et pour lesquels son corps était trop faible, et que les plaisirs de sa jeunesse avaient déjà altéré. La goutte l'accabla. Ainsi, privé des plaisirs et livré aux douleurs du corps et de l'esprit, il se mina, et, pour comble d'amertume, il ne vit un retour glorieux et certain que pour le regretter.

On a vu qu'il fut choisi pour commander en chef toutes les diverses troupes de la ligue d'Italie. Ce projet, qui ne fut jamais bien cimenté ici, n'y subsista pas même longtemps en idée. Chamillart, qui, trop gouverné, trop entêté avec des lumières trop courtes, avait le coeur droit et français, allait toujours au bien autant qu'il le voyait, sentait le désordre des affaires, les besoins pressants de la Flandre, et se servit de ce premier retour forcé vers le prince de Conti sur l'Italie, pour porter Mme de Maintenon et le roi par elle à sentir la nécessité de relever l'état si fâcheux de cette frontière et de l'armée qui la défendait, par ce même prince dont la naissance même cédait à la réputation. Il l'emporta enfin, et il eut la permission de l'avertir qu'il était choisi pour commander l'armée de Flandre.

Conti en tressaillit de joie; il n'avait jamais trop compté sur l'exécution de la ligue d'Italie, il en avait vu le projet s'évanouir peu à peu. Il ne comptait plus d'être de rien, il se laissa donc aller aux plus agréables espérances. Mais il n'était plus temps: sa santé était désespérée; il le sentit bientôt; et ce tardif retour vers lui ne servit qu'à lui faire regretter la vie davantage. Il périt lentement dans les regrets d'avoir été conduit à la mort par la disgrâce, et de ne pouvoir être ramené à la vie par ce retour inespéré du roi et par l'ouverture d'une brillante carrière.

Il avait été, contre l'ordinaire de ceux de son rang, extrêmement bien élevé, il était fort instruit. Les désordres de sa vie n'avaient fait qu'offusquer ses connaissances sans les éteindre; il n'avait pas laissé même de lire souvent de quoi les réveiller.

Il choisit le P. de La Tour, général de l'Oratoire, pour le préparer et lui aider à bien mourir. Il tenait tant à la vie et venait encore d'y être si fortement rattaché, qu'il eut besoin du plus grand courage; trois mois durant, la foule remplit toute sa maison, et celle du peuple la place qui est devant. Les églises retentissaient des voeux de tous, des plus obscurs comme des plus connus, et il est arrivé plusieurs fois aux gens des princesses sa femme et ses filles d'aller d'église en église de leur part, pour faire dire des messes, et de les trouver toutes retenues pour lui. Rien de si flatteur n'est arrivé à personne: à la cour, à la ville, on s'informait sans cesse de sa santé. Les passants s'en demandaient dans les rues. Ils étaient arrêtés, aux portes et aux boutiques, où on en demandait à tous venants.

Un mieux fit plutôt respirer que rendre l'espérance tandis qu'il dura, on l'amusa de toutes les curiosités qu'on put; il laissait faire, mais il ne cessait pas de voir le P. de La Tour et de penser à lui. Mgr le duc de Bourgogne l'alla voir et le vit seul longtemps. Il y fut fort sensible. Cependant le mal redoubla et devint pressant. Il reçut plus d'une fois les sacrements avec les plus grands sentiments.

Il arriva que Monseigneur, allant à l'Opéra, passa d'un côté de la rivière le long du Louvre, en même temps que le saint sacrement était porté, vis-à-vis, sur l'autre quai, au prince de Conti. Mme la duchesse de Bourgogne sentit le contraste: elle en fut outrée, et, en entrant dans la loge, le dit à la duchesse du Lude. Paris et la cour en furent indignés. Mlle de Melun, que Mme la princesse de Conti d'abord, puis Mme la Duchesse avaient mise dans la familiarité de Monseigneur, aidée de Mme d'Espinoy, sa belle-soeur, fut la seule qui osa lui rendre le service de lui apprendre le mauvais effet d'un Opéra si déplacé, et de lui conseiller d'en réparer le scandale par une visite à ce prince, chez qui il n'avait pas encore imaginé d'aller. Il la crut, sa visite fut courte.

Elle fut suivie d'une autre de Mgrs ses fils. Mme la Princesse y passait les nuits depuis longtemps. M. le Prince n'était pas en état de le voir; M. le Duc garda quelque sorte de bienséance, surtout les derniers jours; M. du Maine fort peu; M. le prince de Conti avait toujours vu quelques amis, et les soirs, touché de l'affection publique, se faisait fendre compte de tout ce qui était venu.

Sur la fin, il ne voulut plus voir personne, même les princesses, et ne souffrit que le plus étroit nécessaire pour son service, le P. de La Tour, M. Fleury, qui avait été son précepteur, depuis sous-précepteur des enfants de France, qui s'est immortalisé par son admirable Histoire ecclésiastique, et deux ou trois autres gens de bien. Il conserva toute sa présence d'esprit jusqu'au dernier moment, et en profita. Il mourut au milieu d'eux, dans son fauteuil, dans les plus grands sentiments de piété, dont j'ai ouï raconter au P. de La Tour des choses admirables.

Les regrets en furent amers et universels. Sa mémoire est encore chère. Mais disons tout: peut-être gagna-t-il par sa disgrâce. La fermeté de l'esprit, cédait en lui à celle du coeur; il fut très grand par l'espérance; peut-être eût-il été timide à la tête d'une armée, plus apparemment encore dans le conseil du roi, s'il y fût entré.

Le roi se sentit fort soulagé, Mme de Maintenon aussi, M. le Duc infiniment davantage; pour. M. du Maine, ce fut une délivrance, et pour M. de Vendôme, un soulagement à l'état où il commençait à s'apercevoir que sa chute était possible; Monseigneur apprit sa mort à Meudon, partant pour la chasse. Il ne parut pas en lui la moindre altération.

Son fils, qui avait déjà une pension du roi de quarante mille livres, en eut une augmentation de trente mille livres, et Mme la princesse de Conti en eut une de soixante mille livres. Le testament parut fort sage; le domestique médiocrement récompensé. Ces pensions furent données le lendemain de la mort.

Le surlendemain le roi alla chez Mme la princesse de Conti et chez Mme du Maine, toutes deux belles-soeurs, et Mme la duchesse de Bourgogne ensuite, et prit le deuil en noir le jour suivant pour quinze jours. Il envoya Seignelay, maître de sa garde-robe, faire les compliments de sa part à l'hôtel de Conti, et à M. le Prince et à Mme la Princesse. M. le Prince, depuis longtemps malade et renfermé dans sa chambre, reçut le message; il chargea Seignelay de son très humble remercîment, et surtout de dire au roi de sa part qu'en tout temps il aurait fait une grande perte, que lui-même en tout temps en aurait été fort touché, mais qu'en ce temps-ci il l'était doublement, où ce prince eût été d'une si grande ressource s'il eût plu à Sa Majesté de se servir de lui; liberté fort nouvelle pour M. le Prince, si mesuré courtisan. Il ne l'eût pas apparemment prise, s'il n'avait pas été instruit de ce qui s'était passé là-dessus.

M. le prince de Conti avait choisi sa sépulture à Saint-André des Arcs, auprès de sa vertueuse mère, pour laquelle il avait toujours conservé beaucoup de respect et de tendresse. Il avait aussi défendu toute la pompe dont il serait possible de se passer. Je me doutai que l'orgueil de M. le Duc ne se renfermerait pas dans des bornes si étroites; je priai donc Desgranges, maître des cérémonies, Dreux, grand maître, étant absent, de faire en sorte que je ne fusse de rien de tout ce qui se ferait en cette occasion: je ne me trompai pas.

 M. le duc obtint l'eau bénite en la forme réservée au seul premier prince du sang, qui l'est aussi pour ce qui est au-dessus et non pour aucun autre prince du sang: ainsi le mercredi 27 février, M. le duc d'Enghien, vêtu en pointe avec le bonnet carré nommé pour représenter la personne du roi, et le duc de La Trémoille, nommé par le roi comme duc, et averti de sa part par Desgranges pour accompagner le représentant, se rendirent, chacun de leur côté, dans la grande cour des Tuileries, où ils trouvèrent un carrosse du roi, de ses pages et de ses valets de pied, douze gardes du corps et quelques-uns, des Cent-Suisses avec quelques-uns de leurs officiers. M. de La Trémoille, en long manteau, se mit sur le derrière du carrosse du roi, à côté du prince représentant; Desgranges sur le devant, servant en l'absence du grand maître des cérémonies, les pages du roi montés devant et derrière le carrosse, qui n'était point drapé et seulement à deux chevaux; environné des Suisses à pied avec leurs hallebardes, et des valets de pied du roi, aussi à pied aux portières, suivi du carrosse du duc d'Enghien, son gouverneur et ses gentilshommes dedans, et de celui du duc de La Trémoille avec les siens. Le marquis d'Hautefort, en manteau long, nommé par le roi pour porter la queue du prince représentant, était aussi dans le carrosse du roi sur le devant; les gardes du corps à cheval marchaient immédiatement devant et derrière. Ils arrivèrent ainsi à l'hôtel de Conti, tout tendu de deuil. M. le Duc et le nouveau prince de Conti, accompagnés des ducs de Luxembourg et de Duras, qu'ils avaient invités comme parents, tous quatre en manteaux longs, tous quatre de front, tous quatre leur queue portée chacun par un gentilhomme en long manteau, reçurent le prince représentant à sa portière, lequel reçut les mêmes honneurs qu'on eût faits à la personne même du roi; la queue du manteau du duc de La Trémoille toujours portée par un gentilhomme en manteau long. L'abbé de Maulevrier, aumônier du roi, en rochet, et lors en quartier, présenta le goupillon au prince représentant; un autre, mais le même, le présenta à M. le Duc, à M. le prince de Conti, et aux ducs de La Trémoille, de Luxembourg et de Duras. Les prières achevées, la conduite se fit comme la réception, le retour comme on était venu. M. de La Trémoille et M. d'Hautefort prirent congé de M. le duc d'Enghien dans la cour des Tuileries, d'où chacun reprit son carrosse et s'en alla chez soi. J'oublie de dire que, pendant cette eau bénite, d'autres gardes du corps et Cent-Suisses avec leurs officiers gardèrent et garnirent l'hôtel de Conti, comme il se pratique dans les maisons où le roi va.

Le même jour huit archevêques ou évêques en rochet et camail, députés par tous les prélats qui se trouvèrent à Paris, allèrent donner de l'eau bénite après que tous les gardes furent retirés. Le lendemain M. le Duc, M. le duc d'Enghien, M. le duc du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent donner l'eau bénite, reçus par M. le prince de Conti, tous en long manteau, et quelques heures après le parlement y fut aussi et les autres cours supérieures. M. le duc d'Orléans et les fils de France n'y furent point, comme n'étant pas de même rang; mais le cardinal de Noailles y fut à la tête du chapitre de Notre-Dame.

Deux jours après cette eau bénite, je sus qu'il s'était débité que j'avais trouvé mauvais de n'avoir pas été nommé au lieu du duc de La Trémoille, et dit qu'il y ferait quelque sottise faute de savoir; que ce propos avait été tenu chez M. de Bouillon, à Versailles, en présence de M. de La Trémoille, qui sourit et s'en moqua, et qui, sur ce qu'on le lui soutint, tira quatre pistoles de sa poche, et fit taire en offrant le pari que personne ne voulut accepter; il leur demanda si eux-mêmes me l'avaient ouï dire et les confondit: cette justice et cette marque d'amitié me fut très sensible. J'étais en effet très éloigné de soupçonner M. de La Trémoille de se mal conduire, plus encore de le dire, et hors de portée de trouver mauvais que mon ancien m'eût été préféré, quand même j'aurais eu envie de faire cette fonction, et je me sus bon gré de ma précaution avec Desgranges, que je répandis et fis répandre par lui. Je ne pus savoir qui l'avait dit, mais en général je m'expliquai durement sur quiconque; personne n'osa s'en fâcher.

Le corps de M. le prince de Conti demeura quelques jours exposé chez lui, en attendant que tout fût prêt à Saint-André des Arcs. M. le Duc, ardent à empiéter d'adresse où il ne pouvait de vive force, fit cependant insinuer par ses principaux domestiques et par ceux de l'hôtel de Conti, aux amis du feu prince et aux siens qui étaient ducs, que bien des gens allaient donner de l'eau bénite et prier Dieu quelque temps près du corps; que cette piété était une marque d'amitié qu'on s'étonnait qu'ils n'eussent pas encore rendue et que le manteau long était l'habit le plus décent pour ce devoir funèbre. Rien de si aisé à attraper que les ducs, ni de si hors de garde en tout et pour tout, malgré les expériences. Le duc de Sully et le duc de Villeroy donnèrent dans ce panneau, le maréchal de Choiseul aussi et d'autres. Saintrailles, premier écuyer de M. le Duc, homme fort du grand monde et ami du duc de Villeroy, l'avait tonnelé, et allégué l'exemple du duc de Sully. Il me le conta, et que son père, piqué au vif, ne verrait jamais Saintrailles. La juste confiance en la facilité des ducs avait fait commencer par eux, pour venir après, aux princes étrangers sur cet exemple; mais le bruit que fit le maréchal de Villeroy éventa la mèche et arrêta tout tout court. M. le Duc n'osa se fâcher, parce qu'au murmure se joignit le ridicule d'avoir tenté par là de vouloir faire garder le corps de M. le prince de Conti.

Il y avait un temps infini qu'il n'était mort de prince du sang. Le dernier prince de Conti était mort à Fontainebleau, de la petite vérole qu'il avait gagnée de Mme sa femme en 1685, 9 novembre, à vingt-cinq ans, sans postérité; M. son père, à Pézenas, en 1666, 11 février, à trente-sept ans; M. le Prince, 11 décembre 1686, à soixante-cinq ans, à Fontainebleau, où il était allé de Chantilly sur la petite vérole de Mme la duchesse de Bourbon. Cette garde en effet avait été l'objet de M. le Duc. Il se souvenait que la reine, les filles et les petites-filles de France étaient gardées par des duchesses et des princesses étrangères alternativement, et par des dames de qualité avec les unes et les autres ou toutes se relevaient; il se souvenait aussi qu'à la mort de Mlle de Condé sa soeur, en 1700, ils avaient essayé de la faire garder par des dames non titrées dont presque aucunes n'avaient voulu tâter, et qu'ils n'avaient osé le proposer aux titrées; mais il ignorait ou il avait oublié que cette garde n'est que pour les princesses, et non pour les princes, pas même pour les rois, près du corps desquels il ne reste que leurs principaux officiers. On se moqua, donc du peu de dupes qui s'étaient laissé persuader, qui crièrent fort haut, et la chose en demeura là.

Mais M. le Duc n'en fut pas moins ardent à tenter des entreprises. Il imagina de faire porter le corps en carrosse là-dessus force discussions. Il n'y eut pas moyen d'y réussir; il s'en tira par la défense que le prince défunt avait faite de toutes les cérémonies qui se pouvaient supprimer. C'était à quoi il aurait dû penser plus tôt.

Lorsqu'il vit qu'il fallait se réduire à l'usage ordinaire, il proposa nettement aux ducs qui seraient invités au convoi d'y être en manteau long. MM. de Luxembourg et de La Rocheguyon; amis intimes de feu M. le prince de Conti, et fort bien avec les princes du sang, le refusèrent encore plus net, dont M. le Duc s'aigrit jusqu'à s'emporter avec menaces. Dépité de la sorte, et déjà un peu brouillé avec Mme sa soeur, il prit prétexte de se dispenser du convoi sur ce qu'un rhume empêchait M. le prince de Conti de s'y trouver, et il envoya M. le duc d'Enghien en long manteau. Personne ne fut invité. Qui voulut, ducs et autres, se trouvèrent à l'arrivée du corps à Saint-André, mais en deuil, sans manteau. Achevons tout de suite cette triste matière pour n'avoir pas à y revenir.

On fit dans la même église un superbe service, où les évêques et les parents seuls furent invités par la famille, mais où tout abonda. Un prélat officia, le P. Massillon de l'Oratoire, depuis l'évêque de Clermont, fit une admirable oraison funèbre. M. le Duc, M. le duc d'Enghien et M. le prince de Conti firent le deuil. Les évêques se formalisèrent de n'avoir point de fauteuils. Ils se fondaient sur ce qu'ils étaient dans l'église, ils ne se voulaient point souvenir des exemples de la même prétention dans les derniers temps qui n'a pas été admise, si ce n'est pour les évêques-pairs, mais hors de rang d'avec le clergé et à part. Néanmoins après quelques mouvements les évêques demeurèrent sur leurs formes . La règle est constante que personne en ces cérémonies n'a que le même traitement qu'il aurait chez le prince dont on fait les obsèques s'il était vivant.

Par cela même les ducs y devaient avoir des fauteuils, en tout pareils à ceux des princes du sang. M. le Duc, toujours entreprenant, les avait tous supprimés. Il ne s'en trouva que trois pour les trois princes du deuil, et une forme joignant le dernier fauteuil et plusieurs autres formes de suite. Les premiers arrivés s'en aperçurent et s'en plaignirent tout haut. M. le Duc fit la sourde oreille. Bientôt après MM. de Luxembourg, La Meilleraye et La Rocheguyon arrivèrent, ils lui en parlèrent; il s'excusa sur ce qu'il n'y avait point de fauteuils et qu'il ne savait où en prendre. Sur quoi ces trois ducs lui déclarèrent qu'ils allaient donc sortir avec tous les autres. Cette prompte résolution étonna M. le Duc. Il ne s'y était pas attendu. Il voulait faire un exemple par adresse, mais de refuser les fauteuils, il le sentit insoutenable; il protesta qu'il n'avait jamais imaginé de ne leur pas donner des fauteuils, qu'il ne savait comment faire; puis voyant que ces messieurs lui faisaient déjà la révérence pour se retirer, il les arrêta, et dit qu'il fallait pourtant trouver moyen de les satisfaire. Alors la ruse parut tout entière. Sur-le-champ il vint des fauteuils par derrière. M. le Duc fit excuse de ce qu'il ne s'en trouvait pas assez pour tous les ducs, et par composition on en mit un joignant celui de M. le prince de Conti, tout pareil au sien, et sur même ligne, et quatre ou cinq autres de suite, puis tant qu'il y en eut d'espace en espace, et un pour le dernier duc, afin que tout ce qui était entre deux fût réputé fauteuil et tous les ducs y être assis. On vit ainsi qu'il y en avait en réserve pour une dernière nécessité, dont outre l'entreprise manquée M. le Duc fut outré.

Qui que ce soit n'eut là de manteaux longs que les princes du deuil et leur maison; aussi n'osèrent-ils le proposer à personne après ce qui s'était passé là-dessus lors du convoi. Les princes étrangers se tinrent adroitement à l'écart pour ne rien perdre et ne se point commettre. Je me suis étendu sur ces obsèques pour faire voir que quelque grand solide et juste que soit le rang des princes du sang, ils en veulent encore davantage, et n'épargnent ni ruses ni violences pour usurper, en quoi ils ont réussi, et depuis sans cesse à se faire des droits de leurs usurpations.

CHAPITRE VII. §

Rencontre en même pensée fort singulière entre le duc de Chevreuse et moi; origine des conseils mal imités à la mort de Louis XIV. — Péril secret du duc de Beauvilliers. — Harcourt manque à coup près d'entrer au conseil. — Mort et deuil d'un enfant de l'électeur de Bavière. — Mariage du marquis de Nesle avec la fille du duc Mazarin. — Mariage du marquis d'Ancenis avec la fille de Georges d'Entragues. — Retour de Flandre du maréchal de Boufflers, hors d'état de servir. — Villars, sous Monseigneur, général en Flandre. — Harcourt, sous Mgr le duc de Bourgogne, général sur le Rhin. — Berwick en Dauphiné; le duc de Noailles en Roussillon; M. le duc d'Orléans en Espagne. — Les princes ne sortent point de la cour. — Comte d'Évreux ne sert plus, que Mme la duchesse de Bourgogne empêche de se rapprocher de Mgr le duc de Bourgogne. — Roucy admis, La Feuillade refusé de suivre Monseigneur [comme] volontaires. — Rouillé en Hollande. — Caractère de Rouillé. — Conduite de Chamillart à l'égard des autres ministres, dont il emblait le ministère. — Il s'en désiste à l'égard de Torcy, et en signe un écrit. — Affaire fort poussée entre Chamillart et Desmarets, dont le dernier eut l'avantage.

Cependant tout périssait peu à peu ou plutôt à vue d'oeil; le royaume entièrement épuisé, les troupes point payées, et rebutées d'être toujours mal conduites, et par conséquent toujours malheureuses; les finances sans ressource, nulle dans la capacité des généraux ni des ministres; aucun choix que par goût et par intrigue; rien de puni, rien d'examiné ni de pesé; impuissance égale de soutenir la guerre et de parvenir à la paix; tout en silence, en souffrance; qui que ce soit qui osât porter la main à cette arche chancelante et prête à tomber.

Je m'étais souvent échappé sur tous ces désordres entre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et encore plus sur leurs causes. Leur prudence, leur piété rabattait mes plaintes sans pourtant les détruire. Accoutumés au genre de gouvernement qu'ils avaient toujours vu, et auquel ils avaient part, je mettais des bornes à ma confiance sur les remèdes que je pensais depuis longtemps. J'en étais si rempli qu'il y avait des années que je les avoir jetés sur le papier, plutôt pour mon soulagement et pour me prouver à moi-même leur utilité et leur possibilité, que dans l'espérance qu'il en pût jamais rien réussir. Ils n'avaient jamais vu le jour, et j e ne m'en étais laissé entendre à personne, lorsqu'une après-dînée, le duc de Chevreuse vint chez moi dans l'appartement du feu M. le maréchal de Larges que j'occupais, et monta tout de suite dans un petit entresol à cheminée dont je faisais mon cabinet, et qu'il connaissait fort. Il était plein de la situation présente, il m'en parla avec amertume, il me proposa de chercher des remèdes.

À mon tour je l'en pressai, je lui demandai s'il en croyait de possibles, non que je tinsse les choses désespérées, mais bien les obstacles invincibles. C'était un homme qui espérait toujours et qui voulait toujours marcher en conséquence, je dis marcher, mais à part soi. Cette manière satisfaisait son amour du raisonnement, et ne faisait pas violence à sa prudence si à sa politique: c'était cela même qui me dégoûtait. Je haïssais les châteaux en Espagne, et les raisonnements qui ne pouvaient aboutir à rien. Je voyais manifestement l'impossibilité d'un gouvernement sage et heureux tant que le système présent durerait; je sentais toute celle d'aucun changement là-dessus, par l'habitude du roi et l'opinion qu'il avait prise que la puissance des secrétaires d'État était la sienne, ainsi que du contrôleur général, par conséquent impossibilité de la borner, ni de la partager, ni de lui persuader qu'il pût sûrement admettre dans son conseil personne qui ne fît preuves complètes de roture, et de nouveauté même, excepté le seul chef du conseil des finances, parce que rien ne dépendait de lui. Ce que j'avais donc fait là-dessus autrefois, pour ma satisfaction seule, je l'avais condamné aux ténèbres, et regardé comme la république de Platon.

Ma surprise fut donc grande, lorsque M. de Chevreuse, s'ouvrant de plus en plus avec moi, se mit à déployer les mêmes idées que j'avais eues. Il aimait â parler et il parlait bien, avec justesse, précision et choix. On aimait aussi fort à l'entendre. Je l'écoutais donc avec toute l'attention de voir en lui mes pensées, mon dessein, mon projet, dont je l'avais toujours cru lui et M. de Beauvilliers si éloignés, que je m'étais bien gardé de m'en expliquer avec eux quelle que fût ma confiance en eux sans réserve, et la leur en moi, parce que je comptais sur l'inutilité de heurter de front leur habitude tournée en persuasion, et de plus avec l'impossibilité de s'en jamais pouvoir promettre quoi que ce fût avec le roi. M. de Chevreuse parla longtemps, développa son projet, et me récita tout le mien à si peu de choses près, et si peu considérables que j'en demeurai stupéfait.

À la fin, il s'aperçut de mon extrême surprise; il voulut me faire parler à mon tour sur ce qu'il proposait; et je ne répondais que monosyllabes, absorbé que j'étais dans la singularité que j'éprouvais. À son tour la surprise le saisit; il était accoutumé à ma franchise, à m'entendre répandre avec lui, et se voir, si je l'ose dire avec tant de différences entre nous, louer, approuver ou disputer et reprendre, car lis deux beaux-frères me souffraient tout cela. Il me voyait morne, silencieux, concentré. « Mais parlez-moi donc, me dit-il enfin; à qui en avez-vous donc aujourd'hui? franchement, est-ce que je dis des sottises? » Alors je n'y pus plus tenir, et sans répondre une parole je tire une clef de ma poche, je me lève, j'ouvre une armoire qui était derrière moi, j'en tire trois fort petits cahiers écrits de ma main, et en les lui présentant: « Tenez, monsieur, lui dis-je, voyez d'où vient ma surprise et mon silence; » il lut, puis parcourut et trouva tout son plan; jamais je ne vis homme si étonné, ou plutôt jamais deux hommes ne le furent l'un après l'autre davantage.

Il vit toute la substance de la forme de gouvernement qu'il venait de me proposer; il vit les places des conseils remplies de noms dont quelques-uns étaient morts depuis; il vit toute l'harmonie de leurs différents ressorts, et celle des ministres de chacun des conseils; il vit jusqu'au détail des appointements avec la comparaison de ceux des ministres effectifs du roi. J'avais formé les conseils de ceux que j'y avais cru les plus propres, pour me répondre à moi-même à l'objection des sujets, et j'avais mis les appointements pour me répondre à celle de la dépense, et la comparer à celle du roi pour le sien. Ces précautions ravirent M. de Chevreuse. Les choix lui plurent presque tous, et la balance aussi des appointements.

Lui et moi fûmes longtemps à nous remettre, de notre surprise réciproque; après nous raisonnâmes, et plus nous raisonnâmes, plus nous nous trouvâmes parfaitement d'accord, si ce n'est que j'avais plus approfondi et dressé plus exactement toutes les parties du même plan. Il me conjura de le lui prêter pour quelques jours; il voulait l'examiner à son loisir. Huit ou dix jours après, il me le rendit. Lui et M. de Beauvilliers en avaient fort raisonné ensemble; ils n'y trouvèrent presque rien à changer, et encore des bagatelles, mais la difficulté était l'exécution. Ils la jugèrent impossible avec le roi, ainsi que j'avais toujours cru. Ils me prièrent instamment de le conserver avec soin, pour des temps auxquels on pourrait s'en servir, qui étaient ceux de Mgr le duc de Bourgogne.

On verra dans la suite que ce projet fut la source d'où sortirent les conseils, mais très informes et mal digérés, lors de la mort du roi, comme ayant été trouvés dans la cassette de Mgr le duc de Bourgogne à sa mort. Toutes ces choses s'expliqueront en leur temps. On trouvera parmi les Pièces ces mêmes conseils tels que je les montrai à M. de Chevreuse, que M. de Beauvilliers vit avec lui, car parler à l'un c'était parler à l'autre, et qui avec le temps allèrent jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne. S'il eût été question de les exécuter j'y aurais changé différentes choses, mais rien pour le fond et l'essentiel, et cette exécution aurait eu lieu, si ce prince avait régné, ainsi que plusieurs autres.

Tandis que nous raisonnions de la sorte, le duc de Beauvilliers courait un grand et imminent danger. Il n'en avait pas le plus léger soupçon. Ce fut merveille comme je l'appris et comment il fut paré si à propos qu'il n'y avait pas une heure à perdre.

Mme de Maintenon s'était enfin vengée d'avoir vu son crédit obscurci, et le duc de Vendôme triompher d'elle, en triomphant de Mgr le duc de Bourgogne, qu'elle avait entrepris vainement alors de soutenir. Peu à peu elle avait repris le dessus; elle avait fait reprendre Mme la duchesse de Bourgogne, et par conséquent Mgr le duc de Bourgogne. Elle avait éreinté Vendôme; elle avait fait qu'il ne servirait plus, et l'avait fait déclarer. Dès lors tous ses particuliers avec le duc de Beauvilliers avaient cessé. La matière était tarie: il n'y avait plus à se consulter et à prendre des mesures de concert.

J'ai remarqué que ce rapprochement n'avait jamais été que sur ce seul point et par la seule nécessité; que la rancune subsistait dans le coeur de la fée, qui ne pouvait pardonner au duc de s'être maintenu malgré elle, et qu'elle voulut toujours depuis regarder en ennemi, toujours attentive aux moyens de le perdre. J'ai aussi remarqué que, dans ces mêmes temps, Harcourt, un peu refroidi avec elle, était revenu de Normandie à Fontainebleau, et avait trouvé les moyens que j'ai expliqués de se raccrocher avec elle plus confidemment que jamais: il sut en profiter.

Mme de Maintenon reprit ses anciennes idées: elle travailla de nouveau à faire entrer Harcourt dans le conseil. C'était y mettre sa créature, et elle n'y en avait plus depuis qu'elle regardait Chamillart comme un homme qui lui avait manqué en tout par le mariage de son fils, par le retour de Desmarets, par sa partialité pour Vendôme, enfin par ce projet si avancé de la reprise de Lille par le roi en personne et sans elle. Elle le voulait perdre, et Harcourt dans le conseil serait bien plus fort à l'y servir. Elle voulait se défaire du duc de Beauvilliers, et Harcourt dans le conseil n'avait qu'à lui succéder de plain-pied, et avait double intérêt à le détruire. Mme de Maintenon n'attendit pas ce secours: elle travailla en même temps à chasser Beauvilliers et à placer Harcourt. Son labeur fut heureux. Je n'ai pas su si la chute de l'un fut promise, et je ne veux donner pour certain que ce qui l'est, quoique ce qui arriva me l'ait fait croire; mais l'entrée du conseil pour Harcourt, le roi en donna sa parole: ce ne fut pas pans peine. La même raison de l'exemple et des concurrents qui l'avait déjà empêché une fois s'y opposait encore celle-ci, quoique avec la considération de M. de La Rochefoucauld de moins, de la situation duquel je parlerai bientôt.

La parole donnée, ou plutôt arrachée, le comment embarrassa le roi, qui, par la même raison des concurrents, ne voulut pas faire Harcourt ministre en le déclarant, et aima mieux le contour et le masque du hasard. Pour cela, il fut convenu que, pendant le premier conseil d'État, Harcourt, averti par Mme de Maintenon, se trouverait comme fortuitement dans les antichambres du roi; qu'à propos des choses d'Espagne, le roi proposerait de consulter Harcourt, et tout de suite ferait regarder si par hasard il n'était point quelque part dans les pièces voisines; que, s'y trouvant, il le ferait appeler; qu'il lui dirait tout haut un mot sur ce qui le faisait mander, et tout de suite lui commanderait de s'asseoir, ce qui était le faire ministre d'État, le retenir en ce conseil et l'y faire toujours entrer après.

On a vu, à l'occasion de la disgrâce du maréchal de Villeroy, en quelle intimé liaison j'étais avec son fils et sa belle-fille. On a vu ailleurs sur quel tour d'intimité le duc de Villeroy était avec Mme de Caylus, de l'exil de laquelle il avait été cause, son retour, l'affection tendre pour elle de Mme de Maintenon, et la liaison intime d'Harcourt avec Mme de Caylus, sa cousine germaine, et qui entra et servit en tant de choses Harcourt auprès de Mme de Maintenon. Le secret de l'entrée d'Harcourt au conseil était extrême, et infiniment recommandé par le roi. Soit imprudence, confiance, jalousie pour son père, quoiqu'en disgrâce, quoi que ce fût, je le sus sur le point de l'exécution, et la manière dont elle se devait faire. J'ouïs en même temps quelques mots louches sur le duc de Beauvilliers, dont le duc de Villeroy n'ignorait pas avec toute la cour que je ne fusse comme le fils.

Je ne perdis par un instant, les moments étaient chers. Je quittai le duc et la duchesse de Villeroy le plus tôt qu'il me fut possible, sans leur rien montrer. Je gagnai ma chambré, et sur-le-champ j'envoyai un ancien valet de chambre, que tout le monde me connaissait et qui était entendu, chercher M. de Beauvilliers partout où il pourrait être (et il n'allait guère), le prier de venir sur-le-champ chez moi, et que je lui dirais ce qui m'empêchait d'aller chez lui: c'est que je ne voulais pas y aller au sortir de chez ceux d'avec qui je sortais, et que, sans grande précaution, tout se sait dans les cours.

En moins de demi-heure M. de Beauvilliers arriva, assez inquiet de mon message. Je lui demandai s'il ne savait rien, je le tournai, moins pour le pomper, car je n'en avais pas besoin avec lui, que pour lui faire honte de son ignorance, qui si souvent l'avait jeté dans des panneaux et des périls, et pour le persuader mieux après de ce que je voulais qu'il fît. Quand je l'eus bien promené sur son ignorance, je lui appris ce que je venais de savoir.

Mon homme fut interdit. Il ne s'attendait à rien moins; je n'eus pas peine à lui faire entendre que, quand bien même son expulsion ne serait pas résolue, l'intrusion d'Harcourt en était le cousin germain, et le préparatif certain, qui, appuyé de Mme de Maintenon, sans mesure et mal avec Torcy, lié au chancelier, dominerait sur les choses de la guerre, sur celles d'Espagne, et de là sur les autres affaires étrangères, et sur celles des finances avec la grâce de la nouveauté, l'audace qui lui était naturelle; et le poids que lui donnaient sa naissance, ses établissements, et les emplois par lesquels il avait passé.

Après force raisonnements il fallut venir au remède, et le temps pressait, à vingt-quatre heures près au moins. Il n'en trouvait qu'à attendre, à se résigner, à se tenir en la main de Dieu, à se conduire au jour le jour, puisqu'il n'y avait pas de temps assez pour parer cette entrée, qu'il conçut pourtant fort bien être sa sortie, ou en être au moins le signal. Il m'avoua que depuis quelques jours il trouvait le roi froid et embarrassé avec lui, à quoi jusqu'alors il m'avoua aussi qu'il avait donné peu d'attention, mais dont alors la cause lui fut claire.

Je pris la liberté de le gronder de sa profonde ignorance de tout ce qui se passait à la cour, et de cette charité malentendue qui tenait ses yeux et ses oreilles de si court, et lui si renfermé dans une bouteille. Je lui rappelai ce que je lui avais dit et pronostiqué, dans les bas des jardins de Marly, sur la campagne de Mgr le duc de Bourgogne, la colère où il s'en était mis, et les événements si conformes à mes pronostics. Enfin, j'osai lui dire qu'il s'était mis en tel état avec le roi, par ne vouloir s'avantager de rien, qu'il ne tenait plus à lui que par l'habitude de ses entrées comme un garçon bleu, mais que, puisqu'il y tenait encore par là, il fallait du moins qu'il en tirât les avantages dans la situation pressante où il se trouvait. Il me laissa tout dire, ne se fâcha point, rêva un peu quand j'eus fini, puis sourit et me dit avec confiance : « Eh bien! que pensez-vous donc qu'il y eût à faire? » C'était où je le voulais. Alors je lui répondis que je ne voyais qu'une chose unique à faire, laquelle était entre ses mains, et du succès de laquelle je répondrais bien, au moins pour lui, s'il voulait prendre sur lui de la bien faire, si même elle n'empêchait Harcourt d'entrer au conseil.

Alors je lui proposai d'user de la commodité de ses entrées, de prendre le roi, le lendemain matin, seul dans son cabinet, et là de lui dire qu'il était informé que M. d'Harcourt devait entrer au conseil, et la façon dont il y devait être appelé; qu'il n'entrait point dans les raisons du roi là-dessus; qu'il n'en craignait que son importunité par le mépris public que M. d'Harcourt faisait de ses ministres, qui n'était pas ignoré de Sa Majesté, l'ascendant qu'il voudrait prendre sur tous et qu'aucun n'aimerait à endurer, et l'embarras sur les affaires étrangères par sa rupture particulière avec Torcy; qu'il croyait être obligé de dire cela à Sa Majesté, mais pour son regard à soi avec une entière indifférence; qu'en même temps il n'en pouvait avoir sur une chose qu'il remarquait depuis quelques jours, et dont il ne pouvait s'empêcher d'ouvrir son coeur avec toute la soumission, le respect et l'attachement qu'il avait pour sa personne; et là à lui dire ce qu'il remarquait de lui à son égard; de lui parler un peu pathétiquement et dignement, mais avec un air d'affection; puis d'ajouter qu'il ne tenait qu'à son estime et à ses bonnes grâces, point à aucunes places; lui parler encore avec la même affection et reconnaissance de ce qu'il les -lui avait toutes données sans qu'il eût jamais songé à pas une; qu'il était également prêt à les lui remettre pour peu qu'il le désirât; et sur, cela triompher de respect, de soumission, de désintéressement, d'affection et de reconnaissance.

M. de Beauvilliers prit plaisir à m'entendre, il n'eut pas de peine à se rendre à cet avis. Il m'embrassa étroitement. Il me promit de le suivre e et de me rendre comment cela se serait passé.

J'allai chez lui sur la fin de la matinée du lendemain, où j'appris de lui qu'il était parfaitement rassuré sur ses pieds. Il avait parlé de point en point comme je lui avais dit que je croyais qu'il le devait faire. Le roi parut étonné, et, à ce qui lui échappa muettement, piqué du secret de l'entrée d'Harcourt au conseil découvert; et si entièrement, et c'était aussi ce que je m'étais proposé. Il parut fort attentif à la courte réflexion sur l'effet de cette entrée par rapport aux ministres, et à l'embarras qui en naîtrait. Il parut embarrassé de ce que M. de Beauvilliers lui dit sur lui-même; puis ouvert l'interrompant, pour l'assurer de son estime, de sa confiance et de son amitié. À la proposition de retraite, il s'y opposa, fit beaucoup d'amitiés à M. de Beauvilliers, lui dit beaucoup de choses obligeantes, et parut renouer avec lui plus que jamais. Je sus de lui que la suite y avait depuis toujours répondu. En un mot ce fut un coup de partie. M. de Beauvilliers m'embrassa encore bien tendrement, à plus d'une reprise. De savoir si sans cela il était chassé ou non, c'est ce que je n'ai pu découvrir; mais par le peu qui me fut dit, et par le froid et l'embarras du roi lorsque M. de. Beauvilliers l'aborda, et qui dura pendant les premiers temps de son discours, et qui de son aveu avait précédé et qui fut son thème, j'en suis presque persuadé.

Harcourt, sûr de sou fait et contenant à peine sa joie sur le point immédiat du succès, arriva au rendez-vous. Le temps se prolongea. Pendant le conseil, il n'y a que des plus subalternes dans ces appartements du roi, et quelques courtisans qui passent par là, pour aller d'une aile à l'autre. Chacun de ces subalternes s'empressait de lui demander ce qu'il voulait, s'il désirait quelque chose, et l'importunaient étrangement. Il fallait demeurer là, il n'en avait point de prétexte. Il allait et venait boitant sur son bâton, et ne savait que répondre, ni aux demeurants, ni aux passants, dont il était remarqué. À la fin, après une longue attente, fort mal à son aise, il s'en alla comme il était venu; fort inquiet de n'avoir point été appelé. Il le manda à Mme de Maintenon qui à sort tour en fut d'autant plus en peine que le soir le roi ne lui en dit pas un mot, et qu'elle aussi n'osa lui en parler. Elle consola Harcourt; elle voulut espérer que l'occasion ne s'était pas trouvée à ce conseil de lui faire de question sur les affaires d'Espagne, et voulut qu'il se trouvât encore au même rendez-vous au premier conseil d'État. Harcourt y fit le même manège, et avec aussi peu de succès. Il s'en alla fort chagrin, et comprit son affaire rompue.

Mme de Maintenon voulut enfin en avoir le coeur net. Elle avait assez attendu pour ne pas marquer d'impatience; elle en parla au roi, supposant oubli ou faute de matière, et que la chose était toujours sur le même pied. Le roi, embarrassé, lui répondit qu'il avait fait des réflexions, qu'Harcourt était mal avec presque tous ses ministres, qu'il montrait un mépris pour eux qui ferait des querelles dans le conseil, que ces disputes l'embarrasseraient; que, tout bien considéré, il aimait mieux s'en tenir où il en était, n'avoir point la bouderie de gens qu'il considérait, et qui seraient piqués de cette préférence, dès qu'il admettrait quelqu'un de nouveau et de leur sorte dans le conseil; qu'il estimait fort la capacité d'Harcourt, et qu'il le consulterait en particulier sur les choses dont il voudrait avoir son avis. Cela fut dit de façon qu'elle ne crut pas avoir à répliquer; elle se tint pour battue, et Harcourt fut au désespoir. Ce coup manqué pour la deuxième fois, il n'espéra plus y revenir que par des changements également incertains et éloignés.

J'avais été cependant comme à l'affût de ce qui arriverait de cette entrée, sans dire mot à personne, et je fus fort aise quand le délai si long me fit comprendre qu'elle était échouée. Le roi n'en dit pas un mot à M. de Beauvilliers, mais il était redevenu libre avec lui et à son ordinaire. Je demandai après doucement au duc de Villeroy à quoi tenait donc cette entrée, et je sus ce que je viens de raconter, et qu'il n'en, était plus question. Je ne parus y prendre nulle part. J'étais en mesure avec Harcourt, qui même m'avait fait des avances à reprises. J'étais content au dernier point que les choses se fussent aussi heureusement conduites, mais je ne m'en gaudis qu'entre les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui l'avaient échappé belle.

Monastrol, sans être en grand deuil, donna part au roi de la mort d'un fils de l'électeur de Bavière, parce qu'en Allemagne on n'en porte aucun des enfants au-dessous de sept ans comme était ce dernier cadet. Néanmoins le roi le prit pour quinze jours. Voilà où conduisit le deuil d'un maillot de M. du Maine: à porter le deuil d'un enfant que sa propre cour ne porte pas, après n'en avoir point porté ici d'aucuns des enfants de la reine morts avant sept ans.

Le marquis de Nesle épousa la fille unique du duc de Mazarin, qui n'avait qu'un frère. La comtesse de Mailly avait fort espéré ce mariage pour sa dernière fille, et y avait fait de son mieux, un peu aidée des cajoleries de Mme de Maintenon; mais la vieille Mailly, qui savait par expérience combien elles étaient vaines, et qui avait, à force de travaux, fait une très puissante maison, voulut pour son petit-fils de grandes espérances. Les biens étaient immenses si le frère venait à manquer, et de plus l'espérance de la dignité de duc et pair, parce que celle de Mazarin était femelle. La beauté de cette mariée fit grand bruit dans les suites, et celle des filles quelle laissa encore plus dans le règne suivant, jusqu'à devoir y tenir quelque place dans l'histoire.

Le duc de Charost fut attrapé par une Mme Martel, vieille bourgeoise de Paris, qui était un esprit, et qui voyait assez bonne compagnie. Avec un empire fort ridicule à considérer, elle lui fit accroire des trésors pour son deuxième fils qui n'avait rien alors, et qui par l'événement a succédé aux dignités et aux charges de son père. Je ne dirai pas aux biens pour le peu qu'ils valaient. Bref, Charost se laissa embarquer, et maria le marquis d'Ancenis à la fille d'Entragues, qui avait été petit commis, et bien pis auparavant, chez M. de Frémont, beau-père de M. le maréchal de Lorges, et grand-père de Mme de Saint-Simon, qui lui avait commencé une fortune qu'il poussa fort loin, et qui lui fit épouser pour rien la fille de Valencey et d'une soeur du maréchal de Luxembourg et de la duchesse de Meckelbourg. Charost avait eu le gouvernement de Dourlens de Baule-Lamet, père de sa seconde femme, dont il ne lui restait point d'enfants, que le roi voulut bien sur sa démission donner à son fils en faveur de ce mariage. Il fut récompensé. autant qu'il pouvait l'être par le mérite, de la personne, sa vertu et sa conduite, qui plut fort dans sa famille, et qui réussit fort à la cour et dans le monde.

Le maréchal de Boufflers ayant reçu en Flandre, où il était allé tout préparer pour la reprise de Lille par le roi en personne, et qui en avait reçu les contre-ordres, s'était mis ensuite à faire la tournée de toutes les places de son gouvernement, accompagné de quelques officiers généraux pour y donner les meilleurs ordres que l'extrême défaut d'argent et de toutes choses pourrait permettre. Dans ce voyage, mal rétabli des fatigues incroyables qu'il avait souffertes à Lille, il tomba malade à l'extrémité. Il guérit et se rétablit à grand'peine, mais non assez pour oser entreprendre une campagne. Il revint à Paris le 1e, mars, et eut le lendemain deux audiences du roi, avant et après sa messe, dans lesquelles il lui rendit compte de son gouvernement, et lui déclara son impuissance de servir pour cette année.

Le roi, qui s'en était bien douté, fit appeler le maréchal de Villars ensuite, après quoi il fut public qu'il commanderait l'armée de Flandre sous Monseigneur, dans laquelle le roi d'Angleterre sous l'incognito de l'année précédente, et M. le duc de Berry, serviraient volontaires; le maréchal d'Harcourt sur le Rhin, sous Mgr le duc de Bourgogne; M. le duc d'Orléans en Espagne; le maréchal de Berwick en Dauphiné; et le duc de Noailles en Roussillon, à l'ordinaire. On verra bientôt que ces généraux d'armée allèrent à leur destination, mais qu'aucun des princes ne sortit de la cour.

M. le comte de Toulouse eut charge du roi de dire au comte d'Évreux qu'il ne servirait point, lequel n'a pas servi depuis. Ce coup de foudre lui fut adouci de la sorte, moins par égard pour son père que parce qu'il porta sur M. de Vendôme pour le moins autant que sur lui. Ce n'est pas que depuis son retour il n'eût essayé à se faire un protecteur du prince qu'il avait si fort offensé, et qu'il n'y eût presque réussi; mais Mme la duchesse en fit tant de honte à son époux, et se montra si irritée, que le comte d'Évreux ne put réussir. Toute la cabale en fut étrangement étourdie, et cruellement mortifiée de cette nouvelle atteinte, qui montrait que ses attentats n'étaient point pardonnés, nonobstant le châtiment de Vendôme, qu'on ne voyait plus qu'à Marly et à Meudon, sur un ton fort différent de ce qu'il avait été, et qui ne servait plus.

Le comte de Roucy, qui n'avait pas servi depuis la bataille d'Hochstedt, et La Feuillade, noyé depuis celle de Turin, étaient fort de la cour de Monseigneur. Ils virent bientôt après cette déclaration nommer les officiers généraux pour chaque armée. Ils n'avaient pas lieu d'espérer d'être de leur nombre; ils crurent se raccrocher en suivant Monseigneur, et toucher le roi par cette conduite. Ils en demandèrent donc la permission au roi, qui l'accorda au comte de Roucy et la refusa à La Feuillade. Ce fut un dégoût très marqué pour lui; mais, dans le fond, la fortune des deux fut pareille. Monseigneur n'alla point, par conséquent le comte de Roucy, qui n'a jamais servi depuis non plus que La Feuillade, mais qui n'a pas eu le temps de se faire faire maréchal de France aussi scandaleusement et aussi inutilement que lui vingt-cinq ans après.

Harcourt, qui, en Normand habile, savait tirer sur le temps, et que le commandement d'une armée ne consolait point du ministère, obtint du roi quatre-vingt mille livres comptant pour faire son équipage, et, dans un temps aussi pressé que celui où on était, bouda encore de n'en obtenir pas davantage. L'électeur de Bavière demeura oisif.

Rouillé partit les premiers jours de mars pour aller traiter secrètement la paix en Hollande; à force de besoins on s'en flattait. Bergheyck était venu quelque temps auparavant passer deux jours chez Chamillart; il avait vu le roi, il croyait les Hollandais portés à la paix. On leur demanda des passeports, qu'ils accordèrent en grand secret et de fort mauvaise grâce. Je ne m'étendrai pas davantage là-dessus, non plus que sur le voyage de Torcy, qu'il y alla furtivement faire quelque temps après. J'en userai de même sur le voyage que firent l'année suivante le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac, tôt après cardinal, à Gertruydemberg; et pareillement sur tout ce qui amena et fit la paix d'Utrecht. Torcy, dont la plume et la mémoire ne sont pas moins justes, bonnes, exactes, que les lumières et la capacité, a écrit toutes ces trois négociations. Il a bien voulu me communiquer son manuscrit lui-même; je le trouvai si curieux et si important que je le copiai moi-même; il ferait en trois morceaux mis ici en leur temps de trop longues parenthèses . Ils sont plus agréables et plus instructifs à voir tous trois de suite, et c'est ainsi qu'ils se trouveront dans les Pièces .

Il suffira donc ici de faire connaître Rouillé. Il était président en la cour des aides, et frère de Rouillé qui, de procureur général de la chambre des comptes, devint directeur des finances, puis conseiller d'État, dont la brutalité et les débauches, à travers beaucoup d'érudition et de quelque esprit, firent tant parler de lui, surtout dans la régence de M. le duc d'Orléans. Celui-ci, qui était le cadet, avait un esprit délicat et poli, aussi sobre et mesuré que son aîné l'était peu, et il avait passé une partie de sa vie en diverses négociations, et en dernier lieu ambassadeur en Portugal. On avait toujours été content de lui, on verra qu'on ne le fut pas moins malgré le triste succès de son voyage en Hollande.

Je ne puis mieux placer une double anecdote que fort peu de gens ont sue, et qui ne précéda que de fort peu les dernières choses que je viens d'écrire, mais que j'ai réservée pour mieux accompagner Rouillé en Hollande. Chamillart avait ouï dire et vu, depuis que le billard l'avait introduit à la cour, et qu'une charge d'intendant des finances l'en avait approché, que M. de Louvois faisait les charges de tout le monde et surtout de ses confrères tant qu'il pouvait, et souvent de haute lutte. Successeur de sa charge et de celle de Colbert, et plus avant que ni l'un ni l'autre ne furent jamais dans le goût et l'affection du roi, il s'imagina que l'Imitation de Louvois en ces entreprises était un droit de sa place ou de sa faveur, et il n'omit rien pour en user de même. Ç'avait été une des causes principales et des plus continuelles qui l'avaient tenu toujours si brouillé avec Pontchartrain. Il essaya plus d'une fois d'embler aussi la besogne du chancelier, qui, lui étant plus étrangère qu'aucune et appartenant à un homme plus affermi et plus relevé, l'avait forcé autant de fois à lâcher prise. Je ne me suis pas amusé à rendre tous ces détails trop longs et trop fréquents; il suffit de les marquer en gros.

À l'égard de Torcy, il s'était mis dans la tête de lui ôter les négociations de la paix, dont toutefois Torcy était le seul ministre, et privativement à tout autre par son département. Chamillart, du su du roi, tenait des gens en Hollande, et partout ailleurs, qui faisaient des ouvertures et des propositions, et qui surtout décriaient ceux que Torcy y employait à même fin, le disaient un homme de paille par qui rien ne réussirait. Ceux de Torcy, et lui-même ne s'épargnaient pas à lui rendre la pareille et à ses employés, tellement qu'on eût dit que ces gens servaient dans les pays étrangers des ministres de différents maîtres dont les intérêts étaient tout opposés. Ces manières de se croiser donnaient dans ce pays-là un spectacle tout à fait ridicule, et encore plus nuisible aux affaires; une opinion sinistre de la cour et de notre gouvernement: enfin aux personnages à qui ces gens-là étaient adressés, ou auprès de qui ils s'insinuaient, un grand embarras à traiter pour ceux qui l'auraient voulu sincèrement; et pour les autres, un prétexte très plausible de n'entrer en rien avec des gens si peu d'accord entre eux. Tout en était donc non seulement suspendu, mais dangereusement éventé, et tout se rompait avant même d'avancer.

Chamillart tomba dans un grand ridicule public par deux voyages qu'il fit faire à Helvétius en Hollande, sous prétexte d'aller voir son père, mais en effet pour négocier, dont personne ni là ni ici ne fut la dupe. Helvétius était Hollandais et médecin fort habile pour plusieurs sortes de maladies, mais qui, pour n'être pas savant à la manière des médecins ni de leurs Facultés, en était traité d'empirique. C'est à lui qu'on doit l'usage de l'ipécacuanha, si spécifique pour la guérison des dysenteries, qui lui donna une grande réputation et lui attira la plus cruelle envie des médecins, qui ne consultaient point avec lui. Il ne laissait pas de l'être de quantité de personnes et même considérables; d'ailleurs un bon et honnête homme, charitable, patient, aumônier, droit, et qui ne manquait ni d'esprit ni de sens, et dont le fils [est] maintenant premier médecin de la reine, avec la plus juste et la plus grande réputation, et qui avec infiniment d'esprit et de bénie de cour, aurait son tour dans ces Mémoires s'ils s'étendaient jusqu'au temps où il s'est fait considérer à la cour. Son père, occupé comme il l'était dans Paris, n'en pouvait disparaître sans bruit, ni le temps de son absence être obscur, beaucoup moins répétée après un intervalle de quelques mois. Il n'était rien moins qu'intrigant, il n'était pas même intéressé. Il ne parlait même jamais de nouvelles, à la différence de tous les médecins. Il n'était occupé que de son métier, et tous les jours; à la fin de sa matinée, voyait chez lui tous les pauvres qui voulaient y venir, les écoutait, leur donnait des remèdes, à manger, souvent de l'argent, et ne refusait jamais d'aller chez aucun. Ainsi grands et petits surent et souffrirent de son absence et ne s'en turent pas. Il était le médecin de Chamillart de tout temps. Personne ne l'accusa d'avoir brigué ces voyages; ils portèrent tous sur le ministre. On peut juger de toutes les plaisanteries amères qui se débitèrent partout, dedans et dehors le royaume, sur une négociation d'un médecin, et d'un empirique, et de toutes les piquantes gentillesses qui coururent là-dessus, et toutefois le roi, à qui Torcy et Chamillart rendaient compte chacun en particulier, les laissait faire. Ainsi chacun allait son train à part, et faisait sûrement échouer son confrère.

Torcy qui sentait le tort que cette conduite apportait aux affaires, et qui n'était rien moins qu'insensible à celui que lui-même en souffrait, se sentait faible contre la faveur si déclarée de Chamillart, et se bornait aux plaintes et aux représentations qu'il lui en faisait faire par le duc de Beauvilliers, mais rarement reçues et toujours éludées. Sur le déclin de l'administration des finances par Chamillart, ce ministre, accablé d'affaires et alors de langueur, avait promis de ne plus traverser Torcy, ensuite de le laisser faire; mais tôt après, les mains lui démangeant, il besogna tout de nouveau, et tout de nouveau remit Torcy aux champs. Celui-ci, le voyant défait des finances, entre les mains de son cousin germain et de son ami de tout temps., et son fils marié, à la fille de la duchesse de Mortemart, son autre cousine germaine, espéra tout de ces nouvelles considérations. Il attendit donc encore. Il fit redoubler les représentations, et il eut encore fort longtemps une patience inutile. À la fin elle lui échappa.

Convaincu qu'il n'obtiendrait rien par douceur, il déclara au duc de Beauvilliers, qui comme lui voyait le préjudice que ce procédé apportait aux affaires, que las enfin d'éprouver les continuelles entreprises de Chamillart, quoi qu'il eût pu faire et employer pour les faire cesser, il était résolu de faire décider par le roi qui des deux devait se mêler des affaires étrangères. Beauvilliers parla fort sérieusement à Chamillart qui, sentant son autorité affaiblie et combien peu il avait fait de progrès dans ses négociations au dehors, comprit enfin qu'une pareille décision portée devant le roi ne pourrait lui être favorable, et protesta au duc de Beauvilliers qu'il ne se mêlerait plus d'aucune affaire étrangère.

Torcy y avait été attrapé trop souvent pour tâter encore de pareilles assurances. Il voulut un traité préliminaire, nécessaire selon lui pour parvenir à celui de la paix. Il se fit donc un écrit, par lequel Chamillart s'engagea à n'entretenir plus personne pour s'ingérer de la paix, ni d'aucune affaire étrangère, et promit de plus de renvoyer de bonne foi à Torcy ceux qui en ce genre pourraient s'adresser à lui désormais. Il signa cet écrit en présence de M. de Beauvilliers, qui le remit à Torcy. Celui-ci, content enfin et libre, se raccommoda avec Chamillart. Il n'eut plus d'inquiétude, et Chamillart depuis ne lui en donna plus la moindre occasion. M. de Beauvilliers, si lié à ces deux hommes, acheva cette bonne oeuvre. J'étais trop intimement uni à lui et à Chamillart pour l'ignorer; pour Torcy, notre liaison ne se fit que depuis la mort du roi. Venons à l'autre anecdote.

Chamillart, tel qu'on vient de le voir à l'égard des autres départements, démis des finances, en discourait plus que lorsqu'elles étaient entre ses mains, et, libre de ce fardeau, en oublia bientôt le poids. Il ne pensait qu'à soutenir celui dont il était demeuré chargé, et demandait sans cesse de l'argent à son successeur, en homme qui ne s'inquiétait plus des moyens d'en trouver. Desmarets, toujours embarrassé, fit ce qu'il put. À la fin, piqué de n'y pouvoir suffire, il répondit quelquefois vivement, et comme surpris de trouver si peu de ménagement dans un homme qui ne pouvait avoir oublié l'épuisement où il avait laissé les finances et le crédit. Enflé par ses places de contrôleur général, et encore plus de ministre, de se sentir égal à celui auquel il devait un si grand retour de fortune, et moins sensible au bienfait qu'à l'importunité continuelle de lui fournir ce qu'il ne pouvait trouver, il se lâcha quelquefois en reproches sur le mauvais état auquel il avait trouvé les finances, dont le délabrement ne lui pouvait être imputé, et dont le temps et la guerre générale, si malheureuse depuis longtemps, ne lui avaient pu mettre la réparation.

Il m'en fit souvent des plaintes; je lui remis souvent la cause de son retour devant les yeux; souvent je l'y trouvai docile, souvent aussi je ne pouvais m'empêcher de sentir qu'il avait raison. Peu à peu je commençai à craindre que ces deux hommes:rie pussent demeurer longtemps amis. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers encore plus, étançonnaient leur amitié fugitive, et se portaient, continuellement pour modérateurs entre eux.

L'un, pressé des besoins de la guerre, affermi par sa confiance en l'amitié du roi, grossissant son autorité sur l'autre par ce qu'il avait fait pour lui, ne pouvait se défaire d'en exiger durement. Desmarets devenu son égal, impatient du joug, à bout d'industrie à suppléer aux manquements, s'échappait aux considérations, et rétorquait les arguments par accuser l'autre d'avoir ruiné les finances, tellement que tous deux se trouvant aigris, et à bout de moyens, Chamillart porta ses plaintes au roi de se trouver court de fonds. Le roi, qui ne voulait ni accoutumer ses ministres ni s'accoutumer lui-même à ce langage, quoiqu'il commençât à devenir fréquent, parla fortement à Desmarets, qui, forcé à la justificative, ne put être retenu par les deux ducs modérateurs, et saisit, sous des apparences en effet honnêtes puisqu'elles paraissaient nécessaires, l'occasion d'éclater. Il rapporta au roi l'état des sommes qu'il avait fournies à Chamillart, expliqua quelles en argent, quelles en billets, et comment payées, en déduisit les fonds et les destinations, tout cela par pièces justificatives, et montra que Chamillart était plus que rempli. Le roi le dit à Chamillart, qui, bien étonné, soutint toujours son dire, et avec sa confiance accoutumée offrit d'en faire convenir Desmarets.

Il fut chez lui où, vérification faite, il -se trouva court et rempli. La chose fut rejetée sur ses commis; mais Desmarets, résolu de n'avoir pas le démenti, voulut que les commis fussent appelés, et, bien que Chamillart se radoucit, il ne put sortir de chez le contrôleur général que le commis des payements du bureau de la guerre, qui s'appelait de Soye, ne fût mandé par Chamillart et ne fût venu avec ses registres. La somme en débat s'y trouva reçue au temps et en la manière que Desmarets l'avait soutenu. Alors le [débat] fut entre Chamillart et son commis, mais il ne dura guère, parce que, Chamillart ayant voulu se fâcher, de Soye, à l'instant même et en présence de Desmarets, lui en montra l'emploi, qui était différent de celui auquel le roi l'avait destinée, quoiqu'en chose effectivement du bien du service, mais entièrement différente. Alors Chamillart, honteux de son oubli et du mécompte, et Desmarets, radouci par l'issue d'une si forte dispute, se séparèrent honnêtement, et de concert étouffèrent la chose tant qu'ils purent; mais elle demeura d'autant moins secrète qu'il fallut bien que le dénouement en fût porté au roi. Il l'apprit et le reçut avec une extrême bonté pour Chamillart, sauvé par la multiplicité de ses affaires, que sa mauvaise santé et ses voyages en Flandre avaient arriérées et brouillées dans sa tête. Le public n'en jugea pas si favorablement.

Chamillart, peu après être entré dans l'administration entière des finances, avait pris en affection un financier appelé La Cour des Chiens, auquel il avait donné les meilleures affaires. Ce La Cour s'y était prodigieusement enrichi; il était habile, intelligent, plein de ressources, et avait utilement servi en ce genre; d'ailleurs bon homme, obligeant, éloigné de l'insolence si ordinaire à ces sortes de gens. Mais son opulence et sa prodigalité en toutes sortes de délices avait irrité le public. Il avait fait un bijou d'un vilain lieu et d'une méchante maison que Chamillart lui avait donnée dans son parc de l'Étang, et qu'avec sa permission il vendit à Desmarets lorsqu'il eut les finances. Il venait de bâtir un hôtel superbe joignant l'hôtel de Lorges, depuis [celui de la princesse] de Conti, fille du roi, et Chamillart ne se cachait pas que c'était pour lui; mais sa fortune ne dura pas jusque-là, et d'Antin l'acheta, qui en fit une demeure somptueuse. La jalousie des gens d'affaires contre La Cour se joignit à l'aversion que le public avait prise contre ses richesses, qui ramassa mille mauvais discours que ces financiers semèrent de Chamillart et de lui.

Dans les nécessités pressantes d'argent pour les vivres, il était échappé au zèle de Chamillart de répondre en son nom de diverses grosses fournitures. Sûr de sa probité et de la confiance du roi, il n'avait rien appréhendé; et La Cour, assuré aussi de toute la protection du tout-puissant ministre, était entré en des engagements prodigieux. Ils étaient donc tels, qu'il n'y pouvait suffire que très difficilement, surtout ne s'en contraignant pas davantage sur les dépenses prodigues que lui coûtaient ses plaisirs et ses parents. Tout cela ensemble, sous un autre ministère, donna prise sur la conduite de Chamillart et sur la bourse de La Cour, et bien qu'on ne reprochât rien de honteux à Chamillart, on l'accusa d'avoir employé ces sommes contestées, avec plusieurs autres, à payer les parties auxquelles il s'était imprudemment engagé en son nom, et à se tirer ainsi d'affaires, préférablement à des choses plus pressées pour le service de la guerre, et plus présentes.

Je ne suis pas éloigné de croire qu'il en était bien quelque chose, et que ce ministre, désormais hors du maniement des finances, craignant de ne pas trouver toujours les moyens de sortir de ses engagements indiscrets, y employa des sommes dont la destination était tout à fait différente. De crime ni de faute, il n'y en avait pas l'ombre, puisqu'il n'en détourna jamais une pistole à ses usages particuliers, et il eut cet avantage que le soupçon n'en entra jamais dans la tête de personne. Mais cet exemple doit faire sages et ministres et autres de ne s'engager jamais si avant qu'on n'ait entre les mains de quoi en bien sortir.

Depuis cette explication, il n'y eut plus entre ces deux ministres que des dehors et de grandes mesures d'honnêteté. Je l'avoir prévu dès les commencements ainsi que je l'ai rapporté. Tous deux m'étaient chers encore, et j'en fus aussi touché que MM. de Chevreuse et de Beauvilliers.

CHAPITRE VIII. §

Hiver terrible; effroyable misère. — Cruel manége sur les blés. — Courage de Maréchal à parler au roi, inutile. — Grande mortification au parlement de Paris sur les blés, et pareillement au parlement de Bourgogne. — Étranges inventions perpétuées. — Manége des blés imité plus d'une fois depuis. — Refonte et rehaussement de la monnaie. — Banqueroute de Samuel Bernard. — Ma liaison intime avec le maréchal de Boufflers. — Sa réception au parlement. — Belsunce évêque de Marseille.

L'hiver, comme je l'ai déjà remarqué, avait été terrible, et tel, que de mémoire d'homme on ne se souvenait d'aucun qui en eût approché. Une gelée, qui dura près de deux mois de la même force, avait dès ses premiers jours rendu les rivières solides jusqu'à leur embouchure, et les bords de la mer capables de porter des charrettes qui y voituraient les plus grands fardeaux. Un faux dégel fondit les neiges qui avaient couvert la terre pendant ce temps-là; il fut suivi d'un subit renouvellement de gelée aussi forte que la précédente, trois autres semaines durant. La violence de toutes les deux fut telle que l'eau de la reine de Hongrie, les élixirs les plus forts, et les liqueurs les plus spiritueuses cassèrent leurs bouteilles dans les armoires de chambres à feu, et environnées de tuyaux de cheminée, dans plusieurs appartements du château de Versailles, où j'en vis plusieurs, et soupant chez le duc de Villeroy, dans sa petite chambre à coucher, les bouteilles sur le manteau de la cheminée, sortant de sa très petite cuisine où il y avait grand feu et qui était de plain-pied à sa chambre, une très petite antichambre entre-deux, les glaçons tombaient dans nos verres. C'est le même appartement qu'a aujourd'hui son fils.

Cette seconde gelée perdit tout. Les arbres fruitiers périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n'est pas la peine d'en parler. Les autres arbres moururent en très grand nombre, les jardins périrent et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale. Chacun resserra son vieux grain. Le pain enchérit à proportion du désespoir de la récolte. Les plus avisés ressemèrent des orges dans les terres où il y avait eu du blé, et furent imités de la plupart. Ils furent les plus heureux, et ce fut le salut, mais la police s'avisa de le défendre, et s'en repentit trop tard. Il se publia divers édits sur les blés; on fit des recherches, des amas; on envoya des commissaires par les provinces trois mois après les avoir annoncés, et toute cette conduite acheva de porter au comble l'indigence et la cherté, dans le temps qu'il était évident par les supputations qu'il y avait pour deux années entières de blés en France, pour la nourrir tout entière, indépendamment d'aucune moisson.

Beaucoup de gens crurent donc que messieurs des finances avaient saisi cette occasion de s'emparer des blés par des émissaires répandus clans tous les marchés du royaume, pour le vendre ensuite au prix qu'ils y voudraient mettre, au profit du roi, sans oublier le leur. Une quantité fort considérable de bateaux de blés se gâtèrent sur la Loire, qu'on fut obligé de jeter à l'eau, et que le roi avait achetés, ne diminuèrent pas cette opinion, parce qu'on ne put cacher l'accident. Il est certain que le prix du blé était égal dans tous les marchés du -royaume; qu'à Paris des commissaires y mettaient le prix à main-forte, et obligeaient souvent les vendeurs à le hausser malgré eux; que sur les cris, du peuple combien cette cherté durerait, il échappa à quelques-uns des commissaires, et dans un marché à deux pas de chez moi, près Saint-Germain des Prés, cette réponse assez claire, Tant qu'il vous plaira, comme faisant entendre, poussés de compassion et d'indignation tout ensemble, tant que le peuple souffrirait qu'il n'entrât de blé dans Paris que sur les billets de d'Argenson, et il n'y en entrait pas autrement. D'Argenson, que la régence a vu tenir les sceaux, était alors lieutenant de police, et fut fait en ce même temps conseiller d'État, sans quitter la police. La rigueur de la contrainte fut poussée à bout sur les boulangers, et ce que je raconte fut uniforme par toute la France. Les intendants faisaient dans leurs généralités ce que d'Argenson faisait à Paris; et par tous les marchés, le blé qui ne se trouvait pas vendu au prix fixé, à l'heure marquée pour finir le marché, se remportait forcément, et ceux à qui la pitié le faisait donner à un moindre prix étaient punis avec cruauté.

Maréchal, premier chirurgien du roi, de qui j'ai parlé plus d'une fois, eut le courage et la probité de dire tout cela au roi, et d'y ajouter l'opinion sinistre qu'en concevait le public, les gens hors du commun, et même les meilleures têtes. Le roi parut touché, n'en sut pas mauvais gré à Maréchal; mais il n'en fut autre chose.

Il se fit en plusieurs endroits des amas prodigieux, et avec le plus grand secret qu'il fut possible. Rien n'était plus sévèrement défendu par les édits aux particuliers, et les délations également prescrites. Un pauvre homme s'étant avisé d'en faire une à Desmarets en fut rudement châtié. Le parlement s'assembla par chambres à ces désordres, ensuite dans la grand'chambre, par députés des autres chambres. La résolution y fut prise d'envoyer offrir au roi que des conseillers allassent par l'étendue du ressort, et à leurs dépens, faire la visite des blés, y mettre la police, punir les contrevenants aux édits; et de joindre une liste de ceux des conseillers qui s'offraient à ces tournées, par départements séparés. Le roi, informé de la chose par le premier président, s'irrita d'une façon étrange, voulut envoyer une dure réprimande au parlement et lui commander de ne se mêler que de juger des procès. Le chancelier n'osa représenter au roi combien ce que le parlement voulait faire était convenable, et combien cette matière était de son district, mais il appuya sur l'affection et le respect avec lequel le parlement s'y présentait, et il lui fit voir combien il était maître d'accepter ou de refuser ses offres. Ce ne fut pas sans débat qu'il parvint à calmer le roi, assez pour sauver la réprimande; mais il voulut absolument que le parlement fût au moins averti de sa part qu'il lui défendait de se mêler des blés. La scène se passa en plein conseil, où le chancelier parla seul, tous les autres ministres gardant un profond silence; ils savaient apparemment bien qu'en penser, et se gardèrent bien de rien dire sur une affaire qui regardait le ministère particulier du chancelier. Quelque accoutumé que fût le parlement ainsi que tous les autres corps aux humiliations, celle-ci lui fut très sensible. Il y obéit en gémissant.

Le public n'en fut pas moins touché, il n'y eut personne qui ne sentît que si les finances avaient été nettes de tous ces cruels manèges, la démarche du parlement ne pouvait qu'être agréable au roi et utile, en mettant cette compagnie entre lui et son peuple, et montrant ainsi qu'on n'y entendait point finesse, et cela sans qu'il en eût rien coûté de solide, ni même d'apparent à cette autorité absolue et sans bornes dont il était si vilement jaloux.

Le parlement de Bourgogne, voyant la province dans la plus extrême nécessité, écrivit à l'intendant, qui ne s'en émut pas le moins du monde. Dans ce danger si pressant d'une faim meurtrière, la compagnie s'assembla pour y pourvoir. Le premier président n'osa assister à la délibération, il en devinait apparemment plus que les autres; l'ancien des présidents à mortier y présida. Il n'y fut rien traité que de nécessaire à la chose, et encore avec des ménagements infinis; cependant le roi n'en fut pas plutôt informé qu'il s'irrita extrêmement. Il envoya à ce parlement une réprimande sévère, défense de se plus mêler de cette police, quoique si naturellement de son ressort, et ordre au président à mortier qui avait présidé à la délibération de venir, à la suite de la cour, rendre compte de sa conduite. Il partit aussitôt. Il ne s'agissait de rien moins que de le priver de sa charge. Néanmoins M. le Duc, gouverneur de la province, en survivance de M. le Prince fort malade, s'unit au chancelier pour protéger ce magistrat, dont la conduite était irréprochable; ils le sauvèrent moyennant une forte vesperie de la part du roi, qui permit après qu'il lui fit la révérence. Ainsi au bout de quelques semaines il retourna à Dijon, où on avait résolu de lui faire une entrée et de le recevoir en triomphe. En homme sage et trop expérimenté, il en redouta les suites. Il craignit même de n'obtenir pas d'être dispensé de recevoir cet honneur; mais il l'évita en mesurant son voyage de façon qu'il arriva à Dijon à cinq heures du matin, prit aussitôt sa robe, et s'en alla au parlement rendre compte de son voyage, et remercier de ce qu'on avait résolu de faire pour lui.

Les autres parlements, sur ces deux exemples, se laissèrent en tremblant sous la tutelle des intendants et dans la main de leurs émissaires. Ce fut pour lors qu'on choisit ces commissaires dont j'ai parlé, tirés tous de sièges subalternes, qui, chargés de la visite chacun d'un -certain canton, devaient juger des délits avec les présidiaux voisins, sous les yeux de l'intendant, et sans dépendance aucune des parlements.

Mais pour donner une amulette plutôt qu'une vaine consolation à celui de Paris, il fut composé un tribunal tiré de toutes ses chambres, à la tête duquel Maisons, président à mortier, fut mis, auquel devaient ressortir les appellations des sentences de ces commissaires dans les provinces. Ils ne partirent que trois mois après leur établissement. Ils firent des courses vaines, et pas un d'eux n'eut jamais aucune connaissance de cette police. Ainsi ils ne trouvèrent rien parce qu'on s'était mis en état qu'ils ne pussent rien rencontrer, par conséquent ni jugement ni appel, faute de matière. Cette ténébreuse besogne demeura ainsi entre les mains d'Argenson et des seuls intendants, dont on se garda bien de la laisser sortir ni éclairer, et elle continua d'être administrée avec la même dureté.

Sans porter de jugement plus précis sur qui l'inventa et en profita, il se peut dire qu'il n'y a guère de siècle qui ait produit un ouvrage plus obscur, plus hardi, mieux tissu, d'une oppression plus constante, plus sûre, plus cruelle. Les sommes qu'il produisit sont innombrables, et innombrable le peuple qui en mourut de faim réelle et à la lettre, et de ce qu'il en périt après des maladies causées par l'extrémité de la misère, le nombre infini de familles ruinées, et les cascades de maux de toute espèce qui en dérivèrent.

Avec cela néanmoins les payements les plus inviolables commencèrent à s'altérer. Ceux de la douane, ceux des diverses caisses d'emprunts, les rentes de l'hôtel de ville, en tous temps si sacrées, tout fut suspendu, ces dernières seulement continuées, mais avec des délais, puis des retranchements, qui désolèrent presque toutes les familles de Paris et bien d'autres. En même temps les impôts haussés, multipliés, exigés avec les plus extrêmes rigueurs, achevèrent de dévaster la France. Tout renchérit au delà du croyable, tandis qu'il ne restait plus de quoi acheter au meilleur marché; et quoique la plupart des bestiaux eussent péri faute de nourriture, et par la misère de ceux qui en avaient dans les campagnes, on mit dessus un nouveau monopole. Grand nombre de gens qui les années précédentes soulageaient les pauvres se trouvèrent réduits à subsister à grand'peine, et beaucoup de ceux-là à recevoir l'aumône en secret. Il ne se peut dire combien d'autres briguèrent les hôpitaux, naguère la honte et le supplice des pauvres, combien d'hôpitaux ruinés revomissant leurs pauvres à la charge publique, c'est-à-dire alors à mourir effectivement de faim, et combien d'honnêtes familles expirantes dans les greniers.

Il ne se peut dire aussi combien tant de misère échauffa le zèle et la charité, ni combien immenses furent les aumônes. Mais les besoins croissant à chaque instant, une charité indiscrète et tyrannique imagina des taxes et un impôt pour les pauvres. Elles s'étendirent avec si peu de mesure, en sus de tant d'autres, que ce surcroît mit une infinité de gens plus qu'à l'étroit au delà de ce qu'ils y étaient déjà, en dépitèrent un grand nombre, dont elles tarirent les aumônes volontaires, en sorte qu'outre l'emploi de ces taxes peut-être mal gérées, les pauvres en furent beaucoup moins soulagés. Ce qui a été depuis de plus étrange, pour en parler sagement, c'est que ces taxes en faveur des pauvres, un peu modérées, mais perpétuées, le roi se les est appropriées, en sorte que les gens des finances les touchent publiquement jusqu'à aujourd'hui, comme une branche des revenus du roi, jusqu'avec la franchise de ne lui avoir pas fait changer de nom.

Il en est de même de l'imposition qui se fait tous les ans dans chaque généralité pour les grands chemins, les finances se la sont appropriée encore avec la même franchise, sans lui faire changer de nom. La plupart des ponts sont rompus partout le royaume, et les plus grands chemins étaient devenus impraticables. Le commerce, qui en souffre infiniment, a réveillé. Lescalopier, intendant de Champagne, imagina de les faire accommoder par corvées, sans même donner du pain. On l'a imité partout, et il en a été fait conseiller d'État. Le monopole des employés à ces ouvrages les a enrichis, le peuple en est mort de faim et de misère à tas, à la fin la chose n'a plus été soutenable et a été abandonnée et les chemins aussi. Mais l'imposition pour les faire et les entretenir n'en a pas mains subsisté pendant ces corvées et depuis, et pas moins touchée comme une branche des revenus du roi.

Ce manége des blés a paru une si bonne ressource, et si conforme à l'humanité et aux lumières de M. le Duc et des Pâris, maîtres du royaume sous son ministère, et maintenant que j'écris, au contrôleur général Orry, le plus ignorant et le plus barbare qui administra jamais les finances, que l'un et l'autre ont saisi la même ressource, mais plus grossièrement, comme eux-mêmes, et avec le même succès de famine factice qui a dévasté le royaume.

Mais pour revenir à l'année 1709, où nous en sommes, on ne cessait de s'étonner de ce que pouvait devenir tout l'argent du royaume. Personne ne pouvait plus payer, parce que personne ne l'était soi-même; les gens de la campagne, à bout d'exactions et de non-valeurs, étaient devenus insolvables. Le commerce tari ne rendait plus rien, la bonne foi et la confiance abolies. Ainsi le roi n'avait plus de ressource que la terreur et l'usage de sa puissance sans bornes, qui, tout illimitée qu'elle fût, manquait aussi, faute d'avoir sur quoi prendre et s'exercer. Plus de circulation, plus de voies de la rétablir. Le roi ne payait plus même ses troupes, sans qu'on pût imaginer ce que devenaient tant de millions qui entraient dans ses coffres.

C'est l'état affreux où tout se trouvait réduit lorsque Rouillé, et tôt après lui Torcy, furent envoyés en Hollande. Ce tableau est exact; fidèle et point chargé. Il était nécessaire de le présenter au naturel, pour faire comprendre l'extrémité dernière où on était réduit, l'énormité des relâchements où le roi se laissa porter pour obtenir la paix, et le miracle visible de celui qui met des bornes à la mer, et qui appelle ce qui n'est pas comme ce qui est, par lequel il tira la France des mains de toute l'Europe résolue et prête à la faire périr, et l'en tira avec les plus grands avantages vu l'état où elle se trouvait réduite, et le succès le moins possible à espérer.

En attendant, la refonte de la monnaie et son rehaussement d'un tiers plus que sa valeur intrinsèque apporta du profit au roi, mais une ruine aux particuliers et un désordre dans le commerce qui acheva de l'anéantir.

Samuel Bernard culbuta Lyon par sa prodigieuse banqueroute dont la cascade fit de terribles effets. Desmarets le secourut autant qu'il lui fut possible. Les billets de monnaie et leur discrédit en furent cause. Ce célèbre banquier en fit voir pour vingt millions. Il en devait presque autant à Lyon. On lui en donna quatorze en bonnes assignations, pour tâcher de le tirer d'affaires avec ce qu'il pourrait faire de ses billets de monnaie. On a prétendu depuis qu'il avait trouvé moyen de gagner beaucoup, à cette banqueroute; mais il est vrai que, encore qu'aucun particulier de cette espèce n'eût jamais tant dépensé ni laissé, et n'ait jamais eu, à beaucoup près, un si grand crédit par toute l'Europe, jusqu'à sa mort arrivée trente-cinq ans depuis, il en faut excepter Lyon et la partie de l'Italie qui en est voisine, où il n'a jamais pu se rétablir.

Le pape enfin, poussé à bout par les exécutions militaires qui désolaient l'État ecclésiastique, le blocus de Ferrare et du fort Urbin, céda à toutes les volontés de l'empereur, et reconnut l'archiduc roi d'Espagne, sur, quoi Philippe V fit défendre au nonce, qui était à Madrid, de se présenter devant lui, fit fermer la nonciature et rompit tout commerce avec Rome, ce qui y tarit une grande source d'argent. Son ambassadeur sortit de Rome et des États du pape, et cependant les Impériaux ravageaient toujours les terres de l'Église, sans que le marquis de Prié daignât les arrêter. Il donna une comédie et un bal dans son palais, contre les plus expresses défenses du pape, qui, dans cette calamité, avait interdit tous les spectacles et les plaisirs dans Rome. Il envoya faire des remontrances à Prié. sur la fête qu'il voulait donner. Il n'en eut d'autre réponse, sinon qu'il s'y était engagé aux dames, à qui il ne pouvait manquer de parole. Le rare est qu'après ce mépris si publie, les neveux du pape y allèrent, et qu'il eut la faiblesse de le souffrir.

Tessé, voyant venir cet orage qu'il ne pouvait détourner, même par ces belles lettres qui se trouveront dans les Pièces, crut ne pouvoir pas mieux prendre son temps pour se faire une opération au derrière, pour vérifier la raison qui, politiquement, l'avait tenu depuis très longtemps chez lui pour ne se point commettre, et pour y demeurer tant qu'il le jugerait à propos sans être obligé de voir qui il ne voudrait pas, ni de sortir de chez lui. Le pape, éperdu, avait fait tout ce qu'il avoir pu pour retenir l'ambassadeur d'Espagne, et n'oubliait rien pour empêcher Tessé de partir. Toutefois la partie n'étant plus tenable, et ne faisant plus qu'un personnage inutile et honteux, il partit et s'en revint fort lentement.

En débarquant en Provence, il apprit la mort de sa femme dans sa province dont elle n'était jamais sortie, et qui s'appelait Auber, fille unique du baron d'Aunay, près de Caen, et dont il paraissait qu'il ne tenait pas grand compte. À son retour il ne laissa pas d'avoir une longue audience du roi, quoique sur un voyage dont le succès avait été fort désagréable et les affaires étaient vieillies. Telle fut celui de cette ligue d'Italie si bien pensée, mais qui échoua avant d'être formée, comme je l'ai raconté.

Malgré tant de différence d'âge et d'emplois, et de liaisons encore qui n'étaient pas les mêmes, j'étais ami intime du maréchal de Boufflers. Je fus donc ravi de sa gloire et de ses récompenses. Il n'ignorait pas combien j'étais blessé de la multiplication des ducs et pairs, et j'oserai dire qu'il se trouva flatté de ma joie de le voir revêtu de la pairie. Il crut aussi, par ce qu'il s'était passé en diverses choses de cette dignité, que j'y entendais quelque chose, tellement qu'en retournant en Flandre pour ce projet de reprendre Lille, qui n'eut pas lieu, il me pria en son absence de voir ses lettres d'érection, qu'il avait chargé le président Lamoignon de projeter, et me demanda avec confiance, et comme un vrai service, de vouloir bien travailler à les dresser avec La Vrillière, secrétaire d'État en mois, qui les devait expédier, qui était mon ami particulier, et qui voudrait bien m'en croire.

Nous les dressâmes donc La Vrillière et moi le plus avantageusement et fortement qu'il fut possible, sans outrepasser en rien dans les clauses ce que le roi avait bien voulu accorder, mais que nous exprimâmes avec toute la netteté et la clarté qui s'y put répandre.

Dès que le maréchal fut de retour, je lui conseillai de faire un effort sur sa santé pour se faire recevoir au parlement le jour même que ses lettres y seraient enregistrées, parce qu'il s'épargnerait une double fatigue de visites, et que, après le péril où il avait été dans sa maladie en Flandre, il n'était pas sage de différer un enregistrement dont dépendait la réalité de sa dignité, ni sa réception qui fixait son rang et des siens pour toujours. Il me crut et me pria de le conduire sur l'une et sur l'autre, et d'être aussi le premier de ses quatre témoins.

Je fus très sensible à cet honneur; ainsi je ne voulus pas me contenter de l'usage ordinaire qui est que le greffier vous apporte chez vous un témoignage, tout dressé et qu'on signe, ce qui est une manière de formule un peu diversifiée pour varier les quatre témoignages que le rapporteur lit tout haut en rapportant. J'en pris occasion de rendre public ce que je pensais d'un si vertueux personnage que sa dernière action venait de combler d'honneur. Je le dictai donc au greffier lorsqu'il vint chez moi, je le signai et j'en envoyai un double signé aussi au maréchal de Boufflers, dont il fut fort touché. Les trois autres témoins furent le duc d'Aumont, parce qu'il faut cieux pairs, et deux autres qui furent M. de Choiseul, doyen des maréchaux de France alors, et Beringhen, premier écuyer, tous deux chevaliers de l'ordre.

La vérification ou enregistrement des lettres d'érection et la réception du maréchal se fit tout de suite le mardi matin 19 mars. Comme il s'agissait de l'une et de l'autre à la fois, tout le parlement fut assemblé, en sorte qu'avec les pairs, les conseillers d'honneur et honoraires, et les quatre maîtres des requêtes qui s'y peuvent trouver ensemble, nous étions près de trois cents sur les fleurs de lis. Tout ce qui put s'y trouver de pairs y assista, et jamais tant de seigneurs, de gens de toutes sortes de qualités ni une telle affluence d'officiers, surtout de ceux qui sortaient de Lille.

M. le Duc prit cette occasion de mener pour la première fois M. le duc d'Enghien son fils au parlement, comme font toujours les princes du sang à l'occasion d'une réception de pair, auxquelles toutes tous se trouvent toujours. Pelletier, premier président, en fit un petit mot de compliment à M. le Duc, et y mêla fort à propos quelque chose sur M. le prince de Conti, qui venait de mourir. M. le Duc répondit si bas que personne ne put l'entendre.

Comme on s'assemblait et qu'on prenait place, arriva le nouveau pair fort accompagné, qui, outre tout ce que j'ai dit, qui vint là l'honorer, trouva par les rues et dans le palais, sur tout son passage, une si grande foule de peuple criant et applaudissant en manière de triomphes que je ne vis jamais spectacle si beau, ni si satisfaisant, ni homme si modeste que celui qui le reçut au milieu de toute cette pompe.

Tous étant en place, Le Nain, lors sous-doyen du parlement, et magistrat très vénérable (le doyen étant hors de combat), fit lecture des lettres, puis commença le rapport. Aussitôt je me levai et sortis, comme fit aussi le duc d'Aumont, et avec nous le duc de Guiche et les autres pairs, parents au degré de l'ordonnance. Les deux présidents de Lamoignon, père et fils, l'un honoraire, l'autre titulaire, sortirent après nous et aussitôt, par la petite vanité de montrer qu'ils avaient travaillé aux lettres, car ils n'avaient aucune parenté. La foule était si grande que les huissiers eurent peine à nous faire faire place. Les deux présidents se retirèrent à la cheminée, et nous vers les fenêtres, autour de notre nouveau confrère qui y était assis, et s'était un peu trouvé mal. Sitôt que l'arrêt de réception fut prononcé, les huissiers nous vinrent avertir. Les présidents de Lamoignon rentrèrent en place un moment après nous. Après que nous y fûmes tous remis, les huissiers vinrent chercher le maréchal, qui prêta son serment à la manière accoutumée et prit après sa place.

La séance se trouva de manière que son serment se fit derrière moi. Un moment après qu'il fut en place, le premier président lui fit un compliment auquel le maréchal répondit fort modestement, mais fort intelligiblement. Mon témoignage et ces deux pièces ne sont pas assez longues pour ne tenir pas place ici; j'ai cru ne devoir rien omettre de la brillante réception d'un homme si illustre. Voici le témoignage que je rendis, et que Le Nain lut tout haut le premier des quatre :

« Messire Louis, duc de Saint-Simon, pair de France, etc. a dit que M. le duc de Boufflers, dont la très ancienne maison est alliée aux plus grandes du royaume, paraît encore plus illustre par le trophée de dignités et de charges les plus éclatantes que sa vertu a ramassées sur sa tête, sans qu'il en ait jamais recherché aucune, et pour ainsi dire malgré son rare désintéressement et sa modestie singulière: c'est ce qu'a toujours montré sa conduite si uniforme dans les divers commandements des provinces et des armées qu'il a si dignement exercés, et dans lesquels il est si exactement vrai de dire qu'il a bien mérité du roi, de l'État et de chaque particulier, ainsi que dans les emplois de la cour les plus distingués par leur élévation et par leur confiance. Il s'est aussi rendu considérable dans les négociations les plus importantes; et partout il a fait également voir une probité, un attachement au roi, un amour pour l'État, qui l'ont continuellement emporté chez lui sur les considérations les plus chères aux hommes. Mais son dernier exploit est tel dans toutes ses circonstances que, s'il a mérité l'admiration effective de toute l'Europe, l'étonnement, les éloges et les honneurs inouïs des ennemis mêmes, les coeurs de tout ce qui a été plus particulièrement témoin de tous ses travaux et de sa gloire, il est bien juste que, puisqu'il se peut dire qu'il fait honneur à. sa nation, il reçoive de l'équité du roi le comble des honneurs de cette même nation, et que ceux qui en sont revêtus le reçoivent parmi eux avec joie et reconnaissance. C'est donc avec une grande vérité et un plaisir sensible que je le reconnais parfaitement digne de la pairie dont il a plu au roi de l'honorer. »

Le premier président lui dit :

« Monsieur, la cour m'a chargé de vous marquer la joie sensible qu'elle a de voir récompenser en votre personne, par la dignité éminente de duc et pair de France, les grands services que vous avez rendus depuis si longtemps au roi et à l'État, et notamment celui que vous venez de lui rendre par la longue, brave et vigoureuse défense que vous avez faite dans la ville et dans la citadelle de Lille. Vous avez fait paraître par votre prudence, vôtre activité inconcevable et votre intrépidité, tout ce qu'on pouvait attendre d'un général aussi consommé, d'un sujet aussi reconnaissant, d'un citoyen aussi affectionné que vous l'êtes. »

Le maréchal lui répondit :

« Monsieur, je n'ai point de termes assez forts pour exprimer la vive et sensible reconnaissance de l'honneur que la cour me fait. Je voudrais être digne des grâces que le roi vient de répandre sur moi, des éloges que vous me donnez, et des marques de bonté que la cour me donne en cette occasion. Si quelque chose pouvait me les faire mériter, ce ne pourrait être que mon extrême zèle et dévouement pour le service du roi et de l'État, et la parfaite vénération que j'ai pour cette auguste compagnie, et en particulier pour votre personne. »

Je ne sais comment il m'était échappé de n'avertir pas le maréchal du compliment qu'il recevrait, et de celui qu'il aurait à faire; mais il ne le fut que le matin même. En arrivant dans la grand'chambre, il nous montra et nous consulta sa réponse à M. de Chevreuse et à moi, dont il eut à peine le temps, et que nous louâmes comme elle le méritait. Aussitôt qu'il l'eut achevée, la cour se leva sans appeler de cause selon la coutume, parce que la longueur de la vérification avait emporté tout le temps. Tous les princes du sang et presque nous ‘ tous demeurâmes à la grande audience.

En sortant, le maréchal, s'adressant à ce grand nombre de gens de guerre qui se trouvèrent là, ou qui l'y avaient accompagné, surtout à ceux qui avaient été dans Lille, leur dit de fort bonne grâce: « Messieurs, tous les honneurs qu'on me fait ici, et toutes les grâces que je reçois du roi, c'est à vous que je crois les devoir, c'est votre mérité, c'est votre valeur qui me les ont attirés. Je ne dois me louer que d'avoir été à la tête de tant de braves gens qui ont fait valoir mes bonnes intentions. »

Il ne donna point de repas comme plusieurs font en cette occasion; sa santé ne lui permit pas de joindre cette fatigue à toute celle qu'il venait d'essuyer.

Il dut être bien content des applaudissements universels, et encore plus de lui-même, surtout de la modestie et de la simplicité qu'il y montra d'une façon si naturelle, et qui achevèrent de le faire estimer digne de l'éclat qu'il savait si bien supporter.

Il fut remarquable que le propre jour du triomphe du défenseur de Lille fut celui même de l'éclair qui précéda la foudre lancée contre celui qui n'avait pas voulu le secourir; car ce fut le soir du jour de la réception au parlement du maréchal de Boufflers, que le comte de Toulouse dit, par ordre du roi, au comte d'Évreux qu'il ne servirait plus.

Le roi, après avoir fait ses pâques le samedi saint, à son ordinaire, se trouva surpris d'une forte colique, en travaillant l'après-dînée avec, le P. Tellier à la distribution des bénéfices. Il ne put entendre qu'une messe basse le jour de Pâques, et fut cinq ou six jours à ne voir presque personne, au bout desquels il n'y parut plus.

Marseille vaquait, dont le frère du comte de Luc avait été évêque longtemps, qui a voit passé à Aix, d'où il est enfin venu à Paris où il a succédé immédiatement au cardinal de Noailles, sans en rien retracer, aussi était-ce pour tout le contraire qu'il y fut mis. À Marseille le roi nomma l'abbé de Belsunce, fils d'une soeur de M. de Lauzun. C'était un saint prêtre, nourrisson favori du P. Tellier, qui avait été longtemps jésuite, et que les jésuites mirent hors de chez eux dans l'espérance de s'en servir plus utilement, en quoi ils ne se trompèrent pas. Il était trop saint et trop borné, trop ignorant et trop incapable d'apprendre pour leur faire le moindre honneur, ni le plus léger profit. Évêque, il imposa avec raison par la pureté de ses moeurs, par son zèle, par sa résidence et son application à son diocèse, et y devint illustre par les prodiges qu'il y fit dans le temps de la peste, et après par le refus de l'évêché de Laon, pour ne pas quitter sa première épouse.

Son aveuglement pour les jésuites, et son ignorance qui parut profonde à surprendre, le livra avec fureur à la constitution dont il pensa être cardinal. Mais au fait et au prendre, il fallait aux Romains et aux Jésuites un homme dans cette dignité dont ils pussent faire un autre usage que de dire ce qu'ils lui auraient soufflé à mesure, et de signer avec abandon tout ce qu'ils lui auraient présenté. Si un homme aussi pur d'intention et aussi distingué par tout ce que je viens de dire, avait pu se déshonorer, il l'aurait été par son fanatisme sur la constitution, par les écrits étranges en tout sens qu'il adopta et signa comme siens, et surtout par le personnage indigne en lui, infâme en tout autre, qu'il fit en ce brigandage d'Embrun .

M. de Lauzun fut aussi aise de l'épiscopat de son neveu que l'aurait pu être le plus petit bourgeois, tant les plus petites choses qui avaient l'air de grâces lui étaient sensibles.

CHAPITRE IX. §

Mort de M. le Prince; son caractère. — Mlle de Tours chassée de chez Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince, par ordre du roi, obtenu par le P. Tellier. — Ducs et princes et leurs femmes font leurs visites sur la mort de M. le Prince en manteaux et en mantes, par ordre du roi, et l'exécutent d'une manière ridicule. — Eau bénite de M. le Prince. — Époque de l'entrée des domestiques des princes du sang dans le carrosse du roi. — Suite de cette usurpation. — Autre entreprise. — Autre nouveauté. — Grand dégoût au duc de Bouillon. — Le corps de M. le Prince conduit à Valery par M. de Fréjus, depuis cardinal de Fleury, et reçu par l'archevêque de Sens, en présence de M. le Duc et de ses seuls domestiques. — Service à Notre-Dame en présence des cours supérieures. — Ducs parents invités. — Cardinal de Noailles officiant, se retire à la sacristie après l'évangile, parce que la parole fut adressée à M. le Duc à l'oraison funèbre. — Méchanceté atroce de M. le Duc sur moi absent. — Le roi ni les fils de France ne visitent Mme la princesse de Conti ni Mme la Princesse qu'à Versailles. — Progression des biens de la maison de Condé. — M. le Duc ne change point de nom.

M. le Prince, qui depuis plus de deux ans ne paraissait plus à la cour, mourut à Paris un peu après minuit, la nuit du dimanche de Pâques au lundi, dernier mars et 1er avril, en sa soixante-sixième année.

C'était un petit homme très mince et très maigre, dont le visage d'assez petite mine ne laissait pas d'imposer par le feu et l'audace de ses yeux, en un composé des plus rares qui se soit guère rencontré. Personne n'a eu plus d'esprit et de toutes sortes d'esprit, ni rarement tant de savoir en presque tous les genres, et pour la plupart à fond, jusqu'aux arts et aux mécaniques, avec un goût exquis et universel. Jamais, encore une valeur plus franche et plus naturelle, ni une plus grande envie de faire; et quand il voulait plaire, jamais tant de discernement, de grâces, de gentillesse, de politesse, de noblesse, tant d'art caché coulant comme de source. Personne aussi n'a jamais porté si loin l'invention, l'exécution, l'industrie, les agréments ni la magnificence des fêtes, dont il savait surprendre et enchanter, et dans toutes les espèces imaginables.

Jamais aussi tant de talents inutiles, tant de génie sans usage, tant et si continuelle et, si vive imagination, uniquement propre à être son bourreau et le fléau des autres; jamais tant d'épines et de danger dans le commerce, tant et de si sordide avarice, et de manéges bas et honteux, d'injustices, de rapines, de violences; jamais encore tant de hauteur, de prétentions sourdes, nouvelles, adroitement conduites, de subtilités d'usages, d'artifices à les introduire imperceptiblement, puis de s'en avantager, d'entreprises hardies et inouïes, de conquêtes à force ouverte; jamais en même temps une si vile bassesse, bassesse sans mesure aux plus petits besoins, ou possibilité d'en avoir; de là dette cour rampante aux gens de robe et des finances, aux commis et aux valets principaux, cette attention servile aux ministres, ce raffinement abject de courtisan auprès du roi, de là encore ses hauts et bas continuels avec tout le reste. Fils dénaturé, cruel père, mari terrible, maître détestable, pernicieux voisin, sans amitié, sans amis, incapable d'en avoir, jaloux, soupçonneux, inquiet sans aucun relâche, plein de manèges et d'artifices à découvrir et à scruter tout, à quoi il était occupé sans cesse aidé d'une vivacité extrême et d'une pénétration surprenante, colère et d'un emportement à se porter aux derniers excès même sur des bagatelles, difficile en tout à l'excès, jamais d'accord avec lui-même, et tenant tout chez lui dans le tremblement; à tout prendre, la fougue, et l'avarice étaient ses maîtres qui le gourmandaient toujours. Avec cela un homme dont on avait peine à se défendre quand il avait entrepris d'obtenir par les grâces, le tour, la délicatesse de l'insinuation et de la flatterie, l'éloquence naturelle qu'il employait, mais parfaitement ingrat des plus grands services, si la reconnaissance ne lui était utile à mieux.

On a vu (t. III, p. 60), sur Rose, ce qu'il savait faire à ses voisins dont il voulait les terres, et la gentillesse du tour des renards. L'étendue qu'il sut donner à Chantilly et à ses autres terres, par de semblables voies, est incroyable, aux dépens de gens qui n'avaient ni l'audace de Rose ni sa familiarité avec le roi; et la tyrannie qu'il y exerçait était affreuse. Il déroba pour rien, à force de caresses et de souplesses, la capitainerie de Senlis et de la forêt d'Hallastre, dans laquelle Chantilly est compris, à mon oncle et à la marquise de Saint-Simon, alors fort vieux, qui, en premières noces, était, comme je l'ai dit ailleurs, veuve de son grand-oncle, frère de la connétable de Montmorency, sa grand'mère. Il leur fit accroire que le roi allait supprimer ces capitaineries éloignées des maisons royales; qu'ils perdraient celles-là qui, entre ses mains, serait conservée. Ils donnèrent dans le panneau et la lui cédèrent. Le roi n'avait pas pensé à en supprimer pas une. M. le Prince leur fit urne galanterie de deux cents pistoles: et se moqua de leur crédulité; mais, à la vérité, tant qu'ils vécurent, il les laissa, et même leurs gens, maîtres de la chasse, comme ils l'étaient auparavant. Dès qu'elle fut entre ses mains il ne cessa de l'étendre de ruse et de force, et de réduire au dernier esclavage tout ce qui y était compris, et ce fut un pays immense .

Il n'eut les entrées chez le roi, et encore non les plus grandes, qu'avec les survivances de sa charge et de son gouvernement pour son fils, en le mariant à la bâtarde du roi; et tandis que, à ce titre de gendre et de belle-fille, son fils et sa fille étaient, entre le souper du roi et son coucher, dans son cabinet avec lui, les autres légitimités et la famille royale, il dormait le plus souvent sur un tabouret au coin de la porte, où je l'ai maintes fois vu ainsi attendant avec tous les courtisans que le roi vint se déshabiller.

La duchesse du Maine le tenait en respect; il courtisait M. du Maine qui lui rendait peu de devoirs, et qui le méprisait. Mme la Duchesse le mettait au désespoir, entre le courtisan et le père, sur lequel le courtisan l'emportait presque toujours.

Sa fille mariée avait doucement secoué le joug. Celles qui ne l'étaient pas le portaient dans toute sa pesanteur; elles regrettaient la condition des esclaves. Mlle de Condé en mourut, de l'esprit, de la vertu et du mérite de laquelle on disait merveilles.

Mlle d'Enghien, laide jusqu'au dégoût, et qui n'avait rien du mérite de Mlle de Condé, lorgna longtemps, faute de mieux, le mariage de M. de Vendôme, aux risques de sa santé et de bien d'autres considérations. M. et Mme du Maine, de pitié, et aussi par intérêt de bâtardise, se mirent en tête de le faire réussir. M. le Prince le regardait avec indignation. Il sentait la honte du double mariage de ses enfants avec ceux du roi, mais il en avait tiré les avantages. Celui-ci ne l'approchait point du roi, et ne pouvait lui rien produire d'agréable. Il n'osait aussi le dédaigner, à titre de bâtardise, beaucoup moins résister au roi, si poussé par M. du Maine, il se le mettait en gré, tellement qu'il prit le parti de la fuite, et de faire le malade près de quinze mois avant qu'il le devint de la maladie dont il mourut, et ne remit jamais depuis les pieds à la cour, faisant toujours semblant d'y vouloir aller, pour s'y faire attendre, et cependant gagner du temps, et n'être pas pressé.

M. le prince de Conti, qui lui rendait bien plus de devoirs que M. le Duc, et dont l'esprit était si aimable, réussissait auprès de lui mieux que nul autre, mais il n'y réussissait pas toujours. Pour M. le Duc ce n'était que bienséance. Ils se craignaient tous deux: le fils, un père fort difficile et plein d'humeur et de caprices; le père, un gendre du roi; mais souvent le pied ne laissait pas de glisser au père, et ses sorties sur son fils étaient furieuses.

Mme la Princesse était sa continuelle victime. Elle était également laide, vertueuse et sotte; elle était un peu bossue, et avec cela un gousset fin qui se faisait suivre à la piste, même de loin. Toutes ces choses n'empêchèrent pas M. le prince d'en être jaloux jusqu'à la fureur, et jusqu'à sa mort. La piété, l'attention infatigable de Mme la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice, ne la purent garantir ni des injures fréquentes ni des coups de pied et de poing qui n'étaient pas rares. Elle n'était pas maîtresse des plus petites choses; elle n'en osait demander ni proposer aucune. Il la faisait partir à l'instant que la fantaisie lui en prenait pour aller d'un lieu à un autre. Souvent montée en carrosse, il l'en faisait descendre, ou revenir du bout de la rue, puis recommençait l'après-dînée ou le lendemain. Cela dura une fois quinze jours de suite pour un voyage de Fontainebleau. D'autres fois, il l'envoyait chercher à l'église, lui faisait quitter la grand'messe, et quelquefois la mandait au moment qu'elle allait communier; et il fallait revenir à l'instant, et remettre sa communion à une autre fois. Ce n'était pas qu'il eût besoin d'elle, ni qu'elle osât faire la moindre démarche, ni celle-là même sans sa permission; mais les fantaisies étaient continuelles.

Lui-même était toujours incertain. Il avait tous les jours quatre dîners prêts: un à Paris, un à Écouen, un à Chantilly, un où la cour était. Mais la dépense n'en était pas forte: c'était un potage, et la moitié d'une poule rôtie sur une croûte de pain, dont l'autre moitié servait pour le lendemain.

Il travaillait tout le jour à ses affaires, et courait Paris pour la plus petite. Sa maxime était de prêter et d'emprunter tant qu'il pouvait aux gens du parlement pour les intéresser eux-mêmes dans ses affaires, et avoir occasion de se les dévouer par ses procédés avec eux; aussi était-il bien rare qu'il ne réussît dans toutes celles qu'il entreprenait, pour lesquelles il n'oubliait ni soins ni sollicitations.

Toujours enfermé chez lui, et presque point visible à la cour comme ailleurs, hors les temps de voir le roi ou les ministres, s'il avait à parler à ceux-ci, qu'il désespérait alors par ses visites allongées et redoublées. Il ne donnait presque jamais à manger et ne recevait personne à Chantilly, où son domestique et quelques jésuites savants lui tenaient compagnie, très rarement d'autres gens; mais quand il faisait tant que d'y en convier, il était charmant. Personne au monde n'a jamais si parfaitement fait les honneurs de chez soi; jusqu'au moindre particulier ne pouvait être si attentif. Aussi cette contrainte, qui pourtant ne paraissait point, car toute sa politesse et ses soins avaient un air d'aisance et de liberté merveilleuse, faisait qu'il n'y voulait personne.

Chantilly était ses délices. Il s'y promenait toujours suivi de plusieurs secrétaires avec leur écritoire et du papier, qui écrivaient à mesure ce qui lui passait par l'esprit pour raccommoder et embellir. Il y dépensa des sommes prodigieuses, mais qui ont été des bagatelles en comparaison des trésors que son petit-fils y a enterrés et [des] merveilles qu'il y a faites.

Il s'amusait assez aux ouvrages d'esprit et de science, il en lisait volontiers et en savait juger avec beaucoup de goût, de profondeur et de discernement. Il se divertissait aussi quelquefois à des choses d'arts et de mécaniques auxquelles il se connaissait très bien.

Autrefois il avait été amoureux de plusieurs dames de la cour, alors rien ne lui coûtait. C'était les grâces, la magnificence, la galanterie même, un Jupiter transformé en pluie d'or. Tantôt il se travestissait en laquais, une autre fois en revendeuse à la toilette, tantôt d'une autre façon. C'était l'homme du monde le plus ingénieux. Il donna une fois une fête au roi, qu'il cabala pour se la faire demander, uniquement pour retarder un voyage en Italie d'une grande dame qu'il aimait et avec laquelle il était bien, et dont il amusa le mari à faire les vers. Il perça tout un côté d'une rue près de Saint-Sulpice par les maisons, l'une dans l'autre, qu'il loua toutes et les meubla pour cacher ses rendez-vous.

Jaloux aussi et cruellement de ses maîtresses, il eut entre autres la marquise de Richelieu, que je nomme parce qu'elle ne vaut pas la peine d'être tue. Il en était éperdument amoureux, et dépensait des millions pour elle et pour être instruit de ses déportements. Il sut que le comté de Roucy partageait ses faveurs (et c'est elle à qui ce spirituel comte proposait bien sérieusement de faire mettre du fumier à sa porte pour la garantir du bruit des cloches dont elle se plaignait). M. le Prince reprocha le comte de Roucy à la marquise de Richelieu qui s'en défendit fort. Cela dura quelque temps. Enfin, M. le Prince, outré d'amour, d'avis certains et de dépit, redoubla ses reproches, et les prouva si bien qu'elle se trouva prise. La frayeur de perdre un amant si riche et si prodigue lui fournit sur-le-champ un excellent moyen de lui mettre l'esprit en repos. Elle lui proposa de donner, de concert avec lui, un rendez-vous chez elle au comte de Roucy, où M. le Prince aurait des gens apostés pour s'en défaire. Au lieu du succès qu'elle se promettait d'une proposition si humaine et si ingénieuse, M. le Prince en fut tellement saisi d'horreur qu'il en avertit le comte de Roucy, et ne la revit de sa vie.

Ce qui ne se peut comprendre, c'est qu'avec tant d'esprit, d'activité, de pénétration, de valeur et d'envie de faire et d'être, un aussi grand homme à la guerre que l'était M. son père n'ait jamais pu lui faire comprendre les premiers éléments de ce grand art. Il en fit longtemps son étude et son application principale; le fils y répondit par la sienne, sans que jamais il ait pu acquérir la moindre aptitude à aucune des parties de la guerre, sur laquelle M. son père ne lui cachait rien, et lui expliquait tout à la tête des armées. Il l'y eut toujours avec lui, voulut essayer de le mettre en chef, y demeurant néanmoins pour lui servir de conseil, quelquefois dans les places voisines, et à portée, avec la permission du roi, sous prétexte de ses infirmités. Cette manière de l'instruire ne lui réussit pas mieux que les autres. Il désespéra d'un fils doué pourtant de si grands talents, et il cessa enfin d'y travailler, avec toute la douleur qu'il est aisé d'imaginer. Il le connaissait et le connut de plus en plus; mais la sagesse contint le père, et le fils était en respect devant cet éclat de gloire, qui environnait le grand Condé.

Les quinze ou vingt dernières années de la vie de celui dont on parle ici furent accusées de quelque chose de plus que d'emportement et de vivacité. On crut y remarquer des égarements, qui ne demeurèrent pas tous renfermés dans sa maison. Entrant un matin chez la maréchale de Noailles, dans son appartement de quartier, qui me l'a conté, comme on faisait son lit et qu'il n'y avait plus que la courte pointe à y mettre, il s'arrêta un moment à la porte, où s'écriant avec transport: « Ah! le bon lit, le bon lit! » prit sa course, sauta dessus, se roula dessus sept ou huit tours en tous les sens, puis descendit et fit excuse à la maréchale, et lui dit que son lit était si propre et si bien fait, qu'il n'y avait pas moyen de s'en empêcher, et cela sans qu'il y eût jamais rien eu entre eux, et dans un âge où la maréchale, qui avait toute sa vie été hors de soupçon, n'en pouvait laisser naître aucun. Ses gens demeurèrent stupéfaits, et elle bien autant qu'eux. Elle en sortit adroitement par un grand éclat de rire et par plaisanter.

On disait tout bas qu'il y avait des temps où tantôt il se croyait chien, tantôt quelque autre bête dont alors il imitait les façons; et j'ai vu des gens très dignes de foi qui m'ont assuré l'avoir vu au coucher du roi pendant le prier-Dieu, et lui cependant près du fauteuil, jeter la tête en l'air subitement plusieurs fois de suite, et ouvrir la bouche toute grande comme un chien qui aboie, mais sans faire de bruit. Il est certain qu'on était des temps considérables sans le voir, même ses plus familiers domestiques, hors un seul vieux valet de chambre qui avait pris, empire sur lui, et qui ne s'en contraignait pas.

Dans les derniers temps de sa vie, et même la dernière année, il n'entra et ne sortit rien de son corps qu'il ne le vît peser lui-même, et qu'il n'en écrivit la balance, d'où il résultait des dissertations qui désolaient ses médecins.

La fièvre et la goutte l'attaquèrent à reprises. Il augmenta son mal par son régime trop austère, par une solitude où il ne voulait voir personne, même le plus souvent de sa plus intime famille, par une inquiétude et des précisions qui le jetèrent dans des transports de fureur.

Finot, son médecin, et le nôtre de tout, temps et de plus notre ami, ne savait que devenir avec lui. Ce qui l'embarrassa le plus, à ce qu'il nous a confié plus d'une fois, fut que M. le Prince ne voulut plus rien prendre, dit qu'il était mort, et pour toute raison que les morts ne mangeaient point. Si fallait-il pourtant qu'il prît quelque nourriture ou qu'il mourût véritablement. Jamais on ne put lui persuader qu'il vivait, et que, par conséquent, il fallait qu'il mangeât. Enfin, Finot et un autre médecin qui le voyait le plus ordinairement avec lui, s'avisèrent de convenir, qu'il était mort, mais de lui soutenir qu'il y avait dés morts qui mangeaient. Ils offrirent de lui en produire, et en effet ils lui amenèrent quelques gens sûrs et bien recordés qu'il ne connaissait point et qui firent les morts tout comme lui, mais qui mangeaient. Cette adresse le détermina, mais il ne voulait manger qu'avec eux et avec Finot. Moyennant cela, il mangea très bien, et cette fantaisie dura assez longtemps, dont l'assiduité désespérait Finot, qui toutefois mourait de rire en nous racontant ce qui se passait, et les propos de l'autre monde qui se tenaient à ces repas. Il vécut encore longtemps après.

Sa maladie augmentant, Mme la Princesse se hasarda de lui demander s'il ne voulait point penser à sa conscience et voir quelqu'un; il se divertit assez longtemps à la rebuter. Il y avait déjà quelques mois qu'il voyait le P. de La Tour en cachette, le même général de l'Oratoire qui avait assisté Mlle de Condé et M. le prince de Conti. Il avait envoyé proposer à ce père de le venir voir en bonne fortune, la nuit et travesti. Le messager fut un sous-secrétaire, confident unique de ce secret. Le P. de La Tour, surpris au dernier point d'une proposition si sauvage, répondit que le respect qu'il devait à M. le Prince l'en gagerait à le voir avec toutes les précautions qu'il voudrait lui imposer, mais que, quelque justice qu'il eût droit d'attendre de sa maison, il ne pouvait dans son état et dans sa place consentir à se travestir, ni à quitter le frère qui l'accompagnait toujours, mais qu'avec son habit et ce frère tout lui serait bon, pourvu encore qu'il rentrât à l'Oratoire avant qu'on y fût retiré. M. le Prince passa ces conditions. Quand il le voulait voir, ce sous-secrétaire allait à l'Oratoire, s'y mettait dans un carrosse de remise avec le général et son compagnon, les menait à une petite porte ronde d'une maison qui répondait à l'hôtel de Condé, et par de longs et d'obscurs détours, souvent la lanterne à la main et une clef dans une autre, qui ouvrait et fermait sur eux un grand nombre de portes, le conduisait jusque dans la chambre de M. le Prince. Là, tête à tête avec lui, [le P. de La Tour] quelquefois le confessait, le plus souvent l'entretenait. Quand M. le Prince en avait pris sa suffisance ou que l'heure pressait, car il le retenait souvent longtemps, le même homme rentrait dans la chambre, et le remenait par les mêmes détours jusqu'au carrosse où le frère les attendait, et de là à l'Oratoire de Saint-Honoré.

C'est le P. de La Tour qui me l'a conté depuis, et la surprise et la joie de Mme la Princesse, quand M. le Prince lui apprit enfin qu'il le voyait ainsi depuis quelques mois. Alors il n'y eut plus de mystère; le P. de La Tour fut mandé à découvert, et se rendit assidu pendant le peu de semaines que M. le Prince vécut depuis.

Les jésuites y furent cruellement trompés. Ils se croyaient en possession bien assurée d'un prince élevé chez eux, qui leur avait donné son fils unique dans leur collège, qui n'avait qu'eux à Chantilly et toujours pour compagnie, qui vivait avec eux en entière familiarité. Leur P. Lucas, homme dur, rude, grossier, quoique souvent supérieur dans leurs maisons, était son confesseur en titre, qui véritablement ne l'occupait guère, mais qu'il envoya chercher dans une chaise de poste, jusqu'à Rouen, tous les ans, à Pâques, où il était recteur. Ce père y apprit son extrémité, arriva là-dessus par les voitures publiques, et ne put ni le voir ni se faire payer son voyage. L'affront leur parut sanglant. M. le Prince pratiqua ainsi ce que j'ai rapporté que le premier président Harlay dit un jour aux jésuites et aux pères de l'Oratoire en face, qui étaient ensemble chez lui pour une affaire, en les reconduisant devant tout le monde: « Qu'il est bon, » se tournant aux jésuites, « de vivre avec vous, mes pères! » et tout de suite se tournant aux pères de l'Oratoire: « et de mourir avec vous, mes pères ! »

Cependant la maladie augmenta rapidement et devint extrême. Les médecins le trouvèrent si mal la nuit de Pâques qu'ils lui proposèrent les sacrements pour le lendemain. Il disputa contre eux, puis leur dit qu'il les voulait donc recevoir tout à l'heure, que ce serait chose faite, et qui le délivrerait du spectacle qu'il craignait. À leur tour, les médecins disputèrent sur l'heure indue, et que rien ne pressait si fort. À la fin, de peur de l'aigrir, ils consentirent. On envoya à l'Oratoire et à la paroisse, et il reçut ainsi brusquement les derniers sacrements. Fort peu après, il appela M. le Duc qui pleurait, régla tout avec lui et avec Mme la Princesse, la congédia avec des marques d'estime et d'amitié, et lui dit où était son testament. Il retint M. le Duc, avec qui il ne s'entretint plus que des honneurs qu'il voulait à ses obsèques, des choses omises à celles de M. son père qu'il ne fallait pis oublier aux siennes, et même y prendre bien garde; répéta plusieurs fois qu'il ne craignait point la mort, parce qu'il avait pratiqué la maxime de M. son père que pour n'appréhender point les périls de près, il fallait s'y accoutumer de loin; consola son fils, ensuite l'entretint des beautés de Chantilly, des augmentations qu'il y avait projetées, des bâtiments qu'il y avait commencés exprès pour obliger à les achever après lui, d'une grande somme d'argent comptant destinée à ces dépenses et du lieu où elle était; et persévéra dans ces sortes d'entretiens jusqu'à ce que la tête vînt à se brouiller. Le P. de La Tour et Pinot étaient cependant retirés à un coin de la chambre, de qui j'ai appris ce détail. Ce prince laissa une grande idée de sa fermeté, et une bien triste de l'emploi de ses dernières heures.

Finissons par un trait de Verrillon, que tout le monde a tant connu, et qui était demeuré avec lui après avoir été à M. son père sur un pied d'estime et de considération. Pressé un jour à Chantilly d'acheter une maison qui en était fort proche: « Tant que j'aurai l'honneur de vos bonnes grâces, dit-il à M. le Prince, je ne saurais être trop près de vous ainsi je préfère ma chambre ici à un petit château au voisinage; et si j'avais le malheur de les perdre, je ne saurais être trop loin de vous: ainsi, la terre d'ici près, m'est fort inutile. »

Qui que ce soit, ni domestiques, ni parents, ni autres ne regretta M. le Prince, que M. le Duc que le spectacle toucha un moment, et qui se trouva bien affranchi, et Mme la Princesse, qui eut honte de ses larmes jusqu'à en faire excuse dans son particulier. Quoique ses obsèques aient duré longtemps, achevons-les tout de suite pour n'avoir plus à y revenir: l'extrême singularité d'un homme si marqué m'a paru digne d'être rapportée; mais n'oublions pas la vengeance des jésuites qui fut le coup d'essai du P. Tellier.

Ils venaient de manquer Mme de Condé, tout nouvellement M. le prince de Conti; et M. le Prince, après avoir toujours été à eux lorsqu'il s'était confessé, leur échappait à la mort. Ne pouvant se prendre aux princes ni aux princesses du sang, et toutefois voulant un éclat qui intimidât les familles, ils se ruèrent sur Mlle de Tours; c'était une demoiselle d'Auvergne sans aucun bien; qui avait beaucoup de mérite, d'esprit et de piété. Elle avait vécu chez Mme de Montgon jusqu'à sa mort, parce qu'elle était parente de son mari; elle s'y était fait connaître et considérer de beaucoup de dames de la cour; elle espérait même obtenir de quoi vivre par Mme de Maintenon lorsqu'elle perdit Mme de Montgon. Elle fit alors pitié à tout le monde, on en parla à Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince qui la retira auprès d'elle. Sa vertu la rendit suspecte aux jésuites, à qui l'hôtel de Conti l'était déjà de tout temps, à cause de l'ancien chrême du vieux hôtel de Conti, qui en effet s'était un peu communiqué à celui-ci, même à celui de la fille du roi. Mlle de Tours fut donc accusée d'avoir introduit le P. de La Tour auprès du prince de Conti, et ensuite par Mme la Princesse et Mme la princesse sa fille auprès de M. le Prince. Bien que justifiée avec chaleur par Mme la princesse de Conti sur ces deux points, rien ne la put garantir. Mme la princesse de Conti eut ordre précis de la mettre hors de chez elle. La pauvre fille, outre tout ce qu'elle y perdait, ne savait où se retirer. Pas un couvent dans Paris qui osât la recevoir, point d'amie qui crût s'y pouvoir commettre. La province, où et comment? Au bout de quelques jours les jésuites, impatients de lavoir encore à l'hôtel de Conti, et plus encore du bruit que cette violence faisait, eurent un ordre de la recevoir pour le couvent qu'elle choisirait. Mme la princesse de Conti lui continua la pension qu'elle lui avait donnée, et au bout de quelques années obtint la permission de la reprendre chez elle, où elle est demeurée jusqu'à sa mort. Outre qu'il n'y avait aucun prétexte à ce traitement, les jésuites ne prirent seulement pas la peiné d'en chercher, et voulurent que le crime imputé d'avoir introduit le P. de La Tour pour assister ces princes fût la matière connue et seule de la punition.

Dès que M. le Prince fut mort, Espinac, capitaine des gardes de M. le Duc comme gouverneur de Bourgogne, le fut dire au roi de sa part, qui le même jour envoya le duc de Tresmes faire compliment de sa part à la famille, sur ce que Villequier, depuis duc d'Aumont et premier gentilhomme de la chambre aussi, y avait été envoyé à la mort de feu M. le Prince, père de celui-ci. Le jeudi, 4 avril, M. le Duc vint à Versailles.

On se souviendra de la prétention nouvelle des princes du sang de s'égaler aux fils et petits-fils de France pour les visites en manteau long aux occasions de grands deuils de famille, et qu'à la mort de Mme d'Armagnac, l'année précédente, comme je l'ai rapporté alors, ils firent par les bâtards associés en tout à leur rang, que M. le Grand eût commandement du roi que ses enfants le visitassent en manteau long, ce qu'ils furent obligés de subir. M. le Grand n'échappa pour sa personne que parce que les maris veufs ne vont point que chez le roi. À la mort de M. le prince de Conti, M. le Duc prétendit la même chose, interprétant l'ordre du roi des deuils actifs et passifs; mais personne, ducs, princes ni autres, ne voulut prendre de manteau, et le roi, qui sentait la nouveauté de la prétention, et qui ne voulut pourtant pas décider contre les princes du sang, les lassa sans rien ordonner, tellement que M. le Duc qui s'en aperçut déclara que M. le prince de Conti était incommodée et fort fatigué; Mme la princesse de Conti, trop affligée, Mlles ses filles trop assidûment auprès d'elle pour recevoir personne, et qu'ils ne verraient qui que ce soit.

Six semaines après la mort de M. le Prince, prévue et arrivée, il n'y eut pas lieu à tergiverser davantage. M. le duc, arrivant à Versailles trois jours après, fit publier qu'ils recevraient le lendemain les visites, mais personne sans manteau; ce fut afficher en vain; il attendit tout le vendredi, ainsi que le prince de Conti et M. du Maine, chacun dans leur appartement, sans que personne s'y présentât, sinon deux ou trois hommes non titrés qui furent refusés, parce qu'ils étaient sans manteau. M. le Duc s'était trop commis pour reculer. Il fit par M. du Maine qui en partageait l'honneur avec lui, que le roi envoyât sur la fin de cette journée M. le comte de Toulouse chez eux en grand manteau, après quoi il compta que cela irait tout de suite, mais il fallut encore un ordre qui fut négocié le soir, et que le roi donna le lendemain à M. de Beauvilliers pour les dues, et à M. le Grand pour les princes, ajoutant que M. le comte de Toulouse y ayant été en manteau, il n'y avait plus de difficulté. La réponse était bien aisée, qui est le réciproque, mais les fils de France et M. le duc d'Orléans, qui y perdaient cette distinction d'avec les princes du sang, n'osant souffler de peur des bâtards, ducs et princes n'eurent qu'à se taire.

Tous y allèrent donc le samedi après midi, mais tous comme de concert, hommes et femmes, d'une manière si indécente qu'elle tint fort de l'insulte. On affecta généralement des cravates de dentelles au lieu de rabats de deuil et des collerettes de même sous les mantes, et des rubans de couleur dans la tête; les hommes, des bas de couleur blancs ou rouges, peu même de bruns, des perruques nouées et poudrées blanc, et les deux sexes des gants blancs, et les dames bordés de couleur: en un mot, une franche mascarade. La manière d'entrer et de sortir fut tout aussi ridicule, à peine faisait-on la révérence en entrant, on ne disait mot, on se regardait les uns les autres en riant; un moment après on sortait; ducs et princes se laissaient conduire jusqu'à la galerie par les princes du sang, sans leur dire une parole; leurs femmes de même par les princesses jusqu'à l'antichambre; souvent on jetait son manteau avant qu'ils fussent hors de vue, et ces manteaux qu'on ne prenait qu'en entrant, on les mettait tout de travers; les princes du sang le sentirent vivement, mais, contents de leur victoire, n'osèrent rien dire en cette introduction; ils eurent même tant de peur qu'on ne s'excusât faute de manteaux qu'il y en avait des piles à leur porte, qu'on présentait et qu'on reprenait avec toutes sortes de respect et sans rien demander. Personne n'y alla ensemble; en un mot on fit du pis qu'on put.

M. le duc d'Enghien était chez M. le Duc, qui crut montrer par là un grand ménagement, pour ne pas faire aller chez lui à la ville. Les princes du sang étaient en grand manteau et en rabat, dans tout l'appareil lugubre, et les princesses du sang en mantes, tant que les visites durèrent.

Le dimanche suivant le roi les alla voir, et Mme la duchesse de Bourgogne ensuite, mais elle ne fut point chez les princes ni aucunes dames. Mme la Duchesse, grosse de sept mois, reçut toutes ses visites au lit, ayant Mlles de Bourbon et de Charolais dans sa chambre, en mantes, qui faisaient les honneurs et qui ne reçurent point de visites chez elles.

M. le prince de Conti, sa queue portée par Pompadour et accompagné du duc de Tresmes comme due, fut, le mardi 9 avril, donner l'eau bénite de la part du roi, dont la cérémonie fut pareille à celle de feu M. le prince de Conti que j'ai rapportée; il s'y vit deux nouvelles usurpations, dont la première se hasarda à celle de M. le prince de Conti et se confirma en celle-ci; c'est que La Noue, gouverneur de M. le duc d'Enghien, monta dans le carrosse du roi et, s'y mit à la portière. En celle-ci, celui de M. le prince de Conti en fit autant. On a vu (t. Ier, p. 365) les différences des principaux domestiques des fils et petits-fils de France d'avec ceux des princes du sang bien expliquées et bien prouvées, et par faits, dont deux principales sont que ces derniers n'entrent point dans les carrosses et ne mangent point avec le roi, etc. Il en fut en cette occasion comme de la visite en manteau. L'association des bâtards aux mêmes distinctions, rangs et honneurs des princes du sang, empêcha les fils de France et M. le duc d'Orléans de se plaindre. Les bâtards qui eurent à Marly, à table et dans les carrosses leurs dames d'honneur, et à Marly chacun leurs principaux domestiques, sans que les princes du sang, même gendres et petits-fils, aient pu l'obtenir pour les leurs, ni Mme la Princesse et Mme la princesse de Conti sa fille pour leurs dames d'honneur, les bâtards, dis-je, n'osèrent rien dire en cette occasion, la première où jamais domestique de prince du sang, même chevalier de l'ordre, ait mis le pied dans les carrosses. Le roi, qui sentit ce qu'il faisait pour ses enfants à cet égard, ne voulut rien dire à chose faite, qui passa à la faveur de la jeunesse de ces princes qu'on ne pouvait guère séparer de leur gouverneur. Mais cette entreprise, qui ne fut pas répétée du vivant du roi, se déborda dans tous les excès, lorsque après lui M. le Duc fut le maître, d'où il résulta qu'il n'y eut plus de distinction, de bornes ni de mesures à manger avec le roi et à entrer dans ses carrosses, une des grandes sources de la confusion d'aujourd'hui.

L'autre entreprise, toute neuve à cette eau bénite et qui n'avait pas été à la précédente, ni à pas une, fut que le prince de Conti, au lieu de retourner dans le carrosse du roi reprendre le sien dans la cour des Tuileries, où il l'avait quitté, se fit ramener dans le carrosse du roi de l'hôtel de Condé droit chez lui. C'est ainsi qu'à chaque occasion, entreprises nouvelles que le roi passait par divers égards, tous réversibles à ses bâtards, sans que par cette même considération personne, à commencer par les fils de France, osât représenter son droit, son intérêt, l'usage continuel et la raison.

M. le Duc, piqué des manteaux contre les ducs, à qui il aima mieux s'en prendre, n'en pria aucun pour l'accompagner, comme ses parents à recevoir M. le prince de Conti à l'eau bénite; il invita les princes de Tarente et de Rohan, le comte de Roucy et Blansac son frère et Lassai, gendre bâtard de M. le Prince, dont les quatre premiers ne furent pas contents. Apparemment que M. de Bouillon en avait été informé d'avance, car il défendit au duc d'Albret, invité aussi, de s'y trouver, qui envoya s'excuser sur cette défense. M. le Duc le prit avec tant de hauteur qu'il obtint du roi un ordre à M. de Bouillon de lui aller faire excuse.

M. de Fréjus, aujourd'hui cardinal Fleury et maître du royaume, dit les oraisons à l'eau bénite, ce qui ne fut pas à M. le prince de Conti, parce qu'il n'était pas premier prince du sang.

Tout ce qui avait été donner de l'eau bénite à M. le prince de Conti y fut aussi à M. le Prince, et de plus le nonce à la tête de tous les ambassadeurs, lesquels tous ensemble, et en manteaux longs, visitèrent M. le Duc et M. le duc d'Enghien qui se trouva avec lui. Ces princes se trouvèrent accompagnés de parents invités non ducs, comme à l'eau bénite.

Il en usa de même au transport du coeur fait par l'évêque de Fréjus aux jésuites de la rue Saint-Antoine, qui fut mis auprès de ceux des deux derniers princes de Condé. Il crut apparemment de sa grandeur d'y avoir des ducs et se ravisa. M. le Duc, qui alla l'y attendre, n'invita de parents pour s'y trouver sans les y mener que les ducs de Ventadour, de La Trémoille et de Luxembourg; il n'y eut rien de rangé aux jésuites, et M. le Duc y évita tout lieu de préséance, parce qu'il y invita aussi le prince Charles, fils de M. le Grand, le prince, de Montbazon, le prince de Rohan, les comtes de Roucy et de Blansac avec Lassai.

Ainsi, la mort de M. le Prince est la première époque de l'invitation des princes étrangers comme parents, avec des ducs qui, parents aussi, l'avaient toujours été et jamais ces princes. Comme ce n'est pas le roi qui nomme cet accompagnement, les ducs furent peu touchés d'une préférence et d'une concurrence insipide qui ne touche en rien leur naissance ni leur rang.

Le corps fut porté de l'hôtel de Condé droit à Valery, terre et sépulture des derniers princes de Condé, auprès de Fontainebleau, en grande pompe, où l'évêque de Fréjus le présenta à l'archevêque de Sens, diocésain. Il ne s'y trouva que M. le Duc avec M. le duc d'Enghien et leurs domestiques.

Qui eût dit alors à ces princes que M. le duc d'Enghien serait un jour premier ministre les aurait bien surpris; qui les aurait assurés qu'il en serait uniquement redevable à ce même évêque de Fréjus les aurait étonnés bien davantage; qui leur aurait prédit qu'il serait chassé, exilé et demeurerait le reste de sa vie écarté par ce même évêque, qui prendrait sa place et la tiendrait avec toute-puissance, tout autrement que lui, et que tout cela se ferait sans le plus léger obstacle, je pense qu'à la fin ils se seraient moqués du prophète.

Tout se termina par un superbe service à Notre-Dame aux dépens du roi, en présence des cours supérieures comme premier prince du sang. Le cardinal de Noailles y officia, et le P. Gaillard, jésuite, fit l'oraison funèbre, qui fut très mauvaise à ce que tout le monde trouva; il y eut dispute à qui, du cardinal officiant ou de M. le Duc, il adresserait la parole. À la fin le roi décida que ce servit à M. le Duc, mais qu'aussitôt après l'évangile, le cardinal se retirerait à la sacristie comme pour se reposer et ne reviendrait que l'oraison funèbre achevée; les stalles de Notre-Dame firent qu'il ne s'agit de fauteuils pour personne. M. le Duc envoya un gentilhomme en manteau long inviter parents et qui il lui plut. Plusieurs ducs le furent.

Je le fus aussi: j'étais à la Ferté. M. le chancelier m'avait forcé, moins par raison que par me le demander comme une marque d'amitié, d'aller chez M. le Duc et Mme la Duchesse à la mort de M. le prince de Conti: ainsi, en mon absence, Mme de Saint-Simon fit sa visite à Mme la Duchesse, qui se surpassa à la bien recevoir et les excuses de mon absence tant pour elle que pour M. le Duc. J'étais à la Ferté à la mort de M. le Prince; je me doutai bien qu'elle causerait des prétentions et du bruit, et je m'en tins éloigné chez moi jusqu'à ce que tout fût fini, et même qu'on n'en parlât plus pour n'être mêlé en rien. Ces précautions me furent inutiles. J'appris à mon retour que M. le Duc, parlant au roi sur les manteaux, avait eu la bonté de lui dire que c'était dommage de mon absence, et que j'en ferais de bonnes là-dessus, si j'étais à la cour, à quoi je sus aussi que le roi n'avait rien répondu. La vérité est que j'en dis mon avis au chancelier sur la visite qu'il m'avait forcé de faire, et du los que j'en recevais. Je m'en dépiquai tôt après. Mme la Duchesse accoucha de M. le comte de Clermont. Je ne fus ni chez M. le Duc ni chez elle, Mme de Saint-Simon non plus, et je ne me contraignis pas de dire que je ne le verrais de ma vie. En effet, je l'ai tenu très hautement.

Le roi ne voulut point aller à Paris, ni que les fils de France y fussent voir Mme la princesse de Conti, ni Mme la Princesse. M. le Duc y fit tous ses efforts et y échoua. Le roi tint ferme, tellement qu'il fallût enfin qu'elles vinssent à Versailles, où le roi les visita. Cette différence de Paris à Versailles fut nouvelle pour les princes du sang, et les mortifia beaucoup. Autrefois elle n'était pas même pour les duchesses, que la reine, femme du roi, y allait voir de Saint-Germain à toutes les occasions jusqu'à la mort du duc de Lesdiguières que la reine cessa d'aller, et peu à peu les filles de France à son exemple, comme je l'ai expliqué.

Le testament de M. le Prince brouilla son fils avec ses filles, et eut de grandes suites qui se verront en leur temps. M. son grand-père n'avait en tout de bien que douze mille livres de rente, lorsqu'il épousa la fille du dernier connétable de Montmorency. Il sut en amasser et profiter lestement de l'immense confiscation des biens du dernier duc de Montmorency, exécuté à Toulouse en 1632. M. le Prince, son fils, et père de celui dont nous parlons, ne gâta pas ses affaires, malgré les dépenses des troubles qu'il excita, et de sa longue retraite en Flandre, et il recueillit toute la riche succession de l'a maison de Maillé, par la mort sans alliance du duc de Brézé son beau-frère, amiral de France sous un autre nom, tué devant Orbitelle, en 1646, à vingt-sept ans. M. le Prince, son fils, avait épousé une des plus riches héritières de l'Europe, et avait passé à s'enrichir toute sa vie qu'on vient de voir finir. Outre les pierreries et les meubles dont il laissa pour plusieurs millions, les augmentations infinies de l'hôtel de Condé et de Chantilly, il jouissait avec Mme la Princesse de un million huit cent mille livres de rentes, y compris sa pension de cent cinquante mille livres de premier prince du sang, sa charge de grand maître et son gouvernement. M. le Duc, son fils, n'eut le temps de gâter ni d'augmenter.

M. le Duc, que nous avons vu premier ministre, puis remercié, et comme retiré à Chantilly, où il est mort, et qui n'a rien eu de ses deux femmes, a laissé deux millions quatre cent mille livres de rente, sans le portefeuille qui est demeuré ignoré, et un amas prodigieux de raretés de toute espèce, avec une très grande augmentation de pierreries; sa dépense a été toujours plus que royale en tout genre, en maison, en chasses, en table, en monde à Chantilly, en meubles somptueux, en bâtiments et en ajustements immenses. Il n'avait pas plus du roi que M. son grand-père il avait fallu prendre sur son bien les reprises et le douaire de Mme sa mère qui le survit encore, et les dots et partages de Mme la princesse de Conti, de Mme du Maine et de Mme de Vendôme ses tantes, de Mme la princesse de Conti, de Mmes, de Saint-Antoine et de Beaumont, de Mlles de Charolais, de Clermont et de Sens ses soeurs, et de MM. les comtes de Charolais et de Clermont ses frères. Il avait dix-huit ans à la mort de M. son père, trente et un lorsqu'il fut premier ministre, il ne l'a pas été tout à fait deux ans et demi, et il est mort à Chantilly, son continuel séjour depuis, le 27 janvier 1740, à quarante-huit ans. Il n'a rien conservé en se retirant à Chantilly de ce qu'il avait eu comme premier ministre, ni des choses y jointes, qui passèrent en même temps à M. de Fréjus; d'où on peut juger quels biens il a amassés.

M. le Prince fut le dernier de cette branche qui ait porté ce nom; il n'était premier prince du sang que de grâce, comme je l'ai dit lors de la mort de Monsieur. M. le Duc conserva ce nom, et ne prit point celui de M. son père; le roi le régla ainsi. À cette occasion il n'est peut-être pas mal à propos de dire un mot de curiosité sur les noms singuliers de M. le Prince, M. le Duc et M. le Comte, même de Monseigneur, Monsieur, Mademoiselle.

CHAPITRE X. §

Digression sur les noms singuliers, leur origine, etc.: M. le Prince, M. le Comte, M. le Duc. — Succession dernière du comté de Soissons. — Comte de Toulouse. — Extinction du nom tout court de M. le Prince. — Chimère avortée d'arrière-petit-fils de France. — Extinctions du nom de M. le Duc tout court. — Enfants d'Henri II. — Monsieur. — Filles de France de tout temps tout court Madame, et pourquoi. — Mademoiselle. — Brevet accordé à Mlle de Charolais pour être appelée tout court Mademoiselle. — Monseigneur. — Adroit et insensible établissement de l'usage de dire Monseigneur aux princes du sang et bâtards, puis de ne plus dire autrement parlant à eux. — M. de Vendôme se fait appeler Monseigneur à l'armée, et le maréchal de Montrevel en Guyenne. — Altesse simple, sérénissime.

Jamais on n'avait ouï parler d'aucun de ces noms avant que les menées de la maison de Lorraine contre le sang royal eussent fait prendre les armes aux huguenots. Le prince de Condé, frère du roi de Navarre, et oncle paternel d'Henri IV, se fit leur chef. Il était le seul du sang royal dans ce parti qui s'accoutuma, en parlant de lui à ne le nommer que M. le Prince: il était comme le leur; aucun du parti n'approchait de lui en naissance ni en autorité; son nom était leur honneur, leur grandeur et en partie leur force. Cet usage prévalut et si bien, tant une fois établis ils ont de force sur la multitude, qu'après la bataille de Jarnac où ce prince mourut (1569), son fils, succédant au nom de prince de Condé, ne fut appelé dans le parti que M. le Prince, quoiqu'il ne pût passer alors pour le chef du parti. Le roi de Navarre, frère aîné du premier prince de Condé, était mort (1562, 1er novembre) des blessures qu'il avait reçues devant Rouen. Jeanne d'Albret, princesse de Béarn et reine titulaire et héritière de Navarre, était huguenote : elle avait élevé le prince de Béarn, son fils, qui fut depuis notre Henri IV, dans cette religion. Il avait un peu plus de quinze ans à la mort du prince de Condé son oncle, et un an moins que le prince de Condé, son cousin germain. Celui-ci ne pouvait lui rien disputer; aussi n'y songea-t-il pas, et le prince de Béarn, titre qu'il porta tant que la reine sa mère vécut, fut unanimement déclaré, proclamé et reconnu chef du parti huguenot, tandis que, par le jeune âge de ces deux princes, l'amiral de Coligny l'était en effet; néanmoins le prince de Navarre porta toujours ce nom dans le parti huguenot, tandis que le prince de Condé, son cousin, y fut toujours constamment appelé tout court M. le Prince. Le commerce que les guerres civiles ne détruisent jamais dans les différents partis, et celui que les divers intervalles de guerre y multiplièrent sous le nom de paix, introduisit dans le parti catholique l'habitude de l'autre sur ce nom de M. le Prince tout court, en parlant du prince de Condé, qui s'établit ainsi par toute la France et jusqu'à Paris et à la cour.

Ce second prince de Condé mourut à Saint-Jean d'Angély, 5 mars 1588, à trente-six ans, et laissa un fils posthume, qui fut le troisième prince de Condé, père du héros et grand-père de celui dont on vient de rapporter la mort. Avec le nom de son père, il hérita de l'habitude générale, et fut comme lui appelé M. le Prince tout court. Henri IV, étant monté sur le trône, le voulut dérober aux huguenots, qui n'avaient que lui de prince du sang, mais en trop bas âge pour être leur chef que de nom. Il était premier prince du sang, fils du cousin germain d'Henri IV, et personne alors entre la couronne et lui. Henri IV le fit venir à Saint-Germain, et prit grand soin de son éducation: il n'avait alors que huit ans, et c'était à la fin de 1595. Arrivé dans cet usage, qui avait si généralement prévalu d'être appelé tout court M. le Prince, et n'ayant au-dessus de lui que le roi, ce même usage se continua qui a duré toute sa vie, et qui a passé à son fils, et de celui-là à son petit-fils.

Le comte de Soissons était son oncle paternel, fils du second mariage du premier prince de Condé avec une Longueville, qui fut toujours du parti catholique. L'émulation qui ne se trouve que trop souvent dans les cadets d'une autre mère et dans les principaux des partis différents, piqua ce prince de voir son aîné M. le Prince tout court, et le porta à imaginer sur cet exemple à se donner aussi un nom singulier. Il se fit donc appeler M. le Comte tout court par ses domestiques, puis par ses créatures, par ses amis, enfin par la maison de Longueville et par ses parents. Rien n'égale la promptitude et la facilité des Français à suivre les modes, et à se soumettre aux prétentions. Sur l'exemple de ceux qui prirent cet usage, et la connaissance que M. le comte de Soissons y était attaché, il prévalut bientôt partout. Comme il ne donnait ni rang ni avantage réel à ce prince, le roi laissa dire et faire, en sorte que non seulement le comte de Soissons resta toute sa vie M. le Comte tout court, mais que cette dénomination passa après lui à M. son fils qui l'a conservée toute sa vie. Nul autre prince du sang ne portait alors le titre de comte.

M. le Prince, quelque ennemis que le comte de Soissons et lui fussent, n'eut garde de trouver mauvaise une distinction mise à la mode pour un cadet de sa maison; mais elle lui donna l'idée de multiplier la sienne, et de faire appeler le duc d'Enghien, son fils aîné, M. le Duc tout court. Il y réussit avec la même facilité que son oncle avait rencontrée à se fait appeler tout court M. le Comte, et ce nom tout court de M. le Duc a passé depuis comme de droit acquis aux fils aînés des deux derniers princes de Condé, en sorte qu'il y en eut quatre de suite appelés M. le Prince, quatre M. le Duc, et deux M. le Comte, parce que la branche de Soissons a fini au second, tué sans alliance à la bataille de Sedan ou de la Marfée, 6 juillet 1641, à quarante-deux ans.

Ce prince n'avait point de frère et avait eu quatre soeurs. Deux étaient mortes sans alliance, et l'aînée n'avait laissé qu'une fille du duc de Longueville, qui épousa ensuite la fameuse soeur de M. le Prince le héros. Cette fille du premier lit fut la dernière duchesse de Nemours, dont il a été parlé plus d'une fois ici, et qui eut tant de procès avec M. le prince de Conti. L'autre soeur, qui n'est morte qu'en 1692, à quatre-vingt-six ans, porta, entre autres biens, le comté de Soissons au prince Thomas, fils de Savoie, appelé le prince de Carignan, mort en 1656, dont elle eut entre autres deux fils, le fameux muet, père du prince de Carignan, mort depuis peu à Paris, mari de la bâtarde du premier roi de Sardaigne et de la comtesse de Verue; l'autre qui porta le nom de comte de Soissons, qui de la nièce du cardinal Mazarin laissa, entre autres enfants, un autre comte de Soissons, mort dans l'armée du roi des Romains devant Landau, et le fameux prince Eugène. Le feu roi, dans sa jeunesse et dans les premières années de son mariage, ne bougeait de chez cette comtesse de Soissons, dont la faveur personnelle jointe à la toute-puissance de son oncle, dominait la cour et en distribuait les agréments et fort souvent les grâces. Ce nom de comtesse de Soissons dans un éclat si grand lui fit imaginer d'abuser de la servitude française, et de s'adopter, sur l'exemple des comtes de Soissons, princes du sang, le nom de Mme la Comtesse tout court, et à son mari celui de M. le Comte. Elle hasarda de se faire nommer ainsi par ses domestiques et ses familiers. La fleur de la cour, qui abondait chez elle, n'eut pas plutôt aperçu cette ambition qu'elle s'y conforma. Le roi s'accoutuma à l'entendre sans le trouver mauvais, et cet usage s'introduisit. Son mari, de qui rien ne dépendait, n'y parvint pas si généralement, et ne vécut pas assez pour le bien établir. Sa veuve étant tombée en disgrâce; l'usage s'interrompit: elle redevint Mme la comtesse de Soissons, mais, par habitude parmi beaucoup de gens, demeura Mme la Comtesse jusqu'à sa fuite hors du royaume, qu'elle ne put s'en faire suivre dans les pays étrangers. On voit ainsi jusqu'où et avec quelle facilité les abus s'introduisent et s'établissent en France.

Le feu roi avait bien envie d'introduire l'usage d'appeler M. le comte de Toulouse M. le Comte tout court. Parlant de lui, il ne disait jamais que le Comte, et toute la maison de ce fils naturel ne disait jamais que M. le Comte tout court. Il y avait néanmoins deux princes du sang qui portaient le nom de comte de Charolais et de comte de Clermont, mais qui ne pointèrent que sur la fin de son règne, et qui étaient fils de sa fille naturelle Mme la Duchesse, lesquels alors ni depuis n'ont pas songé à ce nom singulier. Je ne sais comment il est arrivé que le comte de Toulouse, M. le Comte tout court dans le désir et dans la bouche du roi, et dans celle de toute la marine, n'a jamais pu l'être dans le public, excepté un très petit nombre de bas courtisans, et qui encore n'osaient le hasarder hors de la présence du roi, ni comment ce monarque, si flatté, si redouté, dont les moindres désirs étaient adorés, et qui a conduit ses bâtards jusqu'à l'apothéose, n'a jamais pu venir à bout de ce qui tout de plain-pied avait réussi à la nièce du cardinal Mazarin, femme d'un prince de la maison de Savoie, par le chausse-pied de la conformité du nom de comtesse de Soissons.

Les princes de Condé, pleinement possesseurs du nom héréditaire de M. le Prince, et pour leur fils aîné de celui de M. le Duc, commencèrent à prétendre cette distinction comme un droit de premier prince du sang. Le roi et le monde le leur passa comme bien d'autres choses plus importantes, mais cela même les leur a fait perdre.

M. le duc d'Orléans, vraiment premier prince du sang, négligea cette qualité offusquée sous son rang si supérieur de petit-fils de France. On a vu en son lieu comment elle passa à M. le Prince, à la mort de Monsieur, qui dès auparavant, à la mort de M. son père, avait pris le nom de M. le Prince tout court, par cette même raison que M. le duc d'Orléans méprisait pour soi la qualité de premier prince du sang. M. le Prince fit en même temps passer à M. son fils le nom tout court de M. le Duc, qu'il portait auparavant. À la mort de M. le Prince dernier, le roi, dans l'idée que ce nom singulier de M. le Prince avait été porté par le premier prince du sang, et en dernier lieu par celui qu'il avait fait tel sans l'être, ne voulut pas qu'il passât à M. son fils, à qui le nom de M. le Duc tout court qu'il portait passa. M. le duc d'Orléans avait, dès ce temps-là un fils portant le nom de duc de Chartres, qu'il conserva.

Mme la duchesse d'Orléans avait alors des chimères dans la tête, qu'elle n'a pu faire réussir comme on verra dans la suite. Non contente du moderne rang de petit-fils de France dont elle jouissait par M. son mari, elle ne pouvait souffrir que ses enfants ne fussent que princes du sang, et voulait imaginer un entre-deux, avec un nom d'arrière-petit-fils de France; c'est en effet ce qui empêcha M. le duc de Chartres de s'appeler M. le Prince, et ce qui favorisa encore M. le duc d'Enghien, celui que nous avons vu si courtement premier ministre, à prendre à la mort de M. son père le nom qu'il avait porté de M. le Duc tout court. Mais à la mort de celui-ci, en 1740, ce nom a péri avec lui, quoique M. le duc de Chartres, premier prince du sang, déterminé alors et rien plus, et portant le nom de duc d'Orléans depuis la mort de M. son père, eût un fils qu'il fit appeler duc de Chartres. Ainsi, soit que la maison de Condé n'ait osé hasarder le nom tout court de M. le Duc au fils enfant que le dernier M. le Duc a laissé, soit qu'elle se soit ménagé, durant son enfance, le temps d'essayer de lui faire ressusciter le nom tout court de M. le Prince, par l'habitude de la conformité de nom, sur l'exemple très sauvage de la comtesse de Soissons dont je viens de parler, ils l'ont fait appeler le prince de Condé, sans que jusqu'à présent, dans l'hôtel de Condé même, on l'ait encore nommé M. le Prince tout court.

On ne peut disconvenir que les frères de Charles IX ne se trouvent quelquefois l'un après l'autre appelés M. le Duc tout court, quelquefois Monsieur tout court, dans les Mémoires de ces temps-là: Henri III étant duc d'Anjou presque jamais, et depuis qu'il fut roi, le duc d'Alençon un peu davantage. Jusqu'à eux on n'avait jamais ouï parler de ces noms. Ils vinrent de leurs maisons, et ils y demeurèrent. Le gros du monde n'y prit point. Toutes les histoires et la plupart des Mémoires les nomment toujours ducs d'Anjou et d'Alençon; il ne paraît point qu'ils aient affecté ces noms particuliers; ainsi ce que j'ai dit du nom de M. le. Duc sur les fils aînés des princes de Condé demeure certain, sans que ce peu qui s'est vu de ses fils de France y apporte de variation.

De cela même on doit comprendre que Gaston, frère de Louis XIII, est le premier fils de France qui ait été véritablement et continuellement appelé tout court Monsieur, et qui l'ait affecté. Il est vrai que les histoires et les Mémoires de son temps l'appellent aussi duc d'Orléans, mais il n'est pas moins vrai qu'il y est très ordinairement nommé aussi tout court Monsieur, et d'une fréquence suivie tout autrement que les fils de France dont on vient de parler. Il est certain de plus que j'ai ouï dire à mon père, qui l'a vu tant d'années sous Louis XIII et depuis, qu'on ne lui donnait jamais d'autre nom en parlant de lui, et que je l'ai su encore de tous ceux que j'ai vus qui ont vécu dans ces temps-là. On doit donc regarder Gaston comme le premier qui ait véritablement porté le nom de Monsieur, et qui, par l'idée qu'on y a attachée, l'a consacré au premier frère du roi. Cela est si vrai qu'il l'a porté jusqu'à sa mort, parce que les rangs, honneurs et distinctions une fois acquis, ne se perdent point., à la différences des préséances. Gaston cédait à M. le duc d'Anjou, frère de Louis XIV, qu'il a longtemps vu puisqu'il n'est mort qu'en 1660, pendant le voyage du mariage du roi son neveu, et néanmoins il demeurait Monsieur.

À sa mort M. le duc d'Anjou l'est devenu à sa place. Il est mort en 1701. Non seulement M. son fils, qui prit alors le nom de duc d'Orléans, avec des honneurs et des avantages que le rang de petit-fils de France, tout grand qu'il est, ne lui donnait pas, ne fut point appelé Monsieur tout court; mais M. le duc de Berry, fils de France, de même rang que Monsieur, et qui le précédait partout, ne le prit point parce qu'il n'était pas frère du roi de France, quoiqu'il le fût du roi d'Espagne. On voit donc que ces noms tout courts, qui paraissent si distingués, n'ont dans le fond ni réalité ni avantages, et ne doivent leur être qu'au hasard.

Il en est de même de celui de Madame, de Mme la Princesse, de Mme la Duchesse, de Mme la Comtesse. Les femmes prennent les noms de leurs maris par une suite nécessaire. À l'égard des filles de France, la chose est différente de tous temps elles ont été appelées Madame, par le respect de leur naissance, et tout court, Madame, parce que n'ayant point d'apanage comme les fils de France, elles n'ont point de nom que celui de leur baptême et celui de France. Ainsi il peut [y avoir], et il y a maintenant plusieurs Madame tout court, qui pour les cadettes ne peuvent être distinguées que par leur nom de baptême, et il n'y peut avoir qu'une Madame par son mari, parce qu'il n'y a qu'un seul prince qui soit Monsieur tout court. On en a vu deux tant que la veuve Gaston a vécu, mais comme douairière.

Le nom singulier de Mademoiselle est encore plus moderne. J'ai raconté (t. Ier, p. 45) comment mon père engagea Louis XIII à former en sa faveur le nouveau rang de petite-fille de France inconnu jusqu'alors. Chez Monsieur, dont elle fut dix-huit ans fille unique, elle n'était nommée que Mademoiselle tout court. Les Mémoires de ces temps-là apprennent qu'elle figura de bonne heure, et les siens montrent bien franchement le mépris qu'elle avait pour Madame, sa belle-mère, et quelle différence, bien ou mal à propos, elle mettait entre elle et ses soeurs parce qu'elles étaient du second lit. Elle voulut donc une distinction au-dessus d'elles, bien que de rang égal, et à l'exemple du nom singulier de Monsieur et de Madame tout court, elle voulut être nommée tout court Mademoiselle. Cela n'ajoutait rien à son rang; elle était bien l'aînée; point d'autres petites-filles de France qu'elles; Gaston était chef des conseils et lieutenant général de l'État pendant la minorité de Louis XIV, et alors craint, et ménagé de tous les partis. Ce nom unique et nouveau passa donc avec la même facilité que les autres dont on vient de parler; et comme elle ne se maria point, à son très grand regret, elle fut tout court Mademoiselle toute sa vie, quoique Monsieur, frère de Louis XIV, eût des filles, par la même raison que lui-même n'était devenu Monsieur tout court que parla mort de son oncle Gaston. Ce n'est pas qu'il ne le trouvât mauvais, quoique très lié d'amitié avec Mademoiselle dont il ménagea toute sa vie la succession, et qu'il ne fit appeler tant qu'il put lainée de ses filles l'une après l'autre Mademoiselle tout court. Mais jamais cela ne prévalut, et tout ce qu'il put obtenir de l'usage fut que peu à peu, pour distinguer la fille de Gaston de la sienne, ou se mit à dire Mademoiselle de la sienne, et la grande Mademoiselle de l'autre, dont la taille était en effet fort haute; mais jamais Monsieur n'osa proposer qu'elle ajoutât un nom à celui de Mademoiselle; et le roi, qui aimait à la mortifier, et qui n'avait jamais perdu le souvenir du portereau d'Orléans , ni du canon de la porte Saint-Antoine, ne songea jamais à donner cet avantage à Monsieur. À sa mort, en 1693, il n'y eut plus de difficultés; et la dernière fille de Monsieur, la seule alors non mariée devint seule Mademoiselle tout court jusqu'à son mariage, en 1698, au duc de Lorraine.

Ce nom de Mademoiselle tout court passa ainsi dans l'esprit du monde pour être affecté à la première petite-fille de France, comme on s'était persuadé que Monsieur tout court était le nom distinctif du premier frère du roi. Tant que Louis XIV vécut, personne ne crut qu'il pût descendre plus bas, et M. le Prince et M. le Duc qui avaient l'un et l'autre des filles non mariées depuis le mariage de Mme la duchesse de Lorraine, tous deux si fertiles en prétentions et si âpres à usurper, n'imaginèrent jamais qu'une princesse du sang pût prétendre au nom tout court de Mademoiselle. M. le Duc, leur fils et petit-fils, devenu premier ministre, osa tout. Il avait préféré entre ses soeurs filles la cadette qu'il aimait, pour la faire surintendante au mariage de la reine, à l'aînée qu'il n'aimait point, qui en fut outrée. Plus entreprenante encore que lui, elle lui fournit un moyen de la consoler, qu'il trouva tellement de son goût qu'il y travailla à l'heure même.

Elle avait plus de trente-deux ans, et n'avait pas mené une vie à se marier; demeurant fille, elle voulut être appelée tout court Mademoiselle. Le monde, depuis qu'elle était née, était accoutumé à l'appeler Mille de Charolais. Mme la duchesse de Berry, fille de M. le duc d'Orléans, n'avait paru qu'une seule fois avant son mariage; Mlles ses soeurs, point du tout; l'aînée était bien tout court Mademoiselle au Palais-Royal, mais le monde n'avait pas eu à se ployer à cet usage, sinon comme en avancement d'hoirie pour Mme le duchesse de Berry, entre la déclaration et la conclusion de son mariage, et de même après pour la reine d'Espagne (mais elles ne paraissaient point dans ces courts intervalles, et on ne les nommait pas beaucoup). Mlle de Charolais, au contraire, de branche si reculée, qui n'avait point eu de tante Mademoiselle, et qui depuis si longtemps passait sa vie à la cour et dans le plus grand monde, vit bien qu'il aurait peine à se défaire du nom de Charolais; et M. le Duc, pour rie pas se commettre avec le public, fit dans sa toute-puissance, ce qui n'avait jamais été imaginé pour le nom singulier de Mademoiselle ni pour tous les autres dont j'ai parlé. Il fit donner un brevet à Mlle de Charolais pour être désormais appelée Mademoiselle tout court. Mlle de Beaujolais, dernière fille de Mme la duchesse d'Orléans, était morte; il n'en restait plus que mariées ou religieuse; Mlle de Charolais se trouvait la première princesse du sang fille et n'en craignait point d'autres, parce que M. le duc d'Orléans était veuf et ne se voulait plus remarier. Ce prince n'imagina pas que son fils pourvait avoir des filles, ou n'osa s'opposer à M. le Duc qui l'accablait en tout. Ce fut l'époque que prirent M. le Duc et Mlle de Charolais pour cette nouveauté et la faire passer en titre. Le monde cria, murmura; il n'en fut autre chose, et Mlle de Charolais est demeurée Mademoiselle tout court par brevet.

Jamais Dauphin jusqu'au fils de Louis XIV n'avait été appelé Monseigneur, en parlant de lui tout court, ni même en lui parlant. On écrivait bien « Monseigneur le Dauphin, » mais on disait « Monsieur le Dauphin, » et « Monsieur » aussi en lui parlant; pareillement aux autres fils de France, à plus forte raison au-dessous. Le roi, par badinage, se mit à l'appeler Monseigneur; je ne répondrais pas que le badinage ne fût un essai pour ne pas faire sérieusement ce qui se pouvait introduire sans y paraître, et pour une distinction sur le nom singulier de Monsieur. Le nom de Dauphin le distinguait de reste, et son rang si supérieur à Monsieur qui lui donnait la chemise et lui présentait la serviette. Quoi qu'il en soit, le roi continua, peu à peu la cour l'imita, et bientôt après non seulement on ne lui dit plus que Monseigneur parlant à lui, mais même parlant de lui, et le nom de Dauphin disparut pour faire place à celui de Monseigneur tout court. Le roi, parlant de lui, ne dit plus que mon fils ou Monseigneur, à son exemple, Mme la Dauphine, Monsieur, Madame, en un mot tout le royaume. M. de Montausier, M. de Meaux qui l'avaient élevé; Sainte-Maure, Florensac, ceux qui avaient été auprès de lui dans sa première jeunesse, ne purent se ployer à cette nouveauté; ils cédèrent à celle de lui dire Monseigneur, parlant à lui, mais en parlant de lui ils continuèrent à l'appeler M. le Dauphin, et y ont persévéré toute leur vie.

M. de Montausier, qui avait été son gouverneur, et qui, tant qu'il a vécu, le servit assidûment de premier gentilhomme de sa chambre, ne lui dit jamais que Monsieur, parlant à lui, et ne se contraignit pas de déclamer contre l'usage qui s'était introduit de lui dire Monseigneur. Il demandait plaisamment si ce prince était devenu évêque. C'est que peu auparavant, dans une assemblée du clergé, les évêques, pour tacher à se faire dire et écrire Monseigneur, prirent délibération de se le dire et se l'écrire réciproquement les uns les autres. Ils ne réussirent à cela qu'avec le clergé et le séculier subalterne. Tout le monde se moqua fort d'eux, et on riait de ce qu'ils s'étaient monseigneurisés. Malgré cela ils ont tenu bon, et il n'y a point eu de délibération parmi eux sur aucune matière, sans exception, qui ait été plus invariablement exécutée.

Monseigneur fut donc Monseigneur toute sa vie, et le nom de Dauphin éclipsé. C'est le premier et jusqu'à présent l'unique Monseigneur tout court qu'on ait connu. Longtemps après que l'usage de ne lui dire plus que Monseigneur, parlant à lui, fut universellement établi, M. le Duc et M. le prince de Conti, ou de hasard ou de familiarité avec eux, ou d'adresse, commencèrent à être quelquefois appelés Monseigneur, à l'armée, par leurs principaux domestiques. L'imitation et la fatuité ont grand cours dans notre nation. De jeunes gens, et même grands seigneurs, les plus dans leur privance, croyant se donner, avec eux un air de liberté, commencèrent à faire comme leurs principaux domestiques de retour à Paris, cela continua dans le particulier et les parties de plaisir. D'une campagne à l'autre, le nombre augmenta. Quelques gens moins familiers crurent devoir en user de même; on se moqua d'eux d'abord, comme prenant une liberté dont ils n'étaient pas à portée. Cela ne fut pas su assez à temps pour en instruire d'autres. Peu à peu les domestiques de ces princes ne leur dirent plus que Monseigneur, parlant à eux. Tout le subalterne de l'armée crut que ce serait manquer de respect que de les traiter autrement. On s'aperçut qu'ils le trouvaient fort bon. Nos Français ne connaissent ni bornes ni barrières; la crainte de déplaire et l'exemple de l'un à l'autre gagna. À la fin jusqu'aux officiers généraux, et les plus marqués, leur parlèrent de même. Alors, les familiers les plus huppés, qui avaient commencé, n'osèrent plus discontinuer; et comme cette façon de leur parler était passée des intimes et des familiers à toute l'armée, au retour elle se communiqua à Paris et à la cour, mais y demeura dans la jeunesse et dans le subalterne. M. le duc d'Orléans, à qui toute sa vie personne n'avait dit que Monsieur, devint à plus forte raison Monseigneur pour les mêmes. M. du Maine et M. le comte de Toulouse, si égalés en tout aux princes du sang, le furent en ce nouveau traitement d'usage, par la crainte et la flatterie des mêmes, qui pourtant ne gagna pas jusqu'aux courtisans d'un certain âge d'aucune espèce, pour aucun de ces princes. Cela dura de la sorte jusqu'à la mort du roi. Alors le grand vol que prirent M. le Duc et M. du Maine, l'un et l'autre ménagés par M. le duc d'Orléans, leur rendit le Monseigneur plus commun. On crut sentir à leurs manières que le Monsieur les blessait, et rapidement presque personne de tout âge et de toutes conditions ne le leur dit plus, ducs, princes, étrangers, chancelier, maréchaux de France, à l'exception d'un très petit nombre, mais de qui que ce soit à l'égard du régent, qui, avec un air libre et indifférent, laissait solider cet usage dont M. son fils devait profiter.

Je tirai ce parti avec lui de mon ancienne et continuelle privante que de ma vie, ni en public ni en particulier, je ne lui ai dit Monseigneur. En opinant au conseil de régence, ou chez lui en des assemblées particulières, on lui adressait toujours la parole. J'étais le seul qui lui dit Monsieur. Plusieurs fois le maréchal de Villars, quelquefois le maréchal de Villeroy, et souvent d'autres de cette distinction, m'en reprenaient en particulier, et me disaient que cette singularité à la fin lui déplairait. Je tins bon, et jamais il ne m'a fait apercevoir qu'elle lui fût désagréable. À plus forte raison je n'ai jamais dit Monseigneur au-dessous, qui me voyant toujours dire Monsieur à M. le duc d'Orléans, n'osèrent le trouver mauvais, et jusqu'à présent encore je me suis conservé ce pucelage. Je n'ai jamais dit Monseigneur qu'aux deux fils de France, pour qui cet usage s'introduisit général fort peu après le mariage de Mgr le duc de Bourgogne comme insensiblement, mais avec rapidité, sans exception que des princes du sang et bâtards, encore tortillaient-ils entre leurs dents. M. de Beauvilliers [ne dit] jamais en sa vie que Monsieur, et presque toujours aussi M. de Chevreuse. Les dames leur dirent aussi Monseigneur, et à la fin en sont venues pendant la régence, mais surtout pendant que M. le Duc a été premier ministre, à le dire presque toutes aux princes du sang, qui fut le temps où presque de vive force le Monseigneur en leur parlant devint général.

Comme tout va toujours croissant, M. de Vendôme dans son apogée l'introduisit à l'armée d'Italie, où qui que ce soit peu à peu n'osa plus lui dire Monsieur. Il soutint cet usage en Flandre; mais il échoua tout à fait à Paris et à la cour dans les voyages qu'il y fit dans sa plus grande splendeur. Il n'y eut pas jusqu'au maréchal de Montrevel, dans son commandement de Guyenne, qui ne l'établit parmi tous les officiers d'abord, et de là dans toute la noblesse pour le premier commandant qui l'ait osé, et qui trouvait tout publiquement très mauvais que qui que ce fût portant l'épée lui dit Monsieur. Il les y avait tous ployés, et aucun ne s'y hasardait. D'abus en abus, quand on les souffre, jusqu'où ne tombe-t-on pas ?

La curiosité de cette digression me la fera allonger pour l'Altesse. Peu à peu les rois ont pris la Majesté réservée à l'empereur, comme bien plus anciennement les papes se sont réservé la Sainteté que prenaient non seulement les patriarches mais les évêques. L'Altesse abandonnée, et il n'y a pas encore si longtemps, par les petits rois, fut curieusement ramassée par les autres souverains, et leur est demeurée privativement à tous autres jusqu'aux commencement du dernier siècle, et avec eux les fils et les frères des rois. Ceux-ci s'en contentèrent si bien, qu'on ne voit point que les fils puînés d'Henri II aient jamais été traités d'Altesse Royale. En Espagne, encore aujourd'hui, les infants, fils de Philippe V, n'ont que la simple Altesse, mais on leur dit Monseigneur. J'y fus averti de cela, et de me garder de leur donner de l'Altesse Royale.

Gaston, frère de Louis XIII, prit le premier l'Altesse Royale. Cela était encore si nouveau, que son régiment, qui n'eut point d'autre nom que celui de l'Altesse, n'eut jamais celui d'Altesse Royale, non pas même lorsque Gaston fut lieutenant-général de l'État pendant la minorité de Louis XIV. C'est le seul fils de France qui l'ait pris. Monsieur, frère de Louis XIV le dédaigna parce que les filles de Gaston l'avaient pris avec le rang de petites-filles de France, quoique Monsieur leur père et Madame sa seconde femme l'aient conservé toute leur vie. Ainsi Monsieur, frère de Louis XIV, le fit prendre à ses enfants, et se serait également offensé qu'on le lui eût donné, ou qu'on l'eût omis pour eux. Tout le monde, même princes et princesses du sang, l'ont toujours donné aux filles de Gaston et aux enfants de Monsieur en leur parlant, sans en faire aucune façon.

M. de Savoie, depuis roi de Sardaigne, qui pièce à pièce obtint pour ses ambassadeurs les honneurs partout de ceux des têtes couronnées, sur sa prétention de roi de Chypre, et dont la mère, fille du duc de Nemours et d'une fille du duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV, avait la première pris le nom bizarre et nouveau de Madame Royale, prit chez lui l'Altesse Royale, après son mariage avec la fille de Monsieur, qui l'avait par elle-même, et le donna aussi à Madame Royale. Peu à peu il l'obtint des cours étrangères, et ce qu'il y a de rare dans cette usurpation, c'est que son grand-père, avec la même prétention de Chypre, fils d'une fille de Philippe II, roi d'Espagne, et mari d'une fille d'Henri IV, soeur de Louis XIII, n'y avait jamais songé.

Le grand-duc à cet exemple, gendre de Gaston, le prit bien des années après; et le duc de Lorraine s'en avisa aussi après son mariage avec la fille de Monsieur, quoique son père, beau-frère de l'empereur Léopold, ni son trisaïeul, gendre d'Henri II, et si follement favorisé de Catherine de Médicis sa belle-mère, n'y eussent jamais pensé, et se fussent contentés de l'Altesse simple. Le duc d'Holstein-Gottorp, père de celui-ci, gendre du czar frère du fameux czar Pierre Ier, fils de la soeur aînée du dernier fameux roi de Suède, et de même maison que le roi de Danemark, se donna aussi et obtint de l'empereur l'Altesse Royale. Ces trois derniers ne l'ont jamais pu obtenir du feu roi.

Ce nouveau titre d'Altesse royale de Gaston réveilla les souverains. Ils ajoutèrent à leur Altesse simple le Sérénissime, qu'ils prirent apparemment sur la sérénité des doges de Venise et de Gênes, lesquels ne prennent point l'Altesse. Les princes du sang, qui ne s'étaient pas trop attachés à l'Altesse, la voulurent, et la prirent Sérénissime, parce qu'ils ne cèdent à aucuns souverains, et qu'ils ne voulurent pas les laisser se hausser de titre sans s'approprier le même.

Alors les cadets de maisons souveraines ramassèrent l'Altesse simple réservée aux seuls souverains qui venaient de l'abandonner. La preuve de cette époque est claire. MM. de Guise, si maîtres en France durant la Ligue, et par là même si considérés dans toute l'Europe, et qui ont, pendant ce qui se peut appeler leur règne absolu, si fort augmenté le rang de leur maison, n'ont jamais été traités d'Altesse. Cela se voit dans tous les Mémoires et les histoires de tous ces temps-là, qui sont pleines des lettres qu'ils ont écrites et qu'ils ont reçues de toutes sortes de gens et de toutes sortes d'États, dont aucun ne les traite d'Altesse; et ce qui en pousse l'évidence au dernier degré, c'est qu'on y voit plusieurs lettres du secrétaire du duc de Mayenne à ce prince, pendant qu'il était lieutenant général de l'État et qu'il disputait à main armée la couronne à Henri IV, dans lesquelles il n'y a point d'Altesse. Rien ne prouve donc plus clairement qu'ils ne la prenaient point alors.

Lors donc que longtemps après ils la prirent à l'occasion que je viens de dire, ils ne la prirent que simple, parce que, quelque grand rang qu'ils aient conservé de leurs usurpations en ce genre pendant la Ligue, il n'était plus temps pour eux, non pas de surpasser, mais même de s'égaler aux princes du sang, qui l'avaient prise Sérénissime. Cela dura ainsi jusqu'à ce que MM. de Rohan et de La Tour-Bouillon, étant devenus princes de la manière que je l'ai rapporté (t. Il, p. 155 et t. V, p. 313), et que longtemps après, c'est-à-dire quelques années, ils s'y furent accoutumés et affermis, non contents d'être devenus égaux en distinctions à la maison de Lorraine, ils hasardèrent pour dernier trait de se faire comme eux donner par leurs gens de l'Altesse. Les princes véritables, car en parlant de ceux de Lorraine j'entends aussi les autres qui étaient pour lors en France et qui firent comme eux, indignés déjà de voir ces deux maisons à leur niveau, ne purent souffrir la communauté d'Altesse, et y ajoutèrent le Sérénissime. Cela leur était aisé. Personne ne leur a jamais donné d'Altesse que ceux qui en recevaient d'eux réciproquement, et les cardinaux pour en avoir l'Éminence, et encore seulement en s'écrivant, et personne autre ni écrivant ou en, parlant que leurs domestiques, et peut-être quelques gens du plus bas étage; ainsi il ne leur fut pas difficile d'accoutumer leurs gens à les traiter d'Altesse Sérénissime, qui déjà leur donnaient l'Altesse. Ils n'en furent pas plus avancés. MM. de Rohan et de Bouillon ne leur voulurent pas être inférieurs en cela non plus qu'au reste, et se firent donner le Sérénissime chez eux, et on a vu ce que les cardinaux de Bouillon et de Rohan ont arraché là-dessus de la Sorbonne, qui est le seul lieu où ils l'aient obtenu en France.

CHAPITRE XI. §

Disgrâce de M. de Vendôme. — Éclat entre le duc de Vendôme et Puységur, qui le perd radicalement auprès du roi. — Affront reçu à Marly, de Mme la duchesse de Bourgogne, par le duc de Vendôme. — [Il] est exclu de Marly. — Vendôme exclu de Meudon. — Vendôme refusé d'aller en Espagne. — Fortune, caractère et retraite du duc de La Rochefoucauld.

La mort de M. le prince de Conti sembla au duc de Vendôme un avantage d'autant plus considérable qu'il se voyait délivré d'un émule si embarrassant par la supériorité de naissance, au moment qu'il l'allait voir en sa place à la tête des armées, porté partout sur les pavais, et qu'il le laissait encore auprès de Monseigneur sans aucun contrepoids. J'ai déjà dit en son temps son exclusion des armées, parce que cet événement ne se pouvait reculer hors de temps, par rapport aux dispositions militaires qui ne se pouvaient transposer. La chute de ce prince des superbes eut trois degrés, tant, de si haut, elle fut profonde. Nous voici arrivés au deuxième qui laisse encore un espace considérable jusqu'au dernier d'entre deux et trois mois; mais comme ce dernier n'a de connexité avec aucun autre événement, je le rapporterai tout de suite après avoir averti de l'intervalle pour n'avoir plus à y revenir.

Quelques raisons de toute espèce qui dussent engager le roi à ôter à M. de Vendôme le commandement de ses armées, je ne sais si tout l'art et le crédit de Mme de Maintenon n'y eût pas succombé, et si les menées de M. du Maine, qu'il lui cachait avec tant de soins, et aidées du secours journalier des valets intérieurs, sans une aventure qu'il faut expliquer ici pour mettre tout, à la fois ce grand tout, sous les yeux, de la dernière issue de cette terrible lutte, et si poussée à l'extrême entre Vendôme secondé de sa formidable cabale, et l'héritier nécessaire de la couronne appuyé de son épouse qui faisait les délices du roi et de Mme de Maintenon, qui pour trancher le mot, dont le dedans et le dehors ont été trente ans durant témoins, le gouvernait entièrement, et dont Vendôme avait si pleinement et si insolemment triomphé.

On a vu qu'à son retour de Flandre, il avait eu une audience du roi, unique et qui ne fut pas fort longue. Il n'y oublia pas Puységur, dont il fit des plaintes amères, et en dit tout ce qui lui plut de pis, avec son audace accoutumée à être cru sur parole.

Puységur, dont j'ai eu occasion de parler plus d'une fois, était fort connu du roi, avec une sorte de privante que lui avait acquise le rapport continuel au roi des détails si continuels de son régiment d'infanterie, dont il se croyait le colonel particulier, dans lequel Puységur avait passé jusqu'alors la plus grande partie de sa vie major et lieutenant-colonel avec la confiance du roi. Elle s'était augmentée par des rapports plus importants, lorsque, maréchal des logis de l'armée de M. de Luxembourg, il en était l'âme et y faisait tout jusqu'aux projets. La part qu'il eut après au secret et à l'exécution de l'expulsion de toutes les garnisons hollandaises des places des Pays-Bas espagnols, et de là en beaucoup d'autres choses importantes que le roi lui confia, soit pour l'en consulter, soit pour l'en charger, dont il s'était toujours acquitté avec toute la capacité et la droiture possible en Flandre, en Espagne et partout où il fut employé, comme on l'a vu quelquefois ici, avaient ajouté pour lui, dans le roi, le dernier degré de confiance et d'estime. Lui et son ami Montriel, aussi du régiment du roi et souvent son aide dans les détails des armées, avaient été mis gentilshommes de la manche de Mgr le duc de Bourgogne, lorsque l'affaire de M. de Cambrai en fit chasser Léchelle et Dupuis, comme je l'ai rapporté alors. Il s'était extrêmement attaché à M. de Beauvilliers; et, depuis que leur emploi fut fini, Puységur, dont il avait goûté la vérité et la capacité, demeura dans son commerce et dans son amitié la plus particulière, conséquemment très bien auprès de Mgr le duc de Bourgogne, qui, s'il eût régné, ne lui eût pas fait attendre si longtemps qu'on a fait le bâton de maréchal de France, si dignement mérité, et qu'il n'a eu enfin que par la honte de ne le lui pas donner. Dans cette situation à la cour et dans les armées il n'était pas possible qu'il ne fût toujours tout au milieu de ce qu'il s'y passait et le témoin de tous les démêlés de la campagne de Lille, dès lors lieutenant général dans cette armée. Il y était le correspondant du duc de Beauvilliers, fort exact, et plût à Dieu qu'on l'eût particulièrement attaché à la personne de Mgr le duc de Bourgogne, au lieu de ceux qu'on y mit. Sa capacité et sa vertu furent, dès le commencement de la campagne, fort choquées de la conduite de M. de Vendôme, et le furent dans la suite de plus en plus jusqu'au comble. Il voyait tout à revers, et dans les sources il ne pouvait approuver rien de ce que faisait et voulait le général. Il avait souvent occasion de le montrer et de le lui témoigner à lui-même. À l'injonction du duc de Berwick, ami particulier du duc de Beauvilliers, il s'était lié avec lui, et le fut toute la campagne.

C'en était trop à la fois pour n'être pas exposé à la haine de Vendôme, malgré tous les ménagements extrêmes qu'il avait constamment gardés avec lui, qui ne purent adoucir un homme si superbe, et si ennemi né de tout ce qui ne l'était pas du prince qu'il voulait perdre et qu'il ménageait si peu, bien plus, de tout ce: qui lui était attaché. C'est ce qui produisit les plaintes que Vendôme en fit au roi et à son retour, tout ce qu'il lui en dit d'étrange, et non content de cette vengeance, de tout ce qu'il en répandit publiquement en propos peu mesurés.

Puységur, si accoutumé aux fréquents particuliers avec le roi, comprit qu'après une si épineuse campagne, il en aurait où il serait vivement questionné s'il arrivait à la chaude et prudemment se mit six semaines ou deux mois en panne, chez lui, en Soissonnais, avant que d'arriver à Paris et à la cour. La curiosité refroidie, instruit d'ailleurs des propos que le duc de Vendôme tenait sur lui, il ne voulut pas, par un plus long séjour, donner à penser qu'il était embarrassé de se montrer. Ainsi il arriva.

Peu de jours après, le roi qui l'avait toujours goûté, peiné de tout ce que M. de Vendôme lui en avait dit, le fit entrer dans son cabinet, et là tête à tête, lui demanda raison, avec bonté, de mille sottises absurdes qui l'avaient embarrassé. Puységur l'en éclaircit si nettement, que le roi, dans sa surprise, lui avoua que c'était M. de Vendôme qui les lui avait dites. À ce nom, Puységur, qui se sentit piqué, saisit le moment. Il dit au roi d'abord ce qui l'avait retenu si longtemps chez lui sans paraître, puis détailla naïvement et courageusement les fautes, les inepties, les obstinations, les insolences de M. de Vendôme, avec une précision et une clarté qui rendit le roi très attentif et fécond en questions, et en éclaircissements de plus en plus. Puységur qui les lui donna tous, voyant tant d'ouverture, et le roi demeurer court et persuadé à chaque fois, poussa sa pointe, et lui dit que, puisque Vendôme l'épargnait si peu après toutes les mesures et les ménagements qu'il avait toujours gardés avec lui, il se croyait permis, et même de son devoir pour le bien de son service, de le lui faire connaître une bonne fois. De là, il lui dépeignit le personnel du duc de Vendôme, sa vie ordinaire à l'armée, l'incapacité de son corps, la fausseté de son jugement, la prévention de son esprit, la fausseté et les dangers de ses maximes, l'ignorance de toute sa conduite à la guerre; puis, reprenant toutes ses campagnes d'Italie, et les deux dernières de Flandre, il le démasqua totalement, mit au roi le doigt et l'oeil sur toutes ses fautes, et lui démontra manifestement que c'était une profusion de miracles si ce général n'avait pas perdu la France cent fois.

La conversation dura plus de deux heures. Le roi, convaincu de tout, et de longue main persuadé par expériences, non seulement de la capacité de Puységur, mais de sa droiture, de sa fidélité et de son exacte vérité, ouvrit à ce coup tout à la fois les yeux sur cet homme que tant d'art lui avait si bien caché jusqu'alors, et montré comme un héros et le génie titulaire de la France. Il eut honte et dépit de sa crédulité, et de cette conversation Vendôme demeura perdu dans son esprit, et bien exclu du commandement des armées, exclusion qui tarda peu après à se déclarer.

Puységur, naturellement humble, doux et modeste, mais vrai et piqué au jeu, et qui n'avait plus de ménagement à garder avec M. de Vendôme après l'éclat qu'il avait fait contre lui en public, et ce qu'il avait dit au roi, content d'ailleurs du succès qu'il avait remarqué dans toute sa conversation, la rendit sur-le-champ en gros dans la galerie, et brava vertueusement Vendôme et toute sa cabale, qu'il n'ignorait point.

Elle en frémit de rage; Vendôme encore plus. Ils ne répondirent qu'en répandant des raisonnements misérables qui ne firent impression sur personne. Les plus avisés les jugèrent dès lors sur le côté. Le parti opposé et jusqu'alors si, opprimé embrassa Puységur; et Mme de Maintenon, Mme la duchesse de Bourgogne, le duc de Beauvilliers même, surent faire valoir auprès du roi ce qu'il avait enfin appris par lui.

La suite assez prompte, je l'ai racontée. Vendôme, exclu de servir, vendit ses équipages, se retira à Anet où l'herbe commença à croître, et supplia le roi de trouver bon qu'il ne lui fit guère sa cour qu'à Marly, et Monseigneur qu'à Meudon, de tous les voyages desquels il continua d'être. Cette légère continuation de distinction le soutenait un peu dans la solitude qu'il s'était creusée; elle lui servit comme de témoignage de la satisfaction demeurée au roi et à Monseigneur de ses services et de sa conduite, que ses ennemis si puissants et si nécessairement chers n'avaient pu lui enlever: c'est ainsi que sa cabale s'en expliquait, et lui-même, avec un faux air de philosophie et de mépris du monde dans lequel personne ne donna.

Tout abattu qu'il était, il soutenait à Marly et à Meudon le grand air qu'il y avait usurpé dans les temps de sa prospérité. Après avoir surmonté les premiers embarras, il y reprit sa hauteur, sa voix élevée; il y tenait le dé. À l'y voir, quoique peu environné, on l'eût pris pour le maître du salon; et à sa liberté avec Monseigneur, et même, tant qu'il l'osait hasarder, avec le roi, on l'eût cru le principal personnage. La piété de Mgr le duc de Bourgogne lui faisait supporter sa présence et ses manières comme s'il ne se fût rien passé à son égard; ses serviteurs particuliers en souffraient, et Mme la duchesse de Bourgogne fort impatiemment; mais sans oser rien dire, épiant les occasions.

Il s'en présenta une au premier voyage que le roi fit à Marly après Pâques. Le brelan était à la mode; Monseigneur y jouait souvent dans le salon d'assez bonne heure avec Mme la duchesse de Bourgogne. Manquant d'un cinquième, il vit M. de Vendôme à un bout du salon; il le fit appeler pour faire sa partie. À l'instant Mme la duchesse de Bourgogne dit modestement, mais fort intelligiblement, à Monseigneur, que la présence de M. de Vendôme à Marly lui était bien assez pénible, sans l'avoir encore au jeu avec elle, et qu'elle le suppliait de l'en dispenser. Monseigneur, qui n'y avait pas fait la moindre réflexion, ne le put trouver mauvais; il regarda par le salon et en fit appeler un autre. Vendôme, cependant, arrivait à eux et en eut le dégoût en face et en plein devant tout le monde. On peut juger à quel excès cet homme superbe fut piqué de l'affront. Il ne servait plus, il ne commandait plus, il n'était plus l'idole adorée, il se trouvait dans la maison paternelle du prince qu'il avait si cruellement offensé, et c'était à son épouse chérie et outrée à qui il avait affaire; il pirouetta, s'éloigna dès quille put, et bientôt après gagna sa chambre, où il ragea à son loisir.

La jeune princesse fit cependant ses réflexions sur ce qu'il venait d'arriver. Rassurée par la facilité qu'elle avait trouvée à ce qu'elle venait de faire, en peine aussi comme le roi prendrait la chose, elle se détermina, tout en jouant, à la pousser plus loin, ou pour y réussir, ou au moins pour se tirer d'embarras, car, avec toute son intime familiarité, elle s'embarrassait aisément parce qu'elle était douce et timide. Sitôt donc que la partie de brelan fut finie, elle courut chez Mme de Maintenon avant que le roi y fût encore entré, et lui conta ce qu'il lui venait d'arriver. Elle lui dit que, après tout ce qu'il s'était passé en Flandre, elle avait une peine extrême à voir M. de Vendôme; que cette affectation continuelle de Marly, où elle ne le pouvait éviter, sans jamais aller à Versailles, où elle ne le rencontrait jamais, était une suite d'insultes à laquelle elle ne pouvait s'accoutumer; que, de plus, ses fautes étant assez reconnues pour lui avoir fait ôter le commandement des armées, il ne pouvait y avoir d'autre raison de le souffrir à Marly que celle de l'amitié du roi pour lui, et qu'elle ne pouvait supporter qu'avec la dernière douleur qu'elle parût égale entre son petit-fils et elle d'une part, et M. de Vendôme de l'autre. Cela fut vif, mais court, parce que le roi allait arriver.

Mme de Maintenon, piquée contre Vendôme du fond des choses, et plus dangereusement peut-être d'avoir si longuement lutté contre lui en vain, parla ce soir là même au roi de cette affaire, lui lit valoir les raisons de la princesse, sa douceur, sa modération d'avoir été si longtemps sans en rien dire, et combien ces sentiments-là étaient estimables, par rapport à son mari. Le propos réussit sur l'heure. Le roi entièrement dégoûté du duc de Vendôme, et toujours peiné d'avoir sous ses yeux ceux qu'il jugeait avec raison être mécontents, comme il n'en pouvait douter; de celui-ci depuis qu'il ne servait plus, ne fut pas fâché d'une occasion de se soulager de sa présence, et avec le gré de sa petite-fille et de Mme de Maintenon. Avant de se coucher, il chargea Bloin de dire de sa part, le lendemain au matin, à M. de Vendôme de s'abstenir désormais de demander pour Marly, ou se rencontrant sans cesse, et nécessairement, dans les mêmes lieux que Mme la duchesse de Bourgogne qui avait peine à le voir, il n'était pas juste de lui en laisser plus longtemps la contrainte.

On ne peut imaginer en quel excès de désespoir il entra à ce message si peu attendu, et qui sapait par le pied le fondement de toute espérance, et de l'insolence de ses manières et de ses propos. Il se tut néanmoins de peur de pis, n'osa parler au roi, et s'enfuit cacher sa rage et sa honte à Clichy, chez Crosat. L'aventure du brelan avait fait grand bruit, il avait retenti jusqu'à Paris. Les auteurs du compliment fait à Vendôme en conséquence ne le cachèrent pas. Cette nouvelle fit un nouveau fracas dans le monde, tellement que, lorsqu'on sut Vendôme si brusquement à Clichy, le bruit courut partout qu'il avait été chassé de Marly. Il le sut; et, pour montrer qu'il n'en était rien, il y retourna deux jours avant la fin du voyage, qu'il passa dans la honte et dans un continuel embarras. Il en partit pour Anet, en même temps que le roi pour Versailles, et n'a jamais depuis remis les pieds à Marly.

Revenu des premiers transports, il se prit à ce qu'il put. Bloin ne lui avait point parlé de Meudon; il s'assura d'être de tous les voyages, et se mit à se vanter de l'amitié de Monseigneur à tout propos, comme aurait fait un franc provincial. Réduit à ce retranchement, il arrivait à Versailles la surveille de chaque voyage de Monseigneur pour faire sa cour au roi, et logeait chez Bloin, parce qu'il avait prêté son logement à Mme de Montbazon, soeur du comte d'Évreux, lorsqu'il renonça à Versailles pour Marly et Meudon, quand il sut qu'il ne servirait plus. Il passait à Meudon tout le temps que Monseigneur y demeurait, lui qui dans sa splendeur lui donnait à peine un jour ou deux, et de Meudon retournait droit à Anet. Il ne se faisait point de voyages à Meudon que Mme la duchesse de Bourgogne n'y allât voir Monseigneur et que Vendôme ne s'y présentât audacieusement devant elle, comme pour lui faire sentir qu'au moins chez Monseigneur il l'emportait sur elle. Conduite par l'expérience de l'expulsion de Marly, la princesse souffrit doucement cette insolence; elle épia quelque occasion.

Deux mois après, il arriva que, pendant un voyage de Monseigneur, le roi et Mme de Maintenon y allèrent dîner avec Mme la duchesse de Bourgogne, sans y coucher. C'était une énigme que cette partie. Au roi cela lui était arrivé, quoique rarement; quelquefois Mme de Maintenon, tout à fait réunie avec Mlle Choin, la voulait entretenir à son aise sans la faire venir à Versailles, et le roi, comme on peut croire, était du secret. On verra bientôt quelle fut cette liaison. M. de Vendôme, qui, à l'ordinaire, était à Meudon, eut le peu de sens de se présenter des premiers à la descente du carrosse. Mme la duchesse de Bourgogne, qui en fut très blessée, s'en contraignit moins qu'à l'ordinaire, et détourna la tête avec affectation après une apparence de révérence. Vendôme, qui le sentit, n'en poussa que mieux sa pointe et il fit la folie de la poursuivre l'après-dînée à son jeu. Il en essuya le môme traitement, et encore plus marqué. Piqué au vif, et à la fin embarrassé de sa contenance, il monta dans sa chambre et n'en descendit que fort tard. Pendant ce temps-là, Mme la duchesse de Bourgogne fit sentir à Monseigneur le peu de ménagement que Vendôme avait pour elle. Retournée le soir à Versailles, elle en parla à Mme de Maintenon, et s'en plaignit ouvertement au roi. Elle lui représenta combien il lui était dur d'être moins bien traitée de Monseigneur que de lui-même, et que M. de Vendôme se fit ouvertement contre elle un asile de Meudon, et une consolation de Marly. Mme la princesse de Conti, avec quelques dames, étaient de ce voyage avec Monseigneur, entre autres Mme de Montbazon.

Le lendemain du jour que le roi y avait dîné, M. de Vendôme se plaignit aigrement à Monseigneur de l'étrange persécution qu'il souffrait partout de Mme la duchesse de Bourgogne; mais Monseigneur, qu'elle avait prévenu la veille, répondit si froidement à Vendôme, qu'il se retira les larmes aux yeux, résolu toutefois de ne point quitter prise qu'il n'eût arraché de Monseigneur quelque sorte de satisfaction. Il entretint longtemps dans un cabinet Mme de Montbazon tête à tête, qui n'en sortit que pour aller prier Mme la princesse de Conti d'y passer, avec qui elle était fort bien, et qu'elle y suivit. Le colloque fut encore long entre eux trois et la conclusion que Mme la princesse de Conti parlât à Monseigneur le jour même en faveur de M. de Vendôme. Elle ne réussit pas mieux. Tout ce qu'elle en tira fut qu'il fallait que M. de Vendôme évitât Mme la duchesse de Bourgogne quand elle viendrait à Meudon, et que c'était bien le moindre respect qu'il lui devait, jusqu'à ce qu'il l'eût apaisée et se fût remis bien auprès d'elle. Une réponse si sèche et si précise fut cruellement sentie; mais il n'était pas au bout du châtiment qu'il avait si plus que mérité . Le lendemain mit fin à tous ces mouvements et à ces pourparlers.

Vendôme jouait l'après-dînée à un papillon en un cabinet particulier, lorsque d'Antin arriva de Versailles. Il s'approcha de ce jeu, demanda où en était la reprise avec un empressement qui fit que M. de Vendôme lui en demanda la raison. D'Antin lui dit qu'il avait à lui rendre compte de ce dont il l'avait chargé. « Moi ! dit Vendôme avec surprise, je ne vous ai prié de ne rien. — Pardonnez-moi, répliqua d'Antin: vous ne vous souvenez donc pas que j'ai une réponse à vous faire? » À cette recharge M. de Vendôme comprit qu'il y avait quelque chose, quitta le jeu et entra dans une petite garde-robe obscure de Monseigneur avec d'Antin, qui là, tête à tête, lui dit que le roi lui avait ordonné de prier Monseigneur de sa part de ne le plus mener à Meudon, comme lui-même avait cessé de le mener à Marly, que sa présence choquait Mme la duchesse de Bourgogne, et que le roi voulait aussi que le duc sût qu'il désirait qu'il ne s'y opiniâtrât pas davantage. Là-dessus la fureur transporta Vendôme et lui fit vomir tout ce qu'elle peut inspirer. Il reparla le soir à Monseigneur, qui ne s'en émut pas davantage, et qui, avec le même sang-froid qu'il lui avait déjà montré, l'éconduisit entièrement. Le peu qui restait du voyage s'écoula dans l'embarras et dans la rage qu'il est aisé de penser, et le jour que Monseigneur retourna à Versailles, il s'enfuit droit à Anet.

Mais, rie pouvant tenir nulle part, il s'en alla avec ses chiens, sous prétexte de chasse, passer un mois à sa terre de la Ferté-Aleps, sans logement et sans nulle compagnie, rager tout à son aise. Il revint de là à Anet se fixer dans un abandon universel. Dans ce délaissement, dans cette exclusion de tout si éclatante et si publique, incapable de soutenir une chute si parfaite après une si longue habitude d'atteindre à tout et de pouvoir tout, d'être l'idole du monde, de la cour, des armées, d'y faire adorer jusqu'à ses vices et admirer ses plus grandes fautes, canoniser tous ses défauts, d'oser concevoir le prodigieux dessein de perdre et d'anéantir l'héritier nécessaire de la couronne, sans avoir jamais reçu de lui que des marques de bonté et uniquement pour s'établir sur ses ruines, et triomphé huit mois durant de lui avec l'éclat et le succès le plus scandaleux, on vit cet énorme colosse tomber par terre, par le souffle d'une jeune princesse sage et courageuse, qui en reçut les applaudissements si bien mérités. Tout ce qui tenait à elle fut charmé de voir ce dont elle était capable, et ce qui lui était opposé et à son époux en frémit. Cette cabale si formidable, si élevée, si accréditée, si étroitement unie pour les perdre et régner après le roi sous Monseigneur en leur place, au hasard de se manger alors les uns les autres à qui les rênes de la cour et du royaume demeuraient; ces chefs mâles et femelles, si entreprenants, si audacieux, et qui, par leur succès, s'étaient tant promis de grandes choses, et dont les propos impérieux avaient tout subjugué, tombèrent dans un abattement et dans des frayeurs mortelles. C'était un plaisir de les voir rapprocher avec art et bassesse, et tourner autour de ceux du parti opposé qu'ils jugeaient y tenir quelque place, et que leur arrogance leur avait fait mépriser et haïr, surtout de voir avec quel embarras, quelle crainte, quelle frayeur ils se mirent à ramper devant la jeune princesse, tourner misérablement autour de Mgr le duc de Bourgogne et de ce qui l'approchait de plus près, et faire à ceux-là toutes sortes de souplesses.

M. de Vendôme, sans ressource que celle qu'il chercha dans ses vices et parmi ses valets, ne laissa pas de se vanter souvent parmi eux de l'amitié de Monseigneur, dont il était, disait-il, bien assura, et de la violence qui avait été faite à ce prince à son égard. Il en était réduit à cette misère d'espérer que cela se répandrait par eux dans le monde, qu'on se le persuaderait, et que la considération du futur lui donnerait de la considération. Mais le présent lui était insupportable. Pour s'en tirer il songea au service d'Espagne; il écrivit à la princesse des Ursins pour se faire demander. On y avait besoin de tout; il fut demandé, mais sa disgrâce était encore trop fraîche pour devoir espérer de l'adoucir. Le roi trouva mauvais que le duc de Vendôme voulût s'accrocher à l'Espagne. Ses menées lui rompirent aux mains, le roi le refusa tout plat, et rompit cette intrigue en Espagne, où nous verrons pourtant qu'elle se renoua bientôt.

Personne ne gagna plus à cette chute si profonde que Mme de Maintenon. Outre la joie de terrasser si complètement un homme qui, par M. du Maine, lui devant presque tout ce qu'il avait conquis, avait osé lutter contre elle, et avec un si long avantage, elle en vit son crédit devenir de plus en plus l'effroi de la cour, par un si grand exemple de puissance, dont personne ne douta que le coup ne fût parti de sa main. Nous la verrons incessamment en lancer un autre qui n'épouvanta pas moins.

Elle acheva en même temps d'être délivrée d'un favori, qui pour n'avoir jamais ployé le genou devant elle, et qui l'avait constamment affecté toute sa vie, lui était d'autant plus odieux que la connaissance qu'elle avait du coeur du roi pour lui l'empêcha d'oser jamais travailler à l'entamer. Je dis qu'elle acheva, parce que la faveur était usée, et que l'âge et les yeux le jetèrent dans une retraite qui l'ôta de devant elle. C'est du duc de La Rochefoucauld dont je parle, et dont j'ai fait mention plus d'une fois, à propos du procès de préséance de M. de Luxembourg et d'autres occasions, particulièrement sur le mariage du duc de Noailles avec la nièce de Mme de Maintenon, dont le roi mourait d'envie pour le prince de Marcillac, et sur lequel M. de La Rochefoucauld fit opiniâtrement la sourde oreille. Quoi que ce soit en lui ne faisait souvenir de son père, cet homme qui a tant fait de bruit dans le monde par son esprit, sa délicatesse, sa galanterie, ses menées, ses intrigues, et la part qu'il a eue dans les troubles de la minorité de Louis XIV, dont il demeura ruiné, mais avec un grand bien qu'il remit dans sa maison par le mariage de son fils, que j'ai expliqué à propos de Mme de Vaudemont.

Tous les troubles finis, le cardinal Mazarin maître, le roi marié et ne bougeant de chez la comtesse de Soissons avec l'élite de la cour, de l'esprit, de la galanterie, du bon goût, des intrigues, parut le prince de Marcillac avec une figure commune qui ne promettait rien et qui ne trompait pas. Sans charge, sans emploi, portant encore sur le visage des marques du combat du faubourg Saint-Antoine, fils d'un père à qui le roi n'a voit jamais pardonné, et qui sans approcher de la cour faisait à Paris les délices de l'esprit et de la compagnie la plus choisie, ce fils ne fit peur à personne de ce qui environnait le roi. Je ne sais comment cela arriva, et personne ne l'a pu comprendre, à ce que j'ai ouï dire à M. de Lauzun, qui pointait fort dès lors, et aux vieillards de son temps, mais en fort peu de jours il plut tellement au roi dont, au milieu d'une cour en hommes et en femmes si brillante, si polie, si spirituelle, le goût n'était pas fin ni délicat, qu'il lui donna des préférences qui inquiétèrent Vardes, le comte de Guiche, et les plus avant dans la privance du roi. Cette affection alla toujours croissant, jusque-là que le père de concert avec son fils se roidit à ne se point démettre de son duché pour en tirer par cette adresse, le rang de prince étranger, qu'il ne se consolait point d'avoir vu arracher aux Bouillon avec cet immense échange, et tirer ces grands établissements des mêmes crimes qui lui étaient communs avec eux, parce qu'ils avaient plus effrayé que lui. Cet artifice néanmoins échoua, et ne les mena qu'à l'inutile distinction d'être traités de cousin. Mais le fils tira de sa faveur la charge de grand maître de la garde-robe que le roi avait faite pour Guitry, tué sans alliance au passage du Rhin, et celle de grand veneur à la mort de Soyecourt, que le roi lui apprit lui-même par ce billet dont on lui fit tant d'honneur, qu'il se réjouissait comme son ami de la charge qu'il lui donnait comme son maître. On dit alors qu'il l'avait fait son grand veneur pour avoir mis la bête dans les toiles. Il était confident des aventures passagères du roi, et on l'accusa dans ce temps-là de lui avoir fourni Mlle de Fontanges. Sa mort prompte et soupçonnée de poison n'altéra point la faveur de son ami. Il se lia alors étroitement avec Mme de Montespan, Mme de Thianges et toute sa famille. Cette liaison, qui fit son éloignement de Mme de Maintenon, dura avec eux toute sa vie, et sa faveur aussi, qui lui fit donner avec raison le nom de l'ami du roi, parce qu'elle fut solide au-dessus de toute autre, et indépendante de tous appuis, comme inébranlable à toute secousse. Il tira du roi des sommes immenses, qui lui paya trois fois ses dettes, et lui faisait sans cesse et sourdement de gros présents.

C'était un homme haut, de beaucoup de valeur, et d'autant d'honneur qu'en peut avoir un fort honnête homme, mais entièrement confit dans la cour. Avec cela noble et magnifique en tout, au-dessus du faste, officieux, serviable, et rompant auprès du roi les plus dangereuses glaces pour ceux qu'il protégeait, et souvent pour des inconnus, du mérite ou du malheur desquels il était touché, et les a très souvent remis en selle.

Je ne sais qui l'avait mis en inimitié avec M. de Louvois, à moins que ce ne fût une suite de ses liaisons avec Mme de Montespan qui fut toujours aux couteaux avec ce ministre. Il était lors au plus haut point de faveur et de puissance par les grands succès de la guerre; mais elle était finie, c'était en 1679, et il craignait un favori haut et fougueux qui lui-même n'appréhendait rien, parlait au roi avec la dernière liberté, et s'expliquait au monde sans mesure. Il songea donc à se le réconcilier par le mariage de sa fille avec son fils, et de le faire avec tant de grâces et de richesses qu'il pût désormais autant compter sur lui comme il avait eu lieu de le craindre. Mais pour cette affaire-là il fallait être deux, et M. de La Rochefoucauld n'en voulut pas ouï parler, jusqu'à ce que le roi, entraîné par son ministre, et importuné des haines de gens qui à divers titres l'approchaient de si près, se mit de la partie, et força plutôt par autorité M. de La Rochefoucauld à consentir au mariage et à la réconciliation qu'il ne le gagna, malgré tant de trésors dont ce mariage fut la source, et la nouvelle érection de La Rocheguyon faite et vérifiée en faveur de son fils qui en prit le nom. La réconciliation ne dura guère entre deux hommes si impérieux et si gâtés. Jamais M. de La Rochefoucauld n'aima sa belle-fille, ni ne la voulut souffrir à la cour quoique son mérite et sa vertu l'ait fait généralement considérer, et que son économie et son travail ait non seulement rétabli cette maison ruinée (et par M. de La Rochefoucauld lui-même qui fui: toujours un panier percé), mais qui la laissa une des plus puissantes du royaume.

M. de La Rochefoucauld était borné d'une part, ignorant de l'autre à surprendre, glorieux, dur, rude, farouche et ayant passé toute sa vie à la cour, embarrassé avec tout ce qui n'était pas subalterne ou de son habitude de tous les jours. Il était rogue, en aîné des La Rochefoucauld qui le sont tous par nature et par conséquent très repoussants. J'en ai vu peu de ce nom qui aient échappé à un défaut si choquant, que M. de La Rochefoucauld avait fort au-dessus d'eux tous; avec cela, bien plus ami qu'ennemi, quoique ennemi dangereux, et même à incartades; mais excepté un bien petit nombre, ami par fantaisie, sans goût et sans choix. Il aimait moins que médiocrement ses enfants, et quoiqu'ils lui rendissent de grands devoirs, il leur rendait la vie fort dure; gouverné jusqu'au plus aveugle abandon par ses valets, à qui presque tous il fit de grosses fortunes, partie par crédit., partie en se ruinant pour eux, jusque-là qu'il fallut que sur la fin, son fils, le bâton haut, y entrât pour tout ce qu'il voulut.

Les vieillards se souvenaient d'avoir vu Bachelier son laquais leur donner à boire à sa table, en livrée, et s'étonnaient de le voir premier valet de garde-robe du roi, dont le fils est aujourd'hui premier valet de chambre, de la charge de Bloin qu'il a achetée. Il faut dire à l'honneur du père qu'il n'y eut jamais homme si modeste, si respectueux; qui se soit moins méconnu, ni qui ait toujours plus exactement vécu à l'égard de M. de La Rochefoucauld et tout ce qui lui a appartenu que s'il n'avait pas changé de condition; un fort honnête homme, très sage, et qui se fit considérer. Il refusa beaucoup de M. de La Rochefoucauld et a souvent obtenu de lui pour ses enfants ce qu'eux-mêmes, ni d'autres pour, eux, n'avaient pu faire. On dit aussi du bien de son fils.

Si M. de La Rochefoucauld passa sa vie dans la faveur la plus déclarée, il faut dire aussi qu'elle lui coûta cher, s'il avait quelques sentiments de liberté. Jamais valet ne le fut de personne avec tant d'assiduité et de bassesse, il faut lâcher le mot, avec tant d'esclavage, et il n'est pas aisé de comprendre qu'il s'en put trouver un second à soutenir plus de quarante ans d'une semblable vie. Le lever et le coucher, les deux autres changements d'habits tous les jours, les chasses et les promenades du roi de tous les jours, il n'en manquait jamais, quelquefois dix ans de suite sans découcher, d'où était le roi, et sur le pied de demander congé, non pas pour découcher, car en plus de quarante ans il n'a jamais couché vingt fois à Paris, mais pour aller dîner hors de la cour et ne pas être à la promenade, jamais malade, et sur la fin rarement et courtement [de] la goutte. Les douze ou quinze dernières années il prenait du lait à Liancourt, et un congé de cinq ou six semaines. Quatre ou cinq fois en sa vie il en a pris autant pour aller chez lui à Verteuil en Poitou où il se plaisait fort, et où la dernière il ne fut pas huit jours qu'il fallut revenir, sur un courrier et un billet du roi qui lui mandait qu'il avait une anthrax, et qui par amitié et confiance le voulut auprès de lui. Il allait dîner à Paris trois ou quatre fois l'année, un peu plus souvent à une petite maison près de Versailles où le roi fut quelquefois, mais il n'y coucha jamais.

Son appartement à la cour était ouvert depuis le matin jusqu'au soir. Le mélange des valets d'un trop bon maître, les égards qu'il fallait avoir pour eux, les airs et le ton qu'y prenaient les principaux, en bannissait la bonne compagnie, qui n'y allait que rarement et des instants, embarrassée avec lui, et lui empêtré avec elle, qui y laissait le champ libre aux désoeuvrés et aux ennuyeux de la cour, mêlés de subalternes, tous gens qui n'auraient guère eu entrée ailleurs. Ils y établissaient leur domicile et leurs repas, et y essuyaient les humeurs du maître, qui dominait durement sur eux, et qui se trouvait toujours déplacé avec mieux qu'eux.

Cette raison et son temps, que son assiduité rendait fort coupé, l'avaient mis sur le pied qu'il ne faisait presque aucune visite, et d'amitié il n'allait guère que chez le cardinal de Coislin, M. de Bouillon et M. le maréchal de Lorges. Pour de femme, elles étaient toutes ses bêtes; à peine pouvait-il souffrir ses parentes, encore quand il les rencontrait, et ce hasard était fort rare. Mme la maréchale de Lorges et Mlle de Bouillon étaient les seules qui eussent trouvé grâce devant lui. Mme Sforce, il allait quelquefois causer chez elle, et elle par les derrières chez lui. C'était les restes de Mme de Montespan et de Mme de Thianges sa mère.

On aurait cru qu'il devait être heureux, et jamais homme ne le fut moins. Tout le choquait; il se fâchait des choses les plus fortuites et les plus indifférentes, et il était si accoutumé à réussir, que tout ce qu'il obtenait pour soi ou pour autrui lui semblait toujours peu de chose. En même temps jamais homme si envieux. Les grâces les moins à la portée de gens en qui il s'intéressât, et les moins proportionnées à lui, le chagrinaient essentiellement. Il était né piqué de tout, d'un évêché, d'une abbaye; mais quand il en tombait sur des émules de faveur, comme M. de Chevreuse, M. de Beauvilliers, M. le Grand, le maréchal de Villeroy, il était au désespoir à ne pouvoir le cacher. Il haïssait les trois premiers de jalousie, l'autre un peu moins, parce qu'il était en respect avec lui. Il était toujours demeuré une sorte de liaison de M. le Prince et de M. le prince de Conti à lui, de l'ancien chrême des pères, mais sans rien d'apparent.

Sur les derniers temps, ses bas amis et ses valets abusèrent de lui pour eux et pour les leurs, et lui firent faire au roi si souvent des demandes âpres, importunes et si peu convenables, qu'il l'en fatigua et l'accoutuma à le refuser, et lui à le gourmander de plaintes et de reproches, [ce] qui mit un malaise entre eux, et lui donna des pensées de retraite qui l'amusèrent et le trompèrent longtemps.

Sa voix était déjà fort affaiblie, elle ne lui permettait plus de monter à cheval; il courait en calèche, et si on manquait, c'était à l'ordinaire une furie jusqu'à la chasse suivante qu'on prenait. À la mort du cerf, il se faisait descendre et mener au roi, pour lui présenter le pied, qu'il lui fourrait souvent dans les yeux ou dans l'oreille. Cela le peinait fort, et même le monde, et de le voir presque couché dans sa calèche comme un corps mort. Quelquefois le roi hasardait doucement de lui proposer de prendre du repos, et cela perçait le coeur au favori, qui, ne pouvant plus suivre le roi ni le servir, faute de vue, sentait qu'il lui devenait pesant de plus en plus.

Peu écouté, presque toujours éconduit, quelquefois, à force d'importuner, refusé sèchement, le dépit vint au secours du courage. Il se retira, mais pitoyablement. Il flottait entre sa maison de Paris et Sainte-Geneviève, où la mémoire du cardinal de La Rochefoucauld l'eût rendu maître de tout ce qu'il aurait voulu . En l'un et l'autre lieu il n'eût pas manqué de toute espèce de compagnie et de secours; mais ses valets, qui étoient ses maîtres, ne lui permirent ni l'un ni l'autre. Ils le voulurent à portée de le faire marcher à leur gré chez le roi, pour en arracher des grâces pour eux, et tirer ce qu'il pourrait d'un reste de crédit et de bonté du roi pour lui. Ils le confinèrent au Chenil, à Versailles, lieu très éloigné de tout, et où bientôt il demeura dans un entier abandon, à l'ennui et à la douleur d'un aveugle déchu de toute occupation, de toute faveur et de tout commerce. Il en fit encore quelques parties de main pour importuner le roi, dans le cabinet duquel il allait par les derrières, la plupart peu fructueuses, qui achevèrent de l'accabler. Il finit ainsi fort amèrement sa vie, entièrement en proie à ses valets, et avec peu de provisions pour se suffire.

CHAPITRE XII. §

Torcy en Hollande. — Cent cinquante mille livres de brevet de retenue à La Vallière sur son gouvernement de Bourbonnais. — Mariage du prince de Lambesc avec Mlle de Duras. — Digne et rare procédé de M. le Grand. — Mariage du marquis de Gesvres avec Mlle Mascrani. — Mariage de Montendre avec Mlle de Jarnac. — Mariage de Donzi avec Mlle Spinola. — Mariage de Polignac avec Mlle de Mailly. — Mort de Saumery; sa fortune; celle de son fils; leur caractère. — Fortune d'Avaray. — Belle-Ile mestre de camp général des dragons; sa fortune. — Mort, famille, singularité étonnante et deuil du prince de Carignan. — Mort, caractère et dépouille du duc de La Trémoille. — Mort, fortune et caractère de La Reynie et de son fils. — Mort du duc de Brissac. — Prince des Asturies juré par les cortès ou états généraux d'Espagne. — Château d'Alicante rendu à Philippe V. — Bataille gagnée par les Espagnols contre les Portugais entièrement défaits. — Chamarande demandé et accordé à Toulon.

Le roi alla le 1er mai, qui était un mercredi, à Marly. Ce fut l'époque de la retraite de M. de La Rochefoucauld, qui n'y vint point, et qui jusque-là, quoique aveugle, n'en avait point encore manqué de voyage. Ce jour-là même, M. de Torcy alla à Paris, d'où il partit tout de suite pour la Hollande dans le plus grand secret. Je ne sais comment M. de Lauzun l'écuma; mais je le vis le lendemain matin dans le salon accoster le duc de Villeroy et deux ou trois autres, à qui il demanda s'ils n'avaient point vu M. de Torcy qui lui dirent que non. « Il est pourtant revenu hier au soir fort tard de Paris, leur répondit-il, et je sais qu'il aura des choses singulières aujourd'hui à son dîner, que je ne veux pas vous dire. Je compte bien d'en aller manger ma part; vous devriez bien y venir. » Ils donnèrent dans le panneau. Torcy faisait une chère fort délicate, et il était sur le pied qu'il n'allait chez lui que la meilleure compagnie, et sans prier. Les dupes y furent tard, parce qu'il dînait tard à Marly, et travaillait jusqu'à ce qu'il fût servi. Ils trouvèrent la porte fermée; ils frappèrent; point de réponse. Enfin ils s'aperçurent qu'il n'y avait personne, et tous les uns après les autres les voilà à pester contre M. de Lauzun, et leur sottise d'avoir donné dans cette bourde, et à chercher où dîner; et le soir M. de Lauzun à leur demander s'ils avaient fait bonne chère chez Torcy, et à se moquer d'eux. Cette plaisanterie, qui se répandit dans Marly, fit qu'on y sut plus tôt le voyage de Torcy que le roi n'aurait voulu.

La Vallière eut en ce même temps cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur son gouvernement de Bourbonnais, que son père avait eu pendant la faveur de Mme de La Vallière la carmélite.

Il se fit aussi trois mariages: le prince de Lambesc, fils unique du comte de Brionne, qui était fils aîné de M. le Grand, épousa la fille aînée du feu duc de Duras, frère aîné du maréchal-duc de Duras d'aujourd'hui, tous deux fils du feu maréchal-duc de Duras, qui était belle comme le jour, très bien faite et fort riche. Elle n'avait qu'une soeur, qui épousa depuis le comte d'Egmont. Le procédé qu'eut M. le Grand, quelque temps après ce mariage, mérite de n'être pas omis. La duchesse de Duras, leur mère, était en procès avec son beau-frère pour les biens de ses filles; elle prétendait beaucoup, et poussait l'affaire avec grand soin. M. le Grand refusa tout net de la solliciter, défendit à tous ses enfants de le faire, à sa petite-belle-fille elle-même, dit que s'il le pouvait honnêtement, il solliciterait pour le duc de Duras; qu'il n'avait pas pris sa nièce pour le ruiner et sa maison; que sa belle-petite-fille était assez riche pour que trois ou quatre cent mille livres de plus ou de moins ne lui fussent pas moins considérables que d'avoir un oncle paternel et chef de sa maison ruiné. L'autre procédé fut pour les par-, tapes entre les deux soeurs. Il voulut que l'abbé de Lorraine, son fils, mort évêque de Bayeux, fût présent à tout, et le chargea de céder et de faire régler en faveur de la cadette tout ce qui pouvait être litigieux, parce qu'il trouvait sa petite-fille assez riche; mais qu'il ne lui était pas indifférent à lui, après l'avoir fait épouser à son petit-fils, que sa soeur la demeurât assez pour faire une alliance qui leur fût à tous convenable. La vérité [est] que c'est là penser et agir avec grandeur, car tout fut exécuté de la sorte; mais il est vrai aussi que Mme d'Armagnac était morte, qui n'aurait pas laissé faire M. le Grand.

Le duc de Tresmes maria son fils aîné, le marquis de Gesvres, avec Mlle Mascrani, prodigieusement riche. Elle n'avait ni père, ni mère, ni frère, ni soeur. Son père avait été maître des requêtes, sa mère était soeur de Caumartin, ami intime du duc de Gesvres, qui fit ce mariage, lequel bientôt après se tourna fort étrangement, et donna au public des farces fort singulières.

Mlle de Jarnac, aussi sans père ni mère, aussi fort riche, et du nom de Chabot, épousa un cadet de Montendre, de la maison de La Rochefoucauld, qui n'avait ni biens, ni figure, mais beaucoup d'esprit et fort orné, [beaucoup] d'amis et d'envie de faire. Ce fut elle qui, ayant l'âge de disposer d'elle, le choisit, et qui voulut demeurer chez elle, dans ce beau château de Jarnac, sur la Charente, et n'être point obligée d'en sortir, comme jusqu'alors elle y était toujours demeurée. C'était une personne pourtant plutôt bien que mal, avec de l'esprit, et qui voulait être maîtresse.

Quelque temps assez court après, il s'en fit deux autres M. de Donzi, fils du feu duc de Nevers, qui n'avait pu obtenir le brevet de son père, et à qui, avec ses grands biens, il fâchait fort de n'en pouvoir espérer. Il passa ici un marquis Spinola, gouverneur d'Ath, lieutenant général des armées d'Espagne, qui avait acheté la grandesse de Charles II, et le titre de prince de l'empire de l'empereur Léopold, et qui n'avait que deux filles, dont l'aînée héritait de la grandesse. Il [M. de Donzi] l'épousa, et prit en se mariant le nom de prince de Vergagne, que le public, qui aime à se jouer sur les mots, et qui n'approuvait pas sa vie, appela le prince de Vergogne. Son beau-père lui fit peu attendre sa dignité, et M. le duc d'Orléans, devenu régent, moins encore celle de duc et pair, sans avoir jamais rien fait, ni été à la guerre, ni même à la cour .

La comtesse de Mailly maria sa dernière fille à Polignac, dont il aurait été le grand-père. Elle était fort belle, et ne tarda pas à montrer que Polignac n'était pas heureux en mariage, ni sa mère en éducations.

Le vieux Saumery mourut chez lui, près de Chambord, à quatre-vingt-six ans. C'était un beau et grand vieillard, très bien fait et de la vieille roche, plein d'honneur et de valeur, pour qui le roi avait de la bonté, et qui était estimé. Henri IV, entre autres bagages, avait amené deux valets de Béarn: l'un avait nom Joanne, c'était peut-être son nom de baptême, car force Basques s'appellent Joannès chez leurs maîtres; l'autre Béziade: ils furent longtemps bas valets.

Lorsque Henri IV parvint à la couronne et à en jouir, Joanne devint jardinier de Chambord, et par succession concierge, mais concierge nettoyeur et balayeur, comme sont ceux des particuliers, et non pas comme le sont devenus ceux des maisons royales. Son fils peu à peu se mit sur ce dernier pied; mais, toutefois sentant encore le valet, et s'y enrichit pour son état. Cela lui fit épouser une soeur de Mme Colbert, dont le père était un bourgeois de Blois qui s'appelait Charon, dont le petit-fils, par la fortune de M. Colbert, devint intendant de Paris, eut la terre de Ménars, et est mort président à mortier; peu éclairé, mais fort bon homme et fort honnête homme et fort droit. Lors du mariage de Saumery, c'était encore la petite bourgeoisie de Blois, et M. Colbert un très petit garçon. Arrivé dans la confiance et les affaires du cardinal Mazarin dont il fut intendant, il y donna accès à Saumery son beau-frère, et lui procura de petits emplois dans les troupes, où il montra de la valeur. Devenu personnage, il le protégea tant qu'il put, suivant sa portée si nouvelle, et le fit enfin gouverneur et capitaine des chasses de Chambord et de Blois. Il laissa deux fils entre autres et deux filles. Monglat, chevalier de l'ordre en 1661, et maître de la garde-robe, dont nous avons de si bons Mémoires, se trouvant ruiné, espéra tout de M. Colbert en mettant son fils dans son alliance. Il avait eu Cheverny, de sa femme, petite-fille du chancelier de Cheverny, dont ce fils portait le nom. Il le maria à la fille de Saumery. Chambord et Cheverny ne sont qu'à cieux lieues. C'est le même Cheverny qui eut des emplois au dehors, qui fut menin de Monseigneur et attaché à Mgr le duc de Bourgogne, dont j'ai parlé quelquefois. Des deux fils, l'aîné était un grand homme, très bien fait, et d'une représentation imposante, qui avait été estropié d'un genou en un de ces combats de M. de Turenne. Il n'avait été que subalterne quelques campagnes, et se retira chez lui, où il se recrépit d'une charge de grand maître des eaux et forêts. Il épousa une fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, dont le crédit, joint à la bonté du roi pour son père, lui obtint la survivance du gouvernement de Chambord et de la capitainerie de Blois. Avec ces établissements, il comptait avoir fait une grande fortune et en jouissait chez lui, lorsque M. de Beauvilliers fut gouverneur des enfants de France, et que le roi lui laissa le choix de tout ce qui devait composer leur éducation et leur maison, excepté du premier valet de chambre seul, comme je l'ai dit ailleurs. Il dénicha Saumery des bords de la Loire, et le fit sous-gouverneur. D'abord souple, respectueux, obséquieux, attaché à son emploi, il tâcha de reconnaître un terrain si nouveau pour lui, après de s'y ancrer: il courtisa les ministres et les personnages. Ce qu'il avait d'esprit était tout tourné à l'intrigue, que la probité ne contraignit pas, ni la reconnaissance. Il se mit à voir des femmes importantes, et à mettre, comme il le fit dire de lui, son pied dans tous les souliers. Jamais homme ne fit tant de chemin tous les jours par tout le château de Versailles, et ne montait tant d'escaliers; jamais homme aussi ne tira si grand parti d'une vieille blessure. À la fin il se crut un personnage; il fit le gros dos et l'important, et ne s'aperçut jamais qu'il n'était qu'un impertinent. Il ne parlait plus qu'à l'oreille, ou sa main devant sa bouche, souvent riochant et s'enfuyant, toujours des riens qu'il ramassait toujours mystérieusement. J'ai parlé de sa femme à propos de M. de Duras, qui lui donna de fâcheux ridicules, et devant qui il n'osait souffler, quelque impudent qu'il fût devenu.

À force d'adresse et de manéges et de duperies de M. de Beauvilliers, il trouva moyen de tirer du roi près de quatre-vingt mille livres de rente pour lui ou pour ses enfants qui eurent pour rien les plus gros régiments, avec cela toujours plaintif en dehors, et frondeur en dessous. Il avait pris l'habitude de ne dire monsieur de personne ni madame non plus, de ceux-là mêmes dont l'habitude et le respect en avait rendu le nom plus inséparable. Monsieur était son plus grand effort, et il citait de la sorte les plus considérables personnages, dont il se donnait pour avoir eu la confiance, et qui lui avaient dit ceci et appris cela.

Je me souviens qu'étant venu à Dampierre où j'étais chez M. de Chevreuse, il vit à table un portrait de Mme la princesse de Conti. « Ah! dit-il, voilà un assez joli portrait de la princesse de Conti ! » De là se mit à raconter [ce] que « ce pauvre prince de Conti lui disait, » et puis « un marin nommé Preuilly, » et c'était le frère du maréchal d'Humières. Il vint après à M. de Turenne, qu'il n'appela jamais que M. Turenne, et dont il rapportait des propos avec lui, très jeune subalterne, et dont sûrement il n'avait jamais su le nom, qu'il aurait eus à peine avec un officier général de sa confiance. Et par-ci par-là riochant d'autorité: « Le vieux vicomte, disait-il, ou ce pauvre vieux vicomte, » et on était tout étonné que c'était de M. de Turenne. C'était trop de sa fatuité favorite pour qu'elle fût ignorée, et pour qu'elle nous fût nouvelle; mais il en entassa tant ce jour-là, que nous nous mimes à lui en présenter des occasions pour nous en divertir davantage, et nous y réussîmes pleinement. Nous mourions de rire, et il ne doutait pas que ce ne fût des gentillesses qu'il racontait avec une autorité et une dignité merveilleuse.

Le lendemain Sassenage, Louville, le petit Renault et moi étions le matin chez Mme de Chevreuse à parler de l'excès de ces impertinences. Il vint quelqu'un. Nous nous mîmes dans une fenêtre sous le rideau à continuera Mais nous en disions là de bonnes, et tout haut se mit à dire lé petit Renault: « Mais nous serions bien étonnés si M. de Saumery nous entendait et venait à lever le rideau. » Il n'eut pas achevé que la chose arriva. Nous, au lieu d'être embarrassés, à pâmer de rire; et lui qui peut-être ne nous avait pas écoutés, à demander à qui nous en avions. Les rires furent si démesurés, et si bien répondus par presque tout le reste de la chambre, qui savait de quoi il s'agissait, que, tout effronté qu'il était, il en demeura confondu.

Ce galant homme était du naturel des rats, qui se hâtent de sortir d'un logis lorsqu'il est près de crouler; mais il n'eut pas le nez bon. Il furetait tout et en tant de sortes de lieux qu'il ne lui fut pas difficile de voir le vol que le duc d'Harcourt prenait, et la décadence de M. de Beauvilliers, à qui il devait en totalité être et fortune. Le drôle ne balança point de se donner à Harcourt, qui le recueillit comme un transfuge par lequel il espérait de savoir beaucoup de choses sur des gens qu'il voulait culbuter pour s'élever sur leurs ruines, et avec lesquels Saumery demeurait en commerce, sans qu'ils voulussent s'apercevoir d'une conduite que chacun voyait. Il était particulièrement attaché à M. le duc de Bourgogne, quoique Denonville fût l'ancien des trois gouverneurs, et y était demeuré ensuite, lorsque Cheverny, d'O, et Gamaches y furent mis. Cheverny avait la santé ruinée depuis son ambassade en Danemark, et n'était pas sur le pied de suivre à la chasse ni à la guerre. Saumery, sous prétexte de son genou, s'exempta de la chasse, et lorsqu'il fut question de la guerre, il fut malade une fois; les deux autres, il eut besoin des eaux. Il en revint pendant la campagne de Lille à Versailles, où, trouvant les rieurs pour M. de Vendôme, il se mit de leur côté; et pour être à la mode et s'initier parmi la cabale triomphante, en dit pis que pas un. M. de Chevreuse et M. de Beauvilliers, dont l'aveugle charité n'avait voulu rien voir ni écouter sur la désertion de Saumery, et qui le traitaient bien, lorsqu'il leur faisait l'honneur d'aller chez eux, eurent bien de la peine à entendre ce qu'on leur dit de ses propos sur Mgr le duc de Bourgogne. À la fin pourtant, la publicité les convainquit. Ils furent un peu plus froids, mais ce fut tout. Saumery y gagna M. du Maine, qui le fit dans la suite nommer par le roi mourant un des sous-gouverneurs du roi d'aujourd'hui. Sur la fin, c'était un seigneur qui se trouvait fort maltraité de n'être pas chevalier de l'ordre; on va voir que, quelque fou que cela fût, il n'avait pas tout le tort .

Béziade, camarade de Joanne (qui est devenu le nom de famille de Saumery), eut un emploi à la porte de je ne sais quelle ville, pour les entrées, que Henri IV lui fit donner et continuer. Le fils de celui-ci le continua dans ce métier, mais il monta en emploi, et s'enrichit si bien que son fils n'en voulut point tâter, et préféra un mousquet. Il montra de la valeur et de l'aptitude, il eut des emplois à la guerre, il épousa une soeur de Foucault, longtemps après intendant de Caen, enfin conseiller d'État, qui était une femme pleine d'esprit d'intrigue et qui eut des amis considérables. En se mariant il prit le nom de d'Avaray; il est devenu lieutenant général. Il a bien clabaudé de n'être pas maréchal de France et de voir ses cadets y être arrivés, et à la fin on l'a fait chevalier de l'ordre, qu'il n'a fait la grâce d'accepter qu'avec beaucoup de répugnance et de délais. Il avait été quelque temps ambassadeur en Suisse, et n'y avait point mal réussi.

Une autre fortune commença cette année en ce temps-ci à poindre grande, et peu espérable alors, traversée depuis d'une manière terrible, montée ensuite au comble avec la rapidité des plus incroyables hasards, mais conduite et soutenue par l'esprit, le travail, la persévérance infatigable, l'art et la capacité de deux frères également unis et amalgamés ensemble, qui peuvent passer pour les prodiges de ce siècle. Belle-Ile, petit-fils de M. Fouquet, si célèbre par sa fortune et sa plus que profonde disgrâce, était fils d'un homme qui s'était présenté à tout, et dont le roi n'avait voulu pour rien à cause de son père, et l'avait tenu plus de vingt ans en exil. Son mariage avec une soeur du duc de Lévi (je dis duc pour faire connaître l'alliance, car il ne le fut que trente ou trente-cinq ans depuis); ce mariage, dis-je, étrange, et encore plus étrangement fait, acheva de le mettre à l'aumône. Sa femme n'avait rien, et sa famille, bien loin de lui donner, fut plus de vingt ans sans vouloir ouïr parler ni d'elle ni de son mari. Ils furent réduits à vivre chez l'évêque d'Agde, frère de M. Fouquet, longues années exilé hors de son diocèse. Revenus enfin à Paris au pot de Mme Fouquet, mère de Belle-Ile, jusqu'à la mort de cette espèce de sainte, ils se trouvèrent bien à l'étroit. Belle-Ile était un cadet du surintendant; ses aînés emportaient les débris qu'ils avaient pu sauver, mais qui à la fin se sont réunis par la mort de M. de Vaux, sans enfants, et du P. Fouquet, de l'Oratoire. Le fils aîné de Belle-Ile et de la soeur de M. de Lévi prit le nom de comte de Belle-Ile, et son frère celui de chevalier de Belle-Ile. Je m'étends sur eux parce qu'il sera souvent mention d'eux, dans la suite, et beaucoup plus dans les histoires et dans les Mémoires de ce temps-ci qui dépasseront les miens.

Tous deux entrèrent dans le service. L'aîné fut refusé avec aigreur d'un régiment de cavalerie. Le roi dit que ce serait beaucoup encore s'il lui accordait, avec le temps, l'agrément d'un régiment de dragons. Il l'obtint enfin. Il se signala dans Lille. Il fut fait, comme on l'a dit, brigadier en sortant; il y fut dangereusement blessé. Le maréchal de Boufflers le servit si bien; que Hautefeuille ayant demandé à se défaire de sa charge de mestre de camp général des dragons, Belle-Ile en eut la préférence, et pour deux cent quatre-vingt mille livres, qui était la même somme que Hautefeuille en avait donnée au duc de Guiche, et que celui-ci l'avait achetée de Tessé; et Belle-Ile eut aussi cent vingt mille livres de brevet de retenue dessus, comme Hautefeuille l'avait obtenu lorsqu'il eut la charge. C'était un furieux pas, et sous le feu roi, pour, d'où il était parti. Quel prodige et comment le voir aujourd'hui gouverneur absolu d'une grande place et d'une province frontière, chevalier de l'ordre, les entrées chez le roi, et tout à coup maréchal de France, duc vérifié, ambassadeur extraordinaire pour l'élection de l'empereur, général d'armée, et le dictateur de l'Allemagne!

Le prince de Carignan mourut le 23 avril en sa soixante-dix-neuvième année. Il était fils du prince Thomas ou de Carignan, et de la fille et soeur des deux comtes de Soissons, dernière princesse du sang de cette branche cadette de Bourbon. Le prince Thomas était fils de l'infante Catherine, fille de Philippe II, roi d'Espagne, soeur du roi Philippe III, grand-père de la reine épouse de Louis XIV, et du célèbre Charles-Emmanuel, duc de Savoie, vaincu par l'industrie, le courage et l'épée de Louis XIII au fameux pas de Suse. Ce prince de Carignan, de la mort duquel je parle, était né sourd et muet. Il était l'aîné du comte de Soissons, mari de la nièce du cardinal Mazarin, de laquelle j'ai souvent parlé, et oncle, par conséquent, du comte de Soissons, si étrangement marié en France, tué parmi les ennemis devant Landau, et du célèbre prince Eugène; et de cette branche de Soissons-Savoie, il n'en reste plus.

Cette cruelle infirmité affligea d'autant plus la maison de Savoie que ce prince montrait tout l'esprit, le sens et l'intelligence dont son état pouvait être capable. Après avoir tout tenté, on prit enfin un parti extrême: ce fut de l'abandonner à un homme qui promit de le faire parler et entendre, pourvu qu'il en fût tellement le maître, et plusieurs années, qu'on ignorerait même tout ce qu'il ferait de lui. La vérité est qu'il en usa comme les dresseurs de chiens, et ces gens qui de temps en temps font voir pour de l'argent toutes sortes d'animaux dont les tours et l'obéissance étonnent, et qui paraissent entendre et expliquer par signes tout ce que leur maître leur dit la faim, la bastonnade, la privation de lumière, les récompenses à proportion. Le succès en fut tel, qu'il le rendit entendant tout aidé du mouvement des lèvres et de quelques gestes, comprenant tout, lisant, écrivant, et même parlant, quoique avec assez de difficulté. Lui-même, profitant après des cruelles leçons qu'il avait reçues, s'appliqua avec tant d'esprit, de volonté et de pénétration, qu'il posséda plusieurs langues, quelques sciences, et parfaitement l'histoire. Il devint bon politique jusqu'à être fort consulté sur les affaires d'État, et faire à Turin plus de personnage par sa capacité que par sa naissance. Il y tenait sa petite cour, et faisait la sienne avec dignité toute sa longue vie, qui put passer pour un prodige.

Il épousa en 1684 une Este-Modène, fille du marquis de Scandiano qui envoya un gentilhomme au roi pour lui donner part de cette mort, et lui présenter une lettre de son fils, à laquelle le roi répondit, et prit le noir pour quinze jours.

Ce fils prit le nom de prince de Carignan, épousa par amour et pour plaire au duc de Savoie, depuis premier roi de Sardaigne, la bâtarde qu'il avait de la comtesse de Verue, lesquels brouillés à Turin et venus ici sous un rare incognito, comme en lieu de conquête assurée pour tout étranger, on les a vus courtiser bassement les gens en place de les servir pendant la jeunesse du roi, prendre partout, faire toutes sortes d'indignes affaires; la femme la complaisante de celle du garde des sceaux Chauvelin, et le mari se faire le fermier de l'Opéra et le surintendant de ce spectacle, et avec des millions de rapines; le mari dans l'obscurité et dans la basse débauche, la femme, dans l'intrigue de toute espèce, et l'écorce de la plus haute dévotion, caressant tout le monde, ménageant tout, se fourrant partout, se moquer de leurs créanciers, et vivre en bohémiens; le mari mort dans cette crapule à Paris, en 1740, la femme se raccrocher aux Rohan par le mariage de sa fille avec M. de Soubise; et son fils devenu prince de Carignan, ôté d'avec eux longtemps avant la mort du père par le roi de Sardaigne et élevé à Turin, et marié par lui à la soeur de sa seconde femme Hesse-Rhinfels, et de la seconde femme de M. le Duc, les deux soeurs mortes et M. le Duc aussi.

En même temps mourut le duc de La Trémoille, dont j'ai parlé plus d'une fois, à cinquante-quatre ans, que je regrettai extrêmement, et qui, malgré la disproportion de nos âges, était demeuré extrêmement de mes amis, depuis que notre commun procès de préséance contre M. de Luxembourg avait formé notre liaison. C'était un fort grand homme, le plus noblement et le mieux fait de la cour, et qui, avec un fort vilain visage, sentait le mieux son grand seigneur: sans esprit que l'usage du monde, sans dépense avec des affaires fort mal rangées, et une femme fort avare et fort maîtresse qu'il avait perdue depuis assez peu; sans crédit de faveur, et sans grand commerce. Il avait tant d'honneur, de droiture, de politesse et de dignité, que cela lui tint lieu d'esprit, lui fit garder une conduite toujours honnête et digne, et lui acquit partout de la considération, même du roi et des ministres, à qui il ne se prodigua jamais. Il ne laissa qu'un fils, et une fille mariée au duc d'Albret. Il mourut dans la douleur, dont il m'avait entretenu souvent, de n'avoir pu obtenir la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre pour son fils, et de trouver le roi inflexible sur la règle qu'il s'était faite de n'en plus donner. C'était celle de mon père. Il m'en souhaitait souvent une d'un camarade avec qui il vivait fort bien, mais qu'il supportait avec impatience dans sa même dignité et dans sa même charge. M. de Beauvilliers et lui étaient fort amis, et je ne sais comment il était arrivé que lui et moi avions assez les mêmes goûts et les mêmes éloignements.

Son fils, à sa mort, était considérablement malade. La duchesse de Créqui, sa grand'mère, qui avait été dame d'honneur de la reine jusqu'à sa mort, vint le lendemain matin parler au roi avant son grand lever, et emporta la charge avec quelque difficulté. Hors la jeunesse que le roi n'aimait pas pour les grandes charges, il n'y avait aucunes raisons d'en faire. Enfin le nouveau duc de La Trémoille l'eut; il ne la garda guère. Son fils, enfant, l'eut après lui de M. le duc d'Orléans au commencement de sa régence. Il vient de laisser un seul fils dans la première enfance, et sa charge en proie à la toute-puissance du cardinal Fleury, qui pourtant, à toute peine et bien évidente, l'arracha pour le duc Fleury, petit-fils de sa soeur.

Peu de jours après mourut La Reynie, un des plus anciens conseillers d'État, des plus capables, des plus intègres, grand magistrat, et de l'ancienne roche, modeste et désintéressé, qui a formé la place de lieutenant de police dans l'importance où elle est montée, et qui ne l'avait pas mise sur le dangereux pied et honteux où peu à peu, pour plaire et se faire valoir, ses successeurs l'ont conduite. Il y avait bien des années que La Reynie ne l'était plus. Son nom était Nicolas, et homme de fort peu, que son mérite et sa vertu élevèrent, et par les mains duquel il a passé bien des choses importantes et secrètes. Son fils unique lui échappa jeune, s'en alla à Rome, d'où jamais il ne put le faire revenir quoique exprès il l'y laissât manquer de tout. Après la mort de son père, il y voulut demeurer, et y est mort longues années après, ne voyant presque personne que des curieux obscurs, et ne se pouvant lasser, sans débauche, de la vie paresseuse et des beautés de Rome, et du far niente des Italiens, sans s'être jamais marié. Je le rapporte ‘comme une chose fort singulière.

Le duc de Brissac le suivit de près. Quelques mois auparavant étant à Meudon, il s'avisa, au sortir de table de Monseigneur, de me prendre sur la terrasse, et de me demander pardon de son procès, et de ce qu'il avait fait contre moi, après tout ce qu'il me devait, et l'avoir fait duc et pair. Il mourut à Paris, subitement chez lui, d'apoplexie, à quarante et un ans, comme il allait moleter en carrosse pour s'en aller à Meudon.

L'extrémité où les affaires se trouvaient réduites par les malheurs de la guerre en tous lieux, et par la disette et la misère où la France fut cette année, firent craindre au roi et à la reine d'Espagne, un abandon à leurs propres forces, dont il se parlait depuis quelque temps à l'oreille . Le prince des Asturies avait près de vingt mois et se portait fort bien. Ces soupçons leur firent prendre la résolution de s'assurer et de se lier de plus en plus les Espagnols, en renouvelant une ancienne cérémonie qui est ce qu'ils appellent faire jurer le prince, c'est-à-dire de le faire reconnaître pour le successeur de la couronne, et de lui faire rendre hommage et prêter serment de fidélité, comme tel, et comme roi futur et nécessaire pour tous les membres de la monarchie.

Les cortès, c'est-à-dire les états généraux, furent convoquées pour cela, et s'assemblèrent le 7 avril dans l'église des Jéronimites du palais de Buen-Retiro, tout à l'extrémité de Madrid. Le palais et le couvent de ces religieux sont très grands et très magnifiques; ils se tiennent, à aller à couvert de l'un dans l'autre par plusieurs endroits, et l'église, grande et belle, sert de chapelle au palais. Le roi et l'a reine sous leur dais du côté de l'évangile, les grands tout de suite sur leurs bancs, les grands officiers, les conseils, les ordres, les députés des villes, vis-à-vis et au bas en face de l'autel, et les évêques des deux côtés de l'autel; le cardinal Portocarrero, archevêque de Tolède et diocésain officiant; le prince porté par la princesse des Ursins, auprès de la reine. La fonction dura trois heures et fut fort pompeuse; tous les ordres du royaume y témoignèrent une grande affection. Après la messe le petit prince fut confirmé par le patriarche des Indes, confirmation étrangement prématurée.

En ces occasions il y a toujours dispute à qui des députés de Tolède et de Valladolid prêtera son serment et sa foi et hommage la première. Valladolid est la première ville de la vieille Castille; Tolède de la nouvelle, mais décorée de la première métropole qui se prétend primatie. Toutes deux sont appelées ensemble les premières de toutes les villes, et toutes deux arrivent de leur place à toute course au pied de l'autel, à qui s'y trouvera la première; mais, quoi qu'il en réussisse, Valladolid est admise la première, et toujours sans conséquence. Les villes comme représentant le peuple ne sont appelées que les dernières.

Tôt après, le château d'Alicante se rendit, la ville l'était de l'automne précédent. Le château était demeuré bloqué tout l'hiver; une mine qui joua à propos y fit un grand désordre, et à la fin opéra la reddition, qui fut très importante. Ce succès fut suivi d'un autre fort considérable au commencement de mai: l'armée portugaise, plus forte de quatre ou cinq mille hommes que celle d'Espagne, commandée par le marquis de Bay, la vint attaquer, et fut si bien reçue qu'elle fut entièrement défaite et son infanterie tout à fait perdue. Le marquis d'Ayetone, de la maison de Moncade, et grand d'Espagne, y commandait l'infanterie d'Espagne, et s'y distingua extrêmement de tête et de valeur, ainsi que Fiennes, aussi lieutenant général des troupes de France, qui commandait la gauche, et Caylus, maréchal de camp dans celles d'Espagne. Toute la cavalerie ennemie prit la fuite et abandonna trois régiments anglais qui furent pris entiers, outre huit ou neuf cents Portugais et quatre ou cinq mille tués. Milord Galloway, qui commandait les Anglais, rejeta toute la faute sur le comte de Saint-Jean, général de leur armée. Les Espagnols perdirent fort peu.

Chamarande, qui avait commandé à Toulon, la campagne précédente, s'y était si dignement conduit, que tous les habitants écrivirent au duc de Berwick dès qu'ils le surent destiné à commander l'armée de Dauphiné, et à Chamillart pour obtenir qu'il leur fût donné encore celle-ci. La demande fut accordée, et Chamarande destiné pour Toulon en cas d'entreprise de Ai. de Savoie en Provence.

CHAPITRE XIII. §

Villars et ses fanfaronnades. — Modeste habileté d'Harcourt. — Chamillart ébranlé, puis apparemment raffermi. — Chamillart rudement attaqué. — Sarcasme d'Harcourt sur Chamillart. — Conseil de guerre devant le roi fort orageux, et l'unique de sa vie à la cour. — Petits désordres à Paris. — Billets fous. — Placards insolents. — Procession de Sainte-Geneviève. — Harcourt bien pourvu à Strasbourg. — Dangereuses audiences pour Chamillart. — Surville dans Tournai avec dix-huit bataillons. — Manquement de tout en Flandre. — Retour de Hollande de Torcy. — Princes ne vont point aux armées qu'ils devaient commander. — Besons maréchal de France. — Duchesse de Grammont. — Vaisselles portées à l'orfèvre du roi et à la monnaie. — Le roi et la famille royale en vermeil et en argent; les princes et les princesses du sang en faïence. — Inondations de la Loire. — Rouillé de retour de Hollande. — Les armées assemblées. — Cardinal de Bouillon rapproché à trente lieues. — Superbe du roi.

Peu de jours après la déclaration des généraux d'armée, le maréchal de Villars, qui devait commander en Flandre sous Monseigneur, travailla avec lui à Meudon, puis avec lui chez le roi, et de là s'en alla en Flandre, à la mi-mars, y disposer toutes choses. Il en revint dans les premiers jours de mai rendre compte de son voyage pour repartir peu après. Les troupes n'étaient [pas] payées, et de magasins on n'en avait pu faire nulle part. Villars, toutefois, se mit à pouffer à la matamore, et à tenir à son ordinaire des propos insensés. Il ne respirait que batailles, publiait qu'il n'y avait qu'une bataille qui pût sauver l'État, qu'il en livrerait une dans les plaines de Lens à l'ouverture de la campagne, se mit en défi, et, par un tissu de fanfaronnades folles, faisait transir tout ce qu'il y avait de gens sages de voir la dernière ressource de l'État commise en de telles mains. Ce n'était pas pourtant qu'il ne sentit le poids du fardeau; mais il pensait étourdir le monde, les ennemis même à qui ces propos reviendraient, rassurer le roi et Mme de Maintenon, et donner de grandes idées de lui. Il travailla avec le roi et plusieurs fois avec Monseigneur, se donna pour lui rendre un compte exact de toutes choses; et ce prince ne fut pas insensible à l'air de se mêler de quelque chose d'important. Sur cette piste, Chamillart et Desmarets lui parlèrent aussi d'affaires, l'un sur les projets et la disposition des troupes, l'autre sur les fonds.

Harcourt, plus sage et plus mesuré, avait refusé l'armée de Flandre; il avait modestement allégué qu'il n'était plus depuis longtemps dans l'habitude de la guerre, qu'il n'avait jamais commandé que de petits corps, qu'il ne se sentait pas assez fort pour une armée si nombreuse et pour des événements si importants. Il aima mieux se conserver la faculté de pouvoir de loin blâmer ce qui s'y ferait, commander une armée aussi à l'abri des événements qu'une armée le pouvait être, et, déjà bien avec Monseigneur, saisir l'occasion de débaucher au duc de Beauvilliers son pupille, ou de faire au moins autel contre autel. Il suivit à l'égard du fils la trace que Villars marquait à celui du père. Il travailla avec Mgr le duc de Bourgogne; mais en rusé compagnon, il alla plus loin. Il proposa au jeune prince que Mme la duchesse de Bourgogne fût présente à leur travail, et les charma tous deux de la sorte. Il avait réservé les choses principales pour les déployer devant elle; finement il la consulta, admira tout ce qu'elle dit, le fit valoir à Mgr le duc de Bourgogne, allongea la séance, et y mit tout son esprit à étaler dextrement sa capacité pour leur en donner grande idée, et à persuader la princesse de son plus entier attachement. Elle en fut flattée; d'Harcourt la ménageait de longtemps; il était trop à Mme de Maintenon, et elle à lui, pour que la princesse ne fût pas déjà bien disposée pour lui; elle était fort sensible à se voir ménagée et recherchée par les personnages.

La destination des généraux fut fort approuvée. Je fus en cela du sentiment de tous; mais je ne pouvais goûter que Chamillart eût laissé remettre Harcourt en voie, et lui donner de plus les moyens de s'emparer de Mgr le duc de Bourgogne. J'en parlai fortement aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers qui, à leur ordinaire, tout en Dieu et froids sur les cabales et les événements, n'en firent pas grand cas, séduits peut-être par la raison que Chamillart m'en avait lui-même donnée, qu'il aimait mieux éloigner ce censeur de la cour. Mais le pauvre homme ne voyait pas qu'en l'éloignant en apparence, il le rapprochait en effet, en lui donnant lieu, par cette armée, d'entrer dans tout de l'un à l'autre avec Mgr le duc de Bourgogne, avec Mme la duchesse de Bourgogne, et de plus belle avec Mme de Maintenon et avec le roi, dont les trois premiers ne lui avaient pas pardonné sa conduite de Flandre et son opiniâtre partialité pour le duc de Vendôme contre Mgr le duc de Bourgogne.

Plus de six semaines avant la déclaration des généraux des armées, il avait couru de fort mauvais bruits de ce ministre, à la place duquel on avait publiquement parlé de mettre d'Antin. J'en avais averti sa fille Dreux, la seule de la famille à qui on pût parler avec fruit. La mère, avec très peu d'esprit et de conduite de cour, pleine d'apparente confiance et de fausse finesse en effet, prenait mal tous les avis. Les frères étaient des imbéciles, le fils un enfant et un innocent, les deux autres filles trop folles; et Chamillart se piquait de mépriser tout et de compter sur le roi comme sur un appui qui ne pouvait lui manquer. J'avais aussi souvent averti Mme Dreux du ressentiment de Mme la duchesse de Bourgogne; elle lui en avait reparlé. La princesse lui avait fort froidement dit qu'il n'en était rien, et, faute de pouvoir mieux, l'autre s'en était contentée. Je l'avais pressée de forcer son père à parler au roi sur ces bruits de d'Antin. Il le fit à la fin, malgré sa sécurité; mais il ne le fit qu'à demi, il lui dit bien les bruits, mais il fit la faute capitale de ne lui nommer personne. Ce qu'il fit de mieux fut qu'il ajouta que s'il avait le malheur que ceux qui arrivaient en ses affaires le dégoûtassent de lui, il le lui dît sans s'en contraindre. Le roi parut touché, lui donna toutes sortes de marques et d'assurances d'estime et d'amitié, jusqu'à lui faire son éloge, et le renvoya comblé et en apparence mieux que jamais avec lui. Je ne sais si déjà Chamillart touchait à sa perte, et si cette conversation le remit; mais du jour qu'il l'eut eue, les bruits qui s'étaient toujours soutenus sur lui tombèrent tout court, et on le crut tout à fait rétabli.

Ces apparences ne purent me rassurer; je ne pouvais douter de l'extrême mauvaise volonté pour lui de filme de Maintenon et de Mme la duchesse de Bourgogne, et il était sans cesse coiffé par deux rudes lévriers. Le maréchal de Boufflers ne l'avait jamais aimé; il se plaignait nouvellement et avec amertume de tout ce dont il avait manqué à Lille. Il lui était revenu qu'il avait tu quelques-unes des blessures qu'il y avait reçues, que le roi avait apprises d'ailleurs avec surprise. Impuissance peut-être pour l'un, et pour l'autre ne vouloir pas alarmer, ce n'était pas là des crimes, mais le maréchal, sensible, court, littéral, les trouvait tels. Il m'en avait fait souvent des plaintes, sans que j'eusse pu lui remettre l'esprit là-dessus. Il était persuadé de plus que le poids était trop fort pour Chamillart. Encouragé par Mme de Maintenon qui était pour lui, et entraîné par Harcourt, il se contraignait peu sur ce ministre, et il s'en faisait comme un point d'honneur et de bon citoyen.

Le maréchal d'Harcourt le mettait savamment en pièces dans tous les particuliers qu'il avait. Un jour, entre autres, qu'il déclamait rudement contre lui chez Mme de Maintenon, à qui il ne pouvait douter que cela ne déplaisait pas, elle lui demanda qui donc il mettrait en sa place. « M. Fagon, madame, » lui répondit-il froidement. Elle se mit à rire, et à lui remontrer qu'il n'était point question de plaisanter. « Je ne plaisante point aussi, madame, répliqua-t-il. M. Fagon est bon médecin, et point homme de guerre; M. Chamillart est magistrat et point homme de guerre non plus. M. Fagon de plus est homme de beaucoup d'esprit et de sens; M. Chamillart n'a ni l'un ni l'autre. M. Fagon, d'entrée et faute d'expérience, pourra faire des fautes, il les corrigera bientôt à force d'esprit et de réflexion; M. Chamillart en fait aussi, et ne cesse d'en faire et qui perdront l'État, et avec cela il n'y a en lui aucune ressource ainsi, je vous répète très sérieusement que M. Fagon y vaudrait beaucoup mieux. »

Il n'est pas concevable le mal que ce sarcasme fit à Chamillart, et le ridicule qu'il lui donna. Le fin Normand comptait bien sur les plaies profondes que ferait à Chamillart ce bizarre parallèle, et si cruellement soutenu. Il fut au roi, et de là à bien des gens qui en jugèrent de même.

Mais il se passa en même temps une scène entre d'Antin et le fils de Chamillart, devant beaucoup de monde, chez Mme la Duchesse, dont je passe l'inutile détail, qui, plus que, tout dut faire trembler le ministre. D'Antin, si mesuré, si valet de la faveur et des places, d'ailleurs si maître de soi, s'aigrit de commande dans la dispute, et y traita si mal le père et le fils, que la duchesse de La Feuillade sortit en colère. L'éclat de cette aventure embarrassa pourtant d'Antin, qui, de propos délibéré, avait voulu faire le chien de meute et plaire à ce qui prenait le dessus. Il en vint à de fort sottes excuses, après avoir tâché d'en sortir en badinant. Il n'y eut personne à la cour qui eût quelque lumière qui ne sentit que Chamillart était fort ébranlé, puisque d'Antin s'échappait de la sorte et sans cause d'inimitié. Lui seul se tenait fort assuré, et dédaignait de rien craindre; et sa famille l'imitait en cette sécurité. Ses vrais amis, et ceux-là en bien petit nombre, gémissaient de cet aveuglement. MM. et Mmes de Chevreuse, de Beauvilliers et de Mortemart m'en témoignaient souvent leur inquiétude: c'était inutilement que nous cherchions des remèdes dont il s'éloignait toujours.

Quelque peu après, le roi fit une chose fort extraordinaire pour lui, et qui fit fort parler le monde. Il entretint dans son cabinet les maréchaux de Boufflers et de Villars ensemble, en présence de Chamillart. Ce fut l'après-dînée du vendredi 7 mai, à Marly. Au sortir de là, Villars s'en alla à Paris avec ordre d'être de retour à Marly pour le dimanche suivant au matin. Il revint dès le lendemain, samedi au soir.

Si on avait été surpris de cette manière de petit conseil de guerre de la veille, on le fut bien plus le lendemain après midi: le roi tint pour la première fois de sa vie dans sa cour un vrai conseil de guerre. Il en avertit Mgr le duc de Bourgogne en lui disant un peu aigrement: « A moins que vous n'aimiez mieux aller à vêpres. » En ce conseil furent Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne, les maréchaux de Boufflers, de Villars et d'Harcourt, MM. Chamillart et Desmarets, l'un pour les troupes, l'autre pour les fonds. Il dura près de trois heures et fut fort orageux. On y traita des opérations de la campagne et de l'état des frontières et des troupes. Les maréchaux, un peu émancipés de la tutelle des ministres, les vexèrent, l'un affaibli, l'autre nouveau et non encore bien ancré. Tous trois tombèrent sur Chamillart, Villars avec plus de réserve que les deux autres. Le roi ne prit point son parti et le laissa malmener par Boufflers et Harcourt qui se renvoyaient la balle, jusque-là que Chamillart, doux et modéré, mais qui n'était pas accoutumé au poinçon, s'aigrit et s'emporta de sorte qu'on l'entendit du petit salon voisin de la chambre du roi où était la scène. Il s'agissait du dégarnissement des places, et du mauvais état des troupes, sur quoi Desmarets voulut aussi dire son mot, mais le roi le réprima aussitôt.

Les gardes du corps n'étaient pas payés depuis longtemps. Boufflers, capitaine des gardes en quartier, en avait parlé au roi. Il en avait été mal reçu. Il avait insisté, le roi lui dit qu'il était mal informé, et qu'ils étaient payés. Boufflers piqué s'était muni d'un rôle exact et détaillé de ce qui était dû à chacun et l'avait mis dans sa poche. Le conseil levé il arrêta la compagnie, tira ce rôle, supplia le roi d'être persuadé qu'il était bien informé quand il lui parlait de quelque chose, et ouvrant le rôle, fit voir en un coup d'œil, avec la plus grande netteté, la misère des gardes, du corps, et qu'il n'avait rien avancé que d'exact. Le roi, qui ne s'attendait à rien moins, se redressa, et jetant à Desmarets un regard sévère, lui demanda ce que cela voulait dire, et s'il ne lui avait pas bien assuré que ses gardes étaient payés. Desmarets demeura court, et tout confus, prit le rôle et barbouilla quelque chose entre ses dents, sur quoi Boufflers piqué au jeu lui parla fort vivement. Desmarets en silence laissa passer l'ondée, puis avoua au roi qu'il avait cru les gardes payés et qu'il s'était trompé, sur quoi Boufflers, de nouveau à la charge, lui fit entendre qu'il fallait être sûr de son fait avant d'en répondre si bien, et répéta au roi qu'il le suppliait de croire qu'il ne lui parlait jamais que bien informé. Les deux autres maréchaux gardaient cependant un profond silence, et Chamillart, qui jusque-là s'était contenté de rire dans sa barbe, ne put s'empêcher de rendre à son tour un lardon au contrôleur général. Boufflers étant sur la fin de sa romancine, Chamillart ajouta qu'il suppliait le roi de croire qu'il en allait ainsi de beaucoup de choses, qu'il n'y avait pas un seul régiment de payé, et que les preuves en seraient bientôt apportées. Cela fut dit avec grande émotion. Le roi, fatigué d'une fin de conseil si aigre et si peu attendue, interrompit Chamillart par un mot assez ferme à Desmarets de mieux s'assurer de ce qu'il avançait, et de mieux pourvoir aux choses, et tout de suite les congédia tous.

Boufflers et Villars n'avaient pas toujours été d'accord dans leurs avis, sur les opérations de la campagne qui s'allait ouvrir, mais le premier avec retenue, et le second avec un air de respect, en sorte qu'Harcourt s'y comporta le plus paisiblement. Au sortir de ce conseil Villars prit congé et s'en retourna en Flandre.

Il y avait eu divers désordres dans les marchés de Paris, ce qui fit retenir plus de compagnies des régiments des gardes françaises et suisses qu'à l'ordinaire. Argenson, lieutenant de police, courut même fortune à Saint-Roch, où il était accouru sur une grande émeute de la populace, fort grossie et fort insolente, à l'occasion d'un pauvre qui était tombé et avait été foulé aux pieds. M. de La Rochefoucauld, retiré au Chenil, y reçut un billet anonyme atroce contre le roi, qui marquait en termes exprès qu'il se trouvait encore des Ravaillacs, et qui, à cette folie, ajoutait un éloge de Brutus. Là-dessus le duc accourt à Marly, et, tout engoué, fait dire au roi pendant le conseil qu'il a quelque chose de pressé à lui dire. Cette apparition si prompte d'un aveugle retiré, et son empressement de parler au roi, fit raisonner le courtisan. Le conseil fini, le roi fit entrer M. de La Rochefoucauld qui avec emphase lui donna le billet et lui en rendit compte. Il fut fort mal reçu. Comme à la fin tout se sait dans les cours, on sut ce que M. de La Rochefoucauld était venu faire, et que les ducs de Bouillon et de Beauvilliers, qui avaient reçu les mêmes billets, et les avaient portés au roi, en avaient été mieux reçus, parce qu'ils l'avaient fait plus simplement. Le roi en fut pourtant fort peiné pendant quelques jours, mais, réflexion faite, il comprit que des gens qui menacent et qui avertissent ont moins dessein de se commettre à un crime que d'en donner l'inquiétude.

Ce qui piqua le roi davantage, fut l'inondation des placards les plus hardis et les plus sans mesure contre sa personne, sa conduite et son gouvernement, qui longtemps durant furent trouvés affichés aux portes de Paris, aux églises, aux places publiques, surtout à ses statues, qui furent insultées de nuit en diverses façons, dont les marques se trouvaient les matins et les inscriptions arrachées: il y eut aussi une multitude de vers et de chansons où rien ne fut épargné.

On en était là, lorsqu'on fit, le 16 mai, la procession de Sainte-Geneviève, qui ne se fait que dans les plus pressantes nécessités, en vertu des ordres du roi, des arrêts du parlement et des mandements de l'archevêque, de Paris et de l'abbé de Sainte-Geneviève . Les uns en espérèrent du secours, les autres amuser un peuple mourant de faim.

Harcourt, habile en tout, et dont les sorties sur Chamillart avaient intimidé Desmarets avec lui, ne voulut point partir que très bien assuré de pain, de viande et d'argent pour son armée du Rhin. Il entretint fort Monseigneur à Meudon tête à tête, y prit congé de lui, fut le lendemain fort longtemps seul avec le roi, et partit les derniers jours de mai. Ce même jour de la dernière audience du maréchal d'Harcourt, le roi en donna une fort longue aussi dans son cabinet au maréchal de Tessé. Le prétexte des unes fut le prochain départ pour l'armée (car Harcourt en avait eu plusieurs; et Boufflers sans cesse, sans qu'elles parussent à l'abri de ses grandes entrées); celle de Tessé pour rendre le compte de ses négociations d'Italie, elles étoient alors plus que prescrites et en fumée. La vérité fut que toutes ces audiences regardèrent Chamillart, comme on le verra bientôt, et toutes ameutées et procurées par Mme de Maintenon.

Surville eut permission de saluer le roi, et fut envoyé aussitôt après commander dans Tournai, avec dix-huit bataillons.

L'armée de Flandre ne fut pas si heureuse que celle d'Allemagne; aussi n'avait-elle pas un général si madré, et si craint des ministres. Elle manquait de tout. On fit les derniers efforts pour lui envoyer de l'argent les premiers jours de juin, et y procurer des blés de Bretagne, et en voiturer de Picardie. De l'argent et du pain, il n'y en vint que chiquet à chiquet; et cette armée se trouva abandonnée souvent à sa propre industrie là-dessus, et souvent pendant de longs intervalles, avec une frontière fort resserrée. Les armées de Dauphiné et de Catalogne étaient beaucoup mieux pour les subsistances, et les troupes en bon état. Il y avait déjà du temps que le duc de Berwick était à la sienne, et qu'il faisait un camp retranché sous Briançon.

J'ai déjà averti que je ne dirais rien ici des négociations ni des voyages de Rouillé, de Torcy, du maréchal d'Huxelles et de l'abbé de Polignac ensuite, et j'en ai dit la raison. Tout cela se trouvera bien au long et fort en détail et d'original dans les Pièces. Je me contenterai donc de marquer ici que Torcy arriva de la Haye à Versailles, le samedi 1er juin, après un mois juste d'absence. Il ne rapporta rien d'agréable, et fut médiocrement reçu du roi et de Mme de Maintenon chez laquelle il alla d'abord rendre compte au roi. Chamillart et Mme de Maintenon avaient fort blâmé son voyage, parce qu'elle ne l'aimait pas et que la chose avait été faite sans elle, Chamillart, par jalousie de métier et dépit du traité, dont j'ai parlé, qu'il fut obligé de signer à Torcy.

Ce retour fit presser dès le lendemain le départ de tous les officiers généraux. L'électeur de Bavière que Torcy avait vu à ilions, et le maréchal de Villars qu'il avait entretenu à Arras, étaient informés de l'état des affaires. En même temps on déclara qu'aucun des princes destinés aux armées ne sortirait de la cour; et le roi envoya le bâton de maréchal de France à Besons qui commandait l'armée de Catalogne. Il fut fait seul, et n'était pas des plus anciens lieutenants généraux. M. Je duc d'Orléans pressait fort le roi pour lui depuis assez longtemps; mais nous verrons bientôt que son crédit n'était pas grand alors. Le roi lui fit entendre que Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne demeurant à la cour, il convenait qu'il y demeurât aussi, d'autant plus qu'il pouvait se trouver peut-être dans peu dans la triste nécessité de retirer ses troupes d'Espagne.

Si Mme de Maintenon fut bien fatale dans le plus grand, cette vilaine que le duc de Grammont avait épousée la fut en petit: c'est le sort de toutes ces créatures. Celle-ci, revenue de Bayonne par ordre du roi, où ses pillages et d'adresse et de forée avaient trop éclaté, où elle avait impunément volé les perles de la reine d'Espagne, et manqué de respect en toutes façons, était au désespoir de se retrouver à Paris exclue du rang et des honneurs de son mariage.

En attendant Rouillé, qui, à l'arrivée de Torcy, eut ordre de revenir, on avait jugé à propos de ranimer le zèle de tous les ordres du royaume en leur faisant part des énormes volontés, plutôt que propositions, des ennemis, par une lettre imprimée du roi aux gouverneurs des provinces pour l'y répandre et y faire voir jusqu'à quel excès le roi s'était porté pour obtenir la paix, et combien il était impossible de la faire. Le succès en l'ut tel qu'on avait espéré. Ce ne fut qu'un cri d'indignation et de vengeance, ce ne furent que propos de donner tout son bien pour soutenir la guerre, et d'extrémités semblables pour signaler son zèle.

Cette Grammont crut trouver dans cette espèce de déchaînement un moyen d'obtenir ce qui lui était interdit et qu'elle désirait avec tant de passion. Elle proposa à son mari d'aller offrir au roi sa vaisselle d'argent, dans l'espérance que cet exemple serait suivi, et qu'elle aurait le gré de l'invention, et la récompense d'avoir procuré un secours si prompt, si net et si considérable. Malheureusement pour elle le duc, de Grammont en parla au maréchal de Boufflers son gendre, comme il allait exécuter ce conseil. Le maréchal trouva cela admirable, s'en engoua, alla sur les pas de son beau-père offrir la sienne dont il avait en grande quantité, et admirable, et en fit tant de bruit pour y exhorter tout le monde, qu'il passa pour l'inventeur, et qu'il ne fut pas seulement mention de la vieille Grammont, ni même du duc de Grammont, qui en furent les dupes, et elle enragée. Il en avait parlé à Chamillart, son ancien ami du billard, pour en parler au roi. Cette offre entra dans la tête du ministre, et par lui dans celle du roi à qui Boufflers alla tout droit. Lui et son beau-père furent fort remerciés.

Aussitôt la nouvelle en vola au Chenil. M. de La Rochefoucauld à l'instant se fit mener chez le roi qu'il trouva allant passer chez Mme de Maintenon, et l'embarrassa par une vive sortie de plaintes et de reproches qui n'étonnèrent pas moins le courtisan, car cette fois il l'attendit à son passage. La fin de ce torrent et de ces convulsions énergiques, la cause de son mauvais traitement, de son profond malheur, fut que le roi, voulant bien accepter la vaisselle de tout le monde, ne lui eût pas fait la grâce de lui demander d'abord la sienne. À ces mots le roi s'en tint quitte à bon marché, et pour la première fois le courtisan au lieu d'applaudir s'écoula en silence en levant les épaules. Le roi répondit qu'il n'avait encore rien résolu sur cela, que s'il acceptait les vaisselles il serait averti, et qu'il lui savait gré de son zèle. Le duc redoubla d'empressement et de cris en aveugle qu'il était, avec lesquels il suivit le roi tant qu'il put, au lieu des termes qui ne se présentaient pas souvent à lui, et bien content de soi, il s'en retourna dans son Chenil.

Ce bruit de la vaisselle fit un grand tintamarre à la cour. Chacun n'osait ne pas offrir la sienne; chacun y avait grand regret. Les uns la gardaient pour une dernière ressource dont il les fâchait fort de se priver; d'autres craignaient la malpropreté de l'étain et de la terre; les plus esclaves s'affligeaient d'une imitation ingrate dont tout le gré serait pour l'inventeur. Le lendemain, le roi en parla au conseil des finances, et témoigna pencher fort à recevoir la vaisselle de tout le monde.

Cet expédient avait déjà été proposé et rejeté par Pontchartrain, lorsqu'il était contrôleur général, qui, devenu chancelier, n'y fut pas plus favorable. On objectait que l'épuisement était depuis ces temps-là infiniment augmenté et les moyens également diminués. Ce spécieux ne le toucha point. Il opina fortement contre, représenta le peu de profit par rapport à l'objet, si considérable pour chaque particulier, et un profit court et peu utile, qui tôt perçu n'apporterait pas un soulagement qui tînt lieu de quelque chose; l'embarras et la douleur de chacun, et la peine dans l'exécution de ceux-là mêmes qui le feraient de meilleur coeur; la honte de la chose en elle-même; la bigarrure de la cour et de la première volée d'ailleurs en vaisselle de terre, et des particuliers de Paris et des provinces en vaisselle d'argent, si on en laissait la liberté; et si on ne la laissait pas, le désespoir général, et la ressource des cachettes; le décri des affaires qui, après cette ressource épuisée, et qui la serait en un moment, et paraîtrait extrême et dernière, sembleraient n'en avoir plus aucune; enfin le bruit que cela ferait chez les étrangers, l'audace, le mépris, les espérances que les ennemis en concevraient; le souvenir de leurs railleries lorsqu'en la guerre de 1688 tant de précieux meubles d'argent massif qui faisaient l'ornement de la galerie et des grands et petits appartements de Versailles et l'étonnement des étrangers, furent envoyés à la Monnaie, jusqu'au trône d'argent; du peu qui en revint, et de la perte inestimable de ces admirables façons plus chères que la matière, et que le luxe avait introduites depuis sur les vaisselles, ce qui tournerait nécessairement en pure perte pour chacun. Desmarets, quoique celui qui portait le poids des finances et que cela devait soulager de quelques millions, opina en méfie sens et avec la même force.

Nonobstant de si bonnes raisons et si évidentes, le roi persista à vouloir non pas forcer personne, mais recevoir la bonne volonté de ceux qui présenteraient leurs vaisselles, et cela fut déclaré ainsi et verbalement, et on indiqua deux voies à faire le bon citoyen: Launay, orfèvre du roi, et la Monnaie. Ceux qui donnèrent leur vaisselle à pur et à plein l'envoyèrent à Launay, qui tenait un registre des noms et du nombre de marcs qu'il recevait. Le roi voyait exactement cette liste, au moins les premiers jours, et promettait à ceux-là, verbalement et en général, de heur rendre le poids qu'il recevait d'eux quand ses affaires le lui permettraient, ce que pas un d'eux ne crut ni n'espéra, et de les affranchir du contrôle, monopole assez nouveau, pour la vaisselle qu'ils feraient refaire. Ceux qui voulurent le prix de la leur l'envoyèrent à la Monnaie. On l'y pesait en y arrivant; on écrivait les noms, les marcs et la date, suivant laquelle on y payait chacun à mesure qu'il y avait de l'argent. Plusieurs n'en furent point fâchés pour vendre leur vaisselle sans honte, et s'en aider dans l'extrême rareté de l'argent. Mais la perte et le dommage furent inestimables de toutes ces admirables moulures, gravures, ciselures, de ces reliefs et de tant de divers ornements achevés dont le luxe avait chargé la vaisselle de tous les gens riches et de tous ceux du bel air.

De compte fait, il ne se trouva pas cent personnes sur la liste de Launay, et le total du produit en don ou en conversion ne monta pas à trois millions. La cour et Paris, encore les grosses têtes de la ville qui n'osèrent s'en dispenser, et quelque peu d'autres qui crurent se donner du relief, suivirent le torrent; nuls autres dans Paris, ni presque dans les provinces. Parmi ceux même qui cessèrent de se servir de leur vaisselle, qui ne furent pas en grand nombre, la plupart la mirent dans le coffre pour en faire de l'argent, suivant leurs besoins, ou pour la faire reparaître dans un meilleur temps.

J'avoue que je fis l'arrière-garde, et que, fort las des monopoles, je ne me soumis point à un volontaire. Quand je me vis presque le seul de ma sorte mangeant dans de l'argent, j'en envoyai pour un millier de pistoles à la Monnaie, et je fis serrer le reste. J'en avais peu de vieille de mon père, et sans façons, de sorte que je la regrettai moins que l'incommodité et la malpropreté.

Pour M. de Lauzun, qui, en avait quantité et toute, admirable, son dépit fut extrême, et l'emporta sur le courtisan. Le duc de Villeroy lui demanda s'il l'avait envoyée; j'étais avec lui, le duc de La Rocheguyon et quelques autres. « Non, encore, répondit-il d'un ton tout bas et tout doux. Je ne sais à qui m'adresser pour me faire la grâce de la prendre, et puis, que sais-je s'il ne faut pas que tout cela passe sous le cotillon de la duchesse de Grammont? » Nous en pensâmes tous mourir de rire; et, lui, de faire la pirouette et nous quitter.

Tout ce qu'il y eut de grand ou de considérable se mit en huit jours en faïence, en épuisèrent les boutiques, et mirent le feu à cette marchandise, tandis que tout le médiocre continua à se servir de son argenterie.

Le roi agita de se mettre à la faïence; il envoya sa vaisselle d'or à la Monnaie, et M. le duc d'Orléans le peu qu'il en avait. Le roi et la famille royale se servirent de vaisselle de vermeil et d'argent; les princes et les princesses du sang de faïence. Le roi sut peu après que plusieurs avaient fait des démonstrations frauduleuses, et s'en expliqua avec une aigreur qui lui était peu ordinaire, mais qui ne produisit rien. Elle serait mieux tombée sur le duc de Grammont et sa vilaine épousée, causes misérables d'un éclat si honteux et si peu utile. Ils n'en furent pas les dupes, ils, encoffrèrent leur belle et magnifique vaisselle; et la femme elle-même porta leur vieille à la Monnaie, oie, elle se la fit très bien payer.

Pour d'Antin, qui en avait de la plus achevée et en grande quantité, on peut juger qu'il fut des premiers sur la liste de Launay; mais, dès qu'il eut le premier vent de la chose, il courut à Paris choisir force porcelaine admirable, qu'il eut à grand marché, et enlever deux boutiques de faïence qu'il fit porter pompeusement à Versailles.

Cependant les donneurs de vaisselle n'espérèrent pas longtemps d'avoir plu. Au bout de trois mois, le roi sentit la honte et la faiblesse de cette belle ressource, et avoua qu'il se repentait d'y avoir consenti. Ainsi allaient alors les choses et pour la cour et pour l'État.

Les inondations de la Loire qui survinrent en même temps, qui renversèrent les levées, et qui firent les plus grands désordres, ne remirent pas de bonne humeur la cour ni les particuliers, par les dommages qu'ils causèrent, et les pertes qui furent très grandes, qui ruinèrent bien du monde et qui désolèrent le commerce intérieur.

Rouillé, à qui Torcy, le lendemain de son arrivée, avait envoyé ordre de revenir, arriva incontinent après, sur quoi les armées de part et d'autre s'assemblèrent en Flandre les ennemis commandés à l'ordinaire par le duc de Marlborough et le prince Eugène; et le maréchal de Villars dans les plaines de Lens.

Torcy eut aussi ordre d'envoyer au cardinal de Bouillon de pouvoir s'approcher de la cour et de Paris, à la distance de trente lieues. On fut surpris que cet adoucissement fût venu du mouvement du roi, sans que personne lui en eût parlé. Avant la disgrâce de M. de Vendôme, il lui avait parlé en faveur du grand prieur, en même temps que le P. Tellier l'avait pressé pour le cardinal de Bouillon. Il les avait refusés tous deux. Il demanda ensuite à Torcy si M. de Bouillon ne lui avait pas parlé souvent pour son frère. Torcy lui dit qu'il ne lui en avait point parlé. du tout. « Cela est fort extraordinaire, répliqua le roi d'un air piqué, qu'un frère ne parle pas pour son frère; M. de Vendôme m'a bien pressé pour le sien. » C'est que le roi aimait que toute une famille se sentit affligée d'une disgrâce, et que, lors même qu'il la voulait le moins adoucir, il était blessé du peu d'empressement, et qu'on ne lui fournit pas l'occasion de refuser et d'humilier.

CHAPITRE XIV. §

Fautes de Chamillart à l'égard de Monseigneur. — Énormes procédés de Mlle de Lislebonne à l'égard de Chamillart. — Vues et menées de d'Antin contre Chamillart. — Réunion contre Chamillart de Mme de Maintenon avec Monseigneur et Mlle Choin, qui refuse pension, Versailles et Marly. — Bruits fâcheux sur Chamillart. — Bon mot de Cavoye. — Grands sentiments et admirable réponse de Chamillart. — Durs propos de Monseigneur à Chamillart, qui achève de le perdre. — Cusani, nonce du pape, comble la mesure contre Chamillart.

Les armées étaient assemblées et les frontières en fort mauvais état; elles étaient toutefois plus tranquilles que l'intérieur de la cour, où la fermentation était extrême. Depuis qu'à la mort du cardinal Mazarin le roi s'était mis à gouverner lui-même, C'est-à-dire en quarante-huit ans, on n'avait vu tomber que deux ministres: Fouquet, surintendant des finances, qu'il ne tint pas à Colbert et à Le Tellier qu'il ne perdît la vie, et qui fut confiné dans le château de Pignerol, où, après trois ans de Bastille, il passa le reste de ses jours, qui durèrent plus de seize ans, jusqu'en mars 1681, qu'il mourut à soixante-cinq ans. M. de Pomponne est l'autre que MM. de Louvois et Colbert, d'ailleurs si ennemis, mais réunis pour le perdre, firent chasser, par leurs artifices, de sa charge de secrétaire d'État des affaires étrangères en 1679, assez contre le goût du roi, qui le rappela douze ans après dans le ministère à la mort de Louvois. Celui-ci mort subitement, la veille du jour qu'il devait être arrêté, ne peut passer pour le troisième exemple. Chamillart le fut, et le dernier de ce règne, et peut-être le plus difficile de tous à chasser, sans toutefois d'autre appui que la, seule affection du roi, qui ne céda qu'à regret à toutes les forces qui furent employées à le lui arracher.

Sans répéter ce que j'ai déjà dit des causes qui le perdirent et qui lui déchaînèrent Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, il faut parler d'une faute précédente qu'il aggrava sur la fin, mais d'une nature qui n'a été funeste qu'à lui seul. Jamais il n'avait ménagé Monseigneur. Ce prince, qui était timide et mesuré sous le poids d'un père qui, jaloux à l'excès, ne lui lais soit pas prendre le moindre crédit, ne hasardait que bien rarement de recommandations aux ministres, encore était-ce pour peu de chose, et poussé par quelque bas domestiques de sa confiance. Du Mont était celui qu'il en chargeait, et qui, accoutumé à trouver Pontchartrain, lorsqu'il était contrôleur général, prompt à plaire à Monseigneur, et à en rechercher les occasions, se trouva bien étonné lorsqu'il eut affaire à Chamillart, successeur de l'autre aux finances. Celui-ci, faussement préoccupé, que, avec le roi et Mme de Mainte non pour lui, tout autre appui lui était inutile, et que, sur le pied où était Monseigneur avec eux, il se nuirait en faisant la moindre chose qui, en leur revenant, leur donnerait soupçon qu'il voulait s'attacher à lui, n'eut aucun égard aux bagatelles que Monseigneur désirait, en garde même qu'on ne [se] servit de son nom, reçut du Mont si mal, que celui-ci, glorieux de la faveur et de la confiance de son maître, et de la considération qu'elle lui, attirait des ministres et de tout ce qui était le plus relevé à la cour, se plaignit souvent à Monseigneur, le pria de charger tout autre que lui des commissions pour le contrôleur général, et l'aigrit extrêmement contre lui.

Je m'étais bien aperçu, à un voyage de Meudon, que Monseigneur n'était pas content de Chamillart. Quelques propos de du Mont et quelques bagatelles ramassées m'en avaient mis sur les voies. J'en avertis ses filles à Meudon même, où elles vinrent deux fois ce voyage-là. Elles s'informèrent et trouvèrent qu'il était vrai. Elles en firent parler à Monseigneur, qui en usa comme j'ai dit qu'avait fait Mme la duchesse de Bourgogne en pareil cas, et cela demeura ainsi jusqu'à la catastrophe de Turin.

La Feuillade, noyé à sors retour, et dès auparavant courtisan assidu de Mlle Choin, comprit que de la lier à son beau-père, leur pouvait être à tous deux fort utile un jour, et à lui, en attendant, d'un grand usage auprès de Monseigneur. Il la tourna si bien, qu'elle y mordit; elle ne pouvait rien par Monseigneur, qui était en brassière fort étroite. Elle était donc réduite à ce que sa confiance lui donnait de considération pour l'avenir, et elle comprit que, en attendant, l'amitié et le commerce de Chamillart lui pourrait servir à beaucoup de choses.

La Feuillade, ravi d'avoir pu apprivoiser une créature si importante que la politique rendait si farouche, parla à son beau-père, et fut fort surpris de le trouver très froid. Il le pressa, il déploya son éloquence, et le tout pour néant. Il espéra en venir à bout, et cependant amusa bille Choin de compliments, de voyages et de temps mal arrangés. Elle ne laissa pas d'être surprise de voir ses avances languir, elle qui n'était occupée que de parades et de refus de commerce avec ce qu'il y avait de plus important qui faisait tout pour y être admis.

L'entrevue se différant toujours, parce que Chamillart n'y voulait point entendre, et que son gendre palliait toujours de prétextes, Mlle Choin en parla à Mlle de Lislebonne, si intimement avec Chamillart. Celle-ci craignit que cette liaison se fît sans elle, et d'être privée du mérite des deux côtés d'y avoir travaillé, se hâta d'en parler à Chamillart, qui, d'un ton de confiance, et d'un air de complaisance, pour ne pas dire de mépris, lui apprit que cette connaissance se serait faite depuis fort longtemps, s'il l'avait voulu; qu'on l'en pressait toujours; que La Feuillade le voulait; mais que, pour lui, il ne savait pas à quoi cela serait bon à Mlle Choin et à lui; qu'il était trop vieux pour des connaissances nouvelles; qu'il ne lui en fallait point au delà de son cabinet; que le roi et Mme de Maintenon lui suffi soient, et que les intrigues et les cabales de cour ne lui allaient point.

Qui fut étonné? ce fut Mlle de Lislebonne. Elle n'avait pas le même intérêt que La Feuillade; elle sentit le fait qu'il n'avait osé avouer à Mlle Choin qu'il amusait cependant; elle connaissait assez Chamillart pour comprendre que, avec ces belles maximes dont il s'applaudissait, elle ne lui en ferait pas changer; ainsi elle ne lui en dit pas davantage, pour ne pas lui déplaire inutilement. Mais ce que fit d'honnête cette bonne et sûre amie, sur laquelle Chamillart comptait si fort, fut de rendre à Mlle Choin cette conversation tout entière sans y manquer d'un mot, pour se faire un mérite auprès d'elle d'avoir découvert en un moment à quoi il tenait qu'elle ne vit Chamillart, et l'empêcher d'être plus longtemps la dupe du beau-père et du gendre.

Il est aisé de comprendre quel fut l'effet de ce rapport si fidèle dans une créature devant qui tout rampait, à commencer par Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, que, comme Mme de Maintenon, elle voyait de son fauteuil sur un tabouret, et n'appelait, et devant Monseigneur, que « la duchesse de Bourgogne, » à continuer par Mme la Duchesse et par tout ce que la cour avait de plus grand, de plus distingué, de plus accrédité. La Feuillade sentit bientôt quelque altération dans cet esprit contre son beau-père; et Mlle de Lislebonne, qui connaissait parfaitement le terrain, compta d'un air de simplicité ce qui s'était passé aux filles de Chamillart, comme un office de prudence, pour faire passer plus doucement ce qu'une continuation de suspens eût bientôt révélé et avec plus d'aigreur; et le rare est, qu'elle les persuada, tant il est vrai qu'il est des personnes à qui nulle énormité ne nuit, et d'autres destinées à un aveuglement perpétuel. La bonne Lorraine, sachant bien à qui elle avait affaire, mit ce gabion devant elle, de peur de demeurer brouillée avec Chamillart, si sa délation lui revenait [autrement] que palliée de cet air de franchise qui n'y entendait point finesse. Chamillart n'y fit pas plus de réflexion qu'en avaient fait ses filles, et on a vu jusqu'où Mlle de Lislebonne et son cher oncle le conduisirent sur les affaires de Flandre. Longtemps après ce trait, il en arriva encore un autre presque tout pareil.

Mlle Choin avait un frère major dans le régiment de Mortemart, qu'elle désirait passionnément avancer. Il était bon sujet, et passait pour tel dans ce régiment et dans les troupes. Il était question l'obtenir un de ces petits régiments d'infanterie de nouvelle création, qui vaquait, dont on avait donné plusieurs à des gens qui ne le valaient pas. Quelque rebutée et dépitée qu'elle fût sur Chamillart; l'extrême désir d'avancer ce frère, et l'impossibilité d'y réussir sans le secrétaire d'État de la guerre, la forcèrent d'en parler à La Feuillade. Celui-ci, ravi d'une occasion si naturelle de l'apaiser par son beau-père, se chargea avec joie de l'affaire. Il en parla à Chamillart, ne doutant pas d'emporter d'emblée une chose si raisonnable en soi, dans un temps encore où les avancements avaient si peu de règle, et où celui-ci devait sembler si précieux à Chamillart pour réparer le passé s'il était possible; mais quelques raisons qu'il pût lui alléguer, quelque crédit qu'il eût auprès de lui, jamais il ne put rien gagner. Il se figura gauchement un mérite auprès du roi de laisser ce major dans la poussière des emplois subalternes il s'irrita des plus essentielles raisons de l'en tirer; en deux mots, sa soeur lui devint un obstacle invincible auprès du ministre.

La Feuillade, outré, espéra de sa persévérance, et amusa encore une fois. Mlle Choin qui, surprise dès le premier délai et instruite par l'autre aventure, lâcha encore en celle-ci Mlle de Lislebonne à Chamillart, ou pour réussir par ce surcroît auprès de lui, ou pour en avoir le coeur net. Mlle de Lislebonne en parla à La Feuillade, et tous deux ensemble à Chamillart pour essayer de le réduire; mais ce fut en vain jusque-là qu'il s'irrita de nouveau, et qu'il s'échappa un peu sur le crédit que Mlle Choin se figurait qu'elle pouvait prétendre. Le régiment fut incontinent donné à un autre, et Mlle Choin instruite de point en point de ce qui s'était passé par Mlle de Lislebonne. Ce dernier procédé mit le comble dans le coeur de Mlle Choin, et la rendit la plus ardente ennemie de Chamillart et la plus acharnée.

Je sus ces deux anecdotes dans les premiers moments, trop tard pour y pouvoir rien faire; je n'aurais pas même espéré de réussir où La Feuillade et Mlle de Lislebonne avaient échoué, mais j'en augurai mal. D'Antin était trop initié dans les mystères de Meudon pour ignorer ces diverses lourdises, le dépit de Mlle Choin, tous les mauvais offices qu'elle rendait à Chamillart auprès de Monseigneur, d'ailleurs irrité contre lui de plus ancienne date, que du Mont n'adoucissait pas. D'Antin n'ignorait pas, comme je l'ai dit plus haut, la haine que Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon avaient conçue contre ce ministre à qui il se flattait de succéder, et dans cette vue il mit Mme la duchesse de Bourgogne au fait de tout ce qui vient d'être expliqué. Il eut bientôt après le contentement de le voir germer.

Mme de Maintenon n'était pas à s'apercevoir de toutes les forces dont elle avait besoin pour arracher au roi un ministre en qui il avait mis toute sa complaisance. Vendôme subsistait encore, et tout cela ne faisait qu'un, et lui était également odieux. Pour la première fois de sa vie elle crut avoir besoin de Monseigneur. C'est ce qui l'engagea à déterminer le roi à lui destiner l'armée de Flandre, afin de les mettre dans la nécessité, Monseigneur de se mêler de ce qui regardait cette armée, et le roi de le trouver bon, pour se servir après contre Chamillart du fils auprès du père qui, sans ce chausse-pied, n'aurait osé parler. De là profitant de quelque chose que le roi marqua sur les voyages de Meudon, si continuels pendant l'été, qui emmenaient du monde, et laissait Versailles fort seul, elle le ramassa en ce temps-ci; et pour le faire court, persuada au roi que pour les rendre rares et combler Monseigneur à bon marché, il fallait donner à Mlle Choin une grosse pension, un logement à Versailles, la mener tous les voyages à Marly, et mettre ainsi Monseigneur en liberté de la voir publiquement, ce qui le rendrait plus sédentaire à Versailles, et les Meudons moins fréquents.

Jusqu'alors ces deux si singulières personnes s'étaient comme ignorées. Un si grand changement flatta Monseigneur; il combla Mlle Choin, mais il ne séduisit ni l'un ni l'autre. Monseigneur, en acceptant, y aurait perdu la liberté qu'il croyait trouver à Meudon; et Mlle Choin, qui y primait, n'aurait été que fort en second vis-à-vis Mme de Maintenon. Elle craignit de plus qu'un tel changement, qui ne serait plus soutenu de l'imagination du mystère, car il n'en restait encore que cela, n'apportât avec le temps du changement à sa fortune, qui n'était pas comme celle de Mme de Maintenon appuyée de la base du sacrement. Elle se jeta donc dans les respects, la confusion, l'humilité, le néant; Monseigneur, sur ce qu'il ne l'avait pu résoudre; et refusa jusqu'à la pension, sur ce que, dans la situation malheureuse des affaires et à la vie cachée qu'elle menait et voulait continuer, elle en avait assez.

Tout cela se conduisit avec une satisfaction tellement réciproque, que d'Antin par qui une partie de ces choses avaient passé, fut chargé des confidences contre Chamillart, et que le dîner qu'on a vu que le roi et Mme de Maintenon firent à Meudon, sans y coucher, et qui causa la dernière catastrophe de M. de Vendôme, ne fut à l'égard du roi que pour presser Mlle Choin par Mme de Maintenon elle-même, qui n'avait jamais occasion de la voir, d'accepter ce qu'on vient de voir qui lui était offert et qui était dès lors refusé, mais en effet pour s'entretenir de toutes les mesures à prendre pour la chute de Chamillart, et y faire agir Monseigneur pour la première fois de sa vie qu'il fût entré avec le roi en chose importante, si on en excepte le conseil d'État.

Ces mesures réciproques firent encore que non seulement Villars, chargé du commandement de l'armée de Flandre sous Monseigneur, travailla plusieurs fois avec lui, mais qu'Harcourt y travailla aussi, quoiqu'il allât sur le Rhin, et que, après mémé qu'il fut déclaré qu'aucun des princes ne sortirait de la cour, ces généraux, contre tout usage, continuèrent de travailler avec Monseigneur, parce que Mme de Maintenon voulut qu'Harcourt le pût conduire sur ce qu'il avait à faire et à dire contre Chamillart, et qu'il lui fit même sa leçon pour jusqu'après son départ. La même raison de pousser Chamillart fit tenir au roi et l'assemblée et le conseil de guerre desquels j'ai parlé, et qui excita tout ce qu'on put à attaquer ce ministre.

Toutes ces choses qui touchèrent Monseigneur par une considération qu'à sort âge il n'avait pas encore éprouvée, le rapprochèrent de Mme de Maintenon. Jusqu'alors ils étaient réciproquement éloignés. Il lui fit deux ou trois visites tête à tête. Là se prirent les dernières résolutions contre Chamillart, et ce prince [y prit] le courage et l'appui qui lui étaient nécessaires pour venger son ancien mécontentement, et servir la haine de Mlle Choin, en l'attaquant à découvert auprès du roi, comme un sacrifice indispensable au soutien des affaires.

Harcourt, lâché par Mme de Maintenon, avait jusqu'à son départ eu de longues et de fréquentes audiences du roi, et y avait frappé de grands coups. Villars, qui avait été mal avec lui, mais qui était raccommodé, y fut plus sobre; mais il ne put refuser ni se hasarder pour autrui de tromper Mme de Maintenon. Boufflers était l'enfant perdu par les raisons qu'on a vues et par son dévouement à Mme de Maintenon. Il avait les grandes entrées; il était en quartier de capitaine des gardes; il jouissait encore auprès du roi de toute la verdeur de ses lauriers. Il avait cent occasions par jour de particuliers avec le roi; il en était toujours bien reçu. Il marchait en puissante troupe. Il rompit glaces et lances, et ne donna aucun repos au roi. Monseigneur fit son personnage avec force; et jusqu'à M. du Maine, que le pauvre Chamillart croyait son protecteur, n'osa refuser à Mme de Maintenon des lardons secrets et acérés. Tout marchait en ordre et en cadence, et toujours avec connaissance et sagesse, pour ne pas rebuter en poussant toujours et toujours avec la même ardeur.

Le roi, déjà accoutumé par Mme de Maintenon, par lés généraux de ses armées, par d'autres cardinaux plus obscurs mais qui n'en réussissaient pas moins, par Mme la duchesse de Bourgogne, par quelques mots de Mgr le duc de Bourgogne que son épouse obtenait de lui, par d'Antin excité par l'espérance, à entendre dire beaucoup de mal de son ministre, et c'était déjà beaucoup, était ébranlé par raison, mais le coeur tenait ferme. Il le regardait comme son choix, comme son ouvrage dans tous ses emplois, jusqu'au comble où il l'avait porté, et dans ce comble même comme son disciple. Pas un de tous ses ministres ne lui avait tenu les rênes si lâches; et, depuis que toute puissance lui eut été confiée, le roi n'en avait jamais senti le joug. Tout l'hommage lui en était reporté. Une habitude longue avant qu'il fût en place, une dernière confiance depuis plus de dix ans, sans aucune amertume la plus passagère, le réciproque attentif de cette confiance par une obéissance douce, et un compte exact de tout, avaient joint le favori au ministre. Une admiration vraie et continuelle, une complaisance naturelle avaient poussé le goût jusqu'où il pouvait aller. C'était donc beaucoup que tant de coups concertés et redoublés eussent pu ébranler la raison. Elle l'était; mais quel obstacle ne restait-il point à vaincre par ce qui vient d'être expliqué ! Plus il était grand et plus il irritait, et plus il donnait d'inquiétude à ceux qui formaient l'attaque, et qui commandaient les travailleurs.

Mme de Maintenon, qui savait que Monseigneur avait fortement parlé, et qu'il avait été écouté, redoubla d'instances auprès de Mlle Choin et de lui pour le faire recharger. Ce prince s'était laissé persuader par d'Antin de travailler à lui faire tomber la guerre. L'estime et l'amitié sont rarement d'accord chez les princes; celui-ci désira de tout son coeur de mettre là d'Antin, et s'en flatta beaucoup. Mme de Maintenon, sans s'engager, se montra favorable pour mieux les exciter.

Tant de machines ne pouvaient être en si grand mouvement sans quelque sorte de transpiration. Il s'éleva au milieu de la cour je ne sais quelle voix confuse, sans qu'on en pût désigner les organes immédiats, qui publiait qu'il fallait que l'État ou Chamillart périssent; que déjà son ignorance avait mis le royaume à deux doigts de sa perte; que c'était miracle que ce n'en fût déjà fait, et folie achevée de le commettre un jour de plus à un péril qui était inévitable tant que ce ministre demeurerait en place. Les uns ne rougissaient pas des injures, les autres louaient ses intentions, et parlaient avec modération des défauts que beaucoup de gens lui reprochaient aigrement. Tous convenaient de sa droiture, mais un successeur tel qu'il fût ne leur paraissait pas moins nécessaire. Il y en avait qui, croyant ou voulant persuader qu'ils porteraient l'amitié jusqu'où elle pouvait aller, protestaient de la conserver toujours et de n'oublier jamais les plaisirs et les services qu'ils avaient reçus de lui, mais qui avouaient avec délicatesse qu'ils préféraient l'État à leur avantage particulier et à l'appui qu'ils s'affligeaient de perdre, mais que si Chamillart était leur frère, ils concluraient également à l'ôter, par l'évidence de la nécessité de le faire. Sur la fin on ne comprenait pas ni comment il avait pu être choisi, ni comment il était demeuré en place

Cavoye, à qui un si long usage de la cour et du grand monde tenait lieu d'esprit et de lumière, et fournissait quelquefois d'assez bons mots, disait que le roi était bien puissant et bien absolu et plus qu'aucun de ses prédécesseurs, mais qu'il ne l'était pas assez pour soutenir Chamillart en place contre la multitude. Les choses les plus indifférentes lui étaient tournées à crime ou à ridicule. On eût dit que, indépendamment de toute autre raison, c'était une victime que le roi ne pouvait plus refuser à l'aversion publique. Force gens s'en expliquaient tout nettement ainsi, et pas un qui pût énoncer une seule accusation particulière. On s'en tenait à un vague qui se pouvait appliquer à qui on voulait, sans que de tant de personnes qu'il avait si fort obligées aucune prît sa défense, parmi tant d'autres qui, naguère adorateurs de la fortune, se piquaient de louanges, d'admiration et d'une adulation servile pour un homme qu'ils voyaient si rudement attaqué; et si l'excès de ce qui se donnait en reproches poussait quelqu'un à répondre, on insistait à demander des comptes, ou absurdes, ou de choses sur lesquelles un respect supérieur fermait la bouche. Les troupes dénuées de tout, les places dégarnies, les magasins, vides sautaient aux yeux; mais on ne voulait plus se souvenir des deux incroyables réparations des armées, l'une après Hochstedt en trois semaines, l'autre en quinze jours seulement après Ramillies, qui tenaient du Prodige, et qui néanmoins avaient deux fois sauvé l'État, pour ne parler que de deux faits si importants et si publics. Il n'en restait plus la moindre trace, une fatale éponge avait passé dessus; et si quelqu'un encore osait les alléguer, faute de, réponse on tournait le dos. Tels furent les derniers présages de la chute de Chamillart.

Je ne lui laissai pas ignorer tant de menaces, ni tous les ressorts qui se remuaient contre lui, et je le pressai de parler au roi, comme il a voit déjà fait une autre fois à ma prière, et dont il s'était si bien trouvé que l'orage prêt, à fondre sur lui en avait été dissipé; mais il pensa trop grandement pour un ministre de robe. Il me répondit qu'il ne croyait pas que sa place valût la peine de soutenir un siège, ni devoir, ajouter au travail qu'elle demandait celui de s'y défendre; que tant que l'amitié du roi serait d'elle-même assez forte, il y demeurerait avec agrément, mais que si cet appui avait besoin d'art, l'art le dégoûterait de l'appui et lui rendrait son état insupportable; qu'en un mot, des temps aussi fâcheux demandaient un homme tout entier au timon de la guerre; que se partager entre les affaires de l'État et les siennes particulières ne pouvait aller qu'à une lutte honteuse à lui et dommageable au gouvernement par la dissipation où il se laisserait aller, d'où il résultait qu'il fallait laisser aller les choses au gré du sort, ou, pour mieux dire, de la Providence, content de céder à un homme plus heureux, ou de continuer son ministère avec honneur et tranquillité. Des sentiments pratiques si relevés me touchèrent d'une admiration qui me fit redoubler d'efforts pour l'engager de parler au roi. Jamais il ne voulut y entendre, ni s'écarter d'une ligne de son raisonnement; et dès lors je compris sa chute très prochaine et sans remède..

Lés choses en étaient là lorsque Chamillart fut à Meudon rendre compte à Monseigneur de l'état de la frontière et de l'armée de Flandre, et lui dire, ce qu'il savait déjà par le roi, qu'il ne la commandait plus. Monseigneur, qui avait déjà parlé contre lui au roi avec une force qui lui avait été jusque-là inconnue, et qu'il ne tenait que des encouragements de Mlle Choin et de Mme de Maintenon, prit ce temps pour reprocher à Chamillart que tous ces manquements n'arrivaient que par ses fautes, et alla jusqu'à lui dire que son La Cour aurait mieux fait de bien fournir les vivres des armées, dont il avait été chargé, que de lui bâtir de si belles maisons, puis sortit avec lui de son bâtiment neuf où cette conversation s'était faite tête à tête, et revenus au gros du monde, le lui montra tout entier comme s'il ne s'était rien passé, et se hâta après d'aller se vanter à Mlle Choin de ce qu'il venait de dire. Elle applaudit fort à de si rudes propos, et s'en avantagea pour exciter Monseigneur à ne pas différer auprès du roi d'achever un ouvrage si nécessaire et si bien commencé, ce qu'il exécuta aussi, et il donna le dernier coup de mort à ce ministre.

Un hasard lui en prépara la voie et combla la mesure de tout ce qui s'était brassé contre lui. J'ai parlé, il y a peu, d'une longue audience que le maréchal de Tessé eut du roi pour lui rendre compte de son voyage d'Italie. Cusani, Milanais, mort cardinal il n'y a pas fort longtemps, avait été accepté ici pour succéder au cardinal Gualterio. Il était frère d'un des généraux de l'empereur, et se montra si autrichien, pendant tout le cours de sa nonciature, qu'on eut lieu de se repentir de s'y, être si lourdement mépris. Ce fut avec lui que se négocia à paris la ligue d'Italie, dont on a parié, et lui qui sollicita la permission des levées et de l'achat des armes pour le pape en Avignon, qui ne fut accordée qu'avec des difficultés et une lenteur inexcusables. Ce nonce en avait fait des plaintes amères en ce temps-là.

Étant le mardi 4 juin dans la galerie de Versailles, attendant que le roi allât à la messe, il avisa le maréchal de Tessé qui causait avec le maréchal de Boufflers, tous deux seuls et séparés de tout le monde. Le nonce, qui n'avait point vu Tessé depuis son retour, alla à lui; et après les premières civilités, se mirent bientôt sur les affaires qui avaient mené Tessé en Italie. Les plaintes dont je viens de parler trouvèrent promptement leur place dans la conversation, auxquelles Cusani ajouta qu'il ne serait jamais venu à bout d'obtenir la permission qu'il demandait, sans un millier de pistoles qu'il s'était enfin avisé de faire offrir à la femme de Chamillart, dont le payement avait opéré avec promptitude.

Il parlait à deux ennemis de Chamillart, et il ne fut guère douteux qu'il ne s'y méprenait pas. On a vu les causes de l'acharnement du maréchal de Boufflers contre le ministre. Tessé, plus en douceur, ne le haïssait pas moins: il ne pouvait lui pardonner ce qu'il avait exigé de lui en Dauphiné, en Savoie et en Italie, en faveur de La Feuillade, [ce] qu'on a vu en son lieu, pour le porter rapidement au commandement des armées, ce qui ne put se faire qu'à ses dépens. En flexible Manceau il s'y était prêté de bonne grâce dans cette toute-puissance de Chamillart, mais il n'en avait pas moins senti l'injure d'être obligé de s'anéantir, et de se faire lui-même le pont de La Feuillade pour lui monter sur les épaules et le chasser pour lui succéder, sans oser n'en être pas lui-même le complice. En arrivant il trouva le temps de la vengeance venu, et de l'exercer encore en plaisant à Mme de Maintenon, à Monseigneur, à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne, à tous les gens encore avec qui il tâchait d'être uni, et qui étaient tous des personnages. Il se jeta donc à eux tout en arrivant.

Ce fut le lendemain de cette aventure qu'il devait avoir audience de Mme de Maintenon, et du roi ensuite, pour la première fois depuis son retour. Soit de hasard, soit de concert, Boufflers alla le même lendemain matin chez Mme de Maintenon, où les portes lui étaient toujours ouvertes, et y trouva le maréchal de Tessé. Boufflers lui demanda s'il avait bien rendu compte de toutes choses, Mme de Maintenon en tiers. « De toutes celles que madame m'a demandées, répondit Tessé. — Mais cela ne suffit pas, répliqua le maréchal de Boufflers, il ne lui faut laisser rien ignorer. » Et par ce petit débat la curiosité de Mme de Maintenon étant excitée, elle voulut en savoir la raison. Il y eut encore quelques circuits adroits. Boufflers demanda à Tessé s'il avait rendu compte à madame du discours que le nonce leur avait tenu la veille, et publiquement. Tessé ayant répondu que non d'un air à augmenter la curiosité, Mme de Maintenon voulut en être informée. Tessé lui en fit le récit, mais en se récriant que cela ne pouvait pas être, et se fondant sur la modicité de la somme, et prise d'un étranger. Boufflers, au contraire, exagéra le crime, et tout ce dont était capable une femme en cette place, qui n'avait pas honte de recevoir si peu, et d'un étranger; combien de malversations elle avait faites puisqu'elle avait pu se porter à celle-là, comment le roi pouvait être servi, puisqu'une affaire de cette importance s'achetait, et ne réussissait que par un présent; qu'enfin une femme tentée, et succombant à si peu, l'était de tout, depuis un écu jusqu'à un million. Tessé peu à peu se mit doucement de la partie, et sans mettre en aucun doute la vérité de ce que le nonce leur avait dit, ils paraphrasèrent le danger de laisser les affaires entre les mains du mari d'une femme si avide, et laissèrent Mme de Maintenon presque persuadée du fait, et ravie de la découverte.

Deux heures après, Tessé entra dans le cabinet du roi pour son audience. Boufflers, qui vit le roi de loin à l'ouverture de la porte, fit quelques pas en dedans après Tessé, et le prenant par le bras, lui dit d'un ton élevé pour que le roi l'entendit: « Au moins, monsieur, vous devez la vérité au roi. Dites-lui bien tout et ne lui laissez rien ignorer. » Il répéta encore une autre fois plus haut et se retira, laissant [au] roi un grand sujet de curiosité, et au maréchal de Tessé la nécessité de lui dire ce qu'il avait déjà appris à Mme de Maintenon.

Les deux maréchaux avaient déjà répandu le discours du nonce; qui fit un étrange bruit, et ce bruit fut le dernier éclair qui précéda le coup de foudre, qu'une dernière conversation que Monseigneur, venu exprès un matin de Meudon, eut ensuite avec le roi, acheva de déterminer. Cependant le roi ne fit aucun semblant d'avoir su cette histoire, ni Mme de Maintenon; et ce silence de leur part fut une des choses que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers regardèrent comme un signal le plus sinistre. Ils ne s'y trompèrent pas.

Je ne sais s'il eût encore été temps pour Chamillart. Cette audience de Tessé fut le mercredi, et Chamillart m'a conté depuis sa disgrâce, que, près de succomber, il avait toujours éprouvé le même accueil et le même visage du roi, jusqu'au vendredi, surveille de sa chute et surlendemain de l'audience de Tessé; que ce jour-là, il le remarqua embarrassé avec lui; et que, frappé qu'il fut d'un changement si soudain, il fut sur le point de lui demander s'il n'avait plus le bonheur de lui plaire, et en cas de ce malheur, la permission de se retirer plutôt que de le contraindre. S'il l'eût fait, il y a lieu de croire par tout ce qui parut depuis que le roi n'aurait pu y tenir et qu'il serait demeuré en place. Mais il hésita, et le roi, qui craignit peut-être qu'il n'en vint là, et qui, par la faiblesse qu'il se sentait peut-être, ne lui donna pas le temps, à ce qu'il m'ajouta, de se déterminer lui-même, et ce fut la dernière faute qu'il fit contre soi-même, et peut-être la plus lourde de toutes; et si, avant ce dernier coup de poignard de l'audience de Tessé et de la conversation de Monseigneur avec le roi ensuite, Chamillart m'eût voulu encore croire à son retour de Meudon à l'Étang, où il me conta ces propos si durs que Monseigneur lui avait tenus dans son bâtiment neuf, et que, comme je l'en pressai pour la seconde fois vainement de parler au roi il l'eût fait, il ne paraît pas douteux qu'il ne se fût raffermi.

Dans ces derniers jours, Mme de Maintenon, se comptant sûre enfin de la perte de Chamillart, et de n'avoir plus besoin de Monseigneur ni de d'Antin pour jeter par terre un homme qu'elle tenait pour sûrement abattu, ne crut plus avoir de mesures à garder, et se donna tout entière à profiter de tous les instants pour élever sa créature. Le détail de ce fait si pressé et si court, et qui n'eut point de témoins entre le roi et elle, m'a échappé; elle ne l'a raconté depuis à personne, ou, si elle l'a fait, l'anecdote n'en est pas venue jusqu'à moi. Tout ce qu'on en a pu conjecturer, c'est qu'elle n'y réussit pas sans peine, par deux faits qui suivirent incontinent et qui seront remarqués en leur temps. Je n'ai pu découvrir non plus si le roi en voulait un autre, ou s'il n'était point fixé. Monseigneur l'avait osé presser pour d'Antin, profitant de la nouvelle liberté, qu'à l'appui de Mme de Maintenon il avait usurpée sans danger, de parler au roi de la situation des affaires et de la nécessité d'en ôter Chamillart et de se voir écouté. D'Antin était reçu aussi à parler au roi de ses troupes, de ses frontières, à lui en montrer des états qu'il s'était fait envoyer, aller même jusqu'à se faire écouter sur des projets d'opérations de campagne, appuyé de Monseigneur, ayant M. du Maine favorable et Mme de Maintenon, et à ce qu'il se figurait de leurs discours obligeants, il espérait tout dans ces derniers jours de la crise, et fut bientôt après outré de douleur, et Monseigneur fort fâché de s'y trouver trompé. Le samedi coula à l'ordinaire et sans rien de marqué.

CHAPITRE XV. §

Disgrâce de Chamillart. — Magnanimité de Chamillart. — Caractère de Chamillart et de sa famille. — Voysin secrétaire d'État; sa femme; leur fortune; leur caractère. — Spectacle de l'Étang. — Procédé infâme de La Feuillade. — Accueil du roi à Cani. — Beau procédé de Le Guerchois.

Le dimanche 9 juin, sur la fin de la matinée, la maréchale de Villars, qui logeait porte à porte de nous, entra chez Mme de Saint-Simon, comme elle faisait souvent, et d'avance nous demanda à souper pour causer, parce qu'elle croyait qu'il y aurait matière. Elle nous dit qu'elle s'en allait dîner en particulier avec Chamillart; qu'un temps était que c'eût été grande grâce, mais que, pour le présent, elle croyait la grâce de son côté. Ce n'était pourtant pas qu'elle sût rien, à ce qu'elle nous assura depuis, mais elle parlait ainsi sur les bruits du monde, qui, surtout depuis le mardi et le mercredi que le discours du nonce s'était su, étaient devenus plus forts que jamais.

Ce même matin, le roi, en entrant au conseil d'État, appela le duc de Beauvilliers, le prit en particulier, et le chargea d'aller l'après-dînée dire à Chamillart qu'il était obligé, pour le bien de ses affaires, de lui demander la démission de sa charge et celle de la survivance qu'en avait son fils; que néanmoins il voulait qu'il demeurât assuré de son amitié, de son estime, de la satisfaction qu'il avait de ses services; que, pour lui en donner des marques, il lui continuait sa pension de ministre, qui est de vingt mille livres, lui en donnait une autre particulière, encore à lui, d'autres vingt mille livres, et une à son fils aussi de vingt mille livres; qu'il désirait que son fils achetât la charge de grand maréchal des louis de sa maison, à quoi il avait disposé Cavoye, lequel, sa vie durant, en conserverait le titre, les fonctions et les appointements, que le futur secrétaire d'État lui payerait les huit cent quatre-vingt mille livres de son brevet de retenue, y compris la charge de secrétaire du roi; qu'il aurait soin de son fils; que, pour lui, il serait bien aise de le voir, mais que, dans ces premiers temps, cela lui ferait peine; qu'il attendit qu'il le fît avertir; qu'il ferait bien de se retirer ce jour-là même; qu'il pouvait demeurer à Paris, aller et venir partout où il voudrait; et réitéra tant et plus les assurances de son amitié. M. de Beauvilliers, touché au dernier point de la chose et d'une commission si dure, voulut vainement s'en décharger. Le roi lui dit qu'étant ami de Chamillart, il l'avait choisi exprès pour le ménager en toutes choses.

Un moment après, il rentra dans le cabinet du conseil, suivi du duc, où le chancelier, Torcy, Chamillart et Desmarets se trouvèrent. C'était conseil d'État, dans lequel il ne se passa rien, même dans l'air et dans le visage du roi, qui pût faire soupçonner quoi que ce fût. Il s'y parla même d'une affaire sur laquelle le roi avait demandé un mémoire à Chamillart, qui, à la fin du conseil, en prit encore son ordre. Le roi lui dit de le lui apporter le soir en venant travailler avec lui chez Mme de Maintenon.

Beauvilliers, dans une grande angoisse, demeura le dernier des ministres dans le cabinet, où, seul avec le roi, il lui exposa franchement sa peine, et finit par le prier de trouver bon, au moins, qu'il s'associât dans sa triste commission le duc de Chevreuse, ami comme lui de Chamillart, pour en partager le poids, à quoi le roi consentit, et dont M. de Chevreuse fut fort affligé.

Sur les quatre heures après midi, les deux beaux-frères s'acheminèrent et furent annoncés à Chamillart, qui travaillait seul dans son cabinet. Ils entrèrent avec un air de consternation qu'il est aisé d'imaginer. À cet abord, le malheureux ministre sentit incontinent qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire, et sans leur donner le temps de parler: « Qu'y a-t-il donc, messieurs? leur dit-il d'un visage tranquille et serein. Si ce que vous avez à me dire ne regarde que moi, vous pouvez parler, il y a longtemps que je suis préparé à tout. » Cette fermeté si douce les toucha encore davantage. À peine purent-ils lui dire ce qui les amenait. Chamillart l'entendit sans changer de visage, et du même air et du même ton dont il les avait interrogés d'abord: « Le roi est le maître, répondit-il. J'ai tâché de le servir de mon mieux, je souhaite qu'un autre le fasse plus à son gré et plus heureusement. C'est beaucoup de pouvoir compter sur ses bontés, et d'en recevoir en ce moment tant de marques. » Puis leur demanda s'il ne lui était pas permis de lui écrire, et s'ils ne voulaient pas bien lui faire l'amitié de se charger de sa lettre, et sur ce qu'ils l'assurèrent qu'oui, et que cela ne leur était pas défendu, du même sang-froid il se mit incontinent à écrire une page et demie de respects et de remercîments qu'il leur lut tout de suite, comme tout de suite il l'avait écrite en leur présence. Il venait d'achever le mémoire que le roi lui avait demandé le matin; il le dit aux deux ducs, comme en s'en réjouissant, le leur donna pour le remettre au roi, puis cacheta sa lettre, y mit le dessus et la leur donna. Après quelques propos d'amitié, il leur parla admirablement sur son fils, et sur l'honneur qu'il avait d'être leur neveu par sa femme. Après quoi les deux ducs se retirèrent, et il se prépara à partir.

Il écrivit à Mme de Maintenon, la fit souvenir de ses anciennes bontés, sans y rien mêler d'autre chose, et prit congé d'elle. Il écrivit un mot à La Feuillade, à Meudon où il était, pour lui apprendre sa disgrâce, manda verbalement à sa femme, qu'il attendait de Paris ce jour-là, de le venir trouver à l'Étang où il allait, sans lui dire pourquoi tria ses papiers, puis fit venir l'abbé de La Proustière, les lui indiqua, et lui donna ses clefs pour les remettre à son successeur. Tout cela fait sans la moindre émotion, sans qu'il lui fût échappé ni soupirs, ni regret, ni reproches, pas une plainte, il descendit son degré, monta en carrosse et s'en alla à l'Étang tête à tête avec son fils, comme s'il ne lui fût rien arrivé, sans que longtemps après on en sût rien à Versailles.

Son fils aussi porta ce malheur fort constamment. En arrivant à l'Étang, où sa femme l'avait devancé de quelques moments, il entra dans sa chambre, où il la manda avec sa belle-fille, où étant tous quatre seuls, il leur confirma ce qu'elles commençaient déjà fort à soupçonner. Il parla principalement à sa belle-fille sur l'honneur de son alliance, la combla de respects et d'amitiés qu'elle méritait par sa conduite, et par la manière dont elle vivait avec eux. Après avoir été quelque temps témoin de leurs larmes, il vit son frère l'évêque de Senlis, et passa chez la duchesse de Lorges, au lit, incommodée, qui avait sa soeur de La Feuillade auprès d'elle, et Mme de Souvré, qui de hasard s'y rencontra. On peut juger de l'amertume de cette première entrevue. Mme Dreux, qui était à Versailles, et qui avait appris la disgrâce par l'abbé de La Proustière que son père en avait chargé en partant, eut une force qui mérite de n'être pas oubliée. Elle sentit le néant où elle retombait, mariée si différemment de ses soeurs, et le besoin qu'elle avait de tout. Elle s'en alla chez Mme la Duchesse qu'elle trouva jouant au papillon, qui commençait, et la pria qu'elle lui pût parler en particulier après sa reprise. Mme la Duchesse lui offrit plusieurs fois de l'interrompre, Mme Dreux ne voulut pas; et ce qui est d'étonnant, c'est qu'on ne s'aperçut d'abord de rien à son air; dans la suite on remarqua que les larmes lui roulaient dans les yeux. Ce jeu dura une heure entière, après lequel elle suivit Mme la Duchesse dans son cabinet. Elle lui apprit son infortune, et lui parla comme une personne qui avait passé avec elle la plupart du temps que son père avait été en place, et qui s'en voulait faire une protection. La réponse fut pleine d'amitié, après quoi Mme Dreux se sauva chez elle, qui était tout proche, et de là à l'Étang.

Mme de Maintenon, en rentrant de Saint-Cyr chez elle, avait reçu la lettre de Chamillart. En même temps, Mme la duchesse de Bourgogne y entra. Mme de Maintenon lui demanda si elle ne savait rien, et lui montra la lettre de Chamillart. Quoique, après tout ce qui avait précédé, l'adieu qu'il lui disait fût assez clair, toutes deux n'y comprirent rien, ce qui toutefois est inconcevable jusque-là que Mme de Maintenon pria Mme la duchesse de Bourgogne de passer dans le cabinet de Mgr le duc de Bourgogne, qui par les derrières était tout contre, savoir s'il n'était pas plus instruit.

Dans ce moment-là même, le roi entra, et ce qui n'arrivait jamais, le duc de Beauvilliers à sa suite. Le roi fit à l'ordinaire sa révérence à Mme de Maintenon, congédia le capitaine des gardes, et prit Beauvilliers dans une fenêtre, qui tira des papiers de sa poche, c'était la lettre et le mémoire de Chamillart, et tous deux se mirent à parler bas. Mme la duchesse de Bourgogne, voyant cela, dit à Mme de Maintenon qu'apparemment c'était pour elle, et qu'elle s'allait retirer pour les laisser en liberté. En effet, comme elle allait sortir par le grand cabinet, elle vit le roi s'avancer vers Mme de Maintenon, et le duc de Beauvilliers s'en aller. Ce mouvement ne mit encore rien au jour; et Mme la Duchesse n'avait rien voulu dire chez elle depuis que Mme Dreux en fut sortie.

J'allai chez le chancelier, comme je faisais fort souvent les soirs, que je trouvai avec La Vrillière. Un peu après, son fils y entra, qui lui parla bas, et s'en alla aussitôt. C'était la nouvelle qu'il venait lui apprendre, et que par considération pour moi ils ne me voulurent pas dire. Revenu chez moi, je me mis à écrire en haut quelque chose sur les milices de Blaye, ce que je cite parce qu'on en verra de grandes suites. Comme j'y travaillais, la maréchale de Villars entra en bas qui me demanda. J'envoyai mon mémoire à Pontchartrain, et je descendis. Je trouvai la maréchale debout et seule, parce que Mme de Saint-Simon était sortie, qui me demanda si je ne savais rien, et qui me dit : « Le Chamillart n'est plus. » À ce mot, il m'échappa un cri comme à la mort d'un malade quoique dès longtemps condamné et dont pourtant on attend la fin à tous moments. Après quelques lamentations, elle s'en alla au souper du roi, et moi par les cours, pour n'être point vu, et sans flambeaux, chez M. de Beauvilliers, que je venais d'apprendre par la maréchale de Villars avoir été chez lui le congédier. M. de Beauvilliers, qui était d'année, était allé chez le roi, quoique le duc de Tresmes servît toujours pour lui les soirs. Je trouvai Mme de Beauvilliers avec Mme de Chevreuse, Desmarets et Louville. Je jetai d'abord un regard sur le contrôleur général dans la curiosité de le pénétrer, et je n'eus pas de peine à sentir un homme au large et qui cachait sa joie avec effort. J'abordai Mme de Beauvilliers, qui avait les larmes aux yeux, et de qui je ne sus pas grand'chose dans cette émotion. J'y fus peu et me retirai chez moi, où la maréchale de Villars vint souper.

Mme de Saint-Simon était allée faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne dans ce grand cabinet de Mme de Maintenon, où elle entendit quelque bruit confus et tout bas de la nouvelle. Elle demanda à Mme la duchesse de Bourgogne si cela avait quelque fondement. Elle ne savait rien, parce qu'elle n'avait pas été rappelée dans la chambre depuis qu'elle en toit sortie, et n'avait osé y rentrer ce soir-là d'elle-même. Apparemment que les grands coups s'y ruaient pour le successeur, dont personne ne parlait encore, et que c'était pour cela qu'on la laissait dehors. Elle dit à Mme de Saint-Simon d'aller au souper du roi, où elle lui apprendrait ce qu'elle aurait découvert en passant dans la chambre. Mme de Saint-Simon y fut et s'y trouva, assise derrière Mme la duchesse de Bourgogne, qui lui dit la disgrâce, les pensions, et la charge de Cavoye. Au sortir du souper, que Mme de Saint-Simon trouva bien long, Mme la duchesse de Bourgogne, prête à entrer dans le cabinet du roi, vint à elle, et la chargea de faire mille amitiés pour elle aux filles de Chamillart, mais plus particulièrement à l'aînée, et à la duchesse de Lorges qu'elle aimait, de leur dire combien elle les plaignait, et de les assurer de sa protection et de tous les adoucissements à leur malheur qui pourraient dépendre d'elle.

Le duc de Lorges n'était content d'aucun de la famille. Il passa jusque fort tard avec nous et s'en alla à l'Étang, en résolution de faire merveilles pour eux, et les fit en effet constamment. Je le chargeai d'un mot de tendre amitié pour Chamillart; et par mon billet je le priai de me mander verbalement s'il voulait absolument être seul ce premier jour, ou s'il voulait bien nous voir.

Par tout ce qui a été dit de lui en différentes occasions, on a vu quel était son caractère, doux, simple, obligeant, vrai, droit, grand travailleur, aimant l'État et le roi comme sa maîtresse, attaché à ses amis, mais s'y méprenant beaucoup, nullement soupçonneux ni haineux, allant son grand chemin à ce qu'il croyait meilleur, avec peu de lumière; opiniâtre à l'excès, et ne croyant jamais se tromper, confiant sur tous chapitres, et surtout infatué que, marchant droit et ayant le roi pour lui, comme il n'en douta jamais, tout autre ménagement, excepté Mme de Maintenon, était inutile; et avec cette opinion, trop ignorant de la cour au milieu de la cour, il se l'aliéna par le mariage de son fils, il augmenta son aversion par son entraînement en faveur de M. de Vendôme contre Mgr le duc de Bourgogne, comme un aveugle qui ne voit que par autrui, enfin il se la déchaîna sciemment par amour de l'État, et par sa passion pour la personne du roi, et pour sa gloire, et par le projet de le mener reprendre Lille sans elle.

Cette cabale si puissante, qui lui fit voir, croire et faire tout ce qu'elle voulut, sans aucun ménagement, sur les choses d'Italie, mais surtout sur celles de Flandre, ne lui fut après d'aucun usage. M. de Vendôme était perdu; M. de Vaudemont sur le côté pour avoir trop prétendu; Mlle de Lislebonne, on a vu comme elle en usa entre Mlle Choin et lui, conséquemment sa soeur qui n'était qu'un avec elle; et M. du Maine avait trop besoin de Mme de Maintenon pour ne lui pas sacrifier Chamillart, après lui avoir sacrifié sa propre mère.

Chamillart eut un autre malheur, qui est extrême pour un ministre. Il n'était environné que de gens qui n'avaient pas le sens commun, et qui n'avaient pu acquérir à la cour et dans le monde les connaissances les plus communes; et, ce qui n'est pas moins fâcheux que le défaut du solide, qui tous avaient un maintien, des façons et des propos ridicules.

Tels étaient ses deux frères; tels, et très impertinents de plus, étaient Le Rebours, son cousin germain, et Guyet, beau-père de son frère, qu'il avait faits intendants des finances. Ses deux cadettes étaient les meilleures créatures du monde, et la duchesse de Lorges, avec de l'esprit, mais des folles dont l'ivresse de la fortune et des plaisirs a même cessé à peine à sa disgrâce. L'aînée était la seule qui, avec de l'esprit, eût du sens et de la conduite, et qui se fit aimer, estimer, plaindre et recueillir de tout le monde. Mais outre qu'elle ne voyait et ne savait pas tout, elle n'était pas bastante pour arrêter et gouverner les autres, ni être le conseil de son père, qui n'aimait ni ne croyait aucun avis. Mme Chamillart passait ses matinées entre son tapissier et sa couturière, son après-dînée au jeu, ne savait pas dire deux mots, ignorait tout, et comme son mari ne doutait de rien, et voulant être polie se faisait moquer d'elle, quoique la meilleure femme du monde; sans avoir en elle de quoi ni tenir ses filles ni leur donner la moindre éducation, incapable de tous soins de ménage, de dépense, de bien et d'économie, qui fut abandonné en total à l'abbé de La Proustière, leur parent, qui y entendait aussi peu qu'elle, et qui mit leurs affaires en désarroi.

Le lundi matin, on sut que le triomphe de Mme de Maintenon était entier; et qu'à la place de Chamillart, chassé la veille, Voysin, sa créature, tenait cette fortune de sa main. Il figurera maintenant jusqu'à la mort du roi si grandement et si principalement qu'il faut faire connaître ce personnage et sa femme, qui lui fit sa fortune.

Voysin avait parfaitement la plus essentielle qualité, sans laquelle nul ne pouvait entrer et n'est jamais entré dans le conseil de Louis XIV en tout son règne, qui est la pleine et parfaite roture, si on en excepte le seul duc de Beauvilliers; car M. de Chevreuse, quoiqu'il en fût, n'y entra et n'y parut jamais, le premier maréchal de Villeroy ne fut point ministre, et l'autre ne l'a pas été un an.

Voysin était petit-fils du premier commis au greffe criminel du parlement, qui le devint après en chef, et qui mourut dans cette charge. On juge bien qu'il ne faut pas monter plus haut. Le frère aîné du père de Voysin, dont je parle, passa avec grande réputation d'intégrité et de capacité par les intendances, fut prévôt des marchands, et devint conseiller d'État très distingué. C'était de ces modestes et sages magistrats de l'ancienne roche, qui était fort des amis de mon père, et que j'ai vu souvent chez lui. Il maria sa fille unique, très riche héritière, à Lamoignon, mort président à mortier, fils du premier président, et frère aîné du trop célèbre Bâville; et le père de notre Voysin fut maître des requêtes et eut diverses intendances, dans lesquelles il mourut. Son heureux fils fut le seul des trois frères qui parût dans le monde, et une seule fille, mariée à Vaubourg mort conseiller d'État après beaucoup d'intendances, frère aîné de Desmarets, contrôleur général.

Voysin épousa, en 1683, la fille de Trudaine, maître des comptes, et cinq ans après, étant maître des requêtes, fut, je ne sais par quel crédit, envoyé intendant en Hainaut, d'où il ne sortit que conseiller d'État en 1694. Sa femme avait un visage fort agréable, sans rien d'emprunté ni de paré. L'air en était doux, simple, modeste, retenu et mesuré, et d'être tout occupée de son domestique et de bonnes oeuvres; au fond, de l'esprit, du sens, du manège, de l'adresse, de la conduite, surtout une insinuation naturelle, et l'art d'amener les choses sans, qu'il y parût. Personne ne s'entendait mieux qu'elle à tenir une maison, et à la magnificence quand cela convenait sans offenser par la profusion; à être libérale avec choix et avec grâce, et à porter l'attention à tout ce qui lui pouvait concilier le monde.

L'opulence de sa maison, et plus encore ses manières polies et attrayantes, mais avec justesse à l'égard des différences des personnes, l'avaient extrêmement fait aimer, surtout des officiers, pour le soulagement desquels elle fit merveille, pendant les sièges et après les actions qui se passèrent en Flandre, et de soins et d'argent et de toutes façons. Elle avait fait beaucoup de liaison avec M. de Luxembourg qui y commandait tous les ans les armées, et avec la fleur la plus distinguée des généraux qui y servirent, surtout avec M. d'Harcourt qui y eut toujours des corps séparés.

M. de Luxembourg l'avertit de bonne Heure de ce qu'il fallait faire pour plaire à Mme de Maintenon venant sur la frontière, et elle en sut profiter parfaitement. Elle la reçut chez elle à Dinan, où elle fut pendant que le roi assiégeait Namur, la salua à son arrivée, pourvut avec le dernier soin à la commodité et à l'arrangement de son logement, courtisa jusqu'à ses moindres domestiques, se renferma après dans sa chambre sans se montrer à elle, ni aux autres dames de la cour, que précisément pour le devoir, donnant ordre à tout de cette retraite, de manière à contenter tout le monde, mais comme si elle n'eût pas habité sa maison. Une réception si fort dans le goût de Mme de Maintenon la prévint favorablement pour son hôtesse. Ses gens, charmés d'elle, s'empressèrent à lui raconter tout ce qu'elle avait fait après Neerwinden pour les officiers et les soldats blessés, la libéralité, le bon ordre de sa maison, et à lui vanter sa piété et ses bonnes oeuvres.

Une bagatelle heureuse, et heureusement prévue, toucha tout à fait Mme de Maintenon. En un instant le temps passa d'une chaleur excessive à un froid humide et qui dura longtemps; aussitôt une belle robe de chambre, mais modeste et bien ouatée, parut dans un coin de sa chambre. Ce présent, d'autant plus agréable que Mme de Maintenon n'en avait point apporté de chaude, ne lui en parut que plus galant par la surprise, et par la simplicité de s'offrir tout seul.

La retenue de Mme Voysin acheva de la charmer. Souvent deux jours de suite sans la voir, non pas même à son passage. Elle n'allait chez elle que lorsqu'elle l'envoyait chercher, à peine s'y voulait-elle asseoir; toujours occupée de la crainte d'importuner, et de l'attention à saisir le moment de s'en aller. Une telle circonspection, à quoi Mme de Maintenon n'était pas accoutumée, tint lieu du plus grand mérite. La rareté devint la source du désir, qui attira à l'habile hôtesse les agréables reproches qu'elle était la seule personne qu'elle n'eût pu apprivoiser. Elle prit un véritable goût à sa conversation et à ses manières. Mme Voysin ne s'ingéra jamais de rien, même après qu'elle fut initiée, et finalement plut si fort à Mme de Maintenon, dans ce long séjour qu'elle lit chez elle, qu'elle s'offrit véritablement à elle, et lui ordonna de la voir toutes les fois qu'elle irait à Paris. Il parut toujours plus d'obéissance dans l'exécution que d'empressement, et [elle] réussit de plus en plus par ses manières si respectueuses et si réservées. Le voyage de Flandre de 1693 donna un nouveau degré à cette amitié, qui valut, l'année suivante, une place de conseiller d'État à Voysin. Fixés de la sorte à Paris, sa femme se tint dans sa même réserve, ne voyait Mme de Maintenon que rarement, presque toujours mandée; et, devenue plus familière venait quelquefois d'elle-même par reconnaissance, par attachement, toujours de loin en loin, toujours obscurément, en sorte que ce commerce demeura fort longtemps inconnu, à l'abri de l'envie, des réflexions et des mauvais offices.

Avec le même art, mais diversifié suivant les convenances, elle sut cultiver tous les gens principaux qu'elle avait le plus vus en Flandre, et jusqu'à Monseigneur qui y avait commandé en 1694, et à qui M. de Luxembourg, général de l'armée sous lui, en avait dit mille biens, et d'autres gens encore depuis.

Le mari, de son côté, assidu à ses fonctions, ne parut songer à rien, jusqu'à ce que Chamillart, trop chargé d'affaires, remit celles de Saint-Cyr, que Mme de Maintenon donna à Voysin. La relation par ce moyen devint entre eux continuelle, et la femme de plus en plus rapprochée, et tous deux d'autant plus goûtés qu'ils se tinrent toujours sagement dans leurs mêmes bornes de retenue qui les avait si bien servis. Alors néanmoins les yeux s'ouvrirent sur eux, et Voysin devint comme le candidat banal de toutes les grandes places. Lassé de n'en espérer aucune par la stabilité où il voyait toutes celles du ministère, il désira ardemment, et Mme de Maintenon pour lui, celle de premier président. Il fut heureux que Chamillart tint ferme pour Pelletier, pour plaire au duc de Beauvilliers, et pour soi-même, [ce] qui par la cascade fit avocat général un fils de son ancien ami Lamoignon, qui tôt après le paya d'une étrange ingratitude. Comme on juge par les événements, on regarda comme une faute grossière en Chamillart de ne s'être pas défait de ce rival à toutes places, en lui faisant tomber celle de premier président. Mais, comme je l'ai remarqué en son temps, rien n'eut tant de part à la promotion de Pelletier que le crédit que son père, qui ne mourut de plus de quatre ans après, conserva toute sa vie auprès du roi, qui se piqua toujours de l'aimer, et qui lui fit plus de grâces pour sa famille, depuis sa retraite, qu'il n'en avait obtenu pendant son ministère.

Voysin eut grand besoin de la femme dont la Providence le pourvut. Devenu maître des requêtes sans avoir eu le temps d'apprendre dans les tribunaux, et de là passé promptement à l'intendance, il demeura parfaitement ignorant. D'ailleurs sec, dur, sans politesse ni savoir-vivre, et pleinement gâté comme le sont presque tous les intendants, surtout de ces grandes intendances, il n'en eut pas même le savoir-vivre, mais tout l'orgueil, la hauteur et l'insolence. Jamais homme ne fut si intendant que celui-là, et ne le demeura si parfaitement toute sa vie, depuis les pieds jusqu'à la tête, avec l'autorité toute crue pour tout faire et pour répondre à tout. C'était sa loi et ses prophètes; c'était son code, sa coutume, son droit; en un mot, c'était son principe et tout pour lui. Aussi excella-t-il dans toutes les parties d'un intendant, et grand, facile et appliqué travailleur, d'un grand détail et voyant et faisant tout par lui-même; d'ailleurs farouche et sans aucune société, non pas même devenu conseiller d'État et après ministre; incapable jusque de faire les honneurs de chez lui. Le courtisan, le seigneur, l'officier général et particulier, accoutumés à l'accès facile et à l'affabilité de Chamillart, à sa patience à écouter, à ses manières douces, mesurées, honnêtes, proportionnées de répondre, même à des importuns et à des demandes et à des plaintes sans fondement, et au style semblable de ses lettres, se trouvèrent bien étonnés de trouver en Voysin tout le contre-pied: un homme à peine visible et fâché d'être vu, refrogné, éconduiseur, qui coupait la parole, qui répondait sec et ferme en deux mots, qui tournait le dos à la réplique, ou fermait la bouche aux gens par quelque chose de sec, de décisif et d'impérieux, et dont les lettres dépourvues de toute politesse n'étaient que la réponse laconique, pleine d'autorité, ou l'énoncé court de ce qu'il ordonnait en maître; et toujours à tout: « le roi le veut ainsi. » Malheur à qui eut avec lui des affaires de discussion dépendantes d'autres règles que de celles des intendants! elles le sortaient de sa sphère, il sentait son faible, il coupait court et brusquait pour finir. D'ailleurs il n'était ni injuste pour l'être, ni mauvais par nature, mais il ne connut jamais que l'autorité, le roi et Mme de Maintenon, dont la volonté fut sans réplique sa souveraine loi et raison.

Quelque apparent qu'il fût, vers les derniers temps de Chamillart, que Voysin lui succéderait, l'incertitude en dura jusqu'à sa déclaration. Le choix ne fut déterminé que le soir même de la retraite de Chamillart entre le roi et Mme de Maintenon. Au sortir du souper, Bloin eut ordre de mander à Voysin, à Paris, de se trouver le lendemain de bon matin chez ce premier valet de chambre, et sans paraître, qui le mena par les derrières dans les cabinets du roi, qui là lui parla seul un moment après son lever, et qui lui fit un accueil médiocre; il le déclara ensuite. Voysin avait auparavant été remercier et recevoir les, ordres et les instructions de sa bienfaitrice.

De chez le roi, il alla dans le cabinet de son prédécesseur, prit possession des papiers et des clefs que lui donna et montra l'abbé de La Proustière, manda les commis, et de ce jour habita l'appartement avec, les meubles de Chamillart, en sorte qu'il n'y parut de changement qu'un autre visage jusqu'au mercredi suivant qu'on alla à Marly, pendant lequel les meubles se changèrent.

Le soir, Mme Voysin arriva à petit bruit droit chez Mme de Caylus, son amie d'ancien temps, et avant qu'elle fût rappelée à la cour. Celle-ci aussitôt la conduisit chez sa tante, où les transports de la protectrice et le néant où se jeta la protégée furent égaux. Peu après, le roi entra, qui l'embrassa jusqu'à deux fois différentes pour plaire à sa dame, l'entretint de l'ancienne connaissance de Flandre, et la pensa faire rentrer sous terre. De là, se dérobant à toute la cour, elle regagna son carrosse et Paris pour y donner ordre à tout, et se mettre en état de ne plus quitter son mari à qui plus que jamais elle était nécessaire auprès de Mme de Maintenon, et à porter l'abord du monde et le poids délicat de la cour qui s'empressa autour d'eux avec sa bassesse ordinaire, et jusqu'à Monseigneur se piqua de dire qu'il était des amis de Mme Voysin depuis leur connaissance de Flandre. Il oublia ainsi de s'être mépris pour d'Antin, et d'Antin lui-même se fit un de leurs plus grands courtisans. Vaudemont et ses nièces, si intimes de Chamillart, s'oublièrent auprès d'eux moins que personne, et avec les plus grands empressements.

La Feuillade, ce gendre si chéri, avait gardé le secret, à Meudon, de l'avis qu'il avait reçu par le billet de son beau-père. Dès le lundi matin, l'air libre et dégagé, il vint prier le roi, qui allait à la messe, de se souvenir qu'il avait donné sa vaisselle, et de lui conserver le logement que Chamillart lui avait donné. Le roi ne répondit que par un froid et méprisant signe de tête. Son maintien ne réussit pas mieux dans le public, et tout à la fin de la matinée, il se résolut enfin d'aller à l'Étang.

J'y allai au sortir de table avec Mme de Saint-Simon et la duchesse de Lauzun. Quel spectacle! une foule de gens oisifs et curieux, et prompts aux compliments, un domestique éperdu, une famille désolée, des femmes en pleurs dont les sanglots étaient les paroles, nulle contrainte en une si amère douleur. À cet aspect, qui n'eût cherché la chambre de parade et le goupillon pour rendre ce devoir au mort? On avait besoin d'effort pour se souvenir qu'il n'y en avait point, et pour ne trouver pas à redire qu'il n'y eût point de tenture et d'appareil funèbre; et on était effrayé de voir ce mort, sur qui on venait pleurer, marcher et parler d'un air doux, tranquille, le front serein, sans rien de contraint ni d'affecté, attentif à chacun, point ou très peu différent de ce qu'il avait coutume d'être.

Nous nous embrassâmes tendrement. Il me remercia, pénétré des termes de mon billet de la veille. Je l'assurai que je n'oublierais point les services et les plaisirs que j'en avais reçus, et je puis dire que je lui ai tenu plus que parole, et à sa famille après lui.

Son fils parut tout consolé, moins sensible à une chute qui le mettait en poudre qu'à l'a délivrance d'un travail dont il n'avait ni le goût ni l'aptitude; des frères stupides qui parfois s'émerveillaient comment le roi s'était pu séparer de leur frère. La Feuillade voltigeait et philosophait sur l'instabilité des fortunes, avec une liberté d'esprit qui ne scandalisa pas moins qu'il avait indigné le matin à Versailles.

Tout est mode et curiosité à la cour. Des uns aux autres il n'y eut personne qui n'allât à l'Étang; et à y voir Chamillart y répondre à tout le monde, on eût dit qu'encore en place, il y donnait audience à toute la cour, tant il y paraissait tranquille et naturel. Une ignorance de magistrat de beaucoup de choses de la cour et du monde qu'aucun des siens ne suppléait, et un air excessif de naïveté, avec une démarche dandinante, lui avait fait grand tort et nier trop entièrement l'esprit. Le mardi se passa dans le même abord, ou plutôt dans la même foule. Nous y passâmes encore ce jour-là et le lendemain; mais il leur vint le mardi tant d'avis de l'aigreur avec laquelle Mme de Maintenon s'en expliquait, de son dépit de ce qu'elle prit pour une marque de considération, du blâme amer de ce que Chamillart avait laissé forcer, puis ouvert sa porte, que de peur de pis, quoique le roi ne l'eût pas trouvé mauvais, Chamillart accepta l'offre de sa maison des Bruyères près de Ménilmontant, où il s'en alla le mercredi, où nous fûmes toujours avec lui, et où M. de Lorges n'épargna rien pour qu'il s'y trouvât au mieux qu'il fût possible.

Le mercredi matin que le roi devait aller coucher à Marly, Cani alla pour lui faire la révérence; il attendit à la porte du cabinet, avec tout le monde, qu'il rentrât de la messe. Le roi s'arrêta à lui, le regarda d'un air d'affection et de complaisance, l'assura qu'il aurait soin de lui, et qu'il lui voulait faire du bien; et, se sentant attendrir, il se hâta d'entrer. On fut bien surpris que quelques moments après le roi rouvrit la porte du cabinet, les yeux rouges qu'il venait d'essuyer, rappela Cani, lui répéta encore les mêmes choses, et plus fortement.

On vit par là quel fut l'effort que le roi se fit pour se laisser arracher son ministre, combien il fallut de puissants et d'habiles ressorts, et qu'il ne put encore leur céder que lorsque, par le retour de Torcy, il vit la paix tout à fait, désespérée. Le froid accueil fait contre sa coutume à un ministre au moment de son choix, qu'on a vu que Voysin avait essuyé, ce que nous verrons bientôt qui lui arriva encore dans une nouveauté toujours si brillante, et cette réception faite à Cani, montra bien que, si son père m'eût voulu croire une seconde fois et parler au roi, ce monarque ne se serait jamais pu défendre de lui, et qu'il serait demeuré en place.

La famille de la femme de son fils, bien empêchée de lui à son âge, le détermina, et la sienne, à entrer dans le service, quelque dégoût qu'il y eût pour lui, qui en avait été comme le petit roi, de dépendre du successeur de son père et de lui-même, d'avoir affaire à ses propres commis, et de devenir camarade, et beaucoup moins, de cette foule de jeunes gens qui lui faisaient leur cour.

Le Guerchois, qui avait la Vieille-marine et qui venait d'être fait maréchal de camp, et que Chamillart, à ma prière, avait fort servi, n'eut pas plutôt appris ce dessein par le public, qu'il lui envoya d'où il était sa démission sans stipulation quelconque, et tous les autres régiments vendus. Chamillart en fut fort touché et lui en donna le prix, sans que Le Guerchois s'en voulût mêler en façon quelconque. Le jeune homme, qui, par un prodige unique, ne s'était point gâté dans la place qu'il avait occupée, s'y fit aimer, et de tous les militaires, s'y fit estimer, et y servit le peu qu'il vécut avec une valeur, une distinction et une application qui dans un autre genre lui aurait réconcilié la fortune; et le roi, qui prit toujours plaisir à en ouïr dire du bien, ne cessa point de le traiter avec une amitié tout à fait marquée.

CHAPITRE XVI. §

Voysin ministre. — Voysin rudement réprimandé par le roi. — Boufflers évangéliste de Voysin. — Chamillart poursuivi par Boufflers. — Louable mais grande faute de Chamillart. — Chamillart chassé de Paris par Mme de Maintenon. — Raisons qui me persuadent la retraite. — Trois espèces de cabales à la cour: des seigneurs, des ministres, de Meudon. — Crayon de la cour.

Voysin alla à Meudon le mardi matin, le lendemain de sa déclaration, et y fût longtemps seul avec Monseigneur, qui n'avait pas dédaigné de recevoir les compliments qu'on osa lui faire de la part qu'il avait eue à la disgrâce de Chamillart. Le lendemain mercredi, le roi le manda au conseil d'État et le fit ainsi ministre. Cette promptitude n'avait point eu d'exemple, et son prédécesseur eut plus d'un an les finances avant de l'être, et le fut beaucoup plus tôt qu'aucun. Le roi lui dit que ce n'était pas la peine de lui faire attendre cette grâce, que Mme de Maintenon lui valut encore, à quoi personne ne se méprit, et à laquelle elle ne fut pas insensible, quelque accoutumée qu'elle fût à régner.

Un si rapide éclat ne laissa pas incontinent après d'être mêlé d'amertume. Le maréchal de Villars envoya cinq différents projets pour recevoir les ordres du roi. La face des affaires, sur laquelle on s'était réglé, avait un peu changé en Flandre, et c'était sur quoi il s'agissait de prendre un nouveau plan. Voysin reçut ces projets à Marly. Il avait toujours ouï dire et su depuis, par les officiers principaux depuis qu'il fut en Flandre, peut-être même par M. de Luxembourg, qui avec grande raison s'en plaignait souvent, que Louvois, Barbezieux, et depuis Chamillart les décidaient et faisaient les réponses toutes prêtes qu'ils montraient seulement au roi. Sur ces exemples il en voulut user de même, mais le coup d'essai se trouva trop fort pour lui, et il ne put. Il sentit que déterminer un plan de campagne et les partis à prendre sur ses diverses opérations était besogne qui passait un intendant de frontière et un conseiller d'État, qu'il n'y connaissait rien, et que la chose dépassait tout à fait ses lumières. Il porta donc au roi tous les projets, et lui dit qu'il était si nouveau dans sa place qu'il croyait pouvoir lui avouer sans honte que le choix de ces projets le passait, et qu'en attendant qu'il en sait davantage il le suppliait de vouloir bien le décider lui-même.

Ce n'était pas là le langage du pauvre Chamillart, ni celui de Louvois même. C'était lui qui avait réduit les généraux à ce point, après qu'il fut délivré de M. le Prince et de M. de Turenne. Mais il savait combien le roi était jaloux, et à quel point il se piquait d'entendre la guerre. Il fit donc là-dessus, comme depuis Mansart sur les projets de son métier, il fit tout, mais avec l'art de faire accroire au roi que c'était lui-même qui faisait, dont il exécutait et expédiait seulement les ordres. Son fils en usa de même; mais Chamillart, tout de bon, laissait tout au roi.

Il fut donc également surpris et irrité d'un langage si nouveau. Il se fâcha de voir un homme de robe vouloir à l'avenir décider sur la guerre, et le prétendre comme un apanage de sa place, tandis qu'il la donnait principalement à la robe pour en savoir plus qu'eux et pouvoir compter tout faire. Il se redressa d'un pied, et prenant un ton de maître, lui dit qu'il voyait bien qu'il était neuf, de prétendre décider de quelque chose; qu'il voulait donc qu'il apprît, et de plus qu'il retint bien pour ne l'oublier jamais, que sa fonction était de prendre ses ordres et de les expédier, et la sienne à lui d'ordonner de toutes choses, et de décider des plus grandes et des plus petites. Il prit ensuite les projets, les examina, prescrivit la réponse que bon lui sembla, et renvoya sèchement Voysin, qui ne savait plus où il en était, et qui eut grand besoin de sa femme pour lui remettre la tête, et de Mme de Maintenon pour le raccommoder, et pour l'endoctriner mieux qu'elle n'avait encore eu loisir de faire.

Cette romancine fut suivie d'un autre chagrin, aussi nouveau dans cette place que contraire au goût, à l'esprit, aux maximes et à l'usage du roi. Il défendit à Voysin de rien expédier sans le maréchal de Boufflers, et ordonna à celui-ci de tout examiner, tellement qu'on vit aller continuellement le maréchal et le nouveau ministre l'un chez l'autre, et plus souvent le dernier portant le portefeuille chez le maréchal, et les deux commis des lettres les porter tous les jours, une et souvent plusieurs fois chez lui, avec le projet des réponses auxquelles le maréchal effaçait, ajoutait et corrigeait ce qu'il jugeait à propos. L'humiliation était grande pour un ministre d'avoir sans cesse à présenter son thème à la correction d'un seigneur qui n'entrait point dans le conseil, et qui n'allait point commander d'armée. Une fonction si haute et si singulière mit le maréchal dans une grande privance d'affaires avec le roi, et dans une considération éclatante, ajoutée encore à celle où Lille l'avait mis, et à la part publique qu'il avait eue à la disgrâce de Chamillart. Voysin fut souple, et sûr de Mme de Maintenon, et par elle du maréchal même, attendit du bénéfice du temps le moment de sortir de tutelle, sans témoigner de s'en lasser, et moins qu'à personne au tuteur qui lui avait été donné.

Chamillart ayant passé quelque temps aux Bruyères, vint à Paris, dont il avait toute liberté, et où un si grand changement de fortune demandait sa présence pour le nouvel arrangement de ses affaires. Pendant qu'il y était, Bergheyck vint faire un tour à la cour, et y travailla deux heures avec le roi et Torcy. Il trouva le ministère changé et son ami hors de place, qu'il voulut embrasser avant de s'en retourner. C'était les premiers jours de juillet; j'étais aussi à Paris, où je fus surpris de voir entrer chez moi le maréchal de Boufflers tout en colère, et qui, à peine assis, me dit que tout à l'heure il avait pensé arriver une belle affaire; qu'étant chez le duc d'Albe, Chamillart y était venu avec Bergheyck; qu'heureusement Chamillart avait été sage, qu'ayant vu son carrosse dans la cour, il n'avait pas voulu entrer et avait descendu Bergheyck à la porte; qu'il avait bien fait, parce que, s'il eût monté et se fût avisé de dire quelque chose, il lui aurait fait la sortie qu'il méritait, et qu'il continuait de mériter, puisque, hors du ministère et non content de demeurer à Paris, il conservait commerce avec les ministres étrangers, visitait les ambassadeurs et se voulait encore mêler d'affaires. Le maréchal s'échauffa de plus en plus, se lâcha contre ce mort, comme il faisait de son vivant, et finit par me dire que je ferais bien de l'avertir de prendre garde à sa conduite, pour ne s'attirer pas pis, et de lui conseiller encore de sortir de Paris, où il était hardi de demeurer. Je tâchai de l'adoucir, de peur de pis en effet pour le malheureux ex-ministre, et j'y réussis assez bien en ne le contredisant pas sur des choses inutiles.

Je fus ensuite chez Chamillart, que je voyais fort assidûment, qui me conta que Bergheyck l'étant allé voir, et lui ayant affaire dans le quartier du duc d'Albe, chez qui Bergheyck voulait aller au sortir de chez lui, il l'y avait mené sans aucun dessein d'y descendre, et seulement pour être plus longtemps avec Bergheyck. Ce qu'il y eut de rare, c'est que le roi demanda à ce dernier s'il n'avait pas été surpris de ne plus trouver son ami Chamillart en place; et comme Bergheyck répondit mollement en tâtant le pavé, le roi le rassura en lui en disant du bien, mais comme en passant et comme quelque chose qui lui échappait avec plaisir. J'avais fait en sorte de faire parler Chamillart sur cette prétendue visite au duc d'Albe sans lui dire pourquoi; mais le vacarme qu'en fit Boufflers ailleurs encore que chez moi fit du bruit qui revint à Chamillart, et qui fit qu'il me demanda si le maréchal ne m'en avait point parlé. Je le lui avouai, mais sans entrer dans un fâcheux détail.

Là-dessus Chamillart, le coeur gros de l'aventure, m'apprit que, sans lui, Boufflers n'eût pas eu la survivance de ses gouvernements de Flandre et de Lille pour son fils; qu'il fut même obligé d'en presser le roi à plus d'une reprise, et qu'il lui arracha cette grâce pour le défenseur de Lille, plutôt qu'il ne l'obtint. C'est ainsi que les bienfaits qui semblent le plus naturellement couler de source ne sont souvent que le fruit d'offices redoublés; et une des choses en quoi Chamillart se manqua le plus principalement à soi-même fut de ne se faire valoir d'aucun, pour en laisser au roi tout le gré et l'honneur, dont sa disgrâce fut le salaire.

J'ai touché déjà les raisons pour lesquelles le maréchal ne l'aimait pas, entre lesquelles son revêtement de Mme de Maintenon, pour ainsi parler de son dévouement pour elle, et la partialité du ministre pour Vendôme, et son abandon à cette étrange cabale l'avaient tellement aigri qu'il se déchaîna à découvert, et que le braillant de son retour de Lille, joint à l'opinion de sa droiture, de sa vérité, de sa probité, qui en effet étaient parfaites, firent peut-être plus de mal à Chamillart que Mme de Maintenon même, et que tout ce qu'elle avait su ameuter et organiser contre lui. Mais si le maréchal eût su qu'il lui devait la survivance de Flandre pour son fils, jamais il ne se fût porté à le perdre, et il était homme si généreux et si reconnaissant que, tout politique qu'il était, je l'ai connu assez intimement pour avoir lieu de douter que Mme de Maintenon, toute telle qu'elle fût pour lui, l'eût pu empêcher de le servir.

De tous ses ennemis, il n'y eut presque que le maréchal qui ne le visita point et qui ne lui fit rien dire, et il eut raison après s'être si ouvertement déclaré. Le chancelier même et Pontchartrain son fils, l'un lui écrivit, l'autre le visita; et tous ceux qui lui avaient été le plus opposés se piquèrent de procédés honnêtes.

Mais la poursuite menaçante de Mme de Maintenon, qui craignait même son ombre, le contraignit de retourner aux Bruyères, et bientôt après à Mont-l'Évêque, maison de campagne de l'évêché de Senlis, parce qu'elle le trouvait trop près de Paris. J'y fus des Bruyères avec lui et j'y demeurai plusieurs jours. Le grand écuyer y vint dîner avec lui de Royaumont. La proximité des Bruyères de Paris lui avait procuré quantité de visites; l'éloignement de Mont-l'Évêque ne l'en priva pas. Mme de Maintenon fut piquée à l'excès que sa disgrâce ne fit pas son abandon général; elle s'en expliqua avec tant de dépit et lui fit revenir tant de menaces sourdes, s'il ne s'éloignait entièrement, qu'il jugea devoir céder à une si dangereuse persécution. Il n'avait point de terres, il en cherchait pour placer une partie du prix de sa charge, il ne savait où se retirer au loin. Il prit le parti forcé d'aller visiter lui-même les terres qu'on lui proposait, pour s'éloigner sous ce prétexte, en attendant qu'il pût être fixé quelque part au loin.

La Feuillade avait fait l'effort de coucher une nuit aux Bruyères et deux à Mont-l'Évêque. Le surprenant est qu'il avait tellement ensorcelé son beau-père qu'il lui fut obligé de ce procédé, tandis qu'il n'y eut personne, jusqu'à ses ennemis même, qui n'en fût indigné.

Il y avait longtemps que je m'apercevais que l'évêque de Chartres ne m'avait que trop véritablement averti des mauvais offices qu'on m'avait rendus auprès du roi, et de l'impression qu'ils y avaient faite. Son changement à mon égard ne pouvait être plus marqué; et, quoique je fusse encore des voyages de Marly, je ne pouvais pas douter que ce n'était pas sur mon compte; piqué de tant de cheminées qui, pour ainsi dire, m'étaient tombées sur la tête en allant mon chemin, de ne pouvoir démêler le véritable apostume ni son remède par conséquent, d'avoir affaire à des ennemis puissants et violents que je ne m'étais point attirés, tels que M. le Duc et Mme la Duchesse, et que les personnage de la cabale de Vendôme et les envieux et les ennemis dont les cours sont remplies, et, d'autre part, à des amis faibles ou affaiblis, comme Chamillart et le chancelier, le maréchal de Boufflers et les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, qui ne pouvaient m'être d'aucun secours avec toute leur volonté; vaincu par le dépit, je voulus quitter la cour et en abandonner toutes les idées.

Mme de Saint-Simon, plus sage que moi, me représentait les changements continuels et inattendus des cours, ceux que l'âge y pou voit apporter, la dépendance où on en était non seulement pour la fortune, mais pour le patrimoine même, et beaucoup d'autres raisons. À la fin, nous convînmes d'aller passer deux ans en Guyenne, sous prétexte d'y aller voir un bien considérable que nous ne connaissions point par nous-mêmes, faire ainsi une longue absence sans choquer le roi, laisser couler le temps et voir après le parti que les conjonctures nous conseilleraient de prendre.

M. de Beauvilliers, qui se voulut adjoindre M. de Chevreuse dans la consultation que nous lui en fîmes, le chancelier à qui nous en parlâmes après, furent de cet avis, dans l'impuissance où ils se virent de me persuader de demeurer à la cour; mais ils nous conseillèrent de parler d'avance de ce voyage, pour éviter l'air de dépit, et qu'il ne se répandît aussi que j'eusse été doucement averti de m'éloigner.

Il fallut la permission du roi pour s'écarter si loin et si longtemps; je ne voulus pas lui en parler dans la situation où je me trouvais. La Vrillière, fort de mes amis, et qui avait la Guyenne dans son département, le fit pour moi, et le roi le trouva bon.

Le maréchal de Montrevel commandait en Guyenne; j'ai déjà remarqué, lors de sa promotion au bâton, quelle espèce d'homme c'était. La tête avoir achevé de lui tourner en Guyenne; il s'y croyait le roi, et avec des compliments et des langages les plus polis, usurpait peu à peu toute l'autorité dans mon gouvernement. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer ce dont il s'agissait entre nous, qui se trouvera nécessairement ailleurs. Il suffit de dire ici en gros qu'il ne m'était pas possible d'aller à Blaye, que cela ne fût fini avec une manière de fou pour qui le roi avait eu toute sa vie du goût, et avec qui les raisons mêmes qui me menaient en Guyenne ne me laissaient pas espérer que raison, droit et justice de mon côté, fussent des armes dont je me pusse défendre. Il y avait deux ans que lui et moi étions convenus de nous en rapporter à Chamillart, sans que ce ministre eût pu prendre le temps de finir cette affaire. Je me mis donc à l'en presser par la nécessité où je me trouvais là-dessus. Le même défaut de loisir, affaires, voyages, temps rompus, la différèrent toujours, tant qu'enfin arriva sa chute qui lui ôta tout caractère de décider entre nous, et à Montrevel toute envie de s'y soumettre.

Si, depuis cinq ou six mois, je m'étais déterminé à la retraite, cet événement ne fit que m'y confirmer et m'en presser. Un ami éprouvé dans une telle place et dans une telle faveur est d'un grand et continuel secours pour les choses et pour les apparences, et laisse un grand vide par sa disgrâce. Elle m'ôtait de plus le logement de feu M. le maréchal de Larges au château, qu'il me fallut rendre au duc de Lorges, logé jusqu'alors dans celui de son beau-père, dont le roi disposa; et la cour, non seulement à demeure, comme j'y avais toujours été, mais même à fréquenter, est intolérable et impossible sans un logement que je n'étais pas alors à portée d'obtenir. Depuis le Marly où éclata le départ de Torcy pour la Hollande, j'en avais été éconduit: ainsi la main du roi s'appesantissait peu à peu en bagatelles, peut-être en attendant occasion de pis; d'aller en Guyenne sans que rien fût terminé entre Montrevel et moi, il n'y avait pas moyen d'y penser; je pris donc le parti d'aller à la Ferté, résolu d'y passer une et plusieurs années, et de ne revoir la cour que par moments et pas même tous les ans, s'il m'était possible sans manquer au tribut sec et pur du devoir le plus littéral.

Mon assiduité auprès de Chamillart à l'Étang, aux Bruyères, à Mont-l'Évêque, à Paris, avait déjà déplu. Je partis un mois après qu'il fut allé chercher des terres pour s'éloigner de Paris. Ses filles vinrent s'établir et l'attendre à la Ferté, où il revint de ses tournées, et où je le reçus avec des fêtes et des amusements que je ne lui aurais pas donnés dans sa faveur et dans sa place, mais dont je n'eus pas de scrupule, parce qu'il n'y avait plus de cour à lui faire, ni rien à attendre de lui: aussi y fut-il vivement sensible. Il fut assez longtemps chez moi; il y laissa ses filles, et s'en alla à Paris pour finir plusieurs affaires et le marché de la terre de Courcelles, dans le pays du Maine, qu'il acheta à la fin. Je demeurai chez moi dans ma résolution première, où toutefois je ne laissai pas d'être informé de ce qu'il se passait. Reprenons maintenant le affaires devant et depuis mon départ de la cour, et qui le retardèrent de beaucoup, et après lequel je soupirais avec un dépit ardent.

L'expression me manque pour ce que je veux faire entendre. La cour, par ces grands changements d'état et de fortune de Vendôme et de Chamillart, était plus que jamais divisée. Parler de cabales, ce serait peut-être trop dire, et le mot propre à ce qui se passait ne se présente pas. Quoique trop fort, je dirai donc cabale, en avertissant qu'il dépasse ce qu'il s'agit de faire entendre, mais qui, sans des périphrases continuelles, ne se peut autrement rendre par un seul mot.

Trois partis partageaient la cour qui en embrassaient les principaux personnages, desquels fort peu paraissaient à découvert, et dont quelques-uns avaient encore leurs recoins et leurs réserves particulières. Le très petit nombre n'avait en vue que le bien de l'État, dont la situation chancelante était donnée par tous comme leur seul objet, tandis que la plupart n'en avaient point d'autre que soi-même, chacun suivant ce qu'il se proposait de vague ou de considération, d'autorité, et en éloignement de puissance; d'autres de places et de fortunes à embler; d'autres, plus cachés ou moins considérables, tenaient à quelqu'une des trois, et formaient un sous ordre qui donnait quelquefois le branle aux affaires, et qui entretenait cependant la guerre civile des langues.

Sous les ailes de Mme de Maintenon se réunissait la première, dont les principaux, en curée de la chute de Chamillart, et relevés par celle de Vendôme qu'ils avaient aussi poussoté tant qu'ils avaient pu, étoient ménagés et ménageaient réciproquement Mme la duchesse de Bourgogne, et étaient bien avec Monseigneur. Ils jouissaient aussi de l'opinion publique et du lustre que Boufflers leur communiquait. À lui se ralliaient les autres, pour s'en parer et pour s'en servir; Harcourt, même des bords du Rhin, en était le pilote, Voysin et sa femme, leurs instruments, qui réciproquement s'appuyaient d'eux. En deuxième ligne était le chancelier, qui [était] dégoûté à l'excès par l'aversion que Mme de Maintenon avait prise pour lui, conséquemment par l'éloignement du roi; Pontchartrain, de loin, à l'appui de la boule; le premier écuyer, vieilli dans les intrigues, qui avait formé l'union d'Harcourt avec le chancelier, et qui les rameutait tous; son cousin Huxelles, philosophe apparent, cynique, épicurien, faux en tout, et dont on peut voir le caractère ci-devant (t. IV, p. 92), rongé de l'ambition la plus noire, dont Monseigneur avait pris la plus grande opinion par la Choin que Beringhen, sa femme et Bignon, en avaient coiffée; le maréchal de Villeroy qui, du fond de sa disgrâce, n'avait jamais perdu les étriers chez Mme de Maintenon, et que les autres ménageaient par là et par cet ancien goût du roi qui, par elle, pouvait renaître; le duc de Villeroy, remué par lui, mais avec d'autres allures, et La Rocheguyon qui, ricanant sans rien dire, tendait des panneaux, et par Bloin et d'autres souterrains savaient tout et avaient toute créance de jeunesse auprès de Monseigneur, et qui, quoique de loin, ne laissaient pas que d'avoir influé à la perte de Vendôme et de Chamillart, ayant en tiers la duchesse de Villeroy, dont le peu d'esprit était compensé par du sens, beaucoup de prudence, un secret impénétrable et la confiance de Mme la duchesse de Bourgogne en beaucoup de choses, qu'elle savait tenir de court et haut à la main.

D'autre part, sous l'espérance que nourrissait la naissance, la vertu et les talents de Mgr le duc de Bourgogne, tout de ce côté, par affection décidée, était le duc de Beauvilliers, le plus apparent de tous; le duc de Chevreuse en était l'âme et le combinateur; l'archevêque de Cambrai, du fond de sa disgrâce Est de son exil, le pilote; en sous-ordre, Torcy et Desmarets; le P. Tellier, les jésuites et Saint-Sulpice, d'ailleurs si éloignés des jésuites, et réciproquement; Desmarets, ami du maréchal de Villeroy et du maréchal d'Huxelles et Torcy bien avec le chancelier, uni avec lui sur les matières de Rome, conséquemment contre les jésuites et Saint-Sulpice, et en brassière sur ce recoin d'affaires avec ses cousins de Chevreuse et surtout de Beauvilliers, ce qui met toit entre eux du gauche et souvent des embarras.

Ceux-ci, plus amis entre eux, au besoin, toujours plus concertés, en occasion continuelle de se voir sans air de se chercher, affranchis des sarbacanes par leurs places, et voyant tout immédiatement, en état d'amuser les autres par des fantômes, et d'un coup de nain de rendre fantômes les réalités les mieux amenées, et par voir et savoir de source, de rompre la mesure à leur gré, tant était-il vrai, de tout ce règne, que le ministère donnait tout en affaires, quelque tondante que Mme de Maintenon y eût usurpée, qui n'osait questionner ni montrer rien suivre, à qui les choses ne venaient par le roi qu'à bâtons rompus, et qui par là avait si grand besoin d'avoir un ministre tout à elle. Ceux-ci n'admirent personne avec eux sans une vraie nécessité, et pour le moment seulement de la nécessité. Ils n'avaient qu'à parer, et comme ils étaient en place, ils n'avaient qu'à se défendre et rien à conquérir; mais les rieurs n'étaient pas pour eux. Leur dévotion les tenait en brassière, était tournée aisément en ridicule; le bel air, la mode, l'envie étaient de l'autre côté, avec la Choin et Mme de Maintenon.

Ces deux cabales se tenaient réciproquement en respect. Celle-ci marchait en silence; l'autre, au contraire, avec bruit, et saisissait tous les moyens de nuire à l'autre. Tout le bel air de la cour et des armées était de son côté, que le dégoût et l'impatience du gouvernement grossissait encore, et quantité de gens sages, entraînés par la probité de Boufflers et les talents d'Harcourt.

D'Antin, Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne et sa soeur, leur oncle, inséparable d'elles, et l'intrinsèque cour de Meudon formaient le troisième parti. Aucun des deux autres ne voulait d'eux; l'un et l'autre les craignaient et s'en défiaient; mais tous les ménageaient, à cause de Monseigneur, et Mme la duchesse de Bourgogne elle-même.

D'Antin et Mme la Duchesse n'étaient qu'un; ils étaient également décriés; ils étaient pourtant à la tête de ce parti, d'Antin, par ses privantes avec le roi, qui augmentaient chaque jour, et dont mieux qu'homme du monde il savait se parer et même s'avantager solidement; lui et Mme la Duchesse pour les leurs, avec Monseigneur. Ce n'était pas que les deux Lorraines n'eussent: encore plus sa confiance et celle de Mlle Choin au moins plus que les deux autres; elles avaient de plus un autre avantage, mais alors et longtemps depuis inconnu, dont j'ai parlé d'avance (t. V, p. 427), qui était cette liaison avec Mme de Maintenon si honteusement mais si solidement fondée, et pour cela même si cachée. Mais elles étaient encore étourdies des deux coups de foudre qui venaient de tomber sur Vendôme et Chamillart. Boufflers, Harcourt et leurs principaux tenants détestaient l'orgueil du premier et la suprématie de rang et de commandement où il s'était élevé. Chevreuse, Beauvilliers et les leurs, par ces raisons, et plus encore par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, n'étaient pas moins éloignés de lui: pas un de ces deux partis n'était donc pas pour se rapprocher de ce troisième, qui était proprement la cabale de Vendôme, encore troublée du coup, ni les derniers, de plus, de d'Antin, qui, dans la folle espérance d'avoir la part principale à la dépouille de Chamillart, avait travaillé si fortement à sa ruine.

Pour être mieux entendu, donnons un nom aux choses, et nommons ces trois partis: la cabale des seigneurs, qui est le nom qui lui fut donné alors, celle des ministres, et celle de Meudon.

Cette dernière avait été plus touchée de la fâcheuse épreuve de ses forces que de la chute de Vendôme; elle ne le portait que pour perdre Mgr le duc de Bourgogne par les raisons qui en ont été expliquées; ce grand coup à la fin manqué à demi, Vendôme de moins les mettait plus au large auprès de Monseigneur et ramassait tout plus à eux. Je dis manqué à demi, car il avait pleinement porté par leurs artifices auprès de Monseigneur qui n'en est jamais revenu pour Mgr le duc de Bourgogne et qui le lui fit sentir le reste de sa vie, même grossièrement. À l'égard de Chamillart, ce coup manqué auprès du roi, on a vu par le trait que lui fit par deux fois Mlle de Lislebonne auprès de Mlle Choin, combien peu ils s'en soucièrent dès qu'ils le virent sur le penchant; elle et sa soeur comptèrent bien sur le successeur par elles-mêmes à cause de Monseigneur, encore plus quand elles virent Voysin l'être par leurs secrets rapports avec Mme de Maintenon.

Pour Vaudemont, outre qu'il n'était qu'un avec ses nièces, éconduit qu'il était sans retour des usurpations de rang qu'il avait essayées, établi d'ailleurs comme il était, tout cela lui importait assez peu, et sa considération déjà tombée demeurait sans souffrir une plus grande diminution.

M. du Maine, régnant dans le coeur du roi et de Mme de Maintenon, ménageait tout, n'était à aucun qu'à soi-même, se moquait de beaucoup, nuisait à tous tant qu'il pouvait, et tous aussi le craignaient et le connaissaient. Voysin, tout à Mme de Maintenon, lui valait mieux que Chamillart qui s'était livré à lui; et Vendôme ayant péri dans son entreprise des Titans, l'entreprise échouée, du Maine se trouvait soulagé d'un audacieux qui n'aurait pas voulu être inférieur à ses enfants, et dont la parité réelle était un titre embarrassant.

M. le Duc laissait faire, embourbé qu'il était dans son humeur qui éloignait tout le monde de lui comme d'une mine toujours prête à sauter, dans ses affaires de la mort de M. le Prince, dans ses plaisirs obscurs, et dans sa santé qui commençait à devenir mauvaise.

Le comte de Toulouse non plus que M. le duc de Berry ne prenaient part à rien; M. le duc d'Orléans n'était pas en volonté, ni, comme on le verra bientôt, en état d'entrer en quoi que ce soit, et Mgr le duc de Bourgogne, enfoncé dans la prière et dans le travail de son cabinet, ignorait ce qui se passait sur la terre, suivait les impressions douces et mesurées des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, n'avait figuré en rien dans les disgrâces de Vendôme et de Chamillart, et s'était contenté de les offrir à Dieu comme il avait fait les tribulations qu'ils lui avaient causées.

À l'égard de Mme la duchesse de Bourgogne, on a vu qu'elle procura l'une et qu'elle ne s'épargna pas pour l'autre; cela joint à ce qu'elle était à Mme de Maintenon, et Mme de Maintenon a elle, la jetait naturellement du côté de la cabale des seigneurs avec le goût qu'Harcourt lui avait donné pour lui, l'estime qu'elle ne pouvait refuser à Boufflers, et son amitié pour la duchesse de Villeroy. Mais éloignée à l'excès des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qu'elle craignait en cent façons auprès de Mgr le duc de Bourgogne, elle s'en était fort rapprochée à l'occasion des choses de Flandre, et comme elles avaient duré longtemps, ses préventions s'étaient fort amorties par le commerce qu'elle avait eu avec eux par elle-même, et par Mme de Lévi fort bien avec elle, une de ses dames du palais, qui avait tout l'esprit possible, et qui avait saisi ces temps favorables à son père et à son oncle, de manière qu'elle ne leur était pas opposée, et qu'elle nageait entre les deux cabales. Pour celle de Meudon, la même de Vendôme, elle ne gardait que les mesures dont elle ne se pouvait dispenser sagement à cause de Monseigneur et de la qualité de bâtarde du roi de Mme la Duchesse, avec laquelle on a vu qu'indépendamment du reste elle était personnellement mal. Le seul d'Antin en fut excepté par l'usage qu'elle en avait tiré sur la Flandre, et qu'elle s'en promettait encore au besoin par ses privances avec le roi.

Tallard, enragé de n'être, de rien, parce qu'on ne se fiait à lui d'aucun côté, ne tenait qu'à Torcy qu'il avait toujours ménagé, et au maréchal de Villeroy de toute sa vie son parent et son protecteur, sous la disgrâce duquel il gémissait. Quoique livré aux Rouan, si uns avec Mlle de Lislebonne et sa soeur, cela n'avait point pris avec lui, et il petillait de se fourrer de quelque chose sans y pouvoir réussir. Les ministres avaient moins d'éloignement pour lui que les deux autres partis, mais cela n'allait pas jusqu'à l'admettre. Il mourait de jalousie contre ceux qui lui étaient préférés dans le commandement des armées, il pâmait d'envie du brillant du maréchal de Boufflers, souple toutefois avec eux, mais hors de toute portée.

Villars ne doutait, ni de soi, ni du roi, ni de Mme de Maintenon. Le bonheur infatigable pour lui et l'expérience lui en répondaient; il était content, incapable de suite et de vues hors les purement personnelles; il n'était de rien, il ne se souciait pas d'en être, et aucun des partis ne le désirait.

Berwick ménageait et était ménagé des deux premiers. Les affaires d'Angleterre l'avaient lié avec Torcy; la piété et la dernière campagne de Flandre, avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; il était fort bien d'ancienneté avec d'Antin, et c'était le seul de la cabale de Meudon avec qui il fût de la sorte; le maréchal de Villeroy était son ami et son protecteur, et il était ami d'Harcourt qu'il avait toujours cultivé.

Tessé, ami de Pontchartrain, était suspect aux seigneurs et aux ministres. Les personnages qu'il avait faits ne lui avaient acquis l'estime ni la confiance de personne. Sa conduite à l'égard de Catinat l'avait perdu dans l'esprit de tous les honnêtes gens et empêcha même les autres de se lier avec lui; et sa bassesse à l'égard de Vaudemont, de Vendôme, de La Feuillade, avait achevé de l'anéantir. Son ambassade à Rome ne le releva pas, ni ses lettres ridicules au pape, qu'il n'eut pas honte de publier partout. Il était donc souffert dans la cabale de Meudon, mais rien au delà, et rejeté des deux autres. Noailles, riche en calebasses de toutes les sortes, nageait partout, tâtant tout, reçu honnêtement partout à cause de sa tante et de son langage; mais admis à rien encore en jeune homme qu'on ne connaissait pas assez, et dont le grand vol et les nombreux crampons tenaient en égale attention et défiance.

Ces cabales, au reste, avaient leurs subdivisions. Dans celle des seigneurs, Harcourt avait ses réserves avec tous les autres, quoique cheminant avec eux et souvent par eux, et ne faisait comparaison avec aucun, pour me servir de ce terme vulgaire, excepté le chancelier, mais qui n'était bon que pour le conseil dans la situation où il se trouvait avec le roi et Mme de Maintenon, qui l'excluait de pouvoir être acteur en rien, sinon quelquefois au conseil, où il était sans milieu, nul ou emportant la pièce avec feu, adresse et subtilité, qui était son talent naturel; ce qu'il ne faisait qu'aux grandes occasions pour tomber sur le duc de Beauvilliers sans l'attaquer directement, mais embarrasser un avis et tacher de lui donner un air ridicule.

Le maréchal de Villeroy, le moins ardent de tous, par la futilité de son esprit, son incapacité naturelle et la chute de Vendôme et de Chamillart, ses deux objets de haine, était de longue main ami particulier de Desmarets par ses anciennes liaisons avec Bechameil, son beau-père, fort attaché et protégé du chevalier de Lorraine et d'Effiat. Malgré sa disgrâce, on a vu qu'il avait conservé l'amitié et souvent la confiance de Mme de Maintenon, une relation assez fréquente avec elle, la privante de longues conversations avec elle; toutes les fois qu'il allait à Versailles, ce qui n'était pas fréquent. Beaucoup plus souvent des lettres de l'un et de l'autre, et des mémoires sur les choses de Flandre qu'elle lui demandait, et qui étaient toujours biens reçus. Leurs paquets passaient le plus ordinairement par Desmarets, rarement par la duchesse de Villeroy. Il était assez bien avec Torcy, et en quelque mesure avec Beauvilliers, qui tous deux n'en faisaient nul compte, et tous deux fort haïs de La Rocheguyon et du duc de Villeroy autant qu'il en était capable; en cela, comme en bien d'autres points, divisé d'avec son père, quoique très uni sur le principal, et mieux ensemble depuis que leur différent genre de vie, depuis que la disgrâce du père et la charge du fils les avait séparés de lieux. Chevreuse et Beauvilliers, sans secret l'un pour l'autre, étaient réservés avec les leurs, et, bien que cousins germains de Torcy, un fumet de janséniste les écartait de lui fort au delà du but.

D'Antin et Mme la Duchesse, entièrement unis de vue, de besoins réciproques de vices et de lieux, se déficient fort des deux Lorraines, avec des confidences néanmoins et l'extérieur le plus intime, que le dessein commun soutenait pendant la vie du roi, en attendant qu'ils s'entr'égorgeassent tous après, pour la possession unique de Monseigneur, devenu roi. Cette cabale frayait avec celle des seigneurs; mais elle en était découverte et intérieurement haïe et crainte comme ayant été celle de Vendôme.

Pour celle des ministres, rien de plus opposé, quoique Torcy et Mme la Duchesse, et par conséquent d'Antin, eussent des ménagements réciproques par la Bouzols, soeur de Torcy, amie intime de tous les temps, et de toutes les façons, de Mme la Duchesse, et qui, avec une figure hideuse, était charmante dans le commerce, avec de l'esprit comme dix démons.

Telle était la face intérieure de la cour dans ce temps orageux, signalé par deux chutes si profondes, qui semblaient en préparer d'autres.

CHAPITRE XVII. §

Blécourt relève Amelot en Espagne, mais avec caractère d'envoyé. — Tournai investi, bien muni; Surville et Mesgrigny dedans. — Affaire du rappel des troupes d'Espagne. — Éclat à Marly sur le rappel des troupes d'Espagne. — Boufflers aigri contre Chevreuse. — Conversation sur les deux cabales, et en particulier sur le maréchal de Boufflers, avec le duc de Beauvilliers, puis avec le duc de Chevreuse, et ma situation entre les cabales.

Amelot était rappelé depuis quelque temps, et Blécourt, qui avait déjà été deux fois en Espagne, l'allait relever, mais avec simple caractère d'envoyé . Les affaires avaient retenu Amelot, qui était là à la tête de toutes sous la princesse des Ursins, mais si bien avec elle et si capable que, pour ce qui était affaires, il faisait tout. On verra bientôt que son retour fut une époque effrayante pour tous les ministres.

Tournai était investi. Surville, lieutenant général, y commandait; Mesgrigny, lieutenant général et principal ingénieur après Vauban, était gouverneur de la citadelle. Il y avait treize bataillons, quatre escadrons de dragons, et sept compagnies franches en tout de quatre cents hommes, Ravignan, maréchal de camp, et profusion de toutes sortes de munitions de guerre et de bouche; avec cela notre armée de Flandre manquait de tout, et on en était à la cour, à Paris et partout aux prières de quarante heures.

Il y avait longtemps que l'Espagne commençait à être regardée de mauvais oeil, et que les oreilles s'ouvraient au spécieux prétexte que les alliés ne se lassaient point de semer, que cette monarchie était la pierre d'achoppement. Personne n'avait été d'avis de passer carrière sur les énormes propositions qui avaient été faites à Torcy à la Haye, mais il semblait qui, trop crédules, on eût désiré que l'Espagne se trouvât ruinée d'elle-même, et que par là il se rouvrît une porte à la paix.

De tous temps j'avais pris la liberté d'avoir un sentiment bien opposé; jamais je n'avais cru que l'Espagne fût un obstacle sérieux à terminer la guerre. Je ne me figurais point les alliés de l'empereur assez épris de la grandeur de sa maison, pour ne s'épuiser que pour elle. J'étais d'ailleurs persuadé que pas un ne voulant la paix, de rage contre la personne du roi, et de jalousie contre la France, tous avaient saisi un prétexte plausible de l'écarter, durable tant qu'ils voudraient par sa nature; et j'en concluais que le seul moyen de le leur ôter était de secourir si puissamment le roi d'Espagne et de seconder si fermement ses succès et le bon ordre déjà rétabli dans ses troupes et dans ses finances, et la grande volonté des peuples, que de préférence à tout on rendît ses frontières libres, pour ôter aux alliés tout espoir d'y revenir, et faire tomber cet éternel prétexte d'Espagne dont ils faisaient bouclier contre toutes propositions, puisque le roi d'Espagne, délivré de la sorte, ce qui avait été aisé quatre ans durant, il n'eût plus été soutenable aux ennemis de rien mettre en avant là-dessus, et se seraient vus réduits, lorsqu'en effet ils auraient voulu la paix, à la traiter à des conditions qui, à la vérité, eussent fort diminué la puissance des deux couronnes, leur seul intérêt essentiel. On était encore à temps d'y revenir; mais on n'aimait pas à approfondir, et on aimait à se flatter dans l'extrême besoin où les désastres avaient réduit le royaume, dont on a vu ici les causes expliquées en plus d'une occasion.

On voulut donc se fermer les veux à tout autre raisonnement qu'à celui d'avancer nous-mêmes le renversement d'un trône qui nous avait coûté tant de sang et d'argent à maintenir, et par ce moyen nous dérober à la honte et à la nécessité de nous mettre du côté de nos ennemis communs pour y travailler conjointement avec eux à force ouverte, et cependant les adoucir en produisant le même effet qu'ils voulaient exiger de notre concours d'une manière plus dure ou plutôt barbare. La base de ce raisonnement était la présupposition qu'ils voulaient bien la paix, pourvu que la monarchie d'Espagne revînt à la maison d'Autriche, sans faire réflexion que tout montrait qu'ils ne voulaient point de paix, et qu'ils ne songeaient qu'à leurrer leurs peuples qui soutenaient le poids de la guerre, et à leur cacher leur dessein qui ne tendait qu'à une destruction générale de la France, qu'ils ne leur osaient pas montrer, et qui, une fois découvert par la continuation opiniâtre de la guerre, après leur avoir ôté manifestement toute espérance sur l'Espagne par les armes, produirait nécessairement la paix malgré le triumvirat qui les gouvernait tous par ses artifices, et qui seul voulait éterniser la guerre, comme on le verra dans les Pièces des négociations de Torcy à la Haye, et depuis du maréchal d'Huxelles à Gertruydemberg. Mais on était si loin de raisonner ainsi, qu'on trouvait que les alliés n'avaient pas tort, et qu'il n'y avait d'issue qu'en les satisfaisant sur un point essentiel pour eux, ce qui ne se pouvait opérer sans une honte déclarée, que par les moyens obliques de laisser périr l'Espagne d'elle-même. Il fut donc agité de congédier le duc d'Albe, de faire revenir d'Espagne toutes les troupes françaises, de cesser d'y faire ou même d'y laisser passer aucune Sorte de secours, et d'en rappeler Amelot et Mme des Ursins même. On ne voulait pas douter que les alliés, peu crédules à nos paroles, ne le devinssent à nos actions; que le roi d'Espagne sans ressource ne fût bientôt réduit à revenir en France, ou à. se contenter du très peu que ses ennemis lui voudraient bien laisser par grâce, pour ne pas dire par aumône, et que la paix ne suivît incontinent. Ce fut dans celte pensée qu'Amelot fut rappelé, que Mme des Ursins eut ordre de se disposer aussi à quitter l'Espagne, et Besons, celui de passer de Catalogne en Espagne pour en ramener toutes nos troupes. Le roi et la reine d'Espagne, dans la dernière alarme d'un parti si violent, se mirent aux hauts cris et à demander au moins qu'on laissât tout en l'état jusqu'à ce qu'Amelot eût achevé de mettre ordre à des affaires importantes prêtes à terminer .

Dans cet intervalle, les alliés qui ne voulaient point de paix, ou plutôt le triumvirat qui s'était rendu maître des affaires, ajoutèrent les conditions énormes du passage de leur armée par la France, et autres qui se trouvent parmi les Pièces de la négociation de Torcy à la Haye, qui rompirent tout. Malgré la rupture, on voulut toujours rappeler nos troupes, non plus dans la vile de la paix, qui ne se pouvait plus espérer, mais dans celle de la défense de nos frontières, sans considérer qu'elles consommeraient le meilleur temps de la campagne à se rendre où on les destinerait. Parmi ces incertitudes, Besons reçut ordre de suspendre, suivant la demande du roi d'Espagne, jusqu'à ce qu'Amelot eût achevé ce qu'il avait commencé, tellement qu'étant déjà en Espagne et dans cette espèce de suspension de ramener ses troupes, il n'osait les mettre en corps d'armée et les opposer au comte de Staremberg, qui mettait les siennes en mouvement.

Un voyage de Marly arrivé dans ces entrefaites devint fort remarquable; et pour en faire entendre le principal, il faut en expliquer l'accessoire. On a vu (t. VI, p. 183 et suiv.) que le duc de Chevreuse était très réellement ministre d'État sans entrer dans le conseil, et la considération de sa femme et ses privances avec le roi et chez Mme de Maintenon même à cause de lui, que l'affaire de M. de Cambrai n'avait pu affaiblir que pendant quelques mois; sa santé ne lui permettait pas, depuis quelque temps, de mettre un corps, et quoique le grand ami des dames fût banni de Marly, elles n'y pouvaient pourtant paraître qu'habillées avec un corps et une robe de chambre. Cette raison avait éloigné Mme de Chevreuse de Marly, qui y allait tous les voyages; mais toujours en se présentant, dont personne n'était dispensé. Le roi s'en était plaint, et, à la fin, voulut qu'elle y vint sans corps. Alors elle ne paraissait ni dans le salon ni à la table du roi, mais le voyait tous les jours chez Mme de Maintenon, et à des promenades particulières. M. de Chevreuse, qui aimait sa maison de Dampierre, à quatre lieues de Versailles, le particulier, la solitude même et la retraite par piété, profitait tant qu'il pouvait du prétexte de la santé de Mme de Chevreuse, pour se dispenser des Marlys, ce que le roi trouvait souvent mauvais, et avait peine à le lui accorder, à cause du fil des affaires. Malgré cette facilité d'y aller sans corps, Mme de Chevreuse évitait encore, et le roi se fâchait, mais ils ne laissaient pas d'esquiver.

À celui-ci ils y furent, et la rareté donna de l'attention, parce qu'avec toute cette rareté, M. de Chevreuse avait été du dernier voyage, et depuis longtemps on ne l'y voyait plus deux fois de suite. Les grands coups s'y devaient ruer tout de bon sur le rappel des troupes d'Espagne. Le duc de Beauvilliers était le grand promoteur de l'affirmative, Mgr le duc de Bourgogne l'y secondait, les ministres suivaient la plupart, le chancelier même ne s'en éloignait pas, et par une singularité qu'on n'aurait pas attendue, Desmarets était de l'avis opposé, Voysin aussi, mais avec faiblesse, soit par sa nouveauté et son peu d'expérience, soit pour voir démêler la fusée, et se tenir cependant un peu à quartier. Monseigneur, toujours ferme en faveur de son fils, et ferme à l'excès, mais uniquement sur ce chapitre, contestait formellement pour la négative, malgré lequel l'autre avis ‘l'emporta, et le rappel des troupes fut résolu.

Ce débat ne s'était point passé sans émotion. Il fut su dès le jour même, et ce qui avait été résolu, et le maréchal de Boufflers en parla au roi, qui lui avoua le fait, et sans se laisser ébranler. Le maréchal alla au duc de Beauvilliers, qui, averti de l'aveu du roi au maréchal, ne disconvint point du fait. Boufflers lui demanda ses raisons pour y opposer les siennes. Beauvilliers, avec ses précisions, refusa de s'expliquer parce qu'il était ministre, et renvoya le maréchal au duc de Chevreuse, en l'assurant qu'il était aussi instruit que liai, quoiqu'il n'entrât pas au conseil, et que, n'étant tenu à rien, il le trouverait en état de le satisfaire. Chevreuse prêta donc le collet au maréchal, et se promettait bien de sa dialectique de mettre bientôt à bout le peu d'esprit du maréchal. Au lieu d'y réussir, il échauffa son homme, qui, plein de l'importance de la chose, en entretint chacun.

Tout ce qui était à Marly ne s'entretint d'autre chose, et le courtisan, ravi d'oser parler tout haut d'une affaire de cette sorte, se partialisa selon son goût, mais avec tant de chaleur, qu'elle sembla être devenue celle d'un chacun. Le nombre et l'espèce de ceux qui tenaient pour la négative l'emporta fort sur ceux qui soutenaient l'affirmative, dont le courage accrut tellement au maréchal de Boufflers, qu'il fut trouver Mme de Maintenon et lui en parla de toute sa force. M. le duc d'Orléans, du même avis, criait de son côté qu'il connaissait l'Espagne et les Espagnols, et mille raisons particulières tirées de cette connaissance. Il plut tellement par là au maréchal qu'il proposa à Mme de Maintenon que, puisqu'il était question d'une si importante affaire, qui regardait l'Espagne où ce prince avait si bien servi, le roi l'en devrait consulter. Mais Boufflers ignorait le fatal trop bon mot qui avait rendu Mme de Maintenon et Mme des Ursins ses plus mortelles ennemies, et ne put gagner ce point. Le duc de Villeroy et La Rocheguyon, son beau-frère, recueillaient les voix, échauffèrent Monseigneur avec qui ils étaient à portée de tout, et poussèrent Boufflers à lui aller parler.

Ce prince, bien embouché et qui ne fut jamais ardent de soi que pour le roi d'Espagne, parla au roi avec force contre le rappel de ses troupes et l'abandon. Le duc d'Albe, averti de tout ce vacarme, hasarda une chose du tout inusitée jusqu'alors. Il alla à Marly sans demander si on le trouvait bon, et, tout en arrivant, [sollicita] une audience que le roi lui donna aussitôt, dont il usa avec tout l'esprit et la force possible, tandis qu'en même temps le duc de Chevreuse livrait chance à tout le monde en plein salon, et y disputait contre tout venant. Tant de bruit étonna le roi enfin, et le porta, par Mme de Maintenon, à ce qu'il n'avait jamais fait sur une affaire discutée et résolue. Il suspendit les ordres, et rassembla le conseil d'État pour délibérer de nouveau sur cette affaire. Le débit de part et d'autre y fut très vif, Monseigneur parla fort hautement, dont la conclusion fut un mezzo-termine, tous ordinairement fort mauvais.

Il fut résolu de laisser soixante-six bataillons au roi d'Espagne, pour ne le pas tout à fait abandonner à l'entrée d'une campagne, et sans l'en avoir averti à temps; et de faire revenir le maréchal de Besons avec tout le reste des troupes françaises, en laissant Asfeld général de celles qui demeureraient avec quelques officiers généraux.

Ce parti pris et déclaré ne satisfit personne. Ceux qui voulaient soutenir l'Espagne s'en prévalurent pour crier qu'ils avaient donc eu raison, et pour blâmer d'autant plus de n'y laisser qu'une partie des troupes, et en rendre le tout inutile: en Espagne par ce grand retranchement, à nos frontières par la longue marche que celles qu'on rappelait auraient à faire pour se rendre à nos armées du Dauphiné et de Roussillon dont nous avions à garder les frontières peu couvertes des Catalans assistés des ennemis, peu occupés qu'ils seraient par le roi d'Espagne si affaibli et partagé à faire tête à eux, au Portugal, et même en d'autres lieux plus intérieurs. Ceux qui voulurent le rappel entier demeurèrent dans le silence, honteux d'avoir perdu leur cause devant le tribunal du public, et de ne l'avoir pas gagnée dans la révision qui s'en était faite au conseil. Mais ils n'en furent pas plus persuadés. Les ordres furent expédiés aussitôt conformément à cette dernière résolution.

Le lendemain qu'elle eut été, prise, Chevreuse, prenant Boufflers par le bras, suivant tous deux le roi qui sortait de la messe, lui dit en riant, comme pour se raccommoder avec lui: « Vous avez vaincu. » Mais le maréchal, bouillant encore, et dépité du parti mitoyen, lui fit une si vive repartie, qu'elle déconcerta le duc, bien qu'elle n'eût rien d'offensant. Cet incident acheva de les éloigner l'un de l'autre, et Beauvilliers conséquemment.

Une bagatelle de discussion entre un garde du corps et un chevau-léger de la garde avait commencé cet éloignement il y avait deux ou trois mois. Le maréchal de Boufflers, impatienté des longs raisonnements du duc de Chevreuse, était venu chez moi m'exposer l'affaire et me prier de lui en dire mon sentiment; et comme dans le vrai il n'y avait pas ombre de difficulté pour le garde, et que je le dis franchement au maréchal, il voulut que j'en parlasse au duc de Chevreuse. Je le fis et je ne pus le persuader. Dans ce mécontentement que Boufflers prit aussi avec trop d'amertume, vint tout ce qui a été raconté de la disgrâce de Chamillart et du rappel des troupes d'Espagne, où tous deux se trouvèrent d'avis et de partis si opposés.

Le reste de ce voyage de Marly se sentit de la vivacité de cette dernière affaire, et les courtisans remarquèrent en M. de Chevreuse un air d'empressement qui lui était entièrement nouveau. Ils s'aperçurent qu'il cherchait à s'approcher de Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'il en était bien reçu. Cela n'était pas étrange; elle savait combien il s'était intéressé pour Mgr le duc de Bourgogne pendant la dernière campagne de Flandre par le duc de Beauvilliers et par Mme de Lévi si bien et si libre avec elle; ce qui l'avait très favorablement changée pour les deux beaux-frères.

Un soir entre autres qu'elle s'amusait dans le salon à s'instruire du hoca, Mme de Beauvilliers lui dit que M. de Chevreuse le savait très bien pour y avoir beaucoup joué autrefois. Là-dessus la princesse l'appela, et il demeura jusqu'à une heure après minuit dans le salon à le lui apprendre. Cette singularité fit une nouvelle, car il n'en faut pas davantage à la cour. Les gens des autres cabales en riaient et disaient tout haut qu'ils allaient envoyer charitablement avertir chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de Beauvilliers, où à heure si indue on les croyait sûrement perdus.

Cette cabale des seigneurs tâcha de prendre l'ascendant et soutint longtemps l'autre, à force de hardiesse. Peu après le retour de cet orageux Marly à Versailles, M. de Chevreuse, raisonnant dans la chambre du roi avec quelques personnes, en attendant qu'il allât à la messe, le maréchal de Boufflers les joignit et brusqua le ducs d'humeur, et pour le coup sans raison, et s'engoua de dire, et de dire si mal, que quelques-uns des siens, qui par hasard s'y trouvèrent, ne purent s'empêcher de l'avouer, toutefois sans rien d'offensant.

Toutes ces choses me firent beaucoup de peine par les suites d'aversion que j'en craignais. Tous deux étaient intimement mes amis, et les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers n'étaient qu'un; autre raison du plus grand poids pour moi. Je connaissais leur naturelle faiblesse, et combien le maréchal était poussé, qui jusqu'alors avait bien vécu avec eux, au moins avec mesure. Je redoutais un orage conduit par Mme de Maintenon, pressé par sa cabale, tous gens fermes et actifs. J'essayai donc d'abord d'adoucir Boufflers, et je reconnus que la chose n'était pas en état d'être précipitée; en même temps je fis des pas vers les deux ducs, tant pour les ramener au maréchal que pour les exciter à se cramponner bien, mais sans leur rien dire de tout ce que je voyais, pour ne pas intimider des gens déjà trop timides.

M. de Beauvilliers m'étant venu voir dans ces entrefaites, et m'ayant trouvé seul, je voulus en profiter. Je le mis sur ce qui s'était passé à Marly, il me le conta sobrement et avec indifférence, mais franchement; je lui contestai son avis sur le rappel des troupes dont le sort était jeté uniquement pour entrer mieux en matière, et de cette façon je vins au point que je voulais traiter avec lui, qui était la cabale opposée, et qui en voulait à tous les ministres, qui commençait à prendre force et à parler haut. Il me dit que tout cela ne lui importait guère, qu'il disait son avis comme il le pensait, parce qu'il avait droit de le dire au conseil; que, du reste, il lui importait peu en son particulier qu'il fût goûté, ou non, pourvu qu'il fit l'acquit de sa conscience, moins encore de la cabale qu'il voyait bien toute formée et toute menaçante; que je l'avais vu, dans la crise des affaires de M. de Cambrai, dans un état bien plus hasardeux, puisqu'il était près alors d'être congédié à tous les instants; que je lui pouvoir être témoin que je ne l'en avais vu ni plus ému ni plus embarrassé, aussi content de se retirer en sa maison que de vivre parmi les affaires, et même davantage; qu'il regardait les choses du même œil présentement; qu'à son âge, dans l'état où se trouvait sa famille, et pensant comme il faisait depuis longtemps sur ce monde et sur l'autre, il ne regardait pas comme un malheur d'achever sa vie chez lui, en solitude, à la campagne, et de s'y préparer avec plus de tranquillité à la mort; qu'il ne se pouvait retirer avec bienséance dans la confusion présente des affaires; mais qu'il était bien éloigné de regarder comme un mal la nécessité de le faire qui lui donnerait du repos.

Je lui répondis que personne n'était plus persuadé que je l'étais de la sincérité et de la solidité de ses sentiments, et ne les admirait davantage, et en cela je disais ce que je pensais, et je ne me trompais pas, mais que j'avais un dilemme à lui opposer que je le suppliais d'écouter avec attention, auquel je ne croyais pas de réplique: que si, charmé des biens et de la douceur de la retraite, et de n'avoir plus à songer qu'aux années éternelles, il se persuadait que son âge (il avait alors soixante et un ans), l'état de sa famille et ses propres réflexions sur les affaires présentes, le dussent affranchir de tout autre soin que de celui de vaquer uniquement à son salut, je n'avais nulle volonté de lui rien opposer, encore que je me persuadasse que je ne manquerais pas de bonnes raisons de conscience pour le faire; qu'en ce cas-là il devait dès aujourd'hui remettre ses emplois, se retirer dans le lieu qu'il jugerait le plus propre à son dessein, et abdiquer tout soin de ce monde: mais que, s'il pensait que chacun devait travailler en sa manière dans sa vocation particulière, et selon la voie à Dieu avait conduit et établi les divers particuliers de ce monde, chacun dans son état, pour rendre compte à Dieu de ses talents et de ses rouvres, et qu'il ne crût pas sa carrière remplie, il n'était pas douteux qu'il ne dût demeurer dans le monde, et dans les fonctions où il avait plu à la Providence de l'appeler, non pour en jouir à sa manière, niais pour y servir Dieu et l'État, et que de cela il compterait devant Dieu comme ferait un moine de sa règle; que cela étant ainsi, il ne lui devait pas suffire d'aller par routine aux différents conseils où il avait sa voix, et d'y dire son avis par forme et avec nonchalance, content d'avoir parlé selon ce qu'il croyait meilleur, et peu en peine de l'effet de son avis comme ferait un moine qui, assidu au choeur, psalmodierait avec les autres, content d'avoir prononcé les psaumes dans la cadence accoutumée, peu en peine d'y appliquer son esprit et son cœur, ni de réfléchir que sa présence corporelle et l'articulation de ses lèvres était insuffisante sans cette double application; que l'état de ministre, surtout dans des conjonctures aussi critiques que celles où on se trouvait actuellement, demandait en ses avis non seulement la probité et la sincérité, mais la force pour les soutenir et les faire valoir leur juste poids, et de s'opposer généreusement, non pour son intérêt particulier, mais pour le bien de l'État trop chancelant, à des cabales dont le but était d'arriver à des fins particulières, et qui par sa destruction priveraient l'État de ses avis, qui néanmoins lui paraissaient tels à lui-même que sa conscience l'empêchait de l'en priver en se retirant maintenant du monde et des affaires; qu'il n'était donc pas seulement de son devoir de dire son avis, mais de le faire valoir, mais de demeurer en place pour avoir droit de le dire, mais de demeurer tellement qu'il n'opinât pas sans fruit, mais de faire toutes les choses nécessaires et convenables pour y demeurer, et y demeurer en autorité, sans quoi il vaudrait autant pour l'État qu'il n'y fût plus, et mieux pour lui et pour son repos et son loisir; qu'une situation mitoyenne était, quant au bien de ce monde et aux devoirs concernant l'autre, la pire de toutes; que vivre ainsi content de tout était une tranquillité et un repos anticipés hors de place, de temps, et de saison, une usurpation de retraite, un synonyme de prévarication.

M. de Beauvilliers sourit de la chaleur que je mêlais à ce discours, et ne laissa pas de l'écouter avec grande attention; il m'interrompit peu, et je repris les détails où je descendis, qu'il était en état de procurer et lui seul sans qu'ils pussent être suppléés par personne par rapport à Mgr le duc de Bourgogne, et même à la façon dont il était auprès du roi. Il en convint, ensuite je passai aux autres ministres dont la ruine amenait la sienne, et je lui dis avec hardiesse ces propres termes dont je m'étais déjà servi une autre fois lorsque je le forçai de parler au roi sur l'entrée résolue du duc d'Harcourt au conseil, qu'il fit avorter. Qu'il n'y avait point à se mécompter, que ç'avait été un miracle qu'il n'eût pas succombé sous la main puissante de Mme de Maintenon lors des affaires du quiétisme; que l'estime solide du roi, la confiance de sa place de gouverneur des enfants de France, ni celle du ministre dont il était revêtu ne l'auraient pas tiré d'affaire; que son salut, il ne le devait qu'à ses entrées de gouverneur, qui, entées sur celles de premier gentilhomme de la chambre, avaient si bien accoutumé le roi à le voir dans ses heures les plus privées, et à l'y voir en toutes depuis si longtemps, qu'elles avaient fait de lui, à son égard, une espèce de garçon bleu renforcé qui seul avait soutenu le seigneur, le ministre, l'homme de confiance, lequel, sans cela eût péri; que c'était donc à ce titre qu'il devait oser se cramponner et s'affermir en toutes manières, attaquer la cabale contraire sans crainte ni mollesse, en mettre en garde le roi, par des vérités fortes et bien assenées, non pas se laisser frapper sans montrer le sentier, et par cette sorte de dévotion si mal entendue, enhardir les frappeurs, y accoutumer le roi, devenir inutile, et se laisser enfin porter par terre lui et les siens.

De toutes les différentes fois que j'aie parlé à M. de Beauvilliers, excepté celle de l'entrée du maréchal d'Harcourt au conseil, je ne le fis jamais tant de suite, je ne dis pas de raisonnements, mais, si cela se peut dire, exhortations, ni avec une si grande impression sur lui.

Il se mit d'abord sur la défensive, non plus pour quitter et se retirer, car il était convenu d'abord que ce n'en était pas le temps, non plus même sur sa faiblesse par dévotion, car, à mon raisonnement, il sentit bien qu'il n'y avait rien de solide à répondre; mais d'abord sur la cabale; il s'effaroucha de ce mot, je ne le lui contestai pas. Il se persuadait qu'il n'y en avait point, ses précisions le lui faisaient croire ainsi, mais l'effet du terme je l'empêchai d'en disputer. Il se mit sur les difficultés de pratiquer ce que je lui voulais persuader de faire, et l'embarras des moyens en ne voulant dire mal de personne.

Je répondis que cela n'empêchait pas la force dans ses avis, les répliques étendues, ni les insinuations et les raisonnements particuliers; qu'après cela, la cabale opposée était composée de diverses sortes de personnes parmi lesquelles il y en avait de bons et de mauvais; que les mauvais étaient ceux qui, couverts du manteau du bien des affaires, ne travaillaient que pour eux-mêmes; que ceux-là étaient les maréchaux d'Harcourt et d'Huxelles, que par cela même il était permis de faire connaître pour tels, de les démasquer à propos et d'énerver auprès du roi, de sorte que tout leur esprit et leur sens si vanté par les leurs ne servît qu'à leur nuire en donnant ombrage de leurs sentiments et de leurs avis, ce qui les écarterait aisément dans la suite; que la piété bien entendue le de mandait, loin de s'y opposer, et que c'était là ce qu'il falloir faire.

Nous disputâmes assez là-dessus, et je crus n'avoir pas peu gagné de l'avoir fait convenir que tout ce que j'avançais à leur égard n'était pas à rejeter, pourvu que cela se fit par nécessité et avec modération. Je battis encore le duc là-dessus, enclin à n'y trouver jamais la nécessité assez décisive, ni la modération assez compassée, sur quoi je lui ôtai la plupart de ses réponses. De cette discussion nous passâmes à celle des bons, parmi lesquels je citai le maréchal de Boufflers pour exemple; le duc en convint avec empressement, et saisissant le triomphe me demanda d'un air content ce que je vouloir qu'il fit à celui-là qui certainement ne prenait feu que de bonne foi. « Ce que je veux, répliquai-je, que vous le regagniez absolument, et que deux hommes aussi purs et aussi bien intentionnés que vous l'êtes tous deux ne demeuriez pas plus longtemps opposés, ni la cabale où il est plus longtemps décorée d'un homme si estimable, et qui la fortifie avec tant d'avantages contre vous. »

De là je lui dis, comme il était vrai, que j'avais toujours reconnu du goût pour lui fondé sur l'estime dans le maréchal; que j'étais même surpris que les autres l'eussent entraîné assez avant pour l'aigrir au point qu'ils avaient fait; que c'était un bon homme, doux, aisé à ramener par des avances de considération, d'estime et d'amitié, et pareillement aisé à éloigner par l'indifférence, et un air d'autorité et de supériorité; que les premières manières étaient tellement les siennes à lui, M. de Beauvilliers, qu'il n'y aurait nulle peine; que pour les secondes qui lui ressemblaient si peu, il y fallait néanmoins prendre garde dans le raisonnement, qui, étant court dans le maréchal, devait être ménagé en rie lui contestant pas les bagatelles, et réservant l'effort de la persuasion pour les choses importantes, mais avec art et douceur, tâchant de l'amener comme de lui-même; surtout de ne lui laisser sentir nul poids de ministre ni de supériorité d'esprit ou d'expérience dans les affaires, et s'aider adroitement de flatteries sur sa capacité à la guerre, sur les choses qu'il y a effectivement faites, et sur ses bonnes intentions qu'on ne pouvait douter être les seuls qui le menassent et sans aucun intérêt; qu'en s'y prenant de la sorte avec application et suite, j'étais persuadé que Boufflers serait d'abord touché du cas qu'il sentirait être fait de lui, et par là deviendrait bientôt capable d'entrer en raison; qu'il ne serait pas difficile de lui ôter les impressions que les autres étaient venus à bout de lui donner, et sinon de le détacher tout à fait d'eux, de le rendre du moins un instrument dont ils ne feraient pas dans la suite tout l'usage qu'ils projetaient et qu'ils avaient déjà commencé d'en faire.

Beauvilliers goûta au dernier point mon discours, et s'ouvrant de plus en plus: « Eh qui, me dit-il, n'a pas envie de le raccrocher, et de faire tout ce qu'il faut pour cela? » Puis convint que ce que je lui proposais était le meilleur, et qu'il fallait incessamment travailler sur ce plan-là.

Je me gardai bien de lui en nommer aucuns autres. Je connaissais trop l'antipathie naturelle de l'esprit et de l'humeur du chancelier pour lui proposer rien à son égard pour les rapprocher l'un de l'autre, bien moins encore pour nuire au chancelier, mon ami au point qu'il l'était, ni sur l'aversion des ducs de La Rocheguyon et de Villeroy, glissant ainsi pour ne pas commettre nies amis d'une part, et ne les pas laisser dupes de l'autre. Avant finir, je repris encore un peu le propos de nuire à ceux qui ne valaient rien, et je le fis souvenir de la pacifique et silencieuse conduite de Mgr le duc de Bourgogne qui l'avait abattu sous le duc de Vendôme à tel point, qu'il en demeurait meurtri après même la chute de ce colosse. Je lui remis que lui-même n'avait pas approuvé cette douceur cruelle, et comme il s'éleva contre la comparaison, par sa disproportion d'avec ce jeune prince, je m'élevai à mon tour, et le mis hors de défense par la compensation de l'importance de ses places, et le devoir dont il était comptable au roi et à l'État.

Nous nous séparâmes enfin, lui très satisfait de toutes mes réponses, et persuadé qu'il devait faire plus d'usage de son crédit et de son esprit, et moi en large et content au possible de m'être si utilement déchargé le coeur avec lui, et de lui avoir de plus vivement reproché d'être si peu instruit de mille choses qui se passaient à la cour, qui, petites en apparence auprès des affaires d'État, ne laissaient pas de découvrir mille intrigues nécessaires à savoir et dont l'ignorance conduisait pourtant assez souvent à celles de choses qui influaient tellement à la justesse du raisonnement en choses considérables, qu'on se trouvait au besoin court par ce défaut, et hors d'état de prendre de justes mesures et à temps.

C'était aussi mon grief contre le duc de Chevreuse auquel je l'avais très souvent reproché, et qui prétendait s'en disculper en m'opposant qu'il n'était chargé de rien avec ses précisions désespérantes, parce qu'il n'entrait pas au conseil, quoiqu'il fût en effet ministre et entrant dans tout avec le roi, et avec les autres ministres, comme je l'avais découvert il y avait longtemps, et que M. de Beauvilliers et lui-même ensuite me l'eussent avoué des lors, ainsi que je l'ai remarqué (t. VI, p. 183), il était de plus l'âme de la cabale des ministres, et considéré comme tel par toutes les autres.

Je lui contai dès le lendemain la conversation que j'avais eue avec M. de Beauvilliers quoiqu'il fût accoutumé à ma franchise et à ma liberté avec son beau-frère et avec lui, il ne laissa pas d'être extrêmement surpris de la hardiesse dont j'avais usé dans les choses et dans les termes, et il m'en remercia, d'où je pris occasion de lui reprocher fortement pourquoi il ne parlait pas de même, puisqu'il trouvait cette force nécessaire avec son beau-frère, avec lequel il était à toute portée, en toute confiance et intimité, et si entièrement au fait de tout, au lieu d'entretenir ses mesures étroites et sa faiblesse par la sienne propre.

Il s'excusa avec plus de gentillesse que de solidité, et convint pourtant de l'excès des mesures du duc de Beauvilliers, et du tort que cela faisait aux affaires, par ne vouloir pas user de son esprit et de son crédit, demeurer dans des entraves continuelles de réserve, de retenue et d'inaction qui arrêtaient tout de leur part, et donnaient jeu aux autres dont ils savaient bien profiter, jusque-là, qu'il m'avoua que Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers n'en étaient pas plus contentes que lui, et que tous trois y échouaient continuellement.

Nous approfondîmes fort la matière, et même avec un grand détail. Je n'en crus pas le temps perdu, parce qu'en lui inculquant les choses que je croyais nécessaires, c'était parler avec le même succès à eux tous et jusqu'à Mgr le duc de Bourgogne; la suite me le persuada encore davantage; ils devinrent plus éveillés sur tout ce qu'il se passait, plus attentifs à m'en demander des nouvelles, à en raisonner avec moi, plus occupés à parer les coups et même à en porter, et M. de Beauvilliers encore plus au large avec moi et sur tous chapitres. Je m'aperçus bien par le maréchal de Boufflers même qu'ils n'étaient pas demeurés oisifs pour le rapprocher, en quoi ils auraient mieux et plus tôt réussi, s'ils l'eussent fait plus ouvertement, à quoi je suppléais autant qu'il m'était possible.

Ce que le monde nomme hasard, et qui, comme toutes choses n'est qu'une disposition de la Providence, qui toute ma vie m'avait lié avec une singularité marquée à presque toutes les personnes opposées, en usait de même à mon égard sur ces deux cabales des seigneurs et des ministres.

Entièrement uni aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, et à presque toute leur famille, lié intimement à Chamillart jusque dans sa plus profonde disgrâce, fort bien avec les jésuites, et avec Mgr le duc de Bourgogne, comme on l'a vu à propos des choses de Flandre, bien aussi, quoique de loin et par les deux ducs, avec M. de Cambrai sans connaissance immédiate, mon coeur était à cette cabale qui pouvait compter Mgr le duc de Bourgogne à elle envers et contre tous.

D'autre part, dépositaire de la plus entière confiance domestique et publique du chancelier et de toute sa famille, comme on le verra encore bientôt en continuelle liaison avec le duc et la duchesse de Villeroy, et par eux avec le duc de La Rocheguyon, qui n'était qu'un avec eux, en confiance aussi avec le premier écuyer, avec du Mont, avec Bignon, lui et sa femme dans toute celle de Mlle Choin, et ces derniers de la cabale de Meudon, qui ne seraient pas même péris avec elle, et qui y surnageaient, je ne pouvais désirer qu'aucune des deux autres succombât, d'autant plus que les ménagements constants d'Harcourt pour moi étaient tels qu'ils m'ôtaient tout lieu de le craindre, et me donnaient tout celui d'entrer plus avant avec lui toutes les fois que je l'aurais voulu.

Je n'oserais dire que l'estime de tous ces principaux personnages, jointe à l'amitié que plusieurs d'eux avaient pour moi, leur donnait, Harcourt excepté, une liberté, une aisance, une confiance entière à me parler de tout ce qui se passait de plus secret et de plus important, non quelquefois sans qu'il leur échappât quelque chose sur ceux de mes amis qui leur étaient opposés et sans que les tireurs en fussent en peine. J'en savais beaucoup plus par le chancelier et par le maréchal de Boufflers que par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, peu vigilants, souvent ignorants.

À ces connaissances sérieuses, j'ajoutais celles d'un intérieur intime de cour par les femmes les plus instruites, et les plus admises en tout avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui, vieilles et jeunes en divers genres, voyaient beaucoup de choses par elles-mêmes, et savaient tout de la princesse, de sorte que jour à jour j'étais informé du fond de cette curieuse sphère; et fort souvent par les mêmes voies, de beaucoup de choses secrètes du sanctuaire de Mme de Maintenon. La bourre même en était amusante, et parmi cette bourre rarement n'y avait pas quelque chose d'important, et toujours d'instructif pour quelqu'un fort au fait de toutes choses.

J'y étais mis encore quelquefois d'un autre intérieur, non moins sanctuaire, par des valets très principaux, et qui, à toute heure dans les cabinets du roi, n'y avaient pas les yeux ni les oreilles fermés.

Je me suis donc trouvé toujours instruit journellement de toutes choses par des canaux purs, directs et certains, et de toutes choses grandes et petites. Ma curiosité, indépendamment d'autres raisons, y trouvait fort son compte; et il faut avouer que, personnage ou nul, ce n'est que de cette sorte de nourriture que l'on vit dans les cours, sans laquelle on n'y fait que languir.

Mon attention continuelle était à un secret extrême des uns aux autres sur tout ce qui pouvait les intéresser; à un discernement scrupuleux des choses qui pouvaient avoir des suites, et pour cela même à les taire, quoique apparemment indifférentes; et sur celles qui l'étaient en effet, à les conter pour payer et nourrir la confiance, ce qui faisait l'entière sûreté de mon commerce avec tous et l'agrément de ce commerce, où je rendais souvent autant et plus que j'en recueillais, sans qu'il me soit arrivé d'avoir trouvé jamais refroidissement, défiance, moins d'ouverture même dans pas un; encore qu'ils sussent très bien tous que j'étais dans le même intrinsèque avec plusieurs de la cabale opposée à la leur, et que les uns et les autres me parlassent de cette intimité très librement, quand l'occasion s'en présentait, et toujours avec mesure sur ces personnes, par égard pour moi, hors quelques occasions rares de vivacités échappées auxquelles je fermais les yeux.

CHAPITRE XVIII. §

Affaire d'Espagne de M. le duc d'Orléans. — Flotte arrêté en Espagne et Renaut aussi. — Déchaînement contre M. le duc d'Orléans. — Villaroël et Manriquez, lieutenants généraux, arrêtés en Espagne. — Terrible orage contre M. le duc d'Orléans, à qui on veut faire juridiquement le procès. — Le chancelier m'oblige à lui dire mon avis juridique sur le crime imputé à M. le duc d'Orléans, en est frappé, et tout tombe là-dessus, desseins et bruits incontinent après. — Triste état du duc d'Orléans après l'avortement de l'orage.

Il faut maintenant retourner un peu en arrière, pour voir tout de suite cette affaire de M. le duc d'Orléans sur l'Espagne, qui éclata en ce temps-ci, et qui a été la source de tout ce qui a depuis accompagné sa vie d'amertumes et de détresses, qui se sont de là répandues même sur les temps les plus affranchis et les plus libres de sa vie, et dans lesquels il a été revêtu seul de tout le pouvoir souverain.

Sans s'entendre ici sur le caractère avant le temps, il suffira de remarquer que son oisiveté, continuellement trompée par des voyages de Paris, amusée par des curiosités de chimie fort déplacées, et des recherches de l'avenir qui l'étaient bien davantage, livrée à Mme d'Argenton, sa maîtresse, à la débauche et à la mauvaise compagnie avec un air de licence, de peu de compte de la cour, et de beaucoup moins de Mme sa femme, lui avait fait grand tort dans l'esprit du monde et surtout dans celui du roi, lorsque la nécessité des affaires le força de l'envoyer relever le duc de Vendôme en Italie, et après le malheur de Turin, arrivé de tous points malgré sa prévoyance, et tout ce qu'il fit pour faire entendre raison à Marsin, et, depuis sa blessure, pour rentrer avec l'armée en Italie, porta le roi à l'en consoler par le commandement des armées en Espagne.

Le roi lui avait témoigné qu'il désirait qu'il vécût bien avec Mme des Ursins, qu'il ne se mêlât que des choses qui concernaient la guerre, et qu'il n'entrât en rien de toutes les autres affaires. M. le duc d'Orléans avait exactement suivi cet ordre. Mme des Ursins n'avait cherché qu'à lui plaire. Elle avait affecté de m'en écrire de ces sortes de louanges que l'on compte bien qui reviendront. Je savais les ordres du roi sur elle, j'étais ami des deux au dernier point, je désirais leur union qui faisait leur bien réciproque et plus encore celui de M. le duc d'Orléans, qui y était plus attaché, et j'avais eu soin de lui faire passer tout ce qui pouvait y contribuer. J'avais cimenté ces dispositions pendant le court séjour de M. le duc d'Orléans ici entre ses deux voyages d'Espagne, et je n'avais rien oublié pour lui en faire sentir toute l'importance pour lui, par l'unité de Mme des Ursins et de la reine d'Espagne, et de la même ici avec Mme de Maintenon.

Tout alla bien entre eux jusqu'à son retour en Espagne, que, mal content du peu de dispositions faites pour la campagne, malgré les soins qu'il en avait pris avant son retour et les promesses qui lui avaient été faites, et outré de ce que les mêmes manquements lui avaient fait perdre d'occasions glorieuses l'autre campagne, qu'il prévoyait lui devoir être aussi nuisibles pour celle qu'il allait commencer, ce mot, d'autant plus cruel qu'il était incomparable, lui échappa en plein souper, comme je l'ai remarqué (t. VI, p. 301), qui lui rendit Mme des Ursins et Mme de Maintenon sourdement irréconciliables. L'intelligence sembla continuer entre lui et Mme des Ursins, nonobstant les altercations fréquentes auxquelles les vivres et les autres fournitures pour l'armée donnèrent lieu. Il ne laissa pas de sentir, à plusieurs petites choses, qu'on lui cherchait noise, et qu'il était bon d'y prendre garde de près; et je l'en avertis fortement sur ce bruit répandu ici de son amour prétendu pour la reine d'Espagne avec des circonstances ajustées, sur lequel il me rassura, comme je l'ai dit ailleurs, dont il ne fut pas la moindre mention en Espagne, et qui, en effet, n'avait pas eu le moindre fondement.

Dès la fin de sa première campagne en ce pays-là, et plus encore dans son séjour après à Madrid, il sentit les fautes que l'ambition et l'avarice faisaient commettre à la princesse des Ursins. Il n'eut pas peine à démêler qu'elle était extrêmement crainte et haïe. Peut-être la simple curiosité le porta-t-elle à écouter quelques mécontents principaux; les princes sur tous les hommes veulent être aimés. Tout retentit en Espagne, et d'Espagne ici, de ses louanges en toutes façons, travail, détails, capacité, valeur, courage d'esprit, industrie, ressources, affabilité, douceur; et je ne sais s'il ne prit point les hommages des désirs rendus au rang et au pouvoir pour les hommages des coeurs, ni jusqu'à quel point il en fut flatté et séduit. Après s'être aperçu par des effets, quoique assez peu perceptibles, mais qu'il ne put méconnaître, de l'imprudence de ce bon mot fatal, il n'en fut que plus curieux, pendant sa seconde campagne et son séjour après Madrid, sur les déportements de la princesse des Ursins; il n'en fut aussi que d'un accès plus ouvert aux plaintes des mécontents, sans toutefois en faire d'usage.

Stanhope, cousin de celui qui, de mon temps, fut ambassadeur en Espagne, et depuis secrétaire d'État en Angleterre, commandait les Anglais, et était la seconde personne de l'armée du comte de Staremberg, opposée à celle que M. le duc d'Orléans commandait. Ce général anglais avait été fort débauché. Il avait passé du temps à Paris. Alors assez jeune, il y avait connu l'abbé Dubois, comme on dit, entre la poire et le fromage, et de là M. le duc d'Orléans, qui avait fait avec lui tout un hiver et un été force parties, toutes des plus libres. Le prince et le général, devenus personnages en Espagne, vis-à-vis l'un de l'autre, se souvinrent du bon temps, se le témoignèrent autant qu'ils le purent réciproquement, et saisirent également, pour s'écrire par des trompettes, des occasions de passeports, d'échanges de prisonniers et, autres semblables.

Les mécontents du gouvernement et de Mme des Ursins se rassemblèrent autour de lui. Il en fit si peu de mystère que, de retour de l'armée à Madrid, il parla pour plusieurs, en remit quelques-uns en grâce, obtint pour d'autres ce qu'ils désiraient, et répondit aux plaintes que lui en fit Mme des Ursins, en présence du roi et de la reine, qu'il avait cru les servir en se conduisant de la sorte, pour jeter à ces gens-là un milieu entre Madrid et Barcelone où ils se seraient précipités, s'il n'avaient eu recours à lui, et s'il ne les eût retenus par ses paroles et son secours. Pas un des trois n'eut le mot à répondre, et sur ce qu'il offrit de n'en plus écouter, ils le prièrent de continuer à le faire. Ils le pressèrent de hâter son retour en Espagne, et se séparèrent à ce qu'il parut, fort contents.

Il laissa, dans ce dessein d'une fort courte absence, tous ses équipages avec un nommé Renaut, que le duc de Noailles lui avait donné, et qui lui servait souvent de secrétaire, pour presser de sa part, en son absence, les préparatifs convenus pour la campagne suivante, lui en rendre compte et des choses dont il désirerait d'être instruit. Le comte de Châtillon, premier gentilhomme de sa chambre, seigneur fort pauvreteux, et père du duc de Châtillon, qui, sans y penser, a rapidement fait la plus grande fortune, demeura aussi en Espagne, sous prétexte de s'épargner six cents lieues en si peu de temps, en effet pour courtiser Mme des Ursins et tâcher d'attraper une grandesse. [Renaut] demeura aussi. Ce Renaut, que je n'ai jamais vu, était, par ouï dire, un drôle d'esprit et d'entreprise, actif, hardi, intelligent. On verra bientôt que le jugement n'était pas de la partie.

Vers la fin de l'hiver, le roi demanda à son neveu ce que c'était que Renaut, pourquoi il ne l'avait pas ramené; et ajouta qu'il ferait bien de le rappeler, parce que c'était un intrigant, qui se fourrait indiscrètement parmi les ennemis de Mme des Ursins, à qui cela faisait de la peine. M. le duc d'Orléans répondit aux questions, et dit qu'il allait mander à Renaut de revenir, et il le lui ordonna en effet. Renaut répondit qu'il s'allait préparer au retour, et M. le duc d'Orléans n'y songea pas davantage.

Quelque temps après, le roi lui demanda s'il avait bien envie de retourner en Espagne. Il répondit d'une manière qui, témoignant son désir de servir, ne marquait aucun empressement; et ne fit nulle attention qu'il pût y avoir rien d'important caché sous cette question.

Il me le conta. Je blâmai la mollesse de sa réponse. Je lui représentai combien il lui importait que la paix seule mît fin à ses campagnes; que, cessant de servir pendant la guerre, il se trouverait au niveau des autres généraux d'armée remerciés, et tout ce qu'il avait fait oublié, sans qu'il lui restât d'autre considération que celle de sa naissance, au lieu qu'achevant cette guerre et continuant d'y bien faire, il était difficile qu'il ne demeurât pas de quelque chose à la paix. D'ailleurs (car on comptait encore alors que Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne serviraient) nul autre pays ne lui convenait comme l'Espagne, où, éloigné de concurrence d'envie et de courriers du cabinet, il était en liberté. De servir en Flandre sous Monseigneur, ou en Allemagne sous Mgr le duc de Bourgogne, ce n'était plus commander une armée; en Flandre, c'était figurer péniblement dans une cour qui aurait ses épines, risquer sa réputation si la politique l'emportait, sinon s'exposer à des contradictions fâcheuses dont le poids de l'envie et des mauvais offices retomberait sur lui, selon que les événements seraient bons ou mauvais, lorsqu'ils auraient paru les suites de son opinion; en Allemagne, c'était un voyage et non une campagne où le duc d'Harcourt et le duc d'Hanovre ne chercheraient qu'à subsister. Ne servir plus, outre ce qui a été d'abord remarqué, ce serait, en cas de malheurs et de discussions, s'exposer à être saisi comme une ressource pour aller réparer des fautes peut-être peu réparables, et peut-être également dangereuses à réparer pour la politique, et à ne pas réparer pour I'État et sa propre réputation, se perdre aisément en acceptant, et plus sûrement encore en refusant. Ces raisons parurent déterminer M. le duc d'Orléans à un désir plus effectif de retourner en Espagne.

À peu de jours de là, le roi lui demanda comment il se croyait être avec la princesse des Ursins; et parce qu'il lui répondit qu'il avait lieu de se persuader d'être bien avec elle, parce qu'il n'avait rien fait pour y être mal, le roi lui dit qu'elle craignait pourtant fort son retour en Espagne, qu'elle demandait instamment qu'on ne l'y renvoyât pas; qu'elle se plaignait qu'encore qu'elle eût tout fait pour lui plaire, il s'était lié à tous ses ennemis; que ce secrétaire Renaut entretenait avec eux un commerce étroit et secret qui l'avait obligée à demander son rappel, dans la crainte qu'il ne lui fit de la peine par le nom de son maître.

M. d'Orléans répondit qu'il était infiniment surpris de ces plaintes de Mme des Ursins; qu'il avait toujours eu grand soin, comme Sa Majesté le lui avait recommandé, de ne se mêler d'aucune affaire que de celles de la guerre; qu'il n'avait rien oublié pour ôter à Mme des Ursins tout ombrage qu'il voulût entrer en rien, et pour lui témoigner qu'il voulait vivre, en union et en amitié avec elle, comme il y avait en effet vécu. Il conta au roi l'éclaircissement qu'il avait eu avec elle, et que j'ai rapporté ci-dessus, dont elle était demeurée très satisfaite, ainsi que Leurs Majestés Catholiques qui y étaient présentes, et qui tous trois l'avaient prié de continuer à écouter et ramener les mécontents, et â presser son retour en Espagne dont il était lors près de partir.

Il ajouta qu'il était vrai qu'il savait beaucoup de malversations et de dangereux manéges de la princesse des Ursins, qui ne pouvaient tourner qu'à la ruine de Leurs Majestés Catholiques et de leur couronne; que Mme des Ursins, qui s'en doutait peut-être, craignait en lui ces connaissances, et pour cela ne voulait pas qu'il retournât; mais qu'il avait si bien retenu ce que Sa Majesté lui avait prescrit, qu'il osait la prendre elle-même à témoin que c'était là la première fois qu'il prenait la liberté de lui en parler; que, quelque nécessité qu'il vit à lui en rendre compte, il l'eût toujours laissé dans le silence, s'il ne l'eût lui-même obligé à le rompre là-dessus en lui parlant de l'éloignement de Mme des Ursins pour lui, également ignoré et non mérité par lui.

Le roi pensa un moment, puis lui dit que, les choses en cet état, il croyait plus à propos qu'il s'abstînt de le renvoyer en Espagne; que les affaires se trouvaient en une crise où on doutait à qui elle demeurerait; que, si son petit-fils en sortait, ce n'était pas la peine d'entrer en rien sur l'administration de Mme des Ursins; que, s'il conservait cette couronne, il serait à propos alors de parler à fond de cette administration, et qu'il serait en ce temps-là bien aise d'en consulter son neveu.

M. le duc d'Orléans s'en tint là, et me le conta, médiocrement fâché à ce qu'il me parut, et moi plus que lui par les raisons qui ont été rapportées. Il me dit que cette intrigue s'était toute conduite de Le des Ursins à Mme de Maintenon immédiatement, et c'était du roi qu'il l'avait appris, c'est-à-dire que Mme des Ursins s'était adressée à Mme de Maintenon là-dessus sans aucun autre canal intermédiaire, aussi n'en avait-elle pas besoin, surtout sur une vengeance commune.

Peu après il devint public que M. le duc d'Orléans ne retournerait point en Espagne, parce que, ne s'y agissant guère que d'en ramener les troupes françaises, cet emploi ne lui convenait pas. Alors le roi dit à M. d'Orléans d'en faire revenir ses équipages, et lui ajouta à l'oreille d'y envoyer les chercher par quelqu'un de sens, qui, dans la conjoncture présente, pût être le porteur de ses protestations à tout événement, si par un traité Philippe V quittait le trône d'Espagne, et son neveu conserver ses droits en faisant doucement recevoir ses protestations. Au moins fut-ce ce que m'en dit alors M. le duc d'Orléans, et ce que peu de gens voulurent croire dans la suite, car il faut parler avec exactitude.

Ce prince choisit pour cet emploi un nommé Flotte, que je n'ai jamais vu, non plus que Renaut, parce que je n'ai jamais eu d'habitude dans sa maison, et n'y ai connu personne. C'était un homme de beaucoup d'esprit, d'adresse, de hardiesse, à ce que j'ai ouï dire à M. de Lauzun qui en faisait cas, qui avait été à lui au temps de ses plus importantes affaires avec Mademoiselle, qui s'en était beaucoup mêlé, à laquelle il était passé ensuite, mais comme l'instrument principal de tout entre eux, dans les temps les plus fâcheux, et dans ceux de la prison de M. de Lauzun, jusqu'à son retour et ses brouilleries depuis avec Mademoiselle, à la mort de laquelle il était entré chez Monsieur, et à la mort de Monsieur il était demeuré à M. le duc d'Orléans, qui s'en était servi à la guerre d'aide de camp de confiance en Italie et en Espagne.

Cet homme, nourri comme on voit dans l'intrigue, s'en alla droit à Madrid. En chemin il reçut des nouvelles de Renaut, qui y était toujours demeuré, qui lui donnait avis du jour de son départ et du lieu où il le rencontrerait. Flotte ne le trouva point au rendez-vous. Il crut qu'il avait différé son départ et qu'il le rencontrerait plus loin. Avançant toujours sans le voir, il ne douta pas qu'il ne le trouvât encore à Madrid, et qu'il l'y attendait. Il y arriva, y séjourna quelque temps, y chercha Renaut inutilement. Il y vit quelques personnes, et même quelques grands en commerce avec Renaut qui ne purent lui en donner de nouvelles. Je n'ai point su ce que Flotte en pensa; mais il séjourna assez à Madrid, puis s'en alla à l'armée, qui était encore répandue dans ses quartiers d'hiver.

Il y salua le maréchal de Besons, pour lequel il n'avait point de lettres, et demeura trois semaines à rôder de quartier en quartier, sans rien répondre de précis ni de juste à Besons qui ne voyait point de fondement à ce long séjour dont il était surpris, et qui le pressait de retourner en France. Enfin Flotte fut prendre congé du maréchal, et lui demander une escorte pour s'en aller de compagnie avec un commissaire des vivres qui voulait aussi repasser les Pyrénées. Lui et ce commissaire partirent un matin de chez Besons, tous deux dans une chaise à deux, avec vingt dragons d'escorte.

Comme ils s'éloignaient du quartier du maréchal, le commissaire vit de loin deux gros escadrons qui s'approchaient d'eux peu à peu, qu'il reconnut être de la cavalerie du roi d'Espagne. Le soupçon qu'il en prit lui fit bientôt passer la tête par la portière, d'où il vit que ces escadrons les suivaient; il le dit à Flotte qui d'abord n'en prit point d'ombrage, mais qui à demi lieue de là commença aussi à s'en inquiéter. Ils raisonnèrent ensemble dans la chaise et firent encore deux lieues, au bout desquelles ils remercièrent leur escorte comme n'en ayant plus besoin, pour voir alors ce que deviendraient ces deux escadrons. Les dragons, qui étaient Français, insistèrent un peu à les suivre par civilité, puis voulurent les quitter; mais aussitôt que les escadrons s'en aperçurent, ils vinrent au trot et empêchèrent les dragons de se retirer. Ce bruit si proche obligea le commissaire à regarder ce que ce pouvait être, et voyant alors qu'il y a voit dessein sur eux, il le dit à Flotte, et lui demanda s'il n'avait point de papier sur lui. Flotte fit bonne contenance; mais un moment après, remarquant quelques cavaliers détachés qui les côtoyaient, il pria le commissaire de se charger d'un porte-lettres qu'il lui fit doucement couler. Il n'en était plus temps, un des cavaliers le remarqua. Il arrêta la chaise que les escadrons enveloppèrent en même temps. Les dragons là-dessus firent mine de la vouloir défendre; mais celui qui commandait les escadrons s'approcha du lieutenant de dragons, lui dit civilement qu'il avait ses ordres, que l'inégalité du nombre le devait retenir puisqu'il s'opposerait vainement à ce qu'il devait faire, et qu'enfin il serait fâché d'être obligé de les faire désarmer. À cela il n'y avait et n'y eut point de réplique. Les dragons se retirèrent. Un exempt des gardes du corps du roi d'Espagne, jusque-là mêlé parmi les cavaliers s'avança à la chaise, se fit connaître par un ordre par écrit qu'il montra, fit mettre pied à terre à Flotte et au commissaire, fouilla entièrement la chaise puis Flotte partout, et, averti qu'il fut, il commanda au commissaire de lui remettre ce que Flotte lui avait fait couler, et l'avertit de ne s'exposer pas au mauvais traitement qui l'attendait s'il lui donnait la peine de le fouiller. Le commissaire ne se le fit pas dire deux fois et donna le porte-lettres, après quoi l'exempt lui dit qu'il était libre, et lui permit de remonter en chaise et de continuer son voyage. En même temps Flotte fut mis sur un cheval, environné d'officiers, qui s'assurèrent bien de sa personne, et conduit chez le marquis d'Aguilar au même quartier d'où il venait de partir .

Le marquis d'Aguilar, grand d'Espagne, fils du vieux marquis de Frigilliane, est le même qui vint à Paris persuader le malheureux siège de Barcelone sur lequel je me suis étendu (t. V, p. 73). Il commandait alors en chef les troupes d'Espagne sous le maréchal de Besons. Il était lors vendu à Mme des Ursins, et il se retrouvera encore dans la suite. Dès qu'il fut averti de la capture, il alla trouver Besons, à qui il dit tout ce qu'il put de plus soumis pour excuser ce qu'il venait de faire exécuter sans sa permission ni sa participation, dans son armée, fondé sur un ordre par écrit, de la main propre du roi d'Espagne, qu'il lui fit lire. Besons, tout irrité qu'il était, l'écouta sans l'interrompre, et lut l'ordre du roi d'Espagne positif pour cette exécution, et pour ne lui en rien communiquer. En le rendant au marquis d'Aguilar, il lui dit qu'il fallait que Flotte, qu'il avait connu et cru un garçon fort sage, fût bien coupable, puisque, appartenant à M. le duc d'Orléans, le roi d'Espagne se portait à cette extrémité.

Il congédia Aguilar étonné au dernier point; mais sans perdre le jugement, il manda l'aventure à M. le duc d'Orléans, l'avertit qu'il n'en rendrait compte au roi que par l'ordinaire, qui ne pourrait arriver que six jours après un courrier qu'il venait [de] dépêcher, le fit rattraper avec ce billet, avec ordre de le rendre à M. le duc d'Orléans à l'insu de qui que ce fût, de manière que ce prince en fut averti six jours entiers avant le roi et avant personne. Il tint le cas si secret qu'il m'en fit un à moi-même, et cependant je ne sais quel usage il fit de l'avis reçu si fort à temps. Il vint au roi par l'ordinaire qui arriva le 12 juillet de l'armée et de Madrid. Le roi le dit à son neveu, qui fit le surpris et qui avait eu le loisir de se préparer. Il répondit au roi qu'il était étrange qu'on arrêtât ainsi un de ses gens; qu'ayant l'honneur de lui appartenir de si près, c'était à Sa Majesté à en demander raison, et à lui à l'attendre de sa justice et de sa protection. Le roi repartit que l'injure le regardait plus en effet lui-même, que son neveu, et qu'il allait donner ordre à Torcy d'écrire là-dessus comme il fallait en Espagne.

Il n'est pas difficile de comprendre qu'un tel éclat fit grand bruit en Espagne et en France; mais quel qu'il fût d'abord, ce ne fut rien en comparaison des suites. J'en parlai alors à M. le duc d'Orléans qui me dit ce qui a été raconté de ses protestations, et qui me parut tout attendre de l'effet des lettres du roi. Je lui demandai, à cette occasion, des nouvelles de Renaut; et j'ai appris qu'il n'en avait eu aucune depuis la réponse qu'il lui avait faite à l'ordre de revenir; que Flotte ne l'avoir trouvé ni sur la route ni à Madrid, et qu'on ne savait ce qu'il était devenu. Tout cela me fit entrer en soupçon qu'il y avait du plus en cette affaire, que Renaut avait été arrêté, et que ces choses ne s'étaient point exécutées sans la participation du roi. Je dis à M. [le duc] d'Orléans que cela seul de n'avoir point eu de nouvelles de Renaut depuis le départ de Flotte lui aurait dû donner de l'inquiétude de l'un et des précautions pour l'autre. Il en convint, puis me dit que, Flotte n'étant allé que sur ce que le roi lui avait dit de ses protestations, il n'avait pu prendre de défiance; qu'à la façon dont le roi lui avoir parlé il ne pouvait croire qu'il y fût entré, mais un coup de hardiesse et de curiosité de Mme des Ursins, qui donnait en cela un second tome des dépêches de l'abbé d'Estrées, pour découvrir à quels ennemis elle avait affaire, et cacher la sienne sous le prétexte l'une affaire d'État, dont les moindres soupçons excusent tous les éclats. Ce raisonnement, que la connaissance des artifices et de la hardiesse de la princesse des Ursins m'avait déjà fourni en moi-même, me persuada encore plus de la bouche de M. le duc d'Orléans, et je crus qu'il fallait suspendre tout raisonnement jusqu'à l'arrivée de la réponse d'Espagne.

Cependant, on ne l'attendit pas pour exciter le déchaînement contre M. le duc d'Orléans. La cabale de Meudon avait manqué à demi son coup sur Mgr le duc de Bourgogne, mais elle l'avait détruit auprès de Monseigneur. L'occasion était trop belle contre le seul du sang royal qui pût figurer pour n'en pas profiter dans toute son étendue, et se faire place nette. Cette politique se trouvait aiguisée de la haine personnelle de Mme la Duchesse, fondée sur les distinctions de rang auquel les princes du sang ne pouvaient s'accoutumer, plus vivement encore sur de ces choses de galanterie qui pour avoir vieilli ne se pardonnent point, enfin sur la jalousie du commandement des armées, quoiqu'elle fût fort éloignée d'aimer M. le Duc, lequel ne se contraignit point de dire et de faire du pis qu'il put. Il se publia que M. le duc d'Orléans avait essayé de se faire un parti qui le portât sur le trône d'Espagne en chassant Philippe V, sous prétexte de son incapacité, de la domination de Mme des Ursins, de l'abandon de la France retirant ses troupes; qu'il avait traité avec Stanhope pour être protégé par l'archiduc, dans l'idée qu'il importait peu à l'Angleterre et à la Hollande qui régnât en Espagne, pourvu que l'archiduc demeurât maître de tout ce qui était hors de son continent, et que celui qui aurait la seule Espagne fût à eux, placé de leur main, dans leur dépendance, et de quelque naissance qu'il fût, ennemi, ou du moins séparé de la France. Voilà ce qui eut le plus de cours.

Il y en avait qui allaient plus loin. Ceux-là ne parlaient de rien moins que de la condition de faire casser à Rome le mariage de Mme la duchesse d'Orléans comme indigne et fait par force, et conséquemment déclarer ses enfants bâtards, à la sollicitation de l'empereur; d'épouser la reine, soeur de l'impératrice et veuve de Charles II, qui avait encore alors des trésors, monter avec elle sur le trône, et, sûr qu'elle n'aurait point d'enfants, épouser après elle la d'Argentan; enfin, pour abréger les formes longues et difficiles, empoisonner Mme la duchesse d'Orléans. Grâce aux alambics, au laboratoire, aux amusements de physique et de chimie, et à la gueule ferrée et soutenue des imposteurs, M. le duc d'Orléans ne laissa pas d'être heureux que Mme sa femme, qui était grosse et qui eut en ce même temps une très violente colique qui redoubla ces horreurs, s'en tirât heureusement, et bientôt après accouchât de même, dont le rétablissement ne servit pas peu à les faire tomber.

Cependant la réponse d'Espagne n'arrivait point. La plus saine partie de la cour commençait à se hérisser, M. le duc d'Orléans l'attendait toujours. Le roi, et plus encore Monseigneur, le traitaient avec un froid qui le mettait fort mal à l'aise; à cet exemple, la plupart de la cour se retirait ouvertement de lui.

J'étais alors, comme je l'ai remarqué, en espèce de disgrâce: je n'allais plus à Marly, et cette situation désagréable était visible. Ma liaison si étroite avec M. le duc d'Orléans inquiéta mes amis qui me pressèrent de m'en écarter un peu. L'expérience que j'avais de ce que savaient faire ceux qui me haïssaient ou me craignaient, surtout la cabale de Meudon qui était celle de Vendôme, en particulier M. le Duc et Mme la Duchesse, me fit bien faire réflexion à moi-même que, dans l'état où je me trouvais avec le roi, cette liaison si grande leur donnait beau jeu. Mais, tout considéré, je crus qu'à la cour comme à la guerre il fallait de l'honneur et du courage, et savoir avec discernement affronter les périls; je ne [crus] donc pas en devoir témoigner la moindre crainte, ni marquer la moindre différence dans ma liaison ancienne et si intime avec M. le duc d'Orléans au temps de son besoin, par l'étrange abandon qu'il éprouvait.

Enfin les réponses d'Espagne venues depuis assez longtemps sans qu'on en eût parlé, ce prince m'avoua que plusieurs gens considérables, grands d'Espagne et autres, lui avaient persuadé qu'il n'était pas possible que le roi d'Espagne s'y pût soutenir, et de là lui avaient proposé de hâter sa chute et de se mettre en sa place; qu'il avait rejeté cette proposition avec l'indignation qu'elle méritait, mais qu'il était vrai qu'il s'était laissé aller à celle de s'y laisser porter si Philippe V tombait de lui-même sans aucune espérance de retour, parce qu'en ce cas il ne lui causerait aucun tort, et ferait un bien au roi et à la France de conserver l'Espagne dans sa maison, qui ne lui serait pas moins avantageux qu'à lui-même; que cela se faisant sans la participation du roi, il ne se trouverait point embarrassé de renoncer par la paix, ni les ennemis en peine d'un prince porté sur le trône par le pays même, séparément de la France, avec qui l'apparence d'union et de liaison ne pourrait pas être telle qu'avec Philippe V.

Cet aveu ne me donna pas opinion du projet, ni désir de presser pour en savoir davantage, supposé qu'il y eût dit plus. Je me rabattis dans cette crainte à remontrer à ce prince l'absurdité d'un projet si vide de sens que ce serait perdre le temps que de s'amuser à raconter ici tout ce que je lui en dis, et démontrai bien aisément. Je lui conseillai ensuite de faire l'impossible pour pénétrer jusqu'où le roi en savait, pour éviter de lui donner soupçon de plus en matières si jalouses, et de suites, au mieux qu'elles se tournassent, si fâcheuses en éloignement et en défiances irrémédiables, lui avouer ce qu'il lui apprendrait, ou, si le roi était informé, lui raconter ce qu'il venait de me dire, surtout lui en faisant bien remarquer les bornes et l'intention; lui demander pardon de ne lui en avoir pas fait la confidence et reçu ses ordres; s'en excuser sur ce qu'il n'y avait rien de mauvais dans le projet contre son service, ni contre le roi d'Espagne, et sur ce que, l'ayant su, la conscience de Sa Majesté aurait pu être embarrassée sur les renonciations à faire à la paix, si alors elles lui étoient demandées. J'ajoutai qu'avec tout cela je ne voyais point une plus mauvaise affaire, plus triste, ni en même temps plus folle, ni plus impossible, ni un plus grand malheur pour lui que de s'y être laissé entraîner, dont toutefois, â force d'esprit, de conduite, de naissance, il fallait qu'il tâchât de sortir au moins mal qu'il se pourrait, et qu'il ne s'abandonnât pas soi-même dans le triste état d'abandon général et de clameurs les plus cruelles où déjà il se trouvait réduit. Il goûta fort mon conseil, convint à demi de la faute et de la folie, m'avoua qu'il avait laissé Renaut en Espagne pour la suivre, que Flotte devait aussi s'y concerter avec lui.

Mme des Ursins avait trop d'espions de tous les genres, elle était trop occupée de sa haine contre M. le duc d'Orléans, elle avait conçu trop de défiance de la protection qu'il avait donnée aux mécontents; elle avait trop de soupçons de la conduite de Renaut, laissé en Espagne depuis qu'elle avait procuré qu'il en fût rappelé; enfin elle y fut trop confirmée par l'arrivée de Flotte, sous un prétexte aussi frivole que celui de venir chercher des équipages qui ne manquaient pas de gens pour les ramener; [elle avait] un trop vif intérêt à pénétrer et à faire des affaires à M. le duc d'Orléans pour n'être pas instruite.

Renaut se conduisit, à ce que j'ai ouï dire depuis, avec la dernière imprudence. Il ne ménagea ni ses allées et venues, ni ses commerces très justement suspects à Mme des Ursins, parce qu'il n'était lié qu'avec ses ennemis. La tête de cet homme se tourna; il ne put porter le poids d'une confiance si importante, de l'entremise de choses si hautes; il se crut l'arbitre des récompenses de tout ce qui entrerait dans le parti, et jusqu'à ses discours le trahirent, et le firent arrêter secrètement un peu avant l'arrivée de Flotte, qui moins indiscret, niais marchant à tâtons sans Renaut, donna dans des piéges qui le perdirent. L'intervalle de ce rappel en tout, puis en partie des troupes françaises, leur parut une conjoncture d'ébranlement à en profiter. Ceux qui, en Espagne, avaient séduit M. le duc d'Orléans de l'extravagance de ce projet impossible saisirent la même conjoncture pour grossir le parti, et tous avec si peu de précautions, que leur conduite, aussi insensée que leur projet même, le fit aisément découvrir, et causa tout cet affreux scandale.

Tandis que j'arraisonnais M. le duc d'Orléans comme je viens de l'expliquer, et qu'il se préparait à en faire usage (et que parmi ces conversations je n'ai jamais bien démêlé jusqu'où l'affaire en était, moins encore jusqu'où le roi en savait ni depuis), le roi consultait là-dessus et sa famille et son conseil. Il savait le projet dès lors qu'il ordonna à son neveu de faire revenir Renaut d'Espagne. Par les papiers qui lui furent trouvés en l'arrêtant, et depuis par ceux de Flotte, il en apprit beaucoup plus, et peut-être davantage encore, lorsque quinze jours après, le marquis de Villaroël, lieutenant général dans les troupes d'Espagne, fut arrêté à Saragosse, et en même temps don Boniface Manriquez, aussi lieutenant général, le fut à Madrid, et dans une église, qui est un asile en Espagne qu'on ne viole qu'avec de grandes mesures pour en tirer les plus grands criminels.

Ce fut un éclat si grand pour le pays, qu'il ne s'y pouvait rien ajouter. C'était aussi ce que voulait la princesse des Ursins, pour exciter les clameurs de toute l'Espagne nécessaire à révolter toute la France, sous les secrets auspices de Mme de Maintenon. L'une et l'autre sentaient bien le vide du fond du complot, et qu'il avait besoin d'autant plus de vacarmes qu'il s'agissait de brusquer et d'entraîner aux plus forts partis contre un petit-fils de France, neveu du roi, oncle de la reine d'Espagne et de Mme la duchesse de Bourgogne, qu'il était trop dangereux d'attaquer vainement. Le succès passa leur espérance.

Jamais clameurs si universelles, jamais d'un si grand fracas, jamais abandon semblable à celui où M. le duc d'Orléans se trouva, et pour une folie; car s'il y eût eu du crime, à la fin on l'aurait su; il ne fut pas ménagé à le tenir caché, et dès là, qui que ce soit n'en sut que ce que j'ai raconté. J'en infère que le roi, que Mme de Maintenon, que Mme des Ursins elle-même, n'en surent pas davantage, elles qui poussèrent sans cesse au plus violent, et qui par conséquent se trouvaient si intéressées aux preuves qu'il était mérité, sans que d'aucune part il en ait été allégué ni [en ait] transpiré plus que ce que je viens de raconter, ni lors ni en aucun temps depuis.

Monseigneur se signala entre tous pour sévir au plus fort; on a vu qu'il a toujours aimé le roi d'Espagne; tout ce qui l'environnait, à deux ou trois près, était contraire à M. le duc d'Orléans, duquel ils avaient éloigné Monseigneur de longue main. La cabale de Meudon, dont j'ai montré les raisons, menait, ou se faisait redouter de tout ce qui approchait d'un prince qu'elle gouvernait, dont l'intelligence était nulle, à qui on persuadait les choses les plus éloignées de toute apparence, et dont l'année suivante fournira un exemple qui peut être dit prodigieux. Mlle Choin n'avait garde de ne pas suivre Mme la Duchesse et ses deux amies si intimes, Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, en chose qui leur importait si fort, à la première de haine, aux deux autres et à elle-même de politique, et de ne seconder pas encore une fois Mme de Maintenon, avec laquelle elle était restée unie depuis l'affaire de la disgrâce de Chamillart, qui, sans oser rallier comme à l'égard de ce ministre, eut soin de se montrer assez aux gens dont elle compta faire usage pour faire presque le même effet sur eux, que plus à découvert elle avoir obtenu contre le ministre. Elle n'oublia pas les ressorts intérieurs des cabinets du roi qu'elle avoir si utilement su remuer contre Chamillart. M. du Maine y avait le même intérêt qui l'avait si vivement, mais si cauteleusement mis en mouvement en faveur du duc de Vendôme contre Mgr le duc de Bourgogne, et, en cette occasion-ci, au lieu d'avoir à se cacher de Mme de Maintenon, il en avait l'aveu et le désir. Toute leur peine fut de ne pouvoir associer ce prince à leurs cris. Il demeura ferme à vouloir des preuves et de l'évidence, à soutenir que, quand bien même il s'en trouverait de telles, il fallait cacher, non pas manifester à leur honte commune le crime du sang royal. Il est pourtant très certain que la partie était faite pour le répandre, à tout le moins de le déshonorer par une condamnation et par la prétendue clémence d'une commutation de peine qui anéantit le duc d'Orléans pour jamais. Force gens y trouvaient leur compte pour les futurs contingents, quelques-uns pour leur haine, les deux dominatrices surtout deçà et delà des Pyrénées pour leur vengeance.

L'affaire fut donc donnée en Espagne et en France comme le complot d'un prince si prochain des deux couronnes, et propre oncle maternel de la reine d'Espagne, qui, abusant du diplôme qui le rappelait à son rang de succession à la monarchie d'Espagne, nonobstant le silence du testament de Charles II à son égard, abusant du pouvoir du commandement des armées, de la confiance dans les affaires, du traitement d'infant, se servait de toutes ces choses pour imiter l'usurpation du prince d'Orange sur son beau-père, chasser d'Espagne la famille régnante et en occuper la place sur le trône.

Monseigneur, toujours si enseveli dans l'apathie la plus profonde, et qui, à force d'art et de machines, en avait été tiré pour la première fois de sa vie contre Chamillart, poussé par les mêmes, montra jusqu'à de la furie, et n'insista à rien moins qu'à une instruction juridique et criminelle. Voysin et Desmarets, trop attachés à Mme de Maintenon, l'un de reconnaissance, l'autre de crainte, n'osaient pas être d'un autre avis, que le premier appuyait avec chaleur. Torcy était flottant et dans l'embarras. Pour le duc de Beauvilliers, il s'y trouvait bien davantage. Le cri public l'étourdissait; les mœurs et la conduite de M. [le duc] d'Orléans lui rendaient tout croyable, il ne pouvait oublier sa tendresse de gouverneur pour le roi d'Espagne. Toutefois, il ne voyait rien de clair; la considération de M. de Chevreuse, qui aimait M. le duc d'Orléans par des rapports de science et des conversations par lesquelles il espérait le convertir à Dieu, l'arrêtaient. Ce prince n'avait jamais biaisé sur l'archevêque de Cambrai; il avait toujours conservé des liaisons avec lui, et ce prélat était le coeur et l'âme des deux ducs. Beauvilliers enfin déférait à la délicatesse de Mgr le duc de Bourgogne. Le chancelier, effrayé d'un scandale si monstrueux dans la famille royale, n'était pas moins éloigné de M. le duc d'Orléans par sa, conduite et par ses moeurs. Il était extrêmement bien avec Monseigneur, sans qu'il y parût par les raisons que j'ai marquées; il ne voulait pas perdre un si précieux avantage, lié d'ailleurs avec Harcourt, qui l'avait, comme on a vu, réuni avec filme des Ursins; mais l'acharnement de son fils, qu'il connaissait à fond, et dont il détestait tout, hors le soutien et la fortune, le ramenait vers l'avis de Mgr le duc de Bourgogne. Tout cela se préparait et se cuisait sous la cendre, dès le temps que le roi parla à son neveu de ne plus retourner en Espagne, et d'en faire revenir Renaut, qui tôt après fut arrêté. La capture si éclatante de Villaroël, et surtout de Manriquez, donna un tel coup de fouet à cette terrible affaire, qu'elle mit toute autre en silence, et agita violemment jusqu'aux visages de tout le monde.

Dans ce tourbillon, M. le duc d'Orléans parla au roi longtemps, qui ne l'écouta qu'en juge, quoiqu'il lui avouât alors le fait tel qu'il me l'avait dit et que je l'ai raconté ici. Ce fait, tel qu'il le lui exposa, était bien une idée extravagante, mais qui ne pouvait jamais passer pour criminelle, et toutefois ce n'était pas ce qui revenait d'Espagne, ni ce qui était soufflé d'ici. On y employa tout le manége et toute l'application possible, pour soutenir le roi dans la persuasion que l'aveu que lui avait fait M. le duc d'Orléans n'était qu'un tour d'esprit d'un criminel qui se voit près d'être convaincu, et qui pour échapper donne le change, mais un change dont la grossière ineptie faisait seule la preuve de ce qui se trouverait, si, en l'arrêtant et le livrant aux formes, on faisait disparaître tout ce qui le rendait trop respectable et trop à craindre pour que, sans une démarche si nécessaire, on pût espérer de faire dire la vérité, retenue par la frayeur de sa naissance et de sa personne, mais dont toute considération tomberait quand on le verrait abandonné et livré à l'état des criminels, puisque, à travers l'éclat et la terreur qui le protégeaient encore, cette humble vérité se rendait déjà si palpable et se faisait si bien sentir telle, par M. d'Orléans même, qu'avec tout son esprit, il n'avait dû imaginer qu'une folie pour l'obscurcir, et une folie destituée de toute sorte d'apparence.

Contre tant de machines, d'artifices, de hardiesse, de haine et d'ambition, M. le duc d'Orléans se trouvait seul à se défendre, sans autre appui que les larmes méprisées d'une mère et les languissantes bienséances d'une femme, la volonté impuissante du comte de Toulouse qui, avec son froid naturel, aurait voulu le servir, et les discours dangereux de l'autre beau-frère, qui protestait de ses désirs et y mêlait de légers et d'inutiles conseils, qu'il fallait écouter sans montrer de défiance.

Le roi, à tous moments en proie à tous les accès de ses cabinets, sans repos chez Mme de Maintenon, persécuté sans cesse d'Espagne, accablé de Monseigneur qui lui demandait continuellement justice pour son fils, peu retenu par le sage avis de Mgr le duc de Bourgogne, dont le poids était resté en Flandre, ni par Mme la duchesse de Bourgogne, qui désirait de tout son coeur délivrer son oncle, mais qui, timide de son naturel, tremblante sous Monseigneur, et plus encore sous Mme de Maintenon dont elle apercevait la volonté, n'osait lâcher que des demi paroles, le roi, dis-je, ne sachant à quoi se résoudre, parlait au conseil d'État qu'il trouvait encore partagé. À la fin, il se rendit à tant de clameurs si intimes et si bien organisées, et ordonna au chancelier d'examiner les formes requises pour procéder à un pareil jugement. Le chancelier travailla trois ou quatre fois seul avec le roi, après que les autres ministres étaient sortis du conseil. Comme il n'avait aucun département, il ne travaillait jamais avec le roi, avec tout ce qui était répandu sur cette affaire, qui seule faisait alors tout l'entretien, cette nouveauté mit bientôt le doigt sur la lettre à la cour et à la ville.

J'allais presque tous les soirs causer avec le chancelier, dans son cabinet, et cette affaire y avait été quelquefois traitée superficiellement à cause de quelques tiers. Un soir que j'y allai de meilleure heure, je le trouvai seul, qui, la tête baissée et ses deux bras dans les fentes de sa robe, s'y promenait, et c'était sa façon lorsqu'il était fort occupé de quelque chose. Il me parla des bruits qui se renforçaient, puis, voulant venir doucement au fait, ajouta qu'on allait jusqu'à parler d'un procès criminel, et me questionna, comme de pure curiosité et comme par le hasard de la conversation, sur les formes dont il me savait assez instruit, parce que c'est celle de pairie. Je lui répondis ce que j'en savais, et lui en citai des exemples. Il se concentra encore davantage, fit quelques tours de cabinet, et moi avec lui, sans proférer tous deux une seule parole, lui regardant toujours à terre, et moi l'examinant de tous mes yeux; puis tout à coup le chancelier s'arrêta, et se tournant à moi comme se réveillant en sursaut: « Mais vous, me dit-il, si cela arrivait, vous êtes pair de France, ils seraient tous nécessairement ajournés et juges puisqu'il les faudrait convoquer tous, vous le seriez aussi, vous êtes ami de M. le duc d'Orléans, je le suppose coupable, comment feriez-vous pour vous tirer de là? — Monsieur, lui dis-je avec un air d'assurance, ne vous y jouez pas, vous vous y casseriez le nez. — Mais, reprit-il encore une fois, je vous dis que je le suppose coupable et en jugement; encore un coup, comment feriez-vous? — Comment je ferais? lui dis-je, je n'en serais pas embarrassé. J'y irais, car le serment des pairs y est exprès, et la convocation y nécessite. J'écouterais tranquillement en place tout ce qui serait rapporté et opiné avant moi; mon tour venu de parler, je dirais qu'avant d'entrer dans aucun examen des preuves, il est nécessaire d'établir et de traiter l'état de la question; qu'il s'agit ici d'une conspiration véritable ou supposée de détrôner le roi d'Espagne, et d'usurper sa couronne; que ce fait est un cas le plus grief de crime de lèse-majesté, mais qu'il regarde uniquement le roi et la couronne d'Espagne, en rien celle de France; par conséquent, avant d'aller plus loin, je ne crois pas la cour suffisamment garnie de pairs, dans laquelle je parle, compétente de connaître d'un crime de lèse-majesté totalement étrangère, ni de la dignité de la couronne de livrer un prince que sa naissance en rend capable, et si proche, à aucun tribunal d'Espagne, qui seul pourrait être compétent de connaître d'un crime de lèse-majesté qui regardé uniquement le roi et la couronne d'Espagne. Cela dit, je crois que la compagnie se trouverait surprise et embarrassée, et, s'il y avait débat, je ne serais pas en peine de soutenir mon avis. » Le chancelier fut étonné au dernier point, et après quelques moments de silence en me regardant: « Vous êtes un compère; me dit-il en frappant du pied et souriant en homme soulagé, je n'avais pas pensé à celui-là, et en effet cela a du solide. » Il raisonna encore très peu de moments avec moi, et me renvoya, ce qu'il n'avait jamais accoutumé à ces heures-là, parce que sa journée était faite et n'était plus alors que pour ses amis familiers. Comme je sortais, le premier écuyer y entra.

Je trouvai l'impression que j'avais faite au chancelier si grande, que je l'allai sur-le-champ conter à M. le duc d'Orléans, qui m'embrassa de bon coeur. Je n'ai jamais su ce que le chancelier en fit, mais le lendemain il travailla encore seul avec le foi à l'issue du conseil. Ce fut la dernière fois, et moins de vingt-quatre heures après, les bruits changèrent tout d'un coup: il se dit tout bas, puis tout haut, qu'il n'y aurait point de procès, et aussitôt [ces bruits] tombèrent.

Le roi se laissa entendre en des demi particuliers pour être répandu qu'il avait vu clair en cette affaire, qu'il était surpris qu'on en eût fait tant de bruit, et qu'il trouvait fort étrange qu'on en tint de si mauvais propos .

Cela fit taire en public, non en particulier, où on s'en entretint encore longtemps. Chacun en crut ce qu'il voulut, suivant ses affections et ses idées. Le roi en demeura éloigné de son neveu; et Monseigneur, qui n'en revint jamais, le lui fit sentir non seulement en toute occasion, mais jusque dans la vie ordinaire, d'une façon très mortifiante. La cour en était témoin à tous moments et voyait le roi sec avec son neveu, et l'air contraint avec lui. Cela ne rapprocha pas le monde de ce prince, dont le malaise et la contrainte, après quelque temps d'une conduite un peu plus mesurée, l'entraîna plus que jamais à Paris par la liberté qu'il ne trouvait point ailleurs, et [pour] s'étourdir par la débauche.

Si Mme des Ursins fut mortifiée de n'avoir fait que toucher au but qu'elle s'était proposé, Mme de Maintenon et ses consorts, Mlle Choin et les siens n'en furent pas plus contents, et prirent grand soin de nourrir et de tourner en haine et aux plus fâcheux soupçons l'éloignement du roi et de Monseigneur, et de tenir le monde dans l'opinion que c'était mal faire sa cour que de voir M. le duc d'Orléans aussi son abandon demeura-t-il le même. Il le sentait, mais, abattu de sa situation avec le roi et Monseigneur, il ne fit pas grand'chose pour se rapprocher le monde, qui néanmoins ne le fuyait plus comme dans le fort de cette affaire et l'incertitude de ce qu'elle deviendrait.

CHAPITRE XIX. §

Mérite et capacité d'Amelot. — Tous les ministres menacés. — Singulière consultation du chancelier et de la chancelière avec moi. — Mesures de retraite à la Ferté. — Conversation particulière et curieuse sur ma situation de Mme de Saint-Simon avec Mme la duchesse de Bourgogne. — Causes de l'éloignement du roi pour moi. — Folle ambition d'O et de sa femme qui me tourne à danger. — Changements en Espagne. — Amelot, refusé d'une grandesse pour sa fille, arrive à Paris, perdu.

C'était, ce semble, le temps des orages à la cour; il en grondait un qui menaçait tous les ministres. Celui qui fut si près d'accabler M. le duc d'Orléans ne fut pas plutôt passé que l'autre sembla se renouveler.

Le retour d'Amelot, toujours à la veille de partir d'Espagne, parut une bombe en l'air qui les menaçait tous. Il y avait été à la tête de toutes les affaires qu'il avait trouvées dans le plus grand chaos et dans un épuisement étrange; il gouverna les finances, le commerce, la marine, avec tant d'application et de succès, que malgré le malheur de la guerre il les rétablit dans le plus grand ordre, les augmenta considérablement, acquitta une infinité de choses, régla les troupes, les rendit plus belles, plus choisies, plus nombreuses, les paya exactement, et peu à peu remplit toutes les sortes de magasins. Cela parut une création, et ce qui ne fut pas moins merveilleux, c'est qu'avec une fermeté que rien n'affaiblissait et qui se faisait ponctuellement obéir, il ne laissa pas de s'acquérir les cours de tous les ordres de l'Espagne par ses manières douces, prévenantes, polies, respectueuses, au milieu de ce grand pouvoir, comme sa capacité lui en acquit l'estime, et sa probité la confiance, et cela tout d'une voix, et cependant toujours très bien, et même en amitié avec la princesse des Ursins.

Cette grande réputation, qui depuis tant d'années dure encore en bénédiction en Espagne, et où, douze ans après son retour, tout ce que j'y vis me demanda de ses nouvelles avec empressement, se répandit sur ses louanges, et en étonnement de ce qu'il n'était pas en première place en France, était pleinement connue en notre cour, où on sentait le besoin de ministres d'un mérite aussi éprouvé que le sien. On parla de lui pour les affaires étrangères où il avait si bien réussi dans ses ambassades, et Torcy avait tout à craindre de Mme de Maintenon et des jésuites. On en parla pour les finances qu'il avait rétablies et augmentées. On en parla pour la guerre, parce qu'il n'avait pas moins bien réussi pour les troupes, et en ce cas de donner les finances à Voysin où sur tous les autres départements, Mme de Maintenon voulait avoir celui-là à elle; ainsi Desmarets se crut en l'air fort longtemps, parce que le retour d'Amelot se différait toujours.

Enfin on en parla pour la marine avec plus d'apparence encore par les créations, s'il faut ainsi parler, qu'il avait faites dans celle d'Espagne, qui fut toute formée; rétablie et mise en ordre et en nombre par ses soins, par les connaissances qu'il avait plus particulièrement acquises du commerce par l'administration immédiate de celui des Indes, enfin par la haine générale de Pontchartrain, qui n'avait plus le bouclier de sa femme, et dont le père était personnellement si mal avec Mme de Maintenon, l'évêque de Chartres et les jésuites.

Le comte de Toulouse s'était repenti plus d'une fois de ne l'avoir pas perdu lorsqu'il l'avait pu; Mme la duchesse de Bourgogne ne le pouvoir souffrir; il était abhorré de la marine et de ses propres confrères dans les affaires. Il ne tenait au roi que par l'inquisition de Paris, qu'il avait mise sur ce pied-là; encore le secret et les affaires qui tenaient de l'important lui avaient-ils été soufflés par d'Argenson en qui le roi avait toute confiance, et qui s'était acquis l'affection de beaucoup de gens considérables, en soustrayant au roi et à Pontchartrain les aventures de leurs enfants et de leurs proches, qui les auraient perdus si elles avaient été sues. Les meilleurs amis même du chancelier n'étaient rien moins que les siens, et avec toute sa bassesse pour les jésuites et pour Saint-Sulpice il n'avait pu gagner leur amitié. Dans cet état, son père, qui le connaissait mieux que personne, mais qui ne pouvait faire qu'il ne fût son fils, tremblait pour lui, se voyait aisément entraîné dans sa disgrâce, conséquemment la ruine d'une famille qu'il n'aurait élevée que pour la douleur de la voir périr.

Dans cette anxiété, il me pressa d'un voyage à Pontchartrain, où j'allais assez souvent avec eux; et là, sans peur et sans aveuglement, il me fit l'honneur de me consulter dans son cabinet, où il appela la chancelière en tiers. Là, il m'exposa ses craintes et la matière de la consultation sans s'ouvrir, pour me donner lieu de dire plus naturellement ce que je penserais. Il s'agissait de, savoir ce qu'il ferait si son fils était chassé, et, ce qui était le moins apparent, ce que ferait son fils s'il l'était lui-même, enfin quel parti prendre s'ils l'étaient tous deux.

Au premier cas, mon avis fut qu'il tendit le dos à la disgrâce; qu'il ne heurtât point le public, qui l'aimait lui et l'honorait, mais qui éclaterait de joie d'être délivré de son fils; qu'il n'augmentât pas le malaise que le roi prenait avec ceux qu'il jugeait mécontents, mais qu'il prît sur lui de l'élargir, et sans abandonner son fils, se réservant entier à le protéger en un autre temps, et glissant sur les motifs de cette disgrâce, il se fit un mérite de la reconnaissance de n'y être pas enveloppé, et persuadât le roi qu'il se trouvait bien traité, favorisé même, d'être, en cette occurrence, conservé entier avec les sceaux dans tous ses conseils, par conséquent dans sa confiance; que cette conduite, à connaître le roi comme nous le connaissions, le remettrait non seulement au large avec lui, mais lui plairait de façon à espérer de le rapprocher comme avant que Mme de Maintenon l'eût éloigné de lui, d'autant plus que-le fonds d'estime et de goût était demeuré jusqu'à remarquer souvent la sécheresse dont le chancelier payait la sienne, et jusqu'à s'en être plaint plus d'une fois; qu'outre que cette voie était celle de maintenir sa considération, c'était la seule encore qui lui prît faire espérer le retour de son fils, soit après le roi par Monseigneur avec qui il était bien et dont il demeurerait ainsi à portée, soit par le roi même, s'il venait à se mécontenter du successeur de son fils, ou que les temps changeassent à l'égard des personnes qui auraient procuré sa disgrâce, toutes choses très possibles à espérer du cours du temps, des révolutions des cours; de son âge et de sa santé, et auxquelles il fallait renoncer absolument s'il se retirait par la disgrâce de son fils, et consentir à survivre à sa fortune, et, au bien près, à voir ses petits-enfants au même point où lui-même s'était trouvé en naissant.

[Quant] au second cas, il ne me parut pas vraisemblable. Je ne voyais rien de personnel contre lui qui pût aller à lui ôter les sceaux, ni aucun candidat qui en fût susceptible. Chassant Torcy ou Desmarets pour faire place à Amelot, ni l'un ni l'autre n'étaient assez bien avec le roi et Mme de Maintenon pour leur donner cette consolation imaginaire, ni pour que le roi se pût résoudre à retenir vis-à-vis de soi un homme qu'il aurait dépouillé et qui demeurerait outré de l'être; que Voysin, tout nouveau, n'avait pas besoin de ce surcroît; et que, dès que la pensée n'en était pas venue au roi pour retenir et consoler son ami Chamillart, je ne voyais plus aucun péril à craindre là-dessus. Mais pour couler à fond cette seconde matière, quelque peu apparente qu'elle fût, mon avis était que son fils ne se jetât pas volontairement lui et ses enfants dans le précipice, mais qu'il demeurât et se conduisît comme je venais de le lui proposer à lui-même en cas de chute de son fils.

Au troisième cas, où chassés tous deux, il s'agissait de savoir si le chancelier retiendrait ou se démettrait de son office; même en rendant volontairement les sceaux, si son fils était chassé, si à cette occasion il eut pris le parti de la retraite, mon avis fut encore qu'il conservât l'office de chancelier. Outre que cette sorte de démission a peu d'exemples, et aucun depuis les derniers siècles, le possesseur n'en peut être dépouillé que par jugement juridiquement prononcé pour crime. Tant qu'il le conserve, en quelque exil qu'il soit, il demeure le second officier de la couronne, le chef de la justice, et nécessairement en considération assez pour être encore ménagé lui et sa famille. Il est toujours regardé comme pouvant aisément revenir en première place. Rien de si peu stable que les sceaux pour qui n'en a que la garde, dont presque aucun n'est mort sans les avoir perdus; et les perdant, c'est toujours une sorte de nouvelle violence de ne les pas rendre au chancelier. D'ailleurs, quand cela n'arriverait pas de ce règne, il était plus que moralement sûr que cela ne serait différé que jusqu'à l'avènement de Monseigneur à la couronne, qui, l'aimant et l'estimant de tous temps, serait bien aise de le rapprocher, pour avoir sous sa main un chancelier et un ministre de son ancienne habitude et confiance; et ces sortes de retours [sont] toujours si accompagnés de faveur, que ce nouveau crédit pourrait remettre son fils en place; et enfin que la démission ne le conduirait qu'à marquer son dépit, ne serait jamais prise pour autre chose, et l'ensevelirait nécessairement dans une retraite profonde et difficile pour un homme marié, puisqu'il n'y avait plus moyen de se montrer sans cette robe, après en avoir été revêtu, ni d'en espérer le retour par une vacance.

Toutefois c'était le goût et le voeu du chancelier qui, après m'avoir écouté, me fit sur tous les trois points agités diverses réflexions et difficultés, qui ne purent me déranger de l'avis que je rapporte sur tous les trois. J'admirai la modestie, la défiance de soi-même, je dirai jusqu'à l'humilité, d'un ancien ministre au plus haut degré de son état, plein d'esprit, de lumière, d'expérience, vouloir consulter un homme de mon âge, et avoir la docilité de l'en croire.

Je fus encore plus surpris de la chancelière, qui dans une grande piété ne laissait pas d'aimer le monde et de craindre la solitude jusqu'à l'avouer, et qui, avec un excellent sens, en était fort considérée, fort instruite, et fort capable de donner les meilleurs conseils. Elle ne consulta pas de moins bonne foi que son mari, et rie se récria que sur la retraite assez grande pour être difficile à un homme marié. Elle ne voulut y être comptée pour rien; et par ce dépouillement en faveur de l'honneur, même du seul goût de son mari, acheva ‘de me donner idée de la femme forte.

Nous délibérâmes de la sorte plus de deux bonnes heures tous trois, et la résolution conforme à mon avis en fut la conclusion sur tous les trois points. Qui nous eût dit alors que ce serait moi qui chasserais leur fils sans retour, mais en conservant la charge au petit-fils? ce sont de ces révolutions qui semblent incroyables, ajoutons tout pour le prodige, du vivant du père, et sans perdre sa plus tendre amitié. C'est ce qui se trouvera en son temps.

Tandis que je raisonnais des disgrâces et des retraites des autres, il était temps, et plus, d'en venir à la mienne dans la pénible situation où je me trouvais. Le maréchal de Boufflers, qui ne l'ignorait pas, ni à quoi j'en étais avec le maréchal de Montrevel qui lui avait les dernières obligations; avec ce droit sur lui et dans la brillante posture où il se trouvait alors, il crut bien valoir Chamillart pour finir ces disputes. Je lui donnai carte blanche, je l'instruisis, et c'est ce qui m'arrêta. Montrevel, ravi de me voir destitué de Chamillart, crut après pouvoir tout m'embler, il fit des compliments à Boufflers, et finit par ne vouloir point s'en rapporter à lui ni à personne, dont Boufflers demeura extrêmement piqué. Je n'étais pas en temps favorable pour m'exposer à un jugement du roi, ainsi je laissai faire Montrevel tout ce que bon lui sembla; mais je ne songeai plus à aller en Guyenne, et me rabattis à la Ferté, où mon dessein était de passer des années. Mais auparavant nous crûmes qu'il était sage de prendre quelques mesures.

Mme de Saint-Simon n'était jamais entrée en rien d'intime avec Mme la duchesse de Bourgogne, mais elle en avait toujours été traitée sur un pied d'estime, d'amitié et de distinction. Nous savions même qu'elle la voulait à la place de la duchesse du Lude, si celle-ci âgée et goutteuse venait à manquer, et nous n'en pouvions même douter. Mme de Saint-Simon eut donc une conversation avec elle dans son cabinet, seule, un matin; pour découvrir par elle la cause de la situation où je me trouvais, et les moyens d'y remédier si cela était possible, avant que de prendre notre parti prêt à exécuter.

Elle fut reçue personnellement avec toute la bonté et l'intérêt possible, mais avec une froideur très marquée à mon égard; elle ne fut pas même difficile à en rendre raison, et de dire à Mme de Saint-Simon qu'il lui était beaucoup revenu que j'avais été extrêmement contraire à Mgr le duc de Bourgogne pendant la campagne de Flandre, et que je ne m'étais pas contraint de m'en expliquer. La surprise de Mme de Saint-Simon fut d'autant plus grande qu'elle avait su à mesure tout ce qui s'était passé là-dessus par Mme de Nogaret, et même par M. de Beauvilliers, et qu'il n'était pas possible que Mgr le duc de Bourgogne ne lui eût dit lui-même combien il était content de moi là-dessus. Mais la princesse était légère, en proie à chacun, et il s'était trouvé d'honnêtes gens qui avaient détruit dans le cours de l'hiver tout ce qui s'était passé dans celui de cette étrange campagne. Je reviendrai à ces bons offices-là dans un moment.

Mme de Saint-Simon se récria, lui rappela ce que je viens de dire; et pour lui faire une impression plus précise, la pria de s'en informer particulièrement à M. de Beauvilliers, avec qui elle avait été en si continuelle relation dans le cours de cette longue campagne, et à M. le duc d'Orléans, dont elle était si fort à portée, et avec lequel j'avais été en commerce de lettres continuelles pendant le même temps, et si étroit avec lui toujours depuis son retour.

Ces réponses firent impression. La princesse s'ouvrit davantage à mesure que Mme de Saint-Simon lui dit de faits forts et précis là-dessus, et qu'elle lui fit entendre que la cabale de M. de Vendôme, ne pouvant faire pis, pour se venger de ma liberté et de ma force à parler et à agir contre elle, avait semé la fausseté contraire de laquelle toute la cour avait été témoin; que Mgr le duc de Bourgogne était bien persuadé de la vivacité de ma conduite à cet égard, qui m'avait attiré de nombreux ennemis, et qu'il serait bien douloureux qu'elle fût la seule qui ne la fût pas après avoir vu et su par Mme de Nogaret, l'extrême intérêt que j'avais pris en celui de Mgr le duc de Bourgogne. La même légèreté qui l'avait aliénée la ramena aisément au souvenir de ce qu'on avait effacé de son esprit, et les suites ont dû nous persuader que ces fausses impressions étaient demeurées à leur tour effacées.

Elle dit ensuite à Mme de Saint-Simon que j'avais des ennemis puissants, et en nombre, qui ne, perdaient point d'occasions de me nuire; qu'on avait extrêmement grossi au roi mon attachement à ma dignité, et parla de cette méchanceté de M. le Duc que j'ai rapportée sûr les manteaux; qu'on m'accusait de blâmer sans mesure ce qu'il faisait, et de parler mal des affaires; que Mme de Saint-Simon était bien avec le roi, estimée et considérée, mais qu'il avait conçu une grande opposition pour moi, que le temps seul et une conduite fort sage et fort réservée pouvait diminuer; que l'on disait que j'avais beaucoup plus d'esprit, de connaissances et de vues que l'ordinaire des gens, que chacun me craignait et avait attention à moi, qu'on me voyait lié à tous les gens en place, qu'on redoutait que j'y arrivasse moi-même, et qu'on ne pouvait souffrir ma hauteur et ma liberté à m'expliquer sur les gens et sur les choses d'une façon à emporter la pièce, que ma réputation de probité rendait encore plus pesante.

Mme de Saint-Simon la remercia fort d'avoir bien voulu entrer ainsi en matière avec elle, et répliqua fort à propos que, n'y ayant rien d'essentiel à reprendre dans l'essentiel de ma conduite ni dans le courant de ma vie, on m'attaquait par des lieux communs qui, par leur vague, pourvoient convenir à chacun de ceux qu'on voulait perdre; que tous ces ennemis ne s'étaient montrés que depuis qu'ayant pensé, sans y songer, aller ambassadeur à Rome, on s'était réveillé sur moi pour me couper les ailes; que d'Antin et Mme la Duchesse ne s'y étaient pas épargnés: le premier par la concurrence du même emploi, qu'il avait vainement brigué; l'autre, en haine de ma hauteur à son égard sur l'affaire de Mme de Lussan; que les Lorrains, mes ennemis depuis l'affaire de M. le Grand et celle de la princesse d'Harcourt, que j'ai racontée et qu'il ne m'avait pas été possible d'éviter, ne cessaient de me nuire; que les envieux, si communs dans les cours, se joignaient à eux; et sur l'esprit et le reste parla en femme qui veut donner bonne opinion de son mari. Elle s'étendit ensuite sur ce qui s'était passé sur ce pari célèbre de Lille qui m'avait fait tant de mal, et s'étendit sur l'iniquité de se voir tourner à crime d'avoir des vues justes et des amis qui devaient faire honneur, et d'être si craint lorsqu'on ne pensait à rien, et qu'on ne voulait mal à personne.

La conversation finit par toutes sortes de marques de bonté de Mme la duchesse de Bourgogne, de peine de perdre Mme de Saint-Simon pour du temps, et d'être attentive à toutes les occasions, par elle et par Mme de Maintenon, à me raccommoder avec le roi. Elle parla même si fortement à Bloin pour nous faire donner un logement qu'il se détermina pour lui plaire à y faire de son mieux, à ce qu'il dit au duc de Villeroy et à d'autres de nos amis. Mme de Saint-Simon eut la prudence de ne me dire que longtemps depuis tout l'éloignement du roi pour moi que cette conversation lui avait appris, pour ne pas trop fortifier mon dégoût extrême de la cour, que je voulais abandonner pour toujours. Je fus sensible plus qu'à tout à la noirceur de la calomnie sur Mgr le duc de Bourgogne, et pour cela seul plus affermi à m'éloigner de scélérats si déclarés. Je ne pensai plus qu'à m'en aller à la Ferté.

Je me suis étendu sur cette conversation, parce que rien ne peint mieux le roi et la cour que tout ce qui fut dit à Mme de Saint-Simon par Mme la duchesse de Bourgogne. Cette crainte et cette aversion si grande du roi pour l'esprit et pour les connaissances au-dessus du commun, que faute de mieux, on m'en fit un crime qui, en toute occasion, se renouvela auprès de lui, mais qui me fit plus de mal que des choses qui eussent été véritablement mauvaises et dangereuses. Jusqu'à la réputation de probité me nuisit auprès de lui, par le tour qu'on y sut donner; et ceux qui le connaissaient bien et qui me voulaient perdre sans avoir de quoi, n'y trouvèrent que des louanges exagérées d'esprit et de connaissances, et de poids donné par la probité à des discours pesants. L'amitié pour moi et la confiance des principaux ministres et des seigneurs les plus distingués et lés plus considérés, les plus avant dans la confiance du roi, devenus un autre démérite auprès de lui, tellement que tout ce qui devait lui plaire comme ce dernier article, et lui donner bonne opinion comme tous ces autres, c'est ce qui fit son éloignement le plus grand, et qui encore, en premier ordre, lui soufflait ce poison. MM. du Maine et d'Antin, les deux hommes de sa cour qui voient le plus d'esprit, d'application et de vues, et qui passaient pour tels: d'Antin, on a vu pourquoi; M. du Maine était l'âme de la cabale de Vendôme et ne me pardonnait pas man attachement pour Mgr le duc de Bourgogne. Lui et d'Antin avaient séduit Bloin et Nyert dont le père, comme je l'ai raconté, devait sa fortune au mien, qui me rendirent tous les mauvais offices qu'ils purent, et en toutes les façons, sans l'avoir jamais mérité d'eux. M. et Mme du Maine n'avaient pas oublié les vains efforts qu'ils avaient prodigués pour m'attirer chez eux, et dès là me craignirent pour leur rang. De là le crime auprès du roi d'être attaché à ma dignité, de là la haine de Mme de Maintenon, qui fut ma plus constante et ma plus dangereuse ennemie.

Mme la duchesse de Bourgogne, qui nous le voulut cacher, coula, dans ce qu'elle dit à Mme de Saint-Simon, qu'elle tâcherait, par elle-même et par Mme de Maintenon, de profiter de toutes les occasions de me raccommoder avec le roi. Elle savait mieux qu'elle ne disait, et que Mme de Maintenon y était le plus grand obstacle. Chamillart le trouva tel, lorsqu'au commencement du mariage de sa dernière fille et de notre amitié, il me trouva mal avec le roi pour avoir quitté le service, et m'y voulut raccommoder et me remettre des voyages de Marly. Il en eut jusqu'à des disputes fortes, et souvent redoublées, avec Mme de Maintenon, avec qui alors il était dans l'entière intimité, et ce ne fut qu'avec beaucoup de temps et de peine qu'il vint à bout, non de la changer à mon égard, mais d'obtenir d'elle qu'elle ne s'opposerait plus à Marly, et qu'elle cesserait de me nuire. Je l'ai su de Chamillart même, qui ne voulut jamais s'en laisser entendre du vivant du roi, même depuis sa disgrâce, de peur; à ce qu'il me dit depuis, de me dégoûter trop, et d'exposer ma colère à me faire plus de mal encore avec elle. Je m'étais bien douté qu'elle ne m'était pas favorable, je ne savais pourquoi au juste, quoique je me défiasse de M. du Maine, qui toutefois ne se lassait jamais de m'accabler de politesses, même recherchées; mais, pour la haine, je ne la sus que lorsque, après la mort du roi, Chamillart me demanda ce que j'avais fait à cette fée, pourquoi elle me haïssait tant, et me conta ce que je viens de dire.

Pour Mme la duchesse, de Bourgogne, je fus redevable des impressions dont Mme de Saint-Simon la fit revenir à M. et à Mme d'O. On a vu (t. Ier, p. 362 et depuis) quels ils étaient. Le mari avait conservé la confiance du roi, et ses entrées privées, de l'éducation du comte de Toulouse. [On a vu] son hypocrisie étudiée, la protection du duc de Beauvilliers, dupe achevée par sa charité ignorante, son importance, une sorte de considération, et le tout à l'épreuve de sa campagne de mer et de celle de terre dont j'ai parlé. Il était créature de Mme de Maintenon, sa femme encore davantage, et si commode à Mme la duchesse de Bourgogne qu'elle l'avait réduite dans sa dépendance à force de services de confiance. Ces gens-là avaient oublié. leur état, et le prodige de leur fortune les avait aveuglés.

Le gouverneur du dernier fruit du plus scandaleux double adultère osa imaginer de s'en faire un échelon pour se faire gouverneur de l'héritier futur de la couronne. Dévoué à M. du Maine plus encore qu'au comte de Toulouse, parce qu'il en espéra davantage, et protégé de Mme de Maintenon, lui et sa femme, et tous deux tenant aux plus intimes de la cour par les deux voies les plus opposées, ils comptèrent s'assurer cette grande place en écartant ceux qui pouvaient y atteindre; et j'ai su depuis très certainement que, m'ayant regardé comme un compétiteur dangereux, et par le duc de Beauvilliers et par mes autres amis considérables, et par moi-même, ils avaient travaillé à me saper, et pour cela avaient persuadé cette horrible calomnie à Mme la duchesse de Bourgogne. Jamais je n'avais pensé à une placé qui ne devait être remplie que dans cinq ans; mais ces champignons de fortune prenaient leurs mesures de loin. Ils en sont néanmoins demeurés à celle qu'ils avaient faite, que leur ambition leur rendit enfin amère; et tous deux ont vieilli et sont morts dans la douleur et le mépris: le mari sans avoir pu dépasser la grand'croix de Saint-Louis, et n'ayant plus d'administration chez le comte de Toulouse; et la femme, devenue suivante de Mme de Gondrin, dame du palais, sous sa conduite, avec elle, et remariée après au comte de Toulouse, est morte abandonnée de tout le monde dans un grenier de l'hôtel de Toulouse.

Mme des Ursins fit beaucoup de changements dans les conseils, d'Espagne pour montrer des précautions et des suites de ses découvertes. Le conseil du cabinet, autrement la junte, fut composé de don Fr. Ronquillo, quelle avait fait gouverneur du conseil de Castille; des ducs de Veragua et de Medina-Sidonia: le premier absolument dans sa dépendance, l'autre grand écuyer, chevalier du Saint-Esprit, nullement à craindre, mais personnage du nom duquel elle se voulut parer et fort attaché au roi, qui l'aimait; du comte de Frigilliane, père du marquis d'Aguilar, que j'ai fait connaître (t. III, p. 30), et qu'il fallait bien récompenser de s'être dévoué à elle, et en sa personne, son fils d'avoir arrêté Flotte; du marquis de Bedmar, homme doux, qui devait tout à la France, et à qui elle donna la guerre qu'elle ôta au duc de Saint-Jean. Amelot en était toujours, qui à vrai dire leur laissait la broutille ou les choses résolues, et faisait tout, ou seul, ou avec la princesse des Ursins. Cette nouvelle forme fût encore un prétexte de le garder en Espagne quelque temps.

Lorsqu'il arriva enfin, les bruits et les frayeurs se renouvelèrent, quoique les ministres ne se fussent pas oubliés à faciliter les délais de son retour, et à les employer de leur mieux à se parer de ce qu'ils en craignaient. Lui-même aussi put y donner lieu, peu assuré d'embler en France une des places du ministère toutes remplies, et hors de portée, par son état d'homme de robé, des grandes récompenses d'Espagne où il avait si dignement servi. Il leur entra dans l'esprit, à lui et à Mme des Ursins, de faire le mariage de sa fille avec Chalais, fils du frère du premier mari de Mme des Ursins, dont elle avait toujours aimé les proches et celui-ci qu'elle avait fait venir auprès d'elle, et en faveur de ce mariage récompenser Amelot d'une grandesse pour son gendre. La difficulté ne fut pas en Espagne dont ils disposaient tous deux, et tout les persuadait avec raison qu'ils n'y en trouveraient pas en France du côté du roi, qui par toutes ses dépêches marquait tant de satisfaction d'Amelot qui méprisait les dignités, et à qui ce consentement ne coûtait rien et tenait lieu d'une grande récompense. Leur surprise ne fut pas médiocre lorsqu'ils y en trouvèrent, et telle qu'ils ne purent la vaincre.

Pendant cette sorte de combat dont Mme des Ursins, avertie peut-être en secret par Mme de Maintenon, se tint fort à quartier, Amelot arriva à Paris et à la cour. Sa réception y fut brillante, mais néanmoins sans voir le roi en particulier que quelques instants. Il alla voir les ministres. Le chancelier, pour début, lui dit: « Monsieur, nous n'avons, tous tant que nous sommes, qu'à nous bien tenir; et vous désirer que quelqu'un tombe. Sûrement vous auriez sa place; mais dépêchez-vous d'enfoncer la porte du cabinet, car je vous avertis que, si vous vous laissez refroidir, vous n'y reviendrez plus. » Il disait très vrai et en bon connaisseur.

Amelot parla au roi du mariage de sa fille et de la grandesse; il fut civilement éconduit. Quelques jours après, il revint à la charge, et le fut encore. Il en fut outré, et de n'avoir point eu d'audience particulière sur les affaires d'Espagne. Il ne se put empêcher de laisser voir son mécontentement, et cependant les ministres se rassurèrent.

Amelot se crut perdu et n'oublia rien dans sa surprise pour en pénétrer la cause. On n'avait pu l'attaquer sur la capacité, ni sur l'intégrité, ni sur aucune partie de l'exercice de ses emplois, mais on persuada au roi qu'il était janséniste. Dire et persuader en ce genre était même chose, et presque toujours le mal était devenu incurable avant que celui qui en était attaqué en eût la première notion: c'est ce qui arriva à Amelot. À la fin, il apprit de quoi il s'agissait, et n'en fut guère en peine, parce que jamais il n'avait donné lieu à ce soupçon. Mais quand il voulut s'en purger, il trouva si bien toutes les portes fermées qu'il en demeura perdu, et réduit au simple emploi de conseiller d'État, et confondu avec les manteaux, après avoir régné en effet en Espagne, et fait trembler ici longtemps tous les ministres. Il dit souvent depuis au chancelier qu'il n'avait que trop senti la justesse de son avis. Je n'ai point su qui lui enfonça ce poignard dans le sein, mais après tant de violents orages, le calme revint à la cour, dès qu'on n'y craignit plus Amelot.

Cette même fille, dont il s'était flatté de se défaire moyennant une grandesse, épousa depuis M. de Tavannes, lieutenant général en Bourgogne, frère de l'archevêque de Rouen, et nous verrons Chalais fait grand, sans chausse-pied, et malgré le roi. Amelot ne laissa pourtant pas à la fin de tirer parole du roi de la première charge de président à mortier pour son fils, tant il parut honteux de ne rien faire pour lui.

Eh ce même temps, la reine d'Espagne accoucha d'un fils qui ne vécut pas.

CHAPITRE XX. §

Cardinal de Médicis rend son chapeau; épouse une Gonzague-Guastalla. — Mort de la duchesse de Créqui. — Mort et caractère de Lamoignon, président à mortier. — Mort de Ricousse et de Villeras. — Mort du fils unique du duc d'Albe. — Listenais chevalier de la Toison d'or. — Changements parmi les intendants. — Mme de Mantoue à Vincennes; ses prétentions; ses tentatives; voit le roi et Monseigneur en particulier; réduite à l'état de simple particulière. — Désordres de cherté et de pain. — Boufflers apaise deux tumultes et devient dépositaire de l'autorité du roi à Paris. — Sa rare modestie

Le cardinal de Médicis, dont j'ai parlé à l'occasion du passage de Philippe V à Naples et en Lombardie, pressé par le grand-duc, son frère, remit son chapeau et conclut son mariage avec une Guastalla-Gonzague. Ils prévoyaient ce qui leur est arrivé, le fils aîné du grand-duc était mort sans enfants d'une soeur de Mme la dauphine de Bavière. Il ne lui en restait plus qu'un, brouillé, comme lui, avec sa femme Saxe-Lauenbourg soeur de la veuve du prince Louis de Bade, mère de la duchesse d'Orléans depuis, et grand-mère de M. le duc de Chartres, toutes deux dernières de cette brande et première maison d'Allemagne, où depuis plusieurs années elle s'était retirée chez elle, comme avait fait Mme la grande-duchesse en France. Le grand-duc, son fils, et son frère étaient les seuls Médicis de la branche ducale. Celle d'Ottaïano, leur aînée, mais séparée longtemps, avant l'oppression des Florentins, était établie à Naples, toujours mal avec les grands-ducs. Le père et le fils, hors d'espérance d'enfants, voulurent tenter que le cardinal en eût qui n'avait aucuns ordres, mais qui avait cinquante ans. Son mariage fut heureux mais stérile.

La duchesse de Créqui ne survécut pas longtemps le duc de La Trémoille son gendre, si connue par sa beauté, par sa vertu, par la fameuse affaire des Corses de la garde du pape qui tirèrent sur elle et sur M. de Créqui, ambassadeur à Rome, et par avoir été danse d'honneur de la reine. On disait d'elle que son mari la montait à la cour tous les matins comme une horloge. Elle succéda à la duchesse de Richelieu, que Mme de Maintenon fit passer par confiance à Mme la Dauphine, à son mariage, et Mme de Créqui fut dame d'honneur jusqu'à la mort de la reine. Depuis qu'elle fut veuve, elle alla rarement à la cour, et mena une vie très pieuse et très retirée. C'était une femme d'une grande douceur, et qui conserva toujours beaucoup de considération. Elle était Saint-Gelais, comme je l'ai expliqué ailleurs.

Lamoignon, président à mortier, après avoir été longtemps avocat général, mourut en même temps. Il était fils aîné du premier président Lamoignon, et frère du trop fameux Bâville, intendant de Languedoc. Mais Bâville était à lui, où il avait tant qu'il pouvait force seigneurs de la cour, quelques jours pendant les vacances, et toujours le célèbre P. Bourdaloue. C'était un homme enivré de la cour, de la faveur du grand et brillant monde, qui se voulait mêler de tous les mariages et de tous les testaments, et a qui, comme à tout Lamoignon, il ne se fallait fier que de bonne sorte. Il avait cédé sa charge à son fils, que le fils de celui-là possède encore, qui, en tout, ont bien moins valu même que celui dont il s'agit ici.

Ricousse mourut aussi, qui avait été envoyé en Bavière. C'était un homme d'esprit, de valeur, de ressource, estimé, et qui avait beaucoup d'amis qui lui faisaient grand honneur, et Villeras, sous-introducteur des ambassadeurs, fort honnête homme et modeste, savant, qui leur plaisait à tous, et dont on se servait à toutes les commissions délicates à leur égard. Il s'était fait fort estimer, et voyait gens fort au-dessus de son état, par un mérite digne d'être remarqué. Son père était secrétaire du président de Mesmes, et mort chez lui, où Villeras logea aussi toute sa vie.

Le duc d'Albe perdit son fils unique, qui avait sept ou huit ans. Il le faisait appeler le connétable de Navarre, dignité héréditaire dans sa maison, vaine et réduite au seul nom comme celles de connétable et d'amirante de Castille; mais ces deux-ci ont la grandesse que l'autre prétendait, et qu'elle n'a eue que de Philippe V, lorsqu'il envoya le duc d'Albe ambassadeur en France. Tous les voeux et les dévotions singulières que fit la duchesse d'Albe pour obtenir la guérison de son fils surprirent fort ici, jusqu'à lui faire prendre des reliques en poudre par la bouche et en lavement. Enfin il mourut, et son corps fut renvoyé en Espagne, en habit de cordelier, autre dévotion espagnole. Ils furent fort affligés, surtout la duchesse d'Albe, avec des éclats étranges. Le roi leur envoya faire compliment, et les fils de France et toute la cour y fut.

Mme de Mailly, qui n'avait pas donné grand'chose à Mme de Listenais en mariage, fit en sorte, par Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, de faire donner la Toison à Listenais son gendre, malgré la belle équipée dont j'ai parlé et dont elle avait été la dupe. Son nom était Beaufremont, gens de qualité distingués de Bourgogne, dont plusieurs autrefois avaient eu ce même ordre. Leur père, dont j'ai parlé ailleurs, ne l'avait point; et, bien qu'élevé auprès de Charles II, avait suivi le sort de la Franche-Comté, où il avait beaucoup de biens, et était mort en France, assez jeune, ayant un régiment de dragons. Cette Toison parut assez sauvage, non pour la naissance, mais par toutes autres raisons.

Je marquerai ici un changement qui se fit de quelques intendants, parce que quelques-uns de ceux-là ont fait parler d'eux depuis. Bouville, conseiller d'État, beau-frère de Desmarets, voulut revenir d'Orléans. Il avait acquis à la porte de Vernon un petit lieu appelé Bisy-en-Bellevue, qu'il avait bâti et accommodé en bourgeois qu'il était, et dont Belle-Île, depuis son échange dont il sera parlé en son lieu, a fait. Une habitation digne en tout d'un fils de France. Ribeyre, conseiller d'État estimé, obtint que La Bourdonnaie, son gendre, vint de Bordeaux à Orléans; et on envoya à Bordeaux Courson, fils de Bâville, qui, dans le manége des blés dont j'ai parlé, se fit presque assommer à Rouen, et à diverses reprises, où il n'osait plus se montrer, et où ce qu'il fit depuis à Bordeaux fait soupçonner qu'il ne s'oublia pas. Il avait la dureté et la hauteur de son père, mais il n'en avait que cela; ignorant, paresseux, brutal à l'excès. Il causa tant de désordres, qu'il fallut y envoyer M, de Luxembourg, gouverneur de la province, ami de Voysin, et l'y tenir longtemps, qui fit évader Courson, qui sans lui eût été assommé. Richebourg le releva à Rouen, où il réussit fort mal, et se fit enfin révoquer. Le fils de Mansart le fut aussi de Moulins. C'était un débauché qui ne savait et ne faisait rien, et qui pour vivre à l'abri de ses créanciers se fit gendarme. On envoya à sa place Turgot, gendre de Pelletier de Sousy, que son crédit avait mis et soutenu longtemps à Metz, mais si lourde bête qu'il l'en fallut ôter, et pour contenter son beau-père, lui donner de petites intendances, d'où à la fin il fut révoqué. Son, fils ne lui a pas ressemblé. Il est devenu conseiller d'État, après avoir montré onze ans son intégrité et sa capacité dans la place de prévôt des marchands, où il a fait de belles et de bonnes choses, et où il a été fort regretté. On rappela aussi de Caen le fils de Foucault, conseiller d'État, qui lui avait succédé dans cette intendance, où il fit toutes les folies et toutes les sottises imaginables. Il s'appelait Magny, et fit bien des sortes de personnages dans la suite, et un enfin qui le bannit du royaume, et dont il sera parlé en son temps. On voit ainsi un échantillon des intendants mis en place d'insulter et de ruiner les provinces, sans esprit, sans aucun sens, sans capacité, et moins encore d'expérience, mis et maintenus par crédit. Labriffe, fils du feu procureur général, alla réparer les désordres de Magny, et est mort longues années depuis conseiller d'État et intendant de Bourgogne, extrêmement considéré pour sa capacité, sa bonté, et son intégrité. Phélypeaux, conseiller d'État et frère du chancelier, attaqué d'apoplexie, quitta l'intendance de Paris, que le chancelier fit donner à Bignon, intendant des finances, fils de sa soeur, avec parole de la première place de conseiller d'État, quoique ses deux frères le fussent déjà, et de vendre alors sa charge d'intendant des finances à Bercy, gendre de Desmarets. C'est ce Bignon dont la femme était l'amie la plus intime de Mlle Choin, et lui aussi.

Il faut ajouter ici que l'abbé Languet eut aussi une petite abbaye, premier pas de sa fortune, et bien bas et petit compagnon en ce temps-là, que j'ai vu, aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, attendre souvent et longtemps dans l'antichambre de ses dames, et y faire force courbettes. C'est cet archevêque de Sens qui a tant fait parler de lui depuis par ses violences, ses calomnies, ses fausses citations, ses tronquements de passages, et les gros ouvrages adoptés et donnés sous son nom en faveur de la bulle Unigenitus, qui a fait sa fortune, mais l'a laissé inconsolable que tant et de si étranges personnages qu'il a faits, même sa Marie-Alacoque, ne lui aient pas procuré le chapeau qu'il a brigué toute sa vie, et qu'il a cru tenir plus d'une fois. Ce personnage se retrouvera dans la suite.

Mme de Mantoue, ennuyée de son couvent de Pont-à-Mousson, peu amusée de quelques tours à Lunéville sous la tutelle de sa soeur de Vaudemont et la grandeur de la souveraine du pays, se flatta qu'il était temps de la venir faire elle-même sur le théâtre de Paris et de la cour, dont elle tirait de grosses pensions. Sa mère ne le désirait pas moins qu'elle. Elle comptait sur son crédit auprès de Mme de Maintenon, sur l'amitié si marquée de Mme de Maintenon pour Mme de Dangeau, dont le fils avait épousé la fille unique de Mme de Pompadour, sa soeur, depuis le mariage de sa fille, et qui, outre leur union, serait intéressée à la relever, et sur la facilité si ordinaire en ce pays-ci pour les prétentions et les chimères. Elle ne comptait pas moins sur l'appui de M. de Vaudemont et de ses nièces, par conséquent sur Monseigneur. Le retour fut donc résolu.

Sous prétexte du besoin de prendre l'air et du lait, Mme d'Elboeuf obtint que sa fille s'établît à Vincennes, et qu'on y meublât pour elle l'appartement qu'y occupait autrefois Monsieur, quand la cour y était, et des chambres pour le domestique dont ce château, depuis tant d'années entièrement vide, ne manquait pas. Ce début d'un si grand air nourrit leurs espérances.

Mme de Mantoue arriva à Vincennes avec le dessein de se former un rang pareil à celui des petites-filles de France, c'est-à-dire de ne donner la main ni de fauteuil à qui que ce fût, ni aucun pas de conduite. La maréchale de Bellefonds, depuis longues années retirée dans ce château; dont son mari et ses enfants avaient été et se trouvaient encore gouverneurs et capitaines, et qui vivait dans une grande piété et une grande séparation du monde, y fut attrapée. Elle alla voie la duchesse de Mantoue, et fut si étourdie de se voir présenter un ployant, qu'elle se mit dessus, mais, quelques moments après, revenue à soi, elle s'en alla et n'y remit pas le pied davantage. Mme de Pompadour n'osa s'adresser à des femmes titrées, mais y en mena d'autres tant qu'elle put, dont le concours pourtant s'arrêta brusquement, et laissa Mme de Mantoue livrée à son domestique nombreux d'abord, mais qui se raccourcit bientôt faute de vivres.

Pendant tout cela, Mme d'Elboeuf négociait le traitement de sa fille, et ne réussit à rien. Mme de Maintenon, comme je l'ai quelquefois remarqué, avait des fantaisies et des hauts et bas pour ses mieux aimées. Mme d'Elboeuf ne se rencontra pas alors dans la bonne veine, et par une merveille, le roi, pour cette fois, ne, se rendit pas facile aux prétentions. M. de Mantoue était mort et n'avait point de successeur. Ses États étaient et demeurèrent occupés par l'empereur. Le souvenir du mariage fait malgré ses défenses était encore présent, et celui de toutes les tentatives et de tous les artificieux manéges de M. de Vaudemont pour les siennes. Il ne voulut donner aucun pied à Mme de Mantoue à la cour, pour éviter les importunités de ses prétentions, et il régla qu'elle viendrait vêtue comme pour Marly le voir chez Mme de Maintenon, où se trouverait aussi Mme la duchesse de Bourgogne, et, la visite faite, s'en retournerait tout court à Vincennes. Cela se passa de la sorte. Elle arriva à heure précise avec Mme d'Elboeuf à Versailles, entrèrent chez Mme de Maintenon, le roi y étant déjà; [elle] n'y demeura que fort peu de moments, le roi debout, et qui ne la baisa point, ce qui parut extraordinaire; se retira par le grand cabinet à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne qui l'y embrassa, et où Mgr le duc de Bourgogne et M. le duc de Berry se trouvèrent. On ne s'assit point; et en moins d'un quart d'heure fut congédiée et s'en alla tout de suite avec sa mère à Vincennes, sans avoir pu voir Mme de Maintenon en particulier.

Quelques jours après, elles allèrent voir Monseigneur à Meudon, et arrivèrent comme il sortait de dîner. Mgrs ses fils et Mme la duchesse de Bourgogne étaient dans sa petite galerie du château neuf avec lui. Il les y reçut sans les faire asseoir, sans leur rien proposer à manger ni à boire, ni aucun jeu, ni promenade; une demi-heure au plus termina une visite si sèche, et la mère et la fille, qui rie revit Meudon de sa vie, s'en retournèrent à Vincennes, fort déconcertées de ces deux réceptions.

La princesse de Montauban, qui s'était fort mise sous la protection de Mme d'Elboeuf, se laissa persuader ensuite d'aller à Vincennes. Ce fut la seule femme titrée qui y alla, apparemment pour y en exciter d'autres, et pour faciliter à Mme de Mantoue de baisser équivoquement d'un cran. Elle prit, comme par hasard, un ployant qui se trouva derrière elle, sans affecter de place, et en donna un à Mme de Montauban, mais cette gentillesse ne tenta personne.

Mme d'Elboeuf, difficile à rebuter, tenta après le siège à dos pour sa fille chez Mme la duchesse de Bourgogne. Les femmes et les veuves de vrais souverains réels et existants, dont les ministres sont reconnus et reçus dans les cours et les assemblées de l'Europe pour les négociations et les traités, ont eu constamment un siège à dos, une seule fois, au cercle de la reine, après quoi jamais qu'un tabouret, et parmi tous les autres sans distinction et sans différence des duchesses. La duchesse de Meckelbourg, soeur du maréchal de Luxembourg, et d'autres souveraines avaient eu ce traitement du règne du roi, et en dernier lieu Mme de Meckelbourg, qui, après cette unique fois de siège à dos, n'eut plus qu'un tabouret partout, allait au souper du roi, et, à qui pas une duchesse ni princesse étrangère ne cédait; néanmoins Mme de Mantoue n'y put atteindre, et Mme d'Elboeuf en fut refusée jusqu'à quatre différentes fois.

Elle et sa fille, outrées de se voir si loin de leurs projets, crurent pourtant qu'il ne fallait pas bouder, pour ne se fermer pas la porte à des retours favorables. La mère négocia pour sa fille une seconde visite chez Mme de Maintenon, le roi l'accorda. Elles l'y trouvèrent comme la première fois, et Mme la duchesse de Bourgogne. Le singulier fut que le roi et elle s'assirent et laissèrent la mère et la fille debout, sans qu'on leur donnât de ployants, sans que le roi leur proposât de s'asseoir en aucune façon; il lui dit quelques mots à diverses reprises et puis la congédia.

Elle passa dans le grand cabinet, où Mme la duchesse de Bourgogne la fut trouver aussitôt, et un moment après, l'y laissa et rentra dans la chambre. Mme de Mantoue trouva dans ce cabinet des dames du palais et quelques autres de celles qui avaient la liberté d'y entrer. Elle essaya de se les concilier par les politesses et les amitiés les plus excessives, et repartit de là pour son Vincennes.

Ces dégoûts étaient grands pour des projets si hauts. Mme d'Elboeuf avait eu la folie de parler de M. le duc de Berry comme d'un parti sortable à peine pour sa fille, et je pense que cela eut quelque part au refus du siège à dos.

Éconduite à la cour, où Mme de Mantoue ne remit plus le pied de sa vie, elle voulut du moins dominer dans Paris, et s'y former un rang à son gré. Elle parut d'abord aux spectacles avec sa mère, toutes deux réduites à s'y faire suivre par Mme de Pompadour, qui que ce soit n'ayant voulu tâter de leur compagnie, où elles firent vider une loge à de petites bourgeoises, dont le petit état couvrit l'affront et empêcha le monde de crier.

La première aventure qui lui arriva, outre celles des fiacres, fut à la seconde porte du Palais-Royal, avec M. et Mme de Montbazon, qui étaient seuls ensemble dans leur carrosse à deux chevaux, que celui de Mme de Mantoue voulut faire reculer avec hauteur. Sur la résistance, Mme d'Elboeuf, qui était avec sa fille, envoya un gentilhomme dire à M. de Montbazon que c'était Mme de Mantoue qui le priait de reculer. M. de Montbazon répondit que, s'il était seul, il le ferait avec grand plaisir, mais qu'il était avec Mme de Montbazon, et qu'il ne savait pas que Mme de Mantoue eût aucun droit sur elle. Un moment après, le même gentilhomme revint lui dire que Mme de Mantoue ne cédait qu'à l'électeur de Bavière qui était lors à Paris, car je raconte ceci tout de suite pour n'avoir plus à revenir là-dessus, et qu'il vit donc ce qu'il voulait faire. M. de Montbazon répondit sagement que c'était à sa maîtresse à voir si elle voulait livrer combat, parce qu'il n'était pas résolu à reculer, qu'il avait beaucoup de respect pour Mmes d'Elboeuf et de Mantoue, mais nulle disposition à leur céder aucun rang. Là-dessus, chamaillis entre les cochers et quelques injures; Mme d'Elboeuf, la tête à la portière, criant qu'on fît reculer, et M. de Montbazon qui allait mettre pied à terre et donner cent coups à quiconque oserait approcher. Enfin, à la faveur de la largeur de la route, et aux dépens des petites boutiques le long des murs, les deux carrosses passèrent en se frôlant, et finirent la ridicule aventure.

Au partir de là, M. et Mme de Montbazon allèrent se consulter à l'hôtel de Bouillon, qui, en pareil cas, avait autrefois appris à vivre à Mme d'Hanovre, comme je l'ai raconté, et de là à Versailles, où M. de Bouillon rendit compte au roi le lendemain matin de ce qui était arrivé à son gendre et à sa fille. Plusieurs ducs l'appuyèrent. Tout Versailles et tout Paris se leva contre Mme de Mantoue et Mme d'Elboeuf, qui avait fort crié qu'elle demanderait justice au roi.

Comme on était dans l'attente de ce qui en arriverait, Mme de Mantoue entra chez Mme de Lislebonne comme Mme la grande-duchesse en allait sortir. Les gens de Mme de Mantoue voulurent faire ranger ceux de Mme la grande-duchesse, et parmi ce débat, Mme de Mantoue descendit de carrosse, trouva vis-à-vis d'elle Mme la grande-duchesse prête à monter dans le sien, qui se retirait de la bagarre, et à qui Mme de Mantoue essaya de gagner le dessus. Cette insolence était complète. Jamais duc de Mantoue n'avait rien disputé au grand-duc, et d'une petite-fille de France à Mme de Mantoue la distance était encore tout autre; aussi fut-elle bien relevée, et contribua-t-elle fort à la réduction de tant de folies à raison. Mme de Mantoue ne fit pas la moindre civilité à Mme la grande-duchesse sur ce qu'il se passait; mais vingt-quatre heures après, elle eut ordre d'aller demander pardon à Mme la grande-duchesse, qui, amie de Mme de Lislebonne, passa la chose doucement.

Mme d'Elboeuf fit écrire sa fille sur l'aventure de M. de Montbazon à Torcy, comme ministre des affaires étrangères. Elle n'eut point de réponse. Elle écrivit une seconde fois longuement et fort hautement. Torcy en rendit compte une seconde fois, porta la lettre au conseil; elle y fut moquée et trouvée très ridicule. Torcy eut ordre de lui conseiller d'abandonner cette affaire, dont elle ne tirerait aucune raison, et de ne se pas commettre à s'en faire de nouvelles. La mortification fut si publique et si sensible, qu'elle corrigea enfin Mme de Mantoue de tout hasarder, et la persuada enfin d'abandonner ses projets pour éviter de nouveaux dépôts. Elle comprit qu'ils ne se pouvaient soutenir destitués des protections dont elle s'était flattée, et qu'elle et sa mère étaient trop faibles pour en faire réussir aucun.

Elle se résolut donc à renoncer à la cour, où on ne voulait point d'elle, et à des prétentions qui la renfermaient chez elle dans la solitude et l'ennui. Elle prit maison à Paris, envoya complimenter toutes les dames un peu considérables, dans l'espérance de les engager à la première visite. Voyant que la tentative ne réussissait pas, elle fit répandre tant qu'elle put qu'elle ne savait sur quoi fonder qu'on lui croyait des prétentions chimériques, qu'elle désirait qu'on fût persuadé qu'elle ne vouloir pas vivre autrement que si elle était encore fille, qu'elle était offensée qu'on s'imaginât autre chose, qu'elle comptait être si attentive à toutes sortes de devoirs et de politesse qu'on ne pourrait s'empêcher de l'aimer, et de vouloir vivre avec elle. Telle fut son amende honorable au public, après tant de tentatives, inutiles de force ou d'adresse.

Les choses ainsi préparées, elle la fit en personne: elle se mit à faire des visites sans plus en attendre de premières, et dans un seul carrosse à deux chevaux comme tout le monde. Elle accabla de civilités et de caresses les dames qu'elle trouva, et redoubla même une seconde visite à quelques-unes avant d'en avoir reçu d'elles. La duchesse de Lauzun fut de ce dernier nombre, qui, bien sûre de son fait, la fut voir ensuite. Elle fut reçue avec des remerciements infinis, eut un fauteuil, la main sans équivoque; et en sortant fut conduite par Mme de Mantoue à travers trois pièces entières, sans qu'il fût possible de l'en empêcher, et au degré par sa soeur bâtarde qui lui servait de dame d'honneur, et quelques demoiselles. Elle en usa ainsi avec toutes les femmes titrées; et pour les autres elle les reçut sans affectation sur rien, avec une grande politesse, leur laissant les fauteuils à l'abandon, et les conduisant honnêtement.

Une conduite si différente de ses premiers essais lui réconcilia bientôt le monde. Elle acheva de se l'attirer par un grand jeu de lansquenet fort à la mode alors, qu'elle tint avec beaucoup d'égards, et assez de dignité pour qu'il ne s'y passât rien de mal à propos. Ainsi fondit tout à coup en un brelan public ce grand rang de souveraine, dont le modèle le plus juste en avait été choisi sur celui des petites-filles de France, et sans prétendre leur céder, comme on l'a vu, à l'égard de Mme la grande-duchesse; et à tous les projets de figurer grandement à la cour, succédèrent les soins de se faire une bonne maison dans Paris. La chute fut grande et amère, et de plus, souvent accompagnée d'embarras de subsistances dans un temps où celles des armées absorbaient tout, et Desmarets, ne se mettant pas fort en peine de ses besoins depuis qu'elle lui eut dit, un peu imprudemment, qu'ils pouvaient juger qu'ils étaient grands, puisqu'elle venait elle-même les lui demander.

La duchesse de Lesdiguières, à ce spectacle, se remercia de nouveau, et s'applaudit de plus en plus d'avoir résisté aux persécutions du duc de Mantoue, aux empressements extrêmes de M. le Prince, et [à] tout ce que le roi voulut bien faire de démarches pour la faire consentir à l'épouser, quoiqu'il soit à croire que, mariée de sa main et par obéissance, et n'ayant pas dans la tête les chimères que l'autre étala d'abord, elle eût été tout autrement traitée. Mme de Mantoue ne vit et n'ouït parler d'aucune princesse du sang, ni Madame, ni Mme la duchesse d'Orléans.

La cherté de toutes choses, et du pain sur toutes, avait causé de fréquentes émotions dans toutes les différentes parties du royaume. Paris s'en était souvent senti; et quoiqu'on eût fait demeurer près d'une moitié plus que l'ordinaire du régiment des gardes, pour la garde des marchés et des lieux suspects, cette précaution n'avait pas empêché force désordres, en plusieurs desquels Argenson courut risque de la vie.

Monseigneur, venant et retournant de l'Opéra, avait été plus d'une fois assailli par la populace et par des femmes en grand nombre, criant du pain! jusque-là qu'il en avait eu peur au milieu de ses gardes, qui ne les osaient dissiper de peur de pis. Il s'en était tiré en faisant jeter de l'argent et promettant merveilles; mais comme elles ne suivirent pas, il n'osait plus venir à Paris.

Le roi en entendit lui-même d'assez fortes, de ses fenêtres, du peuple de Versailles qui criait dans les rues. Les discours étoient hardis et fréquents, et les plaintes vives et fort peu mesurées contre le gouvernement, et même contre sa personne, par les rues et par les places, jusqu'à s'exhorter les uns les autres à n'être plus si endurants, et qu'il ne leur pouvait arriver pis que ce qu'ils souffraient, et de mourir de faim.

Pour amuser ce peuple, on employa les fainéants et les pauvres à raser une assez grosse butte de terre qui était demeurée sur le boulevard entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin; et on y distribuait par ordre de mauvais pain aux travailleurs pour tout salaire, et en petite quantité à chacun.

Il arriva que le mardi matin, 20 août, le pain manqua sur un grand nombre. Une femme entre autres cria fort haut, ce qui en excita d'autres. Les archers préposés à cette distribution menacèrent la femme: elle n'en cria que plus fort; les archers la saisirent et la mirent indiscrètement à un carcan voisin. En un moment tout l'atelier accourut, arracha le carcan, courut les rues, pilla les boulangers et les pâtissiers. De main en main les boutiques se fermèrent. Le désordre grossit et gagna les rues de proche en pioche sans faire mal à personne, mais criant du pain! et en prenant partout.

Le maréchal de Boufflers, qui ne pensait à rien moins, était allé ce matin-là chez Bérenger son notaire, dans ce voisinage-là. Surpris de l'effroi qu'il y trouva, et en apprenant la cause, il voulut aller lui-même tâcher de l'apaiser, malgré tout ce que le duc de Grammont, qu'il trouva chez le même notaire, pût lui dire pour l'en détourner, et qui, l'y voyant résolu, alla avec lui. À cent pas de chez ce notaire, ils rencontrèrent le maréchal d'Huxelles dans son carrosse, qu'ils arrêtèrent pour lui demander des nouvelles, parce qu'il venait du côté de l'émotion. Il leur dit que ce n'était plus rien, les voulut empêcher de passer outre, et pour lui gagna pays en homme qui n'aimait pas le bruit et être fourré parmi ce désordre. Le maréchal et son beau-père continuèrent d'aller, trouvant à mesure qu'ils avançaient une grande épouvante, et qu'on leur criait des fenêtres de retourner, et qu'ils se feraient assommer.

Arrivés au haut de la rue Saint-Denis, la foule et le tumulte firent juger au maréchal de Boufflers qu'il était temps de mettre pied à terre. Il s'avança ainsi à pied avec le duc de Grammont parmi ce peuple infini et furieux, à qui le maréchal demanda ce que c'était, pourquoi tout ce bruit, promettant du pain, et leur parlant de son mieux avec douceur et fermeté, leur remontrant que ce n'était pas là comme il en fallait demander. Il fut écouté, il y eut des cris à plusieurs reprises de vive M. le maréchal de Boufflers, qui s'avançait toujours parmi la foule et lui parlait de son mieux. Il marcha ainsi avec le duc de Grammont le long de la rue aux Ours, et dans les rues voisines jusqu'au plus fort de cette espèce de sédition. Le peuple le pria de représenter au roi sa misère et de lui obtenir du pain. Il le promit, et sur sa parole, tout s'apaisa et se dissipa, avec des remercîments et de nouvelles acclamations de vive M. le maréchal de Boufflers! Ce fut un véritable service.

Argenson y marchait avec des détachements des régiments des gardes françaises et suisses, et sans le maréchal il y aurait eu du sang répandu qui aurait peut-être porté les choses fort loin. On faisait même déjà monter à cheval les mousquetaires.

À peine le maréchal était-il rentré chez lui à la place Royale avec son beau-père, qu'il fut averti que la sédition était encore bien plus grande au faubourg Saint-Antoine. Il y courut aussitôt avec le duc de Grammont, et l'apaisa comme il avait fait l'autre. Il revint après chez lui manger un morceau, et s'en alla à Versailles. Il ne voulut que sa chaise de poste, un laquais derrière et personne avec lui à cheval jusqu'au cours, affectant de traverser tout Paris de la sorte. À peine fut-il sorti de la place Royale, que le peuple des rues et les gens de boutiques se mirent à crier qu'il eût pitié d'eux, qu'il leur fit donner du pain; et toujours: Vive M. le maréchal de Boufflers! Il fut conduit ainsi jusqu'au quai du Louvre.

En arrivant à Versailles, il alla droit chez Mme de Maintenon où il la trouva avec le roi, tous deux bien en peine. Il rendit compte de ce qui l'amenait et reçut de grands remercîments. Le roi lui offrit le commandement de Paris, troupes, bourgeoisie, police, etc., et le pressa de l'accepter; mais le généreux maréchal préféra à cet honneur le rétablissement des choses dans leur ordre naturel. Il dit au roi que Paris avait un gouverneur auquel il ne déroberait pas les fonctions qui lui appartenaient, qu'il était honteux qu'il ne lui en restât pas une et que le lieutenant de police et le prévôt des marchands les eussent toutes emblées et partagées, jusque sur les troupes, et engagea le roi dans ces moments de crainte de les rendre au duc de Tresmes, qui les avait si bien perdues, ainsi que ses derniers prédécesseurs, qu'il lui fallut expédier une patente nouvelle pour lui rendre son autorité.

Il fut donc enjoint aux troupes et aux bourgeois de ne recevoir d'ordres que du gouverneur, et de lui obéir en tout et partout à d'Argenson, lieutenant de police, et à Bignon, prévôt des marchands, de lui rendre compte de tout et lui être soumis en tout, ainsi que tous les différents corps de la ville.

Le duc de Tresmes fut envoyé à Paris y exercer ce pouvoir, mais avec ordre de ne rien faire sans le maréchal de Boufflers, à l'obéissance duquel Argenson, Bignon, la bourgeoisie et les troupes furent aussi soumis, mais par des ordres verbaux; et le maréchal fut aussi renvoyé demeurer à Paris. Sa modestie lui donna une nouvelle gloire. Il renvoya tout au duc de Tresmes, au nom et par l'ordre duquel tout se fit, et chez qui il allait pour les délibérations qu'il ne voulut presque jamais souffrir chez lui. Maître et tuteur en effet du duc de Tresmes, et le vrai commandant, il s'en disait au plus l'aide de camp, et en usait de même.

Aussitôt après on pourvut bien soigneusement au pain, Paris fut rempli de patrouilles, peut-être un peu trop, mais qui réussirent si bien qu'on n'entendit pas depuis le moindre bruit. Le duc de Tresmes et le maréchal de Boufflers qui lui laissait jusqu'au scrupule l'honneur et l'apparence de tout, allaient de temps en temps rendre compte au roi eux-mêmes, mais sans découcher de Paris, puis rarement, jusqu'à ce qu'il ne fut plus question de rien.

La considération de Boufflers, rehaussée de la modestie la plus simple, était alors à son comble: maître dans Paris, modérateur des affaires de la guerre, influant sur toutes les affaires à la cour. Mais la durée de ce brillant ne fut pas longue et finit par ce qui le devait rendre et plus solide et plus durable. On verra bientôt Voysin et Tresmes affranchis de sa tutelle, Voysin devenir le maître et l'instrument de tout, Argenson et. Bignon reprendre toutes les usurpations de leurs places, et celle de gouverneur de Paris anéantie comme elle était auparavant ces mouvements de Paris.

CHAPITRE XXI. §

Campagne d'Espagne. — Faute de Besons, à qui le roi ne permet pas d'accepter la Toison. — Campagne de Roussillon. — Campagne de Savoie. — Campagne de Flandre. — Artagnan s'empare de Warneton. — Tournai assiégé, Surville dedans. — La ville rendue. — Voyage bizarre de Ravignan à la cour. — Citadelle de Tournai rendue; la garnison prisonnière. — Mesgrigny se donne aux ennemis et en conserve le gouvernement. — Surville perdu pour toujours. — Calomnie sur Chamillart. — Digne conduite de Beauvau, évêque de Tournai. — Boufflers s'offre d'aller seconder Villars sans commandement; remercié, puis accepté. — Conduite des deux maréchaux ensemble. — Roi Jacques d'Angleterre. — Mons fort mal pourvu. — Électeur de Bavière à Compiègne. — Campagne d'Allemagne. — Projet sur la Franche-Comté. — Conspiration dans cette province découverte. — Mercy défait par du Bourg; sa cassette, etc., prise. — Du Bourg chevalier de l'ordre. — Cassette de Mercy. — Voyage plus que suspect de Vaudémont et de Mlle de Lislebonne. — Procédures, etc., et suites. — Courte réflexion sur la conduite de nos rois et de la maison de Lorraine. — Pièce importante de la cassette de Mercy.

Besons, sorti enfin de ses quartiers, avait reçu quatre différents contre-ordres. Ces incertitudes n'affermirent pas un homme naturellement timide, et qui mourait toujours de peur de déplaire et de ne réussir pas; aussi manqua-t-il la plus belle occasion du monde de défaire les ennemis au passage de la Sègre. Il fut pressé d'en profiter, il le voulut, puis il n'osa; la fin de tout cela fut qu'il ramena ses troupes en France. L'armée de l'archiduc qui fut au moment d'être perdue, la Sègre à moitié passée par ces contretemps, en sut profiter. Notre cour en blâma fort Besons d'avoir été si exact à ses ordres quoique très précis. Celle d'Espagne, outrée sur le reçu de ses officiers généraux, prit un parti d'éclat. Philippe V partit brusquement pour son armée, mais il marcha à trop petites journées. La reine l'accompagna les trois premières, et retourna régente à Madrid. Besons paya de respects; d'obéissance et de raisons, laissant faire le roi, mais lui représentant les inconvénients qui se vérifièrent exactement tous par l'expérience.

Le roi d'Espagne, qui avait été fort approuvé de notre cour d'avoir pris le commandement lui-même, s'adoucit sur Besons jusqu'à lui vouloir donner la Toison dans la vue des besoins; mais le roi ne voulut pas lui permettre de l'accepter. De Bay qui la portait valait moins que lui, s'il se peut, pour la naissance, et on la vit donner depuis encore plus bassement.

Le roi d'Espagne, fâché de se voir hors de portée de rétablir les choses, et de réparer ce qui avait été manqué, quitta l'armée au bout de trois semaines, et retourna à Madrid plus vite qu'il n'en était venu. Besons mit ordre à la subsistance et aux quartiers des vingt-six bataillons qu'il devait laisser en Espagne sous Asfeld, et repassa les Pyrénées avec le reste de ses troupes.

Telle fut la dernière campagne des Français en Espagne, puisque celles qui y étaient restées rentrèrent en France avant l'ouverture de la campagne suivante, et mirent ainsi d'accord les deux cabales après tant de bruit pour et contre retour. Il fut funeste à l'Espagne et peu utile à la France, fruit d'un genre de gouvernement tel que celui que nous éprouvions depuis plusieurs années, et qui, sans un miracle tout à fait étranger, eût perdu ce royaume sans aucunes ressources.

En Roussillon, l'objet est trop petit pour s'arrêter à des détails. Le duc de Noailles, avec le peu qu'il y avait, eut affaire à moins encore. Il y battit deux fois les ennemis, qu'il surprit dans des quartiers, et ces légers succès retentirent fort à Versailles.

Berwick, sur la défensive, n'eut pas grand'chose à faire en Dauphiné. Le duc de Savoie s'y remua tard et mollement. Il était fort mécontent de l'empereur sur des fiefs de l'empire de son voisinage, que le feu empereur lui avait promis, et que, celui-ci ne voulut pas lui donner. D'autres discussions de quartiers et de subsistances de troupes achevèrent de les brouiller, tellement que M. de Savoie ne se soucia point de profiter des avantages solides qu'il s'était préparés dans la campagne précédente pour celle-ci. Elle se passa en bagatelles, qui auraient pu aisément devenir utiles, et avoir des suites heureuses, par l'adresse du duc de Berwick, si le manque de vivres ne l'eut arrêté tout court. Il ne laissa pas de battre Reybender, général des troupes de Savoie, qui, avec trois mille hommes, voulut, le 28 août, attaquer auprès de Briançon une maison appelée la Vachette, que Dillon avait retranchée. Dillon les fit attaquer de droite et de gauche par des piquets et quelques compagnies de grenadiers, leur tua sept cents hommes et rechassa le reste dans la montagne.

La Flandre, dès l'ouverture de la campagne, fut l'objet principal, pour ne pas dire l'unique, de toute l'attention et de toutes les inquiétudes, et le fut jusqu'à la fin de la campagne. Le prince Eugène et le duc de Marlborough, joints ensemble, continuaient leurs vastes desseins et de dédaigner de les cacher. Leurs amas prodigieux annonçaient des sièges. Dirai-je que notre faiblesse les désirait, et que nous ne comptions sur notre armée que pour les conserver?

Il est pourtant vrai qu'Artagnan, détaché avec huit bataillons de l'armée et quatre de la garnison d'Ypres, commandés pour le joindre au rendez-vous, enleva Warneton fort aisément, où les ennemis avaient mis seize cents hommes avec quelques munitions dans le dessein de le fortifier. Ces seize cents hommes se rendirent à discrétion, commandés par un brigadier et quarante-cinq officiers; et que le maréchal de Villars eut encore un autre petit avantage à un fourrage; mais c'étaient des bagatelles.

L'orage se forma sur Tournai, comme je l'ai déjà dit, et où Surville commandait, et Mesgrigny aussi, lieutenant général et gouverneur particulier de la citadelle, avec les troupes dont j'ai fait mention. La tranchée fut ouverte la nuit du 7 au 8 août. Le maréchal de Villars laissa former ce siège et ne fit aucune contenance de s'y opposer, content de subsister et de tenir force propos. Il faut dire aussi que le pain lui était fourni plus régulièrement, que l'argent n'y arrivait que peu à peu et par de très petites sommes, et que tout y était à craindre de la désertion et du découragement. Surville [ne] tint que vingt jours et battit la chamade le 28 juillet au soir. Il envoya le chevalier de Rais au roi, qu'il trouva à Marly, et qui dit que la garnison n'était que de quatre mille cinq cents hommes, réduite alors à trois mille hommes pour entrer dans la citadelle, qu'il y avait des brèches de trente toises aux trois attaques, que l'ouvrage à cornes des sept fontaines avait été emporté avec le bastion voisin et le réduit de l'ouvrage, et que l'assaut s'allait donner par les trois attaques à la fois. On attendait mieux que cela d'un homme si fraîchement remis à flot par la générosité du maréchal de Boufflers, et qui avait été témoin de si près de sa défense dans Lille.

Le chevalier de Rais apprit qu'ils avaient toujours attaqué la citadelle par un côté en même temps que la ville, que la capitulation portait qu'ils ne la pourraient pas attaquer par la ville, et il assura qu'il y avait dedans quantité de munitions de guerre, pour trois mois de farines, quelques vaches et cinq cents moutons. Il y avait aussi six cents invalides, dont la moitié peu en état de bien servir.

Le chevalier de Rais était arrivé à Marly le jeudi 1er août. Le mardi 6, on y fut extrêmement surpris d'y voir Ravignan entrer, chez Mme de Maintenon où était le roi, mené par Voysin, où quelques moments après le maréchal de Boufflers fut appelé. Un envoi aussi bizarre excita une grande curiosité. Le désir et le besoin persuadaient qu'il pouvait être question de paix, d'autant qu'il transpira assez promptement que, depuis la capitulation de la ville, Surville était festoyé par les vainqueurs, et qu'ils ne devaient faire aucune hostilité jusqu'au retour de Ravignan, fixé au 8 au soir. Enfin on sut le mystère.

Les ennemis proposaient une suspension d'armes limitée à un temps raisonnablement estimé que la citadelle pourrait se défendre, qui au bout de ce temps convenu se rendrait sans être attaquée, et que cependant les deux armées subsisteraient, à une certaine distance l'une de l'autre et de la place, sans aucun acte d'hostilité. La proposition parut aussi étrange que nouvelle; et on fut étonné que, Ravignan, homme de sens et qui avait acquis de l'honneur dans Lille, où il avait été fait maréchal de camp, se fût chargé de la venir faire. Une suspension d'armes sans vues de paix, un temps marqué pour rendre une place sans qu'elle fût attaquée, parurent des choses inouïes, un désir des ennemis de ménager leur peine, leur argent, leurs fourrages, auquel on ne crut pas devoir consentir, avec le mépris de notre armée qui, par cette proposition, n'était pas estimée en état ni en volonté de rien tenter pour le secours. Surville fut fort blâmé de l'avoir écouté, et Ravignan de l'avoir apportée, qui fut renvoyé sur-le-champ avec le refus.

On crut que la réputation de la place avait été le motif d'une proposition si extraordinaire. Mesgrigny, le premier ingénieur après Vauban, quoique inférieur en tout, avait bâti cette citadelle à plaisir, et comme pour lui, parce qu'il en était gouverneur. C'était une des places de toutes celles que le roi a faites des meilleures et des plus régulièrement bâties, avec des souterrains excellents partout, et qui surprenaient par leur hauteur et leur étendue; contre-minée sous tous les ouvrages et jusque sous les courtines, ce qui bien manié allonge fort un siège, déconcerte les assaillants qui ne savent où asseoir le pied, et qui rebute fort le soldat. Rien n'était mieux fondé que la réputation de cette place, rien ne lui fut si inutile que toutes ces admirables précautions pour la conserver, ou pour la vendre du moins chèrement.

Elle capitula le 2 septembre, sans avoir essuyé aucun coup de main. Cela parut un prodige inconcevable. Un autre qui ne le fut pas moins, c'est que Mesgrigny, qui avait quatre-vingts ans, et qui de tout le siège de la ville et de la citadelle ne sortit presque point de sa chambre, n'eut pas honte de déshonorer sa vieillesse en se donnant aux ennemis, qui donnèrent le gouvernement de la ville au comte d'Albemarle, et conservèrent celui de la citadelle à ce malheureux vieillard, qui avait aidé le maréchal de Boufflers à la défense de Namur, et qui en avait été fait lieutenant général.

Surville vint saluer le roi, et n'en fut pas mal reçu, autre surprise; mais ce qu'une si molle défense lui devait coûter, et en un temps où il était si important d'amuser longtemps les ennemis devant la place, si on ne la pouvait sauver, il le reçut de son indiscrétion qui l'avait déjà coulé à fond une fois. Il avait mangé plusieurs fois avec le prince Eugène et le duc de Marlborough, entre les deux sièges et après la dernière capitulation. On y parla du maréchal de Villars, qui prétendit y avoir été maltraité, et que Surville, ou complaisant ou en pointe de vin, ne l'avait pas ménagé. Surville aussi était blessé contre le maréchal de n'avoir pas fait la moindre démonstration pour son secours, en sorte que les plaintes furent vives de part et d'autre. Surville pourtant, ne se sentant pas le plus fort, voulut capituler, mais il trouva un homme aisé à prendre le montant, et qui, plein de sa fortune, ne pardonnait point.

Outre ce point de Villars, on répandit que les deux généraux ennemis parlèrent à Surville, et à table, des dernières conditions de paix qui firent rompre Torcy à la Haye, et qu'ils dirent qu'on n'aurait jamais osé proposer au roi de procurer, lui-même, par la force, la destitution du roi d'Espagne, comme une chose qui était contre la nature et contre toute bienséance, si un de ses principaux ministres, désignant Chamillart, et dont le nom enfin leur échappa, ne leur en eût donné la hardiesse, en écrivant au duc de Marlborough, qui en avait encore la lettre, que dès qu'il ne s'agirait que du retour du roi d'Espagne, cet article n'arrêterait pas la paix, et qu'il ne craignait pas, en l'avançant de la sorte, d'être désavoué du roi.

Ce propos fit grand bruit et fut extrêmement relevé par les ennemis du malheureux ex-ministre. Je lui demandai depuis si cela avait quelque fondement. Il m'assura que longtemps avant de sortir de place, il ne s'était plus mêlé de la paix, et que pour cette lettre rien n'était plus faux ni plus absurde. Cela ne laissa pas d'exciter contre lui des murmures désagréables. Pour Surville, il demeura perdu sans retour. Il s'enterra chez lui, en Picardie, fort mal à son aise d'ailleurs, et on ne le vit presque plus.

Beauvau, qui de Bayonne avait passé à l'évêché de Tournai, fit merveille de sa personne pendant le siège et de sa bourse autant et plus qu'elle se put étendre. Il offrit même à Surville de prendre l'argenterie des églises. Il n'imita pas M. de Fréjus, il refusa nettement de chanter le Te Deum, dont il fut pressé avec toutes les caresses possibles, encore plus de prêter serment, et partit le matin du jour du Te Deum, et avant l'heure de le chanter. Le roi le reçut très bien, et l'entretint seul trois quarts d'heure. C'est le même qu'il fit archevêque de Toulouse, qui passa après à Narbonne, et qui eut l'ordre avec son frère à la grande promotion de M. le Duc, en 1724. Le rare est qu'il fut beaucoup mieux traité sur les choses de la religion par le duc de Marlborough que par le prince Eugène.

On avait été surpris qu'ils eussent préféré de s'attacher à ce grand siège, à tâcher de pénétrer du côté de la mer. Villars, à la vérité, s'était avantageusement posté à l'ouverture de la campagne pour les en empêcher; mais il n'aurait pu parer les diverses façons de le tourner, et au pis aller, s'ils eussent voulu, le forcer à un combat. Les uns jugèrent que, plus soigneux de s'avancer solidement et commodément, par les facilités que leur apportaient ces grandes conquêtes, que de se hâter de pénétrer en se laissant des derrières contraignants, ils avaient préféré les grands sièges pour se porter plus sûrement et plus durablement en avant. D'autres, plus flatteurs et plus occupés de faire leur cour que des raisonnements justes, prétendaient que les Hollandais, qu'on s'opiniâtrait à se vouloir figurer désireux de la paix, s'étaient opposés aux desseins du côté de la mer, et [avaient] emporté celui de Tournai, pour amuser le temps de la campagne par quelque chose d'utile et de spécieux, mais moins dangereux pour la France, écouler ainsi l'été jusqu'au temps de remettre les négociations sur le tapis, que le poids des dépenses pourrait rendre plus faciles de la part de l'empereur et de l'Angleterre. On s'endormait ainsi à la cour sur ces idées trompeuses; elle tâchait de les inspirer aux différentes parties de l'État, moins soigneuse des affaires que de fermer les bouches par persuasion ou par terreur. Le roi s'expliquait souvent sur ce qu'il appelait les discoureurs; et on devenait coupable d'un crime sensible, quelque borine intention qu'on eut en parlant, sitôt qu'on s'écartait un peu de la fadeur de la Gazette de France, et de celle des bas courtisans.

Sur la fin du siège de la citadelle de Tournay, Boufflers sentit l'étrange poids des affaires de Flandre; et s'inquiéta de ce qu'un seul homme en était chargé, qui, mis hors de combat par maladie ou par quelque autre accident, ne pourrait être remplacé à l'instant, et dans des circonstances si pressantes et si critiques. Pénétré de ce danger, il en parla au roi, lui dit qu'il voyait que tout se disposait à une bataille, lui représenta le péril de son armée, si par un accident arrivé à Villars elle tombait dans une anarchie dans des moments si décisifs. Tout de suite, il s'offrit de l'aller seconder, d'oublier tout pour lui obéir, n'être que son soulagement, et rien dans l'armée que par lui, et à portée seulement de le suppléer en cas d'accident à sa personne.

Pour comprendre la grandeur de ce trait, digne de ces Romains les plus illustres des temps de la plus pure vertu de leur république, je m'arrêterai ici un moment. Boufflers, au comble des honneurs, de la gloire, de la confiance, n'avait qu'à demeurer en repos, à jouir d'un état si radieux, avec une santé qui ne lui avait pas permis de commander l'armée. Il était parvenu, avec réputation, à être chevalier de l'ordre et de la Toison d'or, colonel, puis capitaine des gardes, et avait justement sur le coeur d'avoir été forcé de quitter la première charge pour l'autre. Maréchal de France, duc et pair, gouverneur de Flandre [avec] la survivance pour son fils, maître et modérateur de Paris, avec les entrées de premier gentilhomme de la chambre, la privante et la confiance du roi et de Mme de Maintenon, et la tutelle du ministre de la guerre, la gloire qu'il avait acquise forçait l'esprit à applaudir à une si grande fortune; sa générosité, son désintéressement, sa modestie, engageait les coeurs à s'y complaire très bien avec Monseigneur et avec Mgr le duc de Bourgogne, il n'y avait princes du sang, même bâtards ni ministres, ni seigneurs qui ne fussent obligés de compter avec lui; et lui, au delà des grâces, des honneurs, des récompenses et de toute espèce de lustre, il s'offrait d'aller compter avec un homme avantageux, tout personnel, jaloux de tout, sans principes, accoutumé à tout gain, à usurper la réputation d'autrui, à faire siens les conseils et les actions heureuses, et à jeter aux autres tous mauvais succès et ses propres fautes. Le comble est que Boufflers ne l'ignorait pas, qu'il connaissait l'impudence de sa hardiesse, l'art de ses discours, le faible pour lui du roi et de Mme de Maintenon, et que c'était sous un tel homme, son cadet à la guerre de si loin, maréchal de France près de dix ans après lui, et dans son propre gouvernement où il venait de défendre Lille, qu'il allait se mettre à sa merci pour le bien de l'État, et exposer une réputation si grande, si, pure, si justement acquise, à la certitude de l'envie, et à l'incertitude des succès, même dans la main d'un autre.

Boufflers vit tout cela, il le sentit dans toute son étendue, mais tout disparut devant lui à la lueur du bien de l'État. Il pressa le roi; et le roi qui n'en voyait pas tant, bien moins encore la magnanimité d'une pareille offre, le loua, le remercia, et ne crut pas en avoir besoin, sans en sentir le prix.

Dix ou douze jours après, Boufflers n'y pensant plus, le roi fit des réflexions, l'envoya chercher et le fit entrer par les derrières. Ce fut pour lui dire qu'il lui ferait plaisir d'aller en son armée de Flandre, en la manière qu'il le lui avait offert. Le maréchal, qui pour la première fois de sa vie se trouvait attaqué d'une goutte douloureuse, et qui avait eu peine à se traîner jusque dans le cabinet du roi, lui réitéra tout ce qu'il lui avait dit la première fois sur la conduite qu'il se proposait de garder religieusement avec Villars, prit ses derniers ordres, s'en alla à Paris et partit le lendemain lundi, 2 septembre, pour aller trouver le maréchal de Villars, c'est-à-dire le jour même que la citadelle de Tournai se rendit. On fut vingt-quatre heures à le savoir parti sans en deviner la cause. L'affolement de la paix était à un point qu'on crut qu'il était allé moins pour la négocier que pour la conclure.

La surprise ne fut pas moins grande à l'armée, où il fut annoncé par un courrier, dépêché exprès douze ou quinze heures avant son arrivée. La même contagion saisit aussi l'armée, elle n'imagina que la paix.

Villars le reçut avec un air de joie et de respect, le pourvut de chevaux et de domestiques, et lui communiqua d'abord tous ses projets. Boufflers fut avec peine tiré de sa voiture, tant la goutte s'était augmentée, qui néanmoins ne le tint pas longtemps dans sa chambre. Villars voulut recevoir le mot de lui, au moins qu'il le donnât. Après bien des compliments, ils le firent donner par le lieutenant général de jour, à qui de concert ils expliquèrent l'ordre à donner à l'armée, et depuis Villars donna toujours le mot et l'ordre, et Boufflers ne fit plus la façon de vouloir les recevoir de lui. Le concert et l'intelligence fut parfait entre eux: l'un avec des manières de confiance et des égards toujours poussés au respect; l'autre sans cesse soigneux d'admirer, de tout faire valoir, de tout déférer, et, s'il avait quelque avis à ajouter, ou quelque observation à présenter, c'était toujours avec les ménagements d'un subalterne honoré de la confiance de son supérieur; du reste appliqué à éviter et à refuser les hommages de l'armée, qui se portaient tous vers lui, à ne se mêler immédiatement de rien, à ne se charger de quoi que ce fût, et à n'être rien qu'auprès du maréchal de Villars, et encore tête à tête, et avec toutes les mesures qui viennent d'être rapportées, dont il ne se départit jamais.

De cette conduite réciproque, personne ne put juger de ce que Villars pensa de se voir tomber tout à coup un tel second, qu'il n'avait point demandé, s'il en fut peiné, s'il s'en trouva contraint, si dans l'angoisse des affaires il fut bien aise d'être doublé, si sa vanité satisfaite de conserver le généralat dans son entier, en présence d'un maître à tous égards, la lui rendit agréable; en un mot rien ne s'en put démêler.

Quoi qu'il en fût, ces deux généraux n'en firent qu'un seul. Boufflers, fidèle à sa résolution, en garde contre l'air de censeur, donna dans tout ce que Villars voulut, sans y former la moindre résistance, et avec une bonne grâce qui dut l'élargir.

L'armée ennemie marcha vers Mons incontinent après la prise de la citadelle de Tournai. Villars rappela tous les corps qu'il avait détachés; et le roi d'Angleterre, qui sous l'incognito et le nom de chevalier de Saint-Georges, faisait la campagne, volontaire comme l'année précédente, accourut avec un reste de fièvre et sans consulter ses forces. Il avait été obligé de s'éloigner un peu de l'armée par une fièvre violente; mais il ne voulut pas consulter sa santé ni sa faiblesse en des moments si précieux à la guerre.

Il y avait dans Mons peu de troupes et peu de vivres. L'électeur de Bavière en sortit, s'arrêta peu à Maubeuge, et s'en alla à Compiègne.

La garnison de la citadelle de Tournai, quoique prisonnière de guerre, fut conduite à Condé. Les ennemis lui laissèrent ses armes et son bagage, et firent à Surville la galanterie de deux pièces de canon. Elle était encore de trois mille hommes, et destinée pour échange de leurs prisonniers faits à Warneton et ailleurs. Surville et Ravignan eurent leur liberté, mais à condition que, si nous faisions des prisonniers de leur grade, on leur en rendrait deux sans échange.

Ce qui termina de bonne heure la campagne du Rhin est trop important pour ne pas couper celle de Flandre, afin de rapporter cet événement dans son ordre.

Rien de plus insipide que cette campagne jusqu'à la mi-août. Les armées, séparées par le Rhin, se contentaient de subsister. Harcourt laissa Saint-Frémont à Haguenau garder nos lignes de Lauterbourg, et passa le Rhin, les premiers jours d'août, sur un pont qu'il dressa à Altenheim, pour faire subsister ses troupes aux dépens de l'ennemi, qui s'était toujours tenu tranquille jusqu'alors derrière ses lignes de Dourlach, et qui se contenta, sur le passage du duc d'Harcourt, de garnir les gorges des montagnes pour l'empêcher de pénétrer. Le duc d'Hanovre, celui qui fut fait électeur et qui a succédé à la reine Anne à la couronne d'Angleterre, père de celui qui règne aujourd'hui, devait commander l'armée impériale. Il n'y arriva que vers le 15 août. Il fit aussitôt passer le Rhin à son armée qu'il mena camper auprès de Landau, sur quoi M. d'Harcourt passa le Rhin sur le pont de Strasbourg, et se mit derrière ses lignes.

Il se mûrissait cependant un dessein vaste, conçu ou pour le moins nourri en Lorraine, comme la suite de la découverte ne permit pas d'en douter, qui n'allait à rien moins qu'à porter -l'État par terre par le côté le moins soupçonné.

Mme de Lislebonne avait une belle et grande terre à l'extrémité de la Franche-Comté. Dans cette terre se tramait par le bailli, par des curés et par les officiers de Mme de Lislebonne, une conspiration qui, sous ces chefs, se répandit dans la province, et y entraîna beaucoup de gens principaux des trois ordres, gagna des membres du parlement de Besançon, avait pris ses mesures pour égorger la garnison de cette place, s'en rendre maître, en faire autant de quelques autres, et faire révolter la province en faveur de l'empereur, comme étant, un fief et un domaine ancien de l'empire. Le voisinage si proche de la Suisse et du Rhin, qui se traversait aisément en de petits bateaux qu'on appelle des védelins, facilitait le commerce entre les Impériaux et les conspirateurs; et les gens de Mme de Lislebonne faisaient toutes les allées et venues.

Un perruquier, dont le grand-père avait servi utilement à la seconde conquête de la Franche-Comté, fut sondé, puis admis dans le complot. Il en avertit Le Guerchois, qui de l'intendance d'Alençon avait passé à celle de Besançon, mon ami très particulier, comme on l'a vu ailleurs, et de qui j'ai su ce que je rapporte. Le Guerchois l'écouta, et lui ordonna de continuer avec les conspirateurs pour être en état de savoir et de l'avertir, ce qu'il exécuta avec beaucoup d'esprit, de sens et d'adresse.

Par cette voie, Le Guerchois sut qu'il y avait dans la conspiration de trois sortes de gens: les uns, en petit nombre, voyaient les officiers principaux que l'empereur y employait, venus exprès et cachés aux bords du Rhin, de l'autre côté, et ceux qui les voyaient par les védelins savaient tout et menaient véritablement l'affaire; les autres, instruits par les premiers, mais avec réserve et précaution, s'employaient à engager tout ce qu'ils pouvaient de gens dans cette affaire, distribuaient les libelles et les commissions de l'empereur, ils étaient l'âme de l'intrigue et les conducteurs dans l'intérieur de la province; les derniers enfin étaient des gens qui, par désespoir des impôts et de la domination française, s'étaient laissé gagner, et qui étaient en très grand nombre.

Le Guerchois voulut encore davantage, et y fut également bien servi par le perruquier. Il s'insinua si avant auprès du bailli de Mme de Lislebonne et du curé de la paroisse où demeurait ce bailli, qu'ils l'abouchèrent delà le Rhin avec un général de l'empereur, et de chez eux avec les principaux chefs de leur intelligence et de toute l'affaire dans la province. Il apprit d'eux qu'un gros corps de troupes de l'empereur devait tenter, à force de diligence, d'entrer en Franche-Comté, et tout risquer pour y pénétrer s'il rencontrait des troupes françaises qui s'y opposassent.

Instruit de la sorte, Le Guerchois, qui en avait déjà communiqué au comte de Grammont, lieutenant général, qui, quoique de la province, y commandait et était fort fidèle, crut qu'il n'y avait point de temps à perdre, et dépêchèrent un courrier au duc d'Harcourt et un autre au roi, sans qu'on s'en aperçût à Besançon, où ils prirent doucement et sagement leurs mesures.

Les choses en étaient là, lorsqu'un gros détachement de l'armée de l'empereur se mit à remonter le Rhin par l'autre côté, pour joindre un autre corps arrivé en même temps de Hongrie et mené par Mercy, qui donna jalousie au duc d'Harcourt qu'ils ne voulussent faire le siège d'Huningue, tandis que le gros de l'armée impériale, sous le duc d'Hanovre s'approchait des lignes de Lauterbourg, et faisait contenance de les vouloir attaquer.

Harcourt avait laissé le comte du Bourg dans la haute Alsace, avec dix escadrons et quelques bataillons, qui cependant étaient inquiétés par le duc d'Hanovre, dont le grand projet était l'exécution du dessein sur la Franche-Comté, mais avec celui de tomber sur les lignes de Lauterbourg, si d'Harcourt les dégarnissait trop en faveur du secours de la haute Alsace. Parmi ces manéges de guerre, Harcourt, profitant du long détour que les Impériaux détachés de leur armée ne pouvaient éviter pour tomber par le haut Rhin où ils en voulaient, et averti par le courrier de Franche-Comté, se tint en apparente inquiétude sur ses lignes; et dès qu'il vit le détachement impérial déterminé, par ses marches forcées dont il était bien informé, il envoya huit escadrons et cinq ou six bataillons à du Bourg, avec ordre de combattre les ennemis, fort ou faible, sitôt qu'il pourrait les joindre.

Pendant ces mesures, Mercy, avec ce qu'il avait amené de Hongrie, traversa le Rhin à Rhinfelds, et un coin du territoire des Suisses avec l'air de le violer, tandis que le détachement impérial se préparait à jeter un pont à Neubourg, pour y passer aussi le Rhin, à peu près vis-à-vis d'Huningue, et Mercy parut près de Brisach, résolu de pénétrer, s'il pouvait, même sans attendre le détachement de l'armée impériale qui le venait joindre parce pont de Neubourg.

Harcourt, exactement informé, détacha encore deux régiments de dragons pour joindre du Bourg à tire-d'aile, et lui réitérer l'ordre de combattre fort ou faible. Ces deux régiments de dragons arrivèrent tout à propos, le jour devenait grand, et du Bourg faisait ses dispositions pour attaquer Mercy, qu'il venait d'atteindre. Avec ce petit renfort, il les attaqua vigoureusement, et quoique inférieur de quelque nombre, il les enfonça; et en une heure et demie, il les défit d'une manière si complète, que les Impériaux se sauvèrent de vitesse à grand'peine. Le combat fut sanglant. On leur prit leurs canons, leurs équipages, presque tous les bateaux de leur pont et beaucoup de drapeaux et d'étendards, le carrosse de Mercy et sa cassette, qui se sauva à Bâle, et qui dut son salut à la vitesse de son cheval, après avoir soutenu jusqu'au bout, quoique blessé dangereusement. C'est le même Mercy qui commanda en 1734 l'armée impériale en Italie, et qui y fut tué à la bataille de Parme. Le comte Bruner fut tué à ce combat d'Alsace, et quantité de leurs troupes, dont on fit deux mille cinq cents prisonniers. On crut qu'il y avait eu quinze cents tués, et plus de mille noyés dans le Rhin.

Du Bourg n'envoya rien au roi, mais, aussitôt après le combat il fit partir d'Anlezy, de la maison de Damas, l'un des deux maréchaux de camp qu'il avait avec lui, vers le duc d'Harcourt, qui, dans l'instant qu'il le reçut, le fit repartir pour en porter la nouvelle au roi. Il arriva à Versailles le soir du dernier août. Le roi l'avait su la veille par Monseigneur, à qui Mme la Duchesse venait de montrer une lettre de Dijon de M. le Duc, à qui du Bourg avait écrit un mot par un officier du régiment de Charolais qui s'était trouvé à l'action, où Saint-Aulaire, colonel de ce régiment, avait été tué, et qui venait de la part du corps le demander à M. le Duc pour le major, le lieutenant-colonel ne s'y étant pas trouvé.

Deux heures après que Mercy fut entré dans Bâle, il envoya un trompette savoir ce qu'était devenu un officier lorrain, et prier, s'il était prisonnier, de le lui vouloir renvoyer sur sa parole. Il était prisonnier, et du Bourg, galamment, le lui renvoya sans réflexion sur cet empressement. Le lendemain, il reçut un courrier de Le Guerchois, qui lui mandait de prendre garde sur toutes choses à ce Lorrain, s'il était pris, et le félicitait de sa victoire, qui sauvait la Franche-Comté, et par conséquent la France, d'un embarras auquel il serait resté peu de remèdes. Il n'était plus temps. Le Lorrain était en sûreté; et la cassette de Mercy envoyée à Harcourt et par lui au roi, ne causa que plus de regrets à l'indiscrète générosité de du Bourg, qui demeura encore quelque temps sur le haut Rhin, qu'il n'eut pas de peine à nettoyer des restes échappés d'une défaite complète, qui avaient repassé ce fleuve comme ils avaient pu; et la campagne s'acheva avec la même tranquillité qu'elle avait commencé.

M. d'Harcourt s'était avancé au fort Louis, sur ce que M. d'Hanovre avait enfin fait repasser le Rhin à son armée, voyant qu'on n'avait point pris le change qu'il avait essayé de donner, et marchait vers le haut pour envoyer des renforts à Mercy. Mais il rebroussa dès qu'il eut appris sa défaite; et M. d'Harcourt retourna vers ses lignes, où il ne fut plus question que de subsister de part et d'autre jusqu'à la séparation des armées.

Du Bourg fut aussitôt après sa victoire nommé chevalier de l'ordre; d'Anlezy eut un cordon rouge; Quoadt, l'autre maréchal de camp de ce petit corps de du Bourg, trois mille livres de pension; et Fontaine, qui avait apporté les drapeaux et les étendards à Harcourt, qui l'avait envoyé au roi, fut fait brigadier.

La cassette de Mercy découvrit bien moins de choses qu'elle n'apprit qu'il y avait bien des mystères cachés. Elle manifesta la conspiration dans la Franche-Comté, mais avec une grande réserve de noms, tout le dessein d'y pénétrer par ses troupes et de s'y établir; et sans fournir de preuves positives contre M. de Lorraine, elle ne laissa pas douter qu'il n'y fût entré bien avant, et qu'il n'eût fomenté ce projet de toutes ses forces. Sur quoi on peut voir dans les Pièces ce qui le regarde dans le voyage de Torcy à la Haye.

Dès les premiers jours de mai, M. de Vaudemont, sous prétexte des eaux de Plombières, était parti de Paris avec sa chère nièce, Mlle de Lislebonne, pour se rendre en Lorraine, et avaient été toujours depuis beaucoup plus assidus à Lunéville qu'à Plombières, ni même à Commercy. Ils y étaient encore lors de ce combat, et il fallait plus que de la grossièreté pour ne s'apercevoir pas, au moins après cela, de la cause d'un voyage d'une si singulière longueur fait si à propos et si fort en cadence. Ils séjournèrent encore un mois après en Lorraine; et pour que la chose fût complète, ils en partirent pour arriver à Marly dans le milieu d'un voyage. Ils en furent quittes pour l'étonnement de tout le monde, mais muet, tant ils s'étaient rendus redoutables. Il est vrai pourtant que le roi les reçut avec beaucoup de froid et de sérieux.

Cependant Le Guerchois commença des procédures juridiques. Le bailli, les officiers, quantité de fermiers de Mme de Lislebonne, et le curé de sa principale paroisse, s'enfuirent et n'ont pas reparu depuis; beaucoup de ses vassaux disparurent aussi. Les preuves contre tous ces gens-là se trouvèrent complètes; il furent contumacés et sentenciés. Un de ses meuniers, plus hardi, envoyé dans le pays par les autres aux nouvelles, y fut pris et pendu avec plusieurs autres. Quantité d'autres un peu distingués prirent le large à temps.

Tel fut le succès d'un complot si dangereux, parvenu jusqu'au point de l'exécution, sans qu'on osât parler des plus grands et des plus véritables coupables; ce qui, faute de preuves parfaites, s'étendit jusqu'à des membres du parlement de Besançon, lequel on ne voulut pas effaroucher. On se souviendra ici de ce qui a été rapporté des trahisons de Vaudemont et de ses nièces, qui, au fait de tout à notre cour, ne laissaient rien ignorer à Vienne par le canal de M. de Lorraine; beaucoup d'autres gens, et quelques-uns distingués, s'absentèrent aussi.

Tel fut le succès des pratiques si dangereuses que la maison de Lorraine n'a cessé de brasser contre la France et contre ses rois, depuis François Ier jusqu'à la fin de Louis XIV, qui n'ont tous cessé de leur prodiguer biens, honneurs, charges, faveur et rangs; et qui se sont montrés sans cesse aussi infatigables à dissimuler, et à lui pardonner ses crimes, qu'elle à en commettre toutes les fois qu'elle l'a pu, et de montrer son éternel regret d'avoir manqué le grand coup de la Ligue, et de n'avoir pu exterminer les Bourbons et leur arracher la couronne pour se la mettre sur la tête: sentiment tellement inné en elle que les moins capables d'entreprise et les plus comblés ne peuvent s'empêcher de le laisser échapper, témoin ce qui est rapporté de M. le Grand (t. VI, p. 2).

Il se trouva dans la cassette de Mercy un mémoire instructif du prince Eugène à ce général, dont plusieurs endroits étaient d'une obscurité mystérieuse difficile à pénétrer. On y lut entre autres choses qu'il fallait tout tenter pour remettre la France hors d'état à jamais d'inquiéter l'Europe, et de plus sortir de ses limites, où il fallait la rappeler, et, si on n'y pouvait enfin réussir par les armes, on serait obligé d'avoir recours aux grands et derniers remèdes. Cela, avec d'autres choses qu'on tint fort secrètes, donna beaucoup à penser au roi et à ses ministres; il parut même qu'ils étaient fort fâchés que ceci eût échappé à leur silence. Il était trop vrai pour courir après, mais on étouffa ce trait autant qu'on le put.

L'exécution a été si familière à la maison d'Autriche dans tous les temps jusqu'à ceux-ci, témoin la reine d'Espagne, fille de Monsieur, et le prince électoral de Bavière, désigné héritier de la monarchie d'Espagne du consentement de toute l'Europe, que je ne sais pourquoi on fut si secret sur cette cassette dont presque tous les mystères ne purent être bien développés.

CHAPITRE XXII. §

Reprise de la campagne de Flandre. — Artificieux colloque des ennemis. — Bataille de Malplaquet. — Fautes et inutilité de la bataille. — Belle retraite du maréchal de Boufflers, fort inférieure à celle d'Altenheim. — Mons assiégé. — Misère de l'armée française. — Lettres pitoyables de Boufflers. — Nangis dépêché au roi. — Villars pair. — Harcourt pair. — Artagnan maréchal de France. — Famille, fortune et caractère d'Artagnan. — Artagnan prend le nom de sa maison. — Féroce éclat de M. le Duc. — Dégoûts et chute du maréchal de Boufflers. — Défaite et ruine du roi de Suède par le czar à Pultava.

Tournai pris, les ennemis repassèrent l'Escaut dans la nuit du 3 au 4 septembre, et la Haine le 5, au-dessus de Mons, gagnant la Trouille avec beaucoup de diligence pour le passer aussi. Notre [armée] avec les deux maréchaux marcha le 4 septembre; elle arriva le 6 au matin à Quiévrain, d'où Ravignan fut dépêché au roi pour lui rendre compte de l'état et de la disposition des choses. Les divers corps détachés y rejoignirent l'armée; elle quitta ce camp de Quiévrain la nuit du 8 au 9, précédée d'un gros détachement commandé par le chevalier de Luxembourg. La marche se passa sans inquiétude quoique par un terrain fort coupé, et [l'armée] prit à neuf heures du matin le camp de Malplaquet et de Tesnières, la droite et la gauche appuyées sur deux bois; des haies et des bois assez étendus devant le centre, qui y laissaient deux plaines par leurs coupures. Villars en occupa les hauteurs, y établit son canon, mit son infanterie aux lisières des bois coupés par ces deux plaines à la demi portée de son canon, et ordonna quelques retranchements pour la couvrir.

Marlborough et le prince Eugène marchaient de leur côté, et dans la crainte que Villars ne les gagnât de la main et ne les embarrassât pour le siège de Mons qu'ils avaient résolu, ils avaient fait un très gros détachement avec lequel le prince héréditaire de Hesse, depuis roi de Suède, devança leur armée pour observer la nôtre. Il arriva à vue du camp de Malplaquet en même temps qu'elle y entrait, dont il fut averti plus tôt qu'il ne l'eût été par trois coups de canon que la fanfaronnade de Villars fit tirer comme pour un appel au prince Eugène et au duc de Marlborough dont il voyait toute l'armée assez proche, et dont il douta encore moins lorsqu'il aperçut les colonnes du prince de Hesse qui détacha même quelques gens pour escarmouches, pour mieux découvrir notre armée et le terrain qu'elle occupait; il fit presque en même temps avancer des colonnes d'infanterie vers notre droite, ce qui fit juger qu'il voulait engager l'action; mais il se contenta de faire avancer du canon pour contenir Villars en respect et en attention, et persuader que toute leur armée était là. Sa crainte cependant était extrême d'être lui-même attaqué, et il paya tellement d'effronterie par la hardiesse de sa contenance, qu'on n'osa le tâter. Le canon tira de part et d'autre avec un médiocre effet depuis deux heures après midi jusqu'à six que les ennemis se retirèrent un peu de portée, mais demeurant en présence: la nuit fut tranquille. Le lendemain 10, les escarmouches recommencèrent; le canon tira presque tout le jour sans faire grand mal, sinon que Coetquen, allant d'un lieu à un autre, eut une jambe emportée; ce fut par le courrier qui en vint à sa famille qu'on sut les armées en présence.

Marlborough et le prince Eugène, avertis de l'état périlleux où se trouvait le prince de Hesse, qui était perdu s'il eût été attaqué, comme Villars en fut souvent pressé, qui ne le voulut jamais, forcèrent leur marche pour arriver à lui, et le joignirent dans le milieu de la matinée du même jour 10. Leur premier soin fut de venir examiner la position de notre armée, et celle que la leur pouvait prendre pour le faire avec plus de loisir et de succès, et attendre leur arrière-garde; ils se servirent d'une ruse qui leur réussit pleinement.

Ils firent approcher de nos retranchements, que notre infanterie perfectionnait vers le centre, quelques officiers qui avaient l'air de subalternes, avec ordre de tacher à lier quelque conversation avec nos gardes avancées, et de passer outre sur parole. Il y a lieu de croire qu'ils ne choisirent pas ces officiers au hasard par l'adresse dont ils s'en acquittèrent. Ils s'avancèrent à pied au bord de nos retranchements, excitèrent la curiosité de quelques-uns de nos subalternes, causèrent avec eux, demandèrent à parler à des capitaines et à des commandants de corps, firent sortir le commandant d'un bataillon de la brigade de Charost, lui dirent qu'un gros d'officiers qu'on voyait un peu dans l'éloignement était Cadogan, qui voudrait bien dire un mot à un officier général, s'il y en avait là quelqu'un qui voulût bien s'avancer un peu, et permettre qu'on se rapprochât de lui sur parole.

Ces colloques duraient déjà depuis assez longtemps, lorsque Albergotti passa par là, visitant les retranchements, qui demanda ce que c'était, comme le marquis de Charost, qui venait d'en être averti, commençait à faire retirer ces officiers ennemis et à remmener les nôtres. Albergotti ne fut pas si difficile. Il manda à Cadogan qu'il était là, lui marqua une certaine distance pour s'y avancer tous deux, et s'y achemina suivi de peu d'officiers. Cadogan vint: c'était le confident de Marlborough, et, au désintéressement près, le Puységur de leur armée; il prolongea les compliments et les verbiages, qui durèrent assez longtemps. Albergotti l'écouta avec sa glace accoutumée, lui dit que si le maréchal de Villars se fût rencontré là, il l'adroit volontiers entretenu sur la paix, et lui aurait témoigné qu'elle n'était pas si difficile à faire. Cela servit d'objet à la conversation demandée, et de prétexte à l'allonger. La troupe d'officiers grossit peu à peu autour d'eux. Le propos de paix courut en un moment par les retranchements, et dans peu d'autres par toute notre armée. Villars, à qui Albergotti n'avait rien mandé, trouva fort mauvais cette espèce de conférence sans sa permission, s'avança vers où elle se tenait et manda à Albergotti de la finir. Elle se termina de la sorte par des désirs respectifs de la paix, et des compliments qui ne signifiaient rien. On se retira lentement. Les officiers ennemis s'opiniâtrèrent si longtemps à demeurer auprès des retranchements, sous prétexte d'embrassades et de compliments à ceux des nôtres dont ils s'étaient accostés sans les connaître, qu'il en fallut venir à diverses reprises aux menaces de tirer sur eux, et même à tirer quelques coups en l'air pour les faire retirer.

Pendant tous ces manèges, un très petit nombre de ce qu'ils avaient d'officiers plus expérimentés, et de leurs meilleurs officiers généraux à cheval, petit pour ne rien montrer et ne donner point de soupçon, et un peu plus grand nombre d'ingénieurs et de dessinateurs à pied, profitait de ces ridicules colloques pour bien examiner tout, jeter sur le papier de principaux traits du terrain, prendre tout ce qu'ils purent de remarquable, désigner les endroits à placer leur canon, se bien mettre dans la tête le plan de leur disposition, et considérer avec justesse tout ce qui pourrait leur être avantageux ou nuisible, dont ils ne surent que trop bien profiter. On sut après cet artifice par les prisonniers.

Albergotti s'excusa avec l'esprit et cet air de négligence qui ne lui manquaient jamais. Villars le craignait à la cour, où il avait de puissants appuis; Boufflers l'aimait et ne se portait point pour général de l'armée; ils en avaient besoin pour le lendemain, au delà duquel on voyait bien que la bataille ne se pouvait différer. Ainsi Villars se contenta de tomber vaguement sur la sottise des subalternes qui avaient donné la première occasion à ce parlementage, et on ne songea plus qu'à se disposer à bien recevoir l'ennemi.

La nuit se passa avec la même tranquillité que la, précédente; un gros brouillard la continua jusque vers six heures du matin. Les députés des États généraux à l'armée avaient eu grand'peine à consentir à une action. Contents de leurs avantages, ils les voulaient pousser par les sièges, et s'avancer ainsi solidement sans rien mettre au hasard. Ce ne fut que le 10, veille de la bataille et jour de ces artificieux colloques, que le prince Eugène acheva de les persuader. Lui et Marlborough prirent toutes leurs mesures dans cette même journée, en sorte qu'ils se trouvèrent en état d'attaquer le 11 au matin l'armée du roi.

On a vu ci-devant qu'elle avait sa droite et sa gauche appuyées à deux bois, qu'elle en avait un au centre qui partageait une plaine dont il faisait deux petites, ou deux grandes trouées. Maintenant il faut remarquer que vis-à-vis ce centre et derrière le bois et les deux trottées, il y avait une petite plaine et un bois au bout que nous ne tenions point, propre à dérober aux ennemis les mouvements de notre centre, mais bien plus à cacher dedans des troupes fort près de notre centre, et à les avoir très brusquement sur les bras sans pouvoir s'en apercevoir. Villars ne mit pas ses lignes droites, mais un peu recourbées en croissant, c'est-à-dire les pointes des deux ailes bien plus avancées que le centre, par conséquent moins difficiles à envelopper et à enfoncer que dans la disposition droite et ordinaire. Le même maréchal, jugeant sa gauche plus jalouse que sa droite, voulut s'y mettre, et le maréchal de Boufflers se chargea de la droite.

Sur les sept heures du matin que le brouillard fut dissipé, on aperçut les colonnes des ennemis marcher et se déployer, et pendant quelque canonnade, les deux ailes de notre armée furent vigoureusement attaquées par l'infanterie des ennemis. Ils avaient eu la précaution de tenir leur cavalerie éloignée et presque en colonnes, pour ne la pas exposer à notre artillerie, tandis que la nôtre, qui barrait les deux trouées pour soutenir notre infanterie, était fouettée par leur canon à demi-portée, et y perdit beaucoup sans utilité six heures durant, avec cette inégalité que notre canon ne pouvait tirer que sur de l'infanterie éloignée et qui fut bientôt aux prises avec la nôtre, ce qui fit cesser notre artillerie sur elle.

L'attaque cependant se poussait vertement à notre gauche. Les ennemis profitèrent de tous les avantages d'avoir bien reconnu notre terrain, et ne se rebutèrent point des difficultés qu'ils y rencontrèrent à tacher de rompre les pointes de nos ailes et d'en culbuter les courbures. Ils jugèrent bien que l'attaque faite à tous les deux à la fois attirerait toute l'attention du maréchal de Villars, et qu'ayant une plaine vis-à-vis de son centre, c'est-à-dire les deux trouées qui ont été expliquées, et la petite plaine au delà, il dégarnirait le centre au besoin, dans la pensée qu'il aurait toujours loisir d'y voir former l'orage, et d'y pourvoir à temps. C'est ce qui fit le malheur de la journée.

Les ennemis repoussés de notre gauche y portèrent leurs plus grandes forces d'infanterie et la percèrent. Alors Villars, voyant ses troupes ébranlées et du terrain perdu, envoya chercher presque toute l'infanterie du centre, où il ne laissa que les brigades des gardes françaises et suisses, et celle de Charost, sans qu'avec ce renfort il pût rétablir cette gauche sur laquelle les ennemis continuèrent de gagner force terrain.

Attentifs en même temps à ce qu'ils avaient compté qui arriverait au centre, ils firent sortir de ce bois qui était au bout de la petite plaine, qui était vis-à-vis des deux trouées et de notre centre, beaucoup d'infanterie dont ils l'avaient farcie sans que nous l'eussions pu apercevoir, laquelle fondit sur ces brigades des gardes françaises et suisses, et sur celle de Charost où le marquis de Charost fut tué d'abord, de la résistance desquelles on ne paria pas bien, et qui furent culbutées presque aussitôt qu'attaquées par un e grande supériorité de nombre.

Malgré le désordre de notre gauche on y combattait toujours, et elle vendait son terrain chèrement lorsque le maréchal de Villars y reçut une grande blessure au genou, Albergotti une autre qui les mirent hors de combat, et Chemerault tué, tout cela à cette gauche dont la défaite, déjà bien avancée alors, ne tint presque plus depuis, malgré les efforts et les exemples du roi Jacques d'Angleterre.

À la droite, le combat fut très vif; le maréchal de Boufflers, après avoir vaillamment repoussé l'infanterie qui l'avait attaqué, avait renversé la cavalerie qui était venue la soutenir, et gagné un grand terrain; il traita de même d'autre cavalerie qui s'était présentée devant lui, et jusqu'à trois fois de suite avec le même succès, lorsque, tout occupé de pousser sa victoire, il apprit la défaite du centré et le désastre de la gauche, déjà toute ployée par la droite des ennemis, la retraite de la personne de Villars hors du combat par sa blessure, et que le poids de tout portant désormais sur lui seul, c'était à lui à tirer [l'armée] des précipices où Villars l'avait engagée.

Outré alors de se voir la victoire, qu'il tenait déjà, arrachée de la main, et par des mains françaises, frappé des affres du péril où se trouvait l'État par celui où il voyait l'armée, il se mit à inspirer l'audace aux divisions de son aile par de courts propos en passant; et, s'abandonnant à son courage, il leur donna l'exemple de cette témérité permise aux affaires désespérées, qui leur fait quelquefois changer de face, et il chargea en personne si démesurément à la tête de tant d'escadrons et de bataillons, que cela put passer pour incroyable. Ses troupes, animées par la vue des prodiges depuis si longtemps inconnus d'un général si prodigue de soi, l'imitèrent à l'envi; mais parmi tant d'efforts, Boufflers, craignant de perdre inutilement ce qui lui restait en gagnant un terrain qui ne lui servirait qu'à le séparer de plus loin du reste de l'armée, chercha à le gagner en biaisant pour se rapprocher sur le centre, où il trouva les ennemis pris en flanc par un seul régiment sorti de ceux des autres, les avait obligés à se rejeter dans le bois; et que notre cavalerie, profitant de ce moment, avait passé les retranchements pour les suivre et les pousser de plus en plus; mais cette cavalerie rencontra un si grand feu d'artillerie de ce bois, qu'elle fut contrainte de se retirer où elle était auparavant, sous ce feu croisé qui fit un grand fracas dans ces troupes. Par ce feu les ennemis nous éloignèrent toujours, et entretenant toujours le combat de la droite à notre égard, profitèrent de ces mouvements pour achever d'enfoncer notre centre. Ce fut là qu'on dit encore plus de mal des régiments des gardes et de celui du roi qui s'y était porté, et qui en un instant laissèrent emporter les retranchements du centre.

Les ennemis s'en trouvant maîtres s'y arrêtèrent, n'osant exposer leur infanterie à cette cavalerie qui avait soutenu un si furieux feu avec tant d'intrépidité; mais ils envoyèrent chercher leur cavalerie qui n'avait presque pas combattu, avec leur infanterie, contre notre droite, et avec cette cavalerie fraîche arrivée à toutes jambes, firent passer par les intervalles de nos lignes une vingtaine d'escadrons. La nôtre attendit trop à charger cette cavalerie qui grossissait à tous moments, et la chargea enfin mollement et tourna aussitôt; c'était la gendarmerie: la cavalerie qui la soutenait ne fit pas mieux, tant la valeur et ses efforts ont leurs bornes. Quelques instants après parurent les mousquetaires et Coettenfao à la tête des troupes rouges de la maison du roi qui arrêtèrent cette cavalerie victorieuse et l'enfoncèrent, mais qui rencontrant plusieurs lignes formées les unes derrière les autres, à la faveur desquelles cette cavalerie poussée se rallia, il fallut s'arrêter; alors arrivèrent les quatre compagnies des gardes du corps qui enfoncèrent toutes ces lignes de cavalerie ennemie l'une après l'autre.

Le salut de celle-ci fut une chose bien bizarre: elle trouva derrière toutes ses lignes renversées l'une sur l'autre nos retranchements qu'elle avait passés; cela la contint par la difficulté de les repasser, et donna le temps au prince de Hesse et au prince d'Auvergne de l'arrêter et de la rallier sous la protection du feu de leur infanterie, restée à nos retranchements qu'elle avait gagnés. Alors les escadrons de la maison du roi se trouvèrent rompus par tant et de si vives charges, et sans être soutenus d'aucunes troupes, et perdirent du terrain dont la cavalerie ennemie, qui se rétablissait et grossissait à chaque instant, se saisit [de telle sorte], que de battue elle devint victorieuse. Cette reprise de combat dura longtemps et fut disputée têtes de chevaux contre têtes de chevaux, tant qu'à la fin il fallut céder au grand nombre et lui abandonner le champ de bataille.

Ce fut le dernier vrai combat de cette fatale journée; notre gauche était déjà retirée sous les ordres d'Artagnan qui en avait rassemblé les débris et qui les présenta si à propos et si fermement aux ennemis qu'il les empêcha de troubler le commencement de leur retraite.

Dans ce fâcheux état., Boufflers, ne pouvant plus rien exécuter avec une armée dispersée, une infanterie accablée, tout son terrain perdu, ne songea plus qu'à éviter le désordre et à faire une belle et honorable retraite. L'infanterie de la droite et de la gauche avait eu le temps de s'y disposer pendant ce long combat de la cavalerie. À trois heures après midi, toute notre cavalerie passa les défilés en grand ordre, derrière lesquels elle se mit en bataille sans avoir été pressée; à quatre heures le maréchal de Boufflers mit toute l'armée sur quatre colonnes, deux d'infanterie de chaque côté le long des bois, deux de cavalerie dans la plaine au milieu des deux autres. Elle se retira ainsi lentement, Boufflers, à l'arrière-garde de tout, sans que les ennemis donnassent la moindre inquiétude pendant toute la marche, qui dura jusqu'à la nuit, et sans perdre cent traîneurs; tout le canon fut retiré, excepté quelques pièces; et de bagage, il n'en put être question, parce qu'il avait été renvoyé lorsqu'on s'était mis en marche pour aller chercher les ennemis. L'armée ainsi ensemble arriva au ruisseau de la Rouelle et campa derrière, entre Valenciennes et le Quesnoy, où elle séjourna longtemps. Les blessés se retirèrent en ces deux places et à Maubeuge et à Cambrai.

Les ennemis passèrent la nuit sur le champ de bataille et sur vingt-cinq mille morts, et marchèrent vers Mons le lendemain au soir. Ils avouèrent franchement qu'en hommes tués et blessés, en officiers généraux et particuliers, en drapeaux et en étendards, ils avaient plus perdu que nous. Il leur en coûta en effet sept lieutenants généraux, cinq autres généraux, environ dix-huit cents officiers tués ou blessés, et plus de quinze mille hommes tués ou hors de combat. Ils avouèrent aussi tout haut combien ils avaient été surpris de la valeur de la plupart de nos troupes, surtout de la cavalerie, et leurs chefs principaux rie dissimulèrent pas qu'elle les aurait battus si elle avait été bien conduite. Ils n'avaient pas douté, à la seule disposition de notre armée, qu'elle la serait mal, puisque du lieu où commença le combat de cavalerie, nos officiers virent leur camp tendu.

En effet, avec plus d'art et de mesure, on pouvait soutenir nos retranchements; mais le terrain coupé qui était au delà, et la hauteur que tenaient les ennemis, ne pouvaient laisser espérer de les déposter après les avoir repoussés. Ce fut sans doute ce qui leur persuada l'attaque, dans la pensée d'obtenir la victoire s'ils emportaient le champ de bataille; et, s'ils étaient repoussés, de n'y pouvoir perdre que des hommes et rien de plus, desquels ils ont bien plus que nous, et des recrues tant qu'ils veulent.

L'idée du maréchal de Villars est demeurée fort difficile à comprendre. Pourquoi de si loin marcher aux ennemis pour s'en laisser attaquer exprès, ayant pu aisément les attaquer lui-même deux jours durant avant d'être attaqué, au moins un grand jour et demi pour parler avec la précision la plus exacte? Si on oppose qu'il ignorait que ce qu'il prit pour toute leur armée n'était qu'un gros corps avancé, on peut répondre qu'il fallait être mieux informé en chose si capitale, et qu'on l'est quand on veut s'y adonner et bien payer. D'ailleurs, s'avançant sur ce qu'il voyait, quand l'armée y eût été tout entière, il n'aurait fait que ce pour quoi il avait marché à elle, gagnait la hauteur sur elle, et mettait derrière lui ce bois funeste de vis-à-vis son centre qui acheva la perte de la bataille, et ce bois encore de son centre avec ses deux trouées, qui, en partageant en deux son champ de bataille, coupa son armée, donna lieu de la battre en détail, et rendit inutile la constante victoire de sa droite. Il paraît donc constant qu'il ne pouvait jamais gagner la bataille dans un terrain si désavantageux.

Si on examine la disposition qu'il en fit, elle ne se trouvera pas plus savante que le choix de ce bizarre terrain. Une forme de croissant qui, comme on l'a dit, présente deux pointes difficiles à défendre, aisées à envelopper; un centre tout aussitôt dégarni qu'on ne peut sauver, faute énorme, et dont le souvenir d'Hochstedt eût au moins dû préserver; un grand corps de cavalerie posté sous le feu des batteries ennemies, sans aucun fruit à en pouvoir attendre; enfin nulle nécessité de combattre après avoir laissé tranquillement prendre Tournai; et pour Mons, en tenant d'abord les ennemis de plus près, on eût aisément choisi un lieu plus avantageux; mieux encore [eût valu] laisser former le siège, et se poster à temps, de manière à les attaquer affaiblis, tant par le siège même que par la garde de leurs tranchées et de leurs postes. Enfin il parut que de tous les moments et de tous les terrains à choisir pendant toute cette campagne, le temps et le terrain ne le pouvaient être plus mal pour combattre. Ce jugement fut celui des deux armées; on verra qu'il ne fut pas celui du roi et de Mme de Maintenon.

Les ennemis eurent en cette bataille cent soixante-deux bataillons, trois cents escadrons, cent vingt pièces de canon, c'est-à-dire quarante-deux bataillons, quarante escadrons, et quarante-deux pièces de canon plus que l'armée du roi, qui y perdit dix mille hommes tués et blessés, Chemerault et Pallavicin, lieutenants généraux, et le marquis de Charost. Il était fils aîné du duc de Charost, dans la plus haute piété et qui eût moins réussi à la cour qu'à la guerre. Il n'avait point d'enfants de la fille de Brûlart, premier président du parlement de Bourgogne, qui longues années depuis est devenue seconde femme du duc de Luynes, aussi sans enfants, et dame d'honneur de la reine, après la maréchale de Boufflers.

Chemerault était excellent officier général, fort dans le grand monde, et honnête homme, quoique dans la liaison la plus intime de M. de Vendôme. Il ne laissa point d'enfants de la fille de Mme de Moreuil, qui avait été longtemps dame d'honneur de Mme la Duchesse, dont le mari était un boiteux fort plaisant et fort singulier, bâtard de cette grande maison de Moreuil, éteinte il y a longtemps, et toute sa vie à M. le Prince et à M. le Duc, fort mêlé dans le monde.

Pallavicin, aussi très bon officier général, était ce transfuge piémontais de foi très douteuse, d'aventure fort ignorée, dont le maréchal de Villeroy avait fait son favori, et le seul homme peut-être capable d'estimer et de se fier à celui-là. Il n'était point marié.

Il y périt bien d'autres gens, mais moins connus que ceux-là. Courcillon, fils unique de Dangeau, dont j'ai parlé ailleurs, y eut une jambe emportée. Le prince de Lambesc, fils unique du comte de Brionne, fils aîné de M. le Grand, y fut pris et renvoyé incontinent après sur parole.

Les deux armées furent aussi également persuadées que le sort des armes était décidé longtemps avant que le maréchal de Villars fût blessé, quoiqu'il n'ait rien oublié pour que [sa blessure] fût cause de tout le désastre. On soupçonna aussi que l'aile du maréchal de Boufflers, qui fut toujours victorieuse, eût peut-être rétabli l'affaire, s'il eût d'abord poussé sa pointe avec moins de précautions. Mais très certainement on crut qu'il aurait remporté l'honneur de la journée, si le dégarnissement du centre, par la défaite de la gauche, ne l'eût forcé d'aller à leur secours.

Mais si la victoire lui fut arrachée des mains de la façon qui vient d'être racontée, personne ne lui put ôter l'honneur de la plus belle retraite qui ait été faite depuis celle d'Altenheim qui a immortalisé M. le maréchal de Lorges, et qui eut supérieurement à celle-ci le découragement de l'armée par la mort de M. de Turenne, la division des chefs, l'armée ennemie sans cesse sur les bras, et le Rhin à passer devant eux et malgré eux, et les équipages à sauver. Mais ces grandes différences ne sauraient ternir la gloire de celle-ci, qui, dans un genre à la vérité très inférieur pour les difficultés, fut également sage, savante, ferme, et dans le meilleur et le plus grand ordre qu'il est possible.

L'armée conserva sous lui un air d'audace et un désir d'en revenir aux mains qui pensa être suivi de l'effet, mais qui se trouva arrêté court par misère. Les ennemis ouvrirent la tranchée le 23 septembre devant Mons; Boufflers et son armée petillaient de leur faire lever ce grand siège. Quand ce vint aux dispositions, point de pain et peu de paye; le prêt avait manqué souvent et n'était pas mieux rétabli; les subalternes, réduits au pain de munition, s'éclaircissaient tous les jours; les officiers particuliers mouraient de faim avec leurs équipages; les officiers supérieurs et les officiers généraux étaient sans paye et sans appointements, dès la campagne précédente; le pain et la viande avaient manqué souvent des six et sept jours de suite; le soldat et le cavalier, réduit aux herbes et aux racines, n'en pouvait plus; nulle espérance de mieux pour cette lin de campagne, nécessité par conséquent de laisser échapper les occasions de sauver Mons, et de ne penser plus qu'à la subsistance, la moins fâcheuse qu'on pourrait, jusqu'à la séparation des armées.

Aussitôt après la bataille, Boufflers dépêcha un courrier au roi pour lui en rendre compte. Sa lettre fut juste, nette, concise, modeste, mais pleine des louanges de Villars qui était au Quesnoy hors d'état de s'appliquer à rien. Le lendemain, Boufflers en écrivit une plus étendue, en laquelle tout ce qu'il avait vu faire aux troupes et son attachement pour le roi l'égarèrent trop loin. Il songea tant à consoler le roi et à louer la nation, qu'on eût dit qu'il annonçait une victoire et qu'il présageait des conquêtes.

Nangis, duquel j'ai parlé plus d'une fois, était maréchal de camp dans cette armée; Villars l'aimait, et le voulut avoir à la gauche sous sa main; il le choisit aussi pour aller rendre compte au roi du détail et du succès de la bataille. Le maréchal comptait sur son amitié; il avait fort contribué à l'avancer; il sentait l'importance d'envoyer un homme affidé et qui avait ses appuis à la cour. Nangis, avec moins d'esprit que le plus commun des hommes, mais rompu au monde et à la cour dès sa première jeunesse, eut assez de sens pour craindre de se trouver entre les deux maréchaux, malgré toute leur intelligence. Villars le pressa, il fut à Boufflers pour se faire décharger de la commission, mais il suffisait à Boufflers que Nangis fût du choix de Villars pour vouloir qu'il se soumît à son désir; il le chargea d'une lettre par laquelle il marqua toute la répugnance du courrier qui ne partait que par obéissance.

Le premier courrier avait porté toute la disgrâce de la nouvelle dont il était chargé; on était d'ailleurs si malheureusement accoutumé aux déroutes et à leurs funestes suites, qu'une bataille perdue comme celle-ci la fut sembla une demi-victoire. Les charmes de l'heureux Nangis rassérénèrent l'horizon de la cour, où il ne faut pas croire qu'au nombre, au babil et à l'usurpation du pouvoir des dames, sa présence fût inutile à rendre le malheur plus supportable.

Nangis rendit bon compte, mais concis, ne se piqua point de parler de ce qu'il n'avait point vu, évita par là force questions embarrassantes, et se tira d'affaires sans s'en être fait avec personne. Il exalta Villars tarit qu'il put, et fit bouclier de sa blessure; c'était pour cela qu'il était venu, et il y fut appuyé par la lettre qu'il apporta du maréchal de Boufflers qui enchérit sur la première jusqu'à l'enthousiasme sur les louanges de Villars, sur la valeur de la nation, et sur les flatteries d'espérances pour consoler le roi.

Cette lettre, qui fut rendue publique, parut si outrée qu'elle fit un tort extrême au maréchal de Boufflers. D'Antin, ami intime de Villars, en saisit tout le ridicule pour l'obscurcir auprès du roi. Ses fines railleries prirent avec lui jusqu'aux airs de mépris, et le monde, indigné d'une lettre si démesurée, en oublia presque Lille, et ce sentiment héroïque qui l'avait porté à l'aide de Villars. Tel fut l'écueil qui froissa ce colosse de vertu à l'aide des envieux et des fripons, et qui donna lieu à une raison plus cachée, qui se verra bientôt, de réduire cette espèce de dictateur à la condition commune des autres citoyens.

Le fortuné Villars, enrichi à la guerre où tous les autres se ruinent, maréchal de France pour une bataille qu'il crut perdue, lors même que d'autres que lui l'eurent gagnée; chevalier de l'ordre parce que le roi s'avisa de le donner à tous les maréchaux de France; duc vérifié pour un simple voyage en Languedoc où il se mit de niveau avec un brigand en traitant sans fruit d'égal avec lui, fut fait pair pour la bataille de Malplaquet dont on vient de voir les fautes et le triste succès; le cri public sur sa naissance et sur la récompense durent le mortifier.

Harcourt en frémit de rage; il sut des bords du Rhin crier si haut au roi et à Mme de Maintenon, qu'il emporta d'emblée la pairie, mais avec le dépit de l'occasion et de n'être pair qu'après Villars, qui, en naissance et en toutes choses, était si loin de lui, et fait duc vérifié si longtemps après lui.

Artagnan reçut en même temps le bâton de maréchal de France; il avait pour lui M. du Maine, Mme de Maintenon, surtout les valets intérieurs. Le public ni l'armée ne lui furent pas favorables, que ses airs d'aisance et de s'y être attendu depuis longtemps achevèrent de révolter. Le dépit et le murmure de cette prostitution de la première dignité de l'État, et du premier office militaire, éclata si haut malgré la politique et la crainte, que le roi en fut assez peiné pour s'arrêter tout court, en sorte que ces dernières récompenses au delà desquelles, chacune en leur genre, il n'est rien de plus, furent les seules qui suivirent la perte de la bataille, où tant de gens de tout grade s'étaient si fort signalés.

Artagnan avait paru dans le monde sous ce nom, d'une terre qui était dans sa branche, mais dont il n'était pas l'aîné. Son père était lieutenant de roi de Bayonne, où il mourut. Il avait épousé une sœur du maréchal de Gassion plus de dix ans avant qu'il fût maréchal de France, et que sa fortune n'était pas commencée. On ne connaissait point alors l'ordre du tableau, et il se formait de grands hommes qui allaient vite. Artagnan fut mis dans le régiment des gardes qu'avait le maréchal de Grammont, gouverneur de Bayonne, Navarre, etc. Il passa par tous les grades de ce régiment, presque toujours dans l'état-major. Il en fut longtemps major, et ce fut par les détails de cet emploi qu'il sut plaire au roi. Lui et Artagnan mort capitaine de la première compagnie des mousquetaires et chevalier de l'ordre en 1724, étaient enfants des deux frères. Une soeur de leur père avait épousé M. de Castelmore, dont le nom était Baatz, dont elle eut deux fils. L'aîné mourut, en 1712, à plus de cent ans, gouverneur de Navarreins; le cadet trouva le nom d'Artagnan plus à son gré et l'a porté toute sa vie. Il se fit estimer à la guerre et à la cour, où il entra si avant dans les bonnes grâces du roi, qu'il y a toute apparence qu'il eût fait une fortune considérable, s'il n'eût pas été tué devant Maestricht en 1673. Ce fut à cause de lui que celui dont il s'agit ici prit le nom d'Artagnan, que ce capitaine des mousquetaires avait fait connaître, et que le roi aima toujours, jusqu'à avoir voulu qu'Artagnan, mort chevalier de l'ordre, passât de capitaine aux gardes qu'il avait été longtemps à la sous-lieutenance des mousquetaires gris, dont il fut capitaine après Maupertuis.

Pour revenir au nôtre, il se poussa ténébreusement à la cour par l'intrigue, et rendait compte de beaucoup de choses au roi par les derrières, par des lettres et par les valets intérieurs, de presque tous lesquels il se fit ami. Il sut gagner par les mêmes voies Mme de Maintenon et M. du Maine, en sorte que, souple sous ses colonels, ils ne laissaient pas de le ménager beaucoup. Il fut inspecteur, puis directeur d'infanterie, des détails de laquelle il sut amuser le roi, armures, habillements, exercices nouveaux, toutes ces choses qui firent sa fortune et ne le firent pas aimer dans le régiment des gardes, dans l'infanterie, ni même à la cour, où il vécut toujours assez obscurément. Toutefois bon officier et entendu, mais avec qui on ne vivait pas en confiance. Devenu maréchal de France, il prit le nom de maréchal de Montesquiou, qui est le nom de leur maison.

Là-dessus M. le Duc entra en furie, vomit tout ce qu'il est possible de plus violent et de plus injurieux, dit qu'il était bien insolent de prendre le nom d'un traître qui avait assassiné son cinquième aïeul, et publia que partout où il le rencontrerait, il lui ferait un affront et une insulte publique.

Antoine de Montesquiou et qui en portait le nom, lieutenant des gens d'armes du duc d'Anjou depuis Henri III, tua, de sang-froid et par-derrière, le prince de Condé, chef des huguenots, et frère d'Antoine, roi de Navarre père d'Henri IV, à la bataille de Jarnac, en 1569, comme ce prince venait d'être pris, la jambe cassée, assis à terre et appuyé contre un arbre. Cette branche, distinguée des autres Montesquiou par le nom de Sainte-Colombe, prétend avoir dans ses archives l'ordre du duc d'Anjou pour tuer le prince de Condé. Le crime n'en est ni moins honteux ni moins noir; mais ce prince de Condé était le cinquième aïeul de M. le duc, et le Montesquiou qui le tua était issu de germain du grand-père du maréchal: c'était là porter le ressentiment bien loin.

M. le Duc crut se rendre par là redoutable: il n'avait pas besoin pour cela d'une si étrange férocité; celle qu'il montrait chaque jour le faisait fuir assez, sans qu'il prît soin de s'écarter encore plus tout le monde, qui en cria autant qu'il en eut peur. Quelque étrange abus qu'il fît de sa qualité de prince du sang, le maréchal de Montesquiou ne s'en émut pas, se contint en respect, mais garda le nom de Montesquiou, et dit que des insultes et des affronts, il n'en connaissait que les faits et point les personnes dont ils venaient, et que des propos qu'il ne pouvait croire vrais ne l'empêcheraient point d'aller et de se présenter partout sous le nom de sa maison. On peut juger dans quel redoublement de furie un propos si ferme et soutenu de rie point changer de nom mit M. le Duc, à qui le maréchal ne fit rien dire. Il vint à Paris et à la cour après la campagne, et il alla en effet librement partout. Il ne rencontra M. le Duc nulle part, qui avait eu loisir de faire ses réflexions, ou peut-être plus grand que lui les lui avait fait faire. Le maréchal demeura fort peu à la cour et à Paris, et fut renvoyé en Flandre. Pendant l'hiver M. le Duc mourut, et aucun prince de la maison de Condé n'embrassa cette querelle qui finit avec lui, et dont avec ce cour si immense en rancune, il n'avait pu éviter qu'on ne prit la liberté de se moquer.

Le siège de Mons se continuait, et la misère extrême de l'armée du roi, qui manquait de tout, la réduisait à le laisser faire avec tranquillité. Boufflers ne pouvait songer qu'à la subsistance de plus en plus difficile, et sentait avec une indignation secrète un homme tel que Villars égalé à lui pour avoir perdu une importante bataille lorsqu'il n'avait tenu qu'à lui de battre les ennemis en détail et de les mettre hors de portée de songer à Mons, ni à aucun autre siège, et que lui avait sauvé l'État en sauvant l'armée des fautes de Villars.

Celui-ci, moins attentif à sa blessure, qui allait bien, qu'au comble d'honneur où une faveur inespérable venait de le porter des bords du précipice, et de voir au secours de sa blessure Maréchal, premier chirurgien du roi, et qui ne découchait jamais des lieux où était le roi, dépêché vers lui avec ordre d'y demeurer jusqu'à ce qu'il pût être ramené en France, et à profiter d'un état si radieux, tomba par ses émissaires sur le maréchal de Boufflers qui, content d'avoir sauvé la France, se reposait sur sa propre générosité, la vérité, la notoriété publique, et content de l'avoir fait aux dépens de tout, glissait avec son accoutumée grandeur d'âme sur des bagatelles que Villars entreprit de censurer et de réformer, toujours avec l'air d'un blessé qui ne songe qu'à guérir.

Le grand nombre de ces contradictions fit sentir à Boufflers une conduite si différente de l'ordinaire, qu'il y soupçonna du dessein. Cela l'aigrit, mais non pas jusqu'à rien montrer, ni le porter à changer en rien à l'égard de l'autre qu'il avait comblé d'éloges et d'égards, et les choses continuèrent quelque temps à se passer ainsi en entreprises d'une part, et à supporter de l'autre avec impatience, mais sans en rien témoigner. Son exactitude, qui lui faisait mettre dans la balance jusqu'aux minuties, surtout quand il s'agissait de préférence et de récompenses, lui fit perdre beaucoup de temps à proposer au roi les sujets qui méritaient d'avoir part aux vacances des emplois. Il en avait promis la liste plus d'une fois qu'il remettait toujours. Enfin il l'envoya par un courrier quinze jours après l'action; mais il fut bien étonné que le soir même du départ de ce courrier, il en reçût un de Voysin qui lui apporta la disposition générale et entière de tout ce qui vaquait, faite et expédiée, sans avoir eu le moindre avis que le roi songeât à la faire avant d'avoir reçu celle qu'il devait proposer et qui ne faisait que partir. Ce trait fut le premier salaire du service qu'il venait de rendre, tel que le roi avait dit plus d'une fois, même en public, que c'était Dieu assurément qui lui avait inspiré de l'envoyer à l'armée, où tout était perdu sans lui. Il eut encore le dégoût que personne dans l'armée n'ignorât ce qui lui arrivait, et qu'il était peut-être le premier général d'armée sur qui un mépris aussi marqué fût tombé.

La vérité qu'il faut observer avec exactitude m'engage à l'aveu dés ténèbres où je suis demeuré, non sur l'occasion de la chute de Boufflers, qui ne s'en releva de sa vie, mais sur l'ordre des occasions. Il y en eut trois qui le perdirent, et, ce qui est étrange, par l'avantage qu'on saisit d'un aussi futile fondement que celui de ces lettres, dont le ridicule montrait à la vérité le peu d'esprit, mais le montrait par le côté le plus respectable de couvrir les fautes de Villars au lieu d'en profiter, de vouloir encourager contre l'abattement dont il avait vu de si tristes effets, et surtout soutenir et consoler le roi par les motifs si purs d'attachement et de reconnaissance.

Villars et Voysin, d'accord sans se concerter à se délivrer d'un tuteur, l'un à la tête des armées, l'autre sur toutes les affaires de son département de:la guerre, pesèrent sur tout ce qu'ils purent; l'un fournit, l'autre fit valoir; les fripons intérieurs ajoutèrent tout ce qu'ils purent contre une vertu qui avait pénétré les cabinets, et qu'ils craignaient jusque dans leur asile. Plus que tout, la grandeur d'un service au-dessus de toute récompense a presque dans tous les temps et en tout pays porté par terre ceux qui l'ont rendu; l'envie se réunit contre un homme qui ne peut être égalé, et pour l'autorité sans contrepoids duquel tout crie, tout applaudit, tout en parle comme d'un droit justement acquis, et on a vu peu de monarques dont l'équité l'ait emporté sur l'amour-propre, et pour qui la vue d'un sujet, assez grand pour être arrivé au-dessus des effets de la reconnaissance qu'il a méritée par sa vertu, n'ait été pesante et même odieuse.

On souffre le poids des grandes actions, parce qu'on ose se flatter qu'on n'est pas au-dessous d'en faire de semblables; ainsi M. le Prince, M. de Turenne et d'autres pareils ont été supportés, ceux-là mêmes sans peine, parce qu'il semblait que leurs exploits derniers n'étaient qu'une manière d'éponge passée sur ceux par lesquels ils avaient si puissamment travaillé à la ruine de l'État; que les uns n'étaient qu'une compensation des autres, et qu'il ne leur était dû que des lauriers; mais le poids des services les plus importants dont, l'âme est la seule vertu, dont la grandeur passe toute récompense, quand celui qui les a rendus est si comblé, qu'en les rendant il n'a pu se proposer que l'honneur de les rendre, cette impuissance de retour devient un poids qui tourne, sinon à crime, comme il n'y en a que trop d'exemples, au moins à dégoût, à aversion, parce que rien ne blesse tant la, superbe des rois par tous les endroits les plus sensibles, et c'est ce qui arriva au maréchal de Boufflers, et il n'en fallait pas davantage. Mais il est vrai qu'il y eut une autre cause qui lui fit encore plus de mal. Toutes sont certaines et je ne suis en obscurité que sur la date de cette dernière cause.

Il est certain que le dépit de se voir Villars et même Harcourt lui être égalés par la pairie, d'une si grande distance de la manière d'y être portés à celle dont lui-même y était arrivé, et dans la circonstance où cela se trouvait, tourna la tête au maréchal, et y fit entrer ce qu'il n'avait jamais imaginé jusqu'alors, et ce qu'il eût rejeté avec indignation si quelqu'un le lui avait proposé comme un motif d'aller en Flandre. L'épée de connétable lui vint dans l'esprit; il ne se crut pas au-dessous d'elle après ce qu'il venait de faire quand il vit Villars et Harcourt, pairs comme lui. La fonction qu'il avait exercée à Paris jusqu'à son départ pour la Flandre, cette direction de Voysin et des affaires de la guerre qu'il avait eue jusqu'à ce même départ lui parurent des détachements des fonctions de ce premier office de la couronne et des degrés pour y monter. Il ne vit point de maréchaux de France en situation de le lui disputer, ni même de lui être en moindre obstacle. De prince du sang que cela pût obscurcir, il n'y en avait aucun; M. du plaine s'en était mis dès longtemps hors de portée; M. le duc d'Orléans, par la grandeur de sa naissance et par ce qu'il venait d'éprouver, ne pouvait oser même se montrer blessé de le voir à la main d'un autre. Comme on se flatte toujours, ce qu'il achevait de faire lui paraissait devoir pleinement rassurer sur le danger de faire revivre en sa faveur un si puissant office. L'abus qu'en avaient fait ceux qui en avaient été revêtus, et qui ne pouvait même être reproché aux quatre derniers, ne pouvait être craint en lui après les preuves qu'il avait faites, et ces preuves mêmes jointes à la grande récompense que Villars venait de recevoir pour avoir perdu l'État, si lui-même ne l'eût sauvé, étaient des motifs assez grands pour l'emporter sur ceux de rendre un sujet trop grand et trop puissant, qui avaient fait, depuis près de cent ans, disparaître les connétables. Cela, c'est ce qui est certain et moi-même je ne puis en douter; mais ce que j'ignore, c'est le temps qu'il hasarda cette insinuation: savoir si de l'armée et à la chaude il la fit à Mme de Maintenon ou au roi même; savoir s'il attendit son retour: c'est ce que je n'ai pu approfondir; mais pour l'avoir faite et appuyée, et je crois à plus d'une reprise, c'est ce qui n'est pas douteux, et c'est ce qui acheva de le couler à fond.

Mons rendu, les ennemis séparèrent leur armée; Boufflers en fit autant et revint à la cour; il y fut reçu moins bien qu'un général ordinaire sous qui il ne s'est rien passé. Nul particulier avec le roi, pas même un mot en passant de Flandre; silence, fuite, éloignement, quelques paroles indifférentes par-ci par-là et rien de plus. Le poids du dernier service, celui des derniers mécontentements, formèrent comme un mur entre le roi et lui, qui demeura impénétrable. Mme de Maintenon, avec qui il fut toujours aussi bien qu'il y avait toujours été, essaya vainement de le consoler; Monseigneur même, et Mgr le duc de Bourgogne ne dédaignèrent pas d'y travailler; mais trop vertueux pour envisager l'âge et la mort du roi comme une ressource, puisqu'il était si plaint et si bien traité de ses deux nécessaires successeurs, et trop entêté pour revenir sur soi-même, il eut bien le courage de paraître le même à l'extérieur et de ne rien changer à sa vie ordinaire pour la cour, mais un ver rongeur le mina peu à peu, sans avoir pu se faire à la différence qu'il éprouvait ni au refus de ce qu'il croyait mériter. Souvent il s'en est ouvert à moi sans faiblesse et sans sortir des bornes étroites de sa vertu; mais le poignard dans le coeur, dont le temps ni les réflexions ne purent émousser la pointe. Il ne fit plus que languir depuis sans toutefois être arrêté au lit ou dans sa chambre, et ne passa pas deux ans, Villars arriva triomphant; le roi voulut qu'il vînt et demeurât à Versailles pour que Maréchal ne perdît pas de vue sa blessure, et il lui prêta le bel appartement de M. le prince de Conti qui était dans la galerie basse de l'aile neuve, parce qu'il n'avait qu'un fort petit logement tout au haut du château, où il eût été difficile de le porter. Quel contraste, quelle différence de services, de mérite, d'état, de vertu, de situation, entre ces deux hommes ! quel fonds inépuisable de réflexions !

Cette année en fournit encore de plus grandes par le changement qui arriva dans le Nord, l'abaissement, pour ne pas dire l'anéantissement de la Suède qui avait si souvent fait trembler le Nord, et plus d'une fois l'empire et la maison d'Autriche; et l'élévation formidable depuis d'une autre puissance jusqu'alors inconnue, excepté le nom, et qui n'avait jamais influé hors de chez elle et de ses plus proches voisins. Ce fut l'effet de l'étrange parti que prit le roi de Suède, qui, enivré de ses exploits et du désir de détrôner le czar comme il avait fait le roi de Pologne, séduit par les funestes conseils de Piper, son unique ministre, que l'argent des alliés contre la France avait corrompu, pour se délivrer d'un prince qui s'était rendu si formidable, et avec lequel ils avaient tous été forcés plus d'une fois à compter, il s'engagea à poursuivre le czar, qui, en fuyant devant lui avec art, anima son courage et son espérance, l'engagea dans des pays qu'il avait fait dévaster, ruina son armée par toutes sortes de besoins, de famine, de misères, le força ensuite de désespoir à un combat désavantageux, où toute son armée périt sans aucune retraite, et où lui-même, fort blessé, n'en trouva qu'à Bender, chez les Turcs, où il arriva à grand'peine et à travers mille périls, lui troisième ou quatrième.

CHAPITRE XXIII. §

Électeur de Bavière à Paris, incognito, voit le roi et Monseigneur. — Ses prétentions de rang surprenantes. — Dire l'électeur au lieu de M. l'électeur. — Courte réflexion. — Mort du cardinal Portocarrero; son humble sépulture. — Mort, fortune et caractère de Godet, évêque de Chartres. — M. de Chartres se choisit un successeur; son caractère et sa vertu. — Bissy, évêque de Meaux, et La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, succèdent à M. de Chartres auprès de Mme de Maintenon. — Caractère de La Chétardie. — Mort de Crécy, frère de Verjus; son caractère. — Mort, naissance et caractère de Marivaux. — Mort et caractère de Mme de Moussy. — Naissance de son mari. — Mort de la duchesse de Luxembourg. — Disputes sur la grâce. — Jésuites. — Molinisme. — Jansénisme. — Congrégation fameuse de Auxiliis. — Port-Royal. — Formulaire. — Affaire des quatre évêques. — Paix de Clément IX. — Casuistes. — Lettres provinciales. — Disputes sur les pratiques idolâtriques des Indes et les cérémonies de la Chine. — Beau jeu du P. Tellier. — Bulle Vineam Domini Sabaoth. — Projet du P. Tellier. — Port-Royal des Champs refuse de souscrire à l'acceptation de la bulle Vineam Domini Sabaoth, sans explication. — Port-Royal des Champs privé des sacrements. — Port-Royal des Champs innocent à Rome, criminel à Paris. — Destruction militaire de Port-Royal des Champs. — Cardinal de Noailles sans repos depuis cette époque jusqu'à sa mort.

L'électeur de Bavière, peu à peu exclu du commandement des armées, brouillé avec Villars à qui on avait voulu le donner, languissant dans les places de Flandre qui se raccourcissaient tous les jours, et quelquefois à Compiègne où il était venu de Mons sur la fin du siège de Tournai, avait jusqu'alors inutilement insisté pour obtenir la permission de venir saluer le roi sous le même incognito, et sans prétendre plus qu'avait fait son frère l'électeur de Cologne.

Le roi n'aimait point à avoir des compliments à faire, ni à se contraindre pour faire les honneurs de sa cour, quoiqu'il s'en acquittât avec une grâce et une majesté qui le relevaient encore. Peut-être craignait-il encore plus les reproches tacites de la présence d'un prince qui avait tout perdu par sa fidélité à ses engagements, et qui, n'ayant plus ni États ni subsistance, était encore assez mal payé, par les malheurs qui accablaient la France, de ce que le roi s'était obligé de lui donner. Néanmoins il pressa tant, et il assura si fort qu'il n'embarrasserait en rien, à l'exemple de son frère, qu'il n'y eut pas moyen de le refuser.

Il vint donc sous un autre nom descendre chez Monasterol son envoyé, où tout ce qu'il avait vu de gens de la cour à l'armée s'empressèrent de l'aller voir, et d'Antin eut ordre du roi de lui faire les honneurs avec une assiduité légère qui ne se préjudiciât point à l'entier incognito.

Il demeura quatre ou cinq jours à Paris, parmi le jeu, les spectacles, les curiosités de la ville, et les soupers avec des dames de compagnie facile et médiocre; après quoi d'Antin le mena dîner chez Torcy, à Marly, où le roi était, et où le ministre des affaires étrangères lui donna un grand repas avec compagnie choisie, et le conduisit après dans le cabinet du roi. Torcy y demeura fort peu en tiers; l'électeur resta seul avec le roi une heure et demie, ensuite le roi le mena dans le salon. Toutes les dames y étaient sous les armes; il y avait un grand lansquenet établi; le roi le présenta, sous le nom qu'il avait pris, à Monseigneur, à Mgr et à Mme la duchesse de Bourgogne, et aux dames: il ajouta que c'était un de ses amis qui l'était venu voir et à qui il voulait montrer sa maison. Il se retira un moment après; ces princes et les dames prirent soin d'entretenir l'électeur debout, qui parut gai et très poli, mais avec un air de hauteur et de liberté de maître du salon, parlant aux uns, s'informant des autres, qui ne seyait pas mal à un prince malheureux. Une demi-heure après le roi le vint prendre pour la promenade, monta dans un chariot à deux, traîné par quatre porteurs, et lui commanda d'y monter aussi, ce qu'il ne se fit pas répéter; entretint le roi et les courtisans qui marchaient autour du chariot, d'un air aisé et familier, pourtant respectueux avec le roi, et loua extrêmement les jardins. La promenade dura une heure et demie; le roi le remena dans le salon où se trouva la même compagnie qu'il avait laissée; le roi l'y laissa aussitôt, et lui, au bout d'un quart d'heure, prit congé, et s'en alla avec d'Antin et quelques courtisans à Paris, à l'Opéra, souper après et jouer chez d'Antin.

Il le mena deux jours après dîner chez lui à Versailles, lui fit voir le château et les jardins, lui donna à souper et à coucher, et le mena le lendemain au rendez-vous de chasse à Marly, où le roi et les daines l'attendaient, après laquelle il s'alla rafraîchir chez Torcy, lit un tour dans le salon, et s'en retourna à Paris. Deux jours après la même chose se répéta, et il acheva de voir à Versailles ce qu'il n'avait pu voir la première fois.

Monseigneur, étant allé de Marly à Meudon, y voulut donner à dîner à l'électeur; mais la surprise fut grande de la prétention qu'il forma d'y avoir la main. Elle était en tout sens également nouvelle et insoutenable; jamais électeur n'en avait imaginé une semblable sur l'héritier de la couronne, et celui-ci de plus était incognito, et hors d'état par là de pouvoir prétendre quoi que ce fût non seulement avec Monseigneur, mais avec personne. Il avait l'exemple de son frère auquel il cédait partout comme plus ancien électeur que lui; il avait proposé le premier de le suivre, et promis de ne faire aucun embarras, il n'était venu qu'à cette condition. Nonobstant tout cela, il y eut des pourparlers qui aboutirent à quelque chose de fort ridicule. Il fut à Meudon; Monseigneur le reçut en dehors, ils n'entrèrent point dans la maison à cause de la main; il se trouva une calèche dans laquelle ils montèrent tous deux en même temps par chacun un côté. Ils se promenèrent beaucoup; au sortir de la calèche, l'électeur prit congé et s'en alla à Paris, et de manière que Monseigneur ne le vit, ni en arrivant ni en partant, descendre ni monter en carrosse. De cette façon, quoique Monseigneur fût à droite dans la calèche, la main fut couverte par monter en même temps par différent côté, et par cette affectation de n'entrer pas dans la maison, et ne la voir que par les dehors.

Cette tolérance, colorée du prétexte des malheurs d'un allié si proche, parut une faiblesse qui scandalisa étrangement la cour. Une prétention si nouvelle, si fort inouïe, et quand elle aurait eu un fondement, qui lui manquait par l'incognito et l'exemple de l'électeur de Cologne, fut le fruit du mépris où le roi laissa si volontiers tomber les premières dignités de son royaume, d'où sa couronne même se sentit, et reçut en cette occasion une flétrissure marquée. On se contente de renvoyer [à ce qui a déjà été dit plus haut], sans répéter ce qui s'y trouve là-dessus.

L'électeur ne vit personne autre que le roi chez lui; Torcy l'introduisit encore une fois dans son cabinet un matin, à Versailles, par le petit degré. La conversation fut courte et d'affaires; il retourna aussitôt à Paris, et peu de jours après à Compiègne. M. le duc d'Orléans lui avait donné un grand souper à Saint-Cloud, dont il sera parlé ailleurs.

Il ne faut pas oublier, parmi les entreprises et les prétentions de l'électeur de Bavière, un changement de langage fort remarquable de Monasterol son envoyé, et de toute sa petite cour, en parlant de lui. Jusqu'alors ils avaient suivi l'usage de tous les temps dans notre langue de dire M. l'électeur, et je ne sais que le pape, l'empereur et les rois qu'on nomme de leur dignité, parce que monseigneur ni monsieur ne sont pour eux d'aucun usage. Ce fut apparemment pour y égaler leur maître en tant qu'il fut en eux, qu'ils supprimèrent le monsieur, et ne dirent plus que l'électeur; cette gangrène passa aisément aux François, se communiqua à la cour, et changea l'usage ancien. M. l'électeur fut une façon de parler vieillie et abolie, et, sans aucune réflexion , l'électeur tout court s'introduisit, tellement que depuis on ne dit plus que l'électeur de Bavière, l'électeur de Saxe, l'électeur de Mayence, ainsi des autres, comme on dit simplement le roi d'Angleterre, le roi de Suède et des autres rois.

Ainsi tout passe, tout s'élève, tout s'avilit, tout se détruit, tout devient chaos, et il se peut dire et prouver, [pour] qui voudrait descendre dans le détail, que le roi dans la plus grande prospérité de ses affaires, et plus encore depuis leur décadence, n'a été pour le rang et la supériorité pratique et reconnue de tous les autres rois et de tous les souverains non rois, qu'un fort petit roi, en comparaison de ce qu'ont été à leur égard à tous, et sans difficulté aucune, nos rois Philippe de Valois, Jean, Charles V, Charles VI, que je choisis parmi les autres, comme ayant régné dans les temps les plus malheureux et les plus affaiblis de la monarchie.

Le fameux cardinal Portocarrero, duquel j'ai parlé tant de fois, mourut en ce temps-ci, après s'être longtemps survécu, et laissa Mme des Ursins plus puissante que jamais, délivrée d'un fantôme qui depuis longtemps ne l'embarrassait plus, mais qui intérieurement l'incommodait toujours. Ce cardinal, depuis qu'il ne fut plus de rien, s'était tourné entièrement à la plus exacte piété, et mourut d'une manière grande et édifiante à Madrid, qui est du diocèse de Tolède. Il voulut être enterré dans le tournant d'un bas-côté de son église de Tolède, devant l'entrée de la chapelle appelée des Nouveaux-Rois, qui est elle-même une magnifique église, quia son chapitre et son service particulier. Il défendit que sa sépulture fût élevée ni ornée en aucune sorte, mais qu'on pût passer et marcher dessus, et il ordonna pour toute épitaphe qu'on y gravât uniquement ces paroles: Hic jacet cinis, pelvis et nihil. Il a été exactement obéi. Je l'ai vu à Tolède, où il est en grande vénération. Il n'y a ni armes, ni quoi que ce soit sur sa tombe, toute plate et unie au pavé, que ces seules paroles. On a seulement mis à la muraille, auprès de la porte de cette chapelle des Nouveaux-Rois, ses armes, ses qualités, le jour de sa mort, le lieu de sa sépulture, et qu'on s'y est conformé à sa volonté.

L'évêque de Chartres mourut aussi consommé de travaux et d'étude, sans être encore vieux. C'était fort peu de chose pour la naissance, et néanmoins avec des alliances proches qui lui faisaient honneur. Il s'appelait Godet, et il était frère de Françoise Godet, femme d'un riche partisan nommé J. Gravé, dont ici fille épousa Ch. des Monstiers, comte de Mérinville, fils aîné du lieutenant général de Provence, reçu chevalier de l'ordre à la promotion de 1661, avec M. le prince de Conti et quelques autres, par le duc d'Arpajon, chargé de la commission du roi, et père de l'évêque de Chartres dont je parlerai bientôt.

Ce même Godet, évêque de Chartres, était cousin germain d'autre Françoise Godet, femme d'Antoine de Brouilly, marquis de Piennes, gouverneur de Pignerol et chevalier de l'ordre aussi en 1661, desquels la duchesse d'Aumont et la marquise de Châtillon étaient filles.

M. de Chartres, Godet, des premiers élèves de Saint-Sulpice, fut peut-être celui qui lit le plus d'honneur et de bien à ce séminaire, qui est depuis devenu une manière de congrégation et une pépinière d'évêques. C'était un grand homme de bien, d'honneur, de vertu, théologien profond, esprit sage, juste, net, savant d'ailleurs, et qui était propre aux affaires, sans pédanterie pour lui, et sachant vivre et se conduire avec le grand monde, sans s'y jeter et sans en être embarrassé. Ses talents et le crédit naissant de ce séminaire, ennemi du jansénisme, le fit connaître. Mme de Maintenon venait d'établir à Noisy ce qu'elle transporta depuis à Saint-Cyr, qui est du diocèse de Chartres. L'abbé Godet avait été porté à cet évêché après la mort du frère et de l'oncle des deux maréchaux de Villeroy, et y paraissait déjà un grand évêque, tout appliqué à son ministère. L'établissement de Saint-Cyr lui donna une relation nécessaire avec Mme de Maintenon. Ce fut avec lui et par lui que tous les changements de forme en ces commencements, et les règlements ensuite se firent. Mme de Maintenon le goûta au point qu'elle le fit le supérieur et le directeur immédiat de Saint-Cyr, son directeur à elle-même; et pour en dire le vrai, le dépositaire de son cour et de son âme, pour qui elle n'eut jamais depuis rien de caché; elle l'approcha du roi tant qu'elle put, pour contrebalancer le P. de La Chaise et les jésuites, qu'elle n'aimait pas, dans la distribution des bénéfices, et elle l'avança jusqu'à ce point, qu'il devint le confident de leur mariage. Il en parlait et en écrivait librement au roi, le félicitant souvent d'avoir une épouse si accomplie. Je n'en ai pas vu les lettres, mais son neveu et son successeur qui les a vues, et qui en a encore des copies, parce que dans quelques-unes il s'agissait aussi d'affaires, me l'a dit bien des fois, longues années depuis leur mort à tous.

Un homme, parvenu à ce point de confiance et de familiarité devient un personnage. Aussi le fut-il toute sa vie, devant qui le clergé rampait, et avec qui les ministres étaient à « plaît-il, maître? » et il en prit mal au chancelier de Pontchartrain d'avoir osé, quoiqu'il eût raison, lui tenir tête, dont il ne s'est jamais relevé, comme je l'ai rapporté ailleurs.

On a vu aussi en son lieu toute la part qu'il eut dans l'affaire de Mme Guyon et de l'archevêque de Cambrai, avec quelle adresse il s'y conduisit dans sa naissance, avec quelle force dans ses suites, et avec combien d'union avec M. de Meaux et le cardinal de Noailles.

Avec tant de crédit qu'il a eu toute sa vie sans lacune, jamais homme plus simple, plus modeste, moins précieux; qui le fit moins sentir à personne. Il logeait à Paris dans un petit appartement fort court au séminaire de Saint-Sulpice, où il était parmi eux comme l'un d'eux, et partout l'homme le plus doux et le plus accessible, quoique accablé d'occupations. Il n'était que peu à Paris, et jamais que par nécessité d'affaires, souvent à Saint-Cyr, et ne couchait jamais à Versailles; il y faisait rarement sa cour, mais voyait le roi chez Mme de Maintenon ou chez lui par les derrières, jamais à Fontainebleau, et comme jamais à Marly, hors de quelque nécessité pressante, et pour le moment précis; assidu dans son diocèse, à ses visites tous les ans et à toutes ses fonctions, et au gouvernement de son diocèse, comme s'il n'eut pas eu d'autres soins, et celui-là passait devant tous il connaissait aussi tous ses curés, tous ses prêtres et tout ce qui se passait dans son diocèse si exactement et par lui-même, qu'il semblait qu'il n'avait que quelques paroisses à conduire, et son gouvernement entrait dans tous les détails avec une charité pleine d'égards, de douceur et de sagesse. Sa dépense, ses meubles, sa table, tout était frugal, et tout le reste pour les pauvres.

Parmi tant d'affaires particulières du diocèse, et générales de tout ce qui arrivait dans l'Église de France sur la doctrine et la discipline, les lettres longues et journalières qu'il recevait et qu'il répondait à Mme de Maintenon quand il n'était pas à Saint-Cyr, et quelquefois au roi, il ne laissait pas d'écrire des ouvrages de doctrine, et ce surcroît de travail le consuma.

L'impression lui coûtait, les voyages, ses visites; il n'avait ni le temps ni le goût de songer à ses affaires temporelles. Elles se trouvèrent si courtes qu'il demanda au roi une abbaye, et lui dit franchement ses besoins. Ce détail, qui n'a jamais été su, son neveu me l'a conté bien des années après. L'abbaye ne venait point; il en reparla à Mme de Maintenon. Enfin le roi lui dit que, dans la réputation où il était, une abbaye la ternirait et ferait parler le monde; qu'après y avoir bien pensé, il aimait mieux lui donner une pension de vingt mille livres qui ne se saurait point, qui n'aurait point de bulles, et qui le soulagerait davantage. Il la lui fit expédier et payer en secret jusqu'à sa mort, en sorte qu'elle a toujours été ignorée. Cette petite anecdote montre combien il lui était cher.

Avec tant de qualités, ce prélat n'a pas laissé de ruiner le clergé de France, et d'ouvrir par là une large porte à tout ce qui a coulé d'une source si empoisonnée. Sa petite naissance, ou plutôt vile et obscure, l'éloigna de la bonne comme par nature, et comme par une seconde nature puisée à Saint-Sulpice, non seulement il prit en haine le jansénisme, mais tout ce qui en put être soupçonné, particuliers, corps, écoles; et avec une intention droite, mais aveuglée, il ne fut pas moins ardent, ni moins aisément prévenu, ni moins capable de revenir là-dessus par zèle, que les jésuites, par intérêt et par ambition, quoiqu'il les connût et qu'il ne les aimât pas. Je me suis étendu (t. II, p. 422) sur la plaie qu'il fit à l'Église de France par l'introduction dans l'épiscopat de gens de rien, ignorants, ardents, sans éducation, dont l'abus a si fort grossi depuis par le P. Tellier, et que la même raison de naissance et d'autres qui se retrouveront peut-être ailleurs ont plus que jamais suivi sous le règne du cardinal Fleury.

M. de Chartres, dont les infirmités augmentaient tous les jours, mais qui n'en relâchait rien de ses travaux, se résolut à se donner un coadjuteur qui, élevé de sa main et dans son esprit, fût un autre lui-même pour le gouvernement de son diocèse. Il choisit l'abbé de Mérinville, son petit-neveu, dans l'élection duquel il crut que la chair et le sang cédaient toute la part à l'esprit. Il n'avait pourtant pas encore vingt-six ans, et il en faut vingt-sept pour être sacré; le proposer et le faire agréer fut pour lui la même chose, mais s'il n'eut pas la satisfaction de le sacrer, il eut au moins celle de pouvoir compter ne s'être pas trompé.

Son petit-neveu, le voyant au lit de la mort, lui témoigna ce qu'il pensait de la différence d'être longtemps formé sous lui, ou de se voir évêque en plein à son âge, et le pria instamment et avec larmes de le décharger de ce fardeau; l'oncle l'écouta, ne répondit point, et demeura longtemps recueilli; il le rappela ensuite, et lui dit qu'après y avoir bien pensé devant Dieu, il persistait à croire qu'il ferait bien et que c'était sa volonté qu'il fût évêque de Chartres.

Il mourut fort peu de temps après dans Chartres, fort saintement, laissant un regret universel dans son diocèse. Le coadjuteur pressa Mme de Maintenon, et par lettres, et dès qu'il put la voir, de faire nommer un autre évêque. Sa jeunesse et ses instances ne purent la persuader. Il fallut malgré lui demeurer évêque, et il fut sacré dès qu'il eut vingt-sept ans avec la même supériorité et direction de Saint-Cyr, qu'avait son oncle. Il a paru que Dieu a béni ce choix; il en a fait un des plus saints et des plus sages évêques de France, des plus assidus et appliqués en son diocèse, d'où il ne sort presque jamais, et qui, sans avoir la science ni le monde de son oncle, fait aimer et respecter la vertu et craindre le vice sans le poursuivre, sinon dans les cas de nécessité et avec charité. Il fait craindre aussi la cour par sa liberté à dire la vérité, et avec toute l'apparente saleté et grossièreté des séminaires, il ne laisse pas d'avoir de l'adresse et de la délicatesse dans le gouvernement; il vit austèrement, tout à ses fonctions et ses visites, est à peine nourri et vêtu, donne tout aux pauvres, et n'a jamais voulu demander d'abbayes ni recevoir celles qui lui ont été données.

La mort de M. de Chartres mit deux hommes sur le chandelier qu'il avait fort recommandés à Mme de Maintenon : Bissy, évêque de Meaux, auparavant de Toul, bientôt après cardinal, qui succéda à toute sa confiance pour les affaires de l'Église, dont il sut faire sa fortune et bien pis, et La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, fort saint prêtre, mais le plus imbécile et le plus ignorant des hommes.

Ce dernier succéda à la confiance personnelle de Mme de Maintenon, il fut son confesseur, son directeur, et par là le fut un peu aussi de Saint-Cyr. Ce qui est étonnant à n'en pas revenir à qui a connu le personnage, c'est que fort tôt après, Mme de Maintenon avec tout son esprit n'eut plus de secret pour lui comme elle n'en avait point pour feu M. de Chartres, et qu'elle lui écrivait sans cesse pour le consulter, même sur les affaires, ou pour les lui mander; et, ce qui n'est pas moins inconcevable, c'est que ce bonhomme qui, non content des soins de sa vaste cure, était encore supérieur de la Visitation-Sainte-Marie de Chaillot, y portait très souvent les lettres de Mme de Maintenon, et les lisait à la grille, même devant de jeunes religieuses. Une soeur de Mme de Saint-Simon, religieuse en cette maison, dont elle a été depuis souvent supérieure, et qui a infiniment d'esprit, et d'esprit de gouvernement, avec toute la sainteté de son état, et toutes les grâces du monde, pâmait quelquefois de stupeur des secrets qu'elle entendait là avec d'autres religieuses, par lesquelles après mille choses se savaient, sans que personne pût comprendre par où ces mystères avaient pu transpirer, et sans que, tant que ce curé a vécu, ce qui fut encore quelques années, Mme de Maintenon l'ait su et s'en soit pu déprendre.

Il influait très gauchement à tout, gâtait force affaires, en protégeait de fort misérables, n'avait pas les premières notions de rien, et tout simplement se targuait de son crédit et se faisait une petite cour. Pour le Bissy, on lui verra incontinent prendre le plus grand vol.

Crécy mourut fort vieux; il était frère du P. Verjus, jésuite, ami intime du P. de La Chaise, qui avait fort contribué à sa fortune. C'était un petit homme accort, doux, poli, respectueux, adroit, qui avait passé sa vie dans les emplois étrangers, et qui en avait pris toutes les manières, jusqu'au langage très longtemps à Ratisbonne, puis dans plusieurs petites cours d'Allemagne; enfin, second ambassadeur plénipotentiaire au traité de paix de Ryswick. Il avait beaucoup d'insinuation, l'art de redire cent fois la même chose, toujours en différentes façons, et une patience qui, à force de ne se rebuter point, réussissait très souvent. Personne ne savait plus à fond que lui les usages, les lois et le droit de l'empire et de l'Allemagne, et [savait] fort bien l'histoire; il était estimé et considéré dans les pays étrangers, et y avait fort bien servi. Il était fort vieux, et homme de très peu.

Marivaux, lieutenant général, mourut aussi. Son nom était de L'Ile, de la seigneurie de l'Ile, qu'ils possédaient en la châtellenie de Pontoise, dès l'an 1069, qu'Adam Ier, seigneur de l'Ile, signa avec les officiers de la couronne, en cette année, la charte de confirmation que Philippe Ier fit à Pontoise de la fondation de Saint-Martin, lors Saint-Germain de Pontoise. Ce même Adam de L'Ile fit bâtir la forteresse et le bourg appelé de son nom l'Ile-Adam, qu'Isabelle, héritière de l'aîné, et femme de Jean, seigneur de Luzarches, de Jouy, etc., laissa à sa fille, veuve du seigneur de Joigny, laquelle vendit l'Ile-Adam en 1364, à Pierre de Villiers, seigneur de Macy, souverain maître d'hôtel, c'est-à-dire grand maître de France, bisaïeul du célèbre Philippe de Villiers, dernier grand maître de Rhodes et premier grand maître de Malte, ou il mourut en 1534.

Marivaux dont je parle descendait en droite ligne de cet Adam Ier qui bâtit l'Ile-Adam, qui des Villiers passa aux Montmorency, de là tomba dans la branche de Condé de la maison royale, enfin à M. le prince de Conti. Le grand-père de Marivaux était frère cadet du capitaine des gardes d'Henri III, si connu par son duel derrière les Chartreux, contre le seigneur de Marolles, ligueur; et de celui qui fût chevalier du Saint-Esprit en qui n'eurent point de postérité masculine. Ce grand-père de Marivaux avait épousé une Balzac; tua de sa main, à la bataille d'Ivry (1590), le général de la cavalerie espagnole, fut gouverneur de Corbeil, la Bassée, la Capelle, et d'Amiens. Son fils se maria mal et ne figura point. Celui dont je parle, sans protection et avec peu de bien, épousa une fille de Guénégaud, trésorier de l'épargne, et servit toute sa vie avec réputation de valeur et de capacité.

Il savait et avait beaucoup d'esprit, une fort belle figure, de la finesse et de la plaisanterie dans l'esprit, et la langue fort libre, qui le faisait craindre. Il me prit en amitié à l'armée, et je m'accommodais fort de lui; personne n'était de meilleure compagnie; les secrétaires d'État de la guerre ni leurs commis ne l'aimaient pas, et lui ne s'en contraignait guère.

Il pensa se noyer à un retour d'armée en traversant la Marne; le bac enfonça; cette aventure fit du bruit; le roi lui demanda comment il s'était sauvé: il avait été en effet longtemps rejeté par des bords escarpés, sur lesquels il s'était trouvé des gens peu empressés de le secourir. Il dit au roi que, désespérant de leur charité, il s'était avisé de s'écrier qu'il était le neveu de M. l'intendant, et qu'à ce nom il avait été secouru sur-le-champ et là-dessus fit une parenthèse au roi sur le pouvoir des intendants, qui divertit extrêmement l'assistance, mais qui ne plut pas tant au roi, et qui ne servit pas à son avancement.

Il mourut vieux, et a laissé un fils capitaine de gendarmerie qu'on dit aussi avoir beaucoup d'esprit. Marivaux eut des amis et conserva toute sa vie beaucoup de considération. Sa soeur, qui avait aussi beaucoup d'esprit, et qui était la femme du monde la plus haute, avait épousé Cauvisson, un des lieutenants généraux de Languedoc. Mme de Nogaret, dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, était veuve sans enfants de son fils, de laquelle j'ai parlé plus d'une fois; le nom des Cauvisson est Louvet, gens nouveaux et de fort peu de chose.

Mme de Moussy, soeur du feu premier président Harlay, grande dévote de profession, avec tous les apanages de ce métier, et tout aussi composée que lui, mourut sans enfants. Elle avait toujours vécu avec son frère et son neveu dans une grande amitié, et presque toujours logée avec eux. Elle déshérita pourtant son neveu sans cause aucune de brouillerie, qui fut bien étonné de trouver un testament qui donnait tout aux hôpitaux. Elle était veuve du dernier Bouteiller; c'est du dernier de cette grande maison dans laquelle le comté de Senlis avait été longtemps, et à qui le nom de Bouteiller, ou de Bouteiller de Senlis, était demeuré pour avoir eu plusieurs fois ce grand office alors de grand bouteiller de France, dont on trouve la signature, c'est-à-dire le sceau et la présence citée dans les anciennes chartes de nos rois avec le dapifer, qui est le grand maître, ou comme ils disaient, le souverain maître d'hôtel, le grand chambellan, le connétable, qui n'était dans les premiers temps que le grand écuyer, et le chancelier le dernier de tous; plus anciennement encore le premier était le sénéchal, monté en maire du palais, et descendu en grand maître, car le plus ou le moins de puissance fit ces trois noms du même office.

M. de Luxembourg, pendant son séjour à Rouen, y perdit sa femme. J'ai dit ailleurs qui elle était, et quelle aussi, par l'éclat que cela fit, qui fut toujours caché pour le seul mari avec qui elle avait l'art et le soin de vivre comme la femme la plus tendrement attachée à tous ses devoirs. Il en fut aussi tellement affligé, que ce contraste avec la vie qu'elle n'avait point cessé de mener fit le plus scandaleux ridicule. Abeille, qui avait été secrétaire du maréchal de Luxembourg; et que son esprit et son petit collet avait mêlé dans les meilleures et les plus brillantes compagnies, et mis dans les académies, était un homme d'honneur et de vertu, qui par reconnaissance et par attachement était demeuré chez M. de Luxembourg. Il ne put souffrir une scène si publique, et il apprit à M. de Luxembourg tout ce que lui-même avait été jusqu'alors le premier à lui cacher. Le pauvre homme fut étrangement surpris et très subitement consolé.

Cet automne fut la dernière saison qui vit debout le fameux monastère de Port-Royal des Champs, en butte depuis si longtemps aux jésuites, et leur victime à la fin. Je ne m'étendrai point sur l'origine, les progrès, les suites, les événements d'une dispute et d'une querelle si connue, ainsi que les deux partis moliniste et janséniste, dont les écrits dogmatiques et historiques feraient seuls une bibliothèque nombreuse, et dont les ressorts se sont déployés pendant tant d'années à Rome et en notre cour. Je me contenterai d'un précis fort court, qui suffira pour l'intelligence du puissant intérêt qui a tant remué de prodigieuses machines, parce qu'on n'en peut supprimer les faits qui doivent tenir place dans ce qui s'est passé de ce temps.

L'ineffable et l'incompréhensible mystère de la grâce, aussi peu à portée de notre intelligence et de notre explication que celui de la Trinité, est devenu une pierre d'achoppement dans l'Église, depuis que le système de saint Augustin sur ce mystère a trouvé presque aussitôt qu'il a paru des contradicteurs dans les prêtres de Marseille. Saint Thomas l'a soutenu ainsi que les plus éclairés personnages; l'Église l'a adopté dans ses conciles généraux, et en particulier l'Église de Rome et les papes.

De si vénérables décisions et si conformes à la condamnation faite et réitérée par les mêmes autorités, de la doctrine des pélagiens et des demi-pélagiens, n'a pu empêcher une continuité de sectateurs de la doctrine opposée qui, n'osant se présenter de front, ont pris diverses sortes de formes, pour se cacher à la manière des demi-ariens autrefois.

Dans les derniers temps, les jésuites, maîtres des cours par le confessionnal de presque tous les rois et de tous les souverains catholiques, de presque tout le public par l'instruction de la jeunesse, par leurs talents et leur art; nécessaires à Rome pour en insinuer les prétentions sur le temporel des souverains, et la monarchie sur le spirituel, à l'anéantissement de l'épiscopat et des conciles généraux, devenus redoutables par leur puissance et par leurs richesses toutes employées à leurs desseins, autorisés par leur savoir de tout genre, et par une insinuation de, toute espèce, aimables par une facilité et un tour qui ne s'était point encore rencontré dans le tribunal de la pénitence, et protégés par Rome, comme des gens dévoués par un quatrième voeu au pape, particulier à leur société, et plus propres que nuls autres à étendre son suprême domaine, recommandables d'ailleurs par la dureté d'une vie toute consacrée à l'étude, à la défense de l'Église contre les hérétiques, et la sainteté de leur établissement et de leurs premiers pères; terribles enfin par la politique la plus raffinée, la plus profonde, la plus supérieure à toute autre considération que leur domination, soutenue par un gouvernement dont la monarchie, l'autorité, les degrés, les ressorts, le secret, l'uniformité dans les vues, et la multiplicité dans les moyens sont l'âme; les jésuites, dis-je, après divers essais, et surtout après avoir subjugué les écoles de delà les monts, et tant qu'ils avaient pu, énervé celles de deçà partout, hasardèrent, par un livre de leur P. Molina, une doctrine sur la grâce tout à fait opposée au système de saint Augustin, de saint Thomas, de tous les Pères, des conciles généraux, des papes et de l'Église de Rome, qui, prête plusieurs fois à l'anathématiser, a toujours différé à le faire. L'Église de France surtout se souleva contre ces agréables nouveautés qui faisaient tant de conquêtes par la facilité du salut et l'orgueil de l'esprit humain.

Les jésuites, embarrassés d'une défensive difficile, trouvèrent moyen de semer la discorde dans les écoles de France, et par mille tours de souplesse, de politique et de force ouverte, enfin par l'appui de la cour, de changer la face des choses, d'inventer une hérésie qui n'avait ni auteur ni sectateur, de l'attribuer à un livre de Cornelius Jansenius; évêque d'Ypres, mort dans le sein de l'Église et en vénération; de se rendre accusateurs de défendeurs qu'ils étaient, et leurs adversaires d'accusateurs, défendeurs. De là est venu le nom de moliniste et de janséniste, qui distingue les deux partis.

Grands et longs débats à Rome sur cette idéale hérésie, enfantée ou plutôt inventée par les jésuites, pour faire perdre terre aux adversaires de Molina; discussion devant une congrégation formée exprès sous le nom De auxiliis, tenu un grand nombre de séances devant Clément VIII (Aldobrandin), et Paul V (Borghèse) qui, ayant enfin formé un décret d'anathème contre la doctrine de Molina, n'osa le publier, et se contenta de ne pas condamner cette doctrine sans oser l'approuver, en les consolant par tout ce qui les put flatter sur cette hérésie idéale, soutenue de personne, et dont ils surent si bien profiter.

Plusieurs saints et savants personnages s'étaient les uns après les autres retirés à l'abbaye de Port-Royal des Champs. Les uns y écrivirent, les autres y rassemblèrent de la jeunesse qu'ils instruisirent aux sciences et à la piété. Les plus beaux ouvrages de morale, et qui ont le plus éclairé dans la science et la pratique de la religion, sont sortis de leurs mains, et ont été trouvés tels par tout le monde.

Ces messieurs eurent des amis et des liaisons; ils entrèrent dans la querelle contre le molinisme. C'en fut assez pour ajouter à la jalousie que les jésuites avaient conçue de cette école naissante, une haine irréconciliable, d'où naquit la persécution des jansénistes, de la Sorbonne, de M. Arnauld, considéré comme le maître de tous, et la dissipation des solitaires de Port-Royal; de là l'introduction d'un formulaire, chose si souvent fatale et si souvent proscrite dans l'Église, par lequel la nouvelle hérésie, inventée et soutenue de personne, fut non seulement proscrite, ce qui aurait été accepté de tout le monde sans difficulté, mais fut déclarée contenue dans le livre intitulé Augustines composé par Cornelius Jansenius, évêque d'Ypres, et ce formulaire proposé à jurer pour la croyance intérieure et littérale de son contenu.

Le droit, c'est-à-dire la proscription des cinq propositions hérétiques, que personne ne soutenait, ne fit aucune difficulté: le fait, c'est-à-dire qu'elles étaient contenues dans ce livre de Jansenius, en fit beaucoup. Jamais on ne put en extraire aucune: on se sauva par soutenir qu'elles s'y trouvaient éparses, sans pouvoir encore citer où ni comment. Jurer sur son Dieu et sur son âme de croire ce qu'on ne croit point fondé en chose de fait, qu'on ne peut montrer ce qu'on propose de croire, parut un crime à tout ce qu'il y avait de gens droits. Un très grand soulèvement éclata donc dès que ce formulaire parut.

Mais ce qui en sembla encore plus insupportable, c'est que, pour détruire Port-Royal, qu'on jugeait bien qui ne se résoudrait jamais à ce serment, on le proposa à signer aux religieuses par tout le royaume. Or proposer de jurer qu'un fait est contenu dans un livre qu'on n'a point lu, dans un livre même qu'on n'a pu lire, parce qu'il est en latin et qu'on ignore cette langue, c'est une violence qui n'eut jamais d'exemple, et qui remplit les, provinces d'exilés, et les prisons et les monastères de captifs.

La cour ne ménagea rien en faveur des jésuites, qui lui firent oublier la ligue et ses suites, et accroire que les jansénistes étaient une secte d'indépendants, qui n'en voulaient pas moins à l'autorité royale, qu'ils se montraient réfractaires à celle du pape, que les jésuites appelaient l'Église, qui avait approuvé, puis prescrit la signature du formulaire. La distinction du fait d'avec le droit, soufferte quelque temps, fut enfin proscrite, comme une rébellion contre l'Église, encore que non seulement elle n'eût point parlé, mais qu'elle n'ait jamais exigé la croyance des faits qu'elle a décidés par ses conciles généraux; et les plus reconnus pour oecuméniques, de plusieurs desquels, décidés de la sorte, on doute et on dispute encore sans être, pour cela, ni répréhensible ni repris. Les bénéfices attachés à la protection des jésuites, dont le confesseur du roi était distributeur; le crédit ou l'inconsidération, et pis encore; qu'éprouvaient les prélats à proportion que la cour et les jésuites étoient contents ou mécontents, échauffèrent la persécution jusqu'à la privation des sacrements, même à la mort.

De tels excès réveillèrent enfin quelques évêques, qui écrivirent au pape, et qui s'exposèrent à la déposition à laquelle on commençait à travailler lorsqu'un plus grand nombre de leurs confrères vinrent à leur secours, et soutinrent la même cause.

Alors Rome et la cour craignirent un schisme. D'autres évêques s'interposèrent, et avec eux le cardinal d'Estrées, évêque-duc de Laon alors, et cardinal quatre ou cinq ans après. La négociation réussit par ce que l'on nomma la paix de Clément IX (Rospigliosi), qui déclara authentiquement que le saint-siège ne prétendait et n'avait jamais prétendu que la signature du formulaire obligeât à croire que les cinq propositions condamnées fussent implicitement ni explicitement dans le livre de Jansenius, mais seulement de les tenir et de lés condamner comme hérétiques en quelque livre et en quelque endroit qu'elles se pussent trouver. Cette paix rendit la liberté et les sacrements aux personnes qui en avaient été privées, et les places aux docteurs et autres qui en avaient été chassés.

Je n'en dirai pas davantage, parce que ce peu que j'ai expliqué suffira pour faire entendre ce qui doit être rapporté présentement et dans la suite, et je continuerai à me servir des mots jansénisme et de jansénistes, de molinisme et de molinistes pour abréger.

Les jésuites et leurs plus affidés furent outrés de cette paix que tous leurs efforts ici et à Rome n'avaient pu empêcher. Ils avaient su habilement donner le change [sur le jansénisme] et sur le molinisme, et de défendeurs devenir agresseurs. Les jansénistes, tout en se défendant sur les cinq propositions qu'ils condamnaient et que personne n'avait jamais soutenues, et sur le formulaire quant au fait, n'avaient point quitté prise sur la doctrine de Molina, ni sur les excès qui s'ensuivaient de cette morale, que le fameux Pascal rendit également palpables, existants dans la doctrine et la pratique des casuistes jésuites, et ridicules, dans ces ingénieuses lettres au provincial, si connues sous le nom de Lettres provinciales. L'aigreur et la haine continuèrent, et la guerre se perpétua par les écrits, et les jésuites se fortifièrent de plus en plus dans les cours pour accabler et pour écarter leurs adversaires ou les suspects de toutes les places de l'Église et des écoles.

Vinrent longtemps après les disputes des jésuites avec les autres missionnaires des Indes, surtout à la Chine, sur les cérémonies que les uns prétendaient purement politiques, les autres idolâtriques, dont j'ai parlé (t. II, p. 417) à l'occasion du changement de confesseur de Mme la duchesse de Bourgogne, et depuis encore à l'occasion du choix du P. Tellier pour confesseur du roi, engagé fort avant dans cette dispute, qui en écrivit, dont le livre fut mis à l'index, sauvé de pis à toute peine, et lui contraint de sortir de Rome et de se retirer en France.

La querelle s'échauffait et bâtait mal pour les jésuites; le P. Tellier y prenait une double part. C'était, comme je l'ai dit, un homme ardent et dont la divinité était son molinisme et l'autorité de sa compagnie. Il se vit beau jeu : un roi très ignorant en ces matières, et qui n'avait jamais écouté là-dessus que les jésuites et les leurs, suprêmement; plein de son autorité, et qui s'était laissé persuader que les jansénistes en étaient ennemis, qui voulait se sauver, et qui, ne sachant point la religion, s'était flatté toute sa vie de faire pénitence sur le dos d'autrui, et se repaissait de la faire sur celui des huguenots et des jansénistes qu'il croyait peu différents, et presque également hérétiques; un roi environné de gens aussi ignorants que lui et dans les mêmes préjugés, comme Mme de Maintenon et MM. de Beauvilliers et de Chevreuse par Saint-Sulpice et feu M. de Chartres, ou par des courtisans et des valets principaux qui n'en savaient pas davantage, ou qui ne pensaient qu'à leur fortune; un clergé détruit de longue main, en dernier lieu par M. de Chartres, qui avait farci l'épiscopat d'ignorants, de gens inconnus et de bas lieu qui tenaient le pape une divinité, et qui avaient horreur des maximes de l'Église de France, parce que toute antiquité leur était inconnue, et qu'étant gens de rien, ils ne savaient ce que c'était que l'État; un parlement débellé et tremblant, de longue main accoutumé à la, servitude, et le peu de ceux qui par leurs places ou leur capacité auraient pu parler, dévoués comme le premier président Pelletier, ou affamés de grâces.

Il restait encore quelques personnes à craindre pour les jésuites, c'est-à-dire pour leurs entreprises, comme les cardinaux d'Estrées, Janson et Noailles, et le chancelier: ce dernier était, comme je l'ai dit ailleurs, éreinté, et le P. Tellier ne l'ignorait pas; Estrées était vieux et courtisan, Janson aussi, et de plus fort tombé de santé; Noailles n'avait rien de tout cela, il était de plus dans la liaison la plus grande avec Mme de Maintenon, puissant à la cour par le goût du roi, par sa famille, par sa réputation soutenue de sa vie et de sa conduite, archevêque de Paris, et en vénération dans son diocèse et dans le clergé, à la tête duquel il se trouvait par tout le royaume; celui-là était capitalement en butte aux jésuites par sa doctrine, non suspecte, mais qui n'était pas la leur, et pour avoir été mis à Chatons, puis à Paris, sans leur participation, et promu de même à la pourpre; ils savaient que les jansénistes n'étaient pas contents de lui, parce qu'il n'avait pas voulu s'en laisser dominer ni donner dans toutes leurs vues, et que lui était encore moins content d'eux depuis la découverte du véritable auteur du fameux cas de conscience dont j'ai parlé. Le P. Tellier, bien ancré auprès du roi, résolut de commettre le cardinal de Noailles avec le roi d'un côté, avec les jansénistes de l'autre, et d'achever en même temps l'ouvrage auquel ils travaillaient depuis tant d'années, par la destruction entière de Port-Royal des Champs.

Le P. de La Chaise s'était contenté, depuis que la paix de Clément IX avait rétabli ces religieuses, de les empêcher de recevoir aucune fille à profession, pour faire périr la maison par extinction, sans y commettre d'autre violence; on a vu (t. IV, p. 122), par ce qui a été rapporté que le roi dit à Maréchal, sur le voyage qu'il lui avait permis et même ordonné d'y faire, qu'il se repentait de les avoir laissé pousser trop loin, et qu'au fond il les regardait comme de très saintes filles. Le nouveau confesseur vint à bout en peu de temps de changer ces idées.

Il réveilla ensuite une constitution faite à Rome, depuis trois ou quatre ans, à la poursuite des molinistes toujours attentifs à revenir, à donner le change, et ardents à chercher les moyens de troubler la paix de Clément IX. Rome, qui les ménageait comme les athlètes des prétentions ultramontaines, auxquelles elle a tant sacrifié de nations, n'osa tout refuser, mais ne voulut pas aussi aller de front contre l'autorité de Clément IX; elle donna donc une constitution ambiguë contre le jansénisme, mais en effleurant, et faite avec assez d'adresse pour que ceux qui étaient attachés à cette paix pussent, sans la blesser, recevoir cette constitution, d'ailleurs parfaitement inutile; les molinistes furent affligés de n'avoir pu obtenir qu'un si faible instrument, qui en effet ne faisait que condamner les cinq propositions déjà proscrites et dont personne n'avait jamais pris la défense, et qui d'ailleurs ne prescrivait rien de nouveau; mais comme dans les disputes longues, et dans lesquelles la puissance séculière prend parti jusqu'à la persécution, les esprits s'échauffent, et de part et d'autre passent les bornes, il était arrivé que quelques jansénistes avaient soutenu secrètement une, plusieurs, et même les cinq propositions hérétiques, mais en grand secret; ce mystère avait été révélé dans les papiers saisis dans l'abbaye de Saint-Thierry, dont il a été parlé à propos de l'affaire que cette recherche fit à l'archevêque de Remis; tout le parti janséniste se récria contre, renouvela sa soumission de cœur et d'esprit à la condamnation de toutes les cinq propositions, que sans ménagement il dit être cinq hérésies, et contre l'injustice de lui attribuer celle de quelques tètes brûlées qu'il désavouait entièrement, et avec qui il rompait de tout commerce et de société. Ces particuliers mêmes, qui soutenaient l'erreur condamnée, étaient on ne peut pas ni plus rares ni en plus petit nombre, et là-dessus, les uns criant à l'injustice, les autres au péril de l'Église, le bruit se renouvela, qui donna lieu à la constitution dont il vient d'être parlé.

Faute de mieux, le P. Tellier résolut d'en faire usage, dans l'espérance d'en tirer parti au moins contre Port-Royal, plus délicat là-dessus que personne d'entre les jansénistes, et d'y embarrasser le cardinal de Noailles, à qui le roi ordonna de faire signer cette constitution; comme elle n'altérait point dans le fond la paix de Clément IX, il n'osa contredire, et se mit à faire signer les plus faciles à conduire, et des uns aux autres gagner les moins aisés.

Cette conduite lui réussit si bien que Gif même signa. C'est une abbaye de filles à cinq ou six lieues de Versailles qui a toujours été considérée comme la soeur cadette de Port-Royal des Champs, en tout genre, par amis et ennemis, et deux maisons qui en tout temps avaient conservé l'union entre elles la plus intime.

Avec cette signature, le cardinal de Noailles se crut fort, et se persuada que Port-Royal ne ferait point de difficultés. Il y fut trompé. Ces filles, tant de fois et si cruellement traitées, en garde contre des signatures captieuses qu'on leur avait si souvent présentées, dans une solitude qui était sans cesse épiée, et qu'on ne pouvait aborder sans péril d'exil et quelquefois de prison, par conséquent destituées de conseils de confiance, ne purent être amenées à une nouvelle signature. Aucune de celles qu'on leur montra ne les toucha, non pas même celle de Gif. En vain le cardinal les exhorta, leur expliqua ce qu'on leur demandait, qui ne blessait en rien la paix de Clément IX, ni les vérités auxquelles elles étaient attachées; rien ne put rassurer la frayeur de ces âmes saintes et timorées. Elles ne purent comprendre qu'une signature nouvelle ne renfermât pas quelque venin et quelque surprise, et leur courage ne put être ébranlé par la considération de tout ce dont leur refus les menaçait.

C'était là ce qu'avaient espéré les jésuites, d'engager le cardinal de Noailles et de parvenir enfin à détruire une maison qu'ils détestaient, et dont ils n'avaient cessé depuis tant d'années de machiner la dernière ruine. Ils mouraient de peur que les religieuses qui restaient ne survécussent le roi, qu'après lui ils ne pussent continuer d'avoir le crédit de les empêcher de recevoir des filles à profession, et que cette maison ennemie subsistât, et se relevât, qui était toujours regardée comme le centre, le chef-lieu et le ralliement du parti janséniste, dès qu'on oserait y aborder.

Le cardinal, qui prévit un orage, mais non le destructif qui ne se pouvait imaginer, pressa ces filles à plusieurs reprises, par d'autres et par lui-même; il y alla plusieurs fois, toujours inutilement. Le roi le pressait vivement, poussé de même par son confesseur, tant qu'enfin le cardinal lâcha pied, procéda et leur ôta les sacrements.

Alors le P. Tellier les noircit auprès du roi de toutes les anciennes couleurs qu'il renouvela, les fit passer dans son esprit pour des révoltées, qui seules dans l'Église refusaient une signature trouvée partout orthodoxe, et lui persuada qu'il ne serait jamais en repos sur ces questions tant que ce monastère, fameux par ses rébellions contre les deux puissances, subsisterait; enfin que sa conscience était pour le moins aussi engagée que son autorité à une destruction si nécessaire, et qui n'avait tardé que trop d'années. Le bon père piqua et tourna si bien:le roi que les fers furent mis au feu pour la destruction.

Port-Royal de Paris n'était qu'un hospice de celui des Champs. Celui-ci fut en entier transporté à Paris pendant plusieurs années, pendant lesquelles on entretint les bâtiments du monastère des Champs, lequel ne fut plus qu'une ferme. Ensuite, les religieuses, qu'on avait pris soin de diviser dans les diverses persécutions qui leur furent suscitées, furent séparées en deux monastères. Celles qui firent tout ce qu'on voulut formèrent la maison de Paris, les autres celle des Champs, qui n'eurent pas de plus grandes ennemies que celles de Paris, à qui tous les biens presque furent adjugés dans l'espérance de faire tomber les Champs par famine, mais qui se soutint par le travail, l'économie et les aumônes.

Lorsqu'il fut question de la destruction, Voysin, encore conseiller d'État, mais homme sûr et à tout faire pour la fortune, fut commis pour les prétentions sur les Champs, où on peut juger de l'équité qui y fut gardée.

Mais ce qui surprit étrangement, c'est que les religieuses des Champs se mirent en règle et se pourvurent à Rome, où elles furent écoutées. Comme la bulle ou la constitution Vineam Domini Sabaoth n'y avait jamais été accordée pour détruire la paix de Clément IX, on n'y trouva point mauvais les difficultés de ces filles à la signer sans l'explication qu'elles offraient d'ajouter en signant: sans préjudice de la paix de Clément IX à laquelle elles adhéraient. Ce qui était leur crime en France, digne d'éradication et des dernières peines personnelles, parut fort innocent à Rome. Elles se soumettaient à la bulle, et dans le même esprit qu'elle avait été donnée; on n'y en voulait pas d'avantage.

Cela fit changer de batterie aux jésuites, parce que cela affichait le criminel usage qu'ils voulaient faire de cette bulle; et qu'ils ne savaient comment réussir dès que Rome, sur qui ils avaient compté, leur devenait plus que suspecte. Ils craignirent encore les longueurs des procédures à Paris, à Lyon, à Rome, des commissaires in partibus. C'était un noeud gordien qu'il leur parut plus facile de couper que de dénouer.

On agit donc sur le principe qu'il n'y avait qu'un Port-Royal, que ce n'était que par tolérance qu'on en avait fait deux de la même abbaye; qu'il convenait remettre les choses sur l'ancien pied; qu'entre les deux il convenait mieux de conserver celui de Paris que l'autre, qui avait à peine de quoi subsister, situé en lieu malsain, uniquement peuplé de quelques vieilles opiniâtres, qui depuis tant d'années avaient défense de recevoir personne à profession.

Il fut donc rendu un arrêt du conseil, en vertu duquel la nuit du 28 au 29 octobre, l'abbaye de Port-Royal des Champs se trouva secrètement investie par les détachements des régiments des gardes françaises et suisses, et vers le milieu de la matinée du 29, d'Argenson arriva dans l'abbaye avec des escouades du guet et d'archers. Il se fit ouvrir les portes, fit assembler toute la communauté au chapitre, montra une lettre de cachet; et sans leur donner plus d'un quart d'heure, l'enleva tout entière. Il avait amené force carrosses attelés, avec une femme d'âge dans chacun; il y distribua les religieuses suivant les lieux de leur destination, qui étaient différents monastères à dix, à vingt, à trente, à quarante, et jusqu'à cinquante lieues du leur, et les fit partir de la sorte, chaque carrosse accompagné de quelques archers à cheval, comme on enlève des créatures publiques d'un mauvais lieu. Je passe sous silence tout ce qui accompagna une scène si touchante et, si étrangement nouvelle. Il y en a des livres entiers.

Après leur départ, Argenson visita la maison des greniers jusqu'aux caves, se saisit de tout ce qu'il jugea à propos, qu'il emporta; mit à part tout ce qu'il crut devoir appartenir à Port-Royal de Paris, et le peu qu'il ne crut pas pouvoir refuser aux religieuses enlevées, et s'en retourna rendre compte au roi et au P. Tellier de son heureuse expédition.

Les divers traitements que ces religieuses reçurent dans leurs diverses prisons pour les, forcer à signer sans restriction, est la matière d'autres ouvrages, qui, malgré la vigilance des oppresseurs, furent bientôt entre les mains de tout le monde, dont l'indignation publique éclata à tel point que la cour et les jésuites même en furent embarrassés.

Mais le P. Tellier n'était pas homme à s'arrêter en si beau chemin. Il faut achever cette matière de suite, quoique le reste en appartient aux premiers mois de l'année suivante. Ce ne furent qu'arrêts sur arrêts du conseil, et lettres de cachet sur lettres de cachet. Il fut enjoint aux familles qui avaient des parents enterrés à Port-Royal des Champs de les faire exhumer et porter ailleurs; et on jeta dans le cimetière d'une paroisse voisine tous les autres comme on put, avec l'indécence qui se peut imaginer. Ensuite on procéda à raser la maison, l'église et tous les bâtiments comme on fait les maisons des assassins des rois, en sorte qu'enfin il n'y resta pas pierre sur pierre. Tous les matériaux furent vendus, et on laboura et sema la place; à la vérité ce ne fut pas de sel, c'est toute la grâce qu'elle reçut. Le scandale en fut grand jusque dans Rome. Je me borne à ce simple et court récit d'une expédition si militaire et si odieuse.

Le cardinal de Noailles en sentit l'énormité après qu'il se fut mis hors d'état de parer un coup qui avait passé sa prévoyance, et qui en effet ne se pouvait imaginer. Il n'en fut pas mieux avec les molinistes, mais beaucoup plus mal avec les jansénistes, ainsi que les jésuites se l'étaient bien proposé; et depuis cette funeste époque, il ne porta quasi plus santé, je veux dire qu'il fut presque incontinent attaqué, et peu à peu poussé, sans relâche aux dernières extrémités jusqu'à la fin de sa vie.

CHAPITRE XXIV. §

Chamillart et ses filles à la Ferté. — Chamillart achète Courcelles, où je mène la duchesse de Lorges. — Voyage à la Flèche: aventure. — Étrange sermon de la Toussaint. — Résolution et raisons de retraite. — Retour à Paris. — Sage piège dressé à Pontchartrain. — Triste situation de M. le duc d'Orléans. — Passage à Versailles, où le chancelier me force d'accepter une chambre chez lui au château. — Concours et conspirations d'amis. — Bontés et désirs de Mgr le [duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne sur Mme de Saint-Simon pour succéder à la duchesse du Lude. — Parti que je prends seul, et ses motifs, de faire demander par Maréchal une audience au roi. — Maréchale de Villars; son accortise. — Visite du roi du maréchal, puis à la maréchale de Villars. — Contretemps de Vendôme. — Je me propose de faire rompre M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton, et au maréchal de Besons de m'y aider. — Caractère de Besons. — Maréchal m'obtient une audience du roi.

Les différentes choses que j'ai racontées avaient retardé mon départ jusque dans les commencements de septembre.

Les filles de Chamillart vinrent à [la Ferté], lui-même aussi au retour de ses courses pour aller voir des terres à acheter, voyage où, pour être hors de Paris, les avis et les propos menaçants de Mme de Maintenon l'avaient forcé, qui le voulait tenir au loin, dans le dépit de la nombreuse et bonne compagnie qui ne l'abandonnait point, et plus encore dans l'appréhension que lui donnait le goût du roi pour lui. J'essayai de l'amuser par tout ce que la campagne me put fournir, et de le recevoir bien mieux que s'il eût été encore en place et en faveur. Après dix ou douze jours il s'en alla à Paris conclure le marché de Courcelles. Ses filles le suivirent bientôt après, excepté la duchesse de Lorges qui demeura avec nous et d'autre compagnie. Son père et sa famille ne tardèrent pas à s'en aller à Courcelles, et bientôt après j'y menai ma belle-soeur. Ce n'est pas qu'on ne fit tout ce que l'on put pour me dissuader Ce voyage, qui en effet était peu politique, mais je ne crus pas y devoir asservir l'amitié.

Je demeurai trois semaines; j'y passais les matinées avec Chamillart, qui m'y parla à coeur ouvert de bien des choses, et qui m'y en montra de bien curieuses du temps de son ministère. Quand j'aurais ignoré jusqu'alors les variations si fréquentes de l'esprit, de l'estime, de l'amitié de Mme de Maintenon, sans autre cause que son naturel changeant, je l'aurais vu là à découvert, ainsi que les événements produits de cette cause qui ont si souvent gâté les meilleures affaires, et perdu tant d'autres par le peu de suite et la succession des différentes fantaisies. Le reste du jour s'y passait en amusements et en promenades; Chamillart toujours doux, serein, sans humeur, sans distraction, mais presque jamais seul, comme un homme qui se craint et qui cherche à remplir le vide où il se trouve; la conversation bonne, mais réservée sur les nouvelles, et changeant alors la conversation adroitement; le voisinage assidu chez lui et bien reçu, et sa famille cherchant à l'amuser et à se dissiper elle-même.

J'y fus témoin de deux aventures que je ne puis m'empêcher de rapporter. Ce magnifique collège de la Flèche n'est qu'à deux lieues de Courcelles; nous l'allâmes voir. Les jésuites firent de leur mieux pour faire la meilleure réception qu'ils purent. Chauvelin, intendant de la province, s'y trouva pour y ajouter tout ce qu'il put. C'est celui qui devint après conseiller d'État, cousin de Chauvelin, qui longtemps depuis eut les sceaux et bien mieux encore. Tessé avait donné pour rien une de ses filles à La Varenne, qui était seigneur de la Flèche; elle était veuve et y demeurait. Chamillart crut de la politesse de l'aller voir et me le proposa; je crus lui devoir dire qu'elle était fille de Tessé, parce que ce maréchal avait contribué à sa chute, et qu'il n'avait pas gardé de mesures avec lui dans les derniers temps. Cela n'arrêta pas Chamillart; je ne lui en dis pas aussi davantage; nous y allâmes. La maison se trouva si dégarnie de domestiqués et si peu en ordre, que nous demeurâmes tous deux seuls près d'un quart d'heure, dans une antichambre. Il y avait une grande et vieille cheminée, sur laquelle on lisait en fort grosses lettres ces deux vers latins :

« Quum fueris felix, multos numerabis amicos ;
Tempora si fuerint nubila, solus eris. »

Je l'aperçus, et me gardai bien d'en faire aucun semblant; mais le long temps que nous restâmes là donna loisir à Chamillart de tout considérer et de la lire. Je le vis faire, et je m'écartai pour ne lui pas montrer que je m'en apercevais, ni donner lieu de parler sur cette morale.

L'autre aventure fut plus pesante. La paroisse de Courcelles est petite, éloignée, et par un fort mauvais chemin. Contents d'y avoir été à la grand'messe le jour de la Toussaint, nous allâmes à vêpres à une abbaye de filles qui n'est qu'à demi-lieue, qui s'appelle la Fontaine-Saint-Martin. Nous vîmes l'abbesse à la grille, les dames entrèrent dans la maison. Chamillart et moi avions envie d'éviter un mauvais sermon, mais l'abbesse nous dit que l'évêque du Mans, qui avait su que nous devions aller ce jour-là chez elle, avait prié les jésuites d'y envoyer leur meilleur prédicateur, qui serait mortifié, et ces pères, si nous ne l'entendions point. Il fallut donc s'y résoudre.

Dès les premières périodes je frémis. Le sujet fut de la différence de la béatitude des saints d'avec le bonheur le plus complet dont on puisse jouir ici-bas; de l'éternelle solidité de l'une, de l'instabilité continuelle de l'autre; des peines inséparables des plus grandes fortunes; des dangers de la jouissance de la prospérité, des regrets et des douleurs de sa perte. Le jésuite s'étendit sur cette peinture qu'il rendit vive et démonstrative. S'il s'en fût tenu aux termes généraux, cette indiscrétion eût pu passer à la faveur du jour qu'on solennisait; mais après avoir bien déployé son sujet, il en vint à une description particulière si propre à Chamillart qu'il n'y eut personne de l'auditoire qui n'en perdit toute contenance. Il ne parla jamais d'autre fortune, ni d'autre bonheur que celui de la faveur et de la confiance d'un grand roi, que du maniement de ses affaires, que du gouvernement de son État; il entra dans le détail des fautes qui s'y peuvent faire ou qu'on impute aux malheureux succès, il ne ménagea aucun trait parlant. Il vint après à la disgrâce, au dénuement, au vide, au déchaînement. Il débita qu'un prince comptait au ministre chassé, comme une grâce sans prix, la bonté de ne lui pas faire rendre un compte rigoureux de son administration. Enfin il termina son discours par une exhortation, à ceux qui se trouvaient réduits en cet état, d'en faire un saint usage pour acquérir dans le ciel une plus haute fortune qui ne doit jamais finir. S'il avait adressé la parole à Chamillart, il n'aurait pas été plus manifeste qu'il avait entrepris de le prêcher tout seul; rien de tout son discours n'était propre qu'à lui. Il n'y eut personne qui n'en sortît confondu.

Chamillart seul ne parut point embarrassé. Après vêpres nous retournâmes à la grille. Il loua le prédicateur, lui fit accueil après lorsqu'il vint saluer la compagnie, le félicita du sermon; une collation vint fort à propos pour donner lieu de parler d'autre chose. Nous retournâmes à Courcelles, où nous nous déchargeâmes le coeur les uns aux autres de cette scandaleuse indiscrétion où le jésuite apparemment avait cru faire merveilles. Peu de jours après je retournai à la Ferté, après un mois d'absence.

La compagnie en était partie, et nous eûmes alors le temps, Mme de Saint-Simon et moi, de raisonner sur le parti que je voulais prendre. Je trouvais que l'abandon de la cour était le seul qui me convint. On ne me reprochait quoi que ce soit, je ne me sentais en faute sur rien, je n'avais donc pas matière à aucune justification, ni à aucune excuse, ni à espérer en y réussissant de me remettre à flot: on me trouvait trop d'esprit et d'instruction, détour que la connaissance de la faiblesse du roi à cet égard avait fait prendre pour me perdre auprès de lui, lors de l'ambassade de Rome, et dont on s'était si longtemps bien trouvé, qu'on le renouvelait plus que jamais. Les amis considérables que j'avais à la cour, en seigneurs principaux, en ministres, en dames considérables, était une autre matière qui me tournait à mal. On craignait qu'ils ne me portassent, que je susse en faire usage pour arriver; on ne voulait pas que j'eusse des ailes, et pour la première fois que pareille chose soit arrivée dans une cour, on me fit un crime auprès du roi de l'estime, de l'amitié, de la confiance des personnes pour lesquelles il en avait lui-même, et qu'à ce titre il avait élevées. Comment se disculper d'avoir de l'esprit et des connaissances, puisqu'on en avait persuadé le roi à mauvais dessein et avec succès? Comment lui faire entendre une ruse dont l'explication ne pouvait lui être faite, parce qu'elle ne roulait que sur sa faiblesse? Comment s'excuser sur l'usage de tant d'esprit prétendu, puisque jamais je n'avais été ni attaqué là-dessus, ni eu occasion d'en profiter ? Enfin, comment se laver d'avoir des amis qui me faisaient honneur par leur réputation, leur mérite, leurs places, et la part qu'ils avaient dans les affaires, et dans, l'estime et la confiance du roi, et dont l'amitié eût tenu lieu de mérite auprès de lui, à tout autre qu'à moi ?

Le rare est qu'on ne relevait point celle qui était entre M. le duc d'Orléans et moi, quoique si publique et si peu ménagée, et lui si mal auprès du roi. Rien ne montrait davantage le ressort qui faisait agir. On ne craignait pas l'usage que je pourrais faire de celle-ci, on redoutait celui que je pourrais tirer des autres. Mais de tout cela nul moyen d'en revenir auprès du roi, qu'on avait prévenu là-dessus comme sur des choses très dangereuses, et sur lesquelles il ne se pouvait rien alléguer.

C'était l'effet de la jalousie d'une part, du dépit de l'autre, de ceux que je n'avais pas ménagés pendant la campagne de Lille, et qui s'étaient aperçus que j'avais vu trop clair dans leurs desseins. Ils en craignaient les retours dans un temps ou dans un autre, et ils n'avaient rien épargné pour me mettre hors de combat pour toujours.

Les affaires de rang que j'avais soutenues, l'impatience des usurpations sur lesquelles je ne m'étais pas contraint, les fripons de toute espèce sur lesquels je m'étais quelquefois expliqué un peu librement, peu de commerce toute ma vie avec la jeunesse, dont la dissipation, le futile, la débauche de quelques-uns, ne m'allaient point, tout cela ensemble faisait un groupe et un cri sous lequel je succombais, et dont ces amis qu'on relevait si fort étaient trop faibles pour me défendre.

Le pari de Lille fut un autre sujet qui avait mis à mon égard le doigt sur la lettre, à la cabale de Vendôme, qui en prit occasion de répandre et de persuader au roi que je blâmais le gouvernement, que j'en étais ennemi, et tout ce qui se put broder là-dessus pour l'aigrir. Comment encore s'aller excuser sur cet article, et quoique Vendôme fût en disgrâce, comment aller montrer au roi ce projet contre son petit-fils, où trempaient tant de gens si considérables, et lors encore si considérés et si bien traités, et dont il s'en trouvait qui, en tout genre, lui tenaient de si près?

Je trouvais donc le mal sans remède, par cela même qu'il était sans consistance sur laquelle les remèdes pussent agir, et je ne me trouvais pas disposé à avaler continuellement des dégoûts, en demeurant à la cour, et à une basse servitude que je n'avais jamais pratiquée, et pour laquelle je ne me sentais point fait, pour arriver à quoi que ce fût de mieux, à plus forte raison, à pure perte.

Mme de Saint-Simon, sans se compter elle-même pour rien, me représentait doucement les suites dangereuses du parti que je voulais prendre: l'amortissement du dépit, l'ennui d'une vie désoccupée, la stérilité de la promenade et des livres pour un homme de mon état, dont l'esprit avait besoin de pâture, et était de tout temps accoutumé à penser et à faire, les regrets que leur inutilité appesantirait, le long temps qu'ils pouvaient durer à mon âge, l'embarras et le chagrin qui accompagneraient l'entrée de mes enfants dans le monde et dans le service, les besoins continuels de la cour pour la conservation de son propre patrimoine, et les inconvénients ruineux d'en être maltraité; enfin la considération des changements qui pouvaient arriver et que devait amener la disproportion des âges.

Nous en étions là-dessus, toutefois mon parti pris de passer quatre mois d'hiver à Paris et huit à la Ferté, sans voir la cour qu'en passant ou par pure nécessité d'affaires, et de laisser liberté à Mme de Saint-Simon sur moins de séjour, à la campagne, lorsque nous apprîmes la mort de celui qui, depuis plus de trente ans, conduisait toutes nos affaires avec toute l'affection, la capacité et la réputation qui se pouvait désirer, laquelle arriva en trois jours à Ruffec, où il était allé pour les affaires de cette terre en revenant de celles de Guyenne. Ce malheur pressa notre retour; Mme de Saint-Simon me proposa d'aller de la Ferté coucher à Pontchartrain. Elle avait ajusté le voyage pendant un Marly, et aux jours que le chancelier était chez lui, qu'elle avait instruit de ce qui se pas soit entre nous, et qui m'attendait. Je donnai dans le piège sans m'en douter, et nous arrivâmes à Pontchartrain le 19 décembre.

Dès le lendemain, le chancelier me prit dans le cabinet de sa femme avec elle et la mienne, où, porte bien fermée, il me demanda où j'en étais depuis que nous ne nous étions vus, et si les réflexions n'étaient point venues à mon secours. Je m'expliquai au long avec lui sur ce que je viens de rapporter. Il me laissa tout dire; ensuite il reprit toutes mes raisons, et avec l'esprit et l'adresse qui lui étaient si naturels, il essaya de retourner toutes mes raisons. Il vint ensuite à la censure, mais avec une grâce et une amitié touchante. Il me montra que les ennemis dont je me plaignais étaient bien payés pour l'être; et pour m'éloigner de bonne heure d'arriver en état de leur foire du mal, puisque, dans une situation commune à mon âge, je les ménageais si peu et publiquement peu, qu'il était vrai que je parlais peu et souvent point du tout, mais que l'énergie de mes expressions, même ordinaires, faisait peur, et que mon silence encore n'était guère moins éloquent en beaucoup de rencontres; qu'il ne s'agissait de rien de marqué ni de grossier à faire, mais de montrer à l'avenir, par une circonspection exacte, que je n'étais pas incapable de réfléchir et de me corrigera. Il me soutint que, n'y ayant rien de marqué que ce pari de Lille, qui vieillirait et s'oublierait enfin, c'était une erreur de me croire sans ressource, et une autre encore qu'un homme de ma sorte pût en manquer avec de la patience et de l'application. Il appuya sur les mêmes raisons que Mme de Saint-Simon n'avait fait que me présenter. Il s'étendit en exemples vivants sur ce qu'aucun de ceux dont la fortune pouvait avoir fait et faire encore envie, n'y était parvenu sans avoir passé par des situations plus fâcheuses que celle où je me croyais; qu'il ne s'agissait point de bassesses, pour s'en relever, mais de conduite et de sagesse. De là il vint aux dégoûts présents par lesquels il fallait passer, qu'il compara à ceux que je me préparais par une retraite. Il me maintint qu'il y avait moins d'honneur et de courage à réjouir mes ennemis en leur quittant la partie, et me mettant de leur côté pour accomplir sur moi leurs désirs, qu'à leur résister et à faire ce que je devais pour ramener la fortune; et il finit par la considération de mon âge et de celui de ceux à qui j'avais affaire.

La chancelière se mit de la partie; je répondis, ils répliquèrent. J'omets ce qu'ils alléguèrent sur ce que je pouvais faire et devenir, que l'amitié et l'estime grossissaient. Enfin ils me dirent que ce que j'aurais de plus journellement incommode à essuyer était de loger à la ville, parce que, outre l'incommodité, cela entraînait mille contretemps, et rompait le commerce et la société dont on tire imperceptiblement tant d'avantages. Que de cela je ne pouvais m'en prendre qu'à la disgrâce d'autrui, non à la mienne; que le roi avait compté que le logement de M. le maréchal de Lorges me demeurerait; que je l'avoir si bien cru moi-même que, depuis sept ans que je l'occupais, je n'avais demandé aucun de ceux qui avaient vaqué; que ce n'était la faute de personne si mon beau-frère, délogé de chez son beau-père, reprenait le logement de son père, qui lui avait été donné à sa mort, qu'il n'avait point habité par la promptitude de son mariage; qu'ainsi ce n'était point là ce que je devais prendre comme un dégoût; puis, revenant sur l'incommodité, ils m'offrirent ce qu'ils pouvaient, qui était une grande et belle chambre et une garde-robe chez eux au château, qui était le logement de leur frère, qui, par ses apoplexies, ne sortait plus de sa maison de Paris. Ils me dirent que je pourrais me tenir là dans la journée, si je n'y voulais pas coucher, Mme de Saint-Simon avoir où s'habiller, et tous deux y voir nos amis. L'un et l'autre m'en pressèrent jusqu'à m'embarrasser, et toujours Mme de Saint-Simon en silence pendant toute cette conversation, qui dura près de trois heures. Le chancelier la finit par me prier de ne plus rien dire; mais de faire mes réflexions au moins pour l'amour de lui, et que nous verrions après l'impression qu'elles m'auraient faites.

Ils me parlèrent le lendemain sur Mme de Saint-Simon, sans elle, pour me battre par la considération de la triste vie que ma retraite lui ferait mener, et par celle de tous les usages dont elle me pouvait être à la cour, où elle était indistinctement et unanimement aimée, estimée, considérée, à commencer par le roi. Il était vrai encore que Mme la duchesse de Bourgogne s'était plainte à Mme de Lauzun, plusieurs fois, de sa longue absence avec beaucoup d'amitié et d'intérêt, et que M. le duc d'Orléans l'avait entretenue de la mienne souvent, à Marly, avec amertume, et cherchant les moyens de me ramener, jusqu'à me faire presser par elle de prendre le petit logement au château qu'avait d'Effiat, comme étant son premier écuyer, et dont il pouvait disposer à ce titre, d'Effiat surtout n'y venant presque jamais. Je n'avais pas la plus légère connaissance avec Effiat, et je me gardai bien d'accepter ainsi son logement d'un air de supériorité.

Tous ces entretiens me flattaient par l'amitié, m'importunaient par le combat, mais ne vainquirent ni mon dégoût ni ma résolution. Ils me jetèrent seulement dans un tiraillement qui, sans qu'il y parût, me mit extrêmement mal à mon aise.

Je fus trois nuits à Pontchartrain; je m'y informai de la situation de M. le duc d'Orléans. Le chancelier m'apprit qu'elle ne pouvait être plus triste, dans un éloignement du roi fort marqué, celui de Monseigneur incomparablement davantage, un embarras, un malaise qui se montrait à découvert, une solitude entière, et jusque dans les lieux publics, où personne ne s'approchait de lui, et où rarement il s'approchait de personne sans demeurer seul bientôt après un abandon entier à Mme d'Argenton et à la mauvaise compagnie de Paris, où il était fort souvent; qu'elle avait fait les honneurs d'un repas qu'il avait donné, depuis peu de jours, à Saint-Cloud, à l'électeur de Bavière, qui avait fait grand bruit et fort irrité le roi; en un mot, que jamais prince de ce rang [ne fut] si étrangement anéanti. Je m'étais bien attendu à une partie de ces choses, mais non à un si cruel état. Il augmenta encore mes réflexions.

Il fallut passer et s'arrêter à Versailles. Nous y fûmes tous dîner chez le chancelier, le samedi 21 décembre, jour que le roi revenait de Marly. La chancelière nous mena voir le logement qu'elle nous destinait. Les empressements avaient été poussés là-dessus avec adresse, jusqu'à faire sentir qu'ils se tiendraient offensés et méprisés du refus. Ils y avaient ajouté l'offre tout aussi poussée de nous y faire servir un morceau pour nous et pour nos amis. En un mot, tant fut procédé qu'ils me forcèrent comme on force un cerf. Il fallut accepter; mais je capitulai sur le manger, que je ne voulus pas souffrir. Il est impossible d'exprimer l'amitié et la grâce avec laquelle tout cela se passa de leur part. Leur fils était à Marly, que nous ne vîmes que le soir à Versailles.

J'étais peu persuadé, touché néanmoins des raisons et plus encore de l'amitié, mais froncé de nouveau, en me revoyant dans Versailles, relégué au fond de la ville, avec cet asile au château, peu capable de soutenir le dégoût et la messéance d'une situation que je ne voyais aucun moyen sensible de changer.

Sur le soir, au retour de la cour, je me trouvai environné d'amis, qui, comme de concert, accoururent autour de moi, hommes et femmes, Chevreuse, Beauvilliers, Lévi, Saint-Géran, Nogaret, Boufflers, Villeroy et d'autres encore, qui me représentèrent toutes les mêmes considérations en diverses façons qui m'avaient été faites, et qui formèrent comme une conjuration contre ce que j'avais résolu, dont quelques-uns étaient informés, et dont les autres s'étaient doutés par la longueur de mon absence. Ils se relayaient [les uns] les autres, comme s'ils s'étaient entendus pour ne me laisser aucun repos.

Mme la duchesse de Bourgogne envoya chercher Mme de Saint-Simon sitôt qu'elle fut arrivée, qui l'accabla de bontés, dont aussi Mgr le duc de Bourgogne me combla. Outre ce qu'elle avoir dit sur la place de dame d'honneur, après la duchesse du Lude, je sus par Cheverny, ce même soir, que Mgr le duc de Bourgogne s'en était ouvert à lui.

Surpris d'une réception si vive, et touché d'une amitié si constante de tant de gens considérables dans un état de disgrâce, et de ne pouvoir encore, en revenant à flot, devenir utile à pas un d'eux, les réflexions, tout ensemble me terrassa. Je résolus, ce même soir, à l'insu de qui que ce fût, de tenter chose qui me décidât pour toujours, soit en me raccrochant à la cour avec quelque succès, soit en l'abandonnant, qui me délivrât de la sorte de persécution que je souffrais là-dessus.

Quelque peu susceptibles que les choses vagues et sans fondement fussent d'un éclaircissement avec le roi, dont les plus dangereuses, comme l'esprit, ne se pouvaient traiter, et les plus aisées à détruire étaient d'une périlleuse délicatesse, comme le pari de Lille et ses suites, ce fut néanmoins la dernière ressource que j'embrassai, fondé sur ce que cette voie m'avait si bien réussi plus d'une fois, et dans la vérité encore sur ce qu'il y avait à croire que le roi ne voudrait pas m'entendre, ou que m'écoutant, et cela court et sec, deux choses qui favorisaient le parti que je voulais prendre, et qui mettraient fin aux obstacles de raison et d'amitié que j'en rencontrais.

J'allai chez Maréchal, dont on a vu ailleurs l'attachement pour moi, et quel il était d'ailleurs. Il était un de ceux qui me pressaient le plus de ne point quitter la partie, et il m'en avait écrit fortement à la Ferté pour hâter mon retour. Je le trouvai. La conversation ne tarda pas à se tourner sur ma situation, et sur l'embarras que, ne portant sur rien de particulier, mais sur un amas de bagatelles vraies et fausses, [elles] étaient grossies et empoisonnées de manière qu'elles me coulaient à fond plus sûrement que des fautes réelles et bien marquées. Après quelques raisonnements là-dessus, je lui dis tout d'un coup que tout le malheur était d'avoir affaire à un maître inabordable, auquel, si je pouvais lui parler à mon aise, j'étais sûr de faire évanouir toutes les friponneries dont on s'était servi pour lui rendre ma conduite désagréable, et tout de suite j'ajoutai qu'il me venait en pensée de lui faire une proposition, sans toutefois lui rien demander au-dessus de ses forces, parce que j'avais tout lieu de compter sur son amitié; que la volonté ne lui manquerait pas, et que dans cette persuasion, je désirais qu'il demeurât en sa liberté de me répondre et de ne rien faire que ce qui lui conviendrait; que ma proposition était qu'il prit son temps de dire au roi qu'il m'avait vu affligé au dernier point de me sentir mal auprès de lui sans l'avoir en rien mérité; que cette seule raison m'avait tenu quatre mois à la campagne, où je serais encore sans la mort d'un homme très principal dans mes affaires, pour lesquelles j'avais été forcé à revenir; que je ne pouvais avoir de repos qu'en lui parlant avec franchise et loisir, et que je le suppliais de vouloir m'écouter avec bonté et loisir quand il lui plairait. J'ajoutai que, par le refus de l'audience, je verrais bien que je n'avais plus à songer à rien; que si je l'obtenais, le succès me découvrirait ce qui me pourrait rester d'espérance.

Maréchal pensa un moment, puis me regardant: « Je le ferai, me dit-il avec feu; et en effet il n'y a que cela à frire. Vous lui avez déjà parlé plusieurs fois, il en a toujours été content; il ne craindra point ce que vous aurez à lui dire, par l'expérience qu'il en a déjà eue. Je ne réponds pourtant pas qu'il le veuille s'il est bien déterminé contre vous; mais laissez-moi faire et bien prendre mon temps. » Nous convînmes qu'il m'écrirait à Pari, par un exprès sitôt qu'il aurait parlé.

En le quittant, je fus dire au chancelier et à Mme de Saint-Simon le dessein que j'avais conçu et entrepris, et leur déclarer en même temps que c'était le fruit de leurs persécutions et de celles de tous mes amis, duquel dépendrait le parti que je prendrais; mais que, poussé à bout pour demeurer à la cour, je voulais tricher de pénétrer, par cette dernière tentative, ce que j'y pouvais raisonnablement espérer, et par le succès de cette épreuve, m'y attacher ou l'abandonner pour toujours. Tous deux goûtèrent fort ce que j'avais imaginé, sans pouvoir s'opposer à ma résolution, en conséquence. Le chancelier craignit que le roi, n'ayant rien de marqué contre moi, ne voulût point m'entendre, dégoûté par un amas de choses sans corps, adroitement empoisonnées et portées jusqu'à lui; Mme de Saint-Simon [craignit] bien davantage, persuadée qu'elle était par l'éloignement profond du roi pour moi, qu'elle avait appris de Mme la duchesse de Bourgogne, qu'elle m'avait judicieusement caché. Cependant la conclusion fut d'attendre, d'espérer; que rien n'était mieux que ce que j'avais fait, par l'obscurité dans laquelle cette audience serait demandée; que ce serait bon signe si elle était accordée; qu'en tout événement, on serait sur ses pieds pour voir et consulter, ne voulant pas consentir à la retraite, quand même l'audience serait refusée.

Ce soir même, tout tard, je montai chez Mme de Saint-Géran, qui sortait de la grande opération de la fistule, et qui m'avait envoyé prier, en arrivant, de ne pas me retirer sans l'aller voir. La maréchale de Villars y vint. Jusqu'à la disgrâce de Chamillart; nous avions logé, porte à porte.

C'était une femme qui, à travers les galanteries, s'était mise en considération personnelle par les grâces et l'application avec lesquelles elle tâchait d'émousser la jalousie de la fortune de son mari. Elle n'avait rien oublié, ni lui aussi, pour se mettre bien avec Mme de Saint-Simon et avec moi dans le temps le plus radieux de leur vie, et où nous ne pouvions leur être de nul usage. Ils avaient passé légèrement sur ma douleur peu contrainte de leur énorme duché, dont jamais je ne leur avais fait le moindre compliment. Sur la pairie, je m'étais aussi bien gardé de leur en faire faire, encore moins de leur en écrire. L'accueil, au bout de quatre mois d'absence, fut comme si nous ne nous étions pas quittés. Elle me pria à dîner avec Mme de Saint-Simon pour le lendemain, et m'en pressa de manière à ne m'en pouvoir défendre. Ils étaient lors en l'apogée de la plus brillante faveur. Elle savait que le roi devait aller voir son mari le lendemain, mais elle n'eut garde de me le dire. Elle me l'avoua depuis, et son intention fut de nous donner occasion de lui faire notre cour.

Je fus voir le lendemain matin la duchesse de Villeroy. Elle [et] son mari me demandèrent où je dînais, et m'avertirent de la visite du roi, de peur que, dans la surprise, il m'échappât quelque chose. Le duc de Villeroy m'avait écrit la pairie de Villars à la Ferté, sans me mander autre chose dans la même lettre. Ma réponse fut laconique: je lui mandai que je le remerciais de sa nouvelle, que je le priais de s'aller, en propres termes, et de me croire, etc. Ils en rirent beaucoup; mais cette disposition qu'ils me connaissaient les engagea à me donner l'avis.

Nous dînâmes en compagnie assez courte, et que nous reconnûmes aisément avoir été choisie pour nous. Vers le fruit, on vint poster les gardes, et le roi vint au sortir du sermon. La compagnie s'était grossie depuis le dîner. Le roi la salua, puis vint au lit de repos sur lequel était le maréchal de Villars, l'embrassa par deux fois avec des propos obligeants, congédia le monde, et demeura deux heures là tête à tête. Comme il sortait, le maréchal lui dit qu'il se méprenait de porte. Le roi l'assura qu'il avait bien remarqué le chemin, et qu'il allait rendre une visite à la maréchale dans son appartement. Il l'y trouva avec quelques dames. Il y fut peu, mais avec cette galanterie majestueuse qui lui était si naturelle. Il s'en alla de lis chez lui. Cette visite excita un renouvellement d'envie et fit grand bruit dans le monde. Le maréchal de Grammont, mort à Bayonne en 1678, est le dernier seigneur qu'il ait visité dans une maladie, ce qui n'était pas rare autrefois. En allant chez Villars, il dit, comme par manière d'excuse, que puisque le maréchal de Villars ne pouvait venir chez lui, il fallait bien qu'il l'allât trouver.

Le maréchal de Boufflers ne fut pas celui à qui cette visite fut la moins sensible. Il se tint fort chez lui pendant qu'elle dura, et tout le jour. Mais le hasard donna une rude mortification à un autre illustre disgracié. Le duc de Vendôme, qui, depuis son exclusion de Marly et de Meudon, faisait des courses rares d'Anet à Versailles, y arriva justement dans ce temps-là. Il en usa en courtisan: il vint dans la galerie où donnait l'appartement qu'occupait Villars attendre que le roi en sortît, et y demeura une bonne heure confondu avec tout le monde. Le roi, qui le vit en sortant, lui demanda à quelle heure il était parti d'Anet. C'est tout ce qu'il en eut en tout le temps qu'il demeura à Versailles, qui fut jusqu'au premier jour de l'an. Ce spectacle de Vendôme ne laissa pas d'amuser assez de gens.

Tandis que je mettais les fers au feu pour moi-même, je ne perdais point de vue la triste situation de M. le duc d'Orléans. Il était allé de Marly à Paris, ainsi je ne l'avais point vu, et à Paris je ne le voyais jamais. Frappé de la profondeur de sa chute, il ne se présenta à moi qu'un seul moyen de le relever, terrible à la vérité, et même dangereux à lui proposer vainement, très difficile à espérer de lui faire prendre, mais qui, tel qu'il était, ne fut pas capable de m'épouvanter: c'était de le séparer d'avec sa maîtresse pour ne la revoir jamais. J'en sentis tout le poids et le péril, mais j'en sentis tellement la nécessité et le fruit, que je résolus de l'entreprendre; mais je n'osai me charger seul d'une entreprise si pleine d'écueils.

Je jetai les yeux sur Besons, le seul homme qui fût en état et qui pût être en volonté de m'y aider, encore qu'il fût à peine de ma connaissance. On a vu en plus d'un endroit ici quel il était, et ses raisons de liaison et d'attachement pour M. le duc d'Orléans, qui avait beaucoup de confiance en lui, et qui avait fort contribué à son élévation.

Besons était un rustre, volontiers brutal, avec peu d'esprit, mais tout tourné à son fait et à cheminer; avec assez de sens, mais une tête faite pour un Rembrandt et un Van Dyck, avec de gros sourcils et une grosse perruque qui lui en faisaient attribuer bien davantage; excellent officier général, surtout de cavalerie, médiocre général d'armée, qui, avec une valeur personnelle fine et tranquille, craignait tous les dangers pour la besogne dont il était chargé. Il était droit, franc, honnête homme, avait de la vertu, austère pour autrui, adoucie pour soi, en homme qui sentait son peu de bien, d'alliance, de naissance, qui avait beaucoup de famille qu'il aimait, et qu'il désirait passionnément avancer et établir, à qui l'amitié de M. le duc d'Orléans avait été fort utile, à qui, par toutes ces raisons, il ne pouvait être que fort sensible que ce prince fût en état ou hors d'état d'en tirer protection et parti, et à qui sûrement il eût fort pesé d'avoir la honte de se retirer de chez lui, ou l'embarras d'y demeurer attaché, dans l'état fâcheux où M. le duc d'Orléans s'allait précipitant sans ressource.

Voilà ce qui me détermina à m'associer de lui, outre qu'il était le seul dans la confiance de ce prince dont je pusse faire cet usage; ainsi, sans consulter ni m'ouvrir de mon dessein à personne, trouvant Besons dans le grand appartement pendant la messe du roi, le lendemain de la visite de Sa Majesté au maréchal de Villars, je l'abordai, et, sans autre façon, je le pris à part, et je lui parlai de l'état terrible auquel M. le duc d'Orléans s'était mis. Le maréchal, qui n'ignorait pas mon intimité avec ce prince, s'ouvrit d'abord avec moi, et me peignit sa situation avec des couleurs plus vives et plus fâcheuses que n'avait fait le chancelier. Il me dit que sa solitude était telle que ses gens lui avaient avoué que, depuis un mois, il était le seul homme qui fût entré chez lui, non seulement de gens de marque, mais le seul absolument qui ne fût pas son domestique; qu'à Marly on le fuyait dans le salon sans détour; que, s'il y abordait une compagnie, chacun désertait d'autour de lui, en sorte qu'il demeurait seul un moment après, et avait encore le dégoût de voir les mêmes gens se rassembler dans un autre coin tout de suite; qu'à Meudon c'était encore pis, qu'à peine Monseigneur y pouvait souffrir sa présence, et, contre sa manière, ne se contraignait pas de le marquer; que chacun craignait d'être vu avec M. le duc d'Orléans, et se faisait un mérite et un devoir de lui répondre à peine; que pour lui, il était au désespoir de voir une chose si funeste et si fort inouïe, et plus outré encore d'y voir si peu de remède.

Alors je le regardai entre deux yeux, et lui dis que j'en savais bien un, moi, et prompt et certain, mais unique, difficile, et hasardeux à tenter; que ce que j'avais appris depuis peu de jours, après une longue absence, m'avait tellement pénétré de douleur là-dessus que j'avais conçu ce remède et le dessein de le tenter, mais que, ne l'osant seul, j'avais cru pouvoir oser le lui proposer, comme au seul homme capable, de m'y donner conseil et aide; qu'en un mot, s'il voulait me seconder, lui et moi parlerions net au prince, et lui ferions ensemble e la proposition de quitter Mme d'Argentan, la source de ses fautes et de ses malheurs dont il pourrait faire celle de son rétablissement auprès du roi, outré de son désordre, et avec le monde, scandalisé à l'excès; qu'avec elle disparaîtraient tous ses torts aux yeux d'un maître qui savait, par une longue et funeste expérience, jusqu'où pouvait conduire l'aveuglement d'une forte passion; d'un père sensible pour sa fille, d'un oncle qui avait eu de l'inclination pour son neveu, d'un bienfaiteur qui serait ravi de trouver qu'il ne s'était pas mépris; que le public suivrait la même impulsion, ainsi que les personnes royales, tous si dépendants des mouvements du roi; qu'il n'y avait que cette porté pour sortir et pour rentrer, qu'un plus long délai confirmerait de plus en plus un éloignement, peut-être une aversion; qu'en un mot, il examinât bien la chose, et qu'il vît s'il savait mieux, ou s'il voudrait y concourir avec moi.

Le maréchal fut moins surpris de l'ouverture que saisi que c'était l'unique ressource de M. le duc d'Orléans. Il l'approuva sur-le-champ, quoiqu'il en sentit bien les difficultés, me promit d'être mon second; mais comme il entrait en matière, nous vîmes passer d'Antin près de nous. Nous nous regardâmes pensant tous deux la même chose, et nous convînmes de nous quitter sur-le-champ, et de nous trouver tête à tête chez moi, à Paris, l'après-dînée du jour de Noël, pour conférer de toutes choses, et les mieux digérer ensemble, pour les conduire à une prompte exécution.

Rempli de tant de pensées importantes, je m'en allai l'après-dînée à Paris avec Mme de Saint-Simon, où je lui contai, et à ma mère, le dessein que j'avais conçu sur M. le duc d'Orléans. Il leur fit peur à toutes deux. Elles m'en dissuadèrent; elles me dirent que jamais ce prince n'aurait la force de renvoyer sa maîtresse, ni celle de lui cacher nos efforts; qu'elle était méchante, insolente, hardie au dernier point, intimement liée à la duchesse de Ventadour, à la princesse de Rohan, à toute cette dangereuse séquelle qui déjà me haïssait à cause des Soubise et des Lislebonne, liée encore aux plus méchantes femmes de Paris, et à un grand nombre de gens qui la regardant, les uns comme leur gagne-pain, les autres comme une amie commode, deviendraient furieux contre moi, me susciteraient de nouvelles affaires par de nouvelles noirceurs, me brouilleraient avec M. le duc d'Orléans; qu'en un mot, ce n'étaient point là mes affaires, ni de bonnes affaires; que les miennes n'avaient pas besoin de supplément de tracasseries, de méchancetés, d'ennemis, et que je ferais beaucoup mieux de me tenir en repos, en évitant même avec sagesse un commerce trop étroit avec M. le duc d'Orléans, de même que ce qui pourrait aussi sentir l'abandon, dont ses courses continuelles me donneraient le moyen, si je voulais bien m'en aider. Ce conseil me parut fort sage et me tenta fort de le suivre.

Besons vint au rendez-vous chez moi le jour de Noël. D'entrée de discours, je le trouvai refroidi, et comme je l'étais aussi beaucoup, au lieu de l'échauffer et de le fortifier, je lui présentai les doutes et les difficultés, que je lui avouai m'avoir touché, par les réflexions que j'avais faites depuis que je ne l'avais vu. Il douta pareillement que M. le duc d'Orléans pût être déterminé à quitter Mme d'Argenton; que, ne la quittant pas, il pût nous garder le secret avec elle; et me parut aussi persuadé de la fureur de cette fille et de tout ce qui l'environnait, qui ne serait pas sans danger. Ainsi, sans nous départir de nos vues, mais sans nous y tenir entièrement attachés, nous convînmes de ne point parler expressément à M. le duc d'Orléans de quitter sa maîtresse; mais que, s'il le donnait beau dans la conversation à l'un de nous cieux, celui de nous deux qui trouverait jour le saisirait pour pousser l'ouverture mesurément, selon qu'il le jugerait à propos, et aurait pouvoir de citer l'autre, même de découvrir au prince la résolution formée entre eux deux, pour en tirer ce qu'il serait possible, mais avec une sage discrétion. Nous raisonnâmes longtemps sur l'état auquel il s'était laissé tomber, nous parlâmes des diableries et de l'affaire d'Espagne, dont le maréchal ne savait pas plus que moi, et nous nous séparâmes de la sorte après être convenus de nos faits.

Le pénultième jour de cette année, soupant seul avec Mme de Saint-Simon, je reçus par un exprès un billet de Maréchal, qui me mandait qu'il s'était acquitté de mes ordres, qu'il n'avait pas été mal reçu, et que je parlerais quand je voudrais; néanmoins qu'il était à propos que je le visse avant personne. Ce billet nous donna une joie sensible à Mme de Saint-Simon et à moi. Nous jugeâmes que c'était un grand pas fait que la sûreté d'une audience; que la question serait de voir si elle ne serait ni forlongée ni étranglée; le succès qu'on s'en pourrait promettre, que je verrais bien dans l'audience même.

Nous résolûmes d'aller le lendemain à Versailles, pour marquer au roi de l'impatience, et y demeurer sans le presser, en attendant qu'il voulût m'écouter. Je voulus que Mme de Saint-Simon vînt avec moi, pour avoir son conseil dans une conjoncture d'où dépendait entièrement le genre de vie que nous devions embrasser désormais, chose si critique pour nous et pour notre famille.

Arrivant à Versailles le dernier jour de l'an, j'allai chez Maréchal, qui me dit qu'ayant trouvé la veille le roi plus seul et de meilleure humeur qu'à l'ordinaire, il avait tourné pour lui parler, afin de faire retirer d'auprès de son lit le peu de petits domestiques qui sont de cette entrée, qui précède celle du grand chambellan et des premiers gentilshommes de la chambre; que resté seul auprès du roi, il l'avait voulu sonder, en lui parlant d'abord d'une petite affaire qui le regardait; que le roi lui ayant favorablement répondu, il lui avait dit que ce n'était pas tout, et qu'il en avait une autre à lui dire qui lui tenait bien autrement au coeur; que le roi lui avait demandé d'un air fort ouvert ce que c'était, et qu'il lui avait dit qu'il m'avait vu profondément peiné de me croire mai avec lui; sur quoi il avait pris occasion de me louer, et de lui vanter mon attachement pour lui, et mon assiduité à la cour; que le roi, sans se refrogner, s'était cependant refroidi, et avait répondu qu'il n'avait rien contre moi, et qu'il ne savait pas pourquoi je me persuadais le contraire; que là-dessus, lui Maréchal redoubla et demanda mon audience comme la chose du monde que je désirais le plus, et qui lui ferait à lui le plaisir le plus sensible; que le roi, pressé de la sorte, sans répondre sur l'audience, avait reparti: « Mais que me veut-il dire? Il n'y a rien. Il est bien vrai qu'il m'est revenu plusieurs bagatelles de lui, mais rien de marqué. Dites-lui de demeurer en repos, et que je n'ai rien contre lui. » Que là-dessus, lui Maréchal avait insisté de nouveau pour l'audience, le priant de me donner cette satisfaction, sans laquelle je n'en pouvais avoir, mais à son loisir, et point un jour plutôt qu'un autre, pourvu que ce fût seul dans son cabinet; à quoi le roi avait enfin répondu avec assez d'indifférence: « Eh bien, je le veux bien; quand il voudra. » Maréchal m'assura qu'il avait bien senti de l'éloignement dans le roi, mais nulle colère, et me dit qu'il espérait que j'aurais une audience particulière et tranquille; que je lui expliquasse bien tous mes faits une bonne fois, et que je rie craignisse point d'être trop; long, puisqu'il était question d'un éclaircissement sur des bagatelles grossies, dont le dépouillement demandait du détail; qu'il me conseillait de lui parler avec franchise et liberté, et de, mêler une sorte d'amitié dans mes respects; que du reste je me présentasse devant lui avec assiduité, pour lui donner lieu de choisir son temps de me parler.

La conversation finit par des remercîments proportionnés au service qu'il me rendait, dont l'importance se devait mesurer sur ce que nul autre de mes amis, ministres, seigneurs, personnages, gens en place, n'était à portée de me rendre, chose bien étonnante, et néanmoins très vraie, et qui marquait bien la défiance du roi pour tout le monde, dont ses valets seuls étaient exceptés.

Maréchal me demanda un secret inviolable, excepté pour Mme de Saint-Simon et le chancelier, que je lui tins fidèlement. Il ne craignait pas qu'on sût que j'avais eu une audience, puisque après l'avoir eue, ce serait une nouvelle qui ne se pourrait cacher, mais bien qu'il me l'eût obtenue. Ainsi finit l'année 1709.

NOTE I. CARDINAL DE LA ROCHEFOUCAULD. §

Saint-Simon (p. 195 de ce volume) parle du cardinal de La Rochefoucauld, qui avait laissé un grand souvenir à Sainte-Geneviève. Je trouve dans les Mémoires inédits d'un contemporain, André d'Ormesson (fol. 234, v°), quelques détails sur ce personnage :

« François, cardinal de La Rochefoucauld, fut, à treize ans, abbé de Tournus, puis évêque de Clermont, maître de la chapelle du roi sous Henri III, cardinal en 1607, sous Henri IV, grand aumônier de France sous Louis XIII, en 1618, par la mort du cardinal du Perron; premier ministre et chef du conseil en 1622, par la mort du cardinal de Retz; se retira des affaires vers 1628, laissant l'autorité entière au cardinal de Richelieu; fut fait abbé de Sainte-Geneviève par le décès de l'évêque de Laon (Brichanteau-Nangis). Il y alla faire sa demeure, fit les réformations presque dans tous les ordres religieux, qui étaient fort dépravés, assisté de conseillers d'État propres à son dessein, qu'il avoir choisis, le tout en vertu de brefs du pape et lettres patentes du roi; remit en règle l'abbaye de Sainte-Geneviève, qui était auparavant à la nomination du roi; transféra les Haudriettes au faubourg Saint-Honoré, et en fit le monastère de l'Assomption, près les Capucins; a fait bâtir la maison des Incurables, et ne voulut pas qu'on le sût. Il donnait tout son revenu aux pauvres et aux hôpitaux. Il fit la réconciliation de l'année 1619, entre le roi Louis XIII et la reine sa mère, du temps du duc de Luynes, favori; méprisa les grandeurs du monde, foula aux pieds les richesses, les distribuant en oeuvres pies et nourriture des pauvres. Il vécut dans une telle pureté, tout le temps de sa vie, que dans Rome il était appelé le cardinal vierge, et sa sainteté et dévotion tellement louées et estimées que, nonobstant qu'il fût François, il fut nommé par Robert, cardinal, Bellarmin, jésuite, e dis: autres cardinaux, pour être pape. Il vécut toujours très sobrement, sans ornements, sans magnificence. Il était commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, et en portait la croix et le cordon bleu. Ayant vécu saintement, il mourut encore plus saintement, ayant gagné le jubilé, reçu tous les sacrements, l'esprit sain et entier, et a fait, une très belle fin, telle que promettait une très belle et très sainte vie. » Le cardinal de La Rochefoucauld mourut le 14 février 1645.

NOTE II. ORIGINE DU MARQUIS DE SAUMERY. §

Pages 204 et suiv.

M. le marquis de Saumery a adressé à M. le duc de Saint-Simon une nouvelle note, avec prière de la faire insérer en réponse aux allégations de Saint-Simon sur l'origine du marquis de Saumery, p. 204 de ce volume.

« Le marquis de Saumery, dont M. le duc de Saint-Simon a attaqué l'origine, descendait de Gérault de Johanne et de Pausato, devenu seigneur de Mauléon, vers 1275, époque à laquelle les vicomtes héréditaires de Soule cédèrent leur souveraineté au roi d'Angleterre. Dès ce temps, cette famille tenait un rang distingué parmi la noblesse de Béarn. Son arrière-grand-père (le prétendu jardinier de Chambord), Arnault de Johanne de La Carre, seigneur de Saumery, était fils de François Arnault de Johanne, seigneur de Mauléon, capitaine d'une compagnie d'arquebusiers à cheval, et de Gratiane Henriques de Lacarre, de l'illustre maison navarraise de ce nom. Son grand-père, don Henriques, baron de La Carre, était, comme ses ancêtres, maréchal héréditaire de Navarre; il avait épousé doña Maria de Luna. Son père, Pierre Henriques, baron de La Carre, s'était allié à Mlle de Belsunce, dont il n'eut que deux filles.

« Arnault fut appelé dans le Blaisois par son grand-oncle Bernard de Ruthie, grand aumônier de France, et par son oncle maternel, Menault Henriques de La Carre, aumônier du roi, lequel lui légua, en 1533, sa seigneurie de Saumery. Il servit d'abord sous les ordres de son père, et le suivit durant les guerres que le roi de Navarre, depuis Henri IV, eut à soutenir. Ce prince le prit en qualité de secrétaire de la chambre, puis le nomma premier président de la chambre des comptes de Blois. Il mourut conseiller d'État, et ne fut jamais rien à Chambord, dont le gouvernement n'a été établi qu'au commencement du règne de Louis XIII, et donné à son fils, François de Johanne de La Carre, seigneur de Saumery, premier gentilhomme de la chambre de Gaston de France, frère du roi, capitaine des chasses du comté de Blois, etc., etc.

« Enfin le frère du marquis de Saumery, si cruellement traité, Jacques de Johanne de La Carre, marquis de Saumery, commença à servir dans les mousquetaires; il devint mestre de camp du régiment d'Orléans, puis maréchal de camp, grand bailli de Blois le 15 février 1650, et conseiller d'État. Il avait épousé Catherine Charron de Nozieux, peur de Mme Colbert.

« Quant à la familiarité dont M. de Saumery aurait usé envers à MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, elle semble parfaitement justifiée, puisque ces deux seigneurs étaient ses cousins germains.

« Des documents de famille, l'estime dont fut toujours entourée Marguerite de Montlezun, marquise de Saumery, ses liaisons avec les femmes de la cour les plus vertueuses, attestent que l'auteur des Mémoires était aussi mal renseigné sur sa conduite que sur la naissance de MM. de Saumery . »

NOTE III. ÉTAT DE L'ESPAGNE EN 1709. §

Saint-Simon parle (p. 210 de ce volume) de l'effet que produisit en Espagne la nouvelle qu'on y avait répandue du rappel prochain des troupes françaises. Plusieurs lettres d'Amelot, ambassadeur de France, donnent des détails importants sur ce fait, et en général sur la situation de l'Espagne en 1709.

§ 1. AMELOT À LOUIS XIV .

À Madrid, le 6 mai 1709.

« Sire,

« J'ai reçu la dépêche dont Votre Majesté m'a honoré le 22 du mois passé. Le roi d'Espagne a entendu avec plaisir le compte que je lui ai rendu de ce que Votre; Majesté me mande au sujet de la sortie du nonce. IL est certain, Sire, bien loin que les Espagnols aient désapprouvé la résolution de Sa Majesté Catholique, qu'il a paru, au contraire, qu'elle était applaudie, même par la plupart des religieux, que la juridiction du nonce fatigue en bien des choses, et dont elle tire beaucoup d'argent, par les petites grâces ou exemptions qu'ils sollicitent auprès du ministre de Sa Sainteté, et par les procès qu'ils ont continuellement les uns contre les autres. On a vu, même pendant le voyage du nonce depuis Madrid jusqu'à la frontière de France, que fort peu de prêtres et de moines se sont empressés à le voir dans les lieux de son passage.

« Votre Majesté, Sire, aura entendu bien au long, par ma dernière lettre, ce qui s'est passé ici pendant les trois derniers jours qui l'ont précédée. La déclaration que le roi d'Espagne a faite à plusieurs de ses ministres, s'étant répandue dans le public, a causé beaucoup de rumeur, et a donné lieu à des discours fort extraordinaires parmi les gens de toute espèce qui composent cette grande ville. On a rapporté ce que Sa Majesté Catholique avait dit d'une manière bien différente de la vérité, comme il arrive ordinairement lorsque les choses passent par plusieurs bouches, et sont redites par des gens ou ignorants ou malintentionnés. On a publié non seulement que Votre Majesté abandonnait l'Espagne, mais encore que le roi votre petit-fils était sur le point d'en sortir, et qu'il n'avait appelé ses principaux ministres que pour leur en faire part. Il a cependant paru en général de l'attachement pour le roi d'Espagne, et de l'amour pour Mgr le prince des Asturies, que les Espagnols regardent comme Espagnol, et comme devant les gouverner un jour à leur manière.

« L'ancienne haine contre la nation française s'est réveillée en cette occasion, et on ne parlait pas moins que de couper la gorge aux Français qui sont à Madrid, et de saccager leurs maisons. Les gens sensés ont connu l'injustice de ces emportements, sachant les prodigieux efforts que la France fait depuis huit ans pour conserver la monarchie d'Espagne en son entier, et conserver Sa Majesté sur le trône; mais cela ne peut empêcher le premier effet que fait dans le public une nouveauté de cette nature.

« Le roi d'Espagne a cru, Sire, après la démarche qu'il a faite, qu'il convenait de nommer des ministres pour les conférences de la paix. Quoique Votre Majesté ne lui ait pas encore mandé qu'il en fût temps, je n'ai pas jugé qu'il fût du bien de votre service de m'y opposer, outre que mes représentations auraient peut-être été inutiles. Il m'a paru, au contraire, que cette nomination pourrait peut-être calmer les esprits, en faisant voir qu'il n'y avait encore rien de conclu, puisque Sa Majesté Catholique nommait des ministres pour traiter la paix. Après avoir cherché des sujets propres pour une pareille négociation, on a trouvé tant de difficultés et d'inconvénients dans deux qu'on avait pu envoyer de Madrid, que le roi d'Espagne s'est déterminé au duc d'Albe et au comte de Bergheyck.

« Je crois, Sire, que ce choix sera plus agréable à Votre Majesté qu'aucun autre, puisque ces deux ministres ont l'honneur d'être connus de Votre Majesté; qu'ils se trouvent actuellement sur les lieux (ce qui épargne de la dépense, de l'embarras et du temps, s'il était question d'une prompte négociation), et que d'ailleurs Votre Majesté prendra plus aisément les mesures qu'elle jugera convenables avec ces deux ministres, qui sont au fait des affaires, et qui sont déjà occupés par d'autres emplois, qu'avec deux qui viendraient d'Espagne remplis d'idées et de maximes très opposées aux nôtres.

« Cette nomination de plénipotentiaires, que le roi a communiquée aussitôt aux ministres du Despacho et au conseil d'État, a été très approuvée; elle a même fort apaisé les bruits qui couraient et les mauvais discours qui se tenaient dans les conversations et dans les places. Sa Majesté Catholique fait travailler aux instructions par le marquis de Mejorada, et elle en donnera une secrète de sa main, qui, je crois, se réduira à ne jamais céder l'Espagne et les Indes, et à se rapporter du reste à tout ce que Votre Majesté jugera de plus convenable.

« Pour ce qui regarde, Sire, la nouvelle forme à donner au gouvernement, l'idée qu'on a toujours eue quand on en a parlé d'avance, même avec les Espagnols, et qui se renouvelle aujourd'hui, est de charger plusieurs ministres de différents départements d'affaires, indépendants les uns des autres, pour en rendre compte au roi d'Espagne séparément ou dans un Despacho, selon qu'il sera jugé plus à propos. La grande difficulté est de trouver des sujets dont ce prince puisse espérer d'être bien servi, et c'est ce qui s'agite tous les jours entre Leurs Majestés Catholiques, Mme la princesse des Ursins et votre ambassadeur, sans avoir pu encore se fixer sur aucun des nouveaux ministres, qu'il faut pourtant tirer du nombre de ceux qu'il y a présentement. Les Espagnols de confiance auxquels on en parle n'y sont pas moins embarrassés eux-mêmes.

« Je me confirme, au reste, Sire, de plus en plus dans l'opinion que ce changement est nécessaire, de quelque manière que les choses tournent. Si le roi d'Espagne demeure sur le trône, on a toujours dit, et il convient qu'il établisse un gouvernement certain, composé de ministres espagnols, et qu'on connaisse que Votre Majesté n'est entrée par son ambassadeur dans le détail et la direction des affaires que par la nécessité indispensable d'une guerre dont Votre Majesté supportait presque tout le poids. Si, au contraire, Sa Majesté Catholique est forcée d'abandonner l'Espagne, et qu'elle exécute la résolution qu'elle a prise de se défendre jusqu'à l'extrémité avec ses seules forces, en cas que Votre Majesté retire ses troupes, il y a beaucoup de raison encore de mettre le ministère dès à présent sur un autre pied, ainsi que Votre Majesté le jugera aisément, sans que je m'étende davantage pour le prouver. Lorsque Votre Majesté jugera à propos de m'instruire du progrès des négociations de M. Rouillé, je serai plus en état de représenter à Votre Majesté ce que j'estimerai du bien de son service en ce pays-ci, et d'agir en conformité.

« Sur l'article de mon congé, j'espère, Sire, que Votre Majesté ne désapprouvera pas ce que j'ai eu l'honneur de lui proposer, et qu'elle connaîtra que le système présent des affaires d'Espagne le demande ainsi beaucoup plus que mes convenances particulières, tant par rapport à ma santé que pour le reste. »

§ II. EXTRAIT D'UNE LETTRE d'AMELOT, AMBASSADEUR DE FRANCE EN ESPAGNE, AU ROI LOUIS XIV .

« Madrid, 27 mai 1709.

« Les choses, Sire, sont ici au même état que j'ai eu l'honneur de l'expliquer à Votre Majesté par mes dernières lettres. Le roi d'Espagne paraît plus résolu que jamais à ne point abandonner sa couronne, et à se défendre avec ses seules forces jusqu'à l'extrémité, si Votre Majesté retire ses troupes. Il songe en ce cas à M. l'électeur de Bavière pour commander son armée sur la frontière de Catalogne, et il écrit à Votre Majesté pour la prier de permettre qu'il prenne à son service les quatre bataillons irlandais de Votre Majesté qui servent en ce pays-ci; savoir: les deux de Berwick, un de Dillon et un de Bourck, et le bataillon allemand de Reding, dont le colonel est Suisse. Comme je ne sais point sur quel pied la paix se traite, ni quelles seront les intentions de Votre Majesté sur le dessein du roi son petit-fils de se maintenir en Espagne tant qu'il pourra, je ne puis ni ne dois lui déconseiller des choses qui vont à son but; et quand je le ferais, ce serait fort inutilement. Il me paraît donc absolument nécessaire que Votre Majesté ait agréable de m'instruire au plus tôt, et plus particulièrement de la conduite que je dois tenir, afin que je m'y conforme sans abuser de la confiance que le roi d'Espagne a encore en moi, ce que je sais bien que Votre Majesté ne m'ordonnera jamais.

« Plus je réfléchis sur l'état des choses, Sire, plus je suis persuadé qu'il est du service de Votre Majesté de m'accorder le congé que je lui ai demandé, sans attendre que Votre Majesté déclare au roi son petit-fils les articles dont elle sera convenue pour la conclusion de la paix. Il est certain que, dès le moment de cette déclaration faite, le roi d'Espagne, persistant dans sa résolution, sera forcé de se mettre entièrement entre les mains de ses ministres espagnols. Ceux-ci ne manqueront pas de demander l'éloignement de votre ambassadeur, ne croyant pas ou ne voulant pas croire qu'il puisse demeurer ici sans avoir part à la confiance du roi leur maître, ce qui leur servirait de motif et d'excuse pour ne pas s'efforcer de bien servir, et pour dire qu'on ferait échouer leurs desseins par des avis et des insinuations secrètes.

« Il faut cependant, Sire, que Votre Majesté ait, dans tous les cas, un ministre à Madrid. Celui que vous honorez du caractère de votre ambassadeur ne serait pas ici, dans une pareille conjoncture, aussi agréablement qu'il convient à un représentant du premier ordre. Il ne serait aussi nullement à propos qu'un homme tout neuf, qui ne connaîtrait pas le terrain, et qui ne trouverait pas les mêmes accès que ses prédécesseurs, fût choisi pour un emploi de cette nature. Ces deux réflexions me font prendre la liberté de dire à Votre Majesté que personne, à mon sens, ne serait plus propre à être chargé des ordres de Votre Majesté en Espagne, dans cette conjoncture, que M. de Blécourt, qui a été revêtu de la qualité de votre envoyé extraordinaire pendant quelque temps, sans compter le séjour qu'il a fait avec M. le maréchal d'Harcourt. Je ne connais point M. de Blécourt, mais je sais qu'il a ici la réputation d'un honnête homme, que les Espagnols se sont bien accommodés de lui, et que comme il connaît et le pays et les sujets, il peut servir Votre Majesté plus utilement qu'un autre, sans donner trop d'inquiétude à ceux qui auront le plus de part au gouvernement. Je conçois, du reste, que l'envoi de M. de Blécourt ne serait que pour un temps, et jusqu'à ce que le changement des affaires et le système de cette cour donnassent lieu à Votre Majesté d'envoyer un ambassadeur. »

NOTE IV. MÉMOIRE POUR LE MARQUIS DE BLÉCOURT, ENVOYÉ EXTRAORDINAIRE DU ROI EN ESPAGNE. §

Le successeur d'Amelot, Blécourt, étant arrivé à Madrid le 23 août 1709, Amelot, avant son départ, rédigea pour lui un mémoire important sur les relations de la France et de l'Espagne, et sur la conduite que devait tenir l'ambassadeur français à Madrid. Voici ce mémoire, qui se trouve dans les papiers du maréchal de Noailles :

« Le roi ayant jugé à propos, dès le mois de juin dernier, de faire revenir son ambassadeur de Madrid, et lui ayant ordonné en môme temps de se retirer du maniement des, affaires du roi d'Espagne, à moins que Sa Majesté Catholique ne le désirât autrement pour le bien de son service, il semble que, dans la situation présente, M. de Blécourt doit donner uniquement ses soins à entretenir la correspondance entre les deux cours, à maintenir le roi et la reine d'Espagne dans les sentiments de reconnaissance et d'attachement pour le roi leur grand-père, dont ils ne se sont jamais écartés; à protéger la nation et le commerce de France, et à faire payer régulièrement les troupes du roi pour y servir à la solde de Sa Majesté Catholique.

« Il d'est pas besoin de s'étendre sur ces deux derniers points; il suffit de remettre à M. de Blécourt, comme je le fais, les différents décrets du roi d'Espagne qui ont été obtenus sur les matières qui se sont [présentées], et qui établissent en bien des choses de nouvelles règles plus avantageuses à la marine de France, au commerce et aux privilèges de la nation. Je remets en même temps à M. de Blécourt des états bien détaillés de toutes les troupes françaises qui restent en Espagne, de ce qu'il faut leur payer par mois, y compris les états-majors, l'artillerie et tout le reste de ce qui en dépend, et j'y joins un mémoire de ce qui a été payé à compte à Sa Majesté Catholique.

« Le premier point demande plus de réflexions. Leurs Majestés Catholiques sont certainement très bien disposées; elles pensent sur ce qui regarde la France comme il convient à leur sang et à leur élévation; elles connaissent parfaitement l'intérêt qu'elles ont de conserver l'union entre les cieux couronnes; elles sentent les obligations infinies qu'elles ont au roi leur grand-père; mais comme le système qui a duré pendant toute la guerre est sur le point de changer, par la retraite des troupes de France, qui apparemment ne demeureront pas encore longtemps en Espagne, et peut-être par la conclusion prochaine d'une paix particulière de la France avec les alliés, il y aura en ce cas plus de mesures à prendre qu'auparavant pour détourner tout ce qui pourrait altérer la bonne intelligence, pour dissiper et comme pour provenir les impressions sinistres et dangereuses que bien des gens s'efforceront de donner à Leurs Majestés Catholiques dans des conjonctures aussi délicates et aussi épineuses. C'est l'objet, ce me semble, de la principale application de M. de Blécourt. Il n'y a rien pour cela de plus convenable que de s'ouvrir avec franchise au roi et à la reine d'Espagne, de les informer de tout ce qu'il apprendra des vues et des intrigues des seigneurs et des ministres espagnols, et de leur en faire voir les inconvénients.

« Si Mme la princesse des Ursins demeure à Madrid, il n'y aura rien de mieux que d'agir de concert avec elle; de commencer par lui donner part de tout, et de profiter de ses conseils et de l'extrême confiance que Leurs Majestés Catholiques ont justement en elle. Si M. de Blécourt ne connaît pas à fond Mme des Ursins, il s'apercevra bientôt que rien n'est plus éloigné de la vérité que les idées qu'on a voulu donner du génie et de la conduite de cette dame. Il trouvera qu'on ne peut penser plus noblement qu'elle fait, agir avec plus de désintéressement, ni se conduire en tout avec plus de zèle pour le service du roi et plus d'attachement pour Leurs Majestés Catholiques qu'elle a toujours fait.

« Si Mme la princesse des Ursins se retire, M. de Blécourt sera certainement privé d'un grand secours et d'une grande consolation. Il faudra en ce cas, comme je l'ai marqué ci-dessus, non seulement qu'il s'explique avec franchise au roi et à la reine d'Espagne, mais qu'il les supplie de lui prescrire les règles de sa conduite, pour la leur rendre agréable; qu'il leur demande quelles sont les personnes de leur cour avec qui il doit former ses liaisons, et qui sont celles qu'il doit éviter; les consulter sur la manière dont il devra parler sur des matières de l'importance de celles qui peuvent se présenter tous les jours dans des temps aussi difficiles que ceux-ci, et leur dire que c'est l'ordre qu'il a reçu du roi. Rien, à mon sens, n'est plus propre à plaire à Leurs Majestés Catholiques, à gagner leur confiance, et à les entretenir clans les sentiments qu'ils doivent au roi leur grand-père. Je n'ai pas besoin de dire en cet endroit, à un homme comme M. de Blécourt, que tout ceci ne s'entend qu'autant qu'il n'y aura rien de contraire aux intentions du roi notre maître.

« J'ai dit en particulier mon sentiment à M. de Blécourt sur la plupart des ministres et des seigneurs de cette cour; mais je ne puis m'empêcher de remarquer ici que le duc de Veragua est un de ceux qui est le plus dévoué au roi d'Espagne, sur qui l'on peut le plus compter et avec qui on peut plus sûrement avoir des liaisons . Le marquis de La Jamaïque son fils a beaucoup d'esprit et est du même génie que son père. Ils sont haïs des autres grands, parce qu'ils ont constamment été attachés au gouvernement.

« Le duc de Popoli est homme de bon sens, de bon esprit, d'un zèle à toute épreuve, et Leurs Majestés Catholiques ont pour lui plus d'estime et de confiance que pour aucun autre homme de son rang. M. de Blécourt ne saurait mieux faire que de rechercher son amitié.

« Comme M. de Blécourt n'a pas connu sans doute les deux secrétaires du Despacho, qui n'étaient pas en place de son temps, il est bon de les peindre ici en peu de mots.

« Le marquis de Mejorada est homme d'esprit, de mérite et attaché au roi son maître, mais il est entêté des anciens usages; il est opiniâtre, abonde dans son sers, et n'approuve presque jamais rien lorsqu'il ne l'a point pensé. Le roi et la reine d'Espagne le connaissent tel qu'il est et ils ne laissent pas d'en faire cas, parce qu'il a effectivement de très bonnes choses. Son département se réduit aux affaires politiques et ecclésiastiques, et à celles de justice; ce qui ne lui donne pas infiniment de travail dans un temps comme celui-ci.

« Don Joseph Grimaldo a du bon sens et de l'activité pour le travail. Il est modeste et désintéressé. Il a été mis en place de mon temps et il est plus au fait que personne de la nouvelle forme que l'on donné aux affaires de guerre et de finance, qui avec le commerce forment son département. La multiplicité des affaires dont il est chargé lui donne des occasions plus fréquentes d'approcher du roi. Sa Majesté Catholique s'est fort accoutumée à lui et fait passer par son canal presque toutes les affaires secrètes et extraordinaires, qui seraient naturellement du département de son collègue. Don Joseph de Grimaldo est fort aimé et u des manières polies; il n'a jamais abusé de tout ce qu'on lui a confié ni de l'estime qu'on lui a témoignée. C'est un homme à conserver. Il sait qu'il m'a obligation de son avancement, et j'ai lieu de croire qu'il ne changera pas de style et qu'il ne s'éloignera pas des lions sentiments où je l'ai toujours vu pour maintenir une étroite union entre les deux couronnes.

« J'ai informé en particulier M. de Blécourt des gens qui ont eu le malheur de déplaire à Sa Majesté Catholique, et avec qui par conséquent il ne convient pas d'avoir des liaisons. Il serait inutile de le répéter ici.

« Il y a, au reste, trois idées dont il me semble qu'il est bon d'être prévenu, pour s'en expliquer dans les occasions qui se présenteront de s'entretenir avec les grands et les ministres d'Espagne. La première regarde l'intérêt que les principaux seigneurs peuvent avoir à faire en sorte que la monarchie sait réunie en son entier en la personne de l'archiduc, supposant qu'elle ne pourrait se conserver entre les mains de Philippe V qu'avec des démembrements très considérables. Outre que la vanité de la nation serait flattée par cette réunion prétendue, les grands y croiraient trouver en particulier leur avantage, par les vice-royautés et les grands gouvernements de Naples, de Sicile, de Flandre et de Milan, auxquels ils auraient espérance de parvenir. Il est important de détruire le fondement d'une pareille tentation, qui pourrait être dangereuse. Il n'y a pour cela qu'à leur faire faire attention sur les articles préliminaires que les alliés ont proposés en dernier lieu à la Haye, et qu'ils ont fait imprimer dans toutes les langues. On voit dans ces articles qu'il y a des démembrements promis aux Hollandais, au roi de Portugal et au duc de Savoie, et qu'on se réserve encore le pouvoir de régler d'autres conventions entre l'archiduc et les alliés; ce qu'on ne peut presque douter qui ne regarde les États d'Italie, qu'on sait que l'empereur veut s'approprier. Si l'on prend soin de faire faire là-dessus de sérieuses réflexions aux Espagnols, ceux qui sont de bonne foi et non prévenus de passion ne pourront s'empêcher de convenir qu'ils ne trouveront aucun avantage particulier à avoir l'archiduc pour maître.

« La seconde idée, dont on peut faire usage avec gens de toute condition, surtout avec les ecclésiastiques, c'est qu'il est visible que la religion souffrirait beaucoup par un changement de domination. On ne peut douter que les Anglais et les Hollandais, qui ne font la guerre que pour leur commerce, ne se rendissent maîtres absolus de celui des Indes et par conséquent des principaux ports de ces vastes royaumes, où ils ne manqueraient pas d'introduire leur religion. Il faut s'attendre en même temps qu'ils s'établiraient de la même manière à Cadix, à Bilbao, à Mahon et peut-être dans d'autres ports d'Espagne, et que la cour de Madrid ne pourrait plus s'y faire obéir que sous leur bon plaisir. On sait ce qu'ils ont fait en Aragon et en Valence, pendant qu'ils en ont été les maîtres; que la doctrine catholique y a été corrompue en bien des endroits, et que l'on a trouvé sur un vaisseau anglais qui a été pris, quatorze mille exemplaires du catéchisme de la liturgie anglicane, que la reine Anne envoyait pour faire distribuer dans ces deux royaumes.

« La troisième idée consiste à faire connaître aux Espagnols qu'il leur convient beaucoup plus par rapport à leur repos et à leur sûreté que le roi Philippe V demeure sur le trône que d'y laisser monter l'archiduc. On ne peut disconvenir, dans ce dernier cas, que, malgré l'usurpation violente du prince autrichien, les droits du roi d'Espagne et du prince des Asturies, juré et reconnu par les états, ne demeurent en leur entier, surtout ceux du prince des Asturies, qui n'est pas en âge de faire une renonciation. La France rétablira ses affaires après quelques années de paix, comme les alliés le publient eux-mêmes; elle sera en état de remettre sur pied de nouvelles et nombreuses armées, et dix ans ne se passeront pas que Philippe V, ou en son nom ou en celui du prince des Asturies, ne rentre en Espagne et n'en fasse la conquête. Ce royaume deviendra alors le théâtre de la guerre, et Dieu sait à combien de désolations et de nouveaux malheurs il se trouvera exposé, au lieu que conservant leur roi légitime sur le trône, tout demeure tranquille, sans trouble et sans fondement légitime de craindre de nouvelles révolutions. Il semble que ce raisonnement peut frapper les Espagnols. »

NOTE V. ARRESTATION DE FLOTTE ET DE RENAUT. §

Saint-Simon parle (p. 300 et, suiv. de ce volume) de l'accusation que l'on porta contre le duc d'Orléans à l'occasion des affaires d'Espagne, ainsi que de l'arrestation de ses agents Flotte et Renaut. On trouve dans la correspondance d'Amelot quelques passages relatifs à cette accusation. Voici les principaux :

LETTRE D'AMELOT À LOUIS XIV .

« 29 juillet 1709.

« Sire,

« Je n'ai point été honoré des ordres de Votre Majesté par le dernier ordinaire. J'ai rendu compte, il y a huit jours, à Votre Majesté de tout ce qui regarde la détention du sieur Flotte. Il a été conduit au château de Ségovie et a dit, sans être pressé, aux officiers qui l'ont approché, le sujet de sa négociation avec le sieur Stanhope avec des circonstances qu'il a crues propres à rendre sa conduite moins odieuse, ajoutant qu'il faudrait faire une alliance entre le roi d'Espagne et Mgr le duc d'Orléans, auquel Sa Majesté Catholique pourrait céder quelque partie de sa monarchie. Je ne crois pas, Sire, devoir entrer dans de plus grands détails à cet égard, sachant que le roi d'Espagne envoie des extraits à Votre Majesté des déclarations volontaires du sieur Flotte.

« Don Bonifacio Manrique, gentilhomme biscaïen, lieutenant général des armées de Sa Majesté Catholique, dont la conduite a été désagréable au roi son maître, et qui ne servait plus depuis trois ans, a été arrêté à Madrid, sur un grand mémoire écrit de sa main, qui a été trouvé dans les papiers du sieur Flotte. Il promet par ce mémoire d'engager plusieurs gens de distinction dans le projet et d'aller catéchiser (ce sont ses termes) dans les provinces d'Andalousie et d'Estrémadure, où il a beaucoup de connaissances. »

Amelot revient sur ce sujet dans une lettre adressée à Louis XIV le 19 août 1709 :

« Votre Majesté me marque, par rapport à l'affaire du sieur Flotte, que les circonstances en sont si fâcheuses de quelque côté qu'on les regarde, que le seul parti qu'il y ait à prendre est celui de l'assoupir au plus tôt et de finir les recherches dont la découverte ne peut produire que de mauvais effets; que Votre Majesté demande au roi, votre petit-fils, d'observer un secret que vous souhaiteriez pour ses propres intérêts qu'il n'eût jamais laissé pénétrer; qu'il ne faut plus songer qu'à faire cesser l'éclat que la résolution du roi d'Espagne a causé et que j'y dois travailler pendant le temps qu'il me reste à demeurer à Madrid.

« J'ai commencé à m'acquitter, Sire, des ordres de Votre Majesté en informant le roi d'Espagne que je les avais reçus et en le pressant, autant qu'il m'a été possible, de finir les recherches dont il s'agit, remettant les sieurs Flotte et Renaut à la disposition de Votre Majesté. Je lui ai représenté les raisons expliquées dans la dépêche de Votre Majesté et celles que la connaissance de l'affaire offre naturellement à l'esprit. Sa Majesté Catholique m'a répondu qu'elle souhaitait montrer en tout sa déférence aux sentiments de Votre Majesté; qu'elle avait envoyé ordre à Ségovie d'interroger encore une fois les sieurs Flotte et Renaut, surtout le premier qui s'était contredit dans ses déclarations sur plusieurs articles importants, et qu'aussitôt après qu'elle aurait vu leurs réponses elle prendrait sa résolution, dont elle me ferait part. Ce prince m'a dit que, pour ce qui est du secret, il avait été gardé de sa part avec la dernière exactitude, et que, si le sieur Flotte n'avait pas tenu les discours que l'on sait à un grand nombre d'officiers et d'autres personnes, le véritable motif de sa prison n'aurait jamais été pénétré. Je continuerai, Sire, à presser Sa Majesté Catholique d'assoupir entièrement cette affaire., ainsi que Votre Majesté me l'ordonne. »

La lettre d'Amelot à Louis XIV, en date du 26 août 1709, parle encore de Flotte et de Renaut:

« Le roi d'Espagne a reçu avant-hier les dernières interrogations des sieurs Flotte et de Renaut; elles sont différentes des premières en bien des choses et presque conformes entre elles; ainsi il y a lieu de croire qu'elles contiennent les faits dans leurs véritables circonstances. Je presse Sa Majesté Catholique de finir au plus tôt cette affaire, suivant l'avis de Votre Majesté. J'espère que cela n'ira pas loin, et je pourrai peut-être en savoir quelque chose de plus positif avant le départ de l'ordinaire. »

NOTE VI. PROCESSION DE LA CHÂSSE DE SAINTE GENEVIÈVE. §

Saint-Simon rappelle (p. 220 de ce volume) que la procession de sainte Geneviève se faisait dans les plus pressantes nécessités; mais il ne donne pas de détails sur cette solennité. Les Mémoires d'André d'Ormesson (fol. 327 r° et v°) contiennent le récit d'une de ces processions :

«  L'ordre de la procession de madame sainte Geneviève, qui fut faite le jour Saint-Barnabé (13 juin 1652). »

« La France étant en si piteux état, et menacée d'une ruine entière par l'animosité des princes, qui demandaient l'éloignement du cardinal Mazarin de la cour, et la reine y résistant de toute sa force, croyant y aller de son honneur et de son autorité de le maintenir, lesdits princes, pour l'y forcer, firent entrer les Espagnols, les ennemis du roi, dans le royaume. Le duc de Nemours les alla quérir. Le duc de Lorraine y entra avec son armée, ruina et fourragea tous les lieux par où il passait, amena son armée dans la Brie, et, lui, entra et fut bien reçu à Paris des princes, et encore du peuple ennemi du cardinal. Les François se combattant ensemble dans le coeur du royaume, les Espagnols prirent Gravelines, qui ne put être secouru, et ils étaient en train de prendre encore Dunkerque. Le parlement donnait des arrêts contre Mazarin, lequel empêchait le roi de rentrer dans Paris.

« Dans ce désordre, auquel il était difficile de remédier, le prévôt des marchands demanda à messieurs de Notre-Dame, et ensuite aux religieux et abbé de Sainte-Geneviève, la descente de sa châsse, pour obtenir, par son intercession, la lin des ruines et misères de la guerre civile, [puis] se présenta au parlement, qui donna le jour de la cérémonie au 13 juin, fête de Saint-Barnabé. Voici l'ordre qui y fut tenu :

« Les religieux de Sainte-Geneviève, ayant jeûné trois jours et fait les prières ordonnées, descendirent la châsse ledit jour du mardi 13 juin, à une heure après minuit. Le lieutenant civil d'Aubray, le lieutenant criminel, le lieutenant particulier et le procureur du roi la prirent en leur garde. Les quatre mendiants marchaient les premiers, savoir: les cordeliers, les jacobins, les augustins et les carmes, et puis les sept paroisses filles de Notre-Dame, avec leurs bannières; puis furent portées les châsses de saint Papan, saint Magloire, saint Médéric, saint Landry, sainte Avoie, sainte Opportune et autres reliquaires; puis la châsse de saint Marcel, évêque de Paris, qui fut portée parles orfèvres. Celle de sainte Geneviève fut portée par des bourgeois de Paris, auquel cet honneur appartient.

« A l'entour et à la suite d'icelle, étaient les officiers du Châtelet, qui l'avaient en garde. Le clergé de Notre-Dame marchait à gauche, et l'abbé de Sainte-Geneviève avait la droite, marchait les pieds nus, comme tous les religieux de Sainte-Geneviève. Ceux qui portaient la châsse de Sainte-Geneviève étaient aussi pieds nus. M. l'archevêque de Paris était assis dans une chaire à cause de son indisposition, avait à côté de lui ledit sieur abbé, et donnaient tous deux des bénédictions au peuple. Le parlement suivait après, où étaient les présidents Le Bailleul, de Nesmond, de Maisons, d'Irval et Le Coigneux. Le maréchal de L'Hôpital, gouverneur de Paris, marchait entre les deux premiers présidents; MM. de Vertamont, Villarceaux-Mangot, Laffemas et Montmort, maîtres des requêtes, et puis les conseillers de la cour en grand nombre; les gens du roi, MM. Talon, Fouquet et du Bignon, après eux; la chambre des comptes à côté du parlement, en sorte que deux présidents des comptes étaient à côté de deux présidents de la cour, et ensuite tous de même.

« Par après marchait la cour des aides, au côté droit, MM. Amelot et Dorieux présidents; le prévôt des marchands, M. Le Feron, conseiller de la cour, avec sa robe mi-partie, avec les échevins et conseil de ville, au côté gauche.

« L'on me dit que M. le duc d'Orléans et M. le Prince étaient ensemble vers le petit Châtelet. L'on ne vit jamais tant de peuple; les fenêtres remplies de gens d'honneur; et cette procession fut faite en grande dévotion et grand respect. La châsse de monsieur saint Marcel était très belle et très riche; celle de sainte Geneviève l'était encore plus, y ayant de grosses perles, rubis et émeraudes en grande quantité, qui avaient été donnés par la feue reine Marie de Médicis.

« Fait et écrit à Paris, l'après-dînée dudit jour Saint-Barnabé (13 juin 1652). »

Tome VIII §

CHAPITRE PREMIER. §

Première conversation tête à tête avec M. le duc d'Orléans, à qui je propose de rompre avec Mme d'Argenton. — Cérémonial du premier jour de l'an des fils et petits-fils de France. — Continuation de la même conversation. — J'écris à Besons sur le bureau du chancelier, à qui cela m'oblige de faire confidence du projet, et qui l'approuve. — Concert pris entre Besons et moi. — Deuxième conversation avec M. le duc d'Orléans, le maréchal de Besons en tiers.

Les quatre premiers jours de l'année 1710 se passèrent en choses qui méritent une espèce de journal, parce que, outre la part que j'y eus, elles servirent de fondement à une suite d'événements considérables. Le premier jour de cette année, qui fut un mercredi, rappela M. le duc d'Orléans pour les cérémonies et les visites de cette journée. Je le vis après les vêpres du roi, il m'emmena aussitôt dans son arrière-cabinet obscur, sur la galerie, où la conversation fut d'abord coupée et tumultueuse, comme il arrive d'ordinaire après une longue absence, après quoi je lui demandai de ses nouvelles avec le roi, Monseigneur et les personnes royales. Il me répondit assez en l'air, ni bien ni mal, et sur ce que je lui répliquai que ce n'était pas assez, il me dit qu'il avait donné à Saint-Cloud une fête à l'électeur de Bavière, où il y avait eu quantité de dames, entre autres Mme d'Arco, mère du chevalier de Bavière, où il n'avait pas cru mal faire de faire trouver Mme d'Argenton; que le roi néanmoins l'avait trouvé mauvais, et le lui avait dit après quelques jours de bouderie; que cela s'était passé ensuite et qu'il était avec lui à l'ordinaire. Je lui demandai ce qu'il entendait par cette expression à l'ordinaire, qui ne m'expliquait rien au bout de quatre mois d'absence, sur quoi il se mit à battre la campagne comme un homme qui craint d'approfondir. Je le pressai, et, comme il vit que j'en savais davantage, il me demanda ce qu'on m'en avait dit. Je ne crus pas devoir lui taire ce que j'en avais appris. Je lui dis franchement que j'étais bien informé qu'il était fort mal avec le roi, et si mal qu'il était difficile d'y être pis; que le roi était outré contre lui de tout point; que Monseigneur l'était infiniment davantage, et le montrait aussi avec beaucoup moins de ménagements; qu'à leur exemple, le gros du monde s'éloignait de lui, et que j'avais appris sur tout cela tant de fâcheux détails, que je lui avouais que j'en étais au désespoir. Il m'écouta attentivement, et, après avoir laissé quelque temps la parole tombée, il convint de tout ce que je venais de lui dire. Il ajouta qu'il sentait bien que c'était là les effets de l'impression de son affaire d'Espagne, qui nonobstant sa simplicité avait été empoisonnée par des fripons; que le malheur était qu'il n'y pouvait que faire, et qu'il fallait bien que le temps raccommodât tout. Je le regardai avec fermeté, et lui répondis qu'il y avait des choses que le temps effaçait, et d'autres que le temps imprimait de plus en plus; que son affaire d'Espagne était malheureusement de cette dernière sorte par sa nature, et par l'expérience, qui lui montrait très-sensiblement qu'il était plus éloigné du roi et de Monseigneur qu'au premier jour de la fin publique de cette affaire; qu'il n'avait pas besoin de réflexions pour s'en apercevoir, et que cette triste vérité ne pouvait être contestée.

À ce propos, il rentra fort en lui-même, et me l'avoua. Il convint de son embarras avec eux, et de leur peine avec lui qui redoublait la sienne, et qui le retirait de plus en plus d'auprès d'eux. J'en pris occasion de tirer de lui le même aveu sur l'abandon si entier de tout le monde, qui après l'autre ne fut pas difficile. Il s'en plaignit à moi avec assez d'amertume, et, sur ce qu'il y mêla quelque aigreur, je lui représentai qu'en un temps aussi despotique que ce règne, toute la cour, et par elle, tout le monde réglait ses démarches sur les mouvements qu'on ne cessait de chercher dans le roi, premier mobile de toutes choses; que souvent c'était bassesse, ordinairement flatterie, mais qu'ici c'était juste terreur, puisque chacun n'était que trop informé de la cause des manières du roi à son égard, si différentes maintenant de ce qu'elles avaient toujours été, et que quelque dure, quelque étrange, quelque inouïe que fût la solitude qu'il éprouvait, il ne pouvait avec raison le trouver mauvais de personne, ni en espérer la fin que par le changement du roi à son égard, qui entraînerait au moins pour l'extérieur celui de Monseigneur, et celui de tout le monde. Cette vive repartie jeta ce prince dans une consternation qui m'émut et qui m'encouragea. J'étais entré chez lui en résolution de le mettre en voie de s'ouvrir avec moi pour le sonder et lui jeter de loin des propos qu'il pût entendre, mais non dans le dessein de rompre la glace. En ce moment, je me dépouillai de toute crainte et de toute considération précédente, et je me déterminai à saisir l'occasion si elle se présentait à moi de bonne grâce, comme je prévoyais qu'il pouvait arriver et comme en effet elle se présenta peu de moments après.

M. le duc d'Orléans, pénétré de la peinture que je venais de lui faire de sa situation, et qu'il ne pouvait alors se dissimuler à lui-même, se leva après un profond silence de quelque temps et se mit à faire quelques tours de chambre. Je me levai aussi, et appuyé à la muraille, je l'examinais attentivement lorsque, levant la tête et soupirant, il me demanda: « Que faire donc? » comme un homme qui, après avoir profondément pensé, croit répondre sur-le-champ. Alors, voyant l'occasion si belle et si naturelle, je la saisis sans balancer. « Que faire, répondis-je, que faire ? d'un ton ferme et significatif, je le sais bien, mais je ne vous le dirai jamais, et c'est pourtant l'unique chose à faire. Ah ! je vous entends bien, » répliqua-t-il comme frappé de la foudre, et, redoublant «je vous entends bien, » il s'alla jeter sur un siège à l'autre bout du cabinet. Sûr à l'instant qu'il m'avait en effet entendu, étourdi moi-même du grand coup que je venais de frapper, je me retournai un peu vers la muraille pour m'en remettre moi-même, et pour lui épargner l'embarras d'être regardé dans ces premiers moments. Le silence fut long; je l'entendais se remuer impétueusement sur sa chaise, et j'attendais en peine par où la conversation reprendrait. Cependant les soupirs se mêlèrent à l'agitation du corps, et jugeant de là que les réflexions cuisantes avaient plus de part à toute cette agitation qu'une colère sèche, je me tournai vers lui, et, les yeux baissés avec embarras, je rompis le silence qui devenait trop long, et lui dis, pour presser le combat dont je me doutais en lui, que ce qui m'était échappé était l'effet d'un concert pris entre Besons et moi, que je croyais être les deux hommes qui lui fussent plus étroitement attachés, et qui par ceci même lui en donnaient une preuve bien signalée; que, pénétré de ce que j'avais appris en sortant de mon carrosse, venant de la Ferté, et de ce qui m'avait été répété de tous les lieux les plus sûrs et les plus considérables où je pouvais atteindre, je m'étais tourné de toutes parts pour chercher une sortie à son état funeste et enseveli; que je n'en avais pu découvrir nul autre; que, accablé de sa difficulté, je m'étais ouvert de ma pensée au maréchal de Besons, qui l'avait ardemment embrassée comme une ressource assurée, mais unique; que nous avions résolu de la lui venir proposer ensemble, et pris rendez-vous chez moi à Paris pour convenir de tout, mais que la difficulté de l'entreprise nous ayant effrayés l'un et l'autre par les réflexions que nous avions faites dans l'entre-deux, nous étions demeurés d'accord que nous chercherions séparément à le faire parler, à profiter de son ouverture pour aller aussi avant que nous le jugerions convenable sur-le-champ, et que, si l'occasion se présentait, elle serait saisie, et que celui des deux à qui cela arriverait, décèlerait le complot et son compagnon. Je me tus après ce court récit; il n'augmenta pas l'agitation corporelle, mais les soupirs, et prolongea son silence. Je me retournai un peu pour lui laisser plus de liberté, et de temps en temps je disais en monosyllabes, comme m'encourageant moi-même: « Il n'y a que cela à faire, c'est l'unique porte, » et d'autres mots semblables. Enfin, après longtemps, M. le duc d'Orléans se leva, vint à moi, et avec une amertume qui ne se peut rendre: « Que me proposez-vous là ? me dit-il. — Votre grandeur, lui dis-je, et le seul moyen de vous remettre comme vous devez être, et mieux que vous n'avez jamais été. » Quelques moments après, j'ajoutai: «Oh! que je voudrais que Besons fût ici! » Il fut quelque temps sans répondre, puis me dit, mais d'un ton fort concentré en lui-même: « Mais il est ici. — Quoi, dis-je, à Versailles? — Oui, me dit-il, il me semble que je l'ai vu ce matin chez le roi. — Eh bien! monsieur, repartis-je, voulez-vous l'envoyer chercher? » Il fut un moment sans répondre; je le pressai, il y consentit. Aussitôt je sortis, et je dis à ses gens qu'il demandait le maréchal de Besons.

Comme nous attendions la réponse on vint annoncer Mgr le duc de Bourgogne: c'est l'usage du premier jour de l'an que les fils de France rendent aux petit-fils de France, non à aucun prince du sang, la visite qu'ils en ont reçue le matin pour la bonne année. Nous sortîmes des cabinets pour l'aller recevoir. La visite se passa debout dans la chambre du lit, et dura moins d'un quart d'heure. M. le duc d'Orléans s'y posséda si bien, que je ne me fusse jamais douté de rien si j'avais ignoré ce qui venait de se passer. La visite achevée, ils entrèrent par le cabinet de M. le duc d'Orléans dans celui de Mme la duchesse d'Orléans pour la même visite; de la porte j'entrevis la duchesse de Villeroy, que j'appelai pour me tenir compagnie dans ce cabinet de M. le duc d'Orléans où j'étais demeuré seul. Elle y vint à demi rechignée, disant qu'elle aimait trop Mme la duchesse d'Orléans pour pouvoir se souffrir dans ce cabinet-là. Je répondis par des plaisanteries. Comme elle entendit que la visite finissait, elle me proposa d'aller souper chez elle avec son mari et le duc de La Rocheguyon, pour causer. Je voulus m'excuser, parce que j'étais engagé chez Pontchartrain; mais elle le trouva mauvais, et ne voulut point rentrer que je ne lui eusse promis d'aller chez elle.

J'avais entendu, lorsque M. le duc d'Orléans alla recevoir Mgr le duc de Bourgogne, qu'on lui avait rendu réponse qu'on n'avait point trouvé le maréchal de Besons, et qu'il avait dit qu'on allât chez Voysin, où il était souvent. J'attendis son retour de la conduite de Mgr le duc de Bourgogne, résolu de pousser doucement ma pointe, et de l'abandonner peu à lui-même. Il ne tarda pas à revenir. Je lui demandai s'il avait réponse de Besons: il me dit qu'il était retourné à Paris; et sur ce que j'en parus chagrin comme d'un contre-temps fâcheux, il me répondit comme un peu moins en malaise, que cela se retrouverait toujours bien. J'eus d'abord envie de lui proposer de l'envoyer chercher à Paris; mais à l'air et à la réponse, je craignis qu'il ne me dît de n'en rien faire, et je pris mon parti de ne plus parler du maréchal, mais de lui écrire le soir même, dont bien me prit. Je remis doucement M. le duc d'Orléans sur le propos qu'avait interrompu la visite, moins pour le presser que pour l'y accoutumer. Je lui représentai que ces sortes d'engagements ne pouvaient être aussi longs que la vie; qu'il était arrivé en un âge où cela devenait très-messéant; que le nombre d'années et l'éclat avec lequel celui-ci se soutenait, ne lui permettait plus de le pousser plus loin; que la situation où il se trouvait fixait le moment de le finir; qu'il pouvait se souvenir qu'il ne m'était guère arrivé de lui donner là-dessus d'atteintes, et que les deux ou trois seules fois que je m'y étais échappé ç'avait été bien délicatement; que je n'aurais jamais pensé à lui proposer positivement une rupture sans le besoin pressant que j'y voyais, qui avait enfin surmonté toutes mes craintes et mes répugnances, qui étaient telles qu'il devait regarder la violence que je me faisais comme le plus grand effort par lequel je lui pusse marquer mon attachement. Il écouta tout sans m'interrompre que par de profonds soupirs, et quand j'eus cessé de parler, il me dit qu'il comprenait bien qu'on ne prenait pas plaisir à faire des propositions pareilles; qu'il sentait bien ce qui m'y avait déterminé, et l'obligation qu'il m'en devait avoir. Alors content d'en être venu là dès la première fois, je ne voulus pas trop presser les choses de peur de nuire à mon dessein, en rebutant peut-être. Je laissai languir la conversation pour donner lieu aux réflexions intérieures, et pressé par l'heure, je pris congé; il voulut me retenir; mais, comme j'avais mon dessein, je lui dis que j'avais un peu affaire n'ayant fait presque que passer par Versailles en revenant par la Ferté; que aussi bien il était tantôt l'heure qu'il allât voir Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, où, malgré l'attachement pour Mme la Duchesse, Monseigneur allait tous les soirs par un reste d'habitude et de considération.

Faute de mieux, l'asile offert chez le chancelier n'étant pas encore prêt, j'allai dans son cabinet où, le trouvant seul, je lui demandai permission d'écrire un mot pressé sur son bureau. J'y mandai en deux mots à Besons que l'affaire venait d'être entamée, que je le priais de se trouver le lendemain à la messe du roi, que je lui conterais tout, et que nous prendrions nos mesures ensemble pour achever une oeuvre si nécessaire. Comme j'achevais d'écrire, le duc de Tresmes et le maréchal de Tessé entrèrent dans le cabinet ensemble, devant qui le chancelier sonna pour faire fermer le billet. J'y mis le dessus et je l'allai porter à un de mes gens pour partir sur-le-champ. Ces messieurs qui venaient d'entrer virent bien que j'avais affaire, ne doutèrent pas que ce ne fût au chancelier, et sortirent un moment après que je fus rentré. Ils me laissèrent seul avec lui, et, par là, dans la nécessité de la confidence. Sa surprise fut grande, il loua fort ma pensée, mon courage, mon dessein; blâma les craintes quoiqu'à son avis même fondées, de ma mère et de ma femme, par l'excellence de l'oeuvre et l'importance dont elle était à la situation de M. le duc d'Orléans, telle enfin que nulle considération ne devait arrêter, sans qu'il se flattât trop du succès, nonobstant celui de cette première journée. J'allai de là souper chez la duchesse de Villeroy, qui, en sortant de table, dans une autre pièce, tandis que son mari et son beau-frère n'étaient pas encore rentrés où nous étions, me dit encore un mot de son aversion du lieu où elle m'avait convié. Je me mis à rire, et à répondre que cette disposition ne lui durerait peut-être pas encore longtemps; que ce qui l'en éloignait ne me déplaisait pas moins, et que peut-être n'étais-je pas inutilement où elle m'avait vu. «Bon, reprit-elle avec impétuosité, voilà de belles espérances, pouvez-vous me dire cela?» Là-dessus les deux ducs entrèrent, et nous nous mîmes à causer de toutes autres choses.

Le lendemain jeudi 2, comme je m'habillais, je reçus la réponse du maréchal de Besons. La vue d'une lettre me déplut, dans la pensée que c'était une excuse; en l'ouvrant je fus plus content. Il me mandait que j'étais le meilleur ami qui fût au monde, et qu'il se trouverait au rendez-vous. Je m'en allai à la messe du roi, et je rencontrai Besons dans la galerie, qui m'attendait. Je le surpris beaucoup par le récit de ce qui s'était passé la veille. Il se récria fort sur ma hardiesse, et quoique les choses lui parussent bien plus avancées qu'il n'eût osé l'espérer, il ne se promit encore nul succès; mais il convint qu'il fallait pousser vigoureusement ce que j'avais si fortement commencé, et surtout tâcher d'emporter ce que nous nous étions proposé sans lâcher prise, ni quitter de vue M. le duc d'Orléans, jusqu'à ce que nous l'eussions obligé à faire ce grand effort sur lui-même, ou que nous pussions juger que nous n'en viendrions pas à bout. Le roi rentré chez lui, Besons et moi allâmes chez M. le duc d'Orléans. L'usage du renouvellement de l'année y avait attiré quelque peu de monde qu'il expédia bientôt et s'enferma avec nous dans ce même arrière-cabinet, où je l'avais entretenu la veille. Comme nous y allions entrer, quelqu'un demanda à dire un mot à Besons, et cependant M. le duc d'Orléans me regardant en souriant: « Avouez, me dit-il, que vous avez envoyé querir Besons ?» Je souris aussi et le lui avouai; j'ajoutai que j'avais eu envie de le lui proposer la veille, mais qu'ayant fait réflexion qu'il me dirait peut-être de n'en rien faire, j'avais mieux aimé lui taire mon dessein, et que ce qui m'avait hâté de sortir de chez lui, était pour écrire au maréchal à temps qu'il reçût mon billet avant d'être retiré. Le prince convint que je l'avais pénétré, et que, s'il eût su ce dessein, il m'eût prié de n'en rien faire. Dans ce moment, Besons revint. Nous entrâmes dans l'arrière-cabinet, et nous nous assîmes.

Alors je pris la parole, et l'adressant au maréchal, je lui fis une seconde fois le récit de ce qu'il s'était passé la veille, non pour l'instruire de ce qu'il savait déjà, mais pour entrer en matière, et l'exposer ainsi au tiers sans avoir l'air de la rebattre à M. le duc d'Orléans, à qui pourtant je la voulais de nouveau faire entendre. Besons regarda le prince, lui demanda ce qu'il lui semblait d'un ami tel que je me montrais l'être, lui dit la résolution qu'à mon instigation lui et moi avions prise ensemble, puisque nous avions molli, enfin, qu'il louait et admirait mon courage, de l'avoir exécutée. Il ajouta ensuite un raisonnement court, mais juste et fort pour le déterminer, et se tut après pour le laisser parler. Les propos de M. le duc d'Orléans ne furent rien de suivi, mais les élans d'un homme qui souffre une violence étrange, et qui s'en fait même pour la souffrir. Après l'avoir laissé quelque temps rêver, soupirer, se plaindre, je lui dis que je souffrais moi-même autant que lui, d'avoir à l'attaquer sur un chapitre aussi sensible; que de cela même il devait juger à quel point de nécessité à tous égards indispensables il se trouvait réduit à se vaincre; que j'étais parti pour ma campagne, très en peine de la situation en laquelle je le laissais, et à la cour et dans le monde, mais qu'à mon retour j'avais été navré de douleur d'apprendre quel progrès en mal ces quatre mois avaient produit; qu'il n'était plus question de se flatter, qu'il fallait qu'il considérât son état devenu intolérable; qu'il en fallait sortir par quelque voie que ce fût, et que toute voie lui était fermée, hors celle que je lui avais présentée; qu'elle était dure, cruelle, mais unique; qu'après tout il fallait bien qu'il se séparât un jour de celle qui le tenait sous son joug; qu'un engagement si long, si éclatant, l'avait précipité dans un abîme sans fond; que le jour de s'en arracher était venu, et qu'il ne tenait qu'à lui de se faire de cet abîme un degré d'honneur, de faveur et de gloire, qui le porterait en un instant plus haut qu'il n'avait jamais été. Le maréchal répéta ces dernières paroles en les assurant et y applaudissant, et nous demeurâmes ainsi quelque temps, nous renvoyant la balle l'un à l'autre pour n'irriter pas en pressant trop fort, et donner lieu à digérer ce qui avait été dit, et ce que nous continuions de pousser en nous parlant ainsi l'un à l'autre, mais aussi sans nous parler trop longtemps.

Après assez de silence, M. le duc d'Orléans nous demanda, mais en me regardant, comment nous l'entendions, et par où nous prétendions le porter si haut, par une démarche qu'il comprenait assez qui pourrait plaire au roi jusqu'à un certain point, mais qui n'ayant rien de commun avec les choses qui l'avaient jeté dans une disgrâce sensible, puisque depuis cet engagement et avant ces autres choses, il s'était longtemps soutenu à merveille avec lui, et une démarche encore qui ne faisait rien à personne? comment donc nous prétendions le tirer par là de tout ce dont on l'avait accablé, et du côté de la cour et par rapport au monde? Comme j'en avais ouvert le premier propos, et que M. le duc d'Orléans semblait m'adresser sa question plus particulièrement qu'au maréchal, je crus que c'était à moi à répondre, et à mettre cet argument dans tout son jour, de la force duquel je sentis bien par la question même que je pourrais tirer un grand secours. Je pris donc la parole, et je dis qu'en quittant une vie qui scandalisait depuis si longtemps ceux même qui, peu attentifs à leur conscience, ne l'étaient qu'à l'honneur du monde, il se déchargerait du blâme qu'il avait encouru en la menant, et de tout celui encore qui lui avait été imputé pendant sa durée; qu'une violente passion ne réfléchit à rien et se laisse entraîner à tout ce qui en est la suite; que ses curiosités sur l'avenir, qu'il avait cru avoir peu frappé, et être depuis longtemps effacées, s'étaient renouvelées et grossies depuis quelque temps à tel point, qu'elles étaient regardées comme un crime du premier ordre, comme une impiété détestable, et par les yeux les plus favorables, comme une faiblesse qui faisait un tort extrême à tout ce qu'on avait pensé de lui de grand et de solide; qu'il était considéré comme un homme tourmenté d'une soif ardente de régner, née à la vérité de son ambition, mais inspirée par les choses qui lui avaient été montrées dans les exercices de ces curiosités, reçues avec terreur des uns, avec dédain des autres, mais de tous, comme ce qui lui avait fait monter dans l'esprit ces superbes pensées qui ne pouvaient s'accorder avec l'homme sage, moins encore avec le bon sujet; que de là se tiraient les sources de son affaire d'Espagne, avec les raisonnements et les conséquences les plus sinistres, et bien d'autres choses encore que je ne pouvais prendre sur moi de lui déployer; il m'en pressa, c'était ce que je voulais.

Après m'en être défendu assez longtemps pour exciter sa curiosité davantage, et pour le préparer à entendre d'affreuses énormités, je lui dis que, puisqu'il me le commandait, et puisqu'il était encore en tel état, qu'il était besoin qu'il sût tout, et ce que personne n'osait lui dire, il apprît donc qu'il s'était débité, et [avait été] trop reçu par les fripons et par ceux qui, trop éloignés, n'avaient aucune connaissance de lui, qu'il avait un concert avec la cour de Vienne pour épouser la reine douairière d'Espagne, dont le grand amas d'argent et de pierreries lui serviraient à se frayer un chemin au trône d'Espagne sans trop fouler les alliés; que, pour y parvenir, il répudierait sa femme; que, par l'autorité de l'empereur tout-puissant à Rome par la terreur qu'il avait imprimée au pape, il ferait casser son mariage comme étant honteux, et fait par oppression violente, conséquemment déclarer ses enfants bâtards; que, n'en pouvant point espérer de la reine douairière d'Espagne, il attendrait sa mort du bénéfice du temps et de l'âge pour épouser Mme d'Argenton à qui les génies avaient promis une couronne; que, pour ne lui rien celer, il était doublement heureux d'avoir conservé Mme la duchesse d'Orléans à travers les infirmités et les dangers de la grossesse et de la couche dont elle venait de se tirer, parce que, outre sa conservation, le recouvrement de sa santé faisait honteusement taire les scélérats qui n'avaient pas craint de répandre qu'elle était empoisonnée; qu'il n'était pas fils de Monsieur pour rien, et qu'il allait épouser sa maîtresse.

À ce terrible récit, M. le duc d'Orléans fut saisi d'une horreur qui ne se peut décrire, et en même temps d'une douleur qui ne se peut exprimer d'être déchiré d'une manière si âprement et si singulièrement cruelle. Il s'écria plusieurs fois, et moi qui voulais avaler ce calice tout d'un trait, sans être obligé d'y replonger mes lèvres, j'avais toujours étouffé sa voix dans sa naissance, pour avoir le temps de tout dire de suite. Quand j'eus fini je me tus, et M. le duc d'Orléans aussi, qui était tout hors de lui-même. Besons, éperdu de ce qu'il venait d'entendre, avait les yeux fichés sur le parquet qu'il m'a dit depuis qu'il avait cru s'enfoncer, et n'osait les remuer d'épouvante. Ce n'est pas qu'il ignorât rien de ce que je venais de dire, dont nous avions raisonné ensemble, et dont lui-même m'avait appris le plus horrible, mais de me l'entendre exposer nettement à ce prince, il ne savait plus où il en était. Après quelques moments de silence, M, le duc d'Orléans le rompit par les plaintes les plus amères de ce comble d'iniquités de gens capables d'imaginer de tels forfaits, des desseins également insensés et barbares, pour oser l'en accuser, et de la malice insigne, ou de la brute stupidité de ceux qui prêtaient l'oreille à ces horreurs, et leur langue pour les répandre. Je crus devoir laisser quelques moments à de si justes plaintes, et au maréchal, éperdu d'ouïr faire de tels récits en face, de reprendre un peu ses esprits. Revenu un peu à lui, il mêla ses plaintes, mais il confirma en peu de mots la publicité de ces terribles bruits. Enfin je repris mon discours, dont je n'avais fait qu'une partie.

Je dis à M. le duc d'Orléans, que maintenant qu'il voyait à découvert les causes de l'abandon du monde et de l'éloignement prodigieux du roi pour lui et de sa famille, il apercevait du même coup d'oeil la connexité de la rupture de cet attachement funeste, avec le rétablissement de tout lui-même, que rompant des liens qui, par leur durée et par les effets qu'on leur attribuait, n'étaient plus regardés qu'avec une horreur et une indignation générale, et qui seraient au moins toujours susceptibles de toutes les noirceurs que les scélérats tâcheraient d'en tirer, il ferait tomber les effets avec leur cause, et libre de cet arrangement, deviendrait net de tout crime et de tout soupçon. Je fis encore en cet endroit une pause pour faire entrer peu à peu, et le moins qu'il se pourrait à dégoût un raisonnement si fâcheux par sa vérité et sa force, et ne révolter pas en accablant trop coup sur coup. Le maréchal de Besons, qui jusque-là n'avait pas dit grand'chose, se mit à parler davantage, et n'ayant qu'à suivre un chemin que j'avais ouvert à force de bras, il battit à son tour avec force et justesse. M. le duc d'Orléans, outré et abattu de plus d'une douleur bien vive, ne disait rien, et c'était beaucoup qu'il écoutât. Nous parlions le maréchal et moi comme l'un à l'autre, louant chacun quelque mot que son compagnon avait dit pour l'inculquer par là plus fort, mais d'une façon plus douce que si nous nous fussions toujours adressés au prince même, laissant assez tomber la conversation pour fatiguer moins celui pour qui seul elle se faisait. Alors M. le duc d'Orléans, comme sortant d'un profond sommeil par une plainte amère, s'écria: « Mais comment m'y résoudre, et comment lui dirai-je? » Ce mot échappé à l'effort de la persuasion confirma mon espérance. Je le saisis avidement et je répondis d'un ton ferme, qu'il avait trop bon esprit pour ne pas sentir à quel point cette résolution était nécessaire à former promptement et à exécuter de même; que, s'il n'était question que de la manière, chose que je n'avais osé lui entamer, mais qui n'était pas moins principale à agiter pour sa grandeur et pour sa gloire, je le suppliais d'avoir encore la patience de m'entendre là-dessus, que mon sentiment était, et que je croyais être aussi celui de Besons, qu'il était également inutile et dangereux qu'il rompît avec Mme d'Argenton, si elle restait dans Paris: dangereux en ce qu'il ne se tiendrait jamais de la revoir, et que la revoir et renouer avec elle serait même chose, inutile en ce que ne la revoyant même pas, quoique supposition impossible, il le serait pour le moins autant d'en persuader le roi et le monde, par quoi tout son effort ne lui servirait à rien.

À ces mots, il me demanda avec impétuosité ce que je prétendais donc qu'il fît, et de quel front s'empêcher de la voir au moins pour rompre, puisque, s'il rompait, ce ne serait ni par dégoût ni par mécontentement d'elle. Je répondis avec un air de froide tranquillité, que, s'il était résolu à la revoir comme que ce pût être, tout ce combat était superflu; et le maréchal prenant en même temps la parole, la mena bien, s'échauffa, et conclut que la revoir serait un bail nouveau, plus certain, plus fort, plus durable que le premier; qu'au nom de Dieu il ne se laissât pas succomber à cette faiblesse, dont il se repentirait à jamais; que, si déterminément il la voulait revoir, il quittât toute pensée de rompre avec elle, ou que, s'il était assez généreux pour se surmonter en ce point, qu'il ne se présentât pas à une défaite assurée, et qu'il se gardât sur toutes choses de l'aller voir, et même de lui écrire. J'appuyai cet avis si salutaire tout du mieux que je pus, et sur les difficultés et les raisons qu'il chercha à opposer, j'ajoutai que cette manière était même celle de toutes la moins désobligeante, puisqu'elle témaignait un amour si redoutable qu'on n'osait s'exposer à voir celle qui l'allumait, quand on avait résolu de l'éteindre. De là je repris mon discours, et je lui dis que n'y ayant que dangers de toutes parts de laisser Mme d'Argenton à Paris en rompant avec elle, et quelque grand qu'il fût, n'ayant pas le pouvoir de l'en bannir, ni quand il l'aurait, grâce à l'exercer sur elle, cela même lui enseignait la route qu'il devait tenir, et lui fournissait en même temps tout moyen d'un rétablissement complet; qu'il fallait qu'il allât trouver le roi, qu'il lui dît qu'il venait à lui comme à un asile contre soi-même; qu'une passion démesurée, à laquelle il s'était abandonné tout entier, lui avait trop déplu, et par son propre déréglement et par toutes les suites funestes et les malheurs qui en avaient été les fruits; qu'il ne pouvait plus vivre ainsi dans sa disgrâce, si coupable à ses propres yeux; qu'il se jetait donc entre ses bras avec son ancienne confiance en ses anciennes bontés, pour qu'il lui pardonnât tous les déplaisirs que ses désordres lui avaient causés, et pour qu'il aidât sa faiblesse à se tirer d'un engagement, qu'il sentait qu'il ne pouvait rompre et qu'il le suppliait de briser; qu'il lui demandait de profiter de cet instant qu'une lueur de raison et de devoir l'avait saisi, et de faire ordonner à Mme d'Argenton de sortir de Paris, afin que, secouru par l'absence, il pût soutenir sa résolution et le pas qu'il faisait pour sortir des abîmes où l'amour l'avait précipité. J'ajoutai que, parlant de la sorte à un oncle qui l'avait tendrement aimé, et qui lui en avait donné toutes sortes de marques, à un beau-père outré du malheur de sa fille dont par là il verrait la fin, à un roi aisément pris par la confiance, à un homme d'expérience trop funeste de la puissance et des fruits de l'amour passionné, il le toucherait tellement par toutes ces choses à la fois, qu'en un instant il ferait de lui le père de l'enfant prodigue; que je savais d'ailleurs qu'une des choses du monde qui avait le plus outré le roi contre lui dans l'affaire d'Espagne était la tendre amitié qu'il s'était toujours sentie pour lui, et qu'il avait espérée réciproque par un air de liberté avec lui qu'il avait remarquée et sentie infiniment plus que dans ses enfants, et qui lui avait extrêmement plu; que le dépit de se voir trompé dans une pensée qui lui était douce l'avait horriblement piqué contre lui; qu'il s'en était une fois entre autres expliqué ainsi à Mme de Maintenon, en entrant chez elle plein de la chose, les lèvres lui tremblant de colère en lui faisant ces plaintes, et lui parlant de cela comme d'un malheur extrêmement sensible; qu'un recours au roi, tendre, touchant, confiant, avouant tout sans rien dire, et cachant sous le voile de son embarras tout ce qu'il n'était ni bon ni à propos d'expliquer, aurait la force de faire renaître dans le roi ses premiers sentiments pour lui, que cette conduite lui ferait croire avoir été bien fondés, avec une satisfaction d'autant plus utile qu'il se trouverait affranchi du reproche qu'il s'était fait à lui-même d'avoir été la dupe d'une amitié qui n'était pas, et se trouverait flatté en sa partie sensible de voir son neveu se jeter entre ses bras pour le délivrer d'un lien qu'il n'avait pas la force de briser soi-même, tandis qu'il se souviendrait, avec ce retour satisfaisant d'amour-propre, que ce sacrifice se serait fait uniquement à lui; que de ces favorables dispositions naîtraient aisément en lui l'opinion que toutes les fautes, les plus graves imputations, les curiosités condamnables et suspectes, que l'affaire d'Espagne étaient les suites, les fautes, les effets d'une passion si forte et d'un si violent amour, dont toute la faiblesse lui était montrée par la manière de s'en arracher, qui le flatterait encore.

M. le duc d'Orléans n'eut pas la patience d'en entendre davantage sans m'interrompre. « Quoi ! me dit-il, vous voulez que je la charge (Mme d'Argenton) de toute l'iniquité qu'on m'a imputée, et que j'en sorte à ses dépens? Et n'est-ce pas assez de rompre, si je m'y résous, sans la livrer encore? outre que ce serait injustement sur les affaires d'Espagne, auxquelles elle n'a eu aucune part; et pardonnez-moi si je vous dis que je m'étonne que ce soit vous qui m'ouvriez une telle porte. — L'amour vous aveugle, monsieur, lui répondis-je, et vous fournit une délicatesse que je vous avoue que je ne crains pas de combattre, pourvu que, sur un point qui vous est si capital, vous veuillez bien m'écouter avec défiance de vous-même. Vous sentez que je veux faire de Mme d'Àrgenton le bouc émissaire de l'ancienne loi, et vous, vous vous en hérissez comme d'une proposition qui vous flétrirait. Je ne me défends pas que ce ne soit mon dessein, M. le maréchal sera notre juge. » M. le duc d'Orléans s'écria encore et pressa le maréchal de parler, qui, après plusieurs circuits pour ne rien dire, prononça enfin que cela lui répugnait. Je ne me rendis point et voulus me faire entendre, et je dis que ce qui en aucun cas possible ne devait être fait, c'était de tirer son avantage aux dépens d'un autre, beaucoup moins par un mensonge infiniment pis quand cet autre avait été dans notre liaison, mais qu'ici rien de tout cela. Que la vérité se conservait entière des deux côtés; que le dommage était nul de l'un, l'avantage infini de l'autre, et que les choses étant exactement ainsi, je n'y voyais nulle matière de scrupule d'honneur, de probité, ni de délicatesse. Ils convinrent tous deux du principe et m'en laissèrent faire l'application. Continuant donc, je demandai au prince s'il pouvait disconvenir que son amour ne l'eût pas entièrement retiré de tous les devoirs de famille et de tous ceux encore de sujet du roi si principal et si bien traité, pour le jeter dans une vie obscure, retirée, avec un tas de petites gens, parmi des amusements indignes de son rang et de son esprit, dans des profusions qui avaient attaqué les fondements solides de ce que, dans les particuliers, on appelle leur fortune. Je lui demandai s'il pouvait nier que ce ne fût pas ce même amour qui l'avait replongé plus avant, et plus continuellement que jamais, dans ces curiosités auparavant bannies de chez lui, et si sinistrement interprétées, et si ce qui s'en était justement et véritablement débité jusque par lui-même n'avait pas donné lieu aux plus fâcheuses augmentations et aux plus funestes interprétations qui s'en étaient faites.

Il m'avoua nettement ces choses, et, sur cet aveu, je pris droit de conclure qu'il était donc vrai à la lettre que son amour l'avait jeté dans les plus grands dérèglements, dans des suites funestes, dans des désordres, dans des malheurs, dans des abîmes; que non-seulement cela était trop vrai, mais trop connu et trop notoire; qu'il ne dirait donc rien au roi de faux ni de nouveau en lui parlant comme je le lui proposais; que, conséquemment, rien à cet égard ne devait l'arrêter; que, pour ce qui était de craindre de faire du mal à Mme d'Argenton, cette appréhension me paraissait absurde; que séparée d'avec lui, et hors de Paris, qui était une seule et même chose, je ne voyais point ce qui lui pouvait arriver de fâcheux; qu'il pourvoirait sans doute à l'aisance de sa vie, outre ce qu'il lui avait déjà donné; que la cessation du commerce ne devait pas emporter celle de la protection; que le roi même avait été trop amoureux en sa vie pour n'être pas susceptible de la délicatesse et du devoir de ce procédé; qu'agir contre Mme d'Argenton en quelque sorte que ce fut, quoique séparée de son neveu, serait agir contre son neveu même, et le flétrir cruellement, chose bien éloignée d'un rapprochement tendre et sincère, qui était l'unique but que je me proposais; qu'ainsi il était clair que Mme d'Argenton n'avait rien à craindre, mais beaucoup mieux à espérer de la façon que j'avais proposée de recourir et de parler au roi, et qu'à l'égard de l'avantage qu'en retirerait M. le duc d'Orléans, je n'en voulais d'autre juge que lui-même; quant à l'affaire d'Espagne, que n'étant point de nature à pouvoir en reparler, il ne pouvait, avec aucune bienséance, dire au roi que Mme d'Argenton y avait ou n'y avait point de part; que son juste et bienséant embarras en parlant au roi sur sa rupture, ne lui permettait aucun détail; qu'ainsi lui dire que sa maîtresse était cause de ceci et non de cela étant chose ridicule et absurde, et l'ayant en effet et de son propre aveu entraîné dans tout, excepté dans l'affaire d'Espagne, rien n'était plus utile, plus dans l'ordre, plus à propos, plus hors de toute atteinte de la moindre blessure de délicatesse et d'honneur, que de parler au roi dans le vague dont je lui avais donné l'idée; que, si après le roi joignait dans la sienne l'affaire d'Espagne à tout le reste, comme lui n'exprimait rien, et moins celle-là que nulle autre, comme il n'en pouvait, en quoi que ce pût être, arriver ni pis ni mieux à Mme d'Argenton, je ne voyais pas quel scrupule il s'en pouvait faire, ni pourquoi se priver d'un aussi grand bien que celui de se raccommoder si parfaitement avec le roi, auquel il ne pouvait s'empêcher de parler comme je le pensais, pour recourir à lui avec succès certain et infiniment nécessaire, puisque les choses en étaient venues à ce point que c'était très-peu faire que rompre pour rompre, si, au plaisir de père, il n'ajoutait au roi l'aise de père de famille, d'oncle, et surtout ceux de roi et de maître.

Nous disputâmes assez longtemps là-dessus et Besons ne témoignant pas se rendre entièrement, je conclus que je ne voyais pas quel scrupule pouvait rester, Mme d'Argenton à couvert, le mensonge banni, la vérité conservée, et tout avantage procuré, sans que la ténuité du scrupule pût se fonder sur aucune base perceptible dans la manière pleinement vraie, juste et honnête de se le procurer. M. le duc d'Orléans soutenait toujours qu'il y avait là un tour de courtisan, et la droiture du maréchal, une fois hérissée, avait peine à s'accoutumer à ma manière de penser, sur quoi je m'avisai de leur demander ce qui les choquait. Besons voulut répondre, mais ne pouvant trouver sous sa main rien, pour ainsi dire, susceptible d'être empoigné, et y sentant au contraire sûreté pour Mme d'Argenton, vérité effective dans la chose, l'éblouissement emportant l'affaire d'Espagne, il cessa d'être peiné; et depuis, M. le duc d'Orléans est convenu plus d'une fois avec moi qu'il n'avait disputé que pour prolonger la dispute, et détourner cependant l'objet véritable de la conversation. Il cessa alors de contester sans s'avouer rendu; et, après avoir déclaré que cette contestation ne serait bonne que lorsqu'il se serait déterminé sur le grand point (de rompre), ce qu'il n'était du tout point, il retomba dans un silence très-profond que le maréchal n'interrompit pas, et que je ne voulus pas troubler sitôt après une reprise de conversation si vive.

Cependant je m'aperçus bientôt que non-seulement M. le duc d'Orléans souffrait beaucoup en se taisant, mais qu'il était agité entre parler et ne parler pas. Il lui échappa ensuite des commencements de paroles, qu'un effort retenait à demi prononcées, ce qui, s'étant répété quelquefois, m'enhardit à lui dire que je voyais bien qu'il voulait se soulager avec nous de quelque peine qui l'agitait; que je ne le pressais point de le faire, mais que je le suppliais de considérer qu'il était entre ses deux plus assurés serviteurs, et dans un état qui ne demandait point de contrainte. Il ne répondit rien, et je me tus. Après un assez long et vif combat intérieur, il nous dit, comme tout à coup, qu'après avoir bien balancé, il se sentait pressé d'une chose qui lui faisait une peine infinie à nous dire, mais que la situation en laquelle il se trouvait en lui-même, et l'entière confiance qu'il avait en nous le forçait à la dire; que parmi tout ce qui le combattait contre ce que nous essayions de lui persuader de faire, une des choses qui le peinaient le plus était son domestique, et la vie en laquelle il retombait en rompant. Je repris la parole. Je lui dis que j'avais commencé à sentir ce qui l'agitait entre parler et se taire avant qu'il eût lâché ce mot; que, par respect, je n'avais osé l'en laisser apercevoir, mais que j'étais ravi qu'il eût enfin pris le parti de l'ouverture avec de si véritables et de si sincères serviteurs; puis, entrant en matière, je lui dis que je ne m'étonnais pas qu'il eût peine à s'engager dans une sorte de vie qui lui était tout à fait inconnue, et dont il n'avait jamais eu le temps de connaître les douceurs.

À ce mot qu'il releva avec une sorte de transport, il nous avoua un éloignement extrême pour sa femme, et tel qu'il ne se sentait pas capable de [le] vaincre jamais. Je regardai le maréchal, et je dis, en lui adressant la parole, que c'était là la chose à laquelle je m'étais le plus attendu, et qui aussi m'embarrassait le moins; qu'il était tout naturel que M. le duc d'Orléans, marié contre son gré, excité au dégoût de son mariage par ceux-là mêmes dont l'autorité l'en devait défendre contre celle du roi, ou combattre ce dégoût après l'avoir mis en état de le regarder comme le plus grand malheur de sa vie, tombé ensuite en de mauvaises mains qui, par intérêt ou par flatterie, l'avaient non-seulement soutenu dans ce dégoût, mais persuadé que le marquer était une partie principale de sa dignité et de sa gloire, plongé ensuite en des déréglements passagers mais continuels, enseveli enfin dans une passion qui occupait tout son coeur et tout son temps, qu'il était, dis-je, non-seulement naturel, mais impossible que tout ayant concouru à former et à fortifier un éloignement si dangereux, il ne fût devenu tel que M. le duc d'Orléans nous le représentait; mais que c'était au bon esprit, aux sages réflexions, aux considérations générales et particulières à détruire l'ouvrage pernicieux des passions, des mauvais conseils, du temps si longuement écoulé dans l'habitude de ces sentiments pour en prendre d'autres tout contraires, et dans lesquels seuls il trouverait son repos et sa véritable gloire, avec la grandeur solide de sa famille particulière.

Besons appuya intiniment ces propos, loua Mme la duchesse d'Orléans, et me donna lieu de la louer aussi; mais ces louanges, bien loin de produire un bon effet, irritèrent M. le duc d'Orléans, et le replongèrent dans son premier silence d'agitation et d'embarras. Enfin il débonda (et voici où la confidence et la confiance fut pleine, entière, nette, ne cachant ni choses ni noms) et nous dit ce que nous eussions voulu ne point entendre, mais ce qu'il fut pourtant très-heureux qu'il nous dît. Le maréchal se jeta sur des généralités très-vraies, mais j'eus le bonheur de trouver par des hasards à moi très-particuliers, mais tout à fait naturels et justes, des raisons tellement pertinentes, et des preuves si nettes et si exactes que M. le duc d'Orléans céda à leur force, ne put s'empêcher de demeurer convaincu, et ne put me rien opposer par diverses répliques, sinon que je ne lui dirais pas du mal de sa femme quand j'en saurais. « Non, monsieur, lui répondis-je, le regardant avec feu, très-assurément, je ne vous en dirais pas; mais aussi ne vous parlerais-je pas aussi positivement que je fais, si je n'étais non-seulement très-persuadé, mais si j'avais aucun soupçon qu'il s'en pût prendre d'elle, puisque vous en dire du mal, quelque vrai qu'il fût, serait une noirceur affreuse, et que, s'efforcer de vous persuader en sa faveur un mensonge, et par des faits décisifs et positifs qui seraient contre la vérité, contre ma conscience, serait une autre sorte de trahison. Si je voyais donc que vous eussiez malheureusement raison, content de n'en pas convenir, je me tirerais d'embarras comme je pourrais par des verbiages généraux qui ne manquent jamais, mais je me garderais bien d'avancer des choses et des preuves positives qui répugneraient également à la vérité, à l'honneur, et à la conscience, qui chez moi vont et doivent aller avant tout. »

Cette assertion si nette, si ferme, et en même temps si sincère, força son dernier retranchement; il ne put même dissimuler sa joie de pouvoir sûrement compter qu'il avait été méchamment trompé. Il s'en dilata davantage sur cet étrange chapitre, et, battu sur le fond des choses, il nous présenta beau pour l'être encore plus sur les indignes et scélérats auteurs. Il nous nomma Mme la Duchesse, Mme d'Argenton et quelques autres femmes perdues, la plupart intimes de sa maîtresse, auxquelles nous lui fîmes honte d'avoir ajouté foi, pour le peu qu'en méritait leur réputation, sur des personnes même indifférentes, combien moins encore avec l'intérêt si sensible qu'elles avaient à mettre entre Mme sa femme et lui les derniers éloignements. Besons parla ensuite dignement et assez longtemps en ce même sens. J'ajoutai après qu'il devait à jamais bénir cette journée, où le hasard lui avait fourni des réponses et des preuves sans réplique, et où sa raison forcée se voyait contrainte de s'avouer ses fautes, et de s'en repentir salutairement. Devenu de là plus hardi par avoir ôté la cause la plus empoisonnée de l'éloignement, je repris les louanges de Mme sa femme, sur lesquelles je me rendis éloquent. Je lui fis valoir sa patience sur la conduite qu'il avait avec elle, la retenue exacte de toute plainte, le vif intérêt qu'elle prenait à sa gloire, ses déplaisirs et ses mouvements dans son affaire d'Espagne, l'utilité de la tendrese du roi pour elle en cette fâcheuse occasion, et je m'étendis sur tous ces points. Besons m'y seconda très-bien, et M. le duc d'Orléans écouta tout avec beaucoup de patience. Nous nous mîmes après tous deux à lui vanter les douceurs et le prix d'un heureux mariage; et comme nous en parlions tous deux par la plus douce expérience, nous lui fîmes beaucoup d'impression.

Ce fut l'état dans lequel nous le laissâmes, pressés par l'heure déjà fort tardive, et malgré lui, et en vérité bien fatigués d'un travail si rude et si étrange. Il nous conjura de ne le point abandonner dans le terrible combat où nous l'avions engagé; et nous l'assurâmes que, dès que nous aurions dîné, nous ne différerions pas à revenir auprès de lui. En sortant, Besons me dit que j'étais le meilleur et le plus hardi ami qui se pût imaginer, que la force de ce que j'avais dit l'avait fait trembler à plusieurs reprises jusqu'à lui ôter la respiration, avouant que cela était nécessaire pour arracher de force ce qui ne se pouvait espérer autrement, et ce qu'il n'espérait même guère encore. Il me promit de s'encourager pour seconder ma force le mieux qu'il pourrait, me dit qu'il fallait surtout empêcher ce prince d'aller à Paris, où un moment renverserait tout notre travail, et tâcher même à ne le pas perdre de vue jusqu'au bout. Nous nous séparâmes promptement pour ne donner pas aux gens de M. le duc d'Orléans à penser et à raisonner plus que nous sûmes après qu'ils faisaient déjà d'une séance si longue, après la mienne de la veille; et nous convînmes de retourner aussitôt que nous aurions dîné, et de passer toute la journée avec M. le duc d'Orléans.

CHAPITRE II. §

Troisième conversation avec M. le duc d'Orléans, le maréchal de Besons en tiers. — Duc d'Orléans fait demander à Mme de Maintenon à la voir. — Propos tête à tête entre Besons et moi. — Singularité surprenante qui m'engage à un serment, puis à une étrange confidence. — Rupture de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton. — Colloques entre Besons et moi. — Dons de M. le duc d'Orléans à Mme d'Argenton en la quittant. — Surprise et propos de la duchesse de Villeroy avec moi.

Dans cet intervalle, je fis réflexion que, dans ma conversation tête à tête de la veille, il m'avait paru que M. le duc d'Orléans s'était trop appuyé sur sa proximité du roi et des fils de France; il m'avait avoué que, lorsque le roi lui avait parlé de l'affaire d'Espagne pour y mettre fin, et se donnant pour croire tout ce qu'il lui voulut dire, il l'avait fait en peu de paroles avec poids et gravité, et lui avait conseillé de parler aussi à Monseigneur, lequel lui avait répondu mot pour mot comme avait fait le roi, mais avec bien plus de gravité et de froid encore; que ce concert d'une si semblable réponse la lui avait fait juger concertée, et de là soupçonner que cette réponse si pareille et si compassée était de gens non persuadés, et sur ce qu'il avait insisté avec moi, qu'il avait trouvé Mgr le duc de Bourgogne assez favorable, et Mme la duchesse de Bourgogne entièrement, je lui avais répondu que ce prince avait été aussi piqué et aussi sévère que le roi et Monseigneur, mais adouci par son épouse, qui, non moins sensible qu'eux, avait néanmoins cherché à les apaiser par honneur pour son oncle, et par amitié pour Mme la duchesse d'Orléans; mais qu'il se mécomptait beaucoup, si pour tout cela, il se croyait bien avec elle; qu'il fallait qu'il pensât qu'elle avait fait comme une mère qui veut tirer son fils des mains de la justice, et qui, bien qu'elle le sache coupable, dit et fait tout ce qu'elle peut pour le sortir d'affaire, et elle d'affront, bien résolue après de le châtier en particulier et de lui faire sentir, sans danger, toute son indignation. Cette comparaison le fit souvenir qu'il l'avait priée de faire ses remercîments à la reine d'Espagne sur la modération de ses lettres en cette occasion, que la réponse en devait être arrivée depuis plusieurs mois sans qu'il en eût ouï parler, et qu'il trouvait en effet Mme la duchesse de Bourgogne bien plus réservée avec lui depuis la fin de cette affaire d'Espagne, que pendant qu'elle avait duré. Ces réflexions qui me revinrent me résolurent à lui rompre tout reste de retranchements sur l'amitié dont il s'était voulu flatter.

Plein de ces pensées je retournai chez M. le duc d'Orléans un peu avant trois heures; je le trouvai dans son entre-sol, et déjà Besons avec lui. Il me vit arriver avec plaisir, et me fit asseoir entre lui et le maréchal, que je complimentai sur sa diligence, et lui demandai sur quoi ils en étaient. « Toujours sur la même chose, me dit-il, et dans le même combat. » Je répondis que si était-il enfin temps de mettre fin à ces incertitudes et de prendre une bonne résolution pour sortir du plus fâcheux et dangereux état où prince de ce rang se pût jamais trouver, et tout de suite je mis sur le tapis son peu de ressource, puisque celle-là même qui avait le mieux fait pour lui dans son affaire d'Espagne lui manquait depuis dans tout le reste de propos délibéré. Je m'étendis beaucoup là-dessus sans que M. le duc d'Orléans m'interrompît que par des soupirs et des changements de postures dans sa chaise, d'un homme fort en malaise avec lui-même.

Vers ce temps-là entra Mademoiselle, suivie de Mme de Maré, sa gouvernante; elle embrassa M. son père, qui l'aimait avec passion dès sa plus tendre enfance, et se mit à causer avec lui, et moi avec Mme de Maré. Elle était ma parente et fort mon amie. Je lui dis tout bas d'emmener sa princesse, parce qu'elle interrompait quelque chose qui voulait être suivi. Elle n'en eut pas la peine, parce qu'un moment après M. le duc d'Orléans la renvoya, et aussitôt nous nous rassîmes.

Cette visite me donna occasion de prendre de nouvelles armes, et de me servir de la tendresse paternelle. Je savais, par M. le duc d'Orléans, qu'il y avait près de deux ans que le roi, de lui-même, lui avait parlé de Mademoiselle comme d'un parti qui pouvait être convenable pour M. le duc de Berry. Je demandai à M. le duc d'Orléans ce qu'il prétendait en faire, qu'ayant plus de quatorze ans et la figure d'une jeunesse plus avancée, il me semblait qu'elle devait commencer à lui peser; qu'après les grandes espérances que le roi lui avait fait naître si naturellement pour un établissement si solide pour sa grandeur personnelle, et celle de M. son fils, si agréable encore en ne la séparant [point] de lui par un mariage étranger, tout autre gendre que M. le duc de Berry lui devait paraître une chute; qu'il s'était mis en état néanmoins de faire évanouir toutes ces pensées, et que je ne voyais aucun moyen de les faire renaître que la rupture, et la manière de la faire que je lui avais proposée. M. le duc d'Orléans ne se récria plus sur la manière, mais seulement sur la rupture, et avec plus d'angoisse que de sécheresse, ce qui me donna tout courage d'aller plus en avant. Je lui demandai donc si, se résolvant enfin d'y venir, il n'en parlerait pas à Mme de Maintenon. Il demeura quelques moments sans me répondre, puis dit que s'il y venait il faudrait bien qu'il lui en parlât. Alors j'insistai à ce qu'il s'en expliquât avec elle de la même manière que je lui avais conseillé de faire avec le roi, mais de s'étendre davantage avec elle d'un air de confiance sur sa douleur de l'état auquel il se sentait avec le roi, se répandre en tendresse et en reconnaissance pour lui, bien inculquer que cette tendresse seule lui arrachait ce sacrifice, et l'espérance de rentrer par un effort si douloureux dans ses bonnes grâces et sa familiarité premières, appuyer que nulle autre considération n'eût pu l'obtenir de lui.

Il entra très-bien dans ce raisonnement, et le maréchal aussi. J'en pris occasion de m'étendre sur l'inutilité de la vie suivie et d'une conduite unie et sage avec le roi et avec elle, que leur goût était constant pour les prosélytes et les pénitents du monde, que tout était plein de gens irréprochables, même dans les choses de leur gré, qui n'avaient jamais pu rien faire, et de fortunes agréables, de plusieurs solides, de quelques-unes même éclatantes de gens qu'ils avaient haïs et méprisés, de gens perdus par tout ce qu'une conduite peut entasser de plus misérable et de plus honteux, du retour desquels leur amour-propre s'était trouvé flatté, qu'ils avaient récompensé en ces personnes; qu'une dévotion ignorante y aidait encore par la considération mal appliquée de la miséricorde de Dieu sur les pécheurs, qui les rendait dupes de l'effort de l'ambition, qui souvent prenait la place de l'amour des plaisirs, et changeait le libertinage en une assiduité dont la constance eût langui sans être regardée, et dont le retour était au contraire presque toujours salarié; que, égaré au point où il l'était, cette imitation lui restait pour toute ressource, que je le conjurais de songer avec fruit qu'il ne lui restait plus un seul instant à perdre pour y recourir, qui tous lui étaient infiniment précieux.

Le maréchal appuya de son côté, mais je vis distinctement et avec frayeur que M. le duc d'Orléans était moins réduit que lorsque nous l'avions quitté le matin, et qu'il avait funestement repris haleine pendant notre courte absence. Je le pressai donc, et lui demandai s'il commencerait par le roi ou par Mme de Maintenon. Il me répondit avec une fermeté que je n'avais point sentie dans les deux précédentes conversations, qu'il n'était point encore question qu'il pût prendre un parti, mais que, s'il avait à le prendre, il parlerait d'abord à Mme de Maintenon; que cela lui marquerait plus d'amitié et de confiance, et l'engagerait à mieux faire valoir la chose au roi que s'il ne lui en parlait qu'après; qu'il pourrait même, en lui confiant sa résolution, recevoir d'elle des conseils utiles pour la manière de s'en déclarer au roi, et plus encore d'appui, parce que, engagée par la confiance et par la déférence à suivre ses avis, elle se ferait un honneur de les lui rendre les plus avantageux qu'elle pourrait, et de former pour la suite une sorte de liaison avec lui dont il pourrait tirer beaucoup d'avantages. Nous pesâmes ses raisons Besons et moi, et nous les trouvâmes très-sages et très-judicieuses, mais en même temps un raisonnement si libre, dans un homme que nous avions laissé si peu en état d'en former aucun, me fit peur.

Je compris fort clairement que M. le duc d'Orléans avait repris des forces contre nous pendant l'intervalle de notre absence, et je sentis par là que, si nous n'emportions la rupture à ce coup comme d'assaut, il ne la fallait plus espérer après le long espace de la nuit jusqu'au lendemain que la conversation se pourrait reprendre; que peut-être nous échapperait-il tout à fait, ou par s'être déterminé pendant la nuit à n'écouter que l'amour, et nous fermerait la bouche quand au matin nous penserions retourner à la charge, ou que, prenant peut-être un parti plus assuré, nous le trouverions allé à Paris quand nous viendrions le chercher. Cette réflexion, qui me frappa tout à coup, et que je pesai de toute l'application de mon esprit, tandis que Besons discourait sur les raisons de parler à Mme de Maintenon avant de parler au roi, me détermina à ramasser toutes mes forces pour embler d'effort une sanglante victoire sans plus rien ménager. Je laissai donc parler Besons tant qu'il voulut, et, après qu'il eut fini, je demeurai dans un profond silence. Je rêvais cependant à ce que j'avais à dire, et la vérité est que j'en tremblais.

Enfin, après un assez long temps que personne ne disait mot, je regardai tristement M. le duc d'Orléans, et je lui dis que, quelque peine qu'il ressentît du combat auquel nous l'avions engagé, je le suppliais de se bien fortement persuader que le nôtre était pour le moins aussi terrible; que pour lui il n'avait à combattre que l'amour, et que je convenais que cela était effroyable pour un homme aussi passionnément épris, mais qu'il ne nous refusât pas de réfléchir sur l'horrible peine qu'un ami véritable ressentait d'affliger un ami, de lui flétrir le coeur aux parties les plus sensibles, de lui dire des choses dures, fâcheuses, poignantes, de le déchirer, de le désespérer par une violence extrême, et par des raisons de cette violence plus solidement et presque aussi sensiblement cruelles que la violence même; combien plus quand cela ne se passait non plus entre amis égaux, mais entre gens aussi disproportionnés que nous l'étions de lui, aussi accoutumés par là au respect, à la complaisance, à toute déférence, à éviter avec le soin le plus exact jusqu'aux moindres choses qui pourraient non pas formellement déplaire, mais plaire moins, surtout quand à ce respect profond du rang en était joint un autre bien plus intime dans l'âme, et qui retenait infiniment plus que l'autre, parce qu'il naissait de l'estime et de l'admiration de l'esprit, des lumières et de plusieurs vertus de cet ami, qui augmentait l'honneur, la douceur, la reconnaissance d'une telle amitié; que de là il devait mesurer la grandeur de notre combat, et sur la grandeur de notre combat la grandeur de la nécessité de ce qui nous avait fait résoudre à l'entreprendre, et qui nous le faisait soutenir avec une sorte d'honneur qui ne se pouvait rendre; qu'au nom de Dieu il daignât y réfléchir et ne nous accabler point du poids immense de la douleur d'avoir si longuement et si cruellement combattu en vain; qu'il se pouvait souvenir qu'à deux fois différentes je m'étais hasardé de lui jeter quelques propos sur cette rupture avec grande circonspection et presque en monosyllabes; qu'une troisième fois j'avais pris confiance de pousser jusqu'à une seconde période, et que sur l'air qu'il prit tant soit peu moins ouvert, je m'étais arrêté tout court et avais changé de discours; qu'il devait donc comparer ces extrêmes réserves d'alors avec tout l'opposé de maintenant, et en conclure qu'il n'y avait donc que la plus âpre et la plus pressante nécessité qui m'avait forcé et soutenu; qu'encore une fois il y fît des réflexions salutaires, qu'il ne s'abandonnât pas lui-même dans un abîme sans fond pour n'avoir pas la force de s'en tirer, et nous au désespoir de l'y voir périr sans aucune espérance de ressource. Je me tournai ensuite au maréchal, pour l'exhorter à presser et à ne laisser pas sur ma seule insuffisance le poids d'une affaire si capitale. Je me tus après pour reprendre haleine et courage, et pour observer, dans la réponse et dans la contenance du prince, ce qu'opérait un discours si touchant. Besons, ému par ce que je venais de dire, voulut parler aussi en même sens. Il fit des représentations pleines de justesse, mais trop mesurées pour l'état auquel nous nous trouvions. L'esprit de M. le duc d'Orléans était désormais convaincu, ou hors de moyen de l'être, après tout ce que nous lui avions démontré. Il n'était plus question que de déterminer une volonté arrêtée par une passion qui la tyrannisait, et cette opération violente avait un extrême besoin de force et de véhémence. Il échappa à M. le duc d'Orléans de témoigner en s'adressant à Besons que, s'il se séparait de sa maîtresse, ce ne serait qu'à condition de la voir et de l'y préparer lui-même, et là-dessus Besons s'écria qu'avec cette résolution, non-seulement il ne romprait pas présentement avec elle, mais qu'il ne la quitterait jamais; que, s'il avait tant de peine à prendre en son absence un parti salutaire et forcé, que deviendraient les réflexions en sa présence? que l'amour les détruirait en un instant, que ses efforts ne lui serviraient que de trophées et à la douceur de s'y livrer sans réserve et tout de nouveau; qu'il était absurde d'imaginer qu'il pût résister aux larmes et aux caresses, et que la fin de tout ceci serait un nouveau bail plus honteux, plus durable, plus dangereux encore que celui qu'il s'agissait de rompre, également cruel pour ses amis, et funeste pour lui.

Un grand silence succéda à ces vives reprises. Elles firent sur M. le duc d'Orléans une impression dont je ne tardai pas à m'apercevoir, à un abattement et à une sorte d'amértume que j'avais regrettée en lui, tandis que je l'avais ouï raisonner si librement sur parler à Mme de Maintenon avant d'aller au roi. Je remarquai même une espèce de déconcertement, d'où je compris que c'était l'instant favorable de profiter de son trouble par les plus grands efforts; ainsi me ranimant moi-même, je rompis le silence, après l'avoir laissé durer quelque temps, par des louanges que je crus nécessaires pour préparer la voie à ce que j'avais dessein de leur faire succéder, et lorsque je crus qu'il était temps d'amener un autre langage, je lui dis qu'il était également étrange et déplorable qu'il laissât perdre de si grands talents, et par le seul homme du sang royal qui, par ses conseils, s'il se mettait à portée d'être consulté, et par sa capacité à la guerre, s'il se remettait en état d'en faire usage, pouvait sauver le royaume de ses pères, [et qu'il] voulût s'ensevelir tout vivant dans un désordre et dans une obscurité qui seuls enfonceraient le plus simple particulier dans des ténèbres infâmes et sans retour, combien plus un prince de son rang, qui outre les débauches avait tant d'autres malheurs à réparer; que je ne pouvais plus me retenir enfin de lui faire faire attention à quelques considérations que je n'avais pu jusque-là faire sortir de moi-même, mais que l'aimant et l'estimant au point que je faisais, je me croirais aussi trop coupable, si après les avoir ménagées jusqu'au bout et, ne voyant point de fruit de tout ce que je lui avais dit et de tout ce que je lui avais tu, je ne lui disais tout enfin au péril de lui déplaire, et de lui paraître trop hardi, puisque je ne pourrais jamais espérer de repos avec moi-même, si je me laissais ce reproche de ne lui avoir pas tout dit, et par ce faux respect de l'avoir abandonné dans un abîme, d'où la juste opinion que j'avais de lui me devait persuader que je l'eusse enfin retiré, si je n'avais eu pour lui ces ménagements perfides.

Après cette préface, je me levai brusquement en pied, et, me tournant avec action vers M, le duc d'Orléans, je lui dis que je ne pouvais donc plus lui taire la juste indignation du public, qui, après avoir conçu de lui les plus hautes espérances, et avoir eu pour lui la plus grande et la plus longue indulgence, tournait les unes en mépris, l'autre en une sorte de rage qui produisait le déchaînement universel et inouï contre lui, aussi vif dans les plus libertins que dans les hommes dont les moeurs étaient les plus austères; qu'il y avait temps et manières pour tout; que son libertinage avait été supporté par égards pour son âge et pour ce qu'il valait d'ailleurs; mais que le monde, las enfin de voir que ce libertinage devenu abandon depuis tant d'années s'approfondissait de plus en plus; que ni l'âge, ni l'esprit, ni les lumières, ni les grands emplois n'avaient pu le changer; qu'il était devenu non-seulement concubinage, mais ménage public; personne ne pouvait plus souffrir dans un petit-fils de France de trente-cinq ans ce que le magistrat et la police eût châtié il y a longtemps dans quiconque n'eût pas été d'un rang à couvert de ces sortes de voies de remettre les gens dans l'ordre, au moins hors d'état d'insulter à tout un royaume par le scandale affreux de sa vie; qu'à une conduite si honteusement suivie, il avait ajouté des imprudences de nature si délicate, si jalouse, tellement unies à la licence effrénée de la vie, que le comble de toute horreur en était retombé sur lui, et retombé de façon si naturelle, que, quelque innocent qu'il fût du fond de ces imprudences, il était pourtant vrai qu'il fallait en être bien au fait et bien porté à l'en croire pour n'en concevoir pas l'opinion la plus sinistre, qui, à commencer par le roi, par Monseigneur, par les personnes royales et les autres les plus principales, avait trouvé entrée dans l'esprit de tout le monde, et avait produit une aliénation générale qui tenait de la fureur; que le public, outré de s'être trompé dans les espérances qu'il avait conçues de lui, aigri d'ailleurs de ne trouver personne en qui les mettre, en un temps si déplorable, était par là également porté à ne garder plus aucune sorte de mesure pour lui s'il continuait par l'opiniâtreté de son débordement à n'en mériter nulles, et à revenir aussi à lui avec rapidité, s'il le voyait capable de retour en rompant de si honteux liens, en avouant tacitement ses fautes par un digne changement de conduite et de vie, et en méritant par un attachement sincère et assidu à ses devoirs; que de cette sorte et non autrement, il se laverait des souillures qui l'avaient défiguré; que le courage qu'il aurait de le faire surprendrait l'acclamation publique, qui relèverait avec joie le mérite de sa nouvelle vie, par celle de voir renaître ses espérances.

Tandis que je parlais de la sorte, j'étais infiniment attentif à percer M. le duc d'Orléans de mes regards, et je m'aperçus que mon impétuosité faisait sur lui une impression profonde. Je m'arrêtai néanmoins pour donner lieu à Besons de m'aider à le pousser, et je me rassis comme un homme qui a tout dit. Ce n'était pourtant pas mon dessein d'en demeurer là, et ce le fut bien moins encore lorsque je sentis la faiblesse du maréchal, qui, me regardant de la tête aux pieds, n'avait de réflexion que la peur qu'il prenait de la force de mon discours, et de courage que pour une approbation tremblante en monosyllabes. L'extrême crainte que je lui remarquai me força de suppléer au défaut de son secours. Je demandai à M. le duc d'Orléans avec un air d'angoisse s'il ne prendrait point de parti, et s'il ne voulait point envoyer demander à Mme de Maintenon audience pour le lendemain matin. Il tarda un peu à répondre, puis me dit qu'il ne pouvait encore s'y résoudre. Ce mot encore me donna une grande espérance. Je me tournai au maréchal; je le pressai de presser à son tour pour ne me pas rendre odieux à la fin par une importunité trop vive. Il parla, mais avec faiblesse, et conclut promptement qu'il n'y avait rien à ajouter à mes propos, soit pour leur force, leur justesse ou leur vérité, et dans le désordre où je vis bien que l'effroi l'avait jeté, je trouvai qu'il avait beaucoup fait de m'avoir approuvé, quoique si laconiquement, d'une manière si précise.

J'insistai donc encore sur le message, et sentant le prince mollir et ployer sous le faix de ma véhémence, je crus la devoir pousser, et, me levant de nouveau, je lui dis qu'il fallait qu'il me permît encore ce mot: qu'il avait vu de tout temps et qu'il voyait encore le brillant, le lustre, la splendeur qui accompagnait les ministres, les généraux d'armée, ceux pour qui le roi montrait une estime et une amitié solide par sa confiance et par ses bienfaits; que leur état radieux était l'objet de l'envie des uns, de l'émulation des autres, des désirs de tous; que sa naissance grossissait naturellement sa cour de ces grands personnages, et de leur cour particulière; que la faveur et la confiance du roi l'avaient mis souvent au-dessus d'eux en crédit, et toujours en autorité, et avaient fait de ces distributeurs, si souvent arrogants, des grâces, ses courtisans et ses complaisants, avec respect, crainte et soumission; que d'autre part il voyait aussi des seigneurs que leur naissance, leurs familles, leurs établissements, leurs dignités portaient si naturellement aux distinctions de leur état, avilis par leurs débauches, inconnus à la cour par leur obscurité, abandonnés à leur propre honte et à leur misère, rejetés des plus chétives compagnies, objets de la censure et du mépris du roi et du public, réduits à ce degré bizarre d'être au dessous des coups qu'on dédaignait de frapper sur eux; je lui nommai quelques-uns de ceux-là qu'il voyait malgré tant d'avantages ensevelis dans la fange, et après ces peintures que je fis les plus vives que je pus, je demandai à M. le duc d'Orléans auquel des premiers ou des seconds il aimait mieux ressembler. J'ajoutai qu'il ne fallait pas se tromper par une illusion grossière; que plus sa proximité du trône l'élevait avec éclat, et lui donnait de facilité de joindre à cette naturelle splendeur la splendeur empruntée par les autres de l'estime, de la faveur, de la confiance du maître commun de tous, des grands emplois, du crédit, de l'autorité, plus aussi le dénûment de ces choses, et le dénûment produit par le déréglement et la saleté de sa vie le ferait tomber plus bas que ces seigneurs pris sous les ruines de leur obscurité débordée, dans un mépris d'autant plus cruellement profond, qu'il serait inouï et justement invoqué: que c'était désormais à lui, dont les deux mains touchaient à ces deux différents états, d'en choisir un pour toute sa vie, puisque, après avoir tant perdu d'années et nouvellement depuis l'affaire d'Espagne, meule nouvelle qui l'avait nouvellement suraccablé, un dernier affaissement aurait scellé la pierre du sépulcre où il se serait enfermé tout vivant, duquel, après, nul secours humain, ni sien ni de personne, ne le pourrait tirer. Je terminai un discours si nerveux par des excuses et des louanges et par la considération du prodigieux dommage de la perte civile d'un prince de son rang, de son âge et de ses talents, puis me tournant brusquement au maréchal, je tombai sur lui de ce qu'il me laissait tout faire, et seul en proie à tout le mauvais gré.

Alors M. le duc d'Orléans me remercia d'un ton de gémissement auquel je connus l'impression profonde que j'avais faite en son âme, et bien plus encore lorsque, se levant de sa chaise, il se mit à reprocher à Besons sa mollesse à lui parler. Le maréchal s'excusa sur ce que je ne lui laissais rien à dire, et je lui répondis vivement exprès que, mon zèle me faisait tout dire, parce que je voyais que pensant tout comme moi, il n'osait néanmoins parler. Cette bizarre dispute nous donna lieu à tous deux de placer encore dans le discours de nouveaux raisonnements forts, et des considérations vives. Cependant M. le duc d'Orléans s'était rassis. Je lui proposai encore, tandis que je le voyais ébranlé, d'envoyer chez Mme de Maintenon; Besons lui demanda s'il voulait qu'il appelât quelqu'un de ses gens; je me mis à louer l'action comme ne doutant pas qu'il ne la fît, et pour l'y exciter davantage, je parlai de la douceur qu'on sentait après un pénible et généreux effort. Tandis que nous dissertions ainsi, Besons et moi, l'un avec l'autre, n'osant plus l'attaquer directement après l'étrange assaut qu'il venait d'essuyer, nous fûmes bien étonnés qu'il se levât tout à coup de sa chaise, qu'il courût avec impétuosité à sa porte, l'ouvrît et criât fortement pour se faire entendre de ses gens.

Il en accourut un à qui il ordonna tout bas d'aller chez Mme de Maintenon savoir si et à quelle heure il pourrait lui parler le lendemain matin. Il revint aussitôt se jeter dans sa chaise comme un homme à qui les forces manquent et qui est à bout. Incertain de ce qu'il venait de faire, je lui demandai aussitôt s'il avait envoyé chez Mme de Maintenon. « Eh! oui, monsieur, » me dit-il avec un air désespéré. À l'instant je me jetai à lui, et le remerciai avec tout le contentement et toute la joie imaginables. Il me dit qu'il n'était pas bien sûr qu'il parlât à Mme de Maintenon; sur quoi Besons, qui lui avait aussi témoigné son extrême satisfaction, l'exhorta à ne pas reculer après avoir pris une résolution si pénible, mais si salutaire. Je me contentai de l'y soutenir en rassurant Besons. Je lui dis que M. le duc d'Orléans, convaincu par la force de nos raisons, et résolu à se faire cette violence si nécessaire, n'avait pas fait un pas qui l'engageait si fort pour reculer après; que son coeur palpitait encore, mais que j'ouvrais enfin le mien aux plus douces espérances. Lui et moi menâmes quelque temps la parole, louant la résolution, admirant le courage, plaignant les douleurs, compatissant à tout, incitant à la gloire, réfléchissant sur la solidité, la sûreté, la douceur du repos et du calme après l'orage, fortifiant indirectement ainsi ce prince sans lui adresser la parole pour ne le pas rebuter. Il entra peu dans notre conversation, mais sur la fin il dit encore à Besons qu'il l'avait trop ménagé, qu'il sentait bien l'extrême besoin qu'il avait d'être vivement poussé, et me remercia encore de ma force et de ma liberté à lui parler. Cela m'encouragea à bien espérer, et à l'exciter encore, mais vaguement. Je lui dis seulement que j'avais cru devoir lui représenter nûment toutes les vérités qui m'avaient paru indispensables à lui faire connaître. Peu après il demanda quelle heure il était, et il était neuf heures du soir. Il voulut à son ordinaire aller voir Monseigneur chez Mme la princesse de Conti. Je lui demandai permission de demeurer dans son entre-sol avec Besons, lui et moi n'ayant point de logement ni où nous entretenir sur pareille matière; il s'en alla. Je fermai la porte, et le maréchal et moi nous nous rassîmes.

Je lui demandai ce qu'il lui semblait du succès de notre terrible après-dînée; il me dit franchement que, nonobstant l'audience demandée, il ne se tenait sûr de rien, et moi je l'assurai que, encore qu'absolument parlant je n'osasse m'engager à répondre de rien, je trouvais les choses avancées. Nous raisonnâmes sur les étonnants obstacles que nous avions trouvés; il m'avoua qu'il ne le croyait presque plus amoureux; je convins qu'encore que je fusse bien persuadé qu'il l'était encore beaucoup, je ne pensais pas que ce combat dût en rien approcher de ce que j'en éprouvais. Je me plaignis à lui en amitié, mais en amertume, du peu de secours qu'il m'avait donné, et de m'être trouvé dans la nécessité de parler presque seul, et seul de dire les choses les plus dures. Il m'en fit excuse, et m'avoua ingénument qu'il admirait la force et la hardiesse que j'avais eues, qu'il en avait bien senti la nécessité, que le succès lui montrait encore que de cela seul il avait dépendu; mais que pour rien il n'eût dit à cent lieues près aucunes des choses qu'il avait entendues avec terreur; que je l'avais épouvanté à ne savoir où se fourrer; que je l'avais souvent mis hors de lui-même, quelque assaisonnement que j'eusse mis avant et après les vérités que j'avais si rudement assenées. Nous admirâmes ensuite l'excès de la puissance des égarements qui avaient jeté ce prince dans un si profond abîme, et qui lui coûtaient un si furieux combat, plus encore la bonté, la douceur, la patience incomparables, avec lesquelles il avait écouté tant de choses énormes par leur dureté, et nous convînmes aisément de l'horrible dommage qu'un prince de tant de grands et d'aimables talents, et capable d'où il s'était plongé d'écouter la voix si âpre et si étonnante des vérités que nous lui avions fait entendre, se fût précipité dans les abîmes où nous le déplorions; nous convînmes que moins qu'en aucun temps précédent, il ne devait être abandonné à lui-même un seul instant possible. Nous ne laissâmes pas de nous plaindre réciproquement de notre excessive fatigue de corps et d'esprit, et nous nous donnâmes rendez-vous dans la galerie pendant le souper du roi pour convenir de ce qu'il nous restait à faire. Nous y fûmes exacts.

Je demandai au maréchal s'il ne savait point quelle réponse il y avait eu de Mme de Maintenon. Il me dit qu'il n'avait vu ni M. le duc d'Orléans ni pas un de ses gens, depuis que nous l'avions quitté. Je lui remontrai l'importance d'en être instruit, et le priai de vouloir bien s'en aller informer chez ce prince, tandis que je l'attendrais au même lieu où je lui parlais. Besons y fut et me revint dire aussitôt que Mme de Maintenon mandait à M. le duc d'Orléans, qu'elle l'attendrait le lendemain toute la matinée, mais que M. le duc d'Orléans n'avait encore pu apprendre cette réponse. Là-dessus je proposai à Besons, sur notre même principe, d'accompagner M. le duc d'Orléans chez lui, au sortir de chez le roi, d'être présent lorsque la réponse lui serait rendue, d'en prendre thèse, pour l'exhorter encore d'exécuter courageusement son salutaire dessein, et dans le sens dont nous étions convenus, de l'obséder jusqu'à ce qu'il se mît au lit, de se trouver le lendemain à son lever, de lui bien parler encore, de tâcher de le mener chez Mme de Maintenon, et de venir après à la messe du roi, où nous nous trouverions pour régler ce que nous aurions à faire. Il me promit de faire exactement tout cela, et là-dessus nous nous séparâmes.

Le lendemain vendredi 3 janvier, je ne trouvai point Besons dans la galerie, ni dans l'appartement; le roi sortit pour la messe, et M. le duc d'Orléans à huit ou dix pas devant lui. Dans l'impatience de savoir s'il avait vu Mme de Maintenon, je m'approchai de lui, et quoique je lui parlasse bas, n'osant rien nommer, je lui demandai s'il avait vu cette femme. Il me répondit un oui si mourant, que je fus saisi de la crainte qu'il l'eût vue pour rien, tellement que je lui demandai s'il lui avait parlé. Sur un autre oui pareil à l'autre, je redoublai d'émotion. « Mais lui avez-vous tout dit? — Eh oui, répondit-il, je lui ai tout dit. — Et en êtes-vous content? repris-je. — On ne peut pas davantage, me dit-il. J'ai été près d'une heure avec elle, elle a été très-surprise et ravie. » Il fit là une assez longue pause à proportion du chemin qui s'avançait toujours, puis après avoir à deux ou trois fois voulu, puis s'être retenu de me parler, il me regarda tristement comme exprès, et tout à coup me dit qu'il avait quelque chose qui le peinait sur moi, qu'il fallait qu'il me le dît, mais qu'il me demandait d'amitié de lui répondre sincèrement et avec vérité. Cela me surprit.

Je l'assurai que je ne lui déguiserais rien. « C'est, me dit-il toujours bas, que cette femme m'a parlé tout comme vous; mais ce qui m'a frappé, c'est qu'elle m'a dit les mêmes choses, les mêmes phrases, jusqu'au même arrangement et aux mêmes mots que vous. Ne vous aurait-elle point parlé, et n'avez-vous eu aucune charge d'agir auprès de moi? — Monsieur, lui dis-je, je n'ai pas accoutumé à faire des serments, mais je vous jure par celui de chez lequel nous approchons (et c'était de la chapelle), et par tout ce qu'il y a de plus saint, que je vous ai parlé de moi-même; que qui que ce soit, ni directement, ni indirectement, ni en aucune manière quelconque, n'y a eu aucune part, et que, pour cette femme ni le roi, non-seulement ils ne m'ont point parlé ni rien fait dire, mais ils ne peuvent pas savoir un mot de ce qui s'est passé, et après ce grand serment que je vous fais contre ma coutume, j'ose vous dire que vous devez me connaître assez pour m'en croire sur ma parole. » Il fit un soupir; et me prenant la main: « Voilà qui est fait, me dit-il, je vous en crois; mais vous me faites plaisir de me parler comme vous faites, car je vous avoue que cette conformité m'a paru si singulière, qu'elle m'a frappé entre vous et cette femme, à qui le roi dit tout et qui gouverne l'État. — Monsieur, encore un coup, repris-je, soyez rassuré, car je vous répète que je vous dis la vérité la plus exacte et la plus nette. — Voilà qui est fait, me répondit-il encore, je n'ai pas le moindre scrupule. »

La tribune où nous étions déjà avancés quelques pas nous sépara. Il était fête de sainte Geneviève, ce qui m'obligea à demeurer à entendre la messe du roi pour être libre après. La fin du motet et la prière pour le roi après le dernier évangile me donna lieu de sortir de la tribune avant le roi pour chercher Besons, que je trouvai à deux pièces de là. Quoique je susse des nouvelles, je lui en demandai, dans l'espérance qu'au sortir de chez Mme de Maintenon, M. le duc d'Orléans lui aurait conté sa conversation. Mais il me dit qu'il ne savait rien; que la veille au soir, il l'avait mené de chez le roi chez lui, que ce matin il s'était trouvé à son lever, l'avait toujours exhorté suivant ce que nous en étions convenus, l'avait accompagné jusqu'à la porte de Mme de Maintenon, qu'il l'y avait laissé, et appris depuis qu'il y était demeuré longtemps avec elle, et qu'il n'en savait pas davantage. Je lui dis que je le ferais donc plus savant, et, en lui contant ce que M. le duc d'Orléans m'avait dit en allant à la messe du roi, j'ajoutai qu'il m'avait dit la chose du monde la plus surprenante, qui m'avait engagé à lui faire un serment, et je lui rendis le fait.

Le maréchal n'en fut pas ému un moment, et me dit avec cette sorte de brusquerie, que la conviction produit quelquefois, qu'il n'y avait qu'à répondre à M. le duc d'Orléans une seule chose bien simple et bien vraie, savoir que la vérité est une, et que par là elle s'était trouvée dans la bouche de Mme de Maintenon précisément comme dans la mienne. Comme nous en étions là, le roi passa retournant de la chapelle chez lui, et ne nous laissa que le temps de nous donner rendez-vous chez M. le duc d'Orléans sur-le-champ, pour éviter d'y aller ensemble. Quoique je ne me fusse amusé qu'un moment dans la galerie, je trouvai déjà Besons dans la chambre de M. le duc d'Orléans qui n'était pas rentré, et qui ne vint qu'une bonne demi-heure après. Je proposai à Besons d'entrer dans le cabinet, nous en fermâmes la porte, et là tous deux, nous nous mîmes à raisonner. M. le duc d'Orléans nous avait dit la veille, que, s'il parlait au roi, ce ne serait qu'immédiatement avant son dîner, parce que, outre que c'était son heure à lui la plus ordinaire, c'était aussi la plus naturelle d'être seul avec lui dans ses cabinets; ainsi nous convînmes de demeurer jusqu'à cette heure-là avec M. le duc d'Orléans pour le soutenir, le fortifier, et lui faire achever ce qu'il avait commencé. Le maréchal convenait que l'affaire était avancée au delà d'espérance, mais il ne la pouvait déterminément pousser jusqu'à compter sur sa consommation avec le roi. Pour moi, je n'osois en répondre d'une manière positive; mais je ne pouvais aussi m'imaginer qu'elle nous échappât, après ce grand pas fait chez Mme de Maintenon.

Pendant que nous causions ainsi, je songeais à part moi à la bizarre justesse de la conjoncture où je me trouvais d'attendre à tous moments une audience particulière du roi, dans une circonstance si propre à confirmer le soupçon que M. le duc d'Orléans venait de me témoigner. Après y avoir bien pensé, la délicatesse d'honneur et de probité l'emporta en moi sur l'orgueil et la politique de courtisan, si difficile à se ployer à montrer sa disgrâce et ses démarches pour la finir, tellement que, bien que je n'eusse avant cette affaire-ci ni liaison ni même le plus léger commerce avec Besons, et qui n'avait pas plus de douze jours de date, je crus devoir lui confier mon secret pour le consulter si je le révélerais à M. le duc d'Orléans; je lui dis tout mon fait, et comme à tous moments j'attendais mon audience, mais sans lui apprendre comment je l'avais obtenue. La rondeur de ce procédé le surprit et le toucha. Il me conseilla d'en faire la confidence à M. le duc d'Orléans, et il m'assura que, quoi qu'il eût soupçonné, il me connaissoit trop bien pour, après ce que je lui avais dit et juré, penser un moment qu'entre le roi et moi il dût être en rien question de lui. Sur son avis je me déterminai à le faire. Après avoir été une demi-heure ensemble, quelqu'un vint demander Besons, qui sortit et me laissa seul dans le cabinet.

Fort peu après, comme j'étais seul encore, M. le duc d'Orléans entra, qui venait de chez Madame, et qui tout de suite m'emmena dans son arrière-cabinet. Il se mit le dos à la cheminée sans proférer un mot, comme un homme hors de soi. Après l'avoir considéré un moment, je crus qu'il valait mieux l'importuner par des questions que de le laisser ainsi à lui-même dans des moments critiques, qui avaient si grand besoin de soutien, puisque deux heures après arrivait le moment qu'il devait parler au roi pour se séparer de sa maîtresse. Je lui demandai donc s'il était bien content de Mme de Maintenon, et si elle était entrée véritablement dans ce qu'il lui avait dit; il me répondit un oui si bref, que je me hâtai de lui demander s'il n'était pas bien résolu d'aller chez le roi un peu avant son dîner; il m'effraya beaucoup par sa réponse. Il me dit de ce même ton qu'il n'irait pas. «Comment! monsieur, m'écriai-je d'un air ferme, vous n'irez pas? Eh! non, monsieur, répliqua-t-il avec un soupir effroyable, tout est fait. Tout est fait ? repris-je vivement, comment l'entendez-vous? tout est fait pour avoir parlé à Mme de Maintenon? Eh! non, dit-il, j'ai parlé au roi. — Au roi! m'écriai-je, et lui avez-vous dit ce que vous lui vouliez dire tantôt? — Oui, répondit-il, je lui [ai] tout dit. — Ah! monsieur, m'écriai-je encore avec transport, cela est fait, que je vous aime! et, me jetant à lui, que je suis aise de vous voir enfin délivré; et comment avez-vous fait cela? — Je me suis craint moi-même, me répondit-il. J'ai été si violemment agité depuis que j'ai eu parlé à Mme de Maintenon, que j'ai eu peur de me commettre à tout le temps de la matinée, et que, mon parti enfin bien pris, je me suis résolu de me hâter d'achever. Je suis rentré dans le cabinet du roi après la messe.... » Alors vaincu par sa douleur, sa voix s'étouffa, et il éclata en soupirs, en sanglots et en larmes. Je me retirai en un coin. Un moment après Besons entra; le spectacle et le profond silence l'étonnèrent. Il baissa les yeux et n'avança que peu. Je lui fis des signes qu'il ne comprit point; puis, se remettant un peu, me demanda des yeux ce que ce pouvait être. Enfin nous nous approchâmes doucement l'un de l'autre, et je lui dis que c'en était fait, que M. le duc d'Orléans avait vaincu, qu'il avait parlé au roi.

Le maréchal fut si étourdi de surprise et de joie, qu'il en demeura quelques moments interdit et immobile; puis se jetant à M. le duc d'Orléans, il le remercia, le félicita, et se mit à pleurer de joie. Cependant nous nous tûmes et laissâmes un assez long temps le silence au trouble de M. le duc d'Orléans, qui s'alla jeter dans un fauteuil, et qui, tantôt stupide, tantôt cruellement agité, ne s'exprimait que par un silence farouche ou par un torrent de soupirs, de sanglots et de larmes, tandis qu'agités nous-mêmes et attendris d'un état si violent, nous contenions notre joie, nous n'osions nous parler, et à peine pouvions-nous nous persuader que cette rupture si salutaire fût achevée. Peu à peu pourtant nous rompîmes le silence entre nous. Le maréchal et moi nous nous mîmes à plaindre M. le duc d'Orléans, à louer son généreux effort, à chercher ainsi obliquement à le calmer un peu dans la violence de ces premiers moments. Ensuite nous nous encourageâmes, pour essayer un peu de diversion, à lui demander ce que Mme de Maintenon lui avait dit. Il nous répondit que, mot pour mot, elle lui avait tenu tous mes mêmes propos, et tellement les mêmes, en même ordre et en mêmes expressions, qu'il avait cru qu'elle m'avait parlé. Je le fis souvenir de ce que je lui avais dit et protesté là-dessus avec serment en allant à la messe du roi, et il me réitéra aussi qu'il ne lui en restait pas le moindre scrupule, mais que cette singularité était si grande qu'il lui avait été pardonnable de l'avoir pensé; là-dessus Besons lui parla très-bien au même sens de ce qu'il m'en avait dit.

Je crus que cette occasion était celle que je devais prendre pour lui faire la confidence de l'audience que j'attendais du roi, avec la franchise que Besons m'avait conseillée. M. le duc d'Orléans la reçut à merveilles, et me dit même, avec une amitié dont la politesse me surprit en l'état où il était, qu'il souhaitait d'avoir mis le roi d'assez bonne humeur, par ce qu'il venait de lui dire, pour qu'il m'en écoutât plus favorablement. Nous le remîmes sur son audience de Mme de Maintenon. Il nous dit qu'elle avait été extrêmement surprise de sa résolution et en même temps ravie; qu'elle l'avait assuré que cette démarche le remettrait avec le roi mieux que jamais; qu'elle lui avait conseillé de lui parler lui-même plutôt que de lui faire parler par elle ni par personne; et qu'elle lui avait promis de faire valoir au roi ce sacrifice, de manière à lui en ôter tout regret, et à faire que Mme d'Àrgenton fut traitée comme il le pouvait souhaiter, et comme elle-même trouvait juste qu'elle la fût, sans lettre de cachet ni rien de semblable, et qu'elle pût se retirer, soit dans un couvent, soit dans une terre, ou dans une ville telle qu'elle la voudrait choisir, sans même être astreinte à demeurer dans un même lieu. C'était aussi ce que j'avais dit à M. le duc d'Orléans que je trouvais raisonnable, pourvu qu'elle n'allât pas dans ses apanages faire la dominatrice, et ce que lui-même avait aussi approuvé comme moi. Il nous dit aussi que Mme de Maintenon lui avait promis d'envoyer chercher la duchesse de Ventadour pour concerter tout avec elle (et quel personnage pour une dame d'honneur de Madame et pour une gouvernante des enfants de France!) et qu'il ferait bien de la voir là-dessus. De là mon impatience me porta, malgré l'interruption des larmes et des fréquents élans de douleur, de lui demander comment il était content du roi. « Fort mal, » me répondit-il. J'en fus surpris et touché au dernier point, et je voulus savoir comment cela s'était passé.

Il nous dit qu'il avait suivi le roi dans son cabinet après la messe, et que, comme il étouffait de ce qu'il avait à lui dire, il l'avait prié de passer dans un autre cabinet, afin qu'il pût lui dire un mot seul; que le roi, effarouché de la proposition en un temps où il n'avait pas accoutumé de le voir dans son cabinet, lui avait demandé d'un air sévère et rengorgé ce qu'il lui voulait; qu'il avait insisté au tête-à-tête; que le roi, encore plus grave et plus refrogné, l'avait mené dans l'autre cabinet; que là il lui avait dit sa résolution causée par la douleur de lui déplaire, l'avait prié de faire dire à Mme d'Argenton de sortir de Paris, et de lui épargner la douleur du mauvais traitement, et la honte de l'exil et d'une lettre de cachet, qui ne pourrait retomber que sur lui-même; que le roi avait paru très-surpris, mais point épanoui; qu'il l'avait loué, mais froidement, et dit qu'il y avait longtemps qu'il aurait dû mettre fin à une vie si scandaleuse; qu'il voulait bien faire sortir Mme d'Argenton de Paris sans ordre par écrit; qu'il verrait ce qu'il pourrait faire là-dessus; après quoi le roi l'avait quitté brusquement comme un homme non préparé à une audience insolite, et qui avait peur que cette déclaration ne fût suivie de quelque demande à laquelle il ne voulait pas laisser de loisir. Quoique ce récit me déplût fort, je ne laissai pas d'espérer que la froideur du roi venait moins d'un éloignement invincible que d'un temps mal pris et de la surprise, qui étaient les deux choses du monde qui le rebroussaient le plus, et j'espérai que la réflexion, venant sur l'effort du sacrifice, sur son entière gratuité, puisqu'il n'était accompagné d'aucune demande, ni même d'aucune insinuation de rien, sur la cessation de la cause et des effets des déréglements de toutes les sortes et des sujets de douleur de Mme la duchesse d'Orléans, ramèneraient ce prince dans l'état où il devait être avec le roi, avec toutes les personnes royales, au moins à l'extérieur pour Monseigneur, et conséquemment avec le monde. Je le désirais d'autant plus que je faisais moins de fond que je ne lui avais témoigné sur Mme de Maintenon, et que je ne me fiais guère à la bonne réception qu'elle lui avait faite, ni aux bons offices qu'elle lui avait promis. Il fallait bien du spécieux, et même quelque réalité apparente, dans une occasion comme celle-là; une autre conduite aurait trop ouvert les yeux. Il fallait même que le roi y fût trompé pour lui ôter toute défiance, et demeurer plus entière aux desservices qu'elle voudrait porter en d'autres temps. Le funeste bon mot d'Espagne n'était pas pour être pardonné, et M. du Maine lui était trop intimement cher pour contribuer à augmenter, même à rétablir, l'amitié et la confiance du roi pour M. le duc d'Orléans si supérieur à l'autre en tout genre, excepté en fourbe, en adresse et en esprit de ce genre. Je fis donc de mon mieux pour rassurer M. le duc d'Orléans sur le roi, par les deux raisons que j'ai alléguées; et Besons et moi n'oubliâmes rien pour le rassurer et le consoler. Le silence et les propos se succédèrent à diverses reprises.

M. le duc d'Orléans nous dit qu'il venait de rendre compte à Madame de ce qu'il avait fait, qu'elle l'avait fort approuvé, mais qu'elle l'avait mis au désespoir par le mal qu'elle lui avait dit de Mme d'Argenton. Il s'aigrit même en nous le racontant, et je m'en aigris avec lui, parce qu'à la misérable façon dont elle avait toujours traité et ménagé cette maîtresse, ce n'était pas à elle à en dire du mal, beaucoup moins au moment de la rupture qui sont des instants à respecter par les plus sévères. Je me hasardai à lui demander s'il serait incapable de dire à Mme sa femme une nouvelle qui la regardait de si près; mais à ce nom il s'emporta, dit qu'il ne la verrait au moins de toute la journée, qu'elle serait trop aise, et que sa joie lui serait insupportable. Je lui répondis modestement que, par tout ce que j'avais ouï dire d'elle, je la croyais incapable de tomber dans le même inconvénient de Madame, mais au contraire plus propre à entrer dans sa peine, par rapport à lui, qu'à lui montrer une joie indiscrète et fort déplacée. Il rejeta cela avec un si grand éloignement que je n'osai en dire davantage. Néanmoins, après quelque intervalle, je ramenai doucement ce propos sur le double plaisir que ce nouvel effort ferait au roi. Je ne réussis pas mieux. Il me ferma la bouche par me dire que ce chapitre avait été traité le matin entre lui et Mme de Maintenon, qu'elle était entrée dans sa répugnance, et qu'elle lui avait conseillé de ne voir Mme la duchesse d'Orléans de toute la journée, s'il ne voulait, pour ne la pas voir à contre-coeur.

Je changeai de discours. Besons parla aussi, et nous ne cherchâmes pour le bien dire qu'à bavarder pour étourdir une douleur incapable encore de raison, plutôt par un bruit extérieur que par la solidité des choses. Quoique la porte fût défendue, il s'y présenta des gens que le renouvellement de l'année et la vacance de la fête y amenait. Tels furent le premier président et les gens du roi du parlement et des autres compagnies supérieures, et quelques autres principaux magistrats, qui vinrent à diverses reprises, et que le prince fut obligé d'aller voir dans sa chambre, où ils étaient entrés. On peut juger de l'étrange contre-temps. Il les vit tous néanmoins sur la porte de son cabinet pour être plus à l'obscurité, les entretint, les gracieusa, et nous montra une force dont peu d'hommes sont capables, mais sous laquelle il succombait après par un cruel renouvellement de douleur. Je saisis un de ces intervalles pour demander à Besons ce qu'il lui semblait de cette journée. Il m'avoua avec transport qu'il en était d'autant plus vivement pénétré de joie qu'il l'avait moins espérée, et si peu qu'à peine se pouvait-il encore persuader ce qu'il voyait et entendait, et il m'en félicita comme d'un projet dû à mon imagination, et d'une exécution due à mon courage, dont lui et moi étions les seuls à portée, mais qu'il n'aurait pu ni entamer ni moins amener à fin. Dans un autre intervalle, nous raisonnâmes sur la manière dont le roi avait reçu la rupture qui nous alarmait justement, et qui nous fit plus fortement conclure combien il était important et pressé de finir un si pernicieux genre de vie, et qui avait mené assez loin pour que cette rupture après tant de désirs eût été reçue avec si peu de satisfaction. Nous convînmes sans peine que cela demandait de grandes et de continuelles précautions, et une conduite bien appliquée et bien suivie, qui à la longue ne coûterait pas moins que la rupture même. Nous comprîmes combien M. le duc d'Orléans avait à se tenir en garde contre toutes les sortes de piéges qui lui seraient tendus, surtout de la boutique de Mme la Duchesse, après ce que lui-même nous avait dit d'elle, tandis que Mme la duchesse d'Orléans vivait avec elle avec tous les ménagements d'amitié possibles et de rang au delà de raison, puisque la différence de rang, qui avait causé une haine que rien n'avait pu amortir, s'allait renouveler de plus belle par la noise de la prétention de Mme la duchesse d'Orléans de faire passer ses filles devant les femmes des princes du sang, dont je parlerai bientôt. Enfin nous conçûmes que rien ne serait plus utile à M. le duc d'Orléans qu'une liaison étroite avec Mme sa femme, tant pour lui fournir des amusements et de bons conseils chez lui que pour prendre le roi par un changement qui lui serait si agréable. Dans un autre intervalle, nous pensâmes à nous-mêmes pour éviter la rage de la séquelle de Mme d'Argenton, de Mme la Duchesse et de la sienne, et de tous ceux qui seraient outrés de voir M. le duc d'Orléans rentré dans le bon chemin, dans l'estime du monde, dans les bonnes grâces du roi, et dans les suites que ces choses pourraient avoir.

Le maréchal me témoigna qu'il craignait fort que nous ne fussions déjà découverts par le nombreux domestique qui nous avait vus obséder M. le duc d'Orléans pendant ces trois jours, moi seul le premier, lui et moi les deux autres, à qui sans doute le trouble et la douleur de leur maître n'aurait pas échappé, et qui de cela voyant éclore la rupture, ne se méprendraient pas à nous l'attribuer, et par eux tout le monde. À cela il n'y avait point de remède. Nous nous promîmes seulement de ne rien avouer, de nous taire, et de laisser dire ce que nous ne pourrions empêcher sans désavouer honteusement, mais gardant le silence. J'avais en particulier beaucoup d'ennemis à craindre, tous sûrement très-fâchés de voir revenir M. le duc d'Orléans dans l'état où il devait être, surtout M. le Duc et Mme la Duchesse avec qui j'étais en rupture ouverte. Je craignais de plus, que si le roi venait à découvrir la part que j'avais eue à la séparation de M. le duc d'Orléans d'avec sa maîtresse, un gré infructueux de vingt-quatre heures ne fût suivi du danger de me voir chargé des fautes qu'il pourrait faire à l'avenir, et de celles encore qu'on lui pourrait imposer, le raisonnement des tout-puissants de ce monde étant trop naturellement et trop coutumièrement celui-ci: que quand on a un assez grand crédit sur quelqu'un pour lui faire faire un grand pas contre son goût et contre ses habitudes, on en a assez aussi pour le détourner, si on le voulait, de toutes les autres choses qu'on lui impute. Mais ces dangers, que je n'étais pas alors à envisager pour la première fois, n'ayant pas eu le pouvoir sur moi de m'arrêter dans un projet et dans une exécution vertueuse, n'eurent pas encore celui de m'épouvanter après m'y être volontairement et sciemment exposé. Faire ce qui est bon et honnête par des voies bonnes et honnêtes, garder après une conduite sage et mesurée, ne s'accabler pas de noeuds gordiens de prévoyance et de prudence indissolubles par leur nature, laisser dire, faire et agir en s'abandonnant à la Providence, est un axiome qui m'a toujours paru d'un grand usage à la cour, pourvu qu'on n'en abuse pas et qu'on s'y tienne en la façon que je le présente.

M. le duc d'Orléans, revenu avec nous, débarrassé des visites dont j'ai parlé, nous dit qu'il assurait à Mme d'Argenton quarante-cinq mille livres de rente, dont presque tout le fonds appartiendrait au fils qu'il avait d'elle, qu'il avait reconnu et fait légitimer, et qui est devenu depuis grand d'Espagne, grand prieur de France et général des galères, avec l'abbaye d'Auvillé (car le meilleur de tous les états en France est celui de n'en avoir point et d'être bâtard); que, outre ce bien, il restait à sa maîtresse pour plus de quatre cent mille livres de pierreries, d'argenterie ou de meubles; qu'il se chargeait de toutes ses dettes jusqu'au jour de la rupture, pour qu'elle ne pût être importunée d'aucun créancier, et que tout ce qu'elle avait lui demeurât libre, ce qui allait encore à de grandes sommes; et qu'il croyait qu'avec ces avantages, elle-même ne pouvait prétendre à une plus grande libéralité. Elle passait deux millions, et je la trouvai prodigieuse, mais en la louant; il ne s'agissait pas de pouvoir dire autrement. Quelque puissant prince qu'il fût, une telle brèche devait le rendre sage.

Avant de le quitter, Besons, poussé par moi qui n'osois plus parler de Mme la duchesse d'Orléans après mes deux tentatives, en fit une troisième qui réussit. M. le duc d'Orléans lui promit enfin qu'il la verrait dans la journée, et lui dirait sa rupture. Cette complaisance me soulagea fort, dans les vues que j'ai expliquées. Il était midi et demi, nous le quittâmes, lui pour aller chez la duchesse de Ventadour, comme il en était convenu le matin avec Mme de Maintenon, nous pour prendre enfin haleine. Besons me dit en sortant qu'il n'en pouvait plus, et qu'il s'en allait à Paris se cacher au fond de sa maison pendant le premier éclat de la rupture, et se mettre à l'abri de toutes questions et de tous propos.

En le quittant dans la galerie de M. le duc d'Orléans, je m'en allai chez la duchesse de Villeroy, que je trouvai à sa toilette seule avec ses femmes. Dès en entrant je la priai de les renvoyer, liberté que je prenais souvent avec elle. Dès qu'elles furent sorties, je lui dis que l'affaire était faite. « Bon; faite! » me répondit-elle avec dédain, comprenant bien ce que je lui voulais dire, car je ne l'avais pas vue depuis notre souper l'avant-veille, je ne le croirai point qu'il n'ait parlé au roi. Il vous promettra, il n'en fera rien. Croyez-moi, ajouta-t-elle, vous êtes son ami, mais je le connais mieux que vous. — Avez-vous tout dit? repris-je en souriant; c'est qu'il a parlé ce matin à Mme de Maintenon et au roi, et que la rupture est bâclée. — Bon, monsieur! me répondit-elle avec vivacité, il vous a peut-être dit qu'il le fera, et n'en fera rien. — Mais, répliquai-je, je vous dis encore un coup qu'il l'a fait, et que je sors d'avec lui. — Quoi, cela est fait? dit-elle avec transport; mais fait, achevé, rompu sans retour? — Eh oui! répliquai-je, madame, fait et archifait. Je ne vous dis ni conjectures ni contes, je vous dis nettement que cela est fait. » Je ne vis jamais femme si aise, ni qui de joie eût plus de peine à se persuader ce qu'elle entendait. Après cette sorte de désordre, elle me demanda fort comment cela s'était fait. Je lui contai le précis et le plus nécessaire de ce que je viens de rapporter, et des noms et des détails que j'ai cru devoir omettre ici, que j'estimai être importants à l'union que je désirais établir entre le mari et la femme que celle-ci n'ignora pas. Le duc de Villeroy, qui vint en tiers, le jugea de même. Le récit fut souvent interrompu par les surprises de la duchesse de Villeroy, et par des exclamations.

À son tour, elle me conta après que Mme la duchesse d'Orléans lui avait dit la veille l'inquiète curiosité où elle était de découvrir ce qui se passait chez M. son mari, dont elle avait appris l'angoisse, les larmes et l'obsession où nous l'avions tenu Besons et moi; que sur ce qu'elle (duchesse de Villeroy) lui avait conté, mais sans en faire cas, le mot que je lui avais dit en sortant de souper avec elle, Mme la duchesse d'Orléans lui avait dit que, si quelqu'un était en état de faire rompre M. son mari avec sa maîtresse, c'était moi; qu'elle avait souvent essayé par des recherches de m'approcher d'elle et de m'apprivoiser, sans y avoir pu réussir, et cela était vrai, et jamais je n'allais chez elle que pour des occasions indispensables de compliments, tellement qu'elle en était demeurée là bien aise toutefois qu'un homme d'honneur et d'esprit, duquel, malgré mon éloignement d'elle, elle ne croyait pas avoir rien à craindre, fût intimement avec M. le duc d'Orléans. Épanouie de sa propre joie, elle m'apprit que celle de Mme la duchesse d'Orléans serait d'autant plus vive qu'elle était plus que jamais accablée d'ennui et de douleur de l'empire insolent de Mme d'Argenton, et des traitements qui en étaient les suites, et plus que jamais hors d'espérance de les voir finir; que dans le désespoir d'une situation si triste, elle avait épuisée toutes les voies possibles à tenter de crédit, de conscience, de compassion pour faire chasser Mme d'Argenton, sans que le roi ni Mme de Maintenon s'y fussent laissés entamer le moins du monde; qu'il ne lui restait plus aucune espérance de ce côté-là, ni de celui de M. le duc d'Orléans, qui, quelquefois refroidi pour sa maîtresse, n'en devenait que plus passionné et plus abandonné à elle, de sorte que le désespoir de la princesse n'avait jamais été plus vif, plus complet, plus sans nulle ressource qu'au moment de cette délivrance. Je répondis à cette confidence qu'il était fort heureux pour Mme la duchesse d'Orléans qu'elle n'eût pas réussi, et que la tendresse du roi eût trouvé sa sagesse à l'épreuve; que Mme d'Argenton arrachée par autorité à M. le duc d'Orléans, l'eût, et par amour et peut-être autant par orgueil, irrité jusqu'à le jeter dans les dernières extrémités; que bien difficilement en eût-il cru Mme sa femme innocente; que ce soupçon, une fois monté dans son esprit, eût fait la ruine de sa famille, et de Mme la duchesse d'Orléans la plus malheureuse princesse de l'Europe. De là, la duchesse de Villeroy me vanta Mme la duchesse d'Orléans, son esprit, sa prudence, sa solidité, la sûreté de son amitié, la reconnaissance qu'elle me devait et qu'elle sentirait tout entière, et m'invita fort à une grande liaison avec elle.

Je répondis à tout cela par tous les compliments qui étaient lors de saison. Je la priai de lui dire que, dans le désir où j'étais de parvenir à séparer M. le duc d'Orléans de Mme d'Argenton, j'aurais cru diminuer beaucoup les forces dont j'avais besoin si, en répondant aux avances qu'elle avait bien voulu faire, j'avais eu l'honneur de la voir, que cette prudence était devenue un double bonheur par celui que j'avais eu de détromper à son égard M. le duc d'Orléans sur les choses secrètes (que je ne rapporte pas ici, et que j'avais confiées à la duchesse de Villeroy), lequel, malgré mes preuves, soupçonneux comme il était, n'aurait pu se rendre à la même confiance en moi, si j'avais été en mesure avec Mme sa femme, comme il avait fait parce que je n'y étais en aucune; que présentement qu'il n'y avait plus d'équilibre à garder avec lui, comme j'avais fait jusqu'alors ne voyant ni Mme sa femme ni sa maîtresse, je ferais volontiers ma cour à la première et mettrais tous mes soins à continuer à travailler à une entière réunion; mais que je croyais qu'il fallait aussi continuer d'user de la même prudence, qu'il n'était pas temps encore que j'eusse l'honneur de la voir, qu'il fallait un intervalle après ce qu'il venait de se passer pour amener les choses; mais qu'en attendant, je la priais (la duchesse de Villeroy) de dire à Mme la duchesse d'Orléans, etc., c'est-à-dire force compliments, et surtout d'exiger d'elle le plus profond secret, chose dont je n'étais pas en peine, et par son intérêt et par la matière. Je lui contai après combien je m'étais diverti, la veille au soir, chez Mme de Saint-Géran, des doléances extrêmes que Mme de Saint-Pierre y avait faites des malheurs de Mme la duchesse d'Orléans par cette tyrannie de Mme d'Argenton, à laquelle il n'y avait plus nul espoir de fin, que je savais résolue et qui éclaterait bien avant qu'il fût vingt-quatre heures de là.

CHAPITRE III. §

Le roi me donne l'heure de mon audience. — Besons, mandé par Mme la duchesse d'Orléans, me fait de sa part ses premiers remercîments. — Mesures pour apprendre la rupture à Mme d'Argenton. — Naissance, fortune et caractère de Mlle de Chausseraye. — Audience que j'eus du roi. — Succès de mon audience. — Mme d'Argenton apprend que M. le duc d'Orléans la quitte. — Vacarme à la cour et dans le monde à l'occasion de la rupture. — Joie du roi de la rupture, avec qui M. le duc d'Orléans se rétablit, point avec Monseigneur. — Je passe pour avoir fait la rupture, et, par une aventure singulière, je suis pleinement révélé. — Liaison intime entre Mme la duchesse d'Orléans et moi. — Ma première conversation avec elle. — Politique du duc de Noailles, difficile à ramener à M. le duc d'Orléans. — Nancré; son caractère.

L'heure du dîner du roi arrivait, je sortis de chez la duchesse de Villeroy pour y aller, et pour la laisser habiller pour aller chez Mme la duchesse d'Orléans où elle avait impatience de s'épanouir avec elle à leur aise. C'était, comme je l'ai dit, un vendredi, 3 janvier, et le quatrième [jour] que je me présentais devant le roi dans l'attente de l'audience qu'il avait promis à Maréchal de me donner, et je commençais à être en peine de ce qu'elle ne venait point. Je trouvai le dîner avancé, je me mis le dos au balustre, et vers la fin du fruit, je m'avançai à un coin du fauteuil du roi, et lui dis que je le suppliais de se vouloir bien souvenir qu'il m'avait fait espérer la grâce de m'entendre. Le roi se tourna à moi et d'un air honnête me répondit: « Quand vous voudrez. Je le pourrais bien à cette heure, mais j'ai des affaires, et cela serait trop court, » et un moment après, il se retourna encore, et me dit: « Mais demain matin si vous voulez. » Je répondis que j'étais fait pour attendre ses moments et ses grâces, et que j'aurais l'honneur de me présenter le lendemain matin devant lui. Cette façon de me répondre me sembla de bon augure, un air affable et point importuné, et envie de m'écouter à loisir. Maréchal, le chancelier et Mme de Saint-Simon en furent persuadés comme moi.

Sortant du dîner du roi, et passant auprès de l'appartement de Mme la duchesse d'Orléans, je fus surpris de rencontrer le maréchal de Besons qui sortait de chez elle, et que je croyais déjà à Paris ou bien près d'y arriver. Il était en usage de la voir quelquefois. Il me dit qu'inquiète de tout ce qu'il lui était revenu par le domestique, elle l'avait envoyé chercher. À elle il avoua tout le fait, et redoubla la joie que quelques bruits avaient fait naître, et que Madame avait confirmés, qui en revenant de la messe avait passé chez elle, et lui avait appris la rupture. Le maréchal me dit qu'il lui avait grossièrement raconté les faits principaux, et me la représenta transportée de la plus vive joie, et de reconnaissance pour moi dont elle l'avait prié de m'assurer. Besons était si peiné de l'éclat qui allait suivre, et si pressé de s'aller mettre à couvert chez lui, qu'il n'osa demeurer que peu de moments avec moi, de peur qu'on ne nous vît ensemble, comme si nous avions fait tous deux quelque mauvais coup. Comme l'affaire principale était faite, je ne voulus pas le contraindre, et je le laissai s'enfuir.

Je passai toute l'après-dînée avec M. le duc d'Orléans, qui n'était pas moins vivement touché que le matin même. Il me dit que Mme de Maintenon avait envoyé chercher la duchesse de Ventadour aussitôt qu'il fut sorti de chez elle; qu'elle l'avait chargée de faire entendre à Mme d'Argenton ce dont était question, sur quoi lui et la duchesse étaient convenus d'envoyer chercher Chausseraye, à qui il avait envoyé sa chaise de poste à Madrid où elle avait une petite maison où elle était, et qui ne tarda pas à venir. La commission lui parut fort dure, mais les prières et les larmes de la duchesse de Ventadour, son amie intime, la persuadèrent enfin d'aller apprendre à leur bonne amie commune le changement de son sort.

Chausseraye était une grande et grosse fille, qui avait infiniment d'esprit, de sens et de vues, et dont tout l'esprit était tourné à l'intrigue, au manège, à la fortune. Elle n'était rien du tout. Son nom était Le Petit de Verno. Son père avait une méchante petite terre en Poitou qui s'appelait Chausseraye. C'était apparemment un compagnon bien fait, et qui n'était jamais sorti de son petit État ni de son voisinage. La marquise de La Porte-Vezins, veuve, et qui demeurait dans ces terres-là, auprès, s'en amouracha et l'épousa. Elle mourut en 1687 et en laissa cette fille. Elle avait un fils de son premier lit, mort lieutenant général des armées navales en grande réputation, et fort honnête homme. Le duc de Brissac, père de la maréchale de Villeroy, la maréchale de La Meilleraye, Mme de Biron, mère du maréchal-duc de Biron, frère et soeurs de Mme de Vezins, indignés de ce second mariage, ne voulurent jamais la voir ni le mari encore moins, tellement que Mlle de Chausseraye demeura longtemps dans l'angoisse, l'obscurité et la misère. M. de La Porte-Vezins, son frère de mère, qui en devait être plus choqué qu'aucun de la parenté, en prit pitié, et parvint à leur faire voir cette étrange cousine. Sa figure et son esprit les gagna bientôt; jamais créature si adroite, si insinuante, si flatteuse sans fadeur, si fine ni si fausse, et qui en moins de temps reconnût ses gens et par où il les fallait prendre. N'en sachant que faire, et pour la recrépir et lui donner du pain, le maréchal de Villeroy qui, comme on l'a vu ici plus d'une fois, pouvait tout et à bonne cause sur la duchesse de Ventadour, la fit par elle entrer fille d'honneur de Madame qu'on éblouit du cousinage. Là, sous la protection de Mme de Ventadour, elle la gagna si bien qu'elle fut toute sa vie son amie la plus intime, et comme leurs moeurs étaient plus semblables que leurs esprits, elle fut son conseil en quantité de choses, dont elle ne lui en cacha toute sa vie aucune.

La galanterie, et après l'intrigue et l'intimité de Mme de Ventadour, lui acquirent des amis et de la considération, jusque-là que l'on comptait avec elle dans le monde. Elle fit toujours tout ce qu'elle voulut des ministres. Barbezieux, le chancelier de Pontchartrain, dès le temps qu'il avait les finances, Chamillart ne lui refusaient rien. Elle sut apprivoiser jusqu'à Desmarets et Voysin, et s'enrichit par eux. Mais ce fut tout autre chose pendant la régence, qu'elle eut plusieurs millions. Elle était amie intime de Mme d'Argenton, qu'elle avait fort connue chez Mme de Ventadour, et amie de toute cette séquelle, dont elle tirait du plaisir, et de l'argent de M. le duc d'Orléans. Elle avait quitté Madame il y avait longtemps comme surannée, mais elle était demeurée si bien avec elle qu'elle la voyait toujours en particulier à Versailles, et que Madame l'allait voir aussi quelquefois. Comme Mme de Ventadour elle était devenue dévote, mais elle n'en intriguait pas moins. Il est incroyable de combien de choses elle se mêlait. Elle joua toute sa vie tant qu'elle put, et y perdit littéralement des millions. Le roi la traitait bien, et lui a plus d'une fois donné des sommes considérables. Elle avait tout crédit sur Bloin et sur les principaux valets, et voyait même quelquefois Mme de Maintenon. Je la connaissois extrêmement; je l'avais connue chez Mmes de Nogaret et d'Urfé, ses cousines germaines, de chez qui elle ne bougeait à Versailles les matins. Elle était d'excellente compagnie, et savait mille choses de l'histoire de chaque jour par ses amis considérables. J'étais avec elle sur un pied d'amitié et de recherche; mais je m'aperçus que la rupture de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton m'avait fort gâté avec elle, et quand elle le put dans les suites, je l'éprouvai dangereuse ennemie. J'aurai occasion d'en parler ailleurs.

Le lendemain samedi, 4 janvier, le dernier des quatre, si principaux pour moi par leurs suites, qui commencèrent cette année 1710, j'allai à l'issue du lever du roi, et le vis passer de son prie-Dieu dans son cabinet, sans qu'il me dît rien. C'était une heure de cour qui ne m'était pas ordinaire. Je me contentais de le voir aller et revenir de la messe; parce que depuis une longue attaque de goutte, il s'habillait presque entièrement sur son lit, où le service ne laissait guère de place. L'ordre donné, les entrées du cabinet sortaient, tout le monde allait causer dans la galerie jusqu'à sa messe. Il ne restait guère dans sa chambre que le capitaine des gardes en quartier, qu'un garçon bleu avertissait quand le roi allait sortir par la porte de son cabinet qui donne dans la galerie pour aller à la messe, lequel entrait alors dans le cabinet pour le suivre. Je demeurai après l'ordre donné, et le monde écoulé, seul avec le cabitaine des gardes dans la chambre. C'était Harcourt, qui fut assez étonné de me voir là persévérant, et qui me demanda ce que j'y faisais. Comme il allait me voir appeler dans le cabinet, je ne fis point de difficulté de lui dire que j'avais un mot à dire au roi, et que je croyais qu'il me ferait entrer dans son cabinet avant la messe. Le P. Tellier, dont le vrai travail se faisait le vendredi, était demeuré avec le roi; il sortit bientôt après, et presque aussitôt Nyert, premier valet de chambre en quartier, sortit du cabinet, chercha des yeux et me dit que le roi me demandait.

J'entrai aussitôt dans le cabinet. J'y trouvai le roi seul et assis sur le bas bout de la table du conseil, qui était sa façon de faire, quand il voulait parler à quelqu'un à son aise et à loisir. Je le remerciai en l'abordant de la grâce qu'il voulait bien me faire, et je prolongeai un peu mon compliment pour observer mieux son air et son attention, qui me parurent l'un sévère, l'autre entière. De là, sans qu'il me répondît un mot, j'entrai en matière. Je lui dis que je n'avais pu vivre davantage dans sa disgrâce (terme que j'évitais toujours par quelque circonlocution pour ne le pas effaroucher, mais dont je me servirai ici pour abréger) sans me hasarder de chercher à apprendre par où j'y étais tombé; qu'il me demanderait peut-être par quoi j'avais jugé du changement de ses bontés pour moi; que je répondrais que, ayant été quatre ans durant de tous les voyages de Marly, la privation m'en avait paru une marque qui m'avait été très-sensible, et par la disgrâce, et par la privation de ces temps longs de l'honneur de lui faire ma cour. Le roi, qui jusque-là n'avait rien dit, me répondit, d'un air haut et rengorgé, que cela ne faisait rien et ne marquait rien de sa part. Quand je n'eusse pas su à quoi m'en tenir sur cette privation, l'air et le ton de la réponse m'eût bien appris qu'elle n'était pas sincère; mais il la fallut prendre pour ce qu'il me la donnait: ainsi je lui dis que ce qu'il me faisait l'honneur de me dire me causait un grand soulagement, mais que, puisqu'il m'accordait l'honneur de m'écouter, je le suppliais de trouver bon que je me déchargeasse le coeur en sa présence, ce fut mon terme, et que je lui disse diverses choses qui me peinaient infiniment, et dont je savais qu'on m'avait rendu auprès de lui de fort mauvais offices, depuis que des bruits, que mon âge et mon insuffisance m'empêchaient de croire fondés, mais qui avaient fort couru, qu'il avait jeté les yeux sur moi pour l'ambassade de Rome (ils étaient très-réels comme on l'a vu ailleurs, mais il fallait parler ainsi, parce qu'il ne me l'avait pas fait proposer dans l'incertitude de la promotion du cardinal de La Trémoille;et que, dès qu'elle fut faite, il cessa d'y vouloir envoyer un ambassadeur), l'envie et la jalousie s'étaient tellement allumées contre moi, comme contre un homme qui pouvait devenir quelque chose et qu'il fallait arrêter de bonne heure; que depuis ce temps-là je n'avais pu dire ni faire rien d'innocent; que jusqu'à mon silence même ne l'avait pas été, et que M. d'Antin n'avait pas cessé de m'attaquer. « D'Antin! interrompit le roi, mais d'un air plus doux, jamais il ne m'a nommé votre nom. » Je répondis que ce témoignage me faisait un plaisir sensible, mais que d'Antin m'avait si attentivement poursuivi dans le monde en toutes occasions que je n'avais pu ne pas craindre ses mauvais offices auprès de lui.

En cet endroit le roi, qui avait déjà commencé à se rasséréner, prenant un visage encore plus ouvert, et montrant une sorte de bonté et presque de satisfaction à m'entendre, me coupa la parole comme je commençais un autre discours par ces mots: « Il y a encore un autre homme.... » et me dit: «Mais aussi, monsieur, c'est que vous parlez et que vous blâmez, voilà ce qui fait qu'on parle contre vous.» Je répondis que j'avais grand soin de ne parler mal de personne; que, pour [parler mal] de Sa Majesté, j'aimerais mieux être mort, en le regardant avec feu entre deux yeux; qu'à l'égard des autres, encore que je me mesurasse beaucoup, il était difficile que des occasions ne donnassent pas lieu à parler quelquefois un peu naturellement. « Mais, me dit le roi, vous parlez sur tout, sur les affaires, je dis sur ces méchantes affaires, avec aigreur... » Alors à mon tour j'interrompis le roi, observant qu'il me parlait de plus en plus avec bonté; je lui dis que des affaires j'en parlais ordinairement fort peu et avec de grandes mesures; mais qu'il était vrai que, piqué quelquefois par de fâcheux succès, il m'échappait d'abondance de coeur des raisonnements et des blâmes; qu'il m'était arrivé une aventure qui, ayant fait un grand bruit contre mon attente, m'avait aussi fait le plus de mal; que j'allais l'en rendre juge, afin de lui en demander un très-humble pardon si elle lui avait déplu, ou que, s'il en jugeait plus favorablement, il vît que je n'étais pas coupable.

Je savais à n'en pas douter qu'on avait fait un prodigieux et pernicieux usage de mon pari à Lille; j'avais résolu de le conter au roi, et j'en saisis ici l'occasion qu'il me donna belle, mais avec la légèreté qu'il convenait sur les acteurs avec lui. Je continuai donc à lui dire que, lors du siége de Lille, touché de l'importance de sa conservation, au désespoir de voir avec quelle diligence les ennemis s'y fortifiaient, avec quelle lenteur son armée se mettait en mouvement, après trois courriers dépêchés coup sur coup portant ordre de marcher au secours, impatienté d'entendre continuellement assurer une levée de siége si glorieuse et si nécessaire, laquelle je voyais impossible par le temps que ces lenteurs donnaient aux ennemis de se mettre tout à fait à couvert de cette crainte, il m'était échappé, dans le dépit d'une de ces disputes, de parier quatre pistoles que Lille ne serait pas secouru et qu'il serait pris. « Mais, dit le roi, si vous n'avez parlé et parié que par intérêt de la chose, et par dépit de voir qu'elle ne réussissait pas, il n'y a point de mal, et au contraire, cela n'est que bien; mais quel est cet autre homme dont vous me vouliez parler? » Je lui dis que c'était M. le Duc, sur lequel il garda le silence, et ne me dit point, comme il avait fait sur d'Antin, qu'il ne lui avait point parlé de moi, et je lui racontai en peu de mots autant que je pus, sans rien omettre d'utile, le fait et le procédé de Mme de Lussan; et comme sur le pari de Lille j'avais soigneusement évité de lui nommer les noms de Chamillart, de Vendôme et de Mgr le duc de Bourgogne, j'évitai ici avec le même soin de lui nommer Mme la Duchesse sa fille, pour en mieux tomber sur M. le Duc. Je dis donc au roi que je n'entrais point dans le fond de l'affaire de Mme de Lussan pour ne l'en pas importuner, mais que M. le chancelier et tout le conseil, M. le premier président et tout le parlement où elle avait été portée, en avaient été indignés jusqu'à lui en avoir fait de fâcheuses réprimandes; que cette femme m'ayant attaqué partout et par toutes sortes de mensonges, j'avais été contraint de me défendre par des vérités poignantes à la vérité, mais justes et nécessaires; qu'avant de les publier j'avais supplié M. le Prince d'en entendre la lecture; que je la lui avais faite, et qu'il avait trouvé très-bon que je les publiasse; que je n'avais jamais pu approcher de Mme la Princesse ni de M. le Duc; qu'il était étrange qu'il s'intéressât plus dans l'affaire de la dame d'honneur de Mme la Princesse que M. le Prince même, lequel avait fort gourmandé Mme de Lussan là-dessus; qu'enfin Sa Majesté trouvait bon que ses sujets eussent tous les jours des procès contre elle, et qu'il serait étrange qu'on n'osât se défendre des mensonges de Mme de Lussan, dont la place serait plus que la première du royaume, si elle lui donnait le droit de plaider et de mentir sans réplique. J'ajoutai que M. le Duc ne me l'avait jamais pardonné depuis, qu'il n'y avait point d'occasion où je ne m'en fusse aperçu, et que c'était une chose horrible que moi, absent naturellement et à la Ferté, comme j'avais accoutumé à Pâques, et sans savoir M. le Prince en état de mourir, M. le Duc eût dit à Sa Majesté, sur l'affaire des manteaux, que c'était dommage que je n'y fusse et que je me donnerais bien du mouvement.

Le roi, qui m'avait laissé tout dire, et sur qui je remarquai que j'avais fait impression, me répondit avec l'air et la façon d'un homme qui veut instruire, qu'aussi je passais pour être vif sur les rangs, que je m'y étais mêlé de beaucoup de choses, que je poussais les autres, et me mettais à leur tête. Je répondis qu'à la vérité cela m'était arrivé quelquefois, et qu'en cela même je n'avais pas cru rien faire qui lui pût déplaire, mais que je le suppliais de se souvenir que, depuis l'affaire de la quête dont je lui avais rendu compte, il y avait quatre ans, je n'étais entré en aucune sorte d'affaire. Je lui remis en deux mots le fait de celle-là, et de celle de la princesse d'Harcourt; et sur ce que je lui dis que j'avais eu lieu de croire qu'il en avait été content, il en convint, et m'en dit des choses de lui-même, qui me montrèrent qu'il s'en souvenait parfaitement, sur quoi je ne manquai pas de lui dire que la maison de Lorraine ne l'avait pas oublié, et n'avait cessé de me le témoigner depuis. Revenant tout de suite d'où je m'étais écarté, j'ajoutai que c'était bien assez de ne m'être mêlé de rien depuis quatre ans, pour que M. le Duc, à qui je n'avais jamais rien fait, ne fit pas souvenir de moi dans un temps d'absence où je ne pensais à rien moins. L'air de familiarité que j'avais usurpé dans la parenthèse des Lorrains, et en retombant sur M. le Duc, et celui d'attention, d'ouverture et de bonté non ennuyée que je vis dans le roi, me fit ajouter que j'avais beau d'entrer en rien, puisque, dans ma dernière absence dont j'arrivais, il m'avait été mandé de beaucoup d'endroits qu'on avait extrêmement parlé de moi sur ce qui était arrivé entre les carrosses de Mmes de Mantoue et de Montbazon, et que j'osois lui demander ce que je pouvais faire pour éviter ces méchancetés, et des propos qui se tenaient gratuitement, moi absent depuis longtemps, et dans la parfaite ignorance de l'aventure de ces dames. « Cela vous fait voir, me dit le roi en prenant un vrai air de père, sur quel pied vous êtes dans le monde, et il faut que vous conveniez que cette réputation, vous la méritez un peu. Si vous n'aviez jamais eu d'affaires de rangs, au moins que vous n'y eussiez pas paru si vif sur celles qui sont arrivées, et sur les rangs mêmes, on n'aurait point cela à dire. Cela vous doit montrer aussi combien vous devez éviter tout cela, pour laisser tomber ce qu'on en peut dire, et faire tomber cette réputation par une conduite sage là-dessus, et suivie, pour ne point donner prise sur vous. » Je répondis que c'était aussi ce que j'avais continuellement fait depuis quatre ans, comme je venais d'avoir l'honneur de le lui dire, et ce que je ferais continuellement à l'avenir, mais qu'au moins le suppliais-je de voir combien peu de part j'avais eu en ces dernières choses, desquelles néanmoins je ne me trouvais pas quitte à meilleur marché; que j'avais une telle crainte de me trouver en tracasseries et en discussions, surtout devant lui, qu'il fallait donc que je lui disse maintenant la véritable raison qui m'avait fait rompre le voyage de Guyenne qu'il m'avait permis de faire; que cette raison était celle des usurpations, étranges du maréchal de Montrevel sur mon gouvernement, qui étaient telles que je n'y pouvais aller qu'elles ne fussent décidées; que M. le maréchal de Boufflers, qui avait commandé en chef en Guyenne, à qui j'avais exposé mes raisons, avait jugé en ma faveur, et cru que M. de Montrevel l'en voudrait bien croire; mais que ce dernier s'étant opiniâtré à vouloir que Sa Majesté décidât, j'avais mieux aimé perdre mes affaires qui avaient grand besoin de ma présence, et laisser encore le maréchal de Montrevel usurper tout ce que bon lui semblait et semblerait, que d'en importuner Sa Majesté, tant j'étais éloigné de toutes querelles, et surtout de l'en fatiguer.

Le roi goûta tellement ce propos qu'il l'interrompit plusieurs fois par des monosyllabes de louanges pour ne pas troubler le fil de mon discours, à la fin duquel il me loua davantage et m'applaudit plus à son aise, sans pourtant entrer en rien sur ces différends de Guyenne, tant il abhorrait toute discussion, et aimait mieux que tout s'usurpât et se confondit, souvent même au préjudice connu de ses affaires, que d'ouïr parler de cette matière, et surtout de décision. Je lui parlai aussi de la longue absence que j'avais faite de douleur de me croire mal avec lui, d'où je pris occasion de me répandre moins en respects, qu'en choses affectueuses sur mon attachement à sa personne, et mon désir de lui plaire en tout, que je poussai avec une sorte de familiarité et d'épanchement, parce que je sentis à son air, à ses discours, à son ton et à ses manières, que je m'en étais mis à portée. Aussi furent-ils reçus avec une ouverture qui me surprit, et qui ne me laissa pas douter que je ne me fusse remis parfaitement auprès de lui. Je le suppliai même de daigner me faire avertir, s'il lui revenait quelque chose de moi qui pût lui déplaire, qu'il en saurait aussitôt la vérité, ou pour pardonner à mon ignorance, ou pour mon instruction, ou pour voir que je n'étais point en faute. Comme il vit qu'il n'y ayait plus de points à traiter, il se leva de dessus sa table. Alors je le suppliai de se souvenir de moi pour un logement, dans le désir que j'avais de continuer à lui faire une cour assidue; il me répondit qu'il n'y en avait point de vacant, et avec une demi-révérence riante et gracieuse, s'achemina vers ses autres cabinets, et moi après une profonde révérence je sortis en même temps par où j'étais entré, après plus d'une demi-heure d'audience la plus favorable; et fort au delà de ce que j'avais pu espérer.

J'allai tout droit chez Maréchal, par un juste tribut, lui raconter tout ce qui se venait de passer, et que je lui devais uniquement, dont il fut ravi et en augura au mieux; de là chez le chancelier à qui la messe du roi me donna loisir de tout conter. Il pesa attentivement chaque chose, et fut tellement surpris de la façon dont le roi était descendu dans tous les détails, de ses réponses, de ses interruptions, et puis de ses reprises, qu'il me protesta qu'il ne connaissoit pas encore quatre hommes à la cour, de quelque sorte qu'ils fussent, avec qui le roi en eût usé ainsi. Il m'exhorta à une grande circonspection, à une grande assiduité, à bien espérer, et m'assura que, connaissant le roi comme il faisait, pour ainsi dire à revers, je pouvais compter, non-seulement qu'il ne lui restait aucune impression contre moi, mais qu'il était bien aise qu'il ne lui en restât aucune, et que j'étais très-bien avec lui. Ce qui me surprit le plus et qui me donna encore plus de confiance, fut la conformité de l'avis de M. de Beauvilliers, et même de ses paroles, qu'il ne connaissoit pas un autre homme avec qui le roi se fût ouvert, et fût entré de la sorte.

On ne peut exprimer la joie de ces amis, et combien le chancelier traita avec élargissement le chapitre de ma retraite que son adresse avait arrêtée, et combien je sentis et lui témoignai l'obligation que je lui en avais. J'allai ensuite tirer Mme de Saint-Simon d'inquiétude que je changeai en une grande joie. C'était elle qui m'avait aposté le chancelier et tous mes amis, et qui par là m'avait forcé, comme je l'ai dit, à ce dernier remède, dont le succès fut tel que le roi m'a toujours depuis, non-seulement bien traité, mais avec une distinction marquée pour mon âge, jusqu'à sa mort, et sans lacune; je dis pour mon âge quoiqu'à trente-cinq ans que j'allais avoir ce ne fût plus jeunesse, mais à son égard, c'était encore au-dessous, surtout pour un homme sans charge, et sans occasion de familiarité avec lui, et voilà quel trésor est une femme sensée et vertueuse. Elle m'avoua alors l'extrême éloignement du roi qu'elle avait su de Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'elle m'avait prudemment caché pour ne me pas éloigner moi-même davantage. Elle crut sagement aussi qu'ayant eu recours à celte princesse qui l'avait si bien reçue, elle lui devait rendre compte de ce qui venait de se passer, sur quoi elle lui témoigna beaucoup de joie et toutes sortes de bontés. Comme rien n'était plus rare qu'une audience du roi à ceux qui n'avaient point de particulier naturel avec lui, celle que je venais d'avoir, et surtout sa longueur, fit plus de bruit que je ne désirais. Je laissai dire et me tins en silence, parce qu'on n'est point obligé de rendre compte de ses affaires. Maréchal me dit deux jours après que le roi m'avait fort loué à lui, et [avait] témoigné toutes sortes de satisfaction de mon audience. Retournons maintenant à M. le duc d'Orléans avec qui je passai encore toute cette après-dînée.

Chausseraye était allée la veille tout droit chez la duchesse de Ventadour à Versailles, chez Mme d'Argenton à Paris, où elle ne la trouva point, et sut qu'elle était allée jouer et souper chez la princesse de Rohan, d'où elle ne reviendrait que fort tard, sur quoi elle lui manda qu'elle avait à lui parler et qu'elle l'attendait chez elle. Mme d'Argenton ne se pressant point de revenir, Mlle de Chausseraye renvoya et la fit arriver. Elle lui dit que ce qu'elle avait à lui apprendre était si sérieux qu'elle eût bien voulu qu'une autre en fût chargée; et avec ces détours comme pour annoncer la mort de quelqu'un, elle fut longtemps sans être entendue. Enfin elle la fut. Les larmes, les cris, les hurlements firent retentir la maison, et annoncèrent au nombreux domestique la fin de sa félicité, lequel ne fut pas plus ferme que la maîtresse. Après un long silence de Chausseraye, elle se mit à parler de son mieux, à faire valoir les largesses, la délicatesse sur tout ordre par écrit, la liberté dans tout le royaume excepté Paris et les apanages. Mme d'Argenton au désespoir, mais peu à peu devenue plus traitable, demanda à se retirer pour les premiers temps dans l'abbaye de Gomerfontaine en Picardie, où elle avait été élevée et y avait une soeur religieuse. L'Abbé de Thesut, secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, ami intime de toute cette séquelle et dont j'aurai occasion de parler dans la suite, fut mandé, puis envoyé à Versailles, chargé d'une lettre de Mme d'Argenton pour M. le duc d'Orléans, et d'une autre pour la duchesse de Ventadour, priée de voir Mme de Maintenon sur cette retraite.

Tandis que j'étais chez M. le duc d'Orléans, avec deux ou trois de ses premiers officiers, à causer pour l'amuser comme nous pouvions, l'abbé de Thesut entra, qui lui vint dire un mot à l'oreille. À l'instant je vis une grande altération sur son visage. Il rêva un moment, se leva, alla à l'autre bout de l'entre-sol avec l'abbé, puis m'appela, ce qui fit sortir les autres. Demeurés seuls tous trois, M. le duc d'Orléans me demanda avec angoisse si j'avais jamais vu une dureté pareille, m'expliqua la demande de Gomerfontaine et sa cause, et à peine m'en eût-il dit le refus, qu'il entra en une espèce de rage et de fureur, et s'abandonna au repentir de ne s'en être pas fui de Besons et de moi dans le sein de sa maîtresse la nuit qui précéda la rupture, comme il en avait été mille fois tenté. Après avoir laissé quelque cours à cette tempête, je lui représentai qu'avant de s'abandonner ainsi au déchaînement, il fallait voir un peu mieux de quoi il s'agissait; que, si la chose était crue ainsi qu'on la lui disait, je ne pouvais disconvenir qu'il n'eût lieu d'être en colère, et que j'y étais autant que lui, mais que je le suppliais que nous puissions raisonner un moment. Je demandai à l'abbé de Thesut ce qu'on prétendait que Mme d'Argenton devînt, et pourquoi on ne voulait pas la laisser se retirer en un lieu si naturel, et où elle pourrait trouver de la consolation, de l'instruction et des exemples. Il me répondit que Mme de Maintenon aimait l'abbesse et la maison de Gomerfontaine, où elle avait envoyé des demoiselles de Saint-Cyr, qu'elle avait des desseins dessus, et qu'elle ne voulait pas que Mme d'Argenton la gâtât. Je dis à M. le duc d'Orléans, qui cependant tempêtait de toutes ses forces, qu'il aurait regret de s'être tant tourmenté pour si peu de chose, que je ne voyais que deux choses qui pussent lui faire de la peine et intéresser Mme d'Argenton: un ordre par écrit qu'il était sûr qu'elle n'aurait pas, une contrainte sur sa liberté que je ne voyais pas ici; et que, s'il voulait m'en croire, je parierais toutes choses qu'il aurait contentement.

J'eus peine à lui faire entendre raison. À la fin il consentit à la proposition que je lui fis d'écrire à Mme de Maintenon. Après avoir écrit les deux premiers mots, il se renversa dans sa chaise, me dit qu'il ne pouvait penser, encore moins écrire, et qu'il me priait de faire la lettre. J'en fis le compliment à l'abbé de Thesut, puis je la fis. Ils la trouvèrent bien tous deux, l'abbé la lui dicta, il l'écrivit, et mit le dessus de sa main, et l'envoya par Imbert, son premier valet de chambre, comme le roi était déjà chez Mme de Maintenon, qui était ce que je voulais pour qu'il la vît. Imbert la donna à l'officier des gardes qui demeurait là de garde. Celui-ci la porta à Mme de Maintenon; mais le roi ayant demandé et su de qui était la lettre, la prit, et c'était ce que nous désirions. J'essuyai tout le soir des regrets cuisants demeuré tête à tête, et pour la première fois de ma vie je vis des lettres de Mme d'Argenton. M. le duc d'Orléans lui écrivit, et j'eus peine à obtenir qu'il s'en abstiendrait tout à fait à l'avenir. Après le souper, le roi dit à M. le duc d'Orléans qu'il avait vu sa lettre, que Gomerfontaine ne se pouvait, parce que Mme de Maintenon ne le désirait pas, par les raisons que nous savions, qu'il lui répéta; mais qu'à l'exception de ce lieu, il n'y en avait aucun où sa maîtresse n'eût liberté d'aller et de demeurer, tant et si peu qu'il lui plairait. Tout cela fut accompagné d'amitiés, et d'un air fort différent de celui que le temps mal pris et la surprise avaient causé lors de la déclaration de la rupture.

Mme d'Argenton ne demeura que quatre jours à Paris, depuis que Chausseraye la lui était allée dire. Elle s'en alla chez son père qui vivait chez lui près de Pont-Sainte-Maxence, et le chevalier d'Orléans, son fils, demeura au Palais-Royal. Cette retraite excita toutes les langues. Les amies de Mme d'Argenton s'en irritèrent comme d'un outrage, n'osant crier contre la rupture même. La duchesse de Ventadour, naturellement douce, et d'ailleurs retenue par la cour, se contenta de pleurer. La duchesse douairière d'Aumont, sa soeur, ne se contraignit pas tant. Dévote outrée, joueuse démesurée par accès, et souvent tous les deux ensemble, et toujours méchante, elle était la meilleure amie de Mme d'Argenton, et força la duchesse d'Humières, sa belle-fille, de la venir voir partir avec elle. La duchesse de La Ferté et Mme de Bouillon s'emportèrent fort aussi, et toute la lie de Paris et du Palais-Royal sans mesure. Les ennemis de M. le duc d'Orléans, particulièrement Mme la Duchesse, et tout ce qui tenait à elle, prirent un autre tour. Ils semèrent que le roi était sa dupe; qu'à bout du joug, dur, cher et capricieux de sa maîtresse, il s'était fait avec lui un faux mérite et un honteux honneur de sa rupture; que le procédé de l'y avoir fait entrer était d'un bas courtisan, raffiné; que la victime était bien à plaindre, mais que bientôt M. le duc d'Orléans, lassé d'une vie raisonnable, prendrait quelque nouvel engagement. Les indifférents et les raisonnables qui firent le plus grand nombre, ne purent refuser leurs louanges à la rupture, leur approbation à la manière. Deux millions leur parurent une libéralité excessive. De laisser Mme d'Argenton dans Paris aux risques de renouer avec elle, au moins de donner lieu tous les jours à le dire et à le croire, leur sembla contre tout bon sens, et impossible de l'en faire sortir par l'autorité du roi, par conséquent de nécessité absolue de lui confier d'abord la rupture, et quant à la manière de l'en faire retirer, ils y trouvèrent tous les ménagements possibles.

Le roi, comme je viens de le dire, revenu de la surprise d'un temps mal pris, se livra à la plus grande joie, et la témoigna dès le lendemain à M. le duc d'Orléans; il le traita depuis toujours de bien en mieux. Mme de Maintenon n'osa pas n'y point contribuer un peu dans ces commencements, où les jésuites servirent très-bien ce prince, qui se les était attachés. Mme la duchesse de Bourgogne y fit des merveilles par elle-même; et Mgr le duc de Bourgogne, poussé par le duc de Beauvilliers. Monseigneur seul demeura le même qu'il était à son égard, continuellement aigri sur l'affaire d'Espagne par Mme la Duchesse et par tout ce qui l'obsédait avec art et empire. L'espérance de marier la fille aînée de Mme la Duchesse à M. le duc de Berry redoublait encore leur application à tenir Monseigneur dans cet extrême éloignement.

Plusieurs jours se passèrent sans qu'on parlât d'autre chose que de cette rupture, qui passa publiquement pour mon ouvrage, sans qu'on y donnât presque aucune part à Besons. Je m'en défendis constamment jusques avec mes amis particuliers, tant pour en laisser tout l'honneur à M. le duc d'Orléans, que pour éviter la rage de tous ceux qui par intérêt en étaient fâchés, et par une juste crainte de montrer mon crédit sur l'esprit d'un prince qu'il n'était pas certain de porter toujours où on voulait, ni qui demeurât toujours exempt de fautes. Toutefois je ne gagnai rien par cette conduite, sinon de n'avouer jamais. Chacun demeura persuadé de la vérité du fait, et je crus que le domestique de M. le duc d'Orléans en fut cause, en racontant ce qu'ils avaient vu de mes longs et continuels particuliers avec lui immédiatement auparavant. Mais il m'arriva un autre inconvénient que je n'avais garde de prévoir et qui mit au fait de la chose ceux-là mêmes auxquels il m'était le plus important de le tenir caché. J'avais fort conseillé à M. le duc d'Orléans de rechercher les principaux personnages en estime et en considération dans le monde et aussi en crédit. Dans cette vue il se rallia un peu le maréchal de Boufflers, et pour se l'attacher davantage, il lui parla franchement sur ses torts, il en convint avec lui, raisonna confidemment de la conduite qu'il avait résolue à l'avenir, enfin s'ouvrit au point de lui conter tout ce qui s'était passé sur sa rupture avec sa maîtresse. De tout cela il lui en demanda le secret, excepté pour moi et pour le duc de Noailles, qui arrivait de Roussillon dans ces premiers jours de janvier.

Le maréchal, mon ami intime, ravi de me savoir l'auteur et l'exécuteur d'une oeuvre si bonne, si difficile, et qu'il savait si fort tenir au coeur du roi et de Mme de Maintenon par elle-même, qui souvent lui en avait parlé avec fureur, ne douta pas qu'il ne me rendît un excellent office en lui confiant que c'était moi seul qui avais fait chasser Mme d'Argenton. Il me surprit étrangement lorsqu'il me conta l'aveu que lui en avait fait M. le duc d'Orléans, et bien davantage qu'il l'avait dit à Mme de Maintenon. À son tour il ne le fut pas moins de ma froideur à ce récit, et m'en demanda la cause. Je la lui dis; mais comme il avait plus de droiture que d'esprit et de vraie connaissance de cour, où il n'était venu qu'âgé et déjà dans les grands emplois de guerre, il ne goûta point mes raisons et se récria sur l'injustice qu'il y avait de prendre thèse sur ce que j'avais fait faire de bon à M. le duc d'Orléans, pour m'imputer de n'empêcher pas ce qu'à l'avenir il pourrait faire de mal. Ce qu'il avait dit était lâché et lâché par principe d'amitié; ainsi voyant la chose sans remède, je ne voulus pas contester vainement, et je le remerciai du mieux que je pus. Le roi ni Mme de Maintenon, laquelle je ne voyais jamais, ne m'en ont jamais parlé ni rien fait dire; mais par un trait du roi, qui se trouvera dans la suite, je ne puis presque douter qu'il ne l'ait su.

La rupture ainsi achevée et terminée, je songeai à en faire tirer à M. le duc d'Orléans tous les plus avantageux partis qu'il me fût possible, et je n'en crus aucun meilleur, à tous égards, que celui de le lier étroitement à Mme sa femme dans une si favorable jointure. Il avait été infiniment content de la manière dont elle avait pris la rupture. Elle contint sa joie avec une modération et une sagesse qui ne se démentit point, et qui eut une grande force pour ramener M. le duc d'Orléans vers elle. Comme il me l'avoua dès les premiers jours, et que je sentis ses froncements mollis, je me hâtai de me servir de ces ouvertures récentes, et de sa désoccupation ennuyeuse et pénible dans ce subit changement de vie, pour l'attacher à Mme la duchesse d'Orléans. Jugeant ensuite que je pourrais ne leur être pas inutile, je lui dis que jusqu'à présent j'avais fait une sorte de profession publique de ne la jamais voir non plus que les autres princesses, chez qui je n'allais jamais qu'un instant aux occasions; que maintenant que rien ne les séparait plus, c'était à lui à me prescrire ma conduite à cet égard, et à mon attachement pour lui à m'y conformer. À l'instant il me pria de la voir avec un empressement qui me surprit. Il me dit que c'était une chose qu'il avait résolu de me demander; il ajouta qu'il serait extrêmement aise que la liaison qui était entre lui et moi s'étendît à elle; il s'étendit là-dessus en raisons et en désirs.

J'étais cependant extrêmement pressé par elle de la voir. Elle avait chargé la duchesse de Villeroy de m'en témoigner son impatience, et cela plusieurs fois, c'est-à-dire tous les jours, et de me dire à quel point elle ressentait ce que j'avais fait pour elle. Elle en avait dit autant aussi à Mme de Saint-Simon avec de grandes effusions de coeur, qui la voyait souvent; mais, sans rien de particulier, lui avait parlé dans les termes de la plus vive reconnaissance. Ainsi, après avoir laissé passer quelques jours, pendant lesquels M. le duc d'Orléans me pressait toujours de la voir, je convins avec la duchesse de Villeroy de l'heure d'y aller, parce qu'elle me voulait voir en particulier. Comme je fus annoncé un soir après son jeu, le peu de familières qui étaient restées s'en allèrent. Elle était dans son cabinet dans un petit lit de jour, en convalescence de sa couche de la reine d'Espagne. On m'apporta un siége auprès d'elle où je m'assis. Là, tête à tête, tout ce qu'elle me dit de gracieux ne se peut rendre. La joie et la reconnaissance s'exprimaient avec un choix de paroles si juste, si précis et si fort que j'en fus surpris. Elle eut l'art de me faire entendre tout ce qu'elle sentait à mon égard sur ce que j'avais fait pour elle, et qui n'est pas écrit ici, sans qu'il lui échappât rien d'embarrassant ni pour elle ni pour moi; et je me sauvai par des respects et des compliments vagues. Surtout elle me remercia de l'avoir si bien servie sans l'avoir jamais auparavant connue, et se récria sur la générosité, car ce fut le terme qu'elle employa, de ne l'avoir évitée que pour la mieux délivrer. Il n'y eut protestations qu'elle ne me fit d'une amitié, d'un souvenir, d'une reconnaissance éternels, et termes obligeants et forts dont elle ne se servît pour me demander personnellement mon amitié. Ensuite elle me dit, un peu en continuant de rougir, car cela lui était arrivé plus d'une fois et avec grâce dans le cours de ses remercîments, que je serais peut-être surpris qu'elle, qui avec raison n'avait pas la réputation d'être confiante, me parlât avec une entière ouverture dès la première entrevue, mais que mon intimité avec M. le duc d'Orléans, et ce que je venais de faire, le permettait et l'exigeait même ainsi. Après cette petite préface, elle entra en effet avec moi en des raisonnements les plus pleins de confiance sur la conduite que M. le duc d'Orléans avait à tenir pour se tirer de l'état auquel il s'était mis.

Je fus extrêmement surpris de sentir tant d'esprit, de sens et de justesse, dont je conclus en moi-même encore plus fortement de n'épargner aucun soin pour unir le mari et la femme le plus étroitement que je le pourrais, fermement persuadé, outre la foule des autres raisons, qu'il ne trouverait nulle part un meilleur conseil qu'en elle. Nous concertâmes donc, dès cette première fois, diverses choses, bien résolus de marcher ensemble pour remettre M. le duc d'Orléans au monde, en quoi néanmoins nous trouvâmes plus de difficulté que nous n'avions pensé; mais au moins je parvins assez aisément à l'unir et à le faire vivre avec elle aussi agréablement et même aussi intimement qu'il était en lui, à la grande surprise de la cour, et au grand dépit de Mme la Duchesse et de ses autres ennemis, qui ne purent même le dissimuler. Devenu ainsi l'auteur de cette union, j'en devins aussi l'instrument continuel, dans laquelle je fus en tiers dans une confiance et une intimité égale avec chacun des deux. Leurs ennemis commencèrent à en craindre les effets, et les miens à publier que je gouvernais cette barque.

Une des choses à laquelle je crus devoir le plus travailler, fut à faire que M. le duc d'Orléans se ramenât le monde. Je fis ce que je pus pour l'engager aux démarches qui y étaient nécessaires, aidé par Mme la duchesse d'Orléans, et favorisé par le grand changement et public en bien du roi pour lui; mais il était encore si effarouché, qu'il craignait également la solitude et la compagnie, et ne se pouvait résoudre à donner les moyens et les facilités propres à se faire rentourer. Le duc de Noailles avait été dans leur plus étroite confidence à tous deux; il s'en était fort retiré depuis l'affaire d'Espagne, surtout de M. le duc d'Orléans. C'était lui, comme je l'ai dit ailleurs, qui lui avait donné Flotte; il prétendit l'avoir toujours parfaitement ignorée; il craignit de s'y trouver pour quelque chose, à cause de Flotte, s'il continuait dans la même liaison; il s'éloigna sous prétexte que ce prince s'était trop avantagé dans l'éclat de cette affaire; que c'était lui qui lui avait donné cet homme; il se passa entre eux encore quelque autre chose; bref, je n'ai jamais su le fond de tout cela, ni par le prince, ni par le duc, avec qui j'ai vécu longtemps en liaison la plus étroite, mais qui ne commença que plus tard. La prétention des filles de Mme la duchesse d'Orléans sur les femmes des princes du sang était déjà née; le duc de Noailles y était entré fort avant dans les premières, et quoi qu'il eût pu faire pour se cacher, il ne put éviter que Mme la Duchesse, avec qui il était fort bien, n'en fût informée et piquée jusqu'aux reproches, et puis à la froideur. Le désir de se raccommoder avec elle eut peut-être part au procédé qu'il eut avec M. le duc d'Orléans. Il était déjà personnage à la cour par l'amitié et la confiance de Mme de Maintenon, et par ses emplois, et Mme la Duchesse ne fut pas fâchée de se raccommoder avec lui. Ces mêmes raisons nous firent désirer à Mme la duchesse d'Orléans et à moi de le ramener. Il était toujours demeuré fort en mesure avec elle, et elle croyait que M. le duc d'Orléans avait tort avec lui; elle-même en était embarrassée, et désirait fort de finir tout cela.

Nancré était fort lié avec Mme d'Argenton, et fort mal avec Mme la duchesse d'Orléans, qui avait grand lieu d'en être plus que mécontente. C'était un drôle de beaucoup d'esprit; de manége et de monde, aimable dans le commerce et dans la société, mais dangereux fripon, pour ne pas dire scélérat, dont il ne s'éloignait guère, qui aimait à se mêler de tout, dont l'intrigue était la vie, et qui, n'ayant ni âme ni sentiment, que simulés, voulait cheminer et être compté, à quoi tous moyens lui étaient bons. La rupture, et M. le duc d'Orléans raccommodé au mieux avec Mme sa femme et se tournant au sérieux, l'embarrassaient fort. Il était des amis du duc de Noailles; il lui parla de cette brouillerie, et lui promit ce qu'il ne put tenir.

M. le duc d'Orléans, qui ne comptait pas sur la sûreté de Nancré, sut du maréchal de Besons que le duc de Noailles lui en avait parlé, et en saisit l'occasion pour lui remettre cette espèce de négociation. Besons agit, et trouva Noailles dans des réserves de respect fort sèches. Mme la duchesse d'Orléans le vit chez elle avec une retenue qui ne put se réchauffer. Il était fort lié avec le maréchal de Boufflers et aussi avec Besons; apparemment qu'il sut d'eux la part que j'avais eue à la rupture. Il crut ou sut aussi que je n'ignorais pas le louche qui s'était mis entre M. le duc d'Orléans et lui, tellement que, encore que je n'eusse avec lui aucune sorte d'habitude ni de liaison, quoique fort bien de tout temps avec sa mère, je remarquai qu'il me tournait, et à la fin il me parla en homme plein qui veut s'épancher et montrer qu'il a raison. Je ne laissai pas d'en être surpris; mais comme tout ce qui me revenait de lui depuis longtemps me plaisait, je m'approchai à mesure qu'il s'approchait. Il me parla en général de son fait avec M. le duc d'Orléans, et me pria qu'il pût me le conter à loisir. Moi qui n'avais que faire de tout cela, sinon en gros, par le désir de les voir rapprocher, j'évitai doucement cette conversation demandée. Néanmoins, il se forma un peu plus de commerce entre eux, mais fort mesuré, [M. de Noailles] avouant même ses ménagements renouvelés par Mme la Duchesse, tellement qu'il ne fut pas jugé à propos de le presser davantage, mais bien d'attendre mieux du bénéfice du temps et d'en profiter quand il serait possible.

CHAPITRE IV. §

Manége de Mme de Maintenon auprès du roi. — Mesures pour faire le maréchal de Besons gouverneur de M. le duc de Chartres avortées. — Inquisition des jésuites. — Division éclatante dans la famille de M. le Prince sur le testament, qui est porté en justice. — Enrôlement forcé par M. le Duc. — Le roi défend aux enfants de M. le Prince tout accompagnement au palais. — Efforts de Mme la duchesse d'Orléans pour me lier avec M. le duc du Maine. — Situation de Mme de Saint-Simon, de la duchesse de Lauzun et de moi, avec M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine. — Étrange aventure qui brouille Mme du Maine avec la duchesse de Lauzun, et ses suites. — Mariage du jeune duc de Brancas avec Mlle de Moras. — Point d'étrennes au roi ni du roi cette année.

Comme je me suis étendu en détail, sur mon audience du roi, pour le faire mieux connaître par des faits et des choses particulières, aussi en ajouterai-je une ici qui entre fort dans ce dessein, et que le duc de Noailles, malgré ses réserves avec M. le duc d'Orléans, nous conta. Se trouvant en ces mêmes jours en tiers entre lui et moi, dans le cabinet de ce prince, la conversation se tourna sur Mme de Maintenon. Je pense que son neveu voulut nous faire sentir son intime situation avec elle, par ce fait qu'il nous raconta, et qui caractérise bien le roi et le genre de crédit de ses plus intrinsèques. Il nous dit que, encore qu'il fût vrai dans l'usage que Mme de Maintenon pût tout sur son esprit, il ne l'était pas moins que ce n'était presque jamais en droiture, et qu'elle n'était jamais sûre de rien; que, pour réussir à ce qu'elle voulait, elle était très-attentive à le faire proposer d'ailleurs, se réservait à l'appuyer quand le roi lui en parlait, qui lui parlait toujours de tout, et avec ce détour, qui dérobait au roi la connaissance de son désir, ne manquait pas de l'obtenir, en sorte qu'il demeurait dans la parfaite ignorance que les choses qui passaient ainsi venaient originairement d'elle, et lui étaient portées par d'autres canaux. C'est ce qui la mettait en besoin d'avoir des ministres dans son entière dépendance pour lui aider à ce jeu, qu'elle pratiquait avec encore plus de précautions pour les siens, à l'égard desquels le roi était en garde infinie, sans que sa défiance eût d'autre effet qu'une circonvention plus cauteleuse. Il nous le confirma par ce qui lui était arrivé, il n'y avait pas encore longtemps.

Il avait eu en se mariant les survivances des gouvernements de Roussillon, de son père, et de Berry, de son beau-père, mais ce dernier à condition de le vendre dès qu'il lui serait tombé, et d'en placer le prix comme partie de la dot de sa femme. Le cas arrivé, il ne put trouver marchand. L'inquiétude d'en répondre sur son bien en cas de mort, et que ce gouvernement fût donné gratuitement, le fit songer à un brevet de retenue qui le tirât de cet embarras. Il en parla à Mme de Maintenon qui goûta ses raisons, mais refusa d'en parler au roi. Pressée de le faire, elle dit franchement au duc de Noailles que ce qu'il voulait exiger d'elle était le véritable moyen de gâter son affaire, mais qu'il fallait que lui-même demandât cette grâce au roi, qu'il ne manquerait pas de le lui dire; qu'alors elle appuierait bien, et que de cette façon elle répondait du succès, et il l'eut de la sorte. Ce n'était pas ici le lieu de s'étendre en réflexions qui pourront mieux se trouver dans la suite. M. le duc d'Orléans songea en ces premiers jours à exécuter un projet qu'il m'avait confié dès sa naissance et que j'avais fort approuvé, et ceci commencera à caractériser ce prince par les faits. On a vu, en plus d'un endroit, combien Besons lui était attaché, et combien il en avait tiré de protection et de services, même pour son bâton de maréchal de France. Le mérite et l'attachement de Besons l'avait également fait désirer à M. et Mme la duchesse d'Orléans pour gouverneur de M. le duc de Chartres, avant qu'il fût maréchal de France, et cette élévation le leur augmentait encore beaucoup. Besons, pauvre, sans naissance, âgé, marié tard et chargé de famille, d'ailleurs modeste et reconnaissant, n'était pas en terme de lui rien refuser; il lui en parla, et Besons lui répondit avec toute la sagesse et plus d'esprit qu'on n'en pouvait attendre, laissant une si juste balance qu'il conserva toute sa liberté. Aussitôt après, il consulta séparément le chancelier, dont il était parent proche et ami, et moi.

Le chancelier, toujours peu prévenu pour M. le duc d'Orléans, et payé pour l'être en faveur des officiers de la couronne, fut d'avis du refus. Moi, au contraire, j'inclinai à l'acceptation, quoique en garde contre mon penchant à l'intérêt de M. le duc d'Orléans, dans une affaire qui exigeait de moi un conseil sincère à un homme qui se fiait en moi et qui me le demandait. Je lui dis donc que cette place était en effet fort au-dessous du rang où son mérite l'avait porté; que néanmoins il devait considérer que le marquis de Chevrières, homme de qualité distinguée (Mitte de Miollens), qui avait souvent commandé des corps en chef, en qualité de lieutenant général, grade alors fort rare, qui avait passé avec réputation par les premières ambassades, et chevalier du Saint-Esprit, ce qui distinguait bien plus en ces temps-là, avait été gouverneur du jeune prince de Condé, père du héros, choisi par Henri IV; que si on objectait qu'alors ce prince était l'héritier de la couronne, on répondait aussi qu'Henri IV était si bien en état d'avoir des enfants qu'il en eut six ans après, que nous voyons sur le trône, et dont M. le duc de Chartres est issu de si près; qu'il fallait s'avouer que Chevrières valait bien de son temps nos nombreux maréchaux de France d'aujourd'hui; que les ducs exerçaient maintenant des charges que les simples maréchaux de France dédaignaient au commencement de ce règne, témoin le maréchal d'Aumont, qui, du moment qu'il le fut, n'exerça plus sa charge de capitaine des gardes, et n'en reprit passagèrement la fonction, qu'il avait laissée à son fils de treize ans, qu'à la prière de la reine mère, à l'occasion des troubles; témoin MM. d'Estrades, Navailles et La Vieuville, ducs à brevet ou maréchaux de France, et le second tous les deux, qui avaient successivement été gouverneurs de M. le duc d'Orléans d'aujourd'hui; qu'il ne fallait donc pas s'en tenir à l'ancien poids; qu'il avait une nombreuse famille, peu de biens, une femme de mérite à qui cette place en pouvait frayer d'autres pour soutenir sa famille après lui, que, tout considéré, j'estimais que, le roi parlant, et non autrement, cette place lui était désirable.

Besons, modeste à m'embarrasser, me dit franchement que le bâton de maréchal de France ne lui avait point tourné la tête ni fait oublier ce qu'il était né; qu'il avait déjà senti tout ce que je lui disais par rapport à sa famille; qu'il se souvenait de tout ce qu'il devait à M. le duc d'Orléans; que ce choix le devait flatter par l'estime et par la confiance; qu'il m'avouait qu'il ne serait point fâché que le roi l'y engageât, mais qu'il ne croyait pas aussi devoir rien accepter que de sa main après l'honneur auquel il l'avait élevé, ce qui lui servirait même d'excuse auprès de ses confrères s'ils le trouvaient mauvais, auxquels encore il devait trop de considération, par l'honneur qu'il avait d'être monté jusqu'à eux, pour ne pas devoir désirer de les ménager avec toute l'attention possible. Il m'avoua aussi l'avis contraire du chancelier, que je savais déjà du chancelier même, auquel, malgré sa déférence, il ne me parut pas résolu de s'arrêter.

Les choses en cet état, il fut question d'en parler au roi, et auparavant, d'en faire préparer les voies par Mme de Maintenon et par les jésuites. Ceux-ci, attachés comme je l'ai dit à M. le duc d'Orléans, ne s'y refusèrent pas. Mais, depuis que le P. Tellier était en place, ils n'entraient en quoi que ce fût qu'après s'être bien assurés contre tout soupçon de jansénisme. Tout ignorant, tout militaire, tout homme du monde que fût Besons, il n'était pas net à leur égard, parce qu'il avait élevé tous ses enfants chez lui, et les y tenait encore sans en avoir mis aucun en leurs colléges, et que son frère, l'archevêque de Bordeaux, n'était pas leur valet à tout faire, quoique sans démêlé jamais avec eux, et même bien avec eux, d'une doctrine qu'ils n'avaient pu reprendre, et dont le fort portait moins sur la théologie que sur les matières temporelles et de juridiction du clergé où il était fort capable, et s'était acquis de l'autorité par là dans ses assemblées, aussi liant d'ailleurs que son frère l'était peu. Les perquisitions se trouvèrent telles que le P. Tellier se prêta à tout ce qu'on voulut. Mais ces menées ne purent être si secrètes, parce qu'elles durèrent quelque temps, que par un peu de lenteur et d'indiscrétion de M. le duc d'Orléans, elles ne fussent découvertes, et l'affaire ébruitée avant d'être entamée avec le roi.

Feu M. le Prince et M. le Duc avaient sondé diverses personnes qui passaient pour gens de qualité, et d'autres qui s'élevaient à la guerre, pour l'emploi de gouverneur du jeune duc d'Enghien, quoique eux-mêmes ni M. le Prince le héros n'en eussent point eu de ce genre, mais de simples gentilshommes de leurs maisons. Éconduits de tous, ils s'étaient vus réduits à publier qu'ils voulaient être eux-mêmes les gouverneurs de ce jeune prince, et mettre sous eux auprès de lui un de leurs gentilshommes sans titre, ce qu'ils exécutèrent en effet. Ils y en mirent un sage, sensé, connaissant bien le monde, fort honnête homme et d'une grande valeur, qui s'appelait La Noue. Ce fut dommage que ce gouverneur ne fût pas si heureux en pupille que le pupille le fut vainement en gouverneur. M. le Duc et Mme la Duchesse, alarmés d'une nouvelle et si grande distinction sur eux, les maréchaux de France, jaloux de leur office, firent un mouvement qui prévint le roi, lequel, journalier à l'égard de ces derniers, tantôt les élevant au delà de leur juste portée, tantôt les rabaissant trop, se trouva en tour de les favoriser, ou plutôt enclin à conserver l'égalité entre deux princes du sang, ses petits-fils par ses filles bâtardes, qualité qui l'emportait de bien loin chez lui sur celle de petit-neveu.

Dans une situation si équivoque, M. le duc d'Orléans parla au roi avec sa négligence trop ordinaire, et il trouva de la résistance qu'il crut pouvoir vaincre. Si en cet instant il eût aposté Besons à la porte du cabinet, et qu'il l'y eût fait entrer, ce qui était aisé, je ne crois pas que le roi eût tenu à l'empressement de l'un, et à la facilité de l'autre, par la façon même dont il avait résisté. Mais cette précaution avait été négligée, et M. le duc d'Orléans y ajouta la tranquillité d'attendre que le roi trouvât Besons et qu'il lui parlât. Le maréchal, avec qui rien n'était concerté sinon la chose même, était à Paris où M. le duc d'Orléans ne lui manda rien, quelque chose que je fisse, tellement qu'y étant allé faire un tour plusieurs jours après, j'allai chez Besons, lui dis ce qui s'était passé, et le pressai d'aller à Versailles. Il y fut aussitôt, et dès que le roi l'aperçut, il le fit entrer dans son cabinet. Là, il lui rendit en conversation, même froide, ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit, y ajouta des propos gracieux pour le maréchal, mais lui dit bien net qu'il ne voulait pas mortifier les maréchaux de France, qu'il ne lui commandait rien, et qu'il le laissait en sa pleine liberté.

Besons, fort surpris, répondit avec une modestie soumise tout ce qu'il fallait pour s'attirer au moins quelque chose qui sentît un ordre; mais voyant que le roi se rabattait toujours au même point, et qu'il ajouta de plus qu'il s'abstenait encore de commander par rapport aux princes du sang, le sage Besons sentit de reste que le roi ne souhaitait pas qu'il acceptât; qu'acceptant de la sorte il s'attirerait sans garantie et les princes du sang et les maréchaux de France, et se tira d'affaires à son regret en disant au roi qu'en tout temps, et plus encore dans l'office auquel il l'avait élevé, il ne pouvait rien accepter que de Sa Majesté même. Aussitôt après il rendit compte de cette conversation à M. le duc d'Orléans qui, n'ayant cru d'obstacle bien véritable que le dessein que le roi pouvait former de se servir de Besons à la tête de ses armées, croyait avoir tout aplani parce qu'il avait dit au roi qu'il ne prétendait point que son fils y fût un obstacle, et qu'il se contenterait des hivers tant qu'il lui plairait d'employer le maréchal.

M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans se trouvèrent également surpris et mortifiés de se voir éconduits d'une espérance qui avait percé et qui les avait fort flattés. Le roi, embarrassé avec eux, allégua les maréchaux de France, et se garda bien de parler des princes du sang, pour n'augmenter pas la haine qui n'était déjà que trop allumée et trop ouvertement, et pour adoucir la chose, il s'excusa sur ce qu'il n'y avait point d'exemple. Les réponses à cela étaient sans nombre; et de plus, il y en avait un précis, récent et domestique. La maréchale de Grancey, après avoir été gouvernante de la soeur de M. le duc d'Orléans, duchesse de Lorraine, l'avait été auprès des filles de M. le duc d'Orléans. Elle était morte dans cet emploi, et Mme de Maré sa fille, qui l'était encore, avait été sa survivancière. Il ne vint dans l'esprit de M. et de Mme la duchesse d'Orléans, ni cette réponse si décisive, ni aucune autre, et ils demeurèrent courts. Leur parti fut de ne point donner de gouverneur à M. le duc de Chartres qui n'avait pas encore six ans et demi. Les princes du sang et les maréchaux de France en rirent dans leurs barbes assez haut; mais le maréchal de Villeroy ayant su par sa belle-fille que M. le duc et Mme la duchesse [d'Orléans] se plaignirent fort de ce qu'il s'en était beaucoup remué, désavoua de s'être mêlé de rien là-dessus, et la chargea de leur dire qu'ayant l'honneur d'être duc et pair et maréchal de France aussi, mais d'un temps où on les faisait avec plus de choix, il n'était point amoureux d'un office qu'il partageait avec les Montesquiou et une foule de semblables dont trop peu lui importait ce qui arrivait d'eux pour y faire aucune attention. C'était cacher la bassesse de courtisan sous une ridicule rodomontade, après l'usage qu'il avait fait de son bâton si fatal à la France, et dont il était encore alors en disgrâce. Jamais homme n'en fut plus follement entêté que celui-là, et j'ai remarqué que ceux qui l'avaient le moins mérité étaient toujours ceux à qui il avait le plus tourné la tête. On le verra de celui-ci dans la suite.

La mort de M. le Prince avait mis un grand trouble dans sa famille, dont il est temps de parler par les grandes et longues suites que ces divisions ont eues. Il avait fait un testament très-avantageux à M. le Duc, son fils unique, duquel ses filles crurent avoir de grandes raisons de se plaindre, dont la discussion est inutile ici. Mme la Princesse, à qui il restait des biens immenses, même à disposer, fit tout ce qu'elle put en bonne mère commune pour mettre la paix dans sa famille, mais avec peu d'esprit et de force. Elle craignait tous ses enfants, et n'osa jamais parler en mère qui a de quoi donner et ôter, et qui en proposant raison veut être obéie. Le roi y voulut bien entrer et n'eut pas plus de succès, par la nature des choses qui fournissait aux parties des défenses apparentes dont aucune ne voulut se relâcher. Des compliments aux froideurs, des froideurs aux aigreurs, il y eut peu d'intervalle, et chacun se disposa vigoureusement à plaider. Les vrais tenants étaient, de chaque côté, M. le Duc et Mme la princesse de Conti, l'aînée de ses soeurs. M. et Mme du Maine gardaient des mesures, mais se tenaient invinciblement attachés à Mme la princesse de Conti. Mlle d'Enghien, dont les droits se trouvaient conservés par les procédures de ses soeurs, demeura, sans y renoncer, neutre du reste auprès de Mme la Princesse. Le temps avait coulé depuis la mort de M. le Prince jusqu'à celui-ci en projets d'accommodement, en allées et venues, en consultations, puis en assignations et en délais, au bout desquels vint le moment fatal de plaider tout de bon. Chacun chercha des sollicitations puissantes, et le duc du Maine, avec toutes ses mesures, non moins soigneusement que les autres.

M. le Duc, qui redoutait son crédit, se proposa de faire effort de supériorité de naissance et d'autorité, et contre sa coutume s'avisa de donner, dix ou douze jours avant la première audience, un grand souper à Paris à beaucoup de gens de la cour. Dans la chaleur du repas, il but à eux et voulut qu'ils bussent à lui. Il s'humanisa en compliments flatteurs qui n'étaient guère de son style; et tout de suite leur dit qu'il avait une telle confiance en leur amitié qu'il se flattait qu'ils ne l'abandonneraient pas au palais, et qu'ils ne lui refuseraient pas leur parole de l'y accompagner à toutes les audiences dont il avait résolu de ne manquer aucune, et de distinguer par ceux qui s'y trouveraient avec lui ses véritables amis, par ceux qui n'y viendraient pas les gens qui ne seraient pas ses amis, et par ceux qui y accompagneraient ses parties ses ennemis. La surprise et l'embarras d'un compliment si net et si peu attendu, et qui était un enrôlement dans toutes les formes, produisit un silence profond. Les conviés se regardèrent, chacun d'eux attendait que quelqu'un prit la parole, aucun ne l'osa hasarder. M. le Duc, étonné à son tour d'un si éloquent silence, le laissa durer un peu, puis le rompit par de nouveaux empressements qui arrachèrent enfin un engagement de toute la compagnie, qu'elle ne pouvait plus refuser sans lui faire un véritable affront. Comme la force seule l'avait extorqué, aussi parut-il fort pesant à ceux qui s'étaient trouvés dans cette nasse.

Personne n'aimait M. le Duc, personne ne voulait s'attirer Mmes ses soeurs et moins M. du Maine encore. Non content de ce coup de filet d'une nouvelle adresse, M. le Duc se mit ouvertement à faire des recrues pour l'accompagner, avec des manières que sa férocité rendait redoutables et qui réveillèrent ses parties. La princesse de Conti aboyait assez vainement; mais le duc et la duchesse du Maine ramassèrent plus de gens avec politesse et souplesse, et se surent avantageusement servir avec ménagement de l'opinion commune que l'affection tacite du roi était de leur côté. Ces mesures de part et d'autre firent un grand bruit et jetèrent la cour dans un tel embarras, qu'il n'y eut plus personne qui se pût flatter de pouvoir demeurer neutre sans offenser les deux partis, ni d'en prendre un sans s'attirer cruellement l'autre. À la fin le roi, jugeant avec raison que les suites de tout cela ne pouvaient être bonnes, défendit tout d'un coup aux deux parties tout engagement au palais.

Le jour même que cette défense fut faite, Mme la duchesse d'Orléans, avec qui je fus assez longtemps seul, me dit que M. du Maine était en peine de quel parti je prendrais en cette occasion; qu'elle me disait franchement qu'étant maintenant fort ralliée à lui, elle serait fort touchée que je voulusse être du sien; qu'elle ne me dissimulait point que M. du Maine, qui savait la liaison que j'avais prise avec elle, l'avait priée de m'en parler; et tout de suite, sans me donner le temps de répondre, elle me fit des compliments infinis de sa part pour moi et pour Mme de Saint-Simon, et d'autres pareils encore à la duchesse du Maine; que tous deux ne se consolaient point que Mme de Saint-Simon, qu'ils estimaient et qu'ils honoraient infiniment, ce fut son terme, se fût éloignée d'eux, quoiqu'ils eussent fait tout ce qui avait pu dépendre d'eux, lors de l'affaire de la duchesse de Lauzun arrivée il y avait quatre ou cinq ans, pour se la conserver personnellement par toutes les distinctions et les soins possibles; et qu'ils espéraient au moins que, s'ils ne pouvaient la voir aussi souvent qu'ils avaient continuellement marqué, et qu'ils ne se lasseraient point de marquer qu'ils le désiraient, nous serions persuadés de leur désir et ne voudrions pas nous engager contre eux.

Je répondis à Mme la duchesse d'Orléans, après force compliments, que je lui parlerais avec la même franchise; que j'avais résolu, avant que le roi parlât comme il venait de faire, de tâcher par tous moyens de conserver la neutralité, persuadé que dans ces sortes de choix on obligerait peu ceux pour qui on prenait parti, et qu'on se rendait irréconciliables ceux contre qui on se déclarait; mais qu'advenant impossibilité de demeurer neutre, je ne balancerais pas à suivre ouvertement le parti de M. du Maine, encore que je n'eusse aucun commerce avec lui; qu'il ne tiendrait qu'à moi de m'en faire un mérite auprès d'elle, et qu'en effet je serais ravi de me déclarer suivant son inclination, mais que, pour lui parler avec toute franchise, j'avais un motif plus fort et plus pressant qui était la manière pleine d'égards, de mesure et de considération dont M. et Mme du Maine en avaient usé pour moi dans l'affaire de Mme de Lussan, affaire qui avait fait éclater si étrangement contre moi M. le Duc et Mme la Duchesse. Que je n'oubliais point la différence de ce procédé, et que je la suppliais d'assurer M. et Mme du Maine, si liés alors avec M. le Duc, et qui avait toujours aimé et protégé Mme de Lussan, jusqu'à avoir marié sa fille, que je leur en témaignerais le souvenir en toute occasion.

Mme la duchesse d'Orléans s'épanouit fort à cette réponse, à laquelle il me parut qu'elle ne s'attendait pas. Elle me parla beaucoup de l'estime et de la considération de M. du Maine pour moi, et surtout de lui et de Mme du Maine pour Mme de Saint-Simon, mais avec les expressions les plus chargées. Elle me demanda pourquoi Mme de Saint-Simon s'était si fort retirée de Mme du Maine, avec un empressement qui me parut d'autant plus de commission qu'elle me pressa outre mesure de l'en faire rapprocher, et avec des avances si formelles du mari et de la femme que j'en fus surpris et embarrassé. Je lui dis qu'après l'affaire de la duchesse de Lauzun, il eût été difficile et même peu séant dans le monde que sa soeur, avec qui elle était si intimement unie, eût gardé une autre conduite. Elle me pressa sur tous les pas qu'ils avaient faits l'un et l'autre vers Mme de Saint-Simon, dont je ne pus disconvenir ni me tirer sans une peine extrême d'un renouement, que je sentis de reste qu'elle avait charge et grand désir de procurer, sur lequel je restai honnêtement ferme à n'y point entendre et à en demeurer, Mme de Saint-Simon et moi, dans les termes où nous en étions avec M. et Mme du Maine, mais avec tous les compliments dont je pus m'aviser.

Il s'est depuis passé tant de choses fortes entre M. du Maine et moi, et à tant de diverses reprises, et du vivant du roi et après, que je craindrai moins ici la répétition de quelques traits qui se peuvent trouver ci-devant, que de ne m'étendre pas suffisamment sur un chapitre important pour les suites à être bien expliqué. Il faut donc savoir que Mme la duchesse du Maine demeura très-obscure à la cour les premières années de son mariage. Elle y passait sa vie dans sa chambre parmi les livres et les savants, par une folle malice de M. le Prince, qui lui avait fait une peur extrême de la jalousie de M. du Maine et de son humeur sauvage, en même temps qu'il lui avait fait accroire que Mme sa femme était très-particulière, adonnée à ce genre de vie, d'étude et qu'il la désespérerait s'il lui proposait d'en changer. Le temps qui découvre tout, et l'ennui de cette vie qui devint insupportable à Mme du Maine, firent apercevoir au mari et à la femme qu'ils se désolaient de solitude, l'un pour l'autre, et que cette étrange et ridicule tromperie était l'ouvrage de l'extravagante malignité de M. le Prince.

Revenus donc tous deux de leur erreur, et dans la plus grande union du monde, Mme du Maine ne songea plus qu'à se dédommager du temps perdu, et M. du Maine qu'à lui en fournir tous les moyens possibles. Aussitôt après, ce ne fut plus chez elle que divertissements galants, bals singuliers, fêtes et spectacles. Pour décorer sa maison, elle attira chez elle ce qu'elle put de meilleure compagnie. La duchesse de Lauzun en fut particulièrement recherchée, et M. du Maine en fit toutes les avances avec toutes sortes d'empressement. Ils avaient eu, M. de Lauzun et lui, plus d'une affaire ensemble. M. de Lauzun comptait toujours que tant de grandes terres qu'il lui avait cédées de Mademoiselle, pour sortir de Pignerol, l'engageraient au moins à se servir de son crédit auprès du roi pour l'y remettre, et chercher à le dédommager. D'ailleurs il était trop courtisan pour ne pas donner dans ces avances, comme dans une sorte de retour de fortune; ainsi Mme de Lauzun fut bientôt de tout à Sceaux, que M. du Maine venait d'acheter, et qui fut une occasion de redoubler les fêtes et les plaisirs dans un lieu qui y était si propre, et où Mme du Maine, qui voulait vivre pour elle, se mit à passer tous les étés, quoique M. du Maine, dont l'abandon aveugle pour elle fut toujours au comble, n'y osât coucher que très-rarement, par la prodigieuse assiduité que le roi exigeait de ses enfants naturels, encore plus que des autres. Le roi, allant et venant de Fontainebleau, y couchait, et quelquefois deux nuits, et les dames les plus distinguées, mais en très-petit nombre, de la société de Mme du Maine étaient priées de lui venir aider à faire les honneurs. Cette liaison de Mme de Lauzun y attira Mme de Saint-Simon, qui reçut d'eux les plus grandes avances, et les empressements les plus marqués; et ce fut en ces passages de Sceaux où Mme de Saint-Simon commença à s'apercevoir des bontés particulières de Mme la duchesse de Bourgogne, et à entrer dans sa familiarité. M. et Mme du Maine ne se bornèrent pas à Mme de Saint-Simon; après l'avoir engagée à plusieurs séjours à Sceaux, ils commencèrent à me faire mille avances, à moi qui ne les voyais jamais. Ma belle-soeur en fut chargée longtemps. Lassés de ce que cela ne rendait point, ils pressèrent Mme de Saint-Simon de m'amener à Sceaux. Je m'excusai longtemps, toujours sans les voir, jusqu'à ce que, les rencontrant par hasard comme ils montaient tous deux en carrosse à Versailles, sans que je me pusse détourner, tous deux vinrent à moi, et par leurs reproches et leurs empressements m'embarrassèrent à l'excès.

Tant de si singulières avances, tant et de si surprenante opiniâtreté pour s'apprivoiser un homme de nulle ressource pour aucuns de leurs plaisirs, et de moindre importance encore par le peu de figure extérieure que je faisais alors dans le monde, me devint enfin suspecte. J'avais pris les premières avances pour politesse pour ma femme et ma belle-soeur; mais un acharnement semblable, au lieu de la froideur et du rebut que méritaient mes refuites intarissables, et toujours sans les voir jamais, me sembla l'effet d'un dessein formé. J'avais toujours appréhendé de m'initier avec eux, par la crainte du duc du Maine, dont la réputation n'était pas heureuse, et non moins encore par son rang qui me donnait un éloignement involontaire que je ne pouvais surmonter. Je me disais que me forcer pour céder à tant d'avances, et pour vivre en y cédant avec des gens que je ne pourrais sincèrement aimer, était contre la probité non moins que contre ma nature. Poussé à bout par leur constance inouïe, je craignis qu'ils ne cherchassent à me lier à eux pour découvrir mes sentiments sur bien des choses, et à force de caresses me mettre dans de pénibles entraves entre l'amitié et le rang, dans la pensée que les temps ne sont pas toujours les mêmes. Ces réflexions me déterminérent à ne me laisser point entamer, et à en demeurer où j'en étais. Les détails jusqu'où je fus poussé très-vivement et très-longuement sembleraient incroyables à qui a vu ce qu'était M. du Maine dans ces temps-là, et combien ce qui paraissait de plus considérable s'empressait inutilement auprès de lui. J'en étais là avec l'un et l'autre, sans les avoir jamais vu chez eux qu'en ces occasions rares de compliments où toute la cour y allait par devoirs et par instants, lors d'une aventure qu'il est nécessaire de rapporter.

J'ai dit ailleurs que, la liste de Marly faite par le roi pour chaque voyage, il la montrait la veille après son souper dans son cabinet aux princesses, qui, par rang entre elles, choisissaient les dames qu'elles voulaient mener, et les envoyaient avertir à la sortie du cabinet, sur le minuit. Elles prenaient toujours les mêmes. Mme de Saint-Simon, par exemple, allait toujours avec Mme la duchesse d'Orléans; Mme de Lauzun avec Mme du Maine; et au retour à Versailles, les mêmes revenaient avec elles. Il arriva deux ou trois fois que, les jours qu'on retournait à Versailles, Mme la duchesse de Bourgogne voulut jouer dans le salon, retint Mme de Lauzun qui était assez dans le gros jeu, et la ramenait à Versailles, parce que tout le monde était parti avant la fin de son jeu. Mme du Maine, gâtée par la complaisance sans bornes de M. du Maine, était devenue une manière de divinité fort capricieuse, qui se croyait tellement tout dû qu'elle ne croyait plus rien devoir à personne. Le fait était que sa violence était si extrême pour tout ce qu'elle voulait, que, dans la frayeur continuelle que la tête ne lui tournât, M. du Maine s'était exécuté sur ses biens et sur toute bienséance. Il se voyait ruiner en théâtres et en fêtes sans oser dire un seul mot, il en faisait les honneurs en domestique principal de la maison; et il applaudissait en apparence à ce qui le faisait rougir au dehors, et le désespérait au dedans. Ainsi, Mme du Maine trouva mauvais qu'ayant amené Mme de Lauzun à Marly, elle s'en retournât avec une autre, quoique cette autre fût Mme la duchesse de Bourgogne. Elle s'en plaignit à la duchesse de Lauzun, sur le ton de l'amitié qui pourtant laissait sentir celui du manquement prétendu. M. de Lauzun, qui connaissoit son empire sur son mari avec qui il ne voulait pas se brouiller, et le peu de mesure de cette princesse, en eut peur. Mme de Lauzun l'appréhenda de même, tellement qu'elle évita, tant qu'elle put, par fuite ou par excuse, de rester dans la suite à jouer à Marly avec Mme la duchesse de Bourgogne les jours qu'on retournait à Versailles.

Il arriva qu'un de ces jours-là Mme la duchesse de Bourgne la voulut si absolument retenir, et s'y prit de si bonne heure qu'elle ne voulut se payer d'aucune excuse, ni entrer dans l'embarras où elle allait jeter la duchesse de Lauzun, quoi qu'elle pût lui représenter. Ma belle-soeur n'eut plus à répliquer, ni d'autre parti à prendre que d'aller le dire à Mme du Maine, Le compliment fut d'abord fraîchement reçu, incontinent après la marée monta, et voilà la duchesse du Maine aux reproches d'amitié d'une part, de manéges de l'autre pour faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne en lui manquant à elle de respect, à lui dire qu'elle pouvait désormais chercher qui la mènerait à Marly, si tant était qu'elle y revînt, et à rompre avec elle en lui tournant le dos de la manière la plus impérieuse et la plus scandaleuse, ou plutôt la plus folle. Quelque préparée que ma belle-soeur pût être à être mal reçue, une femme de sa sorte ne pouvait imaginer d'être exposée à une pareille sortie. La colère lui ôta la parole et lui fournit des larmes.

En cet état elle revint dans le salon, où elle rendit à Mme la duchesse de Bourgogne tout ce qui lui venait d'arriver, sagement et modestement, mais aussi sans en oublier une parole. Mme la duchesse de Bourgogne, qui n'aimait pas la duchesse du Maine, de qui elle recevait peu de devoirs, et par qui, en cette occasion, elle se sentit peu ménagée, prit l'injure comme faite à elle-même, se lâcha sur Mme du Maine, assura la duchesse de Lauzun qu'elle en parlerait au roi, et, piquée du reproche sur Marly, lui dit qu'on verrait si elle y viendrait moins, et lui promit de l'y mener toujours avec elle; et en effet elle n'en manqua plus de voyages, et toujours avec Mme la duchesse de Bourgogne. L'éclat fut grand. Le soir même Mme la duchesse de Bourgogne parla au roi et à Mme de Maintenon. Le roi lava la tête à M. du Maine sur sa femme, et loua fort Mme de Lauzun. Elle la fut aussi beaucoup de Mme de Maintenon, peu contente d'ailleurs de Mme du Maine, laquelle mal avec Mme la Duchesse, quoique fort liée alors avec M. le Duc, mal encore avec Mme la princesse de Conti, et peu aimée d'ailleurs, se trouva abandonnée.

Dès le lendemain du retour à Versailles, elle envoya Mme de Chambonas, sa dame d'honneur, chez Mme de Saint-Simon la prier de vouloir bien aller chez elle, prétextant une incommodité qui l'empêchait de sortir. Cela ne put se refuser. Dès qu'elle la vit entrer, elle l'emmena dans son cabinet, où le tête-à-tête dura plus de deux heures. Après la préface la plus polie, elle lui conta toute l'affaire, mais rhabillée et ajustée pour la rendre moins intolérable, se condamna en tout et partout, s'excusa pourtant sur ce que, se croyant blessée dans l'amitié par une amie qu'elle aimait tendrement, elle ne s'était plus connue elle-même, ni celle à qui elle parlait, ni la force de ce qu'elle disait, n'oublia rien pour essayer de raccommoder les choses, sur tout et en toutes les sortes combla Mme de Saint-Simon, la conjura avec les termes les plus forts et même au delà, que ce malheur ne la refroidît point pour elle, à quoi elle ajouta tout ce qu'infiniment d'éloquence et d'esprit peut mettre à la bouche de qui sent tout son tort, et de qui voit qu'il tombe en entier et très-pesamment sur elle. Mme de Saint-Simon, grave et mesurée, paya de compliments, ne voulut plus être d'aucune de ses parties, et ne la vit depuis que très-rarement. Toute la cour s'éleva fort contre Mme du Maine. M. du Maine alla chez le duc de Lauzun, le trouva, passa ensuite chez Mme de Lauzun, y retourna encore une autre fois, et n'oublia rien de tout ce qu'il pouvait dire et faire. Mme de Lauzun, pour qui il affecta toujours depuis les plus grands égards, ne revit plus Mme du Maine. Très-longtemps après, elle y fut un instant à une occasion publique de compliments de toute la cour, et ne l'a pas revue autrement, encore fut-ce par une espèce de négociation avec son mari qui le voulut en bas courtisan. Outre que cette aventure tourna tout à l'avantage de ma belle-soeur, je trouvai que j'y gagnais beaucoup par la délivrance qu'elle me procura de tout ce à quoi je ne voulais point entendre. Les égards les plus affectés de M. et de Mme du Maine ne laissèrent pas de continuer à être extrêmement marqués pour nous, et c'est où nous en étions avec eux lors de cette conversation de Mme la duchesse d'Orléans avec moi sur le procès de la succession de M. le Prince.

Mme du Maine venait de faire l'étrange mariage d'une créature de rien qui s'était fourrée à Sceaux, je ne sais par où, qui était assez jolie, mais [avec] de l'esprit, de la flatterie et de l'intrigue au dernier point. Elle en avait fait sa favorite. Elle s'appelait Mlle de Moras, et son nom était Fremyn. Son père, qui avait amassé du bien, s'était recrépi d'une charge de président à mortier au parlement de Metz. Sa mère, fille de Cadeau, marchand de drap à Paris, avait un frère conseiller au parlement. Mme du Maine fit accroire au fils du duc de Brancas qu'il aurait monts et merveilles de ce mariage, tenta le père par de l'argent, qui au lieu de donner du bien à son fils, reçut gros pour faire ce beau mariage. Le rare fut que la plus grande partie de la dot consista en meules de moulins à vendre. Malgré cela, le mariage se fit chez Mme du Maine, qui présenta cette noble duchesse les premiers jours de cette année.

Le roi ne donna point cette année les étrennes que sa famille recevait de lui tous les ans; et les quarante mille pistoles qu'il prenait pour les siennes, il les fit distribuer pour les besoins des frontières de Flandre, ce qui n'était pas encore arrivé; aussi toutes sortes de manquements étaient devenus extrêmes.

CHAPITRE V. §

Spectacle des maréchaux de Boufflers, Harconrt et Villars. — Éclat du maréchal de Boufflers sur les lettres de pairie de Villars. — Villars fait défendre à Harcourt de se faire recevoir pair avant loi. — Harcourt tombe en apoplexie légère et va aux eaux. — Ambition, manéges, maladie du maréchal d'Huxelles. — Du Bourg fait commandant d'Alsace. — Retour de Rome de l'abbé de Polignac. — Secret étrange et curieux aveu sur lui du duc de Beauvilliers à moi. — Maréchal d'Huxelles et abbé de Polignac plénipotentiaires pour la paix à Gertruydemberg. — Fausseté du maréchal. — Indécence basse sur le maréchal d'Huxelles, plus grande sur l'abbé de Polignac. — Protecteurs des couronnes; explication de ce nom superbe. — Cardinal Ottoboni fait peu à propos protecteur de France; ce qui fait rompre Venise avec le roi. — Retour de l'abbé de Pomponne. — Caractère d'Ottoboni. — Imposture des Chavignard, dits Chavigny, et ce qu'ils sont devenus. — Naissance du roi Louis XV. — Mariage du duc de Luynes avec Mlle de Neuchâtel. — Mariage du duc de Louvigny avec la fille unique du duc d'Humières. — Mariage de Broglio avec une fille de Voysin. — Mariage de Gacé avec la fille du maréchal de Châteaurenauld; et a le gouvernement de son père, sur sa démission. — Le duc de Beauvilliers donne sa charge de premier gentilhomme de la chambre au duc de Mortemart, son gendre.

Les maréchaux de Boufflers, d'Harcourt et de Villars furent une partie de cet hiver en spectacle au monde: le premier en exemple du peu de compte que les rois et leurs ministres tiennent de la vertu et des services qui ont passé la mesure des récompenses; le second attendu comme l'oracle et le seul sage, appuyé de Mme de Maintenon et de Voysin, couchait en joue les autres ministres pour les renverser, et ne pouvait plus souffrir de délais pour entrer au conseil dont il avait si souvent pensé forcer la porte. Il tenait tout le monde en expectation, et se présentait avec un poids et une autorité qui, avec tout son esprit, ne s'élaignaient pas de l'audace, quoique applaudi par le gros de la cour et du monde. Le troisième, dont l'incomparable fortune avait trouvé les plus singulières ressources pour soi dans la funeste perte d'une bataille follement donnée, et plus extravagamment rangée, triomphait du réparateur de ses torts avec la dernière effronterie, dans l'appartement et les meubles même du prince de Conti et de la princesse sa mère qui en fut piquée au vif, et M. le Duc aussi quoique brouillé avec elle, sans que l'orgueil des princes du sang, si haut porté, osât répliquer une seule parole aux volontés du roi. Qu'eût dit le prince de Conti grand-père, et le vieux Villars, qui avec raison se crut au comble de l'honneur et de la fortune quand il se vit son écuyer, s'ils avaient pu voir la belle-fille et le petit-fils de ce prince délogés malgré eux pour le fils de Villars, et n'oser ne lui pas laisser leurs meubles?

Là ce fils de la fortune reçut la foule de la cour précisément avec bonté, et il se peut dire qu'il y tint la sienne: jeux continuels, fêtes, festins, très-souvent la musique du roi les soirs. Le héros romanesque en soutenait pleinement le personnage. Il ne parlait que par tirades de pièces de théâtre, et tenait des propos si surprenants qu'il en embarrassait souvent sa nombreuse compagnie. Ses saillies étaient continuelles; il ne se contraignait d'aucune. Le lit de repos de dessus lequel il dominait les assistants semblait le théâtre d'un Tabarin. Mme de Maintenon l'allait voir souvent en des heures particulières. Un jour qu'elle y trouva son fils qui avait lors huit ans et qu'elle le caressa, le maréchal lui dit qu'à la fin ses bontés le gâteraient, et prenant un air enjoué qui lui était ordinaire, ajouta que « les héros s'accoutumaient facilement aux bontés des grandes reines. » Cent escapades aussi fortes, mais en autres genres, mille propos sur la guerre, sur la paix, sur le gouvernement, sur soi-même à faire trembler, passèrent pour des gaietés et des gentillesses agréables. En un mot les yeux communs le regardaient comme un fou échappé de sa cage, tandis que ceux de qui tout dépendait le considéraient comme l'unique ressource qui n'avait que de légères imperfections. Voysin portait souvent le portefeuille chez lui, Desmarets aussi, séparément et quelquefois ensemble. Rien ne lui fut refusé du personnage de dictateur. Il décidait des projets, des arrangements. L'oubli et l'avancement des hommes furent dans ses mains. Ce radieux état pourtant ne l'empêcha pas de songer à ses lettres de pairie.

Le président de Maisons, son beau-frère, les lui dressa, et il y mit tout ce qu'il voulut sur ses services. Il eut l'audace d'y faire insérer que, sans sa blessure, la bataille de Malplaquet était gagnée, et diverses autres choses à sa louange qui flétrissaient également la vérité et la gloire du maréchal de Boufflers. Pontchartrain, à qui elles furent portées pour les expédier, sursit, et en avertit Boufflers qui, blessé jusqu'au fond de l'âme, devint furieux. Il tomba sur Villars publiquement jusqu'à l'outrage; il en parla à tout le monde et aux ministres. Cet homme si sage, si mesuré, si craintif à l'égard du roi, ne se posséda plus. Il déclara tout haut à qui voulut l'entendre qu'il s'en plaindrait au roi, et que, s'il n'en avait pas justice, il était résolu de la demander en plein parlement, de s'adresser aux pairs, de s'opposer aux lettres de Villars et de plaider lui-même sa cause devant les pairs et tout le parlement assemblé. Il y avait longues années que propos si hardi n'avait frappé aucune oreille. Aussi fit-il un étrange fracas. Il fut tel que le roi n'osa refuser à un seigneur si utilement illustre la justice qu'il lui demanda si haut. Villars épouvanté, quoique sur les nues, sentit pour lors tout le poids de la vertu et de la vérité. Il n'osa se commettre avec Boufflers, il désavoua tout ce qu'il avait attenté dans ses lettres, et, pour voiler l'ordre du roi, il envoya lui-même ses lettres à Boufflers qui y biffa tout ce qu'il voulut, et ce qu'il biffa demeura supprimé dans l'expédition qu'en fit Pontchartrain, et qui lui fut montrée.

Villars pourtant se distilla chez lui publiquement, et tous les jours en respects pour le maréchal de Boufflers, en soumissions, en louanges, lui envoya plusieurs messages en hommages et en pardons, et avala cet affront dans toute son étendue. On négocia et on obtint enfin que Boufflers après tant de génuflexions irait voir Villars, après avoir ainsi triomphé de son triomphe. Il fut accueilli avec des respects et des soumissions profondes qui furent reçues gravement et en maître qui daigne accepter un tribut. De tous ces procédés se combla une haine que Boufflers trop naturel exhala même peu décemment quelquefois, et que Villars resserra en lui-même sous le voile des hommages et des soumissions; toutefois sans rompre, par l'extrême retenue de Villars qui n'osa plus se commettre, et Boufflers pour ne pas embarrasser le roi.

Cet éclat fut incontinent après suivi d'un autre, mais qui, à beaucoup près, ne fut pas porté si loin. Harcourt, duc vérifié cinq ans avant Villars, et d'une naissance si différente, portait fort impatiemment que celui-ci eût été fait pair avant lui, et que lui-même n'y fût arrivé qu'à son occasion. Il n'ignorait pas nos prétentions réciproques de préséance; de M. de La Rochefoucauld et de moi, il voulut adroitement acquérir les mêmes sur Villars. Il projeta donc de se faire recevoir au parlement dans la même séance où ses lettres de pairie seraient enregistrées; et pour le faire couler doucement, il ne hasarda pas de les présenter avant que celles de Villars le fussent, qui étaient antérieures aux siennes. Mais dès qu'elles le furent, il se prépara à l'exécution de son projet, comme ne songeant à rien. Malheureusement pour lui Villars en eut le vent; il avait aussi ouï parler de mon affaire avec M. de La Rochefoucauld, mais sans la savoir. Il me pria de la lui expliquer, c'était chose qui ne se pouvait refuser. Là-dessus le voilà aux champs, qui fait grand bruit, qui représente au roi, par un mémoire qu'il lui envoya, le dessein d'Harcourt et l'impossibilité où sa blessure le mettait de se faire recevoir, sur quoi, il demanda de ces deux choses l'une, pour lui éviter un procès pareil au mien: ou des lettres patentes vérifiées au parlement qui lui conservassent son ancienneté entière sur les pairs postérieurs à lui qui pourvoient être reçus au parlement avant lui, comme M. de Bouillon les avait obtenues dans sa minorité; ou une défense verbale au maréchal d'Harcourt de se faire recevoir avant que lui-même le fût. La demande parut au roi d'autant plus juste qu'elle évitait un procédé qui l'eût embarrassé entre ces deux hommes, et un procès dont il haïssait les décisions. Harcourt reçut donc cette défense de la bouche du roi, dont il fut outré de dépit, et dont Villars ne se contraignit pas de triompher. Fort peu de jours après, Harcourt tomba en apoplexie, qui mit ses grandes vues et ses amis en grand désarroi, et qui, au lieu de forcer la porte du conseil, le fit aller aux eaux de Bourbonne, hors d'état de s'appliquer à rien, mais retenant toujours sa destination de général de l'armée du Rhin, comme l'année précédente.

Le maréchal d'Huxelles commandait en chef en Alsace dès l'année 1690, en avril, à la mort de Montal, et servait de lieutenant général dans l'armée du Rhin toutes les campagnes, jusqu'en 1703, qu'il fut de la promotion des maréchaux de France que le roi fit en janvier, à l'occasion de laquelle je me suis étendu sur lui assez pour n'avoir rien à y ajouter. Décoré de l'ordre et du bâton, c'était où la profession militaire le pouvait porter. Son goût ne le tournait point vers le commandement des armées. Voir aussi de Strasbourg un général d'armée auquel il fallait obéir dans son commandement s'il était son ancien, et s'il ne l'était pas, se concerter avec lui de manière fort équivalente à la subordination, était pour lui une amertume. Depuis 1690, il n'avait quitté les bords du Rhin ni été ni hiver, que depuis qu'il fut maréchal de France, et encore y demeura-t-il les premières années. Il petillait de s'approcher de la cour dans le désir de pousser sa fortune. Il voulait entrer dans le conseil, au moins être consulté et de quelque chose. Son grand but était de parvenir à être duc, et celui du premier écuyer d'être appelé dans ses lettres. Pour cela il fallait être à la cour et à demeure; mais quitter plus de cent mille livres de rente en abandonnant l'Alsace: c'était acheter bien cher des espérances peu fondées. Il tâta le pavé par quelques voyages à Paris; il les allongea, et fit si bien qu'il lui fut permis de s'y fixer sans se dépouiller du commandement d'Alsace, qu'on fît exercer par du Bourg, tellement que cette province eut un gouverneur et deux commandants payés.

Huxelles établi à Paris tint une excellente table pour avoir compagnie, sortit peu pour se faire rechercher, se lia au président de Mesmes par le premier écuyer son ami intime, et par ce président à M. du Maine, dont il était le commensal. Il fut vanté a Mlle Choin par Mme de Beringhen, la cultiva jusqu'à envoyer tous les jours de sa vie des têtes de lapins et d'autres mangeailles à sa chienne (et il faut noter qu'il logeait dans la rue Neuve-Saint-Augustin, vis-à-vis le duc de Tresmes, et Mlle Choin attenant le petit-Saint-Antoine). Il fit sa cour à Vaudemont et à ses nièces, et s'initia ainsi à Monseigneur, sans toutefois le voir souvent en particulier, et très-rarement publiquement, qui le crut la meilleure tête de France et un homme qui ne voulait rien que son repos. D'autre côté il courtisa Harcourt, qui le produisit à Mme de Caylus pour atteindre à Mme de Maintenon. Harcourt ne le craignait point pour émule, il le connaissoit trop bien, mais il en voulait faire un écho et un épouvantail à ministres, contre lesquels tout lui était bon; conséquemment il fut très-bien avec Voysin aussitôt qu'il fut en place. Tout cela se passait souterrainement. Tant de liaisons importantes ne rendant rien, il en tomba peu à peu dans un chagrin qui devint noir, qui attaqua sa santé et qui fit craindre pour sa tête. Il fut près d'un an chez lui sans vouloir voir personne que le premier écuyer, sa femme, et un ou deux autres devant qui il ne retenait pas ses faiblesses. Les médecins furent longtemps sans savoir ce que cela de-viendrait, parce qu'ils sentirent que ce n'était pas de leur art que dépendait cette guérison. Ses amis se remuèrent vers les remèdes qu'il lui fallait, le poulièrent à Marly, et le soulagèrent, mais non encore entièrement. C'est l'état où il était quand il fut question de nommer des plénipotentiaires pour les conférences de Gertruydemberg.

Torcy, ami intime de l'abbé de Polignac, l'avait, comme on a vu, tiré d'un péril imminent et fort dangereux, en le dépaysant; et lui en avoir su tirer grand parti, avec le même appui, pour s'assurer d'un chapeau. Cela fait, et l'intervalle long de son absence, il eut envie de se rapprocher. Torcy, qui le destinait à travailler à la paix, pour le tenir toujours en besogne lui procura la permission de faire un tour à la cour de quelques mois, sans quitter son auditorat de rote où il brillait, et pour avoir où le renvoyer au loin si le cas y échéait. Il était arrivé sur la fin de l'année précédente, et fut assez bien reçu du roi, et très-bien de la cour, surtout des dames. Ce retour me procura une confidence.

Il faut se souvenir de la conversation que j'eus sur lui avec le duc de Beauvilliers, ci-devant (t. V, p. 97, 98) et de la manière dont il reçut ce que je lui dis. Oncques depuis nous ne nous étions fait mention de l'abbé de Polignac l'un à l'autre, ni de rien qui en pût approcher. Mon retour à Marly fut un des premiers fruits de l'audience que le roi m'avait accordée. Au premier voyage que j'y fis, étant allé un soir causer avec le duc de Beauvilliers, et ne parlant de rien moins que de l'abbé de Polignac, tout d'un coup le duc se mit à me regarder fixement, à sourire et à me dire qu'il fallait qu'il me fît une confidence; et que c'était une réparation qu'il me devait à laquelle il ne pouvait plus tenir. Je n'imaginai point ce qu'il me voulait dire. « Vous souvenez-vous bien, me dit-il, de la conversation que nous eûmes ensemble, dans cette même chambre, il y a quatre ans, sur l'abbé de Polignac? c'est que vous avez été prophète. Il faut que je vous avoue qu'il m'est arrivé de point en point ce que vous m'aviez prédit, et que l'abbé de Polignac, initié avec Mgr le duc de Bourgogne par les sciences, et le voyant souvent seul, m'avait absolument éloigné de lui. » Je m'écriai, il me fit taire. « Écoutez tout, me dit-il. Je ne fus pas longtemps à m'en apercevoir. Je voulus me le rapprocher, je l'éloignai encore davantage. Plus de consultations, plus même de raisonnements; jusqu'à ma présence lui pesait. M. de Chevreuse se trouva de même. Je pris le parti de ne lui plus parler de rien, de répondre en deux mots quand il me parlait, de faire mon service assez pour que le public ne s'aperçût de rien, et je demeurai dans mes fonctions comme un étranger le plus mesuré, sans trouver rien à redire et sans parler que pour répondre. Cela, monsieur, a, s'il vous plaît, duré plus d'un an. Enfin, il s'est rapproché, il s'est réchauffé, il s'est trouvé embarrassé de ma réserve, il a tâté le pavé à diverses reprises. Je le voyais venir toujours respectueusement, sans la moindre ouverture, jusqu'à ce qu'un beau jour il me prît dans son cabinet et se déboutonna. Je reçus ce qu'il me dit comme je le devais, et lui dis en même temps ce que je crus devoir sur l'attachement et la confiance; que je ne tenais à lui que par le coeur, et le désir de son bien et celui de l'État, et par nulle autre chose; et qu'il voyait que je savais me retirer à proportion de lui, et me tenir dans le respect et dans la simple fonction de ma charge. Alors dans ce retour d'amitié et de confiance, il m'avoua que c'était l'abbé de Polignac qui l'avait éloigné; que c'était un enchanteur très-dangereux, une sirène... Eh bien! monsieur, interrompis-je, avez-vous eu encore votre cruelle charité de ne lui pas bien rompre le cou en ce moment que vous l'avez eu si belle? Oh! pour cela, me dit-il, ce n'eût pas été charité, c'eût été abandon de Mgr le duc de Bourgogne, et manquer de charité pour lui; aussi, vous puis-je assurer que je lui ai fait sentir tout ce que je devais sur cela pour lui-même; et que, puisque vous appelez cela rompre le cou, vous pouvez compter que je l'ai si bien et si parfaitement rompu à l'abbé de Polignac, qu'il n'en reviendra de sa vie auprès de Mgr le duc de Bourgogne. »

Je l'en louai beaucoup, et comme un homme qui s'est surpassé lui-même; après quoi je me licenciai à le pouiller un peu de ne vouloir ni connaître les gens ni souffrir qu'on les lui fît connaître. Je le fis souvenir de notre conversation dans le bas des jardins de Marly, sur le choix fait et non encore déclaré de Mgr le duc de Bourgogne pour l'armée de Flandre avec M. de Vendôme, et je lui dis que la prophétie que je lui en fis alors, qui ne tarda pas à s'accomplir au delà de toute pensée, et celle-ci dont il m'avouait le plénier effet, le devaient rendre plus docile à écouter, et à croire et à se garder. Il en convint, et il est vrai que longtemps avant cet aveu il était moins hérissé à mes discours, à son gré peu charitables, et me croyait fort volontiers, ce qui ne fit depuis qu'augmenter de plus en plus à mon égard. Je lui demandai après où en était le duc de Chevreuse; il me dit que le retour était aussi entier pour lui et de même date que le sien. Le singulier est qu'ils se conduisirent avec tant de ménagements, que personne, même les valets les plus intérieurs, ne s'aperçurent jamais de ce changement si grand dans toute sa longue durée. Il ne servit qu'à mettre ces deux ducs encore plus intimement avec Mgr le duc de Bourgogne; ce qui a duré jusqu'à sa mort .

L'abbé de Polignac, à son retour de Rome, se trouva bien étourdi de la froideur marquée de Mgr le duc de Bourgogne, qui ne prit à rien avec lui en public, et ne le vit point en particulier. Le bon ecclésiastique craignit pis qu'il n'y avait, et se contint par là dans de pénibles réserves. Mais bientôt il fut délivré par le choix du maréchal d'Huxelles et de lui pour aller à Gertruydemberg; sur quoi je renvoie aux Pièces, où les préliminaires de cet envoi et la négociation jusqu'à sa rupture se trouvent dans tout le détail . Je dirai seulement ici que le maréchal d'Huxelles, qui mourait de ne rien faire, et que cette nomination guérit, voulut faire accroire qu'on le faisait aller malgré lui, tandis que Harcourt, Voysin et Mme de Maintenon le préconisaient, et que M. du Maine le servait. Le jour qu'il fut déclaré au conseil avec l'abbé de Polignac, Monseigneur dit qu'il ne croyait pas que le maréchal voulût se charger de cet emploi, et qu'outre qu'il était vieux et infirme (il n'était point vieux, et n'était malade que de rage de n'être [rien] et de ne rien faire), il lui avait dit, il n'y avait pas longtemps, qu'il aimerait mieux avoir perdu un bras que son nom demeurât à la postérité souscrit à une paix telle que celle qui terminerait cette guerre. On verra dans les Pièces et dans les suites que cette délicatesse ne fut que pour Monseigneur, et pour tâcher de se faire valoir: le renard des mûres, si on ne songeait point à lui, [voulant] se faire prier si on y pensait.

Le chancelier, ami intime du premier écuyer et parent d'Huxelles et Voysin, louèrent sa capacité; Desmarets, son ami, aussi. Le roi, prévenu par Mme de Maintenon et M. du Maine, applaudit ainsi que les deux autres ministres qui firent chorus; puis le roi ajouta en se redressant, qu'il ne croyait pas qu'il refusât, quand il saurait qu'il ne recevrait aucune excuse, et qu'il voulait bien qu'on le lui dît, et qu'il ne voulait pas être refusé. Ce même jour le chancelier s'en allait à Paris. Dès qu'il y fut arrivé, il envoya chercher le maréchal à qui il conta ce qui s'était passé au conseil, et le détermina sans peine à accepter. Il avait déjà reçu une lettre de Torcy là-dessus, qui, ce même jour encore, arriva chez lui avec Desmarets, et l'entretinrent deux heures. L'abbé de Polignac, qui n'avait avec lui aucune liaison, le fut voir deux jours après. Le maréchal ne vit le roi dans son cabinet qu'un demi-quart d'heure, à ce que me conta le premier écuyer qui en était fort scandalisé, et l'abbé de Polignac point du tout. Le roi lui dit un mot en passant chez Mme de Maintenon. Je n'entamerai rien ici de ce qui se trouvera dans les Pièces; je dirai seulement que, sur les plaintes que firent les Hollandais d'une nomination d'éclat par les personnages, lorsqu'ils n'en voulaient que d'obscurs, on eut recours à une ruse d'enfant, la plus déshonorante qu'il fût possible. Le maréchal d'Huxelles eut défense de mettre ses armes à rien, pour ne montrer ni ses bâtons ni son collier de l'ordre, et l'abbé de Polignac de paraître autrement qu'en habit de cavalier. Cela ne cachait ni leurs noms ni leur caractère; cela avilit seulement celui que le roi leur donnait pour traiter, et donna fort à rire aux alliés, qui insultèrent à une complaisance si basse.

Tout ce qui suivit répondit à ce triste début. Si un officier de la couronne effacé de la sorte devint un spectacle fort nouveau, la mascarade de l'abbé de Polignac en fut un encore plus étrange. On trouva même sans cela toutes sortes d'indécences d'employer un ecclésiastique et un auditeur de rote à consentir, comme il était inévitable, à beaucoup de choses préjudiciables à la religion catholique dans toutes les restitutions auxquelles il fallait se livrer; un homme qui avait publiquement la nomination acceptée du roi d'Angleterre au cardinalat pour signer l'exhérédation et la proscription de ce prince et de sa postérité en faveur d'un usurpateur protestant et comme tel; enfin un personnage châtié par l'exil en arrivant de son ambassade de Pologne, exil qui avait duré fort longtemps. Sur tout le reste je renvoie aux Pièces, qui satisferont pleinement. Tout fut concerté avec Bergheyck, venu exprès à Versailles, et qui retourna en Flandre vers le départ de nos deux plénipotentiaires.

On essuya encore en même temps une chose assez désagréable. Le cardinal de Médicis, en remettant son chapeau pour se marier, comme on l'a dit, avait fait vaquer la protection des couronnes de France et d'Espagne qu'il avait. Les couronnes catholiques ont à Rome chacune leur protecteur, étrange nom à l'égard d'une couronne; mais les cardinaux, de longue main en possession d'être des monstres fort à charge à leurs princes et à leurs nations, et beaucoup plus à l'Église, après avoir usurpé les choses, ont envahi jusqu'aux noms, et les rois les ont laissé faire avec une insensibilité nonpareille. Ces messieurs veulent donc se mêler d'affaires, et ne peuvent le faire que subordonnément, comme tous les autres qui en seraient chargés; ils en veulent l'honneur, la considération, le profit, mais ils n'en veulent pas le nom ordinaire; il faut leur en voiler les fonctions sous la majesté d'un nom qui impose, quoique tout le monde en sache la valeur. Ainsi le cardinal qui est payé pour prendre soin de tout ce qui passe en consistoire pour une nation s'appelle le protecteur de cette nation; et de là protecteur de la couronne de France, d'Espagne, etc. C'est à lui que s'adressent les banquiers en cour de Rome pour l'expédition des bénéfices et des autres choses qui passent en consistoire, où c'est à lui à proposer et à préconiser les évêchés; et il se mêle aussi de beaucoup de choses qui passent par la chancellerie, par la pénitencerie et par les signatures. Le roi, ayant donc à choisir un protecteur, jeta les yeux sur le cardinal Ottobon. Plusieurs raisons l'en devaient empêcher.

Son oncle que M. de Chaulnes fit pape, et qui avait promis merveilles sur les franchises et sur d'autres points plus importants qui avaient brouillé le roi avec Innocent XI, son prédécesseur, qui depuis longtemps ne donnait aucunes bulles en France, manqua de parole, et se moqua de la France en pantalon qu'il était; en sorte qu'il la fit passer à tout ce qu'il voulut; et à ce qui aurait tout terminé même avec Innocent XI. Ainsi, ce neveu ne devait pas être un sujet assez agréable pour recevoir une pareille distinction dans une cour si suivie, et qui ne dompte la nôtre que par sa suite perpétuelle qu'elle ne rencontre pas dans notre légèreté. Ce cardinal était un panier percé qui, avec de grands biens, de grands bénéfices, et les premières charges de la cour de Rome, y était méprisé par le désordre de ses dépenses, de ses affaires, de sa conduite et de ses moeurs, quoique avec beaucoup d'esprit, et même capable d'affaires et aimable dans le commerce. Enfin, il était Vénitien, et le roi avait tous les sujets du monde de se plaindre de la con, duite de sa république pendant la guerre d'Italie. De plus, on ne devait pas ignorer avec quelle jalousie la politique de Venise interdit à ses sujets tout attachement à quelque prince que ce soit, et combien elle l'avait montré encore, il n'y avait pas longtemps, à l'occasion de la nomination du cardinal Grimani par l'empereur, et des emplois qu'il lui avait donnés, quelque terreur qu'ils eussent de ce prince, et quels que fussent leurs extrêmes ménagements pour lui. Ce fut à quoi on s'exposa ici par cette nomination.

Ottobon balança à l'accepter, non qu'il ne la désirât beaucoup, mais par respect pour ses maîtres, et dans l'espérance de les y faire consentir. Il y échoua. Ils tinrent ferme, ils refusèrent au roi qui s'abaissa à les prier. Le roi, qui n'en voulut pas avoir le démenti, pressa Ottobon de passer outre. Il se trouva embarrassé, et toute cette lutte dura assez longtemps. Enfin, tenté par de grosses abbayes, il passa le Rubicon. Les Vénitiens l'effacèrent du livre d'or, le proscrivirent, défendirent tout commerce avec lui, même à ses plus proches, et à leur ambassadeur à Rome de le visiter. L'abbé de Pomponne, ambassadeur à Venise par qui cette négociation avait passé, sortit de Venise, se retira à Florence, et l'ambassadeur de Venise à Paris eut ordre de s'en aller, partit sans audience de congé, et ne tarda pas à arriver à Paris et à Versailles.

Il arriva en même temps une aventure très-singulière, et qui piqua fort le roi. Un petit procureur du siége de Beaune en Bourgogne s'appelait Chavignard, et avait deux fils assez bien faits. Ils étudièrent aux jésuites, qui les prirent sous leur protection. De Chavignard à Chavigny il n'y a pas loin dans la prononciation. La maison de Chavigny-le-Roi, ancienne, illustre, grandement alliée, était éteinte depuis longtemps. Ces deux frères jugèrent à propos de la ressusciter et de s'en dire, et les jésuites de les produire comme tels. Ils vinrent à Paris sous ce beau nom comme des cadets de bonne maison, mais qui n'avaient rien, et qui réclamaient leurs parents, chez qui les jésuites les présentèrent et les introduisirent parmi leurs amis. M. de Soubise qui croyait ne pouvoir être dupe que de son gré., et qui avait de bonnes raisons de se le persuader, le fut tout de bon cette fois-ci; il prit pour bon ce que les jésuites lui dirent, et voulut bien présenter au roi MM. de Chavigny comme ses parents et leur procurer de l'emploi. La duchesse de Duras, fille du prince de Bournonville, mort sous-lieutenant des gens d'armes de la garde, avait eu de la cascade de cette charge un guidon à vendre dans la même compagnie. M. de Soubise le procura à l'un des deux frères qui obtint aussi l'agrément d'une petite lieutenance de roi en Touraine. Il avait, disait-il, épuisé le peu qu'il avait, et boursillé parmi ses amis pour se faire cet établissement et se mettre en chemin de faire fortune. Ils allaient voir tout le monde et chacun les recevait avec plaisir par le nom, la figure et les manières qu'ils présentaient. L'autre frère eut peu après une abbaye de dix-huit à vingt mille livres de rente pour aider à son frère à subsister à la cour et à la guerre, où il avait fait la campagne dernière dans les gens d'armes.

Une si grosse abbaye ne vaquait pas tous les jours. Celle-ci ne l'était devenue que cet hiver, et causa tant d'envie que les aboyants, outrés de la voir donner ainsi, se mirent à chercher ce que c'était que cet abbé de Chavigny, et découvrirent qui il était. Ils en eurent les preuves et les publièrent avec tant de bruit qu'ils détrompèrent tout le monde. Le roi, piqué d'une si hardie imposture, dans laquelle il avait si bien donné, fit arrêter les bulles à Rome, nomma un autre sujet, ordonna à l'autre frère de se défaire de son guidon en faveur du comte de Pons pour soixante mille livres, qu'il avait acheté quatre-vingt mille livres, et de sa lieutenance de roi de Touraine, et fit défendre à tous deux de se présenter jamais devant lui. On trouva encore la punition douce. C'étaient deux compagnons de beaucoup d'esprit, d'intrigue et de manége, de hardiesse, de souplesse, et pour leur âge fort instruits. Ils disparurent à l'instant et firent le plongeon. Qui ne croirait que ce ne fût pour toujours après une telle infamie? Cet affront ne leur coûta rien à soutenir. Ils se mirent à faire les espions en Hollande. Torcy se servit d'eux à l'insu du roi, et comme ils avaient, surtout le guidon, infiniment d'esprit et d'adresse, il en fut fort content. Ils parurent même à Utrecht pendant les conférences de la paix. Après la mort du roi ils continuèrent à s'intriguer.

Dans la suite ils devinrent les instruments de l'abbé Dubois en beaucoup de choses, puis ses confidents, et ce qu'en langage commun on appellerait ses âmes damnées. Celui qui avait été abbé voulut du solide. On n'eut pas honte de lui donner l'agrément d'une charge de président à mortier au parlement de Besançon, où il s'est comporté avec une audace et une insolence surprenante, et toujours s'appelant Chavigny. L'autre, sous le nom de chevalier de Chavigny, plus doux et plus souple en apparence, continua ses intrigues. L'abbé depuis cardinal Dubois l'employa en divers lieux, puis en Espagne, à Ratisbonne, en Angleterre, et maintenant, avec toute honte bue, il est ambassadeur de France en Portugal à son retour de Danemark, où il était envoyé extraordinaire. Partout on sait son histoire, partout il en est déshonoré, partout on est indigné de le voir avec caractère [d'ambassadeur], partout on dit que ceux qui emploient un tel instrument ne le peuvent faire qu'à dessein de tromper; et toutefois il subsiste, on en est content à la cour, et il y est bien reçu dans les intervalles de ses emplois qu'il y est venu. N'est-ce point là de ces vérités qui ne sont pas vraisemblables? Pour y mettre le comble, elle était dans le Moréri au nom de Chavigny-le-Roi, et ils ont eu le crédit de faire défendre qu'on la mît dans la dernière édition qui en a été faite.

Le samedi 15 février le roi fut réveillé à sept heures, qui était une heure plus tôt qu'à l'ordinaire, parce que Mme la duchesse de Bourgogne se trouvait mal pour accoucher. Il s'habilla diligemment pour se rendre auprès d'elle. Elle ne le fit pas attendre longtemps. À huit heures trois minutes et trois secondes elle mit au monde un duc d'Anjou, qui est le roi Louis XV, aujourd'hui régnant, ce qui causa une grande joie. Ce prince fut incontinent ondoyé par le cardinal de Janson dans la chambre même où il était né, et emporté ensuite sur les genoux de la duchesse de Ventadour dans la chaise à porteurs du roi dans son appartement, accompagné par le maréchal de Boufflers et par des gardes du corps avec des officiers. Un peu après, La Vrillière lui porta le cordon bleu, et toute la cour l'alla voir, deux choses qui déplurent fort à M. son frère, qui ne se contraignit pas de le marquer. Mme de Saint-Simon, qui était dans la chambre de Mme la Dauphine, se trouva par hasard une des premières qui vit ce prince nouveau-né parmi toutes celles qui y étaient. L'accouchement et ses suites furent fort heureux.

Il se fit en même temps deux mariages auxquels je pris grande part. Le duc de Chevreuse, avec tout son esprit pénétrant, réglé et métaphysique, s'était si parfaitement ruiné, à force de vouloir faire ses affaires lui-même et tendre toujours au mieux, que, sans le gouvernement de Guyenne, il n'aurait pas eu de quoi vivre. Il avait fait beaucoup de belles choses à Dampierre. Il avait creusé un canal depuis ses forêts de Montfort et de Saint-Léger jusqu'à Mantes, avec des frais infinis et des dédommagements immenses aux riverains, pour porter ses bois jusqu'à la Seine à bois perdu, dans lequel canal il n'a jamais coulé un muid d'eau. Ensuite il fit paver toute sa forêt pour en tirer ses bois, sans aucun usage, et il essuya enfin une grande banqueroute de ses marchands. Il chercha un riche mariage pour le duc de Luynes, fils du feu duc de Montfort, son fils aîné, quoiqu'il fût encore fort jeune. Ce bâtard du dernier comte de Soissons prince du sang, dont j'ai parlé ailleurs, que Mme de Nemours avait choisi pour en faire son héritier, avait laissé deux filles de la fille du maréchal-duc de Luxembourg. L'aînée avait quatre-vingt mille livres de rente en belles terres, et n'avait qu'une soeur qui en devait avoir presque autant, outre les pierreries et les autres choses qu'elles pouvaient encore espérer de Mme de Nemours, qui n'avait d'yeux que pour elles ni de volonté que pour ôter tout à ses héritiers naturels. M. de Luxembourg, leur oncle, gendre en premières noces de M. et de Mme de Chevreuse, sans enfants, avait toujours conservé avec eux la liaison la plus intime. Il fit ce mariage, dont les biens, la figure de la jeune femme et le côté maternel étaient à souhait.

Le duc d'Humières, mon plus ancien et intime ami, maria sa fille unique au fils aîné du duc de Guiche. En considération de ce noble et riche mariage, ils obtinrent pour la première fois que le duc de Guiche se démît de son duché, quoique le duc de Grammont, son père, qui s'en était démis en sa faveur, vécût encore, et allant et venant par le monde; ainsi ce fut trois générations à la fois ducs et pairs sur le même duché-pairie.

Il s'en fit quelque temps après deux autres. Voysin maria l'aînée de ses trois filles au fils aîné de Broglio, qui avait longtemps commandé en Languedoc, et qui était beau-frère du feu président Lamoignon et du célèbre Bâville. La veuve de Lamoignon était Voysin, cousine germaine du ministre qui fit ce mariage.

Gacé, fils du maréchal de Matignon, veuf de sa cousine germaine de même nom et sans enfants se remaria à la fille du maréchal de Châteaurenauld, qui fut un très-malheureux mariage. Il eut le gouvernement de la Rochelle et pays d'Aunis sur la démission du maréchal de Matignon son père.

M. de Beauvilliers fit en même temps une chose fort contre mon goût, et dont je fis tout mon possible pour le détourner. Ce fut de donner, avec l'agrément du roi, sa charge de premier gentilhomme de la chambre au duc de Mortemart, son gendre, de préférence au duc de Saint-Aignan son frère. Il crut devoir cette récompense à sa fille, qu'il aimait fort, des grands biens qu'après avoir perdu ses fils il avait donnés à son frère; ceux que leur mort faisait tomber à la jeune duchesse de Mortemart, avec la dignité de grand d'Espagne, me paraissaient un dédommagement bien suffisant. Mais la délicatesse de M. de Beauvilliers ne put être vaincue par toutes mes raisons. Il savait beaucoup de gré à son gendre, et à la duchesse de Mortemart sa belle-soeur, de la manière dont ils s'étaient portés à le presser même de faire beaucoup pour le duc de Saint-Aignan. Cette duchesse de Mortemart était, après la duchesse de Béthune, la grande âme de la gnose, et la mieux aimée de l'archevêque de Cambrai, qui de son diocèse gouvernait toutes ces consciences. Ce fut par conséquent l'avis aussi du duc de Chevreuse; et la considération de la duchesse de Beauvilliers, qui avec la plus grande amitié du monde, s'était prêtée à tout ce que le duc de Beauvilliers avait voulu faire pour son frère, y entra pour beaucoup. Je vis ce choix avec douleur, qui dans la suite leur en donna beaucoup à eux-mêmes, et qui ne réussit pas comme ils l'avaient espéré à retirer le duc de Mortemart de l'obscurité et de la crapule, ni à rendre sa pauvre femme plus heureuse, qui méritait tant de l'être.

CHAPITRE VI. §

Bouffonneries de Courcillon, à qui on recoupe la cuisse. — Mort de la duchesse de Foix. — Mort de Fléchier, évêque de Nîmes. — Mort, caractère et testament de l'archevêque de Reims Le Tellier. — Cardinal de Noailles proviseur de Sorbonne. — Mort de Vassé. — Mort de Mme de Lassai. — Mort de Mme Vaubecourt. — Mort de l'abbé de Grandpré; son sobriquet étrange. — Mort de M. le Duc. — Conduite de Mme la Duchesse. — Étrange contre-temps arrivé à M. le comte de Toulouse. — Nom et dépouille entière de M. le Duc donnés à M. son fils. — D'Antin chargé du détail de ses charges, puis de ses biens et de sa conduite. — Saintrailles et son caractère. — Caractère de M. le Duc. — Orgueil extrême de Mme la duchesse d'Orléans; sa prétention de préséance pour ses filles sur les femmes des princes du sang. — Mesures sur cette dispute, et sa véritable cause. — Adroite prétention de la duchesse du Maine de précéder ses nièces comme tante. — Jugement du roi entre les princesses du sang mariées et filles en faveur des premières, où il fait d'autres décisions concernant son sang. — Mécanique des après-soupées du roi. — Le roi déclare son jugement aux parties, puis au conseil, et ne le rend public que quelques jours après, sans le revêtir d'aucunes formes. — Brevet de conservation de rang de princesse du sang, fille, à la duchesse du Maine.

J'ai déjà parlé ailleurs de Courcillon, original sans copie, avec beaucoup d'esprit, et d'ornement dans l'esprit, un fonds de gaieté et de plaisanterie inépuisable, une débauche effrénée et une effronterie à ne rougir de rien. Il fit d'étranges farces lorsqu'on lui coupa la cuisse après la bataille de Malplaquet. Apparemment qu'on fit mal l'opération, puisqu'il fallut la lui recouper en ce temps-ci à Versailles. Ce fut si haut que le danger était grand. Dangeau, grand et politique courtisan, et sa femme que Mme de Maintenon aimait fort et qui était de tous les particuliers du roi, tournèrent leur fils pour l'amener à la confession. Cela l'importuna. Il connaissoit bien son père. Pour se délivrer de cette importunité de confession, il feignit d'entrer dans l'insinuation, lui dit que, puisqu'il en fallait venir là, il voulait aller au mieux; qu'il le priait donc de lui faire venir le P. de La Tour, général de l'Oratoire, mais de ne lui en proposer aucun autre, parce qu'il était déterminé à n'aller qu'à celui-là. Dangeau frémit de la tête aux pieds. Il venait de voir à quel point avait déplu l'assistance du même père à la mort de M. le prince de Conti et de M. le Prince; il n'osa jamais courir le même risque ni pour soi-même, ni pour son fils, au cas qu'il vint à réchapper. De ce moment il ne fut plus de sa part mention de confession, et Courcillon, qui n'en voulait que cela, n'en parla pas aussi davantage, dont il fit de bons contes après qu'il fut guéri. Dangeau avait un frère abbé, académicien, grammairien, pédant, le meilleur homme du monde, mais fort ridicule. Courcillon, voyant son père fort affligé au chevet de son lit, se prit à rire comme un fou, le pria d'aller plus loin, parce qu'il faisait en pleurant une si plaisante grimace qu'il le faisait mourir de rire.

De là passe à dire que, s'il meurt, sûrement l'abbé se mariera pour soutenir la maison; et en fait une telle description en plumet et en parure cavalière, que tout ce qui était là ne put se tenir d'en rire aux larmes. Cette gaieté le sauva, et il eut la bizarre permission d'aller chez le roi et partout sans épée et sans chapeau, parce que l'un et l'autre l'embarrassait avec presque toute une cuisse de bois, avec laquelle il ne cessa de faire des pantalonnades.

Il y eut aussi en ce temps-ci plusieurs morts. Celle de la duchesse de Foix arriva la première, qui fut regrettée de tout le monde, et beaucoup de M. de Foix. Elle était soeur de Roquelaure, à qui elle fit écrire en mourant, pour lui demander de pardonner à sa fille et au prince de Léon, ce qu'il accorda. Mme de Foix était la plus jolie bossue qu'on pût voir, grande, dansant autrefois en perfection, et ayant tant de grâces qu'on n'eût pas voulu qu'elle n'eût point été bossue; peu de la cour, fort du grand monde et du jeu, extrêmement amusante sans la moindre méchanceté, et n'ayant jamais eu plus de quinze ans à cinquante-cinq ans qu'elle mourut sans enfants.

[La mort] de l'évêque de Nîmes arriva dans son diocèse. C'était Fléchier qui avait été sous-précepteur de Monseigneur, célèbre par son savoir, par ses ouvrages, par ses moeurs, par une vie très-épiscopale. Quoique très-vieux, il fut fort regretté et pleuré de tout le Languedoc, surtout de son diocèse.

Un bien plus grand prélat mourut en même temps, qui laissa moins de regrets. Ce fut l'archevêque de Reims de qui j'ai parlé plus d'une fois. Il avait les abbayes de Saint-Remy de Reims, de Saint-Thierry, près Reims, qu'il avait fait unir à son archevêché pour le dédommagement de l'érection de Cambrai en archevêché auparavant suffragant de Reims, qui n'avait pas été fait, de Saint-Étienne de Caen, de Saint-Bénigne de Dijon, de Breteuil et quelques autres encore. Il était commandeur de l'ordre, doyen du conseil, maître de la chapelle du roi, proviseur de Sorbonne, et le plus ancien archevêque de France. Outre ce que j'ai dit ailleurs de sa fortune et de son caractère, j'ajouterai que, janséniste de nom, ennemi des jésuites, savant en tout ce qui était de son état pour le spirituel et le temporel, c'était avec de l'esprit un composé fort extraordinaire. Rustre et haut au dernier point, il était humble sur sa naissance à en embarrasser; extrêmement du grand monde, magnifique et toutefois avare, grand aumônier assez résident chaque année, gouvernant et visitant lui-même son diocèse qui était le mieux réglé du royaume, et le mieux pourvu des plus excellents sujets en tout genre qu'il savait choisir, s'attacher, employer et bien récompenser; avec cela fort de la cour et du plus grand monde, gros joueur, habile en affaires et fort entendu pour les siennes; lié avec les plus doctes et les plus saints de l'épiscopat, aimé et estimé en Sorbonne qu'il protégeait et gouvernait très-bien.

C'était un homme fort judicieux et qui avait le talent du gouvernement. Les ducs d'Aumont et d'Humières, frères de père, et le premier fils d'une soeur de ce prélat, avaient de grands démêlés d'intérêts qui les avaient longtemps aigris, et qu'ils remirent enfin à décider à l'archevêque de Reims dont la brillante santé était un peu tombée depuis quelque temps. Il mettait la dernière main à cette affaire le samedi 22 février, et y travaillait depuis sept heures du matin, lorsque, vers une heure après midi, il dit à son secrétaire qu'il se trouvait mal, et qu'il sentait un grand mal de tête. Un moment après, il s'étendit dans sa chaise et mourut, à soixante-neuf ans. La marquise de Créqui, sa nièce, arrivait en même temps pour dîner avec lui, qui parut peu émue, encore moins attendrie. Son amitié pour elle n'était pourtant pas sans scandale. Outre des présents gros et continuels, il défrayait sa maison toute l'année et lui en avait donné une toute meublée. Aussi passait-il sa vie avec elle quand il était à Paris, à la grande jalousie de tous ses autres héritiers. Ils furent tous mandés sur l'heure avec des notaires, et Mme de Louvois, sa belle-soeur. Arrivés qu'ils furent, on voulut chercher le testament. On n'en eut pas la peine, la marquise de Créqui enseigna où il était. Par la lecture qu'on fit on trouva qu'il faisait la marquise de Créqui sa légatrice universelle, et l'abbé de Louvois exécuteur de son testament. Il lui donnait la magnifique argenterie de sa chapelle et une belle tapisserie; aux religieux de Sainte-Geneviève de Paris, sa bibliothèque, la plus belle de l'Europe pour un particulier; et sa maison de Paris aux enfants de feu M. de Louvois, son frère. Il avait dénaturé son patrimoine, en sorte qu'il n'en restait que cette maison; et, comme il n'avait pas douté que son testament ne fût attaqué, pour peu qu'il pût l'être, il avait si bien fait que, quelque volonté qu'on eût, cela fut impossible. Ainsi, la marquise de Créqui en eut deux millions. Ce testament ne contribua pas à lever le scandale, ni le peu d'affliction de la marquise de Créqui à adoucir l'indignation. Il y eut des legs pieux et d'honnêtes récompenses au domestique. Mme de Louvois alla le jour même demander au roi la charge de la chapelle pour l'abbé de Louvois, mais par son oncle et par lui-même il était écrit en lettres rouges chez les jésuites, et il n'eut rien de cette grande dépouille. Le cardinal de Noailles fut proviseur de Sorbonne, et Marillac devint doyen du conseil.

Le premier écuyer, beau-frère de la marquise de Créqui perdit bientôt après Vassé, son gendre, qui était fort jeune et qui laissa des enfants; et Lassai perdit sa troisième ou quatrième femme, bâtarde de M. le Prince, dont la tête était un peu dérangée et qui lui laissa une fille.

Mme de Vaubecourt, soeur d'Amelot, l'ambassadeur en Espagne, etc., mourut aussi en même temps sans enfants, et veuve de Vaubecourt, lieutenant général, tué en Italie. Elle était encore belle; elle avait fait du bruit et était encore fort du grand monde, mais jamais de la cour.

Le vieil abbé de Grandpré mourut aussi. Il était frère du feu comte de Grandpré, lieutenant général et chevalier de l'ordre en 1661, et du maréchal de Joyeuse. C'était une manière d'imbécile et qui en avait aussi tout le maintien, mais qui ne laissait pas de sentir sa naissance, et d'aller partout. Il n'avait qu'une méchante petite abbaye et n'était point dans les ordres. Son corps n'était pas comme son esprit, les dames autrefois lui avaient donné le nom d'abbé Quatorze qui lui était demeuré, et ce prodige avait passé en telle notoriété que sa singularité excuse la honte de le rapporter.

Une autre mort épouvanta le monde et le mit en même temps à son aise. M. le Duc, tout occupé de son procès, dont la plaidoirie devait commencer le premier lundi de carême, était attaqué d'un mal bizarre qui lui causait quelquefois des accidents équivoques d'épilepsie et d'apoplexie qui duraient peu, et qu'il cachait avec tant de soin qu'il chassa un de ses gens pour en avoir parlé à d'autres de ses domestiques. Il avait depuis quelque temps un mal de tête continuel, souvent violent. Cet état troublait l'aise qu'il sentait de la délivrance d'un père très-fàcheux, et d'un beau-frère qui, en bien des sortes, avait fait continuellement le malheur et souvent le désespoir de sa vie. Mme la Princesse, pour qui il avait quelque considération et quelque amitié, le pressait de penser à Dieu et à sa santé. À force d'exhortations, il lui promit l'un et l'autre, mais après le carnaval, qu'il voulait donner aux plaisirs. Il fit venir Mme la Duchesse à Paris le lundi gras, pour les sollicitations et les audiences, et en attendant pour lui donner deux soupers et à beaucoup de dames, et les mener courre le bal toute la nuit du lundi et du mardi gras. Sur le soir du lundi, il alla à l'hôtel de Bouillon, et de là chez le duc de Coislin, son ami de tout temps, qui était déjà assez malade; il n'avait point de flambeaux et un seul laquais derrière son carrosse. Passant sur le pont Royal, revenant de l'hôtel de Coislin, il se trouva si mal qu'il tira son cordon et fit monter son laquais auprès de lui, duquel il voulut savoir s'il n'avait pas la bouche tournée, et il ne l'avait pas, et par qui il fit dire à son cocher de l'arrêter au petit degré de sa garde-robe pour entrer chez lui par-derrière, et n'être point vu de la grande compagnie qui était à l'hôtel de Condé pour souper. En chemin il perdit la porole et même la connaissance, il balbutia pourtant quelque chose pour la dernière fois, lorsque son laquais et un frotteur qui se trouva là le tirèrent du carrosse et le portèrent à la porte de sa garde-robe qui se trouva fermée. Ils y frappèrent tant et si fort qu'ils furent entendus de tout ce qui était à l'hôtel de Condé, qui accourut. On le jeta au lit. Médecins et prêtres mandés en diligence firent inutilement leurs fonctions. Il ne donna nul autre signe de vie que d'horribles grimaces, et mourut de la sorte sur les quatre heures du matin du mardi gras.

Mme la Duchesse, au milieu des parures, des habits de masques et de tout ce grand monde convié, éperdue de surprise et du spectacle, ne perdit sur rien la présence d'esprit. Quoique mal avec M. du Maine, elle en sentit le besoin; ainsi, fort peu après qu'on eut mis M. le Duc au lit, elle envoya le chercher à Versailles, M. le comte de Toulouse et Mme la princesse de Conti leur soeur, et ne manda rien à M. [le duc] ni à Mme la duchesse d'Orléans, avec qui elle était mal, et du crédit desquels elle n'avait rien à attendre. On peut juger qu'elle n'oublia pas d'Antin. Elle ne laissa pas de pleurer un peu en les attendant. Personne ne crut ses larmes excitées par la tendresse, mais plutôt par un souvenir douloureux qui l'affligeait en secret depuis un an, et d'une délivrance trop tardive. Mme la princesse de Conti, sa belle-soeur, avertie de ce qui se passait, alla à l'hôtel de Condé avec ses enfants, demeura dans les antichambres parmi les laquais assez longtemps, retourna dans son carrosse sans sortir de la maison, et revint encore dans les antichambres. La maréchale d'Estrées, douairière, fort amie de Mme la Duchesse, la trouvant là la fit entrer malgré elle, disant qu'en l'état où elle était avec M. son frère, elle n'osait se présenter. Mme la Duchesse, toujours fort à elle-même après le premier étonnement, lui fit merveilles. Bientôt après, l'autre princesse de Conti arriva de Versailles, qui se mettait au lit lorsque le message de Mme la Duchesse lui vint. Elle demeura peu à l'hôtel de Condé. M. le Duc venait de mourir; elle emmena Mme la Duchesse à Versailles. Vers Chaillot ils trouvèrent M. du Maine qui monta dans leur carrosse, et vers Chaville M. le comte de Toulouse, qui y monta aussi et s'en retourna avec eux.

Le contre-temps qui lui arriva fit grand bruit, enfanta des chansons, et ce fut tout. Le courrier de Mme la Duchesse ne le trouva point chez lui, et pas un de ses gens ne put ou ne voulut dire où il était, ni l'aller avertir. Il n'était pas loin pourtant, dans un bel appartement d'emprunt avec une très-belle dame du plus haut parage, dont le mari était dans le même, qui en faisait deux beaux, où tout le jour il tenait le plus grand état du monde, mais qui, malgré ses jalousies quelquefois éclatantes, était hors d'état de les aller surprendre, et la dame apparemment bien sûre du secret. Ils se reposèrent tous chez Mme la Duchesse, où ses enfants arrivèrent. Mme la princesse de Conti alla éveiller Monseigneur, et huit heures du matin approchant, M. et Mme la duchesse d'Orléans avertis vinrent chez Mme la Duchesse, où tout se passa entre eux de fort bonne grâce. M. le duc d'Orléans, M. du Maine et M. le comte de Toulouse allèrent au premier réveil du roi, où Monseigneur arriva un moment après eux.

Le roi, surpris de les voir à une heure si peu ordinaire, leur demanda ce qu'il y avait. M. du Maine porta la parole pour tous, et aussitôt le roi donna à M. le duc d'Enghien le gouvernement, la charge et la pension de M. son père, et déclara qu'il s'appellerait M. le Duc comme lui. Ils retournèrent chez Mme la Duchesse lui apprendre ces grâces, et tout de suite menèrent le nouveau M. le Duc attendre le roi dans ses cabinets, à qui ils le présentèrent. Ce prince, dont la sensibilité n'avait pas édifié à l'hôtel de Condé, avait plus de dix-sept ans. Le roi permit qu'il fît auprès de lui le service de grand maître, mais il ne voulut pas lui commettre l'exercice réel de cette charge ni du gouvernement de Bourgogne, et, de concert avec Mme la Duchesse, il chargea d'Antin du détail de l'un et de l'autre, de ses biens et de sa conduite, ce qui se déclara quelques jours après. Mme la Princesse était à Maubuisson; elle avait conservé beaucoup d'affection pour cette maison, quoiqu'elle eût perdu sa célèbre tante. Elle vint en diligence et apprit la mort de M. son fils, parce que malgré ses cris elle fut menée non à l'hôtel de Condé, mais chez elle au Petit-Luxembourg, maison qu'elle avait superbement bâtie depuis la mort de M. le Prince, et qu'elle achevait encore alors. Elle envoya aussitôt au roi Saintrailles le supplier de vouloir bien mettre la paix dans sa famille. Le roi lui promit d'y travailler, et ordonna à Saintrailles de demeurer auprès de M. le Duc comme il était auprès du père, dont il commandait l'écurie. C'était un homme sage avec de l'esprit, fort mêlé dans la meilleure compagnie, mais qui l'avait gâté en l'élevant au-dessus de son petit état, et qui l'avait rendu important jusqu'à l'impertinence. C'était un gentilhomme tout simple et brave, mais qui n'était rien moins que Poton, qui est le nom du fameux Saintrailles.

La mort du poëte Santeuil aux états de Bourgogne, l'aventure inouïe du comte de Fiesque à Saint-Maur, et d'autres choses encore qui se trouvent ci-devant éparses, ont déjà donné un crayon de M. le Duc: c'était un homme très-considérablement plus petit que les plus petits hommes, qui sans être gras était gros de partout, la tête grosse à surprendre, et un visage qui faisait peur. On disait qu'un nain de Mme la Princesse en était cause. Il était d'un jaune livide, l'air presque toujours furieux, mais en tout temps si fier, si audacieux, qu'on avait peine à s'accoutumer à lui. Il avait de l'esprit, de la lecture, des restes d'une excellente éducation, de la politesse et des grâces même quand il voulait, mais il voulait très-rarement; il n'avait ni l'avarice, ni l'injustice, ni la bassesse de ses pères, mais il en avait toute la valeur, et [avait] montré de l'application et de l'intelligence à la guerre. Il en avait aussi toute la malignité et toutes les adresses pour accroître son rang par des usurpations fines, et plus d'audace et d'emportement qu'eux encore à embler. Ses moeurs perverses lui parurent une vertu, et d'étranges vengeances qu'il exerça plus d'une fois, et dont un particulier se serait bien mal trouvé, un apanage de sa grandeur. Sa férocité était extrême et se montrait en tout. C'était une meule toujours en l'air qui faisait fuir devant elle, et dont ses amis n'étaient jamais en sûreté, tantôt par des insultes extrêmes, tantôt par des plaisanteries cruelles en face, et des chansons qu'il savait faire sur-le-champ qui emportaient la pièce et qui ne s'effaçaient jamais; aussi fut-il payé en même monnaie plus cruellement encore. D'amis il n'en eut point, mais des connaissances plus familières, la plupart étrangemeut choisies, et la plupart obscures comme il l'était lui-même autant que le pouvait être un homme de ce rang. Ces prétendus amis le fuyaient, il courait après eux pour éviter la solitude, et quand il en découvrait quelque repas, il y tombait comme par la cheminée, et leur faisait une sortie de s'être cachés de lui. J'en ai vu quelquefois, M. de Metz, M. de Castries et d'autres, désolés.

Ce naturel farouche le précipita dans un abus continuel de tout et dans l'applaudissement de cet abus qui le rendait intraitable, et si ce terme pouvait convenir à un prince du sang, dans cette sorte d'insolence qui a plus fait détester les tyrans que leur tyrannie même. Les embarras domestiques, les élans continuels de la plus furieuse jalousie, les vifs piquants d'en sentir sans cesse l'inutilité, un contraste sans relâche d'amour et de rage conjugale, le déchirement de l'impuissance dans un homme si fougueux et si démesuré, le désespoir de la crainte du roi, et de la préférence de M. le prince de Conti sur lui, dans le coeur, dans l'esprit, dans les manières même de son propre père, la fureur de l'amour et de l'applaudissement universel pour ce même prince, tandis qu'il n'éprouvait que le plus grand éloignement du public, et qu'il se sentait le fléau de son plus intime domestique, la rage du rang de M. le duc d'Orléans et de celui des bâtards, quelque profit qu'il en sût usurper, toutes ces furies le tourmentèrent sans relâche et le rendirent terrible comme ces animaux qui ne semblent nés que pour dévorer et pour faire la guerre au genre humain; aussi les insultes et les sorties étaient ses délassements, dont son extrême orgueil s'était fait une habitude, et dans laquelle il se complaisait. Mais s'il était redoutable, il était encore plus déchiré. Il se fit un dernier effort aux états de Bourgogne, qu'il tint après la mort de M. le Prince, d'y paraître plus accessible. Il y rendit justice avec une apparence de bonté; il s'intéressa avec succès pour la province, et il y donna de bons ordres de police; mais il y traita le parlement avec indignité sur des prérogatives que M. son père n'avait jamais eues, et qu'il lui arracha après quantité d'affronts. Quiconque aura connu ce prince n'en trouvera pas ici le portrait chargé, et il n'y eut personne qui n'ait regardé sa mort comme le soulagement personnel de tout le monde.

J'appris la mort de M. le Duc à mon réveil à Versailles où j'étais, j'allai à la messe du roi où je sus ce qui s'était passé là-dessus, et la disposition de sa dépouille. J'allai ensuite chez M. le duc d'Orléans qui, après avoir expédié quelques compliments le plus promptement qu'il put, me mena dans son cabinet où Mme la duchesse était demeurée à l'attendre qu'il eût vidé sa chambre de ceux que les compliments y avaient amenés. Là, en tiers avec eux, ils me contèrent ce qui s'était passé entre eux et Mme la Duchesse dans la visite qu'ils lui avaient faite ce même matin, et ensuite entre le roi et M. le duc d'Orléans sur l'affaire de ses filles avec les princesses du sang. Comme jusqu'ici je n'en ai dit qu'un mot fort léger et fort en passant, il en faut parler avec plus d'étendue, sans toutefois entrer dans le fond que pour le faire entendre, qui se trouvera au long parmi les Pièces, c'est-à-dire les mémoires donnés au roi de part et d'autre, et les lettres écrites à lui et à Mme de Maintenon, le jugement rendu par le roi, les considérations et réflexions, toutes choses qui feraient ici une trop longue digression.

Il faut savoir que Mme la duchesse d'Orléans était peut-être ce qu'il y avait dans le monde de plus orgueilleux, et la personne aussi qui avait le plus de vues et le plus de suite dans l'esprit et de ténacité dans ses volontés. Née ce qu'elle était, elle aurait dû être contente de se voir dans un rang aussi distingué au-dessus de celui de ses soeurs, mariées pourtant les premières de leur naissance à des princes du sang. Toutefois ce rang de petite-fille de France qui se bornait à elle ne lui servait que d'aiguillon à usurper, comme elle voyait incessamment faire à ses frères et aux princes du sang sur tout le monde. La pensée que ses enfants ne se-roient que princes du sang lui était insupportable, et de leur désirer un rang séparé au-dessus de princes du sang à en former le projet il n'y eut point d'intervalle. Elle imagina donc un troisième état entre la couronne et les princes du sang sous le nom d'arrière-petits-fils de France, et se mit en tête de le former et de le faire passer.

M. le duc d'Orléans, à qui elle en parla, trouva d'abord cela ridicule. Il était alors comme enterré avec Mme d'Argenton, et comme cela ne regardait ni sa maîtresse ni son genre de vie, sa négligence et sa facilité naturelle l'entraînèrent peu à peu à laisser tenter ce qu'il désapprouvait, et à la fin de s'y laisser embarquer lui-même. L'enfance de M. le duc de Chartres ôtait toute occasion de montrer des prétentions à son égard, mais leur fille aînée devenait d'âge et encore plus de figure à être ce qu'on appelle présentée et mise à la cour et dans le monde. Le premier pas pour arriver à un rang supérieur aux princes du sang était d'en être distinguée, et pour cela, il fallait au moins commencer par les précéder. À l'égard des filles nulle difficulté par l'aînesse de la branche d'Orléans, mais pour les femmes des princes du sang et de leurs veuves, ce qui était la même chose, c'est où était l'embarras. Point d'exemple en nulle condition en France où entre personnes de même rang et de même condition les femmes ne passassent partout devant les filles, et cet usage s'était toujours observé parmi les princesses du sang de toutes les branches. Il ne parut pas prudent de lever tout d'un coup le masque sur la prétention d'un nom et d'un rang nouveaux et inconnus d'arrière-petit-fils de France. Mme la duchesse d'Orléans eut peur d'effaroucher par trop; mais, voulant le former peu à peu et aller par degrés d'une prétention à l'autre, elle commença à prétendre que ses filles précédassent les femmes des princes du sang à titre seulement d'aînesse, pour, ce point gagné, venir au reste par échelons. Ainsi elle ne présenta ni ne montra sa fille pour avoir le temps de se tourner.

Elle la fit appeler Mademoiselle tout court au Palais-Royal, n'y en ayant plus de ce nom depuis le mariage de Mme de Lorraine. Du Palais-Royal, cette dénomination gagna Paris, et le monde s'y accoutuma; les princes du sang plus que les autres ravis qu'une princesse du sang succédât à un nom qui n'avait jusque-là été usité que pour deux petites-filles de France. Dans la suite il s'établit tout à fait; le roi n'en dit rien, laissa faire, après quoi Mme la duchesse d'Orléans aurait trouvé fort mauvais si quelqu'un avait appelé sa fille autrement. Le dédain de la produire et quelques petites simagrées observées chez elle, quoique dans le plus petit particulier où on la tenait renfermée, et dont on ne s'accommoda pas, commença à faire murmurer, et comme cela perça, les princes du sang se réveillèrent et se tinrent en garde sans mot dire. Enfin il se présenta des contrats de mariages de particuliers à signer. Mademoiselle, quoique non présentée ni dans le monde, était d'âge à les lui faire signer, et ce fut là où la prétention de préséance éclata. Mme la duchesse d'Orléans ne voulut pas qu'elle signât après les femmes des princes du sang, qui s'en émurent fortement; ainsi Mademoiselle, pour ne leur point céder, ne signa aucun de ces contrats et la prétention se trouva ainsi formée. Cela fit grand bruit, et mit une grande aigreur entre Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse où leurs amies se mêlèrent assez mal à propos. La chose éclatée, il la fallut soutenir. Il se fit des mémoires de part et d'autre, ils doublèrent en réponses et en répliques avec fort peu de mesure. Les choses en étaient là lorsque M. le Duc mourut, et le roi différait toujours de décider, par son aversion naturelle et par la crainte de fâcher ceux qu'il condamnerait. Il y avait une autre noise dans la maison de Condé.

Mme la duchesse du Maine conservait son rang de princesse du sang, mais elle n'avait point pris de brevet qui le lui accordât comme avait fait Mme de Longueville et les autres princesses du sang mariées à d'autres qu'à des princes du sang. Sa raison intérieure était d'appuyer le rang extérieur de prince du sang dont son mari jouissait et de venir à prétendre qu'il était prince du sang, et de tourner son rang de princesse du sang fille en celui de princesse du sang mariée, c'est-à-dire en femme de prince du sang comme il est le même en tout, excepté les préséances entre elles. Cette transition était facile à entreprendre. Elle passait sans difficulté après Mlle de Condé, sa soeur aînée, tant qu'elle vécut; avec Mlle d'Enghien, sa soeur cadette, point de difficulté à la précéder. Mais lorsque Mme la Duchesse présenta ses filles et les mit à la cour et dans le monde, il fallut que la prétention éclatât. Ainsi Mme du Maine évita de se trouver avec elles, et comme elle avait déjà secoué le joug de la cour, et qu'elle s'était tournée tout aux fêtes, aux plaisirs, à ne bouger de Sceaux, à ne vivre que pour soi, elle évita assez longtemps la concurrence sans qu'on s'en aperçût trop; mais les contrats de mariage des particuliers la décelèrent, comme ils avaient fait Mme la duchesse d'Orléans pour Mademoiselle. Néanmoins elle n'osa parler du rang de M. du Maine; mais, laissant à part qu'elle fût ou non femme d'un prince du sang, elle s'avisa d'alléguer qu'étant soeur de M. le Duc, elle ne devait pas céder à ses filles, sur lesquelles elle avait un degré de parenté paternelle, et ne signa plus aucun contrat de mariage. La prétention était inouïe, et tout cela était d'autant plus mal cousu, que tant qu'elle avait signé les contrats de mariage, elle les avait toujours signés au-dessus de son mari, ce qui n'eût pas été s'il eût été prince du sang, comme M. le prince de Conti les signait tous au-dessus de Mme sa femme, qui était fille aînée de M. le Prince.

Pour revenir à l'affaire de Mademoiselle, tout ce qui s'était passé avant la mort de M. le Duc s'était fait avant que j'eusse vu Mme la duchesse d'Orléans, et M. le duc d'Orléans en était si peu occupé qu'à peine m'en avait-il dit quelque mot en passant, que j'avais encore moins ramassé. Ce matin-là donc de la mort de M. le Duc, étant seul avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, après m'avoir conté combien leur visite à Mme la Duchesse s'était bien passée, ils me dirent qu'ils étaient d'avis de se servir de cette occasion pour faire finir la dispute du rang de leurs filles, qui durait depuis trop longtemps; que dans cet esprit M. le duc d'Orléans avait, dès ce même matin, parlé au roi et représenté qu'il était de son équité de prononcer, et de sa bonté de le faire, dans une occasion où toutes les inimitiés suspendues pouvaient demeurer éteintes si le bois qui entretenait ce feu était ôté; qu'il ne fallait rien espérer entre eux de solide tant que cette querelle les irriterait; que leur état ne comportait aucun autre sujet de division; que ce qu'il venait de se passer entre eux ferait recevoir avec une soumission douce quelque jugement qui pût intervenir; que le roi, paroissant touché de ses raisons, lui avait dit qu'il prît garde et qu'il pourrait bien le condamner, à quoi il n'avait répondu que par une continuation d'instances pour être jugé. Ce fut la matière de la délibération. Mon avis fut qu'il n'y avait rien de pis pour eux que de n'être point jugés, parce que la provision était contre eux fondée sur l'usage de tout temps; qu'ainsi, sans être jugés, ils demeuraient condamnés, puisque Mademoiselle ne pouvait se trouver nulle part avec les femmes des princes du sang, parce qu'elle ne pouvait les précéder, et que par la même raison elle ne signait aucun contrat de mariage. J'ajoutai que, quelque jugement qui intervînt, ils se retrouveraient toujours sur leurs pieds, parce qu'en perdant même leur prétention pour leurs filles, ce même jugement déciderait la préséance de Mme la duchesse d'Orléans sur les filles qu'aurait M. le duc de Berry; je crus aussi, en quoi je me trompai lourdement, que, quoique le roi eût dit à M. le duc d'Orléans qu'il pourrait bien le condamner, il ne le ferait pas, parce que, s'il avait eu à le faire, il n'aurait pas résisté à toutes les instances que M. le Prince et M. le Duc lui avaient faites de juger, dans le temps que M. le duc d'Orléans était le plus mal avec lui, et ce fut aussi l'avis de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans; nous convînmes donc, selon que je leur proposai, que M. le duc d'Orléans en irait dire seulement un mot à Mme de Maintenon, pour se la concilier, et ne la pas fatiguer, et un autre encore au roi avant qu'il se mît à table. Aussitôt après dîner je retournai chez eux savoir où ils en étaient.

Mme la duchesse d'Orléans s'était mise au lit pour recevoir les compliments sur la mort de M. le Duc, et M. le duc d'Orléans et moi, seuls dans sa ruelle, discutâmes avec elle ce qu'il restait à faire. Il me dit qu'il n'avait pu voir Mme de Maintenon qui ne dînait pas chez elle, et que le roi ne lui avait pas paru éloigné de juger. Nous conclûmes qu'il fallait concilier et rafraîchir la mémoire à Mme de Maintenon par une lettre. Nous la fîmes tous trois, moi tenant la plume, et je passai après avec M. le duc d'Orléans dans son cabinet pour la lui dicter. Il l'écrivit et l'envoya sur-le-champ, et moi je mis par curiosité le brouillon dans ma poche, qui se trouvera parmi les Pièces. J'allai de là rendre l'état des choses à M. de Beauvilliers, qui me promit de parler à Mgr le duc de Bourgogne, chez lequel M. le duc d'Orléans alla dans l'après-dînée, et l'entretint longtemps. Ce prince lui dit qu'il était d'avis de juger, mais qu'il ne pouvait l'assurer s'il serait pour lui. Après ils se parlèrent avec amitié sur le mariage de M. le duc de Berry avec Mademoiselle.

Le roi, après sa messe, avait été voir Mme la Duchesse, dolente à merveille dans son lit, et lui avait fort parlé d'achever d'éteindre toute aigreur entre Mme la duchesse d'Orléans et elle, et d'en saisir cette occasion touchante où M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans avaient si bien fait pour elle et de si bonne grâce. Le roi se trouvait mal à l'aise de leur division. Son désir de la voir finir lui fit prendre pour un retour de bonne foi ce que la seule bienséance avait fait dire et faire des deux côtés en cette journée. Touché d'ailleurs par ce que lui avait dit M. le duc d'Orléans sur une décision, plus encore de sa lettre à Mme de Maintenon qu'il avait vue, il crut ne pouvoir trouver de conjoncture plus favorable, puisqu'il fallait bien en venir un jour à décider, et que, dans ces premiers moments de rapprochement, les parties seraient plus traitables et recevraient plus doucement sa décision qu'en aucun autre temps. Rempli de cette pensée, il entra sur le soir chez Mme la duchesse de Bourgogne avant de passer chez Mme de Maintenon, comme il faisait plusieurs fois tous les jours depuis qu'elle était en couche du roi d'aujourd'hui, et contre sa coutume, après les premiers moments il en fit sortir tout le monde. Il ne demeura dans la chambre que Mme de Maintenon, Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, et la princesse dans son lit dont tous s'approchèrent, tandis que le roi envoya querir M. le duc de Berry.

Le roi exposa le fait, ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit dans la journée, Mme de Maintenon ce qu'il lui avait écrit; ils convinrent tous qu'il fallait décider. Le roi, qui n'avait pas relu les mémoires, était plein d'un dernier que feu M. le Duc lui avait donné depuis peu de jours. Il en avait voulu donner la communication à M. le duc d'Orléans et la liberté d'y répondre; sa paresse et sa négligence lui persuadèrent que l'un et l'autre était inutile, que ce ne pouvait être que des redites et qu'il n'avait pas besoin de rien ajouter aux mémoires qu'il avait donnés. Ainsi il ne vit point ce dernier mémoire qui pourtant avait persuadé le roi contre la prétention de Mademoiselle. Il montra un peu ce penchant, mais il laissa toute liberté de discuter l'affaire et d'opiner, parce que, dans la vérité, il ne se souciait guère qui de ses deux bâtardes l'emportât. Monseigneur, de longue main bien instruit et de nouveau recordé, qui haïssait M. le duc d'Orléans à ne s'en pas contraindre, qui y était sans cesse entretenu, qui aimait Mme la Duchesse, opina de toute sa force pour les femmes des princes du sang. Mgr le duc de Bourgogne, sur lequel de plus anciens et de plus solides principes que ceux des mémoires respectifs faisaient impression, appuya le même avis. On peut ne pas douter que M. le duc de Berry n'en ouvrit pas un autre. La décision arrêtée, le roi considéra qu'en ayant fait une pour la préséance de ses filles sur Madame qu'il ne voulait pas changer, et désirant aussi donner quelque consolation à Mme la duchesse d'Orléans, fit l'honnêteté à M. le duc de Berry de lui demander s'il n'aurait point de peine de céder aux filles de Mgr le duc de Bourgogne, qui tout de suite répondit qu'il n'en aurait point. Ainsi il fut arrêté que les filles de France non mariées précéderaient, excepté la Dauphine ou la fille de France directe, les femmes de leurs frères cadets; mais que les petites-filles de France, filles, seraient précédées par les femmes des fils de France, que par conséquent Mme la duchesse d'Orléans serait assurée de précéder les filles de M. le duc de Berry, et que les femmes des princes du sang précéderaient toutes les filles des petits-fils de France et des princes du sang, aînés de leurs maris.

Après cela vint l'article de Mme la duchesse du Maine, que le roi voulut décider en même temps. Pour cela il fut réglé que le jugement dénoncerait que les princesses du sang, filles, se précéderaient suivant leur aînesse, ce qui sapait la nouveauté prétendue par Mme du Maine de précéder, comme tante, les filles de feu M. le Duc son frère, non mariées, parce qu'elle avait un degré sur elles, et que les petites-filles de France qui épouseraient un prince du sang, ou un qui ne le serait pas, et les princesses du sang qui épouseraient un autre qu'un prince du sang, ne conserveraient point leur rang sans un brevet qui le leur accordât. Ainsi tombait le manége de Mme du Maine en faveur de son mari, qui, avec tout son extérieur de prince du sang, ne l'était pas, et le roi dit qu'il ferait expédier un brevet à Mme la duchesse du Maine, en cas qu'elle n'en eût pas déjà un pour conserver son rang. Ainsi elle fut déclarée ce qu'elle était, c'est-à-dire princesse du sang, fille, quoique mariée, et marchant au rang de son aînesse après ses nièces. Tout fut consulté entre eux, excepté l'article des filles de France, que le roi ne mit pas en délibération, après l'honnêteté faite à M. le duc de Berry, et la différence qu'il voulut mettre entre les filles et les petites-filles de France, pour relever d'autant les premières, et gratifier Mme la duchesse d'Orléans, dont M. le duc de Berry ne s'aperçut pas, et que les autres princes n'osèrent relever.

Tout étant ainsi unanimement convenu et résolu, le roi imposa le secret jusqu'à la déclaration qu'il en ferait après son souper. Pour mieux comprendre ce qu'il s'y passa, il faut expliquer en deux mots la mécanique de l'après-soupée de tous les jours. Le roi sortant de table s'arrêtait moins d'un demi-quart d'heure, le dos appuyé contre le balustre de sa chambre. Il trouvait là en cercle toutes les dames qui avaient été à son souper et qui l'y venaient attendre un peu avant qu'il sortît de table, excepté les dames assises qui ne sortaient qu'après lui, et qui, à la suite des princes et princesses qui avaient soupé avec lui, venaient une à une faire une révérence, et achevaient de former le cercle debout où les autres dames avaient laissé un grand vide pour elles, et tous les hommes derrière. Le roi s'amusait à remarquer les habits, les contenances et la grâce des révérences, disait quelque mot aux princes et aux princesses qui avaient soupé avec lui et qui fermaient le cercle auprès de lui des deux côtés, puis faisait la révérence aux dames à droite et à gauche, qu'il faisait encore une fois ou deux en s'en allant, avec une grâce et une majesté nonpareilles, parlait quelquefois, mais fort rarement à quelqu'une en passant, entrait dans le premier cabinet où il s'arrêtait pour donner l'ordre, et s'avançait après dans le second cabinet, les portes du premier au second demeurant toutes ouvertes. Là il se mettait dans un fauteuil, Monsieur, quand il vivait, dans un autre; Mme la duchesse de Bourgogne, Madame, mais seulement depuis la mort de Monsieur, Mme la duchesse de Berry après son mariage, et les trois bâtardes, Mme du Maine quand elle était à Versailles, sur des tabourets des deux côtés en retour. Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans, les deux bâtards, feu M. le Duc, comme mari de Mme la Duchesse quand il vivait, et, depuis, les deux fils de M. du Maine, quand ils furent un peu grands, et d'Antin, depuis qu'il eut les bâtiments, tous debout. M. d'O, comme ayant été gouverneur de M. le comte de Toulouse, avec les quatre premiers valets de chambre, Chamarande qui en avait conservé les entrées, les quatre premiers valets de garde-robe, les premiers valets de chambre de Monseigneur et des deux princes ses fils, le concierge de Versailles et les garçons bleus étaient dans le cabinet des Chiens, qui flanquait celui où était le roi, la porte entre-deux tout ouverte, dans laquelle les principaux se tenaient, dont quelques-uns demeuraient dans le premier cabinet avec les dames d'honneur des princesses qui étaient avec le roi, les deux dames du palais de jour de Mme la duchesse de Bourgogne, et les dames d'atours des filles de France. Ainsi on voyait et on entendait, de ce premier cabinet et de celui des Chiens, ce qui se disait et se faisait dans celui où était le roi, qui en arrivant y trouvait les princes et les princesses qui avaient cette entrée., et qui ne mangeaient pas avec lui. Le nouveau M. le Duc et M. le prince de Conti, depuis son mariage, eurent cette entrée: l'un comme fils de Mme la Duchesse, l'autre comme son gendre. Partout cela était de même, suivant la disposition des lieux, sinon qu'à Marly les dames que Mme la duchesse de Bourgogne amenait se tenaient les après-soupées dans le cabinet du roi avec les dames d'honneur, et qu'à Fontainebleau il n'y avait qu'un seul cabinet fort grand, où tout ce qui vient d'être nommé demeurait avec le roi, les dames d'honneur duchesses assises, joignant les princesses et tout de suite, les autres debout ou par terre sur le parquet, où même on ne donnait point de carreau à la maréchale de Rochefort; les valets s'y tenaient peu, et peu à la fois par discrétion.

Cela entendu, le roi, entré dans le second cabinet, appela M. et Mme la duchesse d'Orléans et M. le comte de Toulouse, et, au lieu de s'asseoir à l'ordinaire, les alla attendre à un coin du cabinet, où il leur dit ce qu'il avait décidé. M. le duc d'Orléans, peu capable de prendre les choses à coeur, et qui s'était laissé entraîner dans cette affaire plutôt qu'il n'y était entré, se contenta aisément, pour Mme la duchesse d'Orléans, elle ne répondit pas un seul mot. De là le roi, se faisant suivre par le comte de Toulouse, alla à un autre coin, où il appela Mme la princesse de Conti sa fille, la seule d'entre les princesses du sang qui fût là, et lui dit aussi le jugement, qui parut surprise et fort aise. Enfin le roi, toujours avec M. le comte de Toulouse, passa à un autre endroit où il appela M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, à qui il dit aussi ce qui les regardait, et qui en parurent fort mortifiés. Ensuite le roi s'alla asseoir à l'ordinaire, et le temps du cabinet jusqu'au coucher s'acheva fort sérieusement.

Le lendemain, mercredi des Cendres, le roi déclara son jugement le matin au conseil, qui y fut fort applaudi, et ensuite du public. Il ajouta qu'il l'avait tout écrit de sa main, mais qu'il y voulait retoucher quelque chose. Il le dressa de manière que les enfants en directe, quoique non enfants des rois, furent déclarés fils et filles de France, ce qui, par exemple, regardait M. le duc de Berry; et il confirma tacitement le nouvel état et rang de petits-fils et petites-filles de France. Tout demeura encore comme secret jusqu'au 12 du même mois de mars, que le roi donna son jugement écrit de sa main, en onze articles, à Pontchartrain, comme ayant la maison du roi dans son département de secrétaire d'État, qui l'expédia et le signa seul. Le roi n'y voulut point d'autres formes ni même sa signature, pour que sa décision, ainsi toute nue, sans sceau, sans signature des autres secrétaires d'État, sans vérilication au parlement, tînt plus de sa toute-puissance; c'est au moins toute la raison qu'on en put imaginer. En même temps Pontchartrain eut ordre d'expédier pour la duchesse du Maine le brevet de conservation de rang et honneurs de princesse du sang fille, qu'elle n'avait eu garde de demander, et dont elle se serait si volontiers passée.

Il ne laissa pas d'être remarquable que le jour de la mort de M. le Duc eût par cela même fait éclore ce que tout son crédit et celui de M. le Prince, toute leur ardeur et leur empressement, et toutes les adresses de Mme la Duchesse n'avaient pu obtenir de son vivant. Elle oublia un peu son état si récent de veuve, dans la sensibilité très-marquée de ce qu'elle venait de gagner, en quoi Mme la princesse de Conti, sa soeur, parut beaucoup plus modérée. Mme la Duchesse en reçut même les compliments de ses familiers, ce qui fut imité à Paris par Mme la Princesse et. Mme la princesse de Conti.

CHAPITRE VII. §

Premiers pas directs pour le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry. — Désespoir et opiniâtreté de Mme la duchesse d'Orléans, du jugement du rang entre les princesses du sang, femmes et filles. — Obsèques de M. le Duc. — Reformations où d'Antin pousse Livry, premier maître d'hôtel, sauvé avec hauteur par le duc de Beauvilliers. — Pension de quatre-vingt-dix mille livres à Mme la Duchesse. — Visites en cérémonie. — Ma conduite avec Mme la Duchesse. — Rang pareil à celui de M. du Maine donné sans forme à ses enfants. — Scène très-singulière de la déclaration du rang des enfants du duc du Maine, le soir, dans le cabinet du roi. — Les deux frères bâtards, comment ensemble. — Triste accueil public à ce rang. — Ma conduite sur ce rang. — Conduite du comte de Toulouse sur ce rang. — Repentir du roi, prêt à révoquer ce rang. — Adresse de M. du Maine et de Mme de Maintenon, qui se servent de mon nom, dont Mme la duchesse de Bourgogne me fait demander l'explication. — Survivances des charges de M. du Maine données à ses enfants. — Propos à moi du duc du Maine. — Villars reçu pair au parlement.

Le lendemain de ce jugement, je vis sortir M. le duc d'Orléans du cabinet du roi, comme j'entrais dans sa chambre; je l'attendis et lui demandai où il en était. « Nous sommes condamnés, me dit-il à l'oreille, » et, me prenant par le bras, « venez-vous-en, ajouta-t-il, voir Mme la duchesse d'Orléans. » Je la crus outrée, et n'y voulais point aller, mais il m'y traîna. Nous la trouvâmes dans la niche de sa petite chambre obscure sur la galerie, une table devant elle avec du café. Dès que je l'envisageai, ses larmes, qui n'avaient guère tari, redoublèrent. Je me tins à la porte pour sortir doucement; elle le sentit aussitôt, me rappela, et me força de m'asseoir! Là nous nous lamentâmes à l'aise, puis elle me fit lire une lettre de sa main à Mme de Maintenon par laquelle elle lui exposait ses peines, et insistait sur le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry, pour être au moins accordé et déclaré, si dès à présent on ne voulait pas encore passer outre. Je n'ai jamais vu une lettre si forte, si belle, écrite avec tant de justesse, de délicatesse, de tour, ni dans son éloquence d'un air plus simple et plus naturel. M. le duc d'Orléans me conta comment le jugement avait été rendu, puis au cabinet la veille leur avait été déclaré. Il ajouta à Mme la duchesse d'Orléans et à moi qu'il venait de toucher un mot au roi du mariage de Mademoiselle qui le consolerait de tout; sur quoi, pour toute réponse, le roi lui avait dit un: « Je le crois bien, » d'un ton sec et avec un sourire amer et moqueur, ce qui acheva de nous affliger.

Mme la duchesse d'Orléans feignit une migraine pour ne voir personne, pas même Mademoiselle, qu'un moment sur le soir, qu'elle renvoya aussitôt et qu'elle fit tenir enfermée dans sa chambre. Le lendemain elle alla fuir le monde à Saint-Cloud et ne vit Mme la Duchesse que le troisième jour. La douleur fut telle que tout le monde la vit, et qu'elle fut incapable de conseil et de contrainte. Outre le chagrin d'avoir été condamnée et le dépit de voir Mme la Duchesse l'emporter, elle en sentait un autre plus intime et dont elle n'osait faire semblant: c'était de voir par ce seul coup avorter tous ces projets de nom et de rang d'arrière-petit-fils de France, et de voir ses enfants bien et solidement constitués et déclarés princes du sang, sans nulle distinction des autres princes du sang, et c'est ce qui la poignait dans le plus intime de l'âme. Elle résolut de bouder, de s'éloigner du roi, de tenir plus que jamais Mademoiselle cachée, et de céder en tout au désespoir qui la possédait, qu'elle couvrait d'un voile de politique pour embarrasser le roi, disait-elle, et l'obliger à en venir au mariage qu'elle désirait. M. le duc d'Orléans, infiniment moins fâché et, pour cette fois, beaucoup plus raisonnable qu'elle, combattait son opinion, à laquelle il fallut pourtant céder pour quelques temps. On était en carême, le roi allait trois fois la semaine au sermon, où les princesses étaient en rang; elle s'opiniâtra à ne vouloir point que Mademoiselle s'y trouvât. Pour achever de suite cette matière, elle voulut faire un voyage à Paris, tant pour s'éloigner du roi d'une manière plus marquée et moins accoutumée que pour chercher consolation dans la pleine jouissance du Palais-Royal, et d'une cour dans Paris, pour la première fois de sa vie, par la défaite de Mme d'Argenton. Le succès passa ses espérances: elle y régna sur la cour de M. le duc d'Orléans, qui auparavant la regardait à peine, et ses appartements ne désemplirent point de tout ce qu'il y eut de plus distingué. Transportée d'un état si brillant et si nouveau pour elle, elle me témoigna souvent combien elle était sensible à tout ce que j'avais fait. La bienséance qui, sitôt après la mort de M. le Duc, les empêchait de se montrer à l'Opéra en public, lui procura un nouveau plaisir. Elle y alla dans la petite loge faite exprès pour Mme d'Argenton, de qui elle triompha en toutes les façons, et M. le duc d'Orléans et elle m'obligèrent d'y aller avec eux.

Huit jours se passèrent dans cette pompe, après lesquels il fallut retourner à Versailles, où ce voyage ne fut pas désapprouvé. Cependant, Mme la duchesse d'Orléans n'en devint pas plus traitable. La duchesse de Villeroy y échoua; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui résolut de lui parler et qui le fit avec beaucoup d'esprit, d'amitié et d'adresse, n'en eut pas plus de contentement. Elle voyait que cette conduite gâtait tout pour le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry, et elle le désirait pour les raisons qui s'en verront en leur temps. Mme la duchesse d'Orléans demeurait ferme à gagner Pâques sans montrer Mademoiselle, temps après lequel il n'y avait plus de lieu public où les princesses fussent en rang. M. le duc d'Orléans, qui sentait le poids de cette conduite par rapport à ce mariage, lui en parla un jour en ma présence plus fortement qu'à l'ordinaire, et peu à peu il s'échauffa, contre son ordinaire, jusqu'à lui toucher sa naissance d'une manière à l'affliger et à m'embarrasser beaucoup. Mon parti fut le silence et de saisir le premier moment que je pus de passer de ce cabinet dans celui de M. le duc d'Orléans. Il y vint peu après encore tout en colère, et moi qui y étais aussi j'osai le gronder tout de bon.

Je fus forcé d'aller le lendemain matin chez Mme la duchesse d'Orléans pour raisonner seul avec elle. Elle me fit souvenir des propos de la veille, je lui avouai tout ce que j'en avais dit à M. le duc d'Orléans immédiatement après. À peu de jours de là, M. de Beauvilliers, qui s'intéressait fort aussi au mariage, m'arrêta dans la galerie pour me représenter combien il importait à cette affaire que Mademoiselle parût; qu'il était bien informé que cette opiniâtreté retombait avec un grand venin sur Mme la duchesse d'Orléans; qu'on se servait de cela pour faire craindre au roi, et jusqu'à Mme la duchesse de Bourgogne, cette même opiniâtreté et sa hauteur; qu'il savait que l'impression en était commencée; qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour l'en avertir, et qu'il me conjurait de le faire à l'heure même sans le nommer. Je lui racontai à quel point la chose était entrée de travers dans la tête de Mme la duchesse d'Orléans, les tentatives inutiles même de Mme la duchesse de Bourgogne, et que, après ce que je lui en disais, je croyais tout inutile, et que je ne ferais que me rendre désagréable. Quoi que je pusse dire, il persista tellement, que j'obéis à l'heure même. Je trouvai Mme la duchesse d'Orléans seule. Elle me laissa tout dire, me remercia froidement, et avec un dépit étouffé par la politesse me dit que cela ne l'ébranlerait pas.

Quatre jours après, Mme la duchesse de Bourgogne envoya chercher Mademoiselle, lui représenta avec une bonté de mère ce qu'elle risquait pour un vain dépit de sa mère qui ne changerait pas la décision faite; la conjura de se servir de tout son esprit et de tout son crédit auprès d'elle pour en obtenir de paraître. Ce dernier effort eut tout son effet. Je fus tout étonné que Mademoiselle allât au premier sermon d'après cette semonce, habillée en rang. J'allai ce même jour chez M. le duc d'Orléans, qui me mena chez Mme la duchesse d'Orléans. Nous la trouvâmes au lit tout en larmes, et ne cessa de pleurer de tout le jour. Elle ne voulut point voir Mademoiselle que déshabillée, et fut longtemps à s'accoutumer à son grand habit. Toutefois elle l'alla présenter aux personnes royales, après quoi elle l'envoya chez les princesses du sang. Mme la Duchesse eut la bonté de la manger de caresses, Mme la princesse de Conti en usa avec elle avec une légèreté très-polie. Depuis cela Mademoiselle parut quelquefois, pour conserver le mérité de céder au jugement du roi. Ainsi cette décision, précipitée par des conjonctures qui persuadèrent le roi qu'elle finirait toute division entre ses filles, ne fit qu'augmenter l'aigreur entre les deux soeurs, que leurs prétentions à M. le duc de Berry pour leurs filles porta bientôt au comble. Mme la duchesse d'Orléans reviendra si souvent dans la suite, par différentes occasions principales, que j'ai cru me devoir étendre sur des faits qui mieux que des paroles commencent à la faire connaître.

On trouva à l'ouverture de M. le Duc une espèce d'excroissance ou de corps étrange dans la tête, qui parvenu à une certaine grosseur le fit mourir. Le roi ordonna que sa pompe funèbre fût en tout beaucoup moindre que celle de M. le Prince, qui avait la qualité de premier prince du sang. M. le prince de Conti, sa queue portée par le marquis d'Hautefort, et accompagné du duc de La Trémoille, sa queue portée par un gentilhomme, alla de la part du roi donner l'eau bénite avec les cérémonies qui ont été décrites ailleurs. Les mêmes parents conviés à celles de M. le Prince accompagnèrent M. le Duc pour recevoir M. le prince de Conti, et le coeur aux jésuites. Le corps fut porté à Valery sans cérémonie, où M. le Duc seul se trouva, et coucha en chemin à Saint-Ange, belle et singulière maison de Caumartin, où feu M. le Duc avait couché de même en rendant moins d'un an auparavant le même devoir à M. son père. De service ni d'oraison funèbre, il n'y en eut point. Personne ne se soucia assez de M. le Duc pour s'importuner de l'un, et la matière de l'autre eût été fort difficile. Au retour de ce voyage le roi mit M. le Duc sous la tutelle de d'Antin pour la gestion de ses biens, comme il y était déjà pour ses charges, de concert avec Mme la Duchesse, et lui défendit de découcher des lieux où il serait, sans permission. Il eut l'entrée du cabinet l'après-soupée comme fils de Mme la Duchesse, et d'Antin fut aussi chargé d'avoir l'oeil sur sa conduite. Ce fut par lui que Mme la Duchesse envoya au roi le portefeuille de feu M. le Duc, qui regardait la maison du roi où il projetait de réformer beaucoup d'abus et de pillages. D'Antin, peu ami du duc de Beauvilliers, y travailla seul avec le roi plusieurs [fois], qui cassa et interdit plusieurs maîtres d'hôtel et régla quantité de choses; ainsi Livry, premier maître d'hôtel, y courut un grand risque, quoique, pour tout ce qui est de la bouche, sa charge depuis les Guise, grands maîtres, ne dépendît plus de celle-là; mais le duc de Beauvilliers, dont il avait épousé la soeur pour rien, le prit si haut et si ferme, contre son ordinaire, qu'il en fut quitte pour quelques réformations légères, après la peur d'être chassé avec deux maîtres d'hôtel qui eurent ordre de vendre leur charge.

Mme la Duchesse était retombée dans une affliction qui surprit tout le monde. Elle disait à ses familières que l'humeur de M. le Duc à son égard était fort changée depuis quelque temps, et à d'autres moins intimes, elle ne se cachait pas, pour que cela revînt qu'elle le perdait en des conjonctures si fâcheuses par rapport à son bien et à l'état de ses affaires et de celui de ses filles, qu'elle ne savait que devenir, dont elle fit bien sonner la pauvreté. Elle avait eu un million en mariage, quantité de pierreries et vingt-cinq mille livres de douaire, etc., avec quoi elle trouvait n'avoir pas de quoi vivre. On verra dans la suite combien énormément elle et les siens y ont su pourvoir. Avec ses manières larmoyantes, elle arracha du roi, et assez malgré lui, tardivement et de mauvaise grâce, trente mille écus de pension. Monseigneur, transporté de joie, lui en alla apprendre la nouvelle; alors les larmes s'essuyèrent, et la belle humeur revint tout à fait. Elle vit tout le monde en cérémonie. Elle était sur son lit en robe de veuve, bordée et doublée d'hermines, pareil à celui des duchesses veuves, et comme elles ayant le couvre-chef. C'est une coiffure singulière, basse, de simple toile de Hollande, qui enveloppe la tête sans rien autre par-dessus, qui tombe amplement sur les épaules qu'elle enveloppe aussi, et qui est fort longue, mais plus courte de beaucoup que la queue herminée de la robe, et dont la longueur est proportionnée sur celle de la queue. Les duchesses sont les dernières qui aient droit de l'une et de l'autre. La queue de la reine est de onze aunes, les filles de France en ont neuf, les petites-filles de France sept, les princesses du sang cinq, les duchesses trois. L'invention du rang de petites-filles de France a fait croître la queue de la reine et celle des filles de France chacune de deux aunes. Les queues sans deuil, au mariage du roi et autres pareilles cérémonies, sont de la même longueur pour les mêmes, qui alors, au lieu du couvre-chef des mêmes en veuves, ont une mante qui est une gaze ou un réseau d'or, ou d'argent attaché au derrière de la tête, qui se rattache sur les épaules, tombe à terre sur la queue et la dépasse un peu, mais bien plus étroite, et qui même ne cache pas la taille.

M. le Duc, en manteau, reçut aussi les visites dans l'appartement de feu M. le Duc. Il y avait à la porte de l'un et de l'autre des piles de mantes de deuil et de manteaux longs, desquels personne ne fut exempt. Ceux qui en avaient de chez eux et ceux qui n'en prirent qu'à la porte, hommes et femmes, en usèrent avec la même affectation d'indécence qu'on avait marquée aux visites de la mort de M. le Prince. M. le Duc ni Mme la Duchesse ne firent pas semblant de s'en apercevoir. M. le Duc reçut tout le monde debout, et conduisit exactement tous les ducs et tous les princes étrangers jusqu'à la dernière extrémité de son appartement. M. du Maine, de même qu'on vit aussi en manteau, et Mme du Maine en mante, et qui y furent aussi légers sur l'indécence affectée des accoutrements que M. le Duc et Mme la Duchesse. Mlles ses filles en mante étaient dans sa chambre, qui conduisirent toutes les duchesses et les princesses étrangères à la porte de la chambre, et Mme de Laigle, dame d'honneur de Mme la Duchesse, au bout de l'antichambre.

Depuis l'affaire de Mme de Lussan, je n'avais eu aucun lieu de me plaindre de Mme la Duchesse. Ce qui lui était échappé alors, elle l'avait hautement nié. Elle avait fort affecté de faire toutes sortes d'honnêtetés à Mme de Saint-Simon, lorsque nous ne la voyons point, toutes les fois qu'elle l'avait rencontrée, et à elle, sur moi. Lorsque nous la vîmes sur la mort de M. le Prince, elle en avait redoublé. Elle n'avait eu aucune part à la noirceur de feu M. le Duc sur moi absent, lors de la mort de M. le Prince et de l'affaire des manteaux, qui nous avait fait cesser encore une fois de les voir. Nous crûmes donc devoir laisser toute l'iniquité sur feu M. le Duc seul, et nous priâmes Mme de Laigle de lui dire que ç'avait été sur le compte de feu M. le Duc que nous ne l'avions point vue à sa dernière couche, avec les propos convenables. Mme de Laigle était fille de M. de Raré qui, avec toute sa famille, avait toujours [eu] un grand attachement d'amitié pour mon père et pour mon oncle. Son mari était de même de tout temps avec mon père, et son voisin à la Ferté. Elle était extrêmement de nos amies et avec confiance surtout, et femme de beaucoup de sens et d'esprit, et qui se faisait fort considérer. Elle fut ravie de la commission, et de cette façon nous vîmes Mme la Duchesse qui y parut fort sensible. Nous la vîmes toujours aux occasions depuis, Mme de Saint-Simon fort rarement; davantage nous n'eûmes plus nulle occasion de nous plaindre d'elle. J'ai voulu achever tout de suite ce qui la regardait sur son veuvage et à mon égard, pour n'avoir plus à y revenir.

M. du Maine, outré du règlement entre les princesses du sang qui renversait l'échelon que Mme sa femme lui préparait adroitement pour s'élever jusqu'à être prince du sang lui-même, dont ce règlement et le brevet de conservation de rang à Mme du Maine le faisait tomber, imagina qu'il pouvait profiter de la faiblesse du roi pour sa douleur. Il trouva l'occasion belle, parce que le tapis se trouvait nettoyé. La mort de M. le prince de Conti, de M. le Prince et de M. le Duc ne laissait que des enfants dont le plus vieux avait dix-sept ans, venait d'être comblé, et se trouvait sous la main de d'Antin; M. le duc d'Orléans, peu soucieux, négligent, mal averti, a peine raccommodé avec le roi et avec Mme sa femme plus bâtarde de coeur et d'affection que lui-même. Ainsi point d'intérêts directs et plus grands que lui qui pussent l'embarrasser; et à l'égard des fils de France, ce n'était rien au roi que les sauter à joints pieds, sans que pas un d'eux, à commencer par Monseigneur, osât dire une parole. Pour tout le reste du monde, c'était une cour anéantie, accoutumée à toute sorte de jougs et à se surpasser les uns les autres en flatteries et en bassesses. Il songea donc à tirer sur le temps, et à obtenir, tout d'un coup, pour ses enfants tout ce qu'il avait obtenu d'honneurs et de rang à la longue, par insensibles degrés, et par tant de degrés entés l'un sur l'autre par des usurpations, des introductions d'usages, des confirmations verbales, enfin par des réalités existantes, comme sa séance au parlement telle qu'il l'y avait.

Son grand ressort était Mme de Maintenon qui l'avait élevé, à qui il avait sacrifié Mme de Montespan, qu'il avait toujours depuis ménagée avec tout l'art où il était grand maître, laquelle aussi l'aimait plus tendrement qu'aucune mie, ni qu'aucune nourrice, et avec un plus entier abandon. C'était par elle qu'il s'était poulié du néant à la grandeur en laquelle il se voyait, et qu'une Mme Scarron, devenue reine, trouvait merveilleusement juste. Par les mêmes motifs, elle entra dans ses désirs pour la grandeur de ses enfants, et dans la facilité qu'il lui en montra par la nullité des princes du sang morts ou enfants, et par celle d'une cour entièrement débellée et asservie. Il n'eut pas de peine à lui persuader qu'il n'y avait aucune difficulté à craindre de la part des fils de France, ni de M. le duc d'Orléans, au moindre signe de la volonté du roi. Quelque faiblesse qu'il eût pour ses bâtards, et pour celui-ci sur tous les autres, quelque absolu qu'il fût et qu'il se piquât d'être, on a pu remarquer que, excepté les mariages de ses filles et les gouvernements et les charges de ses fils, ce qu'il fit d'ailleurs pour eux ne fut que peu à peu, sans forme, sans rien d'écrit, par une usurpation d'usages, à reprises, et toujours entraîné au delà de ce qu'il sentait, jusqu'à ce que le procès de M. de Luxembourg ayant excité celui de M. de Vendôme, il fut poussé à remettre en vigueur l'édit mort-né d'Henri IV, comme ne faisant rien de nouveau, et qu'ayant affermi ses deux fils, par le simple usage, dans tout l'extérieur des princes du sang au dedans de sa cour, il le leur donna de même dans ses armées, et voulut enfin y soumettre les ambassadeurs, ce qui ne s'acheva pas sans une résistance qui subsiste encore dans les nonces qui deviennent cardinaux, et qui a été enfin vaincue dans tous les autres, mais toujours sans rien écrire et sans formes. Rien n'est si précis que la répugnance qu'il eut au mariage de M. du Maine, par la raison qu'il en allégua, et que ce qu'il dit au maréchal de Tessé allant en Italie, où il devait trouver M. de Vendôme à la tête d'une armée. Toutes ces choses se trouvent remarquées ici en leur temps, et de quelle façon, et combien après il s'écarta dans tous ces faits, comme malgré soi, à des grandeurs nouvelles en leur faveur, et en celle de M. de Vendôme à cause d'eux. Ce fut en cette occasion la même chose: même résistance, même vue de l'énormité qui lui était proposée, et pour fin même entraînement, comme malgré lui, et toujours presque sans forme. Le combat ne fut pas long, puisqu'il ne fut commencé qu'après le 4 mars, jour de la mort de M. le Duc et de la décision du rang des princesses du sang entre elles, et qu'il finit le 16 du même mois par la victoire de M. du Maine.

Quand elle fut résolue entre le roi, Mme de Maintenon et lui, il fut question de la déclarer; et cette déclaration produisit la scène la plus nouvelle et la plus singulière de tout ce long règne, pour qui a connu le roi, et quelle était l'ivresse de sa toute-puissance. Entrant le samedi au soir, 15 mars, dans son cabinet, après souper, à Versailles, et l'ordre donné à l'ordinaire, il s'avança gravement dans le second cabinet, se rangea vers son fauteuil sans s'asseoir, passa lentement les yeux sur toute la compagnie, à qui il dit, sans adresser la parole à personne, qu'il donnait aux enfants de M. du Maine le même rang et les mêmes honneurs dont M. du Maine jouissait; et sans un moment d'intervalle, marcha vers le bout du cabinet le plus éloigné, et appela Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne. Là, pour la première fois de sa vie, ce monarque si fier, ce père si sévère et si maître s'humilia devant son fils et son petit-fils. Il leur dit que, devant tous deux régner successivement après lui, il les priait d'agréer le rang qu'il donnait aux enfants du duc du Maine, de donner cela à la tendresse qu'il se flattait qu'ils avaient pour lui, et à celle qu'il se sentait pour ses enfants et pour leur père; que, vieux comme il était, et considérant que sa mort ne pouvait être éloignée, il les leur recommandait étroitement, et avec toute l'instance dont il était capable; qu'il espérait qu'après lui ils les voudraient bien protéger par amitié pour sa mémoire. Il prolongea ce discours touchant assez longtemps, pendant lequel les deux princes un peu attendris, les yeux fichés à terre, se serrant l'un contre l'autre, immobiles d'étonnement et de la chose et des discours, ne proférèrent pas une unique parole. Le roi, qui apparemment s'attendait à mieux et qui voulait les y forcer, appela M. du Maine qui, arrivant à eux de l'autre bout du cabinet, où tout était cependant dans le plus profond silence, le roi le prit par les épaules, et en s'appuyant dessus pour le faire courber au plus bas devant les deux princes, le leur présenta, leur répéta en sa présence que c'était d'eux qu'il attendait après sa mort toute protection pour lui, qu'il la leur demandait avec toute instance, qu'il espérait cette grâce de leur bon naturel, et de leur amitié pour lui et pour sa mémoire, et il finit par leur dire qu'il leur en demandait leur parole.

En cet instant les deux princes se regardèrent l'un l'autre, sans presque savoir si ce qui se passait était un songe ou une réalité, sans toutefois répondre un mot jusqu'à ce que, plus vivement pressés encore par le roi, ils balbutièrent je ne sais quoi qui ne dit rien de précis. M. du Maine, embarrassé de leur embarras, et fort peiné de ce qu'il ne sortait rien de net de leur bouche, se mit en posture de leur embrasser les genoux. En ce moment le roi, les yeux mouillés de larmes, les pria de le vouloir bien embrasser en sa présence et de l'assurer par cette marque de leur amitié. Il continua de là à les presser de lui donner leur parole de n'ôter point ce rang qu'il venait de déclarer, et les deux princes, de plus en plus étourdis d'une scène si extraordinaire, bredouillèrent encore ce qu'ils purent, mais sans rien promettre. Je n'entreprendrai ici pas de commenter une si grande faute, ni le peu de force d'une parole qu'ils auraient donnée de la sorte. Je me contente d'écrire ce que je sus mot à mot du duc de Beauvilliers à qui Mgr le duc de Bourgogne conta tout ce qui s'était passé le lendemain, et que ce duc me rendit le jour même. On le sut aussi par Monseigneur qui le dit à ses intimes, en ne se cachant pas d'eux combien il était choqué de ce rang. Il n'avait jamais aimé le duc du Maine, il avait toujours été blessé de la différence du coeur du roi et de sa familiarité, et il avait eu des temps de jeunesse où le duc du Maine, sans de vrais manquements de respect, avait peu ménagé Monseigneur, tout au contraire du comte de Toulouse qui s'en était acquis l'amitié. Pour le pauvre Mgr le duc de Bourgogne, je ne fus pas longtemps sans savoir bien ce qu'il pensait de cette nouvelle énormité, et l'un et l'autre ne furent point fâchés qu'on les devinât là-dessus, autre bien étrange faute. Après celle de ce dernier bredouillement informe de ces deux princes, le roi, à bout d'en espérer davantage, sans montrer toutefois aucun mécontentement, retourna vers son fauteuil, et le cabinet reprit aussitôt sa forme accoutumée. Dès que le roi fut assis, il remarqua promptement le sombre qui y régnait. Il se hâta de dire encore un mot sur ce rang et d'ajouter qu'il serait bien aise que chacun lui en marquât sa satisfaction en la témoignant au duc du Maine, lequel incontinent accueilli de chacun, fut assez sérieusement félicite jusque par le comte de Toulouse son frère, que le même honneur regardait à son tour, mais à qui il fut aussi nouveau qu'à tous les autres. La différence d'âge et d'esprit, qui donnait au duc du Maine une grande supériorité sur le comte de Toulouse, n'avait pas contribué à une union intérieure bien grande; ils se voyaient rarement chez eux, les bienséances étaient gardées, mais l'amitié était froide, la confiance nulle, et M. du Maine avait toujours fait sa grandeur, et conséquemment la sienne, sans le consulter et même sans lui en parler. Le bon sens, l'honneur et la droiture de coeur de celui-ci lui rendaient la conduite de la duchesse du Maine insupportable. Elle s'en était bien aperçue; aussi ne l'aima-t-elle pas, et ne contribua pas à rapprocher le comte de Toulouse qu'elle craignait auprès du duc du Maine dont il n'approuvait pas les complaisances qui pour elle étaient sans bornes, et dont avec cela il n'évitait pas les hauteurs: le reste du cabinet fut court et mal à l'aise.

La nouvelle éclata le lendemain, et on sut que tout ce qu'il y en aurait d'écrit était une simple note sur le registre du maître des cérémonies, en l'absence du grand maître qui servait cet hiver sur la frontière, en ces mots:

« Le roi étant à Versailles a réglé que dorénavant les enfants de M. le duc du Maine auront comme petits-fils de Sa Majesté le même rang, les mêmes honneurs et les mêmes traitements dont a joui jusqu'à présent mondit sieur le duc du Maine, et Sa Majesté m'a ordonné d'en faire la présente mention sur mon registre. » Cela dit tout et ne dit rien, et n'exprime quoi que ce soit, sinon que cela renvoie à l'usage dans lequel on voyait le duc du Maine, et sans expliquer ni quel ni à quel titre, mais insinue beaucoup en causant comme petit-fils de Sa Majesté et par ce terme absolu de petits-fils sans y rien ajouter.

Jamais chose ne fut reçue du public d'une manière si morne; personne à la cour n'osa en dire un mot tout haut, mais chacun s'en parlait à l'oreille, et chacun la détesta. On n'était pas encore accoutumé au rang de M. du Maine, qu'on le vit passer à ses enfants. De représentations là-dessus, on vit bien qu'elles seraient non-seulement inutiles, mais criminelles; et dès que ce qui s'était passé à la déclaration du cabinet eut percé, et qu'on sut que le roi avait invité à féliciter M. du Maine, il n'y eut personne qui osât s'en dispenser. On avait éclaté contre les premiers rangs donnés à M. du Maine; à ce comble-ci, qui que ce soit n'osa dire un seul mot, et la foule courut chez lui avec le visage triste et une simple révérence, qui sentait plus l'amende honorable que le compliment.

J'étais tout nouvellement raccommodé avec le roi, et dans l'audience que j'en avais eue, il m'avait fort exhorté à me mesurer fort sur ce qui regardait mon rang. Il était cruellement blessé par ce que le roi venait de faire; jamais je n'avais été chez les bâtards sur aucun de ceux dont le roi les avait accrus. Je vis ducs, princes étrangers et tout indistinctement y aller; je compris que me distinguer en n'y allant pas ne diminuerait ni leur rang ni leur joie, et me perdrait de nouveau, bien plus que je ne l'avais été. Je me résolus donc à ce calice, et j'allai comme les autres, et le plus que je pus parmi beaucoup d'autres, faire à M. et à Mme du Maine une sèche révérence, et tournai court aussitôt. Tant de gens y étaient à la fois qu'ils ne savaient à qui entendre, et tandis qu'ils en complimentaient et conduisaient les premiers sous leur main, les autres s'écoulaient, parmi lesquels je m'échappai. La bassesse et la terreur firent aviser d'aller aussi chez le comte de Toulouse; et les mêmes réflexions qui m'avaient mené chez M. et Mme du Maine me conduisirent chez lui. Je ne le trouvai point; et comme je traversais en revenant la petite cour de Marbre, je rencontrai d'O, que je priai de dire à M. le comte de Toulouse que je venais de chez lui pour les compliments. « Sur quoi, monsieur, des compliments? » me répondit d'O avec son froid et son importance. Je répliquai que ce qui venait d'être fait pour M. du Maine le regardait d'assez près pour y prendre part. « Comment, reprit d'O avec un air froncé, de ce qu'il passera désormais après les enfants de M. du Maine? » Dans ma surprise je lui dis qu'il me semblait qu'il y gagnait assez pour les siens, pour passer volontiers après ses neveux. Alors d'O s'avançant à moi et me regardant fixement comme un homme pressé de faire une déclaration: « Monsieur, me dit-il, soyez persuadé que M. le comte de Toulouse n'a point de part à ce que M. du Maine a obtenu; que M. le comte de Toulouse n'a point d'enfants et ne prétend rien pour ceux qu'il aura, qu'il est content de son rang, et qu'il n'en veut pas davantage. » Je quittai d'O dans une extrême surprise.

C'était un homme avec qui je n'avais pas la moindre habitude et que je ne voyais jamais nulle part; je n'en avais pas davantage avec sa femme ni Mme de Saint-Simon non plus. C'était un pharisien dédaigneux, tout au plus à monosyllabes, et qui m'avait paru saisir avec empressement l'occasion de s'expliquer à moi de ce que je ne lui demandais point, et de me dire une chose si étonnante. Je la fus rendre à l'instant au duc et à la duchesse de Villeroy, amis du mari et de la femme; ce qui comblait ma surprise, c'est que, quelque attachement personnel et d'emploi qu'eût d'O pour M. le comte de Toulouse, il était encore plus l'homme de Mme de Maintenon et même de M. du Maine. Le duc et la duchesse de Villeroy m'expliquèrent l'énigme; mais je ne crois pas qu'ils en eussent la véritable leçon; je dirai après ma conjecture. Ils me contèrent que le duc ayant parlé de son dessein à son frère, il n'avait pu le persuader; que le comte de Toulouse avait même fait ce qu'il avait pu pour le lui faire quitter, soit par son éloignement présent du mariage et la petitesse de son rang personnel avec ses neveux, soit qu'il sentît que la chose était si forte qu'elle pourrait un jour entraîner leur rang à eux-mêmes. Ce qu'il y a de certain, c'est que cette affaire mit un froid marqué entre eux. Ce que j'en crus après, car en ce moment je ne le savais pas encore, c'est que la chose était revenue entre deux fers, par ce qui va être raconté, ce qui, joint à une déclaration si hors d'oeuvre et si empressée d'un homme si peu empressé de parler, et à un autre qu'il ne connaissoit que de nom et de visage et qui ne lui faisait ni question ni raisonnement, me fit croire que c'était politique, et que le comte de Toulouse voulait laisser son frère seul dans la nasse sans la partager avec lui. Voici donc ce qui arriva. De l'un à l'autre, on ne tarda pas à savoir les sentiments de Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne. Eux-mêmes comblèrent une si terrible faute en ratifiant ce qu'on en disait, jusque-là qu'il échappa à la pauvre Mme la duchesse de Bourgogne, que ce rang ne tiendrait pas sous Monseigneur, et moins encore, s'il se pouvait, sous eux quand ils seraient les maîtres. La cour, suffoquée du silence qu'elle avait gardé d'abord, sentant un tel appui, se lâcha au murmure, et en un moment le murmure devint général, public et fort peu mesuré. Tout fut coupable d'après les deux héritiers de la couronne. Ainsi, personne ne craignant le châtiment par l'universalité des complices, la licence alla fort loin.

Le roi était trop appliqué à être informé des moindres choses pour ignorer ce déluge de discours, beaucoup moins le chagrin de Monseigneur et de Mgr le duc de Bourgogne, malgré tout ce qu'il avait employé de si nouveau auprès d'eux; le sombre et le repentir le saisirent. M. du Maine en trembla et Mme de Maintenon avec lui, qui le virent au moment de rétracter ce qu'il venait de faire. Ils se mirent donc hardiment à faire contre, à vanter au roi l'obéissance même intérieure qu'il s'était acquise, jamais mieux marquée que par l'empressement de la foule à lui faire des compliments, par la joie que tout le monde marquait de la grâce qu'il venait de faire, et les applaudissements publics qu'elle recevait. Avec cet artifice, il [M. du Maine] profita des hommages arrachés à une cour esclave, en flattant le roi sur ce qui lui était le plus sensible, et le mit à ne savoir plus que croire.

Le lendemain de mes visites aux bâtards, et trois jours après la déclaration, j'allai le matin chez Mme de Nogaret, qui m'avait envoyé dire qu'elle avait un mot à me dire dans la matinée. Je fus bien étonné quand elle me dit que Mme la duchesse de Bourgogne l'avait chargée de savoir de moi, et de sa part, à découvert, ce qui formait ma liaison si intime avec M. du Maine, et qu'elle désirait savoir aussi ce qu'il me semblait du rang qui venait d'être donné à ses enfants. À mon tour je fus curieux où Mme la duchesse de Bourgogne avait pris cette liaison, et ce qui la pouvait mettre en doute sur ce que je pensais sur ce rang. Mme de Nogaret me dit que, veillant le soir précédent chez Mme la duchesse de Bourgogne encore en reste de couche du roi, et parlant de ce rang avec le scandale qu'il mérite, elle lui avait dit que le roi, peiné de sentir combien peu elle goûtait cette nouveauté, lui avait exagéré l'approbation unanime; que le duc du Maine était comblé des honnêtetés de la cour, et, que prenant ensuite un air plus ouvert et d'entière complaisance, il avait ajouté qu'enfin moi-même j'avais visité le duc du Maine et l'avais assuré du plaisir que je ressentais de sa satisfaction. Je souris avec un dépit amer de la prostitution de mon nom pour soutenir celle de toute la France. Je contai à Mme de Nogaret ce qui m'était arrivé avec Mme la duchesse d'Orléans et M. du Maine avant la mort de M. le Duc sur le procès de la succession de M. le Prince, la conduite de M. et de Mme du Maine avec Mme de Saint-Simon, et avec moi, et la nôtre avec eux; de là je m'expliquai avec elle de ce que je pensais et sentais d'un rang que je détestais dans le père, à plus forte raison continué dans ses enfants; je m'étendis sur ce qu'elle et les deux princes héritiers en marquaient, et sur les raisons qui m'avaient forcé à aller chez M. et Mme du Maine à cette occasion pour la première fois de ma vie de cette sorte, où quoi que le roi en crût, M. du Maine n'avait pu entendre le son de ma voix; et je priai Mme de Nogaret de rendre toute cette conversation à Mme la duchesse de Bourgogne, ce qu'elle fit fort exactement.

Cependant la princesse pressée par Mme de Maintenon sur ce rang, demeura ferme et la surprit d'autant plus, qu'elle ne se doutait pas qu'elle sût rien de ces matières-là, et qu'elle la trouva instruite de fort bonnes raisons, et qui l'embarrassèrent. Elle voulut absolument savoir d'elle ce qui s'en disait effectivement dans le monde, et Mme la duchesse de Bourgogne ne la trompa point; le roi et elle demeurèrent donc fort en peine, et tellement que ce rang fut sur le point d'être rétracté. Mais enfin il était donné, déclaré, publié; le roi ne voulut pas paraître céder, il chercha à se repaître des artifices flatteurs de M. du Maine, et le rang demeura. La prise de possession ne tarda pas, et pour que le scandale en fût complet, ce fut au sermon; Le comte de Toulouse, qui avait été voir ses neveux en cérémonie qui ne lui donnèrent pas la main à la manière des princes du sang entre eux, s'absenta des sermons pour n'y être pas après eux, et n'y revint que par une espèce de négociation. Mme la Princesse et Mme la princesse de Conti sa fille, vinrent en ce même temps à Versailles recevoir la visite du roi sur la mort de M. le Duc. Mme la Princesse le remercia des grâces qu'il avait faites à son petit-fils, et non sans rougir, ajouta ses remercîments sur celles qu'il venait de faire aux enfants de Mme du Maine, qui les égalait à ceux de son fils.

J'éclaircirai encore d'un mot ce qui me regarde sur cet étrange rang, en expliquant comment Mme la duchesse de Bourgogne comprit que j'étais si lié avec M. du Maine. Le roi et Mme de Maintenon étant à parler de ce rang dans la ruelle de cette princesse, tous trois seuls, et Mme de Maintenon employant tout son art pour soutenir son ouvrage contre le repentir que le roi en avait pris et qu'il lui reprochait, lui persuadait comme elle pouvait le concours chez M. du Maine et la joie des compliments, et ajouta que jusqu'à moi j'avais été lui témoigner la mienne. Le roi le lui fit répéter, et sur ce qu'elle l'assura que M. du Maine le lui avait dit, ce fut alors que le roi prit cet air de sérénité et de complaisance, et que se tournant à Mme la duchesse de Bourgogne, lui dit que, puisque celui-là y avait été, il fallait bien qu'à ce qu'il avait fait il n'y eût pas tant à redire, comme en se consolant. Mme la duchesse de Bourgogne ne répondit rien, et Mme de Maintenon continua ses propos pour le raffermir. Ce détail, Mme de Nogaret me le fit le lendemain de sa question, en me disant le compte qu'elle en avait rendu de ma part à Mme la duchesse de Bourgogne. Je ne sais pourquoi elle ne me l'avait pas conté la veille. Je sus d'elle que Mme la duchesse de Bourgogne avait entendu avec plaisir ce qu'elle lui avait dit de ma part, et qu'elle était bien aise de ne s'être pas trompée sur le jugement qu'elle avait porté de moi sur ce rang.

Achevons tout de suite ce qui regarde M. du Maine et ses enfants. Ce qu'il venait d'obtenir pour eux, beaucoup plus encore la façon si surprenante dont le roi avait parlé en leur faveur et en la sienne aux deux princes ses fils et petit-fils, et si étrangement éloignée de son caractère, lui montrèrent ses forces, et par lui-même et par Mme de Maintenon, au delà de tout ce qu'il aurait pu croire. Il en profita donc et sut, et par elle et par soi-même, faire valoir au roi la froideur de ces deux princes, pour n'en rien dire de plus parmi des discours si touchants et si nouveaux pour eux, et la juste crainte qu'il en devait concevoir; [tellement] qu'il sut persuader au roi que, pour montrer qu'il ne se repentait pas de ce qu'il venait de faire, et pour consolider le rang et les honneurs qu'il donnait à ses enfants, il était nécessaire de leur donner de l'autorité et de la puissance. Il obtint cinq semaines après, c'est-à-dire le jeudi de Pâques, 24 avril, la survivance de sa charge de colonel général des Suisses et Grisons pour le prince de Bombes son fils aîné; âgé de dix ans, et pour le comte d'Eu qui en avait six, celle de grand maître de l'artillerie. Ce fut un grand et prompt renouvellement de scandale et de murmure, mais qui ne diminua rien de la servitude. Toute la cour alla chez M. et Mme du Maine, qui eurent en même temps le bel appartement du feu archevêque de Reims au château, singularité encore fort éclatante, aucun prince du sang ni les enfants même de Monsieur n'en ayant eu que dans un âge bien plus avancé.

Je fus donc comme les autres un matin chez M. du Maine, comptant bien, comme l'autre fois, n'y faire qu'une apparition, et m'enfuir à la faveur de la foule. Je le trouvai environné de prélats de l'assemblée du clergé, et dès que j'eus paru, je me retirai. À l'instant M. du Maine pria ces prélats de trouver bon qu'il me dît un mot, vint clopinant à moi de façon que je ne pus éviter ces gens qui me le dirent et me le montrèrent. Je revins donc à lui, et il me mena à la cheminée au fond de sa chambre d'où tout le monde sortit, et où nous demeurâmes seuls. Là il me dit qu'il y avait bien longtemps qu'il cherchait une occasion de me témoigner toute sa reconnaissance de tout ce qu'il me devait, sur la manière dont j'avais bien voulu répondre à ce que Mme la duchesse d'Orléans m'avait [dit] sur le procès de la succession de M. le Prince, qu'il me suppliait de compter qu'il n'oublierait jamais cette grâce qu'il avait reçue de moi, et qu'il n'y avait point d'occasion qu'il ne cherchât avec empressement, pour me témoigner à quel point il y était sensible; que je lui-devais la justice d'être persuadé qu'il m'avait toujours regardé avec une estime singulière, et constamment désiré l'honneur de mon amitié; que Mme la duchesse du Maine était dans les mêmes sentiments; qu'il désirerait sur toutes choses que nous nous pussions voir quelquefois librement, puis retombant tout à coup sur Mme de Saint-Simon, pour lui et pour Mme sa femme, il n'y eut sortes de choses qu'il ne me dît, mais avec des termes si pleins, si forts, si expressifs, et surtout si étrangement polis, que je vis l'heure que je n'aurais ni le moment ni le moyen d'y répondre. Je le fis néanmoins au mieux que je le pus, en l'assurant aussi que je n'oublierais point son procédé et celui de Mme la duchesse du Maine lors de l'affaire de Mme de Lussan. Je crus en être quitte en finissant par là et me voulant retirer. Ce fut de nouvelles louanges sur Mme de Saint-Simon, de nouveaux désirs de Mme du Maine et de lui d'une amitié comme la sienne, combien ils s'en tiendraient honorés; car aucun terme ne fut ménagé ni pour elle ni pour moi; tout ce que Mme du Maine avait fait pour la mériter, et après pour se la conserver touchant obliquement l'affaire de Mme de Lauzun, et qu'il était si pressé que je susse tous ces sentiments-là, qu'il avait prié Mme la duchesse d'Orléans de me les témoigner en attendant qu'il pût le faire lui-même. Elle n'en avait rien fait, ou par oubli ou plutôt parce que tout cela tendait à lier commerce et amitié avec nous, et que, dès la première fois qu'elle m'en avait parlé, elle avait bien senti que nous ne voulions ni de l'un ni de l'autre.

Je me tirai à grand'peine d'avec M. du Maine à force de verbiages, de compliments vagues, et de propos les plus polis que je pus, sans toutefois rien de précis, sans entrer en quoi que ce fût, encore moins dans aucun engagement de liaison, sur quoi je me tins fort en garde, et je sortis enfin accablé des politesses les plus vives et les plus pressantes. J'évitai celles que j'imaginai que Mme la duchesse du Maine me préparait, qui était environnée de monde, et qui me voulut faire approcher d'elle, dont je m'excusai pour ne point déranger les dames, et tout de suite je m'en allai. Mme de Saint-Simon trouva M. et Mme du Maine ensemble, qui, à qui mieux mieux, l'accablèrent à son tour et n'oublièrent rien de pressant et même d'embarrassant pour lier avec nous. Elle s'en tira comme j'avais fait avec bien de la peine; à ces façons nous n'en eûmes point à juger que rien leur faisait perdre de vue le dessein et le désir si extraordinaire et si suivi de lier avec nous, et nous confirma dans nos anciennes résolutions là-dessus. Je ne les en vis pas davantage, c'est-à-dire aux occasions de morts, mariages et autres pareils, indispensables et fort rares, et Mme de Saint-Simon presque pas plus souvent. On verra dans la suite que je ne me suis pas étendu inutilement sur ces poursuivantes recherches de M. [le duc] et de Mme la duchesse du Maine, pour lesquels une si énorme extension d'un rang déjà si odieux ne pouvait guère me donner d'amitié.

Finissons cette triste matière par une autre aussi peu consolante, qui est la réception de Villars au parlement, lequel, contre le plus continuel usage, ne prit aucun pair pour témoin de ses vie et moeurs, et qui, par cette singularité, donna lieu à cette dissertation publique, s'il l'avait fait par respect ou par honte, ou par la crainte d'être refusé. J'eus peine à me résoudre à me trouver à une si humiliante cérémonie. J'y fus témoin d'une malice du duc de La Meilleraye, qui poussa M. du Maine de questions pourquoi M. le comte de Toulouse, qui venait toujours au parlement avec lui, y était venu cette fois séparément; M. du Maine avec tout son esprit en fut embarrassé à l'excès; et l'autre qui s'en amusait, qui n'ignorait pas le froid que le rang des enfants avait mis entre eux, en donnait aussi le plaisir à la compagnie. Dès que la réception fut faite et que le parlement alla à la buvette, je m'en allai et ne pus demeurer à la grande audience. Villars invita tous les pairs à dîner chez lui. Je le fus comme les autres et je m'en excusai; je sus après que presque aucun n'y avait été.

CHAPITRE VIII. §

Vendôme, demandé de nouveau pour général par l'Espagne, épouse tristement Mlle d'Enghien. — Mort du duc de Coislin; son caractère. — Hoquet inouï fait par le roi à l'évêque de Metz sur sa succession à la dignité de son frère. — Occasion, cause et fin de ce hoquet. — Habit et manière de signer de M. de Metz. — Évêques d'Espagne, devenus grands par succession, ne portent plus le nom de leur évêché. — Mort, aventures, caractère et singularités de la maréchale de La Meilleraye. — Maison de Cossé.

Ces mois de mars et d'avril furent heureux pour les bâtards. L'Espagne pressa de nouveau pour obtenir M. de Vendôme qui, se voyant sans ressource en ce pays-ci, et confiné fort solitairement à Anet, brûlait d'envie d'obtenir la permission d'y aller, qu'il avait négociée comme on l'a dit ailleurs avec la princesse des Ursins, et sur laquelle il faisait insister. En attendant, se voyant délivré de M. le Prince et de M. le Duc, il espéra qu'il n'y aurait plus d'obstacle à son mariage avec Mlle d'Enghien, à qui M. et Mme du Maine l'avaient mis dans la tête, mais dont ils n'avaient pu venir à bout tant que M. le Prince et même M. le Duc avaient vécu. Elle avait trente-trois ans, elle était extrêmement laide: sa vie s'était passée au fond de l'hôtel de Condé dans la plus cruelle gêne, ce qui lui avait fait désirer, pour en sortir, quelque mariage que ce fût. La gêne avait fini avec M. le Prince, mais l'ennui subsistait avec Mme la Princesse, de chez qui elle ne pouvait sortir qu'en se mariant. M. du Maine voulait une princesse du sang pour M. de Vendôme, et décorer de plus en plus la bâtardise. M. de Vendôme, qui n'avait jamais voulu se marier, fut touché de l'honneur de devenir gendre de M. le Prince, piqué de n'avoir pu en être accepté ni même de M. le Duc pour beau-frère par sa disgrâce. Toutes ces raisons le pressèrent de faire ce mariage après eux. Ce fut l'ouvrage de M. du Maine; le roi y consentit, et le mariage fut déclaré le 26 avril.

S'il fallait de l'ambition pour se résoudre à épouser Mlle d'Enghien, il fallait un grand courage pour épouser M. de Vendôme, presque sans nez et manqué deux fois par les plus experts. Mais tout leur fut bon à l'un et à l'autre, à elle pour avoir du bien et de la liberté, à l'autre par la vanité de se montrer encore assez grand dans l'état de santé et de disgrâce où il était, pour épouser une princesse du sang qu'il acheta de tout son bien qu'il lui donna par leur contrat de mariage, s'il mourait avant elle sans enfants, comme toutes les apparences y étaient, et comme cela arriva en effet. Mme la Princesse et Mme la Duchesse n'apprirent ce mariage que par M. du Maine, et comme arrêté et comme le roi le voulant. Mme la Princesse se mit à pleurer, allégua vainement la mémoire peu comptée de M. le Prince, et ne pouvant rien empêcher, laissa tout faire sans en vouloir plus ouïr parler. Mme la Duchesse se rengorgea, se fâcha, mais ce fut tout; elle n'avait point d'autorité sur sa belle-soeur. M. du Maine se chargea de tout, du contrat de mariage, de la publication des bans, de la noce. La manière dont tout s'y passa montra à quel point M. de Vendôme était perdu. Il eut peine à obtenir permission d'aller en parler au roi à Versailles; ce fut à condition de se tenir beaucoup dans sa chambre, de n'y voir personne, et personne presque ne s'y présenta. Sa conversation avec le roi fut sèche et courte, et il retourna tout aussitôt à Anet. Il n'eut pas la liberté de venir faire signer son contrat de mariage. M. du Maine tout seul le présenta à signer sans être accompagné de personne d'aucun côté, et le roi voulut qu'on prît le temps d'un voyage à Marly pour faire le mariage à Sceaux, sans fête, sans bruit, dans la plus grande obscurité, et ne voulut point ouïr parler de fiançailles dans son cabinet; le contrat de mariage fut donc signé à Marly, le 13 mai, de cette façon clandestine.

M. de Vendôme vint droit d'Anet à Sceaux, le jeudi 15 mai, fut le soir même fiancé, marié et couché avec Mlle d'Enghien; Mme la Princesse, M. le Duc, M. le comte de Charolais, son frère, Mme la princesse de Conti, M. son fils et Mmes ses filles, M. et Mme du Maine et MM. leurs enfants présents avec quelques domestiques, et qui que ce soi autre. Dès que la messe fut dite à minuit, tous les princes et princesses du sang s'en allèrent et ne revinrent plus. M. de Vendôme demeura le lendemain vendredi à Sceaux, avec M. et Mme du Maine, leurs enfants et leurs domestiques uniquement et la nouvelle mariée, et le samedi M. de Vendôme l'y laissa et s'en retourna à Anet. Ni l'un ni l'autre ne reçurent aucun compliment de la part du roi, ni de pas une des personnes royales; on ne parla pas seulement de ce mariage; ce fut comme chose non avenue. M. du Maine revint dès qu'il le put à la cour, et Mme de Vendôme retourna chez Mme la Princesse jusqu'à ce que la maison du grand prieur au Temple fût prête, qui était en grand désarroi, et le grand prieur hors du royaume. Quel eût été l'éclat de cette noce quelques années plus tôt, et quel contraste avec les retours si radieux de M. de Vendôme d'Italie ! On remarqua que M. de Vendôme, qui n'avait point vu tous ces princes et princesses du sang qui se trouvèrent à son mariage, ne leur y fit pas le moindre compliment. Il fut là comme à la noce d'un autre, et depuis à Anet comme s'il avait oublié qu'il était marié.

Le duc de Coislin ne survécut pas longtemps à son ami M. le Duc; c'était le seul homme qui l'eût subjugué, qui ne lui passait rien et qui lui lâchait quelquefois des bordées effroyables, sans que M. le Duc osât souffler. C'était un homme de beaucoup d'esprit, extraordinaire au dernier point, et qui se divertissait à le paraître encore plus qu'il ne l'était en effet, plaisant en sérieux et sans chercher à l'être, toujours salé, fort amusant, méchant aussi et dangereux, qui ne se refusait rien, qui méprisait la guerre qu'il avait quittée il y avait longtemps, et la cour où il n'allait presque jamais, par conséquent mal avec le roi, dont il ne se mettait guère en peine; fort du grand monde, qu'il cherchait moins qu'il n'en était recherché et de la meilleure compagnie. Il se piquait de ne saluer jamais personne le premier et le disait si plaisamment qu'on ne pouvait qu'en rire. Quand le roi eut achevé Trianon comme il est aujourd'hui, tout le monde s'empressa de l'aller voir. Roquelaure demanda au duc de Coislin ce qu'il lui en semblait: il lui dit qu'il ne lui en semblait rien parce qu'il ne l'avait pas vu. « Je sais bien pourquoi, lui répondit Roquelaure, c'est que Trianon ne t'est pas venu voir le premier. » Il faut encore que je dise ce trait du duc de Coislin. La fantaisie lui prit, au duc de Sully, son beau-frère, et à M. de Foix, d'aller au parlement, et ils me pressèrent tant d'y aller avec eux que je ne pus le refuser, et c'est l'unique fois que j'y aie été sans nécessité. M. de Foix, qui était paresseux et qui passait les nuits en compagnie, n'y vint point, de sorte que je m'y trouvai assis entre les deux beaux-frères.

Le Nain, doyen alors du parlement, et un des plus estimés pour sa probité, son exactitude et ses lumières, rapporta un procès considérable où il y avait pour quarante mille francs de dépens qu'il conclut à compenser; les premiers avis furent conformes à celui du rapporteur. C'était à huis clos, à la petite audience; ainsi nous entendions tout parce qu'on opinait de sa place sans se lever. Le Meusnier, vieux conseiller, clerc aussi fort habile, mais de réputation plus que louche, ouvrit l'avis de faire payer les dépens. Plusieurs le suivirent et d'autres non, car pour le fond du jugement il fut tout d'une voix de l'avis du rapporteur. Voilà le duc de Coislin qui se met à rire et à me dire qu'il faut faire un partage, et que cela sera plaisant de voir la grand'chambre s'aller faire départager à une chambre des enquêtes. Je crus qu'il plaisantait, mais comme je le vis attentif à suivre et à compter les voix de part et d'autre et à me presser de partager, c'est-à-dire de prendre l'opinion la moins nombreuse, je lui demandai s'il n'avait point de honte de vouloir coûter quarante mille livres à des gens, pour se divertir; qu'ignorants comme nous l'étions, il fallait aller à l'avis le plus doux, surtout avec la garantie d'un homme exact, éclairé et intègre comme était Le Nain., qui avait bien examiné l'affaire. Il se moqua de moi et dit toujours que cela serait plaisant et qu'il ne le manquerait pas. De pitié pour ces parties, dont nous ne connaissions aucune, je m'assurai du duc de Sully, qui blâma son beau-frère et qui convint avec moi qu'il serait pour compenser les dépens. Nous opinâmes les derniers, et tous trois tînmes parole. Le duc de Coislin, qui par son calcul avait vu qu'il partagerait en prenant l'avis de Le Meusnier, en fut. Je me rangeai après à celui de Le Nain, et après moi le duc de Sully. Le premier président Harlay, qui avait compté aussi et qui vit le partage, se met à regarder les présidents à mortier, à leur dire qu'il y a partage, puis à remontrer à la compagnie l'indécence de cet inconvénient dans un tribunal comme la grand'chambre; qu'il fallait tâcher de se réunir à une opinion; que la sienne était de compenser les dépens; et qu'il allait reprendre les voix. Pendant qu'on opinait, le duc de Coislin crevait de rire, et moi de l'exhorter à se contenter du plaisir qu'il s'était donné et de ne pas pousser l'affaire à bout. Jamais il n'y voulut entendre, bien résolu de changer d'avis ou non, suivant que cela servirait au partage. Il fut encore de l'avis de Le Meusnier, le duc de Sully et moi de celui du rapporteur, le premier président aussi; et encore partage.

Voilà le premier président fort fâché qui harangua près d'un quart d'heure, qui tâcha de piquer d'honneur messieurs d'éviter la honte de s'aller faire départager aux enquêtes, qui dit qu'il va reprendre pour la troisième fois les avis, et que, pour abréger, parce que les raisons sont suffisamment entendues, il suffira que chacun opine qu'il est de l'avis du rapporteur ou de Le Meusnier. Le diable voulut que le partage subsistât, quoique plusieurs conseillers eussent changé d'avis suivant qu'ils comptaient jusqu'à eux pour éviter le partage, et toujours M. de Coislin pour payer les dépens. Le malheur fut qu'avec une voix de plus pour Le Meusnier il n'y avait plus partage. Harlay, qui l'avait bien compté et qui regardait noir le duc de Coislin, dont la seule voix fit en dernier lieu ce désordre, exposa le cas à la compagnie, tâcha de la toucher en faveur des parties perdantes, à qui une seule voix coûterait un partage injurieux pour la compagnie, ou quarante mille livres de plus. Il eut beau dire, personne ne répondit à ses semonces réitérées, tellement que, comme il vit qu'il fallait enfin prononcer, il préféra l'honneur prétendu de la grand'chambre à la bourse de ces pauvres parties, dit que pour éviter le partage, il revenait à l'avis de Le Meusnier et prononça l'arrêt avec la condamnation aux dépens. Je pouillai le duc de Coislin tant que je pus, qui était ravi et mourait de rire.

Il était notoirement impuissant, et pour cela même se ruinait avec une comédienne, qui le gouverna jusqu'à sa mort, et à qui sa famille, et tout ce peu de gens qui pouvaient avoir affaire à lui, faisaient leur cour. Il était veuf depuis longtemps de la soeur d'Alègre, depuis mort maréchal de France, qu'il avait rendue fort malheureuse: M. de Metz et la duchesse de Sully, son frère et sa soeur, étaient ses héritiers. Il mourut à Paris, dans le temps du mariage de M. de Vendôme, pendant que le roi était à Marly, où j'étais ce voyage. On y apprit cette mort entre midi et une heure. La dignité passait de plein droit à M. de Metz, son frère unique, et cela fit la conversation.

Le comte de Roucy qui, sans avoir le sens commun, mais beaucoup de brutalité, d'assiduité et de bassesse, était de tout à la cour de Monseigneur, et quoique sans estime, depuis Hochstedt surtout, point trop mal avec le roi, était aussi avec un air de bon homme et sans façon avec tout le monde, et particulièrement avec les valets, à qui cela plaisait fort, le plus envieux de tous les hommes, et en dessous le plus sottement glorieux. [Il] se trouva choqué que M. de Metz devînt duc et pair. Il alla chez Monseigneur, à qui il dit que l'évêque de Metz serait plaisant à voir en épée et en bouquet de plumes; et comme il avait affaire à un aussi habile homme que lui, il l'infatua, par ces sottises-là, que M. de Metz, étant prêtre et évêque, ne pouvait être duc et pair; comme si, pour l'être, il fallait porter une épée et un bouquet de plumes, et qu'il n'y eut pas des évêques pairs séant au parlement avec un habit qui leur est particulier. De là il alla à la fin du dîner de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne, avec les mêmes propos, qui ne les persuadèrent pas si facilement. Mgr le duc de Bourgogne se moqua de lui et de ses fades et malignes plaisanteries, et voulut bien démontrer, ce qui fut court et aisé, que M. de Metz pouvait et devait recueillir la dignité de son frère, puisqu'il en héritait de droit, qu'il était fils de celui pour qui l'érection avait été faite, et qu'il n'était mort au monde par aucun crime ni par aucun voeu religieux. Les envieux et les ignorants dont les cours sont pleines, il s'en trouva en nombre qui firent chorus avec le comte de Roucy, sans que pas un pût alléguer quoi que ce fût, que ce ridicule inepte d'épée et de bouquet de plumes qui à peine aurait pu surprendre les petits enfants. M. de Metz n'était point mal avec le comte de Roucy, et il n'y avait jamais eu d'ocasions entre eux; mais il avait aussi sa portion de cadet d'extraordinaire, n'était pas bon, n'était pas aimé de tout le monde, et sa fortune ecclésiastique avait révolté contre lui beaucoup de gens de cet état, quoique la plupart hors de portée d'un siège tel que Metz et d'une charge comme la sienne. Toute la journée se passa dans cette dispute dans les compagnies et dans le salon; mais le soir l'étonnement fut grand, quand on apprit que le roi y faisait de la difficulté, que Monseigneur l'avait fort appuyée dans le cabinet après le souper, et que Mgr le duc de Bourgogne y avait aussi solidement qu'inutilement plaidé pour M. de Metz. Le lendemain il eut défense du roi, par Pontchartrain, de prendre ni titre, ni marque, ni rang, ni honneurs de duc jusqu'à ce que le roi se fût fait rendre compte de son affaire. M. de Metz eut beau presser du moins que quelqu'un en fût chargé, il n'en put venir à bout; et, las d'attendre dans un état aussi triste, il fit ôter ses armes de sa vaisselle, de ses carrosses, et de partout où elles étaient parce qu'il n'osait porter le manteau ducal, et qu'il ne voulait pas s'en abstenir; et de dépit il s'en alla brusquement dans son diocèse. Il n'avait garde d'obtenir que quelqu'un fût chargé de son affaire pour en rendre compte au roi, encore moins d'être entendu lui-même. Le roi, quoique peu instruit, savait très-bien qu'il n'y avait nulle difficulté, et qu'il était duc et pair de plein droit à l'instant de la mort de son frère; mais il était outré contre M. de Metz, il l'était de façon à ne vouloir pas le montrer, et il fut ravi de cette sottise du comte de Roucy et du bruit qu'elle fit dans un peuple ignorant et jaloux de tout. Il la saisit, et ne pouvant faire pis à M. de Metz, il le châtia cruellement de la sorte, sous prétexte de ne rien précipiter, et d'un éclaircissement qu'il n'avait garde de prendre, mais dont il pouvait faire durer le prétexte tant qu'il lui plairait, et par conséquent le désespoir de M. de Metz, qui en tomba malade, et à qui, réellement et de fait, la tête en pensa tourner et en fut fort près. Son fait que voici était double.

Le roi, après avoir fort aimé le cardinal de Coislin et eu pour lui jusqu'à sa mort une estime déclarée qui allait, et très-justement, jusqu'à la vénération, se laissa depuis aller au P. Tellier, qui, pour fourrager à son plaisir le diocèse d'Orléans, de concert en cela avec Saint-Sulpice, persuada au roi que ce cardinal était janséniste, et qu'il avait mis en place dans son diocèse tous gens qu'il en fallait chasser. C'étaient des hommes du premier mérite en tout genre, et connus et goûtés comme tels, et qui étaient fort attachés au cardinal. Ils furent chassés et quelques-uns exilés. Tout le diocèse cria. Cela aigrit les persécuteurs qui avaient Fleuriau, évoque d'Orléans, à leur tête. Ils firent ôter la tombe du cardinal, parce qu'on s'était accoutumé à y aller prier; et on empêcha avec violence ce pieux usage qui avait commencé dès sa mort, et qui n'était qu'une suite de la constante réputation de toute sa vie. M. de Metz qui avait protégé tant qu'il avait pu ces ecclésiastiques chassés et exilés, perdit toute patience à l'enlèvement de la tombe de son oncle, surtout après en avoir fortement et inutilement parlé au roi. Il s'échappa en propos qui furent rapportés et envenimés, et par ceux qu'ils regardaient le plus, et qui mirent le roi de part dans leur querelle et dans leur ressentiment. L'autre point de M. de Metz fut que, s'étant trouvé un jour avec le duc de La Rocheguyon, le duc de Villeroy et MM. de Castries, qu'on commençait à découvrir tout à fait la nouvelle chapelle qui était achevée, ils allèrent la voir et y menèrent Fornaro avec eux.

Ce Fornaro était un prétendu duc sicilien de beaucoup d'esprit, que M. de La Feuillade avait ramené avec lui de Sicile, où il n'avait osé retourner depuis l'amnistie, parce qu'il était accusé d'avoir empoisonné sa femme. Il demeura chez M. de La Feuillade tant qu'il vécut, suivant son fils dans sa jeunesse comme un gouverneur, et je l'ai vu chez moi avec lui sur ce pied-là; et néanmoins, il tirait quelque chose du roi, que M. de La Feuillade lui avait fait donner. Après la mort de M. de La Feuillade, il trouva moyen de se fourrer chez M. de La Rochefoucauld, mais sans loger chez lui; et ce fut là, dont il ne bougea, qu'il commença à faire l'homme de qualité. Il dessinait en perfection, et il avait beaucoup de connaissance de l'architecture, et un goût exquis pour toutes sortes de bâtiments, surtout pour les grands édifices. Il fit un degré charmant à Liancourt dans un emplacement où on n'en avait jamais pu mettre, même un vilain. Cela lui donna de la réputation, M. de La Rochefoucauld s'en engoua et le prôna. Il le fit aller à Marly, et sur la liste comme les autres courtisans. Le roi lui parlait quelquefois de ses bâtiments et de ses fontaines, au point que Mansart en prit jalousie et peur. Il fut accusé de rapporter, et en effet, M. de La Rochefoucauld le chassa de chez lui pour quelque chose qui avait été dit entre trois ou quatre personnes, dont aucune autre que Fornaro ne pouvait être soupçonnée, et que le roi sut et reprocha à M. de La Rochefoucauld, et tout de suite doubla la pension de Fornaro, qui demeura à Versailles mieux avec le roi que devant, et allant plus souvent à Marly, mais fui et méprisé de tout le monde.

M. de Metz, allant donc voir la nouvelle chapelle avec ces messieurs, comme je l'ai dit, et Fornaro pour voir ce qu'il en jugerait et la mieux considérer avec lui, aigri des affaires d'Orléans, et frappé de la quantité, de la magnificence et de l'éclat de l'or, des peintures et des sculptures, ne put s'empêcher de dire que le roi ferait bien mieux, et une oeuvre bien plus agréable à Dieu, de payer ses troupes qui mouraient de faim que d'entasser tant de choses superbes, aux dépens du sang de ses peuples qui périssaient de misère sous le poids des impôts; et il allait paraphraser encore cette morale sans M. de Castries, aussi considéré qu'il était imprudent, qui le retint et lui fit peur de Fornaro; mais il en avait bien assez dit, et dès le soir même le roi le sut mot pour mot. Les lettres que M. de Metz écrivit à ses amis, étant à Metz, depuis ces affaires d'Orléans, ne furent pas plus discrètes. Depuis le fatal secret trouvé par M. de Louvois pour violer la foi politique et celle des lettres, le roi en vit toujours les extraits, et c'étaient des nouveaux sujets de colère, qui le piquaient d'autant plus que, retenu par la nature des voies qui l'informaient, il ne voulait pas la montrer. Aussi se plut-il pendant près d'une année complète à se venger cruellement de M. de Metz, en suspendant son état sans en vouloir ouïr parler, et à se moquer de lui après. Quand il crut enfin que cela ne se pouvait soutenir davantage sans une iniquité trop déclarée, il fit dire un matin par Pontchartrain à M. de Metz qu'il n'avait pas besoin d'éclaircissements sur son affaire; qu'il n'avait jamais douté qu'il ne fût duc et pair de plein droit par la mort de son frère; qu'il avait eu des raisons pour en user comme il avait fait; mais qu'il trouvait bon maintenant qu'il prît le titre, les marques, le rang et les honneurs de duc et pair; et qu'il lui permettait aussi de se faire recevoir au parlement en cette qualité quand il voudrait. Il était lors à Versailles et moi aussi. À l'instant il me le manda, parce qu'il me savait grand gré de la manière dont j'avais pris sa défense. Une heure après il fut remercier le roi, mais il n'en put tirer quoi que ce fût sur les raisons qu'il avait eues. Il fut reçu honnêtement, et ce fut tout. Aussitôt il prit tout ce qu'il aurait dû prendre dès l'instant de la mort de son frère, et se disposa à se faire recevoir au parlement.

Il y trouva un hoquet auquel il n'avait pas lieu de s'attendre. Son habit fut contesté par les magistrats, et même par des ducs, dont beaucoup ne savent rien et ne veulent rien apprendre, qui prétendirent qu'il ne pouvait paraître qu'en rochet et camail, parce qu'il était pair par soi et non par son siége. Cette difficulté était d'autant plus absurde que pair ecclésiastique n'est qu'un nom, et n'est pas une chose, puisque, quant à la dignité, il n'y a différence quelconque entre les ecclésiastiques et les laïques, et que l'habit des uns et des autres, par conséquent, ne peut être que le même pour tous, suivant la profession ecclésiastique ou laïque. Ainsi, après quelques disputes et quelques jours de délai, la raison à la fin l'emporta, et M. de Metz fut reçu en habit de pair ecclésiastique, et il n'en a point porté d'autre. Il signa aussi d'abord « le duc de Coislin, évêque de Metz. » Bientôt après il supprima « évêque de Metz » et ne signa plus que « le duc de Coislin. » Les évêques s'en scandalisèrent, il s'en moqua, mais le bruit qu'ils en firent l'engagea à ajouter « évêque de Metz » quand il écrivait à des évêques, ce qu'il ne faisait en aucune autre lettre, et souvent même il le supprima en leur écrivant, et les y accoutuma. Je ne sais pourquoi il ne se fit pas appeler « le duc de Coislin. » Les évêques d'Espagne n'y manquent pas quand il arrive qu'ils deviennent grands par héritage, et il n'y en a point par siége, comme je l'ai vu de l'évêque de Cuença qu'on n'appelait que « le duc d'Abrantès. » Je pense que, se sentant mal avec le roi, il n'osa le hasarder, ni, étant le premier exemple d'un évêque devenu duc par succession, la nouveauté d'en porter le nom.

La maréchale de La Meilleraye mourut en ce même temps à quatre-vingt-huit ans. Elle était tante paternelle de la maréchale de Villeroy et du duc de Brissac, mon beau-frère, à l'occasion de quoi j'ai parlé (t. Ier, p. 77) de sa folie sur sa maison, et de l'imagination de ce bonnet qu'elle lui fit prendre, à ses armes, qui a été imité de quelques-uns, je ne sais pas pourquoi. On peut ignorer aussi la cause de cette prodigieuse ivresse de sa maison. Elle a fort brillé sous François Ier et sous ses enfants par les hommes illustres qu'elle a produits, et les grands emplois qu'ils ont exercés. Mais si on va au delà on trouvera que le maréchal de Gonnor et son frère aîné le maréchal de Brissac, si célèbre par les guerres de Piémont, père du comte de Brissac, si fameux pour son âge, et du premier duc de Brissac, maréchal de France de la Ligue, puis confirmé tel en recevant Henri IV dans Paris, ont fait valoir par leurs talents la faveur de leur mère, soeur du grand maître et du cardinal de Boisy et de l'amiral de Bonnivet qui pouvaient tout sur François Ier, desquels Anne de Montmorency, depuis grand maître et connétable de France, était cousin germain. Cette Gouffier qui avait épousé leur père, si connu sous le nom du gros Brissac, fut gouvernante des enfants de France, et fit son mari ensuite leur gouverneur, grand panetier et grand fauconnier, et gouverneur d'Anjou et du Maine. Tout cela est illustre, mais il ne faut pas remonter plus haut. Le père et le grand-père de ce gros Brissac, qui était un gausseur et un homme d'esprit, de manège et de bonne chère, étaient au bon roi René, l'un gouverneur du château de Beaufort, l'autre sénéchal de Provence; leurs femmes des plus médiocres, leurs terres rien, et par delà rien de suivi, et dans cela même rien que des écuyers avec les plus petits emplois, sans filiation connue, et qui ne passe pas l'an 1386. Cela ne fait pas une grande origine. Les dernières alliances des ducs de Brissac des deux branches [sont] pitoyables, et eux-mêmes, depuis le dernier maréchal, aussi pitoyables qu'elles. Ce mot de remarque m'échappe, parce que je ne vois autre chose depuis la mort du roi que des gens qui, par des noms de personnages de ce temps-là, dont ils sont ou dont ils se font, et de plus anciens encore, mais qui depuis eux n'ont eu que des lacunes en tout genre, chaussent le cothurne, éblouissent les sots et prennent des airs tout à fait ridicules. L'antiquité, la suite, les fiefs, les alliances, les emplois, au moins avec quelque durée, dans les premiers temps connus, constituent une grandeur effective, et non des choses modernes, passagères, et, pour ceux dont je parle, depuis lors sans suite et sans trace de l'homme illustre dont ils font bouclier, duquel le plus souvent ils ne descendent même pas. Mais revenons à la maréchale de La Meilleraye. On parlait devant elle de la mort du chevalier de Savoie, frère du comte de Soissons et du fameux prince Eugène, mort fort jeune, fort brusquement, fort débauché et fort plein de bénéfices, et on moralisait là-dessus. Elle écouta quelque temps, puis, avec un air de conviction et d'assurance: « Pour moi, dit-elle, je suis persuadée qu'à un homme de cette naissance-là, Dieu y regarde à deux fois à le damner. » On éclata de rire, mais on ne la fit pas revenir de son opinion. Sa vanité fut cruellement punie. Elle faisait volontiers des excuses d'avoir épousé le maréchal de La Meilleraye, dont elle fut la seconde femme, et n'en eut point d'enfants. Après sa mort, amourachée, devant ou après, de Saint-Ruth qu'elle avait vu page de son mari, elle l'épousa et se garda bien de perdre son tabouret en déclarant son mariage. Saint-Ruth était un très-simple gentilhomme fort pauvre, grand et bien fait, et que tout le monde a connu; extrêmement laid: je ne sais s'il l'était devenu depuis son mariage. C'était un fort brave homme et qui acquit de la capacité à la guerre, et qui parvint avec distinction à devenir lieutenant des gardes du corps, et lieutenant général. Il était aussi fort brutal, et quand la maréchale de La Meilleraye lui échauffait les oreilles, il jouait du bâton et la rouait de coups. Tant fut procédé que la maréchale, n'y pouvant plus durer, demanda une audience du roi, lui avoua sa faiblesse et sa honte, lui conta sa déconvenue, et implora sa protection. Le roi avec bonté lui promit d'y mettre ordre. Il lava la tête à Saint-Ruth dans son cabinet, et lui défendit de maltraiter la maréchale. Cela fut plus fort que lui. Nouvelles plaintes de la maréchale. Le roi se fâcha tout de bon et menaça Saint-Ruth. Cela le contint quelque temps. Mais l'habitude du bâton était si forte en lui qu'elle prévalut encore. La maréchale retourna au roi qui, voyant Saint-Ruth incorrigible, eut la bonté de l'envoyer en Guyenne sous prétexte de commandement, dont il n'y avait aucun besoin que celui de la maréchale d'en être séparée. De là le roi l'envoya en Irlande où il fut tué, et il n'eut point d'enfants.

La maréchale de la Meilleraye avait été parfaitement belle et avait beaucoup d'esprit. Elle tourna la tête au cardinal de Retz, jusqu'à ce point de folie de vouloir tout mettre sens dessus [dessous] en France, à quoi il travailla tant qu'il put, pour réduire le roi en tel besoin de lui qu'il le forçât d'employer tout à Rome pour obtenir dispense pour lui, tout prêtre et évêque sacré qu'il était, d'épouser la maréchale de La Meilleraye dont le mari était vivant, fort bien avec elle, homme fort dans la confiance de la cour, du premier mérite et dans les plus grands emplois. Une telle folie est incroyable et ne laisse pas d'avoir été.

CHAPITRE IX. §

Je retourne à Marly avec le roi. — Propos sur Mgr le duc de Bourgogne, entre le duc de Beauvilliers et moi, qui en exige un discours par écrit.

Les couches de Mme la duchesse de Bourgogne, suivies du carême, avaient tenu le roi plusieurs mois à Versailles sans faire de voyages à Marly. Il y alla le lendemain du dimanche de Quasimodo, 28 avril, jusqu'au samedi 17 mai. J'étais allé faire un tour à la Ferté, Mme de Saint-Simon se présenta pour ce voyage. C'était le premier que le roi y faisait depuis l'audience qu'il m'avait donnée. Nous fûmes de ce voyage. J'arrivai à Marly de la Ferté, et depuis je n'en ai manqué qu'un jusqu'à la mort du roi, même de ceux dont Mme de Saint-Simon ne put être; et je remarquai dès ce premier-là que le roi me parlait, et me distinguait plus qu'il ne faisait aux gens de mon âge, sans charge ni familiarité avec lui. C'est dans l'espace de ce voyage que le contrat de mariage de M. de Vendôme fut signé, qu'il se maria à Sceaux, et que le duc de Coislin et la maréchale de La Meilleraye moururent, ainsi que je l'ai rapporté.

Rendu ainsi à mon genre de vie accoutumé, je raisonnais souvent avec les ministres de mes amis, et des courtisans principaux qui en étaient, du triste état des affaires, qu'ils ne me dissimulaient pas et sur lesquelles ils pensaient comme je faisais. Quelques jours après le retour à Versailles, j'allai passer une journée à Vaucresson, ce qui m'arrivait souvent, où le duc de Beauvilliers s'était ajusté la plus jolie retraite du monde, où d'ordinaire il passait le jeudi et vendredi de chaque semaine, et qu'il avait rendue inaccessible à tout le monde, excepté à sa plus intime famille et à quatre ou cinq amis au plus qui avaient la liberté d'y aller. Causant tête à tête avec lui dans son jardin, nous tombâmes insensiblement sur Mgr le duc de Bourgogne, et je ne lui celai point ce que je pensais de sa conduite. Quoique cette matière eût été souvent traitée entre le duc de Beauvilliers et moi, le hasard avait fait que ce n'avait jamais été avec tant d'étendue, ni qu'il eût été si frappé de mes sentiments là-dessus. La conversation se tourna ensuite sur autre chose, et nous ne sortîmes du jardin et de ce long tête-à-tête que lorsque le dîner fut servi. En sortant de table le duc de Beauvilliers, qui avait réfléchi sur notre conversation, me pria de faire encore un tour de jardin avec lui, de lui redire encore sur Mgr le duc de Bourgogne les mêmes choses dont je l'avais entretenu avant le repas et d'y ajouter ce qui me pourrait venir avec plus de temps et de loisir que nous n'en avions eu le matin. Je m'en défendis, parce qu'il ne pouvait pas l'avoir oublié, et que je croyais avoir dit à peu près tout ce qu'il y avait à dire. Il me pressa et j'obéis. La conversation fut fort longue et peu contredite. Lorsqu'elle fut épuisée, il me proposa de mettre par écrit ce qu'il me semblait de la conduite de ce prince, et ce que j'estimais qu'il y dût corriger et ajouter. La proposition me surprit; il me pressa, je m'en défendis, et je lui demandai ce qu'il prétendait faire. Il me répondit qu'un discours de cette nature pourrait faire grand bien à Mgr le duc de Bourgogne ou au moins lui être utile à lui-même (duc de Beauvilliers) en parlant à ce prince. Je m'en défendis encore davantage, et je me retranchai sur le danger de découvrir à ces gens-là qu'on les connaît si bien. Il me rassura là-dessus tant qu'il put sur la vertu et la manière de penser de Mgr le duc de Bourgogne; et finalement nous capitulâmes, moi que j'écrirais, lui qu'il ne ferait aucun usage de mon écrit que de mon consentement. Nous nous séparâmes de la sorte pour rejoindre la compagnie dans la maison, moi toujours dans la surprise de ce qu'il exigeait de moi, résolu néanmoins de lui obéir par un discours ostensible à Mgr le duc de Bourgogne. J'y travaillai peu de jours après.

J'en fis à peu près la moitié dans ce dessein qu'il pût être montré au prince, mais la plume me tourna après dans les doigts par la nécessité de n'omettre pas des choses très-nécessaires. Je m'y abandonnai alors, mais dans la résolution d'en ôter plusieurs traits au cas que M. de Beauvilliers voulût le lui faire lire, lesquels toutefois me paraissaient indispensables. J'en gardai un double que, bien qu'un peu long, je ne renverrai point parmi les Pièces, mais j'insérerai ici, parce qu'il donne une grande connaissance de Mgr le duc de Bourgogne. Il est adressé au duc de Beauvilliers. Les premières lignes en marquent l'occasion; et, s'il s'y trouve des raisonnements, des exemples et des comparaisons du goût de peu de gens, c'est qu'un discours fait pour persuader Mgr le duc de Bourgogne devait être accommodé à son goût et à son esprit, à celui encore du duc de Beauvilliers qui, bien plus sûr et plus libre de scrupules que celui du prince ne l'était encore pour lors, étaient l'un et l'autre plus susceptibles d'être frappés par cette sorte de raisonnement que par d'autres plus à la convenance de tout le monde .

DISCOURS SUR MGR LE DUC DE BOURGOGNE, 25 MAI 1710, ADRESSÉ À M. LE DUC DE BEAUVILLIERS QUI ME L'AVAIT DEMANDÉ.

Puisque notre conversation de Vaucresson vous a paru mériter assez d'attention pour désirer de la voir étendue au delà des bornes ordinaires d'un entretien à l'ombre de vos arbres, qui s'efface aisément en rentrant dans la maison, j'en ferai d'autant moins de difficulté que, s'agissant d'un prince sur lequel j'ose disputer de respect, d'attachement tendre et d'admiration pour ses rares vertus intactes au siècle, avec vous-même, rien de tout ce que je pense ne pourra vous blesser; et l'épanchement secret de mon zèle pour sa personne, inséparable, par ce qu'il est né, du bien de l'État, se bornant avec vous seul, je me soulagerai en vous obéissant, en vous représentant nûment ce que je pense.

Je suis fermement persuadé que peu de siècles ont produit de princes en qui Dieu ait si libéralement répandu tant de vertus solides et tant de grands talents qu'on en voit en Mgr le duc de Bourgogne, un esprit vif, vaste, juste, appliqué, pénétrant, laborieux, naturellement porté aux sciences difficiles, curieux de tout rechercher et plein de bonne foi en ses recherches. C'est le riche champ qui vous a été présenté à cultiver, et duquel, aidé par la plus habile main en tout genre et singulièrement formée par le ciel pour l'art d'instruire un prince, vous avez heureusement formé celui-ci à tout ce qu'on en pouvait attendre pour réparer les profonds malheurs du plus beau royaume de l'Europe, destiné à lui obéir un jour. La nature, qui se plaît à mille jeux différents, avait mêlé son tempérament d'une ardeur qui, dans la jeunesse d'un prince de ce rang, avait paru longtemps redoutable; mais la grâce, qui se plaît aussi à dompter la nature, a tellement opéré en lui, que son ouvrage peut passer pour un miracle, par l'incroyable changement qu'elle a fait en si peu de temps, au milieu des plus impétueux bouillons de la jeunesse; et à travers tous les obstacles sans nombre que l'âge, le rang et la situation particulière qui, raffermie par plusieurs années, sans qu'aucun de tous ces dangereux obstacles, toujours subsistants, aient pu l'entamer, ôte toute inquiétude sur sa durée et sa solidité. Dans cet état il n'y aurait rien à désirer, si tout ce qu'il y a de grand, de rare, de merveilleux, d'exquis en lui en tout genre, se montrait aussi à découvert qu'il lui serait aisé de le faire, et si des bagatelles laissées aux plus grands hommes pour faire souvenir lés autres qu'ils ne sont que des hommes, et les préserver de l'idolâtrie, paraissaient moins. Je ne m'arrêterai donc pas à vous faire un portrait de ce prince, qui surpasserait les forces des meilleurs peintres, et qui vous est si parfaitement connu. Je me contenterai seulement d'en toucher quelques traits, lorsque la matière m'y obligera pour la mieux éclaircir et pour mieux exposer à vos yeux le fond de mes pensées, par rapport aux choses en elles-mêmes et par rapport aux sentiments du monde dans lequel la nécessité et la triste oisiveté de mon état me laissent plus répandu que vous, et plus exposé à ses sottises.

Les devoirs d'un roi étant infinis, il ne semble pas que ce soit un bonheur, pour ceux que Dieu appelle au trône par le droit de leur naissance, d'y monter de bien bonne heure, et puisque dans les états, même de toutes les conditions, la vie privée doit former aux emplois, et de ne s'occuper que de se rendre dignes de ceux auxquels porte naturellement la profession où on se trouve engagé, puisqu'il serait également inutile et trop immense pour la portée de l'esprit humain de tendre tout à la fois à se rendre capable de tous les emplois possibles, il paraît qu'un prince que la couronne d'un grand État regarde ne doit occuper tous les moments qu'il ne la porte pas encore, qu'à se rendre capable de ce poids par toutes les connaissances qu'il exige, et comme leur nombre est infini, à faire un juste choix des plus importantes, certain que leur acquisition suppléera de reste à toutes les autres, et que le point capital ne consiste qu'en la sagesse de ce discernement, et après l'avoir fait en une application continuelle à s'instruire de ce qu'on s'est proposé de savoir parfaitement; mais il ne semble pas moins nécessaire d'ajouter une seconde partie à cette première, et c'est de faire un tel usage de cette sorte d'étude, qu'un prince ne se contente pas de se rendre capable de l'autorité souveraine; s'il n'arrive encore à persuader à ceux qui seront un jour ses sujets qu'il est déjà et qu'il deviendra de plus en plus digne de leur commander.

Rien n'embrasse mieux tout à la fois ces deux points de vue si principaux que de joindre à la connaissance des sciences qui ouvrent d'abord l'esprit, qui l'aiguisent dans la suite, et, ce qui est bien plus important à un prince, celle de l'histoire de son pays, ce qui renferme bien des choses, d'y joindre, dis-je, la connaissance des hommes, sans laquelle l'esprit le plus éminent et le plus éclairé, ni les précautions les plus exactes ni les plus vigilantes, ne peuvent garantir des ténèbres les plus épaisses qui, répandues dans tout par l'ignorance des instruments de tout, qui sont les hommes, précipitent en des erreurs dont rien ne peut préserver, auxquelles nulle autre connaissance ne peut suppléer, et dont toutes les suites deviennent des abîmes en tout genre. Ce n'est donc pas un médiocre avantage à un prince qui doit régner de vivre assez longtemps sujet, en âge de discernement, pour pouvoir connaître les hommes par une sorte de familiarité et de communication avec eux, qu'écarte ou qu'obscurcit d'ordinaire l'éclat du diadème, et de profiter d'un intervalle de temps dont l'incertitude de la durée ne sert pas peu à lui laisser voir les hommes à peu près tels qu'ils sont, puisque, ne pouvant guère espérer pour le présent et pour le futur qu'avec incertitude d'un prince encore éloigné de la distribution des grâces, et néanmoins approchant souvent et familièrement de lui, la liberté et l'impatience naturelle des hommes ne se trouvant point captivée par la vivacité des vues présentes, et se rencontrant souvent dans l'occasion, résistent difficilement à la longue à les montrer à découvert tels qu'ils sont, et par ce moyen instruisent infiniment un prince d'eux-mêmes et des autres. Ce raisonnement mal expliqué, mais à la vérité duquel il se trouverait, je crois, peu de contradicteurs, me conduit à me plaindre de deux choses, l'une réelle, l'autre de l'effet qu'elle produit. C'est que Mgr le duc de Bourgogne ne peut connaître les hommes à la vie qu'il mène, que conséquemment il ne peut en être connu et qu'il ne l'est point en effet; son temps n'est partagé qu'en deux sortes d'occupations, dont les unes, conformes à son goût, le renferment dans le sérieux et la solitude cachée de son cabinet; les autres, présentées par les liens de son état, sont par lui tournées de manière à ne l'éloigner pas moins que les premières de cette double connaissance des hommes, si recommandable et base unique du bon usage de toutes les autres. Il est un temps qui doit être principalement consacré à l'instruction particulière des livres, et ce temps ne doit pas être borné à l'âge qui affranchit du joug des précepteurs et des maîtres; il doit s'étendre des années entières plus loin, afin d'apprendre à user des études qu'on a faites, à s'instruire par soi-même, à digérer avec loisir les nourritures qu'on a prises, à se rendre capable de sérieux et de travail, à se former l'esprit au goût du bon et du solide, à s'en faire un rempart contre l'attrait des plaisirs et l'habitude de la dissipation, qui ne frappent jamais avec tant de force que dans les premières années de la liberté. Mais ce second temps d'étude a déjà été si heureusement rempli, que le pousser au delà de ses justes bornes est un larcin fait à d'autres sortes d'applications, pour lesquelles celles-là n'ont dû servir que de préparations. Il est donc un temps d'amasser et il est un temps de répandre, et c'est ce dernier qui est déjà arrivé depuis longtemps, sans que Mgr le duc de Bourgogne semble le reconnaître, et qui lui échappe avec un dommage infini. Si l'enfance d'un prince était capable de percer les raisons des leçons diverses qui lui sont successivement données, il reconnaîtroit que l'intention de ses maîtres n'est que de lui donner une connaissance des différentes sciences également nécessaires pour lui ouvrir l'esprit, lui donner de l'application et de la solidité, le former au travail et au sérieux, le préserver d'une ignorance fâcheuse, mais que leur dessein n'est rien moins que de le pousser dans la suite à ces sciences, et de lui faire perdre un temps destiné aux plus grandes fonctions de l'esprit humain, à devenir un maître lui-même en ces sciences, par elles-mêmes inutiles à tout ce qu'il doit être et sans contredit nuisibles, si, porté à les suivre par son goût et par sa facilité, il continuait à les cultiver dans la suite, puisque les jours étant limités à un certain nombre d'heures et l'esprit à une certaine mesure d'application, il pervertirait dangereusement l'ordre de son état et de sa destination en mettant les sciences à la place des autres choses qui doivent uniquement l'occuper.

Ce que l'enfance d'un prince n'est pas capable de pénétrer, la maturité de l'âge le doit faire; et dès qu'il a atteint une connaissance parfaite des sciences, il doit entrer en garde contre leur attrait, et, pesant désormais leur estime à une juste balance propre à son état, content de s'en être servi à l'usage pour lequel elles lui ont été proposées, il ne doit plus regarder la continuation de l'étude que comme un obstacle aux grandes fonctions où son esprit est appelé, et comme un amusement peu digne de sa naissance, se réservant d'estimer les sciences en elles-mêmes et les particuliers qui, étant nés pour elles, y ont fait d'heureux et utiles progrès, également différent de ceux qui se dédommagent de leur ignorance par un mépris insensé des sciences et superbe des savants, et de ceux aussi qui, n'ayant par leur état que l'oisiveté à combattre, remplissent excellemment la leur par les plus précieux moyens d'orner et d'occuper leur esprit.

Quelque modestie qu'ait conservée Mgr le duc de Bourgogne parmi un si grand nombre de connaissances vastes et profondes, dans lesquelles il surpasse de bien loin tous ceux qui n'en ont pas fait de longues études particulières, il ne peut néanmoins s'empêcher de reconnaître qu'il en a acquis infiniment au delà de son besoin, par conséquent qu'il doit porter sa curiosité et son application à ces autres choses pour lesquelles il est né et pour lesquelles seules il a dû s'instruire. C'est un ouvrier qui, ayant un ouvrage de main à exécuter, s'est fait lui-même tous les outils, tous les instruments dont il peut avoir besoin pour travailler à son ouvrage, auquel il se doit mettre sans délai, sitôt qu'il s'est fourni de tout ce dont il avait affaire, et qui différerait vainement et nuisiblement de travailler, si, ayant achevé tous ses outils, il voulait encore s'en faire d'autres semblables, sans qu'il en eût de nécessité.

On peut, ce semble, rapporter à cette comparaison le trop grand attachement de Mgr le duc de Bourgogne dans son cabinet, et sa trop grande complaisance pour le goût qu'il conserve de l'étude des sciences, et pour le plaisir d'en parler. Quelques mots rares dans des occasions convenables sont bienséants dans la bouche d'un prince qui sait et qui veut exciter et honorer les sciences et les savants; mais il est aisé, quand on en est plein et qu'on s'y plaît trop, d'excéder en cela et de donner lieu au murmure d'une cour ignorante, mais instruite pourtant que ce n'est pas le fait d'un grand prince, et que cela le distrait par trop de ce qui doit faire son application principale.

Il serait donc à désirer que Mgr le duc de Bourgogne, moins assidu dans son cabinet après y avoir rempli les devoirs du christianisme, n'occupât toute sa solitude qu'à la lecture des histoires et des choses qui se rapportent à ce que les livres peuvent contribuer à la connaissance des hommes, à la science du gouvernement, et à quelques remarques là-dessus courtes, mais pleines, et qu'il regardât cette sorte d'occupation comme son unique affaire, comme la seule pour laquelle il lui est permis de se dérober à la vue de la cour, et j'ajouterai, sans crainte, comme une sorte de prière qui, dans un homme de son rang, n'est pas moins précieuse devant Dieu que la meilleure prière de ceux dont l'état ne les en distrait point. Rempli de la sorte par cette étude si conforme à l'humanité, et à laquelle elle se porte plus naturellement qu'à aucune autre, Mgr le duc de Bourgogne trouverait un remède qui lui est nécessaire contre les distractions que les sciences abstraites nourrissent, et que le monde passe si difficilement aux plus grands hommes, bien moins encore à ceux qui doivent devenir les maîtres de tous, et dont, par conséquent, le monde et chaque particulier regardent les distinctions comme un larcin de leurs biens acquis, je veux dire d'une application à eux, à leur parler, à leur répondre, simplement même à les remarquer, à les distinguer au moins de l'air, et par les manières, enfin à s'apercevoir d'eux, monnaie si utile aux princes, ressort si puissant sur les sujets, espèce de dette que l'amour-propre exige avec tant de rigueur, et qu'il est si avantageux aux princes qui soit ainsi exigée, mais que les distractions abolissent en lui ôtant au moins son cours avec peu de grâce qui s'interprète encore plus mal parmi le monde qui en est si avide, par le peu qu'il comprend qu'il doit coûter au prince.

Moins de temps donné au cabinet et plus précieusemeut employé, comme je viens de le dire, en fournirait beaucoup plus pour la vie publique qui forme si uniquement les liens réciproques d'un prince et d'une cour qu'il doit regarder comme un abrégé de l'État, et par là même plus d'occasions et de moyens de connaître les hommes par eux-mêmes, ce qui ne s'acquiert que par leur fréquentation. Plus Mgr le duc de Bourgogne a de devoirs à remplir par la jouissance que Dieu lui accorde encore de la vie précieuse du roi et de Monseigneur, plus il doit être bon ménager du temps qu'il doit donner au monde aux dépens de son cabinet, pour pouvoir fournir à ses devoirs de sujet et de fils, et à ceux où l'engage sa naissance envers la cour et le monde, puisqu'il doit faire assidûment deux cours, et cependant en tenir une soigneusement lui-même; il a cet avantage de voir, dans la conduite de Monseigneur envers le roi, ce que lui-même doit faire envers l'un et l'autre, et il s'y porte si naturellement à souhait que, s'il voulait ajouter au respect et à l'assiduité du sujet un peu plus de la liberté du fils et du petit-fils, il augmenterait la dignité de la bienséance de ses manières avec eux, et ne leur plairait pas moins en leur donnant lieu à un épanchement plus doux avec lui qui, sans rien ajouter à l'amitié et à la confiance qui ne peuvent être désirées plus entières, attirerait peut-être davantage ce qu'on ne peut bien exprimer que par dire se trouver bien à son aise, et les flatterait plus sensiblement par cette sorte de respect plein d'onction qui n'est permis qu'aux enfants des rois. C'est un remède délicat et doux contre une timidité dont cette naissance et la tendresse des traitements doivent défendre, et à laquelle l'entrée dans les conseils, et ce qui les suit d'intime pour la communication des affaires n'aurait pas dû laisser de ressources, il y a longtemps. Mgr le duc de Bourgogne vient d'en faire un essai en la dernière promotion d'officiers généraux, qui n'a pas été moins douce pour le roi que pour lui-même, qui lui a fait un honneur infini parmi ce petit nombre de ceux qui l'ont su, et qui doit lui être un exemple agréable pour le fortifier dans cette conduite multipliée avec sa sagesse ordinaire à l'avenir.

Ce qui vient d'être dit sur les deux grands devoirs de Mgr le duc de Bourgogne doit s'étendre avec encore plus de force sur d'autres devoirs indirects que ceux-là lui imposent par lesquels il achève de remplir si agréablement les principaux, que cela serait complet pour lui et pour les personnes qu'ils regardent, s'il voulait prendre un soin plus libre de s'en approcher de plus en plus et de le faire avec un naturel qui achèverait de charmer, et qu'il se peut dire qu'il doit aux choses passées et au souvenir de ce qui s'est passé ici pendant le cours de la dernière campagne et de l'hiver qui l'a suivie .

Entre tant de grâces si radieuses dont le ciel a comblé ce prince, il se peut avancer qu'il n'y en a aucune dont il doive ressentir plus de joie et de secours que de la princesse avec laquelle il se trouve uni par les liens les plus saints et les plus tendres. Comme il n'est question ici que de Mgr le duc de Bourgogne, je retiendrai l'effusion de mon coeur et la pente naturelle de mon esprit sur Mme la duchesse de Bourgogne. Je ne parlerai d'elle que par rapport à son époux, et je ne craindrai point, après tout ce que j'ai dit de grand et d'élevé de lui, de la lui proposer en plus d'une chose pour exemple. Et pour ajouter encore ce mot à ce qui vient d'être dit des devoirs, de quelle grâce n'accompagne-t-elle pas tous les siens, et de quelle réciproque n'en est-elle pas en cela même récompensée? Le désir qu'elle a d'être aimée lui inspire un noble soin et une attention qui lui a gagné tous les coeurs. Vive, douce, accessible, ouverte, avec une sage mesure, compatissante, peinée de causer le moindre malaise, dignement remplie d'égards pour tout ce qui l'approche, elle en fait les constantes délices, et les désirs même désintéressés de tout ce qui en est le plus éloigné. C'est ce qui ne se peut qu'avec beaucoup d'esprit, mais à quoi beaucoup d'esprit ne suffit pas; et c'est pour cela que Mgr le duc de Bourgogne, qui en a tant lui-même, pourrait considérer ces dons dans son épouse, et n'en pas dédaigner l'imitation et les grâces en tout continuelles.

C'est un si grand bonheur que de savoir goûter celui qu'on possède, qu'on doit voir avec ravissement combien le prince se plaît avec la princesse; mais il serait à désirer aussi que, lui donnant tout le temps dont tous deux doivent être contents et si jaloux, et qu'ajoutant à leur entier particulier ce que la bienséance en exige encore pour sa cour particulière, un milieu plus compassé entre la gravité et la bonté, la liberté des privances et les familiarités trop usurpées, se continssent par son propre exemple, et lui fissent rendre par les jeunes dames le respect qu'elles lui doivent en tout lieu et tout temps, et dont nulle gaieté n'excuse qui en sort ni qui l'endure, bien moins qui y accoutume. Un peu d'attention à les remettre peu à peu dans ce devoir par un air froid et surpris lorsqu'elles s'en écartent, par quelques airs graves, mais toujours polis quand il est à propos, par une petite affectation de silence et de sérieux un peu continuée à l'égard de celles qui en auraient besoin, qui en même temps instruirait les autres qui en seraient témoins, les corrigerait bientôt toutes, et ferait un bien plus excellent effet qu'on ne se l'imagine peut-être.

S'il est vrai que ces bagatelles intérieures sont vraiment importantes, combien l'est-il plus de prendre garde qu'il n'échappe au dehors des mouvements peu dignes de l'âge et du rang? Je ne me lasse point de m'indigner du pernicieux usage que le monde en fait, et je gémis sans cesse de voir encore des mouches étouffées dans l'huile, des grains de raisin écrasés en rêvant, des crapauds crevés avec de la poudre, des bagatelles de mécaniques, une paume et des volants déplacés, sans y prendre garde des propos trop badins, soutenir avec un audacieux poids les attentats de Flandre, et le trop continuel amusement de cire fondue, et surtout de dessins griffonnés, augmenter les insolences par des problèmes scandaleux. Plus ces bagatelles sont petites et paroissent innocentes, plus elles blessent profondément et plus elles enfantent de blasphèmes; c'est une vérité qui ne peut être suffisamment inculquée, et qui doit marcher de front avec les vérités les plus solides et les plus essentielles, puisque tel est le joug de la suprême grandeur que tout se grossit en elle, et que les plus simples inadvertances sont aussitôt tournées en symptômes qui retentissent aisément de tous côtés, encore plus quand les fréquences de ces bagatelles peuvent passer pour des habitudes, que le prince qui s'y laisse échapper, se rend d'ailleurs difficile à se faire voir par l'arrangement de ses journées, et qu'il demeure par là effectivement inconnu.

Cet arrangement des journées est tel dans Mgr le duc de Bourgogne, qu'on ne peut pas contester que sa vie ne s'écoule dans son cabinet, ou parmi une troupe de femmes.

Le monde, indulgent aux vices qu'il éprouve, passerait même difficilement cette unique compagnie de femmes à un prince qui y serait porté par ses plaisirs. Combien la trouvet-il donc surprenante dans Mgr le duc de Bourgogne, dont il ne connaît que trop l'exactitude des mesures qu'il n'est pas capable d'admirer ?

C'est donc cet arrangement qu'il serait le plus important de rompre comme mauvais et nuisible en soi-même, et comme obstacle encore à ce qu'il y a de meilleur, je veux dire à cette connaissance si essentielle des hommes à laquelle cette assiduité parmi des femmes qui au moins n'apprend rien et perd cependant un temps précieux, sert de barrière continuelle, et pour venir à quelques détails que cette grande matière demande, il serait infiniment à souhaiter que Mgr le duc de Bourgogne ne se contentât pas de tenir une cour mêlée par un jeu qu'il a néanmoins été excellent d'établir, et qu'il est très à propos d'entretenir pour avoir occasion de parler et de gracieuser le monde, mais qu'il s'accoutumât aussi à un commerce d'hommes plus familier et plus instructif, ce qui ne se peut que par des conversations particulières qui lui concilieraient les esprits et les coeurs, qui les lui feraient pénétrer, et qui le feraient connaître effectivement aux autres. Les occasions en seront continuelles, pourvu qu'une volonté de bonne foi soit le fruit de la persuasion de l'extrême importance et nécessité de le faire. Il aime à se promener: pourquoi se fera-t-il une prison du gros qui l'y accompagne, et pourquoi n'en prendra-t-il point quelqu'un, tantôt un lieutenant général distingué, et puis un autre qui le sera moins, mais qui sera instruit à fond des faits obscurs d'une campagne? une autre fois un seigneur qui aura en soi autre chose que son nom, ensuite un personnage de plume qui aura négocié? en un mot une fois des uns, une autre fois des autres, mais presque toujours quelqu'un avec lequel il s'avançât seul hors de sa cour; et se faisant suivre par son officier des gardes hors de portée de l'entendre, il discoure avec celui qu'il aura pris, et le fasse encore plus discourir lui-même, prenant soin de le mettre à son aise, et surtout en sûreté, et de payer d'attention les moindres choses qu'il lui dira. C'est ainsi que les princes tirent du sein des hommes, avec application, art et discernement, des vérités grandes et petites, mais toujours plus ou moins importantes, qu'ils apprennent à distinguer à quoi ils sont propres, à profiter de leurs lumières, de leurs humeurs, de leurs intérêts; à démêler les choses d'avec les apparences, à tempérer une discrète croyance par une discrète défiance, à se tenir en garde contre les surprises, les artifices, les circonventions, pièges continuels des princes, qui n'ont que ce moyen d'échapper, de savoir ce qu'eux seuls bien souvent ignorent, d'éviter le poison en multipliant les canaux qui conduisent jusqu'à eux; de découvrir la portée, les goûts, les amis, les ennemis, les cabales des hommes; de saisir les instants où la force de toutes ces diverses choses les fait malgré eux s'échapper à eux-mêmes dans le tissu d'une conversation, de les pousser alors d'une manière insensible au nuage de la passion qui s'échauffe en eux, et en ne les rebutant sur rien d'attirer et de profiter de leur confiance qui se refuse si difficilement à un prince qui ne dédaigne pas de la rechercher.

Quand on ne parle qu'à un seul homme, l'idée de favori épouvante aussitôt, mais lorsqu'on multiplie les conversations, dont on couvre le choix d'un air d'indifférence, qu'on est surtout soigneux d'entretenir les gens de parti ou de sentiment opposé, la crainte cesse, l'humanité, l'accès attire, la bonté charme, les vertus, les connaissances, tout l'esprit, tout le grand sens, tout l'usage qu'on en fait se découvre, et en se découvrant se fait admirer, confond l'ignorance et la friponnerie, s'insinue des uns aux autres à qui ces conversations de l'un à l'autre reviennent, et par cette voie si facile un prince connaît et est connu, et profitant du désir public de l'approcher se gagne le coeur de l'esprit de ceux à qui il parle, et par eux de ceux encore à qui il ne parle pas, devient difficile à se tromper et à se méprendre, compte juste surtout, et, par une attentive combinaison de tout ce qu'il entend, il porte sa vue sur le bon et sur le vrai autant qu'il est donné de le découvrir ici-bas, et se guérit surtout de l'opinion mortelle que la vérité est impénétrable aux princes, dont la condition serait dès là trop déplorable s'ils ne pouvaient jamais agir qu'à tâtons. Par là encore moins d'espérance et de hardiesse, et plus de danger à les tromper, moins d'attentats et de possibilité à les gouverner, plus d'émulation à se rendre capable et à bien faire, en un mot source féconde de tout bien sans aucun péril à craindre; un temps toujours bien employé, quelque stérilité qui se rencontrât quelquefois en quelques-unes de ces conversations, dont il n'est pas possible qu'il n'y eût toujours quelque chose à recueillir, et qui toutes s'allongent et s'abrègent aisément, se remettent même au gré du prince, mais qui toutes aussi doivent avoir un objet ou proposé à découvert, ou amené dans la conversation avec adresse, et surtout ne pas parler toujours à un homme de son métier; et tant pour apprendre que pour le sonder, le mettre diverses fois sur les affaires présentes, sur la politique, le gouvernement intérieur et extérieur, le commerce, la guerre de terre et de mer, les divers personnages, en un mot sur une matière toujours considérable, pousser les raisonnements et quelquefois les aiguiser en entretenant doucement quelque dispute.

C'est un grand abus que de se persuader que des hommes ne soient pas souvent fort instruits de bien des choses qui ne sont pas de la profession à laquelle ils se sont particulièrement voués. L'esprit et le bon sens portent à tout et sur tout; et encore que cela soit un déréglement, il n'est pas rare de trouver des hommes médiocres dans le métier qu'ils font, meilleurs et plus instructifs à entendre sur d'autres choses, quelquefois même excellents. C'est donc à la patience du prince à ne se rebuter pas, pour tâcher, en développant les hommes, de tirer d'eux tout ce qui se peut sur toutes matières; à son bon esprit à en faire le discernement, et à son bon sens à ne se laisser pas trop facilement frapper des choses, et surtout à se bien persuader que son temps ne peut être plus excellemment employé qu'en ces recherches qui produisent en lui la science des sciences et le fondement des bons conseils à prendre après avec lui-même en résumant ce qu'il a appris et en démêlant bien toutes choses; quelquefois encore Mgr le duc de Bourgogne ferait très-convenablement d'appeler dans son cabinet tantôt un homme, tantôt un autre; mais cela semble devoir être beaucoup plus rare, et réservé à des personnages principaux, ou à ceux qui reviennent de quelque emploi considérable de guerre ou de négociation. J'ajouterai encore que la liberté du tête-à-tête y fera trouver un plus grand profit que dans les conversations de deux ou trois ensemble qui paroissent bonnes seulement pour le salon de Marly et pour des lieux publics de la sorte, dont l'oisiveté se peut mettre de cette manière à profit. Les nouvelles et les occasions qui peu à peu se font naître les unes les autres peuvent aisément servir d'ouverture et comme d'introduction à ces conversations diverses, mais surtout un secret profond jusque des choses les plus indifférentes qui s'y diraient en doit être l'âme et le fidèle sceau, sans quoi elles deviendraient pires qu'inutiles.

Mgr le duc de Bourgogne est depuis si longtemps en habitude d'en garder, et sa sûreté est même si connue, que ce n'est pas là une difficulté pour lui. À l'égard des autres, leur intérêt y serait tout entière, et les différentes conversations avec différentes personnes un bon moyen de voir si elles y seraient fidèles, et de se conduire conformément avec elles, ou avec plus de réserve, ou par l'exclusion de qui y aurait manqué. Mais comme le dessein de ces conversations ne doit être rien moins pour un prince que de s'y répandre, et qu'il y doit veiller incessamment à demeurer aussi fermé qu'il se peut sans trop rebuter, il ne peut jamais courir aucun risque; il n'est pas nécessaire de dire que la flatterie toujours poison mortel le deviendrait doublement en ces couversa-tions, et qu'un prince qui les lie ne peut jamais être assez en garde contre elle, ni la bannir trop sévèrement par des réponses même dures, sitôt qu'il s'en apercevrait, et j'en dis presque autant d'une complaisance trop poussée. Le temps étant donc partagé de cette manière, Mgr le duc de Bourgogne qui a tant et de si bon esprit, de sens, de justesse, de lumières et de connaissances, occuperait une partie de ses journées agréablement avec une infinie et double utilité. Quand la promenade manque, à laquelle cette conduite attirerait bientôt tout ce qu'il y a de meilleur, il peut prendre un homme à part au coin d'une chambre du salon de Marly, de la galerie à Versailles, y en appeler deux, quelquefois trois ensemble, les mettre aux mains, les faire discourir, les échauffer un peu avec art, et recueillir comme les abeilles le meilleur suc de ces différentes fleurs. Mais sur toutes choses, il faudrait bannir de ces entretiens toute science, toutes mécaniques, toutes chasses et toutes bagatelles, qu'il faut réserver pour les entretiens et les propos publics, et ne se proposer dans ceux-ci que la double mais centuple utilité que j'ai tâché de représenter.

Que si cette pratique, qu'on ne peut assez relever et qui se lit encore partout avoir été celle de tous les grands hommes chargés de quelque gouvernement ou qui y étaient destinés par leur naissance, a paru depuis assez longtemps s'anéantir en France, on sait qu'il y a des voies de grands princes moins proposées à suivre qu'à admirer, et que la conduite secrète des grands rois doit en quelques rencontres être respectée, par un silence et une vénération qui tient quelque chose du religieux, et qui pour cela même est au-dessus de l'imitation. Je reviens donc à dire que, par cette communication fréquente et familière, on découvre où va le général et le gros du raisonnement, et des sentiments du monde et sur quels fondements; et le profit qui s'en tire est infini. Le prince montre une estime et une facilité qui, peu à peu, malgré les hommes à qui il parle, lui rend en quelque façon leur poitrine transparente, tandis que le respect qui retient les questions et la trop grande liberté des autres lui conserve à leur égard tous ses voiles sur la sienne. Des hommes qui se croient consultés s'abandonnent aisément à prendre un vif intérêt aux princes et aux choses de l'État, et cette disposition se répand des uns dans les autres. Ceux même qui sont le moins à portée de ces conversations ne peuvent que difficilement s'en défendre, flattés en autrui, dès là que plusieurs y arrivent, de ce qu'ils aimeraient pour eux-mêmes; et il ne faut pas penser que cet intérêt d'affection ne soit pas un appui pour l'État infiniment utile jusque dans les temps de la plus grande prospérité.

Mais il se présente une grande difficulté dans l'exécution si importante de ces conversations, qui est la crainte qu'une trop scrupuleuse piété inspire à Mgr le duc de Bourgogne de tout entretien qui ne roule pas absolument sur les sciences et les bagatelles, et qui met sa langue et ses oreilles dans de continuelles entraves, et son esprit dans une pénible contrainte qui le raccourcit, et qui lui en empêche les principaux usages qu'il ne tiendrait qu'à lui d'en faire. Son attention à la charité du prochain le conduit à une ignorance entière de ses défauts, et souvent aussi de ses vertus, et la frayeur de la blesser en quoi que ce soit ou d'y donner occasion, va jusqu'à une terreur que les supérieurs des plus saintes maisons regarderaient comme dangereuse en eux pour le petit et simple gouvernement dont ils se trouvent chargés pour un temps. Dieu, qui permet les défauts et les vices dans les hommes et qui défend la calomnie et même la médisance, leur a cependant donné des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, et sa providence, dont la sagesse est ineffable et qui a si diversement ordonné des diverses sortes de fonctions de l'esprit humain, commande souvent aux uns ce qu'elle défend aux autres, et forme une harmonie merveilleuse par cette diversité qui tend également à sa gloire et au bien de la société des hommes qui sont les États. Si donc le commun des hommes ne doit voir et entendre qu'à travers la charité qui croit tout et qui souffre tout, et si l'exacte exécution de ce devoir forme la paix et la concorde, pourrait-on attendre le même fruit de cette même conduite fidèlement gardée par ceux qui maintenant sont commis à quelque sorte de gouvernement, et dans ceux encore entre les mains desquels est ou sera remise un jour la souveraine administration du royaume? La confusion, le chaos, les maux extrêmes, les pièges, les méprises grossières, les artifices, les énormes ignorances, en un mot les désordres sans nombre qui en résulteraient, sautent si vivement aux yeux, qu'il est superflu de s'amuser aux preuves, et qu'il faut conclure que cette vigilance, si fort recommandée à ceux qui sont en place, consiste très-principalement à être bien instruits de ce que valent les hommes, à quoi il est impossible qu'ils puissent parvenir sans s'en informer, sans en parler, sans qu'on leur en dise le bien et le mal dans toute leur étendue, et c'est après à eux à rechercher la vérité par des informations multipliées et par un examen où ils apportent tout le discernement dont, quelque esprit et quelque justesse qu'ils aient, ils ne peuvent être capables que par ouvrir toutes leurs oreilles au bien et au mal, et leur bouche à toutes les questions et à tous les propos indirects qui les peuvent conduire par divers chemins à la connaissance de la vérité. Que si des places subalternes donnent, je ne dis pas simplement cette espèce de dispense dans l'usage du précepte de la charité pour la charité même, puisqu'elle est due au public aux dépens du particulier, mais si ces places imposent cette loi nécessaire et indispensable, on doit conclure qu'elle oblige bien plus étroitement ceux dont les emplois sont plus élevés, et à proportion de leur emploi et de leur importance, et plus que tous ceux-là les princes qui sont par leur naissance destinés à régner, surtout quand leur âge est devenu capable de porter leurs devoirs, et qu'ils se trouvent appelés aux affaires.

C'est l'évidence et la force de cette juste considération qui doit non pas affranchir Mgr le duc de Bourgogne de ses scrupules sur la charité du prochain, mais les lui faire changer en d'autres, et l'obliger à porter cette lampe, dont il se sert si soigneusement pour éclairer tous les replis de son coeur et de sa conscience, non plus à l'examen rigoureux de ce trop scrupuleux plus ou moins qui lui sera échappé sur quelqu'un ou aux autres en sa présence, mais bien sur tout ce qu'il aurait dû savoir, et qui lui est échappé par ce dangereux change de scrupules, et dont l'ignorance ne va à rien moins qu'à ce qui vient d'être dit plus haut, et à la perte de ce temps si précieux pour acquérir la connaissance des hommes et leur communiquer la sienne, avant que Dieu lui en diminue les moyens en l'appelant à la couronne, comme j'ai tâché de l'expliquer au commencement de ce Discours.

Cette maxime si sûre, que la charité est due au public aux dépens du particulier, ne peut donc être assez méditée par Mgr le duc de Bourgogne. Il y découvrira que ce qui est défendu à la plupart des hommes entre eux en qualité de discours inutiles, vains, dissipés, légers, de médisance, de calomnie, de prévarication de charité, que tout cela, dis-je, sont les viandes immondes de l'ancienne loi, permises dans la nouvelle, commandées en certains cas; je veux dire que l'usage de tout cela, réglé par la droiture de son intention et par la nécessité et la charge de son état, lui est permis et commandé, et permis et commandé aux autres envers lui, à qui ils doivent toute vérité et toute information par respect pour ce qu'il est, et par la charité qu'ils doivent au public et à l'État, au timon duquel Dieu même l'a mis, et qu'il ne peut tenir avec un bandeau sur les yeux sous aucun prétexte, pour saint qu'il paroisse, sans en devenir à l'instant responsable à l'État et comptable au roi des rois, qui l'a revêtu d'honneur et de gloire à condition expresse d'en acquitter toutes les charges et les devoirs, dont le plus important et le plus continuel est d'être bien instruit des hommes pour se servir d'eux bien à propos. Je sens qu'un prince très-délicat sur la charité du prochain pourrait s'effaroucher aisément de ce qui est dit un peu crûment par rapport à sa délicatesse, par la comparaison des viandes immondes devenues permises et quelquefois commandées; mais il ne doit pas séparer de cette expression la réflexion du sens auquel elle est proposée, qui réservant aux délations et aux mauvais offices toute l'horreur qui les doit toujours poursuivre et proscrire, conserve également une sage et nécessaire liberté de vérité et de lumières qui doit être le motif des instructions qu'il faut rechercher, et l'âme de l'usage qui s'en doit faire.

Cette matière des conversations, m'ayant comme insensiblement conduit à ce qui leur pouvait être opposé par la considération de la charité du prochain, me fournit une occasion si naturelle de dire ce que je pense de la dévotion de Mgr le duc de Bourgogne que je ne croirais pas remplir ce que je me suis proposé, si, tout profane que je suis, je ne hasardais d'en découvrir aussi mes pensées. Ce don de Dieu si grand, si saint, si utile, même pour bien gouverner les choses de ce monde, pour le bonheur temporel de ce monde même, ce don si rare, si désirable en tout homme, l'est encore davantage à proportion de leur puissance et de leur élévation; c'est un don qui apprend, avec une singulière excellence, aux grands rois qu'ils ne sont faits que pour le bien et le bonheur de leurs peuples, et que rien n'est plus particulièrement fait pour eux que pour le dernier de leurs sujets. C'est encore ce don qui leur enseigne à pratiquer éminemment cette justice qui s'étend à tout et dont ils sont si étroitement redevables à Dieu et aux hommes, qui leur apprend à découvrir leur petitesse parmi tant de grandeur, et à exercer l'humilité avec une majestueuse douceur, qui augmente leur suprême dignité jusque devant les hommes, et qui leur attire l'hommage de leurs coeurs avec une bénédiction du ciel plus abondante. On ne peut donc regarder sans folie, avec des yeux indifférents, ce grand don dans Mgr le duc de Bourgogne, sur lequel il y a, outre les raisons générales, des grâces infinies à rendre à Dieu pour le merveilleux effet qu'il a produit en lui, comme il a été remarqué au commencement de ce Discours, et sans lequel les plus libertins auraient pu admirer ses grandes qualités également, mais les aimer moins et les redouter davantage. Je suis donc bien éloigné non-seulement de ceux qui n'ont pas honte de s'en plaindre, mais de ceux encore qui lui en désireraient moins, et je tiens fermement qu'il n'est aucun sujet de ce royaume qui, à ne regarder même que son bien temporel, ne doive autant ou presque autant rendre grâces à Dieu de la piété de Mgr le duc de Bourgogne que ce prince lui-même; mais cette puissante conviction de mon esprit ne le ferme pas aux réflexions qui se peuvent faire sur l'austérité qui y est jointe, et qui pourrait être comparée à quelque petite âpreté d'un fruit très-délicieux. Pour expliquer cette importante matière, il est nécessaire de se permettre quelque détail après avoir posé quelques principes qui puissent être reçus. On n'en doit point chercher ailleurs ici que dans le Saint-Esprit même, parmi les divines Écritures, où on trouve écrit qu'il faut que les forts supportent les faibles, ordonnance si conforme à la charité du prochain, dont il était mention tout à l'heure; ailleurs, qu'il faut être sage avec sobriété. Sage ici doit, ce me semble, comprendre piété, bonnes oeuvres, et tout ce qui appartient enfin à cette sagesse qui renferme tout ce qui l'est devant Dieu. Pour peu que l'on médite ces deux passages, on verra bientôt combien ils se soutiennent tous deux, et combien de rapport ils ont l'un à l'autre. Que les forts supportent les faibles, n'est-ce pas ne les point effrayer par des maximes trop sèches et par une conduite trop à la lettre et trop attachée au scrupule, et à une certaine exactitude que tous ne peuvent pas porter? Et garder la sobriété jusque dans la sagesse, n'est-ce pas ne la pas porter au delà de ce que l'ordinaire des hommes et les faibles peuvent aisément faire ? Ainsi un sage supérieur est en garde contre le zèle de ses religieux, et en même temps qu'il a les yeux ouverts sur tout ce qui est du précepte véritable de la règle, il les ferme sur un grand nombre de bagatelles qui la rendent plus dure, qui se sont introduites par degrés et en diverses rencontres; et sans y renoncer formellement, parce qu'elles sont pieuses, quoique venues d'ailleurs que de l'instituteur, il est charitablement soigneux de n'y être pas trop exact pour lui-même, de peur de mortifier par son exemple, jusqu'au trouble, les faibles de sa communauté, qui atteignant à peine les observances prescrites et nécessaires, encore qu'ils y soient fidèles, viendraient à s'en dégoûter par ce surcroît qui n'en fait point partie, et dont l'accablement leur ferait peur. Voilà donc cette sagesse sobre qui supporte les faibles, et cette force qui ménage ceux qui en ont besoin jusque dans les monastères, qui fait les plus excellents supérieurs; et pour peut qu'on ait occasion par hasard de fréquenter quelques maisons religieuses, on y aura trouvé bien des exemples très-loués, et très-recommandables par leurs succès, de ce que j'ose en avancer. S'il en est donc ainsi parmi des victimes de pénitences cachées dans le secret de la face de Dieu, et que rien ne détourne de tendre à lui de toutes leurs forces, de quelle indulgence ne sont donc pas redevables aux mondains les exemples qui, en caractérisant celui qui doit être leur maître pour toujours, le leur rendent âprement ou doucement vénérable, les attirent ou les intimident, et les repoussent par des considérations diverses ou les invitent par une puissante facilité! À ces vérités, il s'en doit ajouter une autre: c'est que la dévotion, qui est de tous les états, doit être différemment pratiquée par tous les états, et qu'elle devient d'autant plus parfaite qu'elle se trouve plus proportionnément mesurée, non en elle-même, mais en sa pratique et en ses effets, à l'état auquel on est appelé. Qu'un religieux ne doive faire un autre usage de sa piété qu'un autre religieux d'un autre ordre, ou qu'un autre du sien même, cela est constant, puisque les divers instituts sont diversement appliqués à l'action et à la contemplation, à la solitude et à l'instruction des autres, et les divers particuliers qui en sont à gouverner les autres en divers degrés d'emplois et à être gouvernés. D'où il résulte que si tous exerçaient leur dévotion en la même manière, que les jésuites voulussent être solitaires, les chartreux enseigner, ainsi du reste, et les supérieurs s'anéantir dans l'humilité, et les inférieurs veiller sur leurs frères et les reprendre, une source si sainte ne laisserait couler que le poison d'une confusion étrange, qui ne contribuerait à rien moins qu'à la gloire de Dieu et au salut des hommes. Que s'il est donc vrai que les divers instituts et les divers offices des maisons religieuses doivent y diriger diversement la dévotion, cette même nécessité se trouve encore plus formelle dans les divers états du siècle, dont les devoirs et les fonctions, étant si différents, doivent tourner aussi la dévotion de chacun si différemment. Or celle d'un prince, et si proche du sceptre, le doit porter à tout ce qui l'en peut rendre digne, et le faire paraître tel a tout le monde, dont la voie la plus importante et la plus assurée est cette double connaissance des hommes par tous les moyens qui la peuvent acquérir, et une impression d'estime et de vénération qui se tire également de toutes les actions du prince, et qui s'y reporte en même temps, en sorte qu'il est très-vrai de dire que ce réciproque est tel qu'un prince devient recommandable à proportion du mérite de ses actions, et les actions du prince recommandables aussi à proportion de son propre mérite. Il ne peut donc prendre garde de trop près à ce qui forme le tissu de sa vie; et tout grand, tout sublime, tout au-dessus qu'il puisse être du commun des hommes par des vertus extraordinaires, il doit ménager leur faiblesse en s'abaissant à garder quelque proportion avec eux, et puisqu'il est appelé à être un jour l'image de Dieu, il ne doit pas dédaigner de voiler sa face devant eux, de peur que l'éclat de la lumière dont elle brille ne les épouvante, et ne les fasse mourir, comme il est écrit que pour cette raison Dieu même s'est voilé ainsi en se découvrant à quelques-uns de son peuple; et comme Dieu n'y perdit rien de son immutabilité, le prince aussi, par cette sage et nécessaire condescendance, ne doit pas craindre aucun affaiblissement de ses vertus.

Ainsi donc une assiduité moins exacte à l'office divin, tous les dimanches et toutes les fêtes de l'année, n'ôterait rien devant Dieu à Mgr le duc de Bourgogne des chastes délices qu'il trouve à ouïr chanter ses louanges, et en se rapprochant plus de l'ordinaire des hommes, il les rendrait plus capables d'admirer en lui les choses principales qui forment l'essence de la religion. Ainsi une fuite moins rigoureuse de certaines fêtes qui, dans tous les siècles, ont été nécessaires pour l'amusement et la majesté des grandes cours, rendrait en lui la piété plus aimable, je n'ose dire moins terrible. Ainsi un front plus serein, un air plus aisé, quelque chose de plus leste en de certaines occasions, dilateraient les coeurs que la vue du contraire resserre avec crainte. Ainsi un art plus onctueux et plus doux d'allier la haute piété avec les bienséances de l'âge et du rang, avec les convenances de grand prince, dirais-je de fils, en quelques rencontres, ajouteraient au mérite de l'intention de la victoire sur les répugnances, celui de la conformité à son état, de la douce et charitable condescendance pour les autres, de ce voile enfin sur la splendeur de sa face que les hommes supportent si difficilement sans cela, pour ne pas dire qu'ils ne le peuvent, et donnerait à la vertu une grâce et une douceur qui ne la rabaisserait pas devant Dieu, et qui la rehausserait infiniment devant les hommes en les rendant capables de l'admirer et de l'aimer avec transport, affranchie alors de ces rides austères, de ces presque involontaires froncements, de cette gêne de précisions qui ne sont pas la vertu, et qui, entées sur elle, font tout fuir en sa présence, et creusent chez les hommes qui en dépendent les plus profondes dissimulations. Elles y sèment une horrible et abondante hypocrisie, et toutes les autres si dangereuses transformations qu'opèrent l'intérêt et l'ambition dans les courtisans et dans ceux qui veulent ou arriver, ou au moins plaire. De là s'élève un mur entre le prince et les hommes, qui devient d'autant plus impénétrable, que sa nature, la plus épaisse de toutes, se trouve aidée de cette crainte de blesser la charité qui supprime avec sécurité tous moyens de percer les masques, par quoi périt avant de pouvoir naître cette double connaissance des hommes, devoir toutefois si grand et si principal d'un prince.

Mais il ne me suffit pas d'avoir tâché d'expliquer l'excellence et la nécessité du devoir d'un prince de connaître les hommes, si je ne m'efforce de représenter aussi l'excellence et la nécessité du devoir d'un prince de se faire connaître aux hommes, ce qui n'a pu jusqu'ici être assez fortement touché. Il n'est personne qui ne convienne que, de l'idée qui se conçoit d'un prince par l'effet des regards curieux qui le percent et des réflexions que l'application y ajoute, ne se forment toutes les démarches d'une cour, et par elle d'un État, qui ont rapport à lui en quelque genre que ce puisse être, que chacun ne s'anime ou ne se ralentisse à bien faire sur la mesure (je parle du gros qui est l'important), sur la mesure d'utilité ou d'inutilité qu'il y voit pour son intérêt, et qu'il ne s'accoutume au travail, ou ne se contente de l'apparence suivant ce qu'il juge qu'il faut ou qu'il suffit; que mesurant son respect et son zèle sur ce qu'il pense du prince, l'un et l'autre ne soit vif ou éteint, et leurs effets de même, suivant ce que son opinion ou l'expérience lui enseigne être le plus profitable, et que de ce prince de tout bien ou de tout mal, qui est le respect de l'opinion d'un prince, ne coulent pour lui tous les déportements de tous ceux qui, en tout genre, composent l'État qui le regarde. Ces vérités si grandes et si solides, que la raison et l'expérience de tous les siècles rendent telles, n'ont besoin que d'un peu de méditation pour en faire sentir tout le poids et toute l'étendue, sans avoir recours à une plus grande explication, et ne demandent qu'un peu d'application à Mgr le duc de Bourgogne, laquelle me force à un court examen qui m'a souvent coûté bien des réflexions amères. Pour y entrer utilement tout d'un coup, il serait infiniment à désirer que ce prince qui n'a point changé, et qui si constamment est digne que l'on ne change point pour lui, fît quelque comparaison de lui-même pendant ses deux premières campagnes et tout le temps qui les a suivies, jusqu'à son départ pour la dernière, avec lui-même pendant cette dernière campagne et depuis. Jamais le fameux prince de Galles, dont toute l'Europe plaint encore aujourd'hui avec les mêmes élans que l'Angleterre le sort trop promptement tranché, ne fit plus véritablement les délices des siens, le plus doux espoir de son pays, l'admiration la plus attentive de tous les grands hommes de son temps, et de toutes les terres étrangères, que Mgr le duc de Bourgogne dans ces premiers temps. Tout ce qui respire encore en est témoin, et ses modestes yeux n'ont pu refuser de s'en apercevoir eux-mêmes. Qu'est-il donc arrivé depuis qui ait pu affaiblir tant de lustre, et qui ait rendu cet éclat moins vif dans tous les lieux, même les plus reculés, où il avait pénétré ? une pratique de piété la plus simple qui soit conseillée par la vérité même, mais si contraire à l'état de Mgr le duc de Bourgogne, que je crois pouvoir avancer, sans témérité, que de cette pratique de vertu, le comble de toutes les autres pour le commun des hommes, il ne doit pas être sans crainte d'en compter un jour devant Dieu.

Je me garderai bien de tomber dans un détail cruel, qui rouvrirait en moi des plaies encore sanglantes, de ce que j'ose nommer également des deux côtés des attentats, en l'un d'impudence, en l'autre de patience, et dont le châtiment est trop pesamment tombé de ce dernier côté, sans que celui qui est tardivement arrivé à l'autre ait rien produit de solide, que les acclamations les plus fortes et les plus tendres des coeurs, l'espérance et l'admiration la plus vive, la gloire la plus brillante mais la plus solide, qui suivront toujours la jeune mais vénérable princesse qui, si continuellement et si constamment sensible à la gloire de son époux, a triomphé seule, également grande devant Dieu et devant les hommes, par un changement inattendu que seule elle a produit : action si conforme à l'état où la Providence l'a placée, et qui en a si dignement rempli tous les divers et plus importants devoirs. C'est de ces mêmes devoirs que ceux de Mgr le duc de Bourgogne le devaient presser de se souvenir, et de ce qu'ils exigeaient de lui pendant tout le cours de cette campagne dans le rang et la place où il était, dont la conservation du respect et des droits sacrés de sa naissance lui étaient si étroitement recommandés par tout ce que la piété bien entendue a de plus indispensable, et auxquels il a donné lieu et audace de penser qu'il ne songeait pas, alors ni depuis. Les conséquences de cette omission sont telles, que la plus grande application de Mgr le duc de Bourgogne doit se porter incessamment sur elle, comme sur ce qu'il a et qu'il aura jamais de plus important, puisqu'il n'y a rien qui expose un prince à de plus grands ni à de plus continuels dangers que le malheur de s'être rendu soi-même évidemment complice de l'opinion publique, du dedans et du dehors, ou qu'il n'est pas sensible ou qu'il s'est fait une religion de ne l'être pas. J'irais trop loin si j'en disais davantage; mais l'importance extrême de cette matière, qui ne peut être assez comprise, m'a forcé d'aller aussi avant que je fais, et que je n'ai au moins pu me dispenser de faire.

C'est cet amour de l'ordre qui conserve à chaque état ce qui lui appartient, non par attachement, par goût, par amour-propre, mais par respect pour la volonté de Dieu énoncée par la parole muette mais toujours existante des devoirs respectifs des divers états, et par amour pour cette justice distributive qui doit veiller sans cesse, qui est tant recommandée à ceux qui se trouvent revêtus de puissance et sans laquelle toute l'harmonie des états se défigure et se renverse peu à peu d'une étrange manière et jusqu'à un point pernicieux. La négligence de le maintenir remarquée dans un prince, par quelque considération que ce soit, devient bientôt un mobile puissant de trouble qui dégénère en destruction; et il n'est point de motif, pour saint qu'il soit en soi, qui y puisse servir d'excuse devant Dieu ni devant les hommes. Mais il faut mettre des bornes à l'abondance et à l'importance de cette matière, qui est intarissable, et qui se présente presque à tous moments à un grand prince par les occasions continuelles de méditation et de pratique.

Une des choses du monde que doit le plus soigneusement éviter un prince destiné à régner est l'opinion parmi les autres, que, frappé trop fortement de quelque chose, il ne mesure toutes ses connaissances et tous ses choix que là-dessus, et que l'impression que le monde a reçue de la grande dévotion de Mgr le duc de Bourgogne, ne continue à le persuader que ce prince ne juge de l'aptitude et de la capacité même des hommes que par ce qu'il leur croit de piété, et qu'il ne préfère un homme de bien pour tout emploi, sans nulle autre raison que celle de sa vertu. Il suffit de présenter cette pensée toute nue pour en faire apercevoir les suites funestes en réalité, si cette opinion était fondée, et que l'exécution en fût réelle, ou même, étant fausse, qu'elle ne cessât point de prévaloir parmi les hommes. C'est aussi ce qui mérite tous les soins et toute l'attention possibles, pour ôter au monde une impression si dangereuse, et si aisément féconde en toutes sortes de grands inconvénients.

On ne peut exagérer assez la funeste croyance qu'a trouvée partout cette prétendue consultation faite en Sorbonne, au moins à plusieurs docteurs particuliers, par ordre de Mgr le duc de Bourgogne: savoir, si dans les conjonctures présentes il est ou il n'est pas permis de faire la guerre au roi d'Espagne. Nier ce fait à Paris et dans les provinces, on s'élève avec impétuosité et on ne souffrira pas, dit-on, qu'on en impose; le nier à la cour, aux personnages de l'un et l'autre sexe, on sourit et on change dédaigneusement de propos. Si on est plus libre avec eux, ils déclarent leur compassion pour les dupes qui ne le veulent pas croire, et ils finissent souvent par l'indignation. Leur opiniâtreté se soutient par la fréquence et la longueur des entretiens de Mgr le duc de Bourgogne avec son confesseur, auquel on souhaite longue vie, parce qu'on l'estime et qu'on en craindrait un autre. On regarde cette place comme la première dans le conseil du prince, et à l'avenir dans le conseil du roi qu'il sera un jour. On pense avec angoisse que le ministère ne sera plus séparable de la théologie; que les affaires, que les grâces, que tout enfin deviendra point de conscience et de religion; et on jette tristement les yeux sur les derniers princes de la maison d'Autriche qui ont porté la couronne d'Espagne. À ces frayeurs des bons se joignent les réflexions malignes des fripons. Toute réplique est exclue, proscrite, inutile; et voilà de ces inconvénients profonds qu'un prince ne soit pas connu des hommes.

C'est ce qui doit puissamment convier le nôtre de ne perdre plus un seul instant à travailler de toutes ses forces à parvenir à cette double connaissance des hommes si souvent répétée, à y arriver par tous les moyens possibles, à s'en faire une loi par principe de religion, et à renfermer tellement la sienne dans la justesse de ce qu'elle lui impose, par rapport à son état, qu'il s'affranchisse de tout ce qui n'en est pas l'essence par cette douce liberté des enfants de Dieu, qui de l'intérieur se répand aux choses extérieures. Qu'il cesse de mettre sous le boisseau cette pure et brillante lumière que Dieu même, en l'en revêtant, a placée sur le plus haut chandelier; qu'il paroisse donc tout ce que véritablement il est, et, pour ne point tomber dans la répétition des justes éloges qui ont commencé et qui doivent finir ce Discours, qu'il s'assure qu'il paraîtra, comme autrefois Tite, les délices du genre humain, et que, sans rien perdre de la sainteté de saint Louis, il se montrera aussi grand que les derniers rois ses illustres et magnanimes pères; que pour cela il n'a qu'à le bien vouloir, puisqu'il ne s'agit que d'en développer la vérité et la réalité au monde, lesquelles sont avec tant d'abondance en Mgr le duc de Bourgogne.

Vous avez si absolument voulu que je vous écrivisse mes pensées sur Mgr le duc de Bourgogne, et qu'en même temps je vous rendisse compte de celles qui ont prévalu dans le monde sur ce prince, que je n'ai pas cru qu'il me fût permis de rien omettre des miennes ni de celles du public. J'ai remarqué, en commençant, que l'oisiveté devenue l'apanage de mon état me répand plus que vous dans le monde, et m'y expose à entendre ses sottises. Vous m'êtes témoin combien souvent et vivement elles m'ont irrité, par rapport à Mgr le duc de Bourgogne; et, outre le public que je n'ai pas redouté sur cela, j'en ai autant de témoins que d'amis particuliers et ce qu'il y a de personnes principales des deux sexes avec lesquelles je vis en privance. C'est maintenant à votre profonde sagesse et votre judicieux discernement à juger de ce que vous m'avez contraint d'exposer sous vos yeux, et à moi à m'y abandonner sans réserve. La matière en est telle, qu'il ne faut pas un moindre ni un moins ancien respect que celui que je vous ai voué pour vous donner cette marque si singulière de mon entière obéissance. L'usage en sera pour vous seul, s'il vous plaît; et la confiance qu'une longue et douce habitude me commande d'avoir en vous, jointe à celle que vous avez de garder impénétrablement les plus grands secrets de l'État, me fait compter sans crainte que vous ne me garderez pas celui-ci moins religieusement que vous faites ceux-là, puisque vous jugez bien vous-même qu'il m'est d'une importance infinie.

CHAPITRE X. §

Crayon de Mgr le duc de Bourgogne pour lors. — Succès de ce Discours. — Intrigue du mariage de M. le duc de Berry. — Obstacles contre Mademoiselle. — Causes de ma partialité sur ce mariage. — Fondement de ma détermination de former une cabale pour Mademoiselle. — Duc et duchesse d'Orléans. — Duc et duchesse de Bourgogne. — Duchesse de Villeroy. — Mme de Lévi. — M. et Mme d'O, par ricochet. — Duc du Maine, par ricochet. — Ducs et duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. — Jésuites. — Noeud intime de la liaison du P. Tellier avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. — Maréchal de Boufflers.

Une courte anatomie de ce Discours ne sera pas inutile pour la suite. Il faut dire d'abord que Mgr le duc de Bourgogne était né avec un naturel à faire trembler. Il était fougueux jusqu'à vouloir briser ses pendules lorsqu'elles sonnaient l'heure qui l'appelait à ce qu'il ne voulait pas, et jusqu'à s'emporter de la plus étrange manière contre la pluie quand elle s'opposait à ce qu'il voulait faire. La résistance le mettait en fureur: c'est ce dont j'ai été souvent témoin dans sa première jeunesse. D'ailleurs un goût ardent le portait à tout ce qui est défendu au corps et à l'esprit. Sa raillerie était d'autant plus cruelle qu'elle était plus spirituelle et plus salée, et qu'il attrapait tous les ridicules avec justesse. Tout cela était aiguisé par une vivacité de corps et d'esprit qui allait à l'impétuosité, et qui ne lui permit jamais dans ces premiers temps d'apprendre rien qu'en faisant deux choses à la fois. Tout ce qui est plaisir il l'aimait avec une passion violente, et tout cela avec plus d'orgueil et de hauteur qu'on n'en peut exprimer; dangereux de plus à discerner et gens et choses, et à apercevoir le faible d'un raisonnement et à raisonner plus fortement et plus profondément que ses maîtres. Mais aussi, dès que l'emportement était passé, la raison le saisissait et surnageait à tout; il sentait ses fautes, il les avouait, et quelquefois avec tant de dépit, qu'il rappelait la fureur. Un esprit vif, actif, perçant, se roidissant contre les difficultés, à la lettre transcendant en tout genre. Le prodige est qu'en très-peu de temps la dévotion et la grâce en firent un autre homme, et changèrent tant et de si redoutables défauts en vertus parfaitement contraires. Il faut donc prendre à la lettre toutes les louanges de ce Discours.

Ce prince, qui avait toujours eu du goût et de la facilité pour toutes les sciences abstraites, les mit à la place des plaisirs dont l'attrait toujours subsistant en lui les lui faisait fuir avec frayeur, même des plus innocents, ce qui, joint à cet esclavage de charité du prochain, si on ose hasarder ce terme, dans un novice qui tend d'abord en tout à la perfection, et qui ignore les bornes des choses, et à une timidité qui l'embarrassait partout faute de savoir que dire et que faire à tous instants, entre Dieu qu'il craignait d'offenser en tout et le monde avec lequel cette gêne perpétuelle le mettait de travers, le jeta dans ce particulier sans bornes, parce qu'il ne se trouvait en liberté que seul, et que son esprit et les sciences lui fournissaient de reste de quoi ne s'y pas ennuyer, outre que la prière y occupait beaucoup de son temps. La violence qu'il s'était faite sur tant de défauts et tous véhéments, ce désir de perfection, l'ignorance, la crainte, le peu de discernement qui accompagne toujours une dévotion presque naissante, le faisait excéder dans le contre-pied de ses défauts, et lui inspirait une austérité qui outrait en tout, et qui lui donnait un air contraint, et souvent, sans s'en apercevoir, de censeur, qui éloigna Monseigneur de lui de plus en plus et dépitait le roi même. J'en dirai un trait entre mille qui, parti d'un excellent principe, mit le roi hors des gonds, et révolta toute la cour deux ou trois ans auparavant. Nous étions à Marly, où il y eut un bal le jour des Rois; Mgr le duc de Bourgogne n'y voulut seulement pas paraître, et s'en laissa entendre assez tôt pour que le roi, qui le trouva mauvais, eût le temps de lui en parler d'abord en plaisanterie, puis plus amèrement, enfin en sérieux et piqué de se voir condamné par son petit-fils. Mme la duchesse de Bourgogne, ses dames, M. de Beauvilliers même, jamais on n'en put venir à bout. Il se renferma à dire que le roi était le maître, qu'il ne prenait pas la liberté de blâmer rien de ce qu'il faisait, mais que l'Épiphanie étant une triple fête et celle des chrétiens en particulier par la vocation des gentils et par le baptême de Jésus-Christ, il ne croyait pas la devoir profaner en se détournant de l'application qu'il devait à un si saint jour, pour un spectacle tout au plus supportable un jour ordinaire. On eut beau lui représenter qu'ayant donné la matinée et l'après-dînée aux offices de l'Église et d'autres heures encore à la prière dans son cabinet, il en pouvait et devait donner la soirée au respect et à la complaisance de sujet et de fils: tout fut inutile, et, hors le temps de souper avec le roi, il fut enfermé tout le soir seul dans son cabinet.

Avec cette austérité il avait conservé de son éducation une précision et un littéral qui se répandait sur tout, et qui gênait lui et tout le monde avec lui, parmi lequel il était toujours comme un homme en peine et pressé de le quitter, comme ayant tout autre chose à faire, qui sent qu'il perd son temps et qui le veut mieux employer. D'un autre côté, il ressemblait fort à ces jeunes séminaristes qui, gênés tout le jour par l'enchaînement de leurs exercices, s'en dédommagent à la récréation par tout le bruit et toutes les puérilités qu'ils peuvent, parce que toute autre chose de plaisir est interdite dans leurs maisons. Le jeune prince était passionnément amoureux de Mme la duchesse de Bourgogne; il s'y livrait en homme sévèrement retenu sur toute autre, et toutefois s'amusait avec les jeunes dames de leurs particuliers, souvent en séminariste en récréation, elles en jeunesse étourdie et audacieuse. On trouvera donc dans cette courte exposition les raisons de bien des traits du Discours qu'on vient de lire, qu'on ne comprendrait pas aisément sans cet éclaircissement, et surtout celle qui m'a fait étendre en raisonnement de piété, pour tourner un peu plus au monde la piété de ce prince qui n'était pas susceptible d'écouter, bien moins de se rendre, par d'autres raisons que par celles de la piété même.

Ses deux premières campagnes lui avaient été extrêmement favorables, en ce que, étant éloigné des objets de son extrême timidité et de celui de son amour, il était plus à lui-même et se montrait plus à découvert, délivré des entraves de la charité du prochain par les matières de guerre et de tout ce qui y a rapport, qui, dans le cours de ces campagnes, faisait le sujet continuel des discours et de la conversation; tellement qu'avec l'esprit, l'ouverture, la pénétration qu'il y fit paraître, il donna de soi les plus hautes espérances. La troisième campagne lui fut funeste, comme je l'ai raconté en son lieu, parce qu'il sentit de bonne heure, et toujours de plus en plus, qu'il avait affaire, chose également monstrueuse et vraie, à plus fort que lui à la cour et dans le monde, et que l'avantageux Vendôme, secondé des cabales qui ont été expliquées, saisit le faible du prince, et poussa l'audace au dernier période. Ce faible du prince fut cette timidité si déplacée, cette dévotion si mal entendue qui fit si étrangement du marteau l'enclume et de l'enclume, le marteau, dont il ne put revenir ensuite.

C'est en peu de mots ce qui forme toute la matière de mon Discours, par lequel, après les louanges méritées et ailleurs encore entrelacées pour faire passer ce qui les suit, je tâche de faire voir quel est l'usage que Mgr le duc de Bourgogne doit tirer de son cabinet, l'abus qu'il en fait et dont il ne sort rien de ce qu'il y fait peut-être de plus convenable à son état pour son instruction particulière. Après avoir essayé à faire voir ce qu'il y doit faire en beaucoup moins de temps qu'il n'y en donne, je viens à combattre sa timidité, et si cette expression se peut hasarder, ce pied gauche où il est avec le roi et Monseigneur, avec le monde, par tout ce qu'il m'est possible, et encore avec Mme de Maintenon et Mlle Choin, choses toutes si principales; enfin à combattre son éternel particulier avec Mme la duchesse de Bourgogne seule, que je loue d'ailleurs avec sincérité, et avec ce fatras de femmes qui abusent avec indécence de sa bonté, de ses distractions, de sa dévotion et de ses gaietés peu décentes qui sentent si fort le séminaire. Après avoir parlé des indécences des autres à son égard, je viens aux siennes, et c'est où la plume me tourne dans les doigts, frappé des énormes abus qui se sont faits en Flandre, et de là partout de ces sortes de fautes dont la continuité y ajoute un fâcheux poids. Je m'y arrête néanmoins tout aussi peu qu'il est possible, et je viens à l'objet principal de mon Discours qui est la connaissance des hommes; je m'y étends avec une liberté égale à la nécessité, et j'entre clans un détail de moyens par le besoin d'y conduire comme par la main le prince, et de lui ôter occasion et prétexte de ne savoir comment s'y prendre. En même temps je sens très-bien que ce que je propose avec tant de force et d'étendue est entièrement contraire à l'usage du roi, auprès duquel les anciens ministres, et les nouveaux après eux, n'ont rien craint davantage ni détruit avec plus de soin, d'application et d'industrie; ainsi je pallie cela comme je puis, en me jetant dans l'apothéose à travers laquelle on peut sentir que je ne suis pas convaincu par cet exemple. Jusque-là ce Discours est à la portée de tous les gens du monde.

La manière de penser de Mgr le duc de Bourgogne si austère, si littérale, et la dévotion du duc de Beauvilliers et quoique tout autrement formée et raisonnable, m'ont forcé de me jeter ici dans une discussion du goût de peu de gens, mais sans laquelle ce qui précède n'aurait pu entrer dans la tête du prince ni si aisément dans l'esprit de son ancien gouverneur. J'avais besoin de quelque discussion sur la médisance pour apprivoiser le prince au raisonnement avec les hommes, et sur la dévotion, pour le préparer par des comparaisons monacales à m'écouter sur sa conduite en Flandre pendant sa dernière campagne et à son retour encore, et pour en sentir tous les profonds inconvénients. Cette préparation m'était absolument nécessaire pour oser toucher ceux de l'opinion qu'il a donné lieu de prendre; qu'il n'estime et ne mesure rien que par la dévotion, et que tout devient pour lui cas de conscience. On se persuada tellement en effet qu'il avait fait consulter la guerre d'Espagne, pour, sur l'avis des docteurs, former le sien au conseil, que le roi lui demanda ce qu'il en était, et qu'il ne fut pas peu surpris de la réponse nette et précise du prince: qu'il n'y avait pas seulement pensé. C'est ce qui m'a obligé à traiter en deux mots la messéance de ses longs et fréquents entretiens avec son confesseur, et comme j'avais loué le précepteur pour mieux faire recevoir dès l'entrée tout ce que j'avais à dire, louer aussi ce confesseur pour ne pas choquer le pénitent, et lui mieux faire entrer dans la tête la considération des réflexions et de la comparaison des règnes des derniers rois d'Espagne, et je reviens par tout cela aux grands inconvénients de n'être pas connu des hommes. Les louanges terminent le Discours comme elles l'ont commencé. C'est un adoucissement indispensable devant et après tout ce qu'il y avait à dire. Mais la grâce, qui avait commencé par des miracles rapides, acheva bientôt son ouvrage, et en fit un prince accompli. Les petitesses, les scrupules, les défauts disparurent et ne laissèrent plus que la perfection en tout genre. Mais, hélas ! la perfection n'est pas pour ce monde, qui n'en est pas digne. Dieu la montra pour montrer sa bonté et sa puissance, et se hâta de la retirer pour récompenser ses dons et pour châtier nos crimes.

Ce Discours, des vérités duquel j'étais plein, fut bientôt jeté sur le papier. Je n'y corrigeai rien du premier trait de plume, et je le lus au duc de Beauvilliers tel qu'il se voit ici. J'ose dire qu'il lui plut extrêmement. De tout son tissu il ne me contesta que deux choses: l'assiduité rigoureuse aux offices de l'Église les fêtes et les dimanches, qu'à la fin il me céda, et les spectacles, que je ne pus jamais lui faire passer. Il loua toute la discussion sur la médisance et sur la dévotion; fut entièrement de mon avis sur la communication avec les hommes, telle que je la proposais; il approuva tout ce que je dis sur M. de Vendôme, que j'avais évité de nommer, et sur la conduite de Mgr le duc de Bourgogne, en sa dernière campagne de Flandre et à son retour. En un mot, tout le Discours se trouva de son goût. Il en voulut une seconde lecture; à mon tour, je le priai de peser l'endroit des mouches, des crapauds, et de ces sortes de badinages que je trouvais moi-même trop frappé; il en convint, mais ces choses lui parurent si importantes à vivement représenter, qu'il ne put consentir à le supprimer ni même à l'adoucir. Je lui fis faire attention sur l'article du confesseur, mais il s'écria d'approbation.

Après cet examen il fut question de l'usage, et ce fut là où s'émut la plus longue et la plus vive dispute que j'aie guère eue avec lui. Il voulait montrer ce Discours au prince et le lui montrer sous mon nom, en lui racontant naturellement comment il me l'avait demandé. Je me récriai sur le danger; et après un long combat il ne put obtenir de moi que j'y consentisse, ni moi de lui qu'il en quittât le dessein, tellement qu'il me proposa de nous en rapporter au duc de Chevreuse. Il était à Paris, où un grand procès de la duchesse de Luynes contre Matignon le retenait et nous à Marly le même voyage dont j'ai déjà parlé. J'acceptai ce tiers parti, plutôt dans le dessein de gagner temps et de me consulter, que dans celui d'acquiescer au désir de M. de Beauvilliers, quand même l'avis de M. de Chevreuse y eût été conforme. Mme de Saint-Simon avait été fort fâchée de l'engagement où je m'étais laissé aller à Vaucresson, dans la crainte que je ne fusse plus maître de mon Discours après que je l'aurais fait. Elle la fut bien davantage quand elle sut la passion du duc de Beauvilliers à le montrer, et elle y résista de toutes ses forces; j'étais combattu entre sa peine et son grand sens si souvent éprouvé, et mon extrême déférence pour M. de Beauvilliers, en tout véritablement aiguisée en cette occasion d'un peu de sot amour-propre. Nous convînmes, elle et moi, d'en passer par l'avis d'un homme fort de nos amis et tout propre à consulter là-dessus, par sa probité, son esprit, sa connaissance du monde, et surtout de Mgr le duc de Bourgogne; ce fut Cheverny, que le roi avait attaché à lui, et dont j'ai quelquefois parlé. Le Discours fut donc lu entre nous trois. Je fus payé de louanges et Mme de Saint-Simon d'approbation. Il trouva comme elle qu'il était très-dangereux à montrer à celui pour qui seul il était fait, et même de le lui faire voir par parties, et sans me nommer, parce que j'y étais trop reconnaissable par le style, parce qu'il était impossible que le duc de Beauvilliers l'eût demandé à un autre que moi, par le zèle pour le prince, par sa connaissance intime, par cette impatience des choses de Flandre et des calomnies, par la connaissance si particulière de la cour qui y était répandue. Ainsi nous convînmes que, quoi que pussent dire et vouloir les deux ducs, je ne permettrais point que ce Discours fût livré à Mgr le duc de Bourgogne, qui, tout saint qu'il était, souffrirait peut-être impatiemment, sinon à présent au moins dans la suite, d'être si transparent à mes yeux, et plus encore désapprouvé dans des choses qu'il ne changerait pas, et dont le changement était difficilement espérable.

Cette sage résolution prise, je subis l'examen du duc de Chevreuse à qui j'avais envoyé une copie, afin qu'il eût tout le temps d'y penser. Il approuva extrêmement l'ouvrage, mais il fut heureusement d'avis de ne le point donner, par quoi je sortis d'embarras; mais il me condamna à leur laisser ma copie avec sûreté entière qu'elle ne sortirait point de leurs mains, et à consentir que, sans faire mention de moi ni du discours même, ils pussent de fois à autre et de loin en loin en lâcher des morceaux détachés au prince, ce qui pouvait se faire sans danger. M. de Beauvilliers s'y soumit et moi pareillement, après que Cheverny et Mme de Saint-Simon eurent jugé aussi que, de cette façon, il n'y avait point d'inconvénient. Les deux ducs ignorèrent toujours que Mme de Saint-Simon et moi eussions mis Cheverny dans cette confidence: tel est le malheur des meilleurs princes et les plus attentifs à leur salut, à leur mortification, à leur anéantissement, d'être plus capables de porter les opprobres jusqu'à la dernière indécence et au danger, que les avertissements les plus salutaires et les plus mesurés de leurs plus affidés serviteurs.

Maintenant il est temps d'expliquer une puissante intrigue qui partagea toute la cour. Il faut retourner beaucoup en arrière, parce qu'elle fut commencée longtemps avant tout ceci, et la suivre jusqu'à sa fin pour ne la pas interrompre par des mélanges de ce qui se passa cependant aux armées, dont les divers succès ne veulent pas être suspendus.

J'ai touché légèrement, à l'occasion de la rupture de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton, et du règlement du rang des princesses du sang entre elles, quelque chose du désir de M. le duc et de Mme la duchesse d'Orléans de marier Mademoiselle à M. le duc de Berry, du peu qu'il s'était passé là-dessus, de la même passion de Mme la Duchesse pour Mlle de Bourbon, et plus en détail de la haine de Mme la Duchesse pour M. et Mme la duchesse d'Orléans, de la liaison de celle-ci avec Mme la duchesse de Bourgogne et de l'extrême et réciproque éloignement de cette princesse et de Mme la Duchesse. Ces deux derniers points sont traités avec étendue à l'occasion des cabales de la campagne de la perte de Lille, et c'est de toutes ces choses qu'il est nécessaire de se souvenir pour bien entendre ce qui va être raconté.

Les obstacles qui s'opposaient à ce mariage de Mademoiselle étaient également nombreux et considérables. En général, un temps de guerre la plus vive et la plus infortunée, la misère extrême du royaume qui ôtait les moyens de fournir aux choses les plus pressantes, la dépense du mariage, l'apanage à fournir, une double maison à entretenir, l'âge et le naturel de M. le duc de Berry doux et craignant le roi à l'excès, qui n'avait que vingt-quatre ans, et qui parmi plusieurs commencements de galanteries n'avait encore su ni les embarquer, ni les conduire, ni en mettre aucune à fin, ce qui devait guérir les scrupules; l'âge et l'union de Mgr et de Mme la duchesse de Bourgogne qui leur avait donné des enfants, et qui leur en promettait pour longtemps encore; enfin la perspective si naturelle d'un mariage étranger, sans comparaison plus décent, et qui pouvait servir de prétexte à rapprocher l'empereur, ou à détacher le Portugal qui était dans la guerre présente une si dangereuse épine à l'Espagne. En particulier, l'état personnel de M. le duc d'Orléans pour qui le roi n'était point revenu à fond, à qui Mme de Maintenon ne pardonnerait jamais ce cruel bon mot d'Espagne, la considération du roi d'Espagne, toujours persuadé que, de concert avec les alliés, il avait voulu usurper sa couronne; l'idée du public et de la cour en France qui n'était point déprise de cette même opinion, et qui déjà froncée de voir tous ses princes légitimes si mêlés avec les bâtards, le seraient bien autrement d'un mélange qui remonterait si près du trône; enfin il s'agissait du fils de Monseigneur et de son fils favori: de Monseigneur qui marquait sans cesse jusqu'à l'indécence sa haine pour M. le duc d'Orléans depuis l'affaire d'Espagne, qui était gouverné par les ennemis personnels de ce prince, et par des ennemis, qui ayant la même prétention, au mariage de M. le duc de Berry, se porteraient à tout pour rompre celui de Mademoiselle par Monseigneur, malgré lequel il faudrait l'emporter. L'union récente, et qui s'entretenait, que les menées qui avaient perdu Chamillart avaient mises entre Mme de Maintenon, Mlle Choin et Monseigneur, et le crédit nouveau qui avait paru en ce prince sur le roi son père dans l'éclat de cette disgrâce, tout cela se réunissait contre Mademoiselle, et ne paraissait pas possible à être surmonté; de raison d'État aucune, et de famille moins encore s'il se pouvait avec cette opposition de Monseigneur et cette offense du roi d'Espagne, nulle considération qui pressât un mariage, et si la paix n'en fournissait point d'étranger, ce qui était impossible à croire, le domestique toujours aisé à retrouver dans une des trois branches du sang légitime. Enfin, après ce dont M. le duc d'Orléans avait été accusé en Espagne, avec ses talents et son esprit, [il semblait] dangereux à le faire beau-père de M. le duc de Berry pour un temps ou pour un autre.

Tant et de tels obstacles généraux et particuliers, à pas un desquels M. et Mme la duchesse d'Orléans n'avaient quoi que ce fût à répondre, les tenaient dans une inaction glacée et dans un état de désir sans espérance, qui était le premier de tous les obstacles à vaincre et qui m'étaient tous bien présents et bien distincts dans l'esprit. Je continuerai ici à parler de moi dans la même vérité que je fais des autres. Un intérêt sensible me faisait souhaiter le mariage de Mademoiselle avec passion; je voyais que tout tendait au mariage de Mlle de Bourbon. Outre qu'elle était fille de feu M. le Duc, je ne pouvais pardonner à Mme la Duchesse ses procédés à mon égard sur l'affaire de Mme de Lussan; et quelques ménagements que j'eusse saisis pour elle à l'occasion de la mort de M. le Duc, il était difficile qu'elle me pardonnât les procédés dont j'avais osé payer les siens, et ma liaison intime avec ce qu'elle et sa cabale haïssait le plus, cabale qui avait pris pour moi la plus grande aversion depuis les choses de Flandre, et d'Antin seul, que la politique en avait écarté sur ce périlleux article, aussi attentif à me nuire et pour les choses passées et pour mes liaisons toutes opposées à lui. Je redoutais déjà assez la situation présente de Mme la Duchesse avec Monseigneur, combien plus après le mariage de leurs enfants, qui la porterait à une grandeur et à une autorité auprès de lui sans bornes pour le présent, et pour le futur, arriverait par un autre biais à ce que la cabale avait tâché par les attentats de Flandre, et du même coup écraserait M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et moi, tant d'avec eux que d'avec Mgr le duc de Bourgogne, que de mon chef personnellement.

En même temps je considérais que si Mademoiselle était préférée, le crédit et la faveur de Mme la Duchesse se pouvaient balancer auprès de Monseigneur; et qu'en prenant dès ce règne de bonnes et sages mesures pour l'avenir, il n'était pas impossible de faire avorter ses grandes espérances de gouverner, et par l'union des enfants de Monseigneur embarrasser cette redoutable cabale qui s'était déjà montrée avec une audace si criminelle, et la réduire même sous les fils de la maison. Je me trouvais ainsi dans la fourche fatale de voir dès maintenant, et plus encore dans le règne futur, ce qui n'était le plus contraire, ou ceux à qui j'étais le plus attaché, sur le pinacle ou dans l'abîme, avec les suites personnelles de deux états si différents, sans compter le désespoir ou le triomphe, et la part que je pouvais avoir à parer l'un et à procurer l'autre. Il n'en fallait pas tant pour exciter puissamment un homme fort sensible et qui savait si bien aimer et haïr, que je ne l'ai que trop su toute ma vie. Une seule chose me retenait, le désir extrême d'un mariage étranger qui, convenable à M. le duc de Berry et à l'État, sauvait ce rejeton si prochain de la couronne de cette souillure de bâtardise qui me faisait horreur, et qui ne pouvait qu'appuyer les bâtards dont le rang m'était si odieux.

Dans cette balance de mon esprit, je mis toute mon application à bien examiner les choses, et je vis nettement les menées de Mme la Duchesse, qui saisissait toutes les avenues, et qui n'oubliait rien pour assurer, hâter, brusquer même le mariage de Mlle de Bourbon. Elle-même avait fait écarter l'idée d'une étrangère dans l'esprit du roi, qui s'était laissé aller à en marquer du dégoût, [parce] que la paix était trop éloignée pour différer jusque-là à marier un prince sain et vigoureux, dont le goût pour les femmes lui donnait du scrupule de ce qui en pourrait arriver, et qui enfin, ennemi de toute pensée de la plus légère et la plus courte contrainte, trouvait plus commode de choisir dans sa famille qu'au dehors. Je compris donc que, tandis que déçu par le désir et l'espérance d'un mariage étranger, je laisserais couler le temps, celui de Mlle de Bourbon s'avancerait sourdement et nous tomberait, et à moi en particulier, un matin sur la tête, qui comme une meule m'écraserait et froisserait les princes à qui j'étais attaché, de manière à ne s'en relever jamais. Je vis clairement que je ne pouvais éviter la bâtardise, dès là qu'on était réduit à la volontaire nécessité d'un mariage domestique, et ce fut ce qui me détermina à agir.

Cette résolution bien mûrement prise, je repassai dans mon esprit tous les obstacles généraux et particuliers pour m'accoutumer à n'en être point effrayé et pour chercher les moyens de les vaincre. J'en examinai les divers genres; je les balançai, je les pesai à part et ensemble; je les pénétrai tous pour me former un plan de conduite pour attaquer à découvert ou en biaisant par à côté, selon leurs diverses natures, les uns indispensables à renverser, les autres trop forts passer à côté et n'en effleurer que le purement nécessaire, persuadé qu'il fallait que je commençasse par l'être moi-même de la possibilité du succès avant d'en pouvoir persuader les autres, et ceux-là mêmes qui y avaient tout intérêt. Je conçus aussi que toutes mes combinaisons devaient être dans ma tête et bien débrouillées, et que nous fussions tous persuadés et d'accord avant de remuer aucune machine. Une triste expérience, mais continuelle, sur la plupart des événements principaux, m'avait depuis longtemps convaincu que le solide, l'essentiel, le grand avait changé de place avec la bagatelle, le futile, la commodité momentanée; que les plus importants effets étaient depuis longtemps toujours sortis de cette dernière source, et je compris que je pouvais en tirer un grand parti dans cette occasion.

La plus grande raison contre Mademoiselle était celle d'un mariage étranger pour lequel tout parlait. Ce n'était point cela qu'il y avait à combattre par les raisons qui viennent d'en être rapportées. Le roi n'en voulait point, et il n'y avait rien à craindre des réflexions qui lui pouvaient être présentées là-dessus par ceux que leur naissance ou leurs places dans le conseil mettaient en droit de le faire. Le silence profond que le roi gardait toujours avec eux tous sur ces choses intérieures de sa famille, dont lui seul disposait sans s'ouvrir à personne, rassurait pleinement là-dessus; à l'égard des autres obstacles, je conçus qu'il n'y avait de moyen que d'opposer cabale à cabale et puis de lutter d'adresse et de force. Le fondement de tout était M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qui s'épuisaient inutilement en désirs et qui les noyaient dans une oisiveté profonde. Je leur mis vivement devant les yeux l'état des choses du côté de Mme la Duchesse, je leur fis sentir sans ménagement quelle serait leur situation, même de ce règne, si elle réussissait, et combien pire après, je les piquai d'orgueil, de jalousie, de dépit; croirait-on que j'eusse besoin de tout cela avec eux? et, à force de les exciter par les plus puissants motifs, je les rendis enfin capables d'entendre à leur plus pressant intérêt. La paresse naturelle mais extrême de Mme la duchesse d'Orléans céda pour cette fois, moins peut-être à ce grand intérêt qu'à la puissante émulation d'une soeur si ennemie, et, ce premier pas fait, elle et moi nous concertâmes pour nous aider de M. le duc d'Orléans.

Ce prince, avec tout son esprit et sa passion pour Mademoiselle, qui n'avait point faibli du premier moment qu'elle était née, était comme une poutre immobile qui ne se remuait que par nos efforts redoublés, et qui fut tel d'un bout à l'autre de toute cette grande affaire. J'ai souvent réfléchi en moi-même sur cette incroyable conduite de M. le duc d'Orléans, dont je ne pouvais allier l'incurie avec le désir, le besoin et tant et de si puissantes raisons qui le poussaient à mettre vivement la main à l'oeuvre, sans qu'après lui avoir souvent, longuement et fortement représenté, Mme la duchesse d'Orléans en tiers, toutes les puissantes considérations qui le devaient exciter, il se prêtât ensuite à la moindre démarche, et déconcertait ainsi tous nos projets. Certainement, quelque peu de suite qu'il eût dans l'esprit, quelque mollesse qui lui fût naturelle, quelque peu capable qu'il fût d'agir effectivement sur un plan, quelque légère et faible que fût sa volonté sur toutes choses, il n'est pas possible de croire que ces défauts causassent en lui une conduite si surprenante, si étrange en elle-même et pour nous si radicalement embarrassante; et j'ai toujours soupçonné qu'en sachant plus que personne sur son affaire d'Espagne, cette bride non-seulement l'arrêtait, mais le persuadait si pleinement qu'elle était obstacle insurmontable au mariage dont il s'agissait, qu'il ne faisait que se prêter avec nonchalance et par reprises légères à ce dont nous le pressions souvent, certain qu'il se croyait de l'entière inutilité de toute démarche et de tout soin, sans toutefois nous en vouloir avouer la cause véritable, et que pour nous mieux cacher il agissait faiblement, pressé à un certain point, plutôt que de nous déclarer une fois pour toutes sa vraie raison de désespérer et de nous arrêter tout à fait pour s'en épargner les regrets plus à découvert. C'est ce qui me fut d'un travail dur et extrême, parce qu'il ne fallut jamais cesser de forcer de bras auprès de lui, ni de se rebuter des contre-temps continuels de sa part, qui pensèrent plusieurs fois faire tout échouer.

Moins je vis de ressource à espérer de celui qui y avait le plus grand intérêt, plus je m'appliquai à en trouver d'ailleurs et à former et diriger une puissante cabale, et de plusieurs différentes à en faire une seule qui se proposât puissamment le but où je tendais, puissamment, dis-je, pour son intérêt propre, premier mobile ou plutôt unique de tous les mouvements des cours. Mme la duchesse de Bourgogne, unie avec Mme la duchesse d'Orléans, infiniment mal avec Mme la Duchesse, avait plus d'un intérêt à la préférence de Mademoiselle sur Mlle de Bourbon; le premier sautait aux yeux de qui savait la situation de Mme la duchesse de Bourgogne avec Mme la Duchesse, et celle de Mme la Duchesse auprès de Monseigneur, des volontés duquel elle disposait absolument, et qui, reliée à lui par le mariage de leurs enfants, usurperait une puissance sous laquelle tout plierait sous son règne et dès celui-ci même; Mme la duchesse de Bourgogne tomberait peu à peu dans un éloignement de Monseigneur qui, approfondi par la dévotion mal entendue de Mgr le duc de Bourgogne et par le dégoût que Monseigneur avait pris de lui depuis les choses de Flandre, soigneusement entretenu depuis, les plonge-roit tous deux dans l'abîme que la cabale dont il a été parlé avait si hardiment commencé à leur creuser. À ce grand intérêt il s'en joignait un autre aussi fort sensible et qui avait sa solidité.

Mme la duchesse de Bourgogne connaissoit le roi parfaitement, elle ne pouvait ignorer la puissance de la nouveauté sur son esprit, dont elle-même avait fait une expérience si heureuse. Elle avait donc à redouter une autre elle-même, je veux dire une princesse au même degré du roi qu'elle, qui, plus jeune qu'elle, le pourrait amuser par des badinages nouveaux et enfantins qui lui avaient si bien réussi, mais qui n'étaient plus guère de son âge, quoiqu'elle s'en aidât encore, et qui lui siéraient d'autant moins alors qu'ils seraient plus de saison pour une autre; que cette autre, égale à elle en rang, en particuliers, en privances, aurait lieu d'en user autant qu'elle, peut-être plus que si le roi y prenait; que conduite par sa mère, Mme la Duchesse, elle serait au fait de tout, ne donnerait prise sur rien par aucuns contretemps, n'aurait point comme elle un époux à soutenir, et que soutenue elle-même par Monseigneur et par cette terrible cabale qui voulait perdre Mgr le duc de Bourgogne, et qui ne le pouvait sans la perdre elle-même, irritée sur l'un par le désir de gouverner, sur l'autre par la même cause et par la passion qui s'y était jointe contre elle, depuis qu'elle avait pour le présent fait avorter ses desseins et perdu leur instrument principal, sa belle-soeur deviendrait un espion dangereux dans le plus intérieur de son sein, par qui les choses les plus innocentes seraient tournées en poison: une rivale cuisante et dominante, à qui tout droit par la considération de l'avenir, une égale avec laquelle il faudrait se mesurer et compter en toutes choses; épouse enfin du fils favori dont la vie libre plaisait par conformité à père et à grand-père, tous deux en gêne avec Mgr le duc de Bourgogne, ses scrupules, ses précisions, sa vie à part et cachée dans le littéral de sa dévotion.

Ces deux grands intérêts qui portaient également sur l'agréable et sur le considérable, sur le présent et sur l'avenir, et tout ensemble sur tout ce qu'il peut y avoir de plus important dans la vie, et dont Mme la duchesse de Bourgogne était plus capable d'être touchée qu'aucune autre personne de son âge et de son rang, avaient néanmoins besoin de lui être fortement inculqués pour n'être pas suffoqués par le futile et l'amusement du courant des journées. Elle sentait bien d'elle-même ces choses en général, et qu'il lui était essentiel de n'avoir pour belle-soeur qu'une princesse qui ne pût et ne voulût lui faire ombrage, et de qui elle fût maîtresse assurée. Mais quelque esprit, quelque sens qu'elle eût, elle n'était pas capable de sentir assez vivement d'elle-même toute l'importance de ces choses, à travers les bouillons de sa jeunesse, l'enchaînement et le cercle des devoirs successifs, l'offusquement de sa faveur intime et paisible, la grandeur d'un rang qu'attendait une couronne, la continuité des amusements qui dissipaient l'esprit et les journées; douce, légère, facile d'ailleurs, peut-être à l'excès. Je sentis que c'était de l'effet de ces considérations sur elle que je tirerais le plus de force et de secours, par l'usage qu'elle en saurait bien faire avec le roi, et plus encore avec Mme de Maintenon, qui tous deux l'aimaient uniquement; et je sentis aussi que Mme la duchesse d'Orléans n'aurait ni la grâce ni la force nécessaire pour le lui bien enfoncer, à cause de son trop grand intérêt.

Je me tournai donc vers d'autres instruments plus propres, et qui eussent aussi leurs intérêts personnels en la préférence de Mademoiselle. La duchesse de Villeroy m'y parut infiniment propre par tout ce que j'en ai raconté, et par une fermeté souvent peu éloignée de la rudesse qui, jointe au bon sens, tient quelquefois lieu d'esprit, et frappe plus fortement et plus utilement des coups que plus d'esprit avec plus de mesure. Elle était depuis longtemps instruite des désirs de Mme la duchesse d'Orléans; je lui fis sentir que ses désirs étaient trop languissants, combien il était pressé d'agir avec force, et je suppléai à tout avec grand fruit de ce côté-là. Mme de Lévi me parut un autre instrument triplement considérable. Elle joignait infiniment d'esprit à une fermeté, qui un peu gouvernée par l'humeur était égale, et quelquefois supérieure, à celle de la duchesse de Villeroy. Presque aussi mal qu'elle avec Mme la Duchesse, et dès longtemps bien et ménagée par Mme la duchesse d'Orléans, son intérêt la portait à Mademoiselle. D'ailleurs sensible au dernier point à l'amitié, et très-bien alors avec Mme la duchesse de Bourgogne, l'intérêt de cette princesse, qui la frappa en entier, la porta rapidement à tout ce que je désirais d'elle. Deux autres raisons me la rendirent encore utile. Nonobstant son âge, elle était dès lors à portée de tout avec Mme de Maintenon; et le hasard ou, pour mieux dire, la Providence voulut qu'ayant été personnellement très-mal avec Mme la duchesse de Bourgogne, et à cause de sa famille fort éloignée de Mme de Maintenon, toutes les deux l'avaient rapprochée, puis goûtée, au point qu'elle était arrivée jusqu'à l'intimité de la princesse, et à toute celle qui se pouvait espérer de Mme de Maintenon. L'autre raison, c'est qu'elle était tendrement aimée, considérée, estimée et comptée dans sa famille, qui pouvait beaucoup influer sur le mariage, et admise dans ses conseils. Elle me fut un excellent second auprès des ducs et des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, en sorte qu'elle et moi concertâmes souvent les choses qu'il ne fallait pas leur présenter trop crues, ni toujours par la même main.

De ces deux femmes résulta un troisième instrument, faible à la vérité par un désir constant de tout ménager à la fois, et une politique vaste, mais qui, mis en oeuvre selon son talent, nous servit. Ce fut Mme d'O, que de puissantes raisons parmi les dames tenaient dans l'intime confidence de Mme la duchesse de Bourgogne. D'O y servit aussi en sa froide et profonde matière. Il était attaché aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Il leur était redevable en beaucoup de choses, sur toutes d'avoir évité d'être perdu au retour de la campagne de Lille. Le comte de Toulouse était intérieurement plus porté pour Mme la duchesse d'Orléans que pour Mme la Duchesse; et M. du Maine bien plus encore, qui, depuis la mort de M. le Prince, ne regardait plus cette soeur que comme une ennemie.

Cette raison fut un grand instrument dans la main de Mme la duchesse d'Orléans et de M. d'O pour exciter la peur de M. du Maine, qui de toutes les passions était celle qui de tous les genres avait le plus d'empire sur lui. Ils lui montrèrent les enfers ouverts sous ses pieds par le mariage de Mlle de Bourbon, toutes ses prétentions à la succession de M. le Prince sans ressources, son rang à l'avenir fort en l'air, ses survivances très-hasardées, et le rang de ses enfants perdu, toutes choses à quoi la haine de Mme la Duchesse n'aurait pas grand'peine à réussir dès à présent pour le procès, avec la part que M. le duc de Berry et Monseigneur même ne se cacheraient plus d'y prendre, et dans l'avenir pour le reste, avec la répugnance que Monseigneur y avait montrée, et qui n'avait pu être fléchie par les prières du roi les plus touchantes, et pour lui les plus nouvelles, de sorte que ne s'agissant que d'agir auprès du roi dans les ténèbres des tête-à-tête dont il avait plusieurs occasions tous les jours, et de même avec Mme de Maintenon sur qui il pouvait tout, et qu'il voyait seule tant qu'il voulait, son propre salut le mit d'autant plus puissamment en oeuvre qu'il conçut dès lors le dessein de s'en faire payer comptant par le mariage qu'il ne tarda pas à proposer, et à presser de régler, de signer et de déclarer, d'une soeur de Mademoiselle avec son fils qui deviendrait ainsi beau-frère de M. le duc de Berry, qui fut une chose qui me coûta bien du manége à éviter. Telle fut la cabale des femmes, si principales dans les cours, si continuellement dans la nôtre. Je crus que c'en était assez pour bien remplir mes vues de ce côté-là, et que le secret, si fort l'âme et le salut de cette affaire, ne souffrait pas qu'on y en mît davantage. Je n'eus sur cela aucun commerce avec les d'O ni avec M. du Maine; mais je lui faisais dire tout ce que je voulais par Mme la duchesse d'Orléans, et savais par elle toutes ses démarches, mais sans jamais proférer un mot d'un rang auquel je ne voulais pas monter aucune inclination pour me réserver entier et libre pour des temps plus heureux, et je me contentai du procès de la succession de M. le Prince, et de la haine qu'il avait fait éclater, dont toutes les justes conséquences sautaient aux yeux sans que j'eusse à en particulariser aucune. Pour les d'O, jamais je ne leur fus nommé, mais je les dirigeais par la duchesse de Villeroy en gros, qui me rendait exactement tout le détail qui se passait d'elle à eux et d'eux à elle; et elle et moi avec la même délicatesse et le même silence sur des rangs qui ne lui étaient pas moins odieux qu'à moi. Le rare est qu'il me fallut presque tout imaginer, mâcher et conduire avec Mme la duchesse d'Orléans même, et souvent encore l'arracher à sa paresse avec effort.

Quelque content que je fusse de ces ressorts, j'estimai qu'il en fallait encore ajouter d'autres, et saisir tous les côtés possibles. Bien que toute la tendresse de Mme de Maintenon fût pour M. du Maine et Mme la duchesse de Bourgogne, et qu'elle n'aimât point Mme la Duchesse qui avait secoué son joug dès qu'elle l'avait pu, l'avait toujours depuis négligée de peur de s'y rempêtrer, et à qui même il était échappé des moqueries d'elle, je redoutais sur ce mariage les mesures qui, depuis la grande affaire de la disgrâce de Chamillart, subsistaient entre elle et Monseigneur, ses liaisons prises en même temps avec Mlle Choin, ses réserves quelquefois timides avec le roi. Je craignais encore Mme de Caylus, sa nièce, son goût et son coeur, qui la connaissoit parfaitement, qui avait tout l'esprit et tout le manège possible, que les plaisirs, la galanterie, et des vues ensuite plus solides avaient attachée de tout temps à Mme la Duchesse, bien par elle avec Monseigneur et avec tout ce qui le gouvernait, mais bien solidement et en dessous, et qui de tout cela comptait se faire une ressource après sa tante, et plus encore après le roi.

Ainsi je compris qu'il ne fallait rien omettre, parce que M. le duc de Berry était une place que nous n'emporterions que par mine et par assaut; et je parlai puissamment aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et aux duchesses leurs femmes, qui avaient grand crédit sur eux, surtout Mme de Beauvilliers. À ceux-là je représentai le schisme radical de la cour, l'abîme certain de Mgr le duc de Bourgogne si Mlle de Bourbon prévalait, conséquemment le danger futur de l'État, la haine inévitable entre les deux frères, jusqu'à présent si unis par leurs soins, et qui serait l'ouvrage de leurs épouses et de leur situation forcée, le danger extrême d'attendre un mariage étranger dont le roi était tout à fait aliéné, avec les menées si avancées de Mme la Duchesse, le scrupule enfin, pour les hâter, de laisser davantage sans épouse un prince de l'âge et de la santé de M. le duc de Berry. Le fort de mon raisonnement porta sur ces considérations. J'y mêlai celle de l'extinction totale de tout ce qu'il pouvait rester de l'affaire d'Espagne, et dans l'esprit même de M. le duc d'Orléans, de toute idée nouvelle que pourrait exciter dans d'autres temps la grandeur de Mme la Duchesse et sa propre oppression. Je montrai en éloignement, sur le compte de ce prince, ce que pourrait opérer le retour de Mme des Ursins, si le malheur du roi d'Espagne la rappelait en France, dont il était déjà sourdement question, et je m'adressais à des gens qui ne désiraient pas champ libre à cette femme dans notre cour. Dans ce même esprit, je leur parlai de Mme la duchesse et de d'Antin, ouvertement leurs ennemis, et je sentis que je ne parlais pas à des sourds. Bref, je m'assurai d'eux, j'en obtins l'aveu de leurs craintes et de leurs désirs, enfin je les mis en mouvement, moi en possession d'eux là-dessus, eux en toutes mesures avec moi, et en compte presque journalier de leurs démarches. Ce n'était pas peu faire avec des gens de système si fort mesuré, à marches si profondes, si compassées, si difficiles, moines, profès d'indifférence et d'impuissance, mais qui se souvenaient parfois qu'ils n'en avaient pas fait les voeux.

Ce côté-là saisi, je mis la main sur un autre qui n'était pas moins important: ce fut les jésuites. L'affaire de mon ambassade de Rome, où d'Antin avait vainement été mon concurrent, m'avait appris combien ils le haïssaient; et tout ce qu'ils avaient employé pour l'exclure, jusqu'à son su, me répondait qu'ils l'en craignaient bien davantage. J'étais bien informé qu'ils n'avaient ni moins d'éloignement ni moins d'appréhension de Mme la Duchesse. Je ne pouvais ignorer qu'ils affectionnaient assez M. le duc d'Orléans, ce que j'avais pris soin de cultiver. Je crus donc facile de profiter de si heureuses dispositions. J'obtins de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans qu'ils fissent confidence de leurs désirs au P. du Trévoux. Ce jésuite avait été confesseur de Monsieur jusqu'à sa mort. M. le duc d'Orléans, dont la vie ne cadrait pas avec la fonction d'un pareil officier, n'avait pas laissé de lui en conserver le titre et l'utile, pour faire avec lui la nomination des abbayes et des autres bénéfices de son apanage, dont le roi avait donné le droit à la mort de Monsieur.

Ce P. du Trévoux, gentilhomme de Bretagne de bon lieu, était un petit homme assez ridicule, bon homme, qui se prenait par l'amitié et la confiance, de fort peu d'esprit, et de sens assez court, et qui avec tout cela ne laissait pas d'être ami intime et à toute portée du P. Tellier, qui en avait si peu jusque dans sa compagnie. Mais il n'y avait que de certaines choses que M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans pussent dire à ce cerveau étroit, et d'autres qui eussent perdu leur grâce et leur force dans leur bouche. Ce fut à quoi je suppléai amplement et utilement par le P. Sanadon, autre ami intime du P. Tellier, mais à leur insu, parce que je ne voulais pas leur montrer tous mes ressorts, quoique ce fût pour eux que je les misse en oeuvre, pour ne les pas ralentir et apparesser par compter trop sur mon industrie. Je fis donc entendre à ce père les mêmes choses qu'ils disaient au P. du Trévoux, mais avec plus de force. Je les paraphrasai de tout ce que j'y pus ajouter, surtout de ce qui pouvait entrer dans l'intérêt des jésuites, leur donner envie pour l'amour d'eux-mêmes du mariage de Mademoiselle, et toute la frayeur que je pus de celui de Mlle de Bourbon. Comme je parlais à un homme qui était pour moi de toute confiance, je le fis nettement et sans mesure; et comme je disais effectivement la vérité, je ne craignis pas de la présenter toute nue et dans toute son âpreté. Cela passa de même façon au P. Tellier; et quoique je fusse fort à portée de lui, ces choses lui firent une tout autre impression de la bouche d'un jésuite bien endoctriné et bien affectionné à moi que de la mienne. Toutefois nous ne laissâmes pas de nous en parler souvent lui et moi avec ce tour.

Les jésuites, à qui rien n'est indifférent, et moins les choses majeures que les autres, c'est-à-dire le P. Tellier, et ce conseil si étroit, si inconnu même des autres jésuites, par qui tout le grand et l'important se régit parmi eux, s'affectionnèrent à celle-ci comme à la leur propre, et se rendirent d'eux-mêmes capables de tout concerter avec nous, et d'entrer en part des conseils et des exécutions. Ils devinrent donc un très-puissant instrument, avec cela d'heureux qu'il était de soi très-concordant avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par le plus secret et le plus sensible recoin de la cabale. On se souviendra ici que, lors de l'orage du quiétisme, la politique société se divisa. Le gros, avec le P. La Chaise, le P. Bourdaloue, le P. La Rue, en un mot les jésuites de cour et du grand monde, furent contre M. de Cambrai, mais sans agir. Un petit nombre, et ce qui se peut appeler leur sanhédrin secret, fut pour ce prélat, et le servit sous main de toutes ses forces. Ainsi les puissances de Rome et de France ne furent point choquées, et les bons pères ne laissèrent pas d'aller à leur fait. Ceux-là demeurèrent intimement unis à M. de Cambrai, et par ceux-là en effet la société entière. Dans cette intimité de parti le P. Tellier avait toujours tenu les premiers rangs, et la liaison était d'autant plus étroite qu'elle était moins connue, et c'est ce qui avait le plus contribué au choix que les deux ducs en firent pour confesseur du roi. Je ne l'appris qu'après, mais j'en étais parfaitement instruit lors de ces menées pour le mariage, et c'était là le noeud secret de l'union du P. Tellier avec les deux ducs, d'où l'identité de leurs vues en faveur de Mademoiselle tirait une force dont ne s'apercevaient pas ceux-là mêmes qui étaient le plus avant dans l'intrigue du mariage.

Causant un jour avec M. le duc d'Orléans sur son départ alors pour l'Italie, la conversation tomba sur M. de Cambrai. Il échappa au prince que, si, par de ces hasards qu'il est impossible d'imaginer, il se trouvait le maître des affaires, ce prélat vivant et encore éloigné, le premier courrier qu'il dépêcherait serait à lui, pour le faire venir et lui donner part dans toutes. Ce mot ne tomba pas. J'eus grand soin d'en faire part aux deux ducs, dans le coeur et l'esprit desquels il fonda une bienveillance qui germa toujours, et que je parvins à porter jusqu'à un attachement, dans le secret profond mais intime duquel je fus seul entre eux, mais qui n'aurait pas ployé des gens si vertueux au mariage de Mademoiselle s'ils avaient eu la moindre lueur d'espérance d'un mariage étranger, et s'ils n'eussent pas très-distinctement vu les dangereuses suites de celui de Mlle de Bourbon pour Mgr le duc de Bourgogne, pour toute la famille royale immédiate et pour l'État, quoiqu'en particulier M. de Chevreuse eût déjà assez de liaison avec M. le duc d'Orléans par celles que son pauvre fils, le duc de Mont-fort, y avaient eues, par le goût des mêmes sciences, et par des dissertations que le duc de Chevreuse ne fuyait pas, parce qu'il les ramenait toutes à la religion, à laquelle il voulait ramener M. le duc d'Orléans. L'accord si peu connu, si sûr, si profond de tous ces ressorts, par des motifs divers et si cachés, fut un bonheur très-rare. Je me gardai bien d'en découvrir toutes les trames et la force à la paresse de Mme la duchesse d'Orléans, ni à la nonchalance et à l'indiscrétion de M. le duc d'Orléans.

Avec ces secours, je voulus encore m'aider d'un personnage qui, tout abattu qu'il fut auprès du roi, conservait toute sa juste considération dans le monde et les mêmes accès auprès de Mme de Maintenon, et qui, une fois bien persuadé en faveur de Mademoiselle, était capable de porter de grands coups. Ce fut le maréchal de Boufflers. Outre ces fortes raisons, je fus bien aise de l'attirer dans une union de desseins avec le duc de Beauvilliers, et peu à peu les disposer à s'unir solidement pour les suites; de l'écarter ainsi doucement de la cabale des seigneurs, et d'ôter à ceux-ci tout usage du maréchal, si, éventant la mine par quelque intérêt ou par celui seul de contrecarrer le duc de Beauvilliers, il leur prenait envie de nuire à Mademoiselle. Je n'eus pas peine à persuader Boufflers, mon ami si particulier, déjà enclin à M. le duc d'Orléans par la confidence qu'il lui avait faite de sa rupture avec Mme d'Argenton et de ce qui l'avait accompagnée. Une autre raison le jeta encore vers Mademoiselle: d'Antin était ami du maréchal de Villars. On a vu en son lieu combien il tomba dans les cabinets, et parlant au roi, sur la seconde lettre de Boufflers sur la bataille de Malplaquet, que je le sus aussitôt, et que j'en avertis Boufflers à son arrivée de Flandre. Il n'ignorait pas l'union intime de d'Antin avec Mme la Duchesse, si bien que, ravi de trouver des raisons solides pour le mariage de Mademoiselle, il me donna parole de la servir de tout son pouvoir. Il y avait cela de commode avec le maréchal de Boufflers que promettre et tenir, et bien exécuter, était pour lui même chose, et qu'avec ses amis intimes, comme je l'étais, il disait franchement ce qu'il pouvait, jusqu'à quel point et comment, tellement qu'on ne prenait point avec lui de fausses mesures, quand on était à cette portée avec lui et qu'il faisait tant que d'en vouloir bien prendre.

Telles furent les machines et les combinaisons de ces machines, que mon amitié pour ceux à qui j'étais attaché, ma haine pour Mme la Duchesse, mon attention sur ma situation présente et future, surent découvrir, agencer, faire marcher d'un mouvement juste et compassé, avec un accord exact et une force de levier, que l'espace du carême commença et perfectionna, dont je savais toutes les démarches, les embarras et les progrès par tous ces divers côtés qui me répondaient, et que tous les jours aussi je remontais en cadence réciproque.

CHAPITRE XI. §

Adresse de Mme la duchesse de Bourgogne. — Mot vif de Monseigneur contre le mariage de Mademoiselle, qui y sert beaucoup. — Tables réformées à Marly, où le roi ne nourrit plus les dames. — Mme la Duchesse à Marly dans le premier temps de son veuvage, et obtient d'y avoir ses filles. — Marly offert et refusé pour Mademoiselle. — Raisons et mesures pour presser le mariage. — Timidité de M. le duc d'Orléans, qui ne peut se résoudre de parler au roi, et s'engage à peine à lui écrire. — Nul homme logé à Marly au château. — Lettre de M. le duc d'Orléans au roi sur le mariage. — Courte analyse de la lettre. — Petits changements faits à la lettre, et pourquoi. — Difficultés à rendre la lettre au roi. — Étrange timidité de M. le duc d'Orléans, qui enfin la rend. — Succès de la lettre.

Vers la fin du carême, Mme la duchesse de Bourgogne, ayant sondé le roi et Mme de Maintenon, l'avait trouvée bien disposée et le roi sans éloignement. Un jour qu'on avait mené Mademoiselle voir le roi chez Mme de Maintenon, où par hasard Monseigneur se trouva, Mme la duchesse de Bourgogne la loua, et quand elle fut sortie, hasarda avec cette liberté et cette étourderie de dessein prémédité qu'elle employait quelquefois, de dire que c'était là une vraie femme pour M. le duc de Berry. À ce mot Monseigneur rougit de colère et répondit vivement que cela serait fort à propos pour récompenser le duc d'Orléans de ses affaires d'Espagne. En achevant ces paroles, il sortit brusquement et laissa la compagnie bien étonnée, qui ne s'attendait à rien moins d'un prince d'ordinaire si indifférent et toujours si mesuré. Mme la duchesse de Bourgogne, qui n'avait parlé de la sorte que pour tâter Monseigneur en présence, fut habile et hardie jusqu'au bout. Se tournant d'un air effarouché vers Mme de Maintenon: « Ma tante, lui dit-elle, ai-je dit une sottise? » Le roi, piqué, répondit pour Mme de Maintenon, et dit avec feu que si Mme la Duchesse le prenait sur ce ton-là et entreprenait d'empaumer Monseigneur, elle compterait avec lui. Mme de Maintenon aigrit la chose adroitement, en raisonnant sur cette vivacité si peu ordinaire à Monseigneur, et dit que Mme la Duchesse lui en ferait faire bien d'autres, puisqu'elle en était déjà venue jusque-là. La conversation diversement coupée et reprise s'avança avec émotion, et avec des réflexions qui nuisirent plus à Mlle de Bourbon que l'amitié de Monseigneur pour Mme la Duchesse ne la servit.

Cette aventure, que Mme la duchesse d'Orléans sut aussitôt par Mme le duchesse de Bourgogne, et qu'elle me rendit dès qu'elle l'eut apprise, me confirma dans ma pensée qu'il fallait presser et emporter d'assaut sur Monseigneur, en piquant d'honneur le roi contre Mme la Duchesse, lui faire sentir que l'effet de l'empire de cette princesse sur Monseigneur serait de le lui rendre difficile à conduire, combien plus si elle emportait avec lui le mariage de leurs enfants; qu'il ne fallait perdre aucune occasion de bien imprimer au roi la crainte d'avoir à commencer à compter avec Monseigneur, à ménager Mme la Duchesse, à n'oser leur refuser rien, non de ce que Monseigneur voudrait, mais de ce que Mme la Duchesse lui ferait vouloir, que, de maître absolu et paisible qu'il avait toujours été dans sa famille, il s'y verrait à son âge réduit en tutelle par des entraves qui, une fois usurpées, iraient toujours en augmentant. Je crus également nécessaire d'effrayer Mme de Maintenon, haïe comme elle l'était de Mme la Duchesse, et originellement de Monseigneur, laquelle à la longue serait rapprochée du roi par lui, par leur fille, par les menées et les artifices de d'Antin; que son crédit s'affaibliroit par là auprès du roi, et sans cela encore par les brassières où le roi se trouverait lui-même. J'en fis faire toute la peur à Mme la duchesse de Bourgogne, et pour elle-même encore, par la duchesse de Villeroy et par Mme de Lévi; à Mgr le duc de Bourgogne, par M. de Beauvilliers; à Mme de Maintenon par le maréchal de Boufflers; au roi même, par le P. Tellier; et toutes ces batteries réussirent.

Les choses en cet état, j'estimai qu'il les fallait laisser reposer et mâcher, ne les point gâter par un empressement à contre-temps, surtout ne pas exciter Mme la Duchesse par des mouvements, auxquels ce mot échappé et si fort relevé par Monseigneur la rendrait attentive, et la laisser assoupir dans la confiance en ses forces et le mépris de celles qui lui étaient opposées. Toutes ces mesures gagnèrent la semaine sainte. Je pris ce temps ordinaire d'aller à la Ferté, d'où je revins droit à Marly, le premier où le roi alla après l'audience qu'il m'avait accordée, comme je l'ai dit en son temps. Je le répète ici pour rendre les époques de toute cette grande intrigue plus certaines. J'appris en y arrivant une petite alarme qui ne m'effraya pas, mais dont je me servis pour faire renouveler, et de plus en plus inculquer à Mme la duchesse de Bourgogne tout ce qui était vrai à son égard et [à celui] de Mgr le duc de Bourgogne, dont je m'étais servi d'abord pour l'intéresser puissamment en Mademoiselle, et qui a été expliqué déjà. J'appris donc qu'un soir, pressée peut-être plus que de raison sur Mademoiselle par Mme d'O, et impatientée, elle lui montra du penchant pour un mariage étranger; et plût à Dieu qu'il eût pu se faire ! c'eût bien été aussi le mien, comme je l'ai dit plus haut, mais j'y ai rapporté en même temps les raisons qui le rendaient impossible, et il l'était devenu de plus en plus alors, tant par les menées de Mme la Duchesse que par les mesures en faveur de Mademoiselle; ainsi je ne répéterai rien là-dessus. Arrivant à Marly, j'y trouvai tout en trouble, le roi chagrin à ne le pouvoir cacher, lui toujours si maître de soi et de son visage, la cour dans l'opinion de quelque nouveau malheur qu'on ne se pouvait résoudre à déclarer. Quatre ou cinq jours s'y passèrent de la sorte; à la fin on sut et on vit de quoi il s'agissait. Le roi, informé que Paris et tout le public murmurait fort des dépenses de Marly, dans des temps où on ne pouvait fournir aux plus indispensables d'une guerre forcée et malheureuse, s'en piqua cette fois-là plus que tant d'autres qu'il avait reçu les mêmes avis, sans raison plus particulière, ou qu'au moins elle soit venue jusqu'à moi. Mais le dépit fut si grand que Mme de Maintenon eut toutes les peines du monde de l'empêcher, et par deux fois, de retourner tout court à Versailles, quoique ce voyage eût été annoncé pour dix-huit jours au moins. La fin fut que, au bout de ces quatre ou cinq jours, le roi déclara, avec un air de joie amère, qu'il ne nourrirait plus les dames à Marly; qu'il y dînerait désormais seul à son petit couvert comme à Versailles; qu'il souperait tous les jours à une table de seize couverts avec sa famille, et que le surplus des places serait rempli par des dames qui seraient averties dès le matin; que les princesses de sa famille auraient chacune une table pour les dames qu'elles amenaient, et que Mmes Voysin et Desmarest en tiendraient chacune une, pour que toutes les dames qui ne voudraient pas manger dans leur chambre eussent à choisir où aller. Il ajouta avec aigreur qu'il ne travaillerait plus à Marly qu'en amusements de bagatelles, et que de cette façon, n'y dépensant pas plus qu'à Versailles, il aurait au moins le plaisir d'y pouvoir être tant qu'il voudrait, sans qu'on pût le trouver mauvais. Il se trompa d'un bout à l'autre, et personne autre que lui n'y fut trompé, si tant est qu'il le fut en effet, sinon en croyant en imposer au monde.

Il fallut établir des tables, comme à Versailles, pour le bas étage de ce qui y avait bouche à cour, et qui vivait de la desserte des trois tables qui jusque-là étaient soir et matin servies dans un des petits salons pour le roi et les dames. Il fallut des cuisines aux princesses et d'autres appartenances, et tout aussitôt réparer ce qu'on avait pris pour cela par des bâtiments nouveaux, qui furent fort étendus pour pouvoir mener plus de monde. Les ateliers et les noms furent changés, mais d'Antin laissa subsister les ouvrages sous une autre face. L'épargne en effet demeura nulle, les ennemis se moquèrent de ce retranchement avec insulte, les plaintes des sujets ne cessèrent point, et l'interruption du courant des affaires, souvent importantes et pressées, ne fit qu'augmenter par l'allongement et la fréquence de ces voyages dont le roi avait compté de s'acquérir ainsi toute la liberté.

Mme la Duchesse, qui voulait tenir Monseigneur de près, et qui connaissoit le danger de l'interruption d'un continuel commerce, avait, contre toute bienséance, dans ses deux premiers mois de deuil, obtenu d'être de tous les voyages de Marly. Ce n'avait pas été sans peine, sans autre raison toutefois que le roi, qui voulait que ses tables fussent toujours remplies sans que personne y manquât (et ce ne fut que dans la première huitaine de ce Marly qu'il les retrancha), et qui était jaloux aussi que le salon fût toujours vif et plein, craignait que l'appartement de Mme la Duchesse, qui n'en pouvait sortir que par le cabinet du roi après son souper, fît une diversion qui éclaircirait fort l'un et l'autre. Elle promit là-dessus l'attention la plus discrète, à laquelle le roi se rendit voyant qu'il fallait céder ou défendre, à quoi il ne voulut pas se porter. Le retranchement des tables, qui suivit de si près le commencement de ce voyage, élargit Mme la Duchesse pour les suites. Elle voulut avoir à Marly Mlles de Bourbon et de Charolais, les deux de ses six filles qui étaient élevées auprès d'elle, et qui avaient eu pour elles deux un méchant petit logement, tout en haut, à Versailles, lorsque Cavoye le quitta pour celui de M. de Duras. Mme la Duchesse allégua l'épargne, l'état de ses affaires et la dépense d'avoir une table et un détachement de sa maison pour ses filles à Versailles, pendant les Marlys. Le roi y consentit. Elle avait d'autres raisons: elle voulait en amuser Monseigneur; suppléer par elles à ce dont son état de veuve l'empêchait; accoutumer le roi à leur visage, avec qui il était difficile qu'elles ne soupassent pas souvent; détourner Monseigneur, qui ne pouvait jouer chez elle dans ces premiers temps et qui s'ennuyait chez Mme la princesse de Conti, de s'adonner chez Mme la duchesse de Bourgogne, et par ses filles, bourdonnant dans le salon autour de lui, des particuliers momentanés qu'il pouvait avoir avec Mme la duchesse de Bourgogne, souvent si utiles à faute d'autres que ces gens-là ne savent pas se donner dans leur famille; enfin les tenir avec lui à jouer chez Mme la princesse de Conti, sa dupe éternelle, qui espérait se rapprocher de Monseigneur en la servant à son gré, et qui, pour les yeux, était une autre elle-même dans le salon, où avec sa cabale, Mme la Duchesse n'ignorait rien de ce qui s'y passait de plus futile.

Dès que cela fut accordé, le roi, qui voulait toujours tenir égale la balance entre ses filles, proposa à Mme la duchesse d'Orléans que Mademoiselle fût de tous les Marlys. Elle était à Versailles, son rang était réglé avec les princesses du sang; ainsi nulle difficulté. Cette proposition fut la matière d'une délibération entre M. et Mme la duchesse d'Orléans et moi. Après avoir bien discuté le pour et le contre, nous nous trouvâmes tous trois du même avis de laisser Mademoiselle à Versailles, et de ne s'embarrasser point de voir Mlle de Bourbon passer les journées dans le même salon, et souvent à la même table de jeu que M. le duc de Berry, se faire admirer de la cour, voltiger autour de Monseigneur, et accoutumer le roi à elle. Ce n'était aucune de ces bagatelles qui ferait son mariage; mais d'avoir Mademoiselle à Marly pouvait rompre le sien, exposée comme elle serait à toutes les pièces, qu'une malice si intéressée et si connue, et à toutes les affaires les plus fausses ou les plus imprévues, que la même malignité lui susciterait, soutenues de cette audacieuse cabale, et de Monseigneur même, sous les yeux de M. le duc de Berry qu'on dégoûterait, du roi qu'on embarrasserait, et qui se trouverait infiniment importuné des éclaircissements et des plaintes que Mme la duchesse de Bourgogne ne pourrait pas toujours soutenir, et qui lasseraient la faiblesse de Mme de Maintenon, toutes choses très-dangereuses au mariage et très-inutiles à hasarder. Nous conclûmes donc à remercier, et à ne rien changer à la vie séparée de Mademoiselle, et ce refus fut fort approuvé.

Dans cet état de choses, je fus frappé de l'importance d'aller rapidement en avant. Je sentis toute la force de ces nouvelles mesures de Mme la Duchesse, et je prévis que, plus on perdrait de temps, moins il deviendrait favorable à Mademoiselle. Mme la duchesse de Bourgogne, que je fis presser, fut du même avis; le P. Tellier, avec qui j'avais souvent conféré, et qui passait deux jours chaque semaine à Marly, pensa de même; M. de Beauvilliers aussi. Un jour que Mme la duchesse d'Orléans se trouva légèrement indisposée, il monta avec moi dans sa chambre, où, dans un coin écarté de la compagnie, il traita cette matière à découvert entre M. le duc d'Orléans et moi, et j'en fus ravi dans l'espérance que cela encouragerait ce prince. Le maréchal de Boufflers fut du même sentiment, et pressa Mme de Maintenon utilement. Je fis en sorte que Mme la duchesse d'Orléans, qui n'était pas en état de descendre, fît prier Mme la duchesse de Bourgogne, par la duchesse de Villeroy, de monter chez elle. Je dis que je fis en sorte, parce que, paresse ou timidité, avec un désir extrême, cette princesse ne se remuait qu'à force de bras. Mme la duchesse de Bourgogne y monta. Le tête-à-tête dura plus d'une heure.

Les fréquents particuliers entre la duchesse de Villeroy, Mme de Lévi, M. et Mme d'O, Mme la duchesse de Bourgogne les uns avec les autres, les miens surtout chez Mme la duchesse d'Orléans, et à toutes heures, quoiqu'ils parussent moins, donnèrent à parler au courtisan curieux et oisif; ce qui, suivi de cette longue conférence de Mme la duchesse de Bourgogne chez Mme la duchesse d'Orléans, alarma Mme la Duchesse; dont il résulta que Monseignenr se fronça encore plus qu'à l'ordinaire avec M. le duc d'Orléans, se rengorgea avec Mme la duchesse de Bourgogne, et se montra plus rêveur et plus froid au roi pour en être moins accessible. Toutes ces choses me hâtèrent de plus en plus. Après avoir fort concerté toutes choses, et m'être assuré du succès de diverses tentatives et de Mme de Main-tenon, nous proposâmes Mme la duchesse d'Orléans et moi, à M. le duc d'Orléans, de parler au roi. D'abord il se hérissa, mais battu presque sans cesse un jour et demi de suite, et ne pouvant nous résister, armés comme nous l'étions de l'avis et du concert de Mme la duchesse de Bourgogne, de Mme de Maintenon, de M. de Beauvilliers, du maréchal de Boufflers et du P. Tellier, il nous dit franchement qu'il ne savait comment s'y prendre, que le mariage en soi était ridicule à proposer dans un temps de guerre et de misère, et le mariage de sa fille plus fou et plus insensé que nul autre. Mme la duchesse d'Orléans se trouva étrangement étourdie de cet aveu si nettement négatif; pour moi, il ne me mit qu'en colère.

Je répondis qu'il se faisait tous les jours tant de sottises gratuites qu'il en pouvait bien espérer une en sa faveur, et n'être retenu de la demander, puisqu'elle lui était si importante. Je n'y gagnai rien. Après avoir longtemps disputé, il nous dit franchement qu'il n'avait ni le front ni le courage de parler, et que, s'il le faisait dans cette disposition, ce serait si mal qu'il ne ferait que gâter son affaire. Toutefois sans cela elle ne se pouvait amener au delà des termes où elle se trouvait conduite, et il s'agissait de la bâcler sous peine de la manquer sans retour. Réduite en ces termes, et Mme la duchesse d'Orléans, pour ainsi dire pétrifiée de surprise et de douleur, je pris mon parti; ce fut de proposer à M. le duc d'Orléans, puisqu'il était fermé à ne point parler au roi, au moins de lui écrire et de lui rendre sa lettre lui-même. Cette proposition rendit la vie et la parole à Mme la duchesse d'Orléans, qui applaudit à cet avis qu'elle-même avait mis en avant d'abord à la proposition de parler, et j'y avais résisté comme beaucoup plus faible que la parole, et j'y étais revenu lorsque je ne vis point d'autre ressource. Pour Mme la duchesse d'Orléans, elle crut toujours qu'une lettre qui demeurait, et qui se pouvait relire plus d'une fois dans un intérieur de gens favorables, valait mieux que le discours. Le succès montra qu'elle avait raison. M. le duc d'Orléans y consentit. Je craignis ses réflexions, et je le pressai d'écrire sur-le-champ. Il logeait toujours en bas du premier pavillon du côté de la chapelle, avec M. le Prince ou M. le prince de Conti en haut, après leur mort avec M. de Beauvilliers. Le voyage suivant cela fut changé. Il eut pour toujours un logement au château, en haut, de suite de celui de Mme sa femme, où, pour le dire en passant, il n'y avait eu au château d'hommes logés que les fils de France, et le capitaine des gardes en quartier, et aucune femme mariée que les filles de France et enfin Mme la duchesse d'Orléans. Tant que le roi vécut cela ne fut point autrement, sinon en faveur de M. et Mme la duchesse d'Orléans.

Comme M. le duc d'Orléans sortait, Mme la duchesse d'Orléans me dit d'un air peiné: « Allez-vous le quitter ? » puis: « N'écrirez-vous point ? » Elle voulait que je fisse la lettre. Je suivis donc M. le duc d'Orléans qui, en arrivant chez lui, où il n'eut jamais ni plume, ni encre, ni papier, demanda à ses gens de quoi écrire, qui en apportèrent de fort mauvais. Il me proposa que nous fissions la lettre ensemble; mais importuné dès la première ligne, je lui en remontrai l'inconvénient et le priai de faire sa lettre et moi une autre; qu'il chaisirait après, ou corrigerait et ajoute-roit ce qu'il voudrait; et là-dessus je me mis à écrire. Vers le milieu de ma lettre, que je fis rapidement tout de suite, le hasard me fit lever les yeux sur lui, en prenant de l'encre dans ma plume; et je vis qu'il n'avait pas écrit un mot depuis que nous avions cessé de faire ensemble, et que, couché dans sa chaise, il me voyait écrire tranquillement. Je lui en dis mon avis en un mot, et continuai. Il me dit pour raison qu'il n'était non plus en état d'écrire que de parler. Je ne voulus pas contester. Cette lettre qui emporta le mariage, et qui peint mieux que les portraits l'intérieur du roi, par le tour dont elle s'exprime, pour l'emporter comme elle fit, mérite par ces raisons d'être insérée ici, et n'est pas d'ailleurs assez longue pour être renvoyée aux Pièces. La voici telle que je la fis d'un seul trait de plume en présence de M. le duc d'Orléans, comme je viens de le dire:

« Sire,

« Plusieurs pensées m'occupent et me pénètrent depuis longtemps, que je ne puis plus me refuser de représenter à Votre Majesté, puisqu'elles ne peuvent lui déplaire, et que depuis peu diverses occasions ont tellement grossi dans mon coeur et dans mon esprit les sentiments qu'elles y ont fait naître que je ne puis que je ne les porte aux pieds de Votre Majesté, avec cette confiance que vos anciennes bontés, et, si j'ose l'ajouter, que le sang inspirent; et je le fais par écrit dans la crainte de ma plénitude, qui est telle que j'aurais appréhendé de vous parler trop diffusément. Il y a deux ans, Sire, que Votre Majesté fit naître en moi des espérances flatteuses du mariage de M. le duc de Berry avec ma fille. Elle me fit l'honneur de me dire qu'il n'y avait point en Europe de princesse étrangère qui lui convînt, et j'ose ajouter que la France ne lui en peut offrir aucune au préjudice de ma fille. J'ai vécu depuis dans ce raisonnable désir que vous-même m'avez accru. Je vois cependant que le temps s'écoule, et qu'en s'écoulant vous prenez plaisir à combler votre famille de nouveaux biens. Quelles grâces à la fois pour Mme la Duchesse que sa pension, celle de son fils, la charge de grand maître et le gouvernement de Bourgogne! Quelle faveur à M. du Maine que la survivance de colonel général des Suisses et Grisons, et de grand maître de l'artillerie pour ses enfants, et un rang qui les égale au mien! Vous m'avez fait son beau-frère, et je suis bien aise de ses avantages; mais qu'il me soit permis de vous représenter, avec toute sorte de respect, que l'état de ma famille est tel, que, si je mourais, il ne serait pas en la puissance de votre amitié de lui en donner des marques semblables; puisque les honneurs que je tiens de vous ne lui passeraient pas, et que, n'ayant ni gouvernement ni charge, elle ne peut être revêtue de rien, par quoi mes enfants seraient bien moindres en effet, quoique si fort aînés des autres, et vos petits-enfants comme eux. Qu'est-il donc au pouvoir de Votre Majesté de faire, pour eux et pour moi, qu'un mariage que je ne puis douter qui ne soit de son goût, par ce qu'elle m'a fait la grâce de m'en dire le premier, qui réunit tous ses enfants, et qui assure une protection aux miens, quelque dénués qu'il soient d'ailleurs, jusqu'à l'accomplissement duquel je suis sans cesse entre la crainte et l'espérance? Voilà, Sire, mes raisons de père qui me touchent sensiblement; mais j'en ai d'autres qui me tiennent encore bien plus vivement au coeur, et qui me le serrent, de sorte qu'il n'est pas que vous ne vous intéressassiez à me rendre le repos, si vous étiez informé de tout ce que je souffre.

« Vous avez nouvellement comblé toute votre famille de biens, et moi seul je me trouve excepté. Vous avez cherché à consoler Mme du Maine du chagrin qu'elle s'est voulu faire sur son rang, moi seul je me trouve encore égalé aux princes du sang à votre communion. Je me trouve condamné, en la personne de mes filles, sur le rang que j'avais cru devoir prétendre pour elles. J'étouffe mon chagrin par soumission, et pour vous rendre un plus profond respect. Rien cependant ne me console, et rien ne s'avance pour l'unique chose qui pourrait le faire. Que puis-je penser là-dessus, Sire, sinon de craindre de n'être pas avec Votre Majesté comme j'ose dire que le mérite mon coeur pour elle, ou qu'il se présente un autre obstacle, que je vois depuis longtemps se former avec art et se grossir de même? Car pour la conjoncture des temps, tout apprend, et ces derniers exemples, que vous êtes trop grand, trop absolu, trop maître pour qu'une semblable raison arrête ce que vous voulez faire; et puisque l'état des princesses de l'Europe est tel que le mariage de M. le duc de Berry ne peut rien influer à la paix, votre amitié et votre autorité peuvent trouver les expédients nécessaires de passer en ma faveur, comme vous avez fait pour les autres, par-dessus la conjoncture des temps. Mon malheur est donc tel que je ne puis plus attribuer le silence sur ce mariage qu'à votre volonté, et j'en mourrais de douleur, et qu'à l'éloignement qu'on ne cesse de donner contre moi, avec toute la malignité et l'artifice possible, à celui dont la bonté et l'équité naturelle, l'ancienne amitié pour moi en rendrait tout à fait incapable sans un crédit aussi grand, et dont l'augmentation continuelle ne promet qu'une division que rien ne pourra éteindre dans votre maison si j'en deviens la victime, dans un temps surtout où, contents ou jamais, on ne devrait avoir aucune aigreur de reste. C'est donc, Sire, mon extrême et respectueuse tendresse pour votre personne, mon attachement pour celle de Monseigneur, qui plus que tout me fait du désir de me voir rapprocher de Votre Majesté et de lui par les liens les plus étroits et les plus intimes, et qui, d'ailleurs, terminant toute aversion, et me donnant lieu de m'unir par ma seconde fille avec Mme la Duchesse, liera son fils à M. le duc de Berry par un honneur semblable à celui que mon fils en recevra lui-même. Ces considérations sont telles que j'espère enfin qu'elles toucheront le bon coeur de Votre Majesté, et je lui demande avec toute l'instance dont peut être capable, avec le plus profond respect, Sire, de Votre Majesté,

« Le très-humble, » etc.

J'avais tâché de faire entrer dans cette lettre tout ce qui pouvait porter à une détermination prompte: une préface touchante par le respect, la confiance et le souvenir que la pensée de ce mariage était d'abord venue du roi; une énumération ensuite des prodigieux bienfaits si récemment répandus sur Mme la Duchesse et sur M. du Maine; une comparaison forte, mais légère, de sa nudité, en faisant délicatement souvenir le roi qu'il l'avait marié, et ne faisant que montrer, comme à la dérobée, la grandeur de sa naissance en leur comparaison; ne tirer droit que parce que ses enfants étaient aussi ses petits-enfants, flatterie la plus puissante sur le roi. J'essaye de découvrir avec douceur et sacrifice les divers griefs de rang, et de montrer qu'en tout il ne peut y avoir de dédommagement que le mariage. Passant de là à des tendresses bienséantes à un neveu et à un gendre si élevé, je présente l'empire de Mme la Duchesse sur Monseigneur, avec la force précisément nécessaire pour se faire sentir, et la mesure propre a écarter de soi l'amertume; d'où, après les louanges, l'excuse de Monseigneur et une échappée de tendresse pour lui, sort tout à coup une menace qui sans rien exprimer dit tout, et le dit avec force, sans toutefois pouvoir blesser; de là, se rabattant sur l'union, propose de la rendre effective par un autre mariage, et adoucit ainsi tout ce qui a échappé de fort, mais laisse ces idées vives en leur entier, en finissant tout court par des tendresses les plus pressantes de terminer enfin ce mariage.

Dès que la lettre fut achevée, je la lus à M. le duc d'Orléans, qui de bonne foi, ou de paresse, la trouva admirable, sans y vouloir changer rien. Comme je l'avais écrite rapidement et d'une petite écriture, dont je me sers pour écrire vite et me suivre moi-même, je me défiai des mauvais yeux de M. le duc d'Orléans; ainsi je la lui donnai pour voir s'il la lirait bien. La précaution fut sage. Il ne put en venir à bout, de sorte que je m'en allai chez moi en faire une copie qu'il pût lire, avec promesse de la lui porter le soir même chez Mme la duchesse d'Orléans. Il était tard quand je l'eus achevée. Je trouvai Pontchartrain à table, chez qui je devais souper, et que je quittai au sortir de table, pour aller chez Mme la duchesse d'Orléans. Cela fit deux contre-temps qu'il n'y eut pas moyen d'éviter et qui me fâchèrent. Pontchartrain était d'une curiosité insupportable, grand fureteur et inquisiteur, sur ses meilleurs amis comme sur les autres; cette arrivée à table, et cette retraite immédiatement après, le mit en éveil et sa compagnie, quoiqu'ils n'eussent pu rien remarquer en moi pendant le souper, et dans la suite il ne m'épargna pas les questions, qui ne lui acquirent pas la moindre lumière. L'autre fut que je trouvai le roi retiré. Cela fut cause que je ne voulus pas m'arrêter chez Mme la duchesse d'Orléans, où elle et M. le duc d'Orléans m'attendaient avec impatience. Ils voulurent me retenir à lire la lettre, mais je me contentai de leur laisser la copie que j'avais faite pour leur donner, et ne voulus pas être remarqué pour sortir si tard de chez elle. Je n'y gagnai rien. On le sut, on en fut en curiosité, mais elle fut peu satisfaite. Le lendemain ils me remercièrent l'un et l'autre plus en détail. M. le duc d'Orléans avait copié la lettre et brûlé la copie qu'il en avait de moi, et sa lettre était toute cachetée. Ils me dirent qu'ils avaient un peu abrégé la préface, omis la communion du roi, et adouci cette phrase, trop grand, trop absolu, trop maître, et que du reste elle avait été copiée mot pour mot. S'ils y avaient fait d'autres changements, ils me les auraient dits tout de même; ainsi j'ai inséré ma lettre ici en marquant ces changements. Le préambule abrégé, je l'avais fait tel qu'il était pour disposer le roi à n'être pas effarouché; la communion, grief qui me touchait à la vérité, mais qui ne blessait pas moins le rang de M. le duc d'Orléans, je l'avais mise pour faire sentir au roi que ce prince était maltraité pour l'amour des autres, et l'exciter d'autant au seul dédommagement qu'il pouvait lui donner; je sentis à l'instant la double raison qui l'avait fait supprimer à Mme la duchesse d'Orléans: l'intérêt de M. son fils que, depuis le règlement fait contre sa prétention pour ses filles, elle ne pouvait espérer de faire plus que prince du sang; et celui des bâtards égalés en tout aux princes du sang, qui lui était encore bien plus cher que celui de M. son fils, chose monstrueuse, mais qui se trouvera bien au net dans la suite. L'adoucissement de la phrase, je n'en compris pas la raison, d'autant que rien ne flattait plus le roi que l'opinion et l'étalage de son autorité, et qu'il s'agissait là de l'en piquer pour l'engager à forcer Monseigneur; mais la lettre étant copiée et cachetée, et ces changements au fond n'altérant rien d'important à représenter, je ne fis nul semblant de ne les approuver pas. Mme la duchesse d'Orléans fut fort touchée de l'énumération des grâces nouvellement faites à Mme la Duchesse et à M. du Maine, de la mention du poids de ce pouvoir de Mme la Duchesse sur Monseigneur, surtout de la menace mêlée de tendresse; et elle espéra beaucoup de l'effet de cette lettre.

Il fut après question de la donner au roi, et ce ne fut pas une petite affaire. La confidence en fut faite à Mme la duchesse de Bourgogne, et par elle à Mme de Maintenon, de la lettre s'entend, non du vrai auteur, et toutes deux l'approuvèrent, mais pressèrent de la remettre. La même confidence fut aussi faite au P. Tellier par le P. du Trévoux, afin qu'elle fût plus obligeante par cette voie que par la mienne, comme venant plus purement de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. Le confesseur promit d'agir en conséquence. Lui et moi en conférâmes, et il tint bien sa parole. Je la fis aussi à M. de Beauvilliers pour Mgr le duc de Bourgogne. Elle n'alla pas au delà, pour en mieux conserver le secret dans le pur nécessaire au succès. Pour rendre cette lettre, il fallait trouver une jointure où le roi et Mme de Maintenon, toute bien intentionnée qu'elle était, fussent de bonne humeur; où elle passât la journée à Marly, car elle allait presque tous les jours à Saint-Cyr, et ces jours-là le roi ne la voyait que le soir; où le P. Tellier fût à Marly, qu'il n'y venait que le mercredi ou souvent le jeudi jusqu'au samedi; enfin éviter que d'Antin vît donner la lettre, qui était toujours dans les cabinets, et qui, sur une démarche aussi peu ordinaire, ne manquerait pas d'alarme et de soupçons, et de les donner à l'instant à Monseigneur et à Mme la Duchesse, qu'il s'agissait sur toutes choses de maintenir dans la tranquille sécurité qu'ils avaient prise. Tant de choses à ajuster à la fois étaient affaire bien difficile. Toutefois le hasard les présenta toutes le vendredi et le samedi suivant, sans que l'extrême timidité de M. le duc d'Orléans à l'égard du roi eût osé en profiter, quoique sa lettre toujours en poche.

Cependant Mme la duchesse de Bourgogne pressait sans cesse Mme la duchesse d'Orléans, tant de sa part que de celle de Mme de Maintenon. Huit jours après, le vendredi matin, je sus par Maréchal que le roi se portait bien, et avait été gaillard avec eux à son premier petit lever; que Mme de Maintenon ne sortait point de chez elle de tout le jour; car elle avait un autre petit appartement avec une tribune sur la chapelle qu'on appelait le Repos, sanctuaire tout particulier où elle allait souvent se cacher quand elle n'allait pas à Saint-Cyr. Le P. Tellier était à Marly comme tous les vendredis; et de grande fortune, d'Antin était allé faire une course à Paris. Je trouvai M. le duc d'Orléans dans le salon, comme le roi revenant de la messe entrait chez Mme de Maintenon, comme il faisait toujours à Marly quand elle y était les matins. Je dis à M. le duc d'Orléans ce que j'avais appris, je lui demandai combien de temps encore il avait résolu de garder sa lettre en poche. Je lui dis que j'étais bien informé que Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon même blâmaient fort sa lenteur. Je lui appris que le monde s'apercevait à son air rêveur et embarrassé qu'il avait quelque chose dans la tête, et que la visite et le tête-à-tête de Mme la duchesse de Bourgogne chez Mme la duchesse d'Orléans, et nos divers particuliers, avaient été fort remarqués. Il voulait, il n'osait. Nous fûmes ainsi trois bons quarts d'heure en dispute dans ce salon, rempli à ces heures-là des plus considérables courtisans qui nous voyaient et que je mourais de peur qui ne nous remarquassent. Enfin le roi passa de chez Mme de Maintenon chez lui, et le salon se vida dans le petit salon entre-deux, et dans sa chambre. Alors je pressai M. le duc d'Orléans de toute ma force d'aller donner sa lettre. Il s'avançait vers le petit salon, puis tournait le dos à la mangeoire. Moi toujours l'exhortant, je le serrais de l'épaule vers le petit salon, je faisais le tour de lui pour le remettre entre ce petit salon et moi quand il s'en était écarté, et ce manége se fît à tant de reprises que j'étais sur les épines de ce peu de gens du commun restés dans le grand salon, et des courtisans qui, du petit, nous pouvaient voir pirouettant de la sorte, à travers la grande porte vitrée. Toutefois je fis tant qu'à force de propos, de tours, et d'épaule, je le poussai dans le petit salon, et de là encore avec peine jusqu'à la porte de la chambre du roi, tout ouverte. Alors il n'y eut plus à rebrousser, il fallut pousser jusque dans le cabinet. Restait s'il oserait enfin y donner sa lettre.

J'entrai lentement pour ne pas traverser la chambre avec lui, et je gagnai la croisée la plus proche du cabinet, dans la profondeur de laquelle on me fit place sur un ployant, où je m'assis auprès du maréchal de Boufflers, avec M. de Bouillon, M. de La Rochefoucauld, le duc de Tresmes et le premier écuyer, en attendant que le roi sortît pour prendre d'autres habits et aller dans ses jardins. Je n'avais pas été trois ou quatre Pater assis que je vis avec surprise sortir M. le duc d'Orléans, qui brossa la chambre et disparut. Je ne fis que me lever et me rasseoir avec les autres, bien en peine de ce qui s'était pu passer dans des instants si-courts. Le roi fut assez longtemps sans sortir. Enfin il vint, changea d'habit, et alla à la promenade, où je le suivis. Tant à son habiller qu'à sa promenade j'observai soigneusement son maintien. Jamais homme n'en fut plus le maître; mais comme il était impossible qu'il se pût douter que qui que ce fût de ce qui l'environnait sût que M. le duc d'Orléans devait lui avoir donné une lettre, je voulus voir s'il serait gai, ou sérieux et concentré. Je ne le trouvai rien de tout cela, mais entièrement à son ordinaire, de sorte que je demeurai fort en peine de ce que la lettre était devenue. Après quelques tours, le roi s'arrêta au bassin des carpes, du côté de Mme la Duchesse. M. le duc d'Orléans l'y vint joindre sans se trop approcher de lui. Un peu après, le roi tourna pour se promener ailleurs. Je me tins en arrière, M. le duc d'Orléans aussi, dans l'impatience réciproque de nous parler. Il me dit qu'il avait donné sa lettre, que d'abord le roi surpris lui avait demandé ce qu'il lui voulait, qu'il lui avait dit: rien qui lui pût déplaire, qu'il le verrait par sa lettre, et que ce n'était pas chose dont il pût aisément lui parler; que sur cette réponse, le roi, plus ouvert, lui avait dit qu'il la lirait avec attention, sur quoi il était sorti pour ne pas laisser refroidir la première curiosité; et qu'en effet, étant près de la porte, il avait tourné un peu la tête, et vu que le roi ouvrait sa lettre. Ce mot dit, nous rejoignîmes la queue de la suite du roi, pour nous mêler et reparaître séparément. Je me sentis bien soulagé d'une si grande affaire faite, et j'avoue que ce ne fut pas sans émotion que j'attendis le succès de mon travail.

L'attente ne fut pas longue. J'appris le lendemain, par M. le duc d'Orléans, que le roi lui avait dit qu'il avait lu deux fois sa lettre; qu'elle méritait grande attention; qu'il lui avait fait plaisir de lui écrire plutôt que de lui parler; qu'il désirait lui donner contentement, mais que Monseigneur serait difficile, et qu'il perdrait son temps pour lui en parler. En même temps je sus de Mme la duchesse d'Orléans que le roi avait lu la lettre, dès le vendredi au soir, chez Mme de Maintenon, entre elle et Mme la duchesse de Bourgogne; qu'il l'avait goûtée, louée, et approuvé le désir et les raisons qu'elle contenait; que Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne l'avaient fortement appuyée; que leur embarras était Monseigneur, sur lequel ils avaient fort raisonné ensemble, et conclu qu'il fallait l'y faire consentir avec douceur et amitié, bien prendre son temps, n'en point perdre, et que ce fût le roi qui parlât pour forcer d'autant plus Monseigneur qui ne lui avait encore jamais dit non à rien. C'était de Mme la duchesse de Bourgogne que Mme la duchesse d'Orléans tenait tout ce récit. Peu de jours après, nous sûmes par le P. du Trévoux que le roi avait parlé de la lettre au P. Tellier en même sens que je viens de le dire; que le confesseur l'avait confirmé dans ces sentiments, l'avait affermi sur Monseigneur et persuadé de finir tout le plus tôt qu'il serait possible. Dans cette heureuse situation je fus d'avis que M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans ne gâtassent rien par un empressement que l'engagement si formel du roi rendait pire qu'inutile, et gardassent une conduite unie et serrée pour ne réveiller pas Mme la Duchesse et les siens, et ne troubler pas leur sécurité parfaite, tandis que la mine se chargeait sous leurs pieds sans qu'ils s'en aperçussent, et que le feu était déjà au saucisson, et que l'effet n'en pouvait être que fort peu éloigné. Ils m'en crurent. Leur joie, qu'ils contraignaient au dehors, était sans pareille, la mienne était égale à la leur, mais elle ne fut pas sans amertume.

CHAPITRE XII. §

Attaques de Mme la duchesse d'Orléans à moi pour faire Mme de Saint-Simon dame d'honneur de sa fille, devenant duchesse de Berry. — Mesures pour éviter la place de dame d'honneur. — Audience de Mme la duchesse de Bourgogne à Mme de Saint-Simon sur la place de dame d'honneur. — Situation personnelle de Mme la duchesse d'Orléans avec Monseigneur, guère meilleure que celle de M. le duc d'Orléans. — Projet d'approcher M. et Mme la duchesse d'Orléans de Mlle Choin. — Curieux tête-à-tête là-dessus, et sur la cour intérieure de Monseigneur, entre Bignon, ami intime de la Choin, et moi.

Dès les premiers temps du mouvement effectif de ce mariage, Mme la duchesse d'Orléans me demanda, d'un ton trop significatif pour n'être pas entendu, qui on pourrait mettre dame d'honneur de sa fille si elle devenait duchesse de Berry. Je saisis donc incontinent sa pensée, et lui répondis exprès, d'un ton ferme et élevé, de faire seulement le mariage, et qu'elle aviserait après de reste à une dame d'honneur, dont elle ne manquerait pas. Elle se tut tout court, M. le duc d'Orléans ne dit pas un mot, et je changeai sur-le-champ de discours. De ce moment, jusqu'à la grande force de l'affaire, elle ne me parla plus de dame d'honneur; mais, deux jours avant que je fisse la lettre dont il vient d'être parlé, elle dans son lit et moi tête à tête avec elle, au milieu d'une conversation très-importante sur le mariage: « Pour cela, interrompit-elle tout à coup en me regardant attentivement, si cette affaire réussit, nous serions trop heureux si nous avions Mme de Saint-Simon pour dame d'honneur. Madame, lui répondis-je, votre bonté pour elle vous fait parler ainsi. Elle est trop jeune et point du tout capable de cet emploi. Mais pourquoi? » interrompit-elle, et se mit sur ses louanges en tout genre.

Après l'avoir écoutée quelques moments je l'interrompis à mon tour, en l'assurant qu'elle ne convenait point à cette place; et je me mis à lui en nommer d'autres, les plus dans son intimité ou dans sa liaison. À chacune elle trouvait un cas à redire, que je combattais à mesure vainement. Sur une entre autres tout à fait son intime et aussi extrêmement de mes amies, elle me fit entendre qu'il y avait eu un court espace de sa vie qui ne cadrait pas avec la garde d'une jeune princesse. Je souris et je dis que par cela même elle y était plus propre; que rien n'était plus rare qu'une femme aimable sans galanterie, mais qu'il était si extraordinaire de n'en avoir eu qu'une seule en sa vie, conduite modestement et finie sans retour ni rechute, que cela devait tenir lieu d'un mérite fort singulier. Mme la duchesse d'Orléans sourit à son tour; elle me répondit que rien n'était plus avantageusement tourné pour cette dame que ce que je disais, mais qu'il fallait que je lui avouasse aussi qu'une femme aimable qui n'avait jamais eu ni galanterie ni soupçon était fort au-dessus de celle qui n'en avait eu qu'une; que c'était une chose encore bien plus rare, et que Mme de Saint-Simon était celle-là. Je convins de cette vérité, mais je me rabattis tout court sur l'âge, le peu de capacité à cet égard, et je continuai tout de suite à lui en nommer un grand nombre, et elle de ne s'accommoder d'aucune. J'en pris occasion de la trouver aussi trop difficile, et de lui dire que, pour soulager sa mémoire et la mienne, je lui apporterais une liste de toutes les dames titrées, parce que je comprenais bien qu'avec l'étrange exemple et si nouveau des deux dames d'honneur de Madame on n'en voudrait point d'autres pour une duchesse de Berry; que dans ce nombre il était impossible qu'il ne s'en trouvât plusieurs très-convenables, et qu'elle-même en demeurerait convaincue. Cela dit, je changeai tout de suite de propos.

Le lendemain j'allai chez elle, ma liste en poche, résolu de lui bien faire entendre que mes réponses n'étaient pas modestie, mais refus absolu civilement tourné. Je trouvai chez elle un très-petit nombre de compagnie très-familière; mais il fallait le tête-à-tête pour reprendre les propos de la veille. Je tournai doucement la conversation sur le grand-nombre de tabourets, je parvins naturellement à les faire nommer, et, sous prétexte de soulager la mémoire, de tirer la liste de ma poche disant, en regardant bien Mme la duchesse d'Orléans, que je l'y avais oubliée depuis quelques jours que j'en avais eu besoin. Je la lus et la remis dans ma poche après lui avoir ainsi témoigné que je lui tenais promptement parole, autant que cela se pouvait sans être seuls, résolu, après ce que je venais de faire, de ne remettre pas ce propos le premier avec elle, qui devait bien entendre ce que je pensais là-dessus, et qui ne l'entendit que de reste, mais qui avait résolu de ne le pas entendre. Ce redoublement d'attaque si vive, et si à découvert, me donna beaucoup d'inquiétude, et à Mme de Saint-Simon encore plus. Elle et moi abhorrions également une place si au-dessous de nous en naissance et en dignité; et, bien que nous comprissions que l'orgueil royal n'y mettrait qu'une femme assise, nous ne voulions pas au moins que ce ravalement portât sur nous. Nous crûmes donc qu'il était à propos de prendre nos mesures de bonne heure, moi de parler net au duc de Beauvilliers, et Mme de Saint-Simon à Mme la duchesse de Bourgogne, puisque d'en dire davantage à Mme la duchesse d'Orléans, après ce qui s'était passé avec elle, n'arrêterait ni ses désirs ni ses pas, et ne servirait au contraire qu'à la faire agir à son insu et plus fortement.

Cette résolution prise, je fis souvenir le duc de Beauvilliers de ce que je lui avais dit, il y avait deux ans, lorsqu'on crut, et non sans quelque fondement, que M. le duc de Berry allait épouser la princesse d'Angleterre. Je lui exposai ce qui s'était passé entre Mme la duchesse d'Orléans et moi; je lui réitérai mon éloignement et celui de Mme de Saint-Simon pour une telle place. Je l'assurai que, si on venait jusqu'à nous la donner, nous la refuserions; et je le conjurai d'en détourner la pensée si ceux qui ont ou qui prennent droit de choisir venaient à l'avoir et qu'elle lui fût communiquée, et il nous approuva et me le promit. De retour à Versailles, nous contâmes notre fait au chancelier sous le sceau de la confession. Il fut bien étonné que le mariage en fût là. Il était aliéné de M. le duc d'Orléans par le tissu de sa vie, et plus encore par son affaire d'Espagne. Il pensait d'ailleurs sainement sur un mariage étranger, tellement qu'il me reprocha beaucoup d'avoir si utilement travaillé, et il ne s'apaisa qu'à peine, lorsque je lui eus fais sentir combien, sans ce mariage, celui de Mlle de Bourbon était certain et imminent, fille comme Mademoiselle d'une bâtarde, ce que, avec raison, il ne pouvait supporter. Il trouva que nous pensions dignement de ne vouloir point de la place de dame d'honneur et sagement de prendre là-dessus des mesures de bonne heure.

Mme la duchesse de Bourgogne continuait sans interruption depuis bien des années de témoigner une amitié solide à Mme de Saint-Simon, dont elle lui avait toujours donné des marques. Le chancelier approuva fort que, les choses en cet état, elle s'adressât à elle. Mme de Saint-Simon lui fît donc demander une audience, de façon que cela fût ignoré, s'il était possible, et, pour en mieux tenir le secret, elle se servit de Mme Cantin, première femme de chambre, plutôt que des dames du palais si fort de nos amies, dont nous voulûmes éviter la curiosité. L'audience fut aussitôt accordée que demandée. Mme de Saint-Simon se rendit chez Mme la duchesse de Bourgogne à onze heures du matin, comme elle sortait de son lit, qui à l'instant la fit entrer dans son cabinet, et asseoir sur un petit lit de repos auprès d'elle. Après le premier compliment, Mme de Saint-Simon lui dit qu'étant toute sa ressource, et toujours sa ressource éprouvée, elle venait à elle lui demander une grâce avec confiance, mais avec instance de ne pas être refusée; qu'elle avait balancé longtemps, mais que la chose pressant et ne pouvant craindre de manquer à la fidélité du secret, puisqu'il s'agissait d'un mariage qu'elle-même désirait et fai-soit.. À ces mots Mme la duchesse de Bourgogne l'interrompit en l'embrassant avec empressement: « Le mariage de M. le duc de Berry, dit-elle, et vous voulez être dame d'honneur ? J'y ai déjà pensé. Il faut que vous la soyez. C'est justement de ne la pas être que je viens vous demander. »

À cette repartie, on ne peut rendre quel fut l'étonnement de Mme la duchesse de Bourgogne. Après un moment de silence, elle demanda la raison d'un éloignement qui la surprenait tant, et lui dit à quel point elle en était étonnée. Mme de Saint-Simon répondit que peut-être lui paraîtroit-il étrange qu'elle prît ainsi des devants auprès d'elle sur une chose dont l'occasion n'existait pas encore, et sur une place qu'elle serait plus éloignée que personne de croire qu'on la lui voulût donner; que, pour l'occasion, elle était instruite par moi, si avant dans l'affaire, de l'état si prochain auquel elle se trouvait; que, sur la place, elle ne pouvait pas douter que Mme la duchesse d'Orléans ne l'y désirât, par tout ce qu'elle m'avait dit, dont elle lui conta le détail; que, ne craignant donc point de parler à faux sur l'un ni sur l'autre, ni de s'adresser mal sur tous les deux, elle venait à elle lui demander à temps, et avec toute l'instance dont elle était capable, de lui éviter une place dont je ne voulais point, et elle beaucoup moins encore; que tout son désir était borné à une place de dame du palais auprès d'elle; qu'elle avait tout son coeur et tout son respect; qu'elle ne pouvait regarder une autre qu'elle, ni souffrir d'être mise ailleurs; et que, si elle ne devenait point dame du palais, elle serait contente et heureuse de demeurer à lui faire sa cour, pourvu qu'elle n'eût point d'attachement ailleurs. Mme la duchesse de Bourgogne lui fit là-dessus toutes les amitiés imaginables. Elle lui dit ensuite que c'était par amitié pour elle et par intérêt pour soi, comptant sur son attachement avec goût et confiance, qu'elle avait aussitôt pensé à elle pour dame d'honneur dès qu'elle avait vu le mariage en apparence de se faire; que cette belle-soeur, fille de M. et de Mme d'Orléans, étant de sa main et de son choix, elle comptait vivre beaucoup avec elle, par conséquent vivre beaucoup avec celle qui sera sa dame d'honneur; avoir avec elle un particulier de confiance nécessaire sur mille choses; qu'une dame d'honneur avec qui elle ne serait pas fort libre la contraindrait donc beaucoup; et qu'une sur l'attachement véritable de qui elle ne pourrait pas compter l'embarrasserait continuellement; que dans cette vue elle avait jeté les yeux sur elle, comme la seule convenable à cette place, qui eût ces qualités à son égard; que, pour ce qui était de dame du palais, il était vrai que cela ne lui conviendrait plus après avoir été dame d'honneur de la duchesse de Berry; mais que la duchesse de Lude, déjà si infirme, n'était point éternelle; qu'elle la pourrait très-bien et très-dignement remplacer; qu'elle le souhaitait passionnément, et que dans cette vue encore elle avait songé à la faire dame d'honneur de la duchesse de Berry, pour ôter par là l'obstacle de sa jeunesse, et l'approcher cependant du roi, s'il lui fallait bientôt à elle une autre dame d'honneur.

Après les remercîments Mme de Saint-Simon répondit, sur le fait de sa dame d'honneur, que l'autre place l'en élaignerait plutôt que de l'en approcher; et sur ce que Mme la duchesse de Bourgogne lui répliqua avec vivacité qu'elle voulait bien qu'on sût, et la duchesse de Berry la première, quand il y en aurait une, qu'une duchesse de Berry était faite pour lui céder ses dames quand il lui plairait de les vouloir prendre, Mme de Saint-Simon lui représenta que, si elle ne s'acquittait pas de l'emploi suivant ce qu'on attendrait d'elle, ce serait une exclusion pour la première place; que, si au contraire elle y réussissait, ce serait une raison de l'y laisser; qu'ainsi à tous égards elle ne pouvait entrer dans la pensée que cette place lui pût servir à en avoir une à laquelle elle n'avait jamais osé songer, s'étant toujours bornée à lui être plus particulièrement attachée par une place de dame du palais. Elle se rabattit ensuite sur son incapacité, que Mme la duchesse de Bourgogne releva par toutes sortes de marques d'estime, sur quoi Mme de Saint-Simon lui représenta fortement la différence extrême de se bien acquitter des fonctions de dame d'honneur auprès d'elle, à qui à présent il n'était plus question de rien dire, mais seulement de la bien faire servir ou de la suivre, ou auprès d'une princesse de moins de quinze ans, dont il faudrait devenir la gouvernante, et répondre de sa conduite à tant de différentes personnes et au public; qu'elle ne se sentait ni force ni capacité pour bien remplir tous ces différents devoirs, et moins encore d'humilité pour en essuyer le blâme; que, si elle avait le bonheur de se conduire elle-même au gré du monde, et d'une manière qu'on la jugeât capable d'en bien conduire une autre, elle redoutait si fort le poids de cette attente, que, trop contente de cette opinion qu'on voulait bien avoir d'elle, elle s'en voulait tenir là sans hasard; que d'ailleurs, outre son invincible répugnance à gouverner et à contredire, comme il ne se pouvait éviter qu'il n'y eût bien des choses à dire et à faire faire à un enfant contre son goût, elle ne pouvait se résoudre à passer pour sotte si elle ne faisait faire ce qu'il faudrait, ni en le faisant à devenir la bête de la princesse auprès de qui elle serait mise; et qu'elle ne s'y résoudrait jamais. Mme la duchesse de Bourgogne n'oublia rien, avec tout l'art et l'esprit possible, pour combattre ces raisons; et finalement lui dit que Mademoiselle ayant père et mère et grand'mère à la cour, et elle par-dessus eux tous, ils se chargeraient de sa conduite et de celle de sa dame d'honneur.

Après quantité de raisonnements, Mme de Saint-Simon tint ferme. Elle lui avoua qu'elle craignait encore que, si en exécutant ses ordres sur la conduite de la princesse et sur la sienne elle se brouillait avec la future duchesse de Berry, elle n'en fût que peu approuvée; et que la princesse ensuite en faisant mieux, ou tournant les choses d'une autre façon auprès d'elle, elle-même enfin par douceur, par complaisance, par amitié pour Mme sa belle-soeur, ne vint à la blâmer elle-même, et à se refroidir d'estime et de bonté pour elle. À cette nouvelle difficulté Mme la duchesse de Bourgogne opposa les protestations d'un côté, les reproches de l'autre, de la croire capable de cette faiblesse et de cette légèreté. Après avoir fort insisté là-dessus, elle mit le doigt plus particulièrement sur la lettre, et lit entendre qu'elle comprenait bien qu'elle et moi trouvions cette place au-dessous de nous, sur quoi Mme de Saint-Simon s'étant modestement et brèvement étendue, Mme la duchesse de Bourgogne lui dit qu'il fallait vivre selon les temps; que d'ailleurs, quant à présent, elle et sa belle-soeur seraient égales en rang et en toutes choses. Après avoir quelque temps battu là-dessus, et avoué pourtant ce que Mme de Saint-Simon en avait dit, elle lui représenta notre situation à la cour, les ennemis que j'y avais, les espèces de disgrâces que j'avais essuyées, avec combien de temps et de peine j'en étais sorti; que cette place y serait un puissant bouclier, un chemin facile de me mieux faire connaître, d'être plus approché du roi, assuré des agréments de toutes les sortes. Elle s'étendit fort sur ces avantages qu'un homme de mon esprit pouvait solidement pousser. Elle ajouta qu'il était flatteur que j'eusse été choisi pour l'ambassade de Rome, à l'âge où j'étais lors de ce choix; et elle, au sien, regardée comme si convenable à la place dont il était à présent question, la première de la cour à remplir, puisque celle d'auprès d'elle n'était point vacante; qu'on savait si fort que nous ne voulions point aller à Rome; que cela, joint avec notre dégoût pour la place de dame d'honneur dont il s'agissait, irriterait le roi, et lui ferait demander avec justice ce que nous voulions donc, puisque les deux premiers et plus considérables emplois pour homme et pour femme, enviés et désirés de toute la cour en tout âge, ne nous semblaient pas convenables à nous, et dans la situation d'âge et de fortune où nous nous trouvions; que l'envie et la jalousie du monde en crierait encore bien plus haut contre nous; qu'enfin, nous nous avisassions bien, et que nous comprissions qu'un refus ne se pardonnerait point et nous romprait le cou pour jamais. Après les remercîments proportionnés à la bonté avec laquelle elle entrait dans toute la discussion de cette affaire, Mme de Saint-Simon convint qu'un refus nous noierait en effet sans retour; que c'était aussi pour l'éviter qu'elle s'adressait à elle, puisque enfin nous étions fermement résolus au refus si les choses en venaient là. Après quelques autres propos plus généraux, Mme la duchesse de Bourgogne lui dit qu'elle ne voyait point d'autre dame d'honneur à faire qui convînt, non-seulement à elle, mais à la place; et le tout, après beaucoup d'amitiés, se termina à promettre enfin à Mme de Saint-Simon qu'elle tâcherait d'empêcher que la place lui fût offerte, puisque elle et moi étions si obstinés au refus, qu'elle ne comprenait pas; que, néanmoins, il pourrait bien arriver que la chose se ferait sans elle, ou que, se faisant avec elle, elle ne serait pas maîtresse de rien empêcher, mais qu'elle promettait de bonne foi d'y faire tout son possible, encore que ce fût contre son goût et contre son sentiment.

Après une audience si favorable et si longue, car elle dura jusques après midi et demi, Mme de Saint-Simon sortit du cabinet, et trouva la toilette dans la chambre, et des dames qui attendaient à y faire leur cour, dont elle fut bien fâchée, surtout des dames du palais de nos amies intimes qui s'y trouvèrent; mais nous tînmes bon au secret, qui par sa nature n'était pas le nôtre. Mme de Saint-Simon me fit le récit de son audience, de laquelle nous fûmes bien contents, persuadés tous deux que Mme la duchesse de Bourgogne arrêterait Mme la duchesse d'Orléans; que le choix ne se ferait pas sans la première; que sûre comme elle était, et ayant donné sa parole, elle la voudrait et la pourrait tenir; tellement que dans une pleine et juste espérance d'avoir de toutes parts écarté le danger, et les princes n'ayant pas accoutumé de prendre les gens par force pour des places après lesquelles tant d'autres ne sont pas honteux de soupirer, même en public, nous comptâmes en être en repos. Nous n'avions en effet oublié aucune des voies possibles de détourner cette place de nous, aucun des meilleurs, des plus forts, des plus directs moyens à pouvoir employer d'avance, mais à temps; ainsi rendu au calme et à la liberté d'esprit, je me rendis aussi aux soins de ne pas laisser refroidir ce qui avait été si bien reçu sur le mariage, ni les mouvements, tous si justes et si bien ensemble de notre part, pour le brusquer, tandis que Mme la Duchesse et les siens, si sûrs de Monseigneur et si peu avertis de nos menées, vivaient dans une parfaite sécurité.

Dès la fin du voyage de Marly l'embarras du roi sur Monseigneur, grand et de bonne foi, nous avait fort embarrassés nous-mêmes. Il s'agissait d'un mariage pour le fils de Monseigneur, d'un mariage domestique et particulier, où le bien de la paix, ni l'honneur ou l'avantage de l'État n'avaient aucune part, conséquemment où un père de cinquante ans devait en avoir davantage. On a vu combien personnellement il était éloigné de vouloir du bien à M. le duc d'Orléans, et à quel point il était livré à ceux dont le double intérêt était d'entretenir et d'augmenter cette aversion, et quel était ce double intérêt. Maintenant il faut dire que Mme la duchesse d'Orléans n'était guère mieux avec lui de son propre chef, avec cette différence de M. son mari que c'était par sa pure faute, et par ces sortes de fautes qui se font le plus sentir: c'est ce qu'il faut expliquer. Monseigneur, très-refroidi avec Mme la princesse de Conti, dont l'ennui et l'aigreur le mettait en continuel malaise, ne savait que devenir, parce que ces princes-là, et lui plus que pas un, n'ont pire lieu à se tenir que chez eux. D'Antin, je parle de loin, qui avait peut-être meilleure opinion de Mme la duchesse d'Orléans que de Mme la Duchesse, voulut le tourner vers la première; et, dans l'espérance de recueillir de sa connaissance les fruits d'une liaison si avantageuse pour elle, il n'oublia rien pour la former.

Monseigneur ne pouvait guère se délivrer, du réduit continuel qu'il s'était fait chez Mme la princesse de Conti depuis tant d'années, dont l'affaire de Mlle Choin venait de bannir toute la confiance et la douceur, qu'en se faisant un autre réduit chez une des deux autres bâtardes, et il ne lui importait pour lors chez laquelle des deux, moins conduit en tout par son choix que par le hasard ou par l'impulsion d'autrui. Mme la duchesse d'Orléans, qui aurait dû être charmée d'une si heureuse conjoncture, ivre de sa grandeur et de sa paresse de corps et d'esprit, ne vit que de l'ennui, des complaisances, des amusements à donner, des mouvements de corps à essuyer pour des parties de chasse, d'Opéra et de petits voyages. Elle devenait non plus la divinité qu'on allait adorer, mais la prêtresse d'une divinité supérieure dont sa maison deviendrait le temple. Son orgueil ne put s'y ployer, peut-être moins que sa paresse. Son dédain ferma son esprit à toute politique, et à toute vue d'un futur que l'âge et la santé du roi montraient fort éloigné; point d'enfants à établir; au-dessous d'elle dépenser aux besoins de l'avenir. Elle fut sourde aux cris de d'Antin et si froide aux avances réitérées de Monseigneur, [elle mit] tant de langueur et de négligence à le recevoir chez elle, qu'il s'en aperçut bientôt avec un dépit qu'il n'oublia jamais, et se livra à Mme la Duchesse, qui le reçut avec les grâces, les jeux et les ris, et qui ne songea qu'à profiter d'une si bonne fortune par se lier Monseigneur de façon qu'elle se rendît en tout maîtresse de son temps et de son esprit, et y réussit de la manière la plus complète. Ainsi Mme la duchesse d'Orléans fit à sa soeur, avec qui alors elle n'était point encore mal, un présent volontaire de l'intimité parfaite qui se lia entre Monseigneur et elle, ouvrit la porte à son triomphe et à tout ce qui en sortit après contre elle, en se la fermant à elle-même, et croupit longues années sur son canapé, non-seulement sans regret d'une faute si démesurée, mais avec un orgueilleux et dédaigneux gré de l'avoir commise. Il ne tint encore après qu'à elle de se rapprocher de Monseigneur, chez Mme la Duchesse, où, à son refus, d'Antin l'avait tout à fait jeté; mais les mêmes misérables raisons qui l'avaient empêchée de le vouloir chez elle, quelque dépit aussi de voir sa soeur en profiter, l'en détournèrent encore. L'éloignement, puis l'inimitié des deux soeurs vint ensuite, et se combla enfin par les occasions qui naquirent et dont j'ai touché quelques-unes, et où Monseigneur, tout à sa façon pesante et indolente, ne fut pas tout à fait neutre. Ainsi, Mme la duchesse d'Orléans se vit réduite à continuer, par raison et par nécessité, ce qu'[un sentiment qu']on ne peut s'empêcher de nommer folie lui avait fait commencer. Dans cette situation de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, chacune à part et ensemble, si fâcheuse avec Monseigneur, je ne cessai de pourpenser, à part moi, quels pourraient être les moyens d'émousser dans ce prince tant de pointes hérissées, et de le rendre capable de se ployer volontairement au mariage de la fille de deux personnes dont il était si fortement aliéné. Je sentis l'extrême danger de démarches, qui d'elles-mêmes avertiraient la cabale contraire de penser à soi et à Mlle de Bourbon. D'autre part, l'affaire commençait imperceptiblement à pointer par tous les mouvements qui ne s'étaient pu cacher à Marly; et je fus bien étonné que, rencontrant le premier écuyer, avec qui j'étais fort libre, dans la porte de l'antichambre du roi, dans la galerie, une après-dînée qu'il n'y avait personne, il m'arrêta, me dit qu'il y avait des compliments à me faire, et qu'on savait bien que je faisais le mariage de Mademoiselle avec M. le duc de Berry. J'en sortis par hausser les épaules, couper court et admirer les beaux bruits. De bruits, il n'y en avait pas le moindre; c'était transpiration à un homme toujours fort informé, que j'eus grand'peur qui ne perçât plus loin, qui nous fut un nouveau motif de serrer la mesure. Je ne pus me persuader que le roi bâclât l'affaire, de lui à Monseigneur, avec tant d'autorité et si court que Mme la Duchesse et les siens n'eussent le temps de se tourner; et je ne trouvais pas, sans de pernicieux écueils, la manière de marier le fils de Monseigneur malgré un tel père, si ce père, aigri de lui-même et violemment poussé par tous ceux qui pouvaient tout sur lui, augmentait tacitement son ressentiment par un consentement forcé, et je n'étais pas à dire mon avis avec colère à Mme la duchesse d'Orléans, sur sa conduite à l'égard de Monseigneur, et sa manière conséquente d'être avec lui, qu'elle-même m'avait racontée.

Venant, à part moi, à l'examen des personnages de la cabale opposée, pour voir à en détacher quelqu'un qui pût nous servir puissamment auprès de Monseigneur, je considérai que d'Antin, si intimement uni à Mme la Duchesse par tant de liens anciens et nouveaux, et par une si grande conformité de vie, de moeurs et d'esprit, n'était pas l'instrument qu'il nous fallait; Mme de Lislebonne et sa soeur encore moins, avec tout ce qu'on a vu ici plus d'une fois de leurs vues, de leurs hautes menées et de leurs vastes projets. Enfin je ne vis de ressource, s'il y en pouvait avoir, qu'en Mlle Choin, qui eût assez de pouvoir sur Monseigneur, et assez d'indépendance de la cabale et de Mme la Duchesse même, pour oser entreprendre, si elle le voulait, de le rendre plus accessible au mariage de Mademoiselle; et je crus qu'il ne serait peut-être pas impossible de le lui faire vouloir, en lui faisant sentir qu'il y allait de son intérêt; je conçus donc le dessein de traiter cette matière en la tâtant d'abord, puis en l'approfondissant plus ou moins, selon que j'y verrais jour, mais sans m'ouvrir du tout sur le mariage, avec Bignon, intendant des finances, le plus intime ami et confident qu'eût la Choin, et fort le mien, duquel je m'étais déjà servi utilement en contre-poison auprès d'elle, et par elle auprès de Monseigneur, lorsque l'affaire de Mme de Lussan me brouilla avec Mme la Duchesse.

Je proposai ce dessein à Mme la duchesse d'Orléans, qui le goûta fort, à M. le duc d'Orléans ensuite, qui l'approuva aussi. Tous deux le discutèrent, puis moi avec eux. Ils jugèrent qu'à tout le moins, la tentative n'était qu'honnête et respectueuse de leur part; qu'il n'y avait rien à risquer en s'y conduisant sagement; que le temps pressait. Ils me donnèrent donc toute commission de parler en leur nom. Ainsi je vis Bignon dans cette chambre que le chancelier son oncle m'avait forcé de prendre chez lui au château, et là, tête à tête, je l'entretins des brigues et des cabales qui partageaient la cour. Je le mis sur celles de la cour intime de Monseigneur. Comme de moi à lui, je lui parlai sur le peu de retour que M. le duc d'Orléans sentait avec tant de peine de Monseigneur à lui; je lui vantai en même temps celui du roi et celui de Mme de Maintenon vers lui qui devenait tous les jours plus intime. Je lui dis que M. et Mme la duchesse d'Orléans avaient une estime infinie pour Mlle Choin; qu'il était vrai que leur respect pour Monseigneur y entrait bien pour quelque chose, mais qu'il était vrai aussi que tout ce qui paraissait et revenait de la conduite si sage, si mesurée si unie de cette-personne, la manière si soumise et si intime avec laquelle elle entretenait Monseigneur avec le roi, donnait d'elle une haute opinion, et allumait M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans un désir sincère de la voir et de devenir de ses amis; que je savais combien soigneusement elle évitait l'éclat et le monde, mais que, ayant bien voulu lier dans les derniers temps avec feu M. le prince de Conti, quoiqu'il en fût à l'extérieur si mal avec le roi, et de plus si bien avec Mme sa belle-soeur, il serait encore plus convenable que Mlle Choin voulût bien lier avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, maintenant si unis et si bien avec le roi et avec Mme de Maintenon, avec laquelle elle était si bien elle-même. Bignon me répondit, en tâtant, par les mesures infinies d'obscurité et de dégagement, que Mlle Choin gardait. Je n'étais pas à savoir en combien de choses elle entrait, avec quelle liberté elle tenait chez elle, en sa petite maison de la rue Saint-Antoine, cour plénière de ce qu'il y avait de plus important, où n'était pas admis qui voulait, mais par goût et par choix des personnes, et non par crainte d'en trop voir; mais ce n'était pas le cas de disputer et de contredire. J'entrai donc avec docilité dans ce qu'il voulut, pour ne pas choquer un esprit plein et médiocre au plus, duquel seul je pouvais me faire un instrument. Par cette méthode, je le conduisis peu à peu à l'aveu de diverses choses, et singulièrement à la part entière que cette fille avait eue en tout ce que Monseigneur avait fait auprès du roi contre Chamillart, sans quoi, me dit-il, ce ministre n'eût jamais été chassé de sa place. De ce que Bignon me dit qu'elle s'était conduite de la sorte de concert avec Mme de Maintenon, j'en pris thèse pour lui représenter que Mme de Maintenon aimait tendrement Mme la duchesse d'Orléans, et protégeant sincèrement M. le duc d'Orléans à cette heure, rien ne serait plus convenable à Mlle Choin que de se prêter aux désirs d'amitié dont Mme de Maintenon lui donnait l'exemple après le roi même si parfaitement revenu sur son neveu; que j'irais plus loin avec lui, qui était mon ami, en faveur de son amie; que je pouvais l'assurer qu'en cela elle ferait chose agréable au roi, et qui le serait infiniment à Mme de Maintenon, et que, pour n'avoir nulle réserve avec lui, je ne balancerais pas à épuiser la matière. Je lui dis donc que l'union présente de Mlle Choin avec Mme la Duchesse, et celle de toutes deux avec Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy et tout ce côté-là, n'était qu'apparente et ne pouvait subsister au delà du règne sous lequel nous étions. Que tous ensemble aspiraient à gouverner un prince qui, n'étant que Dauphin, les faisait tous compatir, dans la vue de se soutenir et de ne se commettre point à une lutte prématurée, mais qui éclaterait à l'instant que ce prince devenu roi, chacun alors voudrait saisir le timon. Je m'étendis ensuite à mon gré sur les deux Lorraines, tant pour le pomper que pour lui en donner, et par lui à son amie, les plus sinistres pensées, qui néanmoins étaient vraies et solides, et radicalement telles. Je n'eus pas été bien loin là-dessus qu'il sourit et me dit que, pour celles-là, Mlle Choin les con-noissoit bien à peu près telles que je les lui dépeignais; qu'elle vivait avec elles avec tous les dehors d'amitié et de cette liaison ancienne qu'il n'était pas à propos de rompre, mais que, bien convaincue des retours qu'elle en devait attendre en leur temps, il y en avait déjà beaucoup qu'il n'y avait plus de confiance réelle, et que son amie se précautionnait; qu'ainsi il était inutile de lui en dire là-dessus davantage, puisqu'il les connaissoit bien, et son amie encore mieux, et dans le sens dont je lui en parlais.

Dilaté à l'extrême en moi-même sur un si précieux chapitre, et sûr d'un sentiment si important, quoique j'en eusse déjà soupçonné quelque chose par l'évêque de Laon, frère de Clermont, perdu pour la Choin lorsqu'elle fut chassée par Mme la princesse de Conti. Je tournai court où j'en voulais; je me mis sur Mme la Duchesse, mais avec mesure, pour ne pas décréditer par une apparence de haine ce que je voulais persuader. Je pris le même tour que j'avais pris sur les deux Lorraines et avec la même vérité; je dis que Monseigneur, devenu roi, allumerait dans le courage de Mme la Duchesse une telle volonté de gouverner seule, et si violente que depuis longtemps elle se mettait en tout devoir de pouvoir satisfaire et qui commençait bien déjà à transpirer que vainement Mlle Choin prétendrait-elle pouvoir modérer autrement qu'en lui en ôtant les moyens; que par une familiarité et un empire que de jour en jour elle acquérait plus grands sur Monseigneur, joints aux avantages de son rang, elle se rendrait très-dangereuse à Mlle Choin, quelle que pût être cette fille à l'égard de Monseigneur; qu'il pouvait se souvenir de ce que je lui avais dit, il y avait déjà longtemps, de l'attaque contre elle faite à Monseigneur avec tant d'audace, quoique avec peu de succès, qui manifestait bien ses plus secrètes pensées; et que Mlle Choin avait et aurait en elle la plus redoutable ennemie qu'elle trouverait jamais; que le grand intérêt de gouverner seule lui rendrait telle, quelques mesures qu'elle prît et qu'elle crût prendre avec elle. Bignon se souvint très-bien du fait que je lui avais raconté autrefois, et qu'il me dit alors avoir rendu à son amie, sur laquelle il avait fait impression dans ce temps-là. Mais il me dit cependant que Mlle Choin comptait absolument sur l'amitié de Mme la Duchesse, dont elle croyait pouvoir ne pas douter; qu'il ne croyait pas lui-même qu'elle s'y trompât, ni qu'elle en pût être séparée, convenant cependant avec moi de la solidité de ce que je lui représentais de tant de volonté et tant d'avantages dans cette volonté de gouverner absolument, et par conséquent seule, dans Mme la Duchesse, aussitôt que la couronne tomberait sur la tête de Monseigneur; et dans cet aveu je crus entrevoir que le coeur de Mlle Choin avait moins de part à cette liaison intime avec Mme la Duchesse que l'esprit, qui sentant l'attachement incroyable de Monseigneur pour cette soeur, que Bignon me releva beaucoup, ne croyait pas qu'il fût sûr pour elle de lui laisser naître aucun soupçon sur leur intimité, Mme la Duchesse toujours présente, elle presque toujours absente, et Mme la princesse de Conti encore palpitante par des restes de bienséance et de considération. Que ce fût coeur ou esprit qui produisît dans la Choin cette union intrinsèque avec Mme la Duchesse, ce n'était pas chose aisée à nettement pénétrer; et bien que cette alternative ne me pût être indifférente pour des temps éloignés, c'était pour l'objet présent la même chose; et dans le fond, désirs à part, quelques raisons qu'eût Mlle Choin de craindre Mme la Duchesse, tout sens, toute sagesse, toute raison était pour qu'elle la ménageât si parfaitement, dans la position où elles se trouvaient l'une et l'autre, qu'elle lui ôtât tout son soupçon de défiance et de jalousie, ce qu'elle ne pouvait avec une personne d'autant d'esprit et d'application que l'était celle-là, avec l'air futile de ne songer qu'à s'amuser et à se divertir elle et les autres, que par un entier abandon à elle pour le temps présent, qui était justement ce que je voulais tâcher d'ébranler. Dans ce dessein je continuai à m'étendre sur tout le danger de la puissance de Mme la Duchesse, sur son peu de coeur, de foi, de principes en tout genre, et en louanges sur la conduite de Mlle Choin avec elle; mais je remontrai à Bignon qu'au milieu de tout cela un abandon effectif à elle serait le comble de l'imprudence; qu'il me paraissait que, sans offenser Mme la Duchesse, elle pouvait entendre à quelque liaison avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, d'autant plus sûrement que ni à présent, pour l'amitié de Monseigneur, ni dans d'autres temps pour le timon de toutes choses, elle n'aurait point à lutter avec eux; qu'il pouvait arriver des conjonctures où cette liaison lui deviendrait utile à elle-même; qu'elle était bien avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, ce qui lui serait toujours important à ménager, quelle qu'elle fût, et à bien ménager de plus en plus; qu'elle savait à quel point Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la Duchesse étaient mal ensemble, et y devaient être, et au contraire l'union étroite qui liait Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse d'Orléans; que, quoi qu'il arrivât, c'était là ce qui environnait le trône le plus près; que M. le duc d'Orléans était le seul homme du sang royal en âge et en expérience de figurer, qui, écarté de Monseigneur par les artifices de Mme la Duchesse, trouverait tôt ou tard dans sa naissance, dans son état d'homme connu pour en être un, dans sa liaison avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, des ressources pour se rapprocher de Monseigneur; que les choses étant donc en effet telles que je les lui représentais, il ne pouvait nier qu'il ne fût au moins sûr et honnête pour Mlle Choin, et même bon, de se laisser approcher par M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qui, pour le dire encore une fois, était lui, si bien avec le roi, si intimement avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, si recueilli de Mme de Maintenon, avec qui Mlle Choin était si bien elle-même, d'entrer au moins en connaissance avec des personnes de cet état, qui ne pouvaient en aucun temps lui faire d'ombrage, quitte après pour lier plus ou moins avec eux, selon qu'elle s'en accommoderait et le jugerait à propos.

Bignon trouva si fort que je lui parlais raison, qu'il entra en discussion avec moi du personnel de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. Imbu par les sarbacanes ennemies, il ne me cacha pas que Mlle Choin craignait M. le duc d'Orléans, et en pensait d'ailleurs peu favorablement. Je lui répondis là-dessus avec une sorte d'ouverture qui lui plut, et qui, sans blesser ce prince, donna plus de confiance au reste de mes propos. Ensuite je lui dis que je comprenais que Mlle Choin pouvait être peinée de la liaison qui avait paru si longtemps entre M. le duc d'Orléans et Mme la princesse de Conti, mais que je lui disais avec vérité que depuis longtemps aussi un reste d'honnêteté et de bienséance avait succédé à une amitié plus étroite; qu'il devait comprendre que, outre l'aliénation produite par la querelle du rang de Mademoiselle, le pauvreteux personnage que Mme la princesse de Conti faisait auprès de Mme la Duchesse avait extrêmement refroidi M. le duc d'Orléans; que, même au dernier voyage de Marly d'où nous arrivions, M. le duc d'Orléans, étant entré chez Mme la princesse de Conti, l'avait extrêmement déconcertée pour l'avoir trouvée tête à tête avec Mme de Bouzols, si intime de Mme la Duchesse, et fort proche l'une de l'autre, écrivant sur une table et comme en conférence importante; qu'après le premier trouble, Mme la princesse de Conti l'avait excusé en disant qu'elle faisait une réponse au prince de Monaco qui lui avait écrit sur la mort de M. le Duc, et à qui elle n'avait pas encore fait réponse, sans que M. le duc d'Orléans lui eût fait aucune question, et sans aucune apparence, depuis deux mois de la mort de M. le Duc, ni que Mme de Bouzols eût aucune liaison avec M. de Monaco. Bignon fit assez d'attention à cette bagatelle, que le hasard m'avait à propos fournie, pour me faire espérer que cette amitié apparente blessait son amie plus que toute autre chose; mais après m'avoir toujours rebattu sa crainte du caractère de M. le duc d'Orléans, nous parlâmes fort à fond de celui de Mme la duchesse d'Orléans, pour laquelle il me dit que Mlle Choin n'avait que de l'estime, et puis nous traitâmes de la manière de se voir qui pour cette princesse ne laissait pas d'être une difficulté. Je la levai bientôt en l'assurant qu'elle irait à Paris dès que Mlle Choin voudrait, et que toutes deux en même ville conviendraient bientôt d'un lieu pour se voir. Enfin Bignon me dit que, quelque éloignement qu'il eût de se mêler d'aucune affaire avec son amie, qui même n'en avait pas moins aussi et le lui avait souvent témoigné, tout ce que je lui disais lui paraissait si bon, si peu engageant pour elle, si utile à la concorde et [à] l'union de toutes les personnes principales, et si raisonnable en soi, qu'il se chargerait volontiers d'en rendre compte à son amie, à deux conditions: la première, qu'il me nommerait à elle, pour donner, me dit-il, plus de poids à son discours, et ne lui point faire de mauvaise finesse; la deuxième que M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qu'il sentit bien qui me faisait agir, lorsqu'il les verrait en leur faisant sa cour ou ailleurs, ignoreraient jusque avec lui-même qu'il entrât en rien de tout cela. Je lui permis l'un et lui promis l'autre, après quoi il m'assura qu'il ferait incessamment tout son possible pour persuader son amie de voir au moins Mme la duchesse d'Orléans, mais que, Monseigneur allant ce jour-là à Meudon, où il devait demeurer huit ou dix jours, il ne pourrait sitôt voir son amie. Il convint avec moi qu'aussitôt qu'il l'aurait vue, il m'enverrait prier à dîner pour éviter jusqu'aux apparences de rendez-vous, et que je n'y manquerais pas, pour savoir la réponse.

Après un entretien si long, si confident, si fort approfondi, je conçus quelques espérances, et M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans encore plus. Ce ne fut pas sans admirer ensemble en quelle réduction on vivait, et la singularité non jamais assez admirée de ce besoin général de tout le monde, et des plus proches du trône, de passer par Mme de Maintenon pour aller au roi, et par Mlle Choin pour aller jusqu'à Monseigneur, et cela en même temps avec l'humilité des avances d'une part, l'orgueil des réserves de l'autre, et la nécessité avec l'incertitude d'une secrète et difficile négociation pour, à toute condition, obtenir audience, et que deux créatures de si vil aloi voulussent bien prêter chez elles quelques précieux moments aux désirs empressés et réitérés de ce qu'il y avait de plus important, de plus grand et de plus proche de la couronne. Je ne voulus pas effaroucher M. le duc d'Orléans de l'éloignement que cette Choin avait pris de lui, mais je le confiai à Mme la duchesse d'Orléans.

CHAPITRE XIII. §

Le roi résolu au mariage. — Contre-temps de Mme la duchesse d'Orléans adroitement réparé. — M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans éconduits entièrement de tout commerce avec Mlle Choin. — Conférence à Saint-Cloud. — Horreurs semées sur M. le duc d'Orléans et Mademoiselle. — Le roi fait consentir Monseigneur au mariage. — Mme la Duchesse, etc., en émoi. — Déclaration du mariage. — Souplesse de d'Antin. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans très-bien reçus de Monseigneur, et fort mal de Mme la Duchesse.

Cependant l'affaire traînait trop à mon gré. Je n'avais pas compté de détacher Mlle Choin de Mme la duchesse, aussi peu, dans l'inespérable cas que ce détachement se fît, que ce fût assez promptement pour en faire un instrument en faveur de Mademoiselle. Mon but n'avait été que d'émousser l'intimité, de jeter des craintes et des nuages qui s'augmentassent avec du soin et du temps, et cependant de la rendre moins empressée pour le mariage de Mlle de Bourbon. Au bout de sept ou huit jours que nous fûmes revenus de Marly, je pressai M. le duc d'Orléans de parler au roi, au moins en monosyllabes, de la lettre qu'il lui avait donnée. Après bien des instances il le fit un matin. Ce même matin, comme j'étais dans la petite chambre de Mme la duchesse d'Orléans seul avec elle, M. le duc d'Orléans y entra, venant de chez le roi; il nous conta tout joyeux qu'aussitôt qu'il lui avait ouvert la bouche, le roi, en l'interrompant, lui avait répondu que sa lettre l'avait entièrement persuadé de ses bonnes raisons, et de lui donner toute satisfaction; qu'il comptât qu'il voulait faire le mariage de sa fille avec son petit-fils; qu'il en était encore à trouver l'occasion d'en parler comme il fallait à Monseigneur, parce qu'il prévoyait sa résistance et qu'il la voulait vaincre en toutes façons; qu'il sentait bien aussi que les retardements ne feraient qu'augmenter l'obstacle, mais qu'il le laissât faire et qu'il ne se mît point en peine, et qu'il ferait bien et bientôt.

Une si favorable réponse et si décisive nous combla de joie. Nous conclûmes que, pour engager le roi de plus en plus sans l'importuner en l'excitant davantage, Mme la duchesse d'Orléans se trouverait le soir de ce même jour chez Mme de Maintenon lorsque le roi y entrerait, où il n'y avait presque personne de contrebande pour elle; que là elle le remercierait comme d'une chose faite de ce qu'il avait dit le matin à M. le duc d'Orléans. Comme elle n'avait pas accoutumé d'y aller sans affaire, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qui y était à son ordinaire, lui demandèrent avec surprise ce qui l'amenait. La sienne fut extrême lorsque toutes les deux lui dirent de se bien garder d'exécuter son dessein, qui étonnerait le roi, gâterait tout à fait son affaire. Le roi survint si promptement, qu'elles n'eurent pas le temps de lui en dire davantage, et le roi, la trouvant là, l'embarrassa encore plus en lui demandant ce qu'elle venait y faire. À l'instant Mme de Maintenon prit la parole pour elle, et répondit qu'elle l'était venue voir un peu sur le tard; et Mme là duchesse d'Orléans ajouta quelques propos sur la difficulté de la trouver seule entre son retour de Saint-Cyr et l'arrivée du roi chez elle. Le roi lui dit que puisqu'elle était venue elle pouvait s'asseoir un peu. Elle, qui vit là plusieurs dames ou du palais ou de la privance de Mme de Maintenon qui ne vidaient point pour couler dans le grand cabinet à l'ordinaire, eut parmi son trouble l'esprit assez présent pour trouver à leur donner le change. Elle parla bas à Mme de Maintenon sur ses deux filles cadettes qu'elle avait pris le dessein de mettre en religion, et s'aida du prétexte de la petite surdité de Mme de Maintenon pour, en parlant bas d'un air de mystère, laisser entendre aux dames quelques mots de ses filles et du couvent, à quoi Mme de Maintenon, qui entra aussitôt dans sa pensée, aida elle-même. Peu après, Mme la duchesse de Bourgogne fit signe à Mme la duchesse d'Orléans de s'en aller, qui se retira infiniment déconcertée, ne sachant plus où elle en était, entre ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit le matin et ce qui venait de lui arriver en un lieu si instruit, et si avant entré dans ses intérêts.

Le soir même elle se trouva au souper auprès de Mme la duchesse de Bourgogne à table, et après dans le cabinet. Elle s'éclaircit avec elle, et apprit que tout ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit était vrai; que le roi en avait parlé en mêmes termes à Mme de Maintenon et à elle, mais qu'il avait si fort en tête qu'il n'en parût rien, qu'elles avaient jugé qu'il serait choqué de la trouver chez Mme de Maintenon, parce que cela ferait une nouvelle, et plus choqué encore si elle lui parlait; ce qui les avait engagées à lui conseiller de n'en rien faire; et en effet le roi avait paru mal content de la trouver là. Mme la duchesse de Bourgogne ajouta que depuis quelques jours le roi tournait Monseigneur pour lui parler; qu'il remarquait que Monseigneur le sentait et l'évitait en particulier, et lui paraissait rêveur et morgue; que cela peinait et embarrassait le roi, et lui faisait désirer qu'il ne se fît aucune démarche qui réveillât davantage Mme la Duchesse, afin de lui donner lieu de se rassurer de ce qui l'avait alarmée des mouvements du dernier Marly, et à Monseigneur d'être moins en garde et froncé avec lui. Il est vrai que la visite de Mme la duchesse d'Orléans fit tout aussitôt du bruit; mais sa présence d'esprit y mit le remède. Le dessein de mettre ses filles en religion avait été entendu de quelques dames parmi cet air de secret, et passa aussitôt pour l'objet de la visite. La chose me revint de la sorte par des dames du palais de mes amies, et nous en rîmes bien, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et moi.

Le roi retourna à Marly le lundi 26 mai, et c'est le seul voyage que j'aie manqué depuis l'audience qu'il m'avait accordée. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qui trouvèrent que je leur y manquais fort m'en écrivirent souvent, et me firent aller plusieurs fois à l'Étoile et à Saint-Cloud faire des repas rompus pour avoir lieu de m'entretenir sans afficher les rendez-vous. J'en avais un de ceux-là à Saint-Cloud le jour de l'Ascension (29 mai), mais Bignon m'ayant envoyé prier à dîner, qui était le signal de la réponse dont lui et moi étions convenus; je le mandai à M. le duc d'Orléans, et le priai de faire son repas sans moi, mais de m'attendre au sortir du mien, que j'irais lui dire ce que j'aurais appris. J'allai de bonne heure chez Bignon. Il acheva quelque chose qu'il faisait dans son cabinet, et me mena après dans sa galerie. Là il me dit qu'il avait raconté à Mlle Choin les choses principales de notre conversation, et celles qui étaient les plus propres à la porter à entrer en commerce avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qu'elle se sentait très-obligée à leur désir, mais que n'étant que déjà trop vue, elle ne voulait augmenter ni le nombre ni l'éclat de ceux qu'elle voyait; que les uns étaient de ses amis particuliers, les autres des gens que Monseigneur avait désiré qu'elle vît; qu'elle ne voyait personne de nouveau d'elle-même, mais seulement par Monseigneur, et de lui-même sans qu'elle le proposât, et quantité de fausses excuses et de verbiages semblables, qu'elle l'avait même grondé de s'être chargé de la commission. Puis s'ouvrant avec moi davantage, il me dit franchement qu'elle craignait à tel point le caractère de M. le duc d'Orléans que pour rien au monde, elle ne lierait avec lui, qui d'ailleurs était trop mal avec Monseigneur pour qu'elle l'osât faire; qu'à l'égard de Mme la duchesse d'Orléans, elle l'estimait et serait volontiers portée à la voir, mais qu'au point où elle en était avec Mme la Duchesse, et dont celle-ci était mal avec cette soeur, elle croirait lui manquer essentiellement si elle entrait en commerce avec son ennemie; que, quoi que Bignon eût pu lui dire sur Mme la Duchesse, il n'avait pu l'ébranler, et qu'il n'était pas possible pour peu que ce fût de l'en détacher; qu'encore que Mlle Choin pût connaître de Mme la Duchesse, elle se louait tellement de son amitié et de ses soins qu'elle se persuadait que le tout était sincère; qu'en un mot, elle lui avait fermé la bouche sur M. et Mme la duchesse d'Orléans, et défendu de lui en jamais plus parler, non en air de chagrin et de colère, mais au contraire d'amitié, comme ayant si fortement pris son parti là-dessus que rien n'était capable de la faire changer, par quoi elle n'en voulait pas être tourmentée. C'en fut assez pour me fermer la bouche à moi-même.

Je remerciai fort Bignon, qui ne désira point que je rendisse ce détail à M. [le duc] et a Mme la duchesse d'Orléans, mais bien que je leur disse clairement que Mlle Choin s'excusait respectueusement de les voir sur l'obscurité qu'elle recherchait, avec force beaux compliments, et que je leur fisse entendre que toute tentative était désormais superflue. Je dis encore deux mots à Bignon en conformité de notre conversation de Versailles, afin qu'il ne demeurât pas convaincu que son amie eût raison, comme en effet il ne le demeura pas, avec quoi, nous mîmes fin à ce propos, et moi à mon dessein de ce côté-là. Je parus gai à l'ordinaire pendant le dîner, je demeurai du temps après avec la compagnie pour ne point laisser sentir d'empressement, et je vins ensuite chez moi prendre six chevaux et m'en aller à Saint-Cloud. J'y trouvai M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans à table avec Mademoiselle et quelques dames, dans une ménagerie la plus jolie du monde, joignant la grille de l'avenue près le village, qui avait son jardin particulier, charmant, le long de l'avenue. Tout cela était, sous le nom de Mademoiselle, à Mme de Maré sa gouvernante. Je m'assis et causai avec eux; mais l'impatience de M. le duc d'Orléans ne lui permit pas d'attendre sans me demander si j'étais bien content et bien gaillard. « Entre-deux, » lui dis-je, pour éviter de troubler le repas, mais il se leva de table aussitôt, et m'emmena dans le jardin.

Là je lui rendis compte du peu de succès de la négociation, et par ce récit, quoique ménagé, je l'affligeai beaucoup. Il revint à table parler bas à Mme la duchesse d'Orléans; le reste du repas fut triste et abrégé. En sortant de table elle m'emmena dans un cabinet, où je fus assez longtemps seul avec elle, et où sur la fin M. le duc d'Orléans nous vint trouver. Je leur dis que cette impatience de savoir, et cette tristesse après avoir su, convenait mal avec la compagnie et avec le domestique, et deviendrait nouvelle, et matière de curiosité; qu'il fallait se promener et après cela raisonner. M. le duc d'Orléans, toujours extrême, dit qu'il ne s'en souciait point; et sur la chose même nous tint des propos d'aller planter ses choux dans ses maisons, qui ne revenaient à rien et qui lui étaient ordinaires quand il était mécontent. Mme la duchesse d'Orléans fut de mon avis. Enfin à grand'peine nous visitâmes la ménagerie qu'ils me montrèrent, d'où nous allâmes nous promener en calèche dans les jardins de Saint-Cloud. Sur le soir, ayant mis pied à terre dans ceux de l'orangerie, ils s'y promenèrent tous deux quelque temps seuls avec moi à l'écart. Je leur dis que pour tout ceci il ne fallait pas perdre courage; que dès l'entrée de l'affaire nous avions compris qu'elle ne s'emporterait que d'assaut; que dans la suite cette pensée de Mlle Choin m'était venue comme une chose bonne à tenter, mais fort peu sûre à s'y appuyer; qu'au fond c'était une honnêteté qui ne pouvait être prise qu'en bonne part par cette créature, et par Monseigneur même, quoique rejetée; que le meilleur était que je m'étais tenu parfaitement clos et couvert sur le mariage, dont je n'avais pas laissé sentir le moindre vent; qu'au fond nous avions toute la force et l'autorité pour nous, puisqu'ils avaient Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et le roi même déclarés pour le mariage, lequel s'en était nettement expliqué avec M. le duc d'Orléans; que c'était ces voies qu'il fallait suivre et suivre vivement; que ceci marquait deux choses: la première qu'il était perdu si le mariage ne se faisait point; l'autre que, s'il retardait, il ne se ferait jamais, partant que c'était à lui à prendre ses mesures là-dessus. Je ne leur rendis point les détails que Bignon m'avait engagé à taire, mais je leur en dis assez pour leur faire bien sentir le tout.

J'étais convenu avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans qu'ils feraient confidence à Mme de Maintenon et à Mme la duchesse de Bourgogne de leur démarche auprès de Mlle Choin, mais sans me nommer, ni le canal de cette démarche. Elles l'avaient goûtée, et le roi, à qui elles l'avaient dit, l'avait approuvée. Ma raison d'en avoir été d'avis était de leur marquer dépendance et confiance entière pour les engager de plus en plus, et, si la démarche ne réussissait pas, leur faire plus de peur de l'éloignement de Monseigneur, et du concert et du pouvoir sur lui de la cabale qui le dominait. Je conseillai donc fortement à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans de faire un grand usage de ce refus. Je leur inculquai le plus fortement qu'il me fut possible, que, si dans ce reste de Marly ils ne ve-naient à bout du mariage, jamais il ne se ferait, parce que l'ardeur du roi diminuerait, son embarras sur Monseigneur augmenterait, les impressions de la lettre qui avait déterminé le roi s'élaigneraient et s'effaceraient, Monseigneur, par Mme la Duchesse et par les Meudons, où la Choin était toujours, se fortifierait, l'affaire ainsi éloignée s'évanouirait par insensible transpiration; que par cela même qu'ils seraient, eux, justement fâchés, touchés, mécontents, [ils deviendraient à charge au roi, qui, embarrassé avec eux de ses ouvertures, et outré qu'ils vissent à découvert qu'il n'osait parler ni exiger de Monseigneur, s'élaignerait absolument d'eux, tellement que, mal pour le présent, ils devaient penser ce qu'ils pourraient devenir pour l'avenir, surtout si la même faiblesse d'une part, et la même force de cabale de l'autre, emportait le mariage de Mlle de Bourbon, comme il y avait peu à en douter. Après un raisonnement si nerveux, et que tous deux approuvèrent sans le moindre débat, Mme la duchesse d'Orléans rentra au château pour écrire au P. du Trévoux. Je suivis M. le duc d'Orléans à rejoindre la compagnie, qui un moment après s'éparpilla.

M. le duc d'Orléans se mit à l'écart avec Mademoiselle, et moi par hasard avec Mme de Fontaine-Martel. Elle était fort de mes amies et très-attachée à eux, et, comme je l'ai rapporté en son lieu, c'était elle qui m'avait relié avec M. le duc d'Orléans. Elle sentit bien à tout ce qu'elle vit là qu'il y avait quelque chose sur le tapis, et ne douta point qu'il ne s'agît du mariage de Mademoiselle. Elle me le dit sans que j'y répondisse, ni que je lui donnasse lieu de le croire par un air trop réservé. Prenant occasion de la promenade de M. le duc d'Orléans avec Mademoiselle, elle me dit confidemment qu'il ferait bien de hâter ce mariage s'il voyait jour à le faire, parce qu'il n'y avait rien d'horrible qu'on n'inventât pour l'empêcher; et sans se faire trop presser elle m'apprit qu'il se débitait les choses les plus horribles de l'amitié du père pour la fille. Les cheveux m'en dressèrent à la tête. Je sentis en ce moment bien plus vivement que jamais à quels démons nous avions affaire, et combien il était pressé d'achever. Cela fut cause qu'après nous être promenés assez longtemps après la fin du jour, je repris M. le duc d'Orléans comme il rentrait au château, et lui dis qu'encore un coup il avisât bien à ses affaires, qu'il n'y avait aucune ressource pour lui si le mariage ne se faisait, et qu'en comptant bien là-dessus il ne comptât pas moins que, si dans le reste de ce Marly il ne l'emportait jusqu'à la déclaration, jamais il ne se ferait.

Soit par ce qui avait précédé, soit par cette vive reprise, je le persuadai, et le laissai plus animé et plus encouragé d'agir que je ne l'avais encore vu. Il s'amusa je ne sais où dans la maison. Je fis encore quelques tours de parterre avec Mme de Mare, ma parente et mon amie de tout temps, où on me vint dire que Mme de Fontaine-Martel me de-mandait au château. En y entrant on me fit passer dans le cabinet où Mme la duchesse d'Orléans écrivait. C'était elle qui, sous cet autre nom, m'avait envoyé chercher. Mme de Fontaine-Martel lui avait dit dans cet entre-deux de temps l'horreur dont elle m'avait glacé, et Mme la duchesse d'Orléans en voulait raisonner avec moi. Nous déplorâmes ensemble le malheur d'avoir affaire à de telles furies. Elle me protesta que l'apparence n'y était pas même avec une étrangère, combien moins avec une fille, que M. le duc d'Orléans avait tendrement aimée dès l'âge de deux ans, où il pensa se désespérer dans une grande maladie qu'elle eut, pendant laquelle il la veillait jour et nuit, et que toujours depuis cette tendresse avait été la même, et fort au-dessus de celle qu'il avait pour son fils. Nous convînmes qu'il était non-seulement cruel et inutile d'en parler à M. le duc d'Orléans, mais dangereux pour n'augmenter pas son embarras et ses peines, mais aussi qu'il n'y avait pas une minute de temps à perdre pour finir le mariage. Enfin ils partirent dans la ferme résolution de redoubler de force et de courage pour précipiter le mariage, et de faire leurs derniers efforts pour une très-prompte conclusion.

Dès le lendemain vendredi, ils firent bon usage auprès de Mme la duchesse de Bourgogne et de Mme de Maintenon du refus opiniâtre de Mlle Choin, que je leur avais porté à Saint-Cloud, qui, par Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon, passa au roi avec tout l'assaisonnement nécessaire le même soir du vendredi. Le lendemain matin samedi, M. le duc d'Orléans parla au roi, et lui demanda avec cette sorte de hardiesse qui quelquefois ne lui déplaisait pas, quand ce n'était pas pour le contredire, ce qu'il faisait dans ses cabinets de d'Antin qui y était toujours, et qui était si bien avec Monseigneur, s'il ne lui était pas bon à lui faire entendre raison. Le roi rejeta cette ouverture avec cette sorte de mépris pour d'Antin, qui persuaderait aux gens des dehors qu'un homme est perdu, mais qui aux intérieurs et aux connaisseurs ne faisait qu'augmenter l'opinion du crédit de ce même homme, parvenu à toute familiarité, et dont l'apparent mépris ne servait qu'à cacher tout son pouvoir à celui-là même qui, croyant de bonne foi le mépriser, et le voulant parfois montrer aux autres dans des occasions importantes, n'en était que moins en garde contre lui, et de plus en plus en proie à l'autorité qu'il lui laissait usurper sur lui-même. Mais le roi, pressé de la sorte sans le trouver mauvais, et par cette proposition de se servir de d'Antin, piqué de son propre embarras sur Monseigneur qu'il voyait clairement aperçu, et [dont] il craignit les suites, promit de nouveau, et si positivement; à son neveu qu'il agirait incessamment, qu'il n'y eut pas matière à réplique.

En effet, le lendemain matin dimanche, le roi saisit enfin Monseigneur dans son cabinet, où, après un court préambule, il lui proposa le mariage; Il le fit d'un ton de père mêlé de ton de roi et de maître, qu'adoucit la tendresse avec une mesure si juste et si compassée, qu'elle ne fit que faciliter, sans donner courage à la résistance, manière rare, mais très-ordinaire et facile au roi, quand il voulait s'en servir. Monseigneur hésita, balbutia; le roi pressa, profitant de son trouble. Je n'entre pas dans un plus grand détail, parce qu'il n'en est pas venu jusqu'à moi davantage. Finalement Monseigneur consentit et donna parole au roi, mais il lui demanda la grâce de suspendre la déclaration de quelques jours pour lui donner le temps de s'accoutumer et d'achever de se résoudre avant que l'affaire éclatât. Le roi donna à l'obéissance et à la répugnance de son fils le temps illimité qu'il lui demanda, et encore une fois prit sa parole pour éviter toute remontrance et tout effort de cabale, le pria de se vaincre le plus tôt qu'il pourrait, et de l'avertir dès qu'il pourrait souffrir la déclaration.

Le coup décisif ainsi frappé, le roi, infiniment à son aise, le dit à son neveu une demi-heure après, lui permit de porter cette bonne nouvelle à Mme la duchesse d'Orléans, trouva bon qu'il en parlât à Mme la duchesse de Bourgogne et à Mme de Maintenon uniquement et à la dérobée, et imposa sur tout le reste un silence exact à sa bouche et jusqu'à sa contenance. M. le duc d'Orléans lui embrassa les genoux, car il était seul avec lui, lui exprima sa juste reconnaissance, et le supplia instamment de ne lui pas refuser d'avancer une si grande joie à Mademoiselle, en lui répondant de son secret. Après l'avoir obtenu, il lui représenta avec respect, mais sans empressement, pour ne le pas gêner, combien Madame aurait lieu de se plaindre de lui, s'il ne la mettait pas dans la confidence. Le roi trouva bon que, sous le même secret, il le lui dît aussi, en la priant de sa part de ne lui en parler pas à lui-même. M. le duc d'Orléans alla tout de suite chez Madame, qui, ne s'étant jamais flattée que ce mariage pût réussir, et ayant parfaitement ignoré toutes les démarches qui s'étaient faites, se trouva tout à coup comblée de la plus extrême joie; de là il monta chez Mme la duchesse d'Orléans, où, à portes fermées, ils se livrèrent ensemble à toute la leur. Bientôt après ils s'en allèrent tous deux à Saint-Cloud, et revinrent de bonne heure, en grand désir de voir la déclaration éclater.

D'Antin avait écumé depuis le jeudi jusqu'au dimanche, car les dates sont ici importantes, que M. le duc d'Orléans avait donné une lettre au roi qu'il lui avait écrite, et s'était écrié en l'apprenant qu'il ne comprenait pas comment il avait pu faire pour la donner en son absence, tant il fut frappé du fait. Ce fut un trait qui nous revint bientôt, et qui nous montra à plein combien il était attentif à espionner et à contraindre M. le duc d'Orléans dans les cabinets du roi, dans la crainte du mariage. Or le jeudi fut le jour que Bignon me fît la réponse négative de Mlle Choin que je fus tout de suite porter le même jour à Saint-Cloud, et le dimanche suivant est le jour auquel le roi parla à Monseigneur, et tira parole de lui pour le mariage. Entre ces deux jours-là je n'ai pu démêler celui où d'Antin apprit que M. le duc d'Orléans avait donné une lettre au roi; mais ce ne fut certainement que ce jeudi même ou un des deux [jours] suivants. Par ce qui suivit, et que j'expliquerai en son lieu, je ne puis douter que la Choin, à qui Bignon voulut me nommer, et à qui je permis, comme je l'ai dit, se hâta d'avertir Monseigneur et Mme la Duchesse de la démarche que M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans avaient faite, vers elle par moi, par l'entremise de Bignon.

Ces notions, qui se suivirent coup sur [coup] si fort en cadence, après des mouvements peu éloignés qui avaient été remarqués à l'autre Marly, réveillèrent la cabale; et comme elle n'était pas intéressée au secret sinon de ses notions, il en échappa à quelqu'un d'eux assez pour que, dès le samedi au soir, veille du dimanche que le roi parla enfin à Monseigneur, il se murmurât bien bas dans le salon quelque bruit sourd et incertain du mariage comme d'une chose qui s'allait faire, mais qui demeura entre les plus éveillés et les plus instruits. Monseigneur, qui n'avait osé résister au roi pour la première fois de sa vie, lui demanda peut-être ce délai illimité de la déclaration, dans l'embarras où il se trouva avec Mme la Duchesse et sa cabale, qui, sur ce que je viens d'expliquer, était bien en émoi, mais fort éloignée de croire rien d'avancé, et que Monseigneur voulut avoir le temps de les y préparer. Quoi qu'il en soit, le lundi 2 juin, le lendemain du jour que le roi avait parlé la première fois à Monseigneur, le roi prit en particulier M. le duc de Berry le matin, et lui demanda s'il serait bien aise de se marier. Il en mourait d'envie, comme un enfant qui croit en devenir plus grand homme et plus libre, et en qui on avait pris soin des deux côtés d'en nourrir le désir. Mais il était tenu de longue main dans la crainte secrète de Mlle de Bourbon et dans le désir de Mademoiselle, par Mgr le duc de Bourgogne et surtout par l'adresse de Mme la duchesse de Bourgogne, avec qui il vivait dans la plus intime amitié et confiance. Il sourit donc à la question du roi et lui répondit modestement qu'il attendrait sur cela tout ce qui lui plairait de faire sans empressement et sans éloignement. Le roi lui demanda ensuite s'il n'aurait point de répugnance à épouser Mademoiselle, la seule en France, ajouta-t-il, qui pût lui convenir, puisque, dans les conjonctures présentes, on ne pouvait songer à aucune princesse étrangère. M. le duc de Berry répondit qu'il obéirait au roi avec plaisir. Aussitôt le roi lui déclara qu'il avait le dessein de faire incessamment le mariage, que Monseigneur y consentait, mais il lui défendit d'en parler. Sortant de chez le roi, M. le duc de Berry fut courre le loup avec Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne, et la chasse même fut assez longue.

Cette même journée, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans l'allèrent encore passer à Saint-Cloud. Il faisait déjà chaud alors, et le roi sortait plus tard pour la promenade. Monseigneur ne lui avait point reparlé du mariage, mais d'Antin le devina ou le sut par Monseigneur, et se tourna lestement à en hâter la déclaration pour s'en faire un mérite. En cette saison le roi donnait chez lui les premiers temps de l'après-dînée au ministre qui aux jours d'hiver travaillait le soir avec lui chez Mme de Maintenon, se promenait après, rentrait tard chez elle et y travaillait seul et souvent point. D'Antin, occupé de son projet, entra par les derrières dans les cabinets aussitôt que le travail fut achevé. Il y hasarda des demi-mots qui firent que le roi lui dit le mariage. Il applaudit avec cet engouement de flatterie qu'il avait si fort en main et qui lui coûtait si peu pour les choses qui le fâchaient le plus et avec cette liberté qu'il savait usurper si à propos; il dit au roi qu'il ne savait pas pourquoi [on faisait] un mystère d'une affaire aussi convenable et déjà même si découverte, qu'à l'heure même qu'il en faisait un secret dans son cabinet, plusieurs gens s'en parlaient à l'oreille dans le salon. En ce moment Monseigneur entra dans le cabinet, ou naturellement et revenant de la chasse, ou de concert avec d'Antin pour lui en procurer le gré, et s'épargner la peine de reparler au roi de chose qui lui était si peu agréable. Le roi et d'Antin continuèrent cette conversation devant lui. Cela donna occasion et courage au roi de lui demander que lui en semblait, et d'ajouter tout de suite que, puisque la chose commençait à se savoir, autant valait-il aller de ce pas, avant la promenade, faire la demande à Madame. Monseigneur s'y laissa aller comme il avait fait au mariage, mais pour cette fois sans résistance.

À l'instant le roi envoya chercher Mgr le duc de Bourgogne, à qui, pour la forme, ils dirent ce qu'il savait bien, et aussitôt après sortirent tous trois par le second cabinet, vis-à-vis la porte duquel était celle de la chambre de Madame, le petit salon entre-deux, et entrèrent chez elle. Pendant ce moment de Mgr le duc de Bourgogne, d'Antin sortit, s'alla montrer gaiement dans le salon, où il dit ce qui se passait pour l'avoir dit le premier, et avisant à travers la porte vitrée du salon un laquais à lui dans le petit salon de la Perspective, où tous les valets attendaient leurs maîtres, il l'envoya à pied à Saint-Cloud porter verbalement cette nouvelle de sa part, pour ne perdre pas de temps à seller un cheval et à écrire. Du moment qu'il eut dit ce qu'il savait, il se fit une telle presse à la porte du petit salon de la chapelle de tout ce qui se trouva dans le salon, qu'on s'y étouffait à qui verrait passer et repasser le roi. Madame, qui écrivait à son ordinaire, et qui savait ce qui se devait passer, ne douta plus que le moment n'en fût arrivé, dès qu'elle vit entrer chez elle le roi, Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne. Le roi lui fit en forme la demande de Mademoiselle. On peut juger si elle l'accorda et quelle fut son extrême joie. Le roi envoya chercher M. le duc de Berry et le présenta à Madame sur le pied de gendre. Tout cela fut fort court, le roi repassa chez lui par ses cabinets, et de là dans ses jardins. Dès qu'on l'y eut vu entrer, toute la cour fondit chez Madame et de là chez Monseigneur et chez M. le duc de Berry, chacun avide de se faire voir et plus encore de pénétrer les visages. Si peu de gens et depuis si peu en avaient eu de simples soupçons, que cette déclaration subite jeta tout le monde dans le plus grand étonnement. La rage pénétra les uns et jusqu'aux plus indifférents de la cour et de la ville; ce mariage ne fut approuvé de personne, par les raisons que j'ai expliquées dès l'entrée du récit de cette puissante intrigue. Mais il est des choses dont on ne peut et on ne doit pas rendre raison, et alors il faut laisser dire. Tel fut le coup de foudre qui tomba sur Mme la Duchesse, si à coup au premier voyage de ses filles à Marly. Je n'ai point su ce qui se passa chez elle dans ces étranges moments, où j'aurais acheté cher une cache derrière la tapisserie. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans revenaient de Saint-Cloud, lorsqu'ils rencontrèrent ce laquais de d'Antin, qui les arrêta et qui poursuivit après son chemin vers Mademoiselle.

On peut juger du soulagement de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. En arrivant ils allèrent droit chez Monseigneur, qui était à table chez lui, faisant un retour de chasse avec des dames et Mgrs ses fils. Débarrassé de l'éclat et bon homme au fond, il ne voulut pas déplaire au roi par une mauvaise grâce inutile; il prit donc en les voyant entrer un air non-seulement gai, mais épanoui; il les embrassa et les fit embrasser par Mgrs ses Fils, leur présentant le second comme leur gendre, et voulut que les plus considérables de la table les embrassassent aussi. Il fit asseoir Mme la duchesse d'Orléans près de lui, lui prit les mains à sept ou huit reprises, l'embrassa cinq ou six autres, but au beau-père, à la belle-mère, à la belle-fille sous ses noms, porta leurs santés à la compagnie, et quoique M. et Mme d'Orléans ne fussent pas à table, les fit boire à lui et faire raison aux autres, en un mot, on ne vit jamais Monseigneur si gai, si occupé, si rempli de quelque chose. Le repas fut allongé, les santés réitérées, en un mot, allégresse complète. De leur vie, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans ne furent si surpris que d'une réception si fort inespérée. On peut croire qu'ils n'eurent pas peine à faire merveilles de joie, de reconnaissance, de respect. Mme la duchesse de Bourgogne, qui se tint toujours là, anima tout, et Mgr le duc de Bourgogne fut si aise et du mariage, et de le voir si bien pris, qu'il en haussa le coude jusqu'à tenir des propos si joyeux, qu'il ne pouvait les croire le lendemain. Monseigneur poussa la chose jusqu'à vouloir mener le lendemain M. le duc de Berry à Saint-Cloud voir Mademoiselle; mais le roi, plus mesuré, dit qu'il fallait qu'elle le vînt voir auparavant, qu'il lui présenterait le duc de Berry, et que ce ne serait que le surlendemain, pour donner un jour à la préparation de l'entrevue.

Le retour de chasse et la visite achevée, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, allèrent chez Mme la Duchesse lui donner part du mariage auquel en effet elle en prenait tant. Soit que dans ces premiers moments elle craignît les compliments et les curieux, soit qu'elle ne sût que devenir, comme il arrive dans ces crises d'angoisses, elle était sortie de chez elle et se promenait dans les jardins, fort peu accompagnée. Mme la duchesse d'Orléans parla la première, et lui fit excuse de n'avoir pu le lui dire plus tôt sur ce qu'elle arrivait de Saint-Cloud et ne faisait que sortir de chez Monseigneur. Le remercîment fut d'un froid à glacer. M. le duc d'Orléans prit un peu la parole pour les soulager toutes deux; ensuite Mme la duchesse d'Orléans, pour adoucir ces premiers moments, ou plutôt pour agir en conformité de la lettre de M. le duc d'Orléans au roi qui détermina le mariage, dit à Mme la duchesse que ce qui lui faisait un nouveau plaisir dans une affaire si agréable était qu'il y avait dans leur famille de quoi se communiquer une alliance si honorable. À l'instant Mme la Duchesse échappant à elle-même: « Quoi! votre fille? répondit-elle d'un ton aigre; mon fils quant à présent est un trop mauvais parti, ses affaires sont dans un désordre étrange, on lui dispute tout, et on ne sait encore ce qui lui restera de bien, et votre fille est trop jeune pour la pouvoir marier. » Mme la duchesse d'Orléans, à mon avis trop bonne d'avoir dès lors fait cette ouverture, et trop douce de l'avoir après continuée, repartit que M. le Duc aurait toujours de quoi la satisfaire, ce que M. le duc d'Orléans reprit aussi, et Mme la duchesse d'Orléans ajouta l'âge de Mlle sa fille. Mme la Duchesse le disputa pour la soutenir trop jeune, et toutes deux poussèrent jusqu'aux dates et aux époques; Mme la Duchesse vaincue, conclut plus aigrement encore qu'elle ne voulait marier son fils de longtemps. La pluie et le beau temps relevèrent quelques moments de silence. Mme la duchesse d'Orléans dit qu'elle avait beaucoup d'affaires, et pria Mme la Duchesse de tenir sa visite pour reçue, puisqu'elle allait chez elle lorsqu'elle l'avait rencontrée dans le jardin. Mme la Duchesse se jeta aux compliments et dit qu'elle monterait incessamment chez elle. Mme la duchesse d'Orléans la pria de n'en rien faire, M. le duc d'Orléans aussi, enfin ils se quittèrent réciproquement les visités, et se séparèrent, Mme la Duchesse soulagée d'avoir au moins insolenté sa soeur, et celle-ci riant de bon coeur de cette rage montée au point de ne la pouvoir cacher. Je supprime le reste de cette belle journée pour M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans; mais cette visite à Mme la Duchesse m'a paru trop plaisante et trop curieuse pour ne la pas rapporter.

CHAPITRE XIV. §

Mme de Blansac, et sa rare retraite, et son rare héritage. — Fortune de ses enfants. — J'apprends la déclaration du mariage de M. le duc de Berry avec Mademoiselle. — Spectacle de Saint-Cloud. — Vive, dernière et inutile attaque de Mme la duchesse d'Orléans à moi, sur la place de dame d'honneur. — Oubli sur l'audience de Mme la duchesse de Bourgogne à Mme de Saint-Simon. — Présentation de Mademoiselle à Marly. — Consultation entre le roi, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, sur une dame d'honneur. — Bruit à Marly sur Mme de Saint-Simon, et mouvements. — Le chancelier, par l'état des choses, change d'avis sur la place de dame d'honneur. — Avis menaçant de nos amis. — Mme la duchesse de Bourgogne nous fait avertir du péril du refus, et de venir à Versailles. — Nous nous résolvons par vive force à accepter. — Conspiration de toutes les personnes royales à vouloir Mme de Saint-Simon. — Singulier dialogue bas entre M. le duc d'Orléans et moi. — Mme la duchesse de Bourgogne me fait parler sur le péril du refus. — Droiture et bonté de cette princesse. — Propos très-francs de moi à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans sur la place de dame d'honneur.

Ce même lundi, 2 juin, nous allames, Mme de Saint-Simon et moi, dîner à Saint-Maur avec Mme de Blansac, à qui Mme la Duchesse avait prêté le petit château, c'est-à-dire la maison que feu M. le Duc avait eue de la déconfiture de la Touanne, et qu'il avait enfermée dans ses jardins. J'ai assez expliqué ailleurs quelle était Mme de Blansac. J'ajouterai seulement qu'ayant mangé plus de deux millions à elle ou à Nangis, son fils du premier lit, et mieux encore sans avoir jamais, elle ni Blansac, montré aucune dépense, elle emprunta cette maison pour y prendre du lait, et y est demeurée vingt ans sans en sortir: sur la fin de sa vie elle revint à Paris, où elle devint riche par la succession de M. de Metz, qui jusqu'à la mort, lui dit et lui fit dire qu'il ne lui donnerait rien, et qui en même temps qu'il l'en persuadait lui avait tout donné, comme il parut par son testament. Les deux fils du premier et du second lit de Mme de Blansac ont été plus heureux que père et mère. Nangis est mort maréchal de France, chevalier de l'ordre et chevalier d'honneur de la reine avec toute sa confiance; l'autre, outre ce grand bien de M. de Metz, enrichi par d'autres voies dont il n'a négligé aucune, a eu un brevet de duc, en épousant une fille du duc de La Rochefoucauld. Il me faut passer cette courte digression assez mal placée, mais dont je n'aurais su où placer mieux la singularité.

Revenant de Saint-Maur où nous avions passé presque la journée avec l'abbé de Verteuil, frère du duc de La Rochefoucauld que nous y avions mené, rentrant chez moi sur les sept heures du soir, je trouvai un billet de M. le duc d'Orléans qu'un de ses gens avait apporté fort peu après midi, comme cela m'arrivait souvent pendant ce Marly. Je n'ouvris le billet que lorsque, monté chez ma mère, j'y fus seul avec elle et Mme de Saint-Simon; le dessus était de l'écriture de M. le duc d'Orléans, le dedans, fort court, de celle de Mme la duchesse d'Orléans, dont les trois premiers mots étaient ceux-ci: Veni, vidi, vici. Elle ajoutait que je verrais bien que c'était M. le duc d'Orléans qui les avait dictés, et sans en dire davantage, m'imposait le secret jusqu'à la déclaration qui ne tarderait pas. Après ma première effusion de joie, à laquelle, par un secret pressentiment, Mme de Saint-Simon ne prit qu'une part de complaisance, j'entrai en inquiétude du délai de la déclaration. Tandis que j'agitais ce qui pouvait la retarder, on m'annonça un valet de pied de M. le duc d'Orléans qui, sans lettre me vint apprendre de la part de Mademoiselle la déclaration de son mariage, et qu'elle m'envoya dans l'instant qu'elle l'eut apprise, par le laquais que d'Antin lui avait dépêché de Marly. Alors ma joie fut complète: le triomphe et la sûreté de ceux à qui j'étais attaché, la surprise et l'extrême dépit de ceux a qui je ne l'étais pas, l'amour-propre d'un tel succès où j'avais eu une part si principale en tant de sortes, la différence entière qui en résultait pour ma situation présente et future, toutes ces choses me flattèrent à la fois. J'écrivis aussitôt à M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans qui le lendemain matin mardi me mandèrent de les aller trouver ce même jour à Saint-Cloud, de bonne heure.

Ce voyage fut bien différent du dernier, où je leur avais porté la négative de la Choin. Mme de Saint-Simon et moi trouvâmes Saint-Cloud retentissant de joie. La foule brillante y était déjà; tout s'empressa de me témoigner sa joie: je fus complimenté de chacun, environné sans cesse. À un accueil si surprenant, je me crus presque le visité. La plupart me parlèrent de cette grande affaire comme de mon ouvrage, ce que je ne fis jamais semblant d'entendre. Environné, accolé, entraîné de part et d'autre, dont Mme de Saint-Simon eut aussi toute sa part, je fus poussé à travers ce vaste appartement, au fond duquel était Mademoiselle avec Mme la princesse de Conti, Mlles ses filles et un groupe de personnes considérables qui de Marly et de Paris étaient accourues. Sitôt que Mademoiselle m'aperçut, elle s'écria, courut à moi, m'embrassa des deux côtés, et tout de suite me prit par la main, laissa là tout le monde, et du salon me mena dans l'orangerie qui y est contiguë, et l'enfila. Là, en liberté de ce grand monde qui ne nous voyait que de loin, elle se répandit en remercîments dont ma surprise fut telle que je demeurai sans répondre. Elle le sentit et croyant m'en tirer, elle m'y plongea de plus en plus en me racontant les choses principales que j'avais faites ou conseillées sur son mariage, et y mit le comble en m'apprenant que M. le duc d'Orléans lui contait tout à mesure; qu'elle n'avait jamais rien ignoré de tout ce qui s'était passé dans cette affaire; que c'était pour cela qu'elle sortait presque toujours du cabinet de Mme la duchesse d'Orléans dès que j'y entrais et avant qu'on le lui dît, et m'avoua qu'elle avait souvent observé mon visage entrant et sortant de ces conversations.

À un si étonnant récit je ne pus désavouer la vérité des faits, ni m'empêcher de m'écrier sur la facilité de M. son père à lui faire de telles confidences. Tout cela fut coupé par des témoignages de la plus vive reconnaissance dont l'esprit, les grâces, l'éloquence, la dignité et la justesse des termes ne me surprirent pas moins, mêlés d'élans et de trouble de joie qu'elle ne contraignit pas avec moi. Elle me dit que j'avais tout perdu, et qu'elle m'avait bien regretté une demi-heure auparavant; que Mme la Duchesse était venue avec Mlles ses filles lui faire leurs compliments; que cette bonne tante avait essayé de voiler son désordre par une joie si feinte, que la sienne s'en était augmentée; qu'elle lui avait présenté Mlles ses filles déjà avec un air de respect, en la suppliant de conserver de la bonté pour elles, à quoi elle avait malignement répondu qu'elle les aimerait toujours autant qu'elle avait fait, m'ajoutant en riant de bon coeur qu'elle n'y aurait pas grand'peine. Mme la Duchesse abrégea sa visite en témoignant son regret de n'avoir pas trouvé M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans à Saint-Cloud, et se retira comme avec avidité de se délivrer d'un état si violent. Mademoiselle me dit qu'elle l'avait conduite, et malicieusement affecté de lui céder partout la droite et les portes, quoique toutes ouvertes, et que Mme la Duchesse l'avait si bien senti, qu'elle lui avait fait des reproches comme d'amitié de ce qu'elle la traitait ainsi avec cérémonie, dont elle s'était donné le plaisir de ne s'en point départir jusqu'au bout.

Elle me conta ensuite comment M. le duc d'Orléans lui avait appris son bonheur, combien elle avait été fidèle au secret, enfin le beau message de d'Antin, dont elle se moqua fort, sur lequel elle m'avait dépêché aussitôt, sachant tout ce que j'y avais fait. On ne peut comprendre le nombre de choses qui se dirent en tête à tête en nous promenant dans cette orangerie, pendant une demi-heure. La duchesse de La Ferté le vint interrompre, d'où incontinent nous nous retrouvâmes dans le gros du monde, que je laissai aussitôt pour aller faire mes compliments à Madame qui écrivait, et qui me reçut avec des larmes de joie. En même temps Mme de Saint-Simon était environnée de foule et de compliments, et de gens qui lui en faisaient d'autres à découvert sur ce qu'elle allait être dame d'honneur de la future duchesse de Berry. Elle répondit avec modestie sur son incapacité, son âge, ses empêchements, sur le grand nombre d'autres personnes convenables, et parmi tout cela fit si bien sentir ce qu'elle sentait elle-même, qu'il lui fut dit par Mme de Châtillon qu'elle se portait donc elle-même pour trop jeune: à quoi elle répondit très-franchement que oui. Mademoiselle qui à peine la connaissoit, lui fit toutes les prévenances et les caresses imaginables; enfin cette opinion de la place qu'elle allait remplir se trouva si répandue parmi ce peuple femelle de la cour, que les bassesses lui furent prodiguées à en avoir honte et pitié, et que ses craintes se renouvelèrent; elle fut en calèche avec quelque peu de dames au-devant de M. [le duc] et de Mme le duchesse d'Orléans qui venaient de Sceaux, donner part du mariage. L'allégresse fut grande, ils se pressèrent pour les mettre dans leur carrosse, et arrivèrent ainsi dans la cour. Tout y courut; dès qu'ils m'aperçurent ce furent des cris de joie, et en mettant pied à terre, des embrassades réitérées et des compliments réciproques.

La foule illustre les environna, Madame et Mademoiselle les rencontrèrent et descendirent pour se promener avec eux et se faire voir au peuple, dont fourmillaient la cour et les jardins. En montant en calèche ils me prièrent instamment de les attendre, afin qu'un peu débarrassés d'une cour si nombreuse, ils me pussent entretenir et se répandre avec moi, et je me promenai en les attendant en bonne et grande compagnie. Sitôt qu'ils se furent séparés de Madame, qui retournait de bonne heure à Marly, ils m'envoyèrent dire de les aller trouver au haut des jardins de l'orangerie. Dès qu'ils me virent, ils quittèrent le gros qui les environnait, vinrent à moi, s'écartèrent loin de tout le monde, et là me racontèrent tout ce qui s'était passé à Marly, et que j'ai expliqué ci-dessus pour conserver l'ordre des temps de chaque chose; nous nous épanouîmes au port après les dangers courus, nous repassâmes mille choses avec plaisir sur la joie des uns, sur la surprise et le dépit des autres, nous nous divertîmes de l'incroyable souplesse de d'Antin, surtout nous ne pouvions nous lasser de nous parler du procédé si surprenant de Monseigneur, ni moi de les exhorter d'en profiter pour se rapprocher de lui, et d'en saisir ces premiers moments si favorables. Ils me dirent après, que le roi ne donnerait ni maison ni apanage aux futurs époux jusqu'à la paix, et qu'en attendant, ils mangeraient chez Mme la duchesse de Bourgogne, et se serviraient des officiers et des équipages du roi.

Tout en devisant ils me menèrent insensiblement tout de l'autre côté du parterre, où il n'y avait personne, et fort loin d'où ils m'avaient joint, encore plus de la compagnie qu'ils avaient quittée, que tout à coup M. le duc d'Orléans alla rejoindre, et me laissa seul avec Mme la duchesse d'Orléans.

Elle s'assit sur un banc qui se trouva là, et m'invita de m'y asseoir avec elle. Quelque liberté que j'eusse avec eux, jamais, hors en discours seul avec eux et pour eux-mêmes, je n'en ai séparé le respect, persuadé que, quelque familiarité que ces gens-là donnent, on en est au fond mieux et plus à l'aise avec eux en gardant cette conduite, dont la décence tient aussi à ce qu'on se doit à soi-même. Quoique je dusse être assis et que je le fusse toujours devant M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, je ne crus pas devoir m'asseoir sur le même banc tête à tête avec elle, vus surtout à travers ce grand parterre de tout le monde qui était demeuré de l'autre côté, et je me tins debout vis-à-vis d'elle; elle acheva assise quelque reste court de discours commencés en gagnant ce banc, puis tout à coup, et sans aucune liaison qui conduisît où elle en voulait venir, elle me dit que, maintenant que le mariage s'allait faire, il était question d'une dame d'honneur; que j'avais assez mal reçu ce qu'elle m'en avait jeté d'abord, puis proposé pour Mme de Saint-Simon d'une manière plus expresse; qu'elle ne m'en avait plus parlé depuis, mais qu'à présent qu'il fallait se déterminer, elle me disait franchement qu'elle n'en voyait point d'autre qu'elle pût désirer. Je lui répondis par un remercîment auquel j'ajoutai que je lui avais parlé de bonne foi là-dessus; que Mme de Saint-Simon ne convenait point à cette place; qu'elle n'en avait point l'âge; qu'elle n'en avait point la santé pour les fatigues, ni la capacité pour conduire une si jeune princesse, ni la liberté par nos affaires domestiques et notre situation avec sa mère; que j'étais extrêmement sensible à la bonté qu'elle nous témaignait, mais que ce serait y mal répondre que de ne le pas faire avec la môme franchise; qu'il y en avait beaucoup d'autres qui y seraient très-propres, sur qui elle pouvait jeter les yeux. Elle me répliqua qu'après y avoir bien pensé, sur le peu de goût qu'elle m'avait vu pour cette place, elle n'en trouvait aucune sans inconvénient et avec toutes les qualités à souhait, que Mme de Saint-Simon seule, qu'elle m'avouait qu'elle souhaitait uniquement et passionnément. Je repartis les mêmes choses, sur chacune desquelles elle me dit en m'interrompant: «Mais c'est notre affaire à nous de voir si nous la voulons bien comme cela, et c'est la vôtre de voir si vous nous la voulez bien donner. »

Après avoir ainsi contesté un bon quart d'heure, elle me dit que son nom pour l'honneur, son mérite et sa réputation pour la confiance, était tout ce qu'ils désiraient, qu'après cela elle ne ferait de fonctions qu'autant et en la manière qu'elle pourrait et qui lui plairait. Rien n'était plus flatteur, et les façons de dire ajoutaient encore aux paroles, mais je demeurai ferme sur mes mêmes excuses, si bien qu'après m'avoir un moment regardé avec plus de tristesse: « Je vois bien ce que c'est, me dit-elle, c'est qu'une seconde place ne vous accommode pas, » et à l'instant ses yeux rougissant et s'emplissant d'eau, elle les baissa et demeura fort embarrassée; je le fus moins que je n'aurais dû, parce que mon parti était bien pris. Je ne répondis rien à ce qu'elle me dit sur la deuxième place, parce qu'en effet c'était cela même qui nous tenait, et je demeurai deux bons Miserere sans parler ni elle aussi, vis-à-vis l'un de l'autre. Enfin je ne sus mieux, pour assurer mon refus, en le ménageant avec le respect dû au rang et à l'amitié, que de sortir de ce silence par une disparate expresse et tout à fait déplacée. « Madame, lui dis-je tout d'un coup et d'un ton ferme, Mademoiselle a bien de l'esprit, et je n'ai pas ouï dire que M. le duc de Berry en ait autant qu'elle. Il faut qu'elle s'insinue tout de son mieux auprès de lui; elle le gouvernera. » Puis me mettant à battre la campagne et à parler précisément pour parler, je continuai assez longtemps, jusqu'à ce que Mme la duchesse d'Orléans ayant repris ses esprits et surmonté son embarras et son dépit, elle fit effort pour rencogner ses larmes, entra dans ce que je disais par cinq ou six paroles, se leva aussitôt brusquement, dit qu'il était temps de s'en retourner, et marcha vers son carrosse en silence jusqu'à ce qu'elle eût rencontré quelqu'un.

La foule se rapprocha promptement; et, sans me dire un mot, [elle] me fit une révérence civile et monta en carrosse, [avec] M. le duc d'Orléans et Mme de Castries, et tous trois s'en retournèrent à Marly, non, je pense, sans parler de ce qui venait de se passer avec moi. Je me remis ensuite parmi le grand monde; et, après fort peu de tours, Mme de Saint-Simon et moi prîmes congé de Mademoiselle, et nous retournâmes à Paris, moins occupés tous deux du brillant spectacle que nous venions de voir que de ce qu'il venait de m'arriver avec Mme la duchesse d'Orléans. Tout ce qui était alors de l'autre côté du parterre avec M. le duc d'Orléans et Mademoiselle, avaient les yeux fichés sur nous, et lui plus qu'aucun, à ce que je remarquai bien. Nous fûmes fort surpris, Mme de Saint-Simon et moi, de cette persévérance, après les refus, l'un général, l'autre si particulier, que j'avais faits à Mme la duchesse d'Orléans, le premier à Versailles, l'autre si exprès à Marly; et de ce que, après cela, avec toute sa hauteur et sa fierté, elle s'était exposée au troisième à Saint-Cloud, au jour de son triomphe. Nous sentîmes bien que cette dernière tentative était un concert entre elle et M. le duc d'Orléans, qui, me connaissant bien et comptant que je n'avais pas avec elle la même liberté qu'avec lui, et bien plus de mesure; je serais moins ferme et plus hors de garde, livré à un tête-à-tête avec elle; pour quoi de guet-apens ils m'avaient conduit de l'autre côté du jardin, où il n'y avait personne, et lui s'était aussitôt après retiré pour me laisser seul avec elle et me livrer à l'embarras, sans qu'il eût encore osé m'ouvrir la bouche de cette place de dame d'honneur. De tout cela nous conclûmes qu'il n'était pas possible de refuser, ni plus nettement ni plus respectueusement que je l'avais fait, et fort difficile qu'après cela ils poussassent leur pointe davantage. Nous nous sûmes bon gré de plus en plus des devants si à propos pris avec M. de Beauvilliers et Mme la duchesse de Bourgogne, sur l'audience de laquelle je m'aperçois que le désir d'abréger ce qui ne regarde que moi m'en a fait omettre une partie essentielle que je restituerai ici.

Après avoir inutilement épuisé toutes les raisons d'incapacité et d'âge, et toutes celles d'attachement personnel pour Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Saint-Simon se jeta sur la délicatesse de sa santé, sur les soins domestiques que je laisserais toujours rouler entièrement sur elle, sur l'âge de ma mère, qui avec toute sorte de justice et de raison demandait une assiduité auprès d'elle, incompatible avec celle de dame d'honneur d'une si jeune princesse. Elle exagéra même ces trois bonnes raisons fort au delà de leur juste mesure, et pour tout cela ne trouva pas Mme la duchesse de Bourgogne plus flexible. Sur sa santé elle lui répondit qu'on ne prétendait pas lui demander plus qu'elle pourrait et voudrait faire; que la dame d'atours était faite pour porter sans murmure, du moins sans appui, toutes les corvées fatigantes qu'une dame d'honneur de sa sorte ne voudrait pas essuyer; sur les affaires, qu'elle était très-louable de s'y attacher, qu'elle l'assurait de tous les congés qu'elle voudrait, même pour des absences et des voyages à la Ferté, que le roi ne trouverait point mauvais pendant les voyages de Marly; à l'égard de ma mère, que ce devoir devait aller toujours avant tout autre; qu'elle y vaquerait avec liberté, et qu'elle lui répondait de prendre tout cela sur elle. Mme de Saint-Simon répliqua que tout cela était bon en spéculation, mais que pour la pratique il fallait convenir qu'elle serait impossible; et apporta l'exemple de toutes les autres dames d'honneur, à quoi Mme la duchesse de Bourgogne répondit toujours par les exceptions les plus obligeantes, et finalement ne se rendit, comme je l'ai rapporté, que pour nous éviter de nous perdre totalement par un refus auquel elle vit Mme de Saint-Simon résolue, quoi qu'elle eût pu lui dire.

Toutes ces choses devaient nous rassurer, puisque aucune voie ni aucunes raisons n'avaient été omises et à temps. Néanmoins Mme de Saint-Simon, sujette à espérer peu ce qu'elle désire, ne pouvait se délivrer d'inquiétude par le désir extrême que nous voyions dans eux tous, jusqu'à ce qu'il y eût une dame d'honneur nommée. Cela ne pouvait guère être différé, puisque le mariage était déclaré, et qu'on n'attendait pour le célébrer que l'arrivée de la dispense du pape.

Le jour même de la déclaration du mariage, il partit deux courriers pour Rome: l'un par Turin, adressé par M. le duc d'Orléans à M. de Savoie, à qui, nonobstant la guerre, on donnait part du mariage, et qui était prié en même temps de faire passer et repasser le courrier sûrement et diligemment; l'autre à tout hasard par Marseille, et par la voie de la mer. Mais M. de Savoie en usa en cette occasion avec toute la politesse et toute la diligence possible.

Le mardi, qui était le lendemain de ce que je viens de raconter de Saint-Cloud, Mademoiselle alla dîner à Marly avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, sans voir personne. Au sortir de table, ils la menèrent chez Madame, et de là chez le roi par les derrières, qu'ils trouvèrent dans son grand cabinet environné de Monseigneur, de Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc de Berry et des principaux officiers seulement des deux sexes. Les dames d'honneur et d'atours de Madame et de Mme la duchesse d'Orléans, et Mme de Mare, gouvernante de Mademoiselle, les y suivirent. Madame présenta Mademoiselle au roi, qui se prosterna, et que le roi releva et embrassa aussitôt, et tout de suite la présenta à Monseigneur, à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne et à M. le duc de Berry, qui tous la baisèrent, puis à toute la compagnie. Le roi, pour ôter tout embarras, avec cette grâce qu'il avait en tout, défendit à Mademoiselle de dire un mot à personne, à M. le duc de Berry de lui parler, et abrégea promptement l'entrevue. Mme la duchesse de Bourgogne alla montrer un moment Mademoiselle au salon, où tout ce qui était à Marly s'était rassemblé, et la mena ensuite chez Mme de Maintenon. Au sortir de là, Mademoiselle passa chez Madame, et s'en alla coucher à Versailles, où, le surlendemain jeudi, le roi retourna, contre l'ordinaire, qui était toujours le samedi. La raison fut que la Pentecôte était le dimanche suivant, 8 juin, et que le roi faisait toujours ses dévotions la veille.

Nous avions fort balancé, Mme de Saint-Simon et moi, d'aller ou n'aller pas à Versailles, jusqu'à ce qu'il y eût une dame d'honneur. Néanmoins nous crûmes trop marqué de ne nous pas présenter devant le roi, dans une occasion où la bienséance ferait aller chez un particulier en pareil cas, et où le respect menait à la cour ceux même qui n'y allaient plus que pour de véritables occasions. Comme nous dînions ce jour-là, mercredi, le chancelier, et son fils, qui, faute de conseils, dont il n'y avait jamais le jeudi, le vendredi et la veille de la Pentecôte, étaient venus à Paris, nous envoya prier de passer chez lui après dîner, parce qu'il avait à nous parler, et voici ce que nous apprîmes d'eux. Le soir du jour de la déclaration du mariage, il fut question de la dame d'honneur dans la petite chambre de Mme de Maintenon, entre elle, le roi et Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi proposa la duchesse de Roquelaure. On a vu ailleurs que le roi avait eu autrefois plus que du goût pour elle, et qu'il lui avait toujours conservé de l'amitié et de la considération. Par cette même raison, Mme de Maintenon ne l'aimait pas, et aurait été outrée de la voir nécessairement admise dans tout, singulièrement dans les particuliers, comme il serait arrivé par cette place. C'était une personne extrêmement haute, impérieuse, intrigante, dont le grand air altier rebroussait tout le monde, et avec cela de la dernière bassesse et de la plus abjecte flatterie, qui la faisait fort mépriser. Mme de Maintenon profita de tout cela, sourit, et répondit qu'on ne pouvait mieux choisir si on avait résolu de faire enrager toute la compagnie, aucun ne la pouvant souffrir. Le roi, avec cet air de surprise, demanda à Mme la duchesse de Bourgogne si cela était vrai, qui le confirma, sur quoi le roi dit qu'il n'y fallait donc pas songer.

Là-dessus il tira de sa poche une liste des duchesses, et s'arrêta à Mme de Lesdiguières, veuve du vieux Canaples, dont j'ai parlé en son lieu, et fille du duc de Vivonne, frère de Mme de Montespan. C'était une personne de beaucoup de douceur, de mérite, de vertu et d'infiniment d'esprit, de ce langage à part si particulier aux Mortemart, mais qui de sa vie n'avait vu la cour ni le monde, et qui vivait avec très-peu de bien dans une grande piété, sans presque voir personne. D'Antin, son cousin germain et son ami intime, en avait fort parlé au roi, qui en dit du bien, mais qu'elle ne convenait pas à cause du jansénisme dont elle était un peu suspecte. Ce fut un soliloque auquel il ne fut pas répondu un mot.

Mon érection suivant de fort près celle de Lesdiguières, le roi tomba incontinent sur le nom de Mme de Saint-Simon, et dit qu'il n'y voyait que celle-là à prendre dans toute la liste, qu'il venait de parcourir des yeux. « Qu'en dites-vous, madame? en s'adressant à Mme de Maintenon. Il m'en est toujours revenu beaucoup de bien; je crois qu'elle conviendra fort. » Mme de Maintenon répondit qu'elle le croyait aussi, qu'elle ne la connaissoit point du tout, mais qu'on lui en avait toujours dit toute sorte de bien et en tous genres, et jamais de mal sur aucun. « Mais, ajouta-t-elle, voilà Mme la duchesse de Bourgogne qui la connaît et qui vous en dira davantage. » Mme la duchesse de Bourgogne répondit froidement, la loua, mais conclut qu'elle ne savait pas si elle conviendrait bien. « Mais pourquoi? » dit le roi, et pressa sur chaque qualité et sur chaque louange qui avait été donnée, auxquelles toutes Mme la duchesse de Bourgogne consentit, mais ajoutant toujours qu'enfin elle ne croyait pas qu'elle convînt. Le roi surpris insista sur l'esprit; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne voulait pas nuire à Mme de Saint-Simon, mais seulement la servir à sa mode en écartant la place, mollit sur l'esprit, comme moins important que les autres qualités; sur quoi le roi, importuné des difficultés, répliqua qu'il n'en fallait pas tant aussi, tant d'autres qualités se trouvant ensemble, et poussa Mme la duchesse de Bourgogne au point qu'il lui échappa qu'elle doutait qu'elle acceptât. Le roi, presque piqué, reprit vivement: « Oh ! pour refuser, non pas cela, quand on lui dira comme il faut et que je le veux. » Mme la duchesse de Bourgogne le pria de regarder encore dans sa liste, et dit qu'assurément il y en trouverait qui conviendraient mieux. Le roi, avec action, la repassa encore, et conclut qu'il n'y en avait du tout que Mme de Saint-Simon, et qu'en un mot il fallait bien qu'elle le fût. Peiné cependant de n'en point trouver d'autre, parce qu'il crut que Mme la duchesse de Bourgogne ne voulait point Mme de Saint-Simon, il lui demanda si elle avait quelque chose contre elle. Elle lui répondit que non, mais de manière à ne pas faire tout à fait cesser ce scrupule. Cette matière de dame d'honneur en demeura là pour cette fois.

À ce récit Pontchartrain ajouta que, dès le moment de la déclaration du mariage, tout le monde avait dit hautement que Mme de Saint-Simon serait dame d'honneur, mais personne que nous le désirassions, beaucoup que nous ne le voudrions pas, et quelques-uns même que nous refuserions, et que depuis on n'avait parlé d'autre chose. Il nous dit encore que M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans avaient affecté de répandre qu'ils m'avaient écrit et dépêché à l'instant qu'ils avaient été assurés du mariage, et qu'ils ne se cachaient point de toutes sortes d'efforts pour que Mme de Saint-Simon fût dame d'honneur, jusque-là que M. le duc d'Orléans lui avait dit franchement qu'il y faisait tous ses cinq sens de nature, et que, lui ayant demandé s'il était sûr de mes sentiments là-dessus, parce que m'exposer au refus était me perdre, M. le duc d'Orléans lui avait répondu qu'il disait très-vrai, qu'il savait bien que je ne voulais pas demander, mais que j'accepterais si on voulait. Là-dessus, Pontchartrain, qui aimait à se mêler de tout, quoiqu'en peine de n'avoir point de nos nouvelles et de la froideur de Mme de Lauzun là-dessus, avait pressé les dames du palais de nos amies d'exciter Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait répondu à Mme de Nogaret qu'elle ne savait que faire, sachant ce qu'elle savait.

Pontchartrain se voulut mettre sur les remontrances. Je l'arrêtai fort court par une sortie que je lui fis sur ce qu'il se mêlait toujours de ce qu'il n'avait que faire; que le froid de Mme de Lauzun et notre silence lui auraient dû faire comprendre nos sentiments, puisque nous étions bien assez grands, Mme de Saint-Simon et moi, pour nous aviser tout seuls qu'il fallait une dame d'honneur, et pour écrire à lui et à nos amis si nous avions désiré cette place. Il se voulut défendre sur ce que M. le duc d'Orléans lui avait dit, sur quoi je répliquai qu'à ce que j'avais dit à Mme la duchesse d'Orléans, qui ne pouvait ignorer, je ne pouvais pas imaginer cette conduite ni ce bruit universel du monde si sottement occupé. Des larmes de Mme de Saint-Simon lui en dirent encore plus, en sorte que je ne vis jamais homme plus étonné. Nous passâmes là-dessus dans le cabinet du chancelier, qui ne le fut guère moins que son fils, quoiqu'il sût bien que nous ne voulions point de la place, mais [qui fut surpris] des larmes et de ma colère. Il nous répéta en peu de mots le fait passé chez Mme de Maintenon, et il ajouta qu'il savait sûrement, qu'il y avait pensé avoir depuis un ordre d'accepter. Mme de Saint-Simon, outrée, lui répéta tout ce que nous avions fait pour éviter cette place, ce que son fils qui était présent ignorait, et mes trois refus si positifs et si nets à Mme la duchesse d'Orléans toutes les trois seules fois qu'elle m'en avait parlé, sans que M. le duc d'Orléans l'eût jamais osé une seule. Je m'exhalai fort là contre lui de ce qu'il faisait là-dessus contre mon gré, qu'il ne pouvait ignorer; et de ce qu'il avait dit que j'accepterais, ne pouvant douter du contraire.

Le chancelier laissa exhaler la colère d'une part, les larmes de l'autre, puis nous dit que les choses se trouvaient maintenant en tel état qu'elles le faisaient changer d'avis; qu'il trouvait un péril si certain au refus, et si peu réparable, qu'il n'y pouvait plus consentir. Il nous fit sentir combien le roi y était peu accoutumé, combien il y serait sensible; que ce crime à son égard serait par sa nature irréparable, et toujours subsistant; que nous nous retrouverions dans un état pire que jamais, et dans une disgrâce dont le roi se plairait et s'appliquerait à nous faire porter tout le poids, à nous et aux nôtres, en toutes choses; que plus il avait pensé, de lui-même, à Mme de Saint-Simon; plus j'étais nouvellement bien remis auprès de lui, dont ce choix était une grande marque, plus il voyait Mme de Saint-Simon souhaitée de toutes les parties intéressées, et unanimement nommée avec une approbation générale, plus il se trouverait embarrassé d'en faire un autre, plus cet autre lui serait étranger, incommode, forcé, plus il serait outré, et plus il se plairait à appesantir sa vengeance; au lieu que, cédant de bonne grâce à son goût et à sa volonté, toute notre répugnance, qu'il connaissoit bien, nous tournerait à sacrifice, à gré, à distinction, et à tout genre de bien; et qu'il n'y avait pas à balancer dans une situation si extrême. Deux heures se passèrent dans cette consultation et cette dispute, qui finit enfin par nous faire résoudre d'aller coucher à Versailles, et, si nous ne pouvions doucement conjurer l'orage, ne nous en pas laisser accabler par un refus qui nous perdrait sans ressource. Nous partîmes donc de chez le chancelier. En chemin le duc de Charost, qui revenait de Marly, nous arrêta, qui nous apprit à peu près les mêmes choses, et que nos amis avaient chargé de nous dire en arrivant qu'ils ne voyaient point de milieu entre refuser et nous perdre.

Nous n'avions point de logement au château que cette chambre pour nous tenir le jour, que le chancelier m'avait forcé de prendre chez lui, depuis qu'à la chute de Chamillart nous avions rendu celui du duc de Lorges. Nous allâmes donc descendre chez Mme de Lauzun. Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait reconnu à la livrée un laquais, dans la salle des gardes où elle passait en arrivant de Marly, l'avait appelé, et lui avait demandé à deux reprises si Mme de Saint-Simon venait ce soir-là; puis, jouant avec Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, où elle vit qu'on vint parler à Mme de Lauzun, elle lui dit avec joie que nous étions apparemment arrivés, sur ce que ce laquais lui avait dit. Le fait était qu'elle avait ordonné à Mme de Lauzun, par quatre reprises, de demander à Mme de Saint-Simon de sa part que, sur toutes choses, elle ne manquât pas de se trouver à Versailles le soir même du retour de Marly; que nous avisassions bien à ce que nous voudrions faire; que la place de dame d'honneur lui serait offerte; et qu'elle et moi nous étions perdus sans fond et sans ressource si nous la refusions. La lettre n'était point arrivée par la négligence et la paresse des valets; nous ne la sûmes que par le récit de Mme de Lauzun, et sa surprise qu'elle se fût égarée.

Je ne répéterai point la colère, les larmes, les raisonnements. Nous apprîmes là une chose nouvelle avec la confirmation des autres: c'est que Mme la duchesse de Bourgogne, étant seule à Marly dans sa chambre, avec les duchesses de Villeroy et de Lauzun et M. le duc de Berry, à parler de l'affaire du jour, elle lui avait demandé franchement qui il nommerait dame d'honneur si le choix lui en était laissé. Il se défendit avec embarras. Pour le lever, ces deux dames l'assurèrent qu'elles ne seraient point fâchées de lui en entendre nommer une autre qu'elles, et le pressèrent de se déclarer. Enfin poussé à bout, il dit sans balancer que Mme de Saint-Simon était celle qu'il préférerait, et qu'il souhaitait uniquement. Mme la duchesse de Bourgogne en dit autant après lui. Tout cela pouvait être flatteur, mais nous tirait par le licou où nous ne voulions pas. Il fallut aller voir Mme la duchesse de Bourgogne dans ce cabinet des soirs de Mme de Maintenon. À peine les deux soeurs y parurent qu'elles se trouvèrent environnées. Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne se contraignit plus en public de son désir, joignit ses compliments aux autres. Mme de Saint-Simon, dans l'embarras, répondait qu'on se moquait d'elle; Mme la duchesse de Bourgogne lui maintint que cela serait. Le souper du roi produisit d'autres bordées. Pour les éviter je ne sortis point de chez Mme de Lauzun de tout le soir. J'étais si piqué de ce que Pontchartrain m'avait dit de M. le duc d'Orléans que j'eus besoin, pour ne pas rompre avec lui, de toutes les considérations d'ancienne amitié, de son intérêt pressant qui l'emportait, de la situation où je me voyais sur le point d'être forcé d'entrer, qui m'approcherait d e plus en plus de lui d'une manière indispensable.

Je le trouvai le lendemain marchant devant le roi qui allait à la messe. Aussitôt il me joignit et me dit à l'oreille, pour la première fois de sa vie qu'il m'en parla jamais: « Savez-vous bien qu'on parle fort de vous pour nous ? — Oui, monsieur, lui répondis-je d'un air très-sérieux, et je l'apprends avec une extrême surprise, car rien ne nous convient moins. — Mais pourquoi? reprit-il avec embarras. — Parce que, lui repartis-je, puisque vous le voulez savoir, une seconde place ne nous va et ne nous ira jamais. — Mais refuserez-vous? dit-il. — Non, lui dis-je avec feu, parce que je ne suis pas comme le cardinal de Bouillon (dont la félonie dont je parlerai venait d'être consommée). Je suis sujet du roi et lui dois obéir; mais il faut qu'il commande, et alors j'obéirai, mais ce sera avec la plus vive douleur dont je sois capable, et que n'émoussera guère qu'à grand'peine votre qualité de père de la princesse, et qui n'empêchera pas en nous une amertume effroyable. » Avec ce dialogue nous avancions vers la chapelle. Mgr le duc de Bourgogne, qui nous suivait sur les talons, s'avança encore davantage pour écouter ce que mon émotion lui donnait curiosité d'entendre, et souriait, car je tournai la tête et le vis. M. le duc d'Orléans ne répliqua point. Mais mes réflexions augmentant à mesure, je lui demandai, en approchant de la chapelle, s'il pensait au moins à une dame d'atours raisonnable. Je craignais Mme de Caylus à cause de sa tante et pour beaucoup d'autres raisons; sur quoi, en la lui nommant, il me dit qu'il espérait que ce ne serait pas elle.

L'entrée de la tribune mit fin à ce bizarre colloque. Après la messe je montai chez Mme de Nogaret. Dès qu'elle me vit elle me dit qu'elle en était dans l'impatience; que Mme la duchesse de Bourgogne l'avait chargée de me parler sur la place de dame d'honneur, et de me représenter telles et telles choses, les mêmes qu'elle avait dites à Mme de Saint-Simon dans son cabinet; surtout de me bien faire entendre que j'étais perdu à fond et sans ressources, moi et les miens, si je refusais; que le roi savait que je n'en voulais point; qu'après avoir cherché qui la pourrait remplir, il n'en avait trouvé nulle autre que Mme de Saint-Simon; qu'il était buté (ce fut le terme) à ce qu'elle acceptât; et que non-seulement le dépit du refus me perdrait, mais la nécessité encore de lui en faire choisir une autre qu'il ne trouvait point, et de le forcer à la prendre désagréable et malgré lui; ce qu'il ne me pardonnerait jamais, et se plairait à me faire sentir en tout le poids de sa disgrâce. Alors Mme de Nogaret m'avoua que Mme la duchesse de Bourgogne lui avait raconté, à la fin de Marly, toute son audience à Mme de Saint-Simon, et lui avait dit que, pressée par le roi à l'excès sur Mme de Saint-Simon, elle n'avait pu en sortir, sans mensonge ou sans lui nuire que par l'aveu de notre résolution au refus, dont le roi s'était, conditionnellement, extrêmement irrité, c'est-à-dire si nous y persistions, comme au contraire l'acceptation ferait sur lui un effet tout différent.

Je contai à Mme de Nogaret tout ce qui s'était passé là-dessus entre Mme la duchesse d'Orléans et moi, et tout à l'heure encore entre M. le duc d'Orléans et moi, dont le mot lâché que j'obéirais fit un grand plaisir à Mme de Nogaret, dans l'aspect de l'extrême péril où elle nous voyait. En effet, il était sans ressources de tous côtés, présents et futurs, parce que tous s'étaient mis dans la tête cette place avec tant de volonté ou d'intérêt, que le dépit du refus les aurait offensés tous à n'en jamais revenir, et que Monseigneur, le seul d'eux qui n'y prenait point de part, était conduit par tout ce qui m'était le plus contraire, et qui, ravis du refus pour eux-mêmes, n'auraient point laissé de nous en faire un crime auprès de lui. Les menaces ne pouvaient pas être plus multipliées, mieux inculquées, ni venir plus nettement de la première main; et il faut avouer que, dans la dépendance si totale où le roi avait mis de lui tout le monde, c'eût été folie que s'opiniâtrer contre une volonté si ferme, si entière, et encore si générale. Bientôt après j'appris de la même Mme de Nogaret, que dans le premier moment que Mme la duchesse de Bourgogne l'aperçut depuis, elle lui avait demandé avec empressement si elle m'avait vu et avec quel succès; qu'elle avait été ravie d'apprendre que nous ne nous perdrions point; qu'elle se hâta de le dire au roi, pour le tirer de peine, parce que rien ne le met en si aigre malaise que la crainte d'être désobéi, et qu'il s'en sentit en effet très-soulagé et à nous un gré infini.

L'après-dînée j'allai chez Mme la duchesse d'Orléans, que je trouvai dans le cabinet de M. le duc d'Orléans avec lui. Dès qu'elle me vit, elle me dit d'un air plein de joie qu'elle espérait toujours qu'elle nous aurait. Je répondis, fort sérieux, qu'elle me permettrait d'espérer jusqu'au bout le contraire; que le respect m'empêchait de lui répéter ce que j'avais dit le matin à M. le duc d'Orléans, que je croyais bien qui le lui avait rendu. Elle l'avoua et s'en tint là. Je saisis cette occasion de lui en parler une bonne fois pour toutes. Je lui dis donc qu'il était vrai que la seconde place nous répugnait à l'excès, quelque adoucissement qu'y pût mettre la considération que la princesse était leur fille; qu'indépendamment de tant d'autres raisons qui nous rendaient cette place pesante, elle n'était faite ni pour notre naissance ni pour notre dignité; que Mmes de Ventadour et de Brancas, qui en avaient fait l'étrange planche, avaient toutes les deux étonné le roi, la cour et le monde, qui, à commencer par le roi, ne s'en était pas tu; mais [que le roi] s'y était enfin accoutumé, et voulait sur ces exemples une duchesse pour sa petite-fille; mais que Mmes de Ventadour et de Brancas s'y étaient jetées toutes deux pour trouver du pain qui leur manquait absolument, et plus encore pour trouver un asile contre la persécution de leurs maris, l'un plus que jaloux, l'autre plus qu'extravagant, deux motifs les plus pressants qui n'avaient, Dieu merci, aucune application à nous, et qui, dans les autres de même dignité, ne nous rendraient pas la chose meilleure. Elle essaya de relever les différences d'être séparée de tout avec la belle-soeur du roi, ou de se trouver de tout avec sa belle-petite-fille; de suivre une princesse de l'âge de Madame, ou d'avoir la confiance, à l'âge de Mme de Saint-Simon, d'être mise auprès d'une princesse de celui de la future duchesse de Berry, et par tout ce qui se pouvait dire avec le plus d'agrément et de flatterie. Je lui répétai qu'en un mot c'était la seconde place, que rien ne pouvait rendre la première; que j'espérerais jusqu'au bout que Mme de Saint-Simon n'y serait point, mais qu'au cas que l'absolue nécessité de l'obéissance l'y fît être, j'étais bien aise de lui dire une bonne fois ce qu'il nous en semblait également à Mme de Saint-Simon et à moi, pour qu'elle en fût bien instruite, et qu'il n'y fallût pas revenir, parce que rien ne me paraissait si déplacé, ni si de mauvaise grâce, que de chercher à faire sentir qu'on honore sa place, qu'on l'a à dégoût et à mépris; qu'aussi, après tout ce que je prenais la liberté de lui en dire, je ne lui en parlerais jamais plus; que Mme de Saint-Simon, forcée de l'accepter, tâcherait d'en remplir les devoirs comme si elle lui était agréable, et n'éviterait rien plus que d'imiter la maréchale de Rochefort: c'est que la maréchale, qui croyait avec raison honorer fort sa place de dame d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, la désolait de plaintes et de reproches; et puisque je voyais la chose devenir un faire-le-faut, je voulus éloigner la crainte de la même chose, après avoir montré tant de répugnance et dit si franchement ce que nous en pensions. J'avais aussi mêlé force reproches sur l'amitié de tout ce qu'ils avaient fait là-dessus malgré notre résistance; et puisqu'il fallait vivre désormais avec eux en liaison nécessaire et plus continuelle que jamais, je crus de la sagesse de n'y arriver que sur le pied gauche, et de hasarder brouillerie, qui ne ferait qu'ôter à une place désagréable en soi tout ce qui d'ailleurs pouvait, autant qu'il était possible, réparer notre dégoût, à quoi je voyais tout si entièrement disposé. Mme la duchesse d'Orléans rit de l'exemple de sa dame d'honneur, et ne se montra pas le moins du monde peinée de tant de dures vérités, et sans que M. le duc d'Orléans eût mis un seul mot dans cette conversation.

CHAPITRE XV. §

Motifs de la volonté si fort déterminée de faire Mme de Saint-Simon dame d'honneur de Mme la duchesse de Berry. — Menées pour empêcher que cette place ne fût donnée à Mme de Saint-Simon. — Leur inutilité singulière. — Mme de Caylus arrogamment refusée pour dame d'atours par Mme de Maintenon à Monseigneur. — Je propose et conduis fort près du but Mme de Cheverny pour dame d'atours. — Quelle elle était. — Exhortations et menaces par le maréchal de Boufflers, avec tout l'air de mission du roi. — Motifs qui excluent Mme de Cheverny. — Mme de La Vieuville secrètement choisie. — Inquiétude du roi d'être refusé par moi. — Le roi me parle dans son cabinet, et y déclare Mme de Saint-Simon dame d'honneur de la future duchesse de Berry. — Sa réception du roi et des personnes royales. — Je vais chez Mme de Maintenon; son gentil compliment. — Assaisonnements de la place de dame d'honneur. — La marquise de La Vieuville déclarée dame d'atours de la future duchesse de Berry. — Sa naissance et son caractère; et de son mari. — M. le duc d'Orléans mortifié par l'Espagne. — Mouvements sur porter la queue de la mante. — Facilité de M. le duc d'Orléans. — Baptême de ses filles. — Fiançailles. — Mariage de M. le duc de Berry et de Mademoiselle. — Festin où les enfants de M. du Maine sont admis, ainsi qu'à la signature du contrat, pour la première fois. — Le duc de Beauvilliers, comme gouverneur, est préféré au duc de Bouillon, grand chambellan, à présenter au roi la chemise de M. le duc de Berry. — Visite et douleur de la reine et de la princesse d'Angleterre. — Mme de Mare refuse obstinément d'être dame d'atours. — Son traitement. — Causes de ce refus trop sensées. — Tristes réflexions.

Il serait difficile de comprendre comment le roi et ces autres personnes royales ne furent pas rebutés de nos refus, ni assez piqués pour passer à un autre choix. On ne peut se dissimuler qu'elles ne se crussent une espèce tout à fait à part du reste des hommes, continuellement induits en cette douce erreur par les empressements, les hommages, la crainte, l'espèce d'adoration qui leur étaient prodigués par tout le reste des hommes, une ivresse de cour uniquement [appliquée] à tout sacrifier pour plaire, surtout occupée à étudier, à deviner, à prévenir leurs goûts, et au mépris de la raison et souvent de plus encore, à s'immoler à eux par toutes sortes de flatteries, de bassesses et d'abandon. Il était donc fort surprenant de voir des personnes si absolues et si accoutumées à voir tout ramper sous leurs pieds, prévenir leurs moindres désirs, s'opiniâtrer jusqu'à cet excès à nous faire accepter une place qui faisait l'envie générale, jusqu'à remuer tant de machines en menaces et en flatteries pour ne nous pas livrer à un ressentiment, qui en toute autre occasion aurait eu le plus prompt effet. Mais un motif puissant avait emporté toute autre considération.

Le roi avait envie d'approcher Mme de Saint-Simon de sa cour particulière, dès lors que Mme de La Vallière eut la place de dame du palais à la mort de Mme de Montgon. Nous sûmes depuis que ce qui l'avait empêché d'en disposer pendant six semaines fut qu'il la destinait à Mme de Saint-Simon, et qu'il espéra par ce délai lasser Mme la duchesse de Bourgogne, qui, entraînée par les Noailles et par des raisons de femmes de leur âge, fit tant d'instance pour obtenir Mme de La Vallière, qu'à la fin le roi s'y rendit. Heureusement que j'avais demandé cette place, parce qu'il se publia sur notre résistance à celle-ci, que je trouvais même celle des dames du palais au-dessous des duchesses. L'imputation était pitoyable. La reine en avait eu plusieurs, elle avait eu encore Mlle d'Elboeuf, Mme d'Armagnac, la princesse de Bade, fille d'une princesse du sang, femme d'un souverain d'Allemagne, qui dans leur service de dames du palais ne différaient en rien des autres, sans préférence, sans distinction, mêlées avec les dames du palais duchesses, et sans dispute ni prétentions de rang, en toute égalité ensemble. Outre cette bonne volonté, le roi, à qui la seule complaisance mêlée de la crainte de la cabale de Mme la Duchesse avait fait vouloir le mariage qui approchait les bâtards de M. le duc de Berry (et c'en était là le grand et secret ressort), au même degré qu'eût fait celui de Mlle de Bourbon, ne le voulait accompagner que de choses agréables à ceux qui l'y avaient induit et utiles à leurs intérêts. Rien ne leur était plus important que d'avoir dans cette place une personne dont la vertu de tout temps sans atteinte, le bon esprit, le sens et les inclinations fussent de concert pour une éducation désirable.

Il faut que cette vérité m'échappe: il n'y avait point de femme qui eût jamais mérité ni joui d'une réputation plus pleine, plus unanimement reconnue, ni plus solide que Mme de Saint-Simon, sur tout ce qui forme le mérite des plus honnêtes et des plus vertueuses. Il n'y en avait point aussi qui en usât avec plus de douceur et de modestie, ni qui fût plus généralement respectée dans cet âge où elle était; ni avec cela plus aimée; jusque-là que les jeunes femmes les moins retenues n'en pensaient pas autrement et n'en avaient pas même de crainte, malgré la distance des moeurs et de la conduite. Sa piété solide, et qui ne s'était affaiblie en aucun temps, n'étrangeait personne, tant on s'en apercevait peu et tant elle était uniquement pour elle. Tant de choses ensemble, et si rares, remplissaient avec abondance toutes les vues de l'éducation, et suppléaient avantageusement au nombre des années. La naissance, les alliances, les entours, les noms, la dignité flattaient extrêmement l'orgueil et l'amour-propre, en sorte qu'il ne se trouvait en ce choix quoi que ce pût être qui ne satisfît pleinement en tout genre.

L'intimité qui me liait à M. le duc et à Mme la duchesse d'Orléans, les services que je leur avais rendus, la part que j'avais eue au mariage, rendaient ce choix singulièrement propre. La bonté très-marquée de Mme la duchesse de Bourgogne, et son désir pour Mme de Saint-Simon, mon attachement pour Mgr le duc de Bourgogne qu'on sentait dès lors n'être pas ingrat, ma liaison plus qu'intime avec tout ce qui environnait le plus principalement et le plus intérieurement ce prince, ajoutaient infiniment à toute convenance. Ce qui y mettait le sceau était ma situation de longue main si éloignée de Mme la Duchesse et de toute cette cour intérieure de Mlonseigneur, que venait de combler la part qu'ils ne savaient que trop, comme j'aurai bientôt occasion de le dire, que j'avais eue à l'exclusion de Mlle de Bourbon et à la fortune de Mademoiselle. Il ne leur pouvait rester d'espérance que d'avoir occasion de tomber sur la nouvelle fille de France, et alors il importait au dernier point à tout ce qui la faisait telle d'avoir auprès d'elle une dame d'honneur qui, non-seulement eût les qualités requises à l'emploi, mais qui fût encore incapable, quoi qu'il pût arriver de radieux dans les suites à Mme la Duchesse et à cette cabale, de s'en laisser entamer à quelques intérêts particuliers que ce pût être, et c'est ce qui ne pouvait se rencontrer en nulle autre avec la même sûreté, tant par la vertu et la probité de Mme de Saint-Simon, que par un éloignement personnel si peu capable d'aucun changement entre nous et cette cabale. Ce furent, à ce que j'ai toujours cru, ces puissantes raisons qui portèrent M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans à ne se rebuter de rien et à pousser, s'il faut user de ce terme, l'acharnement jusqu'où il pouvait aller pour emporter Mme de Saint-Simon.

Mme la duchesse de Bourgogne, dans sa situation avec Mme la Duchesse et cette cabale telle qu'elle a été montrée, comblée par ce mariage, qui était de plus son ouvrage, avait les mêmes raisons, et de plus celles de son aisance, comme elle ne l'avait pas caché à Mme de Saint-Simon. Ce qui environnait Mgr le duc de Bourgogne avec le plus de poids pensait peu différemment, parce que les éloignements et les intérêts étaient les mêmes. Le roi, avec son ancienne prévention que rien n'avait détruite depuis l'affaire de la dame du palais, pressé par les menées de Mme la duchesse d'Orléans, sûr que Mme de Saint-Simon était au moins très-agréable à Mme la duchesse de Bourgogne, instruit peut-être par ce que j'ai rapporté du maréchal de Boufflers de toute la part que j'avais eue à la séparation de M. le duc d'Orléans avec Mme d'Argenton, qui sûrement avec sa mémoire n'avait pas oublié ce que je lui avais dit sur feu M. le Duc en l'audience du mois de janvier que j'ai racontée, accoutumé au visage de Mme de Saint-Simon par les Marlys et par la voir souvent à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, choses d'habitude qui lui faisaient infiniment, tout cela forma un amas de raisons qui non-seulement le déterminèrent, mais le décidèrent, et une fois déclaré et averti du refus en poussant à bout Mme la duchesse de Bourgogne, il se piqua de n'avoir pas cette espèce de démenti, et il voulut si fermement être obéi qu'il en vint jusqu'à prodiguer les menaces et à nous en faire avertir de tous côtés. Je dis faire avertir, par le lieu qu'il y donna exprès à plusieurs reprises et peut-être, comme on le verra bientôt, par quelque chose de plus fort.

Il ne fallait pas moins qu'un aussi puissant groupe de choses et d'intérêts pour l'emporter sur le dépit de nos refus et sur tout l'art qui fut mis en oeuvre pour les seconder, et que je découvris peu de jours après que Mme de Saint-Simon fut déclarée. Mme la Duchesse, d'Antin et toute cette cabale intime outrée du mariage, s'échappèrent à dire que tout était perdu si Mme de Saint-Simon était dame d'honneur, soit qu'ils regardassent à l'importance d'y avoir quelqu'un dont ils pussent faire usage, au moins qui pût être accessible, enfin neutre, s'ils ne pouvaient mieux. Ils considérèrent comme un coup de partie de l'empêcher de l'être. Les prétendants et les curieux de cour, qui regardaient cette place d'un autre oeil que nous ne faisions, et qui pour eux ou pour les leurs l'ambitionnaient, les ennemis dont on ne manque jamais, tous enfin, occupés de la crainte que cette place ne me frayât chemin à mieux, se distillèrent l'esprit à travailler à la détourner. Faute de mieux, ils cherchèrent une ressource dans l'exactitude de la vie de Mme de Saint-Simon: ils furetèrent de quel côté elle penchait, qui était son confesseur, et ils se crurent assurés de l'exclure, lorsqu'ils eurent découvert que c'était depuis longues années M. de La Brue, curé de Saint-Germain de l'Auxerrois, mis en place et protégé par le cardinal de Noailles, et qui passait pour suspect de jansénisme.

Ce crime, auprès du roi, était le plus irrémissible et le plus certainement exclusif de tout. Être de la paroisse de Saint-Sulpice, passer sa vie à la cour, n'avoir jamais cessé d'être dans la piété, quoique sans enseigne, et ne se confesser, ni à sa paroisse de Saint-Sulpice, ni à Versailles, ni aux jésuites, et aller de tout temps à ce curé étranger et si suspect, leur parut une preuve complète qu'ils surent bien faire valoir. Leur malheur voulut que cette accusation portée au roi le trouva si décidé pour Mme de Saint-Simon, qu'elle ne fit que l'alarmer, lui à qui il n'en aurait pas fallu davantage pour ne vouloir jamais ouïr parler de ce choix, bien qu'arrêté, s'il s'en était moins entêté, ce qui lui était entièrement inusité; et, sans perquisition, l'affaire aurait été finie: ce qui avait rompu le cou à bien des gens qui ne se doutaient pas du comment ni du pourquoi, et ce qui était avec lui d'une expérience certaine. On n'oublia rien pour réaliser les soupçons sur le curé, mais on ne trouva que de la mousse qui ne put prendre. On fit toutefois tout l'usage qu'on put de ces choses. Le roi s'en alarma, mais ce fut tout, et voulut s'éclaircir contre sa coutume en ce genre. Il s'adressa au P. Tellier, et il ne pouvait consulter un plus soupçonneux ennemi du plus léger fantôme.

Le P. Tellier était assuré sur mon compte par mon ancienne confiance au P. Sanadon, son ami et de même compagnie; il savait par lui dans quelle union nous vivions, Mme de Saint-Simon et moi, depuis le jour de notre mariage. Il était dans la bouteille avec moi de celui que nous avions fait réussir; il me courtisait comme j'ai commencé ailleurs à en dire quelque chose, par rapport à Mgr le duc de Bourgogne et à ses plus intimes entours avec lesquels il me savait indissolublement lié depuis que j'étais à la cour; il glissa donc avec le roi sur le sieur de La Brue, dont il ne dit pas grand bien, mais sans rien de marqué, parce qu'il n'y ayait pas matière; il répondit nettement de moi et, par moi, de Mme de Saint-Simon, parce qu'il savait que nous étions unis en toutes choses. Il affermit le roi dans le choix qu'il avait résolu, et l'assura qu'en tout genre il n'y en avait point de si bon à faire, tellement que le poison se tourna en remède, et que ce qui avait été si malignement présenté pour exclure Mme de Saint-Simon de cette place, et par le genre d'accusation de toute espérance et de tout agrément, opéra précisément le contraire.

Je ne sus que longtemps après par M. le duc d'Orléans cette ferme parade du P. Tellier. Il eut peine et à me l'avouer et à me la dissimuler pour ne pas trop découvrir cette espèce d'inquisition, pourtant fort connue déjà, et pour ne pas perdre aussi le mérite qu'il s'était acquis auprès de moi, d'autant plus grand que je ne pouvais le deviner, et que, sans ce bon office, nous nous trouvions perdus de nouveau sans savoir pourquoi, et sûrement sans retour. On peut juger de la rage de la cabale de manquer un coup si à plomb pour toujours et si continuellement certain. Nous eûmes bien quelque vent, avant la déclaration de la place, mais fort superficiellement, de ces manéges. Le curé de Saint-Germain, peu curieux de pénitentes considérables, mais attaché d'estime à Mme de Saint-Simon, tâcha de lui persuader de le quitter, par la considération des effets pour toute la vie, et sans ressource, de ce genre de soupçon; mais aucune n'entra là-dessus dans son esprit ni dans le mien, persuadés l'un et l'autre de la liberté et de la simplicité avec lesquelles on doit se conduire en choses spirituelles, qui ne doivent jamais tenir aux temporelles, beaucoup moins en dépendre. Depuis sa nomination on lui fit des attaques indirectes pour changer de confesseur, qui ne durèrent guère, parce qu'elle en fît doucement mais fermement sentir l'inutilité. Elle n'en a jamais eu d'autre tant que ce sage et saint prêtre a vécu, près de quarante ans depuis. Tel est l'usage des partis de religion quand les princes s'en mêlent.

Notre parti enfin amèrement pris, après tout ce que j'ai raconté, de céder à la violence, nous commençâmes à penser à éviter une dame d'atours avec qui il aurait fallu compter. Mme de Caylus était, à cause de sa santé, la seule de cette sorte. Elle avait précisément toutes les raisons contraires à celles qui déterminaient au choix de Mme de Saint-Simon; de tout temps liée avec Mme la Duchesse, et, dans les derniers, autant que les défenses de sa tante lui en pouvaient laisser de liberté; insinuée par cette princesse et par Harcourt, son cousin, assez avant auprès de Monseigneur pour s'en faire une ressource pour l'avenir, et un appui même pour le présent s'il arrivait, faute de sa tante. Cela était bien éloigné de ce que, pour abréger, je dirai toute notre cabale. Mme la duchesse de Bourgogne de plus la craignait et ne la pouvait souffrir, excitée peut-être par la jalousie brusque et franche de la duchesse de Villeroy du goût toujours subsistant de son mari pour elle, bien que commencé longtemps avant son bail, et dont l'éclat avait fait chasser Mme de Caylus de la cour. Mme la duchesse d'Orléans avait bien compris qu'elle penserait à cette place, et à cause de Mme de Maintenon, se trouvait embarrassée de lui en barrer le chemin, quoiqu'elle ne se fût encore pu déterminer à personne.

Cet embarras ne fut pas long: elle m'apprit qu'aussitôt que le mariage fut déclaré, Monseigneur avait parlé à Mme de Maintenon en sa faveur pour cette place, que Mme de Maintenon fut outrée de ce détour de sa nièce qui, au lieu de lui parler elle-même, avait cru l'emporter par une recommandation de ce poids en ce genre, et que dans sa colère il lui était échappé de dire qu'elle voulait bien que Monseigneur sût que, si elle eût voulu que Mme de Caylus eût une place, elle avait bien assez de crédit pour y réussir sans lui; mais qu'il ne lui arriverait jamais de la laisser mettre dans aucune après la vie qu'elle avait menée, pour se donner le ridicule de faire dire qu'elle mettait sa nièce auprès d'une jeune princesse pour la former à ce qu'elle avait pratiqué, et à ce qui l'avait fait chasser avec éclat. Ce propos, pour une dévote soi-disant repentie, s'oubliait un peu de la poutre dans l'oeil et du fétu de l'Évangile. Mme de Caylus qui le sut, et cela n'avait pas été dit à autre dessein, en tomba malade. N'osant plus rien tenter, ni espérer là-dessus, ni même témoigner son chagrin à sa tante, elle s'en dédommagea secrètement avec ses plus intimes par les plaintes les plus amères.

La pensée me vint de faire dame d'atours la femme de Cheverny, duquel j'ai parlé plus d'une fois, et qui était fort de mes amis. La naissance et la place du mari auprès de Mgr le duc de Bourgogne, et les entours si proches de la femme avaient de quoi satisfaire du côté de l'orgueil, et le reste était à souhait. La femme était fille du vieux Saumery et d'une soeur de M. Colbert, cousine germaine par conséquent, et en même temps fort amie des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers. Avec cela rompue au monde, quoique toujours dans Versailles elle allât fort peu; beaucoup d'esprit et de sens, de l'agrément dans la conversation, et qui avait très-bien réussi à Vienne et à Copenhague, où son mari avait été envoyé, et ambassadeur. J'en parlai à M. et à Mme de Beauvilliers qui, à la vue du danger, avaient été fort ardents à nous faire résoudre d'accepter. Ils furent ravis de ma pensée, qui d'ailleurs entrait dans leur projet d'unir étroitement la future duchesse de Berry à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne, à quoi il était important de former cette nouvelle cour des gens principaux qui eussent les mêmes vues. Ils n'étaient pas même indifférents qu'elle se composât de gens fort à eux autant que cela se pourrait sans paraître par leur maxime d'embrasser tout, pourvu que cela ne leur coûtât rien du tout, et qu'on ne s'en aperçut pas. Dès que ce choix fut résolu entre nous et M. et Mme de Chevreuse, j'en parlai à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans. Ils s'étaient servis de Cheverny pour sonder Monseigneur par du Mont. Quoique cela n'eût pas réussi, le gré en était demeuré, de sorte que Mme de Cheverny fut aussitôt acceptée que proposée. Mme la duchesse de Bourgogne y entra fort dès le lendemain, à qui Mme la duchesse d'Orléans et Mme de Lévi en parlèrent, et la résolution en fut prise tout de suite entre Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon. Cheverny, quoique vieux et sans enfants, y consentit avec joie par le goût et l'habitude de la cour. Jamais partie ne fut si promptement et si bien liée.

Cela fait, nous comptâmes tout devoir plus que rempli d'avoir cédé et demeuré trois jours à Versailles, où nous ne pouvions paraître nulle part sans essuyer de fâcheux compliments. Je dis à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, et nous fîmes dire aussi à Mme la duchesse de Bourgogne que nous n'y pouvions plus tenir, et nous nous en retournâmes à Paris la veille de la Pentecôte, où nous barricadâmes bien notre porte et où Mme de Saint-Simon se trouva fort incommodée de tous ces chagrins et d'une si étrange violence. Au bout de huit jours, persécuté par nos amis, je retournai seul à Versailles. Au bout du pont de Sèvres, le maréchal de Boufflers qui revenait à Paris m'arrêta, et me fit mettre pied à terre pour me parler à l'écart. Il m'avait écrit le matin que mon absence de la cour ne pouvait plus se soutenir sans être de très-mauvaise grâce. Il me confirma la même chose, puis me témoigna que le roi était en peine si j'obéirais; que cette inquiétude le blessait toujours, quoique Mme la duchesse de Bourgogne lui eût dit, et de là se mit à m'exhorter comme sur une chose nouvelle, et à me faire entendre nettement qu'un refus me perdrait sans ressource, et avec des tons et des airs de réticence si marqués, et toujours ajoutant qu'il savait bien ce qu'il disait, et qu'il savait bien pourquoi il me le disait, que je ne doutai point que le roi ne l'en eût expressément chargé. Le maréchal savait que j'étais enfin résolu; il me rencontrait allant à Versailles, pourquoi il m'avait écrit; il n'avait donc rien à me dire, pourquoi donc m'arrêter, m'exhorter, me menacer? car il me dit encore qu'on m'enverrait si loin et si mal à mon aise que j'aurais de quoi me repentir longtemps-Pourquoi tout ce propos, désormais inutile, avec cette inquiétude du roi s'il n'avait pas eu ordre de lui de le faire, et de s'assurer bien de l'obéissance qu'il craignait tant de hasarder? Je sus à Versailles que ce qui retenait la déclaration de la dame d'honneur était l'indétermination sur la dame d'atours. Mme de Saint-Simon n'osa demeurer à Paris que peu de jours après moi. Nous étions cependant fort mal à notre aise parmi les divers regards, les propos différents, et sûrement les mauvais offices qui pleuvent toujours sur les personnes du jour. Cela me détermina à presser M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans de faire finir ces longueurs importunes. La dame d'atours était toujours le rémora; Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon s'étaient butées pour Mme de Cheverny.

Avec tout son mérite elle avait un visage dégoûtant, dont le roi, qui se prenait fort aux figures, ne se pouvait accommoder. Elle et son mari avaient essuyé le scorbut en Danemark, dont peu de gens du pays et beaucoup moins d'étrangers échappent. Ils y avaient laissé l'un et l'autre presque toutes leurs dents, et eussent peut-être mieux fait de n'en rapporter aucune. Ce défaut, avec un teint fort couperosé, faisait quelque chose de fort désagréable dans une femme qui n'était plus jeune, et qui avait pourtant une physionomie d'esprit. En un mot, ce fut un visage auquel le roi qui en était fort susceptible ne put jamais s'apprivoiser. C'était son unique contredit qui n'en eût pas été un pour tout autre que le roi. Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne voulaient qu'elle et qui à force de barrer toute autre avaient compté de surmonter cette fantaisie, s'y trompèrent. À force d'attention à saisir toute occasion de lui parler en faveur de Mme de Cheverny elles achevèrent de l'éloigner. Il s'imagina une cabale en sa faveur; c'était la chose qu'il haïssait le plus, qu'il craignait davantage et où il était le plus continuellement trompé. Il le dit même nettement à Mme de Maintenon et à Mme la duchesse de Bourgogne, qui ne purent jamais lui en ôter l'idée. Finalement, lassé de ce combat, il leur déclara qu'il ne pouvait supporter d'avoir toujours le visage de Mme de Cheverny à sa suite, et souvent à sa table et dans ses cabinets, et se détermina au choix de Mme de La Vieuville, qui fut en même temps résolu.

Dès que cela fut fait, il voulut déclarer le choix de Mme de Saint-Simon, et il le déclara le dimanche matin 15 juin. M. le duc d'Orléans me dit à la fin de la messe du roi qu'il l'allait faire, et deux heures après il me conta qu'avant la messe, étant avec le roi et Monseigneur dans les cabinets à parler de cela, le roi lui avait encore demandé avec un reste d'inquiétude: « Mais votre ami, je le connais, il est quelquefois extraordinaire, ne me refusera-t-il point ? » que, rassuré sur ce qu'il lui avait dit de ma comparaison du cardinal de Bouillon, le roi avait parlé de ma vivacité sur diverses choses vaguement, mais avec estime, néanmoins comme embarrassé à cet égard et désirant que j'y prisse garde, ce qu'il ne dit à son neveu sûrement que pour que cela me revînt; que Monseigneur avait parlé de même, mais honnêtement; que lui, saisissant l'occasion, avait dit que depuis qu'il était question de cette place, il ne doutait point qu'on ne m'eût rendu de mauvais offices comme lors de l'ambassade de Rome, sur quoi le roi avait répondu avec ouverture que c'était la bonne coutume des courtisans. Là-dessus ils allèrent à la messe.

En revenant de la messe, le roi m'appela dans la galerie, et me dit qu'il me voulait parler, et de le suivre dans son cabinet. Il s'y avança à une petite table contre la muraille, éloigné de tout ce qui était dans ce cabinet, le plus près de la galerie par où il était entré. Là il me dit qu'il avait choisi Mme de Saint-Simon pour être dame d'honneur de la future duchesse de Berry; que c'était une marque singulière de l'estime qu'il avait de sa vertu et de son mérite, de lui confier, à trente-deux ans, une princesse si jeune et qui lui était si proche, et une marque aussi qu'il était tout à fait persuadé de ce que je lui avais dit, il [y] avait quelques mois, de m'approcher si fort de lui. Je fis une révérence médiocre et répondis que j'étais touché de l'honneur de la confiance en Mme de Saint-Simon à son âge, mais que ce qui me faisait le plus de plaisir était l'assurance que je recevais de Sa Majesté qu'elle était persuadée et contente. Après cette laconique réponse, qui en tout respect lui laissait sentir ce que je sentais moi-même de la place, il me dit assez longtemps toutes sortes de choses obligeantes sur Mme de Saint-Simon et moi, comme il savait mieux faire qu'homme du monde lorsqu'il savait gré, et qu'il présentait surtout un fâcheux morceau qu'il voulait faire avaler. Puis, me regardant plus attentivement avec un sourire qui voulait plaire: « Mais, ajouta-t-il, il faut tenir votre langue, » d'un ton de familiarité qui semblait en demander de ma part, avec lequel aussi je lui répondis que je l'avais bien tenue, et surtout depuis quelque temps, et que je la tiendrais bien toujours. Il sourit avec plus d'épanouissement encore, comme un homme qui entend bien, qui est soulagé de n'avoir pas rencontré la résistance qu'il avait tant appréhendée, et qui est content de cette sorte de liberté qu'il a trouvée, et qui lui fait mieux goûter le sacrifice qu'il sent sans en avoir les oreilles blessées. En même temps il se tourna le dos à la muraille, qu'il regardait auparavant, un peu vers moi et moi vers lui; et d'un ton grave et magistral, mais élevé, il dit à la compagnie: « Mme la duchesse de Saint-Simon est dame d'honneur de la future duchesse de Berry. » Aussitôt chorus d'applaudissement du choix et de louange de la choisie; et le roi, sans parler de dame d'atours, passa dans ses cabinets de derrière.

À l'instant j'allai à l'autre bout du cabinet vers Monseigneur, qui de Meudon y était venu pour le conseil, et lui dis, en m'inclinant faiblement, que je lui faisais là ma révérence en attendant que je pusse m'en acquitter à Meudon. Il me répondit, mais froidement en me saluant, qu'il était fort aise de ce choix, et que Mme de Saint-Simon ferait fort bien. Je voulus aller ensuite à Mgr le duc de Bourgogne qui était éloigné, mais il fit la moitié du chemin, où sans me laisser le loisir de parler, il me dit avec épanouissement, et me serrant la main, que je savais combien il avait toujours pris et prenait part en moi, que rien n'était plus de son goût que ce choix; et me comblant de bontés et Mme de Saint-Simon d'éloges, me mena au bout du cabinet, où je me tirai à peine d'avec ce qui y était assemblé sur mon passage. J'eus plutôt fait de sortir par la porte de la galerie qu'on m'ouvrit; puis, songeant que le chancelier était dans la chambre du roi avec les ministres, attendant le conseil, j'allai lui dire ce qu'il venait de se passer, car pour M. de Beauvilliers il y avait été présent. Je fus suffoqué de toute la nombreuse compagnie, comme il arrive en ces occasions. Je m'en dépêtrai avec peine et politesse, mais avec sérieux, dédaignant jusqu'au bout de montrer une joie que je n'avais point, comme j'avais soigneusement évité tout terme de remercîment avec le roi et Monseigneur, et comme je l'évitai avec tous, de la réception la plus empressée desquels je ne parlerai pas.

Je mandai aussitôt à Mme de Saint-Simon qu'elle était nommée et déclarée. Cette nouvelle, quoique si prévue, la saisit presque comme si elle ne l'eût pas été. Après avoir un peu cédé aux larmes, il fallut faire effort et venir s'habiller chez la duchesse de Lauzun, où malgré les précautions, les portes furent souvent forcées. Les deux soeurs allèrent chez Mme la duchesse de Bourgogne qui était à sa toilette, fort pressée d'aller dîner à Meudon, où, non sans cause, Monseigneur lui reprochait souvent d'arriver tard. L'accueil public fut tel qu'on le peut juger, celui de Mme la duchesse de Bourgogne admirable. En se levant pour aller à la messe, elle l'appela, la prit par la main, et la mena ainsi jusqu'à la tribune. Elle lui dit que, quelque joie qu'elle eût de la voir où elle la désirait, elle voulait qu'elle fût persuadée qu'elle l'avait servie comme elle l'avait souhaité; que pour cela elle lui avait fait le plus grand sacrifice qu'il fût possible de lui faire, parce que, la désirant passionnément, elle avait mis tout en usage pour en détourner le roi, jusque-là même qu'il avait cru un temps qu'elle avait quelque chose contre elle; qu'à la vérité elle avait été fort embarrassée, parce que l'aimant trop et la vérité aussi pour lui vouloir nuire, et ayant sur elle le dessein dont elle lui avait parlé de la faire succéder à la duchesse du Lude, elle n'avait trop su qu'alléguer pour empêcher le roi de lui donner une place qu'il lui avait destinée; que néanmoins elle n'avait rien oublié pour lui tenir parole jusqu'au bout, parce qu'il faut servir ses amis à leur mode et pour eux, non pour soi-même, ce fut son expression; qu'au surplus elle l'avait fait avertir de notre perte qu'elle voyait certaine par un refus; qu'elle était très-aise que nous nous fussions rendus capables de croire conseil là-dessus; qu'enfin, puisque la chose était faite, elle ne pouvait lui en dissimuler sa joie, d'autant plus librement que, encore une fois, elle lui répondait avec vérité qu'elle avait fait contre son gré tout ce qu'elle avait pu jusqu'à la fin pour détourner cette place d'elle, uniquement pour lui tenir parole; que maintenant que la chose avait tourné autrement, elle en était ravie pour soi, pour la princesse auprès de laquelle on la mettait, et pour elle-même, parce qu'elle croyait que cela nous était bon et nous porterait de plus en plus à des choses agréables et meilleures.

Tout ce long chemin se passa en pareilles marques de bonté et d'amitié, parmi lesquelles la princesse parlant toujours, Mme de Saint-Simon eut peine à lui en témoigner sa reconnaissance. Mme la duchesse de Bourgogne finit par lui dire qu'elle l'aurait menée chez le roi sans l'heure qu'il était, où elle était attendue à Meudon: Madame se mit à pleurer de joie en voyant entrer Mme de Saint-Simon chez elle. Elle l'avait toujours singulièrement estimée, quoique sans autre commerce que celui d'une cour rare. Elle n'avait pu se tenir de lui dire à un souper du roi, lorsque Mme de La Vallière fut dame du palais, qu'elle en était outrée, mais qu'elle avait toujours bien cru qu'ils n'auraient pas assez bon sens pour lui donner cette place. Mme de Saint-Simon ne vit point M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans chez eux, ils étaient déjà chez Mademoiselle, où elle les trouva. L'allégresse y fut poussée aux transports. Mademoiselle dit même en particulier à Mme de Lévi que ce choix rendait son bonheur complet.

Mme la duchesse d'Orléans ne s'offrit point de mener Mme de Saint-Simon chez le roi; nous en fûmes surpris. Elle y alla avec la duchesse de Lauzun comme le conseil venait de lever. Le roi les reçut dans son cabinet. Il ne se put rien ajouter à tout ce que le roi dit à Mme de Saint-Simon sur son mérite, sa vertu, la singularité sans exemple d'un tel choix à son âge. Il parla ensuite de sa naissance, de sa dignité, en un mot, de tout ce qui peut flatter. Il lui témoigna une confiance entière, trouva la jeune princesse bien heureuse de tomber en de telles mains si elle en savait profiter, prolongea la conversation un bon quart d'heure, parlant presque toujours; Mme de Saint-Simon peu, modestement, et avec non moins d'attention que j'en avais eue à faire sentir par ses expressions pleines de respect, qu'elle ne se tenait honorée et ne faisait rouler ses remercîments que sur la confiance. Mgr le duc de Bourgogne, qu'elle vit chez lui, la combla de toutes les sortes; et M. le duc de Berry ne sut assez lui témoigner sa joie. Le soir elle fut chez Mme de Maintenon, toujours avec Mme sa soeur. Comme elle commençait à lui parler, elle l'interrompit par tout ce qui se pouvait dire de plus poli et de plus plein de louanges sur un choix de son âge, et finit par l'assurer que c'était au roi et à la future duchesse de Berry qu'il fallait faire des compliments sur une dame d'honneur dont la naissance et la dignité honoraient si fort cette place. La visite fut courte, mais plus pleine qu'il ne se peut dire. Je fus fort surpris de ce que Mme de Maintenon sentait et s'expliquait si nettement sur l'honneur que Mme de Saint-Simon faisait à son emploi. Nous le fûmes bien plus encore de ce que dans la suite elle le répéta souvent, et en termes les plus forts, en présence et en absence de Mme de Saint-Simon, et à plus d'une reprise à Mme la duchesse de Berry même, tant il est vrai qu'il est des vérités qui, à travers leur accablement, se font jour jusque dans les plus opposés sanctuaires.

Ce même jour Madame, Mademoiselle et M. le duc de Berry même, qui me reçurent avec une extrême joie, s'expliquèrent tout aussi franchement tous trois avec moi sur l'honneur en propres termes, et la satisfaction qu'ils res-sentaient d'un choix qu'ils avaient uniquement désiré. J'allai avec M. de Lauzun l'après-dînée à Meudon, où Monseigneur me reçut avec plus de politesse et d'ouverture que le matin.

Le soir, au retour, on m'avertit fort sérieusement qu'il fallait aller chez Mme de Maintenon. Je n'y avais pas mis le pied depuis qu'au mariage de la duchesse de Noailles j'y avais été avec la foule de la cour. Mme de Saint-Simon ni moi n'avions jamais eu aucun commerce avec elle, pas même indirectement, et jamais nous ne l'avions recherché. Je ne savais pas seulement comment sa chambre était faite. Il fallut croire conseil. J'y allai le soir même. Sitôt que je parus on me fit entrer. Je fus réduit à prier le valet de chambre de me conduire à elle, qui m'y poussa comme un aveugle. Je la trouvai couchée dans sa niche, et auprès d'elle la maréchale de Noailles, la chancelière, Mme de Saint-Géran qui toutes ne m'effrayaient pas, et Mme de Caylus. En m'approchant, elle me tira de l'embarras du compliment en me parlant la première. Elle me dit que c'était à elle à me faire le sien du rare bonheur et de la singularité inouïe d'avoir une femme qui, à trente-deux ans, avait un mérite tellement reconnu, qu'elle était choisie, avec un applaudissement universel, pour être dame d'honneur d'une princesse de quinze [ans], toutes choses sans exemple et si douces pour un mari qu'elle ne pouvait assez m'en féliciter. Je répondis que c'était de ce témoignage même que je ne pouvais assez la remercier; puis, regardant la compagnie, j'ajoutai tout de suite, avec un air de liberté, que je croyais que les plus courtes visites étaient les plus respectueuses, et fis la révérence de retraite. Oncques depuis je n'y ai retourné. Mme de Maintenon me dit, en s'inclinant à moi, de bien goûter le bonheur d'avoir une telle femme, et, en souriant agréablement, ajouta tout de suite d'aller à Mme de Noailles, qui avait bien affaire à moi. Elle l'avait dit en m'entendant annoncer, la plaisantant de ce qu'elle saisissait toujours tout le monde. Elle me prit en effet comme je me retirais, et me voulut parler, derrière la niche, de je ne sais quel emploi dans mes terres. Je lui dis que ailleurs tant qu'elle voudrait, mais qu'elle me laissât sortir de là, où je ne voyais plus qu'un étang. Nous nous mîmes à rire, et je me tirai ainsi de cette grande visite.

Le lendemain lundi, tout à la fin de la matinée, Mme de Saint-Simon fut avec Mme sa soeur à Meudon. Monseigneur était sous les marronniers, qui les vint recevoir au carrosse. C'était sa façon de familiarité quand il était en cet endroit, avec les gens avec qui il en avait. Quoique avec Mme de Saint-Simon la sienne fût moins que médiocre, il lui fit toutes les honnêtetés qu'il put, et la promena dans ce beau lieu. L'heure du dîner s'approchait fort. Biron et Sainte-Maure, fort libres avec Monseigneur, lui dirent qu'il ne serait pas honnête de ne pas prier ces dames. Monseigneur répondit qu'il n'osait parmi tant d'hommes; que néanmoins lui et une dame d'honneur serviraient bien de chaperons; et que de plus le duc de Bourgogne allait venir, qui l'était plus que personne. Elles demeurent donc. Le repas fut très-gai, Monseigneur leur en fit les honneurs. Il s'engoua de la dame d'honneur comme il avait fait à Marly du mariage; leurs santés furent bues, et Mgr le duc de Bourgogne fit merveilles. Il prit après dîner Mme de Saint-Simon un moment en particulier, et lui parla de son dessein arrêté, et de Mme la duchesse de Bourgogne, de la faire succéder à la duchesse du Lude. Mme de Saint-Simon en revint si étonnée, mais si peu flattée, qu'elle ne pouvait s'accoutumer à croire qu'il n'y eût plus d'espérance d'éviter d'être dame d'honneur.

Ceux qui nous aimaient le moins, les plus envieux et les plus jaloux, ceux qui craignaient le plus que cette place ne nous portât à d'autres et qui avaient le plus cabale pour y en mettre d'autres, tout se déchaîna en applaudissements, en éloges, en marques d'attachement et d'amitié, avec tant d'excès que nous ne pouvions cesser de chercher ce qui nous était arrivé, ni d'admirer qu'une si médiocre place fît tant remuer les gens de toutes les sortes pour nous accabler de tout ce qu'ils ne pensaient point, et de ce dont aussi ils ne pouvaient raisonnablement croire qu'ils nous pussent persuader. Mais telle est la misère d'une cour débellée. Il faut pourtant dire que ce choix fut aussi généralement approuvé que le mariage le fut peu, et que ce qui contribua à cette désespérade universelle de protestations fut l'empressement fixe avec lequel il se fît, malgré nous, par le roi et par toutes les personnes royales, qui ne se cachèrent ni de leur désir ni de nos refus; [ce] qui fut en tout une chose sans exemple.

Le roi y mit tous les autres assaisonements pour rendre la place moins insupportable, sans que nous en eussions dit ni fait insinuer la moindre chose. Il déclara que, tant que M. le duc de Berry demeurerait petit-fils ou fils du roi, les places de la duchesse du Lude et de Mme de Saint-Simon étaient égales. Il voulut que les appointements fussent pareils en tout et de même sorte, c'est-à-dire de vingt mille livres, ce qui égala la dame d'atours à la comtesse de Mailly, et lui valut neuf mille livres d'appointements de même. Il prit un soin marqué de nous former le plus agréable appartement de Versailles. Il délogea pour cela d'Antin et la duchesse Sforce, pour des deux nous en faire un complet à chacun. Il y ajouta des cuisines dans la cour au-dessous, chose très-rare au château, parce que nous donnions toujours à dîner, et souvent à souper, depuis que nous étions à la cour. En même temps le roi déclara que tout le reste de la maison de la future duchesse de Berry serait formé sur le pied de celle de Madame. Ainsi toute la distinction fut pour Mme de Saint-Simon et pour la dame d'atours, qui en profita à cause d'elle, et cela fit un nouveau bruit. Le personnel a peu contribué à l'étendue que j'ai donnée au récit de l'intrigue de ce mariage, et à ce qui se passa sur le choix de Mme de Saint-Simon; le développement et les divers intérêts des personnes et des cabales, la singularité de plusieurs particularités, et l'exposition naturelle de la cour dans son intérieur m'ont paru des curiosités assez instructives pour n'en rien oublier.

Le jour que Mme de Saint-Simon fut déclarée, Mme de Maintenon manda à la duchesse de Ventadour de faire savoir à Mme de La Vieuville qu'elle était dame d'atours de la future duchesse de Berry. Elle vint dès le soir à Versailles. Le roi ne la vit que le lendemain, et en public, dans la galerie en allant à la messe. Elle ne fut reçue en particulier nulle part, et froidement partout, même de Monseigneur, quoique protégée et menée par Mme d'Espinoy. Mme de Maintenon fut encore plus franche avec elle. Elle interrompit ses remercîments, l'assura qu'elle ne lui en devait aucun, ni à personne, et que c'était le roi tout seul qui l'avait voulue. C'était une demoiselle de Picardie qui s'appelait La Chaussée d'Eu, comme La Tour d'Auvergne, parce qu'elle était de la partie du comté d'Eu qui s'étend en Picardie. Elle était belle, pauvre, sans esprit, mais sage, élevée domestique de Mme de Nemours où on l'appelait Mlle d'Arrez, et où M. de La Vieuville s'amouracha d'elle et l'épousa, ayant des enfants de sa première femme qui avait plu au roi étant fille de la reine et qui était soeur du comte de La Mothe, duquel il n'a été fait que trop mention sur le siège de Lille et depuis. Mme de La Vieuville était, comme on l'a dit ailleurs, amie intime de Mme de Roquelaure et fort bien avec Mme de Ventadour, Mme d'Elboeuf, Mme d'Espinoy et Mlle de Lislebonne. Son art était une application continuelle à plaire à tout le monde, une flatterie sans mesure, et un talent de s'insinuer auprès de tous ceux dont elle croyait pouvoir tirer parti, mais c'était tout; du reste, appliquée à ses affaires, avec l'attachement que donnent le besoin et la qualité de deuxième femme qui trouve des enfants de la première et des affaires en désordre; souvent à la cour frappant à toutes les portes, rarement à Marly. Elle vint aussitôt et plusieurs fois chez Mme de Saint-Simon, en grands compliments et respects infinis. Nous ne la connaissions point, et nous la croyions bonne femme et douce; nous espérâmes qu'elle serait là aussi commode qu'une autre. L'expérience nous montra bientôt qu'intérêt et bassesses, sans aucun esprit pour contre-poids, sont de mauvaise compagnie. Cette pauvre femme s'attira par sa conduite des coups de caveçon dont elle perdit toute tramontane, sans avoir reçu secours ni consolation de personne, et obtint enfin pardon de Mme de Saint-Simon après bien des soumissions et des larmes.

Son mari était une manière de pécore lourde et ennuyeuse à l'excès, qui ne voyait personne à la cour, et à qui personne ne parlait, quoique cousin germain de la maréchale de Noailles, enfants du frère et de la soeur. Il avait eu le gouvernement de Poitou et la charge de chevalier d'honneur de la reine, en survivance de son père, en se mariant la première fois. Son père était aussi un fort pauvre homme, qui, par la faveur du sien, avait eu un brevet de duc, et mourut gouverneur de M. le duc de Chartres, depuis d'Orléans, en 1689, un mois après avoir été fait chevalier de l'ordre. C'étaient de fort petits gentilshommes de Bretagne dont le nom était Coskaër, peu ou point connu avant 1500 qu'Anne de Bretagne les amena en France. Le petit-fils de celui-là s'allia bien, fut grand fauconnier après le comte de Brissac, et ne laissa qu'un fils, qui fit une grande fortune avec la charge de son père. Il fut premier capitaine des gardes du corps de Louis XIII, chevalier de l'ordre et surintendant des finances en 1623. Il fit chasser Puysieux, secrétaire d'État, à qui il devait sa fortune, et le chancelier de Sillery, père de Puysieux, et fut payé en même monnaie. Le cardinal de Richelieu, qu'il avait introduit dans les affaires, le supplanta bientôt après, et le fit accuser de force malversations avec Bouhier, successeur de Beaumarchais, trésorier de l'épargne, dont il était gendre. Il fut mis en prison, sortit après du royaume, et son procès lui fut fait par contumace. Après la mort de Louis XIII, il profita grandement de l'affection et de la protection dont la haine de la reine mère contre le cardinal de Richelieu, et plus haut encore, se piqua envers tous les maltraités du règne de Louis XIII. Il fut juridiquement rétabli dans tous ses biens et dans toutes ses charges, même dans celle des finances, et lui et son fils furent faits ducs à brevet, dont il ne jouit qu'un an, étant mort le 2 janvier 1653. Son fils, mort gouverneur de M. le duc de Chartres, avait acheté, un an avant la mort de son père, le gouvernement du Poitou, du duc de Roannais, quand on l'en fit défaire, et douze ans après la charge de chevalier d'honneur de la reine, du marquis de Gordes. Ils avaient eu autrefois une terre en Artois. Je ne sais d'où ils s'avisèrent de prendre le nom et les armes de La Vieuville; je ne vois ni alliance ni rien qui ait pu y donner lieu, si ce n'est que le choix était bon et valait beaucoup mieux que les leurs. Mais ils n'y ont rien gagné; cette bonne et ancienne maison d'Artois et de Flandre ne les a jamais reconnus, et personne n'ignore qu'ils n'en sont point.

M. le duc d'Orléans, au milieu de sa joie, se trouva embarrassé sur l'Espagne, où il ne pouvait douter que le mariage ne plairait pas à cause de lui. Il était difficile qu'il se dispensât d'y en donner part. N'osant s'y conduire par lui-même, il hasarda d'en consulter le roi, qui ne fut non plus sans embarras. Après quelques jours de réflexions, il lui conseilla de suivre tout uniment l'usage. M. le duc d'Orléans écrivit donc au roi et à la reine d'Espagne, qui ne lui firent aucune réponse ni l'un ni l'autre, mais qui tous deux récrivirent à Mme la duchesse d'Orléans. Le duc d'Albe affecta de la venir complimenter un jour que M. le duc d'Orléans était à Paris, auquel il ne donna pas le moindre signe de vie. On garda même à Madrid peu de mesures en propos sur le mariage. Madame, qui était en commerce de lettres avec la reine d'Espagne, lui fît sentir inutilement qu'elle s'en prenait à la princesse des Ursins; et la reine d'Espagne traita ce chapitre avec Mme la duchesse de Bourgogne avec autant de légèreté et de grâce, qu'en pouvait être mêlé un dépit amer qui voulait être senti. M. le duc d'Orléans en fut vivement peiné et mortifié; mais il n'osa en laisser échapper la moindre plainte.

Les dispenses étaient attendues à tous moments, et il n'était question que de la prompte célébration du mariage. En ces cérémonies, il s'en pratique une qui s'étend jusqu'aux noces des duchesses, mais qu'elles ont laissée tomber depuis quelque temps: c'est que la fiancée porte une mante, dont j'ai fait la description, il n'y a pas longtemps, à l'occasion des accoutrements de veuve de Mme la Duchesse. La queue de cette mante est portée par une personne de rang égal, lors des fiançailles; et, quand il n'y en a point, par celle qui en approche le plus. Il ne se trouvait alors ni fille ni petite-fille de France; la fonction en tombait à la première des princesses du sang. Les filles de M. le duc d'Orléans avaient été mises à Chelles, cela tombait donc naturellement à Mlle de Bourbon. On peut penser ce qu'il en sembla à Mme la Duchesse et à elle, qui avaient tant espéré ce grand mariage pour la même princesse à qui, en ce cas, Mademoiselle eût porté la mante, et qui se trouvait dans la nécessité de la lui porter. Ce fut un crève-coeur qu'elles ne purent supporter, et elles se hasardèrent même assez hautement de s'en faire entendre, jusque-là qu'il fut jeté en l'air qu'on pouvait bien se passer de mante quand personne ne la voulait porter, car Mme la Duchesse n'était pas plus docile pour Mlle de Charolais que pour Mlle de Bourbon. Il y avait bien encore les filles de Mme la princesse de Conti, mais la chose eût été trop marquée. La cour était cependant en maligne attention de voir ce qui arriverait de cette pique qui commençait fort à grossir, lorsque le roi, qui avait fait le mariage, mais qui ne voulait ni fâcher Monseigneur ni désespérer Mme la Duchesse, qui avait répandu que c'était uniquement pour lui jouer ce tour que Mme la duchesse d'Orléans venait de mettre ses filles en religion, le roi, dis-je, demanda à M. le duc d'Orléans s'il ne les ferait point venir aux noces de leur soeur.

M. le duc d'Orléans, faible, facile, content au delà de toute espérance, et l'homme le plus éloigné de haine et de malignité, oublia tout ce qui lui avait été dit là-dessus et tout ce qu'il avait promis à Mme la duchesse d'Orléans. Au lieu de s'en tirer par la modestie, d'en éviter la dépense, et mieux encore par la crainte de les dissiper par le spectacle de cette pompe, il consentit à les faire venir. Je n'oserais dire que la misère de leur en donner le plaisir eut part à une complaisance si déplacée. Mme la duchesse d'Orléans, au désespoir, imagina de voiler ce retour de ses filles, qui n'étaient encore qu'ondoyées, par le supplément des cérémonies du baptême; et les fit tenir deux jours avant les fiançailles par Monseigneur et Madame, et par Mme la duchesse de Bourgogne et M. le duc de Berry. Ainsi Mlle de Chartres, qui a depuis été abbesse de Chelles, porta la mante aux fiançailles, où les deux fils de M. du Maine signèrent pour la première fois au contrat de mariage en conséquence de leur nouveau rang.

Le lendemain dimanche, 6 juillet, le mariage fut célébré sur le midi dans la chapelle par le cardinal de Janson, grand aumônier. Deux aumôniers du roi tinrent le poêle; le roi, les personnes royales, les princes et les princesses du sang et bâtards présents; beaucoup de duchesses sur leur carreaux, tout de suite des princesses du sang et les ducs de La Trémoille, de Chevreuse, de Luynes, son petit-fils de dix-sept ans, Beauvilliers, Aumont, Charost, le duc de Rohan et plusieurs autres sur les leurs; aucun des princes étrangers, mais des princesses étrangères sur leurs carreaux, parmi les duchesses; les tribunes toutes magnifiquement remplies, où je me mis pour plonger à mon aise sur la cérémonie, en bas beaucoup de dames derrière les carreaux, et d'hommes derrière les dames. Après la messe le curé apporta son registre sur le prie-Dieu du roi, où il signa et les seules personnes royales, mais aucun prince ni princesse du sang, sinon les enfants de M. le duc d'Orléans. Ce fut alors que Mme de Saint-Simon partit de dessus son carreau, qui était à gauche au bord des marches du sanctuaire, et se vint ranger derrière Mme la duchesse de Berry qui allait signer. La signature finie, on se mit en marche pour sortir de la chapelle. Il y eut forcé gentillesses entre Madame et Mme la duchesse de Berry, qui fit ses façons d'assez bonne grâce, et que Madame prit enfin par les épaules et la fit passer devant elle. Chacun de là fut dîner chez soi, le roi à son petit couvert, et les mariés chez Mme la duchesse de Bourgogne, qui tint après jusqu'au soir un grand jeu dans le salon qui joint la galerie à son appartement, où toute la cour abonda.

Le roi, qui tint conseil d'État le matin et l'après-dînée, et qui travailla le soir à l'ordinaire chez Mme de Maintenon, vint sur l'heure du souper chez Mme la duchesse de Bourgogne, où il trouva tout ce qui devait être du festin, préparé dans la pièce qui a un oeil de boeuf, joignant sa chambre, sur une table à fer à cheval, où ils allèrent se mettre quelques moments après. Ils étaient vingt-huit rangés en leurs rangs à droite et à gauche, le roi seul au milieu, dans son fauteuil, avec son cadenas. Les conviés qui y soupèrent, et il n'en manqua aucun, furent Monseigneur, Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, le duc de Chartres, Mme la Princesse, le comte de Charolais, car M. le Duc était à l'armée de Flandre, les deux princesses de Conti, Mlles de Chartres et de Valois, depuis duchesse de Modène, Mlles de Bourbon et de Charolais, Mmes du Maine et de Vendôme, M. le prince de Conti, que je devais mettre plus tôt, et ses deux soeurs, le duc du Maine, ses deux fils, et le comte de Toulouse, Mme la grande-duchesse, que j'ai oublié à mettre après Mme la duchesse d'Orléans. Aucune femme assise n'entra dans le lieu du festin et fort peu d'autres y parurent, nuls ducs ni princes étrangers, quelques autres hommes de la cour.

Au sortir de table, le roi alla dans l'aile neuve à l'appartement des mariés. Toute la cour, hommes et femmes, l'attendait en haie dans la galerie et l'y suivit avec tout ce qui avait été du souper. Le cardinal de Janson fit la bénédiction du lit. Le coucher ne fut pas long. Le roi donna la chemise à M. le duc de Berry. M. de Bouillon avait prétendu la présenter comme grand chambellan; M. de Beauvilliers, comme gouverneur, eut la décision du roi pour lui, et la présenta. J'y tenais le bougeoir, et je fus surpris que M. de Bouillon ne s'en allât pas et vît donner cette chemise. Mme la duchesse de Bourgogne la donna à la mariée, présentée par Mme de Saint-Simon, à qui le roi fit les honnêtetés les plus distinguées. Les mariés couchés, M. de Beauvilliers et Mme de Saint-Simon tirèrent le rideau chacun de leur côté, non sans rire un peu d'une telle fonction ensemble. Le lendemain matin, le roi fut en sortant de la messe chez Mme la duchesse de Berry. En se mettant à sa toilette, Mme de Saint-Simon lui présenta et lui nomma toute la cour comme à une étrangère, et lui fit baiser les hommes et les femmes titrés, après quoi les personnes royales et les princes et princesses du sang vinrent à cette toilette. Après le dîner, comme la veille, même jeu dans le même salon, où le roi avait ordonné que toutes les dames se trouvassent parées comme la veille pour recevoir la reine et la princesse d'Angleterre; car le roi d'Angleterre était à l'armée de Flandre, comme l'année précédente.

La reine et la princesse sa fille allèrent d'abord voir Monseigneur qui jouait chez Mme la princesse de Conti, puis chez Mme de Maintenon où était le roi. Elle vint après dans ce salon voir Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, et finit par aller chez les mariés, d'où elle retourna à Chaillot, après quoi il ne fut plus du tout mention de noces. La reine et la princesse d'Angleterre, qui s'étaient toujours flattées de ce mariage qui même s'était pensé faire, comme je crois l'avoir dit, ne se faisaient aucune justice sur la situation des affaires. Elles étaient désolées. Cela fit que le roi voulut leur épargner la noce, et même toute la cérémonie de la visite que pour cela il régla comme il vient d'être rapporté.

Le grand deuil de Mme la Duchesse lui épargna aussi tout ce spectacle. Monseigneur dit à Mme de Saint-Simon qu'il lui ferait plaisir de faciliter à Mme la duchesse, encore dans son premier deuil, un moment de voir Mme la duchesse de Berry en particulier, ce qui fut promptement exécuté. La visite fut courte. Mme de Saint-Simon en fut accablée de compliments et d'excuses de ce que son état de veuve l'avait empêchée d'aller chez elle. Le mercredi suivant on alla à Marly. Le roi, qui avait fait un présent de pierreries fort médiocre à Mme la duchesse de Berry, ne donna rien à M. le duc de Berry. Il avait si peu d'argent qu'il ne put jouer les premiers jours du voyage. Mme la duchesse de Bourgogne le dit au roi qui sentant l'état où il était lui-même, la consulta sur ce qu'il n'avait pas plus de cinq cents pistoles à lui donner, et qu'il lui donna avec excuse sur le malheur des temps, parce que Mme la duchesse de Bourgogne trouva avec raison que ce peu valait mieux que rien et ne pouvoir jouer.

Ce voyage de Marly fut l'époque du retour des deux soeurs de Mme la duchesse de Berry à Chelles, et de la liberté de Mme de Maré. Elle avait été gouvernante des enfants de Monsieur en survivance de la maréchale de Grancey sa mère, puis en chef après elle, et l'était demeurée de ceux de M. le duc d'Orléans avec beaucoup de considération. Le roi et Mme de Maintenon comptaient qu'elle serait dame d'atours de Mme la duchesse de Berry qu'elle avait élevée, et à qui elle paraissait fort attachée, et Mademoiselle à elle. Madame et M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans le voulaient. Jamais on ne l'y put résoudre, quelque pressantes et longues que fussent les instances que tous, jusqu'à Mme de Maintenon, lui en firent. Il faut savoir que la maréchale de Grancey était soeur de Villarceau, chez qui Mme de Maintenon avait tant passé d'étés, et puis à Montchevreuil avec lui, et qui toute sa vie en conserva un souvenir si cher, comme je l'ai dit ailleurs. Ce ne fut qu'aux refus opiniâtres et réitérés de Mme de Maré qu'on nomma une dame d'atours. Elle prétexta son âge, sa santé, son repos, sa liberté. Elle se retira donc avec les regrets de tout le monde, les nôtres surtout. Elle était ma parente et de tout temps intimement mon amie, et elle avait beaucoup d'amis considérables, et plus de sens et de conduite encore que d'esprit. Elle eut des présents, deux mille écus de pension du roi, un logement au Luxembourg, et conserva le sien au Palais-Royal, ses établissements de Saint-Cloud et les douze mille livres d'appointements de M. le duc d'Orléans, avec le titre de gouvernante de ses filles, dont elle ne s'embarrassa plus des fonctions.

Nous ne fûmes pas longtemps sans découvrir la cause de son opiniâtre résistance à demeurer auprès de Mme la duchesse de Berry. Plus cette princesse se laissa connaître, et elle ne s'en contraignit guère, plus nous trouvâmes que Mme de Maré avait raison; plus nous admirâmes par quel miracle de soins et de prudence rien n'avait percé, plus nous sentîmes à quel point on agit en aveugle dans ce qu'on désire avec le plus de passion, et dont le succès cause plus de peines, de travaux et de joie; plus nous gémîmes du malheur d'avoir réussi dans une affaire que, bien loin d'avoir entreprise et suivie au point que je le fis; j'aurais traversée avec encore plus d'activité, quand même Mlle de Bourbon en eût dû profiter et l'ignorer, si j'avais su le demi-quart, que dis-je la millième partie de ce dont nous fûmes si malheureusement témoins. Je n'en dirai pas davantage pour le présent, et je n'en dirai dans la suite que ce qui ne s'en pourra taire; et je n'en parle sitôt que parce que ce qui arriva depuis en tant d'étranges sortes commença à pointer, et à se développer même un peu dès ce premier Marly. Il est temps maintenant de remonter d'où nous sommes partis pour n'interrompre point la suite de ce mariage.

CHAPITRE XVI. §

Dépôt des papiers d'État. — Destination des généraux d'armée pareille à la dernière. — Villars se perd auprès du roi et se relève incontinent. — Rare aventure de deux lettres contradictoires de Montesquiou, qui brouille Villars avec lui. — Douai assiégé; Albergotti dedans. — Berwick envoyé examiner ce qui se passait à l'armée de Flandre. — Récompense d'avance. — Fortune rapide de Berwick, qui est fait duc et pair. — Clause étrange de ses lettres, et sa cause. — Nom étrange imposé à son duché, et pourquoi. — Usage d'Angleterre. — Berwick en Dauphiné; reçu duc et pair à son retour. — Étrange absence d'esprit de Caumartin au repas de cette réception. — Chapelle de Versailles bénite par le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui l'emporte sur la prétendue exemption. — Mort de la duchesse de La Vallière, carmélite, etc., dont la princesse de Conti drape. — Mort de Sablé. — Mort et caractère du maréchal de Joyeuse. — Villars gouverneur de Metz. — Mort de Renti et de sa soeur la maréchale de Choiseul. — État de l'armée et de la frontière de Flandre, et du siége de Douai. — Entreprise manquée sur Ypres. — Bagatelle à Liège. — Douai rendu. — Albergotti chevalier de l'ordre, etc. — Béthune assiégé; Puy-Vauban gouverneur dedans. — Béthune rendu. — Récompenses. — Entreprise manquée sur Menin. — Retour de nos plénipotentiaires. — Ridicule aventure du maréchal de Villars et d'Heudicourt. — Villars veut aller aux eaux. — Harcourt sur le Rhin mandé à la cour; est reçu duc et pair au parlement. — Va commander l'armée de Flandre. — Aire et Saint-Venant assiégés. — Goesbriant dans Aire. — Force combats. — Ravignan bat un convoi. — Listenais et Béranger tués, le chevalier de Rothelin fort blessé. — Aire et Saint-Venant rendus. — Goesbriant chevalier de l'ordre. — Campagnes finies en Flandre, sur le Rhin et en Dauphiné, sans qu'il se passe rien aux deux dernières.

Jusque fort avant dans le règne de Louis XIV, on n'avait eu soin sous aucun roi de ramasser les papiers qui concernaient l'État, à l'exception de la partie en ce genre la moins importante à tenir secrète, qui est les finances, laquelle, ayant des formes juridiques, avait par conséquent des greffes et des dépôts publics à la chambre des comptes. Louvois fut le premier qui sentit le danger que les dépêches et les instructions qui, du roi et de ses ministres, étaient adressées aux généraux des armées, aux gouverneurs, et aux autres chefs de guerre, et même aux intendants des frontières, et de ceux-là au roi et aux ministres, restassent entre les mains de ces particuliers, et après eux de leurs héritiers et souvent de leurs valets, qui en pouvaient faire de dangereux usages, et quelquefois jusqu'aux beurrières dont il est arrivé à des curieux d'en retirer de très-importants d'entre leurs mains. Quoique alors les guerres dont il s'agissait dans ces papiers fussent finies, et quelquefois depuis fort longtemps, ceux contre qui la France les avait soutenues y pouvaient trouver l'explication dangereuse de bien des énigmes et l'éclaircissement de beaucoup de ténèbres importantes à n'être pas mises au jour, et peut-être des trahisons achetées, encore plus fatales à découvrir pour les familles intéressées, et pour donner lieu à s'en mieux garantir.

Ces considérations, qu'on ne comprend pas qui n'aient plus tôt frappé nos rois et leurs ministres, saisirent M. de Louvois. Il rechercha tout ce qu'il put retirer d'ancien en ce genre, se fit rendre à mesure ces sortes de papiers, et les fit ranger par année dans un dépôt aux Invalides, où cet ordre a continué depuis à être soigneusement observé, tellement qu'outre la conservation du secret on a encore par là des instructions sûres où on peut puiser utilement. Ce même défaut était encore plus périlleux dans la partie de la négociation, et la chose est si évidente qu'elle n'a pas besoin d'explication. Croissy, chargé des affaires étrangères, fut réveillé par l'exemple que lui donna Louvois. Il l'imita pour les recherches du passé, et pour se faire rendre les papiers qui regardaient son département à mesure, mais il en demeura là.

Torcy, son fils, proposa au roi en mars de cette année de faire un dépôt public de ces papiers, qui le trouva fort à propos. Torcy prit pour le roi un pavillon des Petits-Pères, près la place des Victoires, parce qu'il entrait de son jardin dans le leur à l'autre bout duquel est ce pavillon très-détaché et éloigné du couvent, isolé de tout, et où on peut entrer tout droit de la rue. Il y fit mettre en bel ordre tout ce curieux et important dépôt, où les ministres et les ambassadeurs trouvent tant de quoi s'instruire, et qui est soigneusement continué jusqu'à présent, en sorte que les héritiers mêmes des ministres de ces départements et de leurs principaux commis et secrétaires sont obligés d'y mettre tout ce qui se trouve dans les bureaux et dans les cabinets des secrétaires d'État, lorsque par la mort ou autrement ils perdent leur charge. Un commis principal et de confiance particulière est chargé de ce dépôt par département sous le secrétaire d'État en charge et y répond de tout. Pontchartrain ensuite en a fait autant pour le sien de la marine et de la maison du roi. On peut dire que cet établissement n'est pas un des moindres ni des moins importants qui aient été faits du règne de Louis XIV, mais il serait à désirer que ces autres dépôts fussent placés aussi sûrement et aussi immuablement que l'est celui de la guerre.

Le roi, qui avait fait une nombreuse promotion militaire, destina les mêmes généraux aux mêmes armées. Le duc de Noailles partit de bonne heure pour le Roussillon: le duc d'Harcourt avait pris les eaux de Bourbonne et y devait retourner au mois de mai, pour se rendre de là à l'armée du Rhin. En attendant il était au Pallier, château du comte de Tavannes pour éviter le voyage, où Besons eut ordre d'aller conférer avec lui, et de prendre après le commandement de l'armée en l'y attendant pour y demeurer sous lui après.

Villars, choisi pour la Flandre où le maréchal de Montesquiou avait commandé tout l'hiver, et le devait seconder pendant la campagne, considéra avec peine le fardeau dont il s'allait charger. Monté au plus prodigieux comble de faveurs et de privances, de richesses, d'honneurs et de grandeurs, [il] crut pouvoir hasarder pour la première fois de sa vie quelques vérités, parce que, n'ayant plus où atteindre, ces vérités qui déplairaient allaient à sa décharge. Il en dit donc beaucoup à Desmarets et à Voysin sur le triste état des places, des magasins, des garnisons, des fournitures pour la campagne, les manquements de toute espèce, l'état pitoyable des troupes et des officiers, leur paye et la solde. Peu content de l'effet de ses représentations, il osa les porter dans toute leur crudité à Mme de Maintenon et au roi même. Il leur parla papier sur table, par preuves et par faits qui ne se pouvaient contester.

À la levée de ce fatal rideau, l'aspect leur parut si hideux, et tout si fort embarrassant, qu'ils eurent plus court de se fâcher que de répondre à un langage si nouveau dans la bouche de Villars, qui n'avait fait tout ce qu'il avait voulu qu'à force de leur dire et de leur répéter que tout était en bon état et allait à merveilles. C'était la fréquence et la hardiesse de ses mensonges qui le leur avaient fait regarder comme leur seule ressource, et lui donner et lui passer tout, parce que lui seul trouvait tout bien, et se chargeait de tout sans jamais dire rien de désagréable, et faisant au contraire tout espérer comme trouvant tout facile. Le voyant alors parler le langage des autres et de tous les autres, l'espérance en ces prodiges s'évanouit avec tous les appâts dont il les avait bercés si utilement pour lui. Alors ils commencèrent à le regarder avec d'autres yeux, à le voir comme le monde l'avait toujours vu, à le trouver ridicule, fou, impudent, menteur, insupportable, à se reprocher une élévation de rien si rapide et si énorme, à l'éviter, à l'écarter, à lui faire sentir ce qu'ils en pensaient, à le laisser apercevoir aux autres.

À son tour Villars fut effrayé. Son dessein était bien d'essayer à l'ombre de sa blessure et de tant de manquements à suppléer qui demandaient une pleine santé, de jouir en repos de toute sa fortune, et d'éviter les épines sans nombre et toute la pesanteur d'un emploi qui, au point où il était parvenu, ne pouvait plus lui présenter de degrés à escalader; mais il voulait en même temps conserver entiers son crédit, sa faveur, sa considération, ses privances et une confiance qui le fît consulter, et lui donnât influence sur les partis à prendre, les ordres à envoyer aux différentes armées, se rendre juge des coups et de la conduite des généraux, et augmenter son estime auprès du roi par ses propos avantageux sur la guerre, de l'exécution desquels il ne serait pas chargé. Quand il sentit un si grand changement à son égard sur lequel l'ivresse de son orgueil et de son bonheur n'avait pas compté, il vit avec frayeur à quoi il s'était exposé, et ce qu'il pourrait devenir hors d'emploi, de faveur et de crédit, sans parents et sans amis qui pussent le protéger contre tant d'ennemis et d'envieux, ou plutôt contre tout un public qu'il avait sans cesse bravé et insulté, et que sa fortune avait irrité. Il prit brusquement son parti, et comme la honte ne l'avait jamais arrêté sur rien, il n'en eut point de changer tout à coup de langage, et de reprendre celui dont il s'était si bien trouvé pour sa fortune. Il saisit les moments d'incertitude à qui donner le dur emploi de commander en Flandre qui lui était destiné, et qu'on lui voulait ôter sur le point de l'aller prendre. Il recourut, avec cette effronterie qui lui était naturelle, à la flatterie, à l'artifice, au mensonge, à braver les inconvénients, à se moquer des dangers, à présenter en soi des ressources à tout, à faire toute facile.

La grossièreté de la variation sautait aux yeux, mais l'embarras de choisir un autre général sautait à la gorge, et l'heureux Villars se débourba. Ce ne fut pas tout: raffermi sur ses étriers après une si violente secousse, il osa se donner publiquement pour un Romain qui, au comble de tout, abandonnait repos et santé et tout ce qui peut flatter, qui n'a plus rien à prétendre, et qui, malgré une blessure qui à grand'peine lui permettait de monter à cheval, courait au secours de l'État et du roi, qui le conjurait de se prêter à la nécessité et au péril de la conjoncture présente: À ces bravades, il ajouta qu'il faisait à la patrie le sacrifice des eaux, qui l'auraient empêché de demeurer estropié, et il tint là-dessus tant de scandaleux propos, que le duc de Guiche, qui allait aux eaux pour une blessure au pied, reçue aussi à Malplaquet, mais bien moins considérable que celle de Villars, prit tous ces discours pour soi, et ne le lui pardonna pas.

Le maréchal, moyennant sa blessure, partit pour la frontière dans son carrosse, à petites journées. Pendant son voyage, il arriva une aventure qui eût été fort plaisante si elle n'eût pas été telle aux dépens de l'État. Le maréchal de Montesquiou, qui assemblait l'armée sous Cambrai, qui, comme je l'ai dit, avait passé l'hiver en Flandre, et qui n'en avait pas déguisé les désordres au maréchal de Villars, destiné dès lors à y faire la campagne avec lui, écrivit au roi des merveilles du bon état de toutes choses. Le roi fut si aise de ces bonnes nouvelles, qu'il envoya à Villars cette dépêche de Montesquiou. Le hasard fit que ce courrier atteignit Villars en chemin, deux heures après qu'il eut reçu une longue lettre de Montesquiou, remplie d'amertume et de détails les plus inquiétants sur tout ce qui manquait aux places, aux magasins, aux troupes, en un mot de tous côtés.

Villars, bien moins surpris de l'une que de l'autre, n'en fit point à deux fois; sur-le-champ il renvoya au roi le courrier qu'il venait d'en recevoir, et le chargea de la lettre dont je viens de parler et de celle qui lui avait été envoyée, et, avec ces deux contradictoires de même date et du même homme, il ne fit que joindre un billet au roi et un autre à Voysin, par lesquels il les priait de juger à laquelle des deux lettres ils devaient ajouter le plus de foi, et continua son voyage, ravi du bonheur de présenter, aux dépens d'un autre et si naturellement, les mêmes vérités qui l'avaient conduit si près de la disgrâce et de la chute, et de montrer tout le poids du fardeau dont il allait se charger. Les suites n'ont point montré dans le roi l'effet de ce rare contraste; mais il devint public tout aussitôt par Villars même, qui se garda bien de s'en taire, et l'éclat en fut épouvantable. Les deux maréchaux ne s'en parlèrent point, mais on peut juger de l'union que cette aventure dut mettre entre eux, et quel spectacle pour l'armée, qui n'avait d'ailleurs ni estime ni affection pour eux, qui aussi ne s'étaient pas mis en soin de se concilier ni l'un ni l'autre.

Le prince Eugène et le duc de Marlborough, qui ne voulaient point de paix, et dont le but était de percer en France, l'un par vengeance personnelle contre le roi et [pour] se faire de plus en plus un grand nom, l'autre pour gagner des trésors, [ce] qui était à chacun leur passion dominante, avait résolu de profiter de l'extrême faiblesse et du délabrement de nos troupes et de nos places pour pousser pendant cette campagne leurs conquêtes le plus avant qu'ils pourraient. Albergotti, lieutenant général, et Dreux, maréchal de camp, avaient eu ordre d'aller à Douai, où ils eurent à peine le temps de donner ordre aux choses les plus pressées, qu'ils furent investis et la tranchée ouverte du 4 au 5 mai. Pomereu, frère du feu conseiller d'État et ancien capitaine aux gardes, avait eu ce gouvernement en se retirant. Il y avait diligemment pourvu à tout ce qu'il avait pu. Il compta pour moins le dégoût de se voir commandé dans sa place, que la démarche d'en sortir au moment d'un siége. Il passa donc sur toute autre considération, et fut d'un grand et utile secours à Albergotti pendant tout ce siége. La garnison y était nombreuse et choisie, les munitions de guerre et de bouche abondantes; tout s'y prépara à une belle défense. M. le Duc était déjà à l'armée, le roi d'Angleterre y arriva sous le nom et l'incognito ordinaire de chevalier de Saint-Georges, comme le maréchal de Villars était en situation de pouvoir combattre les ennemis.

Le roi, piqué de ses pertes continuelles, désirait passionnément une victoire qui ralentît les desseins des ennemis, et qui pût changer l'État de la triste et honteuse négociation qui se traitait à Gertruydemberg. Cependant les ennemis étaient bien postés. Villars avait perdu en arrivant sur eux une belle occasion de les battre. Toute son armée avait remarqué cette faute, il en avait été averti à temps par plusieurs officiers généraux et par le maréchal de Montesquiou, sans les avoir voulu croire, et il n'osait chercher à les attaquer après les dispositions qu'il leur avait laissé le loisir de faire. L'armée cria beaucoup d'une faute si capitale. Villars, empêtré de sentir que ce n'était pas à tort, paya d'effronterie et ne parlait que de manger l'armée ennemie avec ses rodomontades usées, tandis qu'il ne savait plus en effet par où la rapprocher. Dans cette crise que la division des deux maréchaux et le manque d'estime et d'affection des troupes rendait très-fâcheuse, le roi jugea à propos d'envoyer en Flandre Berwick, comme modérateur des conseils et un peu comme dictateur de l'armée, mais sans autre commandement que celui de son ancienneté de maréchal de France, et encore dans une armée où il n'était qu'en passant. La bataille livrée, ou jugée ne la devoir pas être, il avait ordre de revenir aussitôt rendre compte de toutes choses, pour passer ensuite à la tête de l'armée de Dauphiné, où la campagne s'ouvrait plus tard qu'ailleurs, à cause des neiges et des montagnes.

Mais ce n'était plus guère la coutume de rien faire sans une récompense qui devançât l'entreprise et qui mît en sûreté le succès personnel de celui qui en était chargé. Usage nouveau, pernicieux à l'État et au roi, qui, de cette façon, avait de rien formé plusieurs géants de grandeur, et des pygmées d'action dont on n'avait pas daigné se servir depuis, sinon de quelques-uns, encore par reprise et à défaut d'autres très-senti. Nous étions en l'âge d'or des bâtards. Berwick n'avait que dix-huit ans lorsqu'il arriva en France en 1688 avec le roi Jacques II, à la révolution d'Angleterre. Il fut fait lieutenant général à vingt-deux ans tout d'un coup, et en servit en 1692 à l'armée de Flandre, sans avoir passé auparavant par aucun grade, et n'ayant servi que de volontaire. À trente-trois ans il commanda en chef l'armée de France et d'Espagne en Espagne avec une patente de général d'armée, et, à trente-quatre ans, mérita, par sa victoire d'Almanza, d'être fait grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or. Il commanda toujours depuis des armées en chef ou dans de grandes provinces, jusqu'en février 1706, qu'il fut fait maréchal de France seul, lorsqu'il n'avait pas encore trente-six ans. Il était duc d'Angleterre, et quoiqu'ils n'aient point de rang en France, le roi l'avait accordé à ceux qui avaient suivi le roi Jacques, qui avait donné la Jarretière à Berwick sur le point de la révolution. C'était bien et rapidement pousser la fortune sous un roi qui regardait les gens de cet âge comme des enfants, mais qui, pour les bâtards, ne leur trouvait non plus d'âge qu'aux dieux.

Il y avait déjà un an que Berwick, qui voulait tout accumuler sur sa tête et le partager à ses enfants, avait demandé d'être fait duc et pair. Le roi à qui de fois à autre il prenait des flux de cette dignité, qu'il avait tant avilie, en avait aussi des temps de chicheté. Berwick donna dans un de ceux-là, et n'avait pu réussir. En l'occasion dont je parle, il sentit qu'il était cru nécessaire, il en saisit le moment; il fit entendre qu'il ne pouvait partir mécontent, et se fit faire duc et pair. Berwick n'avait qu'un fils de sa première femme, et il avait de la seconde plusieurs fils et filles. Il était sur l'Angleterre comme les juifs qui attendent toujours le Messie. Il se flattait toujours aussi d'une révolution qui remettrait les Stuarts sur le trône, et lui par conséquent en ses biens et honneurs. Il était fils de la soeur du duc de Marlborough dont il était fort aimé, et avec lequel, du gré du roi et du roi d'Angleterre, il entretenait un commerce secret, dont tous trois furent les dupes, mais qui servait à Berwick à entretenir d'autres en Angleterre, et à y dresser ses batteries, en sorte qu'il espéra son rétablissement particulier, même sous le gouvernement établi. C'est dans ce principe qu'il obtint la grâce inouïe du choix de ses enfants, et encore de le pouvoir changer tant qu'il voudrait, pour succéder à sa grandesse. Par la même raison il osa proposer, et on eut la honteuse faiblesse de la lui accorder, l'exclusion formelle de son fils aîné dans ses lettres de duc et pair, dans lesquelles il fit appeler tous ceux du second lit.

Son projet était de revêtir l'aîné de la dignité de duc de Berwick et de tous ses biens d'Angleterre; de faire le second duc et pair, et le troisième grand d'Espagne, où son dessein était de chercher à le marier et à l'attacher. Trois fils héréditairement élevés aux trois premières dignités des trois premiers royaumes de l'Europe, il faut convenir que ce n'était pas mal cheminer à quarante ans avec tout ce qu'il avait d'ailleurs; mais l'Angleterre lui manqua. Il eut beau la ménager toute sa vie outre mesure, en courtiser le ministère, recueillir tous les Anglais considérables qui passaient en France, lier un commerce d'amitié étroite avec ses ambassadeurs en France, jamais il ne put obtenir de rétablissement, tellement que, n'y ayant plus de ressource en France pour l'aîné, après son exclusion de la dignité de duc et pair, il se rejeta pour lui sur la grandesse, l'attacha en Espagne, l'y maria à une soeur du duc de Veragua, lequel mourut après sans enfants, et laissa à cette soeur et à ses enfants plus de cent mille écus de rente, avec des palais, des meubles et des pierreries en quantité, et les plus grandes terres. J'aurai lieu d'en parler plus amplement. Le scandale fut grand de la complaisance qu'eut le roi pour cet arrangement de famille qui mettait sur la tête d'un cadet la première dignité du royaume après son père, et qui réservait l'aîné à l'espérance de celle d'Angleterre; mais le temps des monstres était arrivé. Berwick acheta Warties, médiocre terre sous Clermont en Beauvoisis, qu'il fit ériger sous le barbare et le honteux nom de Fitz-James: autre faiblesse qu'on eut encore pour lui. Le roi qui passa la chose fut choqué du nom, lequel en ma présence en demanda la raison au duc de Berwick qui la lui expliqua sans aucun embarras, et que voici:

Les rois d'Angleterre en légitimant leurs enfants leur donnent un nom et des armes qui passent au parlement d'Angleterre et à leur postérité. Les armes, qui sont toujours celles d'Angleterre, ont des sortes de brisures distinctes; le nom varie. Ainsi le duc de Richemont, bâtard de Charles II, a eu le nom de Lenox; les ducs de Cleveland et Grafton du même roi, celui de Fitz-Roi, qui veut dire fils de roi; le duc de Saint-Albans aussi du même roi, celui de Beauclerc; enfin le duc de Berwick de Jacques II, duc d'York quand il l'eut, mais roi quand il le légitima et le fit duc, celui de Fitz-James, qui signifie fils de Jacques, en sorte que son nom de maison pour sa postérité est celui-là, et son duché-pairie en France, le duché de fils de Jacques en français, et les ducs en même langue, les ducs et pairs fils de Jacques. On ne saurait s'empêcher de rire du ridicule de ce nom s'il se portait en français, ni de s'étonner du scandale de l'imposer en anglais en France, Le parlement n'osa ou ne daigna souffler. Tout y fut enregistré sans la moindre difficulté sur le nom ni sur la clause; Berwick ne quitta point que cela ne fût fait et consommé, et aussitôt après il s'en alla en Flandre. Il y trouva l'armée des ennemis si avantageusement postée et retranchée qu'il n'eut pas de peine à se rendre au sentiment commun des généraux et officiers généraux de celle du roi, qu'il n'était plus temps de songer à l'attaquer. Il recueillit sagement et séparément leurs [avis] sur ce qui s'était passé jusqu'alors, et les trouva uniformes dans celui que Villars avait manqué la plus belle occasion du monde de les attaquer. Berwick, n'ayant rien de plus dans sa mission que de se bien instruire de toutes choses, ne fut pas trois semaines absent. Son rapport consterna fort le roi et ceux qui le pénétrèrent. Bientôt après, les lettres de l'armée mirent tout le monde dans le secret, qui révolta fort contre ce matamore en paroles.

Le duc de Berwick ne fut guère plus de vingt-quatre heures de retour à la cour qu'il partit pour le Dauphiné, et ne put être reçu duc et pair au parlement que le 11 décembre suivant. Cet événement est si peu important à intervertir que je raconterai ici une aventure qui arriva à cette occasion, et dont le court intermède mérite de ne pas être oublié. Nous assistâmes en nombre à cette réception, avec la singularité d'y avoir eu en notre tête bâtards et bâtardeaux, et à notre queue à tous un bâtard d'Angleterre; ce fut matière à réflexions sur le maintien des lois dans cette île, et par quelle protection ferme, solide et constante, et l'interversion de tous les nôtres ad nutum. Le duc de Tresmes, ami de Berwick, et accoutumé aux fêtes comme gouverneur de Paris, donna le festin au sortir du parlement, où la plupart des ducs se trouvèrent avec plusieurs autres personnes de considération, entre autres Caumartin, conseiller d'État et intendant des finances, qui était fort répandu à la cour et dans le plus beau monde, fort ami du duc de Tresmes, et oncle de sa belle-fille.

Il savait beaucoup et agréablement jusqu'à être un répertoire fort curieux; il était beau parleur et avec de l'esprit, un air de fatuité imposante par de grands airs, et une belle figure, quoique au fond il fut bon homme, et même à sa façon respectueux. Je ne sais par quelle étrange absence d'esprit il s'engagea à table au récit d'un procès bizarre d'un bâtard dont il avait été autrefois l'un des juges, et s'étendit sur les difficultés qui roulaient toutes sur cette sorte de naissance et sur la sévérité des lois à leur égard, qu'il déploya avec emphase et avec approbation. Chacun baissa les yeux, poussa son voisin [avec] un silence profond que Caumartin prit pour attention à la singularité du fait et aux grâces de son débit. Le duc de Tresmes voulut rompre les chiens plus d'une fois; à toutes Caumartin l'arrêtait, haussait le ton et continuait. Ce récit dura bien trois bons quarts d'heure. On s'étouffait de manger ou de mâcher, personne n'osa boire de peur d'un éclat de rire involontaire; on en mourait, et dans la même crainte on n'osait se regarder. Jamais Caumartin, engoué de son histoire et du plaisir de tenir le dé, ne s'aperçut d'une si énorme disparate. Berwick à qui, comme à l'homme du jour, il adressa souvent la parole, comprit bien qu'il avait totalement oublié qui il était, et ne s'en offensa jamais, mais le pauvre Tresmes en était que la sueur lui en tombait du visage. Il est vrai que l'extrême ridicule d'une scène si entière et si longue me divertit extrêmement, et par les yeux, et par les oreilles, et par les réflexions sur ce contraste du matin et du festin même de ce triomphe des bâtards, et de l'énergique étalage de toute leur infamie et de leur néant.

La nouvelle chapelle étant enfin entièrement achevée, et admirée du roi et de tous les courtisans, il s'éleva une grande dispute à qui la consacrerait. Le cardinal de Janson, grand aumônier, avec tout ce qui est sous sa charge, la pré-tendait exempte de la juridiction de l'ordinaire, en alléguait beaucoup de titres et de preuves, et prétendait que c'était à lui à. faire cette cérémonie. Le cardinal de Noailles, archevêque diocésain, s'en tenait au droit commun, alléguait qu'il avait officié avec sa croix devant le roi dans la chapelle, et qu'à tout ce qui s'était fait en présence du roi, de mariages, de baptêmes, etc., le curé de Versailles y avait toujours été présent en étole, ainsi qu'aux convois qui en étaient partis; et il réclamait la justice et la piété du roi, et son amour de l'ordre et des règles. Il l'emporta, parce qu'il était encore bien avec lui et Mme de Maintenon, et dans la vénération de l'un et de l'autre; et il fit la cérémonie le jeudi matin 5 juin en présence de Mgr le duc de Bourgogne. La chapelle s'était assez échauffée là-dessus, mais entre les deux cardinaux la dispute se passa avec politesse et modestie. On détruisit incontinent après l'ancienne chapelle, et on ne se servit plus que de celle-là. Nonobstant ce jugement, la chapelle s'est maintenue dans toute sa prétention, le curé dans son usage d'assister en étole comme il fit depuis au mariage de M. le duc de Berry et à tous les autres, et aux baptêmes comme auparavant. Mais il est vrai que depuis aucun archevêque de Paris n'a officié à la chapelle à cause de la difficulté de sa croix, malgré l'exemple antérieur du cardinal de Noailles; et la seule fois que son successeur y a officié, étant nommé à Paris à une fête de l'ordre, il n'avait pas encore ses bulles, ainsi il était sans croix et sans prétention de l'y faire porter devant lui.

Mme de La Vallière mourut en ce temps-ci aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle avait fait profession le 3 juin 1675, sous le nom de soeur Marie de la Miséricorde, à trente et un ans. Sa fortune, et la honte; la modestie, la bonté dont elle en usa; la bonne foi de son coeur sans aucun autre mélange; tout ce qu'elle employa pour empêcher le roi d'éterniser la mémoire de sa faiblesse et de son péché en reconnaissant et légitimant les enfants qu'il eut d'elle; ce qu'elle souffrit du roi et de Mme de Montespan; ses deux fuites de la cour, la première aux Bénédictines de Saint-Cloud, où le roi alla en personne se la faire rendre, prêt à commander de brûler le couvent, l'autre aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, où le roi envoya M. de Lauzun, son capitaine des gardes, avec main-forte pour enfoncer le couvent, qui la ramena; cet adieu public si touchant à la reine, qu'elle avait toujours respectée et ménagée, et ce pardon si humble qu'elle lui demanda prosternée à ses pieds devant toute la cour, en partant pour les Carmélites; la pénitence si soutenue tous les jours de sa vie, fort au-dessus des austérités de sa règle; cette fuite exacte des emplois de la maison, ce souvenir si continuel de son péché, cet éloignement constant de tout commerce, et de se mêler de quoi que ce fût, ce sont des choses qui pour la plupart ne sont pas de mon temps, ou qui sont peu de mon sujet, non plus que la foi, la force et l'humilité qu'elle fit paraître à la mort du comte de Vermandois, son fils.

Mme la princesse de Conti lui rendit toujours de grands devoirs et de grands soins, qu'elle éloignait et qu'elle abrégeait autant qu'il lui était possible. Sa délicatesse naturelle avait infiniment souffert de la sincère âpreté de sa pénitence de corps et d'esprit, et d'un coeur fort sensible dont elle cachait tout ce qu'elle pouvait. Mais on découvrit qu'elle l'avait portée jusqu'à s'être entièrement abstenue de boire pendant toute une année, dont elle tomba malade à la dernière extrémité. Ses infirmités s'augmentèrent, elle mourut enfin d'une descente, dans de grandes douleurs, avec toutes les marques d'une grande sainteté, au milieu des religieuses dont sa douceur et ses vertus l'avaient rendue les délices, et dont elle se croyait et se disait sans cesse être la dernière, indigne de vivre parmi des vierges. Mme la princesse de Conti ne fut avertie de sa maladie, qui fut fort prompte, qu'à l'extrémité. Elle y courut et n'arriva que pour la voir mourir. Elle parut d'abord fort affligée, mais elle se consola bientôt. Elle reçut sur cette perte les visites de toute la cour. Elle s'attendait a celle du roi, et il fut fort remarqué qu'il n'alla point chez elle.

Il avait conservé pour Mme de La Vallière une estime et une considération sèche dont il s'expliquait même rarement et courtement. Il voulut pourtant que la reine et les deux dauphines l'allassent voir et qu'elles la fissent asseoir, elle et Mme d'Épernon, quoique religieuses, comme duchesses qu'elles avaient été, ce que je crois avoir remarqué ailleurs. Il parut peu touché de sa mort, il en dit même la raison: c'est qu'elle était morte pour lui du jour de son entrée aux Carmélites. Les enfants de Mme de Montespan furent très-mortifiés de ces visites publiques reçues à cette occasion, eux qui en pareille circonstance n'en avaient osé recevoir de marquée. Ils le furent bien autrement quand ils virent Mme la princesse de Conti draper, contre tout usage, pour une simple religieuse, quoique mère; eux qui n'en avaient point, et qui, pour cette raison, n'avaient osé jusque sur eux-mêmes porter la plus petite marque de deuil à la mort de Mme de Montespan. Le roi ne put refuser cette grâce à Mme la princesse de Conti, qui le lui demanda instamment, et qui ne fut guère de son goût. Les autres bâtards essuyèrent ainsi cette sorte d'insulte que le simple adultère fit au double dont ils étaient sortis, et qui rendit sensible à la vue de tout le monde la monstrueuse horreur de leur plus que ténébreuse naissance, dont ils furent cruellement piqués.

Une autre mort arrivée en même temps parut moins précieuse devant Dieu, et fit moins de bruit dans le monde. Ce fut celle de Sablé, fils de Servien, surintendant des finances, qui avait amassé tant de trésors, et qui en avait tant dépensé à embellir Meudon, dont il enterra le village et le rebâtit auprès, pour faire cette admirable terrasse, si prodigieuse en étendue et en hauteur. Il avait marié sa fille au duc de Sully, frère de la duchesse du Lude, et laissé ses deux fils, Sablé et l'abbé Servien, si connus tous deux par leurs étranges débauches avec beaucoup d'esprit et fort aimable et orné. Sablé vendit Meudon à M. de Louvois, sur les fins Sablé à M. de Torcy, mangea tout, vécut obscur, et ne fut connu que par des aventures de débauche, et par s'être fait estropier lui, et rompre le cou à l'arrière-ban d'Anjou qu'il menait au maréchal de Créqui. Ainsi périssaient promptement les races des ministres, avant qu'ils eussent trouvé l'art d'établir leurs enfants aux dépens des seigneurs dans les premières charges de la cour, après les grandes.

Le maréchal de Joyeuse mourut aussi à plus de quatre-vingts ans, sans enfants d'une fille de sa maison qu'il avait épousée, dont il était veuf, et qui ne fut pas heureuse. Il ressemblait tout à fait à un roi des Huns. Il avait de l'esprit, de la noblesse, de la hauteur et une grande valeur. Excellent officier général, surtout de cavalerie, très-bon à mener une aile, mais pour une armée, dont il ne commanda jamais aucune en chef, qu'en passant et par accident, la tête lui en tournait et aux autres aussi, par son embarras et sa brutalité qui le rendait inabordable. Il était assez pauvre et cadet d'un aîné ruiné, excellent lieutenant général, qu'on appelait le comte de Grandpré, chevalier de l'ordre en 1661, mort il y avait longtemps, qui traînait d'ordinaire son cordon bleu à pied, faute de voiture, et qui ne laissa point d'enfants. Ce maréchal de Joyeuse était une manière de sacre et de brigand, qui pillait tant qu'il pouvait pour le manger avec magnificence. Il avait eu le gouvernement de Metz et du pays Messin à la mort du duc de La Ferté. Il fut donné deux jours après au maréchal de Villars, en lui conservant les quinze mille livres d'appointements, comme ayant perdu le gouvernement de Fribourg.

Le marquis de Renti le suivit de près dans une grande piété, et depuis quelque temps dans une grande retraite. Il était fils de ce marquis de Renti qui a vécu et est mort en réputation de sainteté, et il était frère de la maréchale de Choiseul, qui ne le survécut que de quelques mois. C'était un très-brave, honnête et galant homme, d'un esprit médiocre et assez difficile, quoique très-bon homme; mais impétueux, médiocre à la guerre pour la capacité, mais honorable et tout à fait désintéressé. Il était lieutenant général, et lieutenant général de Franche-Comté, où on ne le laissa guère commander assez mal à propos; mais le titre en est devenu un d'exclusion. Il n'était pas riche, et a laissé un fils très-brave et honnête homme aussi, mais que l'extrême incommodité de sa vue a retiré fort tôt du service et presque du monde.

Le maréchal de Villars trouva l'armée assemblée sous Cambrai. Elle était de cinquante-sept bataillons et de deux cent soixante-deux escadrons; toutes les places outre cela garnies. Mais ces troupes n'étaient pas bien complètes, même d'officiers. Depuis un mois le prêt leur était payé et on leur donnait du pain passable et quelque viande. Albergotti se défendait bien dans Douai. Le duc de Mortemart y commanda une sortie qui fit un grand désordre dans les tranchées, tua beaucoup de monde et n'en perdit presque point. L'attaque aussi fut vigoureuse, et de part et d'autre on travailla fort sous terre pour faire des mines et pour les éventer. Outre ce qui faisait le siége, l'armée des ennemis était aussi forte que celle du roi, et tenta une entreprise sur Ypres. Ils crurent avoir gagné un partisan de la garnison, et par son moyen surprendre la place. Le partisan en avertit Chevilly qui y commandait, et par son ordre suivit l'entreprise. Les ennemis, pleins de confiance en leur marché, détachèrent deux mille chevaux ou dragons de leur armée, portant chacun un fantassin en croupe, sous prétexte de renforcer leurs garnisons de Lille et de Menin; et le partisan marchait assez près, à la tête, avec douze ou quinze hommes. Il se présenta à la barrière qu'on lui ouvrit, en même temps ses douze ou quinze hommes furent pris. Le détachement arrivait; mais il fut averti à temps par le hasard d'un fusil d'un soldat de milice qui était dans les dehors, qui tira. À ce bruit, le détachement se crut découvert et s'arrêta. Il se retira aussitôt après. On leur tua ou blessa une cinquantaine d'hommes du feu que la place fit sur eux de tous côtés. Le partisan en eut une petite pension et une commission de lieutenant colonel. Un autre de nos partisans sortit quelques jours après de Namur, trouva moyen de se glisser dans Liège, se rendit maître du corps de garde qui était à la porte, marcha à la place, tua celui qui y commandait, prit toute la garde, pilla la maison du ministre de l'empereur et celle d'un Hollandais qui commandait dans la ville, et s'en revint avec un assez gros butin et cinquante prisonniers, sans y avoir laissé qu'un homme.

Cependant le siége de Douai s'avançait. Il s'y était passé, le 20 juin, une action considérable. Les ennemis s'étaient rendus maîtres d'une demi-lune. Dreux et le duc de Mortemart les en chassèrent. Ils revinrent et s'établirent sur la berme, où un fourneau qui joua à propos les fit tous sauter. Ils perdirent environ deux mille hommes; mais ils revinrent une troisième fois et gagnèrent l'angle de cet ouvrage.

Deux jours après ils se rendirent maîtres de deux demi-lunes; et comme la brèche était fort grande, Albergotti fit battre la chamade le 25. Le duc de Mortemart apporta la capitulation au roi, qui fut toute telle qu'Albergotti la voulut. La brèche était capable pour deux bataillons de front. Le roi, content de cette belle défense, et accoutumé à prostituer le collier du Saint-Esprit en récompenses militaires, fit Albergotti chevalier de l'ordre; Dreux, blessé le dernier jour du siége, lieutenant général; et donna à la garnison d'autres récompenses. Albergotti eut aussi en même temps le gouvernement de Sarrelouis, vacant déjà depuis quelque temps par la mort de Choisy; et le duc de Mortemart fut maréchal de camp.

Les ennemis, après avoir réparé et pourvu leur nouvelle conquête, ne perdirent pas de temps à en faire d'autres, dans l'impuissance où Villars leur paraissait de les en empêcher. Ils marchèrent à Béthune et y ouvrirent la tranchée le 24. Du Puy-Vauban, gouverneur de la place, y commandait avec quatre mille hommes de garnison. Il n'en avait pas voulu davantage, et il était suffisamment muni et approvisionné. Il fit faire une sortie cette nuit même de l'ouverture de la tranchée, leur tua huit cents hommes et y perdit fort peu. Il y eut force coups de main; mais, après une belle défense, du Puy-Vauban battit la chamade le 28 août, et eut la capitulation telle qu'il la voulut. Il avait le cordon rouge, le roi y ajouta la grand'croix, et les mille écus de plus, en attendant la première vacance, qui fut une chose tout à fait contre son usage, et donna des récompenses aux principaux de la garnison. Tout à la fin de ce siége, on tenta une entreprise sur Menin. Les troupes détachées furent mal conduites par les guides. Au lieu d'arriver la nuit, elles furent surprises par le jour et s'en revinrent comme elles étaient allées.

Tout au commencement de ce même siége, nos plénipotentiaires arrivèrent de Gertruydemberg, plus que fort fraîchement ensemble. Ils vinrent un matin à Marly, où le roi les entretint assez longtemps dans son cabinet avec Torcy. Ce qui se trouvera là-dessus dans les Pièces m'empêche d'en dire ici d'avantage.

Il arriva au maréchal de Villars une aventure fort ridicule qui fit grand bruit à l'armée et à la cour. Sa blessure, ou les airs qu'il en prenait, lui faisait souvent tenir la jambe sur le cou de son cheval à peu près comme les dames. Il lui échappa un jour, dans l'ennui où il se trouvait dans son armée, qu'il était bien las de monter à cheval comme ces p... de la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, qui, par parenthèse, étaient toutes les jeunes dames de la cour et les filles de Mme la Duchesse. Un tel propos, tenu en pleine promenade par un général d'armée peu aimé, courut bientôt d'un bout à l'autre du camp, et ne tarda guère à voler à la cour et à Paris. Les dames cavalières s'offensèrent, les autres prirent parti pour elles; Mme la duchesse de Bourgogne ne put leur refuser de s'en montrer irritée et de s'en plaindre. Villars en fut tôt averti, et fort en peine d'un surcroît d'ennemis si redoutables, dont sa campagne n'avait pas besoin. Il se mit dans la tête de découvrir qui l'avait décelé. Il fit si bien qu'il sut à n'en pas douter que c'était Heudicourt qui l'avait mandé; et il en fut d'autant plus piqué que, pour faire sa cour à sa mère, ce mauvais ange de Mme de Maintenon, et à Mme de Montgon sa soeur, il l'avait adomestiqué, protégé, et, chose fort étrange pour le maréchal, lui avait souvent, non pas prêté, mais donné de l'argent, dont il était toujours fort dépourvu par sa mauvaise conduite et l'avarice de son père qui mangeait tout à son âge avec des créatures.

La vieille Heudicourt et sa fille étaient mortes, mais Heudicourt, fort protégé du roi par Mme de Maintenon, à cause de sa défunte mère, était demeuré comme l'enfant de la maison partout où était le maréchal de Villars. C'était un drôle de beaucoup d'esprit, qui excellait à donner des ridicules, à la plaisanterie la plus salée, aux chansons les plus immortelles, et qui, gâté par la faveur qui l'avait toujours soutenu, ne s'était contraint pour personne, et par cette même faveur et par l'audace et le tranchant de sa langue s'était rendu redoutable. Il n'avait point d'âme, grand ivrogne et débauché, point du tout poltron, et une figure hideuse de vilain satyre. Il se faisait justice là-dessus; mais hors d'état d'espérer de bonnes fortunes, il les facilitait volontiers, était sûr dans cet honnête commerce, et s'était acquis par là beaucoup d'amis de la fleur de la cour, et encore plus d'amies. Par contraste à sa méchanceté, on ne l'appelait que le petit bon, et le petit bon était de toutes les intrigues, en menait quantité, et en était un répertoire. C'était parmi les dames à la cour à qui l'aurait, dont pas une n'eût osé se brouiller avec lui, à commencer par les plus hautes. Cette protection que personne n'ignorait le rendait encore plus hardi, tellement que le maréchal de Villars se trouva dans le dernier embarras. Toutefois, après y avoir bien pensé, il eut recours à l'effronterie qui toujours l'avait si utilement servi.

Pour cela il envoya chercher une quinzaine d'officiers généraux, tous considérables par leur poids à l'armée, ou par leurs entours à la cour, et Heudicourt avec eux. Quand il les sut tous arrivés, il sortit de sa chambre, et alla où ils étaient, avec ce que le hasard y avait conduit d'autres gens, comme il en fourmille toujours de toute espèce chez le général qui voulait faire une scène publique. Là, il demanda tout haut à chacun de ceux qu'il avait mandés, et l'un après l'autre, s'ils se souvenaient qu'il eût dit telle chose qu'il répéta. Albergotti, revenu à l'armée après avoir fait, au sortir de Douai, un tour de huit ou dix jours à Paris et à la cour, prit en matois la parole le premier, répondit qu'il se souvenait qu'il avait parlé ainsi des vivandières et des créatures du camp, et jamais d'autres. Nangis, le prince de Rohan, le prince Charles, fils de M. le Grand, et tous les autres, ravis d'une si belle ouverture, la suivirent l'un après l'autre, et la confirmèrent jusqu'au-dernier. Alors Villars, dans le soulagement qu'on peut juger, insista pour faire mieux confirmer et consolider la chose, puis, éclatant contre l'inventeur d'une si affreuse calomnie, contre l'imposteur qui l'avait écrite à la cour, adressa la parole à Heudicourt qu'il traita de la plus cruelle façon du monde. Le petit bon, qui n'avait pas prévu qu'il serait découvert ni la scène où il se trouvait, fut étrangement interdit, et se voulut défendre; mais Villars produisit des preuves qui ne purent être contredites. Alors le vilain, acculé, avoua sa turpitude, et eut l'audace de s'approcher de Villars pour lui parler bas; mais le maréchal, se reculant et le repoussant avec un air d'indignation, lui dit de parler tout haut, parce que, avec des fripons de sa sorte, il ne voulait rien de particulier. Alors Heudicourt, reprenant ses esprits, se livra à toute son impudence. Il soutint qu'aucuns de tout ce qui était là et que Villars avait interrogé, n'osoient lui déplaire en face, mais [qu'ils] savaient fort bien tous la vérité du fait, telle qu'il l'avait écrite; qu'il pouvait avoir tort de l'avoir mandée, mais qu'il n'avait pas imaginé que dite en si nombreuse compagnie et en lieu si public, elle pût demeurer secrète, et qu'il fît plus mal de la mander que tant d'autres qui en avaient pu faire autant.

Le maréchal, outré de colère d'entendre une réponse si hardie, et au moins si vraisemblable, lui reprocha ses bienfaits et sa scélératesse. Il ajouta que, quand la chose serait vraie, il n'y aurait pas moins de crime à lui de la publier qu'à l'inventer, [après] toutes les obligations qu'il lui avait; le chassa de sa présence; et quelques moments après le fit arrêter et conduire au château de Calais. Cette violente scène fit à l'armée et à la cour autant de bruit que ce qui l'avait causée. La conduite suivie et publique du maréchal fut approuvée. Le roi déclara qu'il le laissait maître du sort d'Heudicourt; Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qu'elles l'abandonnaient; et ses amis avouaient que sa faute était inexcusable. Mais la chance tourna bientôt. Après le premier étourdissement, l'excuse du petit bon parut valable aux dames qui avaient leurs raisons pour l'aimer et pour craindre de l'irriter; elle la parut aussi dans l'armée, où le maréchal n'était pas aimé. Plusieurs de ceux qu'il avait si publiquement interrogés se laissèrent entendre que, dans la surprise où ils s'étaient trouvés, ils n'avaient pas voulu se commettre. On en vint bassement à cette discussion que cette allure du maréchal, et son prétendu propos ne pouvait aller aux vivandières et aux autres femmes des armées, qui allaient toutes à cheval jambe deçà, jambe delà, au contraire des dames, surtout de celles qui montaient à cheval avec Mme la duchesse de Bourgogne. On contesta jusqu'au pouvoir des généraux d'armée de se faire justice à eux-mêmes de leurs inférieurs, pour des choses personnelles et où le service n'entrait pour rien: en un mot, Heudicourt, au sortir de Calais, où il ne fut pas longtemps, demeura le petit bon à la mode, en dépit du maréchal. Tant de choses lui tournèrent mal cette campagne qu'il prit la résolution de s'en aller aux eaux. Il fit tant qu'il l'obtint. Harcourt, qui ne faisait qu'arriver à Strasbourg après les avoir prises tout à son aise, eut ordre de revenir, et la permission de faire le voyage à petites journées dans son carrosse. Peu de jours après être arrivé, il se fit recevoir duc et pair au parlement. Il demeura plus d'un mois à Paris, et s'en alla après dans son carrosse à petites journées à Dourlens, où il avait rendez-vous avec le maréchal de Villars; et de là l'un à l'armée de Flandre, l'autre droit à Bourbonne sans passer à Paris ni à la cour, ce qui parut assez extraordinaire et peu agréable. Ainsi un boiteux en remplaça un autre, et un général aussi peu en état de fatiguer que celui à qui il succédait. L'un commença, l'autre finit par Bourbonne; et Harcourt par la Flandre qu'il avait évitée d'abord.

Il y trouva une grande désertion dans l'armée, et les ennemis devant Aire et Saint-Venant à la fois. Chevilly, qui commandait à Ypres, informé que les ennemis faisaient partir un grand convoi de Gand, fît sortir de sa place Ravignan, maréchal de camp, la nuit, avec deux mille cinq cents hommes. Ravignan trouva le convoi à Vive-Saint-Éloi; il y avait quarante-cinq balandres chargées de munitions de guerre et de bouche, escortées au bord de l'eau par treize cents hommes, dont huit cents Anglais et six cents chevaux. Ravignan les attaqua brusquement; les treize cents hommes furent tous tués, noyés ou pris, et la cavalerie qui prit la fuite de bonne heure, perdit au moins moitié. Le fils du comte d'Athlone et presque tous les principaux officiers furent pris. Après cette expédition, Ravignan éloigna ses troupes, brûla les quarante-cinq balandres, et fit sauter treize cents milliers de poudre qui détruisirent le village de Vive-Saint-Éloi. On crut que cette affaire coûta près de trois millions aux ennemis.

Aire et Saint-Venant se défendaient toujours. Il y eut de grosses actions aux deux siéges. La tranchée avait été ouverte à Aire en deux endroits à la fois, le 12 septembre. Goesbriant, gendre de Desmarets, y commandait, et y faisait de grandes sorties. Le chevalier de Selve en fit aussi à Saint-Venant, dans une desquelles Listenais fut tué. Le chevalier de Rothelin eut les deux cuisses percées à Aire, et à Saint-Venant. Béranger, colonel de Bugey, fort estimé, fut tué. Ce régiment fut donné à son frère, et celui de Listenais au sien, Goesbriant fit abandonner aux ennemis l'attaque du côté du château, et par deux fois les fours à chaux qui étaient à la tête des ouvrages de la place, mais que lui-même abandonna à la troisième attaque. Il les repoussa aussi du chemin couvert qu'ils voulaient emporter, où le second fils du comte de La Mothe fut tué. Ils le furent encore jusqu'à trois fois le 2 novembre à une grande attaque qu'ils firent, mais enfin Goesbriant capitula le 8 novembre, et obtint toutes les conditions qu'il demanda. Il rendit en même temps le fort Saint-François, faute de vivres à y mettre. Saint-Venant s'était rendu quelque temps auparavant. Ainsi finit la campagne en Flandre, qui fut la dernière du duc de Marlborough. Les armées entrèrent en quartiers de fourrage, et incontinent après en quartiers d'hiver. M. d'Harcourt avait eu pendant ce siége quelque petit soupçon d'apoplexie, qui ne fut rien. La fin de la campagne lui vint à propos; le maréchal de Montesquiou demeura pour tout l'hiver à commander en Flandre, d'où tous les officiers généraux non employés l'hiver, et les particuliers, ne tardèrent pas à revenir. Goesbriant, comme Albergotti, fut chevalier de l'ordre; et force récompenses à sa garnison.

Sur le Rhin la campagne se passa toute à chercher tranquillement à subsister, et finit en même temps que celle de Flandre. Le duc de Berwick passa la sienne en chicanes et en observations. M. de Savoie ne la fit point. Il était mal content de l'empereur, qu'il menaça même de songer à ses intérêts particuliers. La récompense d'un démembrement de quelque chose du Milanais était un objet qui entretenait la mésintelligence, et qui, pour le déterminer, l'empêcha de faire cette année de grands efforts. Il faut maintenant voir ce qui s'est passé d'ailleurs, dont il n'eût pas été à propos d'interrompre la campagne de Flandre, par la même raison que celles d'Espagne et de Roussillon, qui seront rapportées après, demandent à l'être tout de suite.

CHAPITRE XVII. §

Situation du cardinal de Bouillon. — État de la famille du cardinal de Bouillon, et ses idées bâties dessus. — Cardinal de Bouillon, furieux de la perte d'un procès, passe à Montrouge [et] à Ormesson. — Évasion du cardinal de Bouillon, que le prince d'Auvergne conduit à l'armée des ennemis, où il reçoit toutes sortes d'honneurs. — Lettre folle du cardinal de Bouillon au roi. — Analyse de cette lettre.

Le cardinal de Bouillon languissait d'ennui et de rage dans son exil dont il ne voyait point la fin, quoique l'adoucissement qu'il en avait obtenu lui eût donné des espérances. Incapable de se donner aucun repos, il avait passé tout ce loisir forcé dans une guerre monastique. Il avait voulu soutenir, et même étendre, sa juridiction d'abbé de Cluni sur les réformés. Ceux-ci, profitant de la disgrâce, n'oublièrent rien pour secouer ce que la faveur passée leur avait fait subir de joug. Ce ne furent donc que procès de part et d'autre sur ce que les moines traitaient d'entreprises, et le cardinal de révolte. Il n'était pas douteux que l'abbé de Cluni ne fût général de cet ordre et le supérieur immédiat de la congrégation. Il ne l'était pas non plus qu'il ne fallût être moine pour pouvoir être général et en exercer l'autorité. La grandeur de cette abbaye en collations immenses l'avait fait usurper par des séculiers puissants. Les cardinaux, les premiers ministres, les princes du sang qui l'eurent en commende prétendirent les mêmes droits que les abbés réguliers; et la dispute, avec divers succès, n'avait point cessé jusqu'au temps que le cardinal de Bouillon eut cette abbaye.

La division qui s'y était mise par la réforme tout à fait séparée en tout des religieux anciens avait augmenté les différends. Ceux-ci, aussi peu réformés que leurs abbés, tenaient presque tous pour lui contre les réformés; et la passion de posséder les bénéfices claustraux ou affectés aux religieux était une pomme de discorde dont l'abbé savait profiter. De là, duplicité d'offices et de titulaires, de bénéfices, de la collation de l'abbé et de l'élection des religieux; et une hydre de procès et de procédés entre eux, où l'abbé était toujours compromis et presque toujours partie. On a vu l'éclat que le cardinal de Bouillon fit contre Vertamont, premier président du grand conseil, sur un arrêt très-important qu'il prétendit que ce magistrat avait falsifié. Il renouvela ses plaintes contre le grand conseil, même sur un procès d'où dépendait une grande partie de sa juridiction. Il prétendit que ce tribunal tirait pension de l'ordre de Saint-Benoît dont toutes les causes lui étaient attribuées, et qu'aucune de leurs parties n'y pouvait avoir justice. La chose alla si loin qu'elle fut longtemps devant le roi, et lui en espérance qu'elle serait évoquée pour être jugée au conseil de dépêches . Le chancelier, trouvant qu'il y allait de l'honneur de la magistrature d'attirer cette affaire devant le roi, et, qu'après cet éclat le grand conseil aussi n'en pouvait demeurer juge, prit un tempérament, et proposa au roi de la renvoyer à la grand'chambre à Paris. Le cardinal, fort affligé de ce renvoi, ne laissa pas de faire les derniers efforts de crédit par sa famille, qui sollicita tant qu'elle put, et se trouva à l'entrée des juges, où je ne crus pas leur devoir refuser d'aller avec eux. L'affaire dura longtemps, et nonobstant tous ces soins elle fut perdue. Ce fut la dernière goutte d'eau qui fait répandre l'eau d'un verre trop plein, et qui consomma la résolution que le cardinal de Bouillon roulait depuis longtemps dans sa tête et qu'il exécuta pendant le siège de Douai.

Avant d'entrer dans ce récit, il faut se souvenir de l'état de la famille du cardinal de Bouillon, pour mieux entendre les idées auxquelles il se livra. Sa grand'mère, seconde femme du maréchal de Bouillon, était fille du fameux fondateur de la république des Provinces-Unies, et soeur des électrices palatines et de Brandebourg. Sa mère était Berghes, dont la maison toujours bien alliée a tenu un rang distingué, parmi la première noblesse des Pays-Bas, quoique directement sortie par mâles de Jean, sire de Glimes, bâtard de Jean II, duc de Lothier, c'est-à-dire de Brabant, et légitimé par lettres du 27 août 1344, à Francfort, de l'empereur Louis de Bavière. La comtesse d'Auvergne, première femme de son frère, et la seule dont il ait eu des enfants, était héritière du marquisat de Berg-op-Zoom par une Witthem, sa mère, et le père de cette comtesse d'Auvergne était fils de Jean-Georges, comte de Hohenzollern, que l'empereur Ferdinand III fit prince de l'empire. La seconde femme du même comte d'Auvergne était Wassenaer, de la première noblesse de Hollande, des mieux alliés et fort souvent dans les grands emplois de la république. Le prince d'Auvergne, son neveu, après avoir déserté, comme il a été dit, avait épousé la soeur du duc d'Aremberg à Bruxelles. C'était là des alliances qui donnaient au cardinal de grandes espérances du côté des Pays-Bas, et le prince Eugène était fils d'une soeur de la duchesse de Bouillon, belle-soeur du cardinal. [De] ses deux soeurs, l'une avait épousé le duc d'Elboeuf, dont le duc et le prince d'Elboeuf; l'autre un oncle paternel de l'électeur de Bavière et de Mme la Dauphine, qui était mort sans enfants en 1705, et elle l'année suivante, aussi en Allemagne.

De toutes ces alliances, il espéra assez de crédit dans les Provinces-Unies, dans les Pays-Bas et à Vienne, pour procurer au prince d'Auvergne, à qui dans cette chimère il persuada sa désertion, d'assez grands établissements qui, aidés du service et des grades militaires, et de ses terres dans ces pays-là, le portassent au stathoudérat comme sorti du fameux prince d'Orange, dont la mémoire est encore si chère à la république qu'il a fondée. Dans cette chimère, il avait fait faire à sa soeur de Bavière, qui était riche, un testament par lequel elle donna tous ses biens au prince d'Auvergne, au préjudice de M. de Bouillon et de ses enfants, et au défaut de toute postérité du prince d'Auvergne à la maison de Bavière. Le dessein du cardinal était d'enrichir ce prince d'Auvergne et sa branche, et d'intéresser en lui, en ses biens et en sa branche, la maison de Bavière par cette substitution qui la regardait. Il se repaissait donc de ces idées et des heureux arrangements qu'il avait ménagés pour en disposer les succès, tandis qu'il errait d'abbaye en abbaye, qu'il tuait le temps en voyages à petites journées, et qu'il guerroyait avec ses moines. En même temps il épargnait, avec un soin qui pouvait passer pour avarice, les grands revenus dont il jouissait en bénéfices immenses et en patrimoine, dont il n'avait jamais voulu se dessaisir; et il amassait pour les futures contingents dont l'ennui et le dépit de sa situation le tentait, et pour lesquels il voulait toujours être préparé. Dans cet esprit il fit passer beaucoup d'argent en pays étrangers, et ne garda que le nécessaire, le portatif et des pierreries, pour être en liberté de faire toutefois et quantes tout ce qu'il voudrait.

Dans ces pensées, outré de ne voir point de fin à son exil ni aux entreprises de ses moines, il profitait de l'adoucissement de son exil, qui lui permettait d'aller et de venir sans s'approcher trop près, pour aller de ses abbayes de Bourgogne à celle de Saint-Ouen de Rouen; et il obtint dans ce voyage la liberté de s'arrêter quelques jours aux environs de Paris, sans toutefois entrer dans la ville. Outre le plaisir d'y voir sa famille et ses amis, il espéra que ce nouvel adoucissement influerait sur son procès, prêt à juger à la grand'chambre, et lui donnerait moyen d'y veiller avec plus de succès. Il vint donc s'établir pour quelques jours dans le village de Montrouge, et ce fut là qu'il apprit qu'il avait entièrement perdu son procès, et sans retour toute juridiction sur les moines réformés de la congrégation de Cluni, à l'égard desquels il ne lui était rien laissé de plus qu'à tous les abbés commendataires du royaume. À cette nouvelle la rage où il entra ne se peut exprimer. Les fureurs, les injures, les transports, les cris épouvantèrent; il ne se posséda plus, et se livra tout entier au plus violent désespoir: vingt-quatre heures ne purent apaiser une agitation si violente. Le Nain, son rapporteur; le procureur général, depuis chancelier, dont l'avis et les conclusions ne lui avaient pas été favorables; le parlement entier étaient l'objet de ses imprécations. Le lendemain il passa la Seine au bac des Invalides, et s'en alla à Ormesson chez Coulanges qui lui était fort attaché.

Dans ce même temps il se faisait une tentative pour son retour, il parut même que le roi n'y résisterait pas longtemps; mais le moment n'en était pas encore venu, et ce délai, qui concourut avec la perte de ce procès, acheva de lui tourner la tête et de précipiter sa résolution. Il n'avait vu à Montrouge que ses neveux d'Auvergne et ses gens d'affaires. Il ne voulut voir personne à Ormesson que les mêmes, deux ou trois amis particuliers, quelques gros bonnets des jésuites, comme les PP. Gaillard et de La Rue, qui étaient tout à lui, encore les fit-il attendre longtemps avant de les voir, par grandeur ou par humeur. Il demeura une quinzaine à Ormesson, où apparemment il arrangea toutes les mesures de sa fuite, sans sortir presque de sa chambre. Comme il avait la liberté de toutes ses abbayes, il changea son voyage de Normandie en celui de Picardie, séjourna peu à Abbeville, et gagna Arras, où il avait l'abbaye de Saint-Waast; de là, feignant d'aller voir son abbaye de Vigogne, il partit dans son carrosse, monta à cheval en chemin, et piqua au rendez-vous qu'il avait pris, qu'il manqua de quelques heures.

On sut assez tôt à Arras qu'il avait pris la fuite pour débander un détachement après lui; il fut au moment d'y tomber, mais à force de courre çà et là, il donna enfin dans un gros de cavalerie ennemie avec lequel son neveu le cherchait, bien en peine de ce qu'il était devenu. Là, il vomit ce qu'il retenait sur son coeur depuis tant d'années, en ce premier moment de liberté. Dès qu'ils furent assez avancés pour être en sûreté, il mit avec son neveu pied à terre dans un village où ils conférèrent ensemble, puis remontèrent à cheval et arrivèrent à l'armée des ennemis.

Aussitôt le prince Eugène et le duc de Marlborough le vinrent saluer, et lui présenter l'élite de l'armée. Ils lui demandèrent l'ordre, il le leur donna, et ils le prirent; en un mot, ils lui rendirent et lui firent rendre les plus grands honneurs. Un pareil changement d'état parut bien doux à cet esprit si altier et si ulcéré, et lui enfla merveilleusement le courage. Il paya ses nouveaux hôtes par les discours qui leur furent les plus agréables sur la misère de la France, que ses fréquents voyages par les provinces avaient montrée à ses yeux, sur son impuissance à soutenir la guerre, les fautes qui s'y étaient faites, le mauvais gouvernement, les mécontentements de tout le monde, l'épuisement extrême et le désespoir des peuples; enfin il ne les entretint que de ce qui les pouvait flatter, et n'oublia rien de tout ce que peut la perfidie et l'ingratitude, en qui un si prodigieux amas de bienfaits est tourné en poison et en espérance de piédestal à une nouvelle et indépendante grandeur, dans le même esprit de félonie qui anima ses pères et qui leur a bâti cette prodigieuse fortune dont les établissements immenses n'ont pu gagner ni satisfaire eux ni leur postérité. Le roi apprit cette évasion par un paquet adressé à Torcy, laissé par le cardinal à Arras, sur sa table. C'était une lettre au roi avec une simple adresse à Torcy de deux mots. Cette lettre est une si monstrueuse production d'insolence, de folie, de félonie, que sa rareté mérite d'être insérée ici. Jusqu'au style est extravagant qui, à force d'entasser tout ce dont ce coeur et cette tête regorgeait, rend cette lettre à peine intelligible.

« Sire,

« J'envoie à Votre Majesté par cette lettre que je me donne l'honneur de lui écrire, après dix ans et plus des plus inouïes, des plus injustes et des moins méritées souffrances, accompagnées durant tout ce temps-là de ma part, de la plus constante et peut-être trop outrée, non-seulement à l'égard du monde, mais à l'égard de Dieu et de son Église, patience, et du plus profond silence; j'envoie, dis-je, à Votre Majesté avec un très-profond respect la démission volontaire, qui ne peut être regardée par personne comme l'aveu d'un crime que je n'ai pas commis, de ma charge de grand aumônier de France et de ma dignité de l'un des neuf prélats commandeurs de l'ordre du Saint-Esprit qui a l'honneur d'avoir Votre Majesté pour chef et grand maître, qui a juré sur les saints Évangiles le jour de son sacre l'exacte observation des statuts dudit ordre, en conséquence desquels statuts je joins dans cette lettre le cordon et la croix de l'ordre du Saint-Esprit, que par respect et soumission pour Votre Majesté j'ai toujours porté sous mes habits depuis l'arrêt que Votre Majesté rendit contre moi, absent et non entendu dans son conseil d'en haut, le il septembre 1701. En conséquence, de ces deux démissions que j'envoie aujourd'hui à Votre Majesté, je reprends par ce moyen la liberté que ma naissance de prince étranger, fils de souverain, ne dépendant que de Dieu et de ma dignité de cardinal-évêque de la sainte Église romaine, et doyen du sacré collège, évêque d'Ostie, premier suffragant de l'Église romaine, me donne naturellement: liberté séculière et ecclésiastique dont je ne me suis privé volontairement que par les deux serments que je fis entre les mains de Votre Majesté en 1671, le premier pour la charge de grand aumônier de France, la première des quatre grandes charges de sa maison et de la couronne, et le second serment pour la dignité d'un des neuf prélats commandeurs de l'ordre du Saint-Esprit, desquels serments je me suis toujours très-fidèlement et très-religieusement acquitté, tant que j'ai possédé ces deux dignités, desquelles je me dépose aujourd'hui volontairement, et avec une telle fidélité aux ordres et aux volontés de Votre Majesté, en tout ce qui n'était pas contraire au service de Dieu et de son Église, que je désirerais bien en avoir une semblable à l'égard des ordres de Dieu et de ses volontés, à quoi je tâcherai de travailler uniquement le reste de mes jours, servant Dieu et son Église dans la première place après la suprême où la divine providence m'a établi, quoique très-indigne; et en cette qualité qui m'attache uniquement au saint-siége, j'assure Votre Majesté que je suis et serai jusqu'au dernier soupir de ma vie avec le respect profond qui est dû à la majesté royale, « Sire,

« De votre Majesté

« Le très-humble et très-obéissant serviteur, « Signé le cardinal de Bouillon,

« Doyen du sacré Collège. »

Quoique cette lettre contienne autant de sottises, d'impudence et de folie que de mots, on ne peut s'empêcher d'en faire quelque analyse. Premièrement, il faut avoir bonne haleine et bonne mémoire pour aller jusqu'au bout de la première phrase, et travailler pour démêler les continuels entrelacements de ses parenthèses et de son sens si suspendu. Dans cette phrase autant de faux et de vent que d'insolence. Il a souffert des persécutions qu'il ose reprocher au roi comme les plus injustes, les plus inouïes et les moins méritées. C'est donc lui dire, parlant à lui, qu'il est un tyran, puisqu'il faut l'être pour faire souffrir le plus injustement, et d'une manière inouïe quiconque ne l'a pas mérité. Mais ces souffrances quelles sont-elles? Après avoir longtemps souffert un spectacle de désobéissance publique sur le premier théâtre de l'Europe, et toutes les menées passibles pour s'y faire soutenir par le pape et tout le sacré collège qui le blâmèrent et se moquèrent de lui, le roi lui saisit son temporel, et par famine l'obligea enfin à exécuter l'ordre qu'il lui avait donné de revenir en France, où son temporel lui fut rendu, et où, pour tout châtiment, il fut exilé dans ses abbayes.

Voilà donc ces souffrances si injustes, si inouïes qu'il a souffertes, ajoute-t-il, avec une patience outrée à l'égard du monde, de Dieu et de son Église. Mais en quoi Dieu et son Église sont-ils intéressés en cet exil? Où est l'offense à Dieu, où le préjudice à l'Église? Quelle part a-t-elle pu y prendre; et à l'égard du monde où est le scandale? Il est entier ainsi que le péché dans la désobéissance et dans la lutte de désobéissance poussée si loin et avec tant d'éclat et non dans une punition devenue nécessaire, pour le faire obéir, adoucie incontinent après par le relâchement de ses revenus, et réduite à un simple exil chez lui dans ses abbayes, c'est-à-dire pour un laïque dans ses terres; et cette patience outrée à le supporter, comment eût-il fait pour ne l'avoir pas? et quel gré peut-il en prétendre? Il envoie, dit-il, sa démission volontaire, et il prend grand soin de la préserver de l'opinion de l'aveu d'un crime qu'il n'a point commis. Il était cardinal de la nomination du roi, et il était chargé de ses affaires à Rome; en même temps il avoue lui-même qu'il avait prêté serment au roi. Dans cet état il tombe en la défiance et en la disgrâce du roi qui le rappelle. Malgré beaucoup d'ordres réitérés et les plus précis, il s'obstine à demeurer à Rome, ose mettre en question si un cardinal est obligé d'obéir à son roi, n'oublie rien pour engager la cour de Rome à prendre parti pour la négative, et donne ce spectacle public de lutte contre le roi.

En quel siècle, en quel pays n'est-ce point là un crime et un crime de lèse-majesté le plus grave après celui du premier chef? Il est égal à celui de la révolte à main armée, puisqu'il n'a pas tenu à lui de faire une affaire d'État et de religion de la sienne particulière et d'armer pour soi la cour de Rome. Avec quel front ose-t-il donc nier ce crime si long et si public jusqu'à la délicatesse de se précautionner contre l'opinion d'un aveu tacite par sa démission, et cette démission il a grand soin de l'inculquer volontaire, et de marquer en même temps la date où elle lui a été demandée: or il conste de cette date, qu'il a désobéi près de dix ans à la volonté du roi là-dessus, et neuf à l'arrêt qui l'a dépouillé, puisque, n'osant avec tout son orgueil continuer à porter l'ordre après que l'ambassadeur du roi eut été chez lui pour lui déclarer et lui faire exécuter cet arrêt, il a eu l'enfance et la misère qu'il avoue ici, et qui ne peut avoir d'autre nom de porter en dessous ce qu'il n'osait plus montrer en dessus, et témoigna ainsi sa petitesse et sa faiblesse d'une part, et de l'autre son orgueil et son opiniâtreté. Envoyer après dix ans de cette conduite sa démission, et s'évadant du royaume, cela peut-il s'appeler une démission volontaire? n'est-ce point plutôt une dérision, et dire au roi en effet qu'elle n'est volontaire que parce que rien n'a pu la tirer de lui, tant qu'il n'a pas voulu la donner, et qu'il ne la donne que parce qu'il sort du royaume, et qu'il la veut bien donner? et pour ajouter toute espèce d'insulte, il met dans sa lettre au roi un vieux cordon bleu, sale et gras, avec sa croix du Saint-Esprit, car le cordon était tel à la lettre.

L'enflure des dignités dont il se démet n'est digne que de risées. Personne n'ignore qu'à l'institution de l'ordre, Henri III voulant favoriser Jacques Amyot, son précepteur et du feu roi son frère, qui avait été récompensé de l'évêché d'Auxerre et de la charge de grand aumônier de France, celle de grand ou de seul aumônier de l'ordre fut attachée pour toujours à celle de grand aumônier de France, et sans faire aucunes preuves parce que Amyot n'en pouvait faire; que par conséquent toujours, depuis, être grand aumônier et porter l'ordre est une seule et même chose, sans rien de séparé ni de distinct; et qu'ainsi le grand aumônier, quelque grand qu'il soit par soi ou par sa charge, n'est point autre chose qu'un officier de l'ordre, n'en fait point le neuvième prélat, qui tous huit font preuves et sont partagés par moitié en cardinaux et en évêques. C'est donc un pathos très-puéril que fait ici le cardinal de Bouillon, et une cheville très-inutile, que l'énoncé qu'il fait que le roi est grand maître de l'ordre, et qu'il en a juré les statuts à son sacre; il est selon les statuts de dégrader un chevalier de l'ordre pour certains crimes, surtout de félonie, de lèse-majesté, etc., dont il y a de grands exemples et en nombre; à plus forte raison est-il en la disposition du roi de faire défaire un officier de l'ordre de sa charge, dont il y a aussi maints exemples, et de lui en demander la démission. Ce dernier cas s'est vu plus de quinze ans dans M. de Châteauneuf-Phélypeaux, secrétaire d'État, greffier de l'ordre, et le portant au lieu de Castille, qui fut tout ce temps-là exilé et par delà pour refuser sa démission, et qui toutefois ne portait plus l'ordre, et ne l'a jamais porté depuis qu'au bout de quinze ou seize ans il donna sa démission, et c'est le grand-père maternel du prince d'Harcourt, qui a pris le nom de Guise. Mais l'exemple d'Amyot est bien plus juste encore au cardinal de Bouillon: aussi ingrat que lui, il s'abandonna à la Ligue. Henri IV, commençant à devenir le maître, lui ôta la charge de grand aumônier, et conséquemment l'ordre, qu'il donna au fameux Renauld de Beaune, archevêque de Bourges alors, puis de Sens, qui venait de lui donner l'absolution et de le communier dans l'église de l'abbaye de Saint-Denis.

Pour un homme qui a autant vécu à la cour que le cardinal de Bouillon, il est difficile de comprendre ce qu'il veut dire ici, quand il y donne sa charge pour la première des quatre grandes de la maison du roi et de la couronne. Premièrement, on lui niera tout court que la charge de grand aumônier soit un office de la couronne, sans qu'il puisse, ni aucun autre, ni le prouver, ni en montrer la moindre trace. Ces offices ont ce privilège particulier qu'ils ne se peuvent ôter aux titulaires, malgré eux, que juridiquement et pour crime. Quand Amyot fut dépouillé, la Ligue était encore assez puissante pour le soutenir et pour embarrasser Henri IV, s'il avait fallu du juridique. Il n'en fut pas seulement question, et Amyot demeura dépossédé et exilé dans son diocèse le reste de ses jours qui durèrent encore quelques années. En second lieu, que veut dire le cardinal de Bouillon avec ses quatre charges de la maison du roi et de la couronne, dont la sienne est la première ? A-t-il oublié que rien n'est plus distinct qu'office de la couronne et grandes charges de la maison du roi, dont aucune ne s'est jamais égalée à ces offices? En troisième lieu, où n'en a-t-il pris que quatre, et qui sont-elles à son compte? Le connétable, et par usage moderne le maréchal général, le chancelier et par tolérance le garde des sceaux; le grand maître, le grand chambellan, les maréchaux de France, l'amiral, le grand écuyer, quoique plus ancien que l'amiral, qui marche au milieu des maréchaux de France, le colonel général de l'infanterie et le grand maître de l'artillerie sont les officiers de la couronne. Ils sont donc plus de quatre, comme on voit, et je ne pense pas qu'aucun d'eux se laissât persuader de céder au grand aumônier. Quant aux grandes charges de la maison du roi, telles que les premiers gentilshommes de la chambre, les gouverneurs des rois enfants et des fils de France, les premiers chefs des troupes de la garde [du roi], le grand maître de la garde-robe, en voilà aussi plus de quatre, et qui ne seraient pas plus dociles que les officiers de la couronne à céder au grand aumônier. On ne sait donc ce que veut dire le cardinal de Bouillon, ou plutôt lui-même ne le sait pas, mais sa bouffissure est si générale, qu'il se loue d'avoir exercé cette charge très-fidèlement et très-religieusement: c'est une absurdité que son extrême orgueil lui a cachée; fidèlement, dans une désobéissance éclatante et très-criminelle dix ans durant, et, à son sens, il était toujours alors grand aumônier, puisqu'il n'avait pas donné sa démission; religieusement, ni ses moeurs, ni la cour, ni le monde ne lui rendirent ce témoignage. Voilà pour le personnel, venons maintenant à la naissance.

En conséqnence de ces démissions de la charge et de l'ordre qu'il veut toujours séparer pour amplifier vainement, il reprend, écrit-il au roi, la liberté que lui donne sa naissance de prince étranger, fils de souverain, ne dépendant que de Dieu et de sa dignité de cardinal, etc.; c'est-à-dire que c'est un manifeste adressé au roi sous la forme d'une lettre, par lequel il lui dénonce son indépendance prétendue, et sa très-parfaite ingratitude; i1 attente à la majesté de son souverain en abdiquant sa qualité innée de sujet, et encourt ainsi le crime de lèse-majesté en plein. Je ne répéterai point ce qui a été expliqué (t. V, p. 298 et suiv.) de la nature des fiefs de Bouillon, Sedan, etc., de l'état, comme seigneurs de ces fiefs, de ceux qui les ont possédés, de la manière dont ils sont entrés dans la famille du cardinal de Bouillon, du rang que son grand-père, premier possesseur de ces fiefs, a tenu devant et depuis qu'il les a possédés, de celui de la branche de la maison de La Marck qui les possédait avant lui, et de quelle manière enfin son père obtint ce prodigieux échange de ces fiefs, et le rang de prince étranger. On y voit clairement la mouvance de ces fiefs de Liège et de l'abbaye de Mouzon, et la violence, non aucun autre titre qui [a fait que] par la protection si indignement reconnue d'Henri IV, ces fiefs sont demeurés au grand-père du cardinal de Bouillon. D'où il résulte qu'à ces titres, jamais son grand-père ni son père ne furent souverains ni princes, conséquemment qu'il n'est ni prince étranger ni fils de souverain, et qu'il ment à son roi avec la dernière impudence. Il n'a donc point de liberté de rien reprendre à ce titre par la démission de sa charge, et il demeure tel qu'il était auparavant, c'est-à-dire gentilhomme français de la province d'Auvergne, du nom de La Tour, tel qu'il était auparavant, par conséquent sujet du roi comme tous les autres gentilshommes de cette province, laquelle appartient à la couronne; que si son père, en faveur d'un échange déjà si étrangement énorme, que, depuis tant d'années de toute puissance du roi et de toute faveur de M. de Bouillon, il n'a pu être entièrement passé au parlement, le père du cardinal a obtenu pour sa postérité et pour son frère le rang de prince étranger malgré les cris et les oppositions de la noblesse qui le leur fit ôter et qui leur fut rendu, ce que le parlement a toujours constamment ignoré, c'est une grâce fort injuste, mais dont le roi est le maître, et dont le bienfait ne donne pas la manumission de l'état de sujet, et ne peut changer la naissance. C'est donc le dernier degré d'égarement que montre ici le cardinal de Bouillon, duquel se sont toujours bien gardés ceux dont la naissance issue de souverains véritables et actuels ne pouvait être disputée: tels que les Guise qui, dans le plus formidable éclat de leur puissance, prête à les porter sur le trône, n'ont jamais balancé à se déclarer sujets, au temps même où ils osèrent faire considérer Henri III comme déchu de la couronne, et Henri IV comme incapable d'y succéder. Si l'idée du cardinal de Bouillon pouvait être véritable, non dans un gentilhomme français comme lui, mais dans un prince, par exemple, de la maison de Lorraine, il s'ensuivrait que quelque patrimoine qu'il eût en France, en renonçant aux charges qu'il posséderait, il reprendrait cette liberté qu'allègue le cardinal de Bouillon, et une pleine indépendance; d'où il résulterait que jamais les rois ne pourraient être assurés de ceux de cette naissance qui, par elle, seraient en tout temps les maîtres de demeurer ou de n'être plus leurs sujets.

Le cardinal de Bouillon ajoute qu'il est volontairement privé de cette liberté par le serment de grand aumônier, laquelle il reprend par sa démission de cette charge. Encore une fois, ce n'est pas d'un gentilhomme français tel que lui que je parle, c'est d'un prince de la naissance dont il ose se dire, et dont il n'est pas. Si ce qu'il dit là était véritable, lui qui avait un patrimoine en France, lui et les siens, et rien ailleurs, les princes de la maison de Lorraine établis en France et qui y ont tout leur bien ne seraient donc pas sujets du roi, comme il y en a plusieurs qui n'ont ni charge ni gouvernement, et qui par conséquent ne sont liés à ce titre par [aucun] serment: ce paradoxe est aussi nouveau qu'incompréhensible. Mais par qui et à qui est-il si audacieusement avancé ? Par un gentilhomme originaire de la province d'Auvergne, dont les pères n'ont jamais eu ni prétendu aucune distinction ni supériorité quelconque sur pas une des bonnes maisons de cette province, jusqu'au grand-père du cardinal de Bouillon lorsqu'il eut Sedan et Bouillon, et qu'aucun ne lui passa jamais ni devant ni depuis. Et à qui ? à un des plus grands rois qui aient régné en France, son souverain, duquel son père tint deux fois la dignité de duc et pair, son oncle, la première charge de la milice, un gouvernement de province, la charge de colonel général de la cavalerie, tous deux après avoir pensé renverser l'État, tous deux après avoir vécu d'abolitions ; son frère aîné, la charge de grand chambellan et le gouvernement de sa propre province, avec les survivances pour son fils qui, tôt après, s'en montra si ingrat; son autre frère, un autre gouvernement de province, et la charge de colonel général de la cavalerie; eux tous le rang de prince étranger, et lui-même, une profusion énorme des plus grands et des plus singuliers bénéfices, le cardinalat en un âge qui l'a porté au décanat et la charge de grand aumônier, avec la faveur la plus distinguée. C'est de cet amas inouï des plus grands bienfaits versés sur deux générations de frères, que le cardinal de Bouillon se fait des armes contre celui-là même dont il les tient, et en parlant à lui. On s'arrête ici, parce que le comble d'ingratitude est trop au-dessus de tout ce qui se pourrait dire, ainsi que de l'insolence.

Peu content d'un si monstrueux orgueil, il revient au dédoublement de son cardinalat pour en multiplier la grandeur, avec une fatuité la plus misérable. Doyen du sacré collège n'est-ce pas être cardinal, n'est-ce pas être évêque d'Ostie, n'est-ce pas être le premier suffragant de Rome, et rien de tout cela peut-il être distinct ou séparé? Mais voici où l'ivresse excelle: c'est la première place après la suprême. Il parle au roi comme il parlait aux paysans de la Ferté lorsqu'il y passa deux mois, et qu'après avoir quelquefois dit la messe à la paroisse, il leur faisait admirer en sortant, non la grandeur du mystère qu'il venait de célébrer, mais la sienne, de lui qui était prince, et qui avait la première place après la suprême; qu'ils le regardassent bien, ajoutait-il parce que jamais ils n'avaient vu cela dans leur église, et qu'après lui cela n'y arriverait jamais. Ce peuple ne le comprenait pas; le curé qui avait de l'esprit, et les honnêtes gens du lieu en riaient entre eux et en avaient pitié. À quelque point d'élévation que la dignité de cardinal ait été portée, la distance est demeurée si grande entre le pape et leur doyen que cette expression favorite du cardinal de Bouillon, qu'il répétait sans cesse à tout le monde, ne put imposer à personne, et ne peut montrer que le vide et le dérangement de sa tête.

Toute la fin de la lettre n'est qu'une insulte diversifiée en plusieurs façons plus insolentes les unes que les autres. Il s'y récrie sur sa fidélité aux ordres et aux volontés du roi, et il y ajoute cette honnête et respectueuse restriction: en tout ce qui n'était pas contraire au service de Dieu et de son Église. C'est donc à dire, et en parlant au roi même, qu'il était capable de vouloir des choses qui y étaient contraires, qu'il lui en avait même commandé. Il appuie encore ici sur sa fidélité; mais fut-elle le principe de toutes les brigues qu'il employa pour se faire élire évêque de Liège contre la volonté et les défenses du roi si déclarées, qu'il ne le manqua que parce que le roi s'y opposa d'une manière si formelle, qu'il fit déclarer au chapitre qu'il préférait tout autre au cardinal de Bouillon qui avait les dix voix, même le candidat porté par la maison d'Autriche, ce qui fit changer le chapitre et manquer ce siége au cardinal de Bouillon ? Sa fidélité fut-elle le motif qui lui fit employer tant de ruses et de manéges pour tromper le pape et le roi, et réciproquement, persuader à l'un et à l'autre de faire nécessairement son neveu cardinal en contre-poids du duc de Saxe-Zeitz, porté vivement par l'empereur à la promotion duquel le roi s'opposait plus fortement encore, fourberie dans laquelle le pape et le roi donnèrent si bien, qu'elle ne fut découverte que par la déclaration que le roi fit au pape qu'il aimait mieux qu'il passât outre à la promotion du duc de Saxe-Zeitz seul, que d'y consentir par celle de l'abbé d'Auvergne; et pour lors ni de longtemps après, le duc de Saxe ne le fut? Le cardinal de Bouillon était alors à Rome chargé des affaires du roi, et abusant de sa confiance, à cet énorme degré. Enfin, pour se borner à quelque chose, était-ce fidélité, aux ordres les plus exprès du roi, des affaires duquel il était encore chargé à Rome, que toute la conduite qu'il y tint sur la coadjutorerie de Strasbourg et sur l'affaire de M. de Cambrai? et après des traits si étranges et si publics, vanter sa fidélité avec reproche!

Non content d'une effronterie si incroyable, cet évêque, ce cardinal, ce premier suffragant de l'Église romaine, cet homme qui réserve avec tant de religion ce qui la peut blesser dans les ordres du roi, ne craint pas d'ajouter le blasphème le plus horrible, par le souhait qu'il fait tout de suite d'avoir pour les ordres et la volonté de Dieu la pareille fidélité qu'il a eue pour ceux du roi. La protestation qui suit est de même nature, avec les desseins et les motifs qui le faisaient s'évader du royaume: il proteste, dis-je, qu'il tâchera le reste de ses jours de servir uniquement Dieu et son Église dans la place, et c'est là où il paraphrase et multiplie si follement la grandeur de cette place, où la Providence, dit-il, l'a établi, quoique indigne. Ce dernier mot est la seule vérité qui lui soit échappée dans toute cette lettre. Mais c'est au roi à qui il dit que la Providence l'y a établi, à ce même roi qui l'a nommé cardinal dans un âge qui l'a porté au décanat, à ce même roi malgré le rappel duquel, faisant ses affaires à Rome, il s'y est cramponné avec tant d'artifice, puis de désobéissance publique jusqu'à ce qu'il l'eût recueilli. Il ajoute après que cette qualité l'attache uniquement au saint-siége, c'est-à-dire l'affranchit de tout autre attachement, et de celui du roi qui l'a nommé cardinal, et de qui lui et les siens tiennent tout; mais la fin de sa lettre, où il arrive ainsi, se signale par deux déclarations qui portent encore plus que tout le reste le crime sur le front. Il assure le roi qu'il sera jusqu'au dernier soupir de sa vie, avec le respect le plus profond qui est dû à la majesté royale, son très-humble et très-obéissant serviteur. Cette expression du respect qui est dû à la majesté royale avertit bien clairement le roi par sa singularité et sa netteté, de se ne pas méprendre au respect qu'il lui porte, et de ne pas prendre pour sa personne ce qui n'est dû qu'à sa couronne, et pour fin, en supprimant le nom de sujet, il en dénie la qualité avec encore plus de force qu'il n'a fait dans tout ce tissu de sa lettre, qui peut passer, quoiqu'un grand galimatias, pour un chef-d'oeuvre d'ingratitude, d'audace et de folie.

CHAPITRE XVIII. §

Réflexion sur le rang de prince étranger; son époque. — Temporel du cardinal de Bouillon saisi. — Ordre du roi au parlement de lui faire son procès. — Conduite de sa maison. — Lettre du roi au cardinal de La Trémoille. — Réflexions sur cette lettre. — Cardinal de Bouillon, etc., décrétés de prise de corps par le parlement, qui après s'arrête tout court, et les procédures tombent. — Réflexion sur les cardinaux français. — De Bar, faussaire des Bouillon, se tue à la Bastille. — Baluze destitué et chassé. — Arrêt du conseil qui condamne au pilon son Histoire généalogique de la maison d'Auvergne bon à voir. — Collations du cardinal de Bouillon commises aux ordinaires des lieux. — Tout monument de prétendue principauté ôté des registres des curés de la cour, et des abbayes de Cluni et de Saint-Denis, par ordre du roi. — Nouvelles félonies du cardinal de Bouillon à Tournai. — Duc de Bouillon bien avec le roi; sa femme et ses fils mal, et ses neveux. — Duc de Bouillon parle au roi et au chancelier. — Écrivant au roi, [il] n'avait jamais signé sujet, et ne put être encore induit à s'avouer l'être. — Articles proposés au roi, à faire porter de sa part au parlement, sur la maison de Bouillon. — Justice et usage de ces articles. — Fausse et criminelle rature dans les registres du parlement. — Le roi ordonne à d'Aguesseau, procureur général, de procéder sur ces articles au parlement, qui élude et sauve la maison de Bouillon. — Infidélité de Pontchartrain en faveur du cardinal de Bouillon. — Réflexions. — Mort du prince d'Auvergne. — Le roi défend à ses parents d'en porter le deuil, et fait défaire le frère de l'abbé d'Auvergne d'un canonicat de Liége. — Cardinal de Bouillon se fait abbé de Saint-Amand contre les bulles données, sur la nomination du roi, au cardinal de La Trémoille. — Le roi désire inutilement de faire tomber la coadjutorerie de Cluni. — Extraction, fortune et mariage du prince de Berghes avec une fille du duc de Rohan. — Perte du duc de Mortemart au jeu. — Le secrétaire du maréchal de Montesquiou passe aux ennemis avec ses chiffres.

Tel est le danger du rang de prince donné à des gentilshommes français, inconnu avant la puissance des Guise, même pour ceux de maison souveraine, et pour des gentilshommes avant le règne de Louis XIV. Devenus princes, ils deviennent honteux de demeurer sujets. Le vicomte de Turenne, ainsi que ses pères, était demeuré fidèle et avait très-bien servi Henri IV jusqu'au moment que ce monarque lui procura Bouillon et Sedan. Ce fut l'époque de ses félonies, dont le reste de sa vie et celle de ses deux fils fut un tissu, comme le remarquent toutes les histoires, et que ses fils n'abandonnèrent que par la difficulté de les plus soutenir; et par les monstrueux avantages que le cardinal Mazarin leur procura dans ses frayeurs personnelles pour s'en faire un appui. Tel est aussi le danger de permettre à ceux de ce dangereux rang des alliances étrangères. Mais ces réflexions, qui naissent abondamment, ne doivent pas trouver ici plus de place.

Quoique ce fût la morsure d'un moucheron à un éléphant, le roi s'en sentit horriblement piqué. Il avait en sa main la vengeance. Il reçut cette lettre le 24 mai; la remit le lendemain 25 à d'Aguesseau, procureur général, lui fit remarquer qu'elle était toute de la main du cardinal de Bouillon, et lui ordonna de la porter au parlement, et d'y former sa demande de faire le procès au cardinal de Bouillon comme coupable de félonie. Le roi rendit en même temps un arrêt dans son conseil d'en haut, qui, en attendant les procédures du parlement, mit en la main du roi tout le temporel du cardinal, et dit que sa lettre est encore plus criminelle que son évasion. Ses neveux, exactement avertis, vinrent ce même jour 25 à Versailles. Ils n'osèrent d'abord se présenter devant le roi. Les ministres, qu'ils virent, leur dirent qu'ils le pouvaient faire. Ils ne furent point mal reçus. Le roi leur dit qu'il les plaignait d'avoir un oncle si extravagant. Mme de Bouillon, qui était ou faisait la malade à Paris, écrivit au roi des compliments pleins d'esprit et de tour, et on verra bientôt pourquoi cette lettre d'une femme qui avait son mari si à portée du roi, que le roi n'aimait point et qui n'allait pas deux fois l'an lui faire sa cour; mais tout était concerté, et M. de Bouillon se trouva à Évreux, qu'on envoya avertir et qui trouva tout cela fait en arrivant pour guider après ses démarches. Le 26 le roi écrivit au cardinal de La Trémoille, chargé de ses affaires à Rome, en lui envoyant une copie de [la lettre] du cardinal de Bouillon pour en rendre compte au pape; il est nécessaire d'insérer ici cette lettre du roi au cardinal de La Trémoille.

« Mon cousin, il y a longtemps que j'aurais pardonné au cardinal de Bouillon ses désobéissances à mes ordres, s'il m'eût été libre d'agir comme particulier dans une affaire où la majesté royale était intéressée. Mais comme elle ne me permettait pas de laisser sans châtiment le crime d'un sujet qui manque à son principal devoir envers son maître, et je puis ajouter encore envers son bienfaiteur, tout ce que j'ai pu faire a été d'adoucir par degrés les peines qu'il avait méritées. Aussi non-seulement je lui ai laissé la jouissance de ses revenus lorsqu'il est rentré dans mon royaume, mais depuis je lui ai permis de changer de séjour, quand il m'a représenté les raisons qu'il avait pour sortir des lieux où j'avais fixé sa demeure. Enfin je lui avais accordé, sans même qu'il me l'eût demandé, la liberté d'aller dans telle province et tel endroit du royaume qu'il lui plairait, pourvu que ce fut à une distance de trente lieues de Paris; et lorsque, pour abréger sa route, il a passé à l'extrémité de cette ville, il a séjourné aux environs, je ne m'y suis pas opposé. Il supposait qu'il allait en Normandie pour régler quelques affaires, qu'ensuite il passerait à Lyon, mais il crut devoir faire enfin connaître le véritable motif et unique but de son voyage. Au lieu d'aller à Rouen et de passer à Lyon, comme il l'avait assuré à sa famille, il a fait un assez long séjour en Picardie, et passant ensuite à Arras, il s'est rendu à l'armée de mes ennemis, suivant les mêmes sûretés qu'il avait prises avec celui de ses neveux qui sert actuellement dans la même armée, et qui dès le commencement de cette guerre avait donné l'exemple de désertion que son oncle vient de suivre. Le cardinal de Bouillon l'ayant imité dans sa fuite m'a de plus écrit une lettre dont je vous envoie la copie. Il me suffirait pour punir son orgueil, d'abandonner cette lettre aux réflexions du public, mais il faut un exemple d'une justice plus exacte à l'égard d'un sujet qui joint la désobéissance à l'oubli de son état et à l'ingratitude des bienfaits dont j'ai comblé sa personne et sa maison; et le rang où je l'ai élevé ne me dispense pas de m'acquitter à son égard des premiers devoirs de la royauté. J'ordonne à mon parlement de Paris de procéder contre lui suivant les lois. Vous communiquerez la lettre qu'il m'a écrite, et vous informerez Sa Sainteté de la manière dont il a passé à mes ennemis, car il est nécessaire que le pape connaisse par des preuves aussi évidentes le caractère d'un homme qui se prétend indépendant. Dieu veuille que cette ambition sans bornes, soutenue seulement par la haute idée de doyen des cardinaux, ne cause pas un jour quelque désordre dans l'Église; car que peut-on présumer d'un sujet prévenu de l'opinion qu'il ne dépend que de lui de se soustraire à l'obéissance de son souverain? Il suffira que la place dont le cardinal de Bouillon est présentement ébloui, lui paroissant inférieure à sa naissance et à ses talents, il se croira toutes voies permises pour parvenir à la première dignité de l'Église, lorsqu'il en aura contemplé la splendeur de plus près, car il y a lieu de croire que son dessein est de passer à Rome. Je doute que ce soit de concert avec Sa Sainteté, et s'il avait pris quelques mesures secrètes avec elle, je suis persuadé qu'elle se repentirait bientôt du consentement qu'elle aurait donné. Quoi qu'il en soit, mon intention est que, le cardinal de Bouillon arrivé à Rome, vous n'ayez aucun commerce avec lui, et que vous le regardiez non-seulement comme un sujet rebelle, mais comme se glorifiant de son crime. Vous avertirez aussitôt les François qui sont à Rome, aussi bien que les Italiens qui sont attachés à mes intérêts, de se conformer aux ordres que je vous donne à son égard; sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde. »

Cette lettre reçut peu d'approbation; on trouva bien peu décent qu'à un manifeste aussi injurieux qu'était la lettre du cardinal de Bouillon au roi, un si grand monarque et si délicat sur le point de son autorité, prît de si faibles devants à Rome, et répondît comme par un autre manifeste, qui descendait dans un si bas détail de justification de l'exil du cardinal de Bouillon; qu'il parût craindre un concert avec le pape d'aller à Rome, et qu'en le montrant il n'y opposât qu'un chimérique soupçon sur le pontificat dont il n'était pas possible que le pape pût s'émouvoir. On ne devait pas espérer, au point où en étaient les cardinaux, de faire trouver bon à la cour de Rome les procédures contre un des leurs, et de plus leur doyen. Cette promptitude et cette manière basse de la prévenir n'était bonne qu'à lui faire sentir ses forces, au lieu d'agir, et de la laisser courir après. Le cardinal de Bouillon s'en enorgueillit davantage; il écrivit au président de Maisons, sur les procédures dont on le menaçait, une lettre plus violente encore que celle qu'il avait écrite au roi; et fit faire des écrits de même style sur l'immunité prétendue des cardinaux de toute justice séculière en quelque cas que ce puisse être, et même de toute autre que de celle du pape conjointement avec tout le sacré collége.

Le parlement, saisi du procès, rendit un arrêt de prise de corps contre le cardinal de Bouillon, le sieur de Certes, gentilhomme, son domestique, qu'il employait fort dans ses intrigues et qui était allé et venu avec beaucoup de hardiesse à l'occasion de celle-ci, et un jésuite qui s'en était fort mêlé; mais quand il fallut aller plus loin, il se trouva arrêté par la difficulté des procédures et cette immunité des cardinaux, confirmée par tant d'exemples que les rois n'ont pu franchir, et que ceux qui ont voulu se faire justice ne l'ont pu qu'en ayant recours aux voies de fait, dont les exemples ne sont pas rares, et dont Rome s'est prudemment tue, si on excepte l'exécution du cardinal de Guise, parce que Rome se vit appuyée de la formidable puissance de la Ligue. Les jésuites, de tout temps aux Bouillon, soutinrent sourdement ce danger de tout leur crédit; la politique et la conscience s'unirent à ne se pas commettre avec Rome, tellement qu'après tout ce fracas et ce procès même signifié au pape, comme on vient de le voir, tomba de faiblesse et s'exhala, pour ainsi dire, par insensible transpiration. Belle leçon aux plus puissants princes, qui, au lieu de se faire un parti à Rome, en y donnant leur nomination, et de ceux qui l'obtiennent, et de ceux qui l'espèrent et de tout ce qui tient à eux, gens toujours sur les lieux, instruits de tout et agissant pour leur service, et vigilants à la mort des papes à toutes les intrigues qui la suivent, élèvent de leurs sujets à une grandeur inutile à leurs intérêts, par leur absence de Rome où ils n'ont ni parents, ni amis, ni faction, et ne sont bons qu'à envahir trois ou quatre cent mille livres de rente en bénéfices, du demi-quart desquelles un Italien se tiendrait plus que récompensé. [Un cardinal français] est en France l'homme du pape contre le roi, l'État et l'Église de France; se rend chef et le tyran du clergé, trop ordinairement du ministère, est étranger de lien d'intérêt, de protection, est hardi à tout parce qu'il est inviolable, établit puissamment sa famille, et, quand il a tout obtenu, est libre après de commettre, tête levée, tous les attentats que bon lui semble sans jamais pouvoir être puni d'aucun.

Après tant d'éclat, on se rabattit à des mortifications plus sensibles que n'eussent peut-être été des procédures sans exécution. On se souvint de celle de la chambre de l'Arsenal contre les faussaires, et de son arrêt du 11 juillet 1704 contre la fausseté prouvée et avouée du célèbre cartulaire de Brioude, et contre Jean-Pierre Bar, son fabricateur, qui, se voyant trompé dans l'espérance de protection et d'impunité que lui avait donnée le cardinal de Bouillon et sa famille, qui l'avaient mis en besogne, se cassa la tête contre les murs de sa chambre à la Bastille, à ce que j'ai su de Maréchal qui fut mandé pour l'aller voir, à qui il ne cacha pas le désespoir qui le lui avait fait faire, et qui en mourut deux jours après. On s'indigna contre Baluze et cette magnifique généalogie bâtie sur cette imposture qu'il fit imprimer à Paris avec privilège sous son nom, avec le titre d'Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, de toutes lesquelles choses j'ai parlé en leur temps. On sentit l'énormité d'une complaisance si contradictoire à la vérité et à l'arrêt de l'Arsenal, et on essaya d'y remédier par un arrêt du conseil du 1er juillet 1710, qu'il n'est pas inutile d'insérer ici.

« Sur ce qu'il a été représenté au roi étant en son conseil que dans le livre intitulé Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, imprimé à Paris chez Antoine Dezallier, deux volumes in-folio, le sieur Baluze, auteur de cette histoire, avait non-seulement osé avancer différentes propositions sans aucune preuve suffisante, mais encore que, pour autoriser plusieurs faits avancés contre toute vérité, il avait inséré dans le volume des preuves plusieurs titres et pièces qui avaient été déclarées fausses par arrêt de la chambre de l'Arsenal du 11 juillet 1704, qui est une entreprise d'autant plus condamnable que, outre le mépris d'un arrêt si authentique et rendu en si grande connaissance de cause, un pareil ouvrage ne peut être fait que pour appuyer une usurpation criminelle et ménagée depuis longtemps par les artifices les plus condamnables, et pour tromper le public dans des matières aussi importantes que le sont les droits ou les prétentions des grandes maisons du royaume; à quoi étant nécessaire de pourvoir, et tout considéré, le roi étant en son conseil a ordonné et ordonne que le privilége accordé par Sa Majesté pour l'impression de ladite Histoire généalogique de la maison d'Auvergne, en date du 8 février 1705, sera rapporté pour être cancellé, et qu'il sera fait recherche exacte de tous les exemplaires dudit ouvrage, qui seront déchirés et mis au pilon. Enjoint Sa Majesté au sieur d'Argenson, conseiller d'État et lieutenant général de police à Paris, de tenir la main à l'exécution du présent arrêt, et d'en certifier M. le chancelier dans huitaine. Fait au conseil d'État, Sa Majesté y étant, tenu à Versailles, le premier jour de juillet 1710. Signé Phélypeaux. »

On imprima qnantité d'exemplaires de cet arrêt, on les distribua à pleines mains à qui en voulut, pour rendre la chose plus authentique. Le peu de patrimoine que le cardinal de Bouillon n'avait pu soustraire fut incontinent confisqué; le temporel de ses bénéfices était déjà saisi, et le 7 juillet il parut une déclaration du roi, qui, privant le cardinal de Bouillon de toutes ses collations, les attribuait aux évêques dans le diocèse desquels ces bénéfices se trouveraient situés. En même temps, Baluze fut privé de sa chaire de professeur au Collège royal et chassé à l'autre bout du royaume.

Mais tout cela n'allait pas au fait, et montrait seulement en opposition une indigne complaisance dans un temps, par le privilége donné à ce livre, au mépris de l'arrêt de l'Arsenal antérieur, et une colère impuissante dans un autre. Le roi fut excité contre l'injustice, le désordre et l'abus de ces rangs de princes étrangers donnés à des gentilshommes français, et il y prêta l'oreille; il donna ses ordres pour la visite de l'abbaye de Cluni, et de tous les monuments d'orgueil qu'en manière de pierre d'attente, le cardinal de Bouillon y entassait depuis si longtemps, comme descendant des ducs de Guyenne, suivant la fausseté du cartulaire de Brioude, fabriqué par ce de Bar, il descendait masculinement des fondateurs de Cluni. C'était sa chimère de tout temps, que, faute de preuves et de toute vérité ni vraisemblance, il appuya enfin de cette insigne fausseté. Il avait en attendant multiplié à Cluni les actes et les marques de cette fausse descendance dans les temps de sa faveur et de son autorité, sous prétexte de bienfaits de sa part, et de reconnaissance des moines; il y avait fait conduire les corps de son père, de sa mère, de plusieurs de ses neveux, et, sous prétexte de piété, se faisait de leur sépulture des titres et des monuments de grandeur, avec tout l'art, la hardiesse et la magnificence possible.

Le parlement rendit, le 2 janvier 1711, arrêt portant commission au lieutenant général de Lyon de visiter cette abbaye, et d'y faire entièrement biffer et effacer tout ce qui, en quelque façon que ce pût être, en monuments ou en écritures, était de cette nature, et cela fut pleinement exécuté.

Le roi fit rapporter de Paris, de Fontainebleau, de Saint-Germain et de Versailles tous les registres des curés, où la qualité de prince fut rayée, biffée et annotée en marge, que le cardinal de Bouillon y avait prise aux baptêmes et aux mariages qu'il avait faits à la cour comme grand aumônier. Le 15 juillet de cette année 1710, il fut envoyé une lettre de cachet à l'abbaye de Saint-Denis, accompagnée d'officiers principaux des bâtiments du roi, pour ôter les armes des Bouillon partout où ils les avaient mises à la chapelle où M. de Turenne est enterré, ce qui fut assez légèrement exécuté. Lors de sa mort, et que le roi fit tant pour sa mémoire, il ne voulut pas que les honneurs prodigués aux héros tournassent en titres pour sa maison: il défendit très-expressément à Saint-Denis tout ce qui pouvait sentir le moins du monde le prince, surtout ce titre nulle part, et même que ses armes, ou entières ou semées, y fussent souffertes nulle part à son tombeau, ni dans sa chapelle, et c'est ce qui fit que les Bouillon ne voulurent ni inscriptions sur le cercueil ni épitaphe au dehors; mais dans les suites, à force de caresser les moines, d'ouvrir la bourse, d'être faciles sur des collations, enfin d'orner un peu cette chapelle, les armes de la maison, et entières et semées, furent glissées au tombeau et à l'autel, à la voûte et dans les vitrages, même celles du cardinal de Bouillon avec le chapeau, comme ayant fait la dépense.

Ces coups furent très-sensibles aux Bouillon; mais ce n'était pas le temps de se plaindre, mais de couler doucement de peur de pis; et sous l'apparente rigueur de l'exécution, de profiter de la faiblesse et du peu de fidélité des gens des bâtiments pour conserver des vestiges, en attendant d'autres temps où ils pussent hasarder encore une fois ce qu'ils y avaient mis une première. Le cardinal de Bouillon éclata sur toutes ces exécutions avec plus d'emportement que jamais. Il avait dès auparavant gardé si peu de mesure, qu'il avait officié pontificalement dans l'église de Tournai au Te Deum de la prise de Douai, et que, de cette ville où il avait fixé sa demeure, il écrivit une grande lettre à M. de Beauvau, qui en était évêque lorsqu'elle fut prise, et qui ne voulut ni chanter le Te Deum, ni prêter serment, ni demeurer, quoi que pussent faire les principaux chefs pour l'y engager; et par cette lettre le cardinal de Bouillon l'exhortait à retourner à Tournai et à s'y soumettre à la domination présente, et n'y ménageait aucun venin.

Ces recherches des registres des curés de la cour, et dans les abbayes de Cluni et de Saint-Denis, si promptement suivies des nouveaux éclats du cardinal de Bouillon, jetèrent le duc son frère en d'étranges inquiétudes des suites que cela pourrait avoir. Ce fut la matière de force consultations dans sa famille, et avec ses plus intimes amis. Il avait auprès du roi le mérite de cinquante années de domesticité et de familiarité, celui de la plus basse flatterie et d'une grande assiduité; et par-dessus ceux-là si puissants auprès du roi, il en avait un autre qui les faisait encore plus valoir, c'est qu'il avait fort peu d'esprit. Il avait ployé avec art et soumission sous les orages que le cardinal et la duchesse de Bouillon s'étaient attirés, et qui, sans l'avoir jamais directement regardé, n'avaient pas laissé de l'entraîner plus d'une fois dans leur exil. Toutes ces choses avaient touché le roi; il disait que c'était un bon homme; il ne craignait rien de lui; il le plaignait de ses proches, et il s'était accoutumé à avoir pour lui de la considération et de l'amitié. Son fils aîné était mort depuis longtemps dans un reste de disgrâce profonde; le duc d'Albret était un homme que le roi ne voyait jamais, et qu'il n'aimait point, le chevalier de Bouillon beaucoup moins. Il était d'une débauche démesurée et d'une audace pareille qui ne se contraignait sur rien, qui disait du roi que c'était un vieux gentilhomme de campagne dans son château qui n'avait plus qu'une dent, et qu'il la gardait contre lui. Il avait été chassé et mis en prison plus d'une fois, et n'en était pas plus sage. Le comte d'Évreux qui avait fort plu au roi par l'amitié du comte de Toulouse, et qui avec bien moins d'esprit que ses frères avait plus de sens et de manége, ne se voit plus depuis la campagne de Lille; il boudait et ne paraissait presque plus à la cour. Il ne restait du comte d'Auvergne que deux fils en France, tous deux prêtres, tous deux sans esprit, l'aîné plein d'ambition et de petits manéges, encore plus d'une débauche qui le bannissait du commerce des honnêtes gens, et en tout genre fort méprisable et méprisé. Le cadet, qui n'avait pas ces vices, était une manière d'hébété obscur qui ne voyait personne. Ainsi M. de Bouillon n'avait point de secours dans sa famille que soi-même.

Dans cet état pressant, il s'adressa au chancelier, puis un matin au roi lui-même qu'il prit dans son lit, avec la commodité, le loisir et le tête-à-tête de cette privance des grandes entrées, où chacun de ce très-peu qui les ont se retire à l'autre bout de la chambre, ou même en sort dès qu'on en voit un d'eux qui veut parler au roi. Là, M. de Bouillon déplora sa condition, les folies de son frère, s'épuisa en louanges au roi, en actions de grâces de ses bienfaits, surtout en reconnaissances de sa sujétion, parce que ce n'était qu'en paroles, en compliments, et encore tête à tête; pria, pressa, conjura le roi d'arrêter les effets de sa colère, et, pour un coupable que sa famille avait le malheur d'avoir produit, ne pas flétrir sa maison. Le roi, quelque temps froid et silencieux, puis peu à peu ramené à ses premières bontés par la soumission de tant de propos affectueux, lui répondit qu'il ne demandait pas mieux que de continuer à distinguer sa personne et sa famille de son frère rebelle et criminel, mais que la révolte de son frère portant coup pour toute sa maison, par le déni fait à lui-même d'être son sujet, par sa lettre sur le fondement de sa naissance, il ne pouvait tolérer cette injure sans s'en ressentir, et que c'était au duc lui-même à voir ce qu'il pouvait faire pour donner lieu à éviter ce que ce déni méritait. M. de Bouillon, fort soulagé par de si bonnes paroles, redoubla de protestations et de fatras de compliments, supplia le roi de trouver bon qu'il en parlât à quelqu'un, et lui nomma le chancelier. Le roi y consentit, et le duc espéra dès lors de sortir bien de cette périlleuse affaire.

Il ne tarda pas d'aller chez le chancelier. Le roi l'avait instruit, le chancelier ne le lui cacha pas; et comme il savait très-bien distinguer les choses d'avec les paroles et les propos, il ne tâta point de celles-ci, et proposa de celles-là. Le fait était, et ce fait est inconcevable, qu'avec toutes les injures que le duc de Bouillon disait de son frère au roi, il ne s'estimait pas plus que lui son sujet; et il avait droit d'avoir cette opinion, parce que jamais, en écrivant au roi, il n'avait mis le mot de sujet, et que cette omission jusqu'alors lui avait été tolérée sans aucune difficulté. Or c'était là maintenant de quoi il s'agissait, et à quoi on le voulait réduire, et c'était pour soutenir cet usage dans cette crise que Mme de Bouillon avait pris occasion d'écrire au roi. Indépendamment de la nature mouvante et jamais souveraine de Sedan et de Bouillon, indépendamment de la manière dont ces fiefs étaient venus et demeurés au grand-père et au père de M. de Bouillon, indépendamment de toutes les félonies qui les leur avaient fait perdre, et de la manière dont le roi s'en était saisi, toutes choses bien destructives de souveraineté dans les ducs de Bouillon, le père de celui-ci en avait fait avec le roi un échange à un avantage en tout genre si prodigieux, qu'il n'avait pas à s'en plaindre, et celui-ci encore moins depuis le temps qu'il en jouissait. Avec le rang de prince étranger, la souveraineté, quand elle eût existé, ne pouvait lui être demeurée, puisqu'il était dessaisi et dépouillé volontairement de Bouillon et de Sedan, que le roi possédait en vertu de l'échange. Le domaine simplement utile laissé à M. de Bouillon n'opérait rien à cet égard; pas un mot des droits, de l'effet, de l'exception de la souveraineté, ni d'état personnel de souverain, ni dans le contrat d'échange, ni dans le brevet de rang de prince étranger. Nulle raison, nul prétexte même le plus frivole à M. de Bouillon de n'être et ne s'avouer pas sujet du roi, lui duc et pair, grand chambellan, et qui n'avait pas même un pouce de terre hors du royaume, ni lui, ni ses enfants.

Le chancelier, avec des raisons si péremptoires, n'en oublia aucune pour lui persuader qu'il n'avait aucun prétexte pour se soustraire à cette qualité, ni le roi, avec ce qui se passait, aucun non plus de l'endurer davantage; lui remontra tous les fâcheux inconvénients, et tous en la main du roi, qui pouvaient lui arriver de sa résistance; il essaya de le porter à se reconnaître sujet du roi par un écrit signé par lui, par ses enfants et par ses neveux, tout fut inutile. M. de Bouillon ne connut rien de pis que cet aveu et il espéra tout de sa propre souplesse, de celle du P. Tellier, de ce mélange de bonté et de faiblesse du roi pour lui, surtout de son peu de suite dans ces sortes d'affaires, dont il avait si souvent fait d'heureuses expériences. Sa famille, néanmoins, qui toute se sentait si personnellement mal chacun avec le roi, craignit d'irréparables foudres, et le pressa d'accorder au danger et à l'angoisse des conjonctures l'écrit proposé par le chancelier; mais il résista également à eux et à ses plus intimes amis, et leur répondit avec indignation qu'il était trop maltraité pour y consentir. Le mauvais traitement consistait donc à la radiation des faussetés de Bar et de la qualité de prince aux monuments dont j'ai parlé, et à ôter à Saint-Denis ce que le roi n'y avait jamais voulu permettre, et qu'il avait expressément défendu lorsqu'il y fit porter M. de Turenne, et ce que, contre ses ordres, ils y avaient frauduleusement mis depuis. En tout autre pays qu'en France cet insolent refus de M. de Bouillon eût suffi seul pour les accabler et surtout pour leur ôter à jamais ce rang de prince qui soutenait leur chimère, et que ce refus impudent réalisait autant qu'il était en eux, et s'il était souffert, autant qu'il était au pouvoir du roi à l'égard d'une chose à qui tout fondement de vérité manquait, mais qui n'en devenait pas moins dangereuse.

C'est ce qui fit que, sans plus s'arrêter à l'écrit proposé et rejeté par M. de Bouillon avec une fermeté qui découvrait le fond de son coeur, et qui même donné par lui aurait toujours pu passer pour un effet de sa peur et d'une espèce de violence, il fut proposé au roi de prendre un biais plus juridique et plus exempt de tout soupçon, parce qu'il était selon les lois, les règles et les formes; ce fut que, le procureur général fit assigner M. de Bouillon, ses enfants et ses neveux pour voir dire:

« I. Que Sedan est fief de Mouzon et arrière-fief de la couronne, ainsi qu'il conste par sa nature, par les lettres patentes de Charles VII, en 1454, comme souverain seigneur de Mouzon, d'où Sedan relevait, et par jugement en conformité de ces lettres, rendu à Mouzon en 1455, et qu'il n'y a titre ni preuve en aucun temps de l'indépendance de Sedan;

« II. Que Bouillon est originairement mouvant de Reims, et arrière-fief de la couronne; cette mouvance acquise en 1127 de Renaud, archevêque de Reims, par Albéron, évêque de Liége, seigneur de Bouillon, et que, passant des évêques de Liége dans la maison de La Marck, ils n'en ont jamais cédé la mouvance ni même la propriété territoriale, qui a sans cesse, jusqu'à ce jour, été réclamée et revendiquée par les évêques de Liége;

« III. Que Sedan, Bouillon, ensuite Raucourt, Jamets et Florenville, ces trois derniers fiefs sans nulle apparence d'indépendance ni prétention d'eux-mêmes, ont passé par voie d'acquisition de la maison de Braquemont et des évêques de Liége dans la maison de La Marck;

« IV. Que la maison de La Marck n'a jamais prétendu à la souveraineté par ces fiefs, et a fait actes du contraire, si ce n'est le père de l'héritière, première femme et sans enfants du grand-père de M. de Bouillon et du cardinal son frère, qui se prétendit indépendant; aucun de cette branche de La Marck-Bouillon n'a eu ni prétendu en France, ni en aucun lieu de l'Europe, à la qualité ni à aucun rang de prince;

« V. Que ces fiefs de Bouillon, Sedan et leurs dépendances n'ont été réputés ni dénommés que simples seigneuries, et leurs possesseurs que seigneurs jusqu'au père susdit de l'héritière, qui le premier usurpa, sans titre et sans approbation, le titre de prince de Sedan, et qu'à l'égard de Bouillon il n'a jamais été et n'est encore duché, mais simple seigneurie;

« VI. Que lesdits fiefs ne sont passés de la maison de La Marck dans celle de La Tour ni par acquisition, ni par succession ni à aucun titre qu'elle puisse montrer, mais par la seule protection du roi Henri IV;

« VII. Que lesdits fiefs n'ont pas changé de nature entre les mains de la maison de La Tour, laquelle à ce titre ne peut plus prétendre que n'a fait la maison de La Marck;

« VIII. Que la postérité d'Acfred, duc de Guyenne et comte d'Auvergne, est depuis longtemps éteinte;

« IX. Que mal à propos la maison de La Tour a usurpé, adopté et joint à son nom de La Tour le nom à elle étranger d'Auvergne, puis substitué seul au sien, sans qu'elle en puisse montrer d'autre titre que ce faux cartulaire de Brioude, fait par le nommé de Bar, condamné comme faussaire, et qui en a fait l'aveu, et le cartulaire déclaré faux et condamné comme tel par l'arrêt de la chambre tenue à l'Arsenal du 11 juillet 1704;

« X. Que cette innovation de nom n'est pas plus ancienne que le père du cardinal de Bouillon;

« XI. Que défenses seront faites à ceux de la maison de La Tour de plus prendre le nom d'Auvergne seul ni joint avec le leur, et que le nom d'Auvergne seul ou joint au leur sera rayé ou biffé dans tous les actes ci-devant passés, contrats et autres pièces où il sera trouvé, et dont recherches seront faites;

« XII. Que mêmes défenses et exécutions seront faites à l'égard des armes d'Auvergne pour qu'il ne reste pas trace de telle chimérique prétention;

« XIII. Que les seigneurs de la maison de La Tour sont seigneurs français, sujets du roi comme toutes les autres maisons nobles du royaume, se diront tous, s'avoueront, se soussigneront tels;

« XIV. Que lesdits seigneurs de La Tour n'ont aucune descendance d'Acfred, duc de Guyenne et comte d'Auvergne, dont la postérité est dès longtemps éteinte; et qu'à titre des fiefs et seigneuries de Bouillon, Sedan, etc., ne pouvant prétendre à la qualité et titre de ce prince, ces titres et qualités seront biffés et rayés partout où ils les auront pris ainsi que dessus, et défenses à eux faites de les prendre ni porter à l'avenir;

« XV. Que lesdits seigneurs de la maison de La Tour seront condamnés à toutes réparations, amendes, dommages et intérêts pour avoir usurpé les noms, armes, titres, usages et prétentions indues, sans droit ni apparence de droit, et à eux entièrement étrangers, et destitués de tout titre à ce faire. »

Les preuves de ces quinze articles qui se trouvent légèrement tracées ci-dessus (t. V, p. 298-326) avaient été solidement examinées avant de proposer ces articles. Ils allaient tous à l'entière destruction de la chimère d'indépendance, de souveraineté, de principauté; ils allaient plus directement au coeur du cardinal de Bouillon, que quoi qu'on eût pu faire contre sa personne, quand bien même on en eût été en possession, et affranchi du bouclier du cardinalat. Tous ces articles étaient vrais, justes, conséquents, n'outraient rien, ils se tenaient dans le fond de la chose dont il s'agissait entre le roi et les Bouillon, et y procédaient par maximes tirées ex visceribus causae, et par leurs conséquences naturelles. En même temps ils n'attaquaient en rien l'échange dans aucune de ses parties, ils ne touchaient pas même au rang de prince étranger, inconnu au parlement, et grâce au roi, qui n'a besoin d'autre fondement que de sa volonté quand il lui plaît qu'elle soit plus gracieuse pour quelques-uns que juste pour tous les autres, et qui pour la maison de Rohan n'a ni la chimère d'un Acfred ni des prétentions de souveraineté pour prétexte.

Ces articles étaient tous de la plus pure compétence du parlement; et il était parfaitement du ministère du procureur général, l'homme du roi et le censeur public, d'y en porter sa plainte. Dès le premier pas, MM. de Bouillon assignés se seraient trouvés dans la nécessité de répondre. S'ils s'étaient sentis hors de moyen de soutenir juridiquement les usurpations de leur faveur et de leurs manéges, comme il est sans doute qu'ils s'en seraient trouvés dans l'entière impuissance et qu'ils eussent acquiescé, toute leur chimère était anéantie et par leur propre aveu subsistant à toujours dans les registres du parlement. Si malgré cette impuissance ils avaient essayé de répondre, il est hors de doute encore qu'ils auraient été condamnés avec plus de solennité, et leur chimère, anéantie et proscrite sans retour, aurait servi de châtiment pour eux et de leçon pour d'autres, sans le moindre soupçon de force ni de violence; et c'était après au roi à voir s'il lui convenait, avec tout ce qui se passait là-dessus avec eux, de leur laisser le rang de prince étranger. Il se trouvera dans les Pièces un mémoire qui fut précipitamment demandé et fait en ce temps-là, et qui aurait été meilleur si l'on avait eu plus de deux fois vingt-quatre heures à le faire, sur les maisons de Lorraine, de Rohan et de La Tour. Enfin un procès entre le roi et MM. de Bouillon, non pour des terres et de l'argent, comme il en a tous les jours avec ses sujets, mais pour raison de la qualité de sujet, à raison de l'effet de ses propres grâces, de l'effet d'une descendance fausse d'un côté, d'une transmission forcée et sans titre de l'autre, et de plus très-onéreusement échangée pour le roi et dont la nature est un arrière-fief de sa couronne, eût été un très-singulier spectacle, et qui aurait mis en parfaite évidence que la chimère n'était que pour un temps, et que les prétentions réelles sur des provinces, comme patrimoine de ses pères, se réservaient pour d'autres temps; on laisse à juger de l'importance et du danger de laisser lieu à ces choses.

Mais si la hardiesse et l'art de MM. de Bouillon a pu, à l'égard du roi, tout ce qu'on vient de rapporter, et des monuments qu'ils se sont faits peu à peu dans les registres des curés de la cour, dans l'abbaye de Cluni, et contre les précautions et les ordres les plus exprès du roi dans celle de Saint-Denis, en voici un trait bien plus difficile à pratiquer. On a déjà dit que le rang et le nom de prince étranger sont inconnus au parlement, qui ne reconnaît de princes que ceux du sang habiles à la couronne; ainsi ce rang accordé par le roi dans sa cour à MM. de Bouillon n'a pu être enregistré au parlement, et le roi n'a jamais songé à le vouloir; quelque puissant qu'il soit, il n'est maître ni des noms ni des descendances, il ne l'est ni des titres antérieurs à lui des terres, ni de la spoliation de sa couronne, ni de son domaine, moins, s'il se peut encore, de son suprême domaine, ni des effets que le droit attache à ces choses; par conséquent il n'a pu et ne peut jamais faire don à personne d'aucune de ces choses, ni en faire vérifier le don au parlement, comme en effet il n'en a enregistré aucun; mais les noms de prétendue souveraineté et principauté de Sedan, Bouillon, etc., se trouvent dans la partie de l'échange qui est enregistrée, le mot de prétendue y est rayé. Or cette rature, qui est un attentat, et qui a été soufferte, ne prouve que l'attentat, le crédit pour la tolérance et une hardiesse inouïe et sans exemple comme sans effet, parce qu'il ne se fait ni ne se peut jamais faire de radiation d'un seul mot sur les registres du parlement, qu'en vertu d'un arrêt du conseil ou du parlement qui l'ordonne, et d'une note marginale à côté qui exprime la date et l'arrêt qui l'a ordonnée; et comme il n'y a ni note marginale ni arrêt qui ait ordonné la radiation de ce mot prétendue, il résulte qu'elle est un pur attentat, et que cette radiation est nulle de tout droit.

Ces quinze articles furent donc présentés au roi avec les raisons de leur usage tel qu'il vient d'être expliqué. Il en sentit l'équité et l'importance, et il comprit aussi que le traité d'échange vérifié ne portait que sur les terres données en échange, sur l'érection d'Albret et de Château-Thierry en duchés-pairies, sur la réservation du simple domaine utile de Bouillon, sur l'abolition des crimes de félonie et autres, mais que le rang de prince étranger accordé aussi et jamais vérifié, ni possible à être présenté au parlement pour l'être, demeurait toujours en sa main royale à titre de volonté, soit pour l'ôter, soit pour le laisser, quelque arrêt qui pût intervenir dans cette affaire, dont ce rang ne pouvait être matière. Ainsi, content sur la jalousie de son autorité, il manda Pelletier, premier président, et d'Aguesseau, procureur général, auquel il ordonna de procéder ainsi qu'il vient d'être expliqué.

Ce procureur général, si éclairé, si estimé, de moeurs si graves, se trouva l'ami intime du duc d'Albret, dont la vie et les moeurs répondaient si peu aux siennes, et cette amitié, liée dès leur première jeunesse, s'était toujours si bien entretenue depuis, que le duc d'Albret n'avait d'autre conseil dans ses affaires que d'Aguesseau, et que dans celle de la substitution qu'il eut avec tant d'éclat contre le duc de Bouillon son père, ce fut d'Aguesseau, lors avocat général, qui, à visage découvert, y fit tout, au point que M. de Bouillon, hors d'espérance d'accommodement, n'osa risquer le jugement au parlement de Paris, et fit, par autorité du roi, qui, pour la première fois de sa vie, se voulut bien montrer partial, et le dire, renvoyer le procès au parlement de Dijon. Le procureur général reçut avec grand respect les ordres du roi et force protestations d'obéissance; il fit bientôt naître des difficultés; il reçut de nouveaux ordres; ils furent réitérés; il les voulut du roi lui-même. Il ne s'effraya point de la fermeté que le roi lui témoigna dans sa volonté pour la seconde fois. Il multiplia les difficultés si bien, qu'il donna de l'ombrage sur son intention, et le confirma par la même conduite. Celui par qui tout passait entre le roi et d'Aguesseau, fatigué d'un procédé si bizarre, détourna deux audiences que ce dernier s'étaient ménagées, et ne pouvant parer la troisième, il s'y trouva en tiers, répondit à tout, aplanit tout, et indigné de ce qu'il ne se pouvait plus dissimuler, par ce qu'il voyait du procureur général, il le mit hors du cabinet du roi presque par les épaules.

Pour achever de bien entendre tout ceci, il faut savoir qu'il y avait trois canaux dans toute cette affaire: celui que je ne nomme point, qui, par extraordinaire, donna les ordres du roi pour Cluni; Pontchartrain, comme secrétaire d'État de la maison du roi, qui en fut naturellement chargé pour Saint-Denis, et qui le fit avec tant d'éclat et de partialité en même temps pour les Bouillon, dont avec raison il tenait à grand honneur d'avoir épousé l'issue de germaine, que celui qui avait donné les ordres pour Cluni le fit remarquer au roi, et lui enleva ceux dont par sa charge il devait être naturellement chargé pour le procureur général; le chancelier, par son office à l'égard du parlement, qui en cela comme en toute autre affaire pensait et sentait tout au contraire de son fils. Le procureur général continuait ses difficultés, et lorsqu'on croyait l'avoir mis au pied du mur, il en inventa de nouvelles, non sur la chose et le fond qui n'en était pas susceptible, mais sur cent bagatelles accessoires dont il composait des volumes de mémoires en forme de questions raisonnées, dans le dessein d'ennuyer le roi et de lui faire quitter prise, en homme qui connaissoit bien le terrain. Enfin, tout étant arrêté et convenu, il donna parole par écrit à celui qui lui donnait les ordres du roi, et au chancelier aussi, d'aller en avant sans plus de difficultés, et ils croyaient la chose certaine, quand, à trois jours de là, il revint avec un nouveau mémoire pour montrer comme en éloignement, avec aussi peu de fondement que de bonne foi, la part que les alliés, enflés de leurs succès et excités par le cardinal de Bouillon, pourraient prendre à propos de Bouillon et de Sedan. Ce mémoire était encore plein de difficultés, habilement entortillé, expressément diffus et gros, tellement que le roi, à qui il fallut le communiquer, fatigué à la fin et excédé, se dépita, et eut plus tôt fait de céder à une opiniâtreté si soutenue et si importune, que de lire et de discuter ce vaste mémoire, et qu'il aima mieux surseoir l'exécution de ses ordres.

Le chancelier, outré de colère, et de la chose, et du manquement du procureur général à la parole qu'il lui avait donnée si fraîchement par écrit, le traita en petit procureur du roi de siége subalterne. L'autre adjoint ne l'épargna pas davantage; tous deux lui reprochèrent son infidélité et sa prévarication. Il fut outré de honte et de désespoir, mais consolé sans doute d'avoir sauvé son bon ami et sa maison d'un naufrage si certain. Le premier président, dont l'avis et la volonté pour procéder fut toujours constante, mais dont la faiblesse d'esprit se sentait trop de celle du corps, eut à se reprocher de n'avoir pas été assez ferme, ou plutôt de ne se l'être pas montré autant qu'il l'était intérieurement là-dessus. Il fut le seul du parlement de ce secret qui fut su de très-peu de personnes. Celui que je ne nomme pas était mon ami très-intime, tellement que jour à jour il ne m'en laissa rien ignorer, ni le chancelier non plus. On espéra y revenir par quelque autre voie: l'occasion s'en offrit bientôt par la prise d'un vaisseau chargé d'argent, de meubles et de papiers du cardinal de Bouillon; mais Pontchartrain vendu aux Bouillon, qui avait la marine dans son département, étouffa la prise et fit tout rendre au cardinal. Telle fut l'issue d'une affaire de cet éclat, où le roi, l'État et tout ce qui le compose avait un si grand intérêt, et de la colère et des menaces si publiques et si justes d'un roi si absolu, contre un rebelle, auquel sur ce point toute sa maison abhéra nettement en effet; ainsi sont servis les rois qui ne parlent à personne, et les royaumes qui sont gouvernés comme le nôtre.

Le cardinal de Bouillon n'eut pas longtemps à rouler ses grands projets sur la Hollande; il perdit, deux mois après son évasion, le prince d'Auvergne, ce neveu pour lequel il ne songeait pas à moins qu'au stathoudérat des Provinces-Unies. Il mourut de la petite vérole les derniers jours de juillet, et laissa son oncle dans la plus inexprimable douleur; ce fut le commencement de sa chute aux Pays-Bas, d'où il ne put depuis se relever ni même en Italie. Ce déserteur ne laissa qu'une fille, qui nous ramènera dans peu au cardinal de Bouillon. Longtemps depuis, elle épousa le prince palatin de Sultzbach, et de ce mariage qui dura peu, étant morts tous deux jeunes, est venu le prince de Sultzbach d'aujourd'hui, qui va succéder à tous les États et à la dignité de l'électeur palatin. Le roi, intérieurement piqué, défendit à M. de Bouillon et à tous les parents du prince d'Auvergne d'en porter le deuil, et lui dit tout crûment qu'il était réputé mort du jour que, par arrêt du parlement, il avait pour sa désertion été pendu en Grève, en effigie. On prit la liberté à l'oreille de trouver cela petit, et la marque d'une colère impuissante. Il fit commander en même temps au frère de l'abbé d'Auvergne de se défaire d'un canonicat qu'il avait à Liége. Sur ce point au moins et sur le deuil il fut obéi.

Le roi avait donné depuis quelque temps au cardinal de La Trémoille la riche abbaye de Saint-Amand en Flandre, lequel en avait obtenu les bulles. Cette abbaye était depuis tombée au pouvoir des ennemis par les progrès de leurs conquêtes. Le cardinal de Bouillon, qui ne comptait plus sur aucune des siennes en France, s'avisa sur la fin de l'année, pour le dire ici tout de suite, de s'en faire élire abbé par la moindre partie des moines. Vingt-deux autres protestèrent contre cette élection. Il ne laissa pas d'être curieux de voir ce premier suffragant de l'Église romaine, ce doyen des cardinaux, qui ne dépend plus, à ce qu'il écrit au roi, que de Dieu et de sa dignité, et qui ne veut plus songer qu'à servir Dieu et son Église, se faire élire contre les bulles du pape et, malgré lui et le pourvu, jouir à main armée des revenus de l'abbaye par la protection seule des hérétiques.

Les moines de Cluni furent excités sous main de chercher s'il n'y avait point de moyens qui pussent leur donner lieu d'attaquer la coadjutorerie de l'abbé d'Auvergne; le roi même voulut bien qu'ils sussent que cela lui serait agréable, autre marque d'impuissante colère quand on a en main, avec justice et raison, tout ce qu'il faut pour tirer la vengeance la plus durable et la plus sensible. L'affaire apparemment se trouva si bien cimentée qu'on ne put y réussir.

Le prince de Berghes, de la maison duquel j'ai parlé à propos de la mère du cardinal de Bouillon, revint de l'armée de Flandre, au commencement de la campagne, épouser une fille du duc de Rohan dont il se voulait défaire à bon marché. Son père était gouverneur de Mons lorsque le roi le prit. Celui-ci était un très-laid et vilain petit homme, de corps et d'esprit, dont il avait fort peu, mais il avait une soeur chanoinesse de Mons, belle et bien faite et d'un air fort noble, qui s'appelait Mlle de Montigny, qui n'avait rien, et dont l'électeur de Bavière devint amoureux après qu'il eut quitté Mme d'Arco, mère du comte de Bavière, et l'a été jusqu'à sa mort. Il obtint pour le frère de sa maîtresse une compagnie des gardes du corps du roi d'Espagne à Bruxelles, l'ordre de la Toison d'or, et enfin la grandesse. Il est mort sans enfants plusieurs années après; et sa soeur en est devenue grande dame, de laquelle il n'est pas encore temps de parler.

Avant de quitter la Flandre, il faut dire que le duc de Mortemart était venu apporter au roi la capitulation de Douai, et lui rendre compte du siége. On fut étonné qu'un homme si marqué, et par sa charge si fort approché du roi, eût pris une commission si triste, de laquelle il s'acquitta même si mal que le roi en fut embarrassé par bonté. J'aurais dû mettre cet article à la suite de la prise de Douai, c'est un oubli que je répare.

Retourné à l'armée de Flandre, il se mit à jouer tête à tête avec d'Isenghien à l'hombre, qui y jouait assez mal et qui n'était rien moins que joueur. C'est le même qui, longues années depuis, est devenu maréchal de France. L'amusement grossit bientôt, parce que M. de Mortemart fut piqué d'éprouver la fortune contraire. Tant fut procédé qu'à force de multiplier les séances, d'enfermer M. d'Isenghien chez lui, et d'y grossir les parties, malgré lui, qui gagnait, et qui avec toute l'honnêteté du monde n'osait le refuser, malgré ses remontrances et celles des spectateurs, que M. de Mortemart perdit, ce qu'il n'a jamais voulu dire, dont M. d'Isenghien le racquitta enfin, jusqu'à près de cent mille francs. Cette perte fit grand bruit dans l'armée. M. d'Isenghien dont la probité était connue, et qui n'était ni joueur ni encore moins adroit, avait eu avec la fortune les meilleurs et les plus honnêtes procédés.

On fut choqué qu'un homme fût capable de faire un tel voyage à un jeu comme l'hombre. Le roi le fut beaucoup, et la cour ne s'en tut pas. M. de Beauvilliers fut au désespoir de la chose, et de son effet, et de tout ce qu'elle lui faisait envisager.

Ce n'était pas le premier chagrin cuisant que lui causa ce gendre, ce ne fut pas aussi le dernier. Sa fille déjà si malheureuse était grosse; elle s'en blessa de déplaisir, et en fut à la dernière extrémité, M. de Beauvilliers me parla fort confidemment de toutes ses douleurs. Je l'avais laissé venir là-dessus à cause de ce qui s'était passé entre son gendre et moi sur Mme de Soubise, que j'ai raconté en son lieu.

Le payement fit encore beaucoup parler. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers s'attachèrent trop littéralement au délabrement des affaires du duc de Mortemart, et à la raison de conscience de préférer des dettes de marchands et d'ouvriers qui souffraient, et de gens qui avaient prêté leur bien, à celle qui venait du jeu et d'une grosse perte; ils en essuyèrent force blâme et force propos du monde, dont M. d'Isenghien continua de mériter l'approbation et les louanges par la continuation des meilleurs procédés. Je ne pus m'empêcher d'avertir MM. de Chevreuse et de Beauvilliers du bruit et de l'effet de cette conduite, et j'eus grande peine à leur faire entendre combien l'honneur était intéressé à payer promptement les dettes du jeu, et combien le monde était inexorable là-dessus. Enfin M. de Mortemart que le siége de Douai avait fait maréchal de camp céda son régiment à M. d'Isenghien à vendre, et pour le reste de la somme M. de Beauvilliers prit les délais tels qu'il voulut, et acheva enfin de tout payer.

Une autre aventure y fut plus fâcheuse: le secrétaire du maréchal de Montesquiou, gagné depuis longtemps par le prince Eugène, craignit enfin d'être découvert, et, tout à la fin de la campagne, disparut, et s'en alla à Douai avec tous les chiffres et les papiers de son maître. On changea tous les chiffres, mais on ne put douter que tout ce qu'on avait cru de plus secret ne l'avait pas été pour les ennemis.

CHAPITRE XIX. §

Art et manége du P. Tellier sur les bénéfices. — Mailly, archevêque d'Arles, passe à Reims. — Janson archevêque d'Arles. — Le Normand évêque d'Évreux, Turgot évêque de Séez. — Dromesnil évêque d'Autun, puis de Verdun. — Abbé de Maulevrier; sa famille; son caractère. — Mort de l'abbé de Langeron. — Cardinal Gualterio met les armes de France sur la porte de son palais à Rome. — Mort de Mme de Caderousse; naissance et caractère d'elle et de son mari. — Ducs d'Avignon; ce que c'est. — Mort du lieutenant civil Le Camus; son caractère. — Argouges lieutenant civil. — Mort de Lavienne, premier valet de chambre du roi. — Mort de la marquise de Laval. — Mort de Denonville. — Duchesse de Luynes gagne un grand procès contre Matignon. — Mort du marquis de Bellefonds. — Le marquis du Châtelet gouverneur et capitaine de Vincennes. — Souper de Saint-Cloud. — Tentative de la flotte ennemie sur Agde et le port de Cette, sans succès. — Situation de l'Espagne. — Mme des Ursins fait un léger semblant de la quitter. — M. de Vendôme de nouveau demandé par l'Espagne. — Le roi d'Espagne en Aragon, à la tête de son armée; Villadarias sous lui. — Duc de Medina-Celi arrêté, conduit à Ségovie, puis à Baronne, avec Flotte. — Petits exploits des Espagnols. — Staremberg bat les quartiers de l'armée du roi d'Espagne, qui se retire sous Saragosse. — Vendôme va en Espagne, est froidement reçu à la cour, et mal par Mme la duchesse de Bourgogne.

Il s'était amassé beaucoup de bénéfices à donner. Le P. Tellier, qui faisait tout sous terre, et qui n'imitait en rien le P. de La Chaise, bannit les temps accoutumés de les remplir autant qu'il put, qui étaient les jours de communion du roi, pour mettre les demandeurs en désarroi, éviter de trouver le roi prévenu en faveur de quelqu'un pour qui on aurait parlé à temps, et se rendre plus libre et plus maître des distributions. Il exclut autant qu'il lui fut possible tout homme connu et de nom, et ne voulut que des va-nu-pieds et des valets à tout faire, gens obscurs, à mille lieues d'obtenir ce qu'on leur donnait, et qui se dévouaient sans réserve aux volontés du confesseur, à l'aveugle, et sans même les savoir, et gens au reste à n'oser broncher après. Il avait dès lors ses vues, qu'il commencait à préparer, et pour cela choisit ses gens le mieux qu'il put.

On sut donc à la mi-juillet plusieurs évêchés et grand nombre d'abbayes donnés, le tout ensemble de deux cent quarante mille livres; mais on ne le sut que peu à peu, dans le dessein de faire faire les nominations à son gré, qu'il sentait bien qu'ils ne le seraient pas à celui du public ni de personne. Il craignit la rumeur qu'exciteraient les listes, comme on les donnait auparavant; il les supprima, tant pour cette raison que pour n'être pas forcé, par la publicité de la liste et le remercîment au roi, de donner aux nommés ce qui leur était destiné s'il n'y trouvait pas son compte, et en ce cas faire naître quelque scrupule au roi qui changeât la destination. Tellement que ce n'était jamais qu'en rassemblant les remercîments qu'on voyait faire, ou quelquefois rarement par les intéressés, à qui le P. Tellier l'avait dit, qu'on ramassait la distribution, qui était annoncée verbalement ou par écrit aux nommés, quand il plaisait au révérend père de le leur dire ou écrire, qui gardait quelquefois telle nomination in petto un mois et six semaines, manége profond que l'impatience de la cour ne put jamais goûter.

De cette nomination-ci, quelques-uns de ceux qui y eurent part méritent d'être insérés ici, pour les choses qui s'y verront en leur temps. M. de Mailly, mon ami, archevêque d'Arles, s'était brouillé, et aux couteaux tirés, avec le cardinal de Noailles, à une assemblée du clergé. La fortune des Noailles lui était entrée de travers dans la tête. Sa belle-soeur n'était que nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, la véritable nièce avait épousé le duc de Noailles. Les miches et la faveur qui en résultaient pénétraient l'archevêque d'Arles de jalousie, qui, comme je l'ai dit ailleurs, visait, quoique avec si peu de moyens et d'apparence, au cardinalat, et qui était enragé que sa belle-soeur n'eût pas valu un duché et toutes sortes de fortunes à sa maison. Il avait donc voulu parier dans l'assemblée avec le cardinal de Noailles, et l'avait picoté, fait contre, rassemblé et soulevé tant qu'il avait pu. Le succès n'avait pas répondu à ses désirs: la faveur du cardinal était encore entière; il était aimé et estimé dans le clergé; il y était considéré et ménagé; on ne se le voulait point attirer pour des bagatelles. Le cardinal, qui vit la mauvaise humeur de l'archevêque, essaya de le ramener avec douceur, politesse et raison; l'archevêque en fut encore plus piqué, et força le naturel bénin et pacifique du cardinal de lui répondre avec une fermeté et une autorité qui lui fermèrent la bouche, mais qui remplirent son coeur de haine à ne lui pardonner jamais.

Dans ce dessein de vengeance, et dans celui de se faire un épaulement contre le cardinal, il se jeta plus que jamais aux jésuites, à qui il avait toute sa vie beaucoup fait sa cour. Il n'oublia pas de leur parler du cardinal de Noailles, dont la haine commune le lia intimement avec le P. Tellier. Celui-ci trouva dans l'archevêque d'Arles tout ce qu'il pouvait désirer d'ailleurs pour en faire un grand usage contre le cardinal de Noailles: un nom illustre, une alliance avec Mme de Maintenon, une belle-soeur dame d'atours de Mme la duchesse de Bourgogne, un archevêque déjà un peu ancien. Il le fallait mettre en place de s'en pouvoir servir, et pour cela le tirer de Provence; c'est ce qui le détermina à le faire passer à Reims, dont je ne vis jamais homme si aise que le nouveau duc et pair par toutes sortes de raisons.

Le cardinal de Janson vivait bien avec les jésuites sans penser en rien comme eux; ils voulurent hasarder quelque chose dans son diocèse, et mettre le roi de la partie, qui, ne voyant que par leurs yeux en ces matières, s'y laissa aller; mais ils eurent affaire à un homme comblé et au-dessus de tout par ses moeurs, par sa fortune et par sa conduite à la cour et dans son diocèse. Il prit l'affaire avec la dernière hauteur, et quand le roi lui voulut parler, duquel avec raison il avait depuis longtemps la confiance, il lui répondit si ferme que le roi se tut tout court, et que les jésuites demeurèrent depuis dans la crainte et le respect avec lui.

Il avait un neveu à Saint-Sulpice, fort saint prêtre, mais d'une parfaite bêtise, d'une ignorance crasse, et l'homme le plus incrusté de toutes les misères de Saint-Sulpice qui y ait jamais été nourri. Un tel sujet parut propre au P. Tellier pour en faire un archevêque d'Arles, et pour se bien réconcilier le cardinal de Janson, au moins se faire un mérite auprès du roi de lui proposer son neveu pour en faire tout d'un coup un archevêque, et dans son propre pays.

Le roi, qui goûta fort ce choix, le voulut apprendre lui-même au cardinal de Janson. Celui-ci, qui était droit et vrai, au lieu de remercier, s'écria, dit au roi qu'il ne connaissoit point l'abbé de Janson; qu'il n'était point fait pour être évêque; que ce serait encore trop pour lui qu'être vicaire d'un curé de campagne, et supplia le roi de l'en croire, et, s'il voulait lui marquer de la bonté, donner à son neveu de quoi vivre par quelque abbaye de dix ou douze mille livres de rente, qui serait un Pérou pour lui, et ne l'engagerait à rien. Le cardinal eut beau dire et beau faire, même à plusieurs reprises, le roi le loua fort, mais tint ferme, et l'abbé de Janson fut archevêque d'Arles.

Nîmes fut donné à l'abbé de La Parisière, qui le paya bien à son protecteur, et qui se rendit aussi célèbre en forfaits que Fléchier, son prédécesseur, l'était devenu par son esprit, sa rare éloquence, sa vaste érudition, et sa vie et ses vertus épiscopales.

Le Normand eut Évreux. C'était un homme fait exprès pour le P. Tellier, un cuistre de la lie du peuple, qui, à force de répéter, puis régenter, après professer, était devenu habile en cette science dure de l'école et dans la chicane ecclésiastique, dont il entendait fort bien les procédures. Je ne sais qui le produisit au cardinal de Noailles, qui le fit son official, et qui dix ou douze ans après, le chassa honteusement, pour des trahisons considérables qu'il découvrit, que les jésuites lui avaient fait faire, et qui l'en récompensèrent par cet évêché.

L'abbé Turgot, aumônier du roi, eut Séez, et le maréchal de Boufflers eut Autun pour son parent l'abbé de Dromesnil, qui passa depuis à Verdun, et y a bâti de fond en comble le plus vaste et le plus superbe palais épiscopal qu'il y ait en France.

Autun avait été donné à l'abbé de Maulevrier, il y avait plus d'un an, qui le rendit sans avoir pris de bulles, et à qui on donna l'abbaye de Moutiers-Saint-Jean, de quatorze mille livres de rente, dans son pays, en Bourgogne, outre ce qu'il avait déjà. Cet abbé de Maulevrier était un grand homme décharné, d'une pâleur de mort qu'on va porter en terre, qui s'appelait Andrault, et qui était frère de Mlle de Langeron, qui était à Mme la Princesse, et fort comptée à l'hôtel de Condé. Il était oncle de Langeron, lieutenant général des armées navales, et de l'abbé de Langeron, si attaché à M. de Cambrai, qui fut chassé avec lui, passa le reste de sa vie chez M. de Cambrai, dans sa plus intime confiance, et qui y mourut à la fin de cette année. Ces Andrault sont si peu de chose que, encore que tout soit comme anéanti en France par la plus que facilité partout où il faut des preuves, je ne sais comment ils ont pu se faire admettre dans le chapitre de Saint-Jean de Lyon; où l'abbé de Maulevrier a été sacristain presque toute sa vie, qui en est une dignité.

Il était originairement aumônier de Mme la dauphine de Bavière, et fort bien avec elle. À sa mort, il eut une place d'aumônier du roi. Il n'avait jamais suivi sa profession, et il était tout à fait ignorant, mais grand maître en manéges et en intrigues. Il fut ami intime du P. de la Chaise, absolument livré aux jésuites, dans l'intimité de M. de Cambrai, par conséquent jusqu'à un certain point des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais qu'il ne voyait qu'avec beaucoup de mesure.

Il était doux, poli, flatteur, respectueux, obséquieux, obligeant; il voulait être bien avec tout le monde et il avait des amis considérables des deux sexes. Très-bien avec Chamillart, aussi bien après avec Voysin, il avait entièrement apprivoisé Desmarets; des amis de Pontchartrain, et honnêtement seulement avec le chancelier, qui ne s'y fiait pas; à merveille encore avec tous les Villeroy. Mais avec tout son miel, tout son désir de s'insinuer, de se mêler, d'être instruit de tout, d'avoir la confiance des grands et des petits, car il était sur tout cela à la ville comme à la cour, et dans le clergé encore, c'était un homme à qui il ne fallait pas marcher sur le pied, pétulant et dangereux, qui ne pardonnait point, et capable de toute espèce de fougasse.

Ses liaisons intimes avec les jésuites et M. de Cambrai l'avaient foncièrement éloigné du cardinal de Noailles, encore qu'il lui fît sa cour, et à tous les Noailles avec de grands ménagements. Il avait eu deux agences du clergé de suite, et par conséquent été promoteur après de l'assemblée du clergé. Dans cet emploi, il eut des démêlés avec le cardinal de Noailles, dont les ennemis, ses amis à lui, profitèrent pour l'animer, en sorte que les choses allèrent jusqu'à l'audace de sa part, qui, trop poussée en face, lui attira un traitement fâcheux et qui porta sur l'honneur. Cette affaire lui fit un extrême tort dans le monde, où il déchut beaucoup, nonobstant ses appuis. Le P. de La Chaise n'avait jamais pu résoudre le roi à le faire évêque: ses intrigues, sa liaison avec M. de Cambrai lui avaient déplu, et ce grand nombre d'amis.

Il avait été accusé, il y avait plus d'un an, d'une correspondance étroite et cachée avec M. de Cambrai, le roi en avait parlé au P. Tellier avec colère; cela fut approfondi. Le P. Tellier, qui le portait doublement, à cause des jésuites et à cause de M. de Cambrai, lui obtint une audience du roi où il se lava de tout, et le P. Tellier tira sur le temps pour le faire évêque.

L'abbé de Maulevrier était vieux et gueux, il aimait la bonne chère et le jeu; il sentait que son temps pour l'épiscopat était passé, qu'il n'y pourrait rien faire, et qu'il n'aurait qu'à s'ennuyer dans son diocèse. Il ne voulait plus être évêque que pour l'honneur, et comme, avant Notre-Seigneur les Juives se mariaient pour ôter l'opprobre de dessus elles. Il n'eut donc jamais envie que d'être nommé, bien résolu, comme il fit, de rendre son évêché sans en payer de bulles.

Il demeura brouillé avec le cardinal de Noailles. Hors son affaire avec lui, je ne l'ai jamais ouï taxer de fausseté ni d'aucun trait malhonnête, et je ne l'ai vu brouillé ni baissé avec aucun de ses amis; mais pour le gros du monde, il ne revint jamais bien de cette affaire du cardinal de Noailles. Il fut toujours bien avec le cardinal de Bouillon, et fort lié avec les cardinaux de Coislin et de Janson, et avec la plupart des grands prélats.

Les deux grosses abbayes furent données: Saint-Remy de Reims au cardinal Gualterio, qui arbora les armes de France snr la porte de son palais à Rome; et celle de Saint-Étienne de Caen au cardinal de La Trémoille.

J'ai oublié, sur le commencement de cette année, la mort de Mme de Caderousse, sans enfants, la dernière de la maison de Rambures. C'était une femme qui n'allait point à la cour, mais qui, à Paris, était fort du monde et du jeu. Son mari, qui s'appelait Cadart, et qui voulait se nommer Ancezune, était un gentilhomme du comtat d'Avignon, qui portait le nom de duc de Caderousse, dont il n'était pas plus avancé.

Il était duc d'Avignon, et ces ducs d'Avignon, que le pape fait, sont inconnus partout, même à Rome, où ils n'ont, non plus qu'ailleurs, ni rang, ni honneur, ni distinction quelconque. À Avignon, ils en ont chez le vice-légat et dans toute cette légation. C'est chose dont les papes ne sont pas avares, et qui se donne assez ordinairement pour de l'argent.

Caderousse était un paresseux, grand, bien fait, de beaucoup d'esprit et orné, qui n'avait guère servi que les dames, et qui n'avait été qu'un moment fort de la cour. Une longue maladie de poitrine que les médecins abandonnèrent par écrit, et dont Caretti, dont j'ai parlé ailleurs, le guérit, et qui voulut cet écrit des plus fameux médecins de Paris avant de l'entreprendre, commença à lui donner cette grande vogue qu'il eut depuis, et que la guérison de M. de La Feuillade couronna.

Caderousse passa sa vie à Paris, assez dans le beau monde, intime de Mme de Bouillon, et fort des amis de M. de La Rochefoucauld, nonobstant la séparation de lieu. Il aimait à se mêler, à savoir, surtout à régenter et à dogmatiser, et pour le moins autant à emprunter de qui il pouvait, et à ne le guère rendre, et tout cela avec les plus grandes manières du monde. Il se mit fort dans la dévotion, et c'était merveilles de l'entendre moraliser. Il avait beaucoup perdu au jeu. Avec tout cela, il était considéré et compté, et avait beaucoup d'amis. Il a vécu fort vieux et toujours fort pauvre.

Le Camus, lieutenant civil, mourut en ce temps-ci. C'était la plus belle représentation du monde de magistrat; il l'était bon aussi et honnête homme, obligeant, et avait beaucoup d'amis; mais il était glorieux à un point qu'on en riait et qu'on en avait pitié. Il était frère du premier président de la cour des aides et du cardinal Le Camus; et quand il disait « mon frère le cardinal, » il se rengorgeait que c'était un plaisir. Pelletier, de sa retraite, demanda cette charge pour d'Argouges qui n'avait que vingt-six ans, et qui était fils de sa fille et de d'Argouges, conseiller d'État, mort longtemps depuis doyen du conseil. Le roi, qui ne refusait rien à Pelletier, la lui donna.

Lavienne, premier valet de chambre du roi, mourut aussi à plus de quatre-vingts ans. J'ai assez fait connaître ailleurs ce personnage de l'intérieur pour n'en pas dire ici davantage. Chancenay, son fils, avait sa survivance, et est encore premier valet de chambre.

La vieille marquise de Laval mourut à quatre-vingt-huit ans. Elle était fille aînée du chancelier Séguier, soeur de la duchesse de Sully, puis de Verneuil, mère, en premières noces, des duc, cardinal et chevalier de Coislin, et en secondes de la maréchale de Rochefort. Elle avait beaucoup d'esprit et méchante. Elle laissa un prodigieux bien à l'évêque de Metz, son petit-fils. J'ai parlé d'elle et de ses mariages suffisamment ailleurs.

Denonville mourut aussi, brave et vertueux gentilhomme, qui avait été gouverneur général de Canada, où il avait très-bien servi, s'était fait aimer, et avait acquis la confiance de tous les sauvages. Mais à la cour, où M. de Beauvilliers le fit sous-gouverneur des enfants de Monseigneur, rien de si plat. Il ne fut heureux en femme ni en enfants.

La duchesse de Luynes gagna un procès de quatorze ou quinze cent mille livres contre Matignon, sur la succession de Mme de Nemours. Le singulier est que Matignon l'avait gagné tout d'une voix aux requêtes du palais, et qu'il le perdit tout d'une voix à la grand'chambre. C'était à qui aurait ces terres. Ainsi Matignon manqua seulement cette grande portion d'héritage outre ce qu'il en avait eu.

Le marquis de Bellefonds, petit-fils du maréchal, mourut tout jeune, laissant un fils en maillot, et le gouvernement et capitainerie de Vincennes vacant, qu'il avait eu de son père, gendre du duc de Mazarin, qui le lui avait donné. Le roi ne voulut point voir la liste des demandeurs, qui était illustre et nombreuse, et à la prière de Mme la duchesse de Bourgogne, appuyée de Mme de Maintenon, il le donna au marquis du Châtelet, qu'il chargea de quelque chose pour l'enfant, et qu'il déchargea par quelque retranchement du soin et de la nourriture des prisonniers du donjon. Cela valut encore dix-huit mille livres de rente.

La marquise du Châtelet était fille du maréchal de Bellefonds, dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, et d'une vertu de toute sa vie, douce, aimable et généralement reconnue, qui faisait son service sans se mêler de rien. Elle et son mari qui était un très-brave homme et très-galant homme, fort vertueux aussi, étaient très-pauvres. On a remarqué que ce fut la seule des dames du palais, et la plus retirée de toutes, qui eut une grâce de la cour. La maréchale de Bellefonds, qui par pauvreté demeurait à Vincennes, eut un brevet qui lui en assura le logement.

Je passerai légèrement ici sur une aventure qui, entée sur quelques autres, fît du bruit, quelque soin qu'on prît à l'étouffer. Mme la duchesse de Bourgogne fit un souper à Saint-Cloud avec Mme la duchesse de Berry, dont Mme de Saint-Simon se dispensa. Mme la duchesse de Berry et M. le duc d'Orléans, mais elle bien plus que lui, s'y enivrèrent au point que Mme la duchesse de Bourgogne, Mme la duchesse d'Orléans, et tout ce qui était là ne surent que devenir. M. le duc de Berry y était, à qui on dit ce qu'on put, et à la nombreuse compagnie que la grande-duchesse amusa ailleurs du mieux qu'elle put. L'effet du vin, haut et bas, fut tel qu'on en fut en peine, et ne la désenivra point, tellement qu'il la fallut ramener en cet état à Versailles. Tous les gens des équipages le virent et ne s'en turent pas; toutefois on parvint à le cacher au roi, à Monseigneur et à Mme de Maintenon.

La flotte ennemie, qui se promenait sur la fin de juillet sur la côte de Languedoc, mit seize cents hommes à terre, qui prirent un petit retranchement qu'on avait fait devant le port de Cette. Roquelaure envoya un courrier à Perpignan demander secours au duc de Noailles, et un au roi qui y fit marcher trois bataillons. Roquelaure, qui n'avait pas voulu retirer les troupes qui contenaient le Vivarois et les Cévennes, courut à Cette avec Bâville et trente hommes avec eux. Ils trouvèrent qu'ils s'étaient aussi emparés d'Agde, dont les habitants pouvaient les en empêcher, seulement en leur fermant leurs portes. Le duc de Noailles accourut lui-même à temps avec des troupes, qui fort aisément chassèrent les ennemis du port de Cette, l'épée à la main, en tuèrent trois ou quatre cents, en prirent une centaine; et quantité se noyèrent en se rembarquant à la hâte. Le duc de Noailles avait amené mille hommes et huit cents chevaux. Ils avaient débarqué trois mille hommes à Cette ou à Agde qu'ils abandonnèrent, et sans aucun dommage en même temps. MM. de Noailles et de Roquelaure n'y perdirent que deux grenadiers.

Il [est] temps de venir aux événements d'Espagne. Ils furent si importants cette année qu'on a cru ne les devoir pas interrompre; ainsi il faut remonter aux premiers mois, pour en voir toute la suite jusqu'à la fin. Elle s'entendra mieux, si on a vu auparavant dans les Pièces le triste succès du voyage de Torcy à la Haye, et les prétentions démesurées et plus que barbares de gens résolus à rompre tout moyen de paix, et qui se flattaient de tout envahir, sur quoi roula et se rompit toute l'indigne négociation de Gertruydemberg. On y verra en quel danger était l'Espagne, livrée à sa propre faiblesse, que celle où la France était réduite à ne pouvoir secourir, bien en peine de se défendre elle-même, et qui aimait mieux se laisser une espérance d'obtenir une paix devenue si pressamment nécessaire, en abandonnant l'Espagne d'effet, que de laisser subsister l'invincible obstacle que formaient les alliés à prescrire cette dure condition d'une manière à ne pouvoir être acceptée.

C'est ce qui engagea le roi, pour ôter jusqu'aux apparences, à montrer qu'il en retirait jusqu'à Mme des Ursins; et Mme des Ursins à faire toute la contenance d'une personne qui va partir et qui ne prend plus qu'un mois ou six semaines pour régler tout à fait son départ. Elle le manda de la sorte à notre cour, qui prit soin de le répandre. Je doute toutefois que cette résolution fût bien prise ici; et je pense qu'on peut assurer sans se méprendre que Mme des Ursins n'y pensa jamais sérieusement, ni Leurs Majestés Catholiques. Cette façon ne fut qu'une complaisance susceptible d'être différée, puis rompue, comme en effet après cette annonce il n'en fut plus parlé.

D'autre part on manquait tout à fait de généraux en Espagne. M. de Vendôme en prit occasion d'en profiter. La situation où il se trouvait, et qu'il voyait s'approfondir tous les jours, lui devenait de plus en plus insupportable. Il espéra qu'en se faisant demander par le roi d'Espagne, le roi se trouverait soulagé de l'y laisser aller pour s'en défaire. Il le fit sentir à la princesse des Ursins, qui, de son côté, espérait, en l'obtenant, montrer aux alliés que la France s'intéressait toujours essentiellement aux événements de delà des Pyrénées. C'est en effet ce soulagement du roi qui fit l'affaire de M. de Vendôme; mais cette montre aux ennemis qui en résultait, fut ce qui retarda son envoi jusqu'à ce qu'on eût vu à Gertruydemberg qu'il n'y avait point de paix à espérer. J'ai déjà parlé de cette demande faite de M. de Vendôme par l'Espagne. Elle fut renouvelée au mois de mars de cette année; et, à la fin de ce même mois, le roi d'Espagne partit de Madrid pour s'aller mettre à la tête de son armée en Aragon.

Villadarias fut choisi pour la commander sous lui. C'était un de leurs meilleurs et plus anciens officiers généraux, qui avait servi longtemps en Flandre sous le règne précédent, qui défendit fort bien Charleroy, lorsqu'en 1693 les maréchaux de Luxembourg et de Villeroy le prirent. Il portait alors le nom de Castille. Il eut depuis le titre de marquis de Villadarias et le dernier grade militaire de capitaine général. Il avait été employé au siège de Gibraltar, que le maréchal de Tessé ne put prendre, et il s'était retiré depuis chez lui en Andalousie. Il était vieux et fort galant homme.

Fort peu de jours auparavant, le duc de Medina-Celi fut arrêté et conduit au château de Ségovie. Mme des Ursins l'avait mis dans les affaires après qu'elle en eut chassé tous ceux qui avaient eu part au testament de Charles II, et d'autres encore avec qui elle s'était brouillée, pour qu'il ne fut pas dit qu'aucun Espagnol n'y avait de part, et se couvrir elle-même du bouclier d'un nom révéré en Espagne. Elle l'avait mis dans plusieurs confidences, et, pour s'ancrer, il s'était rendu souple à ses volontés. À la fin, il s'en lassa et voulut pointer de son chef. Je ne sais s'il y eut d'autre crime. Quoi qu'il en soit, il fut mis dans le château destiné aux criminels d'État, où était aussi Flotte, avec lequel il fut transféré quelque temps après au château de Bayonne par trente gardes du corps, lorsque l'archiduc fit les progrès dont il va être parlé. Dès qu'il fut arrêté, quatre commissaires, gens de robe, furent chargés d'instruire son procès.

Le roi d'Espagne alla de Saragosse à Lerida, où il fut reçu avec de grandes acclamations des peuples et de son armée, avec laquelle il passa la Sègre le 14 mai, et s'avança dans le dessein de faire le siége de Balaguier. Les grandes pluies, qui emportèrent les ponts et firent déborder cette rivière, rompirent le projet, et firent retourner l'armée sous Lerida. Jointe un mois après par les troupes arrivées de Flandre, elle alla chercher celle des ennemis qu'elle ne put attaquer dans le poste d'Agramont. On se contenta d'envoyer Mahoni avec un gros détachement nettoyer le pays de quelques petites villes où l'archiduc avait établi de grands magasins, qui furent enlevés avec cinq mille habits qui attendaient leurs troupes d'Italie; et Mahoni, après cette petite expédition, revint joindre le roi d'Espagne à Belpuch. Le marquis de Bay commandait la petite armée d'Estrémadure. Il fit escalader Miranda de Duero par Montenegro, qui prit la place, le gouverneur, la garnison et trois cents prisonniers de guerre qu'ils y gardaient. C'est une place assez considérable de Portugal, qui ouvrit les provinces de Tras-os-Montes et Entre-Duero-et-Minho pour la contribution.

Cependant le comte de Staremberg, qui avait eu une maladie dont on avait profité dans ces commencements, se rétablit plus tôt qu'on ne le pensait, rassembla promptement ses quartiers, marcha au milieu de ceux de l'armée du roi d'Espagne, en enleva et en battit, et obligea cette armée étonnée de se retirer sous Saragosse. Le roi d'Espagne entra dans la ville, où il demeura indisposé, et dépêcha un courrier pour redoubler ses instances pour obtenir du roi M. de Vendôme. Ce mauvais succès tomba tout entier sur Villadarias. Il fut accusé d'imprudence et de négligence. Il fut renvoyé chez lui, et le marquis de Bay mandé de la frontière de Portugal pour le remplacer en Aragon.

Le roi apprit par le duc d'Albe, dans les premiers jours d'août, cette mauvaise nouvelle et la recharge sur le duc de Vendôme. Tout était rompu à Gertuydemberg. Ainsi il fut accordé sur-le-champ et mandé. De cette affaire de Catalogne, il n'en avait coûté qu'environ mille hommes tués ou pris avec quelque bagage. Les ennemis aussi y perdirent quelque monde, et entre autres un prince de Nassau et le lord Carpentier, lieutenant général: ainsi l'effroi et le désordre firent le plus grand mal.

Le duc de Vendôme, qui, par la princesse des Ursins en Espagne, et par M. du Maine ici, ne cessait depuis plusieurs mois ses efforts pour aller en Espagne, s'y était préparé d'avance sourdement, et se trouva prêt à partir dès qu'il en eut obtenu la permission. Il fut donc mandé pour ce voyage. Un peu de goutte et un dernier arrangement domestique l'y retint quelques jours. Il arriva à Versailles le mardi matin 19 août. M. du Maine avait négocié avec Mme de Maintenon de mener Vendôme chez Mme la duchesse de Bourgogne. La conjoncture leur en parut favorable. Allant en Espagne, demandé par le roi et la reine sa soeur, et y aller sans voir Mme la duchesse de Bourgogne était une chose fort désagréable. Le duc du Maine, suivi de Vendôme, arriva donc ce même jour à la toilette de Mme la duchesse de Bourgogne. La rencontre du mardi, jour des ministres étrangers, et de la veille qu'on allait à Marly, rendit la toilette fort nombreuse en hommes et en dames. Mme la duchesse de Bourgogne se leva pour eux, comme elle faisait toujours pour tous les princes du sang et autres, et pour tous les ducs et duchesses, se rassit aussitôt comme à l'ordinaire; et, après cette première oeillade qui ne se put refuser, elle, qui était à sa toilette, comme partout ailleurs, regardante et parlante, et fort peu occupée de son ajustement et, de son miroir, fixa les yeux dessus, et ne dit pas un seul mot à personne. M. du Maine et M. de Vendôme, collé à son côté, demeurèrent très-déconcertés sans que M. du Maine, si libre et si leste, osât proférer un seul mot. Personne ne les approcha et ne leur parla. Ils demeurèrent ainsi un bon demi-quart d'heure dans un silence universel de toute la chambre, qui avait les yeux sur eux. Ils ne les purent soutenir davantage et se retirèrent à la sourdine.

Cet accueil ne leur fut pas assez agréable pour persuader à Vendôme de s'exposer à une récidive pour prendre congé, et plus embarrassante, parce qu'il aurait baisé Mme la duchesse de Bourgogne, comme tous les princes du sang et autres, les ducs et les maréchaux de France, qui prennent congé ou qui arrivent d'une campagne ou d'un long voyage. Je ne sais s'il ne craignit point l'affront inouï du refus; quoi qu'il en soit, il s'en tint à l'essai qu'il venait de faire, et partit sans prendre congé d'elle.

Mgr le duc de Bourgogne le traita assez honnêtement, c'est-à-dire beaucoup trop bien. Le duc d'Albe, Torcy et Voysin furent chez lui. Il fit sa cour au roi ce jour-là comme à l'ordinaire, et le lendemain mercredi, il eut une assez longue audience du roi, dans son cabinet, après son dîner, y prit congé de lui, et s'en vint à Paris. Depuis son mariage il n'y avait été que vingt-quatre heures pour voir Mme la Princesse. Mme de Vendôme n'avait point été à Anet, où il s'était toujours tenu, de sorte qu'ils n'avaient pas eu loisir de faire grande connaissance ensemble.

CHAPITRE XX. §

Bataille de Saragosse, où l'armée d'Espagne est défaite. — Ducs de Vendôme et de Noailles à Bayonne; Monteil à Versailles. — Duc de Noailles va avec le duc de Vendôme trouver le roi d'Espagne à Valladolid. — Stanhope emporte contre Staremberg de marcher à Madrid. — La cour fort suivie se retire de Madrid à Valladolid. — Merveilles de la reine et du peuple. — Magnanimité du vieux marquis de Mancera. — Courage de la cour. — Prodige des Espagnols. — L'archiduc à Madrid tristement proclamé et reçu. — Mancera refuse de prêter serment et de reconnaître l'archiduc, et de le voir. — Éloge des Espagnols, qui dressent une nouvelle armée. — Insolence de Stanhope à l'égard de Staremberg, qui se retire à Tolède. — Ducs de Vendôme et de Noailles à Valiadolid en même temps que la cour. — Le roi va à la tête de son armée avec Vendôme; la reine à Vittoria; le duc de Noailles à Versailles, et de là en Roussillon. — Son armée. — Six nouveaux capitaines généraux d'armée. — Paredès et Palma, grands, passent à l'archiduc, qui de sa personne se retire à Barcelone. — D'autres seigneurs arrêtés. — Staremberg, en quittant Tolède, en brûle le beau palais. — Le roi d'Espagne, pour trois jours à Madrid, y visite le marquis de Mancera. — Piège tendu par Staremberg. — Stanhope, etc., emportés et pris dans Brihuega. — Bataille de Villaviciosa perdue par Staremberg, qui se retire en Catalogne. — Belle action du comte de San-Estevan de Gormaz. — Réflexions sur ces deux actions et sur l'étrange conduite du duc de Vendôme. — Zuniga dépêché au roi. — Vains efforts de la cabale de Vendôme. — La cour d'Espagne presque tout l'hiver à Saragosse. — Stanhope perdu et dépouillé de ses emplois. — Duc de Noailles investit Girone. — Misérable flatterie de l'abbé de Polignac sur Marly. — Amelot inutilement redemandé en Espagne, qui ne veut point de l'abbé de Polignac.

Stareraberg cependant profita de ses avantages: il attaqua l'armée d'Espagne presque sous Saragosse et la défît totalement. Bay la trouva dans un tel effroi, lorsqu'il y arriva pour en prendre le commandement, qu'il en espéra peu de chose; aussi toute l'infanterie, qui n'était presque [que] milices, jeta les armes dès qu'elle fut attaquée. Les gardes wallones et le peu d'autres corps de troupes ne purent soutenir seuls, ils furent défaits, la cavalerie fut enfoncée; ce fut elle qui fit le moins mal. En un mot, artillerie, bagages, tout fut perdu, et la déroute fut entière. Le duc d'Havrec, colonel des gardes wallones, y fut tué. Ce malheur arriva le 20 août. Le roi d'Espagne était demeuré incommodé dans Saragosse, d'où il en fut témoin, qui aussitôt prit diligemment le chemin de Madrid. Bay rassembla dix-huit mille hommes, avec lesquels il se retira à Tudela sans inquiétude de la part des ennemis depuis la bataille.

M. de Vendôme en apprit la nouvelle en chemin, qui prudemment, à son ordinaire, pour soi, se soucia moins de tâcher à rétablir les affaires que de se donner le temps de les voir s'éclaircir, avant que d'y prendre une part personnelle. Il poussa donc à Bayonne le temps avec l'épaule. Le duc de Noailles avait eu ordre de l'y aller trouver pour prendre des mesures avec lui pour agir du côté de la Catalogne. Ils envoyèrent de là Monteil au roi pour recevoir ses ordres sur leur conférence, et gagner temps en l'attendant. C'était un mestre de camp qui servait de maréchal des logis de la petite armée du duc de Noailles. Il arriva le 7 septembre à Marly; il y fut le même jour assez longtemps dans le cabinet, conduit par Voysin, où Torcy fut mandé. Monteil repartit le 9, et trouva MM. de Vendôme et de Noailles encore à Bayonne. À son arrivée, le duc de Noailles publia qu'il allait trouver le roi d'Espagne avec M. de Vendôme, et fît en effet le voyage avec lui jusqu'à Valladolid, où ils le rencontrèrent.

L'archiduc joignit le comte de Staremberg après la bataille, en présence duquel le parti à prendre fut agité avec beaucoup de chaleur. Staremberg opina de marcher droit à la petite armée que Bay avait laissée sur la frontière du Portugal, sous le marquis de Richebourg, de la défaire, ce qui n'aurait coûté que le chemin, de s'établir pied à pied dans le centre de l'Espagne, pour avoir le Portugal au derrière et les ports de mer à côté et à portée, laisser en Aragon un petit corps suffisant à contenir les pays soumis, et faire tête à l'armée battue, lequel petit corps aurait derrière soi Barcelone et la Catalogne, si fort à eux: parti solide qui eût en peu achevé de ruiner les affaires du roi d'Espagne, ne lui eût laissé de libre que le côté de Bayonne, coupait toute autre communication, et on se saisissait pied à pied de toute l'Espagne, avec des points d'appui qui n'eussent pu être ébranlés, et qui n'eussent laissé nulle ressource, et aucun moyen dans l'intérieur du pays de se mouvoir en faveur du roi d'Espagne.

Stanhope, au contraire, fut d'avis d'aller tout droit à Madrid, d'y mener l'archiduc, l'y faire proclamer roi d'Espagne, d'épouvanter toute l'Espagne par en saisir la capitale, et de là comme du centre s'étendre suivant le besoin et l'occasion.

Staremberg avoua l'éclat de ce parti, mais il le maintint peu utile, et de plus dangereux. Il allégua le grand éloignement de Madrid des frontières de Portugal, de Catalogne, de la mer et de leurs magasins; que cette ville ni aucune voisine n'a de fortifications, ni toutes ces campagnes de la Nouvelle-Castille aucun château fort; la stérilité du pays, où on ne rencontrerait nulle subsistance, qu'ils trouveraient soustraite ou brûlée; l'affection de ces peuples pour Philippe V; enfin l'impossibilité de conserver Madrid et de se maintenir dans ce centre, et la perte d'un temps si précieux à bien employer.

Ces raisons étaient sans doute décisives, mais Stanhope, qui commandait en chef les troupes anglaises et hollandaises, sans lesquelles cette armée n'était rien, déclara que les ordres de sa reine étaient de marcher à Madrid de préférence à tout, si les événements le rendaient possible; qu'il ne souffrirait pas qu'on prît un autre parti, ou qu'il se retirerait avec ses auxiliaires. Staremberg, qui ne pouvait s'en passer, n'ayant pu vaincre l'inflexibilité de Stanhope, protesta contre un parti si peu sensé, et céda comme plus faible.

Ce fut l'attente de l'archiduc, et cette dispute qui suivit son arrivée, qui les arrêta sans faire un mouvement depuis la bataille, faute capitale, et salut du débris de l'armée qu'ils venaient de défaire.

Dès que Staremberg forcé eut consenti, ils firent toutes leurs dispositions pour l'exécution d'un projet, qui fit grand'-peur, mais qui sauva le roi d'Espagne.

La consternation déjà grande dans Madrid y devint extrême, dès que l'on ne put plus douter que l'armée de l'archiduc allait y arriver. Le roi résolut de se retirer d'un lieu qui ne se pouvait défendre, et d'emmener la reine, le prince et les conseils. Cette résolution acheva de porter la désolation au comble. Les grands déclarèrent qu'ils suivraient le roi et sa fortune partout, et très-peu y manquèrent; le départ suivit la déclaration de vingt-quatre heures. La reine, tenant le prince entre ses bras, se montra sur un balcon du palais, y parla au peuple accouru de toutes parts, avec tant de grâce, de force et de courage, qu'il est incroyable avec quel succès. L'impression que ce peuple reçut se communiqua partout et gagna incontinent toutes les provinces.

La cour sortit donc pour la seconde fois de Madrid, au milieu des cris les plus lamentables, poussés du fond du coeur, d'un peuple infini qui voulait suivre le roi et la reine, et qui accourait de la ville et de toutes les campagnes; et ce ne fut qu'avec toute l'autorité et toute la douceur qui s'y purent employer qu'il se laissa vaincre, et persuader par son dévouement même de retourner chacun chez soi.

Le marquis de Mancera, dont j'ai parlé plus d'une fois, qui était le seigneur le plus respecté d'Espagne par sa vertu et par les grands emplois qu'il avait remplis, voulut suivre, quoiqu'il eût plus de cent ans accomplis. Le roi et la reine, qui le surent, le lui envoyèrent défendre avec force amitiés; il paya de respect et de compliments, et partit en chaise à porteurs ne pouvant soutenir d'autre voiture, au hasard de la lenteur, des partis, des périls et même de l'abandon. Il fit ainsi quelques lieues; mais le roi et la reine, qui en furent avertis, envoyèrent lui témoigner combien ils étaient touchés de son zèle et d'une si rare affection, mais avec des ordres si précis de le faire retourner qu'il ne put désobéir. Ce fut en protestant de ses regrets de ce que l'obéissance lui arrachait l'honneur de mourir pour son roi, qui était le meilleur usage qu'il pût faire de ce reste de vie pour couronner tant d'années qu'il avait passées au service de ses rois, et qui maintenant le trahissaient par leur excès et leur durée, puisqu'elles le rendaient témoin de ce qu'il eût voulu racheter de tout son sang.

Valladolid fut la retraite de cette triste cour, qui, dans ce trouble, le plus terrible qu'elle eût encore éprouvé, ne perdit ni le jugement ni le courage. Elle se banda contre la fortune, et n'oublia rien pour se procurer tous les secours dont une pareille extrémité se trouva susceptible. Trente-trois grands signèrent une lettre au roi, qu'ils lui firent présenter par le duc d'Albe, pour l'assurer de leur fidélité pour Philippe V, et lui demander un secours de troupes.

En attendant on vit en Espagne le plus rare et le plus grand exemple de fidélité, d'attachement et de courage, en même temps le plus universel qui se soit jamais vu ni lu. Prélats et le plus bas clergé, seigneurs et le plus bas peuple, bénéficiers, bourgeois, communautés ensemble, et particuliers à part, noblesse, gens de robe et de trafic, artisans, tout se saigna de soi-même jusqu'à la dernière goutte de sa substance pour former en diligence de nouvelles troupes, former des magasins, porter avec abondance toutes sortes de provisions à la cour et à tout ce qui l'avait suivi. Chacun selon ce qu'il put donna peu ou beaucoup, mais ne se réserva rien; en un mot, jamais corps entier de nation ne fit des efforts si surprenants, sans taxe et sans demande, avec une unanimité et un concert qui agit et qui effectua de toutes parts tout à la fois.

La reine vendit tout ce qu'elle put, recevait elle-même quelquefois jusqu'à dix pistoles pour contenter le zèle, et en remerciait avec la même affection que ces sommes lui étaient offertes, grandes pour ceux qui les donnaient parce qu'ils ne se réservaient rien. Elle disait à tous moments qu'elle voulait monter à cheval, se mettre à la tête des troupes avec son fils entre ses bras. Avec ces langages et sa conduite elle se dévoua tous les coeurs, et fut très-utile dans une si étrange extrémité.

L'archiduc était cependant arrivé à Madrid avec son armée. Il y était entré en triomphe, il y fut proclamé roi d'Espagne par la violence de ses troupes qui traînèrent le corrégidor tremblant par les rues, qui se trouvèrent toutes désertes, la plupart des maisons vides d'habitants, et le peu qu'il en était demeuré dans la ville avait barricadé les portes et les fenêtres des maisons, et s'était enfermé sur le derrière au plus loin des rues, sans que les troupes osassent les enfoncer, de peur de combler le désespoir visible et général, et dans l'espérance d'attirer et de gagner par douceur. L'entrée de l'archiduc ne fut pas moins triste que sa proclamation. À peine y put-on entendre quelques acclamations faibles, et si forcées que l'archiduc, dans un étonnement sensible, les fit cesser lui-même. Il n'osa loger dans les palais ni dans le centre de la ville, mais dans l'extrémité, où il ne coucha même que deux ou trois nuits.

Il envoya Stanhope inviter le vieux marquis de Mancera de le venir voir, qui s'en excusa sur son âge plus que centenaire, sur quoi il lui renvoya le même général avec le serment, et ordre de lui faire prêter. Mais Mancera répondit avec la plus grande fermeté qu'il savait le respect qu'il devait à la naissance de l'archiduc, et la fidélité qu'il devait au roi son maître, à qui rien ne l'en ferait manquer ni en reconnaître un autre; et tout de suite pria civilement Stanhope de se retirer, parce qu'il avait besoin de repos et de se mettre au lit. Il ne lui en fut pas parlé davantage, et il ne lui fut fait aucun déplaisir, ni aux siens. La ville aussi ne souffrit presque aucun dommage. Staremberg fut soigneux d'une discipline exacte qui sentît la clémence, même l'estime et l'affection, pour tâcher de s'en concilier. Cependant leur armée périssait de toutes sortes de misères. Rien du pays n'y était apporté, aucune subsistance pour hommes ni pour chevaux, et même pour de l'argent il ne leur était rien fourni. Prières, menaces, exécutions, tout fut parfaitement inutile; pas un Castillan qui ne se crût déshonoré de leur vendre la moindre chose, ni d'en laisser en état d'être pris.

C'est ainsi que ces peuples magnanimes, sans aucun autre secours possible que celui de leur courage et de leur fidélité, se soutinrent au milieu de leurs ennemis, dont ils firent périr l'armée, et par des prodiges inconcevables en reformèrent en même temps une nouvelle et parfaitement équipée et fournie, et remirent ainsi, eux seuls, et pour la seconde fois, la couronne sur la tête de leur roi, avec une gloire à jamais en exemple à tous les peuples de l'Europe, tant il est vrai que rien n'approche de la force qui se trouve dans le coeur d'une nation pour le secours et le rétablissement des rois.

Stanhope, qui n'avait pu méconnaître la solidité de l'avis de Staremberg dès le premier moment de leur dispute, ne fut pas le moins du monde embarrassé du succès. Il lui échappa insolemment, au milieu de l'entrée de l'archiduc à Madrid, que maintenant qu'il se voyait avec lui dans cette ville il avait fait son affaire, puisqu'il avait exécuté les ordres de sa reine; que c'était maintenant celle de Staremberg et à son habileté à les tirer d'embarras; qu'on verrait comment il s'y prendrait, dont peu à lui importait. Ce pas leur parut en effet si glissant qu'au bout de dix ou douze jours ils résolurent de s'éloigner de Madrid vers Tolède, dont rien ne fut emporté que quelques tapisseries du roi, que Stanhope n'eut pas honte d'emporter, et qu'il eut celle encore de ne garder pas longtemps. Ce trait de vilenie fut même blâmé des siens.

Vendôme et Noailles arrivèrent à Valladolid le 20 septembre, presque en même temps que la cour. Vendôme s'était amusé à Bayonne, et depuis en chemin, sous divers prétextes de santé, pour se faire désirer davantage et voir cependant plus clair au cours que prenaient les affaires. Il fut étonné de les trouver telles qu'il les vit après un si grand désastre. La reine, peu de jours après, sachant l'archiduc dans Madrid, se retira avec le prince et les conseils à Vittoria, pour être à portée de France, et sûre d'y pouvoir passer quand elle le voudrait. En même temps, elle envoya toutes ses pierreries à Paris au duc d'Albe, pour lui envoyer tout ce qu'il pourrait trouver d'argent dessus. Le duc de Noailles, après deux ou trois jours de séjour et de conférence, reprit le chemin de Catalogne, et trouva un courrier à Toulouse, qui le fit venir à la cour rendre compte au roi de l'état des affaires en Espagne, et des partis pris à Valladolid. Il arriva à Marly le 14 octobre, eut force longues audiences du roi, et repartit le 28 pour aller attendre à Perpignan le détachement que le duc de Berwick eut ordre de lui envoyer de Dauphiné, où les neiges avaient terminé la campagne. L'armée du duc de Noailles fut en tout de cinquante escadrons et de quarante bataillons, les places fournies, et cinq lieutenants généraux sous lui.

Le roi d'Espagne fit à Valladolid six capitaines généraux, qui en Espagne est le dernier grade militaire; le marquis d'Ayetone, grand d'Espagne; le duc de Popoli, Italien, grand d'Espagne; le comte de Las Torres et le marquis de Valdecanas, Espagnols; le comte d'Aguilar, grand d'Espagne, de qui j'ai souvent parlé et dont j'aurai lieu de parler encore, et M. de Thouy, lieutenant général français. Il partit incontinent après la reine et le duc de Noailles, et marcha à Salamanque avec le duc de Vendôme et douze mille hommes bien complets, bien armés et bien payés, tandis que le comte de Staremberg faisait relever de la terre autour de Tolède, où l'archiduc, en partant de Madrid, ordonna à toutes les dames qui étaient demeurées, et dont les maris avaient suivi le roi et la reine d'Espagne, de s'y retirer sous peine de confiscation de biens et de meubles.

Le marquis de Paredès et le comte de Palma, neveu du feu cardinal Portocarrero et si continuellement maltraité par Mme des Ursins, tous deux grands d'Espagne, passèrent à l'archiduc. Le fils aîné du duc de Saint-Pierre fut arrêté; et le marquis de Torrecusa, grand d'Espagne napolitain, le fut aussi, accusé d'avoir voulu livrer Tortose à l'archiduc. Il partit le 11 novembre d'autour de Madrid, prit une légère escorte de cavalerie pour aller en Aragon, où il ne fit que passer, et de là à Barcelone.

Staremberg ne fit pas grand séjour à Tolède, mais en quittant la ville il brûla le superbe palais que Charles-Quint y avait bâti à la moresque, qu'on appelait l'Alcazar, qui fut un dommage irréparable. Il prétendit que cet incendie était arrivé par malheur, et tourna vers l'Aragon.

Rien n'empêchant plus le roi d'Espagne d'aller voir ses fidèles sujets à Madrid, il quitta l'armée pour quelques jours, et entra dans Madrid le 2 décembre, au milieu d'un peuple infini et d'acclamations incroyables. Il fut descendre à Notre-Dame d'Atocha, dont je parlerai ailleurs, et qui est la grande dévotion de la ville, d'où il fut trois heures à arriver au palais, tant la foule était prodigieuse. La ville lui fit présent de vingt mille pistoles. Dans les trois jours qu'il y demeura, il fit une chose presque inouïe en Espagne, et qui y reçut la plus sensible et la plus générale approbation: ce fut d'aller voir le marquis de Mancera chez lui, qui en pensa mourir de joie. Cette visite fut accompagnée de toutes les marques d'estime, de reconnaissance et d'amitié si justement dues à la vertu, au courage et à la fidélité de ce vieillard si vénérable, et de toutes les distinctions possibles. Le roi l'entretint seul de sa situation présente, de ses projets et de tout ce qui lui pouvait marquer toute sa confiance, puis fît entrer les gens distingués, sans permettre au marquis de se lever de sa chaise. En le quittant il l'embrassa, et ne voulut jamais qu'il mît le pied hors de sa chambre pour le conduire. Je ne sais si aucun roi d'Espagne a jamais visité personne depuis Philippe II, qui alla chez le fameux duc d'Albe qui se mourait, et qui, le voyant entrer dans sa chambre, lui dit qu'il était trop tard, et se tourna de l'autre côté sans lui avoir voulu parler davantage. Le quatrième jour après son arrivée à Madrid, le roi en repartit et alla rejoindre M. de Vendôme et son armée.

Ce monarque presque radicalement détruit, errant, fugitif, sans argent, sans troupes, sans subsistance, se voyait presque tout à coup à la tête de douze ou quinze mille hommes bien armés, bien habillés, bien payés, avec des vivres et des munitions en abondance, et de l'argent, par la subite conspiration universelle de l'inébranlable fidélité, et de l'attachement sans exemple de tous les ordres de ses sujets, par leur industrie et leurs efforts aussi prodigieux l'une que les autres. Ses ennemis, au contraire, qui, après avoir triomphé dans Madrid de sa défaite, qui pour tout autre était sans ressource, périssaient dans la disette de toutes choses, se retiraient parmi des pays soulevés contre eux, qui se voyaient brûler plutôt que de leur fournir la moindre chose, et qui ne donnaient quartier à pas un de leurs traîneurs jusqu'à cinq cents pas de leurs troupes.

Vendôme, dans la dernière surprise d'un changement si peu espérable, voulut en profiter, et fit le projet de joindre l'armée d'Estrémadure que Bay tenait ensemble, trop faible pour se présenter devant celle de Staremberg, mais en état pourtant de la fatiguer et de percer jusqu'au roi à la faveur de ses mouvements. Il s'en fit donc quantité de prompts et de hardis pour exécuter cette fonction, que Staremberg, débarrassé de la personne de l'archiduc, ne songeait qu'à empêcher.

Il connaissoit bien le duc de Vendôme, pour, à son retour du Tyrol, lui avoir gagné force marches, passé cinq rivières devant lui, et malgré lui joint le duc de Savoie, comme je l'ai raconté en son lieu. Tout occupé à lui tendre des piéges avec adresse et vigilance, il chercha à l'attirer au milieu de son armée, et de l'y mettre en telle posture qu'il lui pût subitement rompre le cou sans qu'il pût échapper. Dans cette vue il mit son armée en des quartiers dont tous les accès étaient faciles, qui étaient proches les uns des autres, et qui se pouvaient mutuellement secourir avec promptitude et facilité, donna bien ses ordres partout, et mit dans Brihuega Stanhope avec tous ses Anglais et Hollandais. Brihuega est une petite ville fortifiée, dont le château de plus était bon, et où l'art avait ajouté tout ce que le temps avait pu permettre. Elle était à la tête de tous les quartiers de son armée, et à l'entrée d'un pays plain, et nécessaire à traverser pour la jonction du roi avec Bay. En même temps Staremberg était à portée d'être joint d'un moment à l'autre par son armée d'Estrémadure, qui s'était ébranlée en même temps que Bay avait fait marcher la sienne, et qui n'avait ni la distance ni pas une des difficultés que celle de Bay rencontrait pour sa jonction avec celle du roi d'Espagne.

Vendôme, cependant, avec une armée bien fournie, qui croissait tous les jours par les renforts que chaque seigneur, chaque prélat, chaque ville envoyait à mesure qu'ils étaient prêts, marchait toujours sur Staremberg, n'ayant que sa jonction pour objet, et malgré la rigueur de la saison trouvant partout ses logements bien fournis comme dans les meilleurs temps, par les prodiges de soins et de zèle de ces incomparables Espagnols. Il fut informé de la situation où était Staremberg, mais en la manière que Staremberg désirait qu'il le fût, c'est-à-dire qu'il crût Stanhope aventuré mal à propos, en état d'être enlevé et trop éloigné de l'armée de Staremberg pour en être secouru à temps, par conséquent tenté de se commettre à un exploit facile qui lui ouvrirait le passage pour sa jonction avec Bay. En effet les choses parurent ainsi à Vendôme. Il pressa sa marche, fit ses dispositions, et, le 8 décembre après midi, il s'approcha de Brihuega, la fit sommer, et, sur le refus de se rendre, se mit en l'état de l'attaquer.

Incontinent après, sa surprise fut grande lorsqu'il découvrit qu'il y avait tant de troupes, et qu'en croyant n'avoir affaire qu'à un poste peu accommodé il se trouvait engagé devant une place. Il ne voulut pas reculer, et ne l'eût peut-être pas fait bien impunément. Il se mit donc à tempêter avec ses expressions accoutumées, aussi peu honnêtes qu'injurieuses, à payer d'audace, et à faire tout ce qui était en lui pour exciter ses troupes à diligenter une conquête si différente de ce qu'il se l'était figurée, et avec cela si dangereuse à laisser languir.

Cependant le poids de la bévue, s'appesantissant à mesure que les heures s'écoulaient et qu'il venait des nouvelles des ennemis, Vendôme, à qui deux assauts avaient déjà mal réussi, joua à quitte ou à double, et ordonna un troisième assaut. Comme la disposition s'en faisait, le 9 décembre, on apprit que Staremberg marchait au roi d'Espagne avec quatre ou cinq mille hommes, c'est-à-dire avec la franche moitié moins qu'il n'en amenait en effet. Dans cette angoisse Vendôme ne balança pas à jouer la couronne d'Espagne à trois dés: il hâta tout pour l'assaut, et lui cependant avec le roi d'Espagne prit toute sa cavalerie, marcha sur des hauteurs par où venait l'armée ennemie.

Durant cette marche toute l'infanterie attaqua Brihuega de toutes ses forces et toute à la fois. Chacun des assaillants, connaissant l'extrémité du danger de la conjoncture, s'y porta avec tant de valliance et d'impétuosité que la ville fut emportée malgré son opiniâtre résistance, avec une perte fort considérable des attaquants. Les assiégés, retirés dans le château, capitulèrent incontinent, c'est-à-dire que la garnison, composée de huit bataillons et de huit escadrons, se rendit prisonnière de guerre, et avec elle Stanhope leur général, Garpenter etWilz, lieutenants généraux, et deux brigadiers, toute leur artillerte, armes, munitions et bagages; et ce fut là où Stanhope, si triomphant dans Madrid, revomit les tapisseries du roi d'Espagne qu'il avait prises dans son palais.

Tandis qu'on faisait cette capitulation avec les otages envoyés du château, il vint divers avis de la marche du comte de Staremberg, qu'il fallut avoir une attention extrême à cacher à ces otages qui auraient pu rompre et le château se défendre, s'ils avaient su leur libérateur à une lieue et demie d'eux, comme il y était déjà, et qu'il continuait sa marche à l'entrée de la nuit, après s'être un peu reposé avec ses troupes. La nuit fut pourtant tranquille. Le lendemain matin 11, M. de Vendôme se trouva dans un autre embarras: il s'agissait en même temps de marcher pour aller recevoir Staremberg déjà fort proche, et de pourvoir à la sortie de Brihuega de cette nombreuse garnison qui y était demeurée enfermée durant la nuit, et qu'il fallait acheminer en la Vieille-Castille. Tout cela se fit pourtant fort heureusement. Les régiments de gardes espagnoles et wallones restèrent à Brihuega jusqu'à la parfaite évacuation; et lorsque Vendôme, toujours marchant à Staremberg, vit l'action prochaine, il envoya chercher en diligence son infanterie à Brihuega, avec ordre de n'y laisser que quatre cents hommes.

Alors il mit son armée en bataille dans une plaine assez unie, mais embarrassée par de petites murailles sèches en plusieurs endroits, fort nuisibles pour la cavalerie. Incontinent après le canon commença à tirer de part et d'autre, et presque aussitôt les deux lignes du roi d'Espagne s'ébranlèrent pour charger. Il était alors trois heures et demie après-midi, et il faut remarquer que les jours d'hiver sont un peu moins courts en Espagne qu'en ce pays-ci. La bataille commença dans cet instant par la droite de la cavalerie qui rompit leur gauche, la mit en déroute, et tomba sur quelques-uns de leurs bataillons, les enfonça et s'empara d'une batterie que ces bataillons avaient à leur gauche. Un moment après, la gauche du roi d'Espagne chargea leur droite, fit plusieurs charges, poussa et fut poussée à diverses reprises, repoussa enfin, gagna les derrières de leur infanterie, et fut jointe par la cavalerie de la droite du roi d'Espagne, qui avait battu et enfoncé les ennemis de son côté, par les derrières de cette infanterie de leur droite, qui combattait la cavalerie de notre gauche avec beaucoup de vigueur et la poussait sur la réserve. Cette réserve était des gardes wallones qui venaient d'arriver de Brihuega. Elles pénétrèrent les deux lignes des ennemis et leur corps de réserve, et poussèrent ce qui se trouva devant elles bien au delà du champ de bataille. Néanmoins le centre espagnol pliait, et la gauche de sa cavalerie n'entamait pas la droite des ennemis. M. de Vendôme s'en aperçut si fort qu'il crut qu'il fallait songer à se retirer vers Torija, et qu'il en donna les ordres. Il s'y achemina avec le roi d'Espagne, et une bonne partie des troupes. Dans cette retraite il eut nouvelle que le marquis de Valdecanas et Mahoni avaient chargé l'infanterie ennemie avec la cavalerie qu'ils avaient à leurs ordres, l'avaient fort maltraitée, et s'étaient rendus maîtres du champ de bataille, d'un grand nombre de prisonniers, et de l'artillerie que les ennemis avaient abandonnée. Des avis si agréables et si peu attendus firent perdre le parti au duc de Vendôme de remarcher avec le roi d'Espagne et les troupes qui les avaient suivis, et de s'avancer, en attendant qu'il fût jour, sur les hauteurs de Brihuega, pour rentrer au champ de bataille, et y joindre les deux vainqueurs. Ils y avaient formé, fort près des ennemis, un corps de cavalerie, et ces ennemis étaient cinq ou six bataillons et autant d'escadrons, qui étaient demeurés sur le champ de bataille ne sachant où se retirer, et qui se firent jour avec précipitation, abandonnant vingt pièces de canon, deux mortiers, leurs blessés et leurs équipages, que la cavalerie victorieuse avait pillés le soir, et entièrement dispersés sur le champ de bataille. Aussitôt on détacha après les débris de l'armée. Beaucoup de fuyards, de traîneurs et d'équipages furent pris; mais le comte de Staremberg se retira en bon ordre avec sept ou huit mille hommes, parce qu'il avait l'avance de toute la nuit. Ses bagages et la plupart des charrettes de son armée et de ses munitions furent la proie du vainqueur.

On ne doit pas oublier une action particulière, dont la piété, la résolution et la valeur, méritent une louange immortelle. Comme on allait donner le troisième assaut à Brihuega, le comte de San-Estevan de Gormaz, grand d'Espagne, officier général et capitaine général d'Andalousie, vint se mettre avec les grenadiers les plus avancés. Le capitaine qui les commandait, surpris de voir un homme si distingué vouloir marcher avec lui, lui représenta combien ce poste était au-dessous de lui. San-Estevan de Gormaz lui répondit froidement qu'il savait là-dessus tout ce qu'il pouvait lui dire, mais que le duc d'Escalona son père, plus ordinairement nommé le marquis de Villena, était depuis très-longtemps prisonnier des Impériaux, indignement traité à Pizzighettone, avec les fers aux pieds, sans qu'ils eussent jamais voulu entendre à aucune rançon; qu'il y avait dans Brihuega des principaux officiers généraux impériaux et anglais; qu'il était résolu à les prendre pour délivrer son père ou de mourir en la peine. I1 donna dans la place avec ce détachement, fit merveilles, prit de sa main quelques-uns de ces généraux, et peu de temps après en fit l'échange avec son père, qui avait été pris à Gaëte, vice-roi de Naples, les armes à la main, comme je l'ai raconté en son lieu.

J'aurai occasion ailleurs de parler de ce père et de ce fils illustres, morts tous deux successivement majordomes-majors du roi, chose qui n'a point d'exemple en Espagne. Le père surtout était la vertu, la valeur, la modestie et la piété même, le seigneur le plus estimé et respecté d'Espagne, et, chose bien rare en ce pays-là, fort savant.

En comptant la garnison de Brihuega, il en coûta aux ennemis onze mille hommes tués ou pris, leurs munitions, artillerie, bagages et grand nombre de drapeaux et d'étendards. Le roi d'Espagne y perdit deux mille hommes. Touy, bien que fort blessé à la main, dont il demeura estropié, à l'attaque de Brihuega, se voulut trouver encore à la bataille qui fut appelée de Villaviciosa, d'une villette fort proche. Il s'y distingua fort et y servit très-utilement. Il fut même fait prisonnier, mais bientôt après relâché quand le désordre commença à se mettre parmi les ennemis. Il faut dire, pour fixer la position, que Brihuega est entre Siguenza et Guadalaxara, et plus près de la dernière qui est sur le chemin de France, à vingt-cinq de nos lieues en deçà de Madrid, lorsqu'on prend le chemin de Pampelune.

Quand on considère le péril extrême, et pour cette fois, si [la chose] eût mal bâté sans ressource, de la fortune du roi d'Espagne dans cette occasion, on en tremble encore aujourd'hui. Celle qu'il avait trouvée dans le coeur et le courage des fidèles et magnanimes Espagnols, après sa défaite à Saragosse, était un prodige inespéré qui, une fois perdue encore, ne pouvait plus se réparer. Il y en avait encore moins à espérer de la France dans une seconde catastrophe. Son épuisement et ses pertes ne lui permettaient pas d'entreprendre de relever de telles ruines. Flattée par des pensées ténébreuses de paix, dont le besoin extrême croissait à tous moments par l'impuissance de se défendre elle-même, elle aurait vu la perte de la couronne d'Espagne comme un affranchissement des conditions affreuses d'y contribuer, qui lui étaient imposées, pour obtenir cette honteuse et dure paix après laquelle elle soupirait avec tant de violence. Au lieu de ménager des forces comme miraculeusement rassemblées, et rétablir peu à peu les affaires, sans les commettre toutes à la fois aux derniers hasards, l'imprudence de M. de Vendôme le fait jeter à corps perdu dans le panneau qui lui est tendu. Sa négligence ne se donne pas la peine d'être instruit du lieu qu'il prétend enlever d'emblée. Au lieu d'un poste il trouve une place lorsqu'il a le nez dessus; au lieu de quelque faible détachement avancé, il rencontre une grosse garnison commandée par la seconde personne, mais la plus puissante de l'armée ennemie, et cette armée à portée de venir tomber sur lui pendant son attaque. Alors il commence à voir où il s'est embarqué, il voit le double péril d'une double action à soutenir tout à la fois contre Stanhope qu'il faut emporter de furie, après y avoir été repoussé par deux fois, et Staremberg qu'il faut aller recevoir, et le défaire; et s'il les manque, leur laisser la couronne d'Espagne sûrement, et peut-être la personne de Philippe V pour prix de sa folie. Le prodige s'achève, Brihuega est emportée sans lui, et sans lui la bataille de Villaviciosa est gagnée. Seconde faute insigne: ce coup d'oeil tant vanté par les siens se trouble, il ne voit pas le succès, il n'aperçait qu'un léger ébranlement du centre. Ce héros qui se récrie si outrageusement à Audenarde contre une indispensable retraite, la précipite ici avec ce qu'il trouve de troupes sous sa main. Et ce même homme qui crut tout perdu à Cassano, qui se retire seul dans une cassine éloignée du lieu du combat, qui y pourpense tristement par où se sauver de ce revers, et qui y apprend par Albergotti, qui l'y découvre enfin, après l'avoir longtemps cherché, que le combat est gagné, qui y pique des deux à sa parole, et s'y va montrer en vainqueur, ce même homme apprend dans Torija même, où il s'était retiré et où il était arrivé, que la bataille est gagnée, il y retourne avec les troupes qu'il en avait emmenées, et quand il est jour il aperçait toutes les marques de la victoire. Il n'est honteux ni de sa lourde méprise, ni de l'étrange contre-temps de sa retraite, ni d'avoir sauvé Staremberg par l'absence des troupes dont il s'était fait suivre, sans s'embarrasser de ce que deviendraient les autres. Il s'écrie qu'il a vaincu, avec une impudence à laquelle il n'avait pas encore accoutumé l'Espagne comme il avait fait l'Italie et la France, et qui aussi ne s'en paya pas, tellement qu'après avoir mis le roi d'Espagne à un cheveu de sa perte radicale, il manqua encore, par cette aveugle retraite, de finir la guerre d'un seul coup, en détruisant l'armée de Staremberg, qui ne lui aurait pu échapper, s'il n'avait pas emmené les troupes, et qui, par cette faute insigne, eut le moyen de se retirer, et toute la nuit devant soi et longue, pour se mettre en ordre et ramasser tout ce qu'il put pour se grossir. Tel fut l'exploit de ce grand homme de guerre, si désiré en Espagne pour la ressusciter, et la première montre de sa capacité tout en y arrivant.

Du moment que le roi d'Espagne fut ramené sur le champ de bataille avec ses troupes par Vendôme, et qu'ils ne purent plus douter de leur bonheur, il fut dépêché un courrier à la reine. Ses mortelles angoisses furent à l'instant changées en une si grande joie qu'elle sortit à l'instant à pied par les rues de Vittoria, où tout retentit d'allégresse ainsi que par toute l'Espagne et surtout à Madrid qui en donna des marques extraordinaires. Don Gaspard de Zuniga, frère du duc de Bejar, jeune homme de vingt-deux ans, qui avait fort servi en Flandre pour son âge, fut dépêché au roi à qui le roi d'Espagne manda qu'il ne pouvait lui envoyer personne qui lui rendît un meilleur compte de l'action, où il s'était fort distingué. Il le rendit en effet tel, que le roi et tout le monde en admirèrent la justesse, l'exactitude, la netteté et la modestie. J'aurai lieu de parler de lui ailleurs; j'eus loisir et commodité de l'entretenir et de le questionner tout à mon aise chez le duc de Lauzun, tout en arrivant à Versailles, où je dînai avec lui. Il ne cacha ni au roi ni au public rien de ce qui vient d'être expliqué sur le duc de Vendôme, dont la cabale essaya de triompher vainement, pour cette fois. Il était démasqué, il était disgracié: sa cabale ne put se dissimuler ce que le roi en savait, et pensait de cette dernière affaire; elle n'osa s'élever à la cour ni guère dans le monde. Elle se contenta de ses manèges accoutumés dans les cafés de Paris et dans les provinces ignorantes des détails et frappées en gros d'une bataille gagnée. Bergheyck était venu faire un tour à Versailles, où il apprit cette grande nouvelle.

Le roi d'Espagne marcha à Siguenza, où il prit quatre ou cinq cents hommes qui s'étaient sauvés de la bataille, et quelque bagage, parmi lequel était celui du comte de Staremberg que le roi d'Espagne lui renvoya civilement. Ce général gagna comme il put la Catalogne; le roi d'Espagne mena son armée en Aragon, et s'établit à Saragosse, où il passa une partie de l'hiver, et où après un assez long temps la reine le fut joindre.

Tout tomba sur Stanhope dans le dépit extrême que les alliés conçurent de cette révolution si merveilleuse; les assaillants étaient fort peu supérieurs à ce qu'il avait dans Brihuega, et il y avait abondance de munitions de guerre et de bouche, et de l'artillerie à suffisance; le lieu était bon, et il savait le dessein de Staremberg, et pourquoi il l'y avait mis; que sept ou huit heures de résistance de plus faisaient réussir, et écrasaient tout ce qui restait de troupes et de ressource au roi d'Espagne. Staremberg, outré d'un succès si différent, et qui changeait en entier la face des affaires, cria fort contre Stanhope qui pouvait tenir encore longtemps dans le château. Quelques-uns des principaux officiers qui y étaient avec lui secondèrent les plaintes de Staremberg; Stanhope même n'osa trop disconvenir de sa faute. Il fut contraint de demander congé pour s'aller défendre. Il fut mal reçu, dépouillé de tout grade militaire en Angleterre et en Hollande, et lui et les autres officiers qui comme lui avaient été d'avis de se rendre, ne furent pas sans inquiétude pour leur dégradation et pour leur vie.

Le duc de Noailles investit Girone le 15 décembre. Cette expédition qui est plus de l'année 1711 que de celle-ci y sera remise pour retourner aux choses qui se sont passées et qui ont été suspendues ici, pour n'interrompre point la suite importante des événements d'Espagne. On eut envie d'y envoyer l'abbé de Polignac, ambassadeur. Il brillait cependant à Marly à son retour de Gertruydemberg. Le roi lui fit voir ses jardins, comme à un nouveau venu. La pluie surprit la promenade sans l'interrompre. Le roi en fit une honnêteté à l'abbé de Polignac, qui était l'hôte de cette journée. Il répondit avec toutes ses grâces que la pluie de Marly ne mouillait point. Il crut avoir dit merveilles; mais le rire du roi, la contenance du courtisan, et leurs propos au retour dans le salon, lui montrèrent qu'il n'avait dit qu'une fade et plate sottise . L'Espagne ne voulut point de lui, et redemanda instamment Amelot qui y avait si parfaitement réussi: elle n'eut ni l'un ni l'autre.

NOTE I. LE CARDINAL DE POLIGNAC. §

Le cardinal de Polignac est un des personnages sur lesquels Saint-Simon a donné carrière à sa causticité; il revient souvent à la charge, répète les mêmes anecdotes, et ne manque aucune occasion de décrier les talents diplomatiques du cardinal. Sans entreprendre l'apologie de ce prélat, il est bon de remarquer que d'autres contemporains ont exprimé sur le cardinal de Polignac une opinion tout opposée. Je citerai, entre autres, le marquis d'Argenson, qui a été ministre des affaires étrangères sous Louis XV, et qui ne pèche pas par excès d'indulgence. Voici dans quels termes il parle du cardinal de Polignac :

« Je vois quelquefois M. le cardinal de Polignac, et il m'inspire toujours les mêmes sentiments d'admiration et de respect. Il me semble que c'est le dernier des grands prélats de l'Église gallicane qui fasse profession d'éloquence en latin comme en françois, et dont l'érudition soit très-étendue. Il n'y a plus que lui qui, ayant pris place parmi les honoraires dans l'Académie des belles-lettres, entende et parle le langage des savants qui la composent. Il s'exprime sur les matières d'érudition avec une grâce et une noblesse qui lui sont propres. La conversation du cardinal est également brillante et instructive. Il sait de tout, et rend avec clarté et grâce tout ce qu'il sait; il parle sur les sciences et sur les objets d'érudition comme Fontenelle a écrit ses Mondes, en mettant les matières les plus abstraites et les plus arides à la portée des gens du monde et des femmes, et les rendant dans des termes avec lesquels la bonne compagnie est accoutumée à traiter les objets de ses conversations les plus ordinaires.

« Personne ne conte avec plus de grâce que lui, et il conte volontiers; mais les histoires les plus simples, ou les traits d'érudition qui paroîtroient les plus fades dans la bouche d'un autre, trouvent des grâces dans la sienne, à l'aide des charmes de sa figure et d'une belle prononciation. L'âge lui a fait perdre quelques-uns de ces derniers avantages, mais il en conserve assez, surtout quand on se rappelle dans combien de grandes occasions il a fait briller ses talents et ses grâces naturelles. Mon oncle, l'évêque de Blois, qui étoit à peu près son contemporain, m'a souvent parlé de sa jeunesse. Jamais on n'a fait de cours d'études avec plus d'éclat; non-seulement ses thèmes et ses versions étoient excellents, mais il lui restoit du temps et de la facilité pour aider ses camarades, ou plutôt faire leurs devoirs à leur place; si bien qu'il est arrivé au collège d'Harcourt, où il étudioit, que les quatre pièces qui remportèrent les deux prix et les deux accessit étoient également, sou ouvrage. Étant en philosophie au même collège, il voulut soutenir dans ses thèses publiques le système de Descartes, qui avoit alors bien de la peine à s'établir. Il s'en tira à merveille, et confondit tous les partisans des vieilles opinions. Cependant les anciens docteurs de l'Université ayant trouvé très-mauvais qu'il eût combattu Aristote, et n'ayant point voulu accorder de degrés à l'ennemi du précepteur d'Alexandre, il consentit à soutenir une autre thèse, dans laquelle il chanta la palinodie, et fit triompher à son tour Aristote des cartésiens mêmes.

« À peine fut-il reçu docteur en théologie que le cardinal de Bouillon le conduisit à Rome, au conclave de 1689, où le pape Alexandre VIII fut élu. Dès que l'abbé de Polignac fut connu dans cette capitale du monde chrétien, qui étoit alors le centre de l'érudition la plus profonde et de la politique la plus raffinée, il y fut généralement aimé et estimé. Les cardinaux françois et l'ambassadeur de France jugèrent que personne n'étoit plus propre que lui à faire entendre raison au pape sur les articles de la fameuse assemblée du clergé de 1682. C'étoit une pilule difficile à faire avaler à la cour de Rome; cependant l'esprit et l'éloquence de l'abbé de Polignac en vinrent à bout; il fut chargé d'en porter lui-même la nouvelle en France, et eut, à cette occasion, une audience particulière de Louis XIV, qui dit de lui en françois ce que le pape Alexandre VIII avoit dit en italien: Ce jeune homme a l'art de persuader tout ce qu'il veut; en paroissant d'abord être de votre avis, il est d'avis contraire, mais mène à son but avec tant d'adresse qu'il finit toujours par avoir raison. Il n'avoit pas encore mis la dernière main à cette grande affaire lorsque la mort du pape le rappela à Rome. Il assista encore au conclave où fut élu Innocent XII, et revint en France l'année suivante, 1692.

« Environ deux ans après, le roi le nomma à l'ambassade de Pologne dans des circonstances fort délicates. Jean Sobieski se mouroit; Louis XIV vouloit non-seulement conserver du crédit en Pologne, mais même donner pour successeur au roi Jean un prince dévoué à la France. Le prince s'étoit offert, et Louis XIV avoit chargé très-secrètement l'abbé de Polignac du soin de le faire élire, malgré la reine douairière, qui étoit Françoise, mais qui, comme de raison, favorisoit ses enfants, et en dépit de toute cabale contraire. L'abbé, tenant ses instructions bien secrètes, étoit arrivé à la cour de Sobieski un an avant sa mort. Il avoit enchanté tous les Polonois par la facilité avec laquelle il parloit latin. On l'auroit cru un envoyé de la cour d'Auguste, si on ne l'eût entendu parler françois avec la reine, qui se laissa séduire par sa figure et son esprit, mais qui ne pouvoit pas renoncer pour lui à l'intérêt de sa famille. Sobieski mourut, et la diète générale s'assembla pour lui choisir un successeur.

1. Maintenant lycée Saint-Louis.

« L'éloquence de l'abbé de Polignac, les promesses et les espérances dont il leurra les Polonois, eurent d'abord tant de succès, qu'une bonne partie de la nation, ayant à sa tête le primat, proclama le prince de Conti; mais, dans le même moment, les sommes qu'avoit répandues l'électeur de Saxe furent cause qu'il y eut une double élection, dans laquelle ce prince allemand fut élu. L'un et l'autre prétendant à la couronne arrivèrent pour soutenir leur parti, et continuèrent d'employer les moyens qui leur avoient d'abord réussi; mais ceux de l'électeur étoient plus effectifs et plus solides: il avoit de l'argent et même des troupes. Au contraire, le prince de Conti, après avoir reçu les honneurs de roi à la cour de France, aborda sur un seul vaisseau françois à Dantzick, et y séjourna pendant six semaines, mais sans avoir d'autres moyens pour faire valoir la légitimité de son élection que la bonne mine et l'éloquence de l'abbé de Polignac. Ces ressources se trouvèrent bientôt épuisées; le prince de Conti et l'abbé même furent contraints de revenir en France.

« Quoique l'on fut trop juste et trop éclairé à la cour de Louis XIV pour ne pas sentir que ce n'étoit pas la faute de l'ambassadeur si sa mission n'avoit pas eu un plus glorieux succès, il fut cependant exilé de la cour pendant quatre ans. Il employa ce temps utilement pour augmenter la masse de ses connoissances, qui étoit déjà si grande. Enfin, en 1702, il fut renvoyé à Rome en qualité d'auditeur de rote. Il y trouva de nouvelles occasions de briller et de se faire admirer, et en fut récompensé par la nomination du roi Jacques d'Angleterre au cardinalat.

« Il étoit prêt à en jouir lorsqu'il fut rappelé à la cour de France dans des circonstances très-critiques. En 1710, on l'obligea de se rendre, avec le maréchal d'Huxelles, à Gertruydemberg, chargé de proposer aux ennemis de Louis XIV, de la part de ce monarque même, de se soumettre aux conditions les plus humiliantes pour faire cesser la guerre. Malheureusement, tout l'esprit et toute l'éloquence du futur cardinal y échouèrent. Enfin, deux ans après, il fut nommé plénipotentiaire au fameux congrès d'Utrecht, et il faut remarquer qu'il étoit dès lors nommé à Rome cardinal in petto; mais quoique tout le monde sût en Hollande qui il étoit, il ne portoit ni titre ni habits ecclésiastiques; il étoit vêtu en séculier, et on l'appeloit M. le comte de Polignac. Ce fut dans cet état, et sous cet incognito, qu'il suivit toutes les négociations d'Utrecht jusqu'au moment de la signature du traité; mais alors il déclara qu'il ne lui étoit pas possible de signer l'exclusion du trône d'un monarque à qui il devoit le chapeau de cardinal. Il se retira, et vint jouir à la cour de France des honneurs du cardinalat.

« Lorsque, après la mort de Louis XIV, il fut exilé dans son abbaye d'Anchin, en Flandre, ces bons moines flamands tremblèrent en le voyant arriver dans leur monastère; mais ils pleurèrent et furent au désespoir quand il les quitta, après la mort du cardinal Dubois et du régent. Ils n'étoient point capables de juger de son mérite en qualité de bel esprit, ni de rien entendre à son érudition; mais ils l'avoient trouvé doux, aimable; et, loin de les piller, il avoit embelli leur église et rétabli leur maison.

« Il fut obligé de retourner à Rome à la mort de Clément XI, et il assista aux conclaves où furent élus Innocent XIII, Benoît XIII et Clément XII. Pendant les deux premiers pontificats, il a été chargé des affaires de France à Rome. Cette ville a toujours été le plus beau théâtre de sa gloire; l'on eût dit que l'ancienne grandeur romaine rentroit avec lui dans sa capitale. De son côté, quand il en est revenu, il a paru chargé des dépouilles de Rome, assujettie par son esprit et par son éloquence; et l'on peut dire au pied de la lettre, qu'à son dernier voyage, il a transporté une partie de l'ancienne Rome jusque dans Paris, en plaçant dans son hôtel une collection de statues antiques et de monuments tirés des ruines du palais des premiers empereurs.

« Encore une fois, je ne peux voir le cardinal de Polignac sans me rappeler tout ce qu'il a fait et appris depuis plus de soixante ans; je reste pour ainsi dire en extase vis-à-vis de lui, et en admiration de tout ce qu'il dit. On trouve que son ton est vieilli aussi bien que sa figure. Il est vrai que son ton est passé de mode; mais ne seroit-ce pas à cause que nous avons perdu l'habitude d'entendre parler de science et d'érudition que M. le cardinal de Polignac commence à nous enuuyer? Car d'ailleurs personne ne traite ces matières avec moins de pédanterie que lui: s'il cite, c'est toujours à propos, parce que, comme il a une prodigieuse mémoire, elle lui fournit de quoi soutenir la conversation sur tous les points, quelque matière que l'on traite. Pour moi, qui ai fait mes études, mais à qui il reste encore bien des choses à apprendre, j'avoue que je n'ai jamais pris de leçons plus agréables que celles qu'il donne dans la conversation. »

NOTE II. MADEMOISELLE DE LA MOTHE-H0UDANCOURT. §

Mlle de La Mothe-Houdancourt, dont Saint-Simon parle (p. 329 de ce volume), avait vivement excité l'attention de la cour en 1661, et avait été regardée comme une rivale dangereuse pour Mlle de La Vallière. Les Mémoires du temps sont remplis de ces détails. Mme de Motteville raconte que le roi, qui était alors à Saint-Germain, avait pris l'habitude d'aller à l'appartement des filles de la reine. « Comme l'entrée de leur chambre, ajoute-t-elle, lui étoit interdite par la sévérité de la dame d'honneur, il entretenoit souvent Mlle de La Mothe-Houdancourt par un trou qui étoit à une cloison d'ais de sapin, qui pouvoit lui en donner le moyen. »

Bussy-Rabutin parle aussi de Mlle de La Mothe dans son Histoire amoureuse des Gaules. Après avoir raconté une scène de jalousie entre Louis XIV et Mlle de La Vallière, il ajoute: « Le roi vit, le jour suivant, Mlle de La Mothe, qui est une beauté enjouée, fort agréable et qui a beaucoup d'esprit. Il lui dit beaucoup de choses fort obligeantes; il fut toujours auprès d'elle, soupira souvent, et en fit assez pour faire dire dans le monde qu'il en étoit amoureux, et pour le persuader à Mme sa mère, qui grondoit sa fille de ne pas répondre à la passion d'un si grand monarque. Toutes les amies de la maréchale s'assemblèrent pour en conférer, et après être convenues que nous n'étions plus dans la sotte simplicité de nos pères, elles querellèrent à outrance cette aimable fille. Mais elle avoit dans le coeur une secrète attache pour le marquis de Richelieu; ce qui faisoit qu'elle voyoit sans plaisir l'amour que le roi lui témoignoit. »

Le jeune Brienne donne, dans ses Mémoires, des détails sur cette passion de Mlle de La Mothe pour le marquis de Richelieu, mais sans en indiquer les suites. Nous les apprenons par des lettres anonymes de cette époque: elles sont adressées par une femme de la cour à Pellisson, qui accompagnait Fouquet en Bretagne.

« Il ne s'est rien passé de considérable en cette cour depuis que vous en êtes parti, que le congé donné à Mlle de La Mothe par la reine mère . Ce fut M. de Guitri qui eut ordre de le lui dire la veille du départ du roi . La reine mère souhaitoit que la chose se fît sans éclat, et que La Mothe se retirât sous prétexte de maladie ou quelque autre raison. Mais elle fut chez Mme la Comtesse le lendemain bon matin, et après avoir appelé Mme de Lyonne au conseil, il fut résolu qu'on engagerait la reine à prier la reine mère en sa faveur. Cette résolution prise, on chercha les moyens d'engager la reine à faire cette prière. On crut que la voie de Molina étoit la meilleure; on la prit, et l'abbé de Gordes fut dépêché vers elle. Molina promit de s'employer de tout son pouvoir et de faire agir la reine.

« En effet, comme la reine mère revenoit de la promenade, elle fut priée de la part de la reine d'entrer dans son appartement seule, et, y étant, la reine la pria avec des termes pressants de pardonner à La Mothe. Elle lui dit qu'elle savoit bien qu'elle n'aimoit pas la galanterie; que si, après ce pardon, La Mothe ne vivoit pas avec la dernière régularité, et ne servoit pas d'exemple aux filles de la reine mère et aux siennes, elle seroit la première à prier la reine mère de la chasser. Voyant que toute cette éloquence étoit inutile, elle fit sortir La Mothe tout en pleurs de son cabinet, où elle avoit été enfermée toute l'après-dînée, qui vint se jeter aux pieds de la reine mère, qui, craignant de s'attendrir, ou, comme elle a dit depuis, ne voulant pas lui reprocher sa mauvaise conduite, passa dans le grand cabinet de la reine, et fut entendre une très-mauvaise comédie espagnole.

« Depuis, La Mothe a fait prier la reine mère par la reine de souffrir qu'elle se retirât au Val-de-Grâce; ce qui lui a été refusé par la reine mère, parce qu'elle a dit qu'il y alloit trop de monde. On la mit à Chaillot.

« Le sujet de sa disgrâce est conté diversement. Les uns disent qu'elle a écrit une lettre où elle traite le marquis de Richelieu de traître et de perfide, pour l'avoir abandonnée, et que cette lettre a été interceptée; les autres, que le marquis a voulu se rengager dans ce même commerce avec elle, et qu'on l'a appréhendé; qu'il lui a écrit une lettre plus tendre que toutes celles qu'il lui avoit écrites autrefois, et qu'on a su qu'il l'avoit écrite. On fait d'étranges contes d'elle, et c'est ce qui fait qu'elle veut entrer dans un couvent que la reine mère lui choisira, parce qu'autrement elle ne pourroit se justifier. »

Le 7 septembre, la même personne revenait encore, dans une lettre adressée à Pellisson, sur la disgrâce de Mlle de La Mothe: « On a fait quatre vilains vers pour l'aventure de Mlle de La Mothe, que Mme de Beauvais a fait chasser. C'est le bon M. de La Mothe qui me les a dits. Il y a une vilaine parole; mais n'importe; ce n'est pas moi qui l'y ai mise:

« Ami, sais-tu quelque nouvelle
De ce ce qui se passe à la cour?
On y dit que la maq.......
A chassé la fille d'amour. »

« Tout le monde blâme M. le marquis de Richelieu . »

NOTE III. MADAME LA COMTESSE DE SOISSONS (OLYMPE MANCINI). §

Parmi les personnages que Saint-Simon avoit peu connus, et qu'il a traités avec une sévérité excessive, on ne doit pas oublier la comtesse de Soissons (Olympe Mancini); il en parle souvent dans ses Mémoires, et entre autres à l'occasion de sa mort (t. VI, p. 441-444 de notre édition). M. Amédée Renée, dans son ingénieux et savant ouvrage sur les Nièces de Mazarin, a relevé plusieurs erreurs de ce dernier passage. Saint-Simon dit (p. 442) « qu'elle (la comtesse de Soissons) fit sa paix et obtint son rappel par la démission de sa charge, qui fut donnée à Mme de Montespan. » Puis il ajoute: « La comtesse de Soissons, de retour, se trouva dans un état bien différent de celui d'où elle étoit tombée. » M. Amédée Renée fait remarquer que ce ne fut que beaucoup plus tard, en 1680, à l'époque où Olympe s'enfuit hors de France, qu'elle se démit de sa charge, qui fut, non point donnée, mais vendue par elle, moyennant deux cent mille écus, à Mme de Montespan. Celle-ci l'avoit convoitée pendant tout son règne de favorite, et elle ne l'obtint qu'aux approches de sa disgrâce.

Une assertion plus grave est relative à l'empoisonnement de Marie-Louise d'Orléans, reine d'Espagne, dont Saint-Simon accuse la comtesse de Soissons (t. VI, p. 443). Il prétend que cette princesse mourut peu de temps après avoir bu du lait glacé que lui apporta Olympe Mancini, et il ne manque pas de rapprocher le sort de Louise d'Orléans de celui de sa mère, Henriette d'Angleterre. Nous avons vu (t. III, p. 448) que rien n'était moins certain que l'empoisonnement de Madame. M. Amédée Renée prouve que l'on doit également douter des assertions de Saint-Simon relatives à l'empoisonnement de sa fille . Je me bornerai à résumer ce passage de son livre, et souvent même je le citerai textuellement.

« Saint-Simon, dit-il, avait rapporté de son voyage d'Espagne cette anecdote de lait empoisonné; il y ajouta foi sans nul doute, sans regarder de près à l'invraisemblance de l'histoire. Cette reine à qui l'on procure du lait en cachette, comme la chose la plus introuvable, et qui s'en fait apporter par une princesse étrangère, au lieu de s'adresser à son maître d'hôtel, cela ne ressemble-t-il pas à un conte arabe? Il n'est guère étonnant d'ailleurs que les bruits d'empoisonnement qui avaient déjà couru sur la comtesse de Soissons aient donné lieu en Espagne à de nouveaux soupçons et à une sorte de légende populaire. Mais dans une sphère plus élevée, on ne trouve que Saint-Simon qui attribue ce crime à Olympe. Examinons les témoignages contemporains. La palatine, duchesse d'Orléans, qui étoit la belle-mère de la reine d'Espagne, croit à l'empoisonnement comme Saint-Simon, mais il n'est point question de lait à la glace avec elle; elle assure que la jeune reine fut empoisonnée dans des huîtres, ce qui pourrait bien réduire la chose à un simple accident. Elle dit encore, et avec peu de vraisemblance, que ce fut le comte de Mansfeld qui procura le poison à deux femmes de chambre françaises. Quant à la comtesse de Soissons, il n'est pas question d'elle ici. »

M. Amédée Renée passe en revue tous les auteurs qui ont parlé de cet événement: Mme de La Fayette, qui raconte que le poison fut donné dans une tasse de chocolat ; Mademoiselle, qui croit aussi à un empoisonnement, mais sans parler de la comtesse de Soissons; Dangeau, qui raconte que le roi dit en soupant: « La reine d'Espagne est morte empoisonnée dans une tourte d'anguilles; la comtesse de Pernitz, les caméristes Zapata et Nina, qui en ont mangé après elle, sont mortes du même poison. » Enfin, si l'on en croit Louville, qui, par sa position à Madrid, mérite la plus grande confiance, « il n'est pas douteux que cette intéressante princesse, morte empoisonnée en 1689, n'ait payé de sa vie l'inutile empire qu'elle avoit su prendre sur son époux, s Ainsi, de tous les contemporains qui parlent de cet empoisonnement, Saint-Simon reste le seul qui ait accusé de ce crime Olympe Mancini, comtesse de Soissons; et comme son récit est d'ailleurs invraisemblable, l'historien des Nièces de Mazarin a rendu un véritable service en le soumettant à une critique sévère.

Tome IX §

CHAPITRE PREMIER. §

Prince de Lorraine coadjuteur de Trêves. — Mort et caractère du cardinal Grimani. — Mort et famille de la duchesse de Modène; son deuil. — Mort et fortune du prince de Salm. — Mort du comte de Noailles. — Mort et caractère de Mme de Ravetot; sa famille et celle de son mari. — Mort, famille et singularité de l'abbé de Pompadour. — Dixième denier. — P. Tellier persuade au roi que tous les biens de ses sujets sont à lui. — Explication du conseil des finances. — Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne fâchés du dixième. — Sortie de Mgr le duc de Bourgogne contre les financiers. — Du Mont m'avertit de la plus folle calomnie persuadée contre moi à Monseigneur. — Crédulité inconcevable de ce prince. — Mme de Saint-Simon s'adresse à Mme la duchesse de Bourgogne, qui détrompe pleinement Monseigneur et me tire d'affaire.

M. de Lorraine, par la protection de l'empereur, avait forcé le chapitre de Trêves de souffrir que son frère y entrât; je dis forcé, parce que ce chapitre et celui de Mayence faits sages, et en cela appuyés de toute la noblesse de l'empire, par l'exemple de celui de Cologne qui n'a plus d'archevêque, il y a longtemps, que de la maison de Bavière, depuis que ces princes se sont introduits dans le chapitre, ne veulent plus souffrir de princes dans les leurs; ce que celui de Trêves craignait du frère du duc de Lorraine et qui lui arriva. Les prières et les menaces furent employées par la cour de Vienne; M. de Lorraine traita et répandit l'argent à pleines mains. L'archevêque, qui était un baron d'Orgbreicht, et qui avait soixante-quinze ans, fut gagné; la brigue emporta les chanoines, et le frère du duc de Lorraine fut élu coadjuteur sur la fin de septembre.

L'empereur fit incontinent après une perte d'un de ses plus effrénés partisans, en la personne du cardinal Grimani, qui n'eut de dieu que son service, à qui les crimes ne coûtaient rien, et qui en fut singulièrement récompensé de la vice-royauté de Naples, où il mourut à la grande satisfaction de ce royaume, qu'il tyrannisait fort, et du pape et de tout Rome, qu'il maîtrisait sans ménagement d'une étrange sorte. Ce prince perdit aussi sa belle-sœur, la duchesse de Modène; elle n'avait que trente-neuf ans, et avait deux ans plus que l'impératrice; toutes deux filles de la duchesse d'Hanovre, desquelles j'ai parlé à l'occasion de ce qui les fit sortir de France, et de la feue princesse de Salm, dont le mari mourut aussi fort peu après. Il avait eu les premiers emplois à la cour de Vienne; il avait été gouverneur de la personne de l'empereur, et avait fait son mariage avec sa nièce; des mécontentements l'avaient fait renoncer à toutes ses charges et à la cour depuis quelques années; il s'était retiré chez lui, et il mourut à Aix-la-Chapelle. Mme la Princesse était sœur de sa femme et de la duchesse d'Hanovre. Le roi prit le deuil quatre ou cinq jours de Mme de Modène. M. de Modène avait l'honneur d'être son parent.

Le jeune comte de Noailles mourut de la petite vérole à Perpignan. De beaucoup de frères qu'avait eus le duc de Noailles, c'était le seul qui restait. Il lui avait donné son régiment de cavalerie, et il était aussi lieutenant général au gouvernement d'Auvergne. Cela ne vaut que huit mille livres de rentes. Le roi donna l'un et l'autre au duc de Noailles.

Mme de Ravetot mourut aussi. Ce fut une perte pour ses amis, dont elle avait beaucoup, des deux sexes, et la plupart de haut parage: c'en fut aussi une pour le monde, dont elle était fort et avec considération. On l'appelait belle et bonne, et elle était l'une et l'autre, avec de l'esprit, des grâces et rien de recherché ni d'affecté. Elle avait été fort de la cour de Monsieur. Elle était fille de Pertuis, autrefois capitaine des gardes de M. de Turenne, qui s'était fait estimer et considérer, et était mort gouverneur de Menin. Le nom de son mari était Canouville, gentilshommes riches, anciens et bien alliés de haute Normandie. Le maréchal de Grammont avait une fille aînée borgnesse, boiteuse et fort laide, qui ne voulut point être religieuse. Ne sachant qu'en faire, il la maria à Ravetot presque pour rien, après la mort duquel elle se ravisa et se fit carmélite. C'est la belle-mère de celle dont je parle. Le mari était un fort brave homme, qui buvait bien, fort bête et fort débauché, qui s'est ruiné et est mort lieutenant général, et qui n'a laissé qu'une fille, son seul fils étant mort longtemps devant lui, sans avoir été marié, après avoir perdu sa fortune par une prison de douze ou quinze ans, pour s'être battu avec Armentières, mort depuis premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans.

L'abbé de Pompadour mourut en même temps et emporta moins de regrets. C'était un petit homme qui, à quatre-vingt-cinq ou six ans, courait encore la ville, et qui n'avait jamais fait la moindre figure. Son père et son frère étaient chevaliers de l'ordre en 1633 et en 1661. Son père s'était bien différemment marié, d'abord à une Montgommery, après à une Rohan-Guéméné, sans enfants d'aucune; enfin à une Fabri, dont il en eut. Son fils aîné fut père de Mmes de Saint-Luc et d'Hautefort, et cet abbé, leur oncle paternel, a fini cette branche, qui était l'aînée. Il avait un laquais presque aussi vieux que lui, à qui il donnait, outre ses gages, tant par jour pour dire son bréviaire en sa place, et qui le barbotait dans un coin des antichambres où son maître allait. Il s'en croyait quitte de la sorte, apparemment sur l'exemple des chanoines qui payent des chantres pour aller chanter au chœur pour eux. Il avait un autre frère de qui le fils n'a laissé que Mme de Courcillon, dont la fille unique, veuve d'un fils du maréchal-duc de Chaulnes, s'est remariée au prince de Rohan, et n'a point d'enfants de l'un ni de l'autre. L'impossibilité, trop bassement éprouvée, d'obtenir la paix, et l'épuisement où était le royaume, jetèrent le roi dans les plus cruelles angoisses, et Desmarets dans le plus funeste embarras. Les papiers de toutes les espèces dont le commerce se trouvait inondé, et qui tous avaient plus ou moins perdu crédit, faisaient un chaos dont on n'apercevait point le remède: billets d'État, billets de monnaie, billets des receveurs généraux, billets sur les tailles, billets d'ustensile, étaient la ruine des particuliers que le roi forçait de prendre en payement de lui, qui perdaient moitié, deux tiers et plus, et avec le roi comme avec les autres. Ces escomptes enrichissaient les gens d'argent et de finance aux dépens du public, et la circulation de l'argent ne se faisait plus, parce que l'espèce manquait, parce que le roi ne payait plus personne et qu'il tirait toujours, et que ce qu'il y avait d'espèces hors de ses mains était bien enfermé dans les coffres des partisans. La capitation doublée et triplée à volonté arbitraire des intendants des provinces, les marchandises et les denrées de toute espèce imposées en droit au quadruple de leur valeur, taxes d'aisés et autres de toute nature et sur toutes sortes de choses, tout cela écrasait nobles et roturiers, seigneurs et gens d'Église, sans que ce qu'il en revenait au roi pût suffire, qui tirait le sang de tous ses sujets sans distinction, qui en exprimait jusqu'au pus, et qui enrichissait une armée infinie de traitants et d'employés à ces divers genres d'impôts, entre les mains de qui en demeurait la plus grande et la plus claire partie.

Desmarets, en qui enfin le roi avait été forcé de mettre toute sa confiance pour les finances, imagina d'établir, en sus de tant d'impôts, cette dîme royale sur tous les biens de chaque communauté et de chaque particulier du royaume, que le maréchal de Vauban d'une façon, et que Boisguilbert de l'autre, avaient autrefois proposée, ainsi que je l'ai rapporté alors, comme une taxe unique, simple, qui suffirait à tout, qui entrerait tout entière dans les coffres du roi, au moyen de laquelle tout autre impôt serait aboli, même la taille et jusque son nom. On a vu au même lieu et avec quel succès, que les financiers en frémirent, que les ministres en rugirent, avec quel anathème cela fut rejeté, et à quel point ces deux excellents et habiles citoyens en demeurèrent perdus. C'est dont il faut se souvenir ici, puisque Desmarets, qui n'avait pas perdu de vue ce système, non comme soulagement et remède, crime irrémissible dans la doctrine financière, mais comme surcroît, y eut maintenant recours.

Sans dire mot à personne, il fit son projet qu'il donna à examiner et à limer à un bureau qu'il composa exprès et uniquement de Bouville, conseiller d'État, mari de sa sœur; Nointel, conseiller d'État, frère de sa femme; Vaubourg, conseiller d'État, son frère; Bercy, intendant des finances, son gendre; Harlay-Cœli, maître des requêtes, son affidé, mort depuis conseiller d'État et intendant de Paris, et de trois maîtres financiers. Ce fut donc à ces gens si bien triés à digérer l'affaire, à en diriger l'exécution, et à en dresser l'édit. Nointel, seul d'entre eux, eut horreur d'une exaction si monstrueuse, et, sous prétexte du travail du bureau qu'il avait des vivres des armées, il s'excusa d'entrer en celui-ci, et fut imité par un des trois traitants, à qui apparemment il restait encore quelque sorte d'âme. On fut étonné que Vaubourg ne s'en fût point retiré, lui qui avait beaucoup de probité et de piété, et qui s'était retiré des intendances par scrupule, où il avait longtemps et bien servi.

Ces commissaires travaillèrent donc avec assiduité et grand'peine à surmonter les difficultés qui se présentaient de toutes parts. Il fallait d'abord tirer de chacun une confession de bonne foi, nette et précise, de son bien, de ses dettes actives et passives, de la nature de tout cela. Il en fallait exiger des preuves certaines, et trouver les moyens de n'y être pas trompé. Sur ces points roulèrent toutes les difficultés. On compta pour rien la désolation de l'impôt même dans une multitude d'hommes de tous les états si prodigieuse, et leur désespoir d'être forcés à révéler eux-mêmes le secret de leurs familles, la turpitude d'un si grand nombre, le manque de bien suppléé par la réputation et le crédit, dont la cessation allait jeter dans une ruine inévitable, la discussion des facultés de chacun, la combustion des familles par ces cruelles manifestations et par cette lampe portée sur leurs parties les plus honteuses; en un mot, plus que le cousin germain de ces dénombrements impies qui ont toujours indigné le créateur et appesanti sa main sur ceux qui les ont fait faire, et presque toujours attiré d'éclatants châtiments.

Moins d'un mois suffit à la pénétration de ces humains commissaires pour rendre bon compte de ce doux projet au cyclope qui les en avait chargés. Il revit avec eux l'édit qu'ils en avaient dressé tout hérissé de foudres contre les délinquants qui seraient convaincus, mais qui n'avait aucun égard aux charges que les biens portent par leur nature, et dès lors il ne fut plus question que de le faire passer.

Alors Desmarets proposa au roi cette affaire dont il sut bien faire sa cour; mais le roi, quelque accoutumé qu'il fût aux impôts les plus énormes, ne laissa pas de s'épouvanter de celui-ci. Depuis longtemps il n'entendait parler que des plus extrêmes misères; ce surcroît l'inquiéta jusqu'à l'attrister d'une manière si sensible, que ses valets intérieurs s'en aperçurent dans les cabinets plusieurs jours de suite, et assez pour en être si en peine, que Maréchal, qui m'a conté toute cette curieuse anecdote, se hasarda de lui parler de cette tristesse qu'il remarquait, et qui était telle depuis plusieurs jours, qu'il craignait pour sa santé. Le roi lui avoua qu'il sentait des peines infinies, et se jeta vaguement sur la situation des affaires. Huit ou dix jours après, et toujours la même mélancolie, le roi reprit son calme accoutumé. Il appela Maréchal, et seul avec lui, il lui dit que, maintenant qu'il se sentait au large, il voulait bien lui dire ce qui l'avait si vivement peiné, et ce qui avait mis fin à ses peines.

Alors il lui conta que l'extrême besoin de ses affaires l'avait forcé à de furieux impôts; que l'état où elles se trouvaient réduites le mettait dans la nécessité de les augmenter très-considérablement; que, outre la compassion, les scrupules de prendre ainsi les biens de tout le monde l'avaient fort tourmenté; qu'à la fin il s'en était ouvert au P. Tellier, qui lui avait demandé quelques jours à y penser, et qu'il était revenu avec une consultation des plus habiles docteurs de Sorbonne qui décidait nettement que tous les biens de ses sujets étaient à lui en propre, et que, quand il les prenait, il ne prenait que ce qui lui appartenait ; qu'il avouait que cette décision l'avait mis fort au large, ôté tous ses scrupules, et lui avait rendu le calme et la tranquillité qu'il avait perdue. Maréchal fut si étonné, si éperdu d'entendre ce récit, qu'il ne put proférer un seul mot. Heureusement pour lui le roi le quitta dès qu'il le lui eut fait, et Maréchal resta quelque temps seul en même place, ne sachant presque où il en était. Cette anecdote, qu'il me conta peu de jours après, et dont il était presque encore dans le premier effroi, n'a pas besoin de commentaire; elle montre, sans qu'on ait besoin de le dire, ce qu'est un roi livré à un pareil confesseur, et qui ne parle qu'à lui, et ce que devient un État livré en de telles mains.

Maintenant il faut dire ce que c'était que le conseil des finances, et ce qui s'y faisait, et qui est de même encore aujourd'hui. Le roi le tenait tous les mardis matin et les samedis matin encore; mais celui des samedis était supprimé toujours à Marly. Outre Monseigneur, et Mgr le duc de Bourgogne qui entraient en tous, il était composé du chancelier, parce qu'il avait été contrôleur général; du duc de Beauvilliers, comme chef du conseil des finances, de Desmarets, comme contrôleur général, et de deux conseillers d'État, comme conseillers du conseil royal des finances, qui étaient lors Pelletier de Sousy, et d'Aguesseau, père du chancelier d'aujourd'hui. Il faut se souvenir ici de ce qui a été rapporté ailleurs de la création de l'inutile charge de chef de ce conseil, lorsque Colbert, pour perdre Fouquet et se rendre maître des finances, persuada au roi d'en supprimer le surintendant et d'en faire la fonction lui-même. Ainsi ce conseil se passait presque entier en signatures et en bons, que le roi mettait et faisait au lieu du surintendant, en jugements d'affaires entre particuliers, que leur nature ou la volonté du ministre y portait, et en appel du jugement du conseil des prises des vaisseaux ennemis, mais marchands, que tenait chez lui M. le comte de Toulouse, dont l'appel venait au conseil des finances, que Pontchartrain y rapportait, et où pour ces affaires seulement le comte de Toulouse entrait avec voie délibérative. Toutes les autres y étaient rapportées par le contrôleur général, où le comte de Toulouse et Pontchartrain n'entraient pas. Rien autre n'y était agité ni délibéré. Tout ce qui s'appelle affaires des finances, taxes, impôts, droits, impositions de toute espèce, nouveaux, augmentation des anciens, régies de toutes les sortes, tout cela est fait par le contrôleur général seul chez lui, avec un intendant des finances dont la fonction est d'être son commis, quelquefois avec le traitant seul. Si la chose est considérable à un certain point, elle est rapportée au roi par le contrôleur général seul, dans son travail avec lui tête à tête, tellement qu'il sort des arrêts du conseil en finance qui n'ont jamais vu que le cabinet du contrôleur général, et des édits bursaux les plus ruineux qui de même n'ont pas été portés ailleurs; que le secrétaire d'État ne peut refuser de signer, ni le chancelier de viser et sceller sans voir, sur la simple signature du contrôleur général; et ceux qui entrent au conseil des finances n'en apprennent rien que par l'impression de ces pièces devenues publiques, comme tous les particuliers les plus éloignés des affaires. Cela se passait ainsi alors, et s'est toujours continué de même depuis jusqu'à aujourd'hui.

L'établissement de la capitation fut proposé, et passa sans examen au conseil des finances, comme je l'ai raconté en son lieu, singularité donnée à l'énormité de cette espèce de dénombrement. La même énormitë redoublée engagea Desmarets à la même cérémonie, ou plutôt au même jeu. Le roi, mis au large par le P. Tellier et sa consultation de Sorbonne, ne douta plus que tous les biens de ses sujets ne fussent siens, et que ce qu'il n'en prenait pas et qu'il leur laissait était pure grâce. Ainsi il ne fit plus de difficulté de les prendre à toutes mains et en toutes les sortes; il goûta donc le dixième en sus de tous les autres droits, impôts et affaires extraordinaires, et Desmarets n'eut plus qu'à exécuter; Ainsi le mardi matin, 30 septembre, Desmarets entra au conseil des finances avec l'édit du dixième dans son sac.

Il y avait déjà quelques jours que chacun savait la bombe en l'air, et en frémissait avec ce reste d'espérance qui n'est fondé que sur le désir, et toute la cour ainsi que Paris attendait dans une morne tristesse ce qui en allait arriver. On s'en parlait à l'oreille, et bien que ce projet prêt d'éclore fût déjà exprès rendu public, personne n'en osait parler tout haut. Ceux du conseil des finances y entrèrent ce jour-là sans en savoir davantage que le public, ni même si l'affaire baiserait ou non le bureau de ce conseil.

Tout le monde assis, et Desmarets tirant un gros cahier de son sac, le roi prit la parole et dit que l'impossibilité d'avoir la paix, et l'extrême difficulté de soutenir la guerre, avaient fait travailler Desmarets à trouver des moyens extraordinaires qui lui paraissaient bons; qu'il lui en avait rendu compte, et qu'il avait été du même avis quoique bien fâché d'être réduit à ces discours; qu'il ne doutait pas qu'ils ne fussent d'avis semblable après que Desmarets le leur aurait expliqué.

Après une préface si décisive et si contraire à la coutume du roi, Desmarets fit un discours pathétique sur l'opiniâtreté des ennemis et l'épuisement des finances, court et plein d'autorité, qu'il conclut par dire qu'entre laisser le royaume en proie à leurs armes ou se servir des seuls expédients qui restaient, lui n'en sachant aucuns autres, il croyait encore moins dur de les mettre en usage que de souffrir l'entrée des ennemis dans toutes les provinces de France; qu'il s'agissait de l'imposition du dixième denier sans exception de personne; qu'outre la raison d'impossibilité susdite, chacun encore y trouverait son compte, parce que cette levée qui serait modique pour chacun en comparaison de ce qu'il avait sur le roi en rentes et en bienfaits (mais outre cette iniquité criante à ceux-là, combien de gens qui n'avaient rien du roi ni sur le roi!) en procurerait le payement régulier désormais, et par là un recouvrement de moyens pour tous les particuliers, et une circulation pour le général qui remettrait une sorte de petite abondance et de mouvement d'argent; qu'il avait tâché de prévenir tous les inconvénients tant pour le roi que pour ses sujets, et que ces messieurs en jugeraient mieux par la lecture de l'édit même qu'il allait faire, que par tout ce qu'il en pourrait dire de plus. Aussitôt, et sans attendre de réponse, il se mit à lire l'édit, et il le lut d'un bout à l'autre tout de suite sans aucune interruption, puis il se tut.

Personne ne prenant la parole, le roi demanda l'avis à d'Aguesseau, à qui comme le dernier du conseil c'était à parler le premier. Ce digne magistrat répondit que l'affaire lui paraissait d'une si grande importance qu'il n'en pouvait dire ainsi son avis sur-le-champ; qu'il lui faudrait pour le former lire longtemps chez lui l'édit, tant sur la chose même que sur la forme, partant qu'il suppliait le roi de le dispenser d'opiner là-dessus. Le roi dit que d'Aguesseau avait raison; que l'examen qu'il demandait était même inutile, puisqu'il ne pouvait être travaillé plus que ce qu'avait fait Desmarets, qui était d'avis de faire cet édit, et tel qu'ils le venaient d'entendre; que c'était aussi son sentiment à lui à qui Desmarets en avait rendu compte, et qu'ainsi ce ne serait que perdre le temps que de le discuter davantage.

Tous se turent, hormis le duc de Beauvilliers, qui, séduit par le neveu de Colbert son beau-père, qu'il croyait un oracle en finances, et touché de la réduction à l'impossible, dit en peu de mots que, tout fâcheux qu'il reconnût ce secours, il ne pouvait ne le pas préférer à voir les ennemis ravager la France, ni trouver que ce parti ne fût plus salutaire à ceux-là mêmes qui en souffriraient le plus.

Ainsi fut bâclée cette sanglante affaire, et immédiatement après signée, scellée, enregistrée parmi les sanglots suffoqués, et publiée parmi les plus douces mais les plus pitoyables plaintes. La levée ni le produit n'en furent pas tels à beaucoup près qu'on se l'était figuré dans ce bureau d'anthropophages, et le roi ne paya non plus un seul denier à personne qu'il faisait auparavant. Ainsi tourna en fumée ce beau soulagement, cette sorte de petite abondance, cette circulation et ce mouvement d'argent, lénitif unique du beau discours de Desmarets. Je sus dès le lendemain tout le détail que je viens de rapporter, par le chancelier. Quelques jours après la publication de l'édit, il se répandit qu'il s'y était opposé avec vigueur au conseil des finances; cela lui fit grand honneur, mais il s'en fit un bien plus véritable en rejetant hautement le faux. Il avoua à quiconque lui en parla qu'il s'était tu absolument, qu'il n'avait pas été mis à-portée de dire un seul mot là-dessus, qu'il en était même bien aise, parce que tout ce qu'il aurait pu dire n'aurait rien changé à une résolution de ce poids, absolument prise, dont on ne leur avait parlé que par forme, cérémonie qui l'avait même surpris. D'ailleurs il ne se cacha pas de blâmer cette invention affreuse avec toute l'amertume que méritait un remède tourné en poison.

Le maréchal de Vauban était mort de douleur du succès de son zèle et de son livre, comme je l'ai raconté en son lieu. Le pauvre Boisguilbert, qui avait survécu à l'exil que le sien lui avait coûté, conçut une affliction extrême de ce que, par n'avoir songé qu'au bien de l'État et au soulagement universel de tous ses membres, il se trouvait l'innocent donneur d'avis d'un si exécrable monopole, lui qui n'avait imaginé et proposé le dixième denier qu'en haine et pour la destruction totale de la taille et de tout monopole, et soutint constamment que ce dixième denier en sus des monopoles ne produirait presque rien, par le défaut de circulation et de débit qui formait l'impuissance, et l'événement fit voir en bref qu'il ne se trompait pas. Ainsi tout homme, sans aucun excepter, se vit en proie aux exacteurs, réduit à supputer et à discuter avec eux son propre patrimoine, à recevoir leur attache et leur protection sous les peines les plus terribles, à montrer en public tous les secrets de sa famille, à produire lui-même au grand jour les turpitudes domestiques enveloppées jusqu'alors sous les replis des précautions les plus sages et les plus multipliées; la plupart à convaincre, et vainement, qu'eux-mêmes propriétaires ne jouissaient pas de la dixième partie de leurs fonds. Le Languedoc entier, quoique sous le joug du comite Bâville, offrit en corps d'abandonner au roi tous ses biens sans réserve, moyennant assurance d'en pouvoir conserver quitte et franche la dixième partie, et le demanda comme une grâce. La proposition non-seulement ne fut pas écoutée, mais réputée à injure et rudement tancée. Il ne fut donc que trop manifeste que la plupart payèrent le quint, le quart, le tiers de leurs biens pour cette dîme seule, et que par conséquent ils furent réduits aux dernières extrémités. Les seuls financiers s'en sauvèrent par leurs portefeuilles inconnus, et par la protection de leurs semblables devenus les maîtres de tous les biens des François de tous les ordres. Les protecteurs du dixième denier virent clairement toutes ces horreurs sans être capables d'en être touchés.

Quelques jours après là publication de l'édit, Monseigneur, par grand extraordinaire, alla dîner à la Ménagerie avec les princes ses enfants et leurs épouses, et des dames en petit nombre. Là, Mgr le duc de Bourgogne, moins gêné que d'ordinaire, se mit sur les partisans, dit qu'il fallait qu'il en parlât, parce qu'il en avait jusqu'à la gorge, déclama contre le dixième denier et contre cette multitude d'autres impôts, s'expliqua avec plus que de la dureté sur les financiers et les traitants, même sur les gens de finances, et par cette juste et sainte colère, rappela le souvenir de saint Louis, de Louis XII, Père du peuple, et de Louis le Juste. Monseigneur, ému par cette sorte d'emportement de son fils qui lui était si peu ordinaire, y entra aussi un peu avec lui, et montra de la colère de tant d'exactions aussi nuisibles que barbares, et de tant de gens de néant si monstrueusement enrichis de ce sang; et tous deux surprirent infiniment ce peu de témoins qui les entendirent, et les consolèrent un peu dans l'espérance en eux de quelque ressource.

Mais le décret en était porté; le vrai successeur de Louis XIV était le fils d'un rat de cave, qui ajouta dans son long et funeste gouvernement à tout ce qui s'était auparavant inventé en ce genre, et qui mit les publicains et leurs vastes armées en effroi, et, s'il était possible, en honneur par la vénération qu'il leur porta, la puissance et le crédit sans bornes qu'il leur donna, le respect odieux qu'il leur fit porter par les plus grands et par tout le monde, et les grâces et les distinctions de la cour, de l'Église et de la guerre qu'ils partagèrent avec les seigneurs, même avec préférence, jusqu'à pas une desquelles jusqu'alors aucun d'eux n'avait osé lever les yeux.

Il faut maintenant parler d'une nouvelle bombe qui me tomba sur la tête, et rapporter ce que je n'ai fait qu'indiquer ailleurs de l'incroyable crédulité de Monseigneur.

Il faut se souvenir de ce que j'ai dit de du Mont, de la confiance de Monseigneur pour lui, et de son constant souvenir de ce que mon père avait fait pour le sien. Il faut encore remarquer que le roi déclara, le lundi 2 juin, à Marly, le mariage de M. le duc de Berry, et qu'il alla le même jour faire à Madame la demande de Mademoiselle; que le dimanche 15 juin, Mme de Saint-Simon fut nommée dame d'honneur de la future duchesse de Berry, de la manière qui a été rapportée, dans le cabinet du roi à Versailles; que le dimanche 6 juillet, le mariage se fit dans la chapelle de Versailles; que le mercredi suivant 9 juillet, le roi alla à Marly jusqu'au samedi 2 août; qu'il y retourna le mercredi 20 août jusqu'au samedi 13 septembre; qu'il y retourna encore le mercredi 8 octobre jusqu'au samedi 18 du même mois ; enfin qu'il y retourna le lundi 3 novembre jusqu'au samedi 15 du même mois, et qu'il n'alla point à Fontainebleau cette année, retenu par les fâcheuses affaires et par la dépense de ce voyage. Ce sont quatre voyages de Marly depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, et il n'y en eut plus après de cette année.

Quelques jours après, le second voyage de Marly, commencé, revenant avec le roi de la messe, du Mont, dans le resserré de la porte du petit salon de la chapelle, prit son temps de n'être pas aperçu, me tira par mon habit, et comme je me tournai, mit un doigt sur sa bouche, et me montra les jardins qui sont au bas de la rivière, c'est-à-dire de cette superbe cascade que le cardinal Fleury a détruite, et qui était en face derrière le château. En même temps du Mont me glissa dans l'oreille: « Aux berceaux.» Cette partie du jardin en était entourée avec des palissades qui ôtaient la vue de ce qui était dans ces berceaux; c'était le lieu le moins fréquenté de Marly, qui ne conduisait à rien, et où l'après-dînée même et les soirs il était rare qu'on se promenât.

Inquiet de ce que me voulait du Mont avec tant de mystère, je gagnai doucement l'entrée des berceaux, où, sans être vu, je regardai par une des ouvertures que je le visse paraître. Il s'y glissa par le coin de la chapelle, et j'allai au-devant de lui. En me joignant il me pria de retourner vers la rivière, afin d'être encore plus écartés, et nous nous y mîmes contre la palissade la plus épaisse, et dans l'éloignement des ouvertures, pour être encore plus cachés sous ces berceaux. Tant de façons me surprirent et m'effrayèrent; je le fus bien autrement quand j'appris de quoi il était question.

Après quelques compliments de reconnaissance sur mon père et d'amitié pour moi, du Mont me dit qu'il venait me donner la plus grande marque de l'une et de l'autre, mais à deux conditions: la première, que je ne ferais pas en la moindre chose du monde aucun semblant de savoir rien de ce qu'il m'allait apprendre; l'autre, que je n'en ferais aucun usage que lorsqu'il me le dirait; et que de concert avec lui, et je lui donnai parole de l'un et de l'autre. Alors il me dit que deux jours après le mariage de M. le duc de Berry, étant entré sur la fin de la matinée dans le cabinet de Monseigneur, où il était tout seul avec l'air fort sérieux, il l'avait suivi tout seul encore par le jardin, où il entrait par les fenêtres de ses cabinets chez Mme la princesse de Conti, chez laquelle il entrait aussi de la terrasse de l'Orangerie de Versailles, par les fenêtres de son appartement, laquelle aussi il trouva seule dans son cabinet; que tout en entrant, Monseigneur lui avait dit d'un air contre son naturel fort enflammé, et comme par interrogation, qu'elle était là bien tranquille; ce qui la surprit à tel point, qu'elle lui demanda avec frayeur s'il y avait des nouvelles de Flandre, et qu'est-ce qui était arrivé. Monseigneur répondit avec un air de dépit qu'il n'y avait point de nouvelles, sinon que j'avais dit que maintenant que le mariage du duc de Berry était fait, il fallait faire chasser Mme la Duchesse et elle, et qu'après cela nous gouvernerions tout à notre aise ce bon imbécile, en parlant de soi; qu'elle ne devait donc pas être si assurée ni si en repos. Puis tout à coup, et comme se battant les flancs pour s'irriter davantage, il tint tous les propos qu'eût mérités ce discours, ajouta des menaces, et dit qu'il avertirait bien le duc de Bourgogne de me craindre, de m'écarter, et de s'éloigner tout à fait de moi. Cette manière de soliloque dura assez longtemps sans que j'aie su ce que Mme la princesse de Conti dit là dessus; mais par le silence de du Mont à cet égard, par le dépit qu'elle montra du mariage, et par presque tout ce qui l'environnait, je n'eus pas lieu de croire qu'elle cherchât à rien adoucir. Du Mont seul en tiers, collé à la muraille, frémissait sans oser dire une parole, et la scène ne finit qu'à l'arrivée de Sainte-Maure, qui fit tout court changer de discours.

On ne peut comprendre l'effet que fit sur moi ce récit. Entre plusieurs l'étonnement l'emporta; je regardai du Mont, je lui demandai comment un pareil rapport se pouvait concevoir, comment il osait se faire, et comment il pouvait être cru, et je le priai de me dire par quel biais et par quel moyen proposer au roi, et réussir à lui faire chasser ses deux filles, princesses du sang, qu'il aimait, et Monseigneur encore mieux; et s'il ne fallait pas être plus fou que les plus enfermés pour concevoir un projet si radicalement insensé et si parfaitement impossible; plus fou encore de s'en vanter et de le dire, et plus que démon pour l'inventer et en affubler quelqu'un qui au moins n'avait jamais passé pour fou ni pour visionnaire. Je lui demandai encore ce qu'il lui semblait de celui qui s'en était si aisément persuadé. Du Mont m'avoua que tout ce que je disais était véritable et d'une évidence parfaite; mais que la calomnie n'en était pas moins faite et reçue. Je n'osai enfoncer sur la crédulité de Monseigneur, content que du Mont, en haussant les épaules, et par quelques mots échappés, me laissât entendre qu'il en pensait tout comme moi.

Après la première surprise, qui fut en moi le sentiment le plus fort, je vis l'abîme qu'on avait creusé sous mes pieds, et je demandai à du Mont qu'y faire. « Rien du tout pour le présent, me dit-il; je n'ai osé vous avertir plus tôt, parce que, ayant été le seul témoin de la scène avec Mme la princesse de Conti, j'ai voulu laisser éloigner le temps; il n'est pas encore venu de rien faire. Attendez que je vous avertisse, et je le ferai soigneusement. — Mais, monsieur, lui répondis-je, qui suis-je, moi, vis-à-vis de Monseigneur en fureur, et toujours dans les mêmes lieux que lui, hors à Meudon? Que devenir ici dans le salon en sa présence? Comment oser lui faire ma cour chez lui, et comment oser ne la lui pas faire en attendant que vous m'avertissiez et que nous ayons trouvé moyen de lui faire entendre raison, avec tous les démons qui l'obsèdent et qui l'entretiendront dans cette humeur, ceux surtout qui ont osé abuser de lui jusqu'à lui faire accroire une absurdité, trop forte même pour un enfant de six ans ? — Tout cela est très-embarrassant, me répliqua du Mont; ne demandez point pour Meudon, ne vous approchez guère ici de Monseigneur dans le salon, allez chez lui de loin à loin, mais allez-y; vous ne vous êtes aperçu de rien de lui jusqu'à cette heure; en vivant de la sorte à son égard, il ne s'échappera à rien avec vous, c'est tout ce que je puis vous dire.» Il me recommanda après tant et plus l'observation exacte des deux conditions qu'il m'avait fait promettre, reçut mes remercîments à la hâte, et s'enfuit par où il était venu, dans la frayeur d'être avisé par quelqu'un.

Je demeurai assez longtemps à me promener sous ces berceaux, à rêver à l'excès de scélératesse, à l'opinion que ceux qui l'avaient conçue pouvaient avoir d'un prince à qui ils avaient osé espérer de la lui faire croire, et à qui ils l'avaient si bien persuadée, et à m'abîmer dans les réflexions de ce qu'on pourrait devenir sous un roi gouverné par de pareils démons, et incapable de ne pas gober les absurdités les plus grossières et les plus palpables. Revenant à moi, je ne savais ni comment me tirer de celle-ci, bien moins encore parer toutes celles qu'il plairait aux mêmes gens d'inventer, et d'en coiffer ce pauvre prince. Je me retirai chez moi dans tout le malaise qu'il est aisé de s'imaginer, et que je ne confiai qu'à Mme de Saint-Simon, qui n'en fut pas moins étonnée que moi, ni moins épouvantée. Je suivis exactement la conduite que du Mont m'avait prescrite.

J'allais assez médiocrement chez Monseigneur, et même à Marly fort rarement autour de lui, parce que cette cabale qui le gouvernait, et dont j'ai plus d'une fois parlé, était toute composée de gens qui me haïssaient parfaitement. Je n'avais donc aucune familiarité avec Monseigneur; j'allais assez rarement à Meudon; ainsi la conduite que j'eus à garder fut imperceptible au monde. Je n'ai jamais su, et j'en loue Dieu encore, qui avait fait accroire à Monseigneur cette ineptie si cruelle, et parmi cette troupe mâle et femelle de cette cabale, je n'ai pu démêler ni asseoir aucun soupçon sur personne de distinct. Les choses de rang pour les deux Lislebonne et leur oncle de Vaudemont, Rome à l'égard de d'Antin, ce qui s'était passé avec feu M. le duc et Mme la Duchesse, les choses de Flandre sur le tout les avaient tous rendus mes ennemis personnels. Ils m'avaient vu, malgré toutes leurs menées, ressusciter auprès du roi; ils frémissaient de ce que je n'étais pas resté perdu; ma liaison intime avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans aigrissait leur haine; enfin le mariage de M. le duc de Berry en avait comblé la mesure. Quoique les détails en demeurassent ignorés, il n'avait que trop transpiré que je l'avais fait, et la démarche que je fis par Bignon auprès de la Choin, si proche de la déclaration du mariage, acheva de les en persuader, quoique je me fusse bien gardé d'en rien laisser imaginer dans tout ce qui se passa entre Bignon et moi. Mes liaisons si intimes avec le chancelier, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, ces deux derniers qu'ils haïssaient parfaitement, et tant d'autres principaux personnages des deux sexes, leur faisaient peur, et plus que tout, comme je le sentis par ce qu'en dit Monseigneur, ce qui commençait à se former d'intime entre Mgr le duc de Bourgogne et moi, que des yeux si perçants et si attentifs commençaient à apercevoir parmi les ténèbres, leur faisait frayeur et les déterminait à tout oser et à tout entreprendre.

Dans une situation d'autant plus violente, dans la contrainte de son secret, que l'avenir en était plus terrible que le présent n'en était fâcheux et embarrassant à quelque point qu'il le fût, je pris du Mont dans le salon, un matin, tout à la fin de ce même voyage. Après force répétitions de l'absurdité de la calomnie, de respects pour Monseigneur, je lui proposai de lui dire qu'ayant appris ce qui m'était imputé auprès de lui, et le regardant comme étant déjà roi par avance, je ne pouvais demeurer dans cet état, et que j'avais prié du Mont d'obtenir de lui la grâce de le pouvoir entretenir un quart d'heure, ou de recevoir comme un sacrifice fait à son injuste colère de me retirer en Guyenne jusqu'à ce qu'il me permît de lui démontrer l'absurdité d'une si noire calomnie. Du Mont ne put désapprouver mon impatience de sortir de cette étrange affaire, ni le respect avec lequel je m'y prenais. Il me promit de parler à Monseigneur avec étendue, mais il le fit avec un air beaucoup moins ouvert, et en homme que cela embarrassait pour avoir été témoin de la scène. C'était un homme de fort peu d'esprit, timide et fort mesuré, qui craignait tout et qui s'embarrassait de tout. Il me dit qu'il n'était pas temps encore, qu'il le prendrait dès qu'il le verrait à propos, et se rabattit à m'exhorter à la patience et au secret, et à la conduite que je lui avais promise.

Monseigneur traversa le salon et me vit parler à du Mont tête à tête. J'en fus bien aise dans l'espérance qu'il lui demanderait ce que je lui disais, et qu'il en pourrait profiter pour ce que je désirais. La messe du roi finit notre conversation.

Ce Marly, comme je l'ai dit, était le second depuis le mariage. J'espérais peu des mesures et de la faiblesse de du Mont; nous songeâmes donc, Mme de Saint-Simon et moi, à nous aider d'ailleurs, dès que du Mont m'en laisserait libre, mais comme ce que nous résolûmes ne s'exécutait pas aisément par la mécanique si principale en toutes les choses de la cour, fatigués d'ailleurs d'une situation si pénible, et dans le dessein de ne laisser pas refroidir les promesses de liberté pour y accoutumer de bonne heure, et s'établir sur le pied d'en prendre, un peu avant le troisième Marly, Mme de Saint-Simon eut une audience de Mme la duchesse de Bourgogne, qui depuis le mariage ne pouvait plus être remarquée.

Elle la supplia d'obtenir la permission du roi pour elle d'aller passer ce voyage de Marly, qui devait être court, à la Ferté pour se trouver au retour à Versailles. Cela ne fit aucune difficulté, mais grand bruit, et grande envie par la distinction. Aucune dame d'honneur, pas même celles des bâtardes du roi, n'avait eu liberté de s'absenter deux jours seulement, et cet esclavage était passé en loi par l'habitude. Mme de Saint-Simon usa sagement de cette liberté, mais elle en usa plusieurs fois, et fut la seule à qui elle fut accordée, laquelle même lui tourna à bien; nous allâmes donc nous reposer et réfléchir à la Ferté, et nous y prîmes la résolution dont je parlerai tout à l'heure.

De retour à Versailles, le roi fit le troisième voyage à Marly depuis le mariage. Vers le milieu du voyage, du Mont, comme la première fois, me tira en revenant de la messe du roi et me montra les berceaux. J'allai aussitôt l'y attendre. Là il me dit qu'il croyait maintenant que je pouvais faire parler à Monseigneur, parce qu'il y avait assez longtemps de ce dont il m'avait averti pour que j'eusse pu l'être d'ailleurs, et le laisser hors de soupçon de l'avoir fait; que néanmoins, après y avoir bien réfléchi, il n'avait pas cru pouvoir hasarder de parler à Monseigneur, parce qu'il avait été témoin de la scène, mais que si Monseigneur, plein de ce qu'on lui aurait dit pour moi là-dessus, lui en parlait, il saisirait l'occasion et dirait merveilles. Je lui fis valoir l'exactitude si pénible avec laquelle je lui avais tenu les deux conditions qu'il m'avait demandées; je ne fis pas semblant de sentir sa faiblesse et sa timidité, parce qu'on ne peut tirer des gens plus que ce qui est en eux, et que le service de l'avis n'en était pas moins grand, et pour accomplir toute fidélité avec lui, je lui proposai de faire parler à Monseigneur par Mme la duchesse de Bourgogne; il l'approuva fort. Je ne laissai pas pourtant de lui demander si ce canal serait agréable, et il m'en assura. Je lui promis de l'instruire du succès, et nous nous séparâmes de la sorte avec force amitiés et recommandations de sa part de continuer ma même conduite à l'égard de Monseigneur, jusqu'à ce qu'il pût être pleinement détrompé.

L'impossibilité de trouver personne assez de nos amis et assez avant dans la privance de Monseigneur pour lui faire parler, nous avait tournés vers Mme la duchesse de Bourgogne. Mme de Saint-Simon en eut une audience dans laquelle elle lui conta ce qui vient d'être rapporté, sans lui nommer du Mont, l'excita sur le mariage imputé à crime auquel elle avait eu une si principale part, lui fit sentir jusque pour elle-même et pour Mgr le duc de Bourgogne en quel danger chacun était par l'incroyable crédulité de Monseigneur, livré sans réserve à de tels scélérats. Mme la duchesse de Bourgogne en fut vivement touchée; elle en sentit tout le péril, entra pleinement en tout ce que Mme de Saint-Simon lui dit, lui parla avec toute sorte d'intérêt et d'amitié, reçut avec mille bontés la prière qu'elle lui fit de parler à Monseigneur, et lui promit de prendre son temps pour le faire, avec l'étendue que la chose méritait, et en soi, et à mon égard. Quinze ou vingt jours après, elle eut l'attention de dire à Mme de Saint-Simon, qui ne lui en avait point reparlé, de ne s'impatienter pas; qu'elle n'avait pu trouver encore occasion de pouvoir parler avec étendue, mais qu'elle pouvait compter qu'elle la cherchait et ne la manquerait pas. Cela dura jusqu'après le quatrième et dernier voyage de Marly, d'où le roi revint le samedi 15 novembre.

Le lendemain dimanche, Monseigneur s'en alla à Meudon pour plusieurs jours. Il vint à Versailles le mercredi suivant, 19 novembre, pour le conseil d'État, au sortir duquel il retourna dîner à Meudon, et y mena tête à tête avec lui Mme la duchesse de Bourgogne. Ce fut là qu'elle lui parla, sûre du temps, d'être seule, et de ne pouvoir être interrompue. Elle entama sur Mme de Saint-Simon, qui allait aussi dîner à Meudon avec Mgrs ses fils et Mme la duchesse de Berry. Sur ce que Monseigneur la loua fort, la princesse lui dit qu'il la mettait pourtant au désespoir. Il fut très-surpris, et demanda comment. Alors elle lui parla franchement de l'affaire qu'on m'avait faite auprès de lui. Il l'avoua et s'en irrita de nouveau. Elle lui laissa tout dire, et puis lui demanda si bien sérieusement il en était persuadé; de là, lui dit avec adresse qu'elle aimait fort Mme de Saint-Simon, que de moi elle ne s'en souciait point, mais que pour lui-même elle ne pouvait souffrir de le voir la dupe d'une invention si grossière; qu'il n'était pas imaginable qu'un homme avec la moindre teinture de la cour, combien moins un homme qu'on lui avait dépeint comme si remuant, si plein d'esprit et de connaissances, si dangereux, pût se mettre dans la tête un projet aussi insensé que celui de faire chasser de la cour deux veuves de princes du sang, si aimées de lui et du roi qui était leur père, bien moins encore de le dire, et qu'à la première vue de la chose, nul homme du moindre sens n'y pouvait ajouter foi. II n'en fallut pas davantage à ce pauvre prince pour lui persuader l'ineptie d'une supposition qu'il avait si aisément gobée, et tout d'un coup pour lui faire naître la honte d'avoir si pleinement donné dans un panneau si grossièrement tendu. Il l'avoua à l'instant de bonne foi, convint de tout avec elle, et dit qu'il n'avait pas tant fait de réflexion, parce que la colère l'avait surpris.

Elle en prit occasion de lui donner des soupçons contre des personnes qui avaient eu assez peu de respect pour lui pour l'exposer à une colère si peu fondée et si fort à leur gré, et pour lui représenter qu'étant ce qu'il était, il ne pouvait être trop en garde contre les faux rapports, et contre les gens qu'il y aurait surpris, et si grossiers encore. Elle n'osa lui demander qui c'était, et se contenta de lui dire que tout ce qui l'approchait me haïssait, les uns par rang, les autres par d'autres raisons. Elle le laissa changer de discours, dont il eut hâte, après qu'elle lui eut fait suffisamment sentir combien ce rapport était peu respectueux, hardi, scélérat et incroyable, et combien honteux et dangereux pour lui d'y avoir donné sans y faire la moindre attention.

Elle ne voulut faire semblant de rien à Mme de Saint-Simon à Meudon; mais à Versailles, le soir même, elle lui rendit toute cette conversation, dont Mme de Saint-Simon lui rendit les grâces que méritait ce service, rendu avec tant de force, d'esprit; de bonté et de succès. Dès que je pus voir du Mont, je lui dis, mais sans détail, que Mme la duchesse de Bourgogne avait parlé à merveilles, et réussi à détromper Monseigneur, dont il me parut fort aise. M. de Beauvilliers et le chancelier, qui étaient en grande peine de me savoir dans ce bourbier, se réjouirent fort de m'en savoir dehors, et [furent] fort d'avis du parti que je m'étais proposé, de continuer à l'égard de Monseigneur, avec qui je n'avais qu'à perdre par ses entours infernaux et rien à gagner, la même conduite que je gardais depuis cette aventure, et de laisser croire ainsi aux honnêtes gens qui m'y avaient mis que j'y étais encore, pour ne leur pas donner envie de quelque autre invention qui me perdrait peut-être auprès d'un prince si facile à croire, et si fort entre leurs mains, sans que j'en pusse être averti.

CHAPITRE II. §

Abbé de Vaubrun rappelé après dix ans d'exil. — Sa famille, son caractère. — Bulle qui condamne les jésuites sur les usages chinois. — Cinq hommes d'augmentation par compagnie d'infanterie. — Taxe d'usuriers. — Refonte et profit de la monnaie. — Pont de Moulins tombé. — Ravages de la Loire. — Grand prieur enlevé par une espèce de partisan impérial. — Apanage et maison de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Berry. — Rare méprise. — Benoist, contrôleur de la bouche, homme dangereux. — Scrupule du roi sur la vénalité des charges de ses aumôniers. — Mme de La Rochepot fort étrangement admise, comme femme du chancelier de M. le duc de Berry, à Marly, à [la] table et dans les carrosses de Mme la duchesse de Bourgogne. — Mme la duchesse de Bourgogne seule maîtresse indépendante de sa maison. — Retour des généraux. — Fervaques quitte le service. — Mort du lord Greffin. — Mort de Spanheim. — Mort et deuil de la duchesse de Mantoue. — Prétendu faiseur d'or. — Boudin; son état et son caractère. — Bals, fêtes et plaisirs à la cour tout l'hiver.

L'abbé de Vaubrun, depuis dix années en exil, et les dernières avec permission d'être à Paris, sans approcher plus près de la cour, eut enfin permission de venir saluer le roi, le jour du retour à Versailles du dernier voyage de Marly de cette année. Son nom était Bautru, de la plus petite et nouvelle bourgeoisie de Tours.

Vaubrun, son père, était frère de Nogent, tué maître de la garde-robe, au passage du Rhin, qui avait épousé la sœur de M. de Lauzun, du chevalier de Nogent, et de la Montauban, cette fausse princesse dont j'ai parlé quelquefois. Leur père avait fait sa fortune par beaucoup d'esprit et de souplesse, sur la fin de Louis XIII, et surtout dans la minorité de Louis XIV, et était devenu capitaine de la porte.

Nogent eut sa charge à sa mort, et après celle de maître de la garde-robe, pour épouser pour rien la sœur de M. de Lauzun, qui était fille de la reine mère. Vaubrun avait épousé la fille de Serrant, frère de son père, qui était très-riche et avait été maître des requêtes, qui vivait encore à quatre-vingt-cinq ou six ans, retiré à Serrant en Anjou, où l'abbé de Vaubrun avait passé son exil. Vaubrun fut tué lieutenant général au combat d'Altenheim, à cette belle et fameuse retraite que mon beau-père fit à la mort de M. de Turenne.

Il laissa deux filles, dont l'aînée fut, en 1688, seconde femme du duc d'Estrées, et une autre, dont j'ai parlé à l'occasion de son enlèvement, et qui fut depuis enfermée aux Annonciades de Saint-Denis, où elle a fait profession, et un fils unique, mais absolument nain, extrêmement boiteux, qui par ces défauts naturels se fit d'Église. Avec ses jambe torses et une tête à faire peur, il ne laissait pas d'être fort audacieux avec les femmes, pour lesquelles il se croyait de grands talents. Il avait du savoir, beaucoup d'esprit, peu ou point de jugement, une grande hardiesse, la science du monde où il voulait tout savoir, être de tout, se mêler de tout, frappant à toutes les portes, obséquieux, respectueux, bassement valet de tous gens en place souvent ennemis, toujours dès qu'ils y arrivaient, et se fourrant chez tout ce qui figurait. Une folle ambition et la passion du grand monde lui firent acheter une charge de lecteur pour s'introduire à la cour. L'intrigue était son élément, mais dangereux, imprudent, peu sûr d'ailleurs, et comme tel, craint, évité, méprisé. Il se dévoua au cardinal de Bouillon dont les intrigues le firent chasser, et les siennes avec les jésuites le firent revenir. Il finit par se faire l'âme damnée de M. et de Mme du Maine, qui ne le menèrent à rien. Toute sa vie il eut la rage d'être évêque.

En ce temps-ci parut une bulle du pape, qui décida très-nettement toutes les disputes des missionnaires et des jésuites de la Chine sur les cérémonies chinoises de Confucius, des ancêtres et autres, qui les déclara idolâtriques, les proscrivit, condamna les jésuites dans leur tolérance et leur pratique là-dessus, approuva la conduite du feu cardinal de Tournon, dont les souffrances, la constance et la mort y étaient fort louées, et les menées et la désobéissance des jésuites fort tancées. Cette bulle les mortifia moins qu'elle ne les mit en furie; ils l'éludèrent, puis à découvert la sautèrent à joints pieds. On a tant écrit sur ces matières que je n'en dirai pas davantage. Je fais seulement mention de cette bulle comme de la source de tout le fracas qui arriva bientôt après, et dont la persécution dure encore, et n'a fait que croître en fureur. Je parlerai en son temps de son chef-d'œuvre du démon et des jésuites, et en particulier du P. Tellier.

Le dixième établi donna lieu à augmenter toute l'infanterie de cinq hommes par compagnie. On fit aussi une taxe sur les usuriers, qui avaient gagné gros à trafiquer les papiers du roi, c'est-à-dire à profiter du besoin de ceux à qui le roi les donnait en payement. On appelait ces gens-là agioteurs, et leur manége, suivant la presse où étaient les porteurs de billets, de donner par exemple trois ou quatre cents livres, et souvent encore la plupart en denrées, pour un billet de mille francs, ce manége, dis-je, s'appelait agio. On prétendit tirer une trentaine de millions de cette taxe. Bien des gens y gagnèrent gros, je ne sais si le roi y fut le mieux traité. Bientôt après on refondit la monnaie, ce qui fit un grand profit au roi et un extrême tort aux particuliers et au commerce. On a dans tous les temps regardé comme un très-grand malheur, et comme quelque chose de plus, de toucher aux blés et aux monnaies. Desmarets a accoutumé au manége de la monnaie; M. le Duc et le cardinal Fleury, à celui des blés et de la famine factice.

Le pont que Mansart avait bâti à Moulins sur l'Allier avait été emporté aussitôt qu'achevé, comme je l'ai rapporté en son lieu. Il y en avait rebâti un autre, qu'il avait assuré devoir durer jusqu'à la postérité la plus reculée. Il avait coûté plus de huit cent mille livres. Il fut emporté aux premiers commencements de cet hiver, par l'inondation de la Loire, qui par ses ravages coûta plus de dix millions au royaume, qui, comme il a été expliqué ailleurs, en fut redevable au crédit du duc de La Feuillade. Le grand prieur, encore sorti du royaume, comme il a été rapporté en son lieu, s'était, à force d'errer, établi à Venise. Ne se trouvant bien nulle part, il alla promener ses inquiétudes tout à la fin d'octobre, et se mit en chemin pour Lausanne, en Suisse. Une manière de bandit nommé Massenar, ayant pourtant une commission de l'empereur, et dont le fils avait été pris depuis quelques mois, et mis à Pierre-Encise pour les crimes de son père et pour les siens, attrapa le grand prieur dans son chemin, lui fit passer diligemment le Rhin, l'enferma dans un château de l'empereur, et lui déclara qu'il le traiterait tout pareillement que son fils serait traité. Il eut permission d'en envoyer avertir le comte du Luc, ambassadeur du roi en Suisse, qui en donna avis par un courrier. Il ne parut pas que le roi fût fort ému de cette nouvelle, ni que personne y prît grande part.

L'emprunt continuel où M. le duc et Mme la duchesse de Berry étaient sans cesse réduits d'officiers de chambre, et de gardes du roi, et de table de Mme la duchesse de Bourgogne, lassa enfin par l'importunité, tellement qu'au lieu d'attendre la paix qui paraissait encore si éloignée, le roi, contre sa première résolution, se porta à donner un apanage à son petit-fils. Les pensions furent accordées sur le pied de celles qu'avaient eues Monsieur et Madame, mais l'apanage fut fort différent. La reine mère, qui aimait tendrement Monsieur et qui était régente, régla le sien et n'y garda point de mesure; on tomba pour celui-ci dans l'extrémité contraire. Le revenu ne suffit pas à la dépense du pied de la maison; les extraordinaires, si souvent indispensables, se trouvèrent sans fonds; on ne donna pas le moindre meuble, ni aucune maison de ville ni de campagne; et ce ne fut que du temps après que le palais de Luxembourg ou d'Orléans leur fut donné à Paris. Cet apanage fut des duchés d'Angoulême et d'Alençon, avec quelque extension légère, et du pays de Ponthieu, avec la collation de tous les bénéfices de nomination royale, excepté les évêchés comme à feu Monsieur, mais qui s'y trouvèrent rares et petits.

Tout cela fait et passé; MM. d'Abbeville, qui par leur ancienne fidélité et service ont obtenu et conservé le privilège de garder eux-mêmes le roi lorsqu'il passe par leur ville, et de n'y recevoir aucunes troupes, députèrent pour demander en cette considération que leur ville fût détachée de l'apanage, et réservée immédiatement à la couronne. La Vrillière, secrétaire d'État, qui l'avait dans son département, en rendit compte au roi, dont la surprise fut extrême d'apprendre qu'Abbeville fût de l'apanage, et demanda pourquoi. La question parut étrange; mais l'étonnement le devint quand, à la réponse, il dit qu'il ne savait pas que le Ponthieu fût là, ni qu'Abbeville en fût la capitale. Il ajouta que ce pays sentait trop la poudre à canon pour être donné en apanage, et le fit retirer.

Le Berry en la place, et même tout d'abord, convenait mieux qu'aucune autre pièce, puisque le prince en portait le nom. Mais, en examinant, on trouva que tout le domaine en était engagé à la maison de Condé. On eut donc recours au comté de Gisors et à quelques environs pour remplacer le Ponthieu; et, comme les noms d'Angoulême et d'Alençon avaient été profanés par la bâtardise de Charles IX, et par le fils mort enfant du dernier duc de Guise, le roi fit expédier des lettres patentes à son petit-fils pour porter le nom de duc de Berry, qui lui avait été imposé en naissant, quoiqu'il n'y eût aucune propriété. L'affaire de l'apanage consommée, on mit en vente les charges de la maison de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Berry. Comme ils y désirèrent des noms, la chose fila assez lentement. Son peu d'importance n'en fera pas ici à deux fois.

Le duc de Beauvilliers, qui, comme ayant été gouverneur de M. le duc de Berry, était seul de droit premier gentilhomme de sa chambre, eut la disposition de cette charge. Comme tout se réglait sur le premier pied de la maison de feu Monsieur pour le nombre des charges et de leurs appointements, M. de Beauvilliers fit deux charges de la sienne. Il fit présent en plein de l'une au duc de Saint-Aignan, son frère, dont la naissance et encore plus la dignité flattèrent extrêmement M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, et vendit l'autre au marquis de Béthune, gendre de Desmarets, devenu depuis duc de Sully. Le chevalier de Roye acheta une des deux charges de capitaine des gardes. Clermont-d'Amboise, gendre d'O, prit l'autre; Montendre, celle de capitaine des Cent-Suisses.

Rasilly, porté par le duc de Beauvilliers, qui l'avait fait sous-gouverneur des princes, et qui depuis la fin de cet emploi n'avait pas quitté M. le duc de Berry d'un pas, avec des fatigues de courses, de chasses et de veilles incroyables, par ordre du roi et sans appointements, en fut récompensé par le beau présent de la charge de premier écuyer, demandée pour un prix fort haut par des gens de la première qualité.

Toute la cour applaudit à cette grâce, parce qu'il la méritait, et qu'il s'était fait universellement aimer, estimer et considérer. Mme la duchesse de Berry, qui y voulait de plus grands noms, en pleura amèrement et n'en cacha son dépit à personne. Il est pourtant vrai que Rasilly était gentilhomme ancien, de fort bon lieu, bien allié, lieutenant général de sa province, et que ses pères l'avaient été quand ne l'était pas qui voulait, ni pour de l'argent.

Cette princesse ne fut pas si délicate pour La Haye, écuyer de M. le duc de Berry, à qui elle fit donner pour rien la charge de premier veneur, et bientôt après lui fit acheter par M. le duc de Berry celle de premier chambellan, qui lui donnait place dans son carrosse, et à sa table, quand il mangeait avec des hommes. Il s'en redressa et s'en regarda au miroir avec plus de complaisance. Il était bien fait, mais avec une taille haute de planche contrainte et un visage écorché qui d'ailleurs n'avait rien de beau. Il fut heureux en plus d'une sorte, et plus attaché à sa nouvelle maîtresse qu'à son maître. Le roi fut fort en colère quand il sut que M. le duc de Berry avait emprunté ce présent.

De Pons et Monchy, gens de bonne maison, achetèrent les deux charges de maîtres de la garde-robe. Champignelle, gentilhomme de bon lieu, et gendre de feu Denonville, premier sous-gouverneur des princes, prit celle de premier maître d'hôtel, et la fit très-honorablement. Le fils du baron de Beauvais et de cette Mme de Beauvais, première femme de chambre si confidente de la reine mère, desquels j'ai parlé ailleurs, acheta celle de capitaine de la porte. Le roi l'avait fait défaire de la capitainerie de Grenelle, Montrouge, etc., en faveur de Bontems par une noire malice de Benoist, contrôleur de la bouche.

C'était un gros brutal qui servait toute l'année, fils d'un cuisinier de Louis XIII. Il s'était rendu si familier avec le roi, par son assiduité et son attention à ses mets, qu'il s'était fait craindre à toute la cour, à Livry même, et ménager jusque par M. le Prince et M. le Duc. Il traita souvent fort mal ce petit Beauvais sur du gibier assez mal à propos, qui se rebéqua. Benoist fît languir le gibier, vanta les autres capitaines des chasses qui en envoyaient de bonne heure, et quantité, se plaignit qu'il n'en pouvait tirer de celui-ci, l'accusa de le vendre, et fit si bien qu'il mit le roi en colère, et qu'il le perdit. Je sens bien qu'en soi c'est la dernière des bagatelles pour être rapportée; mais elle caractérise et dépeint.

L'abbé Turgot, aumônier du roi, venait d'être sacré évêque de Séez, et cherchait à vendre sa charge. Il n'y avait plus que lui et l'abbé Morel qui les eussent achetées; le roi les avait toutes retirées peu à peu par scrupule de simonie . Il croyait avec raison que ces charges s'achetaient pour se frayer et s'abréger le chemin aux abbayes et à l'épiscopat, et que c'était indirectement les acheter. Cette considération fit l'évêque de Séez premier aumônier de M. le duc Berry, pour la plupart du prix de sa charge, dont le roi lui paya le surplus. C'était un très-bon et honnête homme.

Je procurai à Coettenfao, mon ami de tout temps, la charge de chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Berry, la plus belle sans comparaison, et la plus commode de toutes à faire, et qui portait naturellement à être chevalier de l'ordre. II était lieutenant général, et des bons, et premier officier des chevau-légers, qu'il vendit. Pour m'être trop pressé, il n'eut point là diminution que la difficulté de vendre introduisit quelque temps après qu'il fut pourvu. Le chevalier d'Hautefort acheta la charge de premier écuyer; le frère de son père l'était de la reine. Il fut curieux de voir en même temps lui avec cette charge chez une fille de France, et son frère écuyer de M. le comte de Toulouse, lequel encore faisait l'important. Saumery, frère du sous-gouverneur des princes, mais homme droit, simple et d'honneur, qui s'ennuyait de sa retraite après avoir longtemps servi, acheta la charge de premier maître d'hôtel, et la remplit très-honnêtement.

Celle de premier aumônier demeura longtemps à vendre, ainsi qu'une infinité de petites. À la fin, l'abbé de castries, frère du chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, maintenant archevêque d'Alby et commandeur de l'ordre du Saint-Esprit, le fut très-longtemps après.

Voysin, profitant de sa faveur, et ne sachant que faire de sa fille aînée qu'il aimait fort, et qui était exclue de tout pour avoir épousé un homme de robe, La Rochepot, fils de La Berchère, fort riche, lui fit acheter la charge de chancelier de M. le duc de Berry, et fit accroire au roi qu'avec cela il pouvait lui faire la grâce de l'admettre dans les carrosses et à la table de Mme la duchesse de Bourgogne, et par là la mener à Marly, ce qui fut très-extraordinaire.

En même temps le roi fit pour Mme la duchesse de Bourgogne ce qu'il n'avait accordé ni a la reine ni à Mme la Dauphine. Il lui laissa l'entier gouvernement des affaires de sa maison, et la disposition de toutes les charges et places, même sans lui rendre compte de rien: en un mot maîtresse absolue. Il s'en expliqua ainsi tout haut, dit qu'il se fiait assez en elle pour cela, et qu'elle serait capable de choses plus difficiles et plus importantes. Cette faveur très-signalée vint de lui-même. Mme la duchesse de Bourgogne se serait perdue avec lui pour toujours, si elle avait fait la moindre tentative pour l'obtenir. On peut croire qu'elle sut ménager une faveur si distinguée; et que, pour peu que ce dont elle eut à disposer ne fût pas tout à fait dans le petit, elle con-noissoit trop bien le roi pour rien faire sans lui, mais sûre alors de son approbation et du gré de cette déférence.

Berwick, chassé par les neiges, revint le premier après avoir détaché une partie de ses troupes pour le Roussillon. Harcourt revint ensuite, Besons après, et tous les officiers de leurs armées entrées en quartiers d'hiver. Villars aussi arriva des eaux de Bourbonne. Goesbriant fut reçu en gendre de ministre, et eut avec l'ordre une pension de vingt mille livres, en attendant le premier gouvernement.

Fervaques, colonel du régiment de Piémont, et brigadier d'infanterie avec réputation, quitta le service. J'ai parlé ailleurs de ces Bullion à l'occasion du carrosse de Madame où Mme de Bullion sa mère entra une fois pour de l'argent qu'elle donna à Mme de Ventadour, mais sans que cela ait été plus loin. C'était une femme fort impérieuse, qui fit quitter son fils, piquée qu'il ne fût pas maréchal de camp au sortir de Douai, quoique brigadier seulement de l'hiver. Le roi en fut fort blessé. Qui lui aurait dit que ce même Fervaques serait fait officier général comme s'il n'eût point quitté, et chevalier de l'ordre en 1724: il aurait été étrangement étonné et scandalisé, comme le fut aussi toute la France. Le roi le punit par la bourse. Piémont lui avait coûté cent mille livres, il le fixa à soixante-quinze mille. Ils purent être fâchés de ce petit coup de houssine, mais trop riches pour se soucier de vingt-cinq mille livres.

Lord Greffin, pris avec le marquis de Lévi, en mer, lors de la tentative d'Écosse, dont il a été fait à cette occasion mention honorable, mourut à Londres, dans un grand âge, de sa mort naturelle, ayant eu des répits de sa condamnation de temps en temps, et sûreté qu'il en aurait toujours. Il a été parlé alors assez de lui pour n'avoir rien à y ajouter.

Spanheim, si connu dans la république des lettres, et qui ne l'a pas moins été par ses négociations et ses emplois, mourut en ce même temps à Londres, à quatre-vingt-quatre ans, avec une aussi bonne tête que jamais, et une santé parfaite jusqu'à la fin. Il avait été longtemps à Paris envoyé de l'électeur de Brandebourg, et il passa en la même qualité à Londres lorsque les affaires se brouillèrent sur la succession d'Espagne.

La duchesse de Mantoue mourut aussi à Paris, à la fleur de son âge, et d'une beauté qui promettait une grande santé, le 16 décembre. Sa maladie fut longue, dont elle sut heureusement profiter. Depuis son bizarre mariage sa vie avait été fort triste; aucun des beaux projets de la duchesse d'Elbœuf ni de ses grandes prétentions pour elle n'avait pu réussir. Elle avait depuis son retour mené à Paris une vie fort triste. Elle n'avait point d'enfants et n'eut rien de son mari. Il avait l'honneur d'appartenir au roi, qui prit le deuil en noir pour cinq ou six jours.

Il se produisit en ces derniers jours de l'année un de ces aventuriers escrocs, qui prétendait avoir le grand secret de faire de l'or. Boudin, premier médecin de Monseigneur, le fit travailler chez lui, sous ses yeux et sous clef. On le verra dans quelque temps un hardi et dangereux personnage pour un homme de son espèce. Il est bon d'en dire un mot puisqu'il se trouve naturellement ici sous la main. Il était boudin de figure comme de nom, fils d'un apothicaire du roi dont personne n'avait jamais fait cas. Il étudia en médecine, fut laborieux, curieux, savant. S'il fût demeuré dans l'application et le sérieux, c'eût été un bel et bon esprit. Il l'avait d'ailleurs extrêmement orné de littérature et d'histoire, et en avait infiniment d'un tour naturel, plein d'agrément, de vivacité, de reparties, et si naïvement plaisant que personne n'était plus continuellement divertissant, sans jamais vouloir l'être. Il fut doyen de la faculté de Paris, médecin du roi, et enfin premier médecin de Monseigneur, avec lequel il était au mieux. Il subjugua M. Fagon, le tyran de la médecine et le maître absolu des médecins, au point d'en faire tout ce qu'il voulait, et d'entrer chez lui à toute heure, lui toujours sous cent verrous. Il haïssait le tabac jusqu'à le croire un poison; Boudin lui dédia une thèse de médecine contre le tabac, et la soutint toute en sa présence, se crevant de tabac, dont il eut toujours les doigts pleins, sa tabatière à la main, et le visage barbouillé. Cela eût mis Fagon en fureur d'un autre; de lui tout passait. Un homme de si bonne compagnie réussit bientôt dans une cour où il ne pouvait faire envie à personne. Il fut des soupers familiers de M. le Duc, de ceux de M. le prince de Conti. C'était à qui l'aurait, hommes et femmes du plus haut parage et de la meilleure compagnie, et ne l'avait pas qui voulait, vieux à dîner, jeunes dans leurs parties; libertin et débauché à l'excès, gourmand à faire plaisir à table, et tout cela avec une vérité et un sel qui ravissait. De cette façon, Boudin fut bientôt gâté. D'ailleurs c'était un compagnon hardi, audacieux, qui se refusait peu de choses, et qui n'en ménageait aucune quand il n'en craignait point les retours ou quand il était poussé, et devenu fort familier, et de là fort tôt très-impertinent. Initié de cette sorte dans le monde le plus choisi, il se mit dans l'intrigue, et il sut et fut de bien des choses secrètes et importantes de la cour.

Le maréchal de Villeroy, durant sa brillante faveur, se mit à le plaisanter devant Monseigneur, un matin qu'il prenait médecine. Ses grands airs déplurent à Boudin, qui répondit sec. Le maréchal continua; l'autre n'en fit pas à deux fois; il l'insolenta si net que la compagnie en demeura confondue et le maréchal muet et outré. Monseigneur, qui n'aimait pas le maréchal et qui se divertissait de son médecin, fort bien avec lui et avec tout ce qui l'environnait, ne dit mot. Après un peu de silence, le maréchal s'en alla, et Monseigneur se mit à rire. L'histoire courut incontinent et il n'en fut autre chose.

Quoique Boudin aimât son métier, il s'y rouilla tout à fait parce qu'il ne prenait plus la peine de voir les malades; mais sa curiosité pour toutes sortes de remèdes et de secrets ne l'abandonna point. Il était sur cela de la meilleure foi du monde, et tombait sur la Faculté qui n'en veut point, et qui laisse mourir les gens dans ses règles. Il aimait la chimie, il y était savant et aussi bon artiste, mais il alla plus loin, il souffla. Il se mit dans la tête que la pierre philosophale n'était pas impossible à trouver, et avec toute sa science et son esprit il y fut cent fois dupé. Il lui en coûta beaucoup d'argent, et quoiqu'il l'aimât beaucoup, rien ne lui coûtait pour cela, et il quittait les parties et les meilleures compagnies pour ses alambics et pour les fripons qui l'escroquaient. Mille fois attrapé, mille autres il s'y laissait reprendre. Il s'en moquait lui-même et de ses frayeurs, car il avait peur de tout et en faisait les contes les plus comiques. Ce faiseur d'or-ci l'amusa et le trompa enfin comme les autres, et lui coûta bien de l'argent qu'il regretta fort, car il ne négligeait pour en amasser aucun des moyens que sa faveur lui pouvait fournir. Seigneurs et ministres le comptaient et le ménageaient comme un homme fort dangereux, et lui aussi, pourvu qu'il ne fût pas poussé, connaissoit à qui il avait affaire, et ne laissait pas de se ménager aussi avec eux. Il tenait fort à la cabale de Meudon et assez à celle des seigneurs.

Dès le commencement de décembre, le roi déclara qu'il voulait qu'il y eût à Versailles des comédies et des appartements, même lorsque Monseigneur serait à Meudon, contre l'ordinaire. Il crut apparemment devoir tenir sa cour en divertissements pour cacher mieux au dehors, et au dedans s'il l'eût pu, le désordre et l'extrémité des affaires. La même raison fit qu'on ouvrit de bonne heure le carnaval, et qu'il y eut tout l'hiver force bals à la cour de toutes les sortes, où les femmes des ministres en donnèrent de fort magnifiques, et comme des espèces de fêtes, à Mme la duchesse de Bourgogne et à toute la cour; mais Paris n'en demeura pas moins triste, ni les provinces moins désolées.

CHAPITRE III. §

Prince de Conti, Médavy, du Bourg, Albergotti, Goesbriant reçus chevaliers de l'ordre. — Singularités sur le prince de Conti. — Goesbriant gouverneur de Verdun. — Mariage de Châtillon avec une fille de Voysin. — Électeur de Cologne, à Paris et à la cour, dit la messe à Mme la duchesse de Bourgogne. — Son étrange poisson d'avril. — Mort de l'électeur de Trêves. — La Porte déclare la guerre à la Russie. — Nangis colonel du régiment du roi. — Mort, famille et caractère de Feuquières. — Réflexion sur les vilains. — Mort et caractère d'Estrades; sa naissance. — Prétention et procès de d'Antin sur la dignité de duc et pair d'Épernon. — D'Antin obtient permission du roi d'intenter son procès. — Ruse et artifice de son discours. — Appartement du roi à Marly. — Ferme et nombreuse résolution de défense. — Avis sensé et hardi d'Harcourt. — Causes de fermeté. — Mesures prises. — Je refuse la direction de l'affaire, dont je fais charger les ducs de Charost et d'Humières. — Opposition à d'Antin signée. — Étrange procédé du duc de Mortemart. — Souplesse de d'Antin. — Partialité du roi pour d'Antin, inutile. — Misérable procédé de La Feuillade. — Ducs dyscoles. — Aiguillon. — Le roi fait déclarer son impartialité au parlement. — Inquiétude singulière du duc de Beauvilliers à la réception du duc de Saint-Aignan, son frère.

Cette année commença par la cérémonie de faire chevaliers de l'ordre M. le prince de Conti, Médavy et du Bourg, longtemps depuis maréchaux de France, Albergotti et Goesbriant.

M. le prince de Conti n'avait pas quinze ans. Mme sa mère ne laissait pas de demander l'ordre pour lui depuis longtemps avec le dernier empressement. L'âge des princes du sang pour l'avoir est vingt-cinq ans; mais le roi, qui l'avait donné au comte de Toulouse avant quatorze ans, ne sut que répondre à cet exemple que M. du Maine fit valoir, dans la liaison intime où les affaires de la succession de M. le Prince l'avaient mis avec Mme la princesse de Conti. Aussi, moyennant les bâtards qui peu à peu renversèrent tout et défigurèrent tout, les princes du sang eurent l'ordre sans âge comme les fils de France, c'est-à-dire que, les fils de la couronne et ceux de l'adultère y étant traités pour l'âge en toute égalité, les princes du sang ne purent demeurer exclus du même avantage.

La présentation de M. le prince de Conti fut une autre nouveauté tout aussi étrange. Les parrains doivent être de même rang que le présenté. Lorsque les chevaliers manquent, comme en 1661 et en 1688, on n'y regarde point par l'impossibilité, et les fils de France sont parrains indifféremment de tous les chevaliers novices, à leur tour; mais quand il y a des chevaliers suffisamment on revient à la règle toujours observée. C'était donc à deux princes du sang à présenter le prince de Conti, mais il n'y avait de prince du sang que M. le Duc qui fût chevalier de l'ordre. La raison voulait donc que, pour le second parrain, on en approchât au plus près, et que M. du Maine, ou, si sa jambe boiteuse l'en empêchait, le comte de Toulouse le fût, puisqu'il ne leur manquait rien, nulle part en France, du rang de prince du sang que des bagatelles au parlement imperceptibles, et que les enfants mêmes de M. du Maine y étaient pareillement montés. Néanmoins, avec la pique d'entre Mme la Duchesse et M. du Maine, qui était dès lors très-vive, sur la succession de M. le Prince, le roi hésita à coupler M. du Maine avec M. le Duc. On pouvait, pour honorer les princes du sang, coupler M. le Duc avec M. le duc d'Orléans; mais le rang de petit-fils de France, si récent et si distingué de celui des princes du sang, s'accommoda encore moins de cela que M. le Duc de M. du Maine. Pour couper court, on remonta au faîte, afin que tout y fût sans proportion; on ne s'arrêta point aux fils de France, quoiqu'il n'y en pût avoir d'un prince du sang avec eux, et la présentation se fit par Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne.

Les quatre autres, on a vu à quelle occasion ils furent nommés, et jusqu'à quel point la décoration de la cour, des plus hautes dignités, de la première naissance, devint de plus en plus, depuis Louvois et sa promotion de 1688, récompense militaire. Les deux premiers portaient l'ordre depuis longtemps jusqu'à ce qu'ils pussent être reçus. À cette occasion, ils furent mandés pour l'être: l'un de Strasbourg, où il commandait sur toute la frontière du Rhin; l'autre de Grenoble, où il commandait sur toute la frontière de Savoie. Les deux autres venaient d'être nommés, et ne portèrent l'ordre qu'après avoir été reçus. Les deux premiers retournèrent bientôt après à leur commandement; et Goesbriant s'en alla commander à Saint-Omer. Le roi lui donna une pension de vingt mille livres en attendant le premier gouvernement vacant. C'était bien le moins pour le gendre de celui qui les payait. Goesbriant n'attendit pas longtemps le gouvernement de Verdun, que la mort de Feuquières lui procura.

Voysin maria sa seconde fille au comte de Châtillon, fils et neveu des deux premiers gentilshommes de la chambre de Monsieur et de M. le duc d'Orléans, qui sûrement n'auraient pas cru à son horoscope, si elle leur eût dit la fortune dans laquelle il est aujourd'hui, et que son oncle, le favori de Monsieur, a eu le loisir de voir quelques années avant sa mort à quatre-vingt-sept ou huit ans, retiré depuis longtemps dans sa province. Voysin, au lieu des deux cent mille livres que le roi, avant cette dernière guerre, donnait aux filles de ses ministres, eut, comme ils ont eu depuis, dix mille livres de pension pour sa fille.

L'électeur de Cologne, qui était venu de Valenciennes voir l'électeur de Bavière à Compiègne, arriva à Paris les deux ou trois premiers jours de cette année. Il eut incontinent après une audience du roi incognito, et alla de même tout de suite chez Mme la duchesse de Bourgogne, où Mgr le duc de Bourgogne se trouva. L'électeur s'amusa quelques semaines à Paris, et vint après dîner à Meudon. Monseigneur se mit à table dans son fauteuil à sa place ordinaire, sans cadenas, parce qu'à Meudon il n'en avait jamais, et comme à l'ordinaire une serviette plissée sur la nappe sous son couvert, et servi par du Mont, avec une soucoupe pour boire. L'électeur de Cologne se mit vis-à-vis de Monseigneur, parmi les courtisans, sur un siége pareil à eux; et cette place vis-à-vis de Monseigneur n'était point celle des princes du sang, ni distinguée en rien. Il n'eut point de serviette sous son couvert, ni de couvert distingué, mais fut servi par un officier de la bouche, et sans soucoupe pour boire, comme tous le-autres courtisans. Il fut par toute la maison avec Monseigneur, qui aux portes étroites passait devant lui sans aucun compliment, et l'électeur s'arrêtait et se rangeait avec un air de respect, et parlant à lui l'appela toujours Monseigneur, usage qui avait tellement prévalu que le roi ne lui parlait jamais autrement, et que, parlant de lui, il le nommait plus ordinairement Monseigneur qu'il ne disait mon fils; mais M. le Dauphin, il ne le disait jamais.

Deux jours après, qui fut le mardi 3 février, il vit l'électeur dans son cabinet, lequel en sortant de là s'en alla dire la messe à Mme la duchesse de Bourgogne. Il aimait à la dire, et basse et haute, et à faire toutes sortes de fonctions. Il avait fort prié Mme la duchesse de Bourgogne de l'entendre. Il la dit au grand autel de la chapelle, basse, et comme un évêque ordinaire. Mme la duchesse de Bourgogne-était en haut dans la tribune, pour éviter le corporal que le prêtre lui apportait à baiser à la fin de la messe quand elle était en bas, et pour que cette messe eût l'air d'une messe ordinaire; mais l'électeur la salua profondément en entrant et en sortant de l'autel, et s'inclina comme un chapelain ordinaire aux Dominus vobiscum et à la bénidiction. En entrant et en sortant de l'autel, Mme la duchesse de Bourgogne reçut debout son inclination profonde, et lui fit une révérence fort marquée. Madame fut outrée de cette messe, et se garda bien de s'y trouver. L'électeur en effet aurait pu s'en passer; mais non-seulement ce fut lui qui la proposa, mais qui en pressa, et qui témoigna que Mme la duchesse de Bourgogne le désobligerait si elle l'en refusait. Il n'y avait point de cérémonies qu'il n'aimât à faire. Enfin il aimait même à prêcher, et on peut juger comment il prêchait. Il s'avisa un premier jour d'avril de monter en chaire; il y avait envoyé inviter tout ce qui était à Valenciennes, et l'église était toute remplie. L'électeur parut en chaire, regarda la compagnie de tous côtés, puis tout à coup se prit à crier: « Poisson d'avril! poisson d'avril!» et sa musique avec force trompettes et timbales à lui répondre. Lui cependant fit le plongeon et s'en alla. Voilà des plaisanteries allemandes, et de prince, dont l'assistance, qui en rit fort, ne laissa pas bien d'être étonnée.

Après avoir dit la messe à Mme la duchesse de Bourgogne, il dîna chez le duc de Villeroy, et fut ensuite voir Mme de Maintenoh à Saint-Cyr, qui lui donna Mme de Dangeau pour le conduire à voir toutes les classes de demoiselles, et l'accompagner par toute la maison. Il avait pris congé du roi le matin, qui lui fit donner beaucoup d'argent et le renvoya fort content. Deux jours après, il apprit la vacance d'un canonicat de Liége, dont il était aussi évêque; il l'envoya offrir galamment à Mme de Dangeau, pour le comte de Lowenstein, son frère, chanoine de Cologne et, grand doyen de Strasbourg, mort longtemps depuis évêque de Tournai; et le canonicat fut accepté avec l'agrément du roi. L'électeur de Cologne s'en alla le 7 février à Compiègne, d'où il s'en retourna à Valenciennes.

On apprit quelques jours après la mort de l'électeur de Trèves. Ainsi le frère de M. de Lorraine ne fut pas longtemps coadjuteur; et ces chapitres de Mayence et de Trèves, si résolus, par l'exemple de celui de Cologne, à se faire sages contre l'ambition des princes, et à n'en point recevoir parmi eux, tombèrent dans le même inconvénient, Trèves dès lors et Mayence ensuite, dont le coadjuteur était le grand maître de l'ordre Teutonique, frère de l'électeur palatin et de l'impératrice douairière.

Le roi de Suède, de son asile de Bender, sut si bien remuer la Porte en sa faveur qu'on sut par des Alleurs, qui avait succédé à Fériol dans l'ambassade de Constantinople, que le Grand Seigneur déclarait la guerre, et prétendait, avec une armée de trois cent mille Turcs, Tartares ou Cosaques, chasser les Moscovites et les Saxons de Pologne, et rétablir le roi de-Suède et le roi Stanislas. Cette nouvelle, qui pouvait influer sur les affaires de l'empereur, fit un peu de soulagement.

Le roi, lassé de voir son régiment d'infanterie dans un assez mauvais état, donna le gouvernement de Landrecies à du Barail et le fit maréchal de camp. Il était lieutenant-colonel lorsque le roi l'ôta, comme on l'a dit, à Surville, et le donna à du Barail à qui il le reprit et le donna à Nangis. Cela parut un grand commencement de fortune à tous les détails que le colonel de ce régiment avait fréquemment tête à tête avec le roi, qui se croyait le colonel particulier de ce régiment, avec le même goût qu'un jeune homme qui sort des mousquetaires.

Feuquières mourut en ce temps-ci. Il était ancien lieutenant général, d'une grande et froide valeur, de beaucoup plus d'esprit qu'on n'en a d'ordinaire, orné et instruit, et d'une science à la guerre qui l'aurait porté à tout, pour peu que sa méchanceté suprême lui eût permis de cacher au moins un peu qu'il n'avait ni cœur ni âme. On en a vu quelques traits ici répandus, dont sa vie ne fut qu'un tissu. C'était un homme qui ne servait jamais dans une armée qu'à dessein de la commander, de s'emparer du général, de s'approprier tout, de se jouer de tous les officiers généraux et particuliers; et, comme il ne trouva point de général d'armée qui s'accommodât de son joug, il devenait son ennemi, et encore celui de l'État, en lui faisant, tant qu'il pouvait, manquer toutes ses entreprises. On ferait un livre de ces sortes de crimes; aussi ne servait-il plus, il y avait très-longtemps, parce que aucun général ne le voulait dans son armée, pour en avoir tous tâté. Il a laissé des Mémoires sur la guerre, qui seraient un chef-d'œuvre en ce genre, et savamment, clairement, précisément et noblement écrits, si, comme un chien enragé, il n'avait pas déchiré, et souvent mal à propos, tous les généraux sous lesquels il a servi. Aussi mourut-il pauvre, sans récompense et sans amis. Il n'avait qu'une pension de six mille livres, que le roi laissa à sa famille. Leur nom est Pas, bonne et ancienne noblesse de Picardie. Son père fut tué approchant fort du bâton, vers lequel il avait rapidement et vertueusement couru; et son grand-père s'était signalé dans les plus importantes négociations de son temps, sur les traces duquel Rebenac, frère de celui-ci, commençait à marcher quand il mourut, et avec cela ils n'ont jamais pu rien obtenir de la fortune que le gouvernement de Verdun, qui fut donné à Goesbriant. Son fils mourut bientôt après lui sans enfants; et sa fille unique, dont la mère était fille du marquis d'Hocquincourt, chevalier de l'ordre, fils du maréchal, laquelle hérita de tous ses frères, porta tous ses biens à un Seiglière, dont la vie honteuse a même déshonoré jusqu'à la bassesse de sa naissance, et dont la mère, fille du marquis de Soyecourt, chevalier de l'ordre et grand veneur, avait aussi hérité de ses deux frères, tués sans alliance tous deux à la bataille de Pleurus; et voilà comme on donne des filles de qualité à des vilains, parce qu'ils les prennent pour rien, desquelles après ils ont tous les biens de leurs maisons ! Ce fameux Soyecourt est mort fugitif à Venise, sa femme bientôt après; et leur fils a eu un régiment, tandis que les gens les plus qualifiés n'en peuvent obtenir du cardinal Fleury: Similis simili gaudet. Cela se retrouve en tout. Il n'y a plus d'Hocquincourt, qui est Monchy, ni de Pas. Rebenac n'a laissé que Mme de Souvré, mascarade de Tellier; et leur troisième frère est mort fort vieux, sans enfants de la fille de Mignard, ce peintre fameux qui, pour sa beauté, l'a peinte en plusieurs endroits de la galerie de Versailles et dans plusieurs autres de ses ouvrages.

Estrades mourut presque en même temps. Il était fils aîné de ce maréchal d'Estrades, si capable dans son métier, et si célèbre par le nombre, l'importance et le succès de ses négociations, et qui mourut, en 1686, en février, à soixante-dix-neuf ans, gouverneur de M. le duc de Chartres. Il venait de conclure et de signer la paix à Nimègue en 1678.

Il dépêcha ce fils au roi sur-le-champ. Il s'amusa à Bruxelles à une maîtresse, et donna ainsi le temps au prince d'Orange, qui était au désespoir d'une paix qui mettait des bornes à sa puissance en Hollande, de donner la bataille de Saint-Denis à M. de Luxembourg, qui ne s'attendait à rien moins, comptant la paix faite, et qui en reçut la nouvelle du roi le lendemain. Le prince d'Orange l'avait dans sa poche avant le combat, mais il espéra la rompre par une victoire, et s'il ne la remportait pas, profiter de la paix.

Estrades fit dire vrai encore à ce proverbe: Filii heroum noxæ. Il mena toujours une vie, obscure, avec peu de commerce, peu d'amis et moins de considération. Celle de son père, qui sut faire le marché si important du secours maritime des États généraux pour prendre Dunkerque, dont il eut le gouvernement après le maréchal de Rantzau, le lui valut après lui, et la mairie perpétuelle de Bordeaux. Son fils, devenu lieutenant général, voulut bien accompagner les enfants de M. du Maine en Hongrie, où il fut tué devant Belgrade en 1717, et a laissé des enfants qui n'ont pas percé dans le monde.

Le maréchal d'Estrades avait deux fils qui valaient mieux que l'aîné. Le chevalier d'Estrades, attaché à M. le duc de Chartres d'alors, qui fut tué à la tête de son régiment à Steinkerque en 1692, et qui serait devenu digne de son père; et l'abbé d'Estrades, dont il sera parlé ailleurs.

On ne connaît rien au delà du grand-père du maréchal d'Estrades. Son père, qui était brave et sage, et qui avait servi Henri IV contre la Ligue, fut successivement gouverneur du comte de Moret, bâtard d'Henri IV, et des ducs de Mercœur et de Beaufort, enfin des ducs de Nemours, de Guise et d'Aumale. La mère de celui-là était fille d'un conseiller au parlement de Bordeaux et d'une Jeanne, dite de Mendoze, qui était de race juive d'Espagne. On a parlé ailleurs de la ridicule coutume de ce pays-là, de donner aux juifs qui se convertissent, et dont on est parrain, non-seulement son nom de baptême comme partout, mais encore son nom de maison et de ses armes, qui deviennent le nom et les armes du juif filleul et de sa postérité. Le père ou le grand-père de cette Jeanne Mendoze eut ainsi le nom et les armes de Mendoze de son parrain, et M. d'Estrades en décora ses armes et sa postérité après lui. Il y a d'excellents Mémoires du maréchal d'Estrades.

Maintenant il est temps de venir au procès que d'Antin intenta sur des chimères aussi folles que rances de l'ancienne duché-pairie d'Épernon, et aux adresses incomparables par lesquelles il sembla faire grâce au roi et aux ducs de le devenir, et à l'édit qui, à cette occasion, sous prétexte de grâces et de bienfaits, donna comme le dernier coup à une dignité que le roi voulut sans cesse abattre, et dont le sort était d'en recevoir des coups de massue à chaque occasion de procès de préséance que des chimères et l'ambition intentaient aux ducs. Ce récit, qui ne saurait être court, et qui pourra même avoir des parties ennuyeuses, sert si fort à peindre les ruses d'un courtisan, la jalousie des autres, les artifices des bâtards, un intérieur de cour et de seigneurs peu connu, et à montrer à découvert les pierres d'attente et la préparation de grands événements de cour et d'intérieur d'État, qu'il ne sera pas un des moins curieux de ce genre.

On a vu, lors du procès de préséance de feu M. de Luxembourg, la tentative que firent les Estrées en faveur de Mlle de Rouillac, pour ce duché d'Épernon en sa personne, et que le comte d'Estrées devait épouser en cas de succès, et qui fut depuis gendre de M. de Noailles. Ce coup manqué, feu M. de Montespan avait passé avec elle tous les actes nécessaires pour succéder après elle à sa terre d'Epernon et à ses prétentions, et n'avait rien oublié pour les tenir secrets, quoiqu'il n'eût pu se tenir d'essayer de prendre dans ses terres de Guyenne, où il demeurait, le nom de duc d'Épernon, et de s'y faire moquer de lui. Il était mort dans ses idées, et d'Antin s'en était toujours nourri.

Arrivé enfin à la faveur et aux privances avec le funeste appui de la coupable fécondité de sa mère, il sentit ses forces, et il se crut en état de se faire écouter du roi, et craindre de ceux qu'il avait à attaquer. Il choisit Marly comme un lieu qui lui était encore plus favorable. Il épia son moment dans les cabinets, et le trouva le samedi 10 janvier de cette année. Là il dit au roi que, comblé de ses grâces, il lui siérait mal de l'importuner pour de nouvelles, mais qu'étant le plus juste des rois, il croyait devoir à Sa Majesté et à soi-même de lui représenter qu'il souffrait une injustice de sa part, qu'il ne pouvait se persuader qui fût dans sa mémoire, puisque, comblé de ses bienfaits, il ne pouvait croire qu'il la voulût faire au plus inconnu de ses sujets. Après ce bel exorde, il dit au roi que sa coutume était de laisser à chacun le libre cours de la justice, et entre particuliers de ne se mêler point de leurs affaires; que néanmoins il en avait une où il allait de toute sa fortune, qui ne touchait le roi en rien, et qui était arrêtée par sa seule autorité; que cette affaire était la prétention à la dignité de duc et pair d'Épernon, que le dernier marquis de Rouillac avait poursuivie après son père, et que le crédit des ducs prêts à la perdre avait suspendue par un coup d'autorité du roi, que depuis il avait eu la bonté de permettre à Mlle de Rouillac de reprendre cette instance dont le succès aurait fait son établissement; que les difficultés toujours plus fâcheuses à ce sexe, et la grande piété de Mlle de Rouillac lui avaient fait prendre le parti d'un saint repos, dans lequel elle était morte: qu'il avait recueilli ses droits avec sa succession dans des temps où il n'avait pas trop osé demander justice; que maintenant qu'il se croyait assez heureux pour que ces temps fussent changés, il ne demandait pour toute grâce que celle qu'il ne refusait à personne, et de lui permettre de faire valoir son droit; qu'il ne serait importuné de rien; que ce serait un procès à l'ordinaire à la grand'chambre; qu'il avait extrêmement examiné et fait examiner la question; qu'elle était indubitable, et que de plus, quoiqu'il dût s'attendre à des oppositions, il tâcherait de mériter, par sa conduite, de s'en attirer une dont il n'eût pas lieu de se plaindre; que d'ailleurs c'était si peu de chose pour chacun des ducs de reculer d'un pas, et pour lui une si grande fortune que de se trouver leur confrère, et du même coup à leur tête, qu'il ne savait si beaucoup s'opposeraient bien sérieusement à lui; que par là devenu duc et pair sans grâce, personne ne serait en droit d'exemple d'importuner Sa Majesté; qu'il espérait assez de ses bontés pour oser se flatter qu'il ne serait point fâché de le voir en ce rang, sans qu'il lui en coûtât rien.

C'était là toucher le roi par l'endroit sensible, après lui avoir menti de point en point sur tous les faits qu'il avait avancés, et avoir mis dans son discours tout l'art du plus délié et du plus expérimenté courtisan. Il était vrai que, le roi subjugué par lui, il était hors de portée du refus. Mais la prostitution des dignités et l'outrecuidance française y portait des gens que le roi ne voulait ni faire ni mécontenter. Mais la raison intime, et que d'Antin avait bien sentie, était la jalousie du roi contre ses favoris, dont il redoutait autant l'apparence d'être gouverné, comme il leur en abandonnait la réalité de bonne grâce. La faveur si éclatante de d'Antin n'avait pas besoin d'un nouvel accroissement aux yeux du monde; et il sut mettre le roi si avant dans ses intérêts, par ce tour adroit et si ajusté à son goût, que la partialité du roi eut peine à demeurer en quelques bornes. Parler donc en ce sens et obtenir ne fut qu'une même chose, laquelle fut plus tôt faite qu'éventée.

Le lendemain dimanche j'entrai dans le salon vers l'heure que le roi allait sortir pour la messe. Je m'approchai d'abord d'une des cheminées, où La Vrillière se chauffait avec je ne sais plus qui. À peine les eus-je joints que La Vrillière m'apprit la nouvelle. Je baissai la tête et haussai les épaules. Il me demanda ce que j'en pensais. Je lui dis que je croyais que le triomphe ne coûterait guère sur des victimes comme nous. Un moment après, je vis de l'autre côté du salon les ducs de Villeroy, de Berwick et de La Rocheguyon, qui parlaient tous trois ensemble, et qui dès qu'ils m'aperçurent m'appelèrent. Non-seulement ils savaient la chose, mais tout le propos de d'Antin que j'ai rapporté.

Le roi, à Marly, n'avait que deux cabinets, encore le second était-il retranché en deux pour une chaise percée, dont le lieu était assez grand, aux dépens du reste du cabinet qui lui donnait le jour, pour que ce fût là que le roi se tînt après son souper avec sa famille. Ainsi les valets intérieurs dont ces cabinets étaient pleins, et dont les portes étaient toujours toutes ouvertes, voyaient tout ce qui s'y passait, et entendaient tout. Bloin, qui n'aimait pas d'Antin, n'avait pas perdu un mot de son discours, et l'avait rendu aux ducs de Villeroy et de La Rocheguyon ses intimes, et qui soupaient chez lui presque tous les soirs.

Dès que je fus à eux, ils me le rendirent et me demandèrent mon avis. Je leur répondis comme je venais de faire à la Vrillière. Ma surprise fut grande de les voir tous trois s'en irriter, et me demander si j'avais résolu de ne me point défendre. Je dis languissamment que je ferais comme les autres; et dans la vérité c'était bien ma résolution de laisser tout aller, par les expériences que j'avais de ces choses et ce qui m'en était arrivé, et qui se trouve ici en plusieurs endroits. Mais je trouvai une vigueur qui ranima un peu la mienne, mais sans me faire sortir des bornes que je crus ne devoir pas outre-passer.

Ils me dirent qu'ils venaient de parler aux maréchaux de Boufflers et d'Harcourt, qui pensaient comme eux à une juste et verte défense; que d'Antin, sorti exprès des cabinets, leur venait de dire ce qu'il avait obtenu; qu'il y avait ajouté des respects infinis, entre autres que, s'il lui était possible de détacher l'ancienneté de sa prétention, il s'estimerait trop honoré d'être le dernier de nous, et toutes sortes de déférences et de beaux propos sur les procédés dans l'affaire, que je supprime ici; qu'ils lui avaient répondu, avec la politesse que demandait son compliment, mais avec la fermeté la plus nette, sur la défense, qu'ils y étaient résolus; qu'il y aurait de la honte à marquer de la crainte de sa faveur et de la défiance du droit; que j'étais celui qui entendait le mieux ces sortes d'affaires, pour avoir défendu celle contre M. de Luxembourg, et empêché celle d'Aiguillon; que, ne doutant pas de mon courage, ils venaient à moi me prier de me joindre à eux, et de leur dire ce qu'il y avait à faire. Ils ajoutèrent qu'il ne fallait pas douter que le roi ne fût pour d'Antin; que l'espérance de celui-ci était qu'il ne se trouverait personne qui osât le traverser, chose dont sûrement le roi serait bien aise, mais que ce serait la dernière lâcheté; qu'il fallait tous nous bien entendre et marcher d'un pas égal; que, cela fait, le roi n'oserait nous en montrer du mécontentement, ni, pour d'Antin seul, fâcher tout ce qui l'environnait dans les principales charges, qui, réunis, feraient au favori la moitié de la peur; qu'il fallait commencer par rassembler ce qui était à Marly, et que cet exemple serait puissant sur les autres. La Rocheguyon surtout insista que céder serait abandonner la cause pendante contre M. de Luxembourg, ouvrir la porte à toutes les prétentions du monde; et prit avidement ce hameçon de l'affaire de M. de Luxembourg que je lâchai froidement dans le discours. Ils insistèrent donc vivement pour savoir mon sentiment, et surtout comment il s'y fallait prendre pour se bien et fermement défendre.

À ce qu'ils venaient de dire sur le roi, je sentis qu'ils parlaient de bonne foi sur tout le reste. Je leur dis donc, mais sans sortir du flegme, que j'étais bien aise de les voir dans des sentiments que l'expérience de toute ma vie les devait empêcher de douter qu'ils ne fussent les miens; mais que je leur avouais aussi que mon expérience particulière me rendait leur ardeur nécessaire pour rallumer la mienne; que, puisqu'ils voulaient savoir ce qu'il fallait faire, et ne pas perdre un moment, la première démarche nécessaire était de signer une opposition à ce que nul ne fût reçu duc et pair à la dignité d'Épernon, et de la faire signifier au procureur général et au greffier en chef du parlement, moyennant quoi il n'y avait plus de surprise à craindre; la seconde, de nous former un conseil, que le meilleur, à mon avis, était de prendre ce qui restait du nôtre contre M. de Luxembourg; et que je m'offrais de pourvoir à ces deux préliminaires. Ils m'en conjurèrent avec mille protestations de courage et d'union.

Aussitôt j'exécutai par une lettre chez moi l'engagement que je venais de prendre. Rentrant au château, je trouvai M. de Beauvilliers, qui se jeta dans mon oreille, et me dit de ne me point séparer des autres ducs, de faire même tout ce que je pourrais contre d'Antin, mais de me contenir dans l'extérieur en des mesures d'honnêteté et de modération, et qu'il en avait dit autant à son frère et à son gendre. C'était bien mon projet; mais je ne laissai pas d'être surpris et encouragé de cet avis d'un homme si mesuré, surtout en ces sortes d'affaires.

Arrivant dans le salon, les trois qui m'avaient parlé, et que j'y avais laissés, m'avertirent de me trouver chez le maréchal de Boufflers dans une demi-heure, où ils se devaient rendre. Les ducs de Tresmes et d'Harcourt y vinrent. Je leur rendis compte de ce que je venais de faire, et je les réjouis fort de leur apprendre que les ducs de Mortemart et de Saint-Aignan seraient des nôtres, de l'aveu du duc de Beauvilliers, d'autant que le duc de Mortemart avait répondu au duc de Villeroy qui lui avait parlé, à ce qu'il nous dit là, qu'il consulterait son beau-père. Nous raisonnâmes sur une liste de ducs sur lesquels on pourrait compter ou non. Chacun se chargea d'écrire à ses amis, excepté à ceux qui avaient des duchés femelles, quoique l'exemple de M. de Richelieu contre M. de Luxembourg les dût rassurer. On parla ensuite de notre conduite de cour.

Il fut résolu, M. d'Harcourt menant la parole, que nous payerions d'Antin de compliments; que nous déclarerions notre union et notre attachement à notre défense; que nous ne ferions pas semblant de nous douter que le roi, quoi qu'il fît, pût souhaiter contre nous, afin de l'obliger par cette surdité volontaire à des démarches plus marquées, que nous savions bien que d'Antin avec toute sa faveur n'arracherait pas contre des personnes, desquelles plusieurs l'approchaient de si près dans ses affaires, ou autour de sa personne, outre sa conduite ordinaire en ces sortes d'affaires de se piquer de neutralité. On discuta ensuite les démarches du palais. Il fut question de donner une forme à la conduite de l'affaire.

Je rendis compte de celle du procès contre M. de Luxembourg. Il fut jugé à propos de l'imiter en tout pour celui-ci. M. d'Harcourt appuya fort sur la nécessité d'en choisir un ou deux parmi nous qui eussent la direction de l'affaire, qui y donnassent le mouvement par leur soin et leur présence; et qui eussent le pouvoir d'agir et de signer pour tous, quand il serait nécessaire, pour ne point perdre de temps aux occasions pressées; puis proposa de me prier de vouloir bien m'en charger. Je n'avais pas eu peine à reconnaître que la chose avait été agitée entre eux, auparavant l'assemblée, et résolue. Tous applaudirent, et joignirent à l'invitation la plus empressée toute l'adresse, et la plus flatteuse politesse pour piquer mon courage. Je répondis avec modestie, bien résolu à ne pas accepter un emploi dont j'avais bien prévu la nécessité et les inconvénients, et qu'il me serait présenté. Je fus pressé avec éloquence. Je représentai que mon assiduité à la cour ne m'en pouvait permettre assez à Paris pour suivre l'affaire d'aussi près qu'il était nécessaire. Comme je vis que rien ne les satisfaisait, je leur dis que ces affaires communes ne m'avaient pas personnellement assez bien réussi pour m'engager de nouveau à les conduire; que, d'ailleurs, les raisons particulières qui m'avaient plus d'une fois commis avec M. d'Antin ne me permettaient pas de m'exposer volontairement à une occasion nouvelle; que je les suppliais de n'imputer point mes excuses à paresse ni à mollesse, mais à une nécessité qui ne pouvait se surmonter. Nous nous séparâmes de la sorte, contents de nos mesures prises en si peu de moments, mais ces messieurs fort peu de mon refus à travers toutes les honnêtetés possibles.

Tant de fermeté, dans un temps de si misérable faiblesse, et parmi des courtisans si rampants qui voyaient clairement le roi contre eux, eut des raisons que dans ma surprise je découvris sans peine. Les ducs de Villeroy et de La Rocheguyon avaient de tout temps vécu dans un parfait mépris pour d'Antin, et si marqué, que d'Antin, dont la politique avait toujours été de ne s'aliéner personne, s'en était souvent plaint à eux par des tiers, et quelquefois par lui-même; et comme ç'avait été sans succès, il s'en était formé une inimitié, même assez peu voilée, que la jalousie de la cour intérieure de Monseigneur avait fomentée, et que la faveur déclarée de d'Antin auprès du roi avait comblée dans les deux beaux-frères, qui avant de l'être, et de toute leur vie, n'avaient jamais été qu'un, et M. de Liancourt avec eux. Harcourt extrêmement leur ami, et plus encore du premier écuyer qui haïssait sournaisement d'Antin, et qui de plus ne lui pouvait pardonner les bâtiments sur lesquels il avait eu lieu de compter, avait épousé leurs sentiments avec d'autant plus de facilité qu'il regardait d'Antin comme un dangereux rival pour le conseil, et comme un obstacle à entrer. Bouffiers, si droit, et si touché de la dignité, n'avait pas oublié les mauvais offices de d'Antin lors de la bataille de Malplaquet; et Villars lié à d'Antin, par la raison contraire, n'osa jamais abandonner une communauté d'intérêts qui lui faisait un si prodigieux honneur. Tresmes, né noble, je ne sais pas pourquoi, ayait de plus Harcourt pour boussole; et Berwick fort anglais, ne pouvait souffrir l'interversion des rangs.

Notre conseil fut formé en vingt-quatre heures, et notre opposition dressée me fut renvoyée: Il fut singulier que le hasard fit que celui de d'Antin fut celui de Mme la Duchesse pour la succession de M. le Prince, et le nôtre, le même qui lui fut opposé par ses belles-sœurs. Je dis à ces messieurs, en arrivant pour la messe du roi, que j'avais l'opposition. Le roi au sortir de sa messe étant entré chez Mme de Maintenon, MM. de Tresmes et d'Harcourt firent sortir tout ce qui se trouva dans l'antichambre, et en firent fermer les portes. Là je rendis compte aux mêmes de la veille, de la formation de notre conseil, et des mesures prises, et il fut arrêté qu'on proposerait l'opposition à signer aux ducs qui étaient à Marly. On y dansait, et le roi y avait mené pour cela de jeunes gens, entre autres le duc de Brissac. Je fis observer qu'à son âge, sa signature de plus ou de moins n'aurait pas grand poids, et qu'il embarrasserait fort au contraire s'il s'avisait de consulter auparavant son oncle Desmarets, et celui-ci le roi, et qu'après il refusât sa signature. Cela fit qu'on ne lui en parla point.

On reprit après l'article, qui était demeuré indécis la veille, de la conduite de l'affaire, dont je fus pressé de me charger, sans comparaison plus fortement que je ne l'avais été. Plus j'y avais pensé depuis vingt-quatre heures, plus je m'étais fortifié dans ma résolution, mais de faire en sorte d'en tenir les rênes de derrière la tapisserie. Ainsi, après avoir fait valoir les excuses que j'avais déjà apportées, je leur dis que ce n'était pas pour refuser mon temps ni mes soins; que je me rendrais même le plus souvent que je le pourrais aux assemblées de notre conseil; mais que, ne pouvant me livrer à ce qu'ils désiraient de moi, j'estimais qu'il y avait deux de nos confrères très-capables d'y suppléer, et assez de mes amis pour vouloir bien user de mes conseils dans le cours de l'emploi dont j'étais d'avis qu'ils fussent priés de se charger; et je leur proposai les ducs de Charost et d'Humières, par qui je comptais bien gouverner l'affaire comme si j'en avais accepté le soin. J'ajoutai que, d'Antin attaquant tous les ducs, les vérifiés n'avaient pas un moins juste sujet de défense que les pairs; que les vérifiés se trouveraient flattés d'avoir part en la direction de l'affaire; et, après avoir dit ce que je crus convenable sur ceux que je proposais, je les assurai que, encore que M. d'Humières fût l'ancien de M. de Charost, il lui céderait sans difficulté partout en une cause de pairie. Ces raisons, et, s'il faut l'avouer, celle de l'influence que j'aurais avec ces messieurs sur la conduite de l'affaire, déterminèrent à s'y arrêter. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre à Marly; on remit à le leur proposer au retour à Versailles, et on résolut de signer ce jour même l'opposition.

Elle fut datée de Paris, en faveur de ceux qui y étaient et qui la voudraient signer le lendemain avant qu'elle fût signifiée, comme elle le fut ce lendemain-là même à d'Aguesseau, procureur général, et au greffier en chef du parlement. Ceux qui la signèrent furent: les ducs de La Trémoille, Sully, Saint-Simon, Louvigny, Villeroy, Mortemart, Tresmes, Aumont, Charost, Boufflers, Villars, Harcourt et Berwick, pairs; La Rocheguyon, pour soi et pour M. de La Rochefoucauld pair et aveugle; Humières et Lauzun vérifiés. On ne jugea pas à propos d'en faire signer davantage pour en réserver en adjonction.

Je fus averti par le duc de Villeroy de me trouver le soir de ce même jour chez le duc de La Rocheguyon, pour y discuter encore je ne sais quoi. Comme j'y entrais on proposa d'attendre le duc de Mortemart. Je le connaissois trop, depuis mon aventure avec lui sur Mme de Soubise, pour parler de rien devant lui; je le dis à la compagnie, avec ménagement toutefois pour le gendre du duc de Beauvilliers; et je me contentai de les avertir que ce n'était pas un homme sûr.

La Rocheguyon et Villeroy qui pourtant en savait davantage là-dessus que son beau-frère, traitèrent cela de fantaisie, et soutinrent que, tout fou et léger qu'était Mortemart, il ne ferait rien de mal à propos dans une affaire où il avait même intérêt, et dans laquelle il était entré de bonne grâce. Là-dessus il entra. Ces messieurs lui firent signer l'opposition, et la lui donnèrent pour la faire signer à Villars, et me la remettre après, le soir même, dans le salon, sans qu'on pût s'en apercevoir, et lui recommandèrent fortement le secret de l'opposition même. Je me défendis de la reprendre en lieu si public. Toutefois cela passa brusquement, et ils renvoyèrent aussitôt le duc de Mortemart, sous prétexte de diligenter la signature dont il s'était chargé, et en effet pour me laisser la parole libre. Quand nous eûmes achevé je retournai au salon. Bientôt après j'y aperçus M. de Mortemart au milieu d'un tas de jeunes gens, qui parlait d'un air fort sérieux à M. de Gondrin, fils aîné de d'Antin. Je m'approchai doucement par derrière, j'entendis des compliments et je me retirai. Un peu après le duc de Mortemart vint à moi, son papier à la main, qui tout haut, en plein salon et devant tout le monde, me dit qu'il n'avait pu trouver le maréchal de Villars, et qu'il me le rendait. Le trait était complet. Nous ne voulions pas qu'il parût d'autre mesure que de simple raisonnement entre nous, moins encore que d'Antin sût qu'il y avait des opposants, quels, ni combien que par la signification. Tout cela avait été bien expliqué au duc de Mortemart, et le secret fort recommandé; et moi qui plus que nul des autres craignais d'y paraître, je m'y vis affiché dans le salon, et tout auprès du lansquenet. Je me battis en retraite, et le Mortemart après moi, disant: « Tenez, tenez!» son papier à découvert en main, jusque dans le petit salon de la Perspective plein de gens et de valets. Là je le lui pris rudement sans lui dire un seul mot; je m'en allai chez moi, et j'eus encore la peine de le faire signer à Villars ce même soir.

Une heure après, Gondrin donna au public notre opposition avec les compliments que lui avait faits le duc de Mortemart. Le duc de Villeroy en fut outré de colère plus que pas un de nous, avec plus de raison qu'aucun, parce qu'il en avait davantage de se défier de lui après ce qu'il en avait su de moi. Chacun de nous s'expliqua sur lui sans ménagement; et il fut résolu de se défier de lui comme de d'Antin même, et de l'exclure de toutes nos assemblées, en pas une desquelles aussi il n'osa se présenter depuis, ni même s'informer de l'affaire. D'Antin, de son côté, pouilla son fils d'importance d'avoir compromis leur cousin, comme si la chose se fût passée tête à tête. Il apprit donc par là qu'il y avait une opposition, et quoiqu'il ne pût savoir que le petit nombre de ceux de Marly qui avaient signé, il ne laissa pas d'être étonné que quelqu'un osât lui résister, et de trouver des charges et du crédit déclarés contre lui. Ce n'était pas qu'il n'eût affecté de publier que, s'il avait un fils honoré de cette dignité, il l'obligerait à s'opposer à lui; mais le gascon parlait au plus loin de sa pensée. Il jetait ce propos à tout événement comme un sentiment de douceur et d'équité, pour voir comment il serait reçu dans le monde, et pour décorer sa cause si la lâcheté se trouvait telle qu'il espérait par un silence unanime, ou rompu seulement par un si petit nombre, et de considération si légère, qu'il en pût encore plus triompher.

Ce début si peu attendu lui fit juger à propos de tâcher à ralentir ce premier feu par des marques de partialité du roi, qui effrayassent et qui empêchassent de pousser contre lui les mesures qu'il voyait prises.

Je fus pressé par mes amis de faire une honnêteté à d'Antin, à l'exemple des autres, en même intérêt; j'eus peine à m'y rendre, mais je le fis. Je n'ai point pénétré quel put être son objet, mais si j'eusse été le favori il ne m'eût pas accablé de plus de respects ni de plus profonds, et de remercîments plus excessifs de l'honnêteté que je lui voulais bien faire; non content de cela, il vint chez moi les redoubler quoique je n'eusse point été chez lui. Il affecta de publier ma politesse à son égard, et la satisfaction qu'il en ressentait; il s'en vanta au roi, et cela me revint aussitôt: j'en fus extrêmement surpris, et beaucoup de gens aussi le furent. Cependant notre opposition signifiée avait eu le temps de lui revenir; les seize noms qu'il y trouva achevèrent de le presser de faire usage de son crédit. Le roi, à la promenade, parla de l'absence de d'Antin, et à ce propos de l'affaire qui le rendait absent. Il choisit le duc de Villeroy, qu'il compta apparemment embarrasser davantage, et lui demanda d'un air et d'un ton mal satisfait s'il serait des opposants, ce n'était pas sans doute qu'il ignorât ce qui en était. Il répondit qu'il y en avait déjà nombre, que la chose lui importait trop pour n'en être pas, et qu'il croyait qu'il y en aurait encore d'autres. Le roi reprit que d'Antin avait fort consulté son affaire, et qu'il la croyait indubitable; et sans plus adresser particulièrement la parole, il tâcha en prolongeant le propos d'engager des réponses auxquelles il pût répliquer. Mais Villeroy, content de n'avoir point molli, s'en tint à ce qui avait été arrêté entre nous, et fut sourd et muet.

Le lendemain le duc de Tresmes essuya la même question et fit la même réponse. Le roi dit qu'au moins ne se fallait-il point fonder en longueurs, et aller de bon pied au jugement. Une troisième fois le roi parla vaguement de l'affaire, et s'adressant encore au duc de Villeroy, lui dit qu'il ne comprenait pas que personne se pût opposer à d'Antin, que sa prétention ne faisait rien à personne, hormis quelques anciens devant lesquels il se trouverait, ce qui serait imperceptible à tous les autres, et qu'il n'y avait point d'intérêt à être avancé ou reculé d'un rang. Villeroy répondit que chacun y était fort intéressé, puisque ce pas de plus ou de moins était ce qui de tout temps était le plus cher aux hommes; qu'il retombait sur les nouveaux comme sur les anciens; que d'ailleurs la prétention de d'Antin ouvrirait la porte à quantité d'autres; que chacun disputait bien une mouvance, à plus forte raison ce qui appartenait à la première dignité du royaume. Le roi, qui ne s'attendait qu'à étourdir son homme, et de là sans doute à étonner et ralentir les opposants, ne répliqua rien à une si digne réponse. Il cessa même de plus rien témoigner sur ce procès, non qu'il pût se tenir d'en parler encore quelquefois, mais vaguement, et sans plus rien témoigner de partial. Nous reconnûmes bien à quel point il l'était, et combien salutaire la résolution que nous avions prise à cet égard, puisque, si on eût molli et parlé en vils courtisans qui veulent faire leur cour, nous étions désarmés sans ressource, au lieu que, nous conduisant comme nous l'avions arrêté, le roi rebuté de ses tentatives, et en garde contre la réputation d'être gouverné, n'osa jamais passer outre dans cette crainte, et par le même esprit professa bientôt la neutralité. Maintenant il est juste de montrer tout de suite quels furent les ducs qui surent se respecter, quels les lâches, quels enfin les déserteurs. Les ducs de Ventadour, Montbazon, Lesdiguières, Brissac, La Rochefoucauld, La Force, Valentinois, Saint-Aignan et Foix, pairs; La Feuillade et Lorges vérifiés, se joignirent à nous. Notre surprise fut grande d'apprendre que M. de Luxembourg, qui avait été envoyé en Normandie pour quelque émeute qui le retenait à Rouen, trouvait la prétention de d'Antin si étrange, malgré la sienne qui ne l'était guère moins, qu'il s'unit à nous contre lui, mais en même temps se mit en état de recommencer son procès de préséance.

La Feuillade, moins uni et plus semblable à lui-même, s'était joint à nous, et il avait paru que c'était de bonne foi. Séduit tôt après par l'abbé de Lignerac, détaché par d'Antin, il chercha à se retirer. Il prit pour prétexte que les pairs, moins anciens qu'il n'était duc, le précéderaient dans les actes et les énoncés d'un procès de pairie. Cette fantaisie, qui aurait dû guérir, si elle avait été réelle, l'exemple des autres ducs vérifiés joints à nous, ne put être soutenue. Quelques jours après s'être rendu là-dessus, il allégua au duc de Charost une prétention de pairie et d'ancienneté de Roannais, qu'il inventa parce qu'elle était sans apparence. Le bon Charost, qui goba ce leurre, eut la facilité de lui répondre que nous ne prétendions pas lui faire tort en rien, et que c'était à lui à voir son intérêt. J'avais su le manége de l'abbé de Lignerac, et que d'Antin s'en vantait. J'en parlai vivement chez moi à Mme Dreux, et du peu de succès que ce procédé trouvait dans le monde; et je me moquai un peu de ce qu'il songeait, dans l'état où il était plongé depuis Turin, à faire valoir ce que son père avait oublié dans sa longue faveur. J'ajoutai qu'il était plaisant de voir un homme de plus de quarante ans, qui dans sa courte prospérité avait à propos de rien insulté d'Antin à Meudon de la façon la plus cruelle, qui depuis ses infortunes avait abdiqué la cour avec éclat, n'oublier rien pour s'y raccrocher jusqu'à l'infamie d'agir contre sa signature qui était entre nos mains, pour acheter la protection du même d'Antin, qui ne ferait, avec l'ancienne rancune que le mépriser et en rire après en avoir fait ce qu'il aurait voulu. J'étendis ces choses avec peu de ménagement pour La Feuillade et peu de souci, de notre part, de lui de plus ou de moins, mais par amitié pour Chamillart qui serait très-affligé des suites. Je lui appris en même temps qu'étant informés de l'usage juridique que d'Antin se proposait de faire de la désertion, la résolution était prise et arrêtée entre nous de faire énoncer par nos avocats en plaidant, et la chose était vraie, les raisons et les motifs de chacun des déserteurs, sans ménagement aucun pour des gens qui en avaient si peu pour nous et pour eux-mêmes. Deux jours après, La Feuillade se plaignit qu'il avait été mal entendu et rigoureusement traité. Sans s'expliquer mieux, il protesta qu'il n'avait jamais eu dessein de se séparer de nous, et nous le fit dire, en forme. Peu de jours après, je le trouvai chez Chamillart, que je voyais régulièrement tous les jours que j'étais à Paris. La Feuillade m'y demanda un entretien tête à tête. Il s'entortilla dans un long éclaircissement, dans des protestations inutiles, dans des compliments personnels sans fin.

Je pris tout cela pour bon; la fin fut que la peur le tint joint à nous, mais le premier payement fait, il n'en voulut plus ouïr parler, et que nous ne le vîmes ni aux assemblées, ni aux sollicitations, ni en aucunes des démarches sur ce procès. Avec cette conduite il s'attira ceux que d'effet il abandonnait et qui ne s'en contraignirent pas dans le monde, lequel leur fit écho sur un homme peu estimé et aimé pour avoir abusé de sa faveur, et en être tombé par ses fautes avec une grande brèche à l'État. Il n'apaisa pas l'ancienne haine de d'Antin, bien loin de se concilier son secours, pour n'oser prendre son parti, et il n'y eut pas jusqu'à l'entremetteur Lignerac qui fut trouvé fort ridicule.

Les ducs, démis, destitués de qualité pour agir, ne purent que demeurer dans l'inaction; les pairs ecclésiastiques furent réservés pour être juges, quoique les trois ducs nous eussent offert leur jonction, et M. de Metz n'était pas encore en situation de rien faire. Le duc de Noailles ne répondit jamais un mot là-dessus aux maréchaux de Boufflers et d'Harcourt qui lui en écrivirent plus d'une fois. Le cardinal son oncle avait alors bien d'autres affaires à démêler. Le duc d'Uzès en usa tout autrement, il manda franchement à d'Antin qu'étant son beau-frère et alors en Languedoc, il se tairait sous prétexte d'ignorance, mais que s'il s'avisait de le faire assigner comme il prétendait faire à tous pour les obliger à une déclaration expresse, il ferait la sienne contre lui, sur quoi d'Antin n'osa passer outre avec lui. M. d'Elbœuf, au-dessus ou au-dessous de tous procédés, en avait eu un fort inégal dans l'affaire de M. de Luxembourg, et fort différent de celui de son père qui s'était porté vivement toujours, et de grand concert dans cette affaire et dans les pareilles qui s'étaient offertes de son temps, et qui n'intéressaient pas les prétentions de sa naissance. M. d'Elbœuf, seul de tous les pairs de sa maison, ne s'était point fait recevoir au parlement, et il n'eut point honte de chercher bassement à faire sa cour en se déclarant verbalement pour d'Antin. Le duc de Chevreuse, toujours arrêté par son idée de l'ancien Chevreuse, et par une nouvelle aussi peu fondée pour le moins sur Chaulnes, se tint à part comme il avait fait sur l'affaire de M. de Luxembourg, et en fit user de même au jeune duc de Luynes son petit-fils. Les ducs de Richelieu et de Rohan, si vifs sur M. de Luxembourg, ne jugèrent pas à propos d'entrer dans celle-ci. Véritablement leurs procédés avaient été si pénibles à supporter en cette affaire, leur crédit présent si peu de chose, qu'on fut aisément consolé de n'avoir rien de commun avec eux. On les a vus dans le récit de cette affaire. M. de Rohan prit feu d'abord, et se plaignit de n'avoir pas été invité comme quelques autres le furent, à signer d'abord l'opposition, et s'en était pris à moi. La vérité était que cela s'était proposé à Marly chez le maréchal de Boufflers, et que ses disparates m'engagèrent à en détourner, pour cette première signature. Je sus ses plaintes, je dis mes raisons qui ne lui plurent pas, il demeura piqué et spectateur, et nous y gagnâmes plus que nous n'y perdîmes. M. de Fronsac suivit M. de Richelieu son père. M. de Bouillon, qui lors du procès de M. de Luxembourg s'était si bien fait moquer de lui avec sa chimère de l'ancien Albret et Château-Thierry, qui l'avait empêché de se joindre à nous, laissa entendre la même excuse, sans pourtant oser l'énoncer. Nous comprîmes que dans la situation critique où l'éclat du cardinal de Bouillon l'avait mis, il comptait avoir besoin de tout et n'osait choquer d'Antin de la faveur duquel il pouvait espérer et craindre. Le duc d'Estrées, fidèle au cabaret et au tripot, y attendit paisiblement les événements, si toutefois il sut l'affaire. M. Mazarin absent, et toujours au troisième ciel, ne se détourna point aux choses de la terre. Le duc de La Meilleraye, son fils, de vie et de mœurs si opposées, mais qui ne mettait jamais le pied à la cour, se rangea du côté de d'Antin sans qu'il sût lui-même pourquoi, et s'attira la risée. Le duc de Duras, qui depuis son mariage ne connaissoit plus que les Noailles, si liés à d'Antin, n'osa se déclarer contre lui. Il s'était attaché au comte de Toulouse, et avait demandé à servir en Catalogne, sous le duc de Noailles, qui l'avait envoyé peu décemment porter la nouvelle de la prise de Girone. Il était avec eux sur le pied de ces sortes d'amis qu'on souffre pour en abuser. Cela m'avait impatienté souvent d'un homme de sa naissance, de sa dignité et si proche de Mme de Saint-Simon. Cette conduite sur d'Antin acheva de me choquer tellement, qu'il m'échappa qu'il n'en fallait pas attendre une autre du portemanteau de M. le comte de Toulouse, et du courrier de M. le duc de Noailles. Ils le surent, et en furent désolés. Le duc de Châtillon, malgré la démarche du duc de Luxembourg son frère, prétexta son procès contre nous pour ne pas entrer dans celui-ci. Le duc de Noirmoutiers, plus franchement, déclara qu'étant aveugle, sans enfants, ni espérance d'en avoir, il n'avait aucun intérêt à prendre. On ne laissa pas de tomber fortement de notre part sur ces messieurs, qui cependant se trouvèrent fort embarrassés. MM. de Charost et d'Humières conduisirent l'affaire avec une suite et un concert qui furent extrêmement utiles et qui méritèrent toute la reconnaissance des intéressés.

Ce serait ici le lieu d'expliquer la prétention de d'Antin, et les raisons contraires; cela serait long et peut-être ennuyeux. Cela couperait trop aussi la suite des matières. Cette explication se trouvera plus convenablement parmi les Pièces, ainsi que celle de la prétention de Matignon au duché d'Estouteville . Il perdit cette terre par un grand procès contre la duchesse de Luynes, héritière de la duchesse de Nemours. Il la racheta ensuite et forma sa prétention à la dignité. Je fis un mémoire sur cela, que je donnai au chancelier; sur le compte qu'il en rendit au roi, la permission de poursuivre fut refusée. On verra aux Pièces l'ineptie de pareilles prétentions. J'y joindrais ce qui regarde celle d'Aiguillon qui n'est pas mieux fondée; mais ayant été, depuis ce règne, portée au parlement, malgré le refus du feu roi et l'édit sur les duchés dont il sera parlé, le procès mal défendu de notre part et sollicité par Mme la princesse de Conti, qui en fit publiquement son affaire, réussit pour Aiguillon, comme fit, vers le même temps, la czarine pour la Courlande, et par les mêmes raisons, que ni l'une ni l'autre ne s'embarrassèrent pas de cacher. Ainsi les factums imprimés, quoique mauvais, font assez connaître de quoi il s'agissait pour me dispenser d'en grossir les Pièces.

Tout ce qui reste pour le présent à ajouter sur l'affaire de d'Antin, c'est que nos sollicitations faites ensemble et en apparat contre lui l'étonnèrent fort, et qu'il se sentit tout à fait déconcerté sur la partialité du roi qu'il avait adroitement su persuader au parlement. Les maréchaux de Bouffiers et d'Harcourt en parlèrent ensemble au roi en gens de leur sorte, et si bien, que le roi ne fut pas fâché de s'en trouver quitte pour une déclaration d'entière neutralité. Il la déclara tout de suite au premier président, avec ordre de la rendre de sa part à sa compagnie. Nous eûmes soin de nous assurer de son exécution MM. de Charost, d'Humières et moi, en allant chez le premier président qui nous la certifia, et de nous en procurer la dernière certitude par plusieurs juges qui nous certifièrent que le premier président l'avait signifiée à la compagnie de la part du roi, d'une manière nette et positive. Une déclaration si précise et si contraire aux idées et beaucoup au delà que d'Antin avait données au parlement, et dont il avait rempli le public, qui fut incontinent informé du vrai, changea fort l'affaire de face. Les noms de faveur, de grandes charges, de généraux d'armée, de gens de privance et de réputation qui se trouvèrent parmi nous emportèrent la balance sur d'Antin, dès que le roi se fut si nettement et si hautement expliqué. Les fins de non-recevoir contre d'Antin ajoutèrent fort au démérite du fond de ses prétentions. Le public revint de l'opinion qu'il avait prise que la cause du favori était celle du roi, et le parlement commença à trouver qu'il avait au moins la cause à juger, et non plus uniquement les personnes.

Nous tînmes cela secret entre quatre ou cinq de nous autres, de peur que le dessein transpirât, et que d'Antin ne le fît échouer par Torcy ou par le roi même sans s'y montrer, et pour avoir aussi le plaisir de le servir tout à coup de cette bombe en plein parlement. Les choses n'allèrent pas jusqu'au jugement, comme on le verra ci-après. Il faut maintenant terminer cette matière par une frayeur du duc de Beauvilliers, qui ne fut pas sans fondement.

Il avait cédé son duché à son frère en le mariant, qui de ce moment avait joui du rang et des honneurs, sans que personne se fût avisé même d'en parler. Cette année il le fît recevoir pair au parlement le 22 janvier, et il voulut se trouver à la cérémonie avec sa famille dans la lanterne. Comme j'entrais ce matin-là dans la grand'chambre, je fus surpris de trouver le duc de Beauvilliers qui m'attendait derrière la porte, qui, dès que je la débouchai, me prit par la main et me mena en un coin. Là, il me dit qu'il m'attendait avec impatience, dans l'inquiétude extrême où il était sur un avis qui ne lui était venu que depuis qu'il était arrivé au palais, mais qu'on lui avait redoublé de plusieurs endroits. On l'avait averti que plusieurs du parlement étaient résolus à s'opposer à la réception de son frère, mais plusieurs pairs, fondés sur ce que la duchesse de Beauvilliers pouvait mourir avant lui, lui se remarier et avoir un fils; que ce fils exclurait son oncle de droit, et pourtant se trouverait lui-même exclu par la réception de ce même oncle dont la postérité prétendait succéder. M. de Beauvilliers, fort alarmé d'une difficulté plausible, me demanda ce que je lui conseillais.

Je pensai un moment, je lui dis ensuite que la cérémonie, commencée par l'arrivée des pairs et par celle des princes du sang et du reste des pairs qui allait suivre, ne se pouvait remettre ni interrompre; que je n'avais pas ouï dire un mot de ce qu'il m'apprenait; que j'avais grand'peine à croire qu'il y eût là-dessus plus que quelque raisonnement de conversation, et point du tout du dessein ni de résolution prise sur un futur contingent sans apparence, et qui ne blessait personne; que, de plus, arrêter la réception en sa présence, étant ce qu'il était, et d'un homme jouissant, par le consentement du roi, du rang et des honneurs de sa dignité, me paraissait une démarche bien forte pour le temps où nous étions, n'étant surtout excité par l'intérêt de personne. « Mais néanmoins que faire si la chose arrive ? interrompit le duc fort peiné. — Le voici, lui dis-je, et je réponds du succès; mais, encore une fois, je ne croirai point qu'il y ait une seule voix qui s'élève que je ne l'aie entendue; mais, si le cas arrive, je compterai bien exactement les voix pour et contre, et je crois encore en ce cas que les voix contre seront si rares que ce ne sera pas la peine de les réfuter; que si à tout reste il le faut faire, j'attendrai mon tour à parler. Alors je dirai que je suis surpris que quelqu'un dans la compagnie puisse faire difficulté de recevoir celui que le roi en a si publiquement jugé capable et digne, en lui permettant, et à vous de céder et d'accepter le duché, en le faisant jouir du rang et des honneurs, et en lui permettant de se faire recevoir; que le cas possible qui sert de fondement à la difficulté proposée, est un cas chimérique et reconnu tel par le roi, qui aurait dû arrêter sur la démission, s'il en eût fait le moindre cas, sur lequel le parlement ne devait pas montrer plus de délicatesse d'exécution que le roi n'en avait eue pour la permission; qu'enfin, pour lever tout scrupule, la cour avait dans ses registres un exemple tout semblable, non en sa cause, mais en son effet, qui paraissait fait exprès pour servir d'exemple et de modèle de ce qui se devrait faire si le cas proposé arrivait. Que la duchesse d'Halluyn avait épousé le fils aîné du premier duc d'Épernon qui, comme duc et pair d'Halluyn, avait été reçu au parlement; que huit ans après ces époux s'étant brouillés, et n'ayant point d'enfants, ils s'étaient accordés à faire casser leur mariage; qu'ensuite la duchesse d'Halluyn s'était remariée au fils du maréchal de Schomberg, depuis aussi maréchal de France, lequel, au titre de ce mariage, était devenu aussi duc d'Halluyn et pair de France, et avait été reçu au parlement en cette qualité, encore que l'autre mari l'eût conservée en sa totalité, parce que les rangs et les honneurs acquis par titres ne se perdent point; qu'à la cour, aux cérémonies, le premier mari précédait le second; qu'au parlement, où on ne pouvait connaître qu'un seul titulaire à la fois, celui des deux qui arrivait le premier prenait place, et l'autre venant après trouvait le premier huissier qui l'abordait dans la grand'chambre et lui disait que M. le duc d'Halluyn était en place, et aussitôt celui-ci s'en retournerait; que le cas prévu arrivant, l'âge de l'oncle et du neveu seraient trop différents pour causer aucun embarras; mais qu'enfin leur leçon se trouverait toute réglée tant à la cour qu'au parlement par l'exemple des deux ducs d'Halluyn; qu'à l'égard de la succession, il n'était pas douteux que le fils de l'oncle ne pourrait être duc au préjudice de son cousin et par la teneur de l'érection, et parce qu'on ne peut être duc sans posséder de droit la terre érigée, qui retournerait de droit à ce fils qu'on imaginait, dont la naissance ferait tomber et annulerait seule toutes les donations de père.» Cet exemple ignoré du duc de Beauvilliers, et je crois de bien d'autres, le soulagea extrêmement. Il regagna sa lanterne et je me mis en place.

Peu après que j'y fus, je remarquai quelque chose, des gens qui se parlaient bas; et, comme les pairs qui arrivent successivement coupent ceux qui sont placés pour se mettre en leurs rangs, je me trouvai d'abord voisin des ducs de La Meilleraye et de Villeroy, qui en effet, sifflés apparemment par quelques-uns me firent la difficulté. Je la rejetai comme ridicule; je leur fis peur du roi à qui on voudrait apprendre la leçon, enfin j'alléguai MM. d'Halluyn, qui leur firent ouvrir les oreilles. Je ne sais si, en attendant et pendant le rapport, cela courut par les bancs; mais quoi qu'il en soit, nulle voix ne s'éleva. Le duc de Saint-Aignan fut reçu tout à l'ordinaire, et M. de Beauvilliers sortit de là fort aise et fort content.

CHAPITRE IV. §

Prise de Girone. — Brancas en est fait gouverneur. — Estaires et Beaufremont chevaliers de la Toison d'Or, et le duc de Noailles grand d'Espagne de la première classe, qui passe en Espagne, dont l'armée ne peut s'assembler qu'en août. — Dix mille livres de pension du roi d'Espagne à Mme de Rupelmonde, dont le mari avait été tué à Brihuega. — Mort du duc de Medina-Celi. — Mort du marquis de Legañez — Mort du prince de Médicis, auparavant cardinal. — Bergheyck à Paris, passe en Espagne, d'où il est bientôt renvoyé par la princesse des Ursins. — Premier mariage du duc de Fronsac, peu après mis en correction à la Bastille. — Fortune de Mme de Villefort. — Fortune de Mlle de Pincré, qui épouse le fils de Mme de Villefort. — Mariage d'un cadet de Nassau-Siegen avec la sœur du marquis de Nesle. — Famille et mariage de Saint-Germain-Beaupré avec la fille de Doublet, qui se fourre de tout. — Mot cruel du premier président Harlay aux deux frères Doublet. — Mouvements du procès de la succession de M. le Prince. — M. le Duc perd en plein son procès contre Mmes ses tantes, et avec des queues fâcheuses. — Mort et court éloge du maréchal de Choiseul. — Chevalier de Luxembourg gouverneur de Valenciennes. — Mort de Boileau-Despréaux. — Mort du fils aîné du maréchal de Boufflers, dont la survivance passe au cadet.

On a vu, dans les derniers jours de l'année précédente, le siège de Girone formé par le duc de Noailles après la bataille de Villaviciosa, et que, les neiges ayant fini la campagne de Savoie, il avait reçu un grand renfort de l'armée du maréchal de Berwick. Ce siège commençait à s'avancer lorsqu'un furieux ouragan, suivi d'un grand débordement d'eaux, renversa le camp et les travaux, mit l'armée en état de mourir de faim, et pensa sauver la place. L'activité fut grande à réparer un inconvénient si fâcheux, qui donna une grande inquiétude au roi, et retarda fort le siége. La basse ville fut emportée l'épée à la main; le 23 février la haute ville capitula à condition de se rendre le 30 avec les deux forts, s'ils n'étaient pas secourus. Staremberg n'y songea pas; la garnison sortit avec les honneurs de la guerre. Planque, qui en apporta la première nouvelle, en fut fait brigadier; et le duc de Duras apporta celle de l'évacuation de la place, dont le gouvernement fut donné aussitôt au marquis de Brancas, au grand scandale des Espagnols.

Le comte d'Estaires porta la nouvelle de cette conquête au roi d'Espagne, il en eut la Toison; et en même temps Beaufremont eut celle que la mort de Listenais, son frère, avait laissée vacante dans Aire où il fut tué. En même temps aussi le duc de Noailles fut fait grand d'Espagne de la première classe. On le sut aussitôt à la cour. La maréchale de Noailles, ravie de cette nouvelle élévation de son fils, en reçut les compliments; mais le roi trouva les compliments et la grandesse fort mauvais. Il était convenu avec le roi d'Espagne, depuis que les affaires tournaient mal et qu'on se voyait forcé de désirer la paix en l'abandonnant, qu'il ne donnerait plus de grandesses ni de Toison à des François; il fut donc fort choqué des trois grâces qui viennent d'être rapportées, et il le témoigna. La maréchale de Noailles et les siens en furent transis, revomirent les compliments reçus, et ne savaient plus où ils en étaient, lorsqu'enfin le roi, apaisé par Mme de Maintenon, sans la participation de qui Mme des Ursins ne l'eût pas hasardé, consentit enfin, et les compliments furent de nouveau faits et reçus.

Le duc de Noailles pourvut Girone, sépara son armée, alla passer un mois à Perpignan, et de là à Saragosse, et à la suite de la cour d'Espagne, où il demeura plusieurs mois. On y envoya bientôt après vingt-six bataillons et trente-six escadrons, que le duc de Noailles y devait commander à part, mais aux ordres de M. de Vendôme, et le roi d'Espagne se mettre de bonne heure à la tête de l'armée. Mais tout manqua tellement en Espagne, par les désastres et les efforts précédents, que les troupes ne purent être mises en mouvement avant la fin d'août, et que le duc de Noailles, au lieu d'être un peu général en Espagne, n'y fut que courtisan.

Malgré l'étrange détresse des affaires de ce pays-là, Mme de Rupelmonde, dont le triste mari avait été tué à Brihuega dans les troupes d'Espagne, et lui avait laissé un fils, sut si bien intriguer dans les deux cours, faire pitié à Mme de Maintenon, et s'aider de Desmarets beau-père de sa sœur, qu'elle obtint du roi d'Espagne une pension de dix mille livres.

Le duc de Médina-Celi mourut prisonnier à Bayonne bientôt après y avoir été transféré; ce fut les premiers jours de février. En lui finit la seconde race de ce titre sortie d'un bâtard de Gaston-Phœbus, comte de Foix, qui épousa l'héritière de Lacerda. Le marquis de Priego, déjà plus d'une fois grand d'Espagne, fils de la sœur aînée du duc de Medina-Celi, en prit le titre et succéda à ses biens et à ses grandesses. Son nom est Figueroa; il y ajoute celui de Cordoue.

Peu de jours après mourut à Paris, dans un honnête exil, après la prison de Vincennes, le marquis de Leganez, à qui Mme des Ursins fit accroire qu'on avait trouvé un grand amas d'armes au Buen-Retiro, dont il était gouverneur, et le fit arrêter et paqueter en France, comme il a été dit en son lieu. Il n'y eut jamais d'informations contre lui, beaucoup moins de preuves, et il fit à Paris, entre les mains du duc d'Albe, ambassadeur d'Espagne, les serments qu'on voulut. Il avait été vice-roi de Catalogne et gouverneur du Milanais, capitaine général de l'artillerie d'Espagne et conseiller d'État, à la vérité fort autrichien. On fut honteux enfin de le tenir à Vincennes, on y adoucit sa prison, on lui permit enfin de demeurer à Paris, mais on ne voulut pas le voir à la cour, et on n'osa le renvoyer en Espagne. Il était veuf et sans enfants. Le comte d'Altamire hérita de ses grandesses et de ses biens. Je ferais ici une digression trop longue sur la naissance et la fortune de ces deux seigneurs; j'aurai lieu de parler d'eux lorsque je m'étendrai sur l'Espagne, à l'occasion de mon ambassade à Madrid.

Le frère du grand-duc de Toscane mourut en ce même temps, celui qui quitta le chapeau pour épouser une Guastalle dont il n'eut point d'enfants, et dont il a été parlé à l'occasion du voyage du roi d'Espagne à Naples. Il avait l'abbaye de Saint-Amand étant cardinal, et lorsqu'il se maria il se réserva trente mille livres de rentes dessus. Ce fut un deuil de noir de quelques jours.

Bergheyck, qui avait toujours servi le roi d'Espagne avec tant de fidélité et de capacité à la tête de toutes ses affaires en Flandre, et mandé par lui pour l'aller trouver, passa à Paris et eut plusieurs audiences du roi. On croyait, et le roi l'aurait fort désiré, qu'il aurait grande part aux affaires en Espagne, mais plus on en était capable et moins on en était à portée, tant que la princesse des Ursins y gouvernait, qui sut barrer et renvoyer bientôt Bergheyck, comme elle en avait chassé, puis exclu tant d'autres.

Le duc de Fronsac épousa la fille unique de feu M. de Noailles, frère du cardinal et de la troisième femme du duc de Richelieu, son père, qui en se mariant avaient arrêté cette affaire entre leurs enfants. Ce petit duc de Fronsac, qui n'avait guère alors que seize ans, était la plus jolie créature de corps et d'esprit qu'on pût voir. Son père l'avait présenté déjà à la cour, où Mme de Maintenon, ancienne amie de M. de Richelieu, comme je l'ai dit ailleurs, en fit comme de son fils, et par conséquent Mme la duchesse de Bourgogne et tout le monde lui fit merveilles, jusqu'au roi. Il y sut répondre avec tant de grâce, et se démêler avec tant d'esprit, de finesse, de liberté, de politesse, qu'il devint bientôt la coqueluche de la cour. Son père lui laissa la bride sur le cou; sa figure enchanta les dames. Celle de sa femme, qui n'avait pourtant rien de désagréable, ne le charma pas. Livré au monde avec tout ce qu'il fallait pour plaire et ne rien valoir, il fit force sottises qui firent faire, moins de trois mois après son mariage, celle à son père de le faire mettre à la Bastille. Ce fut un lieu avec lequel il fit si bonne connaissance qu'on l'y verra plus d'une fois.

Il se fit un petit mariage qui semblerait devoir être omis ici, mais dont les singularités méritent d'y trouver place, c'est celui de Villefort avec Jeannette. Cela ne promet pas, et toutefois cela va rendre. Il faut expliquer les personnages: la mère de Villefort était belle, de grand air, de belle taille; elle perdit son mari officier-major de je ne sais plus quelle place; elle n'avait rien que des enfants, ou fort peu à partager avec eux. Elle avait de l'esprit et de l'intrigue, mais sans galanterie, et de la vertu. Elle eut quelque recommandation particulière auprès de Mme de Maintenon, à qui par là elle parvint à être présentée. Mme de Maintenon, ainsi que le roi, était la personne du monde qui se prenait le plus par les figures. L'air modeste, affligé, malheureux de celle-ci la toucha. Elle lui fit donner une pension, la prit en protection singulière, lui trouva de l'esprit; la figure la soutint. Son mari était bien gentilhomme, et elle demoiselle. Mme de Maintenon ne l'appelait que sa belle veuve, et la fit une des deux sous-gouvernantes des enfants de France.

Jeannette était une demoiselle de Bretagne dont le nom est Pincré; son père mourut et laissa sa femme sans pain avec un tas d'enfants tous petits. Réduite à la mendicité, elle s'en vint avec eux, comme elle put, se jeter à genoux au carrosse dans lequel Mme de Maintenon s'en allait à Saint-Cyr. Elle était charitable, se fit informer de cette malheureuse famille, leur donna quelque chose, plaça les enfants, selon leur âge, où elle put, et prit une petite fille tout enfant chez elle, qu'elle mit avec ses femmes en attendant que ses preuves fussent faites, et elle en âge d'entrer à Saint-Cyr. Cette enfant était très-jolie; elle amusa les femmes de Mme de Maintenon par son petit caquet, et bientôt elle l'amusa elle-même. Le roi la trouva quelquefois comme on la renvoyait, il la caressa, elle ne s'effaroucha point de lui, il fut ravi de trouver une jolie petite enfant à qui il ne faisait point peur, il s'accoutuma à badiner avec elle, et si bien que lorsqu'il fut question de la mettre à Saint-Cyr, il ne le voulut pas. Devenue plus grandelette, elle devint plus amusante et plus jolie, et montra de l'esprit et de la grâce, avec une familiarité discrète et avisée qui n'importunait jamais. Elle parlait au roi de tout, lui faisait des questions et des plaisanteries; le tiraillait quand elle le voyait de bonne humeur, se jouait même avec ses papiers quand il travaillait, mais tout cela avec jugement et mesure. Elle en usait de même avec Mme de Maintenon, et se fit aimer de tous ses gens. Mme la duchesse de Bourgogne à la fin la ménageait, la craignait même, et la soupçonnait d'aller redire au roi. Néanmoins elle n'a jamais fait mal à personne. Mme de Maintenon elle-même commença à lui trouver trop d'esprit et de jugement, et que le roi s'y attachait trop. La crainte et la jalousie la déterminèrent à s'en défaire honnêtement par un mariage; elle en proposa au roi qui trouva à tous quelque chose à redire. Cela la pressa encore plus. Enfin elle fit celui du fils de sa belle veuve. Le roi avait donné des fonds à Jeannette à diverses fois; il lui en donna encore pour ce mariage, le gouvernement de Guérande en Bretagne pour son mari, qui était capitaine de cavalerie, avec assurance du premier régiment d'infanterie. Mme de Maintenon se crut délivrée, elle s'y trompa. Tout conclu, le roi lui déclara bien sérieusement qu'il n'agréait le mariage qu'à condition que Jeannette demeurerait chez elle, après le mariage, tout comme elle y était devant, et il en fallut passer [par] là. Croirait-on qu'un an après elle devint la seule ressource des moments oisifs de leur particulier, jusqu'à la fin de la vie du roi ! Le mariage se fit la nuit dans la chapelle, Mme Voysin donna le souper, les mariés couchèrent chez Mme de Villefort, où Mme la duchesse de Bourgogne donna la chemise à Mme d'Ossy, c'est le nom que Jeannette porta. Son mari fut dans la suite un des gentilshommes de la manche du roi d'aujourd'hui, et se poussa à la guerre.

Le marquis de Nesle avait une sœur qui, moyennant la substitution des vieux Mailly, avait fort peu de chose, et montait en graine sans vouloir tâter du voile. Il trouva un arrière-cadet de Nassau-Siegen, qui n'avait pas de chausses, et qui servait en petite charge subalterne en Flandre, dans les gardes du roi d'Espagne. Le nom flatta les Mailly qui firent ce mariage, où la faim épousa la soif, qui fut très-malheureux, et qui donna force scènes au monde.

En même temps Saint-Germain-Beaupré maria son fils à la fille de Doublet de Persan, conseiller au parlement, fort riche, qui avait un frère conseiller aussi, qui s'appelait Doublet de Grouy . Ils se firent annoncer un jour au premier président Harlay sous ces noms de seigneurie. Le premier président leur fit d'abord de grandes révérences, les regarda après depuis les pieds jusqu'à la tête, et faisant semblant de ne les avoir pas connus auparavant: « Masques, je vous connais, » leur dit-il, et leur tourna le dos, les laissant confondus devant toute son audience. Cette Doublet, qui était riche, et qui aimait le monde, se mit à jouer gros jeu, s'intrigua chez Mme la Duchesse, et fut plus heureuse que sa belle-grand'mère, fille du président de Bailleul et sœur de la mère du maréchal d'Huxelles. J'ai parlé ailleurs de ces deux sœurs. Jamais la belle-grand'mère ne put parvenir par tous ses amis et amies, dont elle avait beaucoup, à manger, ni à entrer dans les carrosses. Sa belle-petite-fille l'obtint fort promptement et alla à Marly. Le père était gouverneur de la Marche, qui n'avait jamais rien fait qu'ennuyer le monde, où sa femme, qui était aussi de robe, n'avait jamais paru ni guère vécu. Le roi permit au père de donner son gouvernement à son fils, aussi ennuyeux que lui, mais bien plus obscur et goutteux, qui n'a presque jamais paru nulle part. Le maréchal Foucault était frère de son grand-père, c'est-à-dire du mari de la Bailleul. Il porta le nom de du Doignon avant d'être maréchal de France; il fut page du cardinal de Richelieu, qui le mit après, comme un homme de confiance, auprès du duc de Fronsac qu'il avait fait amiral, et du Doignon vice-amiral. Il était auprès de lui lorsqu'il fut tué, en 1646, devant Orbitello. Du Doignon s'en revint tout court s'emparer de Brouage, et comme c'était la mode alors de faire la loi à la cour, il s'y maintint et ne s'en démit que moyennant le bâton de maréchal de France qu'il eut en mars 1652, et il mourut à Paris sans alliance, à quarante-trois ans, en octobre 1649, sans avoir figuré depuis.

Le procès de la succession de M. le Prince, suspendu par la mort de M. le Duc, n'avait pu être accommodé, et tous les soins de Mme la Princesse, peu secourue de lumière et de fermeté, avaient échoué à mettre la paix dans sa famille. Elle eut le déplaisir de voir la seule fille qui lui restait lui échapper par un mariage qui ne pouvait être de son goût, et qui, fait par M. et Mme du Maine, la tira de chez elle et de la neutralité pour prendre le parti de Mmes ses sœurs et de son propre intérêt. Mme la Duchesse partagea son temps entre Paris pour y vaquer à cette affaire, et la cour où le soin de se rendre de plus en plus considérable en dominant Monseigneur, la tenait attentive à tout, et où celui de l'amuser chez elle avait étrangement mitigé les lois du deuil de sa première année.

On peut juger que les meilleurs avocats furent retenus de part et d'autre, et que de chaque côté ils se firent un point d'honneur de vaincre. Le roi avait défendu de part et d'autre de se faire accompagner, comme on l'a dit, et de faire solliciter. Le premier fut exécuté, le second écorné par les sollicitations secrètes, qui furent recherchées des deux côtés. La bâtardise me répugnait, je ne pouvais aussi souhaiter pour Mme la Duchesse après tout ce qui a été rapporté. Je demeurai donc exactement spectateur à l'abri de l'ordre du roi. Mme la Duchesse, en pauvre veuve vexée par ses belles-sœurs, qui voulaient, disait-elle, ruiner ses enfants, vit chez eux ses juges plusieurs fois, marchant modestement avec Mlles ses filles, sa dame d'honneur et la seule fille de sa dame d'honneur pour suite des siennes, se rangeait aux heures de trouver Messieurs, les complimentait, entrait peu dans son affaire, mais s'étendait fort à exciter leur compassion par l'excès des demandes qui étaient faites, et si elles avaient lieu, par la dissipation des grands biens de M. le Prince, par l'autorité de sa dernière volonté, par le nombre et le bas âge de ses enfants, par la dignité de l'aîné, par les pertes qui la livraient sans appui aux vexations de ses belles-sœurs, au mépris de son contrat de mariage, et du testament et de l'honneur du père commun, qu'elle soutenait seule contre des attaques si dures. M. le Duc, accompagné de M. le comte de Charolais, son frère, encore enfant et le plus beau du monde, allait à part rendre les mêmes devoirs à Messieurs, et les toucher moins par ses paroles, qu'il n'a jamais eues à la main, que par l'état humilié devant eux de cette maison de Condé, qui avait été si formidable au parlement et à l'État, et dont toute la fortune se trouvait entre leurs mains. En revanche de tant de modestie, la cour ne retentissait que du bon droit de Mme la Duchesse, et de son autorité à le faire valoir. On y avait peine à comprendre d'où pouvaient sortir de si hautes demandes contre la sœur si fort la bien-aimée d'un Dauphin de cinquante ans, si près du trône, et si déclaré pour elle. Mme la princesse de Conti y passait pour une emportée sans raison, pour une princesse du sang de Paris, à qui personne ne prenait la peine de parler, et ses enfants pour ne pouvoir vivre qu'à l'ombre de la protection de ceux de Mme la Duchesse, et qui, renfermés dans leur faubourg Saint-Germain, croissaient obscurément sous une mère folle, dont la conduite avec Mme la Duchesse ferait le malheur de leur vie, s'ils n'obtenaient de sa générosité le pardon des fautes dont leur âge les pouvait excuser en quelque sorte. M. du Maine, plus craint et par là plus ménagé, était, disait-on, le complaisant forcé de Mme sa femme sur cette affaire, comme dans tout le reste, laquelle haïssait trop Mme la Duchesse pour être capable de raison, et pour la laisser suivre à M. du Maine. La vie de Sceaux, l'assemblage bizarre des commensaux, les fêtes, les spectacles, les plaisirs de ce lieu, étaient chamarrés en ridicule, et les brocards tombaient sur la vie à part de Mme de Vendôme, et jusque sur sa figure.

Tel était l'air de la cour et de cette partie de la ville qui établit tout son mérite sur l'imitation de la cour. Tout ce qui environnait Monseigneur et tout ce qui se proposait de l'environner, même de s'en approcher, le gros du monde qui suivait le torrent, parlait le même langage; tous s'empressaient de servir Mme la Duchesse et de se faire un mérite de [leurs] soins. Le formidable triumvirat se remua solidement, et Monseigneur, tout asservi qu'il était à suivre les moindres impulsions du roi, ne put refuser Mme la Duchesse à ce coup de parti de laisser nommer son auguste nom tout bas à l'oreille de ses juges.

Mais la robe du parlement est toute différente de celle du conseil. La première est sans commerce avec la cour, comme elle vit sans espérance d'elle. Elle n'a point de part aux intendances, aux places de conseiller d'État, aux emplois brillants qui dévouent celle du conseil à la fortune. La robe du parlement n'est pas insensible à se dédommager d'un état fixe et borné par le mépris de ceux qui distribuent les grâces, et les occasions lui en sont d'autant plus chères qu'elles se rencontrent plus rarement.

Cet esprit parut dans celle-ci, où le parti des princesses ne négligea pas de piquer le courage des juges par les propos et le triomphe anticipé de celui de Mme la Duchesse. Ces princesses, assidues à leur conseil et à leurs sollicitations, les firent avec apparat, mais elles y ajoutèrent le solide en plaidant elles-mêmes leur cause qu'elles possédaient fort bien. Elles demeuraient des heures entières et souvent davantage avec chaque juge, et elles le ravissaient de se montrer si instruites. M. du Maine les voyait à part et résumait avec eux ce qui s'était dit aux visites des princesses. Lui-même travaillait aux écritures, et procurait par de sourdes mais fortes sollicitations le fruit à son travail. Son crédit auprès du roi n'était pas ignoré au parlement, ni sa partialité effective pour ce fils bien-aimé, qui fit impression sur ceux qui comptèrent le temps présent; et dans la vérité, les dernières années surtout de M. le Prince avaient tellement informé le public de presque toute sa vie qu'on fut moins indigné que persuadé de tout ce qui fut plaidé sur l'état de son esprit, avec une licence fort indécente. Il fut surprenant combien peu de gens demeurèrent neutres. Le roi, qui le voulut paraître, ne put souvent s'empêcher de laisser échapper des demi-mots, et peut-être à dessein, qui ne gardaient pas ce caractère et qui ne purent empêcher Monseigneur de se montrer de plus en plus partial de l'autre côté, à mesure que l'affaire tendait à sa fin. Elle produisit plusieurs contrastes qui augmentèrent l'aigreur. Mme la Duchesse s'y prétendit lésée, et ne se contraignit pas en propos, tandis que ses parties surent se taire et cheminer à leur but.

La cause solennellement plaidée et tant qu'il plut aux deux parties, Joly de Fleury, avocat général, parla avec grand applaudissement et conclut en faveur des princesses. Une heure après, car les opinions furent longues et à huis clos, son avis fut confirmé; mais l'arrêt alla plus loin encore. M. le Duc perdit tout ce qui lui était demandé, de toutes les voix, excepté quatre dont le poids même passa pour fort léger. Il est aisé de comprendre quelle fut la joie des victorieux et la rage de Mme la Duchesse. Elle se jeta au lit à l'instant à l'hôtel de Condé, et ne voulut voir qui que ce fût de toute la journée.

D'Antin, qui, moins en frère commun qu'en courtisan habile, avait gardé un parfait équilibre, s'était tenu au palais pour être plus à portée d'être instruit à l'instant même du jugement. Il avait secrètement dépêché trois courriers au roi pendant la séance, tellement que le roi fut le premier averti; mais il n'en fit pas semblant, lorsque Chambonnas lui porta la nouvelle de la part du duc du Maine. Le roi se contint tant qu'il put mais quelque longue habitude qu'il eût contractée d'être le maître de soi et de savoir se posséder et se masquer parfaitement, sa joie le trahit et perça à travers des propos d'amitié commune à tous.

Monseigneur, qui avait été en des inquiétudes qu'il ne prenait plus la peine de dissimuler, montra son dépit dans toute l'étendue qu'il put avoir. Il s'émerveilla de l'issue; demanda à tout ce qu'il vit ce qu'il leur en semblait, se tourmenta des noms des principaux juges, trouva l'arrêt mauvais, s'inquiéta fort du chagrin de Mme la Duchesse et de l'état des affaires de ses enfants, lui dépêcha un message, ne se contraignit pas le soir au cabinet d'en montrer son dépit à M. du Maine, et de le laisser remarquer à tout le monde plusieurs jours de suite.

Mme la duchesse d'Orléans, à qui M. du Maine avait envoyé un courrier sur-le-champ, me le manda à l'instant même. L'arrêt laissait des queues cruelles à démêler à Mme la Duchesse, qui eurent de fortes suites.

M. du Maine consulta longtemps à l'hôtel de Conti leurs affaires communes en conséquence de l'arrêt, et alla de là chez Mme la Princesse. Il lui témoigna, avec cette vérité qu'on connaissoit en lui, qu'il ne pouvait sentir de joie dans un événement qui donnait du déplaisir à Mme la Duchesse, avec tous les compliments si aisés à faire quand on a vaincu et qu'on nage dans la joie. Mme la Princesse ne lui conseilla pas de voir Mme la Duchesse dans ces premiers instants, et se chargea des compliments. Il vint coucher à Versailles, où il déclara qu'il n'en recevrait aucuns, avec une modestie qui ne trompa personne.

Mme la Duchesse donna plusieurs jours à Paris à sa douleur et à ses affaires. Elle fut longtemps à se remettre d'un revers que le triumvirat et que Monseigneur qualifièrent d'affront. On chercha à renouer un accommodement pour éviter une hydre de procès qui naissait du jugement de celui-ci; mais le surcroît d'aigreur y fut un obstacle invincible.

Les tenants de Mme la Duchesse se lâchèrent en propos qui ne demeurèrent pas sans repartie, et sa consolation fut de se venger un jour des injures du barreau par Monseigneur. M. du Maine me conta, peu de jours après à Marly, que le parti de Mme la Duchesse s'exhalait en injures contre lui, et publiait qu'il avait fait agir maîtresses et confesseurs, qu'il avait soulevé jusqu'aux jansénistes, en mémoire de l'ancien hôtel de Conti. Le parti victorieux alla remercier les juges, et jusque chez les avocats de son conseil qui triomphèrent de joie.

Je perdis le 15 mars un ami que je regretterai toute ma vie, et de ces amis qui ne se trouvent plus, dont j'ai fait ici mention en diverses occasions. Ce fut le maréchal de Choiseul, doyen des maréchaux de France (et ils étaient encore dix-sept), chevalier de l'ordre et gouverneur de Valenciennes. Quoique de la plus grande naissance, sans bien et sans parents, il ne dut rien qu'à sa vertu et à son mérite, assez grands l'un et l'autre pour s'être soutenus, malgré fort peu d'esprit, contre la persécution de Louvois et de son fils, avec une hauteur qu'il n'eut jamais pour personne, et un courage qu'il montra égal dans toutes les occasions de sa vie. La vérité, l'équité, le désintéressement au milieu des plus grands besoins, la dignité, l'honneur, l'égalité furent les compagnes de toute sa vie, et lui acquirent beaucoup d'amis et la vénération publique. Compté partout, quoique sans crédit; considéré du roi, quoique sans distinctions et sans grâces; accueilli partout; quoique peu amusant, il n'eut d'ennemis et de jaloux que ceux de la vertu même qui n'osoient même le montrer, et des ministres qui haïssaient et redoutaient également la capacité, le courage et la grande naissance. On a vu en plus d'un endroit ci-dessus combien il était capitaine, il avait aussi l'estime et l'affection des armées. Tout pauvre qu'il était, il ne demandait rien. Il n'était jaloux de personne, il ne parlait mal de qui que ce soit; et il savait trouver les deux bouts de l'année sans dettes, avec un équipage et une table simple et modeste, mais qui satisfaisait les plus honnêtes gens, et où ceux du plus haut parage de la cour s'honoraient d'être conviés et de s'y trouver. Il avait soixante-dix-sept ans, et ne se prostituait ni à la cour, où il paraissait des moments rares par devoir, ni dans le monde, où il se montrait avec la même rareté; mais il avait chez lui bonne compagnie; et il se peut dire que, au milieu d'un monde corrompu, la vertu triompha en lui de tous les agréments et de la faveur qu'il recherche. Il mourut avec une grande fermeté, la tête entière toute sa vie, et le corps sain, sans être presque malade, et reçut tous les sacrements avec beaucoup de piété. M. le Prince, qu'il avait suivi en Flandre comme tant d'autres, a toujours fait un cas très distingué de lui. Il ne laissa point d'enfants de la sœur du marquis de Renti, qu'il avait perdue, mais dont il était séparé de corps et de biens depuis un grand nombre d'années.

Le chevalier de Luxembourg eut aussitôt après le gouvernement de Valenciennes.

En même temps mourut Boileau-Despréaux si connu par son esprit, ses ouvrages, et surtout par ses satires. Il se peut dire que c'est en ce dernier genre qu'il a excellé, quoique ce fût un des meilleurs hommes du monde. Il avait été chargé d'écrire l'histoire du roi; il ne se trouva pas qu'il y eût presque travaillé.

Peu de jours après, il arriva un cruel malheur au maréchal de Boufflers. Son fils aîné avait quatorze ans, joli, bien fait, qui promettait toutes choses, et qui réussit à merveilles à la cour, lorsque son père l'y présenta au roi pour le remercier de la survivance du gouvernement général de Flandre et particulier de Lille, qu'il lui avait donnée. Il retourna ensuite au collège des jésuites où il était pensionnaire. Je ne sais quelle jeunesse il y fit avec les deux fils d'Argenson. Les jésuites voulurent montrer qu'ils ne craignaient et ne considéraient personne, et fouettèrent le petit garçon, parce qu'en effet ils n'avaient rien à craindre du maréchal de Boufflers; mais ils [se] gardèrent bien d'en faire autant aux deux autres quoique également coupables, si cela se peut appeler ainsi, parce qu'ils avaient à compter tous les jours avec Argenson, lieutenant de police, très-accrédité, sur les livres, les jansénistes, et toutes sortes de choses et d'affaires qui leur importaient beaucoup. Le petit Boufflers, plein de courage, et qui n'en avait pas plus fait que les deux d'Argenson, et avec eux, fut saisi d'un tel désespoir qu'il en tomba malade le jour même. On le porta chez le maréchel où il fut impossible de le sauver. Le cœur était saisi, le sang gâté; le pourpre parut, en quatre jours cela fut fini. On peut juger de l'état du père et de la mère. Le roi qui en fut touché ne les laissa ni demander ni attendre. Il leur envoya témoigner la part qu'il prenait à leur perte par un gentilhomme ordinaire, et leur manda qu'il donnait la même survivance au cadet qui leur restait. Pour les jésuites, le cri universel fut prodigieux, mais il n'en fut autre chose.

CHAPITRE V. §

Commencement de l'affaire qui a produit la constitution Unigenitus. — Bagatelles d'Espagne. — Maillebois resté otage à Lille, s'en sauve. — Étrange fin de l'abbé de La Bourlie à Londres. — Mariage de Lassai; sa famille. — Enfants de M. du Maine en princes du sang à la chapelle. — Mort de la duchesse douairière d'Aumont; son caractère. — Mort et famille de Mme de Châteauneuf. — Mon embarras à l'égard de Monseigneur et de sa cour intérieure.

Ce même mois de mars vit éclore les premiers commencements de l'affaire qui produisit la constitution Unigenitus si fatale à l'Église et à l'État, si honteuse à Rome, si funeste à la religion, si avantageuse aux jésuites, aux sulpiciens, aux ultramontains, aux ignorants, aux gens de néant, et surtout à tout genre de fripons et de scélérats, dont les suites, dirigées autant qu'il leur a été possible sur le modèle de celle de la révocation de l'édit de Nantes, ont mis le désordre, l'ignorance, la tromperie, la confusion partout, avec une violence qui dure encore, sous l'oppression de laquelle tout le royaume tremble et gémit, et qui, après plus de trente ans de la persécution la plus effrénée, en éprouve, en tout genre et en toutes professions, un poids qui s'étend à tout, et qui s'appesantit toujours. Je me garderai bien d'entreprendre une histoire théologique, ni même celle qui serait bornée aux faits et aux procédés; cette dernière partie seule composerait plusieurs volumes. Il serait à désirer qu'il y en eût moins de donnés au public sur la doctrine où bien des répétitions se trouvent multipliées, et qu'il y en eût davantage sur l'historique de la naissance, du cours et des progrès de cette terrible affaire; de ses suites, de ses branches, de la conduite et des procédés des deux côtés; des fortunes, même séculières, qui en sont nées, et qui en ont été ruinées; et des effets si étendus et si prodigieux de l'ouverture de cette boîte de Pandore, si fort au delà des espérances des uns et de l'étonnement des autres, qui ont fait taire les lois, les tribunaux, les règles, pour faire place à une inquisition militaire qui ne cesse point d'inonder la France de lettres de cachet, et d'anéantir toute justice. Je me bornerai à ce peu d'historique qui s'est passé sous mes yeux, et quelquefois par mes mains, pour traiter cette matière comme j'ai tâché de traiter toutes les autres, et laisser ce que je n'ai ni vu ni appris des acteurs à des plumes plus instruites, meilleures et moins paresseuses.

Pour entendre ce peu qui de temps en temps sera rapporté d'une affaire qui a si principalement occupé tout le reste du règne de Louis XIV, la minorité de Louis XV et tout le règne, caché sous M. le Duc, et à découvert depuis sa chute, du cardinal Fleury, il faut se souvenir de bien des choses qui se trouvent éparses dans ces Mémoires, et qui seraient trop longues et trop ennuyeuses à répéter ici, mais qu'il faut remettre en deux mots sous les yeux, pour en donner le souvenir et le moyen de se les rappeler aisément dans les lieux épars où elles se trouvent rapportées. Il faut d'abord se remettre l'orage du quiétisme, la disgrâce de M. de Cambrai; le danger des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qui fut extrême et qui n'a fait que resserrer les liens de leur abandon à ce prélat; le triumvirat contre lui; la conduite secrète des jésuites, dont le gros et le ministère public se déclara contre lui, sans nuire, et le sanhédrin ténébreux et mystérieux le servit de toutes ses forces, l'union qui en résulta; ce qui a été dit de Saint-Sulpice, de Bissy, évêque de Toul, puis de Meaux et cardinal; enfin du P. Tellier, conséquemment de l'état de l'épiscopat soigneusement rempli de gens sans nom, sans lumières, de plusieurs sans conscience et sans honneur, et de quelques-uns publiquement vendus à l'ambition la plus déclarée, et à la servitude la plus parfaite du parti qui les pouvait élever; l'affaire de la Chine, la situation si fâcheuse des jésuites à cet égard, la part si personnelle que le P. Tellier y prenait; la haine des jésuites et la sienne particulière pour le cardinal de Noailles; l'usage si heureux qu'ils ont toujours su faire du jansénisme; enfin le caractère du cardinal de Noailles, et ce qu'on a vu de ceux du roi et de Mme de Maintenon.

Ces choses rappelées à l'esprit et à la mémoire, on se persuadera aisément de l'extrême désir du P. Tellier de sauver les jésuites de l'opprobre où leur condamnation sur la Chine les livrait, et d'abattre le cardinal de Noailles. Pour frapper deux si puissants coups il fallait une affaire éclatante, qui intéressât Rome en ce qu'elle a de plus sensible, et sur laquelle elle ne pût espérer qu'en la protection du P. Tellier. Il était sans cesse occupé d'en trouver les moyens et d'en ménager la conjoncture. L'affaire de la Chine, qui ne lui laissait plus le temps de différer, précipita son entreprise, dans laquelle il n'eut pour conseil unique, à la totale exclusion de tous autres même jésuites, que les PP. Doucin et Lallemant, aussi fins, aussi faux, aussi profonds que lui, et dont les preuves étaient faites que les crimes ne leur coûtaient rien, jésuites aussi furieux que lui, et aussi emportés contre le cardinal de Noailles qui, pour quelques excès du P. Doucin, lui avait fait ôter une pension du clergé, qu'il avait attrapée d'un temps de faiblesse et de disgrâce des dernières années d'Harlay, archevêque de Paris. Ces deux jésuites demeuraient à Paris en leur maison professe, où le P. Tellier demeurait aussi; et tous trois par leur violence, leur profondeur et leur méchanceté étaient secrètement la terreur de tous les autres jésuites, jusqu'aux plus confits et les plus livrés aux vues, aux sentiments et aux intérêts de la société.

Les conjonctures aussi parurent favorables au P. Tellier. Il avait par M. de Cambrai les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; il avait Pontchartrain par opposition à son père; et par basse politique il avait d'Argenson; par ces deux hommes il était maître de faire revenir au roi tout ce qui lui serait utile sans y paraître. L'alliance et la liaison personnelle du cardinal de Noailles avec Mme de Maintenon ne l'embarrassait plus. Elle était usée dans cet esprit changeant. Trois hommes avaient succédé auprès d'elle à M. de Chartres: l'évêque successeur et neveu à cause de Saint-Cyr, mais qui à vingt-sept ou vingt-huit ans, en était pour ainsi dire à recevoir encore du bonbon de sa main; La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, son confesseur, dont on a vu ailleurs l'extrême imbécillité, et Bissy, évêque de Meaux, que feu M. de Chartres lui avait donné comme son Élisée, qu'elle avait adopté sur le même pied, et qui, sans qu'elle s'en aperçût, était à vendre et dépendre corps et âme, pour sa fortune, aux jésuites, et plus particulièrement encore au P. Tellier et à ses deux acolytes. C'était une suite de ses menées secrètes à Rome pour la pourpre du temps qu'il était à Toul; et il s'était d'autant plus attaché à eux, depuis sa translation à Meaux, que la confiance déclarée de Mme de Maintenon en lui le leur rendait très-considérable, comme eux à lui, en supplément à Rome des moyens d'arriver, qui lui étaient retranchés par sa translation, qui faisait cesser ses disputes avec M. de Lorraine. Quelque bien qu'il fût avec Mme de Maintenon, le siége et l'alliance du cardinal de Noailles avec elle, un reste de considération et de privance qu'elle ne pouvait lui refuser, faisait toujours peur à l'évêque de Meaux, qui par cet intérêt n'était pas moins ardent à la ruine du cardinal de Noailles que le P. Tellier même. Tous ces côtés assurés, l'épiscopat ne leur fit point de peur. Il faut se souvenir ici du crédit que feu M. de Chartres avait emblé sur les nominations pendant les dernières années du P. de La Chaise, et de quels misérables sujets il l'avait rempli, avec les meilleures intentions du monde, et le P. Tellier avait renchéri par art et dessein en pernicieux choix. Ainsi, ils méprisèrent le gros, et ne doutèrent pas d'intimider et d'entraîner presque tous les autres.

Il ne faut pas oublier encore qu'avec toute l'aversion et la crainte de ceux de Saint-Sulpice, des jésuites, et la jalousie et la haine de ceux-ci pour ceux-là, ils convenaient entièrement sur tout ce qui regardait jansénisme en détestation, et Rome en adoration: les uns par le plus puissant intérêt, les autres par la plus grossière ignorance. Ainsi, les jésuites menèrent en cette affaire Saint-Sulpice en laisse tant qu'il leur plut, les yeux bandés, et s'en servirent à tous les usages qu'ils voulurent.

Le plan dressé, et les mesures prises, il fut résolu d'exciter l'orage sans y paraître, et de le faire tomber sur un livre intitulé Réflexions morales sur le Nouveau Testament, par le P. Quesnel, et d'en choisir l'édition approuvée par le cardinal de Noailles, lors évêque-comte de Châlons. Quel était le P. Quesnel, dont il a été quelquefois mention dans ces Mémoires, et d'ailleurs si universellement connu, ce serait chose superflue à expliquer. Ce livre avait été approuvé par un grand nombre de prélats et de théologiens. Le célèbre Vialart, prédécesseur à Châlons du cardinal de Noailles, en avait été un. Son successeur, avec qui toute l'Église de France avait une grande vénération pour un prélat d'une si grande réputation de piété et de doctrine, ne balança pas, sur la même approbation, sans autre examen, et à donner la sienne à une nouvelle édition qui s'en fit. Il y avait plus de quarante ans que ce livre édifiait toute l'Église sans avoir reçu la moindre contradiction. Bissy, évêque de Toul, qu'on a vu faire tant de figure et de fortune à ses dépens, l'avait proposé à tout son diocèse; et par un mandement publié, imprimé et fait exprès, avait recommandé à tous ses curés d'en avoir chacun un exemplaire, en les assurant que, dans l'impossibilité où leur peu de moyens les mettait d'avoir plusieurs livres, celui-là seul leur suffirait pour y trouver, pour eux et pour l'instruction de leurs peuples, toute la doctrine et toute la piété qui leur étaient nécessaires. Le P. de La Chaise l'avait toujours sur sa table; et sur ce qu'au nom de l'auteur quelques personnes lui en parlèrent avec surprise, il leur répondit qu'il aimait le bien et le bon, de quelque part qu'il vînt; que ses occupations lui ôtaient le temps de faire des lectures; que ce livre était une mine de doctrine et de piété excellente; que c'était pour suppléer à son peu de loisir qu'il le voulait toujours sous sa main, parce que, dès qu'il avait quelques moments, il l'ouvrait, et qu'il y trouvait toujours de quoi s'édifier et s'instruire.

Il semblait qu'un livre si universellement lu et estimé, depuis un si grand nombre d'années, et dont la bonté et la sûreté était annoncée dès les premières pages par un si grand nombre d'approbateurs célèbres, eût dû être à couvert de tout dessein de l'attaquer; mais l'exemple du succès obtenu contre le livre de la fréquente Communion, de M. Arnauld, plus illustre encore par le nom de son auteur, le nombre, la dignité, la réputation de ses approbateurs, l'applaudissement avec lequel il fut reçu et lu, avait rassuré le P. Tellier contre de pareilles craintes, et il ne douta point de le faire attaquer coinjointement avec le cardinal de Noailles, comme l'ayant approuvé.

Pour un coup si hardi, il se servit de deux hommes les plus inconnus, les plus isolés, les plus infimes, pour qu'ils pussent être moins abordés, et plus dans sa parfaite dépendance. Champflour, évêque de la Rochelle, était l'ignorance et la grossièreté même, qui ne savait qu'être follement ultramontain, qui avait été exilé pour cela, lors des propositions du clergé de 1682, et que Saint-Sulpice et les jésuites réunis en faveur de ce martyr de leur cause favorite, avait à la fin bombardé à la Rochelle. L'autre était Valderies de Lescure, moins ignorant, mais aussi grossier et aussi ultramontain que l'autre, aussi abandonné aux jésuites qui l'avaient fait évêque de Luçon, ardent, impétueux et boute-feu par sa nature: celui-ci pauvre et petit gentilhomme, l'autre le néant; et tous deux noyés dans la plus parfaite obscurité et sans commerce avec personne.

Pour les dresser à ce qu'on leur voulut faire faire, on leur envoya un prêtre nommé Chalmet, élève de Saint-Sulpice, perfectionné à Cambrai, et bien instruit par le célèbre Fénelon, qui espérait son retour, et tout ce qui le pouvait suivre de plus flatteur, de la chute de celui de ses trois vainqueurs qui restait, et de l'appui du P. Tellier, appuyé lui-même de ses anciens amis, mais qui ne pouvaient ouvrir la bouche en sa faveur. Ce Chalmet avait de l'esprit et de la véhémence en pédant dur et ferré, livré aux maximes ultramontaines de Saint-Sulpice, dévoué à M. de Cambrai, et abandonné sans réserve aux jésuites, et en particulier au P. Tellier. Il s'en alla donc secrètement en Saintonge, s'établit tantôt à la Rochelle, tantôt à Luçon, et fort caché dans ces commencements, les fit aboucher souvent tous deux en sa présence, les endoctrina, mais si durement et si haut à la main qu'ils firent souvent leurs plaintes d'un précepteur si absolu, et les ont depuis très-souvent renouvelées, avec peu de jugement et de discrétion pour leur honneur.

Il leur fit faire un mandement en commun, portant condamnation du Nouveau Testament du P. Quesnel, de l'édition approuvée par le cardinal de Noailles, lors évêque-comte de Châlons, avec une censure si reconnaissable de ce prélat que personne ne l'y put méconnaître, comme fauteur d'hérétiques, et avec les plus vives couleurs, sans aucune sorte de ménagement. Cette pièce, qui était proprement un tocsin, n'était pas faite pour demeurer ensevelie dans les diocèses de Luçon et de la Rochelle. Elle fut non-seulement envoyée à Paris qu'on en inonda, mais, contre toute règle ecclésiastique et de police, affichée partout, et principalement aux portes de l'église et de l'archevêché de Paris, et ce fut par où le cardinal de Noailles et tout Paris en eurent la-première notion.

Ces deux évêques avaient chacun un neveu au séminaire de Saint-Sulpice, fort sots enfants pour leur âge, et aussi peu capables que leurs oncles de quoi que ce fût sans impulsion d'autrui, beaucoup moins d'une publication de ce mandement si nerveuse, si prompte, si hardie, qui marquait un concert entre plusieurs. Le cardinal de Noailles, si étrangement outragé par deux évêques de campagne, commit la faute capitale d'imiter le chien qui mord la pierre qu'on lui jette, et qui laisse le bras qui l'a ruée. Il manda le supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, à qui il ordonna de mettre dehors de sa maison ces deux jeunes gens, sitôt qu'il y serait retourné. Le supérieur représenta le scandale d'un congé si subit, la vertu des deux ecclésiastiques, le tort que cela ferait à leur réputation. Rien ne fut écouté. Le curé de Saint-Sulpice, averti par le supérieur en arrivant de l'archevêché, espéra mieux de son crédit. Sa piété et sa simplicité n'étaient pas à l'abri de l'enflure que lui donnait la confiance entière de Mme de Maintenon, et la considération mêlée de crainte qui en résultait. Il courut à l'archevêché plein de cette confiance; elle fut trompée. Il s'en revint plein d'indignation. Il fallut obéir sur-le-champ. Mais il arriva que Mme de Maintenon fut piquée du peu de considération que le cardinal de Noailles ayait montré pour son cher directeur, dont Bissy, évêque de Meaux, sut bien profiter.

Cette expulsion fît grand vacarme. Le cardinal rendit compte au roi de l'injure qu'il recevait, et lui en demanda justice. Le roi entra dans sa peine, mais lui fit entendre qu'il avait commencé par se la faire; et la chose traîna par la lenteur naturelle du cardinal, et par le délai de ses audiences de huit jours en huit jours, qu'il ne crut pas devoir prévenir.

Pendant ces intervalles on aigrissait le roi qui différait toujours, mais qui aimait et respectait le cardinal. Le P. Tellier directement, et le Meaux par Mme de Maintenon, retenaient le roi que le cardinal ne pressait que mollement, et qui ne doutait pas d'obtenir justice d'une chose si criante; tandis qu'on envoyait aux deux évoques une lettre toute faite, pour le roi, à signer, qui la reçut par le P. Tellier, à qui elle fut adressée comme au ministre naturel de tous les évêques, et qui la présenta au roi comme une fonction de sa place qui ne se pouvait refuser.

La lettre était également furieuse et adroite, et en commun des deux évêques. Il ne fallait que jeter les yeux dessus, car elle devint bientôt publique, pour voir que ces deux animaux mitrés n'y avaient eu de part que leur signature, et qu'elle était du plus habile et du plus délié courtisan, aussi bien que de l'écrivain le plus malicieusement emporté. Après avoir comblé le roi d'éloges, et l'avoir comparé à Constantin et à Théodose par son amour et sa protection pour l'Église, ils la lui demandaient non pour eux-mêmes prosternés à ses pieds, ni pour leurs neveux, mais pour l'Église, pour l'épiscopat, pour la liberté de la bonne doctrine, et justice de l'attentat par lequel le cardinal de Noailles prétendait l'opprimer, en montrant par l'exemple fait sur leurs neveux ce que pouvait attendre tout homme soupçonné de défendre la bonne cause, sans en être même convaincu, comme leurs neveux ne l'étaient pas de la distribution ni de l'affiche de leur mandement. Après une longue et forte prosopopée contre le P. Quesnel et ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament, approuvées par le cardinal de Noailles, ils le représentèrent, ce cardinal, comme un ennemi de l'Église, du pape et du roi, tel que sous Constantin et ses premiers successeurs furent ces évêques de la ville impériale qui faisaient tout trembler sous leur autorité, et sous qui les évêques orthodoxes gémissaient. La lettre était longue et se soutenait par tout le style, l'art qui perçait à travers la ruse. Ce portrait si dissemblable au naturel, à la vie, aux mœurs, à la conduite du cardinal de Noailles, l'emportement de toute la pièce dévailait à nu le mystère d'iniquité, et découvrait à plein qu'une lettre si hardie, si fine, si forte, n'avait pas été composée à la Rochelle ni à Luçon, [mais] dans l'embarras de couvrir une attaque faite de gaieté de cœur, avec l'éclat le plus irrégulier et le plus injurieux, dont l'art était employé à profiter de l'expulsion des neveux du séminaire de Saint-Sulpice, pour irriter un roi si jaloux de son autorité et pour changer l'état de la question, se rendre agresseurs, et réduire le cardinal à la défensive.

C'est ce qui lui arriva en effet. Il avait été bien reçu sur les plaintes des injures du mandement; l'expulsion des neveux lui avait été plutôt remise devant les yeux que reprochée; mais quand il voulut porter ses plaintes de la lettre, le roi, qu'on avait eu le temps d'aigrir et de préparer, revint sèchement aux neveux, avec un reproche amer de s'être fait justice au lieu de l'attendre de lui. Néanmoins, quoique pris à un hameçon si grossier, il demeura encore plus choqué de l'insolence des deux évêques. Il laissa voir au cardinal qu'il sentait que la querelle sur le livre était aussi peu nécessaire que peu attendue, après un si long espace de la réputation non interrompue de cet ouvrage, et qu'ils lui en voulaient moins qu'à sa personne.

Ce fut une seconde et très-lourde faute du cardinal de n'avoir pas porté le mandement et la lettre à cette audience.

Pour peu qu'il en eût lu au roi quelques endroits principaux en injures et en adresse, qu'il eût su les paraphraser, profiter de la disposition du roi à cet égard, lui faire sentir la cabale, le désir de faire du bruit, et combien deux plats évêques de campagne étaient peu capables d'eux-mêmes d'enfanter ce dessein, et de l'exécuter avec tant d'art, d'éclat et de hauteur, il aurait déterminé le roi à imposer de façon que l'affaire aurait été dès là étouffée. Mais le cardinal lent, doux, peu né pour la cour et pour les affaires, plein de confiance en sa conscience et en ce qu'il était en soi et auprès du roi, se tint pour content d'avoir remis les choses, à la fin de son audience, où elles en étaient avant la lettre des deux évêques, et ne douta point de recevoir une satisfaction convenable, telle que le roi la lui avait promise lorsqu'il lui en avait parlé la première fois.

À son tour le P. Tellier eut son audience. Il y eut moyen de piquer le roi de nouveau sur son autorité, et sur la protection due à des prélats infimes et abandonnés, qui se trouvaient à la veille d'être persécutés pour la bonne doctrine. L'évêque de Meaux avait de son côté travaillé auprès de Mme de Maintenon, de manière que, lorsque huit jours après le cardinal de Noailles revint à l'audience, il fut bien étonné que le roi lui fermât la bouche sur cette affaire, et lui déclarât que, puisque sans lui il s'était fait justice à lui-même, il n'avait qu'à s'en tirer tout comme il voudrait sans l'y mêler davantage, et que c'était tout ce qu'il pouvait de plus en sa faveur. C'était bien là où on en voulait venir pour les deux évêques, qui ne s'étaient plaints que pour se soustraire à ce que méritait l'injure qu'ils avaient faite, et qui, ainsi mis hors de cour, se trouvaient après une calomnie si publique, et sur la foi, égalés au cardinal de Noailles, malgré tant et de si grandes disproportions.

Dans ce fâcheux état, le cardinal dit au roi que, puisqu'il l'abandonnait à la calomnie et à l'insulte, sans même avoir pu mériter ni deviner ce qui lui arrivait, il le suppliait au moins de trouver bon qu'il se défendît; et il se retira avec la sèche permission de faire tout ce qu'il jugerait à propos.

Deux jours après il publia un mandement court et fort, par lequel il prétendit montrer diverses erreurs dans celui des deux évêques. Il l'y traita de libelles fait sous leur nom, dont il disait assez peu à propos qu'il les croyait incapables, s'éleva contre l'inquiétude du temps, sur la doctrine et sur la licence de quelques évêques de s'ingérer dans la moisson d'autrui, défendit sous les peines de droit la lecture de ce mandement qu'il flétrit en plusieurs manières. Il semblait qu'il eût droit d'en user de la sorte, par l'abandon et par la permission du roi, et que c'était encore avec ménagement par rapport à la nature de la chose. Néanmoins ce fût un nouveau crime, qui lui fit envoyer défense d'aller à la cour s'il n'y était mandé.

Les deux évêques, c'est-à-dire ceux qui les mettaient en avant, profitant du succès de leur trame, écrivirent de nouveau. Hébert, de la congrégation de la Mission, avait acquis une grande et juste réputation étant curé de Versailles. Le cardinal de Noailles lui avait fait donner l'évêché d'Agen, nonobstant les constitutions de cette congrégation qui excluent leurs membres de l'épiscopat. Il faisait merveilles dans son diocèse, où il était conprovincial des deux évêques. Il leur écrivit une excellente lettre, savante, fort pieuse, par laquelle il leur représenta, avec beaucoup de modestie épiscopale, le tort extrême qu'ils avaient de troubler l'Église, et d'attaquer personnellement le cardinal de Noailles.

Cependant ses ennemis ne dormaient pas et travaillaient à lui en susciter d'autres. Il parut un mandement de Berger de Malissoles, évêque de Gap, moins grossier, mais aussi mordant, que le cardinal défendit par un autre, comme il avait fait celui des deux évêques. Ensuite il écrivit une belle lettre à l'évêque d'Agen, contenant l'histoire de tout ce qui s'était passé, mais avec une mesure et une modestie qui la relevait encore, et qui fut comme un manifeste de sa part qui fut distribué partout. L'affaire en elle-même avait indigné tout ce qui n'était pas dévoué aux jésuites ou à la fortune, ou aveuglé de l'abus qui se faisait du jansénisme pour décrier et perdre qui on voulait. Ce manifeste acheva d'enlever ce qui restait de gens neutres, et fit un tel effet que les agresseurs, qui pensaient déjà avoir étourdi le cardinal de Noailles, en furent effrayés, et ne songèrent que plus efficacement aux moyens de profiter de tous leurs avantages, et de le pousser en si beau chemin. J'en demeurerai là pour le présent, il est temps de rentrer en d'autres matières.

L'Espagne, comme je l'ai dit d'avance, produisit peu de choses cette année. Ses incroyables efforts l'avaient trop épuisée pour pouvoir profiter, par de nouveaux succès, de ceux qu'ils avaient produits contre toute espérance; et les ennemis, battus contre la leur, après un court triomphe, n'étaient pas en état de se relever. Ils abandonnèrent Balaguer, où ils n'avaient que deux ou trois cents hommes, sur le bruit qu'il allait être assiégé. Bientôt après, Muret, lieutenant général, prit la Seu-d'Urgel; mais peu après, le gouverneur de Miranda-de-Duero, place importante sur la frontière de Portugal, se laissa corrompre, et vendit pour une grosse somme d'argent aux Portugais la place et mille hommes qu'il avait dedans. Bientôt après, en Sicile, les Autrichiens se saisirent de Palerme.

Maillebois, fils de Desmarets, à qui sa femme et le cardinal Fleury ont longtemps depuis fait faire un si grand et si triste personnage, était toujours à Lille, depuis sa prise, demeuré par la capitulation en otage, avec un commissaire des guerres, de ce qui était dû aux magistrats et aux bourgeois de la ville. Ils surent que, pour en presser le payement, on était sur le point de les enfermer dans la citadelle, contre la teneur de la capitulation. Ils se sauvèrent, et gagnèrent Arras avec une escorte que le maréchal de Montesquiou envoya à mi-chemin au-devant d'eux. D'Arras, ils écrivirent au comte d'Albemarle, qui commandait en Flandre pour les ennemis, et lui rendirent raison de leur conduite; et de là Maillebois vint à la cour, où le roi l'entretint longtemps dans son cabinet, Desmarest seul en tiers. Il avait rencontré en chemin Surville, en otage aussi à Tournai, d'où il avait eu permission de faire un tour chez lui, et qui s'en retournait à Tournai. Maillebois l'avertit de son aventure, lui fît peur d'être mis dans la citadelle de Tournai, tellement que Surville s'en retourna chez lui en Picardie, en attendant les ordres du roi là-dessus.

J'ai parlé ailleurs de l'abbé de La Bourlie, frère de Guiscard, qui, ayant plusieurs bénéfices et nul mécontentement, passa en Hollande et en Angleterre, promit merveilles aux Cévennes qu'il ne tint pas, et publia des libelles très-séditieux par le Languedoc. Traître à sa patrie, il ne fut pas plus fidèle à ceux à qui il s'était donné. Je ne sais de quoi il se mêla contre le ministère, mais à la fin de mars il fut arrêté à Londres, dans le parc de Saint-James, par ordre de la reine, pour des commerces suspects. Conduit chez Saint-Jean, secrétaire d'État, il se saisit d'un canif qu'il trouva sur une table de l'antichambre, sans qu'on s'en aperçût; il entra dans le cabinet où il était attendu par les ducs d'Ormond, de Buckingham et d'Argyle, et par les deux secrétaires d'État Harley et Saint-Jean. Le premier l'interrogea. Au lieu de lui répondre, il lui donna deux coups de canif dans le ventre, qui heureusement ne firent que glisser légèrement. On se jeta sur ce galant homme, qui reçut trois coups d'épée; il fallut le lier pour le panser à la prison de Newgate, où on le mena. Il demanda à parler en particulier au duc d'Ormond, qui y fut. Ce malheureux y mourut peu de jours après, sans avoir voulu prendre de nourriture ni parler, et des blessures qu'il se fit.

Lassai maria, en ce temps-ci, son fils à sa sœur. Leur nom est Madaillan, trop connu dans l'histoire de la vie du fameux duc d'Épernon sur la fin. Lassai avait fait toutes sortes de métiers, dont Mme la Duchesse a fait une chanson qui les décrit d'une manière très-plaisante et peu flatteuse. Elle ne se doutait pas alors de ce qui lui est arrivé depuis avec son fils.

Le père avait été marié plusieurs fois, et mal toutes. Il épousa en secondes noces la fille d'un apothicaire, que le duc Charles IV de Lorraine avait voulu épouser aussi, et dont il ne put être empêché que par force. Lassai la perdit, et, dans le désespoir de son amour, il se retira dans la plus grande solitude auprès des Incurables, et dans une grande dévotion. Quelques années le consolèrent. L'ennui le prit, il ajusta sa maison et chercha à se remettre dans le monde. Il avait de l'esprit, de la lecture, de la valeur; il avait peu servi, et fait après le noble de province, avant sa retraite. Le voyage des princes de Conti en Hongrie lui parut propre pour en sortir tout à fait. Comme ils y allèrent contre le gré du roi, ils étaient fort seuls. Tout leur fut bon; Lassai les suivit. Au retour, l'un étant mort, l'autre exilé à Chantilly, Lassai s'attacha à M. le Duc, se fourra dans ses parties obscures, y fut acteur commode, s'intrigua vainement, mais tant qu'il put. Il épousa une bâtarde de M. le Prince, qui mourut folle quelques années après. Il fréquenta la cour sans avoir jamais pu en être.

Son fils servit et fut brigadier d'infanterie, non sans talent et avec beaucoup d'esprit. Par son père il se trouva attaché à la maison de Condé. Avec un visage de singe, il était parfaitement bien fait. Il plut à Mme la Duchesse vers ce temps-ci de son mariage avec sa tante; elle le trouva sous sa main; la liaison entre eux se fit la plus intime, et la plus étrangement publique. Il devint à visage découvert le maître de Mme la Duchesse et le directeur de toutes ses affaires. Il y eut bien quelque voile de gaze là-dessus pendant le reste de la vie du roi, qui ne laissa pas de le voir, mais qui, dans ses fins, laissait aller bien des choses, de peur de se fâcher et de se donner de la peine; mais après lui il n'y eut plus de mesure. Cela se retrouvera en son temps.

C'est ce qui fit son père chevalier de l'ordre, en la promotion de 1724, si abondante en étranges choix. Lassai père a vécu très-vieux, fade et abandonné adulateur du cardinal Fleury, qui avalait ses louanges à longs traits et lui en savait le meilleur gré du monde. Ce pauvre flatteur se cramponnait au monde qu'il fatiguait, et mourut enfin en homme qui avait quitté Dieu pour le monde. Il avait eu une fille de son premier mariage, qui épousa le dernier de cette ancienne et illustre race des Coligny, de laquelle il sera parlé dans la suite. De la fille de l'apothicaire il eut son fils, et de la bâtarde de M. le Prince et de la Montalais, dont Mme de Sévigné parle si plaisamment dans ses lettres, il eut une fille qu'il maria au fils de M. d'O. Elle fut galante, et après folle, et mourut à l'hôtel de Condé. Elle ne laissa qu'une fille, belle comme le jour, à qui Lassai, plein de millions et sans enfants ni parents, donna prodigieusement, pour épouser le fils du duc de Villars-Brancas, dont la noce se fit chez Mme la Duchesse, comme de sa petite-nièce bâtarde. C'est peut-être une des moindres infamies où ce duc de Villars-Brancas soit tombé.

Les enfants de M. du Maine triomphèrent toute la semaine sainte en rang de princes du sang. La joie de M. et de Mme du Maine en fut grande, la complaisance que le roi en prit extrême, le scandale encore plus fort.

La duchesse douairière d'Aumont mourut le jour de Pâques, assez brusquement, à soixante et un ans, veuve depuis sept ans, et peu regrettée dans sa famille. Elle était sœur aînée des duchesses de Ventadour et de La Ferté, et n'eut d'enfants que le duc d'Humières. C'était une grande et grosse femme, qui avait eu plus de grande mine que de beauté; impérieuse, méchante, difficile à vivre, grande joueuse, grande dévote à directeurs. Elle avait été fort du grand monde et de la cour, où elle ne paraissait plus depuis beaucoup d'années; elle était riche et fut très-attachée à son bien. Le roi lui donnait dix mille livres de pension. Il envoya un gentilhomme ordinaire faire compliment aux ducs d'Humières et d'Aumont, et aux duchesses de Ventadour, La Ferté, Aumont et d'Humières. Monseigneur, Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, et Madame, allèrent voir la duchesse de Ventadour. J'ai parlé ailleurs de la suppression de la visite aux duchesses et princesses étrangères; celle-ci fut donnée à la place de gouvernante des enfants de France, et de fille de la maréchale de La Mothe qui avait été la leur. Madame y fut par amitié, et comme ayant été sa dame d'honneur.

Mme de Châteauneuf mourut quelques semaines après, à cinquante-cinq ans, à Versailles où elle n'avait presque bougé de sa chambre, et y avait passé sa vie fort seule. Elle était d'une prodigieuse grosseur, la meilleure femme du monde, et veuve depuis onze ans du secrétaire d'État, et mère de La Vrillière. Elle était fille de Fourcy, conseiller au grand conseil, et d'une sœur d'un premier lit d'Armenonville, depuis garde des sceaux, qui avait plus de vingt ans plus que lui, et qui se remaria à Pelletier, depuis ministre d'État et contrôleur général des finances, qui fit la fortune d'Armenonville.

Cette année le dimanche de Pâques échut au 5 avril. Le mercredi suivant 8, Monseigneur, au sortir du conseil, alla dîner à Meudon en parvulo, et y mena Mme la duchesse de Bourgogne tête à tête. On a expliqué ailleurs ce que c'était que ces parvulo. Les courtisans avaient demandé pour Meudon, où le voyage devait être de huit jours, jusqu'à celui de Marly annoncé pour le mercredi suivant Je m'en étais allé dès le lundi saint, pour me trouver à Marly le même jour que le roi. Les Meudons m'embarrassaient étrangement. Depuis cette rare crédulité de Monseigneur qui a été rapportée, et que Mme la duchesse de Bourgogne l'avait dépersuadé, jusqu'à lui en avoir fait honte, je n'avais osé me commettre à Meudon: c'était pour moi un lieu infesté de démons. Mme la Duchesse, délivrée des bienséances de sa première année, y retournait régner, et y menait Mlles ses filles; d'Antin y gouvernait; Mlle de Lislebonne et sa sœur y dominaient à découvert; c'étaient mes ennemis personnels; ils gouvernaient Monseigneur; c'était bien certainement à eux à qui je devais cet inepte et hardi godant qu'ils avaient donné à Monseigneur, et qui l'avait mis dans une si grande colère. Capable de prendre à celui-là, et eux capables d'oser l'inventer, et y réussir en plein, à quoi ne pouvais-je point m'attendre! tout ce qui était là à leurs pieds ne songeant qu'à leur plaire, et ne pouvant espérer que par eux; par conséquent moi tout à en craindre, dès qu'il conviendrait à des ennemis si autorisés de me susciter quelque nouvelle noirceur sur leur terrain; Mlle Choin, la vraie tenante, en mesures extrêmes et en tous ménagements pour eux, fée invisible dont on n'approchait point, et moi moins que personne, et qui en étant inconnu ne pouvais rien espérer d'elle, et du Mont pour toute ressource, lequel sans force et sans esprit. Je ne pouvais douter qu'ils ne me voulussent perdre après l'échantillon que j'en avais éprouvé; et ce qui les excitait contre moi n'était pas de nature à s'émousser, beaucoup moins à pouvoir jamais me raccommoder avec eux. Ce qui s'était passé à l'égard de feu M. le Duc et de Mme la Duchesse, les choses de rang à l'égard des deux Lorraines et de leur oncle le Vaudemont; l'affaire de Rome pour d'Antin, et de nouveau sa prétention d'Épernon; les choses de Flandre, ma liaison intime avec ce qu'ils ne songeaient qu'à anéantir, Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; la part qu'ils me donnaient au mariage de M. le duc de Berry qui avait comblé leur rage, c'en était trop, et sans aucun contre-poids, pour ne me pas faire regarder cette cour comme hérissée pour moi de dangers et d'abîmes.

Je poussais donc le temps avec l'épaule sur les voyages de Meudon, embarrassé de Monseigneur et du monde, en ne m'y présentant jamais, beaucoup plus en peine d'y hasarder des voyages. Si ce continuel présent me causait ces soucis, combien de réflexions plus fâcheuses: la perspective d'un avenir qui s'avançait tous les jours, qui mettrait Monseigneur sur le trône, et qui, à travers le chamaillis de ce qui le gouvernait et le voudrait dominer alors à l'exclusion des autres, porterait très-certainement sur le trône avec lui les uns ou les autres de ces mêmes ennemis qui ne respiraient que ma perte, et à qui elle ne coûterait alors que le vouloir! Faute de mieux, je me soutenais de courage. Je me disais qu'on n'éprouvait jamais ni tout le bien ni tout le mal qu'on avait, à ce qu'il semblait, le plus de raison de prévoir. J'espérais ainsi, contre toute espérance, de l'incertitude attachée aux choses de cette vie, et je coulais le temps ainsi à l'égard de l'avenir, mais dans le dernier embarras sur le présent pour Meudon.

J'allai donc rêver et me délasser à mon aise, pendant cette quinzaine de Pâques, loin du monde et de la cour, qui, à celle de Monseigneur près, n'avait pour moi rien que de riant; mais cette épine, et sans remède, m'était cruellement poignante, lorsqu'il plut à Dieu de m'en délivrer au moment le plus inattendu. Je n'avais à la Ferté que M. de Saint-Louis, vieux brigadier de cavalerie fort estimé du roi, de M. de Turenne et de tout ce qui l'avait vu servir, retiré depuis trente ans dans l'abbatial de la Trappe, où il menait une vie fort sainte; et un gentilhomme de Normandie qui avait été capitaine dans mon régiment, et qui m'était fort attaché. Je m'étais promené avec eux tout le matin du samedi 11, veille de la Quasimodo, et j'étais entré seul dans mon cabinet un peu avant le dîner, lorsqu'un courrier, que Mme de Saint-Simon m'envoya, m'y rendit une lettre d'elle qui m'apprit la maladie de Monseigneur.

CHAPITRE VI. §

Maladie de Monseigneur. — Le roi à Meudon. — Le roi mal à son aise hors de ses maisons; Mme de Maintenon encore plus. — Contrastes dans Meudon. — Versailles. — Harengères à Meudon bien reçues. — Singulière conversation avec Mme la duchesse d'Orléans chez moi. — Spectacle de Meudon. — Extrémité de Monseigneur. — Mort de Monseigneur. — Le roi va à Marly. — Spectacle de Versailles. — Surprenantes larmes de M. le duc d'Orléans.

Ce prince, allant, comme je l'ai dit, à Meudon le lendemain des fêtes de Pâques, rencontra à Chaville un prêtre qui portait Notre-Seigneur à un malade, et mit pied à terre pour l'adorer à genoux, avec Mme la duchesse de Bourgogne. Il demanda à quel malade on le portait; il apprit que ce malade avait la petite vérole. Il y en avait partout quantité. Il ne l'avait eue que légère volante, et enfant; il la craignait fort. Il en fut frappé, et dit le soir à Boudin, son premier médecin, qu'il ne serait pas surpris s'il l'avait. La journée s'était cependant passée tout à fait à l'ordinaire.

Il se leva le lendemain jeudi, 9, pour aller courre le loup; mais, en s'habillant, il lui prit une faiblesse qui le fit tomber dans sa chaise. Boudin le fit remettre au lit. Toute la journée fut effrayante par l'état du pouls. Le roi, qui en fut faiblement averti par Fagon, crut que ce n'était rien, et s'alla promener à Marly après son dîner, où il eut plusieurs fois des nouvelles de Meudon. Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne y dînèrent, et ne voulurent pas quitter Monseigneur d'un moment. La princesse ajouta aux devoirs de belle-fille toutes les grâces qui étaient en elle, et présenta tout de sa main à Monseigneur. Le cœur ne pouvait pas être troublé de ce que l'esprit lui faisait envisager comme possible; mais les soins et l'empressement n'en furent pas moins marqués, sans air d'affectation ni de comédie. Mgr le duc de Bourgogne, tout simple, tout saint, tout plein de ses devoirs, les remplit outre mesure; et, quoiqu'il y eût déjà un grand soupçon de petite vérole, et que ce prince ne l'eût jamais eue, ils ne voulurent pas s'éloigner un moment de Monseigneur, et ne le quittèrent que pour le souper du roi.

À leur récit, le roi envoya le lendemain vendredi, 10, des ordres si précis à Meudon qu'il apprit à son réveil le grand péril où on trouvait Monseigneur. Il avait dit la veille, en revenant de Marly, qu'il irait le lendemain matin à Meudon, pour y demeurer pendant toute la maladie de Monseigneur, de quelque nature qu'elle pût être; et en effet il s'y en alla au sortir de la messe. En partant, il défendit à ses enfants d'y aller. Il le défendit en général à quiconque n'avait pas eu la petite vérole, avec une réflexion de bonté, et permit à tous ceux qui l'avaient eue de lui faire leur cour à Meudon, ou de n'y aller pas, suivant le degré de leur peur ou de leur convenance.

Du Mont renvoya plusieurs de ceux qui étaient de ce voyage de Meudon, pour y loger la suite du roi, qu'il borna à son service le plus étroit et à ses ministres, excepté le chancelier, qui n'y coucha pas, pour y travailler avec eux. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, chacune uniquement avec sa dame d'honneur; Mlle de Lislebonne, Mme d'Espinoy et Mlle de Melun, comme si particulièrement attachées à Monseigneur, et Mlle de Bouillon, parce qu'elle ne quittait point son père, qui suivit comme grand chambellan, y avaient devancé le roi, et furent les seules dames qui y demeurèrent, et qui mangèrent les soirs avec le roi, qui dîna seul comme à Marly. Je ne parle point de Mlle Choin qui y dîna dès le mercredi, ni de Mme de Maintenon, qui vint trouver le roi après dîner avec Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi ne voulut point qu'elle approchât de l'appartement de Monseigneur et la renvoya assez promptement. C'est où en étaient les choses lorsque Mme de Saint-Simon m'envoya le courrier, les médecins souhaitant la petite vérole, dont on était persuadé, quoiqu'elle ne fût pas encore déclarée.

Je continuerai à parler de moi avec la même vérité dont [je] traite les autres et les choses, avec toute l'exactitude qui m'est possible. À la situation où j'étais à l'égard de Monseigneur et de son intime cour, on sentira aisément quelle impression je reçus de cette nouvelle. Je compris, par ce qui m'était mandé de l'état de Monseigneur, que la chose en bien ou en mal serait promptement décidée; je me trouvais fort à mon aise à la Ferté; je résolus d'y attendre des nouvelles de la journée. Je renvoyai un courrier à Mme de Saint-Simon, et je lui en demandai un pour le lendemain. Je passai la journée dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne et qui perd du terrain, tenant l'homme et le chrétien en garde contre l'homme et le courtisan, avec cette foule de choses et d'objets qui se présentaient à moi dans une conjoncture si critique, qui me faisait entrevoir une délivrance inespérée, subite, sous les plus agréables apparences pour les suites.

Le courrier que j'attendais impatiemment arriva le lendemain, dimanche de Quasimodo, de bonne heure dans l'après-dînée. J'appris par lui que la petite vérole était déclarée, et allait aussi bien qu'on le pouvait souhaiter; et je le crus d'autant mieux que j'appris que la veille, qui était celle du dimanche de Quasimodo, Mme de Maintenon, qui à Meudon ne sortait point de sa chambre, et qui y avait Mme de Dangeau pour toute compagnie, avec qui elle mangeait, était allée dès le matin à Versailles, y avait dîné chez Mme de Caylus où elle avait vu Mme la duchesse de Bourgogne, et n'était pas retournée de fort bonne heure à Meudon.

Je crus Monseigneur sauvé, et voulus demeurer chez moi; néanmoins je crus conseil, et comme j'ai fait toute ma vie, et m'en suis toujours bien trouvé. Je donnai ordre à regret pour mon départ le lendemain, qui était celui de la Quasimodo, 13 avril, et je partis en effet de bon matin. Arrivant à la Queue, à quatorze lieues de la Ferté et à six de Versailles, un financier, qui se nommait La Fontaine, et que je connaissois fort pour l'avoir vu toute ma vie à la Ferté chargé de Senonches et des autres biens de feu M. le Prince de ce voisinage, aborda ma chaise comme je relayais. Il venait de Paris et de Versailles où il avait vu des gens de Mme la Duchesse; il me dit Monseigneur le mieux du monde, et avec des détails qui le faisaient compter hors de danger. J'arrivai à Versailles rempli de cette opinion, qui me fut confirmée par Mme de Saint-Simon et tout ce que je vis de gens, en sorte qu'on ne craignait plus que par la nature traîtresse de cette sorte de maladie dans un homme de cinquante ans fort épais.

Le roi tenait son conseil et travaillait le soir avec ses ministres, comme à l'ordinaire. Il voyait Monseigneur les matins et les soirs, et plusieurs fois l'après-dînée, et toujours longtemps dans la ruelle de son lit. Ce lundi que j'arrivai, il avait dîné de bonne heure, et s'était allé promener à Marly, où Mme la duchesse de Bourgogne l'alla trouver. Il vit en passant au bord des jardins de Versailles Mgrs ses petits-fils qui étaient venus l'y attendre, mais qu'il ne laissa pas approcher, et leur cria bonjour. Mme la duchesse de Bourgogne avait eu la petite vérole, mais il n'y paraissait point.

Le roi ne se plaisait que dans ses maisons et n'aimait point être ailleurs. C'est par ce goût que ses voyages à Meudon étaient rares et courts, et de pure complaisance. Mme de Maintenon s'y trouvait encore plus déplacée. Quoique sa chambre fût partout un sanctuaire où il n'entrait que des femmes de la plus étroite privance, il lui fallait partout une autre retraite entièrement inaccessible, sinon à Mme la duchesse de Bourgogne, encore pour des instants, et seule. Ainsi elle avait Saint-Cyr pour Versailles et pour Marly, et à Marly encore ce repos dont j'ai parlé ailleurs; à Fontainebleau sa maison à la ville. Voyant donc Monseigneur si bien, et conséquemment un long séjour à Meudon, les tapissiers du roi eurent l'ordre de meubler Chaville, maison du feu chancelier Le Tellier, que Monseigneur avait achetée et mise dans le parc de Meudon; et ce fut à Chaville où Mme de Maintenon destina ses retraites pendant la journée.

Le roi avait commandé la revue des gens d'armes et des chevau-légers pour le mercredi, tellement que tout semblait aller à souhait. J'écrivis en arrivant à Versailles à M. de Beauvilliers, à Meudon, pour le prier de dire au roi que j'étais revenu sur la maladie de Monseigneur; et que je serais allé à Meudon si, n'ayant pas eu la petite vérole, je ne me trouvais dans le cas de la défense. Il s'en acquitta, me manda que mon retour avait été fort à propos, et me réitéra de la part du roi la défense d'aller à Meudon, tant pour moi que pour Mme de Saint-Simon qui n'avait point eu non plus la petite vérole. Cette défense particulière ne m'affligea point du tout. Mme la duchesse de Berry, qui l'avait eue, n'eut point le privilège de voir le roi comme Mme la duchesse de Bourgogne; les deux époux ne l'avaient point eue. La même raison exclut M. le duc d'Orléans de voir le roi; mais Mme la duchesse d'Orléans, qui n'était pas dans le même cas, eut permission de l'aller voir, dont elle usa pourtant fort sobrement. Madame ne le vit point, quoiqu'il n'y eût point pour elle des raisons d'exclusion, qui, excepté les deux fils de France, par juste crainte pour eux, ne s'étendit dans la famille royale que selon le goût du roi.

Meudon, pris en soi, avait aussi ses contrastes. La Choin y était dans son grenier; Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy, ne bougeaient de la chambre de Monseigneur, et la recluse n'y entrait que lorsque le roi n'y était pas, et que Mme la princesse de Conti, qui y était aussi fort assidue, était retirée. Cette princesse sentit bien qu'elle contraindrait cruellement Monseigneur si elle ne le mettait en liberté là-dessus, et elle le fit de fort bonne grâce. Dès le matin du jour que le roi arriva (et elle y avait déjà couché), elle dit à Monseigneur qu'il y avait longtemps qu'elle n'ignorait pas ce qui était dans Meudon; qu'elle n'avait pu vivre hors de ce château dans l'inquiétude où elle était, mais qu'il n'était pas juste que cette amitié fût importune; qu'elle le priait d'en user très-librement, de la renvoyer toutes les fois que cela lui conviendrait; et qu'elle aurait soin, de son côté, de n'entrer jamais dans sa chambre sans savoir si elle pouvait le voir sans l'embarrasser. Ce compliment plut infiniment à Monseigneur. La princesse fut en effet fidèle à cette conduite, et docile aux avis de Mme la Duchesse et des deux Lorraines pour sortir quand il était à propos, sans air de chagrin ni de contrainte. Elle revenait après quand cela se pouvait, sans la plus mauvaise humeur, en quoi elle mérita de vraies louanges.

C'était Mlle Choin dont il était question, qui figurait à Meudon, avec le P. Tellier, d'une façon tout à fait étrange. Tous deux incognito, relégués chacun dans leur grenier, servis seuls chacun dans leur chambre, vus des seuls indispensables, et sus pourtant de chacun, avec cette différence que la demoiselle voyait Monseigneur nuit et jour sans mettre le pied ailleurs, et que le confesseur allait chez le roi et partout, excepté dans l'appartement de Monseigneur ni dans tout ce qui en approchait. Mme d'Espinoy portait et rapportait les compliments entre Mme de Maintenon et Mlle Choin. Le roi ne la vit point. Il croyait que Mme de Maintenon l'avait vue, il le lui demanda un peu sur le tard. Il sut que non, et il ne l'approuva pas. Là-dessus Mme de Maintenon chargea Mme d'Espinoy d'en faire ses excuses à Mlle Choin, et de lui dire qu'elle espérait qu'elles se verraient, compliment bizarre d'une chambre à l'autre, sous le même toit. Elles ne se virent jamais depuis.

Versailles présentait une autre scène: Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne y tenaient ouvertement la cour, et cette cour ressemblait à la première pointe de l'aurore. Toute la cour était là rassemblée, tout Paris y abondait; et comme la discrétion et la précaution ne furent jamais françaises, tout Meudon y venait, et on en croyait les gens sur leur parole de n'être pas entrés chez Monseigneur ce jour-là. Lever et coucher, dîner et souper avec les dames, conversations publiques après les repas, promenades, étaient les heures de faire sa cour, et les appartements ne pouvaient contenir la foule. Courriers à tous quarts d'heure, qui rappelaient l'attention aux nouvelles de Monseigneur, cours de maladie à souhait, et facilité extrême d'espérance et de confiance; désir et empressement de tous de plaire à la nouvelle cour, majesté et gravité gaie dans le jeune prince et la jeune princesse, accueil obligeant à tous, attention continuelle à parler à chacun, et complaisance dans cette foule, satisfaction réciproque, duc et duchesse de Berry à peu près nuls. De cette sorte s'écoulèrent cinq jours, chacun pensant sans cesse aux futurs contingents, tâchant d'avance de s'accommoder à tout événement.

Le mardi 14 avril, lendemain de mon retour de la Ferté à Versailles, le roi, qui, comme j'ai dit, s'ennuyait à Meudon, donna à l'ordinaire conseil des finances le matin, et contre sa coutume conseil de dépêches l'après-dinée pour en remplir le vide. J'allai voir le chancelier à son retour de ce dernier conseil, et je m'informai beaucoup à lui de l'état de Monseigneur. Il me l'assura bon, et me dit que Fagon lui avait dit ces mêmes mots: « que les choses allaient selon leurs souhaits, et au delà de leurs espérances.» Le chancelier me parut dans une grande confiance; et j'y ajoutai foi d'autant plus aisément qu'il était extrêmement bien avec Monseigneur, et qu'il ne bannissait pas toute crainte, mais sans en avoir d'autre que celle de la nature propre à cette sorte de maladie.

Les harengères de Paris, amies fidèles de Monseigneur, qui s'étaient déjà signalées à cette forte indigestion qui fut prise pour apoplexie, donnèrent ici le second tome de leur zèle. Ce même matin, elles arrivèrent en plusieurs carrosses de louage à Meudon. Monseigneur les voulut voir. Elles se jetèrent au pied de son lit qu'elles baisèrent plusieurs fois; et, ravies d'apprendre de si bonnes nouvelles, elles s'écrièrent dans leur joie qu'elles allaient réjouir tout Paris, et faire chanter le Te Deum. Monseigneur, qui n'était pas insensible à ces marques d'amour du peuple, leur dit qu'il n'était pas encore temps; et, après les avoir remerciées, il ordonna qu'on leur fît voir sa maison, qu'on les traitât à dîner, et qu'on les renvoyât avec de l'argent.

Revenant chez moi, de chez le chancelier, par les cours, je vis Mme la duchesse d'Orléans se promenant sur la terrasse de l'aile neuve, qui m'appela, et que je ne fis semblant de voir ni d'entendre, parce que la Montauban était avec elle, et je gagnai mon appartement l'esprit fort rempli de ces bonnes nouvelles de Meudon. Ce logement était dans la galerie haute de l'aile neuve, qu'il n'y avait presque qu'à traverser pour être dans l'appartement de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Berry, qui ce soir-là devaient donner à souper chez eux à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans et à quelques dames, dont Mme de Saint-Simon se dispensa sur ce qu'elle avait été un peu incommodée.

Il y avait peu que j'étais dans mon cabinet seul avec Coettenfao, qu'on m'annonça Mme la duchesse d'Orléans, qui venait causer en attendant l'heure du souper. J'allai la recevoir dans l'appartement de Mme de Saint-Simon, qui était sortie, et qui revint bientôt après se mettre en tiers avec nous. La princesse et moi étions, comme on dit, gros de nous voir et de nous entretenir dans cette conjoncture, sur laquelle elle et moi nous pensions si pareillement. Il n'y avait guère qu'une heure qu'elle était revenue de Meudon, où elle avait vu le roi, et il en était alors huit du soir de ce même mardi 14 avril.

Elle me dit la même expression dont Fagon s'était servi, que j'avais apprise du chancelier. Elle me rendit la confiance qui régnait dans Meudon; elle me vanta les soins et la capacité des médecins, qui ne négligeaient pas jusqu'aux plus petits remèdes, qu'ils ont coutume de mépriser le plus: elle nous en exagéra le succès; et, pour en parler franchement et en avouer la honte, elle et moi nous lamentâmes ensemble de voir Monseigneur échapper, à son âge et à sa graisse, d'un mal si dangereux. Elle réfléchissait tristement, mais avec ce sel et ces tons à la Mortemart, qu'après une dépuration de cette sorte il ne restait plus la moindre pauvre petite apparence aux apoplexies; que celle des indigestions était ruinée sans ressource depuis la peur que Monseigneur en avait prise, et l'empire qu'il avait donné sur sa santé aux médecins, et nous conclûmes plus que langoureusement qu'il fallait désormais compter que ce prince vivrait et régnerait longtemps. De là, des raisonnements sans fin sur les funestes accompagnements de son règne, sur la vanité des apparences les mieux fondées d'une vie qui promettait si peu, et qui trouvait son salut et sa durée au sein du péril et de la mort. En un mot, nous nous lâchâmes, non sans quelque scrupule qui interrompait de fois à autre cette rare conversation, mais qu'avec un tour languissamment plaisant elle ramenait toujours à son point. Mme de Saint-Simon, tout dévotement, enrayait tant qu'elle pouvait ces propos étranges; mais l'enrayure cassait, et entretenait ainsi un combat très-singulier entre la liberté des sentiments, humainement pour nous très-raisonnables, mais qui ne laissait pas de nous faire sentir qui n'étaient pas selon la religion.

Deux heures s'écoulèrent de la sorte entre nous trois, qui nous parurent courtes, mais que l'heure du souper termina. Mme la duchesse d'Orléans s'en alla chez Mme sa fille, et nous passâmes dans ma chambre, où bonne compagnie s'était cependant assemblée, qui soupa avec nous.

Tandis qu'on était si tranquille à Versailles, et même à Meudon, tout y changeait de face. Le roi avait vu Monseigneur plusieurs fois dans la journée, qui était sensible à ces marques d'amitié et de considération. Dans la visite de l'après-dînée, avant le conseil des dépêches, le roi fut si frappé de l'enflure extraordinaire du visage et de la tête, qu'il abrégea, et qu'il laissa échapper quelques larmes en sortant de la chambre. On le rassura tant qu'on put; et après le conseil des dépêches, il se promena dans les jardins.

Cependant Monseigneur avait déjà méconnu Mme la princesse de Conti, et Boudin en avait été alarmé. Ce prince l'avait toujours été. Les courtisans le voyaient tous les uns après les autres, les plus familiers n'en bougeaient jour et nuit. Il s'informait sans cesse à eux si on avait coutume d'être dans cette maladie dans l'état où il se sentait. Dans les temps où ce qu'on lui disait pour le rassurer lui faisait le plus d'impression, il fondait sur cette dépuration désespérances de vie et de santé; et en une de ces occasions, il lui échappa d'avouer à Mme la princesse de Conti qu'il y avait longtemps qu'il se sentait fort mal sans en avoir voulu rien témoigner, et dans un tel état de faiblesse que, le jeudi saint dernier, il n'avait pu durant l'office tenir sa Semaine sainte dans ses mains.

Il se trouva plus mal vers quatre heures après midi, pendant le conseil des dépêches, tellement que Boudin proposa à Fagon d'envoyer querir du conseil, lui représenta qu'eux, médecins de la cour qui ne voyaient jamais aucune maladie de venin, n'en pouvaient avoir d'expérience, et le pressa de mander promptement des médecins de Paris; mais Fagon se mit en colère, ne se paya d'aucunes raisons, s'opiniâtra au refus d'appeler personne, à dire qu'il était inutile de se commettre à des disputes et à des contrariétés, soutint qu'ils feraient aussi bien et mieux que tout le secours qu'ils pourraient faire venir, voulut enfin tenir secret l'état de Monseigneur, quoiqu'il empirât d'heure en heure, et que sur les sept heures du soir quelques valets et quelques courtisans même commençassent à s'en apercevoir. Mais tout en ce genre tremblait sous Fagon. Il était là, et personne n'osait ouvrir la bouche pour avertir le roi ni Mme de Maintenon. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti, dans la même impuissance, cherchaient à se rassurer. Le rare fut qu'on voulut laisser mettre le roi à table pour souper avant d'effrayer par de grands remèdes, et laisser achever son souper sans l'interrompre et sans l'avertir de rien, qui sur la foi de Fagon et le silence public croyait Monseigneur en bon état, quoiqu'il l'eût trouvé enflé et changé dans l'après-dînée, et qu'il en eût été fort peiné.

Pendant que le roi soupait ainsi tranquillement, la tête commença à tourner à ceux qui étaient dans la chambre de Monseigneur. Fagon et les autres entassèrent remèdes sur remèdes sans en attendre l'effet. Le curé, qui tous les soirs avant de se retirer chez lui allait savoir des nouvelles, trouva, contre l'ordinaire, toutes les portes ouvertes et les valets éperdus. Il entra dans la chambre, où, voyant de quoi il n'était que trop tardivement question, il courut au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de Dieu; et, le voyant plein de connaissance, mais presque hors d'état de parler, il en tira ce qu'il put pour une confession, dont qui que ce soit ne s'était avisé, lui suggéra des actes de contrition. Le pauvre prince en répéta distinctement quelques mots, confusément les autres, se frappa la poitrine, serra la main au curé, parut pénétré des meilleurs sentiments, et reçut d'un air contrit et désireux l'absolution du curé.

Cependant le roi sortait de table, et pensa tomber à la renverse lorsque Fagon se présentant à lui lui cria, tout troublé, que tout était perdu. On peut juger quelle horreur saisit tout le monde en ce passage si subit d'une sécurité entière à la plus désespérée extrémité.

Le roi, à peine à lui-même, prit à l'instant le chemin de l'appartement de Monseigneur, et réprima très-sèchement l'indiscret empressement de quelques courtisans à le retenir, disant qu'il voulait voir encore son fils, et s'il n'y avait plus de remède. Comme il était près d'entrer dans la chambre, Mme la princesse de Conti, qui avait eu le temps d'accourir chez Monseigneur dans ce court intervalle de la sortie de table, se présenta pour l'empêcher d'entrer. Elle le repoussa même des mains, et lui dit qu'il ne fallait plus désormais penser qu'à lui-même. Alors le roi, presque en faiblesse d'un renversement si subit et si entier, se laissa aller sur un canapé qui se trouva à l'entrée de la porte du cabinet par lequel il était entré, qui donnait dans la chambre. Il demandait des nouvelles à tout ce qui en sortait, sans que presque personne osât lui répondre. En descendant chez Monseigneur, car il logeait au-dessus de lui, il avait envoyé chercher le P. Tellier, qui venait de se mettre au lit; il fut bientôt habillé et arrivé dans la chambre; mais il n'était plus temps, à ce qu'ont dit depuis tous les domestiques, quoique le jésuite, peut-être pour consoler le roi, lui eût assuré qu'il avait donné une absolution bien fondée. Mme de Maintenon, accourue auprès du roi, et assise sur le même canapé, tâchait de pleurer. Elle essayait d'emmener le roi, dont les carrosses étaient déjà prêts dans la cour, mais il n'y eut pas moyen de l'y faire résoudre que Monseigneur ne fût expiré.

Cette agonie sans connaissance dura près d'une heure depuis que le roi fut dans le cabinet. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti se partageaient entre les soins du mourant et ceux du roi, près duquel elles revenaient souvent, tandis que la Faculté confondue, les valets éperdus, le courtisan bourdonnant, se poussaient les uns les autres, et cheminaient sans cesse sans presque changer de lieu. Enfin le moment fatal arriva. Fagon sortit qui le laissa entendre.

Le roi, fort affligé, et très-peiné du défaut de confession, maltraita un peu ce premier médecin, puis sortit emmené par Mme de Maintenon et par les deux princesses. L'appartement était de plain-pied à la cour; et comme il se présenta pour monter en carrosse, il trouva devant lui la berline de Monseigneur. Il fit signe de la main qu'on lui amenât un autre carrosse, par la peine que lui faisait celui-là. Il n'en fut pas néanmoins tellement occupé que, voyant Pontchartrain, il ne l'appelât pour lui dire d'avertir son père et les autres ministres de se trouver le lendemain matin un peu tard à Marly pour le conseil d'État ordinaire du mercredi. Sans commenter ce sang-froid, je me contenterai de rapporter la surprise extrême de tous les témoins et de tous ceux qui l'apprirent. Pontchartrain répondit que, ne s'agissant que d'affaires courantes, il vaudrait mieux remettre le conseil d'un jour que de l'en importuner. Le roi y consentit. Il monta avec peine en carrosse appuyé des deux côtés, Mme de Maintenon tout de suite après qui se mit à côté de lui; Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti montèrent après elle, et se mirent sur le devant. Une foule d'officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout le long de la cour, des deux côtés, sur le passage du roi, lui criant avec des hurlements étranges d'avoir compassion d'eux, qui avaient tout perdu et qui mouraient de faim.

Tandis que Meudon était rempli d'horreur, tout était tranquille à Versailles, sans en avoir le moindre soupçon. Nous avions soupé. La compagnie quelque temps après s'était retirée, et je causais avec Mme de Saint-Simon qui achevait de se déshabiller pour se mettre au lit, lorsqu'un ancien valet de chambre, à qui elle avait donné une charge de garçon de la chambre de Mme la duchesse de Berry, et qui y servait à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu'il fallait qu'il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon; que Mgr le duc de Bourgogne venait d'envoyer parler à l'oreille à M. le duc de Berry, à qui les yeux avaient rougi à l'instant; qu'aussitôt il était sorti de table, et que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie était restée s'était levée avec précipitation, et que tout le monde était passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême. Je courus chez Mme la duchesse de Berry aussitôt; il n'y avait plus personne; ils étaient tous allés chez Mme la duchesse de Bourgogne; j'y poussai tout de suite.

J'y trouvai tout Versailles rassemblé, ou y arrivant; toutes les dames en déshabillé, la plupart prêtes à se mettre au lit, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J'appris que Monseigneur avait reçu l'extrême-onction, qu'il était sans connaissance et hors de toute espérance, et que le roi avait mandé à Mme la duchesse de Bourgogne qu'il s'en allait à Marly, et de le venir attendre dans l'avenue entre les deux écuries, pour le voir en passant.

Le spectacle attira toute l'attention que j'y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme, et ce qui tout à la fois se présenta à mon esprit. Les deux princes et les deux princesses étaient dans le petit cabinet derrière la ruelle du lit. La toilette pour le coucher était à l'ordinaire dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en confusion. Elle allait et venait du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d'aller au passage du roi; et son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, était un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun semblait prendre pour douleur. Elle disait ou répondait en passant devant les uns et les autres quelques mots rares. Tous les assistants étaient des personnages vraiment expressifs, il ne fallait qu'avoir des yeux, sans aucune connaissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n'étaient de rien: ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d'attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement et leur joie.

Mon premier mouvement fut de m'informer à plus d'une fois, de ne croire qu'à peine au spectacle et aux paroles; ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d'alarme, enfin de retour sur soi-même par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverais un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins perçait à travers les réflexions momentanées de religion et d'humanité par lesquelles j'essayais de me rappeler. Ma délivrance particulière me semblait si grande et si inespérée qu'il me semblait, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l'État gagnait tout en une telle perte. Parmi ces pensées, je sentais malgré moi un reste de crainte que le malade en réchappât, et j'en avais une extrême honte.

Enfoncé de la sorte en moi-même, je ne laissai pas de mander à Mme de Saint-Simon qu'il était à propos qu'elle vînt, et de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d'y délecter ma curiosité, d'y nourrir les idées que je m'étais formées de chaque personnage, qui ne m'ont jamais guère trompé, et de tirer de justes conjectures de la vérité de ces premiers élans dont on est si rarement maître, et qui par là, à qui connaît la carte et les gens, deviennent des indictions sûres des liaisons et des sentiments les moins visibles en tous autres temps rassis.

Je vis arriver Mme la duchesse d'Orléans dont la contenance majestueuse et compassée ne disait rien. Elle entra dans le petit cabinet, d'où bientôt après elle sortit avec M. le duc d'Orléans, duquel l'activité et l'air turbulent marquaient plus l'émotion du spectacle que tout autre sentiment. Ils s'en allèrent, et je le remarque exprès, par ce qui bientôt après arriva en ma présence.

Quelques moments après, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, Mgr le duc de Bourgogne avec un air fort ému et peiné; mais le coup d'œil que j'assénai vivement sur lui ne m'y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l'occupation profonde d'un esprit saisi.

Valets et femmes de chambre criaient déjà indiscrètement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espèce de gens allait perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du roi; et aussitôt je vis Mme la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec Mgr le duc de Bourgogne, l'air alors plus touché qu'il ne m'avait paru la première fois, et qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d'un air délibéré, traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés de part et d'autre à la dérobée, et, suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.

Comme elle sortit de sa chambre, je pris mon temps pour aller chez Mme la duchesse d'Orléans avec qui je grillais d'être. Entrant chez elle, j'appris qu'ils étaient chez Madame. Je poussai jusque-là à travers leurs appartements. Je trouvai Mme la duchesse d'Orléans qui retournait chez elle, et qui, d'un air fort sérieux, me dit de revenir avec elle. M. le duc d'Orléans était demeuré. Elle s'assit dans sa chambre, et auprès d'elle la duchesse de Villeroy, la maréchale de Rochefort et cinq ou six dames familières. Je petillais cependant de tant de compagnie; Mme la duchesse d'Orléans, qui n'en était pas moins importunée, prit une bougie et passa derrière sa chambre. J'allai alors dire un mot à l'oreille à la duchesse de Villeroy; elle et moi pensions de même sur l'événement présent. Elle me poussa et me dit tout bas de me bien contenir. J'étouffais de silence parmi les plaintes et les surprises narratives de ces dames, lorsque M. le duc d'Orléans parut à la porte du cabinet et m'appela.

Je le suivis dans son arrière-cabinet en bas sur la galerie, lui près de se trouver mal, et moi les jambes tremblantes de tout ce qui se passait sous mes yeux et au dedans de moi. Nous nous assîmes par hasard vis-à-vis l'un de l'autre; mais quel fut mon étonnement lorsque incontinent après je vis les larmes lui tomber des yeux: « Monsieur!» m'écriai-je en me levant dans l'excès de ma surprise. Il me comprit aussitôt et me répondit d'une voix coupée et pleurant véritablement: « Vous avez raison d'être surpris, et je le suis moi-même; mais le spectacle touche. C'est un bon homme avec qui j'ai passé ma vie; il m'a bien traité et avec amitié tant qu'on l'a laissé faire et qu'il a agi de lui-même. Je sens bien que l'affliction ne peut pas être longue; mais ce sera dans quelques jours que je trouverai tous les motifs de me consoler dans l'état où on m'avait mis avec lui; mais présentement le sang, la proximité, l'humanité, tout touche, et les entrailles s'émeuvent.» Je louai ce sentiment, mais j'en avouai mon extrême surprise par la façon dont il était avec Monseigneur. Il se leva, se mit la tête dans un coin, le nez dedans, et pleura amèrement et à sanglots, chose que, si je n'avais vue, je n'eusse jamais crue. Après quelque peu de silence, je l'exhortai à se calmer. Je lui représentai qu'incessamment il faudrait retourner chez Mme la duchesse de Bourgogne, et que si on l'y voyait avec des yeux pleureux, il n'y avait personne qui ne s'en moquât comme d'une comédie très-déplacée, à la façon dont toute la cour savait qu'il était avec Monseigneur. Il fit donc ce qu'il put pour arrêter ses larmes, et pour bien essuyer et retaper ses yeux. Il y travaillait encore, lorsqu'il fut averti que Mme la duchesse de Bourgogne arrivait, et que Mme la duchesse d'Orléans allait retourner chez elle. Il la fut joindre et je les y suivis.

CHAPITRE VII. §

Continuation du spectacle de Versailles. — Plaisante aventure d'un Suisse. — Horreur de Meudon. — Confusion de Marly. — Caractère de Monseigneur— Problème si Monseigneur avait épousé Mlle Choin. — Monseigneur sans agrément, sans liberté, sans crédit avec le roi. — Monsieur et Monseigneur morts outrés contre le roi —Monseigneur peu à Versailles. — Complaisant aux choses du sacre. — Monseigneur et Mme de Maintenon fort éloignés. — Cour intime de Monseigneur. — Monseigneur, plus que sec avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, aime M. le duc de Berry et traite bien Mme la duchesse de Berry. — Monseigneur favorable aux ducs contre les princes. — Monseigneur fort vrai; Mlle Choin aussi. — Opposition de Monseigneur à l'alliance du sang bâtard prétendue. — Désintéressement de Mlle Choin. — Monseigneur attaché à la mémoire et à la famille du duc de Montausier. — Amours de Monseigneur. — Ridicule aventure. — Monseigneur n'aime point M. du Maine et traite bien le comte de Toulouse. — Cour plus ou moins particulière de Monseigneur. — Infamies du maréchal d'Huxelles. — Aversions de Monseigneur. — Éloignement de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne. — M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry bien avec Monseigneur. — Crayon et projets de Mme la duchesse de Berry. — Affection de Monseigneur pour le roi d'Espagne. — Portrait raccourci de Monseigneur.

Mme la duchesse de Bourgogne, arrêtée dans l'avenue entre les deux écuries, n'avait attendu le roi que fort peu de temps. Dès qu'il approcha, elle mit pied à terre et alla à sa portière. Mme de Maintenon, qui était de ce même côté, lui cria: « Où allez-vous, madame? N'approchez pas; nous sommes pestiférés.» Je n'ai point su quel mouvement fit le roi, qui ne l'embrassa point à cause du mauvais air. La princesse à l'instant regagna son carrosse et s'en revint. Le beau secret que Fagon avait imposé sur l'état de Monseigneur avait si bien trompé tout le monde, que le duc de Beauvilliers était revenu à Versailles après le conseil de dépêches, et qu'il y coucha contre son ordinaire depuis la maladie de Monseigneur. Comme il se levait fort matin, il se couchait toujours sur les dix heures, et il s'était mis au lit sans se défier de rien. Il ne fut pas longtemps sans être réveillé par un message de Mme la duchesse de Bourgogne, qui l'envoya chercher, et il arriva dans son appartement peu avant son retour du passage du roi. Elle retrouva les deux princes et Mme la duchesse de Berry avec le duc de Beauvilliers, dans ce petit cabinet où elle les avait laissés.

Après les premiers embrassements d'un retour qui signifiait tout, le duc de Beauvilliers, qui les vit étouffant dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie, dont, depuis quelque temps, on avait fermé ce salon d'une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s'assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie; tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.

Là, dans la chambre et par tout l'appartement, on lisait apertement sur les visages. Monseigneur n'était plus; on le savait, on le disait, nulle contrainte ne retenait plus à son égard, et ces premiers moments étaient ceux des premiers mouvements peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l'agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.

Les premières pièces offraient les mugissements contenus des valets, desespérés de là perte d'un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d'une autre qu'ils ne prévoyaient qu'avec transissement, et qui par celle-ci devenait la leur propre. Parmi eux s'en remarquaient d'autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étaient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien à leur air de quelle boutique ils étaient balayeurs.

Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c'est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c'est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d'un si bon fils. Les plus fins d'entre eux, ou les plus considérables, s'inquiétaient déjà de la santé du roi; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n'en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D'autres, vraiment affligés, et de cabale frappée, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d'un événement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d'affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart-d'heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu'involontaires, immobilité du reste presque entière; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots qui avaient le caquet en partage, les questions, et le redoublement du désespoir des affligés, et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin et austère, le tout n'était qu'un voile clair, qui n'empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux suppléaient au peu d'agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s'éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distinguait malgré qu'ils en eussent.

Les deux princes, et les deux princesses assises à leurs côtés, prenant soin d'eux, étaient les plus exposés à la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne pleurait d'attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry tout d'aussi bonne foi en versait en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l'amertume en paraissait grande, et poussait non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisait parfois, mais de suffocation, puis éclatait, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclataient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d'amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu'il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Mme la duchesse de Berry était hors d'elle, on verra bientôt pourquoi. Le désespoir le plus amer était peint avec horreur sur son visage. On y voyait comme écrite une rage de douleur, non d'amitié mais d'intérêt; des intervalles secs mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montraient une amertume d'âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venait de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l'embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyait un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui aidaient à suffoquer ses cris. Mme la duchesse de Bourgogne consolait aussi son époux, et y avait moins de peine qu'à acquérir le besoin d'être elle-même consolée, à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyait bien qu'elle faisait de son mieux pour s'acquitter d'un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin. Le fréquent moucher répondait aux cris du prince son beau-frère. Quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissaient à l'art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d'œil fréquemment dérobé se promenait sur l'assistance et sur la contenance de chacun.

Le duc de Beauvilliers, debout auprès d'eux, l'air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnait ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu'il était besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses; vous l'auriez cru au lever ou au petit couvert servant à l'ordinaire. Ce flegme dura sans la moindre altération, également éloigné d'être aise par la religion, et de cacher aussi le peu d'affliction qu'il ressentait, pour conserver toujours la vérité.

Madame, rhabillée, en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l'un ni l'autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d'un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d'une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarades.

Mme la duchesse d'Orléans s'était éloignée des princes, et s'était assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d'elle, ces dames peu à peu se retirèrent d'auprès d'elle, et lui firent grand plaisir. Il n'y resta que la duchesse Sforce, la duchesse de Villeroy, Mme de Castries, sa dame d'atours, et Mme de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s'approchèrent en un tas, tout le long d'un lit de veille à pavillon et le joignant; et comme elles étaient toutes affectées de même à l'égard de l'événement qui rassemblait là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.

Dans la galerie et dans ce salon il y avait plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchaient des Suisses de l'appartement et des trotteurs, et ils avaient été mis à l'ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, Mme de Castries qui touchait au lit le sentit remuer et en fut fort effrayée, car elle l'était de tout quoique avec beaucoup d'esprit. Un moment après elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très-long à reconnaître son monde qu'il regardait fixement l'un après l'autre, et qui enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s'était apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avait assez profondément dormi depuis pour ne s'être réveillé qu'alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules. Celui-ci fit rire quelque dame de là autour, et [fit] quelque peur à Mme la duchesse d'Orléans et à ce qui causait avec elle d'avoir été entendues. Mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassura.

La duchesse de Villeroy, qui ne faisait presque que les joindre, s'était fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet avec la comtesse de Roucy et quelques dames du palais, dont Mme de Lévi n'avait osé approcher, par penser trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles y étaient quand j'arrivai.

Je voulais douter encore, quoique tout me montrât ce qui était, mais je ne pus me résoudre à m'abandonner à le croire que le mot ne m'en fût prononcé par quelqu'un à qui on pût ajouter foi. Le hasard me fit rencontrer M. d'O, à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n'en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si j'y réussis bien, mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n'émoussèrent ma curiosité, et qu'en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux. Je ne craignais plus les retours du feu de la citadelle de Meudon, ni les cruelles courses de son implacable garnison, et je me contraignis moins qu'avant le passage du roi pour Marly de considérer plus librement toute cette nombreuse compagnie, d'arrêter mes yeux sur les plus touchés et sur ceux qui l'étaient moins avec une affection différente, de suivre les uns et les autres de mes regards et de les en percer tous à la dérobée.

Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d'une cour, les premiers spectacles d'événements rares de cette nature, si intéressante à tant de divers égards, sont d'une satisfaction extrême. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs, employés à l'avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales; les adresses à se maintenir et en écarter d'autres, les moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela; les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manéges, les avances, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun; le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances; la stupeur de ceux qui en jouissaient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée; la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là, et j'en étais des plus avant, la rage qu'en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher. La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu'on y remarque, l'étonnement de ne pas trouver ce qu'on avait cru de quelques-uns faute de cœur et d'assez d'esprit en eux, et plus en d'autres qu'on avait pensé, tout cet amas d'objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre qui, tout peu solide qu'il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

Ce fut donc à celui-là que je me livrai tout entier en moi-même, avec d'autant plus d'abandon que, dans une délivrance bien réelle, je me trouvais étroitement lié et embarqué avec les têtes principales qui n'avaient point de larmes à donner à leurs yeux. Je jouissais de leur avantage sans contre-poids, et de leur satisfaction qui augmentait la mienne, qui consolidait mes espérances, qui me les élevait, qui m'assurait un repos, auquel sans cet événement je voyais si peu d'apparence que je ne cessais point de m'inquiéter d'un triste avenir, et que, d'autre part, ennemi de liaison, et presque personnel des principaux personnages que cette perte accablait, je vis, du premier coup d'œil vivement porté, tout ce qui leur échappait et tout ce qui les accablerait, avec un plaisir qui ne se peut rendre. J'avais si fort imprimé dans ma tête les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connaissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne m'aurait pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que ce premier aspect de tous ces visages, qui me rappelaient encore ceux que je ne voyais pas, et qui n'étaient pas les moins friands à s'en repaître.

Je m'arrêtai donc un peu à considérer le spectacle de ces différentes pièces de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de désordre dura bien une heure, où la duchesse du Lude ne parut point, retenue au lit par la goutte. À la fin M. de Beauvilliers s'avisa qu'il était temps de délivrer les deux princes d'un si fâcheux public. Il leur proposa donc que M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement; et le monde, de celui de Mme la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitôt embrassé. M. le duc de Berry s'achemina donc partie seul et quelquefois appuyé sur son épouse, Mme de Saint-Simon avec eux et une poignée de gens. Je les suivis de loin pour ne pas exposer ma curiosité plus longtemps. Ce prince voulait coucher chez lui, mais Mme la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter; il était si suffoqué et elle aussi qu'on fit demeurer auprès d'eux une Faculté complète et munie.

Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois à autre M. le duc de Berry demandait des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du roi à Marly. Quelquefois il s'informait s'il n'y avait plus d'espérance, il voulait envoyer aux nouvelles; et ce ne fut qu'assez avant dans la matinée que le funeste rideau fut tiré de devant ses yeux, tant la nature et l'intérêt ont de peine à se persuader des maux extrêmes sans remède. On ne peut rendre l'état où il fut quand il le sentit enfin dans toute son étendue. Celui de Mme la duchesse de Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l'empêcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.

La nuit de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne fut plus tranquille; ils se couchèrent assez paisiblement. Mme de Lévi dit tout bas à la princesse que, n'ayant pas lieu d'être affligée, il serait horrible de lui voir jouer la comédie. Elle répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchaient, et la bienséance la conte-noit, et rien de plus; et en effet elle se tint dans ces bornes-là avec vérité et avec décence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le palais de Morphée. Le prince et la princesse s'endormirent promptement, s'éveillèrent une fois ou deux un instant; à la vérité ils se levèrent d'assez bonne heure, et assez doucement. Le réservoir d'eau était tari chez eux, les larmes ne revinrent plus depuis que rares et faibles à force d'occasion. Les dames qui avaient veillé et dormi dans cette chambre contèrent à leurs amis ce qui s'y était passé. Personne n'en fut surpris; et comme il n'y avait plus de Monseigneur, personne aussi n'en fut scandalisé.

Mme de Saint-Simon et moi, au sortir de chez M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, nous fûmes encore deux heures ensemble. La raison plutôt que le besoin nous fit coucher, mais avec si peu de sommeil qu'à sept heures du matin j'étais debout; mais, il faut l'avouer, de telles insomnies sont douces, et de tels réveils savoureux.

L'horreur régnait à Meudon. Dès que le roi en fut parti, tout ce qu'il y avait de gens de la cour le suivirent, et s'entassèrent dans ce qui se trouva de carrosses, et dans ce qu'il en vint aussitôt après. En un instant Meudon se trouva vide. Mlle de Lislebonne et Mlle de Melun montèrent chez Mlle Choin, qui, recluse dans son grenier, ne faisait que commencer à entrer dans des transes funestes. Elle avait tout ignoré, personne n'avait pris soin de lui apprendre de tristes nouvelles. Elle ne fut instruite de son malheur que par les cris. Ces deux amies la jetèrent dans un carrosse de louage qui se trouva encore là par hasard, y montèrent avec elle, et la menèrent à Paris.

Pontchartrain, avant partir, monta chez Voysin. Il trouva ses gens difficiles à ouvrir et lui profondément endormi; il s'était couché sans aucun soupçon sinistre, et fut étrangement surpris à ce réveil. Le comte de Brionne le fut bien davantage. Lui et ses gens s'étaient couchés dans la même confiance, personne ne songea à eux. Lorsqu'en se levant il sentit ce grand silence, il voulut aller aux nouvelles et ne trouva personne, jusqu'à ce que, dans cette surprise, il apprit enfin ce qui était arrivé.

Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien d'au tres, errèrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans étaient partis épars à pied. La dissipation fut entière et la dispersion générale. Un ou deux valets au plus demeurèrent auprès du corps; et, ce qui est très-digne de louange, La Vallière fut le seul des courtisans qui, ne l'ayant point abandonné pendant sa vie, ne l'abandonna point après sa mort. Il eut peine à trouver quelqu'un pour aller chercher des capucins pour venir prier Dieu auprès du corps. L'infection en devint si prompte et si grande que l'ouverture des fenêtres qui donnaient en portes sur la terrasse ne suffit pas, et que La Vallière, les capucins et ce très-peu de bas étage qui était demeuré, passèrent la nuit dehors. Du Mont et Casau son neveu, navrés de la plus extrême douleur, y étaient ensevelis dans la capitainerie. Ils perdaient tout après une longue vie toute de petits soins, d'assiduité, de travail, soutenue par les plus flatteuses et les plus raisonnables espérances, et les plus longuement prolongées, qui leur échappaient en un moment. À peine sur le matin du Mont put-il donner quelques ordres. Je plaignis celui-là avec amitié.

On s'était reposé sur une telle confiance que personne n'avait songé que le roi pût aller à Marly. Aussi n'y trouva-t-il rien de prêt; point de clefs des appartements, à peine quelques bouts de bougie, et même de chandelle. Le roi fut plus d'une heure dans cet état avec Mme de Maintenon dans son antichambre à elle, Mme la Duchesse, Mme la princesse de Conti, Mmes de Dangeau et de Caylus, celle-ci accourue de Versailles auprès de sa tante. Mais ces deux dames ne se tinrent que peu, par-ci par-là, dans cette antichambre par discrétion; ce qui avait suivi et qui arrivait à la file était dans le salon en même désarroi et sans savoir où gîter. On fut longtemps à tâtons, et toujours sans feu, et toujours les clefs mêlées, égarées par l'égarement des valets. Les plus hardis de ce qui était dans le salon montrèrent peu à peu le nez dans l'antichambre, où Mme d'Espinoy ne fut pas des dernières; et de l'un à l'autre tout ce qui était venu s'y présenta, poussés de curiosité et de désir de tâcher que leur empressement fût remarqué. Le roi, reculé en un coin, assis entre Mme de Maintenon et les deux princesses, pleurait à longues reprises. Enfin la chambre de Mme de Maintenon fut ouverte, qui le délivra de cette importunité. Il y entra seul avec elle, et y demeura encore une heure. Il alla ensuite se coucher qu'il était près de quatre heures du matin, et la laissa en liberté de respirer et de se rendre à elle-même. Le roi couché, chacun sut enfin où loger; et Bloin eut ordre de répandre que les gens qui désireraient des logements à Marly s'adressassent à lui, pour qu'il en rendît compte au roi et qu'il avertît les élus.

Monseigneur était plutôt grand que petit, fort gros, mais sans être trop entassé, l'air fort haut et fort noble, sans rien de rude, et il aurait eu le visage fort agréable si M. le prince de Conti, le dernier mort, ne lui avait pas cassé le nez par malheur en jouant étant tous deux enfants. Il était d'un fort beau blond, il avait le visage fort rouge de hâle partout et fort plein, mais sans aucune physionomie; les plus belles jambes du monde, les pieds singulièrement petits et maigres. Il tâtonnait toujours en marchant, et mettait le pied à deux fois; il avait toujours peur de tomber, et il se faisait aider pour peu que le chemin ne fut pas parfaitement droit et uni. Il était fort bien à cheval et y avait grande mine, mais il n'y était pas hardi. Casau courait devant lui à la chasse; s'il le perdait de vue il croyait tout perdu; il n'allait guère qu'au petit galop, et attendait souvent sous un arbre ce que devenait la chasse, la cherchait lentement et s'en revenait. Il avait fort aimé la table, mais toujours sans indécence. Depuis cette grande indigestion qui fut prise d'abord pour apoplexie, il ne faisait guère qu'un vrai repas, et se contenait fort, quoique grand mangeur comme toute la maison royale. Presque tous ses portraits lui ressemblent bien.

De caractère, il n'en avait aucun; du sens assez, sans aucune sorte d'esprit, comme il parut dans l'affaire du testament du roi d'Espagne; de la hauteur, de la dignité par nature, par prestance, par imitation du roi; de l'opiniâtreté sans mesure, et un tissu de petitesses arrangées qui formaient tout le tissu de sa vie; doux par paresse et par une sorte de stupidité; dur au fond, avec un extérieur de bonté qui ne portait que sur des subalternes et sur des valets, et qui ne s'exprimait que par des questions basses. Il était avec eux d'une familiarité prodigieuse, d'ailleurs insensible à la misère et à la douleur des autres, en cela peut-être plutôt en proie à l'incurie et à l'imitation qu'à un mauvais naturel; silencieux à l'incroyable, conséquemmént fort secret, jusque-là qu'on a cru qu'il n'avait jamais parlé d'affaires d'État à la Choin, peut-être parce que tous [deux] n'y entendaient guère. L'épaisseur d'une part, la crainte de l'autre, formaient en ce prince une retenue qui a peu d'exemples; en même temps glorieux à l'excès, ce qui est plaisant à dire d'un Dauphin jaloux de respect, et presque uniquement attentif et sensible à tout ce qui lut était dû, et partout. Il dit une fois à Mlle Choin, sur ce silence dont elle lui parlait, que les paroles de gens comme lui portant un grand poids, et obligeant aussi à de grandes réparations quand elles n'étaient pas mesurées, il aimait mieux très-souvent garder le silence que de parler. C'était aussi plus tôt fait pour sa paresse et sa parfaite incurie; et cette maxime excellente, mais qu'il outrait, était apparemment une des leçons du roi ou du duc de Montausier qu'il avait le mieux retenue.

Son arrangement était extrême pour ses affaires particulières; il écrivit lui-même toutes ses dépenses prises sur lui. Il savait ce que lui coûtaient les moindres choses quoiqu'il dépensât infiniment en bâtiments, en meubles, en joyaux de toute espèce, en voyages de Meudon, et à l'équipage du loup dont il s'était laissé accroire qu'il aimait la chasse. Il avait fort aimé toute sorte de gros jeu, mais depuis qu'il s'était mis à bâtir il s'était réduit à des jeux médiocres. Du reste avare au delà de toute bienséance, excepté de très-rares occasions qui se bornaient à quelques pensions à des valets, ou à quelques médiocres domestiques; mais assez d'aumônes au curé et aux capucins de Meudon.

Il est inconcevable le peu qu'il donnait à la Choin, si fort sa bien-aimée. Cela ne passait point quatre cents louis par quartier, en or, quoi qu'ils valussent, faisant pour tout seize cents louis par an. Il les lui donnait lui-même, de la main à la main, sans y ajouter ni s'y méprendre jamais d'une pistole, et tout au plus une boîte ou deux par an, encore y regardait-il de fort près.

Il faut rendre justice à cette fille et convenir aussi qu'il est difficile d'être plus désintéressée qu'elle l'était, soit qu'elle en connût la nécessité avec ce prince, soit plutôt que cela lui fût naturel, comme il a paru dans tout le tissu de sa vie. C'est encore un problème si elle était mariée. Tout ce qui a été le plus intimement initié dans leurs mystères s'est toujours fortement récrié qu'il n'y a jamais eu de mariage. Ce n'a jamais été qu'une grosse camarde brune, qui, avec toute la physionomie d'esprit et aussi de jeu, n'avait l'air que d'une servante, et qui longtemps avant cet événement-ci était devenue excessivement grasse et encore vieille et puante. Mais de la voir aux parvulo de Meudon, dans un fauteuil devant Monseigneur, en présence de tout ce qui y était admis, Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse de Berry, qui y fut tôt introduite, chacune sur un tabouret, dire devant Monseigneur et tout cet intérieur « la duchesse de Bourgogne» et « la duchesse de Berry» et « le duc de Berry,» en parlant d'eux, répondre souvent sèchement aux deux filles de la maison, les reprendre, trouver à redire à leur ajustement, et quelquefois à leur air et à leur conduite, et le leur dire, on a peine à tout cela à ne pas reconnaître la belle-mère et la parité avec Mme de Maintenon. À la vérité, elle ne disait pas mignonne en parlant à Mme la duchesse de Bourgogne, qui l'appelait mademoiselle, et non ma tante; mais aussi c'était toute la différence d'avec Mme de Maintenon. D'ailleurs encore, cela n'avait jamais pris de même entre elles. Mme la Duchesse, les deux Lislebonne et tout cet intérieur y était un obstacle; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui le sentait et qui était timide, se trouvait toujours gênée et en brassière à Meudon, tandis qu'entre le roi et Mme de Maintenon elle jouissait de toute aisance et de toute liberté. De voir encore Mlle Choin à Meudon, pendant une maladie si périlleuse, voir Monseigneur plusieurs fois le jour, le roi non-seulement le savoir, mais demander à Mme de Maintenon, qui, à Meudon non plus qu'ailleurs, ne voyait personne, et qui n'entra peut-être pas deux fois chez Monseigneur, lui demander, dis-je, si elle avait vu la Choin, et trouver mauvais qu'elle ne l'eût pas vue, bien loin de la faire sortir du château, comme on le fait toujours en ces occasions, c'est encore une preuve du mariage d'autant plus grande que Mme de Maintenon, mariée elle-même, et qui affichait si fort la pruderie et la dévotion, n'avait, ni le roi non plus, aucun intérêt d'exemple et de ménagement à garder là-dessus, s'il n'y avait point de sacrement, et on ne voit point qu'en aucun temps, la présence de Mlle Choin ait causé le plus léger embarras. Cet attachement incompréhensible, et si semblable en tout à celui du roi, à la figure près de la personne chérie, est peut-être l'unique endroit par où le fils ait ressemblé au père.

Monseigneur, tel pour l'esprit qu'il vient d'être représenté, n'avait pu profiter de l'excellente culture qu'il reçut du duc de Montausier, et de Bossuet et de Fléchier, évêques de Meaux et de Nîmes. Son peu de lumières, s'il en eut jamais, s'éteignit au contraire sous la rigueur d'une éducation dure et austère, qui donna le premier poids à sa timidité naturelle, et le dernier degré d'aversion pour toute espèce, non pas de travail et d'étude, mais d'amusement d'esprit, en sorte que, de son aveu, depuis qu'il avait été affranchi des maîtres, il n'avait de sa vie lu que l'article de Paris de la Gazette de France, pour y voir les morts et les mariages.

Tout contribua donc en lui, timidité naturelle, dur joug d'éducation, ignorance parfaite et défaut de lumière, à le faire trembler devant le roi, qui, de son côté, n'omit rien pour entretenir et prolonger cette terreur toute sa vie. Toujours roi, presque jamais père avec lui, ou, s'il lui en échappa bien rarement quelques traits, ils ne furent jamais purs et sans mélange de royauté, non pas même dans les moments les plus particuliers et les plus intérieurs. Ces moments mêmes étaient rares tête à tête, et n'étaient que des moments presque toujours en présence des bâtards et des valets intérieurs, sans liberté, sans aisance, toujours en contrainte et en respect, sans jamais oser rien hasarder ni usurper, tandis que tous les jours il voyait faire l'un et l'autre au duc du Maine avec succès, et Mme la duchesse de Bourgogne dans une habitude de tous les temps particuliers, des plus familiers badinages, et des privautés avec le roi quelquefois les plus outrées. Il en sentait contre eux une secrète jalousie, mais qui ne l'élargissait pas. L'esprit ne lui fournissait rien comme à M. du Maine, fils d'ailleurs de la personne et non de la royauté, et en telle disproportion, qu'elle n'était point en garde. Il n'était plus de l'âge de Mme la duchesse de Bourgogne, à qui on passait encore les enfances par habitude et par la grâce qu'elle y mettait. Il ne lui restait donc que la qualité de fils et de successeur, qui était précisément ce qui tenait le roi en garde, et lui sous le joug. Il n'avait donc pas l'ombre seulement de crédit auprès du roi. Il suffisait même que son goût se marquât pour quelqu'un pour que ce quelqu'un en sentît un contre-coup nuisible; et le roi était si jaloux de montrer qu'il ne pouvait rien qu'il n'a rien fait pour aucun de ceux qui se sont attachés à lui faire une cour plus particulière, non pas même pour aucun de ses menins, quoique choisis et nommés par le roi, qui même eût trouvé très-mauvais qu'ils n'eussent pas suivi Monseigneur avec grande assiduité. J'en excepte d'Antin qui a été sans comparaison de personne, et Dangeau qui ne l'a été que de nom, qui tenait au roi d'ailleurs, et dont la femme était dans la parfaite intimité de Mme de Maintenon. Les ministres n'osoient s'approcher de Monseigneur, qui aussi ne se commettait comme jamais à leur rien demander, et si quelqu'un d'eux ou des courtisans considérables étaient bien avec lui, comme le chancelier, le Premier, Harcourt, le maréchal d'Huxelles, ils s'en cachaient avec un soin extrême, et Monseigneur s'y prêtait. Si le roi le découvrait, il traitait cela de cabale. On lui devenait suspect et on se perdait. Ce fut la cause de l'éloignement si marqué pour M. de Luxembourg, que ni la privance de sa charge, ni la nécessité de s'en servir à la tête des armées, ni les succès qu'il y eut, ni toutes les flatteries et les bassesses qu'il employa, ne purent jamais rapprocher; aussi Monseigneur, pressé de s'intéresser pour quelqu'un, répondait franchement que ce serait le moyen de tout gâter pour lui.

Il lui est quelquefois échappé des monosyllabes de plaintes amères là-dessus, quelquefois après avoir été refusé du roi et toujours avec sécheresse; et la dernière fois de sa vie qu'il alla à Meudon, d'où il ne revint plus, il y arriva si outré d'un refus de fort peu de chose qu'il avait demandé au roi pour Casau, qui me l'a conté, qu'il lui protesta qu'il ne lui arriverait jamais plus de s'exposer pour personne, et de dépit le consola par les espérances d'un temps plus favorable, lorsque la nature l'ordonnerait, qui était pour lui dire comme par prodige. Ainsi on remarquera en passant, que Monsieur et Monseigneur moururent tous deux dans des moments où ils étaient outrés contre le roi.

La part entière que Monseigneur avait à tous les secrets de l'État, depuis bien des années, n'avait jamais eu aucune influence aux affaires, il les savait et c'était tout. Cette sécheresse, peut-être aussi son peu d'intelligence, l'en faisait retirer tant qu'il pouvait. Il était cependant assidu aux conseils d'État; mais, quoiqu'il eût la même entrée en ceux de finance et de dépêches, il n'y allait presque jamais. Quant au travail particulier du roi, il n'en fut pas question pour lui, et hors de grandes nouvelles, pas un ministre n'allait jamais lui rendre compte de rien; beaucoup moins les généraux d'armée, ni ceux qui revenaient d'être employés au dehors.

Ce peu d'onction et de considération, cette dépendance, jusqu'à la mort, de n'oser faire un pas hors de la cour sans le dire au roi, équivalent de permission, y mettait Monseigneur en malaise. Il y remplissait les devoirs de fils et de courtisan avec la régularité la plus exacte, mais toujours la même, sans y rien ajouter, et avec un air plus respectueux et plus mesuré qu'aucun sujet. Tout cela ensemble lui faisait trouver Meudon et la liberté qu'il y goûtait délicieuse; et bien qu'il ne tînt qu'à lui de s'apercevoir souvent que le roi était peiné de ces fréquentes séparations et par la séparation même, et par celle de la cour, surtout les étés qu'elle n'était pas nombreuse à cause de la guerre, il n'en fit jamais semblant, et ne changea rien en ses voyages, ni pour leur nombre ni pour leur durée. Il était fort peu à Versailles, et rompait souvent par des Meudons de plusieurs jours les Marlys quand ils s'allongeaient trop. De tout cela, on peut juger quelle pouvait être la tendresse de cœur; mais le respect, la vénération, l'admiration, l'imitation en tout ce qui était de sa portée était visible, et ne se démentit jamais, non plus que la crainte, la frayeur, et la conduite.

On a prétendu qu'il avait une appréhension extrême de perdre le roi. Il n'est pas douteux qu'il n'ait montré ce sentiment; mais d'en concilier la vérité avec celles qui viennent d'être rapportées, c'est ce qui ne paraît pas aisé. Toujours est-il certain que, quelques mois avant sa mort, Mme la duchesse de Bourgogne l'étant allée voir à Meudon, elle monta dans le sanctuaire de son entre-sol, suivie de Mme de Nogaret, qui par Biron et par elle-même encore en avait la privance, et qu'elles y trouvèrent Monseigneur, avec Mlle Choin, Mme la duchesse et les deux Lislebonne, fort occupés à une table sur laquelle était un grand livre d'estampes du sacre, et Monseigneur fort appliqué à les considérer, à les expliquer à la compagnie, et recevant avec complaisance les propos qui le regardaient là-dessus, jusqu'à lui dire: « Voilà donc celui qui vous mettra les éperons, cet autre le manteau royal, les pairs qui vous mettront la couronne sur la tête,» et ainsi du reste, et que cela dura fort longtemps. Je le sus deux jours après de Mme de Nogaret, qui en fut fort étonnée, et que l'arrivée de Mme la duchesse de Bourgogne n'eût pas interrompu cet amusement singulier, qui ne marquait pas une si grande appréhension de perdre le roi et de le devenir lui-même.

Il n'avait jamais pu aimer Mme de Maintenon, ni se ployer à obtenir rien par son entremise. Il l'allait voir un moment au retour du peu de campagnes qu'il a faites, ou aux occasions très-rares; jamais de particulier; quelquefois il entrait chez elle un instant avant le souper, pour y suivre le roi. Elle aussi avait à son égard une conduite fort sèche, et qui lui faisait sentir qu'elle le comptait pour rien. La haine commune des deux sultanes contre Chamillart, et le besoin de tout pour le renverser, les rapprocha comme il a été dit, et fit le miracle d'y faire entrer puissamment Monseigneur; mais qui ne l'eût jamais osé sans l'impulsion toute-puissante de la sienne, la sûreté de l'appui de l'autre, et tout ce qui s'en mêla. Aussi ce rapprochement ne fit depuis que se refroidir et s'éloigner peu à peu.

Avec Mlle Choin, sa vraie confiance était en Mlle de Lislebonne, et par l'intime union des deux sœurs, avec Mme d'Espinoy. Presque tous les matins, il allait prendre du chocolat chez la première. C'était l'heure des secrets, qui était inaccessible sans réserve, excepté à l'unique Mme d'Espinoy. Par elles plus que par soi-même, tenait le reste de considération et de commerce avec Mme la princesse de Conti et même l'amitié avec Mme la Duchesse, que soutenaient les amusements qu'il trouvait chez elle. Par là encore, cette préférence du duc de Vendôme sur le prince de Conti, à la mort duquel il fut si indécemment insensible. Un tel mérite si reconnu dans un prince du sang, joint à la privance de l'éducation presque commune, et à l'habitude de toute la vie, aurait eu trop de poids sur Monseigneur devenu roi, si l'amitié première s'était conservée, et les sœurs, qui voulaient gouverner, écartèrent doucement ce prince. Cette même raison fut, comme on l'a dit, le fondement de cette terrible cabale, dont les effets éclatèrent dans la campagne de Lille, et furent soigneusement entretenus depuis dans l'esprit de Monseigneur, naturellement éloigné de la contrainte et de l'austérité des mœurs de Mgr le duc de Bourgogne, [éloignement] que la haine de Mme la Duchesse pour Mme la duchesse de Bourgogne entretenait pour tous les deux. Par les raisons contraires, il aimait M. le duc de Berry, que cette cabale protégeait pour le diviser d'avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, tellement, qu'après toute leur opposition et leur dépit à tous de son mariage, Mme la duchesse de Berry ne laissa pas d'être admise aussitôt après au parvulo, sans même l'avoir demandé, et d'y être fort bien traitée.

Avec tout cet ascendant des deux Lislebonne sur Monseigneur, il est pourtant vrai qu'il n'épousait pas toutes leurs fantaisies, soit par la Choin, qui, tout en les ménageant, les connaissoit bien et ne s'y fiait point, comme Bignon me l'avait dit, soit par Mme la Duchesse, qui sûrement ne s'y fiait pas davantage, et qui n'était rien moins que coiffée de leurs prétentions. Inquiet à cet égard pour le futur, j'employai l'évêque de Laon pour découvrir par la Choin les sentiments de Monseigneur entre les ducs et les princes. Il était frère de Clermont, qui avait été perdu pour elle, lorsque Mme la princesse de Conti la chassa, et les deux frères étaient demeurés dans la plus intime liaison avec elle. Je sus par lui qu'il était échappé quelquefois, quoique rarement, des choses à Monseigneur, qui montraient que tout l'empire que ces deux sœurs avaient sur lui n'allait pas à le rendre aussi favorable à leur rang qu'elles eussent voulu, et que Mlle Choin l'ayant plus particulièrement sondé là-dessus, à la prière de l'évêque, il s'était expliqué fort favorablement pour le rang des ducs, et contre les injustices qu'il était persuadé qu'ils avaient souffertes. Il était incapable non-seulement de mensonge, mais de déguisement, et la Choin tout aussi peu capable, surtout avec l'évêque, duquel elle ne se cachait pas non plus qu'à Bignon, de ses secrets sentiments sur Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy.

Celte réponse de M. de Laon me fît souvenir de celle que Monseigneur fit au roi, qui le trouva, comme je l'ai raconté, dans ses arrière-cabinets, au sortir de cette audience que je lui avais emblée dans son cabinet sur l'affaire de la quête, et le roi en ayant parlé à Monseigneur avec satisfaction, ce prince à qui j'étais au moins très-indifférent, et qu'on n'avait point instruit de notre part, lui dit qu'il savait bien que j'avais raison.

Mlle Choin a prétendu et soutenu depuis sa mort (car pendant sa vie il ne sortait rien d'elle) qu'il avait autant d'opposition au mariage de Mlle de Bourbon qu'à celui de Mademoiselle, parce qu'il ne pouvait soutfrir le mélange du sang bâtard au sien. Peut-être était-il vrai. Il a toujours montré une aversion constante à tous leurs avantages, et il ne lui est rien échappé de marqué en faveur de Mlle de Bourbon pour le mariage de M. le duc de Berry. Mais l'autorité de Mme la Duchesse était si entière sur lui, et si solidement appuyée de celle de tout ce qui le gouvernait, et la réunion de toute la cabale était si grande en faveur de Mlle de Bourbon, et se montrait si assurée là-dessus, qu'elle l'y eût sans doute amené s'il ne l'était déjà, comme on eut tant de raisons de le croire, opinion qui servit si utilement Mademoiselle. La Choin a même avoué depuis qu'elle-même était contraire à tous les deux par cette raison de bâtardise. De celui de Mademoiselle, cela n'est pas douteux. On a vu, par ce qui se passa entre Bignon et moi, à quel point elle était éloignée de M. le duc d'Orléans. De l'autre, il se pouvait bien que les vues de l'avenir lui faisaient craindre d'ajouter ce poids d'union et de crédit à Mme la Duchesse; mais ses liaisons présentes avec elle, par ce qu'elle-même en avoua à Bignon, et qu'il me rendit, étaient si nécessaires, si grandes, si intimes, qu'il y a fort à douter qu'elle eût pu éviter d'y être entraînée, et que, éclairée surtout d'aussi près qu'elle l'était par un aussi grand intérêt et de Mme la Duchesse, et des deux Lislebonne qui en prenaient pour les leurs autant que Mme la Duchesse elle-même, et par d'Antin, tout elles là-dessus, Mlle Choin eût osé se laisser apercevoir contraire, et qu'avec un prince aussi faible et aussi puissamment environné, elle eût osé hasarder de soutenir contre ce torrent toujours présent, elle si souvent absente.

Il ne faut pas taire un beau trait de cette fille ou femme si singulière. Monseigneur, sur le point d'aller commander l'armée de Flandre la campagne d'après celle de Lille, où pourtant il n'alla pas, fit un testament, et dans ce testament un bien fort considérable à Mlle Choin. Il le lui dit, et lui montra une lettre cachetée pour elle qui en faisait mention, pour lui être rendue s'il mésarrivait de lui. Elle fut extrêmement sensible, comme il est aisé de le juger à une marque d'affection de cette prévoyance, mais elle n'eut point de repos qu'elle ne lui eût fait mettre devant elle le testament et la lettre au feu; et protesta que si elle avait le malheur de lui survivre, mille écus de rente qu'elle avait amassés seraient encore trop pour elle. Après cela, il est surprenant qu'il ne se soit trouvé aucune disposition dans les papiers de Monseigneur.

Quelque dure qu'ait été son éducation, il avait conservé de l'amitié et de la considération pour le célèbre évêque de Meaux, et un vrai respect pour la mémoire du duc de Montausier, tant il est vrai que la vertu se fait honorer des hommes malgré leur goût et leur amour de l'indépendance et de la liberté. Monseigneur n'était pas même insensible au plaisir de la marquer à tout ce qui était de sa famille, et jusqu'aux anciens domestiques qu'il lui avait connus. C'est peut-être une des choses qui a le plus soutenu d'Antin auprès de lui dans les diverses aventures de sa vie, dont la femme était fille de la duchesse d'Uzès, fille unique du duc de Montausier, et qu'il aimait passionnément. Il le marqua encore à Sainte-Maure, qui, embarrassé dans ses affaires sur le point de se marier, reçut une pension de Monseigneur sans l'avoir demandée, avec ces obligeantes paroles, mais qui faisaient tant d'honneur au prince: « qu'il ne manquerait jamais au nom et au neveu de M. de Montausier.» Sainte-Maure se montra digne de cette grâce. Son mariage se rompit, et il ne s'est jamais marié. Il remit la pension qui n'était donnée qu'en faveur du mariage. Monseigneur la reprit; je ne dirai pas qu'il eût mieux fait de la lui laisser.

C'était peut-être le seul homme de qualité qu'il aida de sa poche. Aussi tenait-il à lui par des confidences, tandis qu'il eut des maîtresses; que le roi ne lui souffrit guère. En leur place, il eut plutôt des soulagements passagers et obscurs que des galanteries dont il était peu capable, et que du Mont et Francine, gendre de Lulli, et qui eurent si longtemps ensemble l'Opéra, lui fournirent.

À ce propos, je ne puis m'empêcher de rapporter un échantillon de sa délicatesse. Il avait eu envie d'une de ces créatures fort jolie. À jour pris, elle fut introduite à Versailles dans un premier cabinet avec une autre, vilaine, pour l'accompagner. Monseigneur, averti qu'elles étaient là, ouvrit la porte, et prenant celle qui était la plus proche, la tira après lui. Elle se défendit; c'était la vilaine qui vit bien qu'il se méprenait; lui, au contraire, crut qu'elle faisait des façons, la poussa dedans et ferma sa porte; l'autre cependant riait de la méprise et de l'affront qu'elle s'attendait qu'allait avoir sa compagne d'être renvoyée, et elle appelée. Fort peu après, du Mont entra, qui, fort étonné de la voir là et seule, lui demanda ce qu'elle faisait là, et qu'était devenue son amie. Elle lui conta l'aventure. Voilà du Mont à frapper à la porte, et à crier: « Ce n'est pas celle-là; vous vous méprenez.» Point de réponse. Du Mont redouble encore sans succès. Enfin Monseigneur ouvre sa porte et pousse sa créature dehors. Du Mont s'y présente avec l'autre, en disant: « Tenez donc, la voilà. — L'affaire est faite, dit Monseigneur; ce sera pour une autre fois,» et referma sa porte. Qui fut honteuse et outrée? ce fut celle qui avait ri, et plus qu'elle du Mont encore. La laide avait profité de la méprise, mais elle n'osa se moquer d'eux; la jolie fut si piquée qu'elle le conta à ses amis, tellement qu'en bref toute la cour en sut l'histoire.

La Raisin, fameuse comédienne et fort belle, fut la seule de celles-là qui dura et figura dans son obscurité. On la ménageait. Et le maréchal de Noailles, à son âge et avec sa dévotion, n'était pas honteux de l'aller voir, et de lui fournir, à Fontainebleau, de sa table tout ce qu'il y avait de meilleur. Il n'eut d'enfants de toutes ces sortes de créatures, qu'une seule fille de celle-ci, assez médiocrement entretenue, à Chaillot, chez les Augustines. Cette fille fut mariée depuis sa mort par Mme la princesse de Conti, qui en prit soin, à un gentilhomme qui la perdit bientôt après. Celte indigestion qu'on prit pour une apoplexie mit fin à tous ces commerces. À son éloignement de la bâtardise, il y a apparence qu'il n'eût jamais reconnu aucun de ces sortes d'enfants. Il n'avait jamais pu souffrir M. du Maine, qui l'avait peu ménagé dans les premiers temps, et qui en était bien en peine et en transe dans les derniers, il traitait le comte de Toulouse avec assez d'amitié, qui avait toute sa vie eu pour lui de grandes attentions à lui plaire et de grands respects. Ce qui était ou le mieux ou le plus familièrement avec lui parmi les courtisans étaient d'Antin et le comte de Mailly, mari de la dame d'atours, mais mort il y avait longtemps. C'étaient en petit les deux rivaux de faveur, comme en grand M. le prince de Conti et M. de Vendôme. Les ducs de Luxembourg, Villeroy et de La Rocheguyon, et ceux-là sur un pied de considération et de quelque confiance; Sainte-Maure, le comte de Roucy, Biron et Albergotti, voilà les distingués et les marqués. De vieux seigneurs, cela l'était moins, et qui le voyaient très-peu chez lui: M. de La Rochefoucauld, les maréchaux de Boufflers, de Duras, de Lorges, Catinat, il les traitait avec plus d'affabilité et de familiarité; feu M. de Luxembourg et Clermont, frère de M. de Laon, c'était l'intimité, j'en ai parlé ailleurs; le maréchal de Choiseul encore avec considération; sur les fins, le maréchal d'Huxelles, mais qui s'en cachait comme Harcourt, le chancelier et le premier écuyer, qui l'avait initié auprès de Mlle Choin, qui s'en était entêtée, et avait persuadé à Monseigneur que c'était le plus capable homme du monde pour tout. Elle avait une chienne dont elle était folle, à qui tous les jours le maréchal d'Huxelles, de la porte Gaillon où il logeait, envoyait des têtes de lapin rôties attenant le Petit-Saint-Antoine où elle logeait, et où le maréchal allait souvent et était reçu et regardé comme un oracle. Le lendemain de la mort de Monseigneur, l'envoi des têtes de lapins cessa, et oncques depuis Mlle Choin ne le revit ni n'en ouït parler. À la fin, lorsqu'elle fut revenue à elle-même, elle s'en aperçut, elle s'en plaignit même comme d'un homme sur qui elle avait eu lieu de compter, et qu'elle avait fort avancé dans l'estime et la confiance de Monseigneur. Le maréchal d'Huxelles le sut; il n'en fut point embarrassé, et répondit froidement qu'il ne savait pas ce qu'elle voulait dire, qu'il ne l'avait jamais vue que fort rarement et fort généralement, et que pour Monseigneur à peine en était-il connu. C'était un homme qui courait en cachette, mais plus bassement et plus avidement que personne, à tout ce qui le pouvait conduire, et qui n'aimait pas à se charger de reconnaissance inutile. Néanmoins cela fut su, et ne lui fit pas honneur.

Monseigneur n'eut que deux hommes d'aversion dans toute la cour, et cette aversion ne lui était pas inspirée comme celle de Chamillart et de quelques autres: ces deux hommes étaient le maréchal de Villeroy et M. de Lauzun; il était ravi dès qu'il y avait quelque bon conte sur eux. Le maréchal était plus ménagé, mais pas assez pour que lui-même n'en fût pas souvent embarrassé. Pour l'autre, Monseigneur ne s'en pouvait contraindre; et M. de Lauzun, au contraire du maréchal, ne s'en embarrassait point. Je n'ai point démêlé où il avait pris son aversion. Il en avait une fort marquée pour les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais c'était l'effet de la cabale aidée de l'entière disparité des mœurs.

À ce qui a été rapporté de l'incompréhensible crédulité de Monseigneur sur ce qui me regarde, et de la facilité avec laquelle Mme la duchesse de Bourgogne l'en fit revenir, jusqu'à lui en donner de la honte, on reconnaît aisément de quelle trempe était son esprit et son discernement; aussi ceux qui l'avaient englobé, et qui avaient si beau jeu à l'infatuer de tout ce qu'ils voulaient, n'eurent-ils aucune peine à le tenir éloigné de Mgr le duc de Bourgogne, et de l'en éloigner de plus en plus, par le grand intérêt qui a été mis au net plus d'une fois. On peut juger aussi ce qu'eût été le règne d'un tel prince livré en de telles mains. La division entre les deux princes était remarquée de toute la cour. Les mœurs du fils, sa piété, son application à s'instruire, ses talents, son esprit, toutes choses si satisfaisantes pour un père, étaient autant de démérites, parce que c'étaient autant de motifs de craindre qu'il eût part au gouvernement, sous un père qui en eût connu le prix. La réputation qui en naissait était un autre sujet de crainte. La façon dont le roi commençait à le traiter en fut un de jalousie, et tout cela fut mis en œuvre de plus en plus. Le jeune prince glissait, avec un respect et une douceur qui aurait ramené tout autre qu'un père qui ne voyait et ne sentait que par autrui. Mme la duchesse de Bourgogne partageait les mauvaises grâces de son époux, et si elle usurpait plus de liberté et de familiarité que lui, elle essuyait aussi des sécheresses et quelquefois des duretés dont la circonspection du jeune prince le garantissait. Il voyait Monseigneur plus en courtisan qu'en fils, sans particulier, sans entretien tête a tête; et on s'apercevait aisément que, le devoir rempli, il ne cherchait pas Monseigneur, et se trouvait mieux partout ailleurs qu'auprès de lui. Mme la duchesse avait fort augmenté cette séparation, surtout depuis le mariage de M. le duc de Berry; et quoique dès auparavant Monseigneur commençât à traiter moins bien Mme la duchesse de Bourgogne, plus durement pendant la campagne de Lille, et surtout après l'expulsion du duc de Vendôme de Marly et de Meudon, les mesures s'étaient moins gardées depuis le mariage. Ce n'était pas que l'adroite princesse ne ramât contre le fil de l'eau avec une application et des grâces capables de désarmer un ressentiment fondé, et que souvent elle ne réussît à ramener Monseigneur par intervalles; mais les personnes qui l'obsédaient regardaient la fonte de ses glaces comme trop dangereuse pour leurs projets, pour souffrir que la fille de la maison se remît en grâces, tellement que M. le duc de Bourgogne, privé des secours qu'il avait auparavant de ce côté-là par elle, tous deux se trouvaient de jour en jour plus éloignés, et moins en état de se rapprocher. Les choses se poussèrent: même si loin là-dessus peu avant la mort de Monseigneur, sur une partie acceptée par lui à la Ménagerie et qui fut rompue, que Mme la duchesse de Bourgogne voulut enfin essayer d'autres moyens que ceux de la patience et de la complaisance qu'elle avait seuls employés jusqu'alors, et qu'elle fit sentir aux deux Lislebqnne qu'elle se prendrait à elles des contre-temps qui lui arriveraient de la part de Monseigneur. Toute la cabale trembla de la menace, moins pour l'avenir que pour le temps présent, que la santé du roi promettait encore durable. Ils n'avaient garde de quitter prise, leur avenir si projeté en dépendait; mais la conduite pour le présent leur devenait épineuse par ce petit trait d'impatience et de vigueur. Les deux sœurs recherchèrent une explication qui leur fut refusée. Mme la Duchesse s'alarma pour elle-même, et d'Antin en passa de mauvais quarts d'heure. Monseigneur essaya de raccommoder ce qui s'était passé par des honnêtetés, qu'on sentit exigées, mais ils tinrent bon sur la partie qui ne s'exécuta point; et après quelque temps de bonace peu naturelle, les choses reprirent leur cours, toutefois avec un peu plus de ménagement, mais qui servit moins à montrer les remèdes qu'à découvrir le danger de plus en plus.

On a vu, à propos des choses de Flandre, que là même cabale qui travaillait avec tant d'ardeur, d'audace et de suite, à perdre, Mme la duchesse de Bourgogne auprès de Monseigneur, et à anéantir Mgr le duc de Bourgogne, ne s'était pas moins appliquée à augmenter l'amitié que la conformité de mœurs et de goût nourrissait en Monseigneur pour M. le duc de Berry, duquel rien n'était à craindre pour les vues de, l'avenir; et on a vu depuis que, quelque rage qu'ils eussent tous de son mariage, ils avaient fait bien traiter Mme la duchesse de Berry par Monseigneur, jusqu'à la faire admettre tout de suite, et sans qu'elle l'eût demandé, dans ce sanctuaire du parvulo. Ils voulaient ainsi ôter le soupçon qu'ils eussent dessein d'éloigner tous les enfants de la maison, et tâcher de diviser les deux frères si unis, et semer entre eux la jalousie. La moitié leur réussit par la voie la plus inattendue, mais le principal leur manqua. Jamais l'union intime des frères ne put recevoir, de part ni d'autre, l'altération la plus légère, quelques machines, même domestiques, qui s'y pussent employer. Mais Mme la duchesse de Berry se trouva aussi méchante qu'eux, et aussi pleine de vues. M. le duc d'Orléans appelait souvent Mme la duchesse d'Orléans Mme Lucifer; et elle en souriait avec complaisance. Il avait raison, elle eût été un prodige d'orgueil si elle n'eût pas eu une fille; mais cette fille la surpassa de beaucoup. Il n'est pas temps ici de faire le portrait ni de l'une ni de l'autre; je me contenterai sur Mme la duchesse de Berry de ce qu'il est nécessaire d'expliquer sur ce dont il s'agit, en deux mots.

C'était un prodige d'esprit, d'orgueil, d'ingratitude et de folie, et c'en fut un aussi de débauche et d'entêtement. À peine fut-elle huit jours mariée qu'elle commença à se développer sur tous ces points, que la fausseté suprême qui était en elle, et dont même elle se piquait comme d'un excellent talent, ne laissa pas d'envelopper un temps, quand l'humeur la laissait libre, mais qui la dominait souvent. On s'aperçut bientôt de son dépit d'être née d'une mère bâtarde, et d'en avoir été contrainte, quoique avec des ménagements infinis; de son mépris pour la faiblesse de M. le duc d'Orléans, et de sa confiance en l'empire qu'elle avait pris sur lui; de l'aversion qu'elle avait conçue contre toutes les personnes qui avaient eu part à son mariage, parce qu'elle était indignée de penser qu'elle pût avoir obligation à quelqu'un, et elle eut bientôt après la folie non-seulement de l'avouer, mais de s'en vanter. Ainsi elle ne tarda pas d'agir en conséquence. Et voilà comme on travaille en ce monde la tête dans un sac, et que la prudence et la sagesse humaine sont confondues jusque dans les succès le plus raisonnablement désirés, et qui se trouvent après les plus détestables ! Toutes les machines de ce mariage avaient porté sur deux points d'objets principaux: l'un d'empêcher celui de Mlle de Bourbon, par tant de raisons et si essentielles qu'on en a vues; l'autre d'assurer cette union si heureuse, si désirable, si bien cimentée, entre les deux frères et Mme la duchesse de Bourgogne, qui faisait le bonheur solide et la grandeur de l'État, la paix et la félicité de la famille royale, la joie et la tranquillité de la cour, et qui mettait, autant qu'il était possible, un frein à tout ce qu'on avait à craindre du règne de Monseigneur. Il se trouve, par ce qui a été remarqué de Mlle Choin, que peut-être le mariage de Mlle de Bourbon ne se serait point fait, et qu'on lui substitue une furie qui ne songe qu'à perdre tout ce qui l'a établie, à brouiller les frères, à perdre sa bienfaitrice parce qu'elle l'est, à se livrer à ses ennemis parce qu'ils sont ceux de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, et à se promettre de gouverner Monseigneur Dauphin et roi par des personnes outrées contre son mariage, et pleines de haine contre M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qui ont attenté et attentaient sans cesse à l'anéantissement de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, pour gouverner seuls Monseigneur et l'État quand il en serait devenu le maître, et qui n'étaient pas sûrement pour abandonner à Mme la duchesse de Berry le fruit de leurs sueurs, de leurs travaux si longs et si suivis, et de tant de ce qui se peut appeler crimes, pour arriver au timon et le gouverner sans concurrence. Tel fut pourtant le sage, le facile, l'honnête projet que Mme la duchesse de Berry se mit dans la tête aussitôt après qu'elle fut mariée. On a vu que, pendant tout le cours des menées de son mariage, M. le duc d'Orléans ne lui en avait rien caché. Elle connut ainsi le tableau intérieur de la cour, la cabale qui gouvernait Monseigneur, et la triste situation de Mgr le [duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne avec lui. La différence si marquée de celle de M. le duc de Berry qu'elle aperçut dès qu'elle fut mariée, et incontinent après de la sienne même, les caresses qu'elle reçut de toute la cabale, les agréments qu'elle éprouvait aux parvulo où elle était témoin de l'embarras, des sécheresses et des duretés qu'y essuyait Mme la duchesse de Bourgogne, la persuadèrent du beau dessein qu'elle se mit dans l'esprit, et d'y travailler sans perdre un moment.

À ce qui vient d'être dit, on peut juger qu'elle n'était ni douce ni docile aux premiers avis que Mme la duchesse d'Orléans lui voulut donner; elle se rebéqua avec aigreur; et, sûre de faire de M. le duc d'Orléans tout ce qu'elle voudrait, elle ne balança pas de faire l'étrangère et la fille de France avec Mme sa mère. La brouillerie ne tarda pas, et ne fit qu'augmenter sans cesse. Elle en usa d'une autre façon, mais pour le fond de même, avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui avait compté la conduire et en faire comme de sa fille, et qui sagement retira promptement ses troupes et ne voulut plus s'en mêler pour éviter noise et qu'elle ne lui fît des affaires avec M. le duc de Berry qu'elle avait toujours aimé et traité comme son frère, lequel y avait répondu par toute la conflance la plus entière et le respect le plus véritable. Cette crainte ne fut que trop bien fondée, quoique toute occasion en fût évitée.

Le projet de Mme la duchesse de Berry demandait la discorde entre les deux frères. Pour y parvenir il fallait commencer par la mettre entre le beau-frère et la belle-sœur. Cela fut extrêmement difficile. Tout s'y opposait en M. le duc de Berry: raison, amitié, complaisance, habitude, amusements, plaisirs, conseils et appui auprès du roi et de Mme de Maintenon, intimité avec Mgr le duc de Bourgogne. Mais M. le duc de Berry avait de la droiture, de la bonté, de la vérité; il ne se doutait seulement pas ni de fausseté ni d'artifice; il avait peu d'esprit, et, au milieu de tout, peu d'usage du monde; enfin il était amoureux fou de Mme la duchesse de Berry, et en admiration perpétuelle de son esprit et de son bien-dire. Elle réussit donc peu à peu à l'éloigner de Mme la duchesse de Bourgogne, et cela mit le comble entre elles. C'étaient là des sacrifices bien agréables à la cabale à qui elle voulait plaire, et à qui elle se dévoua. C'est où elle en était lorsque Monseigneur mourut; et c'est ce qui la jeta dans cette rage de douleur que personne de ce qui n'était pas instruit ne pouvait comprendre. Tout à coup elle vit ses projets en fumée, elle réduite sous une princesse qu'elle avait payée de l'ingratitude la plus noire, la plus suivie, la plus gratuite, qui faisait les délices du roi et de Mme de Maintenon, et qui sans contre-poids allait régner d'avance en attendant l'effet. Elle ne voyait plus d'égalité entre les frères par la disproportion du rang de Dauphin. Cette cabale à qui elle avait sacrifié son âme était perdue pour l'avenir, et pour le présent lui devenait plus qu'inutile; sans secours de la part d'une mère offensée, ni du côté d'un père faible et léger, mal raffermi auprès du roi, et foncièrement mal avec Mme de Maintenon, réduite à dépendre du Dauphin et de la Dauphine, et pour le grand, et pour l'agréable, et pour l'utile, et pour le futile, et à n'avoir de considération et de consistance qu'autant qu'ils lui en voudraient bien communiquer; et nulle ressource auprès d'eux que M. le duc de Berry qu'elle avait comme brouillé avec celle qui influait d'une manière si principale sur le roi, sur Mme de Maintenon, et sur Mgr le duc de Bourgogne, dans tout ce qui n'était point affaires. Elle sentait encore que M. le duc de Berry serait très-aisément distingué d'elle, et de plus elle se pouvait dire bien des choses qui la mettaient en de grands dangers à son égard, pour peu qu'on fût tenté de lui rendre quelque change, ce qui était très-possible et très-impunément; voilà aussi pourquoi elle lui marqua tant de soins, et tant de tendresse, et qu'au milieu de son désespoir elle sut mettre à profit à son égard leur commune douleur. Celle de M. le duc de Berry fut toute d'amitié, de tendresse, de reconnaissance de celle qu'il avait toujours éprouvée de Monseigneur, peut-être de sa situation présente avec Mme la duchesse de Bourgogne, et d'avoir assez pris de Mme la duchesse de Berry pour sentir toute la différence de fils à frère de Dauphin et de roi, et dans la suite le vide de Meudon et des parties avec Monseigneur aux plaisirs et à l'amusement de sa vie.

Le roi d'Espagne subsistait dans le cœur de Monseigneur par le sentiment ordinaire d'aimer davantage ceux pour qui on a grandement fait, et dont on n'est pas à portée d'éprouver l'ingratitude ou la reconnaissance. La cabale qui n'avait rien à craindre de si loin, et de plus liée, comme on l'a vu, avec la princesse des Ursins au point où elle l'était, entretenait avec soin l'amitié de Monseigneur pour ce prince, et lui ôtait tout soupçon, en la fomentant pour deux de ses fils, d'aucun mauvais dessein par leur conduite à l'égard de l'aîné, dont Monseigneur ne voyait que ce qui se passait auprès de lui là-dessus.

De ce long et curieux détail il résulte que Monseigneur était sans vice ni vertu, sans lumières ni connaissances quelconques, radicalement incapable d'en acquérir, très-paresseux, sans imagination ni production, sans goût, sans choix, sans discernement, né pour l'ennui qu'il communiquait aux autres, et pour être une boule roulante au hasard par l'impulsion d'autrui, opiniâtre et petit en tout à l'excès, de l'incroyable facilité à se prévenir et à tout croire qu'on a vue; livré aux plus pernicieuses mains, incapable d'en sortir ni de s'en apercevoir, absorbé dans sa graisse et dans ses ténèbres, et que, sans avoir aucune volonté de mal faire, il eût été un roi pernicieux.

CHAPITRE VIII. §

Obsèques [de Monseigneur]. — Mme de Maintenon à l'égard de Monseigneur et de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne. — Genre de la douleur du roi. — Ses ordres sur les suites de la mort de Monseigneur. — Ses occupations des premiers jours. — Douze mille livres de pension à Mlle Choin, bien traitée du nouveau Dauphin et de la Dauphine. — Gêne de sa vie. — Sagesse de sa conduite après la mort de Monseigneur; n'est point abandonnée. — Princesse de Conti veut inutilement se raccommoder avec Mlle Choin. — Du Mont justement bien traité et Casau. — Princesse d'Angleterre cède à Mme la Dauphine en lieu tierce. — Deuil drapé de Monseigneur. — Situation de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Berry. — Les deux battants des portes, chez les fils et filles de France, ne s'ouvrent que pour les fils et les filles de France. — Colère de Mme la duchesse de Berry. — Orage tombé sur Mme la duchesse de Berry. — Elle avoue à Mme de Saint-Simon ses étranges projets, avortés par la mort de Monseigneur, laquelle l'exhorte à n'oublier rien pour se raccommoder avec Mme la Dauphine. — Mme la duchesse de Berry se raccommode avec Mme la Dauphine. — Service de M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry à Mgr le Dauphin et à Mme la Dauphine. — Singulier avis de Mme de Maintenon à Mme la Dauphine. — Duc de La Rochefoucauld prétend la garde-robe du nouveau Dauphin, et la perd contre le duc de Beauvilliers. — Soumission et modération de Mgr le Dauphin; veut être nommé et appelé Monsieur, et non Monseigneur. — Marly repeuplé. — Châtillon et Beauvau obtiennent de draper. — Deuil singulier pour Monseigneur. — Bâtards obtiennent d'être visités en fils de France sur la mort de Monseigneur. — Manteaux et mantes à Marly. — Indécence et confusion parfaite. — Burlesque ruse de Mme la Princesse. — Mgr [le Dauphin] et Mme la Dauphine en mante et en manteau à Saint-Germain. — Ministres étrangers à Versailles, où les compagnies haranguent Mgr le Dauphin, traité par le parlement de Monseigneur par ordre du roi.

Le pourpre, mêlé à la petite vérole dont Monseigneur mourut, et la prompte infection qui en fut la suite, firent juger également inutile et dangereuse l'ouverture de son corps. Il fut enseveli, les uns ont dit par des sœurs grises, les autres par des frotteurs du château, d'autres par les plombiers mêmes qui apportèrent le cercueil. On jeta dessus un vieux poêle de la paroisse; et, sans aucun accompagnement que des mêmes qui y étaient restés, c'est-à-dire du seul La Vallière, de quelques subalternes et des capucins de Meudon qui se relevèrent à prier Dieu auprès du corps, sans aucune tenture, ni luminaire que quelques cierges.

Il était mort vers minuit du mardi au mercredi; le jeudi il fut porté à Saint-Denis dans un carrosse du roi, qui n'avait rien de deuil, et dont on ôta la glace de devant pour laisser passer le bout du cercueil. Le curé de Meudon et le chapelain en quartier chez Monseigneur y montèrent. Un autre carrosse du roi suivit aussi sans aucun deuil, au derrière duquel montèrent le duc de La Trémoille, premier gentilhomme de la chambre, point en année, et M. de Metz, premier aumônier; sur le devant, Dreux, grand maître des cérémonies, et l'abbé de Brancas, aumônier de quartier chez Monseigneur, depuis évêque de Lisieux, et frère du maréchal de Brancas, des gardes du corps, des valets de pied et vingt-quatre pages du roi portant des flambeaux. Ce très-simple convoi partit de Meudon sur les six ou sept heures du soir, passa sur le pont de Sèvres, traversa le bois de Boulogne, et par la plaine de Saint-Ouen gagna Saint-Denis, où tout de suite le corps fut descendu dans le caveau royal, sans aucune sorte de cérémonie.

Telle fut la fin d'un prince qui passa près de cinquante ans à faire faire des plans aux autres, tandis que sur le bord du trône il mena toujours une vie privée, pour ne pas dire obscure, jusque-là qu'il ne s'y trouve rien de marqué que la propriété de Meudon, et ce qu'il y a fait d'embellissement. Chasseur sans plaisir, presque voluptueux mais sans goût, gros joueur autrefois pour gagner, mais depuis qu'il bâtissait sifflant dans un coin du salon de Marly, et frappant des doigts sur sa tabatière, ouvrant de grands yeux sur les uns et les autres sans presque regarder, sans conversation, sans amusement, je dirai volontiers sans sentiment et sans pensée, et toutefois, par la grandeur de son être, le point aboutissant, l'âme, la vie de la cabale la plus étrange, la plus terrible, la plus profonde, la plus unie, nonobstant ses subdivisions, qui ait existé depuis la paix des Pyrénées qui a scellé la dernière fin des troubles nés de la minorité du roi. Je me suis un peu longuement arrêté sur ce prince presque indéfinissable, parce qu'on ne le peut faire connaître que par des détails. On serait infini à les rapporter tous. Cette matière d'ailleurs est assez curieuse pour permettre de s'étendre sur un Dauphin si peu connu, qui n'a jamais été rien ni de rien en une si longue et si vaine attente de la couronne, et sur qui enfin la corde a cassé de tant d'espérances, de craintes et de projets. Après ce qui a été éparsement expliqué sur Monseigneur, on a vu par avance quelle sorte de sensation fit sur les personnes royales et les personnages, sur la cour et sur le public, la perte d'un prince dont tout le mérite était dans sa naissance, et tout le poids dans son corps. Je n'ai jamais su qui lui avait captivé les halles et le bas peuple de Paris, si ce n'est cette gratuite réputation de bonté que j'ai touchée. Si Mme de Maintenon se sentit délivrée par la mort de Monsieur, elle se la trouva bien plus par celle de Monseigneur, dont toute la cour intérieure lui fut toujours très-suspecte. Jamais ils n'eurent l'un pour l'autre que beaucoup d'éloignement réciproque, lui en presse avec elle, elle en mesure avec lui, et en attention continuelle à l'observer et à s'instruire de ses plus secrètes pensées, ou pour mieux dire de celles qui lui étaient inspirées, en quoi Mme d'Espinoy lui servait d'espion, comme il parut dans la suite et comme j'en ai touché ailleurs un étrange trait d'original, et peut-être d'espion double à tous les deux. Fort rapprochée de Mgr le duc de Bourgogne personnellement, depuis la campagne de Lille, et devenue en effet à l'égard de Mme la duchesse de Bourgogne, et elle au sien, comme une bonne et tendre mère, et la meilleure et la plus reconnaissante fille et la plus attachée, elle regardait leur rehaussement comme la sûreté de sa grandeur, et comme le calme et le rempart de sa vie et de sa fortune, quelque événement qui pût arriver. Pour le roi, jamais homme si tendre aux larmes, si difficile à s'affliger, ni si promptement rétabli en sa situation parfaitement naturelle. Il devait être bien touché de la perte d'un fils qui, à cinquante ans, n'en avait jamais eu six à son égard. Fatigué d'une si triste nuit, il demeura fort tard au lit. Mme la duchesse de Bourgogne, arrivée de Versailles, attendait son réveil chez Mme de Maintenon, et toutes deux l'allèrent voir dans son lit dès qu'il fut éveillé. Il se leva ensuite à son ordinaire. Dès qu'il fut dans son cabinet, il prit le duc de Beauvilliers et le chancelier dans une fenêtre, y versa encore quelques larmes, et convint avec eux que le nom, le rang, et les honneurs de Dauphin devaient dès ce moment passer à Mgr [le duc] et à Mme la duchesse de Bourgogne, que désormais je ne nommerai plus autrement. Il décida ensuite ce qui regardait le corps de Monseigneur, en la manière qui a été racontée, reçut sa cassette et ses clefs que du Mont lui apporta, régla ce qui concernait le petit nombre des domestiques personnels du feu prince, commit le chancelier au partage de la légère succession entre les trois princes ses petits-fils, et descendit après jusqu'à la réduction de l'équipage du loup au pied de son premier établissement. Il remit au dimanche suivant l'admission dans Marly de ce qui avait accoutumé de l'y suivre, et des autres qu'il chaisirait sur la liste des demandeurs. Il ne voulut jusque-là que qui que ce soit y entrât, excepté ceux qui y étaient arrivés avec lui; Mme la Dauphine eut seule la permission de l'y venir voir très-peu accompagnée, et sans y manger ni coucher, pour laisser aérer ce qu'il avait amené, et changer d'habits à ce même monde. En même temps il envoya le duc de Bouillon, grand chambellan, à Saint-Germain, donner part au roi, à la reine et à la princesse d'Angleterre de la perte qu'il venait de faire. Il se promena dans ses jardins, et Mme la Dauphine revint passer une partie du soir avec lui chez Mme de Maintenon. Cette princesse s'y trouva tous les soirs les jours suivants, et même à sa promenade. Le jeudi il s'amusa aux listes pour Marly. Il attacha au Dauphin les mêmes menins qu'avait Monseigneur, et permit à d'Antin d'en donner à son fils la place qu'il avait.

Il le chargea d'aller assurer de sa part Mlle Choin de sa protection, et de lui porter une pension de douze mille livres. Elle n'avait ni demandé ni fait nommer son nom. Mgr et Mme la Dauphine lui envoyèrent faire toutes sortes d'amitiés, et toutes deux lui firent l'honneur de lui écrire. Sa douleur fut de beaucoup moins longue et moins vive qu'on aurait cru. Cela surprit fort, et persuada qu'elle entrait en bien moins de choses qu'on ne pensait. Sa vie était infiniment gênée. Il lui fallait compter de presque tous les gens qu'elle voyait; jamais elle n'eut d'équigage, cinq ou six domestiques composaient tout son train; elle ne paraissait en aucun lieu public, et si elle allait quelque part, c'était en cinq ou six maisons au plus de gens de sa liaison, où elle était sûre de n'en point trouver d'autres; toujours le pied à l'étrier, non-seulement pour tous les voyages de Meudon, mais pour tous les dîners sans coucher que Monseigneur y allait faire. Elle allait toujours la veille seule avec une femme de chambre dans un carrosse de louage, le premier venu, tout au soir, pour arriver de nuit la veille que Monseigneur venait, et s'en retournait de même à la nuit, après qu'il était parti. Dans Meudon, elle logeait d'abord dans les entre-sols de Monseigneur, après dans le grand appartement d'en haut, qu'occupait Mme la duchesse de Bourgogne quand le roi faisait des voyages à Meudon. Mais où qu'elle logeât, elle ne sortait jamais de son appartement que le matin de bonne heure pour entendre la messe à la chapelle, et quelquefois sur le minuit l'été, pour prendre l'air. Dans les premiers temps, elle n'y voyait que trois ou quatre personnes du secret. Cela s'étendit peu à peu assez loin; mais, quoique cela fût devenu le secret de la comédie, la même enfermerie, la même cacherie, la même séparation furent toujours de même. À cette gêne extérieure était jointe celle de l'esprit, et de la conduite par rapport à la famille royale à cette cour intérieure de Monseigneur, dont il a été tant parlé, et à Monseigneur lui-même, qui n'était ni sans épines ni sans ennui. J'en ai ouï parler à de ses amis comme d'une personne d'esprit, sans ambition ni intérêt quelconque, ni désir d'être ni de se mêler, fort décente, mais gaie, naturellement libre, et qui aimait la table et à causer. Une telle contrainte, et de toute la vie, est bien pesante à qui est de ce caractère, et qui ne s'en propose rien; et la rupture de la chaîne apporte assez tôt consolation.

Elle était amie intime, de tout temps, de La Croix, riche receveur général de Paris et fort honnête homme, et modeste pour un publicain qui a de tels accès. Elle logeait, comme avec lui, dans une portion de maison attenant le Petit-Saint-Antoine. Elle continua d'y demeurer le reste de sa vie, avec le même domestique qu'elle avait, sans se répandre davantage dans le monde. Il ne tint pas à Mme la Dauphine que sa pension ne fût de vingt mille livres. Mme la Duchesse, Mlle de Lislebonne, Mme d'Espinoy, les intrinsèques de l'entre-sol de Meudon, les Noailles et quelques autres amis se sont constamment piqués de la voir souvent depuis la mort de Monseigneur jusqu'à la sienne, qui n'arriva que dix ou douze ans après, et qu'elle mena toujours extrêmement unie et fort réservée sur tout le passé. Malgré tout ce qu'elle avait fait essuyer à Mme la princesse de Conti, qu'on a vu en son lieu, cette princesse avait fait tout ce qu'elle avait pu quelques années après pour se raccommoder avec elle et pour la voir, sans que jamais la Choin y eût voulu entendre, tant l'extrême faveur, et les idées qu'en tous états on s'en forme, enfantent d'étranges effets.

Le gouvernement de Meudon fut en même temps confirmé à du Mont avec une pension qui, avec celles qu'il avait déjà et ses appointements, allait à plus de trente mille livres de rente, tristes débris de tant et de si plausibles espérances. Casau eut pour rien la charge de premier maréchal des logis de M. le duc de Berry, qui par bonheur pour lui n'était pas encore vendue. Du Mont, en honnête homme qu'il était, souffrait impatiemment les glaces de Monseigneur pour Mgr le duc de Bourgogne, et s'était hasardé plus d'une fois de les rapprocher; ce prince ne l'avait pas oublié. Il ne dédaigna pas de l'en remercier avec les paroles les plus obligeantes, à quoi le duc de Beauvilliers le porta fort, et y ajouta le présent d'une bague de deux mille pistoles que Monseigneur portait ordinairement. Il en donna une autre fort belle à La Croix, en attendant qu'il fût payé d'avances considérables qu'il avait faites à Monseigneur, dont le Dauphin voulut être le solliciteur.

Ce même jeudi, jour de l'enterrement de Monseigneur, le roi reçut sans cérémonie la visite de la reine d'Angleterre. Elle vint de Versailles, où elle avait été de même voir les enfants de Monseigneur, avec la princesse d'Angleterre, qu'elle fit mettre au salut, qu'elle entendit avec eux, au-dessous de la Dauphine, parce qu'elle n'était héritière que possible et non présomptive comme le Dauphin. Elle demeura dans le carrosse de la reine à Marly, à cause du mauvais air, qui fit rester le roi d'Angleterre à Saint-Germain.

Le vendredi le roi fut tirer dans son parc. Le samedi il tint le conseil de finance, et fit sur les hauteurs de Marly la revue des gens d'armes et des chevau-légers. Il travailla le soir avec Voysin chez Mme de Maintenon. Le même jour il fit une décision singulière. Il régla que, encore qu'il ne prît point le deuil, il serait d'un an; et que les princes du sang, les ducs, les princes étrangers, les officiers de la couronne, et les grands officiers de sa maison draperaient comme ils font lorsqu'il drape lui-même, et qui, parce qu'il ne prit point le deuil de Mme la Dauphine de Bavière, ne drapèrent point. J'ai conduit le roi dans sa solitude jusqu'au dimanche que Marly se repeupla à l'ordinaire. Il ne sera pas moins curieux de voir Versailles pendant ces mêmes jours.

On peut juger qu'on n'y dormit guère cette première nuit. M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine ouïrent la messe ensemble de fort bonne heure. J'y arrivai sur la fin, et les suivis chez eux. Leur cour était fort courte, parce qu'on ne s'était pas attendu à cette diligence. La princesse voulait être à Marly au réveil du roi. Leurs yeux étaient secs à merveilles, mais très-compassés, et leur maintien les montrait moins occupés de la mort de Monseigneur que de leur nouvelle situation. Un sourire, qui leur échappa en se parlant bas et de fort près, acheva de me le déclarer. En gardant scrupuleusement, comme ils firent, toutes sortes de bienséances, il n'était pas possible de le trouver mauvais, ni que cela fût autrement, à tout ce qu'on a vu. Leur premier soin fut de resserrer de plus en plus l'union avec M. le duc de Berry, de le ramener sur l'ancienne confiance et intimité avec Mme la Dauphine, et d'essayer, par tout ce qui se peut d'engageant, de faire oublier à Mme la duchesse de Berry ses fautes à leur égard, et lui adoucir l'inégalité nouvelle que la mort de Monseigneur mettait entre ses enfants. Dans cet aimable esprit rien ne coûta à M. [le Dauphin] et à Mme la Dauphine, et dès ce même jour ils allèrent voir M. le duc et Mme la duchesse de Berry dans leur lit, dès qu'ils les surent éveillés, ce qui fut de très-bonne heure, et l'après-dînée Mme la Dauphine y retourna encore. M. le duc de Berry, qui n'avait pu être ébranlé sur l'attachement à Mgr son frère, fut au milieu de sa douleur extrêmement sensible à ces prévenances d'amitié si promptement marquées et si éloignées de la différence qui allait être entre eux, et il fut surtout comblé des procédés de Mme la Dauphine, qu'il sentait avec bon sens, et meilleur cœur encore, qu'il avait depuis un temps cessé de les mériter aussi parfaits.

Mme la duchesse de Berry paya d'esprit, de larmes et de langage. Son cœur de princesse même, si elle en avait un, navré de tout ce qui ne sera point répété ici, et qu'on a développé plus haut, frémissait au fond de lui-même de recevoir des avances de pure générosité. Un courage déplacé qui allait à la violence et que la religion ne retenait pas, ne lui laissait de sentiments que pour la rage. Bercée, pour la contenir, qu'il se fallait contraindre surtout pour arriver à un aussi grand mariage, après lequel elle serait affranchie et maîtresse de faire tout ce qui lui plairait, elle avait pris ces documents au pied de la lettre. Entièrement maîtresse de M. le duc d'Orléans et d'un mari dans la première ivresse de sa passion, elle n'eut pas peine à secouer une mère trop sage pour s'exposer à ce qui ne lui était que trop connu. Madame était nulle de tout temps à la cour et dans sa famille: excepté les devoirs extérieurs, point de belle-mère, et un beau-père, tant qu'il vécut, nul ou favorable. Une dame d'honneur très-affligée de l'être, qui, pour avoir été forcée d'en accepter l'emploi, n'en faisait que ce qu'elle en voulait bien faire, au cérémonial près, et qui avait déclaré bien formellement qu'elle n'en serait pas la gouvernante. L'emploi en roula donc en entier sur Mme la duchesse de Bourgogne, par son amitié pour Mme la duchesse d'Orléans, et son intimité avec Mme de Maintenon, ravie à son âge de se trouver le chaperon d'une autre; elle compta d'autant mieux d'en faire sa poupée, qu'elle l'avait mise dans la grandeur où elle était.

Elle s'y mécompta bientôt. Mille détails là-dessus, quoique curieux dans leur temps, perdent leur mérite dans d'autres qui s'éloignent, et gâteraient le sérieux de ce qui s'expose ici. Il suffit de dire que l'une, quoique douce et bonne, fut peut-être trop enfant pour tenir une lisière, et que l'autre, rien moins que tout cela, ne put souffrir d'en avoir une, quelque lâche et légère qu'elle fût. Le dépit de ne se trouver que de la cour d'une autre, l'impatience des déférences, la contrainte des heures, le poids des obligations, des difficultés, surtout de la reconnaissance, s'accordaient mal avec l'impression de la pleine liberté de son éducation, de ses goûts irréguliers, de ses humeurs dans un naturel tel qu'il a été crayonné et gâté encore par de pernicieuses lectures. L'idée de n'avoir rien à perdre et celle de figurer aux dépens de Mgr [le duc] et de Mme la duchesse de Bourgogne, en se livrant aux personnages de Meudon, achevèrent de tout perdre et brouillèrent les deux belles-sœurs, jusqu'à ne pouvoir plus se souffrir, à force d'échappées de l'humeur et des traits les plus méchants de Mme la duchesse de Berry; ainsi toutes deux regardèrent comme une délivrance de n'avoir plus à dîner ensemble, par la formation qui se fit des deux maisons, et les domestiques du roi [comme] un grand soulagement de n'avoir plus à servir la nouvelle mariée.

Un trait entre mille en donnera un échantillon. Un nouvel huissier de la chambre du roi servait chez elle un matin que Mme la duchesse d'Orléans arriva à la fin de sa toilette pour quelque ajustement. L'huissier, étourdi et neuf, ouvrit les deux battants de la porte. Mme la duchesse de Berry devint cramoisie et tremblante de colère: elle reçut Mme sa mère fort médiocrement. Quand elle fut sortie, elle appela Mme de Saint-Simon, lui demanda si elle avait remarqué l'impertinence de l'huissier, et lui dit qu'elle voulait qu'elle l'interdît sur-le-champ. Mme de Saint-Simon convint de la faute, assura qu'elle y donnerait ordre de façon qu'on ne s'y méprendrait plus et que les deux battants ne seraient ouverts que pour les fils et les filles de France, comme c'était la règle, et comme nuls autres ne prétendaient à cet honneur qu'ils n'avaient pas en effet, mais que d'interdire un huissier du roi qui n'était point à elle et qui ne la servait que par prêt, et encore pour avoir fait un trop grand honneur à Mme sa mère et pour l'unique fois que cela était arrivé, elle trouverait bon de se contenter de la réprimande qu'elle allait lui en faire. Mme la duchesse de Berry insista, pleura, ragea; Mme de Saint-Simon la laissa dire, gronda doucement l'huissier, et lui apprit son cérémonial.

Les maisons faites, la cour, qui trouvait en Mme la duchesse de Bourgogne les jeux, les ris, les distinctions, les espérances, ne se partagea point, et laissa fort solitaire Mme la duchesse de Berry, où rien de tout cela ne s'offrait, qui s'en prit à Mme la duchesse de Bourgogne, et fit si bien qu'elle mit M. le duc de Berry de son côté, et le brouilla avec elle. De l'aveu de Mme la duchesse de Bourgogne, rien de si sensible ne lui est jamais arrivé que cet éloignement et cette aigreur sans cause ni raison d'un prince avec qui elle avait toujours vécu dans l'intelligence la plus intime et la plus entière. Quelques contre-temps forts et trop publics, arrivés à Mme la duchesse de Berry, dont Mme la duchesse de Bourgogne avait doucement abandonné toute conduite dès avant ce dernier trait, allèrent jusqu'au roi et à Mme de Maintenon, qui leur ouvrirent les yeux. Celle-ci, outrée de s'être si lourdement trompée, ne put se taire, et Mme la duchesse de Bourgogne, poussée à bout d'être brouillée avec M. le duc de Berry par la seule malignité de Mme la duchesse de Berry, après tout ce qu'elle avait d'ailleurs essuyé d'elle, rompit enfin le silence qu'elle avait gardé jusqu'alors. Les choses tendaient à un éclat; mais le roi, qui voulait vivre doucement dans sa famille et s'y faire aimer, espéra que la frayeur corrigerait Mme la duchesse de Berry, et voulut se contenter qu'elle sût qu'il n'ignorait rien, et que, pour cette fois, il voulait bien n'en rien témoigner. Ce ménagement persuada Mme la duchesse de Berry, ou qu'on n'osait lui imposer, ou qu'on ne savait comment s'y prendre. Au lieu de s'arrêter, elle continua avec plus de licence, et se mit au point que les matières combustibles qu'elle s'était préparées s'embrasèrent tout à coup et firent un grand éclat à Marly.

J'étais allé faire seul un tour à la Ferté. Mme de Saint-Simon, avertie de l'orage prêt à crever, craignit d'y être enveloppée pour s'être tenue dans le silence. Monseigneur était alors plein de vie et de santé. Elle s'adressa à Mme la duchesse de Bourgogne, et, par son avis, elle eut un entretien avec Mme de Maintenon, où elle apprit avec surprise qu'elle ignorait peu de choses, et d'avec qui elle sortit fort contente. Elle crut ensuite devoir dire un mot à Mme la duchesse de Berry. La princesse, d'autant plus outrée qu'elle ne voyait pas moyen d'échapper, s'en prit à ce qu'elle put, et dans la pensée que Mme de Saint-Simon y avait part, elle voulut lui répondre sèchement. Je dis exprès qu'elle voulut, parce que Mme de Saint-Simon ne lui en laissa pas le temps. Elle l'interrompit, l'assura d'abord qu'elle n'avait part ni était entrée en rien, qu'elle n'avait même rien appris que du monde, mais qu'en peine d'elle-même pour s'être toujours tenue dans le silence, elle avait parlé à Mme la duchesse de Bourgogne et à Mme de Maintenon, puis ajouta qu'elle ignorait peut-être la manière dont elle avait été mise auprès d'elle, combien cela convenait peu à notre naissance, à notre dignité, à nos biens, à notre union; qu'il était bon qu'elle l'apprit une fois pour toutes; que, pour peu qu'elle le désirât, elle se retirerait d'auprès d'elle avec autant de satisfaction qu'elle y était entrée avec répugnance après un grand nombre de refus, dont elle lui cita Mme la duchesse de Bourgogne et M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans pour témoins. Elle lui dit encore, comme il était vrai, que, sa conduite n'étant pas telle qu'elle l'avait espérée, elle avait pris l'occasion d'un éclat fait sans sa participation pour tenter de se retirer; que Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon l'avaient conjurée de n'y pas penser; et que, cela s'étant passé depuis vingt-quatre heures, le souvenir leur en était assez présent pour qu'elle pût leur en demander la vérité. M. le duc d'Orléans, qui survint, apaisa la chose le mieux qu'il put.

Mme la duchesse de Berry n'avait point interrompu Mme de Saint-Simon, mais elle crevait de dépit de se voir sur le point d'une sévère réprimande, et son orgueil souffrait impatiemment ce qu'elle entendait. Elle répondit néanmoins, avec une honnêteté forcée, qu'elle voulait demeurer persuadée que Mme de Saint-Simon n'était entrée en rien puisqu'elle le disait. Mme de Saint-Simon la laissa là-dessus avec M. le duc d'Orléans, outrée de mon absence, dans l'ardeur de quitter malgré eux tous, quelque dignement et flatteusement qu'elle en fût traitée. Elle parla aussi à Madame, avec qui en tout temps elle avait toujours été très-bien, et à Mme la duchesse d'Orléans qu'elle voyait sans cesse, après quoi elle attendit ce que deviendrait l'orage.

Il fondit le lendemain. Le roi, avant dîner, manda Mme la duchesse de:Berry dans son cabinet. La romancine fut longue, et de l'espèce de celles qu'on ne veut pas avoir la peine de recommencer. L'après-dînée il fallut aller chez Mme de Maintenon, qui, sans parler si haut, ne parla pas moins ferme. Il est aisé de concevoir quelle impression cela acheva de faire en Mme la duchesse de Berry à l'égard de Mme la duchesse de Bourgogne, sur qui tout le ressentiment en tomba. Elle ne tarda guère à voir que Mme de Saint-Simon n'y avait eu aucune part, et à lui en parler en personne qui le veut et le sait témoigner en réparation du soupçon.

Cet éclat fit une nouvelle publique, qui mit de plus en plus au désespoir la princesse qui l'éprouvait. La solitude augmenta chez elle, les dégoûts lui furent peu ménagés. Elle faisait quelquefois des efforts pour regagner quelque terrain; mais la répugnance qui les accompagnait leur donnait si mauvaise grâce, et ils étaient d'ailleurs si froidement reçus, qu'ils en devenaient de tous les côtés de nouveaux sujets d'éloignement.

Telle était la situation de Mme la duchesse de Berry lorsque Monseigneur mourut, et telles les causes du désespoir extrême où cette perte la plongea. Dans l'excès de sa douleur elle eut la légèreté, pour en parler sobrement, d'avouer à Mme de Saint-Simon les desseins qu'elle avait imaginés et sur lesquels elle cheminait, et que j'ai ci-devant expliqués, avec la terrible cabale qui gouvernait Monseigneur. Dans l'étonnement d'entendre de si étranges projets, Mme de Saint-Simon tâcha de lui en faire comprendre le peu de fondement, pour ne pas dire l'absurdité, l'horreur et la folie, et de la porter à saisir une conjoncture touchante pour se rapprocher d'une belle-sœur, bonne, douce, commode à vivre, qui l'avait mariée, et qui, nonobstant tout ce qui s'était passé depuis, était faite de manière, par sa facilité, à revenir si on savait s'y prendre; mais c'était la nécessité même de le faire, et de le bien faire, qui aigrissait le courage de celle qui se sentait également chargée de torts à son égard, et de besoins pour le solide et l'agrément de la vie. Cette force de nécessité révoltait ce courage altier et l'extrême répugnance à ployer même en apparence. Accoutumée à un rang égal, ce nom et ce rang de Dauphine, qui allait mettre tant de différence entre elles, comblait son désespoir et son éloignement, pour user d'un terme trop doux. Incapable de regarder derrière elle, et d'où elle était partie pour monter où elle se voyait; aussi peu de se faire une raison que ce qui venait d'arriver devait arriver tôt ou tard, beaucoup moins encore que cette supériorité qui la désolait n'était qu'un degré pour monter sur le trône et la voir reine, de qui même elle n'aurait pas l'honneur d'être la première sujette, elle ne pouvait supporter l'état nouveau où elle se trouvait. Après bien des plaintes, des larmes et des élans, pressée par les raisons sans nombre et sans réplique, plus encore par ses besoins qu'elle sentait malgré elle dans toute leur étendue, elle promit à Mme de Saint-Simon d'aller le lendemain jeudi chez la nouvelle Dauphine, de lui demander une audience dans son cabinet, et d'y faire tout son possible pour se raccommoder avec elle.

Ce jeudi était le jour que Monseigneur fut porté à Saint-Denis, et avec lui tous les beaux projets de Mme la duchesse de Berry. Elle tint parole et l'exécuta en effet très-bien. Son aimable belle-sœur lui en aplanit tout le chemin, et entra en propos la première. Par ce que toutes deux ont redit séparément de ce tête-à-tête, Mme la Dauphine agit et parla comme si elle-même eût offensé Mme la duchesse de Berry, comme si elle lui eût tout dû, comme si elle eût tout attendu d'elle; et Mme la duchesse de Berry aussi se surpassa. L'entretien dura plus d'une heure. Elles sortirent du cabinet avec un air naturel de satisfaction réciproque qui réjouit autant les honnêtes gens qu'il déplut à ceux qui n'espèrent qu'en la division et au désordre. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans eurent une joie extrême de cette réconciliation, et M. le duc de Berry en fut si content que sa douleur en fut fort adoucie. Il aimait tendrement Mgr le Dauphin, il aimait encore beaucoup Mme la Dauphine; ce lui était une contrainte mortelle de se conduire avec elle comme Mme la duchesse de Berry l'exigeait. Il embrassa cette occasion de tout son cœur et en vrai bon homme; et Mme la Dauphine les étant venue voir l'après-dînée du même jour que cette réconciliation s'était faite le matin, elle prit M. le duc de Berry en particulier et ils pleurèrent ensemble de tendresse. Ce qui s'était passé le matin y fut confirmé de sa part avec toutes les grâces qui lui étaient si naturelles; mais de celle de Mme la duchesse de Berry il se trouva bientôt une pierre d'achoppement: ce fut de présenter le service à Mgr et à Mme la Dauphine.

On s'attendait chez eux que ce devoir ne serait pas différé. La bonne grâce y était même, à la suite d'une réconciliation si prompte, et des visites si peu ménagées et si redoublées de l'aîné au cadet. Néanmoins, lorsque Mme de Saint-Simon leur voulut insinuer, ce même jeudi, après que Mme la Dauphine fut sortie de chez eux, d'aller le lendemain donner la chemise, l'un à Mgr le Dauphin, l'autre à Mme la Dauphine, Mme la duchesse de Berry s'éleva avec fureur, et prétendit qu'entre frères ce service n'était point dû, que l'exemple de Monsieur, oncle de feu Monseigneur, n'en était pas un pour eux, et s'emporta fort contre ce devoir, qu'elle appelait un valetage. M. le duc de Berry, qui savait que cela se devait, et que son cœur portait en tout vers Mgr et Mme la Dauphine, fit tout ce qu'il put pour la ramener par raisons et par caresses. Elle se fâcha contre lui, le maltraita, lui dit qu'elle aurait le dernier mépris pour lui s'il se soumettait à une chose si servile, et de là aux pleurs, aux sanglots, aux hauts cris, de façon que M. le duc de Berry, qui avait compté d'aller le lendemain au lever de Mgr le Dauphin, ne l'osa de peur de se brouiller avec elle.

Le bruit avec lequel cette dispute s'était passée éveilla la curiosité, qui eut bientôt éventé le fait, parce que Mme la duchesse de Berry en était si pleine qu'elle se répandit. Tout aussitôt voilà les dames de Mme la Dauphine en l'air comme sur chose qui allait presque à leur déshonneur, et cette affaire devint publique.

M. le duc d'Orléans accourut au secours de M. le duc de Berry, qui n'osait presque rien dire dans cette impétuosité. Tous deux ne mettaient pas le devoir et la règle en doute; tous deux, si aises du raccommodement, sentaient le danger d'une rechute, l'affront certain auquel la princesse s'exposait d'en recevoir du roi l'ordre et la réprimande, et l'effet intérieur et au dehors que produirait un entêtement si mal fondé, et dans des circonstances pareilles. Tout le lendemain vendredi fut employé à la persuader. Enfin, la peur de l'ordre, de la romancine et de l'affront, arracha d'elle la permission à M. le duc de Berry de dire qu'ils donneraient la chemise et le service, mais à condition de délai pour se résoudre à l'exécution.

Elle le voulait aussi pour M. le duc de Berry, mais ce prince fut si aise d'être affranchi là-dessus qu'il voulut servir M. le Dauphin le samedi matin. M. le Dauphin et Mme la Dauphine n'avaient pas ouvert la bouche là-dessus. Mais ce prince, pour faire une honnêteté à M. son frère, refusa d'en être servi jusqu'à ce qu'ils eussent vu le roi. Ils le virent le dimanche suivant, et le lendemain lundi M. le duc de Berry alla exprès au coucher de Mgr le Dauphin et lui donna sa chemise, qui, dans le moment qu'il l'eut reçue, embrassa tendrement M. son frère.

Il fallut encore quelques jours à Mme la duchesse de Berry pour se résoudre. À la fin il fallut bien finir. Elle fut à la toilette de Mme la Dauphine, à qui elle donna la chemise, et à la fin de la toilette lui présenta la sale . Mme la Dauphine, qui n'avait jamais fait semblant de se douter de rien de ce qui s'était passé là-dessus, ni de prendre garde à un délai si déplacé, reçut ces services avec toutes les grâces imaginables, et toutes les marques d'amitié les plus naturelles. Le désir extrême de la douceur de l'union fit passer Mme la Dauphine généreusement sur cette nouvelle frasque, comme si, au lieu de Mme la duchesse de Berry, c'eût été elle qui eût eu tout à y gagner ou à y perdre.

J'ai remarqué que Mme la Dauphine allait voir le roi tous les jours à Marly. Elle y reçut un avis de Mme de Maintenon qui mérita sans doute quelque surprise, d'autant plus que ce fut dès sa seconde visite, c'est-à-dire dès le lendemain de la mort de Monseigneur qu'elle fut voir le roi à son réveil, et le soir encore chez Mme de Maintenon: ce fut de se parer avec quelque soin, parce que la négligence de son ajustement déplaisait au roi. La princesse ne croyait pas devoir songer à des ajustements alors; et quand elle en aurait eu la pensée, elle aurait cru avec grande raison commettre une grande faute contre la bienséance, et qui lui aurait été d'autant moins pardonnée qu'elle gagnait trop en toutes façons à ce qui venait d'arriver pour n'être pas en garde là-dessus contre elle-même. Le lendemain donc elle prit plus de soin d'elle; mais cela n'ayant pas encore suffi, elle porta le jour suivant de quoi s'ajuster en cachette chez Mme de Maintenon, où elle le quitta de même avant d'en revenir à Versailles, pour, sans choquer le goût du roi, ne pas blesser le goût du monde, qui aurait été difficilement persuadé qu'il n'entrait que de la complaisance dans une recherche de soi-même si à contre-temps. La comtesse de Mailly, qui trouva cette invention de porter la parure pour la prendre et la quitter chez Mme de Maintenon, et Mme de Nogaret, qui toutes deux aimaient Monseigneur, me le contèrent et en étaient piquées. On peut juger de là, et par les occupations et les amusements ordinaires qui reprirent tout aussitôt, comme on l'a vu, leurs places dans les journées du roi, sans qu'il parût en lui aucune contrainte, que si sa douleur avait été amère, elle avait aussi le sort de celles dont la violence fait augurer qu'elles ne seront pas de durée.

Il y eut une assez ridicule dispute élevée tout aussitôt sur la garde-robe du nouveau Dauphin, dont M. de la Rochefoucauld prétendit disposer, comme il faisait de celle du roi, par sa charge de grand-maître de la garde-robe. Il aimait encore, tout vieux et aveugle qu'il était, à tenir et à conserver, et il alléguait qu'il ne demandait, à l'égard du nouveau Dauphin, que ce qu'il avait eu, et sans difficulté exercé, pendant la vie de Monseigneur. Il avait oublié sans doute qu'il ne se mêla de la garde-robe de ce prince qu'après la mort de M. de Montausier qui s'en faisait soulager par la duchesse d'Uzès sa fille, et de la colère où, sur les fins de la vie du duc de Montausier, le roi se mit contre elle, fort au delà de ce que la chose valait, pour un habit de Monseigneur, dans le temps que le roi avait entrepris de bannir les draps étrangers, et de donner vogue à une manufacture de France dont les draps étaient rayés partout. Je me souviens d'en avoir porté comme tout le monde, et que cela était fort vilain. Les raies de l'habit de Monseigneur ne parurent pas tout à fait comme les autres, et le roi avait le coup d'oeil fort juste; vérification faite, il se trouva que le drap était étranger et contrefait, et que Mme d'Uzès y avait été attrapée. Le duc de Beauvilliers allégua sa charge, et ses provisions de premier gentilhomme de la chambre, et de maître de la garde-robe du prince dont il avait été gouverneur, et l'exemple dernier du duc de Montausier. Il n'en fallut pas davantage, et le duc de La Rochefoucauld fut tondu.

Le roi, dès les premiers jours de sa solitude, se laissa entendre au duc de Beauvilliers, qui allait tous les jours à Marly, qu'il ne verrait pas volontiers le nouveau Dauphin faire des voyages à Meudon. C'en fut assez pour que ce prince déclarât qu'il n'y mettrait pas le pied, et qu'il ne sortirait point des lieux où le roi se trouverait; et, en effet, il n'y fit jamais depuis une seule promenade. Le roi lui voulut donner cinquante mille livres par mois comme Monseigneur les avait; M. le Dauphin en remercia. Il n'avait que six mille livres par mois, il se contenta de les doubler et n'en voulut pas davantage. C'était le chancelier qui étant contrôleur général avait fait pousser le traitement de Monseigneur jusqu'à cette somme. Ce désintéressement plut fort au public. M. le Dauphin ne voulut quoi que ce soit de particulier pour lui, et persista à demeurer à cet égard comme il était pendant la vie de Monseigneur. Ces augures d'un règne sage et mesuré firent concevoir de grandes espérances.

J'ai expliqué ailleurs la très-moderne et fine introduction de l'art des princes du sang, et de leurs valets principaux, de les appeler Monseigneur, qui, comme tous leurs autres honneurs, rangs, et distinctions, devinrent bientôt communs avec les bâtards. Rien n'avait tant choqué Mgr le duc de Bourgogne, qui jusque-là n'avait jamais été appelé que Monsieur, et qui ne le fut Monseigneur que par la manie de les y appeler tous... Aussi, dès qu'il fut Dauphin, il en fit parler au roi par Mme la Dauphine; puis, avant d'aller à Marly, déclara qu'il ne voulait point être ni nommé Monseigneur, comme Monseigneur son père, mais M. le Dauphin, ni, quand on lui parlerait, autrement que Monsieur. Il y fut même attentif et reprenait ceux qui dans les commencements n'y étaient pas accoutumés. Cela embarrassa un peu les princes du sang; mais, à l'abri de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans, ils retinrent le Monseigneur que Mgr le Dauphin ne leur aurait pas laissé s'il fût devenu le maître.

Le dimanche 18 avril finit la clôture du roi à Marly. La famille royale et les personnes élues parmi les demandeurs, repeuplèrent ce lieu qui avait été quatre jours entiers si solitaire. Les deux fils de France et leurs épouses y arrivèrent ensemble après le salut ouï à Versailles; ils entrèrent tous quatre chez Mme de Maintenon où le roi était, qui les embrassa. L'entrevue ne dura qu'un moment; les princes allèrent prendre l'air dans les jardins; le roi soupa avec les dames, et la vie ordinaire recommença à l'exception du jeu. La cour prit le deuil ce même jour, qui fut régie pour un an comme de père.

Les différences de rang à porter les deuils sur sa personne s'étaient peu à peu réduites à rien depuis dix ou douze ans. Je les avais vues auparavant observées; tout s'était réduit à celle de draper, qui jusqu'à ce deuil s'était maintenue dans les règles. Plusieurs petits officiers de la maison du roi, comme capitaines des chasses et autres, l'usurpèrent en celui-ci; et, comme on aimait la confusion pour anéantir les distinctions, on les laissa faire. Le comte de Châtillon en profita pour s'en forger une toute nouvelle à laquelle ses pères étaient bien loin de penser. Voysin, son beau-père, étala au roi la grandeur de la maison de Châtillon, le duché de Bretagne qu'elle avait prétendu et possédé quelques années, ses douze ou treize alliances directes avec la maison royale, même avec des fils et des filles de France; le nombre des plus grands offices de la couronne qu'elle avait eus, et les prodigieux fiefs qu'elle avait possédés: il se garda bien d'ajouter que de toute cette splendeur il n'en rejaillissait rien ou comme rien sur son gendre, dont la mère et la grand'mère paternelle étaient de la lie du peuple; que toutes les branches illustres de Châtillon étaient éteintes depuis longtemps, que celle de son gendre n'avait participé à aucune des grandeurs des autres, et que, s'il sortait de deux filles de la branche de Dreux, dont même la seconde était fille du chef de la branche de Beu, et par l'injustice des temps n'était pas sur le pied des autres du sang royal, c'était avant la séparation de sa branche; qu'il en était de même des deux charges de souverain maître d'hôtel et de grand maître des eaux et forêts; il se garda encore mieux de faire mention du sieur de Boisrogues, père du père de son gendre, qui était gentilhomme servant de M. Gaston avec du Rivau qui fut depuis dans ses Suisses, et que le crédit de Mlle de Saujon sur Gaston en fit enfin capitaine, par le mariage de sa nièce, mais qui laissa Boisrogues gentilhomme servant. Voysin sans doute ne parla pas de la dispute sur la légitimité ou la bâtardise que M. le duc d'Orléans m'a plus d'une fois assurée, et que les Châtillon étaient éteints depuis longtemps. Voysin était ministre et favori, il l'était aussi de Mme de Maintenon: il parlait tête à tête, elle en tiers, il demanda que son gendre drapât comme ayant l'honneur d'appartenir au roi, et il ne lui appartenait en aucun degré, mais il n'avait point de contradicteur, et son gendre drapa.

Cette nouveauté réveilla La Vallière et Mme la princesse de Conti, pour les Beauvau, dont avec trop de raison ils s'honoraient fort de l'alliance. La grand'mère de Mme de La Vallière, mère de Mme la princesse de Conti, et sœur du père de La Vallière était Beauvau par un cas fort étrange.

La sixième aïeule paternelle du roi était Beauvau, et il était au huitième degré de tous les Beauvau. La parenté était bien éloignée, mais au moins était-elle, et à cela il n'y avait point de parité avec M. de Châtillon qui n'en eut jamais l'apparence, et à qui il fut permis de draper. Sur cet exemple et cette sixième grand'mère, Mme la princesse de Conti obtint aussi de faire draper les Beauvau, qui non plus que les Châtillon n'y avaient jamais songé jusqu'alors.

Le roi avait déclaré que de trois mois il ne quitterait Marly à cause du mauvais air répandu à Versailles, et qu'il recevrait à Marly, le lundi 20 avril, les compliments muets de tout le monde, en manteaux et en mantes, soit des gens qui étaient à Marly, soit de ceux qui étaient à Paris. M. du Maine qui, comme on a vu, n'avait pas perdu de temps à mettre à profit pour le rang de prince du sang de ses enfants la mort des seuls princes du sang en âge et en état de l'empêcher se trouva bien autrement à son aise de la mort de Monseigneur, qui avait si mal reçu ce rang nouveau de ses enfants, après avoir été si peu content du sien même. Il avait plus que raison d'appréhender d'en tomber sous son règne, et on a vu que Monseigneur ne se contraignit pas là-dessus avec lui, et quel fut son silence, et celui de Mgr le duc de Bourgogne, lorsque le roi s'humilia, pour ainsi dire, devant eux pour leur faire agréer et en obtenir quelque parole si constamment refusée, en leur présentant M. du Maine pour les toucher. Monseigneur mort, le duc du Maine n'eut plus affaire qu'à Mgr le duc de Bourgogne. C'était beaucoup trop. Mais pourquoi ne pas espérer d'en voir la fin comme il voyait celle du père et en attendant pousser son bidet? II connaissoit la faiblesse et l'incurie de M. le duc d'Orléans, dont le fils était enfant, il voyait quel était M. le duc de Berry. Il sentit qu'avec Mme de Maintenon il n'avait plus rien à craindre pour s'élever aussi haut qu'il pourrait dans le présent, et remit le futur à son industrie et à sa bonne fortune.

Le duc de Tresmes était en année, c'en était déjà une, et il en sut profiter. Avec beaucoup d'honneur et de probité, Tresmes était sans le moindre rayon d'esprit que l'usage de la cour et du grand monde, et de l'ignorance la plus universelle. Avec cela plus valet que nul valet d'extraction, et plus avide de faire sa cour et de plaire que le plus plat provincial. Avec ces qualités ce fut l'homme de M. du Maine.

C'était à lui à recevoir et à donner les ordres pour ces révérences de deuil. Il mit au roi en question si on irait les faire à ses enfants naturels, comme étant frères et sœurs de Monseigneur. Le roi, toujours éloigné de ces gradations par lesquelles il a été peu à peu mené à tout pour eux contre son sens, comme on l'a vu sans cesse, trouva d'abord la proposition du duc de Tresmes ridicule. Il ne répondit pourtant pas une négative absolue, mais il marqua seulement que cela ne lui plaisait pas. M. du Maine, qui s'y était attendu par toutes ses expériences pareilles, n'avait lâché le duc de Tresmes que le dimanche, pour ne laisser pas de temps, mais pour donner lieu au roi d'en parler le soir à Mme de Maintenon. Nonobstant cette ruse, il n'y fut rien décidé, mais c'était beaucoup que ce ne fût pas une négative, et que Mme de Maintenon en eût assez fait pour le laisser dans la balance. Il y était encore le lundi matin, jour de ces révérences. Mais entre le conseil et le petit couvert, M. du Maine secondé de son fidèle second l'emporta, et le duc de Tresmes, en ayant pris l'ordre du roi, le publia aussitôt. La surprise en fut si grande que presque chacun se le fit répéter.

Le moment de la déclaration fut pris avec justesse. Le roi se mettait à table, tout le monde y était déjà ou s'y allait mettre, et la cérémonie commençait à deux heures, c'est-à-dire tout au sortir de dîner; ainsi point de temps à raisonner, encore moins à faire; et on obéit, avec la soumission aveugle et douloureuse à laquelle on était si fort accoutumé.

Par cette adresse les bâtards furent pleinement égalés aux fils et aux filles de France, et mis en plein parallèle avec eux: pierre d'attente pour laquelle le roi n'a pas tout à fait assez vécu.

Ce même jour lundi, 20 avril, le roi fit ouvrir les portes de ses cabinets devant et derrière à deux heures et demie. On entrait par sa chambre. Il était en habit ordinaire, mais avec son chapeau sous le bras, debout et appuyé de la main droite sur la table de son cabinet la plus proche de la porte de sa chambre. M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, Mme la Grande-Duchesse, Mme la Princesse, Mme la Duchesse, ses deux fils et ses deux filles, M. du Maine et le comte de Toulouse se rangèrent en grand demi-cercle au-dessous du roi à mesure qu'ils entrèrent, tous en grands manteaux et en mantes, hors les veuves qui n'en portent point et n'ont que le petit voile. Mme la princesse de Conti douairière était malade dans son lit, l'autre princesse de Conti avec ses enfants restée à Paris à cause de l'air de la petite vérole, et Mme du Maine avec les siens à Sceaux pour la même raison. Tout Paris, vêtu d'enterrement ainsi que tout Marly, remplissait les salons et la chambre du roi. Douze ou quinze duchesses entrèrent à la file les premières, puis dames titrées et non titrées comme elles se trouvèrent, et les princesses étrangères, arrivées tard contre leur vigilance ordinaire, y furent mêlées; après les dames, l'archevêque de Reims, suivi d'une quinzaine de ducs, et ces deux têtes en rang d'ancienneté, entrèrent; puis tous les hommes titrés et non titrés, princes étrangers, prélats, mêlés au hasard. Quatre ou cinq pères ou fils de la maison de Rohan se mirent ensemble à la file en rang d'aînesse vers le milieu de la marche; quelques gens de qualité qui s'aperçurent de cette affectation les coupèrent, en sorte qu'ils furent tous mêlés, et entrèrent ainsi dans le cabinet. On allait droit au roi l'un après l'autre; et, à distance de lui, on lui faisait une profonde révérence qu'il rendait fort marquée à chaque personne titrée, homme et femme, et point du tout aux autres. Cette révérence unique faite, on allait lentement à l'autre cabinet, d'où on sortait par le petit salon de la chapelle. La mante et le grand manteau était une distinction réservée aux gens d'une certaine qualité, mais elle avait disparu avec tant d'autres, jusque-là qu'il en passa devant le roi que ni lui ni pas un du demi-cercle ne connut, et personne même de la cour qui pût dire qui c'était, et il y en eut plusieurs de la sorte. Il s'y mêla aussi des gens de robe, ce qui parut tout aussi singulier.

Il est difficile que la variété des visages, et la bigarrure de l'accoutrement de bien des gens peu faits pour le porter, ne fournissent quelque objet ridicule qui ne démonte la gravité la plus concertée. Cela arriva en cette occasion, où le roi eut quelquefois peine à se retenir, et où même il succomba une fois avec toute l'assistance au passage de je ne sais plus quel pied plat à demi abandonné de son équipage.

Quand tout fut fini chez le roi, et cela fut long, tout ce qui devait être visité se sépara, pour aller chacun chez soi recevoir les visites. Les visités ne furent autres que les fils et filles de France, et les bâtards et bâtardes, et M. le duc d'Orléans comme mari de Mme la duchesse d'Orléans, et celui-là parut comique. Les moindres d'aînesse ou de rang allèrent chez leurs plus grands, qui ne leur rendirent point la visite, excepté Madame, qui, comme veuve du grand-père de Mme la Dauphine et grand'mère de Mme la duchesse de Berry, fut visitée des fils et filles de France, mais non M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. On alla donc comme on put faire cette tournée. On entrait et sortait pêle-mêle, et on ne faisait que passer entrant par une porte et sortant par une autre, où il y avait des dégagements. C'est ce qui se rencontra chez Mme la Duchesse, et à la faveur de cette commodité, une subtilité de Mme la Princesse, fort prompte à saisir ses avantages tout dévotement. Sortant de chez Mme la. Duchesse par le dégagement de son cabinet, on y trouva Mme la Princesse qui se présentait à la compagnie pour recevoir les révérences, qui ne lui étaient ni dues ni ordonnées. On en fut si surpris que beaucoup de gens passèrent sans la voir, beaucoup plus sans faire semblant de s'apercevoir d'elle. Les deux petits princes du sang ne s'y présentèrent point.

Le duc du Maine et le comte de Toulouse reçurent les visites ensemble dans la chambre de M. du Maine, où on entrait de plain-pied et directement du jardin. Ils avaient leur compte, et voulurent faire les modestes et les attentifs pour ne pas donner la peine d'aller séparément chez tous les deux. M. du Maine se dépeça en excuses embarrassées de la peine qu'on prenait, et se tuait à conduire les gens titrés, et à en manquer tout le moins qu'il pouvait. M. le comte de Toulouse conduisait aussi avec soin, mais sans affectation.

J'oubliais Mme de Vendôme, qui parut aussi chez le roi en rang d'oignon, mais qui ne fut point visitée, parce que la bâtardise de son mari venait de plus loin. Elle ne s'embusqua point avec Mme sa mère pour enlever les révérences aux passants.

Ni le roi, ni princes, ni princesses visités ne s'assirent ni n'eurent de siége derrière eux. Si on se fût assis chez ceux où on le doit être, cela n'eût point fini de la journée chez chacun; et des siéges sans s'asseoir auraient culbuté le monde dans l'excès de la foule et des petits lieux.

Le lendemain, mardi 21 avril, M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans allèrent, l'après-dînée, en même carrosse, à Saint-Germain, tous en mante et en grand manteau. Ils allèrent droit chez le roi d'Angleterre, où ils ne s'assirent point, ensuite chez la reine, où ils s'assirent dans six fauteuils; M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et M. du Maine sur un ployant chacun. Il était allé les y attendre pour jouir de cet honneur, et s'y égaler à un petit-fils de France. La reine fit des excuses de n'être pas en mante pour les recevoir, c'est-à-dire en petit voile, parce que, au moins en France, les veuves ne portent de mante en nulle occasion; elle ajouta que le roi le lui avait défendu. Cette excuse fut le comble de la politesse. Le roi, très-attentif à ne faire sentir à la reine d'Angleterre rien de sa triste situation, n'avait garde de souffrir qu'elle prît une mante, ni le roi d'Angleterre un grand manteau, pour recevoir le grand deuil de cérémonie d'un Dauphin et qui n'était pas roi. En se levant ils voulurent aller chez la princesse d'Angleterre; mais la reine les arrêta et l'envoya chercher. Elle se contenta que la visite fût marquée. On ne se rassit point. La princesse, qui à cause de la reine était sans mante, ne pouvait avoir de fauteuil devant elle, ni les fils et filles de France [être] sans fauteuil devant la reine dans le sien, ni garder le leur en présence de la princesse d'Angleterre sur un ployant. La visite finit de la sorte. De toute la cour de Saint-Germain aucune dame ne parut en mante, ni aucun homme en manteau long que le seul duc de Berwick, à cause de ses dignités françaises.

Le lundi suivant, 29 avril, le roi s'en alla, sur les onze heures du matin, à Versailles, où il reçut les compliments de tous les ministres étrangers; après eux de beaucoup d'ordres religieux; et après son dîner au petit couvert, les harangues du parlement, de la chambre des comptes, de la cour des aides, de celle des monnaies, et de la ville de Paris. La compétence du grand conseil et du parlement mit une heure d'intervalle, après laquelle il vint aussi faire sa harangue, suivi de l'Université et de l'Académie française, pour laquelle Saint-Aulaire porta fort bien la parole. Le parlement alla aussi haranguer Mgr le Dauphin; le premier président ne voulut pas lui laisser ignorer que c'était par ordre du roi qu'il le haranguait et qu'il le traitait de Monseigneur. Cette insolente bagatelle mériterait des réflexions.

Tout ce qui avait complimenté ou harangué le roi rendit aussi les mêmes devoirs à Mgr et à Mme la Dauphine. Le roi revint sur le soir à Marly.

CHAPITRE IX. §

Mort et caractère de la duchesse de Villeroy. — Mort de l'empereur Joseph. — Prince Eugène mal avec son successeur. — Mort de Mmes de Vaubourg et Turgot. — Mort de Caravas. — Mariage des deux filles de Beauvau avec Beauvau et Choiseul. — Reprise de l'affaire d'Épernon. — Force prétentions semblables prêtes à éclore. — Leur impression sur les parties du procès d'Épernon. — Ancien projet de règlement sur les duchés-pairies en 1694; son sort alors. — Perversité du premier président d'Harlay, qui le dressa. — Duc de Chevreuse, de concert avec d'Antin, gagne le chancelier pour un règlement sur ce modèle. — Le chancelier m'en confie l'idée et l'ancien projet. — Raisons qui m'y font entrer sans en prévoir le funeste, et j'y travaille seul avec le chancelier. — Ancien projet et mes notes dessus. —Grâce de substitution accordée au duc d'Harcourt enfourne ce règlement. — Sagesse et franchise d'Harcourt avec moi sur les bâtards. — Je joins le maréchal de Boufflers au secret, qui est restreint d'une part entre nous deux et Harcourt en général, de l'autre entre Chevreuse et d'Antin en général, et sans nous rien communiquer. — Harcourt parle au roi, et la chose s'enfourne. — Chimères de Chevreuse et de Chaulnes. — Duc de Beauvilliers n'approuve pas les chimères; ne peut pourtant être admis au secret du règlement par moi. — Secret de tout ce qui se fit sur le règlement uniquement entre le chancelier et moi. — Trait hardi et raffiné du plus délié courtisan de d'Antin, qui parle au roi. — Le roi suspend la plaidoirie sur le point de commencer sur la prétention d'Épernon.

Je perdis en même temps une amie que je regrettai fort; ce fut la duchesse de Villeroy, dont j'ai parlé plus d'une fois. C'était une personne droite, naturelle, franche, sûre, secrète, qui sans esprit était parvenue à faire une figure à la cour, et à maîtriser mari et beau-père. Elle était haute en tous points, surtout pour la dignité, en même temps qu'elle se faisait une justice si exacte et si publique sur sa naissance, même sur celle de son mari, qu'elle en embarrassait souvent. Elle était fort inégale, sans que, pour ce qui me regarde, je m'en sois jamais aperçu. Elle avait de l'humeur, son commerce était rude et dur. Elle tenait fort là-dessus de sa famille. Elle était depuis longtemps dans la plus grande intimité de Mme la duchesse d'Orléans, et dans une grande confidence de Mme la Dauphine, qui toutes deux l'aimaient et la craignaient aussi. Elle avait des amis et des amies; elle en méritait. Elle était bonne, vive et sûre amie, et les glaces ne coûtaient rien à rompre. Elle devenait personnage, et on commençait à compter avec elle. Son visage très-singulier était vilain d'en bas, surtout pour le rire, était charmant de tout le haut. Sérieuse et parée, grande comme elle était, quoique avec les hanches et les épaules trop hautes, personne n'avait si grand air et ne parait tant les fêtes et les bals, où il n'était aucune beauté et bien plus qu'elle qu'elle n'effaçât. Quelques mois avant sa mort et toujours dans une santé parfaite, elle disait à Mme de Saint-Simon qu'elle était trop heureuse; que, de quelque côté qu'elle se tournât, son bonheur était parfait; que cela lui faisait une peur extrême, et que sûrement un état si fort à souhait ne pouvait durer; qu'il lui arriverait quelque catastrophe impossible à prévoir, ou qu'elle mourrait bientôt. Le dernier arriva. Son mari servait de capitaine des gardes pour le maréchal de Boufflers, demeuré à Paris pour la mort de son fils. Elle craignait extrêmement la petite vérole, qu'elle n'avait point eue. Malgré cela, elle voulut que Mme la Dauphine la menât à Marly dans ces premiers jours de la solitude du roi, sous prétexte d'aller voir son mari. Rien de tout ce qu'on put lui dire ne put l'en détourner, tant les petites distinctions de cour tournent les têtes. Elle y eut une frayeur mortelle, tomba incontinent après malade de la petite vérole, et en mourut à Versailles. L'abbé de Louvois et le duc de Villeroy s'enfermèrent avec elle. Le premier en fut inconsolable, l'autre ne le fut pas longtemps, et bientôt jouit du plaisir de se croire hors de page. Il n'était pas né pour y être; son père trop tôt après le remit sous son joug.

L'empereur mourut en même temps à Vienne de la même maladie, et laissa peu de regrets. C'était un prince emporté, violent, d'esprit et de talents au-dessous du médiocre, qui vivait avec fort peu d'égards pour l'impératrice sa mère, qu'il fit pourtant régente, peu de tendresse pour l'impératrice sa femme, et peu d'amitié et de considération pour l'archiduc son frère. Sa cour était orageuse, et les plus grands y étaient mal assurés de leur état. Le prince Eugène fut peut-être le seul qui y perdit. Il avait toute sa confiance, et il était fort mal avec l'archiduc, qui se prenait à lui du peu de secours qu'il recevait de Vienne, et qui ne lui pardonnait pas d'avoir refusé d'aller en Espagne. Ce mécontentement ne fut que replâtré par le besoin et les conjonctures; mais jamais le prince Eugène ne se remit bien avec lui. Il n'y eut que du dehors sans amitié et sans confiance, et, quant à la considération et au crédit, ce qui seulement ne s'en pouvait refuser, quoi que le prince Eugène pût faire, sans se lasser de ramer inutilement là-dessus jusqu'à la mort. Celle de l'empereur fut un grand coup, et de ces fortunes inespérables, pour conduire à la paix et conserver la monarchie d'Espagne. Je ne m'arrêterai pas à ces grandes suites, parce qu'elles font partie de ce qui se passa en Angleterre, pour préparer au traité de paix signé à Utrecht, et ensuite avec l'empereur nouveau, et que ces choses se trouveront mieux dans les Pièces que je ne pourrais les raconter, comme y étant de main de maître; je dirai seulement ici que Torcy alla, incontinent après, trouver l'électeur de Bavière à Compiègne, où il demeura un jour avec lui.

Voysin perdit Mme de Vaubourg, sa sœur, femme de mérite, dont le mari, conseiller d'État, capable et d'une grande vertu, était frère de Desmarets. Ce lien les entretenait ensemble, et sa rupture eut des suites entre eux. Pelletier de Sousy perdit aussi Mme Turgot, sa fille, qu'il aimait avec passion, et avec grande raison. Son gendre était un butor qu'il ne put jamais sentir dans les intendances, ni faire conseiller d'État. Le fils de celui-là l'est devenu avec beaucoup de réputation, après s'en être acquis une grande d'intégrité et de capacité dans la place de prévôt des marchands, et dans des temps fort difficiles.

Le vieux Caravas mourut aussi, qui allait mentir partout à gorge déployée. Il était Gouffier, et avait, par je ne sais quelle aventure, épousé autrefois en Hollande la tante paternelle de ce Riperda, dont la subite élévation au premier ministère d'Espagne, la rapide chute et la fin, ont tant fait de bruit dans le monde.

Beauvau, qui avait été capitaine des gardes de Monsieur, et qui s'était retiré de la cour, et presque du monde, depuis longtemps d'une manière fort obscure, n'avait que deux filles fort riches. Il les maria toutes deux en ce temps-ci: l'une au comte de Beauvau, mort bien longtemps depuis lieutenant général, gouverneur de Douai, et chevalier de l'ordre de 1724; l'autre au marquis de Choiseul, le seul de cette grande maison qui fût à son aise.

Ce serait ici le lieu de présenter un nouveau tableau de la cour, après un changement de théâtre qui dérangea si parfaitement toute la scène; mais cette nouvelle qui succéda a tant de liaison avec toutes les suites qu'il est à propos de la rejeter après le récit d'une affaire trop importante pour être omise, quelque longue et ennuyeuse qu'elle puisse être, et qui eut tant de trait à d'autres temps, d'autant plus que, commencée avant la mort de Monseigneur, elle a été différée jusqu'au temps de sa conclusion pour ne la pas interrompre. Il faut donc retourner sur nos pas. Outre l'importance, il ne laissera pas de s'y trouver quelques traits curieux.

C'est l'affaire de d'Antin, qu'il s'agit de reprendre jusqu'à sa conclusion. Ce n'était pas la seule dont il pût être question. Une quinzaine de chimères, plus absurdes les unes que les autres, étaient prêtes à éclore. Les visions attendaient l'événement de celle de d'Antin, pour différer à un autre temps, ou pour entrer en lice si la sienne réussissait, avec la confiance que le roi et les juges les protégeaient volontiers, pour montrer que, sans être favori, on gagnait des causes contre toutes sortes de règles. Les procès existants étaient celui de M. de Luxembourg, qu'il venait de remettre en train judiciaire, en même temps qu'il s'était joint aux opposants à la prétention de d'Antin; et j'agissais déjà pour tâcher d'annuler l'arrêt sans force et sans mesure qu'il avait obtenu, et le réduire à l'ancien détroit d'option entre son érection nouvelle ou n'être point pair. Je passe légèrement sur cette affaire si bien expliquée au commencement de ces Mémoires, et par les factums imprimés de part et d'autre qui sont entre les mains de tout le monde, et celui d'entre M. de La Rochefoucauld et moi. Ceux qui n'étaient pas encore formés, mais tout prêts à l'être, celui d'Aiguillon et celui d'Estouteville.

Les chimères encore recluses, mais qui n'attendaient pas moins impatiemment la conjoncture de paraître en prétentions, étaient celle de l'ancienneté de Chevreuse, de l'érection en faveur des Lorrains, et celle de Chaulnes, toutes deux dans la tête et dans la volonté du duc de Chevreuse; celle de l'ancienneté de Rohan, du grand-père maternel du duc de Rohan-Chabot; celle des premières érections d'Albret et de Château-Thierry, dont M. de Bouillon ne pouvait se départir, et dont on a vu ailleurs que le premier présidant Harlay s'était moqué si cruellement en parlant à sa personne. Il n'y avait pas jusqu'aux Bissy à qui l'ivresse de la faveur de leur évêque de Meaux ne tournât la tête, jusqu'à prétendre la dignité de Pont-de-Vaux, et cinq ou six autres de même espèce [qui], par les tortures prétendues applicables aux duchés femelles, eussent eu lieu, et tombées dans la boue par des alliances et des arrière-alliances déjà contractées.

C'est ce qui nous faisait peur pour le renversement entier de tout ordre et de toute règle parmi nous, par l'achèvement de toute ignominie dans la transmission de ces dignités sans mesure; et même en réussissant contre elles, par une vie misérable de chicanes, de procès et de procédés, chacun ne manquant point de chicanes et de subterfuges pour détourner de dessus soi la condamnation de son voisin et même de son semblable, et se présenter hardiment sous des apparences d'espèces différentes. C'était néanmoins ce qui nous pouvait arriver de mieux que de gagner en luttant, et de nous consumer en luttes.

Nous ne cessions de nous plaindre de ces amas de prétentions et de procès, que nous nous voyions pendre sur la tête par le fait de d'Antin, que son exemple avait ranimés; et nous nous servions de ce débordement pour aggraver l'importance de laisser les choses dans les règles de tout temps suivies et reconnues. D'Antin, qui s'en aperçut, et que ce que nous alléguions là-dessus ne nous était pas inutile, sut tourner court et prendre au bond cette balle avec finesse pour s'en servir lui-même avec avantage. Outre tout le mauvais de sa cause en soi, dont il fut toujours très-persuadé comme il nous l'a avoué depuis, il sentait l'extrême embarras où il allait tomber par nos fins de recevoir qu'il ne pouvait assez s'étonner que nous eussions découvertes, ce qui était l'ouvrage de Vesins, l'un de nos meilleurs avocats. La cause dirimante par la mésalliance de Zamet, de laquelle seule il tirait son prétendu droit, était sans réponse; et il n'avait garde d'être tranquille sur son acquisition d'Épernon, autre fait dirimant. Monseigneur qui y était mêlé eût pu le lui reprocher durement, et donner lieu à ses ennemis de Meudon, qui commençaient à prévaloir, de lui faire un crime auprès de ce prince d'avoir abusé de sa faveur pour une acquisition dont il ne lui avait pas montré l'objet, et lui faire faire ainsi bien du chemin dans la descente. Il s'y joignait un malaise du roi importuné de ses absences, qui pouvait aisément se tourner en dégoût, ou en habitude de se passer de lui pour les bagatelles dont il savait faire un si habile usage.

Un contraste assez ferme qu'il eut à la porte de Dongois, greffier du parlement, avec les ducs de Charost et de Berwick sur des procédés, et qui furent poussés assez loin de la part des nôtres sur quelques longueurs dont il voulut se plaindre, tandis qu'il nous y avait forcés par un piége, et la hauteur dont la chose fut prise de notre part à tous enfin, le changement de l'air du monde et même de celui de la cour, le bruit sourd du palais qui ne lui était pas favorable, toutes ces choses ensemble l'avaient effrayé dès le carême, jusqu'à le désespérer intérieurement du succès, et lui faire craindre de perdre encore autre chose que son procès.

Ces mêmes choses firent une impression pareille au duc de Chevreuse pour ce qui le regardait, qui, né timide et chancelant, crut voir sa condamnation écrite par les épines que le favori éprouvait. Ennemis de cabale, et sur toute autre chose, mais liés tous deux sur ces matières, tant l'intérêt a de pouvoir jusque sur les plus honnêtes gens tels que l'était Chevreuse, il tourna ses pensées au souvenir d'un règlement général projeté lors du procès de feu M. de Luxembourg, et il espéra du crédit de d'Antin de remettre ce règlement sus, et de faire passer son second fils duc de Chaulnes avec lui, en abandonnant leurs prétentions de l'ancienneté d'Épernon et de celle de Chevreuse. Ce point si funestement capital mérite d'être un peu plus expliqué dès son origine.

Lors du plus grand mouvement, en 1694, du procès entrepris par M. de Luxembourg contre ses anciens, il fut fait un projet, que j'ignorai longtemps depuis, qui réglait en forme de déclaration du roi les transmissions contestées de la dignité de duc et pair, laquelle excluait presque entièrement les femelles, mais qui, avec cet appât aux ducs, les assommait par l'établissement du grand rang des enfants naturels du roi. Harlay, premier président, qui papegeait pour la place de chancelier que le cadavre de Boucherat remplissait encore; qui, procureur général, avait ouvert la voie en faisant légitimer le chevalier de Longueville, tué depuis, sans nommer la mère; qui avait eu pour cet exécrable service, parole réitérée des sceaux, voulut, vil et détestable esclave du crime et de la faveur, cueillir les fruits de son ouvrage par ce couronnement inouï de ces enfants, qui, sans lui et son invention cauteleuse et hardie, eussent forcément été ceux de M. de Montespan, peut-être des enfants trouvés dans l'impuissance d'énoncer père ni mère. C'était donc bien moins en faveur de la paix que cette déclaration avait été conçue, et pour mettre des bornes fixes et précises aux transmissions des duchés femelles que pour la grandeur des bâtards. Harlay y avait fait consentir M. de Luxembourg et son fils. Mais ce projet fut tant tourné, rebattu, rajusté, que le roi, du goût duquel ces choses ne furent jamais, l'abandonna, sitôt que par une voie plus militaire, et telle qu'elle a été racontée, il eut trouvé plus court de donner à ses fils naturels, et bientôt après à leur postérité, en la personne du duc de Vendôme, une préséance énorme, qui, lui ayant paru alors le comble de leur grandeur et de sa toute-puissance, ne devint pourtant que le piédestal des horribles prodiges qu'on a vus depuis en ce genre.

Le duc de Chevreuse d'accord avec d'Antin parla au chancelier. Il lui donna envie de la gloire d'un ouvrage qui finirait toutes ces fâcheuses contestations; et toucha peut-être en lui la partie faible du courtisan, désireux d'aplanir à son maître la voie d'élever de plus en plus ses enfants naturels, et d'achever la fortune de son favori, en se conciliant ces grands personnages du temps présent. Le chancelier gagné m'en parla d'abord avec une entière ouverture, mais une imposition étroite du secret. Nous agitâmes la matière, et j'avouerai à ma honte, ou à celle d'autrui que, n'imaginant pas qu'il fût dans la possibilité de trouver pour les bâtards rien au delà de ce qu'ils avaient, il ne m'entra pas dans l'esprit qu'ils profitassent du règlement qui se pouvait mettre sur le tapis, autrement que par une confirmation de tout ce dont ils étaient en possession, qui n'ajoutait rien à leur droit ni à leur jouissance. Ce fut par où nous commençâmes.

Le chancelier me fit bien entendre, et sans peine, que le chausse-pied de la déclaration (ce fut son terme) serait inévitablement l'intérêt des bâtards, causa sine qua non du roi en toutes ces matières; mais avec ma sotte présupposition qu'il appuya, et je crois de bonne foi alors, je conclus qu'il valait mieux à ce prix sortir tout d'un coup, par une bonne déclaration, de tant d'affaires que de nous y laisser consumer. Je pensais que couper à jamais toutes racines de questions de préséance entre nous nous mettrait à couvert des schismes qui se mettaient si souvent parmi nous, et que nous délivrer une bonne fois des ambitions femelles nous délivrerait des désordres et des successions indignes qui achevaient la confusion. Je considérais une barrière aux favoris présents et futurs d'autant plus à désirer que l'âge du roi en faisait craindre de capables de s'en prévaloir avec hardiesse; et il est vrai encore que mon repos particulier acheva de me déterminer, parce que le poids de toutes ces sortes d'affaires tombait toujours sur moi, en tout ou en la plus grande partie, pour le travail dont je ne me pouvais défendre, et pour la haine qui en résultait, avec peu ou point de secours ni d'appui.

Ce parti bien pris en moi-même, et justement fondé sur nos misères intérieures dont je n'avais qu'une trop continuelle expérience, il fut question d'y travailler. Pour le faire utilement, le chancelier me montra le projet du premier président d'Harlay. Nous l'examinâmes ensemble; et pour mieux faire, il me le confia pour en tirer une copie, et pour, sur cette copie, faire mes notes, afin de les discuter après avec lui, et arrêter ensemble un nouveau projet sur cet ancien, qui nous fît trouver notre compte par des lois sages et justes, et par des avantages qui, autant que le temps le pouvait comporter, nous dédommageassent de la confirmation de la grandeur des bâtards, qu'il fallait bien s'attendre devoir être énoncée dans ce règlement.

Pour mieux entendre ce qu'il en arriva, il ne sera pas peu à propos ni peu curieux d'insérer ici, plutôt que le renvoyer aux Pièces, cet ancien projet du premier président d'Harlay, avec les notes que je mis à chaque article de ce que je crus qui y devait être changé, retranché ou ajouté; l'ancien projet d'un côté à mi-marge, mes notes de l'autre, vis-à-vis chaque article, tel que je le donnai au chancelier. Cet ancien projet avait été concerté entre le chancelier, lors contrôleur général et secrétaire d'État de la maison du roi et ministre, le premier président d'Harlay, et d'Aguesseau, lors avocat général, aujourd'hui chancelier, communiqué par ordre du roi, et revu par le duc de Chevreuse, qui en-avait, disait-il, perdu la copie qu'il en avait eue, et convenu pour lui-même, et par MM. de Luxembourg père et fils pour eux, et resté en 1696 fixé entre eux tel qu'il suit:

ANCIEN PROJET.

NOTES.

I.

Les princes du sang seront honorés en tous lieux, suivant le respect qui est dû à leur naissance; et, en conséquence, auront droit d'entrée, séance et voix délibérative au parlement de Paris à l'âge de..., tant aux audiences qu'au conseil, sans aucune formalité.

Ce premier article pourrait être omis comme tout à fait inutile.

II.

Les enfants naturels des rois qui auront été légitimés, et leurs enfants et descendants mâles qui posséderont des duchés-pairies, auront droit d'entrée, séance et voix délibérative en ladite cour, à l'âge de... ans, en prêtant le serment ordinaire des pairs, avec séance immédiatement après et au-dessous des princes du sang, et y précéderont, ainsi qu'en tous autres lieux, tous les ducs et pairs, quand leurs duchés-pairies seraient moins anciennes que celles des ducs et pairs.

Ce second article pourrait être omis comme tout à fait inutile. Il y en a une déclaration expresse, qui n'était pas lors, et qui est enregistrée et confirmée par un usage constant depuis.

III.

Les ducs et pairs auront rang et séance entre eux du jour de l'arrêt de l'enregistrement, qui sera fait au parlement de Paris, des lettres portant érection du duché-pairie qu'ils possèdent, et seront reçus audit parlement à l'âge de vingt-cinq ans, en la manière accoutumée.

Le duché de Brancas n'est point vérifié au parlement de Paris, et c'est le seul existant. Il est du feu roi, et perdrait beaucoup à prendre rang de l'enregistrement qu'il en faudrait faire présentement au parlement de Paris, aux termes de ce troisième article. On n'oserait proposer d'y ajouter la pairie pour dédommagement, en prenant la queue de tout par un enregistrement de duché-pairie au parlement de Paris, laissant caduc celui du parlement d'Aix. Il y a de grandes raisons pour fixer le rang des pairs au jour de la réception de l'impétrant au parlement, celui de l'enregistrement fixerait le rang des ducs vérifiés qui ne sont pas pairs.

Quant à l'âge, on ne peut contester l'indécence et l'inconvénient d'un trop jeune âge, mais on ne peut contester aussi qu'il n'y en a non plus de réglé pour les pairs que pour les princes du sang, témoin le feu duc de Luynes, reçu à quinze ans, et bien d'autres. Puis donc qu'un âge ne peut être fixé sans faire une nouveauté intéressante, et que les pairs les plus avancés en âge ne savent pas plus de jurisprudence que les plus jeunes, dont l'étude est la raison principale qui a fixé l'âge pour la magistrature, à laquelle étude les pairs ne sont en rien assujettis, il paraît qu'un tempérament convenable serait de fixer l'âge de la réception des pairs à vingt ans, pour différence d'avec les magistrats.

Si on omet les deux premiers articles, il serait utile d'ajouter en celui-ci que les pairs auront entrée, séance et voix délibérative, tant aux audiences qu'au conseil, pour éviter équivoque par une expression différente ou tacite.

Il serait nécessaire, pour couper court à mille nouvelles et insoutenables difficultés, d'ajouter que les pairs garderont, dans tous les parlements du royaume, la même forme d'entrer dans le lieu de la séance et d'en sortir qu'ils ont accoutumé de garder en celui de Paris, cour ordinaire des pairs et le premier de tous les parlements, dont l'exemple ne peut et ne doit être refusé d'aucun autre.

IV.

Les termes d'ayant cause n'auront aucun effet dans les lettres d'érection des duchés-pairies qui auront été accordées jusqu'à cette heure où ils auraient été mis, et ne seront plus insérés dans aucunes lettres à l'avenir.

Il ne faut point supprimer un terme consacré par un long usage, et qui, en effet, est essentiel, mais lui donner seulement une interprétation générale pour toutes les lettres, tant expédiées qu'à expédier, qui soit fixe et certaine. Il faut donc exprimer que, par ayant cause, le concesseur entend les mâles issus de l'impétrant, étant de son nom et maison, en quelque degré et ligne collatérale que ce puisse être, en gardant entre eux l'ordre et le rang de branche et d'aînesse, afin que la dignité se conserve et perpétue dans les issus mâles de l'impétrant de son nom et maison, tant et si longtemps qu'il restera un seul mâle issu de l'impétrant de son nom et maison.

Les clauses générales insérées ci-devant en quelques lettres d'érection de duchés-pairies en faveur des femelles, n'auront aucun effet qu'à l'égard de celles qui descendront et seront du nom et maison de l'impétrant, et à la charge qu'elles épouseront des personnes que le roi jugera dignes de posséder cet honneur, et dont Sa Majesté aura agréé le mariage par des lettres patentes qui seront adressées au parlement.

Ajouter à cet article, où aucun mot n'est à changer, que du mariage d'une fille, qui, aux termes dudit article, fera son mari duc et pair, sortira une race ducale masculine, c'est-à-dire qu'en la personne du fils de cette fille la duché-pairie femelle deviendra masculine, dont la succession à la dignité sera semblable en tout à la succession de tout autre dignité de duc et pair qui n'a jamais été femelle, et qui n'a été érigée qu'en faveur des seuls mâles.

Exprimer si le gendre aura le même rang que le beau-père, ou de la date des lettres patentes adressées au parlement pour son mariage, et alors conséquemment de sa réception s'il est pair, ce qui fixe le rang de ce duché, devenu alors masculin. Il semble que, avec cette restriction apportée aux duchés femelles, on pourrait laisser au gendre le rang de son beau-père; bien entendu que cet édit ait un effet rétroactif en tous ses points et articles. Pour ce qui est des filles des filles, c'est une chose à bannir et à proscrire à jamais, comme une porte funestement ouverte aux inconvénients contre lesquels cet édit est principalement salutaire.

VI.

Permettre à ceux qui ont des duchés d'en substituer à perpétuité, ou pour un certain nombre de personnes plus grand que celui de deux, outre l'institué, prescrit par l'ordonnance de Moulins, art. 59, le chef-lieu avec une certaine partie de leur revenu, montant jusqu'à... de rente, auquel le titre et dignité des duchés-pairies demeurera annexé, sans pouvoir être sujet à aucunes dettes ni détractions, de quelque nature qu'elles puissent être, après qu'on aura observé les formalités prescrites par les ordonnances pour la publication des substitutions.

Il serait beaucoup plus à propos qu'à l'exemple des majorasques d'Espagne, cet édit marquât que toute érection de duché porte substitution perpétuelle de la terre érigée, c'est-à-dire du chef-lieu et d'un certain nombre de paroisses aux environs, faisant un revenu de quinze mille livres de rente, avec privilége, outre ceux contenus en ce sixième article; que ce revenu ne pourra être saisi pour aucune cause que ce puisse être; que s'il y a des duchés entiers qui ne les valent pas, tant pis pour leurs titulaires possesseurs, qui néanmoins les pourront accroître par des acquisitions; que s'il se trouve des ducs trop obérés pour que cette concession ne préjudiciât pas à leurs créanciers, donner pouvoir aux petits commissaires de la grand'chambre du parlement de Paris de changer l'hypothèque des créanciers sur les biens libres de la femme du duc, et de faire en sorte de rendre le duché capable de jouir du bénéfice de cette disposition, qui, une fois connue, ne peut plus préjudicier à l'avenir, et assure une subsistance modique aux plus grands dissipateurs pour soutenir leur dignité, et délivre les maisons de la négligence de plusieurs ducs à se servir de cette grâce, si elle n'était qu'offerte et ouverte à volonté, comme elle l'est dans cet article sixième. On sait que les fiefs de dignité sont à peu près revêtus de tous ces avantages par toute l'Allemagne; que ceux d'Italie ne se peuvent, à proprement parler, réputer tels, hors les vraies souverainetés, et que ceux d'Angleterre ne sont que des noms et des titres vains, jamais possédés par ceux qui les portent.

VII.

Permettre aux mâles descendants en ligne directe de l'impétrant de retirer le duché-pairie des filles qui se trouveront en être propriétaires, en leur en remboursant le prix dans..., sur le pied du denier... du revenu actuel.

Le remboursement du prix doit être reçu forcément par les femelles, et réduit à un denier fort au-dessous du revenu de la terre, payable par un contrat de constitution . La pratique très-embarrassante de cet article serait supprimée par la substitution de droit perpétuelle, proposée sur l'article précédent.

VIII.

Ordonner que ceux qui voudront former quelque contestation sur le sujet des duchés-pairies, et des rangs, honneurs et préséances accordés par le roi aux ducs et pairs, princes et seigneurs de son royaume, seront tenus de représenter, chacun en particulier, à Sa Majesté l'intérêt qu'ils prétendent y avoir, afin d'en obtenir la permission de le poursuivre, et qu'elle puisse y prononcer elle-même, si elle le trouve à propos, ou renvoyer par un arrêt de son conseil d'État les parties pour procéder et être jugées en son parlement; et en cas qu'après y avoir renvoyé une demande, les parties veulent en former d'autres incidemment qui soient différentes de la première, elles soient tenues d'en obtenir de nouvelles permissions de Sa Majesté.

Bon. Pourvu qu'il n'émane aucun arrêt qui dès là que ce serait un arrêt, attaquerait le droit et la dignité de la cour des pairs, mais bien un ordre verbal du roi, ou une lettre de cachet au parlement, ou du secrétaire d'État de la maison du roi au premier président, au procureur général, et au premier avocat général du parlement de Paris, marquant la volonté du roi par son ordre.

Il parait équitable de donner aux ducs vérifiés non pairs, et aux duchés vérifiés sans pairie, les mêmes avantages qu'aux ducs et pairs et aux duchés-pairies, en les comprenant en cet édit, si ce n'est que le revenu perpétuellement substitué des duchés vérifiés non pairies pourrait être modéré à dix mille livres de rente.

IX.

Ordonner enfin que M. de Luxembourg aura son rang de 1662.

À la bonne heure, mais en disant: et voulant traiter favorablement, etc., parce que ce rang même aujourd'hui n'est pas invulnérable, et qu'il ne faut pas révoquer en doute ce qui le peut et doit attaquer, chose en soi très-indifférente à M. de Luxembourg par quels termes qu'il conserve ce rang, dès là qu'il le conserve, et que c'est par des termes honnêtes pour lui.

Tel était l'ancien projet et telles les notes que j'y mis; ce qui fut bientôt fait de ma part, mais non pas sitôt convenu entre le chancelier et moi. Avant de rapporter cette dispute, qu'interrompit mon voyage de Pâques à la Ferté, et la mort de Monseigneur ensuite, il est à propos d'expliquer comment la chose s'enfourna parmi nous.

Le duc d'Harcourt, toujours attentif à ses affaires, demandait en ce temps-là une grâce qui donna le branle à tout. C'était une déclaration du roi qui donnât une préférence à tous ses issus mâles, exclusive de tout issu par femelles, à la succession de son duché-pairie, pour éviter l'inconvénient des héritières des branches aînées qui, emportant la terre à titre de plus proches, mettaient, par là, ou par un prix trop fort, les cadets mâles hors d'état de recueillir une glèbe, sans la possession de laquelle ils ne peuvent recueillir la dignité, qui s'éteint ainsi sur eux forcément, comme il avait pensé arriver tout récemment aux ducs de Brissac et de Duras. Le roi y consentit; mais la forme n'était pas aisée, parce que Harcourt, qui voulait travailler solidement, cherchait à la rendre telle que la coutume de Normandie, où son duché était situé, ne pût en d'autres temps donner atteinte à son ouvrage.

Quand donc j'eus consenti, le chancelier me permit d'en parler à Harcourt qui, pour une saignée au pied qui avait peine à se fermer, gardait la chambre dans l'appartement des capitaines des gardes en quartier, qu'il servait pour le maréchal de Boufflers navré de douleur de la mort de son fils, et que le duc de Villeroy servit bientôt après, pour laisser Harcourt se préparer à son départ pour Bourbonne et pour le Rhin.

Harcourt trouvait doublement son compte dans la proposition que je lui fis, puisque la grâce qu'il demandait devenait bien plus sûre par un article exprès d'un édit général, et par se voir délivré d'être la partie du favori. Mais ma surprise fut extrême lorsque j'entendis ce courtisan intime de Mme de Maintenon, et de M. du Maine, auquel je savais qu'il s'était prostitué par des traits de la dernière bassesse, me dire sans détour que, dès qu'on ne pouvait espérer de déclaration du roi qu'en y confirmant les avantages des bâtards (car ce fut son propre terme, et avec un ton de dépit), rien n'en pouvait être bon. Je répondis que cette confirmation n'ajoutait rien à ce qu'ils avaient, et partant ne nous nuirait pas davantage: « Voyez-vous, monsieur, me répliqua-t-il avec feu, je vis très-bien avec eux et suis leur serviteur; mais je vous avoue que leur rang m'est insupportable. Il n'y a de parti présent que de se taire, mais dans d'autres temps il faut culbuter tout cela, comme on renverse toujours les choses violentes et odieuses, comme le rang de Joyeuse et d'Épernon a fini avec Henri III, et comme dans eux-mêmes le rang du bonhomme Vendôme finit avec Henri IV. C'est ce que nous devons toujours avoir devant les yeux comme ce qu'il y a de plus important, car c'est là ce qui nous blesse le plus essentiellement. Ainsi, avec ce dessein-là, que nous ne devons jamais perdre de vue, je ne puis être d'avis de passer une déclaration qui fortifie ce qui ne l'est déjà que trop, et ce que nous devons détruire. Je vous parle à cœur ouvert, ajouta-t-il avec un air plus serein, sentant peut-être ma surprise; je sais qu'on peut vous parler ainsi, tous ceux qui ont un reste de sentiment ne peuvent penser autrement.»

Quelque étourdi que je fusse d'une franchise si peu attendue, je lui avouai que je sentais la même peine que lui sur les bâtards, ravi de le trouver sur ce chapitre tout autre que j'avais lieu de le croire. Nous nous y étendîmes un peu avec ouverture et une secrète admiration en moi-même de tout ce que cachent les replis du cœur d'un véritable courtisan. Ensuite je lui dis qu'étant entièrement de son avis sur le futur, je croyais pouvoir n'en être pas sur le présent, parce que, ce qui était fait ne subsistant pas, il ne fallait pas compter qu'une confirmation de plus ou de moins fût le salut ou la ruine de rangs de cette nature; que si dans la suite ils se pouvaient renverser, l'article de l'édit dont je lui parlais ne serait pas plus considérable que les déclarations enregistrées qui les regardaient expressément, ni que leur possession; que cet article, regardé alors du même œil, et d'un œil sain, serait détaché de l'édit sans en altérer le corps, dont la disposition en soi juste conserverait toute sa force et ne blessait personne; et que nous pouvions aisément compter sur ce crédit; si nous en avions assez pour réussir dans une chose aussi considérable que de remettre les bâtards à raison, et au rang de leur ancienneté parmi nous; que si, au contraire, ils demeuraient ce qu'ils ont été faits, ce serait un assez grand malheur pour nous, pour ne pas y vouloir joindre celui de nous priver d'un édit aussi avantageux pour tout le reste, dont je lui fis sentir toute l'importance. Ce raisonnement l'ébranla, et il s'y rendit le lendemain.

Je ne voulus point passer outre sans obtenir du chancelier la liberté de m'ouvrir au maréchal de Boufflers, que je regardais avec une tendresse et un respect de fils à père, et qui vivait avec moi, depuis bien des années, dans la plus entière confiance. Le chancelier y consentit, et je persuadai ce maréchal par le même raisonnement qui avait emporté l'autre. Après cela, il fut question d'entamer l'affaire. Le comment fut résolu d'un côté entre Boufflers, Harcourt et moi, qui seuls des opposants à d'Antin en avions le secret; de l'autre, entre Chevreuse et d'Antin, et le chancelier au milieu de nous, qui nous servait là-dessus de lien, sans nous rien communiquer d'un côté à l'autre. Ce comment fut: qu'il fallait s'y prendre par la demande qu'Harcourt avait faite pour son duché, et à ce propos remettre l'ancien projet sus. Harcourt guéri vit le chancelier, et parla au roi comme pour fortifier sa demande de cet ancien projet dont il avait ouï parler confusément. Le roi lui dit qu'en effet il y en avait eu un, et d'en parler au chancelier et au duc de Chevreuse qui tous deux s'en devaient souvenir. Le roi, aussitôt après, parla au chancelier de cet ancien projet, avec surprise et chagrin de ce que quelques ducs en avaient eu connaissance, puisque Harcourt lui en avait parlé. Le chancelier le fit souvenir que par son ordre le duc de Chevreuse et feu M. de Luxembourg en avaient eu part, d'où cela avait pu se répandre à quelques autres. Le roi, contenté là-dessus, demanda au chancelier s'il en avait encore quelque chose; et sur ce qu'il lui dit en avoir conservé soigneusement tous les papiers, il en reçut ordre de les revoir pour lui en pouvoir rendre compte. On en était là lorsque la semaine sainte sépara la compagnie, qui fut suivie de celle de Pâques, et tout de suite de la maladie et de la mort de Monseigneur, sur laquelle il nous parut indécent de commencer nos plaidoiries, que nous remîmes à un peu d'éloignement, de concert avec d'Antin et le premier président. Je prendrai cet intervalle pour exposer courtement l'intérêt du duc de Chevreuse qui prétendait en avoir deux, l'un et l'autre parfaitement pitoyables.

Sans s'étendre sur la prodigieuse fortune des Luynes ni sur leur généalogie, tout le monde sait que MM. de Luynes, Brantes et Cadenet étaient frères, que l'aîné fut duc et pair de Luynes et connétable; que Brantes fut duc et pair de Piney-Luxembourg par son mariage, dont il a été amplement parlé en son lieu sur le procès de préséance prétendue par le maréchal-duc de Luxembourg; et que Cadenet, ayant épousé l'héritière d'Ailly, fut fait duc et pair de Chaulnes, étant déjà maréchal de France. Il résulte de là qu'il était oncle du duc de Luynes, et grand-oncle du duc de Chevreuse. Cette érection est de mars 1621, huit mois avant la mort du connétable. M. de Chaulnes laissa deux fils. L'aîné, gendre du premier maréchal de Villeroy, mourut sans enfants. Son frère cadet devint ainsi duc de Chaulnes. Il fut célèbre par sa capacité dans ses diverses ambassades, gouverneur de Bretagne, puis de Guyenne, et il a été souvent fait mention de lui ici en divers endroits. Il était donc cousin germain du duc de Luynes, père du duc de Chevreuse. Lorsque ce dernier épousa la fille aînée de M. Colbert, au commencement de 1667, M. de Chaulnes fit donation de tous ses biens au second mâle qui naîtrait de ce mariage, au cas qu'il n'eût point d'enfants. Le cas arriva en 1698, et le vidame d'Amiens, second fils du duc de Chevreuse, hérita des biens de M. de Chaulnes fort chargé de dettes, dont il ne s'était pas soucié de débarrasser son héritier, et le duché de Chaulnes fut éteint. M. de Chevreuse était petit-fils du connétable, et ne venait point du premier duc de Chaulnes, le duché de Chaulnes n'était que pour l'impétrant et les mâles issus de lui, aucun autre n'y était appelé, rien donc de plus manifeste que son extinction à faute d'hoirs mâles issus par mâles de l'impétrant. M. de Chevreuse de plus était personnellement exclu des biens du dernier duc de Chaulnes par son propre contrat de mariage, qui étaient donnés au second fils qu'il aurait, tellement que, à toute sorte de titres on ne peut concevoir quel pouvait être le fondement de M. de Chevreuse de prétendre pour lui-même, et aussi pour son second fils, la dignité de Chaulnes, dont lui ne pouvait posséder le duché, et auquel lui et ses enfants n'étaient point appelés, ni sortis du premier duc de Chaulnes. À force d'esprit et de désir, d'interprétations sans bornes des termes de successeurs et ayants cause employés dans l'érection de Chaulnes, comme en toutes les autres; par des raisonnements subtils, forcés, faux; à force d'inductions multipliées et de sophismes entortillés, M. de Chevreuse, dupe de son cœur et de son trop d'esprit et d'habileté, se persuada premièrement à lui-même qu'il avait droit, et son second fils après lui, et voulut après en persuader les autres.

Sur Chevreuse, voici le fait: cette terre fut érigée en faveur du dernier fils de M. de Guise, tué aux derniers états de Blois en décembre 1588. Ce dernier fils, si connu sous le nom de duc de Chevreuse, le fut, comme on dit improprement, à brevet, depuis 1612, que l'érection fut faite pour lui et ses descendants mâles, jusqu'en 1627, que ce duché-pairie fut enregistré. Ce duc de Chevreuse épousa Marie de Rohan, veuve du connétable de Luynes, et mère du duc de Luynes père du duc de Chevreuse dont il s'agit; et c'est cette Mme de Chevreuse qui a fait tant de figure et de bruit, surtout dans les troubles de la minorité de Louis XIV. Elle n'eut que deux filles du Lorrain, dont aucune ne fut mariée; Elle survécut à ce second mari, et eut le duché de Chevreuse pour ses reprises, et elle le donna au duc de Luynes, son fils du premier lit. Le duc de Luynes le donna en mariage à son fils, qui, par le crédit de Colbert, son beau-père, obtint une nouvelle érection, en sa faveur, de Chevreuse en duché sans pairie, qui fut vérifiée tout de suite. De prétendre de là la pairie et l'ancienneté de M. de Chevreuse-Lorraine, mieux encore l'ancienneté de l'érection en duché sans pairie enregistrée en 1555 pour le cardinal Charles de Lorraine, qui fut éteint par sa mort, c'est ce qui est inconcevable.

On ferait un volume des absurdités de ces chimères. Cependant ce furent ces chimères qui portèrent toujours M. de Chevreuse du côté de toutes celles qui se présentèrent, et sinon à prendre parti pour elles à découvert et en jonction, à demeurer au moins neutre en apparence, et leur fauteur et défenseur en effet.

J'avais vécu avec lui dans la confiance et l'amitié la plus intime et la plus réciproque. Il n'ignorait donc pas que l'intérêt de la dignité en général, et celui de mon rang en particulier, ne l'emportassent à cet égard sur tout autre sentiment et sur toute autre considération; ainsi il voulut essayer de me persuader, et n'oublia rien, en plusieurs différents temps, pour m'emporter par toute la séduction de l'amitié et celle du raisonnement joints ensemble.

Il me trouva inébranlable. Sur l'amitié, je lui dis que je serais très-aise qu'il fît obtenir des lettres nouvelles à son second fils, mais que je ne pouvais trahir ma dignité en connivant à un abus si préjudiciable que serait celui d'une si vaste et si large succession de dignité, telle qu'il la prétendait. Sur le raisonnement, je démêlai ses sophismes, que je ne rendrai point ici, pour n'allonger point ce récit d'absurdités si arides et si subtilisées, et inutiles puisque la prétention n'osa se présenter en forme. Je dirai seulement, pour en donner une idée, que je le poussai un jour entre autres d'absurdités en absurdités, auxquelles son raisonnement le jetait nécessairement, jusqu'au point de me soutenir qu'un duc et pair dont le duché serait situé dans la même coutume où Chaulnes est situé, et qui aurait deux fils, pourrait, de droit et sans aucune difficulté, ajuster les deux partages, en sorte que l'aîné ayant pour la quantité de biens tous les avantages de l'aînesse, le cadet serait néanmoins duc et pair à son préjudice, en faisant tomber le duché-pairie dans son lot, sans que l'aîné eût démérité ni qu'il pût l'empêcher. Quelquefois des conséquences si grossières, dont il ne se pouvait tirer, lui donnaient quelque sorte de honte; mais sa manière de raisonner, subtile au dernier point, le réconfortait à son propre égard, l'empêchait de se laisser aller à la droite et vraie raison, et le laissait en liberté de poursuivre avec candeur la plus déplorable de toutes les thèses. Je finis avec lui par lui dire qu'il était inutile de disputer davantage là-dessus; que, s'il entreprenait ce procès, il devait compter de me trouver contre lui de toutes mes forces, sans pour cela l'aimer moins; et que la plus grande preuve que je lui en pusse donner était mon souhait sincère qu'il réussît pour son second fils par des lettres nouvelles. Cette marque d'amitié était en effet grande pour moi; et il en sentit le prix, parce qu'il connaissoit parfaitement mon éloignement extrême de notre multiplication, et l'extrême raison de cet éloignement.

Nous demeurâmes donc de la sorte muets sur Chaulnes, qu'il avait bien plus à cœur que son ancienneté de Chevreuse qu'il ne regardait qu'en éloignement, moi en garde avec lui sur Épernon, et lui refusant quelquefois nettement toute réponse à ses questions là-dessus, mais, du reste, aussi étroitement unis, et en confiance aussi entière, sur tout ce qui ne touchait pas ces matières, que nous étions auparavant.

Quelque uns, car c'est trop peu de dire unis, que fussent en tout M. de Chevreuse et M. de Beauvilliers, ce dernier était bien éloigné d'approuver les chimères de son beau-frère; on l'a vu par le conseil qu'il me donna, sans que je le lui demandasse, de m'opposer sagement, mais fermement à la prétention d'Épernon, et par le même qu'il me dit avoir donné à son frère, qui fut fidèlement des nôtres. Mais, par son unité d'ailleurs avec M. de Chevreuse, il ne voulait pas le blâmer, et se tenait là-dessus tellement à l'écart que, avec le plus qu'éloignement qui était entre lui et le chancelier, il ne put être question que, quoique sans aucun secret mien pour lui, je pusse lui parler du règlement de ce dont il s'agissait. C'est où nous en étions lorsque, après la mort de Monseigneur, il fut enfin temps de commencer nos plaidoiries sur la prétention d'Épernon, ou de finir tout par le règlement en forme de déclaration ou d'édit dont j'ai parlé.

Le duc de Chevreuse et M. d'Antin le désiraient passionnément par les raisons que j'ai racontées, et je ne le désirais pas moins par celles que j'ai rapportées. Ce secret, comme je l'ai dit, était renfermé entre eux deux d'une part, les maréchaux de Boufflers et d'Harcourt et moi d'autre part, et le chancelier; point milieu des deux côtés qui ne se communiquaient que par lui; et à la fin se renferma uniquement entre le chancelier et moi seul pour tout ce qu'il s'y fit. Le maréchal de Boufflers s'en alla malade à Paris, dès que la revue des gardes du corps fut faite; Harcourt partit assez tard pour Bourbonne, et de là pour le Rhin, et on verra pourquoi je ne fus pas pressé de lui parler; d'Antin et moi n'étions pas en mesure de nous entretenir d'affaires; le duc de Chevreuse demeura le seul à qui je pusse parler, mais tellement en général que je n'eus pas la liberté de lui avouer que j'eusse connaissance du projet du premier président d'Harlay, moins encore de tout ce qui se passait sur cette base. Tel était le secret que le chancelier m'avait imposé, ne me laissant que la simple liberté de parler en général à M. de Chevreuse, comme sachant bien qu'on pensait à un règlement, comme le désirant, mais rien du tout au delà.

Nous étions à Marly. Ce séjour rendait tout lent et incommode, et me faisait un contre-temps continuel. Le chancelier, passionné pour sa maison de Pontchartrain, n'allait presque plus à Marly, et n'y venait que pour les conseils. Du mercredi au samedi, il était à sa chère campagne, l'autre partie à Versailles, pour être les matins au conseil à Marly et s'en retourner dîner à Versailles. Le lundi, qui lui était libre, il tenait le matin conseil des parties, et le sceau l'après-dînée, de sorte qu'il n'y avait presque que l'après-dînée du mardi d'accessible chez lui à Versailles. Nous avions, lui et moi beaucoup à conférer, ainsi tout était coupé et retardé, et nous jetait sans cesse dans les lettres de l'un à l'autre. Les ducs de Charost et d'Humières étaient à Paris; cela me sauvait du juste embarras d'avoir la bouche fermée pour des amis intimes, dans un intérêt commun, et qui avaient le timon de l'affaire d'Épernon, auxquels néanmoins il fallut bien tenir rigueur jusqu'au bout.

D'Antin à la fin, informé par le chancelier de l'ordre qu'il avait reçu du roi sur le projet ancien, après qu'Harcourt en eut parlé au roi, seconda la chose par un trait hardi de raffiné courtisan. Il avait embarqué son affaire par des protestations au roi qu'il ne lui demandait pour toute grâce que la permission, qu'il ne refusait à personne, de pousser son procès. Cela ne l'embarrassa point quand il lui convint de changer de langage. Il dit au roi que son procès était indubitable, mais cependant qu'il croyait que son crédit soutiendrait difficilement le nôtre; que deux autres choses lui faisaient aussi beaucoup de peine: la longueur qui le priverait d'une assiduité auprès de sa personne, qui faisait tout son devoir et tout son bonheur; et une aigreur qui lui attirerait tous les ducs, lui qui ne cherchait qu'à être bien avec tout le monde; que, quelque bonne que fût son affaire, il avouait qu'il aurait toujours à contre-cœur de devoir son élévation à la justice de sa cause, au lieu de la recevoir de sa grâce et de sa libéralité, qui serait la seule chose qui lui ferait plaisir; que ce plaisir même le toucherait de telle sorte qu'il lui sacrifierait de tout son cœur toute l'ancienneté qu'il avait lieu d'attendre, et qu'il se verrait avec cent fois plus de joie le dernier pair par la bonté du roi, avec les bonnes grâces des autres, que le second par l'heureuse issue de son procès; que ce n'était pas, encore une fois, qu'il ne le crût indubitable; qu'il arrivait encore de Paris, où il avait vu les meilleures têtes du parlement, qui l'en avaient assuré (il mentait bien à son escient, comme il l'a avoué depuis); mais qu'il se déplaisait tellement en cette vie de courses et d'éloignement d'auprès de lui; qu'il était si accoutumé à ne rien tenir que de lui, [qu'] il osait le conjurer d'abréger toutes ses peines, en lui donnant comme une grâce la dernière place parmi les ducs et pairs, où il était persuadé que la seconde lui était due. Cela dit en distance de plusieurs mois qu'il avait dit tout le contraire pour enfourner son affaire, et dit dans un moment d'ébranlement sur l'ancien projet de règlement, mit le roi au large de contenter tout le monde, et en chemin d'être conduit où on voulait. Il ne répondit rien de précis à d'Antin; mais il ne le fit point souvenir non plus qu'il l'avait assuré d'abord qu'il ne lui demanderait point de grâce; ensuite il lui parla de lui-même de cet ancien projet, à quoi d'Antin, tout préparé, prit, de façon qu'il se fit ordonner de voir là-dessus le duc de Chevreuse et le chancelier.

L'amorce prise, le chancelier représenta au roi qu'il était à propos de suspendre les plaidoiries qui allaient commencer sur la prétention d'Épernon, en cas qu'il voulût reprendre les anciens errements du règlement; et, quoique le roi n'y fût pas encore résolu, il consentit à la suspension. Le chancelier la fit aussitôt savoir au premier président, aux gens du roi et aux parties. La surprise en fut grande parmi les opposants à d'Antin et parmi leurs avocats. Ils ne savaient à quoi attribuer ce coup d'autorité; ils ne doutèrent même pas que ce ne fût un trait de favori inquiet de la face que son affaire avait prise. Tout ce que je pus faire pour les rassurer, fut de dire aux ducs de Charost et d'Humières de ne s'inquiéter point, et à nos avocats d'avoir bon courage.

CHAPITRE X. §

Discussion du projet de règlement entre le chancelier et moi. — Friponnerie insigne et ambitieuse du premier président d'Harlay. — Apophtegme du premier maréchal de Villeroy. — Je fais comprendre les ducs vérifiés en l'édit. — L'amitié m'intéresse aux lettres nouvelles de Chaulnes, et le chancelier s'y porte de bonne grâce. — Je l'y soutiens avec peine, dépité qu'il devient des sophismes du duc de Chevreuse. — Le chancelier travaille seul avec le roi sur le règlement. — Son aversion des ducs et sa cause. — Scélératesse du premier président d'Harlay sur le sacre et la propagation des bâtards. — Je propose le très-faible dédommagement de la double séance de pairs démis. — Le roi, uniquement pour son autorité, favorable à M. de La Rochefoucauld contre moi. — Chaulnes enfourné. — Mémoire uniquement portant sur l'autorité du roi, qui me vaut la préséance sur M. de La Rochefoucauld. — Défaut de foi et hommage; explication et nécessité de cet acte. — Alternative ordonnée en attendant jugement, et commencée par la tirer au sort. — Préjugés célèbres du roi en faveur de M. de Saint-Simon. — Singulier procédé entre les ducs de Saint-Simon et de La Rochefoucauld lors et à la suite de la réception au parlement du premier. — Autre préjugé du roi tout récent en faveur de M. de Saint-Simon. — L'autorité du roi favorable à M. de Saint-Simon. — Enregistrement sauvage des lettres d'érection de La Rochefoucauld. — Lettres de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier; de M. le chancelier à M. le duc de Saint-Simon; de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier. — Éclaircissement de quelques endroits de mes lettres. — Anecdote curieuse de l'enregistrement de La Rochefoucauld.

Alors il fut question, entre le chancelier et moi, d'en venir à un sérieux examen de cet ancien projet du premier président d'Harlay, que j'avais copié et noté, qui devait servir de base au règlement qu'on voulait faire. Le premier article devint la première matière de contestation: c'était celui des princes du sang, qui était vague, hors d'œuvre, et qui ne disait rien. Par cela même, j'en craignais une approbation implicite des usurpations à notre égard, dont M. le prince de Conti convenait de si bonne foi du nombre et de l'injustice; et sans m'expliquer là-dessus avec le chancelier, j'insistai sur l'inutilité, et dès là sur l'indécence d'un article qui ne réglait rien, parce qu'il n'y avait rien alors à décider à cet égard. Le chancelier me répondit qu'ayant nécessairement à parler des légitimés, on ne pouvait passer sous silence les légitimes. Je ne voyais point cette nécessité. Il ne s'agissait de rien sur les princes du sang: il n'y avait point de concessions à confirmer pour eux comme pour les bâtards, puisqu'on voulait prendre cette occasion de le faire; mais cette bienséance de ne pas parler de ceux-ci sans avoir d'abord fait mention de ceux-là parut au chancelier une raison péremptoire. Comme, dans le fait, ce premier article n'énonçait rien, je ne m'opiniâtrai pas trop; mais j'essayai de faire supprimer le second, qui portait la confirmation dont je viens de parler, et avec lequel le premier tombait de soi-même. Mais le chancelier, ferme sur son principe que cet article seul serait le chausse-pied du règlement, m'ôta toute espérance qu'il pût être supprimé, et je me tournai à le faire dresser, en sorte qu'il ne donnât pas au moins une force nouvelle à ce qui avait été fait pour les bâtards et que la confirmation, puisqu'il en fallait passer par là, fût la plus simple et la plus exténuée qu'il serait possible. Le troisième article fut une ample matière. Harlay, par ce projet, ne songeait qu'à son ambition. Il avait parole réitérée d'être chancelier pour ses bons services aux bâtards. Le brillant de M. de Luxembourg, soutenu de la faveur pleine de M. de Chevreuse, l'avait ébloui jusqu'à lui faire tenir la partiale conduite qui le fit récuser dans cette affaire de préséance, et qui nous fit rompre tous ouvertement avec lui. Il était lors au fort de cette brouillerie, dans laquelle le duc de La Rochefoucauld se montra des plus animés. Harlay le redouta pour les sceaux, et le voulut ramener à soi par la même voie qui l'en avait aliéné. Il était bien au fait de la question de préséance qui était entre lui et moi, et, sans faire semblant d'y penser, il dressa ce troisième article pour m'étrangler, sans que je m'en défiasse, et pour se raccommoder par là avec M. de La Rochefoucauld. Comme cet article fut la matière de divers mouvements auxquels il faudra revenir plus d'une fois, je passerai aux autres sans m'arrêter maintenant à celui-ci, sinon sur ce qui ne me regarde pas en particulier.

Je trouvais juste que les duchés ne fussent vérifiés qu'à Paris, cour des pairs et le premier de tous les parlements; ce fut pour cela que, sans la plus légère liaison avec les Brancas, je proposai ce qui se voit dans la note sur cet article. Mais comme les choses se réglaient avec le roi bien plus par goût que par principes, cela fut laissé à côté dès qu'il ne fut plus question d'enregistrement, comme on verra dans la suite. L'âge compris dans cet article forma une grande dispute entre le chancelier et moi. La réception des pairs n'y avait jamais été assujettie; je ne pouvais souffrir qu'elle la fût, et uniquement pour servir de degré à la distinction sur eux des bâtards et des princes du sang, qui tous ne peuvent nier, malgré toutes leurs usurpations, qu'ils n'entrent au parlement que comme pairs, et, malgré toutes leurs distinctions, comme pairs tels que tous les autres. La raison de l'âge pour les gens de loi, et qui n'a rien de commun avec les pairs, fut par moi déployée dans toute sa force.

Le malheur était que celui contre qui je disputais était juge et partie. L'homme de loi, le magistrat blessé en lui de cette différence, se sentit en situation de l'anéantir; il se garda bien d'en manquer l'occasion si favorable, et, à faute de mieux, de ne pas mettre pour l'âge les pairs à l'unisson des magistrats.

Le vieux maréchal de Villeroy disait avec un admirable sens qu'il aimerait mieux pour soi un premier ministre son ennemi, mais homme de qualité, qu'un bourgeois son ami. Je me trouvai ici dans le cas.

Le chancelier, qui m'en voulait détourner l'esprit, s'appuya tant qu'il put de l'indécence et de l'inconvénient même quelquefois du pouvoir d'opiner dans les plus grandes affaires, avant l'âge sagement prescrit pour pouvoir disposer des siennes particulières. J'opposai l'extrême rareté de ces occasions de juger pour les pairs, et le continuel usage des dispenses d'âge des magistrats qui jugent tous les jours de leur vie. J'eus beau me récrier sur l'iniquité de la disparité d'avec les princes du sang et les bâtards, et la parité entière avec les magistrats, jusqu'alors inouïe; je parlais à un sourd enveloppé de sa robe, qui lui était plus chère que justice, raison ni amitié, et il fallut passer aux autres articles.

J'eus bon marché du quatrième et cinquième, qui regardaient les ayants cause et les duchés femelles. Ce dédommagement était bien mince des trois premiers, mais le contraire aurait été fort nuisible dans un temps si malheureux; et si nous n'y gagnâmes rien, au moins fûmes-nous à l'abri d'y perdre. Il n'y avait que les audiences du parlement de Paris d'exprimées; je craignis les suites d'une omission de cette nature, sur l'exemple de celle qui, par la faute des pairs de ces temps-là, nous a par la suite exclus du conseil des parties. Je fis donc ajouter, et sans peine, le conseil, c'est-à-dire les procès par écrit, et les autres parlements à celui de Paris.

J'essayai après d'y faire cesser les ineptes difficultés que font quelques autres parlements sur la manière d'entrer et de sortir de séance, et de faire ajouter un mot qui les fixât tous à celles dont les pairs entrent et sortent de séance au parlement de Paris, le plus ancien et le modèle de tous les autres. Mais le magistrat se trouva encore ici avec sa précieuse robe, qui me répondit que c'était des choses étrangères à la matière dont il s'agissait dans ce règlement, et que le roi ne pouvait entrer dans ces vétilles, terme très-familier à ceux qui n'ont rien de fâcheux à essuyer. Ainsi, en choses de parlement, un homme de robe, en celles qui regardaient les princes du sang ou les bâtards, un courtisan, était ce que j'avais en tête, et avec qui lutter trop inégalement. Ces deux articles et les deux suivants n'avaient rien qui touchât aux princes du sang, aux bâtards, ni à la robe. C'étaient néanmoins les importants pour finir tous les procès de préséance, et nous garantir des pluies de la faveur et des prétentions de toute espèce qui renversent tout droit et tout ordre dans la dignité; aussi le chancelier m'en fit-il bon marché. Nous les tournâmes tout aussi avantageusement que je voulus, et mieux encore, non-seulement sur l'ayant cause, mais sur les femelles, où le gendre fut exclu de l'ancienneté du beau-père. Ce furent deux grands points. Le sixième fut extrêmement discuté, non par la fantaisie du chancelier, mais par la difficulté de sa nature. Ma pensée était que la faculté de substituer était insuffisante des ducs indifférents, mal entendus ou mal dans leurs affaires, et mon dessein était de conserver la dignité et sa glèbe perpétuellement à tous les appelés, de les dérober à l'incurie de leurs auteurs jusqu'à extinction de race, et tout à la fois de procurer aux ducs de quoi vivre au moins dans la plus grande décadence de leurs affaires, avec un lustre à leur dignité, de la solidité duquel ils tireraient leur subsistance. Il faut dire, à l'honneur du chancelier, qu'il entra parfaitement dans ces vues, et qu'il n'y eut que les obstacles insurmontables de l'exécution, par les difficultés de la chose en elle-même, et qui ne se purent résoudre, et qui empêchèrent la substitution de droit par l'érection, et qui la réduisirent à la simple faculté aux ducs de la faire, à laquelle nous donnâmes toute l'étendue possible, pour remplir toutes les vues que je viens d'expliquer. Le septième article fut encore extrêmement discuté. Je voulais un denier plus faible; l'équité en exigea un plus fort, et je m'y rendis. Le chancelier alla plus loin que moi, il ne faut pas lui en dérober l'honneur. Je ne pensais qu'au premier mâle en ordre de succéder, le chancelier étendit de lui-même la faculté du remboursement forcé de la femelle à tout mâle appelé à la dignité, chacun en son ordre, au refus par incurie ou par impossibilité des mâles avant appelés, ce qui fut une extension très-avantageuse pour la conservation des dignités dans la descendance de l'impétrant. Le huitième article passa sans difficulté entre nous deux, sinon que je m'opposai tellement à la forme d'un arrêt du conseil pour le renvoi des causes de prétentions ducales au parlement, que j'obtins que cette forme d'arrêt du conseil serait omise. Ma raison fut que les magistrats du conseil ne sont pas juges compétents de ces matières. L'article neuvième allait tout seul. La prétention de l'ancienne érection de Piney était éteinte par les articles précédents. Le rang de sa réérection de 1662, faite pour le feu maréchal de Luxembourg, fut établi par celui-ci; et en même temps l'érection nouvelle et le rang nouveau de d'Antin y fut compris. Le premier avait été le motif de l'ancien projet, le second de le remettre sur le tapis. Il finissait ces deux affaires, et il était devenu épineux de faire juridiquement déclarer Piney éteint de la première et de la seconde érection, depuis le monstrueux arrêt de l'inique Maisons, qui a été expliqué en son temps, chose néanmoins à laquelle nous allions donner tous nos soins, si ceci ne nous en eût ôté la peine.

Jusqu'ici il ne s'agissait du tout que des pairs, et l'ancien projet ne faisait aucune mention des ducs simplement vérifiés ou héréditaires, comme on les appelle mal à propos, puisque les pairs le sont aussi. L'équité, aiguisée de l'intérêt de la maison de Mme de Saint-Simon, me fit penser à eux, par celui de l'aîné de sa maison et son cousin germain, de son frère et de son beau-frère, tous trois ducs vérifiés. Je proposai donc au chancelier d'ajouter à la fin de l'édit un article qui y comprît les ducs simplement vérifiés, autant qu'ils en étaient susceptibles. Il ne m'en fît aucune difficulté.

Tout cela convenu entre lui et moi, je vins à mon fait particulier de l'ancienneté à régler par la date de l'enregistrement des lettres, comme M. de La Rochefoucauld le prétendait contre moi, et comme le portait l'ancien projet du premier président d'Harlay, pour lui complaire et se le rapprocher, ou, comme je le prétendais, par la date de la réception de l'impétrant au parlement. Je diffère à expliquer plus bas les raisons de part et d'autre, pour ne pas interrompre la suite du récit du règlement. Il suffit ici de dire que je convainquis le chancelier de mon droit. Je mis ensuite sur le tapis ce qui regardait M. de Chevreuse.

C'était un des grands épisodes. De l'ancienneté de Chevreuse-Lorraine, ce n'était pas le plus pressé; Luynes était plus ancien. Le point pressant était Chaulnes. Il n'existait plus depuis 1698, que le dernier duc de Chaulnes était mort; et le vidame d'Amiens, second fils de M. de Chevreuse, se morfondait cependant, et, suivant M. son père, souffrait, et lui aussi, une grande injustice, sans toutefois que ni l'un ni l'autre eussent osé encore se présenter juridiquement à recueillir cette dignité. Le chancelier et moi convînmes bientôt que cette prétention ne pouvait se soutenir. Alors je lui dis que c'était là une occasion essentielle de se souvenir de l'amitié personnelle qui avait toujours été entre M. de Chevreuse et lui, et je l'exhortai à le servir en cette occasion si importante, pour obtenir à son second fils des lettres nouvelles avec un nouveau rang. Le chancelier ne se fit point prier, et me répondit d'un air ouvert qu'il était ravi de me voir dans ce sentiment, et que cela même le mettait là-dessus à son aise. Nous discourûmes de la manière de s'y prendre; nous convînmes que l'unique était de ne pas faire au roi la prétention si mauvaise, afin d'y laisser une queue d'équité, de la terminer par une nouvelle érection, à quoi le chancelier me promit de faire tout son possible.

Mme de Saint-Simon avait quitté Marly avec la fièvre; elle était demeurée depuis à Paris assez incommodée, et je l'y allais voir le plus souvent que je pouvais. Le duc de Chevreuse y était aussi, qui, fort mal à propos pour ses vues de Chaulnes, avait esquivé ce Marly, dont le roi n'était pas trop content; car à lui qui était réellement ministre, bien qu'incognito, il lui fallait des permissions pour ces absences, que le roi ne lui donnait pas volontiers. L'inquiétude le prit; il me vint trouver à Paris: il se mit à me haranguer avec ses longueurs ordinaires; moi à lui couper court que sa prétention de Chaulnes était insoutenable, et n'aurait pas un plus ardent adversaire que moi, s'il se mettait à la plaider. J'ajoutai tout de suite que, pour lui montrer la vérité de mon amitié, je lui promettais tous bons offices s'il en avait besoin pour des lettres nouvelles; et je lui dis ce qui s'était passé là-dessus entre le chancelier et moi, mais sans un seul mot qui approchât du règlement. Cette franchise le charma; il me fit mille remercîments, et me pria de soutenir le chancelier dans ce bon dessein. Dès qu'il m'eut quitté, il se mit à travailler à un mémoire, qui ne valut rien, parce que sa prétention était sans aucune sorte de fondement. Il l'envoya au chancelier. Les raisonnements en étaient tellement tirés à l'alambic qu'ils l'impatientèrent, et plus encore une conversation qu'il eut avec lui à Versailles, où il l'alla trouver, tellement qu'il fut grand besoin que je remisse le chancelier de cette mauvaise humeur qu'il avait prise. Je n'en voulus pas donner l'inquiétude à M. de Chevreuse, quoiqu'il s'en fût un peu aperçu.

Le chancelier cependant travailla avec le roi. Ce tête-à-tête non accoutumé réveilla tout le monde, qui, joignant à cette singularité la surséance arrivée à notre affaire de d'Antin, ne douta pas qu'il n'y en fût question. Le chancelier proposa au roi de communiquer le projet de règlement à quelques ducs, et de travailler là-dessus, avec eux, puisqu'il s'agissait de faire une loi à eux si importante. Le roi, hérissé de la proposition, répondit avec un mépris assez juste sur leur capacité en affaires, et la difficulté d'en trouver quelques-uns qui entendissent celles-là assez bien. Le chancelier lui en nomma quelques-uns, moi entre autres, et en prit occasion de faire valoir son amitié sans la montrer trop. Il insista même assez ferme; mais le roi demeura inébranlable en ses usages, ses préjugés, et ses ombrages mazarins d'autorité qui l'animaient contre les ducs, dont la dignité lui était odieuse par sa grandeur intrinsèque, indépendante par sa nature des accidents étrangers. Elle lui faisait toujours peur et peine par les impressions que ce premier ministre italien lui en avait données pour son intérêt particulier, et lui avait sans cesse fait inspirer par la reine mère, ce qui le rendit si constamment contraire, jusqu'à franchir les injustices les plus senties, et même avouées en bien des occasions.

Le projet, tel que le chancelier et moi [en] étions convenus fut par lui communiqué au premier président et au procureur général. Pelletier, qui n'était pas grand clerc, ne fit que le voir à sa campagne où il était allé, et le renvoya aussitôt. D'Aguesseau écrivit un long verbiage qui, pour en dire le vrai, ne signifiait rien. Le chancelier, content de sa communication de bienséance, poussa sa pointe.

M. de Chevreuse, en éveil sur ce travail du roi avec le chancelier seul, redoubla d'un mémoire à celui-ci. Ce mémoire n'était point correct dans ses principes, peu droit dans ses raisonnements qui tous conduisaient à ses fins, comme le chancelier me le manda avec dégoût et même avec amertume. Il ajouta qu'en le lui donnant M. de Chevreuse lui avait dit, pour le faire valoir, qu'il m'avait fait presque convenir de tout. Il n'en était rien, et je le sus bien dire à l'un et à l'autre. Quelque étrange qu'un semblable allégué doive paraître à qui n'a pas connu le duc de Chevreuse, je suis convaincu qu'il se trompait soi-même, et qu'à force de désirer, de se figurer, de se persuader, il croyait tout ce qu'il souhaitait et tout ce dont il se persuadait de la chose, de lui-même et des autres. Toutefois je ne pus m'empêcher de lui en parler avec force, mais en même temps je soutins le chancelier dépité, et avec travail, qui voulait laisser faire M. de Chevreuse, l'abandonner à ses sophismes et à tout ce qu'il en pourrait tirer sans autre secours pour son affaire.

Ce qui le gâtait encore avec le chancelier, c'est que, se doutant bien, qu'il était question d'un règlement, puisqu'il en avait parlé lui-même, il le tracassait pour pénétrer ses sentiments, et encore pour avoir communication de l'ancien projet qu'il avait vu dans le temps que le premier président d'Harlay le fit, qu'il jugeait bien devoir servir de base à ce qu'on allait faire, mais dont il ne lui restait rien qu'en gros et imparfaitement dans la mémoire. Or le chancelier s'en trouvait d'autant plus importuné qu'il ne voulut ni lui communiquer l'ancien projet, ni moins encore lui laisser rien entrevoir de ce qui entrerait, ni de ce qu'il pensait devoir entrer dans ce qu'on voulait faire.

Je n'étais pas moi-même moins circonvenu toutes les fois que je venais à Paris, et je n'avais pas peu à me défendre d'un ami si intime, si supérieur en âge et en situation, et si adroit à pomper, dans la pensée que le chancelier me communiquait tout, et ne me cachait rien. Il eut beau faire, jamais il ne put rien tirer de moi que des avis sur son fait, et des services très-empressés et très-constants auprès du chancelier, qui ne furent pas inutiles.

Le chancelier avait travaillé avec le roi trois fois tête à tête. J'appris de lui, après ce troisième travail, que le roi s'était souvenu de deux articles de l'ancien projet du premier président d'Harlay, que je n'avais point vus dans la copie que le chancelier m'avait communiquée: c'étaient les deux derniers coups de foudre. Le premier était la représentation de six anciens pairs au sacre, attribuée, exclusivement aux pairs, à tous les princes du sang, à leur défaut aux légitimés pairs, sans que les autres pairs y pussent être admis qu'à faute de nombre des uns et des autres. L'autre était l'attribution, aux légitimés qui auraient plusieurs duchés-pairies, de les partager entre leurs enfants mâles qui deviendraient ainsi ducs et pairs et feraient autant de souches de ducs et pairs, avec les rangs, honneurs et priviléges maintenant accordés aux légitimés, au-dessus de tous autres pairs plus anciens qu'eux.

Ce que je sentis à deux nouveautés tout à la fois si inimaginables et si destructives serait difficile à rendre. Je disputai contre le chancelier qui me montra l'article du sacre dans la minute de cet exécrable Harlay, qu'il n'avait, disait-il, recouvrée que depuis peu. Je lui remontrai l'antiquité de la fonction des pairs égale à celle du sacre même, et non interrompue jusqu'à présent; qu'il n'y en avait jamais eu où les pairs, quand il s'en trouvait, n'eussent servi, lors même qu'il y avait plus de princes du sang qu'il n'en fallait pour cet auguste service. Je le fis souvenir de la préférence des pairs par ancienneté sur les princes du sang, aux sacres d'Henri II et de ses fils. Je lui démontrai que cette loi si juste par laquelle Henri III fait tous les princes du sang pairs à titre de naissance, et leur donne la préséance sur tous les autres pairs, n'avait fait aucune altération à leurs fonctions du sacre. Je lui expliquai le fond, la raison, l'esprit de cette grande cérémonie, par l'histoire, et tout ce qu'elle a de figuratif, dont il n'est pas possible de convenir .

Je lui rendis évident le peu de solidité d'un couronnement fait par tous les parents masculins d'un roi héréditaire, et d'une monarchie qui est l'unique soumise à la loi salique. Je lui fis honte de l'infamie d'une représentation si éminente par des bâtards, et à titre de bâtards. Enfin je n'oubliai rien de ce que la douleur la plus pathétique et l'instruction la plus puissamment réveillée me purent suggérer.

Mais ce fut là où je trouvai tout à la fois le magistrat et le courtisan, contre lequel j'eus enfin peine à me retenir. Il me protesta que ce souvenir était venu du roi tout seul, et qu'il n'avait pu le détourner de cet article non plus que de l'autre, à quoi je pense bien qu'il n'épuisa pas ses efforts. J'essayai de le frapper par le nombre et le poids de nos pertes. Voyant enfin que je ne gagnais rien, je me tournai à le prier de faire arrêter le projet de règlement. Ce fut là que les grands coups se ruèrent de part et d'autre. Il ne put souffrir cette proposition, ni moi de m'en désister. Je lui soutins que cette plaie portait droit au cœur, et qu'en attaquant jusqu'à cet excès tout ce que la dignité avait de plus ancien, de plus auguste, de plus inhérent, rien ne pouvait être bon. Il étala les avantages de tous les procès retranchés par les articles des ayant cause et des femelles, et de ceux des substitutions et du rachat forcé des héritières femelles. Je convins de l'avantage de ces articles; mais j'ajoutai que non-seulement ceux-là, mais qu'un règlement composé par moi-même en pleine liberté, et tout à mon gré, mais à condition de cet article du sacre, ne nous pourrait être que parfaitement odieux. Je le pressai de reparler au roi là-dessus, qui avait souvent dit lui-même que, outre des princes du sang, il fallait des pairs pour représenter les anciens au sacre, qui pouvait être ramené sur une chose qu'il ne pouvait jamais voir. Le chancelier fut ébranlé; il me promit même toute assistance; mais j'eus lieu de croire, par une réponse que j'en reçus le lendemain à une lettre dont j'avais redoublé mon instance, que l'homme de robe, bien tranquille sur une énormité qui ne la touchait pas, avait laissé faire le roi en courtisan qui veut plaire, et qui sent bien que ce n'est pas à ses dépens.

Cet article, plutôt contraint par l'heure qu'épuisé, nous vînmes au second. Il est si étrange, si monstrueux et si surprenant, qu'il est inutile de s'y étendre après l'avoir expliqué. Il avait été suggéré par le duc du Maine, à qui le roi parla d'abord de ce dont il était question, et qui ne s'épargna pas à en profiter. Je m'étendis avec le chancelier sur un pouvoir donné à des bâtards comme tels, à exercer indépendamment du roi sur un privilége, à raison de dignité multipliée dont ils sauraient bien ne pas manquer, qui revenait pour l'effet au même que l'édit d'Henri III qui avait fait les princes du sang pairs nés, en un mot sur un rang monstrueux qui en nombre comme en choses n'aurait plus de bornes; Finalement je me tus, voyant bien que ce qui était imaginé, demandé et accordé pour le duc du Maine, en faveur de sa bâtardise, ne pouvait plus être abandonné par le roi, qui en faisait son idole d'amour et d'orgueil. Je me rabattis donc à quelque sorte de dédommagement. Tous étaient bien-difficiles à tirer du roi si jaloux d'une dignité qu'il avait continuellement mutilée, et qui s'effaroucherait de toute restitution, surtout si elle touchait autrui. Cette considération me porta à en proposer un très-médiocre, et qui ne portait sur personne: ce fut la double séance au parlement des pairs démis, avec leurs fils pairs par leur démission.

Je fis remarquer au chancelier que cette nouveauté n'était aux dépens de personne, que les pairs démis ne se privaient par leur démission que de la séance au parlement; que cela ne changeait donc rien pour eux, ni pour leur rang, ancienneté, préséance et honneurs en pas un autre lieu, puisque leur démission ne les excluait d'aucune cérémonie, ni de la jouissance partout de ce qu'ils avaient avant leur démission; que les ducs vérifiés ne perdaient rien à la leur, parce qu'il n'y avait à y perdre que l'entrée au parlement, qu'ils n'ont pas; que ce ne serait même rien de nouveau en soi dans le parlement, puisque les présidents à mortier qui cèdent leurs charges à leurs fils n'y sont privés de rien, sinon de pouvoir présider en chef, mais jouissent d'ailleurs de leur séance et de leur ancienneté, et de leur voix délibérative; que la même chose se pouvait faire en faveur des pairs si on voulait conserver un air d'apparence, sinon de justice, lorsqu'on s'en éloignait à leur égard d'une manière si violente et si inouïe. Le chancelier contesta peu là-dessus. Il ne laissa pas d'alléguer que le père et le fils ne pouvaient siéger ensemble. Je lui demandai pourquoi cette exclusion, tandis qu'elle n'était pas pour la robe; qu'en cela seulement il était juste qu'il en fût des pairs père et fils comme des magistrats père et fils; qu'étant de même avis, leurs voix ne seraient comptées que pour une; et que d'avis différent, elle serait caduque. J'ajoutai que ce n'était qu'une extension à tous d'un droit qui appartenait à quelques-uns; que MM. de Richelieu, Bouillon et Mazarin avaient chacun deux duchés-pairies; que les deux derniers s'étaient démis de l'une des deux; que par conséquent c'étaient deux pères et deux fils siégeant ensemble au parlement, toutes fois et quantes bon leur semblait et semblerait, sans moyen aucun de l'empêcher, et sans qu'on se fut avisé jusqu'à cette heure d'y trouver le moindre inconvénient. Le chancelier n'eut point de réplique à me faire; il avoua la proposition très-raisonnable, et me promit de faire tout de son mieux pour la faire passer.

Ce point achevé, il me dit que le roi n'avait pu goûter mes raisons contre M. de La Rochefoucauld, quoi qu'il eût pu lui dire; que la réplique du roi avait été que son autorité y serait intéressée et qu'il était demeuré fermé là-dessus.

Un homme moins sensible que je ne l'étais en aurait eu sa suffisance de ces trois points dans une même conversation. Ce dernier néanmoins, qui étant seul m'eût extrêmement touché, ne me fit pas grande impression tant celle des deux autres me fut douloureuse. Elles attaquaient tant, et mon affaire ne touchait presque pas la dignité. Je ne laissai pas de disputer ma cause avec le chancelier, qui pour toute réponse convint et haussa les épaules, m'avoua qu'il était pour moi, qu'il avait combattu le roi tant qu'il lui avait été possible, que les réponses du roi sur le fond et sur le droit avaient été nulles, et qu'il n'avait répliqué que par le seul intérêt de son autorité. Je priai le chancelier de ne me pas tenir pour battu, ni lui non plus, en portant ma cause; je lui dis que, dès qu'il la trouvait bonne par le mérite du fond, du droit, des règles et de la justice, qui ne touchaient point celles du roi, affranchi d'avoir à le persuader lui, puisque de son aveu il l'était, j'allais me tourner à persuader le roi sur son autorité comme je pourrais, par un autre mémoire que je prévoyais bien qu'il ne trouverait pas bon, mais qu'il se souvînt du premier qu'il avait trouvé tel, et qu'il se servît de celui que j'allais faire en faveur de l'autre, puisque ce n'était que par là que je pouvais réussir.

Nous finîmes par l'article de Chaulnes qu'il me dit avoir enfourné assez heureusement. Après cet entretien dans son cabinet à Versailles, qui dura plus de trois heures, je m'en allai dans la situation de cœur et d'esprit qu'il est aisé d'imaginer. En arrivant chez moi, je me mis à travailler au mémoire dont il vient d'être parlé. J'étais fâché; je le brusquai en deux heures pour l'envoyer au chancelier aussitôt, qui devait travailler incessamment avec le roi, et essayer avec ce nouveau secours de remettre ma prétention à flot. L'adresse réussit; elle est telle que je l'insère ici plutôt que dans les Pièces. C'est un mémoire curieux pour bien connaître Louis XIV qui, uniquement sur cette pièce, me donna partout la préséance sur M. de La Rochefoucauld. La voici.

« On n'a pas dessein d'entrer dans le fond de la question par ce mémoire. On s'y propose seulement de faire très-succinctement l'histoire de ce qui s'est passé entre les titulaires de ces deux duchés-pairies, depuis leur érection jusqu'à présent, et d'y ajouter dans les endroits nécessaires de courtes réflexions, d'où on espère qu'il résultera avec évidence que cette question n'en fut jamais une, et que, si la considération de M. de La Rochefoucauld l'a tenue jusqu'à présent sans être jugée, tous les préjugés même du roi lui ont été manifestement et uniformément contraires. Il est seulement bon de représenter en un mot que, s'il arrivait qu'il fût besoin d'une plus ample instruction, et d'entrer dans le fond de l'affaire, on est prêt d'y satisfaire par un mémoire tout fait il y a sept ou huit ans, et de suppléer encore à ce mémoire s'il n'était pas trouvé suffisant sans demander une heure de délai.

« L'érection de La Rochefoucauld est de 1622. L'enregistrement est de 1631. On supprime ici, avec un religieux silence, les causes d'un si long délai, et la manière dont cet enregistrement fut fait. Ni l'un ni l'autre ne seraient pas favorables à la cause de M. de La Rochefoucauld; et si cette remarque, toute monosyllabe qu'elle est, n'était indispensable pour faire voir que ce n'est pas se prévaloir de la négligence de M. de La Rochefoucauld, on n'en aurait fait aucune mention.

« On souhaiterait encore pouvoir taire un autre inconvénient qui a même jeté M. le duc de Saint-Simon dans un grand embarras, lorsqu'il a été obligé de faire travailler à cette affaire pour n'en pas tirer un avantage trop ruineux à M. de La Rochefoucauld. C'est le défaut d'hommage rendu au roi. Une érection en duché, marquisat ou comté, plus essentiellement en duché-pairie, est constamment la remise d'un fief que le vassal possède entre les mains du roi; que le roi, après l'avoir repris, lui rend avec une dignité dont il l'investit par l'érection aux conditions portées par icelle qui sont respectives, savoir d'honneur et d'avantage pour le sujet, d'hommage et de service envers le seigneur, dont la principale, qui donne l'être aux autres, est constamment l'hommage. Par l'érection le roi investit son sujet, par l'hommage le sujet accepte et se soumet aux conditions sans lesquelles le roi n'entend lui rien donner, et le sujet n'entend rien recevoir. Cela n'est pas douteux. Dans l'hommage du sujet nouvellement investi consiste donc toute la forme; la force et la réalité de l'effet de l'érection et de l'investiture, sans quoi les choses demeureraient nulles et comme non avenues, puisque le sujet ne fait point de sa part ce qui est requis pour recevoir la grâce que son souverain lui fait, qui est de l'accepter de sa main et de le reconnaître pour son seigneur singulier en ce genre. Cette action d'hommage ne se peut faire qu'en trois façons, ou au roi même en personne, ce qui est devenu très-rare, ou, en la place de Sa Majesté, à son chancelier qui la tient pour ce, ou encore en la chambre des comptes. Il en demeure un acte solennel au souverain et au nouveau vassal, qui est le titre du changement de son fief en dignité plus éminente, et en mouvance plus auguste, puisque alors ce fief érigé ne relève plus que de la couronne, et c'est l'instrument qui déclare au public le changement arrivé dans le fief et dans son possesseur, puisque l'érection sans cela n'est qu'un témoignage de la volonté du roi demeurée imparfaite, dès là que par l'omission de l'hommage, condition si essentielle, le sujet n'accepte pas la grâce de son seigneur, et ne se lie pas à son joug par un nouveau serment, et acte d'obéissance, de service et de fidélité.

« C'est néanmoins ce qui ne se trouvera pas que feu M. le duc de La Rochefoucauld, ait fait, en aucun temps, au roi, à son chancelier, ni à la chambre des comptes, chose pourtant si essentielle qu'on ne craint point d'avancer que la dignité de duc et pair pourrait être justement contestée à M. de La Rochefoucauld; rien ne peut couvrir ce défaut que la bonté du roi, en lui accordant un rang nouveau, en faisant présentement son hommage, et c'est cet étrange inconvénient que M. de Saint-Simon a cherché par tous moyens de pallier, pour n'émouvoir pas une question si fâcheuse à un seigneur qu'il respecte, et qu'il a toujours constamment honoré. Pour en venir à bout, M. de Saint-Simon s'est trouvé réduit à dire que lorsque feu M. de La Rochefaucauld prêta serment en la manière accoutumée lorsqu'il fut reçu au parlement, ce serment emporta hommage, qui donc au-moins ne fut rendu qu'en cet instant; et pareillement que la chambre des comptes établie si spécialement sur les foi et hommage, aveux et dénombrements de la couronne, ne le put reconnaître, à faute d'hommage, qu'alors et deux mois après, lorsque son érection y fut vérifiée, c'est-à-dire en 1637.

« Deux ans auparavant, c'est-à-dire en 1635, le 2 février, l'érection de Saint-Simon avait été faite et fut enregistrée. Feu M. le duc de Saint-Simon avait rendu sa foi et hommage; il avait été reçu duc et pair au parlement, et feu M. le duc de La Rochefoucauld n'y avait formé nulle opposition pour son rang. Il est vrai qu'étant reçu deux ans après il prétendit la préséance, et il ne l'est pas moins qu'il ne la put jamais obtenir, chose qui s'accorde si aisément par provision à ceux dont le droit est jugé le meilleur, en attendant un jugement définitif, comme il est arrivé en pairie en tant d'occasions, et comme il en subsiste encore un exemple dans l'affaire de M. de Luxembourg. M. le duc de Retz se trouvait dans le même cas à l'égard de M. le duc de La Rochefoucauld, et ils s'accommodèrent ensemble, sans qu'on ait pu en démêler la raison, à se précéder alternativement. Ces accords se peuvent pour les cérémonies de la cour quand le roi le trouve bon, mais au parlement il faut un titre. C'est ce qui fut cause d'un brevet du roi, du 6 septembre 1645, qui, en attendant le jugement, ordonna cette alternative dont le commencement solennel fut au lit de justice du lendemain, et comme il importait aux parties par laquelle la préséance commencerait, le sort en décida contre M. de La Rochefoucauld. Il ne se peut une balance plus exacte; depuis, l'alternative a toujours subsisté. Retz s'est éteint; Saint-Simon seul est resté dans cet intérêt, qui quant à présent ne regarde aucun autre duc que MM. de La Rochefoucauld et Saint-Simon.

« Cette question a toujours paru au roi sinon si sûre [du moins] en faveur de M. de Saint-Simon, c'est-à-dire de la première réception, qu'il en est émané de Sa Majesté deux grands préjugés célèbres dans une de ses plus augustes fonctions. Le roi ayant élevé à la fin de 1663 quatorze seigneurs à la dignité de pairs de France, Sa Majesté tint son lit de justice, et en sa présence fit enregistrer les érections et recevoir les nouveaux pairs l'un après l'autre dans le rang qu'elle avait déterminé de leur donner. M. le duc de Bouillon avait été fait duc et pair quelques années auparavant avec une clause d'ancienneté première de Château-Thierry et d'Albret, que le parlement modifia en enregistrant le contrat d'échange de Sedan, au jour de la date de ce contrat, pour, en modérant une ancienneté qui l'eût mis à la tête de tous les ducs et pairs, lui en donner une insolite en manière de dédommagement, et la fixer avant l'enregistrement de ses lettres, et avant sa première réception, ce que le roi trouva si juste, attendu le jeune âge de M. de Bouillon, depuis grand chambellan de France, et sentit en même temps si bien qu'il perdrait son ancienneté, s'il n'y était autrement pourvu, qu'il fit prononcer par M. le chancelier un arrêt exprès pour la conservation de son rang au jour de la date susdite, en ce même lit de justice. Il y a plus: M. le maréchal de La Meilleraye, l'un des quatorze nouveaux pairs, était lors absent et en Bretagne pour le service du roi.. Il ne parut pas juste à Sa Majesté que son absence préjudiciât au rang qu'elle lui avait destiné le quatrième parmi les autres, et il fut encore rendu un autre arrêt pour la conservation de son rang. Il faut convenir que rien n'est plus formel en faveur de M. de Saint-Simon que ces deux arrêts si solennels sur cette même et précise question, émanés du roi même, séant en son lit de justice, uniquement tenu pour les pairs.

« Lorsqu'en 1702, M. de Saint-Simon d'aujourd'hui songea, avec la permission du roi, à se faire recevoir au parlement, il supplia M. le duc de La Rochefoucauld de s'y trouver et de l'y précéder sans rechercher qui avait eu la dernière alternative, dont l'âge avancé de feu M. de Saint-Simon et la jeunesse de celui-ci avaient ôté les occasions depuis longtemps. M. de La Rochefoucauld fut sensible à l'honnêteté qui certainement était grande, mais embarrassé. On était à Marly. M. le duc de Saint-Simon fut à Paris voir M. le premier président d'Harlay, qui lui demanda comme il ferait avec M. le duc de La Rochefoucauld. M. de Saint-Simon lui dit l'honnêteté qu'il lui avait faite qui levait tout embarras; mais il ne fut pas peu surpris de la réponse de ce magistrat, qui se piquait de n'ignorer rien. Cette réponse fut que les rangs des pairs entre eux ne dépendaient pas d'eux au parlement, et que cela ne levait aucune difficulté. M. de Saint-Simon était jeune: il craignait les exemples des réponses fâcheuses de ce premier président. Il s'y voulait d'autant moins exposer qu'il savait par l'expérience de ses affaires que, depuis le procès de M. de Luxembourg, il était fort mal avec lui, et que d'ailleurs il avait cherché à se raccommoder par feu Mme de La Trémoille avec M. de La Rochefoucauld, que ce même procès avait brouillé avec lui. Ainsi M. de Saint-Simon se tut et ne jugea pas à propos de l'irriter en lui parlant du brevet de 1645, que le parlement avait enregistré, que ce magistrat ignorait ou voulait ignorer, et se retira sans lui rien répondre là-dessus. De retour qu'il fut le soir même à Marly, il apprit par feu M. le duc de La Trémoille que M. de La Rochefoucauld désirait que le procès se jugeât entre eux. M. de Saint-Simon pria M. de La Rochefoucauld de s'expliquer franchement avec lui, lequel lui dit que Retz étant éteint, l'âge et l'état de la famille de feu M. de Saint-Simon avait toujours fait juger que sa dignité s'éteindrait de même, que cette considération avait toujours arrêté toute pensée de jugement, mais que présentement l'état des choses qui avait changé faisait aussi changer de sentiment, et qu'il désirait que l'affaire fût jugée. Ils parlèrent ensuite de la manière d'en user réciproquement, et M. de La Rochefoucauld voulut des arbitres pairs. M. de Saint-Simon lui représenta que le roi seul ou le parlement étaient les juges uniquement compétents, et que jamais un autre jugement ne pourrait être solide; mais il n'y eut pas moyen de le persuader, et tous deux convinrent de sept juges, qui furent MM. de Laon, Sully, Chevreuse, Beauvilliers, Noailles, Coislin et Charost. M. de Saint Simon insista pour qu'il y eût au moins un magistrat rapporteur. Cela fut également rejeté par M. de La Rochefoucauld, tellement qu'il fut convenu que M. de Laon présiderait et rapporterait en même temps, et que, pour tenir lieu de significations, les copies des pièces et des mémoires dont on voudrait se servir seraient remises à M. de Laon par les parties signées d'eux, et communiquées de l'une à l'autre par M. de Laon, qui aurait pouvoir de limiter le temps qu'on serait obligé de les lui rendre.

« Les choses en cet état agréées par le roi, M. de Saint-Simon demanda du temps pour revoir une affaire si vieillie, et qu'il comptait laisser en alternative tant qu'il plairait à M. de La Rochefoucauld, et que cela lui plairait toujours. Ce fut alors que M. de Saint-Simon fut arrêté et fort embarrassé de l'omission de foi et hommage par feu M. de La Rochefoucauld, qu'il suppléa, comme il a été dit ci-dessus, pour ne se pas donner la douleur de faire perdre à M. de La Rochefoucauld un rang si ancien, et le réduire à prendre la queue de tous les ducs, en lui contestant, comme il serait trop bien fondé à le faire, la validité de sa dignité.

« Lorsque M. de Saint-Simon fut prêt, il le déclara à M. de Laon pour le dire à M. de La Rochefoucauld, lequel fut longtemps à prétendre que M. de Saint-Simon communiquât ses papiers le premier. M. de Saint-Simon répondit que c'était à M. La Rochefoucauld à commencer, puisque c'était lui qui ne voulait plus l'alternative et qui désirait le jugement; que, ne donnât-il que six lignes contenant sa prétention toute nue avec ses lettres d'érection et ses autres pièces conséquentes, M. de Saint-Simon s'en contenterait et répondrait. Après un assez long temps, on ne sait quel en fut le motif, M. de La Rochefoucauld déclara à M. de Laon, en lui donnant sa prétention toute sèche en douze lignes, qu'il n'avait pièces ni raisons quelconques à présenter, et qu'il n'en voulait plus ouïr parler; on n'oserait dire qu'il paya d'humeur, mais on ne peut taire qu'il ne paya d'aucune raison. Il y a sept ou huit ans que les choses en sont là, sans que M. de La Rochefoucauld se soit présenté en aucune occasion d'alternative, ne s'étant pas même trouvé à la réception de M. le duc de Saint-Simon, qui avant tout a songé à se conserver l'honneur de l'amitié de M. le duc de La Rochefoucauld, et n'a pas parlé depuis de leur affaire qui est demeurée là.

« Deux courtes observations uniront ce mémoire.

« La première: Qu'on ne peut pas dire qu'il n'y ait pas un procès certainement existant et très-ancien entre MM. de Saint-Simon et de La Rochefoucould, repris et laissé en divers temps entre leurs pères, et depuis par eux-mêmes; « Que le roi en a eu en tous les temps une connaissance si effective qu'il est émané de Sa Majesté un brevet pour l'établissement d'une alternative au parlement, qui exclut toute provision de préséance, et deux arrêts en plein lit de justice, qui sont un préjugé formel et le plus précis qui puisse être en faveur de M. de Saint-Simon; « Que tout nouvellement, le roi, sur la représentation de M. le maréchal de Villars de lui accorder un arrêt semblable à ceux de Bouillon et de La Meilleraye, ou d'empêcher que M. le maréchal d'Harcourt fût reçu pair au parlement avant que sa blessure lui eût permis de l'être lui-même, Sa Majesté a pris ce dernier parti, ce qui n'est pas un moindre préjugé en faveur de M. de Saint-Simon que les deux autres.

« Conséquemment que le roi a dans tous les temps regardé cette question comme une vraie et très-importante question, et par plusieurs actes solennels émanés de Sa Majesté jusque tout récemment, comme une question très-favorable pour M. le duc de Saint-Simon. Voilà pour ce qui est de la chose en soi.

« L'autre observation regarde l'autorité du roi.

« Rien ne serait plus contraire au devoir de vassal à son seigneur, bien pis encore d'un sujet à son souverain, que de jouir de l'effet d'une grâce, qui est ce que le prince donne, sans rendre foi et hommage, qui est un lien prescrit par sa grâce même, et un échange pour la grâce que le sujet en la recevant rend au prince qui l'honore d'un nouveau titre, en conséquence duquel il lui est par la foi et hommage, pour raison de ce, plus nouvellement et plus étroitement soumis, attaché et fidèle. C'est néanmoins ce qui manque à M. de La Rochefoucauld, et ce qui n'a pu être suppléé que par son serment de pair prêté en 1637, deux ans après l'hommage de feu M. le duc de Saint-Simon et sa réception au parlement postérieure à cet hommage.

« Rien ne marquerait moins l'autorité du roi que la fixation du rang des pairs à la date de l'enregistrement de leurs lettres, et rien en particulier n'y serait plus spécialement opposé que la fixation du rang de M. de La Rochefoucauld à la date de l'enregistrement des siennes. Sur le premier point, il est constant que ce serait prendre rang par l'autorité du parlement qui a toujours prétendu pouvoir admettre, retarder, avancer ou rejeter les enregistrements des lettres, et qui souvent l'a osé faire; sur le second point, c'est l'espèce présente, puisque les lettres de La Rochefoucauld furent enregistrées pendant la disgrâce de feu M. de La Rochefoucauld et contre la volonté du roi connue, et lors absent de Paris. Ce fait est certain, et M. de La Rochefoucauld, qui se souvient bien de la manière dont cela se passa, pour l'avoir ouï souvent raconter chez lui, n'en disconviendra pas.

« Reste donc, pour faire chose séante à l'autorité royale, de fixer le rang à la date des lettres ou à la réception de l'impétrant au parlement, puisqu'on vient de montrer l'indécence de la fixer à la date de l'enregistrement des lettres. De le faire à la date de leur expédition est impossible, puisque des lettres non enregistrées n'opèrent qu'une volonté du roi non effective ni effectuée, qui ne produit que ce qu'on appelle improprement duc à brevet, comme l'est encore M. de Roquelaure, c'est-à-dire un homme que le parlement ne reconnaît point duc et pair, qui n'a nul rang, qui ne jouit que de quelques honneurs qui ne peuvent passer à son fils sans grâce nouvelle, et dont les lettres sont incapables de lui fixer un rang parmi ceux du nombre desquels il ne peut être tant que ses lettres demeurent sans vérification.

« On ne peut donc fixer le rang d'ancienneté qu'à la réception de l'impétrant pour deux grandes raisons: la première parce qu'alors seulement la dignité se trouve complète et parachevée sans que rien de ce qui est d'elle y puisse plus être ajouté, comme on le montrerait évidemment si on entrait dans le fond. L'autre, c'est qu'alors seulement la volonté du roi, non suffisante par l'expédition des lettres d'érection, non toujours suivie par leur enregistrement, et spécialement en celle de La Rochefoucauld, est la règle unique de cette réception dont on ne trouvera aucun exemple contre la volonté des rois. C'est donc alors seulement qu'opère indépendamment de tout le reste la puissance de cette volonté souveraine, qui vainement a érigé, qui pour l'enregistrement n'est pas toujours obéie, et qui, quand elle la serait, ferait donner par le parlement ce qu'elle-même n'a pu donner sans son concours; mais qui seule suspend ou presse à son gré la réception au parlement de celui qu'elle a fait pair de France, et par cet acte elle le tient suspendu en ses mains tant que bon lui semble, et tient ainsi sa fortune en l'air quoique achevée, et ce semble déterminée par là puissance étrangère de l'enregistrement, et permet seulement que tout acte de pairie s'achève en effet et s'accomplisse en l'impétrant, quand elle veut, par cette grâce dernière de sa première réception au parlement, couronner toutes les autres qui n'y sont qu'accessoires, et manifeste seulement alors à l'État un assesseur et un conseiller nouveau qu'elle s'est choisi, aux grands vassaux de la couronne un compagnon qu'ils ont reçu de sa main toute-puissante, et à tous ses sujets un juge né qu'elle a élevé sur eux. Alors la dignité complète est seulement proposée telle, et le rang d'ancienneté fixé pour jamais dans cette famille par un dernier coup de volonté pleine qui ne dépend que du roi tout seul, sans concours du parlement, et sans qu'autre que la majesté royale mette la main à l'ouvrage alors entier et en sa perfection.

« C'est ce que plus de loisir et de licence d'entrer dans un fond plus détaillé de la matière du procès pendant entre MM. de Saint-Simon et de La Rochefoucauld, et pour le droit en soi, et pour le fait en exemples, démontrerait encore plus invinciblement. En voilà assez au moins sinon pour déterminer le roi en faveur de son autorité et de son incommunicable puissance, des préjugés émanés de Sa Majesté même, en tous les temps et avec grande solennité, et de la bonté en soi de la cause de M. de Saint-Simon, pour détourner au moins sa bonté, et on ose ajouter son équité, de décider rien là-dessus sans lui avoir fait la grâce de l'entendre, sinon par elle-même, au moins par ceux sur qui elle s'en voudra décharger, dont M. de Saint-Simon n'aura aucun possible pour suspect, par sa confiance en la bonté et en la justice de son droit.»

Deux lettres que nous nous écrivîmes le chancelier et moi donneront maintenant toute la lumière dont la suite de cette affaire a besoin. La première est du lendemain que j'eus appris de lui à Versailles les articles du sacre et de l'extension des bâtards en autant de pairs qu'ils auraient de pairies; l'autre, aussitôt que j'eus achevé le mémoire ci-dessus. Ce fut le 3 mai, à Paris où j'étais venu coucher.

« Je vous avoue, monsieur, que je revins hier plus affligé que je ne puis vous le dire, et qu'après avoir pensé à la nouvelle et horrible plaie générale, je songeai à la mienne particulière. Ce matin, j'ai fait un mémoire sur mon affaire, le plus court et précis que j'ai pu, et je viens de vous écrire une lettre ostensible, compassée au mieux que j'ai pu pour y joindre. D'Antin a dit le fait à M. de Chevreuse; puisqu'il l'a su sans vous, et ce dernier me l'a dit à moi, comme je vous en rendis hier compte; j'espérais que mon mémoire serait assez tôt mis au net pour pouvoir vous le porter ce soir, mais mon lambin de secrétaire ne finit point. Il me serait néanmoins très-important d'avoir l'honneur de vous entretenir, et je vois vos journées si prises, que je ne sais pas quand. D'aller à Pontchartrain ne me semble pas trop à propos dans cette conjoncture, et je ne vois que samedi prochain comme hier à Versailles, ce qui est long et étranglé; en attendant je vous enverrai mon mémoire que j'aurai grand regret de vous laisser lire tout seul. Cependant commandez à votre serviteur muet comme un poisson, et qui va être en général et en particulier brisé comme vile argile. Qu'il y aurait un beau gémissement à faire là-dessus, qui me ferait encore dérouiller du latin et des passages, mais vous diriez que ce serait les profaner! Permettez-moi du moins, un heu! profondément redoublé, en vous assurant d'un attachement et d'une reconnaissance parfaite.»

Le chancelier, qui en magistrat et en courtisan comptait pour rien les deux nouveaux articles du sacre et des bâtards; qui espérait, en quelque dédommagement du second, faire passer la double séance des pairs démis, piqué de n'avoir pu emporter ma préséance sur M. de La Rochefoucauld, de la justice de laquelle il était convaincu, et se voulant persuader, et plus encore à nous, que nous devions être gorgés et nous tenir comblés des autres articles, me renvoya sur-le-champ ma lettre dont il déploya l'autre feuille, sur laquelle il m'écrivit cette réponse: «Permettez-moi, monsieur, cette manière de vous répondre pour une fois seulement et pour abréger, et permettez-moi aussi de vous gronder en peu de mots, en attendant plus. N'avez-vous point de honte de n'être jamais content de ce que pensent les autres? serez-vous toujours partial en toute affaire? ramperez-vous toujours dans le rang des parties sans entrer jamais dans l'esprit de législateur? La besogne est bonne, je la soutiens telle, et si bonne que c'est pour l'être trop qu'elle ne passera peut-être pas; et cette bonne besogne, c'est pour vous une horrible plaie générale et une plaie particulière qui vous afflige au delà de l'expression. Qu'entendez-vous par cette lettre ostensible? à qui la voudrais-je ou pourrais-je montrer? Non, monsieur, il n'y a que samedi prochain de praticable; un siècle entier de conversation vous paraîtroit un moment étranglé si on ne finissait pas par être de votre avis. Envoyez-moi toujours votre mémoire, monsieur; cela en facilitera une seconde lecture avec vous et la rendra plus intelligible. Soyez toujours très-muet, mais exaltez-vous dans l'esprit de vérité, et ne vous abaissez pas au-dessous de l'argile pour perdre un cheveu de votre perruque quand vous en gagnez une entière. Permettez-moi, à mon tour, un heu! profondément redoublé sur les torts d'un ami aussi estimable que vous l'êtes pour moi, et aussi aimable en toute autre chose.» Ces deux lettres caractérisent merveilleusement ceux qui les ont écrites, et pour le moins aussi bien celui à qui ils avaient affaire: les deux suivantes le feront encore mieux. Voici celle du chancelier du 5 mai.

« J'ai lu, monsieur, et relu avec toute l'attention et le plaisir qu'une telle lecture donne à un homme comme moi, et avec toutes les pauses et les réflexions réitérées qu'une pareille matière exige, et votre lettre et votre mémoire, et votre abrégé de mémoire. Je vous renvoie la lettre. Les raisons de ce renvoi sont dans ma réponse d'hier. Je garde le reste; il est pour moi, s'il vous plaît; vous en avez la source dans votre esprit, les minutes dans vos papiers. Ce que je garde me tiendra lieu de tout cela, c'est beaucoup pour moi. À l'égard de la question, je suis pour vous, monsieur; je vous l'ai déjà dit, mon suffrage sera toujours à votre avantage. Ce qui vous surprendra, c'est que ce ne serait pas par vos raisons. Votre première et grande raison, que vous tirez des foi et hommage, n'est pas vraie dans le principe des fiefs, et votre dernière grande raison, que vous tirez de l'intérêt des rois mêmes, n'est en bonne vérité qu'un jeu d'esprit, et qu'un sophisme aussi dangereux qu'il est aussi bien tourné qu'il puisse l'être, et aussi noblement et artistement conçu qu'on puisse l'imaginer. Mais après mille et mille ans de discussion, où, sans en rien dire davantage, trouvez-vous, suivant votre terme d'hier, que cette discussion soit étranglée, puisque je me déclare pour vous, et que je ne me départirai jamais de cet avis tant que ce sera mon avis qu'on me demandera? Mais quand, après avoir tout représenté, je n'ai plus qu'à écrire ce que l'on me dicte et qu'à obéir, puis-je faire autrement? D'ailleurs, en bonne foi, quand tout l'ouvrage en lui-même est si bon et si désirable, que vous consentez vous-même que l'on juge deux procès existants sans entendre les parties, et que l'on en prévienne douze prêts à éclore sans y appeler aucune des parties, pouvez-vous en justice, en honneur, en conscience désirer que l'on fasse renaître le vôtre oublié du parlement comme du roi même, et que l'on renverse un projet d'édit de cette importance, bon de votre propre aveu en tout ce qui est de votre goût, et qui ne regarde point votre petit intérêt à qui vous voulez que tout cède? J'en appelle à la noblesse de votre cœur et à votre droite raison, monsieur; vous êtes citoyen avant d'être duc, vous êtes sujet avant d'être duc, vous êtes fait par vous-même pour être homme d'État, et vous n'êtes duc que par d'autres. Pour me confirmer davantage dans mon avis, donnez-moi, je vous conjure, une copie du brevet de 1645; expliquez-moi bien 1622, 1631 et la réception de 1637. Je vois que par un excès de charité vous en faites une réticence éloquente dans votre mémoire. Moi, qui ne suis ni éloquent ni charitable, que j'en sache, je vous prie, l'anecdote dans tous ses points et dans tous ses détails. Vous savez comme moi tout ce que je vous suis, monsieur.»

Voici ma réponse à cette lettre, de Marly, 6 mai.

« J'ai reçu ce matin, monsieur, l'honneur de vos deux dernières lettres, l'une revenue de Paris, l'autre droit ici; j'en respecte la gronderie, j'en aime l'esprit, permettez-moi la liberté du terme. Je reçois avec action de grâces le rendez-vous de samedi à Versailles. Je suis ravi de la peine que vous avez bien voulu prendre de tout lire, et je ne puis différer de vous remercier très-humblement des éclaircissements que vous me demandez. J'aurai l'honneur de vous les porter samedi avec votre lettre même pour que, sans rappeler votre mémoire, vous voyiez si je satisfais à tout. J'aurais trop à m'étendre sur ce qu'il vous plaît de me dire de flatteur; en m'y arrêtant je m'enflerais trop. J'aime mieux m'arrêter au blâme, et vous rendre courtement et sincèrement compte de mes sentiments, comme on rend raison de sa foi.

Pour mes sentiments, pardonnez-moi si, avec tout respect, je demeure navré de ce qui regarde le sacre, et si je suis trop partie, ne soyez vous-même législateur qu'en vous mettant en la place de [ceux] sur qui portent les lois. C'est notre fonction la plus propre, la plus ancienne, la plus auguste, dont rien ne peut consoler et à laquelle d'ailleurs je ne me flatterais pas personnellement de pouvoir prétendre. Ainsi ce n'est pas moi que je pleure, mais la plaie de la dignité. Du reste, tout est si excellemment bon que si on venait à mon avis que tout le reste passât tel qu'il est maintenant, ou que tout ce reste demeurât comme non avenu, je le ferais plutôt signer, sceller et enregistrer ce soir que demain matin, encore que le second article soit fâcheux en général, et que par un autre article je perde une cause personnelle que je tiens sans question, de bonne foi, et que vous-même trouvez bonne et juste. Voyez, monsieur, si c'est là être attaché à ses intérêts particuliers, et je vous parle en toute vérité.

« À l'égard de mon mémoire, oserais-je vous dire que je ne me crois pas tout à fait battu sur le défaut et la nécessité de l'hommage, et que, s'il en était question, et que vous me voulussiez traiter comme Corneille faisait sa grossière servante, je crois que vous ne trouveriez pas mon opinion si déraisonnable. Je sais que la grande et indisputable raison est celle des offices et des officiers, mais comme elle n'est pas entrée lorsqu'elle a été mieux représentée que je ne pourrais faire en cent ans, je l'ai omise. Pour ce qui est de ce que vous appelez sophisme sur l'autorité des rois, trouvez bon que je vous suggère un terme plus fort et plus vrai, c'est une fausse raison; non que le raisonnement n'en soit juste et certain, mais c'est que ce n'est pas par là que la question doit se décider; cependant c'est uniquement par rapport à l'autorité qu'on se détermine contre moi. Puisque je l'ai pour moi, n'ai-je pas raison de l'expliquer, et puisque ma cause est bonne et juste, ne dois-je pas lever la difficulté qui me la fait perdre, et prendre mon juge par l'endroit dont il est uniquement susceptible, et appuyer dessus en disant ce qui est, puisque sur cela seul je serai jugé, sans aucune considération pour nulle autre raison.

« De m'opposer qu'il est injuste à moi de prétendre être ouï, tandis que j'approuve que tant d'autres soient jugés sans être entendus, un mot vous fera voir, monsieur, que cela ne doit pas m'être objecté.

« De tout ce nombre de prétendants prêts à éclore, aucun jamais n'a intenté de procès, un seul en a eu la permission, et il en est encore à en faire le premier usage, par quoi il est encore dans la condition des autres qui ont des prétentions, mais n'ont jamais eu de procès. Ceux-là, qu'on les juge par un règlement sans les entendre, que peuvent-ils opposer? leurs prétentions sont dans leurs têtes; est-on tenu de les supposer, et de discuter des êtres de raison qui n'ont pas la première existence, et n'est-ce pas au contraire très-bien fait d'ôter aux chimères, aux êtres de raison toute possibilité d'exister? Mais pour ceux dont les prétentions sont par l'aveu du roi juridiquement au jour, expliquées à des juges ou naturels ou pour ce permis, qu'un tribunal est saisi, que les parties sont en pouvoir de faire juger entre elles, il ne paraît pas juste de former un article entre elles sans y avoir égard, et c'est en effet ce qui a été trouvé si peu juste par le roi et par vous-même, que le consentement de feu M. de Luxembourg fût demandé et intervînt sur le point qui le regarde dans le règlement projeté de son temps, ce qui fait que le consentement de son fils n'est plus aujourd'hui nécessaire, puisqu'il n'y a rien de changé là-dessus d'alors. M. d'Antin forme un procès qui même est encore dans tout son entier; on veut son consentement, on le satisfait, il acquiesce, à la bonne heure. Ne serais-je pas malheureux si, n'y ayant que ces deux hommes et moi en procès, je me trouve seul traité comme ceux qui n'en ont point, eux consultés et contentés, moi condamné et pendu, pour ainsi dire avec ma grâce au cou, moi avec un procès pendant au parlement, avec une compétence ordonnée par le roi, enregistrée au parlement, deux préjugés du roi en plein lit de justice, renouvelés tout à l'heure à l'occasion de MM. de Villars et d'Harcourt, tandis que M. de Luxembourg, avec un préjugé contraire à lui par la provision de préséance sur lui, M. d'Antin pas seulement duc, et des plaidoyers seulement préparés et non commencés, sont ménagés; en sorte que l'un reste pair, chose autrement à lui très-mal sûre, et pair précédant plus de la moitié des autres; et l'autre le devient, l'autre, dis-je, qui avec toute sa faveur voit son procès perdu, s'il se juge.

« Encore une fois, monsieur, au point du sacre près, j'aime mieux perdre mon affaire, et que le règlement passe; mais quelle impossibilité que le règlement passe, et que je ne la perde pas, votre cœur et votre esprit m'honorant, l'un de son amitié, l'autre de son suffrage et de sa persuasion que mon droit est bon? Que si malgré raison on veut que je perde, n'en pourrais-je point être récompensé, et pour n'avoir ni charge ni gouvernement de province, ni barbe grise comme M. de Chevreuse, mettez la main à la conscience, n'ai-je pas plus de droit que lui, par voie d'échange, d'obtenir une grâce pour l'un de mes fils, en abandonnant le droit de mon rang? Permettez-moi de vous supplier de ne pas regarder comme une extravagance cette pensée qui se peut tourner de plus d'une manière, et de considérer que, dans toutes les circonstances présentes, il serait dur d'être regardé à trente-six ans comme un enfant.

« Outre ce que m'a dit M. de Chevreuse, instruit par d'Antin du règlement, M. le duc d'Orléans m'a dit savoir de d'Antin même qu'il allait être fait duc et pair. N'en est-ce pas assez pour qu'un homme qui est sur les lieux puisse être en peine de son autre cause, et s'adresser pour cela à vous, qu'on sait avoir travaillé insolitement avec le roi, en le faisant avec toutes les mesures possibles? « Mais en voilà trop pour une lettre et assez pour un supplément de mémoire. Trouvez bon que je vous supplie de le peser avec bonté et réflexion réitérée. Pour le secret, je le garde tel que, encore que vous m'ayez permis dans tout le cours de ceci de tout dire à M. d'Harcourt, je l'ai néanmoins traité en dernier lieu comme les autres, c'est-à-dire comme MM. de Chevreuse et de Charost, à qui j'ai constamment dit que je n'ai pu rien tirer de vous sur votre travail avec le roi, et que Sa Majesté vous avait défendu d'en dire une parole. Ce qui m'a obligé d'en user ainsi avec M. d'Harcourt a été lé point sensible du sacre, et que je me suis cru plus sûr d'arrêter M. d'Harcourt, tout mesuré qu'il est, en le lui taisant, et pour le lui taire en lui taisant tout détail, qu'après le lui avoir dit. Comptez donc, monsieur, quoi qu'il arrive, sur ma fidélité, sur une inexprimable reconnaissance et sur un attachement sans mesure.»

Il faut maintenant expliquer deux choses: ma citation de M. le duc d'Orléans sur d'Antin et ma pensée pour un de mes fils.

Le roi, comme on l'a vu, avait rejeté toute communication du projet de règlement à quelques ducs, que le chancelier lui avait proposée, [à] moi entre autres, et comptait que nous ignorions ce qui se passait là-dessus. Ainsi le chancelier m'avait renvoyé cette lettre ostensible au roi, que je lui avais écrite. La vivacité de son style montre combien il trouvait impraticable de la lui montrer, parce que c'était lui montrer en même temps que j'étais dans la bouteille. Tant qu'il l'ignorait, je ne pouvais me présenter, et il m'importait extrêmement de le faire pour le contenir entre son penchant pour M. de La Rochefoucauld, et sur la prévention de son autorité contre ma cause; parce que, tel qu'il était, il ne laissait pas de vouloir garder des mesures, et d'en être contraint, ce qui fut sa vraie raison de rejeter la communication à quelques-uns de nous. Or, dès que l'affaire transpirait, et que je pouvais citer ce que M. le duc d'Orléans m'en avait dit, je pouvais paraître m'adresser au chancelier, et lui, en rendre compte au roi sans rien craindre de personnel, puisque c'était d'Antin qui avait parlé à M. le duc d'Orléans, et ce prince qui me l'avait rendu. Je mettais donc le chancelier à son aise là-dessus, et en état de dire au roi sans embarras ce qu'il aurait jugé à propos.

À l'égard de mes enfants, surpris au dernier point de la manière dont le roi avait répondu au chancelier sur ma question de préséance, je craignis que cette idée de son autorité ne se pût détruire, parce qu'elle lui était entrée si avant dans la tête. Il me vint donc en pensée, lorsque le chancelier me le conta, d'essayer à faire démordre le roi par un équivalent plus difficile, ou d'obtenir cet équivalent que j'eusse sans comparaison préféré: c'était de faire mon second fils duc et pair, puisque, sans raison, il était bien question de faire celui de M. de Chevreuse, et d'Antin, et, moyennant cela, ne contester plus avec le roi, et lui laisser le plaisir et le repos de faire gagner le procès à son ami M. de La Rochefoucauld, et à ce qu'il croyait être non de la justice, à quoi il n'eut jamais que répondre, ni ne s'en mit en fait, mais de son autorité qu'il mit toujours en avant. Le chancelier ne répudia pas cette pensée, et je la croyais d'autant meilleure que je voyais le roi en une veine présente de telles facilités à multiplier ces dignités, qu'il n'était question que d'en fabriquer le chausse-pied. D'autre part, je craignais encore le crédit mourant de M. de La Rochefoucauld. Ses infirmités l'avaient dépris des chasses et des voyages depuis quelque temps, mais non pas de faire de fois à autre des incursions dans le cabinet du roi, où il se faisait mener pour l'intérêt de quelque valet ou de quelque autre rapsodie, où très-souvent il arrachait, à force d'impétuosité, ce qu'il voulait du roi, et que souvent aussi le roi ne voulait pas, qui haussait les épaules à l'abri de son aveuglement, et qui lâchait enfin partie de compassion et d'ancienne amitié, partie pour s'en défaire. Je redoutais donc la crainte du roi des clabauderies de ce vieil aveugle, qui ne manquerait pas de lui venir faire une sortie dès qu'il se saurait condamné, et qui, à force de gémir, de gronder et de crier, me donnerait peut-être encore à courre. Tout cela me fit donc juger que ma proposition n'était point inepte, en soutenant d'ailleurs mon droit, mais dans le génie du roi, c'est-à-dire en me restreignant à mettre son autorité de mon côté. Mais, comme cette façon de combattre ne pouvait être de mise que pour lui seul, ni même imaginée, quoique l'expérience de tous les jours apprît l'inutilité de toute autre avec lui, en quelque occasion que ce fût, où il se figurât que son autorité pouvait être le moins du monde intéressée, j'estime qu'il est à propos de présenter ici l'état de la question qui était entre M. de La Rochefoucauld et moi, et les véritables raisons de part et d'autre sur lesquelles tout juge éclairé et équitable avait uniquement son jugement à fonder. Outre que l'affaire est déjà ici nécessairement entamée, le récit n'en sera pas assez long pour le séparer de ce qui en a déjà été dit en le renvoyant aux Pièces, d'autant qu'il est dans l'ordre des temps de le commencer par celui de l'anecdote dont le chancelier me demanda, comme on a vu, l'éclaircissement entier, qui doit par cette raison avoir ici sa place.

En 1622 le comté de La Rochefoucauld fut érigé en duché-pairie par Louis XIII. Par cette grâce, M. de La Rochefoucauld devint ce qu'on appelle improprement duc à brevet .

Les brouilleries d'État, où les seigneurs de La Rochefoucauld, aînés et cadets, se sont très-particulièrement signalés contre les rois, depuis Henri II jusqu'à Louis XIV, et jusqu'à son favori, M. le duc de La Rochefoucauld inclusivement, avec qui j'avais ce procès à faire décider; les brouilleries, dis-je, qui survinrent dans l'État entraînèrent celui en faveur de qui l'érection s'était faite contre celui qui l'en avait honoré, et le mirent hors d'état de la faire vérifier au parlement. Il était encore dans la même situation, c'est-à-dire en Poitou, exilé, après s'être engagé contre le roi, lorsque le cardinal de Richelieu, premier ministre alors, fut fait duc et pair, et voulut être reçu au parlement en cette qualité le même jour et tout de suite de l'enregistrement de ses lettres.

Tandis qu'on y procédait, le parlement assemblé et les pairs en place, le cardinal de Richelieu était à la cheminée de la grand'chambre, comme on s'y tient d'ordinaire jusqu'à ce que le premier huissier vienne avertir d'aller prêter le serment. On peut juger qu'il était environné d'une grande suite et nombreuse compagnie.

M. le Prince cependant était avec les autres pairs en place, avec double intention. Son dessein était de payer d'un trait aussi hardi qu'important les services que lui et les siens avaient reçus de M. de La Rochefoucauld et de ses pères, et s'il eut le don de prophétie, ceux que MM. ses enfants devaient recevoir du fils et du petit-fils de M. de La Rochefoucauld. Il y avait non-seulement défaut de permission d'enregistrer ses lettres, mais une défense expresse du roi, et réitérée, au parlement de le faire. M. le Prince, de concert avec le premier président Le Jay et avec Lamoignon, conseiller en la grand'chambre, père du premier président Lamoignon, complota de saisir le moment le plus confus et le plus inattendu avec hardiesse pour faire passer l'enregistrement des lettres de La Rochefoucauld, et choisirent comme vraiment tel l'instant entre l'enregistrement de celles de Richelieu et le rapport de la vie et mœurs du cardinal pour sa réception, comptant bien que, parmi le bruit et la foule qui accompagne toujours tels actes, on ne se doute-roit et on ne s'apercevrait même pas du coup qu'ils voulaient faire réussir.

Tout convenu avec un petit nombre de ce qui devait être et se trouva en séance pour donner branle au reste, M. le Prince, sans attendre que le second rapporteur, pour l'information de vie et mœurs, eût la bouche ouverte pour parvenir à la réception du cardinal de Richelieu, et qu'on montât aux hauts sièges pour ouïr l'avocat et l'avocat général, et y recevoir le cardinal comme on faisait alors; M. le Prince, dis-je, regarda le premier président, qui, sachant ce qui s'allait faire, ne se hâtait pas de donner la parole à ce rapporteur, et demanda s'il n'y avait pas quelque autre enregistrement à faire, parce qu'il lui semblait qu'il y en avait. Le Jay, effrayé au moment de l'exécution, répondit fort bas qu'il y avait celui des lettres de La Rochefoucauld, déjà anciennes, mais qui avaient toujours été arrêtées par le roi. « Bon, reprit M. le Prince, cela est vieux et usé, je vous réponds que le roi n'y pense plus;» et ajouta tout de suite, en se tournant vers Lamoignon: « Quelqu'un ne les a-t-il point là?» Lamoignon se découvre et les montre. À l'instant M. le Prince, fortifiant Le Jay de ses regards: « Rapportez-les-nous, dit-il à Lamoignon, M. le premier président le veut.» Lamoignon ne se le fit pas dire deux fois. Il enfile la lecture des lettres, la dépêche le plus vite qu'il peut, et opine après en deux mots à leur enregistrement. Les magistrats dont les trois quarts ignoraient la défense du roi de les enregistrer, et dont presque aucun, parmi ce brouhaha de la foule qui remplissaient la grand'chambre, n'avait pu entendre le dialogue si court de M. le Prince avec le premier président, opinèrent du bonnet avec le reste de la séance, comme c'est l'ordinaire en ces enregistrements, et attribuèrent la précipitation dont on usait à l'égard d'abréger, tant qu'on pouvait, l'attente du premier ministre d'être mandé pour être reçu. Ils n'eurent ni le temps ni l'avisement de faire réflexion que s'il n'y eût pas eu là quelque chose d'extraordinaire, il eût été de la bienséance de procéder à la réception du cardinal de Richelieu avant de faire ce second enregistrement, pour ne pas le faire attendre si longtemps, et pour que, étant reçu et en place, il en eût aussi été juge. L'arrêt de vérification des lettres de La Rochefoucauld fut prononcé d'abord après les opinions prises, et cette grande affaire fut ainsi emportée, pour ne pas dire dérobée, à la barbe du premier ministre présent dans la grand'chambre, qui ne pensait à rien moins, et qui, parmi tout ce monde et ce bruit dont il était environné à cette cheminée, croyait toujours que c'était son affaire qui se faisait. Aussitôt après l'arrêt de l'enregistrement de La Rochefoucauld prononcé, on procéda à ce qui regardait la réception du cardinal, qui prêta son serment, et toute la cérémonie s'acheva.

Au sortir du palais il apprit ce qu'il s'était passé, et ne put le croire. Il manda le premier président qui s'excusa sur M. le Prince, mais qui n'en essuya pas moins une rude réprimande. M. le Prince en fut brouillé quelque temps, et la disgrâce de M. de La Rochefoucauld approfondie, mais l'enregistrement n'en demeura pas moins fait et consommé. C'est ce qui attacha de plus en plus M. de La Rochefoucaud à M. le Prince, et ses enfants aux siens; c'est ce qui forma l'intimité héréditaire de MM. de La Rochefoucauld avec les Lamoignon; c'est ce qui fit durer l'exil de M. de La Rochefoucauld bien au delà de la fin de tous les troubles, et de la réconciliation de tous ceux qui y avaient eu part. Cet exil durait encore lorsqu'en 1634 il y eut de nouvelles lettres d'érection de Retz en faveur du gendre après le beau-père, avec rang nouveau, et qu'au commencement de 1635 mon père fut fait duc et pair, et tous deux vérifiés et reçus au parlement sans la moindre opposition de la part de M. de La Rochefoucauld, qui apparemment n'imaginait pas encore de les précéder, et se tenait bien heureux d'avoir sa dignité assurée. Revenu après en grâce, il se fit recevoir en 1637, et prétendit la préséance sur M. de Retz et mon père. C'est ce qui forma la question entre la priorité d'enregistrement d'une part, et la priorité de première réception au parlement de l'autre. Il est temps de l'expliquer dans tout son jour après avoir raconté les faits, tant anciens que nouveaux, depuis la naissance de cette dispute. On ne s'arrêtera point aux écrits trop prolixes de part et d'autre, on se renfermera dans le pur nécessaire à l'éclaircissement de la question.

CHAPITRE XI. §

Courte et foncière explication de la question de préséance entre la première réception du pair au parlement, et la date de l'enregistrement de la pairie. — Nature de la dignité. — Ce qui de tout temps fixait l'ancienneté du rang des pairs, l'a fixée toujours et la fixe encore aujourd'hui. — Fausse et indécente difficulté tombée de la date de chaque réception successive. — Dignité de duc et pair mixte de fief et d'office, et unique de ce genre. — L'impétrant, et sa postérité appelée et installée avec lui en la dignité de pair, à la différence de tout autre officier. — Reprise de l'édit. — Lettre de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier. — Lettre de M. le chancelier M. le duc de Saint-Simon. — J'apprends du chancelier les articles de l'édit résolus. — Je confie au duc de Beauvilliers, et au duc et à la duchesse de Chevreuse, que Chaulnes va être réérigé pour leur second fils. — L'édit en gros s'évente. — Mouvements de Matignon et des Rohan; leur intérêt. — Lettres de M. le duc de Saint-Simon à M. le chancelier, de M. le chancelier à M. le duc de Saint-Simon. — L'édit passé, dont j'apprends par le chancelier tous les articles tels qu'ils y sont. — Double séance rejetée et Chaulnes différé, après avoir été accordés. — D'Antin, reçu duc et pair au parlement, m'invite seul d'étranger au repas. — Le roi se montre content que j'y aie été. — Adresse et impudence de d'Antin. — Sagesse et dignité de Boufflers. — Douleur de Matignon et son affaire avec le duc de Chevreuse. — Duc de La Rocheguyon fait au chancelier des plaintes de l'édit; prétend en revenir contre ma préséance, qui le refroidit, et le duc de Villeroy, entièrement et pour toujours avec moi. — Fâcheux personnage du duc de Luxembourg sur l'édit; est à Rouen, et pourquoi.

On ne répétera point ce qui a été expliqué dans le précédent mémoire sur la foi et hommage, qui, n'en déplaise à la première vue de M. le chancelier, est un moyen sans réplique; on ne s'arrêtera pas non plus aux trois préjugés du roi que chaque partie peut tirer à son avantage, encore qu'il soit évident que celui qu'en tire M. de Saint-Simon ait bien plus de force et soit bien plus naturel. On ne s'arrêtera qu'aux moyens véritables des deux côtés, qui, sans sortir du fond de la question, doivent être la matière unique du jugement, entre la priorité d'enregistrement des lettres d'érection soutenue par M. de La Rochefoucauld, comme règle et fixation de l'ancienneté; et la priorité de la première réception du nouveau pair, érigé en cette qualité de pair de France au parlement, que M. de Saint-Simon prétend fixer le rang d'ancienneté parmi les pairs de France.

M. de La Rochefoucauld pose en fait que l'enregistrement des lettres d'érection forme, constate, opère la dignité qui jusqu'alors n'est que voulue par le roi, et si peu exécutée que celui qui a des lettres d'érection non enregistrées n'a que des honneurs sans être, sans rang, sans succession aux siens, toutes choses qui ne s'acquièrent que par l'enregistrement des lettres d'érection, qui par la conséquence qu'il en tire, réalisant la dignité, en fixent en même temps le rang d'ancienneté.

Il ajoute, pour confirmer cette maxime, que, si on admettait celle de la fixation du rang d'ancienneté par la première prestation de serment et réception au parlement du pair nouvellement érigé, les rangs des pairs entre eux changeraient à chaque réception de pair, d'où il arriverait que le fils du plus ancien se trouverait le dernier de tous, et un changement continuel de rang suivant les dates des réceptions dont on n'a jamais ouï parler parmi les pairs, et qui en cela les égalerait avec les charges les plus communes et les plus petits offices.

Toutes ces preuves ne sont que des raisonnements diffus et peu concluants, des déclamations, force sophismes, qui n'ajoutent rien à l'exposition simple de ces deux propositions telles qu'on vient de les présenter. Le spécieux en est éblouissant à qui n'approfondit pas; moi-même j'en ai été un temps pris. Je dois à l'abbé Le Vasseur, qui a longtemps et utilement pris soin des affaires de mon père et des miennes jusqu'à sa mort, arrivée comme je l'ai dit ailleurs, en 1709, de m'en avoir fait honte. Je ne voulais point disputer parce que je ne croyais pas avoir raison, et après avoir étudié la matière je fus honteux de m'être si lourdement abusé.

Pour réfuter les deux propositions de M. de La Rochefoucauld, il faut remonter à la nature de la dignité dont il s'agit de fixer l'ancienneté pour ceux que le roi en honore, et voir ce qui la fixait anciennement. Qu'on ne s'étonne point d'un principe qui doit être posé, parce qu'il est de la première certitude. La dignité de pair est une, et la même qu'elle a été dans tous les temps de la monarchie; les possesseurs ne se ressemblent plus. Sur cette dissemblance on consent d'aller aussi loin qu'on voudra, sur la mutilation des droits de la pairie, encore. C'est l'ouvrage des temps et des rois; mais les rois ni les temps n'ont pu l'anéantir, ce qui en reste est toujours la dignité ancienne, la même qui fut toujours, jusque dans son dépouillement cette vérité brille. Il faut une injustice connue par une loi nouvelle pour préférer les princes du sang et les bâtards aux autres pairs dans la fonction du sacre, sans oser les en exclure, et ces princes du sang et ces bâtards comme pairs, les uns à titre de naissance par l'édit d'Henri III, les autres comme ayant des pairies dont ils sont titulaires et revêtus. Jusque dans sa dernière décadence, sous le plus jaloux et le plus autorisé des rois, il a fallu, de son aveu même, l'intervention des pairs invités de sa part chacun chez lui par le grand maître des cérémonies, au grand regret et dépit de ce bourgeois qui n'oublia rien pour en être dispensé; invités, dis-je, à se trouver au parlement pour les renonciations respectives aux couronnes de France et d'Espagne des princes en droit de les recueillir, par l'indispensable nécessité de la pairie aux grandes sanctions de l'État. On ne parle pour abréger que de ce qui est si moderne et dans la plus grande décadence de cette dignité; plus on remonterait, plus trouverait-on des preuves augustes de la vérité que j'avance. Les lettres d'érection y sont en tout formelles jusque par leurs exceptions, et les évêques-pairs sont encore aujourd'hui exactement et précisément les mêmes qu'ils ont été en tout temps pour les possessions et pour la naissance, et pour le fond et l'essence de la dignité, en sorte que ce ne sont pas des images parlantes de ce qu'ils furent autrefois, mais des vérités, des réalités, et la propre existence même; égaux en dignités aux six anciens pairs laïques quoique si disproportionnés d'ailleurs. Cette vérité admise sur la question présente, et qui se trouvera peut-être ailleurs démontrée avec plus d'étendue, il faut voir comment l'ancienneté se réglait parmi ces anciens pairs.

Les douze premiers n'ont point d'érection; elle ne fixait donc pas leur rang. Depuis qu'il y a eu des érections, il n'y avait point de cour telle qu'est aujourd'hui celle connue sous le nom de parlement, où ces érections puissent être enregistrées; ainsi l'enregistrement, qui n'existait point, ne fixait point le rang des pairs. Il résulte donc que ce rang ne se réglait ni par la date de l'érection ni par celle de l'enregistrement. Il faut donc chercher ailleurs ce qui fixait leur rang puisqu'il l'a toujours été entre eux; et, de ce qui vient d'être exposé, M. de La Rochefoucauld conclura que ce n'est pas la première réception du nouveau pair au parlement, puisque le parlement tel qu'il est maintenant, et qu'il reçoit et enregistre, n'existait pas dans les temps dont on parle, et cela est aussi très-certain. Mais il est également certain aussi qu'il y a eu dans tous les temps une formalité par laquelle tous ont passé et passent encore, dont les accessoires et l'extérieur a changé avec les temps, mais dont la substance et la réalité est toujours demeurée la même, et cette formalité est la manifestation. Avant qu'on écrivît des patentes qui est l'érection, avant qu'on les présentât à un tribunal certain pour y être admises qui est l'enregistrement, il fallait bien qu'il y eût une manière ou une forme de faire des pairs, puisqu'il y a eu dès lors des pairs. Il fallait encore que ces pairs eussent entre eux un rang fixé puisqu'il l'a été dès lors parmi eux, et cette manière ou cette forme n'a pu être que l'action de manifester un seigneur dans l'assemblée des autres de pareil degré, d'y déclarer l'élévation de celui-ci aux mêmes droits, fonctions, rangs, honneurs, distinctions, priviléges, etc., que ces autres; de l'y faire seoir parmi eux, c'est-à-dire au-dessous du dernier, mais en même ligne et niveau; de l'y associer aux mêmes conseils et aux mêmes jugements qui faisaient la matière de leur assemblée. Ce ne pouvait être que par là, avant les usages postérieurs des érections et des enregistrements, que les rois pouvaient déclarer l'élévation d'un de leurs sujets et vassaux à la première dignité de leur couronne, en manifestant de fait un conseiller né et un assesseur à la couronne, et à eux un compagnon, et comme on parlait alors, un compair aux autres pairs, un juge aux grands vassaux, etc., pour être dès lors et de là en avant reconnu pour tel. Que dans la suite il y ait eu ce qu'on appelle érection, et postérieurement encore ce qu'on appelle enregistrement, cela n'a point changé l'ancien usage. Il a toujours fallu manifester le pair nouvellement érigé et l'installer dans son office. Qu'on y ait joint ensuite des formalités nouvelles, un serment, puis le même serment varié, remis après en son premier état, après cela une information de vie et mœurs préalable, puis un changement dans cette information sur la religion catholique, etc.; tout cela sont les accessoires, les choses ajoutées, jointes, concomitantes, mais non pas la chose même, la manifestation, l'installation qui subsiste toujours la même, et qui n'est autre que ce que l'on connaît maintenant sous le nom de première réception au parlement. C'est donc à cette première réception qu'il faut recourir, comme à la suite, jusqu'ici non interrompue et non contestée, de l'antiquité la plus reculée jusqu'à nous, de ce qui a perpétuellement et constamment fixé l'ancienneté des pairs de tous les âges, et non pas à des usages modernes qu'une sage police peut avoir introduits, mais qu'elle n'a pu substituer à ce qui est de toute antiquité la règle connue, et l'unique qui la pût être, jusqu'à ces établissements nouveaux qui ont ajouté simplement des choses extérieures, mais sans aucun changement, bien moins de destruction, de la nature essentielle des choses. En voilà assez pour faire entendre combien la prétention de M. de La Rochefoucauld sur la priorité de vérification ou d'enregistrement, qui est la même chose, est destituée de fondement. Il faut montrer ensuite combien l'est, s'il se peut, moins encore son objection du changement inconnu du rang des pairs par date de chaque réception, en même pairie, si la fixation du rang d'ancienneté avait lieu de la première réception au parlement. C'est ce que M. de La Rochefoucauld prévit qui lui serait répondu là-dessus, qui lui donna tant d'éloignement de procéder au parlement, et qui par autorité d'âge et de faveur lui fit emporter une manière de juger qui aurait pu être bonne en soi, mais qui n'avait point d'exemple, et que l'intérêt du parlement de juger ces causes majeures aurait certainement rendue caduque.

On ne peut s'empêcher de remarquer l'indécence, dans la bouche d'un pair de France, de cette proposition que M. de La Rochefoucauld avance en conséquence du faux principe qu'il avait posé et dont on vient de démontrer la faiblesse, que, si l'ancienneté parmi les pairs se tirait de la première réception au parlement, elle changerait à chaque mutation dans la même pairie par les diverses dates des diverses réceptions. Son principe de la date de l'enregistrement tombé pour la fixation de l'ancienneté, la conséquence tombe aussi. On vient de voir que c'est la manifestation du nouveau pair qui, dès la première antiquité, a toujours fixé l'ancienneté parmi eux. Cette manifestation n'est qu'une pour chaque race et filiation de pair, puisque la dignité est héréditaire, conséquemment les réceptions subséquentes de chaque filiation ne sont plus la manifestation, mais seulement la succession annoncée et manifestée dans le premier de la race; laquelle ne peut intervertir le rang établi de la même pairie, qui demeure dans le rang qu'a tenu le premier de cette filiation. Cela est évident en soi, cela l'est par l'exécution constante depuis la première antiquité jusqu'à présent; cela l'est encore, parce que, dans ce grand nombre de chimères et de prétentions mises en avant de temps en temps sur les rangs entre eux des pairs et la succession à cette dignité, M. de La Rochefoucauld est le premier et l'unique qui ait imaginé cette intervention des rangs par chaque réception dans la même pairie, conséquence insoutenable et monstrueuse d'un principe destitué de tout fondement, de laquelle on va démontrer l'ineptie encore plus singulièrement, c'est-à-dire par les principes et par la nature de la dignité de duc et pair de France.

On ne peut lui contester qu'elle ne soit, par sa nature singulière et unique, une dignité mixte de fief et d'office. Le duc est grand vassal, le pair est grand officier. L'un a toute la réalité de mouvance nue de la couronne, de justice directe, etc.; l'autre toute la personnalité, ou les fonctions au sacre, au parlement, etc.; tous deux ont un rang, des honneurs, etc. C'est ce mixte qui constitue une dignité unique, qui sans l'office ne pourrait être distincte des ducs vérifiés; sans le fief, des officiers de la couronne; et qui pour le fief et pour l'office a ses lois communes avec les autres grands fiefs et grands offices, et ses lois aussi particulières à elle-même; fief et office également parties intégrantes et constituantes, sans lesquelles la dignité ne pourrait exister, ni même être conçue, conséquemment de même essence, qui opèrent en l'un; plénitude nécessaire de mouvance, en l'autre plénitude nécessaire de fonctions. À tous les deux rangs et honneurs qui en font parties décentes, non intégrantes, suites et accompagnements qui ont été de tout temps attachés à la dignité, mais qui ne la constituent pas, si bien que sans cela elle pourrait exister, et être conçue. Telles sont les lois de la dignité en elle-même, avec plusieurs autres qui ne font rien à la question dont il s'agit. Ces lois communes avec les autres grands fiefs sont l'enregistrement depuis qu'il est établi pour constater la dignité, et en assurer la possession à l'impétrant et à sa postérité au désir des lettres avec les autres grands offices, d'être reçu publiquement au serment de l'office, et d'entreprendre une actuelle possession avec les formalités établies. La dignité de duc et pair, quelque immense qu'elle soit dans l'État par sa nature, n'a point de dispense là-dessus pour le fief ni pour l'office, et M. de La Rochefoucauld, qui le prétendrait en vain, ne peut disconvenir, à l'égard de l'office, de ce qu'il soutient à l'égard du fief. De là il résulte qu'ayant accompli la loi quant au fief, il s'est assuré et à sa postérité la dignité du fief en entier, et la faculté de l'office; mais, quant à celui-ci, il est demeuré à la simple faculté jusqu'à l'accomplissement par lui de la loi, imposée de tout temps à tout officier pour tout office, d'y être reçu par le serment, et la prise de possession personnelle, essentiellement requis, qui l'en investit, qui le déclare et le manifeste officier. Les formalités plus ou moins anciennes ou variées qui accompagnent la réception n'en sont que les concomitances, et n'en changent point la nature; et c'est cette réception qui dans tous les âges a fixé le rang des pairs entre eux, qui sans interruption, s'y sont accordés depuis les premiers temps jusqu'aux nôtres. De cette explication il résulte qu'avoir accompli la loi des fiefs par l'enregistrement; et non celle des offices par la réception, ce n'est point être en possession, ni avoir rendu en soi entière et complète une dignité mixte de fief et d'office qui tient de l'un et de l'autre son existence en toute égalité, conséquemment que le rang de cette dignité, quoique assurée, ne peut être fixé en cet état, et ne l'est point; d'où il se démontre que celui qui, postérieurement à l'accomplissement de l'une de ces lois, et antérieurement à l'accomplissement de l'autre; les a, lui, accomplies toutes les deux, que celui-là, dis-je, a rendu sa dignité entière et complète en lui, qu'il est grand officier avant l'autre, grand vassal même avant l'autre, puisque tous deux n'ayant point été faits séparément ducs, séparément pairs, par deux érections différentes et distinctes, mais ducs et pairs chacun par une seule et même érection, cet autre tout enregistré qu'il est, ne peut être valablement et réellement grand vassal qu'il n'ait fait ce qu'il faut pour être aussi grand officier, puisqu'il est fait l'un et l'autre ensemble par une seule et même dignité mixte de grand fief et de grand office, dont le fief et l'office ensemble et par indivis forment ensemblement l'existence, en sont également, conjointement, concurremment parties intégrantes, tellement que sans ces deux choses achevées également et accomplies suivant leurs lois, il ne se peut dire qu'aucune d'elles le soit véritablement et par effet. Venons maintenant à la prétendue difficulté, proposée par M. de La Rochefoucauld, du changement de rang d'ancienneté des pairs de même pairie, suivant la date des réceptions, successives de ces pairs au parlement; et traitons-la expressément, quoique idée toute neuve qui doit tomber de soi-même par ce qui vient d'être expliqué, et répudiée par M. de La Rochefoucauld, même avant de l'avoir imaginée, par tout ce qu'il a énoncé avec nous, contre les duchés-pairies femelles, sur la manière de succéder à la dignité de duc et pair. Un seul mot tranche la difficulté. C'est qu'à l'office de pair est appelé non-seulement l'impétrant, mais avec lui, par une seule et même vocation, tous ses descendants masculins à l'infini, tant et si longtemps que la race en subsiste, au lieu qu'à tous autres offices, quels qu'ils soient, une seule personne est appelée, et nulle autre avec elle; et c'est la distinction essentielle et par nature de l'office de pair de tous les autres offices de la couronne, et autres tous tels qu'ils soient, en France sans aucune exception. De la suit invinciblement, par droit tiré de la nature de la chose et confirmé par l'usage de tous les temps jusqu'à aujourd'hui, que c'est cette première réception qui fixe le rang d'ancienneté pour tous ceux qui, par la vocation, y sont successivement appelés, auquel la réception subséquente de chacun d'eux ne peut apporter d'interversion. Pour s'en convaincre, il n'est besoin que de se souvenir de ce qui a été expliqué. La manifestation ou installation des pairs dans leur office est ce qui a fixé leur ancienneté avant qu'il y eût érection, enregistrement, tribunal enregistrant. C'est donc, comme on l'a vu, pour ne rien répéter, ce qui l'a dû fixer depuis, et ce qui l'a aussi toujours fixée sans aucun exemple ni prétention contraire. La fixant pour l'impétrant, il la fixe dans lui et par lui à toute sa postérité appelée avec lui, installée, reconnue, manifestée avec lui d'une manière également invariable et unique à cet office, à la différence de tous autres, en sorte que tout est consommé pour tous les héritiers successifs de la même pairie. Cet essentiel accompli, il reste des formalités à faire à chaque héritier de la même pairie, mais formalités simples, qui ne sont rien moins que l'essence de la dignité, mais des choses uniquement personnelles, ajoutées, changées, variées en divers temps pour s'assurer si l'héritier, pair de droit et de fait indépendamment de tout cela, est personnellement capable d'en exercer les fonctions. Ainsi le serment, l'information de vie et mœurs, et les autres formalités qui lui sont personnellement imposées, ne peuvent changer son rang d'ancienneté, puisque aucunes ne lui confèrent rien de nouveau, que toutes en sont incapables, et qu'elles ne sont ajoutées que pour s'assurer d'un exercice digne en sa personne de ce qu'il ne reçoit pas de nouveau, mais de ce qu'il a en lui essentiellement, et d'une manière inhérente. Telle est donc la nature singulière et unique de la dignité de pair de France, dont l'office est un et le même dans toute une postérité appelée, et qui par conséquent ne peut changer de rang d'ancienneté première de l'impétrant de qui elle sort, à la différence de tous ceux de la couronne et de tous autres offices et officiers quels qu'ils soient en France, qui, n'étant appelés qu'un seul à la fois à un office, changent de rang d'ancienneté à chaque mutation de personne, par une conséquence nécessaire. Je pense avoir expliqué la question avec une évidence qui dispense de s'y arrêter davantage. Suivons-en maintenant la décision en reprenant l'édit.

Quelques jours d'un temps si vif se passèrent en langueur par l'interruption du travail du roi avec le chancelier. Je tâchai de profiter de ce loisir auprès de lui; et comme la séparation de lieu, et ses occupations, que j'ai remarquées ailleurs, rendaient le commerce incommode, je lui écrivis de Marly, le 11 mai, la lettre suivante. Pour l'entendre, il faut dire que l'anniversaire de Louis XIII se faisait tous les ans à Saint-Denis, comme il se fait encore, et qu'à l'exemple de mon père je n'y ai jamais manqué. Il fut avancé au 13 mai cette année, parce que l'Ascension tombait au 14, son jour naturel.

« Jamais, monsieur, l'anniversaire du feu roi ne me vint si mal à propos, encore qu'il m'ait fait forcer une fois la fièvre actuelle, une autre le commencement d'une rougeole, et une troisième un bras tout ouvert. À cette fois, il faut encore que le bienfaiteur l'emporte sur le bienfait, et je porterai à Saint-Denis un cœur incisé et palpitant. Cette dernière violence ne me sera pas la moins sensible, mais c'est un hommage trop justement dû. Si je m'en croyais, je partirais tard demain et passerais à Versailles; mais je me défie de ces hasards qui découvrent tout, et, en attendant jeudi, j'ose vous demander quatre lignes de mort ou de vie, demain au soir, pour remercier Dieu ou pour demander justice à mon maître de son fils. Sauvez-nous le sacre, nos plus sensibles entrailles, de préférence à tout; puis souvenez-vous de faire passer le projet avec le plus de mes notes qu'il se pourra; deinde, du point de la séance des pères et des fils conjointement, et en l'absence l'un de l'autre; enfin de mon fait particulier, pour lequel vous avez une lettre ostensible, une analyse de ce mémoire ostensible, enfin des éclaircissements de l'un et de l'autre encore ostensibles; car le mémoire même serait trop long pour être montré, et une seconde lettre en supplément de mémoire. Souvenez-vous encore avec bonté que ma cause dépend de l'autorité royale que j'ai mise de mon côté par un raisonnement en soi véritable, et que le juge ne considérera pas comme étranger au fait, bien qu'il le soit, mais comme le seul motif de décision; et n'oubliez pas que vous croyez que, si on s'obstine contre moi, un dédommagement pour moi dans mon second fils peut ne pas être regardé comme bien solide à espérer, mais ne doit pas aussi être regardé comme une chimère à n'oser proposer. Après tout cela, ne serait-ce point outrecuidance de vous remémorer Chaulnes en nouvelle érection, par amitié vôtre, non par votre propre persuasion? Pardonnez-moi, monsieur, toutes ces redites, vous qui savez et possédez trop mieux tous les points que je range ici, selon mon désir, les uns de préférence aux autres, suivant que je les ai mis. L'assignation à demain (du travail décisif avec le roi) me donne le frisson et la sueur. J'en dis pour mon âme, avec toute la résignation que je puis, mon In manus à Dieu, et je vous le dis à vous, monsieur, pour cette dignité, squelette le plus chéri et le plus précieux de tous biens que je tienne des libéralités royales. Après tout, il n'y a qu'à s'abandonner à la volonté de Dieu, à vos nerveux et vifs raisonnements, aux effets de la grâce ou de la nature, et, quoi qu'il en arrive, à une reconnaissance et un dévouement pour vous, monsieur, que ces occasions uniques me font sentir qui peuvent s'enfoncer, s'il se pouvait, plus avant que le cœur. Pour le secret, il est, monsieur, et sera entier.»

Au sortir d'avec le roi, le lendemain 12, le chancelier m'écrivit ce billet: « Je ne puis encore vous tirer des limbes aujourd'hui, monsieur. Supportez vos ténèbres encore quelques jours; mais supportez-les avec espérance d'en sortir bientôt avec avantage; et, si le soleil ne vous paraît pas aussi favorable que vous le voudriez, vous aurez tort, si je ne me trompe, et très-grand tort. Je suis à vous, monsieur, mais à condition que vous n'aurez aucun tort.»

Deux jours après, je retournai à Marly par Versailles, c'est-à-dire le samedi, où je vis le chancelier à mon aise. Là j'appris que mon mémoire sur l'autorité du roi l'avait ramené à mon point, et que la fixation du rang serait réglée à la réception de l'impétrant et non plus à l'enregistrement des lettres; ainsi, après avoir perdu ma cause sur des raisons invincibles pour moi, qui ne purent ni faire d'impression ni trouver de réponse, je la gagnai sur d'autres tout à fait ineptes à ce dont il s'agissait, mais qui remuèrent le premier mobile du juge, et voilà ce que sert d'être bien averti et servi. Je rendis mille grâces au chancelier, qui ouvrit la conversation par là, apparemment pour me calmer sur le reste, et ce ne fut pas sans réflexions sur les motifs des jugements. Il me dit ensuite que la double séance du père et du fils, même ensemble, avait enfin passé après de grands débats, en considération de la nouvelle faveur à la postérité légitimée. Ce point me fit encore plaisir. Le venin fut à la queue, je veux dire le point du sacre, sur lequel le chancelier m'assura avoir insisté de toutes ses forces, mais vainement; la considération des bâtards seule ayant fait tenir ferme au roi. Alors je sentis bien que c'était une affaire conclue et sans nulle espérance de retour, et, après les premiers élans que je ne pus arrêter, je contraignis le reste pour éviter des remontrances là-dessus insupportables. Les articles des femelles, des ayants cause, etc., ceux de la substitution et du rachat par les mâles tels que nous les avions projetés, et Chaulnes favorablement résolus, je m'informai après des raisons pour lesquelles le règlement demeurait encore secret. Le chancelier m'avoua qu'il n'en devinait aucune, ayant vu la chose dix fois prête à éclore, sinon que le roi avait peut-être dessein de faire voir ce projet au duc du Maine, avant qu'il fût déclaré, pour être en état d'y changer, si ce cher fils y trouvait quelque chose encore à désirer. Cela même me fit grand'peine pour ce peu qui s'y trouvait de bon. Je pressai le chancelier de finir cette affaire dès qu'il y verrait le moindre jour; et je regagnai Marly, pénétré du sacre et en grand soupçon de la double séance, et en repos sur mon affaire particulière par la raison qui me la faisait gagner après l'avoir perdue.

Arrivé à Marly, je ne pus me contenir de confier au duc de Beauvilliers, dont je connaissois le profond secret, celui qui lui causerait tant de joie. Il était déjà couché. J'ouvris son rideau et lui dis, sous le secret dont j'étais si sûr avec lui, que son neveu allait être fait duc et pair. Il en tressaillit de joie. Il me parut comblé de la mienne et de la part que j'avais eue en une affaire qu'il désirait si fort, mais dont aussi il ne connaissoit pas moins que moi le peu de fondement, comme il me l'a souvent avoué devant et après. Je ne voulus lui confier rien du reste qui ne le touchait pas si précisément, et j'allai écrire à Mme de Saint-Simon, qui était encore à Paris. Dès le lendemain matin, elle envoya prier la duchesse de Chevreuse, notre très-proche voisine, de venir chez elle. Elle la transporta de la plus sensible joie et de la plus vive reconnaissance pour moi, en lui apprenant le comble de ses désirs, sous un secret entier, excepté pour le duc de Chevreuse, qui ne tarda pas à venir lui en témoigner autant.

Cependant la mine commença à s'éventer sur le règlement. J'en fus en peine pour la chose en elle-même, et plus encore sur mon compte particulier avec le chancelier; mais le roi avait parlé à d'Antin, et celui-ci à d'autres, comme nous le vérifiâmes presque aussitôt. Là-dessus grands mouvements de Matignon et de toute sa séquelle. Le mariage de son fils unique, infiniment riche, était arrêté avec une fille du prince de Rohan, moyennant qu'il fut duc d'Estouville, et les Rohan ne s'y épargnèrent pas. Je craignis d'autant plus ce contre-temps que, le 17 mai, rien ne se déclara, quoique le chancelier eut encore travaillé avec le roi, et à ce qu'il m'avait dit pour la dernière fois. L'inquiétude me fit lui écrire ce mot de Marly à Versailles: « Vous êtes demeuré seul, monsieur, un quart d'heure avec le roi après le conseil, et vous n'êtes pas demeuré pour un autre, cette après-dînée, qui a duré une heure et demie, et qui a rompu chasse, chiens et vêpres. Les affaires d'État, je les respecte et m'en distrais; les autres qui se devaient déclarer aujourd'hui me poignent par leur silence. Mme de Ventadour aurait-elle tout troublé hier avec son inepte Estouteville, ou le roi veut-il que l'enregistrement soit fait pour le général avant de rien déclarer? enfin, monsieur, a-t-on changé en tout ou en partie, et ces limbes perpétuelles s'invoqueront-elles toujours successivement? Pardonnez-moi, s'il vous plaît, toutes ces questions; mais, sachez, s'il vous plaît, que M. de La Rocheguyon et MM. de Cheverny et de Gamaches m'ont parlé aujourd'hui d'un règlement prêt à éclore pour couper court à toute prétention, et d'Antin à la queue, à quoi j'ai répondu avec une ignorance naturelle. Cependant il faut bien que quelqu'un ait parlé, et je me flatte que vous croyez bien que ce n'est pas moi. Personne ne parle du détail, mais seulement en gros. Je vais demain après dîner à Paris, et je serai à la torture si vous n'avez pitié de moi par quatre lignes. Je me prépare à tout, et suis à vous, monsieur, avec tout dévouement possible.»

Ce billet me fut renvoyé sur-le-champ avec cette réponse sur la feuille à côté.

« Demeurez en repos, monsieur, tout est remis à mardi. Ce qu'on a changé aujourd'hui est peu de chose. Les grands principes subsistent toujours: rien de tout ce que vous faites entrer dans le délai n'y entre. Il faut se déterminer. On veut et on ne veut pas, et voilà tout. J'ignore le sujet, le détail et le résultat du conseil dont vous me parlez, monsieur. Je ne m'étonne point que ces messieurs vous aient dit ce qu'ils vous ont dit. Cela n'est que trop public. L'essentiel est que le détail s'ignore, car il blesserait sans doute autant que le gros est indifférent. Je suis tout à vous, monsieur.»

Soit dit en parenthèse qu'un courrier d'Angleterre, arrivé pendant le dîner du roi et après le départ du chancelier, fit rassembler le conseil sans lui, auquel le roi fit lire au conseil suivant la dépêche et la réponse. Telle était l'incommodité de Marly.

Ce 17 susdit était un dimanche, jour de conseil d'État. Le lundi se passa en inquiétude de ma part sur ce peu de chose que le chancelier m'avait mandé avoir été changé. Son langage m'avait appris que peu de chose en cette matière était beaucoup. Le mardi 19, jour de conseil de finances, et le premier après celui du dimanche, un quart d'heure de tête-à-tête du chancelier avec le roi mit la dernière main à l'édit. Le chancelier le fît mettre en forme aussitôt après à Versailles, l'y scella et l'envoya au parlement, où il fut enregistré le surlendemain, jeudi 21 mai. J'allai trouver le chancelier à Versailles, de qui j'appris que ce peu de chose qu'il m'avait mandé avoir été retranché était: la double séance des pairs démis et Chaulnes; que le roi, après avoir accordé l'un et l'autre, n'avait pu enfin se résoudre à la double séance, et que, prêt à lâcher le mot sur Chaulnes, comme il l'avait résolu avec le chancelier, il avait payé de propos, d'espérance certaine, mais sans avoir pu être persuadé de passer outre actuellement. Le dernier billet du chancelier m'avait fait douter de la double séance; j'y étais préparé. Je ne l'étais point au délai en l'air de Chaulnes, et j'en fus d'autant plus fâché que j'y avais plus compté, et que j'en avais donné la joie à M. de Beauvilliers, et fait donner par Mme de Saint-Simon à M. et Mme de Chevreuse. Les arrangements de M. de Chevreuse lui ont coûté cher plus d'une fois. S'il avait été à Marly, son affaire y serait sûrement finie, comme je sus bien le lui reprocher vivement. Je ne repondrais pas que la pique du roi sur ses absences ne lui ait valu ce tire-laisse . Il est certain que, depuis que la chose fut accordée en travaillant avec le chancelier, elle ne balança plus, mais le roi se plut à faire durer cette inquiétude, et à la pousser quelques mois. L'édit fit, à l'ordinaire, le bruit et la matière des conversations que font les choses nouvelles; nous y perdions trop pour être contents, nous y gagnions trop pour montrer du chagrin, et sur chose qui touchait si personnellement le roi, et qui était faite, notre parti fut une sagesse sobre, modeste et peu répandue en propos, ni même en réponse. Le chancelier content au dernier point de son édit, trouvait que je le devais être, parce que j'y gagnais deux procès en commun, et un en particulier; mais aucun gain ne pouvait me compenser les deux premiers articles. L'édit est entre les mains de tout le monde, ainsi je l'ai omis parmi les Pièces.

J'allai faire mon compliment à d'Antin. Je ne sais si le changement de la face de la cour, par la mort de Monseigneur, lui fit quelque impression à mon égard, quoique, dès l'introduction de l'affaire, il m'eût parlé avec des politesses qui allèrent aux respects, il me les prodigua en cette visite. Il ne tarda pas à profiter de la grâce qu'il avait su si habilement se procurer. Il fut enregistré et reçu au parlement le même jour 5 juin suivant. Il donna ensuite un grand dîner chez lui, où il n'y eut qu'une quinzaine de personnes d'invitées, hommes et femmes de sa famille ou de ses plus particuliers amis. Charost et moi y fûmes les deux seuls étrangers, encore Charost avait-il toujours vécu avec lui à l'armée. Il s'en fallait tout, comme on l'a vu, que j'en fusse là avec lui. Non content de m'envoyer prier chez moi, de m'en prier lui-même dans le salon à Marly, il m'en pressa encore tellement au parlement; pendant la buvette, qu'il n'y eut pas moyen de l'éviter. Il me fit les honneurs du repas et de sa maison avec une attention singulière; et, de retour à Marly, je m'aperçus aisément, aux gracieusetés que le roi chercha à me faire, que je lui avais fait ma cour d'avoir été de ce dîner. Le favori mit son duché-pairie sur sa terre d'Antin. En courtisan leste et délié, il dit que ce nom lui était trop heureux pour le changer. Il pouvait ajouter, quoique de bien autre naissance que le favori d'Henri III, que ce nom d'Épernon qu'il avait rendu si grand et si célèbre, lui serait et aux siens trop difficile à soutenir. Il fit un trait d'imprudence au delà de tous les Gascons: il osa prier le maréchal de Boufflers d'être l'un de ses témoins. Le maréchal en fut piqué, sans oser refuser une chose qui ne se refuse point, mais il ne voulut point signer le témoignage banal qu'on lui apporta. Il en fit un qu'il me montra pour lui en dire mon avis. J'y admirai comment la vertu supplée à tout. Sans rien de grossier, il ne s'y rendit coupable d'aucun mensonge; et j'ai toujours eu envie d'en avoir une copie, tant il m'avait plu.

Matignon fut au désespoir. Il s'était mis la chimère d'Estouteville dans la tête, qu'il espérait faire réussir par le mariage de son fils avec une fille du prince de Rohan; il n'y en avait point de si folle, je me contente de ce mot parce qu'il n'en fut question que dans leur projet. Cela seul lui avait fait entreprendre un grand succès contre la duchesse de Luynes. Il le perdit sans perdre son dessein de vue; et il était entré en accommodement pour faire en sorte que la terre d'Estouteville lui demeurât, en payant cher la connivence. C'était cette affaire prête à conclure qui avait empêché M. de Chevreuse d'aller à Marly. Il nous donnait un procès par cet accommodement auquel l'édit coupa pied, mais il était ami des chimères de cette sorte, et il trouvait un grand profit dans cet accommodement. Sa lenteur ordinaire, et ses demandes énormes au gré de Matignon, avaient traîné l'affaire qu'aucun des deux ne voulait rompre; l'un par intérêt pécuniaire, l'autre par intérêt d'ambition; tous deux espéraient de se faire venir l'un et l'autre à son point. Avec ces pourparlers l'affaire languit jusqu'au temps de l'édit, et ne fut conclue et signée que la surveille de sa déclaration. M. de Chevreuse instruit par d'Antin, vit bien alors qu'il n'y avait plus de temps à perdre; et Matignon, ravi d'avoir enfin d'Estouteville, et à meilleur marché qu'il n'avait espéré, se hâta de finir: Trois jours après la signature, il apprit l'édit et son contenu, qui lui ôtait toute espérance du seul usage d'Estouteville, pour lequel il s'en était si chèrement accommodé. Le voilà donc aux hauts cris. Il prétendit que le duc de Chevreuse ne s'était pressé tout à coup de conclure que de peur de n'y être plus à temps après l'édit, et qu'il était cruellement lésé dans une affaire qu'il n'avait terminée que pour un objet connu à M. de Chevreuse, et connu lors de la conclusion pour ne pouvoir plus être rempli. M. de Chevreuse, à son ordinaire tranquille, sage et froid, laissa crier et prétendit de son côté que Matignon y gagnait encore pécuniairement ce qu'il avait bien voulu donner à la paix et à son repos. Les Rohan, déçus de leurs espérances, retirèrent leur parole, qui n'était donnée qu'au cas de succès de la chimère; et, honteux d'avoir porté si publiquement l'intérêt de Matignon contre M. de Chevreuse, dont ils étaient si proches, dans le procès que Matignon avait perdu, ne se voulurent pas mêler de ses plaintes. La réputation si bien établie de M. de Chevreuse énerva tout ce que Matignon voulut dire, et les immenses richesses que ce dernier avait tirées de l'abandon d'amitié de Chamillart pour lui rendirent le monde fort dur sur sa mésaventure.

Un mois après l'enregistrement de l'édit, le chancelier me manda qu'il serait bien aise de m'entretenir sur une visite qu'il avait reçue du duc de La Rocheguyon. Il s'était plaint à lui amèrement, au nom de M. de La Rochefoucauld et au sien, de la décision que l'édit faisait en ma faveur sur notre question de préséance, et lui dit leur dessein d'en parler au roi. Le chancelier lui objecta les arrêts de Bouillon et de La Meilleraye en lit de justice, un édit récent, et le dessein du roi d'y décider ce procès avec tous les autres. La Rocheguyon insista. Le chancelier se tint couvert, mais sans lui dissimuler qu'il savait l'état de la question. L'autre, dans le dessein d'en tirer au moins quelque parti, glissa quelque chose tendant au même règlement qui subsiste entre les ducs d'Uzès et de La Trémoille, chose inepte parce que nos pères n'ont pas été séparément faits ducs et après pairs, comme ceux de MM. d'Uzès et de La Trémoille. Il finit en soutenant sa pointe, et proposant des écrits qu'il allait faire préparer. Le chancelier lui dit qu'il était le maître, et reconduisit honnêtement. La chose en demeura là pour lors. On en verra les suites en leur temps, qui ne réussirent pas à M. de La Rocheguyon. Mais cette affaire, venue à la suite de la mort de la duchesse de Villeroy, refroidit tout à fait l'amitié et le commerce étroit qui avait été jusqu'alors entre les ducs de Villeroy, de La Rocheguyon et moi. Il se réduisit peu à peu aux bienséances communes, et en est toujours demeuré là depuis, jusqu'à leur mort longues années après. M. de Luxembourg fit, à l'occasion de l'édit, un personnage dont un peu d'esprit ou de mémoire lui aurait épargné la façon. On a vu que le projet qui servit de base à l'édit avait été fait par le premier président d'Harlay, de concert avec d'Aguesseau, depuis chancelier, et avec le chancelier lors secrétaire d'État et contrôleur général; que Harlay était le conseil, l'ami, pour ne pas dire l'âme damnée du maréchal de Luxembourg, jusqu'à s'être déshonoré par la partialité criante et publique dont les injustices les plus inconsidérées nous forcèrent a sa récusation; enfin, que ce projet communiqué, par la permission du roi, au maréchal de Luxembourg pour ce qui le regardait, et à M. de Chevreuse, il y avait pleinement consenti, et ne l'avait pas fait sans avoir bien sondé sa cause, et sans le conseil du premier président d'Harlay. Le maréchal de Luxembourg vivait avec son fils dans une union et une confiance peu commune, à laquelle ce fils répondait pleinement, et cette intimité n'était ignorée de personne. Il avait donc eu connaissance du projet en même temps que son père et que le duc de Chevreuse son beau-père, dont la liaison avec eux était au plus intime, et qui était leur conseil. Le fils avait le même intérêt que le père en ce qui les regardait dans le projet, et son consentement avait été donné avec le sien. Il était à Rouen lorsque l'édit fut résolu. Il y avait eu du désordre pour les blés. Courson, intendant de Rouen, fils de Bâville, en avait toute la hauteur et toute la dureté, mais il n'en avait pas pris davantage. C'était un butor, brutal, ignorant, paresseux, glorieux, insolent du crédit et de l'appui de son père, et surtout étrangement intéressé. Ces qualités, dont il n'avait pas le sens de voiler aucune, lui avaient révolté la province. La disette de blé, qui se trouva factice et qui fut découverte, révolta la ville, qui se persuada que Courson faisait l'extrême cherté pour en profiter, et qui, poussée à bout par ses manières autant que par ses faits, et ayant manqué tout à fait de pain plus d'une fois, s'en prit enfin à lui, et l'eût accablé à coups de pierres s'il ne se fût sauvé de chez lui, et, toujours poursuivi dans les rues, se sauva enfin chez le premier président. Voysin et sa femme, amis de M. de Luxembourg dès la Flandre, saisirent cette occasion de lui procurer l'agrément, devenu si rare à un gouverneur de province, d'y aller faire sa charge. Voysin, dans la première fleur de sa place et de sa faveur, l'obtint aisément. M. de Luxembourg apparemment s'y trouva bien, ou voulut accoutumer le roi à le voir en Normandie sans nécessité; il y demeura donc après que tout fut apaisé, ce qui ne se put qu'en pourvoyant effectivement aux blés, et en ôtant à Rouen et à la province un intendant aussi odieux. Un autre aurait été chassé du moins, depuis que la robe met à couvert de toute autre punition, mais le fils de Bâville eut un privilége spécial pour désoler et piller de province en province. On l'envoya à Bordeaux, où il se retrouvera.

Il faut encore se souvenir que, lorsque d'Antin commença son affaire, M. de Luxembourg se joignit à nous contre lui, et qu'en même temps il reprit contre nous la sienne qu'il avait laissée dormir depuis longtemps, qui fut tout à la fois une bigarrure singulière. L'édit résolu, le chancelier qui, amoureux de son ouvrage, le voulait rendre autant qu'il était possible agréable à tout le monde, fit souvenir le roi du consentement donné par feu M. de Luxembourg au projet, qui, par rapport à lui, ne contenait que la même disposition de l'édit, et sur ce principe lui proposa de lui permettre d'en écrire à celui-ci. Il ne se rebuta point du refus qu'il reçut, et revint quelques jours après à la charge, et l'emporta. Il écrivit donc à M. de Luxembourg, le plus poliment du monde, pour lui faire bien recevoir la décision que son père et lui avaient approuvée autrefois. Il fut huit ou dix jours sans réponse. Le roi, impatient de savoir comment M. de Luxembourg avait pris la chose, et qui n'avait permis cette communication qu'à regret, se piqua du délai de réponse, et commanda au chancelier de récrire, et sèchement. Celui-ci, fâché du reproche que cela lui attirait du roi, obéit fort ponctuellement. M. de Luxembourg, que la première lettre avait fort surpris, et embarrassé sur la réponse au point d'un si long délai sans la faire, le fut bien plus de la recharge et du style dont il la trouva. Il fallut pourtant répondre, mais il fut encore cinq ou six jours à composer une lettre pleine de propos confus et de raisons frivoles. Le chancelier en fut piqué au vif. Son honnêteté prodiguée, un succès tout contraire à celui dont il n'avait pas douté, le reproche du roi qui se fâcha à lui d'une communication inutile et qui tournait si mal, mirent le maître et le ministre de mauvaise humeur. Le roi voulut que le chancelier répliquât durement, qui n'eut aucune peine à exécuter cet ordre. M. de Luxembourg qui, sans aucun esprit, était fort glorieux, et sensible au dernier point, fut outré; il n'osa répondre du même style. Son dépit redoubla à la vue de l'édit avec son nom dedans, et sa cause à son gré perdue. Le monde n'en jugea pas de même; le consentement de son père, avec qui sa considération était tombée, excita un parallèle peu agréable, et on le trouva heureux de sortir de la sorte d'un méchant procès qui pouvait lui coûter sa dignité de duc et pair de Piney, et le réduire à la sienne de duc vérifié. La mort de Monseigneur avait achevé de lui ôter sa considération. On a vu ailleurs à l'occasion de l'éclat avec lequel Mlle Choin fut renvoyée par Mme la princesse de Conti, à quel point de liaison intime de cabale le père et le fils étaient avec elle, et avec Clermont son amant qui en fut perdu. Cette liaison, qui avait toujours subsisté, avait initié M. de Luxembourg dans tout auprès de Monseigneur, sous le règne duquel il avait lieu de se promettre beaucoup; il était encore dans la première douleur de la perte de toutes ses espérances, lorsque cet édit acheva de l'affliger.

CHAPITRE XII. §

Grand changement à la cour par la mort de Monseigneur, et ses impressions différentes. — Duc du Maine. — Duc du Maine fort mal à Marly. — Princesse de Conti. — Cabale. — Duc de Vendôme. — Vaudemont et ses nièces. — Mlle de Lislebonne abbesse de Remi-remont. — Mme la Duchesse. — Prince de Rohan. — Princes étrangers. — D'Antin. — Huxelles, Beringhen, Harcourt, Boufflers, Sainte-Maure, Biron, Roucy, La Vallière. — Ducs de Luxembourg, La Rocheguyon, Villeroy. — La Feuillade. — Ministres et financiérs. — Le chancelier et son fils. — La Vrillière. — Voysin. — Torcy. — Desmarets. — Duc de Beauvilliers. — Fénelon archevêque de Cambrai. — Union de M. de Cambrai et de tout le petit troupeau. — Duc de Charost et sa mère. — Duc et duchesse de Saint-Simon. — Conduite des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. — Duc de Chevreuse. — Mgr le Dauphin. — Mme de Maintenon point aux ministres, tout au Dauphin. — Ministres travaillent chez le Dauphin.

Jamais changement ne fut plus grand ni plus marqué que celui que fit la mort de ce prince. Éloigné encore du trône par la ferme santé du roi, sans aucun crédit, et par soi de nulle espérance, il était devenu le centre de toutes les espérances et de la crainte par tous les personnages, par le loisir qu'une formidable cabale avait eu de se former, de s'affermir, de s'emparer totalement de lui, sans que la jalousie du roi, devant qui tout tremblait, s'en mît en peine, parce que son souci ne daignait pas s'étendre par delà sa vie, pendant laquelle il ne craignait rien avec raison.

On a déjà vu les impressions si différentes qu'elle fit dans l'état et dans le cœur du nouveau Dauphin et de son épouse, dans le cœur de M. le duc de Berry et dans l'esprit de la sienne, dans la situation de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, et dans l'âme de Mme de Maintenon, délivrée pour le présent de toute mesure et de toute épine pour l'avenir.

M. du Maine partagea de bon cœur ces mêmes affections avec son ancienne gouvernante, devenue la plus tendre et sa plus abandonnée protectrice. Foncièrement mal, de tout temps, comme on l'a dit, avec Monseigneur, il avait violemment tremblé de la manière dont on a vu que ce prince avait reçu les divers degrés de son élévation, et en dernier lieu surtout celle de ses enfants. Il était loin d'être rassuré là-dessus du côté du nouveau Dauphin et de Mme la Dauphine, mais un et un sont deux. Délivré de tous les princes du sang en âge et en maintien, dont il avait su sitôt et si grandement profiter, Monseigneur de moins, et possédé par Mme la Duchesse, lui fut un soulagement dont il ne prit pas même la peine de cacher l'extrême contentement. Il avait de trop bons yeux pour ne s'être pas aperçu que Mme la Dauphine n'ignorait rien de la protection qu'il avait prodiguée au duc de Vendôme sur tout ce qui s'était passé en Flandre, pour ne pas sentir que les maximes du nouveau Dauphin lui faisaient penser sur la grandeur qu'il s'était formée, et qu'il ne captiverait pas aisément par ses souplesses ceux qui pouvaient, et qui, selon toute apparence, pourraient le plus sur lui, mais la santé du roi lui faisait espérer encore un long terme de son aveuglement pour lui, pendant lequel il pourrait arriver de ces heureux hasards qui mettent le comble à la fortune. L'esprit léger de M. le duc d'Orléans lui parut moins un obstacle qu'une facilité à en tirer parti d'une façon ou d'une autre. Celui de M. le duc de Berry n'était pas pour l'inquiéter, mais il résolut de n'oublier rien pour ne trouver pas une ennemie dans Mme la duchesse de Berry, et il la cultiva avec adresse.

Il commençait à goûter un si doux repos, lorsque, surpris peu de jours après, à Marly, d'un mal étrange, dans la nuit, son valet de chambre l'entendit râler et le trouva sans connaissance. Il cria au secours. Mme la duchesse d'Orléans accourut en larmes; Mme la Duchesse et Mlles ses filles par bienséance, et beaucoup de gens pour faire leur cour, dans l'espérance que le roi saurait leur empressement. M. du Maine fut saigné, et accablé de remèdes parce qu'aucun ne réussissait. Fagon, à qui deux heures à peine suffisaient pour s'habiller par degrés, n'y vint qu'au bout de quatre, à cause de sa sueur toutes les nuits. Il était celui de tous le plus nécessaire en cette occasion, parce qu'il connaissoit ce mal par sa propre expérience, quoique jamais si rudement attaqué. Il gronda fort de la saignée et de la plupart des remèdes.

On tint conseil si on éveillerait le roi, et il passa que non, à la pluralité des voix. Il apprit à son petit lever toutes les alarmes de la nuit, qui étaient déjà bien calmées; il alla voir ce cher fils dès qu'il fut habillé, et y fut deux fois le jour pendant, les deux ou trois premiers, et une ensuite tous les jours, jusqu'à ce qu'il fût tout à fait bien.

Mme du Maine était cependant à Sceaux, au milieu des fêtes qu'elle se donnait. Elle s'écria qu'elle mourrait, si elle voyait M. du Maine en cet état, et ne sortit point de son palais enchanté. M. du Maine, accoutumé à en approuver tout servilement, approuva fort cette conduite et l'alla voir à Sceaux dès qu'il put marcher.

Mme la princesse de Conti fut celle qui regretta le plus Monseigneur, et qui y perdit le moins. Elle l'avait possédé seule et avec empire fort longtemps. Mlles de Lislebonne, qui ne bougeaient de chez elle, l'avaient peu à peu partagé, mais avec de grandes mesures de déférence. Le règne de Mlle Choin avait tout absorbé ce qui était resté à sa maîtresse, pour qui Monseigneur ne conserva que de la bienséance accompagnée d'ennui et souvent de dégoût, que l'amusement qu'il trouva chez Mme la Duchesse ne fit qu'accroître. Mme la princesse de Conti n'était donc de rien depuis bien des années, avec l'amertume de savoir Mlle de Lislebonne, sa protégée et son amie, en possession des matinées libres de Monseigneur, chez elle dans un sanctuaire scellé pour tout autre que Mme d'Espinoy, où se traitaient les choses de confiance; Mlle Choin, son infidèle domestique, devenue la reine du cœur et de l'âme de Monseigneur, et Mme la Duchesse intimement liée à elles, en tiers de tout avec elles et Monseigneur qu'elle possédait chez elle en cour publique. Il fallait fléchir avec toutes ces personnes, ne rien voir, leur plaire; et malgré ses humeurs, sa hauteur, son aigreur, elle s'y était ployée, et fut assez bonne pour être si touchée, qu'elle pensa suffoquer deux ou trois nuits après la mort de Monseigneur, en sorte qu'elle se confessa au curé de Marly.

Elle logeait en haut au château. Le roi l'alla voir. Le degré était incommode; il le fit rompre pendant Fontainebleau, et en fit un grand et commode. Il y avait plus de dix ans qu'il n'avait eu occasion de monter à Marly, et il fallait de ces occasions uniques pour lui faire faire l'essai de ce nouveau degré.

Mme la princesse de Conti guérit à nos dépens. Nous avions le second pavillon du coté de Marly fixe, le bas pour nous, le haut pour M. et Mme de Lauzun. Il est aussi près du château que le premier et n'en a pas le bruit; on nous y mit pour donner le second à Mme la princesse de Conti seule avec sa dame d'honneur. Quoique ennemie de l'air et de l'humidité, elle le préféra à son logement du château pour s'attirer plus de monde par la commodité de l'abord, et y tint depuis ses grands jours avec la vieillesse de la cour qu'elle y rassembla, et qui, faute de mieux, et par la commodité d'un réduit toujours ouvert, s'y adonna toute.

On jugera aisément du désespoir et de la consternation de cette puissante cabale, si bien organisée, que l'audace avait conduite aux attentats qu'on a rapportés. Quoique l'héritier de la couronne qu'elle avait porté par terre se fût enfin relevé, et que son épouse, unie à Mme de Maintenon, se fût vengée de l'acteur principal d'une scène si incroyable, la cabale se tenait ferme, gouvernait Monseigneur, ne craignait point qu'il lui échappât, l'entretenait dans le plus grand éloignement de son fils et de sa belle-fille, dans le dépit secret de la disgrâce de Vendôme, se promettait bien de monter sur le trône avec lui, et d'en anéantir l'héritier sous ce règne. Dieu souffle sur les desseins; en un instant il les renverse, et les asservit sans espérance à celui pour la pente duquel ils n'avaient rien oublié ni ménagé. Quelle rage, mais quelle dispersion ! Vendôme en frémit en Espagne, où il ne s'était jeté qu'en passant. De ce moment il résolut d'y fixer ses tabernacles, et de renoncer à la France après ce qu'il avait attenté, et ce qui l'en avait fait sortir. Mais la guerre, par où il comptait de se rendre nécessaire, n'était pas pour durer toujours. Le Dauphin et le roi d'Espagne s'étaient toujours tendrement aimés; leur séparation n'y avait rien changé; la reine d'Espagne, qui y pouvait tout, était sœur de son ennemie et intimement unie avec elle; le besoin passé, son état pouvait tristement changer; sa ressource fut de se lier le plus étroitement qu'il put à la princesse des Ursins et de devenir son courtisan, après avoir donné la loi à nos ministres et à notre cour. On en verra bientôt les suites.

Le Vaudemont se sentit perdu. Moins bien de beaucoup auprès du roi depuis la chute de Chamillart, il ne lui restait plus de protecteur. Torcy ne s'était jamais fié à lui, et Voysin n'avait jamais répondu que par des politesses crues à toutes les avances qu'il lui avait prodiguées. Il était sans commerce étroit avec les ministres, et dans la plus légère bienséance avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, si même il y en avait. Tessé bien traité, mais connu de Mme la Dauphine; la maréchale d'Estrées, qu'il s'était dévouée par d'autres contours, avaient les reins trop faibles pour le soutenir auprès de Mme la Dauphine; si justement irritée contre ses nièces et contre lui, si uni à M. de Vendôme et à Chamillart. Elle s'était à là fin dégoûtée de la maréchale d'Estrées. Mme de La Vallière, la plus spirituelle et la plus dangereuse des Noailles, lui avait enlevé la faveur et la confiance, et n'avait rien de commun avec une cabale qui marchait sous l'étendard de la Choin, toujours en garde contre tout ce qui tenait à son ancienne maîtresse. Vaudemont n'avait donc plus de vie effective que par le tout-puissant crédit de ses nièces sur Monseigneur, qui lui en donnait un direct avec lui, et un autre par réflexion de l'attente du futur. Cette corde rompue, il ne savait plus où se reprendre; la conduite tout autrichienne du duc de Lorraine portait un peu sur lui depuis que Chamillart n'était plus. Bien qu'à l'extérieur on n'eût pas donné attention aux circonstances si marquées, et qui ont été rapportées, de la conspiration tramée en Franche-Comté, qui fut déconcertée par la victoire du comte du Bourg et par la capture de la cassette de Mercy, cela n'avait pas laissé d'écarter encore plus ce protée.

Mlle de Lislebonne, pénétrée d'une si profonde chute personnelle et commune, trop sûre de sa situation avec Mme la Dauphine, et avec tout ce qui approchait intimement le Dauphin, n'était pas pour se pouvoir résoudre, altière comme elle était, à traîner dans une cour où elle avait régné toute sa vie. Son oncle et elle prirent donc le parti d'aller passer l'été en Lorraine, pour se dérober à ces premiers temps de trouble, et se donner celui de se former un plan de vie tout nouveau.

La fortune secourut cette fée. La petite vérole enleva tout de suite plusieurs enfants à M. de Lorraine, entre autres une fille de sept ou huit ans, qu'il avait fait élire abbesse de Remiremont, il y avait deux ans, après la mort de Mme de Salm. Cet établissement parut à l'oncle et à la nièce une planche après le naufrage, un état noble et honnête pour une vieille fille, une retraite fort digne et sans contrainte, une espèce de maison de campagne pour quand elle y voudrait aller, sans nécessité de résidence assidue, ni d'abdiquer Paris et la cour, et un prétexte de l'en tirer à sa volonté, avec quarante mille livres de rente à qui en avait peu et se trouvait privée des voitures de Monseigneur et de toutes les commodités qu'elle en tirait. Elle n'eut que la peine de désirer cet établissement; tout en arrivant en Lorraine, son élection se fit aussitôt.

Sa sœur, mère de famille, plus douce et plus flexible, ne se croyait pas les mêmes raisons d'éloignement; son métier d'espionne de Mme de Maintenon, dont on a vu d'avance un étrange trait, lui donnait de la protection et de la considération, dont le ressort était inconnu mais qui était marquée. Elle ne songea donc pas à quitter la cour, ce qui entrait aussi dans la politique de sa sœur et de son oncle. Mme d'Espinoy donna plutôt part qu'elle ne demanda permission de Remiremont pour sa sœur, laquelle passa avec la facilité pour eux ordinaire. Mlle de Lislebonne prit le nom de Mme de Remiremont, dont je l'appellerai désormais pour le peu de mention que j'aurai à faire d'elle dans la suite.

L'affaire de Remiremont se fit si brusquement que j'arrivai le soir de la permission donnée, sans en rien savoir, dans le salon, après le souper du roi. Je fus surpris de voir venir à moi, au sortir du cabinet du roi, Mme la Dauphine avec qui je n'avais aucune privance, m'environner et me rencoigner en riant avec cinq ou six dames de sa cour plus familières, me donner à deviner qui était abbesse de Remiremont. Je reculais toujours; et le rire augmentait de ma surprise d'une question qui me paraissait si hors de toute portée, et de ce que je n'imaginais personne à nommer. Enfin elle m'apprit que c'était Mlle de Lislebonne, et me demanda ce que j'en disais. « Ce que j'en dis? madame, lui répondis-je aussi en riant, j'en suis ravi pouvu que cela nous en délivre ici, et, à cette condition, j'en souhaiterais autant à sa sœur. — Je m'en doutais bien, répliqua la princesse,» et s'en alla riant de tout son cœur. Deux mois plus tôt, outre que l'occasion n'en eût pu être, une telle déclaration n'eût pas été de saison, quoique mes sentiments ne fussent pas ignorés. Alors, passé les premiers moments où cette hardiesse ne laissa pas de retentir, il n'en fut pas seulement question.

Mme la Duchesse fut d'abord abîmée dans la douleur. Tombée de ses plus vastes espérances, et d'une vie brillante et toujours agréablement occupée, qui lui mettait la cour à ses pieds, mal avec Mme de Maintenon, brouillée sans retour et d'une façon déclarée avec Mme la Dauphine, en haine ouverte avec M. du Maine, en équivalent avec Mme la duchesse d'Orléans, en procès avec ses belles-sœurs, sans personne de qui s'appuyer, avec un fils de dix-huit ans, deux filles qui lui échappaient déjà par le vol qu'elle leur avait laissé prendre, tout le reste enfant, elle se trouva réduite à regretter M. le Prince, et M. le Duc, dont la mort l'avait tant soulagée.

Ce fut alors que l'image si chérie de M. le prince de Conti se présenta sans cesse à sa pensée et à son cœur, qui n'aurait plus trouvé d'obstacle à son penchant, et ce prince avec tant de talents que l'envie avait laissés inutiles, réconcilié peu avant sa mort avec Mme de Maintenon, intimement lié avec le Dauphin par les choses passées, et de toute sa vie avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et l'archevêque de Cambrai, uni à Mme la Dauphine par la haine commune de Vendôme et par la conduite et les propos qu'il avait tenus pendant la campagne de Lille, aurait été bientôt le modérateur de la cour, et de l'État dans la suite. C'était le seul à qui Mme la Duchessse eût été fidèle, elle était l'unique pour qui il n'eût pas été volage; il lui aurait fait hommage de sa grandeur, et elle aurait brillé de son lustre. Quels souvenirs désespérants, avec Lassai fils pour tout réconfort! Faute de mieux elle s'y attacha sans mesure, et l'attachement dure encore après plus de trente ans.

Une désolation si bien fondée cessa pourtant bientôt quant à l'extérieur; elle n'était pas faite pour les larmes, elle voulut s'étourdir, et pour faire diversion elle se jeta dans les amusements, et bientôt dans les plaisirs, jusqu'à la dernière indécence pour son âge et son état. Elle chercha à y noyer ses chagrins, et elle y réussit. Le prince de Rohan, qui avait jeté un million dans l'hôtel de Guise devenu un admirable palais entre ses mains, lui donna des fêtes sous prétexte de lui faire voir sa maison.

On a vu ailleurs combien il était uni à Mmes de Remiremont et d'Espinoy; cette union l'avait lié à Mme la Duchesse. Sa chute, l'état où le procès de la succession de M. le Prince mettaient ses affaires, le nombre d'enfants qu'elle avait, lui fit espérer que le rang et les établissements de son fils, de son frère, de sa maison, avec ce palais et des biens immenses, pourraient tenter Mme la Duchesse de se défaire pour peu d'une de ses filles en faveur de son fils, et que le souvenir de sa mère pourrait encore assez sur le roi, avec la protection de Mme d'Espinoy auprès de Mme de Maintenon, pour lever la moderne difficulté des alliances avec le sang royal.

Il redoubla donc de jeu, de soins, de fêtes, d'empressement pour Mme la Duchesse. Il s'était servi de sa situation brillante auprès de Monseigneur, et de ce qui le gouvernait pour s'approcher de Mme la Dauphine par un jeu prodigieux, une assiduité et des complaisances sans bornes qu'il redoubla en cette occasion; et la grande opinion qu'il avait de sa figure lui avait fait hasarder des galanteries par la Montauban sa cousine, dont Mme la Dauphine s'était fort moquée, mais fort en particulier, et l'avait toujours traité avec distinction et familiarité à cause de Monseigneur et de ses entours. Il songeait par là à donner une grande et durable protection à son rang de prince étranger. La consternation était tombée sur toutes ces usurpations étrangères qui espéraient tout de Monseigneur par ceux des leurs qui l'obsédaient, et qui se crurent perdues sans ressource par le nouveau Dauphin dont ils redoutaient les sentiments, et de ce qui pouvait le plus sur lui. On a vu qu'ils auraient pu se trouver déçus dans leurs idées sur le père, mais elles étaient justes sur le fils, à qui la lecture avait appris ce qu'ils savaient faire, et dont l'équité, le jugement solide et le discernement ne s'accommodaient pas d'un ordre de gens sortis, formés et soutenus par le désordre.

Le prince de Rohan ne put réussir dans ses vues auprès de Mme la Duchesse; il enraya promptement. Il n'eut garde de se montrer fâché par une conduite trop marquée qui aurait mis en évidence ce qu'il voulait si soigneusement cacher, mais n'ayant plus ni vues ni besoin d'elle, il se retira peu à peu sans cesser de la voir, et Mme de Remiremont et Mme d'Espinoy, qui n'avaient plus à compter avec elle, s'en retirèrent aussi beaucoup peu à peu. On a vu plus haut ce que devint Mlle Choin.

D'Antin mieux que jamais avec le roi, parvenu sitôt après la mort de Monseigneur au comble de ses désirs et de la fortune, n'eut pas besoin de grandes réflexions pour se consoler. On a vu, lors de la campagne de Lille, avec quelle souple adresse il avait su s'initier avec Mme la Dauphine, qu'il n'avait pas négligée depuis, et dont il espérait un puissant contre-poids aux mœurs du nouveau Dauphin, et au plus qu'éloignement qui était entre lui et ceux qui pouvaient le plus sur ce prince. Il comptait que la santé du roi lui donnerait le temps de rapprocher le Dauphin et de ramener peut-être à lui ceux qu'il craignait davantage. La mort de Monseigneur l'affranchissait d'une assiduité auprès de lui fort pénible qui lui ôtait un temps précieux auprès du roi, et il n'en pouvait rien retrancher comme valet pris à condition de servir deux maîtres. Il se trouvait délivré de la domination de Mme la Duchesse, par cela même réduite à compter avec lui, et débarrassé de plus de tous les manéges indispensables, et souvent très-difficiles, pour demeurer uni avec tous les personnages de cette cabale qui dominait Monseigneur, dont les subdivisions donnaient bien de l'exercice aux initiés qui, comme d'Antin, voulaient aussi figurer avec eux, et qui avait plus d'une fois tâté de leur jalousie et de leurs hauteurs. Enfin il espéra augmenter sa faveur par une assiduité sans partage, qui le rendrait considérable à la nouvelle cour, et lui donnerait les moyens de s'y initier à la longue. Il songeait toujours à entrer dans le conseil, car a-t-on jamais vu un heureux se dire: C'est assez? Des adhérents de la cabale, ou des gens particulièrement bien avec Monseigneur et qui se croyaient en situation de figure ou de fortune sous son règne, tous eurent leur part de la douleur ou de la chute. Le maréchal d'Huxelles fut au désespoir, et n'osa en faire semblant, mais pour tenir manégea sourdement une liaison avec M. du Maine. Le premier écuyer, honteux de regarder d'où son père était sorti, paré de sa mère et de sa femme, avait osé plus d'une fois aspirer à être duc, et n'espérait rien moins de Monseigneur, tellement qu'il fut affligé comme un homme qui a perdu sa fortune. Harcourt plus avant qu'eux tous, se consola plus aisément que pas un. Il avait Mme de Maintenon entièrement à lui, sa fortune complète, et il avait su se mettre secrètement bien avec la Dauphine, il y avait longtemps, au lieu que les deux précédents n'y avaient aucune jointure, ni avec le Dauphin, et se trouvaient fort éloignés de ce qui l'approchait le plus, pareils en ce dernier article à Harcourt. Boufflers, assez avant avec Monseigneur pour lui avoir fait ses plaintes des froideurs, pour ne rien dire de plus, qu'il recevait du roi sans cesse depuis ses désirs de l'épée de connétable, et qui en était favorablement écouté, le regretta par amitié en galant homme. Il était encore plus à portée du nouveau Dauphin qui savait mieux connaître et goûter la vertu. Je l'avais extrêmement rapproché des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; je m'en étais fait un travail, et j'y avais assez réussi pour m'en promettre des fruits. Ainsi Boufflers n'avait qu'à gagner, considéré d'ailleurs de Mme la Dauphine, et toujours très-bien avec Mme de Maintenon, et dans un comble de fortune.

De classe inférieure, Sainte-Maure, qui n'était bon qu'à jouer, perdit véritablement sa fortune. La Vallière tenait trop de toutes façons à Mme la princesse de Conti pour attendre beaucoup d'un prince dans la main de Mlle Choin; il avait épousé celle des Noailles qui avait le plus d'esprit, de sens, d'adresse, de vues, de manéges et d'intrigue, qui gouvernait sa tribu, qui était comptée à la cour, et qui était dans la plus grande confidence de la nouvelle Dauphine; avec cela hardie, entreprenante, mais avec des boutades et beaucoup d'humeur. Biron et Roucy qui, sans être menins, étaient de tout temps très-attachés, et de tous les voyages de Monseigneur, crurent leur fortune perdue. Roucy eut raison; il fallait être Monseigneur pour en faire une espèce de favori. Biron, prisonnier d'Audenarde, conservait le chemin de la guerre; il est aujourd'hui duc et pair, comme on le verra en son temps, et doyen des maréchaux de France. Il était frère de Mme de Nogaret et de Mme d'Urfé, amies intimes de Mme de Saint-Simon et les miennes, et neveu de M. de Lauzun de chez qui il ne bougeait. Je l'avais appproché de M. de Beauvilliers, et j'avais réussi à le bien mettre avec lui; par ce côté si important, et par sa sœur auprès de Mme la Dauphine, il eut de quoi espérer de la nouvelle cour.

Trois hommes à part peuvent tenir encore place ici: les ducs de La Rocheguyon, de Luxembourg et de Villeroy. On a vu les liens par lesquels M. de Luxembourg tenait à Monseigneur, dont il avait lieu de se promettre une figure autant qu'il en pouvait être capable. D'ailleurs il ne tenait à rien; car, hors quelques agréments en Normandie, Voysin ne pouvait le mener plus loin. Le roi ne considérait en lui que son nom. Il avait conservé des amis de son père, et il était fort du grand monde, mais c'était tout, malgré l'amitié de M. de Chevreuse, qui sentait bien qu'il n'y avait point de parti à en tirer. Il était si grand seigneur qu'il put se consoler dans soi-même. Il en faut dire encore plus des deux autres, qui par leurs charges existaient d'une façon plus importante pour eux et plus soutenue. Les mêmes, lettres, dont j'ai parlé quelque part ici, qui causèrent leur disgrâce, dont ils ne sont même personnellement jamais bien revenus avec le roi, les avaient bien mis avec Monseigneur, outre l'habitude et à peu près le même âge; mais ils n'avaient pas auprès de lui les mêmes ailes que M. de Luxembourg, et comme lui avaient perdu M. le prince de Conti, leur ami intime, qui les avait laissés à découvert à M. de Vendôme et aux siens. Celui-ci n'y était plus, mais il y existait par d'autres, et serait sûrement revenu après le roi. Ce n'était pas qu'ils fussent personnellement mal avec lui; mais les amis intimes de feu M. le prince de Conti ne pouvaient jamais être les siens. Ces deux beaux-frères, avec de si grands établissements, ne firent donc pas une si grande perte.

Un quatrième se trouva dans un nouveau désarroi. C'était La Feuillade. Perdu à son retour de Turin, il avait cherché à s'attacher à Monseigneur, et à profiter du peu de temps que Chamillart demeura en place pour s'appuyer de Mlle de Lislebonne et de M. de Vendôme. On a vu ailleurs qu'il avait percé jusqu'à Mlle Choin. Le jeu d'ailleurs le soutenait à Meudon. Il était de tous les voyages, sans pourtant avoir rien gagné sur Monseigneur. Néanmoins, avec de si puissants entours, il comptait sous lui se ramener la fortune. Il en désespérait du reste du règne du roi; et pour celui qui le devait suivre, il avait tout ce qu'il fallait pour en être encore plus éloigné; aussi fut-il fort affligé.

Deux genres d'hommes fort homogènes, quoique fort disproportionnés, le furent jusqu'au plus profond du cœur, les ministres et les financiers. On a vu, à l'occasion de l'établissement du dixième, ce que le nouveau-Dauphin pensait de ces derniers, et avec quelle liberté il s'en expliquait. Mœurs, conscience, instruction, tout en lui était pour eux cause très-certaine des plus vives terreurs. Celle des ministres ne fut guère moindre. Monseigneur était le prince qu'il leur fallait pour régner en son nom, avec plus, s'il se peut, de pouvoir qu'ils n'en avaient usurpé, mais avec beaucoup moins de ménagement. En sa place, ils voyaient arriver un jeune prince instruit, appliqué, accessible, qui voudrait voir et savoir, et qui avait, avec une volonté déjà soupçonnée, tout ce qu'il fallait pour les tenir bas, et vraiment ministres, c'est-à-dire exécuteurs, et plus du tout ordonnateurs, encore moins dispensateurs. Ils le sentirent, et déjà ils commencèrent un peu à baisser le ton, on peut juger avec quelle douleur.

Le chancelier perdait tout le fruit d'un attachement qu'il avait su ménager dès son entrée aux finances, et qu'il avait eu moyen et attention de cultiver très-soigneusement par Bignon son neveu, par du Mont qu'il avait rendu son ami par mille services, par Mlle de Lislebonne et Mme d'Espinoy qu'ils s'étaient aussi dévouées, en sorte qu'il avait lieu de se flatter sous Monseigneur, qui lui marquait amitié et distinction, du premier personnage dans les affaires, et d'une influence principale à la cour, que ses talents étaient bastants pour soutenir, et pour porter fort loin dans la primauté de sa charge. L'échange de ce qui succédait était bien différent. Rien là ne lui riait. Ennemi réputé des jésuites, et fort soupçonné de jansénisme, brouillé dès son entrée aux finances avec le duc de Beauvilliers, et hors de bienséance ensemble par les prises au conseil, où ils étaient rarement d'accord, et où, sur les matières de Rome, elles se poussaient quelquefois loin, et sans ménagement de la part du chancelier, déclaré de plus, même avec feu, contre l'archevêque de Cambrai dans tout le cours et les suites de son affaire. C'en était trop, avec un caractère droit, sec, ferme, pour ne pas se croire perdu, et pour que l'amitié, qui s'était maintenue entre le duc de Chevreuse et lui, lui pût être une ressource, et il le sentit bien.

Son fils, aussi universellement abhorré qu'il était mathématiquement détestable, avait encore trouvé le moyen de se faire également craindre et mépriser, d'user même la bassesse d'une cour la plus servile, et de se brouiller avec les jésuites, tout en faisant profession d'intimité avec eux, en les maltraitant en mille choses, jusque-là qu'au lieu de lui savoir gré de l'inquisition et de la persécution ouverte qu'il faisait avec une singulière application à tout ce qu'il croyait qui pouvait sentir le jansénisme, ils l'imputaient à son goût de faire du mal.

C'était la bête de la nouvelle Dauphine qui ne s'épargnait pas à lui nuire auprès du roi. J'en dirai un trait entre plusieurs. Un soir que Pontchartrain sortait de travailler avec le roi, elle entra du grand cabinet dans la chambre. Mme de Saint-Simon la suivait avec une ou deux dames. Elle avisa, auprès de la place où Pontchartrain avait été, de gros vilains crachats pleins de tabac: «Ah! voilà qui est effroyable! dit-elle au roi; c'est votre vilain borgne; il n'y a que lui qui puisse faire de ces horreurs-là,» et de là à lui tomber dessus de toutes les façons. Le roi la laissa dire, puis lui montrant Mme de Saint-Simon, l'avertit que sa présence la devait retenir. « Bon! répondit-elle, elle ne le dira pas comme moi; mais je suis sûre qu'elle en pense tout de même. Eh! qui est-ce qui en pense autrement ?» Là-dessus le roi sourit, et se leva pour passer au souper. Le nouveau Dauphin n'en pensait guère mieux, ni tout ce qui l'approchait. C'était donc une meule de plus attachée au cou du père, qui en sentait tout le poids, et Mme de Maintenon, de longue main brouillée avec le père comme on l'a vu en son temps, n'amait pas mieux le fils que la princesse.

La Vrillière était aimé parce qu'il faisait plaisir de bonne grâce aux rares occasions que sa charge lui en pouvait fournir, mais qui n'avait que des provinces sans autre département . Lui et sa femme ensemble, et chacun à part, étaient très-bien avec Monseigneur; amis intimes de du Mont, et parvenus auprès de Mlle Choin à une amitié de confiance, à quoi le premier écuyer et Bignon encore plus les avaient fort servis. La perte fut donc extrême. Il ne tenait d'ailleurs qu'au chancelier, avec qui il vivait comme un fils; et cette liaison si naturelle m'avait été un obstacle à l'approcher du duc de Beauvilliers, à quoi j'avais vainement travaillé. Mme de Mailly, sa belle-mère, n'avait pas les reins assez forts pour le soutenir. Il avait un malheur domestique qu'il eut la sagesse d'ignorer seul à la cour, et ce malheur creusait sa ruine. Mme de La Vrillière, en butte à Mme la Dauphine, triomphait d'elle en folle depuis bien des années sans ménagement. Il y avait eu jusqu'à des scènes, et Mme la Dauphine ne haïssait rien au monde tant qu'elle. Tout cela présageait un triste avenir.

Voysin, sans nulle autre protection que celle de Mme de Maintenon, sans art, sans tour, sans ménagement pour personne, enfoncé dans ses papiers, enivré de sa faveur, sec, pour ne pas dire brutal, en ses réponses, et insolent dans ses lettres, n'avait pour lui que le manége de sa femme; et tous deux nulle liaison avec la nouvelle cour, trop nouveaux pour s'être fait des amis, et le mari peu propre à s'en faire, peut-être moins à en conserver, avec une place la plus enviée de toutes, et la moins difficile à y trouver un successeur.

Torcy, doux et mesuré, avait pour soi la longue expérience des affaires, et le secret de l'État et des postes, beaucoup d'amis et point d'ennemis alors. Il était cousin germain des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, et gendre de Pomponne, pour qui MM. de Chevreuse et de Beauvilliers avaient une confiance entière, et une estime qui allait à la vénération. D'ailleurs, sans liaison avec Monseigneur, ni avec la cabale frappée. Une telle position semblait heureuse à l'égard de la nouvelle cour, mais ce n'était qu'une écorce. Au fond, Torcy n'était qu'en bienséance avec les ducs et les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers; ni la parenté, ni le commerce continuel et indispensable d'affaires, n'avaient pu fondre les glaces qui s'étaient mises entre eux. Ils ne se voyaient que par nécessité d'affaires ou de bienséance, et cette froide bienséance n'était pas même poussée bien loin. Torcy et sa femme vivaient dans la plus parfaite union. Mme de Torcy, avec de l'humeur et de la hauteur, ne daignait pas voiler assez ses sentiments. Son nom les rendait encore plus suspects; et quelque chose de plus que du crédit qu'elle avait pris sur son mari le rendait coupable d'après elle, et conséquemment aux yeux des deux ducs dangereux dans le ministère. Il ne fléchissait point au conseil sur les matières de Rome, où tout en douceur il soutenait avec force et capacité les avis que le chancelier embrassait après, et qui donnaient lieu à ses prises avec le duc de Beauvilliers, qui y souffrait beaucoup des raisons détaillées de l'un, soutenues de la force et de l'autorité de l'autre. Mme de Torcy était moins aimée que Torcy, et plutôt éloignée qu'approchée de la nouvelle Dauphine pour qui elle ne s'était jamais contrainte, encore moins pour qui que ce fût. Elle ne laissait pas d'avoir des amis, ainsi que Torcy, mais dont pas un n'était d'aucune ressource pour le futur que sa sœur par Mme la Duchesse, qui pût leur faire regretter Monseigneur.

Desmarets avait assez longtemps tâté de la plus profonde disgrâce pour avoir pu faire d'utiles réflexions, et il avait été ramené sur l'eau avec tant de travail et de peine qu'il devait avoir appris à connaître les amis de sa personne, et à discerner ceux que les places donnent toujours, mais qui ne durent qu'autant qu'elles. Il avait assez d'esprit et de sens pour que rien lui manquât de ce côté pour la conduite, et cependant il en manqua tout à fait. Le ministère l'enivra. Il se crut l'Atlas qui soutenait le monde, et dont l'État ne pouvait se passer; il se laissa séduire par les nouveaux amis de cour, et il compta pour rien ceux de sa disgrâce.

On a vu ailleurs que mon père, et moi à son exemple, avions été des principaux, et que je l'avais fort servi auprès de Chamillart, et pour rentrer dans les finances, et pour lui succéder dans la place de contrôleur général. On a vu qu'il ne l'ignorait pas, et tout ce qui se passa là-dessus entre lui et moi. Avec la déclaration que je lui avais faite, et que je tins exactement, il devait donc être doublement à son aise avec moi. Néanmoins je m'aperçus bientôt qu'il se refroidissait; je suivis d'un œil sa conduite à mon égard pour ne me pas méprendre entre ce qui pouvait être accidentel dans un homme chargé d'affaires épineuses, et ce que j'en soupçonnais. Mes soupçons devinrent une évidence qui me firent retirer de lui tout à fait, sans toutefois faire semblant de rien. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers s'aperçurent de cette retraite; ils m'en parlèrent, ils me pressèrent; je leur avouai le fait et la cause. Ils essayèrent de me persuader que Desmarets était le même pour moi, et qu'il ne fallait pas prendre garde au froid et à la distinction que lui donnaient ses tristes occupations. Ils m'exhortèrent souvent d'aller chez lui, je les laissais dire et ne changeais rien à ce que je m'étais proposé. À la fin, lassés de mon opiniâtreté, pendant le dernier voyage de Fontainebleau ils me prirent un matin et me menèrent dîner chez Desmarets. Je résistai; ils le voulurent: j'obéis, et leur dis qu'ils auraient donc le plaisir d'être convaincus par eux-mêmes. En effet, le froid et l'inapplication furent si marqués pour moi, que les deux ducs piqués me l'avouèrent, et convinrent que j'avais raison de cesser de le voir.

Eux-mêmes ne tardèrent pas d'éprouver la même chose. L'honneur d'être leur cousin germain était le plus grand relief de Desmarets, et leur situation un appui pour lui et une décoration infinie. La relation nécessaire d'affaires avec eux était un autre lien. Enfin c'étaient ceux qui, à force de bras par Chamillart et par eux-mêmes, l'avaient tiré d'opprobre, et remis en honneur et dans le ministère. Malgré tant de raisons si majeures d'attachement et d'union, il les mit au même point où j'étais avec lui. Ils ne se voyaient que de loin à loin par une rare bienséance, et fort peu de communication d'affairés qui ne se pouvait éviter entièrement avec le duc de Beauvilliers, de qui je sus vers ces temps-ci que lui ni le duc de Chevreuse ne lui parlaient plus de rien, et qu'ils étaient hors de toute portée avec lui.

Il alla jusqu'à persécuter ouvertement le vidame d'Amiens, et les chevau-légers à cause du vidame, qui rompit ouvertement avec lui. Il n'en usa pas mieux avec Torcy, sa mère et sa sœur, dont il avait été le commensal, depuis ses premiers retours de Maillebois jusqu'à son entrée dans le ministère, et il les poussa tous trois à ne le plus voir du tout. Le chancelier, qui à la vérité n'avait pas été heureux pour lui, mais qui avait rompu auprès du roi les premières glaces pour le rappeler aux finances du temps qu'il était contrôleur général, était le seul de tous les ministres qui ne fût pas payé, en sorte qu'il n'eut rien à se reprocher du côté de l'ingratitude, dans une place, et avec une humeur féroce dont il n'était pas maître, qui le rendait redoutable aux femmes même, et d'une paresse qui ralentissait tout.

Une conduite si dépravée ne lui donnait pas beau jeu pour l'avenir, et son peu d'accès auprès de Monseigneur et de son intime cour ne lui faisait rien perdre à ce qui venait de disparaître. Telle était à la mort de Monseigneur la situation des ministres. Il faut venir maintenant à celle du duc de Beauvilliers, et de ceux qui trouvèrent leur ressource dans ce grand changement, et voir après les effets de ces contrastes.

Peu de gens parurent sur la scène du premier coup d'œil. Ceux-là mêmes ne purent être guère aperçus, hors les principaux ou les plus marqués, par les mesures politiques dont ils se couvrirent; mais on peut juger qu'il y eut presse d'avoir part avec ces principaux, et avec ceux des autres qui purent être reconnus. On peut imaginer encore quels furent les sentiments du duc de Beauvilliers, le seul homme peut-être pour lequel Monseigneur avait conçu une véritable aversion, jusqu'à ne l'avoir pu dissimuler, laquelle était sans cesse bien soigneusement fomentée. En échange, Beauvilliers voyait l'élévation inespérée d'un pupille qui se faisait un plaisir secret de l'être encore, et un honneur public de le montrer, sans que rien eût pu le faire changer là-dessus. L'honnête homme dans l'amour de l'État, l'homme de bien dans le désir du progrès de la vertu, et sous ce puissant auspice un autre M. de Cambrai dans Beauvilliers, se voyait à portée de servir utilement l'État et la vertu, de préparer le retour de ce cher archevêque, et de le faire un jour son coopérateur en tout. À travers la candeur et la piété la plus pure, un reste d'humanité inséparable de l'homme faisant goûter à celui-ci un élargissement de cœur et d'esprit imprévu, un aise pour des desseins utiles qui désormais se remplissaient comme d'eux-mêmes, une sorte de dictature enfin d'autant plus savoureuse qu'elle était plus rare et plus pleine, moins attendue et moins contredite, et qui par lui se répandait sur les siens, et sur ceux de son choix. Persécuté au milieu de la plus éclatante fortune, et, comme on l'a vu ici en plus d'un endroit, poussé quelquefois jusqu'au dernier bord du précipice, il se trouvait tout d'un coup fondé sur le plus ferme rocher; et peut-être ne regarda-t-il pas sans quelque complaisance ces mêmes vagues, de la violence desquelles il avait pensé être emporté quelquefois, ne pouvoir plus que se briser à ses pieds. Son âme toutefois parut toujours dans la même assiette; même sagesse, même modération, même attention, même douceur, même accès, même politesse, même tranquillité, sans le moindre élan d'élévation, de distraction, d'empressement. Une autre cause plus digne de lui le comblait d'allégresse. Sûr du fond du nouveau Dauphin, il prévit son triomphe sur les esprits et sur les cœurs dès qu'il serait affranchi et en sa place, et ce fut sur quoi il s'abandonna secrètement avec nous à sa sensibilité. Chevreuse, un avec lui dans tous les temps de leur vie, s'éjouit avec lui de la même joie, et y en trouva les mêmes motifs, et leurs familles s'applaudirent d'un consolidement de fortune et d'éclat qui ne tarda pas à paraître. Mais celui de tous à qui cet événement devint le plus sensible fut Fénelon, archevêque de Cambrai. Quelle préparation! Quelle approche d'un triomphe sûr et complet, et quel puissant rayon de lumière vint à percer tout à coup une demeure de ténèbres ! Confiné depuis douze ans dans son diocèse, ce prélat y vieillissait sous le poids inutile de ses espérances, et voyait les années s'écouler dans une égalité qui ne pouvait que le désespérer. Toujours odieux au roi, à qui personne n'osait prononcer son nom, même en choses indifférentes; plus odieux à Mme de Maintenon, parce qu'elle l'avait perdu; plus en butte que nul autre à la terrible cabale qui disposait de Monseigneur, il n'avait de ressource qu'en l'inaltérable amitié de son pupille, devenu lui-même victime de cette cabale, et qui, selon le cours ordinaire de la nature, le devait être trop longtemps pour que le précepteur pût se flatter d'y survivre, ni par conséquent de sortir de son état de mort au monde. En un clin d'œil, ce pupille devient Dauphin; en un autre, comme on va le voir, il parvient à une sorte d'avant-règne. Quelle transition pour un ambitieux! On l'a déjà fait connaître lors de sa disgrâce. Son fameux Télémaque, qui l'approfondit plus que tout et la rendit incurable, le peint d'après nature. C'étaient les thèmes de son pupille qu'on déroba, qu'on joignit, qu'on publia à son insu dans la force de son affaire. M. de Noailles, qui, comme on l'a vu, ne voulait rien moins que toutes les places du duc de Beauvilliers, disait au roi alors et à qui voulut l'entendre, qu'il fallait être ennemi de sa personne pour l'avoir composé. Quoique si avancés ici dans la connaissance d'un prélat qui a fait, jusque du fond de sa disgrâce, tant de peur, et une figure en tout état si singulière, il ne sera pas inutile d'en dire encore un mot ici.

Plus coquet que toutes les femmes, mais en solide et non en misères, sa passion était de plaire, et il avait autant de soin de captiver les valets que les maîtres, et les plus petites gens que les personnages. Il avait pour cela des talents faits exprès, une douceur, une insinuation, des grâces naturelles et qui coulaient de source, un esprit facile, ingénieux, fleuri, agréable, dont il tenait, pour ainsi dire, le robinet, pour en verser la qualité et la quantité exactement convenables à chaque chose et à chaque personne. Il se proportionnait et se faisait tout à tous; une figure fort singulière, mais noble, frappante, perçante, attirante; un abord facile à tous; une conversation aisée, légère et toujours décente, un commerce enchanteur; une piété facile, égale, qui n'effarouchait point et se faisait respecter; une libéralité bien entendue; une magnificence qui n'insulte point, et qui se versait sur les officiers et les soldats, qui embrassait une vaste hospitalité, et qui, pour la table, les meubles et les équipages, demeurait dans les justes bornes de sa place; également officieux et modeste, secret dans les assistances qui se pouvaient cacher et qui étaient sans nombre, leste et délié sur les autres jusqu'à devenir l'obligé de ceux à qui il les donnait, et à le persuader; jamais empressé, jamais de compliments, mais une politesse qui, en embrassant tout, était toujours mesurée et proportionnée, en sorte qu'il semblait à chacun qu'elle n'était que pour lui, avec cette précision dans laquelle il excellait singulièrement. Adroit surtout dans l'art de porter les souffrances, il en usurpait un mérite qui donnait tout l'éclat au sien, et qui en portait l'admiration et le dévouement pour lui dans le cœur de tous les habitants des Pays-Bas quels qu'ils fussent, et de toutes les dominations qui les partageaient, dont il avait l'amour et la vénération. Il jouissait, en attendant un autre genre de vie, qu'il ne perdit jamais de vue, de toute la douceur de celle-ci, qu'il eût peut-être regrettée dans l'éclat après lequel il soupira toujours, et il en jouissait avec une paix si apparente que qui n'eût su ce qu'il avait été, et ce qu'il pouvait devenir encore, aucun même de ceux qui l'approchaient le plus, et qui le voyaient avec le plus de familiarité, ne s'en serait jamais aperçu.

Parmi tant d'extérieur pour le monde, il n'en était pas moins appliqué à tous les devoirs d'un évêque qui n'aurait eu que son diocèse à gouverner, et qui n'en aurait été distrait par aucune autre chose. Visites d'hôpitaux, dispensation large mais judicieuse d'aumônes, clergé, communautés, rien ne lui échappait. Il disait tous les jours la messe dans sa chapelle, officiait souvent, suffisait à toutes ses fonctions épiscopales sans se faire jamais suppléer, prêchait quelquefois. Il trouvait du temps pour tout, et n'avait point l'air occupé. Sa maison ouverte, et sa table de même, avait l'air de celle d'un gouverneur de Flandre, et tout à la fois d'un palais vraiment épiscopal; et toujours beaucoup de gens de guerre distingués, et beaucoup d'officiers particuliers, sains, malades, blessés, logés chez lui, défrayés et servis comme s'il n'y en eût eu qu'un seul; et lui ordinairement présent aux consultations des médecins et des chirurgiens, faisant d'ailleurs, auprès des malades et des blessés les fonctions de pasteur le plus charitable, et souvent par les maisons et par les hôpitaux; et tout cela sans oubli, sans petitesse, et toujours prévenant, avec les mains ouvertes. Aussi était-il adoré de tous. Ce merveilleux dehors n'était pourtant pas tout lui-même.

Sans entreprendre de le sonder, on peut dire hardiment qu'il n'était pas sans soins et sans recherche de tout ce qui pouvait le raccrocher et le conduire aux premières places. Intimement uni à cette partie des jésuites à la tête desquels était le P. Tellier, qui ne l'avaient jamais abandonné, et qui l'avaient soutenu jusque par delà leurs forces, il occupa ses dernières années à faire des écrits qui, vivement relevés par le P. Quesnel et plusieurs autres, ne firent que serrer les nœuds d'une union utile par où il espéra d'émousser l'aigreur du roi. Le silence dans l'Église était le partage naturel d'un évêque dont la doctrine avait, après tant de bruit et de disputes, été solennellement condamnée. Il avait trop d'esprit pour ne le pas sentir; mais il eut trop d'ambition pour ne compter pas pour rien tant de voix élevées contre l'auteur d'un dogme proscrit et ses écrits dogmatiques, et beaucoup d'autres qui ne l'épargnèrent pas sur le motif que le monde éclairé entrevoyait assez.

Il marcha vers son but sans se détourner ni à droite ni à gauche; il donna lieu à ses amis d'oser nommer son nom quelquefois, il flatta Rome pour lui si ingrate, il se fit considérer par toute la société des jésuites comme un prélat d'un grand usage, en faveur duquel rien ne devait être épargné. Il vint à bout de se concilier La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, directeur imbécile et même gouverneur de Mme de Maintenon.

Parmi ces combats de plume, Fénelon, uniforme dans la douceur de sa conduite et dans sa passion de se faire aimer, se garda bien de s'engager dans une guerre d'action. Les Pays-Bas fourmillaient de jansénistes ou de gens réputés tels. En particulier son diocèse et Cambrai même en était plein. L'un et l'autre leur furent des lieux de constant asile et de paix. Heureux et contents d'y trouver du repos sous un ennemi de plume, ils ne s'émurent de rien à l'égard de leur archevêque qui, bien que si contraire à leur doctrine, leur laissait toute sorte de tranquillité. Ils se reposèrent sur d'autres de leur défense dogmatique, et ne donnèrent point d'atteinte à l'amour général que tous portaient à Fénelon. Par une conduite si déliée, il ne perdit rien du mérite d'un prélat doux et pacifique, ni des espérances d'un évêque dont l'Église devait tout se promettre; et dont l'intérêt était de tout faire pour lui.

Telle était la position de l'archevêque de Cambrai, lorsqu'il apprit la mort de Monseigneur, l'essor de son disciple, l'autorité de ses amis. Jamais liaison ne fut plus forte ni plus inaltérable que celle de ce petit troupeau à part. Elle était fondée sur une confiance intime et fidèle, qui elle-même l'était, à leur avis, sur l'amour de Dieu et de son Église. Ils étaient presque tous gens d'une grande vertu, grands et petits, à fort peu près qui en avaient l'écorce qui était prise par les autres pour la vertu même. Tous n'avaient qu'un but qu'aucune disgrâce ne put déranger, tous qu'une marche compassée et cadencée vers ce but, qui était le retour de Cambrai leur maître, et cependant de ne vivre et ne respirer que pour lui, de ne penser et de n'agir que sur ses principes, et de recevoir ses avis en tout genre comme les oracles de Dieu même dont il était le canal. Que ne peut point un enchantement de cette nature, qui ayant saisi le cœur des plus honnêtes gens, l'esprit de gens qui en avaient beaucoup, le goût et la plus ardente amitié des personnes les plus fidèles, s'est encore divinisé en eux par l'opinion ferme, ancienne, constante, qu'en cela consiste piété, vertu, gloire de Dieu, soutien de l'Église, et le salut particulier de leurs âmes, à quoi de bonne foi tout était postposé chez eux! Par ce développement on voit sans peine quel puissant ressort était l'archevêque de Cambrai à l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et de leurs épouses, qui tous quatre n'étaient qu'un cœur, une âme, un sentiment, une pensée. Ce fut peut-être cette considération unique qui empêcha la retraite du duc de Beauvilliers à la mort de ses enfants, et lorsqu'il eut achevé l'établissement intérieur de sa famille, enfin aux diverses occasions où on l'a vu ici si près d'être perdu. Le duc de Chevreuse et lui avaient un goût et un penchant entier à la retraite. Il y était si entier que leur vie en tenait une proximité tout à fait indécente à leurs emplois; mais l'ardeur de leurs désirs d'être utiles à la gloire de Dieu, à l'Église, à leur propre salut, le leur fit croire de la meilleure foi du monde attaché à demeurer en des places qui pussent ne rien laisser échapper sur le retour de leur père spirituel. Il ne leur fallut pas une raison à leur avis moins transcendante pour essayer tout, glisser sur tout et conjurer les orages, pour n'avoir pas à se reprocher un jour le crime de s'être rendus inutiles à une œuvre à leurs yeux si principale, dont les occasions leur pouvaient être présentées par les ressorts inconnus de la Providence, encore que, depuis si longtemps, ils n'y eussent pu entrevoir le moindre jour.

Le changement subit arrivé par la mort de Monseigneur leur parut cette grande opération de la Providence, expresse pour M. de Cambrai, si persévéramment attendue, sans savoir d'où ni comment elle s'accomplirait, la récompense du juste qui vit de la foi, qui espère contre toute espérance, et qui est délivré au moment le plus imprévu. Ce n'est pas que je leur aie ouï rien dire de tout cela; mais qui les voyait comme moi dans leur intérieur, y voyait une telle conformité dans tout le tissu de leur vie, de leur conduite, de leurs sentiments que leur attribuer ceux-là, c'est moins les scruter que les avoir bien connus. Serrés sur tout ce qui pouvait approcher ces matières, renfermés entre eux autres anciens disciples, avec une discrétion et une fidélité merveilleuse, sans faire ni admettre aucuns prosélytes dans la crainte de s'en repentir, ils ne jouissaient qu'ensemble d'une vraie liberté, et cette liberté leur était si douce qu'ils la préféraient à tout; de là, plus que de toute autre chose, cette union plus que fraternelle des ducs et des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers; de là le mariage du duc de Mortemart, fils de la disciple sans peur, sans mesure, sans contrainte; de là les retraites impénétrables de la fin de chaque semaine à Vaucresson, avec un très-petit nombre de disciples trayés, obscurs et qui s'y succédaient les uns aux autres; de là cette clôture de monastère qui les suivait au milieu de la cour; de là cet attachement au delà de tout au nouveau Dauphin, soigneusement élevé et entretenu dans les mêmes sentiments. Ils le regardaient comme un autre Esdras, comme le restaurateur du temple et du peuple de Dieu après la captivité.

Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps formée par M. Bertau, qui tenait des assemblées à l'abbaye de Montmartre, où elle ayait été instruite dès sa jeunesse, où elle allait toutes les semaines avec M. de Noailles qui sut bien s'en retirer à temps: c'était la duchesse de Béthune, qui avait toujours augmenté depuis en vertu, et qui avait été trouvée digne par Mme Guyon d'être sa favorite. C'était par excellence la grande âme, devant qui M. de Cambrai même était en respect, et qui n'y était à son tour que par humilité et par différence de sexe. Cette confraternité avait fait de la fille du surintendant Fouquet l'amie la plus intime des trois filles de Colbert et de ses gendres, qui la regardaient avec la plus grande vénération.

Le duc de Béthune, son mari, n'était qu'un frère coupe-choux qu'on tolérait à cause d'elle; mais le duc de Charost, son fils, recueillit tous les fruits de la béatitude de sa sainte mère. Une probité exacte, beaucoup d'honneur, et tout ce qu'il y pouvait ajouter de vertu à force de bras, mais rehaussée de tout l'abandon à M. de Cambrai qui se pouvait espérer du fils de la disciple mère, faisait le fond du caractère de ce fils, d'ailleurs incrusté d'une ambition extrême, de jalousie à proportion, d'un grand amour du monde dans lequel il était fort répandu, et auquel il était fort propre; l'esprit du grand monde, aucun d'affaires, nulle instruction de quelque genre que ce fût, pas même de dévotion, excepté celle qui était particulière au petit troupeau, et d'un mouvement de corps incroyable; fidèle à ses amis et fort capable d'amitié, et secret à surprendre à travers cette insupportable affluence de paroles, héréditaire chez lui de père en fils. Il a peut-être été le seul qui ait su joindre une profession publique de dévotion de toute sa vie avec le commerce étroit des libertins de son temps, et l'amitié de la plupart, qui tous le recherchaient et l'avaient tant qu'ils pouvaient dans leurs parties où il n'y avait pas de débauche, et non-seulement sans se moquer de ses pratiques si contraires aux leurs (je dis la meilleure compagnie et la plus brillante de la cour et des armées), mais avec liberté et confiance, retenus même par considération pour lui, et sans que leur gaieté ni leur liberté en fût altérée. Il était de fort bonne compagnie et bon convive, avec de la valeur, de la gaieté et des propos et des expressions souvent fort plaisantes. La vivacité de son tempérament lui donnait des passions auxquelles sa piété donnait un frein pénible, mais qui en prenait le dessus à force de bras, et qui fournissaient souvent avec lui à la plaisanterie.

M. de Beauvilliers avait fort souhaité autrefois que Charost et moi liassions ensemble; et cette liaison qui s'était faite avait réussi jusqu'à la plus grande intimité, qui a toujours duré depuis entre nous. Je n'ai jamais connu M. de Cambrai que de visage; j'étais à peine entré dans le monde lors du déclin de sa faveur; je ne me suis jamais présenté aux mystères du petit troupeau. C'était donc être bien inférieur au duc de Charost à l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont on lui verra bientôt recueillir le fruit, et néanmoins il en était demeuré avec eux à la confiance de leur gnose, tandis que je l'avais entière sur tout ce qui regardait l'État, la cour et la conduite du Dauphin. Sur leur gnose, ils ne m'en parlaient pas; mais ils étaient à cœur ouvert avec moi sur leur attachement et leur admiration de M. de Cambrai, sur les désirs et les mesures de son retour. Dampierre et Vaucresson m'étaient ouverts en tout temps; les condisciples obscurs y paraissaient librement devant moi, et y conversaient de même; et j'étais l'unique, non initié en leur gnose, dans ce genre de confiance et de liberté avec eux. Il y avait déjà bien des années que je m'étais aperçu qu'il s'en fallait tout que Charost ne fût aussi avant que moi dans leur confiance, par bien des choses dont il se plaignait à moi de leur réserve, que je lui laissais ignorer qu'ils m'avaient confiées; et je ne vis pas depuis qu'il avançât là-dessus avec eux, tandis qu'ils me disaient et consultaient avec moi toutes choses.

Dans ma surprise de cette différence d'un homme si fort mon ancien d'âge et de cette sorte d'amitié si puissante avec eux, j'en ai souvent cherché les causes. Son activité était toute de corps; il était bien plus répandu que moi dans le monde, mais il savait peu et ne suivait guère ce qui s'y passait de secret et d'important. Il ignorait donc les machines de la cour, que me découvraient ma liaison avec les acteurs principaux des deux sexes, et mon application à démêler, à savoir et à suivre journellement toutes ces sortes de choses toujours curieuses, ordinairement utiles, et souvent d'un grand usage.

Mme de Saint-Simon était aussi tout à fait dans la confiance de MM. et de Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, qui avaient une grande opinion de sa vertu, de sa conduite, du caractère de son esprit. J'avais avec eux la liberté de leur tout dire, qui n'eût pas sié de même à la dévotion du duc de Charost; enfin j'avais eu les occasions, qu'on a vues ici, de les avertir de choses fort peu apparentes et de la plus extrême importance, qu'ils n'avaient même pu croire que par les événements; et cela avait mis le dernier degré à leur ouverture sur tout avec moi, dont ils avaient de plus éprouvé en tout la plus constante et la plus fidèle amitié de toute préférence.

Ce fut donc une joie bien douce et bien pure de me trouver le seul homme de la cour dans l'amitié la plus intime, et dans la plus entière confiance de ce qui, privativement à tout autre, et sans crainte de revers, allait figurer si grandement à la cour, et si puissamment sur le nouveau Dauphin qui allait donner le ton à toutes choses. Plus ma liaison intime était connue avec les deux ducs, et plus je me tins en garde contre tout extérieur trop satisfait, et plus encore important, et plus j'eus soin que ma conduite et ma vie se continssent dans tout leur ordinaire à tous égards.

Dans ce grand changement de scène il ne parut donc d'abord que deux personnages en posture d'en profiter: le duc de Beauvilliers, et par lui le duc de Chevreuse, et un troisième en éloignement, l'archevêque de Cambrai. Tout rit aux deux premiers tout à coup, tout s'empressa autour d'eux, et chacun avait été de leurs amis dans tous les temps. Mais en eux les courtisans n'eurent pas affaire à ces champignons de nouveaux ministres tirés en un moment de la poussière, et placés au timon de l'État, ignorants également d'affaires et de cour, également enorgueillis et enivrés, incapables de résister, rarement même de se défier de ces sortes de souplesses, et qui ont la fatuité d'attribuer à leur mérite ce qui n'est prostitué qu'à la faveur. Ceux-ci, sans rien changer à la modestie de leur extérieur, ni à l'arrangement de leur vie, ne pensèrent qu'à se dérober le plus qu'il leur fut possible aux bassesses entassées à leurs pieds, à faire usage de leurs amis d'épreuve, à se fortifier près du roi par une assiduité redoublée, à s'ancrer de plus en plus près de leur Dauphin, à le conduire à paraître ce qu'il était, sans avoir surtout l'air de le conduire, et pour faire que, tant du côté de l'estime et des cœurs que de celui de l'autorité, il différât entièrement de son père.

Ils n'oublièrent pas de tâcher à s'approcher de la Dauphine, du moins à ne la pas écarter d'eux. Elle l'était par une grande opposition d'inclinations et de conduite; elle l'était encore par Mme de Maintenon. Leur vertu, austère à son gré parce qu'elle n'en connaissoit que l'écorce, lui faisait peur par leur influence sur le Dauphin; elle les craignait encore plus directement par un endroit plus délicat, qui était celui-là même qui la devait véritablement attacher à eux, si, avec tout son esprit, elle eût su discerner les effets de la vraie piété, de la vraie vertu, de la vraie sagesse, qui [sont] d'étouffer et de cacher, avec le plus grand soin et les plus extrêmes précautions, dont j'ai vu souvent ces deux ducs très-occupés, ce qui peut altérer la paix et la tranquillité du mariage. Ainsi, elle tremblait des avis fâcheux, du lieu même de sa plus ancienne sûreté. Toutes ces raisons avaient mis un froid et un malaise, que tout l'esprit et la faveur de Mme de Lévi n'avait pu vaincre, et dont ces deux seigneurs et leurs épouses s'étaient aperçus de bonne heure, à travers les ménagements et la considération que la princesse ne pouvait leur refuser, mais dont les sentiments étaient soigneusement entretenus par les Noailles et par la comtesse de Roucy, autant que celle-ci le pouvait, qui, en communiant tous les huit jours, ne pardonna jamais au duc de Beauvilliers ni aux siens d'avoir opiné contre elle dans ce grand procès qu'elle gagna devant le roi contre M. d'Ambres, dont j'ai parlé ailleurs, et dans lequel Mme de Maintenon, contre sa coutume, se déclara si puissamment pour elle et pour la duchesse d'Arpajon, sa mère.

Le printemps, qui est la saison de l'assemblée des armées, fit apercevoir bien distinctement à Cambrai le changement qui était arrivé à la cour. Cambrai devint la seule route de toutes les différentes parties de la Flandre. Tout ce qui y servait de gens de la cour, d'officiers généraux et même d'officiers moins connus, y passèrent tous et s'y arrêtèrent le plus qu'il leur fut possible. L'archevêque y eut une telle cour, et si empressée, qu'à travers sa joie, il en fut peiné, dans la crainte du retentissement et du mauvais effet qu'il en craignait du côté du roi. On peut juger avec quelle affabilité, quelle modestie, quel discernement il reçut tant d'hommages, et le bon gré que se surent les raffinés qui de longue main l'avaient vu et ménagé dans leurs voyages en Flandre.

Cela fit grand bruit en effet; mais le prélat se conduisit si dextrement que le roi ni Mme de Maintenon ne témoignèrent rien de ce concours, qu'ils voulurent apparemment ignorer. À l'égard des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le roi, accoutumé à les aimer, à les estimer, à y avoir sa confiance, jusque dans les rudes traverses qu'ils avaient quelquefois essuyées, ne put s'effaroucher de leur éclat nouveau, soit qu'il ne perçât pas jusqu'à lui, chose bien difficile à croire, soit plutôt qu'il ne pût être détourné de ses sentiments pour eux. Mme de Maintenon aussi ne montra rien là-dessus.

Il y avait déjà des années que le duc de Beauvilliers avait initié le duc de Chevreuse auprès du Dauphin, et qu'il l'avait accoutumé à le considérer comme une seule chose avec lui. Le liant naturel et la douceur de l'esprit de Chevreuse, son savoir et sa manière de savoir et de s'expliquer, ses vues fleuries quoique sujettes à se perdre, furent des qualités faites exprès pour plaire à ce jeune prince avec lequel il avait souvent de longs tête-à-tête, et qui le mirent si avant dans sa confiance que M. de Beauvilliers s'en servit souvent pour des choses qu'il crut plus à propos de faire présenter par son beau-frère que par lui-même. Comme ils n'étaient qu'un, tout entre eux marchait par le même esprit, coulait des mêmes principes, tendait au même but, et se référait entre eux deux; en sorte que le prince avait un seul conducteur en deux différentes personnes, et qu'il avait pris beaucoup de goût et de confiance au duc de Chevreuse, qui depuis longtemps était bien reçu à lui dire tout ce qu'il pensait de lui et ce qu'il désirait sur sa conduite, et toujours avec des intermèdes d'histoire, de science et de piété; mais la supériorité en confiance, en amitié, et toute la déférence, était demeurée entière au duc de Beauvilliers.

On peut croire que ces deux hommes ne laissaient pas refroidir dans le prince ses vifs sentiments pour l'archevêque de Cambrai. Le confesseur était d'intelligence avec eux sur cet article, et en totale déférence sur tous autres; et jusqu'alors il n'y avait pas eu de quatrième admis en cet intime intérieur du prince. Le premier soin des deux ducs fut de le porter à des mesures encore plus grandes, à un air de respect et de soumission encore plus marqué, à une assiduité de courtisan à l'égard du roi si naturellement jaloux, et déjà éprouvé tel en diverses occasions par son petit-fils.

Secondé à souhait par son adroite épouse, en possession elle-même de toute privance avec le roi et du cœur de Mme de Maintenon, il redoubla ses soins auprès d'elle, qui, dans le transport de trouver un Dauphin sur qui sûrement compter, au lieu d'un autre qui ne l'aimait point, se livra à lui, et par cela même lui livra le roi. Les premiers quinze jours rendirent sensible à tout ce qui était à Marly un changement si extraordinaire dans le roi, si réservé pour ses enfants légitimes, et si fort roi avec eux.

Plus au large par un si grand pas fait, le Dauphin s'enhardit avec le monde qu'il redoutait du vivant de Monseigneur, parce que, quelque grand qu'il fût, il en essuyait les brocards applaudis. C'est ce qui lui donnait cette timidité qui le renfermait dans son cabinet, parce que ce n'était que là qu'il se trouvait à l'abri et à son aise; c'est ce qui le faisait paraître sauvage et le faisait craindre pour l'avenir, tandis qu'en butte à son père, peut-être alors au roi même, contraint d'ailleurs par sa vertu; en butte à une cabale audacieuse, ennemie, intéressée à l'être, et à ses dépendances qui formaient le gros et le fort de la cour, gens avec qui il avait continuellement à vivre; enfin en butte au monde en général, comme monde, il menait une vie d'autant plus obscure qu'elle était plus nécessairement éclairée, et d'autant plus cruelle qu'il n'en envisageait point de fin.

Le roi revenu pleinement à lui, l'insolente cabale tout à fait dissipée par la mort d'un père presque ennemi dont il prenait la place, le monde en respect, en attention, en empressement, les personnages les plus opposés en air de servitude, ce même gros de la cour en soumission et en crainte, l'enjoué et le frivole, partie non médiocre d'une grande cour, à ses pieds par son épouse, certain d'ailleurs de ses démarches par Mme de Maintenon, on vit ce prince timide, sauvage, concentré, cette vertu précise, ce savoir déplacé, cet homme engoncé, étranger dans sa maison, contraint de tout, embarrassé partout; on le vit, dis-je, se montrer par degrés, se déployer peu à peu, se donner au monde avec mesure, y être libre, majestueux, gai, agréable, tenir le salon de Marly dans des temps coupés, présider au cercle rassemblé autour de lui comme la divinité du temple qui sent et qui reçoit avec bonté les hommages des mortels auxquels il est accoutumé, et les récompenser de ses douces influences.

Peu à peu la chasse ne fut plus l'entretien que du laisser-courre, ou du moment du retour. Une conversation aisée, mais instructive et adressée avec choix et justesse, charma le sage courtisan et fit admirer les autres. Des morceaux d'histoire convenables, amenés sans art des occasions naturelles, des applications désirables, mais toujours discrètes et simplement présentées sans les faire, des intermèdes aisés, quelquefois même plaisants, tout de source et sans recherche, des traits échappés de science mais rarement, et comme dardés de plénitude involontaire; firent tout à la fois ouvrir les yeux, les oreilles et les cœurs. Le Dauphin devint un autre prince de Conti. La soif de faire sa cour eut en plusieurs moins de part à l'empressement de l'environner dès qu'il paraissait, que celle de l'entendre et d'y puiser une instruction délicieuse par l'agrément et la douceur d'une éloquence naturelle qui n'avait rien de recherché, la justesse en tout, et plus que cela la consolation, si nécessaire et si désirée, de se voir un maître futur si capable de l'être par son fonds, et par l'usage qu'il montrait qu'il en saurait faire.

Gracieux partout, plein d'attention au rang, à la naissance, à l'âge, à l'acquit de chacun, choses depuis si longtemps, honnies et confondues avec le plus vil peuple de la cour, régulier à rendre à chacune de ces choses ce qui leur était dû de politesse, et ce qui s'y en pouvait ajouter avec dignité, grave mais sans rides, et en même temps gai et aisé; il est incroyable avec quelle étonnante rapidité l'admiration de l'esprit, l'estime du sens, l'amour du cœur et toutes les espérances furent entraînées, avec quelle roideur les fausses idées qu'on s'en était faites et voulu faire furent précipitées, et quel fut l'impétueux tourbillon du changement qui se fit généralement à son égard.

La joie publique faisait qu'on ne s'en pouvait taire, et qu'on se demandait les uns aux autres si c'était bien là le même homme, et si ce qu'on voyait était songe ou réalité. Cheverny, qui fut un de ceux à qui la question s'adressa, n'y laissa rien à repartir. Il répondit que la cause de tant de surprise était de ce qu'on ne connaissoit point ce prince, qu'on n'avait même pas voulu connaître; que pour lui il le trouvait tel qu'il l'avait toujours connu et vu dans son particulier; que, maintenant que la liberté lui était venue de se montrer dans tout son naturel, et aux autres de l'y voir, il paraissait ce qu'il avait toujours été; et que cette justice lui serait rendue quand l'expérience de la continuité apprendrait cette vérité.

De la cour à Paris, et de Paris au fond de toutes les provinces, cette réputation vola avec tant de promptitude que ce peu de gens anciennement attachés au Dauphin en étaient à se demander les uns aux autres s'ils pouvaient en croire ce qui leur revenait de toutes parts. Quelque fondé que fût un si prodigieux succès, il ne faut pas croire qu'il fût dû tout entier aux merveilles du jeune prince. Deux choses y contribuèrent beaucoup: les mesures immenses et si étrangement poussées de cette cabale dont j'ai tant parlé, à décrier ce prince sur toutes sortes de points, et depuis Lille toujours soutenues pour former contre lui une voix publique dont ils pussent s'appuyer auprès de Monseigneur, et en cueillir les fruits qu'ils s'en étaient proposés dès le départ pour cette campagne, que le complot de l'y perdre avait été fait; et le contraste de l'élastique à la chute du poids qui lui écrasait les épaules, après lequel on le vit redressé, l'étonnement extrême que produisit ce même contraste entre l'opinion qu'on en avait conçue et ce qu'on ne pouvait s'empêcher de voir, et le sentiment de joie intime de chacun, par son plus sensible intérêt, de voir poindre une aurore qui d'éjà s'avançait, et qui promettait tant d'ordre et de bonheur après une si longue confusion et tant de ténèbres.

Mme de Maintenon, ravie de ces applaudissements, par amitié pour sa Dauphine, et par son propre intérêt de pouvait compter sur un Dauphin qui commençait à faire l'espérance et les délices publiques, s'appliqua à en presser tout l'usage qu'elle put auprès du roi. Quelque admiration qu'elle voulût montrer pour tout ce qui était de son goût et de sa volonté, et quelques mesures qu'elle gardât avec tous ses ministres, leur despotisme, et leur manière de l'exercer, lui déplaisait beaucoup. Ses plus familiers avaient découvert en des occasions rares ses plus secrets sentiments là-dessus (qu'Harcourt avait beaucoup fortifiés en elle), tantôt par des demi-mots de ridicule bien assenés où elle excellait, quelquefois par quelques paroles plus sérieuses, bien qu'également étranglées, sur le mauvais de ce gouvernement. Elle crut donc se procurer un avantage, à l'État un bien, au roi un soulagement, de faire en sorte qu'il s'accoutumât à faire préparer les matières par le Dauphin, à lui en laisser expédier quelques-unes, et peu à peu ainsi à se décharger sur lui du gros et du plus pesant des affaires, dont il s'était toujours montré si capable, et dans lesquelles il était initié, puisqu'il était de tous les conseils, où il parlait depuis longtemps avec beaucoup de justesse et de discernement. Elle compta que cette nouveauté rendrait les ministres plus appliqués, plus laborieux, surtout plus traitables et plus circonspects. Vouloir et faire, sur les choses intérieures et qui par leur nature pouvaient s'amener de loin par degrés avec adresse, fut toujours pour elle une seule et même chose.

Le roi, déjà plus enclin à son petit-fils, était moins en garde des applaudissements qu'il recevait sous ses yeux, qu'il ne l'avait paru sur ceux de ses premières campagnes. Bloin et les autres valets intérieurs, dévoués à M. de Vendôme, n'avaient plus cet objet ni Monseigneur en croupe. Ils étaient en crainte et en tremblement; et M. du Maine, destitué de leur appui, n'osait plus ouvrir la bouche ni hasarder que Mme de Maintenon le découvrît contraire. Ainsi le roi était sans ces puissants contre-poids, qui avaient tant manégé auparavant dans ses heures les plus secrètes et les plus libres.

La sage et flexible conduite de ce respectueux et assidu petit-fils l'avait préparé à se rendre facile aux insinuations de Mme de Maintenon, tellement que, quelque accoutumé que l'on commençât d'être à la complaisance que le roi prenait dans le Dauphin, toute la cour fut étrangement surprise de ce que, l'ayant retenu un matin seul dans son cabinet assez longtemps, il ordonna le même jour à ses ministres d'aller travailler chez le Dauphin toutes les fois qu'il les manderait, et sans être mandés encore, de lui aller rendre compte de toutes les affaires, dont une fois pour toutes il leur aurait ordonné de le faire.

Il n'est pas aisé de rendre le mouvement prodigieux que fit à la cour un ordre si directement opposé au goût, à l'esprit, aux maximes, à l'usage du roi, si constant jusqu'alors, qui, par cela même, marquait une confiance pour le Dauphin qui n'allait à rien moins qu'à lui remettre tacitement une grande partie de la disposition des affaires. Ce fut un coup de foudre sur les ministres, dont ils se trouvèrent tellement étourdis qu'ils n'en purent cacher l'étonnement ni le déconcerteraient.

Ce fut un ordre en effet bien amer pour des hommes qui, tirés de la poussière et tout à coup portés à la plus sûre et à la plus suprême puissance, étaient si accoutumés à régner en plein sous le nom du roi, auquel ils osoient même substituer quelquefois le leur, en usage tranquille et sans contredit de faire et de défaire les fortunes, d'attaquer avec succès les plus hautes, d'être les maîtres des plus patrimoniales de tout le monde, de disposer avec toute autorité du dedans et du dehors de l'État, de dispenser à leur gré toute considération, tout châtiment, toute récompense, de décider de tout hardiment par un le roi le veut, de sécurité entière même à l'égard de leurs confrères, desquels qui que ce fût n'osait ouvrir la bouche au roi de rien qui put regarder leur personne, leur famille ni leur administration, sous peine d'en devenir aussitôt la victime exemplaire pour quiconque l'eût hasardé, par conséquent en toute liberté de taire, de dire, de tourner toutes choses au roi comme il leur convenait, en un mot, rois d'effet, et presque de représentation. Quelle chute pour de tels hommes que d'avoir à compter sur tout avec un prince qui avait Mme de Maintenon à lui, et qui auprès du roi était devenu plus fort qu'eux dans leur propre tripot; un prince qui n'avait plus rien entre lui et le trône: qui était capable, laborieux, éclairé, avec un esprit juste et supérieur; qui avait acquis sur un grand fonds tout fait depuis qu'il était dans le conseil; à qui rien ne manquait pour les éclairer; qui, avec ces qualités, avait le cœur bon, était juste, aimait l'ordre; qui avait du discernement, de l'attention, de l'application à suivre et à démêler; qui savait tourner et approfondir; qui ne se payait que de choses et point de langage; qui voulait déterminément le bien pour le bien; qui pesait tout au poids de sa conscience; qui, par un accès facile et une curiosité de dessein et de maximes, serait instruit par force canaux; qui saurait comparer et apprécier les choses, se défier et se confier à propos par un juste discernement et une application sage, et en garde contre les surprises de toutes parts; qui ayant le cœur du roi, avait aussi son oreille à toute heure; et qui, outre les impressions qu'il prendrait d'eux pour quand il serait leur maître, se trouvait dès lors en état de confondre le faux et le double, et de porter une lumière aussi pénétrante qu'inconnue dans l'épaisseur de ces ténèbres qu'ils avaient formées et épaissies avec tant d'art, et qu'ils entretenaient de même.

L'élévation du prince et l'état de la cour ne comportait plus le remède des cabales; et la joie publique d'un ordre qui rendait ces rois à la condition des sujets, qui donnait un frein à leur pouvoir, et une ressource à l'abus qu'ils en faisaient, ne leur laissait aucune ressource. Ils n'eurent donc d'autre parti à prendre que de ployer les épaules à leur tour, ces épaules roidies à la consistance du fer. Ils allèrent, tous avec un air de condamnés, protester au Dauphin une obéissance forcée et une joie feinte de l'ordre qu'ils avaient reçu.

Le prince n'eut pas peine à démêler ce qu'eux-mêmes en avaient tant à cacher. Il les reçut avec un air de bonté et de considération, il entra avec eux dans le détail de leurs journées pour leur donner les heures les moins incommodes à la nécessité du travail et de l'expédition, et pour cette première soumission n'entra pas avec eux en affaires; mais ne différa pas de commencer à travailler chez lui avec eux.

Torcy, Voysin et Desmarets furent ceux sur qui le poids en tomba, par l'importance de leurs départements. Le chancelier, qui n'en avait point, n'y eut que faire. Son fils, voyant les autres y travailler assidûment, aurait bien voulu y être mandé aussi. Il espérait s'approcher par là du prince, et il était fort touché de l'air important; mais sa marine était à bas, et les délations du détail de Paris, dont il amusait le roi tous les lundis aux dépens de tout le monde, et dont Argenson lui avait adroitement laissé usurper tout l'odieux, n'étaient ni du goût du Dauphin, ni chose à laquelle il voulût perdre son temps. D'ailleurs la personne de Pontchartrain lui était désagréable, comme on le verra bientôt, et il ne put parvenir à être mandé, ni trouver sans cela de quoi oser aller rendre compte, dont il fut fort mortifié. La Vrillière n'avait que le détail courant de ses provinces, par conséquent point de matière pour ce travail; le département de sa charge était la religion prétendue réformée, et tout ce qui regardait les huguenots. Tout cela était tombé depuis les suites de la révocation de l'édit de Nantes, tellement qu'il n'avait point de département.

Ce serait ici le lieu de parler de la situation dans laquelle je me trouvai incontinent avec le Dauphin, et la confiance intime sur le présent et l'avenir, et toutes les mesures qui y étaient relatives, où je fus admis entre le duc de Beauvilliers et le Dauphin, et le duc de Chevreuse. La matière est curieuse et intéressante, mais elle mènerait trop loin à la suite de la longue parenthèse que la mort de Monseigneur et ses suites, et que l'affaire de d'Antin et de l'édit qu'elle produisit, a mis au courant. Il le faut reprendre jusqu'au voyage de Fontainebleau. Je reviendrai après à ce que, pour le présent, je diffère.

CHAPITRE XIII. §

Voyage des généraux d'armée. — Permangle bat et brûle un grand convoi. — Duc de Noailles près du roi d'Espagne avec ses troupes sous Vendôme. — La reine d'Espagne attaquée d'écrouelles. — Bonac relève Blécourt à la cour d Espagne. — Marly en jeu et en sa forme ordinaire; cause de sa singulière prolongation. — Premier mariage de Belle-Ile. — Mariage de Montboissier avec Mlle de Maillé. — Mariage de Parabère avec Mlle de La Vieuville. — Course à Marly de l'électeur de Bavière. — Mort de Langeron, lieutenant général des armées navales, — Mort, caractère, descendance et titres du duc d'Albe, ambassadeur d'Espagne en France; sa succession. — Fils d'Amelot président à mortier. — Digne souvenir du roi des services de Molé, premier président et garde des sceaux. — Bergheyck à Marly, mandé en Espagne. — Voyage du roi d'Angleterre par le royaume. — Grand prieur à Soleure. — Deuil de l'empereur suspendu, et sa cause. — Le roi d'Espagne donne ce qui lui reste aux Pays-Bas à l'électeur de Bavière, qui passe à Marly allant à Namur, et envoie le comte d'Albert en Espagne; comte de La Marck suit l'électeur, de la part du roi, sans caractère. — Gassion bat en Flandre douze bataillons et dix escadrons; son mérite et son extraction. — Clôture de l'assemblée extraordinaire du clergé; admirable et hardie harangue au roi de Nesmond, archevêque d'Alby. — Le Dauphin montré au clergé par le roi. — Services de Monseigneur à Saint-Denis et à Notre-Dame. — Merveilles du Dauphin à Paris. — Nul duc ne s'y trouve, quoique le roi l'eût désiré. — Création d'officiers gardes-côtes. — Pontchartrain en abuse et de mon amitié, me trompe, m'usurpe, et je me brouille avec lui. — Usurpation très-attentive des secrétaires d'État. — Sottise d'amitié. — Trahison noire de Pontchartrain. — Étrange procédé de Pontchartrain, qui me veut leurrer par Aubenton. — Impudence et embarras de Pontchartrain. — Le chancelier soutient le vol de son fils contre moi. — Peine et proposition des Pontchartrain. — Ma conduite avec eux.

Le maréchal de Villars était allé de bonne heure en Flandre, dans le dessein d'y faire le siège de Douai. Le maréchal de Montesquiou avait fait pour cela les dispositions nécessaires, mais l'exécution ne put avoir lieu. Villars revint à la cour jusqu'au temps de l'ouverture de la campagne, qu'il s'en retourna prendre le commandement de l'armée. En attendant, Permangle, maréchal de camp, qui commandait dans Condé, eut avis qu'un convoi de vivres des ennemis était sur l'Escaut, prêt à entrer dans la Scarpe, escorté de deux bataillons avec un officier général. Permangle y marcha avec huit cents hommes, défit les deux bataillons, en prit le commandement, et de trente-six bélandres, portant cent milliers chacune, en brûla vingt-cinq.

M. d'Harcourt partit les premiers jours de mai pour les eaux de Bourbonne. Le maréchal de Besons était déjà à Strasbourg; il commanda l'armée du Rhin en l'attendant, et le duc de Berwick partit bientôt après pour le Dauphiné.

On ne laissa que quelques régiments d'infanterie sur le Ter. Le duc de Noailles était demeuré auprès du roi d'Espagne depuis qu'il y était passé après la prise de Girone; et l'armée qui lui était destinée passa en Aragon, où il eut ordre de la commander à part, ou jointe à celle de M. de Vendôme mais à ses ordres, de l'une ou de l'autre manière, suivant ce que Vendôme jugerait à propos pour le service du roi d'Espagne.

Il y avait déjà quelques mois que la santé de la reine d'Espagne était altérée: il lui était venu des glandes au cou qui, peu à peu, dégénérèrent en écrouelles; elle eut des rechutes de fièvre fréquentes, mais elle ne s'appliqua pas moins au rétablissement des affaires.

Bonac, neveu de Bonrepos, alla relever en Espagne Blécourt dont on a souvent parlé.

Le 8 mai, le lansquenet et les autres jeux recommencèrent dans le salon de Marly, qui, faute de ces amusements, avait été fort désert depuis la mort de Monseigneur. Mme la Dauphine s'était mise à jouer à l'oie ne pouvant mieux, mais en particulier chez elle. Elle fut encore huit ou dix jours sans jouer dans le salon. À la fin tout prit à Marly la forme ordinaire. Les petites véroles, qui accablaient Versailles, retinrent le roi à Marly pendant les fêtes de la Pentecôte, pour la première fois. Il n'y eut point de cérémonie de l'ordre; et la même raison l'y retint aussi à la Fête-Dieu.

Belle-Ile, qui à travers tant de diverses fortunes en a fait une si prodigieuse pour le petit-fils du surintendant Fouquet, épousa, ayant de partir pour l'armée, Mlle de Sivrac, de la maison de Durfort. Elle était riche, extrêmement laide, encore plus folle. Elle s'en entêta et ne le rendit pas heureux, ni père. Son bonheur l'en délivra quelques années après, et le malheur de la France le remaria longtemps après. Montboissier épousa en même temps Mlle de Maillé, belle, riche et de beaucoup d'esprit. Il a succédé longtemps depuis à Canillac, son cousin, chevalier de l'ordre en 1728, capitaine de la deuxième compagnie des mousquetaires.

Parabère épousa aussi la fille de Mme de La Vieuville, dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, qui peu après son mariage fit parler d'elle, et qui enfin a si publiquement vécu avec M. le duc d'Orléans, et après lui avec tant d'autres.

L'électeur de Bavière, à qui Torcy avait été par ordre du roi porter, à Compiègne, la nouvelle de la mort de l'empereur aussitôt qu'il l'eut reçue, et conférer avec lui, vint quelque temps après passer quelques jours en une maison de campagne, qu'il emprunta, auprès de Paris. Deux jours après, il vint à Marly, sur les deux heures et demie (c'était le 26 mai); il fut descendre dans l'appartement que feu Monseigneur occupait. Au bout d'un quart d'heure il passa dans le cabinet du roi, où il le trouva avec les deux fils de France, Mme la Dauphine et toutes les dames de cette princesse. La conversation s'y passa debout, à portes ouvertes, pendant un quart d'heure, après quoi tout sortit, et le roi demeura seul assez longtemps avec l'électeur, les portes fermées. Il vint ensuite dans le salon, où M. et Mme la Dauphine l'attendaient. La conversation dura debout quelque temps, et il s'en retourna à sa petite maison. Le roi lui avait proposé de revenir le surlendemain à la chasse; il y vint, se déshabilla après dans ce même appartement de descente, et suivit après le roi dans les jardins, qui le fit monter seul avec lui dans son chariot; ils se promenèrent fort dans les hauts de Marly. Au retour, il fut assez longtemps seul avec le roi dans son cabinet. Il vint après dans le salon; Mme la Dauphine y jouait au lansquenet, qui le fit asseoir auprès d'elle. Sur les huit heures, il alla souper chez d'Antin avec compagnie d'élite; le repas fut gai et dura trois heures. Il parut partir fort content pour sa petite maison, d'où il regagna Compiègne par Liancourt.

Ce même jour Langeron, lieutenant général des armées navales et fort bon marin, mourut à Sceaux, d'apoplexie, sans être gros ni vieux. Il était fort attaché à M. et à Mme du Maine, et sa famille à la maison de Condé, sa sœur en particulier à Mme la Princesse. Il était frère de l'abbé de Langeron, mort à Cambrai depuis peu.

Le duc d'Albe, ambassadeur d'Espagne, était mort la veille après une assez longue maladie. Il l'était depuis plusieurs années, et y avait acquis une grande réputation de sagesse, d'esprit, de prudence et de capacité; il avait aussi beaucoup de probité et de piété. Il s'était acquis l'estime et la confiance du roi et des ministres, et une considération générale. Il vivait avec la meilleure compagnie et avec magnificence, et beaucoup de politesse et de dignité. Le roi d'Espagne fit payer toutes ses dettes, et continua quatre mois durant les appointements de l'ambassade à la duchesse d'Albe, qui ne partit point que tout ne fût payé. Le corps fut envoyé en Espagne.

Son nom est Tolède; tiré de la ville de Tolède, mais avec celui d'Alvarez pour distinguer cette maison, l'une des premières d'Espagne, de quelques autres différentes qui le portent aussi avec d'autres noms. Jean II, roi de Castille, mit dans cette maison la ville d'Alva par don, que nous appelons Albe et qui est auprès de Salamanque, avec d'autres adjonctions en titre de comté, en 1430. Le troisième comte d'Albe fut fait duc d'Albe par Henri IV, en 1469; et c'est le bisaïeul, de mâle en mâle, du fameux duc d'Albe, gouverneur des Pays-Bas sous Philippe II, qui mourut en 1582, et laissa deux fils. L'aîné, qui avait été fait duc d'Huesca, mourut sans enfants après son cadet, dont le fils lui succéda. Il épousa Antoinette Enriquez de Ribera, dont le frère était mort sans enfants; elle fit entrer dans la maison de son mari ses biens et son nom. Ainsi ce sixième duc d'Albe et d'Huesca par soi, fut par sa mère, héritière de la maison de Beaumont si célèbre en Navarre et en Aragon, comte de Lerin, et connétable et chancelier héréditaire de Navarre, et par sa femme duc de Galisteo, comte d'Osorno, etc. Il fut grand-père du duc d'Albe qui mourut à Madrid d'une façon si singulière, et qui a été racontée peu de temps [après] l'arrivée de Philippe V à Madrid; et c'est le fils de celui-là, ambassadeur en France, de la mort duquel on parle ici. On a vu ailleurs qui et quelle était la duchesse d'Albe, et qu'ils avaient perdu leur fils unique à Paris. Le marquis del Carpio, frère du père du duc d'Albe, lui succéda en ses grandesses et en ses biens.

Il était grand d'Espagne par sa femme, fille et héritière de don Gaspard de Haro, marquis del Carpio et d'Eliche, comte-duc d'Olivarès, ambassadeur à Rome, mort vice-roi de Naples, et fils du célèbre don Louis de Haro qui traita la paix des Pyrénées avec le cardinal Mazarin, et qui avait hérité des biens, dignités et premier ministère du comte-duc d'Olivarès, son oncle maternel. Ce marquis del Carpio, dont la femme était fille de la sœur de l'amirante de Castille, s'était laissé entraîner par elle dans le parti de l'archiduc; et ils étaient à Vienne, où ils marièrent leur fille au frère du duc de l'Infantado, qui avait suivi le même parti.

Ils revinrent longtemps après à Madrid, où ce duc d'Albe aida au duc del Arco, parrain de mon second fils, à faire les honneurs le jour de sa couverture. J'aurai alors occasion de parler de plusieurs autres grands de cette maison de Tolède, dont était ce digne marquis de Mancera dont il a été mention plusieurs fois.

Amelot à qui ses ambassades, où il avait si bien servi, et surtout celle d'Espagne qui ne lui avait rien valu après l'avoir mis à portée de tout, eut enfin pour son fils la charge de président à mortier de Champlâtreux, qui mourut d'apoplexie en s'habillant pour aller à la réception de d'Antin, et qui ne laissa personne en état ni en âge de la recueillir; car le roi se souvenait toujours du premier président Molé, garde des sceaux, et leur conserva cette charge tant qu'il y eut dans cette famille à qui la donner, qui y est revenu depuis. Bergheyck vit assez longtemps le roi en particulier, et les ministres séparément, passant de Flandre en Espagne, où le roi d'Espagne le mandait avec empressement, et d'où Mme des Ursins en eut beaucoup plus à le renvoyer promptement.

Le roi d'Angleterre partit, en ce même temps, pour aller voyager par le royaume, ennuyé apparemment de ses tristes campagnes incognito, et plus encore de demeurer à Saint-Germain pendant la guerre. On soupçonna du mystère en ce voyage, sans qu'il y en eût aucun. Il alla avec une petite suite d'abord à Dijon, puis en Franche-Comté, en Alsace, et voir l'armée d'Allemagne; de là par Lyon en Dauphiné, à l'armée du duc de Berwick, voir les ports de Provence, et revenir par le Languedoc et la Guyenne.

Le grand prieur, gobé comme on l'a remarqué en son temps, obtint enfin sa liberté, sur sa parole de ne point sortir de Soleure jusqu'à ce qu'il eût obtenu la liberté de ce brigand de fils de Massenar, prisonnier à Pierre-Encise, que le roi ne voulut point accorder.

Il avait porté quelques jours de plus le deuil des enfants de Mme de Lorraine, par paresse de changer d'habit, ce qu'il n'aimait point, comptant à tout moment de le prendre de l'empereur; mais l'impératrice mère, qui gouvernait en attendant l'archiduc, s'avisa, dans la lettre par laquelle elle lui en donnait part, de parler fort peu à propos de la joie qu'elle aurait de revoir son autre fils, le roi d'Espagne, etc., avec tous ses titres. Cela suspendit le deuil, et lui fit renvoyer sa lettre.

Saint-Frémont mena un gros détachement de l'armée de Flandre en Allemagne. Les ennemis y en firent un plus gros, et sur le bruit que le prince Eugène l'y devait mener lui-même, on en fit un autre pour le devancer. On sut, en même temps, que le roi d'Espagne donnait en toute souveraineté à l'électeur de Bavière tout ce qui lui restait aux Pays-Bas. De places, il n'y avait que Luxembourg, Namur, Charleroy et Nieuport; il y avait longtemps que cela lui était promis. Il arriva en même temps à une petite maison des Moreau, riches marchands de drap au village de Villiers, près Paris, d'où il vint à Marly descendre à l'appartement de feu Monseigneur; Torcy l'y fut trouver et y conféra longtemps avec lui. Il le mena ensuite dans le cabinet du roi, où il demeura jusqu'à cinq heures, et en sortit avec l'air très-satisfait. On fut de là courre le cerf. L'électeur joua au lansquenet dans le salon avec Mme la Dauphine après la chasse, et à dix heures fut souper chez d'Antin. Il retourna coucher à Villiers, et partit trois ou quatre jours après pour Namur.

Il envoya le comte d'Albert faire ses remercîments en Espagne, et y prendre soin de ses affaires. En même temps le comte de La Marck alla servir de maréchal de camp, et de ministre sans caractère public, auprès de l'électeur de Bavière. Fort peu après, Gassion défit douze bataillons et dix escadrons des ennemis auprès de Douai, sur lesquels il tomba à deux heures après minuit. Il avait fort bien dérobé sa marche, et ils ne l'attendaient pas. Il leur tua quatorze ou quinze cents hommes et ramena douze ou treize chevaux. Ce Gassion était petit-neveu du maréchal de Gassion, et il avait quitté les gardes du corps, à la tête desquels il était arrivé, pour servir en liberté et en plein de lieutenant général, et arriver au bâton de maréchal de France. C'était un excellent officier général et un très-galant homme.

L'assemblée extraordinaire du clergé, qui finissait, vint haranguer le roi à Marly. Le cardinal de Noailles, qui en était seul président, était à la tête. Nesmond, archevêque d'Alby, porta la parole, dont je ne perdis pas un mot. Son discours, outre l'écueil inévitable de l'encens répété et prodigué, roula sur la condoléance de la mort de Monseigneur, et sur la matière qui avait occupé l'assemblée. Sur le premier point, il dit avec assez d'éloquence ce dont il était susceptible, sans rien outrer. Sur l'autre il surprit, il étonna, il enleva; on ne peut rendre avec quelle finesse il toucha la violence effective avec laquelle était extorqué leur don prétendu gratuit, ni avec combien d'adresse il sut mêler les louanges du roi avec la rigueur déployée à plein des impôts. Venant après au clergé plus expressément, il osa parcourir, tous les tristes effets d'une si grande continuité d'exactions sur la partie sacrée du troupeau de Jésus-Christ qui sert de pasteur à l'autre, et ne feignit point de dire qu'il se croirait coupable de la prévarication la plus criminelle, si, au lieu d'imiter la force des évêques qui parlaient à de mauvais princes et à des empereurs païens, lui, qui se trouvait aux pieds du meilleur et du plus pieux de tous les rois, il lui dissimulait que le pain de la parole manquait au peuple, et même le pain de vie, le pain des anges, faute de moyens de former des pasteurs, dont le nombre était tellement diminué, que tous les diocèses en manquaient sans savoir où en faire. Ce trait hardi fut paraphrasé avec force, et avec une adresse admirable de louanges pour le faire passer. Le roi remercia d'une manière obligeante pour celui qui avait si bien parlé. Il ne dédaigna pas de mêler dans sa réponse des espèces d'excuses et d'honnêtetés pour le clergé. Il finit, en montrant le Dauphin, qui était près de lui, aux prélats, par dire qu'il espérait que ce prince, par sa justice et ses talents, ferait tout mieux que lui, mêlant quelque chose de touchant sur son âge et sa mort peu éloignée. Il ajouta que ce prince réparerait envers le clergé des choses que le malheur des temps l'avait obligé d'exiger de son affection et de sa bonne volonté, il en tira pour cette fois huit millions d'extraordinaire. Toute l'assistance fut attendrie de la réponse, et ne put se taire sur les louanges de la liberté si nouvelle de la harangue et l'adresse de l'encens dont il sut l'envelopper. Le roi n'en parut point choqué, et la loua en gros et en peu de mots, mais obligeants, à l'archevêque, et le Dauphin parut touché et peiné de ce que le roi dit de lui. Le roi fit donner un grand dîner à tous les prélats et députés du second ordre, et de petits chariots ensuite pour aller voir les jardins et les eaux.

À la harangue de l'ouverture que prononça le cardinal de Noailles, le roi, en montrant le Dauphin au clergé, avait dit: « Voilà un prince qui, par sa vertu et sa piété, rendra l'Église encore plus florissante et le royaume plus heureux.» C'était aussi à Marly.

Le Dauphin fut fort attendri, et s'en alla, aussitôt après la réponse du roi, recevoir dans la chambre la harangue des mêmes députés par le cardinal de Noailles, qui le traita de Monseigneur, et sans ajouter, comme avait fait le premier président à la tête de la députation du parlement, que c'était par l'ordre exprès du roi. La harangue fut belle, et la réponse courte, sage, polie, modeste, précise, Mme la Dauphine les reçut ensuite chez elle, le cardinal de Noailles portant toujours la parole. Revenons aux obsèques de Monseigneur.

On a vu (p. 153 de ce volume) que le genre de la maladie dont il était mort n'avait permis aucunes cérémonies, et avait fait tout aussitôt après brusquer son enterrement. Le 18 juin, qui était un jeudi, fut pris pour le service de Saint-Denis, où se trouvèrent, à l'ordinaire, le clergé et les cours supérieures. Le Dauphin, M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans firent le deuil. Le duc de Beauvilliers, premier gentilhomme de la chambre unique du Dauphin, assisté de Sainte-Maure, un des menins de Monseigneur, et de d'O, qui l'était du Dauphin, porta sa queue. Béthune-Orval, depuis devenu duc de Sully, lors premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry, et Pons, maître de sa garde-robe, portèrent la sienne. Simiane et Armentières, tous deux premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d'Orléans, portèrent la sienne; ainsi il en eut deux comme M. le duc de Berry, et cette égalité parut extraordinaire. Comme il n'y avait point d'enterrement, il n'y eut point d'honneurs, ni personne, par conséquent, pour les porter. L'archevêque-duc de Reims, depuis cardinal de Mailly, officia, et Poncet, évêque d'Angers, y fit une très-méchante oraison funèbre.

Le roi eut envie que les ducs y assistassent, et fut sur le point de l'ordonner. Après, l'embarras des séances le retint; mais, désirant toujours qu'ils y allassent, il s'en laissa entendre. Je contribuai à les en empêcher, de sorte qu'il ne s'y en trouva aucun autre que le duc de Beauvilliers, par la nécessité de sa charge. Cela fut trouvé mauvais, et le roi se montra un peu blessé de ce qu'aucun de ceux qui étaient à Marly n'avait disparu ce jour-là, et plus encore quand il sut qu'il ne s'en était trouvé aucun autre à Saint-Denis. Personne ne répondit; on laissa couler la chose, et on tint la même conduite pour le service de Notre-Dame, où pas un duc ne se trouva.

Ce fut le vendredi 3 juillet. Les trois mêmes princes y lirent le deuil. M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans eurent les mêmes porte-queues. Le duc de Beauvilliers porta celle du Dauphin, et y fut assisté par d'Urfé, menin de Monseigneur, et Gamaches, qui l'était du Dauphin. Le clergé et les cours supérieures s'y trouvèrent à l'ordinaire. Les trois princes s'habillèrent à l'archevêché et vinrent à pied en cérémonie de l'archevêché au grand portail de Notre-Dame, par où ils entrèrent. Le cardinal de Noailles officia, et le P. La Rue, jésuite, tira d'un si maigre sujet une oraison funèbre qui acheva d'accabler celle de l'évêque d'Angers. Le cardinal de Noailles traita ensuite les trois princes à un dîner magnifique; le Dauphin le fit mettre à table et les seigneurs qui l'avaient suivi. Il se surpassa en attentions et en politesses, mais mesurées avec discernement. Il voulut que toutes les portes fussent ouvertes et que la foule même le pressât. Il parla à quelques-uns de ce peuple avec une affabilité qui ne lui fit rien perdre de la gravité qu'exigeait la triste écorce de la cérémonie; et il acheva de charmer cette multitude par le soin qu'il fit prendre d'une femme grosse qui s'y était indiscrètement fourrée, et à qui il envoya d'un plat dont elle n'avait pu dissimuler l'extrême envie qui lui avait pris d'en manger. Ce ne furent que cris d'acclamations et d'éloges à son passage à travers Paris, qui du centre gagnèrent bientôt le sentiment des provinces: tant il est vrai qu'en France il en coûte peu à ses princes pour s'y faire presque adorer. Le roi remarqua bien la conduite des ducs à ce second service, mais il n'en témoigna rien. La fin de cette cérémonie fut l'époque de la mitigation du salon de Marly, qui reprit sa forme ordinaire, comme on l'a dit d'avance.

Il est temps à présent d'en venir à la situation où je me trouvai avec le nouveau Dauphin, qui développera bien des grandes parties de ce prince et de choses curieuses. Mais il faut auparavant essuyer une bourre que je voudrais pouvoir éviter, mais qu'on verra par une prompte suite inévitable à faire précéder un récit plus intéressant.

Il faut se souvenir de ce qui se trouve (t. VII, p. 269) des usurpations sur les droits de gouverneur de Blaye, que le maréchal de Montrevel ne cessait de faire comme commandant en chef en Guyenne, et qui m'empêchèrent d'y aller, lorsqu'en 1709, les dégoûts que j'ai détaillés alors me résolurent à me retirer pour toujours de la cour, et qui finirent en m'y rattachant plus que jamais à la fin de cette année et au commencement de la suivante, comme je l'ai raconté sur ces temps-là. Chamillart, avant de quitter à Desmarets le contrôle général des finances, avait fait un édit de création jusqu'alors inconnue d'offices militaires, mais héréditaires, pour commander les gardes-côtes, c'est-à-dire les paysans dont les paroisses bordent les côtes des deux mers qui baignent la France, et qui, sans autre enrôlement que le devoir et la nécessité de leur situation, sont obligés en temps de guerre de garder leurs côtes, et de se porter où il est besoin. Cette érection fut assaisonnée, comme toutes les autres de ce genre de finance, de tous les appât de droits et de prérogatives, propres à en tirer bien de l'argent des légers et inconsidérés François, qui n'ont pu se guérir de courre après ces leurres, quoique si continuellement avertis de leur néant par la dérision que les pourvus essuient sans cesse au conseil, dès qu'ils y portent des plaintes du trouble qu'ils reçoivent dans leurs priviléges, et à qui, à la paix, on supprime les titres mêmes qu'ils ont achetés.

Cette drogue bursale fut aussitôt donnée à Pontchartrain pour en tirer ce qu'il pourrait, en déduction de ce qui était dû à la marine.

Celui-ci, ardent à usurper et à étendre sa domination, trouva cette affaire fort propre à grossir ses conquêtes. Il prit thèse de ce qu'elle lui était donnée pour remplacement des fonds très-arriérés de la marine, et pour cela même, de la raison de l'augmenter et de l'en laisser le maître; il s'en fit donner le projet d'édit, et le changea, le grossit et le dressa comme il lui plut. Il ne négligea pas d'y couler une clause, par laquelle ces nouveaux officiers gardes-côtes n'obéiraient qu'aux seuls gouverneurs, commandants en chef et lieutenants-généraux des provinces, et seraient sous la charge de l'amiral et du département de la marine. Il en ôta celle qui restreignait la création aux lieux où la garde des côtes était seulement en usage de tout temps; et non content d'y comprendre toute la vaste étendue des côtes des deux mers, il y ajouta les deux bords des rivières qui s'y embouchent, en remontant fort haut, et y prit la précaution de dénommer les lieux jusqu'où cela devait s'étendre sur chacune. Il forma ainsi des capitaines gardes-côtes, non-seulement le long des deux mers, mais fort avant dans les terres, par le moyen des bords des rivières, et mit tous ces pays en proie aux avanies et aux vexations de ceux qu'il pourvut de ces charges.

Je ne sus rien de tout cela que lorsque Pontchartrain eut bien consommé son ouvrage, et qu'il me dit alors, sans aucune explication, que je ferais bien de chercher quelqu'un qui me convînt pour la garde-côte de mon gouvernement. Je pris cet avis pour un désir de trouver à débiter sa marchandise, et je ne m'en inquiétai pas. Assez longtemps après il m'en reparla, et me pressa de lui trouver quelqu'un, pour éviter qu'un inconnu venu au hasard ne me fit de la peine. Je lui répondis que qui que ce fût qui prît cette charge de garde-côte ne pouvait s'empêcher d'y être sous mes ordres, et qu'ainsi peu m'importait qui le fût. Il ne m'en dit pas davantage, et la chose en demeura là pour lors.

Dans la suite, je voulus faire régler mon droit et les prétentions du maréchal de Montrevel par Chamillart, pour sortir d'affaires; Montrevel ne l'osa refuser, et il céda d'abord les milices de Blaye. Elles avaient dans tous les temps été sous la seule autorité de mon père, et leurs officiers pourvus par des commissions en son nom. M. de Louvois, avec qui il n'avait jamais été bien, et qui n'ignorait pas cet usage, n'avait jamais songé à le contester. Chamillart, tout mon ami qu'il était, fut plus secrétaire d'État que Louvois. Il me fit entendre que le roi ne s'accommoderait pas de cet usage, dont toutefois il s'était toujours accommodé, mais dont, en style de secrétaire d'État, le pauvre Chamillart ne s'accommodait pas lui-même; mais il me dit que je n'avais qu'à nommer, et que, sur ma nomination, l'expédition se ferait en ses bureaux.

Alors Pontchartrain, qui suivait sournaisement et avec grande attention les suites de mes contestations avec le maréchal de Montrevel, et aux questions duquel je répondais sans défiance, parce que je ne lui voyais point d'intérêt là dedans, me dit-que, puisqu'il fallait une expédition au nom du roi sur ma nomination, comme il pensait de même que Chamillart, et par le même intérêt, c'était aux bureaux de la marine et non en ceux de la guerre qu'elle devait être faite; fondé sur ce que ces officiers nommés par moi serviraient sous La Motte d'Ayran, capitaine de vaisseau, qu'il avait désigné garde-côte pour Blaye et tout ce pays-là, et qu'aux termes de l'édit, ces capitaines gardes-côtes étaient sous la charge de l'amiral et du département de la marine. Chamillart, au contraire, regardait ces milices comme troupes de terre, ainsi qu'elles avaient toujours été, et il s'appuyait sur leur comparaison avec les milices du Boulonais qui borde la mer, qui avait un capitaine garde-côte de cette nouvelle création, lesquelles cependant étaient demeurées troupes de terre, et dont les officiers s'expédiaient au bureau de la guerre sur la nomination de M. d'Aumont, gouverneur de Boulogne. Ces deux secrétaires d'État, de longue main aigris et hors de mesure ensemble, s'opiniâtrèrent dans leurs prétentions, et à en porter le jugement au roi.

Le plus court et le plus simple était de me laisser suivre l'ancien usage, qui n'avait point été contredit, et d'éviter cette nouvelle querelle entre eux, en me laissant donner les commissions en mon nom; mais cette sagesse n'accommodait pas l'usurpation commune de leurs charges aux dépens de la mienne, quoique si intimement lié avec tous les deux. Ils l'eussent également mis à couvert en acceptant la proposition que je leur fis de faire expédier aux bureaux de La Vrillière, secrétaire d'État ayant la Guyenne dans son département. Aucun des deux n'y voulut entendre, ni démordre de sa prétention. Chamillart, dans la faveur où il était alors, et appuyé de l'exemple de Boulogne, l'aurait emporté, et Pontchartrain en aurait eu tout le dégoût. C'était commettre mes deux amis, si ennemis, ensemble; je crus donc devoir suspendre ma nomination. Le chancelier et son fils m'en remercièrent, et parurent sentir l'amitié de ce sacrifice, piqué au point où je l'étais contre Montrevel, et aussi intéressé à me remettre en possession de mes milices et dégrossir d'autant les contestations à décider entre nous. Dans cette situation, le temps s'écoula jusqu'à la chute de Chamillart, comme je crois l'avoir raconté en son lieu, et Montrevel refusa tout net le maréchal de Boufflers d'en passer par son avis.

Pendant tout cela, je voulus profiter de la nouveauté de Voysin dans la charge de Chamillart, qui n'aurait pas l'éveil de cette dispute, et faire expédier aux bureaux de la marine. La vie coupée de la cour, le mariage de Mme la duchesse de Berry, avec tout ce qui précéda et suivit cette grande affaire, et mille autres enchaînements, traînèrent ma nomination jusqu'à l'hiver qui précéda la mort de Monseigneur. Je voulus donc enfin terminer une chose dont le délai était indécent, et nuisible même au service. Mais quelle fut ma surprise, lorsque, sur le point de nommer, Pontchartrain me déclara que c'était un droit du capitaine garde-côte, ajoutant aussitôt que La Motte d'Ayran ne l'exercerait qu'avec mon agrément, par où il n'aurait que l'apparence, dont je conserverais la réalité.

J'eus la sagesse de me contenir, et de descendre jusqu'à plaider ma cause. J'alléguai les commissions de mon père que j'étais en état de rapporter; le droit immémorial et la clarté de ce droit par la cession de Montrevel même, qui, si actif et si roide en prétentions, s'était vu forcé d'abandonner celle-là de lui-même, après l'avoir si vivement soutenue; l'étrange contraste d'être dépouillé d'un droit si certain par un homme qui m'était nécessairement subordonné, et que j'exerçais indépendamment du gouverneur de la province représenté en tout par le commandant en chef. Je ne dédaignai pas de lui dire qu'il était plus honorable pour lui d'expédier sur ma nomination que sur celle d'un capitaine garde-côte; enfin je le fis souvenir du sacrifice que je lui avais fait trois ans durant de suspendre ma nomination, que ni lui ni Chamillart ne me contestaient, mais qui voulaient chacun expédier dessus; des remercîments que le chancelier et lui m'avaient faits de ne les pas commettre avec ce ministre dans sa faveur si supérieure, et de l'indigne fruit que j'en retirais par la perte de mon droit, qui était ce que je pouvais attendre de pis d'un ennemi en sa place, lui si personnellement engagé, dans ce fait même, et en général par l'alliance si proche et une si longue et si intime amitié et si éprouvée de sa part, à chercher à augmenter mon autorité à Blaye, et non pas à me dépouiller de celle que j'y avais de droit, d'usage, et de tout temps. Rien de tout cela ne fut contesté; j'eus un aveu formel sur chaque article; toutefois je parlais aux rochers.

Pontchartrain se retrancha sur l'attribution formelle de l'édit, et par cela même se chargeait d'un nouveau crime, puisqu'il l'avait changé et amplifié à dessein. Je me défendis sur la notoriété publique que ces édits, uniquement faits pour tirer de l'argent, n'avaient point d'effet contre des possessions et des titres, souvent même contre ce qui n'en avait point. J'en donnai l'exemple de M. d'Aumont pour Boulogne, rivage de la mer vis-à-vis d'Angleterre, moi si loin d'elle et si avancé dans les terres, et celui des divers édits de création de charges municipales dont les traitants avaient voulu jouir à Blaye, où j'avais toujours maintenu les jurats de ma nomination.

Pontchartrain répliqua que les édits ne pouvaient nuire au service; qu'il en était que les milices de Boulogne, si voisines de la frontière, continuassent d'y servir, ce qui emportait exception de l'édit à leur égard; ce qui n'était point à l'égard de Blaye, nommément compris dans l'édit pour un capitaine garde-côte, c'est-à-dire dans un supplément postérieur de l'édit qu'il avait fait ajouter, que ce qui m'était arrivé pour les jurats de Blaye marquait bien que j'aurais pu avoir le même succès sur l'édit des gardes-côtes, si je m'en fusse plaint à temps, mais qu'il était maintenant trop tard. Je répondis que je n'avais parlé sur les jurats que lorsque les traitants avaient voulu vendre ces charges à Blaye, et longtemps après les édits rendus; que Chamillart, puis Desmarets, m'avaient, l'un après l'autre, fait justice au moment que je l'avais demandée, quoiqu'ils n'y fussent pas tenus comme lui l'était par une obligation réelle et essentielle sur ce même fait, laquelle il me donnait maintenant pour un obstacle invincible. Ces derniers mots, prononcés avec feu, coupèrent la parole à Pontchartrain. Il se jeta dans les protestations que ma satisfaction lui était si chère qu'il ferait jusqu'à l'impossible pour me la procurer, et que nous en parlerions une autre fois. L'embarras du procédé et de la misère des raisons le réduisait à chercher à finir une conversation si difficile pour lui à soutenir. Le dépit, qui de moment à autre s'augmentait en moi, d'une tromperie si préparée et si étrangement conduite par une si noire ingratitude, avait besoin de n'être plus excité. Je ne cherchai donc aussi qu'à la finir.

J'ai annoncé de la bourre, et je suis obligé d'avertir que ce n'est pas fait, mais qu'elle est absolument nécessaire aux choses qui la suivront et qui en dédommageront. Pour la continuer, Mme de Saint-Simon, aussi surprise que moi de ce que je lui racontai, mais toujours plus sage, m'exhorta à ne rien marquer, à vivre avec Ponchartrain à l'ordinaire, à laisser reposer cette fantaisie, à la laisser dissiper et à ne pas croire qu'il pût s'aheurter à une prétention qui le devait toucher si peu, et sur laquelle il me voyait si sensible. J'en usai comme elle le désira, accoutumé par amitié et par une heureuse expérience à déférer à ses avis.

Au bout de quelque temps elle lui parla. Il se confondit en respects, mais sans rien de plus solide. Peu après, étant à Marly, il me dit qu'il était résolu à tout faire pour me contenter; qu'il croyait néanmoins qu'il valait mieux ne point traiter l'affaire ensemble; et qu'il me priait de trouver bon d'entendre là-dessus d'Aubanton, un de ses premiers commis. J'y consentis sans entrer plus avant en matière.

Deux jours après, Aubanton vint un matin chez moi. J'écoutai patiemment une flatteuse rhétorique pour me faire goûter ce que Pontchartrain m'avait proposé. Je voulus bien expliquer les mêmes raisons que j'ai abrégées plus haut. Aubanton n'eut rien à y répondre, sinon d'essayer de me persuader que, par la nécessité de mon agrément, j'avais le fond de la chose, et le capitaine garde-côte l'écorce par sa nomination. Je voulus bien encore parler honnêtement. Je répondis qu'il était du bon sens de la prudence et de l'usage, de terminer les choses durables d'une manière qui le fût aussi; que je voulais bien ne pas douter qu'aucune nomination du capitaine garde-côte ne serait expédiée que de mon agrément, tant que Pontchartrain et moi serions, lui en place d'expédier, moi d'agréer ou non, mais que cela pouvait changer par la mutation de toutes les choses de ce monde, qu'alors je serais pris pour dupe par un autre secrétaire d'État qui ne se croirait pas tenu aux mêmes égards; qu'avec Pontchartrain même ces égards pouvaient devenir susceptibles de mille queues fâcheuses, lorsque le capitaine garde-côte et moi ne serions pas d'accord sur les choix, qu'il était donc plus court et plus simple de me laisser continuer à jouir de mon droit, et qu'après tout ce qui s'était passé là-dessus de si personnel à Pontchartrain de ma part, je ne pouvais croire qu'il aimât mieux un capitaine garde-côte que moi, jusqu'à l'enrichir de ma dépouille. Honnêtetés de ma part, mais avec grande fermeté, respects et protestations de celle d'Aubanton, terminèrent cette inutile visite. Il me pressa de lui accorder encore une audience, et de penser moi-même à quelque expédient que Pontchartrain embrasserait sûrement avec transport de joie.

Huit jours après, Aubanton revint avec force compliments pour toutes choses. J'avais cependant rêvé à quelque expédient pour me tirer d'embarras sans tout perdre et sans me brouiller. J'en étais retenu par le respect d'une liaison de vingt ans, de la mémoire de celle dont l'alliance l'avait formée, de l'intimité du chancelier et de la chancelière, auxquels je n'avais pas dit un mot de tout cela jusqu'alors pour en attendre le dénoûment, et ces considérations enchaînèrent ma colère d'un procédé si double et si indigne. Je les fis donc sentir à Daubanton, et lui dis qu'elles m'avaient amené à un expédient où je mettais tant au jeu que j'étais surpris moi-même d'avoir pu m'y résoudre, mais que l'amitié l'avait emporté: c'était d'accepter la nomination des officiers des milices de Blaye par le capitaine garde-côte, qui ne serait expédiée que de mon agrément, comme Pontchartrain le proposait, mais d'y ajouter au moins, pour que cet agrément demeurât solide et nécessaire, la nécessité de mon attache sur les expéditions, à l'exemple en très-petit de l'attache du colonel général de la cavalerie sur les commissions de tous les officiers de la cavalerie. Aubanton avec esprit me laissa voir qu'il goûtait fort l'expédient, et en même temps qu'il n'espérait pas qu'il fût accepté. Il me quitta en prenant jour pour la réponse.

Elle fut telle qu'Aubanton l'avait prévue. Il me dit que Pontchartrain n'osait expédier en une forme insolite sans permission du roi, à qui il ne croyait pas qu'il fut à propos pour moi de la demander. Je répondis à d'Aubanton en remontant mon ton, sans sortir pourtant d'un air de politesse pour lui, et de modestie pour moi, que je n'étais pas surpris qu'une telle affaire eût une pareille issue depuis que Pontchartrain en avait fait la sienne propre; que c'était le prix de vingt ans d'amitié, et de ma complaisance du temps de Chamillart pour n'en pas dire davantage; qu'après ce sacrifice si bien senti alors par lui, et dans une alliance si proche qu'il pouvait un peu compter, il me faisait un tour que je ne pourrais attendre d'un autre secrétaire d'État en sa place avec qui je serais dans la plus parfaite indifférence; que j'entendais bien le nœud de la difficulté, qui était qu'à l'ombre d'une nomination subalterne et obscure d'un capitaine garde-côte, si fort sous sa main, il ferait de ces emplois les récompenses de ses laquais; qu'il y avait tant de distance de l'étendue du pouvoir de sa charge aux bornes si étroites de mon gouvernement que je ne laissais pas d'être surpris qu'il pût être touché de l'accroître de ma dépouille, jusqu'à l'avoir si adroitement, si longuement et si ténébreusement ménagée; que, tant que j'avais cru n'avoir affaire qu'à un édit bursal et à un capitaine garde-côte, l'évidente bonté de mes raisons me les avait fait soutenir; que voyant clair enfin, et ne pouvant plus méconnaître ce que je m'étais caché à moi-même tant que j'avais pu, je savais trop la disproportion sans bornes du crédit de la place de Pontchartrain à celui d'un duc et pair, et d'un homme de ma sorte, pour prendre le parti de lutter avec lui; que je sentais dans toute son étendue la facile victoire qu'il remportait sur moi, et les moyens obscurs qui pied à pied la lui acquéraient; que je cédais dans la pleine connaissance de mon impuissance, mais qu'en cédant je cédais tout, et n'entendrais jamais parler sur quoi que ce pût être des milices de Blaye.

Aubanton effrayé d'une déclaration si compassée, car je me possédais tout entier, mais si nette et si expressive dans ses termes, dans son ton, dans toute ma contenance, et peut-être par le feu échappé de mes regards, déploya pour me ramener le reste de son bien dire. Il m'étala les respects et les désirs de Pontchartrain; il me représenta adroitement qu'en abandonnant jusqu'à la discipline et au commandement des milices de Blaye, je me faisais un tort à quoi rien ne m'obligeait, et qui dans la suite me pourrait sembler trop précipité. Je sentis à son discours et à son maintien l'extrême honte que lui donnait sa misérable ambassade, et les suites que, tout premier commis qu'il était d'un cinquième de roi de France, il n'était pas hors d'état de prévoir. Toute ma réponse fut un simple sourire, et de me lever. Alors il me conjura de ne pas regarder l'affaire comme finie, je l'interrompis par des honnêtetés personnelles, et de la satisfaction de l'avoir connu, et je l'éconduisis de la sorte.

Outré de colère et d'indignation, je me donnai quelques jours. Mené après toujours par les mêmes motifs, je voulus abuser de ma patience et jouir aussi de l'embarras d'un si misérable ravisseur. Il me dit en paroles entrecoupées qu'il s'estimait bien malheureux que mon amitié fût au prix de l'impossible. Je répondis d'un air assez ouvert que je la croyais bien au-dessous; qu'apparemment il avait vu Aubanton; que cela étant, la matière était épuisée et inutile à traiter. Il répliqua d'un air confondu quelques demi-mots sur l'ancienneté de l'amitié. Je lui dis d'un air simple que je ne demandais jamais ce qu'on ne pouvait pas; que je cédais tout, et qu'après cela il n'y avait plus à en parler. Là-dessus il me donna carte blanche pour nous en rapporter à qui je voudrais. Je n'ignorais pas quel jugement je pouvais attendre entre lui et moi dans une cour aussi servile; ainsi je répondis qu'à une affaire finie il ne fallait point de juge. Alors il me proposa son père, je n'eus pas la force de le refuser. Jusqu'alors qui que ce soit n'avait su ce qui se passait entre nous. J'ai dit ci-devant ce qui me retenait d'éclater, et il n'avait garde aussi de montrer son tissu d'infamie.

Revenus à Versailles (car le chancelier ne paraissait à Marly qu'au conseil), je lui contai ce qu'il ignorait depuis la chute de Chamillart. Il ne balança pas à me réitérer ses remercîments de la suspension de ma nomination avant cette chute; fit après une longue préface sur son peu d'indulgence pour son fils, ses défauts, ses sottises, la parfaite connaissance et la parfaite douleur qu'il en avait, et de là me répéta toutes ses raisons entortillées de sophismes qu'il avait excellemment à la main quand il en avait besoin; les entremêla d'autorité, et prétendit enfin que je réduisais son fils à l'impossible. Mon extrême surprise m'ôta toute repartie. Je lui dis seulement que je ne me croyais de tort que de n'avoir pas nommé sans ménagement du temps de Chamillart; mais la parole me rentra tout à fait dans la poitrine par sa réplique, que j'aurais bien fait d'avoir nommé alors, et je ne songeai qu'à gagner la porte.

On a vu en différents endroits dans quelle amitié et dans quelle confiance réciproque je vivais avec le chancelier, et avec quelle adresse, de concert avec Mme de Saint-Simon, il m'empêcha de quitter la cour à la fin de 1709, où je me trouvais maintenant dans la situation la plus agréable, et comme on le verra incontinent, dans les espérances les plus flatteuses et les plus solidement fondées. Ce contraste avec l'état où je me serais trouvé dans la retraite que je voulais faire étreignit à son égard la colère de le voir soutenir la perfidie de son fils, mais à la vérité pour la porter sur ce fils tout entière, tellement que je finis une seconde conversation avec le chancelier par lui dire que la matière était épuisée, que nous ne nous persuaderions pas l'un l'autre, que je ne répondrais plus un seul mot à tout ce qu'il pourrait m'en dire, mais qu'il trouverait bon aussi que je demeurasse dans ma résolution de n'ouïr jamais parler en rien des milices de Blaye, et d'en laisser faire à son fils et à son capitaine garde-côte tout ce que bon leur semblerait. Le chancelier entendit ce français; il me répondit avec embarras et quelque honte, que je faisais mal, mais que j'étais le maître.

Lui, la chancelière et Pontchartrain pressèrent extrêmement Mme de Saint-Simon de m'engager à acheter la capitainerie garde-côte de Blaye, et il parut bientôt qu'ils n'avaient pas prévu l'embarras où les jetait ma fermeté, à laquelle ils ne s'étaient pas attendus, et qu'ils auraient bien voulu ne s'être pas engagés si avant, c'est-à-dire le fils, dans une si vilaine affaire, projetée et conduite à son ordinaire sans la participation de son père, et celui-ci à ne l'y pas soutenir quand il l'eut apprise pour être arbitre entre nous deux.

Pour se tirer d'un si mauvais pas, ils proposèrent à Mme de Saint-Simon d'emprunter de celui qu'ils lui nommeraient le prix de cette capitainerie, soit que ce fût un prêteur effectif, soit qu'il ne donnât que son nom pour couvrir leur bourse avec stipulation expresse qu'il se contenterait des gages de la charge pour tout intérêt de la somme, et sans être tenus de les lui faire bons au cas qu'ils ne fussent point payés; de n'avoir que la charge même pour toute hypothèque, et à sa perte si elle se supprimait et était mal ou point payée sans pouvoir nous en jamais rien demander, et de porter seul toutes les taxes, augmentations de gages, et toute autre espèce de choses dont on accablait tous les jours ces nouvelles créations, sans que nous y pussions entrer pour rien: c'était, en un mot, que je voulusse bien recevoir la charge sans bourse délier, et sans pouvoir y courir aucune sorte de risque.

J'étais si aigri, que je fus longtemps sans en vouloir ouïr parler. Je consentis enfin, par complaisance pour Mme de Saint-Simon, mais à condition que devant ni après la chose faite, et qui ne se fit point, ils ne m'en parleraient jamais.

Je vis rarement et sérieusement Pontchartrain depuis cette rare affaire, et c'est où nous en étions à la mort de Monseigneur. Pour le chancelier, je vécus avec lui tout à mon ordinaire; elle n'apporta pas le moindre refroidissement entre nous, comme on le peut voir par ce qui a été rapporté sur la prétention d'Épernon et de Chaulnes, et l'édit de 1711, tant la reconnaissance eut de pouvoir sur moi. On verra bientôt qu'elle ne se borna pas là.

CHAPITRE XIV. §

Splendeur du duc de Beauvilliers. — Causes, outre l'amitié, de sa confiance entière en moi. — Discussion de la cour entre lui et moi. — Torcy. — Desmarets. — La Vrillière. — Voysin. — Pontchartrain père et fils. — Caractère de Pontchartrain. — Je sauve Pontchartrain perdu. — Je conçois le dessein d'une réconciliation sincère entre le duc de Beauvilliers et le chancelier. — Singulier hasard sur le jansénisme. — Pontchartrain sauvé par le duc de Beauvilliers. — — Conversation sur les Pontchartrain avec Beringhen, premier écuyer. — Son caractère. — Union et concert le plus intime entre les ducs et les duchesses de Beauvilliers, Chevreuse et Saint-Simon. — Conduite du dernier avec le Dauphin, et sa façon d'y être. — Mon sentiment sur le jansénisme, les jansénistes et les jésuites.

Le duc de Beauvilliers jouissait avec splendeur de l'état si changé de son pupille; il était affranchi des inquiétudes de la cour de Monseigneur, et des mesures à l'égard du roi par la confiance que ce monarque donnait à son petit-fils, et la solidité qu'y ajoutait le goût et l'intérêt de Mme de Maintenon ravie d'aise pour sa Dauphine, et d'avoir un Dauphin sur lequel elle pouvait sûrement compter dans tous les temps. Beauvilliers commençait donc à marcher plus tête levée, à cacher moins que le temps était venu de commencer à compter avec lui; il montrait un maintien plus dégagé et une liberté moins mesurée; ses propos avec moi plus fermes et à lui tout à fait étrangers. J'aperçus un changement inespéré dont je ne le croyais pas susceptible; je vis un homme consolidé, nerveux, actif, allant droit au fait et se dépouillant des entraves. Il repassa toute la cour avec moi sans se hérisser de ma franchise sur les portraits, et sans disputer avec moi. Il se souvenait que je lui avais toujours parlé juste dans tous les temps, l'expérience lui avait appris que j'en savais plus que lui en connaissances de gens, que sa charité et son enfermerie élaignaient de voir et d'apprendre. Mon avis sur Harcourt; ma prédiction sur l'abbé de Polignac suivie de l'effet si peu croyable; celle de la campagne de Lille, si précisément accomplie en effets prodigieux, ne lui étaient point sortis de l'esprit, et avaient ployé le sien à tout mon égard. Il était sûr de mon secret, j'ose dire de ma vérité et de ma probité; il ne pouvait douter de toute ma confiance, de mon dévouement, de mon attachement pour lui sans réserve et à toute épreuve, et d'une amitié de toute préférence depuis plus de seize ans que j'étais à la cour, et que mon désir de son alliance nous avait étroitement unis. Il me parlait donc sans réserve, et la disproportion d'âge et de fortune n'en mettait plus dans l'épanchement entier sur toutes les matières, qui était pleinement réciproque et continuel.

Cet examen entre lui et moi de toute la cour allait à discuter qui il était bon d'approcher ou d'éloigner du Dauphin. La ville eut aussi son tour, c'est-à-dire la robe, non pas pour approcher ou écarter des gens que leur état n'en rendait pas susceptibles, mais pour nous concerter tous deux, car il m'avait mis à cette portée, et placer au Dauphin du bien de ceux que nous estimerions propres aux emplois, et au contraire sur les autres. Quatre ou cinq longues conversations près à près, que nous eûmes tête à tête, ce que je remarque parce que le duc de Chevreuse ne s'y trouva pas, achevèrent à peu près cette importante matière.

Suivit un autre tête-à-tête où le duc se déboutonna sur tous ceux qui avaient part aux affaires. Je l'avais averti il y avait déjà longtemps de l'intime liaison que je voyais se former entre d'Antin et Torcy. La Bouzols, sœur du dernier, d'une figure hideuse, mais pleine de charmes, d'esprit, et forte en intrigue, et de tout temps en toute intimité avec Mme la Duchesse, en était le principal instrument. Celle qui commençait à se montrer entre d'Antin et Mlle de Tourbes qui ne fit que croître, et qui dura autant que leur vie, y servit encore puissamment. C'était un autre démon d'esprit et qui aimait à dominer, amie intime de Torcy, de sa sœur, peu à ses frères le maréchal et l'abbé d'Estrées, tout à Mme la Duchesse de toute leur vie. Rien n'était plus opposé au duc de Beauvilliers que cette cabale de Mme la Duchesse qui palpitait encore, et que d'Antin personnellement. Le duc et Torcy étaient éloignés l'un de l'autre, mais en gens sages et mesurés; l'écorce entre eux était conservée; le duc de Chevreuse la ménageait quoique aussi refroidi que son beau-frère; l'idée de la cour ne s'en apercevait pas, elle était accoutumée à l'union singulière de toute la famille de Colbert; elle avait été témoin de celle des deux ducs avec Pomponne depuis son retour jusqu'à sa mort, qui était de toute confiance. La communication d'affaires et les bienséances voiloient au monde prévenu et jusqu'aux plus éveillés le fond de leur situation ensemble, et eux-mêmes avaient soin d'entretenir ce voile par le dehors de leur conduite; mais le fond le voici.

On a vu quelle était l'extrême piété du duc de Beauvilliers, et quel aussi son abandon pour Mme Guyon, surtout pour M. de Cambrai, et pour tout ce petit troupeau, qui l'avait pensé perdre plus d'une fois sans l'en avoir pu détacher le moins du monde, conséquemment pour les jésuites et pour la partie sulpicienne qui n'avaient jamais abandonné M. de Cambrai dans aucun temps. De là un aveuglement sur les matières de Rome et sur le jansénisme, qui ne lui permettait pas de rien voir ni de rien entendre. Plus le roi avançait en âge, plus sa faiblesse, toujours sans contre-poids sur ces matières qu'il ignorait profondément, se trouvait en proie aux jésuites et aux directeurs de Mme de Maintenon par elle; plus donc Rome d'une part, les jésuites de l'autre, gagnaient de terrain, et plus M. de Beauvilliers y donnait à bride abattue, et c'était principalement depuis la mort de Pomponne que le grand cours de ces choses avait commencé, et sans cesse s'était augmenté. Torcy pensait là-dessus tout différemment. Il connaissoit l'inestimable prix de la conservation des droits de la couronne, de celle des libertés de l'école, et de celles de l'Église gallicane; il ne connaissoit pas moins les ruses des jésuites et la grossièreté des sulpiciens. Il était donc souvent opposé sur ces matières au duc de Beauvilliers au conseil. Il était extrêmement instruit, avait beaucoup d'esprit, d'honneur, de probité, de lumières; mais sage, retenu, timide même, il ne disait que ce qu'il fallait dire avec douceur et mesure, respect même, mais il le disait bien, parce qu'il avait le don de la parole et celui encore de l'écriture; presque toujours encore la raison était de son côté. M. de Beauvilliers, dont le rang d'opiner était le pénultième des ministres, suait de l'encre d'entendre Torcy, et plus encore à réfuter son avis qui entraînait plus que très-souvent les autres ministres. Il sentait qu'il allait essuyer le feu du chancelier qui opinait immédiatement après lui, et qui ne le ménageait pas, quelquefois même jusqu'à l'indécence, tellement qu'il regardait Torcy comme un avec le chancelier sur ces matières, et qui lui fournissait des armes dont le chancelier se servait contre lui avec impétuosité, et en général ajoutait aux raisons de Torcy le poids de son esprit, de sa liberté, de son autorité. Cela s'appelait chez M. de Beauvilliers être janséniste, et être janséniste était chez lui quelque chose de plus odieux et de plus dangereux qu'être protestant.

Torcy avait encore deux crimes envers lui: l'un de n'avoir jamais eu de liaison avec M. de Cambrai; l'autre d'être mari de Mme de Torcy, qui avait en effet un véritable pouvoir sur lui, qui du cœur passait à l'esprit. Elle en avait beaucoup elle-même, et savait beaucoup aussi. Avec cela, libre et peu capable de cacher ses sentiments, qui étaient tout à fait conformes à son nom. Ce n'était pas pourtant qu'elle fût imprudente, encore moins qu'elle affichât rien, mais on la démêlait. C'était donc aux yeux de M. de Beauvilliers une manière d'hérétique qui pervertissait son mari, et qui le tenait de trop près et de trop court pour espérer de le convertir, même de le rendre moins opposé, ou plus complaisant.

M. de Chevreuse, malgré son abjuration de Port-Royal où il avait été élevé, n'était pas si outré que son beau-frère. C'était un composé fort bizarre à cet égard. Non moins abandonné à Mme Guyon, à M. de Cambrai surtout, et à toute sa gnose, il avait retenu de son éducation une aversion parfaite des jésuites qu'il cachait avec soin, où je le surpris plus d'une fois, et qu'il ne me désavoua pas avec le secret et la confiance qui était établie entre nous; par conséquent, toujours en garde contre eux, et comme plus foncier que M. de Beauvilliers, moins livré aux entreprises de Rome; je dis moins parce qu'il était encore beaucoup. Ces gens de Port-Royal qu'il avait abdiqués, l'estime et l'affection pour eux n'avait pu s'effacer en lui. Il me l'a avoué de presque tous, et néanmoins en spéculation à eux, il leur était contraire en pratique. Ce composé ne peut s'expliquer, mais il était tel que je le représente. Cette façon d'être, jointe avec sa douceur naturelle, son esprit compassé et si naturellement tourné à être amiable compositeur, le défaut d'occasion d'opinions contraires au conseil, où il n'entrait pas, quoique effectivement et véritablement ministre, l'écartaient moins de Torcy que le duc de Beauvilliers, et l'appliquaient à conserver tous les dehors entre eux, n'y pouvant davantage.

Torcy, qui sentait parfaitement tout ce que le monde ne voyait pas dans cet intérieur de famille, n'avait pas tort de vouloir s'appuyer de d'Antin, et celui-ci, qui frappait en dessous à la porte du conseil, avait raison de se lier à un homme dont la place lui pouvait donner des moyens de se la faire ouvrir. En même temps moi, qui connaissois cet intérieur, je ne fus pas surpris que le duc de Beauvilliers, discutant les ministres avec moi, mît Torcy le premier sur le tapis, et m'en parlât comme d'un homme qu'il était absolument nécessaire de remercier.

Lié où il était et dans une place qui ne me donnait ni rapport avec lui ni aucun besoin de lui, je ne le connaissois alors que comme on connait tout le monde; je n'allais jamais chez lui; lui aussi ne m'avait jamais fait aucune avance, quoique nous eussions des amis communs. Je n'étais pas content de lui sur M. le duc d'Orléans, et s'il faut tout dire, son indifférence pour moi m'avait déplu. Je n'entrepris donc pas sa défense avec M. de Beauvilliers, qui passa outre et me demanda qui je pensais qu'on put mettre en sa place.

Amelot était bien le meilleur, mais il était trop lié à la princesse des Ursins, trop bien par conséquent avec Mme de Maintenon pour que ce fût l'homme de M. de Beauvilliers, ni le mien par rapport à M. le duc d'Orléans, que je voulais unir de plus en plus avec le Dauphin: je proposai donc Saint-Contest qui était fort de mes amis, et d'amitié de père en fils. C'était un homme de beaucoup d'esprit et du plus délié, sous un extérieur épais, appliqué, travailleur, et qui, avec les manières les plus pleinement bourgeoises, connaissoit pourtant le monde, la cour et les gens extrêmement bien, et qui dans son intendance de Metz avait toujours réussi dans les affaires ou les négociations qu'il avait eues fort souvent avec l'électeur palatin, celui de Trêves, le duc de Lorraine, et plusieurs petits princes de ses environs; il était doux, liant, insinuant, et savait aller à ses fins avec adresse et en contentant ceux avec qui il avait à traiter, M. de Beauvilliers le connaissoit et le goûtait assez, et il approuva beaucoup ma pensée, en sorte que cela demeura comme arrêté entre nous.

Desmarets nous fit disputer. Le duc en était, comme je l'ai remarqué, à n'oser plus lui parler de rien. Il ne pouvait donc se dissimuler son humeur intraitable, ni l'excès de son ingratitude, mais ces défauts ne touchaient point à la religion. Il ne donnait nul soupçon de jansénisme, et il était bien loin encore de revenir au monde lors de la disgrâce de l'archevêque de Cambrai: net sur des points à l'égard du duc si capitaux, d'autres le sauvaient. Il était neveu de Colbert, élevé dans les finances, à son école; il en avait pris, à ce que l'on pensait, les principes et les maximes. Il passait pour l'homme le plus capable en finances; enfin, M. de Beauvilliers l'avait ramené sur l'eau à force de sueurs, de temps et de rames, et quel qu'il l'éprouvât, il ne put se résoudre à détruire son ouvrage, et tout ce que j'alléguai ne fit que blanchir. Il ne trouva jamais mieux à mettre en sa place; et il se ferma à l'y laisser.

Nous fûmes aisément du même avis sur La Vrillière. Il convint avec moi que pour ce que ce secrétaire d'État faisait, et quand même il serait chargé de plus, il le faisait très-bien, et qu'il n'y avait point à chercher mieux.

Voysin nous parut également à tous deux nécessaire a renvoyer: nulle capacité, probité de cour, connaissance de personne, dureté, et rusticité, créature de Mme de Maintenon jusqu'au dernier abandon. Je voulus sonder le duc sur Chamillart, et je fus édifié, touché môme de sa réponse: il me dit qu'il était son ami depuis quarante ans, et que cette liaison il l'avait resserrée lui-même par le mariage de sa nièce avec son fils; qu'il connaissoit sa probité à toute épreuve, et ses lumières fort au-dessus de l'idée qu'on en avait prise; mais qu'il croyait le Dauphin un obstacle invincible à son retour; d'ailleurs que Chamillart avait deux défauts qu'il croyait incompatibles avec le bien de l'État et dont il le savait incorrigible, avec lesquels il se ferait un grand scrupule de le replacer: une opiniâtreté invincible dont il me conta des traits qui m'étonnèrent, quelque connaissance que j'eusse de cette opiniâtreté, dont j'ai rapporté quelques-uns, et des amis sur lesquels il était incapable de revenir, et dont l'entêtement était extrêmement dangereux. De ce dernier j'en avais une parfaite expérience qui se trouve répandue ici en plus d'un endroit. Je fus affligé avec d'autant plus d'amertume que je fus convaincu, et qu'il fallut me détacher du plaisir extrême de contribuer à remettre un ami en selle; ce qui, en effet, n'était plus possible avec ce que j'ai expliqué des choses de Flandre, indépendamment de tout le reste. Je proposai donc La Houssaye que je ne connaissois point, mais par ce qu'il m'était revenu de sa conduite dans l'intendance d'Alsace où il était, et il fallait un intendant de frontières et de troupes, et M. de Beauvilliers l'approuva.

Je trouvai sur Pontchartrain les dispositions les plus funestes et qui pouvaient le plus flatter celles qu'il avait méritées de moi, mais qui m'épouvantèrent parce qu'il avait un père à qui j'étais lié d'amitié, de reconnaissance et de confiance la plus intime, une mère que j'aimais et respectais véritablement, et que sa femme si proche de la mienne et si parfaitement unie avec elle, lui avait laissé des enfants. Je vis leur sort, je vis le chancelier, ou éconduit, ou retiré de lui-même avec le poignard dans le cœur, et survivre à sa prodigieuse fortune, en proie à l'horreur de son fils, et au néant de ses petits-fils. J'avais caché mon ressentiment et ses causes, et plus au duc de Beauvilliers qu'à personne, dans la situation où je le connaissois avec le chancelier.

Il s'ouvrit à moi sur le père et sur le fils plus qu'il n'avait fait encore, car il s'ouvrit tout à fait. Rome, le jansénisme, et plus que tout, la différence extrême de sentiment sur la personne et la doctrine de M. de Cambrai, avait achevé de cimenter le mur qui avait commencé à s'élever entre le duc et lui dès son son arrivée à la tête des finances. Les escarmouches au conseil étaient continuelles. Outre ce que j'en ai touché ici, il n'y a pas longtemps, le chancelier s'y aidait souvent d'une légèreté qui lui était naturelle, et qui mettait les rieurs de son côté. Il passait quelquefois jusqu'à porter des bottes indécentes et parfois scandaleuses, qui déconcertaient une gravité qui, sur ces matières, avait rarement raison. Ailleurs le chancelier n'était pas plus mesuré; ils avaient même été plus d'une fois jusqu'à cesser de se rendre les devoirs communs de la civilité réciproque, et quoiqu'ils n'en fussent pas là alors, ils n'en étaient pas mieux ensemble, quoique le duc de Chevreuse et le chancelier fussent toujours demeurés amis. L'éclat ancien qui n'avait fait qu'augmenter depuis avait engagé dès lors le duc de Beauvilliers de retirer de la marine ceux qu'il y protégait, et qu'il y avait mis du temps de Colbert et de Seignelay. Les blessures étaient devenues si continuelles et si profondes que ces deux hommes ne se pouvaient pardonner, et que leur haine était publique. Le duc, avec toute sa piété et ses mesures, se permettait à cet égard plus de choses qu'il n'en était naturellement capable. Sûr du roi et de son pupille dans les matières qui formaient leurs disputes, il se défendait ordinairement avec hauteur et jetait quelquefois au chancelier des choses et des faits qui l'embarrassaient, et le poussait alors avec hardiesse. J'appris alors mille détails là-dessus du duc de Beauvilliers, que ses mesures si resserrées m'avaient cachées jusque-là, et que le chancelier n'avait eu garde de me dire par considération pour moi dans la plus qu'intime liaison où il me savait avec le duc, non par manque de confiance, car il m'en disait assez tous les jours pour ne me laisser pas ignorer l'état où ils étaient ensemble. Bien que la séparation intérieure de Pontchartrain d'avec son père passât souvent jusqu'à l'extérieur, et que les mesures qu'il gardait avec M. de Beauvilliers fussent les plus respectueuses, il ne l'en aimait pas mieux au fond, et ce fond était bien aperçu.

L'entreprise d'Écosse que j'ai racontée en son lieu, et dont la triste issue lui fut justement imputée, lui était devenue un péché irrémissible auprès des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse qui en avait été l'auteur et le promoteur; d'ailleurs son pernicieux caractère achevait de le leur rendre odieux. On en a vu quelque chose, t. IV, p. 377, combien peu la Dauphine le ménageait auprès du roi, et que le roi, si en garde en faveur de ses ministres, la laissait dire avec complaisance. Mais il ne sera pas inutile de le faire connaître davantage: comme il est depuis longtemps tout à fait mort au monde, j'en parlerai, quoique vivant encore, comme d'un homme qui n'est plus.

Sa taille était ordinaire, son visage long, mafflé, fort lippu, dégoûtant, gâté, de petite vérole qui lui avait crevé un œil. Celui de verre, dont il l'avait remplacé, était toujours pleurant, et lui donnait une physionomie fausse, rude, refrognée, qui faisait peur d'abord, mais pas tant encore qu'il en devait faire. Il avait de l'esprit mais parfaitement de travers, et avec quelques lettres et quelque teinture d'histoire; appliqué, sachant bien sa marine, assez travailleur, et le voulait paraître beaucoup plus qu'il ne l'était. Son naturel pervers, que rien n'avait pu adoucir ni redresser le moins du monde, perçait partout; il aimait le mal pour le mal, et prenait un plaisir singulier à en faire. Si quelquefois il faisait du bien, c'était une vanterie qui en faisait perdre tout le mérite, et qui devenait synonyme au reproche; encore l'avait-il fait acheter chèrement par les refus, les difficultés dont il était hérissé pour tout, jusque pour les choses les plus communes, et par les manières de le faire qui piquaient, qui insultaient même, et qui lui faisaient des ennemis de presque tous ceux qu'il prétendait obliger. Avec cela, noir, traître, et s'en applaudissait; fin à scruter, à suivre, à apprendre et surtout à nuire. Pédant en régent de collége avec tous les défauts et tout le dégoût d'un homme né dans le ministère et gâté à l'excès.

Son commerce était insupportable par l'autorité brutale qu'il y usurpait, et par ses infatigables questions; il se croyait tout dû, et il exigeait tout avec toute l'insolence d'un maître dur. Il s'établissait le gouverneur de la conduite de chacun, et il en exigeait compte; malheur à qui l'y avait accoutumé par besoin, par lâcheté; c'était une chaîne qui ne pouvait se rompre qu'en rompant avec lui. Outre qu'il était méchant, il était malin encore, et persécuteur jusqu'aux enfers, quand il en voulait aux gens; ses propos ne démentaient point les désagréments dont il était chamarré. Ils étaient éternellement divisés en trois points, et sans cesse demandait, en s'applaudissant, s'il se faisait bien entendre; avec qui que ce fût, maître de la conversation, interrompant, questionnant, prenant la parole et le ton, avec des ris forcés à tous moments qui donnaient envie de pleurer. Une expression pénible, maussade, pleine de répétitions, avec un air de supériorité d'état et d'esprit qui faisait vomir et qui révoltait en même temps. Curieux de savoir le dedans et le dessous de toutes les familles et des intrigues, envieux et jaloux de tout, et dans sa marine comme un comité sur ses galériens. Aucun officier, même général, même pour des riens, n'était à couvert de ses sorties en pleine audience publique, et nul homme ni femme de la cour de ses airs d'autorité. Il disait aux gens les choses les plus désagréables avec volupté, et réprimandait durement en maître d'école sous prétexte d'amitié et en forme d'avis.

Son délice était de tendre des panneaux, et la joie de son cœur de rendre de mauvais offices. En garde surtout contre son père et sa mère et leurs amis, et contre toutes les grâces et tous les plaisirs qu'ils pouvaient désirer de lui, il s'en piquait même, pour ne pas paraître sous leur férule, au point que le chancelier et la chancelière s'étaient fait une règle de ne lui rien demander ni recommander, et ne s'en cachaient point, parce que la négative était certaine. En général, il triomphait de refuser et de faire mystère des choses même les plus futiles, surtout d'être hérissé de difficultés sur les choses qui en souffraient le moins. L'importance lui tournait la tête, son ver rongeur était de n'être point ministre: d'ailleurs incapable de société, d'amusement de conversation ordinaire; toujours plein de ses fonctions, de ses occupations, et avec qui que ce fût, homme et femme, roi de ses moments et de ses heures, et le tyran de sa famille et de ses familiers. Sa première femme, si parfaite en tout, en mourut à la fin à force de vertu. La seconde l'a vengée.

On a vu sa conduite avec le comte de Toulouse, d'O et le maréchal d'Estrées. Les femmes des deux derniers l'avaient perdu auprès de Mme la Dauphine et auprès du Dauphin tout ce qui avait pu l'approcher. Mme de Maintenon, qui aimait fort sa première femme, et qui a toujours conservé du goût et de la considération personnelle pour la chancelière, ne le pouvait supporter. Il ne tenait auprès du roi que par l'amusement malicieux des délations de Paris, qui était de son département, et qui lui avait causé force prises avec Argenson, lieutenant de police, qu'il voulait tenir petit garçon sous lui. Argenson en savait plus que lui; il s'était habilement saisi de la confiance du roi, et par elle du secret de la Bastille et des choses importantes de Paris; il les avait enlevées à Pontchartrain, à qui en habile homme il n'avait laissé que les délations des sottises des femmes et des folies des jeunes gens. Il s'était ainsi déchargé sur lui de l'odieux de sa charge, surtout des lettres courantes de cachet et se conservait le mérite envers beaucoup de gens considérables de tous états d'avoir sauvé leurs proches de ses griffes, soit en faisant en sorte de lui en souffler les aventures, ou en diminuant et raccommodant auprès du roi ce qu'il y avait gâté. Les jésuites, sulpiciens, etc., regardaient Argenson comme leur appui fidèle, et le servaient comme tel auprès du roi et de Mme de Maintenon; tandis que, comme on l'a déjà dit, ils n'avaient que de l'aversion pour Pontchartrain, tant il les servait de mauvaise grâce, et n'imputaient la chasse qu'il ne cessait de faire aux moindres soupçons de jansénisme, qu'au plaisir qu'il prenait à faire du mal. La singularité d'un si détestable caractère m'a engagé à m'y étendre; la suite en fera voir encore davantage la nécessité. Avec tant de vices et d'insolence, il était d'une vérité à surprendre sur sa naissance; il n'en disait pas le tout, mais bien qu'ils étaient de petits bourgeois de Montfort-l'Amaury, et assez pour désespérer La Vrillière, qui était glorieux là-dessus fort mal à propos. J'en ai quelquefois vu des scènes très-plaisantes entre eux deux. Comme secrétaire d'État, l'orgueil même.

Le duc de Beauvilliers m'allégua la plupart de ces choses, et j'en sentais à mesure la vérité. Il m'en fit des plaintes amères; et les parades que j'y donnai ne furent reçues que très faiblement. Je le vis si arrêté dans sa résolution, que je ne jugeai pas à-propos de heurter par une résistance opiniâtre; je glissai donc, et ne butai qu'à laisser une queue pour pouvoir traiter encore un chapitre si délicat. Cela donnait lieu à reposer ses idées, et à moi, qui les avais aisément prises, du temps pour le tourner et tâcher de les changer; nous parlâmes donc d'autre chose, et Pontchar-train ne revint sur le tapis entre nous deux de trois à quatre jours.

Ce fut le duc qui m'écarta à une promenade du roi pour en faire une avec lui tête à tête, et qui reprit aussitôt ce chapitre, et je vis bien qu'il le faisait à dessein. Le mien était tout préparé; le sien était de m'emporter par une foule de raisons, qui toutes n'étaient que trop bonnes; je lui laissai dire tout ce qu'il voulut. Il me pressa sur beaucoup de choses et de faits de Pontchartrain: son humeur étrange, sa malice, ses mauvais offices, sa satisfaction à faire du mal, son plaisir à nuire, sa mauvaise grâce à faire du bien, et sa peine à-bien faire, sa passion de s'étendre et d'usurper, son attention à tout abaisser devant lui, l'aversion publique, ses procédés indignes avec un nombre infini de gens de tous états et des plus considérables. Il ne m'apprenait rien sur tout cela, et de ce dernier point j'en avais l'expérience la plus étrange et la plus fraîche. Ce ne fut pas sans combat intérieur que je l'étouffai dans une crise si décisive.

Quand il en eut bien dit, je lui répondis que n'ayant ni la force de crédit ni la volonté, quand bien même j'aurais la puissance, de m'opposer jamais en quoi que ce fût à lui, je ne pouvais pourtant me résoudre à lui abandonner le fils du chancelier, tout imparfait, et plus encore, que je le reconnaissois. Je lui parlai d'une manière touchante de mon attachement plein de reconnaissance pour le père, et de ma tendresse pour les petits-fils.

Cette manière de résister à un homme naturellement bon et plein de sentiments le rendit rêveur. Je m'aperçus qu'il commençait à flotter entre la peine de me voir si ferme et une sorte de satisfaction de la cause que je lui venais d'avouer et de paraphraser. Il ne laissa pas d'insister encore, et moi de répondre sur le même ton sans l'aigrir par des négatives fausses et grossières, mais en lui demandant s'il croyait Pontchartrain entièrement incorrigible; il ne répliqua point, je me tus, et il demeura un peu de temps en silence, et comme en méditation à part soi.

Il en sortit par me dire qu'avec toutes mes défenses, et qui n'étaient d'aloi que pour moi seul, il voulait bien me dire que Pontchartrain était actuellement en un péril très-grand; que pour l'amour de moi, puisque je m'obstinais si fort à le protéger, il voulait encore bien me dire que le Dauphin ne le pouvait souffrir; que la Dauphine avait juré sa perte, poussée par tout ce qui l'approchait, par le cri public, par son propre dégoût, par Mme de Maintenon même, qui, d'ancienneté brouillée avec le père, ne pouvait personnellement supporter le fils par une aversion particulière que ses manières et tout ce qui lui en revenait lui avaient donnée; que le roi seul paraissait plus indifférent là-dessus, mais sentir bien tous les défauts de Pontchartrain, et ne semblait pas préparer une grande résistance à tant et de telles batteries prêtes à jouer. Le duc ajouta que pour lui, s'il était sensible à la vengeance, je pouvais bien juger de ce qu'il penserait et ferait; mais qu'au défaut d'une affection que le christianisme lui défendait, il était poussé par tout ce qu'il voyait, et par tout ce qu'il lui revenait chaque jour de Pontchartrain; que sa chute, pour laquelle il n'avait seulement qu'à laisser faire, il ne la pouvait regarder que comme un bien public et avantageux à l'État, que pensant de la sorte, c'était à Pontchartrain, s'il en avait le loisir, à changer si promptement de conduite, qu'il le convainquît qu'il était corrigible, après quoi on verrait ce qu'il serait à propos de faire à son égard.

Comme nous nous parlions toujours sous le plus sûr secret et sans mesures, je lui demandai si ce qu'il me disait là était une menace d'une chose possible par celles qui existaient, ou un orage tout formé, et des desseins pris et prêts à éclore. Il me répondit nettement que c'était le dernier. J'en frémis, et n'osant le presser sur le détail de cette affaire, je me contentai de le conjurer d'accorder un court loisir avant que de perdre un homme au moins si instruit de sa marine, et que son successeur encore ferait peut-être regretter.

Je n'ai point su quel il était, mais j'ai cru que Desmarets pouvait(être le désigné. Il avait très-bien pris avec le roi, mieux encore avec Mme de Maintenon, par les charmes de la finance, et le goût qu'elle commençait à prendre pour sa femme, quoique revenu en place malgré la fée qui voulait Voysin, mais dont la place de secrétaire d'État de Chamillart, qu'elle lui avait fait donner, l'avait dépiquée. Desmarets avait pour soi Mme la Dauphine, par les manéges de sa femme, et par les soins qu'il avait de plaire pécuniairement à tout ce qui l'approchait véritablement. On a vu plus haut que son humeur féroce et son ingratitude n'avait pu déprendre de lui les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et les causes de leur persévérance; et c'est ce groupe de choses qui m'a persuadé que c'était Desmarets qu'ils voulaient porter à la plénitude des charges de son oncle Colbert.

Sur mes instances que je rendis les plus pressantes, M. de Beauvilliers me permit d'avertir Pontchartrain de dominer son humeur dans ses audiences et avec tout le monde, de rapporter devant le roi avec moins de penchant au mal, de rendre compte au conseil des dépêches des affaires dont il était chargé avec un goût moins enclin à la sévérité, de lui en spécifier quelques-unes en particulier, que le duc m'expliqua, où ses manières dures et enclines au mal, tant en ce conseil qu'en ses audiences, et même dans son travail tête à tête avec le roi où Mme de Maintenon était toujours présente, avaient fait de fâcheuses impressions, et étaient vivement revenues; mais il me défendit d'aller plus loin; et de lui laisser apercevoir d'où je pouvais être instruit. Je rendis grâces au duc de Beauvilliers, comme d'une obligation du premier ordre, de ce qu'il voulait bien que je fisse, et je le conjurai de nouveau de suspendre l'orage jusqu'à ce qu'il eût vu le fruit de ces avis. Il ne voulut s'engager à rien; je crus apercevoir qu'il craignait le plaisir de la vengeance, que ce principe le fit rendre un peu à mes instances, et qu'il résista par là même et par modestie, à la satisfaction de me laisser voir combien il influait sur le sort de Pontchartrain. De cela même je m'ouvris à l'espérance. Ainsi finit cette importante conversation.

Elle me donna lieu à de grandes réflexions. Outre celles que j'ai déjà expliquées sur l'état du chancelier et de ses petits-fils, son fils chassé, je sentis encore que ce coup paré, si tant était que j'en pusse venir à bout, ils ne seraient encore en aucune assurance. Pontchartrain, fait comme il était, ne pourrait se contenir longtemps; ses rechutes deviendraient mortelles, avec cette horreur générale qu'il avait si justement encourue, et cet éloignement extrême, pour ne rien dire de plus, toujours subsistant entre son père et le duc de Beauvilliers, dans la posture nouvelle et stable où se trouvait alors ce dernier. Toute ma vie j'avais désiré avec la passion la plus vive de les voir solidement réconciliés, mais comme on désire quelquefois des choses imaginaires et impossibles. Deux hommes en tout si dissemblables, excepté en probité et en amour de l'État, n'avaient rien en quoi ils pussent compatir ensemble. Leurs liaisons, leurs vues, leurs sentiments, leurs tempéraments se trouvaient tellement contraires qu'il ne s'y pouvait rien ajouter, et jusqu'à la religion dans deux très-hommes de bien, de la façon dont ils la prenaient l'un et l'autre, leur était devenue un très-puissant motif d'aversion. Cependant, par la face nouvelle que la cour avait prise, je voyais le chancelier et son fils perdus sans cette réconciliation sincère, et sa nécessité me parut si démontrée que, quelque impossible et chimérique quelle me semblât, je me mis dans la tête d'y oser travailler. Sans ce remède unique, je ne voyais aucun moyen de subsister pour le chancelier, dans la nouvelle et durable face que la cour avait prise, et je ne trouvais d'épine dans le riant de ma situation particulière que la peine extrême, et qui troublait toute ma joie, de voir mes deux plus intimes amis en état ensemble que l'un infailliblement serait perdu et anéanti par l'autre. Il ne fallait pas un motif moins puissant pour me faire entreprendre un ouvrage si voisin de l'impossible, et que l'extrême nécessité cessa lors, pour la première fois, de me laisser envisager comme une folie.

Dès le soir même, après que les soupeurs se furent retirés de chez Pontchartrain, j'entrai chez lui, où je n'allais plus familièrement, et même très-rarement. L'heure ajouta à sa surprise; je lui dis, d'abordée et d'un air grave et froid, que quoique ma coutume ne fût pas de lui faire des leçons, et que j'eusse lieu d'en être encore plus éloigné que jamais, j'avais pourtant des choses à lui dire dont je ne pouvais me dispenser; qu'il ne me demandât ni de mes raisons ni d'où je prenais ce que j'avais à lui dire; qu'il se contentât d'apprendre qu'il ne pouvait m'écouter avec trop d'attention, ni prendre trop de soin d'en profiter sans délai. Après une préface si énergique, je lui dis, comme si j'en avais été l'auteur, tout ce que j'avais permission de lui dire, et cela tout de suite comme une leçon apprise par cœur. Je fus écouté avec toute l'attention que demandait ma préface et la matière qui la suivit. Pontchartrain sentit aisément que les faits singuliers que je lui spécifiai ne pouvaient m'être venus que d'endroits importants. Il voulut s'excuser sur certaines choses, sur d'autres il avoua, et accusa son humeur. Je répondis qu'avec moi tout cela était inutile, que son affaire était de profiter de ce qu'il venait d'entendre, la mienne de m'aller coucher, et là-dessus je le quittai aussi brusquement que je l'avais abordé. Je rendis compte le lendemain de ce que j'avais dit à Pontchartrain au duc de Beauvilliers. Il augmenta ma frayeur par ce qu'il me laissa voir de l'imminence de la chute, et néanmoins il convint d'attendre ce que produirait ma remontrance.

À quelques jours de là, me promenant après minuit en tiers avec le Dauphin et l'abbé de Polignac, la conversation tomba sur le gouvernement de Hollande, sur sa tolérance de toutes les sectes, et bientôt sur le jansénisme. L'adroit abbé n'en perdit pas l'occasion, et dit tout ce qu'il fallait pour plaire. Le Dauphin me donna lieu d'entrer assez dans la conversation. Je parlai suivant mes sentiments et sans affectation. La promenade se poussa tard par le plus beau temps du monde, et je quittai le Dauphin comme il allait rentrer au château. J'expliquerai ailleurs ce que je pense sur cette matière, parce qu'elle entrera dans plus d'une chose dans la suite, et ma façon de voir et d'être avec le Dauphin. Dès le lendemain matin M. de Beauvilliers me prit dans le salon, et me conta que le Dauphin venait de lui dire avec beaucoup de joie que, à des discours qu'il m'avait ouï tenir le soir précédent à sa promenade, il me croyait éloigné du jansénisme, et tout de suite me demanda de quoi il avait été question, que le Dauphin n'avait pas eu le temps de lui expliquer. Il me dit, après lui en avoir rendu compte, qu'il avait tout à fait confirmé le Dauphin dans cette opinion sur moi, et cela mit en effet sa confiance pour moi au large sur toutes sortes de chapitres, et voilà ce que font les hasards.

Il fit encore qu'à ces propos le duc me dit tout de suite que le Dauphin soupçonnait fort Pontchartrain de jansénisme, lui qui faisait sa cour au roi du zèle de cette persécution. La délicatesse de M. de Beauvilliers était là-dessus si étrange, qu'après ce qu'il m'avait dit lui-même que les jésuites et les sulpiciens imputaient au goût malfaisant de Pontchartrain la persécution qu'il faisait aux jansénistes, je ne le pus faire revenir de ses soupçons là-dessus, qu'en lui répondant de Pontchartrain sur ce chapitre, et que, différent en tout d'avec son père, ils étaient aussi parfaitement divisés sur les jésuites et l'Oratoire. La fréquentation de Pontchartrain, lors de la mort de sa femme, avec le P. de La Tour, général de l'Oratoire, et encore quelque mois après, avait répandu ces soupçons; mais j'assurai le duc, comme il était vrai, que Pontchartrain avec la dernière indécence avait quitté le commerce du P. de La Tour, comme une chemise sale, et n'en avait pas ouï parler depuis. Nous nous revîmes le même jour sur le soir. Dans l'entre-deux, M. de Beauvilliers, sur ma parole, avait répondu de Pontchartrain au Dauphin sur le jansénisme. Il me le confia, et ce fut le premier bon office qu'il lui rendit auprès de ce prince. De là, le duc me dit qu'il n'entendait pas deux choses, Pontchartrain étant tel là-dessus que je lui avais si fort assuré: l'une qu'il était très-suspect aux jésuites, l'autre comment l'affaire d'un ecclésiastique d'Orléans était si mal entre ses mains; que les jésuites attribuaient à son goût de faire du mal sa facilité à maltraiter les jansénistes que l'on exilait, ou qu'on ôtait de places, et n'en étaient pas moins en garde contre lui, parce qu'il leur était aussi contraire qu'il lui était possible; et que cet ecclésiastique si opposé aux jansénistes, et qui tirait de là tout son appui, ne pouvait être plus mal servi qu'il était de Pontchartrain, pour l'union d'un bénéfice, qui était néanmoins très-essentielle au bon parti. Il s'échauffa assez là-dessus, et de lui-même me permit d'avertir Pontchartrain, mais comme de moi-même, de la disposition des jésuites à son égard; qu'il lui importait fort de la changer par une conduite opposée; et sur cet ecclésiastique de lui dire, non plus comme de moi-même, mais de sa part à lui comme en avis, de rapporter son affaire au premier conseil des dépêches, d'y donner un tour favorable, et d'ajouter que cela lui était plus important qu'il ne pensait.

Je fis ce même soir, vers le minuit, une seconde visite à Pontchartrain, toute semblable à la première, dont l'heure et le ton ne le surprit pas moins, et bien plus encore que la première pour les choses. Il s'était peut-être douté à la première d'où lui venaient mes avis. À cette seconde, il ne put plus l'ignorer. C'était en insolence le premier homme du monde, lorsqu'il ne craignait point les gens; et le premier aussi en bassesse, où personne ne le surpassait, à proportion de son besoin et de sa frayeur. Ainsi on peut juger de tout ce qu'il me pria de dire à M. de Beauvilliers, de quelle façon il se mit à en user avec les jésuites, et comment tourna l'affaire de l'ecclésiastique d'Orléans.

M. de Beauvilliers en fut si content, qu'il voulut bien que je lui disse, mais comme de moi-même, le péril en gros où il était auprès du Dauphin, et les moyens de le rapprocher peu à peu, tous opposés à son génie et à ses manières accoutumées. Le duc alla jusqu'à me charger de lui dire qu'il lui ménagerait des occasions de travailler avec le Dauphin, qu'il l'en avertirait d'avance et de la façon de s'y conduire.

Je revis donc aussitôt Pontchartrain pour la troisième fois; je ne vis jamais homme si transporté. Il se crut noyé et sauvé au même instant, et les protestations qu'il me fit, tant pour M. de Beauvilliers que pour moi, furent infinies. Sur mon compte, je sus bien qu'en penser, puisque c'était trois semaines après qu'il m'eût envoyé Daubenton; aussi les reçus-je pour moi avec le froid le plus dédaigneux, et je lui fis sentir, au choix de mon peu de paroles, la nullité de part que sa personne devait prendre au salut inespéré que je lui procurais.

Le duc tint parole; Pontchartrain fut averti et instruit; et, comme M. de Beauvilliers ne voulut pas s'y montrer, je fus toujours le canal entre eux sous le plus entier secret. Pontchartrain travailla chez le Dauphin; le duc avait préparé les choses. Le prince fut content. Cela dura le reste du voyage de Marly, qui, d'une tirade, nous conduisit à Fontainebleau sans retourner à Versailles, à cause du mauvais air.

Dans ces entrefaites et sur la fin de Marly, je pris en particulier le premier écuyer, non pour lui confier quoi que ce soit de ce qui vient d'être raconté, mais pour m'en servir à ma manière au dessein de réconciliation que j'avais conçu.

C'était un grand homme, froid, de peu d'esprit, de beaucoup de sens, fort sage, fort sûr, fort mesuré, qui, à force d'être né et d'avoir passé sa vie à la cour, fils d'un homme qui était maître passé et dans une considération singulière, et lui dans les cabinets les plus secrets de Le Tellier, Louvois et Barbezieux, dont il était si proche par sa femme, et qui l'avaient admis à tout avec eux, avait acquis une grande connaissance de la cour et du monde, y était fort compté, s'y était mêlé de beaucoup de choses, et y était enfin devenu une espèce de personnage. Il était de tout temps fort bien avec le roi, il avait des particuliers quelquefois avec lui; et il avait eu l'art d'être fort bien avec tous les ministres, et intimement avec le chancelier, qui avait beaucoup de créance en lui. J'ai parlé de lui à l'occasion de la mort de Monseigneur, duquel il espérait beaucoup, et rien de la cour nouvelle, avec qui il n'avait nulle liaison, même quelque chose de moins avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par l'ancien chrême des Louvois, si opposés à tout ce qui était Colbert, et tous leurs commerces et leurs allures tout à fait différentes.

Je crus donc que c'était le seul homme dont je pusse m'aider pour attaquer le chancelier sur sa conduite avec le duc de Beauvilliers. Je lui dis qu'ami au point où je l'étais de M. de Beauvilliers et du chancelier, je voyais de tout temps leur éloignement avec une peine extrême, que jusqu'alors je m'étais contenté de m'en affliger en moi-même; mais que, dans la face nouvelle que la cour venait de prendre, et qui se fortifiait de jour en jour, je ne pouvais dormir en repos comme j'avais fait tant que leur inimitié n'avait pu être fatale à aucun des deux; que le Dauphin devenait rapidement le maître des affaires, et par lui son gouverneur, qui le serait sans mesure lorsque son pupille aurait succédé au roi; que le danger présent était grand par la haine publique que Pontchartrain avait encourue; et s'il subsistait le reste de ce règne, ce qui me paraissait bien difficile, il me semblait impossible qu'il pût durer au delà; que, tombant, je ne voyais pas ce que pourrait devenir le père d'un homme chassé dans une cour où tout le crédit serait contre lui, où il survivrait à sa fortune et à soi-même, et où la décence ni sa propre humeur ne pourrait lui permettre d'y rester et d'y hasarder de se voir chasser lui-même sur quelque aventure de Rome et de jansénisme, et se voir bombarder un garde des sceaux; qu'en vain s'appuyait-il sur l'autorité de sa place, sur son esprit, sur sa capacité, sur sa réputation, puisque ce ne serait pas lui qu'on attaquerait, mais son fils qui n'avait aucun de ces boucliers, qui s'était rendu la bête de tout le monde, et dont la chute aurait les applaudissements publics.

Beringhen connaissoit parfaitement Pontchartrain; il m'avoua la vérité de ce que je lui représentais, sa crainte extrême de ce que je prévoyais, et me pressa de travailler à une réconciliation si capitale à la fortune du père et du fils, comme le seul homme qui la pût entreprendre par l'amitié et la confiance que le duc et le chancelier avaient également et entièrement pour moi. Je lui répondis que c'était toute ma passion, mais que je travaillerais en vain tant que le chancelier s'escarmoucherait avec le duc sans cesse au conseil, et ne se mesurerait pas ailleurs à son égard; qu'il nourrissait ainsi une haine, pour parler nettement, de longue main enracinée, qu'il l'augmentait tous les jours loin de songer à l'émousser, en quoi pourtant consistait son salut et celui de sa famille; que c'était à lui, Beringhen, son ami, et qui ne lui serait point suspect sur M. de Beau-villiers avec qui il savait bien qu'il n'avait point de liaison, à lui ouvrir les yeux sur le danger de voir périr toute la fortune prodigieuse qu'il avait faite; et de lui faire comprendre qu'elle valait bien la peine de se contraindre, et de ployer à la nécessité des temps; qu'après qu'il l'aurait rendu capable d'un vrai changement de conduite à cet égard, je verrais à tâcher de le mettre à profit auprès de M. de Beauvilliers, et peu à peu les rapprocher, et de là les réconcilier enfin si je pouvais.

Le premier écuyer, ou timide comme il l'était naturellement, ou désespérant de faire entendre raison au chancelier vif et décidé comme il le connaissoit, ou véritablement court de temps, me dit qu'il en aurait peu pour parler suffisamment au chancelier qui n'était point à Marly, qui n'y venait que pour les conseils, et qui ces jours-là s'en retournait dîner à Versailles, et les autres jours se tenait à Pontchartrain; qu'il avait demandé congé au roi de s'en aller dans quelques jours chez lui à Armainvilliers, et qu'il y passerait presque tout le voyage de Fontainebleau, où la cour allait incessamment. Il finit par me presser de nouveau de travailler à une aussi bonne œuvre que nul autre que moi ne pouvait exécuter, et moi par l'exhorter de parler au moins avant de partir, et de parler sans ménagement. La suite de ceci se verra bientôt à Fontainebleau; avant d'y conduire la cour, il faut reprendre des choses qui ont précédé ce voyage.

On a pu voir épars en plusieurs endroits de ces Mémoires à quel degré d'intimité et de toute confiance j'étais arrivé avec le duc de Beauvilliers, avec le duc de Chevreuse, et avec les duchesses leurs femmes. Tout cela vivait dans la même amitié avec Mme de Saint-Simon, et ce qui était peut-être unique pour des personnes si généralement cachées et compassées, dans la confiance et la liberté la plus entière, fondées sur l'estime de sa vertu, et l'expérience de la sagesse et de la bonté de son esprit et de sa conduite, plus encore s'il se peut que sur ce qu'elle m'était, et de ce qu'ils savaient que j'étais pour elle. Il faut donc comprendre que ces trois couples faisaient un groupe qui ne se cachait rien, qui se consultait tout, qui en ce genre était inaccessible à quiconque, et dont le commerce était non-seulement continuel, mais de tous les jours, et souvent de plus d'une fois par jour quand nous étions dans les mêmes lieux, et il était fort rare que nous en fussions séparés, parce que Vaucresson était fort proche, et que je ne sortais presque point de la cour, ni Mme de Saint-Simon non plus. Cette union anciennement prise, mais liée et augmentée par degrés, en était à ce dernier bien longtemps avant la mort de Monseigneur, comme divers traits de ces Mémoires auront pu le faire remarquer.

Dans cet état, M. de Beauvilliers ne cessait depuis longtemps de faire naître de l'estime, de l'amitié, du goût pour moi en son pupille, sur l'esprit et le cœur duquel il pouvait tout. Il n'en perdit aucune occasion pendant plusieurs années. On a vu que j'en sentis l'effet à l'occasion de l'ambassade de Rome, et un autre si grandement marqué à son arrivée de la campagne de Lille. L'état triste où il fut après si longtemps ajouta aux mesures que le sage gouverneur me prescrivit toujours. On se souvient de la situation où la cabale de Meudon tenait ce prince, et combien le roi même demeura aliéné de lui, en sus de ce qu'il en était auparavant par la vie si recluse et si resserrée de son petit-fils, qui l'avait dès lors mis fort à gauche avec Monseigneur. On ne doutait dans aucun de ces temps que le duc de Beauvilliers ne possédât ce jeune prince; on ignorait bien le fond de mon intimité avec le duc, mais la liaison était trop forte, et le commerce trop continuel et trop libre avec des gens aussi enfermés, pour n'avoir pas percé.

Être en mesure et en garde infinie était le caractère dominant du duc. La haine de Mme de Maintenon, et les secousses qu'il avait éprouvées du roi même, augmentaient encore les entraves de sa timidité naturelle. Il craignait les soupçons de circonvenir son pupille, il craignait la jalousie et les regards perçants qui s'étaient fixés sur moi depuis ce choix pour Rome. Il voulait me mettre peu à peu dans la confiance du jeune prince, mais il ne voulait pas qu'il en parût rien. Il redoubla encore de précautions depuis la campagne de Lille où je m'étais si hautement déclaré et dont je fus perdu un temps. Je rappelle toutes ces époques et ces faits épars dans ces Mémoires, pour les remettre tous à la fois sous les yeux, et montrer les raisons de la conduite que le duc de Beauvilliers me fit observer, de concert avec le prince.

Je ne le voyais chez lui, aux heures de cour que rarement et courtement, assez pour qu'il ne parût rien d'affecté, assez peu pour qu'on ne pût soupçonner non-seulement privance, mais même aucun dessein de m'approcher de lui; en tout plus de négligence que de cour. Par cette raison le prince me distinguait peu chez lui, et ne me donnait guère au delà de ce qu'il avait accoutumé aux gens de ma sorte; mais souvent un coup d'œil expressif, un sourire à la dérobée m'en disait tout ce que j'en désirais savoir.

Outre la transcendance d'être sans cesse porté avec étude par le duc de Beauvilliers auprès de lui, et encore par le duc de Chevreuse, du caractère dont était ce prince, ce qu'il paraissait du mien par le tissu de la conduite ordinaire de toute ma vie était un avantage peu commun pour lui plaire. Il aimait une vie appliquée, égale, unie, il estimait l'union dans les familles, il considérait les amitiés qui faisaient honneur; et de celles-là, on a vu que j'y fus toujours heureux. Ma jeunesse n'avait rien eu de ce qui eût pu l'étranger ou l'arrêter. Toutes mes liaisons particulières s'étaient trouvées avec des personnes qui presque toutes lui étaient agréables ou directement ou par quelque recoin; mes inimitiés ou mes éloignements, avec celles qui pour la plupart étaient en opposition avec lui, et très-ordinairement directe, ce qui était arrivé naturellement et sans aucun art. J'étais bien de toute ma vie avec les jésuites, quoique sans liaison qu'avec un seul à la fois, mais liaison unique jusqu'à la mort du dernier qui survécut le feu roi; ils me comptaient parmi leurs amis, comme on l'a vu du P. Tellier, et comme on le verra davantage. Je l'avais été intime, comme on l'a vu aussi, de l'évêque de Chartres, Godet. C'étaient là des boucliers sûrs contre le dangereux soupçon de jansénisme; et ce que j'ai rapporté de cette conversation avec le Dauphin et l'abbé de Polignac en tiers, dans les jardins de Marly, mit le sceau à l'assurance. Ma façon d'être à cet égard reviendra trop souvent dans les suites pour ne mériter pas d'être expliquée, puisque l'occasion s'en présente si naturellement.

Le célèbre abbé de la Trappe a été ma boussole là-dessus, comme sur bien d'autres choses dont je désirerais infiniment avoir eu la pratique comme la théorie.

Je tiens tout parti détestable dans l'Église et dans l'État. Il n'y a de parti que celui de Jésus-Christ. Je tiens aussi pour hérétiques les cinq fameuses propositions directes et indirectes, et pour tel tout livre sans exception qui les contient. Je crois aussi qu'il y a des personnes qui les tiennent bonnes et vraies, qui sont unies entre elles et qui font un parti. Ainsi, de tous les côtés, je ne suis pas janséniste.

D'autre part, je suis attaché intimement, et plus encore par conscience que par la plus saine politique, à ce que très-mal à propos on connaît sous le nom de libertés de l'Église gallicane, puisque ces libertés ne sont ni priviléges, ni concessions, ni usurpations, ni libertés même d'usage et de tolérance, mais la pratique constante de l'Église universelle, que celle de France a jalousement conservée et défendue contre les entreprises et les usurpations de la cour de Rome, qui ont inondé et asservi toutes les autres et fait par ses prétentions un mal infini à la religion. Je dis la cour de Rome, par respect pour l'évêque de Rome, à qui seul le nom de pape est demeuré, qui est de foi le chef de l'Église, le successeur de saint Pierre, le premier évêque, avec supériorité et juridiction de droit divin sur tous les autres quels qu'ils soient, et à qui appartient seul la sollicitude et la surveillance sur toutes les Églises du monde comme étant le vicaire de Jésus-Christ par excellence, c'est-à-dire le premier de tous ses vicaires qui sont les évêques. À quoi j'ajoute que je tiens l'Église de Rome pour la mère et la maîtresse de toutes les autres, avec laquelle il faut être en communion; maîtresse, magistra, et non pas domina; ni le pape, le seul évêque, ni l'évêque universel, ordinaire et diocésain de tous les diocèses, ni ayant seul le pouvoir épiscopal duquel il émane dans les autres évêques, comme l'inquisition, que je tiens abominable devant Dieu et exécrable aux hommes, le veut donner comme de foi.

Je crois la signature du fameux formulaire une très-pernicieuse invention, tolérable toutefois en s'y tenant exactement suivant la paix de Clément IX, autrement insoutenable. Il résulte que je suis fort éloigné de croire le pape infaillible, en quelque sens qu'on le prenne, ni supérieur, ni même égal aux conciles œcuméniques, auxquels seuls appartient de définir les articles de foi, et de ne pouvoir errer sur elle.

Sur Port-Royal, je pense tout comme le feu roi s'en expliqua à Maréchal en soupirant (t. VI, p. 128), que ce que les derniers siècles ont produit de plus saint, de plus pur, de plus savant, de plus instructif, de plus pratique, et néanmoins de plus élevé, mais de plus lumineux et de plus clair, est sorti de cette école, et de ce qu'on connaît sous le nom de Port-Royal; que le nom de jansénisme et de janséniste est un pot au noir de l'usage le plus commode pour perdre qui on veut, et que d'un millier de personnes à qui on le jette, il n'y en a peut-être pas deux qui le méritent; que ne point croire ce qu'il plaît à la cour de Rome de prétendre sur le spirituel, et même sur le temporel, ou mener une vie simple, retirée, laborieuse, serrée, ou être uni avec des personnes de cette sorte, c'en est assez pour encourir la tache de janséniste; et que cette étendue de soupçons mal fondés, mais si commode et si utile à qui l'inspire et en profite, est une plaie cruelle à la religion, à la société, à l'État.

Je suis persuadé que les jésuites sont d'un excellent usage en les tenant à celui que saint Ignace a établi. La compagnie est trop nombreuse pour ne renfermer pas beaucoup de saints, et de ceux-là j'en ai connu, mais aussi pour n'en contenir pas bien d'autres. Leur politique et leur jalousie a causé, et cause encore de grands maux; leur piété, leur application à l'instruction de la jeunesse et l'étendue de leurs lumières et de leur savoir, fait aussi de grands biens.

C'en est assez pour un homme de mon état, ce serait en sortir, et des bornes de ce qui est traité ici, que descendre dans plus de détails; mais ce n'est pas trop pour les choses dont les récits nécessaires s'approchent. Ce que je viens d'expliquer ne contentera pas ceux qui prétendent que le jansénisme et les jansénistes sont une hérésie et des hérétiques imaginaires, et satisfera sûrement encore moins ceux à qui la prévention, l'ignorance ou l'intérêt en font voir partout. Ce qui m'a infiniment surpris, est comment la prévention qui mettait M. de Beauvilliers de ce dernier côté lui a pu permettre de s'accommoder de moi au point qu'il a fait, et sans le moindre nuage, toute sa vie, avec la franchise entière que j'ai toujours eue avec lui là-dessus, comme sur tous mes autres sentiments sur toutes autres manières.

CHAPITRE XV. §

Situation personnelle de la duchesse de Saint-Simon à la cour. — Précautions de ma conduite. — Je sonde heureusement le Dauphin. — Court entretien dérobé avec le Dauphin. — Tête-à-tête du Dauphin avec moi. — Dignité: gouvernement, ministère. — Belles et justes espérances. — Conférence entre le duc de Beauvilliers et moi. — Autre tête-à-tête du Dauphin avec moi. — Secret de ces entretiens. — Dignité: princes, princes du sang, princes légitimés. —Belles paroles du Dauphin sur les bâtards. — Conférence entre le duc de Beauvilliers et moi. — Importance solide du duc de Beauvilliers. — Concert entier entre lui et moi. — Contrariété d'avis entre le duc de Beauvilliers et moi sur la succession de Monseigneur. — Manière dont elle fut traitée; extrême indécence qui s'y commit à Marly.

Divers endroits de ces Mémoires ont fait voir combien Mme de Saint-Simon pouvait compter sur les bontés de Mme la duchesse de Bourgogne, et le dessein constant qu'elle eut toujours de la faire succéder à la duchesse du Lude. La place qu'elle fut forcée de remplir auprès de Mme la duchesse de Berry l'approcha de tous les particuliers; plus elle fut vue de près, plus elle fut goûtée, aimée, et si j'ose parler d'après toutes ces têtes presque couronnées, même après le roi et Mme de Maintenon, elle fut honorée et respectée; et les écarts de la princesse à qui on l'avait attachée malgré elle ne firent que plus d'impression en faveur de son grand sens, de la prudence, de la justesse de son esprit et de sa conduite, de la sagesse, de l'égalité, de la modestie, de la vertu de tout le tissu de sa vie, et d'une vertu pure toujours suivie, et qui, austère pour elle-même, était aimable et bien loin de rebuter par ses rides. [Elle] se fit toujours rechercher par celles même dont l'âge et la conduite en étaient les plus éloignés, qui vinrent plus d'une fois se jeter à elle pour en être conseillées et tirées par son moyen des dangers et des orages domestiques où leur conduite les avait livrées. Tant de qualités aimables et solides lui avaient acquis l'amitié et la confiance de beaucoup de personnes considérables, et tant de réputation que personne n'y fut plus heureuse qu'elle, sur quoi on peut se souvenir du conseil que les trois ministres, sans nul concert entre eux, me donnèrent, lorsque je fus choisi pour Rome, de lui tout communiquer et de profiter de ses avis. Le Dauphin, qui la voyait souvent dans les parties particulières et toujours depuis le mariage de M. le duc de Berry, avait pris pour elle beaucoup d'estime, d'amitié, même de confiance, qui me fut un autre appui très-fort près de lui, que le duc de Beauvilliers fortifia toujours, et par amitié, et plus encore par l'opinion qu'il avait d'elle. Ainsi tout me portait dans la confiance et dans l'amitié libre et familière du Dauphin.

La cour changée par la mort de Monseigneur, il fut question pour moi de changer de conduite à l'égard du nouveau Dauphin. M. de Beauvilliers m'en parla d'abord, mais il jugea que ce changement ne devait se faire que fort lentement, et de manière à y accoutumer sans effaroucher. J'avais en divers temps échappé à d'étranges noirceurs; je devais compter que les regards se fixeraient sur moi à proportion de la jalousie, et que je n'en pouvais éviter les dangers qu'en voilant ma situation nouvelle, si fort changée par le changement de toute la scène de la cour; pour cela ne m'approcher à découvert que peu à peu du prince, à mesure que son asile se fortifierait à mon égard, c'est-à-dire à mesure qu'il croîtrait auprès du roi en confiance, et en autorité dans les affaires et dans le monde. Je crus néanmoins à propos de le sonder dès les premiers jours de son nouvel essor. Un soir que je le joignis dans les jardins de Marly, où il était peu accompagné, et de personne qui me tînt de court, je profitai de son accueil gracieux pour lui dire comme à la dérobée, que bien des raisons qu'il n'ignorait pas m'avaient retenu jusqu'alors dans un éloignement de lui nécessaire, que maintenant j'espérais pouvoir suivre avec moins de contrainte mon attachement et mon inclination, et que je me flattais qu'il l'aurait agréable. Il me répondit bas aussi qu'il y avait en effet des raisons quelquefois qui retenaient; qu'il croyait qu'elles avaient cessé; qu'il savait bien quel j'étais pour lui; et qu'il comptait avec plaisir que nous nous verrions maintenant plus librement de part et d'autre. J'écris exactement les paroles de sa réponse pour la singulière politesse de celles qui la finissent. Je la regardai comme l'engagement heureux d'une amorce qui avait pris comme je me l'étais proposé. Je me rendis peu à peu plus assidu à ses promenades, mais sans les suivre entières, qu'autant que la foule, ou des gens dangereux ne les grossissaient pas, et j'y pris la parole avec plus de liberté. Je demeurai sobre à le voir chez lui avec le monde, et je m'approchais de lui dans le salon, suivant que j'y voyais ma convenance.

Je lui avais présenté notre mémoire contre d'Antin lors du procès, et je n'avais pas manqué de lui glisser un mot sur notre dignité, à laquelle je le savais très-favorable, et par principes. II avait lu le mémoire et avait été fort aise, à cause de quelques-uns d'entre nous, de le trouver fort bon, et la cause de d'Antin insoutenable. Je n'ignorais pas aussi ce qu'il pensait sur la forme du gouvernement de l'État, et sur beaucoup de choses qui y ont rapport; et ses sentiments là-dessus étaient les miens mêmes, et ceux des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, par qui j'étais bien instruit. C'était l'avoir trop beau pour n'essayer pas à en tirer grand parti. Je me rendis donc attentif à saisir tout ce qui pourrait me conduire à entrer naturellement en matière, et je ne fus pas longtemps à en trouver le moment.

Quelques jours après étant dans le salon, j'y vis entrer le Dauphin et la Dauphine ensemble se parlant à diverses reprises. Je m'approchai d'eux, et j'entendis les dernières paroles. Elles m'excitèrent à demander au prince de quoi il s'agissait, non pas de front, mais avec un tour de liberté respectueuse, que j'usurpais déjà. Il me répondit qu'ils allaient à Saint-Germain pour la première fois qu'il était Dauphin, c'est-à-dire en visite ordinaire, après celle en manteau et en mante; que cela changeait le cérémonial avec la princesse d'Angleterre, m'expliqua la chose, et appuya avec vivacité sur l'obligation de ne laisser rien perdre de ses droits légitimes. « Que j'ai de joie, lui répondis-je, de vous voir penser ainsi, et que vous avez raison d'appuyer sur ces sortes d'attentions dont la négligence ternit toutes choses !» Il reprit avec feu, et j'en saisis le moment le plus actif pour lui dire que si, lui qui était si grand, et dont le rang était si décidé avait raison d'y être attentif, combien plus nous autres, à qui on disputait et souvent on ôtait tout sans qu'à peine nous osassions nous en plaindre, avions-nous raison de nous affliger de nos pertes, et de tâcher à nous soutenir. Il entra là-dessus avec moi jusqu'à devenir l'avocat de notre cause, et finit par me dire qu'il regardait notre restauration comme une justice importante à l'État; qu'il savait que j'étais bien instruit de ces sortes de choses; et que je lui ferais plaisir de l'en entretenir un jour. Il rejoignit dans ce moment la Dauphine, et s'en allèrent à Saint-Germain.

Le fait qui avait donné lieu à cette courte mais importante ouverture était que, du vivant de Monseigneur, Mme la duchesse de Bourgogne cédait partout en lieu tiers à la princesse d'Angleterre; mais que, devenue l'épouse de l'héritier présomptif par la mort de Monseigneur, elle devait désormais précéder partout en lieu tiers cette même princesse d'Angleterre, qui n'était pas héritière présomptive d'un frère qui aurait des enfants, et qui n'était pas même encore marié. À peu de jours de là, le Dauphin m'envoya chercher. J'entrai par la garde-robe, où du Chesne, son premier valet de chambre, très-homme de bien, sûr et qui avait sa confiance, m'attendait pour m'introduire dans son cabinet, où il était seul. Mon remercîment ne fut pas sans mélange de ma conduite passée et présente, et de ma joie du changement de son état. Il entra en matière, en homme qui craint moins de s'ouvrir que de se laisser aller à la vanité de son nouvel éclat. Il me dit que jusqu'alors il n'avait cherché qu'à s'occuper et à s'instruire; sans s'ingérer à rien, qu'il n'avait pas cru devoir s'offrir ni se présenter de lui-même, mais que, depuis que le roi lui avait ordonné de prendre connaissance de tout, de travailler chez lui avec les ministres, et de le soulager, il regardait tout son temps comme étant dû à l'État et au public, et comme un larcin tout ce qu'il en déroberait aux affaires, ou à ce qui le pourrait conduire à s'en rendre capable; qu'aussi ne prenait d'amusement que par délassement, et pour se rendre l'esprit plus propre à recommencer utilement après un relâchement nécessaire à la nature. De là il s'étendit sur le roi, m'en parla avec une extrême tendresse et une grande reconnaissance et me dit qu'il se croyait obligé d'une manière très-étroite à contribuer à son soulagement, puisqu'il avait la confiance en lui de le désirer. J'entrai fort dans des sentiments si dignes, mais en peine si la tendresse, la reconnaissance et le respect ne dégénéraient point en une admiration dangereuse. Je glissai quelques mots sur ce que le roi ignorait bien des choses qu'il s'était mis en état de ne pouvoir apprendre, et auxquelles sûrement sa bonté ne demeurerait pas insensible si elles pouvaient arriver jusqu'à lui.

Cette corde, touchée ainsi légèrement, rendit aussitôt un grand son. Le prince, après quelques mots de préface sur ce qu'il savait par M. de Beauvilliers qu'on pouvait sûrement me parler de tout, avoua la vérité de ce que je disais, et tomba incontinent sur les ministres. Il s'étendit sur l'autorité sans bornes qu'ils avaient usurpée, sur celle qu'ils s'étaient acquise sur le roi, sur le dangereux usage qu'ils en pouvaient faire, sur l'impossibilité de faire rien passer au roi, ni du roi à personne, sans leur entremise; et, sans nommer aucun d'eux, il me fit bien clairement entendre que cette forme de gouvernement était entièrement contraire à son goût et à ses maximes. Revenant de là tendrement au roi, il se plaignit de la mauvaise éducation qu'il avait eue, et des pernicieuses mains dans lesquelles il était successivement tombé; que par là, sous prétexte de politique et d'autorité dont tout le pouvoir et tout l'utile n'était que pour les ministres, son cœur, naturellement bon et juste, avait sans cesse été détourné du droit chemin, sans s'en apercevoir; qu'un long usage l'avait confirmé dans ces routes une fois prises, et avait rendu le royaume très-malheureux Puis, se ramenant à soi avec humilité, il me donna de grands sujets de l'admirer. Il revint après à la conduite des ministres, et j'en pris occasion de le conduire sur leurs usurpations avec les ducs et avec les gens de la plus haute qualité. À ce récit, l'indignation échappa à sa retenue; il s'échauffa sur le monseigneur qu'ils nous refusent, et qu'ils exigeaient de tout ce qui n'était point titré, à l'exception de la robe.

Je ne puis rendre à quel point cette audace le choqua, et cette distinction si follement favorable à la bourgeoisie sur la plus haute noblesse. Je le laissai parler, tant pour jouir des dignes sentiments de celui qui se trouvait si proche d'en pouvoir faire des règles et des lois, que pour m'instruire moi-même du degré ou l'équité enflammée le pouvait porter. Je repris ensuite les commencements de l'intervertissement de tout ordre, et je lui dis que le pur hasard m'avait conservé trois lettres à mon père de M. Colbert, ministre contrôleur général des finances et secrétaire d'État, qui lui écrivait monseigneur. Cela parut lui faire autant de plaisir que s'il y avait été intéressé. Il m'ordonna de les envoyer chercher, et admira la hardiesse d'un changement si entier. Nous le discutâmes; et comme il aimait à approfondir et à remonter tant qu'il pouvait aux sources, il se mit sur la naissance des charges de secrétaire d'État, dont la ténuité de l'origine le surprit de nouveau, quoique lui-même, par l'explication qu'il se prit à en faire, me montrât qu'il n'avait rien à apprendre là-dessus .

Tout cela fut la matière de plus d'une heure d'entretien; elle nous détourna de celle que nous devions traiter, mais d'une manière plus importante que cette matière même, à laquelle celle de cet entretien n'était rien moins qu'étrangère. Le Dauphin m'ordonna de l'avertir lorsque j'aurais ces trois lettres de M. Colbert à mon père, et me dit qu'en même temps nous reprendrions la matière qu'il s'était proposé de traiter, et dont celle-ci l'avait diverti.

Il est difficile d'exprimer ce que je sentis en sortant d'avec le Dauphin. Un magnifique et prochain avenir s'ouvrait devant moi. Je vis un prince pieux, juste, débonnaire, éclairé et qui cherchait à le devenir de plus en plus, et l'inutilité avec lui du futile, pièce toujours si principale avec ces personnes-là. Je sentis aussi par cette expérience, une autre merveille auprès d'eux, qui est que l'estime et l'opinion d'attachement, une fois prise par lui et nourrie de tout temps, résistait au non-usage et à la séparation entière d'habitude. Je goûtai délicieusement une confiance si précieuse et si pleine, dès la première occasion d'un tête-à-tête, sur les matières les plus capitales. Je connus avec certitude un changement de gouvernement par principes. J'aperçus sans chimères la chute des marteaux de l'État et des tout-puissants ennemis des seigneurs et de la noblesse qu'ils avaient mis en poudre à leurs pieds, et qui, ranimée d'un souffle de la bouche de ce prince devenu roi, reprendrait son ordre, son état et son rang, et ferait rentrer les autres dans leur situation naturelle. Ce désir en général sur le rétablissement de l'ordre et du rang avait été toute ma vie le principal des miens, et fort supérieur à celui de toute fortune personnelle. Je sentis donc toute la douceur de cette perspective, et de la délivrance d'une servitude qui m'était secrètement insupportable, et dont l'impatience perçait souvent malgré moi.

Je ne pus me refuser la charmante comparaison de ce règne de Monseigneur, que je n'avais envisagé qu'avec toutes les affres possibles et générales et particulières, avec les solides douceurs de l'avant-règne de son fils, et bientôt de son règne effectif, qui commençait sitôt à m'ouvrir son cœur, et en même temps le chemin de l'espérance la mieux fondée de tout ce qu'un homme de ma sorte se pouvait le plus légitimement proposer, en ne voulant que l'ordre, la justice, la raison du bien de l'État, celui des particuliers, et par des voies honnêtes, honorables, et où la probité et la vérité se pourraient montrer. Je résolus en même temps de cacher avec grand soin cette faveur si propre, si on l'apercevait, à effrayer et à rameuter tout contre moi, mais de la cultiver sous cette sûreté, et à me procurer avec discrétion de ces audiences dans lesquelles j'aurais tant à apprendre, à semer, à inculquer doucement, et à me fortifier; mais j'aurais cru faire un larcin, et payer d'ingratitude, si j'avais manqué de faire hommage entier de cette faveur à celui duquel je la tenais tout entière. Certain d'ailleurs, comme je l'étais, que le duc de Beauvilliers avait le passe-partout du cœur et de l'esprit du Dauphin, je ne crus pas commettre une infidélité de lui aller raconter tout ce qui venait de se passer entre ce prince et moi; et je me persuadai que la franchise du tribut en soutiendrait la matière, et me servirait par les conseils à y bien diriger ma conduite. J'allai donc tout de suite rendre cette conversation au duc de Beauvilliers. Il n'en fut pas moins ravi que je l'étais moi-même.

Ce duc, à travers une éminente piété presque de l'autre monde, d'une timidité qui sentait trop les fers, d'un respect pour le roi trop peu distant de l'adoration de latrie, n'était pas moins pénétré que moi du mauvais de la forme du gouvernement, de l'éclat de la puissance et de la manière de l'exercer des ministres, qui, chacun dans leur département, et même au dehors, étaient des rois absolus; enfin non moins duc et pair que je l'étais moi-même. Il fut étonné d'une ouvertures si grande avec moi, et surpris d'un si grand effet de ce que lui-même avait pris tant de soin de planter et de cultiver en ma faveur dans l'esprit de son pupille. Sa vertu et ses mesures, qui le contenaient avec lui, l'y captivaient, en sorte qu'il me parut qu'il ne l'avait guère ouï parler si clairement. J'en fus surpris au dernier point mais cela me parut à toute sa contenance, et aux répétitions qu'il exigea de moi sur ce qui regardait le pouvoir des ministres, et la mauvaise éducation du roi. Il m'avoua même sa joie sur ces deux chapitres, avec une naïveté qui me fit comprendre que, encore qu'il n'apprît rien de nouveau sur les dispositions du Dauphin, les expressions pourtant le lui étaient, et que ce prince n'avait pas été si net, ni peut-être si loin avec lui. La suite me le fit encore mieux sentir; car, soit que son caractère personnel lui imposât des mesures qu'il ne se crût pas permis de franchir, ou qu'il ne voulût franchir que peu à peu, peut-être comme un maître qui aime mieux suivre son écuyer en de certains passages, il ne tarda pas à prendre des mesures avec moi pour agir sur plusieurs choses de concert, puis d'une manière conséquente par lui-même, il me parut très-sensible à la confiance pleine de dépendance dont j'usais avec lui là-dessus, et bien déterminé à faire usage de sa situation nouvelle. Peu de jours après j'eus une autre audience. Il faut dire une fois pour toutes que du Chesne ordinairement, rarement M. de Beauvilliers, quelquefois le Dauphin bas, à la promenade, m'avertissait de l'heure de me trouver chez lui, et que lorsque c'était moi qui voulais une audience, je le disais à du Chesne, qui en prenait l'ordre aussitôt et m'en avertissait. Où que ce fût dans la suite, Fontainebleau, Versailles, Marly, j'entrais toujours à la dérobée par la garde-robe, où du Chesne avait soin de m'attendre toujours seul pour m'introduire aussitôt, et de m'attendre à la sortie seul encore, de façon que personne ne s'en est jamais aperçu, sinon une fois la Dauphine, comme je le raconterai en son lieu, mais qui en garda parfaitement le secret.

Je présentai au Dauphin ces trois lettres dont j'ai parlé de M. Colbert à mon père. Il les prit, les regarda fort, les lut toutes trois, et s'intéressa dans l'heureux hasard qui les avait conservées, et sauvées du peu d'importance de leur contenu. Il en examina les dates, et retomba sur l'insolence des ministres (il n'en ménagea pas le terme), et sur le malheur des seigneurs. Je m'étais principalement proposé de le sonder sur tout ce qui intéresse notre dignité; je m'appliquai donc à rompre doucement tous les propos qui s'écartaient de ce but, à y ramener la conversation, et la promener sur tous les différents chapitres. Je le trouvai très-instruit du fond de notre dignité, de ses rapports à l'État et à la couronne, de tout ce que l'histoire y fournit, assez sur plusieurs autres choses qui la concernent, peu ou point sur d'autres, mais pénétré de l'intérêt sensible de l'État, de la majesté des rois de France et de la primauté de leur couronne, à soutenir et rétablir cette première dignité du royaume, et du désir de le faire.

Je le touchai là-dessus par ce que j'avais reconnu de sensible en lui là-dessus, à l'occasion de sa première visite à Saint-Germain avec Mme la Dauphine, depuis la mort de Monseigneur. Je le fis souvenir de la nouveauté si étrange des prétentions de l'électeur de Bavière, tout incognito qu'il était, avec Monseigneur à Meudon. Je les mis en opposition avec l'usage constant jusqu'alors, et avec ce que l'histoire nous fournit de rois qui se sont contentés d'égalité avec des fils de France. Je lui fis faire les réflexions naturelles sur le tort extrême que la tolérance de ces abus faisait aux rois et à leur couronne, qui portait après sur les choses les plus solides par l'affaiblissement de l'idée de leur grandeur. Je lui montrai fort clairement que les degrés de ces chutes étaient les nôtres, qui, avilis au dedans et abandonnés au dehors, donnions lieu par nos flétrissures à celles du trône même, par l'avilissement de ce qui en émane de plus grand, et le peu de cas qu'on accoutume ainsi les étrangers à en faire. Je lui exposai la nouveauté des usurpations faites sur nous par les électeurs ses oncles, par quelle méprise cela était arrivé et demeuré, d'où bientôt après l'électeur de Bavière s'était porté jusqu'à prétendre la main de Monseigneur, et à s'y soutenir par des mezzo-termine, tout incognito qu'il était, parce qu'il s'était aperçu qu'il n'y avait qu'à prétendre et entreprendre. Je vins après à la comparaison des grands d'Espagne avec les ducs pairs et vérifiés, qui me donna un beau champ, et en même temps à la politique de Charles-Quint, soigneusement imitée par les rois d'Espagne ses successeurs, qui non content d'avoir si fort élevé leur dignité dans ses États, s'était servi de leur étendue et de leur dispersion dans les différentes parties de l'Europe, et de l'autorité que sa puissance lui avait acquise à Rome et dans d'autres cours, pour leur y procurer le rang le plus grandement distingué, duquel ils y jouissent encore, et qui sert infiniment à faire respecter la couronne d'Espagne au dehors de ses États. Je passai de cet exemple à celui du vaste usage que les papes ont su tirer, pour leur grandeur temporelle, de celle où ils ont porté les cardinaux, dont la dignité se peut appeler littéralement une chimère, puisqu'elle n'a rien de nécessairement ecclésiastique, qu'elle n'en a ni ordres ni juridiction, ainsi laïque avec les ecclésiastiques, ecclésiastique avec les laïques, sans autre solidité que le droit d'élection des papes, et l'usage d'être ses principaux ministres d'État. Me promenant ensuite en Angleterre, chez les rois du nord et par toute l'Europe, je démontrai sans peine que la France seule, entre tous les États qui la composent, souffre en la personne de ses grands ce que pas un des autres n'a jamais toléré, non pas même la cour impériale, quoique si fourmillante de tant de véritables princes, et que la France seule aussi en a pensé périr, et la maison régnante, dont la Ligue, sur tous exemples, me fournit toutes les preuves.

Le Dauphin, activement attentif, goûtait toutes mes raisons, les achevait souvent en ma place, recevait avidement l'impression de toutes ces vérités. Elles furent discutées d'une manière agréable et instructive. Outre la Ligue, les dangers que l'État et les rois ont si souvent courus, jusqu'à Louis XIV inclusivement, par les félonies et les attentats de princes faux et véritables, et les établissements qu'ils leur ont valu au lieu de châtiment, ne furent pas oubliés. Le Dauphin, extrêmement instruit de tous ces faits historiques, prit feu en les déduisant, et gémit de l'ignorance et du peu de réflexions du roi. De toutes ces diverses matières, je ne faisais presque que les entamer en les présentant successivement au Dauphin, et le suivre après pour lui laisser le plaisir de parler, de me laisser voir qu'il était instruit, lui donner lieu à se persuader par lui-même, à s'échauffer, à se piquer, et à moi de voir ses sentiments, sa manière de concevoir et de prendre des impressions, pour profiter de cette connaissance, et augmenter plus aisément par les mêmes voies sa conviction et son feu. Mais cela fait sur chaque chose, je cherchais moins à pousser les raisonnements et les parenthèses qu'à le conduire sur d'autres objets, afin de lui montrer une modération qui animât sa raison, sa justice, sa persuasion venue de lui-même, et sa confiance; et pour avoir le temps aussi de le sonder partout, et de l'imprégner doucement et solidement de mes sentiments et de mes vues sur chacune de ces matières, toutes distinctes dans la même. Je n'oubliai pas d'assener sur M. d'Espinoy, en passant, le terme d'apprenti prince, et sur M. de Talmont et autres pareils, par vérité d'expression, et pour m'aider d'un ridicule qui sert souvent beaucoup aux desseins les plus sérieux. Content donc au dernier point de ce que le Dauphin sentait sur les rangs étrangers, la plume et la robe qui eut aussi son léger chapitre, je mis en avant le nouvel édit de cette année 1711, fait à l'occasion de d'Antin sur les duchés.

Je discutai avec le Dauphin, naturellement curieux de savoir et d'apprendre; je discutai, dis-je, avec lui les prétentions diverses qui y avaient donné lieu. Je ne le fis que légèrement pour le satisfaire, dans le dessein de passer le plus tôt que je le pourrais aux deux premiers articles de cet édit, et de m'y étendre selon que j'y trouverais d'ouverture. J'y portai donc le prince. Ma surprise et ma satisfaction furent grandes, lorsqu'à la simple mention, je le vis prendre la parole et me déduire lui-même et avec ardeur l'iniquité de ces deux premiers articles, et de là passer tout de suite aux usurpations des princes du sang, et s'étendre sur l'énormité du rang nouveau des bâtards. Les usurpations des princes du sang furent un des points où je le trouvai le plus au fait de l'état en soi de ces princes, et de celui de notre dignité, et en même temps parfaitement équitable, comme il me l'avait paru sur tous les autres. Il me déduisit très-nettement l'un et l'autre, avec cette éloquence noble, simple et naturelle qui charmait sur les matières les plus sèches, combien plus sur celle-ci. Il admettait avec grande justice et raison l'idée qu'avait eue Henri III, par l'équité, de donner aux héritiers possibles d'une couronne successive et singulièrement masculine une préséance et une prééminence sur ceux qui, bien que les plus grands de l'État, ne peuvent toutefois dépouiller jamais la condition de sujets; mais n'oubliant point aussi qu'avant Henri III nos dignités précédaient le sang royal qui n'en était pas revêtu, et qui jusqu'alors avait si peu compté ce beau droit exclusif de succéder à la couronne que les cadets de branches aînées cédaient partout aux chefs des branches cadettes, qui toutefois pouvaient devenir sujets de ces cadets qu'ils précédaient, il se souvint bien, de lui-même, que la préséance et prééminence ne put être établie qu'en supposant et rendant tout le sang royal masculin pair de droit, sans terre érigée par droit d'aînesse, et plus ancien que nuls autres, par lui faire tirer son ancienneté d'Hugues Capet, abolissant en même temps toute préséance entre les princes du sang par autre titre que celui de leur aînesse.

Avec ces connaissances exactes et vraies, le Dauphin ne pouvait souffrir l'avilissement de notre dignité, par ceux-là mêmes qui s'en étaient si bien servis pour leur élévation quoique si juste. Il se déclara donc fort contre les usurpations que les princes du sang lui avaient faites; sur toutes il ne put souffrir l'attribution aux princes du sang, par l'édit, de la représentation des anciens pairs au sacre, à l'exclusion des pairs. Il sentait parfaitement toute la force d'expression des diverses figures de cette auguste cérémonie, et il me laissa bien clairement apercevoir qu'il voulait être couronné comme l'avaient été ses ancêtres. Moins informé des temps et des occasions des usurpations des princes du sang sur les pairs, que des usurpations mêmes, je l'en entretins avec un grand plaisir de sa part, plus soigneux de le suivre et de satisfaire à ses questions pour entretenir son feu et sa curiosité, que de lui faire des récits et une suite de discours. En garde contre l'écoulement du temps, lorsque je le crus pour cette fois suffisamment instruit sur les princes du sang, je m'aidai de la grandeur des bâtards, qui avait si fort servi à augmenter celle des princes du sang, pour amener le Dauphin aux légitimés. C'était une corde que je voulais lui faire toucher le premier, pour sentir au son qu'il lui donnerait le ton que je devais prendre à cet égard. Ma sensibilité sur tout ce qu'ils nous ont enlevé, et le respect du Dauphin pour le roi son grand-père, m'étaient également suspects, de manière qu'attentif à le suivre sur les princes du sang, et à ne faire que lui montrer les autres, je fus longtemps à le faire venir à mon point. Il y tomba enfin de lui-même. Prenant alors un ton plus bas, des paroles plus mesurées, mais en échange un visage plus significatif, car mes yeux travaillaient avec autant d'application que mes oreilles, il se mit sur les excuses du roi, sur ses louanges, sur le malheur de son éducation, et celui de l'état où il s'était mis de ne pouvoir entendre personne. Je ne contredisais que de l'air et de la contenance, pour lui faire sentir modestement combien ce malheur portait à plein sur nous. Il entendit bien ce langage muet, et il m'encouragea à parler. Je préludai donc comme lui par les louanges du roi, par les plaintes que lui-même en avait faites, et je tombai enfin sur les inconvénients qui en résultaient.

Je me servis, non sans cause, de la piété, de l'exemple, de la tentation nouvelle, ajoutée à celle de la chose même, qui précipiterait toutes les femmes entre les bras des rois, le scandale de l'égalité entière entre le fils du sacrement et le fils du double adultère, c'est-à-dire après deux générations, de l'égalité parfaite, de l'égalité de la postérité des rois légitime et illégitime, comme on le voyait déjà entre M. le duc de Chartres et les enfants de M. du Maine; et ces remarques ne furent point languissantes.

Le Dauphin, satisfait de son exorde, et peut-être content du mien, excité après par mes paroles, m'interrompit et s'échauffa. Cette application présente le frappa vivement. Il se mit sur la différence d'une extraction qui tire toute celle qui la distingue si grandement de son habileté innée à la couronne, d'avec une autre qui n'est due qu'à un crime séducteur et scandaleux qui ne porte avec soi qu'infamie. Il parcourut les divers et nombreux degrés par lesquels les bâtards (car ce mot fut souvent employé) étaient montés au niveau des princes du sang, et qui, pour leur avantage, avaient élevé ce niveau de tant d'autres degrés à nos dépens. Il traita de nouveau le point du sacre énoncé dans l'édit; et, s'il avait paru intolérable dans les princes du sang, il lui sembla odieux, et presque sacrilége dans les légitimés. Dans tout cela, néanmoins, de fréquents retours de respect, d'attendrissement même et de compassions pour le roi, qui me firent admirer souvent la juste alliance du bon fils et du bon prince dans ce Dauphin si éclairé. Sur la fin se concentrant en lui-même: « C'est un grand malheur, me dit-il, d'avoir de ces sortes d'enfants. Jusqu'ici Dieu me fait la grâce d'être éloigné de cette route; il ne faut pas s'en élever. Je ne sais ce qui m'arrivera dans la suite. Je puis tomber dans toutes sortes de désordres, je prie Dieu de m'en préserver! mais je crois que, si j'avais des bâtards, je me garderais bien de les élever de la sorte, et même de les reconnaître. Mais c'est un sentiment que j'ai à présent par la grâce que Dieu me fait; comme on n'est pas sûr de la mériter et de l'avoir toujours, il faut au moins se brider là-dessus de telle sorte qu'on ne puisse plus tomber dans ces inconvénients.»

Un sentiment si humble et en même temps si sage me charma; je le louai de toutes mes forces. Cela attira d'autres témoignages de sa piété et de son humilité; après quoi, la conversation revenue à son sujet, je lui dis qu'on n'ignorait pas la peine qu'il avait eue des dernières grandeurs que M. du Maine avait obtenues pour ses enfants. Jamais rien ne peut être plus expressif que le fut sa réponse muette: toute sa personne prit un renouvellement de vivacité que je vis qu'il eut peine à contenir. L'air de son visage, quelques gestes échappés à la retenue que l'improbation précise du roi lui imposait, témoignèrent avec éloquence combien impatiemment il supportait ces grandeurs monstrueuses, et combien peu elles dureraient de son règne. J'en vis assez pour en espérer tout, pour oser même le lui faire entendre; et je reconnus très-bien que je lui plaisais.

Enfin, la conversation ayant duré plus de deux heures, il me remit en gros sur les pertes de notre dignité, sur l'importance de les réparer, et me témoigna qu'il serait bien aise d'en être instruit à fond. Dans le commencement de la conversation, je lui avais dit qu'il serait surpris du nombre et de l'excès de nos pertes, s'il les voyait toutes d'un coup d'œil. Je lui proposai ici d'en faire les recherches et de les lui présenter; non-seulement il le voulut bien, mais il me pria avec ardeur de le faire. Je lui demandai un peu de temps pour ne lui rien donner que de bien exact, et je lui laissai le choix de l'ordre que j'y donnerais, par natures de choses et de matières, ou pour dates de pertes. Il préféra le dernier, quoique moins net pour lui, et plus pénible pour moi; je le lui représentai, même sur-le-champ, mais il persista dans ce choix, et il m'était trop important de le servir là-dessus à son gré pour y rien ménager de ma peine. J'omets ici les remercîments que je lui fis de l'honneur de sa confiance, et tout ce qu'il eut la bonté de me dire de flatteur. Il me donna, en prenant congé de lui, la liberté de ne le voir en public qu'autant que je le jugerais à propos sans inconvénient, et en particulier, toutes les fois que je le désirerais, pour l'entretenir de ce que j'aurais à lui dire.

Il n'est pas difficile d'imaginer dans quel ravissement je sortis d'un entretien si intéressant. La confiance d'un Dauphin, juste, éclairé, si près du trône, et qui y participait déjà, ne laissait rien à désirer pour la satisfaction présente, ni pour les espérances. Le bonheur et la règle de l'État, et après, le renouvellement de notre dignité, avaient été dans tous les temps de ma vie l'objet le plus ardent de mes désirs, qui laissaient loin derrière celui de ma fortune. Je rencontrais tous ces objets dans le Dauphin; je me voyais en situation de contribuer à ces grands ouvrages, de m'élever en même temps, et avec un peu de conduite, en possession tranquille de tant et de si précieux avantages. Je ne pensai donc plus qu'à me rendre digne de l'une et coopérateur fidèle des autres.

Je rendis compte le lendemain au duc de Beauvilliers de ce qui s'était passé entre le Dauphin et moi. Il mêla sa joie à la mienne; il ne fut point surpris de ses sentiments sur notre dignité, en particulier sur les bâtards. J'avais déjà bien su, comme je l'ai rapporté alors, que le Dauphin s'était expliqué à lui, lors des grandeurs accordées aux enfants du duc du Maine; je vis encore mieux ici qu'ils s'étaient bien expliqués ensemble sur les bâtards, et que M. de Beauvilliers l'avait fort instruit sur notre dignité. Nous convînmes de plus en plus d'un concert entier sur tout ce qui aurait rapport au Dauphin, et aux matières qui s'étaient traitées dans mes deux conversations avec lui; que je le verrais plutôt à ses promenades qu'aux heures de cour chez lui, parce que j'y serais plus libre de les suivre et de les quitter, de remarquer, de parler ou de me taire, suivant ce qui s'y trouverait; d'avoir attention d'éviter d'aborder et de quitter la promenade du roi avec le Dauphin, et de lui parler en sa présence; enfin, de tout ce que la prudence peut suggérer pour éviter tout éclat, m'insinuer de plus en plus, et profiter au mieux de ce qui se présentait à moi de si bonne grâce. Il m'avertit que je pouvais parler de tout sans aucune sorte de crainte au Dauphin, et que je devais le faire selon que je le jugerais à propos, étant bon de l'y accoutumer; il finit par m'exhorter au travail où je m'étais engagé: c'étaient les fruits de ce qu'il avait de longue main préparé, puis fait pour moi auprès du Dauphin. Son amitié et son estime l'avaient persuadé que la confiance que ce prince pourrait prendre en moi serait utile à l'état et au prince, et il était si sûr de moi que c'était initier un autre soi-même.

Il préparait et dirigeait le travail particulier du Dauphin avec les ministres, eux-mêmes ne le pouvaient guère ignorer. L'ancienne rancune de Mme de Maintenon cédait au besoin présent d'un homme qu'elle n'avait pu renverser, qui était toujours demeuré avec elle dans une mesure également ferme et modeste, qui était incapable d'abuser de ce que le Dauphin lui était, duquel elle ne craignait rien pour l'avenir, bien assurée de la reconnaissance de ce prince, qui sentait qu'il lui devait la confiance du roi, et l'autorité où il commençait à l'élever, d'ailleurs sûre de la Dauphine comme d'elle-même, pour l'amour de laquelle elle avait ramené le roi jusqu'à ce point. Par conséquent le roi, qui ne trouvait plus d'aigreur ni de manéges en Mme de Maintenon, contre M. de Beauvilliers, suivait son penchant d'habitude, d'estime et de confiance, et n'était point blessé de ce qui était pesant aux ministres, et de ce qui mettait le duc dans une situation si principale au dedans et si considérable au dehors. Bien qu'on ignorât à la cour jusqu'où allait mon intérieur avec lui, et entièrement mes particuliers avec le Dauphin, je ne laissais pas d'être regardé, examiné, compté tout autrement que je ne l'avais été jusqu'alors. On me craignit, on me courtisa. Mon application fut de paraître toujours le même, surtout désoccuppé, et d'être en garde contre tout air important, et contre tout ce qui pouvait découvrir rien de ce que tant d'envieux et de curieux cherchaient à pénétrer; jusqu'à mes plus intimes amis, jusqu'au chancelier même, je ne laissai voir que l'écorce que je ne pouvais cacher.

Le duc de Beauvilliers était presque tous les jours enfermé longtemps avec le Dauphin et le plus souvent mandé par lui. Ils digéraient ensemble les matières principales de la cour, celles d'État, et le travail particulier des ministres. Beaucoup de gens qui n'y pensaient guère y passaient en revue en bien et en mal, qui presque toujours avaient été ballottés entre le duc et moi, avant d'être discutés entre lui et le Dauphin. Il en était de même de quantité de matières importantes, et de celles surtout qui regardaient la conduite de ce prince; une entre autres tomba fort en dispute entre le duc et moi, sur laquelle je ne pus céder ni le persuader, et qui regardait la succession de Monseigneur.

Le roi eut un moment envie d'hériter, mais fit bientôt réflexion que cela serait trop étrange. Elle fut traitée comme celle du plus simple particulier, et le chancelier et son fils furent chargés seuls, en qualité de commissaires, d'y faire ce que les juges ordinaires font à la mort des particuliers. Meudon et Chaville, qui valaient environ quarante mille livres de rente, et pour un million cinq cent mille livres de meubles ou de pierreries, composaient tout ce qui était à partager, sur quoi il y avait à payer trois cent mille livres de dettes. Le roi d'Espagne se rapporta au roi de ses intérêts, et témoigna qu'il préférait des meubles pour ce qui lui devait revenir. Il y avait encore une infinité de bijoux de toute espèce. Le roi voulut que les pierres de couleur fussent pour le Dauphin, parce que la couronne en avait peu, et au contraire beaucoup de diamants. On fit donc un inventaire, une prisée de tous les effets mobiliers, et trois lots: les plus beaux meubles et les cristaux furent pour le roi d'Espagne, et les diamants pour M. le duc de Berry avec un meuble. Tous les bijoux et les moindres meubles, qui à cause de Meudon étaient immenses, se vendirent à l'encan pour payer les dettes. Du Mont et le bailli de Meudon furent chargés de la vente, qui se fit à Meudon de ces moindres meubles, et des joyaux les plus communs. Les principaux bijoux, et qui étaient en assez grand nombre, se vendirent avec une indécence qui n'a peut-être point eu d'exemple. Ce fut dans Marly, dans l'appartement de Mme la Dauphine, en sa présence, quelquefois en celle de M. le Dauphin, par complaisance pour elle, et ce fut pendant la dernière moitié du voyage de Marly l'amusement des après-dînées. Toute la cour, princes et princesses du sang, hommes et femmes, y entraient à portes ouvertes; chacun achetait à l'enchère; on examinait les pièces, on riait, on causait, en un mot un franc inventaire, un vrai encan. Le Dauphin ne prit presque rien, mais il fit quelques présents aux personnes qui avaient été attachées à Monseigneur, et les confondit, parce qu'il n'avait pas eu lieu de les aimer du temps de ce prince. Cette vente causa quelques petites riotes entre la Dauphine et M. le duc de Berry, poussé quelquefois par Mme la duchesse de Berry, par l'envie des mêmes pièces. Elles furent même poussées assez loin sur du tabac dont il y avait en grande quantité, et d'excellent, parce que Monseigneur en prenait beaucoup, pour qu'il fallût que M. de Beauvilliers et quelques dames des plus familières s'en mêlassent, et pour le coup la Dauphine avait tort, et en vint même à la fin à quelques excuses de fort bonne grâce. Le partage de M. le duc de Berry était tombé en litige, parce qu'il avait eu un apanage dont Monseigneur et lui avaient signé l'acte, ce qui opérait sa renonciation à la succession du roi et à celle de Monseigneur, comme en étant déjà rempli d'avance. Cela fut jugé de la sorte devant le roi, qui en même temps lui donna, par une augmentation d'apanage, tout ce qui lui serait revenu de son partage outre le meuble et les diamants. Pendant que tout cela s'agitait, le roi fit hâter le partage et la vente des meubles, dans la crainte que celui de ses deux petits-fils à qui Meudon demeurerait n'en voulût faire usage, et partageât ainsi la cour de nouveau.

Cette inquiétude était vaine. On a vu qu'il devait être pleinement rassuré là-dessus du côté du Dauphin, et à l'égard de M. le duc de Berry qui n'aurait osé lui déplaire; la suite d'un prince cadet, quand même il aurait usé de Meudon, n'aurait pas rendu la cour moins grosse, surtout dès qu'on s'y serait aperçu que ce n'aurait pas été faire la sienne au roi qu'être de ces voyages. Ce prince, qui dans tout son apanage n'avait aucune demeure, désirait passionnément Meudon, et Mme la duchesse de Berry encore davantage. Mon sentiment était que le Dauphin lui fît présent de toute sa part; il vivait de la couronne en attendant qu'elle tombât sur sa tête; il ne perdait donc rien à ce don; il y gagnait au contraire le plaisir, la reconnaissance, la bienséance même, d'un bienfait considérable, et plein de charmes pour M. son frère, et pour Mme la duchesse de Berry, qui recevrait sûrement un applaudissement universel. M. de Beauvilliers, à qui je le dis, ne me surprit pas peu par un avis contraire. Sa raison, qu'il m'expliqua, fut que rien ne serait plus dangereux que donner occasion et tentation à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Berry d'une cour à part qui déplairait souverainement au roi, et qui tout au plus différée après lui, séparerait les deux frères, et deviendrait la source sinon de discorde, du moins de peu d'union; qu'il fallait que l'aîné jouît de tous ses avantages, que le cadet dépendît toujours de lui; qu'il valait mieux qu'il fût pauvre en attendant que son frère fût roi pour recevoir alors des marques de sa libéralité, que si, mis prématurément à son aise, il se trouvait alors en état de se passer, conséquemment de mériter peu ses bienfaits; qu'avoir Meudon et ne donner pas le moindre signe d'en vouloir user, serait au Dauphin un moyen sûr de plaire infiniment au roi; qu'en un mot Meudon convenait au Dauphin, qu'il y avait sa part et son préciput, et celle encore du roi d'Espagne en lui donnant des meubles et d'autres choses en échange, et que, si M. le duc de Berry se trouvait y avoir quelque chose, il l'en fallait récompenser en diamants.

Ce raisonnement politique me parut fort tiré et ne put m'entrer dans la tête. Je soutins au duc la supériorité des bienfaits sur la nécessité à l'égard d'un fils de France; la bienséance d'adoucir par des prémices solides d'amitié cette grande différence que la mort du père mettait entre les frères, et la totale dont la perspective commençait à se faire sentir; l'utile sûreté d'émousser les semences d'aigreur entre eux, en saisissant l'occasion unique de gratifier un frère avant d'être son roi; la disproportion de l'avantage idéal d'un côté, très-effectif de l'autre, et celle de l'impression que prendrait le monde d'une conduite sèche, dure, littérale, ou remplie de générosité et de tendresse; l'impuissance de retenir un frère dans sa future cour qu'à faute de maison ailleurs, que tôt ou tard il lui faudrait bien donner, non comme grâce, mais comme chose de toute nécessité; l'abondance des moyens, toujours nouveaux, fournis par la couronne, de gratifier un frère qui même était si mal apanagé, et à qui Meudon augmenterait bien plus qu'il ne diminuerait le besoin des grâces, comme on avait vu que Saint-Cloud avait été une source de besoins à Monsieur si prodigieusement apanagé, et au roi un moyen continuel de le tenir, dont il avait si bien su profiter; enfin indépendamment du sacrifice de l'usage de Meudon, le Dauphin, établi et soutenu comme il l'était dans l'entière confiance du roi, et ancré déjà par son grand-père dans l'exercice, et en la disposition même en partie des affaires, ne manquerait pas d'occasions et de moyens journaliers de lui plaire, et de s'établir de plus en plus dans son cœur, dans son esprit, et dans toute l'administration. Il me semblait et il me semble encore que mon raisonnement là-dessus était juste et solide. Aussi devint-il celui de tout le monde, mais il ne persuada point M. de Beauvilliers.

Meudon demeura au Dauphin, et tout ce qui regarda cette succession fut traité avec la même rigueur. Elle ne fit pas honneur dans le monde, ni un bon effet en M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, à qui je me gardai bien de laisser entrevoir quoi que ce soit là-dessus. Mais il n'était pas indifférent au bien dont il avait peu à proportion de ses charges, et dont il dépensait avec fort peu de mesure, et poussé de plus par Mme la duchesse de Berry, haute avec emportement, et déjà si éloignée de cœur du Dauphin, surtout de la Dauphine. Ils se turent sagement, n'imaginèrent pas que le duc de Beauvilliers eût aucune part en cette affaire, et ne tardèrent pas à vendre beaucoup de diamants de leur héritage pour remplir les vides que leurs fantaisies avaient déjà creusés dans leurs affaires.

CHAPITRE XVI. §

Je vois souvent le Dauphin tête à tête. — Le Dauphin, seul avec moi, surpris par la Dauphine. — Ma situation à l'égard de la Dauphine. — Mérite de Mme de Saint-Simon m'est très-utile. — Aversion de Mme de Maintenon pour moi; sur quoi fondée. — Je travaille à unir M. le duc d'Orléans au Dauphin. — Intérieur de la famille royale, et le mien avec elle. — Je donne un étrange avis à M. le duc d'Orléans, qui en fait un plus étrange usage avec Mme sa fille. — Je me brouille et me laisse après raccommoder avec lui, et je demeure très-froidement avec Mme la duchesse de Berry depuis. — Dégoûts du roi de M. le duc d'Orléans. — Dangereux manéges du duc du Maine, qui projette le mariage de son fils avec une sœur de Mme la duchesse de Berry. — Je travaille à unir M. le duc d'Orléans au Dauphin et au duc de Beauvilliers, [union] à laquelle je réussis.

Je voyais souvent le Dauphin en particulier, et je rendais aussitôt après au duc de Beauvilliers ce qui s'y était passé. Je profitai de son avis, et je parlai de tout au prince. Sa réserve ni sa charité ne s'effarouchèrent de rien; non-seulement il entra aisément et avec liberté dans tout ce que je mis sur le tapis de choses et de personnes, mais il m'encouragea à le faire, et me chargea de lui rendre compte de beaucoup de choses et de gens. Il me donnait des mémoires, je les lui rendais avec le compte qu'il m'en avait demandé; je lui en donnais d'autres qu'il gardait et qu'il discutait après avec moi en me les rendant. Je garnissais toutes mes poches de force papiers toutes les fois que j'allais à ces audiences, et je riais souvent en moi-même, passant dans le salon, d'y voir force gens qui se trouvaient actuellement dans mes poches, et qui étaient bien éloignés de se douter de l'importante discussion qui allait se faire d'eux.

Le Dauphin logeait alors dans celui des quatre grands appartements de plain-pied au salon, que la maladie de Mme la princesse de Conti, comme je l'ai remarqué lors de la mort de Monseigneur, fit rompre pendant le voyage suivant de Fontainebleau, pour y placer un grand escalier, parce que le roi avait eu peine à monter chez elle par les petits degrés tortueux, uniques alors. La chambre du prince était dans cet emplacement; le lit avait les pieds aux fenêtres; à la ruelle du côté de la cheminée était la porte de la garde-robe obscure par où j'entrais; entre la cheminée et une des deux fenêtres, un petit bureau portatif à travailler; vis-à-vis la porte ordinaire d'entrée, et derrière le siége à travailler et le bureau, la porte d'une autre pièce du côté de la Dauphine; entre les deux fenêtres une commode qui n'était que pour des papiers.

Il y avait toujours quelques moments de conversation avant que le Dauphin se mît à son bureau, et qu'il m'ordonnât de m'asseoir vis-à-vis tout contre. Devenu plus libre avec lui, je pris la liberté de lui dire, dans ces premiers moments de conversation debout, qu'il ferait bien de pousser le verrou de la porte derrière lui. Il me dit que la Dauphine ne viendrait pas, et que ce n'étaient pas là ses heures. Je répondis que je ne craindrais point cette princesse seule, mais beaucoup l'accompagnement qui la suivait toujours; il fut opiniâtre et n'en voulut rien faire. Je n'osai l'en presser davantage; il se mit à son bureau et m'ordonna de m'y mettre aussi. La séance fut longue, après laquelle nous triâmes nos papiers. Il me donna des siens à mettre dans mes poches, il en prit des miens, il en enferma dans sa commode, et, au lieu d'en enfermer d'autres dans son bureau, il en laissa dessus et se mit à causer, le dos à la cheminée, des papiers dans une main et ses clefs dans l'autre. J'étais debout au bureau, y cherchant quelques papiers d'une main et de l'autre en tenant d'autres, lorsque tout à coup la porte s'ouvrit vis-à-vis de moi, et la Dauphine entra.

Ce premier coup d'oeil de tous les trois, car Dieu merci elle était seule, l'étonnement, la contenance de tous les trois ne sont jamais sortis de ma mémoire. Le fixe des yeux et l'immobilité de statue, le silence, l'embarras également dans tous trois, dura plus d'un lent Pater. La princesse le rompit la première. Elle dit au prince, d'une voix très-mal assurée, qu'elle ne le croyait pas en si bonne compagnie, en souriant à lui et puis à moi. J'eus le temps de sourire aussi et de baisser les yeux avant que le Dauphin répondît. « Puisque vous m'y trouvez, madame, lui dit-il en souriant de même, allez-vous-en.» Elle fut un instant à le regarder en lui souriant davantage et lui à elle; elle me regarda après toujours souriant avec plus de liberté que d'abord, fit après la pirouette, sortit et ferma la porte, dont elle n'avait pas dépassé plus que la profondeur.

Jamais je ne vis femme si étonnée; jamais, j'en hasarderai le mauvais mot, je ne vis homme si penaud que le prince, même après la sortie; jamais homme, car il faut tout dire, n'eut si grand'peur que j'eus d'abord, mais qui se rassura dès que je ne la vis point suivie. Sitôt qu'elle eut fermé la porte: « Eh bien, monsieur, dis-je au Dauphin, si vous aviez bien voulu tirer le verrou? — Vous aviez raison, me dit-il, et j'ai eu tort. Mais il n'y a point de mal, elle était seule heureusement, et je vous réponds de son secret. — Je n'en suis point en peine, lui dis-je (si l'étais-je bien toutefois), mais c'est un miracle de ce qu'elle s'est trouvée seule. Avec sa suite vous en auriez été quitte pour être peut-être grondé, mais moi, je serais perdu sans ressource.» Il convint encore de son tort, et me rassura de plus en plus sur le secret. Elle nous avait pris non-seulement tête à tête, ce dont personne au monde n'avait le moindre soupçon, mais sur le fait, mais, comme on dit, le larcin à la main. Je compris bien qu'elle ne voudrait pas exposer le Dauphin, mais je craignais la facilité de quelque confidence, et de là la révélation après du secret. Toutefois il fut si bien gardé, ou confié, s'il le fut, à personnes si sûres qu'il n'en a jamais rien transpiré. Je n'insistai pas davantage. Nous achevâmes, moi d'empocher, le prince de serrer nos papiers. Le reste de la conversation fut court, et je me retirai par la garde-robe, comme j'étais venu, et comme je faisais toujours, où du Chesne seul m'attendait. M. de Beauvilliers, à qui je contai l'aventure, en lui rendant compte du travail, en pâlit d'abord, et se remit lorsque je lui dis que la Dauphine était seule, et blâma fort l'imprudence du verrou; mais il me rassura aussi sur le secret.

Depuis cette découverte la Dauphine me sourit souvent, comme pour m'en faire souvenir, et prit pour moi un air d'attention marqué. Elle aimait fort Mme de Saint-Simon, et ne lui en a jamais parlé. Moi, elle me craignait en gros, parce qu'elle craignait fort les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, dont les allures graves et sérieuses n'étaient pas les siennes, et qu'elle n'ignorait pas mon intime et ancienne liaison avec eux. Leurs mœurs et leur influence sur le Dauphin la gênait; l'aversion de Mme de Maintenon pour eux ne l'avait pas rassurée; la confiance du roi en eux et leur liberté avec lui, toute timide qu'elle était, la tenait aussi en presse. Elle les redoutait, surtout M. de Beauvilliers, sur l'article le plus délicat auprès de son époux, et peut-être auprès du roi; et elle ignorait, sans qu'on osât le lui apprendre, à quel point il était occupé de la frayeur de ce qu'elle craignait de lui, et qui lui pouvait arriver par d'autres, et de toutes les précautions possibles à sagement prendre pour y barrer tout chemin. Pour moi, qui en étais tout aussi éloigné, et qu'elle n'avait pas lieu d'appréhender là-dessus, je n'avais jamais été en aucune familiarité avec elle. Cela ne pouvait guère arriver que par le jeu, et je ne jouais point, très-difficilement par ailleurs, et je ne l'avais point même recherché. Cette liaison des deux ducs et ma vie sérieuse avaient formé en elle, qui était timide, cette appréhension à laquelle Mme de Maintenon, qui ne m'aimait pas, avait pu contribuer aussi; mais cela n'allait pas jusqu'à l'éloignement, par d'autres liaisons aussi fort étroites que j'avais avec des dames de sa confiance, comme avait été la duchesse de Villeroy, et comme était Mme la duchesse d'Orléans, Mme de Nogaret et quelques autres; outre qu'elle était légère, et qu'un éloignement effectif pour moi ne lui aurait pas permis de vouloir faire succéder Mme de Saint-Simon à la duchesse du Lude autant qu'elle le désirait, et de prendre là-dessus tous les devants et tous les tournants pour l'y conduire. Le Dauphin ne le souhaitait pas moins. Il ne s'en cacha pas à elle-même, et il y avait pris confiance par l'estime de sa vertu et de sa conduite égale, et amitié par l'agrément et la douceur, surtout la sûreté de sa société, qu'il éprouvait sans cesse dans la familiarité des particuliers et des parties avec Mme la duchesse de Bourgogne, de tout temps, beaucoup plus encore depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, qui, mettant nécessairement Mme de Saint-Simon de tout dans leur intrinsèque, avait formé plus d'habitude et leur avait montré un assemblage de vertu, de douceur, de sagesse, de grand sens et de discrétion, qui les charma, dans l'exercice d'un emploi que l'humeur de Mme la duchesse de Berry ne rendait pas moins difficile que son tempérament, qui lui conciliait la plus grande considération de cette princesse, et sans aucun soupçon, en même temps que toute l'amitié et la confiance de M. le duc de Berry; et tout cela entretenu par l'estime et la considération très-marquée en tout temps pour elle du roi et de Mme de Maintenon, par l'affection générale et la réputation entière qu'elle s'était acquise et entretenue à la cour depuis qu'elle y était, et sans soins, surtout sans bassesses ni rien qui les sentît, et avec beaucoup de dignité, qui, avec l'opinion que le monde avait prise d'elle, la fit toujours singulièrement respecter, et qui dans tous les temps de ma vie m'a été un grand soutien et une puissante ressource.

Je viens de dire que Mme de Maintenon ne m'aimait pas. Je ne faisais alors que m'en douter, et cet article mérite de s'y étendre un moment, au hasard de quelque répétition. Il y avait longtemps qu'elle me haïssait, sans que je l'eusse mérité d'elle. Chamillart me l'apprit après la mort du roi, jusqu'à laquelle il ne m'en avait pas laissé soupçonner la moindre chose. Il me dit alors que, lorsqu'il travailla à me raccommoder avec le roi et à me remettre dans le train ordinaire de Marly, ç'avait été moins lui qu'il avait eu à ramener que Mme de Maintenon qu'il avait eue à combattre, jusque-là qu'il en avait eu des prises avec elle et même fortes, sans l'avoir jamais pu faire revenir sur moi, ni tirer d'elle contre moi que des lieux communs et des choses générales, tellement qu'il avait eu par là toutes les peines du monde et fort longtemps à travailler du côté du roi, et à l'emporter enfin et de mauvaise grâce par complaisance pour lui, parce que Mme de Maintenon fut toujours et constamment contraire. Chamillart n'avait pas voulu me révéler ce secret par fidélité et par modestie, peut-être aussi pour ne me jeter pas dans une peine et dans un embarras où il ne voyait point de remède, et me l'avoua enfin quand il n'y eut plus rien de tout cela à ménager. Cette tardive découverte, lorsqu'elle ne pouvait plus servir à rien, me fit voir que mes soupçons ne m'avaient pas trompé, encore qu'ils n'allassent pas jusqu'à ce que j'appris alors.

Je m'étais douté que M. du Maine, à bout enfin de ses incroyables avances envers moi, qu'on a vues (t. VIII, p. 156) et outré de n'avoir pu parvenir à me lier, non pas même à m'apprivoiser avec lui, m'avait secrètement regardé comme son ennemi et dangereux pour son rang, que j'avais jugé être l'objet de ses infatigables et incompréhensibles recherches et de celles de Mme la duchesse du Maine; et que dans ce sentiment il avait inspiré à Mme de Maintenon cet éloignement que je sentais, et que Chamillart m'apprit enfin être une véritable haine. Je n'avais personne auprès d'elle, je n'avais jamais songé à m'approcher d'elle; rien de si difficile que son accès, nulle occasion ne m'en était née, et pour ne rien retenir, je ne m'en souciai jamais, parce que ce qu'elle était et force choses qu'elle faisait me donnaient pour elle un extrême éloignement. Mon intime liaison avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers d'une part, avec M. le duc d'Orléans de l'autre, avec le chancelier encore, ne fit dans la suite qu'augmenter pour moi les mauvaises dispositions de cette étrange fée; et sûrement ses mauvais offices, auxquels je ne comprends pas comment j'ai pu échapper, et à ceux de Nyert, de Bloin, et des valets principaux, tous à M. du Maine, et sur lesquels j'étais averti et défendu souvent par Maréchal. Je ne puis donc comprendre encore d'où m'est venue, et moins encore comment a pu subsister constamment la considération, même personnelle, que le roi m'a toujours montrée, depuis l'audience que Maréchal m'en procura (t. VII, p. 443) jusqu'à sa mort, ni comment il a tenu à un intérieur si intime et qui m'était si contraire, et dans les crises qu'on a vues depuis cette audience, et dans celles qu'on verra dans la suite. Quelquefois il se piquait de caprice et de certaines choses contre Mme de Maintenon. M. du Maine, timide et réservé, laissait à elle et aux valets à me nuire. Je n'ai jamais su qu'il m'eût desservi auprès du roi expressément et à découvert. Il n'allait jamais qu'entre deux terres, et on verra qu'il me ménagea toujours personnellement en tout ce qui put me marquer son extrême envie de me raccrocher, et sa patience sans mesure à ne se lasser point de son peu de succès avec moi.

Parmi tant de choses générales et particulières qui m'occupaient, je ne l'étais pas peu d'unir bien M. le duc d'Orléans avec le Dauphin, et pour cela de le lier avec le duc de Beauvilliers. Tout m'y secondait, excepté lui et Mme sa fille, ce qui est étrange à concevoir, d'autant plus que ce prince en sentait la convenance et le besoin, et qu'il le désirait. L'obligation si prodigieuse de ce grand mariage qu'il avait fait, la liaison qui s'en maintenait entière entre la Dauphine et la duchesse d'Orléans, celle qui subsistait en leur manière entre M. le duc d'Orléans et le duc de Chevreuse, la partialité publique et non interrompue de ce prince pour l'archevêque de Cambrai, et le coin des jésuites qu'il avait toujours utilement ménagé, tout cela était de grandes avances vers le but que je me proposais. Leur contredit n'était guère moindre. Les mœurs de M. le duc d'Orléans, l'affection de se parer de ses débauches et d'impiété, des indiscrétions là-dessus les plus déplacées, faisaient fuir le Dauphin et rebroussaient infiniment son ancien gouverneur.

Il était d'ailleurs en brassière du côté du roi, à qui la conduite de son neveu était par plus d'un endroit odieuse, et cet autre endroit va être expliqué, et la brassière était redoublée par la haine de Mme de Maintenon pour M. le duc d'Orléans, que le mariage de sa fille n'avait point émoussée, dans le temps même qu'elle le faisait.

Ce mariage, qui aurait dû être un centre de réunion, était devenu entre eux tous un flambeau de discorde. On a vu ici (p. 149 ci-dessus) quelques traits du caractère terrible de Mme la duchesse de Berry, dont la galanterie étrangement menée, et plus singulièrement étendue, n'était pas à beaucoup près le plus mauvais côté en comparaison des autres. On a vu son ingratitude et la folie de ses desseins. L'élévation de son beau-frère et de sa belle-sœur, à qui elle devait tout, n'avait fait qu'exciter sa jalousie, son dépit, sa rage; et le besoin qu'elle avait d'eux portait les élans de ces passions à l'excès. Nourrie dans l'aversion de Mme la duchesse d'Orléans et dans l'indignation du vice de sa naissance, elle ne s'en contraignit plus dès qu'elle fut mariée. Quoiqu'elle dût ce qu'elle était devenue à sa mère et à la naissance de sa mère, quoiqu'elle en eût sans cesse reçu toute sorte d'amitié et nulle contrainte, cette haine et ce mépris pour elle éclatait à tous moments par les scènes les plus scandaleuses, que la mère étouffait encore tant qu'elle pouvait, et qui ne laissèrent pas souvent d'attirer à la fille de justes et rudes mercuriales du roi, et même de Madame, qui n'avait pourtant jamais pu s'accoutumer à la naissance de sa belle-fille; et ces mercuriales, qui contenaient pour un temps, augmentaient encore le dépit et la haine. Outre un naturel hardi et violent, elle se sentait forte de son mari et de son père.

M. le duc de Berry, né bon, doux, facile, en était extrêmement amoureux, et, outre que l'amour l'aveuglait, il était effrayé de ses emportements. M. le duc d'Orléans, comme on ne le verra que trop dans la suite, était la faiblesse et la fausseté même. Il avait aimé cette fille dès sa naissance préférablement à tous ses enfants, et il n'avait cessé de l'aimer de plus en plus; il la craignait aussi; et elle, qui sentait ce double ascendant qu'elle avait sur l'un et sur l'autre, en abusait continuellement. M. le duc de Berry, droit et vrai, mais qui était fort amoureux, et dont l'esprit et le bien-dire n'approchait pas de celui de Mme la duchesse de Berry, se laissait aller souvent contre ce qu'il pensait et voulait, et, s'il osait la contredire, il en essuyait les plus terribles scènes. M. le duc d'Orléans, qui presque toujours la désapprouvait, et presque toujours s'en expliquait très-naturellement à Mme la duchesse d'Orléans et à d'autres, même à M. le duc de Berry, ne tenait pas plus que lui devant elle, et s'il pensait vouloir lui faire entendre raison, les injures ne lui coûtaient rien: elle le traitait comme un nègre, tellement qu'il ne songeait après qu'à l'apaiser et à obtenir son pardon, qu'elle lui faisait bien acheter. Ainsi, pour l'ordinaire, il donnait raison à elle et à Mme la duchesse d'Orléans sur les sujets de leurs brouilleries, ou sur les choses que l'une faisait et que l'autre improuvait, et c'était un cercle dont on ne pouvait le sortir. Il passait beaucoup de temps par jour avec elle, surtout tête à tête dans son cabinet.

On a vu (t. VIII, p. 278) que le monde s'était noirci de fort bonne heure d'une amitié de père qui, sans les malheureuses circonstances de cabales enragées, n'aurait jamais été ramassée de personne. La jalousie d'un si grand mariage, que ces cabales n'avaient pu empêcher, se tourna à tâcher de le rendre infructueux; et l'assiduité d'un père malheureusement né désœuvré, et dont l'amitié naturelle et de tout temps trouvait de l'amusement dans l'esprit et la conversation de sa fille, donna beau jeu aux langues de Satan. Leur bruit fut porté jusqu'à M. le duc de Berry, qui, de son côté, voulant jouir en liberté de la société de Mme sa femme, s'importunait d'y avoir presque toujours son beau-père en tiers, et s'en allait peu content. Ce bruit de surcroît le frappa fort; cela nous revint à Mme de Saint-Simon et à moi (ceci n'arriva qu'au retour de Fontainebleau, pour ce que je vais raconter qui me regarde, mais je n'ai pas cru devoir y revenir à deux fois). L'importance d'un éclat qui pouvait arriver entre le gendre et le beau-père sur un fondement si faux mais si odieux, nous parut devoir être détourné avec promptitude.

J'avais déjà tâché de détourner M. le duc d'Orléans de cette grande assiduité chez Mme sa fille, qui fatiguait M. le duc de Berry, et je n'y avais pas réussi. Je crus donc devoir recharger plus fortement encore; et voyant mon peu de succès, je lui fis une préface convenable, et je lui dis après ce qui m'avait forcé à le presser là-dessus. Il en fut étourdi, il s'écria sur l'horreur d'une imputation si noire, et la scélératesse de l'avoir portée jusqu'à M. le duc de Berry. Il me remercia du service de l'en avoir averti, qu'il n'y avait guère que moi qui le lui pût rendre. Je le laissai en tirer la conclusion que la chose présentait d'elle-même sur sa conduite. Cela se passa entre lui et moi à Versailles, sur les quatre heures après midi. Il n'y avait que Mme la duchesse d'Orléans, outre Mme de Saint-Simon, qui sût ce que je devais faire, et qui m'en avait extrêmement pressé.

Le lendemain Mme de Saint-Simon me conta que, rentrant la veille du souper et du cabinet du roi chez Mme la duchesse de Berry avec elle, elle avait passé tout droit dans sa garde-robe, et l'y avait appelée; que là, d'un air colère et sec, elle lui avait dit qu'elle était bien étonnée que je la voulusse brouiller avec M. le duc d'Orléans; et que, sur la surprise que Mme de Saint-Simon avait témoignée, elle lui avait dit que rien n'était si vrai; que je voulais l'éloigner d'elle, mais que je n'en viendrais pas à bout; et tout de suite lui conta ce que j'avais dit à M. son père, qu'il avait eu la bonté de lui rendre une heure après. Mme de Saint-Simon, encore plus surprise, l'écouta attentivement jusques au bout, et lui répondit que cet horrible bruit était public, qu'elle pouvait elle-même, tout faux et abominable qu'il fût, se douter des conséquences qu'il pouvait avoir, sentir s'il n'était pas important que M. le duc d'Orléans en fût averti, et que j'avais rendu de telles preuves de mon attachement pour eux, et de mon désir de leur union et de leur bonheur à tous, qu'il n'était pas possible qu'elle pût avoir le moindre soupçon contraire, finit brusquement par la révérence et sortir pour se venir coucher. Le trait me parut énorme.

J'allai l'après-dinée le conter à Mme la duchesse d'Orléans. J'ajoutai que, instruit par une si surprenante expérience, j'aurais l'honneur désormais de voir M. le duc d'Orléans si rarement et si sobrement, que j'en éviterais les risques les plus impossibles à prévoir; et que, pour Mme la duchesse de Berry, je me tiendrais pour dit, et pour toujours, la rare opinion qu'il lui plaisait prendre de moi. Mme la duchesse d'Orléans fut outrée. Elle se mit à dire de la chose tout ce qu'elle méritait, mais en même temps à l'excuser sur la faiblesse du père pour sa fille, et à me conjurer de n'abandonner point M. le duc d'Orléans, qui ne voyait que moi d'honnête homme en état de lui parler franc et vrai. La cause de la rupture lui fit peur. L'utilité journalière dont je lui étais auprès de lui, et à lui-même, si je l'ose dire, depuis que je les avais raccommodés, l'effraya encore d'en être privée. Elle ne me dissimula ni l'un ni l'autre, et déploya toute son éloquence, qui n'était pas médiocre, pour me persuader que l'amitié devait pardonner cette légèreté, toute pesante qu'elle fût. J'abrégeai la visite, je ne me pressai pas de la redoubler, et je cessai de voir M. le duc d'Orléans. L'un et l'autre en furent bien en peine. Ils en parlèrent à Mme de Saint-Simon. Mme la duchesse de Berry que M. son père avait apparemment grondée, essaya de rhabiller avec elle ce qu'elle lui avait dit, quoique d'assez mauvaise grâce. Mme la duchesse d'Orléans m'envoya prier d'aller chez elle. Elle s'y remit sur son bien-dire, M. le duc d'Orléans m'y vint surprendre. Excuses, propos, tout ce qui se peut dire de plus touchant. Je demeurai longtemps sur la glace du silence, puis du respect; à la fin je me mis en colère, et m'en expliquai tout au plus librement avec lui. Ce ton-là leur déplut moins que le premier; ils redoublèrent d'excuses, de prières, de promesses de fidélité et de secret à l'avenir. L'amitié, je n'oserais dire la compassion de sa faiblesse, me séduisit. Je me laissai entraîner dans l'espérance que je mis dans la bonté de cette leçon, et, pour le faire court, nous nous raccommodâmes, mais avec résolution intérieure et ferme de le laisser vivre avec Mme sa fille sans lui en jamais parler, et d'être très-sobre avec lui sur tout ce qui la regarderait d'ailleurs.

Depuis que j'avais reconnu Mme la duchesse de Berry, je la voyais fort rarement, et je m'étais défait de tout particulier avec elle. Mais elle venait quelquefois me trouver dans ma chambre, sous prétexte d'aller chez Mme de Saint-Simon, et m'y tenait des heures tête à tête quand elle se trouvait dans l'embarras. Depuis cette aventure je ne remis de longtemps le pied chez elle, et ailleurs je lui battis si froid que je lui fis perdre l'habitude de me venir chercher. Dans la suite, pour ne rien trop marquer, j'allais à sa toilette publique une fois en deux mois et des moments chaque fois; et tant qu'elle a vécu je ne m'en suis pas rapproché davantage, malgré force agaceries directes et indirectes, qui ont souvent recommencé et auxquelles j'ai constamment résisté. C'est une fois pour toutes ce qu'il fallait expliquer de cet intérieur de famille royale, et du mien avec eux tous. Revenons maintenant d'où je suis parti.

La lueur de raison et de religion qui parut en M. le duc d'Orléans, après sa séparation d'avec Mme d'Argenton, n'avait pas été de longue durée, quoique de bonne foi pendant quelque temps, et peut-être allongée de politique jusqu'au mariage de Mme la duchesse de Berry, qui suivit cette rupture de cinq ou six mois. L'ennui, l'habitude, la mauvaise compagnie qu'il voyait dans ses voyages de Paris, l'entraînèrent; il se rembarqua dans la débauche et dans l'impiété, quoique sans nouvelle maîtresse en titre, ni de brouilleries avec Mme la duchesse d'Orléans que par celles de Mme la duchesse de Berry. C'était entre le père et la fille à qui emporterait le plus ridiculement la pièce sur les mœurs et sur la religion, et souvent devant M. le duc de Berry, qui en avait beaucoup et qui trouvait ces propos fort étranges, et aussi mauvais qu'il l'osait, les attaques qu'ils lui donnaient là-dessus et qui ne réussirent jamais.

Le roi n'ignorait rien de la conduite de son neveu. Il avait été fort choqué de son retour à la débauche et à ses compagnies de Paris. Son assiduité chez Mme sa fille et son attachement pour elle firent retomber sur lui des dégoûts continuels qu'il prenait d'elle, et les déplaisirs souvent éclatants qu'elle donnait à sa mère, laquelle il aimait en père et en protecteur, et pour l'amour de qui il avait fait ce mariage, malgré toute la répugnance de Monseigneur. Le manége de M. du Maine ne laissait rien passer ni refroidir. Il se montrait peu à découvert, mais il faisait le bon personnage en plaignant une sœur avec qui la haine de l'autre sœur l'avait étroitement réuni. Les valets principaux le servaient bien; et il disposait d'autant plus sûrement de Mme de Maintenon, qu'on a vu, et qu'on verra encore mieux dans la suite, à quel point d'aveuglement elle l'aimait, et combien elle haïssait M. le duc d'Orléans. M. du Maine avait ses raisons. Il avait travaillé au mariage dans la crainte de celui de Mlle de Bourbon; mais, le mariage fait, il ne voulait pas dans l'intérieur du roi, aussi familier que le sien même pour les heures libres et les entrées, qu'un prince aussi supérieur à lui l'égalât dans l'amusement, approchât de lui en amitié, et le diminuât par une considération à laquelle il n'était pas pour atteindre, et pour être vis-à-vis de lui. Un autre grand intérêt le portait encore à éloigner le roi de ce prince le plus qu'il lui serait possible. Un de ses motifs pour le mariage de Mme la duchesse de Berry était aussi celui d'une sœur de cette princesse avec le prince de Dombes. Le principal obstacle en était levé par le rang entier de prince du sang qu'il avait obtenu pour ses enfants. Mme la duchesse d'Orléans, toute bâtarde et uniquement occupée de la grandeur de ses frères et de ses neveux, le désirait passionnément. Elle s'était servie de cette vue auprès de M. du Maine pour le faire agir en faveur du mariage de Mme la duchesse de Berry; elle ne me l'avait pas caché, mais toutefois sans m'en parler autrement que comme d'un coup d'aiguillon à son frère, quoique je visse le fond de ses désirs.

Je crois aussi que ce dessein entrait pour beaucoup dans l'inconcevable constance des ménagements si recherchés de M. du Maine pour moi, parce qu'il ne voyait d'obstacle que M. le duc d'Orléans, et que, comme on présume toujours de son esprit, de son manége, et de la sottise de ceux qu'on veut emporter, il ne désespérait peut-être pas de me gagner, et par moi M. le duc d'Orléans, quelque intérêt de rang que j'eusse à empêcher de consolider si bien celui de ses enfants. De toutes ces choses résultait un mécontentement et un éloignement du roi pour M. le duc d'Orléans, qui augmentait sans cesse, moins peut-être par sa conduite personnelle que par celle de Mme la duchesse de Berry. Le gros de tout cela n'était pas inconnu au duc de Beauvilliers, qui l'éloignait encore de la liaison que je voulais former entre M. le duc d'Orléans et lui. Je voyais le but de M. du Maine. Il voulait plonger au plus bas M. le duc d'Orléans, pour ne lui laisser de ressource auprès du roi que le mariage du prince de Bombes; et comme il le connaissoit l'unique obstacle à ce dessein, et en même temps la faiblesse même, il se dévouait à une route de laquelle il espérait un si grand succès. Mais plus je voyais ce but et la justesse de cette noire politique pour y arriver, plus je sentais l'extrême nécessité de fortifier M. le duc d'Orléans d'une union avec M. de Beauvilliers, qui opérerait celle du Dauphin avec lui, et qui, étant sincère, contiendrait M. le duc d'Orléans sur beaucoup de choses, le rendrait considérable, et à la longue briderait Mme la duchesse de Berry moins supportée de M. son père, et émousserait les choses passées dans cet intérieur de famille royale, et les disposerait tout autrement à l'avenir, et dans le crédit que le Dauphin prenait de jour en jour, surtout pensant comme il faisait sur les bâtards, je regardais cette union comme un des plus grands renforts que la faiblesse de M. le duc d'Orléans pût recevoir, et un obstacle dirimant au mariage qui aurait fait le prince de Dombes beau-frère de M. le duc de Berry, qui par lui-même n'aurait eu la force ni le crédit de l'empêcher, et beaucoup moins Mme la duchesse de Berry d'en oser seulement ouvrir la bouche, dans l'état où elle s'était mise avec le roi.

Pressé par ces vues, j'en exposai fortement au duc de Beauvilliers l'importance, et combien il était nécessaire de ne se rebuter de rien pour ne laisser pas échapper le fruit si principal qu'on s'était proposé du mariage de Mme la duchesse de Berry, qui était l'union de la famille royale; que plus on s'était trompé dans le personnel de cette princesse, plus il se fallait roidir pour en détourner et en corriger les inconvénients, dont le moyen unique était celui que je lui proposais; que je le priais d'examiner s'il en pouvait trouver un autre, et de comparer l'embarras de l'embrasser avec le danger de le négliger. Je lui représentai l'ascendant que cette union pouvait lui faire prendre sur la facilité, la faiblesse, j'ajoutai la timidité de M. le duc d'Orléans, dont l'esprit et la conduite contenue, et peu à peu guidée par son influence qui portait quand et soi celle du Dauphin, et qui par là serait doublement comptée, pouvait prendre tout un autre tour, et servir alors autant qu'elle nuisait maintenant à cette union de famille si désirable; que tout faible et futile par oisiveté qu'était à cette heure M. le duc d'Orléans, sa proximité si rapprochée par l'alliance en faisait toujours un prince qui ne pouvait être dans l'indifférence, et bien moins encore à l'avenir que pendant la vie du roi qui retenait tout dans le tremblement devant lui. Qu'outre cette raison, il ne me pouvait nier celle d'un esprit supérieur en tout genre, et capable d'atteindre à tout ce qu'il voudrait sitôt qu'il en voudrait faire usage; que ses campagnes avaient manifesté cette vérité, qui se développerait bien davantage lorsque, délivré du joug du roi, le dégoût d'une vie ennuyée du néant et de l'inutile à laquelle il était maintenant réduit, et l'aiguillon de l'humeur et de l'esprit ambitieux et imaginaire de Mme sa fille, lui donneraient envie de se faire compter sous un nouveau règne, et si alors on ne se repentirait pas de n'avoir pas, quand on l'avait pu, mis pour soi, et pour une union si nécessaire, ce qu'on y trouverait alors si opposé, et toujours, en ce cas, plus ou moins embarrassant. J'assaisonnai la force de ces considérations de celle de l'opinion qu'il savait que M. de Chevreuse avait foncièrement de ce prince, qu'il voyait toujours de fois à autre en particulier de tout temps; et je me gardai bien d'omettre ce qu'il ne pouvait ignorer, que M. le duc d'Orléans avait toujours pensé, et tout haut, sur M de Cambrai. Enfin, je n'oubliai pas de lui faire entendre que les faits historiques, les arts, les sciences, dont le Dauphin aimait à s'entretenir, étaient une matière toujours prête et jamais épuisée où M. le duc d'Orléans était maître, dont il savait parler nettement et fort agréablement, et qui serait entre eux un amusement sérieux qui leur plairait beaucoup à l'un et à l'autre, et qui ne servirait pas peu au dessein si raisonnable que nous nous proposions. Tant de raisons ébranlèrent le duc de Beauvilliers qui s'était ému dès les premiers mots, mais qui à ma prière m'avait laissé tout dire sans interruption. Il convint de tout, mais en même temps il m'opposa les mœurs et les propos étranges qui lui échappaient quelquefois devant le Dauphin, et qui l'aliénaient infiniment; et me montra sans peine que cette indiscrétion était un obstacle qui mettait la plus forte barrière à leur liaison. Je le sentais trop pour en pouvoir disconvenir, mais je le pressai en ôtant cet obstacle, et je vis un homme intérieurement rendu à cette condition. Alors je m'arrêtai, parce que je sentis que tout dépendait de cela, qu'il s'agissait, par conséquent, d'y travailler avant toutes choses, et que, connaissant la légèreté de M. le duc d'Orléans, et ce détestable héroïsme d'impiété, qu'il affectait bien plus encore qu'il n'en avait le fond, je ne pouvais me répondre de réussir.

Je ne différai pas à l'attaquer, et je n'eus aucune peine à le faire sincèrement convenir de tous les solides avantages qu'il trouverait, outre la considération présente, de son union avec le Dauphin, et ce qui était inséparable avec le duc de Beauvilliers. De l'aveu, je le conduisis aisément au désir, que je crus devoir aiguiser par la difficulté que lui-même sentait bien résulter de ses mœurs et de sa conduite. Je le ballottai longtemps exprès là-dessus dans la même conversation. Quand je crus l'avoir assez échauffé et assez embarrassé pour pouvoir espérer le faire venir à mon point en lui proposant la solution que j'avais projetée, je lui dis que je m'abstenais de l'exhorter sur ses mœurs et sur ses opinions prétendues, qu'il ne pouvait avoir foncièrement, et sur lesquelles il se trompait soi-même; qu'il savait de reste ce que je pensais sur tout cela, et que je n'ignorais plus aussi combien vainement je le presserais d'en changer; qu'aussi était-ce à moins de frais que je croyais qu'il pourrait réussir à l'union qu'il avait de si pressantes raisons de désirer; que le moyen en était entre ses mains et facile, mais que, s'il se résolvait à le prendre, il ne fallait pas s'en lasser; et qu'en ce cas, je croyais qu'il ne tarderait pas à en voir des succès qui, suivis et entretenus avec attention, le pourraient conduire à tout ce qu'il en pouvait souhaiter. Je l'avais ainsi excité de plus en plus, en le laissant au large sur le malheureux fond de sa vie; je lui fis dans la même vue acheter l'explication de ce chemin et du moyen facile que je lui proposais sans le lui dire. Enfin après lui avoir doucement reproché que je ne l'en croyais pas capable, je me laissai vaincre, et je lui dis que tout consistait en deux points: le premier d'être en garde continuelle de tout propos le moins du monde licencieux en présence du Dauphin, et chez Mme la princesse de Conti où le Dauphin allait quelquefois, et d'où de tels discours lui pourraient revenir; que son indiscrétion là-dessus lui aliénait ce prince plus dangereusement et plus loin beaucoup qu'il ne pouvait se l'imaginer, et que ce que je lui disais là-dessus n'était pas opinion, mais science; que la discrétion opposée lui plairait tant, qu'elle le ferait revenir peu à peu, en lui ôtant l'occasion de l'horreur qu'il concevait de ces choses, et de celui qui les produisait, par conséquent la crainte et les entraves où sa présence le mettait, qui se changeraient en aise et en liberté quand l'expérience lui aurait appris qu'il pouvait l'entendre sans scandale, et se livrer sans scrupule à sa conversation, dont les arts, les sciences et des choses historiques entretiendraient la matière entre eux, et peu à peu en bannirait toute contrainte, et n'y laisserait que de l'agrément. L'autre point était d'aller moins souvent à Paris, d'y faire la débauche au moins à huis clos, puisqu'il était assez malheureux que de la vouloir faire, et d'imposer assez à lui-même, et à ceux qui la faisaient avec lui, pour qu'il n'en fût pas question le lendemain matin.

Il goûta un expédient qui n'attaquait point ses plaisirs; il me promit de le suivre. Il y fut fidèle, surtout pour les propos en présence du Dauphin, ou qui lui pouvaient revenir. Je rendis ce que j'avais fait au duc de Beauvilliers. Le Dauphin s'aperçut bientôt de ce changement, et le dit au duc, par qui il me revint. Peu à peu ils se rapprochèrent; et comme M. de Beauvilliers craignait toute nouveauté apparente, et qu'il n'avait pas accoutumé de voir M. le duc d'Orléans, tout entre eux passa par moi, et après ce Marly, où le duc de Chevreuse n'était point, par lui et par moi, tantôt l'un tantôt l'autre.

CHAPITRE XVII. §

Mémoire des pertes de la dignité de duc et pair, etc. — Tête-à-tête du Dauphin avec moi. — Affaire du cardinal de Noailles remise par le roi au Dauphin. — Causes de ce renvoi. — Discussion entre le duc de Beauvilliers et moi sur un prélat à proposer au Dauphin pour travailler sous lui à l'affaire du cardinal de Noailles. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Dureté du roi dans sa famille. — Comte de Toulouse attaqué de la pierre. — Musique du roi à la messe de la Dauphine. — Je raccommode sincèrement et solidement le duc de Beauvilliers et le chancelier. — Famille et mort du prince de Nassau, gouverneur de Frise. — Mort de Penautier; quel il était. — Mort du duc de Lesdiguières, qui éteint ce duché-pairie. — Neuf mille livres de pension sur Lyon au duc de Villeroy. — Mort de Pelletier, ci-devant ministre et contrôleur général. — Mort de Phélypeaux, conseiller d'État, frère du chancelier. — Mort de Serrant et du chevalier de Maulevrier; leur famille. — Mort de la princesse de Fürstemberg; sa famille, son caractère. — Maison de son mari. — Le tabouret lui est procuré tard par adresse. — Mariage du chevalier de Luxembourg avec Mlle d'Harlay. — Mort du cardinal de Tournou. — Mort et caractère du maréchal de Boufflers. — Danger que j'y cours. — Triste fin de vie. — Horreur des médecins. — Générosité de la maréchale de Boufflers, qui accepte à peine une pension du roi de douze mille livres.

Parmi tous ces soins et ces affaires, il fallait travailler au mémoire de nos pertes tel que le Dauphin me l'avait demandé. De tout temps je les avais rassemblées avec les occasions qui les avaient causées autant que j'avais pu. J'avais eu cette curiosité dès ma première jeunesse; je l'avais toujours suivie depuis; je m'étais continuellement appliqué à m'en instruire des vieux ducs et duchesses les plus de la cour en leur temps et les mieux informés; à constater par d'autres ce que j'en apprenais, et surtout à m'en donner à moi-même la dernière certitude par des gens non titrés, anciens, instruits, versés dans les usages de la cour et du monde, qui y avaient été beaucoup, qui avaient vu par eux-mêmes, et par d'anciens valets principaux. Je mettais les uns et les autres sur les voies, et par conversation je les enfilais doucement à raconter ce que je m'étais proposé de tirer d'eux. J'avais écrit à mesure; ainsi j'avais tous mes matériaux, où j'avais ajouté à mesure aussi les pertes depuis mon temps, et dont j'avais été témoin avec toute la cour. Sans une telle avance, le recueil m'eût été impossible, et les recherches m'en auraient mené trop loin. Mais l'arrangement tel que le Dauphin le voulut fut encore un travail long et pénible. Je n'y pouvais être aidé de personne. M. de Chevreuse encore une fois n'était point à Marly. M. de Beauvilliers était trop occupé; je n'osai même me servir de secrétaire; néanmoins j'en vins à bout vers la fin du voyage. M. de Beauvilliers ne put repasser ce travail que superficiellement. M. de Chevreuse à qui je l'envoyai, l'examina à fond. J'allai le trouver après à Dampierre, de Marly, où je couchai une nuit. Il m'en parut content et n'y corrigea rien. J'y fis une courte préface adressée au Dauphin. Tout cet ouvrage se trouvera avec les Pièces. Il s'en peut faire, depuis qu'il fut achevé, un étrange supplément.

J'ajoutai un mémoire qui eût pu être bien meilleur s'il n'eût pas été fait si rapidement, mais que je crus devoir présenter au Dauphin dans tout son naturel, en lui en expliquant l'occasion. Ce fut lors de la sortie du cardinal de Bouillon du royaume, et de son impudente lettre au roi, que le maréchal de Boufflers me le demanda sur les maisons de Lorraine, de Bouillon et de Rohan, et avec tant de précipitation que je le fis en deux fois dans la même journée. Il croyait pouvoir en faire usage dans un moment critique; il n'en fit aucun, c'est toujours le sort de ce qui regarde la dignité. J'avertis le Dauphin que l'état des changements arrivés à notre dignité pendant ce règne était prêt à lui être présenté. J'y avais joint, en faveur de la haute noblesse, la lettre que le roi écrivit à ses ambassadeurs et autres ministres dans les cours étrangères, du 19 décembre 1670, sur la rupture du mariage de Mademoiselle avec M. de Lauzun, parce que mon dessein, comme on l'a pu déjà voir, n'était pas moins de la relever que les chutes de notre dignité.

Quelque occupé que fût le Dauphin de l'affaire qui enfanta depuis la fameuse bulle Unigenitus que le roi lui avait renvoyée en partie, il me donna heure dans son cabinet. J'eus peine à cacher dans mes poches, sans en laisser remarquer l'enflure, tout ce que j'avais à lui porter. Il en serra plusieurs papiers parmi les siens les plus importants, et les autres avec d'autres qui ne l'étaient pas moins, et j'admirai cependant l'ordre net et correct dont il les tenait tous, malgré les changements de lieu si ordinaires de la cour, qui n'était pas une de ses moindres peines. Avant de les mettre sous la clef, il voulut passer les yeux sur notre décadence, et fut épouvanté du nombre des articles. Son étonnement augmenta bien davantage, lorsque je lui fis entendre en peu de mots le contenu du dernier article, qui comprenait une infinité de choses qui auraient pu faire autant d'autres articles, mais que j'avais ramassés ensemble pour le fatiguer moins, et n'avoir pas l'air d'un juste volume. Je lui lus la préface, et je lui expliquai les sources d'où j'avais puisé ce qui a précédé mon temps. Il admira la grandeur du travail, l'ordre et la commodité des deux différentes tables; il me remercia de la peine que j'y avais prise, comme si je n'y eusse pas été intéressé; il me répéta que, puisque je l'avais bien voulu, il ne pouvait regretter la peine que m'avait donnée l'ordre chronologique qu'il m'avait demandé, auquel j'avais si nettement suppléé par l'arrangement des tables, que je ne lui dissimulai pas avoir été ce qui m'avait le plus coûté. Je lui dis qu'avec un prince superficiel et moins désireux d'approfondir et de savoir à fond, je me serais bien gardé de présenter les deux ouvrages ensemble, de peur qu'il ne se contentât des tables et de leurs extraits; mais que ce que j'avais fait pour son soulagement et pour la satisfaction subite d'une première curiosité, j'espérais qu'il ne deviendrait pas obstacle à la lecture des articles entiers, où il trouverait encore toute autre chose que les extraits ne pouvaient renfermer. Il me donna parole de lire le tout à Fontainebleau d'un bout à l'autre, de le lire pour s'en meubler la tête, et de m'en entretenir après. Il ajouta qu'il ne remettait cela à Fontainebleau, où on allait bientôt, que parce qu'il était accablé, outre le courant, d'une affaire que le roi lui avait renvoyée presque tout entière, et qui l'occupait d'autant plus que la religion y était intéressée.

Je ne jugeai pas à propos de prolonger une audience en laquelle je n'avais rien à ajouter à la matière qui me la procurait, et où je ne le voyais pas disposé à me parler d'autre chose. Comme il ne s'ouvrit pas davantage sur l'affaire qui l'occupait tant, et en effet beaucoup trop, je me contentai de le louer du temps qu'il y voulait bien donner, et de lui représenter en gros combien il était désirable qu'elle finît promptement, et combien dangereuses les passions et les altercations qui l'allongeraient en l'obscurcissant. Il me répondit là-dessus avec son humilité ordinaire sur lui-même, et avec bonté pour moi, sur quoi je me retirai. J'allai aussitôt après rendre compte de cette courte audience au duc de Beauvilliers; il fut ravi de la manière dont elle s'était passée; mais, ainsi que le Dauphin, il était tout absorbé de l'affaire dont ce prince me venait de légèrement parler.

On entend bien que c'était celle du cardinal de Noailles qui enfanta depuis la fameuse constitution Unigenitus, sur laquelle on se souviendra ici de ce qui a été ci-devant dit et expliqué (p. 84 et suiv. de ce volume). Les noirs inventeurs de cette profonde trame, contents au dernier point de l'avoir si bien conduite, et réduit le cardinal de Noailles à une défensive de laquelle même ils lui faisaient un crime auprès du roi, ne laissaient pas d'être en peine d'avoir vu ce cardinal revenir à la cour, et y avoir une audience du roi passablement favorable, après en avoir obtenu une défense de s'y présenter, qui fut ainsi de courte durée. Le roi, tiraillé par les prestiges de son confesseur appuyés du côté de Mme de Maintenon par ceux de l'évêque de Meaux, et l'ineptie irritée de La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, ne résistait qu'à peine pour son ancien goût pour le cardinal de Noailles, et à l'estime qui allait jusqu'à la vénération qu'il avait conçue pour lui. Ils s'aperçurent que, quelques progrès qu'ils fissent, la présence du cardinal, ou les déconcertait, ou du moins mettait le roi dans un malaise qui les tenait en échec. Le remède qu'ils y trouvèrent fut de faire renvoyer l'affaire au Dauphin, puisque le roi lui en renvoyait tant d'autres, qu'il se mêlait de toutes avec autorité par la volonté et pour le soulagement du roi, et que tous les ministres travaillaient chez ce prince. Le roi, fatigué de cette affaire, prit aisément à cette ouverture. Il ordonna donc au Dauphin de travailler à la finir, de lui en épargner les détails et de ne lui en rendre compte qu'en gros, et seulement lorsqu'il serait nécessaire.

Rien n'accommodait mieux les ennemis du cardinal de Noailles. Il était resté le seul en vie des trois prélats qui avaient lutté contre l'archevêque de Cambrai lors de l'orage du quiétisme, et qu'il l'avaient culbuté à la cour et fait condamner à Rome. Ce mot seul explique toute la convenance de la remise de l'affaire présente au Dauphin, livré absolument au duc de Beauvilliers, beaucoup aussi au duc de Chevreuse, toujours également passionné pour son ancien précepteur, élevé dans tous leurs principes sur la doctrine, et qu'ils espéraient bien rendre pareil à eux sur Rome, et sur les immenses terreurs du jansénisme et des jansénistes. Le Dauphin avait pourtant montré plus d'une fois en plein conseil et avec éclat, sur des affaires très-principales que les jésuites y avaient en leur nom, que la justice et ses lumières prévalaient à toute affection, mais ils comptèrent gagner l'une et l'autre en celle-ci avec les deux ducs si puissamment en croupe et si unis au P. Tellier. Raisonnant peu de jours après avec le duc de Beauvilliers, allant avec lui de Marly à Saint-Germain du renvoi de cette affaire au Dauphin, nous convînmes aisément de la nécessité de lui proposer un évêque pour y travailler sous lui et y exécuter ses ordres à l'égard des parties, et nous agitâmes les prélats qui pouvaient y être propres. Je lui nommai l'ancien évêque de Troyes. Plusieurs raisons me firent penser à lui. C'était un homme d'esprit et de savoir, qui avait de plus la science et le langage du monde auquel il était fort rompu; il avait brillé dans toutes les assemblées du clergé, où il avait souvent réuni les esprits; il s'était trouvé à la cour dans des liaisons importantes et fort opposées, sans soupçon sur sa probité. Dans les affaires de l'Église, il s'était maintenu bien avec tous et avec les jésuites; il était neuf sur celle-ci, puisqu'il était démis et retiré à Troyes depuis nombre d'années; enfin sa droiture et sa piété ne pouvaient être suspectes à la vie toute pénitente qu'il avait choisie très-volontairement, et dans laquelle il persévérait depuis si longtemps. Toutes ces qualités jointes à un esprit poli, doux, facile, liant, insinuant, qui était proprement le sien, me paraissaient fort exprès pour remplir les vues de l'emploi dont il s'agissait. J'expliquai ces raisons à M. de Beauvilliers, qui n'eut rien à m'opposer, sinon que M. de Troyes était ami du cardinal de Noailles; et de cela je ne l'en pus tirer, quoi que je lui pusse représenter. Je vins donc à un autre, et lui parlai de Besons, archevêque de Bordeaux, liant aussi, fort instruit, estimé, transféré d'Aire à Bordeaux par le P. de La Chaise, enfin ami des jésuites, et qui ne pouvait être suspect.

Le duc ne rejeta pas la proposition, mais il me parla de Bissy, évêque de Meaux, comme du plus propre à travailler sous le Dauphin. Celui-ci n'avait pas encore levé le masque; il s'entretenait respectueusement bien avec le cardinal de Noailles, tandis que, de concert en tout avec le P. Tellier, il l'égorgeait en secret auprès de Mme de Maintenon. Je m'élevai donc contre ce choix, et lui dis ce que je savais de l'ambition et des menées de ce prélat à Rome, étant évêque de Toul, des causes de son refus opiniâtre de l'archevêché de Bordeaux, qui le dépaysait, et beaucoup d'autres choses que je ne répéterai pas et qui se trouvent t. II, p. 88, et t. IV, p. 256, pour la plupart. Alors M. de Beauvilliers m'avoua qu'il en avait déjà parlé au Dauphin, et, sur ce que je m'écriai encore davantage, et que je lui reprochai ensuite plus doucement une dissertation inutile, puisque le choix était fait, je l'ébranlai et je vis jour à joindre le Bordeaux au Meaux, dans ce travail sous le Dauphin. Il n'est pas temps maintenant d'en dire davantage sur cette affaire. Le roi était à Marly depuis la mort de Monseigneur, c'est-à-dire qu'il y était arrivé de Meudon la nuit du 14 au 15 d'avril, et il y avait été retenu, comme je l'ai remarqué, à cause du mauvais air; que Versailles était plein de petites véroles, et par la considération des princes ses petits-fils. Il fut trois mois pleins à Marly, et il en partit le mercredi 15 juillet, après y avoir tenu conseil et dîné, passa à Versailles, où il monta un moment dans son appartement, et alla coucher à Petit-Bourg, chez d'Antin, et le lendemain à Fontainebleau, où il demeura jusqu'au 14 septembre. Je supprimerais cette bagatelle, arrivée à l'occasion de ce voyage, si elle ne servait de plus en plus à caractériser le roi. Mme la duchesse de Berry était grosse, pour la première fois, de près de trois mois, fort incommodée et avait la fièvre assez forte. M. Fagon trouva beaucoup d'inconvénient à ne lui pas faire différer le voyage de quelques jours. Ni elle ni M. le duc d'Orléans n'osèrent en parler. M. le duc de Berry en hasarda timidement un mot, et fut mal reçu. Mme la duchesse d'Orléans, plus timide encore, s'adressa à Madame et à Mme de Maintenon, qui, toutes peu tendres qu'elles fussent pour Mme la duchesse de Berry, trouvèrent si hasardeux de la faire partir que, appuyées de Fagon, elles en parlèrent au roi. Ce fut inutilement. Elles ne se rebutèrent pas, et cette dispute dura trois ou quatre jours. La fin en fut que le roi se fâcha tout de bon, et que, par capitulation, le voyage se fit en bateau au lieu du carrosse du roi.

Pour l'exécuter, ce fut une autre peine d'obtenir que Mme la duchesse de Berry partirait de Marly le 13, pour aller coucher au Palais-Royal, s'y reposer le 14, et s'embarquer le 15 pour arriver à Petit-Bourg, où le roi devait coucher ce jour-là, et arriver comme lui le 16 à Fontainebleau, mais toujours par la rivière. M. le duc de Berry eut permission d'aller avec Mme sa femme; mais le roi lui défendit avec colère de sortir du Palais-Royal pour aller nulle part, même l'Opéra à l'un et à l'autre, quoiqu'on y allât du Palais-Royal sans sortir, et de plain-pied des appartements dans les loges de M. le duc d'Orléans. Le 14, le roi, sous prétexte d'envoyer savoir de leurs nouvelles, leur fit réitérer les mêmes défenses, et à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, à qui il les avait déjà faites à leur départ de Marly. Il les poussa jusqu'à les faire à Mme de Saint-Simon pour ce qui regardait Mme la duchesse de Berry, et lui enjoignit de ne la pas perdre de vue, ce qui lui fut encore réitéré à Paris de sa part. On peut juger que ses ordres furent ponctuellement exécutés. Mme de Saint-Simon ne put se défendre de demeurer et de coucher au Palais-Royal, où on lui donna l'appartement de la reine mère. Il y eut grand jeu tant qu'ils y furent pour consoler M. le duc de Berry de sa prison.

Le prévôt des marchands avait reçu ordre de faire préparer des bateaux pour le voyage; il eut si peu de temps qu'ils furent mal choisis. Mme la duchesse de Berry s'embarqua le 15, et arriva avec la fièvre, à dix heures du soir, à Petit-Bourg, où le roi parut épanoui d'une obéissance si exacte.

Le lendemain, Mme la Dauphine la vit embarquer. Le pont de Melun pensa être funeste; le bateau de Mme la duchesse de Berry heurta, pensa tourner, et s'ouvrit à grand bruit, en sorte qu'ils furent en très-grand danger. Ils en furent quittes pour la peur et pour du retardement; ils débarquèrent en grand désordre à Valvin, où leurs équipages les attendaient, et ils arrivèrent à Fontainebleau à deux heures après minuit. Le roi, content au possible, l'alla voir le lendemain matin, dans le bel appartement de la reine mère que le feu roi et la reine d'Angleterre, et après eux Monseigneur, avaient toujours occupé. Mme la duchesse de Berry, à qui on avait fait garder le lit depuis son arrivée, se blessa et accoucha, sur les six heures du matin du mardi 21 juillet, d'une fille. Mme de Saint-Simon l'alla dire au roi à son premier réveil, avant que les grandes entrées fussent appelées; il n'en parut pas fort ému, et il avait été obéi. La duchesse de Beauvilliers accompagnée de la marquise de Châtillon nommée par le roi, l'une comme duchesse, l'autre comme dame de qualité, eurent la corvée de porter l'embryon à Saint-Denis. Comme ce n'était qu'une fille on s'en consola, et que la couche n'eut point de mauvaises suites. M. le comte de Toulouse, attaqué de grandes douleurs de vessie depuis deux mois à Marly, n'y voyait sur les fins presque plus personne. Le roi l'alla voir plus d'une fois, mais il voulut aussi qu'il allât à Fontainebleau en même temps que lui. Quoiqu'il ne pût souffrir de voiture, et encore moins monter à cheval, il en fit le voyage en bateau, et ne put presque sortir de sa chambre pour aller seulement chez le roi, très-rarement, tant qu'on fut à Fontainebleau. C'est ainsi que rien ne pouvait dispenser des voyages, et que le roi faisait éprouver aux siens qu'il était au-dessus de tout. Il fit en arrivant la galanterie à la Dauphine d'envoyer à sa messe toute sa musique, comme elle était auparavant à celle de Monseigneur. Le Dauphin ne se soucia point de l'avoir à sa messe, qu'il entendait d'ordinaire de bonne heure, et toujours dans un recueillement qui ne se serait guère accommodé de musique, d'autant plus qu'il l'aimait beaucoup. Ce fut une distinction que la Dauphine n'avait point demandée; elle la toucha beaucoup et montra à la cour une grande considération.

Dès que nous fûmes à Fontainebleau, je songeai de plus en plus comment je pourrais réussir à une réconciliation sincère du duc de Beauvilliers et du chancelier; je continuais à parler au premier du fils, sans jamais lui nommer le père, et je lui faisais valoir sa conversion par la soumission qu'il montrait entière à tout ce que je lui portais de sa part. J'en vis le duc si satisfait, que je crus qu'il était temps de le sonder tout à fait, pour m'assurer de voir rester le fils en place, dont j'avais bien de grandes espérances, mais non encore la pleine certitude que je désirais. Je l'exécutai dans une conférence, dans la galerie des Cerfs; le duc en avait une clef, on y entrait du bas de son degré, et c'était là d'ordinaire qu'il aimait à parler tête à tête en se promenant sans crainte d'être interrompu. Après quelques propos sur Pontchartrain, j'en tirai ce mot décisif, que, si Pontchartrain devenait praticable, il opinait à le laisser en place puisqu'il y était, plutôt même qu'y en mettre un autre meilleur que lui pour éviter un déplacement. Je remerciai extrêmement M. de Beauvilliers, et je le confirmai de mon mieux dans une résolution pour laquelle j'avais tant labouré. Sûr alors que Pontchartrain avait échappé au danger, et qu'en continuant de se conduire à l'égard du duc comme il faisait, et comme la frayeur l'empêcherait d'y broncher il n'avait plus à craindre, et devait son salut au duc de Beauvilliers, je crus que c'était le moment d'essayer de frapper le grand coup que je méditais; mais je compris que si la réconciliation était possible, ce ne serait qu'en la forçant, et, pour ainsi dire, malgré l'un et l'autre.

Le duc était trop justement ulcéré, et sentait trop ses forces pour vouloir ouïr parler du chancelier; et celui-ci trop outré de voir toute la faveur et l'autorité, sur lesquelles il avait si raisonnablement compté sous Monseigneur, passées par la mort de ce prince au duc de Beauvilliers, et qu'il jouissait déjà d'avance d'une grande partie, pour souffrir d'entendre parler de l'humiliation de se courber devant cet homme qu'il s'était accoutumé à attaquer et à haïr, et consentir à lui faire des avances.

Plein de mon idée, j'allai une après-dînée à la chancellerie, où il logeait, à heure de l'y trouver seul et de n'être pas interrompu. Il avait un petit jardin particulier le long de son appartement et de plain-pied qu'il appelait sa Chartreuse, et qui y ressemblait en effet, où il aimait à se promener seul, et souvent avec moi tête à tête. Dès qu'il me vit entrer dans son cabinet, il me mena dans ce petit jardin, affamé de causer depuis notre longue séparation de Marly, et qu'il ne faisait que d'arriver à Fontainebleau où je ne l'avais vu qu'un soir ou deux avec du monde. Là, après une conversation vague, assez courte, des gens qui effleurent tout parce qu'ils ont beaucoup à se dire, je lui demandai, à propos du travail des ministres chez le Dauphin, et de la grandeur nouvelle du duc de Beauvilliers dont il était fort affecté, s'il savait tout ce qui s'était passé à Marly, et si son fils lui en avait rendu compte. Sur ce qu'il m'en dit, et qui n'avait nul trait à son fait, je regardai le chancelier en lui demandant s'il ne lui avait rien appris de plus particulier et de plus intéressant. Il m'assura que non, avec curiosité de ce que je voulais dire. « Oh ! bien donc, monsieur, repris-je, apprenez donc ce que votre éloignement continuel de Marly et votre passion pour Pontchartrain, d'où vous voudriez ne bouger, vous fait ignorer, et à quoi peut-être cette conduite vous expose: c'est que M. votre fils a été au moment d'être chassé. — Hélas! me répondit-il en haussant les épaules, à la conduite qu'il a, et aux sottises qu'il fait tous les jours, c'est un malheur auquel je m'attends à tous instants.» Puis se tournant vers moi d'un air fort agité: « Mais contez-moi donc cela, ajouta-t-il, et à quoi il en est.» Je lui dis le fait, et tout ce que je crus le plus capable de l'effrayer, mais en prenant garde de lui rien montrer qui le pût faire douter le moins du monde du duc de Beauvilliers, et le laissant au contraire dans l'opinion de l'effet de leur haine et de son nouveau crédit, qu'il exhala vivement à plus d'une reprise. Je le tins longtemps entre deux fers, comme en effet son fils y avait été longtemps, et lui dans l'impatience de la conclusion et de savoir où en était son fils, et je fis exprès monter cette impatience jusqu'à la dernière frayeur. Alors je lui dis qu'il était sauvé; que pour cette fois il n'avait plus rien à craindre, et que j'avais même lieu de croire qu'il pouvait être soutenu par qui l'avait sauvé. Voilà le chancelier qui respire, qui m'embrasse, et qui me demande avec empressement qui peut être le généreux ami à qui il doit le salut de sa fortune. Je ne me pressai point de répondre, pour l'exciter davantage, et revins à l'extrême et imminent péril dont la délivrance était presque incroyable. Le chancelier à pétiller, et à me demander coup sur coup le nom de celui à qui il devait tout, et à qui il voulait être sans mesure toute sa vie. Je le promenai encore sur l'excès de l'obligation et sur les sentiments qui lui étaient dus par le chancelier et par toute sa famille; et, comme il me demanda de nouveau qui c'était donc, et si je ne le lui nommerais jamais, je le regardai fixement et d'un air sévère, qui m'appartenait peu avec lui, mais que je crus devoir usurper pour cette fois: « Que vous allez être étonné, lui dis-je, de l'entendre ce nom que vous devez baiser; et que vous allez être honteux ! Cet homme que vous haïssez sans cause, que vous ne cessez d'attaquer partout, M. de Beauvilliers enfin,» en haussant la voix et lui lançant un regard de feu, « est celui à qui il n'a tenu, en laissant faire, que votre fils n'ait été chassé, et qui l'a sauvé et raffermi de plus dans sa place. Qu'en direz-vous, monsieur?» ajoutai-je tout de suite. « Croyez-moi, allez vous cacher. — Ce que j'en dirai, répondit le chancelier d'une voix entrecoupée d'émotion, c'est que je suis son serviteur pour jamais, et qu'il n'y a rien que je ne fasse pour le lui témoigner;» puis, me regardant, et m'embrassant avec un soupir: «C'est bien là votre ouvrage, je vous y reconnais; eh! combien je le sens! mais cela est admirable à M. de Beauvilliers au point où il est, et au point où nous sommes ensemble. Je vous conjure de l'aller trouver, de lui dire que je me jette à ses pieds, que j'embrasse ses genoux, que je suis à lui pour toute ma vie; mais auparavant je vous conjure de me raconter tout ce détail dont vous ne m'avez dit que le gros.»

Alors je n'en fis plus de difficulté: je lui fis le récit fort étendu de ce que j'ai cru devoir resserrer ici sans plus ménager le secret que M. de Beauvilliers m'avait imposé, et par moi ensuite à Pontchartrain, lorsqu'il voulut après que je lui parlasse de sa part. Ce récit très-exact, mais appuyé et circonstancié avec soin, jeta le chancelier dans une honte, dans une confusion, dans un repentir, dans une admiration, dans une reconnaissance dignes d'un homme de sa droiture et de son esprit. Il redoubla les remercîments qu'il me fit d'un service si signalé que j'avais rendu à lui et à son fils, et lorsque j'en étais si mécontent, mais qu'il fallait qu'il s'en souvînt toute sa vie, et passât partout par où je voudrais. Je répondis au chancelier qu'à mon égard ce n'était là au sien que le payement de mes dettes, mais qu'il devait porter toute sa gratitude vers le duc de Beauvilliers, qui n'ayant reçu de lui qu'aigreurs et procédés fâcheux, et souvent même de son fils encore, le sauvait néanmoins par pure générosité, par effort de religion, sans y être obligé le moins du monde, n'ayant qu'à se taire pour le laisser périr, et dans un temps encore où il fallait avouer qu'il n'avait, et que, selon toute apparence humaine, il n'aurait jamais aucun besoin de lui ni de son fils.

Le chancelier convint bien franchement qu'il n'aurait jamais pensé trouver là son salut, se livra de même à toute la honte que je voulus encore lui faire de ses préventions et de ses manières à l'égard de M. Beauvilliers, ajouta de nouveau qu'il voulait être pour jamais à lui et sans mesure, et qu'il lui tardait qu'il le sût par lui-même. Je le priai de suspendre jusqu'à ce que j'eusse préparé le duc à la révélation de son secret, et, ce que je ne lui dis pas, à vouloir bien recevoir son hommage et se raccommoder avec lui. Il me conjura de n'y perdre pas un moment de protester au duc qu'il était à lui sans réserve; qu'il le suppliait de trouver bon que son opinion au conseil lui demeurât libre en choses graves, mais qu'à cela près, il se rangerait toujours à son avis toutes les fois que cela lui serait possible; qu'il n'y manquerait jamais dans les choses qui ne seraient pas vraiment importantes, et que si, dans celles qui le seraient, il ne pouvait pas toujours se ranger à son avis, il dirait le sien tout uniment, sans jamais contester ni disputer avec lui; qu'enfin, il verrait, par toute sa conduite, combien exactement il remplirait ses engagements, et combien en tout genre son dévouement et sa reconnaissance seraient fidèles et entiers.

J'allai de ce pas chez le duc de Beauvilliers, à qui je racontai sans détour toute la conversation que je venais d'avoir. Il rougit, et me demanda avec quelque petite colère qui m'en avait prié. Je lui repartis que c'était-moi-même; que je ne lui dissimulais pas que mon désir, et enfin mon dessein, avait toujours été de le raccommoder avec le chancelier, dont le péril troublait toute la joie de ma vie. Un peu de courte, mais de vive paraphrase que j'ajoutai en même sens, calma le duc jusqu'à me savoir bon gré, non de la chose, mais du sentiment qui me l'avait fait faire. Je lui fis comprendre tout de suite assez aisément que, bien loin qu'il y allât le moins du monde du sien dans la situation où il se trouvait, une générosité si gratuite et si peu méritée lui enchaînait le chancelier et son fils, par une obligation de nature à ne pouvoir jamais s'en séparer, lui épargnait la peine d'achever de perdre l'un, et de continuer nécessairement par travailler à la perte de l'autre, que je ne regardais le fils que comme accessoire; mais qu'une fois sincèrement réuni avec le père, j'étais persuadé qu'il y trouverait des ressources qui le soulageraient en tous les temps, et qui deviendraient fort utiles à l'État. Le duc, tout à fait radouci, me chargea de compliments modestes pour le chancelier, et de lui dire qu'il était bien aise de montrer à lui et à son fils combien ils s'étaient mécomptés sur lui; que les engagements qu'il voulait prendre pour le conseil étaient trop forts; qu'il était juste que tous deux y conservassent leur liberté entière; que l'aigreur et la chaleur étaient les seules choses à y retrancher; et qui l'assurait aussi qu'il y serait toujours le plus qu'il le pourrait favorable à ce qu'il jugerait qui lui pourrait être agréable.

Tout de suite j'exigeai du duc et aussitôt après du chancelier, que mettant à part toute prévention réciproque sur les affaires concernant Rome et la matière du jansénisme, ils en parleraient mesurément en conseil, en y disant néanmoins tout ce qui ferait à l'affaire et à leur sentiment, mais de façon à se marquer réciproquement leur considération mutuelle, jusque dans ces choses qui les touchaient si fort tous deux et d'une manière si opposée. J'en eus parole de tous les deux et de bonne grâce, et tous deux l'ont toujours depuis tenue fort exactement. Je me gardai bien de rendre au chancelier la manière dont j'avais été reçu d'abord du duc de Beauvilliers; je lui dit tout le reste. Il petillait de sceller lui-même cette grande réconciliation avec lui; mais le duc, toujours et quelquefois trop plein de mesures, voulut un délai de dix ou douze jours sans que j'en visse la raison. Je soupçonnai qu'ayant été pris au dépourvu, et comme par force, il crut avoir besoin de ce temps pour se dompter entièrement sur le chancelier, et ne rien faire de mauvaise grâce. Le chancelier toutefois ne s'en douta point, mais son impatience le porta à me prier de demander en grâce au duc de trouver bon qu'au premier conseil il profitât de ce petit passage long et noir qui avait d'un côté la chambre du premier valet de chambre en quartier, et de l'autre une vaste armoire, et qui était l'unique entrée de l'antichambre dans la chambre du roi, et que là, comme passant presque ensemble, il le serrât, lui prît la main, et lui exprimât au moins par ce langage muet ce qu'il n'avait pas encore la liberté de lui dire. Le duc y consentit, et cela fut exécuté de la sorte.

Au bout de dix ou douze jours, M. de Beauvilliers me chargea d'avertir le chancelier qu'il irait chez lui le lendemain après dîner avec le duc de Chevreuse qui avait à lui parler, et, ce qui me surprit fort, de le prier de ne lui rien témoigner devant ce tiers à qui toutefois il ne cachait rien et qui était ami particulier du chancelier; il ne voulut non plus que je m'y trouvasse. La visite ne se passa que civilement, quoique avec plus d'onction qu'il n'y en avait eu jusque-là entre eux. Quand elle fut finie, le duc de Beauvilliers pria le duc de Chevreuse de le laisser seul avec le chancelier. Alors se firent les remercîments d'une part, les embrassades et les protestations de toutes les deux d'une amitié sincère. Le chancelier ne feignit point de s'avouer vaincu de tous points, et l'obligé de toutes les sortes. Ils se remirent, pour abréger, à tout ce que je leur avais dit de la part de l'un à l'autre; ils convinrent que leur réconciliation demeurerait secrète pour éviter les discours et les raisonnements; et ils se séparèrent extrêmement contents l'un de l'autre. Le duc de Chevreuse attendait son beau-frère avec qui il s'en alla, et le chancelier avait mis ordre à être trouvé seul, et qu'il ne se trouvât personne chez lui pendant leur visite. Le duc et le chancelier me rendirent tous deux ce qui s'y était passé, et tous deux me prièrent que leur commerce continuât à passer par moi. Tous deux aussi me rendirent longtemps comment les choses se passaient entre eux en conseil.

Le chancelier et sa femme ne tarissaient point de remercîments avec moi. Pontchartrain, souple par la nécessité dont je lui étais et par crainte et par honte, ne me dit pas un mot de la capitainerie garde-côte de Blaye, ni moi à lui. J'en admirai la ténacité, et j'avais beau jeu alors de lui faire quitter prise, mais je n'en voulus pas faire la moindre mention, ni leur laisser croire qu'un si petit objet eût pu entrer pour rien dans le projet du pénible ouvrage que je venais d'exécuter. Son succès me donna la joie la plus sensible et la plus pure; et j'ai eu celle, que cette amitié de mes deux plus intimes amis a duré vraie, fidèle, entière, sans lacune et sans ride tant qu'ils ont vécu. Mme de Beauvilliers en fut enfin fort aise, et me le témoigna, M. et Mme de Chevreuse beaucoup aussi, à qui M. de Beauvilliers ne le cacha pas. Le monde ignora longtemps cette réconciliation. Les manières si changées au conseil de ces deux personnages ouvrirent enfin les yeux aux autres ministres, et lentement après aux courtisans. L'érection nouvelle de Chaulnes, postérieure à tout ceci de trois mois, fut prise quelque temps pour la cause du raccommodement dont ils ne s'aperçurent que longtemps après; mais à la fin, tout se sait en vieillissant, et on découvrit la véritable origine. Je ne pus en faire un secret au premier écuyer, après ce qui s'était passé entre lui et moi là-dessus. La réconciliation s'était consommée dans les quinze premiers jours de Fontainebleau; son séjour d'Armainvilliers lui en différa la joie jusque vers la fin du voyage.

Le prince de Nassau, gouverneur héréditaire des provinces de Frise et de Groningue, se noya au passage du Mordick. La pluie le rendit paresseux de sortir de son carrosse, et de passer dans un autre bâtiment que celui où on l'embarqua. Les chevaux s'effrayèrent et causèrent tout le désordre. Il n'y périt que deux ou trois personnes avec lui. Il avait pris le nom de prince d'Orange depuis la mort du roi Guillaume qui l'avait fait son héritier de tout ce qu'il avait pu. Le pensionnaire Heinsius, tout puissant en Hollande, et la créature la plus affidée et dévouée au roi Guillaume, le voulait faire stathouder de la république. Il était bien fait, spirituel, appliqué, affable, aimé; il promettait infiniment pour son âge; il avait épousé la sœur du landgrave d'Hesse-Cassel, depuis roi de Suède. Il la laissa grosse d'un fils unique, qui porte aussi le nom de prince d'Orange, qui a épousé une fille du roi George II d'Angleterre, qui est bossu et fort vilain, mais qui a beaucoup d'esprit et d'ambition, et qui n'oublie rien pour arriver au stathoudérat de la république, dont néanmoins il paraît encore assez éloigné .

Penautier mourut fort vieux en Languedoc. De petit caissier, il était devenu trésorier du clergé, et trésorier des états du Languedoc, et prodigieusement riche. C'était un grand homme, très-bien fait, fort galant et fort magnifique, respectueux et très-obligeant; il avait beaucoup d'esprit et il était fort mêlé dans le monde; il le fut aussi dans l'affaire de la Brinvilliers et des poisons, qui a fait tant de bruit, et mis en prison avec grand danger de sa vie. Il est incroyable combien de gens, et des plus considérables, se remuèrent pour lui, le cardinal Bonzi à la tête, fort en faveur alors, qui le tirèrent d'affaire. Il conserva longtemps depuis ses emplois et ses amis; et quoique sa réputation eût fort souffert de son affaire, il demeura dans le monde comme s'il n'en avait point eu. Il est sorti de ses bureaux force financiers qui ont fait grande fortune. Celle de Crosat, son caissier, est connue de tout le monde.

Le duc de Lesdiguières mourut à Paris à quatre-vingt-cinq ans sans enfants, et en lui fut éteint ce duché-pairie. C'était un courtisan imbécile, frère des duc et maréchal de Créqui, qui n'étaient rien moins. J'en ai parlé sous le nom de Canaples, qu'il portait lors du voyage de la maison de Mme la duchesse de Bourgogne au-devant d'elle à Lyon, où il commandait, et à l'occasion de son mariage. Sa femme, qui tenait beaucoup de l'esprit des Mortemart, eut la sottise de le pleurer. On se moqua bien d'elle: « Que voulez-vous, dit-elle, je le respectais comme mon père et je l'aimais comme mon fils.» On s'en moqua encore davantage; elle n'osa plus pleurer. Elle avait passé sa vie dans une grande contrainte avec Mme de Montespan; ce mari la contraignait encore davantage; avec tout son esprit, elle se trouva embarrassée de sa liberté. Il avait neuf mille livres de la ville de Lyon, que le roi donna au duc de Villeroy. Canaples, cousin germain des Villeroy, avait eu par eux le commandement de Lyon après l'archevêque de Lyon, frère du vieux maréchal de Villeroy, qui lui avait fait donner douze mille livres par la ville. Canaples les eut en lui succédant. On l'ôta à force d'imbécillités. Le maréchal de Villeroy fit mettre Rochebonne à sa place avec mille écus, et c'est les neuf mille livres qui furent laissées à Canaples qu'eut le duc de Villeroy.

M. Pelletier, qui avait été ministre et contrôleur général des finances, mourut à Paris à plus de quatre-vingts ans. J'ai suffisamment parlé de lui lors de sa belle retraite, qu'il soutint admirablement. Il avait une grosse pension, voyait le roi quelquefois par les derrières, qui le traitait toujours avec beaucoup d'estime et d'amitié, et dont il a obtenu tout ce qu'il a voulu depuis sa retraite, et les établissements les plus considérables dans la robe pour sa famille.

Le chancelier perdit aussi son frère, accablé d'apoplexies, qu'il aimait fort, quoique ce ne fût pas un grand clerc, mais un fort honnête homme, extrêmement riche par sa femme. Son frère l'avait fait intendant de Paris, qu'il n'était plus, et conseiller d'État. Il laissa des enfants que leur richesse ni leur parenté n'ont pu sauver de leur peu de mérite et de la dernière obscurité.

Le vieux Serrant mourut aussi extrêmement vieux, dans sa belle maison de Serrant en Anjou, où il était retiré depuis longues années. Il avait été maître des requêtes et surintendant de Monsieur. Il était Bautru, bourgeois de Tours, extrêmement riche, oncle et beau-père de Vaubrun, grand-père de l'abbé de Vaubrun et de la duchesse d'Estrées. Son petit-fils, le chevalier de Maulevrier, Colbert par son autre fille, mourut en même temps de la petite vérole, fort aimé, estimé et regretté à la guerre, où il s'était fort distingué, et était devenu maréchal de camp fort jeune. Son père était frère de M. Colbert, mort étrangement, chevalier de l'ordre, de douleur de n'être pas maréchal de France, qu'il méritait. M. de Louvois, pour l'en empêcher, ne pouvant pis, lui fit donner l'ordre en 1688.

En même temps mourut aussi la princesse de Fürstemberg. On a vu (t. II, p. 400) qui était son mari, qui fut le dernier de sa maison, des premiers et des plus anciens comtes de l'empire, et dont le père en avait été fait prince, qui était frère de l'évêque de Strasbourg et du cardinal de Fürstemberg. La princesse de Fürstemberg était fille unique et fort riche de Ligny, maître des requêtes, et de la sœur de la vieille Tambonneau, et de la mère du duc et du cardinal de Noailles. Elle avait été extrêmement jolie, faite à peindre, et quoique boiteuse, dont elle ne se cachait point, elle avait été une des meilleures danseuses de son temps. C'était la meilleure et la plus aimable femme du monde, dont elle était extrêmement, et d'une naïveté très-plaisante. Elle était amie intime de la duchesse de Foix, et logeait et couchait à Versailles avec elle. Un soir que Mme de Foix s'était amusée fort tard à jouer chez M. le Grand, elle trouva la princesse de Fürstemberg couchée, qui, d'une voix lamentable, lui dit qu'elle se mourait, et que c'était tout de bon. Mme de Foix s'approche, lui demande ce qu'elle a; l'autre dit qu'elle ne sait, mais que depuis deux heures qu'elle est au lit, les artères lui battent, la tête lui fend, et qu'elle a une sueur à tout percer, qu'enfin elle se trouve très-mal et que le cœur lui manque. Voilà Mme de Foix bien en peine, et qui de plus, n'ayant point d'autre lit, va par l'autre ruelle pour se coucher au petit bord. En se fourrant doucement pour ne pas incommoder son amie, elle se heurte contre du bois fort chaud; elle s'écrie; une femme de chambre accourt avec une bougie; elle trouve un moine dont on avait chauffé le lit, que la Fürstemberg n'avait point senti, et qui, par sa chaleur, l'avait mise dans l'état où elle était. Mme de Foix se moqua bien d'elle, et toute la cour le lendemain.

Je ne sais comment un Allemand de la naissance de son mari l'avait épousée. Il la planta là quelques années après, et s'en retourna en Allemagne, où il devint le premier ministre de l'électeur de Saxe, et gouverneur en plein de l'électorat quand ce prince fut en Pologne. Sa femme n'avait jamais été assise, ni prétendu à l'être. Le cardinal de Fürstemberg, fort en faveur, prétexta que son neveu la demandait. Elle fit longtemps ses paquets et ses adieux: sur le point de partir, le cardinal de Fürstemberg témoigna au roi sa douleur de la situation de son neveu avec sa femme, qu'il n'avait osé mener en Allemagne, à cause de la mésalliance; que ses occupations l'empêchaient de se mêler de ses affaires domestiques; que sa maison s'éteignait; que ces raisons le forçaient de la faire venir auprès de lui pour ne plus revenir en France; que ce lui serait une grande consolation, et à son neveu un grand moyen de bien faire recevoir sa femme, si, en partant d'ici, le roi lui voulait faire la grâce de la faire asseoir à son souper; qu'il ne le demandait qu'en prenant congé, et pour une fois unique. Le roi, accoutumé à ne rien refuser à un homme qui l'avait si bien servi, et tant et si dangereusement souffert pour lui, l'accorda à cette condition. Elle s'assit donc, mais se garda bien de prendre congé. Le voyage parut différé. Incontinent après, Monsieur, qui l'aimait fort, excusa le délai, et représenta au roi en même temps que de ne pas continuer ce tabouret jusqu'au départ était pis que de l'avoir refusé. Le cardinal de Fürstemberg, de son côté, que sa nièce, après avoir eu cet honneur, ne pouvait plus paraître à la cour sans qu'il lui fût continué; et que si elle n'y venait plus, son mari la croirait chassée, et que cela les brouillerait. Avec tout ce manége, le tabouret lui demeura, le voyage s'éloigna, puis s'évanouit par insensible transpiration. Elle demeura le reste de sa vie à Paris, et à la cour assise. Elle n'eut point de garçons, ni sa fille aînée d'enfants du prince d'Isenghien, qu'elle laissa bientôt veuf. Sa seconde fille avait épousé Seignelay, comme on l'a vu en son temps, dont une fille unique très-riche, qui a épousé le duc de Luxembourg, petit-fils du maréchal; et sa troisième le comte de Lannoid, en Normandie.

Ce fut en ce même temps que le chevalier de Luxembourg, dernier fils du maréchal, et maréchal de France lui-même vingt-trois ans depuis, épousa la fille unique d'Harlay, conseiller d'État, fils unique du feu premier président Harlay, qui était une riche héritière.

On eut en ce même temps à Rome et ici l'étrange nouvelle de la mort du cardinal de Tournon, légat a latere à la Chine et aux Indes. Elle fit un prodigieux bruit par toute l'Europe. Sa mission, son succès, sa sainte mais exécrable catastrophe, sont tellement connus et imprimés partout, que je m'abstiendrai d'entrer dans cette énorme affaire, qui aussi bien est tout à fait étrangère aux matières de ces Mémoires, si ce n'est l'admirable cadence de ce martyr avec la naissance de l'affaire de la bulle Unigenitus. Le maréchal de Boufflers mourut à Fontainebleau, à soixante-huit ans. Il est si souvent mention de lui dans ces Mémoires qu'il n'en reste presque rien à dire. Rien de si surprenant qu'avec aussi peu d'esprit, et un esprit aussi courtisan, mais non jusqu'aux ministres, avec qui il se savait bien soutenir, il ait conservé une probité sans la plus légère tache, une générosité aussi parfaitement pure, une noblesse en tout du premier ordre, et une vertu vraie et sincère, qui ont continuellement éclaté dans tout le cours de sa conduite et de sa vie. Il fut exactement juste pour le mérite et les actions des autres, sans acception ni distinction, et à ses propres dépens; bon et adroit à excuser les fautes; hardi à saisir les occasions de remettre en selle les gens les plus disgraciés. Il eut une passion extrême pour l'État, son honneur, sa prospérité; il n'en eut pas moins par admiration et par reconnaissance pour la gloire et pour la personne du roi. Personne n'aima mieux sa famille et ses amis, et ne fut plus exactement honnête homme, ni plus fidèle à tous ses devoirs. Les gens d'honneur et les bons officiers lui étaient en singulière estime, et avec une magnificence de roi, il sut être réglé autant qu'il le put et singulièrement désintéressé; il fut sensible à l'estime, à l'amitié, à la confiance. Discret et secret au dernier point, et d'une rare modestie en tout temps, mais qui ne l'empêcha pas de se sentir aux occasions rares qu'on a vues, et de se faire pesamment sentir aussi à qui s'outrecuidait à son égard. Il tira tout de son amour du bien, de l'excellente droiture de ses intentions, et d'un travail en tout genre au-dessus des forces ordinaires, qui, nonobstant le peu d'étendue de ses lumières, tira souvent de lui des mémoires, des projets et des lettres d'affaires très-justes et très-sensées, dont il m'a montré plusieurs. Je lui en communiquais aussi des miens, et il en avait un fort important dans sa cassette, lorsque je fus averti de son extrémité, telle qu'il mourut le lendemain. J'avais espéré jusque-là, et je n'avais pas voulu lui montrer d'inquiétude. Je courus chez lui dans la frayeur du scellé et de l'inventaire; je lui dis que j'espérais tout de l'état où je le trouvais; mais que cette maladie étant grande, il serait longtemps sans pouvoir s'appliquer à rien de sérieux, pendant quoi j'aurais besoin de mon mémoire, qu'il me ferait plaisir de me rendre, et que je lui redonnerais après quand il voudrait. Il ne fut point ému de ce discours, appela sa femme, qui était arrivée la surveille, la pria d'aller chercher sa cassette, l'ouvrit, y prit le papier et me le rendit.

J'ai déjà dit que le service si rare, et qui fut si heureux, qu'il rendit à la bataille de Malplaquet, lui avait tourné la tête jusqu'à oser demander l'épée de connétable, et sur le refus, la charge de colonel général de l'infanterie, supprimée aussi, et encore plus dangereuse. De celle-là, le refus encore plus sec l'outra; il oublia ses récompenses, il ne vit que les refus, en contraste de tout ce qui fut prodigué au maréchal de Villars pour prix de la même bataille, et d'une campagne où tous les genres de mérites étaient de son côté, et de celui de Villars tous les démérites possibles: cela le désespéra. Le roi se dégoûta de lui comme d'un ambitieux qui était insatiable, et ne s'en contraignit pas. Boufflers aimait le roi comme on aime un maître; il le craignait, l'admirait, l'adorait presque comme un dieu. Il sentit que l'impression était faite, et, bientôt après, qu'elle était sans remède. Il en tomba dans un déplaisir cuisant, amer et sombre, qui lui fit compter toute sa fortune pour rien, et qui peu à peu le jeta dans des infirmités où les médecins ne purent rien comprendre. Je perdis mon temps et mes efforts à le consoler; car il ne m'avait caché que ses demandes avant de les faire, mais non leur triste succès. Il s'en plaignait quelquefois à Monseigneur, qui le considérait, et qui cherchait à le consoler; souvent à Mgr le duc de Bourgogne, et encore depuis qu'il fut Dauphin, qui l'aimait et l'estimait, et qui l'alla voir avec affection dans sa maladie. Il revenait d'un tour à Paris lorsqu'elle le prit; quatre ou cinq jours le conduisirent aux portes de la mort. Un empirique lui donna un remède qui le mit presque hors de danger par la sueur, et qui défendit bien tout purgatif. Le lendemain matin, la Faculté, bien étonnée de le trouver en si bon état, lui persuada une médecine qui le tua dans la journée, avec des accidents qui montrèrent bien que c'était un poison après le remède qu'il avait pris, et qui ne fit pas honneur à ceux qui la lui donnèrent. Il fut universellement regretté, et ses louanges retentirent dans toutes les bouches, quoique sa considération fût tout à fait tombée. Le roi en parla bien, mais peu, et se sentit extrêmement soulagé. On emporta chez la duchesse de Guiche la maréchale de Boufflers, où le Dauphin et la Dauphine allèrent la voir. Elle voulut s'en aller aussitôt après à Paris, et ne permit point qu'on demandât rien pour elle, ce qu'elle rejeta même avec indignation. Néanmoins leurs affaires étaient fort embarrassées, et quelques jours après on la força d'accepter une pension du roi de douze mille livres.

CHAPITRE XVIII. §

Charost capitaine des gardes du corps par le Dauphin. — Domingue; quel, et son propos sur Charost à la Dauphine. — Cause de la charge de Charost. — Fortune des trois Charost. — Cause curieuse du mariage du vieux Charost. — Cause du tabouret de grâce de la princesse d'Espinoy. — Prince d'Espinoy chevalier de l'ordre parmi les gentilshommes en 1661. — Pont d'or fait aux Charost pour leur ôter la charge de capitaine des gardes, et sa cause. — Habileté importante du vieux Charost. — Malice de Lauzun sur le duc de Charost, et sa cause. — Raison qui fit renouveler des ducs vérifiés sans pairie. — Repentir de Louis XIII de l'érection de Paris en archevêché. — Cause qui fit Charost duc et pair. — Raison qui priva Harlay, archevêque de Paris, du cardinalat, et qui le fit duc et pair. — Importance des entrées. — Ruses d'Harlay, archevêque de Paris, démontées par Charost. — Dessein du duc de Beauvilliers et du Dauphin de me faire gouverneur de Mgr le duc de Bretagne. — Fortune de Charost du tout complète. — Campagne d'Allemagne. — Campagne de Savoie. — Campagne de Flandre. — Témérité du prince Eugène et de Marlborough. — Fautes énormes de Villars. — Impudence de Villars, qui donne faussement un démenti net et public au maréchal de Montesquiou, qui l'avale. — Course de Contade à la cour; son caractère. — Siège de Bouchain; Ravignan dedans; sa situation personnelle; son caractère. — Bouchain rendu; la garnison prisonnière; générosité des ennemis à l'égard de Ravignan. — Fin de la campagne en Flandre. — Villars assez bien reçu à la cour, et pourquoi.

La charge vacante eut plusieurs prétendants. Je hasardai de m'en mettre par une lettre que je présentai au roi. Il me revint aussitôt qu'elle lui avait plu assez pour me donner de l'espérance; mais M. de Beauvilliers, sans qui je ne faisais rien d'important, et qui m'y avait exhorté à tout hasard, me la diminua bientôt. Le maréchal était mort le 22 août. Le vendredi matin, 4 septembre, le roi travailla à l'ordinaire avec le P. Tellier, puis envoya chercher le Dauphin. Il lui dit qu'en l'âge où il était, ce n'était plus pour soi qu'il devait faire des choix de gens qui ne le serviraient guère, mais qui serviraient le Dauphin toute leur vie; qu'ainsi il voulait lui donner un capitaine des gardes à son gré, et qu'il ordonnait de lui dire franchement à qui des prétendants il donnait la préférence. Le Dauphin, après lui avoir fait les réponses convenables, lui nomma le duc de Charost comme celui qui lui était le plus agréable, et dans l'instant il l'obtint. Le roi passa ensuite chez Mme de Maintenon; il y fit appeler Charost, lui donna la charge avec cinq cent mille livres de brevet de retenue pour en payer autant qu'en avait le maréchal de Boufflers, lui dit qu'il devait cette préférence au Dauphin, à qui il avait laissé le choix, et lui ordonna d'envoyer sur-le-champ cette nouvelle à son père, à qui elle ferait grand plaisir.

Charost était lieutenant général, mais ne servait plus depuis longtemps. Il n'était pas même sur un pied avec le roi a se faire craindre aux prétendants de la charge; ce fut donc un étonnement extrême et un bourdonnement étrange, et en même temps un événement qui imprima à toute la cour un grand respect pour le Dauphin et une persuasion parfaite de tout ce qu'il pouvait. Un nommé Domingue, portemanteau de la Dauphine et fort familier avec elle, courut lui dire la nouvelle. Il osa ajouter qu'il l'en félicitait avec toute la joie possible, parce qu'au moins M. de Charost, fait capitaine des gardes, ne serait pas gouverneur de Mgr le duc de Bretagne. On verra qu'il ne fut pas prophète; mais la Dauphine en rit et y applaudit, et ce qui se trouva là de ses familières, par qui je le sus. Ce Domingue était un garçon d'esprit et orné, fort au-dessus de son état, et bien traité et avec distinction de tout le monde. Il était venu tout enfant d'Espagne, avec son père, à la suite de la reine, à qui il était, et lui aussi quand il fut plus grand, puis à la dauphine de Bavière, enfin à celle-ci à son mariage. Elle avait de la bonté pour lui, qui allait à une vraie confiance. Il lui parlait pourtant en honnête homme, et très-franchement tête à tête, et ne laissait pas de lui faire souvent impression. Il s'attacha tellement à elle qu'il ne voulut point se marier pour ne se point partager, et elle lui en savait gré; enfin, il fut tellement touché de sa mort qu'il ne put se consoler. Il tomba dans des infirmités qui en moins d'un an le conduisirent au tombeau sans être sorti presque de sa chambre, ni avoir voulu voir personne que pour sa conscience.

N'ayant pas la charge, je fus ravi de la voir à un de mes plus intimes amis. Lui et moi nous l'étions réciproquement souhaitée. Je ne vis jamais homme si aise, et de la chose et de la manière. Le Dauphin, à travers toute sa modeste retenue, parut extrêmement content, et la Dauphine aussi, mais par concomitance: on a vu quel rang tenait la duchesse de Béthune dans le petit troupeau de M. de Cambrai et parmi les disciples de Mme Guyon, et quelle considération il en revenait au duc de Charost, son fils, auprès du Dauphin par celle de M. de Cambrai, et par les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, ce qui lui valut la charge. Quoique cette fortune fût fort peu apparente, et aussi peu espérée, on lui en verra faire une plus haute et encore moins attendue de lui ni de personne. C'est ce qui m'engage à un peu de digression sur la singulière et curieuse fortune de ces MM. de Charost.

Le comte de Charost, grand-père de celui-ci, était quatrième fils, mais tenant lieu de second fils du frère du premier duc de Sully, ministre favori d'Henri IV. Ce frère, qui était catholique, fut célèbre par ses nombreuses et importantes ambassades, par les succès qu'il y eut et par ses emplois considérables dans les armées; chevalier du Saint-Esprit en 1609, et mort à quatre-vingt-quatre ans, en 1649. Charost, son cadet, ne pouvait pas espérer grand bien de lui. Le fameux procès que le comte de Soissons intenta au prince de Condé, duquel M. de Sully avait pris la défense auprès d'Henri IV, qui le rendit partial, et dont le comte de Soissons ne pardonna jamais le succès au favori, avait lié une amitié intime entre ce dernier et L'Escalopier, qu'il avait fait nommer rapporteur du procès, et qu'il en fit récompenser d'une charge de président à mortier au parlement de Paris. L'Escalopier avait une fille fort riche, dont M. de Sully, qui ne mourut qu'à la fin de décembre 1641, fit le mariage avec le comte de Charost, son neveu, en février 1639. Ce comte de Charost se trouva un homme de mérite qui se distingua fort dans toutes les guerres de son temps, et qui y eut toujours des emplois considérables. Il s'attacha au cardinal de Richelieu, jusqu'à s'en faire créature; cette protection lui valut la charge de capitaine des gardes du corps, dont se défit, en 1634, le comte de Charlus, bisaïeul du duc de Lévi, et deux ans après, Calais.

Le cardinal Mazarin, qui se piqua d'aimer et d'avancer tout ce qui avait particulièrement été attaché au cardinal de Richelieu, rechercha l'amitié du comte de Charost, et le mit en grande considération auprès de la reine mère, et ensuite auprès du roi, qui le regardèrent toujours comme un homme de tête et de valeur, et d'une fidélité à toute épreuve. Il se fit un principe de demeurer uni avec tout ce qui avait tenu au cardinal de Richelieu, qu'il appelait toujours son maître, et dont il avait force portraits, quoique sa mémoire ne fût pas agréable à la reine mère. Il avait beaucoup dépensé, il aimait la faveur quoique fort homme d'honneur. Il maria donc son fils, au commencement de 1657, à la fille unique du premier lit de M. Fouquet qui était lors dans l'apogée du ministère et de la faveur. La sienne à lui obtint un tabouret de grâce en 1662, qui fit le mariage de sa fille avec le prince d'Espinoy qui n'y songeait pas, et qui avait été avec lui de la promotion de l'ordre de 1661, sans aucune prétention parmi les gentilshommes, et qui n'en a jamais eu jusqu'à sa mort. Celle du cardinal Mazarin, qui suivit de près le mariage que Charost avait fait de son fils, la fut de bien plus près de la disgrâce, ou plutôt de la perte de Fouquet que ce premier ministre mourant avait conseillée.

Colbert, son intendant, qu'il avait recommandé comme un homme très-capable, s'éleva bientôt sur les ruines du surintendant. Le Tellier et lui, qui bien qu'ennemis étaient très-unis pour la perte de Fouquet qu'ils avaient hâtée et approfondie, le furent toujours à la sceller de toutes parts. Dans la frayeur de son retour, ils ne voyaient qu'avec la dernière inquiétude le vif sentiment avec lequel le vieux Charost et son fils avaient pris les malheurs de Fouquet, combien ils s'étaient peu embarrassés de garder les moindres mesures dans leurs discours et dans leurs mouvements en sa faveur. Le fils était capitaine des gardes en survivance de son père, ils n'en avaient rien perdu de leur familiarité, ni de leur considération auprès du roi et auprès de la reine, et l'un et l'autre aimaient, estimaient et distinguaient le père comme un ancien serviteur de toute épreuve, ce qui influait aussi sur le fils. Les deux ministres ne purent se croire en sûreté à l'égard de Fouquet, ni sur eux-mêmes, tant que ces deux hommes conserveraient une charge qui leur donnait un accès si libre et si continuel. Le roi et la reine sa mère, tiraillés de part et d'autre, se seraient trouvés soulagés de voir leur charge en d'autres mains; mais trop sûrs de leur fidélité, et trop accoutumés à une sorte de déférence pour le père, ils ne purent se résoudre à les en dépouiller; Ce fut donc aux deux ministres à recourir à la voie de la négociation, et ils eurent permission de leur faire un pont d'or.

Charost, vieux routier de cour, sentit qu'à la longue il ne leur résisterait pas, deviendrait à la fin à charge au roi et serait forcé de faire avec dégoût, et pour ce qu'on voudrait bien lui donner, une chose qu'il pouvait faire alors avec agrément en imposant la loi, et en conservant et augmentant même sa considération et sa familiarité. Le traité fut donc que M. de Duras lui rendrait le prix de sa charge, et qu'il en serait pouvu; que M. de Charost aurait pour rien la lieutenance générale unique de Picardie, Boulonais et pays reconquis, avec le commandement en chef dans la province; que son fils, qui quitterait sa survivance en faveur de M. de Duras, aurait celle de ladite lieutenance générale, avec celle du gouvernement de Calais, et que le père et le fils seraient en même temps faits ducs à brevet l'un et l'autre; mais ce ne fut pas tout; le père voulut deux choses du roi, auquel il s'adressa directement, et les obtint toutes les deux. L'une fut un billet entièrement écrit et signé de la propre main du roi, portant parole et promesse expresse de ne point faire de pair de France pour quelque cause que ce pût être, sans faire Charost père ou fils, et sans le faire avant tout autre, en sorte qu'il aurait le rang d'ancienneté sur celui ou ceux que le roi voudrait faire. L'autre chose fut un brevet d'affaires au père et un au fils, c'est-à-dire de moindres entrées que celles des premiers gentilshommes de la chambre, et beaucoup plus grandes que toutes les autres. Cette voie si rare et si précieuse d'un accès continuel et familier n'était pas le compte des deux ministres qui l'auraient bien empêché s'ils l'avaient pu, mais Charost brusqua ce dernier point du roi à lui, comme le vin du marché, sans lequel il ne pouvait le conclure de bon cœur, ni quitter une charge qui l'approchait si fort de lui, et sans s'assurer pour soi et pour son fils de s'en approcher encore davantage. Le billet fut un point capital et un effort extrême de considération. C'est l'unique promesse que le roi ait jamais donnée par écrit d'aucune grâce. On verra bientôt de quelle importance furent les entrées et les promesses, et combien ce trait fut celui d'un habile homme. Il mourut en 1681, à soixante-dix-sept ans, et toujours en grande considération.

Il ne faut pas omettre que Calais et la lieutenance générale de Picardie fut et est encore un morceau de quatre-vingt mille livres de rente, outre le grand établissement. Charost son fils servit avec distinction, et se maintint dans la familiarité du roi: ce ne fut pas sans une légère éclipse. Il était à Calais lorsque la reine d'Angleterre y arriva avec le prince de Galles. M. de Lauzun, qui les avait sauvés d'Angleterre et conduits, s'était pris à Pignerol d'une aversion extrême contre le malheureux Fouquet, qu'il y avait trouvé et laissé. Cette haine s'étendit à sa famille, et il n'en est jamais revenu. Tout occupé qu'il devait être de son retour à la faveur d'une fortune si unique et si inimaginable, il ne le fut pas moins de nuire à Charost. Il rendit au roi un compte si désavantageux en tout de Charost, de sa réception de la reine d'Angleterre, de l'état de Calais et de la garde de la place, que Charost eut le dégoût d'y voir arriver Laubanie en qualité de commandant, le même qui s'acquit longtemps depuis tant de gloire à la défense de Landau. Charost revint, et lui et Lauzun demeurèrent des années sans se parler et longtemps sans se saluer.

Laubanie se conduisit en très-galant homme qu'il était à l'égard de Charost, avec toutes sortes d'égards et de respects, et se fit un point d'honneur de lui rendre justice, et de détruire les mauvaises impressions que le roi avait prises. Il y réussit, et Charost revint auprès du roi comme auparavant. Il avait vu faire en divers temps plusieurs ducs vérifiés, M. de La Feuillade, M. de Chevreuse, M. de La Rocheguyon, M. de Duras, le maréchal d'Humières: il s'en était plaint. Le roi, qui ne les faisait point pairs pour éviter de faire Charost, lui répondait toujours froidement qu'il avait tort de se plaindre, qu'il ne faisait point de pairs, et Charost en effet n'avait point à répliquer, mais il voyait que le roi se moquait de lui. À la fin la faveur d'Harlay, archevêque de Paris, prévalut. Il était duc à brevet depuis le mois d'avril 1674, et il petillait d'attacher la pairie à son siége. Ce n'est pas d'aujourd'hui que les rois se laissent entraîner en des fautes, même en les voyant. Le cardinal Gondi avait arraché le consentement de Louis XIII à l'érection de son évêché de Paris en archevêché. Rome, à son ordinaire, avait longtemps balancé, pour mieux faire acheter une grâce qui lui coûtait si peu. Cependant on ouvrit les yeux là-dessus à Louis XIII: il comprit qu'il n'avait pas intérêt à augmenter l'autorité du siége de sa capitale, ni de ceux qui le rempliraient, et il en fut si persuadé, qu'il fit dépêcher un courrier à Rome pour rompre cette affaire: le courrier arriva le lendemain du consistoire où l'érection avait passé; le cardinal Gondi fut archevêque de Paris, d'évêque qu'il en était auparavant, et on se garda bien de laisser découvrir que, vingt-quatre heures plus tard, Paris n'eût jamais été métropole.

C'était ici le même inconvénient dans le genre séculier, et plus grand encore en tant que ce siége avait déjà tout dans le genre ecclésiastique. Son prélat, que le roi aimait, était duc à brevet; c'était des honneurs pour sa personne, dont il se devait d'autant mieux contenter, que ses successeurs ne lui étaient rien, et que leur dignité ne décorait point sa famille. Le roi pouvait aussi se contenter de cette distinction unique dans le clergé et personnelle qu'il lui avait donnée, sans se soucier de ses successeurs, et craindre d'en augmenter l'autorité, que le cardinal de Retz lui avait assez fait sentir, et de rendre une septième pairie éternelle; néanmoins la faveur l'emporta, et le roi résolut d'élever le siége de Paris à la pairie; en même temps il ne voulait point faire Charost; il recommanda donc fort le secret à l'archevêque de Paris, dans le dessein qu'il fût enregistré et reçu en même moment, et que la grâce ne se sût que par là, quitte après de se défaire comme il pourrait des clameurs de Charost.

L'archevêque eut beau mener son affaire le plus sourdement qu'il fut possible, et le premier président et le procureur général l'y aider par ordre du roi, les érections sont sujettes à quantité de formes; Charost était au guet, il eut le vent de ce qu'il se préparait, il en parla au roi qui biaisa, et se hâta de se défaire de lui. Charost par là encore, plus certain de la chose, et qu'on lui voulait faire passer la plume par le bec, ne se rebuta point; il attaqua le roi à la fin du petit coucher, où le peu de ceux qui jouissaient de ces entrées avaient toujours la considération réciproque de sortir tous, dès que l'un d'eux se présentait à parler au roi comme il donnait le bonsoir, afin de le laisser seul en liberté avec lui. Là le roi, prêt à se mettre au lit, ne pouvait prétexter des affaires ni passer dans une autre pièce; il fallait bien qu'il écoutât jusqu'au bout des gens en très-petit nombre, la plupart en grande dignité, et distingués tous par leurs privances et presque tous par leurs charges. Le roi, pris ainsi au trébuchet, se mit à se promener par sa chambre avec Charost, qui, son billet à la main, le somma de sa parole comme le plus honnête homme qui fût dans son royaume. Le roi ne put disconvenir de l'engagement, mais il se tourna à exagérer les services de l'archevêque dont la nature demandait d'autant plus une récompense éclatante et immédiate de sa main, qu'ils étaient obstacles invincibles à celle qu'il lui avait voulu donner par Rome, où les propositions de l'assemblée du clergé de 1682 où il présidait étaient si odieuses, que le pape, qui ne pouvait ne pas remplir la nomination qu'il lui avait donnée pour la promotion des couronnes, s'opiniâtrait depuis tant d'années à la différer toujours, et aimait mieux ne faire plus de promotions de son pontificat, que de donner un chapeau à l'archevêque. Charost trouva ces raisons fort bonnes, mais il ajouta qu'elles ne concluaient en quoi que ce fût pour son exclusion, et pour que le roi oubliât les services de son père et les siens, et manquât pour l'unique fois de sa vie à une promesse solennelle, qu'il lui représentait de sa propre main, et que lui-même avouait telle.

Le roi prétendit que l'archevêque devait passer seul par les considérations qu'il venait d'expliquer, mais avec assurance qu'il ne ferait plus aucun pair sans tenir la parole qu'il avait donnée. Charost insista et se retira au bout d'une demi-heure, fort mal satisfait du succès d'une si longue dispute. Il en eut encore trois fort près à près, toutes à la même heure, toutes autant ou plus longues, toutes en se promenant. À la dernière il emporta le prix de sa persévérance. Le roi lui dit qu'il lui aurait fait grand plaisir d'entrer dans ses raisons, et de se fier à lui pour une autre fois, mais enfin, puisqu'il ne se voulait point relâcher de sa parole qu'il avait, il la lui voulait tenir, et qu'il pouvait avertir de sa part le premier président et le procureur général de prendre ses ordres là-dessus, et qu'il pouvait aussi prendre ses mesures pour ce qu'il avait à faire de sa part. On peut juger qu'il n'y perdit pas de temps; lui-même m'a conté ce détail et celui qui va suivre, et m'a dit que sans ses entrées et la facilité de forcer le roi de l'écouter seul à la fin de son petit coucher tant qu'il voulait, il n'aurait jamais emporté sa pairie.

L'archevêque de Paris, qui avait compté sur la distinction d'être seul, voulut au moins être le premier des deux, et prit secrètement toutes ses mesures. Charost n'y fut pas moins attentif, ni moins bien servi qu'il l'avait été sur l'érection même. Il retourna au roi toujours au petit coucher, toujours son billet en main; il se plaignit du dessein avantageux de l'archevêque, et montra au roi que sa parole n'était pas moins engagée à ce qu'il fût le premier de ceux qu'il ferait, qu'à n'en faire aucun sans lui. Le principal était accordé, l'accessoire ne tint pas. Le roi avait bien tacitement consenti à la surprise que l'archevêque lui voulait faire, mais une fois éventée et portée en plainte, elle ne tint pas. Le roi promit à Charost d'arrêter l'archevêque qui, en effet, ne fut enregistré et reçu au parlement que huit jours après lui. Mais ce fut encore une autre ruse où Charost le poursuivit jusqu'au bout. L'archevêque, outré de n'avoir pu faire que Charost ne fût point fait pair en même temps que lui, plus piqué encore de n'avoir pu réussir à faire passer sa pairie la première, eut la petitesse d'en vouloir éviter au moins la préséance actuelle, et pour cela voulut, ce qui ne se fait jamais, être reçu à la dérobée sans assistance d'aucun pair. Il eut encore l'infortune d'être découvert et forcé dans ce dernier retranchement. Charost, toujours aux écoutes, fut encore averti. Il sut le jour que le secret complot se devait exécuter; en vingt-quatre heures il s'assura du plus grand nombre de pairs qu'il put, qui arrivèrent avec lui à la grand'chambre à sept heures du matin comme on allait commencer l'affaire de l'archevêque. Ils l'y trouvèrent lui-même qui attendait à l'ordinaire des pairs qui vont être reçus, et ils lui firent des compliments dont il se serait bien passé. Sa surprise et son dépit ne purent se cacher. Ces pairs prirent aussitôt leurs places, et l'archevêque fut obligé de prendre la sienne au-dessous du duc de Charost.

Cette aventure fut fort ridicule pour l'archevêque, et Charost eut complète satisfaction. Il avait été duc à brevet avec son père en 1672, et il fut pair avec l'archevêque de Paris en 1690. Il était chevalier de l'ordre de 1688. La teinture que M. de Lauzun lui avait donnée auprès du roi, et qui n'était pas encore effacée, comme elle la fut depuis, eut grande part à tout ce qu'il eut à surmonter dans cette occasion pour lui si capitale. Il maria son fils, cause de cette digression, en 1680, à sa cousine germaine, fille du prince d'Espinoy et de sa première femme qui mourut trois ans après, et lui laissa deux fils. Il se remaria huit ans après à une Lamet, fille unique de Baule, gouverneur de Dourlens, dont il eut après le gouvernement. Il avait déjà les survivances de son père de Calais et de Picardie, etc. Il fut lieutenant général des armées du roi en 1702, et n'a presque pas servi depuis. Son père se démit de son duché en sa faveur en 1697. Il aimait à aller au parlement, et y entraînait souvent son cousin le duc d'Estrées. Le cardinal d'Estrées disait plaisamment qu'il y avait là du Lescalopier. Démis, il continua à y aller plus d'un an, parce que son fils ne s'y faisait point recevoir. Le roi à la fin le trouva mauvais, et le duc de Charost fut reçu au parlement, et son père cessa d'y pouvoir aller, qui, lors de sa démission avait pris le nom de duc de Béthune. Nous verrons dans la suite la continuation de cette fortune. M. de Beauvilliers qui ne jugeait le duc de Charost propre qu'aux choses du dehors, qui en effet ne lui communiquait jamais rien, et qui l'avait extrêmement approché du Dauphin sur ce même pied-là de tout temps, le voulut placer de même auprès de lui, récompenser ainsi la liaison si intime de sa mère, favoriser tout le petit troupeau, et avoir un homme à eux et à lui dans cette charge principale, et qui par la singularité de la grâce fit montre du crédit du Dauphin.

Il avait sur moi d'autres vues qu'il ne tarda pas à m'expliquer, et où je fus bientôt après confirmé par le Dauphin même. C'était de me faire gouverneur de Mgr le duc de Bretagne, né le 8 janvier 1707, lorsqu'il serait en âge de sortir des mains des femmes, place dont il y avait d'autant plus d'apparence que le roi en laisserait la disposition au Dauphin, qu'il venait de lui donner celle d'une autre principale, et qui ne lui était ni si directe ni si intime. Dieu qui souffle sur les projets des hommes n'a pas permis l'accomplissement de celui-là. On verra bientôt enterrer ce jeune prince avec toute l'espérance et le bonheur de la nation, avec toutes les grâces, les charmes et les plaisirs de la cour. Ainsi Charost, par des événements uniques, eut le pont d'or que la compagnie des gardes valut à sa famille pour s'en démettre, rattrapa en sus cette même compagnie, et on verra qu'outre qu'il la fît passer à fils et à petit-fils, avec les charges qui en avaient été la récompense et la dignité de duc et pair où elle l'avait porté, il eut encore la place qui m'avait été destinée, et dont la vue fit préférer Charost pour la charge de capitaine des gardes du corps.

Les armées du Rhin et des Alpes passèrent de part et d'autre la campagne à s'observer, et à subsister. Besons, qui soulageait fort d'Harcourt, vivait aux dépens de l'ennemi au delà du Rhin, tandis qu'Harcourt était demeuré dans nos lignes de Wessembourg, avec le gros de l'armée, que Besons rejoignit après avoir consommé tout ce qu'il avait pu de fourrages. Le reste de la campagne s'y passa dans cette tranquillité jusqu'à la mi-octobre, qu'Harcourt, ne voyant plus rien à craindre, la laissa en quartiers de fourrages sous Besons, et s'en alla prendre des eaux à Bourbonne.

Berwick, toujours sur une assez faible défensive, faute de troupes et de moyens à pouvoir mieux, ne fut que mollement inquiété; M. de Savoie, qui commandait son armée, aurait pu l'attaquer plus d'une fois avec beaucoup d'avantage, mais il fut retenu par ses soupçons et plus encore par son mécontentement. Il prit ombrage du trop grand affaiblissement de la France, qui faisait trop pencher la balance, et il ne pouvait obtenir du nouveau gouvernement de Vienne de lui tenir les paroles qu'il avait tirées du précédent, sur des cessions en Lombardie, ni en tirer les payements de ce qui lui était dû de subsides.

En Flandre, le prince Eugène et le duc de Marlborough, dans leur union accoutumée, se contentèrent longtemps de vivre aux dépens des pays du roi et de resserrer son armée dans des lignes. À ce qui s'y était passé les années précédentes, c'était pour celle-ci en être quitte à bon marché, quoique fort honteux. Néanmoins ces avantages des alliés, quoique très-réels, ne leur parurent pas dignes de leurs campagnes ordinaires. Marlborough, au faîte de la gloire et de la plus haute fortune où un capitaine de sa nation pût parvenir, se trouvait menacé d'un funeste revers qu'il avait un pressant intérêt de parer par quelque grand coup qui ranimât son parti, et qui pût ébranler celui qui lui était contraire. Le prince Eugène, personnellement mal avec l'archiduc successeur de son frère, et fort en brassière avec le nouveau gouvernement de Vienne, avait le même intérêt que Marlborough. Il leur était particulier à chacun, et en commun ils avaient celui de la continuation de la guerre qui maintenait toute leur autorité, leur puissance et leurs établissements, et qui augmentait journellement leurs immenses richesses, de Marlborough surtout également avare et avide. De si pressantes raisons les jetèrent à une entreprise en apparence insensée, que leur bonheur, leur témérité, et l'incompréhensible conduite du maréchal de Villars fit réussir. Ce dernier couvrait Bouchain. Outre le peu de places qui nous restaient de cette frontière si malmenée, celle-là est un passage fort important, tient la tête des rivières, ouvre ou ferme un grand pays. Pour en faire le siége il fallait tourner toute notre armée, et la place par un long détour, et s'exposer à tout au passage inévitable de l'Escaut. C'est ce que les deux généraux ennemis osèrent entreprendre au hasard d'une bataille, demi-passés ou incontinent après. Villars, qui tirait gros de partout où il pouvait, mais qui payait peu et mal les espions, fut tard averti. Il voulut les suivre. S'il se fût pressé, il les eût combattus à l'Escaut. Il montra désir de réparer cette faute qui ne se pouvait dissimuler, et arriva de fort bonne heure dans une belle plaine, où il voulut camper. Plusieurs officiers généraux et le maréchal de Montesquiou même lui rapportèrent des nouvelles des ennemis si proches et en si mauvais ordre, que personne ne douta qu'elles ne le déterminassent à les aller attaquer, et à réparer sur-le-champ l'occasion qu'il venait de manquer. Son froid, ses difficultés, ses lenteurs, surprirent infiniment l'armée, où les nouvelles des ennemis s'étaient répandues, et avaient inspiré une ardeur qui éclata par des cris, et qui fit souvenir avec joie de l'ancien courage français. Les remontrances furent redoublées, pressées, poussées au delà de la bienséance. Villars fut inflexible; pour toutes raisons il vanta son courage avec audace, on n'en doutait pas, et fit des rodomontades pour le lendemain. L'armée, en fureur contre lui, coucha en bataille, et ne s'ébranla qu'assez avant dans la matinée suivante par les mêmes lenteurs. Elle eut beau marcher, les ennemis avaient pris les devants, qui furent redevables de leur salut à la rare retenue du maréchal de Villars, dont le motif n'a pu être pénétré, puisque en l'état ou les ennemis se trouvèrent, ils ne pouvaient, de l'aveu des deux armées, éviter d'être battus.

Villars avait annoncé la bataille par un courrier à la cour, qui fut quatre jours dans la plus vive attente. Enfin un courrier arriva à Fontainebleau, que Voysin amena au roi, qui venait de donner le bonsoir; le Dauphin, qui se déshabillait, se rhabilla, et tout courut en un moment chez le roi, pour apprendre le succès de la bataille, et savoir les morts et les blessés; l'antichambre était pleine, qui croyait que Voysin en lisait le détail au roi, qui attendait qu'il sortît avec la dernière impatience, et qui sut enfin de lui qu'il n'y avait point eu d'action. Pour revenir à l'armée, Villars voyant les ennemis échappés, il se mit à éclater en reproches. Les officiers généraux, surpris tout ce qu'on peu l'être, se regardèrent les uns les autres; Albergotti et quelque autre avec lui, prirent la parole pour le faire souvenir qu'il n'avait pas tenu à leurs représentations les plus vives qu'il n'eût vivement poursuivi sa marche. Montesquiou, qui se crut plus offensé et plus à l'abri que les autres par son bâton de maréchal de France, lui répondit plus vertement qu'eux; un prompt démenti net et sec, sans détour ni enveloppe, fut le salaire de cette vérité; Montesquiou frémit, tourna le dos de sa main sur la garde de son épée et sortit. Villars, fier de ce triomphe, l'unique de sa campagne, après en avoir coup sur coup manqué deux si beaux, si sûrs, si nécessaires, se mit à braver de plus belle, d'autant mieux qu'après cet étrange essai, il ne craignait plus d'être contredit en face; mais la vérité était contre lui, elle demeurait entière, elle était connue de toute l'armée, et quoique Montesquiou n'en fût pas aimé, il fut visité de toute l'armée en foule. Villars enfin, un peu revenu à soi, fut fort embarrassé; il fit des pas pour se raccommoder avec Montesquiou. Les armées, non plus que les cours, ne manquent pas de gens qui aiment à se faire de fête et à s'empresser; il s'en trouva qui volontiers s'entremirent entre les deux maréchaux. Le second, bien fâché d'avoir à repousser contre son supérieur une injure si atroce et si publique, ne fut pas fâché d'en sortir par l'apparente porte de l'amour du bien public dans des conjonctures fâcheuses, soutenu par une réputation plus que faite sur la valeur, et par la consolation d'avoir toute l'armée pour témoin de la vérité qu'il avait soutenue. Pour couper court à une si étrange affaire, il ne fut pas question d'éclaircissement qui n'eût pas été possible, ni d'excuse qui n'eût fait qu'aggraver; on crut qu'un air d'oubli ou de chose non avenue était l'unique voie à prendre. Dès le lendemain Montesquiou parut un moment chez Villars, et peu à peu ils se revirent à l'ordinaire. Pour achever tout de suite ce qui regarde cette aventure, elle revint à Paris et à la cour par toutes les lettres de l'armée. Le roi aimait Montesquiou qu'il voyait depuis longtemps quelquefois par les derrières, et qui était ami de tous les valets principaux, mais son démenti le peinait bien moins que la cause et que les suites qu'il en voyait par le siége de Bouchain, que les ennemis avaient formé; il ordonna donc à Villars de lui envoyer un officier général bien instruit pour lui rendre compte des mouvements qui avaient précédé ce siége. Villars, en bon courtisan, choisit Contade, major du régiment des gardes, fort connu du roi et fort dans le grand et le meilleur monde, qui était major général de son armée. Contade savait aller et parler, et se tourner à propos, et fort bien à qui il avait affaire; il s'était fort attaché à Villars, il était fort ami de la maréchale et plus qu'ami de longtemps de Mme de Maisons, sœur de la maréchale. Contade arriva le 20 août à Fontainebleau; il fut le lendemain matin vendredi conduit après la messe du roi chez Mme de Maintenon, où ils demeurèrent deux heures avec lui. Ils y retournèrent encore l'après-dînée où Contade prit congé; il fut après assez longtemps seul avec le Dauphin dans son cabinet, et repartit le 22 pour retourner à l'armée. On peut juger du compte que rendit Contade, disposé comme il l'était, choisi et instruit par Villars, en présence de Mme de Maintenon, qui lui fut toujours si favorable, et d'un ministre moins ministre du roi et d'État que ministre de cette dame.

Marlborough, qui n'avait jamais tenté un si dangereux hasard, se félicita publiquement d'y être échappé, et ne songea plus qu'à former le siége de Bouchain, qui était l'objet qui l'avait engagé à s'y exposer, ce qu'il exécuta incontinent après. Villars espéra d'abord de sauver la place en s'y entretenant une communication libre par les marécages. La garnison y était bonne, forte et bien munie et approvisionnée, et Ravignan y commandait. Il vint concerter avec les maréchaux; sa personne fit un embarras. Il avait été fait prisonnier avec la garnison de Tournai et renvoyé sur parole. La difficulté des échanges l'empêcha de servir. Il exposa le malheur de cette situation au duc de Marlborough, qui eut la générosité, par sa réponse, de lui permettre de servir, en l'avertissant toutefois qu'il ne lui répondait en cela que des Anglais, et nullement des Impériaux ni des Hollandais. Cette restriction n'arrêta point Ravignan. Il avait beaucoup d'ambition, il ne pouvait la satisfaire que par la guerre. Il l'aimait et il était fort bon officier, et de même nom que le président de Mesmes, qui prenait grande part à lui. Il était fort connu du roi, dont il avait été page, et qui avait ri quelquefois de ses tours de page, et de ce que la passion de la chasse lui avait fait faire. Il ne balança donc pas à servir d'inspecteur qu'il était et partout où il put, mais sans être mis comme officier général sur les états des armées, parce que la permission seule des Anglais ne suffisait pas pour cela. Il fallait quelqu'un d'intelligent pour commander l'été dans Bouchain, et on l'y mit parce qu'on ne crut pas que la place dût craindre d'être assiégée. Le cas arrivé, il fut question de savoir si Ravignan y demeurerait. C'était contrevenir très-directement à sa parole à l'égard des Impériaux et des Hollandais. Il est même si différent de servir en ligne parmi la foule, ou de se charger de la défense d'une place attaquée, que Marlborough avait droit de trouver que c'était abuser de la générosité de sa permission. Les lois de la guerre n'allaient à rien moins qu'à excepter Ravignan de toute capitulation si la place était prise, et de le faire pendre haut et court, ce que Marlborough, quelque bonne volonté qu'il pût lui conserver, n'était pas en état d'empêcher. Cette matière amplement délibérée au camp, tandis que Ravignan s'y trouvait, il fut résolu que son honneur ni la bonne foi de la guerre ne devaient pas être exposés, et on songeait déjà à envoyer dès le soir même un autre commandant dans Bouchain; mais Ravignan mit moins son honneur à garder sa parole, qu'à sortir d'une place, où il commandait, à la vue des ennemis qui allaient former le siége. Il pressa Villars de l'y laisser retourner, et il fit des instances si fortes que Villars, outré d'un siége formé par ses fautes, et dont les suites étaient si terribles pour les campagnes suivantes, ne fut peut-être pas fâché d'en laisser la défense à un officier aussi entendu, et dont l'opiniâtreté serait assistée de la perspective d'une potence.

Ainsi, contre l'avis universel, Villars prit sur soi d'y renvoyer Ravignan, qui ne se le fit pas dire deux fois et y retourna aussitôt.

La communication avec la place, entreprise avec de grands travaux, ne put se soutenir. Albergotti qui la gardait en fut chassé, et l'événement fut regardé comme décisif pour le siége. Il produisit des accusations réciproques entre Albergotti et Villars, qui furent fort poussées. Tout à la fin du siége, l'adroit Italien n'oublia aucune souplesse pour se raccommoder avec son général. À l'extérieur il ne parut plus rien; personne n'en fut la dupe, et à leur retour, ils se portèrent l'un à l'autre tous les coups qu'ils purent, mais avec une égale impuissance. Villars fit toutes les démonstrations de vouloir combattre et secourir la place. On est encore à savoir s'il en eut effectivement le dessein. La fanfaronnade fut courte, il s'éloigna pour subsister. Cependant, après une défense de moins d'un mois, Bouchain battit la chamade le 13 septembre, et la garnison, prisonnière de guerre, fut conduite à Tournai. Les généraux ennemis ne voulurent pas s'apercevoir de Ravignan avec toute la générosité possible, et demeurèrent un mois à réparer la place. Il était lors la mi-octobre.

Marlborough était pressé de passer la mer pour soutenir son parti fort abandonné, et une fortune chancelante. Le prince Eugène, si inséparablement uni à lui par les mêmes intérêts, n'était pas lui-même sans inquiétudes, comme on l'a vu. Il avait à soutenir à la Haye la bonne volonté d'Heinsius et de leur cabale, à y tout concerter en l'absence de Marlborough, et la perspective d'un voyage en Allemagne vers un nouveau maître et une cour nouvelle avec qui il était mal. De si fortes raisons, et dans une saison si avancée, leur persuadèrent de finir la campagne. Notre armée, harassée à l'excès et sans utilité, profita aussitôt de l'exemple; chacun de part et d'autre tourna aux quartiers d'hiver. Villars fut assez bien reçu, parce qu'on n'avait personne à lui substituer pour la campagne suivante; Montesquiou passa l'hiver sur la frontière comme les précédents, et, par la raison qui vient d'être expliquée, fut assez peu content d'une course qu'il vint faire à la cour.

NOTE I. DES ANCIENNES PAIRIES; PAIRS ECCLÉSIASTIQUES ET LAÏQUES. §

À l'époque féodale, et spécialement aux xiie et xiiie siècles, les douze pairs de France étaient en grande renommée. Le poëte Robert Wace, qui vivait au xiie siècle, parle, dans son Roman du Brut, de Douze comtes d'aulte puissance, Que l'on clamoit les pairs de France.

Suivant l'usage de cette époque, les poëtes transportaient l'institution des douze pairs dans tous les pays, et à la cour de tous les princes dont ils chantaient les exploits. Ainsi, dans le Roman d'Alexandre, le roi de Macédoine, avant de commencer la guerre contre les Perses, mande toute sa noblesse et ses chevaliers, puis choisit douze pairs, dont l'un doit porter l'étendard royal. L'Écosse et l'Angleterre ont aussi leurs douze pairs dans le Roman de Perceforêt. Ces légendes poétiques constatent la haute renommée dont jouissaient les douze pairs de France. Mais quels étaient, en réalité, les personnages qui formaient cette cour féodale des douze pairs? Il y avait six archevêques ou évêques, trois ducs et trois comtes.

Les pairs ecclésiastiques étaient: 1° l'archevêque-duc de Reims, auquel appartenait le droit de sacrer les rois de France; en son absence, c'était l'évêque de Soissons qui remplissait cette fonction; 2° l'évêque-duc de Laon, qui portait la sainte ampoule au sacre des rois; 3° l'évêque-duc de Langres, auquel était confiée l'épée royale dans la même cérémonie; 4° l'évêque-comte de Beauvais; il présentait au roi le manteau royal; il allait, avec l'évêque-duc de Laon, chercher le roi au palais de l'archevêque de Reims, et l'amenait à l'église; ces deux prélats se tenaient aux côtés du roi pendant qu'il recevait les onctions, l'aidaient à se lever de son fauteuil, et demandaient à l'assemblée, par un souvenir des anciennes élections des rois barbares, si elle était disposée à reconnaître le prince pour son souverain; 5° l'évêque-comte de Châlons-sur-Marne; il portait au sacre l'anneau royal; 6° l'évêque-comte de Noyon; la ceinture et le baudrier royal lui étaient confiés.

À la tête des pairs laïques, on plaçait primitivement le duc de Normandie. Matthieu Pâris, parlant des douze pairs, dit positivement: « Le duc de Normandie est le premier entre les pairs laïques, et le plus illustre .» 2° Le duc de Bourgogne. Lorsque Jean le Bon donna le duché de Bourgogne à son fils Philippe le Hardi, en 1363, il lui accorda le premier rang entre les pairs de France; et depuis cette époque, les ducs de Bourgogne en restèrent en possession. Au sacre de Charles VI, en 1380, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, précéda son frère aîné, Louis d'Anjou, en sa qualité de doyen des pairs de France. Des lettres patentes de Louis XI, en date du 14 octobre 1468, confirmèrent la prérogative des successeurs de Philippe le Hardi, et déclarèrent que le duché de Bourgogne était la première pairie. Au sacre des rois, le duc de Bourgogne portait la couronne. 3° Le duc de Guyenne ou d'Aquitaine. C'était à lui qu'était remise, dans cette cérémonie, la première bannière carrée ou étendard royal. 4° Le comte de Flandre; il portait au sacre une des épées du roi. 5° Le comte de Champagne. On lui donnait le titre de palatin ou comte du palais, parce qu'il exerçait primitivement la juridiction sur tous les officiers du palais. Il était chargé de la seconde bannière royale ou étendard de guerre. 6° Le comte de Toulouse. Il avait aspiré au premier rang entre les pairs laïques, comme comte de Narbonne; mais sa prétention ne fut pas admise. Au sacre, il portait les éperons du roi.

NOTE II. DES SECRÉTAIRES D'ÉTAT; DE LEUR ORIGINE ET DE LEURS DÉPARTEMENTS DANS L'ANCIENNE MONARCHIE. §

Saint-Simon revient souvent sur les ministres secrétaires d'État, sur leur puissance récente et faible dans l'origine, sur les accroissements qu'elle prit successivement, et sur les départements attribués à chacun d'eux. Il ne sera pas inutile de résumer rapidement pour le lecteur moderne les renseignements propres à éclaircir ces passages de Saint-Simon.

La ténuité de l'origine des secrétaires d'État, comme dit Saint-Simon (p. 365), ne saurait être contestée. On les appelait primitivement clercs du secret, parce que, depuis la fin du xiiie siècle, ils étaient chargés de rédiger les délibérations du conseil secret du roi. Ce fut seulement au xvie siècle qu'ils sortirent de cette humble condition. Florimond Robertet, qui était secrétaire d'État sous le règne de Louis XII, fut le premier qui contre-signa les ordonnances des rois de France. En 1547, Henri II, qui venait de monter sur le trône, fixa à quatre le nombre des secrétaires d'État, et augmenta leurs honoraires. La division de leurs attributions était, à cette époque, purement géographique: ainsi Bochetel avait dans son département la Normandie, la Picardie, l'Angleterre et l'Écosse; Clausse, la Provence, le Languedoc, la Guyenne, la Bretagne, l'Espagne et le Portugal; de L'Aubespine, la Champagne, la Bourgogne, la Bresse, la Savoie, la Suisse et l'Allemagne; du Thier, le Dauphiné, le Piémont, Rome, Venise et l'Orient. Une pareille division supposait à chaque ministre une capacité universelle, ou le réduisait au rôle d'un simple secrétaire de correspondance. Telle était, en effet, la position des ministres secrétaires d'État, même au xvie siècle. Henri III voulut vainement déterminer leurs fonctions avec plus de netteté, par des ordonnances rendues à Blois, aux mois de mai et de septembre 1588; les troubles qui suivirent paralysèrent toutes les réformes de ce prince.

Ce fut seulement au xviie siècle que les ministres commencèrent à se partager les départements de la maison du roi, de la guerre, de la marine, des affaires étrangères. Déjà, sous Henri IV, nous voyons un des secrétaires d'État chargé du département de la maison du roi et des affaires ecclésiastiques. En 1619, un des secrétaires d'État eut la correspondance avec tous les généraux, et devint un véritable ministre de la guerre. Le Tellier et son fils Louvois donnèrent à ce département la plus haute importance. En 1626, toutes les affaires extérieures, qui jusqu'alors étaient divisées entre les quatre secrétaires d'État, furent réunies entre les mains d'un seul; le ministère des affaires étrangères fut créé. Richelieu et Mazarin, qui dirigeaient toute la politique extérieure, n'y mirent que des commis; mais après la mort de Mazarin, de Lyonne donna à ce ministère une importance qui ne fit que s'accroître sous ses successeurs. La marine ne forma un département particulier qu'à l'époque où Colbert en fut chargé. Elle resta, jusqu'en 1669, réunie au département des affaires étrangères. Quant aux finances et à la justice, ils ne dépendaient pas des secrétaires d'État. Les surintendants des finances, et, après leur suppression en 1661, les contrôleurs généraux étaient chargés de l'administration du trésor public. La justice était placée sous la direction du chancelier. Le commerce, les travaux publics, les postes, les colonies, l'instruction publique, ne formaient pas des départements ministériels, et ne dépendaient pas spécialement d'un des secrétaires d'État. Le roi en disposait comme bon lui semblait. Ainsi les travaux publics, ou direction générale des bâtiments, qui avaient appartenu à Colbert, à la fois contrôleur général des finances et secrétaire d'État de la marine, furent donnés, après sa mort, au ministre de la guerre, Louvois.

Il n'y avait point, dans l'ancienne monarchie, de ministre de l'intérieur. Les généralités, qui formaient, sous Louis XIV, les principales circonscriptions administratives de la France, étaient partagées entre les quatre secrétaires d'État, et on retrouvait dans cette organisation une partie des divisions géographiques que nous avons signalées plus haut. Ainsi, du secrétaire d'État des affaires étrangères dépendaient la haute et basse Guyenne, les intendances de Bayonne, Auch et Bordeaux, la Normandie, la Champagne, la principauté de Dombes, le Berry, et la partie de la Brie qui était rattachée à la généralité de Châlons-sur-Marne. Le ministre secrétaire d'État de la maison du roi avait dans son département la ville et généralité de Paris, le Languedoc, la Provence, la Bourgogne, la Bresse, la Bretagne, le comté de Foix, la Navarre, l'Auvergne, le Nivernais, le Bourbonnais, le Limousin, l'Angoumois, la Marche, le Poitou, la Saintonge, l'Aunis, la Touraine, la Picardie, le Boulonaîs, etc. Telles étaient les provinces de La Vrillière, dont Saint-Simon parle dans ce volume (p. 282). Les ports de mer et les colonies dépendaient du ministre de la marine. Le secrétaire d'État de la guerre avait l'Alsace, la Franche-Comté, la Lorraine, le Dauphiné, l'Artois, la Flandre, le Roussillon, etc.

Les divisions géographiques que je viens de rappeler ont subi de fréquentes variations; mais cette organisation administrative a existé, sauf quelques modifications, jusqu'à l'époque de la révolution française. Pour remédier aux inconvénients d'une administration sans unité, on tenait tous les quinze jours, en présence du roi, le conseil des dépêches, où l'on réglait tous les détails de l'administration intérieure du royaume. Les secrétaires d'État expédiaient dans les provinces qui leur étaient attribuées les règlements et ordonnances arrêtés dans ce conseil.

NOTE III. CARDINAL DE BOUILLON; ARRÊT DU PARLEMENT (2 janvier 1711). §

Le cardinal de Bouillon a joué un grand rôle à la fin du xviie siècle, et pendant plusieurs années on le considéra comme un des chefs les plus illustres de l'Église de France. Son orgueil finit par lui attirer une disgrâce dont il ne se releva jamais. Saint-Simon, qui le traite avec beaucoup de sévérité, a insisté sur les actes déplorables auxquels il se laissa entraîner par la vanité et l'ambition . Les documents officiels confirment les assertions de l'historien. Je citerai, entre autres, un arrêt du parlement en date du 2 janvier 1711.

ARRÊT DU PARLEMENT DE PARIS DU 2 JANVIER 1711 .

« Vu par la cour la requête à elle présentée par le procureur général du roi contenant que la cour ayant ordonné, par un arrêt du 5 août dernier, que le lieutenant général en la sénéchaussée de Lyon se transporteroit dans l'abbaye et dans l'église de Cluny en présence du substitut du procureur général du roi au même siége, tant pour y dresser procès-verbal et y faire faire un plan du mausolée que le cardinal de Bouillon a commandé d'y faire élever dans cette église et des ouvrages qui en dépendent, que pour tirer des extraits des actes de ce monument et la sépulture de la maison de La Tour; cet arrêt a été pleinement exécuté dans toutes ses parties, soit par la description exacte que le lieutenant général de Lyon a faite de ces ouvrages, soit par les dessins qu'il en a fait tracer, soit par la copie qu'il en a insérée dans son procès-verbal de tous les actes contenus dans les registres de Cluny qui pouvoient avoir rapport à la sépulture de la maison de La Tour dans l'église de cette abbaye; que le procureur général n'entrera point dans un long détail des conséquences que l'on peut tirer de ce procès-verbal et de tout ce qui l'accompagne; il aime mieux s'en rapporter à l'impression que ces pièces feront sur l'esprit de la cour, quand elle les examinera, que de prévenir cette impression par des paroles toujours inutiles, lorsque les choses parlent d'elles-mêmes; qu'il se contentera donc d'observer qu'entre les ornements étrangers qu'il paroît par le procès-verbal du lieutenant général de Lyon, que le cardinal de Bouillon a fait mettre sans aucun fondement à plusieurs endroits de l'église de Cluny, comme le manteau fourré d'hermine et un bonnet à peu près semblable à celui des princes de l'empire d'Allemagne, on trouve, soit dans le mausolée, soit dans les actes qui regardent la sépulture de la maison de La Tour, une vérité de dessins, dont toutes les parties tendent également à consacrer et immortaliser, par la religion d'un tombeau toujours durable, les prétentions trop ambitieuses de son auteur sur l'origine et sur la grandeur de sa maison; c'étoit là ce que les statues, les inscriptions, les ornements et toute la structure de ce mausolée devoient apprendre à la postérité, et celui qui en a conçu l'idée s'étant flatté sans doute que l'on s'accoutumeroit insensiblement aux titres magnifiques que ce monument suppose et dont quelque jour il deviendroit une preuve, qui, après avoir paru longtemps aux yeux du public sans être contestée, pourroit enfin être regardée comme incontestable; que le procureur général du roi, qui doit mettre au nombre de ses principaux devoirs l'honorable nécessité que son ministère lui impose de réprimer toute grandeur qui s'élève au-dessus de ses bornes légitimes, est d'autant plus obligé de le faire dans cette occasion qu'il s'agit ici, non d'un honneur vain et stérile qui ne fait point d'autre mal que de flatter l'orgueil de celui qui l'usurpe, mais d'une ambition aussi dangereuse que téméraire qui a jeté dans le cœur du cardinal de Bouillon ces principes d'indépendance et ces semences de révolte qu'il a fait enfin éclater par sa sortie du royaume et par cette lettre criminelle, par lesquelles il a mérité que la cour lui fît son procès comme à un coupable de lèse-majesté; que, dans la nécessité où le procureur général du roi se trouve de s'élever contre l'ouvrage d'une vanité, si vaste dans ses vues et si pernicieuse dans ses effets, il espère au moins qu'il ne sera jamais obligé de l'imputer qu'à celui qui jusqu'à présent en paroît l'unique auteur, et qu'il présume assez de la sagesse et de la fidélité du reste de la maison de La Tour pour croire qu'entre tous ceux de cette maison qui sont dans le royaume, il ne s'en trouvera aucun qui veuille se rendre coupable de la faute d'autrui en entreprenant de la soutenir, et qui ne sente que leur véritable honneur consiste à savoir se renfermer glorieusement dans la solide et réelle grandeur de leur maison pour la transmettre d'autant plus pure à leurs descendants qu'ils l'auront déjà dégagée de tout ce qu'une fiction étrangère a voulu y ajouter de faux, et de chimérique; mais que la justice que le procureur général du roi croit lui rendre en cela ne le dispense pas de prendre toutes les précautions nécessaires pour empêcher que, dans des siècles éloignés et peut-être peu instruits de ce qui se sera passé dans celui-ci, on n'abuse de la sépulture de la maison de La Tour dans l'église de Cluny et des titres gravés sur les cercueils de ceux de cette maison qui y sont enterrés, pour faire revivre des prétentions auxquelles cette procédure et ces titres paroîtroient donner un nouveau jour à une espèce de prétention que la faveur des conjonctures fait quelquefois passer en cette matière pour la vérité; que c'est dans toutes ces vues que le procureur général du roi a cru devoir dresser les conclusions que son ministère l'oblige de prendre sur le procès-verbal dudit lieutenant général de Lyon; et comme cet officier n'y a point joint de copie de la table généalogique et des cinq pièces déposées dans les archives de l'abbaye de Cluny pour servir à la généalogie de la maison de La Tour, le procureur général du roi, auquel il est important que ces pièces soient communiquées, ne peut que demander à la cour qu'elles soient apportées au greffe pour faire ensuite à cet égard les réquisitions qu'il jugera nécessaires. À ces causes requéroit le procureur général du roi qu'il plût à la cour ordonner que lesdits monuments, mausolées, statues, ouvrages et ornements en dépendant, mentionnés dans le procès-verbal dudit lieutenant général, ensemble les dessins et modèles dudit mausolée qui sont dans l'église et abbaye de Cluny, et pareillement les titres gravés sur le cercueil du sieur Louis de La Tour, enterré dans ladite église, en seront incessamment ôtés, détruits et effacés, comme aussi que la délibération du chapitre général de Cluny de l'an 1685, transcrite au commencement de la cinquième page du registre dudit chapitre; la délibération des religieux de ladite abbaye, du 24 octobre 1685, transcrite au treizième feuillet des registres des actes capitulaires de la communauté de Cluny commençant le 2 janvier 1682; l'acte du 25 octobre 1692 concernant la réception des corps des feu sieur et feue dame duchesse de Bouillon et du feu sieur Louis de La Tour, leur petit-fils, dans l'église de Cluny, et pareillement la délibération du 14 octobre 1693, transcrite au vingt-septième feuillet du même registre des actes capitulaires de ladite communauté, touchant la réception du cœur du feu sieur maréchal de Turenne, ensemble tous autres actes semblables, si aucuns y a, concernant ladite sépulture seront rayés et biffés, à la marge desquels sera fait mention de l'arrêt qui interviendra sur ladite requête, lequel sera en outre transcrit en entier dans le registre des délibérations capitulaires de l'abbaye de Cluny, enjoint au lieutenant général de Lyon de tenir la main à l'exécution dudit arrêt, à l'effet de quoi il se transportera dans ladite abbaye en présence du substitut du procureur général du roi en ladite sénéchaussée de Lyon, et, avant de faire droit sur ce qui regarde la table et les pièces servant à la généalogie de la maison de La Tour trouvées dans les archives de ladite abbaye, ordonne que ladite table généalogique de ladite maison, et la liasse composée de cinq pièces mentionnées dans le procès-verbal dudit lieutenant général, seront apportées au greffe de la cour, enjoint aux religieux dépositaires desdites tables et pièces de les y envoyer après le premier commandement qui leur en sera fait; à quoi faire ils seront contraints par les voies en tels cas requises et accoutumées; quoi faisant déchargés; pour ce fait, rapporté et communiqué au procureur général, par lui pris telles conclusions qu'il appartiendra, vu aussi le procès-verbal de transport du lieutenant général en la sénéchaussée de Lyon, en présence du substitut du procureur général du roi en ladite sénéchaussée dans l'église et abbaye de Cluny, du 13 août 1710 et jours suivants, fait en exécution de l'arrêt du 5 du même mois, ensemble les actes insérés dans le procès-verbal, et les plans et dessins y attachés, faits en exécution dudit arrêt par le peintre nommé d'office à cet effet par ledit lieutenant général suivant ledit arrêt attaché à ladite requête du procureur général du roi; ouï le rapport de maître Jean Le Nain, conseiller; tout considéré,

« La Cour, ayant égard à la requête dudit procureur général du roi, ordonne que lesdits monument ou mausolée, statues, ouvrages et monuments en dépendant, mentionnés dans le procès-verbal dudit lieutenant général de Lyon, ensemble les dessins et modèles dudit mausolée qui sont dans l'église et abbaye de Cluny, et pareillement les titres gravés sur le cercueil de Louis de La Tour enterré dans ladite église, en seront incessamment ôtés, détruits et effacés, comme aussi que la délibération du chapitre général de Cluny de l'année 1685, transcrite au commencement de la cinquième page du registre dudit chapitre; la délibération des religieux de ladite abbaye du 24 octobre 1685, transcrite au treizième feuillet du registre des actes capitulaires de la communauté de Cluny commençant le 2 janvier 1682; l'acte du 25 octobre 1692 concernant la réception des corps du feu duc et de la feue duchesse de Bouillon et du feu Louis de La Tour, leur petit-fils, dans l'église de Cluny, et pareillement la délibération du 14 octobre 1693, transcrite au vingt-septième feuillet du même registre des actes capitulaires de ladite communauté touchant la réception du cœur du feu maréchal de Turenne, ensemble tous autres actes semblables, si aucuns y a, concernant ladite sépulture, seront rayés et biffés, à la marge desquels sera fait mention du présent arrêt, lequel sera en outre transcrit en entier dans le registre desdites délibérations capitulaires de l'abbaye de Cluny, enjoint au lieutenant général de Lyon de tenir la main à l'exécution dudit arrêt, à l'effet de quoi il se transportera dans ladite abbaye, en présence du substitut du procureur général du roi en ladite sénéchaussée de Lyon, et avant faire droit sur ce qui regarde la table et les pièces servant à la généalogie de la maison de La Tour trouvées dans les archives de ladite abbaye, ordonne que ladite table généalogique de ladite maison et la liasse composée de cinq pièces mentionnées dans ledit procès-verbal dudit lieutenant général de Lyon, seront apportées au greffe de la cour, enjoint aux religieux dépositaires desdites tables et pièces de les y envoyer après le premier commandement qui leur en sera fait, à quoi faire ils seront contraints par les voies en tels cas requises et accoutumées, pour ce fait, rapporté et communiqué au procureur général du roi, être par lui pris telles conclusions qu'il appartiendra, et vu par la cour être ordonné ce que de raison.»

Tome X §

CHAPITRE PREMIER. §

Défaite entière du czar en personne sur le Pruth, qui se sauve avec ce qui lui reste par un traité et par l'avarice du grand vizir, qui lui coûte la tête. — Chalais; quel; va trouver la princesse des Ursins en Espagne. — Princesse des Ursins forme et avance le projet d'une souveraineté pour elle, et de l'usage qu'elle en fera; se fait bâtir, sans paraître, une superbe demeure en Touraine. — Sort de cette demeure et du projet de souveraineté. — Campagne d'Espagne oisive. — Mort de Castel dos Rios, vice-roi du Pérou. — Prince de Santo-Buono lui succède. — Don Domingo Guerra rappelé en Espagne; son caractère; ses emplois. — Arpajon fait chevalier de la Toison d'or. — Retour de Fontainebleau. — Cardinal de Noailles interdit plusieurs jésuites; voit le roi et le Dauphin à leur retour. — Intrigues pour allonger l'affaire, sous prétexte de la finir. — Lettres au roi de quantité d'évêques. — Le Dauphin logé a Versailles dans l'appartement de Monseigneur. — Retour du duc de Noailles par ordre du roi, qu'il salue, et est mal reçu. — Biens de France du prince de Carignan confisqués; douze mille livres de pension dessus au prince d'Espinoy. — Chimères de M. de Chevreuse mettent en péril l'érection nouvelle de Chaulnes pour son second fils. — Vidame d'Amiens fait duc et pair de Chaulnes. — Cris de la cour. — Le Dauphin désapprouve cette grâce. — Rare réception du duc de Chaulnes au parlement. — Plénipotentiaires nommés pour la paix. — Utrecht choisi pour le lieu de la traiter. — Retour des généraux, de Tallard de sa prison en Angleterre, et du roi Jacques de ses voyages par le royaume. — Comte de Toulouse fort heureusement taillé par Maréchal; la galerie et le grand appartement fermés jusqu'à sa parfaite guérison. — Mort et caractère de Mlle de La Rochefoucauld. — Mort et caractère de Sebville. — Mort, état, et caractère de Mme de Grancey. — Mort et singuliers mariages de la maréchale de L'Hôpital. — Abbé de Pomponne conseiller d'État d'Église. — Tremblement de terre peu perceptible. — Nouvelle tontine. — Grand prieur à Lyon.

On apprit en ce même temps le malheur du czar contre le grand vizir, sur la rivière du Pruth. Ce prince, piqué de la protection que la Porte avait accordée au roi de Suède retiré à Bender, en voulut avoir raison par les armes, et tomba dans la même faute qui avait perdu le roi de Suède contre lui. Les Turcs l'attirèrent sur le Pruth à travers des déserts, où, manquant de tout, il fallut périr ou hasarder tout par un combat fort inégal. Il était à la tête de soixante mille hommes; il en perdit plus de trente mille sur la place, le reste mourant de faim et de misère; et lui sans aucune ressource, sans pouvoir éviter d'être prisonnier des Turcs avec tout ce qu'il avait avec lui. Dans une extrémité si pressante, une femme de rien, qu'il avait ôtée à son mari, tambour dans ses troupes, et qu'il avait publiquement épousée après avoir répudié et confiné la sienne dans un couvent, lui proposa de tenter le grand vizir pour le laisser retourner libre dans ses États avec tout ce qui était resté de la défaite. Le czar approuva la proposition, sans en espérer de succès. Il envoya sur-le-champ au grand vizir, avec ordre de lui parler en secret. Il fut ébloui de l'or et des pierreries, et de plusieurs choses précieuses qui lui furent offertes; il les accepta, les reçut, et signa avec le czar un traité de paix par lequel il lui était permis de se retirer en ses États par le plus court chemin, avec tout ce qui l'accompagnait, les Turcs lui fournissant des vivres dont il manquait entièrement; et le czar s'engageait à rendre Azof dès qu'il serait arrivé chez lui; de raser tous les forts et de brûler tous les vaisseaux qu'il avait sur la mer Noire, de laisser retourner le roi de Suède par la Poméranie, et de payer aux Turcs et à ce prince tous les frais de la guerre.

Le grand vizir trouva une telle opposition au divan à passer ce traité, et une telle hardiesse dans le ministre du roi de Suède, qui l'accompagnait, à exciter contre lui tous les principaux de son armée, que peu s'en fallut qu'il ne fût rompu, et que le czar avec tout ce qui lui restait ne subît le sort d'être fait prisonnier: il n'était pas en état de la moindre résistance. Le grand vizir n'avait qu'à le vouloir pour l'exécuter sur-le-champ. Outre la gloire de mener à Constantinople le czar, sa cour et ses troupes, on peut juger de ce qu'il en eût coûté à ce prince; mais ses riches dépouilles auraient été pour le Grand Seigneur, et le grand vizir les aima mieux pour soi. Il paya donc d'autorité et de menaces, et se hâta de faire partir le czar et de s'éloigner en même temps. Le ministre de Suède, chargé des protestations des principaux chefs des Turcs, courut à Constantinople, où le grand vizir fut étranglé en arrivant. Le czar n'oublia jamais ce service de sa femme, dont le courage et la présence d'esprit l'avait sauvé. L'estime qu'il en conçut, jointe à l'amitié, l'engagea à la faire couronner czarine, à lui faire part de toutes ses affaires et de tous ses desseins. Échappé au danger, il fut longtemps sans rendre Azof, et à démolir ses forts de la mer Noire. Pour ses vaisseaux, il les conserva presque tous, et ne voulut pas laisser retourner le roi de Suède en Allemagne, ce qui pensa rallumer la guerre avec le Turc.

Chalais prit congé à Fontainebleau pour s'en aller en Espagne, prendre un bâton d'exempt des gardes du corps, dans la compagnie wallone, dont M. de Bournonville était capitaine. Mme des Ursins avait toujours conservé un grand attachement pour son premier mari, pour son nom, pour ses proches. Celui-ci était fils unique de son frère aîné qui n'était jamais sorti de sa province, et ce fils n'avait paru ni à la cour ni dans le service. Le père était fort mal aisé, et le fils, qui n'avait rien, fut trop heureux de cette ressource; on le retrouvera dans la suite plus d'une fois. Outre cette affection, Mme des Ursins fut bien aise d'avoir quelqu'un entièrement à elle, qui ne tînt qu'à elle, qui ne pût espérer rien que d'elle, et qui ne fût connu de personne en France ni en Espagne.

Non contente d'y régner en toute autorité et puissance, elle osa songer à avoir elle-même de quoi régner. Elle saisit la conjoncture du don que le roi d'Espagne fit à l'électeur de Bavière, de ce qui était demeuré dans son obéissance aux Pays-Bas, pour y faire stipuler que l'électeur y donnerait des terres jusqu'à cent mille livres de rente à elle pour en jouir sa vie durant en toute souveraineté. Bientôt après il fut convenu avec l'électeur que le chef-lieu de ces terres, qui doivent être contiguës et n'en former qu'une seule, serait la Roche en Ardennes, et que la souveraineté en porterait le nom. On verra dans la suite cette souveraineté prendre diverses formes, changer de lieu, et se dissiper enfin en fumée, et cela dura longtemps. Mme des Ursins s'en tint si assurée, qu'elle bâtit là-dessus un beau projet: ce fut d'échanger avec le roi la souveraineté qui lui serait assignée sur sa frontière, et pour celle-là, d'avoir en souveraineté la Touraine et le pays d'Amboise sa vie durant, réversible après à la couronne, de quitter l'Espagne, et de venir en jouir le reste de ses jours.

Dans ce dessein qu'elle crut immanquable, elle envoya en France d'Aubigny, cet écuyer si favori dont il a été parlé ici plus d'une fois, avec ordre de lui préparer une belle demeure pour la trouver toute prête à la recevoir. Il acheta un champ près de Tours, et plus encore d'Amboise, sans terres ni seigneurie, parce qu'étant souveraine de la province, elle n'en avait pas besoin. Il se mit aussitôt à y bâtir très-promptement, mais solidement, un vaste et superbe château, d'immenses basses-cours, et des communs prodigieux, avec tous les accompagnements des plus grands et des plus beaux jardins, à la magnificence desquels les meubles répondirent en tous genres. La province, les pays voisins, Paris, la cour même en furent dans l'étonnement. Personne ne pouvait comprendre une dépense si prodigieuse pour une simple guinguette, puisque une maison au milieu d'un champ, sans terres, sans revenus, sans seigneurie, ne peut avoir d'autre nom, et moins encore une cage si vaste et si superbe pour l'oiseau qui la construisait. Ce fut longtemps une égnime, et cette folie de Mme des Ursins fut, comme on le verra, la première cause de sa perte. On n'en dira pas davantage sur le succès de cette chimère qui ne laissa pas d'accrocher la paix par l'opiniâtreté du roi d'Espagne, qui ne céda enfin qu'à l'autorité du roi qui le força de se désister de cet article, dont les alliés se moquèrent toujours avec mépris jusqu'à n'avoir jamais voulu en entendre parler dans les formes. [Je n'en parlerai pas davantage], parce que ce point est fort bien expliqué dans les Pièces; mais, pour n'y plus revenir, il faut voir ce que devint cet admirable palais, si complétement achevé en tout, et meublé entièrement avant que Mme des Ursins eût perdu l'espérance d'y jouer la souveraine.

On ne pouvait imaginer qu'un aussi petit compagnon que l'était d'Aubigny, quelques richesses qu'il eût amassées, pût ni osât faire un pareil bâtiment pour soi. Ce ne fut que peu à peu que l'obscurité fut percée. On soupçonna que Mme des Ursins le faisait agir, et se couvrait de son nom. On pensait qu'elle pouvait lasser, ou se lasser enfin de l'Espagne, et voulait venir achever sa vie dans son pays sans y traîner à la cour ni dans Paris, après avoir si despotiquement régné ailleurs. Mais un palais, qui pourtant n'était qu'une guinguette, ne s'entendait pas pour sa retraite; ce ne fut que l'éclat que sa prétendue souveraineté fit par toute l'Europe qui commença à ouvrir les yeux sur Chanteloup; c'est le nom de ce palais, dont à la fin on sut la destination. La chute entière de cette ambitieuse femme, qui se verra ici dans son temps, ne lui permit pas d'habiter cette belle demeure. Elle demeura en propre à d'Aubigny, qui y reçut très-bien les voisins et les curieux, ou les passants de considération, à qui il ne cacha plus que ce n'était ni pour soi, ni de son bien, qu'il l'avait bâtie et meublée. Il s'y établit, il s'y fit aimer et estimer. Il y perdit sa femme qui ne lui laissa qu'une fille unique fort jeune; ainsi il s'était marié du vivant de Mme des Ursins, ou aussitôt après sa mort, et cette fille très-riche a épousé le marquis d'Armentières, qui sert actuellement d'officier général, et qui en a plusieurs enfants. Orry, dès lors contrôleur général, en fit le mariage. Peu auparavant Aubigny était mort, et avait chargé Orry du soin de sa fille et de ses biens, comme étant le fils de son meilleur ami, de ce môme Orry qui avait été plus d'une fois en Espagne, et dont plus d'une fois il a été parlé ici.

La campagne n'avait été rien en Espagne; il n'y eut que des bagatelles. L'archiduc, trop affaibli pour rien entreprendre de bonne heure, ne songea plus qu'au départ, dès que l'empereur son frère fut mort, et n'eut plus d'argent que pour la dépense du voyage. M. de Vendôme en manquait aussi, et ne laissa pas de faire accroire longtemps aux deux cours qu'il ferait le siège de Barcelone, pour lequel il amassa des préparatifs. Le roi et la reine d'Espagne passèrent l'hiver à Saragosse, et l'été fort inutilement à Corella. Le duc de Noailles, destiné avec ses troupes, qui n'avaient rien à faire en Catalogne, à servir sous M. de Vendôme, était allé, dès le mois de mars, à la cour d'Espagne, où M. de Vendôme ne fut que de rares instants, sous prétexte des préparatifs de la campagne. La contrainte ne l'accommodait pas, il aimait mieux régner et paresser librement dans ses quartiers. L'été et l'automne s'écoulèrent de la sorte, et tout à la fin la cour d'Espagne retourna à Madrid. Elle donna la vice-royauté du Pérou au prince Caraccioli de Santo-Buono, grand d'Espagne, qui avait perdu tous ses biens de Naples.

Cette vice-royauté vaquait par la mort du marquis de Castel dos Rios, qui était ambassadeur d'Espagne en France à l'avènement de Philippe V à la couronne, et rappela en Espagne don Domingo Guerra, qui avait été chancelier de Milan, place extrêmement principale qu'il avait perdue depuis l'occupation des Impériaux, et était à Paris depuis longtemps. Il eut les premières places d'affaires en Espagne, et à la fin les perdit. C'était une très-bonne tête, fort instruit, fort expérimenté, grand travailleur, fort espagnol et assez peu français. Bientôt après Arpajon, qui servait de lieutenant général en Espagne, et qui y avait été heureux en deux petites expéditions qui ne roulèrent que sur lui, fut honoré de l'ordre de la Toison d'or.

Le lundi 14 septembre, le roi revint de Fontainebleau par Petit-Bourg, et arriva le lendemain de bonne heure. Le cardinal de Noailles, qui avait eu ordre de s'y trouver ce même jour, parut à la descente du carrosse. Il eut aussitôt après une assez longue audience du roi, puis du Dauphin encore plus longue. Ce prince avait fort travaillé à cette affaire à Fontainebleau, et j'en avais appris des nouvelles à mesure par l'archevêque de Bordeaux. Elle avait alors deux points : le personnel entre le cardinal de Noailles et les évêques de la Rochelle et de Luçon, où celui de Gap s'était fourré depuis comme diable en miracles; et le livre du P. Quesnel, c'est-à-dire la doctrine, dont le personnel n'avait été que le chausse-pied. Ils sentaient bien l'odieux du chausse-pied qui ne pourrait se soutenir, et qui entraînerait à la fin celui de la doctrine, si elle n'était soutenue que par ces trois agresseurs. Le P. Tellier qui gouvernait l'évêque de Meaux, et qui par lui allongeait l'affaire auprès du Dauphin, se servit de cet entre-temps pour faire écrire au roi, par tous les évêques qu'il put gagner, des lettres d'effroi sur la doctrine, et de condamnation du livre du P. Quesnel. Les créatures des jésuites, les faibles qui n'osèrent se brouiller avec l'entreprenant confesseur, les avares et les ambitieux firent un nombre qui imposa. Le cardinal de Noailles eut le vent de ces pratiques, qui se dirigeaient toutes aux jésuites de la rue Saint-Antoine. Les PP. Lallemant, Doucin et Tournemine en étaient les principaux artisans. Il leur échappa quelques menaces fort indiscrètes et fort insolentes, d'autres gros bonnets en furent les échos. Le cardinal de Noailles ôta à ceux-là les pouvoirs de confesser et de prêcher, et cela fit un nouveau vacarme.

Les choses en étaient là au retour de Fontainebleau, et les lettres des évêques au roi prêtes à pleuvoir, parce qu'il fallut du temps à Saint-Louis pour composer le même thème en tant de façons différentes, envoyer dans les diocèses, et obtenir la signature et l'envoi. M. de Meaux avait eu beau fournir des embarras, le procédé était insoutenable, et M. le Dauphin le voulut finir, avec d'autant plus d'empressement que l'interdiction de ce petit nombre de jésuites allait apporter de nouvelles aigreurs. Le roi néanmoins, quelque prévenu qu'il fût par le P. Tellier, écouta, assez bien les raisons du cardinal de Noailles, sur cette interdiction, quoiqu'elle lui déplût, et ne voulut pas qu'elle fît obstacle à ce que le Dauphin avait réglé. Il l'expliqua ce même jour au cardinal de Noailles, qui s'y soumit de bonne grâce. Voysin avait en poche le consentement des trois évêques, qui, dans l'espérance que le cardinal ferait quelque difficulté dont ils feraient retomber la mauvaise satisfaction sur lui, n'avait eu garde de s'en vanter, et ne l'apporta au Dauphin que cinq jours après.

Le jugement fut: que les trois évêques feraient en commun un nouveau mandement en réparation des précédentes; qu'avant de le publier il serait envoyé à Paris pour y être examiné par personnes nommées par le Dauphin, communiqué après au cardinal, et, s'il en était content, publié. Ensuite le roi lui devait envoyer une lettre des trois évêques que Sa Majesté avait déjà reçue, pour réparer de plus en plus ce qu'ils avaient écrit contre lui; et dans l'une et l'autre pièce, pas un mot du livre du P. Quesnel. Le Dauphin, fort ignorant des profondeurs des jésuites et de l'ambition de l'évêque de Meaux, crut avoir tout fini, et que le bruit qui s'était fait sur ce livre tomberait avec la querelle personnelle dont il était venu au secours, ou que, s'il y avait en effet de la réalité dans les plaintes si nouvelles d'un livre si anciennement approuvé et estimé sans contradiction de personne, les choses se passeraient en douceur et en honnêteté entre des évêques raccommodés. Il n'était pourtant pas difficile de voir l'artifice. Un mandement à faire, puis à mettre à l'examen était de quoi tirer de longue, et faire naître toutes les difficultés qu'on voudrait; et le silence spécieux sur le livre laissait toute liberté là-dessus, après la réconciliation même faite, sous le beau prétexte de la pureté de la doctrine. Mais le Dauphin aurait fait scrupule de penser si mal de son prochain. Combien était-il éloigné d'imaginer ce nombre de lettres qui se fabriquaient alors, et la surprenante aventure qui en mit au jour sous les yeux du public le scélérat mystère, et qui l'a transmis à la postérité! Le Dauphin en arrivant de Fontainebleau prit l'appartement de Monseigneur.

Le lendemain de l'arrivée de Fontainebleau le duc de Noailles revint d'Espagne, et salua le roi chez Mme de Maintenon. Il en avait reçu l'ordre. Je différerai d'en expliquer les raisons jusque tout à la fin de cette année, pour n'y être pas interrompu par le récit d'autres événements.

Le roi, ayant su que le prince de Carignan, fils du célèbre muet, avait servi dans l'armée de M. de Savoie, confisqua tous ses biens en France, et donna dessus douze mille livres de rente au prince d'Espinoy, qui avait aussi des biens confisqués en Flandre. C'est ce même prince de Carignan qui, longtemps depuis, épousa la bâtarde de M. de Savoie et de Mme de Verue, avec qui il vint après vivre et mourir à Paris d'une manière honteuse; et qui, par les manéges encore plus honteux de sa femme, y obtint tant de millions.

M. de Chevreuse, à qui j'avais fortement reproché ses absences qui lui avaient coûté à Marly le dangereux délai de son affaire de Chaulnes, lors de l'édit et de l'érection de d'Antin, avait fort travaillé à la remettre à flot pendant tout Fontainebleau. On disait quelquefois de lui qu'il était malade de raisonnement: et la vérité est qu'il le fut tellement en cette occasion, qu'il eut souvent besoin de mon secours pour l'empêcher d'en mourir, c'est-à-dire son affaire de manquer. Chaulnes avait été érigé en duché-pairie pour le maréchal de Chaulnes, frère du connétable de Luynes. Il est vrai que ce fut à l'occasion et en faveur de son mariage avec l'héritière de Picquigny qui le savait bien dire, à laquelle appartenait aussi le comté de Chaulnes; mais l'érection n'en fut pas moins masculine, et bornée, comme toutes les autres qui n'ont pas de clauses extraordinaires et expresses, aux hoirs masculins issus de ce mariage de mâle en mâle. Les deux fils de ce mariage, ducs l'un après l'autre, n'en avaient point eu; le duché-pairie était donc éteint, ou il n'y en aura jamais, et depuis la mort du dernier duc de Chaulnes, si connu par ses ambassades, il n'en avait pas été question. M. de Chevreuse, grand artisan de quintessences, et qu'on a vu, à l'occasion du procès de M. de Luxembourg, n'avoir point voulu être des nôtres par la chimère de l'ancienne érection de Chevreuse, s'en était bâtie une à part lui sur Chaulnes. Je crois avoir remarqué ici quelque part que, lorsqu'il se maria, M. de Chaulnes, cousin germain de son père, lui assura tout son bien au cas qu'il mourût sans enfants, avec substitution au second fils qui naîtrait de son mariage. Le cas était arrivé, il était exécuté.

M. de Chevreuse, depuis la mort de M. de Chaulnes, se qualifiait duc de Luynes, de Chaulnes et de Chevreuse. Comme je vivais dans la plus libre familiarité avec lui, je lui voyais souvent sur son bureau des certificats pour des chevau-légers, etc., où ces titres étaient; et toujours je lui disais : « Seigneur du duché de Chaulnes; mais duc non. » II riochait, ne répondait qu'à demi, et disait qu'il le pouvait prétendre. Lorsqu'il fut question de l'édit, il fallut discuter ensemble plus sérieusement une prétention dont, à l'imitation de d'Antin, il voulait faire le chausse-pied de son second fils. Il prétendit donc que M. de Chaulnes, par la donation et la substitution de ses biens, et en particulier de Chaulnes, les avait donnés et substitués comme il les possédait, et par conséquent la dignité de laquelle il jouissait.

Je serais infini, et très-inutilement, si je m'amusais à réfuter ici un paradoxe aussi absurde et aussi nouveau; mais il fallut en discuter avec lui la nouveauté et l'absurdité, et se livrer à l'ennuyeuse complaisance de laisser couler ses longs raisonnements. Il me mit après en avant des coutumes particulières des lieux, qui pouvaient bien régler les transmissions des biens, mais jamais en aucun cas celle des dignités. Enfin il se retrancha sur une compensation, en abandonnant la prétention de la première érection de Chevreuse. C'était étayer une chimère par une autre. Chevreuse avait été érigé en duché-pairie pour M. de Chevreuse, dernier fils du duc de Guise, tué aux derniers états de Blois. Il avait épousé la veuve du connétable de Luynes, mère du duc de Luynes, père du duc de Chevreuse, à qui je parlais. Sa grand'mère avait eu pour ses reprises le duché de Chevreuse à la mort de ce second mari, lequel duché, c'est-à-dire la terre, était passé d'elle à son fils, puis à son petit-fils avec ses autres biens. Chevreuse, duché-pairie alors éteint, avait été érigé de nouveau, mais sans pairie, et vérifié au parlement pour M. de Chevreuse par la faveur de M. Colbert, dont il venait d'épouser la fille aînée, et jamais M. de Chevreuse n'avait osé rien prétendre au delà.

Je pris donc la liberté de me moquer de cette seconde chimère, comme j'avais fait de la première; et je lui conseillai fort de n'appuyer point sur des fondements si ruineux, ou pour mieux dire si parfaitement nuls, mais de se fonder uniquement sur l'amitié et les services de M. le chancelier, et sur la bonté distinguée que le roi avait pour lui, qui l'avait empêché de rejeter la proposition, que le chancelier avait eu l'adresse de lui faire, d'une érection nouvelle en faveur du vidame d'Amiens, laquelle, entre deux amis et pour lui en dire le vrai, n'était en aucun sens faisable ni recevable, et de n'aller pas gâter son affaire par des idées chimériques qui impatienteraient le chancelier et le rebuteraient, qui était pourtant l'instrument unique duquel il pût espérer une si prodigieuse fortune pour son fils. Mais je parlais à un homme qui se trompait lui-même de la meilleure foi du monde, et qui, à force de métaphysique et de géométrie, se croyait rendre sensibles, et aux autres ensuite, les raisonnements les plus faux, qu'il soutenait de beaucoup d'esprit et d'un bien-dire naturel. Il ne put se déprendre de ses chimères, ni s'empêcher d'en vouloir persuader le chancelier.

Celui-ci qui était vif, net, conséquent avec justesse, dont les principes étaient certains et les conséquences naturelles, petillait, interrompait, faisait des négatives sèches; et après se plaignait à moi d'un homme qui n'était pas content qu'on fît son second fils duc et pair sans raison quelconque autre que l'amitié, et qui voulait que ce fût à des titres fous, chimériques, nuls, qui ne se lassait jamais en raisonnements absurdes, et qui ne finissait point. J'avertis plus d'une fois M. de Chevreuse qu'il raisonnerait tant qu'il échouerait. Je n'y gagnai rien. C'était un homme froid, tranquille, qui se possédait, puissant en dialectique dont il abusait presque toujours, qui s'y confiait, qui espérait toujours, et qui ne se rebutait jamais, qui de plus, lorsqu'il s'était bien persuadé une chose, écoutait tout ce qu'on lui opposait avec le dernier mépris effectif, quoique voilé de toute la douceur et la politesse possible. Avec cette conduite il poussa si bien le chancelier à bout qu'il me déclara plusieurs fois qu'il n'y pouvait plus tenir, et à deux différentes qu'il n'en voulait plus ouïr parler. J'eus bien de la peine deux jours durant à l'apaiser et à renouer l'affaire. Mais la seconde fut si forte qu'il déclara à M. de Chevreuse qu'il pouvait faire son fils duc et pair, du roi à lui, s'il voulait, et l'embâter de tous ses beaux raisonnements (car le chancelier poussé laissa échapper ce terme); mais que pour lui, il était las de perdre son temps à ouïr répéter les mêmes absurdités en cent façons qui ne les rendaient pas plus supportables, à quelques sauces qu'il les mît, et que de ce duché-là, il n'en voulait plus ouïr parler, ni se charger d'en reparler au roi.

M. de Chevreuse, fort effrayé malgré tout son sang-froid, vint aussitôt me conter sa déconvenue, et me prier instamment de la raccommoder. J'avoue que, pour un homme de mon âge, je ne me retins pas avec lui, piqué de lui voir perdre et gâter une si inespérable affaire par cette inflexibilité d'attachement à son sens, et encore si évidemment absurde. Il essuya ma bordée. Je lui en valus une autre de M. de Beauvilliers, qui ne le trouvait pas en duchés moins chimérique que je le trouvais moi-même. Avec ce secours, mais qui jusque-là n'avait agi que faiblement, je tirai parole qu'il ne parlerait plus au chancelier, sinon pour le prier d'agir auprès du roi en conséquence de ce qu'il avait déjà fait, et qu'en aucun temps il n'entrerait en aucun autre détail, surtout sur ses idées de prétentions, et, après un édit fait [par] le chancelier pour les anéantir toutes. Avec cette sûreté, je parlai au chancelier, que j'eus grand'peine à vaincre; il fallut plusieurs jours. Enfin il me promit de parler au roi, à condition qu'il ne verrait seulement pas M. de Chevreuse. Ce fut donc moi qui agis seul auprès du chancelier, dans la fin du voyage de Fontainebleau et au commencement du retour à Versailles. L'affaire enfin fut accordée immédiatement avant d'aller à Marly; et le lendemain que le roi y fut, qui était un jeudi 8 octobre, il déclara qu'il faisait le vidame d'Amiens duc et pair de Chaulnes par une nouvelle érection. La joie extrême de la famille ne fut pas pure; la cour parut consternée, et ne se contraignit pas. Un troisième duché dans la maison d'Albert, érigé pour un cadet de l'âge du vidame, excita des propos mortifiants; et ce qui les dut toucher davantage, et qui causa une surprise générale, le Dauphin s'en expliqua tout haut avec mesure, mais en desapprouvant nettement la grâce et ne blâmant pas la licence qu'elle rencontrait, ce qui lui fît beaucoup d'honneur dans le monde, et montra que ceux avec qui il vivait dans la plus grande habitude d'estime et de confiance ne seraient pas en état d'emporter des choses qu'il ne croirait ni justes ni raisonnables.

Qu'il me soit permis de donner ici quelques moments au futile et au délassement, pour la singularité de la chose, d'autant qu'elle ne touche à rien d'essentiel à qui a toujours été intimement de mes amis, et qui d'ailleurs fut parfaitement publique. Je la raconterai ici tout de suite, parce qu'elle ne mériterait pas la peine d'y revenir. Tout étant consommé pour cette érection, et prêt pour la réception du nouveau duc de Chaulnes, le parlement s'assembla à l'heure accoutumée, et les princes du sang et les autres pairs y prirent leurs places. M. de Chaulnes, qui devait se tenir à la porte de la grand'chambre en dedans pour les voir arriver et les saluer, comme c'est l'ordre, n'était point arrivé. On causait en place les uns avec les autres, et à la fin on s'impatientait. Au bout d'une heure on soupçonna quelque accident; et pour ne passer pas toute la matinée de la sorte on voulut enfin en être éclairci. Le premier président envoya un huissier s'en informer à l'hôtel de Luynes. Il trouva le duc de Chaulnes à qui on faisait la barbe, qui dit qu'il s'allait dépêcher, et qui ne parut nullement embarrassé de l'auguste séance qui l'attendait depuis si longtemps. On peut juger du succès du rapport de l'huissier. La parure du candidat fut encore fort longue; enfin il arriva d'un air riant et tranquille. Tout était rapporté, il n'eut qu'à prêter serment, et à prendre place.

La coutume est que le premier président fait un compliment au pair d'érection nouvelle aussitôt qu'il est assis en place, et qu'il n'en fait point aux pairs reçus par le titre de pairie successive. Voilà donc le premier président qui ôte son bonnet, se tourne vers la place où était le nouveau pair, lui dit deux mots, se couvre, continue, et se découvre et s'incline en finissant. Aussitôt M. de Chaulnes ôte son chapeau, y glisse un papier qu'il tenait en sa main et l'y déploie, et se met à vouloir y lire. Le pair, son voisin, le pousse et l'avertit de mettre son chapeau; le Chaulnes le regarde, et sur l'avis redoublé se couvre, et manifeste son papier en entier. Cela le déconcerte, toutefois il se met à vouloir lire. Il répète: « Monsieur, » il ânonne; bref il se démonte au point qu'il ne peut lire et qu'il demeure absolument court. La compagnie ne peut s'empêcher de rire. Il la regarde tout autour, il prend enfin son parti, il ôte son chapeau sans mot dire, s'incline au premier président comme pour finir ce qu'il n'avait pas commencé, regarde après encore la compagnie, et se met à rire aussi avec elle. Voilà quelle fut la réception du duc de Chaulnes qui n'a jamais été oubliée, parce qu'elle n'eut jamais sa pareille. Il fut le premier après à en rire avec tout le monde.

Ménager, gros négociant, qui, par son esprit et sa capacité dans le commerce, devint négociateur, arriva le 19 octobre de Londres à Versailles, chez Torcy, qui le mena aussitôt trouver le roi chez Mme de Maintenon. On sut par lui que la reine Anne avait nommé ses trois plénipotentiaires pour la paix. Le maréchal d'Huxelles et l'abbé de Polignac, qui depuis longtemps étaient avertis, furent déclarés ceux du roi, et Ménager avec eux, en troisième, en égal caractère, ce qui sembla assez étrange. Ceux d'Espagne le furent aussi, et Bergheyek pour le second. Je ne fais que coter ces dates parce que toute la négociation, depuis son principe jusqu'à sa fin, se trouve parfaitement racontée dans les Pièces. Utrecht fut le lieu de l'assemblée, et les plénipotentiaires du roi partirent bientôt après.

Nos généraux d'armée arrivèrent et furent bien reçus; et tôt après eux Tallard, qui le fut aussi très-bien. Il était prisonnier en Angleterre depuis sept ans qu'il avait été pris à la bataille d'Hochstedt, relégué et très-observé à Nottingham, sans en pouvoir découcher, et sans avoir pu aller à Londres ni revenir ici sur sa parole. Ce retour sans échange, sans rançon et sans queue fut les prémices publiques de la bonne volonté de la reine Anne. Le roi Jacques revint aussi à Saint-Germain, après avoir employé tout l'été à voir les principales provinces du royaume, quelques-unes de nos armées et plusieurs de nos ports.

Le samedi 7 novembre, au matin, le comte de Toulouse fut taillé fort heureusement par Maréchal. La pierre était fort grosse et pointue, et l'opération fut parfaite; elle ne fut suivie d'aucun accident, et la guérison fut entière. Maréchal en eut dix mille écus qu'il fit difficulté d'accepter, et que le roi lui ordonna de prendre à la fin de la cure. Il en avait refusé deux mille de Pagon qu'il avait autrefois taillé et parfaitement guéri, que le roi lui fit payer du sien. Le roi était à Marly du 2 novembre; il avait visité souvent le comte de Toulouse auparavant, dont il prit de grands soins. Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse demeurèrent tout ce voyage à Versailles auprès de lui. Le roi, qui retourna le 15 à Versailles, interdit le passage de la galerie et du grand appartement, même aux princes du sang, parce que le comte de Toulouse en aurait eu du bruit, et cela dura jusqu'à sa parfaite convalescence. Ce fut une grande incommodité pour le commerce d'une aile à l'autre, qui ne put plus se faire que par les cours. Le comte de Toulouse s'était préparé avec sagesse, piété et tranquillité, et montra une fermeté très-simple. Il ne lui en resta aucune suite, et il courut depuis le cerf comme auparavant.

M. de La Rochefoucauld perdit l'aînée de ses trois sœurs qui n'avait que deux ans moins que lui, qui avait de l'esprit et beaucoup de mérite, de vertu et de maintien. C'était celle qui était la plus comptée dans sa famille et dans le monde. J'ai parlé ailleurs de ces trois filles, et de leur vie commune dans un coin à part de l'hôtel de La Rochefoucauld, à l'occasion de la mort de Gourville.

Sebville mourut aussi en même temps; il était officier général et vieux. Il avait été envoyé du roi à Vienne et ailleurs. C'était un fort honnête homme, et qui n'était pas sans mérite et sans talents.

En même temps mourut encore Mme de Grancey, fille du maréchal de Grancey, qui n'avait jamais été mariée, et qui était l'aînée de Mme de Maré, dont j'ai parlé plus d'une fois. Elle avait été belle; et à son âge elle se la croyait encore, moyennant force rouge et blanc et les parures de la jeunesse. Elle avait été extrêmement du grand monde, fort galante, et avait longtemps gouverné le Palais-Royal sous le stérile personnage de maîtresse de Monsieur, qui avait d'autres goûts qu'il crut un temps masquer par là, et en effet par le pouvoir entier qu'elle eut toujours sur le chevalier de Lorraine. Elle ne paraissait guère à la cour qui n'était pas son terrain. Monsieur, pour la faire appeler Madame, l'avait faite dame d'atours de la reine d'Espagne, sa fille, qu'elle accompagna en cette qualité jusqu'à la frontière.

La maréchale de L'Hôpital mourut aussi, célèbre par ses trois mariages et fort vieille, retirée depuis longtemps aux petites Carmélites. Elle s'appelait Françoise Mignot. Je ne sais si elle était fille de ce cuisinier que Boileau a rendu célèbre pour gâter tout un repas. Elle épousa d'abord Pierre de Portes, trésorier et receveur général du Dauphiné. Elle avait de la beauté, de l'esprit, du manége, et des écus qui la firent, en 1653, seconde femme du maréchal de L'Hôpital, si connu pour avoir tué le maréchal d'Ancre, contre les défenses expresses réitérées de Louis XIII, qui ne voulait que s'assurer de sa personne. Il mourut dans une grande fortune en 1660. La maréchale sa veuve, qui n'avait point d'enfants, fit si bien qu'elle épousa en troisièmes noces, le 14 décembre 1672, en sa maison de Paris, rue des Fossés-Montmartre, paroisse de Saint-Eustache, Jean-Casimir, successivement prince de Pologne, jésuite, cardinal, roi de Pologne, qui avait abdiqué, s'était retiré en France où il avait force grands bénéfices, et entre autres l'abbaye de Saint-Germain des Prés où il logeait, et où il est enterré. Le mariage fut su et très-connu, mais jamais déclaré; elle demeura Mme la maréchale, et lui garda ses bénéfices.

L'abbé de Pomponne, revenu de son ambassade de Venise et de ses négociations en Italie, vieillissait tristement dans le second ordre, aumônier du roi. Cela était fâcheux à un fils et à un beau-frère de ministres, qui n'y étaient pas accoutumés, et qui croyaient, par les mauvais exemples récents, les premières places de l'Église faites pour eux. Torcy, tout timide qu'il était, ne le put digérer plus longtemps. Il n'y avait rien à reprendre aux mœurs ni à la conduite de son beau-frère; mais le roi ne lui avait pas caché son invincible répugnance à placer le nom d'Arnauld dans un siège épiscopal. Torcy se réduisit donc à la ressource que le chancelier avait procurée à l'abbé Bignon son neveu, que la dépravation de ses mœurs avait exclu de l'épiscopat. La place de conseiller d'État d'Église, qu'avait le feu archevêque de Reims, n'était pas remplie. Torcy fit encore parler le roi sur son beau-frère, qui s'expliqua comme il avait déjà fait, lorsque cette exclusion engagea Torcy d'employer l'abbé de Pomponne en Italie; mais en même temps le roi en dit du bien et témoigna être fâché de l'empêchement dirimant. Là-dessus Torcy tourna court sur la place de conseiller d'État, et l'obtint sur-le-champ. L'abbé de Pomponne s'y donna tout entier, faute de mieux, et en prit l'occasion de quitter sa place d'aumônier du roi.

On sentit sur les huit heures du soir du 6 novembre, à Paris et à Versailles, un tremblement de terre si léger, qu'assez peu de gens s'en aperçurent. Il fut très-sensible vers la Touraine et le Poitou en quelques endroits, le même jour et à la même heure, en Saxe et dans quelques villes d'Allemagne voisines. En ce même temps on établit à Paris une nouvelle tontine .

Le grand prieur, qui n'avait pu obtenir la liberté du fils de Massenar, dont il a été parlé lors de l'enlèvement du grand prieur en représailles par le père de cet homme qui était dans Pierre-Encise, avait peu à peu obtenu quelque liberté des Suisses: il vint enfin à bout de l'avoir tout entière, et permission du roi de venir demeurer à Lyon, mais sans approcher la cour ni Paris de plus près. Il y demeura depuis tant que le roi vécut.

CHAPITRE II. §

Mariage du czaréwitz avec la sœur de l'impératrice régnante. — Départ de l'archiduc pour l'Italie et l'Allemagne, qui laisse l'archiduchesse à Barcelone avec Staremberg. — Mohnez. Espagnol, doyen de la Rote, interdit par le pape. — Duc d'Uzeda; sa maison; sa grandesse; ses emplois; sa défection; renvoie l'ordre du Saint-Esprit. — Sa vie et sa fin obscure. — Catastrophe, à Vienne, de son fils. — Entrevue du duc de Savoie et de l'archiduc dans la chartreuse de Pavie. — L'archiduc, élu empereur, reçoit à Milan les ambassadeurs et le légat Imperiali. — Quel était ce cardinal. — Étiquette prise d'Espagne sur les attelages. — L'empereur à Insprück; y reçoit froidement le prince Eugène. — Causes de sa disgrâce et ses suites jusqu'à sa triste mort. — Tortose manqué par les Impériaux. — Mariage de la fille d'Amelot avec Tavannes, qui manque la grandesse par le roi. — Mariage du chevalier de Croissy. — Six mille livres de pension à d'O. — Trois cent mille livres de brevet de retenue au duc de Tresmes, à qui cela en fait cinq cent mille. — Causes du retour du duc de Noailles et de sa secrète disgrâce. — Embarras et fâcheuse situation du duc de Noailles à la cour. — Noailles se jette à Desmarets. — Noailles brouillé avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, et pourquoi. — Noailles se propose de lier avec moi. — Caractère du duc de Noailles. — Je me laisse entraîner à la liaison du duc de Noailles. — Duc de Noailles, brouillé avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, me prie de le raccommoder avec eux. — Mes raisons de le faire; j'y réussis. — Sa délicate mesure. — Duc de Noailles me confie à sa manière la cause de son retour d'Espagne et sa situation. — Ses vues dans cette confidence. — Son extrême désir de m'engager à le rapprocher du duc de Beauvilliers, conséquemment du Dauphin. — Mes raisons de le faire; j'y réussis. — Ma liaison avec le cardinal de Noailles, qui devient intime jusqu'à sa mort. — Scélératesse du complot des jésuites contre le cardinal de Noailles mise au net par le paquet de l'abbé de Savoie à son oncle l'évêque de Clermont, tombé entre les mains du cardinal de Noailles, qui n'en sait pas profiter. — Cris publics. — Le Dauphin ne se cache pas sur son avis de chasser le P. Tellier, et me le dit. — Affaire du cardinal renvoyée en total au Dauphin pour la finir. — Grand mot qu'il me dit en faveur du cardinal. — Il m'ordonne de m'instruire à fond sur les matières des libertés de l'Église gallicane et sur l'affaire du cardinal de Noailles, et me dit qu'il la veut finir définitivement avec moi.

Le czar, à peine sorti d'entre les mains des Turcs, conclut le mariage du fils unique qu'il avait de sa première femme qu'il avait répudiée, et qu'il tenait dans un couvent, avec la deuxième petite-fille du vieux duc Ulric de Wolfenbuttel, sœur de l'archiduchesse qu'on va voir impératrice. Le czar le conclut à Carlsbad où il prenait les eaux, d'où il partit pour l'aller voir célébrer à Torgau; ce fut un funeste mariage.

L'archiduc qui, depuis longtemps, n'avait plus de pensées que d'aller recueillir la vaste succession de l'empereur son frère, se revoir avec l'impératrice sa mère, dont il avait toujours été le mieux aimé, et se retrouver chez soi dans Vienne, libre des inquiétudes et des étrangers parmi lesquels il était comme banni, et régner dans les mêmes lieux où il n'avait vécu qu'en servitude, eut peine à se tirer des mains des Catalans. Il leur laissa pour vice-roi le comte de Staremberg, général de ses troupes, qui lui avait été donné pour conseil et pour conducteur; qu'il avait pris en grande estime et amitié, et qui la méritait; La Corsana, comme ministre castillan, et Perlas, qui était devenu son favori, comme secrétaire d'État et ministre catalan. Il fit espérer son retour à la ville de Barcelone et à tout son parti en Espagne, et mit enfin à la voile, suivi de trois députés catalans, nommés Corbellone, Pinos et Cardone. Sa flotte était de quarante ou cinquante bâtiments de toutes sortes, anglais, hollandais et catalans. Il ne put emmener l'archiduchesse; il aurait désespéré les Catalans qui s'opiniâtrèrent à la garder à Barcelone comme le gage de son retour et le centre des affaires, à la tête desquelles il la mit pour la forme en son absence. Leur mariage était, et fut toujours depuis extrêmement uni, chose si rare parmi les princes, et la séparation leur coûta beaucoup.

Depuis que les hauteurs du marquis de Prié, ambassadeur du feu empereur à Rome, du temps que le maréchal de Tessé y était, avaient, comme je l'ai raconté alors, forcé le pape à reconnaître l'archiduc en qualité de roi d'Espagne, par les violences qu'il fit exercer par les troupes impériales dans les États de l'Église, il n'y avait plus de nonce à Madrid, qui en avait été chassé, ni d'ambassadeur d'Espagne à Rome. Molinez, doyen de la Rote, qui en était auditeur pour la Castille, était le seul ministre d'Espagne à Rome, où il était fort considéré. Le bruit confirmé du prochain départ de l'archiduc de Barcelone pour l'Italie fit parler à Rome de lui envoyer un légat comme roi d'Espagne, sans attendre qu'il fût élu empereur. Molinez en parla aux ministres, puis au pape, qui à la fin lui avoua que la résolution en était prise. Molinez, très-attaché à Philippe V, ne se rebuta point, et n'oublia aucune des raisons qui pouvaient détourner ce qu'il appelait un affront fait au roi son maître; à la fin il pressa si vivement le pape, et lui parla si haut, que le pontife se fâcha; et, pour se défaire de ses remontrances, l'interdit de toutes ses fonctions, et alla même jusqu'à lui défendre de dire la messe. Cette affaire fit grand bruit dans toute l'Europe, et même Rome, neutre, ne l'approuva pas. Molinez se tint chez lui fort visité, par l'estime qu'il avait acquise, et n'en sortit plus jusqu'à ce qu'il eût reçu des ordres de Madrid. Le roi s'en plaignit fort à Rome et de la chose et de la cause; mais le parti y était pris, et cette cour n'était pas pour reculer.

Le duc d'Uzeda était ambassadeur d'Espagne à Rome: il était de cette grande et nombreuse maison d'Acuña y Pacheco, de laquelle sont aussi les marquis de Villena et ducs d'Escalone, comte de San-Estevan de Gormaz, les ducs d'Ossone, les comtes de Montijo, le marquis de Bedmar d'aujourd'hui, et ce vieillard illustre le marquis de Mancera, dont j'ai parlé plus d'une fois, tous grands d'Espagne de première classe, et tous fort grands seigneurs. Uzeda fut érigé en duché, et donné par Philippe III au fils aîné du duc de Lerme, son premier ministre, mort cardinal et disgracié, en faisant ce fils grand d'Espagne; cette grandesse tomba de fille en fille. La dernière qui en hérita était fille du cinquième duc d'Ossone, qui la porta en mariage à un cadet de sa même maison, qui s'appelait le comte de Montalvan, et qui prit, en se mariant, le nom et le rang de duc d'Uzeda. Il fut gentilhomme de la chambre, gouverneur et capitaine général de Galice, puis vice-roi de Sicile, d'où il passa à l'ambassade de Rome, où il logea Louville, lorsque Philippe V, étant à Naples, l'envoya remercier le pape de lui avoir envoyé un légat. Le duc d'Uzeda fut fait chevalier du Saint-Esprit avec les premiers grands espagnols, qui le reçurent peu de temps après, et le dut à la bonne réception qu'il fit à Louville, qu'il persuada fort de son attachement pour Philippe V, qui était vrai alors. Mais la décadence de ses affaires en Italie, et la chute du duc de Medina-Celi dans l'alliance et l'intime confidence duquel il était, le jetèrent secrètement dans le parti d'Autriche auquel il se lia; et sorti de Rome lorsque cette cour reconnut l'archiduc roi d'Espagne, il s'arrêta en Italie d'abord par la difficulté du passage pour retourner en Espagne; [ce] qui après son changement secret lui servit de prétexte à demeurer en Italie, qui ne fut pas si spécieux qu'il ne donnât beaucoup de soupçon de sa conduite, et après de sa fidélité par son opiniâtre désobéissance aux ordres souvent réitérés de se rendre en Espagne, et il fut fort accusé d'avoir fait manquer une entreprise pour reprendre la Sardaigne, il y avait deux ans, dont il avait le secret.

Le passage de l'archiduc par l'Italie, fut l'occasion qu'il prit de lever le masque. Ce prince arriva le 12 octobre à Saint-Pierre d'Arena, faubourg de Gênes, où cette république le reçut superbement. Le duc d'Uzeda renvoya au roi l'ordre du Saint-Esprit, alla trouver et reconnaître publiquement l'archiduc à Gênes, comme roi d'Espagne et comme son souverain, et reçut de lui, comme tel, l'ordre de la Toison d'or. Il y perdit ses biens d'Espagne, et n'en fut point récompensé par la cour de Vienne, qui le laissa languir pauvre et méprisé en Italie. Lassé au bout de quelques années de ne pouvoir rien obtenir, il s'en alla avec sa famille à Vienne où il éprouva de plus près le même abandon. Il y est mort avec le vain titre de président du conseil d'Espagne, qui n'avait rien à administrer puisque la paix était faite, et que l'empereur y avait renoncé et reconnu Philippe V. Son fils, duc d'Uzeda après lui, demeura à Vienne et y a fini enfin très-malheureusement en prison, sur des soupçons étranges, et sans qu'on ait oui parler de lui depuis qu'il fut arrêté.

Le duc de Savoie, fort mécontent comme on l'a vu du feu empereur, se flatta de tirer un meilleur parti de l'archiduc, et voulut le voir à son passage; il en obtint une audience à jour nommé dans la chartreuse de Pavie par où ce prince, allant à Milan, passa incognito sous le nom de comte de Tyrol.

Il apprit à Milan qu'il avait été le 12 octobre, élu empereur à Francfort par toutes les voix, excepté celles de Cologne et de Bavière qui n'y avaient pas été admises, parce que ces deux électeurs étaient au ban de l'empire; le nouvel empereur en prit aussitôt la qualité. Milan se surpassa à le magnifiquement recevoir. Il y donna audience au cardinal Imperiali, légat a latere, avec beaucoup de pompe. C'était un des plus accrédités du sacré collége, qui avait le plus de poids et de part aux affaires; un des plus capables et des plus papables, avec de l'honneur, des lettres et une grande décence; riche, magnifique, mais suspect à la France pour être fils de ce doge de Gênes qui, après le bombardement, fut obligé de venir, étant toujours doge, demander pardon au roi, accompagné de quatre sénateurs, et qui trouva moyen de s'acquitter avec esprit et dignité d'une fonction si humiliante, et de plaire et se faire estimer de tout le monde. Son fils, quoique fort sage et mesuré, n'avait pas oublié ce voyage, et on sentait trop aisément, pour ses espérances au pontificat, qu'il était fort ennemi de la France et fort autrichien, ce qui lui coûta l'exclusion de la France et la tiare que le conclave suivant fut d'accord de lui déférer. Les ambassadeurs de Savoie, Venise et Gênes eurent aussi leur audience; mais ils eurent ordre de n'y venir qu'en des carrosses à quatre chevaux; ce fut apparemment pour soutenir le caractère du roi d'Espagne qui seul va où il est à six chevaux ou mules, et les ambassadeurs, cardinaux, grands, n'en peuvent avoir que quatre. L'audience fut constamment refusée à l'ambassadeur du grand-duc qui, à son gré, s'était montré trop favorable aux deux couronnes. Tout ce qu'il y eut d'illustre en Italie s'empressa d'aller faire sa cour à Milan.

L'archiduc alla droit de Milan à Insprück, où il s'arrêta et où le prince Eugène s'était rendu pour le saluer; l'accueil fut médiocre pour un homme de la naissance, des services et de la réputation de ce grand et heureux capitaine; il était particulièrement aimé et estimé du feu empereur, dont il avait toute la confiance. Ce prince capricieux n'avait jamais aimé ni bien traité l'archiduc son frère. Celui-ci avait sans cesse manqué de tout en Espagne de la part de la cour de Vienne; il s'en prenait au prince Eugène, qui pouvait tout sur ces sortes de dispositions, et surtout il ne lui avait point pardonné son refus opiniâtre de venir conduire et pousser la guerre d'Espagne. Staremberg, qui n'aimait point le prince Eugène par des intrigues de cour et des suites de partis opposés, souffrait impatiemment les manquements d'argent et de toutes choses qui l'assujettissaient pour tout aux Anglais, et qui ôtaient à Staremberg les moyens et les occasions de se signaler, d'élever sa gloire et sa fortune. Il en était piqué contre le prince Eugène, et s'en était vengé en aliénant de lui l'archiduc Eugène, qui sentait sa situation avec ce prince, ne se rassurait ni sur ses lauriers ni sur le besoin qu'il avait de lui. Il ne craignait pas tant pour ses emplois que pour l'autorité avec laquelle il s'était accoutumé à les exercer. Il avait des ennemis puissants à Vienne, car le mérite, surtout grandement récompensé, est toujours envié. C'est ce qui le hâta d'aller trouver l'archiduc encore en voyage, avant que ceux de la cour de Vienne l'eussent joint. Néanmoins ses soumissions, ses protestations, les éclaircissements où il s'efforça d'entrer ne purent fondre les glaces qu'il trouva consolidées pour lui dans l'archiduc, et c'est ce qui lui donna un nouveau degré de chaleur pour la continuation de la guerre, pour perpétuer le besoin de soi et pour éloigner un temps de paix où il se verrait exposé à mille dégoûts à Vienne, où il avait régné jusqu'alors présent et absent, et c'est ce qui le précipita dans ce déshonorant voyage d'Angleterre, où il fit un si étrange personnage, et qui se voit si bien dans la description qui s'en trouve dans les Pièces, à propos des négociations de la paix.

Le peu de satisfaction qu'il eut à Insprück lui annonça à quoi il devait s'attendre. La paix faite, il vécut à Vienne de dégoûts, sous une considération apparente, dans les premières places du militaire et du civil, sous lesquelles enfin, avec les années, son esprit succomba plutôt que sa santé, et le précipita à chercher et à trouver la fin de sa vie, ce que j'ai voulu dire ici en deux mots, parce que cet événement dépasse de beaucoup le terme que je me suis proposé de donner à ces Mémoires. Le prince Eugène cacha comme il put son chagrin, quitta Insprück promptement pour retourner en Hollande mettre obstacle de tout son crédit à la paix, et aller essayer d'étranges choses en Angleterre pour y remettre à flot Marlborough à la guerre, où il ne recueillit que de la honte et du mépris. C'est ainsi qu'on voit quelquefois qu'au lieu de se plaindre que la vie est trop courte, il arrive à de grands hommes de vivre beaucoup trop longtemps. L'archiduc devait partir d'Insprück pour arriver à Francfort le 18 et y être couronné empereur le 23.

Pendant ce temps-là Staremberg entreprit de prendre Tortose sur quelque intelligence qu'il y avait. Il en fit approcher trois mille hommes si diligemment et si secrètement, qu'ils attaquèrent la place par trois différents endroits la nuit et en même temps, sans qu'on s'y attendît. Le gouverneur était à l'armée de M. de Vendôme. Le lieutenant du roi se défendit si bien, qu'avec une très-médiocre garnison il les rechassa de leurs trois attaques, reprit le chemin couvert dont ils s'étaient rendus maîtres, leur tua plus de cinq cents hommes, leur en prit autant, et les poursuivit quelque temps dans leur retraite.

Amelot maria sa fille à Tavannes, l'aîné de la maison, qui depuis a commandé longtemps en Bourgogne, et dont le frère est devenu évêque, comte de Châlons, archevêque de Rouen et grand aumônier de la reine. Amelot, illustre par le succès de ses ambassades, et adoré en Espagne, n'avait eu aucune récompense de ses travaux, que la charge de président à mortier pour son fils après tant de réputation et de si justes espérances. Il tenta la grandesse dont sa robe l'excluait, pour Tavannes, en épousant sa fille. Il y trouva toute la facilité à laquelle il devait s'attendre de la cour d'Espagne, que Mme des Ursins gouvernait si despotiquement. Mais le roi n'y voulut jamais consentir. Ce n'était plus ici le temps d'Amelot. Son mérite avait trop effrayé malgré sa sagesse et sa modestie. J'ai expliqué cette anecdote lors de son retour d'Espagne.

Torcy maria aussi, ou laissa marier son frère à une fille de Brunet, riche financier, qui de chevalier de Croissy devint comte de Croissy.

D'O, comme devenu menin du Dauphin, eut six mille livres de pension, et le duc de Tresmes trois cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de premier gentilhomme de la chambre; il en avait déjà un de deux cent mille livres, tellement qu'il en eut cinq cent mille livres.

Il est temps de revenir au duc de Noailles. On a vu que, n'y ayant plus rien à faire pour lui en Catalogne, ses troupes avaient passé à l'armée de M. de Vendôme, et lui, dès le commencement de mars, à Saragosse où était la cour d'Espagne, destiné lui-même à servir sous les ordres de ce général. La faiblesse et les manquements de quantité de choses tinrent toute cette campagne les armées oisives, à quelques légères entreprises près, qui ne troublèrent point la paresse de Vendôme, qui était dans ses quartiers avec toute son armée, ni la cour assidue de Noailles qui demeura toujours auprès du roi d'Espagne à Saragosse et à Corella. L'ambition de gouverner, facilitée de la considération et des accès que le neveu de Mme de Maintenon trouvait dans une cour qu'il avait déjà fort pratiquée, jointe à celle que lui donnait son emploi dans l'armée, dont il en avait commandé une en chef, et ses liaisons intimes avec M. de Vendôme dont on a vu en son temps l'origine, engagèrent le duc de Noailles à une folie et à tenter ce qui ne pouvait que le perdre, au lieu de se contenter des prospérités les plus flatteuses dont il jouissait avec solidité.

Il trouva à Saragosse le marquis d'Aguilar, duquel j'ai parlé plus d'une fois, qui avait quitté la charge de colonel du régiment des gardes espagnoles, pour celle de capitaine de ]a première compagnie des gardes du corps espagnole qui l'approchait davantage du roi. Tous deux s'étaient connus aux voyages précédents que le duc de Noailles avait faits près du roi d'Espagne. Tous deux s'étaient plu. Ils avaient lié ensemble une amitié conforme à leur génie, à leur esprit, à leur caractère qui était parfaitement homogène. Je ne sais lequel des deux imagina le projet, mais il est certain que tous deux l'embrassèrent, agirent d'un grand concert, et n'oublièrent rien pour un succès qu'ils crurent les devoir porter à devenir en Espagne les maîtres de la cour et de l'État.

La reine était attaquée des écrouelles qui la conduisirent enfin au tombeau. Son mal l'empêchait de suivre le roi aux chasses continuelles et aux promenades, la tenait encore dans la retraite de son appartement, dans d'autres temps qu'elle passait auparavant avec le roi, la rendait particulière et beaucoup moins accessible au public, et l'obligeait à une coiffure embéguinée, qui lui cachait la gorge et une partie du visage. Les deux amis n'ignoraient pas que le roi ne pouvait se passer d'une femme, et qu'il était accoutumé à s'en laisser gouverner. Ils se persuadèrent que l'empire dont la princesse des Ursins jouissait n'était fondé que sur celui que la reine avait pris sur le roi; que si elle le perdait la camarera mayor tomberait avec elle; et, jugeant du roi par eux-mêmes, ils ne doutèrent pas de se servir utilement du mal de la reine pour en dégoûter le roi. Ce grand pas fait, ils avaient résolu de lui donner une maîtresse, et se flattèrent que sa dévotion céderait à ses besoins. Avec une maîtresse de leurs mains qui aurait un continuel besoin d'eux en conseil et en appuis pour se soutenir elle-même, ils comptèrent de la substituer à la reine auprès du roi, et de devenir eux-mêmes dans la cour et dans la monarchie ce qu'y était la princesse des Ursins.

Ce pot au lait de la bonne femme, et qui en eut aussi le sort, ne fait pas honneur aux deux têtes qui l'entreprirent, moins encore à un étranger si grandement, si agréablement et si prématurément établi dans son pays. Ils commencèrent aussitôt à travailler à cette entreprise. Ils profitèrent de tous les moments de s'insinuer de plus en plus dans la familiarité du roi. Aguilar avait été ministre de la guerre; il s'était aussi mêlé des finances. Noailles, par son commandement et par son personnel en notre cour, n'avait pas moins d'occasion et de matière que l'autre d'entrer en des conversations importantes et suivies avec le roi, secondés qu'ils étaient de la faveur de la reine et de l'appui de Mme des Ursins, auxquelles ils faisaient une cour d'autant plus assidue et plus souple qu'ils avaient plus d'intérêt de leur cacher ce qu'ils méditaient contre elles. Cela dura ainsi pendant tout le séjour de Saragosse, où ils ne songèrent qu'à s'établir puissamment dans la confiance du roi. Le voyage de Corella, qui fit une légère séparation de lieu du roi et de la reine, leur parut propre à entamer leur dessein. Ils prirent le roi par le faible qu'ils lui connaissoient sur sa santé, et lui firent peur, sous le masque d'affection et de l'importance dont sa santé et sa vie étaient à l'État, de gagner le mal de la reine, en continuant de coucher avec elle, et poussèrent jusqu'à l'inquiéter d'y manger. Ce soin pour sa conservation fut assez bien reçu pour leur donner espérance; ils continuèrent, elle augmenta; ils poussèrent leur pointe; ils plaignirent le roi sur ses besoins; ils battirent la campagne sur la force et les raisons de nécessité; en un mot, ils lui proposèrent une maîtresse. Tout allait bien jusque-là, mais ce mot de maîtresse effaroucha la piété du roi, et les perdit. Il les écarta doucement, ne les écouta plus que sur d'autres matières, ne leur parla plus avec ouverture. Sa contrainte et sa réserve avec eux leur fut un présage funeste qu'ils ne purent détourner.

Dès que le roi se retrouva entre la reine et Mme des Ursins, il leur raconta la belle et spécieuse proposition qui lui avait été faite par deux hommes, qu'elles lui vantaient incessamment, et qu'elles se croyaient si attachés. On peut juger de l'effet du récit. Toutefois il n'y parut pas au dehors; elles voulurent s'assurer de leur vengeance. La reine en écrivit à la Dauphine avec la dernière amertume, et la princesse des Ursins à Mme de Maintenon, avec tout l'art dans lequel elle était si grande maîtresse. Quelque intérieurement irrités que le roi et Mme de Maintenon fussent de la souveraineté que Mme des Ursins entreprenait de se faire, colère dont il n'est pas encore temps de parler qu'en passant, ils se sentirent piqués jusqu'au vif.

Le roi blessé du côté de la religion, de l'ambition, de la hardiesse; Mme de Maintenon de celui de la toute-puissance qu'elle croyait exercer en Espagne par la princesse des Ursins qui était son endroit le plus sensible; tous deux de l'ingratitude, et de ce qu'ils appelèrent avec la Dauphine la perfidie d'un homme comblé en un tel âge, et à un tel excès, de biens, de charges et de dignités, de grands emplois, de distinctions, de toutes les sortes de faveur et de leur confiance, duquel ils se croyaient les plus assurés, et qui en abusait avec une telle audace. L'amitié, l'amusement, la confiance entière que Mme de Maintenon avait surtout prise en ce neveu qu'elle regardait comme son fils, comme son ami, quelquefois comme son conseil, et comme ne faisant qu'un avec elle, et ne pouvant avoir d'autres intérêts que les siens, fit dans son cœur une blessure profonde qui, à force de temps et de changements de choses, parut guérie à l'extérieur; mais ne le fut jamais dans le fond ni pour l'amitié, ni pour l'estime, ni pour la confiance, et laissa jusqu'à la fin de sa vie un fâcheux malaise entre eux. La Dauphine, toujours investie par les Noailles, qui avait goûté l'esprit de badinage, et quelquefois de sérieux, du duc de Noailles, et à qui, pour plaire à Mme de Maintenon, elle avait laissé prendre un accès auprès d'elle, et une familiarité publique qui n'avait jamais été permise qu'à lui, et qui le regardait comme un ami, n'en fut que plus blessée contre lui, pour la reine sa sœur, qu'elle aimait beaucoup et avec qui elle était dans un continuel commerce. Elle sut un gré infini à Mme de Maintenon de prendre l'affaire si amèrement contre un homme si proche à qui elle était si accoutumée; et Mme de Maintenon à elle de lui voir porter l'intérêt de sa sœur avec tant de vivacité. Ce groupe secret, intime, suprême, ne fit donc que s'échauffer et s'irriter mutuellement, et le Dauphin y entra en quart, au point où il était avec eux, dans l'horreur d'une action pour ce monde si folle, et pour la religion si criminelle. Les réponses en Espagne ne tardèrent pas, dont la force fut pleinement au gré de la reine d'Espagne et de la princesse des Ursins.

Le duc de Noailles eut par la même voie un ordre sec et précis de revenir sur-le-champ à la réception de ces lettres. L'extérieur, parfaitement gardé jusque-là, n'eut plus de ménagement. Aguilar reçut ordre de donner sur l'heure la démission de sa charge, qui fut à l'instant donnée au comte de San-Estevan de Gormaz, grand d'Espagne par sa femme, et fils du marquis de Villena, desquels j'ai parlé ailleurs, et en même temps de partir sur-le-champ pour sa commanderie, où il fut relégué quelque temps. Le duc de Noailles, dans le très-peu de jours qu'il mit à arranger son voyage, ne trouva plus que des portes fermées et des visages qui le furent encore plus. Il arriva, comme je l'ai dit, à Versailles le surlendemain du retour de Fontainebleau, et salua le roi chez Mme de Maintenon, qui, pour le public, l'y voulurent voir comme ils l'y avaient toujours vu à ses retours. Mais la réception y fut étrangement courte et différente. On ne tarda pas à s'apercevoir au sec du roi pour lui, à sa retenue et à son embarras avec le roi, avec le Dauphin, et surtout avec la Dauphine, qu'il y avait quelque chose de grave et de fort extraordinaire sur son compte, car on n'avait pas encore pénétré qu'il eût eu ordre de revenir, ni la cause encore moins. Les dames de l'intérieur remarquèrent qu'elles le rencontrèrent bien plus rarement chez Mme de Maintenon, et que dans ce peu qu'elles l'y voyaient la contrainte et l'embarras du neveu, le sec et le bref de la tante, sautaient aux yeux, et faisaient un contraste entier avec les manières que jusqu'alors elles leur avaient toujours vues ensemble. Ces choses toujours continuées percèrent peu à peu. Elles excitèrent toute la curiosité, et bientôt après on sut, mais parmi les plus instruits seulement, la cause de la disgrâce que j'appris des premiers par ces dames du palais, à qui la Dauphine s'ouvrait volontiers.

Le duc de Noailles, également occupé à cacher une situation si fâcheuse, et à y chercher des ressources, s'y trouva étrangement embarrassé; les siennes naturelles et qui l'avaient si rapidement mené, lui devenaient inutiles: Mme de Maintenon, blessée au cœur par son plus cher intérêt; le roi par la chose même, et par le dépit de s'être si lourdement mépris à prodiguer ses grâces les plus signalées; la Dauphine offensée pour la reine sa sœur, pour elle-même, et qui se piquait encore de l'être; le Dauphin, dans l'extrême piété dont il était, contre tous les principes duquel il se trouvait surpris. Sa famille si brillante, si établie, si nombreuse, outrée contre lui de s'être perdu ainsi, comme de gaieté de cœur, ne pouvait rien en sa faveur. Sa mère d'excellent conseil n'avait jamais eu qu'un manége qui avait toujours tenu le roi et Mme de Maintenon en garde contre elle, même assez peu décemment. Sa femme, une folle qui, toute nièce unique qu'elle était de Mme de Maintenon, lui était devenue pesante à l'excès, et qui, loin d'oser lui ouvrir la bouche, ne la voyait que par mesure, et presque toujours pour en être grondée, sans liaison en aucun temps avec la Dauphine, sans considération dans le monde, qu'on ne lui avait jamais laissé voir que par le trou d'une bouteille. Son oncle perdu avec Mme de Maintenon, et fort avancé de l'être près du roi. Ses trois sœurs, dames du palais, et fort bien avec la Dauphine, mais la Dauphine hors de mesure d'écouter rien. Nul seigneur en charge à qui il pût ou voulût avoir recours, et pour les ministres, son cas n'était pas graciable auprès de gens à principes et de la haute piété des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et fils et neveu de gens dont le premier ne pouvait lui attirer leur grâce, et l'autre, quoi qu'il eût fait pour conserver au duc de Beauvilliers ses places aux dépens de son propre frère, n'en était pas moins pour eux l'ennemi fatal de l'archevêque de Cambrai.

L'évêque de Meaux n'était pas assez simple pour s'ingérer de raccommoder avec Mme de Maintenon le neveu de celui qui le voulait perdre. Il en était de même de La Chétardie, son directeur, et du P. Tellier auprès du roi. Voysin, vil esclave de Mme de Maintenon, ne se serait pas hasardé à lui déplaire. Pontchartrain malfaisant et sans crédit ni volonté; le chancelier se sentait les reins trop rompus; Torcy était la timidité même. Desmarets parut au duc de Noailles le seul dont il pût espérer secours. Desmarets était un sanglier tellement enfoncé dans sa bauge, qu'il ignorait presque tout ce qui se passait hors de sa sphère. Il ne comptait et ne croyait qu'en Mme de Maintenon: il ne se douta seulement pas de la situation du duc de Noailles. Il se trouva donc flatté de le voir se jeter à lui; et s'il la sut bien longtemps depuis, il se trouva tellement lié qu'il ne put s'en défaire ou qu'il ne l'osa. C'était donc tenir à quelqu'un que cette liaison si prompte que saisit le duc de Noailles. Il la cultiva d'assiduité, de flatteries, et de souplesses; un contrôleur général, ministre et accrédité était toujours bon à avoir pour qui surtout n'avait personne, en attendant qu'il vît jour à se servir de lui pour le raccommoder, ce qui néanmoins ne se trouva pas.

M. de Noailles, qui avait été fort bien avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, était brouillé avec eux pour l'affaire de Renaut, qu'il lui avait donné, et qu'il avait eu auparavant à lui, et pour des tracasseries avec Mme la duchesse. Dans son état florissant, il s'en serait, je crois, peu soucié, mais dans celui où il se trouvait, les miettes mêmes lui semblaient aiguës, il aurait voulu au moins les ramasser. Ma liaison intime avec eux était publique; je passais pour l'ami de cœur et de confiance la plus totale du duc de Beauvilliers, et même du duc de Chevreuse: on n'ignorait pas que j'étais au même point avec le chancelier. Ce qui se passait de secret et d'intime entre le Dauphin et moi ne se savait pas, mais on était en grand soupçon sur moi de ce côté-là par le chausse-pied du duc de Beauvilliers, par l'air et les manières qui échappaient pour moi au Dauphin, quand je paraissais devant lui en public, par les entretiens tête à tête qu'il avait souvent dans le salon de Marly avec Mme de Saint-Simon, et dans leurs parties où elle se trouvait presque toujours; ni lui ni la Dauphine ne se contraignaient plus sur le désir de la voir succéder à la duchesse du Lude, et d'une manière encore que celle-ci, qui le savait et en parlait, ne pouvait en être peinée. Le roi et le monde la traitaient avec une distinction marquée de tout temps, et qui augmentait toujours; je l'étais bien du roi, et le monde avait les yeux fort ouverts sur moi. Tout cela apparemment persuada au duc de Noailles que, pour un temps ou pour un autre, j'étais un homme qu'il fallait gagner, et il ne fut pas quinze jours de retour qu'il commença à dresser vers moi ses batteries.

Le duc de Noailles maintenant arrivé au bâton, au commandement des premières armées et au ministère, va désormais figurer tant, et en tant de manières, qu'il serait difficile d'aller plus loin avec netteté sans le faire connaître, encore qu'il soit plein de vie et de santé, et qu'il ait trois ans moins que moi. C'est un homme né pour faire la plus grande fortune quand il ne l'aurait pas trouvée toute faite chez lui. Sa taille assez grande mais épaisse, sa démarche lourde et forte, son vêtement uni ou tout au plus d'officier, voudraient montrer la simplicité la plus naturelle; il la soutient avec le gros de ce que, faute de meilleure expression, on entend par une apparence de sans façon et de camarade. On a rarement plus d'esprit et plus de toutes sortes d'esprit, plus d'art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres, et à leur persuader, quand cela lui est bon, qu'il est pressé des mêmes désirs et des mêmes affections dont ils le sont eux-mêmes, et pour le moins aussi fortement qu'eux, et qu'il en est supérieurement occupé. Doux quand il lui plaît, gracieux, affable, jamais importuné quand même il l'est le plus; gaillard, amusant: plaisant de la bonne et fine plaisanterie, mais d'une plaisanterie qui ne peut offenser; fécond en saillies charmantes; bon convive, musicien; prompt à revêtir comme sien tous les goûts des autres, sans jamais la moindre humeur; avec le talent de dire tout ce qu'il veut, comme il veut, et de parler toute une journée sans toutefois qu'il s'en puisse recueillir quoi que ce soit, et cela même au milieu du salon de Marly, et dans les moments de sa vie les plus inquiets, les plus chagrins, les plus embarrassants. Je parle pour l'avoir vu bien des fois sachant ce qu'il m'en avait dit lui-même, et lui demandant après, dans mon étonnement, comment il pouvait faire.

Aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l'esprit orné, mais d'écorce; en sorte que sur toute espèce de savoir force superficie, mais on rencontre le tuf pour peu qu'on approfondisse, et alors vous le voyez maître passé en galimatias de propos délibéré. Tous les petits soins, toutes les recherches, tous les avisements les moins prévus coulent de source chez lui pour qui il veut capter, et se multiplient, et se diversifient avec grâce et gentillesse, et ne tarissent point, et ne sont point sujets à dégoûter. Tout à tous avec une aisance surprenante, et n'oublie pas dans les maisons à plaire à certains anciens valets. L'élocution nette, harmonieuse, toutefois naturelle et agréable; assez d'élégance, beaucoup d'éloquence, mais qui sent l'art, comme avec beaucoup de politesse et de grâce dans ses manières, elles ne laissent pas de sentir quelque sorte de grossièreté naturelle; et toutefois des récits charmants, le don de créer des choses de riens pour l'amusement, et de dérider et d'égayer même les affaires les plus sérieuses et les plus épineuses, sans que tout cela paroisse lui coûter rien.

Voilà sans doute bien de l'agréable et de grands talents de cour; heureux s'il n'en avait point d'autres. Mais les voici: tant d'appas, d'esprit de société, de commerce; tant de piéges d'amitié, d'estime, de confiance, cachent presque tous les monstres que les poëtes ont feints dans le Tartare; une profondeur d'abîme, une fausseté à toute épreuve, une perfidie aisée et naturelle accoutumée à se jouer de tout: une noirceur d'âme qui fait douter s'il en a une, et qui assure qu'il ne croit rien; un mépris de toute vertu de la plus constante pratique; et tour à tour, selon le besoin et les temps, la débauche publique abandonnée, et l'hypocrisie la plus ouverte et la plus suivie. En tous ces genres de crimes, un homme qui s'étend à tout, qui entreprend tout, qui, pris sur le fait, ne rougit de rien, et n'en pousse que plus fortement sa pointe; maître en inventions et en calomnies, qui ne tarit jamais, et qui demeure bien rarement court; qui se trouvant à découvert et dans l'impuissance, se reploie prestement comme les serpents, dont il conserve le venin parmi toutes les bassesses les plus abjectes dont il ne se lasse point, et dont il ne cesse d'essayer de vous regagner dans le dessein bien arrêté de vous étrangler; et tout cela sans humeur, sans haine, sans colère, tout cela à des amis de la plus grande confiance, dont il avoue n'avoir jamais eu aucun lieu de se plaindre, et auxquels il ne nie pas des obligations du premier ordre. Le grand ressort d'une perversité si extrêmement rare est l'ambition la plus démesurée, qui lui fait tramer ce qu'il y a de plus noir, de plus profond, de plus incroyable, pour ruiner tout ce qu'il y craint d'obstacles, et tout ce qui peut, même sans le vouloir, rendre son chemin moins sûr et moins uni. Avec cela une imagination également vaste, fertile, déréglée, qui embrasse tout, qui s'égare partout, qui s'embarrasse et qui sans cesse se croise elle-même, qui devient aisément son bourreau, et qui est également poussée par une audace effrénée, et contrainte par une timidité encore plus forte, sous le contraste desquelles il gémit, il se roule, il s'enferme; il ne sait que faire, que devenir, et [sa timidité] protége néanmoins rarement contre ses crimes.

En même temps, avec tout son esprit, ses talents, ses connaissances, l'homme le plus radicalement incapable de travail et d'affaires. L'excès de son imagination, la foule de vues, l'obliquité de tous les desseins qu'il bâtit en nombre tous à la fois, les croisières qu'ils se font les uns aux autres, l'impatience de les suivre et de les démêler mettent une confusion dans sa tête, de laquelle il ne peut sortir. C'est, à la guerre, la source de tant de mouvements inutiles dont il harasse ses troupes, sans aucun fruit, et si souvent à contre-temps, en général par des marches et des contre-marches que personne ne comprend, en détail par des détachements qui vont et qui reviennent sans objet, en tout par des contre-ordres, six, huit, dix tous de suite, quelquefois en une heure aux mêmes troupes, souvent à toute l'armée pour marcher et ne marcher pas, qui en font le désespoir, le mépris et la ruine. En affaires, il saisit un projet, il le suit huit jours, quelquefois jusqu'à quinze ou vingt. Tout y cède, tout y est employé, toute autre chose languit dans l'abandon, il ne respire que pour ce projet. Un autre naît et se grossit dans sa tête, fait disparaître le premier, en prend la place avec la même ardeur, est éteint par un troisième, et toujours ainsi. C'est un homme de grippe, de fantaisie, d'impétuosité successive, qui n'a aucune suite dans l'esprit que pour les trames, les brigues, les piéges, les mines qu'il creuse et qu'il fait jouer sous les pieds. C'est où il a beaucoup de suite et où il épuise toute la sienne pour les affaires.

On verra en son temps les preuves de fait de ce qui se lit ici; et on les verra les unes avec horreur, les autres avec toute la surprise que peuvent donner les propositions les plus étranges et les plus insensées. Enfin ce qui trouvera à peine croyance d'un homme d'autant d'esprit et employé de si bonne heure, on le verra incapable de faire un mémoire raisonné sur quoi que ce soit, et incapable d'écrire une lettre d'affaires . À force de raisonner, de parler, de dicter, de reprendre, de corriger, de raturer, de changer, de refondre, tout s'évapore, il ne demeure rien; les jours et les mois s'écoulent, la tête tourne aux secrétaires, il ne sort rien, mais rien, quoi que ce soit. De dépit, quand c'est chose qu'il faut pourtant qui existe et montrer, il se résout enfin de la faire faire par un inconnu qu'il a déniché et qu'il a mis sous clef dans un grenier, à qui souvent encore il fait faire et défaire dix fois, et avec la plus tranquille effronterie il produit cet ouvrage comme sien. Un homme en apparence si ouvert, si aimable, si fait exprès pour jeter de la poudre aux yeux des plus réservés, pour montrer si naturellement tout ce qui peut engager de tous les côtés possibles, et pour en donner jusqu'en capacité de toutes les sortes les plus avantageuses impressions, qui en même temps ne pense que pour soi, ne fait aucun pas, quelque futile ou indifférent qu'il paroisse, qui n'ait rapport à son objet, qui pense toujours sombrement, profondément, à qui nul moyen ne coûte, qui avale la trahison et l'iniquité comme l'eau, qui sait imaginer, ourdir de loin, et suivre les plus infernales trames, est un de ces hommes que la miséricorde de Dieu a rendus si rares, qui, avec la noirceur des plus grands criminels, n'a pas même ce que, faute d'expression, on appelle la vertu qu'il faut pour exécuter de grands crimes, mais rassemble en soi pour les autres les plus grands dangers, et ne leur plaît que pour les perdre, comme les sirènes des poëtes. Pour sa valeur, au moins plus qu'obscurcie par l'étrange timidité de général, j'en abandonne le jugement à ceux qui l'ont vu en besogne. Il en a essuyé quelquefois de bons mots le long des lignes. Ses incertitudes continuelles, et ses occupations qui l'ont tenu si fort sous clef à l'armée et à la cour ne l'y ont pas fait aimer.

Mon caractère droit, franc, libre, naturel, et beaucoup trop simple, était fait exprès pour être pris dans ses piéges. Comme je l'ai dit, il tourna court à moi. Je n'en vis que la partie aimable; j'y pris aisément les écorces estimables pour les choses mêmes, il n'était pas encore démasqué; au moins j'ignorais le masque, et je n'étais pas encore instruit de la cause de son retour. J'imaginai bien que ce n'était pas, comme l'on dit, à mes beaux yeux que je devais les avances et les recherches empressées d'un homme avec qui je n'avais jamais vécu, et que les ailes de la faveur avaient si continuellement porté dans des routes brillantes tandis que je rampais. Je crus bien qu'il voyait derrière moi M. le duc d'Orléans, M. de Beauvilliers, peut-être le Dauphin dans le lointain, et qu'à tout hasard il avait envie de me ramasser par le chemin. Je compris que c'était un conseil de sa mère, dont je parlerai ailleurs, qui avait toujours eu de l'amitié pour moi, quoique sans liaison bien étroite, et qui chercha toujours tant qu'elle put, mais par des voies honnêtes, à avoir tout pour soi et rien contre. Je fus séduit par qui avait tout pour séduire: l'esprit, les grâces, le raisonnement, et pour le dehors les plus grands et les plus brillants établissements en tout genre.

Je répondis à ses avances, peu à peu à ses ouvertures où je ne mis rien du mien, et où il me paraissait qu'il mettait fort du sien. Ses campagnes, les choses d'Espagne servirent d'introduction; quelqu'une d'un intérieur de cour qui me passait souvent, parce que la scène en était chez Mme de Maintenon, conduisit la confiance; et quand elle fut un peu établie par les raisonnements sur la position présente et future, ce raffiné musicien me pinça mélodieusement deux cordes qui lui rendirent tout le son qu'il s'en était promis: l'un regardait notre dignité si abattue; l'autre, l'état de son oncle auquel je reviendrai à part. Il me savait, comme bien d'autres, fort touché de notre rang, il m'était arrivé là-dessus des choses que j'ai racontées et qui n'étaient pas ignorées; et son onde qui, comme toute sa famille, avait mis en lui toutes ses complaisances, lui avait déjà appris que je m'intéressais en lui. Je me voyais donc parfaitement homogène à lui sur ces deux points si importants; et il fallait, surtout en l'écoutant, être pour ainsi dire en son âme, pour imaginer qu'il pût n'être pas un en tout et partout avec le cardinal de Noailles, et par les plus communs et les plus pressants intérêts, et que sur l'autre point il ne fût pas sensible à ce qui constituait et qui comblait le plus la grandeur solide et radicale de sa fortune et de son état autant qu'il me le disait, avec un air de naïveté et de vivacité qui avivaient ses raisonnements là-dessus. Ces deux pivots de notre amitié dans la suite, et qui de là devinrent la base de la confiance que peu à peu je pris en lui, il ne les amena qu'après leur avoir aplani les voies par d'autres choses, et bientôt après il sut bien s'en servir pour ce qu'il se proposait, et pour augmenter en même temps ma confiance par ses confidences.

La première, et qui ne tarda pas, fut celle de l'état où il se trouvait avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Il ne m'apprenait rien, et il pouvait bien le juger ainsi. Je ne le lui cachai pas. Il m'avoua que cela l'embarrassait, se plaignit d'eux, se disculpa à moi sur l'un et sur l'autre, ne me dissimula point qu'il me serait obligé de les sonder et de le remettre bien avec eux, moins parce qu'il y avait à gagner avec des gens qui ne pouvaient quoi que ce soit, que pour n'être pas brouillé après une amitié liée, et pour une aventure où il avait aussi peu de part qu'était celle de Renaut, mais dont l'obscurité était aussi désagréable. J'entrai dans ses raisons, et je lui promis de parler à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, d'autant plus volontiers qu'ignorant encore la triste situation du duc de Noailles pour le fond, quoique j'en aperçusse déjà l'écorce, je ne doutais pas qu'il ne se relevât promptement par le secours de sa tante, et que je trouvais qu'en ce raccommodement il y avait plus à gagner pour M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans que pour lui qui, dans un intérieur de privance tel que je le croyais avec sa tante, pouvait si aisément leur devenir utile, quand ce ne serait qu'en avertissant et en découvrant. Je le représentai ainsi à l'un et à l'autre. Mme la duchesse d'Orléans y entra assez; M. le duc d'Orléans, qui n'était jamais bien revenu de son affaire d'Espagne, et qui l'avait fort sur le cœur, se montra plus difficile. Ce siège dura quelques jours, à la fin j'en vins à bout. Je le dis au duc de Noailles. Il me remercia fort, puis me proposa un autre embarras du côté de sa tante si elle le voyait relié avec M. le duc d'Orléans, et les mesures infinies qu'il avait à garder avec une femme si délicate, si aisée a blesser, et dont la jalousie de tout autre ménagement s'effarouchait à son égard aussi facilement qu'à celui des autres. C'est qu'il me cachait la situation où il se trouvait avec elle, et qu'il craignait de l'empirer si elle soupçonnait qu'ainsi mal avec elle, il se jetât d'un côté, qu'elle haïssait autant, et sans sa participation qu'il n'était pas en état de sonder.

Moi, qui ignorais ce fond, j'attribuai cette mesure craintive à une connaissance encore plus grande qu'il avait de l'éloignement du roi, et surtout de sa tante pour M. le duc d'Orléans, que celle que nous n'ignorions pas; et cette pensée me fut une raison de plus de désirer et de presser le renouement, que j'espérais dans la suite pouvoir contribuer à émousser Mme de Maintenon, et la rendre moins ennemie de M. le duc d'Orléans, en lui mettant le duc de Noailles pour contre-poids à M. du Maine. J'en parlai en ces termes-là à M. le duc d'Orléans, et plus mesurément à Mme la duchesse d'Orléans. Ils y entrèrent l'un et l'autre, et ils voulurent bien que le duc de Noailles allât chez eux en un temps d'obscurité et de solitude, sans explication, et comme le passé non avenu, en un mot sur le pied précédent; que le duc de Noailles ne les vît pas plus souvent que lui-même croirait le pouvoir faire, et qu'en public il ne se marquât rien de ce changement entre eux. Cela fut exécuté de la sorte. La visite se passa très-bien à ce qu'il m'en revint des deux côtés; les suivantes furent très-rares. Le bâton, que le duc de Noailles prit au 1er janvier, y servit de nouvelle excuse qu'il me pria souvent de réitérer.

Content de ce premier succès, qui nourrissait et augmentait notre confiance, il craignit apparemment que le temps ne me découvrît ce qu'il m'avait caché, et que le temps aussi m'avait appris, mais dont je ne crus pas sage de lui ouvrir le propos; plus que cela encore, il espéra que je ne serais pas plus difficile ni moins heureux auprès du duc de Beauvilliers que je l'avais été pour lui auprès de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. Sa situation avec le Dauphin et la Dauphine le tenait à la gorge, et il n'était pas en une meilleure avec le duc de Beauvilliers, par qui seul néanmoins, car il ne voyait pas d'autre route, il pût rapprocher le Dauphin et par lui la Dauphine, et se frayer après, par ses sœurs à qui cela rouvrirait la bouche, une protection par la Dauphine, pour fondre peu à peu les glaces de Mme de Maintenon pour lui. C'est au moins ce que je pus comprendre de ses propos couverts, coupés, entortillés, qui suivirent la confidence qu'il me fit des mauvais offices qu'on lui avait rendus en Espagne, où, pour perdre Aguilar, on l'avait perdu ici sans qu'il l'eût mérité, ni qu'il sût même ce qu'il s'était passé d'Aguilar au roi d'Espagne, parce que ce dernier avait été si promptement chassé qu'il était parti pour sa commanderie sans qu'il eût pu le voir, ni personne non plus que lui. Il ne convint jamais du dessein de donner une maîtresse, au moins pour lui, ni qu'il en eût jamais ouï parler à son ami Aguilar; et toujours sur les plaintes de ce que lui coûtait cette amitié par la jalousie du mérite des emplois et de la faveur d'un seigneur de la cour d'Espagne qu'on avait cru perdre plus sûrement en ne les séparant pas, et dont le malheur retombait à plomb sur lui dans la nôtre, sans qu'on eût voulu l'écouter en celle d'Espagne, dont il portait très-innocemment toute la colère ici.

Je vis un homme fâché lorsque je lui appris que son aventure ne m'était plus nouvelle; que j'avais cru de ma discrétion de ne lui pas montrer que j'en étais instruit; et que je n'en étais pas moins touché de sa confidence. Je pris pour bon tout ce qu'il m'ajusta sur le projet de donner une maîtresse au roi d'Espagne et de ses suites sur lesquelles il s'étendit fort, et sur la folie, établi comme il l'était ici, de ce qu'il aurait pu espérer en Espagne. Tous vilains cas sont reniables. Il ne me persuada point contre ce que je savais, et dont la colère de l'intérieur, et surtout de sa tante, faisait foi, auparavant si aveuglée pour lui; mais je crus sage de ne pas presser une telle apostume. Je regardai ce trait d'ambition comme une verdeur de jeunesse gâtée par tout ce qui peut flatter le plus à tout âge, et ce coup de fouet comme une leçon qui le mûrirait et l'instruirait avec tout l'esprit qu'il avait.

Ces plaintes qu'il me fit se prolongèrent quelques jours avant d'en venir au point que je sentis après qui l'avait pressé de me les faire, et ce fut lorsqu'il y vint où l'ambage de ses discours me fit entrevoir ce qu'il se proposait par le duc de Beauvilliers. Il s'étendit sur son mérite, sur l'impression que sa vertu avait toujours faite sur lui; il savait trop à qui il parlait pour ne pas dire merveille sur ce chapitre, qu'il conclut par ses désirs de pouvoir se rapprocher de lui, et tout ce qui se suit de là. Il me sonda délicatement comme pour ne me rien proposer d'embarrassant; et, comme il aime à parler et à s'étendre, je le laissai volontiers se satisfaire, rêvant cependant à ce que moi-même je ferais. Ce qui me détermina fut la persuasion que l'unique neveu de Mme de Maintenon, qui avait jusqu'alors marqué pour lui un goût si abandonné, rentrerait à la fin dans ses bonnes grâces, et par elles dans celles du roi et de la Dauphine encore, légère comme elle était, et incapable d'une forte amitié et plus encore d'une longue haine, investie des Noailles au point et par les endroits où elle l'était; pour l'avenir, qu'un homme d'autant d'esprit, de talents, d'emplois, frère de ces mêmes dames du palais, et premier capitaine des gardes, approcherait toujours le Dauphin devenu roi de fort près; qu'il n'était pas possible qu'il ne lui plût à la longue; et que pour le présent et le futur, il valait mieux l'avoir à soi, qu'à compter un jour avec lui après avoir refusé et méprisé ses avances. Ce raisonnement qui me saisit m'emporta tellement, que je me rendis facile à travailler à une réunion. Lorsqu'il m'en pria et qu'il m'en pressa tout de suite, je ne laissai pas de le vouloir sonder à mon tour. Sa mère, en femme sage et habile, avait su profiter de la douceur et de l'équanimité du duc de Chevreuse, pour relier avec lui aussitôt que ce grand orage du quiétisme fut passé. Il avait été à diverses reprises ou choisi par MM. de Bouillon et de Noailles, ou suggéré par le roi pour accommoder leurs vifs démêlés d'affaires et de procédés qui regardaient la vicomté de Turenne; et les terres de M. de Noailles dont les devoirs et la mouvance même étaient réciproquement prétendus et niés, ce qui les avait souvent extrêmement commis. Ces affaires n'étaient point finies, et souvent M. de Chevreuse s'en mêlait encore. Je demandai donc au duc de Noailles pourquoi il ne s'adressait pas à un canal si naturel et si puissant sur M. de Beauvilliers. Il me répondit assez naturellement qu'à la nature de ce qui lui était imputé en Espagne, à la piété pleine de maximes de M. de Chevreuse, et à la froideur dont il l'avait retrouvé, il croyait n'avoir guère moins besoin de secours auprès de lui qu'à l'égard de M de Beauvilliers, et que je l'obligerais doublement si je voulais bien parler de lui à tous les deux. Parler à l'un c'était parler à l'autre; en affaires moins encore qu'en société, cela ne pouvait se séparer; et jamais l'un n'aurait pris un parti sur le duc de Noailles sans l'autre. J'étais trop avant avec eux et depuis trop longtemps pour l'ignorer, mais je voulus être instruit de la façon d'être d'alors du duc de Noailles avec M. de Chevreuse, et je le fus. Déterminé que j'étais de parler à l'un, c'était l'être aussi de parler à l'autre, et je m'en chargeai.

Je n'eus pas peine à remarquer, aux remercîments que j'en reçus, la différence entière que faisait le duc de Noailles de se raccommoder avec eux ou avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Son bien-dire ici me parut tout autrement aiguisé, et son empressement aussi, jusqu'à ce que j'eusse une réponse à lui faire. Néanmoins je sentais tout l'éloignement de cour et de religion qu'avait le duc de Beauvilliers pour le fils du feu maréchal de Noailles, et pour le neveu du cardinal de Noailles et de Mme de Maintenon. M. de Chevreuse qui par la raison que j'ai rapportée en était moins éloigné, fut celui à qui je m'adressai d'abord. Son accortise naturelle le ploya assez aisément au raisonnement qui m'avait déterminé, et le disposa ensuite à le faire valoir à M. de Beauvilliers, que j'attaquai après. Je trouvai que je ne m'étais pas trompé. La proposition fut mal reçue. J'insistai pour être entendu jusqu'au bout; je déployai mes raisons, les louanges de ce que je trouvais dans M. de Noailles, les avantages qui se pouvaient rencontrer avec lui, les inconvénients de le rejeter, tandis qu'il n'y en avait aucun à le recevoir. Je m'étendis sur ce qu'il ne s'agissait de rien en particulier, sinon en général d'être avec lui sur un pied honnête de bienveillance générale, de le voir et de lui parler en général quelquefois, avec toute liberté d'étendre et de resserrer ce léger commerce, selon qu'il se trouverait convenir aux temps et aux occasions, et cependant s'assurer de l'avoir en laisse. Le duc de Beauvilliers voulut prendre quelques jours pour y penser. Je m'étais assuré du duc de Chevreuse, que je comptais qui achèverait de le déterminer dans l'ébranlement où je l'avais mis, et la chose succéda comme je l'avais prévue.

M. de Beauvilliers me permit donc de répondre au duc de Noailles de sa part avec quelque chose de plus que de la politesse, mais il me chargea en même temps de lui bien faire entendre combien il était important d'éviter de faire une nouvelle, d'exciter la curiosité et l'inquiétude, et de laisser apercevoir un changement de conduite l'un avec l'autre par se parler souvent, et plus qu'en passant, quand ils se trouveraient devant le monde aux lieux et aux heures publiques, ou par des visites moins que rares et sans précautions pour n'y trouver point de témoins. M. de Chevreuse, dont les suites des affaires de Turenne rendaient la taille plus aisée, se prêta aussi un peu plus. Je m'acquittai de ce que l'un et l'autre m'avaient chargé [de lui dire] avec la précision la plus exacte, et je comblai le duc de Noailles d'une joie que ces mesures étroites ne purent diminuer. Jamais son commerce avec M. de Chevreuse n'avait pu lui en ouvrir aucun avec M. de Beauvilliers; et M. de Beauvilliers, auquel il avait toujours inutilement buté par rapport à son jeune prince, dans les temps où il ne pouvait rien, était en son absence devenu tout à coup l'étoile du matin, et le Dauphin la brillante aurore qui donnait les couleurs à tout.

Rien de si vif, de si expressif que les remercîments que je reçus du duc de Noailles de lui avoir ramené ces deux seigneurs, avec lesquels il fallait maintenant compter, et plus encore à l'avenir, Beauvilliers surtout qui pénétrait la cour de ses rayons. Ils se virent donc, ils furent contents les uns des autres jusque-là que les deux ducs me surent gré de l'entremise, et me le témoignèrent, et le Noailles ne sut comment m'exprimer l'excès de son contentement et de sa reconnaissance. Il s'échafaudait par-dessus ses espérances, et se flattait d'arriver bientôt par ce chemin jusqu'au Dauphin. Son impatience là-dessus ne put souffrir de délai. Il s'expliqua là-dessus avec moi, il ne ménagea pas même l'ouverture comme la première fois. Il me dit que l'obligation serait trop grande pour oser s'en flatter sitôt, après avoir été reçu par le duc de Beauvilliers, mais qu'il me laissait faire, et que les preuves d'amitié qu'il recevait de moi si importantes coup sur coup lui donnaient la confiance d'en tout espérer. Je sondai le terrain, je sentis que le duc de Noailles avait été goûté; j'en profitai. Je fis sentir au duc de Beauvilliers tout ce qu'un service prompt et qu'on n'ose demander ajoute à la grandeur du service; cette considération entra, elle fit effet. Incontinent après, c'est-à-dire au bout de sept ou huit jours, les manières silencieuses et sèches du Dauphin changèrent peu à peu pour le duc de Noailles, qui dans son transport me le vint dire avec tous les remercîments pour moi, et les expressions pour le duc de Beauvilliers qu'un succès si prompt et si peu espéré mit à la bouche d'un homme qui y avait si fort buté comme au salut présent de sa fortune, et à l'ouverture de toutes ses espérances pour l'avenir. Malheureusement pour tout, ce n'est pas la peine de s'y étendre davantage. Revenons maintenant pour un moment au cardinal de Noailles.

C'était un homme avec qui mon âge et mon état ne m'avaient fourni aucune sorte de liaison ni commerce. Sa déplorable faiblesse pour la ruine radicale de Port-Royal des Champs, et l'exil du Charmel dont j'ai parlé en son temps, m'avaient même donné de l'éloignement pour lui. Mais le guet-apens qui lui avait été dressé par ces deux évêques, l'insolence hypocrite dont il était soutenu, l'innocence évidente opprimée dans leurs filets par une injustice qui sautait aux yeux, et cette innocence que bridait la patience, la charité, la confiance en la bonté et la simplicité de sa cause, et une funeste lenteur naturelle, m'avait piqué contre l'iniquité et le complot qui était palpable, dont les progrès croissaient toujours. J'étais ami intime de plusieurs de ses amis et amies qui m'en parlaient souvent; et le P. Tellier qui me tâtait là-dessus avec ses ruses, n'en avait pas assez pour me cacher de grossières friponneries. Il avait eu le crédit de faire défendre au cardinal de Noailles d'aller à la cour. Cela m'avait révolté tellement que j'allai à l'archevêché, un matin que son audience finissait, lui témoigner la part que je prenais aux peines qu'on lui faisait. Il fut extrêmement touché de ma visite, et beaucoup aussi du peu de ménagements que j'y apportais en me montrant chez lui en une heure si publique. Il me témoigna combien il sentait l'un et l'autre. Il entra fort avant en matière avec moi, et de ce moment naquit une liaison entre nous, qui s'est toujours étrécie, et qui n'a fini qu'avec lui. Bientôt après, il eut permission de voir le roi, et ce ne fut qu'assez longtemps après que son affaire fut renvoyée au Dauphin.

À peine fut-on de retour de Fontainebleau à Versailles que la mine, si artistement chargée, joua avec tout l'effet que les mineurs s'en étaient promis. Le roi fut accablé de lettres d'évêques hypocritement tremblants pour la foi, et qui, dans le péril extrême où ils trouvaient que le cardinal de Noailles la mettait, se sentaient forcés par leur conscience, et pour la conservation du précieux dépôt qui leur était confié, et dont le père de famille leur redemanderait un rigoureux compte, de se jeter aux pieds du fils aîné de l'Église, du destructeur de l'hérésie, du Constantin, du Théodose de nos jours, pour lui demander la protection qu'il n'avait jamais refusée à la bonne et sainte doctrine. Ce pathétique, tourné en diverses façons, fut soutenu de la frayeur mensongère dont étaient saisis de pauvres évêques inconnus, qui se trouvaient avoir à combattre l'archevêque de la capitale, orné de la pourpre romaine, puissant en famille, en amis, en faveur, en crédit. Le fracas fut grand; et le roi, à qui ces lettres étaient à tous moments présentées à pleines mains par le P. Tellier, et par lui bien commentées, entra dans un effroi comme si la religion eût été perdue. Mme de Maintenon reçut aussi quelques lettres semblables, que l'évêque de Meaux lui faisait d'autant mieux valoir qu'il était dans la bouteille, et Mme de Maintenon animait le roi de plus en plus. Mais au plus fort de ce triomphe, il arriva un malheur qui eût fait avorter une affaire si fortement conduite, si le cardinal de Noailles eût bien voulu prendre la peine d'en profiter.

Je répète ici que je ne prétends pas grossir ces Mémoires du récit d'une affaire qui remplit des in-folio, mais en coter seulement les endroits qui m'ont passé par les mains. Je renvoie donc à ces livres le comment de ceci avec tout le reste; mais il arriva que la lettre originale du P. Tellier à l'évêque de Clermont, qui le pressait d'écrire au roi, et l'instruisait pour l'y résoudre de la pareille démarche à lui promise par beaucoup d'évêques; le modèle tout fait de sa lettre au roi qu'il n'avait qu'à faire copier, la signer, et la lui adresser; ce qu'il lui devait écrire à lui en accompagnement; et la lettre originale que lui écrivait son neveu, l'abbé Bochard de Saron, trésorier de la Sainte-Chapelle de Vincennes, en lui envoyant celles que je viens de marquer de la part du P. Tellier qui les lui avait remises, tombèrent entre les mains du cardinal de Noailles. Cela montrait la trame si manifestement qu'il n'y avait ni manteau ni couverture à y mettre. Le cardinal n'avait qu'à s'en aller trouver le roi à l'instant; et sans se dessaisir de ces importantes pièces, les lui faire lire, lui en commenter courtement toute l'horreur, et lui montrer les suites de ce qui se brassait si ténébreusement contre lui, aux dépens du repos du roi et de l'Église, lui demander justice en général, et en particulier de chasser le P. Tellier si loin, qu'on n'en pût plus entendre parler, en aller user de même avec Mme de Maintenon, puis faire tout le fracas que méritait une si profonde scélératesse. Le P. Tellier était perdu sans ressource, les évêques écrivains convaincus, l'affaire en poudre, et le cardinal plus en crédit et plus assuré que jamais.

Au lieu d'un parti si aisé et si sage, le cardinal, plein de confiance en la proie qu'il tenait, en parla, la montra, attendit le jour de son audience. La chose transpira, le P. Tellier fut averti, l'excès du danger lui donna des ailes et des forces; il prévint le roi comme il put; il réussit, tant ce prince lui était abandonné. Le cardinal trouva les devants pris. Son étonnement et l'indignation de voir le roi froid sur une imposture aussi énorme et aussi claire l'étourdirent. Il ne s'aperçut pas assez que le roi ne laissait pas d'être incertain, ébranlé: c'était où il fallait de la force pour l'emporter, et ne lui laisser pas l'intervalle de huit jours jusqu'à sa prochaine audience pour se rassurer et se laisser prendre aux nouveaux piéges de son confesseur. Il n'y mit que de la douceur et de la misère, et il échoua ainsi au port. Le P. Tellier, qui, malgré son audace, ses mensonges et ses ruses, tremblait de l'effet qu'aurait cette audience du cardinal, se rassura quand il n'en vit aucun. Il en profita en scélérat habile et qui sent à qui il a affaire. Il en fut quitte pour la plus terrible peur que lui et les siens eussent eue de leur vie. Ils travaillèrent sans relâche auprès du roi et de Mme de Maintenon, ils furent quelque temps sans oser pousser le cardinal de Noailles, dans la crainte du public qui jeta les hauts cris, ils se donnèrent le temps de les laisser amortir, et à eux de reprendre haleine; et de là continuèrent hardiment ce qu'ils avaient entrepris.

Le Dauphin ne put être pris comme le roi. Lui et la Dauphine en parlèrent fort librement; et ce prince me dit et le dit encore à d'autres, qu'il fallait avoir chassé le P. Tellier. Dès la fin de Fontainebleau, le roi avait remis au Dauphin la totalité de l'affaire du cardinal de Noailles. Il y travailla trop théologiquement, et je crus avoir aperçu qu'il était entré en grande défiance des jésuites sur cette affaire, ce qui est clair par ce que je viens de rapporter de lui sur le P. Tellier, mais encore de l'évêque de Meaux. Ce qui m'en a persuadé, c'est que la dernière fois que je travaillai avec lui, qui fut deux jours avant le retour de Marly à Versailles, et cinq ou six jours avant la maladie qui emporta la Dauphine, après une séance de plus de deux heures où il n'avait point été question de l'affaire du cardinal de Noailles, il m'en parla comme nous serrions nos papiers, et cette conversation fut assez longue. Il m'y dit un mot bien remarquable. Louant la piété, la candeur, la douceur du cardinal de Noailles : « Jamais, ajouta-il, on ne me persuadera qu'il soit janséniste, » et s'étendit en preuves de son opinion.

Cette conversation finit par m'ordonner de m'instruire à fond de ce qui regarde les matières des libertés de l'Église gallicane, et à fond de l'affaire du cardinal de Noailles, que le roi lui avait totalement renvoyée pour la finir, et à laquelle il travaillait beaucoup, qu'il la voulait finir avec moi, et me recommanda à deux ou trois reprises de me mettre bien au fait de ces deux points, d'aller à Paris consulter qui je croirais de meilleur, et de prendre les livres les plus instructifs sur Rome et nos libertés, parce qu'il voulait travailler foncièrement sur ces deux points avec moi, et finir ainsi l'affaire du cardinal, qui allait trop loin et trop lentement, et la finir sans retour avec moi. Jamais ce prince ne m'avait laissé rien entrevoir de ce dessein, quoiqu'il m'eût parlé quelquefois de cette affaire; et j'ai toujours cru qu'il ne le conçut que par le dégoût et les soupçons que lui donna la manifestation de toute l'horreur de cette intrigue par la découverte de ce paquet de l'abbé de Saron. Il me fit promettre de m'appliquer sans délai à l'exécution de ses ordres, et de ne pas perdre un instant à me mettre en état d'y travailler avec lui. J'allais en effet passer pour cela quelques jours à Pans, quand je fus arrêté par la maladie de la Dauphine, et, peu de jours après, tout à fait, par le coup le plus funeste que la France pût recevoir.

CHAPITRE III. §

Pelletier se démet de la place de premier président. — M. du Maine la fait donner au président de Mesmes. — Extraction et fortune des Mesmes. — Caractère de Mesmes, premier président. — Nos plénipotentiaires vont à Utrecht. — Cardone manqué par nos troupes. — L'empereur couronné à Francfort. — Marlborough dépouillé veut sortir d'Angleterre. — Duc d'Ormond général en sa place. — Troupes anglaises rappelées de Catalogne. — Garde-robe de la Dauphine ôtée, puis mal rendue à la comtesse de Mailly. — Éclat entre Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d'Orléans pour des perles et pour la de Vienne, femme de chambre confidente, chassée. — Pierreries de Monseigneur. — Judicieux présent du Dauphin. — Dîners particuliers du roi; musique, etc., chez Mme de Maintenon. — Tailleurs au pharaon chassés de Paris. — Voyage de Marly. — Avis de poison au Dauphin et à la Dauphine venus par Boudin et par le roi d'Espagne. — Mariage de la princesse d'Auvergne avec Mézy par l'infamie du cardinal de Bouillon. — Mort de Mme de Pomponne. — Mort de Mme de Mortagne. — Mort et caractère de Tressan, évêque du Mans; ses neveux. — Mort de l'abbé de Saint-Jacques. — Extraction et fortune des Aligre. — Éloge de l'abbé de Saint-Jacques. — Mort de Gondrin. — Plaisant contraste de La Vallière. — Mort de Razilly et sa dépouille. — Conduite étrange de Mme la duchesse de Berry là-dessus. — Éloge et mort du maréchal Catinat. — Mort de Magnac. — Mort de Lussan, chevalier de l'ordre.

Cette année commença par le changement de premier président du parlement de Paris. Pelletier, médiocre président à mortier, pour tenir comme l'ancien les audiences des après-dînées, avait succédé dans la première place à Harlay, par le crédit de son père, pour qui le roi avait conservé beaucoup d'amitié et de considération, depuis même qu'il se fut retiré du ministère. Les qualités nécessaires à une place aussi laborieuse et aussi importante manquaient au nouveau premier président. Il sentait un poids difficile à soutenir, et qui lui devint insupportable depuis l'accident, rapporté en son lieu, du plancher qui fondit sous lui comme il était à table, dont néanmoins personne ne fut blessé, mais la frayeur qu'il eut, et la commotion qui se fit peut-être dans sa tête, l'affaiblit de sorte qu'il ne put plus souffrir le travail. Il traîna depuis sa charge plus qu'il ne la fit, dans laquelle son père le retenait. Il était très-riche. Sa charge de président à mortier avait passé à son fils, qui longues années depuis fut aussi premier président, ne valut pas son père, et s'en démit comme lui. Pelletier n'avait rien à gagner à demeurer en place. Il le sentait, elle l'accablait, mais son père l'y retenait. Dès qu'il l'eut perdu, il ne songea plus qu'à se délivrer, et il envoya sa démission au roi le dernier jour de l'année qui vient de finir. Cinq jours après, M. du Maine la fit donner au président de Mesmes, et le roi voulut que ce fût ce cher fils qui le lui apprît, à qui il était si principal d'avoir un premier président totalement à lui. Ce magistrat paraîtra si souvent dans la suite qu'il est nécessaire de le connaître, et de reprendre les choses de plus haut.

Ces Mesrnes sont des paysans du Mont-de-Marsan, où il en est demeuré dans ce premier état qui payent encore aujourd'hui la taille, nonobstant la généalogie que les Mesmes qui ont fait fortune, se sont fait fabriquer, imprimer et insérer partout où ils ont pu, et d'abuser le monde, quoiqu'il n'ait pas été possible de changer les alliances, ni de dissimuler tout à fait les petits emplois de plume et de robe à travers l'enflure et la parure des articles . Le premier au net qui se trouve avoir quitté les sabots fut un professeur en droit dans l'université de Toulouse, que la reine de Navarre, sœur de François Ier, employa dans ses affaires, et le porta à la charge de lieutenant civil à Paris. Son fils professa aussi le droit à Toulouse, puis fut successivement conseiller à la cour des aides, au grand conseil, et maître des requêtes. Il sera mieux connu par le nom qu'il porta de sieur de Malassise, d'où la courte paix qu'il négocia avec les huguenots, comme second du premier maréchal de Biron, en 1570, qui n'était pas lors maréchal de France, mais qui était déjà boiteux d'une blessure, fut appelé la paix boiteuse et mal assise. Il fut père du sieur de Roissy, successivement conseiller au parlement, maître des requêtes, qui eut un brevet de conseiller d'Etat et d'intendant des finances, et qui fut père de trois fils qui établirent puissamment cette famille, et de deux filles, dont l'aînée épousa le sieur Lambert d'Herbigny, maître des requêtes, l'autre Maximilien de Bellefourière, qui fut mère du marquis de Soyecourt, si à la mode et fort en faveur, grand maître de la garde-robe, en 1653, chevalier du Saint-Esprit en 1661, et qui acheta en 1669 la charge de grand veneur du chevalier de Rohan, Il était gendre du président de Maisons, surintendant des finances, et mourut à Paris, en 1679. Ses deux fils furent tués tous deux à la bataille de Fleurus, sans alliance, en 1690; et leur sœur mariée pour rien à Seiglière Bois-Franc porta à ses enfants tous les biens de Bellefourière, de Soyecourt, sa grand'mère, héritière, et des Longueil-Maisons qu'elle a vu éteindre. Ces riches aventures arrivent toujours à des filles de qualité dont on veut se défaire pour rien, et qui épousent des vilains.

Les trois frères de ces deux sœurs, enfants du sieur de Roissy, et petits enfants du sieur de Malassise, furent le sieur de Mesmes, le sieur d'Avaux, et le sieur d'Irval.

Le sieur de Mesmes fut lieutenant civil à Paris, en 1613, et député du tiers état aux derniers états généraux tenus à Paris, en 1614. Il mourut président à mortier, en 1650, et il avait épousé la fille unique de Gabriel des Fossés, dit La Talée, marquis d'Everly, gouverneur de Montpellier et de Lorraine, chevalier du Saint-Esprit, en 1633. Cette héritière avait épousé en premières noces Gilles de Saint-Gelais dit Lezignen, dont elle avait eu une fille unique, qui épousa le duc de Créqui, et qui fut dame d'honneur de la reine; et de son second mariage la maréchale-duchesse de Vivonne, et une naine pleine d'esprit, religieuse de la Visitation Sainte-Marie à Chaillot. Ainsi les duchesses de Créqui et de Vivonne étaient sœurs de mère.

Le sieur d'Avaux est le célèbre d'Avaux qui se comtisa dans ses ambassades. Il négocia à Rome, à Venise, à Mantoue, à Turin, à Florence, chez la plupart des princes d'Allemagne; ambassadeur en Danemark, en Suède, en Pologne, et plénipotentiaire à Hambourg, à Munster, à Osnabrück, où il eut tant de démêlés avec Servien, son collègue, qui eut plus de crédit que lui à la cour. Il fut greffier de l'ordre, ministre d'État, et surintendant des finances, mais un peu en peinture, comme il l'avoue par quelques-unes de ses lettres. Servien, son fléau, qui l'était avec lui, en avait toute l'autorité. D'avaux ne se maria point, et mourut comme son frère aîné, en 1650, quelques mois après lui.

Le sieur d'Irval prit le nom de Mesmes à la mort de son frère aîné, dont il eut la charge de président à mortier. Il laissa deux fils, l'aîné qui succéda à son nom et à sa charge, et qui épousa la fille de Bertran, sieur de La Bazinière, trésorier de l'épargne et prévôt grand maître des cérémonies de l'ordre du Saint-Esprit, qui avait épousé pour rien Mlle de Barbezières-Chemerault, fille d'honneur de la reine. La Bazinière tomba en déroute, en recherches, fut mis à la Bastille, privé de ses charges et du cordon bleu qui ne lui fut point rendu. C'était un riche, délicieux et fastueux financier, qui jouait gros jeu, qui était souvent de celui de la reine, et qui la quittait familièrement à moitié partie, et la faisait attendre pour achever qu'il eût fait sa collation qu'il faisait apporter dans l'antichambre, et dont il régalait les dames. Il était si bon homme et si obligeant qu'on lui passait toutes ces impertinences: fort galant, libéral, magnifique, homme de grande chère, et si aimé que tout le monde s'intéressa pour lui. Il parut constant qu'il n'y avait nulle friponnerie en son fait, mais un grand désordre, faute de travail et d'avoir su régler sa dépense. Il sortit enfin d'affaires; et quoique dépouillé et réduit au petit pied, il fut le reste de sa vie, qui fut encore longue, bien reçu partout et accueilli de la meilleure compagnie. Je l'ai vu chez mon père, avec un joli équipage, et, tout vieux qu'il était, l'homme le plus propre et le plus recherché. Il mourut en 1688, tout à la fin, quinze on seize ans après être sorti d'affaires. Son gendre eut sa charge de l'ordre, qui mourut neuf ou dix mois avant lui. Son frère qui ne se maria point, et qui, tout conseiller d'État de robe qu'il était, se faisait appeler le comte d'Avaux, fut survivancier, puis titulaire de sa charge de l'ordre, ambassadeur à Venise, en Hollande, près du roi Jacques en Irlande, en Suède, et encore en Hollande, et mourut d'une seconde taille, en 1709. J'en ai parlé ailleurs.

Son aîné, le président de Mesmes, gendre de La Bazinière, eut trois fils et deux filles; l'aîné, qui fut premier président cette année; un abbé de Mesmes fort débordé; un chevalier de Malte qui ne le fut guère moins, et que le crédit de son frère chargea de bénéfices et de commanderies, et qu'il fit ambassadeur de Malte; Mme de Fontenilles, dont j'aurai lieu de parler dans la suite, et une ursuline. Après ce détail nécessaire, venons au nouveau premier président.

Il porta le nom de sieur de Neuchâtel du vivant de son père. C'était un grand et gros homme, de figure colossale, trop marqué de petite vérole, mais dont toute la figure, jusqu'au visage, avait beaucoup de grâces comme ses manières, et avec l'âge quelque chose de majestueux. Toute son étude fut celle du grand monde à qui il plut, et fut mêlé dans les meilleures compagnies de la cour et dans les plus gaillardes. D'ailleurs il n'apprit rien et fut extrêmement débauché, tellement que son père le prit en telle aversion qu'il osait à peine paraître devant lui. Il ne lui épargnait pas les coups de bâton, et lui jetait quelquefois des assiettes à la tête, ayant bonne compagnie à sa table, qui se mettait entre-deux et tâchait de les raccommoder souvent; mais le fils était incorrigible, et ne songeait qu'à se divertir et à dépenser. Cette vie libertine le lia avec la jeunesse la plus distinguée qu'il recherchait avec soin, et ne voyait que le moins qu'il pouvait de palais et de gens de robe. Devenu président à mortier par la mort de son père, il ne changea guère de vie, mais il se persuada qu'il était un seigneur, et vécut à la grande.

Les gens distingués qui fréquentaient la maison de son père, les alliances proches de M. de La Trémoille, de M. d'Elbœuf, et des enfants de Mme de Vivonne qui vivait et qui les liait, le tentaient de se croire de la même espèce, gâté qu'il était par la même sorte de gens avec qui il avait toujours vécu. Il n'oublia pas de lier avec les courtisans qu'il put atteindre. D'Antin fut de ce nombre par ses cousines; et par ces degrés, il parvint jusqu'à M. et Mme du Maine, qui, dans leurs projets, avaient besoin de créatures principales dans le parlement, et qui ne négligèrent pas de s'attacher un président à mortier. Celui-ci, ravi de s'en voir si bien reçu, songea à se faire une protection puissante du fils, favori du roi; et se dévoua jusqu'à la dernière indécence à toutes les fantaisies de Mme du Maine. Il y introduisit son frère le chevalier; ils furent de toutes les fêtes de Sceaux, de toutes les nuits blanches . Le chevalier n'eut pas honte de jouer aux comédies, ni le président d'y faire le baladin, à huis clos entre une vingtaine de personnes. Il en devint l'esclave à n'oser ne pas tout quitter pour s'y rendre, et à se laisser peindre travesti, dans un tableau historique, de ces gentillesses, avec des valets de Sceaux, à côté du suisse en livrée. Ce ridicule lui en donna beaucoup dans le monde, et déplut fort au parlement. Il le sentit, mais il était aux fers, et il importait à ses vues de fortune de ne les pas rompre. Avançant en ancienneté parmi les présidents à mortier, il comprit qu'il était temps de fréquenter le palais un peu davantage, et la magistrature à qui sa négligence à la voir avait marqué trop de mépris. Il ne crut pas même indifférent de s'abaisser à changer un peu de manières pour les avocats, procureurs, greffiers un peu distingués; et néanmoins n'en refroidit pas son commerce avec les gens de la cour et du grand monde, dont il avait pris tout à fait le ton et les manières.

Il chercha aussi à suppléer à son ignorance en apprenant bien ce qu'on appelle le trantran du palais, et à connaître le faible de chacun de Messieurs qui avaient du crédit et de la considération dans leurs chambres; beaucoup d'esprit, grande présence d'esprit, élocution facile, naturelle, agréable; pénétration, reparties promptes et justes; hardiesse jusqu'à l'effronterie; ni âme, ni honneur, ni pudeur; petit-maître en mœurs, en religion, en pratique; habile à donner le change, à tromper, à s'en moquer, à tendre des pièges, à se jouer de paroles et d'amis, ou à leur être fidèle, selon qu'il convenait à ses intérêts; d'ailleurs d'excellente compagnie, charmant convive, un goût exquis en meubles, en bijoux, en fêtes, en festins, et en tout ce qu'aime le monde; grand brocanteur et panier percé sans s'embarrasser jamais de ses profusions, avec les mains toujours ouvertes, mais pour le gros, et l'imagination fertile à s'en procurer; poli, affable, accueillant avec distinction, et suprêmement glorieux, quoique avec un air de respect pour la véritable seigneurie, et les plus bas ménagements pour les ministres et pour tout ce qui tenait à la cour.

Rien n'a mieux dépeint son principal ridicule qu'un de ce grand nombre de noëls qu'on s'avisa de faire une année pour caractériser beaucoup de gens de la cour et de la ville, qu'on introduisit à la crèche les uns après les autres. Je ne me souviens plus du couplet, sinon qu'il débutait: Je suis M. de Mesmes, et qu'il finissait: qui vient prier le poupon à souper en carême. Il avait eu la charge de l'ordre de son oncle, et un logement, non à Versailles mais à Fontainebleau, qu'avait eu son père, et que son père avait conservé en se défaisant d'une charge de lecteur du roi qu'il avait eue assez longtemps. C'en est assez, maintenant sur ce magistrat, qui à toute force voulait être un homme de qualité et de cour, et qui se faisait souvent moquer de lui par ceux qui l'étaient en effet, et avec qui il vivait tant qu'il pouvait.

Les passe-ports arrivèrent le premier jour de cette année pour nos plénipotentiaires. Ils eurent incontinent après leur audience du roi, chacun séparément, et partirent l'un après l'autre pour Utrecht, dans les huit premiers jours de cette année. En même temps M. de Vendôme fit tenter par Muret, lieutenant général, le siége de Cardone, qu'il fallut lever assez promptement avec quelques pertes. L'archiduc avait fait passer cinq ou six mille hommes de ses troupes en Catalogne, où il soupçonnait que ce qu'il y avait laissé d'Anglais ne demeureraient pas longtemps. Ce prince avait reçu la couronne impériale à Francfort, et s'en était allé à Vienne, après avoir écrit aux états généraux une lettre violente et pressante pour les détourner de la paix, à laquelle il voyait que tout tendait en Angleterre, où le duc de Marlborough ne se crut plus en sûreté, et obtint de la reine la permission de passer la mer avec la duchesse sa femme, dès qu'ils se virent dépossédés de toutes leurs charges de cour et de guerre, le duc d'Ormond nommé en sa place pour commander les troupes de la reine en Flandre; et peu après, le duc d'Argyle, général des troupes d'Angleterre en Catalogne, eut ordre de leur faire repasser la mer et les ramena en Angleterre.

Il arriva dans tous les premiers jours de cette année un fâcheux dégoût à Mme de Mailly, dame d'atours de Mme la Dauphine. La dépense de sa garde-robe passait de loin le double de celle de la feue reine; et avec cela la princesse manquait tellement de tout ce qui fait la commodité, la nouveauté et l'agrément des parures, que le cri en fut public, et que les dames prêtaient journellement à la Dauphine des palatines, des manchons et toutes sortes de colifichets. L'indolence de Mme de Mailly laissait tout faire à une de ses femmes de chambre, qui se croyait nièce de Mme de Maintenon, parce que sa maîtresse l'était. Desmarets, de plus en plus ancré, avait des prises continuelles avec la dame d'atours sur sa grande dépense, et sur les payements qu'elle pressait avec hauteur. Il s'en lassa, il en parla à Mme de Maintenon et au roi, qui consultèrent la Dauphine. Sa patience et sa douceur s'était lassée aussi après des années de silence et de tolérance, tellement que l'administration de la garde-robe lui fut ôtée et donnée à Mme Cantin, première femme de chambre, et celle de Mme de Mailly fut chassée pour s'être trouvée avoir bien fait ses affaires aux dépens de la garde-robe et des marchands. Mme de Mailly cria, pleura, dit qu'on la déshonorait; et tempêta tant auprès de Mme de Maintenon qu'au bout d'une quinzaine on lui rendit quelques sauve-l'honneur, mais le réel et l'autorité sur la garde-robe elle ne put les rattraper. Elle ne fut plainte de personne; l'excès de la gloire dont elle était lui avait aliéné tout le monde, scandalisé d'ailleurs de voir la Dauphine si mal servie.

Ces premiers jours de l'année eurent un autre orage intérieur. Mme la duchesse de Berry qui gouvernait père et mari, donnait toutes sortes de dégoûts à Mme sa mère, et se laissait conduire elle-même par une de ses femmes de chambre, de beaucoup mais d'un très-mauvais esprit, qui s'appelait de Vienne, fille de la nourrice de M. le duc d'Orléans, qui la considérait aussi pour l'avoir auparavant trouvée fort à son gré. Feu Monsieur avait eu de la reine mère un collier de perles dont la beauté et la rareté p assoient pour être uniques. Mme la duchesse d'Orléans l'aimait fort et s'en parait souvent. C'en fut assez pour que Mme la duchesse de Berry le voulût avoir pour l'ôter à Mme sa mère; et pour la piquer davantage elle le lui demanda, sûre d'en être refusée; lui dit qu'elle l'aurait bien sans elle, puisqu'il ne lui appartenait pas mais à M. le duc d'Orléans, de qui en effet elle l'obtint. La scène fut forte entre elles. Mme la duchesse de Berry affecta de porter ce collier et de le montrer à tout le monde. Les choses furent poussées si loin que Madame en fut parler au roi dans son cabinet. Elle ne se borna pas apparemment au procédé du collier de perles. L'embarras et la brouillerie de la mère et de la fille parurent en public; la fille ne put soutenir la colère du roi et se tint au lit, où la Dauphine vint l'exhorter plusieurs fois.

M. le duc de Berry était trop amoureux pour n'être pas aussi affligé qu'elle, et M. le duc d'Orléans ne savait que devenir entre eux. Il était question de bien pis que des perles. Le roi voulut que la femme de chambre fût chassée, et malmena M. le duc de Berry, qui se hasarda de lui en parler. Cet ordre mit Mme la duchesse de Berry hors de toute mesure. Il lui parut un affront que son orgueil ne pouvait supporter, indépendamment de toutes les privations qu'elle trouvait dans cette perte; mais elle eut beau pleurer, crier, hurler, invectiver père et mari de la sacrifier à leur faiblesse, il fallut obéir, chasser la femme de chambre, aller demander pardon à Mme sa mère, à qui elle ne pardonna jamais, et lui rapporter le collier de perles. Mme la duchesse d'Orléans, satisfaite sur le principal, lui fit inutilement des merveilles, lui promit de la raccommoder avec le roi, et la mena dans son cabinet après le souper deux jours après, parce que le roi voulut lui faire sentir sa disgrâce. Il lui parla en père, mais en roi et en maître, en sorte qu'il ne manqua rien à son humiliation que de pouvoir être intérieurement humiliée. Elle reparut après quelques jours au souper du roi et en public, à son ordinaire, cachant à grand'peine la rage qui la dévorait.

Mme de Saint-Simon, qui se tenait à quartier tant qu'elle pouvait d'un intérieur où il n'y avait qu'à perdre et qui ne se pouvait régler, ne prit aucune part en toute cette aventure, sinon d'être témoin le moins qu'elle put des larmes et des fureurs. J'en usai de même à l'égard de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. Depuis ce que j'ai rapporté que M. le duc d'Orléans avait dit à Mme sa fille, qu'elle avait si étrangement pris sur moi, je ne mettais presque plus le pied chez elle, et jamais je ne parlais d'elle à M. son père, qui aussi n'osait m'en parler; mais je ne vis jamais homme si mal à son aise. Il donna une pension à la femme de chambre, et la maria en province quelque temps après. On ferait des volumes de tout ce qui se passait chez Mme la duchesse de Berry. Le récit en suprendrait assurément, mais au fond il ne vaudrait guère la peine d'être fait, et je n'en prétends raconter que ce qui a éclaté, ou qui a été plus singulièrement marqué.

Ce fut pendant la fin de cet orage domestique que du Mont apporta une après-dînée les pierreries de Monseigneur, dont les trois lots étaient faits relativement à ce qui en avait été réglé au total et au genre de partage de toute la succession. La Dauphine était descendue chez le Dauphin pour les voir. Ce prince prit sur sa part deux belles bagues, dont une de grand prix que Monseigneur portait fort souvent, et la donna pour cela même à du Mont d'une manière fort obligeante; l'autre il l'envoya à La Croix, cet ami intime de Mlle Choin dont j'ai parlé, qui avait prêté de l'argent à Monseigneur sans vouloir prendre d'intérêts.

Au commencement de cette année, le roi se mit à faire porter son dîner, une fois ou deux la semaine, chez Mme de Maintenon, ce qui ne s'était point encore vu, et ce qu'il continua le reste de sa vie; mais dans la belle saison, ces dîners se faisaient souvent à Trianon et à Marly, sans y coucher. La compagnie était fort courte, et toujours la même: la Dauphine, qui malheureusement n'en vit que les premiers; Mme de Maintenon; Mmes de Dangeau, de Lévi, d'O et de Caylus, la seule qui ne fût pas dame du palais. Qui que ce soit n'y entrait, non pas même le maître d'hôtel en quartier. Les gens du roi portaient le couvert et les plats à la porte à ceux de Mme de Maintenon qui servaient. La table se prolongeait quelquefois une demi-heure plus qu'un dîner ordinaire. Le roi y demeurait peu après le dîner, et revenait le soir à l'ordinaire. Quelque temps après il jouait là quelquefois après dîner, quand il faisait fort mauvais temps, avec les mêmes dames, au brelan ou au reversi, fort petit jeu; et dans la suite, quelquefois les soirs des vendredis qu'il n'avait point de ministres. Cela fit fort considérer ces dames choisies; mais cela ne leur procura rien, non pas même la liberté d'oser parler au roi, en ces heures-là, d'aucunes choses qui pût les regarder ni leur famille. Ces dîners furent quelquefois suivis d'une musique, où le roi revenait après avoir passé une demi-heure chez lui, et qui durait jusque sur les six heures. C'était les jours de mauvais temps, et [cela] s'introduisit dès le second dîner. Quelquefois elles étaient les soirs au lieu de l'après-dînée, et personne n'y entrait non plus qu'à ces dîners. On chassa en même temps de Paris plusieurs hommes et femmes qui taillaient au pharaon, qui était un jeu avec raison fort défendu, et que cette exécution fit entièrement cesser.

Le lundi 18 janvier, le roi alla à Marly. Je marque exprès ce voyage. À peine y fut-on établi que Boudin, premier médecin de la Dauphine qui l'amusait fort, qui l'avait été de Monseigneur, et duquel j'ai parlé ailleurs, l'avertit de prendre garde à elle, et qu'il avait des avis sûrs qu'on la voulait empoisonner et le Dauphin aussi, à qui il en parla de même; il ne s'en contenta pas, il le débita en plein salon, d'un air effarouché, et il épouvanta tout le monde. Le roi voulut lui parler en particulier. Il assura toujours que l'avis était bon, sans qu'il sût pourtant d'où il lui venait, et demeura ferme dans cette contradiction, car s'il ignorait d'où lui venait l'avis, comment pouvait-il le juger et l'assurer bon? Ce fut une première bouffée que ses amis arrêtèrent; mais le propos public avait été lâché et réitéré. Ce qu'il y eut de fort singulier, c'est qu'à vingt-quatre heures près de cet avis donné par Boudin, le Dauphin en reçut un pareil du roi d'Espagne qui le lui donnait vaguement, et sans citer personne, mais comme étant bien averti. En celui-ci, il ne fut mention que du Dauphin nettement, et implicitement et obscurément de la Dauphine. Au moins ce fut ainsi que le Dauphin s'en expliqua, et je n'ai point su qu'il en ait dit davantage à personne. On eut l'air de mépriser des choses en l'air, dont on ne connaissoit point l'origine; mais l'intérieur ne laissa pas d'en être frappé, et il se répandit un sérieux de silence et de consternation dans la cour à travers des occupations et des amusements ordinaires.

Le cardinal de Bouillon, reçu chez les ennemis avec tant d'honneur et d'éclat, y était peu à peu tombé dans le mépris. Il avait perdu son neveu, sur la désertion, l'établissement et la fortune duquel il avait bâti les plus folles espérances. Ce neveu n'ayait laissé qu'une fille qui avait lors trois ou quatre ans, et qui était héritière de Berg-op-Zoom et d'autres biens du côté de sa mère, fille du feu duc d'Aremberg et d'Arschot, grand d'Espagne, de la maison de Ligne, et de la fille du feu marquis de Grana-Garetto, gouverneur des Pays-Bas. La longue minorité de cette enfant unique laissait sa mère maîtresse de sa tutelle, de ses revenus, et de lui choisir un mari lorsqu'elle serait en âge. Elle demeurait à Bruxelles avec sa mère la duchesse d'Aremberg à qui son rang, ses richesses, sa vertu et sa conduite, attiraient la première considération, et avec le duc d'Aremberg son frère qui n'en avait pas moins de son côté, qui épousa depuis une Pignatelli, sœur du comte d'Egmont, qui devint le favori du prince Eugène, et qui est aujourd'hui chevalier de la Toison d'or du dernier empereur, feld-maréchal de ses armées, grand bailli et gouverneur de Mons et du Hainaut, mestre de camp général des Pays-Bas autrichiens, et général de l'armée de la reine de Hongrie, dans un âge encore peu avancé. C'était là une mère et un frère d'un appui, pour la princesse d'Auvergne, à n'avoir pas à compter avec MM. de Bouillon pour la gestion des biens, ni pour l'établissement de sa fille. Le cardinal de Bouillon qu'ils avaient logé chez eux à Bruxelles voyait cela à regret; il était tombé dans l'indigence par la saisie de ses bénéfices et la confiscation de ses biens, ceux de sa petite-nièce lui faisaient grande envie.

Un fort mince gentilhomme qu'on appelait Mésy, qui avait été page chez MM. de Bouillon, était devenu écuyer de la princesse d'Auvergne qui, depuis quelque temps, le regardait de bon œil. Le cardinal s'en aperçut, suivit ses soupçons, les trouva très-bien fondés. La gloire du prétendu descendant des anciens ducs de Guyenne, et celle du premier homme de l'Église après le pape, comme il se le disait, devait être extrêmement blessée d'une pareille découverte, et encore plus alarmée des suites. Mais la vanité céda aux besoins; il imagina qu'en favorisant ces amours jusqu'à les porter à l'union conjugale, et venant après à éclater, il déshonorerait si parfaitement la princesse d'Auvergne par la honte de la mésalliance, qu'il la ferait déchoir de la tutelle, et que cette tutelle lui tomberait au préjudice de la duchesse d'Aremberg, parce que Berg-op-Zoom et d'autres biens encore venaient à l'enfant du côté de son père et emporteraient même les maternels.

Dans cet infâme dessein il parla à Mésy, et comme par amitié et par intérêt pour sa fortune, l'encouragea à pousser sa pointe et à la tourner du côté du mariage, en quoi il lui promit toute protection. Instruit après par Mésy de ses progrès, il parla à sa nièce dont l'embarras ne se peut exprimer; il en profita pour la rassurer et en tirer l'aveu de sa faiblesse, la plaignit, et la combla de trouver un consolateur et un confident dans celui qu'elle avait le plus à redouter. De là peu à peu il fit l'homme de bien avec elle, et l'évêque, pour mettre sa conscience en sûreté en flattant sa passion. Il fit accroire à la princesse d'Auvergne et à Mésy que leur mariage demeurerait secret, et ne serait par conséquent sujet à aucune suite fâcheuse du côté des Bouillon ni du côté des Aremberg; il leur offrit de les marier lui-même; il les y résolut, et il les maria dans l'hôtel d'Aremberg.

Quelques mois se passèrent dans les transports de l'amour, de la reconnaissance, de la confidence. Le cardinal s'applaudissait en secret de son crime, et se moquait de leur simplicité en attendant son temps. L'amante se crut grosse; ce fut celui d'en profiter. Le mariage se divulgua; le duc et la duchesse d'Aremberg furent outrés de rage et de dépit, et d'étonnement de trouver le cardinal de Bouillon moins emporté qu'il ne l'était. À la fin la chose éclata tout à fait. L'écuyer et sa dame furent chassés de la maison, sans savoir où se réfugier. Le cardinal, très-court d'argent, les assista peu en cachette, et leur fit entendre qu'il ne pouvait à l'extérieur se séparer de sentiment du duc et de la duchesse d'Aremberg. Tant qu'il en demeura en ces termes, ils eurent patience dans l'espérance d'en être secourus; mais bientôt il fut question d'ôter la tutelle de la petite-fille, que la duchesse d'Aremberg, sa grand'mère, prétendit. À l'instant le cardinal la lui disputa; et pour rendre sa prétention meilleure, se hasarda à déclamer contre l'indignité d'un pareil mariage, qui faisait un tel affront à sa maison, conduit et consommé dans la maison maternelle.

Le jugement manqua ici au cardinal de Bouillon comme dans toutes les occasions de sa vie. Pour ravir le bien il attaquait la vigilance de la duchesse d'Aremberg, et la voulait rendre responsable de l'égarement de sa fille et sa nièce, et l'en châtier en lui ôtant la tutelle de l'enfant. C'est ce qui le perdit, je ne dirai pas d'honneur, ce ne fut qu'un en-sus de ce qu'il n'avait plus il y avait longtemps, et de [ce] que même il n'eut jamais, mais l'en-sus fut violent, et retentit cruellement partout où les Aremberg et les Bouillon étaient connus. Mésy expliqua toute l'affaire, sa femme la raconta à qui voulut l'entendre; la duchesse d'Aremberg les fit interroger juridiquement; il tint à peu que le cardinal ne le fût lui-même. Ce fut un prodigieux fracas que cette révélation de son crime dont sa conduite pour la tutelle ne laissait plus la vue obscure. Prêt à succomber, il aima mieux se désister, et la tutelle entière fut donnée à la duchesse d'Aremberg, sans que le cardinal de Bouillon fût compté pour rien. L'ignominie dont cette affaire le couvrit dans l'asile où il avait cru régner le jeta dans un nouveau désespoir que son peu de moyens et le mépris public qui ne lui fut pas ménagé, rendit extrêmes.

Sa famille en France [fut] enragée contre lui, et tout ce qui tenait aux Aremberg dans les Pays-Bas, hors de toute mesure avec un allié si proche, qui payait leur assistance et leur hospitalité d'une perfidie si signalée et d'un si infâme intérêt. Ce nouvel accident le rendit errant de ville en ville et de lieu en lieu sans savoir où s'arrêter, jusqu'à ce qu'enfin il se fixa auprès d'Utrecht, où il ne vit presque personne. Les deux amants errèrent de leur côté. L'indigence éteignit leur amour. Mésy oublia son premier état et fit le mari fâcheux jusqu'à maltraiter sa femme, qu'il quitta dans la suite, et ils allèrent où ils purent, chacun de son côté. La petite mineure fut élevée par la duchesse d'Aremberg, sa grand'mère, qui la maria à un palatin, cadet de la branche de Sultzbach, dont les aînés moururent sans mâles. Eux-mêmes ne vécurent pas longtemps, mais ils laissèrent postérité dont l'aîné est aujourd'hui électeur palatin.

Deux femmes très-différentes moururent fort vieilles au commencement de cette année: Mme de Pomponne, veuve du ministre d'État, belle-mère de Torcy et sœur de Lavocat, duquel j'ai parlé (t. II, p. 373); c'était une femme pieuse, retirée, qui aimait ses écus, et qui n'avait jamais fait grande figure dans les ambassades ni pendant le ministère de son mari, quoique dans une grande union ensemble. L'autre fut Mme de Mortagne, fort décrépite, dont la maison et la considération était usée depuis longtemps. Il y aurait beaucoup à dire de cette manière de fée si je n'en avais suffisamment parlé.

Deux hommes d'Église moururent aussi en même temps, tout aussi différents l'un de l'autre. Tressan, évêque du Mans, qui avait eu la charge de premier aumônier de Monsieur, après le fameux évêque de Valence Cosnac, mort archevêque d'Aix avec le cordon bleu. Tressan était un drôle de beaucoup d'esprit, tout tourné à l'intrigue et à la fortune, qui eut beaucoup de crédit sur Monsieur et qui figura fort chez lui sans s'y faire estimer. Il y attrapa force bénéfices, et vécut fort dans le grand monde. À la fin il se hasarda trop à mesurer son crédit. Le chevalier de Lorraine et le marquis d'Effiat ne voulurent pas compter avec lui, ni lui avec eux; ils furent les plus forts. Les dégoûts et bientôt les mépris plurent sur l'évêque; il lutta, puis chancela longtemps; à la fin il fallut quitter prise de peur d'être chassé en plein. Il vendit à l'abbé de Grancey, et de dépit se fixa au Mans, d'où il gouverna tout ce qu'il put encore, et dans la province faute de mieux. Il y fît enfin le béat, et amassa force écus. Il n'oublia rien auprès des jésuites pour avoir son neveu pour coadjuteur, qu'il farcit de tout ce qu'il put donner de chapelles et de rogatons de bénéfices, dont il amassa plus de trente titres à la fois, qu'il accumula les uns après les autres. Une meilleure fortune l'attendait, mais l'évêque ne la vit ni n'eut lieu de l'espérer, et il laissa cet abbé en habit rapiécé, et son autre neveu dans le ruisseau. Il avait servi dans la gendarmerie. Le goût italien et fort à découvert l'avait banni de la société des honnêtes gens. Il avait beaucoup d'esprit, mais tourné au mauvais. Il lui échappa des vers qui mirent le roi en colère et le firent chasser du service. Tombé depuis dans une grande misère, elle lui a servi de prédicateur. Il s'est retiré au noviciat des jésuites. Il sort à pied sans valet, fort mal vêtu et plus mal coiffé, en sorte qu'avec sa vue basse, on le prend pour un pauvre honteux. La fortune de son frère, archevêque de Rouen, n'a rien changé à la sienne, mais a poussé son fils dans les gardes du corps, qui a hérité de la même veine poétique, et qui aurait eu aussi le même sort de son père si le duc d'Ayen, son capitaine avec qui il avait partagé le crime, eût pu être séparé de lui. Tous deux eurent la peur entière. C'était encore beaucoup pour le temps où cela arriva.

L'autre ecclésiastique fut l'abbé de Saint-Jacques, fils et petit-fils des deux chanceliers Aligre. Je reviendrai à lui après un mot de curiosité sur la singularité unique de deux chanceliers père et fils. Les histoires et les Mémoires particuliers du règne de Louis XIII expliquent si bien la disgrâce du chancelier de Sillery qui avait si grandement figuré dans les affaires sous Henri IV, qui le fit garde des sceaux, puis chancelier, en décembre 1606 et en janvier 1607, du commandeur de Sillery, son frère, qui avait été ambassadeur à Rome et en Espagne et qui mourut prêtre, et de Puysieux, secrétaire d'État, fils du chancelier, que je ne fais que le remarquer ici. Cet office dont le poids avait embarrassé le maréchal d'Ancre qui gouvernait Marie de Médicis, régente pendant la minorité de Louis XIII, avait attiré des disgrâces à ceux qui en étaient revêtus en divers temps, dont le mérite de Sillery ne fut pas à couvert. Les sceaux passèrent en différentes mains, et quelquefois les mêmes les tinrent plus d'une fois. Du Vair, Mangot, le connétable de Luynes, les cinq derniers mois de sa vie, de Vie, Caumartin les eurent peu chacun. Louis XIII, encore plein des impressions de cette pratique de sa minorité, et qui l'avait suivie depuis qu'il se fut affranchi du pesant joug de la reine mère, résolut pourtant de remplir la charge de chancelier à la mort de Sillery, arrivée le 1er octobre 1624; mais il ne voulut d'aucun sujet dont le mérite pût figurer et faire compter avec soi. À la mort de Caumartin il avait donné les sceaux en janvier 1624 à un des anciens du conseil faute de mieux; il se trouvait tel que Louis XIII le voulait pour en faire un chancelier, et il le fit succéder à Sillery au mois d'octobre de la même année.

Aligre était cet ancien. Il était de Chartres, petits-fils d'un apothicaire et fils d'un homme qui, pour son petit état, s'était enrichi dans son négoce sans sortir de chez lui. Il mit son fils dans la maison du comte de Soissons, à la mort duquel il fut tuteur onéraire de son fils . Cette protection le fit conseiller au grand conseil, et le premier de sa race qui ait porté robe, il parvint après à devenir conseiller d'État, et monta de là à la première charge de la robe, par les raisons qui viennent d'être rapportées. Il ne put s'y maintenir longtemps. La reine mère, réconciliée avec le roi son fils, voulut établir ses créatures. Les sceaux furent donnés à Marillac le 1er juin 1626, et Aligre envoyé chez lui à la Rivière, petite maison qu'il avait sous le château de Pont-gouin, terre et maison de campagne des évêques de Chartres. Aligre mourut en décembre 1635 à la Rivière, sans en être sorti nonobstant les révolutions des sceaux, et cette maison de la Rivière est devenue un beau château et une petite terre entre les mains de sa postérité.

Il faut remarquer qu'il avait épousé Élisabeth Chapellier, sœur de M. Chapellier, femme de Jacques Turpin, père et mère d'Elisabeth Turpin, femme de Michel Le Tellier, chancelier de France; ainsi, ce chancelier était cousin germain du second chancelier Aligre, fils du premier chancelier de ce nom. Ce second chancelier Aligre fut conseiller au grand conseil, intendant à Caen, intendant des finances et adjoint un moment avec Morangis, sous le nom de directeur des finances. Il avait eu une commission à Venise étant fort jeune, et une autre depuis pour être un des commissaires du roi aux états de Languedoc, enfin conseiller d'État et doyen du conseil, et comme tel premier des commissaires nommés pour assister aux sceaux lorsque le roi les voulut tenir lui-même, à la mort du chancelier Séguier, arrivée à Saint-Germain en Laye, 28 janvier 1672, et ne remplir point la charge de chancelier. Le Tellier, secrétaire d'État de la guerre dès 1643 et devenu bientôt après ministre d'État fort puissant, avait porté de tout son crédit son cousin Aligre aux emplois par où il avait passé, quoique ce fût un homme sans aucune sorte de mérite ni de lumière, et ce qu'on appelle vulgairement un très-pauvre homme. Le Tellier eut grande envie de succéder à Séguier. Louvois, son trop célèbre fils, était secrétaire d'État en survivance; il était lors âgé de trente-deux ans; il était de son chef ministre d'État comme son père, et avait eu la charge de chancelier de l'ordre à la mort de M. de Péréfixe, archevêque de Paris. Il avait eu grande part sous son père à la guerre de 1667 et aux conquêtes que le roi avait faites; il en eut une plus entière dans les suivantes; et lors de cette vacance de l'office de chancelier, lui et son père digéraient et préparaient tout pour cette fameuse guerre qui fut déclarée en avril 1672, et qui fut suivie de tant de rapides conquêtes en Hollande.

Cette position parut favorable au père et au fils qui étaient d'un grand secours l'un à l'autre. Néanmoins, soit que le roi ne voulût pas se priver du père dans les importantes fonctions de sa charge à l'ouverture d'une si grande guerre, ou que, accoutumé à des chanceliers octogénaires, il trouvât Le Tellier trop jeune, qui n'avait pas encore soixante et dix ans, ils ne purent l'emporter. Pressés en même temps par le départ du roi qui s'allait mettre à la tête de ses armées, et qui, pendant qu'il les commanderait, ne pouvait continuer à tenir les sceaux, ils firent en sorte que le roi, deux jours avant son départ, donnât les sceaux à Aligre sans faire de chancelier, comme étant le plus ancien des conseillers d'État, et le premier commissaire à l'assistance aux sceaux tenus par le roi; ainsi ils se réservèrent la vacance et l'espérance de la remplir par le mépris du concurrent, qui, leur devant tout et les sceaux mêmes, ne pourrait et n'oserait s'en fâcher, ou s'ils n'y pouvaient atteindre, tourner court sur le garde des sceaux tout fait, lui procurer aisément par ce chausse-pied la place vacante, et avoir ainsi un chancelier de paille, qui, par ce qu'il leur était et devait, et par son imbécillité, ne les pourrait jamais embarrasser. Ils le tinrent ainsi au filet vingt mois durant. À la fin l'indécence d'une si longue vacance et la difficulté qu'ils trouvèrent dans le roi pour Le Tellier, les fit tourner court à ce dernier parti, et Aligre fut fait chancelier en janvier 1674. Il le fut et toujours en place jusqu'au 25 octobre 1677 qu'il mourut à Versailles, à plus de quatre-vingt-cinq ans. Le Tellier eut alors sa revanche et lui succéda quatre jours après. Il jouit huit ans de cette grande place, en faveur et en pleine santé de corps et d'esprit, et mourut au milieu de sa brillante famille en sa petite maison de Chaville près Versailles, le 30 octobre 1685, à quatre-vingt-trois ans.

Ce second chancelier Aligre, qui peu à peu lui et ses enfants ont cru s'ennoblir en changeant l'H en D et s'appelant d'Aligre, avait un deuxième fils qui fit profession de bonne heure parmi les chanoines réguliers, et qui eut en 1643 l'abbaye de Saint-Jacques, près de Provins. C'était un homme d'esprit et de savoir, plus éminent encore en vertu, et qui se confina dans son abbaye. On ne fut pas longtemps à s'apercevoir de l'étrange incapacité de son père dans la place de chancelier, à qui ses secrétaires faisaient faire tout ce qu'ils voulaient, et tant de choses pour de l'argent que la famille en fut alarmée et vit la nécessité d'un tuteur. Un étranger était à craindre; le fils aîné, plus imbécile que le père, ne put aller plus loin qu'être maître des requêtes et intendant de Caen; il fallut avoir recours au second, et au nom du roi qu'employa Le Tellier pour tirer l'abbé de Saint-Jacques de son cloître, qui résista tant qu'il put; il le mit auprès du chancelier, l'autorisa à être présent à tout le travail particulier de son père, qui ne signa plus rien et ne décida plus qu'en sa présence, et dont les secrétaires eurent défense du roi très-expresse d'expédier quoi que ce fût sans l'ordre de l'abbé sur chaque expédition. De cette manière c'était lui qui était chancelier et garde des sceaux d'effet, et qui le fut excellent en exactitude, en probité, en capacité, et qui, par son esprit, sa douceur, sa modestie et la facilité de son accès, satisfit également tout ce qui eut affaire à son père et à lui.

Il ne mit pas le pied hors de chez le chancelier pendant plusieurs années qu'il y fut, y était présent à tout pour décider et diriger tout, et, le peu de temps qu'il pouvait ménager, il le donnait à Dieu, retiré dans sa chambre, sans avoir l'air moins libre et moins agréable avec la compagnie dans les heures qu'il était obligé d'y être. Aussitôt que son père fut mort, il porta les sceaux au roi, dont les louanges et les désirs ne purent le retenir, comme ils n'avaient pu l'engager d'accepter ni charges ni bénéfices, encore moins d'évêchés. Il demeura quelques jours pour rendre compte de plusieurs choses à sa famille, et à M. Le Tellier, devenu chancelier, et s'en retourna à Saint-Jacques, d'où rien ne put plus le faire sortir. Il y entretint toute la régularité de la règle, sans rien exiger de plus que cette exactitude, mais pour lui, sans se séparer de ses religieux pour les exercices communs. Il ne s'épargna aucune sorte d'austérité, et il parvint enfin à celle des anciens anachorètes. Ses aumônes surprenaient tous les ans par leur abondance à proportion de ses moyens, et il vécut ainsi croissant toujours en mérite, adoré dans sa maison, et en vénération singulière partout, sans se relâcher jamais jusqu'à sa mort, âgé de quatre-vingt-seize ans, avec sa tête tout entière. Cette longueur d'une vie si prodigieuse en austérités de toute espèce, de douceur de gouvernement, d'agrément de conversation, lorsqu'il était forcé de parler, de sagesse de conduite et d'instruction, fut un autre miracle qui ne s'était point vu depuis les anciens Pères des déserts, quoique au milieu d'une communauté simplement régulière.

D'Antin perdit Gondrin, son fils aîné, qui laissa des enfants d'une sœur du duc de Noailles, qui, longtemps après, se remaria au comte de Toulouse. Elle fut si affligée qu'elle en tomba malade au point qu'on lui apporta les sacrements. Toute sa famille y était présente, et la maréchale de Noailles sa mère, qui l'aimait passionnément, était fondue en larmes au pied de son lit, qui priait Dieu à genoux, tout haut et de tout son cœur, et qui, dans l'excès de sa douleur, s'offrait elle-même à lui et tous ses enfants s'il les voulait prendre. La Vallière, qui était là aussi à quelque distance et qui l'entendit, se leva doucement, alla à elle et lui dit tout haut d'un air fort pitoyable: « Madame, les gendres en sont-ils aussi? » Personne de ce qui y était ne put résister à l'éclat de rire qui les prit tous, et la maréchale aussi, avec un scandale fort ridicule, et qui courut aussitôt par toute la cour; la malade se porta bientôt mieux, et on n'en rit que de plus belle.

Razilly mourut assez brusquement à Marly. Je l'ai suffisamment fait connaître, lorsque j'ai parlé de la charge qu'il eut de premier écuyer de M. le duc de Berry et de l'injuste dépit qu'en eut Mme la duchesse de Berry. Les grandes commodités de l'emploi le firent rechercher par des gens de la première qualité. Le chevalier de Roye, le marquis de Lévi, mort duc et pair, s'y présentèrent entre autres; tous deux en eurent parole positive de la bouche de Mme la duchesse de Berry, qu'on savait bien qui déciderait M. le duc de Berry; tous deux, à l'insu l'un de l'autre, nous en firent confidence. Mme de Lévi, qui avait eu tant de part au mariage de Mme la duchesse de Berry, appuyée du duc de Chevreuse son père et du duc de Beauvilliers, elle-même de tous les particuliers du roi chez Mme de Maintenon, n'imaginait pas que cela pût balancer; le comte et la comtesse de Roucy de même, avec le reste de crédit de M. de La Rochefoucauld, et les places des Pontchartrain. Pendant qu'ils s'en flattaient, d'Antin s'avisa de parler à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Berry pour Sainte-Maure, son cousin, demeuré malade à Versailles, et l'emporta. Les deux prétendants, si sûrs de leur fait par la parole qu'ils avaient eue, furent étrangement surpris et si piqués, qu'ils la publièrent, et que, non contents du bruit peu mesuré qu'ils en firent, ne se contraignirent pas d'en dire leur avis à Mme la duchesse de Berry, dont l'embarras et le dépit fut extrême, surtout contre la comtesse de Roucy et Mme de Lévi qui lui parlèrent avec la dernière hauteur, jusqu'à lui dire qu'après ce trait elles n'auraient plus qu'à lui faire la révérence en lieux publics et jamais ailleurs, parce qu'ils n'auraient jamais ni besoin ni dépendance d'elle. Elle se plaignit à son tour du manque de respect; mais elle n'était ni aimée, ni estimée, ni comptée; on savait à quoi elle en était avec le roi, Mme de Maintenon, et au fond avec la Dauphine. Le roi ne s'en mêla point, et le monde trouva qu'elle n'avait que ce qu'elle méritait. Elle ne laissa pas de craindre les particuliers de Mme de Lévi, et quelque temps après voulut elle-même la rapprocher, puis lui faire parler. Ses avances furent méprisées; elle ne le lui pardonna jamais. Mme de Lévi s'en moqua, et garda trop peu de mesures en propos, et même en contenance, lorsqu'elle se trouvait dans les mêmes lieux. Sainte-Maure eut quarante mille écus à donner aux enfants de Razilly, tous bien faits, honnêtes gens et dans le service, dont l'aîné eut la lieutenance générale de Touraine qu'avait son père.

J'ai si souvent parlé ici du maréchal Catinat, de sa vertu, de sa sagesse, de sa modestie, de son désintéressement, de la supériorité si rare de ses sentiments, de ses grandes parties de capitaine, qu'il ne me reste plus à dire que sa mort dans un âge très-avancé, sans avoir été marié, ni avoir acquis aucunes richesses, dans sa petite maison de Saint-Gatien, près Saint-Denis, où il s'était retiré, d'où il ne sortait plus depuis quelques années, et où il ne voulait presque plus recevoir personne. Il y rappela, par sa simplicité, par sa frugalité, par le mépris du monde, par la paix de son âme, et l'uniformité de sa conduite, le souvenir de ces grands hommes qui, après les triomphes les mieux mérités, retournaient tranquillement à leur charrue, toujours amoureux de leur patrie, et peu sensibles à l'ingratitude de Rome qu'ils avaient si bien servie. Catinat mit sa philosophie à profit par une grande piété. Il avait de l'esprit, un grand sens, une réflexion mûre, il n'oublia jamais le peu qu'il était. Ses habits, ses équipages, ses meubles, sa maison, tout était de la dernière simplicité; son air l'était aussi et tout son maintien. Il était grand, brun, maigre, un air pensif et assez lent, assez bas, de beaux yeux et fort spirituels. Il déplorait les fautes signalées qu'il voyait se succéder sans cesse, l'extinction suivie de toute émulation, le luxe, le vide, l'ignorance, la confusion des états, l'inquisition mise à la place de la police; il voyait tous les signes de destruction, et il disait qu'il n'y avait qu'un comble très-dangereux de désordre qui pût enfin rappeler l'ordre dans ce royaume.

Magnac, lieutenant général, inspecteur de cavalerie et gouverneur du Mont-Dauphin, mourut en même temps dans une grande vieillesse. J'en ai parlé plus d'une fois, surtout à l'occasion de la bataille de Friedlingen que Villars croyait perdue, désespéré sous un arbre fort loin, à qui il apprit qu'il l'avait gagnée, en sorte que je n'ai rien à ajouter.

Lussan, qui était à M. le Prince, qui le fit faire chevalier de l'ordre par grâce, en 1688, et duquel j'ai aussi parlé ailleurs, mourut aussi en ce même temps à quatre-vingt-quatre ou quatre-vingt-cinq ans.

CHAPITRE IV. §

La Dauphine à Marly pour la dernière fois. — M. le Duc éborgné. — Retour à Versailles. — Tabatière très-singulièrement perdue. — La Dauphine malade. — La Dauphine change de confesseur et reçoit les sacrements, — Mort de la Dauphine. — Éloge, fraits et caractère de la Dauphine. — Le roi à Marly. — Le Dauphin à Versailles, puis à Marly. — État du Dauphin, que je vois pour la dernière fois. — Le Dauphin malade. — Le Dauphin croit Boudin bien averti. — Bouldue; quel; juge Boudin bien averti. — Mort du Dauphin. — Je veux tout quitter et me retirer de la cour et du monde; Mme de Saint-Simon m'en empêche sagement. — Éloge, traits et caractère du Dauphin.

Le roi, comme je l'ai dit, était allé à Marly le lundi 18 janvier. La Dauphine s'y rendit de bonne heure avec une grande fluxion sur le visage, et se mit au lit en arrivant. Elle se leva à sept heures, parce que le roi voulut qu'elle tînt le salon. Elle y joua en déshabillé, tout embéguinée, vit le roi chez Mme de Maintenon peu avant son souper, et de là vint se mettre au lit, où elle soupa. Elle ne se leva le lendemain 19 que pour jouer dans le salon et voir le roi, d'où elle revint se mettre au lit et y souper. Le 20, sa fluxion diminua, et elle fut mieux; elle y était assez sujette par le désordre de ses dents. Elle vécut les jours suivants à son ordinaire.

Le samedi 30, le Dauphin et M. le duc de Berry allèrent avec M. le Duc faire des battues. Il gelait assez fort; le hasard fit que M. le duc de Berry se trouva au bord d'une mare d'eau fort grande et longue, et M. le Duc de l'autre côté fort loin, vis-à-vis de lui. M. le duc de Berry tira; un grain de plomb, qui glissa et rejaillit sur la glace, porta jusqu'à M. le Duc à qui il creva un œil. Le roi apprit cet accident dans ses jardins. Le lendemain dimanche, M. le duc de Berry alla se jeter aux genoux de Mme la Duchesse. Il n'avait osé y aller la veille, ni voir depuis M. le Duc qui prit ce malheur avec beaucoup de patience. Le roi le fut voir le dimanche, le Dauphin aussi et la Dauphine qui y avait été déjà la veille. Ils y retournèrent le lendemain lundi 1er février. Le roi fut aussi chez Mme la Duchesse, et s'en retourna à Versailles. Mme la Princesse, toute sa famille, et plusieurs dames familières de Mme la Duchesse, vinrent s'établir à Marly. M. le duc de Berry fut cruellement affligé. M. le Duc fut assez mal et assez longtemps, puis eut la rougeole tout de suite à Marly, et après quelque intervalle de guérison, la petite vérole à Saint-Maur.

Le vendredi 5 février, le duc de Noailles donna une fort belle boîte pleine d'excellent tabac d'Espagne à la Dauphine, qui en prit et le trouva fort bon. Ce fut vers la fin de la matinée; en entrant dans son cabinet où personne n'entrait, elle mit cette boîte sur la table et l'y laissa. Sur le soir la fièvre lui prit par frissons. Elle se mit au lit et ne put se lever, même pour aller dans le cabinet du roi, après le souper. Le samedi 6 la Dauphine, qui avait eu la fièvre toute la nuit, ne laissa pas de se lever à son heure ordinaire et de passer la journée à l'ordinaire, mais le soir la fièvre la reprit. Elle continua médiocrement toute la nuit, et le dimanche 7 encore moins; mais sur les six heures du soir, il lui prit tout à coup une douleur au-dessous de la tempe, qui ne s'étendait pas tant qu'une pièce de six sous, mais si violente qu'elle fit prier le roi qui la venait voir de ne point entrer. Cette sorte de rage de douleur dura sans relâche jusqu'au lundi 8, et résista au tabac en fumée et à mâcher, à quantité d'opium et à deux saignées du bras. La fièvre se montra davantage lorsque les douleurs furent un peu calmées; elle dit qu'elle avait plus souffert qu'en accouchant.

Un état si violent mit la chambre en rumeur sur la boîte que le duc de Noailles lui avait donnée. En se mettant au lit le jour qu'elle l'avait reçue et que la fièvre lui prit, qui était le vendredi 5, elle en parla à ses dames, louant fort la boîte et le tabac, puis dit à Mme de Lévi de la lui aller chercher dans son cabinet où elle la trouverait sur la table. Mme de Lévi y fut, ne la trouva point; et pour le faire court, toute espèce de perquisition faite, jamais on ne la revit depuis que la Dauphine l'eut laissée dans son cabinet sur cette table. Cette disparition avait paru fort extraordinaire dès le moment qu'on s'en aperçut, mais les recherches inutiles qui continuèrent à s'en faire, suivies d'accidents si étranges et si prompts, jetèrent les plus sombres soupçons. Ils n'allèrent pas jusqu'à celui qui avait donné la boîte, ou ils furent contenus avec une exactitude si générale qu'ils ne l'atteignirent point. La rumeur s'en restreignit même dans un cercle peu étendu. On espérait toujours beaucoup d'une princesse adorée, et à la vie de laquelle tenait la fortune diverse suivant les divers états de ce qui composait ce petit cercle. Elle prenait du tabac à l'insu du roi, avec confiance, parce que Mme de Maintenon ne l'ignorait pas; mais cela lui aurait fait une vraie affaire auprès de lui s'il l'avait découvert; et c'est ce qu'on craignait en divulguant la singularité de la perte de cette boîte.

La nuit du lundi au mardi 9 février, l'assoupissement fut grand toute cette journée, pendant laquelle le roi s'approcha du lit bien des fois, la fièvre forte, les réveils courts avec la tête engagée, et quelques marques sur la peau qui firent espérer que ce serait la rougeole, parce qu'il en courait beaucoup, et que quantité de personnes connues en étaient en ce même temps attaquées à Versailles et à Paris. La nuit du mardi au mercredi 10 se passa d'autant plus mal que l'espérance de rougeole était déjà évanouie. Le roi vint dès le matin chez Mme la Dauphine, à qui on avait donné l'émétique. L'opération en fut telle qu'on la pouvait désirer, mais sans produire aucun soulagement. On força le Dauphin qui ne bougeait de sa ruelle de descendre dans les jardins pour prendre l'air, dont il avait grand besoin, mais son inquiétude le ramena incontinent dans la chambre. Le mal augmenta sur le soir, et à onze heures il y eut un redoublement de fièvre considérable. La nuit fut très-mauvaise. Le jeudi, 11 février, le roi entra à neuf heures du matin chez la Dauphine, d'où Mme de Maintenon ne sortait presque point, excepté les temps où le roi était chez elle. La princesse était si mal qu'on résolut de lui parler de recevoir ses sacrements. Quelque accablée qu'elle fut, elle s'en trouva surprise; elle fit des questions sur son état, on lui fit les réponses les moins effrayantes qu'on put, mais sans se départir de la proposition, et peu à peu des raisons de ne pas différer. Elle remercia de la sincérité de l'avis, et dit qu'elle allait se disposer.

Au bout de peu de temps on craignit les accidents. Le P. La Rue, jésuite, son confesseur et qu'elle avait toujours paru aimer, s'approcha d'elle pour l'exhorter à ne différer pas sa confession. Elle le regarda, répondit qu'elle l'entendait bien et en demeura là. La Rue lui proposa de le faire à l'heure même et n'en tira aucune réponse. En homme d'esprit il sentit ce que c'était, et en homme de bien il tourna court à l'instant. Il lui dit qu'elle avait peut-être quelque répugnance de se confesser à lui, qu'il la conjurait de ne s'en pas contraindre, surtout de ne pas craindre quoi que ce soit là-dessus; qu'il lui répondait de prendre tout sur lui; qu'il la priait seulement de lui dire qui elle voulait, et que lui-même l'irait chercher et le lui amènerait. Alors elle lui témoigna qu'elle serait bien aise de se confesser à M. Bailly, prêtre de la mission de la paroisse de Versailles. C'était un homme estimé, qui confessait ce qui était de plus régulier à la cour, et qui, au langage du temps, n'était pas net du soupçon de jansénisme, quoique fort rare parmi ces barbichets. Il confessait Mmes du Châtelet et de Nogaret, dames du palais, à qui quelquefois la Dauphine en avait entendu parler. Bailly se trouva être allé à Paris. La princesse en parut peinée et avoir envie de l'attendre; mais, sur ce que lui remontra le P. de La Rue qu'il était bon de ne pas perdre un temps précieux qui, après qu'elle aurait reçu les sacrements, serait utilement employé par les médecins, elle demanda un récollet qui s'appelait le P. Noël, que le P. La Rue fut chercher lui-même à l'instant, et le lui amena.

On peut imaginer l'éclat que fit ce changement de confesseur en un moment si critique et si redoutable, et tout ce qu'il fit penser. J'y reviendrai après. Il ne faut pas interrompre un récit si intéressant et si funestement curieux. Le Dauphin avait succombé. Il avait caché son mal tant qu'il avait pu pour ne pas quitter le chevet du lit de la Dauphine. La fièvre trop forte pour être plus longtemps dissimulée l'arrêtait, et les médecins, qui lui voulaient épargner d'être témoin des horreurs qu'ils prévoyaient, n'oublièrent rien et par eux-mêmes et par le roi pour le retenir chez lui, et l'y soutenir de moment en moment par les nouvelles factices de l'état de son épouse.

La confession fut longue. L'extrême-onction fut administrée incontinent après, et le saint-viatique tout de suite, que le roi fut recevoir au pied du grand escalier. Une heure après, la Dauphine demanda qu'on fît les prières des agonisants. On lui dit qu'elle n'était point en cet état-là, et avec des paroles de consolation on l'exhorta à essayer de se rendormir. La reine d'Angleterre vint de bonne heure l'après-dînée; elle fut conduite par la galerie dans le salon qui la sépare de la chambre où était la Dauphine. Le roi et Mme de Maintenon étaient dans ce salon, où on fit entrer les médecins pour consulter en leur présence; ils étaient sept de la cour ou mandés de Paris. Tous d'une voix opinèrent à la saignée du pied avant le redoublement; et, au cas qu'elle n'eût pas le succès qu'ils en désiraient, à donner l'émétique dans la fin de la nuit. La saignée du pied fut exécutée à sept heures du soir. Le redoublement vint, ils le trouvèrent moins violent que le précédent. La nuit fut cruelle. Le roi vint de fort bonne heure chez la Dauphine. L'émétique qu'elle prit sur les neuf heures fit peu d'effet. La journée se passa en symptômes plus fâcheux les uns que les autres; une connaissance par rares intervalles. Tout à fait sur le soir la tête tourna dans la chambre où on laissa entrer beaucoup de gens, quoique le roi y fût, qui peu avant qu'elle expirât en sortit, et monta en carrosse au pied du grand escalier avec Mme de Maintenon et Mme de Caylus, et s'en alla à Marly. Ils étaient l'un et l'autre dans la plus amère douleur, et n'eurent pas la force d'entrer chez le Dauphin.

Jamais princesse arrivée si jeune ne vint si bien instruite, et ne sut mieux profiter des instructions qu'elle avait reçues. Son habile père, qui connaissoit à fond notre cour, la lui avait peinte, et lui avait appris la manière unique de s'y rendre heureuse. Beaucoup d'esprit naturel et facile l'y seconda, et beaucoup de qualités aimables lui attachèrent les cœurs, tandis que sa situation personnelle avec son époux, avec le roi, avec Mme de Maintenon lui attira les hommages de l'ambition. Elle avait su travailler à s'y mettre dès les premiers moments de son arrivée; elle ne cessa tant qu'elle vécut de continuer un travail si utile, et dont elle recueillit sans cesse tous les fruits. Douce, timide, mais adroite, bonne jusqu'à craindre de faire la moindre peine à personne, et, toute légère et vive qu'elle était, très-capable de vues et de suite de la plus longue haleine, la contrainte jusqu'à la gêne, dont elle sentait tout le poids, semblait ne lui rien coûter. La complaisance lui était naturelle, coulait de source; elle en avait jusque pour sa cour.

Régulièrement laide, les joues pendantes, le front trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, des cheveux et des sourcils châtain brun fort bien plantés, des yeux les plus parlants et les plus beaux du monde, peu de dents et toutes pourries dont elle parlait et se moquait la première, le plus beau teint et la plus belle peau, peu de gorge mais admirable, le cou long avec un soupçon de goître qui ne lui seyait point mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux et le regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue; aisée, parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nuées; elle plaisait au dernier point. Les grâces naissaient d'elles-mêmes de tous ses pas, de toutes ses manières et de ses discours les plus communs. Un air simple et naturel toujours, naïf assez souvent, mais assaisonné d'esprit, charmait, avec cette aisance qui était en elle, jusqu'à la communiquer à tout ce qui l'approchait.

Elle voulait plaire même aux personnes les plus inutiles et les plus médiocres, sans qu'elle parût le rechercher. On était tenté de la croire toute et uniquement à celles avec qui elle se trouvait. Sa gaieté jeune, vive, active, animait tout, et sa légèreté de nymphe la portait partout comme un tourbillon qui remplit plusieurs lieux à la fois, et qui y donne le mouvement et la vie. Elle ornait tous les spectacles, était l'âme des fêtes, des plaisirs, des bals, et y ravissait par les grâces, la justesse et la perfection de sa danse. Elle aimait le jeu, s'amusait au petit jeu, car tout l'amusait; elle préférait le gros, y était nette, exacte, la plus belle joueuse du monde, et en un instant faisait le jeu de chacun; également gaie et amusée à faire, les après-dînées, des lectures sérieuses, à converser dessus, et à travailler avec ses dames sérieuses; on appelait ainsi ses dames du palais les plus âgées. Elle n'épargna rien jusqu'à sa santé, elle n'oublia pas jusqu'aux plus petites choses, et sans cesse, pour gagner Mme de Maintenon, et le roi par elle. Sa souplesse à leur égard était sans pareille et ne se démentit jamais d'un moment. Elle l'accompagnait de toute la discrétion que lui donnait la connaissance d'eux, que l'étude et l'expérience lui avaient acquise, pour les degrés d'enjouement ou de mesure qui étaient à propos. Son plaisir, ses agréments, je le répète, sa santé même, tout leur fut immolé. Par cette voie elle s'acquit une familiarité avec eux, dont aucun des enfants du roi, non pas même les bâtards, n'avait pu approcher.

En public, sérieuse, mesurée, respectueuse avec le roi, et en timide bienséance avec Mme de Maintenon, qu'elle n'appelait jamais que ma tante, pour confondre joliment le rang et l'amitié. En particulier, causante, sautante, voltigeante autour d'eux, tantôt perchée sur le bras du fauteuil, de l'un ou de l'autre, tantôt se jouant sur leurs genoux, elle leur sautait au cou, les embrassait, les baisait, les caressait, les chiffonnait, leur tirait le dessous du menton, les tourmentait, fouillait leurs tables, leurs papiers, leurs lettres, les décachetait, les lisait quelquefois malgré eux, selon qu'elle les voyait en humeur d'en rire, et parlant quelquefois dessus. Admise à tout, à la réception des courriers qui apportaient les nouvelles les plus importantes, entrant chez le roi à toute heure, même des moments pendant le conseil, utile et fatale aux ministres mêmes, mais toujours portée à obliger, à servir, à excuser, à bien faire, à moins qu'elle ne fût violemment poussée contre quelqu'un, comme elle fut contre Pontchartrain, qu'elle nommait quelquefois au roi votre vilain borgne, ou par quelque cause majeure, comme elle le fut contre Chamillart. Si libre, qu'entendant un soir le roi et Mme de Maintenon parler avec affection de la cour d'Angleterre dans les commencements qu'on espéra la paix par la reine Anne : « Ma tante, se mit-elle à dire, il faut convenir qu'en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante? » et toujours courant et gambadant, « c'est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » L'admirable est qu'ils en rirent tous deux et qu'ils trouvèrent qu'elle avait raison.

Je n'oserais jamais écrire dans des Mémoires sérieux le trait que je vais rapporter, s'il ne servait plus qu'aucun à montrer jusqu'à quel point elle était parvenue d'oser tout dire et tout faire avec eux. J'ai décrit ailleurs la position ordinaire où le roi et Mme de Maintenon étaient chez elle. Un soir qu'il y avait comédie à Versailles, la princesse, après avoir bien parlé toutes sortes de langages, vit entrer Nanon, cette ancienne femme de chambre de Mme de Maintenon, dont j'ai fait mention plus d'une fois, et aussitôt s'alla mettre, tout en grand habit comme elle était et parée, le dos à la cheminée, debout, appuyée sur le petit paravent entre les deux tables. Nanon, qui avait une main comme dans sa poche, passa derrière elle, et se mit comme à genoux. Le roi, qui en était le plus proche, s'en aperçut et leur demanda ce qu'elles faisaient là. La princesse se mit à rire, et répondit qu'elle faisait ce qu'il lui arrivait souvent de faire les jours de comédie. Le roi insista. « Voulez-vous le savoir, reprit-elle, puisque vous ne l'avez pas encore remarqué? C'est que je prends un lavement d'eau. — Comment, s'écria le roi mourant de rire, actuellement là vous prenez un lavement? — Hé vraiment oui, dit-elle. — Et comment faites-vous cela? » Et les voilà tous quatre à rire de tout leur cœur. Nanon apportait la seringue toute prête sous ses jupes, troussait celles de la princesse qui les tenait comme se chauffant, et Nanon lui glissait le clystère. Les jupes retombaient, et Nanon remportait sa seringue sous les siennes; il n'y paraissait pas. Ils n'y avaient pas pris garde, ou avaient cru que Nanon rajustait quelque chose à l'habillement. La surprise fut extrême, et tous deux trouvèrent cela fort plaisant. Le rare est qu'elle allait avec ce lavement à la comédie sans être pressée de le rendre, quelquefois même elle ne le rendait qu'après le souper du roi et le cabinet; elle disait que cela la rafraîchissait, et empêchait que la touffeur du lieu de la comédie ne lui fît mal à la tête. Depuis la découverte elle ne s'en contraignit pas plus qu'auparavant. Elle les connaissoit en perfection, et ne laissait pas de voir et de sentir ce que c'était que Mme de Maintenon et Mlle Choin.

Un soir qu'allant se mettre au lit, où Mgr le duc de Bourgogne l'attendait, et qu'elle causait sur sa chaise percée avec Mmes de Nogaret et du Châtelet, qui me le contèrent le lendemain, et c'était là où elle s'ouvrait le plus volontiers, elle leur parla avec admiration de la fortune de ces deux fées, puis ajouta en riant : « Je voudrais mourir avant M. le duc de Bourgogne, mais voir pourtant ici ce qui s'y passerait; je suis sûre qu'il épouserait une sœur grise ou une tourière des Filles de Sainte-Marie. » Aussi attentive à plaire à Mgr le duc Bourgogne qu'au roi même, quoique souvent trop hasardeuse, et se fiant trop à sa passion pour elle et au silence de tout ce qui pouvait l'approcher, elle prenait l'intérêt le plus vif en sa grandeur personnelle et en sa gloire. On a vu à quel point elle fut touchée des événements de la campagne de Lille et de ses suites, tout ce qu'elle fit pour le relever, et combien elle lui fut utile, en tant de choses si principales dont, comme on l'a expliqué il n'y a pas longtemps, il lui fut entièrement redevable. Le roi ne se pouvait passer d'elle. Tout lui manquait dans l'intérieur lorsque des parties de plaisir, que la tendresse et la considération du roi pour elle voulait souvent qu'elle fît pour la divertir, l'empêchaient d'être avec lui; et jusqu'à son souper public, quand rarement elle y manquait, il y paraissait par un nuage de plus de sérieux et de silence sur toute la personne du roi. Aussi, quelque goût qu'elle eût pour ces sortes de parties, elle y était fort sobre, et se les faisait toujours commander. Elle avait grand soin de voir le roi en partant et en arrivant; et, si quelque bal en hiver, ou quelque partie en été lui faisait percer la nuit, elle ajustait si bien les choses qu'elle allait embrasser le roi dès qu'il était éveillé, et l'amuser du récit de la fête.

Je me suis tant étendu ailleurs sur la contrainte où elle était du côté de Monseigneur, et de toute sa cour particulière, que je n'en répéterai rien ici, sinon qu'au gros de la cour il n'y paraissait rien, tant elle avait soin de le cacher par un air d'aisance avec lui, de familiarité avec ce qui lui était le plus opposé dans cette cour, et de liberté à Meudon parmi eux, mais avec une souplesse et une mesure infinie. Aussi le sentait-elle bien, et depuis la mort de Monseigneur se promettait-elle bien de le leur rendre. Un soir qu'à Fontainebleau, où toutes les dames des princesses étaient dans le même cabinet qu'elle et le roi après le souper, elle avait baragouiné toutes sortes de langues, et fait cent enfances pour amuser le roi qui s'y plaisait, elle remarqua Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti qui se regardaient, se faisaient signe et haussaient les épaules avec un air de mépris et de dédain. Le roi levé et passé à l'ordinaire dans un arrière-cabinet pour donner à manger à ses chiens, et venir après donner le bonsoir aux princesses, la Dauphine prit Mme de Saint-Simon d'une main et Mme de Lévi de l'autre, et leur montrant Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti qui n'étaient qu'à quelques pas de distance : « Avez-vous vu, avez-vous vu? » leur dit-elle ; « je sais comme elles qu'à tout ce que j'ai dit et fait il n'y a pas le sens commun, et que cela est misérable, mais il lui faut du bruit, et ces choses-là le divertissent ; » et tout de suite s'appuyant sur leurs bras, elle se mit à sauter et à chantonner : « Hé je m'en ris! hé je me moque d'elles! et je serai leur reine, et je n'ai que faire d'elles ni à cette heure ni jamais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine; » sautant et s'élançant et s'éjouissant de toute sa force. Ces dames lui criaient tout bas de se taire, que ces princesses l'entendaient, et que tout ce qui était là la voyait faire, et jusqu'à lui dire qu'elle était folle, car d'elles elle trouvait tout bon; elle de sauter plus fort et de chantonner plus haut : « Hé je me moque d'elles! je n'ai que faire d'elles, et je serai leur reine, » et ne finit que lorsque le roi rentra. Hélas ! elle le croyait, la charmante princesse, et qui ne l'eût cru avec elle? Il plut à Dieu pour nos malheurs d'en disposer autrement bientôt après. Elle était si éloignée de le penser que le jour de la Chandeleur, étant presque seule avec Mme de Saint-Simon dans sa chambre presque toutes les dames étant allées devant à la chapelle, et Mme de Saint-Simon demeurée pour l'y suivre au sermon, parce que la duchesse du Lude avait la goutte, et que la comtesse de Mailly n'y était pas, auxquelles elle suppléait toujours, la Dauphine se mit à parler de la quantité de personnes de la cour qu'elle avait connues et qui étaient mortes, puis de ce qu'elle ferait quand elle serait vieille, de la vie qu'elle mènerait, qu'il n'y aurait plus guère que Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun de son jeune temps, qu'elles s'entretiendraient ensemble de ce qu'elles auraient vu et fait, et elle poussa ainsi la conversation jusqu'à ce qu'elle allât au sermon.

Elle aimait véritablement M. le duc de Berry, et elle avait aimé Mme la duchesse de Berry, et compté d'en faire comme de sa fille. Elle avait de grands égards pour Madame, et avait tendrement aimé Monsieur, qui l'aimait de même, et lui avait sans cesse procuré tous les amusements et tous les plaisirs qu'il avait pu, et tout cela retomba sur M. le duc d'Orléans, en qui elle prenait un véritable intérêt, indépendamment de la liaison qui se forma depuis entre elle et Mme la duchesse d'Orléans; ils savaient et s'aidaient de mille choses par elle sur le roi et Mme de Maintenon. Elle avait conservé un grand attachement pour M. et Mme de Savoie, qui étincelait, et pour son pays même, quelquefois malgré elle. Sa force et sa prudence parurent singulièrement dans tout ce qui se passa lors et depuis la rupture. Le roi avait l'égard d'éviter devant elle tout discours qui pût regarder la Savoie, elle tout l'art d'un silence éloquent, qui par des traits rarement échappés faisaient sentir qu'elle était toute française, quoiqu'elle laissât sentir en même temps qu'elle ne pouvait bannir de son cœur son père et son pays. On a vu combien elle était unie à la reine sa sœur, d'amitié, d'intérêt et de commerce.

Avec tant de grandes, de singulières et de si aimables parties, elle en eut et de princesse et de femme, non pour la fidélité et la sûreté du secret, elle en fut un puits, ni pour la circonspection sur les intérêts des autres, mais pour des ombres de tableau plus humaines. Son amitié suivait son commerce, son amusement, son habitude, son besoin; je n'en ai guère vu que Mme de Saint-Simon d'exceptée; elle-même l'avouait avec une grâce et une naïveté qui rendait cet étrange défaut presque supportable en elle. Elle voulait, comme on l'a dit, plaire à tout le monde; mais elle ne se put défendre que quelques-uns ne lui plussent aussi. À son arrivée et longtemps, elle avait été tenue dans une grande séparation, mais dès lors approchée par de vieilles prétendues repenties, dont l'esprit romanesque était demeuré pour le moins galant, si la caducité de l'âge en avait banni les plaisirs; peu à peu dans la suite plus livrée au monde, les choix de ce qui l'environna de son âge se firent pour la plupart moins pour la vertu que par la faveur. La facilité naturelle de la princesse se laissait conformer aux personnes qui lui étaient les plus familières, et ce dont on ne sut pas profiter, elle se plaisait autant, et se trouvait aussi à son aise et aussi amusée d'après-dînées raisonnables, mêlées de lectures et de conversations utiles, c'est-à-dire pieuses ou historiques, avec les dames âgées qui étaient auprès d'elle, que des discours plus libres et dérobés des autres qui l'entraînaient plutôt qu'elle ne s'y livrait, retenue par sa timidité naturelle et par un reste de délicatesse. Il est pourtant vrai que l'entraînement alla bien loin, et qu'une princesse moins aimable et moins universellement aimée, pour ne pas dire adorée, se serait trouvée dans de cruels inconvénients. Sa mort indiqua bien ces sortes de mystères, et manifesta toute la cruauté de la tyrannie que le roi ne cessa point d'exercer sur les âmes de sa famille. Quelle fut sa surprise, quelle fut celle de la cour, lorsque, dans ces moments si terribles où on ne redoute plus que ce qui les suit, et où tout le présent disparaît, elle voulut changer de confesseur, dont elle répudia même tout l'ordre, pour recevoir les derniers sacrements ! On a vu ailleurs qu'il n'y avait que son époux et le roi qui fussent dans l'ignorance, que Mme de Maintenon n'y était pas, et qu'elle était extrêmement occupée qu'ils y demeurassent profondément l'un et l'autre tandis qu'elle lui faisait peur d'eux; mais elle aimait ou plutôt elle adorait la princesse, dont les manières et les charmes lui avaient gagné le cœur; elle en amusait le roi fort utilement pour elle; elle-même s'en amusait et, ce qui est très-véritable quoique surprenant, elle s'en appuyait et quelquefois se conseillait à elle. Avec toute cette galanterie, jamais femme ne parut se soucier moins de sa figure, ni y prendre moins de précaution et de soin; sa toilette était faite en un moment, le peu même qu'elle durait n'était que pour la cour; elle ne se souciait de parure que pour les bals et les fêtes, et ce qu'elle en prenait en tout autre temps, et le moins encore qu'il lui était possible, n'était que par complaisance pour le roi.

Avec elle s'éclipsèrent joie, plaisirs, amusements même, et toutes espèces de grâces; les ténèbres couvrirent toute la surface de la cour; elle l'animait tout entière, elle en remplissait tous les lieux à la fois, elle y occupait tout, elle en pénétrait tout l'intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour languir. Jamais princesse si regrettée, jamais il n'en fut si digne de l'être, aussi les regrets n'en ont-ils pu passer, et l'amertume involontaire et secrète en est constamment demeurée, avec un vide affreux qui n'a pu être diminué.

Le roi et Mme de Maintenon, pénétrés de la plus vive douleur, qui fut la seule véritable qu'il ait jamais eue en sa vie, entrèrent d'abord chez Mme de Maintenon en arrivant à Marly; il soupa seul chez lui dans sa chambre, fut peu dans son cabinet avec M. le duc d'Orléans et ses enfants naturels. M. le duc de Berry tout occupé de son affliction, qui fut véritable et grande, et plus encore de celle de Mgr son frère, qui fut extrême, était demeuré à Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui, transportée de joie de se voir délivrée d'une plus grande et plus aimée qu'elle, et à qui elle devait tout, suppléa tant qu'elle put au cœur par l'esprit, et tint une assez bonne contenance. Ils allèrent le lendemain matin à Marly pour se trouver au réveil du roi. Mgr le Dauphin, malade et navré de la plus intime et de la plus amère douleur, ne sortit point de son appartement où il ne voulut voir que M. son frère, son confesseur, et le duc de Beauvilliers qui, malade depuis sept ou huit jours dans sa maison de la ville, fît un effort pour sortir de son lit, pour aller admirer dans son pupille tout ce que Dieu y avait mis de grand, qui ne parut jamais tant qu'en cette affreuse journée, et en celles qui suivirent jusqu'à sa mort. Ce fut, sans s'en douter, la dernière fois qu'ils se virent en ce monde. Cheverny, d'O et Gamaches passèrent la nuit dans son appartement, mais sans le voir que des instants. Le samedi matin 13 février, ils le pressèrent de s'en aller à Marly, pour lui épargner l'horreur du bruit qu'il pouvait entendre sur sa tête, où la Dauphine était morte. Il sortit à sept heures du matin, par une porte de derrière de son appartement, où il se jeta dans une chaise bleue qui le porta à son carrosse. Il trouva en entrant dans l'une et dans l'autre quelques courtisans plus indiscrets encore qu'éveillés, qui lui firent leur révérence, et qu'il reçut avec un air de politesse. Ses trois menins vinrent dans son carrosse avec lui. Il descendit à la chapelle, entendit la messe, d'où il se fit porter en chaise à une fenêtre de son appartement par où il entra. Mme de Maintenon y vint aussitôt; on peut juger quelle fut l'angoisse de cette entrevue; elle ne put y tenir longtemps et s'en retourna. Il lui fallut essuyer princes et princesses qui, par discrétion, n'y furent que des moments, même Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon avec elle, vers qui le Dauphin se tourna avec un air expressif de leur commune douleur. Il demeura quelque temps seul avec M. le duc de Berry. Le réveil du roi approchant, ses trois menins entrèrent, et je hasardai d'entrer avec eux. Il me montra qu'il s'en apercevait avec un air de douceur et d'affection qui me pénétra. Mais je fus épouvanté de son regard, également contraint, fixe, avec quelque chose de farouche, du changement de son visage, et des marques plus livides que rougeâtres, que j'y remarquai en assez grand nombre et assez larges, et dont ce qui était dans la chambre s'aperçut comme moi. Il était debout, et peu d'instants après on le vint avertir que le roi était éveillé; les larmes qu'il retenait lui roulaient dans les yeux. À cette nouvelle il se tourna sans rien dire, et demeura. Il n'y avait que ses trois menins et moi, et du Chesne; les menins lui proposèrent une fois ou deux d'aller chez le roi, il ne remua ni ne répondit. Je m'approchai et je lui fis signe d'aller, puis je le lui proposai à voix basse. Voyant qu'il demeurait et se taisait, j'osai lui prendre le bras, lui représenter que tôt ou tard il fallait bien qu'il vît le roi; qu'il l'attendait, et sûrement avec désir de le voir et de l'embrasser; qu'il y avait plus de grâce à ne pas différer; et en le pressant de la sorte, je pris la liberté de le pousser doucement. Il me jeta un regard à percer l'âme, et partit. Je le suivis quelques pas, et m'ôtai de là pour prendre haleine. Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l'a mis! Tout ce qui était dans Marly pour lors en très-petit nombre était dans le grand salon. Princes, princesses, grandes entrées étaient dans le petit, entre l'appartement du roi et celui de Mme de Maintenon; elle, dans sa chambre, qui, avertie du réveil du roi, entra seule chez lui à travers ce petit salon, et tout ce qui y était, qui entra fort peu après. Le Dauphin, qui entra par les cabinets, trouva tout ce monde dans la chambre du roi qui, dès qu'il le vit, l'appela pour l'embrasser tendrement, longuement et à reprises. Ces premiers moments si touchants ne se passèrent qu'en paroles fort entrecoupées de larmes et de sanglots.

Le roi, un peu après, regardant le Dauphin, fut effrayé des mêmes choses dont nous l'avions été dans sa chambre. Tout ce qui était dans celle du roi le fut, les médecins plus que les autres. Le roi leur ordonna de lui tâter le pouls, qu'ils trouèrent mauvais, à ce qu'ils dirent après; pour lors ils se contentèrent de dire qu'il n'était pas net, et qu'il serait fort à propos qu'il allât se mettre au lit. Le roi l'embrassa encore, lui recommanda fort tendrement de se conserver, et lui ordonna de s'aller coucher; il obéit, et ne se releva plus. Il était assez tard dans la matinée; le roi avait passé une cruelle nuit, et avait fort mal à la tête; il vit à son dîner le peu de courtisans considérables qui s'y présentèrent. L'après-dînée il alla voir le Dauphin dont la fièvre était augmentée et le pouls encore plus mauvais, passa chez Mme de Maintenon soupa seul chez lui, et fut peu dans son cabinet après, avec ce qui avait accoutumé d'y entrer. Le Dauphin ne vit que ses menins, et des instants, les médecins, peu de suite, M. son frère, assez son confesseur, un peu M. de Chevreuse, et passa sa journée en prières, et à se faire faire de saintes lectures. La liste pour Marly se fit, et les admis advertis comme il s'était pratiqué à la mort de Monseigneur, qui arrivèrent successivement.

Le lendemain dimanche le roi vécut comme il avait fait la veille. L'inquiétude augmenta sur le Dauphin. Lui-même ne cacha pas à Boudin, en présence de du Chesne et de M. de Cheverny, qu'il ne croyait pas en relever, et qu'à ce qu'il sentait, il ne doutait pas que l'avis que Boudin avait eu ne fût exécuté. Il s'en expliqua plus d'une fois de même, et toujours avec un détachement, un mépris du monde, et de tout ce qu'il a de grand, une soumission et un amour de Dieu incomparables. On ne peut exprimer la consternation générale. Le lundi 15 le roi fut saigné, et le Dauphin ne fut pas mieux que la veille. Le roi et Mme de Maintenon le voyaient séparément plus d'une fois le jour. Du reste personne que M. son frère des moments, ses menins comme point, M. de Chevreuse quelque peu, toujours en lectures et en prières. Le mardi 16 il se trouva plus mal, il se sentait dévorer par un feu consumant auquel la fièvre ne répondait pas à l'extérieur; mais le pouls, enfoncé et fort extraordinaire, était très-menaçant. Le mardi fut encore plus mauvais, mais il fut trompeur; ces marques de son visage s'étendirent sur tout le corps. On les prit pour des marques de rougeole. On se flatta là-dessus, mais les médecins et les plus avisés de la cour n'avaient pu oublier sitôt que ces mêmes marques s'étaient montrées sur le corps de la Dauphine, ce qu'on ne sut hors de sa chambre qu'après sa mort.

Le mercredi 17, le mal augmenta considérablement. J'en savais à tout moment des nouvelles par Cheverny, et quand Boulduc pouvait sortir des instants de la chambre il me venait parler. C'était un excellent apothicaire du roi, qui après son père avait toujours été et était encore le nôtre avec un grand attachement, et qui en savait pour le moins autant que les meilleurs médecins, comme nous l'avons expérimenté, et avec cela beaucoup d'esprit et d'honneur, de discrétion et de sagesse. Il ne nous cachait rien à Mme de Saint-Simon et à moi. Il nous avait fait entendre plus que clairement ce qu'il croyait de la Dauphine; il m'avait parlé aussi net dès le second jour sur le Dauphin. Je n'espérais donc plus, mais il se trouve pourtant qu'on espère jusqu'au bout contre toute espérance.

Le mercredi les douleurs augmentèrent comme d'un feu dévorant plus violent encore; le soir, fort tard, le Dauphin envoya demander au roi la permission de communier le lendemain de grand matin, sans cérémonie et sans assistants à la messe qui se disait dans sa chambre ; mais personne n'en sut rien ce soir-là, et on ne l'apprit que le lendemain dans la matinée. Ce même soir du mercredi j'allai assez tard chez le duc et la duchesse de Chevreuse, qui logeaient au premier pavillon, et nous au second, tous deux du côté du village de Marly. J'étais dans une désolation extrême; à peine voyais-je le roi une fois le jour. Je ne faisais qu'aller plusieurs fois le jour aux nouvelles, et uniquement chez M. et Mme de Chevreuse, pour ne voir que des gens aussi touchés que moi, et avec qui je fusse tout à fait libre. Mme de Chevreuse non plus que moi n'avait aucune espérance; M. de Chevreuse, toujours équanime, toujours espérant, toujours voyant tout en blanc, essaya de nous prouver, par ses raisonnements de physique et de médecine, qu'il y avait plus à espérer qu'à craindre, avec une tranquillité qui m'excéda et qui me fit fondre sur lui avec assez d'indécence, mais au soulagement de Mme de Chevreuse et de ce peu qui était avec eux. Je m'en revins passer une cruelle nuit. Le jeudi matin, 18 février, j'appris dès le grand matin que le Dauphin, qui avait attendu minuit avec impatience, avait ouï la messe bientôt après, y avait communié, avait passé deux heures après dans une grande communication avec Dieu, que la tête s'était après embarrassée; et Mme de Saint-Simon me dit ensuite qu'il avait reçu l'extrême-onction; enfin, qu'il était mort à huit heures et demie. Ces Mémoires ne sont pas faits pour y rendre compte de mes sentiments. En les lisant on ne les sentira que trop, si jamais longtemps après moi ils paroissent, et dans quel état je pus être et Mme de Saint-Simon aussi. Je me contenterai de dire qu'à peine parûmes-nous les premiers jours un instant chacun, que je voulus tout quitter et me retirer de la cour et du monde, et que ce fut tout l'ouvrage de la sagesse, de la conduite, du pouvoir de Mme de Saint-Simon sur moi que de m'en empêcher avec bien de la peine. Ce prince, héritier nécessaire puis présomptif de la couronne, naquit terrible, et sa première jeunesse fit trembler; dur et colère jusqu'aux derniers emportements, et jusque contre les choses inanimées; impétueux avec fureur, incapable de souffrir la moindre résistance, même des heures et des éléments, sans entrer en des fougues à faire craindre que tout ne se rompît dans son corps; opiniâtre à l'excès; passionné pour toute espèce de volupté, et des femmes, et, ce qui est rare à la fois, avec un autre penchant tout aussi fort. Il n'aimait pas moins le vin, la bonne chère, la chasse avec fureur, la musique avec une sorte de ravissement, et le jeu encore, où il ne pouvait supporter d'être vaincu, et où le danger avec lui était extrême; enfin, livré à toutes les passions et transporté de tous les plaisirs; souvent farouche, naturellement porté à la cruauté; barbare en railleries et à produire les ridicules avec une justesse qui assommait. De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance quels qu'ils fussent. À peine MM. ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain, quoiqu'on [eût] toujours affecté de les élever tous trois ensemble dans une égalité parfaite. L'esprit, la pénétration brillaient en lui de toutes parts. Jusque dans ses furies ses réponses étonnaient. Ses raisonnements tendaient toujours au juste et au profond, même dans ses emportements. Il se jouait des connaissances les plus abstraites. L'étendue et la vivacité de son esprit étaient prodigieuses, et l'empêchaient de s'appliquer à une seule chose à la fois jusqu'à l'en rendre incapable. La nécessité de le laisser dessiner en étudiant, à quoi il avait beaucoup de goût et d'adresse, et sans quoi son étude était infructueuse, a peut-être beaucoup nui à sa taille.

Il était plutôt petit que grand, le visage long et brun, le haut parfait avec les plus beaux yeux du monde, un regard vif, touchant, frappant, admirable, assez ordinairement doux, toujours perçant, et une physionomie agréable, haute, fine, spirituelle jusqu'à inspirer de l'esprit. Le bas du visage assez pointu, et le nez long, élevé, mais point beau, n'allait pas si bien; des cheveux châtains si crépus et en telle quantité qu'ils bouffaient à l'excès: les lèvres et la bouche agréables quand il ne parlait point, mais quoique ses dents ne fussent pas vilaines, le râtelier supérieur s'avançait trop, et emboîtait presque celui de dessous, ce qui, en parlant et en riant, faisait un effet désagréable. Il avait les plus belles jambes et les plus beaux pieds qu'après le roi j'aie jamais vus à personne, mais trop longues, aussi bien que ses cuisses, pour la proportion de son corps. Il sortit droit d'entre les mains des femmes. On s'aperçut de bonne heure que sa taille commençait à tourner. On employa aussitôt et longtemps le collier et la croix de fer, qu'il portait tant qu'il était dans son appartement, même devant le monde, et on n'oublia aucun des jeux et des exercices propres à le redresser. La nature demeura la plus forte. Il devint bossu, mais si particulièrement d'une épaule, qu'il en fut enfin boiteux, non qu'il n'eût les cuisses et les jambes parfaitement égales, mais parce que, à mesure que cette épaule grossit, il n'y eut plus, des deux hanches jusqu'aux deux pieds, la même distance, et au lieu d'être à plomb il pencha de côté. Il n'en marchait ni moins aisément, ni moins longtemps, ni moins vite, ni moins volontiers, et il n'en aima pas moins la promenade à pied, et à monter à cheval, quoiqu'il y fût très-mal. Ce qui doit surprendre, c'est qu'avec des yeux, tant d'esprit si élevé, et parvenu à la vertu la plus extraordinaire et à la plus éminente et la plus solide piété, ce prince ne se vit jamais tel qu'il était pour sa taille, ou ne s'y accoutuma jamais. C'était une faiblesse qui mettait en garde contre les distractions et les indiscrétions, et qui donnait de la peine à ceux de ses gens qui dans son habillement et dans l'arrangement de ses cheveux masquaient ce défaut naturel le plus qu'il leur était possible, mais bien en garde de lui laisser sentir qu'ils aperçussent ce qui était si visible. Il en faut conclure qu'il n'est pas donné à l'homme d'être ici-bas exactement parfait.

Tant d'esprit, et une telle sorte d'esprit, joint à une telle vivacité, à une telle sensibilité, à de telles passions, et toutes si ardentes, n'était pas d'une éducation facile. Le duc de Beauvilliers, qui en sentait également les difficultés et les conséquences, s'y surpassa lui-même par son application, sa patience, la variété des remèdes. Peu aidé par les sous-gouverneurs, il se secourut de tout ce qu'il trouva sous sa main. Fénelon, Fleury, sous-précepteur, qui a donné une si belle Histoire de l'Église, quelques gentilshommes de la manche, Moreau, premier valet de chambre, fort au-dessus de son état sans se méconnaître, quelques rares valets de l'intérieur, le duc de Chevreuse seul du dehors, tous mis en œuvre et tous en même esprit, travaillèrent chacun sous la direction du gouverneur, dont l'art, déployé dans un récit, ferait un juste ouvrage également curieux et instructif. Mais Dieu, qui est le maître des cœurs, et dont le divin esprit souffle où il veut, fit de ce prince un ouvrage de sa droite, et entre dix-huit et vingt ans il accomplit son œuvre. De cet abîme sortit un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, pénitent, et, autant et quelquefois au delà de ce que son état pouvait comporter, humble et austère pour soi. Tout appliqué à ses devoirs et les comprenant immenses, il ne pensa plus qu'à allier les devoirs de fils et de sujet avec ceux auxquels il se voyait destiné. La brièveté des jours faisait toute sa douleur. Il mit toute sa force et sa consolation dans la prière, et ses préparatifs en de pieuses lectures. Son goût pour les sciences abstraites, sa facilité à les pénétrer lui déroba d'abord un temps qu'il reconnut bientôt devoir à l'instruction des choses de son état, et à la bienséance d'un rang destiné à régner, et à tenir en attendant une cour.

L'apprentissage de la dévotion et l'appréhension de sa faiblesse pour les plaisirs le rendirent d'abord sauvage. La vigilance sur lui-même, à qui il ne passait rien et à qui il croyait devoir ne rien passer, le renferma dans son cabinet comme dans un asile impénétrable aux occasions. Que le monde est étrange! il l'eût abhorré dans son premier état, et il fut tenté de mépriser le second. Le prince le sentit, et le supporta; il attacha avec joie cette sorte d'opprobre à la croix de son Sauveur, pour se confondre soi-même dans l'amer souvenir de son orgueil passé. Ce qui lui fut de plus pénible, il le trouva dans les traits appesantis de sa plus intime famille. Le roi, avec sa dévotion et sa régularité d'écorce, vit bientôt avec un secret dépit un prince de cet âge censurer, sans le vouloir, sa vie par la sienne, se refuser un bureau neuf pour donner aux pauvres le prix qui y était destiné, et le remercier modestement d'une dorure nouvelle dont on voulait rajeunir son petit appartement. On a vu combien il fut piqué de son refus trop obstiné de se trouver à un bal de Marly le jour des Rois. Véritablement ce fut la faute d'un novice. Il devait ce respect, tranchons le mot, cette charitable condescendance, au roi son grand-père, de ne l'irriter pas par cet étrange contraste; mais au fond et en soi action bien grande qui l'exposait à toutes les suites du dégoût de soi qu'il donnait au roi, et aux propos d'une cour dont ce roi était l'idole, et qui tournait en ridicule une telle singularité.

Monseigneur ne lui était pas une épine moins aiguë, tout livré à la matière et à autrui, dont la politique, je dis longtemps avant les complots de Flandres, redoutait déjà ce jeune prince, n'en apercevait que l'écorce et sa rudesse, et s'en aliénait comme d'un censeur. Mme la duchesse de Bourgogne, alarmée d'un époux si austère, n'oubliait rien pour lui adoucir les moeurs. Ses charmes, dont il était pénétré, la politique et les importunités effrénées de jeunes dames de sa suite, déguisées en cent formes diverses, l'appât des plaisirs et des parties auxquels il n'était rien moins qu'insensible, tout était déployé chaque jour. Suivaient dans l'intérieur des cabinets les remontrances de la dévote fée et les traits piquants du roi, l'aliénation de Monseigneur grossièrement marquée, les préférences malignes de sa cour intérieure, et les siennes trop naturelles pour M. le duc de Berry, que son aîné, traité là en étranger qui pèse, voyait chéri et attiré avec applaudissement. Il faut une âme bien forte pour soutenir de telles épreuves, et tous les jours, sans en être ébranlé; il faut être puissamment soutenu de la main invisible quand tout appui se refuse au dehors, et qu'un prince de ce rang se voit livré aux dégoûts des siens devant qui tout fléchit, et presque au mépris d'une cour qui n'était plus retenue, et qui avait une secrète frayeur de se trouver un jour sous ses lois. Cependant, rentré de plus en plus en lui-même par le scrupule de déplaire au roi, de rebuter Monseigneur, de donner aux autres de l'éloignement de la vertu, l'écorce rude et dure peu à peu s'adoucit, mais sans intéresser la solidité du tronc. Il comprit enfin ce que c'est que quitter Dieu pour Dieu, et que la pratique fidèle des devoirs propres de l'état où Dieu a mis est la piété solide qui lui est la plus agréable. Il se mit donc à s'appliquer presque uniquement aux choses qui pouvaient l'instruire au gouvernement; il se prêta plus au monde, il le fit même avec tant de grâce et un air si naturel, qu'on sentit bientôt sa raison de s'y être refusé, et sa peine à ne faire que s'y prêter, et le monde qui se plaît tant à être aimé commença à devenir réconciliable.

Il réussit fort au gré des troupes en sa première campagne en Flandre avec le maréchal de Boufflers. Il ne plut pas moins à la seconde, où il prit Brisach avec le maréchal de Tallard; il s'y montra partout fort librement, et fort au delà de ce que voulait Marsin, qui lui avait été donné pour son mentor. Il fallut lui cacher le projet de Landau pour le faire revenir à la cour, qui n'éclata qu'ensuite. Les tristes conjonctures des années suivantes ne permirent pas de le renvoyer à la tête des armées. À la fin on y crut sa présence nécessaire pour les ranimer, et y rétablir la discipline perdue. Ce fut en 1708. On a vu l'horoscope que la connaissance des intérêts et des intrigues m'en fit faire au duc de Beauvilliers dans les jardins de Marly, avant que la déclaration fût publique, et on a vu l'incroyable succès, et par quels rapides degrés de mensonges, d'art, de hardiesse démesurée d'une impudence à trahir le roi, l'État, la vérité jusqu'alors inouïe, une infernale cabale, la mieux organisée qui fût jamais, effaça ce prince dans le royaume dont il devait porter la couronne, et dans sa maison paternelle, jusqu'à rendre odieux et dangereux d'y dire un mot en sa faveur. Cette monstrueuse anecdote a été si bien expliquée en son lieu que je ne fais que la rappeler ici. Une épreuve si étrangement nouvelle et cruelle était bien dure à un prince qui voyait tout réuni contre lui, et qui n'avait pour soi que la vérité suffoquée par tous les prestiges des magiciens de Pharaon; il la sentit dans tout son poids, dans toute son étendue, dans toutes ses pointes. Il la soutint aussi avec toute la patience, la fermeté, et surtout avec toute la charité d'un élu qui ne voit que Dieu en tout, qui s'humilie sous sa main, qui se purifie dans le creuset que cette divine main lui présente, qui lui rend grâces de tout, qui porte la magnanimité jusqu'à ne vouloir dire ou faire que très-précisément ce qu'il se doit, à l'État, à la vérité, et qui est tellement en garde contre l'humanité qu'il demeure bien en deçà des bornes les plus justes et les plus saintes.

Tant de vertu trouva enfin sa récompense dès ce monde, et avec d'autant plus de pureté, que le prince, bien loin d'y contribuer, se tint encore fort en arrière. J'ai assez expliqué tout ce qui regarde cette précieuse révolution, [pour] que je me contente ici de la montrer, et que les ministres et la cour aux pieds de ce prince devenu le dépositaire du cœur du roi, de son autorité dans les affaires et dans les grâces, et de ses soins pour le détail du gouvernement. Ce fut alors qu'il redoubla plus que jamais d'application aux choses du gouvernement, et à s'instruire de tout ce qui pouvait l'en rendre plus capable. Il bannit tout amusement de sciences pour partager son cabinet entre la prière qu'il abrégea, et l'instruction qu'il multiplia; et le dehors entre son assiduité auprès du roi, ses soins pour Mme de Maintenon, la bienséance et son goût pour son épouse, et l'attention à tenir une cour, et à s'y rendre accessible et aimable. Plus le roi l'éleva, plus il affecta de se tenir soumis en sa main, plus il lui montra de considération et de confiance, plus il y sut répondre par le sentiment, la sagesse, les connaissances, surtout par une modération éloignée de tout désir et de toute complaisance en soi-même, beaucoup moins de la plus légère présomption. Son secret et celui des autres fut toujours impénétrable chez lui.

Sa confiance en son confesseur n'allait pas jusqu'aux affaires; j'en ai rapporté deux exemples mémorables sur deux très-importantes aux jésuites qu'ils attirèrent devant le roi, contre lesquels il fut de toutes ses forces. On ne sait si celle qu'il aurait prise en M. de Cambrai aurait été plus étendue; on n'en peut juger que par celle qu'il avait en M. de Chevreuse, et plus en M. de Beauvilliers qu'en qui que ce fût. On peut dire de ces deux beaux-frères qu'ils n'étaient qu'un coeur et qu'une âme, et que M. de Cambrai en était la vie et le mouvement; leur abandon pour lui était sans bornes, leur commerce secret était continuel. Il était sans cesse consulté sur grandes et sur petites choses, publiques, politiques, domestiques; leur conscience de plus était entre ses mains; le prince ne l'ignorait pas; et je me suis toujours persuadé, sans néanmoins aucune notion autre que présomption, que le prince même le consultait par eux, et que c'était par eux que s'entretenait cette amitié, cette estime, cette confiance pour lui si haute et si connue. Il pouvait donc compter, et il comptait sûrement aussi parler et entendre tous les trois, quand il parlait ou écoutait l'un d'eux. Sa confiance néanmoins avait des degrés entre les deux beaux-frères; s'il l'avait avec abandon pour quelqu'un, c'était certainement pour le duc de Beauvilliers. Toutefois il y avait des choses où ce duc n'entamait pas son sentiment, par exemple beaucoup de celles de la cour de Rome, d'autres qui regardaient le cardinal de Noailles, quelques autres de goût et d'affections; c'est ce que j'ai vu de mes yeux et ouï de mes oreilles.

Je ne tenais à lui que par M. de Beauvilliers, et je ne crois pas faire un acte d'humilité de dire qu'en tous sens et en tous genres, j'étais sans aucune proportion avec lui. Néanmoins il a souvent concerté avec moi pour faire ou sonder, ou parler, ou inspirer, approcher, écarter de ce prince par moi, pris ses mesures sur ce que je lui disais; et plus d'une fois, lui rendant compte de mes tête-à-tête avec le prince, il m'a fait répéter de surprise des choses qu'il m'avouait sur lesquelles il ne s'était jamais tant ouvert avec lui, et d'autres qu'il ne lui avait jamais dites. Il est vrai que celles-là ont été rares, mais elles ont été, et elles ont été plus d'une fois. Ce n'est pas assurément que ce prince eût en moi plus de confiance. J'en serais si honteux, et pour lui et pour moi, que, s'il avait été capable d'une si lourde faute, je me garderais bien de la laisser sentir; mais je m'étends sur ce détail qui n'a pu être aperçu que de moi, pour rendre témoignage à cette vérité: que la confiance la plus entière de ce prince, et la plus fondée sur tout ce qui la peut établir et la rendre toujours durable, n'alla jamais jusqu'à l'abandon, et à une transformation qui devient trop souvent le plus grand malheur des rois, des cours, des peuples et des États même.

Le discernement de ce prince n'était donc point asservi, mais comme l'abeille il recueillait la plus parfaite substance des plus belles et des meilleures fleurs. Il tâchait à connaître les hommes, à tirer d'eux les instructions et les lumières qu'il en pouvait espérer. Il conférait quelquefois, mais rarement avec quelques-uns, mais à la passade, sur des matières particulières; plus rarement en secret sur des éclaircissements qu'il jugeait nécessaires, mais sans retour et sans habitude. Je n'ai point su, et cela ne m'aurait pas échappé, qu'il travaillât habituellement avec personne qu'avec les ministres, et le duc de Chevreuse l'était, et avec les prélats dont j'ai parlé sur l'affaire du cardinal de Noailles. Hors ce nombre, j'étais le seul qui eusse ses derrières libres et fréquents, soit de sa part ou de la mienne. Là, il découvrait son âme et pour le présent et pour l'avenir avec confiance, et toutefois avec sagesse, avec retenue, avec discrétion. Il se laissait aller sur les plans qu'il croyait nécessaires, il se livrait sur les choses générales, il se retenait sur les particulières, et plus encore sur les particuliers; mais, comme il voulait sur cela même tirer de moi tout ce qui pouvait lui servir, je lui donnais adroitement lieu à des échappées, et souvent avec succès, par la confiance qu'il avait prise en moi de plus en plus, et que je devais toute au duc de Beauvilliers, et en sous-ordre au duc de Chevreuse, à qui je ne rendais pas le même compte qu'à son beau-frère, mais à qui je ne laissais pas de m'ouvrir fort souvent comme lui à moi.

Un volume ne décrirait pas suffisamment ces divers tête-à-tête entre ce prince et moi. Quel amour du bien! quel dépouillement de soi-même! quelles recherches! quels fruits! quelle pureté d'objet, oserai-je le dire, quel reflet de la Divinité dans cette âme candide, simple, forte, qui, autant qu'il leur est donné ici-bas, en avait conservé l'image! On y sentait briller les traits d'une éducation également laborieuse et industrieuse, également savante, sage, chrétienne, et les réflexions d'un disciple lumineux, qui était né pour le commandement. Là, s'éclipsaient les scrupules qui le dominaient en public. Il voulait savoir à qui il avait et à qui il aurait affaire; il mettait au jeu le premier pour profiter d'un tête-à-tête sans fard et sans intérêt. Mais que le tête-à-tête avait de vaste, et que les charmes qui s'y trouvaient étaient agités par la variété où le prince s'espaçait et par art, et par entraînement de curiosité, et par la soif de savoir! De l'un à l'autre il promenait son homme sur tant de matières, sur tant de choses, de gens et de faits, que qui n'aurait pas eu à la main de quoi le satisfaire en serait sorti bien mal content de soi, et ne l'aurait pas laissé satisfait. La préparation était également imprévue et impossible. C'était dans ces impromptus que le prince cherchait à puiser des vérités qui ne pouvaient ainsi rien emprunter d'ailleurs, et à éprouver, sur des connaissances ainsi variées, quel fond il pouvait faire en ce genre sur le choix qu'il avait fait.

De cette façon, son homme, qui avait compté ordinairement sur une matière à traiter avec lui, et en avoir pour un quart d'heure, pour une demi-heure, y passait deux heures et plus, suivant que le temps en laissait plus ou moins de liberté au prince. Il se ramenait toujours à la matière qu'il avait destinée de traiter en principal; mais à travers les parenthèses qu'il présentait, et qu'il maniait en maître, et dont quelques-unes étaient assez souvent son principal objet. Là, nul verbiage, nul compliment, nulles louanges, nulles chevilles, aucune préface, aucun conte, pas la plus légère plaisanterie; tout objet, tout dessein, tout serré, substantiel, au fait, au but, rien sans raison, sans cause, rien par amusement et par plaisir; c'était là que la charité générale l'emportait sur la charité particulière, et que ce qui était sur le compte de chacun se discutait exactement; c'était là que les plans, les arrangements, les changements, les choix se formaient, se mûrissaient, se découvraient, souvent tout mâchés, sans le paraître, avec le duc de Beauvilliers, quelquefois avec lui et le duc de Chevreuse, qui néanmoins étaient tous deux ensemble très-rarement avec lui. Quelquefois encore il y avait de la réserve pour tous les deux ou pour l'un ou l'autre, quoique rare pour M. de Beauvilliers; mais en tout et partout un inviolable secret dans toute sa profondeur.

Avec tant et de si grandes parties, ce prince si admirable ne laissait pas de laisser voir un recoin d'homme, c'est-à-dire quelques défauts, et quelquefois même peu décents; et c'est ce que, avec tant de solide et de grand, on avait peine à comprendre, parce qu'on ne voulait pas se souvenir qu'il n'avait été que vice et que défaut, ni réfléchir sur le prodigieux changement, et ce qu'il avait dû coûter, qui en avait fait un prince déjà si proche de toute perfection qu'on s'étonnait, en le voyant de près, qu'il ne l'eût pas encore atteinte jusqu'à son comble. J'ai touché ailleurs quelques-uns de ces légers défauts, qui, malgré son âge, étaient encore des enfances, qui se corrigeaient assez tous les jours pour faire sainement augurer que bientôt elles disparaîtroient toutes. Un plus important, et que la réflexion et l'expérience auraient sûrement guéri, c'est qu'il était quelquefois des personnes, mais rarement, pour qui l'estime et l'amitié de goût, même assez familière, ne marchaient pas de compagnie. Ses scrupules, ses malaises, ses petitesses de dévotion diminuaient tous les jours, et tous les jours il croissait en quelque chose; surtout il était bien guéri de l'opinion de préférer pour les choix la piété à tout autre talent, c'est-à-dire de faire un ministre, un ambassadeur, un général plus par rapport à sa piété qu'à sa capacité et à son expérience; il l'était encore sur le crédit à donner à la piété, persuadé qu'il était enfin que de fort honnêtes gens, et propres à beaucoup de choses, le peuvent être sans dévotion, et doivent cependant être mis en œuvre, et du danger encore de faire des hypocrites.

Comme il avait le sentiment fort vif, il le passait aux autres, et ne les en aimait et n'estimait pas moins. Jamais homme si amoureux de l'ordre ni qui le connût mieux, ni si désireux de le rétablir en tout, d'ôter la confusion, et de mettre gens et choses en leurs places. Instruit au dernier point de tout ce qui doit régler cet ordre par maximes, par justice et par raison, et attentif, avant qu'il fût le maître, de rendre à l'âge, au mérite, à la naissance, au rang, la distinction propre à chacune de ces choses, et de la marquer en toutes occasions. Ses desseins allongeraient trop ces Mémoires. Les expliquer serait un ouvrage à part, mais un ouvrage à faire mourir de regrets. Sans entrer dans mille détails sur le comment, sur les personnes, je ne puis toutefois m'en refuser ici quelque chose en gros. L'anéantissement de la noblesse lui était odieux, et son égalité entre elle insupportable. Cette dernière nouveauté qui ne cédait qu'aux dignités, et qui confondait le noble avec le gentilhomme, et ceux-ci avec les seigneurs, lui paraissait de la dernière injustice, et ce défaut de gradation une cause prochaine [de ruine] et destructive d'un royaume tout militaire. Il se souvenait qu'il n'avait dû son salut dans ses plus grands périls sous Philippe de Valois, sous Charles V, sous Charles VII, sous Louis XII, sous François Ier, sous ses petits-fils, sous Henri IV, qu'à cette noblesse, qui se connaissoit et se tenait dans les bornes de ses différences réciproques, qui avait la volonté et le moyen de marcher au secours de l'État, par bandes et par provinces, sans embarras et sans confusion, parce qu'aucun n'était sorti de son état, et ne faisait difficulté d'obéir à plus grand que soi. Il voyait au contraire ce secours éteint par les contraires; pas un qui n'en soit venu à prétendre l'égalité à tout autre, par conséquent plus rien d'organisé, plus de commandement et plus d'obéissance.

Quant aux moyens, il était touché, jusqu'au plus profond du cœur, de la ruine de la noblesse, des voies prises et toujours continuées pour l'y réduire et l'y tenir, de l'abâtardissement que la misère et le mélange du sang par les continuelles mésalliances nécessaires pour avoir du pain, avaient établi dans les courages et pour valeur, et pour vertu, et pour sentiments. Il était indigné de voir cette noblesse française si célèbre, si illustre, devenue un peuple presque de la même sorte que le peuple même, et seulement distinguée de lui en ce que le peuple a la liberté de tout travail, de tout négoce, des armes même, au lieu que la noblesse est devenue un autre peuple qui n'a d'autre choix qu'une mortelle et ruineuse oisiveté, qui par son inutilité à tout la rend à charge et méprisée, ou d'aller à la guerre se faire tuer, à travers les insultes des commis des secrétaires d'État, et des secrétaires des intendants, sans que les plus grands de toute cette noblesse par leur naissance, et par les dignités qui, sans les sortir de son ordre, les met au-dessus d'elle, puissent éviter ce même sort d'inutilité, ni les dégoûts des maîtres de la plume lorsqu'ils servent dans les armées. Surtout il ne pouvait se contenir contre l'injure faite aux armes, par lesquelles cette monarchie s'est fondée et maintenue, qu'un officier vétéran, souvent couvert de blessures, même lieutenant général des armées, retiré chez soi avec estime, réputation, pensions même, y soit réellement mis à la taille avec tous les autres paysans de sa paroisse, s'il n'est pas noble, par eux et comme eux, et comme je l'ai vu arriver à d'anciens capitaines chevaliers de Saint-Louis et à pension, sans remède pour les en exempter, tandis que les exemptions sont sans nombre pour les plus vils emplois de la petite robe et de la finance, même après les avoir vendus, et quelquefois héréditaires.

Ce prince ne pouvait s'accoutumer qu'on ne pût parvenir à gouverner l'État en tout ou en partie, si on n'avait été maître des requêtes, et que ce fût entre les mains de la jeunesse de cette magistrature que toutes les provinces fussent remises pour les gouverner en tout genre, et seuls, chacun la sienne à sa pleine et entière discrétion, avec un pouvoir infiniment plus grand, et une autorité plus libre et plus entière, sans nulle comparaison, que les gouverneurs de ces provinces en avaient jamais eue, qu'on avait pourtant voulu si bien abattre qu'il ne leur en était resté que le nom et les appointements uniques, et il ne trouvait pas moins scandaleux que le commandement de quelques provinces fût joint et quelquefois attaché à la place du chef du parlement de la même province, en absence du gouverneur et du lieutenant général en titre, laquelle était nécessairement continuelle, avec le même pouvoir sur les troupes qu'eux. Je ne répéterai point ce qu'il pensait sur le pouvoir et sur l'élévation des secrétaires d'État, des autres ministres, et la forme de leur gouvernement. On l'a vu il n'y a pas longtemps, comme sur le dixième on a vu ce qu'il pensait et sentait sur la finance et les financiers. Le nombre immense de gens employés a lever et à percevoir les impositions ordinaires et extraordinaires, et la manière de les lever; la multitude énorme d'offices et d'officiers de justice de toute espèce; celle des procès, des chicanes, des frais; l'iniquité de la prolongation des affaires, les ruines et les cruautés qui s'y commettent, étaient des objets d'une impatience qui lui inspirait presque celle d'être en pouvoir d'y remédier.

La comparaison qu'il faisait des pays d'états avec les autres lui avait donné la pensée de partager le royaume en parties, autant qu'il se pourrait, égales pour la richesse, de faire administrer chacune par ses états, de les simplifier tous extrêmement pour en bannir la cohue et le désordre, et d'un extrait aussi fort simplifié de tous ces états des provinces en former quelquefois des états généraux du royaume. Je n'ose achever un grand mot, un mot d'un prince pénétré : « qu'un roi est fait pour les sujets, et non les sujets pour lui, » comme il ne se contraignait pas de le dire en public, et jusque dans le salon de Marly, un mot enfin de père de la patrie, mais un mot qui hors de son règne, que Dieu n'a pas permis, serait le plus affreux blasphème. Pour en revenir aux états généraux, ce n'était pas qu'il leur crût aucune sorte de pouvoir. Il était trop instruit pour ignorer que ce corps, tout auguste que sa représentation le rende, n'est qu'un corps de plaignants, de remontrants, et quand il plaît au roi de le lui permettre, un corps de proposants. Mais ce prince, qui se serait plu dans le sein de sa nation rassemblée, croyait trouver des avantages infinis d'y être informé des maux et des remèdes par des députés qui connaîtroient les premiers par expérience, et de consulter les derniers avec ceux sur qui ils devaient porter. Mais dans ces états il n'en voulait connaître que trois, et laissait fermement dans le troisième celui qui si nouvellement a paru vouloir s'en tirer.

À l'égard des rangs, des dignités et des charges, on a vu que les rangs étrangers, ou prétendus tels, n'étaient pas dans son goût et dans ses maximes, et ce qui en était pour la règle des rangs. Il n'était pas plus favorable aux dignités étrangères. Son dessein aussi n'était pas de multiplier les premières dignités du royaume. Il voulait néanmoins favoriser la première noblesse par des distinctions. Il sentait combien elles étaient impossibles et irritantes par naissance entre les vrais seigneurs, et il était choqué qu'il n'y eût ni distinction ni récompense à leur donner, que les premières et le comble de toutes. Il pensait donc, à l'exemple, mais non sur le modèle de l'Angleterre, à des dignités moindres en tout que celles de ducs: les unes héréditaires et de divers degrés, avec leurs rangs et leurs distinctions propres; les autres à vie sur le modèle, en leur manière, des ducs non vérifiés ou à brevet. Le militaire en aurait eu aussi, dans le même dessein et par la même raison, au-dessous des maréchaux de France. L'ordre de Saint-Louis aurait été beaucoup moins commun, et celui de Saint-Michel tiré de la boue où on l'a jeté, et remis en honneur pour rendre plus réservé celui de l'ordre du Saint-Esprit. Pour les charges, il ne comprenait pas comment le roi avait eu pour ses ministres la complaisance de laisser tomber les premières après les grandes de sa cour dans l'abjection où de l'une à l'autre toutes sont tombées. Le Dauphin aurait pris plaisir d'y être servi et environné par de véritables seigneurs, et il aurait illustré d'autres charges moindres, et ajouté quelques-unes de nouveau pour des personnes de qualité moins distinguées. Ce tout ensemble, qui eût décoré sa cour et l'État, lui aurait fourni beaucoup plus de récompenses. Mais il n'aimait pas les perpétuelles, que la même charge, le même gouvernement devînt comme patrimoine par l'habitude de passer toujours de père en fils. Son projet de libérer peu à peu toutes les charges de cour et de guerre, pour en ôter à toujours la vénalité, n'était pas favorable aux brevets de retenue ni aux survivances, qui ne laissaient rien aux jeunes gens à prétendre ni à désirer.

Quant à la guerre, il ne pouvait goûter l'ordre du tableau que Louvois a introduit pour son autorité particulière, pour confondre qualité, mérite et néant, et pour rendre peuple tout ce qui sert. Ce prince regardait cette invention comme la destruction de l'émulation, par conséquent du désir de s'appliquer, d'apprendre, et de faire, comme la cause de ces immenses promotions qui font des officiers généraux sans nombre, qu'on ne peut pour la plupart employer ni récompenser, et parmi lesquels on en trouve si peu qui aient de la capacité et du talent, ce qui remonte enfin jusqu'à ceux qu'il faut bien faire maréchaux de France, et entre ces derniers jusqu'aux généraux des armées, et dont l'État éprouve les funestes suites, surtout depuis le commencement de ce siècle, parce que ceux qui ont précédé cet établissement n'étaient déjà plus ou hors d'état de servir.

Cette grande et sainte maxime: que les rois sont faits pour leurs peuples et non les peuples pour les rois ni aux rois, était si avant imprimée en son âme qu'elle lui avait rendu le luxe et la guerre odieuse. C'est ce qui le faisait quelquefois expliquer trop vivement sur la dernière, emporté par une vérité trop dure pour les oreilles du monde, qui a fait quelquefois dire sinistrement qu'il n'aimait pas la guerre. Sa justice était munie de ce bandeau impénétrable qui en fait toute la sûreté. Il se donnait la peine d'étudier les affaires qui se présentaient à juger devant le roi aux conseils de finance et des dépêches; et, si elles étaient grandes, il y travaillait avec les gens du métier, dont il puisait des connaissances, sans se rendre esclave de leurs opinions. Il communiait au moins tous les quinze jours avec un recueillement et un abaissement qui frappait, toujours en collier de l'ordre et en rabat et manteau court. Il voyait son confesseur jésuite une ou deux fois la semaine, et quelquefois fort longtemps, ce qu'il abrégea beaucoup dans la suite, quoiqu'il approchât plus souvent de la communion.

Sa conversation était aimable, tant qu'il pouvait solide, et par goût; toujours mesurée à ceux avec qui il parlait. Il se délassait volontiers à la promenade: c'était là où ces [qualités] paraissaient le plus. S'il s'y trouvait quelqu'un avec qui il pût parler de sciences, c'était son plaisir, mais plaisir modeste, et seulement pour s'amuser et s'instruire en dissertant quelque peu, et en écoutant davantage. Mais ce qu'il y cherchait le plus c'était l'utile, des gens à faire parler sur la guerre et les places, sur la marine et le commerce, sur les pays et les cours étrangères, quelquefois sur des faits particuliers mais publics., et sur des points d'histoire ou des guerres passées depuis longtemps. Ces promenades, qui l'instruisaient beaucoup, lui conciliaient les esprits, les cœurs, l'admiration, les plus grandes espérances. Il avait mis à la place des spectacles, qu'il s'était retranchés depuis fort longtemps, un petit jeu où les plus médiocres bourses pouvaient atteindre, pour pouvoir varier et partager l'honneur de jouer avec lui, et se rendre cependant visible à tout le monde. Il fut toujours sensible au plaisir de la table et de la chasse. Il se laissait aller à la dernière avec moins de scrupule, mais il craignait son faible pour l'autre, et il y était d'excellente compagnie quand il s'y laissait aller.

Il connaissoit le roi parfaitement, il le respectait, et sur la fin il l'aimait en fils, et lui faisait une cour attentive de sujet, mais qui sentait quel il était. Il cultivait Mme de Maintenon avec les égards que leur situation demandait. Tant que Monseigneur vécut, il lui rendait tout ce qu'il devait avec soin. On y sentait la contrainte, encore plus avec Mlle Choin, et le malaise avec tout cet intérieur de Meudon. On en a tant expliqué les causes qu'on n'y reviendra pas ici. Le prince admirait, autant pour le moins que tout le monde, que Monseigneur, qui, tout matériel qu'il était, avait beaucoup de gloire, n'avait jamais pu s'accoutumer à Mme de Maintenon, ne la voyait que par bienséance, et le moins encore qu'il pouvait, et toutefois avait aussi en Mlle Choin sa Maintenon autant que le roi avait la sienne, et ne lui asservissait pas moins ses enfants que le roi les siens à Mme de Maintenon. Il aimait les princes ses frères avec tendresse, et son épouse avec la plus grande passion. La douleur de sa perte pénétra ses plus intimes moelles. La piété y surnagea par les plus prodigieux efforts. Le sacrifice fut entier, mais il fut sanglant. Dans cette terrible affliction rien de bas, rien de petit, rien d'indécent. On voyait un homme hors de soi, qui s'extorquait une surface unie, et qui y succombait. Les jours en furent tôt abrégés. Il fut le même dans sa maladie. Il ne crut point en relever, il en raisonnait avec ses médecins; dans cette opinion, il ne cacha pas sur quoi elle était fondée; on l'a dit il n'y a pas longtemps, et tout ce qu'il sentit depuis le premier jour jusqu'au dernier l'y confirma de plus en plus. Quelle épouvantable conviction de la fin de son épouse et de la sienne! mais, grand Dieu! quel spectacle vous donnâtes en lui, et que n'est-il permis encore d'en révéler des parties également secrètes, et si sublimes qu'il n'y a que vous qui les puissiez donner et en connaître tout le prix! quelle imitation de Jésus-Christ sur la croix! on ne dit pas seulement à l'égard de la mort et des souffrances, elle s'éleva bien au-dessus. Quelles tendres, mais tranquilles vues! quel surcroît de détachement! quels vifs élans d'actions de grâces d'être préservé du sceptre et du compte qu'il faut en rendre ! quelle soumission, et combien parfaite! quel ardent amour de Dieu! quel perçant regard sur son néant et ses péchés! quelle magnifique idée de l'infinie miséricorde! quelle religieuse et humble crainte! quelle tempérée confiance! quelle sage paix! quelles lectures! quelles prières continuelles! quel ardent désir des derniers sacrements! quel profond recueillement! quelle invincible patience! quelle douceur, quelle constante bonté pour tout ce qui l'approchait! quelle charité pure, qui le pressait d'aller à Dieu! La France tomba enfin sous ce dernier châtiment; Dieu lui montra un prince qu'elle ne méritait pas. La terre n'en était pas digne, il était mûr déjà pour la bienheureuse éternité.

CHAPITRE V. §

Obsèques pontificales à Rome pour le Dauphin. — Époque et date de leur cessation à Rome et à Paris pour les papes et pour nos rois. — Étrange pensée de l'archevêque de Reims sur le duc de Noailles. — Pourquoi [il était] mal avec les Noailles. — Embarras du P. La Rue qui surprend étrangement le roi du changement de confesseur. — Appareil funèbre chez la Dauphine. — Prétentions des évêques refusées. — Règles de ces choses. — Carreau et goupillon, à qui donnés et par qui présentés. — Annonce à haute voix ; pour qui. — Garde par les dames, et quelle. — Première garde; comment réglée par le roi entre les duchesses et la maison de Lorraine. — Eau bénite de peu du sang royal et du comte de Toulouse, et point d'autres. — Le corps du Dauphin porté sans cérémonie près de celui de la Dauphine. — Transport en cérémonie des deux cœurs au Val-de-Grâce. — Mgr le duc de Bretagne Dauphin. — Madame entre les soirs dans le cabinet du roi après le souper. — M. le duc d'Orléans, seul de tous les princes, donne en cérémonie l'eau bénite au Dauphin. — Convoi des deux corps à Saint-Denis en cérémonie. — Retour du roi à Versailles, où il voit en passant la foule des mantes et des manteaux, qui vont après chez tout le sang royal sans ordre et pour la première fois. — Privance de la duchesse du Lude. — Le roi voit à la fois tous les ministres étrangers en manteaux; reçoit les harangues des autres. — Extrémité des deux jeunes fils de France, qui sont nommés sans cérémonie. — Mort du petit Dauphin. — Le roi d'aujourd'hui comment sauvé. — Le corps et le cœur du petit Dauphin portés sans cérémonie près de ceux de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine. — M. le duc d'Anjou, aujourd'hui roi, succède au titre et au rang de Dauphin. — Douleur de M. le duc de Berry, et en Espagne. — Singularité des obsèques jusqu'à Saint-Denis. — Deuil aussi singulier que ces obsèques. — État du duc de Beauvilliers et le mien. — Cassette du Dauphin qui me met en grand péril, dont l'adresse du duc de Beauvilliers me sauve.

La consternation fut vraie et générale. Elle pénétra les terres et les cours étrangères. Tandis que les peuples pleuraient celui qui ne pensait qu'à leur soulagement, et toute la France un prince qui ne voulait régner que pour la rendre heureuse et florissante, les souverains de l'Europe pleurèrent publiquement celui qu'ils regardaient déjà comme leur exemple, et que ses vertus allaient rendre leur arbitre, et le modérateur paisible et révéré des nations. Le pape en fut si touché qu'il résolut de lui-même, et sans aucune sorte d'office, de passer par-dessus toutes les règles et les formalités de sa cour, et il en fut unanimement applaudi. Il tint exprès un consistoire, il y déplora la perte infinie que faisait l'Église et toute la chrétienté; il fit un éloge complet du prince qui causait leurs justes regrets et ceux de toute l'Europe. Il y déclara enfin que, passant, en faveur de ses extraordinaires vertus et de la douleur publique; par-dessus toute coutume, il en ferait lui-même dans sa chapelle les obsèques publiques et solennelles. Il en indiqua tout de suite le jour; le sacré collége et toute la cour romaine y assista, et tous applaudirent à un honneur si insolite. Il avait toujours été rendu réciproquement aux papes en France et à nos rois à Rome, mais non à leurs enfants, jusqu'à la mort d'Henri III.

Sixte V, qui avait ouvert les yeux au célèbre duc de Nevers qui l'était allé consulter sur la Ligue, et qui lui-même ne l'avait favorisée que le moins qu'il avait pu, qui loua publiquement Henri III de s'être défait du duc de Guise, devint furieux deux jours après, lorsqu'il apprit que le cardinal de Guise avait eu le même sort. Il excommunia Henri III, et quoi que ce prince pût faire dans le peu de temps que les Guise le laissèrent vivre depuis, il demeura excommunié même après sa mort, quoique, dans le court espace qu'il vécut après avoir été frappé, il eût fait tout ce qui lui fut possible pour mourir en bon chrétien, qu'il eût été réconcilié à l'Église, et qu'il eût reçu tous les sacrements. Tout ce que la reine sa veuve fit de démarches à Rome par le célèbre d'Ossat depuis cardinal, toute l'adresse, l'éloquence, la force des raisons et des offices qu'il y employa, toute la considération personnelle que ce grand'homme s'y était acquise, furent inutiles pour obtenir les obsèques accoutumées pour nos rois. En revanche, on cessa en France de les faire pour les papes, et réciproquement il n'y en a pas eu depuis. C'est ce qui ajouta beaucoup à celles que Clément XI, et de lui-même, voulut faire pour ce sublime Dauphin, et auxquelles tout Rome applaudit contre ses plus opiniâtres maximes, qui la rendent si politiquement invariable pour tout ce qui est du cérémonial. De douloureuses choses me ramènent sur mes pas. La Dauphine mourut comme je l'ai dit, à Versailles, le vendredi 12 février, entre huit et neuf heures du soir. J'étais retiré dans ma chambre, pénétré de cette perte; l'archevêque de Reims, qui entrait chez moi à toute heure, y arriva et me trouva seul. Il était affligé, comme il n'était personne qui pût s'en défendre, il l'était de plus de la perte de la charge de dame d'atours qu'avait la comtesse de Mailly, sa belle-sœur, avec laquelle il était intimement de tout temps. Il savait par elle l'aventure de la tabatière. Le roi ne faisait presque que de partir, et il s'était trouvé dans la chambre de la pauvre princesse, tout pendant que le roi y avait demeuré, et il y était longtemps auparavant. Il me conta d'entrée que le duc de Noailles, qui était en quartier de capitaine des gardes, y était venu avant le roi, qu'il lui avait vu un air embarrassé, le regard curieux, une décision fort nette et trop sereine que cela ne pouvait aller loin, un examen attentif et quelque chose de fort composé dans toute sa personne; qu'il était demeuré assez longtemps, et s'en était allé pour y revenir fort peu après avec le roi, où, à travers son embarras qui subsistait, le contentement perçait; enfin il m'en parla comme lui en attribuant tout le malheur, et me le dit nettement.

Il faut remarquer que tous ces Mailly ne pouvaient souffrir les Noailles; la jalousie les rongeait de la préférence qu'ils avaient sur eux chez Mme de Maintenon, et leur manie était de trouver fort mauvais que la comtesse de Mailly, fille de son cousin germain, n'en eût pas été traitée en parfaite égalité de fortune, comme la fille unique de son propre frère. À cette émulation qui formait leur haine, l'archevêque en joignait une particulière. Avant son épiscopat, il avait été député du second ordre à une assemblée du clergé. Il voulait parvenir, et il s'était livré aux jésuites. Il arriva une affaire où il s'opposa fièrement au cardinal de Noailles, qui présidait à l'assemblée, et qui était alors dans sa grande faveur. Surpris de se voir résister en face par un abbé, il voulut s'expliquer, et lui faire honnêtement entendre raison. L'abbé n'en poussa que plus vertement sa pointe, et même avec peu de mesure. Alors le cardinal piqué le malmena de façon que l'autre ne le lui pardonna jamais. Lui-même autrefois m'avait conté la querelle, et souvent depuis témoigné qu'il ne l'oublierait jamais. Je l'en fis souvenir alors pour le rendre suspect à lui-même; mais, voyant qu'il s'animait de plus en plus à me vouloir persuader, je lui dis que personne ne le pouvait jamais être que le duc de Noailles pût être capable d'une horreur aussi abominable; aussi peu qu'il eût aucun intérêt en la mort de la Dauphine, lui qui toute sa vie en avait été si bien traité; qui avait trois sœurs, dames du palais, ses favorites; qui avait tant d'intérêt en la vie de Mme de Maintenon qui, à son âge, soutiendrait difficilement cette perte; enfin, outre ces raisons démonstratives, toutes celles dont je pus m'aviser. Je n'y gagnai rien; la cause du rappel du duc de Noailles commençait à percer. Il me soutint qu'il voulait gouverner le Dauphin sans partage, à qui il ne pouvait proposer une maîtresse, comme si en [ce] genre d'affaires, et de confiance les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse n'eussent pas été des obstacles plus fâcheux que la Dauphine. J'eus beau dire, l'archevêque demeura ferme sur la tabatière, dont l'événement est en effet demeuré inintelligible. Je l'exhortai du moins à condamner au plus profond silence, et le plus sans réserve, une si horrible pensée; et en effet il l'y contint. Mais il est mort plusieurs années depuis dans sa persuasion, qui ne put me faire aucune impression. Ceux qui surent à la fin l'histoire de la boîte, en assez grand nombre, ne furent pas plus susceptibles que moi de ce soupçon, et personne ne s'avisa de jeter rien sur le duc de Noailles. Pour moi, je le crus si peu que notre liaison demeura la même. Quelque intime qu'elle ait été jusqu'à la mort du roi, je ne sais comment il est arrivé que nous ne nous sommes jamais parlé de cette fatale tabatière.

Dans le moment que le P. La Rue sortit de chez la Dauphine, instruit de son intention, il fut au cabinet du roi, à qui il fit dire qu'il avait à lui parler au moment même. Le roi le fit entrer. II vainquit son embarras comme il put, et apprit au roi ce qui l'amenait. On ne peut jamais être plus frappé que le roi le fut. Mille idées fâcheuses lui entrèrent dans la tête. J'ignore si les scrupules y trouvèrent leur place; ils devaient être grands. L'extrémité retint l'indignation, mais laissa cours au dépit. La Rue se servit avantageusement de ce qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour abréger une si fâcheuse conversation.

Le samedi 13, le corps de la Dauphine fut laissé dans son lit à visage découvert, ouvert le même jour, à onze heures du soir, toute la Faculté présente, la dame d'honneur et la dame d'atours; et le dimanche 14, mis dans le cercueil sur une estrade de trois marches, porté le lendemain, lundi 15, dans son grand cabinet de même, où il y avait des autels où les matins on disait continuellement des messes. Quatre évêques assis, en rochet et camail, à la ruelle droite, se relevaient comme les dames, avertis par les agents du clergé. Ils prétendirent des chaises à dos, le carreau et le goupillon. Ils furent refusés des deux premiers, ils n'eurent que des siéges ployants et point de carreaux. Ils mirent tant qu'ils attrapèrent le goupillon.

Pour entendre ce cérémonial que je n'ai pas eu lieu encore d'expliquer, on ne doit avoir en présence du corps de ces princes que ce qu'on aurait devant eux vivants. On y est assis à l'église sur des ployants, et cela décide pour s'asseoir et pour l'espèce du siége; de carreaux, personne n'en a devant eux à l'église que le sang royal, les bâtards, les ducs et duchesses, et ceux et celles qui ont le rang de prince étranger ou le tabouret de grâce. Aussi n'y a-t-il que ces personnes-là qui venant jeter de l'eau bénite en cérémonie, ou chacun à part, sous manteau, les hérauts, qui sont avec leurs cottes d'armes et leurs caducées au coin du pied du cercueil, présentent un carreau qu'ils tiennent relevé auprès d'eux pour faire leur courte prière, après avoir donné l'eau bénite, et quand on se lève les hérauts ôtent le carreau. Le goupillon est présenté par les hérauts aux mêmes personnes, à qui ils donnent le carreau, qui le leur rendent après avoir donné l'eau bénite; ils présentent aussi le goupillon aux officiers de la couronne et à leurs femmes, et pour les charges uniquement aux premiers gentilshommes de la chambre du roi qui ne seraient pas ducs, et à leurs femmes, à la dame d'honneur si elle n'était pas duchesse, à la dame d'atours et au chevalier d'honneur et à sa femme qui tous se mettent à genoux sans carreau pour faire leur courte prière. Toutes autres personnes, hommes et femmes, quelles qu'elles soient, même en mante et en manteau, prennent elles-mêmes le goupillon dans le bénitier et l'y remettent après avoir jeté de l'eau bénite, sans que les hérauts fassent le moindre mouvement. Ils sont avertis de tous ceux et celles qui doivent avoir un carreau par la proclamation de leurs noms que l'huissier fait de la porte à fort haute voix, à mesure qu'il en voit entrer, et n'en annonce aucun autre. Au sang royal, c'est l'aumônier de garde en rochet qui présente le goupillon et le reprend. Six dames en mante [sont] assises vis-à-vis des évêques, qui se relèvent toutes ensemble par six autres tout le jour, averties chacune de sa garde et de son heure, de la part du roi, par un billet du grand maître des cérémonies; de ces six dames, à chaque garde deux duchesses ou princesses, alternativement, qui trouvent deux carreaux devant leurs siéges aux deux premières places (les autres dames n'en ont point); deux dames du palais non duchesses qui s'accordent entre elles; et deux dames aux deux autres places qui soient de qualité à avoir mangé avec la princesse, c'est-à-dire avec la reine, et à avoir entrée dans son carrosse. Les femmes des maréchaux de France qui ne sont point ducs roulent avec celles-ci, et ont la première des deux places. S'il y avait d'autres officiers de la couronne non ducs, il en serait de même de leurs femmes.

Le roi nomma lui-même les deux titrées de la première garde. Il s'était fait un point de politique d'entretenir les disputes entre les ducs et les princes étrangers, c'est-à-dire lorrains; car, encore qu'il ait donné le même rang à MM. de Bouillon et de Rohan, il n'a jamais souffert que ceux-là soient entrés en aucune compétence avec les ducs, ni avec la maison de Lorraine. Il crut donc faire merveille de prendre les deux plus anciennes duchesses qui se trouvassent à la cour, et sous ce prétexte, la duchesse d'Elbœuf, veuve du second duc et pair et de l'aîné de la maison de Lorraine en France, et la duchesse de Sully, et de tenir ainsi sa balance égale, donnant aux ducs Mme d'Elbœuf pour duchesse, et si bien pour telle qu'il la doublait d'une autre duchesse; aux Lorrains, que l'aînée de leur maison avait gardé la première, en conséquence . Pourtant elles furent relevées par deux princesses, Mme de Lambesc et sa tante Mlle d'Armagnac, qui ne le trouvèrent pas trop bon, parce que cela marquait que les duchesses avaient eu la première garde. Je continuerai les cérémonies de suite jusqu'au départ pour Saint-Denis, tant pour n'y plus revenir que pour d'autres raisons qui se verront dans la suite.

Le mercredi 17, Madame, accompagnée de M. le duc d'Orléans, de Mme la princesse de Conti et de ses deux filles, et de M. le comte de Toulouse, tous en mantes et en grands manteaux, ainsi que leur suite, alla donner de l'eau bénite. Elle fut reçue par le chevalier d'honneur à la tête de la maison de Mme la Dauphine, au bout de la dernière pièce tendue de noir, et [qui] l'y conduisit. La dame d'honneur ne traversa point dans la même pièce en la recevant et la conduisant, et s'arrêta à la porte intérieure. Il n'y eut d'eau bénite en cérémonie que du sang royal, contre tout usage jusqu'alors.

Le vendredi matin 19, le corps de Mgr le Dauphin fut ouvert, un peu plus de vingt-quatre heures après sa mort, en présence de toute la Faculté, de quelques menins et du duc d'Aumont, nommé comme duc par le roi. Son cœur fut porté tout de suite à Versailles auprès de celui de Mme la Dauphine. Ce même jour, entre cinq et six [heures], les deux cœurs furent portés au Val-de-Grâce à Paris. Chamillart, évêque de Senlis, premier aumônier de Mme la Dauphine, ayant un pouvoir du cardinal de Janson, grand aumônier, était dans le premier carrosse à la droite au fond, portant les deux cœurs; Mme la Princesse au fond à sa gauche; Mme de Vendôme, sa fille, et Mlle de Conti au devant; la duchesse du Lude à une portière, le duc du Maine à l'autre. Le duc d'Aumont, comme premier gentilhomme de la chambre, suivait à la première place du fond d'un carrosse de Mgr le Dauphin, accompagné de quelques menins. Suivait le carrosse du corps de Mme la Dauphine, rempli de ses dames du palais, dont deux étaient restées à la garde du corps. Ce cortége arriva après minuit au Val-de-Grâce, tout y fut fini avant deux heures; [il] revint après sans cérémonie, et demeura à Paris qui voulut. Dès que ce convoi fut parti de Versailles, le corps de Mgr le Dauphin, porté de Marly sans cérémonie, fut placé à la droite de celui de Mme la Dauphine sur la même estrade, qui fut élargie. Le samedi 20, le roi manda à la duchesse de Ventadour qu'il voulait que désormais Mgr le duc de Bretagne prît le nom et le rang de Dauphin; et ce même soir il fit entrer Madame dans son cabinet, après son souper, avec les princes et princesses qui avaient coutume d'y entrer, jusqu'au coucher du roi, et elle y est depuis entrée tous les soirs. Le lundi 22 février, M. le duc d'Orléans alla donner l'eau bénite au corps de Mgr le Dauphin. II y fut reçu et conduit, comme l'avait été Madame, par le duc d'Aumont, comme premier gentilhomme de la chambre, à la tête des menins, qui tour à tour gardaient le corps de Mgr le Dauphin.

Le mardi 23 février, les deux corps furent portés de Versailles à Saint-Denis sur un même chariot. Le roi nomma M. le duc d'Orléans pour accompagner le corps de Mgr le Dauphin, et quatre princesses pour celui de Mme la Dauphine, qui furent Mme la Duchesse, Mme de Vendôme, et Mlles de Conti et de La Roche-sur-Yon. À la descente des corps, le duc d'Aumont, comme premier gentilhomme de la chambre, portait la couronne de Mgr le Dauphin; Dangeau, chevalier d'honneur, celle de Mme la Dauphine; Souvré, maître de la garde-robe du roi, le collier de l'ordre du Saint-Esprit. Dans la marche, qui commença sur les six heures du soir, des aumôniers en rochet et à cheval soutenaient les coins des poêles; deux du roi, deux de Mme la Dauphine; de son côté étaient à cheval le chevalier d'honneur et le premier écuyer; trois carrosses précédaient. Dans le second était au fond M. le duc d'Orléans avec le duc d'Aumont; d'Antin sur le devant avec Souvré, comme maître de la garde-robe; Matignon à une portière, comme menin; le capitaine des gardes de M. le duc d'Orléans à l'autre; dans le troisième et le plus proche du chariot, quatre évêques en rochet et camail, un aumônier du roi en quartier en rochet, et le curé de Versailles en étole. Trois carrosses derrière: les quatre princesses dans le premier, avec la duchesse du Lude, qui était un carrosse du roi; un de Mme la Dauphine, rempli de ses dames; et celui de Mme la Duchesse après, où étaient les dames d'honneur des princesses. Le convoi commença à entrer à Paris par la porte Saint-Honoré à deux heures après minuit, sortit de la porte Saint-Denis à quatre heures du matin, et arriva entre sept et huit heures du matin à Saint-Denis. Il y eut un grand ordre dans Paris, et aucun embarras. Le samedi 27 février, le roi revint de Marly à Versailles. Il avait mangé, tout ce voyage, seul dans sa chambre, matin et soir, à son très-petit couvert. Il ne voulut point de resperts en forme de sa cour, comme il s'était pratiqué à la mort de Monseigneur. Il fit dire qu'il verrait tout le monde à la fois tout en arrivant. Les princes et princesses du sang et bâtards l'attendirent dans ses cabinets; la duchesse du Lude et les dames de Mme la Dauphine, le chevalier d'honneur et les autres grands officiers à la porte de son cabinet, ensemble; les dames dans sa chambre, les hommes dans son antichambre et dans les pièces suivantes, jusqu'à la porte de l'appartement de Mme de Maintenon. Tout était en mantes et en manteaux longs. Le roi arriva à quatre heures, et monta droit dans ses cabinets par son petit degré, puis traversa lentement jusque chez Mme de Maintenon pour remarquer tout le monde. Il embrassa uniquement la duchesse du Lude, et lui dit qu'il n'était pas en état de lui parler, mais qu'il la verrait. Une demi-heure après, Mme de Maintenon lui manda de venir chez elle avec les dames de Mme la Dauphine. Elles y virent le roi sans mante. Il parla obligeamment à toutes, et retint après la duchesse du Lude, qu'il fit asseoir, et qui fut longtemps en tiers avec lui et Mme de Maintenon. Il l'a vue beaucoup de fois depuis de la sorte, et comme plus du tout en public qu'à Marly, quand sa santé lui permettait d'y aller ou d'être des voyages. Tout ce qui était là en mantes et en manteaux alla comme en procession chez tous les princes et princesses, commençant par M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, et finissant par le comte de Toulouse. Personne n'avait été chez les princes et princesses du sang à la mort de Monseigneur. On a vu par quel manége M. du Maine obtint qu'on allât chez les bâtards. En cette occasion, on fut sans ordre, et comme moutons, chez les princes et princesses du sang. Il n'y eut que ce seul jour pour les manteaux et les mantes.

Le mardi, 1er mars, le roi vit dans son cabinet tous les ministres étrangers avant sa messe, qui étaient tous en manteau long. Le samedi 5 mars, il reçut les harangues du parlement, de la chambre des comptes, de la cour des aides et de celle des monnaies, la parole portée par chaque premier président; celui de la cour des aides était malade; Graville, second président, parla. Après chaque cour, les gens du roi de celle qui venait de haranguer s'avancèrent et parlèrent par le premier avocat général, usage que M. Talon, mort président à mortier, établit du temps qu'il était avocat général du parlement. La ville harangua la dernière, et le discours du prévôt des marchands l'emporta sur tous. C'était le matin après la messe.

Le lendemain dimanche, à pareille heure, le grand conseil vint haranguer, parce qu'il ne veut point céder au parlement, ni le parlement encore moins à lui; et tout de suite l'Académie française.

Ce même jour, les deux enfants, fils de France, malades depuis quelques jours, furent très-mal, avec les marques de rougeole qui avaient paru en M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. Ils avaient été ondoyés en naissant. Le roi manda à la duchesse de Ventadour de leur faire suppléer les cérémonies du baptême, de les faire tenir par qui elle voudrait, et de les faire nommer Louis l'un et l'autre. Elle prit ce qui se trouva de plus distingué sous sa main. Elle tint le petit Dauphin avec le comte de La Mothe; et le marquis de Prie avec la duchesse de La Ferté, M. le duc d'Anjou, aujourd'hui roi. Le lendemain mardi, 8 mars, les médecins de la cour en appelèrent cinq de Paris. Le roi ne laissa pas de tenir conseil de finances, d'aller tirer après son dîner, et de travailler le soir avec Voysin chez Mme de Maintenon. Les saignées et les autres remèdes qu'on employa ne purent sauver le petit Dauphin. Il mourut ce même jour, un peu avant minuit. Il avait cinq ans et quelques mois, et était bien fait, fort et grand pour son âge. Il donnait de grandes espérances par l'esprit et la justesse qu'il montrait en tout; il inquiétait aussi par une décision opiniâtre et par une hauteur extrême.

M. le duc d'Anjou tétait encore. La duchesse de Ventadour, aidée des femmes de la chambre, s'en empara, ne le laissèrent point saigner ni prendre aucun remède. La comtesse de Verue, empoisonnée à Turin, et prête à mourir, avait été sauvée par un contre-poison qu'avait le duc de Savoie. Elle en avait apporté en revenant. La duchesse de Ventadour lui en envoya demander, et en donna à M. le duc d'Anjou seulement, parce qu'il n'avait pas été saigné, et que ce remède ne peut aller avec la saignée. Il fut bien mal, mais il en réchappa et est roi aujourd'hui. Il l'a su depuis et a toujours marqué une vraie distinction à Mme de Verue, et pour tout ce qui l'a regardée. Trois Dauphins moururent donc en moins d'un an, dont un seul enfant, et, en vingt-quatre jours, le père, la mère et le fils aîné. Le mercredi 9 mars, le corps du petit Dauphin fut ouvert. Dans la nuit, et sans aucune cérémonie, son cœur fut porté au Val-de-Grâce à Paris, et son corps à Saint-Denis, et placé sur la même estrade avec ceux de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, ses père et mère. M. le duc d'Anjou, désormais unique, succéda au titre et au rang de Dauphin.

J'ai omis ce qui se passa au réveil du roi à la mort de Mgr le Dauphin, parce que ce ne fut que la répétition parfaite de ce qui s'y passa à la mort de Mme la Dauphine, qui a été raconté. Le roi embrassa tendrement M. le duc de Berry à plusieurs reprises, lui disant : « Je n'ai donc plus que vous. » Ce prince était fondu en larmes; on ne peut être plus amèrement ni plus longtemps affligé qu'il le fut. Mme la duchesse de Berry n'osa s'échapper. Elle tint assez honnête contenance. Au fond sa joie était extrême de se voir elle et son époux les premiers. L'affliction et l'horreur de ces coups redoublés furent inconcevables en Espagne.

À la mort de la reine, de la dauphine de Bavière, de Monsieur, en un mot à toutes ces grandes obsèques, excepté à la mort de Monseigneur, à cause de la petite vérole qui l'avait emporté, tous les fils de France suivis de tous les princes du sang et de tous les ducs avaient été en cérémonie, tous ensemble, donner l'eau bénite; et pareillement ensemble les filles et petites-filles de France, suivies des princesses du sang et des duchesses. Les cœurs et les corps avaient été accompagnés de princes du sang et de ducs, et pour les princesses de beaucoup de princesses, de duchesses et de princesses étrangères, et de dames de qualité en plusieurs carrosses; et les corps avaient été gardés longtemps avant d'être portés à Saint-Denis. En celles-ci, quoique doubles, et par conséquent plus nombreuses et plus solennelles, puisqu'on devait faire autant pour chaque corps que s'il n'y en avait eu qu'un, et que cela doublait tous les accompagnements, on ne fit qu'une légère image de ce qui s'était toujours pratiqué pour un seul, tant pour la durée de la garde avant le transport, que pour l'eau bénite des deux corps à part, et pour les convois des deux cœurs ensemble, et après des deux corps ensemble. Le genre de ces étranges morts en fut en gros la vraie cause, et la hâte de débarrasser le roi à Versailles, et qu'il eut lui-même de n'avoir plus à ouïr parler de choses si douloureuses, et de n'entretenir pas l'excitation des propos, fit abréger tout et diminuer tout, et pour les cérémonies et pour le nombre des personnes qui y devaient assister. Il n'y parut ni fils de France ni prince du sang, mais le roi ne laissa pas d'avoir soin, malgré toute sa douleur et ses poignantes inquiétudes, d'y en faire jouer le personnage à ses deux fils naturels: l'un au convoi des corps, l'autre à l'eau bénite de la Dauphine, à la suite de Madame et de M. le duc d'Orléans et de trois princesses du sang seulement.

C'est la première fois que les hommes et les femmes aient été ensemble donner l'eau bénite en cérémonie. M. le duc d'Orléans unique en retourna donner en cérémonie au Dauphin; l'autre avait été pour la Dauphine seule avant que le corps du Dauphin fût mis auprès du sien. C'était séparément à M. le duc et à Mme la duchesse de Berry à conduire les eaux bénites; ils devaient être séparément suivis de Madame et de M. le duc d'Orléans, de Mme la duchesse d'Orléans, de tout le sang royal, des ducs et duchesses, et depuis un temps de la maison de Lorraine. Jusqu'alors cela s'était passé ainsi à la reine, à la dauphine de Bavière, à Monsieur; je ne doute pas aussi à sa première épouse. Il est vrai qu'à Monsieur, sous prétexte de cette compétence des ducs avec la maison de Lorraine que le roi aimait tant, il ne voulut pas qu'aucun d'eux y allât en cérémonie; mais leurs femmes y furent avec les princesses du sang, à la suite de Mme la duchesse de Bourgogne, où il se passa ce que j'ai raconté alors. Le cortége des deux cœurs fut mêlé, et tout aussi court et singulier: trois princesses du sang pour l'un, ce devait être une fille de France avec elles, et des duchesses avec pour l'autre, au lieu d'un fils de France, de deux princes du sang et de quelques ducs, M. du Maine unique; au convoi des corps, M. le duc d'Orléans seul de tout le sang royal, avec un mélange de charges pour tout accompagnement dans le carrosse où il était, et deux ducs, dont l'un était encore premier gentilhomme de la chambre et en avait servi en ces cérémonies, l'autre pouvait être regardé comme menin. Pour la Dauphine, quatre princesses du sang, sans fille ni petite-fille de France, et sans duchesses ni Lorraines ni dames de qualité, et un seul carrosse après le leur, pour les dames du palais. Rien ne fut jamais si court, ni si baroque, jusque-là que la maison même de la Dauphine ni les menins ne donnèrent point d'eau bénite en cérémonie, c'est-à-dire un premier gentilhomme de la chambre à la tête des menins, la dame d'honneur à la tête, des dames de Mme la Dauphine, et le chevalier d'honneur à la tête des officiers premiers et principaux de la maison. À l'égard de Monseigneur, pour lequel il ne s'observa pas la moindre cérémonie, la petite vérole dont il mourut en fut la juste raison.

Pour comble de singularité, le roi qui avait voulu, à la mort de Monseigneur, que les personnes qui drapent lorsqu'il drape, drapassent quoiqu'il ne portât point ce deuil, ne voulut point que personne drapât pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, excepté M. le duc et Mme la duchesse de Berry. Comme leur maison drapait à cause d'eux, cela fit une question sur Mme de Saint-Simon, qui prétendait ne point draper, et eux désiraient qu'elle drapât, et s'appuyaient sur l'exemple des duchesses de Ventadour et de Brancas, chez Madame. On y répondait que celles-là étant séparées de corps et de biens d'avec leurs maris, avaient leurs équipages à elles, au lieu que Mme de Saint-Simon et moi vivions et avions toujours vécu ensemble, qui est le cas que les équipages de la femme appartiennent au mari. Là-dessus, grande négociation. Ils prenaient cette draperie à l'honneur. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry nous la demandèrent avec tant d'instance, par amitié, comme une chose qui les touchait sensiblement, qu'il fallut enfin avoir cette complaisance. Tellement que notre maison fut mi-partie: tout ce qui était à moi ou en commun sans deuil, et en noir tout ce qui était à Mme de Saint-Simon, ce qui était fort ridicule.

M. de Beauvilliers était malade dans son lit à Versailles, et il était à sa maison de la ville pour être plus en repos au bas de la rue de l'Orangerie. Il serait difficile de comprendre l'excès de sa douleur, ni la grandeur de sa piété, de sa résignation, de son courage. Je n'ai rien vu de si difficile à décrire, de plus impossible à atteindre, de comparable à admirer. Le jour de la mort de notre Dauphin, je ne sortis qu'un instant de chez moi, où je m'étais barricadé pour joindre le roi à sa promenade dans les jardins, qui passa l'après-dînée à portée de mon pavillon. La curiosité y eut part. Le dépit de le voir presqu'à son ordinaire ne put soutenir cette promenade qu'un instant. On emportait alors le corps du Dauphin, j'en aperçus de loin quelque chose. Je me rejetai chez moi, d'où je ne sortis presque plus du reste du voyage, que pour aller passer les après-dînées auprès du duc de Beauvilliers, enfermé chez lui où il ne laissait entrer presque personne. J'avoue que je faisais le détour entre le canal et les jardins de Versailles, pour arriver à l'hôtel de Beauvilliers par la porte de l'Orangerie qu'il joignait, pour me dérober à la vue de ce qui paraissait de funèbre, dont aucun devoir ne me put faire approcher. Je conviens de la faiblesse. Je n'étais soutenu ni de la piété supérieure à tout du duc de Beauvilliers, ni d'une semblable à celle de Mme de Saint-Simon, qui toutefois n'en souffraient pas moins. La vérité est que j'étais au désespoir. À qui saura où j'en étais arrivé, cet état paraîtra moins étrange que d'avoir pu supporter un malheur si complet. Je l'essuyais précisément au même âge où était mon père quand il perdit Louis XIII; au moins en avait-il grandement joui, et moi, Gustavi paululum mellis, et ecce morior! Ce n'était pas tout encore.

Il y avait dans la cassette du Dauphin des mémoires qu'il m'avait demandés. Je les avais faits en toute confiance, lui les avait gardés de même. J'y étais donc parfaitement reconnaissable. Il y en avait même un fort long de ma main, qui seul eût suffi pour me perdre sans espérance de retour auprès du roi. On n'imagine point de pareilles catastrophes. Le roi connaissoit mon écriture; il ne connaissoit pas de même ma façon de penser, mais il s'en doutait à peu près. J'y avais donné lieu quelquefois, et de bons amis de cour y avaient suppléé de leur mieux. Ce péril ne laissait pas de regarder assez directement le duc de Beauvilliers, un peu plus au lointain le duc de Chevreuse. Le roi qui par ces mémoires m'aurait aussitôt reconnu, y aurait en même temps découvert la plus libre et la plus entière confiance entre le Dauphin et moi, et sur des chapitres les plus importants, et qui lui auraient été les moins agréables, et il ne se doutait seulement pas que j'approchasse de son petit-fils plus que tous les autres courtisans. Il n'eût pas pu croire, intimement lié comme il me savait de tout temps avec le duc de Beauvilliers, que ce commerce intime et si secret d'affaires se fût établi sans lui entre le Dauphin et moi; et toutefois il fallait que lui-même portât au roi la cassette de ce prince, à la mort duquel du Chesne en avait sur-le-champ remis la clef au roi. L'angoisse était donc cruelle, et il y avait tout à parier que j'en serais perdu et chassé pour tout le règne du roi. Quel contraste des cieux ouverts que je voyais sans chimère, et de ces abîmes qui tout à coup s'ouvraient sous mes pieds! Et voilà la cour et le monde! J'éprouvai alors le néant des plus désirables fortunes par un sentiment intime qui toutefois marque combien on y tient. La frayeur de l'ouverture de cette cassette n'eut presque point de prise sur moi. Il me fallut des réflexions pour y revenir de temps en temps. Les regrets de ce qui m'échappait, plus sans comparaison qu'eux la vue de ce que perdait la France, surtout la disparition de cet incomparable Dauphin, me perçait le cœur et suspendait toutes les facultés de mon âme. Je ne voulus longtemps que m'enfuir et ne revoir jamais la figure trompeuse de ce monde. Même après que je me fus résolu à y demeurer, la situation naturelle où j'étais avec M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans, que tant d'autres des plus grands eussent si chèrement achetée dans la perspective de l'âge du roi et de celui du petit Dauphin, m'était insipide, je n'oserais dire pire, par la comparaison de ce qui n'était plus; et ma douleur si peu capable de consolation et de raison qu'elle trahit entièrement tout ce que j'avais caché jusque-là avec tant de soin et de politique, et manifesta malgré moi tout ce que j'avais perdu. Mme de Saint-Simon, non moins sensible, non moins touchée, aussi peu capable de le disssimuler, mais plus sensée, plus forte, et toute à Dieu, recevait aussi par plus de liberté d'esprit, par plus de mesure en attaches, par la plus sage prudence, de plus fortes impressions de l'inquiétude de ces papiers. Les ducs et duchesses de Beauvilliers et de Chevreuse étaient uniques dans ce secret, et les uniques aussi avec qui en consulter. M. de Beauvilliers prit le parti de ne confier la cassette à personne, quoique le roi en eût la clef, et d'attendre que sa santé lui permît de la porter lui-même, pour essayer, étant avec lui, de dérober ces papiers à sa vue parmi tous les autres de quelque manière que ce fût. Cette mécanique était difficile, car il ne savait pas même la position de ces papiers si dangereux parmi les autres dans la cassette, et cependant c'était la seule ressource. Une si terrible incertitude dura plus de quinze jours.

Le lundi, dernier février, le roi vit dans son cabinet sur les cinq heures le duc de Beauvilliers pour la première fois, qui n'avait pas [été] en état de s'y rendre plus tôt. Mon logement était assez près du sien et de plain-pied, donnant au milieu de la galerie de l'aile neuve, de plain-pied aussi au grand appartement du roi. Le duc à son retour entra chez moi, et nous dit, à Mme de Saint-Simon et à moi, que le roi lui avait ordonné de lui porter le lendemain au soir chez Mme de Maintenon la cassette du Dauphin, et nous répéta que, sans oser ni pouvoir répondre de rien, il serait bien attentif à éviter, s'il était possible, que le roi vît ce qui y était de moi; et nous promit de revenir le lendemain au retour de chez Mme de Maintenon nous en apprendre des nouvelles. On peut juger s'il fut attendu, et à portes bien fermées. Il arriva, et avant de s'asseoir nous fit signe de n'avoir plus d'inquiétude. Il nous conta que tout le dessus de la cassette, et assez épaissement, s'était heureusement trouvé rempli d'un fatras de toutes sortes de mémoires et de projets sur les finances, et de quelques autres d'intérieurs de province, qu'il en avait lu exprès une quantité au roi pour le lasser, et qu'il y avait réussi tellement qu'à la fin le roi s'était contenté d'en entendre les titres, et que fatigué de ne trouver autre chose, s'était persuadé que le fond n'était pas plus curieux, avait dit que ce n'était pas la peine d'en voir davantage, et qu'il n'avait qu'à jeter là tous ces papiers dans le feu. Le duc nous assura qu'il ne se l'était pas fait dire deux fois, d'autant qu'il avait déjà avisé au fond un petit bout de mon écriture, qu'il avait promptement couvert en prenant d'autres papiers pour en lire les titres au roi, et qu'aussitôt qu'il lui eut lâché la parole, il rejeta confusément dans la cassette ce qu'il en avait tiré de papiers et mis à mesure sur la table, et avait été secouer la cassette derrière le feu entre le roi et Mme de Maintenon, pris bien garde en la secouant que ce mémoire de ma main qui était grand et épais fût couvert d'autres, et qu'il avait eu grand soin d'empêcher avec les pincettes qu'aucun bout ne s'écartât, et de voir tout bien brûlé avant de quitter la cheminée. Nous nous embrassâmes dans le soulagement réciproque, qui fut proportionné pour ce moment au péril que nous avions couru.

CHAPITRE VI. §

Dauphine empoisonnée. — Le maréchal de Villeroy, raccommodé avec le roi, devient tout d'un coup favori. — Le Dauphin empoisonné. — Le duc du Maine et Mme de Maintenon persuadent le roi et le monde que M. le duc d'Orléans a fait empoisonner le Dauphin et la Dauphine. — Crayon de M. le duc d'Orléans. — Éclats populaires contre M. le duc d'Orléans. — Cri général contre M. le duc d'Orléans. — Conduite de la cour à son égard. — Maréchal de Villeroy et autres principaux. — Embarras du duc de Noailles, qui se dit en apoplexie et s'en va à Vichy.

Les horreurs qui ne se peuvent plus différer d'être racontées glacent ma main. Je les supprimerais si la vérité si entièrement due à ce qu'on écrit, si d'autres horreurs qui ont augmenté celles des premières s'il est possible, si la publicité qui en a retenti dans toute l'Europe, si les suites les plus importantes auxquelles elles ont donné lieu, ne me forçaient de les exposer ici comme faisant une partie intégrante et des plus considérables de ce qui s'est passé sous mes yeux. La maladie de la Dauphine, subite, singulière, peu connue aux médecins, et très-rapide, avait dans sa courte durée noirci les imaginations déjà fort ébranlées par l'avis venu à Boudin si peu auparavant, et confirmé par celui du roi d'Espagne. La colère du roi du changement de confesseur, qui se serait durement fait sentir à la princesse si elle eût vécu, céda à la douleur de sa perte, peut-être mieux à celle de tout son amusement et de tout son plaisir; et la douleur voulut être éclaircie de la cause d'un si grand malheur pour tâcher de se mettre en état d'en éviter d'autres, ou de rentrer en repos sur l'inquiétude qui le frappait. La Faculté reçut donc de sa bouche les ordres les plus précis là-dessus.

Le rapport de l'ouverture du corps n'eut rien de consolant: nulle cause naturelle de mort, mais d'autres vers les parties intérieures de la tête, voisines de cet endroit fatal où elle avait tant souffert. Fagon et Boudin ne doutèrent pas du poison, et le dirent nettement au roi, en présence de Mme de Maintenon seule. Boulduc qui m'assura en être convaincu, et le peu des autres à qui le roi voulut parler et qui avaient assisté à l'ouverture, le confirmèrent par leur morne silence. Maréchal fut le seul qui soutint qu'il n'y avait de marques de poison que si équivoques, qu'il avait ouvert plusieurs corps où il s'en était trouvé de pareilles, et sur la mort desquels il n'y avait jamais eu le plus léger soupçon. Il m'en parla de même, à moi à qui il ne cachait rien, mais il ajouta que néanmoins, à ce qu'il avait vu, il ne voudrait pas jurer du oui ou du non, mais que c'était assassiner le roi et le faire mourir à petit feu que de nourrir en lui une opinion en soi désolante, et qui pour les suites et pour sa propre vie ne lui laisserait plus aucun repos. En effet, c'est ce qu'opéra ce rapport, et pour assez longtemps. Le roi outré voulut chercher à savoir d'où le coup infernal pouvait être parti, sans pouvoir s'apaiser par tout ce que Maréchal lui put dire, et qui disputa vivement contre Fagon et Boudin, lesquels maintinrent aussi vivement leurs avis en ce premier rapport, et n'en démordirent point dans la suite. Boudin, outré d'avoir perdu sa charge et une princesse pleine de bontés pour lui, même de confiance, et ses espérances avec elle, répandit comme un forcené qu'on ne pouvait pas douter qu'elle ne fût empoisonnée. Quelques autres, qui avaient été à l'ouverture, le dirent à l'oreille à leurs amis; en moins de vingt-quatre heures la cour et Paris en furent remplis. L'indignation se joignit à la douleur de la perte d'une princesse adorée, et à l'une et à l'autre la frayeur et la curiosité, qui furent incontinent augmentées par la maladie du Dauphin.

Il faut interrompre un moment la suite de ces horreurs, pour parler d'un événement qui devint après considérable. Le maréchal de Villeroy languissait à Paris, et souvent à Villeroy, dans la plus profonde disgrâce depuis son dernier retour de Flandre, dont on a vu le détail en son lieu. Il ne paraissait que de loin à loin à Versailles, toujours sans y coucher, à Fontainebleau une fois ou deux au plus, où rarement il couchait une nuit. Il n'était plus question pour lui de Marly. La sécheresse, le silence du roi, l'air d'être peiné de le voir, était le même, mais il tenait toujours à Mme de Maintenon. Sa haine pour Chamillart, qui leur était commune, avait réchauffé entre eux l'ancienne familiarité. La compassion l'engageait à le voir dans sa maison de la ville toutes les fois qu'il allait à Versailles ou à Fontainebleau. Ils s'écrivaient souvent; et le goût qui effaçait tout en elle, joint au malaise extrême des affaires, l'engageait même à le consulter et à en recevoir des mémoires. Ces mystères étaient pour le gros du monde, mais ils n'échappaient pas aux plus attentifs de la cour. J'en étais instruit depuis longtemps; le roi ne les ignorait pas. Mme de Maintenon n'aurait osé lui cacher une conduite d'habitude qu'il aurait pu découvrir. Elle espéra trouver par là des occasions de rapprocher le maréchal, et en effet elle lui montra quelquefois de ses mémoires qu'elle faisait appuyer par Voysin. Jusqu'alors néanmoins rien n'avait réussi. La triste conjoncture pressa Mme de Maintenon pour elle-même.

Ces premiers moments du vide extrême que laissait [la perte] de la Dauphine, la douleur, les affres dont elle était aiguisée, rendaient le roi pesant à la sienne. Il était difficile à amuser; elle était elle-même si touchée, si abattue, qu'elle ne trouvait point de ressource en elle-même. Celle du travail des ministres chez elle y laissait de grands intervalles par la longueur des soirées de cette saison, et des journées entières quand il faisait trop mauvais pour sortir, et que le roi alors passait toujours avant trois heures chez elle, et n'en sortait qu'à dix pour son souper. D'admettre quelqu'un dans ce particulier avec eux, n'eût pas été chose aisée avec le roi, ni facile à elle à choisir. À quelque point qu'elle se vît avec lui, tout lui paraissait dangereux. Elle songeait bien à multiplier les repas particuliers à Marly et à Trianon, encore plus que chez elle, pour la commodité de la promenade, et montrer plus d'objets par le service indispensable, et à y avoir souvent des musiques; mais dans ce service indispensable, elle ne trouvait rien dans les premiers gentilshommes de la chambre ni dans les autres grands officiers qui pouvaient suivre, mais qui ne suivaient guère là, de quoi amuser le roi. Le duc de Noailles indispensable, parce qu'il était capitaine des gardes en quartier, n'était plus en cette situation avec le roi ni avec elle depuis son rappel d'Espagne. Le maréchal de Villeroy lui parut le seul sur qui elle pût jeter les yeux: il avait été élevé auprès du roi; il n'avait bougé de la cour que pour aller aux armées; il avait été galant de profession, et le voulait être encore; personne plus que lui du grand monde toute sa vie; il l'avait presque toute passée dans la plus grande familiarité du roi; ils avaient cent contes de leur jeunesse et de leur temps, dont le roi s'amusait beaucoup; le maréchal en avait de toutes les sortes, il savait ceux de la ville de tous les temps, il en savait des femmes des frontières; il se passionnait de la musique, il parlait chasses; toutes les anciennes intrigues de la cour et du monde lui étaient présentes; c'était une quincaillerie à fournir abondamment. Plus que tout, elle n'en avait rien à craindre; et s'il prenait du crédit, c'était un homme toujours sûr dans sa main à faire de lui tout ce qu'elle voudrait. Ces considérations la déterminèrent à faire tous ses efforts pour le raccommoder. Le roi était demeuré en garde contre Harcourt depuis ses tentatives pour entrer au conseil; d'ailleurs ni familiarité ancienne, ni fatuité, ni vieux contes. Nul autre de ses grands officiers ne pouvait être compté pour l'usage qu'elle désirait. Elle tira donc sur le temps, vanta les serviteurs de jeunesse et de toute la vie, l'attachement de toute celle du maréchal de Villeroy pour lui, sa douleur de lui avoir déplu, la longueur de sa pénitence, sa désolation de ne pouvoir être auprès du roi dans des moments si calamiteux, la douceur de se retrouver avec ceux avec qui on avait toujours vécu, et dont on était sûr que le cœur n'avait point de part aux fautes; en un mot, elle sut si bien dire et presser que tout ce qui était à Marly pensa tomber d'étonnement d'y voir paraître le maréchal de Villeroy le matin que le Dauphin mourut, et reçu du roi avec tout l'air d'amitié et de familiarité que la situation de son cœur et de son esprit lui purent permettre. De ce moment il ne quitta plus la cour, fut traité du roi mieux que jamais; incontinent après admis chez Mme de Maintenon aux musiques quand elles y recommencèrent, et lui unique, en un mot un favori du roi et de Mme de Maintenon, dont nous verrons les grandes et trop importantes suites.

L'espèce de de la maladie du Dauphin, ce qu'on sut que lui-même en avait cru, le soin qu'il eut de faire recommander au roi les précautions pour la conservation de sa personne, la promptitude et la manière de sa fin, comblèrent la désolation et les affres, et redoublèrent les ordres du roi sur l'ouverture de son corps. Elle fut faite dans l'appartement du Dauphin à Versailles comme elle a été marquée. Elle épouvanta. Ses parties nobles se trouvèrent en bouillie; son cœur, présenté au duc d'Aumont pour le tenir et le mettre dans le vase, n'avait plus de consistance, sa substance coula jusqu'à terre entre leurs mains; le sang dissous, l'odeur intolérable dans tout ce vaste appartement. Le roi et Mme de Maintenon en attendaient le rapport avec impatience. Il leur fut fait le soir même chez elle sans aucun déguisement.

Fagon, Boudin, quelques autres y déclarèrent le plus violent effet d'un poison très-subtil et très-violent, qui, comme un feu très-ardent, avait consumé tout l'intérieur du corps, à la différence de la tête qui n'avait pas été précisément attaquée, et qui seule l'avait été d'une manière très-sensible en la Dauphine. Maréchal, qui avait fait l'ouverture, s'opiniâtra contre Fagon et les autres. Il soutint qu'il n'y avait aucunes marques précises de poison; qu'il avait vu des corps ouverts à peu près dans le même état, dont on n'avait jamais eu de soupçon; que le poison qui les avait emportés, et tué aussi le Dauphin, était un venin naturel de la corruption de la masse du sang enflammé par une fièvre ardente qui paraissait d'autant moins qu'elle était plus interne; que de là était venue la corruption qui avait gâté toutes les parties, et qu'il ne fallait point chercher d'autres causes que celles-là, qui étaient celles de la fin très-naturelle qu'il avait vu arriver à plusieurs personnes, quoique rarement à un degré semblable, et qui alors n'allait que du plus au moins. Fagon répliqua, Boudin aussi, avec aigreur tous deux. Maréchal s'échauffa à son tour, et maintint fortement son avis. Il le conclut par dire au roi et à Mme de Maintenon, devant ces médecins, qu'il ne disait que la vérité, comme il l'avait vue et comme il la pensait; que parler autrement c'était vouloir deviner, et faire en même temps tout ce qu'il fallait pour faire mener au roi la vie la plus douloureuse, la plus méfiante et la plus remplie des plus fâcheux soupçons, les plus noirs et en même temps les plus inutiles; et que c'était effectivement l'empoisonner. Il se prit après à l'exhorter, pour le repos et la prolongation de sa vie, à secouer des idées terribles en elles-mêmes; fausses suivant toute son expérience et ses connaissances, et qui n'enfanteraient que les soucis et les soupçons les plus vagues, les plus poignants, les plus irrémédiables; et se ficha fortement contre ceux qui s'efforçaient de les lui inspirer.

Il me conta ce détail ensuite, et me dit en même temps que, outre qu'il croyait que la mort pouvait être naturelle, quoique véritablement il en doutât à tout ce qu'il avait remarqué d'extraordinaire; mais qu'il avait principalement insisté par la compassion de la situation de cœur et d'esprit où l'opinion de poison allait jeter le roi, et par l'indignation d'une cabale qu'il voyait se former dans l'intérieur, dès la maladie, et surtout depuis la mort de Mme la Dauphine, pour en donner le paquet à M. le duc d'Orléans, et qu'il m'en avertissait comme son ami et le sien; car Maréchal qui était effectif, et la probité, et la vérité, et la vertu même, était d'ailleurs grossier, et ne savait ni la force ni la mesure des termes, étant d'ailleurs tout à fait respectueux et parfaitement éloigné de se méconnaître.

Je ne fus pas longtemps, malgré ma clôture, à apprendre d'ailleurs ce qui commençait à percer sur M. le duc d'Orléans. Ce bruit sourd, secret, à l'oreille, n'en demeura pas longtemps dans ces termes. La rapidité avec laquelle il remplit la cour, Paris, les provinces, les recoins les moins fréquentés, le fond des monastères les plus séparés, les solitudes les plus inutiles au monde et les plus désertes, enfin les pays étrangers et tous les peuples de l'Europe, me retraça celle avec laquelle y furent si subitement répandus ces noirs attentats de Flandre, contre l'honneur de celui que le monde entier pleurait maintenant. La cabale d'alors, si bien organisée, par qui tout ce qui lui convenait se trouvait répandu de toutes parts, en un instant, avec un art inconcevable, cette cabale, dis-je, avait été frappée comme on l'a vu, et son détestable héros réduit à l'aller faire en Espagne. Mais pour frappée, quoique hors de mesure et d'espérance par tous les changements arrivés, elle n'était pas dissipée. M. du Maine et ceux qui restaient de la cabale et qui continuaient de figurer comme ils pouvaient à la cour, Vaudemont, sa nièce d'Espinoy, d'autres restes de Meudon, vivaient. Ils espéraient contre toute espérance; ils se roidissoient contre la fortune si apparemment contraire. Ils en saisirent ce funeste retour, ils ressuscitèrent; et avec Mme de Maintenon à leur tête, que ne se promirent-ils point, et, en effet, jusqu'où n'allèrent-ils pas? On a vu, je ne dis pas les desseins du Dauphin à l'égard des bâtards, parce qu'ils étaient secrets, mais combien lui et son épouse avaient désapprouvé leur grandeur, jusque sous les yeux du roi (t. VII, p. 146 et suiv.). Ni l'un ni l'autre ne leur avaient pas paru plus favorables depuis. Le duc du Maine en espérait si peu qu'il ne s'était point approché d'eux; et ni par soi ni par Mme de Maintenon même, dont sa grandeur était l'ouvrage et qui avait été le témoin affligé et embarrassé, au point où on l'a vu, de leur répugnance, ni par le roi même qui l'avait si vivement sentie, et si humblement soufferte pour l'émousser, il n'avait osé depuis rien tenter auprès d'eux. Quoique en médiocre liaison avec son frère, et sur cela même, mais qui, une fois fait, avait le même intérêt que lui de s'assurer de ne pas déchoir, et qui, bien avec le Dauphin et la, Dauphine par le rapport du monde et des parties, était fort à portée d'eux, rien par là n'avait été essayé là-dessus. La duchesse du Maine, plus ardente que lui sur les rangs, s'il était possible, ne bougeait de Sceaux à faire la déesse, et ne daignait pas approcher de la cour.

M. du Maine, le plus timide des hommes, quoique le plus grand ouvrier sous terre, vivait en des transes mortelles pour toutes ses grandeurs, et il avait trop d'esprit encore pour ne pas trembler aussi pour ses énormes établissements peu sûrs à lui laisser, si on venait à abattre le trône qu'il s'était bâti. Cependant ses enfants croissaient, le roi vieillissait; il pâlissait d'effroi de la perspective que l'âge du roi rendait peu éloignée, et que les transes mortelles de tout son être lui rapprochaient encore plus. Il n'avait qui que ce fût auprès du Dauphin et de la Dauphine dont il pût tirer secours dans aucun temps; il n'y voyait aucun remède. Leur mort fut donc pour lui la plus parfaite délivrance, et dans la même mesure qu'elle fut pour toute la France le malheur le plus comblé. Quelle étoile! mais quel coup de baguette! quel subit passage des terreurs du sort d'Encelade à la ferme espérance de celui de Phaéthon et de le rendre durable ! Il se vivifia donc des larmes universelles; mais en maître dans les arts les plus ténébreux, je ne dirai pas les plus noirs, parce que nulle notion ne m'en est revenue, il crut qu'il lui importait de fixer les soupçons sur quelqu'un, et c'était pour lui coup double et centuple d'en affubler M. le duc d'Orléans.

La convalescence de la disgrâce de ce prince auprès du roi encore mal affermie, et la mort des princes du sang d'âge à représenter et à parler, lui avaient valu ses immenses et dernières grandeurs. En accablant ce même prince d'une si affreuse calomnie, et venant à bout de la persuader au roi et au monde, il comptait bien de le perdre sans retour de la façon la plus odieuse et la plus ignominieuse; et, si la même baguette qui l'avait si heureusement défait de ce qu'il redoutait le plus ne lui rendait pas le même service à l'égard de M. le duc de Berry, il avait lieu de se flatter que ce prince ne résisterait pas à l'opinion du roi ni à la publique; que la douleur de la mort de son frère lui ferait craindre et haïr celui qu'il en croirait le meurtrier; et cet obstacle rangé, les moyens ne manqueraient pas de circonvenir ce prince fait, et accessible par tant de côtés, comme il l'était. Réduisant M. le duc d'Orléans dans une situation aussi cruelle, sur laquelle il se proposait bien d'entrer avec Mme sa sœur dans ses malheurs et de lui faire valoir par elle son assistance, c'était un moyen de le tenir de court et de parvenir au mariage du prince de Dombes avec une de ses filles, sœur de Mme la duchesse de Berry, à quoi tous ses manéges avaient jusqu'alors échoué, quoique appuyés des plus passionnés désirs de Mme la duchesse d'Orléans ni son adresse à éluder sans refuser.

Parmi les princes du sang, tous gens d'âge à compter pour rien, le duc de Chartres, sous l'aile de père et de mère, était d'août 1703 et n'avait que neuf ans; M. le Duc était d'août 1692, il avait vingt ans; le comte de Charolais de juin 1700, il n'avait pas douze ans; le comte de Clermont de juin 1709, il n'avait que trois ans; et le prince de Conti de juin 1704, qui n'avait que huit ans. Il ne pouvait donc avoir à compter que M. le Duc, dont à vingt ans le roi ne faisait nul compte, et devant qui ce prince n'eût pas osé souffler, ni Mme la Duchesse non plus. Mme la Princesse, qui n'eut jamais de sens ni d'esprit que pour prier Dieu, tremblait devant sa fille, la duchesse du Maine; elle avait même remercié le roi en forme de ce qu'il avait fait pour les enfants de M. du Maine; et son autre fille, Mme la princesse de Conti, avait passé sa vie a Paris dans ses affaires domestiques, qui n'aurait osé approcher du roi. Mme de Vendôme n'existait pas, ni les filles de Mme la Duchesse, par leur âge, à l'égard du roi. C'était donc un champ libre fait exprès pour M. du Maine. Quel parti n'en sut-il pas tirer! Mme de Maintenon n'avait des yeux que pour lui; en lui se réunissait toute sa tendresse par la perte de sa chère Dauphine. Sa haine pour M. le duc d'Orléans était toujours la même, on en a vu la cause et les fruits. Son nourrisson si constamment aimé n'eut donc pas peine à lui persuader ce qui flattait cette haine, ce qui établissait à soi toutes ses espérances, ou à se porter à n'en douter pas et à le faire accroire au roi, si eux-mêmes n'en étaient pas persuadés, et à en infatuer le monde. On ne put se méprendre à l'auteur et à la protectrice de ces horribles bruits; ni l'un ni l'autre ne s'en cachèrent dans l'intérieur. Mme de Maintenon se fâcha contre Maréchal devant le roi. Il lui échappa qu'on savait bien d'où venait le coup, et de nommer M. le duc d'Orléans. Le roi y applaudit avec horreur, comme n'en doutant pas, et tous deux ne parurent pas trouver bon la liberté que prit Maréchal de se récrier contre cette accusation. M. Fagon, par ses coups de tête, approuvait cependant cet énorme allégué; et Boudin fut assez forcené pour oser dire qu'il n'y avait pas à douter que ce ne fût ce prince, et pour hocher la tête impudemment à la sortie que Maréchal eut le courage de lui faire. Telle fut la scène entière du rapport de l'ouverture du Dauphin. Le duc du Maine s'en expliqua nombre de fois dans l'intérieur des cabinets du roi; et, quoique ce ne fût pas sans prendre garde aux valets devant qui il parlait, il y en eut plus d'un, et à plus d'une reprise, qui le dirent, et par qui d'oreille en oreille cela se répandit. Bloin, et les autres de l'intérieur qui lui étaient les plus affidés, ne craignirent point de répandre une accusation si atroce, comme une chose dont le roi ni Mme de Maintenon ne doutaient point, et de laquelle ils étaient convaincus eux-mêmes, avec Fagon, qui les autorisa par l'obstination de son silence, et par des gestes et des airs éloquents lorsqu'on en parlait en sa présence, et de Boudin qui s'en fît le prédicateur également infâme et hardi, et qui tinrent le reste de la Faculté de si court, qu'aucun n'osa dire un seul mot au contraire. Cette même terreur gagna bientôt toute la cour, dès qu'elle vit tout ce qui approchait le plus Mme de Maintenon déclamer avec d'autant plus de force que c'était avec un air d'horreur, de crainte, de retenue; et tout ce peu qui tenait au duc et à la duchesse du Maine, et tout Sceaux et jusqu'à leurs valets, en parler non-seulement à bouche ouverte, mais en criant vengeance contre M. le duc d'Orléans, et demandant si on ne la ferait point, avec un air d'indignation et de sécurité la plus effrénée. De là tout ce qui même [était] de plus élevé, et de plus à portée de vouloir et d'espérer plaire, prit à la cour la même hardiesse et le même ton; et ce fut la même opinion et les mêmes propos à la mode qu'en autre genre on y avait vus si répandus et si dominants pendant la campagne de Lille contre le prince qu'on regrettait maintenant, et avec ce même succès d'effroi qui écartait tous contradicteurs et les réduisait au silence. Maréchal qui sagement ne m'avait d'abord averti qu'à demi, voyant le commencement de cette tempête, me conta le détail de ce qui s'était passé chez Mme de Maintenon, en présence du roi, que je viens de rapporter.

M. le duc d'Orléans avait, à l'égard des deux pertes qui faisaient couler les larmes publiques, l'intérêt le plus directement contradictoire à celui du duc du Maine; et, s'il avait été un monstre vomi de l'enfer, c'eût été le grand coup pour lui de se défaire du roi, avec lequel il ne s'était jamais bien remis, et s'était même fort gâté depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, pour faire régner ceux qu'on regrettait, et se délivrer de la puissance de Mme de Maintenon, son implacable ennemie, qui ne cessait de lui aliéner le roi, et de lui faire tout le mal qui lui était possible, jusqu'à lui avoir ôté, même depuis ce mariage, toute considération à la cour. Nous ne sommes pas encore au temps de faire connaître ce prince; un crayon suffira ici par rapport à son intérêt et aux horreurs d'une accusation si terriblement inventée, si cruellement répandue, persuadée et soutenue avec tant d'art, et un art si peu inférieur au crime qui lui fut imputé, et dont M. du Maine a su tirer tous les avantages qu'il en avait attendus jusqu'au delà de ses espérances, et qui eussent mis la confusion dans l'État s'ils eussent été prodigués à un homme moins failli de cœur et de courage, et d'un mérite moins universellement décrié de tous points.

Dans tous les temps le Dauphin avait goûté M. le duc d'Orléans. Dès sa jeunesse le duc de Chevreuse le lui avait fait valoir, parce que le duc de Montfort, son fils aîné, était intimement avec M. le duc d'Orléans, et que M. de Chevreuse lui-même le voyait assez souvent, et se plaisait à s'entretenir avec lui d'histoire, mais surtout de sciences, souvent de religion, où il voulait le ramener. L'archevêque de Cambrai le voyait aussi, et se plaisait fort avec lui; et réciproquement M. le duc d'Orléans l'avait pris en amitié, et en telle estime qu'il se déclara hautement pour lui lors de sa disgrâce, et qu'il ne varia jamais depuis là-dessus. Cela lui avait attaché tout ce petit troupeau, quoique de mœurs si différentes; et on sait ce que ce petit troupeau pouvait sur le Dauphin, très-particulièrement l'archevêque de Cambrai, M. de Chevreuse et le duc de Beauvilliers, qui n'étant qu'un avec eux ne pouvait être différent d'eux sur M. le duc d'Orléans. Indépendamment de ces appuis, ces deux princes se rencontraient souvent chez le roi, très-ordinairement les soirs chez la princesse de Conti, où ils se mettaient en un coin à parler sciences, et on n'en pouvait parler plus nettement, plus intelligiblement ni plus agréablement que faisait M. le duc d'Orléans. C'était donc une liaison de tous les temps entre eux à être bien aises de se rencontrer, et à leur aise ensemble, autant que des personnes de cette élévation et de vie aussi différente en pouvaient former. Le mariage du Dauphin et l'union de ce mariage augmenta encore la liaison.

La Dauphine était fort attachée à M. et à Mme de Savoie. Elle trouva ici Monsieur, père de Mme de Savoie, et de M. le duc d'Orléans. Elle et Monsieur, comme on l'a vu, s'aimèrent avec tendresse; et cette affection pour mère et pour grand-père, retomba sur l'oncle, en qui même elle se piqua toujours de s'intéresser, jusque dans les temps où il fut le plus mal avec le roi et Mme de Maintenon, qui le lui passaient à cause de l'étroite proximité. À son tour M. le duc d'Orléans, maltraité de Monseigneur et de toute cette pernicieuse cabale qui le gouvernait, exactement instruit par moi en Espagne où il était de tous les attentats de la campagne de Lille, prit hautement à son retour le parti du prince opprimé, et ce fut un nouveau lien entre eux, et la Dauphine en tiers. Peu de temps après, l'affaire d'Espagne ayant réduit M. le duc d'Orléans aux termes les plus dangereux dont Monseigneur se rendit le plus ardent promoteur, il trouva dans son fils une ferme résistance jusque dans le conseil, et dans sa belle-fille la plus vive protectrice de son oncle, quoiqu'elle ne pût ignorer combien elle allait directement en cela contre ce que voulait et faisait Mme de Maintenon. Dans les suites cette princesse la gagna pour le mariage de Mme la duchesse de Berry, et le roi par elle. Sa liaison personnelle avec Mme la duchesse d'Orléans, déjà formée, en devint intime, et ne cessa plus, et se resserra de plus en plus avec M. le duc d'Orléans, et entre son époux et le même prince.

M. de Beauvilliers, si retenu à le voir, ne l'était pas à entretenir une amitié qu'il croyait si utile dans la maison royale, jusque-là que, sur les fins, il m'avertit que les propos licencieux auxquels M. le duc d'Orléans s'abandonnait quelquefois en présence du Dauphin ne pouvaient que lui nuire et l'éloigner de lui, et de lui dire franchement d'y prendre garde comme un avis de sa part, à qui le Dauphin s'en était ouvert. Je le fis, il s'en corrigea, et si bien qu'il me revint par la même voie que cette retenue réussissait fort bien, que le Dauphin en avait parlé avec satisfaction au duc de Beauvilliers, qui me chargea de le dire à M. le duc d'Orléans pour le soutenir et l'encourager dans cette attention. Il tenait donc immédiatement au Dauphin par un goût de tous les temps, par l'amusement de la conversation savante; par ce qui tenait le plus intimement au Dauphin, par une conduite sur M. de Cambrai écrite dans leur cœur à tous, par la proximité et la profession publique d'intérêt en lui et d'amitié de la Dauphine dans les temps les plus orageux, et réciproquement par son attachement public pour eux lors des attentats de Flandre. Il y tenait par l'intimité de leurs épouses, par les mêmes amis et les mêmes ennemis, par le mariage de Mme la duchesse de Berry qui fut l'ouvrage de la Dauphine, par la haine commune de Mme la Duchesse et de la cabale de Meudon, qui les voulait tous deux anéantir, en un mot par tous les liens les plus forts et les plus de toutes les sortes qui peuvent former et serrer les unions les plus étroites et les plus intimes; sans jamais de contretemps, sans aucune lacune, et sans rien même qui pût y apporter du changement, puisque la conduite de Mme la duchesse de Berry et celle de M. le duc d'Orléans à cet égard n'y avait pas produit le plus léger refroidissement.

Je ne fais que montrer et parcourir toutes ces choses et ces faits pour les présenter à la fois sous les yeux, parce qu'ils se trouvent tous racontés épars, en leur temps, en ces Mémoires. Rassemblés ici, on voit que M. le duc d'Orléans avait pour le moins autant et aussi certainement tout à gagner à la vie et au règne du Dauphin et de la Dauphine, que le duc du Maine avait tout à en craindre et à y perdre, et ce contraste est d'une évidence à sauter aux yeux. Il avait de plus les jésuites qui faisaient tous une profession ouverte d'attachement pour lui, qui la lui avait solidement marquée par les services hardis que le P. Tellier lui avait rendus sur le mariage de Mme la duchesse de Berry, et qui étaient payés pour cela par la protection qu'il leur donnait, et par la feuille des nombreux bénéfices de son apanage, qui tous, à l'exception des évêchés, étaient à sa nomination. Que l'on compare maintenant ensemble l'intérêt de M. le duc d'Orléans, dont le rang et l'état, au moins de lui et des siens ne pouvait être susceptible de péricliter en aucun cas possible, et sans charge ni gouvernement à lui ni à son fils; qu'on le compare à l'intérêt du duc du Maine, et que l'on cherche après l'empoisonneur. Mais ce n'est pas tout. Qu'on se souvienne qu'il n'avait pas tenu à Monseigneur de faire couper la tête à M. le duc d'Orléans, et combien il en avait été proche; qu'on se souvienne comment Monseigneur ne cessa depuis de le traiter; et qu'en même temps on se souvienne des larmes et des sanglots cachés dans le recoin de cet arrière-cabinet où je surpris M. le duc d'Orléans la nuit de la mort de Monseigneur, de mon étonnement extrême, de la honte que j'essayai de lui en faire, et de ce qu'il m'y répondit. Quel contraste, grand Dieu! de cette douleur de la mort d'un ennemi près de devenir son maître, avec la farce que M. du Maine donna à ses intimes au fond de son cabinet, sortant de chez le roi qu'il venait de laisser presque à l'agonie, livré aux remèdes d'un paysan grossier, que M. du Maine contrefit et la honte de Fagon, avec tant de naturel et si plaisant que les éclats de rire s'en entendirent jusque dans la galerie, et y scandalisèrent les passants. C'est un fait célèbre et bien caractérisant qui trouvera son détail en son lieu, si j'ai assez de vie pour pousser ces Mémoires jusqu'à la mort du roi.

Mais une écorce funeste servit bien le duc du Maine, qu'il sut puissamment manier, et avec un art qui lui était singulièrement propre. M. le duc d'Orléans, marié par force, instruit de l'indignité de l'alliance par les fureurs de Madame, par le cri public, jusque par la faiblesse de Monsieur, fit en même temps ce qu'on appelle son entrée dans le monde. Plus son éducation avait été jusqu'alors resserrée, plus il chercha à s'en dédommager. Il tomba dans la débauche, il préfera les plus débordés pour ses parties; sa grandeur et sa jeunesse lui firent voir tout permis; et il se figura de réparer aux yeux du monde ce qu'il crut y avoir perdu par son mariage, en méprisant son épouse, et en se piquant de vivre avec et comme les plus effrénés. De là le désir de l'irréligion et l'extravagante vanité d'en faire une profession ouverte; de là un ennui extrême de toute autre chose que débauche éclatante; les plaisirs, ordinaires et raisonnables, insipides; l'oisiveté profonde à la cour où il ne pouvait traîner sa funeste compagnie, et où pourtant il fallait bien qu'il demeurât souvent; nul entregent pour s'en attirer d'autre, et dans une réciproque contrainte avec son épouse et avec tout ce qui l'approchait, qui lui faisait préférer sa solitude; et cette solitude, il était trop accoutumé au bruit pour la pouvoir supporter.

Jeté par là dans la recherche des arts, il se mit à souffler, non pour chercher à faire de l'or, dont il se moqua toujours, mais pour s'amuser des curieuses opérations de la chimie. Il se fit un laboratoire le mieux fourni, il prit un artiste de grande réputation, qui s'appelait Humbert, et qui n'en avait pas moins en probité et en vertu qu'en capacité pour son métier. Il lui fit suivre et faire plusieurs opérations, il y travailla avec lui; mais tout cela très-publiquement, et il en raisonnait avec tous ceux de la profession de la cour et de la ville, et en menait quelquefois voir travailler Humbert et lui-même. Il s'était piqué autrefois d'avoir cherché à voir le diable, quoiqu'il avouât qu'il n'y avait pu réussir; mais épris de Mme d'Argenton, et vivant avec elle, il y trouva d'autres curiosités trop approchantes et sujettes à être plus sinistrement interprétées. On consulta des verres d'eau devant lui sur le présent et sur l'avenir. J'en ai rapporté des choses assez singulières, qu'il me raconta avant d'aller en Italie, pour me contenter ici de rappeler seulement ces malencontreux passe-temps, tout éloignés qu'ils fussent de la plus légère idée même de crime. L'affaire d'Espagne dont il n'était jamais bien revenu; les bruits affreux de lui et de sa fille par lesquels on essaya de rompre le mariage de cette princesse avec M. le duc de Berry près d'être déclaré; la publicité que la rage de cette grande affaire leur donna ensuite, le trop peu de cas que l'un et l'autre en firent, et le trop peu de ménagement là-dessus; enfin jusqu'à l'horrible opinion prise sur Monsieur de la mort de sa première épouse, et que M. le duc d'Orléans était le fils de Monsieur; tout cela forma ce groupe épouvantable dont ils surent fasciner le roi, et aveugler le public.

Il en fut, comme je l'ai remarqué, si rapidement abreuvé que, dès le 17 février, que M. le duc d'Orléans fut avec Madame donner l'eau bénite à la Dauphine, la foule du peuple dit tout haut toutes sortes de sottises contre lui tout le long de leur passage, que lui et Madame entendirent très-distinctement, sans oser le montrer, mais dans la peine, l'embarras et l'indignation qui se peut imaginer. Il y eut même lieu de craindre pis d'une populace excitée et crédule, lorsque, le 21 février, il alla seul donner l'eau bénite au Dauphin. Aussi essuya-t-il sur son passage les insultes les plus atroces d'un peuple qui ne se contenait pas, qui lançait tout haut les discours les plus énormes, qui le montrait au doigt avec les épithètes les plus grossières, que personne n'arrêtait, et qui croyait lui faire grâce de ne se pas jeter sur lui et le mettre en pièces. Ce fut la même chose au convoi. Les chemins retentissaient de cris plus d'indignation et d'injures que de douleur. On ne laissa pas de prendre sans bruit quelques précautions dans Paris pour empêcher la fureur publique dont les bouillons se firent craindre en divers moments. Elle s'en dédommagea par les gestes, les cris, et par tout ce qui se peut d'atroce, vomi contre M. le duc d'Orléans. Vers le Palais-Royal, devant lequel le convoi passa, le redoublement de huées, de cris, d'injures, fut si violent, qu'il y eut lieu de tout craindre pendant quelques minutes.

On peut imaginer le grand usage que M. du Maine sut tirer de la folie publique, du retentissement des cafés de Paris, de l'entraînement du salon de Marly, de celui du parlement, où le premier président lui rendit religieusement ses prémices, de tout ce qui ne tarda pas à revenir des provinces, ensuite des pays étrangers. On ne sème que pour recueillir, et la récolte passa toutes les espérances. La mort du petit Dauphin et le rapport de son ouverture fut un nouveau relais qui ranima plus violemment la fureur et la licence, qui donna un nouveau jeu à M. du Maine, à Bloin, aux affidés de l'intérieur, à Mme de Maintenon, de les faire valoir; au roi, d'abattement, de crainte, de haine et d'un malaise continuel. C'est la cruelle situation où ils le voulaient pour se le rendre plus maniable, et disposer de lui plus facilement. Le maréchal de Villeroy, quoique si distingué toute sa vie par l'amitié de Monsieur et la considération de M. le duc d'Orléans, n'avait garde de ne pas payer comptant son brillant retour à sa protectrice. Il était fait pour ne penser et ne croire que comme elle-même pensait et croyait, ou en faisait le semblant. Il avait été trop avant dans l'intérieur de la cour, pour ignorer sa haine pour M. le duc d'Orléans, et son aveuglement de mie pour M. le duc du Maine. Il n'était pas rentré par elle pour les contredire, mais pour devenir leur instrument et leur écho. Il se signala donc dans une occasion si intéressante, et qui la lui devenait à lui-même par son ami Vaudemont, Tessé le suivant de celui-ci, Tallard si longtemps le sien, Mme d'Espinoy, les Rohan ses boussoles, Harcourt qui l'était d'une autre façon, mais qui avec son esprit et son adresse sut se mesurer dans le monde, sans cesser de plaire aux calomniateurs dont, avec eux, il épousa les passions.

Le duc de Noailles tenait le loup par les oreilles. Il était en quartier, par conséquent il se trouvait en des moments de privance chez le roi et chez Mme de Maintenon. Plus il se sentait mal avec eux, plus il craignait de leur déplaire, plus il passionnait de s'y raccrocher. Il échappait souvent en sa présence des mots à l'un et à l'autre où il n'osait prendre, parce qu'il ne voulait pas se rebrouiller avec M. le duc d'Orléans. Il voiloit son silence du malaise où il était avec eux; mais les occasions étaient continuelles. Il y avait longtemps à attendre jusqu'au 1er avril; peut-être encore que cette fatale tabatière lui pesait, quoique bien loin hors de sa poche. Il eut une très-légère fluxion sur le visage qui ne fut accompagnée d'aucun symptôme; il la donna pour une attaque d'apoplexie. Quoique tout le monde ne cessât de le voir, et que personne ni les médecins n'en aperçussent pas le moindre soupçon, lui, au contraire de tous les apoplectiques, dont l'un des plus généraux effets de leur mal est de le nier et de n'en vouloir jamais convenir, quitta le bâton les premiers jours de mars et s'en alla à Vichy, où il demeura longtemps en panne, et à laisser refroidir les fureurs et les propos, qui à la fin ne peuvent toujours rouler sur la même chose. Il en revint parfaitement guéri, parce qu'il n'était pas parti malade; et il n'a pas été question depuis pour lui d'apoplexie ni de la moindre précaution pour la prévenir.

CHAPITRE VII. §

Effiat avertit M. le duc d'Orléans et lui donne un pernicieux conseil, qu'il se hâte d'exécuter. — Crayon d'Effiat. — Conduite que M. le duc d'Orléans devait tenir. — M. le duc d'Orléans totalement déserté et seul au milieu de la cour. — Je lui reste unique. — Je l'empêche de faire un cruel affront à La Feuillade. — Crises et bruits contre M. le duc d'Orléans entretenus avec grand art et toujours. — Alarme de mes amis sur ma conduite avec M. le duc d'Orléans. — Service de Maréchal à M. le duc d'Orléans. — Deux cent trente mille livres de pensions et vingt mille livres distribuées dans la maison du Dauphin et de la Dauphine. — Mort de Seignelay ; son caractère. — Maillebois maître de la garde-robe sans qu'il lui en coûte rien, et La Salle en tire le double. — Douze mille livres de pension à Goesbriant. — Survivance des gouvernements de Béarn, Bayonne, etc., au duc de Guiche. — Tallard duc vérifié. — Appartement de Monseigneur donné à M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry; le leur aux fils du duc du Maine: et au prince de Dombes, la survivance du gouvernement de Languedoc. — Estaing vend sa charge dans la gendarmerie. — Chimère de ce corps sur l'ordre du Saint-Esprit. — Digression sur le prétendu droit des fils de France, etc., de présenter au roi des sujets pour être faits chevaliers de l'ordre. — Plaisante anecdote sur la promotion d'Étampes à l'ordre du Saint-Esprit.

L'enchaînement naturel de toutes ces choses m'emporte, il faut se ramener. Depuis l'extrémité du Dauphin, je ne sortis plus de ma chambre qu'un moment pour voir le roi, et pour aller passer les après-dînées à Versailles, dans celle du duc de Beauvilliers qui ne voyait presque du tout personne, malade dans son lit, et pénétré de douleur au point où il était. Un soir que j'en revenais, Mme la duchesse d'Orléans me manda que M. le duc d'Orléans et elle s'ennuyaient fort de ne me point voir, et que l'un et l'autre me priaient d'y aller, parce qu'ils avaient quelque chose de pressé à me dire. Je ne les avais point vus depuis le malheur public. Quoique Maréchal m'eût parlé, je n'avais point été assez maître de ma douleur pour aller ailleurs que voir une douleur pareille. Je ne me trouvais en état ni de parler ni encore moins de raisonner; j'avais l'esprit si peu libre, et je ne voyais de plus rien à faire sur une si atroce, mais si folle calomnie, et forgée dans le sein de la plus tendre faveur. Je priai donc M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans de trouver bon que je différasse à les voir au lendemain matin.

J'y allai en effet. Je trouvai Mme la duchesse d'Orléans désolée. Elle m'apprit que le marquis d'Effiat était venu, la veille au soir, de Paris les avertir des bruits affreux qui y étaient universellement répandus, de l'effet général qu'ils y faisaient; que le roi et Mme de Maintenon étaient non-seulement persuadés par le rapport des médecins, mais qu'ils l'étaient aussi de tout ce qui se disait contre M. le duc d'Orléans, et qui se débitait avec tant d'emportement que d'Effiat ne le croyait pas en sûreté, s'était déterminé malgré l'horreur de la chose à les venir avertir, et à presser M. le duc d'Orléans d'avoir là-dessus avec le roi une explication qui ne pouvait être différée, dont la plus naïve, la plus nette et la plus persuasive était d'insister pour que le roi lui permît de se remettre à la Bastille, de faire arrêter Humbert et tous ceux de ses gens que le roi jugerait à propos, jusqu'à ce que cela fût éclairci. « Madame, m'écriai-je, eh! que prétend faire M. le duc d'Orléans? — Monsieur, me dit-elle, il est allé parler au roi ce matin, qu'il a trouvé fort sérieux et fort froid, même fort sec, et silencieux sur les plaintes qu'il lui a faites et la justice qu'il lui a demandée. — Et la Bastille, madame, interrompis-je, en a-t-il parlé? — Eh! vraiment oui, monsieur, me répondit-elle, mais cela n'a pas été reçu. Il y a eu un air de dédain, qui n'a pas changé, quoiqu'il ait fort insisté. Enfin M. le duc d'Orléans s'est rabattu à demander au moins qu'Humbert y fût mis, interrogé, et toutes les suites. Le roi a encore refusé d'assez mauvaise grâce. Enfin, à force d'instances, il a dit qu'il ne le ferait pas arrêter, mais qu'il donnerait ordre à la Bastille de l'y recevoir s'il y allait se remettre lui-même. » Je m'écriai encore plus sur un si pernicieux conseil, et si brusquement exécuté.

Il faut savoir que le marquis d'Effiat était un homme de beaucoup d'esprit et de manége, qui n'avait ni âme ni principes, qui vivait dans un désordre de mœurs et d'irréligion public, également riche et avare, d'une ambition qui toujours cherchait par où arriver, et à qui tout était bon pour cela, insolent au dernier point avec M. le duc d'Orléans même qui, du temps qu'avec le chevalier de Lorraine, dont il était l'âme damnée, il gouvernait Monsieur, sa cour et souvent ses affaires, à baguette, s'était accoutumé à le craindre et à admirer son esprit. Avec tant de vices si opposés au goût et au caractère du roi et de Mme de Maintenon, il en était bien voulu et traité avec distinction, parce qu'il avait eu part, avec le chevalier de Lorraine, à réduire Monsieur au mariage de M. son fils, et ce dernier par l'abbé Dubois; que, par conséquent, il s'était toujours entretenu bien avec Mme la duchesse d'Orléans; qu'il s'était sourdement livré et vendu à M. du Maine; et que par son ancienne intimité avec le chevalier de Lorraine, l'ami le plus intime du maréchal de Villeroy de tous les temps, il était devenu le sien jusqu'à s'en faire admirer. Le conseil qu'il avait donné était si mauvais, pour un homme surtout d'autant d'esprit et qui connaissoit si bien le monde, qu'il me fut fort suspect.

Par cette conduite M. le duc d'Orléans se ravalait à la condition des plus petites gens, d'un valet même d'une maison volée, au lieu de l'avoir pris sur le haut ton, et en prince de son rang, sur qui aucun soupçon ne saurait trouver prise, qui défie avec dignité d'en pouvoir produire ni articuler le moindre appui, ni l'apparence la plus légère, et qui, en faisant en public le parallèle exact et juste de son intérêt et de celui de M. du Maine, tel qu'on vient de le voir, l'aurait fait trembler avec toute sa faveur, l'aurait réduit à la défensive, et peut-être, fait comme il était sur le courage, l'aurait forcé à jeter l'éteignoir sur le feu qu'il avait allumé, et obligé le roi à le ménager, et Mme de Maintenon à ne le pousser plus. C'est ce que tout d'abord il fallait faire, après avoir demandé justice au roi avec hauteur devant tout ce qui était après son souper dans le cabinet, et ne l'avoir pas reçue; et, sans s'engager en accusation directe, encore moins formelle, parler publiquement, assez fortement pour donner toute cette peur à M. du Maine, et le mettre dans l'embarras encore du côté du public, déjà si mal prévenu pour lui, et alors irrité des pas de géant qu'il venait de faire; en même temps faire souvenir le roi et ceux qui en étaient instruits, répandre pour l'apprendre à tout le monde le fait, qui est raconté en son lieu, de la cassette de Mercy prise lorsque du Bourg le battit en haute Alsace, n'oublier pas les curés, les baillis et les officiers de terres de Mme de Lislebonne en Franche-Comté, les uns juridiquement exécutés, les autres en fuite; aussitôt après cette affaire, et comme on n'était en nulle mesure avec la cour de Vienne, qui s'opposait le plus à la paix et y traversait le plus les mesures de celle de Londres, ne craindre pas de rappeler la facilité de la maison d'Autriche, à s'aider du poison pour se défaire de qui l'embarrasse, la mort du prince électeur de Bavière, et celle de la reine d'Espagne, fille de Monsieur; et de là expliquer l'obscurité pourtant assez claire de la lettre du prince Eugène à Mercy, trouvée dans sa cassette, avec ses instructions sur l'intelligence en Franche-Comté: « Que si, malgré toutes les mesures prises, il ne réussissait pas dans cette expédition, et qu'eux d'ailleurs ne pussent réduire la France au point qu'on s'était proposé, alors il faudrait en venir au grand remède ; » paraphraser bien aisément ce grand remède et l'expliquer des morts que l'on pleurait, du péril extrême que le duc d'Anjou avait couru, et qui n'était pas entièrement passé, pour forcer le roi, par le défaut de toute sa ligne aînée, de rappeler le roi d'Espagne et ses enfants, et d'en abandonner la monarchie à la maison d'Autriche; ajouter tout ce qu'il convenait pour frapper sur l'insigne scélératesse d'oser répandre des bruits exécrables, aussi opposés à son intérêt qu'à son honneur, quand on en trouvait ailleurs de si conformes au crime habituel de la maison d'Autriche, et annoncés même par le prince Eugène à Mercy, autant que de telles horreurs sont susceptibles de l'être; appuyer là-dessus avec d'autant plus de force, qu'en effet le soupçon était très-bien fondé par la lettre du prince Eugène, précédée de si peu d'années des deux exécutions que l'on vient de citer; que cette sorte d'accusation de la cour de Vienne soulageait le roi et Mme de Maintenon sur ce qu'ils avaient de plus cher, frappait le monde, les neutres, les gens de bon sens; mais lâcher aussi des expressions obscures qui eussent donné à courir à M. du Maine sur la conformité de son intérêt, en autres vues, avec celui de la maison d'Autriche, qui aurait ouvert les yeux au monde, toujours en évitant bien de s'engager en rien de précis, et par là aurait tenu M. du Maine en effroi, en grande peine, et le roi et Mme de Maintenon fort en mesure.

Cela eût fait un violent éclat entre lui et M. du Maine; mais cet éclat le désarmait: un ennemi public et déclaré est bien moins à craindre que des mines chargées continuellement sous les pieds, un ennemi surtout sur un trône branlant, qui indignait alors tout le monde, un ennemi d'aussi peu de courage, et dont tout le danger ne se trouvait que dans les ténèbres dont il savait s'envelopper et se faire un asile, pour tout ce qu'il lui convenait d'attenter; et le roi, malgré son abandon de tendresse pour lui et de faiblesse pour Mme de Maintenon, n'aurait pu n'être pas en garde contre lui sur M. le duc d'Orléans, et dans un grand embarras même de l'accroître davantage après un si grand éclat. Toute son inquiétude se serait tournée à chercher à l'apaiser entre eux, à empêcher les voies de fait. Elles n'étaient pas à craindre de M. du Maine avec personne; combien moins avec un petit-fils de France de la valeur de M. le duc d'Orléans! Le comte de Toulouse n'aimait ni n'estimait son frère, et détestait sa belle-sœur, desquels il était compté pour fort peu de chose. De la valeur et de l'honneur il en avait beaucoup. Il est très-douteux que l'un lui eût permis d'employer l'autre en cette occasion pour l'amour de son frère; il ne l'est pas que le roi lui aurait imposé à temps et efficacement dans un rang si inégal, dans une affaire si odieuse, où, par qui d'où le bruit vînt, son neveu était l'attaqué et le plus cruellement, le roi n'eût pas souffert que le comte de Toulouse en eût fait la folie, dont les suites étaient sans fin et eussent fait le bourreau de ce qui lui restait de vie; et plus que vraisemblablement à la fin et après lui l'éradication de ses bâtards, avec le feu allumé pour la succession de M. le Prince, qui eût jeté les princes du sang du côté de M. le duc d'Orléans. Sa suite et sa maison étaient sans comparaison de celles des bâtards. M. le duc de Berry était son gendre, abandonné alors d'amour à son épouse qui était toute à son père et ce bas courtisan si avide de plaire, quand il n'en coûte point de péril, et le gros du monde de même, n'eût pas pris aisément parti contre M. le duc d'Orléans, dans de telles extrémités, dans la position où il était, et dans celle où l'âge du roi montrait en perspective M. le duc de Berry et lui.

Voilà sans doute ce que le duc du Maine redouta, et qu'il sut parer avec adresse par le prompt usage du marquis d'Effiat et de ses salutaires avis. Mais je parlais à sa sœur qui, en comparaison de lui, comptait pour rien mari et enfants, et prodige d'orgueil, sans l'aimer ni l'estimer. Je n'eus donc garde de lui montrer rien de ce sur quoi je viens de m'étendre. Je me contentai de blâmer le conseil en gros par d'autres raisons dont je pus m'aviser, et plus encore une résolution si subite. Tandis que nous causions ainsi tous deux seuls, M. le duc d'Orléans entra; jamais je ne vis homme si profondément outré et abattu. Il me redit ce que je venais d'entendre qui s'était passé entre le roi et lui, entre son lever et la messe, et l'ordre qu'il avait envoyé, au retour de cette conversation, pour que Humbert s'allât remettre à la Bastille. Je lui témoignai, comme j'avais fait à Mme la duchesse d'Orléans, ce que je pensais là-dessus, mais faiblement, parce que la chose était faite, et que l'état où je le vis me fit plus de compassion qu'il ne me laissa espérer des partis vigoureux. Je leur rendis ce que j'avais appris de Maréchal, mais en supprimant le duc du Maine, duquel je ne parlai que l'après-dînée tête à tête à M. le duc d'Orléans. Le lendemain, je sus par lui que le roi avait dit sèchement qu'il avait changé d'avis sur Humbert; qu'il était inutile qu'il allât se remettre à la Bastille, et qu'il n'y serait pas reçu; qu'ayant voulu insister, le roi lui avait tourné le dos, et s'en était allé dans sa garde-robe, et lui était sorti du cabinet; en sorte qu'il venait de mander ce changement à Humbert, que nous sûmes après être allé à la Bastille, sur l'ordre qu'il en avait reçu de M. le duc d'Orléans, et y avoir été refusé.

De ces jours-là du premier éclat à Marly et dans le monde, M. le duc d'Orléans fut non-seulement abandonné de tout le monde, mais il se faisait place nette devant lui chez le roi et dans le salon, et, s'il y approchait d'un groupe de courtisans, chacun sans le plus léger ménagement faisait demi-tour à droite ou à gauche, et s'allait rassembler à l'autre bout, sans qu'il lui fût possible d'aborder personne que par surprise, et même aussitôt après, il était laissé seul avec l'indécence la plus marquée. Jusqu'aux dames désertèrent un temps Mme la duchesse d'Orléans, et il y en eut qui ne la rapprochèrent plus. Après avoir si pitoyablement enfourné, il fallut laisser passer l'orage; mais l'orage était trop soigneusement entretenu pour passer. Il fut soutenu avec la même frayeur de son approche, la même aliénation jusqu'au dernier Marly de la vie du roi, où ce monarque menaça ouvertement ruine, et quand les bruits faiblissoient dans Paris et dans les provinces, il s'y trouvait des émissaires adroits et attentifs à les renouveler, et d'autres à en faire retentir l'écho à la cour, et cela dura toujours, et bien après le roi, avec le même art. En un mot, je fus le seul, je dis exactement l'unique, qui continuai à voir M. le duc d'Orléans à mon ordinaire, et chez lui et chez le roi, à l'y aborder, à nous asseoir tous deux en un coin du salon, où assurément nous n'avions aucun tiers à craindre, à me promener avec lui dans les jardins, et à la vue des fenêtres du roi et de Mme de Maintenon. À Versailles je vivais dans le même commerce de tous les jours. Il lui revint que La Feuillade tenait à Paris les propos les plus injurieux sur lui; la furie le transporta, et j'eus toutes les peines du monde de l'empêcher de le faire insulter, et de sa part, à grand coups de bâton. C'est l'unique fois que je l'ai vu en furie, et se porter à une telle extrémité.

Cependant M. de Beauvilliers, le chancelier, tous mes amis et amies, m'avertissaient sans cesse que j'allais me perdre par une conduite si opposée à l'universelle, et aux sentiments du roi et de Mme de Maintenon pour M. le duc d'Orléans; que ne rompre pas avec lui, par une entière cessation de le voir, était une chose honnête et qui se pouvait souffrir; mais que de vivre continuellement avec lui et publiquement, et dans les jardins de Marly sous les yeux du roi et de toute la cour, c'était une folie inutile à M. le duc d'Orléans, et qui ne pouvait que déplaire à un point qu'à la fin elle me perdrait. Je tins ferme, je trouvai que le cas d'aussi rares malheurs était celui non-seulement de n'abandonner pas ses amis quand on ne les croyait pas coupables, mais celui encore de se rapprocher d'eux de plus en plus pour son propre honneur, pour la consolation qu'on leur devait et qu'ils ne recevaient de personne, et pour montrer au monde l'indignation qu'on avait de la calomnie. On insista très-souvent, on me fit entendre que le roi le trouvait mauvais, que Mme de Maintenon en était piquée, on n'oublia rien pour me faire peur. Je fus insensible à tout ce qu'on put me dire; et je ne cessai pas un jour de voir M. le duc d'Orléans et d'ordinaire deux et trois heures de suite. Cette matière reviendra bientôt; il est temps de reprendre la suite des événements de cette année. Il faut seulement ajouter que ce fut encore Maréchal qui empêcha que Humbert n'entrât à la Bastille.

Le roi, que M. le duc d'Orléans venait de quitter, quand il lui en fit la proposition pour lui-même, et refusé au moins pour Humbert, entra dans sa garde-robe, où, plein de la chose, il la conta à Fagon et à Maréchal qu'il y trouva. Maréchal, avec sa vertueuse liberté, demanda au roi ce qu'il en avait ordonné. Sur sa réponse, il loua la candeur et la franchise de M. le duc d'Orléans, la prudence du roi de lui avoir refusé d'aller à la Bastille, et improuva la permission donnée pour Humbert. « Que prétendez-vous par là, sire, lui dit-il hardiment: afficher partout la honte prétendue de votre plus proche famille? et quel en sera le bout? de ne trouver rien, et d'en avoir la honte vous-même. Si par impossible, et je répondrais bien que non, vous trouvez ce qu'on vous fait chercher, feriez-vous couper la tête à votre neveu qui a un fils de votre fille, et publier juridiquement son crime et son ignominie? Et si vous ne trouvez rien, comme sûrement il n'y a rien à trouver, [irez-vous] faire dire à tous ses ennemis et les vôtres, que c'est qu'on n'a pas voulu trouver? Croyez-moi, sire, cela est horrible, épargnez-vous-le, révoquez la permission tout à l'heure, et ôtez-vous de la tête des horreurs, des noirceurs fausses qui ne sont bonnes qu'à abréger vos jours et à les rendre très-misérables. » Cette vive et si prompte sortie, d'un homme que le roi connaissoit vrai et réellement attaché à sa personne, eut son effet pour Humbert. Le roi sur-le-champ dit qu'il avait raison, qu'aussi ne s'était-il laissé aller pour Humbert que par importunité, et qu'il ne le laisserait pas entrer à la Bastille; et peu d'heures après que M. le duc d'Orléans se présenta devant lui il le lui dit et lui ordonna de mander à Humbert de ne plus songer à la Bastille. Maréchal me le conta le lendemain, et me dit que Fagon et Bloin n'avaient pas dit un seul mot; je l'embrassai de sa vertueuse bravoure qui avait si bien réussi, et je ne la laissai pas ignorer à M. le duc et à Mme la duchesse d'Orléans.

Le roi donna douze mille livres de pension à la duchesse du Lude, continua à la comtesse de Mailly les neuf mille livres qu'elle avait, à toutes les dames du palais leurs six mille livres chacune, à Mme Cantin, première femme de chambre, neuf mille livres, et à presque toutes les autres femmes de chambre de la Dauphine les gages qu'elles avaient, neuf mille livres à Boudin, son premier médecin, et trois mille livres à Dionis, son premier chirurgien. Il donna douze mille livres de pension à Dangeau, chevalier d'honneur, autant au maréchal de Tessé, premier écuyer, conserva à tous les menins les leurs de six mille livres; quatre mille livres de pension à Bayard, écuyer particulier du Dauphin; dix mille livres à du Chesne, son premier valet de chambre; cinq mille livres à Bachelier, son premier valet de garde-robe; et neuf mille livres à Dodart, son premier médecin. Il en donna aussi six mille à la nourrice du dernier Dauphin, et mit toutes ces femmes auprès de celui qui restait, qui en eut ainsi trente-deux. Le Fèvre, trésorier général de Mme la Dauphine, eut vingt mille livres une fois payées, que lui avait coûté sa charge.

Seignelay mourut fort brusquement d'une manière de pourpre. Il était encore fort jeune, et quoique fort gros il excellait à danser. Il s'était fait aimer et estimer à la guerre et à la cour, avait apprivoisé La Salle, dont à la mort de son père, ministre et secrétaire d'État, on lui avait acheté la survivance de sa charge de maître de la garde-robe du roi, avec exercice en son absence, qui le regardait comme son fils, et il était parvenu aux bontés du roi fort marquées. Ce fut un vrai dommage. Il était gendre de la princesse de Furstemberg, dont il ne laissa qu'une fille fort riche, aujourd'hui duchesse de Luxembourg. La Salle y gagna une seconde fois sa charge, dont il fit aussitôt le marché avec Desmarets pour son fils Maillebois, aujourd'hui chevalier de l'ordre et maréchal de France, de la charge et non de la survivance, moyennant cinq cent mille livres, et le payement actuel en outre de trois années d'appointements de sa charge qui lui étaient dues, et conserva son logement et les grandes entrées. Il n'en coûta rien à Desmarets; le roi lui donna deux cent mille livres, et à son fils un brevet de retenue du reste. Ce ne fut pas tout: il obtint en même temps pour Goesbriant, son gendre, chevalier de l'ordre, et qui avait un bon gouvernement, douze mille livres de pension. Peu de jours après, il donna au duc de Guiche la survivance de son père des gouvernernents de basse Navarre, Béarn, Bigorre, Bayonne et Saint-Jean-Pied-de-Port, qui est un morceau de près de cent cinquante mille livres de rente, et où sont toutes leurs terres. En même temps il fit le maréchal de Tallard duc vérifié; de cette dernière grâce je n'en ai point su l'intrigue ni l'anecdote. Peut-être fut-ce un fruit de la nouvelle faveur du maréchal de Villeroy; au moins le nouveau duc fut déclaré un jour ou deux après une fort longue audience que le roi avait donnée au maréchal de Villeroy, le soir, chez Mme de Maintenon. En même temps encore le roi donna, avec une légère augmentation, l'appartement de Monseigneur, qu'occupait le Dauphin, à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Berry, et le leur aux deux fils du duc du Maine, avec la survivance de son gouvernement de Languedoc à l'aîné. Il y avait près de deux ans que son frère et lui avaient celles de l'artillerie et des Suisses. L'aîné allait avoir douze ans, et le cadet ne passait pas sept et demi.

Estaing, lieutenant général de mérite et de bonne maison, mort chevalier de l'ordre, avait gardé jusqu'alors sa compagnie de gens d'armes-Dauphin. La gendarmerie est féconde en chimères et en prétentions. La Trousse, maréchal de camp avec la même compagnie, avait été un des légers chevaliers de l'ordre de 1688, par la protection de Louvois, dont il était le parent et l'affidé; Villarceaux, brigadier avec la même charge, l'avait été aussi en la même promotion, c'est-à-dire les chevau-légers-Dauphin, parce que Mme de Maintenon, plus que très-amie de son père, l'était toujours demeurée, l'avait fait nommer dans la promotion; et lui, qui était vieux et fort peu de la cour, demanda et obtint que son fils fût fait chevalier de l'ordre en sa place. De là la gendarmerie prit prétention que ces charges donnaient l'ordre; parce que, le Dauphin, n'ayant point de maison, ces deux charges faisaient toute la sienne. Ils voulaient ignorer que le Dauphin n'a point de maison, parce qu'il n'est qu'un avec le roi, dont tous les officiers grands et petits le servent, et que, parce qu'il est un avec le roi, il est censé l'être en tout, et par conséquent ne lui présente point de son chef de chevaliers de l'ordre à faire, comme les fils de France qui ont une maison, et le premier prince du sang qui en a une image. Ainsi d'Estaing, qui par sa naissance, son mérite et ses services, n'avait pas besoin de ce chausse-pied pour être chevalier de l'ordre, l'avait gardé pour cela, dans l'idée chimérique que la gendarmerie s'était faite sur deux exemples auxquels Monseigneur n'avait influé en rien; et la vendit dès qu'il ne vit plus qu'un Dauphin dans la première enfance. Mais puisque l'occasion s'en présente si naturelle, il est bon de dire un mot de ces présentations à l'ordre.

Les fils de France en prétendent deux, et voudraient aller jusqu'à trois; les filles de France au moins un; les petits-fils de France un; les petites-filles de France un; le premier prince du sang un; et maintenant les autres princes du sang n'avouent plus qu'ils n'en ont point; et ceux qui sont en usage d'en avoir se sont avisés, depuis le ministère de M. le Duc, d'en prétendre en toutes les promotions qui sont de plus de huit chevaliers, et ont trouvé la complaisance que le roi s'est borné chaque fois à ce nombre pour ne les pas mécontenter, ou plutôt le cardinal Fleury. Ces prétentions seront bientôt examinées. Rien de cela ni qui ait le moindre trait dans les statuts de l'ordre premier, second, troisième, qui sont les changements et les variations qu'on a expliqués ailleurs; rien non plus dans aucun chapitre ni règlement postérieur; ainsi rien d'écrit qui puisse appuyer quoi que ce soit de cette prétention, en tout ni dans aucune de ses parties. Il faut donc en venir à l'usage.

Henri III, instituteur de l'ordre, en a fait dix promotions, et en pas une des dix on ne trouve aucun chevalier présenté à faire. Le duc d'Alençon était pourtant son frère, qui avait une maison et une cour nombreuse, qui par le malheur des temps figurait plus que n'a fait Gaston du règne de Louis XIII, et incomparablement plus que n'a fait Monsieur. Si on dit que le duc d'Alençon se moqua de l'institution de l'ordre du Saint-Esprit, qu'il ne voulut jamais le prendre, et qu'il affecta toujours de porter celui de Saint-Michel seul, pour des raisons qui ne sont pas de notre sujet, on répondra que ce qui pouvait être bon pour lui, que l'ordre nouveau ne pouvait honorer ni distinguer, ne l'était pas pour ceux qui auraient pu être présentés par lui pour l'avoir, qui en auraient été fort aises, et lui de nommer à un ordre qu'il ne voulait pas recevoir. Mais outre ce raisonnement, le fait parle. Le duc d'Alençon n'y a jamais nommé, et il ne paraît point qu'il l'ait jamais prétendu. D'autres fils de France, il n'y en avait point; mais la reine Marguerite était sœur d'Henri III, et ne fut brouillée avec lui que pour y avoir été trop bien. Le roi de Navarre, son mari, depuis successeur d'Henri III, était premier prince du sang. Il a été catholique longtemps, et demeurant à la cour depuis la Saint-Barthélémy. On ne voit nul vestige d'aucun chevalier de l'ordre fait à leur nomination, ni d'aucune prétention là-dessus de leur part. Ainsi nul usage en cette faveur sous Henri III, instituteur de l'ordre.

Henri IV, en six promotions qu'il a faites, est le premier qui ait pu donner lieu à l'origine de cette prétention. Ce fut par une seule chose, et qu'il n'a pas réitérée. Il faisait élever à sa cour le prince de Condé, né posthume à Saint-Jean d'Angély, et l'avait ôté aux huguenots et à Charlotte de La Trémoille, sa mère. Il mit auprès de lui tous domestiques de son choix, lui fit une maison à part; et parce qu'Henri IV n'avait point d'enfants, et qu'il vivait séparé de la reine Marguerite sans dessein de la reprendre, il regardait alors le prince de Condé comme l'héritier de la couronne. Il lui avait donné pour gouverneur M. de Chevrières, à ce qu'il me semble, quoique le dernier livre des armes, noms et qualités de l'ordre du Saint-Esprit dise que c'était le comte de Belin, qui avait été gouverneur de Paris pour la Ligue avant M. de Brissac. Quoi qu'il en soit, l'un était Mitte, avait passé par divers emplois, et eut un fils aussi chevalier de l'ordre en 1619, lieutenant général de Provence, ambassadeur à Rome et ministre d'État. L'autre était Faudoas, tous deux de qualité par eux-mêmes à être chevaliers de l'ordre. Ce qui marque que celui des deux qui était gouverneur du prince de Condé n'eut point l'ordre en cette qualité comme présenté, ou comme ils prétendent encore, nommé par lui, c'est que, de cette promotion qui fut de dix chevaliers, le duc de Ventadour fut le premier, M. de Chevrières le second, M. de Belin le troisième; or celui de M, le Prince eût été le dernier, comme on l'a vu depuis. Au contraire, M. de Choisy, chevalier d'honneur de la reine Marguerite, qui était L'Hôpital, fut le septième.

Il ne peut donc plus être question ici de la nomination de M. le Prince, et quant à celle de la reine Marguerite, il n'est pas croyable que, n'en ayant point prétendu sous Henri III, elle s'en fût avisée sous Henri IV. Ce prince lui marqua toujours la plus grande considération depuis qu'elle eut donné les mains à la dissolution de leur mariage, et il n'est pas surprenant qu'il ait eu celle de faire chevalier de l'ordre son chevalier d'honneur; on ne peut donc faire aucun usage de cette promotion pour autoriser la prétention. Mais on la remonte à celle de 1595, où Claude Gruel, seigneur de La Prette, fut le vingt-cinquième et le dernier. C'était véritablement un fort petit gentilhomme et dont les emplois ne le portaient point à cette distinction. On dit qu'il était au comte de Soissons, et qu'en recevant le collier, venant à dire suivant la formule: Domine, non sum dignus, Henri IV se mit à sourire, et répondit: « Je le sais bien, je le sais bien, mais mon cousin le comte de Soissons m'en a prié. » 1° René Yiau, sieur de Chanlivaut, qui précéda immédiatement La Frette dans cette promotion, n'était pas meilleur que lui ni plus brillant en emplois. 2° Il serait étrange qu'Henri IV, qui s'était porté avec tant de partialité pour le prince de Condé dans le procès que le comte de Soissons lui intenta, eût fait un chevalier de l'ordre à sa nomination dans une promotion de vingt-cinq chevaliers, et qu'il n'en eût fait aucun à celle du prince de Condé, premier prince du sang, duquel il prenait un soin si particulier qu'il le fit venir à sa cour pour l'élever sous ses yeux, et qu'en novembre de la même année le parlement le vint saluer en corps à Saint-Germain comme l'héritier de la couronne, en vertu d'une lettre de cachet qu'Henri IV en avait expédié au camp de la Fère.

On pourrait dire qu'en janvier, que la promotion se fit, le prince de Condé n'était peut-être pas encore à la cour: ce ne serait pas une raison d'omettre son droit s'il en avait eu, mais au moins était-il à la cour en janvier 1597 qu'en une promotion de vingt-deux chevaliers il n'en eut aucun ni le comte de Soissons. 3° Ce conte porte à faux. Les chevaliers du Saint-Esprit n'ont jamais dit en recevant l'ordre: Domine non sum dignus. Cette formule n'est ni dans les statuts ni dans aucun règlement; elle n'a jamais été en usage et on n'en a ouï parler que pour faire ce conte et la réponse d'Henri IV, qui peut être plaisante, mais qui, outre qu'elle n'a pu être faite sur une formule imaginaire qui n'a jamais été prononcée, serait trop cruelle aussi pour être vraisemblable. De tout cela il résulte que sous Henri III ni sous Henri IV nul usage de ces nominations, et que, si le comte de Soissons a fait faire La Frette chevalier de l'ordre, ça été faveur et grâce accordée à sa prière, et rien moins qu'un exercice et un droit qu'il n'eut et ne prétendit jamais.

Louis XIII n'a fait que deux grandes promotions; l'une en 1619, l'autre en 1633; le peu d'autres n'ont été que d'un chevalier à la fois. En 1619 on n'en voit aucun pour Gaston, duc d'Orléans, son frère; mais le père du maréchal de Rochefort, chambellan du prince de Condé, qui des cinquante-neuf de la promotion fut le cinquante-troisième; le baron de Termes, grand écuyer de France en survivance de son frère, peut-être même en titre, car il y fut un moment, et lorsqu'il fut tué devant Clérac, en 1621, la charge de grand écuyer fut rendue à son frère; le baron de Termes, dis-je, le suivit immédiatement; Hercule de Rohan, marquis de Marigny, puis de Rochefort, frère de père et de mère du duc de Montbazon, vint après; puis le comte de La Rocheguyon; Silly, qui fut ensuite duc à brevet; le marquis de Portes vice-amiral, père de la première femme de mon père; le comte de La Rochefoucauld, qui devint après le premier duc et pair de sa maison; et le dernier marquis d'Étampes, grand maréchal des logis de la maison du roi. Le roi aurait-il fait un chevalier de l'ordre pour M. le Prince sans en donner un à Monsieur? Mais c'était le temps des troubles et de l'évasion de la reine mère du château de Blois, où elle avait été envoyée après la mort du maréchal d'Ancre. Cela n'empêchait pas le droit de Monsieur, s'il en avait eu, et qui aurait vu avec un juste dépit M. le Prince exercer le sien tandis que le sien à lui demeurait inutile. Il n'est donc pas possible d'admettre le marquis de Rochefort dans cette promotion, et au rang qu'il y tint, comme de la nomination du prince de Condé. En celle de 1633 on ne voit en quarante-trois chevaliers aucun pour Monsieur, qui alors était hors du royaume, ni pour M. le prince de Condé; jusqu'ici donc nul usage de ce prétendu droit.

Louis XIV n'a fait que deux grandes promotions, en 1661 et en 1688; toutes les autres n'ont été que par occasions particulières de deux, trois, rarement quatre à la fois, excepté celle de tous les maréchaux de France qui ne l'étaient pas. C'est donc en ces deux grandes promotions qu'il faut mettre l'époque du premier usage de ce prétendu droit, c'est-à-dire après trois rois grands maîtres, après un grand nombre de promotions, après quatre-vingt-deux ans de l'institution de l'ordre. Il est vrai qu'en 1661, où la promotion fut de cinquante-trois chevaliers, Monsieur eut deux chevaliers, les comtes de Clère et de Vaillac, capitaine de ses gardes, qui se suivirent l'un l'autre immédiatement, et le furent de quatre autres qui fermèrent la promotion, dont le dernier fut Guitaut, premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince. Mais ou Monsieur n'en eut qu'un, ou bien Madame n'en eut point. On répète que c'est le premier exemple, on va voir que Monsieur ne s'en tint pas là. En 1688, où la promotion fut de soixante et dix, M. de La Vieuville, duc à brevet et gouverneur de M. le duc de Chartres, ne le fut point sur le compte de Monsieur, ni de M. le duc de Chartres, mais sur le compte du roi, ce qui n'a jamais été mis en doute, et le marquis d'Arcy, aussi de cette promotion, qui ne fut qu'après gouverneur du même prince, n'a pu être mis sur le compte du Palais-Royal; mais Monsieur en eut deux, Madame un et en fit passer un quatrième sur le compte de M. le duc de Chartres, comme premier prince du sang, quoique petit-fils de France, avec un rang fort supérieur à celui des princes du sang: c'était la promotion de promesse d'avance du mariage de M. le duc de Chartres, dont le chevalier de Lorraine avait répondu au roi, comme on le voit au commencement de ces Mémoires, qui en eut la préséance sur les ducs. Il fallait donc avoir aussi de la complaisance pour Monsieur, sans lui montrer pourquoi, et distinguer le marquis d'Effiat, le compersonnier du chevalier de Lorraine, dans ce marché de la personne de M. de Chartres; ainsi d'Effiat, quoique de la naissance qu'on n'ignorait pas, et le marquis de Châtillon furent nommés par Monsieur. D'Effiat fut le cinquante-troisième, et Châtillon le soixante-quatrième. D'Étampes, qui prétendait l'emporter sur Châtillon, attendit Monsieur dans sa garde-robe, caché, et quand Monsieur y fut entré, il lui dit mots nouveaux sur son affection pour Châtillon, jusqu'à oser mettre l'épée à la main et menacer Monsieur de courre sus à Châtillon partout.

Monsieur, qui craignait un scandale étrange et dont les suites pouvaient être fâcheuses à son goût, fit tout ce qu'il put pour apaiser d'Étampes; voyant enfin qu'il n'en pouvait venir à bout, d'Étampes résolu à l'éclat le plus grand ou à être certain de l'ordre avant de sortir ou de laisser sortir Monsieur de cette garde-robe, il lui en renouvela parole, et, comme que ce fût, il l'assura qu'il le serait, le fit nommer par M. le duc de Chartres, et c'est de ce prince que j'en tiens l'histoire. D'Étampes fut le soixante-huitième, et précéda immédiatement La Rongère, chevalier d'honneur de Madame, qu'elle nomma. Lussan le suivit immédiatement, et fut le dernier de la promotion, non pour M. le Prince ni de droit, mais par la prière de M. le Prince, convenu qu'il n'avait nul droit, comme il est raconté.

Voilà donc le premier exemple en faveur des fils et filles de France et du premier prince du sang. Il n'est pas étrange que M. le Duc, premier ministre tout-puissant sous la jeunesse du roi, qui attenta le premier à faire manger ses domestiques avec le monarque, et à les faire entrer dans ses carrosses, se soit avantagé de l'exemple de 1688, pour la promotion qu'il fit signer toute faite au roi, en 1724, et où il fourra le chien, le chat et le rat. Il profita du nom de Tavannes et de sa charge de lieutenant général de la plus considérable partie de la Bourgogne, et qui était gentilhomme de sa chambre, titre nouveau pour qui n'est pas premier prince du sang, et le mit le quarante-sixième de cette promotion, disant même qu'il n'avait pas voulu [le] mettre le dernier, comme s'il eût été de sa nomination. Il admit Simiane en quarante-huitième, comme ayant parole à la nomination de feu M. le duc d'Orléans, dont il était premier gentilhomme de la chambre, quoique sans droit par la mort de ce prince; car cela fut dit ainsi, après force allées et venues de la part de M. le duc d'Orléans d'aujourd'hui, quoique fort mal ensemble. M. de Castries, chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, veuve du régent, eut sa nomination (et c'est l'unique d'une petite-fille de France), fut le quarante-neuvième; et Clermont-Gallerande, premier écuyer de M. le duc d'Orléans, premier prince du sang, ayant sa nomination, fut le cinquantième et dernier. De ce détail, qui est exact, on peut juger de la valeur de la prétention de nommer au roi des sujets pour les faire chevaliers de l'ordre, de celle de l'extension de cette prétention, et de celle encore tout idéale d'en prétendre en toute promotion qui passe le nombre de huit chevaliers. On jugera aussi du nombre de ces nominations qui, en promotions peu nombreuses et redoublées, égalerait bientôt la nomination du roi, et rendrait l'ordre bien moins certain auprès du roi qu'au service de ces princes.

CHAPITRE VIII. §

Arras bombardé par les ennemis. — L'Écluse emporté par Broglio. — Ducasse arrive avec les galions. — Son extraction, sa fortune, son mérite; est fait chevalier de la Toison. — Mort et caractère du comte de Brionne. — Monterey et Los Balbazes; quels; se font prêtres. — Raison ordinaire de cette dévotion en Espagne. — Altesse accordée en Espagne et â la princesse des Ursins et au duc de Vendôme, avec les traitements à ce dernier des deux don Juan. — Explication de ces traitements et de l'éclat qu'ils firent. — Le roi à Marly, où il rétablit le jeu et la vie ordinaire avant l'enterrement du Dauphin et de la Dauphine. — Lœwenstein fait prince de l'empire. — Abbé de Vassé; son caractère; refuse l'évêché du Mans. — Le roi d'Angleterre a la petite vérole à Saint-Germain; répudie son confesseur jésuite. — Mort de la princesse d'Angleterre à Saint-Germain. — Mort et caractère de Mlle d'Armentières. — Sa famille, sa fortune, sa maison. — Mort de Mme de Villacerf, douairière. — Courageuse opération de Mme Bouchu. — Mort, caractère et famille de la marquise d'Huxelles. — Mort et caractère du bailli de Noailles. — Le roi nomme le P. La Rue confesseur de M. le duc de Berry, et retient le P. Martineau pour le petit Dauphin. — Mémoire publié du Dauphin sur l'affaire du cardinal de Noailles. — Service et enterrement du Dauphin et de la Dauphine à Saint-Denis. — Queues étranges. — Bout de l'an de Monseigneur à Saint-Denis. — Service à Notre-Dame pour le Dauphin et la Dauphine. — Le clergé y obtient le premier salut séparément de celui de l'autel. — Violet des cardinaux. — Le cardinal de Noailles mange avec Mme la duchesse de Berry. — Service à la Sainte-Chapelle, où le P. La Rue fait l'oraison funèbre. — Je vais passer un mois ou cinq semaines à la Ferté. — Causes de ce voyage. — Chalais vient d'Espagne arrêter un cordelier en Poitou; ce qu'il devient. — Renouvellement d'horreurs sur M. le duc d'Orléans. — Adresse d'Argenson à son égard. — Mme de Gesvres demande juridiquement la cassation de son mariage pour cause d'impuissance. — Départ des généraux: Villars en Flandre, Harcourt et Besons sur le Rhin, Berwick aux Alpes, Fiennes en Catalogne. — Mariage de Bissy avee Mlle Chauvelin. — Mariage de Meuse avec Mlle de Zurlauben. — Mort, extraction, caractère de l'abbé de Sainte-Croix. — Mort, famille et caractère de Cominges, et sa dépouille. — Mort et caractère de La Fare. — Mort du président Rouillé. — Mort de l'abbé d'Uzès. — Rohan, évêque de Strasbourg, fait cardinal. — Désordres de la Loire. — Duc de Fronsac sort de la Bastille.

Il se passa deux bagatelles en Flandre dans le courant du mois de mars. Les ennemis vinrent bombarder Arras pour brûler des amas de fourrages, et ne causèrent presque aucun dommage. Le maréchal de Montesquiou apprit qu'ils avaient mis huit cents hommes dans le bourg de l'Écluse. Broglio, aujourd'hui maréchal de France et duc, eut ordre de les aller attaquer. Il rencontra en chemin un parti de trois cents chevaux qui, à sa vue, se retira sous le canon du château de l'Écluse. Il força les ennemis de se retirer dans ce château, qu'il prit après avoir emporté ce bourg et les retranchements; prit ou tua les huit cents hommes et les trois cents chevaux. On était si peu accoutumé aux aventures heureuses qu'il fut beaucoup parlé de celle-là.

Une beaucoup meilleure fut l'arrivée de Ducasse à la Corogne avec les galions très-richement chargés qu'il était allé chercher en Amérique. On les attendait depuis longtemps avec autant d'impatience que de crainte des flottes ennemies dans le retour. Ce fut une grande ressource pour l'Espagne qui en avait un extrême besoin, un grand coup pour le commerce qui languissait, et où le désordre était près de se mettre, et un extrême chagrin pour les Anglais et Hollandais qui les guettaient depuis si longtemps avec tant de dépenses et de fatigues. Le duc de La Rochefoucauld d'aujourd'hui, né quatrième cadet, qui portait lors le nom de Durtal et qui était dans la marine, servait sur les vaisseaux de Ducasse, qui l'envoya porter au roi cette grande nouvelle. Le roi d'Espagne en fut si aise qu'il fit Ducasse chevalier de la Toison d'or, au prodigieux scandale universel. Quelque service qu'il eût rendu, ce n'était pas la récompense dont il dût être payé. Ducasse était connu pour le fils d'un petit charcutier qui vendait des jambons à Bayonne. Il était brave et bien fait; il se mit sur les bâtiments de Bayonne, passa en Amérique, et s'y fit flibustier. Il y acquit des richesses et une réputation qui le mit à la tête de ces aventuriers. On a vu en son lieu combien il servit utilement à l'expédition de Carthagène, et les démêlés qu'il eut avec Pointis qui la fit. Ducasse entra dans la marine du roi où il ne se distingua pas moins. Il y devint lieutenant général, et aurait été maréchal de France si son âge l'eût laissé vivre et servir, mais il était parti de si loin qu'il était vieux lorsqu'il arriva. C'était un des meilleurs citoyens et un des meilleurs et des plus généreux hommes que j'aie connus, qui sans bassesse se méconnaissait le moins, et duquel tout le monde faisait cas lorsque son état et ses services l'eurent mis à portée de la cour et du monde.

Il mourut en ce même temps un homme de meilleure maison, mais d'un mérite qui se serait borné aux jambons s'il fût né d'un père qui en eût vendu. Ce fut le comte de Brionne, accablé d'une longue suite d'apoplexies. Il était chevalier de l'ordre de 1688, et le premier danseur de son temps, quoique médiocrement grand et assez gros. C'était un assez honnête homme, mais si court et si plat que rien n'était au-dessous. On ne le voyait jamais que dans les lieux publics de cour, et chez lui [il] ne voyait personne; sa famille n'en faisait aucun cas ni personne à la grande écurie. Son père, qui lui avait fait donner autrefois ses survivances, l'avait comme forcé depuis deux ou trois mois à s'en démettre, comme on l'a vu, de la charge pour son frère, de son gouvernement pour son fils. M. le Grand, qui n'était pas tendre, disait qu'il buvait tout son bon vin, et trouvait cela fort mauvais. Il n'eut pas la peine d'avoir à s'en consoler.

Deux grands d'Espagne fort distingués se firent prêtres en ce temps-ci: l'un fut le comte de Monterey, l'autre le marquis de Los Balbazès. Monterey était second fils de don Louis de Ilaro y Guzman, qui succéda à l'autorité, à la faveur et à la place de premier ministre du comte-duc d'Olivarès, son oncle maternel; qui était grand écuyer de Philippe IV, et qui traita et signa avec le cardinal Mazarin la paix des Pyrénées et le mariage du roi, dans l'île des Faisans sur la rivière de Bidassoa. Le marquisat et grandesse de Monterey passa en plusieurs maisons par mariage d'héritières. La dernière était de la maison de Tolède, qu'épousa le marquis de Monterey dont il s'agit ici, et qui en prit le titre et fut par elle grand d'Espagne. Il fut gentilhomme de la chambre, puis successivement vice-roi de Catalogne, gouverneur général des Pays-Bas, du conseil de guerre, conseiller d'État (ce que nous appelons ministre en France), président du conseil de Flandre, enfin disgracié et chassé sous le ministère du duc de Medina-Celi, et n'eut point d'enfants.

Los Balbazès fut érigé en marquisat en décembre 1621 pour le fameux capitaine Ambroise Spinola de l'une des quatre premières maisons de Gênes; un de ses fils fut cardinal, l'autre épousa une Doria de l'une des quatre premières maisons de Gênes, qui était duchesse héritière del Sesto, et eut la Toison. Son fils, gendre du connétable Colonne, fut grand d'Espagne, du conseil de guerre, ambassadeur en France au mariage du roi pour y accompagner la reine, conseiller d'État, c'est-à-dire ministre, et majordome-major de la reine, seconde femme de Charles II. Son fils, gendre du huitième duc de Medina-Celi, fut vice-roi de Sicile. Il en partit pour venir à Gênes où il se fit prêtre. Son fils, gendre du duc d'Albuquerque est grand écuyer de la princesse des Asturies, fille du roi de Portugal, et a cinq sœurs toutes grandement mariées. Les privilèges du clergé sont tels en Espagne qu'un particulier qui y entre garantit sa famille de toutes recherches, parce que le droit de partage qu'il conserve dans les biens en rend la discussion très-difficile et presque toujours infructueuse; ils dérobent aussi à la justice séculière les personnes du clergé, et rendent leurs punitions impossibles. Ces considérations, beaucoup plus que la dévotion ni même pour les grands seigneurs que l'ambition du cardinalat, y font entrer ceux qui des grands emplois tombent en disgrâce, qui mettent ainsi leurs biens à couvert et leurs personnes en sûreté.

L'Espagne avait ses Titans, sur le modèle de ceux de France, qui ne gagnèrent pas moins que les nôtres à la mort du Dauphin. Ils se hâtèrent encore plus d'en profiter. La princesse des Ursins, qui d'avance se comptait déjà souveraine, eut impatience d'en faire sentir à l'Espagne le poids, qui jusqu'alors lui était inconnu. Elle n'osa pourtant le hasarder sans l'attache de la France, et elle n'ignorait pas le biais de l'obtenir et de s'en faire soutenir dans son inouïe entreprise contre le désespoir général qu'elle ne pouvait douter qu'elle n'allât exciter: ce fut de rendre commun son intérêt avec celui du duc de Vendôme, et d'acquérir pour une nouvelle grandeur l'appui certain et tout-puissant de Mme de Maintenon et de M. du Maine. Sûre de ce côté-là, elle obtint un ordre du roi d'Espagne aux grands, et par conséquent à toute l'Espagne, de la traiter désormais d'Altesse et le duc de Vendôme aussi, auquel on expédia une patente qui lui donnait tous les rangs, honneurs et prérogatives dont avaient joui les deux don Juan.

Cette nouveauté fit en Espagne un éclat prodigieux, et y causa un dépit et une consternation générale, dont il faut expliquer la raison. On a vu, lorsqu'on a traité de la dignité des grands d'Espagne qu'elle va d'égal avec tous les souverains non rois; qu'elle ne cède à pas un; et que, si les ducs de Savoie, comme le fameux Charles-Emmanuel, ont eu en Espagne quelque rare et très-légère préférence sur eux, elle a été plutôt de distinction que de rang, et masquée de l'honneur de son mariage avec l'infante qui à son tour était appelée à succéder à la couronne; on ne parle point de ce qui s'y passa au voyage de Charles Ier, roi d'Angleterre, alors prince de Galles, parce que l'héritier présomptif de la couronne de la Grande-Bretagne est hors de toute parité. On n'a vu encore que, depuis la réunion des divers royaumes d'Espagne par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle, on n'a vu jusqu'à Philippe V que deux fils d'Espagne, cadets, en âge d'homme: le frère de Charles-Quint qui y fut régent en son absence, et qui passa depuis en Allemagne où il fut roi et empereur et fonda la branche impériale souveraine des États héréditaires d'Allemagne, et Ferdinand, fils de Philippe III, né en 1609, cardinal et archevêque de Tolède sans avoir été dans les ordres, et gouverneur des Pays-Bas, où il mourut en 1641 n'ayant pas trente-deux ans; ainsi nulle postérité et point de princes de la maison d'Espagne. De bâtards reconnus, on n'y en a vu que deux, tous deux du nom de don Juan d'Autriche, et tous deux personnages surtout le premier fils de Charles-Quint, né d'une mère inconnue en 1543, célèbre par le gain de la bataille de Lépante, et qui commanda presque toujours en chef les armées de terre et de mer; il mourut sans alliance, en 1578, à trente-cinq ans; l'autre don Juan, fils de Philippe IV, né d'une comédienne en 1629, mort sans alliance en 1579, à cinquante ans, grand prieur de Castille, dignité qui donne la grandesse et cent mille écus de rente, et général des armées d'Espagne.

Philippe IV étant mort en septembre 1665, et la reine sa veuve devenue régente pendant la minorité de Charles II qui fut longue, don Juan fit un parti contre elle qui, après une longue lutte lui arracha toute l'autorité que don Juan exerça tout entière, et se fit grandement compter jusqu'à sa mort. Il eut une espèce de maison, usurpa comme chef de parti une grande supériorité sur les grands, et eut l'Altesse, à quoi, outre la nécessité des temps, ils se ployèrent plus facilement à cause de l'état des bâtards qui est particulier en Espagne, où s'est conservé ce reste des mœurs et des coutumes mauresques. On a vu, lorsqu'on a parlé des grands et de l'Espagne, que les bâtards de gens non mariés héritent à peu de chose près comme les enfants légitimes, à leur défaut, et deviennent même grands d'Espagne par succession. Il y faut garder pourtant certaines formalités faciles, et qu'il n'y ait point d'obstacles de famille qui leur préfèrent les oncles, tantes, ou cousins germains légitimes. Enfin cette première espèce de bâtards diffère en Espagne fort peu des enfants légitimes. Les bâtards d'un homme marié et d'une fille ne diffèrent des premiers que par plus de formalités et de restrictions; mais ils succèdent aussi et héritent des grandesses. Don Juan était de cette seconde sorte; ainsi son droit de succession à la couronne lui facilita l'Altesse, la supériorité de rang et tout ce qu'il voulut entreprendre, et qu'il soutint par les troubles dont il fut toujours l'âme et le chef, et par toute l'autorité et la réputation qui lui en demeurent après. Ce fut donc sur ce modèle que Mme des Ursins voulut élever le duc de Vendôme, en faire sa cour à M. du Maine, par un exemple pour lui en France, quoique si différente de l'Espagne sur l'état des bâtards, plaire au roi et à Mme de Maintenon par leur endroit le plus sensible, et à l'appui de l'Altesse de M. de Vendôme faire passer la sienne, après quoi elle n'était pas en peine d'arrêter les autres avantages que Vendôme eût pu prétendre à l'exemple de don Juan, sous prétexte de ne pas pousser à bout le mécontentement général. Il fut extrême.

On avait perdu don Juan de vue en Espagne; il était mort retiré dans une commanderie, quelques années avant sa mort. Personne ne se souvenait de l'avoir vu ni de son Altesse. M. de Vendôme n'était point bâtard de leur dernier roi, il n'avait aucun droit à la couronne d'Espagne; nulle parité donc avec don Juan. On le voyait traiter d'Altesse, lui et Mme des Ursins, précisément comme les enfants actuels, parce qu'en Espagne on ne connaît d'Altesse Sérénissime ni Royale pour qui que ce soit sans aucune exception, et cette égalité de traitement avec le prince des Asturies et les autres enfants était insupportable en Mme des Ursins et M. de Vendôme, et bannit volontairement beaucoup de gens de la cour et du service, pour éviter la nécessité de la leur donner. On n'en fut pas moins indigné en France, où Mme de Maintenon et M. du Maine ravis n'osèrent le marquer. Le roi même fut très-sobre à en parler. Ils surent bien y suppléer par les réflexions utiles du fruit à en tirer.

Le roi alla le mercredi 6 avril à Marly, où, quoique le Dauphin et la Dauphine ne fussent pas encore enterrés, il rétablit son petit jeu chez Mme de Maintenon dès le vendredi suivant, et voulut le salon à l'ordinaire, et que M. [le duc] et madame la duchesse de Berry y tinssent le lansquenet public et le brelan, et des tables de différents jeux pour toute la cour. Il ne fut pas longtemps sans dîner chez Mme de Maintenon une ou deux fois la semaine, et à y entendre de la musique avec les mêmes dames familières. Mme de Dangeau, qui en était une, eut la joie d'y apprendre que le comte de Lœwenstein son frère, qui pendant l'occupation de la Bavière, en était administrateur pour l'empereur, avait été fait prince de l'empire. On y sut en même temps que l'abbé de Vassé refusait l'évêché du Mans. C'était un grand homme de bien depuis toute sa vie, qui ne s'était jamais soucié que de l'être, mais qui ne laissait pas de voir bonne compagnie, et d'en être fort considéré: il avait plus de soixante ans, et ne put être tenté de l'épiscopat à cet âge, quoique placé au milieu des terres de sa maison. Je n'ai pas voulu omettre ce refus pour la rareté dont il est, et pour celle encore d'avoir choisi un homme de qualité et de ce mérite. C'était un phénomène pour le P. Tellier.

Le roi d'Angleterre eut la petite vérole à Saint-Germain. On lui fit recevoir les sacrements. On ne sait par quelle raison il fit comme Mme la Dauphine, et ne voulut point de son confesseur jésuite; il envoya chercher le cure de la paroisse, à qui il se confessa. La reine sa mère s'enferma avec lui, et prit toutes les précautions possibles pour séparer la princesse sa fille du mauvais air. Elles furent inutiles; la petite vérole la prit, elle en mourut le septième jour, qui fut le lundi 18 avril. Ce fut une grande affliction pour la reine d'Angleterre, avec la triste perspective de sa séparation prochaine d'avec le roi son fils par la nécessité de la paix et de l'embarras de ce qu'il allait devenir. Le corps de la princesse d'Angleterre fut porté sans cérémonie aux Filles Sainte-Marie de Chaillot, où la reine sa mère se retirait souvent. La raison de la petite vérole l'empêcha de recevoir aucunes visites.

Mlle d'Armentières mourut à Paris à plus de quatre-vingts ans. C'était une fille de beaucoup de mérite, d'esprit et de vertu, qui avait été longtemps fort pauvre, qui devint après fort riche, et qui dans ces deux états eut quantité d'amis et d'amies considérables. Elle avait été recueillie jeune et pauvre chez la duchesse d'Orval, sœur de Palaiseau, chez qui elle logea la plus grande partie de sa vie, et à qui à son tour elle fut fort utile quand elle la vit tombée dans la pauvreté. Elles ne laissèrent pas de se séparer d'habitation sur la fin, comme Saint-Romain et Courtin, deux conseillers d'État fort connus par leurs ambassades, dont il a été quelquefois mention, et qui avaient toujours logé ensemble par amitié. Mlle d'Armentières laissa quatre mille livres de pension à la duchesse d'Orval, l'usufruit de son bien à la duchesse du Lude, son amie intime de tout temps, et le fonds à M. d'Armentières, son plus proche parent, et l'aîné de sa maison. Sa mère n'était rien, son père parut peu, quoique gouverneur de Saint-Quentin et avec un régiment; mais le père de celui-là, aussi gouverneur de Saint-Quentin, fut lieutenant général, député de la noblesse pour le bailliage de Vermandois aux derniers états de Blois en 1588, ambassadeur vers les archiducs en Flandre, chevalier du Saint-Esprit en 1597, et chevalier d'honneur de la reine Marie de Médicis. Il eut la terre d'Armentières de sa femme, qui était Jouvenel avec le sobriquet de des Ursins et héritière; et le père de celui-là était ce vicomte d'Auchy, capitaine des gardes du corps de Charles IX, qui garda le roi de Navarre à Vincennes, qui y acquit son amitié, et que les Mémoires de Castelnau appellent froid et sage, et l'un des plus hommes de bien de son temps.

Mlle d'Armentières n'avait qu'un frère dont la mère était Pinart, héritière de grandes terres, entre autres de Louvois, et dont le père était ce vicomte de Comblisy, fils du secrétaire d'État qui trahit Henri IV et rendit à la Ligue Château-Thierry, dont il était gouverneur, et qui était alors une place importante. Son petit-fils par sa fille dissipa tout dans une vie obscure et inconnue, épousa une gueuse des rues dont il n'eut point d'enfants, et mourut en 1604. Les restes ne laissèrent pas d'être encore bons. Mlle d'Armentières les recueillit, paya, s'arrangea, et devint riche, dans sa vieillesse, dont elle sut faire un bon et honnête usage. Elle et le père de celui à qui elle laissa le fonds de ses biens étaient enfants des issus de germains. La branche de celui-là, distinguée par le nom de Saint-Remi, était depuis longtemps dans l'indigence. Le père de ceux qui se relevèrent et qui ont figuré pendant la régence de M. le duc d'Orléans devint l'aîné de sa maison en 1690, par la mort de tout ce qu'il restait d'aînés de toutes les branches, et n'en fut pas plus à son aise. Il avait épousé la fille de d'Aguesseau, maître des comptes, dont il eut la petite terre de Puysieux près de Beaumont vers Beauvais; et ce maître des comptes, fort nouveau alors, est le grand-père de d'Aguesseau, chancelier de France avec diverses fortunes, depuis le 2 février 1717, et [qui] l'est encore depuis vingt-six ans. Saint-Remi mourut en 1712, à soixante-dix-neuf ans, et sa femme, en 1721, ayant eu la joie de voir la fortune de son neveu, mais sans être jamais sortis de leur village ni l'un ni l'autre, où leur maison ressemblait fort à une hutte, et où ils avaient peine à subsister. Ils eurent trois fils: l'aîné porta le nom d'Armentières; le second fut envoyé sans sou ni maille page du grand maître à Malte; le troisième porta le nom de Conflans, qui est celui de leur maison. Les deux aînés naquirent avec beaucoup d'esprit et d'envie de faire. Ils se roidirent contre la fortune, et, malgré leur pauvreté, ils trouvèrent le moyen de lire, de s'instruire et de s'orner l'esprit de sciences et d'histoire, aidés tous deux d'une fort belle mémoire, et assez avisés pour vivre tous trois dans la plus grande union. Conflans et Armentières servirent.

Conflans, qui n'avait pas le sens commun, perdit sa jeunesse dans une citadelle où il fut enfermé près de vingt ans, pour s'être battu contre le fils unique de Pertuis, mort gouverneur de Courtrai, après avoir été capitaine des gardes de M. de Turenne, et fort estimé. Le chevalier de Conflans, revenu de ses caravanes, se battit en Angoumois, près de Ruffec, avec un gentilhomme nommé Ponthieu, à coups de pistolet, et en perdit le bras droit. Armentières se trouva dans un régiment employé à la Rochelle, où le maréchal de Chamilly commandait. La maréchale, qui avait beaucoup d'esprit et qui était la piété et la vertu même, trouva de l'esprit et du savoir à d'Armentières. Ravie de rencontrer quelqu'un à qui parler, elle s'en accommoda, mit le chevalier dans leurs milices, les aida de tout ce qu'elle put; de retour les hivers à Paris, les y fit venir, les vanta, les produisit chez elle à la meilleure compagnie qui y était toujours, et les mit ainsi dans le monde; eux en surent profiter et se faire connaître ailleurs.

Je ne sais comment Armentières fit connaissance, puis amitié, avec Mme d'Argenton. M. le duc d'Orléans y soupait tous les soirs quand il était à Paris, ses sociétés y étaient assez étranges, et quoique chez sa maitresse, il ne laissait pas d'être difficile à amuser. L'esprit fort orné d'Armentières, et sa religion à peu près de la trempe de celle de M. le duc d'Orléans, firent juger à Mme d'Argenton qu'il lui serait d'usage à amuser M. le duc d'Orléans. Elle lui en parla comme de son ami dont il s'accommoderait; elle le lui présenta; il fut de tous les soupers, et M. le duc d'Orléans le goûta. Cela dura du temps, pendant lequel Armentières, qui cherchait à s'accrocher, fit des connaissances au Palais-Royal, s'introduisit chez Mme de Jussac, dans les temps qu'elle venait à Paris.

Cette Mme de Jussac, étant fille, avait été demoiselle de la première femme de mon père, qui la donna par confiance à sa fille, lorsqu'elle la maria au duc de Brissac, et elle ne l'a jamais oublié. Elle passa de là à Mme de Montespan où elle vit le grand monde et la plus fine compagnie. C'était une personne bien faite, de bonne mine, qui n'avait pas été sans beauté, mais qui avec de l'esprit avait encore plus de vertu et de sagesse, et qui avec une grande douceur et beaucoup de circonspection se fit généralement aimer et estimer. La confiance qu'on prit en elle lui fit donner le soin de l'éducation de Mlle de Blois. Elle y fut continuée après la retraite de Mme de Montespan, et le roi l'y attacha de nouveau sans titre, lorsqu'il maria Mlle de Blois à M. le duc d'Orléans, qu'elle suivait même au défaut de ses deux dames. Elle avait épousé, chez Mme de Montespan, Jussac qui était à M. du Maine sur le pied nouveau de premier gentilhomme de sa chambre, qui fut tué au combat de Leuse, et qui lui laissa un fils, tué aussi depuis dans la gendarmerie tout jeune, et deux filles. Mme d'Orléans l'aima toujours tendrement. Sans rien perdre de l'attachement le plus marqué pour Mme de Montespan jusqu'à sa mort, ni de sa confiance, elle sut s'attirer celle du roi et de Mme de Maintenon, sur ce qui regardait Mme la duchesse d'Orléans, beaucoup d'amis et de considération dans le monde.

Elle avait marié sa fille aînée à Chaumont, colonel d'infanterie, dont le nom était d'Ambly, qui fut tué brigadier, sans enfants. Armentières, qui tenait M. le duc d'Orléans par Mme d'Argenton, crut ne pouvoir mieux faire que de s'assurer aussi Mme la duchesse d'Orléans à cause de la cour et du service. Il songea donc à épouser la seconde fille de Mme de Jussac, fort jolie, et qui, avec moins d'esprit que la mère, mais un esprit de sagesse et de conduite, lui ressemblent dans tous les points. Il tourna si bien qu'en 1709, tout au commencement de l'année, le mariage se fit par le concours fort rare de l'épouse et de la maîtresse. Il en eut une charge de chambellan de M. le duc d'Orléans, qu'il lui paya, et un régiment d'infanterie avec des pensions. II avait déjà produit ses frères, et il attrapa bientôt après une charge de chambellan pour l'aîné, qui, au commencement de cette année-ci, épousa la fille aînée de Mme de Jussac, veuve de Chaumont. Dans la suite ils furent l'un après l'autre premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d'Orléans, un peu avant et pendant la régence, et après leur mort à tous deux, le chevalier leur frère leur succéda, qui, à la recommandation de M. le duc d'Orléans, eut la commanderie de Pézenas avec une autre. Mme de Conflans fut gouvernante des deux dernières filles de M. le duc d'Orléans, se ruina au jeu, devint aveugle, éleva son fils de façon qu'il ne fut qu'un garnement, et qu'il passa enfin en Espagne. Mme d'Armentières fut dame de Mme la duchesse de Berry, et de Mme la duchesse d'Orléans ensuite, fit sagement une bonne maison, se fit aimer et estimer, éleva bien son fils qui épousa la fille unique d'Aubigny, ce fameux écuyer de Mme des Ursins, dont j'ai parlé plus d'une fois, à qui il avait laissé beaucoup de biens, et ce superbe lieu de Chanteloup, destiné par sa maîtresse à tenir sa cour lorsqu'elle serait souveraine. Ce dernier Armentières est maréchal de camp, et, avec peu d'esprit, songe fort à pousser sa fortune. Le chevalier de Conflans, demeuré premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans après la mort du régent son père, lui fut donné par Mme la duchesse d'Orléans pour être son mentor.

Avec plus d'éducation et moins de naturel rustre, il en eût été fort capable, mais un plus capable que lui n'y aurait pas réussi. Il eut de fortes prises avec le bâtard du feu régent et de Mme d'Argenton pour des droits qu'il prétendait comme grand prieur de France, qui furent poussés loin, et qui ne réussirent ni à l'un ni à l'autre. Tous deux répandirent des factums. M. le duc d'Orléans à la fin les fit taire, et les remit en quelque bienséance, en sorte que le bailli de Conflans résolut de ne se mêler plus de ce qui regarderait le grand prieur. Il ne se tint pas parole à lui-même. Il fut à un chapitre au temple; le grand prieur y présidait; le bailli de Conflans se prit de bec contre lui; de part et d'autre la dispute s'échauffa au point que l'un vint aux reproches, l'autre aux invectives, jusqu'à insulter à sa bâtardise avec les plus gros mots. Le chapitre en fut rompu, et l'éclat en fut si grand dans le monde, que le grand prieur appelé par Conflans, neveu du bailli, et en sa place, parce qu'il était manchot, se battit avec lui et fut dangereusement blessé. De cette affaire, le bailli de Conflans fut congédié doucement par M. le duc d'Orléans, et perdit beaucoup de la considération qu'il avait acquise dans le monde, qui se choqua du peu d'égard, et encore pour des choses de Malte que d'autres auraient plus décemment défendues, à la reconnaissance que lui et les siens devaient de toute leur fortune au père et à la mère du grand prieur. Il se retira chez Mme d'Armentières, sa belle-sœur, en même temps extrêmement du grand monde, et y vit dans la dévotion. Ces Conflans se prétendent issus de mâles en mâles de la maison de Brienne si connue par son antiquité, ses grands fiefs, ses grandes alliances, ses grands emplois, ses connétables, ses chambriers, et par des rois de Jérusalem et des empereurs de Constantinople, et ils sont donnés comme tels dans la généalogie de cette maison, donnée parmi celle des connétables par les continuateurs de du Fourny et du P. Anselme.

Mme de Villacerf, veuve de Villacerf qui avait eu les bâtiments, et [qui avait] été si bien avec le roi, et mère du premier maître d'hôtel de la Dauphine qu'on venait de perdre, mourut fort vieille d'une saignée qui lui fut faite pour quelques légers accès de fièvre, où on lui coupa le tendon.

Mme Bouchu, veuve du conseiller d'Élat et mère de la comtesse de Tessé, fut plus heureuse. Elle cachait un cancer depuis longtemps, dont une seule femme de chambre avait la confidence. Avec le même secret elle mit ordre à ses affaires, soupa en compagnie, se fit abattre le sein le lendemain de grand matin, et ne le laissa apprendre à sa famille ni à personne que quelques heures après l'opération; elle guérit parfaitement. Après tant de courage et de sagesse, [on la vit], pas longues années après, épouser le duc de Châtillon cul-de-jatte, pour la rage d'être duchesse, pour ses grands biens, et longtemps après mourir d'une fluxion de poitrine pour avoir voulu aller jouir de son tabouret à Versailles par le grand froid.

La marquise d'Huxelles, mère du maréchal, mourut en ce même temps à quatre-vingt-cinq ou six ans, avec la tête entière et la santé parfaite jusqu'alors. Elle était fille du président Le Bailleul, surintendant des finances; son père, son frère, son neveu et son petit-neveu, tous présidents à mortier; et veuve en premières noces du frère aîné de Nangis, père du maréchal de Nangis, dont elle a touché soixante et dix ans durant six mille livres de douaire. C'était une femme de beaucoup d'esprit, qui avait eu de la beauté et de la galanterie, qui savait et qui avait été du grand monde toute sa vie, mais point de la cour. Elle était impérieuse et s'était acquis un droit d'autorité. Des gens d'esprit et de lettres, et des vieillards de l'ancienne cour, s'assemblaient chez elle, où elle soutenait une sorte de tribunal fort décisif. Elle conserva des amis et de la considération jusqu'au bout; son fils, qu'elle traita toujours avee hauteur ne fut jamais trop bien avec elle, et ne la voyait guère.

Le bailli de Noailles mourut aussi à Paris, à l'archevêché, où le cardinal son frère l'avait retiré depuis quelque temps, que ses affaires se trouvaient fort délabrées. Il avait deux belles commanderies, et il était ambassadeur de Malte. C'était un très-bon homme et honnête homme, tout uni, qui avait été fort libertin toute sa vie, et qui à la fin pensait à son salut.

Le P. Tellier jugea que le P. La Rue avait besoin de quelque marque de considération après ce qui lui était arrivé à la mort de la Dauphine. Le roi le nomma donc confesseur de M. le duc de Berry, et déclara qu'il réservait pour le petit Dauphin le P. Martineau, qui l'était de celui dont la perte affligeait toute l'Europe. En même temps ces pères, accoutumés à tirer parti de tout, firent grand bruit d'un mémoire trouvé dans les papiers du Dauphin sur l'affaire du cardinal de Noailles, qui ne lui était rien moins que favorable. Ils l'envoyèrent à Rome et le firent imprimer. Ce mémoire au moins ne fut pas trouvé dans sa cassette, à ce qu'on a pu voir plus haut; il put l'être ailleurs; c'est ce qui ne peut se discuter avec exactitude. Je puis hardiment protester de la mienne sur les sentiments de ce prince que j'ai rapportés et sur ce qui s'est passé de lui à moi et encore si peu de jours avant la mort de Mme la Dauphine; et c'est-à-dire avant la sienne. Ce mémoire, s'il est tel qu'on l'a publié, a pu être des commencements de l'affaire, dans l'esprit de M. de Cambrai et dans les préjugés des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. Il a pu jeter sur le papier le pour en attendant le contre; on a donné ce pour, et si le contre s'est trouvé il a été bien supprimé. Ce qui me fait en juger ainsi est la différence entière de ce mémoire avec les sentiments dans lesquels je ne puis douter que ce prince soit mort, et qu'il était très-incapable de me vouloir tromper ni personne en me mentant sans aucune raison ni besoin, et voulant se servir de moi dans cette même affaire, où il aurait été étrangement peu d'accord avec soi-même, ce qui était radicalement opposé à son caractère. La cabale ennemie du cardinal de Noailles ne laissa pas de triompher, armée de ce grand nom, mais ce triomphe, bâti sur un fondement si peu solide par le tissu même de l'écrit tel qu'ils le publièrent, ne fut pas de longue durée. Il tomba bientôt de lui-même, mais c'en fut toujours assez pour éblouir et pour gagner du temps.

On fit à Saint-Denis, le lundi 18 avril, le service et l'enterrement des deux Dauphins et de la Dauphine, épouse et mère. M. le duc d'Orléans et M. le comte de Charolais y furent les princes du deuil. Il fut singulier qu'il n'y en eut pas un troisième. Le roi qui avait envoyé le comte de Toulouse à l'eau bénite, et le duc du Maine au convoi, comme princes du sang, trouva apparemment trop fort d'y faire figurer un d'eux à Saint-Denis. Il y eut pourtant trois princesses du deuil, parce que la cérémonie était double pour prince et pour princesse: Mme la duchesse de Berry, menée par Coettenfao, son chevalier d'honneur, sa queue portée par le comte de Roucy, Biron et Montendre; Mme la Duchesse, menée par le comte d'Uzès, sa queue fort inégalement portée par Montpipeaux, qui était Rochechouart, et L'Aigle, fils de sa dame d'honneur. Mlle de Bourbon, menée par Blansac, sa queue portée par Montboissier et d'Angennes. Les princes ne les menèrent point à cause de l'inégalité du nombre; cela devait être ainsi; mais M. le duc de Berry se résolut à y aller et fut ainsi le premier prince du deuil. Néanmoins on ne changea rien et les princes ne menèrent point les princesses. Le duc de Beauvilliers eut le courage d'y porter la queue de M. le duc de Berry, assisté du marquis de Béthune, son premier gentilhomme de la chambre, et de Sainte-Maure, son premier écuyer. Je ne sais plus les deux autres queues. Quatre menins pour le dais du Dauphin, quatre autres pour celui de la Dauphine; à celle de Bavière c'étaient quatre chevaliers de l'ordre, en pointe avec le collier, MM. de Beuvron, Lavardin, La Salle et La Vauguyon. Dangeau, chevalier d'honneur de l'une et de l'autre à leur mort, avec un maréchal de France, premier écuyer, eut le même dégoût à toutes les deux. Le maréchal de Bellefonds, premier écuyer, porta la couronne au lieu de lui, et Montchevreuil le manteau à la royale au lieu du maréchal à la mort de la dauphine de Bavière. À celle-ci le maréchal de Tessé, premier écuyer, porta la couronne au lieu de Dangeau, et d'O le manteau en la place du maréchal. Tout se fit avec les cérémonies et l'assistance accoutumée.

On fut assez content de l'oraison funèbre prononcée par Maboul, évêque d'Aleth. M. de Metz, premier aumônier, officia; la cérémonie commença sur les onze heures. Comme elle est fort longue, on s'avisa de mettre sur la crédence un grand vase rempli de vinaigre en cas que quelqu'un se trouvât mal. M. de Metz, ayant pris la première ablution et voyant au volume des petites burettes qu'il restait peu de vin pour la seconde, en demanda davantage. On prit donc ce grand vase sur la crédence, pensant que ce fût du vin, et M. de Metz, qui se voulut fortifier, dit, en lavant ses doigts sur le calice, de verser tout plein. Il l'avala d'un trait et ne s'aperçut qu'à la fin qu'il avait avalé du vinaigre; sa grimace et sa plainte fit un peu rire autour de lui, et lui-même conta après son aventure, dont il fut très-mécontent. J'allai voir le lendemain M. de Beauvilliers, dont la santé souffrit de cette cruelle cérémonie. Je lui dis en l'embrassant: Vous venez donc d'enterrer la France. Il en convint avec moi. Hélas ! s'il était au monde, combien plus en serait-il persuadé aujourd'hui. Achevons tout d'un trait ce terrible calice en intervertissant peu les temps. La présence des corps dans le chœur de Saint-Denis avait fait différer l'anniversaire de Monseigneur. M. de Metz y officia le jeudi 21 avril avec l'assistance accoutumée, où se trouvèrent M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans, MM. les comtes de Charolais et prince de Conti; le roi y fit aller aussi le duc du Maine et le comte de Toulouse.

Le mardi 10 mai, le service se fit à Notre-Dame pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. M. le duc de Berry, M. le duc d'Orléans et M. le comte de Charolais furent les trois princes du deuil; Mme la duchesse de Berry, Mlle de Bourbon et Mme de Charolais furent les princesses. Là comme à Saint-Denis ce devaient être Madame et Mme la duchesse d'Orléans, parce que le deuil doit être du même rang que de ceux dont on fait le deuil, ou du plus approchant quand le même est impossible. Mais jusqu'aux princesses du sang en usent comme pour une garde de fatigue, et le roi ne s'en souciait pas. La queue de M. le duc de Berry fut étrangement portée par Sainte-Maure, son premier écuyer, Pons, maître de sa garde-robe, et, ce qui surprit fort, par La Haye, très-mince gentilhomme, qui, de page du roi, était devenu son écuyer particulier, et qui, depuis qu'il eut une maison, commanda son équipage de chasse, chose même dont on fut d'autant plus scandalisé que ce fut l'ouvrage de Mme la duchesse de Berry. M. le duc d'Orléans eut la sienne portée par d'Étampes, capitaine de ses gardes, et par le jeune Bréauté, maître de sa garde-robe, qui mourut bientôt après sans alliance. M. de Charolais lui fut égalé comme il l'avait été à Saint-Denis, et les princesses du sang de même qui ne doivent avoir qu'un porte-queue. Jaucourt, gouverneur de M. de Charolais, et un gentilhomme à lui portèrent la sienne. Les princes ne menèrent point les princesses non plus qu'ils avaient fait à Saint-Denis; Mme la duchesse de Berry la fut par Coettenfao et le chevalier d'Hautefort, son chevalier d'honneur et son premier écuyer, et sa queue portée par le comte de Roucy, Biron et Montendre, les mêmes qu'à Saint-Denis; Mlle de Bourbon menée par Blansac eut sa queue fort inégalement portée par le comte de Roye, fils de Roucy et neveu de Blansac, et par L'Aigle, fils de la dame d'honneur de Mme la Duchesse, sa mère. Mlle de Charolais, menée par le comte d'Uzès, eut sa queue portée par Châteaurenauld et d'Angennes. Le clergé gagna d'être salué séparément de l'autel et immédiatement après, et immédiatement avant le catafalque, qui reçut deux saluts à cause des deux corps. Mlles de Bourbon n'eurent qu'un salut ensemble, comme étant de même rang. Le P. Gaillard fit une belle oraison funèbre. Le cardinal de Noailles officia. Sa personne seule était en ornements violets, parce que les cardinaux n'en portent jamais de noirs: précision d'orgueil qui monte jusqu'à l'autel. Il donna un superbe dîner aux princes et aux princesses du deuil, et aux principales dames. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry le firent mettre à table. En retournant à Versailles, M. le duc de Berry alla voir M. le Duc à l'hôtel de Condé, qui n'était pas encore en état de sortir de sa chambre. La chambre des comptes fit faire, le mardi 24 mai, un grand service à la Sainte-Chapelle, pour M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. Le P. La Rue y fit l'oraison funèbre, qui fut assez belle. On fut étonné qu'il s'en fût chargé après ce qui lui était arrivé à la mort de cette princesse; indépendamment de cet événement la fonction n'était guère celle d'un confesseur.

Retournons maintenant sur nos pas, c'est-a-dire à ce voyage de Marly où les plaisirs recommencèrent comme je l'ai dit avant que l'enterrement de la France fût fait à Saint-Denis. On a vu (ci-dessus, p. 161) l'inquiétude de mes amis sur ma conduite unique avec M. le duc d'Orléans. Elle ne fit que s'augmenter. Je ne pus me rendre à leurs avis, que je pris longtemps pour des faiblesses de cour. À la fin leur concert, sans avoir pu se concerter pour la plupart, me fit faire des réflexions, sans toutefois mépriser moins les menaces de la colère du roi et du dépit de Mme de Maintenon, que je ne pus croire tels qu'ils m'en voulaient persuader, parce que je ne pouvais comprendre que moi de plus ou de moins avec M. le duc d'Orléans que tout homme et de toute espèce fuyait sans ménagement et avec l'indécence la plus marquée, pût le rendre ou moins abandonné ou moins coupable aux yeux du monde. C'était pourtant ce dernier point qui faisait mon crime et la peine où étaient les deux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, le chancelier et mes autres amis et amies. J'ai déjà dit que mon extrême douleur de la perte du Dauphin avait éclaté. Elle éclatait encore par ma retraite et ma tristesse; elle m'avait trahi. On se douta, et à la fin on démêla en gros la grandeur de ma perte; on hasarda de m'en parler en me faisant compliment, car j'en reçus peu a peu malgré moi d'une infinité de gens qui la plupart vinrent chez moi où j'étais porte close le plus que je pouvais, et qui me rencontrant me disaient qu'ils y étaient venus pour me témoigner la part qu'ils prenaient à la grande perte que j'avais faite. J'avais beau détourner, écarter, répondre enfin avec la brièveté d'un homme qui glisse et qui ne veut point entendre, je ne persuadai personne, et il demeura pour constant à la cour et d'une manière publique que j'avais lieu d'être fort affligé comme un homme qui a perdu la plus grande et la plus certaine fortune.

Cette idée qui en peu de temps devint générale, et qui est de celles qu'on ne fortifie jamais mieux que lorsqu'on entreprend de les combattre, ne cadrait pas en moi avec celle qui ne l'était pas moins devenue, du prétendu crime de M. le duc d'Orléans que le duc du Maine répandait de tout son art, et que Mme de Maintenon soutenait de toute sa haine, de toutes ses affections, de toute sa puissance. J'étais trop connu pour qu'on pût imaginer que quelque considération ni quelque nécessité que ce pût être vînt jamais à bout de me ployer à voir celui que je soupçonnerais d'un forfait si exécrable, combien moins de vivre avec lui tous les jours en intimité et de braver par cette conduite, dont la singularité m'était pour le moins inutile, le cri public, appuyé de toute la faveur et de toute l'autorité qui réduisaient le prince, que je voyais sans cesse, à la solitude la plus entière et la plus humiliante au milieu du monde et de la cour, et dans le sein de sa plus proche famille. J'étais aussi trop avant avec le prince que tous les cœurs pleuraient, avec tout ce qui l'environnait de plus intime, et d'autre part avec celui que de si puissantes raisons d'intérêt et de haine voulaient résolument écraser de ce crime, pour qu'il fût possible que je ne me doutasse de rien à son égard, pour peu qu'il y eût quelque apparence, même légère, de soupçons, ce qui était manifestement détruit par ma conduite avec lui, que ne détruisait point celle du peu d'autres intimes entours du Dauphin, qui n'ayant nulle habitude avec M. le duc d'Orléans ne changeaient rien en cette occasion à leur conduite avec lui.

M. de Beauvilliers, comme je l'ai remarqué, avait dans tous les temps évité de le voir, et M. de Chevreuse ne le voyait que de loin à loin et toujours à des heures particulières. C'était donc le contraste que ma conduite faisait avec l'opinion régnante et dominante et la brèche qu'elle pouvait lui faire chez tous les gens indifférents, raisonnables et raisonnants, qui choquaient directement l'intérêt si cher de M. du Maine, et la volonté si déployée de Mme de Maintenon. C'est ce que mes amis voyaient clairement, c'est ce qu'ils me foisoient sentir tant qu'ils pouvaient, c'est ce que je fus quelque temps à ne vouloir pas croire, c'est ce que j'aperçus enfin très-distinctement, et que je méprisai aussi parfaitement. Ce n'est pas que j'ignorasse le danger de me les attirer et que je ne visse le roi derrière eux en croupe, et tout à leur disposition, mais je ne crus pas que mon intime liaison avec M. le duc d'Orléans dût par frayeur et par bassesse leur servir d'un nouveau poids pour l'accabler par mon changement de conduite. J'étais plus qu'en tout abri de lui être associé dans les clameurs élevées contre lui; je n'avais donc à craindre que des querelles d'Allemand pour m'éloigner et me perdre sous d'autres prétextes, et je me résolus à en courir les risques, en évitant avec soin e sagesse toute prise sur moi. Je fus plusieurs fois averti que le roi était mécontent, tantôt de m'avoir vu de ses fenêtres dans les jardins avec son neveu, tantôt que Mme de Maintenon était surprise de ce que seul en toute la cour j'osois l'aborder et le voir. Elle-même et M. du Maine, qui se cachait sous ses ailes, étaient bien aises de me faire revenir ces choses pour m'inquiéter et pour me faire changer à l'égard de M. le duc d'Orléans, et cela dura entre les deux voyages de Marly, et augmenta fort durant le second qui est celui dont je parle, et pendant lequel se fit l'enterrement à Saint-Denis, parce que l'éclat des cris et des insultes du peuple au convoi et les échos du monde et de la cour redoublèrent, et que Marly est fait de façon qu'on me voyait à découvert tous les jours avec M. le duc d'Orléans. Tant fut procédé enfin que, quelque temps après l'enterrement et sur la fin du voyage de Marly, M. de Beauvilliers me pressa d'aller à la Ferté, même avant le retour à Versailles, et de laisser de loin conjurer l'orage qu'il voyait se former contre moi. Je résistai quelques jours, mais il vint un matin trouver Mme de Saint-Simon pendant que j'étais à la messe du roi, à qui il dit qu'il savait très-précisément que Mme de Maintenon allait éclater contre moi, et que, sans en alléguer nulle cause, j'allais être chassé, si de moi-même je ne me retirais pour un temps. Tout de suite il se chargea de m'avertir du train que les choses prendraient à mon égard, et de m'avertir de revenir dès qu'il y verrait sûreté. Il pria en même temps Mme de Saint-Simon de penser à une sorte de langage de chiffre, pourtant sans chiffre, dont elle se pût servir pour me faire entendre ce qu'il lui dirait de me mander pendant mon absence, et la conjura que cela fût fait dans la journée pour me faire partir le lendemain comme ayant à la Ferté une affaire pressée qui m'y demandait, et que lui se chargeait de le dire au roi et de lui faire trouver bon que je n'achevasse pas les quatre ou cinq jours qui restaient à demeurer à Marly. Je le trouvai encore en rentrant chez moi. L'alarme bien plus vive où je le vis me fit moins d'impression que ses manières de parler absolues et déterminées, et l'air d'autorité avec lequel il s'expliqua. Rien n'était moins de son caractère, et depuis des années rien de si nouveau avec moi. Le secret d'autrui était chez lui impénétrable. Son ton et son expression me firent sentir ce qu'il ne disait pas, et [me parurent] pris exprès pour, sous un conseil si vif, si pressé, si fort impératif, me montrer un ordre qu'il n'avait pas la liberté d'avouer. Mme de Saint-Simon et moi ne vîmes pas lieu à une plus longue défense. J'employai le reste du jour à répandre doucement la prétendue nécessité de mon voyage, à faire ma cour à l'ordinaire, à voir M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, et me disposer à partir, comme je fis le lendemain matin. Je ne vis jamais si promptement changer un visage très-austère en un très-serein que fit celui du duc, sitôt que j'eus lâché la parole de partir. Jamais il ne m'en a dit davantage là-dessus, et je suis toujours demeuré persuadé que le roi ou Mme de Maintenon me l'avaient envoyé, et lui avaient dit que je serais chassé, si suivant son conseil je ne me chassais pas de bonne grâce. Mon départ ni mon absence ne fit aucun bruit, personne n'y soupçonna rien. Je fus soigneusement instruit, mais toujours en énigme de conseil, de l'état où j'étais pour demeurer ou revenir. J'ignorai de même ce que fit mon retour, qui me fut mandé de même. Mon absence fut d'un mois ou cinq semaines, et j'arrivai droit à la cour, où je vécus avec M. le duc d'Orléans tout comme j'avais fait auparavant.

Il n'était pas au bout de ses malheurs. C'était trop que de s'être rendu par un trop bon mot deux toutes-puissantes fées implacables. Chalais, l'homme à tout faire de la prineesse des Ursins, fut dépêché par elle pour un voyage si mystérieux que l'obscurité n'en a jamais été éclaircie. Il fut dix-huit jours en chemin, inconnu, cachant son nom, et passa à deux lieues de Chalais, où étaient son père et sa mère, sans leur donner signe de vie, quoique fort bien avec eux. Il rôda secrètement en Poitou, et enfin y arrêta un cordelier de moyen âge dans le couvent de Bressuire, qui s'écria: « Ah! je suis perdu! » dès qu'il se vit arrêté. Chalais le conduisit dans les prisons de Poitiers, d'où il dépêcha à Madrid un officier de dragons qu'il en avait mené avec lui, et qui connaissoit ce cordelier, dont on n'a jamais su le nom mais bien qu'il était effectivement cordelier, revenant de plusieurs lieux d'Italie et d'Allemagne, et même de Vienne. Chalais poussa à Paris, vint à Marly chez Torcy, le 27 avril, un mercredi que le roi avait pris médecine. Torcy le mena l'après-dînée dans le cabinet du roi, avec lequel il fut une demi-heure, ce qui retarda d'autant le conseil d'État, et Chalais s'en alla aussitôt à Paris. Tant d'apparat n'était pas fait pour n'en pas tirer parti, et Chalais n'avait pas été prostitué au métier de prévôt après un misérable moine, sans en espérer un grand bruit. Tout fut incontinent après rempli des bruits les plus affreux contre M. le duc d'Orléans qui, par ce moine, qui toutefois était bien loin lors de la mort de nos princes, les avait empoisonnés, et en prétendait bien empoisonner d'autres. En un instant Paris retentit de ces horreurs; la cour y applaudit, les provinces en furent inondées, et tôt après les pays étrangers avec une rapidité incroyable, et qui montrait à découvert la préparation du complot, et une publicité qui pénétra jusqu'aux antres. Mme des Ursins ne fut pas moins bien servie en Espagne là-dessus que M. du Maine et Mme de Maintenon en France. Ce fut un redoublement de rage affreux. On fit venir le cordelier pieds et poings liés à la Bastille, où il fut livré uniquement à d'Argenson.

Ce lieutenant de police rendait compte au roi directement de beaucoup de choses, au désespoir de Pontchartrain, qui, ayant Paris et la cour dans son département de secrétaire d'État, crevait très-inutilement de dépit de se voir passer par le bec des plumes secrètes et importantes qui faisaient de son subalterne une espèce de ministre plus craint, plus compté, plus considéré que lui, et qui s'y conduisit toujours de façon à s'acquérir des amis en grand nombre, et des plus grands, et à se faire fort peu d'ennemis et encore dans un ordre obscur ou infime. M. le duc d'Orléans laissa tomber cette pluie à verse faute de pouvoir l'arrêter. Elle ne put augmenter la désertion générale; il s'accoutumait à sa solitude, et comme il n'avait jamais ouï parler de ce moine, il n'en eut pas aussi la plus légère inquiétude. Mais d'Argenson, qui l'interrogea plusieurs fois et qui en rendait directement compte au roi, fut assez adroit pour faire sa cour à M. le duc d'Orléans de ce qu'il ne trouvait rien qui le regardât, et des services qu'il lui rendait là-dessus auprès du roi . Il vit en habile homme la folie d'un déchaînement destitué de tout fondement, dont l'emportement ne pouvait empêcher M. le duc d'Orléans d'être un prince très-principal en France pendant une minorité que l'âge du roi laissait voir d'assez près, et il sut profiter du mystère que lui offrit son ministère pour se mettra bien avec lui de plus en plus, car il l'avait soigneusement, quoique secrètement, ménagé de tout temps, et cette conduite, comme on le verra en son temps, lui valut une grande fortune.

Ce cordelier demeura près de trois mois à la Bastille sans parler à qui que ce soit qu'à d'Argenson, après quoi Chalais, prévôt de Mme des Ursins, le ramena lui-même de Paris en Ségovie, où il fut enfermé dans une tour tout au haut du château, d'où il avait la plus belle vue du monde, l'élévation à pic des tours de Notre-Dame de Paris, du côté où il était. Il y était encore plein de santé et ne parlant à personne, dix ans après, lorsque j'allai voir ce beau château. J'y appris qu'il jurait horriblement contre la maison d'Autriche et les ministres de la cour de Vienne, avec des emportements furieux de ce qu'ils le laissaient pourrir là; qu'il ne lisait que des romans, qu'il demandait à celui qui avait soin de lui; et qu'il vivait là avec tout le scandale que quatre murailles le peuvent permettre à un scélérat. On prétendit qu'il avait fait son marché pour empoisonner le roi d'Espagne et les infants. Ses fureurs contre Vienne sembleraient favoriser cette opinion. Elle a prévalu dans les esprits les plus sages delà et deçà des Pyrénées; mais le mystère de toute cette affaire étant demeuré mystère, je me garderai d'en porter un jugement qui ne pourrait être certain, ni même indiquer de fondement. Ce malheureux est mort longtemps depuis mon retour d'Espagne, et dans sa même prison. Chalais fit sa cour sans doute aux deux fées, de s'être chargé d'une fonction si pénible et si peu décente à un homme de sa qualité. Si elle servit, comme elles le prétendirent sans doute, à donner plus de poids au mystère, et à leurs exécrables interprétations, ce voyage ne réussit pas dans le monde, quoique si emmuselé par elles, à celui qui s'était ravalé à leur servir de prévôt.

Il arrive assez souvent que les événements les plus tristes sont suivis de quelque farce imprévue qui divertit le public lorsqu'il y pense le moins. La maison du duc de Tresmes en fournit une qui fit un étrange éclat, et qui amusa beaucoup le monde. Il avait marié son fils aîné à Mlle Mascrani, comme je l'ai marqué en son temps. C'était la fille unique d'un maître des requêtes qui avait des biens immenses, qui n'avait plus ni père ni mère, qui était sous la tutelle de l'abbé Mascrani, frère de son père lorsqu'elle se maria, et dont les Caumartin, frères de sa mère et amis intimes du duc de Tresmes de tout temps, avaient fait le mariage. Elle n'était plus enfant lorsqu'il se fit. Avec ses richesses, elle crut qu'elle allait être heureuse; elle ignorait que ce n'était pas le sort des femmes des Potier. Mme de Revel, veuve sans enfants, et sœur peu riche du duc de Tresmes, vint loger chez lui pour gouverner sa belle-fille, qui ne se trouva pas facile à l'être, ni la tante bien propre à cet emploi. Des mésaises on en vint aux humeurs, puis aux plaintes, après aux querelles et aux procédés, enfin aux expédients. La jeune femme avait plus d'esprit que les Gesvres, elle sut mettre toute sa famille dans ses intérêts, jusqu'aux Caumartin qui s'embrouillèrent enfin avec les Gesvres. Elle s'enfuit chez la vieille Vertamont, sa grand'-mère maternelle, qui l'avait élevée, et qui en était idolâtre, et de cet asile fit signifier une demande de cassation de son mariage pour cause d'impuissance. Les factums de part et d'autre mouchèrent. On peut juger ce qu'une telle matière fournit, et quelle source d'ordures et de plaisanteries. L'affaire se plaida à l'officialité . Le marquis de Gesvres prétendit n'être point impuissant, et comme c'était chose de fait, il fut ordonné qu'il serait visité par des chirurgiens, et elle par des matrones, nommés par l'officialité, pour y faire leur rapport, et tous deux en effet furent visités.

Il serait difficile de rendre les scènes que cette affaire produisit. Les gens connus et même distingués allaient s'en divertir aux audiences; on y retenait les places dès le grand matin, on s'y portait, et de là des récits qui faisaient toutes les conversations. Les pauvres Gesvres en pensèrent mourir de dépit et de honte, et se repentirent bien de s'être engagés en un pareil combat. Il dura longtemps et toujours avec de nouveaux ridicules, et ne finit qu'avec la vie de la marquise de Gesvres. On se persuadait malignement qu'elle n'avait pas tout le tort, et son mari en a confirmé la pensée en ne songeant pas à se remarier depuis plus de trente ans. Il y a suppléé par son frère qui a des enfants de la fille aînée du maréchal de Montmorency.

Les généraux partirent chacun pour l'armée qu'ils devaient commander, et les officiers généraux et particuliers qui y devaient servir: Villars pour la Flandre, Harcourt et Besons pour le Rhin, Berwick pour le Dauphiné et les Alpes; et Fiennes, lieutenant général, remplaça en Catalogne le duc de Noailles qu'on ne songea pas à faire servir.

Bissy, fils du lieutenant général et petit-fils d'un de ces légers chevaliers, de l'ordre de M. de Louvois en 1688, épousa la fille de Chauvelin, conseiller d'État. Il vit bientôt après son oncle dans une éclatante fortune, et longues années après toute puissance et les sceaux entre les mains du frère de sa femme, qui finit comme Icare; et de ces deux fortunes si proches de Bissy il n'en attrapa rien.

Meuse, de la maison de Choiseul, épousa la fille de Zurlauben, tué lieutenant général distingué, et de la sœur de Sainte-Maure.

L'abbé de Sainte-Croix mourut à plus de quatre-vingt-dix ans. Il avait six abbayes, un prieuré, un petit gouvernement, les chiens du roi pour le chevreuil. Il était fils du célèbre Molé, premier président et garde des sceaux, et n'avait jamais été que maître des requêtes, ni songé qu'à chasser et à se divertir de toutes les façons, jusqu'à sa mort, dans une santé parfaite. Il venait de temps en temps faire sa cour au roi, qui toujours lui parlait et le distinguait, en considération des grands services de son père que le roi n'a jamais oubliés, et qui ont toujours et solidement porté sur tous ceux de ce nom.

Deux hommes d'une grosseur énorme, de beaucoup d'esprit, d'assez de lettres, d'honneur, et de valeur, tous deux fort du grand monde, et tous deux plus que fort libertins, moururent en ce même temps, et laissèrent quelque vide dans la bonne compagnie: Cominges fut l'un, La Fare, l'autre. Cominges était fils et neveu paternel de Guitaut et de Cominges, tous deux gouverneurs de Saumur, tous deux capitaines des gardes de la reine mère, tous deux chevaliers de l'ordre en 1661, tous deux très-affidés du gouvernement, tous deux employés aux exécutions de confiance les plus délicates. Guitaut mourut subitement au Louvre à quatre-vingt-deux ans, en 1663, sans avoir été marié. Cominges, son neveu, son survivancier, et père de celui dont il s'agit ici, fut un homme important toute sa vie. Il fut envoyé en 1646, vers M. le Prince, en Flandre, chargé d'arrêter et de conduire à Sedan, en août 1648, le fameux conseiller Broussel; l'année suivante, d'arrêter les officiers suspects du régiment de la reine; et la même année, de faire passer par les armes, 1er et 8 juin, Chambretet d'autres officiers de Bordeaux. Lui et son oncle arrêtèrent au Palais-Royal les princes de Condé et de Conti, et le duc de Longueville, 18 janvier 1650. Il arrêta aussi du Dognon, connu, depuis qu'il se fut fait faire maréchal de France pour rendre Brouage, sous le nom du maréchal Foucault. Cominges prit l'année 1660, en avril, Saumur, sur du Mont qui s'en était saisi pour M. le Prince, et commanda en 1652 et 1653 en Italie, en l'absence du comte d'Harcourt, et en Catalogne. Il alla depuis ambassadeur en Portugal, en Angleterre, et mourut en mars 1670, à cinquante-sept ans.

Il avait épousé la fille d'Amalby, conseiller au parlement de Bordeaux. Sa mère valait encore moins, comme toutes celles de ces Cominges, hors une ou deux. Ils portaient en plein le nom et les armes de Cominges, se prétendaient être descendus des comtes de ce nom. Ils n'en ont pourtant jamais pu en aucun temps prouver aucune filiation ni jonction, et on ne sait quels ils étaient avant 1440. Cominges son fils ne servit guère que volontaire et toujours aide de camp du roi qui, malgré ses mœurs et son peu d'assiduité, ne le voyait jamais sans lui parler et le traiter avec distinction et familiarité à cause de la reine mère. Les courtisans, pendant les campagnes du roi, appelèrent par plaisanterie les bombes et les mortiers du plus gros calibre des Cominges, et si bien que ce nom leur est demeuré dans l'artillerie. Cominges trouvait cette plainsanterie très-mauvaise, et ne s'y accoutuma jamais. Il était fort grand et de très-bonne mine. Il passait pour avoir secrètement épousé Mlle Dorée, qui avait été fille d'honneur de Mme la Duchesse, qui, depuis qu'elle ne l'était plus, logeait chez sa sœur, femme de Tambonneau, président en la chambre des comptes, et longtemps ambassadeur en Suisse, fils de la vieille Tambonneau si fort du grand monde, et de laquelle j'ai parlé.

Cominges n'avait qu'un frère qui était un fort honnête garçon, qui avait servi sur mer et sur terre, qui avait de l'esprit, qui s'attacha fort d'amitié au comte de Toulouse. Il avait été fort du grand monde et bienvoulu partout. Il se retira les dernières années de sa vie qu'il passa dans une grande piété. Il était chevalier de Malte et avait une commanderie et une abbaye. Leur sœur, vieille fille de beaucoup d'esprit aussi, de vertu et assez du monde, voulut faire une fin, comme les cochers. Elle épousa La Traisne, premier président du parlement de Bordeaux, qui était un très-digne magistrat fort ami de mon père, dont elle fut la seconde femme, et n'en eut point d'enfants. Le gouvernement de Saumur fut donné à d'Aubigny, neveu de l'archevêque de Rouen et cousin prétendu de Mme de Maintenon, quoique tout jeune et ce gouvernement fort gros, et indépendamment de celui de la province. Cominges l'avait eu à la mort de son père.

La Fare fut l'autre démesuré en grosseur. Il était capitaine des gardes de M. le duc d'Orléans, après l'avoir été de Monsieur, et croyait avec raison avoir fait une grande fortune. Qu'aurait-il dit s'il avait vu celle de ses enfants: l'un avec la Toison et le Saint-Esprit, l'autre très-indigne évêque-duc de Laon ? Il avait trop d'esprit pour n'en avoir pas été honteux. La Pare était un homme que tout le monde aimait, excepté M. de Louvois, dont les manières lui avaient fait quitter le service. Aussi souhaitait-il plaisamment qu'il fût obligé de digérer pour lui. Il était grand gourmand; et au sortir d'une grande maladie, il se creva de morue et en mourut d'indigestion. Il faisait d'assez jolis vers, mais jamais en vers ni en prose rien contre personne. Il dormait partout les dernières années de sa vie. Ce qui surprenait c'est qu'il se réveillait net, et continuait le propos où il le trouvait, comme s'il n'eût pas dormi.

Rouillé, président en la chambre des comptes, des ambassades duquel j'ai parlé plusieurs fois, où il avait toujours fort bien fait, fut trouvé mort dans son lit à Paris par ses valets allant l'éveiller le matin du 30 mai. Il s'était couché en bonne santé ayant soupé chez la princesse d'Espinoy. C'était un homme sec et sobre autant que son frère le conseiller d'État était gourmand, ivrogne et débauché, et aussi sage que l'autre l'était peu.

Le duc d'Uzès perdit aussi l'abbé d'Uzès, son frère, chanoine de Strasbourg.

Le dimanche 29 mai, il arriva un courrier de Rome avec la nouvelle d'une promotion de onze cardinaux que le pape venait de faire: c'était celle des couronnes, dans laquelle le cardinal de Rohan fut compris. Ce fut le plus beau cardinal du sacré collège; aussi était-il le fils de l'amour. Mais sa mère n'en eut pas la joie, peut-être en eut-elle la douleur où elle était. C'est de quoi il ne nous appartient pas de juger.

Le débordement de la Loire désola encore cette année l'Orléanais et la Touraine, noya beaucoup de gens et de bestiaux, et entraîna quantité de maisons. C'étaient les fruits du crédit qu'avait eu La Feuillade du temps de Chamillart, comme je l'ai remarqué en son temps.

Le duc de Richelieu, qui avait fait mettre le duc de Fronsac, son fils, à la Bastille, il y avait quelque temps, paya ses dettes et l'en fit sortir le croyant bien corrigé.

CHAPITRE IX. §

La reine d'Espagne accouche d'un prince. — L'empereur couronné roi de Hongrie à Presbourg. — Mort du duc de Vendôme. — Éclaircissement sur la sépulture du duc de Vendôme. — Dames du palais en Espagne. — Mort, fin et dernier bon mot d'Harlay, ci-devant premier président. — Singularité du roi sur ses ministres. — Course d'un gros parti ennemi en Champagne. — Trêve publiée entre la France et l'Angleterre. — Porto-Ercole pris par les ennemis. — La Badie rend le Quesnoy; est mis à la Bastille. — Broglio défait dix-huit cents chevaux. — Emo ne peut raccommoder la république de Venise avee le roi. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Rohan, évêque de Strasbourg, fait cardinal, en reçoit la calotte et le bonnet. — Mme la grande-duchesse en apoplexie. — Siége de Landrecies par le prince Eugène. — Combat de Denain. — Montesquiou prend Marchiennes. — Prince Eugène lève le siège de Landrecies. — Villars prend Douai — Nos lignes de Weissembourg inutilement canonnées. — Cantons catholiques, battus par les cantons protestants, font la paix. — Cassart prend, rase, pille et brûle Santiago au cap Vert. — Échange du marquis de Villena et de Cellamare avec Stanhope et Carpenter. — Mort du fils aîné du duc de La Rocheguyon. — Mort de l'abbé Tallemant. — Mort du frère du maréchal de Villars et du fils unique de du Bourg; leur caractère. — Albemarle, pris à Denain, renvoyé sur sa parole. — Mort, conduite, fortune, famille de M. de Soubise. — Injure espagnole qui ne se pardonne jamais. — Mort du marquis de Saint-Simon. — Mort de Mme de La Fayette. — Mort de Cassini, grand astronome. — Mort, caractère et savoir de Refuge. — Mort de Mme Herval. — Abbé Servien chassé, et pourquoi; son caractère et sa fin. — Désordres des loups en Orléanais.

On eut la nouvelle que la reine d'Espagne était accouchée le 6 juin d'un prince à Madrid, qu'on nomma don Philippe, et que le 22 mai l'empereur avait été couronné roi de Hongrie à Presbourg avec grande magnificence.

Vendôme triomphait en Espagne, non des ennemis de cette couronne, mais des Espagnols et de nos malheurs. À son âge et à celui de ceux que nous pleurions, il se comptait expatrié pour le reste de sa vie. Leur mort le rendit aux plus flatteuses espérances d'en revenir jouir à notre cour, et d'y redevenir un personnage qui y ferait de nouveau bien compter avec lui. L'Altesse avait été un fruit aussi prompt que délicieux d'une si surprenante délivrance; l'assimilation aux don Juan en fut un autre coup sur coup qui acheva de l'enivrer des larmes de la France, où, porté sur ce nouveau piédestal, il projetait de venir faire le prince du sang en plein par le titre d'en avoir désespéré l'Espagne. Sa paresse, sa liberté de vie, ses débauches avaient prolongé son séjour sur la frontière, où il se trouvait plus commodément pour satisfaire à tous ses goûts qu'à Madrid, où, bien qu'il ne se contraignît guère, il ne pouvait éviter quelque sorte de contrainte de représentation et de paraître à la cour. Il y arriva pour recevoir les profusions intéressées de la toute-puissance de la princesse des Ursins; mais, comme je l'ai remarqué, son dessein se bornait à l'Altesse commune et au leurre plutôt qu'à l'effet bien établi des traitements des deux don Juan qu'elle lui avait fait donner. Elle se hâta donc de faire expédier avec lui ce qui pour le militaire demandait nécessairement sa présence, et de le renvoyer promptement à la frontière. Lui-même, comblé de distinctions où il n'avait osé prétendre, embarrassé de la solitude où le laissait l'extrême dépit des grands et des seigneurs de leur subite humiliation à son égard, et rappelé dans ses quartiers par sa paresse et ses infâmes délices, il s'en retourna volontiers très-promptement. Il n'y avait rien à y faire. Les Autrichiens, étonnés et affaiblis du départ des Anglais, se trouvaient bien éloignés de l'offensive; et Vendôme, nageant dans les charmes de son nouveau sort, ne pensait qu'à en jouir dans une oisiveté profonde, sous prétexte que tout n'était pas prêt pour commencer les opérations.

Pour être plus en liberté, il se sépara des officiers généraux et alla s'établir avec deux ou trois de ses plus familiers et ses valets, qui faisaient partout sa compagnie la plus chérie, à Vignarez, petit bourg presque abandonné et loin de tout, au bord de la mer, dans le royaume de Valence, pour y manger du poisson tout son soûl. Il tint parole et s'y donna de tout au cœur joie près d'un mois. Il se trouva incommodé, on crut aisément qu'il ne lui fallait que de la diète; mais le mal augmenta si promptement et d'une façon si bizarre, après avoir semblé assez longtemps n'être rien, que ceux qui étaient auprès de lui, en petit nombre, ne doutèrent pas du poison et envoyèrent aux secours de tous côtés; mais le mal ne les voulut pas attendre; il redoubla précipitamment avec des symptômes étranges. Il ne put signer un testament qu'on lui présenta, ni une lettre au roi par laquelle il lui demandait le retour de son frère à la cour. Tout ce qui était autour de lui s'enfuit et l'abandonna, tellement qu'il demeura entre les mains de trois ou quatre des plus bas valets, tandis que les autres pillaient tout et faisaient leur main et s'en allaient, Il passa ainsi les deux ou trois derniers jours de sa vie sans prêtre, sans qu'il eût été seulement question d'en parler, sans autre secours que d'un seul chirurgien. Les trois ou quatre valets demeurés auprès de lui, le voyant à la dernière extrémité, se saisirent du peu de choses qui restaient autour de lui, et, faute de mieux, lui tirèrent sa couverture et ses matelas de dessous lui. Il leur cria pitoyablement de ne le laisser pas mourir au moins à nu sur sa paillasse, et je ne sais s'il l'obtint. Ainsi mourut, le vendredi 10 juin, le plus superbe des hommes, et pour n'en rien dire davantage après avoir été obligé de parler si souvent de lui, le plus heureux jusqu'à ses derniers jours. Il avait cinquante-huit ans, sans qu'une faveur si prodigieuse et si aveugle ait pu faire qu'un héros de cabale d'un capitaine qui a été un très-mauvais général, d'un sujet qui s'est montré le plus pernicieux, et d'un homme dont les vices ont fait en tout genre la honte de l'humanité. Sa mort rendit la vie et la joie à toute l'Espagne.

Aguilar, l'ami du duc de Noailles, revenu d'exil pour servir sous lui, fut fort accusé de l'avoir empoisonné, et se mit aussi peu en peine de s'en défendre, comme on s'y mit peu de faire aucune recherche. La princesse des Ursins, qui pour sa grandeur particulière avait si bien su profiter de sa vie, ne profita pas moins de sa mort. Elle sentit sa délivrance d'un nouveau don Juan à la tête des armées d'Espagne, qui n'y était plus en refuge et en asile souple par nécessité sous sa main, et qui au contraire, délivré de tout ce qui l'y avait relégué, recouvrait en plein toutes ses anciennes forces en France, d'où il tirerait toute sorte de protection et d'autorité. Elle ne se choqua donc point de la joie qui éclata sans contrainte, ni des discours les plus libres de la cour, de la ville, de l'armée, de toute l'Espagne; ni par conséquent le roi et la reine, qui n'en firent aucun semblant. Mais pour soutenir ce qu'elle avait fait, et faire à bon marché sa cour à M. du Maine, à Mme de Maintenon, au roi même, elle fit ordonner que le corps de ce monstre hideux de grandeur et de fortune serait porté à l'Escurial. C'était combler la mesure des plus grands traitements. Il n'était point mort en bataille, et de plus on ne voit aucun particulier enterré à l'Escurial, comme il y en a plusieurs à Saint-Denis. Cet honneur fut donc déféré à ceux qui venaient d'être donnés à sa naissance. C'est aussi ce qui enfla M. du Maine jusqu'à ne pouvoir s'en contenir. Mais en attendant que je parle du voyage que j'ai fait à l'Escurial, si j'ai assez de vie pour pousser ces Mémoires jusqu'à la mort de M. le duc d'Orléans, il faut expliquer ici cette illustre sépulture.

Le panthéon est le lieu où il n'entre que les corps des rois et des reines qui ont eu postérité. Un autre lieu séparé, non de plain-pied, mais proche, fait en bibliothèque, est celui où sont rangés les corps des reines qui n'ont point eu de postérité, et des infants. Un troisième lieu, qui est comme l'antichambre de ce dernier, s'appelle proprement le pourrissoir, quoique ce dernier en porte aussi improprement le nom. Il n'y paraît que les quatre murailles blanches avec une longue table nue au milieu. Ces murs sont fort épais; on y fait des creux où on met un corps dans chacun, qu'on muraille par-dessus, en sorte qu'il n'en paraît rien. Quand on juge qu'il y a assez longtemps pour que tout soit assez consommé et ne puisse plus exhaler d'odeur, on rouvre la muraille, on en tire le corps, on le met dans un cercueil qui en laisse voir quelque chose par les pieds. Ce cercueil est couvert d'une étoffe riche, et on le porte dans la pièce voisine. Le corps du duc de Vendôme était encore depuis neuf ans dans cette muraille lorsque j'entrai dans ce lieu, où on me montra l'endroit où il était, qui était uni comme tout le reste des quatre murs et sans aucune marque. Je m'informai doucement aux moines chargés de me conduire et de me faire les honneurs dans combien il serait transporté dans l'autre pièce. Ils ne répondirent qu'en évitant de satisfaire cette curiosité, en laissant échapper un air d'indignation, et ne se contraignirent pas de me laisser entendre qu'on ne songeait point à ce transport, et que, puisqu'on avait tant fait que de l'emmurailler, il y pourrait demeurer. Je ne sais ce que M. du Maine fit du testament non signé qui lui fut envoyé et dont il fit son affaire, mais il ne put obtenir du roi aucune démonstration en faveur de M. de Vendôme, ni le retour du grand prieur qui demeura à Lyon jusqu'à la mort du roi; mais le roi prit le deuil quelques jours en noir. Mme de Vendôme recueillit les grands avantages qui lui avaient été faits par son contrat de mariage, dont Anet et Dreux ont passé d'elle à Mme du Maine, et les autres terres réparties de même aux autres héritiers de la duchesse de Vendôme après elle; mais le roi reprit aussitôt Vendôme et ce qui se trouva de réversible à la couronne. Le grand prieur ne prétendit rien et n'eut rien aussi, comme exclu de tout héritage par ses vœux de l'ordre de Malte. On paya les créanciers peu à peu, et les valets devinrent ce qu'ils purent. Il n'est pas encore temps de parler de ce que devint Albéroni. Ce fut à peu près en ce temps-ci que la reine, n'ayant plus de filles ni de menines, prit des dames du palais à peu près comme celles de Mme la Dauphine et de la reine.

Harlay, ci-devant premier président, dont j'ai eu tant d'occasion de parler, mourut à Paris fort peu de temps après. Je n'ai plus à le faire connaître. J'ajouterai seulement l'humiliation où fut réduit ce superbe cynique. Il loua une maison dont la muraille du jardin était mitoyenne à celui des Jacobins du faubourg Saint-Germain, mais dans la rue de l'Université, qui n'était point à eux comme celles de la rue Saint-Dominique et de la rue du Bac, où pour les mieux louer ils donnent des portes dans leur jardin, et ces mendiants en tirent cinquante mille livres de rente. Harlay, accoutumé à l'autorité, leur demanda une porte dans leur jardin. Il fut refusé. Il insista, leur fit parler et ne réussit pas mieux. Cependant on leur fit entendre que, encore que ce magistrat naguère si puissant ne pût plus rien par lui-même, il avait un fils et un cousin conseillers d'État, auxquels ils ne pouvaient se promettre de n'avoir jamais affaire, et qui, sans se soucier de la personne, pourraient bien par orgueil leur faire sentir leur mécontentement. L'argument d'intérêt est le meilleur avec les moines. Ceux-ci se ravisèrent. Le prieur, accompagné de quelques notables du couvent, alla faire excuse à Harlay et lui dire qu'il était le maître de faire percer la porte. Harlay, toujours lui-même, les regarda de travers, répondit qu'il s'était ravisé et qu'il s'en passerait. Les moines, fort en peine du refus, insistèrent; il les interrompit et leur dit : « Voyez-vous, mes pères, je suis petit-fils d'Achille du Harlay, premier président du parlement, qui a si bien servi l'État et les rois, et qui, pour soutenir la cause publique, fut traîné à la Bastille où il pensa être pendu par ces scélérats de ligueurs; il ne me convient donc pas d'entrer ni d'aller prier Dieu chez des gens de la robe de votre Jacques Clément. » Et tout de suite leur tourna le dos et les laissa confondus. Ce fut son dernier trait. Il tomba dans l'ennui et dans la misère des visites; et comme il conservait toujours toutes ses mêmes manières de gravité empesée, de compliments de fausse humilité, de discours recherchés, d'orgueil le plus incommode, il désolait tous ceux qu'il allait voir, et il allait jusque chez des gens qui s'étaient souvent morfondus dans ses antichambres. Peu à peu des apoplexies légères mais fréquentes lui embarrassèrent la langue, en sorte qu'on avait grand'peine à l'entendre et lui beaucoup à marcher . En cet état il ne cessait point de visiter, et ne s'apercevait point qu'il trouvait beaucoup de portes fermées. Il mourut enfin dans cette misère et dans le mépris, au grand soulagement du peu qui par proximité le voyait, surtout de son fils et de son domestique.

Une bagatelle ne doit pas être oubliée ici, qui montrera combien le roi croyait [devoir] et avait soin de tenir ses ministres de court. Le comte d'Uzès, qui, depuis les funestes obsèques dont j'ai parlé et où je l'ai nommé, était allé en Espagne, s'était arrêté à Madrid sur la mort de M. de Vendôme, sous lequel il devait servir. À peine y fut-il huit jours, que le roi d'Espagne le renvoya au roi avec une lettre, par laquelle il lui demandait un général pour commander ses armées. De quatre généraux français qu'il lui nommait, il n'y en eut point de nommé, parce que le roi d'Espagne se ravisa bientôt et n'en voulut plus. Le comte d'Uzès arriva chez Torcy le 21 juin, à Marly, qui le mena au roi, lequel, après qu'ils furent sortis de son cabinet, passa chez Mme de Maintenon, et y travailla avec Voysin et Desmarets ensemble, chose assez rare qu'il y travaillât avec deux en même temps. Pendant ce travail, il arriva à Torcy un courrier d'Angleterre, attendu avec impatience; Torcy en alla porter les dépêches au roi. Voysin et Desmarets sortirent, et attendirent avec les courtisans que Torcy sortît à son tour. Cependant ils étaient ministres l'un et l'autre. Torcy très-sûrement rendit compte de ces mêmes dépêches, le lendemain matin, au conseil d'État, en leur présence, et apparemment les lut entières, puisqu'elles étaient importantes; Voysin et Desmarets y en dirent leur avis, comme le duc de Beauvilliers et le chancelier, et Torcy même; peut-être, et il y a toute apparence, qu'étant rentrés avec le roi, comme ils firent, dès que Torcy fut sorti, le roi lui-même leur dit ce qu'il venait d'apprendre. Mais ils n'en quittèrent pas moins la place à Torcy; le roi ne les retint point, et le courtisan, répandu dans les salons, fut témoin de cette cérémonie. Le 17 juillet la trêve fut publiée en Flandre entre la France et l'Angleterre, à la tête des troupes des deux couronnes. Un mois auparavant, le prince Eugène avait envoyé près de deux mille chevaux faire une course en Champagne, qui pensèrent prendre l'archevêque de Reims qui faisait ses visites. Ils brûlèrent un faubourg de Vervins, passèrent près de Sainte-Menehould, firent beaucoup de désordres en Champagne et autour de Metz, passèrent la Meuse à Saint-Mihiel, la Moselle auprès de Pont-à-Mousson, emmenèrent grand nombre d'otages, et se retirèrent à Traarbach, sans que Saint-Frémont ni Coigny, détachés après, chacun de leur côté, eussent pu les joindre.

Zumzungen, général de l'empereur, se rendit maître de Porto-Ercole après une belle défense du gouverneur.

Le prince Eugène ouvrit la tranchée devant le Quesnoy, la nuit du 20 au 21 juin, malgré l'inaction déclarée des Anglais, qui précéda la trêve avec eux. Jarnac en apporta la capitulation au roi le 8 juillet à Marly. La Badie, qui y commandait, s'étant rendu prisonnier de guerre avec sa garnison, fut fort chargé de s'être mal défendu par le maréchal de Villars et par toute l'armée; il obtint la permission du prince Eugène de venir se justifier à la cour, mais en arrivant à Paris il fut mis à la Bastille. Broglio cependant défit dix-huit cents chevaux des ennemis, presque tous tués ou pris. Ces bagatelles soutenaient.

Emo, sage, grand, était à Paris depuis quelques mois, envoyé sans caractère par la république de Venise, pour tâcher d'accommoder la brouillerie causée par le choix du cardinal Ottoboni, Vénitien, pour être protecteur de France à Rome, et l'acceptation qu'il en avait faite contre la loi de sa patrie. Mais l'affaire n'était pas encore mûre, et il s'en retourna sans avoir rien obtenu.

Le roi partit le mercredi, 13 juillet, de Marly après le conseil d'État, s'arrêta un peu à Versailles, alla coucher à Petit-Bourg et le lendemain à Fontainebleau. Il y donna, le 20 du même mois, au cardinal de Rohan la calotte rouge, qu'il avait reçue la veille de Rome, et qu'il lui vint présenter, et cinq jours après le bonnet que le camérier Bianchini lui avait apporté. Quelques jours auparavant, Mme la grande-duchesse était tombée en apoplexie au Palais-Royal, où elle fut obligée de demeurer assez longtemps. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans l'y laissèrent lorsqu'elle fut hors de danger, et allèrent à Fontainebleau.

Le prince Eugène assiégea Landrecies. Le roi, piqué des avantages qu'il ne laissait pas de prendre quoique destitué du secours des Anglais, voulait en profiter, et trouvait fort mauvais que Villars laissât assiéger et prendre les places de la dernière frontière sans donner bataille pour l'empêcher. Villars en avait des ordres réitérés. Il mandait force gasconnades, il en publiait, mais il tâtonnait et reculait toujours, et manqua plus d'une occasion de prêter le collet au prince Eugène, dont quelques-unes furent si visibles, et même d'une apparence si avantageuse, que toute l'armée en murmura publiquement. Il cherchait, disait-il, les moyens de faire lever le siége de Landrecies, et le roi attendait tous les jours des courriers de Flandre avec la dernière impatience. Montesquieu vit jour à donner un combat avec avantage. Il était fort connu du roi pour avoir été longtemps major du régiment des gardes, inspecteur puis directeur d'infanterie, et beaucoup plus par ses intimes liaisons avec les principaux valets de l'intérieur. Il dépêcha secrètement un courrier au roi avec un plan de son dessein, en lui marquant qu'il était sûr que Villars ne l'approuverait pas, et en représentant la nécessité de profiter des conjonctures. La réponse fut prompte. Il eut ordre de suivre, d'exécuter son projet, même malgré Villars, mais de faire cela par rapport à lui avec adresse. L'extrême mépris que le prince Eugène avait conçu du maréchal de Villars lui fit commettre une lourde faute, qui fut de s'éloigner de Marchiennes, et même de Denain où étaient ses magasins principaux, pour subsister plus commodément derrière l'Escaillon qui se jette dans l'Escaut près de Denain, qu'il avait retranché, et y avait laissé dix-huit bataillons et quelque cavalerie. Sur ces nouvelles, le maréchal Montesquiou pressa Villars d'y marcher.

Dans la marche, Montesquiou s'avança avec une tête, quatre lieutenants généraux et quatre maréchaux de camp, et envoya Broglio, depuis maréchal de France, avec la réserve qu'il commandait, enlever cinq cents chariots de pain pour l'armée ennemie, ce qu'il exécuta fort bien et avant l'attaque de Denain. Montesquiou avec cette tête de l'armée arriva devant Denain à tire-d'aile, fit promptement sa disposition, et attaqua tout de suite les retranchements. Villars marchait doucement avec le gros de l'armée, déjà fâché d'en voir une partie en avant avec Montesquiou sans son ordre, et qui le fut bien davantage quand il entendit le bruit du feu qui commençait. Il lui dépécha ordre sur ordre d'arrêter, de ne point attaquer, de l'attendre, le tout sans se hâter le moins du monde, parce qu'il ne voulait point de combat. Son confrère lui renvoya ses aides de camp, lui manda que le vin était tiré et qu'il fallait le boire, et poussa si bien ses attaques qu'il emporta les retranchements, entra dans Denain, s'y rendit le maître de toute l'artillerie et des magasins, tua beaucoup de monde, en fit noyer quantité en tâchant de se sauver, entre lesquels se trouva le comte de Dohna qui y commandait, et se mit en posture de s'y bien maintenir s'il prenait envie au prince Eugène de l'y attaquer, qui arrivait avec son armée par l'autre côté de la rivière, qui fut témoin de l'expédition, qui recueillit les fuyards, et qui s'arrêta, parce qu'il ne crut pas pouvoir attaquer Denain emporté avec succès.

Tingry cependant, depuis maréchal de Montmorency, averti d'avance par Montesquiou, était sorti de Valenciennes et avait si bien défendu un pont, qui était le plus court chemin du prince Eugène pour tomber sur le maréchal de Montesquiou, qu'il l'empêcha d'y passer, le força à prendre le grand tour par l'autre côté de la rivière, par où je viens de dire, et fit qu'il arriva trop tard. Villars, arrivant avec le reste de l'armée comme tout était fait, enfonça son chapeau, dit merveilles aux tués et aux ennemis delà l'eau qui se retiraient, et dépêcha Nangis au roi qui avait été un des quatre maréchaux de camp de l'attaque, que Voysin mena au roi le mardi 26 juillet à huit heures du matin, et qui eut force louanges et douze mille livres pour sa course. Les ennemis y perdirent extrêmement, et le maréchal de Montesquiou fort peu. Le fils unique du maréchal de Tourville y fut tué à la tête de son régiment, dont ce fut grand dommage, et laissa sa sœur héritière qui épousa depuis M. de Brassac et fut dame de Mme la duchesse de Berry quand on lui en donna.

Villars, fort étourdi d'une action faite malgré lui, s'en voulait tenir là; mais Montesquiou, sûr du roi, se moqua de lui, détacha le soir même du combat, qui était le dimanche 24 juillet, Broglio avec douze bataillons sur Marchiennes, où était le reste et la plus grande partie des magasins des ennemis, et le suivit en personne avec dix-huit autres bataillons et quelque cavalerie, sans que Villars osât s'y opposer formellement, après ce qui venait d'arriver. Il prit Saint-Amand en passant, où il y avait huit cents hommes, et l'abbaye d'Hannon, où il y en avait deux cents. Villars, aide-major du régiment des gardes et aide-major général de l'armée, arriva le dernier juillet à Fontainebleau avec force drapeaux, par qui on apprit qu'un fils d'Overkerke avait été tué à Denain, qui était officier général fort estimé parmi les Hollandais. Le lundi 1er août, Artagnan arriva à une heure après-midi à Fontainebleau, de la part du maréchal de Montesquiou, son oncle, avec la nouvelle qu'il avait pris Marchiennes et tout ce qui s'y était trouvé prisonniers de guerre. Il y avait dans la place six bataillons, un détachement de cinq cents hommes de la garnison de Douai, et le régiment de cavalerie entier de Waldec, qui allait joindre l'armée du prince Eugène, et qui n'en put sortir avant d'y être enfermé; soixante pièces de canon; et, outre ce qu'il y avait de munitions de guerre et de bouche en magasin, cent cinquante bélandres qui en étaient chargées sur la rivière, six desquelles avaient chacune deux cents milliers de poudre, le tout sans avoir presque perdu personne à ce siége. Un fils du maréchal de Tessé avait été fort blessé à Denain à la tête du régiment de Champagne, et le marquis de Meuse à la tête du sien.

Montesquiou eut dans l'armée et à la cour tout l'honneur de ces deux heureuses actions, qui levèrent, pour ainsi dire, le sort dont nous étions si misérablement enchantés, qui parurent avec raison un prodige de la Providence, et qui mirent fin à tous nos malheurs. Montesquieu eut le sens d'être sage et modeste, de laisser faire le matamore à Villars qui se fit moquer de soi, de respecter la protection ouverte de Mme de Maintenon, et de se contenter de la gloire, à laquelle personne ne se méprit. Ce fut à Fontainebleau un débordement de joie dont le roi fut si flatté qu'il en remercia les courtisans pour la première fois de sa vie. Le prince Eugène, manquant de pain et de toutes choses, leva aussitôt après le siége de Landrecies, et une désertion effroyable se mit dans ses troupes.

Le roi envoya ordre en même temps de faire le siége de Douai. Le samedi 10 septembre, Aubigny, ce prétendu cousin de Mme de Maintenon qui venait d'avoir le gouvernement de Saumur, et qui était brigadier et colonel du régiment royal, arriva à Fontainebleau, et fut mené par Voysin dans le cabinet du roi après son souper. Il lui apprit que Vieux-Pont ayant emporté les demi-lunes le 7, la chamade avait été battue le 8, et la garnison se rendit prisonnière de guerre. Albergotti qui commandait au siége fit entrer huit bataillons dans la place avec Vieux-Pont pour y commander, et permit aux officiers d'emmener leurs équipages. La descente du fossé n'avait pas encore été faite. Aubigny eut douze mille livres pour sa course. Le prince Eugène se tenait toujours près de Mons avec une armée hors d'état de rien faire, et celle du roi alla faire le siége du Quesnoy. Mais il faut retourner sur nos pas. Il y avait du temps que le fort de Scarpe s'était rendu, la garnison de quatre cents hommes prisonnière de guerre. Saint-Pierre en apporta la nouvelle au roi. Le duc de Wurtemberg, général de l'armée de l'empereur sur le Rhin, avait eu ordre d'attaquer nos lignes de Weissembourg; il s'en approcha, les canonna deux jours durant sans y faire aucun mal, y perdit assez de monde, et se retira, après quoi on brûla leurs batteries. Ce fut tout l'exploit qu'il y eut de part et d'autre en Allemagne.

Il y eut du bruit en Suisse entre les cantons catholiques et protestants. Ils prirent les armes; les derniers furent victorieux. Quoique la guerre fût fort courte, il en coûta cher aux cantons catholiques. La paix entre eux fut signée à Arrau.

Cassart, avec une escadre armée à Toulon, prit dans la principale île du cap Vert le fort et la ville de Santiago aux Portugais, où il y avait douze mille hommes en état de porter les armes, et on n'en avait débarqué que mille. Le gouverneur s'était rendu à condition qu'en payant soixante mille piastres, la ville ni les forts ne seraient point endommagés. Cependant le gouverneur, l'évêque et les principaux habitants se sauvèrent dans les montagnes. Cette fuite irrita Cassart. Il en prit prétexte de prendre quatre cents nègres et deux vaisseaux qui se trouvèrent à la rade, d'emporter les principales marchandises de la ville, puis de la piller et brûler.

Enfin le marquis de Villena, connu quelquefois sous le nom de duc d'Escalone, et le prince de Cellamare, prisonniers de guerre, furent échangés: le premier contre Stanhope, comme je l'ai rapporté en son lieu, à Bruhuega; l'autre contre le général Carpenter. J'aurai tant à parler dans la suite de tous les deux, pendant la régence de M. le duc d'Orléans et lors de mon ambassade extraordinaire en Espagne, si j'ai assez de vie pour conduire ces Mémoires à leur terme, que j'ai voulu marquer leur échange ici. Incontinent après, le roi d'Espagne donna à Villena la charge de son majordome-major qu'il lui gardait depuis longtemps. J'ajouterai en passant que c'était en tout genre un des premiers et des plus grands seigneurs d'Espagne, et orné de toutes sortes de vertus.

Le duc de La Rocheguyon perdit son fils aîné, de la petite vérole, chez l'archevêque de Cambrai où on l'avait transporté. Ce fut le troisième aîné de suite que cette maladie lui emporta. Il lui restait trois garçons, l'aîné desquels était comblé d'abbayes. Le second était M. de Durtal, qu'on a vu il n'y a pas longtemps revenir des Indes avec Ducasse, et apporter ici la nouvelle de l'arrivée des galions, à qui le roi donna le régiment de son frère, et qui est aujourd'hui duc de La Rochefoucauld, et le chevalier de La Rochefoucauld, qui avait dès l'enfance la commanderie de Pézenas. Cette mort causa un grand trouble dans la famille.

L'abbé de Tallemant mourut en même temps assez vieux, regretté de tous les gens de lettres, et même d'assez de gens de considération dans l'Église, et d'autres du grand monde.

Le maréchal de Villars perdit son frère de maladie, qui servait de lieutenant général dans son armée, et était gouverneur de Gravelines. C'était un fort honnête homme et modeste, qui rougissait souvent des incartades du maréchal. Il était chef d'escadre, fort estimé. Son frère, prenant le grand vol, l'avait fait passer du service de la marine à celui de terre, où, bien qu'assez novice, il était devenu bon officier, et fort aimé et personnellement considéré. Quelque temps après, le comte du Bourg, depuis maréchal de France, perdit son fils unique, brigadier de cavalerie, et mestre de camp du régiment royal. Il avait acquis de la réputation, et ne laissa point d'enfants. Ce fut une grande douleur pour son père. Albemarle, lieutenant général dans les troupes ennemies, et fils du favori du roi Guillaume, avait été pris à Denain. Le prince de Rohan fit grande connaissance avec lui, et le fît loger à Paris dans la superbe maison que son père avait achetée. Il y eut le choix d'aller demeurer à Chartres ou à Orléans, à lui et à cinq ou six prisonniers de considération venus avec lui, mais il faisait grande instance d'avoir la permission d'aller sur sa parole dans une de ses terres en Gueldre. Il n'eut point celle de paraître à la cour. Le cardinal de Rohan, retourné à Fontainebleau pour le serment que les cardinaux prêtent pour leurs bénéfices, obtint, pour lui et pour les autres prisonniers qui étaient avec lui, la liberté de s'en aller chez eux sur leur parole, et le roi fit au cardinal la galanterie de vouloir que ce fût lui qui leur en mandât la première nouvelle. L'état de son père le rappela promptement à Paris.

M. de Soubise ne jouit pas longtemps du plaisir de voir son fils revêtu de la pourpre romaine. Il mourut à Paris le 24 août, à plus de quatre-vingt-un ans, prince avec quatre cent mille livres de rente, étant né gentilhomme avec quatre mille livres de rente, comme il lui est échappé quelquefois de lâcher cette parole à quelques amis particuliers dans le transport de sa prodigieuse fortune. Elle fut le fruit d'une prudence que peu de gens voudraient imiter, du mépris qu'il fit des préjugés qui ont acquis le plus de force, de la leçon qu'il reçut de l'exemple de M. de Montespan, et de la préférence qu'il donna sur un affront obscur et demi-caché à la plus énorme fortune que lui valut la beauté de sa seconde femme, son concert secret avec elle, l'art merveilleux par lequel elle sut se conserver le premier crédit après que les temps de l'acquérir furent passés, et la conduite de l'un et de l'autre toute dressée à ce but, dont j'ai assez parlé en divers endroits de ces Mémoires; et des immenses biens, établissements et grandeurs qu'elle leur valut et par quels degrés, pour n'avoir à ajouter ici que quelques éclaircissements sur M. de Soubise, qui était le plus beau gendarme et un des hommes le mieux faits de son temps de corps et de visage jusque dans sa dernière vieillesse, et qui se soucia le moins d'encourir la plus mortelle injure qu'un Espagnol puisse dire à un autre, qui jusque dans la lie du peuple ne se pardonne jamais.

Je me souviens qu'étant à Madrid, le marquis de Saint-Simon, qui apprenait l'espagnol, se fâcha par la ville contre un de mes cochers; et, voulant dire autre chose, l'appela... À l'instant le cocher arrêta, descendit de son siége, jeta son fouet au nez du jeune homme dans le carrosse, et s'en alla sans qu'il fût possible de l'engager à continuer de mener. On fut quatre ou cinq jours à lui faire entendre que c'était méprise, et faute de savoir la langue ni ce que ce mot signifiait; et ce ne fut qu'à force de l'en persuader qu'on parvint à l'apaiser. Je pense bien aussi que M. de Soubise, qui se trouvait si bien de mériter ce nom, n'eût pas souffert qu'on l'en eût appelé, car il était fort brave homme et bon lieutenant général.

Il était fils du second duc de Montbazon et de sa seconde femme; lequel était frère cadet du premier duc de Montbazon, propre neveu paternel du marquis de Marigny, depuis comte de Rochefort, chevalier du Saint-Esprit en 1619 parmi les gentilshommes, et le cinquante-quatrième de cette promotion qui fut en tout de cinquante-huit, frère de père de la connétable de Luynes, si fameuse depuis sous le nom de duchesse de Chevreuse par son second mariage, et de ce prince de Guéméné qui eut tant d'esprit, et qui ne fut duc et pair qu'en 1654 par la mort de leur père; par conséquent, fils de cette belle Mme de Montbazon, et beau-frère de cette princesse de Guéméné qui attrapa le tabouret par l'adresse que j'ai racontée (t. II, p. 153, 154); toutes deux si considérées parmi les frondeurs, et dont la beauté et l'intérêt a tant causé de cabales, les a tant fait figurer dans la minorité de Louis XIV, et tant gouverner les premiers personnages d'alors. Cette belle duchesse de Montbazon, mère de M. de Soubise, était Avaugour des bâtards de Bretagne, qui ont été aussi connus sous les noms de Goello et de Vertus, et la mère de cette Avaugour était Fouquet de La Varenne, fille de ce fameux La Varenne, qui de fouille-au-pot, puis cuisinier, après portemanteau d'Henri IV, et Mercure de ses plaisirs, se mêla d'affaires jusqu'à devenir considérable, à avoir procuré le rétablissement des jésuites en France, et avoir partagé la Flèche avec eux, qui durent ce beau et riche collège à sa protection; qui devint puissamment riche, qui se retira à la Flèche après la mort d'Henri IV, qui fut follement frappé, volant une pie, de l'entendre dire, crier et répéter: Maquereau, d'un arbre où elle s'était relaissée, sans qu'on pût jamais lui persuader que c'était quelque pie privée, échappée d'un village où elle avait appris à parler . Il prit cela pour un miracle pareil à celui de l'âne de Balaam, que c'était le reproche de sa vie et des péchés qui lui avaient valu sa fortune. Il quitta la chasse, se mit au lit; la fièvre lui prit, et il en mourut en deux ou trois jours. C'est ce quartier si honteux et si proche qui fit l'embarras pour Strasbourg, dont Mme de Soubise sortit par l'adresse et l'autorité que j'ai racontées, en faisant passer cette La Varenne, dont le nom est Fouquet, non du surintendant Fouquet, pour être La Varenne d'une très-bonne maison d'Anjou, éteinte lors depuis plus d'un siècle. M. de Soubise était frère de père et de mère de la seconde femme du duc de Luynes, qui épousa la sœur de sa mère, dont il eut le comte d'Albert, Mme de Verue, et nombre d'autres enfants. Il était oncle propre du duc de Montbazon, mort fou et enfermé à Liége en 1699, et du chevalier de Rohan, décapité à Paris devant la Bastille, 27 novembre 1674; enfin grand-oncle du prince de Guéméné et du prince de Montauban, lequel prince de Guéméné était père de celui d'aujourd'hui, gendre du prince de Rohan fils de M. de Soubise, de l'archevêque de Reims, et de plusieurs autres enfants. On n'osa hasarder, à la mort de M. de Soubise, ce qu'il avait osé à celle de sa femme, de la faire porter droit à la Merci, sous prétexte que cette église était vis-à-vis de sa porte, où il la fit enterrer. Son corps fut porté à la paroisse comme tous, et de là à la Merci tant qu'ils voulurent. Le cardinal de Noailles avait mis ordre à ce que cette entreprise et surprise ne fût pas réitérée.

Je perdis en même temps le marquis de Saint-Simon, aîné de la maison. Son père et son frère avaient mangé obscurément plus de quarante mille livres de rente, sans sortir de chez eux. Ce cadet s'était mis, faute de mieux, dans le régiment des gardes, où par ancienneté il était devenu capitaine et brigadier, fort aimé et estimé. Il avait dîné avec moi à Fontainebleau quatre ou cinq jours auparavant. Je présentai son fils tout jeune au roi, qui n'était pas encore dans le service; le roi sur-le-champ lui donna une lieutenance aux gardes.

Mme de La Fayette mourut assez jeune d'une longue apoplexie, fille unique fort riche de Marillac, doyen du conseil. Elle ne laissa que la duchesse de La Trémoille, sa fille unique. Mme de La Fayette, si connue par son esprit, était belle-mère de celle-ci.

Cassini, le plus habile mathématicien et le plus grand astronome de son siècle, mourut à l'Observatoire de Paris, à quatre-vingt-six ans avec la tête et la santé entière. M. Colbert, qui voulait relever en France les sciences et les arts, et qui avait fait bâtir l'Observatoire, attira par de grosses pensions plusieurs savants étrangers. Celui-ci florissait à Bologne sa patrie; il avait déjà rendu son nom célèbre par de grandes découvertes, lorsque M. Colbert le fit venir avec sa famille; il les augmenta depuis beaucoup, et fort utilement pour la navigation. Il demeura à l'Observatoire toute sa vie, qu'il gouverna. Son fils y remplit sa place avec presque autant de réputation en France et dans les pays étrangers, où ils furent l'un et l'autre agrégés aux plus célèbres académies. Ce rare savoir fut également rehaussé en l'un et en l'autre par leur modestie et leur probité. Ce P. Cassini, capucin prédicateur du pape, que Clément XI (Albani) fit cardinal en cette année, était du même nom, et parent éloigné de ces illustres astronomes.

Refuge mourut en même temps: c'était un très-honnête homme et très-vertueux, avec de l'esprit, parfaitement modeste, d'une grande valeur, avec de la capacité à la guerre. Il était ancien lieutenant général, gouverneur de Charlemont, et commandait à Metz. C'était le plus savant homme de l'Europe en toutes sortes de généalogies, et de tous les pays, depuis les têtes couronnées jusqu'aux simples particuliers, avec une mémoire qui ne se méprenait jamais sur les noms, les degrés ni les branches, sur aucune date, sur les alliances, ni sur ce que chacun était devenu. Il était fort réservé la-dessus, mais sincère quand il faisait tant que de parler. Il se peut dire que sa mémoire épouvantait. Un courrier, qu'il reçut à Metz d'un de ces seigneurs allemands du Rhin, en pensa tomber à la renverse en lui rendant son paquet de la part de son maître. « J'ai bien l'honneur de le connaître, » lui dit Refuge, et tout de suite lui en détailla toute la généalogie. Il était honorable, mais sobre et fort distrait. Ses valets quelquefois en abusaient, et lui portaient tout de suite des sept ou huit verres de vin qu'il ne demandait point et qu'il avalait sans y penser. Il se grisait de la sorte; et quand cela était passé, il ne comprenait pas comment cela lui était arrivé. Il était vieux, et laissa une fille mariée au fils unique du comte du Luc, et un fils unique non marié, aussi vertueux que lui, aussi brave, et qui sert d'officier général avec réputation, mais qui, avec la même modestie, n'est pas si généalogiste. Il ne faut pas omettre la mort de Mme Herval, quoique personne purement de la ville. On a rarement vu ensemble tant de vertu, de sagesse, de piété également soutenue toute sa vie, dans la plus simple modestie, avec une si parfaite et si durable beauté. Elle était sœur de Bretonvilliers, lieutenant de roi de Paris, qui venait de mourir subitement, et veuve d'Herval, fort enrichi sous M. Fouquet, depuis intendant des finances, fort dans le grand monde, et le plus gros joueur de son temps. Elle n'avait point d'enfants; c'était une femme qui avec du monde, de l'esprit et de la politesse, s'était toujours fort retirée, qui avait refusé de grands mariages pour sa beauté, sa vertu, et ses biens dont elle faisait de grandes aumônes, et qui depuis longtemps s'était mise dans un couvent où elle voyait à peine sa plus proche famille.

L'abbé Servien fut chassé de Paris, et envoyé je ne me souviens plus où. Il était frère de Sablé et de la feue duchesse de Sully, tous enfants du surintendant des finances. Rien de si obscur ni de si débordé que la vie de ces deux frères, tous deux d'excellente compagnie et de beaucoup d'esprit. L'abbé était à l'Opéra, où on chantait au prologue un refrain de louange excessive du roi, qui se répéta plusieurs fois. L'abbé, impatienté de tant de servitude, retourna le refrain fort plaisamment à contre-sens, et se mit à le chanter tout haut d'un air fort ridicule, qui fit applaudir et rire à imposer silence au spectacle. L'exil ne dura pas; il y fit le malade, et le mépris que faute de mieux on voulut montrer aida fort à la liberté de son retour. Il ne paraissait jamais à la cour, et peu à Paris, en compagnies honnêtes. Ses goûts ne l'étaient pas, quoique l'esprit fût orné et naturellement plaisant, de la fine et naturelle plaisanterie, sans jamais avoir l'air d'y prétendre. Il mourut comme il avait vécu, d'une misérable façon, chez un danseur de l'Opéra où il fut surpris. Il est pourtant vrai qu'avec cette vie il disait exactement son bréviaire, ainsi que le cardinal de Bouillon. Il y eut en ce temps-ci un débordement de loups qui firent de grands désordres dans l'Orléanais; l'équipage du roi pour le loup y fut envoyé, et les peuples furent autorisés à prendre des armes et à faire quantité de grandes battues.

CHAPITRE X. §

Renonciations exigées par les alliés en la meilleure et plus authentique et sûre forme pour empêcher à jamais la réunion sur la même tête des monarchies de France et d'Espagne. — Mesures sur ces formes, — Formes des renonciations traitées entre les ducs de Chevreuse, de Beauvilliers et moi, puis avec le duc de Noailles, qui s'offre à en faire un mémoire, et qui le fait faire, et enfin le donne pour sien. — Intérêt de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans à la solidité des Renonciations et de leurs formes, qui n'ont que moi pour conseil là-dessus. — Sentiments de M. le duc de Berry à l'égard du duc de Beauvilliers. — Aux instances du duc de Beauvilliers, je fais un mémoire sur les formes à donner aux renonciations; le voir parmi les Pièces. — Division de sentiment sur un point des formes entre le duc de Noailles et moi. — Sa conduite là-dessus. — Le duc de Noailles gagne à son avis le duc de Chevreuse. — Danger de sa manière de raisonner. — Le duc de Chevreuse nous propose d'en passer par l'avis du duc de Beauvilliers, qui nous assemble chez le duc de Chevreuse. — Le duc de Chevreuse, et moi après, exposons à la compagnie nos différentes raisons. — Le duc de Beauvilliers se déclare de mon avis et malmène fort le duc de Chevreuse, qui se rend, et le duc de Noailles aussi.

La paix se trouvait à peu près arrêtée entre la France et l'Angleterre qui se faisait fort d'y faire passer ses alliés. J'ai déjà averti plus d'une fois que je passais le détail de ce grand événement sous silence, parce qu'il se trouvera de main de maître dans les Pièces, depuis le voyage de Torcy à la Haye inclusivement, jusqu'à la signature de la paix à Utrecht. Torcy lui-même en a fait toute la relation qu'il m'a communiquée, et c'en est la copie fidèle qu'on verra dans les Pièces. Je n'ai donc à ajouter à ce morceau si curieux de l'histoire de nos jours que ce qui n'a pu être dans cette importante relation, parce que, ne faisant pas partie de la négociation, Torcy n'a pas été en état de l'écrire quoique ayant un rapport direct à l'affaire de la paix, qu'il n'a pas ignorée, comme on le verra . Nos malheurs domestiques et redoublés firent naître une difficulté qui accrocha la paix déjà réglée à Londres, et qui la retarda beaucoup. La reine Anne et son conseil furent arrêtés par la considération du droit du roi d'Espagne de succéder à la couronne de France, si l'auguste et précieux filet qui seul l'en excluait venait à se rompre, et de ce qu'il n'était pas possible à l'Angleterre, ni à aucune autre des puissances en guerre, de consentir à voir sur une même tête les deux premières couronnes de l'Europe. La difficulté fut donc proposée; le roi n'était pas en état de ne s'y pas rendre; il fallut donc travailler à la lever d'une manière si solide que le cas ne pût jamais arriver, et que toutes les puissances pussent être là-dessus en entière sûreté. Elles étaient justement alarmées de l'exemple récent du succès des renonciations du roi, si solennellement faites par le traité des Pyrénées et par celui de son mariage conclu en même temps par les deux premiers ministres de France et d'Espagne, assemblés en personne et qui les avaient signées en public après vingt-quatre conférences tenues ensemble aux frontières des deux royaumes, dans l'île des Faisans, sur la rivière de Bidassoa, jurées ensuite par les deux rois en personne, en présence l'un de l'autre et en public, à leur entrevue dans la même île, en accomplissant le mariage.

Le testament de Philippe V ne leur était pas une réponse. On n'avait pas oublié les écrits que le roi fit publier, quatre ou cinq ans après la paix des Pyrénées, lorsqu'à la mort du roi d'Espagne il se saisit d'une grande partie des Pays-Bas espagnols et de la Franche-Comté, sous prétexte des droits de la reine; et le traité de partage, auquel l'empereur, seul de toute l'Europe, avait refusé de consentir, était une autre raison bien forte pour faire tout craindre là-dessus. Une troisième n'était pas oubliée: les mêmes renonciations avaient été faites par le traité du mariage de Louis XIII, et néanmoins peu de temps après que Philippe V fut arrivé en Espagne, il y fit reconnaître et rétablir, au préjudice de ces mêmes renonciations, le droit à la couronne d'Espagne de M. le duc d'Orléans, tiré par lui de la reine sa grand'mère, épouse de Louis XIII. En effet, c'en était trop pour ne pas engager toute l'Europe à prendre ses précautions, et à s'assurer d'une manière solide. Mais c'était là où consistait l'embarras; les traités, les renonciations, les serments, parurent une faible ressource après ces exemples. On chercha donc quelque chose de plus fort; on ne le put trouver dans la chose même parce qu'il n'y en a point de plus sacrées parmi les hommes que celles-là auxquelles on ne croyait pas pouvoir se fier; il fallut donc se tourner du côté des formes pour suppléer par la plus grande solennité qu'on y pourrait donner.

On fut longtemps là-dessus, et, bien que le roi offrît tout ce qu'on lui pourrait demander pour rassurer l'Europe contre le danger de voir jamais les deux couronnes sur la même tête, il ne voulait rien accorder en effet, non pour réserver aux siens une porte de derrière, mais par l'entêtement de son autorité, à laquelle il croyait que toute forme donnait atteinte, puisqu'on en désirait pour appuyer cette même autorité et y ajouter une solidité entière. Il était blessé là-dessus dans sa partie la plus sensible, absolu sans réplique comme il s'était rendu, et ayant éteint et absorbé jusqu'aux dernières traces, jusqu'aux idées, jusqu'au souvenir de toute autre autorité, de tout autre pouvoir en France qu'émané de lui seul. Les Anglais, peu accoutumés chez eux à de pareilles maximes, et qui voulaient leur sûreté et celle de leurs alliés à qui, quand ils l'auraient voulu, ils n'auraient pas persuadé de passer légèrement ce grand article, insistèrent, et proposèrent les états généraux du royaume pour y déclarer et y faire accepter les renonciations. Ils disaient avec raison qu'il ne suffisait pas à la vérité de la chose, ni par conséquent à la sûreté de l'Europe, que le roi d'Espagne renonçât au royaume de France, si le royaume de France ne renonçait aussi à lui et à sa postérité en acceptant et ratifiant sa renonciation; que cette formalité était nécessaire pour rompre en même temps le double lien qui attachait la branche d'Espagne à la France, comme la France l'était aussi à la branche d'Espagne.

Les Anglais, accoutumés à leurs parlements qui sont en effet leurs états généraux, croyaient aux nôtres la même autorité. Ils en ignoraient la nature, et la mesurant à celle des leurs, ils en voulaient appuyer et consolider les renonciations par une autorité, dans leur idée, légale, la plus grande qui pût être réclamée, et qui appuyât le plus solidement l'autorité du roi. Lui montrer se défier de la faiblesse de la sienne, il est inexprimable l'effet de ce doute dans l'âme d'un prince presque déifié à ses propres yeux, et dans l'usage intérieur et constant du plus illimité despotisme. Lui faire apercevoir qu'on croyait trouver dans ses sujets une autorité confîrmative de la sienne, c'était un attentat au premier chef le plus sensible, qu'une couronne ne pouvait courir. On fit entendre aux Anglais la faiblesse et l'inutilité du secours d'autorité qu'ils demandaient. On leur expliqua la nature et l'impuissance de nos états généraux, et ils comprirent enfin combien leur concours serait vain quand même il serait accordé.

On leur disait vrai, mais on se gardait bien en même temps de leur enseigner où résidait par nature, par droit, et par exemple, ce qu'ils cherchaient sans pouvoir le trouver, ou peut-être sans le vouloir, à cause de Philippe de Valois et de la loi salique. Quoi qu'il en soit, on fut longtemps à battre l'eau: la France à dire qu'un traité des renonciations, une déclaration du roi expresse et confirmative enregistrée au parlement, suffisait; les Anglais à répliquer par l'événement des renonciations, traités, contrats de mariage de Louis XIII et de Louis XIV; et cependant la paix, toute convenue avec les Anglais, et fort au-dessus de nos espérances, demeurait accrochée. Les renonciations étaient consenties en France et en Espagne, où il n'y avait point de difficulté pour la forme, comme il sera expliqué en son lieu; mais tout était arrêté sur celles de France. C'est ce qui fit dépêcher de Londres Bolingbroke à Fontainebleau, dont tout le personnel, voyage, jusqu'à la réception et les moindres particularités, sont si bien expliquées dans les Pièces, que je m'abstiendrai d'en rien dire ici.

Dès la naissance de la difficulté, elle avait été traitée entre les ducs de Chevreuse, de Beauvilliers et moi. Le duc d'Humières y fut admis quelque temps après en quatrième, et le duc de Noailles, qui les cultivait avec grand soin depuis que je l'avais raccommodé avec eux, avait si bien fait qu'ils voulurent bien qu'il entrât en cinquième dans cette grande affaire. II se piquait de lecture, de bibliothèque, de commerce de gens instruits à fond dans notre histoire, et de l'être fort lui-même; et pour en dire la vérité, il était quelquefois difficile de n'être pas souvent ébloui de son esprit, de son débit et de sa vaste superficie. Mais dans ces cinq personnes il n'y avait que M. de Chevreuse de véritablement instruit. M. de Beauvilliers ne s'était jamais adonné à fond à cette étude, et il y avait longues années qu'il n'avait pas même le temps de lire par le nombre de ses fonctions. M. d'Humières s'en piquait encore moins; et M. de Noailles, qui écorchait la superficie de tout, n'avait jamais pu rien approfondir en aucun genre. Je n'aurai pas la hardiesse ni la fatuité de me nommer; je me soumets très-sincèrement au jugement qu'on voudra porter en examinant ce qui s'en trouvera dans les Pièces. Toutefois nous tombâmes aisément d'accord sur ce que je représentai, qui fut approuvé et appuyé par le duc de Chevreuse. Mais il fallut après entrer dans le détail, et ce fut un travail qui ne convenait pas au peu de loisir du duc de Chevreuse qui, comme on l'a vu, ministre en effet sans le paraître, était tout occupé des affaires d'État. M. de Beauvilliers en son genre, et M. d'Humières au sien, s'en pouvaient encore moins charger. Je me trouvai les reins trop faibles; tellement que le duc de Noailles s'offrit de lui-même de faire un mémoire qui embrassât toute la matière, et qui expliquât toute la forme, par preuves et par raisons, de consolider les renonciations au gré des Anglais d'une manière ferme, stable et légale, et il promit aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, en notre présence, qu'il serait fait, et en état de le donner à eux et à nous avant le départ de la cour pour Fontainebleau, pour l'examiner et le lire après entre nous cinq ensemble.

Ce fut dans cet intervalle que le duc de Charost fut admis en sixième par MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, et ce fut le dernier qu'on y reçut. Il y avait encore du temps jusqu'au voyage. De fois à autre je demandais au duc de Noailles des nouvelles de son travail, les autres lui en parlaient aussi; il nous assurait toujours qu'il avançait et qu'il tiendrait parole. Restait pourtant la plus grande difficulté: c'était d'amener le roi à consentir à ces formes; et MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, dont ce devait être l'ouvrage particulier par leur familiarité et surtout par leur caractère de ses ministres, en étaient fort en peine. Mais, persuadés qu'il n'y en avait point d'autres qui pussent opérer validité et sûreté, que celles-là étaient les seules, qu'elles ne seraient même employées que par l'expresse volonté du roi, ils se flattèrent qu'il pourrait se laisser persuader que par là son autorité serait à couvert, et que, pressé à l'excès comme il l'était de la nécessité de la paix et de la fermeté des Anglais à ne passer pas outre sans être pleinement satisfaits sur la stabilité légale des renonciations, il pourrait à la fin se résoudre, en faveur d'un si grand bien que ses forces épuisées ne lui permettaient plus de différer, et à des conditions si disproportionnées de toutes les précédentes, dont les offres étaient encore si présentes à son esprit.

Dans cet état de choses, j'étais en presse avec M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans. Celui-ci me croyait instruit des formes nécessaires pour la validité des renonciations, et il en avait aisément persuadé l'autre. L'un, isolé et fui depuis le paquet des poisons, n'avait que moi à qui parler et à qui consulter. Indépendamment de l'état où M. du Maine et Mme de Maintenon l'avaient réduit avec la cour et le monde, il n'avait personne avec qui traiter une matière si délicate; et M. le duc de Berry timide à l'excès, sous le joug dur et jaloux du roi, avait encore moins à qui parler là-dessus. Il n'avait pas pour M. de Beauvilliers l'ouverture et la confiance de son incomparable frère. Il avait toujours présente une éducation qui lui avait paru dure par son peu de goût pour l'étude; par la sévérité avec laquelle il était contenu dans le respect pour son aîné, avec lequel, sans préjudice de la plus tendre et de la plus réciproque amitié, il était enclin à s'échapper; et par le sérieux d'un gouverneur toujours en garde, et qui, dans la crainte de ce qui pouvait arriver un jour, était particulièrement occupé de le tenir bas, pour qu'il s'accoutumât à se tenir dans les bornes de la dépendance à l'égard d'un frère destiné à devenir son roi. Il ne voyait pas en même temps tout ce que le gouverneur faisait auprès de ce frère pour entretenir l'égalité entre eux, lui faire sentir celle que la nature y avait mise jusqu'à ce que l'aînesse eût à user de son droit, et alors même la bienséance, la douceur, la solidité de repos et de sûreté à vivre avec son cadet en père, en frère, en ami tout à la fois. Il n'y avait pas assez longtemps que M. le duc de Berry était sorti d'entre ses mains pour voir cette conduite telle qu'elle était, et telle qu'elle devait être considérée. Meudon, par où il avait commencé à respirer quelque air de liberté, n'était pas une cour propre à lui donner là-dessus des idées raisonnables; aussi peu les jeunes dames de la cour de sa délicieuse belle-sœur avec qui il avait passé ses moments les plus libres; et Mme la duchesse de Berry, telle qu'on a pu la voir en quelques endroits de ces Mémoires, n'était bonne qu'à l'écarter de plus en plus du duc de Beauvilliers. Dans cette situation de ces deux princes, j'étais le seul qu'ils pussent et voulussent consulter.

La confiance de M. le duc d'Orléans en moi, communiquée par lui à M. le duc de Berry, était aidée de la commodité à son égard de ma position, par la place que le roi avait forcé Mme de Saint-Simon de prendre auprès de Mme la duchesse de Berry. Tous deux avaient le plus grand intérêt à ne pas renoncer à la couronne d'Espagne d'une manière solide et sans retour par les lois du pays, sans que toutes les précautions fussent également prises pour leur assurer la couronne de France par une renonciation aussi solide et aussi sans retour du roi d'Espagne et de sa postérité; et c'était là sur quoi ils me consultaient. J'avais temporisé avec eux aisément, sous prétexte de la difficulté de la matière qu'il fallait approfondir, discuter, étudier à fond; mais à la fin ils me pressèrent, pressés eux-mêmes par les nouvelles d'Angleterre.

J'avais eu occasion trop souvent, dans des temps d'oisiveté et de loisir, de causer et de raisonner d'histoire avec M. le duc d'Orléans, pour qu'il me pût croire absolument neuf sur ces matières. Il ne le laissa pas ignorer à M. le duc de Berry, et tous deux se mirent à me presser vivement. Je ne laissai pas de tergiverser encore; mais lorsque je vis que nous étions d'accord, les cinq que j'ai nommés, sur la forme à proposer, et qu'il ne s'agissait plus que du mémoire dont le duc de Noailles s'était chargé, je ne crus pas devoir amuser plus longtemps deux princes si fort intéressés, qui prenaient en moi toute confiance là-dessus, et qui n'avaient personne autre en qui la pouvoir prendre. J'expliquai donc ce que je pensais là-dessus à M. le duc d'Orléans, qui était fort instruit lui-même de notre histoire; et la discussion de cette importante matière dura plusieurs conversations longues entre lui et moi. Je voyais peu M. le duc de Berry et comme point en particulier, et comme il était peu instruit il aurait fallu plus de temps avec lui. Je ne voulus rien qui pût être remarqué; ainsi M. le duc d'Orléans, bien persuadé de la solidité unique de ce que je lui proposai, se chargea d'en informer M. le duc de Berry, qu'il persuada parce qu'il l'était lui-même. Je ne voulus point que M. le duc de Berry m'en parlât, parce que ce n'aurait pu être qu'en particulier, ni Mme la duchesse de Berry par la même raison, et, comme je l'ai dit ailleurs, que je ne voyais plus que très-rarement, et un moment en public. M. le duc d'Orléons et Mme de Saint-Simon étaient des canaux qui y suppléaient aisément, et par qui je sus aussi combien ils étaient contents, et persuadés qu'il n'y avait aucun autre moyen solide que celui que j'avais proposé à M. le duc d'Orléans.

Ces choses en étaient là aux approches du voyage de Fontainebleau, et M. le duc de Noailles n'avait pas encore achevé son mémoire. Il s'excusa sur l'importance de la matière et le nombre de choses qu'il fallait examiner, puis choisir et ranger; mais il nous assura toujours qu'il serait en état de nous montrer le mémoire dans les premiers jours que le roi serait à Fontainebleau, où nous allions tous en même temps que lui, à deux ou trois jours près. Les détails se prolongèrent, et nous découvrîmes qu'il avait des gens obscurs cachés tout au haut de son logement dans la galerie de Diane qui donne sur le jardin, qu'il faisait travailler, dont il refondait continuellement l'ouvrage, qui par là ne finissait jamais. La découverte ne lui fut point cachée, il ne put si bien la dissimuler que la chose ne demeurât comme avouée, dont il demeura fort embarrassé.

M. de Beauvilliers, extrêmement pressé par les instances des Anglais, ne voulut plus s'attendre au duc de Noailles. Il me pria de faire le mémoire. Je m'en défendis par beaucoup de raisons, et en effet, je n'avais apporté à Fontainebleau que peu de livres, et aucun qui pût me servir à un travail auquel je n'avais aucun lieu de m'attendre. J'eus beau dire et alléguer les meilleures excuses, il fallut céder à l'autorité qu'il avait sur moi. Je me mis donc à travailler dans un lieu où je n'avais aucun secours, et où je n'avais pas la liberté de le faire. Il fallait être assidu aux heures de cour que j'avais accoutumé de prendre, manger en compagnie; et Fontainebleau était le lieu du monde où on se rassemblait, et où on s'invitait le plus à dîner et à souper. J'avais encore à faire face au monde et à mes sociétés ordinaires, parce qu'il ne fallait pas laisser soupçonner que je fusse occupé à rien de sérieux. Mon travail était donc fort interrompu, qui est la chose du monde la plus nuisible à bien faire, surtout en telles matières. J'avais souvent recours aux nuits.

Je ne sais pourquoi alors j'étais épié plus qu'à l'ordinaire, quoique je le fusse toujours. Mme de Saint-Simon ne put venir à Fontainebleau cette année, à cause des suites d'une rougeole. Nous nous écrivions tous les jours; et quoique nous ne nous mandassions jamais que des riens par la poste, nous ne reçûmes pas une seule lettre, moi d'elle, elle de moi, par la poste que très-visiblement décachetée. C'est ce qui me fit tenir encore plus soigneusement sur mes gardes pour éviter de paraître retiré, et ce qui rendit mon travail plus coupé et plus difficile. M. de Beauvilliers logeait dans la galerie de Diane, vis-à-vis du duc de Noailles, et ces deux logements leur appartenaient de tous temps. J'étais à l'autre bout du château, au-dessus d'une partie de l'appartement de la reine mère, et j'avais des fenêtres qui donnaient sur la cour du Cheval-Blanc, et de l'autre côté sur la cour des Fontaines. Tous les soirs M. de Beauvilliers traversait tout cet espace seul, sans laquais, ni flambeau, ni personne avec lui, montait mon degré assez court à tâtons, et pendant le souper du roi me faisait lui lire ce que j'avais écrit depuis la veille. Il était environ une heure avec moi, et s'en retournait seul comme il était venu. Le duc de Noailles, seul de nous cinq, ignorait que je travaillasse; et le duc de Beauvilliers fut le seul qui vit ce que je faisais avant que ce fût achevé. Il en fut content, et il le dit aux trois autres. Cependant le duc de Noailles faisait suer ses inconnus dans son grenier: et il en sortit enfin un assez court mémoire, comme le mien était tout près de s'achever.

Je ne ferai point ici d'analyse de l'un ni de l'autre; mais je dirai d'autant plus franchement que celui du duc de Noailles était, à la diction près, fort médiocre, pour en parler modestement, et qu'il n'y avait de lui que la seule diction. Le sien et le mien convenaient pour le principal et l'essentiel. Le mien se trouve dans les Pièces. Je l'avais intitulé: Mémoire succinct sur les formes, etc. L'abondance de la matière et la nécessité des preuves m'emportèrent tellement que, de succinct que je comptais qu'il serait, je fis un gros ouvrage. La longueur dont en serait même l'extrait m'empêche d'en rien insérer ici, mais il faut le voir dans les Pièces, pour entendre la dispute dont je vais parler et dont l'explication serait ici trop longue. Ainsi je suppose que je la vais raconter à qui a lu le Mémoire, prétendu succinct, sur les formes, etc., qui est dans les Pièces.

Le duc de Noailles et moi, raisonnant sur la matière, nous aperçûmes bientôt tous deux qu'il y avait un point sur lequel nous n'étions pas d'accord. J'estimais qu'on ne pouvait employer que les ducs-pairs, et même vérifiés, et aussi les officiers de la couronne. Le duc de Noailles croyait, ou voulait croire, qu'il y fallait joindre les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre, en faveur de la noblesse, auprès de laquelle je n'ai que trop reconnu depuis qu'il s'en voulait dès lors faire un mérite.

Nous disputâmes. Je lui objectai l'impuissance, par lui-même avouée, des états généraux, par conséquent celle de la noblesse, qui n'en est que le second des trois ordres qui les forment, encore plus d'un extrait aussi peu nombreux de ce second ordre. Je lui représentai que les ducs et les officiers de la couronne étaient eux-mêmes de ce même second ordre, quoique, par leurs fiefs et leurs offices, nécessairement capables de ce qui passait le pouvoir des états généraux, qui n'avaient que celui de porter au roi les représentations et les supplications des provinces qui les députaient, et les remèdes aux besoins et aux maux que les provinces les avaient chargés de présenter au roi pour être examinés. Je lui fis remarquer le peu de poids personnel que ceux qu'il voulait admettre, quand bien même ils seraient admissibles, ajouteraient, non qu'ils dussent être exclus, s'ils pouvaient ne le pas être, mais qui, n'étant pas de nature admissible, ne laissaient rien à regretter, et qu'il se trompait grandement, s'il croyait flatter la noblesse par l'admission qu'il prétendait, puisqu'elle ne le pourrait être qu'autant qu'elle serait elle-même admise, non en la personne de ceux qui le seraient comme nés par leur état de gouverneurs de province et de chevaliers de l'ordre, mais seulement en celles de ceux qu'il lui serait permis à elle-même de choisir et de députer. J'ajoutai que le premier des trois ordres, qui était le clergé, voudrait dès lors ne se pas contenter des pairs ecclésiastiques, puisque la noblesse ne se contenterait pas des ducs et des officiers de la couronne, quoique de son même ordre; que, par une suite nécessaire le tiers ordre, surtout les parlements, auraient la même prétention, avec d'autant plus d'apparence qu'à la différence des deux premiers ordres il ne s'y trouvait de leur personne d'admis que le seul chancelier, qui même n'en était comme plus par son office de la couronne; que cela retomberait donc dans les états généraux, c'est-à-dire dans ce qui n'avait nulle autorité, et dans ce qui se trouvait impraticable. À ces raisons nulle réponse de M. de Noailles que la convenance d'honorer les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre; et moi de répondre qu'il ne s'agissait, en chose de cette qualité, ni de convenance, ni de complaisance, mais de la stabilité immuable par sa légalité d'un acte à faire pour assurer le repos du royaume, l'état des princes de la maison royale sur la succession à la couronne, la foi des puissances avec qui la paix ne se pouvait conclure qu'en assurant pour toujours la tranquillité de l'Europe; ce qui ne se pouvait qu'en se restreignant, pour la loi à faire, à ceux qui en avaient le pouvoir, et en se gardant de la rendre nulle en y admettant comme législateurs ceux qui n'avaient rien qui les pût rendre tels.

Beaucoup d'esprit, de discours et de paroles éloquentes servirent à M. de Noailles à la place de réponses et de raisons. Il convint qu'on s'en pouvait tenir à mon avis; et néanmoins il voulut, deux jours après, m'en reparler encore. Voyant qu'il ne réussissait pas en raisons, il prit le parti de tenter l'autorité. Il alla parler au duc de Chevreuse sans m'en dire mot. Il espéra de le gagner par son bien-dire, et que, l'ayant pour lui, le duc de Beauvilliers serait emporté, après quoi la chose demeurerait décidée. En effet, il persuada M. de Chevreuse, qui, avec tout son savoir, n'avait pas présentes des choses depuis si longtemps oubliées, parce qu'on n'avait pas eu besoin d'y avoir recours. M. de Chevreuse m'en parla; et ce fut ce qui m'apprit que M. de Noailles l'avait informé de notre dispute, dont pourtant il n'avait osé lui demander de me faire un secret.

M. de Chevreuse, avec tout le savoir, toutes les lumières, toute la candeur que peut avoir un homme, était sujet à raisonner de travers. Son esprit, toujours géomètre, l'égarait par règle, dès qu'il partait d'un principe faux; et comme il avait une facilité extrême et beaucoup de grâce naturelle à s'exprimer, il éblouissait et emportait, lors même qu'il s'égarait le plus, après s'être ébloui lui-même, et persuadé qu'il avait raison. C'est ce qui lui arriva dans la conduite particulière de ses affaires domestiques, qu'il crut sans cesse augmenter, puis raccommoder, et qu'il détruisit géométriquement par règles, par démonstrations, qui le menèrent à une ruine tellement radicale qu'il serait mort de faim sans le gouvernement de Guyenne, et Mme de Chevreuse après lui, à qui il ne resta rien que les trente mille livres de pension que le roi mit pour elle sur les appointements de ce gouvernement. En autres affaires on l'a vu, en leur lieu, être pour M. de Luxembourg, pour d'Antin, pour les prétentions les plus chimériques, se bercer soi-même de l'ancienneté de Chevreuse, du cardinal de Lorraine, et de sa succession à la dignité de Chaulnes, et cela à force de faux raisonnements entés l'un sur l'autre, toujours à la manière des géomètres, et de la meilleure foi du monde. C'est donc ce qui lui arriva sur cette affaire. Nous disputâmes, nous ne nous persuadâmes point; il fut néanmoins question de nous fixer tous à l'une ou à l'autre opinion, pour marcher après en conséquence. Le duc de Noailles n'insista plus avec moi, comptant sur M. de Beauvilliers par avoir gagné M. de Chevreuse. De mon côté je ne recherchai pas une dispute inutile, mais je crus devoir rendre compte aux trois autres de cette division d'avis. Quelque grande que fût la liaison des ducs de Charost et d'Humières avec le duc de Noailles, depuis l'alliance du premier par le mariage de sa fille unique avec le duc de Grammont, et de Charost depuis surtout qu'il était capitaine des gardes, je n'eus pas de peine à les avoir de mon côté. Le duc de Noailles se consola aisément de n'avoir pas persuadé deux hommes qu'il ne regardait pas comme pouvant emporter la balance; et il avait raison de croire que nous nous rendrions tous trois à l'autorité, si le duc de Beauvilliers, comme il n'en doutait pas, était emporté par le duc de Chevreuse. Ce dernier me proposa donc que la chose fût discutée en sa présence, et que, de quelque côté qu'il se rangeât, tous y acquiesçassent. J'y consentis avec plaisir, et je répondis pour MM. de Charost et d'Humières. Le duc de Noailles, qui comptait l'emporter par là, accepta pareillement. J'avais déjà parlé à M. de Beauvilliers de cette dispute, mais légèrement; M. de Chevreuse aussi. M. de Beauvilliers, qui alors se trouvait fort occupé des affaires, ne voulait point perdre inutilement son temps, et nous avait dit à l'un et à l'autre qu'il fallait nous assembler, et là décider et convenir sur les raisons de part et d'autre; et ç'avait été là-dessus que M. de Chevreuse nous avait proposé séparément, au duc de Noailles et à moi, d'en passer par l'avis dont serait M. de Beauvilliers. Le duc de Noailles me parla après de cette proposition de M. de Chevreuse. Lui et moi nous la fîmes aux ducs de Charost et d'Humières, qui en convinrent aisément. L'affaire pressait, et les Anglais voulaient savoir à quoi s'en tenir. Ainsi M. de Beauvilliers, comme le plus occupé, ne tarda pas à nous donner l'après-dînée qu'il se prévoyait la plus libre, et voulut que nous nous assemblassions dans la petite chambre de l'appartement du duc de Chevreuse, qui était de plain-pied à la cour des Fontaines, du côté le plus proche de la chapelle, sous une partie de l'appartement de la reine mère. Nous arrivâmes tous presque en même temps.

M. de Beauvilliers ne voulut pas qu'on dît un mot de ce qui nous assemblait que tous ne fussent arrivés. Alors il pria la compagnie d'entrer en matière. C'était à qui voulait inclure à ouvrir pour en proposer les raisons, et à qui voulait exclure à les réfuter, qui par conséquent ne pouvaient parler qu'après les autres. Ainsi, après un petit mot en gros de ce qui nous assemblait, M. de Beauvilliers regarda les ducs de Chevreuse et de Noailles, et les pria d'exposer ce qu'ils avaient à dire. Il y eut entre eux un court combat de civilité à qui prendrait la parole. M. de Chevreuse la voulait laisser à M. de Noailles, de qui venait l'avis qu'il avait embrassé. M. de Noailles, par déférence à l'âge et à l'ancienneté, aux lumières, et encore plus à l'effet qu'il en attendait sur le duc de Beauvilliers, voulut absolument lui laisser la parole. M. de Chevreuse la prit donc; et, pour ne pas allonger ce récit, je dirai tout court que je ne vis jamais soutenir une mauvaise cause avec tant de grâce, d'esprit, d'éloquence et d'élégance; et, si tout manquait dans les raisons, la perfection du débit, et de tout le secours que peut donner l'esprit et le savoir, y fut entière.

Entre nous trois de même avis, je dirai franchement que ce fut à moi à répondre; j'étais l'ancien, j'avais fait le mémoire, c'était mon avis qui était devenu celui des deux autres. Je pris donc la parole à mon tour, et je commençai par l'embarras et la honte où j'étais de me voir forcé à soutenir une opinion contraire à celle du duc de Chevreuse, à qui j'épargnai d'autant moins les louanges, les déférences et les respects, que j'étais mieux résolu à ne le pas épargner sur les raisons. Je dis aussi un petit mot léger de politesse à M. de Noailles, après quoi j'entrai en matière. Je la possédais assez pour me posséder moi-même. Le ton, les expressions, tout fut mesuré et modeste; mais les raisons, les réponses, les réfutations furent décochées avec la dernière force, et par-ci par-là respects et compliments courts à M. de Chevreuse, et rien au duc de Noailles. Je n'oubliai pas, entre autres raisons, de leur faire remarquer que les gouverneurs de province et les chevaliers de l'ordre, desquels le roi se faisait accompagner en son lit de justice, n'y étaient placés que sur le banc des baillis, c'est-à-dire derrière les conseillers du parlement, du côté des fenêtres; qu'ils y étaient sans voix, même consultative, c'est-à-dire absolument sans parole; et qu'ils y demeuraient toujours découverts. Ce contraste avec les simples conseillers du parlement de place et de voix fut exposé avec étendue ainsi que celui d'un simple lit de justice, où il ne s'agit que d'enregistrement d'édits et de déclarations du roi tout au plus, et bien rarement encore de quelque interprétation ou de légère législation sur des points de droit ou de coutume qui se prennent en divers sens dans les divers tribunaux, avec une législation de l'importance de celle-ci, qui ne regardait rien moins que la succession à la couronne, et un ordre à y établir inconnu depuis tant de siècles, contraire à la pratique de tant de siècles constante et continuelle, et qui, au préjudice de toutes les lois des États et des familles particulières, excluait de la couronne toute une branche aînée et bien reconnue telle, en faveur des cadettes.

Quoique je me restreignisse le plus qu'il me fût possible, l'importance de la matière, et plus encore la nécessité de démêler, de rendre palpables et de répondre aux sophismes, aux inductions et aux entortillements où le duc de Chevreuse excellait, et qu'il savait masquer d'une apparence de simplicité et de justesse par la netteté, la facilité et la grâce naturelles de son élocution, me rendirent plus long que je n'aurais voulu. Le silence fut entier pendant nos deux discours, et l'application des assistants extrême. M. de Beauvilliers surtout n'en perdit pas un mot. Quand j'eus fini, M. de Noailles voulut dire quelque chose: ce ne fut rien qui méritât réponse. M. de Chevreuse reprit la parole, mais en légère répétition de ce qu'il avait déjà dit. M. de Beauvilliers ne le laissa pas aller loin, il l'interrompit, lui dit qu'on avait déjà entendu ce qu'il répétait, et lui demanda s'il avait quelque chose de nouveau à dire. M. de Chevreuse convint qu'il n'avait point de raisons nouvelles. M. de Noailles, sans attendre de question, témoigna par un geste de salut qu'il n'en avait pas non plus.

Le duc de Beauvilliers regarda les ducs de Charost et d'Humières, comme pour leur demander leur avis, qui dirent en deux mots qu'ils étaient du mien plus que jamais. Alors je vis un prodige qui me combla d'embarras, et qui, en effet, me couvrit de confusion. M. de Beauvilliers reprit en très-peu de mots le précis de la chose et de la diversité des deux avis; puis tout d'un coup cet homme si mesuré, si sage, si modeste, si accoutumé à n'être qu'un en sentiment et en tout avec le duc de Chevreuse, et à lui déférer, se changea en un autre homme. Il rougit, et parut avoir peine à se contenir. Il dit qu'il ne comprenait pas comment on pouvait penser comme M. de Chevreuse sur ce qui nous divisait, en expliqua les raisons courtement, mais sans rien oublier d'essentiel, dévoila les sophismes avec une justesse, une précision extrême; et de là (et c'est le prodige, et où la honte m'accabla) il tomba sur M. de Chevreuse comme un faucon, et le traita comme un régent fait un jeune écolier qui apporte un thème plein des plus gros solécismes et les lui fait tous remarquer en le réprimandant. Je ne m'étendrai pas davantage sur un discours si animé et dans lequel rien ne fut oublié. La conclusion fut à mon avis. M. de Chevreuse, petit comme l'écolier devant son maître, embarrassé, confus, mais sans altération, acquiesça tout court. M. de Noailles, étourdi à ne savoir où il en était, demeura muet.

En se levant, M. de Beauvilliers nous regarda tous pour confirmer le jugement, en disant : « Messieurs, voilà donc que tout est convenu entre nous, et qu'il passe à l'avis de M. de Saint-Simon, » d'un air plus approchant de son air ordinaire. MM. de Chevreuse et de Noailles répondirent qu'ils s'y rendaient; et ce mot ne fut pas plus tôt dit que je sortis sans dire mot à personne, et gagnai ma chambre dans le dernier étonnement, non de ce que mon avis avait prévalu, mais de la manière dont la chose s'était passée. Peu de temps après que je fus dans ma chambre, les ducs de Charost et d'Humières y vinrent pleins du même étonnement, et assez aises de la longue et forte boutade. Pour moi, à l'occasion de qui elle s'était faite, j'en étais peiné au dernier point. Le duc de Noailles, à qui M de Beauvilliers ne s'était jamais adressé en tout son discours, mais lui avait laissé voir auparavant que ce mémoire donné comme de lui, et qu'il avait fait tant faire et refaire, lui paraissait pitoyable, fut outré d'avoir été si fortement battu en la personne de M de Chevreuse, ce qu'avec tout son art il ne put nous bien cacher. Pour M. de Chevreuse, que j'évitai un jour ou deux, il n'y parut jamais, et il demeura toujours le même avec M. de Beauvilliers et avec moi, avec une douceur, une simplicité, une vérité, un naturel vraiment respectables.

CHAPITRE XI. §

Conférences sur les formes des renonciations entre le duc de Beauvilliers et moi. — Différence essentielle de validité entre celle du roi d'Espagne et celle des ducs de Berry et d'Orléans. — Le roi non susceptible d'aucune autre forme que d'un enregistrement ordinaire. — Peine extrême du duc de Beauvilliers là-dessus, sur ce que je lui représente. — Le duc de Beauvilliers de plus en plus en peine. — Je lui propose une façon inouïe d'en sortir. — Je m'anéantis au duc de Beauvilliers. — Puissants moyens des ducs de Berry et d'Orléans d'appuyer les justes formes valides en leur faveur. — Je ramène les ducs de Berry et d'Orléans à laisser le roi régler sans nulle résistance la forme des renonciations. — Caractère, état et friponnerie de Nancré. — Il ne tient pas à lui et à Torcy de me faire une affaire cruelle auprès du roi sur les renonciations. — Ducs d'Hamilton et d'Aumont ambassadeurs en France et en Angleterre. — Grand traitement de ce dernier, qui, avant son départ, est fait seul chevalier de l'ordre. — Extraction et mort du duc d'Hamilton. — Duc de Shrewsbury ambassadeur en France. — Bailli de La Vieuville ambassadeur de Malte, au lieu du feu bailli de Noailles. — Course de l'électeur de Bavière à Fontainebleau. — Retour du roi par Petit-Bourg à Versailles. — Départ de la duchesse d'Albe pour l'Espagne. — Abbé de Castillon ; quel. — Il l'épouse, et sa fortune. — La Salle; son extraction, son caractère, sa fortune, son mariage. — Quelques anciennes et courtes anecdotes.

Ce fut après à MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, mais à celui-ci surtout, à voir comment ils s'y prendraient pour oser faire au roi une proposition qu'il trouverait si choquant cette autorité dont il était idolâtre, à la déification de laquelle il avait employé tout son règne. Ils m'ont laissé ignorer ce qui se passa là-dessus; et je n'ai pas cru devoir crocheter des amis si respectables, et qui d'ailleurs avaient en moi la plus parfaite confiance, soit qu'au fait et au prendre ils n'aient osé faire la proposition après avoir bien tâté et reconnu le terrain, qui est ce que le secret à mon égard m'a fait soupçonner, soit qu'ils aient été repoussés sans espérance. Vers la fin de Fontainebleau, M. de Beauvilliers me déclara que le roi n'entrerait jamais dans ces formes, et qu'il ne voulait ouïr parler que d'un simple enregistrement des renonciations au parlement et tout au plus d'y appeler les deux princes intéressés et les pairs; encore n'en voudrait-il pas répondre.

Je lui dis qu'en cela comme en tout le roi était le maître, mais que cela n'aurait nulle validité; que les alliés seraient bien simples s'ils s'en contentaient, et les deux princes intéressés encore plus, à qui cela coupait la gorge. Ce terme l'effraya, et je m'expliquai. Je lui dis donc que ces renonciations étaient doubles et réciproques; qu'en Espagne la forme de toute espèce de législation était certaine et reconnue; que cette même forme servait encore pour la reconnaissance d'un roi et de son héritier, pour son inauguration, pour les serments à lui faire, en un mot, pour tout ce qu'il y avait de plus grand et de plus auguste à traiter; que cette forme était les états généraux connus sous le nom de las cartes, où les grands, les prélats, la noblesse, les conseils, les tribunaux et les députés des villes se trouvaient, où le roi présidait, et où tout ce qui passait était immuable; que c'était là où les renonciations de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans passeraient et seraient admises et enregistrées en loi, sans retour pour eux et leur postérité, outre que le pouvoir des rois d'Espagne, peu ou point astreint aux formes, les pouvait exclure de la succession, comme le simple testament de Charles II avait appelé Philippe V à ses couronnes; qu'il est clair par là qu'il ne manquerait rien à l'exclusion de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans de la succession d'Espagne, pour avoir toute la légalité et la certitude qui la pouvait opérer, tandis que celle du roi d'Espagne et de sa postérité à la couronne de France ne recevrait pas le moindre degré de validité. Je lui retraçai les raisons qui l'avaient persuadé de la nécessité des formes que j'avais proposées, et qui avaient été si approuvées de lui chez le duc de Chevreuse, lequel était aussi du même avis, à cette petite augmentation près que le duc de Noailles avait imaginée, et que lui avait si fort rejetée; que de tout cela il résulterait que les deux princes et leur postérité demeureraient exclus sans retour de toute prétention à la couronne d'Espagne, tandis que le roi d'Espagne et la sienne demeureraient dans tous leurs droits sur celle de France, parce que sa renonciation, faite de bonne foi de sa part, se trouverait destituée de celle de la nation française à lui et aux siens, et par conséquent ne serait qu'un vain leurre qui ne pouvait jamais acquérir aucun droit aux ducs de Berry et d'Orléans, au préjudice de la branche d'Anjou aînée de la leur. La conversation fut longue; M. de Beauvilliers demeura persuadé, mais sans espérance du côté du roi.

Le lendemain nous nous revîmes. Il me représenta la nécessité pressante de la paix, les instances continuelles des Anglais sur les renonciations, l'impossibilité de vaincre le roi sur un article qui lui était aussi sensible que celui de son autorité unique; que l'enregistrement des traités de paix étant en usage, et allant, non à confirmer son autorité par une autre, mais simplement à la promulguer, il consentirait par cette raison à l'enregistrement des renonciations comme d'une partie intégrante du traité de paix; qu'on aurait même peine à lui faire goûter qu'il se fît séparément de l'enregistrement du traité même, c'est-à-dire qu'il se fît deux enregistrements au lieu d'un seul du traité; et qu'il prévoyait une extrême difficulté à y faire appeler, non les deux princes, parce qu'il s'agissait d'eux, et d'autoriser leur renonciation de leur présence, et que les Anglais ne s'en contenteraient pas autrement, mais d'y faire appeler les pairs, par cette délicatesse extrême d'autorité qui l'effaroucherait en lui proposant une chose non usitée aux enregistrements des traités, et qui le hérisserait par le soupçon d'une autorité confirmative de la sienne. M. de Beauvilliers ajouta qu'en différant on ne persuaderait pas le roi davantage sur les formes effectivement nécessaires; que cependant tout était à craindre pour la paix du chagrin extrême d'Heinsius et de son parti, qui gouvernait les Provinces-Unies, qui ne voulaient point la paix, et du désespoir de la maison d'Autriche et de tout ce qui avait épousé ses intérêts, qui faisaient l'impossible pour accrocher et rompre; que, par toutes ces considérations si pressantes dans lesquelles il me conjurait d'entrer, il me conjurait en même temps d'y faire entrer les deux princes, et de leur persuader de se rendre à l'absolue nécessité. Je répondis que c'était à eux, que la chose regardait, à prendre leur parti d'eux-mêmes, non à moi à me sentir ou plutôt à abuser de leur confiance, dans l'affaire la plus grande et la plus principale qui pût les regarder et toute leur postérité; que je leur avais démontré quelles étaient les formes de renonciation du roi d'Espagne à la couronne de France, auxquelles seules ils se pussent fier de validité et de stabilité; que je ne pouvais leur tenir un autre langage; que tout ce que je pouvais était de regretter qu'ils n'eussent pas en main un autre conseil que le mien sur une affaire si capitale, qui pourrait leur proposer mieux; mais qui, mes faibles lumières ne me montrant de sûr que les formes dont il s'agissait, je ne pouvais leur en dissimuler toute la nécessité.

Le duc de Beauvilliers revint à l'impossibilité à l'égard du roi; moi, que ce n'était pas mon affaire, mais celle des deux princes; et que s'ils faisaient instruire les Anglais, qu'ils les persuadassent, comme il était facile et certain, eux-mêmes princes ne trouveraient de sûreté que dans les formes proposées, et pour la sûreté de l'Europe et de la paix tiendraient ferme, et obligeraient enfin le roi à les contenter, tant par la nécessité pressante de la paix que pour ne laisser pas persuader l'Europe que, par cette feinte de délicatesse d'autorité, il se voulait moquer de toute l'Europe, et en particulier des Anglais, à qui il devait une paix si inespérée et si nécessaire, et les éblouir d'un enregistrement vain qui laissait la branche d'Anjou dans tous ses droits, et en état, si le cas en arrivait, de porter à la fois les deux couronnes de France et d'Espagne, après tant de sang répandu pour l'empêcher. Ce propos, vrai et solide, effraya étrangement le duc de Beauvilliers; il me dit tout ce qu'il put; moi de me taire. Nous nous séparâmes de la sorte.

Comme je m'habillais le lendemain matin, il m'envoya prier d'aller chez lui. Il me dit qu'il n'avait point pu dormir de la nuit dans le détroit où je l'avais laissé. Il m'exhorta de nouveau, je demeurai ferme, et la conversation ne finit que par l'heure du conseil. En nous quittant, il me pria qu'il pût m'entretenir encore le lendemain chez lui à la même heure. J'étais dans une vraie angoisse de résister ainsi, pour la première fois, à un homme que je regardais comme mon père et mon oracle depuis toute ma vie, et pour lequel mon estime intime, la tendresse de mon cœur, l'admiration de mon esprit, et la reconnaissance de tout ce qu'il avait fait pour me porter au plus haut point auprès du Dauphin, n'avaient fait qu'accroître la plus entière déférence pour lui. Je le trouvai dans un état encore plus peiné que je ne l'avais laissé la veille. Il reprit les mêmes raisons. Tandis qu'il parlait je me parlais à moi-même, et je résolus enfin de sortir du déchirement où je me trouvais.

Tout à coup je l'interrompis, et le regardant avec feu: « C'est battre l'eau, monsieur, lui dis-je, que répéter toujours les mêmes choses; épargnez-vous-en la peine, parce que je vous déclare que jamais elles ne me persuaderont; mais prenez une autre voie. Vous êtes un ancien ministre d'État et un très-homme de bien, et je ne dirai guère en avouant que je suis bien loin au-dessous de proportion avec vous sur ces deux points. Toute ma vie je vous ai regardé comme mon père, parce que vous avez bien voulu m'en servir, et mon respect et ma confiance vous ont aussi toujours rendu mon oracle. Je veux vous en donner la plus insigne marque, et la preuve la plus unique qui se puisse en donner à un homme, et que je ne donnerais sans exception quelconque à nul autre homme sur la terre, en quelque chose que ce fût. Tenez, monsieur, finissons; quittez tout raisonnement, parce qu'encore une fois, vous ne me persuaderez jamais; mais prenez la voie de l'autorité, et sans nulle sorte de raisonnement, dites-moi crûment et nettement en deux mots: « Je veux que vous fassiez telle chose. » Je ne répliquerai pas un seul mot; et contre mon sens, contre ma conviction la plus intime, contre tout l'ouvrage que j'ai bâti et qui est pleinement achevé, j'obéirai comme un enfant, et je n'oublierai rien pour détruire tout ce que j'ai édifié et persuadé, sans cesser un instant de l'être tout autant que je le fus jamais, et je mettrai tout ce qui est en moi pour ramener les deux princes à tout ce que vous voudrez me prescrire; mais rien sans un je le veux, et je l'exige. Vous en savez plus que moi de bien loin en affaires, vous êtes encore plus s'il se peut au-dessus de moi en piété et en lumières, je me reposerai dessus et vous sacrifierai mes sentiments les plus chers et ma conviction la plus intime. » J'avais pendant ce discours les yeux fichés sur les siens; ils se mouillèrent de larmes. Jamais je ne vis homme si concentré ni si touché. Il se jeta à mon cou, et parlant à peine: « Non, me dit-il, c'en est trop, cela n'est pas juste, je n'y puis consentir. — Toutefois, repris-je, ce qui est en débat entre vous et moi ne peut finir que par là. N'espérez rien du raisonnement, mais comptez sur tout par l'autorité. » Mille choses tendres et d'un homme touché jusqu'au plus profond du cœur, succédèrent de sa part à cette nouvelle reprise de déclaration; et finalement il me dit qu'il prendrait cette journée pour y bien penser, et me dire le lendemain, à même heure, en même lieu, à quoi il serait arrêté. Je retournai donc à ce rendez-vous. Il commença par tout ce qu'il est possible à l'amitié d'exprimer, et à l'humilité d'un si grand homme de bien, qui était effrayé de la grandeur de mon sacrifice, et qui en sentait toute l'étendue. Il me dit qu'il n'avait pensé à autre chose la veille, et toute la nuit qu'il n'avait pu dormir; qu'il ne savait comment se résoudre de prendre sur soi ce que je lui proposais, et d'abuser de ma déférence à un point aussi inouï; et de là voulut revenir à raisonner. Je l'interrompis: « Je m'en vais, lui dis-je, monsieur, » en faisant un mouvement comme pour me lever; « de raisonnement je n'en écoute plus; c'est votre décision que j'attends: ou laissez-moi dans ma liberté avec les deux princes, ou prononcez en deux mots avec autorité; et ôtez-vous bien de l'esprit que ceci puisse avoir une autre issue. » Il fut quelques moments sans répondre, et moi en silence. Ses yeux se baignèrent encore. Il se jeta à moi sans rien dire, tout retiré en lui-même. Puis me regardant avec tendresse: « Puisqu'il n'y a donc point d'autre voie, et que vous le voulez absolument, » me dit-il, mais avec un air de modestie, même de honte qui ne se peut décrire, « il faut bien que je prenne l'unique parti que vous me laissez, quelque peine qu'il me fasse. J'exige donc de vous que vous tâchiez à détruire ce que vous avez fait, non qu'il ne soit bon, mais parce que le roi n'y passera jamais, et qu'il nous faut finir la paix, et que vous rameniez les deux princes à se contenter de l'enregistrement en leur présence et en celle des pairs. — Vous le voulez, monsieur, repris-je, vous serez obéi. De ma part je n'y oublierai rien; je vous rendrai compte de temps en temps de ce que j'aurai fait en conséquence. Demeurons-en là fermement, et surtout plus de raisonnements inutiles, » Il m'embrassa encore tendrement, me dit tout ce qui me pouvait exprimer l'effet que son cœur et son esprit ressentaient d'un si extraordinaire abandon de déférence, et combien il en demeurerait pénétré toute sa vie. Cette conversation fut la plus courte de beaucoup, et nous nous séparâmes.

La besogne que j'entreprenais était fort étrange; j'avais soufflé le chaud, j'avais parlé raison, règle, lois, droits, justice, intérêt le plus palpable, et j'avais pleinement persuadé et affermi; il n'y avait plus qu'à en faire usage avec les Anglais, qui ne pouvaient goûter un sceau aussi informe et aussi superficiel, pour des renonciations si importantes à toute l'Europe et à eux-mêmes, qu'un simple enregistrement usité pour tous les traités, et qui n'en avait rendu aucun plus stable. Ils alléguaient sans cesse le violement des renonciations de la reine, aussitôt après la mort du roi Philippe IV son père, qui avait coûté à l'Espagne un si grand démembrement des Pays-Bas et de toute la Franche-Comté, quoique ces renonciations eussent été enregistrées au parlement dans le traité des Pyrénées, que le roi en personne les eût jurées, et signées, face à face du roi son beau-père, en présence de leurs deux premiers ministres et des deux cours, qui en furent acteurs et témoins dans l'île des Faisans ou de la Conférence. On ne pouvait disconvenir que cette solennité n'eût tout une autre force que le simple enregistrement du traité au parlement, ni que celui des renonciations à part qu'il s'agissait de faire; et néanmoins on ne pouvait disconvenir non plus de l'irruption subite du roi en Flandre et en Franche-Comté, aussitôt après la mort du roi son beau-père, pour se mettre en possession des droits de la reine, dont il fit publier des écrits, nonobstant la renonciation.

Les Anglais eux-mêmes avaient vu, par le traité de partage dont leur roi Guillaume III avait été le principal promoteur, ce qu'on pensait en France des renonciations de la reine, lorsqu'il ne s'agissait plus comme autrefois de simples droits à prétendre sur le roi son frère, malgré l'universalité de ses renonciations, mais de la succession à la monarchie entière; et toute l'Europe, à l'exception de l'empereur, avait regardé ce traité de partage comme fort avantageux, en ce que la France s'y contentait d'une portion de la monarchie d'Espagne, qu'elle croyait pouvoir prétendre entière nonobstant les renonciations. Elle y était revenue par le testament inespéré de Charles II, et par le vœu de toute la nation espagnole; et il s'agissait au moins d'empêcher d'une manière solide, à laquelle ces exemples rendaient les Anglais et leurs alliés d'autant plus délicats et circonspects, qu'un même prince français ne pût en aucun cas posséder les deux monarchies, et dominer l'Europe par une si formidable puissance. Les Anglais n'avaient pas oublié par quelle forme de jugement Philippe de Valois avait emporté la couronne de France, en vertu de la loi salique, sur leur roi Edouard III, bien plus proche par sa mère, fille de Philippe le Bel, et sœur des rois Louis X le Hutin, Philippe V le Long, et Charles IV le Bel, morts sans postérité masculine, lesquels étaient cousins germains de Philippe de Valois, fils des deux frères. Les Anglais n'avaient pu oublier qu'Edouard III reconnut si bien le pouvoir des juges et la validité du jugement qu'il ne songea pas à contester, qu'il rendit personnellement hommage à Philippe de Valois, 6 juin 1329, dans l'église d'Amiens, pour ce qu'il tenait de la couronne de France, et que ce ne fut qu'au bout de quelque temps qu'il s'avisa de vouloir revenir par les armes contre le droit qu'il avait reconnu, excité par les pratiques du fameux Robert d'Artois outré d'avoir été juridiquement débouté du comté-pairie d'Artois, dans la dignité et possession duquel sa tante paternelle Mahaut avait été maintenue, et déshonoré de plus par la preuve de faux, et le jugement en conséquence de quatre pièces qu'il avait fait fabriquer et produire, ce qui le jeta entre les bras d'Edouard III, pour se venger de sa mauvaise fortune contre son roi et sa patrie. Il n'en fallait pas tant avec des gens aussi accoutumés et attachés que le sont les Anglais aux formes légales et juridiques, pour les porter à demander toutes celles qui uniquement pouvaient valider solidement des renonciations si importantes à eux et à toute l'Europe, et dont leurs alliés se reposaient sur eux et sur leur propre intérêt, dans un traité dont ils s'étaient enfin rendus les maîtres.

Eux instruits et bien persuadés, c'était à M. le duc de Berry et à M. le duc d'Orléans à les laisser faire, à ne se montrer en rien, à laisser au roi les soupçons qu'il aurait voulu prendre, mais à se bien garder de tout ce qui aurait pu lui en donner lieu à cet égard; en tout cas, en éditant bien attentivement toutes preuves possibles, l'un son petit-fils, l'autre son neveu, se consoler des reproches sans preuves et des humeurs, par la solidité avec laquelle ils s'assuraient une réciproque validité de leurs renonciations et de celles du roi d'Espagne, puisque le roi n'aurait eu en ce cas d'autre choix que celui de souffrir les formes que les anglais auraient exigées, ou de rompre la paix, auquel cas il n'y aurait point de renonciations, et de continuer une guerre que toutefois il ne lui était plus possible de soutenir.

Toutes ces choses m'étaient bien présentes, je les avais bien inculquées aux deux princes, et ils étaient bien persuadés. Défaire ce même ouvrage était une triste entreprise. Persuader contre sa propre conviction est un étrange embarras. Il fallut pourtant travailler en conformité de ce que le poids immense de M. de Beauvilliers sur moi m'avait fait lui promettre. Le récit en détail en serait long et ennuyeux; je me contenterai de dire que je commençai par éloigner, et empêcher après, toute instruction et tout concert des Anglais. Je revins auprès des deux princes à des réflexions de prudence et de timidité sur le danger que le roi pût découvrir ce commerce, et qu'il se prît à eux de la roideur des Anglais, et de leurs propositions de formes, qui, selon ses délicates et si sensibles préventions, attaqueraient aux yeux de toute l'Europe son autorité si chérie, et lui feraient recevoir l'affront de souffrir que celle de ses sujets la confirmât, et y parût nécessaire. Je les pressai sur le désespoir où le roi se trouverait d'acheter la paix à ce prix, ou de continuer une guerre qu'il savait si précisément ne pouvoir soutenir, et dont le poids l'avait forcé aux conditions les plus honteuses et les plus dommageables, qu'il avait même vu mépriser, et de laquelle il sortait par le moyen de l'Angleterre, sans qu'il fût plus question de lui en imposer que d'honnêtes. J'avais affaire à deux princes fort différents, mais tout semblables pour l'excès de la timidité. M. le duc de Berry, tenu de très-court depuis son enfance, était accoutumé à dépendre du roi jusque pour les choses les plus ordinaires et les plus indifférentes, et à trembler sous son moindre sérieux. M. le duc d'Orléans ne le craignait guère moins. Il était de plus si battu de l'oiseau par les diverses aventures de sa vie, qu'il était tout aussi éloigné que M. le duc de Berry de s'exposer à sa colère. Ce furent les armes dont je me servis contre moi-même, et pour les ramener à ce que je voulus, en ruinant ce que j'avais édifié.

C'était à quoi j'étais occupé, lorsque, tout à la fin du voyage de Fontainebleau, je fus averti de la chose du monde que pour lors je méritais le moins. Nancré y avait fait quelques tours; il avait écumé quelques mots de fins de conversations, interrompues par son arrivée deux ou trois fois, entre M. le duc d'Orléans et moi. Il avait eu, comme je l'ai dit en son lieu, la charge de capitaine de ses Suisses, par Mme d'Argenton, sur Saint-Pierre, pour qui Mme la duchesse d'Orléans la voulait alors, qui de pique le fit depuis son premier écuyer, contre le gré de M. le duc d'Orléans; et cela avait fait de grandes brouilleries. Nancré était un bourgeois de Paris qui s'appelait Dreux, de même famille que le gendre de Chamillart; mais son père avait servi, il était devenu officier général avec estime et gouverneur de ... Il avait épousé en secondes noces une fille de La Bazinière, dont j'ai parlé ailleurs, et qui était sœur de la mère du premier président de Mesmes qui vivait intimement avec eux. Nancré avait beaucoup d'esprit. Il s'était lassé de l'emploi de lieutenant-colonel de je ne sais plus quel régiment, où il était parvenu par ancienneté. Il trouva cette porte pour en sortir. Il vivait dans la liaison la plus étroite avec sa belle-mère, vieille beauté riche et fort du grand monde de Paris. Elle alla loger avec lui au Palais-Royal, et elle y tint le dé. Lui se fourra tant qu'il put dans le monde. Il avait ce qu'il fallait pour en être goûté, et la probité ne l'arrêtait sur rien. Il voulait cheminer et être de quelque chose; les moyens ne lui coûtaient pas. Il s'était fourré chez M. de Torcy. Il y chercha commission de parler à M. le duc d'Orléans sur les renonciations. Chagrin de n'en pas avoir l'honneur auprès de Torcy, il alla lui dire que c'était moi qui, entêté de pairie, lui tournais la tête sur les formes, et arrêtais la paix.

Torcy, avec qui je n'avais pas la plus légère habitude, et qui était ami de beaucoup de gens avec qui je ne frayais pas, alla rendre au roi ce que Nancré lui avait rapporté. Le roi en colère en parla à M. le duc de Berry, et lui cita ses auteurs. J'en fus incontinent averti par M. le duc de Berry même. Cela m'engagea à le prier de trouver bon que je ne le visse plus du tout pour ôter au roi tout prétexte, et que notre commerce se continuât par Mme de Saint-Simon et M. le duc d'Orléans, par qui il avait toujours passé, en sorte même que je n'avais vu que peu et rarement M. le duc de Berry en particulier. Je ne pouvais en user de même sans éclat avec M. le duc d'Orléans, ainsi je me résolus à ce qui pourrait en arriver. Je me plaignis amèrement à lui de la scélératesse de Nancré, qui s'enfuit à Paris aussitôt, et ne reparut de longtemps. Le roi néanmoins ne me fit semblant de rien; et comme en effet je parvins à ramener les deux princes à se contenter de l'enregistrement fait en présence des pairs, cette friponnerie de Nancré et ce mauvais office de Torcy n'eurent aucune suite. Je le laissai tomber et ne crus pas devoir dire ni faire dire au roi quoi que ce soit là-dessus.

Quelque dépit et quelques obstacles que les alliés apportassent à la paix, les choses étaient tellement avancées avec l'Angleterre, que le duc d'Aumont fut nommé pour y aller en ambassade, sur ce que le duc d'Hamilton fut déclaré ambassadeur en France. M. d'Aumont était alors fort en liaison avec le duc de Noailles et moi, et j'aurai lieu d'en parler dans les suites. Il eut vingt-quatre mille écus d'appointements par an, vingt-quatre mille livres pour dédommagement de la perte du change, et cinquante-quatre mille livres pour ses équipages et pour trois mois d'avance. Il eut de plus cinq cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de premier gentilhomme de la chambre, et fut chevalier de l'ordre, seul et extraordinairement à une messe basse avant son départ. C'est le dernier que le roi ait fait.

Le duc d'Hamilton était un assez jeune seigneur, fort du parti de la reine et considéré. Il était Douglas. Anne Hamilton, fille aînée du dernier Jacques, marquis d'Hamilton, avait épousé Guillaume Douglas, comte de Selkirk. Le marquis d'Hamilton fut fait duc et chevalier de la Jarretière par Charles Ier, et après diverses fortunes eut la tête coupée peu de jours après cet infortuné monarque. Charles II, son fils, après son rétablissement, fit duc d'Hamilton ce comte de Selkirk, gendre du dernier duc d'Hamilton, qui n'avait point laissé de garçons; et ce nouveau duc d'Hamilton eut avec la dignité presque tous les biens de son beau-père qui lui furent restitués, dont il prit le nom et les armes. C'est le grand-père ou le bisaïeul de celui dont il s'agit ici. Le parti contraire à la reine, outré de n'avoir pu empêcher la paix, se rabattit faute de mieux à lui faire toutes les sortes de dépits qu'il put. Hamilton avait gagné un procès depuis peu en plein parlement contre milord Mohun, du parti contraire. Ce parti le piqua tant qu'il put, et le força presque malgré lui à se battre avec Hamilton. Mohun fut tué sur la place, mais Macartnay, qui lui servit de second, enfila sur-le-champ le duc Hamilton par derrière et s'enfuit. La reine, qui sentit d'où le coup partait, en fut également affligée et offensée, et nomma à l'ambassade de France le duc de Shrewsbury, chevalier de la Jarretière, l'un de ses plus confidents ministres, aîné de la maison Talbot.

Le bailli de La Vieuville, beau-frère de la dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, succéda au feu bailli de Noailles à l'ambassade de Malte et y fit tout fort noblement.

L'électeur de Bavière fit une légère apparition à Fontainebleau. Il y vint de Petit-Bourg, vit le roi un quart d'heure dans son cabinet, dit en sortant à d'Antin qu'il partait beaucoup plus content qu'il ne l'avait espéré en venant, et s'en retourna à Petit-Bourg.

Quinze jours après, c'est-à-dire le mercredi 14 septembre, le roi, après le conseil d'État, alla coucher à Petit-Bourg, et le lendemain à Versailles, où peu de jours après la duchesse d'Albe prit congé de lui chez Mme de Maintenon. Elle partit peu de jours après, sans avoir laissé un sou de dettes de leur longue et magnifique ambassade en des temps très-malheureux. Elle emmena avec elle un petit abbé de Castillon qui n'avait pas de chausses, et qui n'avait de ressource que les lieux et les heures publics, où il ennuyait même beaucoup de sa présence qui était aussi assez vilaine. Il était Gonzague, mais arrière-cadet, et il cherchait ici fortune depuis quelques années. Je ne sais comment il fit connaissance avec la duchesse d'Albe; mais fort peu après être arrivé en Espagne, il quitta le petit collet et elle l'épousa. Il parvint en cette considération, peu après, à la grandesse et à la clef de gentilhomme de la chambre. Ils n'ont point eu d'enfants. Elle venait de mourir lorsque j'arrivai en Espagne, où je le vis sans meubles, avec un châlit et un capucin, qui en voulait prendre l'habit. La douleur ne fut pas de durée; il s'était déjà remarié, lorsque j'en partis, à une beauté fille du prince de Santo-Buono-Caraccioli, chose infiniment rare en Espagne.

La Salle, qu'on a vu avoir vendu pour la seconde fois sa charge de maître de la garde-robe, par un hasard unique, s'ennuya de son oisiveté. C'était un fort honnête homme, qui avait du sens, et qui ne manquait pas d'esprit, bien fait et de fort bonne mine, qui, pour le petit-fils d'un vendeur de sabots dans la forêt de Senonches, avait fait une grande fortune, n'en était pas encore content, et se rendait peu de justice. Un ancien bailli de la Ferté que j'y ai vu longtemps, et qui a survécu mon père de beaucoup d'années, nous en mit au fait pour l'extraction. J'étais à la Ferté avec ma mère lorsque mon père, mandé pour le chapitre, nous envoya la liste de la promotion de 1688. Ce bailli se trouva à la réception des lettres et à la lecture de la liste. Au nom de La Salle, il demanda qui il était, et, sur la réponse, se mit à rire et dit que cela ne se pouvait pas, et enfin ajouta qu'étant jeune il avait connu son grand-père qui vendait des sabots en gros après en avoir fait dans sa jeunesse. Il nous dit qu'étant devenu à son aise sur ses vieux jours il avait acquis une petite terre qui jamais n'a valu mille écus de rente, et sans aucune étendue dans la lisière de la forêt de Senonches qui s'appelle la Salle. J'y ai passé plusieurs fois; ils y ont fait un petit castel de cartes, proportionné à la valeur de ce petit bien. Le fils du sabotier voulut aller à la guerre, il s'y distingua; il parvint par son ancienneté à la tête des gens d'armes de la garde.

Caillebot avait quitté ce nom et s'appelait La Salle; il vivait dans un temps où on se battait beaucoup; il était fort sur la hanche, et passa pour un brave à quatre poils qu'il ne fallait pas choquer. Ce fut par ces bravades que le cardinal Mazarin, qui en avait aisément peur, et qui voulait aussi s'en attacher partout, le poussa dans les gens d'armes que Miossens commandait, si connu depuis sous le nom de maréchal d'Albret, et si compté à la cour et dans le monde. La Salle sut si bien lui faire sa cour et se faire passer d'ailleurs pour un brave important, qu'il eut la compagnie quand le maréchal d'Albret la quitta en 1666. Il poussa son fils dans cette compagnie quoique jeune, car il était de 1646; il se trouva de la valeur et de l'honneur, et il monta assez vite. M. de Soubise était dans la même compagnie; il y était entré pauvre gentilhomme, et fort éloigné d'imaginer de devenir prince et fort riche; la beauté de sa seconde femme et la bonté du roi firent ce miracle. Il était en son plus doux mouvement lorsque La Salle mourut et laissa la compagnie des gens d'armes vacante en 1672. M. de Soubise l'obtint, mais le fils de son prédécesseur l'y importuna. Il pensa toujours de loin pour fonder des établissements avec son grand secours domestique. Il voulut ranger de bonne heure tout obstacle à pouvoir assurer sa charge à sa famille. La Salle servait bien, ne voulait point quitter, et il avait la fantaisie d'espérer de succéder à M. de Soubise. Cette folie fit sa fortune; il y en avait au crédit où était Mme de Soubise; d'ailleurs cette espérance aurait pu être fondée sur l'âge de M. de Soubise qui avait quinze ans plus que lui, et sur les hasards de la guerre. La conjoncture heureuse qui se présenta fit l'affaire de tous les deux.

Il y avait plusieurs années que Vardes était chassé pour avoir eu une part principale dans l'affaire qui perdit la comtesse de Soissons et le comte de Guiche, et qui touchait le roi si fort immédiatement . Vardes était un favori qui par sa trahison attira sur soi plus de colère; il fut envoyé à Aigues-Mortes dont il était gouverneur, avec défense d'en sortir et d'y voir personne, et ordre de se défaire de sa charge de capitaine des Cent-Suisses de la garde. C'est le même qui se battit avec mon père. Il était chevalier de l'ordre, de la promotion de 1661, et si gâté de la fortune, que j'ai ouï dire aux contemporains qu'il regarda pour la première fois son cordon bleu avec quelque complaisance en chemin de son exil. On espère toujours. Tardes se flatta du pardon après un châtiment de quelques années, et il s'obstina à garder sa charge pour ne se pas trouver dépouillé à son retour. À la fin on lui fit si bien entendre que son espèce de prison ne finirait que par sa démission, qu'il se résolut à ce calice. M. de Louvois, ennemi terrible et implacable, mais également bon ami et bon parent, fut bientôt averti; il fit parler à Vardes par Tilladet, son cousin germain, qu'il avait déjà fait maître de la garde-robe, et Vardes, dans la nécessité de vendre, crut se faire un protecteur de Louvois. Mme de Soubise, instruite de la première main, saisit la charge de maître de la garde-robe que Tilladet allait vendre pour se défaire de La Salle, et s'en délivrer par une fortune si fort au-dessus de lui. Vouloir et pouvoir fut pour elle la même chose. Ainsi La Salle quitta les gens d'armes et le service militaire pour celui de la cour et de la personne du roi, en 1678. Ce service était d'une assiduité extrême: lever, coucher, changement d'habits pour la chasse ou la promenade tous les jours, en y allant et au retour, et cela de deux années l'une tout de suite, avec un prince qui voulait une entière régularité. Celle de La Salle la fut, et plut fort au roi, mais elle devint continuelle pendant bien des années que Lyonne, fils du secrétaire d'État, fut son camarade, qui ne mettait jamais le pied à la cour, et que les services importants de feu son père, et la considération des Estrées, dont le duc neveu du cardinal avait épousé sa sœur, faisait passer au roi, jusqu'à ce qu'enfin il vendit à Souvré, fils de feu M. de Louvois. Une vie si coupée et si nécessairement occupée de riens, déplaisait souvent à La Salle. Il était fort glorieux et entêté de son mérite, et quoique j'eusse peu d'habitude avec lui, et en général c'était un homme chagrin, particulier, sauvage, avec qui on n'en avait guère, je lui ai ouï regretter les gens d'armes, et sa charge qui l'avait tiré du service, disait-il, malgré lui, et l'avait empêché d'être maréchal de France. Désœuvré, par n'avoir plus de fonctions et n'avoir jamais eu beaucoup de commerce, il s'en était allé auprès de Dreux, dans une petite terre appelée Montpinçon, dont la maison était au bord de la rivière d'Eure, dont les jardins étaient souvent inondés. Il l'accommoda pour habiter et pour s'amuser; il s'y ennuya, il s'alla promener en basse Normandie chez des gens de sa connaissance. Il trouva dans une de ses visites une fille de vingt ans, jolie et bien faite avec sa mère, qui était du voisinage, et qui s'appelait Mlle de Bénouville. II les vit le soir qu'il y arriva, et y dîna le lendemain avec elles. Quelqu'un à table demanda à la mère si elle ne songeait point à la marier. Elle répondit qu'elle y pensait bien, mais que cela n'était pas facile quand on n'avait rien à donner. De propos en propos elle dit que ce qu'elle voudrait trouver, ce serait quelque homme âgé qui ne songeât point au bien, mais à se donner une compagnie et une femme qui eût soin de lui et qui en fût tout occupée; que sa fille avait la raison de penser de même et d'aimer mieux un mariage comme celui-là, qui la mettrait à son aise, que d'épouser un jeune homme. La conversation changea, La Salle ne parut pas y prendre la moindre part, mais il y fit ses réflexions. Elles ne furent pas longues. Dans la fin de la journée il s'informa au maître de la maison de ce que c'était que M. Mme et Mlle de Bénouville; ce qu'il en apprit ne lui déplut pas, et la demoiselle lui avait donné dans les yeux. Il crut bannir l'ennui de sa vie en l'épousant, et tout de suite pria celui à qui il s'en informait d'en faire la proposition à la fille et à la mère. Toutes deux, le lendemain matin, crurent rêver, et eurent peine à se persuader que la chose fût sérieuse. Le cordon bleu du vieux galant qui la demandait sans dot quelconque, uniquement à condition de demeurer à Montpinçon sans jamais aller à Paris, leur parut les cieux ouverts. Elles envoyèrent bien vite chercher le père, et dans le jour tout fut d'accord et réglé. La Salle partit là-dessus pour le venir dire au roi, et s'en retourna tout aussitôt en Normandie où le mariage se fit. Il a été très-heureux, et cette jeune femme a vécu avec lui à merveilles; vertu, complaisance, soin d'attirer du monde, et pourtant avec économie. Ils se firent aimer et considérer chez eux. La Salle avait soixante-six ans. Il lui tint parole sur Paris, mais lui-même ne faisait que deux ou trois apparitions par an à Versailles, et encore moins à Paris. Ils ont eu un fils qui est dans le service et marié.

CHAPITRE XII. §

Le roi à Rambouillet. — Mort de Ribeire, conseiller d'État; sa place donnée à La Bourdonnaie, son gendre. — Mort de Godolphin. — Le Quesnoy rendu à discrétion. — Bouchain; la garnison prisonnière. — Valory et Varennes gouverneurs. — Châtillon brigadier, depuis duc et pair et gouverneur de Mgr le Dauphin. — Perte de la Quenoque. — Les campagnes finies. — Retour des généraux d'armée à la cour. — Montesquiou demeure à commander en Flandre. — Princesse des Ursins aux eaux de Bagnères; Chalais l'y va trouver; pompe de cette dame. — Survivance du gouvernement de Lyon, etc., au duc de Villeroy, et les lieutenances à ses fils. — Villars gouverneur de Provence; Saillant gouverneur de Metz; Tessé général des galères. — Les frères Broglio gouverneurs de Gravelines et du Mont-Dauphin. — Dangeau donne à son fils son gouvernement de Touraine. — Comte de Toulouse et d'Antin achètent leurs maisons à Paris. — Quatre cent mille livres d'augmentation de pension à M. le duc de Berry; il entre au conseil de dépêches. — La musique du roi à la messe de Mme la duchesse de Berry. — Hammer à la cour; merveilleusement reçu; quel est cet Anglais. — Duchesses, etc., conservent leur nom et leur rang en se remariant au-dessous de leur premier mari en Angleterre. — Marlborough se retire en Allemagne: quelle y était sa principauté de l'empire. — Renonciation du roi d'Espagne à la couronne de France en pleines cortès. — Lettre tendre qu'il écrit là-dessus à M. le duc de Berry. — Mort de l'abbé d'Armagnac. — Mort du duc de Chevreuse. — Anecdotes sur sa famille, sur lui, sur la duchesse sa femme. — Mort du duc Mazarin. — Anecdotes sur lui, sur sa famille, sur leur fortune. — Mort de la duchesse de Charost. — Mort du duc de Sully. — Berwick en Roussillon, etc. — Chamillart revoit le roi. — Plénipotentiaires d'Espagne. — Besons joué par Mme la duchesse de Berry. — Mme de Pompadour gouvernante des enfants de M. le duc de Berry. — La Mouchy et son mariage. — Mariage de Meuse avec Mlle de Zurlauben. — Musiques et scènes de comédies chez Mme de Maintenon. — Le maréchal de Villeroy y est admis. — Dessein sur lui. — Gouvernement de Guyenne donné au comte d'Eu. — Conduite des ducs de La Rochefoucauld dans leur famille. — État de cette famille. — Désir, jalousie, vains efforts des ducs de La Rochefoucauld pour le rang de prince étranger. — Duc de La Rochefoucauld obtient la distraction du duché de La Rocheguyon avec la dignité pour son second petit-fils et sa postérité, au préjudice de l'aîné. — Ce cadet duc par démission de son père. — Nouveaux efforts inutiles sur l'abbé de La Rochefoucauld, qui, moyennant un bref, prend l'épée et va mourir à Bude.

Le roi alla les premiers jours d'octobre passer une semaine chez M. le comte de Toulouse à Rambouillet, avec un très-court accompagnement. Excepté sa propre table, M. le comte de Toulouse fit et magnifiquement la dépense de tout le reste. Le roi y fit une chose contre sa coutume. Ce fut de permettre à La Bourdonnaie d'y venir lui parler, et de lui donner la place de conseiller d'État, vacante par la mort de Ribeire, son beau-père, car il évitait toujours ces espèces de successions dans les familles. Le beau-père était d'une grande réputation et parfaitement intègre; le gendre s'en était acquis dans les grandes intendances.

Ce fut aussi où on apprit la mort de Godolphin, naguère grand trésorier d'Angleterre, espèce de premier ministre, et le chef du parti whig dont le fils avait épousé la fille du duc de Marlborough, chez qui il mourut de la taille, à la campagne, et ces deux hommes ne furent jamais qu'un. Ce fut un grand soulagement pour la reine et pour son nouveau ministère, un grand abattement pour le parti qui lui était opposé, et le dernier coup du revers de la fortune pour le duc de Marlborough.

Le roi y reçut aussi la nouvelle de la prise du Quesnoy par M. de Châtillon, qui a fait depuis une si grande fortune et si peu espérée, que Voysin, son beau-père, lui amena à son travail. La place se rendit à discrétion. Ils étaient encore onze à douze cents hommes sous les armes, et il s'y trouva un grand amas d'artillerie et de munitions. Châtillon fut fait brigadier pour la nouvelle, et Valory eut le gouvernement de la place dont il avait conduit les travaux du siége. Aussitôt après, le maréchal de Villars fit le siége de Bouchain, qui se rendit peu de jours après, la garnison prisonnière de guerre. Villars envoya la nouvelle par le comte de Choiseul, son beau-frère, et la garnison à Reims, avec le gouverneur, parce que c'était lui qui avait fait, cette même campagne, une course en Champagne qui avait fort effrayé ce pays. Le gouvernement de Bouchain fut rendu à Varennes qui l'avait auparavant. Cette conquête fut une consolation de la perte de la Quenoque, qui venait d'être surpris par un partisan d'Ostende à l'ouverture des portes, qui s'était faite par l'aide-major, sans découverte ni la moindre précaution. Ainsi finit la guerre cette année. Les armées d'Allemagne et de Savoie venaient de se séparer, et les maréchaux d'Harcourt et de Berwick arrivèrent à la cour incontinent après, et en même temps le maréchal de Villars. Montesquiou demeura à commander en Flandre.

Mme des Ursins fit en même temps un voyage à Bagnères pour une enflure de genou, escortée par un détachement des gardes du corps du roi d'Espagne, en avant-goût de la souveraineté dont elle se flattait. Chalais l'y alla trouver de Paris. Son retour à Madrid ne fut pas moins pompeux.

En ce même temps-ci le roi fit plusieurs grâces. Le maréchal de Villeroy eut pour le duc de Villeroy la survivance de son gouvernement; la lieutenance générale qu'il en avait, pour le marquis de Villeroy son petit-fils, et la lieutenance de roi de celui-ci à son frère. Le maréchal de Villars obtint le gouvernement de Provence; celui de Metz qu'il avait fut donné à Saillant; la charge de général des galères au maréchal de Tessé, absent, et qui ne l'avait pas demandée, avec le pareil brevet de retenue de M. de Vendôme et les appointements échus depuis sa mort. Le gouvernement de Mont-Dauphin et celui de Gravelines aux deux Broglio, l'un gendre de Voysin, l'autre qui a fait une si grande fortune, et Dangeau eut permission de céder à son fils le gouvernement de Touraine en en retenant l'autorité et les appointements. La Vrillière, assez mal dans ses affaires, vendit sa magnifique maison vis-à-vis la place des Victoires au comte de Toulouse, et d'Antin en acheta une autre fort belle à peu près dans le même quartier, qui avait été bâtie pour Chamillart. On ne laissa pas d'être surpris que ces deux hommes qui tenaient de si près au roi, l'un par ce qu'il lui était, l'autre par sa charge, et plus encore par sa faveur, et courtisan au suprême, fissent ces acquisitions dans Paris. Peu de temps après, le roi suppléa à la modicité de l'apanage de M. le duc de Berry par une pension de quatre cent mille francs, et ordonna à sa musique de se trouver tous les jours à la messe de Mme la duchesse de Berry, comme à la sienne, qui fut une très-sensible distinction pour elle et pour M. le duc de Berry. Il en reçut une plus touchante par l'entrée au conseil des dépêches qui était le chemin des autres conseils.

Il parut à la cour un personnage singulier qui y fut reçu avec des empressements et des distinctions surprenantes. Le roi l'en combla, les ministres s'y surpassèrent, tout ce qui était de plus marqué à la cour se piqua de le festoyer. C'était un Anglais d'un peu plus de trente ans, de bonne mine et parfaitement bien fait, qui s'appelait le chevalier Hammer, et qui était fort riche. Il avait épousé aussi la fille unique et héritière de milord Harrington, secrétaire d'État, veuve du duc de Grafton, qui s'en était éprise, et qui conserva de droit son nom et son rang de duchesse de Grafton, comme il se pratique toujours en Angleterre en faveur des duchesses, marquises et comtesses qui étant veuves se remarient inégalement. Hammer passait pour avoir beaucoup d'esprit et de crédit dans la chambre des communes. Il était fort attaché au gouvernement d'alors, et fort bien avec la reine qui l'avait tenu toute la campagne auprès du duc d'Ormond pour être un peu son conseil. De Flandre il vint ici; il y demeura un mois ou six semaines, également couru et recherché, et s'en alla d'ici en Angleterre pour l'ouverture du parlement. Je n'ai point su alors ce qu'il était venu faire, ni même s'il était chargé de quelque chose, comme l'accueil qu'il y reçut porte à le croire, et j'ai oublié à m'en informer depuis. On n'en a guère ouï parler dans la suite. Il faut qu'il n'ait fait ni figure ni fortune sous ce règne en Angleterre, et qu'il ne se soit pas accroché au suivant. Il ne trouva plus le duc de Marlborough, qui venait enfin d'en sortir avec permission et de passer à Ostende avec très-peu de suite. Son dessein était de se retirer en Allemagne, où il était prince de l'empire ou plutôt de l'empereur Léopold, qui lui avait donné le titre de prince de Mindelen, sans la principauté, mais de l'argent pour acheter des terres en Souabe, auxquelles on devait donner le titre et le nom de Mindelen; mais il avait gardé l'argent et n'avait point acquis de terres.

Il arriva un courrier d'Espagne avec la copie de l'acte de renonciation du roi d'Espagne passé le 5 novembre en pleines cortès, en présence de l'ambassadeur d'Angleterre. Ce courrier apporta aussi un projet pour celle de M. le duc de Berry, et une lettre de la main du roi d'Espagne à ce Prince, la plus tendre, la plus forte, la plus précise, pour lui témoigner sa sincérité dans cet acte qui l'avançait en sa place à la succession à la couronne de France, et avec quelle joie son amitié pour lui le lui avait fait faire. Lui et M. le duc d'Orléans me la montrèrent, parce que je demandai à la voir. Elle me parut si importante, que je leur recommandai beaucoup de la conserver soigneusement comme une pièce tout à fait importante pour eux; ils ne s'en étaient seulement pas avisés. Ils me l'avouèrent et trouvèrent que j'avais grande raison.

Plusieurs personnes considérables moururent dans la fin de cette année. L'abbé d'Armagnac étant allé voir sa sœur à Monaco y mourut de la petite vérole: il avait trente ans, de bonnes moeurs, deux grosses abbayes en attendant mieux, et M. le Grand comptait qu'il aurait pour lui la nomination du Portugal au chapeau, que son frère avait autrefois perdue par l'avarice de Mme d'Armagnac qui fit l'éclat étrange qui l'ôta de toutes sortes [de] portées.

La mort de M. de Chevreuse qui arriva à Paris le samedi 5 novembre, entre sept et huit heures du matin, me donne occasion de m'étendre sur un personnage qui a tant, toujours et si singulièrement figuré, et avec qui j'ai vécu tant d'années dans la plus intime confiance d'affaires, et dans la plus libre privance d'amitié et de société. Quoique j'en aie rapporté diverses choses en plusieurs occasions, il en reste bien plus encore que la longueur m'empêchera de dire, quoiqu'il y eût en toutes à s'amuser, et peut-être plus encore à profiter. Né avec beaucoup d'esprit naturel, d'agrément dans l'esprit, de goût pour l'application et de facilité pour le travail et pour toutes sortes de sciences, une justesse d'expression sans recherche et qui coulait de source, une abondance de pensées, une aisance à les rendre et à expliquer les choses les plus abstraites ou les plus embarrassées avec la dernière netteté, et la précision la plus exacte, il reçut la plus parfaite éducation des plus grands maîtres en ce genre, qui lui donnèrent toute leur affection et tous leurs rares talents.

Le duc de Luynes, son père, n'avait ni moins d'esprit ni moins de facilité et de justesse à parler et à écrire, ni moins d'application et de savoir. Il s'était lié par le voisinage de Dampierre avec les solitaires de Port-Royal des Champs, et après la mort de sa première femme, mère du duc de Chevreuse, s'y était retiré avec eux; il avait pris part à leur pénitence et à quelques-uns de leurs ouvrages, et il les pria de prendre soin de l'instruction de son fils, qui, né le 7 octobre 1646, n'avait que sept ans à la mort de sa mère, qui fut enterrée à Port-Royal des Champs. Ces messieurs y mirent tous leurs soins par attachement pour le père, et par celui que leur donna pour leur élève le fonds de douceur, de sagesse et de talents qu'ils y trouvèrent à cultiver. La retraite du duc de Luynes à Port-Royal des Champs dura plusieurs années. Sa mère, si fameuse dans toutes les grandes cabales et les partis de son temps, sous le nom de son second mari le duc de Chevreuse, mort sans postérité en 1657, elle en 1679, suivant le siècle par son âge, était très-peinée de voir son fils comme enterré. M. de Chevreuse, dernier fils du duc de Guise, tué aux derniers états de Blois en 1588, avait toujours vécu avec elle dans la plus grande union, et comme elle avait toujours passionnément aimé le duc de Luynes, qui logea toujours avec eux, M. de Chevreuse l'aima de même, et leur fit à tous deux tous les avantages qu'il put. Il donna même au duc de Luynes sa charge de grand fauconnier, et son gouvernement d'Auvergne que M. de Luynes ne garda pas longtemps. Sa famille ne souffrait guère moins que Mme de Chevreuse d'une retraite qui rendait ses talents inutiles pour le monde. Ils s'adressèrent à mon père qui était son ami intime. Il fut plus heureux qu'eux dans ses remontrances: M. de Luynes sortit de Port-Royal, mais il en conserva l'affection et la piété. Il retourna loger avec sa mère, où toute sa piété ne put le défendre de l'amour pour sa propre tante.

Mme de Chevreuse était fille du second duc de Montbazon, frère du premier et d'une Lenoncourt, et sœur de père et de mère du prince de Guéméné, depuis troisième duc de Montbazon, si connu par son esprit, père du quatrième duc de Montbazon, mort fou et enfermé à Liége, et du chevalier de Rohan, décapité à Paris devant la Bastille, pour crime de lèse-majesté, en 1674, le 17 janvier. Le père de Mme de Chevreuse épousa en secondes noces une Avaugour ou Vertus, des bâtards de Bretagne, de laquelle il eut M. de Soubise, dont la mort a été rapportée il n'y a pas longtemps, et deux filles, dont l'aînée fut abbesse de la Trinité de Caen, puis de Malnoue, et mourut en 1682, et c'est la cadette dont il s'agit ici. Elle avait quarante ans juste moins que sa sœur la duchesse de Chevreuse, qui était de 1600, et elle de 1640. Elles avaient perdu leur père commun en 1654, et sa mère à elle en 1657. Mme de Chevreuse l'avait élevée, et pris soin d'elle comme de sa fille. Elle eut envie d'être religieuse, et elle entra même au noviciat. Le duc de Luynes, éperdument amoureux, oublia tout ce qu'il avait appris au Port-Royal sur les passions, et songea encore moins à tout ce que ces saints et savants solitaires auraient pu lui dire sur une novice et sœur de sa mère. Mme de Chevreuse, qui craignait toujours son retour dans la retraite dont on avait eu tant de peine à le tirer, eut tant de peur que le désespoir de ne pouvoir obtenir l'objet de sa passion ne le précipitât de nouveau dans la solitude, qu'elle pressa sa sœur de quitter le voile blanc, et qu'avec de l'argent, qui fait tout à Rome, elle eut dispense pour ce mariage, qu'elle fit en 1661, et qui fut fort heureux. Mme de Luynes était également belle et vertueuse. Elle eut deux fils et cinq filles, et mourut fort saintement à la fin de 1684, six ans avant le duc de Luynes, qui se remaria encore une fois.

M. de Chevreuse, qui était assez grand, bien fait, et d'une figure noble et agréable, n'avait guère de bien. Il en eut d'immenses de la fille aînée et bien-aimée de M. Colbert, qu'il épousa en 1667. Outre la dot et les présents les plus continuels et les plus considérables, il tira de la considération de ce mariage l'érection nouvelle de Chevreuse en duché vérifié en sa faveur, la substitution des biens du duc de Chaulnes, cousin germain paternel de son père, sa charge de capitaine des chevau-légers de la garde, et finalement le gouvernement de Guyenne. Mme de Chevreuse était une brune, très-aimable femme, grande et très-bien faite, que le roi fit incontinent dame du palais de la reine; elle sut plaire à l'un et à l'autre, être très-bien avec les maîtresses, mieux encore avec Mme de Maintenon, souvent, malgré elle, de tous les particuliers du roi, qui s'y trouvait mal à son aise sans elle, et tout cela sans beaucoup d'esprit, avec une franchise et une droiture singulière, et une vertu admirable qui ne se démentit en aucun temps. J'ai parlé ailleurs de l'union de ce mariage; de celle qui fit un seul cœur et une même âme des duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers sœurs, et des deux ducs beaux-frères; du voyage d'Italie et d'Allemagne; de M. de Chevreuse et du rang dont il y jouit; de la part qu'ils eurent tous deux à l'orage du quiétisme, qui les pensa perdre, et qui leur rendit pour toujours Mme de Maintenon ennemie; de leur abandon à la fameuse Guyou et à l'archevêque de Cambrai, dont rien ne les put déprendre; du ministère effectif mais secret du duc de Chevreuse jusqu'à sa mort, et de beaucoup d'autres choses, surtout sur Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Orléans, et M. le prince de Conti; et on a pu voir le danger où il fut de perdre sa charge.

J'ai eu lieu aussi, en plusieurs endroits, de parler du caractère de son esprit, de sa dangereuse manière de raisonner, de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres, dont j'ai marqué plusieurs exemples, mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l'abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre. Les raisonnements détournés, l'abondance de vues, une rapide mais naturelle escalade d'inductions dont il ne reconnaissoit pas l'erreur, étaient tout à fait de son génie et de son usage. Il les mettait si nettement en jour et en force avec tant d'adresse, qu'on était perdu si on ne l'arrêtait dès le commencement, parce qu'aussitôt qu'on lui avait passé deux ou trois propositions qui paraissaient simples, et qu'il faisait résulter l'une de l'autre, il menait son homme battant jusqu'au bout, lequel en sentait le faux qui éblouissait, et qui pourtant n'y trouvait point de jointure à opposer un mot. Amoureux par nature des voies obliques en matière de raisonnement, mais toujours de la meilleure foi du monde, il se déprit pourtant assez tard de la doctrine de Port-Royal jusqu'à un certain point, car il savait ajuster des mixtions étranges, sans en quitter l'estime, le goût, l'éloignement secret mais ferme des jésuites, surtout les mœurs, la droiture, l'amour du vrai, les vertus, la piété. C'est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai: c'est encore ce qui perdit ses affaires et sa santé, et ce qui très-certainement l'eût entêté plus que personne, mais sans aucun intérêt, du système de Law, s'il avait vécu jusque-là.

Dampierre, dont il fit un lieu charmant, séduit par le goût et le secours de M. Colbert, qui lui manqua au milieu de l'entreprise, commença à l'incommoder. Sa déférence pour son père le ruina, par l'établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Il essuya des banqueroutes des marchands de ses bois; il avait tous ceux de Chevreuse et de la forêt de Saint-Léger et d'autres contigus. Il imagina de paver un chemin qui déblayât facilement ces bois, mais il ne s'en trouva pas plus avancé quand ce pavé fut achevé. Il se tourna ensuite à former un canal qui pût flotter à bois perdu jusqu'à la Seine. Il en fit bien les deux tiers, et vit après qu'il n'y passerait jamais un muid d'eau. Les acquisitions, les dédommagements, les frais furent immenses; il se trouva accablé d'affaires et de dettes, et obligé à la fin à vendre la forêt de Saint-Léger et beaucoup de terres et d'autres bois au comte de Toulouse, qui en décupla sa terre de Rambouillet, mais qui firent presque de Dampierre une maison sans dépendances. Il fit aussi et refit, à diverses reprises, des échanges avec Saint-Cyr, et c'est ce qui fit transporter le titre et l'ancienneté de Chevreuse sur Montfort-l'Amaury; en un mot, il était presque sans ressource lorsque le gouvernement de Guyenne lui tomba de Dieu et grâce, sans qu'il y eût pensé, comme on l'a vu en son temps. Sa santé, il la conduisit de même. Il avait eu la goutte dès l'âge de dix-neuf ans, sans l'avoir jamais méritée, mais elle lui venait de race. L'exemple de son père lui fit peur; il ne l'avait pas méritée davantage, et il en était accablé, et dans la suite ses frères le furent encore davantage. Il se réduisit donc à un régime qui lui réussit pour la goutte qu'il n'eut que rare et faible, et pour le préserver de maladies, mais qu'il outra et qui le tua. M. de Vendôme, qui avait quelquefois mangé avec lui à Marly, dans les premiers temps que le roi aimait qu'on allât à la table du grand maître, disait plaisamment au roi que M. de Chevreuse s'empoisonnoit d'eau de chicorée pendant tout un repas, pour avoir le plaisir de boire à la fin une rasade de vin avec du sucre et de la muscade. En effet, c'était sa pratique. En affaires et en santé, le mieux chez lui était le plus grand ennemi du bien.

Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là; comme dit le psaume, il la portait dans ses mains. Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l'orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait Dauphin, nul événement ne put l'émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu'il ne perdait jamais de vue; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusque avec ses valets il était doux, modeste, poli; en liberté dans un intérieur d'amis et de famille intime, il était gai et d'excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l'amusement et le plaisir; mais si particulier par le mépris intime du monde, et le goût et l'habitude du cabinet, qu'il n'était presque pas possible de l'en tirer, et que le gros de la cour ignorait qu'il eût une table également délicate et abondante. Il n'y arrivait jamais que vers l'entremets. Il se hâtait d'y manger quelque pourpoint de lapin, quelque grillade, enfin ce qui avait le moins de suc, et au fruit quelques sucreries qu'il croyait bonnes à l'estomac, avec un morceau de pain pesé dont on avait ôté la mie. Il voulait manger en sorte qu'il pût travailler en sortant de table, avec la même facilité qu'avant de s'y mettre; et en effet, il rentrait bientôt après dans son cabinet. Le soir, peu avant minuit, il mangeait quelque œuf ou quelque poisson à l'eau ou à l'huile, même les jours gras. Il faisait tout tard et assez lentement. Il ne connaissoit pour son usage particulier ni les heures ni les temps, et il lui arrivait souvent là-dessus des aventures qui faisaient notre divertissement dans l'intime particulier, et sur lesquelles M. de Beauvilliers ne l'épargnait pas, malgré toute sa déférence dans le courant ordinaire de la vie.

Les chevaux de M. de Chevreuse étaient souvent attelés douze ou quinze heures de suite. Une fois que cela arriva à Vaucresson, d'où il voulait aller dîner à Dampierre, le cocher, puis le postillon se lassèrent de les garder; c'était en été. Sur les six heures du soir, les chevaux [furent] ennuyés à leur tour, et on entendit un fracas qui ébranla tout. Chacun accourut; on trouva le carrosse brisé, la grande porte fracassée, les grilles des jardins qui fermaient les côtés de la cour enfoncées, les barrières en pièces, enfin un désordre qu'on fut longtemps à réparer. M. de Chevreuse, que ce vacarme n'avait pu distraire un instant, fut tout étonné quand il l'apprit, et M. de Beauvilliers se divertit longtemps à le lui reprocher et à lui en demander les frais. Une autre aventure, à laquelle M. de Chevreuse ne tenait point, lui arriva encore à Vaucresson, et le mettait dans un embarras véritable, mais plaisant à voir, toutes les fois qu'on la lui remettait. Sur les dix heures du matin, on lui annonça un M. Sconin, qui avait été son intendant, qui s'était mis à choses à lui plus utiles, où M. de Chevreuse le protégeait. Il lui fit dire de faire un tour de jardin, et de revenir dans une demi-heure. Il continua ce qu'il faisait et oublia parfaitement son homme. Sur les sept heures du soir, on le lui annonce encore: « Dans un moment, » répondit-il sans s'émouvoir. Un quart d'heure après, il l'appelle et le fait entrer. « Ah! mon pauvre Sconin, lui dit-il, je vous fais bien des excuses de vous avoir fait perdre votre journée. — Point du tout, monseigneur, répond Sconin; comme j'ai l'honneur de vous connaître il y a bien des années, j'ai compris ce matin que la demi-heure pourrait être longue, j'ai été à Paris, j'y ai fait, avant et après dîner, quelques affaires que j'avais, et j'en arrive. » M. de Chevreuse demeura confondu. Sconin ne s'en tut pas, ni les gens mêmes de M. de Chevreuse. M. de Beauvilliers s'en divertit, et quelque accoutumé que M. de Chevreuse fût à ces badinages, il ne résistait point à voir remettre ce conte sur le tapis. J'ai rapporté ces deux-là dont je me suis plutôt souvenu que de cent autres de même nature, sur lesquels on ne finirait point, mais que j'ai voulu écrire ici parce qu'ils caractérisent.

Le chancelier disait de ces deux beaux-frères qu'ils n'étaient, comme en effet, « qu'un cœur et qu'une âme; que ce que l'un pensait, l'autre le pensait de même tout aussitôt, mais que, pour l'exécution, M. de Beauvilliers avait un bon ange qui le préservait d'agir en rien comme M. de Chevreuse, quelque conformément à lui qu'il pensât toujours. Le fait était exactement vrai. On le verra lorsqu'il sera question de M. de Beauvilliers; et il est inconcevable que deux hommes, si opposés en actions communes mais continuelles, aient passé leur vie ensemble, sans se quitter, dans la plus intime et la plus indissoluble union, et jamais interrompue un seul instant. Ils vivaient dans les mêmes lieux, logeaient ensemble à Marly et fort proche à Versailles, mangeaient continuellement ensemble, et il n'y avait jour qu'ils ne se vissent deux, trois et quatre fois; en un mot, cette union était telle, que l'intimité de l'un, même l'admission à une société particulière, ne pouvait être avec l'un qu'elle ne fût en même temps avec l'autre, et pareillement avec leurs épouses.

M. de Chevreuse écrivait aisément, agréablement et admirablement bien et laconiquement, pour le style et pour la main, et ce dernier est aussi rare. Il était, non pas aimé, mais adoré dans sa famille et dans son domestique, et toujours affable, gracieux, obligeant. À qui ne le connaissoit pas familièrement, il avait un extérieur droit, fiché, composé, propre, qui tirait sur le pédant, et qui, avec ce qu'il n'était point du tout répandu, éloignait. Pendant le Fontainebleau de cette année, lui et Mme de Chevreuse me proposèrent une promenade à Courance. J'allai chez lui, et comme j'entrais dans sa chambre dans la dernière familiarité, je l'y surpris devant une armoire qui prenait à la dérobée un verre de quinquina; il rougit et me demanda en grâce de n'en rien dire. Je le lui promis, mais je lui représentai qu'il se tuait avec du quinquina sans manger. Il m'avoua, à force de le presser, qu'il s'était mis à cet usage depuis plusieurs mois pour son estomac, et je voyais et savais qu'il diminuait encore sa nourriture. Je lui dis sur cela tout ce que je pus, et je lui prédis qu'il se percerait l'estomac. Le pis était qu'il s'était mis à tendre peu à peu à la diète de Cornaro, qui avait été fort bonne à ce Vénitien, mais qui en avait tué beaucoup d'autres, M. de Lyonne entre autres, le célèbre ministre d'État. Cela n'alla pas loin; il tomba malade à Paris, il souffrit d'extrêmes douleurs avec une patience et une résignation incroyables, reçut les sacrements avec la plus ardente piété, et mourut paisible et tranquille dans ses douleurs, et à soi comme en pleine santé, au milieu de sa famille. On l'ouvrit, et on lui trouva l'estomac percé.

Si M. de Chevreuse avait, comme on l'a vu ailleurs, essayé d'alléger ses chaînes ne les pouvant rompre, d'allonger ses séjours de Dampierre aux dépens des voyages de Marly, pour y vivre à Dieu et à lui-même avec plus de loisir et de liberté; et si, après divers reproches du roi qu'il coulait en douceur sans se détourner de son but, il avait fallu que le roi lui eût enfin parlé en ami qui le voulait sous sa main, à la suite de ses affaires, et en maître qui voulait être obéi et servi, Mme de Chevreuse n'était pas plus éblouie des distinctions et des particuliers où le roi la voulait toujours. Le bel âge, la figure, la danse, l'air et le jeu de la table l'avaient initiée dans tout, aussitôt après son mariage; et, avec une droiture et une franchise qui à la cour lui étaient uniques, elle avait su plaire en même temps à la reine, au roi, à ses maîtresses, non-seulement sans bassesse, mais sans courir après. Sa vertu et sa piété, qui fut aussi vraie qu'elle dans tous les temps de sa vie, fut une autre source de faveur, lorsque le roi et Mme de Maintenon se furent piqués d'une dévotion qui fit de cette femme le prodige qu'on a vu si longtemps, sans presque pouvoir le croire. Malgré la haine que, depuis l'affaire du quiétisme, elle avait prise et conservée pour MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, quoique auparavant elle eût toujours bien plus goûté ce dernier que son beau-frère, elle n'avait pu s'empêcher d'aimer toujours Mme de Chevreuse; et, depuis qu'elle eut perdu toute espérance de les culbuter, elle n'avait pas moins d'empressement que le roi de l'attirer dans leurs parties particulières. Mme de Chevreuse, qui n'était pas moins détachée que son mari, ni moins désireuse que lui de vivre pour Dieu et pour elle-même, profita d'une fort longue infirmité pour se séquestrer, sous prétexte qu'elle ne pouvait plus mettre de corps, sans quoi, en robe ou en robe de chambre, les dames ne pouvaient se présenter nulle part devant le roi. Lassé de son absence, il fît pour la rappeler de ses particuliers ce qu'il n'a jamais fait pour aucune autre. Il voulut qu'elle revînt à Marly avec dispense de tout ce qui était public, et que là, et à Versailles, elle vînt les soirs le voir chez Mme de Maintenon sans corps, et tout comme elle voudrait, pour sa commodité, à leurs dîners particuliers et à toutes leurs parties familières. Il lui donna, comme on l'a dit, trente mille livres de pension sur les appointements du gouvernement de la Guyenne. Fort peu en avaient de vingt mille, et pas une seule dame de plus forte. Sa douleur, qui fut telle qu'on la peut imaginer, mais qui comme elle fut courageuse et toute en Dieu, lui fut une raison légitime de séparation, mais qu'il fallut pourtant interrompre par des invitations réitérées, non pour des parties, mais pour voir le roi en particulier. Après son deuil elle tira de longue, mais elle ne put éviter les parties et les particuliers. La mort du roi rompit ses chaînes; elle se donna pour morte; elle s'affranchit de tous devoirs du monde; elle vécut à l'hôtel de Luynes et à Dampierre dans sa famille, avec un cercle fort étroit de parents qui ne se pouvaient exclure, et d'amis très-particuliers. Elle dormait extrêmement peu, passait une longue matinée en prières et en bonnes œuvres, rassemblait sa famille aux repas, qui étaient toujours exquis sans être fort grands, toujours surprise des devoirs que le monde ne cessa jamais de lui rendre, quoiqu'elle n'en rendît aucun. C'était un patriarche dans sa famille, qui en faisait les délices, l'union, la paix, et qui rappelait la vie des premiers patriarches. Jamais femme si justement adorée des siens, ni si respectée du monde jusqu'à la fin de sa vie, qui passa quatre-vingts ans, en pleine santé de corps et d'esprit, et qui fut trop courte pour ses amis et pour sa famille. Après elle on sentit ce qu'on avait prévu. Cette famille, si unie et si rassemblée autour d'elle, fut bientôt séparée. Elle mourut dans l'été de 1732, dans la vénération publique, aussi saintement et aussi courageusement qu'elle avait vu mourir M. de Chevreuse, parmi les larmes les plus amères de tous les siens.

Le duc Mazarin mourut dans ses terres, où il s'était retiré depuis plus de trente ans. Il en avait plus de quatre-vingts, et ce ne fut une perte pour personne, tant le travers d'esprit, porté à un certain point, pervertit les plus excellentes choses. J'ai ouï dire aux contemporains qu'on ne pouvait pas avoir plus d'esprit ni plus agréable; qu'il était de la meilleure compagnie et fort instruit; magnifique, du goût à tout, de la valeur; dans l'intime familiarité du roi qui n'a jamais pu cesser de l'aimer et de lui en donner des marques, quoi qu'il ait fait pour être plus qu'oublié; gracieux, affable et poli dans le commerce; extraordinairement riche par lui-même; fils du maréchal de la Meilleraye, un des hommes du plus grand mérite, de la plus constante faveur, et le plus compté de son temps, à qui il succéda au gouvernement de Bretagne, de Nantes, de Brest, du Port-Louis, de Saint-Malo, et dans la charge de grand maître de l'artillerie lors absolue. Son père résista tant qu'il put à la volonté du cardinal Mazarin, son ami intime, qui choisit son fils comme le plus riche parti qu'il connût pour en faire son héritier en lui donnant son nom et sa nièce. Le maréchal qui avait de la vertu, disait que ces biens lui faisaient peur, et que leur immensité accablerait et ferait périr sa famille; à la fin il fallut céder.

Dans un procès que M. Mazarin eut avec son fils à la mort de sa femme, il fut prouvé en pleine grand'chambre qu'elle lui avait apporté vingt-huit millions. Il eut en outre le gouvernement d'Alsace, de Brisach, de Béfort, et le grand bailliage d'Haguenau qui seul était de trente mille livres de rente. Le roi le mit dans tous ses conseils, lui donna les entrées des premiers gentilshommes de la chambre, et le distingua en tout. J'oublie le gouvernement de Vincennes.

Il était lieutenant général dès 1654, et avait beau jeu à devenir maréchal de France et général d'armée. La piété, toujours si utile et si propre à faire valoir les bons talents, empoisonna tous ceux qu'il tenait de la nature et de la fortune, par le travers de son esprit. Il fit courir le monde à sa femme avec le dernier scandale; il devint ridicule au monde, insupportable au roi par les visions qu'il fut lui raconter avoir sur la vie qu'il menait avec ses maîtresses . Il se retira dans ses terres, où il devint la proie des moines et des béats, qui profitèrent de ses faiblesses et puisèrent dans ses millions. Il mutila les plus belles statues, barbouilla les plus rares tableaux, fit des loteries de son domestique, en sorte que le cuisinier devint son intendant et son frotteur secrétaire. Le sort marquait selon lui la volonté de Dieu. Le feu prit au château de Mazarin où il était. Chacun accourut pour l'éteindre, lui à chasser ces coquins qui attentaient à s'opposer au bon plaisir de Dieu.

Sa joie était qu'on lui fît des procès, parce qu'en perdant il cessait de posséder un bien qui ne lui appartenait pas; s'il gagnait, il conservait ce qui lui avait été demandé, en sûreté de conscience. Il désolait les officiers de ses terres par les détails où il entrait, et les absurdités qu'il leur voulait faire faire. Il défendit dans toutes aux filles et femmes de traire les vaches, pour éloigner d'elles les mauvaises pensées que cela pouvait leur donner. On ne finirait point sur toutes ses folies. Il voulut faire arracher des dents de devant à ses filles parce qu'elles étaient belles, de peur qu'elles y prissent trop de complaisance. Il ne faisait qu'aller de terre en terre; et il promena pendant quelques années le corps de Mme Mazarin qu'il avait fait apporter d'Angleterre, partout où il allait. Il vint à bout, de la sorte, de la plupart de tant de millions, et ne conserva que le gouvernement d'Alsace et deux ou trois gouvernements particuliers. C'était un assez grand et gros homme, de bonne mine, qui manquait de l'esprit, à ce qu'il me parut une fois que je le vis chez mon père, lorsqu'il fut chevalier de l'ordre en 1688. Depuis sa retraite dans ses terres, il ne fit plus que trois ou quatre apparitions de quelques jours à Paris et à la cour où le roi le recevait toujours avec un air d'amitié et de distinction marquée. Il faut maintenant ajouter un mot de curiosité sur un homme et une fortune aussi extraordinaires. Son nom de famille était La Porte. On prétend qu'il leur est venu de ce que leur auteur était portier d'un conseiller au parlement, dont le fils devint un très-célèbre avocat à Paris, lequel très-certainement était le grand-père du maréchal de La Meilleraye. Cet avocat La Porte était avocat de l'ordre de Malte, et le servit si utilement que l'ordre, en reconnaissance, reçut de grâce son second fils, qui devint un homme d'un mérite distingué, et commandeur de la Madeleine près de Parthenay. Ce La Porte, qui s'était fort enrichi, était aussi avocat de M. de Richelieu. Il acquit quelque bien dans son voisinage, et s'affectionna tellement à sa famille, que, voyant qu'après avoir mangé tout son bien et laissé sa maison ruinée, il prit un fils qu'il avait laissé pour son gendre, qui, avec ce secours, se releva, et mourut en 1590 à quarante-deux ans, chevalier du Saint-Esprit, capitaine des gardes du corps et prévôt de l'hôtel, qui est ce que mal à propos on nomme grand prévôt de France. Sa femme était morte dès 1580. Ce furent le père et la mère du cardinal de Richelieu, et d'autres enfants dont il ne s'agit pas ici. L'avocat La Porte survécut son gendre et sa fille. Il avait chez lui un clerc qui avait sa confiance, qu'il avait fait recevoir avocat, et qui s'appelait Bouthillier. En mourant il lui laissa sa pratique; et lui recommanda ses petits-enfants de Richelieu qui n'avaient plus de parents. Bouthillier en prit soin comme de ses propres enfants, et c'est d'où est venue la fortune des Bouthillier.

Barbin, qui a tant fait parler de lui sous la régence de Marie de Médicis, était un petit procureur du roi, de Melun, homme d'esprit et d'intrigue. Henri IV était souvent à Fontainebleau; il [Barbin] mourait d'envie de se fourrer dans quelque chose, mais était trop petit compagnon pour pénétrer chez les ministres. À ce défaut il se mit à faire sa cour à Léonora Galigaï, femme de Concini depuis maréchal d'Ancre, laquelle était venue d'Italie avec la reine, était sa première femme de chambre, et pouvait dès lors tout sur elle. Il courtisa Léonora par de petits présents de fruits, l'attira par des collations à sa petite maison près de Melun, et s'insinua si bien dans son esprit qu'il devint dans la suite son principal confident. Elle devint dame d'atours de la reine, son mari marquis d'Ancre, et, après la mort d'Henri IV, tous deux devinrent les maîtres de la reine et de l'État. Au commencement de 1616, la cour étant à Tours, il se fit un grand changement dans le ministère. Le chancelier de Sillery, Villeroy et le président Jeannin, qu'on appelait les barbons, furent chassés, et avec eux Puysieux, secrétaire d'État, fils du chancelier et petit-gendre de Villeroy. Du Vair, premier président du parlement de Provence, eut les sceaux, Mangot fut secrétaire d'État, et Barbin mis en la place de Jeannin, sous le titre de contrôleur général des finances. Étant encore petit procureur du roi de Melun, il avait fait amitié avec l'avocat Bouthillier, et logeait chez lui quand il allait à Paris. Il y vit souvent M. de Luçon, qui fit habitude avec lui, et à qui il plut tant qu'il le fit connaître à Léonora, ce qui fut le fondement de l'amitié et de la confiance que Marie de Médicis prit en lui, et qui le conduisit à une si haute fortune. Il était aussi bon parent et ami qu'ennemi sans mesure et sans bornes. Il n'oublia pas la mémoire de son grand-père maternel, l'avocat La Porte, et il trouva dans son oncle maternel et dans son cousin germain La Porte un mérite qu'il put élever. L'oncle devint commandeur de Braque, bailli de la Morée, ambassadeur de sa religion en France, grand prieur de France, gouverneur d'Angers et du Havre de Grâce, lieutenant général au gouvernement d'Aunis et des îles de Ré et d'Oléron, et un des hommes d'alors avec lequel il fallut le plus compter pour les grâces, et souvent pour les affaires. Il avait de la capacité, mais trop de hauteur dans ses manières. Il mourut à la fin de 1644; ainsi il jouit de toute la fortune de son neveu.

Son autre neveu La Porte, qui s'appelait le marquis de La Meilleraye, fut un homme de grand sens dans le cabinet, de grande valeur et de grande capacité à la guerre, tellement que lui et le commandeur furent fort utiles au cardinal de Richelieu. La Meilleraye était homme d'honneur et de vertu, doux, affable, poli, obligeant, à ce que j'ai ouï dire à mon père, dont il était ami particulier, et n'avait pas la rudesse et la hauteur de son oncle. Il eut le gouvernement de Bretagne, Nantes, Port-Louis, et fut chevalier de l'ordre en 1633, fit la charge de grand maître de l'artillerie par commission après le maréchal d'Effiat son beau-père, l'eut après en titre, lorsqu'en 1634 le célèbre duc de Sully, après la mort de son fils, consentit enfin a en donner la démission pour un bâton de maréchal de France, et M. de La Meilleraye reçut de la main même de Louis XIII le bâton de maréchal de France sur la brèche de Hesdin qu'il venait de prendre d'assaut. Il mourut en 1664, fort goutteux, à soixante-deux ans. Il ne laissa qu'un fils de sa première femme, et n'eut point d'enfants de la seconde, fille du duc de Brissac. Le maréchal de La Meilleraye et son fils furent tous deux séparément faits ducs et pairs parmi les quatorze que le roi érigea, et qu'il enregistra, et reçut en son lit de justice de décembre 1663 .

La duchesse de Charost mourut en même temps, à cinquante et un ans, après plus de dis ans de maladie, sans avoir pu être remuée de son lit, voir aucune lumière, ouïr le moindre bruit, entendre ou dire plus de deux mots de suite, et encore rarement, ni changer de linge plus de deux ou trois fois l'an, et toujours à l'extrême-onction après cette fatigue. Les soins et la persévérance des attentions du duc de Charost dans cet état furent également louables et inconcevables: et elle les sentait, car elle conserva sa tête entière jusqu'à la fin avec une patience, une vertu, une piété, qui ne se démentirent pas un instant, et qui augmentèrent toujours. Le duc de Charost avait épousé en 1680, étant fort jeune, la fille du prince d'Espinoy et de la sœur de son père, qui avait valu, comme on l'a vu ailleurs, le tabouret de grâce à son mari. Mme de Charost mourut trois ans après, et laissa deux fils. Charost se remaria en 1692 à cette femme-ci, qui était Lamet et héritière. Le marquis de Baule, son père, tué lieutenant général à Neerwinden, avait le gouvernement de Dourlens, qui passa à Charost et au fils unique qu'il eut de cette femme. Il l'avait perdu depuis un an, âgé de seize ans, et le gouvernement lui revint; et pour le dire tout de suite, le duc de Sully fut trouvé mort dans son lit par ses valets tout à la fin de l'année, à quarante-huit ans, qui entraient dans sa chambre pour l'éveiller. Il y avait longtemps qu'il en était menacé, et qu'il s'endormait partout et à toute heure. C'eût été un honnête homme et de mise s'il n'eût point été si étrangement et si obscurément débauché. Il se ruina avec des gueuses. Il était gendre et beau-frère des ducs de Coislin, et n'eut point d'enfants. Il avait peu servi et paraissait peu à la cour. Le chevalier de Sully son frère hérita de sa dignité, et eut les bagatelles qu'il avait du roi. C'étaient les gouvernements de Gien et de Mantes, et une petite lieutenance de roi de Normandie. Tout cela ensemble de huit mille livres de rente, mais cela convenait à leurs terres.

Le roi fit partir le duc de Berwick le 28 novembre, et marcher en Roussillon quarante bataillons et quarante escadrons, pour faire lever le blocus que Staremberg faisait de Girone, où le marquis de Brancas, longtemps depuis maréchal de France, etc., commandait et n'avait plus de vivres dans la place que pour jusqu'à la fin de décembre. Deux jours auparavant il avait vu pour la première fois Chamillart dans son cabinet, depuis sa disgrâce. Bloin l'amena par les derrières au retour du roi de Marly. Il lui fit mille amitiés, et lui permit de le voir de temps en temps. Il est plaisant à dire que le roi le désirait depuis longtemps, et qu'il l'avait mandé plus d'une fois à Chamillart, qui fut extrêmement sensible à ce zeste de retour qui ne fut pas du goût de Mme de Maintenon. L'audience ne fut guère qu'un quart d'heure, mais seul. Il sortit par les derrières, ne se montra qu'à peu de gens, et s'en retourna aussitôt à Paris, où il avait toujours grande et bonne compagnie de la cour et de la ville. J'y soupais presque tous les soirs dans le peu que j'allais à Paris.

Des trois plénipotentiaires venus d'Espagne pour aller à Utrecht, il n'y eut que le duc d'Ossone qui demeura à Paris, en attendant de pouvoir être admis au congrès. Bergheyck retourna en Espagne, et Monteléon passa en Angleterre avec le caractère d'ambassadeur. C'est le même qu'on a vu Vaudemont donner pour évangéliste à Tessé lorsqu'il alla négocier en Italie, puis à Rome. Mme la duchesse de Berry était grosse depuis plusieurs mois. Il fut question d'une gouvernante. Elle en usa là-dessus comme elle avait fait pour la charge de premier écuyer de M. le duc de Berry. Besons était pauvre et vieux, cette place était utile, il désirait de plus de laisser après lui sa femme en situation de pouvoir protéger sa famille; il nous en parla à moi, et à Mme de Saint-Simon qui le rendit de sa part à Mme la duchesse de Berry. Elle parut ravie de la vanité d'avoir la femme d'un officier de la couronne, et qui devait son bâton à M. le duc d'Orléans, quoique d'ailleurs il l'eût bien mérité. Elle ne laissa rien à dire à tout ce qui pouvait prouver la convenance de ce choix, elle combla Besons, et le pressa fort de parler au roi. La vérité est que, tandis qu'elle se montrait si empressée d'avoir la maréchale de Besons, d'Antin et Sainte-Maure l'avaient tonnelée pour leur cousine de Pompadour, qui cherchait à toutes restes à s'accrocher quelque part. Rien ne convenait moins à Mme la duchesse de Berry, à la conduite qu'elle avait, et à la situation où elle s'était mise, qu'une précieuse du premier ordre, affolée de la cour jusqu'à avoir marié sa fille unique au fils de Dangeau pour s'y fourrer sans y avoir été de sa vie, toute sous leur coupe, et dans la main de Mme de Maintenon par Mme de Dangeau, par sa sœur à elle la duchesse d'Elbœuf, et par être fille de Mme de Noailles, et petite-fille de Mme de Neuillant, qui avait pris chez elle Mme de Maintenon arrivant des îles, laquelle se piquait de quelque souvenir.

Pompadour, de son chef, ne convenait pas davantage. On pouvait dire ce contraste de lui que c'était un sot de beaucoup d'esprit et aussi entêté de la cour que sa femme, où il ne tenait plus à rien depuis que la place de menin qu'il avait eue de Dangeau par le mariage de sa fille, et celle de dame du palais que sa fille avait eue de Mme de Dangeau, n'existaient plus par la mort des Dauphins et de la Dauphine. Il était frère de la mère de Chalais, et par là lié tant qu'il put à la princesse des Ursins. Cela était directement opposé à M. le duc d'Orléans et à Mme sa fille, et c'était avec ce qui le leur était le plus dans la cour qu'ils cherchaient à s'appuyer. D'Antin, courtisan jusque dans les moelles, ne songea qu'à son fait, dans l'espérance de plaire à Mme de Dangeau, et par ce service à Mme de Maintenon, qu'elle lui ferait valoir; et Mme la duchesse de Berry en fut la dupe de plus d'une façon. Besons, de plus en plus pressé par elle, alla parler au roi, qui fut bien étonné de se voir demander une chose accordée à une autre. Le maréchal ne le fut pas moins quand il entendit le roi lui répondre que Mme la duchesse de Berry s'était moquée de lui, qu'elle et M. le duc de Berry lui avaient demandé la place pour Mme de Pompadour, à qui il avait trouvé bon qu'ils la donnassent, comme il l'aurait trouvé tout aussi bien remplie par la maréchale de Besons s'ils la lui avaient proposée. Besons fut outré d'être joué de la sorte, et si gratuitement, et ne le laissa pas ignorer à Mme la duchesse de Berry, qui se trouva confondue. Mme de Saint-Simon pour sa vade, lui dit son avis du procédé, et la mit après au fait de ce qu'elle avait si bien choisi. Elle ignorait, non l'alliance de Dangeau qui ne le pouvait pas être, mais celle de Chalais, le fait de Mme de Neuillant, et le caractère des personnes. Elle fut outrée, mais il n'était plus temps. Quatre ou cinq jours après, Mme de Pompadour fut déclarée. Mme de Saint-Simon fit donner la place de sous-gouvernante à Mme de Vaudreuil qui était une femme d'un vrai mérite. Cela était fort au-dessous d'elle. Son mari était de bon lieu, et gouverneur général de Canada; mais elle avait peu de bien, beaucoup d'enfants à placer, puis à pousser, qui se sont depuis avancés par leur mérite, et avec beaucoup d'affaires qui l'avaient fait revenir de Québec.

Mme la duchesse de Berry avait auprès d'elle une petite favorite de bas étage, bien faite, jolie, d'esprit, qui avait été élevée auprès d'elle. Elle était fille de Porcadel, commis aux parties casuelles, et d'une mère femme de chambre principale de Mme la duchesse de Berry, qui était fille de..., premier chirurgien de feu Monsieur. Elle l'avait gardée depuis son mariage, et cherchait à la marier. Elle trouva Mouchy, homme de qualité, avancé en âge, et dans le service, franc bœuf d'ailleurs à embâter. Il était parent des Estrées, et cette parenté ne leur faisait pas déshonneur. Ils en firent leur cour à Mme la duchesse de Berry; le mariage fut bâclé en un moment. Elle voulait y être et s'en amuser, et elle ne savait où le faire. Elle pria tant et si bien Mme de Saint-Simon qu'elle en eut la complaisance. Le festin très-nombreux, le coucher, le dîner du lendemain se fît dans notre appartement, et nous n'eûmes que vingt-quatre heures pour le nommer. Ils ne laissèrent pas d'être magnifiques. Comme il était tout près et de la tribune et du plain-pied, Mme la duchesse de Berry en eut tout l'amusement qu'elle s'en était proposé. Cette Mouchy fut une étrange poulette, comme on le verra en son temps.

Le marquis de Meuse, de la maison de Choiseul, qui avait un régiment, épousa en même temps chez la duchesse d'Antin une fille de feu Zurlauben, lieutenant général et, bien que Suisse, homme de qualité, et de la sœur de Sainte-Maure.

L'ennui gagnait le roi chez Mme de Maintenon, dans les intervalles de travail avec ses ministres. Le vide qu'y laissait la mort de la Dauphine ne se pouvait remplir par les amusements de ce très-petit nombre de dames qui étaient quelquefois admises. Les musiques, qui y devenaient fréquentes, par cela même languissaient. On s'avisa de les réveiller par quelques scènes détachées des comédies de Molière, et de les faire jouer par des musiciens du roi vêtus en comédiens. Mme de Maintenon, qui avait fait revenir le maréchal de Villeroy sur l'eau pour amuser le roi par les vieux contes de leur jeunesse, l'introduisit seul aux privances de ces petites ressources, pour les animer de quelque babil. C'était un homme de tout temps dans sa main, et qui lui devait son retour. Il était propre à hasarder certaines choses qui n'étaient pas de la sphère des ministres, qu'elle voulait qui lui revinssent après par le roi pour la sonder; s'il y avait lieu, les appuyer, et les pousser d'autant plus délicatement et sûrement qu'elles sembleraient moins venir d'elle. La mort des princes du sang qui n'en avaient laissé que d'enfants, celle des Dauphins et de la Dauphine, le pis que néant où la plus noire et fine politique avait réduit M. le duc d'Orléans, et le tremblement inné de M. le duc de Berry sous le roi soigneusement entretenu, ouvraient un vaste champ à l'ambition démesurée de M. du Maine et à l'affolement pour lui de sa toute-puissante gouvernante. Le maréchal de Villeroy était un vil courtisan et rien de plus, nul instrument ne leur était plus propre; Mme de Maintenon ne songea donc plus qu'à le mettre à toute portée de s'en pouvoir servir.

Peu de jours après, le roi déclara, allant à la messe, qu'il avait donné le gouvernement de Guyenne au comte d'Eu. Ainsi les deux fils du duc du Maine, revêtus déjà des survivances de Languedoc, des Suisses et de l'artillerie, se trouvèrent passablement pourvus. Le maréchal de Villeroy n'y influa point, que je pense; il ne pouvait encore en être là. Quelque accoutumée que fût la cour à des accroissements gigantesques de ses bâtardeaux, elle ne laissa pas d'être également surprise et consternée de cette énorme augmentation, et de le laisser apercevoir à travers ses flatteries, dont M. du Maine fut assez embarrassé. Une autre surprise bien plus grande suivit celle-ci de fort près et termina cette année. Les ducs de La Rochefoucauld s'étaient accoutumés depuis longtemps à ne vouloir chez eux qu'un successeur pour recueillir tous les biens et toute la fortune du père, à ne marier ni filles ni cadets, qu'ils comptaient pour rien, et à les jeter à Malte et dans l'Église; le premier duc de La Rochefoucauld fit son second et son quatrième fils prêtres. L'aîné mourut évêque de Lectoure, l'autre se contenta d'abbayes, le second fut chevalier de Malte. De six filles qu'il eut, quatre furent abbesses, la dernière religieuse. La troisième, plus coriace que les autres, voulut absolument un mari. On ne lui voulait rien donner. Mme de Puysieux, qui a depuis été si en faveur auprès de la reine mère pendant sa régence, languissait dans la disgrâce et l'exil où était mort le chancelier de Sillery, son beau-père, et qui avait fait perdre à son mari sa charge de secrétaire d'État et sa fortune. Elle était Valencey, glorieuse à l'excès, et faite, comme on le vit depuis, pour le monde et pour l'intrigue. L'alliance l'éblouit avec raison, elle tint lieu de dot. Cette raison courba l'orgueil des La Rochefoucauld; le duc donna sa fille à Sillery. Tous deux sont morts longues années depuis à Liancourt, ruinés, et Mme de Sillery, qui n'avait rien eu, y a passé la plupart de sa vie défrayée, pour se servir d'un terme honnête, par son frère et par son neveu.

Le second duc de La Rochefoucauld, qui a tant figuré dans les troubles contre Louis XIV, et si connu par son esprit, eut cinq fils et trois filles. Des quatre cadets, trois furent chevaliers de Malte; et le dernier, prêtre, fort mal appelé; et tous quatre avec force abbayes. Les trois filles moururent sibylles dans un coin de l'hôtel de La Rochefoucauld, où on les avait reléguées, ayant à peine de quoi vivre, et toutes trois dans un âge très-avancé.

Le troisième duc de La Rochefoucauld, le favori du roi, et que nous verrons bientôt mourir, n'eut que deux fils: l'aîné qui fut fait duc cinquième de La Rocheguyon, en épousant la fille aînée de Louvois; et le marquis de Liancourt qui ne s'est point marié. Du père et de ses deux fils on en a souvent parlé.

Le duc de La Rocheguyon ne fut pas si discret que son père: il eut huit garçons et deux filles. Le second ne vécut que dix ans; l'aîné et le troisième moururent en entrant dans le monde; le quatrième fut chargé des abbayes de ses oncles et grands-oncles à mesure qu'elles vaquèrent; le cinquième mourut aussi à dix ans; le sixième fut jeté sur mer sous le nom de comte de Durtal. C'est lui qui fut du voyage des galions que ramena Ducasse, que ce général envoya porter au roi la nouvelle de leur arrivée, et qui est aujourd'hui cinquième duc de La Rochefoucauld. Le septième mourut encore à neuf ou dix ans. Le huitième et dernier fut chevalier de Malte, et eut, tout enfant, la commanderie magistrale de Pézénas à la recommandation du roi. L'aînée des deux filles mourut fille de Sainte-Marie; la cadette tint bon jusqu'à vingt-cinq ans, et fut enfin mariée, en 1725, au duc d'Uzès d'aujourd'hui, qui voulut bien se contenter de peu de chose. Ce tableau expliqué, voici ce qui arriva.

M. de La Rocheguyon ne se trouva plus que trois fils. L'aîné avait vingt-cinq ans alors et plus de soixante mille livres de rente en bénéfices, le comte de Durtal, et le commandeur. Cela se trouvait fort mal arrangé. Pour bien faire il eût fallu que Durtal eût été l'aîné, c'est ce que voulurent les père et mère. L'abbé n'avait jamais voulu ouïr d'entrer dans les ordres. Tant qu'il avait eu des aînés ç'avait été son affaire, mais l'étant devenu, cela devint l'affaire de ses parents. Ils le pressèrent de s'engager, ils lui détachèrent dévots, docteurs, prélats; on ne put le déprendre de l'expectative sûre des dignités et des biens qui alors le regardaient uniquement. Il en voulait jouir quand ils viendraient à lui échoir. Il n'avait eu de vocation à l'état qu'on lui avait fait embrasser que celle des cadets de cette maison.

Outre le désir d'accumuler toujours tout sur la même tête, une autre raison puissante y tenait MM. de La Rochefoucauld attachés. Le père de celui-ci n'avait jamais pu digérer le rang de prince donné à MM. de Bouillon. Il se croyait d'aussi bonne maison qu'eux, et il n'avait pas tort; il croyait aussi l'avoir aussi bien mérité, et par les mêmes voies. Il ne se trompait pas encore, et ces voies n'étaient pas étrangères à sa maison. Mais il ne put parier de mérite à la guerre ni dans le cabinet avec MM. de Bouillon et de Turenne. Quoique plus galant qu'eux, et d'un esprit plus propre aux manéges des ruelles et aux essais des beaux esprits, il ne put atteindre à la considération de leurs alliances, à leur autorité dans les partis, à leur réputation fondée sur les choses qu'ils avaient ourdies et exécutées, à l'opinion que le cardinal Mazarin en conçut, et à l'espérance d'amitié, de conseil et de protection qu'il se figura de trouver en eux en se les attachant, comme il fit par tout ce qu'il leur prodigua. Ce ver rongeur de princerie passa du père au fils. Il espéra ce rang d'une faveur constante qui obtint sans cesse tout ce qu'il voulut; mais ce rang, qu'il demanda souvent à un maître qui était son ami, il ne put jamais l'arracher, quelques efforts qu'il ait faits; et ce dépit ajouta encore à la disgrâce des puînés et des filles de la maison, qu'on ne voulait ni établir ni montrer à la cour. Ce fut donc une chose bien dure, à des gens si absolus dans leur famille, de trouver une résistance invincible dans leur aîné d'entier dans les ordres et de renoncer à son aînesse.

À bout d'espérance de ce côté-là, ils prirent une autre route. Ils lui proposèrent de quitter le petit collet, puisque c'était un état qu'il ne voulait pas suivre. Mais à ce petit collet tenaient soixante mille livres de rente. Il avait vu tous ses frères constamment traités comme de petits garçons, et manquer à tout âge du plus nécessaire. La douceur, l'onction, la tendresse n'étaient pas le faible de leurs parents. L'extrême épargne l'était davantage. Il ne crut donc pas [devoir] se livrer à leur merci en quittant ses bénéfices. Il tergiversa, il essuya prières, menaces, conseils. Poussé enfin au pied du mur, il déclara qu'il demeurerait abbé et aîné, pour faire en temps et lieu ce qui lui conviendrait davantage; qu'il était trop jeune pour n'avoir point d'état, et trop vieux pour se faire mousquetaire, puis capitaine en attendant un régiment. Rien n'était plus sensé, mais ce n'était pas le compte de sa famille. On en vint aux gros mots, on lui chassa des domestiques principaux auxquels il prenait le plus de confiance, on lui détacha toutes les personnes qu'on crut qui lui feraient plus d'impression. Il écouta tout, il souffrit tout avec toute la douceur, la patience et le respect possible, sans laisser échapper une plainte ni une parole qu'on pût reprendre, mais sans pouvoir être ébranlé. La famille, rugissant et ne sachant plus que faire, eut recours au dernier remède.

M. de La Rochefoucauld, aveugle et retiré au chenil, se fit mener dans le cabinet du roi, à qui il raconta avec sa véhémence ordinaire, malgré son âge, l'état déplorable où sa famille allait être réduite par l'opiniâtreté de son petit-fils qui voulait manger à deux râteliers. Il cria, il pleura, il se désespéra, il se dit bien misérable de survivre à la perte de sa maison. Cette perte était imaginaire avec trois petits-fils, tous trois jeunes et en état d'avoir des enfants. Mais marier des cadets et les voir sans rang vis-à-vis ceux des Bouillon, était l'enclouure qui faisait faire tant de vacarmes. Ils voulaient de plus, en habiles gens, profiter de leur prétendu malheur pour tirer du roi une grâce inouïe et qui n'avait jamais été imaginée que pour les bâtards du roi par l'édit de 1711, qui sous d'autres prétextes n'avait été fait que pour eux, et qui de plus abroge même rétroactivement les duchés femelles. Cet édit, par une de ses plus énormes nouveautés, permet aux bâtards du roi revêtus de plusieurs duchés, qui vont toujours à l'aîné des fils, d'en donner à leurs cadets, et de les faire ainsi ducs et pairs, par une exception à eux particulière et privativement à tous autres. M. de La Rochefoucauld ramassa donc toutes les forces qu'il put tirer de son ancienne et constante faveur, de son ascendant sur le roi, de son âge, de son aveuglement du désespoir où il était, et de la désolation de sa maison. Il redoubla ses cris, ses pleurs, ses furies; et il étourdit si bien le roi que, moitié compassion de ce vieillard qu'il avait si longtemps aimé, moitié désir de finir une scène si importune, il lui accorda ce qu'il lui demanda, contre toutes les lois et les règles, contre les termes de l'érection et de l'enregistrement de tous les duchés, et de celui de La Rochegnyon comme de tous les autres, contre l'orgueil d'assimiler quelqu'un à ses bâtards; et il permit au duc de La Rocheguyon de céder ce duché vérifié à M. de Durtal, son second fils, et de faire de ce cadet tige nouvelle de ducs de La Rocheguyon, de la même ancienneté de l'érection faite pour le père, en en dépouillant son aîné et sa postérité qui y était uniquement et distinctement appelé. L'étonnement de la cour, pour ne rien dire de plus, surpassa encore la joie de MM. de La Rochefoucauld père et fils. Ce dernier se démit, dès que les patentes furent faites, de la terre et de la dignité de La Rocheguyon, en faveur du comte de Durtal, qui prit aussitôt le nom et le rang de duc de La Rocheguyon. Ce fut par donation entre vifs pour la terre, dont le père retint les revenus qui sont de quatre-vingt mille livres de rente, avec un superbe château, et les plus beaux droits du monde, au bord de la Seine et près de Paris. L'abbé, qui se voyait si étrangement frustré, espéra bien y revenir en d'autres temps, et les ducs postérieurs aussi.

L'affaire consommée, M. de La Rochefoucauld se fit encore conduire dans le cabinet du roi. Il y recommença ses plaintes et ses douleurs, et il obtint encore que le roi parlerait à son petit-fils qu'il n'avait jamais vu, pour l'engager à opter. L'abbé fut donc obligé de venir trouver le roi, dont il ne douta pas d'être maltraité. Il y fut heureusement trompé: le roi lui parla avec une bonté de père, et l'abbé lui répondit avec tant de respect, de sagesse et de raison qu'il le désarma. Tout tenait au revenu, et à l'indépendance d'en toucher suffisamment. Le roi le sentit et n'ignorait pas à qui il avait affaire. Ses parents, ainsi sans ressource, se tournèrent d'un autre côté. Ils voulaient avant tout demeurer maîtres de leur bourse, et l'abbé de ses bénéfices pour n'être pas à leur discrétion. Pour accommoder l'un et l'autre, ils imaginèrent un bref du pape qui permît à l'abbé d'aller à la guerre en conservant ses bénéfices. Ils le lui proposèrent; il n'osa pas y résister, parce que toute la difficulté sur laquelle il s'était tenu jusqu'alors était par là levée. De ces brefs, il y en avait mille exemples, même parmi les simples particuliers. Forbin, capitaine des mousquetaires gris avant Maupertuis, en avait un, et il était mort abbé et lieutenant général des armées du roi; et plusieurs autres comme lui. Rome ne fit aucune difficulté. Le pauvre abbé de La Rochefoucauld prit donc l'épée. La guerre de Hongrie fit partir les enfants de M. du Maine et plusieurs autres. L'abbé y alla; mais en arrivant à Bude, la petite vérole le prit en 1717, à trente ans, et en délivra son père, et son frère duc à ses dépens. Ce qui est arrivé depuis dans cette famille n'a pas donné lieu de croire que Dieu ait béni ces arrangements.

CHAPITRE XIII. §

1713. — Victoire de Steinbok sur les Danois, qui brûle Altona. — La Porte secourt le roi de Suède d'argent, et change à son gré son ministère. — Ragotzi en France. — Digression sur sa manière d'y être; son extraction, sa famille, sa fortune et de ses proches, de Serini et Tékéli; son traitement; son caractère. — Trente mille livres de pension à Mlle d'Armagnac. — Trois mille livres de pension rendues à Mlle de Chausseraye. — Trois mille livres de pension à Mme de Vaugué. — Girone délivré et ravitaillé. — Berwick de retour à la cour. — Bockley brigadier. — Brancas chevalier de la Toison d'or et ambassadeur en Espagne. — Amusements multipliés chez Mme de Maintenon. — Matignon cède à son fils ses charges de Normandie. — Mariage de Maillebois avec une fille d'Alegre. — Mariage de Châteaurenauld avec une fille de la maréchale de Noailles. — Mariage de M. d'Isenghien avec Mlle de Rhodes. — Arias, Polignac, Odescalchi, Sala, expectorés cardinaux; quels les trois étrangers; pourquoi in petto; pourquoi expectorés. — Polignac, seul rappelé d'Utrecht, arrive et reçoit de la main du roi sa calotte rouge. — Jacques II, sous le nom de chevalier de Saint-Georges, se retire pour toujours de France par la paix, et va en Lorraine. — Faiblesse du roi pour les cardinaux, qui leur marque une place à la chapelle pour le sermon. — Adoucissements sur les preuves pour entrer dans le chapitre de Strasbourg, et ses causes. — Bévue à l'égard des ducs. — Mort de la marquise de Mailly et sa conduite dans sa famille. — Mort de l'évêque de Lavaur, son fils. — Mort de Brissac, ci-devant major des gardes du corps. — Sa fortune; son caractère. — Plaisant tour de Brissac aux dames dévotes de la cour.

La cour, dans les premiers jours de cette année, apprit la victoire de Steinbock sur les Danois, dans le pays de Mecklembourg, qui fut complète. Ce comte, à la tête de ce qu'il était resté de troupes suédoises depuis la défaite du roi son maître à Pultawa, s'était toujours soutenu, et battit enfin complètement une armée fort supérieure à la sienne. Il marcha ensuite à Altona, à qui il demanda six cent mille livres de contribution. Cette ville, qui est considérable mais sans fortifications, est vis-à-vis de Hambourg, l'Elbe entre deux. Elle eut l'imprudence de refuser de payer; aussitôt après les Suédois y mirent le feu. Il y eut trois mille maisons brûlées, et tout ce qui peut accompagner ces sortes de malheurs. Cette ville est au roi de Danemark, dont le territoire sert de fort près Hambourg, des deux côtés de l'Elbe, et tient toujours cette ville impériale dans une grande jalousie et dans la crainte de ses prétentions. Steinbok eut cinq mille prisonniers et quantité d'officiers. Après l'exécution d'Altona, il alla tirer de grandes contributions du Holstein danois. Le roi de Suède reçut beaucoup d'argent en ce même temps de Constantinople, où il fit faire tous les changements dans le ministère que ce prince désira.

Ragotzi, échappé de son étroite prison de Neustadt à force d'argent et d'adresse, avait gagné la Pologne, s'était enfin embarqué à Dantzick, et arriva à Rouen. Il avait pris le titre de prince de Transylvanie, reconnu du pays, du Turc et de tous les mécontents hongrois, qui le voulaient faire roi de Hongrie, lorsque le prodigieux succès de la bataille d'Hochstedt changea toute la face des affaires. La France l'avait aussi reconnu et stipendié. Des Alleurs avait été longtemps auprès de lui, et à la fin y avait pris caractère public d'envoyé du roi, d'où il était passé à l'ambassade de Constantinople. Ragotzi, qui n'avait de ressource qu'en France, comprit bien que son titre y serait embarrassant et l'exclurait de tout; il prit donc le parti de l'incognito, ne voulut et ne prétendit rien, et prit le nom de comte de Saroz. M. de Luxembourg, qui était à Rouen, le reçut sans honneurs, mais avec les civilités les plus distinguées, le logea, le défraya et lui prêta sa maison à Paris, où il vint peu de jours après. En dernier lieu il venait d'Angleterre, où il était peu resté. Ce chef si chéri des mécontents de Hongrie mérite bien une petite digression.

Son trisaïeul, Sigismond Ragotzi, fut élu prince de Transylvanie après la mort du fameux Botskay en 1606. C'était un homme sans ambition, tranquille et paisible, également bien avec le Grand Seigneur Achmet et l'empereur Matthias. Il ne se souciait point de la principauté; et dès l'an 1608 il la céda à Gabriel Bathori, que ses cruautés firent chasser par Bethlem Gabor, qui devint prince de Transylvanie.

Georges Ragotzi fut fait prince de l'empire, et fut élu prince de Transylvanie, en 1631, par la protection de la maison d'Autriche. Il épousa la fille d'Étienne, frère de Bethlem Gabor, prince de Transylvanie; en secondes noces, Suzanne Lorantzi, dont il eut Sigismond, duc de Mongatz, qui n'eut point d'enfants d'Henriette, fille de Frédéric V, électeur palatin.

Du premier lit vint autre Georges, prince Ragotzi, prince de Transylvanie après son père, mort en 1648. Ce second Georges fut fort malmené des Turcs, et mourut à Waradin, en juin 1660, des blessures qu'il avait reçues, un mois auparavant, en un combat qu'il perdit contre eux à Plansenberg, près d'Hermanstadt, où il fit des prodiges de valeur. Il avait épousé Sophie, héritière de la maison Bathori, dont il laissa: Frédéric, prince Ragotzi, qui passa toute sa vie particulier. Il épousa Hélène Esdrin, fille de Pierre, comte de Serin, vice-roi ou ban de Croatie, qui fut un des principaux chefs de la révolte qui commença en 1665 contre l'empereur. Les Hongrois se plaignaient des garnisons allemandes et de l'infraction de leurs privilèges. Serin, au lieu d'exécuter les ordres de l'empereur pour les fortifications des places frontières, ne songea qu'à les traverser. Il leva des troupes en 1666 avec le comte Nadasti, président du conseil souverain de Hongrie, sous prétexte de s'opposer aux Turcs. Leur dessein était de se défaire de l'empereur Léopold à son passage près de Puttendorf, place de Nadasti, allant avec douze gentilshommes seulement et Lobkowitz, grand maître de sa maison, au-devant de l'infante d'Espagne, qu'il allait épouser. Le commandant de l'embuscade devait l'envelopper et le poignarder; mais elle ne fut placée qu'après qu'il fut passé. Ce grand coup manqué, et Serin, irrité du refus du gouverneur de Carlstadt qui l'aurait rendu tout à fait maître de la Croatie, il résolut de soustraire la Hongrie à l'empereur. Il gagna le comte Frangipani dont il avait épousé la sœur, le comte de Tattenbach et son propre gendre le prince Ragotzi, qui est père de celui qui donne lieu à cette digression. Tout ceci se passa en 1669.

Ces chefs sentirent qu'ils ne pouvaient se passer des Turcs; ils leur firent des propositions. Le Grand Seigneur voulut des places de sûreté en Hongrie pour leur donner des troupes; ils firent ce qu'ils purent pour lui en livrer. Cependant, soit que le Grand Seigneur, peu porté à la guerre, en révélât le secret, soit qu'il eût été découvert par un Grec nommé Panagiotti, qui servait d'interprète au résident de l'empereur à Constantinople, l'empereur sut tout ce qui s'y était passé. En 1670, il envoya le général-major Spanckaw avec six mille hommes en Croatie, où Serin, trop faible pour résister, implora la clémence de l'empereur, et lui envoya son fils unique pour otage de sa fidélité future. Cela n'empêcha point Spanckaw d'assiéger Schackthom, où Serin et Frangipani, son beau-frère s'étaient retirés, et de s'en rendre maître, où il prit la comtesse Serin, sœur de Frangipani. Les deux beaux-frères s'étaient évadés par une porte secrète; ils se retirèrent dans un château du comte Keri qu'ils comptaient leur ami, mais qui se saisit d'eux, et les fit conduire à Vienne, où ils furent mis en prison. Serin y éprouva le sort ordinaire des grands criminels malheureux. Frangipani, pour avoir grâce et obtenir ses charges, n'oublia rien pour le perdre. Ragotzi même livra toutes les lettres qu'il avait reçues de lui. Le capitaine Tcholnitz, qui était de leur secret, et qui s'en repentit, porta à l'empereur une lettre que Serin lui avait donnée pour Frangipani dès avant leur emprisonnement, depuis lequel Nagiferentz fut arrêté: c'était le secrétaire de la ligue. On trouva chez lui les pièces de la conjuration, les divers traités, et cinq cassettes pleines de lettres, d'instructions, d'actes, qu'on envoya à Vienne. Nadasti avait déjà été arrêté. Le procès fut juridiquement instruit; les plus grands seigneurs furent nommés juges; les prisonniers, qui avaient été transférés à Neustadt, y eurent la tête coupée publiquement le 30 avril 1671. La comtesse Serin, sœur de Frangipani, l'eut deux ans après, 18 novembre 1673. Leur fils unique perdit le nom et les armes de sa famille; on lui donna le nom de Gadé, et on le renferma pour toute sa vie dans le château de Rattenberg. L'irruption de l'électeur de Bavière dans le Tyrol le fit transférer en 1703 à Gratz en Styrie, où il mourut, la même année, de maladie. Sa sœur unique, veuve Ragotzi en 1681, et mère de notre Ragotzi, était ainsi devenue puissante héritière.

Le fameux Tékéli avait eu envie de l'épouser lorsqu'elle était fille. Le comte Étienne, son père, était fort puissant en Hongrie, et y jouissait de trois cent mille livres de rente. Les ministres de l'empereur furent accusés de l'avoir injustement enveloppé dans l'affaire du comte Serin, pour s'emparer de ses grands biens. Après l'exécution du comte Serin et des autres chefs, le général Sporck alla assiéger les places de Tékéli, qui, ne se trouvant pas en état de leur résister, l'amusa, et fit évader cependant son fils unique Émeric Tékéli, travesti en paysan, avec deux gentilshommes déguisés de même, qui le conduisirent heureusement en Pologne. Son père ne survécut guère. Ses biens furent confisqués. Il avait trois filles qui furent menées à Vienne; elles s'y firent catholiques; l'empereur en prit soin. Deux épousèrent les princes François et Paul Esterhazy, ce dernier était palatin de Hongrie; l'autre le baron Letho.

Émeric, leur frère, qui se rendit depuis si fameux, vint de Pologne, où il s'était retiré d'abord, en Transylvanie. Il s'y rendit si agréable au prince Abaffi, par son esprit et sa valeur, qu'il le mit à la tête de son conseil et de ses troupes, et l'envoya au secours des mécontents de Hongrie, dont il fut fait généralissime en 1778, quoiqu'il n'eût encore que vingt ans. Il se rendit si redoutable par ses conquêtes et ses progrès, que l'empereur le fit rechercher d'accommodement, dont on ne put convenir. Il le fut encore en 1680 pendant une trêve de deux mois. Il offrit de se faire catholique pour épouser la fille du comte Serin, veuve du prince Ragotzi, mère de celui qu'on vient de voir arriver à Paris. L'empereur n'y put consentir, dans la crainte de le rendre trop puissant par les grands biens de cette dame, et qu'elle ne voulût venger la mort de son père. Les états de Hongrie furent assemblés par l'empereur pour traiter; mais Tékéli, irrité du refus de ce grand mariage, déclara qu'il ne pouvait rien faire sans les Turcs. Tandis que l'empereur envoya le baron de Kaunitz à Constantinople, Tékéli recommença les hostilités avec des succès qui s'augmentèrent par les secours qu'il reçut de la Porte. Il fut encore question d'accommodement; il se rompit et se renoua. Le Grand Seigneur ayant appris que Tékéli pensait sérieusement à rentrer sous l'obéissance de l'empereur, lui envoya offrir l'assurance de la principauté de Transylvanie après Abaffi. Lui et les autres chefs promirent quatre-vingt mille écus de tribut annuel, au nom de la Hongrie, si les Turcs les voulaient assister puissamment. Cela n'empêcha pas Tékéli de convenir, en octobre 1681, d'une suspension d'armes qui devait finir au dernier juin 1682, avec l'empereur, qui en avait besoin pour faire couronner l'impératrice-reine de Hongrie. Tékéli, qui devait agir incontinent après, alla cependant prendre des mesures avec le bacha de Bude, qui le reçut superbement, et à tel point qu'on prétendit qu'il l'avait revêtu de la couronne et des autres ornements royaux de Hongrie, en présence de plusieurs autres bachas. Le secrétaire de Tékéli était cependant à Vienne pour obtenir la permission d'épouser la comtesse Serin. Il la dut à l'opinion qu'on eut à Vienne qu'il était en état de le faire, malgré le refus, et au désir extrême de le gagner. De Bude il alla donc au château de Montgatz, qui était à la comtesse et sa résidence ordinaire, où leur mariage fut incontinent célébré avec grande magnificence. Il y fit entrer de ses troupes et dans toutes les autres places de sa nouvelle épouse, se joignit aux Turcs au commencement d'août 1682, porta la terreur partout, et fit frapper des médailles sur lesquelles il prit le titre de prince de Hongrie. Il y eut encore des propositions d'accommodement à la diète de Cassovie, qui n'eurent aucun effet.

Tékéli, voyant approcher les Turcs, répandit un manifeste qui ouvrit aux mécontents les portes de la plupart des villes. Le siége de Vienne fut formé par les Turcs, que le fameux Jean Sobieski, roi de Pologne, fit lever par la victoire complète qu'il remporta. Il s'entremit ensuite de l'accommodement des mécontents, mais inutilement par la hauteur de la cour de Vienne. Tékéli, apprenant que ces pourparlers le rendaient suspect à la Porte, alla à Constantinople, eut l'adresse de pénétrer jusqu'au Grand Seigneur, lui dit qu'il lui apportait sa tête. Cette hardiesse, soutenue de ce qu'il sut dire, lui réussit si bien, que le Grand Seigneur l'assura de sa protection et de ses secours. Il fut depuis constamment attaché à la Porte, et à la tête des mécontents. Cette même année elle le fit prince de Transylvanie par la mort d'Abaffi. Il y défit entièrement le général Heusler, et le prit prisonnier. Il continua depuis divers exploits, jusqu'à ce que, brouillé avec les Transylvains, et accablé de goutte, il se retira à Constantinople. Il y fut reçu et traité en grand prince, avec de grands revenus, et divers palais du Grand Seigneur pour sa demeure. Il mourut dans ce brillant état le 13 septembre 1705, n'ayant pas encore cinquante ans, et catholique. Son épouse était morte le 10 février 1703. Revenons maintenant à son fils du premier lit, le prince Ragotzi. Elle n'eut point d'enfants de ce fameux comte Tékéli.

Léopold-François, prince Ragotzi, avait apporté en naissant plus qu'il ne fallait pour être suspect à la cour de Vienne. Ses liaisons et ses droits ne le rendirent pas innocent. Il fut arrêté en avril 1701, et conduit à Neustadt, accusé d'avoir tenté de soulever la Hongrie. Il vendit tout ce qu'il put avoir à Neustadt, gagna avec cinq cents ducats d'or Leheman, capitaine au régiment de Castelli, qui lui fournit un habit de dragon, se familiarisa avec ses gardes, officiers et soldats, les régala, les enivra, se sauva dans un faubourg, le 7 novembre de la même année 1701, où il trouva trois chevaux qu'on lui tenait tout prêts, et gagna Raab et la Pologne, d'où il alla joindre le comte Berzini, l'un des chefs des mécontents de Hongrie, On détacha tout ce qu'on put après lui dès qu'on s'aperçut de son évasion. On afficha dans Vienne des placards de proscription, où sa tête fut mise à prix. Sa femme, qui était à Vienne, fut enfermée dans un couvent. On exécuta à mort le capitaine qui avait fourni l'habit de dragon, et tous ceux qu'on crut avoir favorisé sa fuite. En avril 1703, il fut condamné à Vienne d'avoir la tête coupée. Sa femme eut permission en 1705 de se retirer en Bohême. Elle y fut arrêtée en 1707, mais elle trouva bientôt après moyen de se sauver en Saxe, d'où elle se retira à Dantzick. Ses deux fils furent mis à la garde du maître d'hôtel de l'évêque de Raab. En 1704 Ragotzi fut proclamé prince de Transylvanie. Il le fut de nouveau en 1707. On a vu en divers endroits de ces Mémoires plusieurs de ses exploits, et qu'il fit trembler l'empereur dans Vienne, dont la campagne fut plus d'une fois ravagée, et le feu des villages vu des fenêtres du palais. La malheureuse bataille d'Hochstedt arrêta tous ses progrès; les mécontents se dissipèrent. Leurs chefs pour la plupart firent leur accommodement l'un après l'autre. Lui, qui n'y pouvait espérer ni honneur ni sûreté, se retira en Pologne, et vint en France, qui lui avait fourni des subsides, et tenu un ministre près de lui avec caractère public.

Il avait épousé, en septembre 1694, Charlotte-Amélie, fille de Charles landgrave de Hesse-Rinfels, Wanfried, et d'Alexandrine-Julie, comtesse de Linange. Ce landgrave était frère puîné du landgrave Guillaume de Hesse-Rinfels, mari d'une sœur de Mme de Dangeau, et père du landgrave de Hesse-Rinfels, dont trois filles ont épousé le roi de Sardaigne M. le Duc dont elle a laissé M. le prince de Condé, et le jeune prince de Carignan d'aujourd'hui. Ragotzi était donc gendre du beau-frère de Mme de Dangeau. Elle était tout Allemande et fort attachée à sa parenté. Cette alliance de Ragotzi était fort proche, quoique sans parenté effective, mais elle fit sur elle la même impression. Elle était favorite de Mme de Main-tenon, fort bien avec le roi, et de toutes leurs parties et particuliers. Dangeau, répandu de toute sa vie dans le plus grand monde et dans la meilleure compagnie de la cour, en était enivré. Il se mirait dans tout ce à quoi il était parvenu. Il nageait dans la grandeur de la proche parenté de sa femme. Tous deux firent leur propre chose de Ragotzi, qui ne connaissait personne ici, et qui eut le bon esprit de se jeter à eux. Ils le conduisirent très-bien. Non-seulement il ne prétendit rien, mais il n'affecta quoi que ce soit: et par là il se concilia tout le monde en le mettant à son aise avec lui, et soi avec tous. On lui en sut gré dans un pays si fort en prise aux prétentions, et il en reçut cent fois plus de considération et de distinction.

Dangeau, qui tenait chez lui une grande et bonne table, et qui vivait avec le plus distingué et le plus choisi, mit peu à peu, mais promptement, Ragotzi dans la bonne compagnie. Il prit avec elle, et bientôt il fut de toutes les parties, et de tout avec tout ce qu'il y avait de meilleur à la cour, et sans mélange. Mme de Dangeau lui gagna entièrement Mme de Maintenon, et par elle M. du Maine. Le goût à la mode de la chasse, avec quelque soin, lui familiarisa M. le comte de Toulouse jusqu'à devenir peu à peu son ami particulier. Il vint ainsi à bout de faire de ces deux frères son conseil pour sa conduite auprès du roi, et les canaux pour tout ce qu'il en put désirer de privances, et de ces sortes de distinctions de familiarité personnelle et de distinctions d'égards qui sont indépendantes de rang. Avec ces secours, et qui ne tardèrent pas, il fut de toutes les chasses, de toutes les parties, de tous les voyages de Marly, mais demandant comme les autres courtisans, ne sortit presque point de la cour, y voyait le roi assidûment, mais sans contrainte aux heures publiques, et très-rarement sans que le roi cherchât à lui parler, et seul dans son cabinet dès qu'il en désirait des audiences, mais sur quoi il était fort discret. Ragotzi était d'une très-haute taille, sans rien de trop, bien fournie sans être gros, très-proportionné et fort bien fait, l'air fort, robuste et très-noble jusqu'à être imposant sans rien de rude; le visage assez agréable, et toute la physionomie tartare. C'était un homme sage, modeste, mesuré, de fort peu d'esprit; mais tout tourné au bon et au sensé; d'une grande politesse, mais assez distingué selon les personnes; d'une grande aisance avec tout le monde, et en même temps, ce qui est rare ensemble, avec beaucoup de dignité sans nulle chose dans ses manières qui sentît le glorieux. Il ne parlait pas beaucoup, fournissait pourtant à la conversation, et rendait très-bien ce qu'il avait vu sans jamais parler de soi. Un fort honnête homme, droit, vrai, extrêmement brave, fort craignant Dieu sans le montrer, sans le cacher aussi, avec beaucoup de simplicité. En secret il donnait beaucoup aux pauvres, des temps considérables à la prière, eut bientôt une nombreuse maison qu'il tint pour les mœurs, la dépense et l'exactitude du payement dans la dernière règle, et tout cela avec douceur. C'était un très-bon homme et fort aimable et commode pour le commerce, mais après l'avoir vu de près on demeurait dans l'étonnement qu'il eût été chef d'un grand parti, et qu'il eût fait tant de bruit dans le monde. En arrivant à Versailles il descendit chez Dangeau, où se trouva le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs qui devait le mener chez le roi. Breteuil se retira sans entrer dans le cabinet où Torcy était, et demeura seul en tiers. Il vit Madame ensuite sans y être mené, et dîna chez Torcy qui le traita magnifiquement. Il ne vit aucun prince ni princesse du sang en cérémonie. Il ne les fréquenta que selon que la familiarité s'en présenta. Mme la Duchesse fut celle avec qui il en eut davantage, un peu aussi avec Mme la princesse de Conti. Le roi lui donna six cent mille livres sur l'hôtel de ville, et lui paya d'ailleurs six mille livres par mois et l'Espagne trente mille livres par an. Cela lui fit autour de cent mille livres de rente. Sa maison était à Paris uniquement pour son domestique, lui toujours à la cour, sans y donner jamais à manger. Le roi lui faisait toujours meubler un bel appartement à Fontainebleau. Il portait la Toison que le roi d'Espagne lui avait envoyée lorsqu'il était encore à la tête des mécontents.

L'orgueil de M. le Grand ne put supporter longtemps la distinction unique d'une pension de trente mille livres donnée à la duchesse de Chevreuse. Il se fit porter chez le roi, car il ne pouvait presque plus se soutenir depuis longtemps par l'accablement de la goutte, et là en diminutif de M. de La Rochefoucauld, il se mit à parler de ses maux, de sa fin prochaine, de l'état de ses affaires, de la façon la plus touchante, qu'il finit par demander une grâce sans l'expliquer, avec toute l'instance possible. Le roi, de longue main accoutumé à ne lui refuser rien, lui demanda ce qu'il voulait. Alors il étala le mérite de Mlle d'Armagnac, sa tendresse pour elle, et sa désolation de se voir sur le point de la laisser sans pain. Avec ses prosopopées, il eut pour elle une pension de trente mille livres.

Mlle de Chausseraye rattrapa en même temps une pension de mille écus, qu'elle avait perdue moyennant une grosse affaire de finance, que le roi lui avait permis de faire. Elle prétendit n'en avoir rien tiré, et raccrocha sa pension. On peut voir, t. VIII, p. 57 et suiv., quelle était cette maîtresse poulette, de laquelle il sera encore parlé. Le maréchal de Villars obtint aussi une pareille pension pour sa sœur, Mme de Vaugué, dont il avait fait la duègne et l'Argus de sa femme. Il la logeait et la nourrissait pour cela; mais d'ailleurs il ne donnait pas un sou à elle ni à ses enfants qui mouraient de faim. C'étaient de petits gentilshommes tout au plus de Dauphiné, et des plus minces, dont on n'avait jamais ouï parler.

Bockley, frère de la duchesse de Berwick, apporta au roi, le 12 janvier, la nouvelle de la retraite de Staremberg, le 3 au soir, vers Ostalric, qui avait levé le blocus de Girone, voyant arriver le duc de Berwick avec ses troupes. Berwick envoya aussitôt relever la garnison, et tout le pays s'empressa d'y porter toutes sortes de vivres. On y mit aussi force munitions et des vivres pour un an. Berwick observa les ennemis jusqu'à ce que tout fût entré dans Girone, et qu'ils fussent retirés à demeure; il revint aussitôt après à la cour, où il fut parfaitement bien reçu. Brancas en eut la Toison, et fort peu après fut nommé ambassadeur en Espagne, où on l'envoya sans le laisser revenir à Paris. Bockley en fut brigadier.

Les parties particulières devinrent de plus en plus fréquentes chez Mme de Maintenon. Dîners, musiques, scènes de comédies, actes d'opéra, loteries toutes en billets noirs, mêmes dîners à Marly, quelquefois à Trianon, et toujours le même très-petit nombre et les mêmes dames, toujours le maréchal de Villeroy aux musiques et aux pièces; très-rarement M. le comte de Toulouse qui aimait la musique, presque jamais M. du Maine, et nul autre homme sans aucune exception, que des moments le capitaine des gardes en quartier, quand il venait dire au roi que son souper était servi, et que la musique n'était pas achevée.

Matignon obtint la permission de se démettre en faveur de son fils de ses charges de Normandie, en retenant le commandement et les appointements toute sa vie. C'était un masque en usage depuis quelque temps pour suppléer aux survivances en les déguisant si grossièrement ainsi.

D'Alègre, mort longtemps depuis maréchal de France, point du tout corrigé de l'alliance des ministres par toutes les indignités qu'il avait essuyées de celle de Barbezieux, maria sa fille à Maillebois, avec sa lieutenance générale de Languedoc de vingt mille livres de rente. Le roi donna deux cent mille livres, Desmarets peu de chose: la noce fut magnifique à Paris.

La maréchale de Noailles avait encore une fille à marier, fort laide, qui commençait à monter en graine, et que pour cette raison ils appelaient la douairière. Elle obtint, pour la marier au fils du maréchal de Châteaurenauld bien plus jeune qu'elle, la lieutenance générale de Bretagne qu'avait le maréchal, et lui donna d'ailleurs fort peu de chose. Châteaurenauld était fort riche, et n'avait que ce fils qu'il mit ainsi dans une grande alliance dont il avait grand besoin.

M. d'Isenghien épousa peu après Mlle de Rhodes, malgré Mme de Rhodes. La fille était en âge, et ses parents la soutinrent. Elle était riche, et je crois la dernière Pot, qui était une bonne, illustre et très-ancienne maison. Quelque temps après, Vieuxpont, officier général, veuf d'une fille de la princesse de Montauban et de Rannes, son premier mari, tué colonel général des dragons, épousa une fille de Beringhen, premier écuyer.

Le pape avait réservé quatre chapeaux in petto dans la promotion qu'il avait faite en 1712, pour les couronnes: il les déclara au commencement de cette année. Ce furent don Manuel Arias, archevêque de Séville, l'abbé de Polignac, Benoît Sala, bénédictin, évêque de Barcelone, et Benoît Erba, archevêque de Milan, à qui son oncle don Livio Odescalchi, neveu d'Innocent XI, qui n'avait plus personne de son nom, l'avait fait prendre avec l'assurance d'une partie de ses grands biens, et qui s'appela le cardinal Odescalchi. Arias, avancé dans l'ordre de Malte, et avec le caractère public de sa religion auprès du feu roi d'Espagne, était une des meilleures têtes et un des plus vertueux hommes d'Espagne. Il était entré dans les conseils, et il eut une part principale au testament. Il fut après gouverneur du conseil de Castille; et, lorsque Mme des Ursins se sentit en force d'écarter tous ceux qui avaient le plus contribué à faire appeler Philippe V à la couronne et qui avaient le plus de part au gouvernement, elle éloigna celui-ci par l'archevêché de Séville, et la nomination du roi d'Espagne au cardinalat. Je ne fais que rappeler ces choses, parce que j'ai parlé d'Arias avec étendue à l'occasion et au temps du testament de Charles II.

L'archiduc, reconnu par force à Rome, comme on l'a vu du temps que le marquis de Prié et le maréchal de Tessé y étaient ambassadeurs, s'opposait à ce que Philippe V eût un chapeau. Il avait nommé Sala comme roi d'Espagne, et avait employé les menaces pour s'assurer de son chapeau. La nonciature était fermée en Espagne depuis cette reconnaissance de l'archiduc. Philippe V insistait pour le chapeau de sa nomination, et protestait d'injure contre celui de Sala comme étant, lui, roi d'Espagne de droit et d'effet, et non pas l'archiduc, et par le personnel de Sala à son égard. Ce moine était de la lie du peuple, cocher en son jeune temps, puis bénédictin pour avoir du pain et devenir quelque chose. C'était un drôle d'esprit et d'entreprise, qui excita le peuple puis les magistrats de Barcelone contre le roi d'Espagne, et qui figura assez parmi eux pour avoir eu grande part à la révolte de la Catalogne, et être regardé comme l'âme du parti de l'archiduc, lequel en récompense le fit évéque de Barcelone. Avec ce caractère, Sala se signala de plus en plus et mérita enfin la nomination de l'archiduc. Ces oppositions réciproques firent garder in petto le chapeau de la nomination d'Espagne à la promotion des couronnes. Polignac, qui avait celle du roi Jacques, n'essuyait point de contradiction; mais la fonction d'Utrecht, incompatible avec le chapeau, fit que le roi désira qu'il fût réservé in petto, mais il le sut, et fut ainsi assuré de l'avoir dès que la paix serait conclue. Erba, j'ignore quelle raison le retint dans ce purgatoire.

La paix sur le point d'être conclue par toutes les puissances, excepté l'empereur, ce prince, qui l'était élu et couronné, mais qu'on ne traitait encore que d'archiduc en France et en Espagne, voulut que Sala fût cardinal sans plus attendre, et le roi d'Espagne ne pressa pas moins pour que sa nomination fût remplie. Le pape ainsi tourmenté des deux côtés, et qui voyait qu'à la fin l'Italie demeurerait à l'empereur, n'osa l'amuser plus longtemps, et se flatta de faire passer Sala au roi d'Espagne, en déclarant Arias en même temps. Il fit donc avertir le roi qu'il allait expectorer Polignac avec les autres, et que cela ne se pouvait plus différer. Il ne restait plus que des bagatelles à ajuster à Utrecht, et l'espérance de finir alors avec l'empereur était perdue: le roi consentit donc à l'expectoration, et dépêcha en même temps un courrier à Polignac, pour le faire revenir sur-le-champ. Il laissa donc ce qui restait à achever et la paix à signer au maréchal d'Huxelles et à Ménager, et accourut à sa barrette. Le courrier chargé de sa calotte le trouva à mi-chemin. Il la mit dans sa poche et continua son voyage. Il arriva le 22 février à Paris, et le jeudi 23, il alla l'après-midi à Marly chez Torcy, qui, entre la fin de la musique et le souper, le mena chez Mme de Maintenon.

Polignac, qui avait reçu en passant les compliments et les empressements du salon, présenta au roi sa calotte, qui la lui mit sur la tête, et lui donna une chambre à Marly. Ce fut une chose assez étrange qu'un cardinal in petto de la nomination du roi Jacques traitât et conclût à Utrecht la consommation dernière des malheurs de ce prince et son expulsion de France, avec tout ce qu'il plut aux Anglais de prescrire à cet égard. Sa visite de remercîment à Saint-Germain et de retour dut être bien embarrassante, mais quand on est cardinal rien n'embarrasse plus: au moins ne le put-il être que de la reine d'Angleterre. En conséquence de ce qui avait été arrêté avec les Anglais, le roi d'Angleterre était déjà parti avec une petite suite sous le nom de chevalier de Saint-Georges, pour se retirer à Bar, dont M. de Lorraine avait fait meubler le château, et l'y vint voir. Il alla aussi à Lunéville voir M. et Mme de Lorraine, et s'arrêta à Bar, à Commercy, chez M. de Vaudémont, et dans tous ces environs assez longtemps.

Le roi, qui n'avait jamais pu se défaire du respect que le cardinal Mazarin lui avait imprimé pour les cardinaux, régla avec les cardinaux de Rohan et de Polignac la place que les cardinaux occuperaient au sermon à la chapelle, et avec tant d'égards qu'il prit la peine de la dessiner sur du papier devant eux et à leur gré. Il n'y avait jusqu'alors rien de marqué là-dessus. Les places des cardinaux de Bouillon et de Coislin étaient fixes par leurs charges; le cardinal de Janson n'avait presque point demeuré à la cour cardinal que depuis qu'il fut grand aumônier; Bonzi l'était de la reine, et depuis sa mort presque toujours en Languedoc; Le Camus ne vit jamais Paris ni la cour depuis sa promotion; Estrées, souvent à Rome, puis en Espagne, ne s'était point soucié de place réglée au sermon; Furstemberg encore moins, qui ne s'y trouvait presque jamais. Le roi entretint après le cardinal de Polignac des matières d'Utrecht près de deux heures tête à tête.

On a vu en son lieu par quel tour de passe-passe, aidé de tout l'art et de l'or de Mme de Soubise, secondée de toute l'autorité du roi, le cardinal de Rohan avait été reçu chanoine de Strasbourg, et en était devenu coadjuteur et enfin évêque. La multiplicité et l'excès des mésalliances que la longue suite du même esprit de gouvernement a forcé toute la noblesse du royaume de contracter pour vivre, l'excluait toute d'entrer dans le chapitre de Strasbourg, à commencer par les princes du sang, et à continuer par tout ce qu'il y a de plus grand et de plus illustre. Il n'y en avait plus dès lors qui en pussent faire les preuves que MM. d'Uzès qui y mirent bientôt obstacle par leurs mariages, M. de Duras et le comte de Roucy, dont le fils en déchut. On considéra cependant qu'il était de l'intérêt très-essentiel du roi que des François y pussent être admis, parce qu'il en était que l'évêque fût François et qu'il n'est élu que par le chapitre et tiré du chapitre. Le roi chercha donc à apporter quelque tempérament là-dessus. Le cardinal de Rohan l'y servit, mais, comme il n'était là question que du chapitre, ce ne fut qu'avec le chapitre qu'on négocia. Il députa au roi pour cette affaire le comte de Lœwenstein, frère de Mme de Dangeau, grand doyen de Strasbourg, chanoine de Cologne et d'autres grandes églises, que nous verrons bientôt évêque de Tournai, sans être dans les ordres. Ce comte eut une longue audience du roi, tête à tête. Le chapitre consentit par degrés à des adoucissements sur les mères, même pour les Allemands, et peu à peu enfin à recevoir les François sans preuves, qui auraient trois ascendants masculins ducs. Ces trois ascendants furent une fort mauvaise idée, c'était la date qu'il fallait fixer. Je suis par exemple duc et pair trente ans avant M. d'Aumont, pour ne citer que celui-là et en laisser beaucoup d'autres; je ne suis pourtant que le second, car c'est mon père qui le fut fait, et qui fut enregistré, reçu le 1er février 1635. M. d'Aumont est le cinquième; son grand-père pourrait donc, s'il vivait, mettre de ses enfants dans le chapitre de Strasbourg, tandis que je n'y ferais pas recevoir les miens, et le maréchal d'Aumont n'est duc et pair que de la fin de décembre 1665.

La vieille Mailly mourut à quatre-vingt-cinq ou six ans, aussi entière de tête et de santé qu'à quarante. C'est celle que la longueur de son visage étroit et la singularité de son nez faisait nommer la Bécasse. Elle était Montcavrel, et longtemps depuis son mariage elle devint héritière de sa maison qu'elle rendit très-puissante en biens, de très-pauvres qu'étaient son mari et elle, à force de travail, d'assiduité, d'art et de procès. J'ai parlé en son lieu de la substitution qu'ils firent. Elle traita toute sa vie ses enfants à la baguette, en jeta un à Saint-Victor dont il se serait bien passé. Il en devint pourtant prieur, puis évêque de Lavaur, et fut homme de bien. Il était mort à Montpellier un mois ou deux avant elle. Elle força un autre de ses fils à se faire prêtre, dont il ne pouvait se consoler, et le laissa les coudes percés pourrir à Saint-Victor sans y être religieux, jusqu'à ce que le mariage de son autre fils avec la nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, qui fut dame d'atours de la Dauphine, fit cet abbé de Mailly archevêque d'Arles, puis de Reims, que nous verrons cardinal. Ses deux filles, l'une s'échappa et se maria malgré elle à l'aîné des Mailly; l'autre, elle la fit religieuse, qui, de nécessité vertu, la devint bonne, et a été une excellente abbesse de Poissy, adorée et respectée au dernier point dans cette communauté si grande et si jalouse de l'élection qu'elle a perdue. On n'a pas vu que Dieu ait béni cette conduite dans tout ce qui est arrivé depuis de toute cette famille.

Le vieux Brissac mourut aussi à pareil âge, retiré chez lui depuis plusieurs années. Il était lieutenant général et gouverneur de Guise, et avait été longtemps major des gardes du corps. C'était un très-petit gentilhomme qui avait percé tous les grades des gardes du-corps, qui avait plu au roi par son application, par ses détails, par son assiduité, par ne compter que le roi et ne ménager personne. Il en avait tellement acquis la familiarité et la confiance sur ce qui regardait les gardes du corps, que les capitaines des gardes, tout grands seigneurs et généraux d'armée qu'ils étaient, le ménageaient et avaient à compter avec lui, à plus forte raison tous les officiers des gardes. Il était rustre, brutal, d'ailleurs fort désagréable et gâté à l'excès par le roi, mais homme d'honneur et de vertu, de valeur et de probité, et estimé tel quoique haï de beaucoup de gens, et redouté de tout ce qui avait affaire à lui, même de toute la cour et des plus importants, tant il était dangereux. Il n'y avait que lui qui osât attaquer Fagon sur la médecine. Il lui donnait des bourrades devant le roi qui mettaient Fagon en véritable furie, et qui faisaient rire le roi et les assistants de tout leur cœur. Fagon, aussi avec bien de l'esprit, mais avec fougue, lui en lâchait de bonnes qui ne divertissaient pas moins, mais en tout temps Fagon ne le pouvait voir ni en ouïr parler de sang-froid.

Un trait de ce major des gardes donnera un petit crayon de la cour. Il y avait une prière publique tous les soirs dans la chapelle de Versailles à la fin de la journée, qui était suivie d'un salut avec la bénédiction du saint sacrement tous les dimanches et les jeudis. L'hiver, le salut était à six heures; l'été, à cinq, pour pouvoir s'aller promener après. Le roi n'y manquait point les dimanches et très-rarement les jeudis en hiver. À la fin de la prière, un garçon bleu en attente dans la tribune courait avertir le roi, qui arrivait toujours un moment avant le salut; mais qu'il dût venir ou non, jamais le salut ne l'attendait. Les officiers des gardes du corps postaient les gardes d'avance dans la tribune, d'où le roi l'entendait toujours. Les dames étaient soigneuses d'y garnir les travées des tribunes, et, l'hiver, de s'y faire remarquer par de petites bougies qu'elles avaient pour lire dans leurs livres et qui donnaient à plein sur leur visage. La régularité était un mérite, et chacune, vieille et souvent jeune, tâchait de se l'acquérir auprès du roi et de Mme de Maintenon. Brissac, fatigué d'y voir des femmes qui n'avaient pas le bruit de se soucier beaucoup d'entendre le salut, donna le mot un jour aux officiers qui postaient; et pendant la prière il arrive dans la travée du roi, frappe dessus de son bâton, et se met à crier d'un ton d'autorité: Gardes du roi, retirez-vous; le, roi ne vient point au salut. À cet ordre tout obéit, les gardes s'en vont, et Brissae se colle derrière un pilier. Grand murmure dans les travées, qui étaient pleines; et un moment après chaque femme souffle sa bougie, et s'en va tant et si bien qu'il n'y demeura en tout que Mme de Dangeau et deux autres assez du commun.

C'était dans l'ancienne chapelle. Les officiers, qui étaient avertis, avaient arrêté les gardes dans l'escalier de Bloin et dans les paliers où ils étaient bien cachés, et quand Brissac eut donné tout loisir aux dames de s'éloigner et de ne pouvoir entendre le retour des gardes, il les fit reposter. Tout cela fut ménagé si juste que le roi arriva un moment après, et que le salut commença. Le roi, qui faisait toujours des yeux le tour des tribunes et qui les trouvait toujours pleines et pressées, fut dans la plus grande surprise du monde de n'y trouver en tout et pour tout que Mme de Dangeau et ces deux autres femmes. Il en parla, dès en sortant de sa travée, avec un grand étonnement. Brissac, qui marchait toujours près de lui, se mit à rire et lui conta le tour qu'il avait fait à ces bonnes dévotes de cour, dont il s'était lassé de voir le roi la dupe. Le roi en rit beaucoup, et encore plus le courtisan. On sut à peu près qui étaient celles qui avaient soufflé leurs bougies et pris leur parti sur ce que le roi ne viendrait point, et il y en eut de furieuses qui voulaient dévisager Brissac, qui ne le méritait pas mal par tous les propos qu'il tint sur elles .

CHAPITRE XIV. §

Mort, état et caractère du comte de Nassau-Saarbrück. — Mort et singularité de Chambonas, évêque de Viviers. — Singularité étrange de Desmarets, archevêque d'Auch. — Mort du connétable de Castille. — Villena, majordome-major du roi d'Espagne, en sa place. — Chalais reconduit son cordelier prisonnier en Espagne. — Duc et duchesse de Shrewsbury à la cour. — État et nom de cet ambassadeur et de l'ambassadrice; caractère de la duchesse, qui change entièrement les coiffures des femmes, dont le roi n'avait pu venir à bout. — Maison du duc d'Aumont, à Londres, brûlée. — Caractère du duc d'Aumont. — L'incendie coûte cinq cent cinquante mille livres au roi. — Bout de l'an à Saint-Denis du Dauphin et de la Dauphine. — Histoire de la compagnie de Jésus, du P. Jouvency. — Scandale de ce livre, dont les jésuites se tirent à bon marché. — Abbé de Castries premier aumônier de Mme la duchesse de Berry. — Son caractère; sa fortune. — Longepierre secrétaire des commandements de Mme la duchesse de Berry; son caractère. — Mort de l'électeur de Brandebourg, premier roi de Prusse. — Électeurs de Cologne et de Bavière à Paris et à Suresne; voient le roi. — Règlement en vingt-cinq articles, fait par le roi, entre les gouverneurs ou commandants généraux de Guyenne et le gouverneur de Blaye, dont je gagne vingt-quatre articles, de l'avis du duc du Maine, contre le maréchal de Montrevel. — Ténébreuse noirceur de Pontchartrain, qui me fait éclater. — La Chapelle; quel; je lui fais une étrange déclaration. — Conversation étrange entre le chancelier et moi. — Même conversation avec la chanceliere. — Mme de Saint-Simon vainement attaquée. — L'intimité entière subsiste entre le chancelier, la chanceliere, et Mme de Saint-Simon et moi.

Le comte de Nassau-Saarbrük mourut dans son château de Saarbrück, où il s'était comme retiré depuis quelques années. Il avait toujours servi, était lieutenant général, et il avait le régiment Royal-Allemand, qui est de vingt-cinq mille livres de rente. C'était l'homme du monde le mieux fait, du plus grand air et imposant, fort poli, fort brave, fort honnête homme, avec peu d'esprit et considéré. Il était aussi fort riche, mais luthérien, et point vieux. Le roi lui-même lui avait fait diverses attaques sur sa religion avec bonté, et ne lui avait pas laissé ignorer qu'il irait à tout en se faisant catholique, sans l'avoir pu ébranler.

Une autre mort dont je ne parlerais pas sans la singularité de l'homme, est celle de l'évèque de Viviers. Il était frère de Chambonas, qui était à M. du Maine. C'est sans doute cette protection qui le fit souffrir dix ans de suite à Paris dans un logis garni auprès de ma maison. Il écrivait toute la nuit jusqu'à épuiser plusieurs secrétaires, et se levait à une heure ou deux après midi. Il mandait tous les ordinaires des nouvelles des fanatiques de Languedoc et d'autres nouvelles de la province, de Paris, où il était, à Bâville, intendant ou plutôt roi du Languedoc, qui était à Montpellier, qui ne put jamais détruire ce commerce que Viviers grossissait de force mémoires et instructions. Avec cinquante mille livres de rente de son évêché et d'une abbaye, il laissa six cent mille livres. Cela me fait souvenir d'une singularité d'un autre genre. L'archevêque d'Auch, frère de Desmarets, passait sa vie à Paris en hôtel garni, et en robe de chambre, sans voir personne, ni ouvrir aucune lettre qu'il reçût, qu'il laissait s'amasser en monceaux. À la fin le roi se lassa et dit à Desmarets de le renvoyer à son église. L'embarras fut d'autant plus grand d'en entreprendre le voyage, qu'il en était depuis assez longtemps aux emprunts pour vivre, et aux expédients. Refusé partout où il s'adressa, et pressé sans relâche, son secrétaire s'avisa de lui proposer d'attaquer cette montagne de lettres et de paquets fermés, pour voir s'il ne s'y trouverai point quelque lettre de change; faute de ressource, il y consentit. Le secrétaire se mit en besogne, et trouva pour cent cinquante mille livres de lettres de change de toutes sortes de dates, dans l'ignorance desquelles il mourait de faim. Il s'en alla donc, et ne fut plus en peine de payer sa dépense.

Le connétable de Castille mourut en ce même temps dans sa prison à Bayonne. Il était majordome-major du roi d'Espagne, qui est la plus grande charge. Elle fut donnée sur-le-champ au marquis de Villena, qui avait été vice-roi de Naples et pris les armes à la main à Gaëte par les Impériaux. Le choix ne pouvait être plus digne, jusqu'à honorer le roi qui le fit. J'ai déjà parlé de ce seigneur, et j'en aurai occasion encore, et d'expliquer ce que c'est que la charge qu'il eut.

Chalais, qui avait vu Mme des Ursins à Bagnères, et qui en était revenu à Paris, en repartit en ce même temps avec son cordelier prisonnier, qu'il conduisit en Espagne. Ce métier de recors ne lui réussit pas dans le monde.

Le duc et la duchesse de Shrewsbury étaient arrivés depuis quelque temps. J'ai marqué en deux mots (p. 256 ci-dessus), quel était cet ambassadeur d'Angleterre. On le trouvera plus expliqué dans les Pièces concernant le traité de Londres . Il eut sa première audience particulière à l'ordinaire. Comme il n'y avait ni reine ni Dauphine, la duchesse alla saluer le roi dans son cabinet entre le conseil et le dîner, menée par la duchesse d'Aumont, et accompagnée du baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Le soir, la duchesse d'Aumont la mena prendre son tabouret au souper du roi. Les Anglais sont grands voyageurs. Celui-ci, qui avait porté l'épée de l'État au couronnement de Jacques II, qui avait eu sa confiance, et été son grand chambellan, le quitta en 1680, et passa en Hollande, où il offrit ses services au prince d'Orange. Il se promena ensuite en Italie, fut à Rome, où il épousa la fille du marquis Paleotti, Bolonois, et de Catherine Dudley, fille du duc de Northumberland, et de Marie-Madeleine Gouffier de Brazeux. Voilà bien du mélange. La religion ne contraignit point l'Italienne. Elle suivit son mari en Angleterre, où le prince d'Orange régnait, qui le fit duc et chevalier de la Jarretière. Il fut aussi secrétaire d'État. La reine Anne le mit de son conseil privé, et le fit son grand chambellan. Il fut vice-roi d'Irlande au retour de son ambassade de France, et il mourut à Londres en 1718.

Sa femme était une grande créature et grosse, hommasse, sur le retour et plus, qui avait été belle et qui prétendait l'être encore; toute décolletée, coiffée derrière l'oreille, pleine de rouge et de mouches, et de petites façons. Dès en arrivant elle ne douta de rien, parla haut et beaucoup en mauvais français, et mangea dans la main à tout le monde. Toutes ses manières étaient d'une folle, mais son jeu, sa table, sa magnificence, jusqu'à sa familiarité générale la mirent à la mode. Elle trouva bientôt les coiffures des femmes ridicules, et elles l'étaient en effet. C'était un bâtiment de fil d'archal, de rubans, de cheveux et de toutes sortes d'affiquets de plus de deux pieds de haut qui mettait le visage des femmes au milieu de leur corps, et les vieilles étaient de même, mais en gazes noires. Pour peu qu'elles remuassent, le bâtiment tremblait, et l'incommodité en était extrême. Le roi, si maître jusque des plus petites choses, ne les pouvait souffrir. Elles duraient depuis plus de dix ans sans qu'il eût pu les changer, quoi qu'il eût dit et fait pour en venir à bout. Ce que ce monarque n'avait pu, le goût et l'exemple d'une vieille folle étrangère l'exécuta avec la rapidité la plus surprenante. De l'extrémité du haut, les dames se jetèrent dans l'extrémité du plat, et ces coiffures plus simples, plus commodes et qui siéent bien mieux durent jusqu'à aujourd'hui. Les gens raisonnables attendent avec impatience quelque autre folle étrangère qui défasse nos dames de ces immenses rondaches de paniers, insupportables en tout à elles-mêmes et aux autres.

L'hôtel de Powis à Londres, où logeait le duc d'Aumont, fut entièrement brûlé, et il fallut abattre une maison voisine pour empêcher que l'incendie ne se communiquât aux autres. Sa vaisselle fut sauvée. Il prétendit avoir perdu tout le reste. Il prétendit aussi avoir reçu plusieurs avis qu'on le voulait brûler et même assassiner, et que la reine, à qui il l'avait dit, lui avait offert de lui donner des gardes. Le monde en jugea autrement à Londres et à Paris, et se persuada que lui-même avait été l'incendiaire, pour gagner sur ce qu'il en tirerait du roi, et pour couvrir une contrebande monstrueuse dont les Anglais se plaignirent ouvertement dès son arrivée, et où il gagna infiniment: c'est au moins ce qui se débita publiquement dans les deux cours et dans les deux villes, et ce que presque tous en crurent.

M. d'Aumont avait toute sa vie été un panier percé qui avait toujours vécu d'industrie; il avait eu longtemps affaire à un père fort dur, et à une belle-mère qui le haïssait fort, et qui était une terrible dévote. Il s'était marié malgré eux par amour réciproque à Mlle de Piennes, dont la mère était Godet, comme l'évêque de Chartres qui y fit à la fin entrer Mme de Maintenon, et le roi par elle, lequel imposa enfin et obligea le père à consentir, après plusieurs années que ce mariage demeurait accroché, et que tous deux étaient résolus à n'en jamais faire d'autre. Le duc d'Aumont était d'une force prodigieuse, d'une grande santé, débauché à l'avenant, d'un goût excellent, mais extrêmement cher en toutes sortes de choses, meubles, ornements, bijoux, équipages; il jetait à tout, et tira des monts d'or des contrôleurs généraux et de son cousin Barbezieux, avec qui, pour n'en pas tirer assez à son gré, il se brouilla outrageusement. Il prenait à toutes mains et dépensait de même. C'était un homme de beaucoup d'esprit, mais qui ne savait rien, à paroles dorées, sans foi, sans âme, de peu de réputation à la guerre pour en parler sobrement, et à qui son ambassade ne réussit ni en Angleterre ni en France. Avant la mort de son père, logeant dans une maison de louage, il l'ajusta et la dora toute, boisa son écurie comme un beau cabinet, avec une corniche fort recherchée tout autour, qu'il garnit partout de pièces de porcelaine. On peut juger par là de ce qu'il dépensait en toutes choses. Le roi donna deux cent cinquante mille livres à milord Powis, et au duc d'Aumont cent mille francs, et cinquante mille par an pendant quatre ans, tant en considération de son incendie que de la dépense de son ambassade.

On fit à Saint-Denis le bout de l'an du Dauphin et de la Dauphine, je n'oserais dire de la France. Tout ce qui a suivi une telle perte ne le prouve que trop évidemment. Il n'y eut que leurs maisons, les princes et princesses de la maison royale, du sang et légitimés, et M. de Metz qui officia, et cela ne dura guère plus d'une heure.

Le livre du jésuite Jouvency fit alors grand bruit. C'est une histoire latine de sa compagnie depuis son origine jusqu'à nos jours. II était à Rome, où il la composa. Je ne m'aviserai pas ici d'en faire l'extrait. Il suffit de dire qu'il voulut plaire à Rome et aux siens, et qu'il employa la plus belle latinité, et tout l'art dans lequel les jésuites sont si grands maîtres, à flatter et à établir les prétentions les plus ultra-montaines, et à canoniser la doctrine la plus décriée des théologiens et des casuistes de son ordre. Il fit plus: il fit par ses éloges des saints du premier ordre, et des martyrs qui méritent un culte public, des jésuites les plus abhorrés pour les fureurs de la Ligue, pour la conspiration des poudres en Angleterre, et pour celles qui ont été tramées contre la vie d'Henri IV: tout cela prouvé par la supériorité du pape sur le temporel des rois, son droit d'absoudre leurs sujets du serment de fidélité, de les déposer et de disposer de leur couronne, enfin par le principe passé chez eux en dogme qu'il est permis de tuer les tyrans, c'est-à-dire les rois qui incommodent. Le public frémit à cette lecture, et le parlement voulut faire son devoir.

Le P. Tellier soutint fort et ferme un ouvrage qui portait le nom de son auteur, qui était muni de l'approbation de ses supérieurs, et qui était si conforme à l'esprit, aux maximes, à la doctrine et à la constante conduite de la société. Il m'en vint parler plusieurs fois. Je ne lui cachai rien de ce que je pensais des énormités de ce livre, et de l'audace de le publier. J'admirai les cavillations de ses réponses et la pertinacité de son attachement à introduire ces horreurs. Je ne fus pas moins surpris de sa constance à vouloir me persuader, et de sa patience à supporter mes réponses. Quoique depuis la perte du Dauphin il n'eût plus les mêmes raisons de me cultiver, il ne s'en relâcha pourtant pas le moins du monde. Il ne pouvait ignorer en quelle situation j'étais avec M. le duc de Berry, et surtout avec M. le duc d'Orléans. Il voyait le roi vieillir, et un Dauphin dans la première enfance: un jésuite a tous les temps présents. Il eut meilleur marché du roi, quoique ce livre attaquât si directement la puissance, la couronne et la vie même des rois. Il se souvenait apparemment du testament de mort du P. de La Chaise; je veux dire de l'avis si prodigieux qu'il lui donna et qui est rapporté, t. VII, p. 49. Il aima mieux tout passer aux jésuites que de les irriter au hasard des poignards.

Il manda plusieurs fois le premier président et le parquet pour imposer à leur zèle, qui n'allait à rien moins qu'à flétrir la personne de Jouvency et de ses approbateurs, à faire lacérer et brûler son livre par la main du bourreau, à mander et admonester les supérieurs et les gros bonnets du ressort, et leur faire abjurer à la barre du parlement en public ces détestables maximes. Le premier président voulait faire sa cour, et se concilier les jésuites; il ne voulait pas aussi s'aliéner le parlement; toute sa considération à la cour et dans le monde dépendait de la sienne dans sa compagnie. Il nageait donc avec art entre deux eaux, et c'est ce qui tira tant la chose en longueur. L'affaire aboutit enfin à la suppression du livre par arrêt du parlement sans lacération ni brûlure, et à mander les supérieurs des trois maisons de Paris au parlement, à qui le premier président fit une admonition légère et honnête, et qui déclarèrent à peu près ce qu'on voulut, mais en termes si généraux, et si éloignés de rien de particulier sur les maximes et sur leur P. Jouveney, que ce fut plutôt une dérision qu'autre chose, et qu'ils se ménagèrent en quantité force portes de derrière, à l'indignation du public, et au frémissement du parlement, à qui le roi mit un bâillon à la bouche. Le P. Tellier parut fort mécontent, ravi en secret d'avoir si bien fasciné le roi, et qu'il ne leur en eût pas coûté davantage.

L'abbé de Castries, frère du chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, fut en ce temps-ci premier aumônier de Mme la duchesse de Berry; il l'était ordinaire de Mme la Dauphine, pour avoir un titre d'habiter la cour avec son frère, où il était dans la meilleure compagnie. Il avait été jeune et bien fait; il était de ces abbés que le roi s'était promis de ne faire jamais évêques. C'était un homme doux, mais salé, avec de l'esprit, et fait pour la société. Il vit encore dans un grand âge, confiné dans son archevêché d'Alby, où il est fort aimé, commandeur de l'ordre, et ayant refusé Toulouse et Narbonne. Mme la duchesse de Berry prit en même temps Longepierre pour secrétaire de ses commandements, manière de bel esprit de travers, et de fripon d'intrigue, dont on a déjà parlé et dont on pourra parler encore.

Frédéric III, électeur de Brandebourg, né en 1657, mourut le 25 février de cette année. Celui d'aujourd'hui est son petit-fils. Il suivit les traces de l'électeur son père dans son opposition à la France et dans son attachement à la maison d'Autriche. Il servit puissamment l'empereur en toutes occasions, et aux guerres de Hongrie et du Rhin. Il se trouva le plus puissant des électeurs et celui que l'empereur avait le plus à ménager. Cela lui fit imaginer de se déclarer lui-même roi de Prusse, comme on l'a dit en son temps, après s'être assuré de l'esprit et de la reconnaissance de l'empereur en cette qualité, et de plusieurs princes de l'empire, et se déclara roi lui-même le 18 janvier à Kœnigsberg, capitale de la Prusse ducale, en un festin qu'il y donna à ses premiers généraux et à ses ministres, et aux principaux seigneurs de cette Prusse et de ses autres États. De trois femmes qu'il épousa, il eut son successeur, père de celui d'aujourd'hui, d'une Nassau, tante paternelle du prince d'Orange devenu depuis roi d'Angleterre, à la succession duquel les électeurs de Brandebourg ont prétendu par là. Frédéric n'eut pas la joie d'être reconnu roi de Prusse par la France et l'Espagne; il mourut avant la paix de ces deux couronnes avec l'empereur et l'empire, qui ne fut conclue qu'un an après, et par laquelle son fils fut reconnu partout roi de Prusse.

Les électeurs de Cologne et de Bavière arrivèrent: le premier à Paris, dans une maison du quartier de Richelieu que son envoyé lui avait meublée; l'autre, dans une petite maison à Suresne, dans leur incognito ordinaire. Peu de jours après, l'électeur de Cologne vit le roi fort courtement, mené dans son cabinet par le petit escalier de derrière, après le sermon, par Torcy; deux jours après, le roi reçut l'électeur de Bavière en même lieu et à même heure et de la même façon; mais l'électeur demeura longtemps avec lui. Ils ne couchèrent ni l'un ni l'autre à Versailles.

Il est temps maintenant de parler d'un règlement que j'obtins en ce temps-ci, pour le gouvernement de Blaye, et qui serait peu intéressant ici sans les suites étrangères qu'il causa. On a vu ailleurs que les usurpations du maréchal de Montrevel et ses procédés là-dessus n'avaient pu être arrêtés par tout ce que j'y mis du mien, et comment il ne voulut plus de l'arbitrage de Chamillart dès qu'il fut tombé, et refusa ensuite au maréchal de Boufflers de s'en mêler. On a vu aussi que cela m'avait empêché d'aller en Guyenne, quand, après l'étrange effet du parti de Lille, je voulus me retirer tout à fait de la cour. Lassé des impertinences continuelles d'un fou, qui l'était au point de dire dans Bordeaux qu'il ne m'y donnerait pas la main, et de se faire moquer de lui là-dessus par l'archevêque, le premier président, l'intendant et par tout le monde, je songeai, à la mort du duc de Chevreuse, à rendre mon gouvernement indépendant de celui de Guyenne. La Vrillière se chargea de le proposer au roi, qui reçut si bien la chose, que j'eus tout lieu de l'espérer. Mais lorsque bientôt après je vis le gouvernement de Guyenne donné au second fils de M. du Maine, je compris qu'il ne pouvait plus s'en parler; mais je voulais sortir d'affaires et savoir à quoi m'en tenir. Je pris donc le parti d'aller à M. du Maine, de lui parler en deux mots des entreprises continuelles du maréchal de Montrevel, de lui dire à quoi pour cela j'avais pensé et fait parler au roi à la mort de M. de Chevreuse, que je cessais d'y penser dès que M. d'Eu avait la Guyenne, mais que je le priais de trouver bon que je lui apportasse un mémoire de l'état des questions de mon droit, raisons et usages; qu'il voulût bien en demander autant au maréchal de Montrevel des siennes, que je savais qui allait arriver à Paris, de juger lui-même les questions et les prétentions entre M. son fils et moi, puisque Montrevel n'en tenait que la place, de demander après au roi de tourner au règlement perpétuel ce qu'il aurait jugé, afin que je m'ôtasse de la tête ce qui me serait ôté, et qu'une fois pour toutes aussi je demeurasse certain et paisible dans ce qui me serait laissé.

M. du Maine qui, de sa vie, quoi que j'eusse fait, n'avait cessé de me rechercher, me combla de politesse et de remercîments d'un tel procédé, et accepta ce que je lui proposais. Montrevel arriva; il n'osa éviter le règlement, et d'en passer par où M. du Maine jugerait à propos; mais il fut si fâché de se voir au pied du mur sur des usurpations sans fondement, que je m'aperçus qu'il me saluait fort négligemment avec une affectation marquée lorsque je le rencontrais, et à Marly où il vint cela était continuel, tellement que je me mis à le regarder entre deux yeux, et à lui refuser le salut tout net. Au bout de quelques jours de cette affectation de ma part, voilà un homme hors des gonds, qui va trouver M. du Maine, qui dit que je l'insulte, et qui se met aux plaintes les plus vives. J'allai peu après chez M. du Maine pour mon affaire. À la fin de la conversation, il me parla de celle que le maréchal avait eue avec lui, et me demanda ce que c'était que cela. Je le lui dis et j'ajoutai que je ne craignais pas, depuis que je vivais dans le monde, d'être accusé de manquer de politesse avec qui que ce fût, mais que je n'étais pas accoutumé aussi que qui que ce fût s'avisât de prendre des airs avec moi; que ceux de Montrevel m'avaient engagé à lui marquer que je méprisais les fats et les matamores, et que je ne le faisais que pour qu'il le sentît. M. du Maine me voulut arraisonner sur le lieu où nous étions, sur ce qui pouvait résulter d'être ainsi sur le pied gauche avec un homme qu'on rencontrait à tous moments, et qu'il y avait des sottises dont il ne fallait pas s'apercevoir ou en rire. Je répondis que j'en riais aussi, mais que de laisser faire des sottises à mon égard, je n'y étais pas accoutumé, et que le maréchal m'y accoutumerait moins qu'homme du monde; que je comprenais fort bien, le connaissant aussi fou qu'il était, qu'il était capable d'une incartade, mais que je me croyais bon aussi pour la lui faire rentrer au corps, et le roi trop juste pour ne s'en pas prendre à qui la ferait, non à qui l'essuierait et la repousserait, et qu'en deux paroles Montrevel pouvait compter que je ne changerais pas de manières avec lui qu'il n'en changeât et totalement le premier avec moi; qu'au demeurant s'il n'était pas content il n'avait qu'à prendre des cartes. Je me séparai là-dessus d'avec M. du Maine, qui ne trouva point mauvais ce que je lui dis, mais qui aurait désiré autre chose.

Je n'ai point su ce qu'il dit à Montrevel, mais à deux jours de là, je fus surpris de voir Montrevel qui m'évitait souvent, et qui pouvait alors le faire aisément, m'attendre à sa portée, et me faire devant beaucoup de monde dans le salon la révérence du monde la plus profonde, la plus marquée, la plus polie. Je la lui rendis honnête, et depuis ce moment là la politesse qu'on se doit les uns aux autres demeura rétablie entre nous. Je pressais M. du Maine, le maréchal tirait de longue. Il se fiait pourtant à ce goût bizarre et constamment soutenu que le roi avait eu pour lui toute sa vie, en la protection secrète du maréchal de Villeroy, qui était son ami de fatuité et de vieille galanterie, mais qui ne voulait pas se montrer contre moi, enfin dans l'intérêt du comte d'Eu qu'il soutenait devant son père, parce qu'il faisait toutes les fonctions de gouverneur de Guyenne. Nous étions, lui et moi, fort éloignés de compte; il prétendait beaucoup plus qu'aucun gouverneur de province sur aucun gouverneur particulier dont le gouvernement était entièrement assujetti au gouvernement général de la province. Moi, au contraire, je ne lui voulais passer aucune autorité sur moi, ni de se mêler en aucune sorte de quoi que ce pût être de civil ni de militaire dans toute l'étendue de mon petit gouvernement, qui était beaucoup moins que les gouverneurs de province n'en avaient eu sur les gouverneurs et les gouvernements de leur dépendance, laquelle toutefois je reconnaissois, mais en gros. Les choses s'étaient toujours passées ainsi entre M. le prince de Conti, M. d'Épernon, et tous les gouverneurs et commandants de Guyenne et mon père, et j'avais preuves écrites et par lettres de ces gouverneurs ou commandants de la province et par des décisions et des ordres du roi, de tout ce que je prétendais.

Montrevel, au contraire, n'en pouvait fournir aucune, mais il comptait que ses cris, la musique de son discours, dont la singulière harmonie suppléait à son avis au sens commun qu'il n'avait guère, son mérite, ses dignités militaires, l'usage de tous les autres gouverneurs ou commandants généraux des provinces, sa faveur, son importance, la considération de l'engagement où il s'était mis, lui ferait emporter le tout, sinon la plus grande partie de ses usurpations. La chose m'était encore plus importante qu'à tout autre gouverneur dépendant; il n'y a que les princes du sang qui, sans être dans leurs gouvernements, y donnent leurs ordres sans lesquels il ne s'y fait rien, à qui ceux qui ont le commandement en leur absence rendent compte de tout, et qui y commandent absents comme présents. Mon père était dans ce même usage, le roi l'y avait mis et maintenu dans le souvenir de l'important service qu'il lui avait rendu par ce gouvernement pendant les troubles, dont j'ai parlé au commencement de ces Mémoires. Après lui je m'y étais maintenu contre diverses attaques, où le roi avait imposé en ma faveur, et par des ordres écrits par le secrétaire d'État, tellement que j'avais toute la raison, le droit et l'intérêt de ne pas subir le joug audacieux et nouveau de ce vieux bellâtre. M. du Maine eut avec lui des conversations fréquentes, La Vrillière, secrétaire d'État de la province, pareillement, et l'un et l'autre tant qu'il voulut; mais après tout il fallut finir.

La Vrillière dressa donc un projet de règlement avec M. du Maine pour le rapporter au roi en vingt-cinq articles, parce que j'avais demandé que tout fût bien distinct et expliqué pour ne m'exposer pas à des queues et à de nouvelles contestations. Outre que mon droit était clair et prouvé, et l'usage constant et constaté jusqu'aux entreprises de Montrevel contre lesquelles, dès la première, j'avais toujours réclamé, La Vrillière était mon ami, et de père en fils intime, et M. du Maine avait grand désir de m'obliger en chose qu'il me voyait fort sensible, et dont il jugeait que son fils n'userait jamais que par procureur, et il n'était pas fâché d'une occasion à se montrer équitable contre son propre fils, et de ne négliger rien pour émousser l'envie que ce nouveau présent avait ranimée. Enfin le dimanche 19 mars, après le sermon, le règlement fut décidé par le roi dans son cabinet avec M. du Maine et La Vrillière seuls, et des vingt-cinq articles j'en gagnai vingt-quatre à pur et à plein. L'unique que je perdis fut que le gouverneur ou le commandant général de Guyenne, venant dans Blaye même, ville et citadelle, en absence et en la présence du gouverneur de Blaye, y serait accompagné de ses gardes en bandoulières et en casaques. J'avais voulu pourvoir à la folie de la main que Montrevel avait débitée qu'il ne me donnerait pas chez lui, mais je n'avais pas cru devoir permettre que cette impertinence parût dans le règlement avoir été imaginée. Cet article porta donc que les gouverneurs ou commandants généraux de Guyenne et le gouverneur de Blaye, se trouvant ensemble dans la province, et étant tous deux officiers de la couronne, vivraient ensemble suivant le rang de leurs offices de la couronne.

Par cette décision, non-seulement le maréchal de Montrevel ne put plus me contester la main dans sa maison, mais il fut mis hors d'état d'oser me contester la préséance sur lui partout, hors dans la mienne, comme je le prétendais bien aussi. Il fut enragé, outré, et ne put se tenir les deux premiers jours. Je ne sais qui lui fit sentir sa folie, et combien il déplairait au roi et à M. du Maine, et me donnerait lieu de me moquer de lui: cela le fit passer d'une extrémité à l'autre. Il débita qu'il avait obtenu tout ce qu'il désirait, fit la meilleure mine qu'il put, mais il ne sut durer vis-à-vis de moi, et au bout de huit jours il s'en retourna brusquement en Guyenne. Ce règlement portait qu'il serait enregistré dans l'hôtel de ville de Blaye; je n'y perdis pas de temps, et le maréchal en arrivant à Bordeaux en trouva partout des copies répandues qui le comblèrent de rage et de fureur. Ce fut pourtant une rage mue, car je fis diverses punitions, et même emprisonner des bourgeois de Blaye, et longtemps, pour lui avoir porté des plaintes, leur faisant dire publiquement que c'était précisément pour cela, et je le fis publier. Le maréchal avala la pilule et n'osa ni branler ni se plaindre. Oncques depuis il ne se mêla de quoi que ce pût être du gouvernement de Blaye, et nous n'avons pas ouï parler l'un de l'autre.

J'aurais été infiniment content sans l'incroyable noirceur de Pontchartrain. On a vu qu'ayant les plus fortes raisons de contribuer à sa perte, et ayant tout à fait rompu avec lui, bien loin de lui nuire je l'avais sauvé; que de là j'avais fait le raccommodement et la réunion sincère de son père avec le duc de Beauvilliers malgré ce dernier lors tout-puissant, et que de là j'étais rentré dans les termes ordinaires avec Pontchartrain, qui, à l'exemple de son père, n'avait pu se dispenser de me combler de remercîments et de protestations de reconnaissance éternelle. Cette reconnaissance néanmoins n'avait pas encore été jusqu'alors à ôter ce qui avait été entre nous la pierre de scandale. Il ne me parlait point des milices de Blaye, ni de ses officiers gardes-côtes, et moi je ne lui en voulais rien dire, et j'attendais toujours, C'était à Marly que j'avais vu assez souvent M. du Maine; je n'avais pas accoutumé d'aller chez lui qu'aux occasions de compliments de tout le monde. Marly est fait de façon que chacun voit où on va, surtout aux pavillons et à la Perspective où M. du Maine avait son appartement fixe. Pontchartrain était grand fureteur, même des choses les plus indifférentes: il sut ces visites redoublées; il en fut d'autant plus surpris que j'avais trop vécu avec lui pour qu'il ignorât mon sentiment sur les bâtards. Il m'en parla, je répondis simplement que j'allais quelquefois voir M. du Maine. La réponse excita encore sa curiosité. Il sut, je n'ai jamais su comment, de quoi il s'agissait. Il prévint le roi sur ses gardes-côtes, tellement que le règlement fait et décidé, et les milices de Blaye décidées de tous points appartenir à la nomination et à l'administration du gouverneur de Blaye, le roi de lui-même ajouta: « sans préjudice à l'entier effet de l'édit de création des capitaines gardes-côtes, » moyennant quoi ayant gagné tout ce que je prétendais sur les milices de Blaye contre les gouverneurs et commandants généraux de Guyenne, je le perdais en plein contre Pontchartrain et ses capitaines gardes-côtes. C'était à Versailles où le règlement fut fait, et où j'appris en même temps ce tour de Pontchartrain. Il est aisé de comprendre à qui a vu ce qui s'était passé là-dessus, et depuis, à quel point j'en fus indigné.

J'allai trouver La Chapelle, un des premiers commis de Pontchartrain et son affidé, et à son père qui s'était en dernier lieu mêlé de cette affaire entre nous, et qui savait ce que j'avais fait pour Pontchartrain avec M. de Beauvilliers, et le raccommodement de ce duc avec son père. Je contai à La Chapelle ce qui venait de m'arriver, et tout de suite j'ajoutai que je savais parfaitement toute la disproportion de crédit et de puissance qu'il y avait entre un secrétaire d'État et moi, mais que je savais aussi qu'on réussissait quelquefois dans un objet quand on y postposait toutes choses, et que bien fermement je sacrifierais tout et ma propre fortune, grandeur, faveur, biens et tout ce qui pourrait me flatter en ma vie, à la ruine et à la perte radicale de Pontchartrain, sans que rien me pût jamais détourner d'y travailler sans cesse, et d'y mettre tout ce qui serait en moi, sans qu'il y eût considération quelconque qui m'en pût détourner un seul instant, et qu'avec cette suite et ce travail infatigable, quelquefois on parvenait à réussir dans un temps ou dans un autre. La Chapelle eut beau chercher à m'apaiser et des expédients sur la chose, je lui dis que je n'en voulais ouïr parler de ma vie; que Pontchartrain jouirait de mes milices en pleine tranquillité, et moi de l'espérance et du plaisir de travailler de tout mon esprit et de tout ce qui serait en moi et sans relâche à le perdre et à le culbuter; et je sortis de sa chambre, qui était tout en haut chez Pontchartrain au château. La Chapelle, dans l'effroi de la fureur avec laquelle je lui avais fait une déclaration si nette, descendit sur-le-champ chez le chancelier, à qui il conta tout. Il n'y avait pas une demi-heure que je m'étais renfermé dans ma chambre qu'un valet de chambre du chancelier vint me prier instamment de sa part de vouloir bien aller sur-le-champ chez lui. Je m'y rendis.

Je le trouvai qui se promenait seul dans son cabinet fort triste, et l'air fort en peine. Dès qu'il me vit : « Monsieur, me dit-il, qu'est-ce que La Chapelle vient de me conter? cela peut-il être possible? — Et de quoi s'est-il avisé, monsieur, répondis-je, de vous l'aller conter? » Le chancelier me redit mot pour mot ce que j'avais dit à La Chapelle; je convins qu'il n'y avait pas un mot de changé, et j'ajoutai que c'était ma résolution bien ferme et bien arrêtée dont rien dans le monde ne m'ébranlerait; que j'étais fâché que La Chapelle eût été indiscret; mais que, puisqu'il l'avait été jusqu'à la lui dire, j'étais trop vrai pour la lui dissimuler. Il n'y eut rien que le chancelier ne me dît et n'employât pour me toucher. Je lui remis le fait de Marly, et celui de Fontainebleau, et ce qui s'était passé auparavant entre son fils et moi qui m'avait publiquement brouillé avec lui et fait cesser de le voir, et je lui paraphrasai l'ingratitude dont il payait de l'avoir empêché d'être chassé et remis en selle.

Le chancelier convint de l'infamie, mais toujours cherchant à me toucher sur lui-même, sur la chancelière, sur la mémoire de sa belle-fille, sur ses petits-fils; moi à lui répondre que tout cela n'empêchait pas que son fils ne fût un monstre également détestable et détesté, et qui m'avait mis au point de tenter tout pour en avoir justice, et pour le perdre si radicalement qu'il n'en pût jamais revenir; que je connaissois en plein l'inégalité infinie des forces, mais que je savais aussi que, quand on était bien déterminé à ne rien craindre et à tout tenter, à ne se rebuter ni de la longueur ni des obstacles, quelquefois les cirons parvenaient à renverser des colosses, et que c'était à quoi je sacrifierais biens, repos, fortune, sans que nulle considération quelconque m'en pût ralentir un instant. Je ne voulus tâter d'aucun expédient dont il me rendit le maître sur l'affaire qui m'irritait. Je lui dis que je me confessais vaincu, et son fils, avec ses gardes-côtes, maître de mes milices; qu'il pouvait jouir en plein de sa victoire, que je n'y mettrais pas le plus léger obstacle; mais de les recevoir de sa bonté, de sa grâce, de l'honneur de sa protection, après me les avoir arrachées en dol et en scélératesse, que j'aimerais mieux perdre mon gouvernement avec elles, que de lui devoir quoi que ce fût, parce que tout ce que je lui voulais devoir, et l'en payer comptant autant qu'il me serait jamais et dans tous les temps possible, c'était haine mortelle et complète éradication.

Jamais je ne vis homme si profondément touché, ni si totalement confondu. Ce qu'avait fait son fils, ce que, malgré son forfait, j'avais fait pour lui, et la scélératesse dont il payait cet extrême service, accablait le père, qui ne trouvait rien à y opposer. Il me connaissoit jusque dans les moelles. Il sentait que je tiendrais exactement parole, et que, quel que fût le puissant établissement de son fils, un ennemi nerveux, implacable, qui se donne pour tel, qui met le tout pour le tout, et qui est incapable de lâcher prise, est toujours fort dangereux contre un homme aussi haïssable et aussi universellement haï qu'il savait qu'était son fils. Il était de tout temps mon ami le plus intime après le duc de Beauvilliers; il voyait le roi vieillir; il n'ignorait pas à quoi j'en étais avec M. le duc de Berry et ce que je pouvais auprès de M. le duc d'Orléans par l'amitié d'enfance et les services que je lui avais rendus en tous genres de la plus extrême importance, et le seul homme qui, vis-à-vis du roi, de Monseigneur, de Mme de Maintenon et de la plus affreuse cabale, n'avait jamais rougi de lui. Le chancelier en tremblait pour son fils, et ne savait que dire ni que faire. Un silence assez long succéda à une conversation si forte. De temps en temps ses yeux tournés sur moi me parlaient avec honte et tendresse, et nous nous promenions par ce cabinet. Je lui dis que je le croyais trop juste pour cesser de m'aimer pour avoir été poignardé par son traître de fils, et d'une façon bien pire que gratuite; que je le plaignais bien de l'avoir engendré; mais que je redoublerais pour lui d'attachement et de respect, de tendresse, pour lui faire oublier, s'il était possible, les justes et invariables dispositions qu'il venait de me forcer de lui montrer. Il m'embrassa; il me dit que, quand il voudrait ne me plus aimer, cela ne lui serait pas possible; que j'étais trop en colère pour me parler davantage, mais qu'il ne voulait point cesser d'espérer de mon amitié pour lui, de mes réflexions, du bénéfice du temps. Nous nous embrassâmes encore, moi sans rien répondre, et nous nous séparâmes ainsi.

J'eus le lendemain la même scène avec la chancelière. Je ne fus avec elle ni moins franc, ni moins ferme, ni plus mesuré. Le père et la mère connaissoient également leur fils; mais la mère, quoique traitée par lui avec moins d'égards encore que le père, avait pour lui un faible et une tendresse que le père n'avait pas. Elle ne put néanmoins ne pas convenir du guet-apens, et des précédents torts de son fils avec moi, et de l'excès de son ingratitude; mais elle revenait toujours au pardon et aux expédients. Je me tirai d'avec elle par tous les respects et les amitiés personnelles, mais sans faiblir le moins du monde. Mme de Saint-Simon eut incontinent son tour; sa piété, sa douceur, sa sagesse la rendirent modérée en expressions, mais n'altérèrent point ce qu'elle se devait à elle-même, et elle ne fit que s'affliger avec eux. Ils me firent parler par le premier écuyer, qui n'y gagna pas plus qu'eux. Je cessai de voir Pontchartrain, même de l'approcher et de lui parler en lieux publics, comme chez le roi et à Marly, et à peine le saluai-je; lui, d'un embarras le plus grand du monde sitôt qu'il m'apercevait, et force révérences.

Je redoublai de voir le chancelier et la chancelière; je demeurai avec eux tout comme j'y étais devant, ils espéraient par là m'apaiser peu à peu à la longue; et les choses en demeurèrent ainsi. Je ne fis pas semblant dans le monde de cette restriction du règlement; je remerciai le roi de la justice qu'il m'avait faite, mais je dis mon avis sur Pontchartrain à M. du Maine, en le remerciant, qui se montra à moi fort choqué de la réserve sur les gardes-côtes, et ne connaître pas moins et n'aimer pas mieux Pontchartrain que moi. La Vrillière, qui savait l'affaire dès son origine, et tout ce qui s'y était passé, et comment j'avais sauvé Pontchartrain dans le temps même que j'avais le plus lieu de m'en plaindre, fut indigné de ce dernier trait, et ne me cacha rien de ce qu'il pensait de son perfide cousin, que d'ailleurs il n'aimait pas, et dont il était traité avec la hauteur de grand et important ministre, quoique secrétaire d'État comme lui. La vérité était que les deux charges étaient fort inégales. On verra dans la suite ce que ce forfait de Pontchartrain lui coûta.

CHAPITRE XV. §

Extraction abrégée de Tallard. — Mariage de son fils avec une fille du prince de Rohan. — Fiançailles du duc de Tallard et de la fille du prince de Rohan dans le cabinet du roi, et la cause de cet honneur. — Signature du roi par lui déclarée de nul poids aux contrats de mariage hors sa famille. — Adresse, puis hardiesse des secrétaires d'État pour se décrasser de leur qualité essentielle de notaires publics et de secrétaires du roi. — Maréchal de Tallard signe partout au-dessus du prince de Rohan, et le duc de Tallard au-dessus de sa future. — Abus faux d'une galanterie du roi dont les Rohan tâchent d'abuser le monde. — Renonciations. — Réflexions sommaires. — Pairs conviés de la part du roi, chacun par le premier maître des cérémonies, de se trouver au parlement. — Embarras de M. le duc de Berry pour répondre au compliment du premier président; comment levé. — Ducs de Berry et d'Orléans vont de Versailles au parlement. — Messe à la Sainte-Chapelle. — Marche de la Sainte-Chapelle à la grand'chambre. — Séance en bas. — Pairs séants et absents; nombre de pairs et de pairies. — M. le duc de Berry demeure court. — Entre-deux de séance. — M. le duc de Berry et tous pairs en séance en haut. — Orgueilleuse lenteur des présidents à revenir en place, pour lesquels nul ne se lève. — Séance en haut. — Deux petites aventures risibles. — Levée de la séance et sortie. — Dîner au Palais-Royal. — Retour à Versailles. — Indiscret compliment de Mme de Montauban à M. le duc de Berry. — Désespoir et réflexions de M. le duc de Berry.

Le maréchal de Tallard avait deux fils, dont l'aîné, qui promettait, avait, comme on l'a dit en son lieu, été tué à la bataille d'Hochstedt. Il ne lui en restait plus qu'un qui avait quitté le petit collet à la mort de son frère, et qui avait un régiment d'infanterie, à l'établissement duquel son père n'avait pu pourvoir pendant sa longue prison. Quoique d'assez bonne noblesse, elle n'était pas illustrée, et par conséquent peu connue. Point de grands fiefs, peu d'emplois et dans le plus médiocre, des mères comme eux au plus, excepté une Montchenu, une Beauffremont, une Gadagne, et tout cela en diverses branches et moderne; la Tournon et la d'Albon toutes récentes. Le père du maréchal était puîné de la Tournon et fit sa branche. Il épousa, en 1646, Catherine de Bonne, fille d'Alexandre, seigneur d'Auriac et vicomte de Tallard, qui venait d'un frère puîné du trisaïeul du connétable de Lesdiguières et de Marie de Neuville, fille du marquis d'Alincourt, gouverneur de Lyon, Lyonnais, etc., et de sa seconde femme Harlay-Sancy, sœur de père et de mère du premier maréchal de Villeroy, laquelle se remaria à Louis-Charles de Champlais, sieur de Courcelles, lieutenant d'artillerie, sous le nom duquel elle a tant fait parler d'elle, et est morte fort vieille en 1688. Par ce mariage il eut la terre de Tallard dont il porta le nom, et par le premier maréchal de Villeroy, frère de sa femme, il fut sénéchal de Lyon, et commanda dans le gouvernement du maréchal de Villeroy en son absence. De ce mariage est venu le maréchal de Tallard, qui était ainsi cousin germain du second maréchal de Villeroy, dont il tira toute sa protection toute sa vie. Il avait donc grand besoin d'alliance; et comme il était riche et grandement établi, surtout esclave de toute faveur, et aboyant toujours après elle, tout lui fut bon pour faire nager son fils, par conséquent lui-même, en toute sorte d'éclat. Celui des Rohan était lors en tout son brillant, et il crut, en s'amalgamant à eux, arriver au plus haut de la fortune.

Le prince de Rohan avait un fils unique et trois filles, toutes trois belles. Ce fut où Tallard adressa ses vœux. Le maréchal de Villeroy était de tous les temps plus que l'ami intime de la duchesse de Ventadour. Son grand état, ses grands biens, la perspective de sa place dans le lointain, une grande amitié, l'unissaient avec grand poids aux Rohan. Il s'agissait d'une de ses petites-filles. Tallard s'accommodait de tout, pourvu qu'il en pût obtenir une; par cette voie et à ces conditions cela lui fut bientôt accordé. Le prince de Rohan voulait marier ses filles pour l'honneur et le crédit de leur alliance, réserver tout à son fils, substituer tout à son défaut et de ses fils, aux Guéméné, leur marier une de ses filles convenable en âge, et de donner gros à celle-là aux dépens des deux autres. Les biens, la dignité, le gouvernement de Tallard, qu'ils espérèrent faire tomber à son fils, un fils unique, l'esprit accort du père qu'ils comptaient mettre dans leur dépendance, toujours actif, occupé et plein de vues dont ils espéraient bien profiter, tout cela leur plut et le mariage fut bientôt conclu, et le maréchal se démit de son duché en faveur de son fils.

Le roi, lassé de faire dans son cabinet des fiançailles d'autres que des princes du sang, qui s'étaient hasardés quelquefois à lui en faire sentir l'indécence, ne put en refuser une encore plus marquée à la petite-fille de celle qu'il avait tant aimée, et pour l'amour de laquelle il avait princisé les Rohan. Cet honneur des fiançailles dans le cabinet du roi, qui est une des distinctions que les princes étrangers ont emblée, ne s'accorde régulièrement que lorsque l'époux et l'épouse sont l'un et l'autre de ce rang. Le roi passa outre en faveur de la fille du fils de Mme de Soubise, quoiqu'elle ne fût plus, mais dont la constante faveur porta sans cesse sur sa famille. Ainsi le mardi 14 mars, les fiançailles se firent dans le cabinet du roi par l'évêque de Metz, premier aumônier, avec tout l'apparat possible, sur les six heures du soir; le prince de Rohan prit pour soi, et pour sa fille, toutes les qualités de prince qu'il lui plut, que le maréchal de Tallard ne lui contesta pas dans le contrat de mariage, et il n'y eut point de difficulté pour la signature du roi, qui avait déclaré depuis très-longtemps que sa signature aux contrats de mariage hors de sa famille, n'était que pour l'honneur, et qu'elle n'approuve, ne donne et ne confirme quoi que ce soit dans ces actes, et ne donne aucun poids à rien de ce qui s'y met.

C'est, pour le dire en passant, ce qu'ont saisi les secrétaires d'État pour décrasser leur existence. Elle était tout en leur qualité de notaires du roi. C'est par cette qualité que leur signature est devenue nécessaire à tous les actes que le roi signe et qui la rend valide par la force que lui donne l'attestation de la leur, que cette signature du roi est de lui-même, et n'est pas fausse et supposée, ce qui opère qu'elle ne vaudrait pas seule sans celle du secrétaire d'État. Deux secrétaires d'État signaient donc toujours tous les contrats de mariage que le roi signait, en qualité de ses notaires, et ils sont si bien notaires, que, s'ils voulaient passer des actes entre particuliers comme font les notaires et les signer d'eux, il n'y serait pas besoin d'autres notaires. Depuis que l'avilissement et la confusion a prévalu par maxime de gouvernement, que par là les secrétaires d'État ont commencé à devenir des métis, puis des singes, des fantômes, des espèces de gens de la cour et de condition, enfin admis et associés en toute parité aux gens de qualité, et que le roi a signé les contrats de mariage de quiconque a voulu lui en présenter, jusque des personnes les plus viles, les secrétaires d'État se sont abstenus d'y signer, et ont laissé la fonction aux notaires. Restaient ceux qui étaient signés en cérémonies aux fiançailles qui se faisaient dans le cabinet du roi, où les secrétaires d'État n'avaient osé secouer leur fonction de notaires.

Les qualités des parties prétendues dans les contrats ne firent point de difficulté tant que cet honneur des fiançailles dans le cabinet du roi fut réservé aux princes qui étaient de maison souveraine ou de celle de Longueville, dont la grandeur des services, des emplois et des alliances continuelles était parvenue à la même égalité, même avec des avantages sur les véritables princes des maisons de Lorraine et de Savoie. Mais lorsque les Bouillon, à force de félonies et d'épouvanter le cardinal Mazarin, furent devenus princes; que les Rohan, à force de fronde, de troubles, de manéges et d'art, eurent commencé à pointer, et que la beauté de Mme de Soubise eut achevé ce que la faveur et les intrigues de la fameuse duchesse de Chevreuse et de la princesse de Guéméné, sa belle-sœur, avaient commencé, les titres pris dans les contrats de mariage de ces princes factices, que les véritables ne leur passaient point avec eux, firent difficulté et furent longtemps sans pouvoir être admis. D'autres particuliers, excités par la facilité de prétendre et d'entreprendre, se mirent à en hasarder aussi.

Ces discussions, quoique si faciles à trancher court, fatiguèrent le roi, qui ne voulait ni les confirmer ni les admettre, mais à qui, dans l'esprit qu'il avait pris, les prétentions et les confusions plaisaient. C'est ce qui produisit cette déclaration qu'il fit, que sa signature n'autorisait et ne confirmait rien dans les contrats de mariage hors de sa famille, et qu'elle n'était simplement que d'honneur; de là peu à peu les secrétaires d'État lui représentèrent l'effet confirmatif de leur signature apposée aux actes qu'il signait. Ils se gardèrent bien de lui expliquer qu'elle n'était confirmative que parce qu'elle attestait que c'était celle du roi, et que, par conséquent, elle ne pouvait pas opérer plus que celle du roi. Ils lui firent peur pour la confirmation et l'autorisation de titres qu'il ne voulait ni donner ni passer, d'un acte qui les porterait passé devant eux et signé du roi et d'eux, et par cette industrie ils lui firent trouver bon qu'ils se dispensassent désormais de passer et de signer aucun de ces contrats de mariage comme secrétaires d'État, même ceux des vrais princes, où il n'y aurait point de difficulté pour les titres, afin de ne point marquer de différence, et de les laisser tous aux notaires dans l'ordre ordinaire, excepté ceux de sa famille. C'est ainsi que les secrétaires d'État se sont peu à peu défaits de la crasse de leur origine, et sont parvenus où on les voit. Mais ce dépouillement ne leur a pas suffi encore: ils ne pouvaient signer le nom du roi dans tout ce que leurs bureaux expédient, que par la qualité de secrétaires du roi.

Ce reste de bourgeoisie, quoique moins fâcheux que le notariat, leur a déplu. Mais de pygmées ils étaient devenus géants, et s'étaient enfin débarbouillés de l'étude de notaires; c'en était assez pour un règne, quelque prodigieux qu'il eût été. Ils en attendirent un autre: tout y fut pour eux à souhait. Un roi qui ne pouvait ni voir ni savoir, un homme de leur espèce, maître absolu et sans contradiction du roi et de l'État, et qui soufflait et protégeait la confusion par son intérêt propre, qui monta au comble avec l'anéantissement de tout; un chancelier à qui les exils n'avaient laissé que la terreur et une flexibilité de girouette, la conjoncture ne pouvait pas être plus favorable pour secouer leur état essentiel de secrétaires du roi, sans que ceux-là osassent branler, ni le chancelier, leur protecteur né, ouvrir la bouche. Ils se dressèrent donc à eux-mêmes des lettres qui les autorisèrent à signer le nom du roi sans être secrétaires du roi, les présentèrent hardiment au sceau, et le chancelier les scella sans oser dire une seule parole. Dès que cela fut fait, ils vendirent leurs charges de secrétaires du roi, et ceux qui sont parvenus depuis aux charges de secrétaires d'État, et qui n'en avaient point de secrétaires du roi, se sont bien gardés d'en prendre, quoique cela fût indispensable auparavant. De cette façon, ceux qui n'étaient rien sont enfin devenus tout, jusqu'à dépouiller leur origine essentielle qui leur faisait honte, et comme les bassins de la balance, ceux qui étaient tout et d'origine et d'essence sont tombés au néant.

Pour revenir aux fiançailles, le roi, toujours galant et touché des figures aimables, plus encore du tendre souvenir de la grand'mère de la fiancée, dit au duc de Tallard qu'il le croyait trop galant pour signer le premier et fit signer sa future; mais il lui marqua lui-même l'endroit pour y signer, mettant le bout du doigt sur le papier, puis fit signer le duc de Tallard au-dessus d'elle, dont il lui avait fait laisser la place. Le maréchal de Tallard alla signer immédiatement ensuite, et aussitôt après lui le prince de Rohan. Ce détail, ils n'en parlèrent pas. Ils espérèrent apparemment que la nombreuse assistance ou l'oublierait ou pourrait ne l'avoir pas remarqué, et débitèrent la galanterie du roi comme un avantage de princerie qu'il avait décidé pour eux. Ils firent courir partout ce mensonge qui persuada les provinces et ceux qui sont ignorants de ces sortes de choses. Les autres se moquèrent d'eux, et les Tallard, contents de la réalité et d'en avoir la preuve par le contrat de mariage même, où l'ordre des signatures démentait la fausse vanterie, et les articles aussi où le maréchal de Tallard avait encore signé devant le prince de Rohan, et le registre encore du curé, ne firent semblant de rien. À minuit le mariage fut célébré par le cardinal de Rohan dans la chapelle, où le roi ni aucun prince ni princesse n'allèrent. Le curé de Versailles dit la messe. Il y avait force conviés partagés à souper en quatre lieux différents, qui furent chez Mme de Ventadour où furent les mariés, chez le maréchal de Tallard, chez le prince de Rohan et chez le cardinal de Rohan. Le lendemain elle reçut, sur le lit de la duchesse de Ventadour, les visites de toute la cour et celles que les duchesses ont accoutumé de recevoir des personnes royales.

L'affaire des renonciations était mûre. La paix était arrêtée. Le roi était pressé de la voir signée par son plus instant intérêt; et la cour d'Angleterre, à qui nous la devions toute, n'en avait pas moins de consommer ce grand ouvrage, pour jouir, avec la gloire de l'avoir imposée à toutes les puissances, du repos domestique qu'agitait sans cesse le parti qui lui était opposé, et qui, excité par les ennemis de la paix du dehors, ne pouvait cesser de donner de l'inquiétude au ministère de la reine, tant que par le délai de la signature, les vaines espérances de la troubler et de l'empêcher, subsisteraient dans les esprits. Le roi d'Espagne avait satisfait sur ce grand point des renonciations avec toute la solidité et la solennité qui se pouvaient désirer des lois, coutumes et usages d'Espagne: il n'y avait plus que la France à l'imiter.

On a dit sur cette matière tout ce dont à peu près elle se trouve susceptible, et la matière est encore plus éclaircie parmi les Pièces . Ce serait donc répéter inutilement que vouloir représenter de nouveau ce que peuvent être des renonciations à la couronne de France d'un prince et d'une branche aînée en faveur de ses cadets, contre l'ordre constant, et jamais interrompu depuis Hugues Capet, sans que la France l'accepte par une loi nouvelle dérogeant à celle de tous les siècles et par une loi revêtue des formes et de la liberté qui puissent lui acquérir la force et la solidité nécessaire à un acte si important; et la renonciation à leur droit à la couronne d'Espagne, uniquement fondée sur celle au droit à la France et sur l'accession plus prochaine par le retranchement de toute une branche en faveur de deux princes et de la leur, et des autres des princes du sang après, suivant leur aînesse, qui soumis au roi le plus absolu et le plus jaloux de l'être qui ait jamais régné, grand-père de l'un, oncle et beau-père de l'autre, grand-père encore d'une autre façon des deux princes du sang, sont forcés d'assister avec les pairs à la lecture et à l'enregistrement de ces actes, sans, qu'avec leur lecture, on ait auparavant exposé, moins encore traité la matière, ni après, que personne ait été interpellé d'opiner, ni que, si on l'avait été, personne eût osé dire un seul mot que de simple approbation. C'est néanmoins tout ce qui fut fait, comme on le va voir, pour opérer ce grand acte destiné à régler, d'une manière jusqu'alors inouïe en France, un ordre nouveau d'y succéder à la couronne, d'en consolider un autre guère moins étrange de succéder à la monarchie d'Espagne, et assurer par là le repos à toute l'Europe, qui ne l'avait pu trouver à l'égard de l'Espagne seule dans la solennité des renonciations du traité des Pyrénées et des contrats de mariage de Louis XIII et de Louis XIV, tous enregistrés au parlement, et le traité des Pyrénées et le contrat de mariage de Louis XIV avec ses plus expresses renonciations, faits et signés aux frontières par les deux premiers ministres de France et d'Espagne en personne, et jurés solennellement par les deux rois en présence l'un de l'autre, au milieu des deux cours.

On ne sent que trop l'extrême différence de ce qui se passa alors avec ce qui vient d'être présenté et qui va être raconté, et si lors de la paix des Pyrénées et du mariage du roi, il ne s'agissait pas d'intervertir l'ordre de la succession à la couronne de France, et d'y en établir une dont tous les siècles n'avaient jamais ouï parler.

Ce culte suprême dont le roi était si jaloux pour son autorité, parce que son établissement solide avait été le soin le plus cher et le plus suivi de toute sa longue vie, ne put donc recevoir la moindre atteinte, ni par la nouveauté du fait, ni par l'excès de son importance pour le dedans, pour le dehors, pour sa propre maison, ni par la considération de sa plus intime famille, ni par celle que cette idole à qui il sacrifiait tout allait bientôt lui échapper à son âge, et le laisser paraître nu devant Dieu comme le dernier de ses sujets. Tout ce qu'on put obtenir pour rendre la chose plus solennelle fut l'assistance des pairs. Encore sa délicatesse fut-elle si grande, qu'il se voulait contenter de dire en général qu'il désirait que les pairs se trouvassent au parlement pour les renonciations. Je le sus quatre jours auparavant. Je parlai à plusieurs, et je dis à M. le duc d'Orléans que, si le roi se contentait de s'expliquer de la sorte, il pouvait compter qu'aucun pair n'irait au parlement, et que c'était à lui à voir ce qui lui convenait là-dessus pour tirer d'une méchante paye ce qu'il serait possible; mais que, si les pairs n'étaient pas invités de sa part, chacun par le grand maître des cérémonies, ainsi qu'il s'est trouvé pratiqué, pas un seul ne se trouverait au parlement. Cet avis ferme, et qui eût été suivi de l'effet, comme on a vu qu'il était arrivé sur le service de Monseigneur à Saint-Denis, réussit. M. le duc d'Orléans et M. le duc de Berry en parlèrent au roi, et insistèrent, de manière que Dreux alla lui-même chez tous les pairs qui logeaient au château à Versailles, et à ceux qu'il ne trouva point leur laissa le billet qui se trouvera dans les Pièces, portant que M. le duc tel est averti de la part du roi qu'il se traitera tel jour au parlement de matières très-importantes, auxquelles Sa Majesté désire qu'il assiste. Signé, Dreux, et daté. À ceux qui, étaient à Paris, il se contenta de leur envoyer le billet; pour les princes du sang et légitimés, il fallut qu'il les trouvât, ainsi ils n'eurent point de billet. Les Anglais enfin n'ayant pu obtenir mieux, et pressés au dernier point, comme on l'a dit, de finir, voulurent bien se persuader que c'était tout ce qui se pouvait faire. Voici donc enfin ce qui se fit.

La séance devait commencer par un compliment du premier président de Mesmes à M. le duc de Berry, qui devait lui répondre. Il en fut fort en peine. Mme de Saint-Simon à qui il s'en ouvrit, trouva moyen par un subalterne d'avoir le discours du premier président, et le donna à M. le duc de Berry pour y régler sa réponse. Cet ouvrage lui sembla trop fort: il l'avoua à Mme de Saint-Simon, et qu'il ne savait comment faire. Elle lui proposa de m'en charger, et il fut ravi de l'expédient. Je fis donc une réponse d'une page et demie de papier à lettre commun et d'écriture ordinaire. M. le duc de Berry la trouva fort bien, mais trop longue pour l'apprendre; je l'abrégeai; il la voulut encore plus courte, tellement qu'elle n'avait au plus que les trois quarts d'une page. Le voilà donc à l'apprendre par cœur; il en vint à bout, et la récita dans son cabinet seul à Mme de Saint-Simon la veille de la séance, qui l'encouragea du mieux qu'elle put.

Le mercredi 15 mars, je me rendis à six heures du matin chez M. le duc de Berry en habit de parlement, et peu après M. le duc d'Orléans y vint aussi en même équipage avec une grande suite. Vers six heures et demie ces deux princes montèrent dans le carrosse de M. le duc de Berry; le duc de Saint-Aignan et moi nous mîmes au devant. Il était aussi en habit de parlement, et il était premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry; à la portière, de son côté, son capitaine des gardes avec le bâton; à l'autre, le premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans. Plusieurs carrosses des deux princes suivirent remplis de leur suite, et force gardes de M. le duc de Berry avec leurs officiers autour de son carrosse. Il fut fort silencieux en chemin. J'étais vis-à-vis de lui, et il me parut fort occupé de tout ce qu'il allait trouver et dire. M. le duc d'Orléans, au contraire, fut fort gai, et fit des contes de sa jeunesse et de ses courses nocturnes à pied dans Paris qui lui en avaient appris les rues, auxquels M. le duc de Berry ne prit aucune part. On arriva assez légèrement à la porte de la Conférence, c'est-à-dire, aujourd'hui qu'elle est abattue, au bout de la terrasse et du quai du jardin des Tuileries.

On trouva là les trompettes et les timbales des gardes de M. le duc de Berry qui firent grand bruit tout le reste de la marche, qui ne fut plus qu'au pas jusqu'au palais, où on alla droit à l'escalier de la Sainte-Chapelle, à l'entrée de laquelle l'abbé de Champigny, trésorier, les reçut comme ils ont accoutumé de recevoir les fils de France. L'appui des deux stalles du choeur les plus proches de l'autel, du côté de l'épître, était couvert d'un drap de pied avec des carreaux où les deux princes se placèrent. Je laissai la troisième stalle vide, et je retirai le carreau qu'on y avait mis à la quatrième. M. de Saint-Aignan se mit sur le sien à la cinquième. Il n'y eut point d'autres carreaux, et personne que nous ne monta dans les hautes stalles, d'un côté ni d'autre. Les officiers principaux des deux princes se mirent dans les stalles basses des deux côtés vers l'autel, laissant vides les deux stalles qui étaient au-dessous de celles où étaient les deux princes. La Sainte-Chapelle était assez remplie de monde, parmi lequel il y avait des gens de qualité venus pour les accompagner, mais non dans leurs carrosses, de Versailles, où il n'y eut que leur suite.

La messe basse étant finie au grand autel, on sortit de la chapelle, à la porte de laquelle se trouvèrent deux présidents à mortier et deux conseillers de la grand'chambre députés du parlement pour venir recevoir M. le duc de Berry. Le court compliment reçu et rendu, on se mit en marche, les deux présidents aux deux côtés de M. le duc de Berry, derrière lequel était le capitaine de ses gardes avec le bâton. Il était précédé de M. le duc d'Orléans entre les deux conseillers; je marchais immédiatement seul devant ce prince, et le duc de Saint-Aignan seul aussi immédiatement devant moi. Les officiers principaux des deux princes et beaucoup de gens de qualité marchaient confusément devant et derrière, et les gardes de M. le duc de Berry, le mousquet sur l'épaule avec leurs officiers, côtoyaient la marche des deux côtés et avaient grand'peine à faire faire place.

La foule du peuple, depuis la Sainte-Chapelle jusqu'à la grand'chambre, était telle, qu'une épingle ne serait pas tombée à terre, et des gens grimpés de tous les côtés où ils purent. La séance était entière lorsque M. le duc de Berry y arriva, c'est-à-dire les princes du sang et légitimés, tous les autres pairs, tout le parlement. Tournelle, enquêtes et requêtes étaient en place avec la grand'chambre, les conseillers d'honneur, les honoraires et quatre anciens maîtres des requêtes; toute la séance était en bas, et en haut et derrière la séance sur des bancs fleurdelisés pour tout ce qui avait séance, mais qui ne pouvait tenir dans le carré ordinaire, où il n'y eut presque de place que pour les pairs. On était en bas parce que ce qu'on allait faire était supposé à huis clos, mais toute la grand'chambre était pleine en confusion de toutes sortes de personnes debout en foule. On fit asseoir sur les derniers bancs de derrière tout ce qu'on put de gens de la cour et de personnes de qualité. Les deux princes, suivis des deux présidents à mortier, traversèrent le parquet pour aller prendre leurs places; le duc de Saint-Aignan et moi prîmes les nôtres, et entrâmes en séance immédiatement avant eux; les deux conseillers, qui à l'entrée de la séance étaient demeurés en arrière, gagnèrent les leurs comme ils purent. Toute la séance se leva et se découvrit à l'approche des princes dès l'entrée de la séance, avant que nous y entrassions, et ne se rassit et se couvrit que lorsqu'ils s'assirent et se couvrirent. Le duc de Shrewsbury, accompagné de l'introducteur des ambassadeurs et de quelques Anglais de sa suite, était en haut dans la lanterne, du côté de la cheminée, qu'on avait préparée pour lui, comme témoin nécessaire de cet acte de la part de l'Angleterre. Je marquerai ici les pairs qui étaient en séance, et à côté ceux qui ne s'y trouvèrent pas, parmi lesquels la plupart n'avaient pas l'âge porté par l'édit de 1711 pour être reçus au parlement. On verra ainsi tout ce qui existait alors de ducs et pairs en France.

PAIRS EN SÉANCE.

M. le duc de Berry. M. le duc d'Orléans. MM. les Duc de Bourbon. Prince de Conti. Duc du Maine. Comte de Toulouse. Archevêque-duc de Reims, Mailly, depuis cardinal. Évêque-duc de Laon, Clermont-Chattes. Évêque-duc de Langres, Clermont-Tonnerre. Évêque-comte de Châlons, Noailles. Évêque-comte de Noyon, Châteauneuf-Rochebonne. Duc de La Trémoille. Duc de Sully. Duc de Richelieu. Duc de Saint-Simon. Duc de La Force. Duc de Rohan-Chabot. Duc d'Estrées. Duc de La Meilleraye et Mazarin. A. Duc de Villeroy. C. Duc de Saint-Aignan. Duc de Foix. Duc de Tresmes. Duc de Coislin, êvêque de Metz. D. Duc de Charost. Duc de Villars, maréchal de France. Duc de Berwick, maréchal de France. Duc d'Antin. Duc de Chaulnes.

PAIRS ABSENTS.

MM. les Cardinal de Janson, évêque-comte de Beauvais. Il se mourait, et de plus, les cardinaux-pairs ne vont point au parlement, parce qu'ils n'y seyent qu'au rang de leur pairie. Duc d'Uzès, était en Languedoc. Duc d'Elbœuf. Duc de Ventadour. Tous deux n'avaient jamais voulu prendre la peine de se faire recevoir au parlement. Duc de Montbazon, malade. Duc de Luynes. Duc de Brissac. Duc de Fronsac. Tous trois n'avaient pas l'âge d'être reçus. Duc de La Rochefoucauld, aveugle. Duc de Valentinois, à Monaco. Duc de Bouillon, malade. Duc d'Albret, non reçu. Duc de Luxembourg, en son gouvernement de Normandie. A. Duc de Villeroy, maréchal de France, démis. B. Duc de Grammont. B. Duc de Guiche. Démis l'un et l'autre. B. Duc de Louvigny, non reçu. Duc de Mortemart, non reçu. C. Duc de Beauvilliers, démis. Duc de Noailles, en quartier de capitaine des gardes. Duc d'Aumont, ambassadeur en Angleterre. D. Duc de Béthune, démis. Cardinal de Noailles, archevêque de Paris. Duc de Boufllers, non reçu. Duc d'Harcourt, maréchal de France, était chez lui incommodé en Normandie.

La séance était ainsi d'un fils de France, d'un petit-fils de France, de deux princes du sang, de deux bâtards, de cinq pairs ecclésiastiques et de dix-huit pairs laïques: les absents étaient deux princes du sang enfants, deux pairs ecclésiastiques cardinaux, dix pairs absents ou malades, neuf non reçus, la plupart trop jeunes, et six qui, ayant donné leur démission à leur fils ou frère, n'entraient plus au parlement. Cela faisait alors sept pairies ecclésiastiques, et sept archevêques ou évêques-pairs, trente-sept duchés-pairies laïques, et par les démissions quarante-deux ducs et pairs, sans compter les bâtards. Ils étaient donc vingt-cinq absents par diverses causes, et M. le duc de Berry compris, nous étions vingt-neuf en séance. Elle aurait bien valu la peine que le chancelier fût venu la tenir: il n'aimait pas les cérémonies; il n'était jamais venu au parlement depuis qu'il était chancelier: ce qui se devait passer semblait peu dans les règles. Le roi, qui n'avait consenti qu'à peine à tout ce qui passait la solennité d'un enregistrement ordinaire, ne lui proposa point d'y aller, et lui était encore plus éloigné de se le faire dire, et d'avoir envie de s'y trouver.

M. le duc de Berry en place, on eut assez de peine à faire faire silence. Sitôt qu'on put s'entendre, le premier président fit son compliment à M. le duc de Berry. Lorsqu'il fut achevé, ce fut à ce prince à répondre. Il ôta à demi son chapeau, le remit tout de suite, regarda le premier président, et dit : « Monsieur... » Après un moment de pause, il répéta : «Monsieur... » II regarda la compagnie, et puis dit encore : « Monsieur... » Il se tourna à M. le duc d'Orléans, plus rouges tous deux que le feu, puis au premier président, et finalement demeura court sans qu'autre chose que « Monsieur » lui pût sortir de la bouche. J'étais vis-à-vis du quatrième président à mortier, et je voyais en plein le désarroi de ce prince: j'en suais, mais il n'y avait plus de remède. Il se tourna encore à M. le duc d'Orléans qui baissait la tête. Tous deux étaient éperdus. Enfin, le président, voyant qu'il n'y avait plus de ressource, finit cette cruelle scène en ôtant son bonnet à M. le duc de Berry, et s'inclinant fort bas comme si la réponse était finie, et tout de suite dit aux gens du roi de parler. On peut juger quel fut l'embarras de tout ce qui était là de la cour, et la surprise de toute la magistrature. Les gens du roi exposèrent donc de quoi il s'agissait, et en firent après une longue pièce d'éloquence: c'était de retirer des registres du parlement des lettres patentes qui conservaient le droit à la couronne de France au roi d'Espagne et à sa branche, quoique absents et non regnicoles, quand il s'en alla en Espagne, et de faire la lecture de sa renonciation pour lui et pour toute sa branche à la couronne de France, et celles de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans à la couronne d'Espagne, pour eux et pour leur postérité, et d'enregistrer toutes ces trois renonciations. Le premier président expliqua les intentions du roi. L'avocat Joly de Fleury porta la parole et fit la réquisition; les conclusions du procureur général furent lues; on opina du bonnet: tout cela fut fort long.

L'arrêt d'enregistrement prononcé, les présidents se levèrent avec toute la magistrature; ils firent une révérence profonde à M. le duc de Berry, qui se découvrit sans se lever; les présidents s'en allèrent à la buvette, et toute la magistrature les y suivit. M. le duc d'Orléans ne se leva point du tout non plus, ni au salut, ni lorsqu'ils se retirèrent. Sur cet exemple, les deux princes du sang et les deux bâtards, qui se lèvent toujours pour les présidents à mortier, parce qu'ils se lèvent pour eux, ne se levèrent point du tout; et les pairs, qui jamais ne se lèvent pour les présidents à mortier ni pour le premier président, parce qu'ils ne se lèvent pas pour eux, demeurèrent pareillement assis. On se tint donc en place pendant que la robe vidait tous ses bancs, puis chacun s'approcha des princes et les uns des autres, et les personnes de qualité et de la cour quittèrent leurs places, et entrèrent dans le parquet, où les princes et tout le monde étaient debout, pêle-mêle, à causer les uns avec les autres. Au bout d'un quart d'heure, M. le duc d'Orléans me fit appeler parmi tout ce monde, et me demanda s'il ne fallait pas se mettre en place avant l'arrivée des présidents et de la magistrature. Je lui dis que cela se pouvait, mais qu'il suffisait aussi d'être avertis à temps pour se placer un instant auparavant, ou même arriver tous en place en même temps qu'eux. Il jugea qu'ils allaient revenir, parce qu'il ne s'agissait que de prendre leurs grandes robes rouges, avec leurs épitoges, et leur mortier à la main, et qu'ils ne voudraient pas faire attendre M. le duc de Berry. Ainsi il me dit de faire avertir les pairs que M. le duc de Berry et lui allaient monter aux hauts siéges, et s'y mettre en place. Cela s'exécuta un moment après, et le parquet se vida. Chacun alla rechercher à s'asseoir en lieu de voir et d'entendre. Les gens du parlement avaient cependant redoublé un banc aux hauts siéges, à droite, couvert d'un tapis fleurdelisé, pour les pairs qui ne pourraient avoir place sur le banc fixe ordinaire, adossé à la muraille, moyennant quoi il y eut place pour tous.

Je ne sais ce qui se passa entre les princes après qu'ils furent en place, car, bien que je fusse sur le banc adossé à la muraille, j'étais loin d'eux et le quinzième, parce que les pairs ecclésiastiques, qui joignent le coin du roi aux hauts siéges, à gauche, aux lits de justice, se mettent à droite quand ce n'est que parlement comme ce jour-là. Peu de temps après que nous fûmes tous en séance, attendant le parlement à revenir, je m'entendis appeler de main en main par les pairs d'au-dessus de moi, qui me dirent d'aller parler à M. le duc de Berry et à M. le duc d'Orléans, qui me demandaient. Je ne sais si M. le Duc, qui s'était peut-être trouvé embarrassé de se lever à son ordinaire, ou de ne se point lever, à l'exemple des deux premiers princes, à la sortie des présidents, ne les avait point tentés de se lever à leur rentrée. J'allai donc les trouver joignant le coin du roi, et comme il n'y avait personne que nous en place, ni eux, ni les pairs, devant qui je passai et repassai, ne se levèrent point; car autrement, lorsqu'on est en véritable séance, les fils de France, princes du sang et autres pairs, se lèvent tout debout pour un pair qui arrive, et ne se rassoient qu'en même temps que lui. M. le duc d'Orléans me mit donc debout entre lui et M. le duc de Berry, assis et tourné à eux, et là ils me demandèrent s'ils se lèveraient lorsque le premier président, suivi des autres, rentrerait par la lanterne de la buvette, et coulerait le long de leur banc jusque près d'eux. Je leur dis que non; qu'ils devaient demeurer découverts, pour l'être lorsque les présidents paraîtroient; les laisser arriver tons à leurs places, et leur rendre une légère inclination de corps, sans bouger d'ailleurs, lorsque, avant de s'asseoir, ils leur feraient la révérence, et cette inclination unique pour tous, en passant leurs yeux sur eux le long de leur banc. Ils s'en tinrent là sans ajouter rien davantage. M. le Duc, qui en entendit quelque chose, m'arrêta comme je passais devant lui pour me retirer à ma place, et me demanda s'il se lèverait. Je souris, et je lui dis que j'ignorais ce qu'il voulait bien accorder à ces messieurs-là; mais que M. le duc de Berry ni M. le duc d'Orléans ne se lèveraient, ni n'en feraient pas le moindre semblant, parce qu'ils ne le devaient pas, ni les pairs ne s'en remueraient pas, et je regagnai ma place.

La morgue présidentale n'avait garde de manquer une si belle occasion de s'exercer sur des fils de France. Ils prolongèrent leur toilette plus de trois gros quarts d'heure, et ils excitèrent les murmures tout haut, que nous entendions de nos places. Enfin ils arrivèrent, et je remarquai que la rougeur monta bien forte au visage du premier président, et des deux ou trois premiers qui le suivaient, lorsqu'ils virent M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans ne branler pas à leur arrivée, les deux princes du sang et les deux bâtards ne remuer pas davantage, et qu'ils n'eurent de tous, ainsi que des pairs, qu'ils saluèrent aussi tournés vers eux, et regardant le long de leurs bancs, que la légère inclination que j'avais proposée. En même temps, les siéges bas et les bancs fleurdelisés qu'on avait ajoutés derrière se garnirent de toute la magistrature. Elle fut quelque temps à se placer, et les huissiers après à faire faire silence.

Comme c'était jouer à la Madame en haut, comme on avait fait en bas, ou, en présence de tout ce que la grand'chambre avait pu contenir de spectateurs, on avait fait semblant d'être seuls à huis clos, et comme s'il ne s'agissait, en cette nouvelle séance, que de la promulgation de ce qui s'était fait en la précédente, le premier président cria qu'on ouvrît les portes et qu'on fit entrer. C'était pour la forme; elles n'avaient pas été fermées un moment de toute cette longue matinée, et tout était tellement rempli qu'il n'y put entrer personne au delà de ce qui y était et y avait toujours été. Quand ce premier vacarme des huissiers fut passé, qu'ils eurent après crié silence, et que le bruit fut un peu apaisé, on recommença à lire et à débiter, mais en autres termes, pour varier l'éloquence des gens du roi, les mêmes choses qui s'étaient lues et plaidées en la séance d'en bas, en sorte que la longueur en fut excessive.

Les choses les plus sérieuses, quelquefois même les plus tristes, sont assez souvent mêlées d'aventures plaisantes, dont le contraste surprend le rire des plus graves. Je ne puis m'empêcher d'en rapporter deux dont je fus le témoin bien près en cette cérémonie, et fort en peine de ce qui m'en arriverait à la première. Mon rang à la séance des bas siéges me plaça entre les ducs de Richelieu et de La Force. Il y avait déjà assez longtemps qu'ils étaient en séance en attendant M. le duc de Berry. Peu après son arrivée, je sentis frétiller le bonhomme Richelieu, qui bientôt après me demanda si cela serait long. Je lui dis que je le croyais, par les lectures et par la parade de discours des gens du roi. Le voilà à grommeler et à trouver cela fort mauvais. Il ne fut pas longtemps en repos sans en revenir aux questions et aux frétillages, et à me dire enfin qu'il se mourait d'envie d'aller à la garde-robe, et qu'il fallait donc qu'il sortît. Je lui représentai l'indécence de sortir d'une séance où il était vu de tout ce qui y était depuis les pieds jusqu'à la tête, et où il n'y avait devant lui que le vide du carré du parquet de la séance. Cela ne le contenta point, et j'eus bientôt une nouvelle recharge. Je connaissois l'homme par expérience, que, pour sa rareté, je n'ai pas omise ci-dessus (t. Ier, p. 162). Je savais qu'il prenait presque tous les soirs de la casse, souvent un lavement le matin, avec lequel il sortait, et le promenait trois ou quatre heures, et le rendait chez qui il se trouvait. La frayeur me saisit pour ses chausses, et par conséquent pour mon nez. Je me mis donc à regarder comment je pourrais me défaire d'un si dangereux voisin, et je vis avec douleur que la chose était impossible, par l'excès de l'entassement de la foule. Pour le faire court, les bouffées de sortir, les menaces de ne pouvoir plus se retenir continuèrent toute la séance, et redoublèrent tellement sur la fin, que je me crus perdu plus d'une fois. Lorsqu'elle finit, je priai l'abbé Robert, conseiller-clerc de la grand'chambre, qui se trouva assis précisément derrière nous, et qui avait entendu tout ce colloque, de tâcher à faire sortir M. de Richelieu. On y eut toutes les peines du monde, à force de soins de l'abbé Robert et d'huissiers qu'il appela à son secours. Il ne revint point pour la séance des hauts siéges.

La scène qui m'y amusa n'eut rien de menaçant. M. de Metz s'y trouva placé le dos à mes genoux sur ce banc redoublé dans la largeur en long des hauts siéges, au bas de la banquette qui règne au bas du banc fixe ordinaire qui est adossé à la muraille, sur lequel j'étais. Bientôt après qu'on eut commencé, voilà M. de Metz à s'impatienter, à gloser sur l'inutilité de ce qui se débitait, à demander si ces gens-là avaient résolu de nous faire coucher au palais, à frétiller, et finalement à dire qu'il crevait d'envie de pisser. Il était plaisant, même avec un naturel comique qui perçait jusque dans les choses les plus sérieuses. Je lui proposai de pisser devant lui sur les oreilles des conseillers qui se trouvaient au-dessous de lui aux bas siéges. Il secouait la tête, parlait tout haut, apostrophait l'avocat général entre ses dents, et se trémoussait de manière que les ducs de Tresmes et de Charost, entre qui il était, lui disaient à tous moments de se tenir, comme ils auraient fait à un enfant, et que nous mourions de rire. Il voulait sortir tout de bon, il voyait la chose impossible, il jurait qu'on ne le rattraperait jamais à pareille fête; quelquefois il protestait qu'il allait se soulager aux dépens de lui et de qui il appartiendrait; enfin il nous divertit toute la séance. Je ne vis jamais homme si aise que lui quand elle finit.

Il était fort tard quand tout fut achevé. La séance se leva; les princes descendirent par le petit degré du coin du roi. Les deux présidents et les deux conseillers qui avaient reçu M. le duc de Berry à la Sainte-Chapelle se trouvèrent dans le débouché du parquet, marchèrent comme ils avaient fait en venant, et le conduisirent au même degré de la Sainte-Chapelle. Pendant que les princes descendaient des siéges hauts par ce petit degré du coin du roi, les pairs et les présidents qui étaient debout se saluèrent, et reployèrent en même temps chacun le long du banc où il était assis, les plus anciens les premiers; les présidents sortirent par la lanterne de la buvette, les pairs par celle de la cheminée, comme on était entré, et les pairs sortirent ensemble, deux à deux, précédés d'un huissier à l'ordinaire. M. de Saint-Aignan et moi les quittâmes au sortir de la grand'chambre, pour rejoindre M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans, et monter en carrosse avec eux. Ils allèrent droit au Palais-Royal, au pas, avec la même pompe qu'ils étaient arrivés au palais. La conversation en chemin fut fort sobre; M. le duc de Berry paraissait consterné, embarrassé, mais aussi dépité. En arrivant au Palais-Royal, ils reprirent tous deux leur habit ordinaire, et M. de Saint-Aignan et moi les nôtres.

M. le duc d'Orléans avait convié entre les deux séances beaucoup de pairs et de gens de qualité à dîner au Palais-Royal avec M. le duc de Berry. Il m'avait chargé aussi de prier des pairs et ceux des personnes de qualité qu'il me nomma que je trouverais sous ma main entre les deux séances, qu'il ne trouverait peut-être pas sous la sienne, et ses principaux officiers d'en prier beaucoup de sa part, ce qui leur était plus aisé, parce qu'ils étaient répandus avec eux hors la séance. On pirouetta quelque peu de temps dans ce grand appartement du Palais-Royal que M. le duc d'Orléans avait magnifiquement accommodé et augmenté, jusqu'à ce que les conviés pussent être arrivés du palais. On servit une table de prodigieuse grandeur, qui fut également splendide et délicate, sans aucun plat gras. M. le duc de Berry se mit au milieu dans un fauteuil, reçut la serviette que lui présenta M. le duc d'Orléans, et eut seul une soucoupe pour boire et une serviette sous son couvert, mais point de cadenas . M. le duc d'Orléans se mit sans intervalle à sa droite, sur un siége tout pareil à ceux de toute la compagnie, MM. de Reims et de Laon se mirent auprès d'eux à droite et à gauche, et les autres ducs ensuite. M. de Poix se mit vis-à-vis d'eux au milieu. Leurs principaux officiers étaient à table et beaucoup des gens de qualité. Ceux de M. le duc d'Orléans s'y dispersèrent pour en faire les honneurs; M. le duc d'Orléans les fit aussi lui-même avec beaucoup de grâce et de liberté, mais avec dignité et mesure. On y fut longtemps, parce que le repas fut grand et bon, et que chacun mourait de faim. La multitude des voyeurs, le nombre de ceux qui étaient à table, ni la quantité des plats et des services, n'empêchèrent pas la promptitude de les relever quand il était temps avec tout l'ordre possible, et que chacun ne fût servi comme à une table de cinq ou six couverts. L'extrême sérieux de M. le duc de Berry, et son silence devant et pendant le repas, en ôta la gaieté. Chacun causait avec ses voisins, et la faim et la bonne chère empêchèrent qu'on ne s'ennuyât. Avant, pendant et après, M. le duc d'Orléans fut d'une politesse infinie et très-attentif pour tout le monde. Les deux princes du sang et les deux légitimés qui s'étaient trouvés au parlement ne furent point invités au Palais-Royal, ni l'ambassadeur d'Angleterre.

Les deux princes partirent bientôt après qu'ils furent sortis de table, et furent au pas jusqu'à la porte Saint-Honoré, avec la pompe qu'ils étaient entrés le matin dans Paris. Ils parurent l'un et l'autre fort scandalisés de plusieurs choses qu'ils avaient remarquées au parlement, les unes à l'égard des pairs seulement, les autres qu'ils avaient partagées avec eux. Je les supprime ici, parce qu'il y aura lieu d'en parler dans la suite. Du reste, M. le duc de Berry, qui ne se rasséréna point pendant tout le chemin, tint le carrosse dans le sérieux et la réserve. Ils mirent pied à terre à Versailles, dans la cour des Princes, apparemment parce que les gardes de M. le duc de Berry ne l'auraient pu suivre dans la grande cour. Ils trouvèrent à leur portière un message qui les attendait. La duchesse de Tallard avait, comme on l'a dit, été fiancée la veille, mariée la nuit, et recevait ce jour-là ses visites sur le lit de la duchesse de Ventadour. Elle envoya donc attendre les deux princes, et les prier de vouloir bien venir chez sa petite-fille avant d'entrer chez eux, s'ils voulaient lui faire l'honneur de l'aller voir, parce que les visites étaient finies, et qu'elle n'attendait plus qu'eux pour sortir de dessus ce lit. Ils y allèrent tout droit.

Ils furent reçus, entre autres, par la princesse de Montauban, qui, avec sa flatterie ordinaire, et sans savoir un mot de ce qui s'était passé, se mit à crier, dès qu'elle aperçut M. le duc de Berry, qu'elle était charmée de la grâce et de la digne éloquence avec laquelle il avait parlé au parlement, et paraphrasa ce thème de toutes les louanges dont il était susceptible. M. le duc de Berry rougit de dépit, sans dire une parole, et marchant toujours pour gagner le lit; elle de redoubler, d'admirer sa modestie, qui le faisait rougir et ne point répondre, et ne cessa point qu'ils ne fussent arrivés auprès de la mariée. M. le duc de Berry n'y demeura que quelques moments debout et s'en alla. Il fut reconduit comme il avait été reçu, et toujours poursuivi par cette vieille sur les merveilles qu'il avait faites, et les applaudissements qu'il s'était attirés du parlement et de tout Paris. Délivré d'elle à la fin par le terme de la conduite, il s'en alla chez Mme la duchesse de Berry, où il trouva du monde, n'y dit mot à personne, à peine à Mme la duchesse de Berry, prit Mme de Saint-Simon, et s'en alla chez lui seul avec elle, où il s'enferma dans son cabinet.

Il s'y jeta dans un fauteuil, s'écria qu'il était déshonoré, et le voilà aux hauts cris et à pleurer à chaudes larmes. Il raconta à Mme de Saint-Simon, à travers les sanglots, comment il était demeuré court au parlement sans pouvoir proférer une parole; à appuyer sur l'affront que cela lui faisait devant une telle assistance, qui se saurait partout, et qui le ferait passer pour un sot et pour un imbécile; puis tomba sur les compliments qu'il avait reçus de Mme de Montauban, qui, dit-il, s'était moquée de lui et l'avait insulté, et qui savait bien sûrement ce qui lui était arrivé; et de là à l'appeler par toutes sortes de noms dans la dernière fureur contre elle. Mme de Saint-Simon n'oublia rien pour l'adoucir et sur son aventure et sur celle de Mme de Montauban, en l'assurant qu'elle ne pouvait pas savoir ce qui s'était passé au parlement, dont personne encore n'était informé à Versailles, et que la flatterie lui avait fait dire tout ce qu'elle ne faisait que se figurer. Rien ne prit: les plaintes et le silence se succédèrent toujours parmi les larmes. Puis tout à coup se prenant au duc de Beauvilliers et au roi, et accusant son éducation : « Ils n'ont songé, s'écria-t-il, qu'à m'abêtir et à étouffer tout ce que je pouvais être. J'étais cadet, je tenais tête à mon frère, ils ont eu peur des suites, ils m'ont anéanti; on ne m'a rien appris qu'à jouer et à chasser, et ils ont réussi à faire de moi un sot et une bête, incapable de tout, et qui ne sera jamais propre à rien, et qui sera le mépris et la risée du monde. » Mme de Saint-Simon en mourait de compassion, et n'oublia rien pour lui remettre l'esprit. Cet étrange tête-à-tête dura près de deux heures qu'il était à peu près temps d'aller au souper du roi. Il recommença le lendemain avec moins de violence. Peu à peu Mme de Saint-Simon le consola quoique imparfaitement. Mme la duchesse de Berry n'osait guère lui en rien dire, M. le duc d'Orléans beaucoup moins; mais personne n'a osé depuis parler, non-seulement à lui, mais devant lui de cette séance du parlement, ni de rien de tout ce voyage à Paris. Le même jour, au sortir du parlement, le duc de Shrewsbury dépêcha des courriers en Angleterre et à Utrecht qui hâtèrent très-promptement la signature de la paix entre toutes les puissances, excepté l'empereur.

CHAPITRE XVI. §

L'impératrice va de Barcelone à Vienne par l'Italie fort incognito. — Plénipotentiaires d'Espagne reçus à Utrecht. — Orry rappelé en Espagne. — Bassesse, caractère et fortune du duc de Bournonville. — La paix signée, publiée; fêtes à Paris. — Hardie politique de M. et de Mme du Maine. — Bailliage d'Haguenau assuré à M. de Châtillon. — Quarante-huit mille livres d'augmentation de pension à Madame. — Douze mille livres de pension au duc de Charost. — Vingt mille livres de pension assurées à Mme de Monasterol. — Fiefmarcon lieutenant général de Roussillon. — Lueurs trompeuses sur l'archevêque de Cambrai. — Mort de Montgaillard, évêque de Saint-Pons. — Mort de L'Aigle ; son caractère. — Mort et caractère de Sévigné. — Mort, caractère et fortune du vieux Clérembault. — Mort de la marquise de Mirepoix. — Mort de la comtesse d'Uzes. — Mort, fortune et caractère du cardinal de Janson. — Beauvais donné à l'abbé de Saint-Aignan, malgré le duc de Beauvilliers.— Adresse hardie de Rome sur ses bulles. — Naissance et mort du duc d'Alençon. — Électeurs de Cologne et de Bavière voient le roi plusieurs fois. — Princesse de Conti, fille du roi, achète l'hôtel de Lorges, à Paris. — Mariage d'Aubigny avec Mlle de Villandry. — Villars s'excuse de servir, puis va sur le Rhin; Besons sur la Moselle — Harcourt, destiné au Rhin, hors d'état de servir. — Cent mille livres à Villars. — Départ des généraux. — Steinbok et ses troupes prisonniers des Danois. — Châteauneuf ambassadeur en Hollande; Bonac à Constantinople; du Luc en Suisse. — Abbé de Mornay; quel, et pourquoi en Portugal. — Lassai fils envoyé en Prusse, où il ne fut point. — Lœwenstein évêque de Tournai.

Jennings, un des amiraux d'Angleterre, avait déjà porté l'impératrice de Barcelone à Gênes, et on vit le moment que les Catalans s'opposeraient à son départ à main armée. Elle traversa l'Italie avec peu de suite et fort incognito, et gagna le plus tôt qu'elle put Inspruck, puis Vienne. Jennings revint après faire le transport des troupes anglaises qui depuis longtemps ne sortaient plus de leurs quartiers. Le duc d'Ossone, sûr d'être admis à Utrecht, y était allé de Paris, et Monteléon d'Angleterre. Orry, qui était resté à Paris depuis que le roi l'avait fait chasser d'Espagne et avait été fort près de le faire pendre, y fut rappelé par le crédit de Mme des Ursins. Le roi d'Espagne en désira le consentement du roi, qui ne le voulut jamais donner, mais qui permit qu'il partît sans son aveu, et il y retourna de la sorte. Cette souveraineté de Mme des Ursins accrochait la paix d'Espagne. On en verra le détail dans les Pièces et combien le roi le trouva mauvais. C'est ce qui fit la fortune du baron de Capres, qu'elle envoya de sa part à Utrecht.

D'Aubigny y était déjà, qui n'y passait point les antichambres, et que son petit état faisait mépriser. Elle crut donc qu'un cadet de Bournonville qui avait de l'esprit, de l'entregent, de l'intrigue, qui portait un nom distingué dans les Pays-Bas, qui y avait force parents, et qui était un homme à tout faire pour arriver à plaire et à parvenir, percerait et viendrait à bout de la chose du monde qu'elle passionnait le plus démesurément. Elle y fut trompée. Capres se déshonora par une commission si ridicule et si fort au-dessous de lui, ne put être reçu à rien traiter à Utrecht, et y essuya tous les dégoûts possibles que sa mission attira à sa personne, Mais pour lui, il réussit à ce qu'il voulait, qui était de plaire à la distributrice des grâces de toutes les sortes. Mme des Ursins lui sut si bon gré d'avoir fait ce voyage de sa part, et de tout ce qu'il y avait essuyé pour l'amour d'elle qu'elle ne tarda pas à l'en récompenser. Il n'avait ni grâces ni aucun bien vaillant; elle le mit à son aise et lui fit donner la Toison, bientôt après la grandesse, enfin la compagnie wallone des gardes du corps du roi d'Espagne. J'ai pressé ces petits événements afin de n'avoir pas à y revenir. Les Pièces, où tout ce qui regarde la paix se trouve si bien expliqué, me dispensent d'en rien dire ici en détail.

Le vendredi saint, 14 avril, Torcy entra sur les huit heures du soir chez Mme de Maintenon, menant au roi le chevalier de Beringhen, aujourd'hui premier écuyer et chevalier de l'ordre, chargé par le maréchal d'Huxelles d'apporter la nouvelle tant désirée de la signature de la paix, faite enfin le lundi précédent 10, fort avant dans la nuit, avec l'Angleterre, la Hollande, le Portugal, et les deux nouveaux rois de Sicile et de Prusse; et, pour le dire tout de suite, on eut les ratifications le 14 mai, et le 22 la publication de la paix se fit dans Paris avec grande solennité .

M. et Mme du Maine, qui songeaient fort dès lors à se rendre populaires, vinrent de Sceaux chez le duc de Rohan voir passer la cérémonie, dans la place Royale, s'y montrer sur [un] balcon, et y jeter de l'argent au peuple; libéralité qui n'aurait pas réussi auprès du roi à d'autres. Il y eut, le soir, beaucoup de feux devant les maisons, et plusieurs furent illuminées. Le 25 mai, on chanta le Te Deum à Notre-Dame avec l'assistance ordinaire; le soir, grand feu d'artifice à la Grève, qui fut suivi d'un superbe festin que le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, donna à ses dépens à l'hôtel de ville aux ambassadeurs, et à grand nombre de personnes distinguées de la cour et de la ville, des deux sexes, et les vingt-quatre violons pendant le repas.

Ce temps sembla celui des grâces; on ne le négligea pas. Je me suis trompé sur la mort du duc Mazarin. Son extrémité à son âge l'avait fait croire; il n'est mort que vers la fin de cette année-ci. Ainsi, après cette correction, je n'en parlerai plus. Il avait donné le bailliage d'Haguenau de vingt mille livres de rente à son fils en mariage. Le peu de cas qu'on était accoutumé depuis longues années à faire de lui, et l'extrême mépris où la vie honteuse, scandaleuse, obscure de son fils l'avait fait tomber, avisèrent Voisin de demander au roi ce bailliage pour Châtillon son gendre, qui a fait depuis une si grande et si inespérée fortune. Voysin l'obtint pour que Châtillon en jouît après la mort du duc Mazarin, et qu'il passât après Châtillon à sa postérité masculine. Le duc de La Meilleraye eut beau crier, la partie n'était pas égale, mais le public fut étrangement indigné de l'audace et de l'avidité de ce ministre, qui donna le premier exemple de la violence d'enlever le bien par pure faveur à des personnes vivantes, en droit et en possession de tout temps, c'est-à-dire depuis que le roi en avait pu disposer, et cela sans ombre de droit, de dette ni de prétention quelconque que le pouvoir et le vouloir de ravir. Il ne fut pas longtemps sans faire passer sur la tête de Mme de La Rochepot sa fille une pension de six mille livres qui lui avaient valu les voyages du roi en Flandre lorsqu'il y était intendant.

Madame, qui avait peine à fournir à la dépense de son grand état avec quatre cent mille livres de rente, demanda du secours au roi, qui, avec excuses du peu, lui donna quarante mille livres d'augmentation.

Le duc de Charost, qui n'avait rien vaillant, et qui était entre son père et sa mère et ses deux fils, eut en même temps douze mille livres de pension.

Monasterol, ministre depuis fort longtemps de l'électeur de Bavière en France, où il faisait une dépense en tout prodigieuse, avait une pension du roi de trente mille livres. Il avait épousé par amour une des plus belles femmes de Paris, au scandale de tout le monde, qui était veuve d'un vieux La Chétardie, gouverneur de Thionville, frère du curé de Saint-Sulpice, directeur de Mme de Maintenon après M. de Chartres. Elle n'avait rien, et avait épousé ce vieillard dont elle eut un fils, bien longtemps depuis ambassadeur en Russie où il a tant fait parler de lui, et dont il a tant tiré d'honneurs et de biens de la czarine. Monasterol obtint que, s'il venait à mourir, il demeurerait de sa pension vingt mille livres de rente à sa femme.

Fiefmarcon, longtemps depuis chevalier de l'ordre en 1724, eut la lieutenance générale du Roussillon par la mort du vieux Quinçon et la protection des Noailles.

Il y avait eu depuis quelque temps des lueurs que les amis de l'archevêque de Cambrai avaient avidement saisies pour se flatter. Personne ne s'était hasardé de prononcer son nom devant le roi, même lorsque du vivant du Dauphin les gens de la cour qui servaient en Flandre s'empressaient le plus de lui faire la leur en passant et repassant, et se détournaient même exprès. Il en avait si magnifiquement usé pour les troupes et pour leurs officiers de toutes conditions pendant toute la guerre, et encore à la dernière campagne, que Maréchal en avait parlé devant le roi plus d'une fois, et presque toutes les fois le roi y avait pris courtement, mais assez bien. J'en avais averti le duc de Chevreuse, qui vivait encore, et le duc de Beauvilliers, qui en furent touchés d'une joie d'autant plus sensible, qu'ils étaient depuis bien longtemps hors de toute espérance à son égard. Ratabon, évêque d'Ypres, ne bougeait guère de Paris, et prétendait qu'il y avait une vapeur dans sa cathédrale qui le faisait évanouir chaque fois qu'il y entrait. C'était un homme d'esprit, du monde, et qui était si bien avec les jésuites que ce pouvaient être les cendres de Jansénius, son célèbre prédécesseur, qui opéraient cet effet sur lui. On lui donna l'évêché de Viviers, et le P. Tellier, qui était tout à M. de Cambrai, sans oser le montrer, et dont le crédit croissait sans cesse, fit un tour de force et bombarda cet évéché d'Ypres pour l'abbé de Laval, grand vicaire de M. de Cambrai, qui l'avait élevé tout jeune, et l'avait toujours nourri et entretenu généreusement chez lui, parce qu'il était un peu son parent, et que cette branche très-cadette de Laval-Montigny avait à peine du pain. Cet abbé de Laval avait extrêmement profité d'une générosité si bien placée; il était savant, fort homme de bien, s'était beaucoup fait aimer. Il n'avait jamais quitté l'archevêque, qu'il aimait et respectait comme son père, et dont il était chéri de même. Cet attachement était l'exclusion la plus formelle: aussi personne ne pensait à rien pour lui lorsque le P. Tellier fit de lui-même ce grand coup qui releva tout à fait les espérances sur l'archevêque même, et qui ravit M. de Beauvilliers. On verra que les suites en furent trompeuses. Le pauvre abbé de Laval mourut à Ypres peu de mois après avoir été sacré. L'école d'où il sortait était fort opposée à celle de Jansénius, sûrement au moins pour ce monde; cette mort précipitée fut-elle un coup de Jansénius? L'abbé de Laval fut le dernier évêque d'Ypres de la nomination du roi qui la perdit avec cette place par l'exécution de la paix.

Un saint et grand évêque mourut en ce temps-ci, Montgaillard, évêque de Saint-Pons, que ses vertus épiscopales, son grand savoir, une constante résidence de plus de quarante années, une vie tout apostolique, une patience humble, courageuse, prudente, invincible avaient singulièrement illustré sous la persécution des jésuites qui y engagèrent le roi pendant presque tout son épiscopat.

Je regrettai un de mes voisins de la Ferté, le mari de Mme de L'Aigle, dame d'honneur de Mme la Duchesse, tous deux fort des amis de mon père et des miens. Je n'ai guère connu un couple d'autant d'esprit, de politesse, mieux instruit de tout et plus capable d'amitié. M. de L'Aigle, accablé d'infirmités, s'était retiré depuis plusieurs années chez lui à l'Aigle, d'où il ne sortait plus. C'est un des plus beaux et des plus complets marquisats qu'il y ait en France, à six lieues de chez moi. Il y mourut à soixante-quinze ans, tout à lui, n'ayant jamais rien perdu de sa tête ni des agréments de sa conversation.

Sévigné mourut aussi et sans enfants, retiré depuis quelque temps avec sa femme dans le faubourg Saint-Jacques, dans une grande piété. Il était fils de Mme de Sévigné, si connue encore par ses lettres. Elle l'avait fort mis dans le monde et dans la meilleure compagnie. C'était un bon et honnête homme, mais moins un homme d'esprit que d'après un esprit, qui avait eu des aventures bizarres, peu mais bien servi, et qui du naturel charmant et abondant de sa mère et du précieux guindé et pointu de sa sœur, avait fait un mélange un peu gauche.

M. de Luxembourg perdit sans aucun regret son beau-père Clérembault, qu'on n'appelait que Clérembault la Perruque, parce qu'il était accusé d'acheter les siennes sur les quais; au moins en avaient-elles toute la mine. Il s'appelait Gillier, était peu de chose, et beaucoup moins encore par son personnel. Il avait été bien fait et parfaitement beau. On le voyait encore à plus de cent ans qu'il avait bien comptés, un vieux bellâtre qui, jusqu'à cet âge, et au delà, venait toutes les semaines ennuyer la cour, où jamais il n'avait été de rien. Il avait été maître d'hôtel de Mme Henriette d'Angleterre, lorsqu'elle épousa Monsieur. Le maréchal du Plessis n'avait pu refuser à la reine mère d'être gouverneur de Monsieur. Il était demeuré surintendant de sa maison et premier gentilhomme de sa chambre. Il mourut, duc et pair de 1665, à la fin de 1675. Le comte du Plessis, son fils, était premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, en survivance. II avait épousé en 1659 Marie-Louise Le Loup de Bellenave, qui fut dame d'honneur de Madame en survivance de la maréchale du Plessis, dont un fils unique tué devant Luxembourg à vingt ans, sans alliance, en mai 1684, par quoi le chevalier du Plessis, frère puîné de son père, devint duc et pair de Choiseul, en qui cette dignité s'est éteinte. Le comte du Plessis, son frère aîné, fut tué à la prise d'Arnheim en Hollande, à trente-huit ans, en 1672, et mourut ainsi devant son père. Sa veuve s'amouracha de Clérembault qu'elle voyait tous les jours chez Madame, et l'épousa. C'était un second mariage bien infime en comparaison du premier, et de la dame d'honneur de Madame avec un de ses maîtres d'hôtel. Cette Madame n'était plus Henriette d'Angleterre. Elle était morte le 30 juin 1670; et Monsieur était remarié, dès la fin de 1672, à la fille de l'électeur palatin, à qui la coutume constante de l'Allemagne rendait la mésalliance plus étrange, car la comtesse du Plessis avait passé de la première Madame à elle. On trouva donc moyen de faire Clérembault son premier écuyer pour rendre ce mariage moins insupportable, et on lui fit acheter encore le petit gouvernement de Toul. Il était riche, sa femme encore plus; la mort du duc de Choiseul, fils unique de son premier lit, la mit encore dans une plus grande abondance. L'un et l'autre avaient quitté Madame. Ils étaient extrêmement avares, et amassèrent de grands biens, dont la duchesse de Luxembourg leur fille unique, morte devant sa mère, a fait passer à son fils, le duc de Luxembourg d'aujourd'hui. Mme de Clérembault est morte en 1724 à quatre-vingt-quatre ans. Elle avait beaucoup d'esprit, et un reste de considération. Elle et son mari étaient plus avares l'un que l'autre.

La marquise de Mirepoix mourut en même temps assez jeune. Elle était fille aînée du duc et de la duchesse de La Ferté, et veuve de Mirepoix, sous-lieutenant des mousquetaires, sans enfants, qui était frère aîné du père du marquis de Mirepoix, aujourd'hui chevalier de l'ordre, aîné de la maison de Lévi. Mme de Mirepoix tenait assez de choses de sa mère. Elle s'était ruinée, et vivait assez esseulée dans le couvent de la Conception, à Paris.

La comtesse d'Uzès mourut aussi en couches. Elle était fille du lieutenant de roi de Condé, qui était brigadier, et veuve d'un financier appelé Hamelin. C'était une grande femme qui avait été belle et bien faite, qui n'avait pas quarante ans, à qui M. Chamillart avait voulu du bien, que j'ai fort vue à l'Étang, où elle se faisait aimer de tout le monde. Elle a laissé trois fils du comte d'Uzès, frère du duc d'Uzès, qui n'avait rien.

L'État et la religion firent une grande perte en la personne du cardinal de Janson, évêque, comte de Beauvais, et grand aumônier de France, qui mourut à Paris, 24 mars de cette année, à quatre-vingt-trois ans, ayant toujours la tête parfaitement entière. Le roi le regretta beaucoup, le public aussi, et son diocèse et les pauvres amèrement. Ce sont de ces hommes rares et illustres qui méritent de s'y arrêter; et je le ferai d'autant plus volontiers qu'entre beaucoup d'amis qu'il eut toute sa vie, il l'était très-particulier de mon père, et fort des miens. Il fut un moment coadjuteur de Digne, puis évêque de Marseille, où il fut chargé de toutes les affaires de Provence, au grand regret du comte de Grignan, lieutenant général de la province, comme on le voit par les lettres de Mme de Sévigné. Ces affaires firent connaître sa capacité aux ministres.

Forbin, son parent éloigné, mais de même nom, mort capitaine des mousquetaires gris, était dès lors bien avec le roi, et fort ami de Bontems qui le devint de l'évéque de Marseille, et qui le servit très-bien auprès du roi toute sa vie. Il y avait déjà sept ou huit ans qu'il gouvernait toutes les affaires de Provence, lorsqu'il fut envoyé ambassadeur en Pologne en 1674, à l'occasion de l'élection d'un roi. Son habileté y réunit tous les partis lorsqu'on s'y attendait le moins. Le fameux Jean Sobieski, grand maréchal et gouverneur général de la couronne, fut unanimement proclamé. La reconnaissance lui fit offrir sa nomination au cardinalat à l'évêque de Marseille, qui ne voulut l'accepter qu'après en avoir obtenu la permission du roi. Peu après son retour, il fut en 1679 transféré à Beauvais, et renvoyé un an après ambassadeur en Pologne, et vers divers princes d'Allemagne. En 1630, il eut l'ordre du Saint-Esprit, et le 13 février 1690, Alexandre VIII, Ottobon, le fit cardinal. Ce pape, que le duc de Chaulnes avait mis sur le saint-siége, avait trompé la France. À sa mort nos cardinaux allèrent à Rome. Janson y contribua beaucoup à l'élection d'Innocent XII, Pignatelli, l'un des plus sages, des meilleurs et des plus saints papes qui eussent occupé le saint-siége depuis bien longtemps. Janson demeura à Rome, chargé des affaires de France, et y termina tous les démêlés qu'elle avait eus sous les deux derniers pontificats. Après sept années de résidence à Rome, il revint en France. Deux ans après, la mort d'Innocent XII l'y fit retourner pour le conclave, avec les autres cardinaux français. Clément XI, Albane, y fut élu, et Janson demeura encore auprès de lui, chargé des affaires de France, jusqu'en 1706, qu'il apprit par le même courrier du roi la mort du cardinal de Coislin, et qu'il était grand aumônier en sa place, avec la permission de revenir l'exercer. II partit bientôt après de Rome, qu'il ne revit plus.

Le cardinal de Janson était un fort grand homme, bien fait, d'un visage qui, sans rien de choquant ou de singulier, n'était pourtant pas agréable, et avait quelque chose de pensif sans beaucoup promettre. Il était plein d'honneur et de vertu, il avait un grand amour de ses devoirs et de la piété. C'était une sage et excellente tête, se possédant toujours parfaitement, et qui par là a réussi en perfection dans toutes ses négociations, et a mieux servi le roi à Rome qu'aucun autre qui y ait été chargé de ses affaires. Il y était plus craint et plus considéré que pas un d'eux, parce que, avec une parole lente et désagréable par l'organe, qui avait un son étranglé, il avait une sagacité qui ajoutait beaucoup à la finesse de son esprit et à sa justesse, qui était grande, en sorte qu'il n'a jamais pu être trompé, même à Rome. Il était consommé dans les affaires par une longue habitude, magnifique en tout et partout avec beaucoup d'ordre, fort désintéressé, affable aux plus petits, naturellement obligeant, fort poli, mais avec choix et dignité, quoiqu'il le fût à tout le monde, et l'homme du monde le plus capable d'amitié, de fidélité à ses amis et de les bien servir. Il était né pauvre. Son frère aîné et le père du marquis de L'Aigle, de la mort duquel je viens de parler, avaient épousé les deux filles du bonhomme La Saladie, qui avait été autrefois fort estimé et fort avancé à la guerre. La chapelle du château de l'Aigle vaut huit cents livres de rente fondée au chapelain. Ce fut le premier bénéfice qu'il eut, et que par reconnaissance il a voulu garder toute sa vie. Il y payait un chapelain, et faisait donner le reste aux pauvres du lieu depuis qu'il fut devenu grand seigneur. Étant cardinal et grand aumônier, il se plaisait à dire, devant tout le monde, à M. et à Mme de L'Aigle, qu'il était le grand aumônier du roi et le leur, et qu'il se faisait honneur de demeurer le leur, parce qu'alors qu'il n'avait rien il s'était trouvé bien heureux que leur père lui eût donné de quoi vivre par cette chapelle.

Il avait l'âme et toutes les manières d'un grand seigneur, doux et modeste, l'esprit d'un grand ministre né pour les affaires, le cœur d'un excellent évêque, point cardinal, au-dessus de sa dignité, tout français sur nos libertés et nos maximes du royaume, sur les entreprises de Rome, avec netteté, inébranlable là-dessus jusqu'à l'éclat, et parfaitement instruit de ces matières jusqu'à avoir dit plus d'une fois aux ministres romains, et au pape même, que, quelque flatté qu'il fût de sa pourpre, il se tenait plus honoré de l'épiscopat que du cardinalat, et que son chapeau ne lui tenait à rien. Cette fermeté constante et vraie a souvent eu de grands effets. Tout bon courtisan qu'il était, il fut aussi peu timide au dedans qu'au dehors, et aussi impénétrable au crédit et aux artifices des jésuites, dont il ne s'émut jamais et qu'il contint toujours en crainte et en respect, comme on l'a vu. On a vu aussi combien le roi regretta de ne pouvoir le mettre dans son conseil, et les excellentes raisons qui l'en détournèrent, et que la France pleurera longtemps avec des larmes de sang n'avoir pas été suivies après lui.

Quelque accoutumé qu'il fût aux affaires, quelques agréments qu'il trouvât dans le monde, où il était universellement honoré et où il avait beaucoup d'amis, parce qu'il en méritait, quelques faveurs, quelques distinctions qu'il trouvât toujours à la cour, il ne se plaisait nulle part tant que dans son diocèse, où il était singulièrement respecté, et il se peut dire adoré, surtout des pauvres de tous les états à qui il faisait de grandes aumônes. Il aidait et soutenait fort la noblesse; et tant qu'il a été en France il a toujours passé plus de sept ou huit mois tous les ans à Beauvais à y visiter son diocèse, et à y remplir toutes ses fonctions avec beaucoup d'application et de vigilance. Le roi donna l'archevêché d'Arles à son neveu, l'abbé de Janson, lors de la translation de M. de Mailly, longtemps depuis cardinal, d'Arles à Reims. Le cardinal de Janson s'y opposa tant qu'il put. Il dit au roi qu'il connaissoit son neveu, que c'était un petit génie, fort homme de bien, mais à qui il ne voudrait pas confier une place de vicaire de village, et absolument incapable de l'épiscopat; que, si le roi voulait lui faire du bien, il lui serait très-obligé et très-aise s'il lui voulait donner une abbaye de dix-huit ou vingt mille livres de rente, que ce serait de quoi vivre et prier Dieu en repos, et beaucoup plus qu'il n'en fallait à son neveu. Il eut beau insister, le roi tint bon. On a longuement vu depuis combien le cardinal pensait juste. Sa mort arriva dans une funeste époque. Avec la liberté et la fermeté qu'il avait, et la confiance du roi telle qu'il la possédait, il eût pu empêcher ce torrent de maux qui la suivirent dans l'Église, et qui n'épargnèrent pas l'État; et son funeste successeur n'aurait pas acheté sa charge, comme il fit enfin du P. Tellier, et par elle n'eût pas eu les accès dont il fit pour la payer un si pernicieux usage, comme on l'éprouva bientôt après.

Au bout de quinze jours, le roi donna les deux belles abbayes qu'il avait: Marchiennes, en Flandre, au cardinal Ottobon; Corbie, de cinquante mille livres de rente, au cardinal de Polignac. Il nomma en même temps à Beauvais l'abbé de Saint-Aignan, qui était encore à Orléans au séminaire. Le duc de Beauvilliers représenta au roi que, encore qu'il parût que son frère eût de la piété et de l'application aux choses de son état, il était encore trop jeune pour être aussi assuré de lui qu'il convenait de l'être pour le faire évêque. Il n'y eut rien qu'il n'employât pour faire changer le roi là-dessus, avant que la nomination fût sue. Le roi fut inflexible, loua la délicatesse de M. de Beauvilliers, s'appuya sur tout le bien qui lui était revenu de son frère, ajouta que Beauvais ne vaquait pas toujours, et à point, et qu'il voulait bien lui dire que, s'il était encore d'usage, comme dans les anciens temps, que des fils de France fussent évêques, il n'aurait rien de mieux à donner à son second fils que Beauvais. Le pape lui refusa des bulles, parce que l'abbé de Saint-Aignan avait, par ordre du roi, soutenu dans ses thèses les propositions de l'assemblée du clergé de 1682.

Ce n'était pas que Rome fût en droit ni même en volonté de ce refus, mais pour montrer, par cette difficulté faite au frère d'un ministre de cette distinction, à quoi devaient s'attendre tous les autres, effrayer la cour et faire perdre ainsi l'habitude de soutenir ces maximes, qui était déjà fort tombée en désuétude, et qui y tomba après de plus en plus. Il avait été réglé qu'elles le seraient par tous ceux qui auraient à prendre des degrés, et que le parlement y tiendrait la main. Cela se fit pendant quelque temps, puis on s'en relâcha à la française, et sous Alexandre VIII, Ottobon, le clergé sembla les abandonner, par la lettre honteuse que le roi l'engagea d'écrire à ce pape pour obtenir des bulles qu'Innocent XI avait refusées, et qu'on sollicitait depuis quatorze ans. Depuis cette époque ces propositions ne furent plus soutenues qu'à la dérobée, et par des bouffées de mécontentement de la cour de Rome, qui sut profiter de tous les avantages qu'on lui laissait prendre pour les anéantir, et qui a su depuis se saisir de bien d'autres, et se mettre en beau chemin de réduire la France au point d'ignorance, d'adoration et de dépendance où elle a réduit l'Italie et les Espagnes. Le refus dura six mois entiers. Contente alors d'avoir fait un exemple si humiliant et si instructif, et n'osant aussi trop se commettre, les bulles furent accordées par bonté, avec le gratis ordinaire aux fils et aux frères des ministres. L'abbé de Saint-Aignan parut en parfait séminariste. Jamais rien de si gauche, de si plat, de si béat. Je proposai au duc de Beauvilliers de lui donner un maître à danser, pour lui apprendre au moins à faire la révérence et à entrer dans une chambre. Il afficha la régularité la plus exacte, et il remit Saint-Germer près Beauvais, la seule abbaye qu'il eût, pour n'être pas en pluralité de bénéfices. On la donna à l'abbé Begon, depuis évêque de Toul, parent proche des Colbert, qui fut choisi pour être le conducteur du jeune prélat, sous le nom de grand vicaire. M. de Beauvilliers ni le roi ne vécurent pas assez pour voir combien il y avait eu de sagesse et de raison dans les craintes et les refus du duc de Beauvilliers de faire son frère évêque si promptement, que ses désordres éclatants et persévérants firent enfin renfermer dans un monastère pour le reste de ses jours, presque gardé à vue, et forcément démis de son évêché pour éviter la dégradation et la déposition juridique.

Mme la duchesse de Berry accoucha, sur les quatre heures du matin du dimanche 26 mars, d'un prince qui fut appelé duc d'Alençon. Il vint à sept mois, et la flatterie fut telle que presque toute la cour se trouva née ou avoir des enfants à ce terme. La joie en fut courte; il donna plusieurs alarmes par sa délicatesse, et il mourut le samedi 25 avril à minuit. Le roi nomma le duc de Saint-Aignan et le marquis de Pompadour pour accompagner la corps à Saint-Denis. Il partit de Versailles le lundi 27 avril après dîner, avec les gardes, les pages, et les carrosses de M. le duc de Berry; l'évêque de Séez portant le cœur, eut pour cette raison la première place, et M. de Saint-Aignan la seconde, au derrière du carrosse, comme duc; M. et Mme de Pompadour au devant, elle comme gouvernante; et le petit corps posé entre eux. Lorsqu'ils eurent passé les cours, et un peu avancé dans l'avenue, M. de Saint-Aignan força par politesse Mme de Pompadour de changer de place avec lui. De Saint-Denis ils furent porter le cœur au Val-de-Grâce. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry furent extrêmement touchés.

L'électeur de Bavière qui était toujours à Suresne, et qui s'y amusait à chasser dans la forêt de Saint-Germain et ailleurs, à des retours de chasse chez lui, à un gros jeu, et à donner des fêtes champêtres à l'occasion de la paix, qui n'était pourtant pas encore bien agréable pour lui, dîna le 21 avril chez d'Antin, à Versailles, vit le roi après dans son cabinet par les derrières, y fut peu, le suivit à la volerie, et s'en retourna le soir à Suresne. L'électeur de Cologne vit le roi le lendemain de la même façon, et fut longtemps avec lui. Huit ou dix jours après, le roi étant à Marly et courant le cerf, l'électeur de Bavière se trouva à la chasse, et descendit après à Marly, chez d'Antin. Il fut jouer au salon où M. le duc de Berry l'attendit; il revint souper chez d'Antin, puis jouer au salon jusqu'à quatre heures du matin, et s'en alla à Suresne. Deux jours après, l'électeur de Cologne vint l'après-dînée à Marly, vit le roi dans son cabinet, et prit congé de lui. Le lendemain, l'électeur de Bavière se trouva comme l'autre fois à la chasse du roi, joua au retour dans le salon avec Madame et Mme la duchesse de Berry et force dames, soupa chez d'Antin, et retourna au salon après. Le roi fit pour lui une chose singulière; il vint voir jouer, et jeta de l'argent à l'électeur pour être des réjouissances. Il n'y fut pas longtemps, mais cela fut fort marqué. Le jeu se poussa assez loin, après lequel l'électeur regagna Suresne. Quelques jours après il revint encore à la chasse, soupa chez d'Antin, et joua dans le salon avant et après souper. Il se trouva bientôt après à une autre chasse. Le roi se promena après dans un jardin, où l'électeur le vint joindre aussitôt au mail; ils y virent jouer, et la promenade continua ensuite, l'électeur à pied avec les courtisans, et le roi dans son petit chariot qui lui en fit une civilité. Après la promenade, l'électeur joua dans le salon à l'ordinaire avant et après le souper que d'Antin lui donna. Il revint encore après faire une autre chasse et jouer dans le salon, et revint aussitôt après voir aller les dames à la roulette, qui est un divertissement qu'il ne connaissoit point; mais ces dernières fois il ne vit le roi qu'à la chasse. Il ne parut plus que pour prendre congé du roi à Versailles, qu'il vit peu de temps dans son cabinet, pour s'en aller à Compiègne. Ce fut en ce temps-ci que Mme la princesse de Conti, fille du roi, acheta à vie l'hôtel de Lorges du duc de Lorges, qui vendait tout d'un côté, et bâtissait et dépensait tant qu'il pouvait de l'autre. Cette acquisition, à la suite de celle du comte de Toulouse et de d'Antin, augmenta la surprise. Le roi en aurait été si choqué dans d'autres temps qu'ils n'auraient osé le hasarder; mais il commençait à être si dégoûté de tout, par les malheurs de sa famille, qu'il ne prenait presque plus de part à rien que celle qu'on l'engageait à prendre. Ces précautions d'établissements à Paris de gens qui ne pouvaient découcher de la cour, excepté d'Antin, et encore celui-là avec mesure, permission et prétexte, donnèrent fort à penser sur la santé du roi, de la décadence de laquelle on ne s'apercevait pourtant pas encore au dehors de son plus secret intérieur. Quelque temps après Mme la princesse de Conti acheva d'acquérir cette maison en propriété.

L'ombre de Mme de Maintenon qui couvrait et avait été si utile à d'Aubigny, son prétendu cousin, et à l'archevêque de Rouen, son oncle, fit son mariage avec Mlle de Villandry, riche héritière, et dans son voisinage.

L'opiniâtreté de l'empereur, qui retint l'empire dans ses intérêts, fit porter toutes nos forces sur le Rhin et sur la Moselle. Villars fut destiné à la Moselle, et Harcourt pour le Rhin. Bientôt après Villars s'excusa sur sa blessure, et voulut aller à Baréges; Besons lui fut substitué, et le 12 et le 15 mai furent fixés pour le départ des généraux en chef des deux armées; mais une nouvelle attaque d'apoplexie mit le maréchal d'Harcourt hors d'état de servir, et il abdiqua de lui-même. Cela changea le voyage de Baréges; le maréchal de Villars accepta l'armée du Rhin. Le roi lui donna cent mille francs pour refaire son équipage dont il s'était défait, comptant ne point servir. Il partit aussitôt après, Besons aussi.

On apprit que Steinbok n'avait pu se soutenir davantage au milieu de tant d'ennemis, dans des pays contraires, éloignés de la Suède, où il n'avait pu repasser. Son armée était réduite à huit ou dix mille hommes, enfermée et affamée de toutes parts, en sorte qu'il fut réduit à se rendre prisonnier de guerre avec elle, moyennant passage en sûreté dans le pays de Schonen, en payant leur rançon, que le roi de Danemark promit, et eux de ne point porter les armes d'un an.

Le roi choisit pour l'ambassade d'Hollande Châteauneuf-Castaignières, conseiller au parlement, qui s'était fort bien acquitté du même emploi en Portugal et à Constantinople, et dont on s'était servi dans un intervalle en Espagne sans caractère. Bonac, qui y était avec caractère d'envoyé, et qui en revenait parce que M. de Brancas y allait ambassadeur, fut nommé à l'ambassade de Constantinople; le comte du Luc à celle de Suisse; et l'abbé de Mornay à celle de Portugal. Il était fils de M. et Mme de Montchevreuil, et néanmoins il n'avait jamais pu être évêque. Il était fort bien fait, et avait du mérite, de l'esprit, du monde, du savoir; mais le roi, qui s'était persuadé qu'il avait fait plus d'usage de ses talents corporels que des autres, n'avait jamais pu en revenir. Il n'était plus fort jeune; le roi crut le désembourber par les emplois étrangers, où en effet il réussit fort bien. Lassai fils fut destiné pour la Prusse. Il n'y alla point; on verra qu'il fit mieux.

Le comte de Lœwenstein, avec un fort beau visage et bien fait, fut plus heureux avec moins de contrainte; mais il était Allemand et frère et de Mme de Dangeau, le même qu'on a vu naguère député du chapitre de Strasbourg au roi, pour l'adoucissement des preuves. Il n'avait aucuns ordres. Il reçut en ce temps-ci les bulles de l'évêché de Tournai, que M. de Beauvau venait de quitter pour n'être point sous une domination étrangère; et, avec Tournai, il eut permission du pape de retenir le grand doyenné de Strasbourg, et ses canonicats de Strasbourg et de Cologne, outre les deux abbayes qu'il avait en France.

CHAPITRE XVII. §

Menées sourdes et profondes du P. Tellier et de Bissy, évêque de Meaux. — Voysin substitué à Torcy pour les .affaires du cardinal de Noailles. — Bissy nommé au cardinalat. — Projet énorme du P. Tellier. — L'affaire du cardinal de Noailles portée à Rome. — P. Daubenton et Fabroni; quels. — Ils dressent seuls, et en secret, la constitution Unigenitus. — Le pape engagé de parole positive à ne donner sa constitution que de concert et approuvée du cardinal de La Trémoille en particulier, et du sacré collége en général. — Audacieuse visite du P. Tellier au cardinal de Rohan. — Caractère du cardinal de Rohan; son éducation. — Il doit tout au cardinal de Noailles. — Priviléges de la vie des cardinaux. — Combat intérieur du cardinal de Rohan. — Tallard entraîne le cardinal de Rohan au P. Tellier. — Cardinal de Rohan grand aumônier. — Cardinal de Polignac maître de la chapelle du roi. — Orgueil de son serment. — Il reçoit le bonnet de la main du roi; il le harangue à la tête de l'Académie française sur la paix. — Vittement recteur de l'Université; sa belle harangue et son très-singulier effet.

Le P. Tellier avançait à grands pas vers le but qu'il s'était proposé toute sa vie, pour lequel il avait travaillé sans cesse dans l'obscurité du cabinet, et sa place et le crédit prodigieux qu'il y avait acquis le mettaient en état de tout oser pour y arriver. On a vu le caractère terrible de ce jésuite; les conjonctures lui étaient les plus favorables pour le grand projet qu'il avait formé. Il avait affaire à un prince qui, de son aveu même, était de la plus profonde ignorance, élevé par la reine sa mère dans l'opinion que ce qu'on appelait jansénistes était un parti républicain dans l'Église et dans l'État, ennemis de son autorité qui était son idole, inaccessible toute sa vie à tout ce qui n'était pas entièrement dévoué au parti opposé, accoutumé par les idées ultramontaines de la reine sa mère, et du cardinal Mazarin, à tout céder à la cour de Rome, et à déployer son autorité sur les parlements pour les y faire fléchir; à exiler, même à emprisonner les particuliers qui par de savants écrits blessaient Rome en s'élevant contre ses usurpations sur l'Église et sur les couronnes; soigneusement entretenu dans cet esprit par ses confesseurs toujours jésuites, et par Mme de Maintenon, gouvernée depuis si longtemps par le même esprit, qui était celui de M. de Chartres, son ancien directeur de toute confiance et de tout Saint-Sulpice, à qui M. de Chartres l'avait comme léguée en mourant, entre les mains du curé La Chétardie, et de Bissy, évêque de Toul, puis de Meaux, qui, par le voisinage si proche de ce dernier diocèse, ne la perdait presque pas de vue.

Bissy, dont l'âme était forcenée d'ambition, sous le pharisaïque extérieur d'un plat séminariste de Saint-Sulpice, était de tout temps abandonné aux jésuites comme à ceux dont il attendait tout pour sa fortune, et sans lesquels il sentait qu'il ne pouvait rien se promettre par lui-même, sans famille, sans amis, sans accès, et relégué à Toul, où il n'était pas même du clergé de France. On a vu en son temps combien il y exerça la patience de M. de Lorraine, pour se faire transférer ailleurs par ses cris; l'usage qu'il en sut faire à Rome, où il entretint un agent exprès pour se débrouiller un chemin au cardinalat, appuyé des jésuites; et comme il ne voulut point de Bordeaux, trop éloigné de la cour, quand il s'y vit si bien produit par M. de Chartres, et que ses affaires à Rome par rapport à la Lorraine et à ses espérances prenaient un tour à ne lui plus faire regarder Toul comme un cul-de-sac, et à ne lui plus permettre de quitter cet évêché que pour quelque autre qui favorisât encore mieux ses espérances, tel que fut Meaux.

Il était trop initié pour ignorer l'aversion de Mme de Maintenon et même de Saint-Sulpice pour les jésuites; il était aussi trop habile pour se refroidir avec des amis immortels, et d'une puissance permanente, pour épouser la fantaisie d'une femme qui, à son âge, pouvait manquer à tous moments, et d'une troupe de barbes sales, qui sans elle n'avait point de consistance, et que les jésuites tôt ou tard crosseraient avec le pied.

Il cacha donc à Mme de Maintenon, qui, par la mécanique de ses journées, ne voyait le jour que par le trou d'une bouteille, et qui était la plus grande dupe du monde de ceux pour qui elle se prévenait, il lui cacha, dis-je, son union ancienne et la plus intime avec les jésuites comme tels, et ne lui laissa voir de liaison entre lui et le P. Tellier, que par la nécessité du concert pour la bonne cause, pour l'Église, pour la pureté de la doctrine, c'était à dire contre le cardinal de Noailles; et il lui en faisait d'autant mieux sa cour, que Mme de Maintenon, peu à peu tombée dans le dernier emportement sur cette affaire, était bien aise d'être informée des démarches du P. Tellier auprès du roi, pour agir de concert et en conséquence, de croire même les diriger sans toutefois vouloir ni voir ni ouïr parler du P. Tellier, ni qu'il sût rien qu'en gros, et pour la nécessité seulement par rapport à elle et sans elle; et c'est ce qu'elle croyait faire par Bissy, sans s'être jamais doutée qu'ils ne fussent tous deux qu'un cœur et qu'une âme, ni qu'il fût livré aux jésuites.

D'autre part, le P. Tellier faisait faire tout ce qu'il voulait par Mme de Maintenon auprès du roi sur cette affaire, par le même Bissy, sans y paraître. Par ces manéges obscurs ils conduisirent où ils voulurent un roi enfermé à cet égard sous leur clef, et qui pour ministre de tout ce qui regardait cette affaire, n'avait plus Torcy qu'ils avaient rendu suspect par son alliance avec les Arnauld, et par l'évêque de Montpellier son frère. Ils lui avaient substitué Voysin, créature et âme damnée de Mme de Maintenon et de sa fortune, et aussi ignorant d'ailleurs et aussi vendu qu'il le leur fallait. De cet antre de ténébreuse intrigue, sortit la nomination de Bissy au cardinalat, que sans concert, mais avec une ardeur égale, Mme de Maintenon et le P. Tellier procurèrent également, et que Rome reçut avidement, comme de celui dont elle ferait le plus grand usage, et qui pour elle foulerait tout aux pieds. Ce fut un grand pas pour le P. Tellier, dont il se promit toutes choses, mais il en voulait tant opérer à la fois, qu'il crut avoir besoin d'un renfort de secours.

Le premier plan sur lequel il avait travaillé n'avait été, comme on l'a dit, que pour donner des morailles au pape, et lui donner des affaires en France qui le forçassent de ménager les jésuites et d'abandonner leurs affaires des cérémonies chinoises, dès lors réduites pour eux à un état désespéré. La double vue était de se venger du cardinal de Noailles, monté sans eux sur le siége de la capitale, et dont la faveur et l'estime balançait leur pouvoir sur la distribution des bénéfices. Parvenus à lui soustraire grand nombre d'adhérents pour avoir reconnu sa faiblesse, et l'avoir manifestée au monde, par le consentement que le roi lui arracha pour la radicale destruction de Port-Royal des Champs, et bientôt après à le brouiller avec Mme de Maintenon, jusqu'à la rendre sa plus ardente ennemie, et de là avec le roi, sur les Reflexions morales du P. Quesnel, Tellier se promit toutes choses de l'affadissement du sel de la terre, qu'il reconnut en plein dans les assemblées des évêques sur cette affaire. L'interdiction générale de la chaire et du confessionnal de tous les jésuites du diocèse de Paris, excepté du confesseur unique du roi, et pour le roi tout seul, combla la mesure du désir de la plus éclatante vengeance dans les jésuites et dans le P. Tellier, et la déplorable conduite du cardinal de Noailles qui, dans la suite, se sépara de ses évêques, de son chapitre, des écoles, et des corps des curés et des congrégations régulières qui étaient toute sa force au dedans et tout son appui au dehors, porta les vues du P. Tellier au plus haut point de ses désirs. Tout ce qu'il voulait était de mettre un tel trouble et une telle division dans cette affaire, qu'on fût obligé de la porter à Rome contre toutes les lois de l'Église, tout usage et toute raison, qui veulent que les contestations soient nettement jugées, et juridiquement, dans les lieux où elles naissent, sauf l'appel au pape qui, par ses légats envoyés sur les lieux, revoit et réforme le premier jugement, ou le confirme d'une manière aussi juridique. Or cette forme juridique ne peut être autre qu'un concile, où l'auteur d'un livre qui excite la contestation soit appelé et pleinement entendu, pour rendre raison lui-même de sa foi, et des termes et du sens des propositions qui sont examinées, comme le P. Quesnel vivant lors ne cessait de le demander de vive voix, et de le requérir expressément par écrit, au pape et aux évêques, ou quand l'auteur est mort, d'entendre en sa place ceux qui en veulent prendre la défense. Ce n'était pas là le jeu du P. Tellier. Il ne savait que trop penser du succès de cette affaire traitée de la sorte. Il la voulait étrangler par autorité, et s'en faire après une matière de persécution à longues années, pour établir en dogme de foi leur école, à grand'peine jusqu'alors tolérée dans l'Église.

Son dessein, en faisant renvoyer l'affaire au pape, fut donc de le faire prononcer par une constitution qui, en condamnant un grand nombre de propositions tirées de ce livre, les condamnât d'une façon atroce, mît par leurs contraires l'école de Molina en honneur, et en dogme implicite, en ruinant toutes les écoles catholiques uniquement écoutées et suivies dans l'Église, et comme cela ne se pouvait espérer en termes clairs, qui auraient porté leur propre anathème sur le front, il voulut une condamnation in globo qui, en n'épargnant rien et tombant sur tout, se pût sauver par un vague qui se pouvait appliquer ou détourner suivant le besoin, et par là même hasarder de condamner dans ce livre des propositions purement extraites de saint Paul et d'autres endroits de l'Écriture, et d'autres de saint Augustin et d'autres Pères en termes formels, qui est la première fois qu'on l'ait osé, pour tirer de là des conséquences nécessaires en faveur de Molina contre saint Augustin, saint Thomas et toutes les autres écoles, et à la longue parvenir par degrés à faire ériger les propositions de l'école de Molina, les plus opposées à toutes les autres écoles, en dogmes, et flétrir par conséquent tout ce qui au contraire a servi de règle jusqu'à présent dans l'Église.

Pour atteindre à ce but, il fallait autant d'adresse et de ténèbres que d'audace dans la manière de dresser la bulle ou constitution, la dérober aux cardinaux et aux théologiens de Rome, surtout aux partisans sans nombre de saint Augustin et de saint Thomas, y flatter Rome et le pape sur les plus énormes prétentions ultramontaines, assez solidement pour attacher leur plus vif intérêt au maintien de cette pièce sans toutefois que cela fût assez grossier pour choquer le roi, ou se mettre en danger que les parlements le pussent vaincre à cet égard, et pourtant la fabriquer de manière que le pape se trouvât engagé en des condamnations tellement insoutenables, qu'il se sentît hors de moyens d'en pouvoir donner aucune explication si les évêques de France s'avisaient de lui en demander, et que la superbe de sa prétendue infaillibilité l'empêchât toujours de souffrir que d'autres attentassent à interpréter eux-mêmes, que par là il se roidît à la faire recevoir purement et simplement, et que les jésuites, ayant pour eux le pape et Rome également intéressés pour leur pouvoir, et pour leur embarras, le roi en France engagé dès en la demandant à la faire recevoir, et trop entêté de son autorité pour n'y pas employer toute sa puissance, ils eussent par là une préférence de leur école sur les ruines de toutes les autres, qui portée par les deux puissances également, éblouirait l'ignorance ou la faiblesse des évêques, attirerait les autres par l'ambition, forcerait tout théologien d'être publiquement pour ou contre, grossirait infiniment leur parti, et leur donnerait lieu d'anéantir l'autre une fois pour toutes par une inquisition et une perquisition ouverte contre des gens également en butte à l'autorité de Rome et à celle du roi; par là accoutumer toute tête à ployer sous ce joug, et de degré en degré l'ériger en dogme de foi, et c'est là malheureusement où aujourd'hui nous en sommes.

La division habilement semée dans les divers partis parmi les évêques assemblés en diverses façons sur cette affaire, tous ne crurent plus en pouvoir sortir que par Rome. Le roi écrivit donc au pape de la façon la plus pressante pour lui demander une décision, mais de la manière la plus partiale contre le livre du P. Quesnel. Le pape s'en crut quitte par la condamnation qu'il en fit à laquelle le cardinal de Noailles adhéra en retirant l'approbation qu'il y avait autrefois donnée. Mais ce qui suffisait en soi n'était pas le compte du P. Tellier. Il voulut une constitution qui condamnât une foule de propositions extraites de ce livre; en la manière et par les raisons qui viennent d'être expliquées. Le roi redoubla d'instances auprès du pape, et le P. Telier, pour les mettre l'un et l'autre hors d'état de pouvoir reculer dans les suites, fit en sorte que le roi répondît au pape sur son autorité dans son royaume, que sa constitution y serait reçue sans difficulté de quelque part que ce fût.

Le P. Tellier n'eut pas à Rome des conjonctures moins favorables qu'en France. Le P. Daubenton dont j'aurai occasion de parler ailleurs, plus savant, plus accort, plus rompu au monde et aux cours, mais au fond non moins déterminé jésuite que le P. Tellier, congédié de confesseur du roi d'Espagne par les intrigues de Mme des Ursins à qui son crédit et ses manéges firent ombrage, était passé en Italie où il restait assistant français du général des jésuites, qui est pour chaque grande nation la première place après la sienne. Il était donc à Rome, et il y vivait comme les plus importants de ses confrères et les plus initiés dans les mystères les plus secrets de leur compagnie, dans la plus étroite liaison et la plus réciproque confiance avec le cardinal Fabroni. J'ignore s'il était de ceux que les jésuites savent s'approprier à Rome, depuis les plus éminents personnages jusqu'aux plus obscurs par leurs présents, et les pensions proportionnées à l'état et au service qu'ils en tirent. Cette politique ne leur est pas nouvelle, et les a de tout temps bien utilement servis, elle n'est pas même ignorée; mais ni ceux qu'ils soudoient, ni ceux qui sont soudoyés, n'ont garde de s'en vanter. À l'égard de Fabroni, la mince fortune où il est né, celle qu'il a faite, l'appui déclaré qu'il a trouvé chez les jésuites dans tous les temps de sa vie, celui qu'il leur a rendu à découvert aussitôt qu'il s'est vu en état de le faire, l'application, la suite et souvent la fureur qu'il a montrée à soutenir toutes leurs causes, tous leurs intérêts, ceux même des personnes en qui ils en ont pris, ont pu faire croire qu'il ne leur était pas vendu pour rien, parce qu'il est vrai et public, et lui-même ne s'en cachait pas, qu'il était plus ardent jésuite que les plus forcenés de l'espèce même du P. Tellier, et plus occupé qu'eux-mêmes de leurs affaires.

C'était un bourgeois de Pistoie, venu à Rome avec de l'esprit, de la scolastique, du feu, de l'application au travail le plus ingrat, et la résolution de percer à quelque prix que ce pût être. Porté constamment par les jésuites, il parvint à quarante ans à être, en 1691, secrétaire des mémoriaux, et quatre ans après secrétaire de la congrégation de la propagation de la foi, où il eut moyen de déployer son savoir-faire en faveur de ses patrons. On ne connaît plus à Rome que le droit canon, et à leur mode, et la scolastique. Le cardinal Albane, qui était jeune et peu foncé, se livra à Fabroni pour le conduire dans sa fonction de secrétaire des brefs; il s'en trouva bien. Il s'accoutuma si fort à le consulter dans la suite, et peu à peu il se laissa tellement subjuguer à cet esprit haut et violent, qu'il devint son maître. Devenu pape, il le fit cardinal, et augmenta ainsi sa servitude. Fabroni et Daubenton firent donc le projet de la constitution par ordre du pape.

Le roi avait demandé qu'elle fût concertée avec le cardinal de La Trémoille, tant à l'égard du fond même que pour éviter ce qui y pourrait causer de l'embarras par rapport aux maximes de France. L'affaire faisait du bruit. Une décision dogmatique, et en première instance pour la France, réveilla la cour de Rome; le sacré collége prétendit la chose assez importante, et même précisément de nature à être consultée; plusieurs des plus anciens et des plus considérables en parlèrent au pape qui trouva juste d'en avoir leur avis, et qui leur promit à tous de la manière la plus positive que le projet de cette constitution leur serait présenté, qu'ils le pourraient examiner chacun en particulier à leur gré, puis s'assembler plusieurs en congrégations différentes, et qu'elle ne serait dressée que conformément à l'avis du plus grand nombre des cardinaux. Le pape donna la même parole au cardinal de La Trémoille pour ce qui le regardait, comme chargé des affaires du roi. Les choses en étaient là lors de la mort du cardinal de Janson et de la nomination de Bissy au cardinalat.

Quelque puissant renfort que le P. Tellier comptât bien de trouver dans l'élévation de Bissy à la pourpre, la grandeur et l'étendue de ce qu'il se proposait lui parut mériter de ne pas négliger de se rassembler toutes les forces qu'il pourrait. L'éclat où se trouvait le nouveau cardinal de Rohan par les établissements de sa maison, de ses alliances, de ses liaisons, plus encore le parti qu'il se proposait de tirer en se l'acquérant, du goût personnel du roi pour le fils de Mme de Soubise, et de prendre ainsi le roi de toutes parts, engagea ce hardi jésuite à n'en pas faire à deux fois, et de faire montre de toute sa puissance au cardinal de Rohan, pour le mettre de son côté par la crainte, et par la récompense toute présente. Il l'alla voir et lui exposa tout net ses intentions avec une audace et une autorité qui ne craignait rien. Il lui dit donc qu'il ne pouvait douter qu'instruit comme il l'était, il ne pensât comme il devait sur l'affaire de l'Église qui était portée à Rome, mais qu'il ne suffisait pas à un homme établi comme il l'était de bien penser, comme il supposait et voulait se persuader qu'il pensait bien, mais qu'il fallait encore bien faire, non-seulement bien faire, mais tout faire, tout entreprendre, tout exécuter pour mettre la bonne doctrine à couvert, et pour écraser une fois pour toutes ce parti séditieux qui troublait l'Église depuis si longtemps; que le roi y était entièrement disposé, que le succès en était assuré, que c'était à lui de voir quel parti il voulait y prendre, se perdre auprès du roi à qui il devait tout, et de qui il se pouvait, en se conduisant bien, se promettre encore bien davantage, ou demeurer dans une neutralité qui ne pourrait pas se soutenir longtemps, et qui le déshonorerait et lui ôterait en attendant toute considération; ou enfin, s'attacher au devoir de son état, de sa reconnaissance pour le roi, en se déclarant pour l'Église et pour la bonne cause, et pour ne lui rien celer, en n'y ménageant rien et en marchant dans un concert intime, entier, inaltérable, avec ceux qui en faisaient leur affaire, et qui lui répondaient en prenant ce parti, mais en s'y engageant de la sorte, qu'il pouvait compter sur la charge de grand aumônier, et sur tous les agréments, les grâces, les privances et toute la confiance du roi. Rohan fut étrangement étourdi d'un compliment si net, et qui lui présentait si à découvert la paix ou la guerre. Il balbutia, et dans son trouble il ne put rien tirer de lui-même que des compliments, et tout ce que l'incertitude et l'étonnement put couvrir sous les plus grandes politesses. Ce n'était pas la monnaie dont Le Tellier se payait; il se leva froidement, dit au cardinal qu'il s'aviserait; que, comme il désirait d'être son serviteur, il souhaitait et il espérait que ce serait bien, et que, lorsque ses réflexions seraient faites, il comptait qu'il lui en ferait part, mais qu'il devait l'avertir de ne les pas faire longues, parce que la charge de grand aumônier ne pouvait vaquer longtemps. Il se retira en même temps, et laissa le cardinal épouvanté d'une déclaration si audacieuse.

Le cardinal de Rohan était net avec de l'esprit naturel, qui paraissait au triple par les grâces de sa personne, de son expression, du monde le plus choisi dont le commerce l'avait formé, par les intrigues et les liaisons où Mme de Soubise l'avait mis de fort bonne heure. Son naturel était bon, doux, facile, et sans l'ambition et la nécessité qu'elle impose, il était né honnête homme et homme d'honneur; d'ailleurs d'un accès charmant, obligeant; d'une politesse générale et parfaite, mais avec mesure et distinction; d'une conversation aisée, douce, agréable. Il était assez grand, un peu trop gros, le visage du fils de l'Amour, et outre la beauté singulière, son visage avait toutes les grâces possibles, mais les plus naturelles, avec quelque chose d'imposant et encore plus d'intéressant, une facilité de parler admirable et un désinvolte merveilleux pour conserver tous les avantages qu'il pouvait tirer de sa princerie et de sa pourpre, sans montrer ni affectation ni orgueil, et n'embarrasser ni lui-même ni les autres; attentif surtout à se mettre bien avec les évêques, à se les attirer et à se conserver l'attachement de toute la gente doctrinale, qu'il s'était fait un capital de s'acquérir sur les bancs, et à quoi il avait parfaitement su réussir.

Il était de juin 1674. Le cardinal de Noailles était dans l'apogée de sa faveur lorsqu'il fut question de séminaire et de théologie pour l'heureux fils de la belle Soubise. Elle avait su toute sa vie ménager tout, et sa faveur extrême et déclarée et toujours soutenue, lui avait tout facilité. Elle était donc bien de tout temps avec les Noailles, trop clairvoyants pour ne pas désirer encore plus d'être de ses amis. Par eux et par Mme de Maintenon même, à qui elle en fit sa cour, elle donna son fils au cardinal de Noailles dès son entrée dans l'archevêché de Paris, et le lui remit pour se reposer entièrement sur lui de toute son éducation ecclésiastique. Ces considérations engagèrent ce prélat d'en faire comme de son neveu; et cet intrus neveu, déjà fait aux manéges de sa mère, n'oublia rien pour faire du prélat comme d'un véritable oncle en toutes choses, parce qu'il sentit que sa fortune en dépendait et qu'elle ne pouvait être que grande et prompte, s'il engageait par sa conduite cet oncle adoptant à la vouloir. Il le mit à Saint-Magloire dont il fit son séminaire de confiance, choisit des gens pour former et veiller sur ses mœurs et ses études, et pour lui en rendre un compte particulier. Les charmes de la personne de l'élève furent secondés par tout l'art d'une conduite qui répondit en tout aux vastes desseins de sa mère sur lui, et la facilité de son esprit à tout ce qu'on lui voulut apprendre. Son application, ses progrès, sa modestie, sa politesse, son attention à plaire, lui gagnèrent ses maîtres et tout Saint-Magloire, et prêtres de l'Oratoire et séminaristes. Il se fit une réputation. Il ne fut pas moins adroit, ni moins attentif en Sorbonne, ni avec moins de succès. Il travailla de bonne foi à apprendre; et en effet il acquit de la science qu'il sut tripler par la grâce et la facilité de son débit, et tellement gagner ce peuple lettré, que, tout grossier, pédant et farouche qu'il soit de sa nature, il ne voulut que l'admirer et le vanter. Tant de bons témoignages ne demeurèrent point oisifs. Noailles se faisait un plaisir de les porter au roi et à Mme de Maintenon, charmé lui-même de son élève, et le roi plus content encore d'avoir tant où s'appuyer pour travestir en justice les inclinations et les penchants de son cœur.

Mme de Soubise était morte dans l'attachement et la reconnaissance pour le cardinal de Noailles, sans lequel elle sentait que toute sa faveur et toute la volonté du roi aurait été peu fructueuse, et elle avait inculqué ces sentiments à son fils, dont l'âge et le chemin ne semblaient pas pouvoir entrer jamais en opposition avec un bienfaiteur à qui il devait tant, et à qui il se ferait toujours tant d'honneur de rendre.

De si fortes raisons s'appuyaient dans le cardinal de Rohan par d'autres plus touchantes. Prince avec sa maison par la grâce du roi et la beauté de sa mère, des biens immenses et de grands établissements y étaient entrés. Il avait passé sa première jeunesse sous la férule, dans le travail, dans toutes sortes de contraintes pour arriver à une grande fortune. Il y était parvenu avec rapidité, que ses mœurs, délivrées d'Argus, ne lui avaient pas procurée. Il se voyait avant quarante ans évêque de Strasbourg et cardinal, avec plus de quatre cent mille livres de rente, le goût des plaisirs, de la magnificence, du repos, après tant de travaux si contraires à sa paresse naturelle. Il lui semblait qu'il n'avait plus rien à désirer qu'à jouir d'un état où tout est devenu permis, et où on n'a plus à compter avec personne. Un cardinal est en droit de passer sa vie au jeu, à la bonne chère et avec les dames les plus jeunes et les plus jolies; d'avoir sa maison pleine de monde pour le rendez-vous et la commodité des autres, de leurs amusements, de leurs plaisirs et pour le centre des siens; d'y donner des bals et des fêtes, et d'y étaler tout le luxe et la splendeur en tout genre qui peut flatter, surtout de n'entendre plus parler de livres, d'étude, de rien d'ecclésiastique; d'aller régner dans son diocèse sans s'en mêler; de n'en être pas seulement importuné par ses grands vicaires, ni par le valet sacré et mitré payé pour imposer les mains; et d'y vivre sans inquiétude dans un palais à la campagne, au milieu d'une cour, comme un souverain, parmi le jeu, les dames et les plaisirs, pleinement affranchi là comme à Paris et à la cour de toute bienséance. Ce n'est pas que nos cardinaux vécussent tous de la sorte, mais ils en avaient toute liberté. Le cardinal de Bouillon en avait usé dans toute son étendue, et celui-ci en jouissait aussi pleinement; il était fait pour être et vivre en grand seigneur, et ne se refuser aucune chose: il avait de quoi y fournir parfaitement, et le roi, si volontiers austère pour les autres, était accoutumé, non-seulement à passer, mais à trouver tout bon des cardinaux. Il était bien doux à celui-ci de vivre de la sorte; c'était son penchant et son goût; c'était avec la haute fortune, cet état d'entier affranchissement qui le flattait le plus, et dont la perspective l'avait le plus soutenu dans le fâcheux chemin qui l'y avait fait atteindre. Que pouvoir se proposer de préférable à la jouissance d'un état si heureux qui ne voit rien au-dessus de soi, ni de plus libre, et quel prétexte d'en profiter en plein qui fût plus naturel et plus honnête que l'attachement et la reconnaissance pour un homme à qui il devait tout, du su de tout le monde, dont les mœurs et la conduite était en vénération la mieux établie; qui était son ancien d'âge de vingt-quatre ans, d'épiscopat de vingt-deux, de cardinalat de treize, archevêque de la capitale; uni et à la tête des plus saints et les plus savants corps et particuliers de Paris, auxquels tant d'autres des provinces se jaignaient, vers qui les premiers inclinaient, qui avait pour lui une famille puissante, et tout ce qui n'était pas esclave des jésuites, c'est-à-dire tous les honnêtes gens de tous états? Le cardinal de Rohan, entraîné par des raisons si homogènes à lui-même, trouva dans sa famille un homme qui n'y était pas nouvellement entré pour n'en pas profiter. Tallard, qui sut par le cardinal même et par le prince de Rohan l'insolence de la proposition du P. Tellier, trouva cette ouverture admirable, et le comble du bonheur des Rohan.

Plus le discours du confesseur avait eu la hauteur de celui d'un favori premier ministre, plus il en tira parti, pour montrer aux Rohan, d'un côté les enfers ouverts sous leurs pas, de l'autre les cieux qui les appelaient dans leur gloire. Il leur représenta l'intérêt et le naturel terrible du jésuite et des siens, Mme de Maintenon, que ce parti avait arrachée de l'estime, de l'amitié, de l'alliance et des liaisons de confiance les plus intimes du cardinal de Noailles, qui s'étaient changées en elle en fureur et en poursuite la plus à découvert et la plus violente, le roi qui avait hautement épousé ce parti, qui était exactement fermé à n'écouter que ceux qui y étaient les plus ardents, qui y avait mis son autorité et sa conscience, qui n'était occupé ni entretenu d'autre chose, qui regardait le parti opposé comme ennemi de l'Église et de l'État, comme républicain, comme ennemi de son autorité et de sa personne, et qui depuis son enfance était nourri dans ce préjugé contre tout ce que les jésuites voulaient traiter de jansénistes. Il leur fit peur par l'exemple du cardinal de Bouillon, qu'une semblable affaire, et toutefois sans ombre de jansénisme, et avec le confesseur pour lui, avait perdu pour l'archevêque de Cambrai, et dont eux-mêmes par l'affaire de Strasbourg avaient comblé la disgrâce, qui avait été au moment d'ôter le rang à sa maison. Il leur fit considérer que les neutres, surtout d'une considération en ce genre aussi rare qu'était la sienne, ne seraient regardés qu'avec dépit et mépris des deux côtés, outre que les occasions qui surviendraient chaque jour dans le cours de cette affaire lui rendraient la neutralité bien difficile à soutenir; que c'était à lui à se tâter lui-même pour voir s'il se croyait capable de soutenir tous les dégoûts, et de toute espèce, que le roi se plairait à faire tomber sur lui, et tous ceux encore qu'à l'abri de l'entier discrédit les jésuites sauraient lui susciter de toutes les façons, et par toutes sortes de canailles, qui aujourd'hui se croient honorés de le voir passer dans son antichambre.

Après l'avoir ébranlé de la sorte, Tallard lui fit honte de voir un autre que lui grand aumônier, et Bissy en sa place à la tête du parti favori, et en avoir toute l'autorité, le ralliement, la faveur, la confiance, les privances du roi, et de lui devenir nécessaire toute sa vie; tandis que lui-même serait au rebut, et aurait peut-être l'affront de voir Bissy entrer au conseil, lui qui se tiendrait heureux de lui porter partout son portefeuille, et disposer de toutes les grandes places de l'Église que le besoin continuel que le confesseur aurait de lui l'empêcherait de lui contester. De là, venant à toute la disproportion de Bissy à lui, il étala tous les avantages qu'il tirerait sans cesse pour les siens, s'il se mettait à la tête de ce parti, avec le goût que le roi avait pour lui et pour sa famille; qu'il serait en état de tout prétendre et de tout obtenir, et même avec apparence d'être porté jusque dans le conseil. Il ignorait sans doute, ou voulut ignorer, ce qui était échappé là-dessus au roi à l'égard du cardinal de Janson, rapporté ci-dessus.

Après avoir flatté le cardinal de Rohan de pouvoir mettre ainsi tout à ses pieds, il se moqua de sa délicatesse sur le cardinal de Noailles, qui n'en serait pas moins perdu quand il se perdrait avec lui, dont il ne serait et ne passerait jamais que pour le disciple, en se rangeant de son côté, ni pouvait jamais atteindre à aucun des avantages et de la considération qui se tirait de la qualité de chef de parti, qui demeureraient tous au cardinal de Noailles, par qui seul il végéterait, et au fond lui serait compté pour rien; au lieu que prenant le parti contraire, et dans ce parti se trouvant de bien loin sans égal en naissance, établissements, considération et dignité, il se verrait tout à coup vis-à-vis du cardinal de Noailles avec la supériorité que lui donnerait la faveur si déclarée du parti dont il serait le chef, et le chef sans collègue, parce que Bissy, devenu cardinal, ne pourrait en aucun genre approcher de sa distinction par tout, et par cette disproportion inhérente serait, malgré son âge, à son égard, moins que lui à celui du cardinal de Noailles, s'il avait la folie d'en préférer le parti.

Ce qui rendait Tallard si éloquent était son intérêt propre. Il ne s'était allié aux Rohan que pour en profiter. Il regardait leur faveur comme un chemin à lui ouvert pour tout. Il comprenait qu'aucun des deux frères n'entrerait dans le conseil, et la chose était visible. Mais lui qui avait passé par tous les genres d'affaires considérables, qui n'avait ni rang ni attachement étranger, qui avait vu Harcourt si souvent près d'y entrer et que sa santé mettait hors de toute portée, il se flatta que les jésuites feraient pour lui ce qu'ils ne pourraient pour le cardinal de Rohan, par leur intérêt propre. Il voulait la pairie, il voulait la survivance de son gouvernement, il voulait une grande charge; en un mot que ne voulait-il point, et que n'espérait-il point en mettant le cardinal de Rohan à la tête d'un parti qui pouvait et pourrait tout, et dont par là il espérait bien de se mêler! Enfin il acheva de déterminer le cardinal de Rohan, en lui persuadant qu'il n'aurait que l'honneur de la conduite de l'affaire et des assemblées, d'être à la tête du clergé de France, à la place du cardinal de Noailles, lui, à son âge, et qui par son siége n'était point de ce clergé ; qu'il en deviendrait le modérateur et l'arbitre; et que pour le travail il en chargerait des commissaires et des bureaux qui lui présenteraient la besogne toute faite, dont il n'aurait que l'honneur. Ce point de paresse tenait fort le cardinal, et ce fut aussi celui que Tallard vainquit le dernier; mais son ambitieux bien-dire sut aussi en triompher, et jeter le cardinal de Rohan dans une fondrière, dont sa paresse et la flétrissure de son honneur lui ont coûté de sourds et de cuisants repentirs, et où sa vanité a eu fort à souffrir de l'égalité qu'à force de souplesse le cardinal de Bissy usurpa enfin pour le moins avec lui, dans la réalité de vrai chef de confiance de tout ce parti.

Le cardinal de Rohan, agité, battu plusieurs jours, ne put résister à son frère et à Tallard, que ce maréchal avait gagné. Son marché fut grossièrement conclu au mot du P. Tellier, dont il devint l'esclave en même temps qu'il prêta le serment de grand aumônier de France. Moins je prétends m'étendre sur l'histoire de la constitution même, qui remplit seule des in-folio, et plus je crois devoir en montrer les ténébreuses trames, auxquelles seules je crois devoir me restreindre. Quelque peu de cas que les jésuites fissent de l'esprit léger et du cœur encore plus volage du cardinal de Polignac, il était cardinal, et ils ne voulurent pas le mécontenter. La rage de courtisan, sous laquelle il gémit toute sa vie, lui avait fait passionnément désirer la charge de maître de la chapelle du roi, c'est-à-dire uniquement des musiciens de la chapelle, depuis qu'elle vaquait par la mort de l'archevêque de Reims. Devenu cardinal, il ne la souhaita pas moins, et, bien que d'autres cardinaux l'eussent possédée, il crut que sa pourpre y flatterait le roi, contribuerait à la lui faire donner, et ferait encore plus sa cour; il ne se trompa pas, surtout avec le concours des jésuites; mais sa nouvelle dignité fit un embarras.

Cette charge, qui n'est pas des premières, ni même des secondes, ne prête serment qu'entre les mains du grand maître de la maison du roi, et ce grand maître était un prince du sang. Comment donc oser lui souffler un droit acquis, mais comment aussi ployer la pourpre romaine à cette sorte d'humiliation? Le respect du roi, légué par le Mazarin, pour cette sacrée pourpre l'emporta cette fois sur celui dont il se montrait si jaloux pour les princes de son sang. M. le Duc était son petit-fils, et dans la première jeunesse. Il donna la chapelle à Polignac, et régla que, pour cette fois et sans conséquence, sous prétexte d'être pressé d'entrer en fonctions, il profiterait du voyage que M. le Duc allait faire pour la première fois en Bourgogne et y tenir les états, pour de son consentement prêter, en son absence, serment entre les mains du roi, et cela se fit tout de suite avec la charge de grand aumônier.

En même temps, le cardinal de Polignac reçut le bonnet des mains du roi, présenté par l'abbé Howard, camérier du pape. C'était raison qu'un camérier anglais apportât une barrette de la nomination du roi d'Angleterre, mais ce ne l'était pas que le nommé fût le négociateur à Utrecht de tout ce qui fut convenu contre le prince à qui il devait sa fortune. Malgré l'orgueil de la pourpre, la vanité du bien-dire perça. Le cardinal de Polignac ne dédaigna pas de paraître devant le roi à la tête de l'Académie française, à la suite de tous les corps qui le haranguèrent sur la paix. Ses grâces, ses charmes et son bien-dire, si odoriférant et si flatteur, céda toutefois à la justesse et à l'éloquence mâle et naturelle du recteur de l'Université, qui enleva tous les suffrages avec tant de violence, qu'il fut interrompu par les applaudissements, et que le roi lui fit une réponse pleine de l'admiration de son discours. Vittement, c'était son nom, ne s'en éleva pas davantage, n'en demeura pas moins renfermé dans la poussière des colléges, et ne cultiva personne; mais, ce qui ne s'est peut-être jamais vu, et dans une cour comme elle était alors, sa harangue ne sortit point de la mémoire du roi. Elle y surnagea, chose encore plus extraordinaire, à tout ce qui le pouvait rendre suspect sur la doctrine, et des mœurs trop pures et trop austères pour le goût d'alors; cette harangue seule et qu'on crut oubliée avec tant et [tant] d'autres, prévalut à tout, et le fit deux ans après sous-précepteur du roi d'aujourd'hui, par le souvenir toujours présent qu'en avait conservé Louis XIV. On verra en son temps que ce fut le seul bon choix qu'il fit pour l'éducation de ce jeune prince, qui eut aussi le sort ordinaire de ce qu'il y a de meilleur dans les cours.

CHAPITRE XVIII. §

Histoire de France du P. Daniel; son succès; son objet; sa prompte chute; récompense. — Cardinal Gualterio à la cour. — Cause de sa disgrâce à Rome, et de ce que les nonces en France n'y reçoivent plus la nouvelle de leur promotion à. la pourpre. — Grâces faites au cardinal Gualterio, qui retourne à Rome. — Retour du maréchal d'HuxelIes et de Ménager — Mérite de Ménager, à qui le roi donne une pension de dix mille livres. — Mort, caractère, friponnerie, état et famille de Sainctot. — Branche très-effective de La Tour non reconnue par les La Tour-Bouillon. — Plaisant tour là-dessus de Wartigny au cardinal de Bouillon, — Querelle du duc d'Estrées et du comte d'Harcourt. — Prétentions des maréchaux de France et leurs tentatives de juridiction sur les ducs, avortées. — Court abrégé de la nouveauté, de l'absurdité et du peu de succès des prétentions d'autorité des maréchaux de France sur les ducs, et de la manière d'accommoder leurs querelles. — Maréchal d'Estrées commissaire du roi sur l'insulte de Mademoiselle à Madame.

Les libéralités si populaires et si surprenantes, par rapport au génie du roi, de M. et de Mme du Maine que nous avons rapportées à l'occasion de la publication de la paix à Paris, ne tardèrent pas à se développer. Les jésuites, si adroits à reconnaître les faibles des monarques, et si habiles à saisir tout ce qui peut eux-mêmes les protéger et les conduire à leurs fins, montrèrent à quel point ils y étaient maîtres. On vit paraître une nouvelle, et assurément très-nouvelle, Histoire de France, en trois volumes in-folio fort gros, portant le nom du P. Daniel pour auteur, qui demeurait à Paris en leur maison professe, dont le papier et l'impression était du plus grand choix, et le style admirable. Jamais un français si net, si pur, si coulant, les transitions heureuses, en un mot tout ce qui peut attacher et charmer un lecteur: préface admirable, promesses magnifiques, courtes dissertations savantes, une pompe, une autorité la plus séductrice. Pour l'histoire, beaucoup de roman dans la première race, beaucoup encore dans la seconde, et force nuages dans les premiers temps de la troisième. Tout l'art, tout le ménagement des ombres et du clair-obscur, ainsi que dans le plus beau tableau, y parurent sous le masque d'une apparente simplicité, et tout le secours, aux endroits les plus scabreux, que l'esprit put fournir à une audace qui se sent appuyée. En un mot, tout l'ouvrage parut très-évidemment composé pour persuader, sous l'air naïf d'un homme qui écarte les préjugés avec discernement, et qui ne cherche que la vérité, que la plupart des rois de la première race, plusieurs de la seconde, quelques-uns même de la troisième, ont constamment été bâtards, très-souvent adultérins et doublement adultérins, que ce défaut n'avait pas exclus du trône, et n'y avait jamais été considéré comme ayant rien qui en dût ni pût éloigner. Je dis ici crûment ce que la plus fine délicatesse couvre, mais en l'exprimant pourtant très-manifestement dans tout le tissu de l'ouvrage, avec une négligence qui détourne tant qu'elle peut les yeux du dessein principal, et ne laisse que l'agréable surprise de ces découvertes historiques dont la vérité, égarée dans les ténèbres de plusieurs siècles, est due aux persévérantes veilles d'un savant qui les consacre toutes à chercher, à puiser, à comparer, à remonter aux sources les plus cachées, et aux travaux duquel la postérité demeure redevable des lumières qui éclaircissent ce qui avait été ignoré jusqu'alors. L'éblouissement fut d'abord extrême, et la vogue du livre telle, que tout y courut jusqu'aux femmes. Le même intérêt qui l'avait fait composer était aussi de le répandre. On a vu sur la campagne de Lille, et on verra dans la suite, combien ceux que cet intérêt regardait et conduisait étaient prodigieux en ténébreuses intrigues et à disposer, en magiciens, de la fureur de la mode. Les louanges de ce livre transpirèrent de chez Mme de Maintenon; le roi en parla, et demanda à quelques-uns de sa cour s'ils le lisaient; les plus éveillés sentirent de bonne heure combien il était protégé: c'était bien sûrement l'unique livre historique dont le roi et Mme de Maintenon eussent jamais parlé. Aussi parut-il bientôt à Versailles sur toutes les tables des gens de la cour; et hommes et femmes, on ne parla d'autre chose, avec des éloges merveilleux qui étaient quelquefois plaisants dans la bouche de personnes, ou fort ignorantes, ou qui, incapables de lecture, se donnaient pour faire et goûter celle-là. Mais cette surprenante vogue eut un inconvénient: on s'aperçut que toute cette vaste histoire, qui semblait éplucher de si près les temps ténébreux, ne s'attachait dans les autres qu'à la partie purement militaire, aux camps, aux marches, à tout exploit de guerre jusqu'à un détail d'un parti de quarante ou de cinquante chevaux, ou d'autant de gens de pied, qui en rencontrait un autre, et qui, dans un long récit, n'oubliait pas la plus légère circonstance. En s'étendant de la sorte, on se donne un vaste champ, et c'est aussi ce qui remplit les trois volumes. Mais de négociations, de cabales et d'intrigues de cour, de portraits de personnages, de fortunes, de chutes, de ressorts des événements, pas un mot en tout l'ouvrage que sèchement, courtement et précisément comme les gazettes, souvent encore plus superficiellement. De choses de lois de cérémonies publiques, de fêtes des divers temps, même silence, tout au plus même laconisme; et sur les matières de Rome, puis de la Ligue, c'est un plaisir de le voir courir sur ces glaces avec ses patins de jésuite.

À la fin les connaisseurs le méprisèrent, et il résulta de tant d'applaudissements une très-méchante histoire, qui n'avait pu être autre de la plume dont elle sortait, par la politique de la compagnie, mais qui avait très-industrieusement et très-frauduleusement rempli le but unique qui l'avait fait faire. L'ouvrage tomba donc; il y eut des savants qui écrivirent des dissertations contre; mais le point délicat principal, le point qui l'avait fait naître et couronner en naissant, ne fut presque pas touché en France avec la plume, tant on y en sentit le danger.

Le P. Daniel en tira du roi deux mille francs de pension, ce qui est prodigieux pour un régulier, même jésuite, avec le titre d'historiographe de France. Il jouit en plein de ses mensonges qu'il n'ignorait pas, et peut-être moins que bien d'autres; et avec sa faveur et sa pension il se moqua de tout ce qu'on écrivit contre son Histoire, sans y répondre un mot, parce que lui-même savait bien qu'en penser.

Les pays étrangers ne furent pas si sobres que les François sur ces rois en si grand nombre prétendus bâtards, et cette bâtardise si capable du trône; mais on eut grand soin de ne pas laisser infecter la France de ces fâcheuses vérités. Il n'y avait que seize mois qu'on avait perdu le Dauphin, la Dauphine et le prince leur fils aîné; il faut du temps pour écrire une pareille Histoire de France.

J'eus le plaisir de revoir mon ami le cardinal Gualterio. Nous nous écrivions toutes les semaines et fort ordinairement en chiffre, pour nous entretenir plus librement, et ce commerce a duré régulièrement jusqu'à sa mort. Étant nonce, il avait reçu la nouvelle de sa promotion à Paris, et sa calotte, puis son bonnet des mains du roi. Il avait extrêmement réussi. Le roi l'aimait et le considérait; les ministres y avaient pris confiance. Il s'était fait beaucoup d'amis.

Il avait eu la complaisance de visiter, en partant, M. du Maine et le comte de Toulouse avec le même cérémonial que les princes du sang, mais ce qui lui fit auprès du roi le plus sensible mérite le perdit à Rome. Il y fut mal reçu du pape, de ses ministres, du sacré collége, y fut longtemps fort retiré par être abandonné, et en proie à la plus fâcheuse disgrâce.

C'est aussi le dernier nonce qui ait reçu en France l'avis de sa promotion. Ils ont eu si peur à Rome d'une récidive, car les bâtards n'avaient jamais reçu cet honneur avant Gualterio, que toutes les fois que les nonces de France ont été promus depuis, ils ont eu ordre de prendre congé et de partir, de façon qu'aucun d'eux n'en a reçu la nouvelle et la calotte qu'à l'entrée de l'Italie Jamais ils ne l'ont bien pardonné à Gualterio à Rome, de manière que non-seulement ne se voyant plus papable, mais hors d'espérance de tout emploi, hors du plus commun parmi des cardinaux, il se donna publiquement à la France, et mit les armes du roi sur sa porte comme un cardinal national. Il se chargea aussi, à faute de mieux, des affaires du roi d'Angleterre. Il eut une pension du roi, et les abbayes de Saint-Remi de Reims, et de Saint-Victor à Paris.

Assez oisif à Rome, il voulut venir voir le roi et ses amis encore une fois en sa vie, et il arriva à la mi-juin à Paris, et tout de suite à la cour. Le roi fut véritablement touché de ce voyage, et le lui témoigna par toutes sortes d'amitiés et de distinctions: il fut de tous les Marlys. Le cardinal de Rohan le logea et le fournit d'équipages.

Je ris fort avec lui de la peur qu'il avait faite aux ministres. Les maximes du roi, dont j'ai parlé plus d'une fois, et dont il s'était expliqué à l'occasion du cardinal de Janson, ne les purent rassurer. Les princes changent quelquefois, la face de la cour l'était totalement depuis le départ de ce cardinal; l'exemple du Mazarin les intimida, ils ne purent comprendre qu'un homme de cet âge et de cette dignité entreprît, de gaieté de cœur, un si grand voyage sans objet que celui qui, en effet, l'amenait. Ils furent du temps à tâter le pavé avec lui; mais à la fin, ne voyant rien eclore, ils reprirent leurs esprits et leurs anciennes manières avec lui.

Il fut extrêmement fêté de tout le monde, et avec empressement du plus distingué. Il ne quitta la cour que pour aller voir le roi d'Angleterre en Lorraine, et passer deux jours, chemin faisant, dans son abbaye de Reims avec l'archevêque son ami. Il vit peu le roi en particulier, qui lui promit l'ordre; il fut du voyage de Fontainebleau, très-bien logé, et il y prit congé du roi et de ses amis au commencement d'octobre, avec le serrement d'un bon cœur qui compte bien ne les revoir plus, et le roi en parut peiné lui-même et le combla de bontés. Il était venu par mer à Marseille, il s'en retourna par Turin, d'où il s'alla embarquer à Gênes.

Le maréchal d'Huxelles, accompagné de Ménager, salua le roi, le 21 juin, arrivant d'Utrecht à Versailles. Il y avait été aussi peu d'accord avec Polignac qu'à Gertruydemberg, et l'avait traité avec une humeur et une hauteur qui ne convenait pas à l'égalité de leur caractère, et moins encore à l'inégalité de leur naissance. Polignac, qui voyait la pourpre s'approcher de lui de plus en plus, glissa sur tout avec accortise sans céder sur les affaires; il évita sagement l'éclat et la brouillerie ouverte, mais ils ne se sont guère vus depuis, et n'ont pas montré faire grand cas l'un de l'autre. Ménager n'oublia point avee eux ce qu'il était, et ne se laissa point gâter par son égalité monstrueuse de caractère; il les satisfit également l'un et l'autre avec beaucoup d'art, de douceur et de déférence; et, bien que plus penché par Polignac par la douceur de ses mœurs, et aussi sur le fond des affaires et la manière de les conduire, qui venait toute mâchée de Torcy, mais où le maréchal voulait toujours mettre du sien, Ménager ne fut pas inutile entre eux, et servit très-bien pour les choses du commerce qui étaient peu connues des deux autres, et dont il était particulièrement chargé. Il fut donc fort bien reçu, et eut en arrivant une pension de dix mille livres.

Sainctot mourut subitement à quatre-vingt-cinq ou six ans. C'était une famille plébéienne. Il avait eu un frère conseiller au parlement. Il avait été longtemps maître des cérémonies. On a pu voir (t. II, p. 80) quelle avait été sa probité dans cette charge, et la friponnerie avérée de ses registres qu'il fut forcé d'avouer et de réparer. C'était un homme tout doucereux, et avec cela tout avantageux, tout esclave de la faveur aux dépens de vérité et de justice, et qui se croyait en droit de favoriser qui il lui plaisait en passe-droits. Il eut tant de discussions avec Blainville du temps qu'il était grand maître des cérémonies, auquel il tâchait toujours de s'égaler, qu'il fut contraint de vendre sa charge de maître des cérémonies. Il acheta en même temps une des deux d'introducteur des ambassadeurs, où il fit maintes sottises, comme on a vu (t. II, p. 78 et suiv.), entre plusieurs autres qui n'ont pas valu la peine d'être rapportées. Il avait un fils aîné qui se tourna au plus mal; et il avait cédé sa charge à son second fils depuis quelques années, qui s'y est conduit bien plus sagement que lui. Il laissa une grande et assez vilaine fille qui épousa, deux ans après, le comte de La Tour, sur lequel il n'est peut-être pas inutile de s'arrêter un moment.

Ces La Tour étaient une branche de la maison de La Tour-Bouillon, que MM. de Bouillon devenus princes ne voulaient point reconnaître, parce qu'ils ne l'étaient pas devenus avec eux et qu'ils étaient demeurés pauvres et peu connus, jusqu'à réputer à injure qu'on leur en parlât et qu'on les crût de même maison qu'eux, sans toutefois aucune autre raison, ni avoir osé leur disputer leurs armes et leur nom, comme Mme de Soubise avait fait pour les noms et armes à la branche de Rohan Gué de L'Isle ou du Poulduc, qui malgré tout son crédit y fut contradictoirement maintenue par un arrêt du parlement de Bretagne. Ce comte de La Tour, gendre de Sainctot, avait un frère aîné fort peu accommodé qui ne laissa que des filles, pendant la vie duquel il servait en Italie subalterne, puis capitaine d'infanterie. Le cardinal de Bouillon, passant en un de ses voyages de Rome, dîna chez M. de Vaudemont. Wartigny, brigadier alors de dragons, duquel il a été parlé quelquefois, était une manière d'effronté fort plaisant, d'un commerce ordinairement fort doux, mais qui se choquait volontiers des impertinences. Il le fut apparemment en ce repas de celles du cardinal de Bouillon qui y était un grand maître. Sortant de table, Wartigny trouva sous sa main le comte, lors appelé le chevalier de La Tour, parmi une foule d'officiers qui étaient venus bayer là, et faire leur cour à M. de Vaudemont. Il le prit par le bras, et au milieu de tout ce grand monde, le mène au cardinal et lui dit qu'il le supplie de lui permettre de lui présenter un gentilhomme de sa maison, qui par sa valeur et sa conduite méritait ses bontés et ses secours, et que tous ceux qui le connaissoient lui rendraient le témoignage qu'il n'était pas indigne de l'honneur qu'il avait de porter son nom et ses armes. Le cardinal de Bouillon, qui ne s'attendait à rien moins qu'à ce compliment, pour lui si étrange et si publiquement fait, rougit jusqu'au blanc des yeux, regarda Wartigny avec des yeux de fureur, tourna le dos sans répondre, et se hâta de gagner la pièce où on allait en sortant de table, grommelant de colère entre ses dents. L'assistance se mit fort à rire et à se moquer de l'orgueil si déplacé du cardinal, et à remercier Wartigny de lui avoir donné cette scène. Passons maintenant à l'origine de cette branche.

Anne IV de La Tour, seigneur d'Oliergues et vicomte de Turenne, l'un des chambellans de Louis XI, eut d'Anne de Beaufort, sa cousine germaine, qu'il avait épousée par dispense en 1444, plusieurs enfants dont un continua la postérité, et un seul puîné qui fit la branche de ces La Tour dont on parle ici. Ce puîné fut Antoine-Raymond de La Tour, et sa branche porta le nom de La Tour-Murat. Il était frère d'Antoine de La Tour, vicomte de Turenne, l'un des chambellans de Charles VIII, père de François II de La Tour, vicomte de Turenne, qui commença beaucoup à figurer, dont le fils François II de La Tour, vicomte de Turenne, épousa une fille du célèbre Anne, duc de Montmorency, connétable de France, lequel fut père du maréchal de Bouillon à qui Henri IV fit épouser l'héritière de Bouillon et Sedan, père de MM. de Bouillon et de Turenne, et grand-père du cardinal de Bouillon, etc. C'en est assez pour faire voir d'où et quand la branche de La Tour-Murat s'est formée.

Il est vrai qu'elle ne fut pas heureuse en richesses ni en honneurs. Les alliances n'en furent pas plus flatteuses, excepté une La Fayette qu'épousa ce chef de la branche, et une Apchier qu'ils eurent dans la suite. Ce chef de branche, qui lui-même commença l'obscurité dans laquelle toute sa postérité est demeurée, fut bisaïeul de Jacques de La Tour, Seigneur de Murat, qui sur la présentation de ses titres fut maintenu dans sa soblesse par Fortia, intendant d'Auvergne, le 18 juin 1677. Ce Jacques de La Tour était au quatrième degré avec le maréchal de Bouillon, c'est-à-dire enfants des issus de germains; et ce même Jacques de La Tour était le propre grand-père du gendre de Sainetot, c'est-à-dire que ce gendre de Sainctot et le cardinal de Bouillon étaient au sixième degré. Les autres Bouillon ne les reniaient pas avec moins d'indignation que le cardinal, tant la princerie affole les cervelles. Ce gendre de Sainctot a laissé des fils, outre lesquels il y a encore la branche de La Tour, seigneurs de Blanchas et de Saint-Exupéry, sortie d'un puîné du fils aîné du chef de la branche de Murat, et dans le même néant qu'elle. Longtemps depuis la mort de Louis XIV, les Bouillon réduits à quatre têtes: le duc de Bouillon, le prince de Turenne son fils unique, le comte d'Evreux apoplectique et hors d'état de se remarier, et le cardinal d'Auvergne, ils ont été tentés de faire justice et de reconnaître enfin ces La Tour. Tantôt ils le voulurent, tantôt ils ne le voulurent plus. Après ils se partagèrent sur le oui et le non. Le point était ce dieu de princerie. Ils courtisèrent le cardinal Fleury qui avait tant fait d'énormités pour eux, et ils en espérèrent celle de princiser aussi ces pauvres petits-cousins, sans quoi il eût été bien fâcheux de les reconnaître. Le cardinal est mort sans le leur accorder, et ils sont encore à les reconnaître.

Une querelle, arrivée dans la fin de juin, à un souper chez la duchesse d'Albret, entre le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt, fit grand bruit dans le monde. On a vu ailleurs le peu qu'était et que valait ce petit duc d'Estrées. Le comte d'Harcourt, qui longtemps depuis la mort du roi obtint une terre du duc de Lorraine en Lorraine, lui fit donner le nom de Guise et se fit appeler le comte de Guise, était une manière d'escroc et de bandit qui ne valait guère mieux. Il était fils du prince et de la princesse d'Harcourt desquels j'ai parlé ailleurs. Le maréchal d'Huxelles, qui se trouva par hasard le plus ancien des maréchaux de France qui fussent à Paris, leur envoya à Chacun un exempt de la connétablie pour demeurer auprès d'eux. Ils ne voulurent pas les recevoir ni l'un ni l'autre, parce que les ducs ni les princes étrangers ne reconnaissent point l'autorité ni la juridiction des maréchaux de France, et n'y ont jamais été soumis, encore que ce tribunal ait saisi toutes les occasions de l'entreprendre et de l'usurper. Le rare est que les ducs-maréchaux de France se sont d'ordinaire plus souciés d'une autorité passagère, et trouvés plus touchés des prétentions d'un office de la couronne, que leur amour-propre leur persuadait acquis par leur mérite, que des prérogatives d'une dignité héréditaire et inhérente à leur maison.

Le maréchal de Villeroy, malgré tant de raisons personnelles de se défendre de cette fatuité, en était plus enivré qu'aucun autre. Il parla au roi; et, comme ce fut sans contradicteur, il obtint une lettre de cachet sur-le-champ, qui enjoignit à ces messieurs de se rendre à la Bastille ou de recevoir ces mêmes exempts. Ils les reçurent donc, mais par cet ordre du roi et non par celui des maréchaux de France, et s'en expliquèrent ainsi en les recevant.

Quelques jours après, les maréchaux de France assemblés leur mandèrent de venir à leur tribunal; le comte d'Harcourt ne se trouva point chez lui, le duc d'Estrées, qui n'était point sorti alors, refusa de comparaître. Le maréchal de Villeroy vint crier au roi sur le danger qu'il n'arrivât quelque chose entre ces messieurs dans la difficulté de terminer leur affaire, et n'osa jamais parler de leur prétendue désobéissance. Là-dessus le roi, qui craignit en effet qu'ils ne se rencontrassent en se dérobant aux exempts, qu'il avait mis auprès d'eux par lettre de cachet et non de l'autorité des maréchaux de France, ordonna une nouvelle lettre de cachet à chacun d'eux, portant ordre de s'aller remettre à la Bastille, sans nulle mention dans ces lettres de cachet de leur désobéissance ni de l'autorité des maréchaux de France, et une troisième au gouverneur de la Bastille pour les y recevoir, parce qu'il n'y peut recevoir personne sans lettre de cachet du roi. Au bout d'un mois de cette querelle, le roi nomma les maréchaux de Villeroy, d'Huxelles et de Tessé pour, en qualité non de maréchaux de France mais de commissaires choisis par lui, terminer l'affaire de ces messieurs. Ces trois commissaires s'assemblèrent donc à Paris chez le maréchal de Villeroy, qui envoya une lettre de cachet du roi au gouverneur de la Bastille pour faire sortir le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt, et les envoyer chez lui tout droit après leur dîner. Comme il ne s'agissait plus de tribunal ni de la prétendue autorité des maréchaux de France, mais de celle du roi par ses commissaires nommés pour ce, ces messieurs obéirent sans difficulté. Aussi n'y parut-il rien de maréchaux de France. Les commissaires se levèrent et les reçurent avec toute la civilité possible, ne leur dirent pas un seul mot sur leur prétendue désobéissance, ni sur la prétendue autorité de l'office de maréchaux de France, ni de la leur. Le duc et le comte ne leur firent pas aussi la moindre excuse de ce qu'ils avaient toujours refusé de la reconnaître, et ne leur dirent pas un seul mot sur tout ce qui s'était passé. Le maréchal de Villeroy, dès qu'il les eut salués, leur dit tout court qu'ayant appris, par les informations qu'ils avaient tous trois faites, que les bruits qui avaient couru dans le monde n'étaient pas véritables, et les voyant contents l'un de l'autre (sans toutefois leur avoir rien demandé, ni dit un mot de plus que ce que je rapporte, ni ouï le son de leur voix), ils n'avaient qu'à les prier, et non ordonner, de s'embrasser et de vivre en amitié. Ils s'embrassèrent à l'instant, et toujours en parfait silence. Aussitôt après le maréchal de Villeroy ajouta que les bruits de leur querelle avaient été grands; que si dans la suite ils venaient à se brouiller, on ne pourrait s'empêcher de regarder cette brouillerie comme une suite de la première, et que le roi leur défendait toute voie de fait, sans parler d'eux-mêmes. Il les pria tout de suite (pria et non ordonna) de s'embrasser encore; ils le firent et se retirèrent aussitôt avec le même silence et force civilités des trois maréchaux commissaires, auxquelles ils ne répondirent qu'en les saluant. Ils allèrent de là où bon leur sembla en pleine liberté, et on n'a pas ouï parler d'eux depuis.

On ne se jettera pas ici dans une longue parenthèse pour montrer combien la prétention des maréchaux de France est destituée de raison, qu'elle n'a jamais eu lieu avec tous leurs efforts, et qu'elle n'était tombée dans l'esprit de pas un d'eux avant plus du milieu du règne de Louis XIV. Ce serait aussi perdre le temps que de vouloir montrer la différence entière de la dignité de pair, de celle même de duc, d'avec l'office de maréchal de France. L'évidence en saute aux yeux; elle se voit en tout et partout; les maréchaux de France eux-mêmes n'ont jamais imaginé de s'y comparer; et si à la guerre les maréchaux de France effacent en tout les ducs, l'argument est trop fort pour, avoir jamais été proposé, puisque les princes du sang eux-mêmes n'y sont pas exceptés. Personne ne leur conteste tout avantage purement militaire, mais pour la juridiction attachée à leur office, ils ne sauraient montrer qu'ils aient seulement pensé d'y soumettre les ducs avant le milieu du règne de Louis XIV, et la confusion que les ministres de ce prince lui inspirèrent de jeter pour abaisser toute hauteur, et sous prétexte de son autorité, pour établir la leur et se tirer de leur néant pour arriver ainsi par degrés où on les voit aujourd'hui parvenus, en quoi le nombre de ces quatorze ducs et pairs, puis des quatre autres ajoutés après à la fin de 1663 et 1665, contribua beaucoup.

Depuis la nouvelle naissance de cette prétention, il s'est trouvé peu d'exemples d'occasion de vouloir l'exercer. La querelle des ducs d'Aumont et de La Ferté fut la première; les maréchaux de France n'oublièrent rien pour en profiter. C'était un temps de guerre vive et heureuse, par conséquent de crédit et de brillant pour eux; néanmoins ils ne purent parvenir à soumettre ces deux ducs à leurs ordres, en tirer la moindre excuse, ni oser leur faire la plus légère réprimande de ce qu'ils avaient fait sauter leur degré aux exempts de la connétablie qu'ils leur avaient envoyés, et qui furent de plus menacés d'être jetés par les fenêtres, avec des paroles fort peu décentes pour le tribunal qui les envoyait; et l'affaire finit par la qualité de commissaires du roi, en vertu de laquelle et point du tout de l'autorité de leur office, les maréchaux de France les accommodèrent avec force civilités et compliments, les firent embrasser, les conduisirent, et en toute cette action, dans toute laquelle il ne fut aucune mention de tout ce qui s'était passé contre leur prétendue autorité, il n'y eut rien qui sentît la forme de tribunal, ni aucune autre chose que l'autorité du roi très-modestement exercée en qualité de ces commissaires.

On a vu dans ces Mémoires une querelle du duc de Lesdiguières avec Lambert, depuis lieutenant général, dont les maréchaux de France n'osèrent prendre la moindre connaissance, quoique arrivée en lieu public à Paris, et qui fut accommodée par le maréchal de Duras seul, beau-père du duc de Lesdiguières, non comme maréchal de France, mais en qualité de commissaire du roi.

C'est donc encore ce qui est arrivé ici. Le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt ont si peu été mis à la Bastille pour avoir refusé de reconnaître la juridiction des maréchaux de France, et de recevoir leurs exempts, et tellement pour qu'en attendant leur accommodement il n'arrivât rien entre eux, que, s'il en eût été autrement, le tribunal n'eût pas manqué d'user de son droit; comme il est arrivé tant de fois quand des personnes soumises à leurs ordres par état y ont été réfractaires, et de les envoyer arrêter avec main-forte, et conduire au For-l'Évêque qui est la prison de leur tribunal. Ici il fallut avoir recours à l'autorité du roi, qui, bien loin de livrer ces messieurs à celle des maréchaux de France, fit expédier une lettre de cachet à chacun des deux querellants et une troisième au gouverneur de la Bastille: aux uns pour se rendre, à l'autre pour les recevoir à la Bastille, qui est la prison particulière où il n'entre et ne sort personne sans un ordre du roi immédiat, qui en fit expédier de pareils pour les en faire sortir, sans la moindre mention par conséquent des maréchaux de France; et si les exempts leur furent envoyés avant d'aller à la Bastille, les y conduisirent, et les en accompagnèrent immédiatement depuis la Bastille jusque chez le maréchal de Villeroy, le premier des trois commissaires du roi, ce fut uniquement pour qu'il n'arrivât rien entre eux pendant ces intervalles. D'ailleurs, de sept ou huit maréchaux de France qui étaient lors dans Paris, où même le maréchal de Montesquiou était revenu de Flandre pour n'y plus retourner, et M. de Tingry allé en sa place pour y commander comme lieutenant général du pays, il n'y eut que trois maréchaux de France nommés par le roi pour être ses commissaires; et par conséquent leur prétendue juridiction de maréchaux de France n'y fut pour rien, puisque les autres maréchaux de France furent exclus, et que ces trois-là même n'agirent en rien dans cette affaire par l'autorité de leurs offices, mais uniquement par celle du roi comme ses commissaires nommés pour cela. Aussi nulle forme de tribunal ordinaire chez le maréchal de Villeroy: ni le maître des requêtes rapporteur devant eux, ni le secrétaire du tribunal ne s'y trouvèrent, ni l'arrangement et l'ordre accoutumé, ni même le jour ordinaire: on affecta de choisir le dimanche. Aussi pas la moindre mention de l'autorité des maréchaux de France, pas la plus imperceptible réprimande de l'avoir méprisée, et de ne l'avoir pas voulu reconnaître, pas la moindre idée d'excuse à cet égard, et quand le maréchal de Villeroy leur défendit les voies de fait et les fit embrasser, il leur dit que le roi leur défendait les voies de fait, et non pas le prononcé ordinaire, qui est: «Nous vous défendons, » et de même «Nous vous ordonnons de vous embrasser, » etc.; mais : «Nous vous prions, » parce qu'alors ils n'y mettaient pas l'autorité du roi comme à la défense des voies de fait, et ils parlaient d'eux-mêmes comme commissaires du roi: toutes différences entières qui effacent leur autorité et ne laissent que celle du roi. Ils leur firent après force civilités; le maréchal d'Huxelles, qui le premier avait pris connaissance de la querelle, et envoyé les exempts, ne fut pas des commissaires; en un mot, [il n'y eut] quoi que ce soit en cet accommodement qui ait senti le maréchal de France.

Bien est vrai que les fils de France ou les princes du sang ont souvent accommodé ces sortes de querelles, quand, par la qualité de l'une des personnes, elles passaient le pouvoir des maréchaux de France. Monsieur, M. le duc d'Orléans, M. le Prince père et fils, et d'autres princes du sang l'ont fait plus d'une fois, et d'ordinaire à la chaude. Mais en cette occasion M. le duc d'Orléans n'était à aucune portée du roi de se mêler de rien; tous les princes du sang étaient d'un âge à ne le pouvoir faire; et les bâtards n'en étaient pas encore là, quelque proches qu'ils s'en vissent. Il fallut donc bien recourir à la voie des commissaires; et, dès que c'étaient des commissaires du roi nommés par lui, et qui n'agirent qu'en cette qualité unique, il n'importait plus qu'ils fussent pris d'entre les maréchaux de France, puisque cet office demeurait muet et impuissant en eux, et qu'il y disparaissait en entier sous le nom et par l'autorité de la commission personnelle, qui ne leur permit plus d'agir que par celle de leur commission.

Personnes de plus haut parage sans comparaison que le duc d'Estrées et le comte d'Harcourt avaient bien eu des maréchaux de France pour commissaires du roi, et en chose où une satisfaction ne se pouvait éviter plus ou moins grande. On voit par les Mémoires de Mademoiselle ce qui lui arriva avec Madame, qui était sa belle-mère, et qui partageait avec elle le palais de Luxembourg, où elles logeaient ensemble, et se haïssaient parfaitement. La querelle fut poussée au point que Mademoiselle arracha le bâton des mains d'un officier des gardes de Madame, le cassa contre son genou à deux mains, et lui en jeta les morceaux au visage, devant un grand monde, à la vue et dans l'appartement de Madame, et avec des paroles d'un grand mépris pour Madame. Il était tout naturel que le roi lui-même réglât une affaire si éclatante et si grave entre sa cousine germaine et la veuve du frère du roi son père, d'autant plus qu'il n'y avait personne en autorité de s'en mêler, ni qui de plus osât le prétendre. Je n'ai point su ce qui en empêcha le roi, si ce n'est d'éviter les importunités qu'il aurait eues de ces princesses; mais il les renvoya au vieux maréchal d'Estrées, père du cardinal, qu'il nomma son commissaire pour juger et accommoder cette affaire, et Mademoiselle raconte elle-même dans ses Mémoires tout ce qu'il s'y passa, les peines que cela lui donna, et la satisfaction que le maréchal d'Estrées ordonna, et que Mademoiselle fit à Madame, telle que le maréchal la prescrivit, à son grand dépit, et dont Madame, aussi au sien, fut obligée de se contenter, qui la prétendait plus grande, avec défenses à l'une et à l'autre, et à leurs officiers, etc. On ne pensera pas sans doute que les maréchaux de France aient ni prétendent avec autorité et juridiction sur les fils et filles de France, parce [que] ce que le roi devait et pouvait naturellement décider lui-même entre elles, il le renvoya à juger à un maréchal de France, en qualité de son commissaire. Qu'il y en ait un ou plusieurs, ce sont toujours des commissaires qui agissent comme tels, et non comme maréchaux de France, et on a vu que le maréchal de Duras fut nommé seul commissaire pour accommoder la querelle du duc de Lesdiguières, duquel même il était beau-père, et le logeait chez lui.

En voilà bien assez sur une chose aussi évidente que le peu de fondement de la prétention des maréchaux de France, sa très-récente nouveauté, et la nullité entière de son exercice. J'ajouterai seulement qu'outre les Mémoires de Mademoiselle, je l'ai ouï conter à mon père, qui était fort son serviteur, et à bien des contemporains, dans ma jeunesse, avec des circonstances peu agréables, qu'il m'a paru qu'elle avait supprimées. Ce qui est certain, c'est que le maréchal d'Estrées manda chez lui les principaux officiers de Madame, et que Mademoiselle alla chez lui plusieurs fois là-dessus: et le tout sans que le roi ait en tout cela parlé lui-même.

Venons maintenant à une autre sorte de querelle, ou plutôt à ce qui la produisit, et qui oblige à reprendre les choses de plus haut.

CHAPITRE XIX. §

Proposition de mariage conduite par Mlle de Conti entre une fille de M. le duc d'Orléans et M. le prince de Conti. — Mlle de Conti, accusée de faire manquer le mariage pour son intérêt, en est irréconciliablement brouillée avec Mme la duchesse de Berry. — Mme la Princesse fait ordonner par le roi le double mariage de M. le Duc avec Mlle de Conti, et de M. le prince de Conti avec Mlle de Bourbon. — Présent ordinaire du roi aux princes et princesses du sang qui se marient. — Fiançailles, mariage, festin, chemises et visites du double mariage de M. le Duc et de M. le prince de Conti. — Mauvais ménage du prince et de la princesse de Monaco. — Grâces très-insolites accordées à M. de Monaco pour la transmission de son duché-pairie. — Mariage du fils du comte de Roucy proposé avec Mlle de Monaco, que Mme de Monaco rompt avec éclat; [elle] vient à Paris et à la cour, où elle trouve peu d'agréments. — Mariage du duc d'Olonne avec Mlle de Barbezieux. — Mariage de Pontchartrain avec Mlle de Verderonne, où le chancelier me force d'assister. — Mort de la comtesse de Prado. — Extraction et fortune des Prado. — Mort de la duchesse d'Angoulême, veuve du bâtard de Charles IX. — Mort de l'évêque de Rosalie; sa famille; sa vie. — Mort de l'abbé Régnier. — Changement de charges chez Madame. — Beauvau archevêque de Toulouse. — Amusements du roi chez Mme de Maintenon. — Audience de congé du duc et de la duchesse de Shrewsbury, à Marly, tout à fait inusitée.

Mlle de Conti était amie de Mme la duchesse de Berry dès leur jeunesse, quoique la première eût six ans plus que l'autre. Elles se voyaient souvent. Leur séjour de Paris y contribuait. Les filles de Mme la Duchesse étaient élevées à Versailles, et il n'y avait jamais eu d'amitié entre Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti sa belle-sœur. Il y avait bien longtemps aussi qu'elle était éteinte entre Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse, tellement que, outre l'éloignement des lieux, leurs enfants n'étaient pas pour vivre ensemble. Mlle de Conti menait une vie fort contrainte; Mme sa mère avait de l'humeur et tenait quelque chose de M. le Prince son père. Mme la Princesse, à qui feu M. le prince de Conti était attaché d'un tendre respect, l'avait fort aimé, et elle chérissait Mlle de Conti avec d'autant plus de tendresse que M. le prince de Conti l'avait toujours aimée avec passion, et lui en avait laissé de grandes marques par son testament. C'était donc Mme la Princesse qui était l'appui et la consolation de Mlle de Conti, qui avait en elle toute confiance, qui versait dans son sein toutes ses peines, mais chez qui, par son âge, sa dévotion et son genre de vie, elle ne pouvait pas trouver d'amusement. La connaissance faite avec Mademoiselle lui en procura par de petites parties à Paris et à Saint-Cloud, et l'amitié se lia tellement entre elles qu'elle subsista depuis le mariage de Mme la duchesse de Berry, qui lui sut un gré infini de la joie qu'elle en eut, et qu'elle ne cacha point malgré le dépit public de Mme la Duchesse et de ses filles, de Mme la princesse de Conti sa tante, et de celui même que Mme la Princesse en voulut bien prendre, en quoi elle fut autorisée par Mme sa mère; la seule princesse du sang qui en fut bien aise. Cela serra encore les liens de leur amitié, tellement que Mlle de Conti, qui ne paraissait presque jamais à Versailles, y venait quelquefois pour Mme la duchesse de Berry, laquelle aussi lui donnait souvent des rendez-vous et des collations à Saint-Cloud.

Ces dispositions de la mère et de la fille firent naître la pensée à Mme la duchesse d'Orléans de faire sonder Mlle de Conti, par Mme la duchesse de Berry, sur le mariage d'une de Mlles ses sœurs avec M. le prince de Conti son frère, et si cela prenait, de se servir d'elle auprès de Mme sa mère pour le faire réussir. M. le duc d'Orléans approuva ce dessein. Pour moi je le trouvai hasardeux, parce qu'il me semblait difficile d'obvier à tous les hasards qui pouvaient instruire le roi de ces démarches, et que, jaloux au point où il l'était de disposer seul de tout dans sa famille, et parmi les princes du sang, non-seulement il romprait le mariage, mais disposé aussi mal qu'il l'était alors à l'égard de M. le duc d'Orléans et de Mme la duchesse de Berry, ils s'exposeraient tous aux suites de son mécontentement et du déplaisir qu'il aurait, et où il serait poussé de reste à leur faire sentir qu'il ne faisait pas bon traiter des mariages à son insu. Mlle de Chartres, belle et bien faite, avait alors quinze ans, mais elle était extrêmement bègue, et montrait déjà quelque goût pour se faire religieuse. Mlle de Valois, parfaitement belle, mais plus grasse, en avait treize, et on aurait laissé choisir entre les deux. Mes réflexions n'arrêtèrent ni M. [le duc] ni Mme la duchesse d'Orléans, à qui ces princesses commençaient à peser, et qui étaient suivies de trois autres. Mme la duchesse de Berry parla à Saint-Cloud à Mlle de Conti, qui parut ravie de la proposition et de ce qu'on s'adressait à elle. Elle en rendit compte à Mme sa mère, qui goûta fort la chose. Mlle de Conti, qui avait promis un secret sans réserve, en fit confidence à Mme la Princesse. Elle avait vingt-cinq ans. Elle se lassait cruellement d'être tenue comme une petite fille dans l'ennui et les humeurs de l'hôtel de Conti, et elle n'y voyait par son âge d'autre débouché que d'épouser M. le Duc, à quoi l'aigreur extrême du procès de la succession de M. le Prince ne disposait pas Mme la Duchesse ni Mme la princesse de Conti. Elle avait beaucoup d'esprit et de douceur, d'agrément et d'insinuation dans l'esprit. Elle avait un beau visage; mais sa taille, quoique assez grande, n'y répondait pas.

De cette confidence, il résulta que Mme la Princesse, qui avait jusqu'alors fait des efforts inutiles pour porter ses enfants à s'accommoder sur la succession de M. le Prince et à se raccommoder ensemble, ouvrit tout à coup les yeux à un moyen fort naturel auquel elle n'avait point pensé jusque-là, qui fut un double mariage entre ses petits-enfants. De les y porter par elle-même, elle n'en pouvait attendre aucun succès; mais pensa que le roi, qui avait tâché aussi de les empêcher de plaider et de les raccommoder, et qui s'en était bien voulu entremettre plus d'une fois, pourrait être susceptible d'un expédient si convenable en lui-même, et qui partait naturellement à éteindre les aigreurs et à engager un accommodement sur le testament de M. le Prince, et que le roi serait d'autant plus porté à leur imposer pour faire faire le double mariage, qu'il serait sûrement blessé d'apprendre, par une voie étrangère, qu'il y avait des pourparlers très-avancés d'un mariage de M. le prince de Conti avec une fille de M. le duc d'Orléans. Je n'entreprendrai point de percer un mystère qui se passa tête à tête entre Mlle de Conti et Mme la princesse sa grand'mère. Ce qui est certain, c'est que les apparences ne parurent pas pour Mlle de Conti, qui trahit le secret qu'elle avait promis. Mme la Princesse n'avait jamais passé pour avoir de l'esprit ni de la résolution. Son état et sa vertu la faisait respecter extérieurement dans sa famille; son peu de lumière et de force l'y faisait mépriser en effet; en sorte qu'avec des millions dont elle était maîtresse absolue de disposer comme elle eût voulu par la nature des biens, et par les lois et les coutumes, elle ne laissa pas d'être toujours comptée pour rien, et de n'influer pas le moins du monde sur quoi que ce soit dans sa famille. Sa timidité était extrême avec le roi; elle en avait à l'égard de tout le monde, et de tous ses enfants. M. le Prince l'avait matée jusqu'à l'avoir abrutie, et la disposition naturelle y était entière. Il est donc très-difficile d'imaginer qu'elle ait pris d'elle-même, et subitement, la vue d'un double mariage sûrement à faire malgré les mères veuves, et dans la plus vive aigreur l'une contre l'autre, qui de plus ne s'étaient jamais aimées; de rompre pour cela avec la même violence un mariage goûté et comme arrêté; et d'opérer tout cela par l'autorité absolue du roi sans nul autre instrument auprès de lui qu'elle-même ; tandis que Mlle de Conti faisait par là le plus grand mariage qu'elle pût espérer, et l'unique auquel son âge et sa naissance lui pussent permettre d'arriver, et d'espérer de ne passer pas le reste de sa jeunesse dans l'ennui et dans l'esclavage sous lequel elle se désespérait.

La résolution prise par Mme la Princesse d'aller parler au roi, Mlle de Conti se trouva bien embarrassée pour se tirer d'affaires avec Mme sa mère et avec Mme la duchesse de Berry. Entre la résolution et l'exécution il n'y eut qu'un point, parce qu'il était à craindre que, les choses avancées autant qu'elles l'étaient entre M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et Mme la princesse de Conti, ils n'en parlassent au roi, et que, le mariage une fois agréé, il n'y eût plus de remède. Mlle de Conti demanda donc un rendez-vous à Mme la duchesse de Berry à Saint-Cloud, pour chose fort pressée, pour le lendemain de son message, qu'elle n'envoya que tard. Toutes deux partirent de Versailles, et de Paris pour Saint-Cloud, en même temps que Mme la Princesse pour Versailles, afin que celle-ci ne pût être gagnée de la main auprès du roi par M. le duc d'Orléans averti.

Je ne sais comment Mlle de Conti tourna son discours à Saint-Cloud; mais il fallut bien avouer au moins qu'elle n'avait pas gardé le secret qu'elle avait promis, et par là tout au moins elle était cause de la résolution que Mme la Princesse avait prise, et de la promptitude avec laquelle elle l'exécutait. Il n'en fallut pas davantage pour persuader à Mme la duchesse de Berry que Mlle de Conti ne s'était servie de la confiance qu'elle avait eue en elle que pour en profiter pour elle-même, en violant son secret et en poussant Mme la Princesse à une démarche dont la force et la promptitude lui ressemblaient si peu, et dont tout le fruit était pour Mlle de Conti. Elle ne lui cacha pas ce qu'elle en pensait, et la traita avec toute l'indignité et toute la hauteur qu'elle crut qu'elle méritait. Les larmes de colère et de dépit allongèrent la visite plus que les discours. Jamais Mme la duchesse de Berry ne lui a pardonné, et s'est piquée jusqu'à la mort de lui faire sentir en toute occasion publique, car de particulières il n'y en eut plus entre elles, tout le poids de sa haine, de son mépris et de son rang. Elle rendit à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans ce qu'elle venait d'apprendre. Tous trois comprirent aussitôt qu'il n'y avait plus à compter sur leur mariage, et furent bien en peine du silence qu'ils en avaient gardé au roi.

Mme la Princesse, tout en arrivant à Versailles, fit dire au roi qu'elle le suppliait de lui marquer un moment où elle pût avoir l'honneur de lui rendre compte en particulier de quelque chose qui pressait fort, et qui était très-important à sa famille. Le roi ne la fit pas attendre, et la manda dans son cabinet. L'audience fut longue; je n'en dirai rien; mais, si on en ignora le détail, on sut bientôt que le roi s'était fort offensé d'avoir appris un mariage arrêté dans sa famille, sans qu'aucune des parties lui en eût dit un mot, qu'il trouva que Mme la Princesse avait raison d'être piquée de son côté du secret que lui en faisait Mme sa fille, et que sur-le-champ le double mariage fut décidé. Le roi désirait d'autant plus ardemment de pouvoir remettre la paix dans cette famille, que l'aigreur y était parvenue au plus haut degré, parce qu'il prévoyait sagement que M. du Maine y serait toujours la partie faible, et que cette paix lui était d'une plus grande importance que ne pouvaient être les biens qu'il tirerait par des arrêts.

Dans cette résolution bien arrêtée, il lava la tête rudement dès le soir même à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, et à Mme la duchesse de Berry, et leur défendit de penser davantage à un mariage qu'ils avaient osé non-seulement penser, mais fort avancer sans lui en avoir parlé, et su s'il l'aurait agréable. Ce même soir, il parla à Mme la Duchesse en père, mais en maître qui veut être obéi sans réplique, sur le mariage de son fils avec Mlle de Conti, et de sa fille aînée avec M. le prince de Conti, dont Mme la Duchesse fut d'autant plus étourdie qu'elle ignorait parfaitement l'autre mariage si prêt à faire, et ce que Mme la Princesse était venue faire à Versailles. Mme la princesse de Conti fut mandée à Paris. Le roi la vit dans son cabinet, et trouva en elle la plus ferme résistance. Elle dit au roi qu'il fallait que les procès fussent jugés avant qu'elle pût entendre à rien; que de plus on lui avait fait d'autres propositions très-convenables pour Mlle sa fille, dans lesquelles elle était entrée; qu'enfin Mlle de Bourbon n'avait point de bien. Le roi discuta avec elle, il prit toutes sortes de tons; puis, voyant qu'il n'avançait pas davantage, il parla en roi et en maître, et déclara à Mme la princesse de Conti qu'il voulait le double mariage, qu'il le voulait présentement, et qu'il les ferait tous deux malgré elle, si elle ne se rendait pas à sa volonté, à la raison et à tous les ménagements qu'il voulait bien avoir pour elle. Elle sortit en furie du cabinet du roi, et s'en alla tout de suite à Paris, où elle se retrancha sur les difficultés, et où Mlle de Conti passa cruellement son temps jusqu'à son mariage.

M. le prince de Conti n'eut aucun tort dans le cours de cette affaire. Il était élevé dans la haine des Condé; il fut fâché de la rupture de son mariage avec une fille de M. le duc d'Orléans, et fâché aussi d'épouser celle de Mme la Duchesse, que cet établissement ne consola pas d'avoir, comme on l'a vu, manqué M. le duc de Berry, après tant de soins, de menées et de cabales, quoique la mère et la fille ne fussent pas insensibles au dépit de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, et à celui de Mme la duchesse de Berry, de se voir enlever avec hauteur pour elles le parti dont ils se tenaient assurés.

Mme la Princesse, ravie d'un si prompt et si entier succès, se tint à Versailles à tout événement, et vit le roi plusieurs fois tête à tête, pour rompre les difficultés dont Mme sa fille se hérissait, et pour presser la conclusion. Le roi lui envoya plusieurs fois Pontchartrain, qui par son ordre employa à la fin les menaces. Elles eurent leur effet, et on envoya à Rome pour les dispenses, tandis qu'on se mit à travailler aux contrats de mariage. La négociation fut fort courte. Le roi voulut que ces mariages fussent faits et consommés avant que M. le Duc et M. le prince de Conti partissent pour l'armée d'Allemagne. Il en coûta cinq cent mille livres au roi, qui donne toujours cent cinquante mille livres à chaque prince du sang qui se marie, et à chaque princesse du sang qui se marie cent mille livres.

Enfin les deux fiançailles se firent le samedi 8 juillet, sur le soir, dans le cabinet du roi, par le cardinal de Rohan, revenu exprès de Strasbourg, où il ne faisait que d'arriver. Mme la Duchesse et Mme la princesse de Conti n'y firent prier que les parents, mais jusqu'à un degré assez étendu. La foule ne laissa pas d'y être grande de tout ce qui ne l'avait pas été. Mlle de Charolais et Mlle de La Roche-sur-Yon portèrent la queue de la mante des deux fiancées. Le lendemain dimanche 9, le cardinal de Rohan dit la messe à midi dans la chapelle, en présence du roi et de toute la cour, et il y maria les deux princes et les deux princesses, qui furent mis tous quatre sous le même poêle. Il n'y eut point de dîner ni de plaisirs. Le soir, toute la maison royale, tous les princes et princesses du sang, M. et Mme du Maine et leurs deux fils, et M. le comte de Toulouse, soupèrent avec le roi chez lui. Il passa avec eux tous dans son cabinet, au sortir de table; et un quart d'heure après il descendit dans l'appartement de feu M. le Prince, que Mme la Princesse avait conservé entier, et qui était double. Les deux noces y couchèrent; le roi donna la chemise aux deux mariés, et Mme la duchesse de Berry aux deux mariées. Ce ne fut pas sans prodiguer à l'une des deux ses plus perçants dédains. Le lendemain lundi, après dîner, le roi retourna au même appartement voir les deux mariées chacune sur son lit, où toute la cour abonda le reste de la journée. Dès le soir M. le prince de Conti entra après le souper dans le cabinet du roi, jusqu'à son coucher, comme mari de sa petite-fille, privilége attaché uniquement à cette qualité. M. le Duc avait près de quatre ans moins que sa nouvelle épouse, et M. le prince de Conti deux moins que la sienne. De cette affaire Mme la princesse de Conti demeura indignée contre sa fille, outrée contre Mme la Princesse, plus aigrie que jamais contre Mme la Duchesse, de plus en plus attachée à suivre les procès et à ne vouloir pour rien ouïr parler d'aucun accommodement, et en amitié liée et publique avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et avec Mme la duchesse de Berry. Un mariage moins important fit aussi bien du désordre et de l'éclat. Ce fut celui de la fille aînée de M. de Monaco avec le fils aîné du comte de Roucy. M. de Monaco avait, comme on l'a vu en son lieu, épousé autrefois une fille de M. le Grand, pour obtenir le rang de prince étranger. Il l'avait eu; mais, dès l'instant du mariage, son père et M. le Grand s'étaient fort brouillés, comme on l'a vu aussi en même temps, et peu après le mari et la femme avaient fort mal vécu ensemble. À la fin elle avait été emmenée à Monaco une première fois, d'où on a vu aussi qu'elle s'était tirée par la plus abominable calomnie contre son beau-père. Celui-ci étant mort quelques années après ambassadeur à Rome, son fils, qui prit le nom de prince de Monaco, y remena sa femme, et l'y tint avec lui bien des années. Le ménage n'en fut pas plus concordant; la vie de Monaco, avec un mari qu'on n'aima jamais, était bien différente de la vivacité de la vie et des plaisirs de la cour, et de la maison ouverte et magnifique de M. le Grand. Elle demeura même quelquefois seule pendant quelques courts voyages que M. de Monaco faisait à Paris et à la cour.

Il n'avait que des filles; il n'espérait plus avoir d'enfants, et son unique frère était prêtre. Sa branche finissait en eux, et le duché-pairie de Valentinois s'y éteignait. Il chercha donc à faire un mariage pour sa fille aînée, qui plût au roi, dont il se proposa d'obtenir la continuation de sa dignité pour sa fille, et le roi ne s'y rendit pas difficile. Il lui promit une nouvelle érection avec le rang d'ancienneté de cette nouvelle date pour celui qui épouserait sa fille aînée, et la permission de se démettre de son duché en sa faveur dès le moment du mariage pour que sa fille, qui depuis ce rang de prince était assise, ne se trouvât pas debout. Dès que cela fut enfilé de la sorte, M. de Monaco représenta qu'encore qu'il ne pût espérer d'autres enfants, et que son âge et bien plus sa santé ne lui dût pas faire envisager de survivre à sa femme, ce cas néanmoins pouvait arriver; qu'alors la grâce extraordinaire que le roi lui accordait lui deviendrait bien amère, parce qu'elle lui ôterait le moyen de continuer sa dignité dans sa postérité en se remariant, et ayant un fils, cas même qui au fond serait embarrassant pour son gendre par les règles du droit. Le roi, qui avait commencé à le favoriser dans ses dispositions domestiques, voulut bien encore ajouter une grâce bien plus singulière. Il lui promit un clause dans l'érection nouvelle qui se ferait en faveur du gendre qu'il chaisirait qu'advenant la mort de Mme de Monaco, un second mariage de M. de Monaco, et qu'il en eût un fils depuis le mariage de sa fille, ce fils lui succéderait en la dignité et en l'ancienneté de son duché-pairie de Valentinois, et pour sa postérité, auquel cas son gendre demeurerait sa vie durant duc et pair, mais que sa dignité demeurerait éteinte en sa personne, et ne passerait pas aux fils de son mariage avec sa fille. M. de Monaco, plus comblé qu'il n'avait osé l'espérer, se mit à chercher pour sa fille un parti qui fût agréable au roi, et qui lui convînt à lui-même, et en fut d'autant plus pressé que ces grandes et insolites grâces ne pouvaient s'exécuter, ni même s'expédier, qu'en faisant actuellement le mariage de sa fille, et qu'il lui était important de les faire consommer par celui qui les lui accordait.

Le monde en fut bientôt informé, et ce fut à qui pourrait se faire duc et pair par ce mariage, Le comte de Roucy y pensa des premiers pour son fils. Le chancelier, à qui la mémoire de sa belle-fille était toujours infiniment chère, l'y servit de tout son pouvoir, MM. de La Rochefoucauld et de La Rocheguyon de même, il fit agir tous ses amis, et il gagna M. de Monaco, Le roi ne voulut pas s'en mêler, mais témoigna approuver et avoir ce mariage très-agréable. Pour venir au contrat, il fallut venir à Mme de Monaco, parce qu'il fallait qu'elle y parlât, et que, par la disposition des affaires de M. de Monaco, on ne s'y pouvait passer d'elle. Enragée comme elle était contre lui, c'en fut assez qu'il voulût ce mariage pour qu'elle refusât d'y consentir. Le besoin qu'on eut d'elle dressa vers elle toutes les batteries, et rendit M. de Monaco complaisant. Elle eut peur d'être forcée par l'autorité de M. le Grand. Elle sembla donc se radoucir et entrer en examen, tandis qu'elle travailla à le gagner. L'examen lui en fournit les moyens. On ne marie point ses enfants sans mettre papiers sur table. Le comte de Roucy avait été toute sa vie un panier percé, la comtesse de Roucy noyée de dettes et de procès de sa maison. On vit donc de grandes terres, de grandes dettes, nul ordre, de grands embarras, et des gens qui avaient toujours vécu d'industrie, de crédit, et de faire ce qu'on appelle des affaires. D'un autre côté M. de Monaco avait des terres d'une grande étendue. Valentinois est immense, c'était son duché. Ni ce morceau ni Monaco ne pouvaient aller qu'à l'aînée; il y avait beaucoup de dettes, quatre filles à pourvoir, et l'abbé de Monaco à partager qui ne l'était pas encore. Mme de Monaco fit démontrer cela à sa famille, s'assura de son appui, et déclara après que jamais elle ne consentirait à un mariage qui par l'état et la nature des biens et des affaires de part et d'autre, se trouvait impossible sans folie. L'argument était pressant et souffrait peu de réplique. M. le Grand, avec sa hauteur et sa brutalité ordinaire, s'emporta à la cour; ses enfants, le maréchal de Villeroy, le secondèrent; le vacarme fut très-grand. M. de Monaco de dépit mit sa fille dans un couvent à Aix, avec défense de la laisser voir à sa mère, qui assurée de sa famille prit le temps que son mari s'en était allé se dissiper à Gênes, et arriva à Paris chez M. le Grand.

Elle crut y régner comme du temps de sa mère, et nager comme autrefois dans les plaisirs de la cour. Elle y fut trompée. Mlle d'Armagnac était devenue la maîtresse de la maison; elle se souvenait des préférences continuelles que sa sœur lui avait fait essuyer du temps de Mme d'Armagnac. M. le Grand reçut Mme de Monaco froidement, et tout d'abord lui déclara qu'une femme brouillée avec son mari, et qui pour cela venait chez son père, ne devait pas en sortir un instant, ne faire sa cour au roi que par devoir et rarement, ne faire aucune visite et n'en recevoir point, se contenter du grand monde qui abondait chez lui, mais ne point jouer, ne point se parer, être très-uniment vêtue, et négligemment coiffée, et s'éloigner régulièrement de toutes parties et de tous plaisirs. Cette harangue fut moins une remontrance qu'un ordre très-positif, et d'un père devant lequel tout tremblait dans sa famille. Mme de Monaco n'avait ni équipage, ni domestique, ni un sou pour s'en donner. Son mari n'était pas pour lui laisser toucher quoi que ce fût, et M. le Grand aussi peu d'humeur à lui donner plus que le couvert et la nourriture à sa table. Onze ans de séjour de suite à Monaco l'avaient changée à n'être pas connaissable; elle ne put se le dissimuler à l'accueil qu'elle reçut à la cour, où elle ne sortit pas de l'appartement de son père, à y voir régner sa soeur, et y jouer le plus gros jeu du monde. Elle fit rompre le mariage avec éclat, mais d'ailleurs elle ne fit que changer d'ennuis et de peines. Nous verrons bientôt que Matignon en profita.

Un autre mariage se fit avec moins de bruit. Le duc de Châtillon, plus qu'estropié d'une blessure au pied qui peu à peu lui avait engourdi les nerfs et l'avait rendu comme paralytique, se démit de son duché à son fils unique, qu'il fit appeler duc d'Olonne, et le maria à la fille unique et fort riche que Barbezieux avait laissée de son premier mariage avec la sœur du duc d'Uzès, dont Mme de Louvois fit magnifiquement la noce.

Il y avait cinq ans au plus que Pontchartrain avait perdu une femme de tous points adorable, l'unique peut-être qui eût pu avoir la vertu, la raison, la conduite et l'incomparable patience de l'être de lui, et dont la considération, comme on l'a vu en son lieu, l'avait soutenu et lui avait sauvé sa place. Il s'était bientôt lassé de la comédie forcée de sa douleur, et quoiqu'il eût deux fils, il voulut absolument se remarier. Sa figure, hideuse et dégoûtante à l'excès, mais agréable, et même charmante en comparaison de tout le reste, n'empêcha pas la séduction de l'éblouissement de sa place. Mlle de Verderonne, qui était riche, et qui était L'Aubépine comme ma mère, mais parente éloignée, en voulut bien.

Le chancelier, qui voyait avec la dernière peine la façon dont je me conduisais à l'égard de son fils, se mit dans la tête un replâtrage pour le public, et d'exiger que j'allasse à la noce. Je m'écriai à la proposition. Il ne se rebuta point. Je m'adressai à la chancelière qui, là-dessus plus raisonnable que lui, essaya de le persuader: tout fut inutile. Il pria, pressa, conjura, se fâcha, prit le ton d'autorité qu'il avait sur moi. Finalement nous capitulâmes. Je lui déclarai donc que la violence qu'il exerçait sur moi par cette complaisance était une tyrannie; que je ne changerais pour son fils ni de disposition, ni de volonté, ni de projet; que je les lui réitérais même, moyennant quoi je ne voyais pas ce qu'il y avait à gagner ni pour les uns ni pour les autres, à me traîner à une noce où, par le souvenir de sa première belle-fille, je ne pourrais être qu'affligé, et où, par ce qui s'était passé, il était bien difficile que son fils ne se trouvât fort embarrassé de ma présence, et moi au désespoir de la sienne. Je ne sais ce que le chancelier imagina, mais il me passa tout, pourvu que j'allasse à cette noce, que je visse par-ci par-là M. de Pontchartrain, c'est-à-dire que je ne fisse plus profession de ne point voir son fils, et de lui tourner le dos partout où je le rencontrais. Il voulut peut-être lui ôter un dégoût public fort nouveau à sa place, détourner par là les remarques journalières du monde, et ses raisonnements sur une conduite à laquelle le chancelier semblait bien consentir, puisqu'elle n'avait rien changé dans l'intimité, ni dans la continuité de notre commerce, et par conséquent aggraver les torts de son fils. [J'ignore] s'il espéra, en ôtant cette rudesse extérieure, que le temps nous rapprocherait, émousserait ma haine, mes résolutions, mes projets; quoi qu'il en fût, je ne pus résister au chancelier.

Il n'osa exiger de Mme de Saint-Simon la même complaisance. La mémoire de sa chère cousine était trop avant dans son cœur pour lui permettre de voir une cérémonie qui la lui rappellerait d'une manière si touchante. Elle ne put même répondre à tout ce que la nouvelle femme lui prodigua d'avances; la place qu'elle tenait lui fut insupportable. Elle le lui avoua, et ne la vit presque point.

Pour moi, je fus donc à la noce comme on va à la potence. Elle fut faite à Pontchartrain avec un très-petit nombre de personnes. L'évêque de Chartres diocésain les maria. Le chancelier et la chancelière ne cessèrent d'y pleurer leur première belle-fille; ils ne s'en cachèrent pas même. Les amis et les proches s'en contraignirent peu. Tout le domestique ne discontinua d'être en larmes. Ce qui s'y trouva du côté de Mlle de Verderonne demeura dans un sombre que les maussaderies du bel époux ne rassérénèrent pas. Jamais je ne trouvai deux jours si longs en ma vie.

De si tristes noces font souvenir de la mort, et pénètrent de réflexions. Aussi apprit-on la mort d'une fille du maréchal de Villeroy, mariée à Lisbonne au comte de Prado en 1688, dont nous avons vu longtemps le fils logé, nourri et entretenu de tout très-noblement par le maréchal de Villeroy, avec lequel il fit quelques campagnes, et longtemps depuis la paix à Paris. Il s'appelait J. de Souza, et il était troisième marquis Das Minas, sixième comte de Prado, huitième seigneur de Beriguel, gentilhomme de la chambre du roi de Portugal, conseiller de guerre, mestre de camp général dans ses troupes, général de sa cavalerie, tous grands titres qui s'acquièrent promptement et ne sont pas grand'-chose. L'entêtement du roi de Portugal pour la grandeur de la dignité de patriarche de Lisbonne qu'il avait obtenue du pape pour le siége de cet archevêché dont il fit un colosse, causa l'exil du comte de Prado et la confiscation du peu qu'il avait, et le réduisit, de peur de pis pour sa personne, à se sauver de Portugal pour n'avoir pas voulu arrêter son carrosse devant celui du patriarche dans les rues de Lisbonne. C'est ce qui le fit venir à Paris. Sa paix faite enfin avec le roi de Portugal, il retourna à Lisbonne, où peu après il fut assassiné sortant d'une église, en septembre 1622, par don Juan de La Cueva et Mendoza. Il n'avait qu'un seul fils qu'il avait perdu depuis quelques mois sans alliance, et il ne faisait que de commencer à jouir de son bien. Il n'y avait pas un an que son père était mort.

Ce père, qui s'appelait le marquis Das Minas et avait près de quatre-vingts ans, est celui qui a toujours commandé l'armée portugaise contre Philippe V, qui prit force places en Espagne, qu'il garda peu, entra même dans Madrid, qu'il ne put conserver, et qui commandait une aile de l'armée de l'archiduc avec dix-huit bataillons portugais à la bataille d'Almanza, que le duc de Berwick gagna complètement le 25 avril 1707, et qui eut de si grandes suites. Das Minas continua de servir en chef jusqu'à la paix. Il avait été vice-roi du Brésil, président du conseil des Indes à son retour, et successivement gouverneur de plusieurs provinces de Portugal. Son père avait eu un gouvernement de province, la présidence du conseil des Indes, l'ambassade de Rome. Il avait été grand écuyer et grand maître des rois Jean IV et Alphonse VI. Il était la sixième génération directe et masculine de Roderic de Souza, bâtard de Martin-Alphonse de Souza, fils de Pierre-Alphonse de Souza, dont le père Alphonse-Denis était bâtard d'Alphonse III, roi de Portugal, mort en 1279. Ce fut une chose très-rare de voir encore une belle-fille de Charles IX bâtarde vivre jusqu'en cette année, dans laquelle elle mourut en ce temps-ci, de vieillesse et de misère. Elle s'appelait Fr. de Nargonne. Elle était fille du baron de Mareuil, et avait eu un frère page du duc d'Angoulême, bâtard de Charles IX. Il avait épousé, en 1591, la fille aînée du dernier connétable de Montmorency à Pézénas, dont il ne lui resta qu'un fils qui ne le survécut que de trois ans, qui a été le dernier duc d'Angoulême. Le père, veuf de la Montmorency en 1636, devint amoureux de la sœur de son page, et l'épousa en février 1644. C'était une grande femme parfaitement belle et bien faite encore quand je l'ai vue, qui avait quelque chose de doux, mais de majestueux. Elle représentait la dignité et la vertu, qui fut chez elle sans tache et sans ride en tout genre toute sa vie. M. d'Angoulême la laissa veuve sans enfants et fort mal pourvue, en 1650. Il avait près de soixante-dix-huit ans. Son fils ne s'en mit pas fort en peine, qui mourut à la fin de 1653, à cinquante-sept ans; sa veuve encore moins, qui était La Guiche, fille du grand maître de l'artillerie, la même dont j'ai parlé au commencement de ces Mémoires, chez qui ma mère fut élevée et mariée, et qui mourut, en 1682, à quatre-vingt-quatre ans. Elle ne pouvait supporter une belle-mère, et si inférieure, après laquelle il fallait passer.

Cette belle-mère était donc fort pauvre et fort abandonnée dans un appartement d'un couvent de Sainte-Élisabeth à Paris, où elle vivait d'une pension du roi de vingt mille livres et de fort peu d'autre chose. Elle venait une fois ou deux l'année à la cour, où sa vertu et sa conduite la faisait bien recevoir de tout le monde et du roi avec distinction, mais sans avoir jamais participé à aucun des nouveaux honneurs comme la duchesse de Verneuil, sous prétexte que la bâtardise de son mari n'était pas des rois Bourbons. Les malheurs de la guerre, qui avaient porté tout à l'extrémité, suspendirent le payement des pensions. Mme d'Angoulême eut beau représenter qu'elle n'avait au monde de subsistance que la sienne, le roi ne fut point touché de la laisser mourir de faim, dont elle serait très-certainement morte sans une vieille demoiselle qui lui était attachée depuis longtemps, et à elle, qui avait un petit bien à douze ou quinze lieues de Paris. Elle l'y mena, ne pouvant plus payer son couvent ni sa nourriture, et elle a vécu plusieurs années chez cette demoiselle à ses dépens, et y est morte sans que le roi, ni ses bâtards, ni les riches héritiers des deux ducs d'Angoulême, aient pu l'ignorer, et sans qu'ils en aient eu la moindre honte.

Un autre personnage singulier mourut en ce même temps à Paris, dans le séminaire des Missions-Étrangères. Il était troisième fils du célèbre Lyonne, ministre et secrétaire d'État, et il était né à Rome en 1655, pendant l'ambassade de son père vers les princes d'Italie. Il n'avait que seize ans quand il le perdit. Son frère, qui avait la survivance du père, n'en put soutenir seul le poids. Il culbuta presque aussitôt, et cette famille tomba en désarroi malgré l'alliance du duc d'Estrées qui ne put la soutenir. La dévotion et le désastre firent prendre à l'abbé de Lyonne le parti des missions d'Orient. Il fut sacré évêque in partibus de Rosalie. Il travailla plus de vingt ans avec un grand zèle dans ces pays éloignés, et il acquit une grande connaissance des lettres et des sciences chinoises. Il revint en France avec les ambassadeurs de Siam en 1686, et s'en retourna avec eux l'année suivante. De Siam il passa à la Chine, où il se brouilla fort avec les jésuites sur les cérémonies chinoises, ainsi que tous les autres missionnaires. Ces affaires-là le firent revenir à Rome en 1703, pour y soutenir la cause contre les jésuites. Il y demeura plusieurs années. Il revint de Rome à Paris, dans le séminaire des Missions-Étrangères, y travailler avec eux pour la même affaire, et il y mourut dans une vie fort retirée et fort appliquée, sans avoir quitté le dessein de retourner aux missions, qui lui avait toujours fait conserver sa grande barbe.

L'abbé Regnier, secrétaire perpétuel de l'Académie française, mourut aussi à plus de quatre-vingts ans. Il avait un talent particulier pour les langues et la poésie, et il avait fait quantité de vers français, latins, espagnols et italiens. Il avait passé presque toute sa vie dans l'hôtel de Créqui, et il était fort répandu et bien reçu dans les meilleures compagnies.

Souliers, chevalier d'honneur de Madame, mourut aussi. C'est un Janson, fort bon homme, et que Mme de Maintenon envoyait quelquefois chercher les après-dînées à Marly, pour venir jouer au trictrac avec elle. Je ne sais comment cela s'était fait. Il était l'unique qui eût cette privance, mais il n'en tira aucun parti. Mortagne, qui était premier écuyer de Madame, passa à la charge de chevalier d'honneur, et il vendit celle de premier écuyer à un arrière-Simiane, mais ce ne fut que quelque temps après, parce que le frère de Souliers, qui était en Provence, eut d'abord la charge de chevalier d'honneur.

Le roi fut si content de la conduite de Beauvau, évêque de Tournai, pendant et après le siége de cette place, surtout de ce qu'il n'avait pas voulu en demeurer évêque depuis la prise, qu'il lui donna l'archevêché de Toulouse, vaquant par la mort du frère de Villacerf et de Saint-Pouange. Il passa depuis à Narbonne, et fut avec le marquis de Beauvau, son frère, de la promotion de l'ordre de 1724.

Les amusements étaient de plus en plus fréquents les soirs chez Mme de Maintenon, où rien ne pouvait remplir le vide de la pauvre Dauphine. Le duc de Noailles qui, comme on l'a vu, y était devenu fort étranger, chercha à s'y raccrocher par une idylle dont il fit faire les paroles par Longepierre, sur la paix, et la musique par La Lande, maître de la musique de la chapelle. Le roi la fit chanter plusieurs fois. C'était à Marly, où le voyage fut fort long.

Le duc de Shrewsbury, pressé de retourner en Angleterre, obtint ce qui ne s'était point fait encore pour aucun autre ambassadeur, ni autre ministre étranger, et il le regarda comme une grâce. Il vint seul sans cortége et sans introducteur des ambassadeurs à Marly, comme un courtisan, dîner chez Torcy, qui lui donna de la part du roi son portrait enrichi de soixante mille livres de diamants. Il vit le roi le matin en arrivant, et, seul avec lui dans son cabinet, prit congé. Sa femme était venue le même jour dîner chez Mme la princesse de Conti, et l'après-dînée elle fut prendre aussi congé du roi dans son cabinet, et tous deux s'en retournèrent le soir à Paris, d'où ils partirent, sans avoir pris d'autres congés.

CHAPITRE XX. §

Siége de Landau. — La garnison et celle de Kayserslautern se rendent prisonnières. — Biron perd un bras à Landau et en a le gouvernement. — Villars, chevalier de la Toison d'or, passe le Rhin; investit Fribourg. — Cardinal de Bouillon s'achemine des Pays-Bas à Rome. — Électeur de Bavière voit le roi à Marly. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — L'électeur de Bavière y vient passer quinze jours et retourne à Compiègne. — Mariage du prince de Robecque et de la fille du comte de Solre. — Branche de Robecque de la maison de Montmorency. — Fortune du prince de Robecque en Espagne; sa mort, et son frère. — Branche de Solre de la maison de Croï. — Origine de cette maison. — MM. de Solre sortis de la branche de Chimay. — Évêque de Cambrai fait duc. — Chimère du fils aîné du dernier comte de Solre. — Branche d'Havré de la maison de Croï sortie de la branche de Solre. — Éclat près d'arriver entre le duc de La Rochefoucauld et moi, arrêté par le duc de Noailles. — Trois mille livres d'augmentation de pension à Saint Hérem. — Douze mille livres d'appointements à Bloin sur la Normandie pour le gouvernement de Coutances. — Comte de La Mothe, rappelé, voit le roi dans son cabinet. — Sage politique du roi sur les emplois dans les provinces. — Naissance de l'infant don Ferdinand.

Besons fit le siége de Landau, où Villars vint une fois ou deux se promener et faire le général. Il commandait l'armée qui couvrait le siége. La tranchée y fut ouverte la nuit du 24 au 25 juin. Pendant ce temps-là Dillon alla attaquer Kayserslautern. Six cents hommes et trente-sept officiers qui le défendaient sous un colonel, se rendirent prisonniers de guerre. Biron, lieutenant général, aujourd'hui duc et pair, et doyen des maréchaux de France, y perdit un bras à une grande sortie, et n'a pas servi depuis. Villars fit cependant force détachements au long et au large, et à son ordinaire ne s'oublia pas pour les contributions. Le 19 août on battit la chamade à Landau. On ne put convenir que le 20. Le prince Alexandre de Wurtemberg, gouverneur, se rendit avec sa garnison prisonnière de guerre. Il en sortit quatre mille huit cents hommes, qui furent distribués en la haute Alsace, et le prince de Wurtemberg eut un congé de trois mois. Il resta douze cents blessés dans la place, où il ne se trouva plus que vingt milliers de poudre et soixante pièces de canon, la plupart hors de service. Lutteau, frère de la maréchale de Besons, apporta la prise au roi, et Valory, frère de l'ingénieur qui avait conduit les travaux du siége, en apporta le détail et trente-neuf drapeaux.

Villars eut en même temps la Toison, sans qu'on ait jamais su par où, et sans avoir eu aucun rapport de guerre ni d'affaires avec l'Espagne. C'était un homme qui voulait tout, et le plus impudent qu'il fût possible à se vanter et à demander. La surprise de cette Toison fut universelle. Il passa le Rhin le 12 septembre, partie au Port-Louis, partie sur le pont de Strasbourg. Il prit fort aisément les retranchements que les ennemis avaient faits près de Fribourg, et incontinent après il investit cette place.

Le cardinal de Bouillon, méprisé au dernier point dans tous les Pays-Bas, depuis l'étrange mariage qu'il avait fait de sa nièce, et le procès perdu en conséquence contre la duchesse d'Aremberg, ne savait plus où se tenir dans ces provinces, après avoir essayé et changé de divers séjours. Il s'était encore fait moquer de lui par l'air important qu'il avait pris d'affecter de se tenir à portée d'Utrecht, comme si les affaires d'un aussi petit particulier que lui eussent pu y être traitées. Ce prétexte finit à sa confusion, il se retira chez l'évêque de Ruremonde, d'où, ne sachant plus que devenir, il s'achemina enfin à Rome par l'Allemagne et le Tyrol, à quatre ou cinq lieues par jour, et force séjours pour tuer le temps et allonger son voyage.

L'électeur de Bavière arriva de Compiègne en cette petite maison qu'il avait empruntée à Suresne dans le même temps que le roi apprit la prise de Landau qu'il lui manda par d'Antin. Il vint quelques jours après, sur le soir, à Marly, ayant passé la journée à voir jouer les eaux à Versailles. Il fut quelque temps seul avec le roi dans son cabinet, soupa chez d'Antin, joua au salon avant et après souper, avec M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry, et s'en retourna à Suresne.

Le mercredi 30 août, le roi tint le conseil d'État à Marly, dîna à son petit couvert, puis alla tout droit coucher à Petit-Bourg, chez d'Antin, et le lendemain à Fontainebleau. Il avait dans son carrosse Mme la duchesse de Berry auprès de lui, Mme la Duchesse, sa nouvelle belle-fille, et Mlle de Charolais au devant; M. le duc de Berry et la nouvelle princesse de Conti aux portières; Madame, qui était un peu incommodée, aima mieux aller dans son carrosse. L'électeur de Bavière y arriva le samedi 9 septembre, dans le logement d'un concierge du jardin de Diane, qu'on lui avait meublé tout auprès de celui de d'Antin, qui lui avait fait accommoder une petite loge pour être incognito à la comédie, et y entrer et en sortir commodément quand il voudrait. D'Antin se chargea de lui donner à dîner et à souper, et de lui fournir force joueurs chez lui dès le matin, et toute la journée. Il fut à plusieurs chasses à cheval, et à plusieurs promenades du roi autour du canal, où d'Antin le mena toujours dans son carrosse. Il avait les soirs force dames à jouer chez lui, et allait toujours chez Mme la duchesse de Berry les jours qu'il y avait jeu chez elle. Il vit le roi un quart d'heure seul dans son cabinet le mardi 26 septembre, après son lever, y prit congé de lui, et partit pour aller passer un jour dans une maison qu'il venait d'acheter à Saint-Cloud, et de là retourner à Compiègne. Il ne vit le roi dans son cabinet que cette seule fois à Fontainebleau.

La comtesse de Solre vint avec sa fille à Fontainebleau prendre congé du roi pour mener sa fille en Espagne épouser le prince de Robecque et être dame du palais de la reine d'Espagne. Il ne sera pas inutile de s'arrêter un peu ici.

M. de Robecque était de la maison de Montmorency, d'une branche sortie du second fils de Louis de Montmorency, chef de la branche de Fosseux devenue depuis l'aînée de la maison de Montmorency, et de Marguerite de Wastines qui s'établit aux Pays-Bas. Ogier, ce puîné de Fossieux qui fit la branche de MM. de Robecque, ni son fils ne figurèrent point; son petit-fils figura fort peu, Louis, fils de ce dernier, encore moins; mais il eut par son mariage avec J. de Saint-Omer, les terres de Morbecque et de Robecque, et quelques autres, et par sa mère, dame d'honneur de la reine de Hongrie, gouvernante des Pays-Bas, fille d'Adrien III Villain, et de Marguerite Stavèle, dame d'Isenghien, la terre d'Esterres et quelques autres. Esterres fut érigé en comté en 1611. Jean, son fils, servit beaucoup en Hongrie, eut la Toison d'or et le gouvernement d'Aire; il fut créé par Philippe IV prince de Robecque, ce qui ne donne que la dénomination et nul rang ni privilége, et marquis de Morbecque. Il avait épousé Madeleine de Lens, et il mourut en 1631. Eugène, son fils, prince de Robecque, fut gendre du duc d'Arschot-Ligne-Aremberg, et beau-père du comte de Brouay-Spinola. Ce prince de Robecque eut la Toison d'or, et il commandait dans Saint-Omer lorsque le roi prit cette place en 1677. Il mourut en 1683. Son fils, Philippe-Marie, prince de Robecque, passa en 1678 au service de France, et mourut de maladie à Briançon en 1691, ayant un régiment. Il avait épousé une fille du comte de Solre, chevalier de la Toison d'or, père du chevalier de l'ordre du Saint-Esprit, et d'Isabelle Claire Villain, sœur du prince d'Isenghien, gendre du maréchal d'Humières, et père du maréchal d'Isenghien. L'autre sœur du prince d'Isenghien, gendre du maréchal d'Humières, fut mariée en Espagne au duc de Montellano. Elle fut choisie par la princesse des Ursins dans sa première disgrâce pour être camarera-mayor de la reine, en sa place, qu'elle reprit à son retour, et [celle-ci] l'aima et la protégea toujours depuis. Elle fut depuis camarera-mayor de la princesse des Asturies, fille de M. le duc d'Orléans, morte à Paris reine d'Espagne et veuve.

Ce prince de Robecque mort à Briançon laissa une fille religieuse et deux fils. L'aîné, à l'occasion duquel cette descendance est traitée, porta le nom, sans rang ni distinction nulle part, comme ses pères, de prince de Robecque; le cadet celui de comte d'Esterres. Tous deux servirent en France: l'aîné fut maréchal de camp. À la fin de 1709, il passa, avec l'agrément du roi, en Espagne, pour s'y attacher. La duchesse de Montellano était, comme on l'a vu, sœur de sa grand'mère, et le comte de Solre, chevalier du Saint-Esprit, lieutenant général au service de France, était frère de sa mère. Ce comte de Solre avait épousé une Bournonville, cousine germaine de la maréchale de Noailles, filles des deux frères, et fort liée avec elle. Le crédit de la maréchale de Noailles et celui de la duchesse de Montellano sur Mme des Ursins, qui avait fort connu et aimé aussi la comtesse de Solre dans les anciens temps qu'elle avait passés à Paris, firent la fortune du prince de Robecque en Espagne. Il fut fait lieutenant général en arrivant, fort approché du roi d'Espagne, gentilhomme de la chambre bientôt après, grand d'Espagne de la première classe en avril de cette année, pour épouser Mlle de Solre, sa cousine germaine, car le mariage en fut réglé dès lors, et on le verra en 1716 colonel du régiment des gardes wallones. Il eut aussi la Toison d'or, mais il mourut sans enfants, un mois après avoir eu les gardes wallones.

Son frère, le comte d'Esterres, eut le régiment de Normandie, et est devenu lieutenant général en France avec grande distinction. Le duc de Noailles l'envoya porter la nouvelle de la réduction de Girone, où il s'était signalé, au roi d'Espagne à Saragosse, en 1711, qui lui donna la Toison d'or. Il a depuis succédé aux biens et à la grandesse de son frère, mais sans quitter la France. Il n'est pas temps d'en dire davantage sur lui. Venons maintenant au comte de Solre, qui est une branche de la maison [de] Croï. On verra bientôt pourquoi je m'arrête à quelques remarques.

La plupart des grandes maisons ont des chimères, et ces chimères leur font plus de mal que de bien. Celle-ci a poussé la folie jusqu'à une généalogie qui la conduit depuis Adam jusqu'à André II, roi de Hongrie; et cette généalogie, bien écrite et bien enluminée, est étalée dans le château d'Havré. Les armes de Hongrie et les leurs sont les mêmes; de cela seul vient leur prétention de sortir des rois de Hongrie, sans pouvoir en montrer d'autres titres. Le maréchal de Besons portait celles de Suède. Les Bazin sont encore trop nouveaux pour en rien conclure. S'ils s'élèvent, ils auront dans quelques siècles le même titre pour sortir des premiers rois de Suède que la maison de Croï pour venir de ceux de Hongrie. Les ducs de Sully et de Montausier portaient les mêmes armes; jamais les Béthune ni les Sainte-Maure n'ont imaginé sortir de la même souche. MM. de Hennin, comte de Bossu, et depuis prince de Chimay, et MM. de Noailles, portent aussi les mêmes armes, sans avoir imaginé d'être parents: les uns des Pays-Bas, les autres de Limousin; et toutes ces mêmes armes se portent par tous en plein et sans alliance. Ces exemples ne sont pas rares, et ne sont rien moins que concluants. De l'extrémité d'Adam et des rois de Hongrie, on a passé à celle de vouloir fixer au fameux Chièvres, gouverneur de Charles-Quint, l'époque de l'élévation de la maison de Croï, qui est une autre absurdité, puisque son grand-père paternel fut grand maître de France en 1462, chevalier de la Toison d'or en 1475, et gendre d'Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont; et son grand-père maternel était Louis de Luxembourg, comte de Saint-Paul, de Brienne et de Ligny, connétable de France. En voilà assez pour montrer le ridicule de cette calomnie. Voyons maintenant quelle est la vérité sur cette maison.

La terre de Croüy ou Croï a donné l'origine, l'être et le nom à cette maison. Cette terre, qui se trouve nommée et écrite en ces deux façons, dont la dernière a prévalu, est située sous Pecquigny, près la rivière de Somme, et l'abbaye du Gard est bâtie dans les marais de Croï. Eustache, seigneur de Pecquigny ou Picquigny, car ce nom s'écrit aussi en ces deux manières, avait la terre de Croï en 1066, et la fondation du chapitre de Pecquigny le prouve. Il était aussi vidame d'Amiens. Son petit-fils Gérard, sire de Pecquiquy et vidame d'Amiens, possédait encore la terre de Croï et tous ses environs. Cela se prouve par la fondation qu'il fit de l'abbaye du Gard. Il la bâtit sur le terroir de Croï; lui donna la moitié de ce village et des fermes voisines, et cela est de 1115. Enfin Gilles, seigneur de Croï, qui est le premier de cette maison que l'on connaisse, est nommé homme lige d'Enguerrand, vidame d'Amiens, dans un titre de l'abbaye du Gard de 1215. Cela fait un gentilhomme le premier connu de sa race, et dans une antiquité fort ordinaire, qui a un très-médiocre fief dont il porte le nom, qui devient celui de sa postérité, et qui relève en plein d'un seigneur dont la grande seigneurie rend ce fief fort petit, ainsi que le gentilhomme dont il est tout l'avoir, sans qu'on sache par où il lui est venu. Mais il est vrai que la postérité de ce gentilhomme ne tarda pas à s'illustrer, et qu'elle eut le bonheur de s'élever en tous genres à pas de géant. Tout y est petit et obscur jusqu'à Jacques Ier, sire de Croï, qui vivait sans figure en 1287, qui épousa Marguerite d'Araisnes, dont le fils, qu'on ne voit pourtant point figurer, et qui fut Jacques II, sire de Croï et d'Araisnes, épousa en 1313 Marie de Pecquigny, fille du vidame d'Amiens. Cette alliance fut le premier grand pas. Guillaume 1cr, seigneur de Croï et d'Araisnes, épousa, en 1354, Isabeau, fille et héritière d'André, seigneur de Renti, et de Marie de Brimeu. Ce fut encore une autre illustration, jointe à une grande fortune de biens, qui fut estimée telle que toute la maison de Croï, qui en est sortie, a toujours constamment, et dans toutes ses branches jusqu'à aujourd'hui, écartelé ses armes, au deuxième et troisième de Renti. Jean, premier sire de Croï, de Renti, etc., fils de ce mariage, épousa Marguerite de Craon, et fut tué en 1415 à la bataille d'Azincourt. Ce fut lui qui commença la grandeur de sa maison. Il fut chambellan du roi et des deux derniers ducs de Bourgogne, et grand bouteiller de France. Ses sœurs furent bien mariées. Un de ses fils fit la branche de Chimay; et son fils aîné Antoine, dont il a été parlé d'avance, fut gendre d'Antoine de Lorraine, comte de Vaudemont. Il fut sire de Croï, de Renti, de Beaurain, de Rosay, de Bar-sur-Aube, comte de Beaumont, de Porcan et de Guines. Il fut grand maître de France en 1462, puis chevalier de la Toison, fut surnommé le Grand, et mourut en 1475. Arschot lui vint par sa femme avec d'autres terres. Son second fils fit la branche de Rœux. Son aîné ne fut pas si heureux que lui; il épousa la fille du connétable de Saint-Pol, comme on l'a déjà dit, et fut père de deux fils qui ne figurèrent point, et d'un troisième qui fut le célèbre seigneur de Chièvres, gouverneur de Charles-Quint. En voilà assez pour montrer quelle est la maison de Croï, qui a eu le bonheur d'être illustre en tout genre, en toutes ses branches. Il est temps de nous ramener à celle de Solre. Jean de Croï, second fils de Jean, sire de Croï, et de Marguerite de Craon, et frère du grand maître de France, figura fort dans les Pays-Bas, où il eut toute sa vie de grands emplois de guerre et de paix. Il fut chevalier de la Toison d'or. Charles, dernier duc de Bourgogne, érigea en sa faveur en comté la terre de Chimay, qu'il avait acquise du dernier seigneur de Morœil . Il en porta le nom, qui devint celui de sa branche. Il épousa une héritière de Lalain; il eut beaucoup d'enfants; il n'y eut que les trois premiers qui figurèrent et beaucoup. L'aîné seul de tous continua la postérité. Le second fut évêque de Cambrai, et ce fut lui qui le premier fut évêque et duc de Cambrai, par lettres de l'empereur Maximilien Ier, de 1510, titre sans nul rang et de pure décoration, dès lors et toujours depuis. Philippe de Croï, comte de Chimay, l'aîné de tant d'enfants, figura grandement toute sa vie, maria de même ses filles et ses fils, qu'il eut de Walpurge de Meurs, et mourut en 1482. De ses trois fils le second n'eut point de postérité; le troisième fit la branche de Solre, où on va revenir. L'aîné, qui figura presque autant que son père, fit un très-grand mariage; il épousa en 1495 Louise d'Albret, vicomtesse de Limoges, dame d'Avesnes et de Landrecies; sœur de Jean d'Albret, roi de Navarre; fille d'Alain dit le Grand, sire d'Albret comte de Gavre, de Dreux, de Penthièvre et de Périgord, etde Françoise de Bretagne. Il mourut en 1527, et ne laissa que deux filles, dont l'aînée reporta ce grand héritage dans sa maison par son mariage avec Philippe II, sire de Croï, premier duc d'Arschot; et l'autre, qui ne laissa pas d'être fort riche, épousa Charles, comte de Lalain. Leur père avait été créé prince de Chimay en 1486, par l'empereur Maximilien Ier, titre d'honneur sans aucun rang.

Antoine de Croï, frère puîné de ce premier prince de Chimay, fit la branche de Solre. Il porta le nom de seigneur de Sempy, servit Maximilien Ier, eut la Toison d'or et le gouvernement du Quesnoy, et fut gendre de Jacques de Luxembourg, marquis de Richebourg. Jacques, son fils, ne figura point, quoique chevalier de la Toison d'or. Il épousa Yolande, fille aînée de Philippe de Lannoy, chevalier de la Toison d'or, dont il eut les terres de Molembais, et de Solre qui donna le nom à sa branche. Philippe son fils alla en Espagne, où il fut créé comte de Solre en 1591. Il fut aussi chevalier de la Toison d'or, capitaine de la garde du roi d'Espagne à Bruxelles, grand écuyer et conseiller d'État des archiducs, et grand bailli de Tournai; il mourut au commencement de 1612. Il fut marié trois fois: d'Anne de Beaufort en Artois, il eut J. de Croï, comte de Solre, son fils aîné qui continua la branche; d'Anne de Croï, dame de Renti, un fils qui fut chef des finances des Pays-Bas, gouverneur de Tournai, en faveur duquel Philippe IV érigea la terre d'Havré en duché en 1627, dont il avait épousé l'héritière qui était aussi Croï, mourut en 1640 et ne laissa que des filles. De l'héritière de Coucy, veuve d'un Mailly, que le premier comte de Solre épousa en troisièmes noces, il ne laissa qu'un fils qui fit la branche des ducs d'Havré.

J. de Croï, quatrième de cette branche, et second comte de Solre, oncle paternel du premier duc d'Havré qui n'eut point de suite, et frère aîné de celui qui fit la branche des ducs d'Havré, fut chevalier de la Toison d'or, capitaine de la garde espagnole, du conseil de Flandre, gentilhomme de la chambre du roi d'Espagne, et mourut à Madrid en 1640. J, de Lalain, sa femme, lui apporta Renti qu'elle eut de sa mère qui était Croï, et de son père la terre et ville de Condé, qui est devenue une des bonnes places du roi, mais dont la seigneurie est demeurée aux comtes de Solre. Son fils, troisième comte de Solre, fut chevalier de la Toison d'or comme son père, son grand-père, son aïeul, et son trisaïeul chef de cette branche, figura peu ou point, se tint aux Pays-Bas. C'est celui dont on a parlé par avance, qui épousa la Villain-Isenghien, dont il a eu le comte de Solre qui épousa la Bournonville, prit le service de France, fut chevalier du Saint-Esprit en 1688, le cinquante-neuvième de la promotion, c'est-à-dire après vingt-sept gentilshommes, et en ayant onze après lui. Il est mort à Paris en 1718, lieutenant général et gouverneur de Roye, Péronne et Montdidier, à soixante-dix-sept ans. C'est lui dont la femme vint prendre congé à Fontainebleau avec leur fille pour la mener épouser le prince de Robecque en Espagne, comme on l'a vu d'abord, à l'occasion de quoi cette digression a été faite. Mlle de Solre était cousine germaine du prince de Robecque, dont la mère était soeur du comte de Solre. Outre cette fille il eut deux fils: l'aîné porta le nom de comte de Croï; le cadet de comte de Beaufort, qui succéda au régiment du chevalier de Solre son frère, tué à la bataille de Malplaquet, et qui, lassé longtemps après de n'avancer pas assez dans le service de France, est passé en Espagne. Or voici pourquoi la digression.

Le comte de Croï, fils aîné du comte de Solre, chevalier du Saint-Esprit, était un homme fort singulier. Il voulut profiter de la simplicité et du peu d'esprit de son père pour devenir le maître dans la famille. Sa mère, qui était une femme d'esprit, et volontiers d'intrigue, ne s'accommoda pas de ce projet; ils luttèrent longtemps l'un contre l'autre, jusqu'à ce que le fils sut si bien gagner et gouverner son père qu'il le brouilla avec sa mère. Les éclats domestiques percèrent, les parents et les amis s'en mêlèrent et y échouèrent. La comtesse de Solre maltraitée au dernier point voulut se séparer; la conjoncture du mariage de sa fille se présenta. Elle n'était plus jeune, avait toujours été laide, elle avait perdu l'espérance de s'établir. Sa mère l'avait toujours aimée avec passion; et réciproquement. Elle saisit une occasion si naturelle de séparation sans éclat, et mena sa fille en Espagne, dans la résolution, qu'elle a tenue, d'y vivre avec elle et de n'en revenir jamais. Après son départ son fils demeura le maître absolu. Il fut lieutenant général en 1718, un mois avant la mort de son père, après laquelle il se fit appeler le prince de Croï; et il épousa une fille du comte de Milandon, du côté de Liége, vers l'Allemagne, qu'il infatua de sa nouvelle chimère.

On n'est prince que par être de maison actuellement souveraine. On vient de voir l'origine de la maison de Croï fort éloignée de cette extraction. Aucun de cette maison n'a prétendu l'être; et s'il y a eu un ou deux princes de l'empire, ce n'a pas été d'origine, ç'a été par érection des empereurs; ce n'a pas été même dans la branche de Solre; et ces princes des empereurs n'ont aucun rang en France, ni ailleurs que chez l'empereur, et encore fort court, et en Allemagne. J'ai vu sans cesse la comtesse de Solre et sa fille debout au souper, à la toilette et dans tous les lieux où les duchesses et les princesses sont assises. Le comte de Solre n'imagina pas de faire la moindre difficulté de prendre l'ordre parmi et fort au-dessous du milieu des gentilshommes, et de se trouver toute sa vie parmi eux à toutes les cérémonies de l'ordre du Saint-Esprit. Rien de tout cela ne put balancer la fantaisie de ce premier prince de sa race. Il se retira dans ses terres; sa femme avec ses nouvelles prétentions n'en sortit point. Ils s'y amusèrent à épargner et à plaider, à faire les princes dans leur maison sans y voir personne; et ce fondateur de princerie mourut chez lui à Condé à la fin de 1723, à quarante-sept ans, fort mal avec son frère qui voulait son bien, et point du tout être prince. La femme, avec un fils presque en nourrice, demeura veuve chez elle, fit appeler cet enfant le prince de Croï, et vint enfin avec lui à Paris quand il fut d'âge à l'établir. Elle ne mit pas en doute d'être assise; il est vrai aussi qu'on ne mit pas en doute que cela ne se devait pas. Elle jeta feu et flammes, elle intrigua, elle n'alla point à la cour, mais elle fit tant de bruit que le cardinal Fleury donna d'emblée un régiment à son fils. Elle l'a depuis marié à une fille du duc d'Harcourt, et leur tabouret est encore à venir; mais il viendra tôt ou tard, dans un pays de confusion, et où, comme que ce soit, il n'y a qu'à prétendre, être audacieux, impudent, et ne quitter point prise. Puisque j'en ai tant dit sur la maison de Croï, voyons la branche d'Havré qui vient d'achever de s'établir en France.

Philippe-François de Croï, qui a fait la branche des ducs d'Havré, fut fils unique du troisième mariage du premier comte de Solre avec la veuve de Louis de Mailly, seigneur de Rumesnil, fille aînée et héritière de Jacques II de Coucy, seigneur de Vervins. Il épousa Marie-Claire de Croï, unique héritière de la branche des marquis d'Havré qui était veuve de son frère, que Philippe IV, comme on l'a dit, fit duc d'Havré en 1627, et qui ne laissa que trois filles mariées, et un fils unique qui se fit carme, et mourut nommé à l'évêché de Gand. Philippe-François de Croï devint donc duc d'Havré par ce mariage, et fut chef de la branche des ducs d'Havré. Il fut fait grand d'Espagne, chevalier de la Toison d'or, gouverneur du duché de Luxembourg et comté de Chiny, et chef des finances des Pays-Bas. Il mourut à Bruxelles en 1650. Il ne laissa qu'un fils qui eut la Toison, et fut fait prince et maréchal de l'empire je ne sais par où, et mourut à Bruxelles en 1694. Il avait épousé en 1668 la fille et héritière d'Alexis d'Halluyn, seigneur de Wailly près d'Amiens, et de plusieurs autres terres. Elle a vécu fort vieille, et est demeurée seule et la dernière de la maison d'Halluyn. Je l'ai vue plusieurs fois à Paris venir voir ma mère. Elle n'allait point à la cour parce qu'elle n'avait point de rang; les princes de l'empire n'en ont aucun en France, et les grands d'Espagne n'y en avaient point encore. Elle n'eut que deux fils qui vécurent, et des filles. L'aîné des fils s'avança au service de Philippe V; il fut lieutenant général et colonel du régiment des gardes wallones, à la tête duquel il fut tué en héros à la bataille de Saragosse que les ennemis gagnèrent en septembre 1710; il n'était point marié. Son frère lui succéda au titre de duc d'Havré, à la grandesse, et au régiment des gardes wallones. La princesse des Ursins lui fit épouser la fille de sa sœur, la duchesse Lanti, qu'elle fît venir en Espagne, et qu'elle fit dame du palais. Quelque temps après la disgrâce de Mme des Ursins, on voulut faire quelques changements considérables dans les gardes wallones, fort désagréables à ce régiment; le duc d'Havré s'y opposa avec tant d'opiniâtreté que le régiment lui fut ôté, et donné au prince de Robecque, comme on a vu ci-devant. Comme il était adoré dans ce régiment, le marquis de Lavère, frère du prince de Chimay qui en était lieutenant-colonel, et lieutenant général dans les troupes d'Espagne, quitta avec toute la tête et dans le reste tout ce qu'il y avait de meilleur. Le duc d'Havré revint en France avec sa femme, qui perdit sa place de dame du palais. Ils se retirèrent dans leurs terres de Picardie, où le duc d'Havré mourut sans avoir paru à la cour ni dans le monde. Sa veuve s'appliqua fort à raccommoder les affaires de cette famille qui étaient fort délabrées. Elle est sœur du prince de Lanti que Mme des Ursins avait fait grand d'Espagne par un mariage à Madrid, et du cardinal Lanti qui vient d'être promu fort jeune, et qui vit à Rome. Elle a marié ses deux fils: l'aîné à une fille du maréchal de Montmorency; l'autre en Espagne à la fille unique de son frère, qui le fait grand d'Espagne, et où il s'est allé établir. Le duc d'Havré a un régiment, jouit ici de son rang de grand d'Espagne, et n'a jamais eu non plus que son père ni sa mère, les chimères de princerie de son cousin le prétendu prince de Croï.

Peu de temps après que le roi fut à Fontainebleau, j'appris qu'il paraissait sous le manteau un mémoire de M. de La Rochefoucauld sur sa prétention d'ancienneté contre moi, où l'avocat s'était, faute de meilleures raisons, laissé aller à quelques impertinences; et j'en fus assuré par une copie qui me tomba entre les mains. J'y fis sur-le-champ une réponse, où je ne ménageai rien de tout ce que jusqu'alors j'avais couvert avec tant de peine, et où d'ailleurs je n'épargnai pas qui m'attaquait. Le duc de Noailles, que je voyais fort familièrement alors, me surprit avec cette pièce entre les mains. Il fut effrayé de son tissu. Il me conjura de ne la pas répandre, et d'attendre qu'il eût parlé au duc de La Rocheguyon. Il revint promptement m'assurer que M. de La Rocheguyon désavouait la pièce dont j'avais lieu de me plaindre, qu'il retirerait tout ce qui en avait paru, et qu'il la supprimerait de façon qu'on ne la verrait jamais, pourvu que je voulusse bien aussi supprimer ma réponse. Je dis au duc de Noailles que je ne cherchais point querelle dans cette affaire, comme il n'y avait que trop paru dans toute ma conduite; mais qu'il ne fallait pas croire aussi que ce fût par manque de moyens, de hauteur et de courage; qu'il paraîtroit quelques copies de ma réponse, comme il en avait paru du mémoire auquel elle répondait; et que, si le mémoire disparaissait, comme il m'en portait parole, je ne répandrais pas davantage de réponses, et prendrais pour bons tous les compliments et les protestations dont il était chargé; sinon, que je ne m'entendais point aux subterfuges; et que, de bouche et par écrit, je ne ménagerais rien, et tâcherais, en procédés et en choses, de faire durement repentir qui m'attaquait lorsque j'avais le moins lieu de m'y attendre. En effet, je parlai, et je distribuai quelques exemplaires de ma réponse. Tout aussitôt le mémoire désavoué disparut à Paris et à la cour, où presque personne ne l'avait vu. Le duc de Noailles, et après lui le duc de Villeroy, et le duc de La Rocheguyon ensuite, m'accablèrent de civilités et de protestations, moi de réponses un peu froides, et il ne fut plus question d'écrits. Cela ne laissa pas de faire du bruit que le roi voulut ignorer, qui même ne songea pas alors à décider cette question de préséance jugée par l'édit de 1611, mais que les cris de M. de La Rochefoucauld l'avaient forcé à lui accorder de se la faire rapporter de nouveau, et à la juger comme si elle n'eût pas été décidée.

Le roi donna trois milles livres d'augmentation de pension à Saint-Herem, gouverneur et capitaine de Fontainebleau, qui en avait déjà une pareille, pour qu'il eût six mille livres de pension, comme avait son père. En même temps il chargea la province de Normandie de douze mille livres d'appointements pour le gouvernement de Coutances, en faveur de Bloin, un de ses premiers valets de chambre, à qui il avait donné le haras de Normandie qu'avait Monseigneur. Il est vrai que, pour un valet qui avait d'autres pensions, et avec elles la pécunieuse intendance de Versailles et de Marly, c'était peu que le double d'un seigneur fort mal dans ses affaires.

Le comte de La Mothe était demeuré exilé depuis sa reddition de Gand. Il fit tant agir auprès du roi qu'il eut permission de venir le saluer à Fontainebleau, et d'entrer même dans son cabinet, où il voulut entrer en quelque justification. Le roi lui dit assez froidement qu'il la tenait pour faite et qu'il était content de lui. Avec cela il sortit du cabinet, et son affaire fut finie. Il parut après à la cour et dans le monde en liberté, mais sans aucune marque de bienveillance tant que le roi vécut.

Je ferai mention ici d'une bagatelle pour montrer combien le roi, qui avait été élevé parmi les troubles, et qui y avait pris quelques bonnes maximes de gouvernement, s'en départait difficilement. Le petit gouvernement d'Alais, en Languedoc, vaqua; il le donna à Baudoin qu'il estimait, et qui avait été lieutenant-colonel du régiment de Vendôme. On peut juger que M. du Maine, gouverneur de Languedoc, y avait influé, et pour un officier qui avait été attaché à M. de Vendôme. Peu de temps après, je ne sais comment il arriva que le roi sut que Baudoin était de Languedoc; aussitôt il lui fit dire de rendre le brevet de ce petit gouvernement, avec promesse d'avoir soin de lui en donner un autre; et donna le gouvernement d'Alais à d'Iverny, brigadier d'infanterie, qui n'était point de ce pays-là.

La reine d'Espagne accoucha pour la dernière fois d'un quatrième prince. Il eut pour parrain et marraine le roi et la reine de Sicile, ses aïeuls maternels, et fut nommé Ferdinand. Il est devenu prince des Asturies par la mort de tous les princes ses aînés. Il a épousé la fille du roi de Portugal et de la sœur des empereurs Joseph et Charles, derniers de la maison d'Autriche, dont il n'a point d'enfants. Il naquit à Madrid le 23 septembre de cette année, et y fut proclamé et juré aux cortès de 1724 successeur de la monarchie des Espagnes.

NOTE I. DES CHANCELIERS ET GARDES DES SCEAUX PENDANT LA PREMIERE MOITIÉ DU XVIIe SIÈCLE. §

Les chanceliers et gardes des sceaux de la première moitié du xviie siècle ont été fort nombreux. Saint-Simon n'en parle qu'en passant et sans entrer dans les détails (p. 70 du présent volume). Un écrivain, qui avait connu presque tous ces magistrats, comme il le dit lui-même, a donné sur eux les détails les plus précis. Voici ce passage des Mémoires inédits d'André d'Ormesson : « Philippe Hubault, comte de Chiverni, fut fait garde des sceaux en l'an 1577 et chancelier en l'an 1583 par le décès du chancelier de Birague, et tint les sceaux jusques en octobre 1588, qu'il fut disgracié. Le roi Henri III donna les sceaux à François de Montholon, fils du garde des sceaux de Montholon, ancien avocat de la cour et avocat de Ludovic, duc de Nevers, lequel (Montholon) n'avoit jamais vu le roi ni la cour. Après la mort de Henri III, en août 1589, il fut démis de sa charge, et les sceaux baillés en garde à Charles, cardinal DE BOURBON, puis au MARÉCHAL DE BIRON (ARMAND DE GONTAUT), qui les garda jusques en juillet 1590, que le roi les rendit audit comte et chancelier de Chiverni, qui demeura dans sa charge jusques à sa mort, qui fut au mois d'août 1599, en sa maison de Chiverni, près de Blois.

« Messire Pomponne de Bellièvre, fils de Claude de Bellièvre, premier président au parlement de Grenoble, ayant été président au parlement de Paris, surintendant des finances, employé en diverses ambassades, à la conférence de Suresne, au traité de Vervins, où fut conclue la paix entre la France et l'Espagne, en l'an 1598, à l'avantage de la France (cinq ou sis places de Picardie ayant été rendues par les Espagnols aux François), fut fait chevalier de France en août 1599, par le décès de M. le chancelier de Chiverni, et exerça cette charge avec grande intégrité jusques à sa mort. Il rendit les sceaux en 1605, qui furent baillés à M. Nicolas Bruslart de Sillery, et mourut au mois de septembre 1607 et fut enterré dans sa chapelle en l'église de Saint-Germain l'Auxerrois.

« Messire Nicolas Bruslart, seigneur de Sillery, fils de Pierre Bruslart, président de la troisième chambre des enquêtes, après avoir été conseiller de la cour, président aux enquêtes, ambassadeur en Suisse, ambassadeur à Rome, président de la cour, conseiller d'État fort employé, fut fait garde des sceaux en l'année 1605 et chancelier en septembre 1607 (au mois de janvier), par le décès de M. de Bellièvre. Il exerça cette charge paisiblement jusqu'au mois de mai 1616 qu'il fut renvoyé en sa maison et les sceaux, baillés à M. du Vair, premier président du parlement de Provence, En avril 1617, après la mort du maréchal d'Ancre, et la disgrâce de la reine mère (Marie de Médicis) et de toute sa bande, Nicolas Bruslart fut rétabli en la première place du conseil, les sceaux étant tenus par MM. du Vair, Mangot, du Vair, de Luynes, de Vic et de Caumartin, après la mort duquel les sceaux lui furent rendus en janvier 1623. Il fut derechef disgracié en février 1624.

« Messire Guillaume du Vair, conseiller d'Église au parlement de Paris, puis maître des requêtes de création nouvelle en 1614, puis premier président du parlement de Provence, fut appelé au mois de mai 1616 pour être garde des sceaux. En novembre suivant, les sceaux lui furent ôtés et baillés à M. Claude Mangot. Après la mort du maréchal d'Ancre, au mois d'avril 1617, les sceaux lui furent rendus et les tint jusqu'à sa mort au siége de Tonneins, le troisième août 1621. Son corps fut apporté à Paris, et enterré dans une chapelle des Bernardins.

« Messire Claude Mangot, après avoir été conseiller de la cour et commissaire en la seconde chambre des requêtes du palais, maître des requêtes dix-huit ans, nommé premier président de Bordeaux et [avoir] exercé par commission la charge de secrétaire d'État, fut élu garde des sceaux en novembre 1616 par la disgrâce de M. du Vair, et les rendit le 14 avril 1617, le jour que le maréchal d'Ancre fut tué. Il mourut en 1624, sans avoir été rétabli en sa charge.

« Messire Charles d'Albert, duc de Luynes, connétable de France en avril 1621, tint les sceaux après la mort de M. du Vair, en août 1621, et scelloit en présence du roi et des officiers du sceau, recevoit les serments des officiers et en faisoit toutes les fonctions jusqu'au jour de sa mort, qui fut le 14 décembre 1621, au siége de Monchenu. Son corps fut porté et enterré à Maillé en Touraine, qu'il avoit fait ériger en duché et fait porter le nom de Luynes.

« Messire Mery de Vic, frère de M. de Vic, grand capitaine, gouverneur de Calais, après avoir été conseiller de la cour, maître des requêtes, ambassadeur en Suisse, ancien conseiller d'État, fut fait garde des sceaux le 20 décembre 1621, après le décès du duc de Luynes, le roi étant lors à Bordeaux, où ledit sieur de Vic avoit été envoyé vers MM. du clergé. Ledit sieur de Vic mourut à Pignas le 12 septembre 1622. Son corps fut rapporté et enterré en sa terre d'Armenonville près de Senlis.

« En attendant que le roi eût choisi un garde des sceaux furent commis pour sceller six conseillers d'État qui étaient à sa suite au siége de Montpellier. MM. de Caumartin, de Bullion, de Léon, Viguier, Préaux et Halligre scelloient.

« Messire Louis Le Fevre, seigneur de Caumartin, après avoir été conseiller à la cour, maître des requêtes, président au grand conseil, ambassadeur en Suisse, ancien conseiller d'État, fut fait garde des sceaux au camp de Montpellier, le 24 septembre 1622, et mourut en sa maison de Paris le samedi 21 janvier 1623, et fut enterré en sa chapelle de l'église Saint-Nicolas des Champs, où j'assistai.

« Le lundi 23 janvier 1623, le roi rendit les sceaux à M. le chancelier de Siliery, à l'instance de M. de Pisieux son fils. Ainsi, après sept ans et six gardes des sceaux, il rentra dans la pleine et entière fonction de la charge de chancelier, jusqu'au second jour de janvier que le roi lui ôta les sceaux, qu'il bailla à M. Halligre le samedi 6 janvier 1624, et au mois de février ensuivant, ledit chancelier de Sillery fut renvoyé en sa maison de Sillery avec M. de Pisieux, secrétaire d'État, son fils, disgracié comme son père, où il mourut d'une dyssenlerie le 1er jour d'octobre 1624. Son corps fut apporté et enterré en sa terre de Marines près de Pontoise.

« Messire Étienne Halligre, natif de Chartres, après avoir été conseiller au grand conseil en l'an 1588, fut fait intendant de la maison de Charles de Bourbon, comte de Soissons, entra dans le conseil du roi en l'an 1610, et après plusieurs emplois dans les provinces de Languedoc et de Bretagne, il fut fait garde des sceaux le 6 janvier 1624, et chancelier et surintendant de la maison de la reine audit an par le décès du chancelier de Sillery. Il fut renvoyé en sa maison de la Rivière près de Chartres, le 1er jour de juin 1626, où il mourut le mardi 11 décembre 1635, et y est enterré.

« Messire Michel de Mabiliac ayant été conseiller de la cour en 1588, maître des requêtes, conseiller d'État, surintendant des finances avec M. de Champigny en août 1624, puis seul en janvier 1626, fut fait garde des sceaux le 1er juin 1626 par la disgrâce de M. le chancelier Halligre. Les sceaux lui furent ôtés à Glatigny, le roi étant à Versailles, le mardi 12 novembre 1630. Il finit ses jours dans le château de Châteaudun, où il mourut au mois d'août 1632, et est enterré aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, dans sa chapelle.

« Messire Chaules de L'Aubépine de Chateauneuf, fils de M. de Châteauneuf, doyen du conseil, après avoir été conseiller d'Église, conseiller d'État, ambassadeur en Flandre et en Angleterre, chancelier de l'ordre du Saint-Esprit, conseiller ordinaire du roi en ses conseils par le règlement de Coinpiègne, fut fait garde des sceaux par la disgrâce de M. de Marillac dans Versailles, le 12 novembre 1630, fut aussi fait intendant de la maison de la reine, comme étoit M. de Marillac. Il fut arrêté prisonnier dans Saint-Germain en Laye le vendredi 25 février 1633, et mené prisonnier dans le château d'Angoulême, dont il sortit en juillet 1643.

« Messire Pierre Séguier, sieur d'Autry, fils de M. Séguier lieutenant civil, et petit-fils de Pierre Séguier président à la cour, après avoir été conseiller à la cour, maître des requêtes, intendant de la justice en Guyenne près le duc d'Épernon, président de la cour par la résignation d'Antoine Séguier son oncle et bienfaiteur, fut fait garde des sceaux par la disgrâce de M. de Châteauneuf et la faveur du cardinal de Richelieu, le lundi 28 février 1633, et fut fait chancelier le 19 décembre 1635 par le décès de M. le chancelier Halligre, le cardinal de Richelieu l'ayant fait attendre huit jours, avant qu'en prêter le serment au roi.

« Au mois de juin 1643, M. de Châteauneuf, sorti de la prison du château d'Angoulême, vint demeurer à Montrouge. La tapisserie étoit de fleurs de lis; le cordon bleu et le Saint-Esprit sur sa robe de satin, et ne pouvant rentrer dans sa charge, comme il s'y attendait, après la mort du cardinal de Richelieu, il se résolut d'y faire sa demeure et de ne point rentrer dans Paris en cet état, la charge étant toujours exercée par M. le chancelier Séguier, qui l'exerce encore en ce mois d'avril que j'écris cette page.

« J'ai écrit cette liste de chanceliers et gardes des sceaux à Ormesson le lundi 30 et dernier jour d'avril 1646, afin de m'en mieux ressouvenir, les ayant presque tous connus familièrement depuis M. le chancelier de Bellièvre, qui me fit faire le serment de maître des requêtes au mois de janvier 1605, et le chancelier de Chiverni qui me scella les lettres de conseiller de la cour en 1598, en vertu desquelles je fus reçu au parlement en 1600, que j'ai aussi vu plusieurs fois accompagnant H. le président d'Ormesson mon père . »

André d'Ormesson a ajouté postérieurement quelques renseignements sur les chanceliers et gardes des sceaux pendant la Fronde: « Le mardi 1er mars 1650, M. de La Vrillière (Phélypeaux), secrétaire d'État, alla reprendre les sceaux de M. Séguier, chancelier de France, lequel se retira à Pontoise près de la mère Jeanne sa sœur, religieuse carmélite, et puis à Rosny chez son gendre; et le mercredi, second de mars, jour des Cendres, la reine régente remit lesdits sceaux entre les mains du sieur de Châteauneuf, qui prit la qualité de garde des sceaux et ne fit point de nouveau serment, étant rentré dans son ancienne charge et n'ayant point été interdit ni condamné, mais seulement emprisonné.

« Le 3 avril 1651, M. de Châteauneuf rendit les sceaux qui furent à l'instant baillés à M. le premier président, duquel on les retira le 13 avril pour les rendre à M. le chancelier.

« Le 7 septembre 1651, le roi retira les sceaux du chancelier et les rendit à Mathieu Mole, premier président. Le jeudi 8 septembre 1651, jour de la nativité de Notre-Dame, M. le chancelier fut renvoyé en sa maison. M. de Châteauneuf fut fait chef du conseil du roi, et messire Mathieu Molé, premier président du parlement de Paris, fut fait garde des sceaux de France, et tint le premier conseil des parties le mardi 19 septembre 1651.

« Messire Mathieu Molé, ci-devant premier président du parlement de Paris, et garde des sceaux de France, décéda à Paris en la maison du président (sic) Séguier le 3 janvier 1656, jour de sainte Geneviève, à six heures du matin, et les sceaux furent rendus à messire Pierre Séguier, chancelier de France, le lendemain mardi 5 janvier 1656, à onze heures du matin par le roi, la reine et le cardinal Mazarin. Voilà la troisième fois que l'on lui donne les sceaux de France. »

NOTE II. RÈGLEMENT FAIT PAR LOUIS XIV, À LA MORT DU CHANCELIER SÉGUIER, POUR LA TENUE DU SCEAU. §

Il y eut à la mort du chancelier Séguier, arrivée en 1672, une lutte entre les deux principaux minisires de Louis XIV, Colbert et Louvois, pour faire donner la charge vacante à un de leurs parents ou du moins à une de leurs créatures. Saint-Simon rappelle brièvement cette rivalité (p. 72 de ce volume). Les Mémoires du temps n'en disent rien, et le règlement que fit alors le roi, et auquel renvoie Saint-Simon, ne se trouve pas dans le recueil des Anciennes lois françaises. Pour suppléer à ce silence, nous citerons un pasbsge du Journal d'Olivier d'Ormesson, qui donne l'analyse du règlement et l'exposé des circonstances qui le rendirent nécessaire. Ce passage contient de curieux détails sur l'organisation de l'ancienne chancellerie et sur la manière dont on y scellait les actes royaux. Les maîtres des requêtes et d'autres officiers en faisaient le rapport. Le chancelier ou le garde des sceaux, assisté de conseillers d'État, prononçait sur la validité des actes. En certains cas, il les rejetait comme contraires aux lois ou obtenus par des moyens frauduleux.

« Le jeudi 28 janvier 1672, dit Olivier d'Ormesson mourut à Saint-Germain, à sept heures du soir, M. Pierre Séguier, chancelier de France, après trente-neuf ans de services dans cette charge, depuis le 10 février 1633 qu'il reçut les sceaux vacants par la disgrâce de M. de Châteauneuf, et en 1635 la dignité de chancelier de France par la mort de M. Haligre, décédé en sa terre de la Rivière. Depuis quelques années ledit sieur chancelier (Séguier) étoit fort déchu de la vigueur de son esprit, et sur la fin il ne connoissoit plus ceux qui l'abordoient, et avoit perdu sa mémoire; mais dans ses derniers jours l'esprit lui étoit revenu entier, et il est mort avec beaucoup de piété et de connoissance. Sa famille avoit reporté au roi les sceaux quelques jours auparavant, et le roi les avoit reçus avec bien de l'honnêteté, et dit qu'il ne les vouloit garder qu'en dépôt et pour les rendre à M. le chancelier lorsqu'il seroit revenu en sa santé.

« La vacance de la charge de chancelier fait beaucoup raisonner sur le choix que le roi fera pour remplir cette place. D'abord l'on a dit que c'était pour M. Le Tellier, depuis pour M. le premier président, et chacun nomme celui qui lui plaît; mais le roi ne se découvre point, sinon qu'à son dîner ayant été dit qu'il y avoit eu des chanceliers gens d'épée, l'on a dit qu'il vouloit choisir un homme d'épée.

« Le jeudi 5 février, étant chez M. Boulanger d'Hacqueville, il me montra un paquet, qu'il venoit de recevoir de la part de M. Haligre, qui étoit un règlement fait par le roi, par lequel il dit que Sa Majesté ayant résolu de retenir les sceaux, elle fait savoir ses intentions sur ce qu'elle entend être observé jusqu'à ce qu'elle en ait autrement disposé: qu'elle donnera sceau un jour chaque semaine; qu'elle a fait choix des sieurs Aligre, de Sève, Poncet, Boucherat, Pussort et Voysin, conseillers d'État, pour y avoir séance et voix délibérative, avec six maîtres des requêtes, dont elle fera choix au commencement de chacun quartier, et le conseiller du grand conseil grand rapporteur en semestre; et choisit pour le présent quartier les sieurs Barentin, Boulanger d'Hacqueville, Le Pelletier, de Faucon, de Lamoignon, Pellisson.

« Les conseillers d'État [seront] assis selon leur rang, et les maîtres des requêtes debout autour de la chaise du roi. Le grand audiencier et garde des rôles seront debout après le dernier conseiller d'État, et le chauffe-cire ensuite, et le contrôleur au bout, les garde-quittances et autres officiers derrière les chaires des conseillers d'État. Les lettres de justice seront rapportées les premières, remplies du nom de celui qui en aura fait le rapport et par lui signées en queue. Le grand audiencier présentera ensuite les lettres dont il sera chargé; le garde des rôles, les provisions des offices, et les secrétaires du roi feront lecture des lettres de grâce qui seront délibérées par les conseillers d'État et les maîtres des requêtes présents et résolus par Sa Majesté. Les procureurs et les syndics des cinq colléges des secrétaires du roi auront entrée, et en sera choisi dans chacun collége, savoir huit de l'ancien, quatre des cinquante-quatre, autant des soixante-six, deux des trente-six et un des vingt de Navarre. Le procureur du roi des requêtes de l'hôtel, et [procureur] général des grande et petites chancelleries, aura entrée et place derrière les maîtres des requêtes. Voilà ce que contient ce règlement en neuf articles dont j'ai copie, fait à Saint-Germain en Laye le 4 février 1672, signé LOUIS, et plus bas Colbert .

« Ce règlement fait raisonner; on ne l'approuve pas ne pouvant pas durer longtemps ni les affaires s'expédier. L'on dit que la raison de ce règlement est pour avoir le temps de réformer tous les abus que l'on prétend être dans la chancellerie, et diminuer l'autorité et la fonction de cette charge de chancelier. Car, comme on a pris pour maxime de supprimer les grandes charges, celles de connétable, d'amiral, l'on veut aussi sinon supprimer, au moins anéantir celle de chancelier, et donner toute l'autorité aux ministres; et sur cela l'on m'a dit que M. le Prince avoit observé que l'on n'avoit supprimé ces deux grandes charges que pour faire M. Colbert amiral et M. de Louvois connétable, et comme M. Colbert fait depuis dix ans la principale partie de la charge de chancelier en distribuant tous les emplois aux maîtres des requêtes, en proposant seul au roi les personnes propres pour remplir les charges qui viennent à vaquer, les donnant toutes à ses parents, comme celle de premier président de la cour des aides et de lieutenant civil à M. Le Camus, et celle de procureur général de la cour des aides à M. Dubois, fils du premier commis de l'épargne, son parent; de premier président à Rouen à M. Pellot qui a épousé une Camus. Étant le maître de l'agrément pour toutes les charges de la robe, dont on ne peut être pourvu d'une seule que par son ministère à cause de la consignation du prix, M. Colbert qui a usurpé tout cet emploi sur la charge de chancelier, par la foiblesse du défunt, ne veut pas le perdre par l'établissement d'un nouveau chancelier qui voudra faire sa charge, « Le lundi 8 février, le roi tint le premier sceau où le règlement fut observé exactement: les maîtres des requêtes rapportèrent, et le roi écouta toutes choses avec une attention et une connoissance surprenante.

« M. Haligre tint le lendemain le conseil dans le château, et fit les mêmes fonctions que le chancelier, ayant pris sa place et signant les arrêts comme lui. Il y a un règlement pour cela qui ne dit [rien autre chose] sinon qu'en attendant que le roi ait pourvu à la charge de chancelier, M. Haligre comme doyen fera les fonctions pour l'expédition des affaires de justice et des finances. »

NOTE III. MADAME LA COMTESSE ET VARDES. §

L'aventure de Vardes et de Mme la Comtesse a été racontée par Mme de La Fayette et par Mme de Motteville . M. Amédée Renée, dans ses Nièces de Mazarin, ouvrage où il a su rendre la science agréable et piquante, a rappelé ces intrigues qui causèrent une véritable révolution a la cour de Louis XIV, en faisant bannir deux personnages renommés par leur élégance, leur esprit et leurs brillantes aventures. Le comte de Guiche et Vardes ne se relevèrent pas de cette disgrâce. On peut ajouter aux documents relatifs à ces intrigues le récit qu'en a tracé Olivier d'Ormesson : « M. de Bar nous dit une intrigue découverte à la cour, et comme je l'ai sue aussi d'autres personnes et qu'elle peut avoir des suites, je la veux écrire tout entière, comme je l'ai apprise. Il y a quelques années que l'intelligence de Madame avec M. le comte de Guiche fit un grand éclat . M. le comte de Guiche fut envoyé en Lorraine, après l'accommodement de Lorraine, et il fit ensuite le voyage de Pologne. M. de Vardes fut commis pour retirer les lettres des mains de Mlle de Montalais, et étoit le confident entre les deux; mais il ne rendit pas toutes les lettres, et il en retint deux qu'il mit entre les mains de Mme la Comtesse pour s'en servir contre Madame en cas de besoin.

« Dans ce même temps les amours de Mlle de La Vallière et du roi commençoient, et Mme la Comtesse vouloit les rompre. Elle prit une enveloppe d'un paquet du roi d'Espagne à la reine, et concerta une lettre avec Vardes comme du roi d'Espagne à la reine, qui lui donnoit avis des amours de Mlle de La Valliere et du roi, et ils la firent traduire en espagnol par le comte de Guiche, la firent écrire par le beau-frère de Gourville, et l'envoyèrent à Gourville en Flandre afin qu'il l'envoyât par un courrier.

« Cette lettre fut adressée à la señora Molina, Espagnole, pour la rendre à la reine . Elle la donna au roi qui jugea que c'était une lettre supposée, mais ne put découvrir d'où elle venoit, et l'on prétend qu'il soupçonna Mme de Navailles, et que c'est la véritable cause de sa disgrâce. Depuis, M. de Vardes s'étant brouillé avec Madame pour avoir dit au fils de M. le comte d'Harcourt qu'il devoit s'adresser à Madame sans s'amuser aux suivantes, le roi l'a envoyé, à la prière de Madame, à Aigues-Mortes, sans lui vouloir cependant de mal, disant qu'il serait son solliciteur d'affaires.

« Mme la Comtesse, ennuyée de ce long exil, a fait prier Madame de s'adoucir, et pour l'y obliger lui a fait dire qu'elle avoit des lettres et de quoi lui donner de la peine. Madame s'en étant irritée, et sachant par le comte de Guiche l'histoire de la lettre, elle l'a dite au roi. Ce fut dans la tribune le jour du ballet qu'elle en fit sortir Mme la Comtesse; et le roi l'ayant pressée de faire quelque civilité à Mme la Comtesse et lui disant qu'elle la devoit ménager ayant des lettres, sur cela Madame lui dit la lettre espagnole .

« Le comte de Guiche mandé aussitôt par le roi, après avoir obtenu son pardon, lui a dit toute l'intrigue et a fort chargé Vardes, et le roi a pris par écrit sa déclaration et la lui a fait signer. L'on dit que le comte de Guiche a découvert encore d'autres intrigues sur l'affaire de Dunkerque, et qu'il avoit conseillé à Madame de s'y retirer avec Monsieur, et que, soutenue du roi d'Angleterre, elle se feroit considérer, et l'on parle que ces lettres ont été rendues au roi, par lesquelles il mandoit à Madame: Votre timide beau-frère n'est qu'un fanfaron et un avare. Quand une fois vous serez dans Dunkerque, nous lui ferons faire, le bâton haut, tout ce que nous voudrons. Le roi a envoyé un exempt à Vardes avec des gardes pour l'arrêter prisonnier et le conduire dans la citadelle de Montpellier et lui ordonner de se défaire de sa charge. M. le maréchal de Grammont a eu de longues conférences avec le roi, et l'on dit qu'il a obtenu le pardon pour son fils; mais néanmoins que c'est un homme dont la fortune est perdue. »

NOTE IV. LE DUC DE MAZARIN. §

Le duc de Mazarin, dont Saint-Simon retrace le caractère (p. 277, 278, 279 de ce volume), a été représenté par tous les contemporains comme un maniaque, auquel la jalousie et une dévotion ridicule avaient troublé l'esprit. Hortense Mancini, qu'il avait épousée, donne une idée de sa jalousie dans le passage suivant de ses Mémoires : « Je ne pouvois, dit-elle, parler à un domestique, qu'il ne fût chassé le lendemain. Je ne recevois pas deux visites de suite d'un même homme, qu'on ne lui fît défendre la maison. Si je témoignois quelque inclination pour une de mes filles, on me l'ôtoit aussitôt. Si je demandois mon carrosse, il défendoit en riant qu'on y mit les chevaux et plaisantoit avec moi sur cette défense... Il aurait voulu que je n'eusse vu que lui seul au monde. » Le duc de Mazarin ne se borna pas à exercer sur sa femme cette ridicule et tyrannique surveillance, il fit mutiler les statues ou barbouiller les tableaux du palais Mazarin qui lui paraissaient blesser la décence . Il poussa la manie des réformes jusqu'à vouloir intervenir dans les amours de Louis XIV et de Mlle de La Vallière. Un grave contemporain, Olivier d'Ormesson, raconte dans son Journal inédit cette aventure qui peint le duc de Mazarin: « Je veux écrire une histoire véritable de M. le duc Mazarin, lequel, ayant formé le dessein d'avertir le roi du scandale que sa conduite avec Mlle de La Vallière cause dans son royaume, communia, il y eut dimanche huit jours, et alla au Louvre au lever du roi, et lui ayant dit qu'il souhaitoit parler à Sa Majesté en son particulier, le roi le fit entrer dans son cabinet. Là il dit au roi, après bien des excuses de la liberté qu'il prenoit, qu'il avoit senti un mouvement dans sa conscience depuis quelque temps; qu'il venoit de communier et qu'il se sentoit plus pressé qu'auparavant de dire à Sa Majesté le scandale qu'il donnoit à toute la France par sa conduite avec Mlle de La Vallière, etc. Le roi lui ayant laissé dire tout ce qu'il avoit à dire, lui dit: Avez-vous tout dit? Il y a longtemps que je sais que vous êtes blessé là, mettant la main sur son front. »

Tome XI §

CHAPITRE PREMIER. §

Constitution Unigenitus fabriquée et subitement publiée à Rome. — Soulèvement général difficilement arrêté. — Soulèvement général contre la constitution à son arrivée en France. — Singulières conversations entre le P. Tellier et moi sur la forme de faire recevoir la constitution, et sur elle-même. — Retour par Petit-Bourg de Fontainebleau à Versailles. — Étrange tête-à-tête sur la constitution entre le P. Tellier et moi, qui me jette en un sproposito énorme.

Aubenton et Fabroni étaient cependant venus à bout de leur ténébreux ouvrage, sans qu'aucun tiers eût su ce qui se faisait par eux, sinon en gros qu'on travaillait à une constitution pour l'affaire de France. La pièce fut mise avec le même secret dans l'état de perfection que le P. Tellier l'avait commandée. Tout y brillait, excepté la vérité. L'art et l'audace y étaient sur le trône, et toutes les vues qu'on s'y était proposées s'y trouvèrent plus que parfaitement remplies. L'art s'y était épuisé, l'audace y surpassait celle de tous les siècles, puisqu'elle alla jusqu'à condamner en propres termes des textes exprès de saint Paul, que tous les siècles depuis Jésus-Christ avaient respectés comme les oracles du Saint-Esprit même, sans en excepter aucun hérétique, qui se sont au moins contentés de détourner les passages de l'Écriture à des sens étrangers et forcés, mais qui n'ont jamais osé aller jusqu`à les rejeter ni à les condamner. C'est ce que cette constitution eut au-dessus d'eux; et ce qu'elle y eut de commun fut le mépris et la condamnation expresse de saint Augustin et des autres Pères, dont la doctrine a toujours été adoptée par les papes, par les conciles généraux, par toute l'Église comme la sienne propre.

L'inconvénient était un peu fort, mais tout à fait indispensable pour le but auquel on tendait. Les deux auteurs de la pièce le sentirent. Ils n'espérèrent pas de la faire passer aux cardinaux, qu'une nouveauté si étonnante révolterait, ni en particulier au cardinal de La Trémoille sur les maximes ultramontaines absolument nécessaires pour gagner Rome par un intérêt si cher. Aubenton avait fourni l'adresse; ce fut à Fabroni à se charger de l'impudence. Ils enfermèrent des imprimeurs, tirèrent ce qu'ils voulurent d'exemplaires, gardèrent les planches et les imprimeurs tant que le secret leur fut important, puis ils allèrent trouver le pape, auquel ils en firent une rapide lecture.

Elle ne put l'être assez pour que Clément ne fût pas frappé de la condamnation des textes formels de saint Paul, de saint Augustin, des autres Pères. Il se récria. Fabroni insista pour achever la lecture qu'Aubenton en faisait modestement. Le pape voulut garder la pièce pour la relire à son aise, et y faire ses corrections. Fabroni le traita comme autrefois; il étourdit le pape et le malmena. Clément crut au moins s'en tirer de biais, en représentant à Fabroni le danger d'exposer à l'examen des cardinaux une censure expresse des termes formels de saint Paul, dont il n'y avait point d'exemple dans l'Église, et même de saint Augustin, dans une matière où elle avait adopté sa doctrine pour sienne. Mais cela n'arrêta point Fabroni, qui lui répondit qu'il serait plaisant de donner son ouvrage à des réviseurs; et qu'il ne se laisserait point mettre sur la sellette, ni le pape, sous le nom duquel l'ouvrage était fait, et qui le prononçait y parlant et y décidant lui-même. Clément dit qu'il était engagé de parole, au cardinal de La Trémoille en particulier, de ne rien donner là-dessus que de concert avec lui; et qu'il avait solennellement promis au sacré collège que la pièce ne verrait pas le jour qu'ils ne l'eussent examinée par petites congrégations les uns avec les autres, et que conformément à l'avis du plus grand nombre d'entre eux. Fabroni s'emporta de colère, traita le pape de faible et qui se rendait un petit garçon, lui soutint la constitution belle et bonne, toute telle qu'il la fallait, et que, s'il avait fait la sottise de donner cette parole, il ne fallait pas la combler en la tenant, laisse le pape éperdu, sort, et de ce pas l'envoie afficher par tous les lieux publics, où on a coutume d'afficher et de publier les bulles et les constitutions nouvellement faites à Rome.

Ce coup fit un grand bruit parmi les cardinaux, qui se virent joués et moqués par un manquement de parole si complet, et si peu attendu. Ils s'assemblèrent par troupes les uns chez les autres, et leurs plaintes les plus fortes y furent promptement résolues. Les chefs d'ordre, et les plus considérables d'entre les autres, allèrent par huit, par dix, par six, trouver le pape, à qui ils témoignèrent l'étonnement d'un manquement de parole aussi éclatant, et d'une parole si solennellement sortie de sa bouche; et leur scandale de voir émaner une constitution doctrinale et de jugement en première instance dans Rome, sans avoir été consultés comme l'exigent leur droit, leur pourpre, leur qualité d'assesseurs et de conseillers nécessaires, sur des matières de cette importance et de cette qualité. Le pape confus ne sut que leur répondre. Il protesta que la publication s'était faite à son insu; et les paya de compliments, d'excuses et de larmes qu'il avait fort à commandement.

Cela n'apaisa point le bruit. Les cardinaux prétendirent revenir à l'examen, et à soutenir leur dignité violée. Casoni, Davia, quelques autres de la première considération pour leur savoir ou pour les affaires qu'ils avaient maniées, trouvèrent la substance de la chose plus intolérable encore que le procédé. Ils allèrent représenter au pape que sa constitution renversait la doctrine de l'Église reçue de tous les siècles, celle de saint Augustin et d'autres Pères adoptée pour telle par les conciles généraux et par tous les papes jusqu'à lui; que jamais les hérétiques mêmes n'avaient osé attenter à condamner expressément des textes formels de l'Écriture; et qu'il était le premier qui depuis Jésus-Christ eut ébranlé les fondements les plus incontestables de la religion, en condamnant des propositions mot pour mot de saint Paul. Que fût devenue la constitution en France, et les projets si avancés du P. Tellier, si elle eût avorté dans Rome presque avant que de naître ? Aussi fut-ce le chef-d'oeuvre de l'art, de l'argent, des souplesses des jésuites et des leurs, de parer un coup si funeste. Le cardinal Albani et les créatures du pape les plus attachées à lui s'employèrent par degrés pour des tempéraments qu'en effet ils ne voulaient pas admettre, mais en leurrer pour émousser le premier feu; et, pour ne nous pas trop arrêter à Rome, le grand intérêt des cardinaux de ne pas se désunir du pape, celui de son infaillibilité qui rejaillit si utilement sur eux, celui des maximes ultramontaines les plus fortes et les plus habilement insérées dans la constitution, apaisèrent enfin les ignorants et les politiques, qui eux-mêmes devinrent un frein à ceux qui dans le sacré collège, dans la prélature et dans les emplois réguliers, saisis par leurs lumières et guidés par leur conscience, voulurent s'opposer à la constitution, et demeurèrent enfin réduits à la détester presque en silence.

Le même jour qu'elle fut affichée dans Rome, elle fut envoyée au P. Tellier, par un courrier secret qui prévint de peu de jours celui qui l'apporta au nonce, qui la reçut à Fontainebleau, le lundi 2 octobre, et la présenta au roi le lendemain matin dans son cabinet, en audience particulière. Il fit au roi un beau discours en italien, auquel le roi, qui l'entendait, et que le P. Tellier avait eu le temps de préparer, répondit en français le plus favorablement du monde. On remarqua qu'il y avait une grande promenade ordonnée autour du canal pour l'après-dînée, et qu'il n'y en eut point, parce que le roi travailla sur cette affaire, seul avec Voysin, jusqu'à six heures du soir. Le P. Tellier, pour sonder les esprits, avait lâché quelques exemplaires de la constitution avant que le nonce la portât au roi. Il avait mandé le premier président et le parquet, qui, dès le 1er octobre, alarmés des maximes ultramontaines dont la constitution était remplie, vinrent présenter un mémoire au roi.

Elle eut en France le même sort qu'elle avait essuyé à Rome: le cri fut universel. Le cardinal de Rohan déclara qu'elle ne pouvait être reçue, et Bissy même protesta contre elle; les uns indignés de sa naissance des plus épaisses ténèbres, les autres de la proposition touchant l'excommunication qui rendait le pape maître obliquement de toutes les couronnes; les uns choqués de la condamnation de la doctrine et des passages de saint Augustin et des autres Pères; tous effrayés de celle des paroles mêmes de saint Paul. Il n'y eut pas deux avis dans les premiers huit jours. Le cardinal de La Trémoille à qui le pape avait en particulier manqué de parole, comme il en avait manqué à tout le sacré collège, et sur lequel ses plaintes avaient eu aussi peu d'effet, envoya un courrier exprès pour se justifier d'avoir laissé publier une constitution si directement contraire aux maximes du royaume qu'elle attaquait de front, et souleva tous les ministres, excepté le duc de Beauvilliers. La cour, la ville et les provinces, à mesure que la constitution y fut connue, se soulevèrent également.

Le P. Tellier tint ferme, fronça le sourcil sur Bissy, comme sur un homme dans sa dépendance, qui ne tenait pas encore son chapeau, et à qui en disant un mot, et ici et à Rome, il pouvait le faire manquer; il parla ferme à Rohan, et lui fit entendre le péril qu'il courait à ne pas tenir les promesses qui lui avaient valu la charge de grand aumônier; et il n'oublia rien pour se rendre maître de tout ce qu'il put d'évêques, et pour intimider ceux qui étaient déjà siens, [de façon] qu'aucun ne lui put échapper.

Il fallait recevoir la constitution, et la manière de le faire était embarrassante par la contradiction qu'elle rencontrait dès son premier abord. Le Tellier, qui me cultivait toujours, m'avait parlé souvent de cette affaire avant et depuis qu'elle fut portée à Rome; et moi, qui évitais ces conversations, mais qui ne pouvais lui fermer ma porte, surtout à Fontainebleau où il était toujours à demeure, je lui répondais si franchement, et si fort selon la vérité et ma pensée que Mme de Saint-Simon m'en reprenait souvent, et me disait que je me ferais chasser, et peut-être mettre à la Bastille.

La constitution venue, le P. Tellier me demanda un rendez-vous pour raisonner avec moi. Je crus que c'était pour me la montrer, car presque personne encore ne l'avait vue, et le nonce ne l'avait pas encore portée au roi. Quand nous fûmes tête à tête je lui demandai à la voir. Il me dit qu'il n'en avait qu'un exemplaire sur lequel on travaillait, mais qu'il me la donnerait au premier jour, et qu'il pouvait m'assurer qu'elle était bien et bonne, et telle que j'en serais content; que ce qui l'avait engagé à me demander cette conversation, c'était pour me consulter sur la manière de la faire recevoir. Je me mis à rire de ce qu'il voulait me demander ce qu'il savait bien mieux que moi, et peut-être ce que déjà il avait résolu. Il se répandit en discours, partie de compliments, partie de la difficulté de la chose sur un premier effarouchement qui commençait à bourdonner. Il me pressa tellement que je lui dis qu'il me paraissait qu'il avait sa leçon toute tracée dans la manière dont le roi avait fait recevoir la condamnation de M. de Cambrai, qui était parfaitement juridique, sans embarras, et selon toutes les formes les plus ecclésiastiques.

Je n'eus pas lâché la parole que d'un air de confiance et d'ingénuité, dont je ne reviens pas encore, il me dit en propres termes qu'il ne se jouerait pas à cela, et que cette forme était trop dangereuse; qu'il se garderait bien de livrer la constitution aux assemblées provinciales de chaque métropolitain, au génie de chaque évêque du royaume, et à des gens qui ne seraient pas dans Paris, sous ses yeux. Je sentis incontinent la violence qu'il voulait exercer qui m'anima à disputer contre, et à lui représenter l'irrégularité d'une réception faite par des évêques qui au hasard se trouveraient à Paris. « Au hasard! reprit le confesseur, je ne veux point me fier au hasard; je prétends mander des provinces les évêques qui me conviendront, empêcher de venir ceux que je croirai difficiles à conduire; et comme je ne puis pas empêcher ceux qui sont à Paris d'être de l'assemblée qu'il y faut faire pour recevoir, et qu'il peut y en avoir de dyscoles, j'y fourrerai les évêques in partibus, et ceux même qui sont nommés et qui n'ont pas encore leurs bulles, pour être par eux plus fort en voix, et les opposer à quiconque voudra raisonner. » Je frémis à ce langage, et je lui répondis que cela s'appelait jardiner et choisir. « Vraiment, répliqua-t-il avec feu, c'est bien aussi ce que je veux faire, et ne m'abandonner pas aux députations. — Mais, lui dis-je, quel pouvoir auront des évêques fortuitement à Paris, ou qui y seront mandés, d'accepter pour leurs comprovinciaux; destitués de procuration d'eux? — J'en conviens, me répondit le confesseur, mais de deux inconvénients il faux éviter le pire; or le pire est de se livrer au hasard, et de ne pas se bien assurer. Pourvu qu'ils acceptent dans l'assemblée, je ne m'embarrasse pas du reste; et avec ce chausse-pied, nous verrons qui osera résister au pape et au roi. Les défauts se suppléeront par l'autorité, et la bulle sera reçue comme que ce soit: voilà ce qu'il faut. »

Nous disputâmes et discourûmes encore quelque temps sur ces évêques in partibus, et ces autres nommés et encore sans bulles, moins de ma part pour le persuader que pour le faire parler, et j'admirais en moi-même également ce fond de supercherie, d'adresse, de violence, de renversement de toute règle, et cette incroyable facilité de me le montrer à découvert. C'est une franchise que je n'ai jamais pu comprendre l'un homme si faux, si artificieux, si profond, encore moins à quoi il la pouvait croire utile. Je le quittai épouvanté de lui, et des suites que je prévoyais.

Nous prîmes un autre rendez-vous pour parler de la bulle même, après qu'il m'en aurait donné un exemplaire. Nous nous revîmes très peu de jours avant le départ de Fontainebleau. Je le trouvai radieux. Il avait rangé Bissy et le cardinal de Rohan à ses volontés, et reçu apparemment de bonnes nouvelles de ses batteries de Paris. Je ne cherchais pas à gagner à la raison et à la vérité un homme que je voyais faire si peu de cas de l'une et de l'autre, et engagé si avant à les opprimer, mais je n'osois rompre avec un homme si dangereux qui me ménageait jusqu'à une folle confiance. Je lui dis donc qu'encore que j'eusse fort ouï parler sur la doctrine de la constitution, que je fusse choqué comme tout le monde de cette foule de propositions condamnées, et avec une généralité d'injures atroces et sans nombre, qui, en tombant sur toutes, ne tombaient pourtant en particulier sur aucune, encore que je fusse effrayé de censures directes sur des textes formels de saint Paul, et peu édifié d'une constitution de doctrine qui s'enveloppait dans l'obscurité, au lieu de porter dans l'esprit une clarté, une netteté, une précision instructive, j'étais trop ignorant pour me jeter avec lui dans des disputes théologiques; mais que pour ce qui regardait les prétentions romaines, et en particulier la proposition touchant l'excommunication, j'avais la présomption de me croire bastant pour lui dire que ces endroits de la constitution étaient insoutenables, et ne se pouvaient jamais recevoir. Il me dit que nous reviendrions là-dessus; et tout de suite il enfila assez longuement ce qui lui plut sur la doctrine, sur quoi je le contredis peu, parce que j'en sentais la plus qu'inutilité. Cette matière consomma presque tout le temps de notre conférence.

Revenu à l'excommunication, il se mit à battre la campagne, convint que ses réponses n'étaient pas bien solides; mais ajouta qu'il me demandait une audience chez moi à Versailles, le vendredi après le premier vendredi que le roi y serait arrivé, parce que lui n'irait pas sortant de Fontainebleau; et qu'il se promettait dans cette conversation me convaincre que la censure dont je me plaignais n'attaquait en rien les droits du roi ni de sa couronne.

Il me conta, toujours avec cette naïveté dont à peine je pus croire mes oreilles, le nombre d'évêques qu'il avait mandés des provinces, à quoi sans doute il s'était pris avant de m'en avoir parlé pour la première fois, et pour les avoir à temps, et d'autres mesures générales, avec un épanouissement singulier. Nous nous séparâmes de la sorte pour nous revoir chez moi au jour dont nous venions de convenir.

Le mercredi 11 octobre, le roi tint conseil d'État à l'ordinaire et dîna ensuite, puis alla coucher à Petit-Bourg chez d'Antin, et le lendemain à Versailles.

L'intelligence de ce qui suit et de ce qui m'arriva demande celle de mon logement à Versailles. Il donnait d'un côté et de plain-pied dans la galerie de l'aile neuve qui est de plain-pied à la tribune de la chapelle, appuyé de l'autre côté à un degré, et tenait la moitié du large corridor qui est vis-à-vis du grand escalier qui communique la galerie basse avec la haute: un demi-double d'abord sur ce corridor, qui en tirait le jour pour des commodités et des sorties; une antichambre à deux croisées qui distribuait à droite et à gauche, où de chaque côté il y avait une chambre à deux croisées; et un cabinet après à une croisée; et toutes ces cinq pièces à cheminée ainsi que la première antichambre obscure. Tout ce demi-double obscur était coupé d'entre-sols, sous lesquels chaque cabinet avait un arrière-cabinet. Cet arrière-cabinet, moins haut que le cabinet, n'avait de jour que par le cabinet même. Tout était boisé; et ces arrière-cabinets avaient une porte et des fenêtres qui, étant fermées, ne paraissaient point du tout et laissaient croire qu'il n'y avait rien derrière. J'avais dans mon arrière-cabinet un bureau, des sièges, des livres et tout ce qu'il me fallait; les gens fort familiers qui connaissoient cela l'appelaient ma boutique, et en effet cela n'y ressemblait pas mal.

Le P. Tellier ne manqua pas au rendez-vous qu'il m'avait demandé. Je lui dis qu'il avait mal pris son temps, parce que M. le duc et Mme la duchesse de Berry avaient demandé une collation à Mme de Saint-Simon, qu'ils allaient arriver, qu'ils étaient tout propres à se promener dans tout l'appartement, et que je ne pouvais être le maître de ma chambre ni de mon cabinet. Le P. Tellier parut fort peiné du contre-temps; et il insista si fort à trouver quelque réduit inaccessible à la compagnie, pour ne pas remettre notre conférence à son retour à la huitaine, que, pressé par lui à l'excès, je lui dis que je ne savais qu'un seul expédient, qui était qu'il renvoyât son frère vatblé pour que ce qui allait arriver ne le trouvât pas dans l'antichambre; que lui et moi nous enfermassions dans ma boutique, que je lui montrai; que nous y eussions des bougies, pour ne point dépendre du jour du cabinet, et qu'alors nous serions en sûreté contre les promenades, quittes pour nous taire, si nous entendions venir dans mon cabinet, jusqu'à ce qu'on en fût sorti. Il trouva l'expédient admirable, renvoya son compagnon; et nous nous enfermâmes vis-à-vis l'un de l'autre, mon bureau entre-deux, avec deux bougies allumées dessus.

Là il se mit à me paraphraser les excellences de la constitution Unigenitus, dont il avait apporté un exemplaire qu'il mit sur la table. Je l'interrompis pour venir à la proposition de l'excommunication. Nous la discutâmes avec beaucoup de politesse, mais avec fort peu d'accord. Tout le monde sait que la proposition censurée est: qu'une excommunication injuste ne doit point empêcher de faire son devoir ; par conséquent qu'il résulte de sa censure: que excommunication injuste doit empêcher de faire son devoir. L'énormité de cette dernière frappe encore plus fortement que ne fait la simple vérité de la proposition censurée. C'en est une ombre qui la fait mieux ressortir. Les suites et les conséquences affreuses de la censure sautent aux yeux.

Je ne prétends pas rapporter notre dispute. Elle fut vive et longue. Pour l'abréger je lui fis remarquer que dans la situation présente des choses, où, quand on raisonne on doit tout prévoir, surtout les cas les plus naturels, conséquemment les plus possibles, le roi pouvait mourir et le Dauphin aussi, qui tous les deux se trouvaient aux deux extrémités opposées de l'âge; que, si ce double malheur arrivait, la couronne par droit de naissance appartiendrait au roi d'Espagne et à sa branche; que par le droit que les renonciations venaient d'établir, elle appartiendrait à M. le duc de Berry et à sa branche, et à son défaut à M. le duc d'Orléans et à la sienne; que si les deux frères se la voulaient disputer, ils auraient chacun des forces, des alliés et en France des partisans; qu'alors le pape aurait beau jeu, si sa constitution était crue et reçue sans restriction, de donner la couronne à celui des deux contendants qu'il lui plairait, en excommuniant l'autre, puisque, moyennant sa censure reçue et crue, quelque juste que pût être le droit de l'excommunié, quelque devoir qu'il y eût à soutenir son parti, il faudrait l'abandonner et passer de l'autre côté, puisqu'il serait établi, et qu'on serait persuadé qu'une excommunication injuste doit empêcher de faire son devoir; et dès là, d'une façon ou d'une autre, voilà le pape maître de toutes les couronnes de sa communion, de les ôter à qui les doit porter, à qui les porte même et de les donner à quiconque il lui plaira, comme tant de papes depuis Grégoire VII ont osé le prétendre, et tant qu'ils se sont crus en force de l'attenter.

L'argument était également simple, présent, naturel et pressant; il s'offrait de soi-même. Aussi le confesseur en fut-il étourdi; le rouge lui monta, il battit la campagne; moi de le presser. Il reprit ses esprits peu à peu; et, avec un sourire de satisfaction de la solution péremptoire qu'il m'allait donner: « Vous n'y êtes, me dit-il ; tenez, d'un seul mot je vais faire tomber tout votre raisonnement; écoutez-moi: Si, dans le cas que vous proposez, et qui malheureusement n'est que trop susceptible d'arriver, le pape s'avisait de prendre parti pour l'un des deux contendants, et d'excommunier l'autre et ceux qui l'assisteraient, alors cette excommunication ne serait pas dans le cas de la censure que le pape fait dans sa bulle, elle ne serait pas injuste seulement, mais elle serait fausse. Voyez bien, monsieur, cette différence, et sentez-la; car le pape ne peut avoir aucune raison d'excommunier aucun des deux partis, ni des deux contendants. Or, cela étant comme cela est vrai, son excommunication serait fausse. Jamais il n'a été décidé qu'une excommunication fausse puisse ni doive empêcher de faire son devoir; par conséquent cette excommunication porterait faux, et ne porterait aucun avantage à l'un ni aucun préjudice à l'autre, qui agirait tout comme s'il n'y avait point d'excommunication. — Voilà, mon père, qui est admirable, lui répondis-je; la distinction est subtile et habile, j'en conviens, et j'avoue encore que je ne m'y attendais pas; mais quelques petites objections encore, je vous supplie. Les ultramontains conviendraient-ils de la nullité de l'excommunication? N'est-elle pas nulle dès qu'elle est injuste ? car qui peut enjoindre de commettre l'injustice, et l'enjoindre sous peine d'excommunication ? Si le pape a le pouvoir d'excommunier injustement, et de faire obéir à son excommunication, qui est-ce qui a limité un pouvoir aussi illimité, et pourquoi son excommunication nulle ne serait-elle pas respectée et obéie autant que son excommunication injuste ? Enfin, quand, par la réception des évêques, des parlements de tout le royaume, et qu'en conséquence par la chaire, les confessions et les instructions, il sera bien établi et inculqué à toutes sortes de personnes que l'excommunication injuste doit empêcher de faire son devoir, qu'ensuite le cas proposé arrivera en France, et qu'en conséquence le pape excommuniera l'un des contendants et ceux qui soutiendront son parti, pensez-vous qu'alors il fût facile de faire comprendre votre subtile distinction entre l'excommunication injuste et l'excommunication fausse aux peuples, aux soldats, aux officiers, aux bourgeois, aux seigneurs, aux femmes, au gros du monde, de leur en prouver la différence, d'appliquer cette différence à l'excommunication fulminée, de les en bien convaincre, et tout cela dans le moment qu'il serait question d'agir et de prendre les armes? Voilà, mon père, de grands inconvénients; et je n'en vois aucun à ne pas recevoir la censure dont il s'agit entre nous dans la bulle, que celui de ne pas laisser prendre au pape ce nouveau titre qu'il se donne à lui-même de pouvoir déposer les rois, dispenser leurs sujets du serment de fidélité, et disposer de leur couronne, contre les paroles formelles de Jésus-Christ et de toute l'Écriture. »

Cette courte exposition transporta le jésuite, parce qu'elle mettait le doigt sur la lettre malgré ses cavillations et ses adresses. Il évita toujours de me rien dire de personnel, mais il rageait; et plus il se contenait à mon égard, moins il le put sur la matière; et, comme pour se dédommager de sa modération à mon égard, plus il s'emporta et se lâcha sur la manière de forcer tout le royaume à recevoir la bulle sans en modifier la moindre chose.

Dans cette fougue, où, n'étant plus maître de soi, il s'échappa à bien des choses dont je suis certain qu'il aurait après racheté très chèrement le silence, il me dit tant de choses sur le fond et sur la violence pour faire recevoir, si énormes, si atroces, si effroyables, et avec une passion si extrême, que j'en tombai en véritable syncope. Je le voyais bec à bec entre deux bougies, n'y ayant du tout que la largeur de la table entre-deux (j'ai décrit ailleurs son horrible physionomie); éperdu tout à coup par l'ouïe et par la vue, je fus saisi, tandis qu'il parlait, de ce que c'était qu'un jésuite, qui, par son néant personnel et avoué, ne pouvait rien espérer pour sa famille, ni par son état et par ses vœux, pour soi-même, pas même une pomme ni un coup de vin plus que tous les autres, qui par son âge touchait au moment de rendre compte à Dieu, et qui, de propos délibéré et amené avec grand artifice, allait mettre l'État et la religion dans la plus terrible combustion, et ouvrir la persécution la plus affreuse pour des questions qui ne lui faisaient rien, et qui ne touchaient que l'honneur de leur école de Molina.

Ses profondeurs, les violences qu'il me montra, tout cela ensemble me jeta en une telle extase, que tout à coup je me pris à lui dire en l'interrompant: « Mon père, quel âge avez-vous? » Son extrême surprise, car je le regardais de tous mes yeux qui la virent se peindre sur son visage, rappela mes sens, et sa réponse acheva de me faire revenir à moi-même. « Hé! pourquoi, me dit-il en souriant, me demandez-vous cela? L'effort que je me fis pour sortir d'un sproposito si unique, et dont je sentis toute l'effrayante valeur, me fournit une issue : « C'est, lui dis-je, que je ne vous avais jamais tant regardé de suite qu'en ce vis-à-vis et entre ces deux bougies, et que vous avez le visage si bon et si sain avec tout votre travail que j'en suis surpris. » Il goba la repartie, ou en fit si bien le semblant qu'il n'y a jamais paru ni lors ni depuis, et qu'il ne cessa point de me parler très souvent et presque en tous ses voyages de Versailles comme il faisait auparavant, et avec la même ouverture, quoique je ne recherchasse rien moins. Il me répliqua qu'il avait soixante-quatorze ans, qu'en effet il se portait très bien, qu'il était accoutumé de toute sa vie à une vie dure et de travail; et de là reprit où je l'avais interrompu.

Nous le fumes peu après, et réduits au silence, et à n'oser même remuer, par la compagnie que nous entendîmes entrer dans mon cabinet. Heureusement elle ne s'y arrêta guère, et Mme de Saint-Simon, qui n'ignorait pas mon tête-à-tête, contribua à nous délivrer.

Plus de deux heures se passèrent de la sorte: lui, à payer de subtilités puériles pour le fond, d'autorité et d'impudence pour l'acceptation et pour la forme d'accepter; moi, à ne plus remuer que des superficies, dans la parfaite conviction où il venait de me mettre que les partis les plus désespérés et les plus enragés étaient pris et bien arrêtés. Nous nous séparâmes sans nous être persuadés: lui, me disant sur ce force gentillesses sur mon esprit, que je n'y étais pas, que je n'entendais pas la matière, que je ne m'arrêtais qu'à du spécieux futile, qu'il en était surpris, et qu'il me priait d'y faire bien mes réflexions; moi, de répondre rondement qu'elles étaient toutes faites, et que ma capacité ne pouvait aller plus loin. Malgré cette franchise il parut lors et depuis fort content de moi, quoiqu'il n'en pût jamais tirer autre chose; et je n'avais garde aussi de ne me pas montrer fort content de lui.

Je le fis sortir par la petite porte de derrière mon cabinet, en sorte que personne ne l'aperçut; et dès que je l'eus refermée je me jetai dans une chaise comme un homme hors d'haleine, et j'y demeurai longtemps seul dans mon cabinet, à réfléchir sur le prodige de mon extase, et sur les horreurs qui me l'avaient causée.

Les suites en commencèrent incontinent après par l'assemblée des évêques à Paris; et c'est ce qui appartient à l'histoire particulière de la constitution, à laquelle je les laisserai pour n'y revenir que lorsque j'aurai à y parler nécessairement de ce qui en aura passé par mes mains, ou, d'une manière également curieuse, sous mes yeux ou par mes oreilles.

CHAPITRE II. §

M. de Savoie prend le titre de roi de Sicile. — Il imite le roi sur ses bâtards. — Prie, nommé ambassadeur à Turin, épouse la fille de Plénoeuf, qui devient fatale à la France. — Gouvernement d'Alsace et de Brisach au maréchal d'Uxelles. — Trois cent mille livres à Torcy; quatre cent mille livres à Pontchartrain; quatre cent mille livres au duc de La Rochefoucauld. — Lamoignon, greffier, Chauvelin grand trésorier de l'ordre; Voysin et Desmarets en ont le râpé. — Chauvelin; quel; et son beau-père. — Dalon; quel. — Chassé de sa place de premier président du parlement de Bordeaux. — Prise de Fribourg par Villars, qui envoie Contade à la cour. — Duc de Fronsac apporte la prise de Brisach; le roi lui donne douze mille livres et un logement à Marly. — Kirn rendu à Besons, qui sépare son armée et revient à Paris. — Conférences à Rastadt entre Villars et le prince Eugène, qui y traitent et y concluent la paix entre la France, l'empereur et l'empire. — Réforme de troupes. — Mort du prince de Toscane. — Mort d'Harleville. — Mort du chevalier de Grignan ou comte d'Adhémar. — Mort de Gassion; quel il était, et sa famille. — Mort de la princesse de Courtenai, sa famille, que le roi montre sentir être de son sang. — Saintrailles; quel; sa mort. — Mort et caractère de Phélypeaux. — Mort du duc de Medina-Sidonia. — Ronquillo destitué de la place de gouverneur du conseil de Castille; on lui donne une pension de dix mille écus. — Retour du duc d'Aumont. — Le roi de Sicile passe avec la reine en Sicile, et laisse le prince de Piémont régent avec un conseil. — Peterborough et Jennings saluent le roi. — Électeur de Bavière à Paris; voit le roi.

M. de Savoie, en vertu de la paix d'Utrecht, prit le 22 septembre le titre de roi de Sicile, et trancha tout aussitôt non seulement du grand roi, mais il imita leurs tours d'autorité les plus nouveaux. Il avait un fils et une fille de Mme de Vérue; il les avait légitimés; ils étaient demeurés jusqu'alors dans cet état simple; il voulut que toute sa cour leur donnât de l'Altesse. Le fils fut tué sans alliance, la fille était fort aimée de son père; il voulut imiter le roi; il la maria au prince de Carignan, fils unique du fameux muet, et l'héritier présomptif de ses États après ses deux fils. Il fit appeler l'aîné duc de Savoie, l'autre prince de Piémont. Le roi nomma le marquis de Prie ambassadeur à Turin, et lui donna quatre mille livres d'augmentation de pension, mille écus par mois, et dix mille pour son équipage. Il épousa avant son départ la fille de Plénœuf qui s'était enrichi aux dépens des vivres et des hôpitaux des armées, et qui était devenu depuis, pour se mettre à couvert, commis de Voysin. Mme de Prie était extraordinairement jolie et bien faite, avec beaucoup d'esprit et une lecture surprenante. Elle fut à Turin avec son mari; à son retour, elle devint maîtresse publique de M. le Duc, et la Médée de la France pendant le ministère de ce prince.

Le roi donna le gouvernement d'Alsace et celui de Brisach, vacants par la mort du duc Mazarin, au maréchal d'Huxelles, qui fut un présent de près de cent mille livres de rente; cent mille écus à Torcy sur les postes, et quatre cent mille livres à Pontchartrain, pour lui aider à acheter les terres que la maréchale de Clérembault lui vendit pour après sa mort; et autres quatre cent mille livres à M. de La Rochefoucauld, qui, sous prétexte de pleurer pour avoir de quoi payer ses dettes voulut gorger ses valets.

La Vrillière vendit sa charge de greffier de l'ordre à Lamoignon, président à mortier, avec permission de conserver le cordon bleu; Voysin eut le râpé de cette charge. Chamillart vendit aussi la sienne de grand trésorier de l'ordre en conservant le cordon; Desmarets en eut le râpé, et Chauvelin la charge. Il était fort jeune, et seulement avocat général. Ce fut une chute nouvelle pour ces charges, qui mortifia fort les ministres bien que décorés de les avoir eues, et les premiers magistrats. Celui-ci, qui était frère aîné de celui qui longtemps après fut garde des sceaux, en savait encore plus que lui; il avait su gagner la confiance du roi qui s'en servait pour beaucoup de manèges des jésuites; il avait des audiences longues et fréquentes par les derrières; à peine encore cela s'apercevait-il, et il aurait été à tout pour peu que le roi et lui eussent vécu davantage. Il était gendre de Gruchy, qui avait été longtemps intendant de mon père, qui ne l'a jamais oublié, qui l'a bien et fidèlement servi, qui s'était enrichi dans les partis sous Pontchartrain, contrôleur général, et qui a vécu près de cent ans dans une santé parfaite de corps et d'esprit.

Dalon, qui avait succédé à son père, un des meilleurs et des plus honnêtes magistrats du royaume, et ami de mon père à la place de premier président de Pau, et qui était homme de beaucoup d'esprit et de capacité, avait passé à celle de premier président de Bordeaux. Il y fit tant de folies et de friponneries insignes qu'il eut ordre d'en donner la démission. Cette punition parut un prodige dans l'impunité que la magistrature avait acquise avec tant d'autres usurpations de ce règne. Dalon se cacha de honte les premières années après sa chute. Il reprit après courage, et demanda longtemps avec impudence une autre place pareille, ou une de conseiller d'État. Il ne se lassa point de frapper à toutes les portes. On ne se lassa point non plus de le laisser aboyer. Enfin, après bien des années, il s'en alla s'enterrer chez lui, où il a vécu fort abandonné et encore plus méprisé jusqu'à sa mort, arrivée il n'y a pas bien longtemps.

Le maréchal de Villars fit attaquer, le 14 octobre, la contrescarpe de Fribourg, à cinq heures du soir. Vivans était lieutenant général de jour, et s'y distingua fort. L'action fut longue et fort disputée. Il y eut vingt-cinq capitaines de grenadiers tués, et douze cents hommes plus tués que blessés; on s'établit enfin sur la contrescarpe et sur la lunette . Le maréchal de Villars demeura dans la tranchée jusqu'à onze heures du soir, que le logement fut tout à fait fini. La demi-lune fut attaquée le dernier octobre. On y trouva peu de résistance, tout ce qui s'y trouva fut tué ou pris. On se préparait à donner le lendemain l'assaut au corps de la place, lorsqu'on aperçut sur le rempart deux drapeaux blancs. Le baron d'Arche, qui commandait dans la place, avait abandonné la ville, et s'était retiré au château et dans les forts avec tout ce qu'il avait pu y mettre de troupes. Il avait laissé dans la ville plus de deux mille blessés où malades, huit cents soldats sains, pour qui il n'avait pu trouver place dans le château et dans les forts, et, toutes les femmes, les enfants, et force valets de la garnison. Villars fit entrer le régiment des gardes dans la ville, ne permit point à ces bouches inutiles de sortir, quelques cris qu'ils fissent, fit demander un million aux bourgeois pour se racheter du pillage, accorda cinq jours de trêve au gouverneur pour envoyer au prince Eugène lui demander ses ordres, et dépêcha Contade au roi, qui arriva à Marly le lundi matin 6 novembre. Villars donna encore jusqu'au 15 au baron d'Arche, sans tirer de part ni d'autre, mais le maréchal faisant travailler à ses batteries, et le gouverneur envoyant la nourriture à ce qu'il avait laissé dans la ville. Le mardi 21 novembre, le duc de Fronsac arriva à Marly portant au roi la nouvelle de la capitulation du château et des forts de Fribourg. Il y avait sept mille hommes fort entassés, qui sortirent le 17 avec tous les honneurs de la guerre, qui finit par cet exploit. Asfeld, longtemps depuis maréchal de France, fut laissé à Fribourg pour y commander, et dans le Brisgau, sous les ordres des du Bourg, commandant en Alsace. Villars revint à Strasbourg; et le duc de Fronsac eut douze mille livres pour sa course, et un logement à Marly pour le reste du voyage, et plus retourner, parce que l'armée s'allait séparer.

Besons, en séparant la sienne, fit sommer Kirn qui se rendit; et lui s'en revint à Paris et saluer le roi.

Il y avait eu des propositions secrètes, pendant les derniers temps du siège, de la part du prince Eugène au maréchal de Villars, qui disparut même une fois du siège fort peu accompagné pendant une journée. Contade, en apportant la nouvelle de la contrescarpe, avait été chargé d'autres choses sur ces propositions, et de rapporter les ordres du roi. Il y eut encore depuis force courriers que n'exigeait pas la situation du siège presque fini. En effet le maréchal de Villars partit le 27 novembre de Strasbourg, accompagné du prince de Rohan, de Châtillon, Broglio et Contade, pour arriver, le même jour et en même temps que le prince Eugène, au château de Rastadt, bâti magnifiquement par le feu prince Louis de Bade, et que sa veuve prêta pour y tenir entre ces deux généraux les conférences de la paix entre la France, l'empereur et l'empire. Ils conservèrent tous deux la plus entière égalité en tout, et la plus parfaite politesse. Ils eurent chacun une garde de cent hommes. Les conférences entre eux deux seuls commencèrent incontinent après. Le prince de Rohan n'y demeura que deux ou trois jours, et s'en revint à Paris. On trouvera dans les Pièces tout ce qui regarde ces conférences, le traité qui en résulta et que les deux généraux y signèrent, et ce qui se passa depuis en conséquence à Bade où le traité définitif fut signé; ce qui me dispensera de m'étendre ici sur ces matières .

Pendant ces conférences, le roi réforma soixante bataillons et dix-huit hommes par compagnie du régiment des gardes et cent six escadrons, dont vingt-sept de dragons. Outre que la paix paraissait sûre avec l'Allemagne, le roi, en paix avec le reste de l'Europe, n'avait plus besoin de tant de troupes, quand la guerre eût continué contre l'empereur et l'empire.

L'année se termina par plusieurs morts. Le grand-duc perdit son fils aîné, le 30 octobre, à cinquante ans, qui était un prince de grande espérance, mais dont la santé était perdue il y avait longtemps. Il avait épousé, en 1688, la soeur de Mme la dauphine de Bavière, et des électeurs de Cologne et de Bavière, dont il n'eut jamais d'enfants. Mme la grande-duchesse, sa mère, qui était revenue en France depuis longues années, sentit moins cette perte que toute la Toscane, et que le grand-duc, à qui il ne restait plus d'héritier [que] son second fils, séparé de sa femme depuis plusieurs années, dont il n'avait point d'enfants, et qui s'en était retournée vivre chez elle en Allemagne. Elle n'avait point eu d'enfants. Elle et sa sœur, la veuve du célèbre prince Louis de Bade, étaient les dernières de cette ancienne et grande maison de Saxe-Lauenbourg. Le deuil du roi fut en noir et de trois semaines.

Harleville mourut assez vieux. Son nom était Brouilly, comme la duchesse d'Aumont et la marquise de Châtillon, ses issues de germaines, du père duquel il avait acheté le gouvernement de Pignerol. Il avait bien servi, et il était fort honnête homme et considéré. Le roi avait continué à lui en payer trente-cinq mille livres de rente d'appointements, dont huit mille demeurèrent sur la tête de sa femme.

Le comte d'Adhémar mourut, à Marseille, sans enfants de Mlle d'Oraison, que sa famille lui avait fait épouser pour en avoir. Il avait été fort connu sous le nom de chevalier de Grignan. Il avait été des premiers menins de Monseigneur, homme de beaucoup d'esprit, de sens, de courage et de lecture, fort dans le grand monde, et recherché de la meilleure compagnie. La goutte, qui l'affligea à l'excès et de fort bonne heure, le fit retirer en Provence. Il était frère du comte de Grignan, chevalier de l'ordre, lieutenant général et commandant dans cette province. Mme de Sévigné en parle beaucoup dans ses lettres.

Gassion, fort ancien lieutenant général, très distingué, gouverneur d'Acqs et de Mézières, mourut, à Paris, d'une longue maladie à soixante-treize ans. Il avait été longtemps lieutenant des gardes du corps, et en avait quitté le corps pour servir plus librement de lieutenant général, dans l'espérance de devenir maréchal de France. On en avait fait plus d'un qui ne le valaient pas, mais on n'en avait jamais tiré des gardes du corps, et c'est ce qui le pressa d'en sortir. Le roi en fut secrètement piqué par jalousie pour ses compagnies des gardes, le traita extérieurement honnêtement, l'employa, mais ce fut tout. C'était un petit Gascon vif, ambitieux, ardent, qui se sentait encore plus qu'il ne valait, et qui peu à peu en mourut de chagrin. Il était propre neveu du célèbre maréchal de Gassion, et cela lui avait tourné la tête. Gassion, son neveu, a été plus heureux que lui et à meilleur marché. Le grand-père du maréchal, qui est le premier de ces Gassion qu'on connaisse distinctement, fut procureur général au conseil de Navarre, que Jeanne d'Albret, reine de Navarre, avait fait élever. Il se jeta dans Navarreins assiégé par les Espagnols; le gouverneur y fut tué, il y commanda en sa place, contraignit les Espagnols de se retirer à Orthez jusqu'où il les poursuivit, les y assiégea et les força de se rendre. Cette action lui valut la présidence du conseil souverain de Navarre, et [il] fut depuis chef du conseil secret du roi de Navarre. Le fils de celui-là fut procureur général, puis président du conseil souverain de Navarre, et mourut, avec un brevet de conseiller d'État, en 1598. Il fut père du maréchal de Gassion, d'un évêque d'Oléron, et de leur aîné qui fut président à mortier après avoir été procureur général au parlement de Navarre Il fut aussi intendant de la généralité de Pau; eut, en 1636, de ces brevets de conseiller d'État comme avait eu son père; et obtint, en 1660, l'érection de sa terre de Camou en marquisat sous le nom de Gassion. Celui-ci est le père de Gassion des gardes du corps qui a donné lieu à cette petite digression, et de plusieurs enfants dont l'aîné fut président à mortier au parlement de Pau, et eut, en 1664, un de ces brevets de conseiller d'État. Entre plusieurs enfants, il a eu le marquis de Gassion, gendre d'Armenonville, garde des sceaux, qui est devenu lieutenant général distingué, gouverneur d'Acqs et de [Mézières], chevalier du Saint-Esprit à la Pentecôte 1743.

Le prince de Courtenai perdit sa femme, qui par son bien le faisait subsister, et qui lui laissa un fils, et une fille qui épousa le marquis de Bauffremont, chevalier de la Toison d'or, et depuis lieutenant général. Le fils avait épousé la sœur de M. de Vertus des bâtards de Bretagne, veuve de don Gonzalez Carvalho Palatin, grand maître des bâtiments du roi de Portugal, d'où elle était revenue. Il avait peu servi, et avait eu un frère aîné tué dans les mousquetaires au siège de Mons, où son père était à la suite de la cour. Le roi l'alla voir sur cette perte, ce qui parut très extraordinaire, et un honneur qu'il voulut faire, lorsqu'il ne le faisait plus à personne depuis bien des années, qui montra qu'il ne le pouvait ignorer être bien réellement prince de son sang, mais que les rois ses prédécesseurs ni lui n'avaient jamais voulu reconnaître. Ce prince de Courtenai était fils d'une Harlay, n'eut point d'enfants d'une Lamet, sa première femme, et eut ceux-ci de la seconde, qui était veuve de Le Brun, président au grand conseil, et fille de Duplessis-Besançon, gouverneur d'Auxonne et lieutenant-général. J'aurai lieu de parler encore de ce prince de Courtenai et du fils qui lui resta, et qui a été le dernier de cette branche infortunée de la maison royale.

Saintrailles mourut, qui était vieux et à M. le Duc dont j'ai eu occasion de parler lors de la mort de M. le Duc, gendre du roi. C'était un homme d'honneur et de valeur, le meilleur joueur de trictrac de son temps, et qui possédait aussi tous les autres [jeux] sans en faire métier. Il avait l'air important; le propos moral et sententieux, avare et avait accoutumé à des manières impertinentes tous les princes du sang et leurs amis particuliers qui étaient devenus les siens. Il n'était ni Poton ni Saintrailles, mais un très petit gentilhomme et point marié. Il n'avait qu'une nièce, fort jolie et sage, fille d'honneur de Mme la Duchesse. Lorsqu'elle n'en eut plus, elle demeura auprès de Mme la Princesse. Le marquis de Lanques, de la maison de Choiseul, en devint si amoureux qu'il la voulut épouser. Il était capitaine dans Bourbon, fut blessé pendant la campagne, revint mourant à Paris, se fit porter à Saint-Sulpice, où il l'épousa; et mourut deux jours après. Saintrailles lui donna tout son bien, avec lequel elle épousa M. d'Illiers.

On apprit par les lettres de la Martinique que Phélypeaux y était mort. C'était un homme très extraordinaire, avec infiniment d'esprit, de lecture, d'éloquence et de grâce naturelle; fort bien fait, point marié, qui n'avait rien, avare quand il pouvait, mais honorable et ambitieux, qui n'ignorait pas qui il était, mais qui s'échafaudait sur son mérite et sur le ministère; poli, fort l'air du monde et d'excellente compagnie, mais particulier, avec beaucoup d'humeur, et un goût exquis en bonne chère, en meubles et en tout. Il était lieutenant général, fort paresseux et plus propre aux emplois du cabinet qu'à la guerre. Il avait été auprès de l'électeur de Cologne, puis ambassadeur à Turin, et fort mal traité à la rupture, dont il donna une relation à son retour, également exacte, piquante et bien écrite, à l'occasion de quoi j'ai eu lieu de parler de lui. Il fut conseiller d'État d'épée à son retour; mais, après cet écrit où M. de Savoie était cruellement traité, et les propos que Phélypeaux ne ménagea pas davantage, Mme la duchesse de Bourgogne lui devint un fâcheux inconvénient, et M. de Savoie même après la paix. Il n'avait rien; et il n'avait qu'un frère, évêque de Lodève, qui n'avait pas moins d'esprit et plus de mœurs que lui, chez lequel il alla vivre en Languedoc. Ils étaient cousins germains de Châteauneuf, secrétaire d'État, père de La Vrillière, qui avec le chancelier et son fils trouva moyen de l'envoyer à la Martinique général des îles, qui est un emploi indépendant, de plus de quarante mille livres de rente, sans le tour du bâton qu'il savait faire valoir.

La mort du duc de Medina-Sidonia termina l'année. Elle arriva subitement à Madrid, comme il était prêt à monter dans le carrosse du roi d'Espagne, dont il était grand écuyer, et chevalier du Saint-Esprit. C'était un des plus grands seigneurs d'Espagne et des plus accomplis, fort vieux et fort attaché au roi d'Espagne. J'ai eu occasion d'en parler sur le testament de Charles II, et l'avènement de Philippe V à la couronne. Il laissa un fils qui a eu aussi postérité. Il était l'aîné de cette grande et ancienne maison de Guzman, et le plus ancien duc d'Espagne. Mais c'est la grandesse qui y fait tout; et quoique la sienne soit des premières, j'ai déjà remarqué que l'ancienneté ne s'y observe point parmi les grands. J'aurai lieu d'en parler encore à l'occasion de mon ambassade extraordinaire en Espagne. J'y parlerai aussi de la grande charge de président du conseil de Castille, et à son défaut de la place de gouverneur de ce conseil. Ronquillo l'avait, qui en cette qualité ne donnait pas chez lui la main à M. de Vendôme, malgré l'étrange Altesse et le genre que Mme des Ursins lui avait fait donner pour en prendre le semblable. Il fut remercié avec une pension de dix mille écus.

Le duc d'Aumont arriva de son ambassade d'Angleterre, et eut une longue audience du roi, dans son cabinet. On remarqua qu'il affecta toutes les manières anglaises jusqu'à nouer sa croix à son cordon bleu, comme les chevaliers de la Jarretière portent leurs médailles attachées à leur cordon. Son arrivée ne reçut pas de grands applaudissements. L'argent qu'il en sut rapporter sut aussi l'en consoler.

Le nouveau roi de Sicile ne tarda pas à aller reconnaître cette île par lui-même, et ce qu'il en pourrait tirer. Il y mena la reine sa femme, fit un conseil pour gouverner à Turin en son absence, et offrit à Mme sa mère la qualité de régente. Au peu de part qu'il lui avait donné toute sa vie aux affaires, depuis qu'il en eut pris l'administration de ses mains, elle sentit bien le vide d'un titre offert par la seule bienséance, et s'excusa de l'accepter. Sur son refus; il le donna au prince de Piémont, son fils, jeune prince de la plus grande espérance, et partit sur les vaisseaux de l'amiral Jennings, qui le portèrent à Palerme. Il y fut couronné; et les Siciliens n'oublièrent rien par leurs empressements, leurs hommages, leurs fêtes, pour se mettre bien avec un prince aussi jaloux et aussi clairvoyant. Il donna cinquante mille livres, avec son portrait enrichi de diamants, à Jennings pour son passage, et la reine de Sicile une fort belle bague. Jennings vint après mouiller aux côtes de Provence, et reçut force honneurs à Toulon. Il vint ensuite à Paris. Le comte de Peterborough, qui avait tant de fois couru l'Europe, et servi l'archiduc en Espagne avec tant de fureur, était aussi venu se promener à Paris. C'était un homme qui, dans un âge fort avancé, et chevalier de la Jarretière, ne pouvait durer en place. Torcy le présenta au roi à Versailles le lundi 4 décembre, et tout de suite Peterborough présenta Jennings au roi. Ces amiraux d'escadre ne sont, sous ces grands noms, que ce que sont parmi nous des chefs d'escadre. Celui-là disait qu'il avait gagné cinq cent mille écus depuis qu'il servait. Il s'en faut tout que les nôtres gagnent autant. Il s'en alla incontinent en Angleterre.

L'électeur de Bavière arriva le lundi 18 décembre de Compiègne à Paris, et vint descendre chez Monasterol son envoyé en cette ville. Il alla le mercredi 20 à Versailles. Il vit le roi l'après-dînée par les derrières à l'ordinaire, il fut seul avec lui une demi-heure dans son cabinet, et retourna après à Paris chez Monasterol, où il vit peu de monde, fort triste de n'espérer plus le titre de roi de Sardaigne.

CHAPITRE III. §

L'Évangile présenté à baiser au roi par un cardinal, de préférence à l'aumônier de jour, en absence du grand et du premier aumônier. — Duc d'Uzeda peu compté à Vienne, et son fils emprisonné au château de Milan. — Duc de Nevers dépouillé par le roi de la nomination à l'évêché de Bethléem. — Duc de Richelieu se brouille avec sa femme et la quitte. — Cavoye prend soin de lui. — Force bals à la cour et à Paris. — Bals, jeux, comédies et nuits blanches à Sceaux. — Mme la duchesse de Berry, grosse, mange au grand couvert en robe de chambre. — Abbé Servien à Vincennes. — Mort, fortune, famille et caractère du duc de La Rochefoucauld. — Bachelier; sa fortune; son mérite. — Surprise étrange du duc de Chevreuse et de moi chez le duc de La Rochefoucauld. — Hardie générosité du duc de La Rochefoucauld. — Vieux levain de Liancourt. –Ses deux fils. — Comte de Toulouse grand veneur. — Douze mille livres de pension au nouveau duc de La Rochefoucauld. — Le chancelier voit un homme se tuer. — Commencement de la persécution en faveur de la constitution Unigenitus. — Mariage du prince de Pons et de Mlle de Roquelaure. — Gouvernement de Dunkerque à Grancey en épousant la fille de Médavy, son frère. — Vingt-cinq mille livres de rente fort bizarres au premier président. — Mort de Bragelogne. — Ambassadeurs de Hollande saluent le roi. — Grande maladie de la reine d'Angleterre à Saint-Germain. — Mort du duc de Melford à Saint-Germain. — Mort de Mahoni. — M. le duc de Berry entre au conseil des finances.

Le premier jour de cette année 1714, il ne se trouva ni grand ni premier aumônier à la grand'messe de l'ordre, célébrée par l'abbé d'Estrées. Il y eut difficulté à qui présenterait au roi l'Évangile à baiser, entre l'aumônier de jour en quartier et le cardinal de Polignac qui n'avait point l'ordre, mais qui se trouva au prie-Dieu, et en faveur duquel le roi décida. Il ne donna aucunes étrennes cette année. Elles ne regardaient que Mme la duchesse de Berry dont il n'était guère content, et Madame à qui il venait d'augmenter très considérablement ses pensions. Pour M. le duc de Berry il ne s'en embarrassa pas; il n'y avait guère qu'un an qu'il lui avait augmenté ses pensions de quatre cent mille livres. Peu de jours après il le fit entrer au conseil de finances, où il fut quelques conseils sans opiner, comme il avait été quelques-uns de même en ceux de dépêches lorsqu'il avait commencé à y entrer. C'était le chemin d'être bientôt admis en celui d'État. Le roi avait usé des mêmes gradations envers Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne.

Le duc d'Uzeda, peu considéré de l'empereur, depuis qu'il avait quitté si vilainement le parti de Philippe V pour s'attacher au sien, eut tout au commencement de cette année le déplaisir de voir mettre son fils prisonnier au château de Milan.

Il y a un fantôme d'évêché sous le titre de Bethléem dans le duché de Nevers, sans territoire, dont la résidence est à Clamecy, qui ne vaut que cinq cents écus de rente, que les ducs de Nevers avaient toujours nommé. M. de Nevers l'avait donné au P. Sanlèque, religieux de Sainte-Geneviève, qui excellait à régenter l'éloquence et les humanités en leur collège de Nanterre, et qui était aussi bon poète latin, aux mœurs duquel il n'y avait rien à reprendre. Mais les jésuites, jaloux de tous collèges et qui n'aimaient pas les chanoines réguliers, ne s'accommodèrent pas que cette figure d'évêché leur échappât, dont ils pouvaient défroquer quelque moine, et s'en attacher beaucoup par cet appât. Le P. Tellier, tirant sur le temps et sur le peu de considération du collateur, fit entendre au roi qu'il ne convenait pas qu'un particulier fit sans lui un évêque dans son royaume, acheva ce que les jésuites avaient commencé avant lui, car il y avait douze ans que Sanlèque était nommé sans avoir pu obtenir des bulles. Il les fit accorder au P. Le Bel, récollet, nommé dès lors par le roi qui n'y pensait plus. Le Bel fut sacré, et Sanlèque n'eut aucune récompense. Depuis cela cette idée d'évêché est demeurée à la nomination du roi.

Le duc de Richelieu, remarié depuis assez longtemps pour la troisième fois, et logé chez sa femme au faubourg Saint-Germain, se brouilla avec elle, et voulut retourner à l'hôtel de Richelieu, à la place Royale, qu'il avait loué à l'archevêque de Reims qui, faute de savoir où se mettre, voulait soutenir son bail. Cavoye et sa femme, amis de tout temps de M. de Richelieu et qui ne venaient presque jamais à Paris, prêtèrent leur maison à l'archevêque jusqu'à ce qu'il en eût trouvé une à louer, et se mirent à prendre soin de M. de Richelieu qui avait quatre-vingt-six ans, et qui en sa vie n'avait su prendre soin de lui-même. Ce leur fut un mérite auprès de Mme de Maintenon, et par conséquent auprès du roi.

Cet hiver fut fertile en bals à la cour. Il y en eut plusieurs parés et masqués chez M. le duc de Berry, chez Mme la duchesse de Berry, chez M. le Duc et ailleurs. Il y en eut aussi à Paris, et à Sceaux où Mme du Maine donna force fêtes et nuits blanches, et joua beaucoup de comédies, où tout le monde allait de Paris et de la cour, et dont M. du Maine faisait les honneurs. Mme la duchesse de Berry était grosse et n'allait guère aux bals hors de chez elle. Le roi lui permit, à cause de sa grossesse, de souper avec lui en robe de chambre, comme en même cas il l'avait permis aux deux Dauphines seulement.

L'abbé Servien, dont j'ai parlé ailleurs, étant à l'Opéra, ne put tenir aux louanges du roi du prologue. Il lâcha tout à coup au parterre un mot sanglant, mais fort juste et fort plaisant, en parodie, qui le saisit, et qui fut trouvé tel, répété et applaudi. Deux jours après il fut arrêté et conduit à Vincennes, avec défense de parler à personne, et sans aucun domestique pour le servir. On mit pour la forme le scellé sur ses papiers. Il n'était pas homme à en avoir de plus importants que pour allumer du feu. Il est vrai que, à plus de soixante-cinq ans qu'il avait alors, il était étrangement débauché.

Le duc de La Rochefoucauld mourut le jeudi 11 janvier; à soixante-dix-neuf ans, aveugle, à Versailles, dans sa belle maison du Chenil, où il s'était retiré depuis quelques années. Quoique j'aie eu lieu de parler diverses fois de lui, il a été personnage si singulier et si distingué toute sa vie qu'il est à propos de s'y arrêter un peu. Il était fils aîné du second fils de La Rochefoucauld et de la fille unique d'André de Vivonne, seigneur de La Chateigneraie, grand fauconnier de France, capitaine des gardes de la reine Marie de Médicis, et de Marie-Anne de Loménie. Cet André de Vivonne était petit-fils du frère aîné de François de Vivonne, seigneur d'Ardelay, favori d'Henri II, qui fut tué en sa présence en combat public et singulier par Guy Chabot, fils du seigneur de Jarnac, d'où est venu le proverbe du coup de Jarnac, 10 juillet 1547. Marie-Anne de Loménie était fille du sieur de La Ville-aux-Clercs, secrétaire d'État. M. de La Rochefoucauld porta le vain titre de prince de Marsillac, sans rang ni distinction quelconque pendant la vie de son père auquel il fut toujours très attaché, quoique parfaitement dissemblable. Il le suivit dans le parti de M. le Prince, et ne rentra qu'avec lui dans l'obéissance. Il épousa en 1659, en novembre, Jeanne-Charlotte, fille et unique héritière d'Henri-Roger du Plessis, comte de La Rocheguyon, premier gentilhomme de la chambre du roi, en survivance de son père, qui fut depuis duc et pair de Liancourt, et d'Anne-Élisabeth de Lannoy, remariée un an auparavant au duc d'Elbœuf, père de celui d'aujourd'hui, dont elle fut la première femme, et dont elle eut M. d'Elbœuf, dit le Trembleur, et Mme de Vaudemont. M. et Mme de Marsillac étaient issus de germains. Le premier duc de La Rochefoucauld, grand-père de M. de Marsillac, avait épousé Gabrielle du Plessis, fille de M. de Liancourt, premier écuyer, en faveur duquel cette charge fut soustraite à celle de grand écuyer, et de la célèbre Antoinette de Pons, marquise de Guercheville, père et mère du duc de Liancourt, ce qui faisait que le grand-père et la grand'mère des mariés étaient frère et sœur. L'union était parfaite entre les deux familles, et ils logeaient tous ensemble à Paris, rue de Seine, dans ce bel hôtel de Liancourt qui est devenu l'hôtel de La Rochefoucauld. Il y aurait bien des choses curieuses à dire de ces deux Liancourt père et fils et de leurs femmes, mais qui sont trop éloignées de notre temps. M. de Marsillac n'eut que deux fils de sa femme; il la perdit le 14 août 1674. La duchesse de Liancourt sa grand'mère était morte le 14 juin précédent, à soixante-treize ans, et le duc de Liancourt le 1er août de la même année, à soixante-quinze ans. Grand Dieu, quel bonheur de ne survivre que six semaines!

Jamais peut-être l'aveuglement qu'on reproche à la fortune ne parut dans un plus grand jour que dans ce prince de Marsillac, qui rassemblait en lui toutes les causes de disgrâces, et qui, sans secours d'aucune part, brilla tout à coup de la plus surprenante faveur, et qui a été pleinement constante toute sa vie, c'est-à-dire près de cinquante ans, sans la plus légère interruption. Il était fils d'un père à qui le roi n'a jamais pu pardonner, le seul peut-être de tous les seigneurs du parti de M. le Prince, et M. de La Rochefoucauld le sentait si bien qu'il ne se présentait presque jamais devant le roi. M. et Mme de Liancourt étaient noircis d'un autre crime; le mari ne faisait point sa charge de premier gentilhomme de la chambre longtemps avant de ne l'avoir plus; la femme avait refusé d'être dame d'honneur de la reine. Ils passaient presque toute leur vie à Liancourt, dans les exercices de piété les plus édifiants et les plus continuels, ne paraissaient plus à la cour; et comme ils y avaient vécu dans la plus excellente et la plus brillante compagnie, ils avaient la meilleure à Liancourt, mais la moins à la mode. Ce lieu était le réduit de tout ce qui tenait à Port-Royal, et la retraite des persécutés de ce genre. D'autres proches, M. de Marsillac n'en avait point; et ceux-là n'étaient pas pour le produire ni l'étayer.

La figure, qui prévient souvent, et le roi presque toujours, n'était pas un don qu'il eût en partage, j'ai ouï dire aux gens de la cour de son temps que la sienne était tout à fait désagréable. Un homme entre deux tailles, maigre avec de gros os, un air niais quoique rude, des manières embarrassées, une chevelure de filasse, et rien qui sortît de là.

Fait de la sorte, et seul de sa bande, il arriva dans la plus brillante et la plus galante cour, où le comte de Guiche, Vardes, le comte du Lude, M. de Lauzun et tant d'autres se disputaient la faveur du roi et le haut du pavé chez la comtesse de Soissons, de chez qui le roi [ne] bougeait alors. Ce centre de la cour d'où tout émanait était encore un lieu où Marsillac, fils de M. de La Rochefoucauld, devait être de contrebande pour la nièce du cardinal Mazarin; aussi fut-il fort mal reçu d'abord, et n'y fut accueilli de personne. Mais bientôt toute la troupe choisie, qui s'en moquait, fut bien étonnée de voir le roi le mettre de ses parties, sans autre chose de sa part que de se présenter devant le roi, et sans que le roi lui eût montré auparavant aucune bienveillance. Cela dura ainsi quelque temps, et commença à exciter l'envie, lorsque la faveur se déclara et ne fit plus que croître.

M. de Lauzun fut arrêté en décembre 1671, à Saint-Germain, dans sa chambre, un soir qu'il revenait de Paris rapporter des pierreries à Mme de Montespan qui l'en avait chargé. Il était capitaine des gardes, et fut arrêté par le marquis de Rochefort, depuis maréchal de France, qui l'était aussi, car un capitaine des gardes ne peut être arrêté que par un autre capitaine des gardes, et dès le lendemain [il fut] mis en route de Pignerol. Il était gouverneur de Berry, Marsillac en fut pourvu tout aussitôt, et M. de Luxembourg de sa charge.

Guitry, favori pour qui le roi avait fait la charge de grand maître de la garde-robe, fut tué au passage du Rhin en 1672. M. de Marsillac, qui y avait été fort blessé à l'épaule, eut sa charge; et à la mort de Soyecourt en 1679, qui était grand veneur, le roi écrivit à M. de Marsillac, qui était venu voir son père, ce billet qu'on a rendu si célèbre, par lequel il lui manda « qu'il se réjouissait avec lui, comme son ami, de la charge de grand veneur qu'il lui donnait comme son maître. »

Avec toute cette faveur, le père, de concert avec lui, eut beau s'opiniâtrer à ne lui point céder son duché, jamais M. de Marsillac ne put avoir le rang de prince, ni aucune autre distinction; et ses instances furent aussi vaines depuis la mort de son père, qu'il perdit au commencement de 1680. Sur la fin de sa vie la faveur et les efforts de son fils lui avaient attiré quelques paroles du roi; on en voit des traces dans les lettres de Mme de Sévigné, mais toujours rares et peu naturelles.

M. de Marsillac, que je nommerai désormais duc de La Rochefoucauld, était le seul confident des amours du roi, et le seul qui, le manteau sur le nez comme lui, le suivait à distance lorsqu'il allait à ses premiers rendez-vous. Il fut ainsi dans l'intimité de Mme de La Vallière, de Mme de Montespan, de Mme de Fontange, de tous leurs particuliers avec le roi, et de tout ce qui se passait dans le secret de cet intérieur. Il demeura toute sa vie intimement avec Mme de Montespan, même depuis son éloignement, avec Mme de Thianges, avec ses filles. Il eût aimé d'Antin sans sa faveur. Aussi ne put-il jamais souffrir Mme de Maintenon, quoi qu'elle et le roi pussent faire. Jamais aussi elle n'osa l'entamer. Il se tenait dans un respectueux silence, n'en approcha jamais; force révérences s'il la rencontrait par quelque hasard ; et payait toujours de monosyllabes et de révérences redoublées tout ce qu'en ces occasions elle lui disait d'obligeant.

M. de La Rochefoucauld avait beaucoup d'honneur, de valeur, de probité. Il était noble, bon, libéral, magnifique; il était obligeant et touché du malheur. Il savait et osait plus que personne rompre des glaces, et souvent forcer le roi. Mais, à force de prodiguer ses services avec peu de choix et de discernement, il fatigua et lassa enfin le roi, mais ce ne fut que sur les derniers temps; d'ailleurs sans aucun esprit, sans discernement, glorieux au dernier point, rude et rustre en toutes ses manières, très volontiers brutal, désagréable en toutes ses façons, embarrassé avec tout ce qui n'était point ses complaisants, mais comme un homme qui ne sait pas recevoir une visite:, ni entrer ou sortir d'une chambre; surtout désespéré si une femme lui parlait en le rencontrant. Hors M. de Bouillon et les maréchaux de Duras et de Lorges, il n'allait chez qui que ce fût, excepté un instant pour des compliments indispensables de mort, de mariage, etc., et encore tout le moins qu'il pouvait. Il vivait chez lui avec un tel empire qu'il n'y voyait personne aussi qu'à ces mêmes occasions, il n'y avait que des gens désoeuvrés qui n'étaient guère, et la plupart point, reçus ailleurs, qu'on appelait les ennuyeux de M. de La Rochefoucauld, et ses valets, qui étaient ses maîtres, qui s'y mêlaient de la conversation, et pour lesquels il fallait avoir toutes sortes d'égards et de complaisances, si on avait envie de fréquenter la maison.

Il avait plusieurs gentilshommes tant à lui que de la vénerie; mais, en cela très homogène à son maître, ils étaient peu comptés, et ses valets l'étaient pour tout, jusque-là que ses enfants étaient réduits à leur faire la cour, et n'obtenaient rien de lui que par Bachelier, qui de son laquais était par sa protection devenu premier valet de garde-robe, et qui, contre l'ordinaire de ces gens-là, ne s'était jamais méconnu avec personne, quoique M. de La Rochefoucauld n'eût rien oublié pour le gâter. C'était un des meilleurs et des plus honnêtes hommes que j'aie vus dans ces étages-là, et le plus digne de sa fortune; toujours faisant du bien tant qu'il pouvait, jamais de mal, infiniment respectueux avec tout le monde, nullement intéressé; qui vivait avec les valets de M. de La Rochefoucauld comme avec ses camarades, avec ses enfants comme avec ses maîtres, toujours occupé de leur plaire et de leur être utile, honteux du besoin qu'ils avaient de lui, faisant sans eux mille choses pour eux, et, avec l'ascendant sans mesure qu'il avait naturellement, et sans aucun soin de sa part sur M. de La Rochefoucauld, toujours attentif à ne s'en servir que pour le bien, la paix, l'union, l'avantage de sa famille, et pour l'honneur et la gloire de son maître, sans jamais montrer au dehors tout ce qu'il pouvait sur lui.

Du reste M. de La Rochefoucauld ne regarda jamais sa belle-fille que comme la fille de l'homme du monde qu'il haïssait le plus, ni son fils que comme le gendre de Louvois. Il en avait si bien pris l'habitude que la mort de ce ministre n'y changea rien. M. de Liancourt n'était pas mieux traité de lui. Sa disgrâce du roi lui tourna toute sa vie à crime auprès de son père. Ses sœurs, il ne faisait cas que de l'aînée, qui en effet avait beaucoup d'esprit et de mérite, mais ce cas n'allait à rien. Des autres et de son frère l'abbé de Verteuil, il n'en faisait aucun, et le leur montrait sans cesse aussi bien qu'à ses fils, l'abbé de Marsillac et le chevalier, morts depuis longtemps; il ne les aimait pas davantage, mais il les comptait plus, parce que le monde les comptait, et qu'ils se faisaient compter. Ils ressemblaient assez en esprit à leur père. Il n'y avait donc que l'abbé de La Rochefoucauld que M. de La Rochefoucauld aimât. Quoique son oncle paternel, ils étaient de même âge, et il en avait tiré secours en jeunesse en ses besoins. En tout temps, il fut panier percé, incapable de tout soin domestique et de toute affaire, et toute sa vie livré à des valets qui, en vrais valets, en abusèrent sans cesse, et s'enrichirent tous à ses dépens, et quelques-uns de son crédit.

Je n'oublierai jamais ce qui nous arriva à la mort du fils unique du prince de Vaudemont, par la mort duquel tous les biens de la première femme du duc d'Elbœuf, père de celui-ci, revinrent aux enfants de M. de La Rochefoucauld, fils de sa fille du premier lit. On était à Marly, et le roi avait couru le cerf. M. de Chevreuse, que je trouvai au débotté du roi, me proposa d'aller avec lui chez M. de La Rochefoucauld sur ce compliment à lui faire, et nous nous amusâmes dans le salon pour le laisser retourner et être quelque temps chez lui. En y entrant quelle fut notre surprise, j'ajouterai notre honte, de trouver M. de La Rochefoucauld seul dans sa chambre jouant aux échecs avec un de ses laquais en livrée assis vis-à-vis de lui! La parole en manqua à M. de Chevreuse et à moi qui le suivais. M. de La Rochefoucauld s'en aperçut et demeura confondu lui-même. Il ne lui en fallait pas tant pour recevoir la visite de M. de Chevreuse, qu'il ne voyait jamais qu'aux occasions. Il balbutia, il s'empêtra, il essaya des excuses de ce que nous voyions, il dit que ce laquais jouait très bien, et qu'aux échecs on jouait avec tout le monde. M. de Chevreuse n'était pas venu pour le contredire, moi encore moins. On glissa, on s'assit, on se releva bientôt pour ne pas troubler la partie, et nous nous en allâmes au plus tôt. Dès que nous fûmes dehors, nous nous dîmes, M. de Chevreuse et moi, ce que nous pensions d'une rencontre si rare, mais nous ne voulûmes point la publier.

M. de La Rochefoucauld ne fut donc regretté que de ses valets, qui le déshonorèrent par l'empire qu'ils exercèrent dans tous les temps sur lui, et par cette ridicule et sèche retraite du Chenil où ils le tenaient écarté de sa famille et des honnêtes gens, mais à portée d'aller importuner le roi pour eux. Ses ennuyeux le regrettèrent aussi, mais beaucoup moins depuis sa retraite. Jamais la cour ne l'avait aimé, parce qu'il n'avait jamais vécu avec elle. Son goût et son assiduité prodigieuse à toutes les heures de son service et des promenades du roi l'en avait toujours entièrement séquestré, et cette assiduité introduisit celle de tous les grands officiers, qui se piquèrent à qui mieux mieux de l'imiter.

Le roi, qui ne s'en pouvait passer, mais à qui sur les fins il était devenu à charge, qui se trouvait soulagé de sa retraite, mais qui était fort importuné de sorties fréquentes qu'il en faisait sur lui pour ses valets, et en dernier lieu pour sa famille, se trouva fort soulagé de sa mort. Tels ont été ses sentiments à la mort de presque tous ceux qu'il a aimés et comblés de faveurs et de grâces.

On a toujours cru que le peu d'esprit de M. de La Rochefoucauld avait fait sa fortune. Le roi commençait lors à sentir la supériorité d'esprit de la plupart de cet élixir de cour qui vivait sans cesse avec lui chez la comtesse de Soissons. Le rogue, le dur, le désagréable de M. de La Rochefoucauld n'était pas pour le roi; son court lui plut et le mit à l'aise. Avec ce défaut il avait celui d'envier tout jusqu'à un prieuré de cinq cents livres, et avec tant de charges et de grâces de toutes les sortes pour lui et pour les siens, avec ses dettes payées trois ou quatre fois par le roi, avec des présents d'argent gros et fréquents, il trouvait tout le monde bien traité, hors lui.

Il ne s'était point consolé que le mariage de la fille de Louvois avec son fils, que le roi avait exigé de lui pour raccommoder ces deux hommes fort ennemis et qu'il voyait sans cesse, ne lui eût pu faire obtenir le rang de prince étranger, à quoi son père et lui, comme on l'a vu ailleurs (t. X, p. 290), tendirent toute leur vie, et que tout se fût borné à cet égard au duché Ve de La Rocheguyon pour son fils, comme M. de Luynes avait eu celui de Chevreuse pour le sien en épousant la fille de Colbert.

Cette envie générale était bien plus forte à l'égard de ceux de sa sorte qui paraissaient en faveur. M. de Chevreuse, M. de Beauvilliers, M. le Grand surtout étaient ses bêtes. Il haïssait les ministres, et eux le craignaient et le ménageaient. Quoiqu'il n'eût presque point de commerce avec la maison de Condé et de Conti, il s'était conservé une tradition d'estime et d'amitié qui se marquait en toute occasion, et qui était fort entretenue par ses enfants, trop intimes du prince de Conti, comme on l'a vu, et qui le sont demeurés jusqu'à sa mort.

Pour achever ce qui regarde un favori si singulier, il faut à son honneur se souvenir du trait, rapporté t. II. p. 98, qu'il fit à Portland, que, jusqu'à M. le Prince, tout ce qu'il y avait de plus considérable s'empressait à festoyer et à courtiser.

J'ai été témoin d'un autre bien plus fort pour un courtisan tel qu'il l'était. Ce fut pendant un voyage de Marly, dans les jardins où le roi s'amusait à une fontaine qu'il faisait faire. Je ne me souviens plus sur quoi le roi se mit en propos, lui qui fut toujours si réservé. Mais ce jour-là il parla de Montgaillard, évêque de Saint-Pons, avec chaleur, qui était alors en disgrâce profonde, et dans laquelle il est mort, à l'occasion des affaires de Port-Royal et de celles de la régale . M. de La Rochefoucauld laissa dire le roi, mais, dès qu'il eut cessé de parler, il se mit sur les louanges de l'évêque. Le silence peu approbatif du roi l'échauffa. Il poussa sa pointe, et il raconta que, visitant son diocèse, il enfila un chemin qui alla toujours en étrécissant, et qui aboutit à la fin à un précipice. Nul moyen d'en sortir qu'en retournant, et aucun espace pour tourner ni pour pouvoir mettre pied à terre. Le saint évêque, car ce fut son terme que je remarquai bien, leva les yeux au ciel, rendit toute la bride, et s'abandonna à la Providence. Aussitôt sa mule se dressa sur ses pieds de derrière, et, ainsi dressée, se tourna doucement, lui toujours dessus, et ne remit les pieds de devant à terre que lorsqu'elle se trouva la tête où elle avait la queue. Tout aussitôt elle se remit à marcher par où elle était venue jusqu'à ce qu'elle eut trouvé à rentrer dans le bon chemin. Tout ce qui était autour du roi imita son silence, qui excita encore le duc à commenter ce qu'il venait de raconter. Cette générosité me charma, et surprit tous ceux qui en furent témoins.

Il avait toujours conservé de cet ancien levain de Liancourt un penchant pour tout ce qu'il y avait vu et entendu, et du commerce et de la liaison avec plusieurs de ceux qui avaient survécu à M. et à Mme de Liancourt, jusque-là que quelques-uns de ces saints persécutés passèrent de longues années dans Liancourt, de son temps, et y sont morts. Il avait un tel respect pour M. et Mme de Liancourt, qui fit ce beau lieu pour amuser M. de Liancourt dans cette retraite, qu'il ne voulut jamais souffrir qu'on y changeât rien de ce qu'ils y avaient fait, quoique bien des choses eussent vieilli et eussent été bien mieux autrement; et c'était un plaisir que de l'entendre parler d'eux avec l'affection et la vénération qu'il conserva toujours pour eux.

Ses deux fils, malvoulus du roi, prirent différentes routes; aussi, nonobstant leur intime et inaltérable union, chose également rare et respectable entre deux frères, rien en tout de plus différent l'un de l'autre: l'aîné, rogue, avare à l'excès, sans esprit que silence, ricanerie, malignité qui lui avait fait donner le nom de Monseigneur le Diable, force gloire et bassesse tout à la fois, et un long usage du monde en supplément d'esprit, fit la charge de grand maître de la garde-robe servilement, sans nul agrément, en valet assidu et enragé de l'être. Son nom sonore à trois syllabes, car il prit celui de son père qui, après avoir retenti dans les partis, s'était fait craindre dans les cabinets, lui donna un reste de considération qui ne passa guère un certain étage, et qui ne trouva en soi nul appui. Sans table, sans équipage, mais de grands biens, une cour de caillettes de Paris les soirs chez sa femme, avec un souper et des tables de jeu, et grande bassesse avec la robe qui leur fit gagner force procès. Son frère, doux, liant, poli, orné de beaucoup de simplicité, de lecture et d'esprit, plein d'honneur, de courage, de sentiment, de bonne gloire, était, à force de disgrâces, devenu solitaire et sauvage, et fut, ce qui est fort rare, également estimé, honoré et peu compté.

Pour achever cette matière, le nouveau duc de La Rochefoucauld, qui avait la goutte, se fit porter, peu de jours après la mort de son père, dans le cabinet du roi, qui lui dit merveilles sur son père, et pas un mot des cinquante mille livres que le roi lui donnait tous les ans de sa cassette pour augmentation à sa charge de grand veneur, et que l'équipage fût plus magnifique. Ce silence, soutenu pendant près de deux mois, parmi les divers comptes que M. de La Rochefoucauld cherchait à rendre au roi des chasses et de l'équipage, et la situation personnelle en laquelle il se sentait auprès de lui, le persuadèrent qu'il n'avait point de continuation à espérer, et par conséquent de se défaire d'une charge fatigante, qu'il trouvait trop pesante sans ce supplément, et qui ne le privait de rien avec l'autre qu'il conservait. Il en fit donner envie par Mme la Duchesse à M. le comte de Toulouse, qui l'acheta cinq cent mille livres comptant, dont il y en avait deux cent trente mille livres en brevet de retenue pour les créanciers. Comme survivancier, M. de La Rochefoucauld avait neuf mille livres de pension, qui s'éteignait par le titre de la charge. Le roi, en faveur du marche, lui donna douze mille livres de pension personnelle, et M. le comte de Toulouse joignit sa meute à celle du roi, et augmenta fort l'équipage.

Le lendemain de la mort de M. de La Rochefoucauld, le chancelier essuya une scène bien tragique. Un vice-bailli d'Alençon venait de perdre un procès apparemment fort intéressant pour son honneur ou pour son bien. Il vint à Pontchartrain, où était le chancelier, et l'attendit dans sa cour, qui allait monter en carrosse. Là il lui demanda la révision de son procès et un rapporteur. Le chancelier, avec douceur et bonté, lui représenta que les voies de cassation étaient ouvertes de droit quand il y avait lieu, mais que de révision on n'en connaissoit point l'usage, et se mit à monter dans son carrosse. Pendant qu'il y montait, ce malheureux dit qu'il y avait un moyen plus court pour sortir d'embarras, et se donna en même temps deux coups de poignard. Aux cris des domestiques le chancelier descendit de carrosse, le fit porter dans une chambre, et envoya chercher un chirurgien qu'il avait, et un confesseur. Cet homme se confessa assez tranquillement, et mourut une heure après.

Nous voici parvenus à l'époque des premiers coups d'État en faveur de la constitution, et de la persécution qui a fait tant de milliers de confesseurs et quelques martyrs, dépeuplé les écoles et les places, introduit l'ignorance, le fanatisme et le dérèglement, couronné les vices, mis toutes les communautés dans la dernière confusion, le désordre partout, établi la plus arbitraire et la plus barbare inquisition; et toutes ces horreurs n'ont fait que redoubler sans cesse depuis trente ans. Je me contente de ce mot, et je n'en noircirai pas ces Mémoires. Outre ce qu'on en voit tous les jours, bien des plumes s'en sont occupées et s'en occuperont. Ce n'est pas là l'apostolat de Jésus-Christ, mais c'est celui des révérends pères et de leurs ambitieux clients.

Roquelaure arriva de Languedoc, où on l'avait envoyé commander après son aventure des lignes, et d'où il n'était pas sorti depuis huit ans. Sa femme, qui lui avait valu cet emploi, avait fait le mariage de sa seconde fille avec le prince de Pons, fils aîné du feu comte de Marsan, à qui, en haine de l'aînée, ils donnèrent tout ce qu'ils purent et qui alla à un million, dont la moitié après eux et sans renoncer. Roquelaure était très mal dans ses affaires, et son père aussi quand il se maria sans quoi que ce soit en dot que son brevet de duc. De ce rien Mme de Roquelaure trouva moyen, à force de procès, de crédit, d'affairés et d'industrie, de parvenir à faire une des plus riches maisons du royaume. La noce se fit à Paris chez Roquelaure avec fort peu d'apparat.

Médavy, n'ayant qu'une fille, la voulut marier à son frère, et obtint pour cela de faire passer sur sa tête son gouvernement de Dunkerque en s'en réservant les appointements. C'est ainsi qu'on escobardait les survivances depuis que le roi n'en voulait plus donner que des charges de secrétaire d'État.

Le roi fit en ce même temps une grâce au premier président, sans exemple, et qui ne se pouvait imaginer à demander que par un panier percé de la dernière impudence, et aussi fortement appuyé qu'il l'était. Il avait un brevet de retenue de cinq cent mille livres. Il osa proposer que le roi lui en payât les intérêts, et il l'obtint tout de suite. C'était une vraie pension de vingt-cinq mille livres qu'il eût été moins énorme de lui donner à cru. M. du Maine avait ses raisons de le prendre par son faible quoique déjà tout à lui, et le roi et Mme de Maintenon les leurs de lui en donner tous les moyens. Le scandale ne laissa pas d'être grand.

Bragelogne, qui avait été capitaine au régiment des gardes et major général de l'armée d'Allemagne, mais qui ne servait plus par mauvaise santé, tomba mort chez Le Rebours, à Paris, le jour de la Chandeleur, jouant à l'hombre.

Buys et Goslinga, ambassadeurs d'Hollande, arrivèrent à Paris: le premier pour y demeurer comme ambassadeur ordinaire, l'autre pour s'en retourner au bout de quelques mois de la commission d'ambassadeurs extraordinaires. Ils saluèrent le roi, quelques jours après, dans son cabinet en particulier. Buys, qui portait la parole, fit un beau discours. On a pu voir dans les Pièces quel était son caractère, son animosité contre la France, et tout ce qu'il fit pour empêcher la paix. Son ambassade le changea entièrement, et le séjour qu'il fit en France le rendit tout français. Cette singularité m'a paru mériter d'être remarquée.

La reine d'Angleterre tomba fort malade à Saint-Germain, et reçut tous les sacrements. Les médecins la condamnaient, et elle en était contente; la vie n'avait rien qui pût l'attacher depuis bien des années, et elle faisait le plus saint usage de ses malheurs. Le roi lui rendit de grands soins pendant cette maladie, et Mme de Maintenon aussi.

Le duc de Melford mourut à Saint-Germain. Il avait la Jarretière, avait été secrétaire d'État d'Écosse, et était frère du duc de Perth, aussi chevalier de la Jarretière. Il avait essuyé des soupçons et des exils. On a vu que le feu roi Jacques avait cru en mourant qu'ils avaient été mal fondés, et qu'en réparation il l'avait fait duc. Tout le monde à Saint-Germain et à Versailles n'en fut pas aussi persuadé que ce prince.

Mahoni, Irlandais, lieutenant général, qui avait beaucoup d'esprit, d'honneur et de talents, et qui s'était fort distingué à la guerre, surtout à la journée de Crémone, dont il apporta la nouvelle au roi, mourut en Espagne, où il s'était attaché et où il avait acquis des biens. Il avait épousé la sœur de la duchesse de Berwick, veuve et mère des comtes de Clare; et le duc de Berwick vivait avec lui avec beaucoup d'estime et d'amitié. Il laissa des enfants qui sont aussi devenus officiers généraux avec distinction.

Le 3 février M. le duc de Berry entra, pour la première fois, au conseil des finances. Le roi voulut qu'il assistât à plusieurs avant que d'y opiner, comme il avait fait lorsqu'il fut admis en celui de dépêches, et il se pressait pour le faire entrer au conseil d'État .

CHAPITRE IV. §

Helvétius en Espagne pour la reine à l'extrémité. — Orry et son fils. — La reine d'Espagne, pour ses derniers sacrements, congédie son confesseur jésuite et prend un dominicain. — Sa mort. — Retraite du roi d'Espagne chez le duc de Medina-Celi. — Deuil de la reine d'Espagne. — Conférences de Rastadt barbouillées. — Contade à la cour. — [Conférences] renouées. — Malhabileté de Villars. — La paix signée à Rastadt. — Contade en apporte la nouvelle. — Mort, caractère, maison, famille du duc de Foix. — Mort de Mme de Miossens; son caractère. — Bâtards d'Albret expliqués. — Maréchal d'Albret; sa fortune. — Mort et dépouille de Montpéroux. — Mort du Charmel. — Dureté du roi. — Mort et caractère de la maréchale de La Ferté et de sa soeur la comtesse d'Olonne. — Le roi donne au prince Charles douze mille livres de rentes en fonds; voit en particulier l'électeur de Bavière; donne les grandes entrées au maréchal de Villars, et à son fils la survivance de son gouvernement de Provence. — Villars, du Luc et Saint-Contest, ambassadeurs plénipotentiaires à Bade. — Époque de la première prétention des conseillers d'État de ne céder qu'aux gens titrés. — Six mille livres de pension à Saint-Contest. — Villars, chevalier de le Toison d'or, fait donner trois mille livres de pension au comte de Choiseul, son beau-frère. — Abbé de Gamaches auditeur de rote; son caractère. — Maréchal de Chamilly fait donner à son neveu son commandement de la Rochelle, etc.

La reine d'Espagne, depuis longtemps violemment attaquée d'écrouelles autour du visage et de la gorge, se trouvait à l'extrémité. Ne tirant aucun secours des médecins, elle voulut avoir Helvétius, et pria le roi par un courrier exprès de le lui envoyer. Helvétius, fort incommodé, et sachant d'ailleurs l'état de la princesse, n'y voulait point aller, mais le roi le lui commanda absolument. Il partit aussitôt dans une chaise de poste, suivi d'une autre en cas que la sienne vînt à rompre, et dans cette autre était le fils d'Orry. Il eût fallu être bon prophète alors pour dire que nous le verrions contrôleur général ici, très absolu, très longtemps, et ministre d'État, dont la France se serait aussi utilement passée que l'Espagne de son père, qui eut en ce même temps un bel appartement dans le palais, et dont la faveur et l'administration mécontentait de plus en plus les Espagnols.

Helvétius arriva à Madrid le 11 février. Dès qu'il eut vu la reine, il dit qu'il n'y avait qu'un miracle qui pût la sauver. Elle avait un confesseur jésuite. Elle fit comme Mme la Dauphine sa sœur: lorsqu'il fut question des derniers sacrements et de penser tout de bon à la mort, elle le remercia et prit un dominicain. Le roi d'Espagne ne cessa que le 9 de coucher dans le lit de la reine. Elle mourut le mercredi 14 avec beaucoup de courage, de connaissance et de piété.

Le roi sortit aussitôt après du palais, et alla se mettre à l'autre bout de la ville de Madrid, dans une des plus belles maisons, où logeait le duc de Medina-Celi, assez près du Buen-Retiro, où les princes d'Espagne furent conduits bientôt après. Ce choix au lieu du Retiro parut bizarre; il n'est pas encore temps d'en parler.

La désolation fut générale en Espagne, où cette reine était universellement adorée. Point de famille dans tous les états où elle ne fût pleurée, et personne en Espagne qui s'en soit consolé depuis. J'aurai lieu d'en parler à l'occasion de mon ambassade. Le roi d'Espagne en fut extrêmement touché, mais un peu à la royale. On l'obligea à chasser et à aller tirer pour prendre l'air. Il se trouva en une de ces promenades lors du transport du corps de la reine à l'Escurial, et à portée du convoi. Il le regarda, le suivit des yeux, et continua sa chasse. Ces princes sont-ils faits comme les autres humains

Le roi regretta fort la reine d'Espagne. Il en prit le deuil en violet pour six semaines. M. le duc de Berry drapa. Mme de Saint-Simon ne voulait point draper. Elle disait avec raison que, n'étant point séparée comme les duchesses de Ventadour et de Brancas l'étaient de leurs maris, les équipages étaient à moi qui ne drapais point. Cela fut contesté quelques jours, mais M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry le prirent à l'honneur, et en prièrent Mme de Saint-Simon si instamment, qu'il fallut céder à la complaisance, tellement que nous fûmes mi-partis dans notre maison, avec des carrosses et une livrée moitié noir et moitié ordinaire.

Les conférences continuaient à Rastadt. Villars s'y embarbouilla si mal à propos qu'il fallut le désavouer, c'est-à-dire lui ordonner de courir après ce qu'il avait lâché, et, comme que ce fût, de raccommoder la sottise qu'il avait faite. Le chancelier, que j'en vis en grand dépit, me le conta sur-le-champ, et trouvait Villars un bien malhabile homme dans toutes ses conférences, et longtemps depuis que je fus en commerce intime avec Torcy, il ne m'en parla pas mieux, non seulement sur Rastadt, mais sur toutes les négociations dont Villars s'est mêlé, et c'est ce qui est bien visible par les Pièces ici jointes. Ce retour de Villars à ce qu'il avait lâché, et que je n'explique point non plus que cette négociation de paix avec l'empereur et l'empire, parce qu'elle se trouve dans les Pièces, ce retour, dis-je, surprit fort le prince Eugène qui avait compté sur ce que Villars avait lâché. Cela forma entre eux une contestation toujours polie, mais au fond si forte que le prince Eugène fit semblant de rompre, pour forcer la main au maréchal, qui à la fin ne put éviter de convenir d'envoyer au roi, et de se séparer en attendant ses ordres. Il se retira à Strasbourg le même jour que le prince Eugène à Stuttgard, et que Contade fut dépêché au roi. Torcy, chez qui il descendit, le mena au roi chez Mme de Maintenon, où Contade demeura plus d'une heure. C'était le samedi 10 février. Contade repartit le jeudi suivant, 15. À son retour les deux généraux se rassemblèrent à Rastadt, et y continuèrent leurs conférences. Elles finirent le mardi matin 6 mars, par la signature de la paix. Les deux généraux convinrent de se rassembler à Bade en Suisse, promptement après l'échange des ratifications, pour y ajuster plusieurs détails, et quelques intérêts de prince de l'empire, qui n'avaient pas paru assez importants pour arrêter la paix. Contade en apporta la nouvelle.

Le duc de Foix mourut à Paris à soixante-treize ans, sans enfants, sans charge, sans gouvernement. Il était chevalier de l'ordre et le dernier de sa maison. Avec lui son duché-pairie fut éteint. C'était un fort petit homme, de fort petite mine, qui, avec de la noblesse dans ses manières, de l'honneur dans sa conduite, de la valeur dans le peu qu'il avait servi, et un esprit médiocre, n'avait jamais été de rien, ni figuré nulle part; mais il s'était fait aimer partout par l'agrément et la douceur de sa société. Il ne s'était jamais soucié que de s'amuser et de se divertir. Il avait trouvé la duchesse de Foix de même humeur, et on disait d'eux avec raison qu'ils n'avaient jamais eu que dix-huit ans, et étaient demeurés à cet âge, mais toujours dans la meilleure compagnie, et peu à la cour où il était peu considéré; il finit la plus heureuse maison du monde, mais en qui le bonheur ne se fixa pas.

Elle était de Bresse, du nom de Greilly, et par corruption Grailly. Le hasard d'une alliance redoublée de la maison des comtes de Foix lui porta, contre toute apparence, le comté de Foix et tous les États de cette puissante maison. Un autre hasard aussi peu apparent la rendit héritière du royaume de Navarre. Un troisième hasard aussi bizarre lui enleva le tout presque aussitôt pour le faire passer dans la maison d'Albret, et de là bientôt après dans la maison de Bourbon par la mère d'Henri IV. Celle d'Anne, duchesse héritière de Bretagne et deux fois reine de France, était Greilly-Foix; et le fameux Gaston de Foix, duc de Nemours, qui gagna la bataille de Ravenne où il fût tué, et sa soeur germaine, seconde femme du roi d'Aragon Ferdinand le Catholique, étaient aussi Greilly-Foix, et enfants d'une soeur de notre roi Louis XII. Si c'en était le lieu j'en pourrais rapporter d'autres grandeurs. M. de Foix avait aussi les siennes dans sa branche, quoiqu'il ne vînt pas de celles-là. Cependant, avec toute la faveur constante de la marquise de Senecey et de la comtesse de Fleix sa fille, mère du duc de Foix, il ne fut pas mention de rang de prince pour une maison si distinguée, dans un temps où la reine mère était régente, où elle pouvait tout, où elle se piquait de reconnaissance, d'amitié et de toute sorte de considération pour Mme de Senecey qui avait été chassée pour elle étant sa dame d'honneur, qu'elle rappela et remit dans sa charge dès qu'elle fut la maîtresse, et en donna la survivance à sa fille; dans un temps où les Bouillon y parvinrent à force de félonies et d'épouvanter le cardinal Mazarin; dans un temps où les menées et la faveur de la duchesse de Chevreuse et de Mmes de Montbazon et de Guéméné en eurent quelques prémices et s'en frayèrent le chemin pour les Rohan; qu'auraient fait ces gentilshommes princisés s'ils avaient eu comme les Greilly des États étendus, et des royaumes dans leur maison, et surtout les Bouillon, des alliances pareilles?

Mme de Senecey n'avait d'enfants que la comtesse de Fleix, veuve comme elle, et celle-ci que deux garçons. Ces dames cependant n'eurent qu'un tabouret de grâce avec la pointe de celui des Rohan. Le bruit qu'en fit la noblesse, plus sage et plus instruite de ses intérêts dans la minorité de Louis XIV qu'elle ne se l'est montrée en celle de Louis XV, les fit ôter . Les troubles passés, ils furent rendus, c'est-à-dire à la seule princesse de Guéméné pour les Rohan, qui seule l'avait attrape, je dis attrapé comme on l'a vu (t. II, p. 153, 154), et aux deux dames d'honneur mère et fille, lesquelles enfin furent comprises dans cette étrange fournée de ducs et pairs de la fin de 1663 .

Randan fut érigé en leur faveur à toutes deux, et en celle du fils aîné de la comtesse de Fleix; et le cadet, qui est celui dont il s'agit ici, fût appelé dans les lettres. L'aîné parut à peine dans le monde et mourut très promptement, sans enfants de la fille unique du duc de Chaulnes frère aîné de l'ambassadeur, et de la fille aînée du premier maréchal de Villeroy, qui se remaria si étrangement à ce M. d'Hauterive dont on a parlé, et qui fut toujours connue depuis sous le nom de Mme d'Hauterive de Chaulnes. M. de Foix, de la mort duquel on vient de parler, devint ainsi duc et pair de fort bonne heure; il ne prétendit jamais à princerie, mais il était bon à entendre et à voir sur ces rangs étrangers, quoique d'ailleurs simple et modeste. Il fut généralement et beaucoup regretté, et mérita de l'être.

Mme de Miossens mourut en même temps à soixante-dix-huit ans, dans un beau logement complet des basses cours de Luxembourg que le roi lui avait donné, et que Mme de Caylus eut après elle. Mme de Miossens était aussi bonne femme que sa sœur cadette, Mme d'Heudicourt, était méchante. Elle avait fort peu de bien et paraissait très rarement à la cour. C'était une femme très maigre, d'une taille qui effrayait par sa hauteur extraordinaire, avec des yeux vifs, un visage allumé, de longues dents blanches qui paraissaient fort; elle ressemblait à une sorcière. Elle vivait très retirée et dans la piété. Elle n'avait point eu d'enfants de son mari, tué en duel en 1672 par Saint-Léger-Corbon; et ce mari était frère cadet du maréchal d'Albret, dont le frère aîné fut premier mari de la duchesse de Richelieu, dame d'honneur de la reine, puis par confiance de la dauphine de Bavière à son mariage. L'occasion est trop naturelle d'expliquer une fois pour toutes ces bâtards d'Albret pour la manquer, d'autant que la fortune si étrangement prodigieuse dont Mme de Maintenon trouva la source chez le maréchal d'Albret, et celles que les connaissances qu'elle fit dans cette maison ont faites, doivent exciter la curiosité sur le maréchal d'Albret.

Gilles d'Albret était cinquième fils de Charles II sire d'Albret, comte de Dreux, vicomte de Tartas, fils aîné du connétable d'Albret Charles Ier tué à la bataille d'Azincourt, 25 octobre 1415, gagnée par les Anglais, si funeste à la France. Les frères de Gilles d'Albret étaient: Jean d'Albret vicomte de Tartas, grand-père de Jean sire d'Albret, qui devint roi de Navarre, comte de Foix, etc., par son mariage avec Catherine de Greilly, dite de Foix, héritière de tous ces États, et dont la petite-fille Jeanne d'Albret fut héritière, et les porta dans la maison de Bourbon en épousant Antoine de Bourbon duc de Vendôme, dont elle eut notre roi Henri IV. Les autres frères de Gilles furent le cardinal d'Albret, le seigneur d'Orval dont la branche finit à son fils qui n'eut que des filles, et le seigneur de Sainte-Bazeille qui ne laissa point d'enfants, et eut la tête coupée à Poitiers, 7 avril 1473, pour avoir trahi Pierre de Bourbon sire de Beaujeu, et l'avoir livré au comte d'Armagnac. Mais, si de bons auteurs mettent notre Gilles pour le dernier fils de Charles II d'Albret avec le titre de seigneur de Castelmoron, d'autres aussi bons lui contestent cette naissance, et le font bâtard de Jean d'Albret grand-père de celui-ci qui par son mariage fut roi de Navarre, comte de Foix, etc.

Quoi qu'il en soit, ce Gilles d'Albret, bâtard ou légitime, ne fut point marié; et de Jeannette Le Sellier eut un bâtard nommé Étienne, qui est la souche des Miossens, dont il s'agit ici. Cet Étienne fut sénéchal de Foix, premier chambellan de Jean d'Albret, roi de Navarre et comte de Foix, par son mariage avec Catherine susdite, et obtint quelques terres de ce prince. Il fut aussi le premier des ambassadeurs de cette reine Catherine pour son traité de confédération avec Louis XII en 1512; et il eut de ce prince, en 1527, des lettres de légitimation, où il est traité de cousin, et son père nommé fils puîné de Charles II d'Albret. Étienne porta le nom de seigneur de Miossens depuis son mariage avec Françoise, fille et héritière de Pierre, baron de Miossens, qu'il épousa en 1510, dont il eut un fils unique, qui fut Jean dit d'Albret, baron de Miossens et de Coaraze. Il fut lieutenant général d'Henri d'Albret, roi de Navarre comte de Foix, etc., en ses pays et États; il épousa Suzanne, dite de Bourbon, fille du seigneur de Busset, bâtard de Liège, laquelle fut gouvernante de notre roi Henri IV. Ils eurent un fils et une fille qui épousa un Cochefilet. Le fils fut Henri dit d'Albret, baron de Miossens, etc., qui fut, en 1595, chevalier du Saint-Esprit, gouverneur et sénéchal de Navarre et Béarn. Il épousa Antoinette de Pons, sœur d'autre Antoinette de Pons, qui fut la célèbre marquise de Guiercheville, dame d'honneur de la reine Maria de Médicis, femme de M de Liancourt et mère du duc de Liancourt. De ce mariage une fille qui épousa, en 1609, Jean de Grossolles, baron de Flamarens, et deux fils, dont le cadet fut d'église et peu connu.

L'aîné, Henri dit d'Albret, baron de Miossens et, par sa mère, comte de Marennes, épousa Anne de Pardaillan soeur du père de Montespan, mari de la trop célèbre Mme de Montespan.

De ce mariage trois fils, en qui finit cette bâtardise, et six filles dont l'aîné épousa, en 1637, Renée Gruel, seigneur de La Frette, comte de Jonsac en Saintonge, frère du père de MM. de La Frette, si connus par leur célèbre duel; deux autres mariées et trois abbesses.

Les trois fils furent Fr. Alexandre dit d'Albret, comte de Marennes, mort, en 1648, premier mari d'Anne Poussart, depuis remariée au duc de Richelieu, et dame d'honneur de la reine, etc. Il mourut de bonne heure, ne figura point, et laissa un fils qui porta hardiment le nom de marquis d'Albret et les armes pleines sans nulle brisure, moins encore de marques de bâtardise, comme avaient fait ses pères depuis l'extinction de la maison d'Albret. Mme de Richelieu, sa mère, le maria fort jeune à la fille unique du maréchal d'Albret, son beau-frère et oncle paternel de son fils. Elle était franche héritière, c'est-à-dire riche, laide et maussade. Le marquis d'Albret, jeune, galant, bien fait, étourdi, et qui se croyait du sang des rois de Navarre, n'en fit pas grand cas, et se fit tuer malheureusement pour une galanterie, à la première fleur de son âge. Sa veuve demeura sans enfants avec sa belle-mère, qui la fit faire dame du palais de la reine, aux premières que le roi lui donna. Le comte de Marsan, jeune, avide et gueux, qui avait accoutumé de vivre d'industrie, et qui avait ruiné la maréchale d'Aumont, fit si bien sa cour à la marquise d'Albret, qui n'avait pas accoutumé d'être courtisée, qu'elle l'épousa en lui donnant tout son bien par le contrat de mariage, sans que la duchesse de Richelieu en sût rien que lorsqu'il fallut s'épouser. Elle en fut la dupe. M. de Marsan la laissa dans un coin de sa maison, avec le dernier mépris et dans la dernière indigence, tandis qu'il se réjouissait de son bien. Elle mourut dans ce malheur sans enfants.

Le maréchal d'Albret fut le second des trois frères; il porta le nom de Miossens. C'était un homme d'esprit, de main, de tête et plus encore d'intrigue et d'industrie, qui se dévoua au cardinal Mazarin, mais qui sut s'en faire compter, et monter rapidement à la tête des gens d'armes de la garde, que le comte de Coligny commandait, mais qui paraissait peu. Lorsque le cardinal eut tout arrangé pour arrêter M. le Prince, M. le prince de Conti et M. de Longueville dans l'appartement de la reine-mère, l'après-midi du 18 janvier 1650, au Palais-Royal à Paris, il confia leur conduite du Palais-Royal à Vincennes à Miossens, et à un détachement qu'il choisit des gens d'armes de la garde. Le carrosse où étaient les illustres prisonniers rompit hors de Paris. Il fallut le raccommoder, et ce fut là où M. le Prince s'écria: « Ah ! Miossens, si tu voulais! » en offrant monts et merveilles. Mais Miossens en savait trop pour prendre le change. Il avait fait son marché, et à force d'exagérer la délicatesse et le danger de cette conduite, il avait tiré parole d'un bâton de maréchal de France. Moins d'une année après, il succéda à Coligny. Le cardinal crut l'amuser en lui donnant la compagnie des gens d'armes, et se délivrer de la sommation fréquente qu'il lui faisait de sa parole. Miossens prit toujours la charge, mais, au bout de fort peu de temps, il se remit aux trousses du cardinal, et avec la force qu'il tirait de plus de cette compagnie dont il était alors capitaine, il lui fit si grande peur qu'il en arracha le bâton, à la promotion qu'on fit le 15 février 1653. Ainsi il ne l'attendit pas longtemps. Il avait lors trente-neuf ans, et avait très peu servi, jamais nulle part en chef, et depuis ne vit plus de guerre; mais il sut se donner et se continuer toute sa vie une grande considération, et obtenir le gouvernement de Guyenne.

Il avait épousé en 1645 la fille cadette de Guénégaud, trésorier de l'épargne, sœur du secrétaire d'État, dont il fut veuf d'assez bonne heure, et n'en eut qu'une fille dont on vient d'expliquer la vie. L'hôtel d'Albret fut toujours à Paris le rendez-vous de la meilleure et de la plus illustre compagnie, et devint le berceau de la fortune de Mme de Maintenon, et par elle des amis qu'elle y avait faits. Mme d'Heudicourt s'en sentit des premières. Sa sœur aînée, Mme de Miossens, n'en ramassa que peu de miettes. Son mari fut le troisième frère et le dernier, dont on a déjà vu la fin. Le maréchal d'Albret alla mourir à Bordeaux le 3 septembre 1676 à soixante-huit ans et fut fort regretté. Mme de Miossens et Mme d'Heudicourt étaient Pons, ainsi que la grande-mère du maréchal d'Albret, qui avec raison se faisait grand honneur de cette alliance. Mlles de Pons, par là ses parentes, ne bougeaient de chez lui. Elles n'avaient pas de chausses; il les aidait, et trouvait la cadette fort à son gré par sa beauté et par son esprit, et la maria pour rien à Heudicourt qu'il en embâta pour l'honneur de l'alliance, et il décrassa ce Sublet par la charge de grand louvetier, que Saint-Hérem lui vendit lorsqu'il eut le gouvernement et la capitainerie de Fontainebleau. L'agrément que le maréchal d'Albret en obtint à Heudicourt fut en faveur de ce mariage.

Montpéroux, lieutenant-général et mestre de camp général de la cavalerie, mourut assez jeune. Il dormait partout depuis longtemps, et debout et en mangeant. C'était un brave homme, assez officier, sans aucun esprit. Il ne laissa point d'enfants. La Vallière, commissaire général, monta à sa charge, et vendit la sienne au comte de Châtillon, gendre de Voysin.

On a vu en son temps l'exil du Charmel et ses causes, dont son opiniâtreté à ne vouloir point voir le roi, et le dépit du roi contre les gens retirés qui ne le voyaient point, fut, comme je l'ai raconté alors, la cause foncière de sa disgrâce. Cette pique du roi à son égard ne se passa point, et dégénéra en une dureté étrange, pour en parler sobrement. Le Charmel, attaqué de la pierre, fit demander la permission de venir se faire tailler à Paris. La permission fut impitoyablement refusée. Le mal pressait; il fallut faire l'opération au Charmel. Elle fut si rude et peut-être si mal faite, qu'il en mourut trois jours après, dans les plus grands sentiments de piété et de pénitence. Il est bien rare de la pousser aussi loin et de la soutenir aussi longtemps avec la même ferveur et la même exactitude qu'il fit la sienne, parmi une infinité de bonnes œuvres et toutes celles qu'il put pratiquer. Il n'avait presque point d'étude, et il n'avait d'esprit que ce que lui en avait donné l'usage du grand monde. La piété avait suppléé à tout. Je n'en dirai pas davantage, en ayant assez parlé ailleurs. Il avait soixante-huit ans, et il avait passé autant d'années dans la retraite qu'il en avait vécu dans le grand monde. Il avait toujours été persuadé que cela lui arriverait, et il me l'avait dit plusieurs fois. M. de Beauvau-Craon, mari de la dame d'honneur de Mme la duchesse de Lorraine, à qui M. de Lorraine a fait et procuré une si incroyable fortune, est fils de la sœur du Charmel.

La maréchale de La Ferté mourut à Paris en ce même temps, à plus de quatre-vingts ans. Elle était mère du feu duc de La Ferté et du P. de La Ferté jésuite, et soeur de la comtesse d'Olonne qui était son aînée et fort riche sans enfants, et elle fort pauvre. Mme d'Olonne était veuve d'un cadet de la maison de La Trémoille qui tint toute sa vie chez lui tripot de jeu et de débauche. Les deux sœurs étaient d'Angennes, d'une branche cadette éteinte en elles. Leur beauté et le débordement de leur vie fit grand bruit. Aucune femme, même des plus décriées pour la galanterie, n'osait les voir ni paraître nulle part avec elles. On en était là alors. La mode a bien changé depuis. Quand elles furent vieilles et que personne n'en voulut plus, elles tâchèrent de devenir dévotes. Elles logeaient ensemble, et un mercredi des Cendres elles s'en allèrent au sermon. Ce sermon, qui fut sur le jeûne et sur la nécessité de faire pénitence, les effraya. « Ma soeur, se dirent-elles au retour, mais c'est tout de bon, il n'y a point de raillerie, il faut faire pénitence, ou nous sommes perdues. Mais, ma soeur, que ferons-nous? » Après y avoir bien pensé: « Ma sœur, dit Mme d'Olonne, voici ce qu'il faut faire, faisons jeûner nos gens. » Elle était fort avare; et avec tout son esprit, car elle en avait beaucoup, elle crut avoir très bien rencontré. À la fin pourtant elle se mit tout de bon dans la piété et la pénitence, et mourut trois mois après sa soeur la maréchale de La Ferté. Quelque impétueux que fut le maréchal son mari, il fut sa dupe toute sa vie ou le voulut bien paraître. On n'oubliera jamais que ce fut d'elle que se fit la planche de légitimer un bâtard sans nommer la mère, comme je l'ai raconté ailleurs, pour, sur cet exemple, légitimer ceux du roi sans nommer Mme de Montespan.

Le roi donna douze mille livres de rente en fonds d'un droit de péage en Normandie au prince Charles, fils et survivancier de M. le Grand; et il vit une demi-heure seul dans son cabinet l'électeur de Bavière, qui y était monté par les derrières. Il demeurait en une maison de Saint-Cloud, où il était venu de Compiègne.

Le maréchal de Villars arrivant de Rastadt le salua le 15 mars dans son cabinet à Versailles, au retour de courre le cerf à Marly. Le roi l'embrassa, le loua fort, lui donna pour son fils la survivance de son gouvernement de Provence, et à lui les entrées des premiers gentilshommes de la chambre, dont il prit possession le soir même au coucher. Ces grâces si singulièrement grandes surprirent fort la cour, et, envie à part, ne l'édifièrent pas.

En même temps le roi le nomma son premier ambassadeur plénipotentiaire pour aller à Bade, le comte du Luc pour le second, qui se trouvait tout porté, étant ambassadeur en Suisse; et pour troisième La Houssaye, conseiller d'État et intendant d'Alsace, qui se trouvait aussi tout porté à Strasbourg. La surprise fut extrême du refus de La Houssaye qui ne pouvait, disait-il, céder au comte du Luc, qui n'était pas conseiller d'État ; et le scandale plus grand encore de ce que le roi ne fit qu'en rire et s'en moquer tout haut, et nomma Saint-Contest, maître des requêtes, intendant à Metz, qui en eut six mille livres de pension. Outre que le comte du Luc était par sa naissance un seigneur, et qu'il était actuellement ambassadeur, on n'avait jamais ouï parler encore qu'en magistrat eût osé prétendre aucune compétence avec un homme de qualité, ou passant pour tel. C'est donc ici l'époque où cela fut imaginé pour la première fois, et passé toute de suite. On cria; les gens de robe eux-mêmes en furent honteux, mais il n'en fut autre chose. Ainsi la robe ose tout, usurpe tout et domine tout. Les premiers magistrats prétendent ne plus céder qu'aux ducs et aux officiers de la couronne. C'est encore une grande modestie dont il leur faut être très obligé.

Peu de jours après, le maréchal de Villars qui voulait tout atteindre, et qui, sans avoir jamais servi l'Espagne, en avait obtenu la Toison, reçut le collier de cet ordre à Versailles, dans l'appartement de M. le duc de Berry, des mains de ce prince, en présence de tous ceux qui avaient cet ordre en France, et qui s'y trouvèrent en collier. Le maréchal fit presque en même temps donner mille écus de pension au comte de Choiseul son beau-frère.

L'abbé de Gamaches fut nommé auditeur de rote en la place du cardinal de Polignac. C'était un garçon d'esprit, de savoir, encore plus d'ambition, et qui compta bien se faire cardinal. Mais pour le devenir quand on est François, il faut d'autres degrés que celui de la rote, et force ressorts dont cet abbé se flattait bien aussi de ne pas manquer. Il y fit bien tout ce qu'il put, mais il mourut en la peine, après avoir frisé la corde plus d'une fois d'être rappelé et disgracié.

Le maréchal de Chamilly qui, à soixante-dix-huit ans, était sans enfants, et à qui le commandement de la Rochelle et des pays voisins ne pouvait plus être bon à rien, obtint du roi de le faire passer au comte de Chamilly, ancien lieutenant général et fils de son frère, qui avait été ambassadeur en Danemark.

CHAPITRE V. §

Le roi tête à tête avec le chancelier, qui lui rapporte le procès d'entre M. de La Rochefoucauld et moi, m'adjuge toute préséance. — Mort de Saint-Chamant. — Tessé demandé par l'Espagne pour le siège de Barcelone. — Berwick choisi et Ducasse pour y mener une escadre. — Souveraineté manquée de la princesse des Ursins. — Palais qu'elle se prépare près d'Amboise, et ce qu'il devient. — Décadence de la princesse des Ursins dans l'esprit du roi et de Mme de Maintenon. — Princesse des Ursins gouvernante des infants. — Ses mesures pour se glisser en la place de la feue reine. — Générosité de Robinet, jésuite, confesseur du roi d'Espagne. — Princesse des Ursins se hâte de faire le mariage du roi d'Espagne avec la princesse de Parme; ses raisons. — Situation du marquis de Brancas en Espagne. — Raisons qui le déterminent à demander d'aller passer quinze jours à Versailles; il l'obtient. — Alarme de la princesse des Ursins. — Elle dépêche brusquement le cardinal del Giudice en France. — Brancas court après et le devance. — Quel était Giudice. — Brancas à Marly. — Giudice après lui avec son neveu Cellamare. — Caractère del Giudice. — Mort et caractère de la chancelière de Pontchartrain. — Mort de la reine douairière de Danemark. — Mort et caractère de l'évêque de Senlis. — Chamillart obtient un logement à Versailles. — Mort et caractère de Mme Voysin. — Caractère de Mme Desmarets. — Mort de Zurbeck. — Mort du président Le Bailleul, dont le fils obtient la charge. — Leur caractère.

J'ai eu trop souvent occasion de parler ici de la question de préséance qui était entre M. de La Rochefoucauld et moi, et des diverses choses qui s'y sont passées, principalement lors de ma réception au parlement, et à l'occasion de l'édit de 1711. Il suffira donc de se rappeler ici que M. de La Rochefoucauld ayant obtenu à force de cris que la question serait revue et jugée de nouveau, comme si elle ne se le trouvait pas dans cet édit de 1711, et enregistré, le roi s'en était réservé à lui seul le jugement, sans qui que ce soit avec lui que le chancelier seul pour rapporter l'affaire, à qui les parties sans autre formalité donneraient leurs mémoires signés d'eux-mêmes, et en recevraient la communication par lui. On a vu aussi ce qui s'était passé entre eux en conséquence. L'adresse de l'un était de piquer le roi de jalousie sur son autorité à l'égard du parlement; et celle de l'autre de bien expliquer que ce qui regardait le parlement dans l'enregistrement des lettres, et dans la réception des impétrants, était une forme nécessaire, mais émanée du roi même, et qui par conséquent n'intéressait en rien son autorité.

Je fis seul mes mémoires. Je les rendis les plus courts qu'il me fut possible. Je tâchai de n'y rien omettre de ce qui servait à une instruction parfaite, et de guérir le roi sur les soupçons qu'on essayait de lui jeter, et qui m'avaient, comme on l'a vu, mis une fois au moment de perdre ma cause.

Enfin tous les mémoires étant remis de part et d'autre au chancelier, et n'y ayant plus rien de part et d'autre à répondre ni à ajouter, le chancelier prit l'ordre du roi pour le jugement.

Le dimanche de la Passion, 18 mars, le roi tint conseil d'État après sa messe, dîna au petit couvert, entendit le sermon, remonta chez lui, où il trouva le chancelier, comme il le lui avait ordonné, pour lui rapporter l'affaire. Elle dura bien deux heures.

Je m'étais présenté devant le roi au retour du sermon, sans lui rien dire. Le hasard fit que, passant au bas du grand escalier pour monter par le petit qui donnait dans la première antichambre, je vis le chancelier qui descendait. Je m'arrêtai pour l'attendre et lui demander à quoi j'en étais. Il eut la malice de faire avec moi le chancelier pour la première fois de sa vie. Il me dit avec une gravité austère: « Monsieur, je ne puis parler. » Je fus assez simple pour en demeurer interdit. Je le laissai passer, et quelques instants après je le suivis. J'entrai dans son cabinet comme il changeait de robe. « Eh bien! monsieur, lui dis-je, au moins sommes-nous jugés? » La malignité le possédait encore. De ce même ton, du bas du degré: « Oh! pour cela, oui, monsieur, me répondit-il, pour jugés, vous l'êtes, et vous l'êtes entièrement sur tout; » et fixant des yeux tristes et sévères sur moi, « et jugés sans retour. » L'air, le ton, les paroles si différentes pour moi de ce qu'il avait accoutumé, me glacèrent. Je savais qu'il était pour moi; il eut l'art de me persuader qu'il avait été tondu, que le roi avait prononcé contre moi malgré lui, et que c'était le chagrin d'être tondu qui le rendait tel que je le trouvais. Je me tus dans la plus mortelle angoisse tandis que les valets de chambre achevaient de sortir. Dès que la porte fut fermée: « De grâce, monsieur, lui dis-je, suis-je mort? apprenez-moi mon sort. » Il se prit à rire, m'embrassa, et me dit que j'avais gagné en plein, en tout et partout.

Il est difficile d'ôter en un instant à quelqu'un une meule plus pesante. Je l'embrassai encore, et le baisai comme on baise une maîtresse, en lui reprochant sa méchanceté qui m'avait pensé faire mourir. Il m'avoua qu'il avait voulu se divertir un moment, et se payer par là de toute la peine que je lui avais donnée. On peut juger que je lui pardonnai. À mon tour j'avouerai que je sentis une grande joie et un grand soulagement.

J'allai aussitôt tirer Mme de Saint-Simon de peine, et de là attendre le roi à la sortie de son cabinet comme il allait passer chez Mme de Maintenon. Dès qu'on m'y vit, chacun comprit que j'avais gagné, mais on était curieux si j'avais emporté la cour avec le parlement, dont on n'avait pas douté, et M. de La Rochefoucauld si peu lui même, qu'il n'est rien qu'il n'eût tenté pour m'engager jusque dans les fins de nous accommoder de la sorte, ce que j'avais toujours constamment refusé. J'essuyai donc presque autant de questions que de compliments, mais je fus froid et modeste, et je me contentai de répondre court que j'étais content, et, quand on l'est autant que je l'étais, cela est aisé à faire.

Comme le roi sortit, je lui fis ma révérence et mon remerciement. « Monsieur, me dit le roi, vous avez tout gagné, et je suis bien aise de vous avoir fait plaisir en faisant justice. » Comme je ne m'étais ni expliqué ni ouvert à pas une des questions qu'on m'avait faites, les oreilles avaient été très attentives à la réponse du roi qui courut aussitôt de bouche en bouche, et nouveaux compliments. Je ne cachai plus que j'avais pleinement gagné, mais j'eus grand soin de continuer à être modeste, et de me dérober au monde qui se réjouissait avec moi, peut-être avec chagrin, sûrement, au moins pour la plupart, sans y prendre la moindre part que celle de la curiosité de m'examiner.

M. de La Rochefoucauld fut outré et tout ce qui tenait à lui. Quoiqu'il ne pût ignorer sa situation personnelle avec le roi, la faveur de son père l'avait accoutumé à ne douter de rien de ce qui était affaire. Il n'avait rien oublié sur celle-ci, jusqu'aux artifices les plus propres à entraîner le roi par l'intérêt d'une autorité qui était son idole, et il s'en était tout promis, au moins qu'à la cour la préséance lui demeurerait. Il alla donc chez le chancelier fort peu après que j'en fus sorti, qui me conta le lendemain qu'il en avait essuyé d'étranges lamentations.

Deux jours après j'eus mon arrêt. Plus j'étais content, plus je voulus outrer les procédés honnêtes. J'allai à Paris, et je pris mon temps d'aller à l'hôtel de La Rochefoucauld, que je m'étais assuré de n'y trouver personne. Je leur fis dire que j'y étais allé pour le prier de ne pas trouver mauvais que je leur fisse signifier l'arrêt. Mme de La Rochefoucauld surtout était enragée; ils auraient voulu au moins pouvoir crier sur les procédés L'arrêt fut signifié, puis enregistré au parlement et la contestation finie. Le commerce très fréquent et très libre l'était devenu beaucoup moins entre les deux beaux-frères et moi depuis la mort de la duchesse de Villeroy. La reprise de cette dispute le rendit encore plus froid et plus rare, et cette fin l'éteignit tout à fait; on en demeura aux simples bienséances des rares occasions. J'avais mon compte, je m'en consolai. On verra dans la suite que cette aigreur secrète les conduisit fort mal.

Saint-Chamant mourut à la campagne où il s'était retiré depuis longtemps. Il avait été lieutenant des gardes du corps. Il commanda le détachement de la maison du roi qui conduisit la reine d'Espagne, fille de Monsieur, à la frontière. La reine allongea ce voyage tant qu'elle put. Saint-Chamant était fort bien fait; il avait de l'esprit, encore plus d'audace; la reine peu d'expérience, de ménagement, de contrainte. Tout cela fit un grand bruit à la cour et retentit fort en Espagne, qui y fit grand tort à la reine, et qui perdit Saint-Chamant ici.

M. de Berwick fut nommé pour aller faire au roi d'Espagne les compliments de condoléance; il s'agissait du siège de Barcelone, et de soumettre les Catalans qui tenaient bon malgré la paix, et qui sous main étaient secourus. Mme des Ursins s'était trop bien trouvée du flexible et courtisan Tessé pour vouloir un autre général, et le faisait demander par le roi d'Espagne. Tessé, qui n'avait plus rien à gagner en ce pays-là, ne se souciait point d'être chargé d'une si forte expédition. Le roi et Mme de Maintenon, par des raisons qu'il sera bientôt temps de développer, préférèrent le duc de Berwick à tout autre, qui, outre sa capacité, sa bonne volonté et son expérience d'Espagne, était depuis longtemps fort mal avec Orry pour l'avoir traité souvent comme il le méritait, et par conséquent fort peu au gré de Mme des Ursins, qui le trouvait droit, ferme, libre, barre de fer, toutes qualités qu'elle n'aimait pas à rencontrer, surtout dans un général d'armée. Le roi donna quinze bataillons au duc de Berwick; et Ducasse fut chargé du commandement de l'escadre, qui porta tous les besoins du siège, que sa maladie et, après, les vents contraires retardèrent assez.

Il faut maintenant voir dans les Pièces ce qui se passa sur la souveraineté que la princesse des Ursins voulut obtenir par le traité de paix, qui en fut si longtemps et si scandaleusement arrêté par le roi d'Espagne. Elle y avait tellement compté, et de l'échanger après avec le roi pour la Touraine et le pays d'Amboise, et y venir jouir de cette nouvelle grandeur, qu'elle avait chargé son fidèle Aubigny de lui acheter un terrain près d'Amboise, situé à souhait, d'y bâtir un vaste palais, avec des basses cours et des communs pour une cour, de le meubler avec magnificence, de n'y épargner ni dorures ni peintures, de l'accompagner des plus beaux jardins et de ne s'y soucier d'aucun fief ni d'aucune seigneurie, parce que la souveraine du pays n'en avait pas besoin. Aubigny méprisé à Utrecht où il était allé négocier cette souveraineté, et où il n'avait jamais pu passer les antichambres, relevé par Bournonville, comme on l'a vu, était revenu à Paris et en Touraine, et travaillait à force à ce magnifique bâtiment. Il fut mené si vite qu'il se trouva presque achevé lorsque la corde cassa sur la souveraineté; et, pour n'avoir plus à revenir à cette folie, d'Aubigny, voyant que cela ne pouvait plus servir à ce que sa maîtresse s'était proposé, retrancha tout ce qui pouvait encore l'être, acheta comme il put quelques fiefs, pour qu'un si beau lieu ne fût pas absolument dans l'état d'une guinguette, et Mme des Ursins, honteuse après de ce pot au lait de la bonne femme, laissa le tout à d'Aubigny, pas assez seigneur pour remplir le lieu, mais suffisamment riche pour y bien recevoir le voisinage et les passants. Il y a passé le reste de sa vie, aimé et considéré dans le pays, avec assez d'esprit pour avoir laissé en Espagne ses grands airs et ses plus hautes espérances. Ce lieu s'appelle [Chanteloup], et a passé à Mme d'Armentières, fille d'Aubigny. C'est un des beaux et des plus singuliers lieux de France, et le plus superbement meublé.

Cette souveraineté, dont Mme de Maintenon se trouvait si peu à portée, la choqua. Cette extrême différence offensa son orgueil, en lui faisant sentir la distance des rangs et des naissances, qui étaient la base d'un si grand essor. Elle sentit avec jalousie que le crédit sans mesure qui portait Mme des Ursins si haut n'était que l'effet de la protection qu'elle lui avait donnée. Elle ne put souffrir qu'elle en abusât au point de s'élever si fort au-dessus d'elle, et que cette souveraineté elle l'établît et en jouît sous ses yeux. Le roi sentit aussi tout l'excès de ce dessein, mais il fut aussi piqué d'en voir la paix retardée, de se trouver obligé à prendre des ménagements, et à la fin forcé de ne plus rien ménager, de fâcher le roi d'Espagne, de menacer, de parler en père et en maître, et de faire conclure la paix sans cette souveraineté, malgré son petit-fils qui n'en voulait point démordre, et qui ne céda qu'à l'impuissance de tenir contre tant d'ennemis, abandonné de la France, et pour un si bizarre et si mince sujet. On peut juger aussi quelle fut la rage de Mme des Ursins, après avoir poussé sa pointe jusqu'à une opiniâtreté si démesurée, s'être donnée en spectacle à toute l'Europe, et ne remporter que le mépris et la honte d'une si folle entreprise Telle fut la pierre d'achoppement entre les deux modératrices suprêmes de la France et de l'Espagne. Telle fut aussi la raison de la préférence de Berwick sur Tessé. Depuis cet essor de souveraineté, le concert ne fut plus le même entre Mme de Maintenon et Mme des Ursins. Mais cette dernière était parvenue à un point en Espagne, qu'elle crut pouvoir plus qu'aisément s'en passer.

On a vu avec quel art elle avait sans cesse isolé le roi d'Espagne, jusqu'à quel point elle l'avait enfermé avec la reine, et rendu inaccessible, non seulement à sa cour, mais à ses grands officiers, a ses ministres, jusqu'aux valets les plus nécessaires, en sorte qu'il n'était servi que par trois ou quatre, qui étaient François et tout à elle. Le prétexte de la douleur de la mort de la reine continua cette solitude; et la retraite au palais de Medina-Celi fut préférée à celle du Buen-Retiro, pour être plus resserrée dans un lieu infiniment moins étendu que ce palais royal, où la cour pouvait abonder, et où il aurait été plus embarrassant de ne laisser approcher le roi de personne. Elle prit elle-même la place de la reine; et pour avoir une sorte de prétexte d'être au près du roi dans la même solitude, elle se fit nommer gouvernante de ses enfants. Mais, pour y être toujours, et qu'on ne pût savoir quand ils étaient l'un chez l'autre, elle fit faire un corridor de bois depuis le cabinet du roi jusque dans l'appartement de ses enfants dans lequel elle logeait, pour pouvoir passer de l'un à l'autre sans cesse sans être aperçus, et sans traverser un long espace de pièces qui étaient entre-deux, et qui étaient remplies de courtisans. Ainsi on ne savait jamais si le roi était seul ou avec Mme des Ursins, ni elle de même, lequel des deux était chez l'autre, ni quand, ni combien ils étaient ensemble. Cet appentis couvert et vitré fut ordonné avec tant de hâte, qu'avec toute la dévotion du roi, les fêtes et les dimanches ne furent point exceptés de ce travail. Il déplaisait extrêmement à toute la cour, qui en sentait l'usage, et jusqu'à ceux qui le dirigeaient. Le contrôleur des bâtiments, qui avait ordre d'y faire travailler fêtes et dimanches, demanda un jour dans une de ces pièces où la cour était, et que Mme des Ursins était si pressée d éviter, il demanda, dis-je, au P. Robinet, confesseur du roi, et le seul excellent qu'il ait eu, s'il ferait travailler le lendemain dimanche et le surlendemain fête de la Vierge. Robinet répondit que le roi ne lui en avait point parlé; et à une seconde instance fit même réponse. À la troisième il ajouta qu'il attendrait que le roi lui en parlât. Enfin excédé d'une quatrième, la patience lui échappa, et il répondit que, si c'était pour détruire l'ouvrage commencé, il croyait qu'on y pourrait travailler le propre jour de Pâques, mais que pour continuer ce corridor, il ne pensait pas que cela se pût un dimanche ni une fête. Toute la cour applaudit; mais Mme des Ursins, à qui ce propos ne tarda pas à être rapporté, en fut très irritée.

On soupçonna qu'elle pensait à plus qu'à devenir l'unique compagnie du roi. Il avait plusieurs princes. On sema des discours qui parurent équivoques, et qui effrayèrent: il se débita que le roi n'avait plus besoin de postérité avec toute celle dont il avait plu à Dieu de le bénir, mais seulement d'une femme, et qui pût les gouverner. Non contente de passer toutes les journées avec le roi, et comme la feue reine de ne le laisser travailler avec ses ministres qu'en sa présence, la princesse des Ursins comprit qu'il fallait rendre cette conduite durable en s'assurant du roi dans tous les moments. Il était accoutumé à prendre l'air, et il en était d'autant plus affamé qu'il était demeuré fort enfermé dans les derniers temps de la reine, et dans les premiers qui avaient suivi sa mort. Mme des Ursins choisit quatre ou cinq hommes pour accompagner le roi privativement à tous autres, même à ses officiers grands ou autres les plus nécessaires. Chalais, Masseran, Robecque et deux ou trois autres sur la servitude de qui elle pouvait compter, furent nommés pour suivre le roi toutes les fois qu'il sortait. On les appela recreadores du roi, ceux qui étaient chargés de l'amuser. Avec tant de mesures, d'obsession, de discours préparatoires, jetés avec soin, on ne douta pas qu'elle n'eût le projet de l'épouser, et l'opinion ainsi que la crainte en devint générale; le roi son grand-père en fut vivement alarmé, et Mme de Maintenon, qui n'avait jamais pu parvenir à être déclarée après en avoir frisé le moment de bien près par deux fois, en fut poussée à bout de jalousie. Cependant, si Mme des Ursins s'en flatta, ce ne fut pas pour longtemps.

Le roi d'Espagne toujours curieux de nouvelles de France en demandait souvent à son confesseur, le seul homme à qui il pût parler qui ne fût pas à Mme des Ursins. L'habile et le hardi Robinet, aussi inquiet que personne des progrès du dessein dont personne ne doutait dans les deux cours de France et d'Espagne, se laissa pousser de questions dans une embrasure de fenêtre où le roi l'avait attiré, et fit le réservé et le mystérieux pour exciter la curiosité davantage: quand il la vit au point où il la voulait, il dit au roi que puisqu'il le forçait il lui avouerait que ses nouvelles de France étaient conformes à toutes celles de Madrid, où on ne doutait plus qu'il ne fît à la princesse des Ursins l'honneur de l'épouser. Le roi rougit et répondit brusquement: « Oh! pour cela, non, » et le quitta.

Soit que la princesse des Ursins fût informée de cette vive repartie, ou qu'elle désespérât déjà du succès, elle tourna court, et jugeant que cet état d'interstice au palais de Medina-Celi ne pouvait durer toujours, résolut de s'assurer du roi par une reine qui lui dût un si grand mariage, et qui n'ayant aucun soutien se jetât entre ses bras par reconnaissance et par nécessité. Dans cette vue elle s'ouvrit à Albéroni qui, depuis la mort du duc de Vendôme, était demeuré à Madrid chargé des affaires de Parme, et lui proposa le mariage de la princesse, fille de la duchesse de Parme, et du feu duc, frère du régnant, qui avait épousé la veuve de son frère.

Albéroni eut peine à croire ses oreilles; une alliance si disproportionnée lui parut d'autant plus incroyable, qu'il n'espéra pas que la cour de France y pût consentir, et qu'il crut encore moins qu'on osât la conclure sans elle. En effet, une personne issue de double bâtardise, d'un pape par père, d'une fille naturelle de Charles-Quint par mère, fille d'un petit duc de Parme, et d'une mère tout autrichienne sœur de l'impératrice douairière, de la reine d'Espagne douairière, dont on était si mécontent, et qu'on avait fait passer de l'exil de Tolède à la relégation de Bayonne, de la reine de Portugal, qui avait déterminé le roi son mari à recevoir l'archiduc à Lisbonne, et à porter là guerre en Espagne, n'était pas un parti auquel il fût vraisemblable de songer pour en faire une reine d'Espagne.

Rien de tout cela néanmoins n'arrêta la princesse des Ursins; son intérêt pressant fut sa considération la plus forte; elle disposait de la volonté du roi d'Espagne, elle sentait tout le changement du roi et de Mme de Maintenon pour elle, elle n'en espérait plus de retour: elle crut même devoir s'appuyer contre l'autorité qui l'avait si puissamment établie, et qui aurait pu la détruire, et ne s'occupa plus qu'à brusquer un mariage dont elle se promettait tout, et de faire de la nouvelle reine le même usage qu'elle avait fait de celle qu'elle venait de perdre. Le roi d'Espagne était dévot, il avait besoin d'une femme, la princesse des Ursins était d'un âge où ses agréments n'étaient plus que de l'art: en un mot, elle mit Albéroni en besogne, et on peut croire qu'elle ne fut pas difficile dès l'instant qu'on put les persuader à Parme qu'elle était sérieuse, et qu'on ne se moquait pas d'eux. Orry, toujours un avec Mme des Ursins et le tout-puissant par elle, fut le seul confident de cette importante affaire.

Le marquis de Brancas était lors ambassadeur de France à Madrid, comme on l'a vu en son temps. Il s'était flatté de la grandesse au sortir de Girone, il avait été tout près de l'obtenir. Il crut toujours que Mme des Ursins l'avait fait changer en Toison, et il ne lui avait pas pardonné cet échange. Il était tout à Mme de Maintenon. On a vu ailleurs par quelles rares conjonctures il en avait obtenu la protection, que son adroite mère et lui avaient bien su cultiver et conserver. Par cela même il était fort suspect à la princesse des Ursins, qui d'ailleurs se doutait bien de la dent qu'il lui gardait de sa grandesse manquée: elle ne lui laissait aucun accès, et avait les yeux fort ouverts sur toute sa conduite. Brancas voyait et n'ignorait rien de tout ce qui se passait. Le confesseur s'expliquait à ce client de sa compagnie de ses inquiétudes sur la conduite de la princesse des Ursins, et les principaux d'une cour universellement mécontente allaient décharger leur cœur avec lui, dans la pensée qu'il n'y avait que la France qui pût mettre ordre à la situation de l'Espagne. Brancas en sentit toute l'importance, mais instruit par l'aventure de l'abbé d'Estrées, craignant même pour ses courriers, il prit le parti de mander au roi qu'il avait pressamment à lui rendre compte d'affaires les plus importantes, qui ne se pouvaient confier au papier, et qui exigeaient qu'il lui permit d'aller passer quinze jours à Versailles. La réponse fut la permission qu'il demandait, mais avec ordre de s'arrêter où il rencontrerait le duc de Berwick sur la route, qui allait faire le siège de Barcelone, pour conférer avec lui.

Mme des Ursins, qui trouvait toujours moyen d'être instruite de tout, la fut non seulement du voyage de Brancas, mais encore de l'ordre qu'il avait reçu de conférer avec Berwick; elle en fut alarmée: elle fit presser par le roi d'Espagne le départ du maréchal comme si tout eût été prêt pour le siège de Barcelone, pour éviter que Brancas le rencontrât en chemin. Elle fit disposer seize relais de mules sur le chemin de Bayonne, et fit tout à coup partir pour France, le jeudi saint, le cardinal del Giudice, grand inquisiteur et ministre d'État, qui eut pour elle cette basse complaisance. C'était coup double: le cardinal était à ses ordres, mais un cardinal-ministre et grand inquisiteur l'embarrassait, elle s'en délivrait au moins pour un temps de la sorte, en attendant mieux, et par le poids de sa pourpre et de ses établissements en Espagne, elle en donnait à la commission dont elle le chargeait, et prévenait Brancas, ce qui en notre cour n'était pas un point médiocre. Brancas qui en sentait toute l'importance le suivit dès le vendredi saint, et fit si bien qu'il l'atteignit à Bayonne la nuit qu'il y était couché: Il chargea, en passant tout droit, le commandant, qui était Dudoncourt, d'amuser et de retarder le cardinal tout le lendemain tant qu'il pourrait, gagna pays et arriva à Bordeaux avec vingt-huit chevaux de poste qu'il emmena de partout avec lui pour les ôter au cardinal. Il arriva de la sorte deux jours plus tôt que lui à Paris, d'où il alla aussitôt à Marly, où le roi était, lui rendre compte des affaires qui l'avaient amené si roide; il en eut une longue audience avec Torcy en tiers, et un logement pour le reste du voyage.

Le cardinal del Giudice se reposa quatre ou cinq jours à Paris, puis vint de Paris chez Torcy à Marly qui le mena dans le cabinet du roi à l'issue de son lever. Il lui présenta le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo son frère, grand d'Espagne et conseiller d'État assez considéré à Madrid; Cellamare sortit aussitôt du cabinet, et le cardinal y demeura seul avec le roi et Torcy une bonne heure. Torcy lui donna à dîner; au sortir de table, ils retournèrent à Paris. Le cardinal, à ce que longtemps depuis Torcy m'a compté, fut un peu embarrassé de sa personne; il n'était chargé d'aucune affaire; toute sa mission n'allait qu'à louer Mme des Ursins et se plaindre du marquis de Brancas. Ces louanges de Mme des Ursins n'étaient que vagues; elle ne comptait pas assez sur le cardinal pour lui avouer la situation où elle se trouvait en notre cour, et pour le charger de rien à cet égard, de sorte que la matière fut bientôt épuisée. Sur le marquis de Brancas il n'y avait nul fait à alléguer; son crime était de voir trop clair, et de n'être pas dévoué à la princesse

Le cardinal était un homme d'esprit, de cour, d'affaires et d'intrigue, qui sentait pour un homme de son état et de son poids le vide de sa commission, et qui en était peiné. Il parut d'une conversation aimable, d'une société aisée, écartant les embarras du rang et du personnage, et il fut fort goûté et recueilli par la bonne compagnie. Il se rendit assidu auprès du roi sans l'importuner d'audiences qu'il n'avait pas matière à remplir, et à tout son manège il donna lieu de soupçonner qu'il se doutait de la décadence de la princesse des Ursins dans notre cour, et qu'il cherchait à s'en attirer l'estime et la confiance pour, à l'appui du roi, devenir premier ministre en Espagne; mais nous verrons bientôt que la marotte ultramontaine de sa charge, de son chapeau, rompirent toutes ses mesures. Tout le succès de son voyage se borna à empêcher Brancas de retourner en Espagne, et quoique bien sans concert, Brancas fut de moitié avec lui: il n'avait rien à espérer de cette cour dans la situation où il était avec Mme des Ursins, et il n'était pas homme à perdre sciemment son temps. Il a fallu conduire jusqu'ici cette affaire de suite; il faut maintenant un peu retourner sur nos pas.

Il y avait longtemps que la chancelière était menacée d'une hydropisie de poitrine après un asthme de presque toute sa vie. Elle était fille de Maupeou, président d'une des chambres des enquêtes et peu riche, mais bon parti pour Pontchartrain qui l'était encore moins quand elle l'épousa. On ne peut guère être plus laide, mais avec cela une grosse femme, de bonne taille et de bonne mine, qui avait l'air imposant, et quelque chose aussi de fin. Jamais femme de ministre ni autre n'eut sa pareille pour savoir tenir une maison, y joindre plus d'ordre à toute l'aisance et la magnificence, en éviter tous les inconvénients avec le plus d'attention, d'art et de prévoyance, sans qu'il y parût, et y avoir plus de dignité avec plus de politesse, et de cette politesse avisée et attentive qui sait la distinguer et la mesurer, en mettant tout le monde à l'aise. Elle avait beaucoup d'esprit sans jamais le vouloir montrer, et beaucoup d'agrément, de tour et d'adresse dans l'esprit, et de la souplesse, sans rien qui approchât du faux, et quand il le fallait, une légèreté qui surprenait; mais bien plus de sens encore, de justesse à connaître les gens, de sagacité dans ses choix et dans sa conduite, que peu d'hommes même ont atteint comme elle de son temps. Il est surprenant qu'une femme de la robe qui n'avait vu de monde qu'en Bretagne, fût en si peu de temps au fait aux manières, à l'esprit, au langage de la cour; elle devint un des meilleurs conseils qu'on pût trouver pour s'y bien gouverner. Aussi y fut-elle dans tous les temps d'un grand secours à son mari, qui tant qu'il la crut n'y fit jamais de fautes, et ne se trompa en ce genre que lorsqu'il s'écarta de ses avis. Avec tout cela elle avait trop longtemps trempé dans la bourgeoisie pour qu'il ne lui en restât pas quelque petite odeur. Elle avait naturellement une galanterie dans l'esprit raffinée, charmante, et une libéralité si noble, si simple, si coulant de source, si fort accompagnée de grâces qu'il était impossible de s'en défendre. Personne ne s'entendait si parfaitement à donner des fêtes. Elle en avait tout le goût et toute l'invention, et avec somptuosité et au dehors et au dedans, mais elle n'en donnait qu'avec raisons et bien à propos, et tout cela avec un air simple, tranquille et sans jamais sortir de son âge, de sa place, de son état, de sa modestie. La plus secourable parente, l'amie la plus solide, la plus effective, la plus utile, la meilleure en tous points et la plus sûre. Délicieuse à la campagne et en liberté; dangereuse à table pour la prolonger, pour se connaître en bonne chère sans presque y tâter, et pour faire crever ses convives; quelquefois fort plaisante sans jamais rien de déplacé; toujours gaie quoique quelquefois elle ne fût pas exempte d'humeur. La vertu et la piété la plus éclairée et la plus solide, qu'elle avait eue toute sa vie, crût toujours avec la fortune. Ce qu'elle donnait de pensions avec discernement, ce qu'elle mariait de pauvres filles, ce qu'elle en faisait de religieuses, mais seulement quand elle s'était bien assurée de leur vocation, ce qu'elle en dérobait aux occasions, ce qu'elle mettait de gens avec choix et discernement en état de subsister, ne se peut nombrer.

Sa charité mérite ce petit détail: sortant un dimanche de la grand'messe de la paroisse de Versailles avec Mme de Saint-Simon, elle s'amusa en chemin. Mme de Saint-Simon, qui était pressée, parce qu'elle devait aller dîner chez Monseigneur à Meudon avec Mme la duchesse de Bourgogne, la hâtait, et lui demanda avec surprise ce que c'était qu'une petite fille du bas peuple avec qui elle s'était arrêtée. « Ne l'avez-vous pas trouvée fort jolie? lui dit la chancelière: elle m'a frappée en passant. Je lui ai demandé qui étaient ses parents. Cela meurt de faim, cela a quatorze ou quinze ans. Jolie comme elle est, elle trouvera aisément pratique. La misère fait tout faire. Je l'ai un peu langueyée; demain matin elle viendra chez moi; et tout de suite je la paquetterai en lieu où elle sera en sûreté, et apprendra à gagner sa vie. »

Voilà de quoi cette femme-là était sans cesse occupée sans qu'elle le parût jamais: car elle ne l'aurait pas dit à une autre qu'à Mme de Saint-Simon, qu'elle regardait comme une autre elle-même. Outre tout ce qui vient d'être dit, ses aumônes réglées étaient abondantes; les extraordinaires les surpassaient. Elle avait toute une communauté à Versailles, de trente à quarante jeunes filles pauvres qu'elle élevait à la piété et à l'ouvrage, qu'elle nourrissait et entretenait de tout, et qu'elle pourvoyait quand elles étaient en âge. Elle avait fondé avec le chancelier et bâti un hôpital à Pontchartrain, où tout le spirituel et le temporel abondait, où ils allaient souvent servir les pauvres, et qui leur coûta plus de deux cent mille livres, et de l'entretien duquel ils n'étaient pas quittes à huit ni à dix mille livres par an. De tant de bonnes œuvres il n'en paraissait que cet hôpital et sa communauté de Versailles, qui ne se pouvaient cacher et dont encore on ne voyait que l'écorce. Tout le reste était enseveli dans le plus profond secret. Elle donnait ordre à tout les matins, et aux choses domestiques, et il n'était plus mention de rien après, et tout dans une règle admirable.

Mais l'année 1709 la trahit. La disette et la cherté fit une espèce de famine. Elle redoubla ses aumônes, et, comme tout mourait de faim dans les campagnes, elle établit des fours à Pontchartrain, des marmites et des gens pour distribuer des pains et des potages à tous venants, et de la viande cuite à la plupart tant que le soleil était sur l'horizon. L'affluence fut énorme. Personne ne s'en allait sans emporter du pain de quoi nourrir deux ou trois personnes plusieurs jours, et du potage pour une journée. Ce concours a eu bien des journées de trois mille personnes, et avec tant d'ordre que nul ne se pressait, ne passait son tour d'arrivée, et avec tant de paix qu'on n'eût pas dit qu'il y eût plus de cinquante personnes. Plus la donnée avait été nombreuse, plus la chancelière était aise, et cela dura six à sept mois de la sorte.

Le chancelier, ravi de faire aussi ces bonnes œuvres, l'en laissait entièrement maîtresse. Leur union, leur amitié, leur estime était infinie et réciproque. Ils ne se séparaient de lieu que par une rare nécessité, et ils couchaient partout dans la même chambre. Ils avaient mêmes amis, mêmes parents, même société. En tout ils ne furent qu'un. Ils le furent bien aussi dans les regrets de leur première belle-fille, dont jamais ils ne purent se consoler. Telle fut la chancelière de Pontchartrain, que Dieu épura de plus en plus par de longues et pénibles infirmités, qui finirent par une hydropisie de poitrine, qu'elle porta avec une patience, un courage et une piété qui fut l'exemple de la cour et du monde. Elle s'en sépara entièrement au milieu de Versailles plusieurs mois avant sa mort, pour ne voir plus que sa plus étroite famille, Mme de Saint-Simon et des gens de bien, uniquement occupée jour et nuit de son salut. Elle y mourut le jeudi 12 avril, à […….], à […….] ans, universellement regrettée de toute la cour, qui l'aimait et la respectait, et pleurée des pauvres presque avec désespoir. Le chancelier alla cacher le sien dans son petit appartement de l'institution de l'Oratoire. Jamais Mme de Saint-Simon et moi n'eûmes de meilleure amie. Nous en fûmes amèrement touchés. Son fils fut le seul de toute la famille qui essuya cette perte avec tranquillité, et même des domestiques.

La reine douairière de Danemark mourut en ce même temps. Elle était Hesse, et petite-fille de la fameuse landgrave, dont le courage, l'âme haute et guerrière et l'attachement à la France ont tant fait parler d'elle. Elle était cousine germaine de Madame.

L'évêque de Senlis mourut aussi. Il était frère de Chamillart, le meilleur et le plus imbécile des hommes, dont le visage et le maintien ne le témaignaient guère moins que le discours. Sans quoi que ce soit de l'orgueil ni de l'impertinence si ordinaire aux enfants, aux frères, aux proches des ministres, c'était une fatuité de bonté et de confiance qui le persuadait de l'amitié de tout le monde, qui le rendait libre et caressant. Il était ravissant sur M. le Prince qui lui faisait mille bassesses qu'il prenait toutes pour soi, et avec grand soin de bien faire entendre que la place de son frère n'y avait aucune part, que M. le Prince était le meilleur homme du monde, le plus agréable voisin, et qu'il ne comprenait pas qu'on pût le trouver autrement; mais quand la place du frère fut perdue, les bonnes grâces et les prévenances de M le Prince s'évanouirent avec elle. Il n'allait plus le voir, il ne l'attirait plus à Chantilly. Il l'en bannit bientôt par ses manières. Plus de présents de gibier, plus de liberté à ses gens de chasser même chez leur maître. Le pauvre homme ne put digérer ce changement qui lui fut peut-être plus sensible que la chute de son frère, parce qu'il lui montrait sa sottise. Pendant la faveur, ses nièces et tout ce qui le voyait en familiarité se moquait de lui grossièrement, et il le comprenait si peu, qu'il en riait le premier. Son frère même s'en divertissait quelquefois. Avec tout cela tout le monde l'aimait tant il était bon homme. Il ne savait rien, mais des moeurs excellentes, peut-être avait-il conservé son innocence baptismale. C'était un homme à mettre bien richement à Mende ou à Auch, et à l'y confiner pour qu'on ne le vît jamais. Son frère fit la sottise de le faire passer de Dol à Senlis, de le mettre à la cour, de l'y attacher à la mort de M. de Meaux par la charge de premier aumônier de Mme la Dauphine, où il fut la risée de toutes ses dames; enfin de le mettre de l'Académie française en sa place, qui avait eu la misère de l'élire. Cela combla toute mesure parce qu'il se crut bel esprit. Chamillart écrivit au roi pour lui demander le logement qu'il avait conservé, et l'obtint aussitôt. Ce qui montra que le goût du roi n'était pas affaibli, malgré Mme de Maintenon et toutes les machines qui le dépostèrent.

Mme Voysin mourut à Paris d'une assez longue maladie: pourrait-on croire, si on ne le savait, que ce fut de chagrin, unie comme elle était avec son mari, et dans l'état radieux où il était, et qu'il ne devait qu'à elle? On a vu (t. VII, p. 254) quelle était cette femme, et à quel point elle fut utile à Voysin, qui sans elle n'avait rien qui pût lui faire faire fortune qu'il ne mérita jamais, beaucoup moins une aussi démesurée qui l'a enfin porté à la tète de la guerre et de la robe. Mme de Maintenon était changeante: elle n'avait mis le mari en place que pour avoir sa femme à la cour. Outre qu'elle les comptait tous et avec raison à elle sans réserve, ce qu'elle brassa depuis par lui pour M. du Maine ne pouvait entrer dans ses vues, alors que la petite vérole et le poison n'avaient pas détruit la maison royale, et que les princes du sang d'âge étaient encore pleins de vie. Mme Voysin eut dans les premiers temps de son arrivée à la cour toute la faveur de Mme de Maintenon et toute sa confiance. Elle ne s'aperçut pas assez tôt qu'il ne fallait pas rassasier d'elle. L'indigestion vint peu à peu. Toute la faveur, toute la confiance passa de la femme au mari. Elle le trouva homme à tout faire, et que pour lui plaire aucune considération ne l'arrêterait. Cela soutint quelque temps sa femme, mais le goût était passé. Tout ce qui lui avait tant plu en elle, commença à lui être à charge ou à lui paraître ridicule. Son assiduité, ses empressements, ses flatteries l'importunèrent; ses douceurs et ses complaisances la dégoûtèrent. Son vêtement et sa coiffure imitée de la sienne lui semblèrent ridicules. Mme Voysin commençait à sentir sa décadence, lorsque sa jalousie de Mme Desmarets acheva de la perdre.

Vauxbourg, conseiller d'État, d'une vertu, d'une probité, d'une piété rare dans tous ses emplois, où il s'était montré assez capable, était frère aîné de Desmarets, et il avait épousé la sœur de Voysin. Cette alliance des deux ministres réussit assez bien entre-deux, mais ne put concilier leurs femmes. Mme Desmarets, grande, bien faite, toujours bien mise sans affectation, avoir un air simple, naturel et, avec de l'esprit, beaucoup de monde, rien du tout de bourgeois, un air et des manières nobles, un dehors de franchise qui n'était pas sans art, mais cet art n'était pas sans duplicité. Ses soins et ses respects pour Mme de Maintenon étaient sans bassesse. Elle se ménagea toujours si bien à l'approcher, que, bien loin de lui devenir à charge, elle eut l'adresse de s'en faire toujours désirer. Tout cela était bien loin de l'air doucereux, composé, préparé et de l'extrême bourgeoisie de Mme Voysin: aussi en fut-elle coulée à fond. Elle ne put soutenir une disgrâce personnelle ni une rivale d'autant plus odieuse qu'elle n'y trempait en rien, et ne lui donnait aucun sujet de plainte. La cour s'aperçut du changement, le mari le sentit. Il en fut outré sans toutefois oser en rien montrer. La douleur extrême prit sur la santé de Mme Voysin jusqu'alors ferme et brillante. La maladie se déclara, elle s'en alla à Paris, elle y mourut enfin de désespoir le vendredi 20 avril, à cinquante-un ans, peu regrettée. Ce fut une délivrance pour Mme de Maintenon. Le mari, tout dévoué à la fortune, s'en consola aisément; peut-être même se trouva-t-il soulagé de n'avoir plus quelqu'un de si nécessairement intime pris en aversion par Mme de Maintenon, auprès de laquelle il n'avait plus besoin de personne.

Peu de jours après mourut Zurbeck, ancien lieutenant général, colonel du régiment des gardes suisses et des neuf autres régiments suisses au service de France. Ce fut une grande dépouille à distribuer pour M. du Maine.

Le Bailleul, président à mortier, mourut en même temps. Il était fils de l'ami de mon père, et petit-fils du surintendant des finances. Lui et le maréchal d'Huxelles, et Saint-Germain-Beaupré étaient enfants du frère et des deux sœurs. C'était un homme d'honneur et de vertu, d'ailleurs fort peu de chose. Il ne laissa qu'un fils qui, excepté l'honneur et la vertu, lui ressembla au reste. Il était dès lors fort décrié, mais les efforts du maréchal d'Huxelles, qui fit valoir son nom dans le parlement, et les services de ses pères, lui obtinrent enfin la charge avec grand'peine. Il ne prit pas celle de l'exercer, se ruina avec honte et scandale, et la vendit enfin à Chauvelin, depuis garde des sceaux, dont la fortune et la disgrâce ont tant fait parler. Ce dernier Bailleul est mort sans s'être marié, dans la dernière obscurité.

CHAPITRE VI. §

Mariage du fils du marquis du Châtelet avec la fille du duc de Richelieu; [il obtient] la survivance de Vincennes. — Publication et réjouissances de la paix. — Contade grand'croix surnuméraire de Saint-Louis. — Marly. — Giudice bien traité du roi. — Ducasse malade. — Chalais mandé de l'armée à Madrid. — Ronquillo et d'autres exilés. — Bergheyck se retire tout à fait des affaires; son éloge. — Réforme de troupes. — Électeur de Bavière à la chasse à Marly. — M. le duc de Berry malade et empoisonné. — Mort de M. le duc de Berry; son caractère. — Quel avec sa famille. — M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry; comment ensemble. — Ordres du roi. — Le corps de M. le duc de Berry très promptement porté à Paris aux Tuileries. — Deuil drapé de six mois. — Le roi ne veut point de révérences, de manteaux, de mantes, de harangues ni de compliments. — État du roi. — Sa visite à Mme la duchesse de Berry. — M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans fort touchés. — Raisons particulières à M. le duc d'Orléans. — Mme de Maintenon et duc du Maine. — Duchesse du Maine. — Évêques usurpent pour la première fois, en gardant, fauteuils et carreaux. — Eau bénite. — Comte de Charolais et duc de Fronsac conduisent le coeur au Val-de-Grâce. — M. le Duc et le duc de La Trémoille conduisent le corps à Saint-Denis. — Fils et petits-fils de France tendent seuls chez le roi. — Précautions chez Mme la duchesse de Berry, qui font quelques aventures risibles.

Un événement singulier, et qui fit honneur à la cour, reposera pour quelques moments de ces tristesses. Parmi toutes les dames du palais dont il y avait force dévotes, une seule n'était occupée que de Dieu, son mari un très galant homme, et les deux personnes du monde, lui par peu d'entregent, elle par n'être occupée que de son salut, les moins propres à tirer le moindre parti d'aucune chose, et fort pauvres. C'était la marquise du Châtelet, fille du feu maréchal de Bellefonds. Un reste de considération pour la mémoire de son père et d'avoir été fille d'honneur de Mme la dauphine de Bavière, avec une grande réputation de sagesse et de vertu, la tirèrent de Vincennes où elle vivait avec sa mère, pour la faire dame du palais lorsqu'elle y pensait le moins. Elle aimait tellement sa retraite qu'elle évita le voyage du Pont-Beauvoisin, et tant qu'elle put, Marly dans la suite, pour s'en aller à Vincennes; et à Versailles tant qu'elle pouvait aussi à la chapelle ou dans sa chambre. Du reste gaie, paisible, assidue à ses fonctions, ne se mêlant de rien, mais à force de vertu, de douceur, de piété sincère, aimée, considérée, respectée de tout le monde, de Mme la duchesse de Bourgogne même, et de la jeunesse de la cour dont la vie ressemblait le moins à la sienne.

Ni elle ni son mari, ancien lieutenant général et de qualité distinguée, et fort estimé, ne savaient que faire de leur fils qui avait un régiment et peu ou point de quoi y vivre; avec cela brave et honnête garçon, mais aussi demeuré que le père, et faute de savoir qu'en faire, ils n'y songeaient point du tout. Un beau jour qu'ils étaient tous à Vincennes et la cour à Versailles, Cavoye, qui prenait soin du vieux duc de Richelieu, le trouva fort en peine de sa fille qui venait chez lui d'un couvent de province. Il lui conseilla de s'en défaire promptement à un mari. Il chercha, il imagina Clefmont, fils de M. et de Mme du Châtelet, avec la survivance de Vincennes. Sur tout le bien qu'il lui dit d'eux tous, le bon homme y entra si bien que dans la même conversation Cavoye régla tout ce qu'il pouvait donner, et l'affaire tout de suite résolue. Pour savoir des nouvelles de ce qu'aurait le prétendu, ils envoyèrent à l'heure même chercher Mme de Saint-Géran, qui avait passé ses premières années chez le maréchal de Bellefonds, et qui était leur amie intime. Elle vint et leur dit ce qu'elle en savait. Malgré le peu de bien, M. de Richelieu la chargea de parler au père et à la mère. Au sortir d'avec eux Mme de Saint-Géran en parla à Mme de Nogaret son amie, et qui l'était aussi de Mme du Châtelet, et avait été sa compagne fille d'honneur et dame du palais chez les deux Dauphines. Mme de Nogaret qui avait un excellent esprit trouva que rien ne pouvait être plus avantageux à M. de Clefmont, et tandis qu'elles envoyèrent chercher Mme du Châtelet à Vincennes, Mme de Saint-Géran retourna, de l'avis de Mme de Nogaret, presser l'affaire, tellement que le même soir, car cela ne fut pas plus long, M. de Richelieu fut parler à Mme de Maintenon un moment avant que le roi y entrât. Elle se piquait d'amitié pour lui, et sa porte lui était toujours ouverte. Elle le renvoya écrire au roi et se chargea du reste. Il lui envoya sa lettre dès qu'elle fut faite; elle la présenta au roi qui accorda la survivance en faveur du mariage, et sur-le-champ Mme de Maintenon le manda à M. de Richelieu, de manière que du dîner au souper l'affaire fut imaginée, réglée et consommée, sans que M. ni Mme du Châtelet en eussent la première notion.

Le lendemain ils arrivèrent à Versailles. Mmes de Saint-Géran et de Nogaret les furent trouver aussitôt et leur apprirent que leur fils était marié, et marié avec cinq cent mille livres, à la vérité un peu légères, et peu présentes, à la fille d'un duc et pair bien élevée, et qui sortait tout à l'heure d'un couvent, et avec la survivance de Vincennes. Jamais surprise ne fut pareille à la leur. À la surprise succéda la joie. Ils ne pouvaient comprendre que la chose fût vraie Le mariage se fit aussitôt après. On a vu que la considération seule de Mme du Châtelet avait valu à son mari, et sans qu'elle s'en mêlât ni lui non plus, le gouvernement de Vincennes à la mort de son neveu. Ainsi la vertu fut doublement récompensée uniquement par des traits de Providence, et il est bien remarquable que de toutes les dames du palais, ce fut la seule qui en tira parti, et toujours sans s'en donner aucun soin, et même sans le savoir.

La paix avec l'empereur et l'empire fut publiée, le Te Deum chanté, des feux de joie le soir. Le roi qui était à Marly où le Te Deum ne put être chanté à sa messe, l'alla entendre sur les cinq heures du soir à la paroisse. Le duc de Tresmes donna une grande collation à l'hôtel de ville, et à minuit un grand repas chez lui à beaucoup de dames et d'étrangers, et à des gens de la cour.

En même temps [le roi] donna à Contade une grand'croix de l'ordre de Saint-Louis surnuméraire, n'y en ayant point de vacante, en attendant un gouvernement.

Ce Marly-ci fut encore bien funeste. Il est à propos de le reprendre des le commencement, car c'est le même où arriva le marquis de Brancas, et où le cardinal del Giudice vit le roi, et pendant lequel se sont passées les choses qui ont été racontées depuis.

Quelque temps auparavant, Mme de Saint-Simon s'en était allée de Versailles à Paris incommodée; elle y eut la rougeole. Sur la fin de cette rougeole, le roi alla à Marly le mercredi 11 avril; peu de jours après, Mme de Lauzun et moi reçûmes chacun un billet de Bloin, qui nous mandait que le roi nous avait donné à chacun un logement à Marly, que la rougeole n'était pas comme la petite vérole, et que nous pouvions aller à Marly dès le lendemain. Permettre en ce genre c'était ordonner, et cet ordre était une distinction et une grâce, qui, sous prétexte de peur, fit jalousie à bien des gens. Mme de Saint-Simon alla s'établir chez Mme de Lauzun, à Passy dès qu'elle fut en état de le faire, pour prendre l'air, en changer, et revenir à Versailles le même jour que le roi y retournerait, car le voyage de Marly était annoncé pour être long. Mme la duchesse de Berry, qui était grosse, se trouvait incommodée, et avait été bien aise de demeurer à Versailles comme il lui arrivait quelquefois pendant les Marly; et comme il s'en fallait tout qu'elle fût l'amusement du roi et de Mme de Maintenon, comme avait été Mme la Dauphine, le roi s'en trouvait soulagé quoiqu'il n'aimât pas ces séparations.

Le roi permit au cardinal del Giudice de lui venir faire sa cour à Marly sans le demander, toutes les fois qu'il voudrait. Il le distingua fort, et prit plaisir à lui montrer ses jardins, et tout cela finit enfin par lui donner un logement à Marly. On y apprit la maladie de Ducasse; que Chalais qui était avec les troupes qui allaient faire le siège de Barcelone, avait été mandé à Madrid pour une commission secrète; que Ronquillo avait été exilé avec quelques autres qui déplaisaient à la princesse des Ursins. Le roi apprit aussi avec chagrin que Bergheyck avait obtenu de se retirer de toutes les affaires, et d'aller achever sa vie tranquillement dans une de ses terres en Flandre. C'était un homme infiniment modeste, affable, doux, équitable et parfaitement désintéressé; avec beaucoup d'esprit, mais sage et réglé, et qui possédait à fond toutes les parties du ministère dont il était charge, qui étaient les finances et le commerce des Pays-Bas espagnols où il fut toujours adoré. C'était l'homme du monde le plus véritable, le plus hardi à dire la vérité, qui aimait et cherchait le plus le bien pour le bien, et qui était le plus attaché aux intérêts du roi d'Espagne. Poussé enfin à bout de tous les obstacles qu'il trouvait à tout à la cour de Madrid, où on ne s'accommodait pas d'un ministre si intègre, si éclairé, si libre, et désespérant de rien faire de bon, qui était son ambition unique, quoiqu'il eût des enfants, il prit le parti de tout quitter, au grand soulagement d'Orry et de Mme des Ursins. Nous le verrons passer à la cour revenant de Madrid et allant se confiner dans une petite terre de Flandre, où il vécut retiré encore fort longtemps, aimé, respecté et considéré de tout le monde. Le roi l'aimait, le croyait et l'estimait beaucoup.

Le roi réforma cinq hommes par compagnie d'infanterie qui demeurèrent à quarante-cinq, et de cavalerie qui restèrent à trente. L'électeur vint courre le cerf a Marly le jeudi 26 avril, et ne vit le roi qu'à la chasse; il soupa chez d'Antin et joua dans le salon après avec M. le duc de Berry à un grand lansquenet, puis retourna à Saint-Cloud.

Le lundi 30 avril, le roi prit médecine, et travailla l'après-dînée avec Pontchartrain; sur les six heures du soir il entra chez M. le duc de Berry qui avait eu la fièvre toute la nuit. Il s'était levé sans en rien dire, avait été à la médecine du roi, et comptait aller courre le cerf; mais, en sortant de chez le roi sur les neuf heures du matin, il lui prit un grand frisson qui l'obligea de se remettre au lit. La fièvre fut violente ensuite. Il fut saigné, le roi dans sa chambre, et le sang fut trouvé très mauvais; au coucher du roi, les médecins lui dirent que la maladie était de nature à leur faire désirer que c'en fût une de venin. Il avait beaucoup vomi, et ce qu'il avait vomi était noir. Fagon disait avec assurance que c'était du sang; les autres médecins se rejetaient sur du chocolat, dont il avait pris le dimanche. Dès ce jour-là je sus qu'en croire. Boulduc, apothicaire du roi, qui était extrêmement attaché à Mme de Saint-Simon et à moi, et dont j'ai eu quelquefois occasion de parler, me glissa à l'oreille qu'il n'en reviendrait pas, et qu'avec quelques petits changements, c'était au fond la même chose qu'à M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine. Il me le confirma le lendemain, ne varia ni pendant la courte maladie, ni depuis; et il me dit le troisième jour que nul des médecins qui voyaient ce prince n'en doutait, et ne s'en était caché à lui qui me parlait. Ces médecins en demeurèrent persuadés dans la suite, et s'en expliquèrent même assez familièrement.

Le mardi 1er mai, saignée du pied à sept heures du matin, après une très mauvaise nuit; deux fois de l'émétique qui fit un grand effet, puis de la manne, mais deux redoublements. Le roi y alla au sortir de sa messe, tint conseil de finances, ne voulut point aller tirer comme il l'avait résolu, et se promena dans ses jardins. Les médecins, contre leur coutume, ne le rassurèrent jamais. La nuit fut cruelle. Le mercredi 2 mai le roi alla après sa messe chez M. le duc de Berry qui avait été encore saigné du pied. Le roi tint le conseil d'État à l'ordinaire, dîna chez Mme de Maintenon, et alla après faire la revue de ses gardes du corps. Coettenfao, chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Berry, était venu le matin prier le roi de sa part que Chirac, médecin fameux de M. le duc d'Orléans, vît M. le duc de Berry. Le roi le refusa sur ce que tous les médecins étaient d'accord entre eux, et que Chirac, qui serait peut-être d'avis différent, ne ferait que les embarrasser. L'après-dînée, Mmes de Pompadour et de La Vieuville vinrent de sa part prier le roi de trouver bon qu'elle vînt, avec force propos de son inquiétude, et qu'elle viendrait plutôt à pied. Il y fallait venir en carrosse si elle en avait eu tant d'envie, et avant de descendre le faire demander au roi. La vérité est qu'elle n'avait pas plus d'envie de venir que M. le duc de Berry de désir de la voir, qui ne proféra jamais son nom, ni n'en parla indirectement même. Le roi répondit des raisons à ces dames; sur ce qu'elles insistèrent, il leur dit qu'il ne lui fermerait pas la porte, mais qu'en l'état où elle était cela serait fort imprudent. Il dit ensuite à Madame et à M. le duc d'Orléans d'aller à Versailles pour l'empêcher de venir. Au retour de la revue, le roi entra chez M. le duc de Berry. Il avait encore été saigné du bras, il avait eu tout le jour de grands vomissements où il y avait beaucoup de sang, et il avait pris pour l'arrêter de l'eau de Rabel jusqu'à trois fois. Ce vomissement fit différer la communion; le P. de La Rue était auprès de lui dès le mardi matin, qui le trouva fort patient et fort résigné.

Le jeudi 3, après une nuit encore plus mauvaise, les médecins dirent qu'ils ne doutaient pas qu'il n'y eût une veine rompue dans son estomac. Il commençait dès la veille, mercredi, à se débiter que cet accident était arrivé par un effort qu'il avait fait à la chasse le jeudi précédent que l'électeur de Bavière y était venu, en retenant son cheval qui avait fait une grande glissade, et on ajouta que le corps avait porté sur le pommeau de la selle, et que depuis il avait craché et rendu du sang tous les jours. Les vomissements cessèrent à neuf heures du matin, mais sans aucun mieux. Le roi, qui devait courre le cerf, contremanda la chasse. À six heures du soir, M. le duc de Berry étouffait tellement qu'il ne put plus demeurer au lit; sur les huit heures, il se trouva si soulagé qu'il dit à Madame qu'il espérait n'en pas mourir; mais bientôt après le mal augmenta si fort, que le P. de La Rue lui dit qu'il était temps de ne plus penser qu'à Dieu, et à recevoir le viatique. Le pauvre prince parut lui-même le désirer. Un peu après dix heures du soir, le roi alla à la chapelle où on gardait une hostie consacrée dès les premiers jours de la maladie; M. le duc de Berry la reçut et l'extrême onction, en présence du roi, avec beaucoup de dévotion et de respect. Le roi demeura près d'une heure dans sa chambre, vint souper seul dans la sienne, ne vit point les princesses après souper, et se toucha. M. le duc d'Orléans alla à deux heures après minuit à Versailles, sur ce que Mme la duchesse de Berry voulait encore venir à Marly. Un peu avant de mourir, M. le duc de Berry dit au P. de La Rue, qui au moins le conta ainsi, l'accident de la glissade dont on vient de parler, mais, à ce qui fut ajouté, la tête commençait à s'embarrasser; après qu'il eut perdu la parole, il prit le crucifix que le P. de La Rue tenait, il le baisa et le mit sur son cœur. Il expira le vendredi 4 mai, à quatre heures du matin, en sa vingt-huitième année, étant né à Versailles le dernier août 1686.

M. le duc de Berry était de la hauteur ordinaire de la plupart des hommes, assez gros, et de partout, d'un beau blond, un visage frais, assez beau, et qui marquait une brillante santé. Il était fait pour la société et pour les plaisirs, qu'il aimait tous; le meilleur homme, le plus doux, le plus compatissant, le plus accessible, sans gloire et sans vanité, mais non sans dignité, ni sans se sentir. Il avait un esprit médiocre, sans aucunes vues et sans imagination, mais un très bon sens, et le sens droit, capable d'écouter, d'entendre, et de prendre toujours le bon parti entre plusieurs spécieux. Il aimait la vérité, la justice, la raison; tout ce qui était contraire à la religion le peinait à l'excès, sans avoir une piété marquée; il n'était pas sans fermeté, et haïssait la contrainte. C'est ce qui fit craindre qu'il ne fit pas aussi souple qu'on le désirait d'un troisième fils de France, qui ne pouvait entendre dans sa première jeunesse qu'il y eût aucune différence entre son aîné et lui, et dont les querelles d'enfant avaient souvent fait peur.

C'était le plus beau et le plus accueillant des trois frères, par conséquent le plus aimé, le plus caressé, le plus attaqué du monde; et comme son naturel était ouvert, libre, gai, on ne parlait dans sa jeunesse que de ses reparties à Madame et à M. de La Rochefoucauld qui l'attaquaient tous les jours. Il se moquait des précepteurs et des maîtres, souvent des punitions; il ne sut jamais guère que lire et écrire, et n'apprit jamais rien depuis qu'il fut délivré de la nécessité d'apprendre. Ces choses avaient engagé à appesantir l'éducation; mais cela lui émoussa l'esprit, lui abattit le courage, et le rendit d'une timidité si outrée qu'il en devint inepte à la plupart des choses, jusqu'aux bien séances de son état, jusqu'à ne savoir que dire aux gens avec qui il n'était pas accoutumé, et n'oser ni répondre ni faire une honnêteté dans la crainte de mal dire, enfin jusqu'à s'être persuadé qu'il n'était qu'un sot et une bête propre à rien. Il le sentait, et il en était outré. On peut se souvenir là-dessus de son aventure du parlement, et de Mme de Montauban. Mme de Saint-Simon, pour qui il avait une ouverture entière, ne pouvait le rassurer là-dessus, et il est vrai que cette excessive défiance de lui-même lui nuisait infiniment. Il s'en prenait à son éducation, dont il disait fort bien la raison, mais elle ne lui avait pas laissé de tendresse pour ceux qui y avaient eu part.

Il était le fils favori de Monseigneur par goût, par le naturel du sien pour la liberté et pour le plaisir, par la préférence du monde, et par cette cabale expliquée ailleurs, qui était si intéressée et si appliquée à éloigner et à écraser Mgr le duc de Bourgogne. Comme ce prince, depuis leur sortie de première jeunesse, n'avait jamais fait sentir son aînesse, et avait toujours vécu avec M. le duc de Berry dans la plus intime amitié et familiarité, et avait eu pour lui toutes les prévenances de toute espèce, aussi M. le duc de Berry, qui était tout bon et tout rond, ne se prévalut jamais à son égard de la prédirection. Mme la duchesse de Bourgogne ne l'aimait pas moins, et n'était pas moins occupée de lui faire tous les petits plaisirs qu'elle pouvait que s'il avait été son propre frère, et les retours de sa part étaient la tendresse même et le respect les plus sincères et les plus marqués pour l'un et pour l`autre. Il fut pénétré de douleur à la mort de l'un et à celle de l'autre, surtout à celle de Mgr le duc de Bourgogne lors Dauphin, et de la douleur la plus vraie, car jamais homme n'a su moins feindre que celui-là. Pour le roi, il le craignait à un tel point qu'il n'en osait presque approcher, et si interdit dès que le roi le regardait d'un œil sérieux, ou lui parlait d'autre chose que de jeu ou de chasse, qu'à peine l'entendait-il, et que les pensées lui tarissaient. On peut juger qu'une telle frayeur ne va guère de compagnie avec une grande amitié.

Il avait commencé avec Mme la duchesse de Berry comme font presque tous ceux qu'on marie fort jeunes et tout neufs. Il en était devenu extrêmement amoureux, ce qui, joint à sa douceur et à sa complaisance naturelle, fit aussi l'effet ordinaire, qui fut de la gâter parfaitement. Il ne fut pas longtemps sans s'en apercevoir; mais l'amour fut plus fort que lui. Il trouva une femme haute altière, emportée, incapable de retour, qui le méprisait, et qui le lui laissait sentir, parce qu'elle avait infiniment plus d'esprit que lui, et qu'elle était de plus suprêmement fausse et parfaitement déterminée. Elle se piquait même de l'un et de l'autre, et de se moquer de la religion, de railler avec dédain M. le duc de Berry parce qu'il en avait, et toutes ces choses lui devinrent insupportables. Tout ce qu'elle fit pour le brouiller avec M. [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, et à quoi elle ne put parvenir pour les deux frères, acheva de l'outrer. Ses galanteries furent si promptes, si rapides, si peu mesurées, qu'il ne put se les cacher. Ses particuliers journaliers et sans fin avec M. le duc d'Orléans, et où tout languissait pour le moins quand il y était en tiers, le mettaient hors des gonds. Il y eut entre eux des scènes violentes et redoublées. La dernière qui se passa à Rambouillet, par un fâcheux contre-temps, attira un coup de pied dans le cul à Mme la duchesse de Berry, et la menace de l'enfermer dans un couvent pour le reste de sa vie; et il en était, quand il tomba malade, à tourner son chapeau autour du roi comme un enfant, pour lui déclarer toutes ses peines, et lui demander de le délivrer de Mme la duchesse de Berry. Ces choses en gros suffisent, les détails seraient et misérables et affreux; un seul suffira pour tous.

Elle voulut à toute force se faire enlever au milieu de la cour par La Haye, écuyer de M. le duc de Berry, qu'elle avait fait son chambellan. Les lettres les plus passionnées et les plus folles de ce projet ont été surprises, et d'un tel projet, le roi, son père, et son mari pleins de vie, on peut juger de la tête qui l'avait enfanté et qui ne cessait d'en presser l'exécution. On en verra dans la suite encore d'autres. Elle sentit donc moins sa chute à la mort de M. le duc de Berry que sa délivrance. Elle était grosse, elle espérait un garçon, et elle compta bien de jouir en plein de sa liberté, délivrée de ce qui lui avait attiré tant de choses fâcheuses du roi et de Mme de Maintenon, qui ne prendraient plus la même part dans sa conduite.

M. le duc de Berry était fort aimé et fut généralement regretté. Le vendredi matin, qu'il mourut, Mme de Maintenon, les princes, les princesses se trouvèrent au réveil du roi dans le petit salon, devant sa chambre. Tout s'y passa à peu près comme on l'a vu à la mort de Mgr le duc de Bourgogne, lors Dauphin. Le roi, dans son lit, donna ses ordres à Dreux, grand maître des cérémonies, se leva, entendit la messe à la chapelle plus tôt qu'à l'ordinaire, et passa tout le reste de la matinée chez Mme de Maintenon. Dès qu'il eut dîné, il alla se promener en calèche dans la forêt de Marly, c'est-à-dire entre trois et quatre heures. Dès qu'il fut sorti, le corps de M. le duc de Berry fut mis dans son carrosse, environné de ses pages et de ses gardes, suivi d'un autre de ses carrosses rempli de ses officiers principaux: MM. de Béthune, depuis duc de Sully, premier gentilhomme de la chambre en année; le chevalier de Roye, capitaine des gardes en quartier; Sainte-Maure, premier écuyer; Montendre, capitaine des Suisses de sa garde; Pons, maître de sa garde-robe en année; et Champignelle, premier maître d'hôtel. On avait préparé à la hâte un appartement funèbre à Paris, aux Tuileries, où il fut déposé. Ainsi il ne demeura pas douze heures à Marly après sa mort. Le roi régla le même jour que la maison subsisterait jusqu'aux couches de Mme la duchesse de Berry, pour continuer si c'était d'un prince.

Le lendemain, samedi, le roi ordonna à son lever que le deuil commencerait le mardi suivant, que les princes du sang, ducs, officiers de la couronne, princes étrangers et grands officiers, draperaient, quoiqu'il ne portât point le deuil; qu'il durerait six mois; et déclara qu'il ne voulait point de révérences, ni voir personne en manteau ni en mante, ce qui fut cause qu'il n'y en eut pas même chez Mme la duchesse de Berry. Il chargea Breteuil, introducteur des ambassadeurs, d'avertir les ministres étrangers qu'il recevrait leurs compliments en allant et en revenant de la messe, mais qu'il ne donnerait d'audience pour cela à pas un d'eux; et il dit au premier président, qui était venu recevoir ses ordres, qu'il ne voulait de compliment d'aucune compagnie. Il manda la perte qu'il venait de faire à la reine d'Angleterre, à Saint-Germain, par le duc de Tresmes, et à Mme la duchesse de Berry qu'il irait la voir le lendemain. II vécut ce jour-là à l'ordinaire, et alla faire une dernière revue de ses gardes du corps, qu'il renvoya dans leurs quartiers. Il avait l'âme fort noircie; mais il était d'ailleurs peu touché, et il ne cherchait pas à s'affliger. Les bienséances en souffrirent.

Le dimanche après-dîner, le roi fut à Versailles voir Mme la duchesse de Berry. Mme de Saint-Simon y était revenue, qui en reçut beaucoup d'honnêtetés, et force caresses de Mme la duchesse de Berry. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans étaient auprès d'elle. Le roi lui fit fort bien; mais il n'y demeura qu'un quart d'heure, et s'en retourna à Marly se promener dans ses jardins.

M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans sentirent toute la grandeur de la perte. C'était un lien qui les attachait au roi de fort près. Sa rupture était irréparable. L'idée de régence ne consola point M. le duc d'Orléans. Il ne pouvait se dissimuler sa supériorité d'esprit sur un gendre avec qui d'ailleurs ses intérêts étaient communs, et qu'il conduirait nécessairement. D'ailleurs cette régence ne paraissait pas encore prochaine. Il fut véritablement affligé par intérêt et par amitié.

La nature du mal qui avait emporté ce gendre ne tarda pas à devenir publique, et le contre-coup en fut pareil à celui des précédentes pertes. Plus elles augmentaient, plus M. le duc d'Orléans demeurait seul, plus l'intérêt s'augmentait de l'affubler de ce qu'il y avait de plus odieux, de le rendre tel au roi et au monde, et on y était enhardi par l'expérience des précédents essais. Mme de Maintenon et un intérieur de valets affidés y prétaient toute leur assistance, et on n'oubliait pas à s'aider au dehors des ressorts qui avaient donné tant de succès à M. de Vendôme dans tous les temps, surtout contre M. le duc de Bourgogne. Ces ressorts, M. du Maine en disposait; il les avait trop maniés dans ce temps-là pour se trouver rouillé à les remettre en pratique, et s'en était trop utilement servi à la mort des deux Dauphins et de la Dauphine. Le roi ne montra rien au dehors; mais ces bons ouvriers n'y perdirent rien, comme on le verra en plus d'un endroit, et qu'ils surent toujours croître et s'élever sur un si bon fondement. M. le duc d'Orléans n'était pas encore revenu avec le roi, ni avec le monde des premiers bruits excités contre lui. Ceux qui les avaient tramés avaient su ne les pas laisser s'évanouir. Ces derniers les réchauffèrent, et formèrent un étrange groupe, sous lequel il n'y eut qu'à baisser la tête et ployer les épaules.

Un intérêt domestique affligeait encore M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Ils avaient éprouvé ce dont leur fille avait été capable ayant un fils de France pour époux. Ils comprirent donc aisément quel essor elle était capable de prendre veuve, et ils avaient raison d'en trembler. M. le duc d'Orléans, attaqué et miné de la sorte, était l'unique prince légitime qui eût âge d'homme.

Jamais aussi ne vit-on M. du Maine si solaire et si désinvolte qu'alors. On voyait qu'il se cachait encore plus qu'à l'ordinaire; mais, dans le peu qu'on l'apercevait quelquefois, on sentait qu'il se tenait à quatre, et toutefois qu'il ne touchait pas à terre. Jamais les Guise si accueillants qu'il se le montra malgré lui en partie, et en partie il voulait l'être, parce qu'il voulait tout gagner. Tout cela, et tout à la fois, se sentait comme au nez. À peine osait-on s'en couler un demi-mot à l'oreille entre les plus clairvoyants et les plus sûrs l'un de l'autre. Mme du Maine gardait moins de mesures. Elle triomphait à Sceaux; elle y nageait dans les plaisirs et les fêtes, et M. du Maine, qui, assis vers la porte, en faisait les honneurs plus souvent qu'il n'eut voulu, en paraissait embarrassé et honteux.

Les obsèques de M. le duc de Berry furent un peu cavalières. Cela fut pitoyable aux Tuileries. Les évêques prirent des fauteuils et des carreaux pour garder. Dreux les laissa faire. Ce rut la première fois que cette usurpation eut lieu. Les princes du sang, les ambassadeurs, les ducs allèrent en manteaux à l'eau bénite, et les compagnies; tout cela reçu par les principaux officiers en forme de maison et conduits. Le comte de Charolais et le duc de Fronsac conduisirent le jeudi 10 mai le cœur au Val-de-Grâce. M. le duc d'Orléans devait mener le corps à Saint-Denis, il pria le roi de l'en dispenser; M. le duc en fut chargé à sa place avec le duc de La Trémoille. Ce fut le mercredi 16 mai. La décence fut fort observée chez Mme la duchesse de Berry, à quoi Mme de Saint-Simon eut grande attention. Les fils et petits-fils de France tendent leurs appartements chez le roi, ce que ne peuvent faire les princes du sang. Mme la Duchesse même, malgré les distinctions de la bâtardise, n'eut rien de veuve dans le sien.

Celui de Mme la duchesse de Berry fut entièrement fermé et sans jours, c'est-à-dire la chambre où elle était; le reste n'était que tendu. Cette précaution fut prise pour qu'on ne la vit pas dans son lit; et la première fois que le roi y vint, on ne donna de jour qu'au moment qu'il entra pour qu'il vît à se conduire. Personne que lui n'eût ce privilège, ce, qui causa force scènes ridicules et des rires assez indécents qu'on avait peine à retenir. Les personnes habitantes de la chambre étaient accoutumées, à y voir un peu, mais celles qui venaient du grand jour n'y voyaient rien, trébuchaient et, avaient besoin de secours. Le P. du Trévoux et le P. Tellier après lui firent leur compliment à la muraille, d'autres au pied du lit; cela devint un amusement secret. Les dames et le domestique étaient affligés, mais il arrive des accidents ridicules qui surprennent le rire, et puis on en est honteux. Cet aveuglement factice ne dura que le moins qu'on put.

CHAPITRE VII. §

Le roi voit en particulier le cardinal del Giudice, tous deux avec surprise; et peu après l'électeur de Bavière. — Mort de La Taste: sa femme. — Mort du duc de Guastalla. — Cardinal de Bouillon à Rome. — Mort, naissance et caractère de la maréchale d'Estrées douairière. — Congrès de Bade. — Camps de paix. — Nesle quitte le service; en est puni. — Succession de M. le duc de Berry. — Deux cent mille livres d'augmentation de pension à Mme la duchesse de Berry. — Canal de Mardick. — Trente mille livres d'augmentation de pension à Ragotzy, et quarante mille livres de pension à distribuer dans son parti. — Survivances des gouvernements du duc de Beauvilliers à son gendre et à son frère. — Mort et caractère de la duchesse de Lorges. — Des Forts conseiller d'État. — Mort et caractère de Saint-Georges, archevêque de Lyon. — Mort de Matignon, évêque de Lisieux. — Petite sédition à Lyon; le maréchal de Villeroy y va. — Chalais à Paris; Giudice à Marly. — Le roi, à qui il échappe un mot inintelligible sur la princesse des Ursins, résout entièrement sa perte. — L'Espagne signe la paix sans plus parler de souveraineté pour la princesse des Ursins. — Soixante-huit bataillons français avec Berwick pour le siège de Barcelone. — Giudice, puis Chalais, voient le roi en particulier. — Ducasse, malade, revient; remplacé par Bellefontaine. — Mort de Menager; son caractère. — Duchesse de Berry blessée d'une fille. — Mme de Saint-Simon, par méprise du roi, la conduit à Saint-Denis, et le coeur au Val-de-Grâce. — Mort de la première électrice d'Hanovre. — Mort, naissance, famille et caractère de la duchesse de Bouillon. — Mariage de La Mothe avec Mlle de La Roche-Courbon; et d'une fille du marquis de Châtillon avec Bacqueville. — Mariage de Creuilly avec une Spinola. — Giudice établi à Marly. — Berwick part pour faire le siège de Barcelone. — Chalais donne part particulière au roi du mariage du roi d'Espagne avec la princesse de Parme. — Giudice voit aussitôt après le roi en particulier. — Retraite de Bergheyck; il arrive d'Espagne, vient à Marly.

Le roi vécut à son ordinaire à Marly dès aussitôt après la perte de son petit-fils, mais les musiques chez Mme de Maintenon ne recommencèrent que quelques jours après le retour à Versailles. Il fit entrer le cardinal del Giudice un matin dans son cabinet, qui ne s'y attendait point, peu de jours après la mort de M. le duc de Berry. Il le croyait chargé de quelque affaire qu'il ne voulait pas être sue des ministres, et le roi était seul, mais le cardinal ne lui dit rien de nouveau, et montra ainsi le vide de sa commission.

L'électeur de Bavière vint peu de jours après de Saint-Cloud, sur les six heures du soir, à Marly. Il entra d'abord dans le cabinet du roi. Il y demeura tête à tête un quart d'heure, et s'en retourna tout de suite à Saint-Cloud. Il revint le lendemain courre le cerf, et ne vit le roi qu'à la chasse.

Le gros La Taste mourut subitement à Versailles: c'était une manière de gros brutal que le roi traitait bien, et que tout le monde connaissoit, parce qu'il avait passé presque toute sa vie aide-major des gardes du corps. Il se retira, demeura à Versailles, ne connaissant point d'autre pays, et se maria par inclination. Il était pourtant fort vieux, et il avait plus de quatre-vingts ans quand il mourut. Le roi laissa deux mille livres de pension à cette femme, qui était jolie et qui avait des protecteurs. Chamlay prit soin d'elle, et il prit soin de lui quand il fut vieux et apoplectique. Elle n'y perdit pas.

En même temps mourut le duc de Guastalla, qui aurait dû succéder au duc de Mantoue si l'empereur, qui s'était emparé de ses États pendant la guerre, n'eût mieux aimé les garder à la paix. La grandeur d'âme, la fidélité et la valeur personnelle de Louis XIII au célèbre Pas de Suse, son opiniâtreté et sa capacité pour le forcer, avait sauvé autrefois la maison de Gonzague des griffes de la maison d'Autriche; mais ce héros n'était plus.

Le cardinal de Bouillon était enfin arrivé des Pays-Bas à Rome. Il semblait que ce fût malgré lui, tant il avait prolongé son voyage. Tous les François et les attachés à la couronne eurent défense de le voir, et de tout commerce. Les cardinaux Gualterio et de La Trémoille eurent permission de l'aller voir une seule fois comme doyen du sacré collège, et reçurent d'ailleurs la même défense que tous les autres François. Le cardinal de Bouillon fit à Rome une figure triste, et y parut fort délaissé et fort peu considéré.

La maréchale d'Estrées, douairière, mourut à Paris. Elle avait eu à Marly, ce voyage-ci, dont elle ne manquait guère aucun, un logement tout neuf qui la tua. Elle s'y trouva fort mal, se fit porter à Paris, et y mourut bientôt après. Elle était fille d'un riche financier nommé Morin, qu'on n'appelait que Morin le juif. C'était une grande et assez grosse femme, de bonne mine, quoique avec des yeux un peu en dedans, qui avait une physionomie haute, audacieuse, résolue, et pleine d'esprit; aussi n'a-t-on guère vu de femme qui en eût tant, qui sût tant de choses, ni qui fût de plus excellente compagnie. Elle était brusque et pourtant avec politesse, et savait très bien rendre ce qu'elle devait, et se le faire rendre aussi. Elle avait passé sa vie à la cour, et dans le meilleur du plus grand monde, jouant gros jeu nettement et avec jugement. On la craignait fort, et on ne laissait pas de la rechercher. Elle passait pour méchante. Elle ne l'était que par dire franchement et très librement son avis de tout, souvent très plaisamment, toujours avec beaucoup d'esprit et de force, et de n'être pas d'humeur à rien souffrir. Dangereuse alors à se lâcher en peu de mots d'une manière solide et cruelle, et à parler en face aux gens, à les faire rentrer sous terre. D'ailleurs n'aimant ni les querelles ni à médire pour médire, mais à se faire considérer et compter, et elle l'était beaucoup, et vivait très bien dans sa famille.

Elle était avare à l'excès, et en riait la première; avec cela brocanteuse, se connaissoit aux choses et aux prix, avait le goût excellent et ne se refusait rien. Quand il lui prenait fantaisie de donner un repas, rien de plus choisi, de plus exquis ni de plus magnifique. Elle était bonne amie, de très bon conseil, fidèle et sûre, et sans être de ses amis on ne risquait jamais à parler devant elle.

Mlle de Tourbes qui n'avait pas moins d'esprit qu'elle, et de la même sorte, mais plus impérieux et plus aigre, se laissa un jour tomber à Marly, au milieu du salon, chargée de pierreries, en dansant au bal devant le roi. Sa mère qui, comme les vieilles, était assise au second rang, escalada le premier, courut à sa fille, et sans s'informer si elle était blessée, car elle était encore par terre, ne pensa qu'aux pierreries. On en rit beaucoup, elle aussi.

Elle lui laissa plus de huit cent mille livres; presque autant au maréchal d'Estrées son fils; à Mme de Courtenvaux et à l'abbé d'Estrées ses autres enfants six cent mille livres chacun, sans compter un amas prodigieux de meubles, de bijoux, de porcelaines; de la vaisselle en quantité et des pierreries. Elle avait soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit ans, avait l'esprit et la santé comme à quarante, et sans ce logement neuf aurait encore vécu très longtemps. Quoiqu'elle aimât peu de gens, elle fut regrettée, mais avec tout son esprit elle n'aurait jamais pu durer hors de la cour et du grand monde. Elle vivait bien avec sa belle-fille et avec les Noailles, et ne laissait pas d'être excellente sur eux et avec eux.

Le mercredi 16 mai, jour du convoi de M. le duc de Berry, le roi quitta ce funeste Marly et retourna à Versailles. En même temps, le prince Eugène manda au maréchal de Villars que le comte de Goëz et le baron Seylern, plénipotentiaires de l'empereur avec lui à Bade, s'y acheminaient, et qu'ils avaient les pouvoirs de l'empire pour ce qui le concernait. On fit partir aussitôt Saint-Contest, et Villars, qui ne tarda pas à le suivre, se mesura sur l'arrivée du prince Eugène à Bade. En même temps, on fit deux camps de paix pour exercer les troupes, qui n'en avaient pas grand besoin, mais ce ne fut que de la cavalerie pour consommer les fourrages dont on avait trop de magasins.

Le marquis de Nesle, qui avait la compagnie écossaise de la gendarmerie, se sentant peu propre au service, la vendit à son cousin germain le comte de Mailly, qui n'y fit pas plus de fortune. Nesle l'avait achetée deux cent dix mille livres. Le roi, qui n'aimait pas qu'on quittât le service de si bonne heure, la taxa à cent cinquante mille livres.

Le roi dit le soir après souper dans son cabinet, à Madame, qu'il voulait être tuteur de Mme la duchesse de Berry et de l'enfant dont elle était grosse. Il avait, le même jour, envoyé Voysin et Pontchartrain faire l'inventaire des pierreries de M. le duc de Berry. Celles que Mme la duchesse de Berry avaient apportées lui furent rendues, celles que M. le duc de Berry avait à lui avant son mariage furent réservées à l'enfant qui naîtrait, les acquises depuis partages entre la mère et l'enfant. En même temps, le roi donna à Mme la duchesse de Berry deux cent mille livres d'augmentation de pension.

La perte de Dunkerque, dont les Anglais avaient exigé la ruine des fortifications et du port, fit imaginer un canal à Mardick, pour y faire peu à peu un port en supplément. Le Blanc, intendant de cette province, le proposa à Pelletier, chargé de l'intendance des fortifications et du génie. Cela fut fort goûté, et on se mit à y travailler avec chaleur. Les Anglais s'en sont fort scandalisés dans tous les temps; on leur a répondu qu'on ne faisait rien en cela contre les conventions de la paix, et cet ouvrage, quoique quelquefois interrompu par leurs cris et leurs menaces, a assez bien réussi, en sorte qu'on n'a cessé depuis de l'augmenter.

Ragotzi avait du roi six cent mille livres au denier vingt-cinq sur l'hôtel de ville, mais dont les deux cinquièmes étaient retranchés, et vingt-quatre mille écus de pension. Il eut en ce temps-ci dix mille écus d'augmentation de pension, et de plus une autre de quarante mille livres à distribuer à son gré entre les principaux de son parti dont les biens de Hongrie étaient confisqués. M. de Beauvilliers, encore malgré tout ce que je lui pus dire, fit donner au duc de Mortemart la survivance de son gouvernement du Havre de Grâce, qui est indépendant et vaut trente-trois mille livres de rente, et au duc de Saint-Aignan celle de Loches, qui ne vaut rien, mais qui est au milieu des terres qu'il lui a données en le mariant. La justice y eut plus de part que l'inclination. Il prétendait qu'il devait ce dédommagement à son gendre des avantages qu'il a faits à son frère.

La duchesse de Lorges, troisième fille de Chamillart, mourut à Paris, en couche de son second fils, le dernier mai, jour de la Fête-Dieu, dans sa vingt-huitième année. C'était une grande créature, très bien faite, d'un visage agréable, avec de l'esprit et un naturel si simple, si vrai, si surnageant à tout, qu'il en était ravissant; la meilleure femme du monde et la plus folle de tout plaisir, surtout du gros jeu. Elle n'avait quoi que ce soit des sottises de gloire et d'importance des enfants des ministres; mais tout le reste, elle le possédait en plein. Gâtée dès sa première jeunesse par une cour prostituée à la faveur de son père, avec une mère incapable d'aucune éducation, elle ne crut jamais que la France ni le roi pût se passer de son père. Elle ne connut aucun devoir, pas même de bienséance. La chute de son père ne put lui en apprendre aucun, ni émousser la passion du jeu et des plaisirs. Elle l'avouait tout le plus ingénument du monde, et ajoutait après qu'elle ne pouvait se contraindre. Jamais personne si peu soigneuse d'elle-même, si dégingandée: coiffure de travers, habits qui traînaient d'un côté, et tout le reste de même, et tout cela avec une grâce qui réparait tout. Sa santé, elle n'en faisait nul compte; et pour sa dépense, elle ne croyait pas que terre pût jamais lui manquer. Elle était délicate, et sa poitrine s'altérait. On le lui disait: elle le sentait, mais de se retenir sur rien, elle en était incapable. Elle acheva de se pousser à bout de jeu, de courses, de veilles en sa dernière grossesse. Toutes les nuits elle revenait couchée en travers dans son carrosse. On lui demandait en cet état quel plaisir elle prenait. Elle répondait d'une voix qui de faiblesse avait peine à se faire entendre qu'elle avait bien du plaisir. Aussi finit-elle bientôt. Elle avait été fort bien avec Mme la Dauphine et dans la plupart de ses confidences. J'étais fort bien avec elle; mais je lui disais toujours que pour rien je n'eusse voulu être son mari. Elle était très douce, et pour qui n'avait que faire à elle, fort aimable. Son père et sa mère en furent fort affligés.

Orcey, frère de feue Mme de Montchevreuil, qui avait été prévôt des marchands, mourut en même temps. Il était conseiller d'État. Sa place fut donnée à des Forts, qui a depuis été deux fois contrôleur général, et qui était lors encore fort jeune, fils de Pelletier de Sousy et intendant des finances.

Saint-Georges, archevêque de Lyon, y mourut, prélat pieux, décent, réglé, savant, imposant, résidant et de grande mine avec sa haute taille et ses cheveux blancs. Il y avait longtemps que cette grande église, dont il avait été chanoine ou comte, comme ils les nomment, et archevêque de Tours, n'avait vu d'évêque; et depuis lui elle n'en a pas vu, j'entends des évêques qui prissent la peine de l'être. Bientôt après mourut l'évêque de Lisieux, frère du comte et du maréchal de Matignon.

Il y eut un petit désordre à Lyon pour une imposition que la ville avait nouvellement mise sur la viande. Les bouchers excitèrent le peuple, dont quantité prit les armes et fit une assez grande sédition, tellement que Méliand, intendant, fut obligé d'ôter l'imposition, et apaisa tout par là. Cette imposition n'avait pas été trop approuvée: ainsi l'intendant le fut. Le maréchal de Villeroy, qui sur tous les hommes du monde aimait à se faire de fête, se trouvait lors à Villeroy avec un peu de goutte. Il écrivit au roi pour lui permettre d'aller à Lyon. Il l'obtint et partit. On envoya ordre à quelques troupes du camp de la Saône d'y marcher, et le maréchal de Villeroy trouva en arrivant qu'il n'y avait plus rien à faire; mais il ne laissa pas d'y demeurer. Au moins était-il mieux là qu'à la tête d'une armée.

Chalais, qu'on a vu mandé de l'armée destinée à Barcelone, s'était peu arrêté à Madrid. Il était arrivé à Paris, dépêché par la princesse des Ursins, et elle l'avait chargé de lettres pour le cardinal del Giudice. La corde venait de casser par le roi sur sa souveraineté, et la paix [était] enfin conclue avec l'Espagne, sans en faire mention, laquelle était demeurée seule en arrière accrochée sur ce point. Dans ces entrefaites, le roi alla, le mardi 29 mai, à Marly, et y donna un logement au cardinal del Giudice.

J'étais du voyage à mon ordinaire, quoique Mme de Saint-Simon fût restée à Versailles auprès de Mme la duchesse de Berry. Le roi n'avait pas ouï parler encore par le roi d'Espagne qu'il pensât se remarier, beaucoup moins à une fille de Parme; mais il en était informé d'ailleurs. Ce procédé, enté sur la souveraineté prétendue par la princesse des Ursins et sur toute sa conduite avec le roi d'Espagne depuis la mort de la reine, mit le sceau à la résolution de la perdre sans retour.

Il échappa au roi, toujours si maître de soi et de ses paroles, un mot et un sourire sur Mme des Ursins tellement énigmatique, quoique frappant, que Torcy, à qui il le dit, n'y comprit rien. Dans sa surprise il le conta à Castries, son ami intime, et celui-ci à Mme la duchesse d'Orléans, qui le conta à M. le duc d'Orléans et à moi. Nous nous cassâmes vainement la tête pour y comprendre quelque chose. Toutefois un mot si peu intelligible sur une personne comme Mme des Ursins, et qui jusqu'à ces derniers temps avait été si parfaitement avec le roi et avec Mme de Maintenon, ne me parut pas favorable. J'y étais confirmé par ce qui venait de se passer sur sa souveraineté, mais à mille lieues de la foudre que cet éclair annonçait, et qui ne nous le développa que par sa chute. Mais il n'est pas temps encore d'en parler.

Le mariage de Parme était conclu, et le roi n'en ouït point encore parler de quelque temps de la part de l'Espagne. Tout portait à croire néanmoins que Chalais n'était venu que pour cette affaire, que les dépêches qu'il avait apporiées au cardinal del Giudice la regardaient. Peut-être s'en trouvèrent-ils embarrassés, et qu'ils différèrent. Je n'en ai pas pénétré davantage là-dessus. Peut-être aussi cela ne regardait-il encore que la souveraineté manquée, et l'ordre envoyé aux plénipotentiaires d'Espagne de signer la paix, sans en plus parler. Quoi qu'il-en soit, Chalais apporta lui-même les paquets dont il était chargé au cardinal del Giudice à Marly. Il s'en retourna sans voir le roi ni personne. C'était le samedi 2 juin.

Le lendemain dimanche 3, le roi, satisfait enfin de l'ordre du roi d'Espagne envoyé à Utrecht, fit entrer le duc de Berwick dans son cabinet, à qui il ordonna de se tenir prêt à partir pour le siège de Barcelone avec soixante-huit bataillons français, à qui en même temps on envoya ordre d'y marcher, et quatre lieutenants généraux, et quatre maréchaux de camp français, outre ceux qui y sont déjà. Le duc de Mortemart obtint d'y être le cinquième de ces maréchaux de camp. On remarquera en passant que ce départ fut bien retardé, tandis que les Espagnols en corps d'armée se morfondaient en Catalogne, sous le duc de Popoli qui s'en retourna vilainement à Madrid dès que le siège commença. Brancas, courant au plus fort avec le cardinal del Giudice, avait eu ordre, comme on l'a vu, de s'arrêter en chemin, où il rencontrerait Berwick, pour conférer avec lui. Le roi sans doute s était ravisé sur l'opiniâtreté de l'Espagne à arrêter la paix sur la souveraineté de Mme des Ursins. Il y avait longtemps que Brancas et le cardinal étaient arrivés, sans qu'il fût mention du départ de Berwick ni des troupes qui lui étaient destinées, et l'ordre n'en fut donné, comme on le voit, qu'immédiatement après que le roi fut assuré que le roi son petit-fils avait enfin envoyé les siens à Utrecht de signer sans plus songer à la souveraineté.

Aussitôt après que le duc de Berwick fut sorti du cabinet du roi, il y fit entrer le cardinal del Giudice, apparemment pour lui dire ce qu'il venait de commander, et trois jours après, Chalais revint passer quelques heures à Marly, où Torcy le mena pour quelques moments dans le cabinet du roi.

Ducasse, retombé malade à la mer, demanda son congé. On le fit remplacer par Bellefontaine, lieutenant général.

Menager, troisième plénipotentiaire à Gertruydemberg et à Utrecht, dont on a suffisamment parlé alors pour le faire connaitre, mourut d'apoplexie à Paris, fort riche, sans avoir été marié. Ce fut dommage pour sa probité, sa modestie, sa capacité dans le commerce et son intelligence dans les affaires. Il n'était point vieux.

Mme la duchesse de Berry se blessa dans sa chambre, le samedi 16 juin, d'une fille qui ne vécut que douze heures. Le roi, qui était à Rambouillet, nomma Mme de Saint-Simon, comme duchesse, pour mener ce petit corps à Saint-Denis, et le cœur au retour au Val-de-Grâce. Deux heures après il dit qu'il l'avait nommée parce qu'elle lui était venue la première dans l'esprit comme étant à Versailles, et Mme de Pompadour de même pour femme de qualité, mais que s'il eût pensé que l'une était dame d'honneur, l'autre gouvernante, laquelle par son emploi y devait toujours aller, il aurait nommé une autre duchesse et une autre dame. Mais la chose était faite et de Rambouillet, et Mme de Saint-Simon en eut la corvée. L'évêque de Séez, premier aumônier de feu M. le duc de Berry, était avec elle, et à droite au fond du carrosse, portant le cœur; Mme de Pompadour et Mme de Vaudreuil, gouvernante et sous-gouvernante au devant; le curé à la portière; et à l'autre portière le petit corps; des gardes, des pages, des carrosses de suite. Il en eurent pour quatorze ou quinze heures.

La princesse Sophie, palatine, veuve du premier électeur d'Hanovre, et mère du premier Hanovre roi d'Angletterre, mourut à quatre-vingts ans. Elle était fille de la sœur du roi Charles Ier d'Angleterre, qui eut la tête coupée, et fille de l'électeur palatin, à qui il en prit si mal de s'être voulu faire roi de Bohême. Ce fut par elle que le droit à la couronne d'Angleterre vint à la maison d'Hanovre, non qu'indépendamment de la ligne royale des Stuarts il n'y eût plusieurs héritiers plus proches, mais tous catholiques, et elle était la plus proche d'entre les protestants. C'était une princesse de grand mérite, qui avait quatre-vingts ans. Elle avait élevé Madame, qui était fille de son frère, laquelle avait conservé un extrême attachement pour elle, et qui toute sa vie lui écrivit, deux fois la semaine, des vingt à vingt-cinq pages par ordinaire. C'était à elle à qui elle écrivait ces lettres si étranges que le roi vit, et qui la pensèrent perdre à la mort de Monsieur, comme on l'a vu alors. Elle fut affligée au dernier point de la perte de cette tante.

M. de Bouillon avait eu une assez grande maladie à Versailles, dont on crut même qu'il ne reviendrait pas. Lorsqu'il se trouva en état de changer d'air, il alla le prendre à Clichy. Mme de Bouillon l'y alla voir de bonne heure le mercredi 20 juin. En entrant dans sa chambre elle se trouva si mal et si subitement, qu'elle tomba à ses pieds et y mourut à l'instant même. Elle avait eu deux ou trois attaques d'apoplexie si légères qu'elles furent traitées d'indigestion, et qu'elle ne prit aucune sorte de précaution. Elle avait soixante-huit ans, et on voyait encore en elle de la beauté et mille agréments. Cet épouvantable spectacle fut regardé de tout le monde comme une amende honorable à son mari de sa conduite, dont elle ne s'était jamais contrainte un moment, au point qu'elle ne voyait que très peu de femmes qui n'avaient rien à perdre, mais la meilleure et la plus florissante compagnie en hommes, dont sa maison, d'où elle ne sortait guère, était le rendez-vous, avec grand jeu et grande chère. Mais sur la fin elle était devenue avare, et avait éclairci sa compagnie par son humeur, sa mauvaise chère, et se faire donner à souper partout où elle pouvait.

Elle avait été mariée en 1662, et elle était la dernière des nièces du cardinal Mazarin, mort 9 mars 1661, au château de Vincennes, où il s'était fait porter. Elle était née à Rome en 1646, de Michel-Laurent Mancini, mort en 1657, et d'une soeur du cardinal Mazarin, mariée en 1634, et morte en 1656. Ces Mancini ne sont connus depuis 1380 que par des contrats d'acquisitions et de vente du prix de quarante ou cinquante florins, et des dots de quarante et cinquante ducats jusque très tard. Jamais aucun emploi de nulle sorte, jamais ni fiefs ni terre, jamais une alliance qui se puisse nommer, ni active ni passive. On trouve vers 1530 une Jacqueline Mancini, mariée à Jean-Paul Orsini; mais ce Jean-Paul est entièrement ignoré par Imhof, qui est exact et instruit des maisons d'Italie, et ne se trouve nulle part. On ne voit même personne de la maison Ursine qui ait porté le nom de Jean-Paul. Ajoutez à cette obscurité les alliances actives et passives contemporaines des Mancini, celle de cet inconnu n'imposera pas.

Une seule acquisition d'un château ruiné et quelque terre autour, aux portes de Rome, appelé Leprignana, de Jacques Conti pour cinq mille florins, revendue longtemps après quarante mille écus à un Justiniani, fait toute leur illustration. On voit aussi que, vers les temps de cette vente, leurs dots passaient mille ducats, et vers ces mêmes temps un Laurent Mancini est dit avoir servi les Vénitiens avec distinction, mais en quelle qualité ? c'est ce qui n'est point exprimé. Enfin Paul Mancini, grand-père de Mme de Bouillon, servit en 1597 à la guerre de Ferrare, on ne dit point encore en quelle qualité, épousa en 1600 Vittoria Capoccia, fille de Vincent se qualifiant patrice romain, et en eut quinze mille écus de dot. Voilà l'illustre de la race. Il revint à Rome, s'adonna à l'étude, et l'académie des Humoristes prit naissance dans sa maison. Enfin devenu veuf, il prit l'habit ecclésiastique, il laissa trois fils et deux filles. L'une épousa en 1624 Jacques Velli, l'autre Sartorio Teofilo. Jusqu'ici les alliances ne brillent pas; les trois fils furent Laurent, qui épousa la sœur du cardinal Mazarin, longtemps avant sa fortune, et qui mourut en 1657, veuf depuis un an. Le second, Fr. Marie Mancini, eut par la nomination du roi le chapeau de cardinal en 1660. Il était né en 1606 et mourut en 1672. Le troisième, Laurent-Grégoire, qui était de 1608, mourut jeune et obscur: aucun des trois ne sortit d'Italie.

Michel-Laurent Mancini n'eut aucun emploi, point de terres connues, ne brilla pas plus que ses pères, et comme eux, vécut en citadin obscur à Rome, et fort inconnu. Ses enfants furent plus heureux. Le cardinal Mazarin en fit comme des siens, et les fit venir en France. Il y avait trois garçons et cinq filles; deux autres étaient mortes à Rome enfants.

L'aîné des fils fut tué au combat de Saint-Antoine, en 1652, tout jeune. Il promettait beaucoup et la fortune encore davantage. Le cardinal Mazarin en fut très affligé. M. de Nevers était le second, dont il a été parlé en son lieu. Le troisième, qui ne promettait pas moins pour son âge que l'aîné, mourut à quatorze ans, en 1658. Il était au collège des jésuites. La jalousie que quelques écoliers conçurent des distinctions qu'il y avait les poussa à le berner dans une couverture. Il en tomba, et se blessa tellement qu'il en mourut, dont le cardinal Mazarin fut outré. Cet exemple, et celui du fils aîné du maréchal de Boufflers par les jésuites mêmes, avec bien d'autres, montrent que ce collège des jésuites n'est pas un lieu sûr pour ceux que la fortune élève dès leur première jeunesse. Voici maintenant les filles :

Laure-Victoire, mariée, 4 février 1651, au duc de Mercœur, fils aîné du duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV, puis duc de Vendôme, morte à Paris, 4 février 1657, mère du dernier duc de Vendôme, dont il a été tant parlé en ces Mémoires, et du grand prieur de France. Elle n'avait pas vingt et un ans encore. Son mari fut cardinal en mars 1667, et mourut en août 1668.

Olympe, mariée, 20 février 1657, à Eugène-Maurice de Savoie, comte de Soissons, colonel général des Suisses et Grisons, gouverneur de Champagne et Brie, dont, entre autres enfants, elle eut le comte de Soissons et le fameux prince Eugène. J'ai tant parlé d'elle en divers endroits que je n'ai rien à y ajouter.

Marie, qui fut l'objet des premières amours du roi, qui la voulait épouser. Cette raison la fit dépayser et marier à Rome, en avril 1661, au connétable Colonne, qu'elle perdit en 1689. On aura lieu de parler d'elle encore.

Hortense, qui, avec vingt-huit millions de dot, des dignités, des gouvernements, etc., et l'obligation de prendre en seul le nom et les armes de Mazarin, épousa le duc Mazarin, fils unique du maréchal de La Meilleraye, desquels aussi on a suffisamment parlé.

Enfin Marie-Anne, mariée, 20 avril 1662, au duc de Bouillon qui avait acheté en 1658 de la maison de Guise la charge de grand chambellan de France.

Ajoutons à tant de grandeur que la sœur aînée du cardinal Mazarin avait épousé en 1634 Jérôme Martinozzi, soi-disant gentilhomme romain, dont elle n'eut que deux filles que le cardinal Mazarin maria aussi passablement, l'aînée en 1655 à Alphonse d'Este, duc de Modène, et la reine d'Angleterre, épouse de Jacques II, morts à Saint-Germain, était leur fille : l'autre au prince de Conti, frère de M. le Prince le héros, dont deux fils: l'aîné mort fort jeune, gendre naturel du roi; l'autre si connu par sa réputation, qui fut un instant roi de Pologne, et dont le prince de Conti d'aujourd'hui est petit-fils. Ainsi Mme de Bouillon, avec quatre sœurs si grandement établies, se trouvait comme elles cousine germaine de la princesse de Conti et de la duchesse de Modène, mère de la reine d'Angleterre réfugiée en France. Le cardinal Mazarin avait doté ses sept nièces, et on peut imaginer comment, pour les placer si haut d'une naissance si persévéramment basse, pauvre et obscure. Ajoutez-y les vingt-huit millions de sa véritable héritière, les biens qu'il donna à M. de Nevers, dont le duché est une province, les meubles, les maisons, les bijoux, les pierreries, les statues et les tableaux, les gouvernements et les charges, et on verra ce que c'est qu'un premier ministre pour un roi, pour ses sujets, pour un royaume. Encore faut-il avouer que cet effréné pillage en est le plus léger et le moins dangereux, peut-être encore le moins honteux de tous les inconvénients, et sûrement, quelque monstrueux qu'il soit, le moins nuisible.

Si les pères de ces nièces n'étaient rien, leurs mères, sœurs du cardinal Mazarin, étaient, s'il se peut, encore moins. Jamais on n'a pu remonter plus haut que le père de cette trop fameuse Éminence, ni savoir où elle est née, ni quoi que ce soit de sa première jeunesse; tout ce qui l'a suivie est si connu qu'on n'en parlera pas ici. On sait seulement qu'ils étaient de Sicile; on les a crus des manants de la vallée de Mazzare qui avaient pris le nom de Mazarin, comme on voit à Paris des gens qui se font appeler Champagne et Bourguignon. La mère du cardinal était Buffalini. On ignore toutes les antérieures puisqu'on ne sait rien des Mazarin. Le père du cardinal vécut si obscur toute sa vie à Rome, que lorsqu'il y mourut en novembre 1654 à soixante-dix-huit ans, cela n'y fit pas le moindre bruit. Les nouvelles publiques de Rome eurent la malice d'y insérer ces mots: « Les lettres de Paris nous apprennent que le seigneur Pietro Mazarini, père du cardinal de ce nom, est mort en cette ville de Rome, le, » etc. Revenons maintenant à Mme de Bouillon.

Avec des grandeurs en tel nombre, et si proches, Mme de Bouillon trouva en se mariant M. de Turenne dans le comble de son lustre et du crédit auprès du roi jusqu'à anéantir publiquement à son égard celui des plus puissants ministres, et la comtesse de Soissons, la reine de la cour, le centre de la belle galanterie qui dominait le monde, de chez qui le roi ne bougeait, et qui tenait le sort de tous entre ses mains. Ce radieux état dura longtemps, celui de M. de Turenne jusqu'à sa mort en 1675. Elle vit de plus le frère de son mari cardinal à vingt-six ans, en 1669, et grand aumônier en 1671, dans la plus grande faveur; et son autre beau-frère recueillir la charge de la cavalerie, et le gouvernement de M. de Turenne: aussi poussa-t-elle l'orgueil jusqu'à l'audace, et un orgueil qui s'étendait à tout; mais comme elle avait beaucoup d'esprit et de tour, et d'agrément dans l'esprit, elle sentait les proportions, et avait le jugement de ne les outre-passer guère et de couvrir son jeu de beaucoup de politesse pour les personnes qu'il ne fallait pas heurter, et d'un air de familiarité avec les autres, qui voiloit comme par bonté celui d'autorité. En quelque lieu qu'elle fût, elle y donnait le ton et y paraissait la maîtresse. Il était dangereux de lui déplaire; elle se refusait peu de choses, et encore n'était-ce que par rapport à elle-même, d'ailleurs très bonne amie, et très sûre dans le commerce.

Son air libre était non seulement hardi, mais audacieux, et, avec la conduite dont on a d'abord touché un mot, elle ne laissa pas d'être une sorte de personnage dans Paris, et un tribunal avec lequel il fallait compter; je dis dans Paris, où elle était une espèce de reine; car à la cour, elle n'y couchait jamais, et n'y allait qu'aux occasions, ou une ou deux fois au plus l'année.

Le roi personnellement ne l'avait jamais aimée; sa liberté l'effarouchait; elle avait été souvent exilée, et quelquefois longtemps. Malgré cela elle arrivait chez le roi la tète haute, et on l'entendait de deux pièces; ce parler haut ne baissait point de ton, et fort souvent même au souper du roi, où elle attaquait Monseigneur et les autres princes ou princesses qui étaient à table, derrière qui elle se trouvait, et les dames assises auprès d'elle.

Elle traitait ses enfants et souvent aussi ses amis et ses compagnies avec empire; elle l'usurpait sur les frères et les neveux de son mari et sur les siens, sur M. le prince de Conti et sur M. le Duc même, tout féroce qu'il était, et qui à Paris ne bougeait de chez elle. Elle traitait M. de Bouillon avec mépris, et tous étaient plus petits devant elle que l'herbe. Elle n'allait chez personne qu'aux occasions, mais elle y était exacte et chez quelques amis fort particuliers; et ces visites, elle y conservait un air de grandeur et de supériorité sur tout le monde, qu'elle savait néanmoins pousser ou mesurer et assaisonner de beaucoup de politesse selon les personnes qu'elle connaissoit très bien, et qu'elle savait distinguer.

Sa maison était ouverte dès le matin; jamais femme qui s'occupât moins de sa toilette; peu de beaux et de singuliers visages comme le sien qui eussent moins besoin de secours, et à qui tout allât si bien, toutefois toujours de la parure et de belles pierreries. Elle savait, parlait bien, disputait volontiers, et quelquefois allait à la botte. La splendeur dont les douze ou quinze premières années de son mariage elle s'était vue environnée l'avait gâtée; ce qui lui en resta après ne la corrigea pas; l'esprit et la beauté la soutinrent, et le monde s'accoutuma à en être dominé. Tant qu'elle put elle fit la princesse, et hasarda sur cela quelquefois des choses dont elle eut du dégoût, mais qui ne ralentirent point cette passion en elle. En tout ce fut une perte pour ses amis, surtout pour sa famille; c'en fut même une pour Paris. Elle n'était ni grande ni menue, mais tout le reste admirable et singulier. C'était grande table soir et matin, grand jeu et de toutes les sortes à la fois, et en hommes la plus grande, la plus illustre et souvent la meilleure compagnie. Au demeurant, une créature très audacieuse, très entreprenante, par conséquent toujours embarrassante et dangereuse. Elle sortit plus d'une fois du royaume; elle se promena en Italie et en Angleterre sous prétexte de ses soeurs, et vit aussi les Pays-Bas; mais elle régna moins à Rome et à Londres qu'à Paris.

Le fils aîné du comte de La Mothe épousa Mlle de La Roche-Courbon, riche, sage et bien faite; et le marquis de Châtillon, qui n'avait rien à donner à ses filles, en maria une à Bacqueville, fils d'un premier président de la chambre des comptes de Rouen, dont le père était un gros laboureur qui s'était fort enrichi dans les fermes qu'il avait tenues. Le mariage ne fut pas heureux.

Creuilly, second fils de feu M. de Seignelay, ministre et secrétaire d'État, épousa en même temps une Spinola qui n'avait rien, soeur de celle que le fils de M. de Nevers avait épousée. Cela ne fit pas non plus un mariage fort heureux.

Le roi était revenu de Rambouillet droit à Marly, le mardi 19 juin, d'où il fut voir Mme la duchesse de Berry à Versailles, sans y coucher. Je fus à mon ordinaire de ce voyage; j'en avertis parce qu'il fut étrangement curieux; le cardinal del Giudice en fut aussi. Dès les premiers jours du voyage, le maréchal de Berwick y prit congé du roi, et partit pour aller faire le siège de Barcelone.

Chalais y vint, sur un courrier d'Espagne, conférer, le mardi 26 juin, après dîner, avec le cardinal del Giudice, puis avec Torcy; il ne vit point le roi, mais il revint le lendemain matin à la fin du lever du roi, qui le fit entrer dans son cabinet avec Torcy. Sa commission était embarrassante: il s'agissait de donner part au roi du mariage du roi d'Espagne fait et conclu, et c'était la première fois que le roi d'Espagne lui en faisait parler. L'audience finie, Chalais prit congé pour retourner en Espagne. Mme des Ursins, inquiète de cette hardiesse, voulut savoir par un homme uniquement à elle comment elle aurait été reçue, et ce qu'il y aurait remarqué. Peu de moments après que Chalais fut sorti du cabinet, le cardinal del Giudice y fut appelé. Ce fut sur la même matière; tout cela ne fut su que depuis. Le roi passa le plus doucement et le plus légèrement du monde cet étrange mariage et le mystère si long et si entier qui lui en avait été fait, plus étrange, s'il se peut, que le mariage même. Il ne le pouvait empêcher, et il était sûr dès lors de sa vengeance sur celle qui l'avait fait et achevé de la sorte.

Bergheyck arriva de Madrid, ayant, comme on l'a dit, renoncé aux emplois et aux affaires, et allant se retirer dans une de ses terres en Flandre. Le roi le vit longtemps dans son cabinet, et, comme il en avait toujours été parfaitement content, il lui permit de venir à Marly toutes les fois qu'il le voudrait. Comme il se proposa d'user souvent de cette liberté, il se logea à Versailles, vint souvent à Marly, où le roi le distingua toujours, et le vit plusieurs fois dans son cabinet. Avec toutes ses mesures, sa sagesse et sa modestie, les affaires d'Espagne, qu'il connaissoit à fond, et celles de cette cour, qu'outre ses épreuves particulières il avait vues à revers, il ne raccommoda pas la princesse des Ursins dans l'esprit du roi. Tant qu'il demeura en ce pays-ci il fut fort accueilli de la cour, et toujours avec le roi et ses ministres sur un grand pied de privance et de distinction, sans jamais sortir des bornes de sa discrétion et de sa modestie. Cellamare eut aussi la liberté de venir sans demander, de temps en temps à Marly faire sa cour, mais sans coucher ; le cardinal del Giudice l'avait obtenu ainsi.

CHAPITRE VIII. §

Retraite du chancelier de Pontchartrain. — Voysin chancelier, et conserve sa place de secrétaire d'État. — M. du Maine. — Mot plaisant et salé de M. de Lauzun. — Électeur de Bavière deux fois à Marly. — Roi Stanislas aux Deux-Ponts. — Arrivée de la flotte des Indes au Port-Louis. — Trois mille livres d'augmentation de pension à Mme de Saint-Géran. — Le fils de Fagon intendant des finances. — Mariage de Brassac avec la fille du feu maréchal de Tourville. — Reine de Pologne veuve de Jean Sobieski; causes de sa haine pour la France, de son séjour à Rome, de sa retraite à Blois. — Égalité de rois du cardinal Mazarin. — Reine de Pologne, médiocrement reçue, ne veut aucune réception; va droit à Blois, sans pouvoir approcher de la cour ni de Paris. — Service de M. le duc de Berry à Saint-Denis. — Prince de Dombes y fait le troisième deuil. — Tranchée ouverte devant Barcelone, 12 juillet. — Maisons président à mortier; sa femme; leur famille, leur caractère, leur conduite, leur situation, leurs vues. — Désir de Maisons de lier avec moi; comment il y réussit. — Première entrevue de Maisons avec moi fort singulière. — Notre commerce s'établit. — Maisons me fait aller de Marly le trouver. — Il m'apprend que les bâtards et leur postérité sont devenus princes du sang en plein, et capables de succéder à la couronne. — Scène singulière chez Maisons. — La nouvelle se publie à Marly, effet qu'elle y produit. — Mon compliment aux bâtards. — Comte de Toulouse. — Cause secrète de la conservation de la place de secrétaire d'État au nouveau chancelier.

Le chancelier fit alors un événement qui n'avait point encore eu de semblable et qui surprit étrangement, on pourrait ajouter funestement. Toute sa vie il avait formé le dessein de mettre un intervalle entre la vie et la mort, souvent il me l'avait dit. Sa femme l'avait empêché bien des fois de se retirer avant qu'il fût chancelier, elle le retint encore depuis, et en mourant elle lui fit promettre que, s'il voulait enfin se retirer, il demeurerait encore six semaines à y penser. Dès qu'il alla après sa mort à l'institution des pères de l'Oratoire, dans un petit appartement qu'il y avait, où il se retirait les bonnes fêtes, il songea à exécuter son dessein, et il y prit secrètement toutes ses mesures.

Elles ne purent être si cachées qu'elles ne transpirassent dans sa famille. La Vrillière, qui en fut alarmé, m'en avertit; nous consultâmes le premier écuyer lui et moi; ils me pressèrent de lui parler sur les inconvénients de cette retraite pour lui-même, et pour son fils si détesté qu'il laisserait par là à découvert. J'eus beau dire, je ne gagnai rien.

Il attendit son terme, et il parla au roi, dont la surprise fut extrême. Il ne croyait pas qu'un chancelier pût se démettre, et il est vrai qu'il n'y en avait point d'exemple. Quoique l'aversion que Mme de Maintenon avait conçue pour lui, qui, depuis la mort de sa femme qu'elle avait toujours aimée et considérée, n'eut plus de contre-poids; que cette haine et l'opinion que le roi avait prise de longue main du jansénisme du chancelier, l'eût fort changé à son égard; l'habitude et l'ancien goût qu'il avait pour lui ne laissaient pas de prévaloir, et de se faire sentir dans toute leur étendue quand il fut question d'une véritable séparation. Le roi n'oublia rien pour le retenir par ses raisons et par tout ce qu'il y put ajouter de tendre, et qui marquait le plus son estime; il le trouva ferme et déterminé. Le roi se rabattit à lui demander quinze jours pour y penser encore. Ce terme finit avec le mois de juin; le chancelier retourna à la charge, et obtint enfin, quoiqu'à grand'peine, la liberté après laquelle il soupirait, et dont il a fait un si courageux et si saint usage.

La netteté de son esprit, l'agrément de ses manières, la justesse et la précision de ses raisonnements toujours courts, lumineux, décisifs, surtout son antipode de pédanterie, et cet alliage qu'il savait faire avec tant de mesure et de légèreté du respect avec la liberté, du sérieux avec la fine plaisanterie qui était en lui des traits vifs et perçants, plaisait toujours infiniment au roi, qui d'ailleurs était peiné que tout homme qui l'approchait le quittât.

Le bruit de l'événement qui se préparait ne bourdonna que quatre ou cinq jours avant l'exécution, et d'une manière encore fort douteuse. Le dimanche 1er juillet, le chancelier resta seul assez longtemps avec le roi après que les autres ministres furent sortis du conseil d'État, et ce fut là où, malgré les derniers efforts du roi, le chancelier arracha son congé. Le roi, fort attendri, lui fit donner parole de le venir voir de temps en temps par les derrières. En entrant, en sortant, ni pendant le conseil, à ce que dirent après les autres ministres, il ne parut quoi que ce soit sur le visage ni dans les manières du chancelier, et la plupart de la cour était encore dans l'incertitude.

Le lendemain lundi, 2 juillet, comme le roi fut rentré chez lui après sa messe; on vit arriver le chancelier en chaise, à la porte du petit salon d'entre l'appartement du roi et celui de Mme de Maintenon. Comme il n'y avait point de conseil, chacun courut du grand salon. On le vit entrer chez le roi avec la cassette des sceaux, et on ne douta plus alors de la retraite. Ce fut une louange et une consternation générale. Je savais la chose par lui-même. Je le vis entrer et sortir avec le cœur bien serré, lui avec l'air de l'avoir bien au large. Le roi le combla d'amitiés et de marques d'estime, de confiance et de regrets; et sans qu'il lui demandât rien, lui donna une pension de trente-six mille livres, et la conservation du rang et des honneurs de chancelier. En finissant l'audience, il demanda au roi d'avoir soin de ses deux secrétaires, qui en effet étaient de très honnêtes gens, et sur-le-champ le roi donna à chacun une pension de deux mille livres.

Pendant qu'il était chez le roi, la nouvelle courut, et fit amasser tout ce qui se trouva d'hommes dans Marly qui firent presque foule sur son passage. Il sortit de chez le roi comme il y était entré, sans qu'il parût en rien différent de son ordinaire; saluant à droite et à gauche, mais sans parler à personne, ni personne à lui. Il se mit dans sa chaise où il l'avait laissée, gagna son pavillon, où il monta tout de suite dans son carrosse qui l'attendait, et s'en alla à Paris. Il y fut plus d'un mois dans sa maison en butte à ce qu'il ne put refuser les premiers jours, puis se resserra tant qu'il put. La maison que la mort du Charmel avait laissée tout à fait vacante, et qu'il faisait accommoder pour lui, n'était pas encore prête. Dès qu'il y put habiter, il s'y retira. J'aurai lieu ailleurs de parler de sa solitude, et de la vie qu'il y mena également sainte et contente.

Outre l'âge, la douleur, et la liberté que lui donnait la perte de la chancelière pour cette résolution de tous les temps de mettre un intervalle entre la vie et la mort, il se sentit hâté de l'exécuter par les événements qu'il prévoyait devenir de jour en jour plus difficiles à soutenir dans sa place. Il voyait les desseins du P. Tellier, les progrès de l'affaire de la constitution, le renversement des libertés de l'Église gallicane, de celles des écoles, la persécution qui s'échauffait, et les plus saintes barrières qui n'arrêtaient plus. Il prévit que la tyrannie des jésuites et de leurs supports, qui avaient transformé leur cause en celle de l'autorité du roi en ce monde et de son salut en l'autre, se porterait peu à peu à toutes les sortes de violences. Il n'en voulait pas être le ministre par le sceau, ni même le témoin muet. Parler et refuser le sceau, c'était se perdre sans rien arrêter, et ce fut une de ses plus pressantes raisons de ne différer pas de se mettre à l'écart. Une autre, qui ne le diligenta pas moins, fut le vol rapide qu'il voyait prendre à la bâtardise, qui, délivrée des fils de France et des princes du sang d'âge à la contenir, ne donnerait plus de bornes à son audace et à ses conquêtes. C'était encore un article sur lequel on ne pouvait se passer de son ministère, auquel il avait horreur de le prêter où ses représentations l'auraient perdu sans en pouvoir espérer aucun fruit. La prompte suite a fait sentir toute la sagacité de ses vues. Il avait été contrôleur général dix ans, et peu après qu'il le fut ministre d'État, puis secrétaire d'État à la mort de Seignelay en 1690, le 5 septembre 1699 chancelier et garde des sceaux; et lors de sa retraite il avait soixante et onze ans, sans jamais la plus légère infirmité, et la tête comme à quarante.

Fort peu après qu'il fut sorti du cabinet du roi, Pelletier de Sousy y entra pour son travail ordinaire sur les fortifications. Cela dura peu; et quand il eut fini, le roi, qui avait eu le temps de choisir un chancelier depuis que celui qui quittait cette place lui en avait demandé la permission avec tant de persévérance instante, envoya chercher Voysin, lui remit la cassette des sceaux, et le déclara chancelier. On ne douta pas qu'il ne remît sa charge de secrétaire d'État du département de la guerre. Il n'y avait point d'exemple d'aucun chancelier secrétaire d'État à la fois, mais celui-ci avait l'appétit bon, et il fut l'un et l'autre.

De Mesmes, bien éveillé, bien averti, avait tourné vers cette première charge de la robe une gueule béante. Le grand appui et l'unique qu'il eût lui manqua. M. du Maine, plein de tout ce qui ne tarda pas à éclore, avait plus besoin du premier président totalement et servilement à lui que d'un chancelier; il ne pouvait jamais trouver de premier président plus en sa main, ni plus parfaitement corrompu et vendu à la fortune, par conséquent à la faveur et à la protection, que Mesmes; il était donc de son intérêt principal de l'y conserver. Pour chancelier il avait Voysin tout prêt, tout initié dans le conseil, dans l'habitude, dans la privance du roi, et aussi corrompu que l'autre pour la fortune et la faveur, mais nullement propre à manier rien que par voie d'autorité et de violence, et qui d'ailleurs était dans la confiance intime de Mme de Maintenon, et valet à tout faire et à tout entreprendre; aussi elle et lui ne balancèrent-ils pas à préférer Voysin, qu'ils gouvernèrent comme ils voulurent auprès du roi, tandis que le premier président, vendu à M. du Maine, fut réservé pour le servir à la cour et dans le parlement par tout l'art et les manéges infâmes, dont il sera temps incontinent de parler à plus d'une reprise. J'ai suffisamment expliqué ailleurs quels étaient ces deux chanceliers et ce premier président pour n'avoir rien ici à y ajouter qu'un mot sur l'écorce.

Voysin porta ses deux [charges] comme on vient de le dire, et le roi eut l'enfantillage de s'amuser à le montrer. Au conseil, et tous les matins même qu'il n'y en avait point, Voysin était vêtu en chancelier. L'après-dînée, il était en manteau court de damas, et travaillait ainsi avec le roi. Les soirs, comme c'était l'été, il quittait son manteau, et paraissait à la promenade du roi en justaucorps de damas. Cela parut extrêmement ridicule et parfaitement nouveau. M. de Lauzun, qui allait volontiers faire des courses de Marly à Paris, se trouva en compagnie, où on lui demanda des nouvelles de Marly. « Rien, répondit-il de ce ton bas et ingénu qu'il prenait si souvent, il n'y a aucunes nouvelles; le roi s'amuse à habiller sa poupée. » L'éclat de rire prit aux assistants qui entendirent bien ce qu'il voulait dire, et lui en sourit aussi malignement, et gagna la porte.

L'électeur de Bavière vint courre le cerf à Marly, et vit le roi avec tout le monde à la chasse. Il joua après dans le salon jusqu'à minuit. Le roi, au sortir de son souper, entra, contre sa coutume, dans le salon, s'approcha de l'électeur, et le vit jouer quelques moments. L'électeur alla faire media noche chez d'Antin, avec Mme la Duchesse et grande compagnie, puis retourna à Saint-Cloud. Il y fit deux autres chasses de même, sans voir le roi en particulier ni ailleurs qu'à la chasse.

On sut en même temps que le roi Stanislas, après avoir fort longtemps erré et ne sachant où se retirer, était enfin arrivé aux Deux-Ponts avec quatre officiers seulement du régiment du baron Spaar. Ce duché, qui a un beau château logeable et meublé, appartenait au roi de Suède, qui l'avait fait recevoir là en asile.

On apprit en même temps une nouvelle plus intéressante, l'arrivée au Port-Louis de la flotte des Indes orientales, riche de dix millions en marchandises.

Le roi donna mille écus d'augmentation de pension à Mme de Saint-Géran; et choisit Fagon, maître des requêtes, fils de son premier médecin, pour la charge d'intendant des finances qu'avait du Buisson, qui l'avait très dignement remplie, mais devenu trop vieux pour en pouvoir continuer les fonctions. Ce fut une grande distinction pour Fagon à son âge, et qui n'avait point été intendant de province. Il parut depuis homme de beaucoup d'esprit et de capacité, et figura grandement dans les finances.

Brassac épousa la fille du feu maréchal de Tourville, qui fut quelque temps après dame de Mme la duchesse de Berry. Personne n'avait été plus singulièrement ni plus délicatement jolie, avec une taille charmante qui y répondait. La petite vérole la changea à tel point qu'il n'y eut personne qui la pût reconnaître. Je le rapporte par l'extraordinaire de la chose portée à cet excès. La graisse survint bientôt après, et en fit une tour, d'ailleurs une bonne, honnête et très aimable femme.

Il y avait du temps que la reine de Pologne, veuve du célèbre Jean Sobieski, était embarrassée de sa retraite, et qu'elle avait eu envie de venir finir sa vie en France. La passion qu'elle avait eue autrefois de venir montrer sa couronne dans sa patrie, sous prétexte des eaux de Bourbon, l'en avait rendue la plus mortelle ennemie. Elle voulut savoir sur quoi compter précisément. À l'égard du cérémonial, il se trouva que, la Pologne étant couronne élective, la reine ne pouvait lui donner la main. Il était même bien nouveau que le roi la donnât aux rois héréditaires, et c'est du cardinal Mazarin que l'introduction de l'égalité des rois est venue, et que ceux du Nord, qui ne faisaient pas difficulté de donner la main aux ambassadeurs de nos rois, ont non seulement abrogé cet usage, mais en sont venus à se parangonner à eux. La reine de Pologne, qui n'avait d'autre objet de son voyage que l'orgueil de se voir égalée à la reine, le rompit aussitôt et ne le pardonna jamais.

On a prétendu que ses menées avaient eu grande part à former la fameuse ligue d'Augsbourg contre la France; et il est certain qu'elle se servit toute sa vie du pouvoir presque entier qu'elle s'était acquis sur le roi son mari, pour l'éloigner de la France contre son goût, et l'attacher à la maison d'Autriche, dont elle fut récompensée par le grand mariage de son fils aîné avec une sœur de l'impératrice, et des reines d'Espagne et de Portugal, de la duchesse de Modène et de l'électeur palatin Neubourg.

Elle ne laissa pas parmi ses desservices de demander au roi de faire son père duc et pair. Le peu de succès qu'eurent ses instances lui inspira un nouveau dépit, qu'elle fit éclater dans toute son étendue, contre la France et contre le prince de Conti, à la mort du roi son époux. À bout d'espérance d'un duché pour son père, qui était veuf depuis longtemps et chevalier du Saint-Esprit, elle le fit cardinal par la nomination de Pologne.

Son humeur altière et son extrême avarice l'avaient fait détester en Pologne; et l'aversion publique qu'elle témoigna sans mesure au prince Jacques, son fils aîné, coûta la couronne à sa famille. Elle ne put donc se résoudre à demeurer dans un pays où, après avoir été tout, elle se trouvait haïe, méprisée, étrangère et sans appui par la division de ses enfants, et prit le parti d'aller avec son père s'établir à Rome. Elle avait compté y être traitée comme l'avait été la reine Christine de Suède; mais celle-ci était reine héréditaire par elle-même, et avait de plus touché la cour de Rome par sa conversion du luthéranisme. Il y eut donc des différences, qui mortifièrent tellement la reine de Pologne qu'elle ne put plus soutenir le séjour de Rome dès qu'elle y eut perdu le cardinal d'Arquien, et que, ne sachant que devenir, elle voulut venir en France. De la façon qu'elle s'était comportée il n'est pas surprenant que la demande qu'elle en fit fût reçue froidement, et que la liberté d'y venir se fît attendre. À la fin le roi consentit, mais à condition qu'elle ne songerait pas à venir, ni même à s'approcher de la cour ni de Paris, et lui donna le choix d'une ville sur la Loire, et même des châteaux de Blois, d'Amboise et de Chambord.

Elle arriva, le 4 juillet, à Marseille, sur les galères du pape, et y trouva pour la recevoir, de la part du roi, le marquis de Béthune, fils de sa sœur, et père de la maréchale de Belle-Ile, qui n'était pas encore mariée pour la première fois. Elle ne voulut point d'honneurs nulle part, de peur apparemment qu'ils ne fussent pas tels qu'elle les aurait souhaités, séjourna peu à Marseille, et s'en alla par le plus droit à Blois, qu'elle avait choisi, et dont elle ne sortit plus. Elle avait avec elle la fille aînée du prince Jacques son fils, qui épousa depuis, à Rome, le roi Jacques d'Angleterre, que les Anglais appellent le Prétendant. Elles vécurent à Blois dans la plus grande solitude et sans nul éclat.

M. le Duc, M. le comte de Charolais son frère, et M. le prince de Conti devaient faire le deuil du service de M. le duc de Berry à Saint-Denis. Le comte de Charolais se trouva malade; M. le duc de Chartres avait onze ans. Des princes aussi jeunes et plus jeunes ont fait le deuil en pareilles cérémonies; et, sans remonter bien loin, les fils de Mme la dauphine de Bavière à son enterrement, qui étaient plus chers à la France; et M. de Chartres n'avait pas les mêmes raisons de s'en dispenser que M. le duc d'Orléans; mais le temps pressait, on en voulut profiter, et le roi ne voulut pas manquer l'occasion d'y faire figurer le prince de Dombes en troisième. Cette parité sembla fort étrange: ce n'était pourtant qu'un léger essai. Il n'y eut à ce service que les compagnies à l'ordinaire, et les seuls officiers de la maison de Berry. L'abbé Prévost fit l'oraison funèbre. Ce fut le lundi 16 juillet.

Le maréchal de Berwick fit ouvrir, le 12 juillet au soir, la tranchée devant Barcelone.

Maisons, président à mortier, et sa femme, soeur aînée de la maréchale de Villars, furent deux espèces de personnages dont il est temps de parler. Son grand-père, aussi président à mortier, fut surintendant des finances, bâtit le superbe château de Maisons, était ami de mon père, qui pour l'obliger, car rien ne lui coûta jamais pour ses amis, lui vendit presque pour rien la capitainerie de Saint-Germain en Laye qu'il avait, et qui était nécessaire au président par la position de Maisons tout prés de Saint-Germain et au milieu de la capitainerie. C'est lui qui, lorsqu'on lui ôta les finances, dit tout haut: « Ils ont tort; car j'ai fait mes affaires, et j'allais faire les leurs. » Tant qu'il vécut l'amitié subsista avec mon père. Son fils, père de celui dont il s'agit, et président à mortier, voyait aussi mon père. C'est lui qui présida si indignement au jugement de notre procès avec M. de Luxembourg, comme je l'ai rapporté en son lieu. Sa conduite ne me donna pas envie de cultiver l'ancienne amitié, et je n'en eus pas davantage à l'égard de son fils, de qui aussi je n'entendis point parler jusque tout au commencement de cette année, et tout au plus tôt tout à la fin de la précédente. Cet exposé était nécessaire pour l'intelligence de ce qui va suivre.

Maisons était un grand homme, de fort belle représentation, de beaucoup d'esprit, de sens, de vues et d'ambition, mais de science dans son métier fort superficielle, fort riche, la parole fort à la main, l'air du grand monde, rien du petit-maître ni de la fatuité des gens de robe, nulle impertinence du président à mortier. Je pense que l'exemple de M. de Mesmes lui avait fort servi à éviter ces ridicules dont l'autre s'était chamarré. Loin comme lui de faire le singe du grand seigneur, de l'homme de la cour et du grand monde, il se contentait de vivre avec la meilleure compagnie de la ville et de la cour, que sa femme et lui avaient su attirer chez eux par les manières les plus polies, même modestes, et sans jamais s'écarter de ce qu'ils devaient à chacun; respect aux uns, civilité très marquée aux autres; avec un air de liberté et de familiarité mesurée, qui, loin de choquer ni d'être déplacée, leur attirait le gré de savoir mettre tout le monde à son aise, sans jamais la moindre échappée qui fût de trop.

Sa femme, avec très peu ou point d'esprit, avait celui de savoir tenir une maison avec grâce et magnificence, et de se laisser conduire par lui. Elle n'avait donc rien de la présidente, ni des femmes de robe, seulement quelque petit grain plus que lui du grand monde, mais avec la même politesse et les mêmes ménagements. C'était une grande femme qui avec moins d'embonpoint eût eu la taille belle, et une beauté romaine que bien des gens préféraient à celle de sa soeur. Elle eut le bon sens de bien vivre toujours avec elle, et de ravaler bien soigneusement la jalousie du rang et de la concurrence de beauté; et Maisons, de son côté, vivait en déférence très marquée, mais intimement, avec le maréchal de Villars.

Il eut le bon esprit de sentir de fort bonne heure que le parlement était la base sur laquelle il devait porter; que du crédit qu'il y aurait dépendrait sa considération dans le monde; et que tout celui dans lequel il se mêlait ne lui deviendrait utile qu'autant que sa compagnie le compterait. Il fut donc assez avisé pour en faire son principal, attirer chez lui les magistrats du parlement, courtiser, pour ainsi dire, les plus estimés dans toutes les chambres, les persuader qu'il se faisait honneur d'être l'un d'eux, faire conduire sa femme en conséquence, être très assidu au palais et y gagner la basse robe en général, et en particulier ce qui se distinguait le plus parmi les avocats, les procureurs, les greffiers, par ses manières gracieuses, ouvertes, affables, par des louanges et des prévenances qui l'en firent adorer. De cette conduite il en résulta une réputation qui dans tout le parlement n'eut pas deux voix, qui gagna la cour et le monde; qui donna jalousie au premier président, et qui fit regarder Maisons comme celui qui mènerait toujours le parlement à tout ce qu'il voudrait.

La situation de Maisons si près de Marly lui fournit des occasions, qu'il sut bien ménager, d'y attirer des gens principaux de la cour. Il devint du bon air d'y aller de Marly, et il se contenta longtemps d'y voir la cour de ses terrasses. Il allait peu à Versailles, il rapprocha mesurément ses voyages à une fois la semaine; et, à force de gens principaux d'autour du roi qui pendant les longs Marlys allaient dîner à Maisons, le roi s'accoutuma à lui parler de ce lieu presque toutes les fois qu'il le voyait, et jamais il n'en fut gâté. Il avait si bien fait que M. le Duc et M. le prince de Conti étaient en liaison avec lui, et qu'il regarda leur mort comme une perte qu'il faisait. Il travaillait aussi en dessous, et je ne sais par où il s'était mis fort en commerce avec M. de Beauvilliers, mais un commerce qui ne paraissait point, et dont je n'ai démêlé ni le comment ni la date.

Ces deux princes du sang morts, il se tourna vers M. le duc d'Orléans, et il lui fut aisé de s'en approcher par Canillac, son ami intime, qui l'était de tout temps de ce prince, mais qui ne le voyait qu'à Paris, parce qu'il ne venait comme jamais à la cour. Il vanta donc tant le mérite de Maisons, son crédit dans le parlement et dans le monde, les avantages qui s'en pouvaient tirer et de son conseil, que M. le duc d'Orléans, accoutumé à se laisser dominer à l'esprit de Canillac, crut trouver un trésor dans la connaissance et l'attachement de Maisons.

Celui-ci, qui voulait circonvenir le prince, ne trouva pas Canillac suffisant, leurs séparations de lieu étaient trop continuelles; il jeta son coussinet sur moi. Je pense qu'il me craignait par ce que j'ai raconté de son père. Il avait un fils unique à peu près de l'âge de mes enfants; il y avait déjà longtemps qu'il avait fait toutes les avances et qu'il les voyait souvent. Cela ne rendait rien au delà, et ce n'était pas le compte du père; enfin il me fit parler par M. le duc d'Orléans. Ce fut alors que j'appris cette liaison nouvelle, combien Maisons en désirait avec moi, estime, louanges, amitié des pères que ce prince me rapporta; je fus froid, je payai de compliments, j'alléguai que je n'allais que très peu à Paris, et pour des moments, et je m'en crus quitte. Peu de jours après, M. le duc d'Orleans rechargea, je ne fus pas plus docile. Quatre ou cinq jours après, je fus fort surpris que M. le duc de Beauvilliers m'en parlât, me dit les mêmes choses, m'apprit sa liaison, me voulût persuader que celle que Maisons désirait que je prisse avec lui pouvait être extrêmement utile à bien des choses, et finalement, voyant que je n'y prenais point, employât l'autorité qu'il avait sur moi, et me dit qu'il m'en priait, et qu'il le désirait puisque je n'avais point de raison particulière ni personnelle pour m'en défendre. Je vis bien clairement alors que Maisons, n'avançant pas à son gré par M. le duc d'Orléans, était bien au fait de moi, et qu'il avait bien compris que je ne résisterais pas au duc de Beauvilliers si celui-ci entreprenait de former la liaison, et ne voulût pas être éconduit; aussi ne le fut-il pas, mais après être demeuré sur la défensive avec M. le duc d'Orléans, je ne voulus pas lui montrer que je rendais les armes à un autre.

L'attente ne fut pas longue. Ce prince m'attaqua de nouveau, me maintint que rien ne serait plus utile pour lui qu'une liaison de Maisons avec moi, qui n'osait le voir que rarement et comme à la dérobée, et avec qui il ne pouvait avoir le même loisir ni la même liberté de discuter bien des choses qui pouvaient se présenter. J'avais d'autres fois répondu à tout cela, mais comme j'avais résolu de me rendre à lui depuis que l'autorité du duc de Beauvilliers m'avait vaincu, je consentis à ce que le prince voulut.

Maisons en fut bientôt informé. Il ne voulut pas laisser refroidir la résolution. M. le duc d'Orléans me pressa d'aller coucher une nuit à Paris. En y arrivant j'y trouvai un billet de Maisons, qui m'avait déjà fait dire merveilles par le prince et par le duc. Ce billet, pour les raisons qu'il réservait à me dire, contenait un rendez-vous à onze heures du soir, ce jour-là même, derrière les Invalides, dans la plaine, avec un air fort mystérieux. J'y fus avec un vieux cocher de ma mère et un laquais, pour dépayser mes gens. Il faisait un peu de lune. Maisons en mince équipage m'attendait. Nous nous rencontrâmes bientôt. Il monta dans mon carrosse. Je n'ai jamais compris le mystère de ce rendez-vous. Il n'y fut question que d'avances, de compliments, de protestations, de souvenirs des anciennes liaisons de nos pères, et de tout ce que peut dire un homme d'esprit et du monde qui veut former une liaison étroite; du reste de propos généreux, de louanges et d'attachement pour M. le duc d'Orléans et pour M. de Beauvilliers, sur la situation présente de la cour, en un mot toutes choses qui n'allaient à rien d'important ni de particulier. Je répondis le plus civilement qu'il me fut possible à l'abondance qu'il me prodigua. J'attendais ensuite quelque chose qui méritât l'heure et le lieu; ma surprise fut grande de n'y trouver que du vide, et seulement pour raison que cette première entrevue devait être secrète, après laquelle il n'y aurait plus d'inconvénient qu'il vînt quelquefois chez moi à Versailles, et serrer les visites, après qu'on se serait accoutumé à l'y voir quelquefois, et me priant de n'aller point chez lui à Paris de longtemps, où il se trouvait toujours trop de monde. Ce tête-à-tête ne dura guère plus de demi-heure. C'était beaucoup encore pour ce qu'il s'y passait. Nous nous séparâmes en grande politesse, et dès la première fois qu'il alla à Versailles, il vint chez moi sur la fin de la matinée.

Il ne fut pas longtemps sans y venir ainsi tous les dimanches. Nos conversations peu à peu devinrent plus sérieuses. Je ne laissais pas d'être en garde, mais je le promenais sur plusieurs sujets, et lui s'y prêtait très volontiers.

Nous raisonnions et nous étions sur ce pied-là ensemble, lorsque, rentrant chez moi à Marly sur la fin de la matinée du dimanche 29 juillet, je trouvai un laquais de Maisons avec un billet par lequel il me conjurait, toutes affaires cessantes, de venir sur-le-champ chez lui à Paris où il m'attendrait seul, et où je verrais qu'il s'agissait de chose qui ne pouvait souffrir le moindre retardement, qui ne se pouvait même désigner par écrit, et qui était de la plus extrême importance. Il y avait longtemps que ce laquais était arrivé, et qu'il me faisait chercher partout par mes gens. Mme de Saint-Simon était à Versailles avec Mme la duchesse de Berry, qui venait souper les soirs avec le roi sans coucher encore à Marly, et je devais dîner chez M. et Mme de Lauzun. Y manquer aurait mis la curiosité et la malignité de M. de Lauzun en besogne: je n'osois donc pas disparaître. Je donnai ordre à ma voiture; dès que j'eus dîné je m'éclipsai. Personne ne me vit monter en chaise; j'arrivai fort diligemment chez moi à Paris, d'où j'allai sur-le-champ chez Maisons avec l'empressement qu'il est aisé d'imaginer.

Je le trouvai seul avec le duc de Noailles. Du premier coup d'œil je vis deux hommes éperdus, qui me dirent d'un air mourant, mais après une vive quoique courte préface, que le roi déclarait ses deux bâtards, et à l'infini leur postérité masculine, vrais princes du sang, en droit d'en prendre la qualité, les rangs et honneurs entiers, et capables de succéder à la couronne au défaut de tous les autres princes du sang. À cette nouvelle, à laquelle je ne m'attendais pas, et dont le secret jusqu'alors s'était conservé sans la plus légère transpiration, les bras me tombèrent. Je baissai la tête et je demeurai dans un profond silence, absorbé dans mes réflexions. Elles furent bientôt interrompues par des cris auxquels je me réveillai. Ces deux hommes se mirent en pied à courir la chambre, à taper des pieds, à pousser et à frapper les meubles, à dire rage à qui mieux mieux, et à faire retentir la maison de leur bruit. J'avoue que tant d'éclat me fut suspect de la part de deux hommes, l'un si sage et si mesuré, et à qui ce rang ne faisait rien, l'autre toujours si tranquille, si narquois, si maître de lui-même. Je ne sus quelle subite furie succédait en eux à un si morne accablement, et je ne fus pas sans soupçon que leur emportement ne fût factice pour exciter le mien. Si ce fut leur dessein, il réussit tout au contraire. Je demeurai dans ma chaise, et leur demandai froidement à qui ils en voulaient. Ma tranquillité aigrit leur furie. Je n'ai de ma vie rien vu de si surprenant.

Je leur demandai s'ils étaient devenus fous, et si au lieu de cette tempête il n'était pas plus à propos de raisonner, et de voir s'il y avait quelque chose à faire. Il s'écrièrent que c'était parce qu'il n'y avait rien à faire à une chose non seulement résolue, mais exécutée, mise en déclaration, et envoyée au parlement, qu'ils étaient outrés de la sorte; que M. le duc d'Orléans, en l'état où il était avec le roi, n'oserait souffler; les princes du sang en âge de trembler comme des enfants qu'ils étaient; les ducs hors de tout moyen de s'opposer, et le parlement réduit au silence et à l'esclavage; et là-dessus à qui des deux crierait le plus fort et pesterait davantage, car rien de leur part ne fut ménagé, ni choses, ni termes, ni personnes.

J'étais bien aussi en colère, mais il est vrai que ce sabbat me fit rire et conserva ma froideur. Je convins avec eux que quant alors je n'y voyais point de remède, et nulles mesures à prendre; mais qu'en attendant ce qui pouvait arriver à l'avenir, je les aimais encore mieux princes du sang capables de la couronne, qu'avec leur rang intermédiaire. Et il est vrai que je le pensai ainsi dès que j'eus repris mes esprits.

Enfin l'ouragan s'apaisa peu à peu. Nous raisonnâmes et ils m'apprirent que le premier président et le procureur général, qui en effet étaient venus ce jour-là de très bonne heure à Marly chez le chancelier, qui avait vu le roi dans son cabinet, à l'issue de son lever, et qui étaient revenus à Paris tout de suite, en avaient rapporté la déclaration tout expédiée. Il fallait néanmoins que liaisons l'eût sue plus tôt d'ailleurs, parce qu'à l'heure que le laquais qu'il m'envoya arriva à Marly, ces messieurs n'en pouvaient pas être revenus à Paris quand il partit. Nos discours n'allant à rien, je pris congé et regagnai Marly au plus vite, afin que mon absence ne fît point parler.

Tout cela néanmoins me conduisit vers l'heure du souper du roi. J'allai droit au salon, je le trouvai très morne. On se regardait, on n'osait presque s'approcher, tout au plus quelque signe dérobé ou quelque mot en se frôlant coulé à l'oreille. Je vis mettre le roi à table, il me sembla plus morgué qu'à l'ordinaire, et regardant fort à droite et à gauche. Il n'y avait qu'une heure que la nouvelle avait éclaté, on en était glacé encore, et chacun fort sur ses gardes. À chose sans ressource il faut prendre son parti, et il se prend plus aisément et plus honnêtement quand la chose ne porte pas immédiatement comme le rang intermédiaire dont les bâtards n'eurent jamais de moi ni compliment ni la moindre apparence. J'avais donc pris ma résolution.

Dès que le roi fut à table, et qui m'avait fort fixement regardé en passant, j'allai chez M. du Maine; bien que l'heure fût un peu indue, les portes tombèrent devant moi, et je remarquai un homme surpris d'aise de ma visite, et qui vint au-devant de moi presque sur les airs, tout boiteux qu'il était. Je lui dis que pour cette fois je venais lui faire mon compliment, et un compliment sincère; que nous n'avions rien à prétendre sur les princes du sang; que ce que nous prétendions et ce qui nous était dû, c'était qu'il n'y eût personne entre les princes du sang et nous; que dès qu'il l'était et les siens, nous n'avions plus rien à dire qu'à nous réjouir de n'avoir plus à essuyer ce rang intermédiaire que je lui avouais qui m'était insupportable. La joie de M. du Maine éclata à ce compliment. Tout ce qu'il m'en fit, tout ce qu'il m'en dit ne peut se rendre, avec une politesse, un air même de déférence que l'esprit inspire dans le transport du triomphe.

J'en dis autant le lendemain au comte de Toulouse et à Mme la duchesse d'Orléans, cent fois plus bâtarde et plus aise que ses frères, et qui les voyait déjà couronnés. Mme la Duchesse fort princesse du sang, et point du tout comme Mme sa soeur, parut fort sérieuse, et n'ouvrit point sa porte. M. le duc d'Orléans fut fâché, mais fâché à sa manière, et n'eut pas grand'peine à ne rien montrer. Ducs et princes étrangers enragés, mais de rage mue. La cour éclata en murmures sourds bien plus qu'on n'aurait cru. Paris se déchaîna et les provinces; le parlement, chacun à part, ne se contraignit pas. Mme de Maintenon, transportée de son ouvrage, en recevait les adorations de ses familières. Elle et M. du Maine n'avaient pas oublié ce qui avait pensé arriver du rang de ses enfants. Quoiqu'il n'y eût plus personne du sang légitime à craindre, ils ne laissèrent pas d'être effarouchés, et le roi fut gardé à vue, et persuadé par des récits apostés de la joie et de l'approbation générale à ce qu'il venait de faire. M. du Maine n'eut garde de se vanter de l'air triste, morne, confondu, qui accompagnait tous les compliments, dont une cour esclave lui portait un hommage forcé, et qui n'en cachait pas la violence. Mme du Maine triompha à Sceaux de la douleur publique. Elle redoubla de fêtes et de plaisirs, prit pour bons les compliments les plus secs et les plus courts, et glissa sur le grand nombre de gens qui ne purent se résoudre d'aller eux-mêmes à son adoration. Les bâtardeaux déifiés ne parurent que quelques moments à Marly. M. du Maine crut nécessaire cet air de modestie et de ménagement pour le public. Il n'eut pas tort.

Le comte de Toulouse profita de ce monstrueux événement sans y avoir eu aucune part. Ce fut l'ouvrage de son frère, de sa fidèle et toute-puissante protectrice, et de l'art qui fut lors aperçu d'avoir fait conserver à Voysin, devenu chancelier, sa charge de secrétaire d'État. Comme chancelier il n'aurait rien eu qui l'eût approché du roi, plus de travail réglé avec lui, plus de prétextes de lui aller parler quand il le jugeait à propos. Il n'aurait eu que les occasions de la fin des conseils, quand les ministres en sortent; et comme il n'était chargé de rien qui eût rapport au roi, il eût fallu l'attaquer sans préface, sans prétexte, sans insinuation, et sans moyen de sonder le terrain; quoique sur les bâtards, il aurait trouvé le roi en garde. L'usurpation de ses audiences l'eut effarouché et rendu Voysin désagréable, et comme le chancelier n'a point de travail avec le roi que pour des affaires extraordinaires, rares, courtes, qui même pour l'ordinaire ne sont pas secrètes, comme mon affaire avec M. de La Rochefoucauld et autres pareilles quoique de différentes natures, ces audiences, si elles avaient été répétées, auraient fait nouvelle, excité une curiosité dangereuse au secret dont ce mystère d'iniquité avait tant intérêt de se couvrir, et dont les artisans sentaient si bien l'importance. Ce fut aussi ce qui fit conserver à Voysin cette place de secrétaire d'État, qui lui donnait une occasion nécessaire de travailler presque tous les jours seul avec le roi ou Mme de Maintenon en tiers unique, et la faculté des prétextes d'y travailler extraordinairement et tous les jours, et plus d'une fois par jour tant que bon lui semblait, sans que cela parût extraordinaire au roi ni à sa cour. Par là Voysin se trouvait à portée d'examiner les moments, les humeurs, de sonder, d'avancer, de s'arrêter; par là nul temps perdu qui ne se pût retrouver le lendemain, et quelquefois le jour même; par là liberté de discuter et de pousser sa pointe quand il y trouvait lieu, et de prolonger la conversation tant qu'il était nécessaire; sans quoi ils n'en seraient jamais venus à bout.

Le roi, malgré tout ce qu'il sentait d'affection pour ses bâtards, avait toujours des restes de ses anciens principes. Il n'avait pas oublié l'adresse de la planche de la légitimation du chevalier de Longueville sans nommer la mère, pour parvenir à donner un état à ses enfants, lorsqu'il avait voulu les tirer de leur néant propre, et de l'obscurité secrète dans laquelle ils avaient été élevés. De ce néant, ce qu'il fit par degrés pour les conduire possiblement au trône est si prodigieux que ce tout ensemble mérite d'être exposé ici sous un même coup d'œil tout à la fois, et comparer les premiers degrés qui, par un effort inconnu jusqu'alors de puissance, les égala peu à peu aux autres hommes, en les égalant aux droits communs de tous; avec les derniers qui les portèrent à la couronne. On ne parlera ici que des enfants de Mme de Montespan.

CHAPITRE IX. §

Degrés rapides qui, du plus profond non-être, portent à la capacité de porter à la couronne, par droit de naissance, la postérité sortie du double adultère du roi et de Mme de Montespan. — Adresse de la réception de César, duc de Vendôme, au parlement. — Traversement du parquet par les princes du sang; son époque. — Réflexions. — Position de l'esprit du roi sur ses bâtards paraît bien peu égale.

1. Lettres de légitimation en faveur de Charles-Louis (le chevalier de Longueville), avec permission de porter le nom de bâtard d'Orléans, et déclaré capable de posséder toutes charges; vérifiées au parlement sans que le nom de la mère y fût exprimé; dont c'est le premier exemple, 7 septembre 1673.

Telle fut la planche pour légitimer les enfants du roi, leur faire porter le nom de Bourbon, leur pouvoir donner des charges, et sans nommer Mme de Montespan.

2. Lettres de légitimation en faveur de Louis-Auguste, né dernier mars 1670 (le duc du Maine); de Louis-César, né 1672 (le comte du Vexin); de Louise-Françoise, née en 1673 (Mlle de Nantes, depuis Mme la Duchesse); toutes de décembre 1673, vérifiées 20 des mêmes mois et an.

3. Noms de provinces imposés, qui ne se donnent qu'à des fils de France.

4. Avant le pouvoir, le duc du Maine pourvu en février 1674, c'est-à-dire avant l'âge de quatre ans, de la charge de colonel général des Suisses et Grisons.

Lettres de légitimation en faveur de Louise-Marie-Antoinette (Mlle de Tours), janvier 1676. Elle mourut 15 septembre 1681.

5 et 6. Lettres de décembre 1676, qui déclarent Louis-Auguste de Bourbon capable de posséder toutes charges et qu'il serait nommé duc du Maine. (Le comte de Toulouse n'a rien eu d'écrit pour porter ce nom.)

Ainsi cette déclaration donna la faculté que le fait avait précédé de deux ans, tant pour les charges que pour l'appellation de duc du Maine, et suppose en lui d'avance, comme on le va voir, le nom de Bourbon qu'il n'avait pas.

7. Le comte de Vexin, tout contrefait, nommé à l'abbaye de Saint-Germain des Prés et à celle de Saint-Denis; mort le 10 janvier 1683, à dix ans et demi, dans l'abbatial de Saint-Germain des Prés.

8 et 9. Lettres patentes portant que le duc du Maine, le comte de Vexin, Mlle de Nantes et Mlle de Tours, porteront le surnom de Bourbon, et se succéderont les uns aux autres tant pour les biens qu'ils ont reçus de notre libéralité, que pour ceux qu'ils pourront acquérir d'ailleurs, comme aussi que leurs enfants se succéderont selon l'ordre des successions légitimes. Données au mois de janvier 1680, registrées en parlement le 11 janvier même année, et en la chambre des comptes le lendemain.

Ainsi les voilà égalés aux autres hommes, élevés du néant à la condition commune, enrichis de tous les droits des légitimes dans la société, en même temps décorés du surnom de la maison régnante, et de noms de provinces que les princes du sang même ne portent pas.

10. Don fait (c'est-à-dire arraché pour tirer de Pignerol M. de Lauzun) au duc du Maine de la principauté de Dombes, etc., par Mademoiselle, 2 février 1681.

Lettres de légitimation en faveur de Françoise-Marie, née en mai 1677 (Mlle de Blois, depuis duchesse d'Orléans), et de Louis-Alexandre, né le 6 juin 1678 (le comte de Toulouse), avec permission de porter le nom de Bourbon; et la faculté tant à eux qu'à Louis-Auguste, Louis-César, Louise-Françoise, de se succéder les uns aux autres, etc. Ces lettres données en novembre 1681, registrées le 22 du même mois et an.

11. Le duc du Maine pourvu du gouvernement de Languedoc en juin 1682, à douze ans.

12. Le comte de Toulouse pourvu de l'office d'amiral de France en novembre 1683, à cinq ans.

Cet office, si nuisible par ses droits pécuniaires, et si embarrassant par son autorité, avait été supprimé avec grande raison. Le roi l'avait rétabli en faveur du comte de Vermandois, enfant qu'il avait eu de Mme de La Vallière, à la mort duquel il le donna au comte de Toulouse.

On remarquera que, le parlement et le monde une fois accoutumés aux bâtards de double-adultère, le roi fit par une seule et même déclaration, pour les deux derniers, ce qu'il n'avait osé présenter qu'en plusieurs pour les premiers.

13. Louise-Françoise de Bourbon, mariée, 24 juillet 1685, à Louis III, duc de Bourbon.

Outre sa dot, ses pierreries et ses pensions, M. son mari eut les survivances de l'office de grand maître de France et du gouvernement de Bourgogne, une forte pension, et toutes les entrées, même celles d'après le souper. M. son père, qui, comme lui, n'en avait aucunes, eut les premières entrées, qui ne sont pas même celles des premiers gentilshommes de la chambre. Avant que le roi eût, à l'occasion d'une longue goutte, l'année de la mort du premier duc de Bretagne, supprimé son coucher aux courtisans, on voyait M. le Prince, qu'il était lors, sur un tabouret dans le coin de la porte du cabinet du roi, en dehors, dans la pièce où tout le monde attendait le coucher, et dormant là tandis que M. son fils était avec le roi, et ce qu'il appelait sa famille. Quand la porte s'ouvrait pour le coucher, M. le Prince se réveillait et voyait sortir M. son fils, M. le duc d'Orléans, Monseigneur, et le roi ensuite, au coucher duquel il demeurait comme les courtisans, et au petit coucher après avec les entrées, et qui était fort court. Le reste de la famille sortait par les derrières.

14. Le duc du Maine, à seize ans chevalier de l'ordre, à la Pentecôte 1686.

Je n'ose dire qu'à douze ans que je n'avais pas encore, j'étais fort en peine et je m'informais souvent de l'état du duc de Luynes qui avait la goutte; je mourais de peur qu'elle ne le quittât, parce qu'il aurait été parrain de M. le prince de Conti avec-le duc de Chaulnes, et M. du Maine eût échu à mon père. La goutte persévéra, et mon père présenta le prince de Conti avec le duc de Chaulnes. L'ordre à un âge inouï, rare aux fils de France, et en quatrième avec M. le duc de Chartres, à qui cette considération le fit avancer alors, [avec] M. le duc de Bourbon (car le grand prince de Condé ne mourut qu'à la fin de l'automne), et [avec] M. le prince de Conti, parut une distinction bien extraordinaire. Monseigneur et Monsieur furent les parrains de M. le duc de Chartres, M. le Prince et M. le Duc de M. le duc de Bourbon; feu M. le prince de Conti, gendre naturel du roi, était mort sans avoir été chevalier de l'ordre, et celui-ci ne l'eût pas été sans le cri général, que le roi craignit, de faire M. du Maine en laissant le prince de Conti. Il était lors exilé à Chantilly, et ne coucha qu'une nuit à Versailles pour la cérémonie. C'était la suite de son voyage en Hongrie. Il ne fut rappelé qu'à l'instante prière de M. le Prince mourant, mais jamais pardonné, comme on l'a pu voir ci-dessus en plus d'un endroit.

15. Le duc du Maine pourvu de la charge des galères, en 1688, à la mort du duc de Mortemart.

16. Le comte de Toulouse gouverneur de Guyenne, en janvier 1689, à onze ans.

17. Le duc du Maine commande la cavalerie en Flandre en 1689.

Jusqu'alors les princes du sang faisaient une ou deux campagnes à la tête d'un de leurs régiments. M. du Maine, à dix-huit ans, et dès sa première campagne, a la distinction que les princes du sang n'obtenaient pas de si bonne heure, qui leur était nouvelle, et qui même en eux blessait fort les trois généraux nés de la cavalerie par leurs charges.

18. Marie-Françoise, mariée, 18 février 1692, à Philippe d'Orléans, duc de Chartres, petit-fils de France.

Ce prodige fut le chef-d'œuvre du double adultère et de la sodomie, l'un et l'autre publics et bien récompensés. La violence ouverte avec laquelle ce mariage du propre neveu du roi, fils unique de son frère, fut fait, eut toute la cour pour témoin, et ce qui s'y passa est détaillé à l'entrée de ces Mémoires. Comparer ce mariage avec ceux de toutes les bâtardes reconnues et légitimées de nos rois et de simple adultère jusqu'à Henri IV inclusivement, la chute est à perte d'haleine.

19. Le duc du Maine épouse, 19 mars 1692, une fille de M. le Prince; encore eut-il le choix des trois.

Le roi donna des espèces de fêtes et se para lui-même aux mariages de ses filles, à celui-ci, et y donna un festin royal, à la totale différence du mariage du prince de Conti avec la fille aînée de M. le Prince, à la célébration duquel il assista et n'y donna ni repas ni fête.

Le duc du Maine lieutenant général, 3 avril 1692.

Il ne fut pas longtemps à acquérir un grade dont il ne fit pas un bon usage, mais par lequel le roi comptait le mener rapidement loin. Ce sont choses qui se sont vues ici en leur lieu.

20. Le comte de Toulouse fait chevalier de l'ordre, et seul, 2 février 1693, avant quinze ans.

21 et 22. Déclaration du roi en faveur des duc du Maine et comte de Toulouse, du 5 mai 1694, registrée le 8 du même mois et an, par laquelle le roi veut qu'eux et leurs enfants qui naîtront en légitime mariage aient le premier rang, immédiatement après les princes du sang, et qu'ils précèdent en tous lieux, actes et cérémonies.... même en la cour de parlement de Paris et ailleurs, en tous actes de pairie quand ils en auront, tous les princes des maisons qui ont des souverainetés hors de notre royaume, et tous autres seigneurs de quelque qualité et dignité qu'ils puissent être, nonobstant toutes lettres, si aucunes y avait à ce contraires, et quand même les pairies desdits princes et seigneurs se trouveraient plus anciennes que celles desdits enfants naturels.

C'est ce qui s'appela le rang intermédiaire, et on va voir que les deux bâtards n'étaient pas encore pairs alors. On a vu plus haut que leur légitimation et ceci fut l'ouvrage de Harlay, procureur général au premier [de ces actes], premier président à l'autre, et qu'à tous les deux il eut parole des sceaux, qu'il n'eut point, et dont il creva enfin de rage.

23. Lettres de continuation de la pairie d'Eu, en faveur du duc du Maine, données en mai 1694, registrées le 8 du même mois et an, pour lui, ses hoirs et ayants cause mâles et femelles, sous le titre ancien du comté et pairie d'Eu, pour en jouir aux rangs, droits et honneurs, etc., ainsi que les anciens comtes d'Eu avaient fait depuis la première érection de 1458.

Le 6 mai 1694 le premier président dit au parlement que le roi l'avait mandé pour lui expliquer ses intentions au sujet des honneurs qu'il voulait être rendus au duc du Maine et au comte de Toulouse, lorsqu'ils iraient au parlement;

Que le roi lui dit qu'il voulait qu'il y eût toujours de la différence entre les princes du sang et les duc du Maine et comte de Toulouse, et d'eux aux ducs et pairs.

Tout ceci fut encore de l'invention du premier président. On verra enfin que cette différence d'avec les princes du sang fut bien solennellement et bien totalement bannie.

24. Qu'il savait (le roi) que le duc de Vendôme avait été reçu très jeune et sans information, Henri IV l'ayant ainsi souhaité. Il croyait que son témoignage pouvait bien servir d'information, et que M. du Maine en pouvait être dispensé.

Ce fut une hardiesse et une supercherie. M. de Sully se faisait recevoir au parlement. On peut juger qu'un favori, surintendant des finances et grand maître de l'artillerie, y alla bien accompagné. Le duc de Vendôme y parût tout à coup sans que personne s'y attendît, et prit subitement sa place. Le parlement se trouva si surpris et en même temps si étonné qu'il n'osa dire mot, et la chose demeura faite. Pour l'âge, on a vu que le duc de Luynes, sans aucune faveur ni distinction, fut reçu sans difficulté, 24 novembre 1639, à dix-neuf ans, et par quel art et quelles raisons Louis XIV a le premier conduit à la fixation de l'âge.

Qu'il savait aussi qu'il n'y avait que les enfants de France qui traversassent le parquet de la grand'chambre; cependant les princes du sang étant en possession de le faire, il ne fallait pas donner atteinte à cette possession, puisque lorsque le duc du Maine prendrait place au parlement il passerait par le barreau;

C'était pour apaiser et flatter les princes du sang, en confirmant pour la première fois une usurpation qui ne l'avait jamais été et qui n'était que tolérée. Le prince de Condé, qu'Henri IV fit venir de Saint-Jean d'Angély pour l'élever à sa cour, se trouvait le plus prochain à succéder à la couronne. Il traversa le parquet, et comme les honneurs ne se perdent point, il le traversa toute sa vie, et prétendit que c'était un droit du premier prince du sang. Traversant un jour le parquet, dans la minorité de Louis XIII, M. son fils, qui le suivait et qui était fier de ses victoires, se mit aussi à le traverser. M. le Prince se tourna pour l'en empêcher. « Allez, allez, monsieur, votre train et laissez-moi faire, lui répondit le fameux duc d'Enghien, nous verrons qui osera m'en empêcher. » Personne n'osa en effet, et depuis cette époque tous les princes du sang l'ont toujours traversé.

25. Qu'il voulait que le premier président se découvrit en demandant l'avis à M. du Maine, et qu'il lui fît une inclination moindre que celle qu'il fait aux princes du sang, en le nommant par le nom de sa pairie;

Il ne nomme point les princes du sang; et les pairs ecclésiastiques il les nomme par leur nom de pairie, et jamais évêque, mais M. le duc de Reims, M. le comte de Beauvais, etc.; pour le bonnet il en sera bientôt mention: ainsi on n'en dit rien ici.

26. Et enfin que les princes du sang à leur sortie de la cour étant précédés par deux huissiers jusqu'à la Sainte-Chapelle, le duc du Maine ne le serait que par un seul.

Les pairs sortant ensemble, ou un seul s'il n'y en avait qu'un en séance, ont aussi un huissier devant eux jusque par delà la grande salle, et quelque chose de plus loin.

27. Que l'enregistrement des lettres de la continuation de la comté d'Eu en pairie se ferait la grand'chambre et tournelle assemblées.

Non toutes les chambres du parlement.

28. Arrêt d'enregistrement et réception du 8 mai 1694, de M. le duc du Maine, en qualité de comte d'Eu et de pair de France au parlement [qui], après le serment par lui fait, sans différence aucune des pairs à cet égard, a pris place au-dessous de M. le prince de Conti.

Les princes du sang ne prêtent point de serment.

29. Arrêt de réception du 8 juin 1694, de Louis-Joseph, duc de Vendôme, en la dignité de pair de France, pour avoir rang et séance, conformément aux lettres patentes du roi Henri IV, du 15 avril 1610 (qui depuis la mort d'Henri IV étaient demeurées ensevelies), en prêtant par lui le serment accoutumé, lequel fait a repris son épée, et a passé sur le banc au-dessus de M. l'archevêque-duc de Reims.

30. Le premier président avait dit auparavant au parlement, par ordre du roi, que l'intention de Sa Majesté était qu'on en usât à la réception de M. de Vendôme, et lorsqu'il viendrait en la cour, ainsi qu'on avait fait à M. du Maine.

31 Lettres d'érection et de rétablissement de la terre et seigneurie d'Aumale en titre et dignité de duché-pairie de France, en faveur du duc du Maine et de ses enfants mâles et femelles, ses héritiers, successeurs et ayants cause, pour en jouir et user aux mêmes titres, droits et honneurs que les autres ducs et pairs, etc. Ces lettres données au mois de juin 1695, registrées 1er juillet même année.

32. Lettres de nouvelle érection de la terre et seigneurie de Penthièvre, en titre et dignité de duché et pairie de France, en faveur du comte de Toulouse, ses hoirs et successeurs et ayants cause, tant mâles que femelles, préférant l'aîné et plus capable d'iceux, etc. Ces lettres données au mois d'avril 1697, registrées en parlement le 15 décembre 1698.

33. Le comte de Toulouse, gouverneur de Bretagne en mars 1698.

On a vu la violence avec laquelle l'échange des gouvernements de Bretagne et de Guyenne fut fait, que le duc de Chaulnes ne s'en cacha pas, et qu'il en mourut tôt après de douleur. On a vu aussi à quel point Monsieur en fut outré, et combien il éclata sur le manquement de parole du roi à lui, pour le premier gouvernement de province vacant, qu'au mariage de M. de Chartres, il s'était engagé de lui donner, et qu'il éludait par là, et sur la puissance dont il revêtait ses bâtards.

34. Le comte de Toulouse, lieutenant général en 1703, et commande la cavalerie sur la Meuse; va plusieurs fois à la mer.

35. Lettres de nouvelle érection des terres d'Arc et de Châteauvillain, unies et incorporées ensemble avec leurs dépendances, en duché pairie sous le nom de Châteauvillain, en faveur du comte de Toulouse, pour en jouir par lui, ses enfants tant mâles que femelles qui naîtront de lui en loyal mariage, etc., données en mai 1703, registrées au parlement 29 août même année.

Il avait d'abord, et avant Penthièvre, eu l'érection en sa faveur de la terre de Damville en duché-pairie, et c'est sous ce nom qu'il fut reçu au parlement. On ne la tire point ici en ligne, parce qu'il vendit depuis cette terre à Mme de Parabère, ce qui a éteint le duché-pairie. Elle est tombée depuis en d'autres mains.

36. Le comte de Toulouse, chevalier de la Toison d'or en 1704, revenant de commander l'armée navale.

37. Dès qu'ils commencèrent à pointer à la cour, le roi leur fit usurper peu à peu toutes les manières, l'extérieur et les distinctions des princes du sang, sans autre chose marquée que le simple usage qui fut bientôt établi chez eux et partout, sans que le roi s'en expliquât que par le fait.

C'est ce qui fit que la duchesse du Maine n'eut point en se mariant le brevet ordinaire aux filles des princes du sang, qui n'épousent pas des princes du sang, de conservation du rang et honneurs de princesse du sang, et qu'elle fut obligée de le prendre lors du règlement de préséance que le roi fit entre les femmes et les filles des princes du sang.

38. Brevet qui conserve à Mme la duchesse du Maine son rang de princesse du sang, du 13 mars 1710.

39. Règlement fait par le roi, le 17 mars 1710, en faveur du prince de Dombes, né 4 mars 1700, et du comte d'Eu, né 15 octobre 1701, enfants du duc du Maine légitimé de France, portant qu'ils auront, comme petits-fils de Sa Majesté, le même rang, les mêmes honneurs et les mêmes traitements dont a joui jusqu'à présent ledit duc du Maine.

C'est-à-dire les rang, honneurs, traitement et l'extérieur en plein des princes du sang sans différence. Cela se glisse ainsi parce que M. du Maine et M. le comte de Toulouse s'en étaient mis d'abord en possession par la volonté du roi tacite, sans ordre public, ni par écrit ni verbal. Ce règlement fut seulement mis en note sur le registre du secrétaire d'État de la maison du roi. On a vu en son lieu ce qui se passa de curieux en cette occasion.

40 et 41. Démission de la charge de général des galères faite par le duc du Maine, 1er septembre 1694, en faveur du duc de Vendôme.

Le duc du Maine pourvu le 10 septembre 1694 de l'office de grand maître de l'artillerie, vacant par la mort du maréchal-duc d'Humières.

42. Le prince de Dombes pourvu en survivance de la charge de colonel général des Suisses et Grisons.

43. Le comte d'Eu pourvu en survivance de l'office de grand maître de l'artillerie, tous deux 16 mai 1710.

44 et 45. Le roi ôte à tous les régiments de cavalerie la compagnie de carabiniers de chaque régiment, sans les dispenser d'en fournir les cavaliers, en fait un corps à part divisé en cinq brigades, avec chacune leur colonel et état-major, en donne le commandement général, détail et toute nomination des cinq colonels et tous les autres officiers au duc du Maine.

Outre ce corps, celui des Suisses et Grisons, et celui de l'artillerie, le duc du Maine avait en particulier, et le comte de Toulouse aussi, chacun un régiment d'infanterie et un de cavalerie.

46, 47, 48 et 49. L'article 2 de l'édit du mois de mai 1711, portant règlement général pour les duchés-pairies, registré le 21 des mêmes mois et an, porte ces mots: « Nos enfants légitimés et leurs enfants et descendants mâles qui posséderont des pairies, représenteront pareillement les anciens pairs au sacre des rois; après et au défaut des princes du sang, et auront droit d'entrée et voix délibérative en nos cours de parlement, tant aux audiences qu'au conseil à l'âge de vingt ans, en prêtant le serment ordinaire des pairs, avec séance immédiatement après les princes du sang, conformément à notre déclaration du 5 mai 1694; et ils y précéderont tous les ducs et pairs, quand même leurs duchés-pairies seront moins anciennes que celles desdits ducs et pairs. Et en ce cas qu'ils aient plusieurs pairies et plusieurs enfants mâles, leur permettons, en se réservant une pairie pour eux, d'en donner une à chacun de leurs dits enfants si bon leur semble, pour en jouir par eux aux mêmes honneurs, rangs, préséances et dignité que dessus, du vivant même de leur père. »

50. Brevets du 20 mai 1711, par lesquels le roi veut et entend que MM. le duc du Maine et le comte de Toulouse continuent à jouir leur vie durant à la cour, dans la famille royale, dans toutes les cérémonies publiques et particulières, aux audiences des ambassadeurs des princes étrangers, aux logements, et généralement en toutes rencontres et occasions, des mêmes honneurs qui sont et pourront être rendus aux princes du sang, et immédiatement après eux, le tout sans préjudice de l'édit du présent mois, que Sa Majesté veut être exécuté dans toute son étendue.

51. Brevet du 21 mai 1711 par lequel Sa Majesté, ayant égard aux très humbles supplications à lui faites par le duc du Maine, a déclaré et déclare, veut et entend que les princes et princesses, fils et filles de M. le duc du Maine et petits-fils de Sa Majesté, jouissent à l'avenir, ainsi qu'ils ont déjà fait, de tous tels et semblables honneurs et autres avantages dont ledit duc du Maine a ci-devant joui, et est en droit de jouir aux termes du brevet du 20 du présent mois, le tout sans préjudice de l'édit du présent mois que Sa Majesté veut être exécuté dans toute son étendue.

Voilà l'usurpation de tout l'extérieur de prince du sang faite par le père, puis par les enfants, de la tacite volonté du roi, non jamais même verbalement exprimée, passée en titre bien clair et bien libellé par écrit. Voilà sans doute un brave et succulent mois de mai. Monseigneur était mort à Meudon le 24 avril précédent.

52. Lettres d'érection du marquisat de Rambouillet, auquel sont unies les terres, seigneuries et forêt de Saint-Léger en duché-pairie en faveur du comte de Toulouse et de ses enfants tant mâles que femelles, etc., données en mai 1711, registrées le 29 juillet même année.

53. Le prince de Dombes pourvu en survivance du gouvernement de Languedoc en mai 1712.

54. Le comte d'Eu pourvu du gouvernement de Guyenne en janvier 1713 vacant par la mort du duc de Chevreuse.

Le Dauphin et la Dauphine étaient morts en février 1712, et M. le duc de Berry en mai 1714. On se hâta d'en profiter.

55. Édit du mois de juillet 1714, registré au parlement le 2 août même année, qui appelle à la succession à la couronne M. le duc du Maine, et M. le comte de Toulouse, et leurs descendants mâles au défaut de tous les princes du sang royal, et ordonne qu'ils jouiront des mêmes rangs, honneurs et préséances que lesdits princes du sang, après tous lesdits princes.

56. Prince de Dombes prend séance au parlement précisément en la manière des princes du sang à l'occasion de la réception du duc de Tallard au parlement le 2 avril 1715.

57. Déclaration du roi, 23 mai 1715, registrée au parlement le 24 des mêmes mois et an, portant que M. le duc du Maine et M. le comte de Toulouse, et leurs descendants en légitime mariage, prendront la qualité de princes du sang royal.

On s'arrête ici, parce que ce que le roi fit dans la suite pour bien assurer cette effrénée grandeur appartient à son testament, dont il ne s'agit pas encore, et parce que, encore qu'il le fit en même temps, les dispositions n'en furent sues qu'à l'ouverture de son testament et de son codicille après sa mort. On ne sut même que quinze jours après qu'il en avait un, comme on le verra incontinent, sans que personne se fût douté qu'il y travaillât.

Pour peu qu'on examine ce groupe immense qui, du profond non-être des doubles adultérins, les porte à la couronne, on sera moins frappé de l'imagination des poètes qui ont fait entasser des montagnes les unes sur les autres, à force de bras, par les Titans pour escalader les cieux. En même temps, l'exemple que ces poètes offrent d'un Encelade et d'un Briarée se présente aussi bien naturellement a l'esprit, comme le los le plus juste de pareilles entreprises.

Que les rois soient les maîtres de donner, d'augmenter, de diminuer; d'intervertir les rangs, de prostituer à leur gré les plus grands honneurs, comme à la fin ils se sont approprié le droit d'envahir les biens de leurs sujets de toutes conditions et d'attenter à leur liberté d'un trait de plume à leur volonté, plus souvent à celle de leurs ministres et de leurs favoris, c'est le malheur auquel la licence effrénée des sujets a ouvert la carrière, et que le règne de Louis XIV a su courir sans obstacle jusqu'au dernier bout, devant l'autorité duquel le seul nom de loi, de droit, de privilège, était devenu un crime. Ce renversement général, qui rend tout esclave, et qui, par le long usage de n'être arrêté par rien, de pouvoir tout ce qu'on veut sans nul obstacle, et de ne recevoir que des adorations à l'envi du fond des gémissements les plus amers et les plus universels, et de la douleur la plus sanglante de tous les ordres d'un État opprimé, accoutume bientôt à vouloir tout ce qu'on peut. Un prince, arrivé et vieilli dans ce comble extrême de puissance, oublie que sa couronne est un fidéicommis qui ne lui appartient pas en propre, et dont il ne peut disposer; qu'il l'a reçue de main en main de ses pères à titre de substitution, et non pas de libre héritage (je laisse à part les conditions abrogées par la violence et le souverain pouvoir devenu totalement despotique); conséquemment qu'il ne peut toucher à cette substitution; que, venant à finir par l'extinction de la race légitime, dont tous les mâles y sont respectivement appelés par le même droit qui l'en a revêtu lui-même, ce n'est ni à lui ni à aucun d'eux à disposer de la succession qu'ils ne verront jamais vacante; que le droit en retourne à la nation de qui eux-mêmes l'ont reçue solidairement avec tous les mâles de leur race, pendant qu'il y en aura de vivants; que les trois races ne l'ont pas transmise par un simple édit, et par volonté absolue de l'une à l'autre; que, si ce pouvoir était en eux, ils le pourraient exercer en faveur de gui bon leur semblerait; que dès lors, il y a moins loin d'en priver les mâles de leur race appelés solidairement avec eux à la même substitution, pour en revêtir d'autres à leur gré, que d'usurper le pouvoir de la disposition même, puisque, si ce pouvoir était en effet en eux, rien ne pourrait les empêcher d'en user dans toute étendue, et avec la même injustice, à l'égard des appelés à la substitution avec eux, qu'ils en usent sans cesse avec tous leurs sujets pour les rangs, les honneurs et les biens; que dès lors chaque roi serait maître de laisser la couronne à qui bon lui semblerait; et que l'exemple de Charles VI, qui n'est pas l'unique, quoique le plus solennel et le seul accompli au moins pour le reste de son règne, fait voir qu'il ne serait pas impossible de voir des rois frustrer de la couronne tous ceux qui y sont appelés par la substitution perpétuelle, en faveur d'un étranger, mais jusqu'à leurs propres enfants. On laisse moins à juger quelles pourraient être les suites de l'exercice de cette usurpation, qui sautent aux yeux d'elles-mêmes, qu'à considérer que, le premier pas franchi par cet édit pour la première fois depuis tant de siècles que la monarchie existe sous trois races, il ne sera pas impossible, pour en parler avec adoucissement, d'en porter l'abus jusque-là, surtout si on considère avec soin de quelles infractions légères est sorti l'abattement entier de tous droits, lois, serments, engagements, promesses, qui forme cette confusion générale et ce désordre universel dans tous les biens et les conditions et états du royaume.

Que penser donc d'une créole, publique, veuve à l'aumône de ce poète cul-de-jatte, et de ce premier de tous les fruits de double adultère rendu à la condition des autres hommes, qui abusent de ce grand roi au point qu'on le voit, et qui ne peuvent se satisfaire d'un groupe de biens, d'honneurs, de grandeurs si monstrueux, et si attaquant de front l'honnêteté publique, toutes les lois et la religion, s'ils n'attentent encore à la couronne même ? et se peut-on croire obligé d'éloigner comme jugement téméraire la pensée que le prodige de ces édits, qui les appellent à la couronne après le dernier prince du sang, et qui leur en donnent le nom, le titre, et tout ce dont les princes du sang jouissent et pourront jouir, n'aient pas été dans leur projet un dernier échelon, comme tous les précédents n'avaient été que la préparation à ceux-ci, un dernier échelon, dis-je, pour les porter-à la couronne, à l'exclusion de tous autres que le Dauphin et sa postérité? Sans doute il y a plus loin de tirer du non-être par état, et de porter après ces ténébreux enfants au degré de puissance qu'on voit ici par leurs établissements, et à l'état de rang entier des princes du sang, avec la même habileté de succéder à la couronne; sans doute, il y a plus loin du néant à cette grandeur, que de cette grandeur à la couronne. Le total est à la vérité un tissu exact et continuel d'abus de puissance, de violence, d'injustice, mais une fois prince du sang en tout et partout, il n'y a plus qu'un pas à faire; et il est moins difficile de donner la préférence à un prince du sang sur les autres pour une succession dont on se prétend maître de disposer, puisqu'on se le croit, de faire des princes du sang par édit, qu'il ne l'est de fabriquer de ces princes avec de l'encre et de la cire, et de les rendre ainsi tels sans la plus légère contradiction.

On a coté exprès le nombre des degrés qui ont porté les bâtards à ce comble, pour n'être pas noyé dans leur nombre. Qu'on examine le trente-neuvième et le cinquantième, on y trouvera les avantages qui y sont accordés aux enfants du duc du Maine fondés, libellés, établis, et causés, comme petits-fils du roi ; le mot de naturel y est omis. Ce n'est pas que cela se pût ignorer, mais enfin il ne s'y trouve point. Voilà donc le fondement du droit qui leur est accordé en tant de choses et de façons par ces articles! Ce fondement ainsi déclaré et réitéré est le même qui très explicitement se suppose où il n'est pas exprimé, pour tout ce qui leur est donné de nouveau; ainsi c'est comme descendants du roi que les descendants de ses deux bâtards sont avec eux appelés à la couronne après le dernier prince du sang. Mais nul autre qu'eux, excepté l'unique Dauphin et la branche d'Espagne, ne descendait du roi. Le Dauphin était unique et dans la première enfance; sans père ni mère, morts empoisonnés; la branche d'Espagne avait renoncé à la succession française; M. le duc d'Orléans, rendu odieux et suspect avec grand art, n'avait qu'un fils et ne sortait que du frère du roi; tous les autres princes du sang d'un éloignement extrême, sortis du frère du père d'Henri IV, et remontaient jusqu'à saint Louis pour trouver un aïeul du roi de France. Quelle comparaison de proximité avec les petits-fils du roi, et combien de raisons, dès que droit et possibilité s'en trouvent dans leur grand-père, de leur donner la préférence et à leurs pères qui sont ses fils? Et voilà l'aveuglement où conduit l'abandon aux femmes de mauvaise vie que Salomon décrit si divinement. Il est vrai que la vie du roi ne fut pas assez longue pour leur donner le loisir d'arriver à ce grand point.

Mais sans même comprendre cette vue dans le tissu de tant d'effrayantes grandeurs, laissant à part l'amas d'une puissance si dangereuse dans un État, et la subversion des premiers, des plus anciens, et des plus grands rangs du royaume, se renfermant dans l'unique concession du nom, titre, etc., de prince du sang, et de l'habileté après eux à la couronne, quel nom donner devant Dieu à une telle récompense d'une naissance tellement impure, que jusqu'à ces bâtards les hommes en pas un pays n'ont voulu la connaître ni l'admettre à rien de ce qui a trait au nom, à l'état, et à la société des hommes, sans s'être jamais relâchés sur ce point, dans les pays même où l'indulgence est la plus grande à l'égard des autres bâtards? et devant les hommes, y peut-on dissimuler l'attentat direct à la couronne, le mépris de la nation entière dont le droit est foulé aux pieds, l'insulte au premier chef à tous les princes du sang, enfin le crime de lèse-majesté dans sa plus vaste et sa plus criminelle étendue?

Quelque vénérable que Dieu ait rendu aux hommes la majesté de leurs rois et leurs sacrées personnes, qui sont ses oints, quelque exécrable que soit le crime d'attenter à leur vie qui est connu sous le nom de lèse-majesté au premier chef, quelque terribles et uniques que soient les supplices justement inventés pour le punir et pour éloigner par leur horreur les plus scélérats de l'infernale résolution de le commettre, on ne peut s'empêcher de trouver dans celui dont il s'agit une plénitude qui n'est pas dans l'autre, quelque abominable qu'il soit, si on veut substituer le raisonnement sur celui-ci au trouble et au soulèvement des sens qui est un effet naturel de l'impression de l'autre. Cet autre, qui ne peut être trop exagéré (et que Dieu confonde quiconque oserait le vouloir exténuer le moins du monde), doit néanmoins, sans tomber dans cette folie, être examiné tel qu'il est pour en faire une juste comparaison avec celui dont l'invention est due à la perversité et au désordre de nos temps, en l'examinant de même. Dans l'un il s'agit de la vie de l'oint du Seigneur; mais quelque horrible que soit ce crime, il n'attente que sur la vie d'un seul. L'autre joint à la fois la subversion des lois les plus saintes, et qui subsistent depuis tant de siècles que dure la monarchie, et en particulier la race heureusement régnante, sans que l'ambition la plus effrénée ait osé y attenter; à l'extinction radicale du droit le plus saint, le plus important, le plus inhérent à la nation entière; et de cette nation si libre que, jusque dans son asservissement nouveau, elle en porte encore le nom, et des restes très évidents de marques, ce crime en fait une nation d'esclaves, et la réduit au même état de succession purement, souverainement et despotiquement arbitraire, fort au delà de ce que le czar Pierre Ier a osé entreprendre en Russie, le premier de tous ses souverains, et qui a été imité après lui, fort au delà, on le répète, puisqu'il n'y avait point de maison nombreuse appelée à la couronne comme nos princes du sang, et encore moins de loi salique, qui est la règle consacrée par tant de siècles du droit unique à la succession à la couronne de France. Et qu'on n'oppose point ici les funestes fruits de la guerre des Anglais, qui, après s'être soumis au jugement rendu en faveur de la loi salique, ne fondèrent leurs prétentions qu'en impugnant de nouveau cette loi fondamentale. Qu'on n'allègue point non plus les infâmes desseins de la Ligue; quand on n'aurait pas horreur de s'en protéger, au moins les ligueurs couverts du manteau de l'hypocrisie, et voulant exclure Henri IV comme hérétique relaps, respectèrent encore les droits de la nation, et, supposant qu'il n'y avait plus de princes de la race d'Hugues Capet en état de régner, après avoir échoué à usurper la couronne comme prétendus descendants mâles et légitimes de la seconde race, ils voulurent au moins une figure d'élection, et la tenir de la nation même.

Ici elle n'est comptée que pour une vile esclave, à qui, sans qu'on songe à elle, on donne des rois possibles et une nouvelle suite de rois, par une création de princes du sang habiles à succéder à la couronne, qui ne coûte à établir que la volonté, et une patente à expédier et à faire enregistrer. Dès lors, comme on l'a dit, une telle puissance, établie et reconnue, disposera de la couronne non seulement dans un lointain qui peut ne jamais arriver, mais d'une manière prompte, subite, active, au préjudice des lois de tous les temps, de la nation entière, de la totalité de la maison appelée à la couronne, des fils de France même. Et que penser des désordres si nécessairement causés par un crime de cette nature, de la vie des princes en obstacle, de celle du roi même, duquel, de quelque façon que ce soit, douce ou violente, on aurait arraché cette disposition ?

Voilà donc un crime de lèse-majesté contre l'État qui entraîne très naturellement celui qui est connu sous le nom du premier chef, qui égale les princes du sang, et dans la partie le plus éminemment sensible, à la condition de tous les autres sujets qui leur peuvent être préférés par un roi pour lui succéder, et qui ne va pas à moins par une suite nécessaire qu'à les écraser et à se défaire d'eux. Pendant la violence de tels mouvements que devient un royaume, et que ne font pas ses voisins pour achever de l'abattre et pour en profiter ?

Ces considérations, qui sont parfaitement naturelles, et on ne peut s'empêcher qu'elles ne sautent aux yeux, ne prouvent-elles pas avec surabondance, ce qui fait peur à penser, mais qui n'en est pas moins une vérité frappante, que le crime de se faire prince du sang et habile à succéder à la couronne avec une patente qui s'enregistre tout de suite, sans que qui que ce soit ose même en soupirer trop haut, est un crime plus noir, plus vaste, plus terrible, que celui de lèse-majesté au premier chef, et qui, outre tous ceux qui à divers degrés portent le nom de lèse-majesté qu'il renferme, en présente sans nombre qui en aggravent l'espèce énorme, et qui n'avaient jamais été imaginés.

Rapprochons d'autres temps à celui-ci, quelques-uns même qui n'en sont pas fort éloignés, et qu'une courte mention en soit permise sans sortir de ce qui s'en trouve épars dans ces Mémoires. Cette tendresse d'un roi puissant pour les enfants de son amour, cultivée sans cesse par la dépositaire funeste de son cœur qui avait été leur gouvernante, et qui aimait M. du Maine comme son propre fils depuis le sacrifice entier qu'il lui avait fait de sa propre mère; cette jalouse et superbe préférence de sentiment des enfants de la personne, et qui n'étaient rien que par elle, sur les enfants du roi, grands par cet être indépendant de lui qui fut toujours un si puissant ressort dans l'âme de Louis XIV, avaient bien pu l'engager en leur faveur aux premiers excès sur l'extérieur des princes du sang tacitement usurpé, et à leur prodiguer les charges et les biens, même à marier leurs sœurs dans les nues. Mais on a vu qu'il résista longtemps au mariage des frères, et qu'il ne feignit pas de dire et de répéter que ces espèces-là ne devaient jamais se marier.

En effet ce fut à toutes peines et à la fin sous le seul prétexte de la conscience, que M. du Maine arracha la permission de se marier. On a vu que Longepierre fut honteusement chassé de chez le comte de Toulouse et de la cour pour avoir parlé de son mariage avec Mlle d'Armagnac dont il était amoureux, toute neuve encore, d'une naissance plus que très sortable, et fille de l'homme de son temps à qui le roi a témoigné l'amitié, la distinction, la considération la plus constante et la plus marquée toute sa vie. On a vu que le comte de Toulouse, en tout si heureusement différent de son frère, n'a osé songer à se marier tant que le roi a vécu. On a vu par quels longs et artificieux détours le duc de Vendôme parvint au commandement des armées, avec quelle sécheresse il fut refusé d'y rouler d'égal avec les maréchaux de France, c'est-à-dire de commander à ceux qui étaient ses cadets lieutenants généraux, en obéissant aux autres plus anciens lieutenants généraux que lui. On a vu encore en quels termes le roi répondit au maréchal de Tessé, qui allant en Italie, y rencontrerait le duc de Vendôme, commandant les armées, car il y en avait deux corps, et qui demandait les ordres sur sa conduite avec lui, et de quel ton le roi lui dit qu'il ne devait ni éviter ni balancer de prendre le commandement sur le duc de Vendôme, et de quel air il ajouta qu'il ne fallait pas accoutumer ces petits messieurs-là, ce fut son expression que Tessé m'a rendue à moi et à bien d'autres, à ces sortes de ménagements. Enfin on ne peut avoir oublié la curieuse scène du soir du cabinet du roi, lorsqu'il y déclara le rang qu'il donnait aux enfants de M. du Maine, à combien peu il tint qu'il ne fût révoqué deux jours après, la réduction ridicule de s'être appuyé de mon compliment aussi simple que forcé, et de l'éclaircissement que Mme la duchesse de Bourgogne m'en fit demander: que de distance en peu d'espace de temps de façons de penser et de faire!

Mais le roi ne pensait pas autrement en se laissant tout arracher. Après ce grand acte de succession à la couronne déclare, et avant l'enregistrement de l'édit qui suivit de si près, le roi, accablé de ce qu'il venait de faire, ne sut se contenter, tout maître de lui-même qu'il était, de dire en soupirant à M. du Maine, en présence de ce peu de courtisans intimes, et de ce nombre de valets principaux qui se trouvaient dans son cabinet à Marly, qu'il avait fait pour eux, entendant aussi son frère et ses fils, tout ce qu'il avait pu; mais que plus il avait fait, plus avaient-ils à craindre et à travailler à s'en rendre dignes, pour se pouvoir soutenir après lui dans l'état où il les avait mis, ce qu'ils ne pouvaient attendre que d'eux-mêmes, par leur propre mérite. C'était bien laisser échapper ce qu'il sentait et qu'il ne disait pas, et cela fut incontinent su de tout le monde. Il n'est pas temps encore de développer par quels moyens le roi fut amené à ce dernier période, car il peut être confondu avec son testament, qui se fabriquait en même temps. Nous y arrivons incessamment, puisque entre les deux déclarations il n'y eut qu'une quinzaine. Délassons-nous quelques moments par le récit de ce qui se passa entre-deux.

CHAPITRE X. §

Prostitution du maréchal d'Huxelles. — Embarras de Maisons. — Enregistrement de l'édit. — Bâtards traités en princes du sang au parlement. — Grand présent du roi à Mme la duchesse de Berry. — Électeur de Bavière et Peterborough à Marly. — Promenades nocturnes au Cours à la mode. — Mort de Mme de Vaudemont; son caractère. — Mort de la marquise de Béthune-Harcourt. — Mort de Virville. — Mort de l'abbé de Clérembault. — Sourches cède à son fils la charge de grand prévôt. — Actions devant Barcelone. — Marlborough retourne en Angleterre. — Mort de la reine Anne. — L'électeur d'Hanovre proclamé. — Routes profondes par lesquelles le duc du Maine parvient à l'état, nom et tout droit de prince du sang, et au testament du roi. — Fortes paroles du roi au duc du Maine.

La cour, Paris, le monde furent étrangement indignés de l'infâme prostitution du maréchal d'Huxelles, qui vint remercier le roi, en forme et comme de la plus grande grâce qu'il aurait personnellement reçue, de ce qu'il venait de faire pour les bâtards. Il brigua de leur donner un grand dîner, l'un des jours qu'ils devaient employer en sollicitations à Paris pour la forme. Il n'osa en prier ni ducs ni gens distingués. Enfin il se donna pour recevoir des compliments sur cette affaire. Il petillait d'entrer dans le conseil, il séchait d'être duc; sa prostitution ne lui valut ni l'un ni l'autre.

Mais ce qui me donna fort à penser, fut que l'un des deux jours de cette sollicitation, le duc du Maine et le comte de Toulouse dînèrent à huis clos chez le président de Maisons. Je ne sais comment un homme d'esprit pouvait espérer que cela ne se saurait point. Il s'en flatta pourtant, aussi n'y eut-il nuls convives. Il se trouva fort embarrassé quand je lui en parlai. Je ne fis pas semblant de le remarquer, et pris pour bon le hasard qu'il allégua, qu'ils étaient pressés de leurs sollicitations, parce qu'ils ne couchaient point à Paris; qu'ils ne savaient où manger un simple morceau, parce qu'ils ne voulaient pas s'arrêter à dîner. Cette conduite me sembla mal ajustée avec les fureurs dont j'avais été témoin il y avait si peu de jours, et ces messieurs, dans l'apogée de leur faveur et de leur gloire, ne devaient pas être réduits à ne savoir où faire un léger repas à la hâte, et avec chacun une maison dans Paris. Maisons n'avait pas eu cette préférence et cette privance sans l'avoir recherchée. C'est ce que je fis sentir à M. le duc d'Orléans, avec qui Maisons se déployait tant en raisonnements contre les bâtards, et que je crus toujours avoir eu grande part à la scène dont il me rendit spectateur chez lui, qu'il se doutait bien que je rendrais à ce prince.

Les deux frères, seuls avec leur cortège rassemblé, sans avertir personne de l'heure de leur visite, allèrent chez tous les pairs et chez tous ceux des magistrats qui avaient séance à la grand'chambre. Si toute voix avait été étouffée, et jusqu'aux soupirs retenus, on peut juger quel crime c'eut été de manquer à cette invitation sous aucun prétexte que de maladie bien effective et bien évidente. Le jeudi 2 août fut le grand jour du possible couronnement de cet ordre nouveau de princes du sang. M. le Duc et M. le prince de Conti, et une vingtaine de pairs, c'est-à-dire tout ce qui y pouvait assister, s'y trouvèrent. J'y fus témoin du frémissement public lorsque les deux bâtards parurent, et qui augmenta avec une sorte de bruit suffoqué, lorsqu'ils se mirent à traverser lentement le parquet.

L'hypocrisie était peinte sur le visage et sur toute la contenance de M. du Maine, et une modestie honteuse sur toute la personne du comte de Toulouse qui le suivait. L'aîné, courbé sur son bâton avec une humilité très marquée, s'arrêtait à chaque pas pour saluer plus profondément de toutes parts. Il redoublait sans cesse ses révérences, et y demeurait plongé en pauses distinguées; je crus qu'il s'allait prosterner vers le côté où j'étais; son visage contenu dans un sérieux doux, semblait exprimer le non sum dignus du plus profond de son âme, que ses yeux, étincelants d'un ravissement de joie, démentaient publiquement, et qu'il promenait sur tous, comme en les dardant à la dérobée. Il multiplia encore ses révérences du corps de tous les côtés, arrivé en sa place avant que s'asseoir, et il fut admirable à considérer pendant toute la séance, et lorsqu'il en sortit.

Les princes du sang furent ceux qui parurent avoir le moins de part à tant de courbettes; ils étaient trop jeunes pour qu'il en fit cas.

Le comte de Toulouse droit, froid à son ordinaire, avait les yeux baissés, ses révérences mesurées, point multipliées; il ne levait les yeux que pour les adresser. Toute sa personne témaignait qu'il se laissait conduire, et sa confusion de ce qui se passait. Il fut immobile et sans ouvrir la bouche tant qu'il fut en place, regardant comme point, et l'air concentré, tandis qu'on apercevait le travail du duc du Maine à contenir tout ce qui lui échappait. Il put jouir à son aise d'un silence farouche, rarement interrompu par quelques ondulations de murmures sourds et contenus avec violence, et de regards qui tous, sans exception que du seul premier président, qui nageait aussi dans une indiscrète joie, découvraient à plein l'horreur dont chacun était saisi.

Le premier président donna un grand dîner à ces nouveaux successeurs à la couronne, où le maréchal d'Huxelles se surpassa; force domestiques de ces deux messieurs, quelque magistrature avide du sac, d'Antin, nul autre duc ni autres gens de marque, quelque peu de mortiers, Maisons entre autres qui tint dans la séance une contenance fort grave, fort sérieuse et fort compassée. Le soir, les deux bâtards retournèrent à Marly.

Quelque peu de satisfaction que le roi eût de Mme la duchesse de Berry, quelque fût son éloignement pour elle, et pour M. le duc d'Orléans, dans lequel Mme de Maintenon l'entretenait avec tant d'art et de soin sur ce prince, tout ce qu'il venait de faire pour ses bâtards l'engagea à tâcher d'en émousser l'amertume par un traitement dont il pût espérer cet effet. M. [le duc] et Mme la duchesse de Berry avaient fait plus de cinq cent mille livres de dettes depuis leur mariage; ils avaient fait faire quantité de très beaux meubles, et acheté beaucoup de pierreries quoiqu'ils en eussent déjà beaucoup, mais Mme la duchesse de Berry en était insatiable. Le roi lui fit payer pour quatre cent mille livres de dettes; et comme il n'y avait point d'enfants, lui donna tous les meubles et toutes les pierreries, même celles que M. le duc de Berry avait avant son mariage, et celles qu'il avait eues de feu Monseigneur.

L'électeur de Bavière vint chasser, jouer et souper à Marly, comme il avait fait plusieurs fois, sans voir le roi qu'à la chasse. Le comte de Peterborough, si échauffé pour le service des alliés contre la France, et qui avait tant fait de voyages et de personnages, de négociations et de guerres, passa à Paris retournant à Londres de son ambassade de Turin, et vint dîner à Marly, chez Torcy. Le roi ordonna au duc d'Aumont, qui l'avait fort connu en Angleterre, et à d'Antin, de lui faire voir les jardins de Marly, et d'y faire jouer les eaux. Il joignit le roi à la promenade, qui le traita avec beaucoup de distinction. Il s'en retourna coucher à Paris, et partit peu de jours après pour l'Angleterre.

On se mit à Paris à s'aller promener au Cours à minuit, aux flambeaux, à y mener de la musique, à danser dans le rond du milieu. Cette mode emporta longtemps tout Paris, et beaucoup de personnes de la cour. Il en naquit force histoires qui ne corrigèrent personne de continuer à y aller. Il y avait presque autant de carrosses qu'aux plus beaux jours de l'été. Cette folie eut son cours, et prit fin avec les derniers jours où les nuits purent être supportables.

Mme de Vaudemont mourut d'apoplexie à Commercy; en entrant le matin dans sa chambre on la trouva râlant, sans connaissance qui ne revint plus. On a dit ailleurs qui elle était, et qu'elle n'avait plus d'enfants. Ainsi le duc d'Elbœuf hérita de ce qu'elle avait eu de son père, et M. de La Rochefoucauld du maternel. Le tout alla à peu de chose. C'était une dévote précieuse, qui ne put s'accoutumer à n'être plus une manière de reine, et qui sécha peu à peu de dépit et de douleur d'avoir vu se dissiper en fumée ses folles prétentions de rang et ses vastes chimères de faire à la cour et à Paris un grand personnage. L'unisson avec toutes les dames titrées, dont tout l'art, la souplesse et les appuis ne la purent distinguer en rien, et la solitude où son air haut, sec, froid, mécontent, la jetèrent, lui avaient fait prendre promptement le parti de se confiner à Commercy, où l'ennui acheva de la tuer. Mme d'Espinoy y courut chercher et ramener son cher oncle, qui, comme tous les grands princes, arriva consolé.

Le maréchal d'Harcourt perdit en même temps sa sœur, mère de la maréchale de Belle-Ile aujourd'hui, pendant que son mari, le marquis de Béthune, était allé de la part du roi recevoir à Marseille la reine douairière de Pologne, sœur de sa mère.

Virville mourut aussi, qui laissa un grand héritage à sa sœur, mariée à Senozan, riche financier, à qui on avait compté de s'en défaire pour rien. Virville était sur le point de se marier, il avait une autre sœur, mais imbécile, que Verderonne, frère de Mme de Pontchartrain, ne laissa pas d'épouser, et dont il n'a point eu d'enfants. J'ai parlé de la naissance de Virville dont le nom est Groslée, à l'occasion de la mort de son père qui était frère de la femme du maréchal de Tallard.

L'abbé de Clérembault mourut aussi. C'était un assez vilain bossu, qui avait de l'esprit et de la science, et qui ne se produisait pas beaucoup. Il laissa quatre abbayes. La maréchale de Clérembault, qui n'avait plus d'autres enfants, ne crut pas que ce fût la peine de s'en affliger.

En même temps le roi permit à Sourches, prévôt de son hôtel, dit par abus grand prévot, de céder sa charge à Monsoreau, son fils aîné, ancien lieutenant général. Sourches était fort vieux, fort menaçant ruine, et grand dévôt, qui n'avait jamais pu se faire admettre nulle part à la cour . Son père y était considéré dans la même charge, et fut de la promotion de l'ordre de 1661, sans qu'on y trouvât à redire. M. de Louvois empêcha Cavoye, ami de M. de Seignelay, d'être de celle de 1688. Il n'y put jamais revenir; et j'ai toujours ouï dire que cela avait empêché le grand prévôt d'en être, le roi ne voulant pas faire Cavoye, ni lui donner le déplaisir de voir l'ordre au grand prévôt.

Le duc de Berwick emporta le 30 juillet le chemin couvert de Barcelone sans résistance ni perte. Un des bastions fut attaqué le 13, et fut bravement défendu. Sauvebœuf et Polastron, colonels de Blésois et de La Couronne, l'emportèrent; le premier y fut tué, l'autre très blessé. La Couronne s'y maintint valeureusement, mais ayant été relevé le lendemain par les gardes wallones, elles en furent rechassées.

Le périlleux état où la reine Anne se trouvait rappela le duc de Marlborough en Angleterre, où la fortune se réconcilia incontinent avec lui. Anne mourut le 1er août, à cinquante-trois ans, veuve et sans enfants, après un règne de douze années, dont la fin fut traversée par beaucoup de factions et de chagrins. On a cru qu'elle avait toujours eu dessein de faire en sorte que le roi son frère lui succédât, qu'elle avait sans cesse travaillé sur ce plan, qu'il fut le ressort secret du changement entier du ministère d'Angleterre à la chute de Godolphin et de Marlborough, et de la paix. Le roi y perdit une sincère amie, qui avait ardemment désiré qu'il voulût bien prendre l'ordre de la Jarretière, à l'exemple de ses pères et d'autres de ses prédécesseurs; mais le roi, qui par amitié pour elle l'aurait accepté volontiers, ne put se résoudre d'ajouter au préjudice du vrai roi d'Angleterre, et aux yeux de la reine sa mère, dans Saint-Germain, une nouvelle marque et si éclatante de sa reconnaissance du droit de la reine Anne. Il eut raison de la regretter beaucoup. Le deuil fut de six semaines qu'il porta en violet. L'électeur d'Hanovre fut proclamé aussitôt à Londres, et bientôt après le ministère entièrement changé, et celui duquel nous tenions la paix abandonné à la haine et aux recherches.

Il est temps maintenant de venir au testament du roi, qui va paraître avec de si singulières précautions, tant pour la profondeur du secret de tout son contenu, que pour l'inviolable sûreté de cette pièce. Le roi vieillissait, et sans qu'il parût aucun changement à l'extérieur de sa vie, ce qui le voyait de plus près commençait depuis quelque temps à craindre qu'il ne vécût pas longtemps. Ce n'est pas ici le lieu de s'étendre sur une santé jusque-là si forte et si égale; il suffit maintenant de dire qu'elle menaçait sourdement. Accablé des plus cuisants revers de la fortune, après une si longue habitude de la dominer, il le fut bien davantage par les malheurs domestiques. Tous ses enfants avaient disparu devant lui, et le laissaient livré aux réflexions les plus funestes. Il s'attendait lui-même à tous moments au même genre de mort. Au lieu de trouver du soulagement à cette angoisse dans ce qu'il avait de plus intime, et qu'il voyait le plus continuellement, il n'y rencontrait que peines nouvelles. Excepté le seul Maréchal, son premier chirurgien, qui travailla sans cesse à le guérir de ses soupçons, Mme de Maintenon, M. du Maine, Fagon, Bloin, les autres principaux valets de l'intérieur vendus au bâtard et à son ancienne gouvernante, ne cherchaient qu'à les augmenter, et dans la vérité ils n'y pouvaient avoir grand'peine. Personne ne doutait du poison, personne n'en pouvait douter sérieusement; et Maréchal, qui en était aussi persuadé qu'eux, n'en différait d'avis auprès du roi que pour essayer de le délivrer d'un tourment inutile, et qui ne pouvait que lui faire un grand mal. Mais M. du Maine avait trop d'intérêt à le maintenir dans cette crainte, et Mme de Maintenon aussi pour sa haine et pour servir ce qu'elle aimait le mieux, dont toute l'horreur par leur art en tombait sur le seul prince d'âge, et de la maison royale, que pour se faire place ils avaient entrepris de renverser, tellement que le roi, soutenu sans cesse dans ses pensées, et ayant tous les jours sous ses yeux le prince qu'on lui donnait pour l'auteur de ces crimes, et à sa table, et à certaines heures dans son cabinet, on peut juger du redoublement continuel de ses sentiments intérieurs.

Avec ses enfants il avait perdu, et par la même voie, une princesse irréparable qui, outre qu'elle était l'âme et l'ornement de sa cour, était de plus tout son amusement, toute sa joie, toute son affection, toutes ses complaisances dans presque tous les temps qu'il n'était pas en public. Jamais depuis qu'il était au monde il ne s'était familiarisé qu'avec elle; on a vu ailleurs jusqu'à quel point cela était porté. Rien ne pouvait remplir un si grand vide, l'amertume d'en être privé s'augmentait par ne plus trouver de délassement. Cet état malheureux lui en fit chercher où il put, en s'abandonnant de plus en plus à Mme de Maintenon et à M. du Maine. Leur dévotion sans lacune extérieure, leur renfermé continuel le rassurait sur eux. Ils avaient eu de longue main l'art de lui persuader que M. du Maine, quoique avec beaucoup d'esprit et de capacité pour les affaires, dans l'opinion de laquelle il l'entretenait par les derniers détails de ses charges, et les détails étaient un des grands faibles du roi, ils l'avaient, dis-je, persuadé que M. du Maine était sans vues, sans desseins, incapable même d'en avoir, occupé seulement de ses enfants en bon père de famille, touché de grandeur uniquement par rapport à la grandeur du roi dont il était par attachement suprêmement amoureux, tout simple, tout franc, tout droit, tout rond, et qui, après avoir travaillé tout le jour a ses charges par devoir et pour lui plaire, après avoir donné bien du temps à la prière et à la piété, se délassait solitairement à la chasse, et usait dans son petit particulier de la gaieté et de l'agrément naturel de son esprit, sans savoir le plus souvent quoi que ce soit de la cour ni de ce qui se passait dans le monde.

Toutes ces choses plaisaient infiniment au roi, et le mettaient parfaitement à son aise avec un fils d'ailleurs le bien-aimé, qui l'approchait si continuellement de si près, et qui l'amusait fort par ses contes et ses plaisanteries, où il y excellait plus qu'homme que j'aie jamais connu, avec un tour charmant et si aisé qu'on croyait en pouvoir dire autant, en même temps adroit à faire du mal, à toucher cruellement le ridicule, et tout cela avec mesure, suivant le temps, l'occasion, l'humeur du roi qu'il connaissoit à fond et [selon] que les choses prenaient, poussant ou enrayant avec tant d'artifice, de naturel et de grâce, qu'on aurait dit qu'il ne songeait à rien, et avec cela, et toujours quand il voulait, le plus excellent pantomime. Que si on rapproche de ceci son caractère, qui est touché ailleurs, on sentira avec terreur quel serpent à sonnettes dans le plus intime intérieur du roi.

Dans l'état où on vient de représenter qu'était le roi, établis l'un et l'autre dans son esprit et dans son cœur au point où ils l'étaient, et parfaitement d'accord ensemble, il fut question de profiter d'un temps précieux qu'ils sentaient bien ne pouvoir plus être long. Si la couronne même n'était pas leur but, comme il semble difficile d'en douter après ce qui a été remarqué sur l'édit qui en rend les bâtards capables, au moins voulaient-ils toutes les grandeurs dont on vient de parler, et s'assurer en même temps, autant qu'il pouvait être possible, d'une puissance qui les établit, à la mort du roi, dans un état assez formidable pour les mettre en situation non seulement de se soutenir entiers d'une manière durable, mais encore de forcer le régent de compter sur tout avec eux.

Tout leur riait dans ce vaste dessein; eux mêmes en avaient préparé les voies par les calomnies exécrables dont ils avaient eu l'art profond, et si bien suivi, de noircir le seul prince à qui la régence ne pouvait être contestée. Ils étaient parvenus, à force d'artifices et de manéges obscurs, mais toujours vigilants, à persuader les ignorants et les simples, à donner des soupçons aux autres, à le rendre au moins suspect à tous dans Paris et dans les provinces, et plus à la cour qu'ailleurs, où personne ne voulait ou n'osait approcher de M. le duc d'Orléans. Ces bruits ne pouvaient pas toujours durer; on se lasse enfin de dire et de parler de la même chose. Ils tombaient donc, mais tôt après ils reprenaient une nouvelle vigueur. On n'entendait plus s'entretenir d'autre chose, sans savoir pourquoi cela avait repris; et ces bouffées d'ouragan reprenaient de la sorte et se soutenaient du temps par les mêmes ressorts qui leur avaient donné le premier être. Ces bouffées leur servaient infiniment pour réveiller toutes les horreurs du roi par les récits de ce qu'ils feignaient d'apprendre, et pour l'entretenir sur son neveu dans les pensées les plus sinistres, dont par eux-mêmes, sans ces prétextes tirés du public, ils n'auraient osé lui parler souvent. Par cette conduite soutenue par les valets intérieurs, ils confirmaient le roi par le public, et le public par le roi, dont l'éloignement pour son neveu devenait de plus en plus visible à sa cour, et eux-mêmes le savaient faire répandre. Il n'en fallait pas davantage pour froncer les courtisans importants, et les autres à leur exemple, à l'égard de M. le duc d'Orléans, ou par soupçons ou par crainte de se perdre, les mieux au fait encore plus timides parce qu'ils apercevaient clairement M. du Maine et Mme de Maintenon dans l'enfoncement de la cour. Le même esprit se répandait dans Paris, et inondait les provinces. Ces ressorts, ils les faisaient jouer tout à leur aise. Que pouvait y opposer un prince isolé, dans la cruelle situation dans laquelle ils l'avaient mis? Comment prouver une négative, et négative de cette espèce; et que faire d'ailleurs pour se dénoircir aux yeux du roi paqueté de la sorte, et du monde ou sot, ou méchant, ou timide ? M. du Maine pouvait-il avoir plus beau jeu? Il le sentit si bien, et Mme de Maintenon aussi, que, dès qu'ils se furent assurés d'avoir mis les choses à ce point, ils ne différèrent plus à se mettre en chemin d'en tirer tout ce qu'ils s'en étaient proposé pour le présent et pour le futur.

Plus ils connaissoient parfaitement le roi, plus ils en avaient tiré de choses jusque-là inouïes en faveur des bâtards, plus ils connaissoient jusqu'à quelle faiblesse la tendresse et la superbe du roi l'avaient jeté pour eux, mieux aussi ils avaient senti à chaque cran de succès qu'il était moins un don qu'une conquête, à laquelle des idées anciennes du roi, comme on l'a dit et on l'a vu, avaient fortement résisté, qu'ils avaient conquis plutôt qu'obtenu, et qu'ils en étaient redevables à l'adresse, à l'artifice, au pied à pied, si on peut hasarder ce terme, à la persévérance, plus qu'à tout au malaise de refuser opiniâtrement les désirs opiniâtrés de ce qu'on aime, de qui on veut être aimé, et avec qui on passe uniquement les particuliers les plus libres.

Ces considérations, la dernière surtout, les conduisirent à d'autres. Il ne s'agissait plus ici de charges, de gouvernements, de survivances, encore moins d'honneurs, de distinction de rangs. L'affection avait facilité les premiers; la superbe, aidée de leurs artifices, avait arraché peu à peu les autres. Ils se souvenaient avec terreur de ce qui s'était passé sur le rang donné aux enfants de M. du Maine, et de combien près ils avaient frisé l'affront de se le voir révoquer sitôt après l'avoir emporté. Toutes ces choses étaient épuisées parce qu'elles étaient au comble. Les ducs, les rangs étrangers, les maréchaux de France, les ambassadeurs même et les cardinaux, en avaient été cruellement blessés, mais ce n'avait pas été de quoi les arrêter, et le roi, malgré ses répugnances tant de fois marquées, s'était enfin laissé forcer la main à tous ces égards.

Ce qu'ils voulaient maintenant était tout autre chose. Devenir par être ce que par être on ne peut devenir; d'une créature quoique couronnée en faire un créateur; attaquer les princes du sang dans leur droit le plus sublime et le plus distinctif de toutes les races des hommes; introduire le plus tyrannique, le plus inouï, le plus pernicieux de tous les droits: anéantir les lois les plus antiques et les plus saintes; se jouer de la couronne; fouler aux pieds toute la nation: enfin persuader cet épouvantable ouvrage à faire à un homme qui ne peut commander à la nature, et faire que ce qui n'est pas, soit; au chef de cette race unique, et tellement intéressé à en protéger le droit qu'il n'est roi qu'à ce titre, ni ses enfants après lui, et à ce roi de la nation la plus attachée et la plus soumise; de la déshonorer et d'en renverser tout ce qu'elle a de plus sacré, pour possiblement couronner un double adultère, qu'il a le premier tiré du néant depuis qu'il y a des François, et qui y est demeuré sans cesse jusqu'à cette heure enseveli chez toutes les nations, et jusque chez les sauvages; la tentative était étrangement forte, et si ce n'était pas tout, parce qu'elle ne pouvait se proposer seule sans s'accabler sous ses ruines, et perdre de plus tout ce qu'on avait conquis.

Ils ne virent donc qu'un testament du roi, dicté par eux-mêmes, dont ils pussent espérer une stabilité de leur nouvel être par le respect du testateur, et par les nouveaux degrés de puissance dans lesquels ils se feraient établir. Ce n'était pas que M. du Maine pût ignorer le sort ordinaire de pareilles précautions; mais il n'était pas aussi dans le cas ordinaire à cet égard, par tout ce que de longue main il avait su faire jouer d'artifices et de ressorts, toujours depuis si soigneusement soutenus. Il avait su, comme on l'a expliqué, persuader au roi et au gros du monde toutes les horreurs sur M. le duc d'Orléans qui lui étaient les plus utiles; il s'agissait maintenant d'en recueillir le fruit.

Ce fruit était de profiter des dispositions où il avait mis le roi pour l'engager par conscience, pour la conservation de l'unique rejeton qui lui succédait immédiatement, pour le salut du royaume, à énerver le plus qu'il serait possible la puissance d'un prince rendu si suspect, et qui, par les renonciations, n'avait entre la couronne et soi que ce rejeton dans la première enfance; revêtir, à faute de princes du sang d'âge raisonnable, ses bâtards de toute l'autorité soustraite au régent; de rendre M. du Maine dépositaire et maître absolu de la personne de ce rejeton si précieux; ne l'environner que des personnes livrées au bâtard; et de lui donner sur elles, et sur toute la maison civile et militaire, tout pouvoir indépendant du régent.

M. du Maine avait lieu de se flatter que l'impression prise par ses soins dans la cour, dans Paris, dans les provinces, sur M. le duc d'Orléans, serait puissamment fortifiée par ces dispositions si déshonorantes, et que tout y applaudirait bien loin qu'on en fût choqué; qu'il se trouverait ainsi montré et reçu comme le gardien et le protecteur de la vie du royal enfant, à laquelle était attaché le salut de la France, dont lui-même par là deviendrait l'idole; que la possession indépendante du jeune roi, et de sa maison militaire et civile, fortifierait avec l'applaudissement public la puissance dont il se trouverait revêtu dans l'État, aux dépens de celle du régent, par ce testament; que le régent, honni et dépouillé de la sorte, avec l'horreur qu'on avait eu l'artifice de répandre sur sa personne et d'entretenir, non seulement ne serait pas en état d'oser rien disputer, mais même n'aurait pas de quoi se défendre de tout ce que le bâtard voudrait entreprendre dans les suites contre lui, établi comme il se le trouverait dans une posture si favorable et si puissante, qui lui rallierait pour le présent et les personnages et les peuples, et pour l'avenir ceux dont l'ambition songerait à être portés auprès du roi majeur par celui auquel il aurait l'obligation de la vie et de la couronne. Pour arriver lui-même à ce grand état qu'il atteignait dès lors en projet pour le temps de la majorité, il lui était essentiel de n'avoir en caractère auprès du jeune prince que des dépendants et des affidés sur qui il pût entièrement compter, et les faire choisir et nommer par le testament pour tous les emplois de l'éducation, et pour les rendre invulnérables au régent par ces choix, et pour n'avoir l'air de vouloir se rendre absolu s'il les faisait après lui-même, ne pas s'exposer au mécontentement des aspirants, enfin pour éviter là-dessus tout prétexte de lutte avec le régent, et avoir en même temps ses propres choix autorisés du testament qui paraîtroit seul les avoir faits.

À ce genre de domination, où, en cas de mort, et pour rendre le régent plus suspect et plus odieux à toute la France par la multiplication des précautions contre lui sur la conservation de l'enfant si précieux, et les étendre en faveur de la bâtardise, il fallait substituer un frère à l'autre, et pour en cacher la grossièreté un gouverneur à celui qui serait nommé; à ce genre de domination, dis-je, M. du Maine n'oublia pas de penser à un autre, toujours en flétrissant le futur régent de plus: ce fut de ne lui en laisser que le nom, et de faire attribuer en effet tout le pouvoir de la régence au conseil établi par le même testament, avec l'application la plus exacte de le composer de façon que les deux frères y fussent les maîtres par la pluralité des voix. Il n'est pas temps encore d'expliquer combien M. du Maine sut bien faire tous ces différents choix. Ils demeurèrent scellés tous sous le plus impénétrable secret tant que le roi vécut. Il faut donc attendre à les démêler jusqu'à ce que l'ouverture du testament les déclare.

Il restait encore un point, qui n'était pas le moins difficile, et qui, comme les précédents, opérât plusieurs choses à la fois, c'était la sûreté du testament lorsqu'on serait parvenu à le faire faire, une sûreté qui fût entière, une sûreté qui augmentât le respect pour les précautions par le bruit et la singularité, une sûreté qui emportât la voix publique d'avance en faveur du testament, une sûreté enfin qui rendît l'exécution de tout ce qui s'y trouverait contenu la chose propre du parlement et de toute la magistrature du royaume. Mais quel moyen de surmonter la prévention du roi à l'égard du parlement, prise dès les temps de sa minorité, dont l'impression qui n'avait jamais pu s'affaiblir l'avait engagé sans cesse à l'abattre avec jalousie, et souvent indignation? esprit et sentiment que diverses difficultés sur des édits bursaux avaient entretenus, et que les matières de Rome, et en dernier lieu celles de la constitution, avaient fort aigris. Confier son testament à la garde du parlement n'était pas, à la vérité, ajouter, moins encore confirmer ses volontés par l'autorité du parlement, mais c'était en quelque sorte la reconnaître pour la sûreté de l'instrument, et même pour les protéger à son ouverture comme d'une pièce dont ils étaient les dépositaires, et pour laquelle ils devaient s'intéresser. À qui a connu le roi, la fermeté de ses principes, la force d'une habitude sans interruption, l'excès de sa délicatesse sur tout ce qui pouvait avoir le trait le plus imperceptible à son autorité, même dans le plus grand lointain, cette dernière difficulté paraîtroit insurmontable.

Mais il était dit que, pour la punition du scandale donné au monde entier par ce double adultère, celui qui, le premier de tous les hommes et jusqu'à aujourd'hui l'unique, par un excès de puissance l'avait tiré du néant, et enhardi par là ses successeurs à le commettre, sentirait à chaque pas qu'il ferait après en sa faveur l'iniquité de ce pas, dans toute sa force et sa honte; qu'il serait entraîné malgré lui à passer outre; et que de degrés en degrés, tous sautés malgré lui, il en viendrait enfin, en gémissant dans l'amertume de son âme et dans le désespoir de sa faiblesse, à couronner son crime par la plus prodigieuse et la plus redoutable apothéose.

Pour arriver à la fois à ce double but, qui ne se pouvait séparer, de l'habilité de succéder à la couronne avec le nom, titre, état entier de prince du sang, et du testament, la double place de Voysin était un coup de partie, et un instrument dans la main de M. du Maine et de Mme de Maintenon, toujours prêt, également nécessaire et à portée de tout comme chancelier et comme secrétaire d'État, qui avait prétexte de [voir le roi] et de travailler avec lui à toute heure. Ce fut aussi sur lui que porta tout le faix. Il fallait être bien esclave, bien valet à tout faire, pour oser se charger d'une pareille insinuation; mais il fallait encore plus être instruit à fond de l'incroyable faiblesse du roi pour l'un et pour l'autre, laissant à part l'horreur de la chose, celle de ses suites, toute probité, toute religion, tout honneur, tout lien à sa patrie, à laquelle il ne fallait pas même tenir par le moindre petit filet. Que si on considère que Voysin, qui avait marié ses filles, qui n'avait ni fils ni neveux, dont le grand-père était un des greffiers criminels du parlement, qui au double comble de son état ne pouvait plus avoir d'objet que de s'y conserver, qui n'en pouvait tomber en démontrant la chose impossible à tenter, et plus sûr encore de demeurer entier après le roi par ce trait d'honneur et de prudence si utile au régent, on sera bien tenté de croire aux possessions du démon, aussi effectives et réelles que peu visibles au dehors. Que si de là on jette les yeux sur la mort de ce malheureux homme, on n'en sera que plus persuadé.

Les deux consuls et leur licteur convinrent donc de tout ensemble, et du personnage de chacun d'eux dans cette funeste tragédie. Ils ne doutèrent pas de la résistance et de l'amertume que causerait une si étrange insinuation et qui ne pouvait avoir de base que la mort peu éloignée à présenter à un roi de soixante-seize ans, tout effarouché de la mort et du genre de mort de tous ses enfants. Aussi arrêtèrent-ils qu'elle ne se ferait que peu à peu et à sages reprises, de peur de se voir la bouche fermée par une défense de plus revenir à une si dure matière. À chaque fois que Voysin avait tentée, il rendait compte à ces deux commettants, et puisait en eux des forces et des lumières nouvelles. Cette sape, quoique si délicatement conduite, ne trouvant qu'un rocher vif qui émoussait les outils, Mme de Maintenon et M. du Maine changèrent de batteries, ils ralentirent les efforts de Voysin, qui avait essayé de tourner ses insinuations en propositions, pour en venir au plan qu'ils avaient arrêté entre eux; tandis qu'eux-mêmes ne se montrèrent plus au roi que sous une forme entièrement différente de celle qu'ils avaient constamment prise jusqu'alors devant lui.

Ils n'avaient jamais été occupés qu'à lui plaire et à l'amuser, chacun en sa manière, à le deviner, à le louer, disons tout, à l'adorer. Ils avaient redoublé en tout ce qui leur avait été possible, depuis que, par la mort de la Dauphine, ils étaient devenus tous deux son unique ressource. Ne pouvant l'amener à leurs volontés en ce qu'ils considéraient comme si principalement capital, et à quelque prix que ce fût le voulant arracher, ils prirent une autre forme dans l'entière sécurité qu'ils n'y hasarderaient rien. Tous deux devinrent sérieux, souvent mornes, silencieux jusqu'à ne rien fournir à la conversation, bientôt à laisser tomber ce que le roi s'efforçait de dire, quelquefois jusqu'à ne répondre pas même à ce qui n'était pas une interrogation précise. De cette sorte, l'assiduité qui fut toujours la même de Mme de Maintenon dans sa chambre tant que le roi y était, de M. du Maine dans les cabinets aux temps des particuliers, ne servait plus qu'à faire sentir au roi un poids d'autant plus triste qu'il lui était plus inconnu; à contenir, par cet air de contrainte et de tristesse, ce très petit nombre de diverses sortes de gens des cabinets, et chez Mme de Maintenon ce peu de dames, toujours les mêmes, admises aux dîners particuliers, aux musiques et au jeu, les jours qu'il n'y avait point de travail de ministres; et à tourner en ennui et en embarras tout ce qui était délassement et amusement, sans que le roi eût aucun moyen d'en pouvoir chercher ailleurs.

Ces dames étaient Mme d'O, Mme de Caylus, Mme de Dangeau, et Mme de Lévi, amie intime et de toute confiance de Mme de Saint-Simon et de moi de tout temps. Elles se mesuraient toujours sur Mme de Maintenon. Elles furent les dupes un temps du voile de sa santé; mais voyant enfin que la durée passait les bornes, qu'il n'y avait aucuns moments d'intervalle, que le visage n'annonçait aucun mal, que la vie ordinaire n'était en rien dérangée, que le roi devenait aussi sérieux, aussi triste, chacune se sondait, se tâtait. La crainte de quelque chose qui les regardât troubla chacune d'elles, et cette crainte les rendit encore de plus mauvaise compagnie que la retenue ou le modèle de Mme de Maintenon les contraignait.

Dans les cabinets, c'étaient pour toute ressource les froids récits de chasses et de plants de Rambouillet que faisait le comte de Toulouse, qui ne savait rien du complot, mais qui n'était pas amusant, quelque conte de quelqu'un des valets intérieurs, qui se ralentirent dès qu'ils s'aperçurent que M. du Maine ne ramassait plus rien et ne les faisait plus durer et valoir à son ordinaire. Maréchal et tous les autres, étonnés de ce morne inconnu du duc du Maine, se regardaient sans pouvoir en pénétrer la cause. Ils voyaient le roi triste, ennuyé, ils en craignirent pour sa santé, mais pas un d'eux ne savait et n'osait que faire. Le temps coulait, et dans l'un et l'autre des deux particuliers le morne s'épaississait. Voilà jusqu'où il a été permis aux plus instruits de l'extérieur des particuliers de pénétrer, et ce serait faire un roman que vouloir paraître l'être des scènes qui, sans doute, se passèrent dans le tête-à-tête pendant le long temps que ce manège dura sans se relâcher en rien. La vérité exige également d'avouer ce que l'on sait, et d'avouer ce que l'on ignore; je ne puis donc aller plus loin, ni percer plus avant dans l'épaisseur de ces mystères de ténèbres.

Ce qui est certain, c'est que les deux intérieurs se rassérénèrent tout à coup, avec la même surprise des témoins que ce morne si continu leur avait causée, parce qu'ils ne pénétrèrent pas plus la cause de la fin que celle du commencement, et qu'ils n'arrivèrent que tout à la fois à cette double connaissance, que quelques jours après que Mme de Maintenon et M. du Maine eurent repris auprès du roi, et avec une sorte d'usure, leur forme ordinaire, c'est-à-dire à l'épouvantable fracas de la foudre qui tomba sur la France, et qui étonna toute l'Europe. Il faut venir maintenant au noir événement qui suivit l'autre de si près, et qui furent résolus ensemble.

On a déjà vu, par ce qu'il était échappé au roi de dire à M. du Maine, sur ce qu'il venait de faire en sa faveur pour l'habilité de succéder à la couronne, par l'air et le ton qui fut tant remarqué, combien malgré lui cette énormité lui avait été forcément arrachée. Maintenant on va voir encore que ce monarque, de tous les hommes le plus maître de soi, ne se rendit pas moins transparent sur cela encore, et sur ce qui regardait son testament. Quelques jours avant que cette nouvelle éclatât, plein encore de l'énormité de l'état et droits entiers de prince du sang, et d'habilité de succéder à la couronne qui venait de lui être arrachée pour ses bâtards, il les regarda tous deux dans son cabinet, en présence de ce petit intérieur de valets, et de d'Antin et d'O, et d'un air aigre et qui sentait le dépit, il se prit tout à coup à leur dire, adressant la parole et un oeil sévère à M. du Maine: « Vous l'avez voulu, mais sachez que, quelque grands que je vous fasse, et que vous soyez de mon vivant, vous n'êtes rien après moi, et c'est à vous après à faire valoir ce que j'ai fait pour vous, si vous le pouvez. » Tout ce qui était présent frémit d'un éclat de tonnerre si subit, si peu attendu, si entièrement éloigné du caractère du roi et de son habitude, et qui montrait si naïvement l'ambition extrême du duc du Maine, et la violence qu'il avait faite à la faiblesse du roi, qui semblait si manifestement se la reprocher, et au bâtard son ambition et sa tyrannie.

Ce fut alors que le rideau se leva devant tout cet intérieur, jusque-là si surpris, si étonné, si en peine des changements si marqués, si suivis de M. du Maine dans cet intérieur, qui viennent d'être expliqués il n'y a pas longtemps. Deux jours après, ce qui arriva acheva de lever le rideau. La consternation de M. du Maine parut extrême à cette sortie si brusque, et que nul propos qui vint à cela n'avait attirée. Le roi s'y était abandonné de plénitude. Tout ce qui était là, les yeux fichés sur le parquet, en étaient à retenir leur haleine. Le silence fut profond un temps assez marqué; il ne finit que lorsque le roi passa à sa garde-robe, et qu'en son absence chacun respira. Il avait le coeur bien gros de ce qu'on lui avait fait faire; mais, semblable à une femme qui accouche de deux enfants, il n'avait encore mis au monde qu'un monstre, et il en portait encore un second dont il fallait se délivrer, et dont il sentait toutes les angoisses, sans aucun soulagement des douleurs que lui avait causées le premier.

CHAPITRE XI. §

Testament du roi. — Ses paroles en le remettant au premier président et au procureur général pour être déposé au parlement. — Paroles du roi à la reine d'Angleterre sur son testament. — Lieu et précautions du dépôt du testament du roi. — Édit remarquable sur le testament. — Consternation générale sur le testament, et ses causes. — Duc d'Orléans; sa conduite sur le testament. — Dernière marque de l'amitié et de la confiance du roi pour le duc de Beauvilliers, et de celles du duc pour moi. — Mort du duc de Beauvilliers. — Sa maison; sa famille. — Son caractère et son éloge. — Époque et nature de la charge de chef du conseil royal des finances, que le duc de Beauvilliers accepte difficilement. — Malin compliment du comte de Grammont au duc de Saint-Aignan.

On était lors à Versailles. Le lendemain 27 août, Mesmes, premier président, et Joly de Fleury, procureur général, que le roi avait mandés, entrèrent dans son cabinet à l'issue de son lever; ils avaient vu le chancelier chez lui auparavant, la mécanique de la garde du dépôt y avait été arrêtée. On peut juger que dès que le duc du Maine avait été bien assuré de son fait, il l'avait bien discutée avec le premier président, sa créature. Seuls avec le roi, il leur tira d'un tiroir sous sa clef un gros et grand paquet cacheté de sept cachets (je ne sais si M. du Maine y voulut imiter le mystérieux livre à sept sceaux de l'Apocalypse, pour diviniser ce paquet). En le leur remettant: « Messieurs, leur dit-il, c'est mon testament; il n'y a qui que ce soit que moi qui sache ce qu'il contient. Je vous le remets pour le garder au parlement, à qui je ne puis donner un plus grand témoignage de mon estime et de ma confiance, que de l'en rendre dépositaire. L'exemple des rois mes prédécesseurs et celui du testament du roi mon père ne me laissent pas ignorer ce que celui-ci pourra devenir; mais on l'a voulu, on m'a tourmenté, on ne m'a point laissé de repos, quoi que j'aie pu dire. Oh bien! j'ai donc acheté mon repos. Le voilà, emportez-le, il deviendra ce qu'il pourra; au moins j'aurai patience et je n'en entendrai plus parler. » À ce dernier mot, qu'il finit avec un coup de tête fort sec, il leur tourna le dos, passa dans un autre cabinet et les laissa tous deux presque changés en statues. Ils se regardèrent, glacés de ce qu'ils venaient d'entendre, et encore mieux de ce qu'ils venaient de voir aux yeux et à toute la contenance du roi, et dès qu'ils eurent repris leurs sens ils se retirèrent et s'en allèrent à Paris. On ne sut que l'après-dînée que le roi avait fait un testament, et qu'il le leur avait remis. À mesure que la nouvelle se publia, la consternation remplit la cour, tandis que les flatteurs, au fond aussi consternés que le reste de la cour et que Paris le fut ensuite, se tuèrent de louanges et d'éloges.

Le lendemain lundi 28, la reine d'Angleterre vint de Chaillot, où elle était presque toujours avec Mme de Maintenon. Le roi l'y fut trouver. Dès qu'il l'aperçut: « Madame, lui dit-il en homme plein et fâché, j'ai fait mon testament, on m'a tourmenté pour le faire; » passant lors les yeux sur Mme de Maintenon: « J'ai acheté du repos; j'en connais l'impuissance et l'inutilité. Nous pouvons tout ce que nous voulons tant que nous sommes; après nous, nous pouvons moins que les particuliers; il n'y a qu'à voir ce qu'est devenu celui du roi mon père, et aussitôt après sa mort, et ceux de tant d'autres rois. Je le sais bien, malgré cela on l'a voulu, on ne m'a donné ni paix, ni patience, ni repos qu'il ne fût fait; oh bien! donc, madame, le voilà fait, il deviendra ce qu'il pourra, mais au moins on ne m'en tourmentera plus. »

Des paroles aussi expressives de la violence extrême soufferte, et du combat long et opiniâtre avant de se rendre, de dépit et de guerre lasse, aussi évidentes, aussi étrangement signalées, veulent des preuves aussi claires, aussi précises qu'elles le sont elles-mêmes, et tout de suite les voici. Je tiens celles que le roi dit au premier président et au procureur général du premier qui n'avait eu garde de les oublier; il est vrai que ce ne fut que longtemps après, car il faut être exact dans ce que l'on rapporte. Je fus entre deux ans brouillé avec le premier président jusqu'aux plus grands éclats; la durée en fut longue. Il fit tant de choses pour se raccommoder avec moi après le mariage de sa fille avec le duc de Lorges, sur quoi je me portai aux plus grandes extrémités, qu'enfin le raccommodement se fit, et si bien que je devins avec lui à portée de tout; et que sa sœur, Mme de Fontenilles, femme d'une piété et d'un esprit rare, devint une de nos plus intimes amies, de Mme de Saint-Simon et de moi, sans que cela se soit démenti un moment depuis. C'est alors que le premier président me raconta mot pour mot ce que le roi leur dit en leur remettant le testament, que le procureur général me raconta précisément et de même, tous deux chacun à part et en temps différents, tel exactement que je le viens d'écrire. Il n'est pas temps de parler de cette brouillerie, moins encore du raccommodement; mais il m'a paru nécessaire de faire ici cette explication.

À l'égard de ce que le roi dit à la reine d'Angleterre, qui est encore bien plus fort et bien plus expliqué, parce qu'il était plus libre avec elle, peut-être encore parce que Mme de Maintenon était en tiers, sur laquelle en plus grande partie tombaient les reproches que le dépit d'être violenté lui arrachait, je le sus deux jours après de M. de Lauzun, à qui la reine d'Angleterre le raconta, encore dans sa première surprise. Nous le fûmes à tel point que Mme de Lauzun, pour qui la reine avait beaucoup d'amitié et d'ouverture, se hâta de lui aller faire sa cour, et elle la voyait souvent et souvent en particulier tête à tête, pour se le faire raconter. La reine ne s'en fit pas prier, tant elle était encore pleine et étonnée, et lui rendit le discours que le roi lui avait tenu mot pour mot, comme M. de Lauzun nous l'avait dit, et tel que je l'ai exactement écrit ici.

Il parut à l'altération si fort inusitée du visage du roi, de toute sa contenance, du bref et de l'air sec et haut de son parler plus rare encore qu'à l'ordinaire, et de ses réponses sur tout ce qui se présentait, à l'embarras extrême et peiné de Mme de Maintenon que ses dames familières virent à plein, à l'abattement du duc du Maine, que la mauvaise humeur dura plus de huit jours, et ne s'évapora ensuite que peu à peu. Il est apparent qu'ils essuyèrent des scènes; mais ils tenaient tout ce qu'ils avaient tant désiré, et ils se trouvaient quittes à bon marché d'essuyer une humeur passagère, sûrs encore par ce qu'ils venaient d'éprouver que, la souffrant avec patience et accortise, et reprenant et redoublant même leurs manières accoutumées avec lui, il se trouverait bientôt trop heureux de se rendre et de goûter ce repos qu'il avait si chèrement acheté d'eux.

Aussitôt que le premier président et le procureur général furent de retour à Paris, ils envoyèrent chercher des ouvriers, qu'ils conduisirent dans une tour du palais, qui est derrière la buvette de la grand'chambre et le cabinet du premier président, et qui répond au greffe. Ils firent creuser un grand trou dans la muraille de cette tour, qui est fort épaisse, y déposèrent le testament, en firent fermer l'ouverture par une porte de fer, avec une grille de fer en deuxième porte, et murailler encore par-dessus. La porte et la grille eurent trois serrures différentes, mais les mêmes à la porte et à la grille, et une clef pour chacune des trois, qui par conséquent ouvraient chacune deux serrures. Le premier président en garda une, le procureur général une autre, et le greffier en chef du parlement la troisième. Ils prirent prétexte de la donner au greffier en chef sur ce que ce dépôt était tout contre la chambre du greffe du parlement, pour éviter la jalousie entre le second président à mortier et le doyen du parlement, et la division que la préférence aurait pu causer. Le parlement fut assemblé en même temps, à qui le premier président rendit le compte le plus propre qu'il lui fut possible à flatter la compagnie, et à la piquer d'honneur sur la confiance de ce dépôt et le maintien de toutes les dispositions qui s'y trouveraient contenues.

En même temps les gens du roi y présentèrent un édit que le premier président et le procureur général avaient reçu des mains du chancelier à Versailles le même matin que le roi leur remit son testament, et y firent enregistrer cet édit. Il était fort court. Il déclarait que le paquet remis au premier président et au procureur général contenait son testament, par lequel il avait pourvu à la garde et à la tutelle du roi mineur et au choix d'un conseil de régence, dont, pour de justes considérations, il n'avait pas voulu rendre les dispositions publiques; qu'il voulait que ce dépôt fût conservé au greffe du parlement jusqu'a la fin de sa vie; et qu'au moment qu'il plairait à Dieu de le retirer de ce monde, toutes les chambres du parlement s'assemblassent avec tous les princes de la maison royale et tous les pairs qui s'y pourraient trouver, pour, en leur présence, y être fait ouverture du testament, et après sa lecture, les dispositions qu'il contenait être rendues publiques et exécutées sans qu'il fût permis à personne d'y contrevenir, et les duplicata dudit testament être envoyés à tous les parlements du royaume, etc., par les ordres du conseil de régence, pour y être enregistrés.

Il fut remarquable que dans tout cet édit il n'y eut pas un seul mot pour le parlement, ni d'estime, ni de confiance, ni même un seul mot sur le choix du greffe du parlement, pour que vaguement encore ce greffe [fût] le lieu du dépôt, ni nommer rien qui pût avoir trait à la garde des clefs. Il était pourtant bien naturel de gratifier le parlement dans un édit de cette sorte, et si expressément fait sur ce dépôt, en un mot de faire le moins et le gracieux, puisqu'on faisait le solide et l'important. C'était bien encore le compte et l'esprit de M. du Maine d'y flatter le parlement, qui, avec tout le public, fut surpris de n'y rien trouver du tout qu'un silence sec et dur, et qui parut même affecté, pour cette compagnie. Quoique ce que le roi avait dit à M. du Maine sur la dernière grâce qu'il lui avait faite pour l'état de prince du sang et l'habilité à la couronne, et au premier président, au procureur général et à la reine d'Angleterre, sur son testament, ne fût pas public, la surprise extrême des témoins de l'un, et l'étonnement prodigieux des deux magistrats et de la reine, en avaient laissé transpirer quelque chose. Le malaise du roi, précédent et long, avait aussi un peu percé. On ignorait le fond et les détails, mais les gens de la cour les mieux instruits, et d'autres par eux à la cour et à la ville, savaient en gros la violence, le dépit, le chagrin marqués du roi. La sécheresse singulière de l'édit confirma cette persuasion, et on ne douta point que le roi ne se fût roidi à vouloir l'édit de cette sorte par humeur, et qu'il n'en eût fallu passer par là.

On a dit en passant que la consternation fut grande à la nouvelle du testament. C'était le sort de M. du Maine d'obtenir tout ce qu'il voulait, mais avec la malédiction publique. Ce même sort ne l'abandonna point sur le testament, et dès qu'il la sentit, il en fut accablé, Mme de Maintenon indignée, et leurs veilles et leurs soins redoublés pour enfermer le roi de telle sorte que ce murmure ne pût aller jusqu'à lui. Ils s'occupèrent plus que jamais à l'amuser et à lui plaire, et à faire retentir autour de lui les éloges, la joie, l'admiration publique d'un acte si généreux et si grand, en même temps si sage et si nécessaire au maintien du bon ordre et de la tranquillité publique, qui le ferait régner si glorieusement au delà même de son règne.

Cette consternation était bien naturelle, et c'est en cela même que le duc du Maine se trouva bien trompé et bien en peine. Il avait cru tout préparer, tout aplanir en rendant M. le duc d'Orléans si suspect et si odieux; il y était en effet parvenu, mais il croyait l'être encore plus qu'il n'était véritable. Ses désirs, ses émissaires lui avaient tout grossi; et il se trouva dans l'étonnement le plus accablant, quand, au lieu des acclamations publiques dont il s'était flatté que la nouvelle du testament serait accompagnée, ce fut précisément tout l'opposé.

Ce n'était pas qu'on ne vît très clairement que ce testament ne pouvait avoir été fait que contre M. le duc d'Orléans, puisque, si on n'eût pas voulu le lier, il n'était pas besoin d'en faire, il ne fallait que laisser aller les choses dans l'ordinaire et dans l'état naturel. Ce n'était pas, non plus, que les opinions et les dispositions semées et inculquées avec tant d'artifice et de suite contre ce prince eussent changé; mais quoi qu'on en pensât, de quelque sinistre façon qu'on fût affecté à son égard, personne ne s'aveuglait assez pour ne pas voir qu'il serait nécessairement régent par le droit incontestable de sa naissance; que les dispositions du testament ne pouvaient l'affaiblir que par l'établissement d'un pouvoir qui balançât le sien; que c'était former deux partis dans l'État, dont chaque chef serait intéressé à se soutenir, et à abattre l'autre par tout ce que l'honneur, l'intérêt et le péril ont de plus grand et de plus vif; que personne alors ne serait à l'abri de la nécessité de choisir l'un ou l'autre; que ce choix des deux côtés aurait mille dangers, et nulle bonne espérance pour soi-même, raisonnable.

Tous les particuliers trouvèrent donc à gémir sur leur fortune, sur eux-mêmes, sur l'État livré ainsi à l'ambition des partis. Le chef du plus juste, ou plutôt du seul juste en soi, on l'avait mis en horreur. Le chef de l'autre, et il n'y avait personne qui n'y reconnût M. du Maine, qui n'en faisait pas moins par son ambition effrénée qui l'avait porté où il était à l'égard de la succession à la couronne, qui avait outré tous les cœurs, et qui, aux dépens des suites qu'on en prévoyait, voulait après le roi faire contre au régent, et élever autel contre autel. On comparait les droits sacrés en l'un, nuls en l'autre. On comparait les personnes, on les trouvait toutes deux odieuses; mais la valeur, la disgrâce, le droit du sang l'emportaient encore sur tout ce que l'on voyait en M. du Maine. Je ne parle pas du gros monde peu instruit, et de ce qui se présentait naturellement de soi-même; combien plus dans ce qui l'était davantage, et qui n'avait point de raison de sortir de neutralité !

Ces considérations, dont plus ou moins fortement selon l'instruction et les lumières, mais l'universalité était frappée, formaient ces plaintes et ces raisonnements à l'oreille, d'où naissait le murmure qui, bien qu'étouffé par la crainte, ne laissa pas de percer, et qui partout perça enfin de plus en plus.

Ce que la raison dictait, ce que les plus considérables voulaient, ce qui entrait même dans les têtes communes qui font le plus grand nombre dans ce qu'on appelle le public, n'était rien moins qu'un testament scellé, qui tenait tout en crainte, et jetait en partialité. Le défaut de ces hommes illustres par leurs exploits, par leur capacité, par une longue et heureuse expérience, par là reconnus supérieurs aux autres, et en possession de primer et d'entraîner par leur mérite et leur réputation; le défaut d'âge de tous les princes du sang; les idées si fausses, mais si fort reçues, qui défavorisaient celui à qui de droit et de nécessité inévitable les rênes de l'État se trouveraient dévolues, faisaient souhaiter que le roi mît ordre au gouvernement qui succéderait au sien, mais non pas dans les ténèbres.

On souhaitait que le roi établît de son vivant le gouvernement tel qu'il le voulait laisser après lui; qu'il mît actuellement dans son conseil et dans ses affaires ceux qu'il y destinait après lui, et dans les places et les fonctions qu'ils devaient remplir; que lui-même, gouvernant toujours avec la même autorité, réglât publiquement celle qui devait succéder à la sienne, dans les limites et dans l'exercice qu'il avait résolu qu'elle eût; qu'il dressât le futur régent, et ceux qui en tout genre entreraient après lui dans l'administration, à celle que chacun devait avoir; qu'il en formât l'esprit et l'harmonie en se servant d'eux dès lors en la même façon qu'ils devaient servir après lui, chacun respectivement au gouvernement de l'État; qu'il eût le temps de voir et de corriger, de changer, d'établir ce qu'il trouverait en avoir besoin; qu'il accoutumât à ce travail, et qu'il instruisit ceux qu'il ne faisait qu'y destiner, et le reste de ses sujets à voir ceux-là en place, et à les honorer; en un mot à tout exécuter lui-même, de manière qu'il n'y eût aucun changement à sa mort, qu'elle n'interrompît pas même la surface des affaires, et qu'il n'y eût qu'à continuer tout de suite et tout uniment ce qu'il aurait établi lui-même, dirigé et consolidé.

Mais ce qui était le voeu public, celui même des plus sages, le bien solide de l'État, n'était pas celui du duc du Maine; il craignait trop le cri public de tout ce qu'il emblait au régent, et le prince qui devait l'être, qui avec honneur et sûreté n'aurait pu s'y soumettre; le parallèle de la loi et de la faveur aveugle et violente; celui de leur commune base, le sang légitime des rois, dont M. le duc d'Orléans était petit-fils et neveu, avec le ténébreux néant d'une naissance si criminelle que jusqu'au duc du Maine elle était inconnue de la société des hommes; enfin la comparaison militaire dans une nation toute militaire; et de la nudité entière du petit-fils de France, avec ce prodigieux et monstrueux amas de charges, de gouvernements, de troupes, de rangs et d'honneurs inouïs dont le groupe effrayant servait de piédestal au double adultère pour fouler aux pieds tous les ordres de l'État, et y mettre pour le moins tout en confusion pour peu qu'ils voulussent se servir de la puissance qu'il avait su arracher.

M. du Maine redoutait les réflexions qui naîtraient de ces trop fortes considérations, et le repentir du roi trop annoncé par la violence qu'il avait soufferte, dont il n'avait pu retenir ses plaintes; et qu'il ne saisit l'indignation publique accrue par l'exercice des fonctions, pour détruire ce qu'il avait eu tant de peine à édifier. Enfin il eut peur, et peut-être le roi plus que lui, des plaintes de ceux qui n'étaient pas des élus: l'un de s'en faire des ennemis qui dès lors se jaindraient à M. le duc d'Orléans, l'autre de l'importunité des mécontents et des visages chagrins. Ainsi on était bien éloigné de voir révéler des mystères que leurs auteurs avaient tant d'intérêt de cacher.

M. le duc d'Orléans fut étourdi du coup; il sentit combien il portait directement sur lui; du vivant du roi il n'y vit point de remède. Le silence respectueux et profond lui parut le seul parti qu'il pût prendre; tout autre n'eût opéré qu'un redoublement de précautions. On en demeurera là maintenant sur cet article; il n'est pas temps encore d'entrer dans les mesures et dans les vues de ce prince pour l'avenir. Le roi évita avec lui tout discours sur cette matière, excepté la simple déclaration après coup; M. du Maine de même. Il se contenta d'une simple approbation monosyllabe avec l'un et avec l'autre, en courtisan qui ne se doit mêler de rien, et il évita même d'entrer là-dessus en matière avec Mme la duchesse d'Orléans, et avec qui que ce fût. J'étais le seul avec qui il osât se soulager et raisonner à fond; avec tout le reste du monde un air ouvert et ordinaire, en garde contre tout air mécontent et contre la curiosité de tous les yeux. L'abandon inexprimable où il était au milieu de la cour et du monde lui servit au moins à le garantir de tout propos hasardé sur le testament, dont personne ne se trouva à portée de lui parler; et ce fut en vain que Maisons, qui affecta de laisser passer quelque temps sans le voir, essaya par Canillac et par lui-même de le faire parler là-dessus. Ce ne fut que dans la suite que le duc de Noailles et lui le firent avec plus de succès, lorsque la santé plus menaçante du roi engagea à s'élargir sur les mesures à prendre.

Il fallait qu'il y eût déjà du temps que le roi songeât à pourvoir à l'éducation du Dauphin après lui. Il était bien naturel que, pensant sur tout comme on le faisait penser de M. le duc d'Orléans, il ne voulût pas lui en laisser la disposition, et songeât à la faire lui-même. Peut-être fut-ce par ce point que Mme de Maintenon et M. du Maine firent ouvrir la tranchée devant lui par Voysin, pour de l'un à l'autre le conduire à tout le reste. Quoi qu'il en soit, étant allé à Vaucresson fort peu après la mort de M. le duc de Berry, où M. de Beauvilliers était dans son lit un peu incommodé, il voulut être seul avec moi. Là il me dit sans préface et sans que la conversation conduisit, car ce fut tout aussitôt que nous fûmes seuls, qu'il avait une question à me faire, mais qu'avant de me dire ce que c'était, il exigeait ma promesse que j'y répondrais sans complaisance, sans contrainte, mais naturellement, suivant ce que je pensais, et que ce n'était que sur ce fondement assuré qu'il pouvait me parler.

Je fus surpris de ce propos et je le lui témoignai. Je lui demandai si depuis tant d'années de bontés et de confiances intimes de sa part pour moi, et pendant lesquelles il s'était traité et passé tant de choses si importantes entre nous, l'ouverture, la franchise, la liberté entière de ma part avec lui, ne devaient pas lui répondre qu'il trouverait toujours en moi les mêmes. Il me répondit avec toute l'amitié que je lui connaissois pour moi, et il ajouta que si je lui donnais la parole qu'il me demandait, je verrais, par ce qu'il avait à me dire, qu'il aurait eu raison de vouloir s'en assurer. Je la lui donnai donc, encore plus surpris de cette recharge et plus curieux de ce qui la lui faisait faire.

Il me dit que le roi n'espérant guère voir le Dauphin en âge de passer entre les mains des hommes, se croyait être obligé de pourvoir lui-même à son éducation; que le roi l'en voulait charger et de tout ce qui la regardait comme il l'avait été de celle de Mgrs son père et ses oncles; qu'il s'était excusé sur son âge et ses infirmités qui ne lui permettaient point les assiduités nécessaires, ni d'espérer même d'achever l'éducation jusqu'à l'âge qui la termine; que le roi, persistant à vouloir l'en charger, consentait qu'il ne fît que ce qu'il pourrait et voudrait; et tout de suite fixant son regard plus attentivement sur moi: « Vous êtes, me dit-il, duc et pair, mon ancien; auriez-vous de la peine à être gouverneur conjointement avec moi, à suppléer à tout ce que je ne pourrais faire, à agir dans cette fonction dans un concert entier, en un mot, quoique égaux en fonctions et plus ancien pair que moi, à n'être pas le premier? C'est sur cela que je vous conjure de me répondre naturellement, sans complaisance, sûr que je ne serai blessé de rien. Vous voyez, ajouta-t-il, que j'avais raison de vous en demander votre parole; vous me l'avez donnée, tenez-la-moi à présent. »

Je lui répondis que je la lui tiendrais en effet sans peine, que j'entendais bien que sous un nom pareil c'était être gouverneur sous lui en tout et partout; que je ne connaissois qui que ce fût sans exception autre que lui, avec qui je l'acceptasse; mais que pour lui que j'avais toute ma vie regardé comme mon père, qui m'en avait servi, dont je connaissois les talents et la vertu avec une vénération aussi de toute ma vie, et la confiance et l'amitié par une expérience de même durée, je serais avec lui et sous lui, en tout et partout, sans en avoir la moindre peine, et que mon cœur lui était attaché de manière que je trouverais ma joie à lui marquer sans cesse respect, déférence, et un abandon dont je lui avais donné une preuve plus difficile sur les renonciations. Il m'embrassa, me dit que je le soulageais infiniment et mille choses touchantes.

Il me demanda un profond secret, et de la façon qu'il me parla, j'eus lieu de croire que, lorsqu'il aurait pesé et fait tous ses arrangements et ses choix pour la totalité de l'éducation, le roi ne tarderait pas à les déclarer après qu'il les lui aurait proposés. Je ne laissai pas de repasser d'autres sujets avec lui par l'importance dont la chose me parut. Sur deux qui étaient fort en sa main, je lui dis que la vérité exigeait de moi que je lui avouasse que l'un y était plus propre que moi; que pour l'autre je m'y croyais plus propre. Il ne fit que glisser sur eux comme sur les autres dont nous parlâmes, ce n'était que conversation: il s'était fixé sur moi. Cela n'était pas nouveau, puisque Mgr le Dauphin était pleinement déterminé à me demander au roi pour gouverneur du frère aîné du roi d'aujourd'hui, que je ne l'ignorais pas, et que ce prince ne pouvait avoir pris et s'être affermi dans cette résolution que par le duc de Beauvilliers qui ne voulait pas être du tout gouverneur de ce jeune prince, chargé comme il l'était déjà, et comme il l'eût été de plus en plus, de fonctions auprès du Dauphin qui le demandaient tout entier pour la totale confiance de ce prince, et pour les affaires de l'État.

Telle fut la dernière marque que M. de Beauvilliers me donna de son estime, de son amitié, de sa confiance; tel fut aussi le dernier témoignage qu'il reçut de celle du roi, malgré la haine persévérante de Mme de Maintenon. Son peu de santé dura trop peu après cette conversation pour que la matière en pût subsister. Elle était en soi délicate; une vie entièrement partagée entre les exercices de piété, les fonctions de ses charges dont il ne manquait aucune de celles qui ne se croisaient pas, et les affaires, ne lui laissait que de courts délassements, dans le plus intime intérieur de sa famille la plus étroite, et de moins encore d'amis, et ne contribuait pas à former une santé bien établie. La perte de ses enfants l'avait foncièrement pénétré; on a vu avec quel courage et quelle insigne piété lui et Mme de Beauvilliers en firent sur l'heure même le sacrifice, mais ils ne se consolèrent ni l'un ni l'autre. La mort du Dauphin lui fut encore tout autrement sensible: il me l'a avoué bien des fois. Toute sa tendresse s'était réunie dans ce prince, dont il admirait l'esprit, les talents, le travail, les desseins, la vertu, les sacrifices, et la métamorphose entière que la grâce avait opérée en lui et y confirmait sans cesse; il était sensiblement touché de sa confiance sans réserve, et de leur réciproque liberté à se communiquer, à discuter et à résoudre toutes choses; il était pénétré de l'amour de l'État, de l'ordre, de la religion qu'il allait voir refleurir, et comme renaître sous son règne, et en attendant, par sa prudence, sa sagesse, sa justice, sa modération, son application, et par l'ascendant que le roi se plaisait à lui laisser prendre sur la cour, sur les affaires, et sur lui-même. Quelque convaincu qu'il fût de sa sainteté et de son bonheur, sa mort l'accabla de telle sorte, qu'il ne mena plus qu'une vie languissante, amère, douloureuse, sans relâche, sans consolation. Enfin, la mort du duc de Chevreuse, son cœur, son âme, le dépositaire et souvent l'arbitre de ses pensées les plus secrètes, même de piété, enfin depuis toute leur vie un autre lui-même, lui donna le dernier coup.

Il fut malade près de deux mois à Vaucresson, où peu auparavant il s'était retiré et renfermé à l'abri du monde, même de ses plus familiers, pour ne songer plus qu'à son salut et y consacrer tous les instants de sa solitude. Il y mourut le vendredi, dernier août, sur le soir, de la mort des justes, ayant conservé toute sa tête jusqu'à la fin. Il avait près de soixante-six ans, environ trois ans moins que le duc de Chevreuse, étant né le 24 octobre 1648 d'une maison fort ancienne et très noblement alliée, surtout en remontant.

Il était fils de M. de Saint-Aignan qui, avec de l'honneur et de la valeur, était tout romanesque en galanterie, en belles-lettres, en faits d'armes. Il avait été capitaine des gardes de Gaston, et tout à la fin de 1649, acheta du duc de Liancourt la charge de premier gentilhomme de la chambre du roi, lors duc à brevet. Il commanda ensuite en Berry contre le parti de M. le Prince, lors prisonnier, puis [fut] lieutenant général de l'armée destinée contre MM. de Bouillon et de Marsillac en Guyenne. Il eut le gouvernement de Touraine à la mort du marquis d'Aumont, et le crédit de le vendre fort cher à Dangeau encore jeune, lorsqu'à la disgrâce de M. et de Mme de Navailles, il s'accommoda avec lui du gouvernement du Havre de Grâce en 1664. Il fut chevalier de l'ordre à la promotion de 1661 et duc et pair en 1663, de cette étrange fournée des quatorze . Il fut chef et juge du camp des derniers carrousels du roi, et mourut à Paris 16 juin 1687. Il avait épousé une Servien, parente du surintendant des finances, qu'il perdit en 1679. Au bout de l'an, il se remaria à une femme de chambre de sa femme qui y était entrée d'abord pour avoir soin de ses chiens. Elle fut si modeste et lui si honteux que le roi le pressa souvent et toujours inutilement de lui faire prendre son tabouret. Elle vécut toujours fort retirée et avec tant de vertus, qu'elle se fit respecter toute sa vie qui fut longue. Du premier mariage, le comte de Seri et le chevalier de Saint-Aignan qui fut tué au duel de MM. de La Frette, et l'aîné mourut à vingt-six ans survivancier de premier gentilhomme de la chambre et distingué à la guerre, deux fils morts enfants; des filles abbesses, et une qui ne voulut point être religieuse, qu'on maria à Livry, premier maître d'hôtel du roi, pour s'en défaire. M. de Beauvilliers demeura seul de ce lit. Du second, deux fils dont l'aîné fut évêque-comte de Beauvais, l'autre duc de Saint-Aignan, comme on l'a vu en leur lieu, et une fille aussi romanesque que le père, mais en dévotion, qui épousa un fils de Marillac, conseiller d'État, tué avancé à la guerre sans enfants, puis M. de L'Aubépine, mon cousin germain, dont elle a un fils qui sert et qui est gendre du duc de Sully.

Je ne sais quel soin M. et Mme de Saint-Aignan prirent de leurs aînés. Pour M. de Beauvilliers, ils le laissèrent jusqu'à six ou sept ans à la merci de leur suisse, élevé dans sa loge, d'où ils l'envoyèrent à Notre-Dame de Cléry, en pension chez un chanoine, dont tous les canonicats étaient à la nomination de M. de Saint-Aignan. Ils ne sont pas gros. Tout le domestique du chanoine consistait en une servante, qui mit le petit garçon coucher avec elle, lequel y couchait encore à quatorze et quinze ans, sans penser à mal ni l'un ni l'autre, ni le chanoine s'aviser qu'il était un peu grand. La mort du comte de Seri le fit rappeler par son père, qui en même temps lui fit donner la survivance de sa charge, et remettre deux abbayes qu'il avait. C'était tout à la fin de 1666. Il servit avec distinction à la tête de son régiment de cavalerie, et fut brigadier.

Il était grand, fort maigre, le visage long et coloré, un fort grand nez aquilin, la bouche enfoncée, des yeux d'esprit et perçants, le sourire agréable, l'air fort doux, mais ordinairement fort sérieux et concentré. Il était né vif, bouillant, emporté, aimant tous les plaisirs. Beaucoup d'esprit naturel, le sens extrêmement droit, une grande justesse, souvent trop de précision; l'énonciation aisée, agréable, exacte, naturelle; l'appréhension vive, le discernement bon, une sagesse singulière, une prévoyance qui s'étendait vastement, mais sans s'égarer; une simplicité et une sagacité extrêmes, et qui ne se nuisaient point l'une à l'autre; et depuis que Dieu l'eut touché, ce qui arriva de très bonne heure, je crois pouvoir avancer qu'il ne perdit jamais sa présence, d'où on peut juger, éclairé comme il était, jusqu'à quel point il porta la piété. Doux, modeste, égal, poli avec distinction, assez prévenant, d'un accès facile et honnête jusqu'aux plus petites gens; ne montrant point sa dévotion, sans la cacher aussi, et n'en incommodant personne, mais veillant toutefois ses domestiques, peut-être de trop près; sincèrement humble, sans préjudice de ce qu'il devait à ce qu'il était, et si détaché de tout, comme on l'a vu sur plusieurs occasions qui ont été racontées, que je ne crois pas que les plus saints moines l'aient été davantage. L'extrême dérangement des affaires de son père lui avait néanmoins donné une grande attention aux siennes (ce qu'il croyait un devoir), qui ne l'empêchait pas d'être vraiment magnifique en tout, parce qu'il estimait que cela était de son état.

Sa charité pour le prochain le resserrait dans des entraves qui le raccourcissaient par la contrainte de ses lèvres, de ses oreilles, de ses pensées, dont on a vu les inconvénients en plusieurs endroits. Le ministère, la politique, la crainte trop grande du roi, augmentèrent encore cette attention continuelle sur lui-même, d'où naissait un contraint, un concentré, dirai-je même un pincé, qui éloignait de lui, et un goût de particulier très resserré, et de solitude qui convenait peu à ses emplois, qui l'isolait, qui, excepté ses fonctions, parmi lesquelles je range sa table ouverte le matin, lui faisait un désert de la cour, et lui laissait ignorer tout ce qui n'était pas les affaires où ses emplois l'engageaient nécessairement. On a vu où cela pensa le précipiter plus d'une fois, sans la moindre altération de la paix de son âme, ni la plus légère tentation de s'élargir là dessus; son coeur droit, bon, tendre, peu étendu; mais ce qu'il aimait, il l'aimait bien, pourvu qu'il pût aussi l'estimer.

Sa crainte du roi, celle de se commettre, ses précisions, engourdissaient trop son désir sincère de servir ses amis. Il fut tout autre, comme on l'a vu, sur cela comme sur tout le reste, après la mort de Monseigneur, et on ne put douter alors qu'il se plaisait à servir ses amis en petites et en grandes choses.

Dans les particuliers où il était libre, comme chez lui les soirs, surtout chez le duc de Chevreuse, et à Vaucresson, il était gai, mettait au large, plaisantait avec sel, badinait avec grâce, riait volontiers. Il aimait qu'on plaisantât aussi avec lui; il n'y avait que le coucher de la servante du chanoine dont sa pudeur se blessait, et je l'ai vu quelquefois embarrassé de ce conte que Mme de Beauvilliers faisait, en rire pourtant, mais quelquefois aussi la prier de ne le point faire.

Il l'épousa en 1671; le triste état des affaires de sa maison que son père avait ruinée, les engagea à faire cette alliance de la troisième fille de M. Colbert avec de grands biens. L'aînée avait épousé quatre ans auparavant le duc de Chevreuse, et huit ans après la dernière fille mariée au duc de Mortemart. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers et leurs femmes se trouvèrent si parfaitement faits l'un pour l'autre, que ce ne fut qu'un cœur, qu'une âme, qu'une même pensée, un même sentiment toute leur vie, une amitié, une considération, une complaisance, une déférence, une confiance réciproques. Elle était pareille entre les deux sœurs, et la devint bientôt entre les deux beaux-frères. Vivant tous deux à la cour, attachés par leurs charges, et par la place de dames du palais de leurs femmes, ils se voyaient sans cesse, et mangeaient par semaine l'un chez l'autre, ce qui dura jusqu'à ce que les grands emplois du duc de Beauvilliers l'obligèrent à tenir une table publique; ils ne s'en voyaient guère moins, rarement une seule fois par jour tant qu'ils vécurent. Il était rare aussi d'être ami de l'un à un certain point sans l'être aussi de l'autre et de leurs épouses.

La piété du duc de Beauvilliers, qui commença de fort bonne heure, le sépara assez de ceux de son âge. Étant à l'armée, à une promenade du roi, dans laquelle il servait, il marchait seul un jour un peu en avant; quelqu'un le remarquant se prit à dire qu'il faisait là sa méditation. Le roi qui l'entendit se tourna vers celui qui parlait, et le regardant: « Oui, dit-il, voilà M. de Beauvilliers qui est un des plus sages hommes de la cour et de mon royaume. » Cette subite et courte apologie fit taire et donna fort à penser, en sorte que les gloseurs demeurèrent en respect devant son mérite.

Il fallait que le roi en fût dès lors bien prévenu pour le charger de la commission la plus délicate en 1670. Madame venait d'être si grossièrement empoisonnée, la conviction en était si entière et si générale qu'il était bien difficile de le pallier. Le roi et le roi d'Angleterre, dont elle venait tout nouvellement d'être le plus intime lien par le voyage qu'elle venait de faire en Angleterre, en étaient également pénétrés de douleur et d'indignation, et les Anglais ne se contenaient pas. Le roi choisit le duc de Beauvilliers pour aller faire ses compliments de condoléance au roi d'Angleterre, et sous ce prétexte tacher que ce malheur n'altérât point leur amitié et leur union, et calmer la furie de Londres et de la nation. Le roi n'y fut pas trompé; la prudente dextérité du duc de Beauvilliers ramena entièrement la bouche égarée du roi d'Angleterre, et adoucit même Londres et la nation.

Le maréchal de Villeroy mourut à Paris en sa quatre-vingt-huitième année, le 28 novembre 1685. M. Colbert, intendant du cardinal Mazarin, en même temps intendant des finances à sa mort, avait été recommandé au roi par ce tout puissant premier ministre comme l'homme le plus capable qu'il connût pour l'administration des finances, en même temps qu'après avoir sucé le surintendant Fouquet jusqu'au sang, il le lui avait rendu plus que suspect. Il ne fut donc pas difficile à Colbert, après la mort de son maître, de s'introduire auprès du roi, et de s'établir sur les ruines de Fouquet. Il connaissoit parfaitement le roi sur ce qu'il en avait ouï dire si souvent à Mazarin. Il le prit par les détails et par la capacité et par l'autorité de tout faire; il acheva de concert avec Le Tellier la ruine de Fouquet, glissa en la place de contrôleur général suffoquée jusqu'alors par celle de surintendant. Il persuada au roi le danger de cette grande place, et, comme il n'osait y aspirer, il fit accroire au roi de s'en réserver toutes les fonctions. Le roi crut les faire par les bons et les signatures dont Colbert, souple commis, l'accabla, tandis qu'il saisit toute l'économie et tout le pouvoir des finances, et qu'il s'en rendit le maître plus qu'aucun surintendant; mais ne se trouvant pas d'aloi à exercer cette autorité sans voile, il en imagina un de gaze en persuadant au roi de créer une charge toute nouvelle de chef du conseil des finances qui aurait l'entrée dans ceux que le roi tiendrait, dans les grandes directions, qui présiderait chez lui aux petites, qui ferait des signatures d'arrêts en finances, et qui avec un nom et une représentation ne ferait rien en effet dans les finances, et lui laisserait l'autorité entière d'y tout faire et d'y tout régler.

Cette charge fut donc créée lors de la catastrophe de Fouquet, et donnée au maréchal de Villeroy, qui avait été gouverneur de la personne du roi sous le cardinal Mazarin, chef de son éducation, et qui avec cette ombre ne fut jamais ministre d'État. Cela valait quarante-huit mille livres de rente avec d'autres choses encore, en sorte que cette vacance eut tout ce qu'il y avait de grand et de plus considérable à la cour pour aspirants: le duc de Montausier, qui avait été gouverneur de Monseigneur; le duc de Créqui, gouverneur de Paris, premier gentilhomme de la chambre, dont l'ambassade à Rome et la fameuse affaire des Corses de la garde du pape avait fait tant de bruit, et dont la femme était dame d'honneur de la reine, et plusieurs autres dans la privance du roi et dans la première considération.

Le roi leur préféra le duc de Beauvilliers qui avait trente-sept ans et qui n'avait garde d'y songer. Il en était si éloigné que la délicatesse de sa conscience, alarmée de tout ce qui sentait les finances, ne put se résoudre à l'accepter, lorsque le roi la lui donna. La surprise du roi d'un refus de ce qui faisait l'ambition des plus importants de sa cour ne servit qu'à le confirmer dans son choix. Il insista et il obligea le duc à consulter des personnes en qui il pouvait prendre confiance, et de tirer parole de lui qu'il le ferait de bonne foi, avec une droite indifférence, et qu'il se rendrait à leur avis s'il allait à le faire accepter. Le duc s'y engagea et consulta. Au bout de sept ou huit jours le roi lui en demanda des nouvelles, et le poussa jusqu'à lui faire avouer qu'il avait trouvé tous les avis de ceux qu'il avait consultés pour qu'il ne refusât pas davantage. Le roi en fut fort aise, le somma de sa parole, et le déclara deux heures après, au grand étonnement de sa cour.

Le comte de Grammont, qui était sur le pied de se divertir de tout aux dépens de qui il appartenait, et qui savait que le duc de Saint-Aignan s'était mis aussi sur les rangs pour cette charge, le rencontra dans la galerie une heure après la déclaration. Il alla droit à lui, et lui dit « qu'il lui faisait ses compliments d'être d'une race si heureuse qu'elle donnait tous les chefs que le roi choisissait: que s'il en fallait un aux carrousels, il prenait le père; s'il y en avait un à nommer pour le conseil des finances, il choisissait le fils, » et sans attendre de réponse, le laissa là, avec une révérence et une pirouette, outré de dépit de son compliment.

CHAPITRE XII. §

Duc de Beauvilliers; quel sur le cardinal de Noailles, Rome, Saint-Sulpice, les jésuites. — Mesures futures pour l'archevêque de Cambrai. — Ambition de ce prélat. — Grandeur d'âme et de vertu du duc de Beauvilliers. — Comparaison des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers. — Mot plaisant et vrai du chancelier de Pontchartrain. — Caractère de la duchesse de Beauvilliers. — Fortune et conduite des Saumery. — Épreuve et action de vertu héroïque de la duchesse de Beauvilliers. — Mort de la duchesse de Beauvilliers en 1733.

M. de Beauvilliers fut duc en se mariant sur la démission de son père dont il eut les gouvernements à sa mort, et chevalier de l'ordre de la promotion de 1688. En 1689 le roi lui demanda s'il ferait autant de difficultés pour être gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, qu'il allait ôter d'entre les mains des femmes, qu'il en avait apporté pour la place de chef du conseil des finances. Il n'en fit aucune et l'accepta. Il le fut des deux autres fils de France, à mesure qu'ils quittèrent les femmes; et ce fut avec tant de confiance de la part du roi, qu'à l'exception de Moreau, un de ses premiers valets de garde-robe qu'il fit premier valet de chambre de ce prince et de deux ou trois valets qu'il y voulut placer, il laissa tout le reste au choix du duc de Beauvilliers: précepteur, sous-gouverneur et tout le reste, sans faire de perquisition sur aucun. On a vu ailleurs que ce fut aussi avec tant de désintéressement de la part du duc qu'il refusa absolument les appointements pour les deux autres princes: quarante-huit mille livres pour chacun par an, c'est-à-dire quatre-vingt-seize mille livres.

La mort de Louvois, qui rendit le roi libre sur bien des choses, fit rappeler Pomponne dans le conseil d'État en 1691 aussitôt après, et y fit entrer le duc de Beauvilliers en même temps. Ce fut un prodige, et l'unique gentilhomme qui y ait été admis en soixante-douze ans de règne; je dis l'unique, parce que les deux maréchaux de Villeroy qui ne l'étaient guère plus qu'il ne fallait, le père ne fut jamais ministre, et le fils, qui ne l'a été qu'un an depuis la mort de M. de Beauvilliers jusqu'à celle du roi, ne peut être compté en un si court espace. M. de Beauvilliers n'y songeait pas plus qu'il avait fait à ses deux autres places.

Quelque excessivement que le roi lui imposât, quelque faible qu'il parût à loi parler pour des grâces par une timidité qui était en lui, il n'était pas reconnaissable au conseil, à ce que j'ai ouï dire à Chamillart son ami, et au chancelier de Pontchartrain son ennemi si longtemps, lorsqu'il s'agissait d'affaires de justice, ou d'affaires d'État importantes. Il opinait alors avec fermeté, embrassait toute l'étendue de l'affaire avec netteté et précision, la développait avec lumière, prenait son parti avec fondement, et le soutenait avec modestie, mais avec une force que le penchant montré du roi n'ébranlait point. Dans les autres il se laissait assez aller à son naturel doux et timide. Son exactitude, ou, pour parler plus juste, sa ponctualité à ses diverses et continuelles fonctions, était sans le plus léger relâche, qui, je crois, avait augmenté sa précision naturelle jusqu'aux minutes, et jusqu'à savoir ce qu'il lui en fallait pour aller de chez lui chez le roi.

On a vu ailleurs avec quelle grandeur d'âme, quel détachement, quelle soumission à Dieu, quelle délicatesse de totale dépendance à son ordre, il soutint l'orage du quiétisme, la disgrâce de l'archevêque de Cambrai, de ceux qui y furent enveloppés, et le péril extrême qu'il y courut; avec quelle noblesse il s'y conduisit; et avec quelle soumission il reçut la nouvelle de la condamnation du livre de M. de Cambrai à Rome. Toutefois les plus rares tableaux ont des ombres, et la vérité m'oblige à ne pas dissimuler celles de ce modèle de toutes les vertus. En les considérant on ne l'en estimera pas moins si on est équitable, mais on tremblera à la vue des profondeurs de Dieu, et on s'humiliera jusqu'en terre à la vue de ce que sont les hommes les plus parfaits.

Celui-ci, avec la probité la plus innée, l'amour et la soif de la vérité la plus ardente et la plus sincère, la pureté la plus scrupuleuse, une présence de Dieu sensible, habituelle dans toutes les diverses fonctions et situations de ses journées, à qui il rapportait avec une sainte jalousie ses plus importantes et ses plus légères actions, son travail, ses fonctions, ses amitiés, ses liaisons, ses vues, ses bienséances, et jusqu'aux délassements et aux besoins de l'esprit et du corps; cet homme, si droit, si en garde contre lui-même, et d'une attention si active, se laissa tellement enchanter, lui et M. de Chevreuse aux charmes de l'archevêque de Cambrai, que sans l'avoir jamais vu depuis sa disgrâce, ce prélat ne cessa d'être l'âme de son âme et l'esprit de son esprit, que tout ce qu'il pratiquait dans son intérieur de conscience et dans son domestique était réglé souverainement par M. de Cambrai, qu'enchanté d'après lui de Mme Guyon, il ne la vit jamais que sainte, et qu'excellent docteur, enfin que s'étant hasardée à faire des prophéties claires qu'il vit toutes manquées, le bandeau ne put jamais lui tomber des yeux. Disons tout et ne retenons point la vérité captive, on a vu en son lieu la grande et sainte action par laquelle le cardinal de Noailles le sauva et le maintint dans ses places aux dépens de son frère, à qui elles étaient destinées de leur su, et avec lequel il en fut brouillé plusieurs années. Tombé lui-même en disgrâce par l'affaire de la constitution, jusqu'à la défense de voir le roi, jusqu'à voir poursuivre la privation de son chapeau et la déposition de son siège, jusqu'au plus juste soupçon que le roi l'allait faire enlever et conduire à Rome, j'étais peiné de savoir M. de Beauvilliers des plus ardents contre lui, et que l'objet si cher de M. de Cambrai, de la doctrine et du livre duquel le cardinal de Noailles avait été un de plus grands adversaires, dépouillât cette âme si vraie, si droite, si candide, de reconnaissance et d'humanité en divinisant ses préventions.

Je ne pus m'empêcher de lui en parler un jour qu'il vint causer avec moi dans ma chambre à Versailles comme il faisait assez souvent pour y être plus en liberté. Après quelque peu de propos: « Mais vous, monsieur, lui dis-je à brûle-pourpoint, ne songez-vous jamais que sans la rare vertu et la pureté d'âme du cardinal de Noailles vous étiez chassé, et que, de son su, son frère avait toutes vos places? Il était sûr de leur destination, le maréchal et la maréchale de Noailles ont été bien des années à le lui pardonner. Vous n'ignorez pas qu'il ne vous raffermit pas sans peine, et qu'il se rendit même votre caution auprès du roi, et aujourd'hui vous pousseriez un homme à qui vous devez tout, et depuis si longtemps, et sans lequel vous seriez depuis tant d'années hors de mesure! » Le duc demeura quelques moments sans repartie, rougit, convint après quelque silence par un seul « il est vrai, » se défendit sur sa conscience, mais mollement, et fut toujours depuis fort mesuré avec moi sur le cardinal de Noailles, lorsque nous traitions ces matières, où d'ailleurs nous n'étions jamais d'accord. Ce n'était pas certainement défaut de sentiment dans un homme qui en avait de si délicats, moins encore ingratitude. Il était très reconnaissant par nature et par principe, mais telle fut en lui la force d'un abandon aveugle divinisé en lui pour M. de Cambrai par religion.

Cette même disposition le mettait toujours du côté de Rome sur ses diverses entreprises, et le rendait industrieux à les exténuer et à les pallier. Nous en avions souvent des disputes vives. Sa préface était toujours la même en ces occasions: les droits sacrés des rois de France que saint Louis même avait soutenus contre les papes avec plus de force qu'aucun autre roi; mais le cas dont il s'agissait n'était jamais, selon lui, de ceux qu'on devait défendre.

Saint-Sulpice où il avait toujours eu sa principale confiance, et non les jésuites avec qui il vivait bien, mais qu'il connaissoit, et à qui lui et M. de Chevreuse auraient voulu ôter la feuille et le confessionnal des rois; Saint-Sulpice, dis-je, l'avait gâté de bonne heure sur Rome, et l'archevêque de Cambrai qui avait ses raisons, qu'il se gardait bien de lui montrer, avait achevé.

De ces matières et de celles de la constitution, il m'en parlait toujours le premier, soit confiance, soit espérance de me convertir, jusqu'à ce que tout à la fin de sa vie disputant là-dessus, tous deux seuls dans ma chambre à Versailles, il me pria que nous ne nous en parlassions plus, parce que cela l'agitait trop, et depuis en effet nous ne nous en sommes jamais parlé.

Avec cet abandon à M. de Cambrai, qui le liait à tout ce petit troupeau d'une chaîne si forte, il eut la fidélité de n'entretenir son commerce avec lui que du su du roi, et de ne voir qu'à Vaucresson fort à la dérobée, mais avec sa permission, ceux que son affaire avait fait ôter d'auprès des princes, et chasser de la cour. Jamais, comme on le voit, je n'avais été initié dans ces mystères, mais je les voyais librement à Vaucresson; on y parlait tout librement aussi devant moi; et depuis la mort du Dauphin, M. de Beauvilliers et M. de Chevreuse, ces exilés me parlaient ouvertement de leur désir extrême du retour de Fénelon. Jusqu'aux plus petites choses qui pouvaient toucher ce prélat étaient leur grand ressort à tous, et le plus infailliblement puissant. Les deux ducs, et je ne l'ai jamais compris, qui demeurèrent toujours dans le plus parfait silence avec moi sur une doctrine et des principes dont l'enchantement les avait absorbés, parce qu'ils ne m'en crurent pas capable ou qu'ils sentirent que je n'y prendrais point, n'en furent non seulement pas le moins du monde en contrainte avec moi sur toute espèce de confiance, comme on l'a pu voir par tant de choses qui ont été racontées, mais ils s'ouvrirent toujours à moi sur leur attachement à M. de Cambrai, et à ceux qui tenaient à lui par les mêmes liens, et sur tout ce qui les regardait.

Ils me parlèrent donc franchement après la mort du Dauphin, pour m'engager à lui être favorable auprès de M. le duc d'Orléans, pour le rappeler, et l'employer grandement à la mort du roi; ils voyaient bien que ce prince mènerait aisément M. le duc de Berry, sur lequel ils n'avaient pas lieu de compter avoir grand crédit, comme il a été remarqué ailleurs, et qui ne se souciait de son précepteur en nulle sorte; je ne m'en souciais pas intérieurement davantage, mais je ne pouvais rien refuser à M. de Beauvilliers. Je m'engageai donc à lui et à M. de Chevreuse, et j'eus d'autant moins de peine à réussir, que M. le duc d'Orléans était naturellement porté d'estime et d'inclination pour Fénelon. Cette espérance fondée que je leur donnai les combla. Par les discours du duc de Chevreuse, je compris qu'il l'informait de ce qu'il se passait à son égard. Je le dis au duc, qui me l'avoua et qui m'en parla depuis ouvertement, jusqu'à me dire franchement que l'archevêque, certain de ce que je faisais pour lui, ne laissait pas de me craindre. Cela me revint encore par d'autres endroits.

Je ne le connaissois que de visage; trop jeune quand il fut exilé, je ne l'avais pas vu depuis. Ainsi il ne pouvait aussi me connaître que par autrui, et à la façon dont j'étais avec les deux ducs, et à ce que je voyais librement de cette faciende à Vaucresson, il ne pouvait lui être revenu rien qui lui inspirât cette frayeur. Mais accoutumé comme il était à régner à la divine sur son royal pupille, sur les deux ducs, sur tout ce petit troupeau, il craignait de ne régner pas de même sur M. le duc d'Orléans, de me trouver entre ce prince et lui, et de ne me pas rencontrer facile à son joug, autant que ceux qu'il y avait assujettis. Sa persuasion, gâtée par l'habitude, ne voulait point de résistance; il voulait être cru du premier mot; l'autorité qu'il usurpait était sans raisonnement de la part de ses auditeurs, et sa domination sans la plus légère contradiction; être l'oracle lui était tourné en habitude, dont sa condamnation et ses suites n'avaient pu lui faire rien rabattre; il voulait gouverner en maître qui ne rend raison à personne, régner directement de plain-pied. Pour peu qu'on se rappelle ce qui se trouve en son lieu de son caractère et de sa conduite à la cour, et depuis qu'il en fut chassé, on le reconnaîtra à tous ces traits. C'est ce qui excita sa crainte à mon égard, dont tout ce que je fis pour lui, et tout ce qu'il apprenait de moi par les deux ducs, ne purent le guérir. Son ambition ignorait qu'il ne vivrait pas assez pour être satisfaite, pas même pour s'en voir dans le chemin.

Quelque solidement humble que fût le duc de Beauvilliers, quelque déférence qu'il se fût accoutumé d'avoir pour les sentiments du duc de Chevreuse, il était fort loin de ne penser jamais que comme lui, et de se rendre à lui sur toutes choses. On en a vu en leurs lieux plusieurs exemples, un entre autres sur les renonciations où il fut pour moi contre lui, et où je fus dans une honte et dans une surprise égale, parce que cela regardait mon avis. L'humilité n'altérait point en lui la dignité; plus il était sincèrement détaché de tout, plus il se tenait à sa place, sans soins bas ou superflus. Jamais il ne fit un seul pas vers Monseigneur ni aucun de son intrinsèque qui ne l'aimaient pas, ni vers Mme de Maintenon depuis l'orage du quiétisme, qui ne lui pardonna jamais d'avoir échappé à tous ses efforts pour le perdre, qu'elle redoubla, comme on a vu, de temps en temps, et qu'elle n'abandonna que par en sentir enfin l'impuissance.

Elle haïssait encore plus le duc de Chevreuse, et ne fut pas plus heureuse contre lui. Il est plaisant qu'avec cela elle aimât assez Mme de Chevreuse, et fort sa fille, Mme de Lévi, qui néanmoins était toute franche et un avec son père et sa mère et M. et Mme de Beauvilliers. Pour celle-ci, Mme de Maintenon ne la pouvait souffrir. Mme de Beauvilliers ne s'en souciait guère, ne lui rendait aucun devoir, n'était point comme sa soeur des particuliers du roi, dont elle était pourtant fort bien traitée, et ne la voyait jamais, sinon rarement par hasard à des promenades, où le roi la menait et où Mme de Maintenon se trouvait quelquefois, et alors très poliment, également, mais d'une politesse sèche de part et d'autre. Il n'y eut que les énormités de la campagne de Lille et leurs suites qui rejoignirent M. de Beauvilliers à Mme de Maintenon, qui en fit les premiers pas. Le concert fut entier entre eux et le commerce vif, mais qui cessa tout court avec la matière qui l'avait causé, et ils demeurèrent pour toujours depuis comme ils étaient auparavant qu'elle fût née.

Quoique inaccessible à ce qui n'était pas de devoir étroit et de bienséance nécessaire, sans commerce à la cour, et fort volontiers à l'écart chez le roi, et cela sans proportion plus que M. de Chevreuse, il est surprenant jusqu'où il imposait chez le roi, et partout ailleurs dès qu'il paraissait quelque part; Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers de même, mais un peu plus mêlées dans la cour, quoique avec grande réserve. Les princes du sang, les bâtards même, les plus considérables seigneurs, les ministres ne l'approchaient qu'avec un air de respect, de déférence, fort souvent d'embarras. On regardait à qui il parlait; je me suis souvent diverti des instants à voir les yeux des principaux de la cour, ce qui arrivait assez souvent à Marly, fichés sur moi, assis à l'écart auprès de lui qui me parlait à l'oreille. Je n'ai vu personne sur un si grand pied à la cour, et, à quelques semaines près de l'orage du quiétisme, tant qu'il a vécu, même après la mort du Dauphin.

Depuis cette fatale époque, i1 se retira de plus en plus, et il ne se soutint qu'à force de piété, de courage, d'abandon à Dieu, de conformité à sa volonté. Quelque musique d'airs tristes, quelques soupers chez moi, plus rares néanmoins qu'avant cette plaie, faisaient tout son délassement. Il était fait exprès pour être capable et en même temps digne de former un excellent roi, bon, saint, grand devant Dieu et devant les hommes. Il y avait mis tous ses talents et tous ses soins, et il voyait avec ravissement et actions de grâces continuelles, que le succès passait de loin ses plus flatteuses espérances. Il se trouvait le conseil intime, le cœur, l'esprit, l'âme de ce prince, qui en avait infiniment. Il en attendait tout pour le rétablissement de l'ordre, de la justice, du bonheur des sujets de tous les états, et le rétablissement du royaume, parce qu'il en savait les vues, les projets, les désirs, que lui-même avait inspirés; et il en voyait assez par l'expérience pour ne pas craindre la corruption du cœur ni l'étourdissement de l'esprit par le souverain pouvoir. Enfin il considérait un âge qui dans sa fleur avait vaincu toutes les plus formidables passions; une vertu solidement fondée, et qui avait passé par d'étranges épreuves, enfin un long cours d'années à donner tout loisir aux sages et lentes opérations au dedans et au dehors, dont lui-même, après les plus promptes, pouvait se flatter de voir les commencements; et tout à coup il voit enlever ce prodige de talents et de grâce dont nous n'étions pas dignes, qui ne nous fut montré que pour nous faire admirer la puissance de la droite de Dieu, et nous faire sentir l'excès de nos péchés par la profondeur de notre chute.

Alors, si on ose hasarder ce terme, les jointures de son âme avec son corps furent ébranlées, il aperçut d'un coup d'oeil les funestes suites qui résultaient sur la France, il éprouva les plus horribles effets de la tendresse, il entra dans le néant que cet horrible vide laissait, il en vivifia son plein sacrifice, il dompta la nature éperdue par un effort si terrible qu'il m'a souvent avoué que celui de ses enfants ne lui avait en comparaison presque rien coûté. Tout fut mis au pied de la croix. Avide de profiter de toute l'amertume d'un calice si exquis, on a vu qu'il n'en perdit pas une seule goutte dans ses affreuses fonctions à Saint-Denis, à Notre-Dame, auprès du roi, avec une supériorité sur soi-même qui passait la portée de l'homme. La mort du duc de Chevreuse combla en lui la destruction de l'homme animal. Sa solitude la fut moins qu'une prison. Des sacrifices sanglants devinrent le tissu de sa vie. L'épurement sublime de son âme sans cesse lancée vers Dieu acheva la dissolution de la matière, et fit de sa mort un holocauste. Que si ce que la vérité m'a forcé de rapporter sur M. de Cambrai et sur le cardinal de Noailles était capable de répandre quelques nuages trompeurs, qu'on se souvienne sur le dernier de saint Épiphane avec saint Jean Chrysostome; et sur le premier et sa Guyon, du célèbre Grenade, des lumières et de la sainteté dont personne n'a douté, et qui, pour un entêtement semblable, plus surprenant encore, n'a pu être canonisé; et de nos jours, du savant Boileau de l'archevêché, et de M. Duguet, dont les nombreux ouvrages de piété font admirer l'étendue et la sublimité de son érudition et de ses lumières, qui tous deux ont été les admirateurs et les dupes jusqu'à leur mort, de cette Mlle Rose, cette étrange béate qui fut enfin chassée, sans que leurs yeux pussent s'ouvrir sur elle, et dont on a parlé en son temps.

J'avais eu la douceur de goûter toute la joie de la réconciliation parfaite, qu'on a vu en son lieu que j'avais faite entre le duc de Beauvilliers et le chancelier de Pontchartrain, et le déplaisir véritable du premier de la retraite de l'autre; et j'eus la consolation de voir le chancelier sincèrement affligé de la mort du duc. Dès auparavant cette réconciliation, le chancelier, quoique ami du duc de Chevreuse, me disait quelquefois plaisamment des deux beaux-frères « qu'il était merveilleux, liés comme ils l'étaient par l'habitude de toute leur vie, jusqu'à n'être tous deux qu'un cœur, une âme, un esprit, un sentiment, [que] M. de Beauvilliers eût un ange qui à point nommé l'arrêtait, et ne manquait jamais de le détourner de tout ce que M. de Chevreuse avait de nuisible et quelquefois d'insupportable, l'un dans sa conduite, qui ruinait ses affaires et sa santé, l'autre dans ses raisonnements; un ange qui lui faisait pratiquer tout l'opposé, qui dans tout le reste ne troublait en rien leur union, et par cela même ne l'altérait pas. » En effet, rien de plus opposé que le désordre et le bon état des affaires de l'un et de l'autre, avec toute l'application de l'un, et une plus générale de l'autre; que l'austérité de la sobriété de l'un, et l'ample nourriture de l'autre; l'un persuadé par philosophie et par le livre de Cornaro, l'autre par Fagon; la précision jusqu'à une minute des heures de M. de Beauvilliers, l'homme le plus avare de son temps, et qui faisait des excuses à son cocher s'il n'arrivait pas avec justesse au moment qu'il avait demandé son carrosse, et l'incurie de M. de Chevreuse de se faire toujours attendre, dont on a vu en leur lieu des exemples plaisants, et son ignorance des heures, quoique jaloux aussi de son temps; enfin l'exactitude de l'un à tout faire et finir avec justesse, tandis que l'autre faisait sans cesse et paraissait ne jamais finir. Aussi M. de Beauvilliers, qui voulait le bien en tout, s'en contentait; et M. de Chevreuse, qui cherchait le mieux, manquait bien souvent l'un et l'autre.

M. de Beauvilliers voyait les choses comme elles étaient; il était ennemi des chimères, pesait tout avec exactitude, comparait les partis avec justesse, demeurait inébranlable dans son choix sur des fondements certains. M. de Chevreuse, avec plus d'esprit, et sans comparaison plus de savoir en tout genre, voyait tout en blanc et en pleine espérance, jusqu'à ce qui en offrait le moins, n'avait pas la justesse de l'autre, ni le sens si droit. Son trop de lumières point assez ramassées l'éblouissait par de faux jours, et sa facilité prodigieuse de concevoir et de raisonner lui ouvrait tant de routes qu'il était sujet à l'égarement, sans s'en apercevoir et de la meilleure foi du monde. Ces inconvénients n'étaient jamais en M. de Beauvilliers, qui était préférable dans un conseil, et M. de Chevreuse dans toutes les académies. Il avait aussi une élocution plus naturellement diserte, entraînante, et dangereuse aussi par les grâces qui y naissaient d'elles-mêmes, à entraîner dans le faux à force de chaînons, quand on lui avait passé une fois ses premières propositions en entier faute d'attention assez vigilante, et de donner par cet entraînement dans un faux qu'à la fin on apercevait tout entier, mais déjà dans le branle forcé de s'y sentir précipité. Enfin, pour achever ce contraste de deux hommes si unis jusqu'à n'être qu'un, le duc de Chevreuse ne pouvait se lever ni se coucher; M. de Beauvilliers, réglé en tout, se levait fort matin, et se couchait de bonne heure, c'est-à-dire qu'il sortait de table au commencement du fruit, et qu'il était couché avant que le souper fût fini.

Ils furent tous deux, comme on l'a vu ailleurs, les protecteurs et le soutien de leurs frères et sœurs du second lit et des femmes de leur père. M. de Beauvilliers eut le moyen et la funeste occasion d'y être plus magnifique que son beau-frère; il y fut aussi plus heureux, et Mme de Beauvilliers s'y surpassa. Elle but à loisir le calice de la chute de l'évêque de Beauvais, que M. de Beauvilliers n'eut pas le loisir de voir. Elle logeait ce beau-frère; elle lui donnait; et persuadée de sa piété, il faisait toute sa consolation. Elle porta seule la douleur de ses premiers désordres, qu'elle essaya d'ensevelir dans le plus grand secret. Ils étaient de nature à n'y pouvoir pas demeurer longtemps. Elle n'oublia ni soins, ni caresses, ni mesures, et les moins selon son cœur, puisqu'elle employa le cardinal de Noailles, qui s'y prêta comme son propre frère. Je fus témoin de tout ce qui s'y passa, de la charité vraiment tendre et agissante, de la douleur la plus amère de Mme de Beauvilliers. L'éclat affreux, qu'ils ne purent jamais empêcher par la folie de ce déplorable évêque, fut peu à peu porté à son comble, qui fut celui des douleurs de la duchesse de Beauvilliers, et une nouvelle et forte épreuve de sa vertu, qui néanmoins eût été ici supprimée, si la cour, Paris, toute la France, et par un reflet devenu nécessaire, Rome même, n'avaient pas retenti de ce malheur rendu si peu commun, et si étrangement public, par l'extravagance d'une conduite qui fut le sceau de l'affliction de Mme de Beauvilliers.

Il n'y eut point de femme à la cour qui eût plus d'esprit que celle-là, plus pénétrant, plus fin, plus juste, mais plus sage et plus réglé, et qui en fût plus maîtresse. Jamais elle n'en voulait montrer, mais elle ne pouvait faire qu'on ne s'en aperçût dès qu'elle ouvrait la bouche, souvent même sans parler. Il était naturellement rempli de grâce, avec une si grande facilité d'expression, qu'elle en était parée, jusqu'à en faire oublier sa laideur, qui, bien que sans difformité ni dégoût, et avec une taille ordinaire et bien prise, était peu commune. Il y avait même un tour galant dans son esprit. Elle aimait à donner, et je n'ai vu qu'elle et la chancelière qui eussent l'art de le faire avec un tour et des grâces aussi parfaites. Son goût était exquis et général: meubles, parures de tout âge, table, en un mot sur tout; fort noble, fort magnifique, fort polie, mais avec beaucoup de distinction et de dignité. Elle aurait eu du penchant pour le monde. Une piété sincère dès ses premières années, et le désir de plaire à M. de Beauvilliers, la retenait, mais elle y était fort propre; et indépendamment de commerce avec elle, on le sentait à la manière grande, noble, aisée; accueillante avec discernement, dont elle savait tenir sa maison ou la cour; et les étrangers qualifiés abondaient à dîner.

Son esprit qui échappait quelquefois, quoique toujours avec grande circonspection, se montrait, malgré elle, assez pour faire regretter qu'elle ne lui laissât pas plus de liberté. Sa conversation était agréable, charmante en liberté, avec des traits vifs, fins, perçants, après lesquels il était plaisant de la voir quelquefois courir. Ailleurs il y avait du contraint, et qui communiquait de la contrainte; et en tout il est vrai que fort peu de gens, même des plus familiers, se trouvaient avec elle pleinement à l'aise, au contraire de Mme de Chevreuse qui, avec autant de piété, avait beaucoup moins d'esprit. D'ailleurs, Mme de Beauvilliers était parfaitement droite et vraie, tendre amie et parente excellente. Les aumônes et les bonnes œuvres que M. de Beauvilliers et elle ont faites se peuvent dire immenses; c'était leur premier soin, et, avec la prière, leur plus chère occupation.

Une en tout avec M. de Beauvilliers, on a vu ailleurs comment elle en usa à la mort de ses enfants pour ceux du second mariage du vieux duc de Saint-Aignan qu'elle combla de biens, de soins, de tendresse, et à qui elle ne laissa jamais sentir quel poignard ce lui était que ce souvenir perpétuel de ses pertes.

Celle de M. de Beauvilliers fut un glaive qui ne sortit plus de son cœur, qui le perça. Elle resta aussi riche que la duchesse de Chevreuse était demeurée pauvre; aussi le chancelier de Pontchartrain prétendait-il « que c'était toujours l'effet du jeu de ce même ange en faveur de l'un pour confondre la philosophie de l'autre. »

Mme de Beauvilliers, si tendrement et si pieusement une avec son époux toute leur vie, demeura inconsolable, mais en chrétienne et en femme forte. Il voulut être enterré à Montargis, dans le monastère de bénédictines où huit de ses filles avaient voulu faire profession, et dont l'aînée était supérieure perpétuelle, sans qu'aucune ait voulu ouïr parler d'abbaye; Mme de Beauvilliers y alla, et, par un acte de religion qui fait la plus terrible horreur à penser, elle voulut assister à son enterrement. Ce fut aussi le lieu de sa plus chère retraite depuis, toutes les années de sa vie, et longtemps et souvent plus d'une fois l'an, vivant au milieu de ses filles, et d'autres fort proches dont le couvent était rempli, dans la plus poignante douleur, et la pénitence la plus austère, sans que rien en parût aux heures du délassement de la communauté. À Paris, dans sa vaste maison, fort loin de ses sœurs (et c'était un autre sacrifice, surtout à l'égard de Mme de Chevreuse), elle ne se crut pas obligée à vivre comme les autres veuves, n'ayant ni enfants ni besoins. Sa retraite fut totale; ni table, ni le plus léger amusement d'aucune espèce. Tout ce qui put y avoir le moindre trait fut banni, tout commerce fut rompu avec le monde. Elle se borna à sa plus étroite famille, et à un nombre le plus court d'amis qui l'étaient de M. de Beauvilliers aussi, avec qui tout lui était commun. Sa solitude était entière, rarement interrompue par quelqu'un de ce petit nombre. Ses journées n'étaient que prières chez elle ou à l'église, quelquefois chez ses sœurs, et chez Mme de Saint-Simon depuis que nous fûmes à Paris; nulle autre part, ou comme jamais. Assez l'été dans ses terres pour y faire de bonnes œuvres, où elle était, s'il se peut, encore plus seule qu'à Paris. Un trait d'elle que je ne puis me refuser montrera jusqu'où elle porta la vertu.

Les fouille-au-pot de la cuisine d'Henri IV, avant qu'il eût recueilli la couronne de France, furent heureux comme l'a témoigné la fortune de La Varenne et de sa postérité. Deux autres, qui vinrent de Béarn en cette qualité, s'appelaient Joannes et Beziade. Ce dernier serait bien étonné de voir d'Avaray, son petit-fils, chevalier de l'ordre. Joannes, c'est-à-dire Jean, nom fort commun aux laquais basques, fut mis jardinier à Chambord, devint par les degrés jardinier en chef, ne travaillant plus, et concierge du château. Il s'enrichit pour son état et pour son temps, acheta des terres, fit porter à son fils le nom de celle de Saumery; et de Joannes il ôta l's, en fit Joanne pour le nom de sa maison. Ce fils se trouva un honnête homme, brave et d'honneur, servit avec distinction, devint capitaine et concierge de Chambord, comme les autres le sont des maisons royales, et se maria à Blois avec une fille de Charron, bourgeois du lieu, qui avait donné l'autre à Colbert avant tout commencement de fortune de cette sœur de Mme Colbert . Saumery qui est mort très vieux, que j'ai vu venir faire de courts voyages à Versailles, de Chambord où il s'était retiré, qu'on accueillait par son âge et parce qu'il ne s'était jamais méconnu, eut plusieurs enfants, dont l'aîné fort bien fait, audacieux et impudent à l'avenant, quitta le service de bonne heure pour une blessure qui lui estropia légèrement un genou, dont il sut se parer et s'avantager mieux que blessé que j'aie vue de ma vue.

Il était retiré à Chambord, dont il avait la survivance, et avec une fille de Besmaux, gouverneur de la Bastille, qu'il avait épousée, plus impertinente et plus effrontée encore que lui: il faisait le gros dos dans la province, décoré d'une charge de maître des eaux et forêts. Il était donc cousin germain des enfants de M. Colbert, qui l'y avait laissé, jusqu'à ce que M. de Beauvilliers l'en tira, lorsque M. le duc d'Anjou, depuis roi d'Espagne, passa des femmes aux hommes, pour le faire sous-gouverneur. Il avait plusieurs enfants et bon appétit. Sa place lui parut avec raison le comble d'une fortune inespérée, mais bientôt, il n'y trouva que le chemin de la faire

Ce n'était ni un esprit ni un sot, mais un drôle à qui toute voie fut bonne, et qui fureta partout. Il fit des connaissances, disait le bonjour à l'oreille, parlait entre ses doigts, et montait cent escaliers par jour. Pour le faire court, il s'initia chez le duc d'Harcourt et chez les plus opposés à M. de Beauvilliers, qui avaient apparemment leurs raisons pour l'accueillir. Il en fit l'important de plus en plus, et se fourra tant qu'il put. Je ne sais s'il se douta de quelque chose, mais il évita, même scandaleusement, la campagne de Lille par un voyage à Bourbonne. Il en revint à la cour dans le temps des plus grands cris contre Mgr le duc de Bourgogne, et de tous les mouvements qui ont été racontés. Il vit de quel côté venait le vent, et n'eut pas honte d'être un des grands prôneurs de M. de Vendôme, et de tomber sur Mgr le duc de Bourgogne, auprès duquel il avait été mis, et y était. Cette infamie le déshonora, mais elle fut bien récompensée par les patrons qu'elle lui valut. Il est mort bien des années depuis avec plus de quatre-vingt mille livres de rentes de grâces de Louis XIV, sans compter les militaires pour ses enfants. Le même crédit le fit sous-gouverneur du roi d'aujourd'hui, dont son fils aîné eut la singulière survivance et l'exercice.

Celui-là était un fort honnête homme, avec de la valeur, du sens et de la modestie, et n'a pas survécu son père longtemps. Il avait un cadet qui faisait le beau fils et l'homme à bonne fortune; et c'est celui dont il va être question.

M. et Mme de Beauvilliers avaient toujours reçu Saumery à peu près à l'ordinaire, qui s'y présentait aussi dégagé que s'il n'avait eu quoi que ce fût à se reprocher, bien que très informés de toute sa conduite. Je les avais inutilement attaqués là-dessus, et je ne m'étais pas contraint dans le monde de ce que je pensais de Saumery et de ses procédés. Ses fils s'étaient aussi enrichis. Le cadet longtemps depuis, ce beau fils dont j'ai parlé, avait acheté des terres, une entre autres qui convenait à Mme de Beauvilliers pour des mouvances qui l'auraient jetée en beaucoup d'embarras, et qu'il lui avait soufflée. Elle était peu considérable, elle ne l'était pas même pour Saumery, qu'on appelait Puyfonds, qui n'avait pas les mêmes raisons. Elle résolut de la retirer, et lui en fit faire toutes les civilités possibles. Le compagnon trouva plaisant qu'elle imaginât d'exercer son droit sur un homme de son importance; et n'eut pas honte de demander « qui était donc cette Mme de Beauvilliers qu'il ne connaissoit point, et qui prétendait qu'on eût des égards pour elle? » Il tint ferme à contester le droit contre tout ce qui lui parla de la famille.

Dans l'embarras d'un procès, et de procédés de même impudence que les propos, Mme de Beauvilliers trouva, par des raisons de terres et de mouvances, qu'il n'y avait que d'Antin qui pût lui imposer et lui faire quitter prise; nul moyen en elle d'approcher d'Antin jusqu'à lui faire prendre fait et cause. On a vu souvent combien il avait toujours été éloigné de M. de Beauvilliers, et M. de Beauvilliers de lui. Je ne l'avais pas été moins; mais vers les fins de la vie du roi, il s'était fort jeté à moi, et depuis encore davantage. Mme de Beauvilliers, avec qui je vivais toujours dans la plus étroite union, crut qu'il n'y avait que moi qui pût faire que d'Antin se prêtât à elle. Elle se garda bien de me parler de cette affaire que j'ignorais, mais elle vint la conter à Mme de Saint-Simon, et prit exprès son temps que j'étais au conseil de régence. Après lui avoir expliqué la chose et les procédés, et ce que j'y pouvais faire, elle lui dit que c'était à elle à voir si je pourrais être capable de la servir sans éclater contre Puyfonds; qu'elle se souvint de la façon dont j'avais mené le père à leur occasion; qu'elle craignait que je ne tombasse sur le fils, et en discours violents et en choses, avec le crédit que j'avais; que, pour peu que je ne fusse pas maître de moi là-dessus, elle la priait instamment de ne m'en jamais parler, parce que pour rien elle ne me voulait faire offenser Dieu et le prochain, et aimait mieux perdre et ruiner son affaire que d'en être cause. Il fallut donc entrer en négociation avec moi pour le service qu'on en désirait, sans expliquer rien ni nommer personne que Mme de Beauvilliers, jusqu'à ce qu'on m'eût fait convenir des conditions. Je les passai toutes, dans le désir de lui être utile, et avec grande curiosité de développer de si rares conditions et des précautions si singulières. Je vins à bout très promptement de l'affaire, mais non si aisément de moi sur ce que j'avais promis, sans que le pied m'y glissât un peu, ni sans grand effort ni mérite de me retenir autant.

Cet ingrat et impudent Puyfonds fut bien heureux, au temps où nous étions, d'avoir eu affaire à une vertu aussi sublime qu'il força Mme de Beauvilliers à se montrer. Ce trait est si fort au-dessus de la nature et de la vertu même plus qu'ordinaires, il caractérise si nettement la duchesse de Beauvilliers que j'aurais cru commettre plus aussi qu'un larcin de le laisser périr dans l'oubli, trait d'autant plus héroïque qu'elle avait naturellement une grande sensibilité.

Son extrême solitude la rongea lentement, et augmenta beaucoup le poids de sa pénitence: elle n'y était pas accoutumée, rien ne put l'engager à l'adoucir. La mort du duc de Rochechouart, son petit-fils, qui donnait les plus grandes espérances, et qui la consolait de tout ce que le duc de Mortemart lui donnait de souffrances par sa conduite et ses procédés avec elle, et la perte de la duchesse de Chevreuse, qui arrivèrent coup sur coup, achevèrent de l'accabler. Elle combla de biens le duc de Saint-Aignan jusque par son testament, qui fut également sage, juste, pieux, et succomba enfin sous les plus dures épreuves d'une longue paralysie qu'elle porta avec une patience et une résignation parfaite, et depuis que la tête commença à s'attaquer, il n'y avait que les choses de Dieu qui la rappelassent, et dont elle pouvait être occupée, vivement même, dont j'ai été souvent témoin. Elle et M. de Beauvilliers en étaient si remplis, que ce qui leur échappait quelquefois avec moi là-dessus, mais toujours courtement, était rempli d'une onction et d'un feu admirable. Elle vécut presque vingt ans dans la plus solitaire et la plus pénitente viduité, moins d'un an après Mme de Chevreuse; et mourut en 1733, à soixante-quinze ans, infiniment riche en aumônes et en toutes sortes de bonnes œuvres.

CHAPITRE XIII. §

Ma situation à la cour. — Conduite étrange de Desmarets. — Brutalité avec moi, qui lui est fatale. — Maréchal de Villeroy chef du conseil royal des finances. — Son fils archevêque de Lyon. — Continuation de ma situation à la cour. — Macañas; quel. — Cardinal del Giudice fait fonction à Marly de grand inquisiteur d'Espagne; choque les deux rois; est rappelé; donne part publique du mariage du roi d'Espagne; part à grand regret; se morfond longtemps à Bayonne avec défense de passer outre. — Moyens en Espagne contre les entreprises de Rome. — Repentir inutile de la princesse des Ursins du mariage de Parme. — Mariage à Parme de la reine d'Espagne, qui part pour l'Espagne; sa suite. — Mariage du fils du prince de Rohan avec la fille de la princesse d'Espinoy. — Mariage du comte de Roye avec la fille d'Huguet, conseiller au parlement. — Voyage de Fontainebleau par Petit-Bourg. — Le roi de fort mauvaise humeur. — Électeur de Bavière à Fontainebleau. — Amusements du roi redoublés et inusités chez Mme de Maintenon. — Paix de l'empire et de l'empereur signée à Bade. — Le roi d'Angleterre donne part au roi de son avènement à cette couronne, passe en Angleterre et y fait un entier changement. — Maréchal de Villeroy arrive à Fontainebleau; est fait ministre. — Ministres ne prêtent point de serment. — Ineptie parfaite du maréchal. — Retour du maréchal de Villars. — Duc de Mortemart apporte au roi la nouvelle de l'assaut général de Barcelone, qui se rend à discrétion avec Mont-Joui et Cardone. — La Catalogne soumise. — Broglio, gendre de Voysin, apporte le détail de la prise de Barcelone. — Vues et conduite domestique du roi de Pologne, qui fait voyager son fils incognito. — Il arrive à Paris et à la cour; très-bien reçu. — Ce qu'on en trouve. — Ses conducteurs. — Sa conversion secrète. — Électeur de Bavière voit le roi en particulier et retourne à Compiègne.

J'avoue que j'ai peine à m'arracher à des objets qui me furent si chers, et qui me le seront toute ma vie. Il est temps de reprendre une nouvelle idée de ma situation à la cour, bien différente de celle où je m'étais trouvé. La perte du Dauphin et de la Dauphine, la dispersion de ses dames qui ne figuraient plus, la disgrâce de Chamillart, la retraite du chancelier de Pontchartrain, la mort du maréchal de Boufflers, du duc de Chevreuse, enfin celle du duc de Beauvilliers, me laissèrent dans un vide (je ne parle pas du cœur, dont ce n'est pas ici le lieu), que rien ne pouvait, non pas remplir, mais même diminuer. J'étais dans l'intimité, la confiance la plus étroite de ces ministres et de ces seigneurs si principaux, je l'étais de plusieurs dames très instruites et très importantes qui en diverses façons avaient disparu. Ces liaisons, surtout ce qui, malgré les plus sages précautions, ne laissa pas de transpirer de celles du Dauphin tout à la fin de sa vie, et plus encore depuis, m'avaient attiré tous les regards. La jalousie devançait de loin ma fortune de perspective. On regardait si peu comme une chimère que je pusse dès lors entrer dans le conseil, à quoi je ne songeai jamais;car, après le roi, personne n'en doutait du temps du Dauphin et depuis, que la peur qu'on en eut fit que Bloin, vendu à M. du Maine, le lâcha au roi, qui était la façon la plus propre à m'écarter. Il le lui dit comme un discours qu'il croyait ridicule, mais que la cour ne regardait pas comme tel et qu'elle craignait. Toutefois il ne parut pas que cet honnête office fît d'impression.

De tout cet intérieur du roi de toute espèce, je n'avais que Maréchal, qui rompit plus d'une fois des lances pour moi contre les autres qui m'attaquaient devant le roi, et qui avaient de bons garants pour le faire. Dans le ministère je n'eus plus qui que ce fût: Desmarets, sans cause aucune, s'était éloigné de moi, et dès que je m'en aperçus je m'en éloignai de même. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers le remarquèrent; ils me pressèrent de le voir et d'excuser un homme accablé d'aussi difficiles affaires, et voyant enfin qu'ils ne me persuadaient pas, ils me forcèrent d'y aller dîner avec eux, chose qui ne leur arrivait presque jamais. Tout s'y passa à la glace pour moi de la part de Desmarets, dont les deux ducs furent tellement scandalisés qu'ils me dirent qu'ils ne m'en demanderaient plus davantage. C'était à Fontainebleau, un an juste avant la mort du duc de Chevreuse. Dans la suite, lorsqu'il fallait parler à Desmarets pour quelque mangerie de financiers dans mes terres, ou pour être payé d'appointements, je priais toujours Mme de Saint-Simon d'y aller. Bientôt elle n'en fut pas plus contente que moi. Elle laissait accumuler plusieurs choses pour lui parler de toutes en même temps; à la fin elle ne put se résoudre à y retourner. Différents payements d'appointements s'étaient accumulés; je différais toujours à aller les demander, jusqu'à ce qu'un jour Mme de Saint-Simon m'en pressa tant que j'y fus après le dîner, qui était assez l'heure de lui parler.

Elle ne faisait que finir lorsque j'entrai dans son cabinet, à Versailles, qui était grand. Il venait de se mettre à son bureau. Dès que je parus il vint à moi d'un air ému, me coupa au premier mot la parole, disant qu'il était bien malheureux d'être la victime du public, et d'autres plaintes dont le ton s'élevait. Voyant ainsi la marée monter à vue d'œil, je voulus essayer de reprendre la parole, il m'interrompit à l'instant; le rouge lui monta, ses yeux s'enflammèrent, ses plaintes aigres, mais vagues et sans rien que je pusse prendre pour moi, redoublèrent d'une voix fort élevée, et tout d'un coup se jetant sur des papiers que je tenais à la main, que je m'étais proposé de lui expliquer en deux mots avant de les lui laisser: « Voyons donc, dit-il, ce que c'est que tout cela », d'un ton qui, dans mon extrême surprise, me détermina à n'en pas attendre davantage. Il était venu à moi jusque fort près de la porte, je l'ouvris, et sans regarder derrière moi, je cours encore.

J'allai conter mon aventure à Mme de Saint-Simon, et à des personnes de nos amis qui avaient dîné avec nous, et que je retrouvai encore, et me promis bien de ne parler plus que par lettres à un animal si ingrat et si bourru, quand j'aurais très nécessairement affaire à lui. La vérité est que, de ce moment, je me promis bien de ne rien oublier pour le mettre hors d'état d'avoir à brutaliser personne, et j'y parvins, comme on le verra dans la suite.

Dès le lendemain un commis me renvoya les expéditions faites sur les papiers dont je viens de parler et les payements se firent, mais ces payements étaient dus, et cette insolence ne me l'était pas, ainsi nous en demeurâmes en ces termes, et quand il fallait passer par lui je lui envoyais un mémoire.

Il était si enivré de sa place et de sa faveur inespérée, si en proie à son humeur et aux flatteries des nouveaux amis qui ne voulaient que faire des affaires, qu'il oublia les leçons de sa longue disgrâce et ses vrais et anciens amis désintéressés. M. de Beauvilliers et M. de Chevreuse n'étaient plus alors; il s'était refroidi de même avec eux jusqu'à la cessation du commerce, et brouillé fortement avec Mme de Croissy qui, pendant sa disgrâce, avait été toute sa ressource, depuis qu'il put demeurer à Paris, par conséquent très froidement avec Torcy. Tel était cet ogre.

Torcy, on a vu que je n'avais jamais eu aucun commerce avec lui, et sur quel pied gauche j'étais resté avec Pontchartrain; Voysin, chancelier et secrétaire d'État, je n'y avais jamais eu la plus légère connaissance, et il était d'ailleurs l'âme damnée de Mme de Maintenon et de M. du Maine.

Ainsi, tous les successeurs de mes plus intimes amis m'étaient fort opposés, ou pour le moins parfaitement indifférents; encore avais-je lieu de ne pas m'en croire quitte à si bon marché avec pas un, jusqu'au successeur de M. de Beauvilliers, comme on l'a vu épars en plusieurs endroits; en dernier lieu même nous étions demeurés assez mal ensemble depuis les belles prétentions des maréchaux de France, lors de l'affaire du duc d'Estrées et du comte d'Harcourt, qu'il avait fort soutenues, et sur lesquelles je m'étais espacé sur lui sans ménagement.

On comprend assez que c'est le maréchal de Villeroy dont j'entends parler; il venait d'obtenir l'archevêché de Lyon pour son fils, et commandement dans tout le gouvernement, comme l'archevêque son grand-oncle, malgré ses mœurs et son ignorance, l'un et l'autre parfaitement connus. À peine la place de chef du conseil des finances fut-elle vacante que le roi lui manda, à Lyon où il était encore, qu'il la lui donnait. Outre la façon dont nous étions ensemble, c'était encore un homme vendu à Mme de Maintenon, et par conséquent au moins pour lors au duc du Maine. Tallard, Tessé, d'autres courtisans importants, nous avions toujours marché sous différentes enseignes, et quoique Harcourt m'eût souvent rapproché, ce que j'étais au duc de Beauvilliers m'avait empêché de m'y jamais prêter au delà de la simple et indispensable bienséance.

En un mot je ne tenais plus à personne; Charost, malgré sa charge, n'était rien, et Noailles avec tous ses dehors, et le cancer interne de sa disgrâce couverte, avait plus besoin de moi pour le futur, que moi de lui pour le présent. J'avais donc sans nul appui le ministère et l'intérieur du roi contre moi, et dans la cour force piques baissées sur moi par la peur et la jalousie qu'on avait prise, et sur l'idée encore d'un avenir peu éloigné par la régence de M. le duc d'Orléans.

La liaison entre lui et moi était de toute notre vie; on n'ignorait plus que sa séparation d'avec Mme d'Argenton, son raccommodement avec Mme la duchesse d'Orléans, l'union dans laquelle ils vivaient depuis, le mariage de Mme la duchesse de Berry, ne fût mon ouvrage. La disgrâce du roi si marquée, si approfondie, les dangers de l'affaire d'Espagne, les vacarmes tant renouvelés des poisons, la fuite générale de sa présence qui durait toujours, les avis, les menaces secrètes qu'on avait pris soin de me faire revenir, n'avaient pu me séparer de lui, ni d'être le seul homme de la cour qui le vît publiquement, et qui publiquement parût avec lui dans les jardins de Marly, et jusque sous les yeux du roi. L'uniformité de cette conduite ne pouvait être imputée aux espérances, puisqu'elle avait été la même du temps de Monseigneur et des princes ses fils, où je n'en pouvais attendre que des disgrâces. Alors même ce peu de ménagement était considéré comme une singulière hardiesse dans la situation où ce prince se trouvait avec le roi et Mme de Maintenon que personne n'ignorait, et dont le testament du roi devenait dans son obscurité une preuve manifeste qui portait tous les pas vers le duc du Maine.

Celui-ci n'avait pas oublié l'inutilité de tous les siens vers moi, ni mon extrême horreur des rangs qu'il avait obtenus. Ma conduite avec M. le duc d'Orléans démentait avec force l'imputation exécrable faite à ce prince si importante au duc du Maine, dont il avait si habilement su profiter, et que pour l'avenir il entretenait et ressuscitait avec tant d'art et de manège, toujours Mme de Maintenon de moitié avec lui.

J'avais conservé une réputation entière de vérité, de probité et d'honneur, que les jaloux, les querelles de rang, les divers orages n'avaient jamais attaquée; Mme de Saint-Simon était de toute sa vie sur le plus grand pied de réputation en tout genre; personne n'ignorait, quoique en gros, que nous avions infiniment perdu au Dauphin et en la Dauphine pour le présent et pour l'avenir, ni l'amertume de notre douleur. Je n'avais jamais passé pour savoir me contraindre, il était donc évident que j'aurais rompu avec M. le duc d'Orléans, sans ménagement, et sans égard aucun sur l'avenir, si je l'avais soupçonné le moins du monde: cela même était universellement avoué, et je le voyais trop journellement, trop intimement pour, à la fin, n'avoir rien soupçonné pour peu qu'il y eût à le faire. Voilà ce qui m'avait tant détaché d'avis et de menaces de toutes parts pour m'obliger à changer de conduite avec ce prince, dont l'inutilité retombait en rage sur moi de la part de Mme de Maintenon et de M. du Maine qui, outre ce principal objet que je remets ici devant les yeux quoique je l'aie touché ailleurs, s'y proposaient encore de priver M. le duc d'Orléans du seul homme qui le vît et avec qui il pût raisonner et consulter.

Les croupiers de ces deux personnes si prodigieusement principales ne leur manquaient pas en ce genre. À eux se jaignaient d'ailleurs un groupe toujours nombreux d'envieux et de jaloux, qui étaient bien persuadés que, dès que M. le duc d'Orléans serait régent, je ferais auprès de lui la première figure en confiance et en crédit, et qui s'en désespéraient d'avance. Cela même était encore une des frayeurs de M. du Maine et de Mme de Maintenon.

La réputation d'esprit qu'on m'avait donnée pour me perdre auprès du roi, lorsqu'il me choisit, en 1706, pour l'ambassade de Rome, et qui réussit si fort au gré des honnêtes gens qui l'imaginèrent, comme on l'a vu alors, était demeurée dans la tête de M. du Maine, de Mme de Maintenon, du roi même; le gros du monde, qui y avait donné, avait eu plus tôt fait de le croire que d'y aller voir, et c'est ainsi que s'établissent et que durent mille fausses idées qu'on se forme tous les jours. J'avais soutenu beaucoup d'aventures, d'affaires de rang, et d'autre nature avec des princes du sang et des plus grands et accrédités de la cour, des orages même, toutes choses que pour la plupart on a vues ici en leurs places. Je ne m'étais effrayé d'aucunes, j'étais toujours bien sorti de toutes. Ce tout, joint ensemble par l'envie et la jalousie, épouvantait et me livrait aux effets de ces passions cruelles.

Quoiqu'il parût que le roi commençait à se flétrir, rien au dehors ne menaçait encore, et je me voyais un long trajet de mer à me conduire seul parmi ces écueils et ces gouffres; je les voyais tous paraître ou s'ouvrir devant moi; je sentais à quel point je pensais à M. du Maine et à Mme de Maintenon, dans l'intimité unique du prince qui leur était en butte, et lui et moi sans la moindre défense; combien je leur paraissais dangereux auprès de lui après le roi; enfin, combien d'envieux, de jaloux, d'ennemis tourmentés de ces mêmes pensées par différents regards. Plus de conseil principal et intime, et plus personne en crédit pour m'appuyer et me défendre. Dieu permit que je ne me troublai point; je me résolus à une conduite sage, mais sans rien changer à mes allures, sans rechercher personne, surtout à vivre avec M. le duc d'Orléans entièrement comme j'avais accoutumé en particulier et en public, et à ne donner le plaisir à personne de me voir faiblir et chercher à m'accrocher. Cette courte exposition était nécessaire pour ce qui suivra, quoique ce ne soit pas encore le temps de parler de ce qui se passait entre M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et moi. Retournons en attendant dans le monde qu'il y a trop longtemps que nous avons quitté.

Il faut se souvenir que ce fut le dimanche 26 août que le roi remit son testament au premier président et au procureur général à Versailles, qu'ils reçurent le même matin du chancelier l'édit qui l'accompagna, qu'il fut enregistré le mardi suivant 28, et le testament enfermé le même jour dans le lieu de son dépôt; que le lendemain mercredi le roi alla coucher à Petit-Bourg, qu'il arriva le jeudi 30 août à Fontainebleau, et que le lendemain vendredi dernier août, le duc de Beauvilliers mourut à Vaucresson. Revenons maintenant un instant sur nos pas, et voyons de suite le rappel du cardinal del Giudice.

Quelque soumise que l'Espagne paroisse à Rome, les entreprises de cette cour qui cherche sans cesse à augmenter son pouvoir forment souvent de petits orages. Son joug est trouvé trop pesant pour le laisser augmenter encore; on s'y défend fortement de son accroissement; et quand Rome s'emporte, la cour de Madrid la range par famine, et la force de se rendre à la raison. C'est ce qui s'exécute aisément en y fermant la nonciature dont le tribunal est extrêmement étendu, et vaut plus de deux cent mille écus à la cour de Rome, tous les officiers payes, et le nonce même qui tire gros. Les mœurs des pays d'inquisition sont si différentes des nôtres, et ce détail mènerait si loin, que je m'abstiendrai d'entrer dans l'affaire émue par la cour de Rome, qui blessa la cour de Madrid.

Macañas revêtu d'une charge dans le conseil de Castille, et homme fort savant et fort attaché aux droits et à la personne du roi d'Espagne, fut chargé d'écrire contre cette entreprise. Il le fit par un ouvrage si bien prouvé que Rome ne put répondre que par l'abus auquel elle a si souvent recours. L'inquisition d'Espagne fit un décret furieux contre la personne et l'ouvrage de Macañas, et l'envoya en France au cardinal del Giudice, grand inquisiteur d'Espagne, qui l'expédia et le data de Marly le dernier juillet. Le roi fut fort choqué de cet exercice de sa charge dans sa propre maison, hors de son territoire d'Espagne, et dans son royaume, qui ne reconnaît point d'inquisition ni d'inquisiteurs. Néanmoins il n'en voulut rien témoigner au dehors, sinon légèrement par Torcy, qui par ordre du roi se paya aisément des excuses qu'il prodigua, et qui ne coûtent rien aux ministres de Rome, pourvu qu'ils aient fait ce qu'ils ont voulu, et que les excuses n'arrêtent point ce qu'ils ont fait.

En Espagne on fut fort irrité de la conduite d'un grand inquisiteur, qui était en même temps dans le conseil d'État, qui se pouvait si aisément excuser à Rome sur son absence d'Espagne, et se porter si convenablement par ses deux emplois en amiable compositeur du différend qui en juge aussi partial et aussi sévère. Mme des Ursins fut ravie d'une occasion si naturelle de se délivrer en Espagne du poids incommode du cardinal. Elle avait eu cette vue pour un temps en l'envoyant si indécemment en France; mais l'autre vue qu'elle avait eue pour ce voyage n'était pas encore remplie, et qui regardait le mariage du roi d'Espagne; elle se contenta donc d'aigrir le roi d'Espagne contre le cardinal, mais de temporiser jusqu'à ce que sa commission fût accomplie. Il l'acheva en effet le matin même que le roi partit l'après-dînée de Versailles pour aller coucher à Petit-Bourg, et lui donna part publique du mariage du roi d'Espagne, dont jusqu'alors il ne lui avait donné part qu'en particulier, par respect et confiance de son petit-fils, qui toutefois l'avait conclu avant de lui en avoir fait dire un mot.

Le roi continua à dissimuler sur l'entreprise du cardinal grand inquisiteur et sur le mariage. Il avait invité le cardinal de venir à Fontainebleau où il lui avait donné un beau logement. Mais la princesse des Ursins, qui savait le jour précis que cette part publique du mariage serait donnée, s'était ajustée là-dessus, de façon que dès le lendemain le cardinal reçut un ordre précis qui le rappelait en Espagne sur-le-champ. Giudice en fut consterné. Il vint le lundi 3 septembre à Fontainebleau, vit longtemps le roi le lendemain dans son cabinet à l'issue de son lever, prit congé de lui, et s'en retourna à Paris. Il ne se cacha à personne du chagrin de son départ; ni assez de son inquiétude, car il ne se contraignit pas de dire qu'il quittait un paradis terrestre pour retourner dans un pays où il ne trouverait que des épines, et pas un homme à qui se fier, et qu'il quitterait avec plaisir tous les emplois qu'il avait en Espagne, si le roi son maître lui voulait faire la grâce de le nommer son ambassadeur en France pour y demeurer toujours. Deux jours après, le roi lui envoya un diamant de dix mille écus, et il partit aussitôt après avec Cellamare son neveu, pour retourner en poste en Espagne.

En arrivant à Bayonne, il trouva un ordre qui lui défendait d'entrer en Espagne, et qui lui enjaignait d'en attendre de nouveaux à Bayonne. Il en parut fort abattu. Il envoya son neveu à Madrid et il demeura à Bayonne. Nous l'y laisserons parce qu'il y demeura longtemps. Il y eut le dégoût de recevoir défense de voir la nouvelle reine d'Espagne, qui y entra tandis qu'il se morfondait à Bayonne. On verra en son temps ce qu'il devint et Macañas.

Je ne sais ce qui était revenu à la princesse des Ursins sur les dispositions de la princesse de Parme, mais elle entra dans de tels soupçons de son esprit haut et entreprenant, qu'elle se repentit d'avoir fait ce mariage, et qu'elle eut envie de le rompre. Elle fit donc naître je ne sais quelles difficultés, sur lesquelles elle fit dépêcher un courrier à Rome au cardinal Acquaviva qui y faisait les affaires du roi d'Espagne, avec ordre de différer son voyage à Parme, où il avait ordre d'aller faire la demande et d'y voir épouser la princesse par le duc de Parme, frère cadet du feu père de la princesse, qui avait épousé sa mère peu de temps après avoir succédé au duché. Mme des Ursins avait changé d'avis trop tard. Le courrier ne trouva plus Acquaviva à Rome: ce cardinal était en chemin et près d'arriver à Parme, de sorte qu'il n'y eut pas moyen de reculer.

Il fut reçu avec de grands honneurs et une grande magnificence: il fit la demande, mais il différa les épousailles comme il put, et ce retardement fit beaucoup parler. En attendant, la dépense était pesante à Parme; le mariage, qui se devait célébrer le 25 août, ne le fut que le 16 septembre, par le cardinal Gozzadini, légat a latere pour cette fonction, et pour complimenter la reine d'Espagne au nom du pape. Elle partit incontinent après pour aller s'embarquer à Gènes et aller par mer à Alicante, accompagnée du marquis de Los Balbazès et de la princesse de Piombino, femme de beaucoup d'esprit, et amie particulière de la princesse des Ursins. Albéroni, qu'elle avait envoyé à Parme dès les commencements de cette affaire du mariage, retourna de la part du duc de Parme à son emploi d'Espagne, à la suite de la nouvelle reine.

Deux mariages moins importants se firent en même temps. La princesse d'Espinoy, intimement liée, comme on l'a vu en plus d'un endroit avec feu Mme de Soubise et ses fils, donna sa fille, qui était fort riche, au fils unique du prince de Rohan, qui de son côté devait l'être infiniment. Il n'y eut point de fiançailles chez le roi, et quelques jours après Mme d'Espinoy présenta sa fille, qui prit le tabouret au souper.

L'autre mariage ne fut pas si égal en biens et en naissance. Le comte de Roucy s'était détaché de faire le mariage de Mlle de Monaco pour son fils, malgré Mme de Monaco et M. le Grand. Il le maria à la fille d'Huguet, conseiller au parlement, unique et fort riche, dont le comte de Roye avait fort grand besoin.

Le roi, qui avait été de fort mauvaise humeur durant le chemin, jusqu'à se fâcher de bagatelles contre son ordinaire, à casser le cocher qui le menait, et à tomber sur le premier écuyer qu'il aimait, à ce que me dit Mme de Saint-Simon, qui alla à Fontainebleau et en revint seule dans son carrosse avec les princesses, n'était apparemment pas revenu du tourment qu'il avait reproché au duc du Maine, et dont il avait parlé si ouvertement et si amèrement au premier président, et au procureur général, et à la reine d'Angleterre, sur tout ce qu'on lui avait fait faire si fort contre son gré. Il trouva son appartement à Fontainebleau tout à fait changé. Je ne sais s'il fut plus commode, mais il n'en parut pas plus beau.

L'électeur de Bavière y vint peu de jours après, et s'y établit chez d'Antin avec une table et le plus gros jeu du monde qui commençait dès le matin. Il ne laissait pas d'aller jouer chez Mme la Duchesse, et elle quelquefois chez lui. Elle le menait d'ordinaire dans sa gondole sur le canal lorsque le roi, suivi de toute la cour, s'y promenait en carrosse. L'électeur fut de toutes les chasses, où il voyait le roi, d'ailleurs fort rarement dans son cabinet.

Mme de Maintenon chercha fort à amuser le roi chez elle par des dîners, des musiques, quelque jeu dans leur intrinsèque. On avait pratiqué une tribune sur la salle de la comédie en face du théâtre. On allait à cette tribune de chez Mme de Maintenon. Le roi, qui depuis longues années n'allait plus aux spectacles, y parut quelquefois pendant quelques actes avec quelques dames choisies outre celles des dîners. J'y vis une fois Mme d'Espinoy. Il ne laissa pas d'en voir quelques-unes entières de Molière chez Mme de Maintenon jouées par les comédiens, avec des intermèdes de musique.

Le fils du comte du Luc y arriva le matin du mercredi 12 septembre, avec la nouvelle que la paix de l'empereur et de l'empire avec le roi avait été signée le 7 à Bade, sur le modèle signé et convenu entre l'empereur et le roi à Rastadt.

Prior y donna aussi part au roi dans une audience particulière, de la part du nouveau roi d'Angleterre, de son avènement à cette couronne, de son prochain départ d'Hanovre pour se rendre à Londres, et de son dessein d'entretenir la paix et un bon voisinage. Il fit son entrée fort magnifique à Londres le 1er octobre; ôta au duc d'Ormond, au lord Bolingbroke et à plusieurs seigneurs leurs emplois; changea tout le ministère de la reine Anne, en prit un tout opposé qui poursuivit le dernier sur la paix de l'Angleterre avec la France, et sur des affaires intérieures; rétablit Marlborough dans toutes ses charges et commandements; éleva les whigs aux dépens des torys. Cela ne témaignait rien de favorable à la France, aussi était-il tout à l'empereur.

Le maréchal de Villeroy arriva de Lyon à Fontainebleau, le mardi 18 septembre, heureux de s'être trouvé absent lors du dernier comble des bâtards et du testament, et hors de portée de ces temps si orageux dans l'intime intrinsèque où il était admis. Il fut reçu en favori tout nouvellement comblé des plus grandes grâces, déclaré ministre d'État, dont il prit place le lendemain au conseil d'État. Il est plaisant que cet emploi, le plus important de tous, soit l'unique qui ne prête aucun serment, fondé sur ce qu'à chaque conseil d'État l'huissier va le matin même avertir tous ceux qui en sont de s'y rendre, de manière que si l'un d'eux n'est point averti, il n'y va point, et comprend qu'il est remercié. Cela n'arrive pourtant jamais de la sorte; leur disgrâce se déclare par un ordre de se retirer, ou en un lieu marqué pour exil, ou hors de la cour seulement. Longtemps depuis, Torcy m'a conté que le roi prenait la parole avant le maréchal de Villeroy dans les commencements, pour lui mieux faire entendre de quoi il s'agissait, que le maréchal opinait si pauvrement et disait ou demandait des choses si étranges que le roi rougissait, baissait les yeux avec embarras, quelquefois interrompait ses questions pour répondre d'avance, et qu'il ne s'accoutuma jamais, mais comme un gouverneur qui couve son élève, à l'ignorance, aux sproposito, à l'ineptie du maréchal, qui par le grand usage de la cour et du commandement des armées dans les derniers temps des affaires et de la confiance du roi, les surprenait tous par ne savoir jamais ce qu'il disait, ni même ce qu'il voulait dire. J'en fus étonné moi-même au dernier point après la mort du roi.

Le maréchal de Villars arriva de Bade le lendemain de l'autre dont il se trouva fort obscurci.

Le duc de Mortemart arriva le jeudi 20 septembre à Fontainebleau, dépêché par le duc de Berwick, qui fit commencer à la pointe du jour du 11 septembre une attaque générale à Barcelone, à laquelle les assiégés ne s'étaient point attendus. Ils défendirent mal leurs brèches, et on demeura maître de trois bastions et de deux courtines. Ils ne se défendirent point dans le bastion de Saint-Pierre qui était le quatrième attaqué à la fois. Mais on n'y put demeurer par le grand feu qui sortait d'un couvent qui le commandait. Ce fut où on perdit le plus, et en tout l'action a beaucoup coûté de part et d'autre. Ils se retirèrent derrière l'ancienne enceinte qui sépare les deux villes, et le maréchal de Berwick en fut bien aise, pour leur donner lieu de capituler, et à lui d'empêcher le pillage de la ville; Talleyrand et Houdetot brigadiers y furent tués. À la fin les assiégés se rendirent à discrétion la vie sauve, mais sans aucune mention de leurs biens; le Mont-Joui se rendit de même en même temps; et Cardone quelques jours après, comme on en était convenu.

Cet assaut général, où Dillon commandait comme lieutenant général de tranchée, et Cilly lieutenant général avec la nouvelle tranchée qui devait le relever, fut donné par trente et un bataillons et trente-huit compagnies de grenadiers commandés par le marquis de La Vère, frère du prince de Chimay, et par Guerchy, lieutenants généraux, et Châteaufort avec six cents dragons attaqua en même temps une redoute vers la mer, soutenu par Armendaris, avec trois cents chevaux, qui a été depuis vice-roi du Pérou. Tout fut attaqué en même temps; il se trouva un grand retranchement derrière tout le front de l'attaque où les assiégés chassés des trois bastions et des deux courtines firent plus ferme. Les assiégeants s'étendirent et les emportèrent; ils s'emparèrent aussitôt de beaucoup de maisons et de quelques places, et s'y maintinrent malgré plusieurs recharges des assiégés. Berwick y fut toujours au milieu du plus grand feu, y donnant ses ordres avec le même sang-froid que s'il eût été dans sa chambre. Il fit faire une coupure au rempart pour faire de nouvelles dispositions, et au moyen des maisons se porter en avant. Le feu fut très violent de toutes parts et dura jusqu'à quatre heures après midi, que les ennemis firent rappeler. Leurs députés sortirent, il y eut plusieurs allées et venues. Enfin le lendemain 12, il se rendirent à discrétion, comme on l'a dit. La cavalerie monta sur la fin de l'action par les brèches dans la ville.

On souffrit assez de plusieurs mines et fougasses qu'ils firent jouer pendant l'attaque; et on compta environ quinze cents hommes tués ou blessés de chaque côté à cette attaque, avec beaucoup d'officiers. La place avait tenu soixante et un jours de tranchée ouverte, avec une résolution et une opiniâtreté extrêmes des troupes et des habitants, enragés de l'abandon de l'empereur et de la perte pour toujours de leurs privilèges par leur réduction, et de ceux de leur province dont ils ont été de tout temps si jaloux, et dont ils avaient si étrangement abusé. Les moines de tous ordres, surtout les capucins, et tous les autres de Saint-François, les jésuites même, signalèrent leur rage par les fatigues et les périls où ils s'exposèrent sans cesse, et par leurs vives exhortations soutenues de leur exemple.

Berwick mit un si grand ordre à tout que, dès le lendemain qu'ils se furent rendus, tout parut si tranquille par toute la ville que les boutiques y furent ouvertes à l'ordinaire. Il fit rendre les armes aux bourgeois, changea toute l'ancienne forme du gouvernement, cassa la députation, fit de nouveaux magistrats, établit une nouvelle forme de gouvernement, sous le nom de junte, en attendant les ordres du roi d'Espagne, auquel il dépêcha le prince de Lanti, neveu de la princesse des Ursins. Les miquelets et les volontaires de la campagne vinrent se rendre en foule. La Catalogne fut soumise. Villaroël, dont on a parlé à l'occasion de l'affaire d'Espagne de M. le duc d'Orléans, commandait à Barcelone. Il fut embarqué avec Basset et une vingtaine d'autres principaux chefs de la rébellion, tous militaires, et conduits au château d'Alicante, pour y demeurer le reste de leurs jours, ou être distribués en d'autres prisons.

Le duc de Berwick demeura un mois à Barcelone pour régler toutes les affaires militaires et civiles de la ville et de la province, et s'en alla ensuite à Madrid. Cette conquête, qui couvrit de gloire sa valeur, sa capacité, sa prudence, fut le sceau de l'affermissement de la couronne d'Espagne sur la tête de Philippe V et de la tranquillité publique, dont l'empereur ne put cacher son extrême déplaisir malgré la paix.

Broglio, gendre de Voysin, arriva le 23 septembre à Fontainebleau avec tout le détail. On sut par lui qu'il n'y avait eu ni capitulation ni aucuns articles signés, que le duc de Berwick ne l'avait pas voulu souffrir, et qu'il avait mis quatorze bataillons français dans Barcelone avec quelque cavalerie espagnole. Pour Cardone, Montemar, qui a tant fait parler depuis de lui en Italie, en prit possession pour le roi d'Espagne; il permit à la garnison, à toute laquelle il accorda le pardon, de se retirer à leur choix hors de la domination d'Espagne, ou chez eux ceux qui avaient du bien.

Le roi de Pologne, qui s'était fait catholique pour obtenir cette couronne si bien séante à la situation de son électorat, s'y trouvait assez affermi depuis le désastre du roi de Suède, pour se flatter d'y pouvoir avoir son fils pour successeur. Mais le premier pas à faire pour y parvenir était que le prince électoral embrassât aussi la religion catholique, et il s'y trouvait de grandes difficultés. Comme électeur de Saxe il était chef et protecteur né des luthériens d'Allemagne; c'était à lui que s'adressaient tous leurs griefs sur leur religion, il était chargé de les faire redresser par l'empereur et par l'empire, et de l'exécution de tous les traités faits là-dessus. Cette qualité lui donnait un grand poids dans l'empire, et il en était si bien persuadé, que tout catholique qu'il était devenu, il avait trouvé moyen de se conserver cette dictature. Il n'avait point d'autres enfants que ce fils à qui il voulait aussi transmettre cette même autorité dans l'empire. Toute la Saxe était rigidement luthérienne, ses autres États l'étaient en partie, deux électeurs catholiques de suite ne pouvaient que causer une grande alarme aux luthériens et les porter du moins à se choisir un autre protecteur.

Il trouvait de plus un grand obstacle dans la personne de Christine Éverardine son épouse et mère du prince électoral, fille de Christian-Ernest, marquis de Brandebourg-Bareith, princesse altière, courageuse, luthérienne zélée, qui avait publiquement détesté son changement de religion, l'ambition qui l'y avait porté, qui n'avait jamais voulu mettre le pied en Pologne, ni prendre le nom, les marques et le rang de reine. Elle avait même poussé les choses jusqu'à ne vouloir pas le voir dans les séjours qu'il allait faire en Saxe, où elle se retirait dans un château éloigné dès qu'elle apprenait qu'il partait de Pologne, et s'y tenait jusqu'à ce qu'il fût retourné.

Tant d'obstacles ne furent pas capables de le rebuter. Il gagna l'esprit de son fils dans ses séjours en Saxe, il glissa sourdement auprès de lui quelques domestiques sûrs et de sa confiance; et pour le tirer d'auprès de l'électrice en son absence, et d'une cour toute luthérienne, il le fit voyager avec peu d'accompagnement dans un entier incognito sous le nom de comte de Lusace.

Il choisit le palatin de Livonie pour lui confier le prince et son secret, et il était difficile de trouver un seigneur qui eût toutes les qualités de celui-là, et aussi capable de conduire aussi dignement et aussi convenablement un jeune prince dans les différentes parties de l'Europe qu'il lui fit voir. Le roi de Pologne y joignit un habile jésuite travesti qui en eut permission de son général et du pape, et qui conduisit la conversion du prince, et ses affaires à lui si heureusement et avec tant de dextérité, qu'il en fut fait cardinal lorsqu'on jugea qu'il était temps de rendre la conversion publique. C'est lui qui a figuré si longtemps depuis sous le nom de cardinal de Salerne, et mort à Rome au bout de neuf ou dix ans de son cardinalat.

Le prince électoral avec ce peu de suite vit l'Italie entière, après avoir parcouru une partie de l'Allemagne. Il séjourna longtemps à Rome où il fit secrètement son abjuration. Le pape lui accorda un bref qui lui permit de la tenir cachée, en sorte que jusqu'à ses domestiques y furent trompés. Deux ou trois domestiques affidés gardèrent un secret impénétrable, par le moyen desquels il entendait la messe, dans sa chambre, du P. Salerne, et y approchait souvent des sacrements avant qu'on fût levé chez lui. Il vint en France en ce temps-ci, et prit toute une maison garnie sur le quai Malaquais, au coin de la rue des Petits-Augustins.

Il arriva le 26 septembre à Fontainebleau, ayant passé quelques jours à Paris. Il vit Madame en arrivant, qui le présenta au roi sous le nom du comte de Lusace au sortir de son souper. Il parut un grand et gros garçon de dix-huit ans, bien frais, blond, avec de belles couleurs, et faisant fort souvenir de M. le duc de Berry, l'air sage, modeste, attentif à tout, fort poli mais avec mesure et dignité, et qui, sous un incognito qui ne prétendit jamais rien, montrait sentir fort ce qu'il était, et sans embarras. Son palatin plut extrêmement à tout le monde par son esprit, sa sagesse, le discernement qu'on lui remarqua, l'air du grand monde, et une aisance mesurée à propos dans sa liberté, et qui ne laissait jamais apercevoir au dehors qu'il fût le mentor du jeune prince.

Il dîna le vendredi 28 septembre chez l'électeur de Bavière, qui avait vu le roi dans son cabinet après sa messe, et qui s'en alla le soir à Saint-Cloud et de là à Compiègne. Le lendemain le roi courut le cerf. Il fit donner de ses meilleurs chevaux au prince électoral et au palatin, et d'autres aux principaux de sa suite. Il eut pendant son séjour toutes les attentions pour lui que l'incognito permit, et traita aussi le palatin avec distinction. Les principaux de la cour leur en firent fort bien les honneurs. Le roi le convia souvent aux chasses, et sur ce qu'il versa dans Paris, envoya un gentilhomme ordinaire savoir de ses nouvelles.

CHAPITRE XIV. §

Mort et famille de Mme de Bullion; son caractère. — Mort et caractère de Sézanne; sa famille. — Mort et caractère du bailli de La Vieuville et de la comtesse de Vienne. — Le bailli de Mesmes lui succède et ne le remplace pas dans l'ambassade de Malte. — Mort, caractère, famille, testament de la marquise de Saint-Nectaire. — La reine d'Espagne débarque à Monaco et va par terre en Espagne. — Sa dot. — Sa réception incognito. — Béthune, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry en année à sa mort, reporte sa Toison en Espagne, et l'obtient. — Le duc de Saint-Aignan porte un médiocre présent du roi à la reine d'Espagne à son passage. — Chalais grand d'Espagne avec exclusion d'en avoir en France le rang et les honneurs. — Prince de Rohan et prince d'Espinoy ducs et pairs. — Manéges qui les font. — Ruse orgueilleuse du prince de Rohan. — L'autre prend le nom de duc de Melun. — Voyage et retour de Sicile de son nouveau roi. — Maffei; ses emplois; son caractère. — Retour de Fontainebleau par Petit-Bourg; le roi chagrin pendant le voyage. — Embarras sur la constitution. — Amelot envoyé à Rome pour la tenue d'un concile national en France. — P. Tellier me propose d'être commissaire du roi au concile; son ignorance; surprise de mon refus. — Mort singulière de Brûlart, évêque de Soissons; son caractère. — Mort de M. de Saint-Louis retiré à la Trappe. — Avary ambassadeur en Suisse. — Comte du Luc ambassadeur à Vienne et conseiller d'État d'épée. — L'impératrice couronnée reine de Hongrie à Presbourg. — Électeurs de Cologne et de Bavière voient le roi à Marly. — Saumery fils envoyé du roi près l'électeur de Bavière. — Pompadour et d'Alègre vainement ambassadeurs en Espagne et en Angleterre. — Retour du duc de Berwick avec une épée de diamants donnée par le roi d'Espagne. — Taxe du prix des régiments d'infanterie. — Pension de dix milles livres au prince de Montbazon. — Cent cinquante mille livres d'augmentation de brevets de retenue sur ses charges à Torcy. — Dix mille écus à Amelot pour son voyage. — Procès d'impuissance intenté au marquis de Gesvres par sa femme; accommodé. — M. le duc d'Orléans se trouve assez mal. — Grand témoignage du roi sur moi. — Apophtegme du roi sur M. le duc d'Orléans.

Mme de Bullion mourut à Paris. Elle était de ces Rouillé des postes, et point vieille; c'était une femme d'esprit, mais dominante dans sa famille; habile, altière, ambitieuse, et qui ne se consolait point d'être Rouillé et femme de Bullion, enfermé chez lui à la campagne, et qui aurait dû l'être beaucoup plus tôt qu'il le fut. On a parlé ailleurs d'elle. Ses soeurs eurent des maris plus complaisants. Le marquis de Noailles, frère du cardinal, et Bouchu, conseiller d'État, leur donnèrent lieu, après leur mort, d'épouser le duc de Richelieu et le duc de Châtillon. Mme de Bullion serait morte d'étonnement et de suffocation de joie, si elle avait vécu jusqu'en 1724, et qu'elle eût vu son fils chevalier de l'ordre.

Sézanne mourut à Rouen en ce même temps. Il était frère de père du duc d'Harcourt, et frère de mère de la duchesse d'Harcourt, lieutenant général, et encore fort jeune. C'était un, grand bellâtre, fort prévenu de son mérite et de sa capacité, qui en prévenait fort peu les autres, et fort gâté par le brillant état de son frère, qui l'avait élevé comme son fils. Sa maladie fut une langueur de plusieurs années qui le consuma, où la médecine ne connut rien. Il était persuadé, et on le crut aussi, que sa galanterie en Italie avec des maîtresses que le duc de Mantoue entretenait publiquement et à grand marché, mais dont il était fort jaloux, lui avait fait donner un poison lent. Il ne laissa point d'enfants de son mariage avec la fille unique fort riche de Nesmond, lieutenant général fort distingué des armées navales: Harcourt lui avait fait donner en Espagne la Toison qui lui était destinée. Il l'obtint à sa mort pour son second fils. Ce fils mourut quelque temps après; elle fut donnée au troisième. Il mourut aussi de fort bonne heure. Mais les temps étaient changés, et cette Toison si successive sortit de chez les Harcourt.

Le bailli de La Vieuville, ambassadeur de Malte, mourut aussi de l'opération de la taille, universellement regretté. C'était un des hommes que j'aie vus des plus aimables, et un fort honnête homme, noble et magnifique autant qu'il le put dans son emploi, sans faire tort à personne. Il était fils de feu M. de La Vieuville, duc à brevet, mort gouverneur de M. le duc d'Orléans, dans ce temps-là duc de Chartres, un mois après avoir été reçu chevalier du Saint-Esprit, en la promotion de 1688. Sa belle-sœur la comtesse de Vienne, qui jouait fort, et beaucoup à Paris du grand monde, mourut bientôt après chez la duchesse de Nemours à Paris, à qui elle était allée rendre une visite. Le bailli de La Vieuville fut mal remplacé; M. du Maine n'avait garde de manquer cette occasion de s'attacher le premier président de plus en plus par son endroit le plus sensible. Il engagea le roi de s'intéresser pour le bailli de Mesmes son frère, et il fut ambassadeur. C'était un homme sans esprit et sans mine, étrangement débauché, grand panier percé, assez obscur, qui fit honte à son emploi en plus d'une sorte, et qui courut risque de le perdre plus d'une fois.

La marquise de Saint-Nectaire mourut à Paris, à soixante et onze ans. Elle avait de l'esprit et de l'intrigue, avait été fille d'honneur de la reine, et fort jolie sans avoir jamais fait parler d'elle; elle était Longueval et riche par la mort de son frère, tué lieutenant général en Italie, sans avoir été marié. Elle avait épousé en 1668 le cousin germain du duc de La Ferté fils des deux frères. Il tua à Vienne en Autriche le comte du Roure en duel, dont il demeura manchot. Il eut de grands démêlés avec sa mère qui était Hautefort, étrangement remariée à Maupeou, président à mortier au parlement de Metz. Il fut assassiné à l'occasion de ces démêlés à Privas en 1671, n'ayant que vingt-sept ans. Sa mère en fut fort soupçonnée, et son second fils, le chevalier de Saint-Nectaire; d'y avoir eu tant de part, qu'il en fut plus de vingt-cinq ans en prison, et n'en sortit que par un accommodement. Il parut depuis dans le monde avec un air fort hébété. Mme de Saint-Nectaire n'eut qu'une fille, dont la beauté fit tant de bruit, qui mourut avant sa mère, et qui laissa de Florensac, frère du duc d'Uzès, un fils qui n'a pas vécu et une fille qui épousa le beau comte d'Agenois, que la princesse de Conti et le parlement ont fait duc et pair d'Aiguillon. Mme de Saint-Nectaire laissa tout son bien à Cani, par amitié pour Chamillart son père, en cas que les enfants de sa fille n'en laissassent point.

L'envoyé de Parme eut audience du roi, le 11 octobre, à Fontainebleau, sur le mariage de la princesse de Parme. C'était un peu tard. Elle eut cent mille pistoles de dot, et pour trois cent mille livres de pierreries. Elle s'était embarquée pour Alicante à Sestri di Levante. Une forte tempête la dégoûta de la mer. Elle débarqua à Monaco pour traverser par terre la Provence, le Languedoc et la Guyenne, pour gagner Bayonne et y voir la reine d'Espagne, veuve de Charles II, sœur de sa mère. Desgranges, maître des cérémonies, la fut trouver en Provence avec ordre de la suivre, et de la faire accompagner et servir de tout par les gouverneurs lieutenants généraux, et par les intendants des provinces par où elle devait passer, quoiqu'elle fût dans le parfait incognito.

Le marquis de Béthune, aujourd'hui duc de Sully, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc de Berry en année à sa mort, reporta sa Toison en Espagne. Il était gendre de Desmarets, et Mme des Ursins ne manqua pas cette occasion de la lui faire donner. Le roi consola le duc de Saint-Aignan, qui était l'autre premier gentilhomme de la chambre, et qui aurait fort voulu aller porter la Toison, dans l'espérance de l'obtenir, en l'envoyant à la reine d'Espagne, à son passage, lui porter ses compliments et un présent de sa part. Il consistait en son portrait garni de quatre diamants avec quelques bijoux. Il se ressentit du peu de satisfaction du mariage, car il ne valait guère que cent mille francs.

La princesse des Ursins fit faire en même temps grand de la première classe Chalais, son homme de toute confiance, fils du frère de son premier mari, qu'on a vu en plus d'un endroit ici employé par elle à bien des choses secrètes. Il fallut en demander la permission au roi, qui ne la voulut accorder qu'à condition de ne revenir plus en France, ou de se résoudre à n'y jouir d'aucun rang ni honneurs, non plus que s'il n'était pas grand d'Espagne. Cette nouveauté, non encore arrivée depuis l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, dut donner à penser à Mme des Ursins. C'était un coup de fouet qui portait directement sur elle. Chalais ne laissa pas d'être grand, et certes il était temps pour lui; on verra dans la suite qu'il n'est rien tel que d'obtenir ces grandes grâces.

Le roi, sortant de dîner le samedi 20 octobre, fit entrer le prince de Rohan dans son cabinet. Il lui dit qu'il le faisait duc et pair, et le prince d'Espinoy aussi, qu'il ne pouvait refuser cette grâce au mérite de sa mère, à laquelle il commanda au prince de Rohan d'en porter la nouvelle de sa part. La princesse d'Espinoy vint remercier le roi, à son retour de la chasse, qui la combla d'honnêtetés, et lorsque le prince d'Espinoy le remercia, il lui dit qu'il avait grande obligation à sa mère, et qu'il ne pouvait trop lui témoigner de reconnaissance, de respect et d'attachement.

Le prince de Rohan désirait ardemment d'être duc et pair, et l'avait souvent demandé; jamais aussi je ne vis homme si aise, ni qui le témoignât plus franchement, bien que la franchise ne fût pas sa vertu favorite. Lui et Mme d'Espinoy venaient de marier leurs enfants. Il faut se souvenir de là liaison intime qu'on a vue en son lieu; que l'habile Mme de Soubise, dans la vue de Monseigneur et de l'avenir, forma avec Mme de Lislebonne et ses deux filles, qui, à cause du présent, s'y prêtèrent volontiers; que ce fut pour cela que Mme de Soubise fit le mariage du feu prince d'Espinoy, fils de sa sœur, avec la seconde fille de Mme de Lislebonne; et que la liaison devint telle que Mlle de Lislebonne, abbesse de Remiremont, après la mort de Monseigneur, et sa sœur, Mme d'Espinoy, ne furent qu'un avec le prince et le cardinal de Rohan, ce qui subsista toute leur vie.

Mme de Soubise, avant sa mort, avait tiré parole du roi de faire le prince de Rohan duc et pair. Tout princes que sa beauté avait su faire les Rohan, elle avouait très librement que cela ne tenait qu'à un bouton, et qu'il n'y avait en France de vraie et solide grandeur pour les maisons que le duché-pairie. La maison de Lorraine, à qui la principauté véritable ne peut être disputée, l'avait pensé ainsi dans sa plus haute puissance. Elle en accumula dix ou douze à la fois dans ses diverses branches. Ce fut par ce degré qu'elle monta depuis à tout ce qu'elle osa entreprendre sur les rangs, et de là aux choses les plus hautes qui furent si près de renverser l'État, et d'ôter la couronne à la postérité de saint Louis et d'Hugues Capet, rangs et distinctions qu'elle a su se conserver dans la chute de la Ligue, et dont la jouissance jusqu'à aujourd'hui fait l'admiration d'étonnement de tout ce qui pense et réfléchit. Ce que Mme de Soubise avait si sagement comme assuré, le cardinal son fils l'acheva. Devenu avec le P. Tellier une seule et même personne pour la ruine du cardinal de Noailles et pour tous les vastes et pernicieux desseins de cet effroyable jésuite, auquel, comme on l'a vu ailleurs, il s'était enfin abandonné totalement, il ne laissa pas échapper une conjoncture pour sa maison aussi favorable pour lui que l'affaire actuelle de la constitution, et voulut en même temps profiter de si puissants appuis pour le prince d'Espinoy, fils de son cousin germain, et dont la sœur venait d'épouser son neveu. Mme d'Espinoy, comme on l'a vu ailleurs, avait depuis longtemps avec Mme de Maintenon d'étranges et d'invisibles liaisons, si fortes et si intimes qu'il était bien difficile qu'elle ne la servît pas à souhait, tellement que cette complication de choses fit ces deux nouveaux ducs et pairs. On verra bientôt une troisième pairie de la même façon de cette féconde constitution. Joyeuse fut le duché-pairie érigé pour le prince d'Espinoy, qui, préférant le nom de sa maison véritablement fort grande, prit le nom de duc de Melun.

Le prince de Rohan, transporté du solide qu'il avait si longuement poursuivi, rusa et voulut faire plus que pas un de la maison de Lorraine, de celle de Savoie, ni des autres vrais princes étrangers qui ont été ducs, excepté l'unique comte de Soissons, mari de cette toute puissante nièce du cardinal Mazarin, pour qui fut inventée la charge de surintendante de la reine. Il fit ériger Frontenay en duché-pairie, dont Soubise, ce fameux rebelle, avait été fait duc à brevet par Louis XIII. Mais le prince de Rohan lui fit changer son nom, et donner le sien redoublé de Rohan-Rohan, à l'exemple de quelques branches de maisons d'Allemagne, comme Baden-Baden, pour se distinguer des autres de même nom; lui pour se distinguer du duché-pairie de Rohan, qui a passé dans la maison Chabot, mais en effet pour continuer à porter le nom de prince de Rohan sous le spécieux prétexte de la cacophonie continuelle des noms de duc de Rohan et de duc de Rohan-Rohan tous deux existants. Avec cette adresse il conserva son nom de prince de Rohan, et laissa croire aux sots qu'il n'avait pas daigné porter un titre, après lequel il ne se cachait pas même d'avoir si ardemment et si longuement soupiré, et d'être comblé de joie d'en être enfin revêtu.

Le duc de Savoie, nouveau roi de Sicile par la paix, alla avec la reine son épouse se faire couronner dans son île, la connaître par lui-même, et y établir son gouvernement. Il passa plusieurs mois à Messine et à Palerme, au milieu d'une nombreuse cour, des plus grands seigneurs et de la première noblesse de Sicile. Il revint à Turin en ce temps-ci, ayant laissé le comte Maffei vice-roi, homme de beaucoup d'esprit et délié, fort dans sa confiance, et chargé souvent par lui d'affaires délicates et secrètes.

Ce fut lui qu'il envoya au Pont-Beauvoisin lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, pour voir comment elle serait reçue en France. Il fut depuis en diverses ambassades importantes, enfin à Paris, où il reçut l'Annonciade, qui est le suprême honneur de la cour de Savoie, en la dernière promotion de cet ordre que fit son maître. Maffei était souple, avisé, insinuant, capable des plus grandes affaires et des plus adroites exécutions, comme on le verra en son temps en Sicile. Avec cela gaillard, même fort débauché, et d'excellente compagnie, vivant toujours avec la meilleure partout. Il savait beaucoup et avait fort servi à la guerre. Il mourut fort vieux, fort suspect au nouveau roi, et fort abandonné depuis la catastrophe du premier roi, auquel il était uniquement attaché.

Le roi revint de Fontainebleau, le mercredi 23 octobre, coucher à Petit-Bourg, et le lendemain à Versailles. Mme de Saint-Simon, qui était dans son carrosse, me dit qu'il n'était pas de meilleure humeur qu'en allant, et qu'à le voir ainsi de suite sa santé paraissait diminuer. Ce fut aussi son dernier voyage de Fontainebleau.

Il était aussi fort tourmenté de l'affaire de la constitution où le P. Tellier lui avait fait mettre sa conscience et son autorité. Il y avait eu force négociations avec le cardinal de Noailles. Le cardinal d'Estrées, qui, par ordre du roi, s'en était mêlé d'abord, s'en était retiré presque aussitôt, indigné des friponneries continuelles du P. Tellier et de Bissy, dont il ne se tut pas. Le cardinal de Polignac s'y fourra longtemps après. Le succès fut pareil; il en demeura mal avec le roi, et rompit avec tant d'éclat avec le cardinal de Rohan qu'il ne lui fit aucun compliment sur le duché-pairie de son frère. Tout ce qui était savant et de bonne foi suivait le cardinal de Noailles dans l'épiscopat, les fameuses universités entières, les ordres religieux et réguliers, les chapitres et les curés de Paris, et une infinité de toutes les provinces, enfin les parlements et tous les laïques instruits qui n'étaient pas esclaves des jésuites; jusque dans la cour, il n'y avait sourdement qu'une voix.

Parmi les acceptants, pas l'ombre d'uniformité : les uns évêques et autres adhéraient en petit nombre à ce qu'avait fait l'assemblée des quarante, et ceux-là encore avec des diversités chacun; la plupart des acceptants, sans y adhérer, avaient tous entre eux des explications différentes; les quarante même se mirent à varier sur le sens de leur mandement d'acceptation; c'était un chaos et une tour de Babel, ainsi que le montra un extrait tiré de la totalité des mandements des évêques qui se contredisaient tous en acceptant, sans qu'aucun s'accordât avec un autre.

On vit donc plus clairement que jamais que, sans les menaces et les promesses, les récompenses et les plus durs châtiments et les plus étendus, l'artifice et la violence ouverte, la constitution aurait été universellement rejetée, et qu'il n'était question parmi les acceptants que de trouver le moyen de ne recevoir que des mots, et de rejeter tout le sens.

Le pape de plus, très mécontent de n'avoir pas trouvé la soumission aveugle et uniforme dont le P. Tellier lui avait tant répondu, et sans quoi il ne se serait jamais embarqué dans cette détestable affaire, avait fait sentir aux quarante évêques en particulier, par un bref public, la colère où il était de leur audace d'avoir osé interpréter sa bulle, et de ne l'avoir pas acceptée aveuglément; en sorte que ceux qui avaient le plus fait n'irritèrent pas le pape moins que les autres, parce qu'il veut prononcer des oracles, ne les point expliquer dans la crainte de quelque brèche à la prétendue infaillibilité, et que, voulant être le seul évêque et l'unique juge souverain de la foi, et regardant les autres évêques comme ne tenant leur autorité que de lui seul, non de Jésus-Christ immédiatement, contre le texte formel, clair et répété de l'Évangile, et la foi de tous les siècles, et des papes, qui ne s'en sont écartés que dans les derniers, il réputait à crime tout ce qui n'était pas l'obéissance la plus aveugle et l'acceptation la plus soumise de tout ce qu'il daigne prononcer de plus absurde et de plus inintelligible, et à crime encore plus grand de chercher à l'entendre, à l'expliquer, et à oser même lui en demander l'explication, comme dans tous les siècles elle a été demandée aux papes dans ce qui émanait d'eux d'obscur, qui l'ont toujours donnée, et ont toujours excité les évêques à la leur demander, à l'exemple même de Jésus-Christ, comme tant d'endroits clairs et exprès de l'Évangile le prouvent si manifestement.

Tant d'embarras firent donc résoudre de faire faire au roi un effort auprès du pape pour obtenir de lui quelque explication, ou de souffrir qu'il se tînt en France un concile national, qu'on peut juger par ce qui vient d'être dit être la bête de Rome. Amelot, ami des jésuites, mais homme d'honneur et de grand talent pour la négociation et les affaires, comme il y a tant paru en ses diverses ambassades, fut donc nommé pour aller à Rome sans caractère que de simple ministre du roi. Il l'entretint deux ou trois fois dans son cabinet, et il partit dans les premiers jours de décembre.

Le roi arrivé donc de Fontainebleau à Versailles, le 25 octobre, nomma Amelot le 29. La Toussaint se trouva le jeudi, et le lendemain il alla à Marly, jusqu'au samedi Ier décembre. Vers les commencements du voyage, le P. Tellier qui toujours me courtisait, et qui ne se lassait point de me parler de la constitution, quelque peu content qu'il dût être de ses conversations avec moi là-dessus, me parla fort du concile national, et me fit une proposition, que pour un homme d'autant d'esprit et de connaissance en manèges et en artifices, je n'ai jamais pu comprendre. Après force propos pour me faire goûter ce concile, que j'aurais en effet fort approuvé, s'il eût été possible qu'on l'eût laissé pleinement libre, il me dit qu'il était résolu de le tenir à Senlis; qu'il était impossible que ce fût dans Paris, par beaucoup de raisons qu'il m'allégua, et toutes tendantes à se rendre bien maître et tyran du concile; qu'il fallait une ville pour que tout le monde pût être logé, et près de Paris pour en tirer les lumières d'une part, c'était à dire ses ordres, et la subsistance de l'autre; assez loin de Paris pour ôter la possibilité d'y aller souvent, assez loin de la cour aussi pour ne pas donner lieu de croire qu'elle gênât la liberté, et empêcher aussi les prélats de la fréquenter; puis me regardant d'un air affable mais vif: « Vous êtes, ajouta-t-il, gouverneur de Senlis; il faut que vous soyez le commissaire du roi au concile; personne n'en est plus capable que vous, et rien ne convient mieux. — Moi, mon père, saisi d'effroi, m'écriai-je, commissaire au concile! pour rien dans le monde je ne l'accepterai, ne vous avisez pas d'y penser. »

La surprise du confesseur fut inexprimable, et pour un homme d'autant d'esprit, je le répète encore, la lourdise de sa réponse inexprimable aussi. « Comment, monsieur! me dit-il d'un ton doux qui cherchait à me ramener, croiriez-vous la commission au-dessous de vous parce que vous êtes duc, et que les empereurs la donnaient à leurs comtes d'Orient ou de leur palais pour les conciles de leur temps? » Je me mis à rire, et lui répondis que je n'avais jamais cru nos ducs aller à la cheville du pied d'un comte d'Orient, même les ducs de Bourgogne. Que je les croyais aussi fort au-dessous de l'autorité et de la puissance de ces comtes du palais des grands empereurs; que j'étais donc fort éloigné de me comparer à eux, et fort aussi de ne pas trouver la commission de commissaire du roi au concile un emploi extrêmement honorable; mais qu'il était si au-dessus de ma capacité et si entièrement contradictoire à mon goût, que je le suppliais que la pensée qui lui était venue n'allât pas plus loin, parce que je serais au désespoir de déplaire par un refus, que toutefois je ne ferais pas moins.

L'étonnement redoubla dans le bon père, qui ne me répondit rien. Je cherchai à adoucir la rudesse de mon exclamation et de ce qui l'avait suivie, pour ne pas irriter inutilement un si dangereux homme, que je vis clairement qui avait follement, après tout ce qu'il avait si nettement vu dans toutes nos conversations, jeté son coussinet sur moi pour en faire le bourreau du concile, et l'exécuteur de toutes ses volontés portant le nom du roi; il ne me parla plus de moi pour cet emploi, mais d'ailleurs toujours à son accoutumé.

Dans ces conjonctures, il arriva un événement qu'on étouffa avec tout le soin qu'il fut possible, mais que l'artifice et l'autorité ne put empêcher de faire grand bruit malgré toute la crainte de la puissance et de l'autorité. Brûlart, évêque de Soissons, mourut à Paris point vieux, au milieu d'une ferme et constante santé. Il était frère de Puysieux, chevalier de l'ordre, dont on a parlé plus d'une fois, et de Sillery, écuyer de feu M. le prince de Conti jusqu'à sa mort. Il fut longtemps évêque d'Avranches, où, pétri d'orgueil et d'ambition, il était outré de se voir, comme disait M. de Noyon, un évêque du second ordre, reculé de tous les moyens de se faire valoir. Huet, si connu par son rare savoir, et qui avait été sous-précepteur de Monseigneur, était évêque de Soissons, et ne faisait cas que de ses livres. Brûlart lui proposa de troquer d'évêché, et lui montra du retour. Huet y consentit, et l'autre crut avoir déjà fait sa fortune de s'être si fort rapproché de Paris, de Sillery et de l'église de Reims, dont il se flattait que sa nouvelle qualité de premier suffragant lui faciliterait la translation. Pour y arriver, il se donna tout entier à la cour et aux jésuites, fit main basse sur les meilleurs livres, sacrifia le repos des communautés de son nouveau diocèse.

La rage le surmonta quand il vit ses espérances frustrées, surtout après avoir eu l'imprudence de s'être vanté tout haut, et publiquement compté sur l'archevêché de Reims. Il fut assez follement vain pour en montrer sa douleur, même à Mailly transféré d'Arles à Reims, et depuis cardinal, et d'en faire des plaintes publiques. Le repentir suivit de près l'impétuosité de sa douleur, et d'un dépit qui avait été plus fort que lui; il en craignit les suites pour sa fortune; il prodigua les bassesses, et s'attacha de plus en plus aux jésuites, et à tout ce qu'il imagina qui pouvait plaire à la cour. C'était bouillir du lait aux bons pères. Ils l'en méprisèrent davantage, et trouvèrent en lui ce qu'ils aiment le mieux, un valet à tout faire par l'espoir de ce qui n'arrive jamais, et qui jamais n'ose se fâcher, ni cesser d'être entièrement en leur main, de peur de perdre les services passés.

Brûlart avait beaucoup d'esprit et du savoir, mais l'un et l'autre fort désagréables par un air de hauteur, de mépris des autres, de transcendance, de pédanterie, d'importance, de préférence de soi, de domination, répandu dans son parler et dans toute sa personne, jusque dans son ton et sa démarche, qui frappait et qui le rendait de ces hommes qui ont tellement le don de déplaire et d'aliéner, que dès qu'ils ouvrent la bouche on meurt d'envie de leur dire non. Il joignait à tout cela l'arrogance et ce rogue des La Rochefoucauld, dont était sa mère, et la fatuité des fils de ministres, quoique son père ne fût que le fils d'un ministre chassé. Il se piquait encore de beau monde, de belles-lettres, de beau langage: enfin, il était de l'Académie française et de celle des inscriptions.

L'affaire de la constitution lui parut propre à lui faire faire une grande fortune. Il s'y livra à tout, et eut la douleur de n'y être pas des premiers. Il avait été de diverses commissions où sa chaleur et son travail avait fort plu, lorsqu'il tomba malade. Les réflexions l'y saisirent sur l'aveuglement de la fortune à son égard, d'où naquirent d'autres sur son aveuglement pour elle. De là les regrets, puis les horreurs, les remords qui se tournèrent en hurlements, en protestations à haute voix contre la constitution, et en confession publique de l'avoir soutenue contre sa lumière et sa conscience. Sa tremblante famille ne sut mieux faire que de le cacher, et d'écarter les valets non nécessaires des chambres voisines, d'où on l'entendait crier ses repentirs, ses confessions sur la constitution, ses protestations. Ce qui l'environnait espéra le calmer par les discours des prélats avec qui il avait le plus travaillé dans cette affaire: il s'écria aux séducteurs et n'en voulut voir aucun. On fut réduit à lui faire recevoir les sacrements avec les plus grandes précautions d'entière solitude, excepté quelques valets affidés, dont on ne pouvait se passer, dans la crainte d'une amende honorable publique contre la constitution, et sur ce qu'il avait fait pour elle. Ses plaintes, ses reproches contre lui-même, ses cris ne cessèrent point, et il mourut ainsi, toujours en pleine connaissance, dans les angoisses et les éclats du plus vif repentir, et dans les frayeurs les plus terribles des jugements de Dieu.

Quelques soins que sa famille eût pu prendre pour cacher une fin si parlante, et dont les élans avaient duré presque autant que la maladie, trop de médecins ou gens de santé, trop de valets, trop encore de famille et d'amis même au commencement de cette surprise, avaient été témoins de ces choses. Ils en avaient été trop effrayés pour que de l'un à l'autre elles ne devinssent pas bientôt publiques. On nia, on étouffa tant qu'on put, mais en vain. Trop de gens avaient vu et entendu, et n'avaient pu, dans leur premier émoi, se contenir de le raconter. L'autorité fit qu'on n'osa guère en parler tout haut après les premiers jours; mais le fait n'en demeura pas moins certain, constaté et public. On mit au moins bon ordre que le roi n'en sut rien, et avec cela tout fut gagné. Ce déplorable évêque fut la première victime de la constitution, qui s'en immola bien d'autres, et s'en immole encore tous les jours depuis trente ans.

Détournons nos yeux d'un spectacle si terrible, pour nous consoler par l'heureuse fin d'un prédestiné. M. de Saint-Louis était un gentilhomme de bonne noblesse, dont le nom était Le Loureux, qui parvint à avoir un régiment de cavalerie. Il servit même de brigadier avec grande distinction, honoré de l'estime, de l'amitié et de la confiance des généraux sous lesquels il servit, particulièrement de M. de Turenne; et le roi, sous les yeux duquel il servit aussi, lui a toujours marqué de l'estime et de la bonté, et en a souvent parlé en ces termes, même plusieurs fois depuis sa retraite. Il était des pays d'entre le Perche et le comté d'Évreux; il y allait quelquefois les hivers, et cette situation lui fit connaitre M. de la Trappe, à qui, sans l'avoir jamais vu et sur la seule réputation de la réforme qu'il entreprenait, [il alla] offrir ses services dans un temps où il n'était pas en sûreté à la Trappe de la part des anciens religieux, qui jusqu'alors y avaient étrangement vécu, et qui ne se cachaient pas de vouloir s'en défaire.

Cette action toucha M. de la Trappe; tout ce que Saint-Louis remarqua en lui le charma. Il ne fit plus de voyage chez lui qu'il n'allât voir M. de la Trappe. Il avait eu un œil crevé du bout d'une houssine en châtiant son cheval. La fluxion gagna l'autre œil, qu'il fut en danger de perdre, lorsque le roi conclut cette trêve de vingt ans, que la guerre de 1688 rompit. Ces circonstances rassemblées déterminèrent Saint-Louis à se retirer du service. Il vendit son régiment au fils aîné de Villacerf, pour lequel on le fit Royal-Anjou, et qui fut tué à la tête. Saint-Louis eut une assez forte pension du roi, qui témoigna le regretter. Les réflexions lui vinrent dans son loisir. Dieu le toucha; il résista. À la fin, la grâce plus forte le conduisit à la Trappe.

M. de la Trappe le mit dans le logis qu'il venait de bâtir au dehors de l'enceinte de son monastère, pour y loger les abbés commendataires, dans un lieu d'où ils ne pussent troubler la régularité. Saint-Louis, vif et bouillant, qui aimait la société, qui, sans avoir jamais abusé de la table, en aimait le plaisir, qui n'avait ni lettres, ni latin, ni lecture, se trouva bien étonné dans les commencements d'une si grande solitude. Il essuya de cruelles tentations contre lesquelles il eut besoin de tout son courage, et de ce don admirable de conduite que possédait éminemment celui qui avait bien voulu se charger de la sienne, quoique si occupé de celle de sa maison et des ouvrages qu'il s'était vu dans la nécessité d'entreprendre pour en défendre la régularité. Il disait toujours à Saint-Louis de se faire une règle de vie et de pratiques si douces qu'il voudrait, pourvu qu'il y fût fidèle. Il se la fit, et y fut fidèle jusqu'à la mort, mais la règle qu'il se fit aurait paru bien dure à tout autre. Il y persévéra trente et un ans dans toutes sortes de bonnes œuvres, et y mourut saintement vers ces temps-ci, à quatre-vingt-cinq ans, parfaitement sain de corps et d'esprit, jusqu'à cette maladie qui l'emporta sans lui brouiller la tête.

Tout ce qui allait d'honnêtes gens et de gens distingués à la Trappe se faisaient un plaisir de l'y voir; plusieurs même lièrent amitié avec lui. Je n'ai point connu d'homme avoir le cœur plus droit, être plus simple ni plus vrai, avoir un plus grand sens et plus juste en tout, avec fort peu d'esprit, que réparait l'usage qu'il avait eu du monde, et qu'il n'avait point perdu, et beaucoup de politesse. J'étais le seul de tout le pays qu'il vînt voir quelquefois à la Ferté, et il allait rarement chez lui et y demeurait fort peu. Il fut singulièrement aimé, estimé, regretté à la Trappe, où il était d'un grand exemple, et de tous ceux qui le connaissoient. Il avait été marié autrefois et n'avait point eu d'enfants.

Le roi nomma d'Avaray, lieutenant général, pour relever dans l'ambassade de Suisse le comte du Luc, à qui il donna celle de Vienne, et une place vacante de conseiller d'État d'épée.

L'empereur faisait en même temps couronner reine de Hongrie, avec beaucoup de magnificence, à Presbourg, l'impératrice sa femme, et tâchait d'y obtenir des états qu'ils voulussent déclarer les filles capables de succéder à leur couronne. Cela était bien loin de l'élection même pour les mâles, dont ils avaient eu une si longue possession, et qu'ils prétendaient encore; mais la maison d'Autriche s'était si puissamment établie en autorité, qu'il n'y eut rien à quoi elle ne crût pouvoir atteindre.

L'électeur de Cologne, arrivé depuis quelques jours à Paris, en magnifique équipage, y avait été retenu par la goutte. Il vint le 11 novembre à Marly, sur les trois heures, fut un quart d'heure seul avec le roi dans son cabinet, et retourna à Paris. L'électeur de Bavière, arrivé aussi de Compiègne en sa petite maison de Saint-Cloud, vint le 15 courre le cerf avec le roi à Marly, qui le mena dans ses jardins après la chasse. L'électeur soupa chez d'Antin, joua dans le salon avant et après, et s'en retourna à Saint-Cloud. Le fils aîné de Saumery fut nommé pour suivre l'électeur lorsqu'il partirait pour ses États, en qualité d'envoyé du roi près de lui.

Pompadour et d'Alègre furent aussi nommés: le premier à l'ambassade d'Espagne, où le roi était bien assuré qu'il n'irait point; et d'Alègre à celle d'Angleterre, où il n'alla point non plus, mais par d'autres raisons. Tous deux acceptèrent avec joie. Pompadour surtout parut transporté. De sa vie il n'avait été de rien; on a vu en son lieu qu'après une longue vie fort obscure, lui et sa femme avaient vendu leur fille à Dangeau, pour s'accrocher à la cour. Par eux et par la protection qu'ils en avaient tirée de Mme de Maintenon, plus de mine que d'effet, ils s'étaient jetés à corps perdu à la princesse des Ursins. C'était la leurrer d'un ambassadeur tout à elle, et par ce choix la persuader que ses fautes sur sa souveraineté et sur le mariage du roi d'Espagne étaient effacées, et que le roi voulait plus que jamais qu'elle gouvernât absolument en Espagne. Pompadour et sa femme, les Dangeau même, y voyaient les cieux ouverts, les ordres et les dignités pleuvoir sur Pompadour, dont la grandesse sûre passerait à sa fille et à Courcillon, et Pompadour de plus avec la confiance de la cour et celle de Mme des Ursins devenir un personnage. Ce pot au lait de la bonne femme les ravissait; déjà Pompadour faisait l'important et Dangeau en était tout bouffi. Malheureusement cette fortune n'eut que la perspective; aussi le choix ne fut-il que pour la spéculation.

Le duc de Berwick arriva, et fut reçu du roi comme il le méritait, qui lui donna le surlendemain une longue audience à Marly dans son cabinet. Il demeurait toujours à Saint-Germain, et, comme on l'a remarqué ailleurs, n'avait jamais de logement à Marly; mais il avait la liberté d'y venir faire sa cour sans la demander, et tous les voyages que le roi y faisait il y venait tous les matins. Il n'avait passé que huit jours à Madrid. Le roi d'Espagne l'y avait régalé d'une épée de diamants qui lui venait de Monseigneur.

Le roi taxa les régiments d'infanterie qui étaient montés à un prix excessif. Cette vénalité de l'unique porte par laquelle on puisse arriver aux grades supérieurs est une grande plaie dans le militaire, et arrête bien des gens qui seraient d'excellents sujets. C'est une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l'État, sous laquelle il est difficile qu'il ne succombe, et qui n'est heureusement point ou fort peu connue dans tous les autres pays de l'Europe.

Les Rohan, trop florissants et trop alertes pour ne pas tirer parti de tout, firent si bien que leur prince de Montbazon, qui perdait quarante mille livres par cette taxe sur le régiment de Picardie quand il deviendrait maréchal de camp et qu'il le vendrait, eut une pension de dix mille livres. Torcy eut en même temps cinquante mille écus de brevet de retenue d'augmentation sur ses deux charges, de manière que cela lui fit six cent cinquante mille livres sur celle de secrétaire d'État, et deux cent mille livres sur celle de chancelier de l'ordre. Amelot eut dix mille écus pour son voyage.

Le marquis et la marquise de Gesvres divertissaient le public par leurs dissensions depuis quatre ans; elle n'avait ni père, ni mère, ni belle-mère. Le duc de Tresmes logeait chez lui sa sœur la comtesse de Revel, il lui avait confié sa belle-fille; elle se trouva tenue de si court qu'elle s'en ennuya, et qu'elle résolut d'attaquer son mari d'impuissance afin de faire casser son mariage. Elle n'en était venue là qu'après bien des scènes domestiques. Sa grand'mère et ses parents l'appuyèrent; les Caumartin frères de sa mère s'en brouillèrent ouvertement avec les Gesvres, dont ils étaient intimes de tout temps, et qui avaient fait le mariage. La cause, portée à l'officialité, y assembla tout Paris aux audiences; les factums ne furent pas ménagés, et volèrent partout. On juge aisément de toutes les sottises qui abondèrent dans les plaidoyers, dans les écritures, et dans les propos qui s'en tinrent, qui à reprises furent la conversation de la cour et de la ville. Ils furent visités juridiquement l'un et l'autre plusieurs fois, avec la honte et les dérisions qui sont les suites inséparables de pareilles aventures. Les Gesvres en mouraient de douleur. Enfin la marquise de Gesvres, qui avait beaucoup d'esprit, se lassa de cet infâme vacarme, et donna un désistement en bonne forme de ce vilain procès au cardinal de Noailles, moyennant un accommodement aussi bien assuré de n'avoir plus de dépendance, de loger avec son mari dans une maison particulière, eux deux seuls, qu'elle ne pourrait être à la campagne qu'avec lui, qu'on lui entretiendrait chevaux, carrosses, femmes de chambre et laquais pour sortir et aller où il lui plairait, et huit mille livres par an bien payées à elle pour ses habits et ses menus plaisirs. De part et d'autre ils furent fort aises, avec un peu de sens ils l'auraient été plus tôt et n'auraient point donné la farce au monde.

Le mercredi 28 novembre j'avais été une heure dans l'après-dînée avec le duc d'Orléans, qui se portait fort bien à son ordinaire; Mme la duchesse d'Orléans, qui avait eu quelques légers accès de fièvre, était à Versailles; j'allai de là trouver le roi qui était dans ses jardins. Après avoir été quelque temps à sa promenade, le froid m'en chassa vers la fin du jour, et je vins me chauffer dans le petit salon qui séparait son appartement de celui de Mme de Maintenon, en attendant que le roi vint chez lui changer d'habit et passer chez elle. Au bout d'un demi-quart d'heure que je fus là tout seul, j'entendis crier M. Fagon, M. Maréchal, et d'autres noms de cette sorte, qu'on supposait dans le cabinet du roi, attendant qu'il rentrât. À l'instant les cris redoublèrent, des garçons bleus coururent en même temps à travers ce salon. Je leur demandai ce que c'était. Ils me dirent que M. le duc d'Orléans se trouvait extrêmement mal. J'y courus aussitôt. Je le trouvai traîné plutôt qu'appuyé sur deux de ses gens, tout déboutonné, sans cravate, qui le promenaient le long de son appartement, toutes les fenêtres ouvertes. Il était plus rouge encore qu'à l'ordinaire, mais rien de tourné dans le visage, les yeux un peu fixes et étonnés, la parole libre sans changement. Il me dit d'abord que cela lui avait pris tout à coup par un étourdissement; qu'il croyait que ce ne serait rien. Peu après Fagon vint, Maréchal, etc., qui le laissèrent encore promener, lui firent prendre quelques essences, et lui conseillèrent après de se mettre au lit, mais d'éviter d'y dormir. Ils voulaient le saigner, mais il y répugna; ils s'y rendirent pour quelques heures. Je restai seul auprès de lui. Il me dit que, dans l'incertitude de ce que ce pouvait être, et ayant la tête libre, et ne sentant d'engagement nulle part, il voulait se tâter, s'écouter, et se sentir avant de se déterminer à la saignée, parce qu'il y a des poisons où elle est mortelle sans retour.

Dès que le roi fut rentré chez lui, il envoya Maréchal savoir de ses nouvelles, et lui dire que, comme il savait par Fagon que ce ne serait rien, et qu'il avait peine à monter, il ne viendrait point le voir. J'y demeurai toujours jusqu'à plus de minuit presque toujours seul. Il y vint très peu de monde, la plupart ensemble par pelotons qui ne firent qu'entrer et sortir. Mme la duchesse de Berry et Madame étaient allées à Versailles voir Mme la duchesse d'Orléans, à qui j'écrivis deux fois dans la soirée. La saignée se fit tard. Maréchal y vint quatre ou cinq fois jusqu'au coucher du roi, qui me conta deux jours après qu'à chaque fois le roi lui demandait qui il avait trouvé avec M. le duc d'Orléans, qu'il me nommait toujours, et qu'une des dernières que cela arriva, le roi, qui n'avait rien répondu aux précédentes, lui dit: « Il est fort des amis de mon neveu, M. de Saint-Simon; je voudrais bien qu'il n'en eût jamais eu d'autres, car il est fort honnête homme, et ne lui donne que de bons conseils. Je ne suis point en peine de ceux-là, je voudrais qu'il n'en suivît pas d'autres. »

Ce récit ne laissa pas de me soulager. J'avouerai sans orgueil, mais avec droiture, que je ne pouvais pas être en peine de ma réputation; mais M. le duc d'Orléans était si cruellement persécuté auprès du roi par ce qu'il avait de plus intime; on m'avait tant fait pleuvoir d'avis et de menaces sur mon commerce étroit avec lui, que, sans craindre sur ma réputation du coté du roi non plus que d'aucun autre, j'avais tout lieu de juger que cette liaison si intime lui déplaisait et lui était fort désagréable, et je me sentis fort à mon aise de ne pouvoir douter que cela n'était pas. Cette réponse du roi à Maréchal me mit au net avec une nouvelle et très claire évidence d'où me venait tant d'avis redoublés sans cesse, et tant de menaces sur ma façon d'être avec M. le duc d'Orléans, et les raisons pressantes qu'on avait de m'écarter de lui, que j'ai expliquées plus d'une fois.

Je cherchai d'où le roi avait pu prendre un sentiment si flatteur, j'ose dire si vrai, en même temps si opposé à ce qu'on ne cessait de chercher à me persuader. Il était plus que manifeste que le ne le devais pas à Mme de Maintenon, à M. du Maine, à l'intérieur de leur dépendance, à aucun des ministres. Peut-être à Maréchal; mais il me l'aurait dit dans le temps et à quelle occasion, et cela ne parut pas à la réponse que le roi lui fit sans qu'il l'eût attirée; peut-être à M. de Beauvilliers; ce qui m'a paru de plus vraisemblable, c'est en gros de n'avoir jamais été soupçonné d'aucune des choses si graves qui avaient été si fort jetées sur M. le duc d'Orléans, non pas même la plus légère idée parmi tant d'ennemis et d'envieux si peu ménagés de ma part; et ma séparation entière et constante dans tous les temps de tout ce qui était non seulement maîtresses, débauches, soupers, mais de tous les amis de plaisir et de Paris de M. le duc d'Orléans; en particulier de ce que le roi à la fin avait su que c'était moi qui avais séparé M. le duc d`Orléans de Mme d'Argenton, qui l'avais raccommodé avec Mme la duchesse d'Orléans, qui entretenais leur union et en étais le lien continuel; et peut-être Mme la duchesse d'Orléans elle-même, qui se trouvait très heureuse que je fusse continuellement avec M. le duc d'Orléans, avait eu occasion de dire quelque chose au roi là-dessus. Elle ne me l'a toutefois jamais dit ni laissé entendre.

Maréchal m'ajouta que, ayant pris occasion ce même soir au petit coucher, lorsque les courtisans qui ont ces entrées furent sortis, de reparler encore de M. le duc d'Orléans de chez qui il descendait de nouveau, pour faire parler le roi sur ce prince, qui lui avait paru fort sec à tous les comptes qu'il lui en avait rendus toute cette demi-journée, il se mit à le louer sur son esprit, sur ses diverses sciences, sur les arts qu'il possédait, et à dire plaisamment que, s'il était un homme à avoir besoin de gagner sa vie, il aurait cinq ou six moyens différents de la gagner grassement. Le roi le laissa causer un peu, puis, après avoir souri de cette idée par laquelle Maréchal avait comme terminé son discours, il reprit un air sérieux, regarda Maréchal: « Savez-vous, lui dit-il, ce qu'est mon neveu? il a tout ce que vous venez de dire: c'est un fanfaron de crimes. » À ce récit de Maréchal je fus dans le dernier étonnement d'un si grand coup de pinceau; c'était peindre en effet M. le duc d'Orléans d'un seul trait, et dans la ressemblance la plus juste et la plus parfaite. Il faut que j'avoue que je n'aurais jamais cru le roi un si grand maître. M. le duc d'Orléans se trouva si bien qu'il fut le lendemain au lever du roi, et de là à Versailles où il demeura. Il n'y avait plus que deux ou trois jours de Marly. Il fit quelques légers remèdes et il n'y parut plus.

CHAPITRE XV. §

Le roi de Suède arrivé de Turquie à Stralsund. — Croissy ambassadeur vers lui. — Entrevue des deux reines d'Espagne. — Maison de la régnante. — Duc de Saint-Aignan l'y joint et l'accompagne à Madrid. — Mort d'Alex. Sobieski à Rome. — Van Holl, riche financier; ce que devient son fils. — Mort de la comtesse de Brionne. — Mort de Jarnac; son caractère. — Mort, extraction, famille, fortune, caractère du cardinal d'Estrées. — Bon mot de l'abbé de la Victoire. — Distractions. — Cardinal d'Estrées se démettant de l'évêché de Laon, cardinal depuis dix ans, obtient le premier un brevet de continuation du rang et des honneurs de duc et pair. — Trait de l'évêque-comte de Noyon au festin de la réception au parlement de l'évêque-duc de Laon chez le cardinal d'Estrées. — Trait du cardinal d'Estrées pour se délivrer de ses gens d'affaires. — Bon mot du cardinal d'Estrées. — Projet constant et suivi des jésuites d'établir l'inquisition en France. — Mariage du fils de Goesbriant avec la fille du marquis de Châtillon. — Prince électoral de Saxe au lever du roi. — Bergheyck prend congé pour sa retraite. — Électeur de Bavière voit le roi en particulier. — Albergotti de retour d'Italie. — Divers envoyés nommés. — Bissy abbé de Saint-Germain des prés. — Rohan et Melun reçus ducs et pairs, Melun avec dispense et condition. — Folies de Sceaux. — Inquiétude du duc du Maine; mot plaisant qui lui échappe là-dessus. — Noir dessein du duc du Maine. — Digression nécessaire en raccourci sur la dignité de pair de France, et sur le parlement de Paris et autres parlements.

Le roi de Suède arriva enfin, lui troisième, le 22 novembre, à Stralsund. Je m'abstiendrai d'en dire davantage sur un prince qui a fait tant et un si singulier bruit dans le monde, et sur lequel tant de plumes ont travaillé. Croissy, frère de Torcy, fut aussitôt nommé ambassadeur vers lui, et partit bientôt après.

La reine d'Espagne? en arrivant à Pau, trouva à quelque distance la reine d'Espagne douairière, sa tante, qui venait à sa rencontre. Elle était arrivée de Bayonne exprès pour la voir. À l'approche de leurs carrosses, elles mirent toutes deux pied à terre en même temps, et après les salutations elles montèrent toutes deux seules dans une belle calèche que la reine douairière avait amenée à vide, et dont elle fit un présent à la reine sa nièce. Elles soupèrent seules ensemble. La reine douairière la conduisit jusqu'à Saint-Jean Pied-de-Port (car en ce pays-là comme en Espagne les passages des montagnes, à leur entrée, s'appellent des ports). Elles s'y séparèrent, la reine douairière lui fit beaucoup de présents, entre autres d'une garniture de diamants. Le duc de Saint-Aignan joignit la reine d'Espagne à Pau, et l'accompagna, par ordre du roi, jusqu'à Madrid. Elle envoya Grillo, noble génois, qu'elle fit depuis faire grand d'Espagne, remercier le roi de l'envoi du duc de Saint-Aignan, et du présent qu'il lui avait apporté. Le roi d'Espagne avait nommé sa maison: le marquis de Santa-Cruz majordome major, il l'a été jusqu'à sa mort, je l'ai fort connu en Espagne, et j'aurai occasion d'en parler; le marquis de Castanaga grand écuyer; la princesse des Ursins camarera-mayor, qui choisit toute cette maison; la duchesse d'Havré, les princesses de Masseran, Santo-Buono, Robecque et Lanti, dames du palais, dont la première et la dernière étaient fille et belle-fille de la feue duchesse de Lanti, sœur de la princesse des Ursins. On en ajouta d'autres dans la suite.

Alex. Sobieski, chevalier du Saint-Esprit, second fils du roi Jean Sobieski, roi de Pologne, mourut à Rome, sans avoir été marié. Il avait mené une vie assez obscure et assez errante, par des prétentions d'aucune desquelles il n'avait pu jouir nulle part. Le pape crut apparemment l'en dédommager par de magnifiques obsèques qu'il voulut voir passer sous les fenêtres de son palais.

Van Holl, riche financier, trésorier général de la marine, puis grand audiencier, qui donnait grand jeu et grande chère à Paris, et à sa belle maison d'Issy, à beaucoup de gens de la cour, et que le prince et le cardinal de Rohan voyaient et aimaient fort, [ainsi que] le maréchal de Villeroy et quantité d'autres, dérangea si fort ses affaires, qu'il fit une entière banqueroute qu'il jugea à propos de ne pas voir. On dit qu'on l'avait trouvé mort dans son lit à Issy, et on se hâta d'enterrer ou lui ou une bûche. On prétendit qu'il avait fait sa main pour aller vivre inconnu quelque part. Il était Hollandais. Son fils, protégé par les Rohan et par quelques autres, n'osa se montrer d'abord; peu à peu il parut, fut maître des requêtes, et a passé par diverses intendances. Il n'est pas sans esprit ni sans talents. De Van Holl il s'est fait M. de Vanolles, le de est plus noble et le nom plus français.

La comtesse de Brionne, riche héritière de la maison d'Épinay en Bretagne, mourut en ce même temps, une des plus malheureuses femmes qui aient vécu, sans l'avoir mérité. Elle laissa une fille morte plusieurs années depuis sans avoir été mariée, et le prince de Lambesc.

Jarnac mourut en même temps, à Paris, de la petite vérole. Il s'était distingué à la guerre et avait beaucoup d'esprit et orné, qui lui avait fait beaucoup d'amis. Il ne laissa point d'enfants de l'héritière de Jarnac-Chabot qu'il avait épousée. De lui, il n'avait rien; c'était un dernier cadet de Montendre La Rochefoucauld. Il savait et voulait faire, et avec une figure de paysan malgré sa naissance il eût été loin. Ce fut dommage, il fut fort regretté.

Le cardinal d'Estrées mourut à Paris, dans son abbaye de Saint-Germain des Prés, à quatre-vingt-sept ans presque accomplis, ayant toujours joui d'une santé parfaite de corps et d'esprit, jusqu'à cette maladie qui fut fort courte, et qui lui laissa sa tête entière jusqu'à la fin. Il est juste et curieux de s'arrêter un peu sur un personnage toute sa vie considérable, et qui à sa mort était cardinal, évêque d'Albano, abbé de Longpont, du Mont-Saint-Éloi, de Saint-Nicolas aux Bois, de la Staffarde en Piémont, où Catinat gagna une célèbre bataille avant d'être maréchal de France, de Saint-Claude en Franche-Comté, dont l'abbé d'Estrées son neveu était coadjuteur, et dont on a fait un évêché depuis quelques années, d'Anchin en Flandre, et de Saint-Germain des Prés dans Paris. Il était aussi commandeur de l'ordre, de la promotion de 1688.

Le mérite aidé des hasards de la fortune, l'un et l'autre aux quatre dernières générations, ont fait, de gentilshommes obscurs et assez nouveaux du pays de Boulonais, une race infiniment et très singulièrement illustrée, dont il ne reste plus que Mlle de Tourbes, sœur du dernier maréchal d'Estrées. Le cardinal leur oncle ne s'en faisait point accroire là-dessus, et disait fort naturellement qu'il connaissoit ses pères, jusqu'à un qui avait été page de la reine Anne, duchesse de Bretagne, mais que par delà il n'en savait rien, et qu'il ne fallait pas chercher. Or ce page, qui ne fit pas grande fortune, et qui épousa une La Cauchie, était le grand-père du sien, dont le père était fils d'un bâtard de Vendôme-Bourbon, et sa femme était Babou, fille de La Bourdaisière et d'une Robertet, gens de beaucoup de faveur. Cette Babou avait six sœurs. Elles étaient belles, mariées, intrigantes; on les appelait de leur temps les Sept péchés mortels. Voilà ce qui commença à apparenter et à mettre dans le monde le grand-père du cardinal d'Estrées. La Babou sa grand'mère était aussi déterminée qu'intrigante. Il est remarquable qu'elle fut tuée à Issoire, où elle s'était jetée et qu'elle défendait, le dernier de l'année 1593, contre les ligueurs.

Elle laissa deux fils et six filles, dont trois figurèrent. Le fils aîné fut tué, un an après sa mère, au siège de Laon, l'autre est le premier maréchal d'Estrées, père du cardinal. Des filles, l'aînée fut seconde femme du maréchal de Balagny, bâtard du célèbre évêque de Valence, frère du maréchal de Montluc. Le maréchal de Balagny s'était fait, par les armes et par adresse, souverain de Cambrai. Il n'y put résister longtemps aux Espagnols, sur qui il avait usurpé le pays et la place. Sa première femme, sœur du fameux Bussy d'Amboise, et qui n'avait pas moins de courage que lui, mourut de rage et de dépit, peu de moments après être sortie de Cambrai, en 1595. Balagny mourut en 1603, et sa seconde femme deux ans après. Gabrielle d'Estrées fut la seconde, dont la beauté fit la fortune de son père, et dont l'histoire est trop connue pour s'y arrêter. Elle était sœur du père du cardinal, mais morte près de trente ans avant sa naissance. La troisième, qui figura, épousa le premier duc de Villars, à la fortune duquel elle contribua beaucoup. Pour revenir à leur père, Gabrielle, dès lors pleinement et publiquement maîtresse d'Henri IV, le fit gouverneur de Paris et de l'Ile-de-France après d'O, et grand maître de l'artillerie après M. de Saint-Luc. Il en avait déjà fait les fonctions fort longtemps auparavant pendant une longue maladie de La Bourdaisière, son beau-père, qui l'était. M. d'Estrées avait été chambellan du duc d'Alençon, gouverneur de ses apanages en partie, fort bien avec lui; et ce prince, qui par mépris pour Henri III son frère porta toujours l'ordre de Saint-Michel, sans avoir jamais voulu de celui du Saint-Esprit, l'avait fait donner à d'Estrées, en la première promotion de 1579; il se démit de l'artillerie en 1599, qui fut donnée à M. de Rosny, depuis premier duc de Sully, lors en pleine faveur, lequel obtint pour vin du marché de faire passer le gouvernement de l'Ile-de-France du père au fils, qui est demeuré chez MM. d'Estrées, jusqu'à la quatrième et dernière génération. L'artillerie alors n'était qu'une charge. Elle ne devint office de la couronne qu'entre les mains de M. de Sully, qui le fit ériger en 1601. C'est le dernier de tous, n'y en ayant point eu d'érigé depuis.

La mère du cardinal d'Estrées était nièce de ce premier et célèbre duc de Sully, fille du comte de Béthune son frère, si connu par sa capacité et par ses grandes ambassades à Rome et ailleurs, et par ce grand nombre de manuscrits qu'il ramassa, que son fils augmenta, et qu'il donna au roi. Ainsi elle était sœur de ce second comte de Béthune, chevalier d'honneur de la reine, qui fut connu aussi par ses ambassades, et du comte de Charost, qui fut capitaine des gardes du corps, puis duc à brevet, grand-père du duc de Charost, gouverneur de la personne du roi. Ces choses ont maintenant vieilli; il est bon d'en rafraîchir la mémoire, mais sans s'y étendre davantage.

Le père du cardinal d'Estrées fut un personnage toute sa vie par ses grands emplois, son mérite, sa capacité, et l'autorité qu'il conserva toute sa vie. Il fut maréchal de France en 1626, et il est unique que lui, son fils et son petit-fils ont été non seulement maréchaux de France, et le dernier du vivant de son père, mais tous trois doyens des maréchaux de France, et longtemps. Le premier maréchal avait quatre-vingt-douze ans, lorsqu'en 1663 il fut fait duc et pair dans cette cruelle fournée des quatorze, et qu'il en prêta le serment. Il en avait quatre-vingt-dix-huit en 1670 lorsqu'il mourut. Il eut trois fils de ce premier mariage: le duc d'Estrées mort en janvier 1687 à Rome, où il était ambassadeur depuis quatorze ou quinze ans; le second maréchal d'Estrées; et le cardinal d'Estrées. Ce second duc d'Estrées fut père du troisième, mort avant cinquante ans, de la pierre, à Paris en 1698, et de l'évêque-duc de Laon, mort en 1694. Le troisième duc d'Estrées fut père du dernier, mort sans postérité en juillet 1723, à quarante ans passés; et le second maréchal d'Estrées fut père du troisième, qu'il vit grand d'Espagne et maréchal de France, et qui recueillit la dignité de duc et pair; et de l'abbé d'Estrées, commandeur de l'ordre, mort nommé archevêque de Cambrai, dont il attendait les bulles, et qui avait eu plusieurs ambassades, ainsi que ses deux oncles et son grand-père. On voit par ce court abrégé cinq ducs et pairs laïques, deux ducs-pairs ecclésiastiques, un cardinal, un grand d'Espagne, trois doyens des maréchaux de France, deux commandeurs et cinq chevaliers du Saint-Esprit, trois ambassadeurs, un ministre d'État et deux vice-amiraux, outre les gouverneurs des provinces; et voilà comme les beautés élèvent des familles qui savent en profiter! Mme de Soubise et la belle Gabrielle en sont des exemples pour la postérité. Venons maintenant au cardinal d'Estrées.

Né en 1627, il avait vécu quarante ans avec son père, et sut profiter de ses leçons et de sa considération. La liaison la plus intime fut toute sa vie constante entre ses neveux, et petits-neveux de Vendôme, et lui dont il fut le conseil toute sa vie, et le cardinal y participa dès sa jeunesse. C'était l'homme du monde le mieux et le plus noblement fait de corps et d'âme, d'esprit et de visage, qu'on voyait avoir été beau en jeunesse, et qui était vénérable en vieillesse, l'air prévenant mais majestueux, de grande taille, des cheveux presque blancs, une physionomie qui montrait beaucoup d'esprit, et qui tenait parole, un esprit supérieur et un bel esprit, une érudition rare, vaste, profonde, exacte, nette, précise, beaucoup de vraie et de sage théologie, attachement constant aux libertés de l'Église gallicane et aux maximes du royaume, une éloquence naturelle, beaucoup de grâce et de facilité à s'énoncer, nulle envie d'en abuser, ni de montrer de l'esprit et du savoir, extrêmement noble, désintéressé, magnifique, libéral, beaucoup d'honneur et de probité, grande sagacité, grande pénétration, bon et juste discernement, souvent trop de feu en traitant les affaires. Il avait été galant dans sa jeunesse, et il l'était demeuré sans blesser aucunes bienséances. Parmi un courant d'affaires, la plupart de sa vie continuelles, réglé en tout, aumônier, et très homme de bien. C'était l'homme du monde de la meilleure compagnie, la plus instructive, la plus agréable, et dont la mémoire toujours présente n'avait jamais rien oublié ni confondu de tout ce qu'il avait su, vu et lu; toujours gai, égal, et sans la moindre humeur, mais souvent singulièrement distrait; qui aimait à faire essentiellement plaisir, à servir, à obliger, qui s'y présentait aisément, et qui ne s'en prévalait jamais; il savait haïr aussi et le faire sentir; mais il savait encore mieux aimer. C'était un homme très-généreux; il était aussi fort courtisan et fort attentif aux ministres et à la faveur, mais avec dignité, un désinvolte qui lui était naturel, et incapable de rien de ce qu'il ne croyait pas devoir faire. Jamais les jésuites ne purent l'entamer sur rien, ni le roi sur eux, ni sur ce qu'on lui faisait passer pour jansénisme, ni en dernier lieu, comme on l'a vu sur la constitution, ni l'empêcher d'agir, et même de parler sur toutes ces matières avec la plus grande liberté, sans que sa considération en ait baissé auprès du roi.

Tant de grandes et d'aimables qualités le firent généralement aimer et respecter; sa science, son esprit, sa fermeté, sa liberté, le perçant de ses expressions quand il lui plaisait, une plaisanterie fine et quelquefois poignante, un tour charmant, le faisaient craindre et ménager, et cela jusqu'à sa mort, par ceux qui étaient devenus la terreur de tout le monde; avec beaucoup de politesse mais distinguée, il savait se sentir, il était quelquefois haut, quelquefois colère. Ce n'était pas un homme qu'il fit bon tâtonner sur rien. Ce tout ensemble faisait un homme extrêmement aimable et sûr, et lui donna toujours un grand nombre d'amis.

Il fut évêque-duc de Laon à vingt-cinq ans, sacré à vingt-sept, et brilla fort cinq ans après en l'assemblée du clergé de 1660. Il eut la principale part à finir l'affaire fameuse des quatre évêques par ce qu'on a nommé la paix de Clément IX. Entré par son père dans l'intimité de la maison de Vendôme, il traita et conclut en 1665 le mariage de Mlle de Nemours avec le duc de Savoie, et en 1666 celui de sa sœur cadette avec Alphonse, roi de Portugal. L'une a été mère du premier roi de Sardaigne, si connue sous le nom de Madame Royale qu'elle usurpa au mariage de son fils; l'autre, illustre par sa courageuse résolution, où le cardinal d'Estrées eut grande part, de changer de mari, et de demeurer reine régnante. Toutes deux étaient filles du pénultième duc de Nemours, tué en duel par le duc de Beaufort son beau-frère, et de la fille de César duc de Vendôme, bâtard d'Henri IV et de la belle Gabrielle, soeur du père du cardinal d'Estrées. Il en eut la nomination de Portugal avec l'agrément du roi, et les malins l'accusèrent d'avoir fait dans la vue du chapeau le mariage de son neveu avec la fille du célèbre Lyonne, ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, sur quoi il courut d'assez plaisantes chansons dont il se divertit le premier.

Ce chapeau traîna et l'inquiétait. L'abbé de La Victoire, qui avait beaucoup d'esprit et qui était fort du grand monde, était fort de ses amis, et la mode alors était de faire force visites. Un soir qu'il arriva fort tard pour souper dans une maison où il était attendu avec bonne compagnie, on lui demanda avec impatience d'où il venait, et qui pouvait l'avoir tant retardé: « Hélas! répondit l'abbé d'un ton pitoyable, d'où je viens? j'ai tout aujourd'hui accompagné le corps du pauvre M. de Laon. — Comment M. de Laon! s'écria tout le monde, M. de Laon est mort! il se portait bien hier, cela est pitoyable; dites-nous donc: qu'est il arrivé? — Il est arrivé, reprit l'abbé toujours sur le même ton, qu'il m'est venu prendre pour faire des visites, que son corps a toujours été avec moi, et son esprit à Rome, que je ne fais que le quitter et fort ennuyé. » À ce récit la douleur se changea en risée.

On a vu en son lieu ce grand dîner pour le prince de Toscane à Fontainebleau, qui fut le seul qu'il oublia de prier, pour qui seul la fête était faite. Il avait de ces distractions dans le commerce, qui n'étaient que plaisantes parce qu'elles ne portaient jamais sur les affaires, ni sur rien de sérieux.

Il fut cardinal de Clément X en 1671 mais in petto, déclaré enfin l'année suivante; protecteur des affaires de Portugal, et se trouva en 1676 au conclave où Innocent XI fut élu; six mois après il fut à Munich pour le mariage de Monseigneur. Il se démit en 1681 en faveur de son neveu, fils du duc d'Estrées, de son évêché; et tout cardinal qu'il était depuis dix ans, il demanda et obtint un brevet de conservation du rang et honneurs de duc et pair. C'en est le premier exemple, et si je l'ai fixé à la même grâce accordée à d'Aubigny transféré de Noyon à Rouen, c'est que je n'ai pas compté celle-ci faite à un cardinal, et qui n'a jamais eu d'autre évêché qu'un des six attachés aux six premiers cardinaux, qu'il opta pour son titre quand il en eut l'ancienneté.

Ce fut au festin qu'il donna le jour de la réception de son neveu au parlement, où étaient M. le Prince, M. le Duc, depuis connu le dernier sous le nom de M. le Prince, et M. le prince de Conti l'aîné, avec beaucoup de pairs, que lorsqu'on vint se mettre à table, M. de Noyon avisa la sottise des valets de la maison, dont le cardinal fut après bien en colère contre eux, qui avaient mis trois cadenas pour les trois princes du sang. Il alla les ôter tous trois l'un après l'autre, puis les regardant tous trois et se mettant à rire : « Messieurs, leur dit-il, c'est qu'il est plus court d'en ôter trois que d'en faire apporter une vingtaine. » Ils en rirent aussi comme ils purent parce que le droit très reconnu y est, et qu'il n'y avait pas moyen de s'en fâcher. J'en ai ouï faire le conte à plusieurs des convives, et à M. de Noyon même, qui ne le faisait jamais sans un nouveau plaisir.

Le cardinal d'Estrées retourna à Rome pour l'affaire de la régale et pour divers points des libertés de l'Église gallicane qu'il sut très bien soutenir. On disait pourtant qu'on les entendait crier et se quereller des pièces voisines, lui et don Livio Odescalchi, et qu'ils traitaient les affaires à coups de poing. Il fut à Rome plusieurs années chargé des affaires de France, conjointement avec le duc son frère, qui y demeura quatorze ans ambassadeur, logeant et mangeant ensemble dans la plus grande union. Le duc y mourut en 1687, et le cardinal demeura seul avec tout le poids à porter. Il eut après à soutenir tout celui de l'étrange ambassade du marquis de Lavardin, et toutes les fureurs de ce même pape, peu habile, très entêté et tout dévoué aux ennemis de la France, dont il se démêla avec grande capacité et dignité, conservant une grande considération personnelle dans une cour où on se piquait alors de manquer au roi en tout. Il vit enfin mourir cet inepte pape à qui l'empereur Léopold dut tant, et l'Angleterre, et le prince d'Orange sa révolution et sa couronne, dont il n'a pas tenu aux Romains de faire un saint. Après l'élection d'Alexandre VIII, Ottobon, que la France fit, et qui se moqua d'elle, le cardinal d'Estrées revint à la cour après 1689. Il n'y fut pas deux ans qu'il retourna au conclave où Innocent XII, Pignatelli, fut élu en 1691. Il demeura deux ans à Rome, chargé des affaires conjointement avec le cardinal de Janson, à terminer les affaires du clergé. Il revint après en France jusqu'en 1700, qu'il retourna au conclave de Clément XI, Albane, d'où il alla à Venise et à Madrid. On a vu en son temps ce qu'il fit en ces deux villes, et son dernier retour en France en 1703.

Devenu abbé de Saint-Germain des Prés, il vécut avec ses religieux comme un père, et tous les soirs il avait deux, trois ou quatre moines savants qui venaient l'entretenir de leurs ouvrages jusqu'à son coucher, qui avouaient qu'ils apprenaient beaucoup de lui.

Il ne pouvait ouïr parler de ses affaires domestiques. Pressé et tourmenté par son intendant et son maître d'hôtel de voir enfin ses comptes qu'il n'avait point vus depuis un très grand nombre d'années, il leur donna un jour. Ils exigèrent qu'il fermerait sa porte pour n'être pas interrompus; il y consentit avec peine, puis se ravisa, et leur dit que, pour le cardinal Bonzi au moins, qui était à Paris, son ami et son confrère, il ne pouvait s'empêcher de le voir, mais que ce serait merveille si ce seul homme, qu'il ne pouvait refuser venait précisément ce jour-là. Tout de suite il envoya un domestique affidé au cardinal Bonzi le prier avec instance de venir chez lui un tel jour entre trois et quatre heures, qu'il le conjurait de n'y pas manquer, et qu'il lui en dirait la raison; mais, sur toutes choses, qu'il parût venir de lui-même. Il fit monter son suisse dès le matin du jour donné, à qui il défendit de laisser entrer qui que ce fût de toute l'après-dînée, excepté le seul cardinal Bonzi, qui sûrement ne viendrait pas; mais, s'il s'en avisait, de ne le pas renvoyer. Ses gens, ravis d'avoir à le tenir toute la journée sur ses affaires sans y être interrompus, arrivent sur les trois heures; le cardinal laisse sa famille et le peu de gens qui ce jour-là avaient dîné chez lui, et passe dans un cabinet où ses gens d'affaires étalèrent leurs papiers. Il leur disait mille choses ineptes sur la dépense où il n'entendait rien, et regardait sans cesse vers la fenêtre, sans en faire semblant, soupirant en secret après une prompte délivrance. Un peu avant quatre heures, arrive un carrosse dans la cour; ses gens d'affaires se fâchent contre le suisse, et crient qu'il n'y aura donc pas moyen de travailler. Le cardinal ravi s'excuse sur les ordres qu'il a donnés. « Vous verrez, ajouta-t-il, que ce sera ce cardinal Bonzi, le seul homme que j'aie excepté et qui tout juste s'avise de venir aujourd'hui. » Tout aussitôt on le lui annonce; lui à hausser les épaules, mais à faire ôter les papiers et la table, et les gens d'affaires à s'en aller en pestant. Dès qu'il fut seul avec Bonzi, il lui conta pourquoi il lui avait demandé cette visite, et à en bien rire tous deux. Oncques depuis ses gens d'affaires ne l'y rattrapèrent, et de sa vie n'en voulut ouïr parler.

Il fallait bien qu'ils fussent honnêtes gens et entendus. Sa table était tous les jours magnifique, et remplie à Paris et à la cour de la meilleure compagnie. Ses équipages l'étaient aussi, il avait un nombreux domestique, beaucoup de gentilshommes, d'aumôniers, de secrétaires. Il donnait beaucoup aux pauvres, à pleines mains à son frère le maréchal et à ses enfants qui lors n'étaient pas à leur aise; et il mourut sans devoir un seul écu à qui que ce fût.

Sa mort, à laquelle il se préparait depuis longtemps, fut ferme, mais édifiante et fort chrétienne; la maladie fut courte, et il n'en avait jamais eu, la tête entière jusqu'à la fin. Il fut universellement regretté, tendrement de sa famille, de ses amis dont il avait beaucoup, des pauvres, de son domestique, et de ses religieux qui sentirent tout ce qu'ils perdaient en lui, et qui trouvèrent bientôt après qu'ils avaient changé un père pour un loup et pour un tyran. L'abbé d'Estrées devint abbé de Saint-Claude dont il était coadjuteur.

Avec toute sa franchise sur sa naissance, les mésalliances lui déplaisaient. La maréchale d'Estrées sa belle-sœur, fille de Morin le juif, qui avait tant d'esprit et de monde, en remboursait souvent des plaisanteries, qui, sans rien de grossier, la démontaient au moment le plus inattendu. Il disait de l'abbé d'Estrées qu'il était sorti de Portugal sans y être entré: c'est qu'il y avait été ambassadeur et n'avait point fait d'entrée. Il se divertissait volontiers à le désoler.

Il se moquait du vieux duc de Charost, son cousin germain, qui, depuis qu'il fut pair, se plaisait à aller juger au parlement, et y menait le duc d'Estrées. « Mon cousin, disait le cardinal à Charost, cela sent son Lescalopier. » On a vu ailleurs ce qui fit Lescalopier président à mortier, et le mariage de sa fille héritière avec le père de Charost.

Sur Mme des Ursins, le cardinal était excellent: il ne finissait point sur elle, il y était toujours nouveau et avec une liberté qui ne se refusait rien.

Un mot de lui au roi dure encore. Il était à son dîner, toujours fort distingué du roi dès qu'il paraissait devant lui; le roi, lui adressant la parole, se plaignit de l'incommodité de n'avoir plus de dents. « Des dents, sire, reprit le cardinal, eh! qui est-ce qui en a? » Le rare de cette réponse est qu'à son âge il les avait encore blanches et fort belles, et que sa bouche fort grande, mais agréable, était faite de façon qu'il les montrait beaucoup en parlant; aussi le roi se prit-il à rire de la réponse, et toute l'assistance et lui-même qui ne s'en embarrassa point du tout. On ne tarirait point sur lui; je finirai ce qui le regarde par quelque chose de plus sérieux.

On a vu légèrement en son lieu, je dis légèrement parce que ce n'est pas mon dessein de m'arrêter sur cette vaste matière, que l'affaire de la constitution se traita un moment chez lui. Les chefs du parti de la bulle ne purent parer ce renvoi que le roi donna à son estime pour la capacité du cardinal d'Estrées, et à son désir de la paix. Ils s'aperçurent bientôt qu'il savait trop de théologie pour eux, et trop exactement, et trop aussi d'affaires du monde. Celui qui dans son premier âge avait si bien su finir l'affaire des quatre évêques n'était pas dans son dernier l'homme qu'il leur fallait, avec l'expérience et l'autorité qu'il avait acquise. Ils prirent donc le parti de rompre des conférences auxquelles le cardinal d'Estrées n'avait garde de prendre goût, parce qu'il y voyait trop clairement la droiture et la vérité d'une part, la fascination, le parti, les artifices, la violence de l'autre.

Ce fut dans le court espace de temps de ces conférences que le P. Lallemant, un des principaux boute-feu des jésuites, allait écumer le plus souvent qu'il pouvait ce qui se passait à l'abbatial de Saint-Germain des Prés. S'y trouvant un jour avec le maréchal d'Estrées qui y logeait avec son oncle, et parlant tous deux de la matière qui était sur le tapis pendant que le cardinal travaillait dans son cabinet, le P. Lallemant se mit à vanter l'inquisition, et la nécessité de l'établir en France. Le maréchal le laissa dire quelque temps, puis le feu lui montant au visage, lui répondit vertement sur cette exécrable proposition, et finit par lui dire que, sans le respect de la maison où ils étaient, il le ferait jeter par les fenêtres.

Ce projet, qui est depuis longtemps le projet favori des jésuites et de leurs principaux abandonnés, comme celui dont l'accomplissement mettrait le dernier comble à leur puissance deçà et delà les monts, est celui auquel ils n'ont cessé de loin d'aplanir toutes les voies, et à l'avancement duquel ils n'ont cessé de travailler depuis l'espérance et les moyens que leur en fournissent l'anéantissement de la paix de Clément IX, et leur chef-d'oeuvre, l'affaire de la constitution, qui ont établi une inquisition effective par la conduite que depuis sa naissance on y tient de plus en plus tous les jours, qui est un prélude et un bon préparatif pour y accoutumer le monde.

Leur P. Contencin, revenu en Europe pour leurs affaires de la Chine où il en a été un des plus grands ouvriers, et y retournant en 1729, ne put s'empêcher de dire, en s'embarquant au Port-Louis, que dans peu on verrait l'inquisition reçue et établie en France, ou tous les jésuites chassés. Ce mot fit grand bruit et retentit bien fortement jusqu'à Paris.

En 1732, le P. du Halde, qui a donné les artificieuses relations de leurs missions diverses, sous le titre de Lettres édifiantes et curieuses, et depuis une histoire et des cartes de la Chine, très bien faites, mais où il n'y a pas moins d'art, me vint voir comme il y venait quelquefois depuis que je l'avais connu secrétaire du P. Tellier. J'en avais été content pour une affaire qui regardait la Trappe du temps du roi, et à sa mort je lui procurai une bonne pension qui l'établit pour toujours à leur maison professe de Paris, avec commodité et distinction. Il tourna fort son langage, et à la fin me tint le même propos que quinze ans auparavant le P. Lallemant avait tenu au maréchal d'Estrées, et avec un miel jésuitique me voulut prouver que rien n'était meilleur ni plus nécessaire que d'établir l'inquisition en France. Il est vrai que je le relevai si brutalement que de sa vie il n'a osé m'en reparler. C'est ainsi que ces bons pères vont sondant et semant sans se rebuter jamais, jusqu'à ce que, la force à la main, ils y parviennent par l'aveuglement du gouvernement à quelque prix que ce soit et par toutes sortes de voies. Il y aurait, du reste, de quoi s'étendre sur une matière si curieuse et si étrangement intéressante; il doit suffire ici de l'avoir effleurée assez pour en constater le dessein, le projet, et le travail constant et assidu pour arriver à cette abominable fin.

Goesbriant, qui passait pour fort riche, appuyé du crédit de Desmarets son beau-père, maria son fils à une des filles du marquis de Châtillon, éblouis, l'un de l'alliance, l'autre des biens, et de se défaire pour rien d'une de ses filles, dont il avait quantité, et point de fils.

Le prince électoral de Saxe vit le roi à son lever, qui lui fit beaucoup d'honnêtetés. Bergheyck prit ensuite congé du roi, qui lui donna force louanges, jusqu'à lui dire qu'il plaignait le roi son petit-fils de ne l'avoir plus à la tête de ses finances. Il se retira en Flandre, l'été dans une terre, l'hiver à Valenciennes, et conserva des amis et beaucoup de réputation et de considération.

L'électeur de Bavière tira des faisans dans le petit parc de Versailles, vit après le roi seul dans son cabinet, joua chez Mme la Duchesse, soupa chez d'Antin et retourna à Saint-Cloud. Il n'y avait que le roi qui tirât dans ce petit parc, et fort rarement feu Monseigneur pendant sa vie.

Albergotti revint de Florence et de quelques autres petites cours d'Italie, où on crut qu'il avait été chargé de quelque commission du roi. Il nomma en même temps Rottembourg pour être son envoyé près du roi de Prusse, et divers autres pour Ratisbonne et les cours d'Allemagne.

Bissy, évêque de Meaux, nommé par le roi au cardinalat, eut l'abbaye de Saint-Germain des Prés, et le gratis entier comme si déjà il avait été cardinal. Ce morceau avait toujours été pour des cardinaux ou des princes. Cette fortune d'un si mince sujet était bien duc à la constitution.

Les deux ducs et pairs qu'elle venait de faire furent reçus au parlement le mardi 18 décembre. On a vu ailleurs que c'est le roi qui a fixé le premier leur âge à vingt-cinq ans pour y entrer, et ce qui a causé cette nouveauté. Le duc de Melun qui ne les avait pas, et qui craignit qu'on en fît d'autres qui les auraient, et de tomber avec eux dans le cas de M. de La Rochefoucauld avec moi, obtint la permission d'être reçu avant cet âge, et d'opiner cette fois, mais à condition de n'aller plus au parlement qu'il n'eût vingt-cinq ans. Il fut donc reçu avec le prince de Rohan, qui donna moins un grand repas qu'une fête dans sa superbe maison. Ainsi finit cette année, dont je n'ai pas cru devoir interrompre le cours par le commencement d'une affaire qui continua dans l'année où nous allons entrer, et qui eut d'étranges suites.

Sceaux était plus que jamais le théâtre des folles de la duchesse du Maine; de la honte, de l'embarras, de la ruine de son mari, par l'immensité de ses dépenses, et le spectacle de la cour et de la ville qui y abondait et s'en moquait. Elle y jouait elle-même Athalie avec des comédiens et des comédiennes, et d'autres pièces, plusieurs fois la semaine. Nuits blanches en loterie, jeux, fêtes, illuminations, feux d'artifices, en un mot fêtes et fantaisies de toutes les sortes et de tous les jours. Elle nageait dans la joie de sa nouvelle grandeur, elle en redoublait ses folies, et le duc du Maine, qui tremblait toujours devant elle, et qui craignait de plus que la moindre contradiction achevât entièrement de lui tourner la tête, souffrait tout cela, jusqu'à en faire piteusement les honneurs, autant que cela se pouvait accorder avec son assiduité auprès du roi dans ses particuliers, sans s'en trop détourner.

Quelque grande que fût sa joie, à quelque grandeur et la moins imaginable qu'il fût arrivé, il n'en était pas plus tranquille. Semblable à ces tyrans qui ont usurpé par leurs crimes le souverain pouvoir, et qui craignent comme autant d'ennemis conjurés pour leur perte tous leurs concitoyens qu'ils ont asservis, il se considérait assis sous cette épée que Denys, tyran de Syracuse, fit suspendre par un cheveu au-dessus de sa table, sur la tête d'un homme qu'il y fit asseoir parce qu'il le croyait heureux, auquel il voulut faire sentir par là ce qui se passait sans cesse en lui-même. M. du Maine, qui exprimait si volontiers les choses les plus sérieuses en plaisanteries, disait franchement à ses familiers qu'il était comme un peu entre deux ongles (des princes du sang et des pairs), dont il ne pouvait manquer d'être écrasé, s'il n'y prenait bien garde. Cette réflexion troublait l'excès de son contentement, et celui des grandeurs et de la puissance où tant de machines l'avaient élevé. Il craignait les princes du sang dès qu'ils seraient en âge de sentir l'infamie et le danger de la plaie qu'il avait porté dans le plus auguste de leur naissance, et le plus distinctif de tous les autres hommes; il craignait le parlement qui, jusqu'à ses yeux, n'avait pu dissimuler l'indignation du violement qu'il avait fait de toutes les lois les plus saintes et les plus inviolables, sans se pouvoir rassurer par le dévouement sans mesure du premier président, trop décrié par son ignorance, trop déshonoré par sa vie et ses mœurs, pour oser espérer de tenir sa compagnie par lui. Enfin il craignait jusqu'aux ducs, tant la tyrannie et l'injustice sont timides.

Sa frayeur lui fit donc concevoir le dessein de brouiller si bien ses ennemis, de les armer si ardemment les uns contre les autres, qu'ils le perdissent de vue, et qu'il leur échappât dans le cours de leur longue et violente lutte, qui leur ôterait tout moyen de réunion contre lui, qui était la chose qui lui semblait la plus redoutable. Pour entendre comment il parvint à ce grand but, il faut expliquer certaines choses entre les pairs et le parlement. On se contentera du nécessaire, ce lieu n'étant pas celui de traiter cette matière à fond, mais ce nécessaire ne peut être aussi court qu'on le désirerait ici.

Il faut d'abord voir ce qu'est la dignité de pair de France, si elle n'est pas la même aujourd'hui qu'elle a été dans ces puissants souverains, ou presque tels, dont les duchés et les comtés-pairies ont été en divers temps réunis à la couronne, et ce qu'est le parlement de Paris et les autres parlements du royaume. C'est une connaissance nécessairement préalable aux choses qu'il est temps de raconter.

CHAPITRE XVI. §

Origine et nature de la monarchie française, et de ses trois états. — Son gouvernement. — Champs de mars, puis de mai. — Pairs de France sous divers noms, les mêmes en tout pour la dignité et les fonctions nécessaires, depuis la fondation de la monarchie. — Pairs de fief; leurs fonctions. — Hauts barons; leur origine, leur usage, leur différence essentielle des pairs de France. — Changement du service par l'abolition de celui de fief et l'établissement de la milice stipendiée. — Origine des anoblissements. — Capitulaires de nos rois. — Légistes; quels; leur usage; leurs progrès. — Conseillers; origine de ce nom. — Parlements; origine de ce nom. — Progrès du parlement. — Multiplication des magistrats et de cours ou tribunaux de justice. — Sièges hauts et bas de grand'chambre des parlements. — Parité, quant à la dignité de pairs de France et ce qui en dépend, de ceux d'aujourd'hui avec ceux de tous les temps. — Noms donnés aux pairs par nos rois de tous les âges. — Pairie est apanage, témoin Uzès. — Réversibilité à la couronne. — Apanage; ce que c'est. — Ducs vérifiés; Bar. — Ducs non vérifiés. — Officiers de la couronne. — Ducs non vérifiés en compétence continuelle avec les officiers de la couronne.

On ne peut douter que les premiers successeurs de Pharamond n'aient moins été des rois que des Capitaines qui, à la tête d'un peuple belliqueux qui ne pouvait plus se contenir dans ses bornes, se répandit à main armée et fit des conquêtes. Clovis donna le premier plus de consistance à ce nouvel état, plus de majesté à sa dignité, et par le christianisme qu'il embrassa, plus d'ordre et de police à ses sujets, dont il fut peut-être le premier roi; et plus de règle et de commerce avec ses voisins. La nouvelle monarchie conquise fut toute militaire, jamais despotique. Les chefs principaux qui avaient aidé à la former étaient appelés à toutes les délibérations de guerre, de paix, de lois à faire, à soutenir, à toutes celles qui regardaient le dedans et le dehors.

Les conquêtes s'étant multipliées, les Francs qui les firent donnèrent leur nom de France à la Gaule qu'ils avaient soumise, et ils reçurent de leurs rois des partages des terres conquises, à proportion de leurs services, et de leur poids, et de leurs emplois. Ces portions leur tinrent lieu de paye. Ils les eurent d'abord à vie, et, vers le déclin de la première race, presque tous en propriété . Alors, ceux qui avaient les portions les plus étendues en divisèrent des parties entre des Francs moindres qu'eux, sous les mêmes conditions qu'ils tenaient eux-mêmes leurs portions du roi, c'est-à-dire de fidélité envers et contre tous, d'entretenir des troupes à leurs dépens, de les mener à celui qui leur avait donné leurs terres pour servir à la guerre sous lui, comme lui-même était obligé envers le roi à la même fidélité et au même service de guerre, toutes les fois que le roi le mandait. C'est ce qui forma la seigneurie et le vasselage. Ceux qui avaient leurs portions des rois s'appelèrent bientôt feudi, et fidèles, de la fidélité dont ils avaient contracté et voué l'obligation en recevant ces portions qui furent appelées fiefs ; et l'action de les recevoir en promettant fidélité et service militaire au roi, hommage . Ces premiers seigneurs furent donc les grands feudataires qui eurent d'autres feudataires sous eux, comme il vient d'être dit, qui tenaient des fiefs d'eux sous la même obligation à leur égard de fidélité et de service militaire. C'est d'où est venue la noblesse connue longtemps avant ce nom sous le générique de miles, homme de guerre, ou noble, synonymes, lorsque le nom de noble commença à être en usage, à la différence des peuples conquis, qui de leur entière servitude furent appelés serfs.

Cette noblesse, pour parler un langage entendu, ne put suffire à la culture de ses terres. Elle en donna des portions aux serfs, chacun dans sa dépendance, non à condition de service militaire, comme les fiefs, mais à cens et à rente, et à diverses conditions, d'où sont venus les divers droits des terres. Ainsi ce peuple serf, qui n'avait rien, commença à devenir propriétaire en partie, tandis qu'en partie il continua à ne posséder quoi que ce soit, et de ces deux sortes de serfs dont les uns devinrent propriétaires et les autres ne le furent pas, est composé le peuple ou ce qui a été appelé depuis le tiers état, et comme aujourd'hui se pouvait distinguer dès lors en bourgeoisie et en simple peuple. Ces baillettes, qui furent données d'abord aux meilleurs habitants des villes, s'étendirent aux meilleurs de la campagne. Elles furent bientôt connues sous le nom de roture, à la différence des fiefs; et leurs possesseurs sous le nom de roturiers, à la différence des seigneurs de fief, terme qui n'avait et n'eut très longtemps que sa signification naturelle, et que l'orgueil a fait depuis prendre en mauvaise part.

L'Église fit aussi ses conquêtes pacifiques; par la libéralité des rois et des grands seigneurs les évêques et les abbés les devinrent eux-mêmes. Ils eurent des portions de terre fort étendues, ils en donnèrent en fief comme avaient fait les grands seigneurs, et de là sont venus les grands bénéfices que nous voyons encore aujourd'hui, et alors la fidélité et le service militaire qu'ils devaient aux rois et qui leur était aussi dû à eux-mêmes par leurs vassaux, leur grand état temporel les fit considérer comme les autres grands seigneurs. Parvenus à ce point, l'ignorance de ceux-ci se fit une religion de leur laisser la primauté par l'union de leur sacerdoce avec leurs grands fiels, en sorte que la noblesse, qui était le corps unique de l'État, en laissa former un second qui devint le premier; et tous deux en formèrent un autre par leurs baillettes, qui rendirent force serfs propriétaires, lesquels, avec les autres serfs qui ne l'étaient pas, et qui tous étaient le peuple conquis, devinrent par la suite le troisième corps de l'État sous le nom déjà dit de tiers état.

Cet empire tout militaire se gouverna tout militairement aussi par ce qu'on appela les champs de mars puis de mai. Tous les ans en mars, et ensuite non plus en mars mais en mai, le roi convoquait une assemblée. Il en marquait le jour et le lieu. Chaque prélat et chaque grand seigneur s'y rendait avec ses vassaux et ses troupes. Là, deuxespèces de chambres en plein champ étaient disposées, l'une pour les prélats, l'autre pour les grands seigneurs, c'est-à-dire les comtes, dès lors connus sous ce nom; tout proche, dans l'espace découvert, était la foule militaire, c'est-à-dire les troupes et les vassaux qui les commandaient. Le roi, assis sur un tribunal élevé, attendait la réponse des deux chambres à ce qu'il avait envoyé leur proposer. Lorsque tout était d'accord, le roi déclarait tout haut les résolutions qui étaient prises, soit civiles, soit militaires; et la foule militaire éclatait aussitôt en cris redoublés de vivat, pour marquer son obéissance. Dans cette foule, nul ecclésiastique, nul roturier, nul peuple; tout était gens de guerre ou noblesse, ce qui était synonyme, comme on l'a remarqué. Cette foule ne délibérait rien, n'était pas même consultée; elle se tenait représentée par leurs seigneurs, et applaudissait pour tout partage à leurs résolutions unies à celles du roi qui les déclarait. C'était de là qu'on partait pour la guerre, quand on avait à la faire. Il y aurait bien de quoi s'étendre sur ce court abrégé; mais c'est un récit le plus succinct pour la nécessité, et non un traité qu'il s'agit de faire.

Cette forme de gouvernement dura constamment sous la première race de nos rois, et cette assemblée se nommait placita, de placet, c'est-à-dire de ce qu'il lui avait plu de résoudre et de décider.

Pépin, chef de la seconde race, porté sur le trône par les grands vassaux, à force de crédit, de puissance, d'autorité qu'il avait su s'acquérir, continua la même forme de gouvernement; mais en mai au lieu de mars, qui fut trouvé trop peu avancé dans le printemps pour tenir les placita. Charlemagne son fils les continua de même autant que ses voyages le lui permirent, mais jamais sans ses grands vassaux il n'entreprit aucune chose considérable de guerre, de paix, de partage de ses enfants, d'administration publique, tandis qu'en Espagne et en Italie il agissait seul. L'usage ancien fut suivi par sa postérité. Sous elle les grands vassaux s'accrurent de puissance et d'autorité, tellement qu'ils ne le furent guère que de nom sous les derniers rois de cette race, dont la mollesse, la faiblesse et l'incapacité y donnèrent lieu.

Peu à peu les différends de fiefs n'allèrent plus jusqu'aux rois. Les feudataires jugeaient les contestations que leurs vassaux n'avaient pu terminer entre eux par le jugement de leurs pareils; et pour les causes les plus considérables, elles se jugeaient par les grands feudataires assemblés avec le roi. La multiplication de ces différends vint de celle des inféodations dans leurs conditions différentes, dans le désordre des guerres qui fit contracter des dettes, et qui obligea à mettre dans le commerce les fiefs qui n'y avaient jamais été, qui de là les fit passer par divers degrés de successions souvent disputées, enfin aux femmes, sans plus d'égard sur ce point à la fameuse loi salique, qui les excluait de toute terre salique : loi qui n'ayant pour objet que cette terre, c'est-à-dire celle qui avait été donnée pour tenir lieu de paye, qui était la distinction du Franc conquérant d'avec le Gaulois conquis, des fiefs et d'avec les rotures, de la noblesse d'avec le peuple, demeura uniquement restreinte au fief des fiefs, qui est la couronne.

La seconde race sur le point de périr par l'imbécillité des derniers rois, Hugues Capet, duc de France, comte de Paris, proche parent de l'empereur, et dont le grand-père avait déjà contesté la couronne, fut porté sur le trône par le consentement de tous les grands vassaux du royaume, qui les confirma dans tout ce qu'ils en tenaient, et l'augmenta ainsi que leur autorité; c'est là l'époque où les ducs et les comtes, chefs des armées et gouverneurs de province à vie, inféodés après en de grands domaines, de suzerains devinrent souverains, non seulement de ces domaines, mais des provinces dont ils n'étaient auparavant que les gouverneurs. Je dis souverains, parce qu'encore qu'ils fussent vassaux de la couronne, pour ces mêmes domaines et ces mêmes provinces, leur puissance était devenue si étendue et si grande qu'elle approchait fort de la souveraineté.

Le nom de pair de France, inconnu sous la première race, longtemps sous la seconde, peut-être même au commencement de la troisième, manqua seulement aux plus grands de ces premiers grands feudataires ou grands vassaux de la couronne, puisque, comme l'avouent les meilleurs auteurs, ils faisaient les mêmes fonctions que ceux qui parurent sous le nom de pairs de France, firent tout de suite et précisément le même, et tout en la même manière, et sans érections pour les six premiers laïques et ecclésiastiques qui l'ont porté. Ce qui suffit à prouver que, sans nom ou avec d'autres noms, l'essence est la même sans changement ni interruption, et que ce qui a été connu alors par le nom et titre de pair de France, s'est trouvé assis à côté du trône dès l'origine de la monarchie, et sous le nom de pairs de France et de pairie de France, en même temps que la race heureusement régnante a été portée dessus.

Ce nom de pair s'introduisit insensiblement de ce que chacun était jugé par ses pairs, c'est-à-dire par ses égaux. Ainsi chaque grand fief avait ses pairs de fief, dont on voit les restes jusqu'à nos jours par les pairs du Cambrésis et d'autres grands ou moindres fiefs, et le nom de pairs de France demeura aux plus grands de ces grands feudataires qui tenaient leurs grands fiefs du roi; et qui avec lui jugeaient les causes majeures de tous les grands fiefs, directement ou par appel, et lui aidaient dans l'administration de l'État, militaire ou intérieure, et pour faire les lois, les changer et régler, et faire les grandes sanctions de l'État dans ces placita conventa ou assemblées de tous les ans. Bientôt toutes les mouvances majeures des seigneurs ressortirent au roi ou à ces pairs, dont l'étendue de domaine avait envahi les autres principaux vassaux.

Nos rois, outre ceux de leur couronne qui n'étaient presque plus que ces premiers grands pairs de France, en avaient aussi de particuliers comme duc de France et comte de Paris, que Hugues Capet était avant de parvenir à la couronne, et qu'il leur avait transmis. Ils voyaient les anciens grands seigneurs s'éteindre, et les pairs de France s'accroître de leurs grands fiefs. Ils pensèrent à leur donner des adjoints aux placita dont ils ne pussent se plaindre, et ils y admirent de ces grands vassaux du duché de France qui relevaient aussi immédiatement d'eux, non comme rois, mais comme ducs de France, afin que les pairs n'y fussent pas seuls, faute de grands vassaux immédiats . Ceux-ci furent appelés d'abord hauts barons du duché de France, plus hauts barons de France. Ils y appelèrent aussi quelques évêques, dont la diminution des grands fiefs avait diminué ces assemblées; et par l'usage que prirent nos rois d'y appeler de ces hauts barons, ils y balancèrent la trop grande autorité du petit nombre de ces trop puissants pairs de France. La différence fut, et qui a subsisté jusqu'à nous dans toutes les différentes sortes d'assemblées qui ont succédé aux placita conventa, fut que tous les pairs y assistaient de droit, en faisaient l'essence, qu'il ne s'y faisait rien sans leur intervention à tous ou en partie, et qu'il leur fallait une exoine, c'est-à-dire une légitime excuse et grave, pour se dispenser de s'y trouver, au lieu que la présence des hauts barons n'y était pas nécessaire, qu'ils n'y pouvaient assister que lorsque nommément ils y étaient mandés par le roi, que jamais ni tous ni la plus grande partie n'y étaient mandés, ni presque jamais les mêmes plusieurs fois de suite; ainsi ces hauts barons appelés à ces assemblées, au choix et à la volonté des rois, n'y étaient que des adjoints admis personnellement à chaque fois, et non nécessaires; tandis que les pairs l'étaient tellement que tout se faisait avec eux, rien sans eux.

On voit par cette chaîne non interrompue depuis la naissance de la monarchie, cette même puissance législative et constitutive pour les grandes sanctions de l'État, concourir nécessairement, et par une nécessité résidante dans le même genre de personne, sous quelque nom que ç'ait été, de grands vassaux, grands feudataires, leudi, fidèles, mais toujours relevant immédiatement de la couronne, enfin de pairs, laquelle était en eux seuls privativement à tous autres seigneurs, quelque grands qu'ils fussent, sous les trois races de nos rois.

Les querelles, les contestations de fief pour successions, pour dettes, pour partages, pour saisie faute d'hommage, de service, ou pour crimes, se multipliant de plus en plus, ainsi que les affaires d'administration civile, rendirent les grandes assemblées plus fréquentes et hors du temps accoutumé du mois de mai. Comme les délibérations n'étaient pas militaires, et qu'on n'en partait plus pour la guerre, la foule militaire ne s'y trouvait plus. Le roi, les pairs et ceux des hauts barons et quelques évêques que le roi y appelait, formaient ces assemblées, d'où peu à peu il arriva que, le prétexte du désordre qui résultait du service de fief multiplié par les fiefs devenus sans nombre sous les grands et les arrière-fiefs, l'abus de ce service des vassaux des grands fiefs, contre les rois même quand les grands vassaux leur faisaient la guerre, fit que les rois, accrus d'autorité et de puissance, parvinrent à abolir ce service de fiefs, tant pour les suzerains de toute espèce que pour eux-mêmes, changèrent sous divers prétextes la forme de la milice, et la réduisirent pour l'essentiel à l'état de levées, de solde, de distribution par compagnies, à peu près dans l'état où elle se trouve aujourd'hui. Ainsi les rois mirent en leur main des moyens de puissance et de récompenses qui énervèrent tout à fait la puissance et la force de tous les grands vassaux et de tous les suzerains, qui ne furent plus suivis des leurs à la guerre; ainsi cette foule militaire des champs de mai disparut, et bientôt n'exista plus ensemble. D'autres que ces anciens Francs d'origine furent admis dans la milice; de là les nobles factices qui accrurent encore le pouvoir des rois.

Les assemblées purement civiles n'étaient pas inconnues du temps même des placita conventa ou champs de mai, comme le témoignent les capitulaires de Charlemagne et de ses enfants. C'étaient des assemblées convoquées par ces princes dans leurs palais, mais qui n'étaient composées que de ces mêmes grands feudataires et des prélats consultés aux champs de mai, où il se faisait des règlements qui regardaient l'Église, la religion et les affaires générales, mais civiles, ce qui n'empêchait pas la tenue ordinaire des champs de mai.

Mais lorsque ces champs de mai ou placita conventa eurent disparu par le changement de la forme de la milice dont on vient de parler, et que les assemblées devinrent telles qu'on vient de l'expliquer un moment avant de parler des capitulaires, l'excès des procès qui se multiplièrent de plus en plus, et par même cause les ordonnances diverses et les différentes coutumes des différentes provinces, devinrent tellement à charge aux pairs et à ceux des hauts barons qui étaient appelés à ces assemblées, que saint Louis, qui aimait la justice, fit venir des légistes pour débrouiller ces procès et les simplifier, et faciliter aux pairs et aux hauts barons le jugement par la lumière qu'ils leur communiquaient.

Ces légistes étaient des roturiers qui s'étaient appliqués à l'étude des lois, des ordonnances, des différents usages des pays, ce qui fut depuis appelé coutumes, qui conseillaient les feudataires particuliers dans le jugement qu'ils avaient à rendre avec leur suzerain, d'où peu à peu sont dérivées les justices seigneuriales ou hautes justices des seigneurs, en images très imparfaites de celles qu'ils rendaient avant que petit à petit les rois les eussent changées par leur autorité, après le changement dans la forme de la milice et après la réunion de plusieurs grands fiefs à leur couronne.

Ces légistes étaient assis sur le marchepied du banc sur lequel les pairs et les hauts barons se plaçaient, pour leur donner la facilité de consulter ces légistes sans quitter leurs places et sur-le-champ. Mais cette consultation était purement volontaire, ils n'étaient point obligés de la suivre, et ces légistes, bien loin d'opiner, n'avaient autre fonction que d'éclaircir les pairs et les hauts barons à chaque fois et sur chaque point qu'ils s'avançaient à eux, sans se lever pour l'être, après quoi ou sans quoi ils opinaient comme il leur semblait, en suivant ou au contraire de ce qu'ils avaient appris des légistes sur ce qu'ils les avaient consultés. De là leur est venu le nom de conseillers, de ce qu'ils conseillaient les pairs et les hauts barons quand ils voulaient leur demander éclaircissement, non de juges qu'ils n'étaient pas; et ce nom de conseiller leur est demeuré en titre, de passager qu'il était par leur fonction.

Peu à peu les pairs, occupés de guerre et d'autres grandes affaires, se dispensèrent souvent de se trouver à ces assemblées, où il ne s'agissait que d'affaires contentieuses qui ne regardaient point les affaires majeures. Les rois aussi s'en affranchissaient. Les hauts barons y étaient appelés en petit nombre, quelques-uns d'eux alléguaient aussi des excuses, tellement que, pour vider ce nombre toujours croissant de procès que la diversité des coutumes des lieux et des ordonnances multipliait sans cesse, les rois donnèrent voix délibérative aux légistes, et peu à peu ceux-ci, accoutumes à cet honneur, surent se le conserver en présence des pairs mêmes. Mais il n'est encore personne qui ait imaginé que, dès lors ni longtemps depuis, ces légistes aient ni obtenu, ni prétendu voix délibérative pour les affaires majeures, ni pour les grandes sanctions de l'État. Outre qu'il n'y en a point d'exemple, il n'y a qu'à les comparer aux pairs et aux hauts barons de ces temps-là. On verra dans la suite l'identité des pairs d'aujourd'hui avec ceux-là pour la dignité, l'essence, les fonctions, comme on a commencé à le faire voir. Suivons les légistes.

La même nécessité de vider cette abondance toujours croissante de procès donna lieu à des assemblées plus fréquentes. Nos rois les indiquaient à certaines fêtes de l'année, dans leurs palais, tantôt aux unes, tantôt aux autres, et ces assemblées prirent le nom de parlements, de parler ensemble; de la vinrent les parlements de Noël, de la Pentecôte, de la Saint-Martin, etc. Les pairs s'y trouvaient quand il leur plaisait pour y juger sans être mandés; les hauts barons qui y étaient personnellement appelés par le roi en petit nombre; et ceux d'entre les légistes qu'il plaisait au roi. Jamais ni haut baron ni légiste qui ne fût pas nommé et appelé par le roi, jamais les mêmes en deux assemblées de suite autant qu'il se pouvait.

Ces parlements subsistèrent dans cette forme jusqu'à Charles VI. Sous ce malheureux règne, les factions d'Orléans et de Bourgogne les composaient à leur gré, suivant qu'elles avaient le dessus pendant les intervalles que le roi n'était pas en état de les nommer. Le désordre qui en résulta fit que, dans les bons intervalles de ce prince, il fut jugé à propos de laisser à vie ces commissions qui n'étaient que pour chaque assemblée. Ainsi ces commissions se tournèrent peu à peu en offices; et les assemblées venant à durer longtemps, il fallut opter entre l'épée et l'écritoire, et les nobles qui étaient choisis pour en être avec les légistes, n'en ayant plus le loisir par les guerres qui les occupaient, quittèrent presque tous cette fonction, en sorte qu'il n'en demeura qu'un très petit nombre, qui ont fait les familles les plus distinguées du parlement de Paris, dont il ne reste plus. Tout ce récit est plutôt étranglé que suffisamment exposé, mais la vérité historique et prouvée s'y trouve religieusement conservée. Le mémoire sur les renonciations dont il a été parlé plus haut, quoique fort abrégé aussi, et qui se trouvera parmi les Pièces, explique d'une façon plus complète et plus satisfaisante ce qui vient d'être exposé jusqu'ici et qui le sera dans la suite.

Il reste un monument bien remarquable de l'état des légistes séants aux pieds des pairs et des hauts barons sur le marchepied de leurs bancs, depuis même que les parlements sont devenus ce qu'on les voit aujourd'hui. Ils n'avaient qu'une chambre pour leur assemblée, qu'on appelle la grand'chambre depuis qu'il y en a eu d'enquêtes, requêtes, tournelle, etc., qui sont nées de cette unique chambre. On y voit encore les hauts sièges qui étaient le banc des pairs et des hauts barons, et des bas sièges qui étaient le marchepied de ce banc sur lequel les légistes s'asseyaient; d'un marchepied ils en ont enfin fait un banc tel qu'on le voit aujourd'hui, et de ce banc après ils sont montés aux hauts sièges. Voilà le commencement des usurpations que l'art d'un côté, l'incurie et la faiblesse de l'autre, ont multipliées à l'infini. Mais, nonobstant celle-là, la magistrature devenue ce qu'on la voit n'a osé prétendre encore monter aux hauts sièges aux lits de justice . Le chancelier même, bien que second officier de la couronne, le seul qui ait conservé le rang et les distinctions communes autrefois à tous, et chef de la justice mais logiste et magistrat, y est assis dans la chaire sans dossier aux bas sièges, tandis que non seulement les pairs, mais que tous les autres officiers de la couronne, sont assis aux hauts sièges des deux côtés du roi.

Enfin l'assemblée du parlement dont les membres légistes étaient devenus à vie, comme on vient de l'expliquer, devint de toute l'année, et sédentaire à Paris, par la multiplicité toujours croissante des procès et l'introduction des procédures. Les pairs, qui y conservèrent leur droit et leur séance, y jugeaient quand bon leur semblait, comme ils font encore aujourd'hui; et de là ce premier parlement et plus ancien de tous, a pris le nom de cour des pairs, qui est devenue le modèle des autres parlements que la nécessité des jugements de procès multipliés à l'infini a obligé les rois d'établir successivement dans les différentes parties du royaume, avec un ressort propre à chacun, pour le soulagement des sujets.

Un lieu destiné à cette assemblée, où les pairs se trouvaient quand il leur plaisait, lieu dans la capitale et dans le palais de nos rois, devint le lieu propre et naturel pour les affaires majeures et les grandes sanctions du royaume, et c'est de là encore qu'il a usurpé le nom de cour des pairs. Je dis usurpé parce qu'il ne lui est pas propre, et que, partout où il a plu à nos rois d'assembler les pairs pour y juger des affaires majeures, ou faire les sanctions les plus importantes, son cabinet, une maison de campagne, un parlement autre que celui de Paris, tous ces lieux différents ont été pour ce jour-là la cour des pairs; et de cela beaucoup d'exemples depuis que le parlement de Paris s'en est attribué le nom.

Tels étaient les légistes, tels sont devenus les parlements, dont l'autorité s'est continuellement accrue parles désordres des temps qui ont amené la vénalité des offices et les ont après rendus héréditaires par l'établissement de la paulette, à la fin ont multiplié à l'infini les cours et leurs offices.

Il faut revenir maintenant à l'examen de la parité des anciens pairs, quant à la dignité, aux fonctions nécessaires, au pouvoir législatif et constitutif, avec les pairs modernes jusqu'à ceux d'aujourd'hui, et pour cela se défaire des préventions d'écorce qu'on trouve si aisément et si volontiers dans leur disparité si grande de naissance, de puissance et d'établissements, mais qui ne conclut quoi que ce soit à l'égard de la dignité en elle-même, et de tout ce qui appartient à la dignité de pair.

Pour s'en bien convaincre on n'a qu'à parcourir l'histoire, et en exceptant les temps de confusion et d'oppression de l'État, tels que les événements où il pensa succomber sous les bouchers, l'université, etc., du temps de Charles VI, plus haut pendant la prison du roi Jean, en dernier lieu sous les efforts de la Ligue, et voir s'il s'est jamais fait rien de grand dans l'État, sanctions, jugements de causes majeures, etc., sans la convocation et la nécessaire présence et jugement des pairs, depuis l'origine de la monarchie jusqu'aux renonciations respectives de Philippe V et des ducs de Berry et d'Orléans aux couronnes de France et d'Espagne sous le plus absolu de tous les rois de France, le plus jaloux de son autorité, et qui s'est le plus continuellement montré, en grandes et en petites choses, le plus contraire à la dignité de duc et pair, et le plus soigneusement appliqué à la dépouiller. Les preuves de ce très court exposé sont éparses dans toutes les histoires de tous les temps, et on y renvoie avec assurance ici, où ce n'est pas le lieu d'en faire des volumes en les y ramassant. Le sacre seul, et la juste et sage déclaration d'Henri III en faveur des princes du sang qui les rend tous pairs nés à titre de leur naissance, fourniraient une foule de démonstrations.

Les pairs ecclésiastiques en sont une vivante à laquelle il n'est pas possible encore de se dérober. On a vu comme les grands bénéfices se sont établis, et comment les prélats, devenus grands seigneurs par la libéralité des rois et de leurs grands feudataires, sont devenus grands seigneurs, et quelques-uns grands feudataires eux-mêmes. L'Église, à l'ombre de l'ignorance et de la stupidité des laïques, s'accrut lors au point de se revêtir de toute la puissance temporelle par l'abus et la frayeur de la spirituelle. On ne peut attribuer à d'autres temps l'origine inconnue de la pairie attachée en titre de duché aux sièges de Reims, Laon et Langres; et de comté à ceux de Beauvais, Châlons et Noyon. Voilà donc six pairies ecclésiastiques sans érection, comme les duchés de Bourgogne, Normandie et Guyenne, et les comtés de Toulouse, de Flandre et Champagne; toutes douze en mêmes droits et fonctions quant à la dignité, et, nonobstant la distance, sans mesure de naissance et de puissance entre les six laïques et les six ecclésiastiques, en même rang, distinctions, égalité. Ces six prélats n'étaient pas différents de leurs successeurs jusqu'à nous, et s'ils cédaient le pas aux six laïques, c'était à raison d'ancienneté, puisque tout était entre eux parfaitement et entièrement égal. Excepté Reims et Beauvais, et encore qu'était-ce en comparaison des pairs laïques de Bourgogne, etc., il n'y a guère, à la dignité près, de plus petits-sièges que les quatre autres, et on peut avancer: aucun qui ne vaille Laon et Noyon. Néanmoins, quand les seigneurs eurent rappris à lire et repris leurs sens, et leurs vassaux à leur exemple, ils revendiquèrent les usurpations de l'Église, et quoiqu'elle conservât le plus qu'elle put des conquêtes qu'elle avait faites sur la grossièreté des laïques, elle demeura comme dépouillée, en comparaison de ce qu'elle s'était vue en puissance et en autorité. Il n'y eut que ces six sièges qui, en perdant les abus ecclésiastiques, se conservèrent dans l'intégrité de leur rang, de leurs fonctions, du pouvoir législatif et consultatif, à la tête des plus grands, des plus puissants et des plus relevés seigneurs du royaume, uniquement par le droit de leur pairie.

Il n'y a pas même eu quelquefois jusqu'à des cérémonies tout à fait ecclésiastiques où leur pairie leur a donné la préférence, comme il arriva à la procession générale de tous les corps faite à Paris en actions de grâces de la délivrance de François Ier. L'archevêque de Lyon y était avec sa croix devant lui, comme reconnu par Sens dont Paris était lors suffragant. L'évêque de Noyon prétendit le précéder. La préséance lui fut adjugée par arrêt du parlement comme étant pair de France. Il en jouit, et l'archevêque de Lyon céda et assista à la procession.

Dans ces anciens temps où ces anciennes pairies laïques sans érection subsistaient encore, au moins les plus puissantes, et possédées par les plus grands princes, tels que les ducs de Bourgogne, les rois d'Angleterre, etc., ces six pairies ecclésiastiques n'étaient pas plus considérables en terres et en revenus qu'aujourd'hui; et les évêques de ces sièges, dont on a la suite, ne l'étaient pas plus en naissance ni en établissements que le sont ceux d'aujourd'hui, et s'il y a eu quelques cardinaux et quelques autres du sang royal ou de maisons souveraines à Reims et à Laon, cela n'a été que rarement, et bien plus rare ou jamais dans les autres sièges; et toutefois on voit ces six évêques en tout et partout égaux en rang, en puissance, et autorité législative et constitutive dans l'État, et ces autres pairs si grands par eux-mêmes, et si puissants par leurs États, en usant avec eux et comme eux, sans la moindre différence, de l'autorité du pouvoir, du rang des séances, assistances et jugements des causes majeures et usage du même pouvoir législatif et constitutif pour les grandes sanctions du royaume, avec eux et comme eux sans aucune ombre de différence, pareils en tout ce qui était de la dignité et de l'exercice de la pairie et aussi en rang, quoiqu'en tout d'ailleurs si entièrement disproportionnés d'eux. C'est une suite et une chaîne que les histoires présentent dans tous les temps les plus reculés jusqu'à nous, et qui montre en même temps quels étaient ces évêques, quant à leur personne, par la suite qu'elles en offrent; tandis que, quant à ce qui ne regarde que l'épiscopat, ils n'avaient pas plus d'avantages que tous les autres évêques de France, où, dans ces siècles et longtemps depuis, l'autorité des métropolitains était pleinement exercée sur leurs suffragants. Par quoi il demeure évident que la naissance et la puissance par la grandeur de l'extraction et de la dignité personnelle, par le nombre et l'étendue des États et des possessions, l'autorité, le degré, la juridiction ecclésiastique, sont accessoires, totalement indifférents à la dignité, rang, autorité, puissance, fonctions de pair de France, laquelle a de tout temps précédé les plus grands personnages du royaume en extraction, étendue de fiefs et d'États laïques, et les métropolitains les plus distingués, comme il s'est continuellement vu dans ces évêques. Conséquemment comme il sera encore éclairci plus bas, que les pairs nouveaux et qui ont une érection à l'instar de ces premiers qui n'en ont point que l'on connaisse, et qui ont été érigés pour les remplacer, et de là pour en augmenter le nombre, et qui ont tous joui très constamment, quant à cette dignité, de tout ce qui vient d'être dit de ces premiers, ont été pairs comme eux en toute égalité quant à tout ce qui appartient à pairie, et de main en main jusqu'à nous, dont la naissance et les biens ne sont pas inférieurs à ces six pairs ecclésiastiques dans tous les temps.

La brièveté sous laquelle gémit nécessairement une matière si abondante, forcément traitée en digression, me fera supprimer une infinité de passages existants par lesquels on voit ce que nos rois pensaient et disaient de la dignité et des fonctions de pairs, tant dans les érections des pairies qu'ils faisaient, qu'ailleurs, pour n'alléguer qu'un passage de Philippe le Bel du temps duquel ces anciens pairs de Bourgogne, etc., étaient dans tout leur lustre personnel de grandeur, d'extraction et de puissance terrienne, si différent de l'état personnel des évêques-pairs d'alors et d'aujourd'hui. C'est d'une lettre de Philippe le Bel, de 1306, au pape, qui existe encore en original aujourd'hui, par laquelle il le prie de remettre à leur prochaine entrevue le choix d'un sujet pour remplir le siège de Laon vacant. In Laudunensi Ecclesia, lui dit-il, quam licet in facultatibus tenuem, intra ceteras nostri regni utpote paritate seu paragii regni ejusdem dotatam excellentia, nobilissimam reputamus, ejusque honorem, nostrum et, regni nostri proprium arbitranmur.... Personam praefici cupientes, quae honoris regii et regni zelatrix existat, et per quam praefata Ecclesia debitis proficiat incrementis urgente causa rationabili, Sanct. Ap. attentis precibus, supplicamus… per quam etiam sicut nobis et status nostri regni expedire conspicimus regimen ipsius paritatis seu paragii, quod est honoris regii pars non modica, poterit in melius augmentari, etc. Les paroles de cette lettre, soit dans leur tissu, soit séparément considérées, sont si expresses qu'elles n'ont besoin d'aucun commentaire pour les faire entendre ni valoir. Ce texte est si remarquable que l'exprimer ce serait l'affaiblir. Il n'y a pas un mot qui ne porte, et qui ne montre ce qui est dit ci-dessus avec la plus lumineuse clarté. Le voici en français. On y voit du même coup d'œil la petitesse et plus que la médiocrité du siège de Laon, si on en excepte la pairie, en même temps l'excellence de cette dignité qui rend cette Église la plus noble et la plus excellente de toutes, dont l'honneur est réputé l'honneur même du roi et du royaume, desquels il est partie principale, et dont l'augmentation du temporel est regardée comme importante au roi et à l'État, qui, à cet effet, supplie instamment le pape, etc., et qui juge le choix d'un évêque pour cette Église d'une conséquence si importante pour lui et pour son royaume, et nomme cet évêché-pairie, par deux fois apanage .

Quoi de plus exprès pour prouver l'extrême disparité de puissance terrienne et de dignité personnelle d'une part; et de l'autre la plus entière identité, quant à la dignité de la pairie et à tout ce qu'elle renferme, entre celle de Laon et ces grandes, anciennes et ces premières; entre un sujet encore inconnu et ces anciens et premiers pairs de France; conséquemment la futilité de se frapper de disparité quant à tout ce qui est de la pairie, fondée sur tout ce qui lui est entièrement étranger, comme l'extraction, la puissance terrienne, la souveraineté; et, pour s'en mieux convaincre encore, s'il est possible, il faut ajouter qu'en ces temps reculés, c'est-à-dire les 19 et 26 février 1410, le procureur général du roi fit proposer, en la cause de l'archevêque et archidiacre de Reims, suivant l'ancienne comparaison de saint Louis, que les « pairs furent créés pour soutenir la couronne, comme les électeurs pour soutenir l'empire, par quoi on ne doit souffrir qu'un pair soit excommunié, parce que l'on a à converser avec lui pour les conseils du roi, qui le devrait nourrir s'il n'avait de quoi vivre, si est-ce la différence grande entre lesdits pairs et les électeurs de l'empire qui font l'empereur, et lesdits pairs ne font le roi, lequel vient de lignée et plus proche degré. »

Il serait difficile de déclarer le pouvoir législatif et constitutif des pairs avec plus de clarté et d'énergie que le fait ce passage. La comparaison est empruntée de saint Louis par le procureur général en jugement, qui, de peur de l'affaiblir, a soin de prévenir l'exception si naturelle de l'élection des empereurs par les électeurs que les pairs ne font point de nos rois, qui viennent à la couronne par un droit héréditaire attaché à l'aîné de leur auguste race. Il s'agissait de l'excommunication, qui, dans ces temps-là, faisait trembler les souverains et les plus grands d'entre les sujets, et qui ébranlait la fermeté des trônes. Un excommunié, de quelque rang qu'il fût, était interdit de tout, jusqu'au conseil et au service. Quiconque lui parlait encourait par cela seul la même excommunication. Les rois de France, fils aînés de l'Église et fondateurs de la grandeur temporelle des papes et de leur siège, se prétendaient exempts d'encourir l'excommunication. Les conseillers qui se choisissaient dans leurs affaires, c'est-à-dire leurs ministres, ne prétendaient pas participer à cette exemption. Le procureur général, conservateur né des droits de la couronne, n'en fait pas la moindre mention. Mais les conseillers nécessaires, ceux qui par leur pairie, exerçaient de droit le pouvoir législatif et constitutif pour les grandes sanctions du royaume avec le roi, eux du concours desquels ces sanctions ne pouvaient se passer pour avoir force de loi, ni les causes majeures des grands fiefs, ou de la personne des grands et immédiats feudataires, pour être validement jugées et d'une manière définitive, parties essentielles et intégrantes de la couronne, du commerce desquels ils n'était pas possible de se passer pour tout ce qui concernait l'État, ceux-là seuls ne pouvaient être excommuniés, ni eux-mêmes, ni pour avoir traité avec un excommunié.

Voilà la différence essentielle des ministres des rois à leur choix et volonté, d'avec les ministres nés par fiefs et dignité de pairie, ministres indispensables du royaume, comparés par saint Louis aux électeurs de l'empire, non au droit d'élection des empereurs dans un royaume héréditaire, mais au droit égal, pareil et semblable des électeurs dans l'empire et des pairs de France en France, où l'empereur ni le roi ne pouvaient faire loi, sanction, décision de cause majeure sans leur intervention et leur avis, qui donnaient seuls force de loi ou d'arrêt souverain à la sanction ou à la décision de la cause majeure.

Et sur qui le procureur général s'explique-t-il de la sorte? Sur l'exemption de droit de l'excommunication si étendue, si reconnue, si redoutable alors par les plus grands, sur une exemption nécessaire et d'un droit inhérent à la couronne; c'est sur un pair de France comme pair de France, quoique pair de France à titre de son siège, c'est-à-dire à un titre qui, sans le respect de la pairie qui y est unie, serait, comme évêque, plus en la main du pape et plus soumis à ses censures que nul autre, sur un pair de naissance incertaine, puisque c'est un évêque, si loin de l'extraction héréditaire de ces grands princes et souverains revêtus de pairie, sur un pair qui n'a de commun avec eux que la dignité de pair, et qui, en proportion de l'étendue des fiefs et de la puissance territoriale, ne serait à peine que l'aumônier et le domestique de ces grands et puissants pairs, et toutefois par cette dignité commune avec eux, le même qu'eux, égal en tout à eux, pareil à eux en droits, en rang, en pouvoir législatif et constitutif, en assistance nécessaire aux grandes fonctions de l'État, et par cela même aussi inviolable qu'eux, et aussi affranchi, par le même et commun droit, de pouvoir être excommunié, même son archidiacre agissant pour lui et par ses ordres.

Le procureur général achève de démontrer combien la grandeur de la dignité de pair si parfaitement semblable, égale, pareille en tout à celle de ces grands et puissants pairs laïques, est indépendante de cette grandeur et de cette puissance purement personnelle, lorsqu'il ajoute que « si un pair de France n'avait pas de quoi vivre, le roi serait obligé de le nourrir. » On s'espacerait en vain à prouver qu'il est jour lorsqu'on voit luire le soleil, on s'efforcerait de même en vain, après des démonstrations si transcendantes, à vouloir prouver que les pairs les plus pauvres, les plus dénués d'États et de puissance territoriale, les plus éloignés de l'extraction illustre de ces grands et puissants pairs, même souverains, sont leur compairs en tout ce qui est de la dignité, rang, honneurs, grandeurs, facultés, puissance, autorité, fonctions de leur commune dignité de pairs de France, conséquemment qu'en cela même les pairs d'aujourd'hui sont en tout et partout pairs, tels que ces anciens pairs, d'ailleurs si supérieurs sans comparaison à eux, puisque l'archevêque de Reims, l'évêque de Laon et les quatre autres tels dans les anciens temps qu'on les voit aujourd'hui, ont été sans difficulté égaux en dignité, rang, fonctions, autorité, puissance législative et constitutive, en un mot, pareils en tout et parfaitement compairs des ducs de Bourgogne, de Normandie, etc., et compairs aussi des pairs érigés depuis dans tous les temps jusqu'à nous, et les uns et les autres sans aucune diminution de ce qui appartient à la dignité de pair de France, quoique si dissemblables en naissance et puissance, et en attributs extérieurs étrangers à la pairie, à ces anciens pairs, si grands, si puissants, et quelques-uns rois et souverains.

Les noms si magnifiques lesquels les rois dans leurs diverses érections de pairies, et dans nombre d'autres actes, et les magistrats dont la charge est de parler pour eux et en leur nom, donnent dans tous les siècles aux pairs de France, sont une autre preuve de tout ce qui a été avancé de la grandeur et des fonctions du rang et de l'être des pairs de France, comme tels et indépendamment de toute autre grandeur étrangère à cette dignité en ceux même qui l'ont possédée. Tout y marque le premier rang dans l'État, et ce pouvoir inhérent et nécessaire en eux seuls, de faire avec le roi les grandes sanctions du royaume et de juger les causes majeures. On les voit sans cesse nommés, « tuteurs des rois et de la couronne; grands juges du royaume et de la loi salique; soutiens de l'État; portion de la royauté; pierres précieuses et précieux fleurons de la couronne; continuation, extension de la puissance royale; colonnes de l'État; administrateurs, modérateurs de l'État; protecteurs et gardes de la couronne (expression de l'avocat général Le Maître en un lit de justice de 1487); le plus grand don et le plus grand effort de la puissance des rois » (comme l'a encore dit et reconnu Louis XIV en propres termes); on ne finirait point sur ces dénominations dont l'énergie épuise toute explication, et qui est la plus expresse sur la grandeur du rang, sur l'exercice du pouvoir législatif et constitutif, et sur l'identité de pairies et de pairs de tous les siècles et de tous les temps, puisque ces expressions n'en exceptent aucuns, et qu'elles ne sont que pour les pairs, comme tels, par la dignité de leur pairie, sans qu'il soit question en eux d'aucune autre sorte de grandeur, et ce serait tomber en redites, moins supportables en une digression qu'ailleurs, que s'étendre en preuves sur une chose si claire et si manifeste.

On se contentera de remarquer que les temps de ces expressions étaient encore exacts et purs sur ce qu'on voulait faire entendre. Il n'y avait que la vérité qui portât nos rois et leurs organes à un langage si magnifique; toute exagération, au moins en actes publics et portant le nom du roi, était encore heureusement inconnue; rien que de vrai, d'exact, de légitime, n'y était donné à personne, et personne n'avait encore osé y prétendre au delà; rien n'y était donc inséré par flatterie, par faveur, par faiblesse, rien pour fleur, pour éloquence, pour l'oreille, tout pour réalité effective, existante, tout à la lettre pour vérité, exactitude, usage; et ce n'est que bien des années depuis que la corruption a commencé à se glisser dans les actes, les prétentions à y primer, la faiblesse à y mollir, et finalement ce n'est guère que de nos jours que ceux qui obtiennent des patentes y font insérer tout ce qui leur plaît de plus faux et de plus abusif à leur avantage, encore personnel et non de la dignité ou de l'office qui leur est accordé par la patente. Ainsi les érections ne se sont expliquées qu'avec justesse, et les magistrats parlant au nom du roi et sous leur autorité, devenus responsables en leur propre nom aux rois et aux tribunaux de leurs expressions et de leurs qualifications, se seraient bien gardés de s'éloigner de la justesse, de la vérité, de la précision la plus exacte, que les tribunaux ne leur auraient pas passé, et dont les rois leur auraient fait rendre un compte rigoureux, s'agissant surtout de termes et d'expressions si intéressant leur personne et leur couronne, si ces termes et ces expressions n'avaient pas contenu l'ingénuité et la vérité la plus consacrée, la plus existante et la plus scrupuleuse.

Il est fâcheux d'allonger tant une digression; il le serait encore plus, sinon de ne pas tout dire, puisque cela est bien éloigné d'être possible ici, mais de ne pas montrer au moins et indiquer, pour ainsi dire, ce qu'il est essentiel de ne laisser pas ignorer.

Tout apanage n'est pas pairie, mais toute pairie est tellement apanage, qu'on voit que pairie et apanage sont comme synonymes dans la lettre citée de Philippe le Bel sur l'évêché de Laon, où cela est et se trouve par deux fois. Or nulle différence d'étendue, ni de puissance de fief entre la pairie de Laon et toutes les pairies d'aujourd'hui, ni de grandeur personnelle de l'évêque de ce siège à des pairs d'aujourd'hui.

Cette vérité d'apanage n'a jamais été contestée. Louis XI, si jaloux de sa couronne et de tout ce qui y appartenait, déclare nettement en 1464, en l'érection d'Angoulême: Que de toute ancienneté les pairs tiennent leurs pairies en apanages ; et pour couper court là-dessus d'une manière invincible, il ne faut que jeter les yeux sur l'érection d'Uzès.

Uzès est une terre ordinaire, son seigneur est seigneur ordinaire; ce n'est ni l'Anjou ni un fils de France, etc. C'est une pairie et un pair de France qui, par son fief ou son personnel n'a rien que d'autres pairs existants et postérieurs à lui n'aient pas, et on ne peut s'attacher à son égard à cette écorce étrangère à la pairie, dont l'éclat éblouit dans ces anciens pairs si grands en naissance et en puissance, et qui sert à tromper ceux qui, ne faisant de ce total qu'une seule chose, voudraient mettre de la différence jusque dans la dignité de pairs et ses attributs, entre ces pairs si grands par eux-mêmes et leurs compairs d'aujourd'hui. L'érection d'Uzès manifeste bien expressément l'égalité parfaite, en dignité de pairie et tout ce qu'elle emporte, dans les pairs d'aujourd'hui, avec ces anciens pairs d'ailleurs si dissemblables à eux par des grandeurs et une puissance étrangère à leur dignité de pair de France, et qui leur était purement personnelle. Uzès par son érection est donné en apanage au duc d'Uzès, à quoi elle ajoute ces termes: « Qu'avenant, à faute de mâle, réversion de cette pairie à la couronne, ledit duché-pairie pourra tenir lieu d'une partie d'apanage pour les derniers enfants de France, et être convenable à leur grandeur et dignité. »

Je ne sais quelle expression pourrait être employée pour être plus positive que celle-ci. Uzès érigé en duché-pairie est donc par cela seul devenu apanage, et apanage convenable aux derniers enfants de France, convenable, dis-je, à leur grandeur et dignité, si, à faute de mâle, Uzès retourne à la couronne. Ainsi rien d'oublié ni pour la qualité et l'essence d'apanage, ni pour la dignité d'un apanage, puisqu'il est déclaré convenable à la grandeur et à la dignité des fils de France. Il n'y a pas d'apparence qu'on puisse objecter qu'il est dit dans l'érection, pour partie d'apanage, puisqu'il ne peut être partie d'apanage qu'il ne soit apanage par essence, et d'essence à être convenable à la grandeur et à la dignité des fils de France. Mais pourquoi partie d'apanage? c'est que le duché d'Uzès qui a toute la dignité convenable à la grandeur d'un fils de France, n'a ni l'étendue ni le revenu qui puisse suffire à former tout son apanage, comme en plus grand le duché de Chartres, etc., sont, non l'apanage, mais une partie de l'apanage qui fut formé à Monsieur frère de Louis XIV, et ainsi de ceux de tous les fils de France. Et il faut dire des apanages de ces princes ce qui a été démontré des anciens pairs, dont la grandeur personnelle a été étrangère à leur dignité de pair de France, et à tout ce que cette dignité emporte. Aussi un apanage de fils de France est apanage, mais il a des extensions étrangères à l'apanage, comme des revenus, des présentations d'offices et de bénéfices, des droits et des dispositions de commissions qui ne viennent pas de l'apanage, qui ne sont pas apanage, mais qui sont personnellement attribués à ces princes pour la grandeur de leur naissance et pour l'entretien de leur cour : toutes choses personnelles à ces princes, et tout à fait étrangères à la nature et qualité propre de l'apanage.

Enfin il résulte bien nettement que les pairies de France ont toujours été données aux pairs et possédées par eux dans tous les siècles jusqu'à aujourd'hui, en apanage, et comme les propres apanages des fils de France, et cette chaîne, plus d'une fois citée, se perpétue ainsi de siècle en siècle jusqu'à nos jours pour la dignité, le rang, l'essence, les fonctions de pairs de France de tous les âges comme tels, indépendamment de la disparité de personne, de puissance et d'extraction; sur quoi encore les ducs d'Uzès fourniraient des preuves les plus transcendantes en rang, droits, etc., si on avait loisir de s'y arrêter ici.

Mais pour ne rien retenir qui puisse laisser la plus petite couleur aux cavillations les plus destituées même d'apparence, il faut dire que les érections postérieures à celle d'Uzès portent pour la plupart une dérogation à la réversion à la couronne de la terre érigée à faute d'hoirs, et cette clause y est conçue avec tant d'indécence qu'elle porte que: sans cette dérogation l'impétrant n'aurait voulu accepter l'érection. Toute exception de loi la confirme. La maxime n'est pas douteuse; or il ne peut y avoir une exception de loi plus précise que celle-ci, puisqu'elle est non seulement claire, précise, formelle, mais puisqu'elle va jusqu'à en exprimer une cause et une raison même très indécente.

Il est donc vrai que la loi y est nettement confirmée par cette expression même, et que toutes les pairies dans l'érection desquelles elle se trouve ne sont dissemblables en rien à toutes celles où elle ne se trouve pas; conséquemment que toutes sont entièrement pareilles, semblables, égales, et les mêmes par leur nature, et que ce [que] Philippe le Bel et Louis XI, pour se contenter ici des citations qu'on y a vues, ont dit du pair et de la pairie de Laon, est dit et se trouve parfaitement et pleinement véritable de tous les pairs et de toutes les pairies d'aujourd'hui; d'où il résulte d'une manière invincible que tout ce qui a été dit, tenu et vu des premiers et plus anciens pairs sous quelque nom qu'ils aient été connus d'abord, des premiers et plus anciens pairs dont on n'a point d'érection, des premiers et plus anciens pairs érigés après eux, et de leurs pairies, se peut et se doit dire des pairs de tous les temps et de leurs pairies jusqu'à aujourd'hui, quant à la dignité de pair et de pairie de France, et tout ce qu'elle emporte de rangs, droits, pouvoir législatif et constitutif, sans exception, sans distinction, sans différence, sans partage, en un mot dans tous les temps compairs en tout, indépendamment de la grandeur personnelle d'extraction et de puissance étrangère à la dignité, commune entre eux tous, de la pairie de France, dont l'identité en eux tous se suit d'âge en âge, sans la plus légère interruption de tout ce qui y appartient.

Qu'il y ait des apanages ou plutôt des parties d'apanages qui ne soient pas pairie de France, car il y a eu peu d'apanages entiers donnés à des fils de France qui n'eussent point de pairie, qu'il y ait des terres réversibles à la couronne inféodées sous cette condition qui ne soient point pairies ni apanages, ce sont choses entièrement étrangères à ce que l'on traite ici, et qui n'y portent pas la moindre influence. On ne s'est proposé que de montrer que les pairies d'aujourd'hui, non quant à l'étendue de fief et à sa puissance, que les pairs d'aujourd'hui, non quant à la grandeur de l'extraction et des possessions, mais quant à la dignité de pair et à l'essence de la pairie et à tout ce qui y appartient, sont égaux, pareils et compairs en tout et partout, sans différence, exception ni dissemblance aucune, aux pairs de tous les temps, et leurs pairies aux leurs; que ces pairies nouvellement érigées le sont sur le modèle de toutes les précédentes; qu'elles sont par nature apanage, et réversibles à la couronne, dont l'essence, au dire de nos rois sur celle d'Uzès, est assez majestueuse pour être convenable à devenir apanage des fils de France, convenable, dis-je, à leur grandeur et dignité; qu'exception de loi la confirme; que Laon pour les temps les plus reculés, Uzès pour les nôtres, n'ont rien d'extérieur, même d'étranger à la pairie et aux pairs d'aujourd'hui, et que conformes en tout, quant à la dignité de pair, à ceux de tous les temps, tous ceux d'aujourd'hui ont avec eux et ceux de tous les âges une pareille, semblable et entière conformité.

Or qu'est-ce qu'un apanage? Le voici en deux mots. Dans les plus anciens temps, le royaume de France se partageait en autant d'États souverains et indépendants que nos rois laissaient de fils, souvent même de leur vivant. Le désordre et l'affaiblissement qui résulta de ces partages en corrigèrent, et le fils aîné du roi succéda à la totalité du royaume. Alors nos rois se trouvèrent à l'égard de leurs puînés dans la même nécessité que les particuliers de pourvoir à leur subsistance, et des enfants qui naîtraient d'eux. Nul patrimoine sur quoi la prendre, puisque celui des rois est réuni à la couronne s'ils en ont lorsqu'ils y viennent, et s'il leur arrive des héritages depuis qu'ils y sont parvenus, ces héritages y sont pareillement et de droit réunis. Il faut donc que les fils de la couronne soient nourris et pourvus par la couronne, c'est-à-dire des biens de la couronne; et comme les biens de la couronne sont par cela même inaliénables, la portion des biens qui leur est donnée ne leur est que prêtée, c'est-à-dire qu'ils n'en peuvent disposer, mais en jouir eux et leurs descendants de mâles en mâles, pour, à faute enfin de mâle, retourner à la couronne, et c'est ce qui est connu sous le nom d'apanage.

De là il est aisé de conclure de quelle dignité est un bien donné en apanage, puisqu'il brille d'un rayon de la couronne même, qui se répand sur son possesseur; et quel nouveau jour donne à ce qui a été dit jusqu'ici de la dignité de pair et de la pairie de France, des noms donnés aux pairs, etc., ce qu'on a cité de nos rois qui déclarent en divers temps que pairie et apanage sont synonymes, et que de tous les temps les pairies sont apanages, et récemment encore du duché d'Uzès. Enfin, il faut ajouter à cette réflexion naturelle ce que nos rois jusqu'à Louis XIV inclusivement ont dit des pairs et des pairies, et leur aveu que c'est le plus grand effort de leur puissance et ce qu'ils peuvent faire et donner de plus grand. Cela est dit par eux indépendamment de la qualité d'apanage inhérente, comme on l'a vu, par nature à la pairie. Joignant ensemble l'idée qui naît de la réunion de ces deux choses en la même, quelle splendeur et quelle majesté! Aussi nos rois n'ont-ils pu faire plus pour leurs fils puînés et pour leurs frères jusqu'à aujourd'hui, ni pour les princes de leur sang, quoique si singulièrement grands par le majestueux effet qu'ils reçoivent de la loi salique, que de les faire et déclarer tous pairs de France par le droit de leur naissance auguste, sans avoir même de pairie, et précédant tous autres pairs. C'est ce que fit Henri III, avec d'autant plus de justice qu'il était très indécent que des princes que leur naissance appelait à la couronne, le cas en arrivant, fussent précédés par les aînés des branches cadettes à la leur, qui ne pouvaient succéder qu'après eux, et par des pairs qui pouvaient devenir leurs sujets sans à voir eux-mêmes aucun droit de succession à la couronne.

Si, au lieu d'une digression forcée, et par là même si nécessairement abrégée qu'elle en est comme mutilée, c'était ici un traité, l'occasion deviendrait toute naturelle de parler des ducs non pairs vérifiés au parlement, et apprendre à bien des gens qui se persuadent qu'ils sont de l'invention du feu roi, que cette dignité est connue, dès 1354 au moins, distinctement, par l'érection du duché de Bar en faveur de Robert, duc de Bar, dont la maison est connue dès l'an 1044 par Louis, comte de Montbéliard, de Mouson et de Ferrette, qui eut le comté de Bar par son mariage avec Sophie, deuxième fille de Frédéric II, duc de la haute Lorraine, et de Mathilde de Souabe dont la postérité prit le nom de Bar, et dont le dixième descendant, Robert, épousa en 1364 Marie, fille de notre roi Jean et de Bonne de Luxembourg.

Il en eut Henri, Philippe, Édouard, Louis, Charles et Jean, et quatre filles, dont Yolande fut l'aînée. Henri fut père de Robert qui mourut sans enfants, comme tous ses oncles, et fut comme le dernier de cette maison. Louis fut évêque-duc de Langres, évêque-comte de Châlons, et évêque de Verdun, et cardinal: il survécut tous ses frères et son neveu. Yolande, l'aînée de ses sœurs, épousa Jean d'Aragon, fils de Pierre IV, roi d'Aragon, et d'Éléonore de Portugal. Jean devint roi de Portugal, et Yolande, sa femme, mourut à Barcelone en 1431. Elle laissa, entre autres enfants, Yolande d'Aragon, qui, de son mariage avec Louis II, duc d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, eut le bon roi René, duc d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, auquel Louis, cardinal de Bar, son grand-oncle maternel, duc de Bar et le dernier mâle de sa maison, fit don du duché de Bar. Yolande d'Anjou, fille du roi René, et duchesse de Lorraine par sa mère Isabelle, fille aînée et héritière de Charles Ier, duc de Lorraine, et de Marguerite de Bavière, porta les duchés de Lorraine et de Bar en mariage, en 1444, à Ferry de Lorraine, comte de Vaudemont, son cousin, duquel mariage sont sortis tous les ducs de Lorraine.

Ces ducs, quoique souverains et de maison si distinguée, tinrent tellement à honneur la dignité de ducs de Bar, quoique comme tels vassaux de la couronne de France, qu'ils en prirent les marques qu'ils n'ont quittées que longtemps depuis, et on voit encore sur les portes de Nancy leurs armes ornées du manteau ducal, que j'y ai vues et remarquées moi-même.

Valentinois fut érigé de même sans pairie et vérifié en 1498, pour le fameux César Borgia, si connu par ses crimes et par le feu que, pour son agrandissement, le pape Alexandre VI, dont il était bâtard, alluma tant de fois par toute l'Europe; Longueville en 1505, et d'autres en faveur de princes de la maison de Savoie comme Nemours, et de princes du sang comme Estouteville. On ne s'arrêtera pas à en citer davantage, mais on remarquera qu'il y en a toujours eu depuis en existence, et que Longueville, par exemple, etc., ne se sont éteints que depuis l'érection pareille de La Feuillade et autres par Louis XIV.

Ainsi on voit deux choses: l'antiquité de ces sortes de duchés non pairies vérifiés, et la grandeur de ceux en faveur de qui ils ont été érigés, parmi lesquels, outre Bar, on compte des princes des maisons de Lorraine et de Savoie, des bâtards de France et la maison de Longueville, de très grands seigneurs français et étrangers, et plus que tout cela un prince du sang. Aussi, quant à la dignité des fiefs et de l'apanage, ces duchés sont égalés aux pairies, mais sans office, qui est de plus en la pairie qui donne aux pairs ces grandes fonctions qu'on a touchées, et leur a acquis ces grands noms que les rois leur ont donnés: comme l'état de la dignité de duc vérifié est étrangère à la cause de cette digression, on ne la grossira pas des raisons qui montrent que les ducs vérifiés, et que l'usage nomme héréditaires, sont ce qu'étaient les hauts barons.

Mais pour ne laisser aucune des trois sortes de ducs connus en France sans quelque explication, puisqu'elle se présente si naturellement ici, j'ajouterai un mot des ducs non vérifiés, que l'usage appelle mal à propos à brevet, puisqu'ils n'ont point de brevet, mais des lettres comme les autres qui ne sont point vérifiées, et qui, par conséquent, n'opèrent rien de réel ni de successif, mais de simples honneurs de cour, sans rang et sans existence dans le royaume. C'est à ceux-là seulement que les officiers de la couronne disputent à raison de leurs offices réels et existants dans l'État, contre de simples honneurs de similitude, sans fief ni office, sans caractère, rang, ni existence dans le royaume. C'est encore de ceux-là que le cardinal Mazarin disait insolemment qu'il en ferait tant qu'il serait honteux de l'être et de ne l'être pas, et néanmoins se le fit lui-même.

On est tombé dans la même erreur sur leur origine, qu'à l'égard des ducs vérifiés, on les a crus de l'invention de la minorité de Louis XIV. À la vérité, pour ceux-ci il serait peut-être difficile de les trouver plus haut que François Ier; aussi ne sont-ils rien dans l'État, mais Roannez fut duché de la sorte sous ce règne. On vit ensuite de même Dunois pour la maison de Longueville, Albret en faveur d'Henri, roi de Navarre; Brienne pour Charles de Luxembourg, beau-frère du duc d'Épernon, et quantité d'autres pour de fort grands seigneurs français et étrangers; et de ces ducs non vérifiés il y en a toujours eu jusqu'à présent, et le duc de Chevreuse, grand chambellan, dernier fils du duc de Guise tué à Blois, a été longues années duc de cette dernière sorte avant d'être fait duc et pair.

Les officiers de la couronne n'ont aucune part à la cause de cette digression, et ce serait en abuser que d'en parler ici. Quelque grands que soient leurs offices, dès deux premiers surtout, ils n'ont ni l'universalité ni la majesté de l'office de pair de France, et les preuves n'en sont pas difficiles. Leur office de plus n'est qu'à vie, et de fief comme office de la couronne ils n'en ont point, quoiqu'on trouve des foi et hommage quelquefois rendus à nos rois pour ces offices, mais sans nulle mention de fief.

Ainsi les pairs ont le plus grand fief et le plus grand office qu'un roi de France puisse donner, et dont un vassal, même fils de France, encore plus un sujet, puisse être revêtu. Un duc vérifié a le fief sans l'office, ce qui met une grande distinction du pair à lui, et de lui à l'officier de la couronne qui n'a qu'un office et à vie, et sans fief, mais office très inférieur en tout à celui de pair de France, tellement même que les ducs non vérifiés qui n'ont ni fief ni office, rien de réel dans l'État, qui n'ont que des honneurs extérieurs et l'image des autres ducs dont ils ne sont qu'une vaine et fictive écorce, ne cèdent point à raison de cette image sans réalité qui est en eux, ne cèdent point, dis-je, aux officiers de la couronne, qui n'ont pas comme eux cet extérieur de ressemblance aux autres ducs, quoique vaine. Aussi ne veulent-ils point céder à ces ducs non vérifiés à raison de leurs offices et de ce qu'ils sont réellement dans l'État, tellement que la compétence est entre eux continuelle, et qu'aux cérémonies de cour, car ces ducs non vérifiés n'ont point de places aux autres, ils marchent mêlés ensemble, comme le roi le prescrit, ce qui toujours, en tous les temps, a été réglé de même.

Après avoir montré aussi brièvement qu'il a été possible quelle est la dignité de duc et pair dans tous les âges de la monarchie jusqu'à ceux qui en sont revêtus aujourd'hui, il faut essayer de faire voir aussi ce que c'est que le parlement de Paris et les autres formés sur son modèle, et tâcher de le faire avec la même évidence et la même brièveté, et c'est l'autre partie de la digression indispensable pour faire entendre ce qu'il s'agira ensuite de rapporter.

CHAPITRE XVII. §

Parlement de Paris et les autres sur son modèle. — Leur origine; leur nature; d'où nommés parlements. — Récapitulation abrégée. — Ancien gouvernement. — Légistes. — Conseillers; d'où ce nom. — Légistes devenus juges. — Origine et monument des hauts et bas sièges. — Parlement, par quels degrés prend la forme présente. — Pairs seuls des nobles conservent voix et séance au parlement toutes fois qu'ils veulent en user. — Préséance des pairs en tous parlements; y entrent seuls de nobles avant le roi lorsqu'il y vient, et pourquoi. — Le chancelier seul des officiers de la couronne aux bas sièges aux lits de justice, et n'y parle au roi qu'à genoux, seul d'entre eux non traité par le roi de cousin, et seul de la robe parle et y opine assis et couvert. — Pourquoi toutes ces choses. — Origine de la présidence et de sa prétention de représenter le roi. — Séance des présidents en tout temps à gauche de celle des pairs. — Origine de l'enregistrement des édits, etc., aux parlements; d'y juger les causes majeures, etc., et du titre de cour des pairs affecté par celui de Paris. — Nécessité de la mention de la présence des pairs aux arrêts des causes majeures et aux enregistrements des sanctions. — Origine de la prétention des parlements d'ajouter par les enregistrements un pouvoir nécessaire. — Origine des remontrances, bonnes d'abord, tournées après en abus. — Entreprises de la cour de Rome réprimées par le parlement; ne lui donnent aucun droit de se mêler d'autres affaires d'État ni de gouvernement. — Parlement uniquement compétent que du contentieux entre particuliers; l'avoue solennellement sur la régence de Mme de Beaujeu. — Cour des pairs en tout lieu où le roi les assemble. — Enregistrements des traités de paix faits au parlement uniquement pour raison purement judicielle. — Régence de Marie de Médicis est la première qui se soit faite au parlement, et pourquoi. — Époque de sa prétention de se mêler des affaires d'État et de cette chimère de tuteurs des rois, qui les ont continuellement réprimés à tous ces égards. — Précautions de Louis XIII à sa mort aussi admirables qu'inutiles, et pourquoi. — Régence d'Anne d'Autriche; pourquoi passée au parlement. — Avantages dangereux que la compagnie en usurpe, que Louis XIV réprime durement depuis. — Régence de M. le duc d'Orléans au parlement se traitera en son temps. — Duc de Guise qui fait tout pour envahir la couronne, est le premier seigneur qui se fait marguillier, et pour plaire au parlement, laisse ajouter à son serment de pair le terme de conseiller de cour souveraine. — Dessein du parlement dès lors à l'égard des pairs. — Le terme de conseiller de cour souveraine ôté enfin pour toujours du serment des pairs. — Nécessité d'exposer un ennuyeux détail. — Ordre et formes de l'entrée et de la sortie de séance aux bas sièges. — Présidents usurpent nettement la préséance sur les princes du sang et les pairs à la sortie de la séance des bas sièges. — Ordre et formes d'entrer et de sortir de la séance des hauts sièges. — Séance, aux lits de justice, des pairs en haut qui opinent assis et couverts, et les officiers de la couronne aussi; des présidents et autres magistrats en bas, qui opinent découverts et à genoux, et du chancelier en bas, qui ne parle au roi qu'à genoux, parce qu'il est légiste, mais opine et prononce assis et couvert, parce qu'il est officier de la couronne. — Présidents usurpent d'opiner entre la reine régente et le roi; sont remis à opiner après le dernier officier de la couronne en 1664; ce qui a toujours subsisté depuis. — Changement par entreprise et surprise de la réception des pairs, des hauts sièges où elle se faisait, aux bas sièges où elle est demeurée depuis 1643. — Contraste de l'état originel des légistes dans les parlements avec leurs usurpations postérieures. — Efforts et dépit des présidents en 1664 et depuis. — Novion, premier président, ôté de la place pour ses friponneries, jaloux de l'élévation des Gesvres.

Pour prendre une idée juste de l'essence et de la nature de cette compagnie, il faut se souvenir de ce qui a été dit des légistes, de la façon de rendre les jugements, et des trois corps qui forment la nation; que chacun était jugé par ses égaux; que les grands vassaux jugeaient les leurs, chacun dans son fief avec les principaux feudataires qui en relevaient; et que les grands et immédiats feudataires de la couronne, connus dès la fondation de la monarchie et sous divers noms, enfin pairs de France, jugeaient les grandes causes et les affaires majeures avec le roi, et avec lui exerçaient le pouvoir législatif et constitutif pour les grandes sanctions de l'État; ce que c'était que les hauts barons et les grands prélats, et qu'ils y étaient quelquefois, puis toujours appelés mais personnellement tantôt les uns, tantôt les autres, par le roi, en sorte qu'ils ne tiraient leur droit que de ce que le roi les mandait, ainsi que depuis les officiers de la couronne dont on avait besoin pour ce qui regardait leurs offices, au lieu que les pairs y venaient tous de droit, et que rien ne se pouvait faire sans eux; que les procès se multipliant sans cesse depuis que les fiefs eurent, contre leur originelle nature, passé aux femmes, furent devenus susceptibles de partages, de successions, d'hypothèques, et que les coutumes diverses sur toutes ces choses se furent introduites par usages dans les différentes provinces, que les ordonnances se furent accumulées, ce qui causa la multiplication des parlements aux différentes fêtes, qui duraient huit, dix, quinze jours pour vider ces procès; que saint Louis, qui aimait la justice, considérant le peu de lumière que ces juges si nobles et si occupés de la guerre pouvaient apporter au jugement de tant de questions embarrassées, et de coutumes locales différentes, mit à leurs pieds des légistes pour être à portée d'en être consultés en se baissant à eux, sans toutefois qu'ils fussent obligés de le faire, ni, le faisant, de se conformer à leur avis ignoré de toute la séance, et qu'ils ne disaient qu'à l'oreille du seigneur aux pieds duquel ils se trouvaient assis quand il voulait les consulter, et que c'est de là que ces logistes ont été dits conseillers; que le peuple, esclave par sa nature, peu à peu affranchi, puis devenu en partie propriétaire par la bonté des seigneurs dont ils étaient serfs, forma la bourgeoisie et le peuple, et ceux qui eurent des fonds appelés rotures, parce qu'ils ne pouvaient posséder de fiefs, furent de là appelés roturiers; que de ce peuple affranchi, ceux que leur esprit et leur industrie éleva au-dessus de l'agriculture et des arts mécaniques, s'appliquèrent aux coutumes locales, à savoir les ordonnances et le droit romain, qui demeura en usage en plusieurs provinces après la conquête des Gaules, et y a été depuis toujours pratiqué. Ces gens-là se multiplièrent avec les procès, s'en firent une étude, devinrent le conseil de ceux qui en avaient, et des familles pour leurs affaires. De leur application aux lois, dont ils se firent un métier, ils furent appelés légistes, et saint Louis en appela aux parlements pour s'asseoir sur le marchepied des bancs des juges qui étaient tels qu'on l'a expliqué, pour y être à portée de leur donner à l'oreille les éclaircissements sur ce qu'il s'agitait devant eux, et former leur jugement et leur avis, quand ces seigneurs croyaient en avoir besoin, et se baissaient à eux pour le leur demander. [Il faut se souvenir] que de là les procès se multipliant de plus en plus, et par conséquent ces assemblées pour les juger qui de parler ensemble avaient comme les grandes assemblées pour les causes majeures et pour les grandes sanctions de l'État, et par même raison de parler ensemble, avaient pris le nom de parlement, les seigneurs, tant pairs qui y étaient de droit, que ceux que le roi y appelait nommément, s'excusèrent souvent par l'embarras des guerres ou de leurs affaires; alors la nécessité de vider les procès fit donner voix délibérative en leur absence en nombre suffisant à ces mêmes légistes, qui, profitant de l'absence de vrais juges auxquels la nécessité les faisait suppléer, usèrent des temps, et obtinrent voix délibérative avec eux, mais néanmoins toujours séants à leurs pieds sur le marchepied de leurs bancs.

Voilà comme de simples souffleurs, et consultés à pure volonté, et sans parole qu'à l'oreille des juges seigneurs, ces légistes devinrent juges eux-mêmes avec eux. De là, comme on l'a dit, cette humble séance leur devenant fâcheuse, ils usurpèrent de mettre un dossier entre les pieds des seigneurs et leur dos, puis d'élever un peu ce marchepied du banc des seigneurs qui leur servait de siège, et d'en former doucement un banc. Telle est l'origine des hauts sièges et des bas sièges de la grand'chambre, et après elle des grand'chambres des autres parlements formés dans les provinces sur ce premier modèle, qui tous n'eurent d'abord qu'une seule chambre chacun, qui depuis la multiplication des procès et des juges, ont multiplié les chambres, d'où la première, auparavant unique, a été nommée en toutes [les cours] la grand'chambre, pour la distinguer des autres.

Il faut encore se souvenir que ces parlements, dont les juges légistes changeaient à chaque parlement de Pâques, la Toussaint, etc., et les seigneurs aussi qui n'étaient point pairs, et que le roi y mandait nommément, seigneurs et légistes, durèrent jusqu'aux troubles des factions d'Orléans et de Bourgogne sous Charles VI. Ses fréquentes et longues rechutes, qui ne lui permettaient pas de choisir les membres de ces parlements, en livraient la nomination à celle des deux factions qui lors avait le dessus. Les désordres qui en naquirent firent changer l'usage jusqu'alors observé; et pour ne retomber plus à chaque parlement dans le même inconvénient, il fut réglé que les mêmes membres le demeureraient à vie, et qu'il n'y en serait mis de nouveaux que par mort de ceux qui s'y trouvaient, et que c'est l'époque qui a rendu les légistes juges uniques de fait, parce que, ne s'agissant plus de donner une quinzaine ou trois semaines en passant à juger des procès, les seigneurs et les nobles que les rois y avaient jusque-là nommément appelés à chaque tenue, tantôt les uns, tantôt les autres, ne purent quitter l'exercice des armes, ni leurs affaires domestiques, pour passer leur vie à juger en toutes ces diverses tenues de parlement, se retirèrent presque tous, et laissèrent les légistes remplir leurs places qui n'avaient rien mieux à faire. Parmi eux l'Église y conserva des clercs, d'où sont venus les conseillers-clercs, pour y veiller à ses intérêts, mais de même étoffe que ces légistes, par ce que les évêques et les grands prélats, occupés de leur résidence, souvent de grandes affaires, et même de la guerre, ne purent donner leur temps à ces fréquentes assemblées, et comme la noblesse les abandonnèrent.

Ainsi les légistes devenus juges, et par le fait seuls juges, juges à vie, s'accréditèrent. Les malheurs de l'État et les pressants besoins d'argent engagèrent nos rois à en tirer d'eux, pour d'une fonction à vie en faire des offices, et finalement des offices héréditaires et vénaux. Voilà donc ces juges devenus des magistrats en titre, et ces magistrats, par les mêmes besoins de finances, ont été accrus et augmentés jusqu'à la foule qu'on en voit aujourd'hui, qui peuplent Paris, les provinces sous différents noms, en divers tribunaux supérieurs et subalternes. Enfin le parlement, rendu sédentaire à Paris, agrandit ses membres légistes, et jugeant non plus par convocations diverses dans l'année, mais tout le long de l'année, acquit une dernière stabilité qui en fit une compagnie de magistrats, modèle sur lequel la commodité des plaideurs éloignés, et le nombre des procès accru à l'infini, fit former les autres parlements les uns après les autres; et de là, comme on l'a dit, par le besoin de finances, vint l'idée et l'exécution de tant de créations de tribunaux partout, supérieurs et inférieurs de tant de sortes, et de cette foule d'offices vénaux et héréditaires de la robe.

Les légistes devenus par tous ces divers degrés les seuls qui formèrent le parlement, devenu perpétuel et sédentaire à Paris, et eux officiers en titre vénal et héréditaire, délivrés des nobles qui avaient quitté l'écritoire passagère dès qu'elle devint continuelle, et des ecclésiastiques considérables qui comme les nobles n'y étaient plus appelés par les rois comme avant Charles VI, n'eurent plus que les pairs avec eux, qui de droit et sans y être appelés par les rois, à la différence des hauts barons, des officiers de la couronne, des prélats et des nobles en quelque nombre, et nommément à chaque parlement, et jamais les mêmes, y entraient et y jugeaient toutes les fois qu'il leur plaisait de s'y trouver. C'est de là qu'ils y ont conservé leur entrée et leur voix délibérative toutes les fois qu'ils y veulent prendre séance, tant au parlement de Paris que dans tous les parlements du royaume, où ils précèdent sans difficulté le gouverneur de la province, et l'évêque diocésain, s'ils s'y trouvent avec eux.

De là encore cette différence d'entrer en séance au parlement avant l'arrivée du roi, lorsqu'il y vient; tandis que les officiers de la couronne, et tous autres qu'il plaît au roi de mander pour son accompagnement, ne peuvent entrer en séance qu'à sa suite et après lui, encore que les officiers de la couronne y seoient aux hauts sièges, avec voix délibérative, privativement aux gouverneurs et lieutenants généraux des provinces, et aux chevaliers de l'ordre mandés par le roi, qui seoient en bas, et n'ont point de voix, et c'est un reste de ce qui a été dit de ces anciennes assemblées où les pairs seuls assistaient de droit, longtemps seuls, puis ceux des hauts barons que les rois y mandaient, etc. Et ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'encore que les officiers de la couronne aient leur séance aux hauts sièges, le seul chancelier a la sienne en bas, comme il a été dit plus haut, parce qu'encore qu'il soit le second officier de la couronne, et si considérable en tout, et là même en son triomphe de chef de la justice et de présider sous le roi, il n'est que légiste et maintenant magistrat, et comme tel ne peut avoir séance aux hauts sièges. La même raison le prive de traitement de cousin que nos rois donnent non seulement aux ducs-pairs et vérifiés, mais aussi aux ducs non vérifiés, et à tous les autres officiers de la couronne.

Le parlement ainsi devenu sédentaire et perpétuel toute l'année, les légistes, devenus à vie, puis en titre, et héréditaires, furent non seulement juges et magistrats, mais les seuls qui composèrent le parlement, à l'exclusion de tous autres nobles que les pairs, et comme c'était une cour de justice, destinée aux jugements des procès devenus sans nombre, les pairs ne s'y trouvèrent guère que pour des cas extraordinaires; ainsi ces magistrats, seuls maîtres du lieu, montèrent aux hauts sièges, dont l'usage se soutint insensiblement même en la présence des pairs.

La forme des procédures se multiplia avec les procès, et la chicane, qui la rendit d'abord nécessaire, se nourrit dans la suite de ses diversités, dont l'une et l'autre se multiplia à l'infini, d'où naquit un langage particulier dans les requêtes et dans les arrêts, qui rendit le prononcé de ces derniers difficile souvent aux magistrats moins experts, et à tous autres impossibles. De là le président de l'assemblée continua d'en faire la fonction en présence des pairs, puis en titre, comme les légistes de simples consulteurs étaient devenus magistrats.

De cette présidence en titre et de ce que la justice se rend au nom du roi, vint l'idée de le représenter à celui qui exerçait cet office, puis la prétention qui, à la longue, s'est consolidée, parce que personne n'a pris garde à ce qui en pouvait résulter dans des personnes qui savaient user au point qu'on le voit déjà de l'art de s'accroître et de s'élever.

Dans la suite les autres présidents que le besoin de finance fit créer, et qui, du bonnet particulier qu'ils portaient et qu'ils ont accru jusqu'à ne pouvoir plus le mettre sur leur tête et se contenter de le tenir à la main, ont été connus sous le nom de présidents à mortier, ont prétendu ne faire avec le premier président qu'un seul et même président, ou un seul et même corps de présidence, et conséquemment à lui, être tous ensemble les représentants du roi, et avec le même succès.

Néanmoins avec toute cette représentation prétendue ils n'ont de banc distingué des conseillers qu'en bas, où il n'y a qu'eux qui seoient; car en haut les conseillers seoient de suite après eux sur leur même banc; et tant en haut qu'en bas, ils n'occupent que le côté gauche, et les pairs le côté droit. Lorsqu'il n'y a point de pairs séants, les conseillers l'occupent entier, outre ceux qui sont sur le banc des présidents, qui se sont bien gardés de changer de côté, pour éviter de le céder aux pairs lorsqu'il en vient au parlement. Ces côtés droit et gauche seront encore expliqués plus bas.

Voilà donc les magistrats présidents en titre, et qui exercent la présidence en présence même du Dauphin, du régent quand il y en a, et qui ne la cèdent qu'au chancelier de France, ou au garde des sceaux, quand il y en a un, et que le chancelier ne s'y trouve pas. Ce progrès suivit de fort près l'expulsion des prélats et des nobles.

L'ancienne forme d'être jugé chacun par ses pairs de fief, etc., étant ainsi changée par l'établissement successif des parlements convoqués par le roi en divers temps de l'année, puis peu à peu devenus tels par degrés, de la manière qui vient d'être expliquée, les édits, ordonnances et déclarations des rois ne purent plus être promulgués par les grands feudataires, qui ne tenaient plus de cour de fief. Il fallait toutefois qu'elles fussent connues pour être observées. Elles ne le pouvaient donc plus être que par le moyen des assemblées de ces parlements en différents temps de l'année, convoqués par les rois; et par leur changement en parlement fixe, sédentaire, continuel, par ce tribunal; et dans la suite par les autres parlements, chacun pour leur ressort, qui furent érigés à l'instar de celui de Paris dans les différentes provinces, pour le soulagement des plaideurs et l'expédition des procès.

De là vint l'usage de juger les causes majeures et de promulguer les grandes sanctions au parlement de Paris, d'abord unique, puis devenu le premier, séant dans la capitale, et le plus à portée des rois et des grands du royaume. Les légistes qui le composaient, devenus juges et magistrats, et, comme on l'a vu, juges même en présence des pairs et du roi même, le demeurèrent dans ces grandes occasions; et de là ce parlement, privativement aux autres du royaume, prit peu à peu le nom et le titre de cour des pairs.

Il est vrai qu'ils n'ont jamais prétendu être compétents des causes majeures, ni de connaître des grandes sanctions seuls et sans l'intervention des pairs, en qui seuls par nature en réside le droit, mais par concomitance avec eux, et y participant par le bénéfice de leur présence; et c'est ce qui en ces grandes occasions a fait charger les arrêts et les enregistrements de ces paroles consacrées qui leur donnent toute leur force et leur valeur, la cour suffisamment garnie de pairs, paroles qui ont assez souvent passé dans les arrêts et les enregistrements communs lorsqu'il s'y trouvait des pairs.

De cet envoi des édits, ordonnances, déclarations des rois, lettres patentes, etc., au parlement pour qu'elles fussent connues et observées, et que le parlement y conformât ses jugements dans les affaires qui y auraient trait, les troubles de l'État donnèrent lieu au parlement de s'enhardir, et de prétendre qu'ils étaient un milieu entre le roi et son peuple, qu'ils étaient les protecteurs, les gardiens et les conservateurs de ce peuple, et que, lorsqu'il se trouvait foulé par des édits, c'était au parlement à en faire au roi des remontrances.

L'usage qui s'en était introduit sur des matières de règlement purement légales, où le parlement éclaircissait et redressait souvent par ses représentations ce qui n'était pas assez clair, ou assez conforme au droit commun ou public dans ces édits, etc., lui donna lieu aux remontrances sur les édits bursaux, à former la prétention que je viens de dire, à la confirmer, par l'usage où les rois avaient eux-mêmes peu à peu mis le parlement de faire de son autorité, contre les entreprises de la cour de Rome, et quelquefois même contre les entreprises de quelques évoques du royaume, ce que la politique du temps ne leur permettait pas de faire par eux-mêmes, d'où le parlement s'arrogea l'autorité populaire, à laquelle celle de la police le conduisit comme par la main. L'abus des favoris, la mauvaise administration des finances, la faiblesse des règnes et des conjonctures, lui donnèrent beau jeu d'en profiter, et de s'acquérir les peuples, pour le soulagement desquels il semblait combattre en établissant son autorité.

De là ils vinrent à prétendre que les édits, etc., ne leur étaient pas simplement envoyés pour être rendus notoires, pour que chacun les connût et les observât, et pour que le parlement même y conformât ses jugements. Ils osèrent prétendre un pouvoir concurrent, et prépondérant à celui du roi dans l'effet des édits, ordonnances, déclarations, lettres patentes, etc., qui leur étaient portées à enregistrer, d'où ils changèrent ce terme dans l'usage de parler en celui de vérifier, et celui d'enregistrement en vérification, parce que le parlement ne feignit plus de prétendre que ce n'était que par l'autorité de leur enregistrement que ces lois pouvaient avoir lieu, sans quoi elles demeuraient inutiles, caduques et sans exécution, tellement que c'étaient eux qui par leur enregistrement les rendaient vraies lois, et, les rendant telles, les rendaient vraies et effectives, par conséquent les vérifiaient et en rendaient l'exécution nécessaire, et en mettaient l'inobservation sous les peines de droit, qui sans cela ne serait sujette à aucune peine, et la désobéissance permise et soutenue comme à chose non intervenue ni arrivée. Les édits bursaux forent d'un grand usage au parlement pour établir cette autorité. En les refusant, ils s'acquirent les peuples, qui trouvèrent une protection contre les impôts; ils s'assurèrent les envieux des favoris et des ministres, ils se dévouèrent les ambitieux qui voulurent brouiller l'État et faire compter avec eux.

Quoique les rois se soient toujours écriés contre ce prétendu concours de puissance, les temps fâcheux la leur ont fait essuyer presque continuellement dans le fait, et tout est plein dans les histoires de cette lutte où les rois ne demeuraient vainqueurs que par adresse, par manège, et souvent en gagnant les plus accrédités du parlement par des grâces pécuniaires.

Cette nouvelle puissance, si hardiment usurpée, quoique sans être consentie, mit les rois en brassière avec l'appui de tout ce qui craignait l'abus des favoris et des ministres, et accoutuma les plus grands de l'État à y recourir quand ils se croyaient lésés, dans les cas les plus majeurs, et qui n'avaient aucun trait, je ne dis pas seulement à la compétence du parlement, mais à ses usurpations.

Jamais il n'avait osé lever les yeux jusqu'à s'arroger rien sur les régences. Le duc d'Orléans, depuis roi sous le nom de Louis XII, piqué d'en être exclu quoique le plus prochain mâle du sang royal, et d'en voir une femme revêtue par la volonté de Louis XI mourant et le consentement de ceux à qui il appartenait de le donner, en faveur de la dame de Beaujeu, sa fille, sœur fort aînée de Charles VIII, mineur, adressa ses plaintes au parlement. Il lui répondit, par la bouche du premier président de La Vacquerie, ces célèbres paroles si connues et si exactement transcrites dans toutes les histoires: « que le parlement était une cour de justice établie seulement pour administrer la justice au nom du roi à ses sujets, non pour se mêler des affaires d'État et des grandes sanctions du royaume, si ce n'était par très exprès commandement du roi, » par quoi le duc d'Orléans ne put pas seulement se faire écouter, et de là prit les armes avec le triste succès pour lui que chacun sait .

Ce témoignage si authentique du premier président de La Vacquerie en plein parlement, et magistrat illustre par le poids de ses mœurs et de sa doctrine, est une vérité dont l'évidence et la notoriété de droit et de fait a paru trop pesante à ses successeurs, et à ceux qui dans les suites ont succédé aux autres offices du parlement.

Les anciennes usurpations conviaient à de nouvelles, aussi le parlement trouva-t-il bien mauvais de n'avoir nulle part aux régences de Catherine de Médicis, et cria-t-il aussi haut que vainement de ce qu'elle fit au parlement de Rouen, avec les pairs et les officiers de la couronne, la déclaration de la majorité de Charles IX, et avec cette nouveauté que ce prince ne faisait qu'entrer en sa treizième année, qui fut dès lors pour toujours à l'avenir réputée révolue dès qu'elle serait commencée dans les rois mineurs, ce qui était en effet moins une interprétation du règlement de Charles V, approuvé et fait avec lui par tous les grands de l'État, qui fixe la majorité à quatorze ans pour les rois, qu'un changement et une nouvelle loi entée sur l'ancienne.

Le parlement de Paris députa. Il lui fut répondu que la cour des pairs n'avait point de lieu, qu'elle était partout où il plaisait au roi d'assembler les pairs, et comme il est vrai. Le parlement de Paris demeura sans action comme sans réponse, et n'a osé renouveler depuis sa prétention, lorsqu'il a plu au roi de juger des pairs, etc., dans leur cabinet avec les pairs, en quelque part que ç'ait été, avec ceux qu'ils y ont voulu appeler avec eux. Cela est arrivé plusieurs fois.

Le jugement du duc de La Valette rendu dans le cabinet de Louis XIII, à Saint-Germain en Laye, après la levée du siège de Fontarabie, en est un des derniers exemples. Le premier président y fut appelé avec quelque peu de membres du parlement; et comme la séance était autour de la table du conseil, les pairs en occupèrent les premières places aux deux côtés, les officiers de la couronne ensuite, et le premier président après eux, sans aucune difficulté.

La régence de Marie de Médicis est le premier exemple que le parlement puisse alléguer d'être entré dans les matières d'État et de gouvernement, si on excepte celles des différends avec Rome, où la politique des rois a toujours voulu mettre le parlement entre eux et cette cour, et lui faire faire ce qu'ils ne voulaient pas paraître faire eux-mêmes. L'enregistrement des traités de paix n'est rien, puisque le parlement ne fut jamais consulté pour les négocier et les conclure. C'est, ut notum sit, comme des édits, déclarations, ordonnances, lettres patentes, et pour qu'il règle leurs jugements dessus entre particuliers, si quelqu'un se plaint de contraventions et de pillage contre d'autres particuliers. Le refus que François Ier lui fit faire d'enregistrer le traité de Madrid ne fut qu'un acte d'obéissance conforme au cri général de la nation, et son enregistrement, quand il l'aurait fait, n'en eût pas servi davantage à Charles-Quint. C'est donc à l'époque de la mort funeste d'Henri IV qu'il faut fixer la première connaissance que le parlement a prise des affaires d'État et du gouvernement.

Cet exécrable événement, du détail duquel toutes les histoires et les Mémoires de ces temps-là soulageront ceux-ci, remplit toute la cour d'horreur, et d'effroi toute la ville. Le prince de Condé était hors du royaume et premier prince du sang; Monsieur, plus jeune que le roi mineur, et nul autre fils de France; les autres princes du sang, et il n'y en avait que deux, le prince de Conti et le comte de Soissons, à craindre pour la reine par plus d'une circonstance; peu de grands à Paris, tellement que le duc d'Épernon, comptant de jouer un grand rôle si la reine lui avait l'obligation de toute son autorité, ne pensa qu'à la lui procurer de la manière la plus publique et la plus solennelle, et à loi assurer le plus de gens qu'il pourrait, en les associant en un acte que leur intérêt les engagerait après à soutenir, sans songer dans cet instant subit aux conséquences.

Il se servit donc sur-le-champ de l'autorité de son office de colonel général de l'infanterie, fit assembler le parlement quoiqu'il fût fête, investit le palais en dehors, et la grand'chambre, en remplissant la grande salle de milice, tout cela sur-le-champ, et, comme on dit, en un tournemain, et y fit aller aussitôt tout ce peu qu'il y avait de pairs et d'officiers de la couronne avec la reine, laquelle fut à l'instant, du consentement de tous, déclarée régente et revêtue seule du pouvoir souverain.

De là le parlement voulut profiter des troubles qui survinrent pour se mêler du gouvernement, et c'est l'époque de leur chimère de se dire les tuteurs des rois. Leurs tentatives ne réussirent à leur fournir aucun acte sur lequel ils puissent rien fonder à cet égard, mais à faire voir qu'il n'a pas tenu à eux, et qu'ils ont augmenté ces troubles.

Louis XIII, en quantité d'occasions, leur a bien su dire: « qu'ils ne sont qu'une simple cour de justice pour juger les procès des particuliers; et leur rendre la justice en son nom, sans droit aucun par delà leur juridiction contentieuse; » et cela en plein parlement, y séant, et d'autres fois à leurs députés; et pendant son règne a bien su les contenir dans ces bornes.

Sa mort également héroïque, chrétienne et sainte, qui pour la France combla trop tôt sa vaillance, ses exploits, sa justice, et le prodige de tant de vertus dans un prince si expressément mal élevé, et né sur le trône, donna un second titre de fait au parlement pour les régences. Ce prince, qui n'avait pas lieu de compter sur le bon gouvernement de la reine son épouse, encore moins sur une sage administration de Monsieur, son frère, voulut les balancer l'un par l'autre; et tous les deux par l'autorité qu'il voulut donner à M. le Prince, et au conseil de régence qu'il nomma.

Se défiant avec raison de la puissance et de l'effet de la volonté des plus grands, des plus sages et des plus justes rois, tel qu'il était, après leur mort, il essaya d'y suppléer en persuadant l'équité et la prudence de ses dispositions. Il assembla donc dans sa chambre son rang, les pairs, les officiers de la couronne, les grands officiers de sa maison, ses ministres, et les principaux d'entre les conseillers d'État et des membres du parlement, et en leur présence fit faire la lecture de son testament par un des secrétaires d'État. Tous le louèrent, l'approuvèrent, l'admirèrent; mais la forme de le passer en sanction y manqua, comme elle avait manqué à celui de Charles V qui l'avait ajoutée au règlement de l'âge de la majorité des rois. Aussi celui-là, si répugnant à la première inspection des choses, si contraire à l'intérêt des régents et des plus puissants de l'État, est-il demeuré loi constante jusqu'à cette heure, et les deux testaments si sages, si prévoyants, si justes, l'un du même Charles V, l'autre de Louis XIII, n'ont eu aucune exécution.

La reine, dont l'ambition fut excitée par ceux dont l'intérêt était qu'elle fût pleinement maîtresse pour être eux-mêmes les maîtres sous son nom, [se laissa persuader] d'imiter Marie de Médicis d'autant plus aisément que le parlement était informé des dispositions du roi pour la régence, puisqu'il en avait donné lecture à ses principaux membres; que s'agissant de dépouiller Monsieur, M. le Prince, et ceux qui étaient nommés au conseil de régence, pour se revêtir seule de leur autorité, elle ne le pouvait espérer qu'en flattant le parlement, dont les membres étaient bien plus indépendants de tout intérêt avec ces princes et ces ministres que les grands de l'État, et par un accablement de nombre en voix de gens qui espéreraient plus de grâces d'elle que du concours du conseil, et dont aucun n'était en posture de les arracher comme les grands du royaume par leur réputation, leurs alliances et leurs emplois. Ce fut ce qui la détermina d'aller faire déclarer sa régence au parlement, où en effet elle fut revêtue seule de toute l'autorité royale par la pusillanimité des deux princes, à l'exemple desquels ceux du conseil de régence n'osèrent se refuser.

Le parlement, dans la suite et dans les troubles de cette régence, sut bien profiter de son avantage aux dépens de l'État et de l'autorité royale, que Louis XIV eut grand'peine à reprendre, et à remettre le parlement dans ses bornes, qu'il y a bien su contenir après tant qu'il a vécu, jusqu'à être allé une fois en habit gris tenir son lit de justice avec une houssine à la main, dont il menaça le parlement, en lui parlant en termes répondant à ce geste .

La régence de M. le duc d'Orléans est un troisième exemple consécutif en faveur du parlement pour les régences, dont je me réserve à parler en son temps.

Les temps fâcheux sont toujours ceux des innovations et des entreprises. Les commencements de la Ligue, qui en produisirent quantité en tout genre, ne furent pas moins avantageux à celles du parlement. Le duc de Guise, qui n'aspirait à rien moins qu'à mettre la couronne sur sa tête, et de là dans sa maison, s'était proposé de gagner tous les cœurs. Il était, comme par droit successif de ses pères, l'idole des troupes et du parti catholique, de la cour de Rome, qui ne songeait qu'à profiter du temps pour étendre son autorité en France et anéantir les libertés de l'Église gallicane, monument de toute antiquité qui la blesse si douloureusement. Il était plus que sûr de la maison d'Autriche, qui, jusqu'à sa fin, n'a jamais manqué à la sienne, jusqu'à se la substituer en tout ce qu'elle put; mais qui ne voulait que la subversion de la France pour profiter de ses débris. Il avait séduit les ministres par les charges de l'ordre, et le cabinet par les bienfaits et par la crainte; il disposait des écoles de théologie et des prédicateurs, presque de tous les prélats; il était adoré des peuples, et pour les gagner davantage et se dévouer de plus en plus les curés, il est le premier homme, je ne dis pas de son état, mais je dis de la noblesse la moins distinguée, qui ait été marguillier de sa paroisse et qui en ait fait la planche, qui à la française a été suivie depuis par les seigneurs les plus distingués. Il n'oublia pas à chercher à gagner le parlement. Ses pères et lui-même s'étaient élevés à la pairie, ils en avaient accumulé dans leur maison. Leur puissance leur fit après franchir toutes les bornes, et cette dignité dont lui-même dans ses premiers commencements s'était si fort prévalu, à l'exemple de ses pères et de ses oncles, il ne se soucia pas de la prostituer pour cheminer vers son grand dessein.

Le serment des pairs à leur réception au parlement est « d'assister le roi en ses hautes et importantes affaires, de tenir les délibérations de la cour secrètes, et de se comporter en tout comme un bon, vertueux, magnanime duc et pair de France doit faire. » Ce sont les termes consacrés mot pour mot qui ont été en usage depuis l'introduction de la prestation de serment par les pairs, la première fois que chacun d'eux vient prendre séance au parlement. Il est le même pour les pairs ecclésiastiques; on n'y change que le nom de comte au lieu de celui de duc pour les laïques et les ecclésiastiques qui sont comtes-pairs. Dès lors le parlement en regardait la dignité avec jalousie, et dans l'impossibilité de se défaire d'eux comme des autres prélats et des autres nobles, il cherchait à les dégoûter et à les écorner, sans toutefois avoir osé le tenter.

L'occasion de la réception de M. de Guise se présenta, qui la saisit pour laisser ajouter à ces mots du serment: « comme un bon, vertueux et magnanime duc et pair, » ceux-ci: « et comme un bon conseiller de cour souveraine doit faire. » Quelque monstrueux que fût l'accolement de la dignité de pair de France avec la qualité de conseiller de cour souveraine, et qu'il parût à tout le monde, l'indignation publique fut étouffée sous le poids du duc de Guise, et son exemple passa longtemps en loi.

Longtemps après il se trouva des pairs plus difficiles, qui refusèrent cette étrange innovation, et les années coulèrent ainsi parmi plus de soumis que de rénitents ; à la fin les pairs n'en voulurent plus entendre parler. Le parlement sentit que la chose était insoutenable, de quelque côté qu'on la prît; les mots ajoutés furent peu à peu supprimés; mais ce ne fut qu'au commencement que le dernier Harlay fut premier président qu'il fut décidé, sans que le roi y intervînt autrement que de le trouver juste, que jamais plus il n'en serait parlé.

Cette tentative, qui a duré si longtemps, met en évidence l'esprit des magistrats de réduire peu à peu les pairs au parlement au niveau des conseillers, et on va voir jusqu'où l'audace en a été depuis poussée et la ténébreuse industrie dont ils ne se sont jamais lassés, ainsi que la négligence et l'incurie incroyable des pairs.

Les princes du sang, si justement pairs nés depuis Henri III et précédant tous autres, ne s'en étaient pas encore distingués comme ils n'ont cessé de faire depuis par tout ce qu'il leur a plu d'entreprendre. Il était donc difficile au parlement d'essayer de tenir les pairs dans les séances, sans que cela portât aussi sur les princes du sang. Ils l'avaient pu en ajoutant au serment des pairs la qualité de conseillers de cour souveraine, parce que les princes du sang n'y en prêtent point; mais il n'en était pas ainsi des autres entreprises qui se couvaient.

Ce détail pourra être ennuyeux, mais il est indispensable pour ce qui doit suivre du complot de M. du Maine, qu'on n'entendrait pas sans cela, et il servira par un simple exposé de faits à découvrir l'esprit du tiers état, je n'ose dire la sottise de la noblesse, ni la faiblesse du sang royal, et la conduite des magistrats toujours tendante au même but dans une si longue suite d'années. On donnera à la suite de ce récit un plan de la grand'chambre avec des chiffres qui renverront aux explications, lesquelles, avec l'inspection du plan, rendront clair ce qui le serait difficilement par le simple discours.

Il y a deux manières différentes en général d'entrer et de sortir de séance, l'une pour les bas sièges, l'autre pour les hauts. En bas, les magistrats entrent par l'ouverture que laisse le barreau entre le siège de l'interprète et le bureau du greffier. Cette ouverture est vis-à-vis du coin du roi, en biais. En débouchant cette ouverture, les présidents traversent le parquet pour gagner leurs bancs; les conseillers, au contraire, longent le long des bancs de chaque côté, passent entre les bancs et les petits bureaux répandus au-devant des bancs, et chacun va ainsi gagner sa place.

Les princes du sang et les pairs n'entrent point que les magistrats ne soient en place. Ils entrent et gagnent leurs places, les princes du sang en traversant le parquet comme les présidents. On a vu ailleurs que cela n'était pas, et l'époque de ce changement. Les pairs font le même chemin que les conseillers.

Cette distinction des présidents dont ils veulent tirer une préférence est en effet nulle, mais en est une pour les princes du sang par la position des bancs. Les présidents seoient seuls sur celui qui est en face de l'entrée, inutile par conséquent de décrire, pour y aller, les deux côtés d'un carré, puisqu'ils remplissent celui auquel ils vont tout droit chacun vis-à-vis de sa place. Les princes du sang, qui, comme les pairs et les conseillers, ne remplissent qu'un banc de côté, trouvent leurs places en le longeant, et traverseraient vainement le parquet, excepté pour les premières places du banc des pairs qui joint en équerre la place du premier président, tellement que c'était une affectation contre eux que de leur faire faire l'équerre le long des bancs pour aller en leurs places, dont M. le Prince le héros les a affranchis, et à l'égard de passer entre les bancs et les petits bureaux, qui en petit nombre, sont devant les bancs pour la commodité des rapporteurs et de leurs papiers, c'est peut-être une affectation nouvelle pour mieux distinguer le traversement du parquet des présidents, mais je ne l'assurerai pas, parce que j'en ignore l'origine.

Pour sortir de séance, la chose a beaucoup varié. Anciennement, les pairs sortaient les premiers à la tête de la magistrature. Depuis, les présidents firent si bien qu'ils marchèrent de front avec les pairs, qui de la sorte avaient la droite sur eux. Depuis que le serment fut changé à la réception du duc de Guise, il parut aux présidents que leur dignité était blessée de marcher de front avec des gens qui souffraient la qualité de conseillers de cour souveraine. Ils ne laissèrent pas d'être embarrassés des princes du sang qu'ils ne pouvaient séparer des pairs.

À la fin ils prirent courage: ils osèrent proposer aux princes du sang de marcher à la sortie après le dernier des présidents, et ces princes y consentirent, par quoi les pairs ne purent s'en dispenser. On s'en tiendra au simple récit, et on laissera les réflexions aux lecteurs. On verra dans la suite que ce joug à la fin a été secoué, et les deux diverses façons de sortir qui ont été depuis en usage pour les pairs, et une autre à part pour les princes du sang.

Aux hauts sièges, les princes du sang jusqu'à aujourd'hui et les pairs sont à la cheminée, proche de la lanterne, tandis que les magistrats sont à la buvette, où les princes du sang et les pairs ont droit d'aller, mais où ils ne vont jamais pour n'entrer ni sortir avec les magistrats, sinon quelqu'un qui leur veut dire un mot, et qui y va lorsqu'ils y sont, et en sort avant qu'ils se mettent en état d'en sortir eux-mêmes. Depuis qu'on a raccommodé la grand'chambre, et qu'on en a déplacé la cheminée d'auprès de la lanterne, pour l'adosser à la grande salle du palais, les princes du sang et les pairs continuent de se tenir près de la même lanterne pendant la buvette. Ils ont soin d'être avertis quand on en sort.

Le premier d'entre eux, suivi un à un de tous les autres en rang d'ancienneté, débouche la lanterne en même temps que le premier président débouche celle de la buvette. Le premier des princes du sang ou, s'il n'y en a point, le premier des autres pairs mesure sa marche sur celle du premier président, qui est suivi des autres présidents et des conseillers, en telle sorte que, longeant les deux bancs, ils marchent à même hauteur, et arrivent en même temps à leur place près du coin du roi. On met un banc sans dossier couvert d'un tapis fleurdelisé le long du banc du côté des pairs, au bas de leur marchepied, entre ce marchepied et le débord du dossier des bas sièges. Là se mettent les pairs qui, par leur ancienneté, n'auraient pas place sur le banc de derrière, et les conseillers ensuite, outre ceux qui sont sur le banc des présidents, et ceux-là font le tour des bas sièges hors le barreau, et entrent par la lanterne de la cheminée après les pairs.

Pour sortir, tout se lève à la fois; et debout et découverts comme en entrant, les pairs et les présidents se saluent, le premier président et le premier des princes du sang, ou, en leur absence, le premier des autres pairs se replie sur son banc, car il y a espace, le second de chaque côté de même après que le premier a passé le long de lui, ainsi du troisième et de tous les autres, et sortent ainsi en même rang et par même chemin qu'ils sont entrés. Les pairs passent par la grande porte qui donne immédiatement dans la grande salle, et les présidents suivis des conseillers par la petite porte qui donne dans le parquet des huissiers et de là dans la grande salle.

Ce parquet des huissiers est une manière de petite antichambre entre la grande salle et la grand'chambre où les plaideurs attendent quand on plaide à huis clos; et où la croix de l'archevêque de Paris et les gardes du gouverneur de Paris s'arrêtent lorsque l'archevêque et le gouverneur vont prendre séance au parlement. Je reviendrai après aux huissiers d'accompagnement.

Les présidents étaient bien contents de précéder ainsi paisiblement, en sortant de la séance des bas sièges, les pairs et les princes du sang même, et toute la robe partageait cette gloire avec satisfaction; mais plus ils s'y accoutumèrent, plus ils trouvèrent d'amertume dans le changement que la présence du roi apportait à leur grandeur. Les bas sièges [sont] alors la séance de toute magistrature, et les présidents à mortier y sont aux pieds des pairs ecclésiastiques. Ils ne se flattaient pas de pouvoir monter en haut, et ils s'en consolaient en voyant le chancelier leur chef en bas comme eux. Mais d'opiner découverts et à genoux leur était un grand crève-coeur, tandis qu'ils voyaient les pairs et même les officiers de la couronne opiner assis et couverts. Ils trouvaient bien en cela quelque similitude avec le chancelier, qui prend l'avis du roi découvert, et à genoux à ses pieds, et ne lui parle point dans une autre posture de toute la séance, tout second officier de la couronne qu'il est, parce qu'il est légiste par état et magistrat, mais quoique assis au même niveau des autres magistrats dans la place que le greffier occupe aux grandes audiences, il y parle et opine assis et couvert, et y prononce de même. Les présidents négocièrent et obtinrent que, dès qu'ils seraient à genoux en commençant de parler, le chancelier leur commanderait de la part du roi de se lever, mais qu'en se levant ils mettraient un genou sur leur banc, qu'ils opineraient ou parleraient toujours découverts en cette posture, et qu'ils se mettraient à genou à terre en finissant de parler. C'est ce qui s'observe encore aujourd'hui.

Je remarque exprès cette humiliante façon du tiers état de parler devant le roi, et de sa séance en bas, à la différence du baronnage, par le contraste inimaginable que les présidents osèrent entreprendre. Ils prétendirent opiner devant les pairs et devant les princes du sang, ils l'emportèrent. Encouragés par cet inespérable succès, ils voulurent opiner avant les fils de France, et ils y réussirent. Enfin ils se prévalurent si bien de la cassation du testament de Louis XIII que la reine souhaitait si passionnément, et qui se laissa persuader de s'adresser au parlement, qu'elle consentit, toute reine et régente qu'elle était, que les présidents opinassent devant elle, et immédiatement tous après le roi.

Cette énormité dura jusqu'en 1664; les pairs demandèrent enfin justice, ce qui forma un procès où le parlement en corps se rendit partie, avec toute la robe en croupe. Les pièces en sont entre les mains de tout le monde, ainsi que l'arrêt contradictoire et très solennel par lequel le roi les réduisit au rang d'opiner où ils devaient être, après le dernier de tout ce qui est aux hauts sièges, ce qui s'est toujours exécuté depuis jusqu'à aujourd'hui; ainsi je ne m'y étendrai pas, et laisserai encore une fois le lecteur à ses réflexions.

L'ordre des temps étant préférable dans un récit historique à la suite naturelle du discours, j'interromprai ici celle de l'arrêt de 1664, à laquelle je reviendrai après pour parler du changement entier arrivé aux réceptions des pairs au parlement.

Les pairs ont toujours été reçus au parlement jusqu'à la mort de Louis XIII, à la grande audience à huis ouvert, la séance par conséquent aux hauts sièges; un avocat présentant les lettres par un discours, un avocat général parlant après et concluant. Le pair, après le serment fait comme il se fait aujourd'hui, montait à sa place. On plaidait une cause de nature à être jugée en cette audience même, pour que le nouveau pair opinât, et l'audience finie on se retirait.

M. de Monaco, lassé de la domination des Espagnols, fit un traité avec Louis XIII pour se donner à la France, qui fut secrètement ménagé par le dernier duc d'Angoulême, gouverneur de Provence, qui s'y trouvait alors. On a assez parlé de ces seigneurs de Monaco, à l'occasion du mariage du dernier Monaco-Grimaldi avec la fille de M. le Grand, pour n'en pas interrompre ici le fil du discours. Par un des articles du traité, il fut stipulé que M. de Monaco serait fait duc et pair. Il l'exécuta avec beaucoup d'adresse et de courage, mit la garnison espagnole hors de Monaco, y en reçut une française, et le roi de son côté l'exécuta aussi de sa part. Ces choses se passèrent en 1642. Dans cette année l'érection nouvelle du duché de Valentinois avec la pairie fut faite et enregistrée au parlement, et M. de Monaco a été le dernier duc et pair de Louis XIII, et le dernier chevalier du Saint-Esprit aussi, dont il reçut le collier des mains de ce monarque, au camp devant Perpignan, qui fut son dernier exploit. M. de Monaco retourna de là à Monaco, où il demeura jusqu'après la mort de Louis XIII, quelque temps après laquelle, mais la même année, il vint à Paris, et il y profita de ce voyage pour se faire recevoir au parlement.

C'était un temps de faiblesse, d'effervescence et de cantonnement; c'en était un de triomphe pour cette compagnie, à qui pour la seconde fois on venait d'avoir recours pour la régence, et de plus pour casser le testament du roi, et donner toute puissance à la reine. Le parlement comptait sur sa reconnaissance et plus encore sur sa crainte, et par conséquent sur ses ménagements et ceux de ses ministres, à l'entrée d'une minorité, dans le cours d'une forte guerre où le besoin d'argent rendrait le concours du parlement nécessaire pour l'enregistrement des édits, dans le pouvoir qu'on venait de lui reconnaître dans tout ce qui venait de se passer, et où les grands de l'État, attentifs à leurs intérêts particuliers, étaient presque tous aux frontières ou dans leurs gouvernements; un temps enfin où chacun cherchait à s'appuyer, et ou tout contribuait à rendre le parlement considérable, hardi et entreprenant.

Cette compagnie n'avait jamais cessé de travailler à chercher à approcher les pairs du niveau des conseillers, depuis que le duc de Guise, tué à Blois, avait souffert, et les autres pairs après lui, le changement au serment des pairs, qui a été expliqué, encore plus depuis que les présidents à mortier étaient parvenus à se faire suivre, en sortant de séance, par les princes du sang et les autres pairs, quoiqu'il soit vrai que l'occasion ne s'en présentât guère, parce qu'il était fort rare qu'il s'en trouvât aux petites audiences en bas, ou aux procès par écrit qui s'y jugent, toutes les grandes causes et jusqu'alors toutes les réceptions des pairs étant faites et plaidées aux hauts sièges, où chacun entrait et sortait par son côté, comme il a été expliqué.

Un temps si favorable aux entreprises du parlement le devint encore davantage par la personne qui se présenta à faire le serment de pair de France, et à en prendre la séance. M. de Monaco était un étranger qui avait passé toute sa vie chez lui parmi des Espagnols et des Italiens, qui n'avait jamais habité en France, qui en ignorait tout, et qui n'y avait ni parents, ni amis, ni connaissances: M. d'Angoulême, avec son traité et le voisinage, lui en aurait pu donner davantage, [mais il] n'était point pair et n'en savait pas plus que lui sur les séances du parlement. Cette compagnie n'en fit donc pas à deux fois; elle le reçut aux sièges bas avant la petite audience du matin, avec un rapporteur qui rapporta ses lettres, ce qui est la forme de recevoir les conseillers. C'était une innovation bien hardie et bien étrange, et toutefois l'inapplication, l'ignorance, l'incurie était déjà telle que je ne sais si on s'en aperçut. Du moins M. de Monaco n'était pas pour s'en douter, et si d'autres purent le remarquer, la faiblesse et l'abandon fut tel aussi qu'on ne le releva pas.

Telle est la moderne époque de ce changement total de la réception des pairs au parlement. Les troubles et l'autorité de cette compagnie qui s'accroît toujours parmi les désordres, et la même faiblesse des pairs, continuèrent sans bruit cette façon nouvelle des réceptions, qui finalement s'est depuis soutenue jusqu'à aujourd'hui.

Les conquêtes que les parlements avaient faites devaient leur sembler assez belles pour s'en contenter. Ils avaient fait l'étrange innovation au serment des pairs qui a été expliquée, par laquelle ceux-ci s'avouaient conseillers de cour souveraine; ils les avaient réduits pour leur réception à la parité avec les conseillers; ils précédaient les princes du sang, par conséquent les pairs à la sortie de la séance des bas sièges, et l'occasion rare, jusqu'alors, en devenait plus fréquente et plus solennelle depuis que les réceptions des pairs s'y faisaient. Enfin ils opinaient entre le roi et la reine régente, par conséquent avant elle, avant les fils de France, les princes du sang et les pairs. C'était avoir fait un beau chemin pour des légistes souffleurs du baronnage et assis sur son marchepied pour en être à portée quand il plaisait à quelqu'un de ces seigneurs de les consulter à l'oreille, sans toutefois y être astreints, ni de suivre l'avis qu'ils leur disaient aussi à l'oreille.

On a vu que, quant à la dignité et aux fonctions de la pairie, ceux d'aujourd'hui sont en tout les mêmes que dans tous les temps, et les légistes eux-mêmes devenus tels qu'on les voit aujourd'hui ne se peuvent dissimuler ni à personne leur état de légiste, et jusque dans leur triomphe, leur séance aux pieds des pairs, et à ceux des officiers de la couronne, nonobstant tout l'art et le temps qui a fait un banc de ce marchepied et que comme tels ils n'opinent et ne parlent que découverts et à genoux, ainsi que le tiers état dont ils sont membres par leurs offices, quelque nobles que quelques-uns d'eux se voulussent prétendre, et en quelque monstrueux rang qu'ils fussent parvenus à opiner, jusqu'à y précéder la reine, mère de leur roi et régente du royaume. Quel prodige pour des sujets d'entre le peuple, qui n'aurait pu entrer dans l'esprit des premiers du royaume d'oser le prétendre, et quel monstre de grandeur sur piédestal d'argile!

Les troubles domestiques et les embarras de la guerre au dehors en maintinrent l'énormité. Mais après la paix des Pyrénées, les idées revinrent, et la possibilité de remédier aux principaux désordres. Celui-ci qui parut le plus suprême de tous, comme on l'a vu, fut abrogé en 1664, et le premier président avec tous les autres, remis en son premier rang d'opinion après le dernier de tout ce qui seoit aux hauts sièges.

C'était tomber de bien haut après avoir opiné avant une reine régente de n'opiner plus qu'après le dernier officier de la couronne, dont le premier, c'est-à-dire le connétable quand il y en a un, ne seoit et n'opine qu'après le dernier pair de France, ou s'il l'est lui-même, en son rang d'ancienneté parmi eux. Le procès avait été contradictoirement instruit, et les mémoires auxquels le duc de Luynes contribua beaucoup par sa capacité, sont entre les mains de tout le monde ainsi que ceux des présidents. Ils avaient eu l'adresse d'engager le parlement en corps à se rendre partie avec eux; ils avaient épuisé l'art et le crédit pour allonger l'instruction et retarder le jugement du roi.

Plus l'affaire avait fait de bruit, plus la rage de succomber fut grande, et la passion de s'en venger. Mais ils n'ont osé rien tenter sur le rang d'opiner qui est demeuré jusqu'à aujourd'hui dans la règle où l'arrêt de 1664 l'a décidé. Ils se sont contentés à cet égard de rendre les pièces et les mémoires imprimés en 1664 où on voit les signatures des ducs de Guise et d'Elbœuf en leur rang d'ancienneté: le premier après les pairs ecclésiastiques, l'autre après le duc d'Uzès. Leur sensibilité a même été si passionnée là-dessus, qu'ils se sont portés jusqu'aux menaces et jusqu'aux violences pour en empêcher la réimpression, et ensuite la distribution et le débit, lorsqu'on fit faire une édition pendant la régence, et qui fut faite et débitée publiquement malgré leurs emportements si peu convenables à l'état de légistes et à la gravité de magistrats.

Leur dépit les tint longtemps à chercher des dédommagements qu'ils n'osèrent hasarder les premières années qui suivirent celle de 1664. Lamoignon, premier président, mourut en 1677; Novion lui succéda, qui fut chassé de cette belle place en 1689, pour ses friponneries et ses falsifications d'arrêts qu'il changeait en les signant. Les rapporteurs s'en aperçurent longtemps avant que d'oser s'en plaindre; à la fin, les principaux de la grand'chambre lui en parlèrent, et l'obligèrent à souffrir un témoin d'entre les conseillers à le voir signer. Il avait encore une façon plus hardie pour les arrêts d'audience; il les prononçait à son gré. Chaque côté de la séance dont il avait été prendre les avis admira longtemps comment tout l'autre côté avait pu être d'un avis différent de celui qui avait été le plus nombreux du sien, et cela dura longtemps de la sorte. Comme cela arrivait de plus en plus souvent, leur surprise fit qu'ils se la communiquèrent. Elle augmenta beaucoup quand ils s'apprirent mutuellement qu'elle leur était commune depuis longtemps, et que ces arrêts qui l'avaient causée n'étaient l'avis d'aucun des deux côtés. Ils résolurent de lui en parler la première fois qu'ils s'en apercevraient. L'aventure ne tarda pas, et le hasard fit que la cause regardait un marguilliage; quelques-uns des plus accrédités de la grand'chambre lui parlèrent comme ils en étaient convenus entre eux, et tout modestement le poussèrent; se trouvant à bout, il se mit à rire et leur répondit qu'il serait bien malheureux, étant premier président, s'il ne pouvait pas faire un marguillier quand il en avait envie. Ces gentillesses furent enfin portées au roi avec les couleurs qu'elles méritaient, et il était chassé honteusement et avec éclat sans le duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre, et de tout temps fort bien et fort libre avec le roi, qui en obtint qu'il donnerait sa démission comme un homme qui veut se retirer, et il se chargea de l'apporter au roi. La chose se passa de la sorte, et Harlay, lors procureur général, fut premier président, et La Briffe, simple maître des requêtes, procureur général.

CHAPITRE XVIII. §

Les deux Novion, Harlay et Mesmes premiers présidents; quels. — Affaire du bonnet. — Les princes du sang et les pairs cessent de suivre les présidents à la sortie de la séance des bas sièges. — Nouvelle forme pour les princes du sang et deux autres successives pour les pairs. — Huissiers d'accompagnement. — Nouveautés à cet égard et usurpations des présidents. — Orgueil des présidents à l'égard des princes du sang. — Nouvelle usurpation d'huissier très indécente. — Princes du sang et pairs exclus de la tournelle par la ruse et l'innovation des présidents. — Conseiller usurpe de couper la séance des pairs, sans toutefois marcher ni opiner parmi eux. — Nouvelle usurpation manquée. — Pairs ont partout à la grand'chambre la droite très nettement sur les présidents. — Distinction et préférence du barreau de la cheminée sur l'autre. — Usurpation aussi singulière qu'indécente du débourrage et surbourrage des places près le coin du roi. — Nouvelle usurpation aux bas sièges d'un couvercle sur le banc des présidents. — Saluts. — Origine de la séance du grand chambellan sur les marches du trône au lit de justice. — Nouveauté, en 1715, du passage des princes du sang par le petit degré du roi pour monter à sa suite aux hauts sièges, au lit de justice. — Siège unique du chancelier, et du garde des sceaux en son absence, aux Te Deum et au lit de justice; en ce dernier comment couvert. — Pairs ecclésiastiques rétablis en leur préséance sur les cardinaux au parlement, le roi présent ou absent, par la décision de Louis XIV, qui n'a point été enfreinte. — Vaine tentative et honteuse du cardinal Dubois. — Nouveauté, indifférente et consentie pour commodité, de la séance des officiers de la couronne au-dessous des pairs ecclésiastiques, au lieu d'au-dessous des pairs laïques, au premier lit de justice de Louis XV, qui subsiste depuis. — Choix donné des deux côtés au duc de Coislin, évêque de Metz; pourquoi il préfère le droit.

Ce préalable était nécessaire avant d'aller plus loin, tant pour les dates que pour faire voir à quels premiers présidents les pairs eurent affaire. Il serait en effet bien difficile d'en trouver trois de suite en aucun tribunal aussi profondément corrompus que Novion, Harlay et Mesmes, et de genres de corruptions plus divers par leur caractère personnel, sans qu'on put dire néanmoins lequel des trois a été le plus corrompu, quoique corrompus au dernier excès tous les trois, et chacun différemment aussi, avec tous les talents et les qualités qui pouvaient rendre leur corruption plus dangereuse. Novion laissa un petit-fils que M. le Duc fit premier président presque aussitôt qu'il fut premier ministre. Il n'y put durer longtemps et quitta. C'était un dangereux maniaque, qui a laissé maints monuments de folie et de l'égarement de son esprit.

Ce fut tant de honte pour les ducs, et un honneur si énorme pour les Potier, d'en voir un fait duc et pair parmi les quatorze de 1663, qu'il y avait lieu de croire que Novion comblé de l'un chercherait par sa conduite à adoucir l'autre. Ce bourgeois ne pensa pas ainsi. Quoique fort bien avec le duc de Gesvres, il était piqué de voir un cadet de sa famille au rang des grands seigneurs et d'être demeuré dans celui de son être, et quoique vivant en amitié avec les Gesvres, et se mettant à tout pour eux, lui et son petit-fils, car son fils est mort jeune et obscur, se sont toujours plu en des respects amers et ironiques pour les Gesvres, et à se dire des bourgeois pour leur faire dépit. Telle fut leur bizarrerie, ou plutôt leur ver rongeur, et la cause intime de leur procédé avec les pairs, dont le petit-fils n'a pu que montrer la même humeur en des occasions momentanées.

Novion, succédant à Lamoignon sans avoir pu remplir sa place, ne songea donc qu'à seconder le dépit du parlement en suivant le sien particulier. Il fut peu en cette place sans faire des tracasseries qui ne parurent pas d'abord, qui après se firent sentir, et qui par leur opiniâtre durée sont devenues des usurpations de la dernière indécence. Comme elles ne furent introduites que peu à peu en tâtonnant, que les pairs ne s'en aperçurent que tard, et que plus tard encore ils s'en plaignirent, je ne puis fixer de date à chacune de ces apparentes ténuités, et je les remets à la fin de cette digression, pour venir au point capital qui l'a forcément engagée.

Ces tracasseries, que je remets à la fin, furent suivies de quelque chose de bien plus sérieux, et qui commença à s'introduire par un air de distraction et par de la variété. Aux audiences, le premier président se lève pour aller prendre les opinions d'un côté, puis de l'autre, par pelotons qui s'assemblent debout autour de lui; il est découvert du moment qu'il se lève jusqu'à ce qu'il soit retourné à sa place, et assis, pour prononcer couvert. Aux procès de rapport, qu'on appelle autrement par écrit, où on est à huis clos (ou, comme au rapport de ce qui regarde la réception d'un pair, on est censé y être), le premier président, sans bouger de sa place, prend l'avis de toute la séance ayant le bonnet sur sa tête; tous opinent découverts à mesure que le premier président appelle le nom de chacun. Venant aux pairs, il se découvrait en nommant le premier d'eux à opiner, de suite les princes du sang opinaient sans être nommés, puis les présidents sans l'être non plus; se couvrait après, puis prononçait.

Il faut dire en passant que cette différence de ne point appeler les princes du sang ni les présidents par leur nom ne peut venir que de la proximité du premier président d'eux, en sorte qu'il n'a besoin que de les regarder l'un après l'autre pour leur faire entendre à qui c'est d'opiner; au lieu que son éloignement des autres places l'oblige à nommer le nom de chacun, que ses regards éloignés, et nécessairement peu distincts entre quatre ou cinq voisins assis près les uns des autres, seraient confusément reçus et ne leur laisseraient pas démêler l'ordre de l'opinion. Cet usage, qui ne peut avoir d'autre origine, est devenu une distinction des princes du sang et des présidents à mortier, qui, en cela comme en d'autres qu'on remarquera à mesure, se sont égalés à eux.

Novion commença par mettre négligemment son bonnet sur le bureau, tantôt au commencement, tantôt au milieu, quelquefois vers la fin de l'appel des noms des conseillers, et il évita toujours de l'ôter au moment qu'il nommait le premier à opiner des pairs. De là il poussa plus loin l'affectation de son inadvertance, il demeura couvert en nommant les premiers des pairs à opiner, puis se découvrait comme ayant oublié de le faire, et achevait d'appeler le nom des autres. Les pairs furent quelque temps assez simples pour n'y pas prendre garde. Leurs réceptions étaient rares. Après s'en être aperçus cela s'oubliait jusqu'à la première qui produisait la même surprise, et toujours avec la même incurie. Ce prélude aurait néanmoins dû les réveiller, d'autant plus qu'ils ne pouvaient penser que les présidents, ni la compagnie même, fussent revenus du dépit de l'arrêt de 1664 sur la préopinion, et qu'ils avaient eu depuis une autre occasion de pique dont j'expliquerai le fait après celui-ci.

À la fin, l'évêque-comte de Châlons, si connu longtemps depuis sous le nom de cardinal de Noailles, archevêque de Paris, fut reçu au parlement en 1681, et ce fut à sa réception que Novion, levant le masque, demeura couvert en appelant tous les noms des pairs, et ne se découvrit que lorsqu'il en fut aux princes du sang. Le duc d'Uzès perdit patience, enfonça son chapeau et opina couvert avec un air de menace. Les ducs éclatèrent et se plaignirent au roi.

Le roi a, tant qu'il a pu, abaissé et diminué le rang des ducs en tout ce qui lui a été possible; il n'était pas fiché des querelles de cette nature, et il aimait à les faire durer en ne les jugeant point, pour tenir les parties en division, et plus dans sa dépendance. Il prit prétexte que le duc d'Uzès s'était fait justice lui-même, et aux pairs avec lui, et ne voulut point s'en mêler. Il ne devait pas être difficile de le mettre au pied du mur en tout respect: en le suppliant de décider, et il n'était pas possible qu'il le fit en faveur d'une indécence si poussée, et en même temps si nouvelle: ou, s'il persistait à ne s'en point mêler, lui demander conséquemment la neutralité de part et d'autre, et n'opiner plus aux procès par écrit que couverts.

J'aurais peine à comprendre qu'on en fût demeuré là, et que les pairs eussent retourné opiner découverts, le premier président restant couvert depuis cette époque, si je n'avais vu de mes yeux de quoi rendre tout croyable des pairs avec le parlement, pour ne parler que de ce dont il s'agit ici, et du parlement avec eux en tout genre d'entreprise.

Je me contenterai de cette triste remarque et de dire que cette affaire, dont la contestation dure encore au même état, et si connue sous le nom de l'affaire du bonnet, est celle dont M. du Maine s'est servi avec tant de noire profondeur et de fortune, qui donne lieu à cette digression. Avant de la finir, il faut achever de voir les autres gentillesses des présidents du parlement, qui ne purent être contents d'avoir égalé les pairs avec les conseillers par le changement de la réception des pairs aux hauts sièges, et par la plus qu'indécence de leur nouvelle manière d'opinion aux procès par écrit.

Il faut revenir maintenant à expliquer ce nouveau dépit causé aux présidents par les pairs, dont je viens de parler, et que j'ai remis ici par les queues qu'il a laissées et qui durent encore. Du temps du premier président Lamoignon, les princes du sang se lassèrent enfin de sortir de séance aux bas sièges à la suite des présidents, et Lamoignon avait trop de sens et d'esprit pour ne pas sentir que cette indécence, pour en parler sobrement, ne pourrait se soutenir que tant qu'il plairait aux princes du sang de la laisser durer. Il comprit en même temps que les pairs, qui ne pouvaient se plaindre de ce qui leur était commun avec les princes du sang, ne s'accommoderaient pas d'une marche qui n'aurait plus ce bouclier, tellement que sans querelle; et sans bruit M. le Prince, dont ce premier président était ami, convint avec lui d'une autre façon de sortir de séance aux bas sièges, tant pour les princes du sang que pour les pairs, où les premiers prirent un avantage fort marqué sur les seconds, qui ne témoignèrent seulement pas le sentir. Voici donc ce qui fut réglé pour les princes du sang entre M. le Prince et le premier président, et qui s'est toujours pratiqué depuis.

La petite audience finie en bas, le premier président ôte son bonnet, demeure assis, et regarde les princes du sang; aussitôt ils se découvrent, se lèvent, et en même temps les pairs et les présidents en font autant. Les princes du sang se tournent à droite et à gauche en s'inclinant, traversent le parquet et s'en vont. Avant qu'ils soient sortis du parquet, les présidents ont soin de se rasseoir; les pairs en même temps se rassoient. Les uns et les autres demeurent quelques moments de la sorte, puis toute la séance se lève en même temps; les présidents s'inclinent aux pairs, les pairs à eux sans remuer et découverts; puis le premier des pairs et le premier président se mettent en marche en traversant le parquet. Le premier pair en coulant par-devant les pairs debout devant leurs places, qui tous le suivent à mesure un à un, tandis que les présidents, suivis des conseillers, débouchent le parquet, les conseillers se retirant le long de leurs bancs, et en sortent ainsi un à un par l'ouverture qui est entre la chaire de l'interprète et le bureau du greffier. En débouchant, ils se couvrent et sortent de la grand'chambre par le parquet des huissiers. Les pairs débouchent la séance ou le parquet par l'ouverture qui est au barreau joignant la lanterne de la cheminée, s'arrêtent quelques pas au delà, l'un après l'autre, pour marcher deux à deux, se couvrent et sortent de la grand'chambre par la grande porte qui donne dans la grande salle. C'est ce qui s'observe encore aujourd'hui pour les princes du sang, et que j'ai vu observer longtemps pour les pairs depuis aux réceptions au parlement.

Cette ouverture du barreau, tout proche la lanterne de la cheminée, a une porte de la hauteur du barreau, c'est-à-dire à hauteur d'appui quand on est debout, et les avocats qui plaident derrière l'ouvrent et entrent dans l'ouverture pour conclure. Fort peu avant que le premier président Harlay se retirât, cette porte se trouva si bien fermée aux pairs sortant de la séance qu'ils ne la purent ouvrir, en sorte qu'ils montèrent par les marches tout joignantes des sièges hauts, et passèrent par la lanterne; je m'y suis trouvé deux fois. Cette affectation fit craindre la clôture de la porte de la lanterne même, ce qui aurait rendu toute autre sortie impossible que celle des présidents et des conseillers; tellement que, depuis cela, les pairs demeurent assis lorsque la séance se lève après que les princes du sang sont partis, demeurent découverts comme les présidents et les conseillers, et les voient tous sortir du parquet jusqu'au dernier, sans se lever de leurs places.

Les présidents en passant s'inclinent à eux, et eux aux présidents, mais sans aucune contenance de se soulever; puis quand toute la robe, jusqu'au dernier, est hors du parquet, les pairs se lèvent et en sortent il n'importe plus par où. Je l'ai toujours vu faire par la lanterne de la cheminée, car la porte du barreau est demeurée alors fermée. On sort ainsi tumultuairement de la lanterne, et on se met après deux à deux en ordre d'ancienneté. Un huissier du parlement les attend au débouché de la séance, et, son bonnet à la main, marche devant eux, et leur fait faire place jusque par delà la grande salle, à certaine distance de la galerie, où il prend congé d'eux. C'est aussi en cet endroit que les pairs se découvrent et se séparent pour aller trouver chacun son carrosse. Les présidents trouvent deux huissiers au sortir du parquet, qui marchent devant eux, et leur font faire place jusque prés de la Sainte-Chapelle, frappant de leurs baguettes, en traversant la grande salle, sur les boutiques. Quand il n'y aurait qu'un pair en séance, et sans autre occasion que de ce qu'il l'aurait prise, il serait également conduit par un huissier, et jusqu'aussi loin. Lorsqu'un pair arrive au parlement pour y être reçu, il trouve un huissier à la descente de son carrosse qui le conduit à la grand'chambre, marchant devant lui découvert et faisant faire place. Cela était en usage, indépendamment de réception, à l'égard de tous les pairs. Ce devoir a disparu sous prétexte du grand nombre, depuis les quatorze érections de 1663, et que les huissiers n'y pourraient suffire. Les princes du sang en trouvent toujours deux à la descente de leur carrosse, et qui les y reconduisent chaque fois qu'ils vont au parlement. Les présidents, qui y sont les maîtres et qui ont ces huissiers dans leur main, s'en font précéder seuls et sans être à la tête de la grand'chambre, allant par le palais.

Je ne sais d'où cela a commencé. Pour le frappement de baguettes, je n'y vois d'origine que la foule, et d'avertir plus fortement de faire place, chose qui a depuis tourné en distinction par des gens si attentifs à y tourner les moindres choses, et d'en faire naître de toutes espèces, comme on le va voir. Ils furent fort peinés du peu de succès de la clôture de la porte du barreau joignant la lanterne de la cheminée, et se plaignirent que les pairs demeurassent en séance lorsque les magistrats en sortent, et que c'était pour voir passer les présidents sans se lever pour eux. Je reviendrai après à cet article, mais ils ne purent les en empêcher par eux-mêmes. Ils n'osèrent aussi en faire une plainte au roi, parce qu'ils sentaient la réponse de la porte fermée si nouvellement; ainsi les choses en sont demeurées là jusqu'à aujourd'hui.

Les princes du sang trouvèrent leur distinction dans cette façon de sortir seuls de la séance des bas sièges; et les présidents, pour n'en être pas précédés, ont toujours eu grand soin de se rasseoir après les avoir salués, pour montrer, par cette pause après cette sortie, que la cour est toujours en séance, et que les princes du sang se sont retirés avant qu'elle fût levée. Le premier président Harlay donna de son chef une distinction nouvelle aux princes du sang, quelque temps après qu'il fut en place, pour leur sortie des hauts sièges, où ils entrent encore aujourd'hui, et sortaient alors, à la tête des pairs: ce fut de leur ouvrir le petit degré du roi, qui, de son coin, descend à la place du greffier aux grandes audiences, qui est celle que le chancelier occupe aux lits justice. Depuis cette invention d'Harlay, lorsque la séance se lève aux hauts sièges, les princes du sang, au lieu de se reployer comme ils faisaient sur les pairs, et comme les pairs font encore, pour sortir le long de leur banc par la lanterne de la cheminée, les princes du sang, dis-je, s'avancent vers le coin du roi, après avoir salué les pairs à leur droite, saluent les présidents vers ce coin, et descendent le petit degré du roi, au bas duquel ils trouvent leurs deux huissiers pour marcher devant eux.

De cette sortie séparée, Harlay a fait naître une indécence que je m'abstiens de qualifier: c'est qu'à l'instant que le dernier des princes du sang en séance a enfilé le degré qui n'est que de cinq marches, comme ceux des deux lanternes, et par lequel personne ne doit passer, un huissier escalade aux hauts sièges en montant sur les sièges bas, et en enjambant le dossier vis-à-vis les plus anciens pairs, passe tout de suite devant le premier président qui l'attend pour marcher devant lui, et qui, resté debout avec toute la séance depuis la sortie des princes du sang, ne se met en marche, rebroussant le long de son banc, comme il a été dit ailleurs, que lorsqu'il a cet huissier devant lui. Avant cette sortie des princes du sang par ce petit degré du roi, cet huissier attendait avec un autre huissier le premier président au débouché de la lanterne de la buvette, où le second huissier l'attend encore, par où le premier président sort de la séance haute, suivi des présidents et des conseillers qui sont sur ce banc. Les conseillers qui sont du côté des pairs attendent que le dernier pair ait débouché la lanterne de la cheminée pour aller joindre leurs confrères parmi la grand'chambre, sans huissier. On est honteux de décrire ces misères et ces petites inventions de distinctions et d'orgueil; mais on décrit par là le caractère qui les fait imaginer et exécuter. On en va expliquer d'autres incessamment, et encore plus ridicules.

Depuis que les princes du sang, et les pairs après eux, ont cessé de suivre les présidents à la sortie de la séance des bas sièges, le premier président cessa de faire venir la tournelle à la grand'chambre aux affaires des ecclésiastiques et des nobles qui sont criminelles et qui exigent l'assemblée des deux chambres, laquelle y venait auparavant. La morgue de la dignité de la grand'chambre a cédé à la malice d'exclure les pairs de cette séance de la tournelle, parce que, n'y ayant point deux chemins séparés pour aller de l'une à l'autre, comme pour sortir simplement de séance, il n'y peut rester que les pairs seuls qui ne veulent pas suivre les présidents. En cela les princes du sang sont enveloppés dans la même privation, et par même cause, de laquelle il résulte que les princes du sang ni les pairs ne vont plus à la tournelle, par la même cessation d'usage qui les a privés du conseil des parties, où ils avaient droit de séance et d'opinion.

Le premier président de Novion, non content du bonnet, voulut pousser plus loin ses entreprises et y donner aux conseillers une part particulière, et ameuter mieux par là le parlement sur le bonnet. Il imagina de faire demeurer un conseiller sur le banc des pairs, en sorte que, lorsque leur nombre en occupe plus d'un, la dernière place de chaque banc qu'ils remplissent, soit aux bas sièges, soit aux hauts, est remplie par un conseiller, qui se trouve ainsi coupant la séance des pairs et placé au milieu d'eux. Cette entreprise eut le même succès de tant d'autres, et dure jusqu'à aujourd'hui. Il est vrai que le premier président, jusqu'à cette heure aussi, a eu la modestie de ne pas demander l'avis à ces conseillers qui coupent les pairs dans le rang de la séance parmi eux. Il le passe et revient à lui en son rang, comme s'il y était en séance parmi les conseillers. Ils appellent cela garder le banc. Contre qui et pour qui, c'est ce qu'ils ne sauraient expliquer; mais aux usurpations de fait on voit qu'ils y sont maîtres.

Je leur en vis tenter une autre en 1700, où il y eut plusieurs réceptions de pairs au parlement coup sur coup. Je vis un conseiller demeurer à la tête du troisième banc aux bas sièges, les princes du sang et autres pairs en remplissant plus de deux. Je le fis remarquer à mes voisins, qui le trouvèrent aussi mauvais que nouveau, mais qui se contentèrent d'en gronder tout bas. Cette mollesse, qui a tourné toutes ces usurpations en prétentions soutenues, me détermina sur-le-champ à en faire un signe très marqué au premier président Harlay (quoique, depuis l'affaire de M. de Luxembourg, je fusse demeuré hors de toute mesure avec lui), résolu de faire un éclat sur-le-champ, et de sortir de séance avec les pairs, s'il eût soutenu la gageure; mais il n'osa, et dans l'instant fit signe des yeux et de la main à ce conseiller de s'ôter de la, et à moi un d'excuse. Le conseiller obéit aussitôt; mais, si on l'y avait laissé cette première fois, comme on le laissa à la dernière place lorsqu'il l'usurpa la première fois, la chose en serait demeurée comme l'autre. Ils n'ont pas hasardé celle-ci depuis.

Venons maintenant à deux entreprises qui en tout genre se peuvent dire n'avoir point de nom, et qu'il est aussi nécessaire que honteux de décrire, pour voir jusqu'à quel excès d'orgueil et de vétilles les choses sont poussées par les présidents. Le récit en est aussi curieux qu'il est en soi dégoûtant.

La grand'chambre est vaste et fait un carré plus long que large, et la séance qui la coupe par le dossier des bancs de séance en équerre, comme on le verra mieux sur le plan, fait un autre carré. De ce carré particulier, et conséquemment de la totalité de la grand'chambre, la droite et la gauche se règlent et se prennent de celles de la place que le roi prend quand il y vient, qui est dans l'angle du fond, ce qui s'appelle le coin du roi. Le banc des pairs, tant en haut qu'en bas, la lanterne de la cheminée, la cheminée qui est hors le barreau et dans la grand'chambre près de cette lanterne qui en a pris son nom, sont à la droite du coin du roi; et le banc des présidents, tant en haut qu'en bas, est à sa gauche, ainsi que la lanterne de la buvette.

Outre que par le fait et la simple inspection cela est ainsi, il y en a deux autres preuves: l'une que le roi séant, la reine régente, s'il y en a une, les fils de France, les princes du sang et les autres pairs sont de suite, et sans distinction que la préséance, assis sur ce banc à droite, et les pairs ecclésiastiques de l'autre qui est à gauche; or les pairs ecclésiastiques ni les cardinaux, lorsqu'ils y venaient, ne l'auraient pas emporté sur la reine régente et sur les fils de France; ni même en cette séance en haut les pairs ecclésiastiques sur les séculiers, parce que ces deux bancs sont affectés et demeurés suivant l'ancienneté de la séance, et alors les six anciens pairs laïques précédaient comme plus anciens les six ecclésiastiques. Il n'a donc nulle difficulté pour reconnaître ce banc des pairs pour être à la droite du roi, et le plus honorable.

Alors, comme on l'a dit, toute la magistrature est aux bas sièges, et les présidents ont mieux aimé en ces occasions demeurer sur leur banc ordinaire, qui est aussi à gauche quand la séance est à l'ordinaire en bas, parce que le banc à droite y est aussi pour les pairs, que de changer de place pour se mettre sur ce banc en bas à droite, que nul magistrat ne pourrait leur disputer, et où les pairs, le roi présent, ne peuvent venir parce qu'ils ne peuvent être alors qu'aux hauts sièges; les présidents, dis-je, aiment mieux demeurer en leur place accoutumée en bas que de montrer qu'ils ne se peuvent mettre sur celui de droite que lorsque les pairs ne seoient point en bas, mais ce choix des présidents ne change pas la droite et la gauche.

Une autre preuve encore, c'est qu'entre les avocats contraires de parties inégales, celui de la première en dignité, demandeur ou défendeur, prend de droit le barreau de la cheminée. Cela est sans difficulté pour les princes du sang, les pairs, les ducs vérifiés, les officiers de la couronne. C'est ce qui s'appelle le choix du barreau. Et quand il y a dispute de rang reconnu au parlement, car celui de prince étranger y est constamment ignoré, par exemple entre deux pairs en contestation pour leur ancienneté, c'est un préalable nécessaire de juger cette préférence, et c'est un préjugé favorable à la prétention d'ancienneté de l'un sur l'autre que cette préférence de barreau adjugée à l'un des deux. C'est à ce même barreau encore que les avocats généraux plaident, et que le procureur général parle, et jamais à celui de la buvette qui est de même joignant la lanterne de la buvette. Or il n'y a que ces deux barreaux. Par toutes ces choses il est donc clair qu'en haut et en bas les pairs seoient à droite et les présidents à gauche. Cette gauche déplaît infiniment aux présidents, et voici ce qu'ils ont imaginé pour la masquer tant en haut qu'en bas.

En haut le banc des pairs à droite et celui des présidents à gauche joignent l'un et l'autre le coin du roi tout contre également. Ce coin est juste dans l'angle de la muraille, et y est adossé tout contre, comme y sont aussi adossés les deux bancs à droite et à gauche. Quand le roi n'y est point, et c'est le temps dont on parle, ce coin est nu, tapissé comme les bancs, sans autre marchepied que celui des deux bancs, qui est de même hauteur et largeur le long des deux et devant le coin où ils se joignent. Le coin est élevé de deux pieds plus que le siège des bancs; il est plus profond, d'un peu de saillie devant et derrière à cause de l'encoignure, mais sans déborder la largeur du siège des bancs, et à s'y asseoir sur sa nudité il n'est guère plus large qu'il ne faut; rien derrière que la tapisserie qui suit les deux pans de muraille, et quoi que ce soit au-dessus. Ainsi le premier des princes du sang ou des pairs du côté droit et le premier président du côté gauche touchent également du coude ce coin du roi.

Cette égalité déplut au premier président de Novion. Il fit débourrer le banc des pairs à huit pieds de long près le coin du roi, de manière que qui s'y assoirait serait si bas que, outre l'incommodité de la simple planche sous le mince tapis fleurdelisé comme le reste du banc, le haut de sa tête n'atteindrait pas l'épaule, à taille égale, de celui qui serait sur le bout du même banc qui n'a pas été débourré; d'où il arrive que, tandis que le premier président touche du coude le coin du roi, le premier des princes du sang en est à huit ou dix pieds. M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans l'éprouvèrent eux-mêmes avec grand scandale à la séance des renonciations, mais ils se contentèrent d'en parler sans ménagement, et eurent la mollesse d'en demeurer là. Cette même distance, les princes du sang, qui viennent toujours aux réceptions des pairs et qui toujours demeurent après à la grande audience, l'éprouvent toutes les fois qu'ils s'y trouvent.

On croirait peut-être que le premier président de Novion s'en tint là; mais le moyen d'avoir la grand'chambre et des tapisseries à sa disposition, et de n'en pas profiter de toutes les façons! Le banc des pairs et celui des présidents tout semblables, et de même hauteur à s'asseoir, et de même largeur déplut à Novion. Il voulut un petit trône, et pour cela fit rembourrer d'un pied et demi par-dessus le rembourrage ordinaire des bancs les six premières places les plus proches du coin du roi. Avec cette invention, les présidents à mortier se trouvent avoir un pied et demi d'élévation de séance au-dessus des princes du sang et des pairs. Ce fut encore une autre indignation de M. le duc de Berry et de M. le duc d'Orléans qui essuyèrent cette élévation au-dessus d'eux, élévation que les princes du sang essuient avec l'intervalle toutes les fois qu'ils se trouvent en séance aux grandes audiences. Il faut ajouter que les conseillers qui sont tout de suite sur le banc des présidents ne se mettent point sur l'élévation présidentale. C'est un trône nouvellement imaginé qui ne convient qu'aux inventeurs, tellement que, s'il n'y a qu'un président ou deux à la grande audience, le premier des conseillers qui est sur le banc est à six ou sept places de distance de lui, qui demeurent vides, et si ce conseiller n'est pas bien grand, il a la commodité de s'appuyer sur cette élévation, comme on fait sur le bras d'un haut fauteuil. Telle est la nouvelle industrie pour relever la majesté de la présidence, paisiblement soufferte de grands et de petits, de princes du sang et de conseillers. Il est vrai qu'il est besoin que la stature des présidents réponde un peu à l'exhaussement de leur siège, et que j'en ai vu quelquefois gambiller de petits qui avaient peine à se tenir, et qui donnaient un peu à rire à la compagnie.

En bas c'est autre chose; les inventions veulent de la variété. Il y a un peu d'air de campement dans celle-ci, qui se donne sous prétexte du vent, mais qui ne laisse pas d'être dans toutes les saisons. Elle fait souvenir de ces anciens tribunaux militaires qu'on tendait en pleine campagne, où les empereurs recevaient les tributs des nations vaincues, et d'où les chefs des armées haranguaient leurs troupes ou leur partageaient les dépouilles. Il y a des tringles et des machines, qui se tendent si subtilement sur le banc des présidents qu'en un clin d'œil il se trouve sous un dais fleurdelisé, qui a un dossier et deux pentes pour les côtés, qui le déborde un peu par devant, et qui est un peu sur eux en berceau. Le banc n'a point été rehaussé de rembourrage comme celui d'en haut. Cela viendra peut-être avec le temps, et alors ce banc deviendra un véritable trône un peu allongé, comme lorsqu'ils étaient plusieurs associés à l'empire.

Quoique ce dais ne disparaisse pas devant les princes du sang, à plus forte raison devant les pairs, ils n'osèrent pourtant le produire devant M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans à la séance en bas des renonciations; mais j'ai vu une fois, toutes les chambres assemblées, je ne me souviens plus pourquoi (et alors, comme la place manque en bas où est la séance, les chambres se placent aux hauts sièges), moi étant en place avec les princes du sang et les autres pairs, que ce dais était tendu, un murmure aux hauts sièges derrière à qui ce dais ôtait la vue de la séance, un message ou deux venir à l'oreille du premier président Harlay, et aussitôt le dais se détendre et disparaître en un instant.

Ce serait abuser que d'en dire davantage. Il faut laisser ces choses aux réflexions des lecteurs, qui seront sans doute plus fortes et plus justes que ce qui s'en pourrait faire ici avec décence. Mais il faut encore dire un mot de l'indécence des saluts.

Il est réciproque entre les fils de France, les princes du sang et les pairs. Les fils de France et les princes du sang se découvrent et se lèvent en pied aussitôt qu'un pair paraît à l'angle d'entrée de la séance en bas, ou débouchant en haut la lanterne de la cheminée, comme il en arrive toujours quelqu'un depuis qu'on est en séance. Les fils de France et les princes du sang leur rendent la révérence qu'ils en reçoivent en allant à leur place, attendant qu'il y soit arrivé, et ne se rassoient et couvrent qu'en même temps que lui. Il serait superflu d'ajouter que les pairs en usent de même pour les fils de France et pour les princes du sang. Les fils de France demeurent assis, se découvrent et s'inclinent un peu sans se soulever, pour un président qui arrive en séance; les princes du sang en usent pour eux comme pour les pairs; et les présidents réciproquement. Ils se découvrent et se lèvent pour un fils de France, et ne se rassoient et ne se couvrent qu'en même temps que lui. M. le duc d'Orléans en usa comme les fils de France toutes les fois qu'il a été au parlement, et les présidents de même pour lui, quant au salut, que pour les fils de France.

Le salut est aussi réciproque entre les pairs et les présidents. Dès qu'un pair paraît à l'entrée de la séance en haut ou en bas, comme il vient d'être expliqué, tous les présidents se découvrent, et quand il arrive à sa place, s'inclinent à lui, mais sans se lever ni même se soulever, et ne se couvrent que lorsqu'il s'est incliné à eux, qu'il s'assait et qu'il se couvre. Les pairs en usent précisément de même pour les présidents.

Cela fait un effet un peu étrange de voir en séance les fils de France, les princes du sang et les pairs debout pour un pair qui entre, et toute la robe qui ne fait que se découvrir sans bouger. C'en est un second de voir aussi les princes du sang debout tout seuls pour un président qui entre, tout le reste de la séance découvert, mais assis sans bouger. Enfin c'en est un troisième de voir les fils de France, les princes du sang, les pairs et les présidents debout pour un prince du sang qui entre, et les conseillers demeurer assis, découverts, car ils ne se lèvent pour qui que ce soit excepté les fils de France, pas même pour la tournelle qui, aux réceptions des pairs, vient à la grand'chambre, ayant ses présidents à sa tête, pour lesquels les princes du sang et les présidents de la grand'chambre se lèvent seuls, et de même à la sortie de la tournelle après la réception. Il semble que ce soit un reste de ces légistes assis sur le marchepied du banc des pairs, des barons, des prélats, etc., et qui ne se levaient peut-être pas de si bas qu'ils étaient assis pour des nobles qui survenaient, comme si subalternes et si disproportionnés qu'il ne s'agissait pas d'en être salué.

Les présidents ni les conseillers ne remuent en rien pour un conseiller qui entre ou qui sort, aux hauts sièges et aux bas; c'est même observation pour les saluts. Il faut seulement ajouter que le chancelier, qui entre en séance avant le roi, et les pairs aussi, se lève, lui, pour un pair qui entre, et les pairs réciproquement pour lui. Il n'y peut avoir de remarques à faire sur les autres officiers de la couronne, parce que ceux que le roi a mandés entrent en séance derrière lui, et qu'il n'est point alors d'occasion de salut.

Venons maintenant à l'explication du plan de la grand'chambre, qui est à la page suivante, en remarquant qu'elle a été fort rajustée en 1720, mais sans aucun autre changement que celui de la cheminée, ôtée d'où elle est marquée sur ce plan et portée près de la grand'porte, qui entre sans milieu de la grand'chambre dans la grande salle du palais, par où les princes du sang et les pairs sortent de séance, comme il a été dit.

EXPLICATION DU PLAN CI À CÔTÉ DE LA GRAND'CHAMBRE DU PARLEMENT DE PARIS.

A. Hauts sièges adossés aux murailles.

1. Élévation dans l'angle. C'est la place du roi quand il vient au parlement, que personne ne remplit jamais en son absence. Il est couvert de la même tapisserie fleurdelisée qui couvre les murailles, qui est pareille à l'étoffe qui couvre aussi tous les bancs et petits bureaux de la séance. Cette place du roi s'appelle de sa situation, le coin du roi. Il est orné d'autres tapis et de carreaux, couvert d'un dais, et accommodé d'un marchepied de plusieurs marches, lorsqu'il y vient.

2. Espace pour les marches du marchepied du roi lorsqu'il vient au parlement. Elles sont couvertes du tapis du marchepied. Sur ces marches où on met des carreaux, c'est la séance du grand chambellan, qui y est comme couché. En son absence le premier gentilhomme de la chambre en année la prend. C'est une ancienne nouveauté en faveur de Louis, duc de Longueville, qui n'était point pair, et qui, dans le grand état où ceux de Longueville s'étaient élevés, se trouvait peiné de seoir en son rang d'officier de la couronne. Il obtint cette distinction, mais attachée à son office, par le crédit du premier duc de Guise, dont il avait épousé la fille. Leur fils unique ne vécut pas. Léonor, duc de Longueville après Louis, son cousin germain, fut celui qui mit le comble à leur grandeur par tout ce qu'il obtint de Charles IX. Ce Léonor est le grand-père du duc de Longueville, père du comte de Saint-Paul, tué au passage du Rhin, et du dernier des Longueville, mort prêtre, fou et enfermé dans l'abbaye de Saint-Georges, près de Rouen, en 1696. Ce même Léonor était père de la marquise de Belle-Ile-Retz, et de la comtesse de Thorigny-Matignon. Le sieur de Rothelin était son frère bâtard, dont tous les Rothelin sont sortis.

3. Degré de cinq marches par lequel le roi monte et descend de séance. Quelquefois les fils de France aussi avec lui, toujours en son absence. On a vu, ci-devant, comment le premier président Harlay a ouvert ce degré aux princes du sang. Depuis cette nouveauté Louis XIV n'a point été au parlement, et dans la minorité de Louis XV M. le duc d'Orléans régent, les y a laissés passer avec le roi. On a vu qu'ils entraient et sortaient de séance auparavant à la tête et par le même chemin des pairs. Ce degré est couvert de la queue du tapis du marchepied du roi. C'est la séance, mais sans carreaux, du prévôt de Paris, qui y est aussi couché avec son bâton de velours blanc à la main; mais il demeure découvert, n'a point de voix, et se range pour faire place au chancelier ou au garde des sceaux, qui monte par ce degré pour aller parler au roi, et le redescend pour revenir à sa place.

4. Séance du chancelier, ou, en son absence, du garde des sceaux. C'est la place du greffier aux grandes audiences, qui est au bas des marches du petit degré du roi. Le greffier, en l'absence du roi, est là sur un tabouret, son petit bureau devant lui dans l'angle, et tourné en angle. Le roi présent, le chancelier est tourné de même avec le même petit bureau devant lui. Au lieu du tabouret du greffier, il a un siège à bras, sans aucun dossier, couvert de la même queue du tapis du marchepied du roi, mais de façon qu'elle vient à fleur de terre devant son siège, et qu'il n'a point les pieds dessus. Cette espèce de siège unique pour lui, et dont le garde des sceaux use en son absence, et qui sert aussi aux Te Deum, est moins une distinction qu'un secours donné à la vieillesse si ordinaire à ces officiers-là de la couronne, qui ne pourraient demeurer longtemps assis sans quelque appui.

5. Petit bureau du greffier devant le chancelier, qui n'est couvert alors que comme à l'ordinaire. Quoique le chancelier et son petit bureau soient en bas comme tous les magistrats, on l'a marqué ici de suite, à cause de ses allées vers le roi, et du tapis du marchepied du roi, qui couvre son siège.

6. Séance de la reine régente ou du régent s'il y en a, du sang royal et des pairs. Le roi présent ou absent, ils sont assis de suite sans intervalle ni autre distinction en rang d'aînesse et d'ancienneté. Après eux les officiers de la couronne au rang de leurs offices entre eux, excepté le chancelier et le grand chambellan dont on a marqué la séance. Les officiers de la couronne qui sont pairs siègent en leur rang d'ancienneté parmi les pairs. Si le grand chambellan est pair, il demeure en la séance de son office et opine seul après tout le côté droit, et avant tout le côté gauche. Le roi n'étant pas présent, les pairs ecclésiastiques siègent sur ce même banc, après eux tous les pairs, ensuite les conseillers d'honneur, puis quatre maîtres des requêtes et non plus, après eux le doyen du parlement et les conseillers, et parmi, les conseillers honoraires. Mais il n'y a jamais place pour ces magistrats.

7. Espace de trois ou quatre places joignant le coin du roi entièrement débourré, et bien plus bas que les bancs de séance qui sont à droite et à gauche d'égale hauteur, largeur et profondeur, avec un marchepied tout du long des deux côtés, d'égale hauteur et largeur. Ces bancs d'égale façon, couverts de la même étoffe bleue fleurdelisée jusqu'à terre sans traîner et les dossiers de même. Sur ce débourré, dont on a parlé ci-devant, personne n'y seoit. C'est du côté droit, ce qui reste vide par respect du roi quand il est au parlement, et fait l'espace qu'occupent, en s'élargissant également des deux côtés, les marches du marchepied du roi, où le débourré paraît alors en espace comme de l'autre côté qui est en l'absence du roi ce plus haut rembourré des présidents dont on a parlé plus haut.

8. Lieu de séance du premier de ce banc, soit du sang royal, soit pair s'il n'y a point de princes du sang, le roi présent ou absent, soit magistrat si le roi n'y est point (car en sa présence nul magistrat n'est aux hauts sièges), s'il n'y a ni prince du sang ni autre pair. Ce même lieu fut celui de la séance de M. le duc de Berry à la séance des renonciations aux hauts sièges, sans distinction aucune de tout le reste du banc.

9. Espace entre le marchepied des hauts sièges et le haut du dossier des bas sièges, où on pousse tout du long un banc sans dossier, mais couvert et fleurdelisé comme les autres, lorsque le banc adossé à la muraille ne suffit pas pour les pairs.

10. Marchepied d'une marche régnant le long des hauts sièges des deux côtés, partout égal en hauteur et largeur sans différence en nul endroit.

11. Espace égal partout en largeur entre les hauts sièges et les bas sièges des deux côtés, à la hauteur presque du dossier des bas sièges.

12. Banc des pairs ecclésiastiques, le roi présent. Les cardinaux s'y mettaient aussi. Ils n'y sont pas venus depuis la décision de la préséance sur eux de pairs ecclésiastiques que M. de Clermont-Tonnerre, évêque-comte de Noyon, fit prononcer par Louis XIV, allant tenir un lit de justice où les cardinaux de Bouillon et Bonzi prétendaient se trouver comme il a été dit ailleurs. Le cardinal Dubois, premier ministre tout puissant, entreprit de se trouver à un lit de justice de Louis XV et en fit grand bruit et menaces. M. de Tavannes, évêque-comte de Châlons, depuis archevêque de Rouen, qui se trouva seul à Paris des pairs ecclésiastiques, lui fit dire qu'il y irait résolûment, et que s'il se mettait en fait de se placer au-dessus de lui, ou d'y demeurer s'il arrivait avant lui, il le jetterait des hauts sièges en bas quoi qu'il en pût arriver, et qu'il y serait assisté et soutenu des pairs laïques avec qui la résolution était prise. Elle l'était en effet et avait passé par moi, et aurait été exécutée si le cardinal Dubois s'y fût commis. M. de Châlons arriva de bonne heure en séance. Le cardinal Dubois n'y parut point. Le roi absent, c'est où siègent aux grandes audiences les présidents et les conseillers clercs.

13. Élévation moderne de surrembourrage fort haute au-dessus des bancs de séance. Elle joint le coin du roi et a cinq ou six places et en aurait bien huit sans l'ampleur des habits des présidents qui seoient dessus. Le même espace était de ce côté gauche comme il est encore du côté droit avant cette invention et innovation et y est encore le roi présent.

14. Lieu où sied le premier président ou le président qui préside en sa place. Je leur ai vu mettre familièrement leur mortier, et leur bonnet quelquefois sur le coin du roi.

15. Endroit où le surrembourrage finit, et tout à coup tombe au niveau du rembourrage des bancs de séance sous la même tapisserie fleurdelisée qui couvre tous les bancs.

16. Lieu de séance du premier conseiller clerc, lors même qu'il n'y a qu'un président en place; alors le reste de l'élévation demeure vide parce qu'il n'y a que les présidents qui s'y mettent, et cela arrive très ordinairement. Lorsque tous y sont, ce qui est fort rare, comme à la séance aux hauts sièges des renonciations, les cinq premiers présidents s'assirent sur cette élévation, les autres au bas de l'élévation à la place des conseillers clercs, lesquels se mirent de suite auprès d'eux et sans intervalle.

17. Degré de cinq marches qui communique les hauts et les bas sièges au bout du banc des pairs près la lanterne de la cheminée.

18. Lanterne de la cheminée.

19. Banc adossé au mur dans la lanterne de la cheminée.

20. Échelle par où on monte dans la tribune de la lanterne de la cheminée.

21. Degré de cinq marches dans la porte qui donne de la lanterne de la cheminée dans la grand'chambre, par lequel les pairs entrent et sortent de séance aux hauts sièges, au bas duquel en sortant ils trouvent un huissier pour leur faire faire place et les conduire comme on l'a dit. Le sang royal à la tête des pairs, entre encore par là en séance aux hauts sièges, mais n'en sort plus par la, comme on l'a dit. Les conseillers laïques y entrent aussi par là, mais ils en sortent par ailleurs.

22. Lanterne de la buvette.

23. Banc adossé au mur dans la lanterne de la buvette.

24. Degré par où on monte dans la lanterne de la buvette.

25. Degré de cinq marches de la lanterne de la buvette par lequel les pairs ecclésiastiques, le roi présent seulement, et, en son absence, les présidents et les conseillers clercs entrent et sortent de séance aux hauts sièges, au bas duquel deux huissiers, avant l'innovation de l'escalade dont on a parlé, et maintenant un huissier, attendent les présidents pour marcher devant eux, leur faire faire place avec leurs baguettes frappantes sur les bois qu'ils trouvent, et les conduire comme on l'a dit.

26. Porte de la lanterne de la buvette qui donne dans la grand'chambre dans laquelle est le degré susdit. Mais cette partie de la grand'chambre où cette porte donne est une allée entre la clôture du parquet des bas sièges et la muraille, qui conduit sans séparation dans la partie pleine de la grand'chambre, au lieu que la porte de la lanterne de la cheminée, qui est le chemin des pairs donne immédiatement dans la pleine grand'chambre. Les conseillers laïques, qui, en l'absence du roi, peuvent avoir place du côté des pairs, attendent en place qu'ils soient tous entrés jusqu'au dernier dans la lanterne de la cheminée, puis longent le banc, passent devant le coin du roi, et longeant l'autre banc atteignent les magistrats par la lanterne de la buvette.

27. Porte de la lanterne de la buvette qui mène à la buvette.

Avant de quitter les hauts sièges, il faut remarquer que le nombre des pairs étant augmenté, les officiers de la couronne qui ne sont pas pairs, et il n'y a plus guère que des maréchaux de France, mais aussi bien plus nombreux qu'ils n'étaient, proposèrent aux pairs de se mettre à gauche aux lits de justice, au-dessous des pairs ecclésiastiques dont le banc, par leur petit nombre, est toujours très peu rempli. Être au-dessous des pairs laïques comme ils étaient, ou au-dessous des pairs ecclésiastiques comme ils le demandaient, parut égal aux pairs, qui y consentirent, et M. le duc d'Orléans le trouva bon. Cela s'exécuta ainsi au premier lit de justice de Louis XV, et s'est toujours continué depuis. Le duc de Coislin, évêque de Metz, eut le choix des deux côtés; il préféra le droit comme n'étant point pair par son siège, mais par soi, et y a toujours siégé en son rang d'ancienneté dans l'habit des pairs ecclésiastiques.

B. Bas sièges.

28. Ils sont sans marchepied, à la différence des hauts sièges, qui est un monument que ces bas sièges le sont comme on l'a dit, devenus, de marchepied qu'ils étaient des hauts, pour seoir les légistes aux pieds des nobles seuls juges, à portée d'en être consultés tout bas quand il leur plaisait. Ces bas sièges, depuis qu'ils le sont devenus, ont un dossier, parce qu'ils ne sont pas comme les hauts sièges appuyés à la muraille. Ils ont aussi un bras à chaque bout du banc, parce que, comme les hauts sièges, ils ne joignent pas le coin du roi d'un côté, et les lanternes de l'autre. Excepté ce qui a été marqué de débourré et surrembourré près du coin du roi aux hauts sièges, de l'invention des présidents, tous les bancs de la grand'chambre sont égaux en hauteur et largeur, sans nulle différence des uns aux autres. Ceux de séance sont couverts, comme les murailles et les petits bureaux, d'étoffe bleue fleurdelisée sans nombre, en jaune. Ces petits bureaux sont portatifs, et sont, comme un prie-Dieu, sans marchepied à appuyer à l'étroit une personne. Il y en a cinq ou six épars devant les bancs aux bas sièges, pour la commodité des rapporteurs. Les bancs hors de séance et leurs dossiers sont nus de bois, et pour asseoir les gens du roi, les parties, les plaideurs et les avocats qui veulent entendre plaider.

29. Dossier des bas sièges égal à tous.

30. Sièges, ou endroits où on s'assied sur tous les bancs.

31. Hauteur des bancs.

32. Chaires et bureaux du greffier et de son commis, rangés lorsqu'on est aux bas sièges.

33. Rideau à hauteur d'appui qui, lorsqu'on est aux bas sièges, enferme et cache le degré du coin du roi, et les chaires et bureaux du greffier et de son commis qui seoient là, le roi absent, lorsqu'on est aux hauts sièges. Quand on y doit monter, on ôte ce rideau pendant la buvette, et on y place les chaires et bureaux du greffier et de son commis.

34 Parquet.

35. Banc des présidents. Ils l'occupent seuls lorsque la séance est aux bas sièges, n'y eût-il qu'un président, et si par un cas très rare il ne se trouvait aucun président, le conseiller le plus ancien qui présiderait demeurerait à sa place, et laisserait le banc des présidents vide. On voit très clairement que c'est une usurpation des présidents sur les conseillers, puisque les conseillers clercs sont aux hauts sièges, sur le même banc avec les présidents, parce que c'est aux hauts sièges le côté des clercs, qui n'ont aucune distinction sur les conseillers laïques. Aux lits de justice ce banc est encore celui des présidents; en absence du roi aux grandes audiences, lorsque la séance est aux hauts sièges, ce même banc est celui des gens du roi où nul autre ne se met.

36. Surdossier moderne et avancé sur le banc des présidents, en manière de dais postiche, comme en berceau sur leur tête, avec une pente de chaque côté du banc. L'étoffe en est fleurdelisée, pareille à la couverture des bancs et des murailles. Il ne se tend pas encore en été; on n'ose le donner encore en distinction; elle s'introduit en attendant, sous prétexte du vent et du froid, comme si ce banc seul y était exposé. On a vu ce qui ci-devant a été dit de cette machine, qui avec des tringles se tend et s'ôte en peu de moments. On l'ôte toujours pendant la buvette, lorsqu'on doit monter après aux hauts sièges pour la grande audience. On ne l'a osé hasarder en présence du roi.

37. Petit bureau derrière lequel sied le premier président, ou le président qui préside en sa place. Si le chancelier vient au parlement sans que le roi y doive venir, il prend cette place, préside, fait toutes les fonctions du premier président en sa présence, l'efface totalement; de même aux hauts sièges où il le déplace. En haut et en bas, le roi absent, le premier président est assis à la gauche du chancelier, et le joignant. Si le chancelier arrive au parlement, le roi y venant, il déplace de même le premier président et l'efface, et ne se met en sa place au bas du petit degré du roi, qu'après que le roi est arrivé et place au coin orné en trône qu'il occupe. Le chancelier en bas et en haut, le roi absent, entre et sort de séance par le même chemin du premier président. Si le chancelier est absent et privé des sceaux, le garde des sceaux fait au parlement tout ce qu'y fait le chancelier et en a la séance.

38. Banc du sang royal des pairs ecclésiastiques et laïques, et des conseillers clercs.

39. Bureau derrière lequel sied le premier du sang royal, ou le plus ancien pair, et quand il n'y a ni princes du sang ni autres pairs, le premier des magistrats non président à mortier. Ce même lieu fut celui de la séance de M. le duc de Berry aux renonciations, où la séance fut d'abord en bas, puis en haut. Ni en bas ni en haut il n'y eut ni distance ni distinction aucune de sa place à celle du dernier pair. Ce même lieu est encore où se met le premier huissier aux grandes audiences ordinaires, le roi absent mais hors de séance.

40. Dernière place au bout de ce banc, où par l'usurpation moderne demeure séant le plus ancien des conseillers clercs, lors même que ce banc ne suffit pas aux pairs.

41. Second banc souvent rempli de pairs à leurs réceptions et autres solennités.

42. Dernière place de ce banc derrière le bureau, où par l'usurpation moderne demeure séant le deuxième conseiller clerc, lors même que ce deuxième banc ne suffit pas au nombre des pairs.

43. Bureau. Il faut remarquer que tous ces bureaux, tels qu'on les a décrits ci-devant, sont tous égaux entre eux et sans aucune différence. Le premier président n'en a mis aucune au sien jusqu'à cette heure.

44. Bureau du milieu, devant lequel on ne passe point pour entrer ni sortir de séance. On passe donc entre le banc et ce bureau, autrement ce serait traverser le parquet. On a ci devant expliqué ce que c'est que traverser le parquet, et qui sont ceux qui le traversent.

45. Chaire nue du greffier au bout du second banc susdit où il sied lorsque la séance est aux bas sièges.

46. Bureau dudit greffier.

47. Chaire nue de l'interprète, elle tient au bout du troisième banc. Entre elle et celle du greffier est le passage pour entrer et sortir de séance. Toutes deux sont à bras. Le siège et le dossier sont un peu plus élevés que ceux des bancs auxquels elles tiennent, et ces dossiers un peu arrondis au milieu du haut. Les pays étrangers ont assez souvent consulté autrefois le parlement sur leurs questions, et y faisaient quelquefois juger leurs causes. Comme leurs langues étaient inconnues au parlement, on plaça cette chaire pour celui qui interprétait les pièces et les écritures produites en langues étrangères. Depuis, cette chaire est demeurée comme en monument de son usage passé, que le parlement ne veut pas laisser oublier. Cette chaire, non plus que celle du greffier, n'est point réputée de la séance.

48. Troisième banc sur lequel se mettent les pairs lorsque les deux premiers ne suffisent pas à leur nombre. Alors les plus anciens de ceux qui y passent se mettent les plus proches de la chaire de l'interprète qui est vide et les moins anciens les plus près du banc des présidents. À mesure que les pairs remplissent ces bancs, les conseillers en sortent et vont se mettre aux hauts sièges.

49. Bureau au bout de ce troisième banc tout prés du banc des présidents. La séance du doyen du parlement est derrière ce bureau. Depuis l'usurpation moderne, lui ou un autre conseiller laïque y demeure séant, lors même que ce troisième banc ne suffit pas au nombre des pairs, ce que j'ai vu arriver plus d'une fois par la présence de tout le sang royal, légitime et illégitime du feu roi, et du grand nombre de pairs ecclésiastiques et séculiers. Tout ancien pair que je suis, je me trouvai sur ce banc à la séance de l'ouverture du testament de Louis XIV. Il faut remarquer que les pairs y siéent entre eux à retours de ce que font les conseillers, dont les plus anciens se mettent les plus proches du doyen et ainsi de suite, en sorte que le moins ancien conseiller du banc se trouve joignant la chaire de l'interprète.

50. Espace dans le parquet devant ce troisième banc, où se met un banc sans dossier, mais couvert et fleurdelisé comme tous les autres, pour y seoir ce qui reste de pairs, lorsque l'on présume que les trois bancs ne suffiront pas à leur nombre. Sur ce banc ajouté aucun conseiller n'y seoit, encore qu'il y eût peu de pairs dessus, ou qu'il demeurât entièrement vide, comme je l'ai vu arriver quelquefois. Il faut remarquer que les pairs qui passent sur ce troisième banc ne s'y placent pas comme sur celui qui est derrière; les plus anciens s'y mettent les plus près du banc des présidents et ainsi de suite.

51. Lieu où, debout et sans chapeau ni épée, les pairs qui n'ont pas encore pris séance prêtent le serment de pair de France prononcé par le premier président de sa place assis et couvert, tous les princes du sang, autres pairs et magistrats assis et couverts en séance. Ce serment, quoique ancien, a été introduit. Les pairs entraient pour la première fois en séance sans information et sans serment, comme font encore les princes du sang. Le premier huissier, qui se tient près du pair qui prête serment, lui rend son chapeau et son épée sitôt que l'arrêt de réception est prononcé, qui n'est autre que dès qu'il a levé la main, et que le premier président lui a dit: Ainsi le jurez et le promettez, il ajoute: Monsieur, montez à votre place; et à l'instant il remet son épée à son côté; il entre en séance, et se va seoir en son rang. Ce prononcé: Montez à votre place, est l'ancien, qui n'a pas été changé depuis que les réceptions ont été changées des hauts sièges où on monte, aux bas où il n'y a pas une seule marche à monter.

52. Banc des gens du roi lorsque la séance est aux bas sièges, ou que le roi est présent.

53. Bancs des parties et des spectateurs en absence du roi. Ceux-ci le précèdent, et d'autres redoublés derrière servent aussi de séance aux enquêtes et requêtes aux assemblées de toutes les chambres et aux lits de justice, à ceux dont le roi se fait accompagner, comme gouverneurs ou lieutenants généraux de province, baillis d'épée, chevaliers du Saint-Esprit, mais qui n'ont point de voix et qui demeurent découverts.

54. Premier barreau de choix ou de supériorité, où plaident les avocats généraux lorsque la séance est aux bas sièges et où les avocats, qui ont ce barreau par la supériorité de leurs parties, plaident aussi, soit que la séance soit aux hauts sièges ou aux bas sièges.

55. Lieu où plaide l'avocat.

56. Passage dans lequel l'avocat s'avance pour conclure à l'entrée du parquet, et qui sert aux pairs à sortir de séance aux bas sièges lorsqu'ils la lèvent avec la cour.

57. Porte de ce passage à hauteur d'appui debout, où il y a un pas pour l'arrêter. C'est cette porte que les pairs ont trouvée fermée comme on l'a dit, et qui les fait demeurer en séance sans se lever quand la cour se lève et sort, comme il a été expliqué.

58. Passage sans porte par lequel la cour entre et sort de séance aux bas sièges, et par lequel les princes du sang et les pairs y entrent aussi, la cour séante à mesure qu'ils arrivent. Les princes du sang en sortent aussi par là avant que la cour lève la séance, comme on l'a dit, et vont à la cheminée de la grand'chambre pour l'ordinaire attendre la grande audience ou les pairs viennent aussi après.

59. Second barreau, et il n'y a que ces deux.

60. Lieu où plaide l'avocat, soit que la séance soit aux bas sièges ou aux hauts.

61. Passage dans lequel l'avocat s'avance pour conclure à l'entrée du parquet, qui n'a point d'autre usage.

62. Porte de ce passage à hauteur d'appui debout, qui a un pas pour l'arrêter.

63. Espace long et étroit entre le second barreau et la muraille, qui conduit de la buvette et de la lanterne de la buvette dans le grand espace de la grand'chambre derrière le premier barreau. C'est par cet espace que la cour va de la séance des bas sièges à la buvette et qu'elle sort de séance aux hauts sièges

64. Vaste espace de la grand'chambre entre la muraille mitoyenne de la grande salle et le premier barreau, et la muraille mitoyenne à la quatrième chambre des enquêtes et le parquet des huissiers.

65. Cheminée de la grand'chambre qui, comme on l'a dit, a été supprimée et portée contre le mur mitoyen de la grand'chambre et de la grande salle, lorsqu'on répara la grand'chambre en 1721.

66. Porte de la grand'chambre qui donne dans la quatrième chambre des enquêtes.

67. Porte de la grand'chambre à deux battants qui s'ouvrent pour les pairs, qui donne immédiatement dans la grande salle, plus grande de beaucoup que les autres.

68. Porte de la grand'chambre qui donne dans le parquet des huissiers, par où tout le monde entre d'ordinaire dans la grand'chambre et par où la cour ensemble en sort. Les pairs ensemble sortent par la grande porte dans la grande salle immédiatement, même seuls quand il ne s'y en trouve qu'un.

69. Fenêtres de la grand'chambre.

70. Chemin du sang royal, pour sortir de séance des hauts sièges, depuis que le premier président Harlay lui a ouvert le petit degré du roi; quelquefois aussi, lorsque le roi y vient, pour entrer en séance en même temps que lui. Lors des renonciations, M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans après la séance aux bas sièges, et pendant la buvette montèrent aux hauts sièges avec les princes du sang et tous les pairs, mais sans ordre, et y demeurèrent en séance et en rang, tous jusqu'à l'arrivée de la cour sortant de la buvette. On a vu ailleurs que ces princes ne se soulevèrent seulement pas, et qu'ils ne rendirent aux présidents le salut que par une inclination légère, étant restés découverts en les attendant. Les princes du sang en usèrent cette fois-là de même, et les pairs aussi comme ils font toujours. M. le duc de Berry et M. le duc d'Orléans se trouvèrent fort scandalisés de la longueur de la buvette et du long changement d'habit des présidents, dont ils auraient pu abréger leur toilette au moins ce jour-là.

71. Chemin du sang royal pour entrer et sortir de séance aux bas sièges.

72. Chemin des pairs pour entrer et sortir de séance aux hauts sièges. Il est le même des conseillers clercs, le roi absent, pour entrer, non pour sortir.

73. Chemin des présidents pour entrer et sortir de séance aux bas sièges, et aussi des conseillers clercs.

74. Chemin des présidents pour entrer et sortir de séance aux bas sièges.

75. Chemin ordinaire des pairs pour entrer en séance aux bas sièges, pour ceux qui sont sur le premier banc et sur la première moitié du second.

76. Chemin quelquefois usité par quelques pairs pour entrer en séance aux bas sièges, pour ceux qui sont sur le premier banc et la première moitié du second. C'est le même par lequel les pairs sortent de séance quand ils se lèvent avec la cour.

77. Chemin rarement usité par quelques pairs pour entrer en séance aux bas sièges, pour ceux qui sont sur le premier banc et la première moitié du second.

78. Chemin des pairs pour entrer en séance aux bas sièges, pour ceux qui sont sur la seconde moitié du deuxième banc.

79. Chemin des pairs pour entrer en séance aux bas sièges, pour ceux qui sont sur le troisième banc et sur le banc ajouté.

80. Chemin des conseillers laïques pour sortir de séance aux hauts sièges.

81 et 82. Chemin ordinaire des pairs d'entrer en la grand'chambre, et d'en sortir ensemble précédés d'un huissier. C'est aussi celui du sang royal, mais presque toujours les pairs arrivent un à un chacun à son gré jusque dans la grand'chambre par le parquet des huissiers, et les princes du sang aussi.

83. Chemin par lequel les pairs sortent ensemble de la grand'chambre quelquefois toujours précédés par un huissier.

84. Endroit par où le premier huissier, par une invention et usurpation moderne, escalade par-dessus le banc des sièges bas, et son dossier depuis quelque temps pour grimper aux hauts sièges lorsque la séance s'en lève, pour se mettre au-devant du premier président, ou du président qui préside en sa place, lorsqu'il se lève, et marcher devant lui.

Il faut avertir que, lorsqu'on est au haut des sièges, le roi absent, tout le monde indifféremment s'assied sur les bancs de séance aux bas sièges plaideurs, auditeurs, en un mot qui veut et peut, excepté sur celui des présidents qui, comme on l'a dit, est alors pour les gens du roi. Le reste de la foule s'assied en bas à terre, pêle-mêle dans le parquet, et qui peut sur les petits bureaux, qu'ils couchent. Cela se fait à grand bruit et impétuosité dès que la grande audience en haut ouvre.

Il faut, une fois pour toutes, remarquer que, lorsqu'on parle ici des présidents, il ne s'agit que des présidents à mortier, qui sont seuls présidents du parlement. Les présidents des chambres des enquêtes et des requêtes ne sont que des conseillers avec commission pour présider en telle chambre, si bien qu'en l'assemblée de toutes les chambres dans la grand'chambre, ou partout ailleurs où le parlement est assemblé en entier ou par députés de tout le corps, ils ne précèdent point les conseillers de la grand'chambre, et en tout et partout ne sont réputés que conseillers

Malgré cela, il y a une dispute dont les ministres se sont utilement servis, et qu'on a grand soin d'entretenir sous main; c'est quand il arrive, et cela n'est pas rare, que, dans une assemblée de toutes les chambres, le gros du parlement est opposé à ce que la cour veut faire passer, et que le premier président n'a pu venir à bout d'y amener la compagnie, il prend plutôt le parti de se retirer que de hasarder d'être tondu. Très ordinairement il est suivi de tous les présidents à mortier, gens qui, ayant à perdre et à gagner, veulent plaire, qui désirent leur survivance pour leurs enfants et d'autres grâces. Alors qui présidera? Le doyen du parlement, en son absence le plus ancien conseiller de la grand'chambre, de ceux qui demeurent en séance, prétend que c'est à lui, le plus ancien président des enquêtes le lui dispute; le premier des présidents de la première chambre des enquêtes allègue la primauté de sa chambre et de sa présidence dans cette chambre. Dans ce conflit où aucun n'a jusqu'à présent voulu céder, personne ne préside, et, faute de président, la séance est forcée de se rompre et de lever. Ils sentent bien tout ce qu'ils perdent à cette dispute, mais l'orgueil l'emporte sur la raison et sur l'intérêt général de la compagnie.

CHAPITRE XIX. §

Courte récapitulation. — État premier des légistes. — Second état des légistes. — Troisième état des légistes. — Quatrième état des légistes. — Cinquième état des légistes. — Sixième état des légistes. — Septième état des légistes devenus magistrats. — Parlements et autres tribunaux. — Légistes devenus magistrats ne changent point de nature. — Origine du nom de cour des pairs arrogé à soi par le parlement de Paris. — Origine des enregistrements. — Incroyables abus. — Fausse mais utile équivoque du nom de parlement; sa protection; son démêlement. — Anciens parlements de France. — Parlements d'Angleterre. — Moderne chimère du parlement de se prétendre le premier corps de l'État, réfutée. — Époque du tiers état. — Parlement uniquement cour de justice pour la rendre aux particuliers, incompétent des choses majeures et des publiques. — Parlement ne parle au roi, et dans son plus grand lustre, que découvert et à genoux comme tiers état. — Inhérence de la partie de légiste jusque dans le chancelier. — Jamais magistrat du parlement ni d'ailleurs, député aux états généraux, ne l'a été que pour le tiers état, quand même il serait d'extraction noble. — Exemples d'assemblées où la justice a fait un corps à part, jamais en égalité avec l'Église ni la noblesse, et jamais aux états généraux jusqu'aux derniers inclus de 1614. — Absurdité de la représentation ou de l'abrégé des états généraux dans le parlement. — Court parallèle du conseil avec le parlement. — Conclusion de toute la longue digression.

Il se trouvera encore en leur ordre d'autres usurpations du parlement aussi peu fondées, et plus fortes encore, s'il est possible, que celles qui viennent d'être expliquées, qui demandent une récapitulation en très peu de mots, depuis le premier état des légistes, jusqu'à celui où on les voit arrivés.

Le peuple conquis, longtemps serf et dans la dernière servitude, ne fut affranchi que longtemps après la conquête, et par parties. De ce qui fut affranchi les uns demeurèrent colons dans la campagne et laboureurs, soit pour eux-mêmes dans les rotures qu'ils avaient obtenues à certaines conditions, ou pour autrui, comme fermiers; les autres continuèrent à s'adonner à la profession mécanique, c'est-à-dire aux différents métiers nécessaires à la vie dans les villes, et cela de gens de même espèce de peuple affranchi. Des uns et des autres il s'en fit une autre portion de gens plus aisés par leur travail, qui se mirent à quelque négoce, et dont les seigneurs se servirent pour la direction commune de leurs villes, d'où sont venus les échevins et autres sous divers noms. De ceux-là il y en eut qui s'appliquèrent à l'étude des lois, des coutumes, des ordonnances qui multiplièrent avec le partage des fiefs, leurs hypothèques, etc., et les procès qui en naquirent, et ceux-là devinrent le conseil des particuliers, dans leurs affaires domestiques; ils furent connus sous le nom de légistes, qui gagnèrent leur vie à ce métier, comme ils font encore aujourd'hui, qui étaient parties de ce peuple serf mais affranchi, et qui, au lieu du labourage et des métiers, choisirent celui de l'étude des procès. Tel est le premier état des légistes.

Ces légistes furent placés par saint Louis sur le marchepied des nobles et des ecclésiastiques, qui [étaient] nommément choisis par les rois pour rendre la justice entre particuliers, dans les différentes tenues d'assemblées pour cela, qui de parler ensemble s'appelèrent parlements, quoique totalement différentes des assemblées majeures aussi appelées parlements, qui avaient succédé aux champs de mars, puis de mai, où le roi jugeait les causes majeures de pairs et des grands vassaux, et faisait avec eux les grandes sanctions du royaume. Saint Louis, scrupuleux sur l'équité, crut devoir soulager celle de ces nobles et de ces ecclésiastiques, juges tantôt les uns tantôt les autres dans ces parlements de la Pentecôte, de la Toussaint, etc., qui duraient peu de jours, en les mettant à portée de s'éclaircir tout bas de leurs doutes dans les jugements qu'ils avaient à rendre sur-le-champ, en consultant tout bas ces légistes assis à leurs pieds qui ne leur disaient leur avis qu'à l'oreille, et lors seulement qu'il leur était demandé, avis d'ailleurs qui n'obligeait en rien celui qui avait consulté de le suivre, s'il ne lui semblait bon de le faire. Tel est le second état des légistes, qui dura fort longtemps.

La multiplication des affaires et de leurs formes, dont est née la chicane, lèpre devenue si ruineuse et si universelle, multiplia et allongea les tenues des parlements, en dégoûta les nobles et les ecclésiastiques nommés pour chaque tenue, qui s'excusèrent la plupart, occupés de guerres, d'affaires domestiques, de fonctions ecclésiastiques; plus encore les pairs qui, de droit et sans être nommés, étaient de tous ces parlements toutes fois qu'il leur plaisait d'y assister, à la différence de tous autres, même des hauts barons, qui n'y pouvaient entrer sans y être expressément et nommément mandés. Cette espèce de désertion et la nécessité de vider les procès acquit aux légistes la faculté de les juger avec ce peu de nobles et d'ecclésiastiques qui se trouvaient à ces parlements du nombre de ceux qui y étaient mandés et qui envoyaient leurs excuses, mais demeurant toutefois assis sur le même marchepied, et c'est le troisième état des légistes.

Bientôt après, ce peu d'ecclésiastiques et de nobles d'entre les mandés pour composer ces parlements achevèrent de s'en dégoûter. Alors les légistes, devenus d'abord juges avec eux, le demeurèrent sans eux par la même nécessité de vider les causes. C'est le quatrième état des légistes; mais toujours sur le marchepied, parce qu'il pouvait venir de ces nobles et de ces ecclésiastiques mandés, dont souvent il s'en trouvait à quelques séances.

La maladie de Charles VI et le choc continuel des factions d'Orléans et de Bourgogne fit prendre le parti de ne changer plus les membres de ces parlements qui demeurèrent à vie. Ce fut l'époque de la manumission des légistes. Les nobles et les ecclésiastiques choisis pour ces parlements, voyant qu'il fallait désormais assister à tous, ne purent s'y résoudre, trop occupés de leurs guerres, de leurs fonctions, de leurs affaires. Presque tous s'en retirèrent, de sorte que les légistes demeurèrent seuls membres des parlements et seuls juges des procès. C'est leur cinquième état, qui n'a fait que croître depuis à pas de géant.

Le parlement, devenu fixe à Paris et sédentaire toute l'année par la multiplication sans nombre des procès, éleva de plus en plus les logistes; ce qui fut leur sixième état.

Les malheurs de l'État et la nécessité d'argent tourna en offices vénaux, puis héréditaires, leurs commissions devenues à vie, et forma le septième état des légistes, qui alors, juges à titre d'office vénal et héréditaire, devinrent magistrats, firent une compagnie réglée et permanente, tels qu'ils sont demeurés depuis. De là sortit la formation successive des autres parlements du royaume et de tant d'autres sortes de tribunaux partout. C'est le septième état des légistes, qui forme leur consistance jusqu'à aujourd'hui.

Ces gradations néanmoins ne changèrent pas la nature originelle et purement populaire des légistes devenus magistrats, comme on le démontrera bientôt, et ne l'a pas changée jusqu'à présent, quelques efforts que dans la suite ils aient pu faire pour sortir de cette essentielle bassesse, dont l'idée ne leur est venue que longtemps depuis.

Devenu cour de justice, pour juger les causes des particuliers, le parlement de Paris prit occasion de s'arroger le titre de cour des pairs, de ce qu'étant la plus ordinaire à la portée des rois et de leur accompagnement, les pairs y prenaient bien plus ordinairement séance, et que, pour les choses que les rois voulaient rendre notoires par quelque solennité publique, ils allaient avec les pairs les déclarer en parlement. Cette même raison de rendre notoire ce qui émanait du roi, comme édits, ordonnances, déclarations, érections de pairies, lettres patentes, etc., les engagea de les envoyer registrer au parlement, ut nota fierent, et afin que les tribunaux y conformassent leurs jugements. C'est ce qui fit envoyer les mêmes actes aux autres parlements, et aux divers autres tribunaux qui pourraient avoir à rendre des jugements en conformité.

À quelque distance déjà prodigieuse que ces divers degrés aient porté les légistes de leur source et de leur état primitif, mais sans avoir lors, ni jamais depuis, pu changer leur nature originelle, qui d'eux-mêmes, dans l'élévation où on les voit ici, aurait osé imaginer de se parangonner aux pairs, de précéder les pairs nés successibles de droit à la couronne, d'opiner devant une reine régente en lit de justice, malgré la différence immense du lieu et de la posture d'opiner, de parler aux pairs en public comme on ne parle même plus aux valets d'autrui, de n'oublier rien pour les égaler en tout aux légistes et pour oser se former un trône, l'un fort élevé, l'autre sous une sorte de pavillon royal, et de là voir en places communes les pairs, les princes du sang et les fils de France, et que les entreprises se souffrent depuis tant d'années, et s'augmentent encore au gré de l'orgueil et de l'industrie ? Enfin, qui de ces légistes si parvenus au point où on les voit arriver à cette cause, eût pu croire qu'il fût tombé dans l'esprit de leurs successeurs de s'ériger en tuteurs des rois mineurs, en modérateurs des rois majeurs, dont l'autorité a besoin de la leur jusqu'à demeurer inutile et sans effet sans son concours, et prétendre faire d'une simple cour de justice le premier corps de l'État, ayant tout pouvoir par soi sur tous les grands actes concernant le royaume? On a déjà vu la plupart de ces usurpations monstrueuses, dont on a tellement abrégé tout ce qui pouvait l'être sans en affaiblir la lumière que la récapitulation en serait presque aussi longue que l'a été le récit, si on ne se contentait de ce peu de lignes. Venons, en attendant des détails qui seront fournis par la régence de M. le duc d'Orléans, à cette prétention si moderne d'être le premier corps de l'État, et qui est telle qu'il n'est point de nom qu'on puisse lui donner.

Le nom de parlement a été d'un grand usage pour éblouir. Les ignorants qui font plus que jamais le très grand nombre dans tous les États; la magistrature et ses suppôts, qui composent un peuple entier, dont l'intérêt n'a cessé de donner cours aux idées les plus absurdes; les gens faibles et bas qui ne veulent pas choquer des gens qui peuvent avoir leurs biens entre leurs mains, quelquefois même leur vie, et qui s'en servent avec la dernière hardiesse et liberté pour leurs vengeances; tout ce qu'il y a de gens de condition magistrale, ou qui en ont le but en sortant des bas emplois de finance et de plume qui maintenant inonde tous les parlements; toute la bourgeoisie qui ne peut avoir que le même but pour leurs familles; les marchands, ceux qui se sont enrichis dans les métiers mécaniques pour relever leurs enfants; tout cela fait un groupe qui ne s'éloigne guère de l'universalité. Ajoutons à ce poids l'idée flatteuse qui en entraîne tant d'autres, que le parlement est le rempart contre les entreprises des ministres bursaux sur les biens des sujets, et il se trouvera que presque tout ce qui est en France applaudira à toutes les plus folles chimères de grandeur en faveur du parlement, par crainte, par besoin, par basse politique, par intérêt ou par ignorance. Cette compagnie a bien connu de si favorables dispositions, et bien su s'en prévaloir; son nom de parlement, le même pour le son que celui de ces anciens parlements de France où se faisaient les grandes sanctions de l'État, le même encore que celui des parlements d'Angleterre, leur a été d'un merveilleux usage pour se mettre dans l'idée publique à l'unisson de ces assemblées, avec qui le parlement n'a rien de commun que le nom.

On a vu quelle est la totale différence de la nature des anciens parlements de France et de ceux d'aujourd'hui, et quelle est la distance et la disproportion des matières, des membres, du pouvoir de ces anciennes assemblées, d'avec celles et ceux d'un tribunal qui n'est uniquement qu'une cour de justice pour juger les causes entre particuliers, et dont les membres légistes devenus juges et magistrats, comme on l'a vu, sans avoir changé de nature, n'ont plus que des offices vénaux à qui en veut, héréditaires, et qui font une portion de leur patrimoine, tant par le sort principal, que par les gages, les taxations devacations, d'épices, et toutes les ordures d'un produit auquel tous, depuis le premier président jusqu'au dernier du parlement, tendent journellement la main et y reçoivent le salaire de chaque heure de travail ou de prétendu tel.

De tels membres sont plus distants, s'il se peut, des pairs et des hauts barons qui composaient seuls les anciens parlements, que le morceau de pré ou de terre, que l'hypothèque sur tel bien et les chicanes mercenaires qui font la matière des jugements des parlements d'aujourd'hui, des jugements des causes majeures des grands feudataires, et les grandes sanctions du royaume, qui étaient la matière de la décision de ces anciens parlements. Que si l'on compare à ceux d'aujourd'hui ces parlements tenus en divers temps de l'année, il n'y a qu'à comparer les nobles et les ecclésiastiques nommés par le roi pour les composer, avec les légistes assis sur le marchepied de leurs bancs pour les conseillers quand ils voulaient s'éclaircir tout bas de quelque chose; et quant aux matières, si elles se rapprochent un peu plus, il ne se trouvera pas que ces parlements tenus en divers temps de l'année aient imaginé de pouvoir juger les causes majeures, ni de délibérer sur rien de public.

Si on cherche plus de similitude avec les parlements d'Angleterre, ceux dont il s'agit ici n'y trouveront pas mieux. Le parlement d'Angleterre est l'assemblée de la nation, ou, suivant nos idées, la tenue des états généraux, avec cette différence des nôtres, que ceux-là ont le pouvoir tellement en propre pour faire ou changer les lois et pour tout ce qui est droit et imposition, que le pouvoir des rois d'Angleterre est de droit et de fait nul en ces deux genres sans le leur, et qu'il ne s'y peut rien faire que par l'autorité du parlement. Elle est telle, qu'encore que le droit de déclarer la guerre et de faire la paix y soit une des prérogatives royales, on voit néanmoins que les rois veulent avoir l'avis et le consentement de leurs parlements sur ces matières, et qu'ils n'entreprennent rien de considérable au dehors ni au dedans sans le consulter. Ce qui fait voir que subsides, levées de troupes, fortifications, armements et mille autres choses publiques sont sous la main du parlement autant ou plus que des rois.

En serait-ce là que nos parlements d'aujourd'hui en voudraient venir, après avoir terrassé les grands du royaume, précédé les princes du sang, opiné devant la reine régente, montré leurs présidents au sang royal, eux sur une sorte de trône, et ces princes sur les bancs communs, cassé les arrêts du conseil, et s'être faits les tuteurs des rois mineurs, les modérateurs des rois majeurs, et les soutiens des droits des peuples contre les édits, du bon ordre contre les lettres patentes, enfin, comme ils se plaisent d'être nommés, le sénat auguste qui tient la balance entre le roi et ses sujets ? Dans de tels desseins, que d'éloignement du parlement d'Angleterre où rien ne peut passer sans le concours des deux chambres, ou la basse a plus de gentilshommes et de cadets de seigneurs que d'autres députés, où la haute n'est composée que de pairs, et qui, privativement à la chambre basse, juge tout ce qui se porte de causes contentieuses devant le parlement, comme la basse, privativement à la haute, se mêle des subsides, des impositions, des comptes et de tout ce qui est commerce et finance, avec cette différence, toutefois, qu'elle a besoin pour l'exécution de toutes ces choses du consentement de la chambre haute, et que la chambre haute fait exécuter tous les jugements qu'elle rend, sans aucun concours de la chambre basse. Où trouver là une ombre, je ne dis pas de similitude, mais de ressemblance la plus légère avec nos parlements?

Malgré une disparité si parfaite, si entière, si complète de la nature et des membres de nos parlements d'aujourd'hui, d'avec la nature et les membres de nos anciens parlements, et d'avec ceux d'Angleterre, jusqu'à présent, et des matières de chicane et de questions de droit ou de fait à juger entre des particuliers par des magistrats légistes d'origine jusqu'à nos jours, et qui reçoivent eux-mêmes des plaideurs un écu par heure de salaire à la sortie de chaque vacation, et les matières publiques et d'État, comme les jugements des grands fiefs et des grands feudataires, et les grandes sanctions du royaume réservées au roi, à tout ce qu'il y a de plus grand et de plus auguste dans l'État avec lui, et quant à l'Angleterre, ce qui vient d'en être expliqué et qui repousse nos parlements à l'état des shérifs et des jurés, s'ils veulent toujours une similitude anglaise, le parlement flatté de ce nom s'est plu à jouer sur le mot et à tromper le monde par des équivoques que le monde a reçues par les raisons d'ignorance, d'intérêt et de faiblesse qui en ont été d'abord expliquées.

Ces fausses lueurs qui s'évanouissent si précipitamment au plus léger rayon de lumière, appuyées du bruit que la cour a souvent fait faire au parlement contre celle de Rome, par les raisons qui en ont été dites, et des dernières régences déclarées au parlement pour les conjonctures et les causes qui en ont été expliquées, ont enhardi le parlement aux prétentions, et apprivoisé lui-même par les succès inespérables avec les plus inconcevables absurdités, accinxit se pour y accoutumer le monde. C'est ce qui m'a obligé de faire céder la honte à la nécessité de réfuter sérieusement cette prétention si moderne et si absurde du parlement d'être le premier corps de l'État, par un écrit qui se trouvera dans les Pièces; je dis la honte, parce qu'une telle proposition ne peut en elle-même que mériter le silence et le mépris. La pièce que je cite me dispensera de m'étendre ici autant qu'il aurait fallu le faire sans ce renvoi, pour montrer jusqu'où se porte un orgueil heureux, organisé, toujours subsistant et consultant, qui de degré en degré, tous plus étonnants les uns que les autres, arrive enfin à un comble dont le prodigieux ôte la parole et la lumière et se présente comme probable à force d'accablement .

Tout l'État n'est composé que de trois ordres, ainsi qu'on l'a montré au commencement de cette longue mais nécessaire digression. Nul François qui ne soit membre de l'un de ces trois ordres, par conséquent nul François qui puisse être autre chose qu'ecclésiastique, noble ou du tiers état. Chaque ordre a ses subdivisions; celui qui est devenu le premier est composé du corps des pasteurs du premier et du second ordre, des chapitres du clergé séculier, et du régulier qui se divise encore en ordres et en communautés différentes. Il en est de même de l'ordre de la noblesse et de celui du tiers état. Avec cette démonstration, comment se peut-il entendre qu'une cour de justice qui, par son essence, n'est ni du premier ni du second ordre, et qui n'est établie que pour juger les causes des particuliers, puisse être le premier corps de l'État? Voilà une exclusion dont l'évidence frappe.

On ne peut comprendre comment un corps du tiers état se met au-dessus de ces trois ordres, si on a jamais su que la partie ne peut être plus grande que son tout, et que le tiers état dont le parlement fait partie, non seulement ne précède pas les deux autres, ordres, et que de cela même il est connu sous le nom de tiers état, mais qu'il ne leur est pas égal et leur est inférieur en quantité de choses très marquées. Ce raisonnement seul devrait suffire, mais la chicane maîtresse des cavillations, et féconde en refaites, veut être forcée dans ses retranchements.

Je n'en vois ici que deux, l'un que le parlement ne soit pas du tiers ordre; l'autre qu'il soit autre qu'une simple cour de justice. Ce serait revenir sur ses pas par une ennuyeuse répétition, que s'étendre ici sur la nature du parlement qui a été ci-dessus montrée simple cour de justice, non compétente d'autre chose que de juger les procès entre particuliers. On l'a fait voir par son origine, ses degrés, son aveu même en plein parlement, par la bouche de son premier président La Vacquerie, par l'usage constant et reconnu jusqu'aux prétentions modernes, toujours durement réprimées par nos rois, et aux troubles et aux désordres, protecteurs et appuis de ces mêmes prétentions tombées d'effet avec les troubles et les désordres, quoique demeurées dans le cœur et dans la tête des nouveaux prétendants. On renverra donc sur cet article à ce qui en a été dit plus haut.

Celui que le parlement est du tiers état pourrait être renvoyé de même aux preuves si claires et si certaines qui s'en trouvent dans cette digression, si les efforts que les parlements ont essayé de faire à cet égard en divers temps modernes n'obligeaient à quelque nouvel éclaircissement.

Saint Louis, comme on l'a vu, est le premier qui pour éclaircir les prélats et les nobles qui, dans les divers parlements convoqués aux principales fêtes de l'année pour juger les procès des particuliers avec les pairs, qui, de droit et sans y être appelés, s'y trouvaient quand il leur plaisait, mit des légistes à leurs pieds, assis sur le marchepied de leurs bancs. On a vu quels étaient ces légistes et quelles étaient alors leurs fonctions sans voix. Il n'y avait alors que deux corps ou ordres dans le royaume, et le peuple partagé en serfs, en affranchis, et ces affranchis en colons de la campagne, en bourgeois des villes, en gens de loi et de métiers, étaient encore éloignés de faire le troisième corps ou ordre du royaume; ce ne fut que sous Philippe le Bel, petit-fils de saint Louis, qui, après force conquêtes en Flandre et en avoir pris le comte prisonnier, les reperdit toutes à la bataille de Courtrai, en 1302, et eut besoin d'argent qu'il chercha dans la bourse de ce peuple affranchi et enrichi, et qui dès lors commença à pointer.

Les malheurs du règne de Philippe de Valois, qui, en vertu de la loi salique, succéda aux trois rois fils de Philippe le Bel, morts sans postérité masculine, et les guerres des Anglais, dont le roi, gendre de Philippe le Bel, prétendit à la couronne, et mû par l'infidélité de Robert d'Artois, après avoir acquiescé au jugement des pairs, rendu en faveur de la loi salique, mirent Philippe de Valois dans la nécessité de faire du peuple un troisième corps ou ordre du royaume pour les secours pécuniaires qu'il y trouva: et ce n'est que depuis ces temps infortunés que ce qui n'est ni ecclésiastique ni noble a été reconnu sous le nom de tiers état, et associé aux deux autres ordres.

Ce nouvel ordre se trouva, comme les deux premiers, composé de divers corps, et en plus grand nombre encore que les deux autres. Les corps de justice, les légistes qui les composaient, et qui ne les composaient pas comme les consultants et les suppôts de ces corps, tous alors subalternes à ces parlements convoqués en divers temps de l'année pour juger les causes des particuliers, les corps de ville, les divers corps des marchands, des bourgeois des métiers, les colons de la campagne, et leurs subdivisions infinies par bailliages et par provinces, composaient ce tiers état que rien n'a changé depuis.

Les légistes, devenus par degrés et par la désertion des ecclésiastiques et des nobles seuls juges, comme on l'a vu, et magistrats, ne composent au parlement qu'une cour de justice pour juger, comme ces précédents parlements généraux des divers temps de l'année, seulement les causes des particuliers, non les causes majeures, si ce n'est par la présence des pairs et la volonté du roi, ni les grandes sanctions de l'État, ainsi qu'on l'a vu du premier président de La Vacquerie le dire nettement en plein parlement au duc d'Orléans, depuis roi Louis XII, sur sa prétention à la régence, contre Mme de Beaujeu, qui, sans nul concours du parlement, en était et en demeura en possession. Tel est le droit constant. Voici l'usage :

On a vu celui qui a toujours subsisté jusqu'à aujourd'hui que le premier président et tous les magistrats du parlement ne parlent qu'à genoux et découverts dans le parlement même, lorsque le roi y est présent, et que si depuis un temps ils parlent debout, mais toujours découverts, ils commencent tous à genoux, ne se lèvent qu'au commandement du roi, par la bouche du chancelier, et concluent leurs discours à genoux, pour marquer que cette bonté du roi de les faire parler debout ne déroge en rien à l'essence du tiers état, dont ils sont, de parler à genoux en présence du roi et découverts, à la différence des deux premiers ordres, qui parlent assis et couverts.

On a vu aussi que le chancelier, second officier de la couronne et chef de la justice, n'a pu, malgré cet éclat, déposer sa nature originelle de légiste. Il est aux bas sièges, il ne parle au roi qu'à genoux: voilà le légiste. Quand il parle de sa place il est assis et couvert: voilà l'officier de la couronne. Il est le seul de ce caractère qui n'ait pas du roi le traitement de cousin, et voilà le légiste; tandis que tous les autres, et les maréchaux de France venus du plus bas lieu, comme on a vu plusieurs, devenus nobles par leurs fonctions militaires, de roturiers et du tiers état qu'ils étaient nés, ont comme leurs autres confrères le traitement de cousin et néanmoins cèdent au chancelier, qui a un rang fort distingué comme officier de la couronne. Il est donc évident que rien ne peut dénaturer le légiste ni le tirer du tiers état, puisque, si quelque chose le pouvait, ce serait sans doute le second office de la couronne, chef suprême de la justice, et le supérieur né de tous magistrats. On voit néanmoins en lui toute la distinction de son office et toute sa nature de légiste parfaitement distinguées, et ce qui lui reste de légiste ne l'être en rien du tiers état.

Enfin, et ceci tranche tout, c'est que depuis que les non ecclésiastiques et non nobles ont fait un troisième ordre dans l'État, connu sous le nom de tiers état dans l'assemblée des états généraux du royaume formant et représentant toute la nation; jamais nul magistrat n'y a été député que du tiers ordre. Il y a eu des premiers présidents du parlement de Paris et nombre d'autres magistrats de ce parlement et des autres parlements du royaume; il y en a eu quantité de tous les autres tribunaux supérieurs, sans qu'il ait jamais été question qu'ils passent être d'ailleurs que du tiers état, où constamment tous ont été députés. La raison en est évidente, puisque n'étant ni ecclésiastiques ni nobles, mais étant François, il faut nécessairement qu'ils soient d'un des trois ordres qui seuls composent la nation, et que, n'étant pas des deux premiers, il faut donc de nécessité qu'ils se trouvent du troisième; et c'est ce qui s'est vu jusqu'aux derniers états généraux qui aient été assemblés en 1614.

Mais il y a davantage, c'est qu'un noble et dont l'extraction n'est point douteuse, mais qui se trouve revêtu d'une charge de judicature quelle qu'elle soit au parlement ou ailleurs, est par cela même réputé du tiers état, et ne peut être député aux états généraux qu'au tiers état, tant cette qualité de légiste y est par nature inhérente et n'en peut être arrachée par quelque raison que ce soit, et c'est ce qui s'est vu en plusieurs députés des parlements aux états généraux. Après ces preuves, comment pouvoir révoquer en doute que. Le parlement ne soit, par sa nature et par l'usage jamais interrompu, et comme tous autres magistrats, membre nécessaire et par essence du tiers état?

Il est vrai, car il ne faut aucune réticence, qu'il y a un exemple ou deux où la justice a fait un corps à part dans les assemblées générales, mais point jamais aux états généraux, et si peu, que ces assemblées où elle a fait corps à part n'ont jamais été ni passées ni comptées ni réputées être états généraux: secondement, c'est antérieurement et postérieurement à ces assemblées, qui ne furent point états généraux, et n'ont jamais passé pour tels, les officiers de justice, et ceux du parlement de Paris et des autres parlements ont été députés du tiers état sans aucune réclamation. C'est donc une exception singulière faite à l'occasion de la perte de la bataille de Saint-Quentin, où il s'agissait d'efforts extraordinaires, que la justice fut mise à part, parce qu'elle avait fourni sa quote-part avant l'assemblée générale qui ne fut convoquée que pour cela, et avec laquelle on n'eût pu la mêler sans l'exposer à payer deux fois. Cette assemblée ne fut point d'états généraux, et si encore la justice dans ce qu'elle fut avec elle, céda sans difficulté à la noblesse: ainsi rien qui fasse contre ce qui vient d'être expliqué.

Si le parlement prétendait participer et représenter même les états généraux comme en contenant les trois ordres en abrégé, la réponse serait facile. Il n'y a qu'à désosser cette composition, et on trouvera qu'elle ne sera pas plus heureuse à imposer que l'équivoque du nom de parlement. L'avantage des propositions fausses est le captieux et l'implicite qu'elles présentent à la paresse ou à l'ignorance qui ne les développent pas. L'artifice sait faire valoir le spécieux. Mais, si on prend quelque soin d'approfondir, on voit bientôt le piège à découvert, et on n'est plus qu'étonné de la hardiesse qui débite une absurdité avec l'autorité d'une chose de notoriété publique.

On dira donc, si on veut, que les pairs ecclésiastiques et les conseillers clercs, les pairs laïques et les conseillers d'honneur, et les magistrats du parlement y représentent les trois ordres du royaume. Il est vrai qu'ils sont de ces trois ordres, mais il ne s'ensuit pas ce qu'on en prétend.

Les pairs, quelques efforts que le parlement puisse faire, ne sont point du corps du parlement: autre chose est d'y avoir séance et voix délibérative, autre chose est d'être de cette compagnie. Les pairs ont la même voix et séance dans tous les parlements: dira-t-on qu'ils sont de tous les parlements? le dira-t-on du chancelier qui préside à tous quand il lui plaît? le dira-t-on des maîtres des requêtes qui y entrent à ce titre? On a vu quel est celui qui a conservé aux seuls pairs cette séance et voix, lorsque tous les autres nobles et ecclésiastiques en ont été exclus. Cela a-t-il quelque trait à une qualité particulière de membre du parlement? Jamais un grand fief de la couronne ayant par nature la majesté d'apanage, et du plus grand office de l'État et du plus ancien, ne ressembla à l'office vénal de judicature qui s'acquiert et se vend par un légiste. Ainsi voilà les deux premiers ordres que les pairs ne sauraient représenter dans le parlement. On ne sera pas plus heureux à y montrer le premier ordre dans les conseillers clercs. Les prélats des parlements assemblés en divers temps de l'année pour juger les causes des particuliers n'en étaient point par office, encore moins vénal, beaucoup moins comme docteurs ès lois et légistes, puisque les légistes y étaient assis à leurs pieds sans voix, et pour les conseiller à l'oreille quand il plaisait à ces prélats de leur demander quelque éclaircissement. Il en était de même des nobles, et les uns et les autres y étaient nommés et mandés par le roi comme tels, tantôt les uns, tantôt les autres. Rien de plus dissemblable aux conseillers clercs qui, comme légistes et non autrement, mais aussi comme clercs pour protéger l'Église quand les prélats se furent retirés de ces trop fréquentes et trop longues tenues, ont eu des offices vénaux de conseillers affectés aux clercs: ce sont donc des clercs, mais légistes, et qui sans être légistes ne pourraient pas être conseillers. Ces légistes clercs ne peuvent donc représenter le premier ordre de l'État au parlement pour leur argent, et pour leurs examens et leurs degrés en lois.

La nobles se y est aussi peu représenté et par les conseillers d'honneur. Jusqu'au tiers du règne de Louis XIV, ces places se donnaient à des gens de qualité, même à des maréchaux de France. Mais ces messieurs entraient au parlement comme autrefois les ecclésiastiques et les nobles dans ces parlements tenus en divers temps de l'année, sans degrés, sans examen, sans quoi que ce soit qui sentit le légiste, comme font encore les pairs. C'était un honneur pour le parlement, et une distinction pour ces seigneurs, qui, comme les pairs après eux, mais personnellement et dans un seul parlement, avaient voix et séance, sans pouvoir être dits être du parlement, puisqu'ils n'avaient point d'office que la nomination du roi. Mais cet argument, tout faux qu'il est, est maintenant tombé, puisqu'il y a tant d'années qu'aucun noble n'a obtenu de ces places de conseillers d'honneur, qui sont devenues la récompense de magistrats recommandables par leur mérite, leur ancienneté ou leur faveur, tellement qu'elles ne sont plus remplies que par des légistes. On voit donc l'absurdité de cette représentation des trois ordres du royaume dans le parlement, et d'en faire membres, comme les légistes qui, à titre de degrés aux lois et d'argent y sont pourvus d'office, les pairs, les gouverneurs de province, les évêques diocésains, qui entrent les premiers dans tous les parlements du royaume, et les autres dans celui de leur province ou de leur ville épiscopale, comme le chancelier de France qui préside à tous, enfin comme les maîtres des requêtes pour ne rien oublier, qui tous les jours y peuvent aller juger quatre à la fois.

À la suite de ce raisonnement qui paraît clair et sensible, on doit être surpris de la pensée d'une simple cour de justice, qui, toute majestueuse qu'elle soit devenue, n'est toutefois que cela, de prétendre devenir le premier corps de l'État. Si [elle] l'était, et dans son plus grand lustre, qui est lorsque le roi, accompagné de tout ce qu'il y a de plus grand dans l'État, l'honore de sa présence, ce corps entier qui ne parle que découvert et à genoux aux pieds des pairs et des officiers de la couronne qui parlent assis et couverts, comment tous les autres corps du royaume pourraient-ils paraître devant le roi? Il n'y a plus que le prosternement et le visage contre terre qui pût être leur posture, avec ce silence profond des Orientaux d'aujourd'hui. En vérité, le premier corps de l'État, en même temps partie intégrante, essentielle, membre de tous les temps jusqu'à aujourd'hui du tiers état, sont deux extrémités par trop incompatibles.

Que le parlement se dise le premier de tous les corps qui tous ensemble composent le tiers état, aucun de ceux des deux premiers ordres ne prendra, je crois, le soin de le contester; ce sera alors à cette compagnie à voir comment le grand conseil, qui lui dispute la préséance, trouvera cette proposition et le conseil privé qui casse ses arrêts, dont les conseillers, qui sont connus sous le nom de conseillers d'État, le disputent partout aux présidents à mortier, et leur doyen au premier président, et dont les maîtres des requêtes qui n'y sont jamais assis, viennent quand il leur plaît, à titre unique de maîtres des requêtes, s'asseoir et juger à la grand'chambre, et y précéder le doyen du parlement.

Enfin, un premier corps de l'État, n'être de nature et d'effet que des gens du tiers état revêtus d'office de pure judicature pour leur argent et comme légistes, pour juger uniquement les causes des particuliers, et sans compétence par eux-mêmes pour les grandes sanctions de l'État et le jugement des causes majeures, c'est un paradoxe que tout l'art et le pouvoir ne saurait persuader.

Après une digression si étendue mais si nécessaire pour l'intelligence de l'affaire qu'on va raconter et pour beau coup d'autres suites qui se retrouveront dans le cours des années de la régence, il est temps de revenir à ce qui y a donné lieu. On se souviendra donc ici de ce qui a été expliqué avant la digression, de la situation suprême du duc du Maine auprès du roi, de sa frayeur de ce qu'il pouvait perdre par sa mort, qu'il voyait peu éloignée, de son projet de s'en mettre à couvert par mettre aux mains d'une manière irréconciliable les ducs et le parlement, qu'il craignait également l'un et l'autre; et plus anciennement ce qu'on a vu de son caractère, de celui de la duchesse du Maine, de leurs profonds artifices, de leur ambition, du comble aussi effrayant que prodigieux où les menées de M. du Maine l'avaient porté, et de tout ce qu'il avait à perdre. Voyons maintenant la trame qu'il sut ourdir.

CHAPITRE XX. §

M. du Maine, devenu prince du sang, me dit un mot du bonnet, que je laisse tomber. — M. du Maine, sans qu'on pût s'y attendre, s'offre sur l'affaire du bonnet, dont il n'était pas question, et, à force d'art et d'avances, jette les ducs dans le danger du refus ou de l'acceptation. — Il répond du roi, du premier président et du parlement. — On accepte, et pourquoi, mais malgré soi, les offres du duc du Maine. — M. du Maine répond des princes du sang et de Mme la Princesse. — Merveilles du premier président aux ducs de Noailles et d'Aumont. — Le roi parle le premier à d'Antin du bonnet. — Échappatoire préparée. — M. du Maine exige un court mémoire au roi. — Précautions extrêmes sur ce mémoire. — M. le duc d'Orléans me donne sa parole positive, et Mme la Duchesse aux ducs de La Rochefoucauld, Villeroy et d'Antin, d'être en tout favorables aux ducs sur le bonnet, et la tiennent exactement et parfaitement. — Précédentes avances sur le bonnet à moi et à d'autres ducs froidement reçues, et de plus en plus redoublées par le duc du Maine jusqu'à l'engagement forcé de l'affaire. — Premier président à Marly, tout changé, y reçoit la recommandation de M. le duc d'Orléans et le mémoire du roi, qui lui parle favorablement. — État du premier président sur le mémoire, contre parole et vérité, de propos délibéré. –Il fait longtemps le malade. — Premier président visité des ducs de Noailles et d'Antin, leur propose, en équivalent du bonnet, de suivre les présidents entrant et sortant de séance. — Divers points singulièrement discutés, sans que les deux ducs eussent compté de parler de quoi que ce fût au premier président, lesquels rejettent cette suite et tout équivalent du bonnet. — Inquiétude des présidents. –Personnage de Maisons; son extraction. — Ruse de Novion qui dévoue Maisons aux présidents. — Dîner engagé chez d'Antin, à Paris, avec le premier président; convives. — Le roi y envoie les seigneurs de son service; s'en passe pour la première fois de sa vie; est servi par Souvré, maître de la garde-robe, et cela se répète trois fois; les deux dernières sans repas, simples conférences. — Tout sans succès. Premier président manque malhonnêtement au dîner. — Maisons s'y trouve, sa conduite; se relie plus que jamais au duc et à la duchesse du Maine, dont il était mécontent.

Il y avait grand nombre d'années que MM. du parlement jouissaient paisiblement de leurs usurpations et de leurs entreprises sur les pairs, dont la faiblesse et l'incurie les laissait en pleine tranquillité, sans que rien les eût réveillés à cet égard. Lorsque je fis mon compliment à M. du Maine sur son nouvel être de prince du sang, comme on l'a vu en son lieu, il me dit un mot du bonnet dans les protestations qu'il me fit sur les ducs, et personnelles. Je pris cela pour un enthousiasme d'un homme comblé au delà de toutes mesures, qui cherchait à rabattre l'indignation des plus intéressés, et qui veut ramener à lui par des offres vagues et fausses. Je glissai donc fort légèrement, et j'étouffai une réponse vague dans l'entassement des compliments, en quoi je fus favorisé de l'heure, qui était pendant le souper du roi, comme on l'a vu. J'ai différé exprès à mettre ici cette circonstance pour la rapprocher de l'affaire du bonnet. Je ne sais si, comme je le crus alors, ce propos me fut jeté dans l'esprit que je viens de marquer, ou si dès lors il avait conçu la noirceur profonde qu'on va expliquer, lorsqu'il serait parvenu à se faire prince du sang, et que, suivant cette idée, il m'en voulût jeter quelque propos dès qu'il le fut, pour sonder comment cela prendrait. Si ce fut son projet, il ne fut apparemment pas content de l'effet de son amorce, puisqu'il différa longtemps après à la pousser, et que ce fut à d'autres qu'à moi qu'il la présenta, sans m'en plus parler que dans les suites, dont aussi je ne lui donnais pas occasion, car jamais on ne le rencontrait que dans les cabinets du roi, rarement chez Mme la duchesse d'Orléans où il allait à des heures rompues, et je n'allais jamais chez lui que pour des compliments publics dont je ne pouvais me dispenser, excepté cette affaire sur Blaye avec le maréchal de Montrevel, dont j'ai parlé en son temps. Il faut encore se rafraîchir la mémoire du caractère du premier président de Mesmes, et de son abandon de tout temps à M. du Maine, qui lui avait valu une place, dont il était entièrement éloigné sans l'intérêt que M. du Maine trouva pressant pour soi de vaincre tous les obstacles pour l'y mettre. Enfin on doit être averti que cette affaire du bonnet qui commença en novembre de cette année, ne rompit qu'en mars de la suivante. Comme elle est de nature à n'en pouvoir interrompre le récit, je l'ai mise la dernière de cette année; et comme elle entre assez avant dans la suivante, je ne la commencerai qu'après avoir achevé ce récit.

Un matin que le roi, à l'issue de son lever, donnait dans son cabinet l'ordre pour sa journée, comme il le donnait tous les jours à ceux qui étaient en fonction auprès de lui, en présence des courtisans qui avaient l'entrée de son cabinet en ces heures-là, M. du Maine s'approcha de d'Antin, et sans préliminaire lui parla de l'indécence du bonnet. Il en dit autant deux jours après au duc d'Aumont, puis au duc d'Harcourt, s'offrit à eux avec force compliments, et n'oublia rien pour les exciter là-dessus. Chacun d'eux répondit vaguement et froidement. Aucun d'eux ne se présenta pour être promoteur d'un embarquement, où le temps présent ne permettait pas de s'engager avec prudence: ils furent surpris de ces propos, mais ils les laissèrent tomber. Ce n'était pas pour cela que M. du Maine les avait tenus. Voyant leur peu de succès, et que ses offres de services n'étaient reçues que par des compliments généraux, il prit à part quelques jours après, toujours au même lieu et à la même heure, le duc de Noailles et d'Antin. Il leur dit qu'il ne comprenait pas la froideur qu'il trouvait en ceux à qui il avait déjà parlé, sur une affaire qui les avait si animés dans d'autres temps et avec tant de raison; qu'il avait toujours été choqué d'une indécence si extraordinaire; qu'il n'avait dit mot tant qu'elle lui avait servi de distinction; mais qu'à présent qu'il en avait d'autres, cela lui paraissait insupportable; qu'il était ami de quelques ducs, serviteur en général de tous; qu'il honorait leur dignité, la première du royaume; qu'il désirait leur amitié et de la mériter en les servant sur un point aussi intéressant. Enfin il ajouta que son désir était si sincère qu'il avait déjà pressenti le roi; que ses dispositions étaient favorables; qu'il avait aussi parlé au premier président, qui, dit-il, gouvernait le parlement; qu'il se faisait fort du premier président, et du parlement par lui; et qu'il leur pouvait répondre que le roi ne ferait aucune difficulté, dès que le parlement consentirait. Il revint après à la froideur qu'il avait remarquée avec tant de surprise; enfin il les pria de se voir quelques-uns ensemble, de se communiquer la conversation qu'il avait avec eux, et de lui dire après ce qu'ils désireraient de lui.

Les premiers propos avaient fort surpris ceux à qui il les avait tenus, mais ce compliment redoublé et si marqué les étonna bien davantage. Il leur parut trop pressant, et la chose trop suivie, pour pouvoir se dispenser de se voir entre eux; et le jour même le duc d'Harcourt boiteux, infirme et qui marchait difficilement, envoya prier quelques-uns des principaux qui se trouvaient à Versailles de venir chez lui un peu avant midi. Nous y trouvâmes les ducs de La Rochefoucauld, de Villeroy, de Noailles, d'Aumont, Charost et moi. Harcourt exposa ce qui vient d'être raconté, mais en plus grand détail, et la nécessité de prendre un parti pour répondre à M. du Maine. M. de Noailles, en l'absence de d'Antin qui n'avait pu venir, et qui, dès le cabinet du roi, avait conté au duc d'Harcourt ce qui venait de se passer entre M. du Maine, d'Antin et lui, en reprit des circonstances. Il fut après question de raisonner Personne ne prit à l'hameçon, excepté Noailles et Aumont, et fort légèrement encore. Tous connaissoient la duplicité de celui qui le jetait, ennemi des rangs de l'État, de son ordre, de ses règles, pour qui toutes avaient été violées et renversées, dont l'intérêt était de maintenir toute confusion, qui regardait les ducs, avec l'éloignement naturel à l'usurpateur de ce qui est le plus cher aux hommes, et qui n'était pas tout à coup tombé amoureux d'eux. Tous jugèrent que M. du Maine voulait engager cette affaire pour commettre les ducs avec le parlement, se garantir, à la mort du roi qu'on voyait diminuer, d'une union qui pouvait lui être funeste, et abaisser les ducs de plus en plus par le mauvais succès de leur entreprise. On ne put imaginer que cette vue dans cette proposition de M. du Maine, que rien n'avait amenée, et qu'il poussait avec tant de suite et d'empressement; et dans la vérité il n'y en pouvait avoir d'autre, comme on l'éprouva enfin bien clairement. On convint donc aisément du motif de ces offres si obligeantes et si pressantes, auxquelles on devait s'attendre si peu; mais la conduite à tenir avec lui n'était pas si facile à résoudre.

De ce moment nous vîmes deux précipices ouverts: le danger des suites, plus que très apparentes, qu'on vient de toucher en deux mots, de donner dans le panneau qui nous était tendu, et la cruauté d'y donner sciemment; et le danger de refuser les empressements du duc du Maine. C'était lui déclarer tacitement, mais clairement, qu'on pénétrait son dessein, ou qu'on ne voulait lui rien devoir, parce qu'on était résolu à l'attaquer; et l'un et l'autre exposait à toutes sortes d'inconvénients et de périls en général et en particulier, dans le degré d'empire où M. du Maine, un avec Mme de Maintenon, était parvenu sur l'esprit du roi. On débattit l'un avec l'autre. Il parut que le péril de donner lieu à M. du Maine de faire passer les ducs pour ses ennemis auprès du roi était encore plus grand que l'autre, qu'accepter ses offres n'était point un parti de choix mais de nécessité, dans l'état où la chose se trouvait portée; qu'il ne restait qu'à s'y conduire avec toute la prudence qu'on y pourrait employer; que, puisqu'on ne pouvait s'en défendre, il fallait voir sagement, puisque forcément, quel parti on en pourrait tirer. La réponse fut donc faite dans cet esprit à M. du Maine le lendemain matin, au même lieu où il avait fait sa proposition, et l'avait si fort serrée. Il parut ravi et pressé de se mettre en besogne, avec les compliments les plus flatteurs et les protestations les plus fortes. Il répondit des princes du sang, dont l'âge et la situation, dit-il, ne leur permettraient pas de balancer la volonté du roi. On lui objecta Mme la Princesse et Mme la Duchesse. Sur la première il se mit à rire, à hausser les épaules; et, après quelques courts brocards sur son imbécillité et le peu de crédit qu'elle avait dans sa famille, il en répondit, et assura qu'elle ne traverserait pas une affaire qui devenait à lui la sienne. Sur Mme la Duchesse, il répondit qu'il ne croyait pas qu'elle se souciât du bonnet, moins encore qu'elle osât rien tenter contre le goût et le vouloir du roi; qu'au reste on savait combien il était peu à portée d'elle, et que c'était aux ducs à lui parler ainsi qu'à M. le duc d'Orléans, duquel il n'osait se charger. Il exhorta ensuite d'Antin, qui s'était approché d'eux parce qu'il était averti de ne perdre pas de temps à en dire un mot au roi, et assura qu'il verrait incessamment le premier président.

Ce magistrat répondit des merveilles au duc du Maine, sur la parole duquel les ducs d'Aumont et d'Antin le virent, et qui le trouvèrent tout sucre et tout miel. D'Antin n'eut pas la peine d'en parler au roi, le roi lui parla le premier. Il lui dit que M. du Maine lui avait parlé de l'affaire du bonnet; que, pourvu que la chose se passât de concert, il ne demandait pas mieux que d'ôter ce scandale qu'il trouvait insoutenable (ce fut son expression), et qu'il serait fort aise de faire ce plaisir aux ducs. Là était la pierre d'achoppement, et dès lors j'eus de plus en plus mauvaise opinion du succès. Je ne fus pas seul de mon avis. M. d'Harcourt craignit, comme moi, l'échappatoire préparée dans ce mot « de concert. » D'Antin lui-même ne savait trop qu'en penser. MM. de Noailles et d'Aumont étaient, ou voulaient paraître convaincus de la droiture et des bonnes intentions de M. du Maine et du premier président. Mais l'embarquement n'avait pu s'éviter: il était fait; il ne s'agissait plus que de voguer avec toute la prudence qui s'y pouvait mettre.

M. du Maine, conducteur de la barque, voulut que les ducs présentassent un court mémoire au roi, pour servir, disait-il, de base au jugement. Le premier président le désira aussi. Il fallut donc en passer par là. J'en craignis le piège, Harcourt le sentit aussi; nous en raisonnâmes sans trouver moyen de le parer. Tout ce qu'il se put de précaution y fut employé. D'Antin en fut chargé. Il le fit d'une page de papier à lettre, sage, honnête, mesuré en choses et en termes pour le parlement et le premier président. Il le montra à M. du Maine, qui le loua et l'approuva. Il le lut au roi, qui l'assura qu'il le trouvait très bien et [sans] quoi que ce soit à y reprendre. Il l'envoya au premier président, avec un billet, par lequel il le priait de le corriger, s'il y trouvait, contre son intention, quelque chose qui lui parût le mériter, et de lui renvoyer après, pour qu'il le présentât au roi. Il paraît donc que toutes sortes de précautions étaient prises, puisque, après l'approbation de M. du Maine et celle du roi, il était encore envoyé à l'examen du premier président, et soumis à sa correction. Deux jours après, le premier président le renvoya à d'Antin, mais sans lettre; et d'Antin le remit au roi, en lui rendant compte du renvoi que lui en avait fait le premier président, qui en était apparemment content, ajouta-t-il, puisqu'il le lui avait renvoyé sans note ni correction; et le roi le prit de même ou en fit le semblant. Il loua encore le mémoire et le procédé, et assura d'Antin qu'il remettrait le mémoire au premier président, la première fois qu'il le verrait, et lui recommanderait l'affaire. On verra bientôt la raison du renvoi du mémoire à d'Antin sans correction, ni notes, ni billet, par le premier président.

Cependant je m'étais chargé de parler à M. le duc d'Orléans sur le bonnet, et les ducs de La Rochefoucauld et de Villeroy à Mme la Duchesse, pour y fortifier d'Antin. Ni eux ni moi ne trouvâmes aucune répugnance ni difficulté à vaincre. Nous eûmes leur parole de consentir purement et simplement au bonnet, et l'un et l'autre convinrent parfaitement que l'indécence en était insoutenable. Tous deux aussi tinrent parole exactement et entièrement. Pour le comte de Toulouse, il ne fut pas mention de lui dans une chose que M. du Maine traitait ainsi de lui-même, outre qu'il n'avait pas approuvé l'élévation que son frère leur avait procurée, et qu'il n'était pas homme à vouloir s'opposer au bonnet.

Pour ne rien omettre, il faut dire que le duc du Maine, à l'instant qu'il fut prince du sang, et lorsque je lui fis mon compliment le soir même, m'avait témoigné qu'il voudrait pouvoir finir l'affaire du bonnet, dont il me parlait pour la première fois, à son installation de prince du sang au parlement, et que ce jour-là fût celui de la fin de cette incroyable indécence, mais que le temps en était si court et si pressé qu'il doutait que cela se pût exécuter en si peu de jours. Ce leurre ne m'éblouit point, et me parut au contraire un verbiage très conforme au naturel de celui qui me le tenait. Le jour qu'il fut au parlement comme prince du sang, il en parla à d'Antin, et me prit après en particulier, pendant la buvette, pour me renouveler les protestations de ses désirs là-dessus, qu'il comptait bien montrer efficacement après le voyage de Fontainebleau. Pendant ce voyage, le premier président y fit un tour, et y vit M. du Maine, lequel conta aux ducs de Noailles et d'Antin que le premier président lui avait parlé du déplaisir qu'il avait de ce que ces deux ducs avaient rompu trop légèrement quelques conversations qu'ils avaient eues avec lui comme ses amis particuliers, dès qu'il fut premier président, sur le bonnet; qu'il l'avait même pressé d'y concourir, puisque, devenu prince du sang, il avait changé d'intérêt; et qu'il lui répondait de lui-même et du parlement là-dessus. Toutes ces avances avaient été reçues avec la dernière froideur, et ne furent communiquées à presque aucun des pairs. Ces deux-là lui dirent que la résolution était prise depuis longtemps de demeurer en profond silence, d'éviter les dégoûts qu'une autre conduite attirerait, dans l'impuissance ou on se sentait d'obtenir la moindre justice; et d'Antin ajouta qu'il avait assuré le roi qu'il ne l'importunerait jamais là-dessus.

Au retour de Fontainebleau, M. du Maine parla encore plus fortement au duc de La Force à Sceaux. Il y allait souvent; il y apprit donc ce qui s'était passé à Fontainebleau, la peine où M. du Maine disait être de n'avoir pu remuer MM. de Saint-Simon, de Noailles et d'Antin. Il ajouta qu'il comptait sur son amitié, et qu'il lui en demandait une marque: c'était de rendre compte de sa conversation avec lui au plus grand nombre de ducs qu'il pourrait, et de faire qu'ils ne perdissent pas de gaieté de coeur une occasion si favorable, où le premier président répondait du succès de son côté et du parlement, et lui duc du Maine du côté du roi, auprès duquel il se chargeait de rompre utilement toutes les glaces. Ce fut dans ce même temps qu'il parla dans le cabinet à trois reprises aux ducs de Noailles, etc., comme je l'ai raconté, et que nous nous assemblâmes chez M. d'Harcourt. Ainsi tout se fit à la fois, parce que M. de La Force parla en même temps à plusieurs autres, qui tous furent aussi d'avis d'accepter les offres de M. du Maine, que nous venions de résoudre, comme on l'a vu, de ne pas refuser, parce que le danger nous en parut encore plus grand que celui d'accepter.

C'était de Marly que le mémoire avait été envoyé au premier président, et que, après son renvoi à d'Antin, il l'avait remis au roi, qui l'avait, comme on l'a dit, déjà vu et approuvé pour le donner au premier président. Il fut quelque temps à venir à Marly; et lorsqu'il y arriva le matin, d'Antin se trouva au lit avec un gros rhume. Le premier président descendit chez M. du Maine, avec qui il fut seul assez longtemps; puis chez d'Antin, où il trouva les ducs de La Rochefoucauld, Noailles et Aumont. Il leur parut tout différent de ce qu'ils l'avaient vu chez lui; il était froncé, et avait l'air embarrassé. Il dit qu'il n'avait encore parlé à personne, en attendant les ordres du roi; mais, sans s'expliquer davantage, il lui échappa que l'usage présent sur le bonnet était une chose ancienne dont le parlement serait difficile à se départir. Il se montra pressé d'aller chez le roi, et laissa ces messieurs fort étonnés d'un changement si grand, si prompt, et si peu attendu. Je l'attendais au passage dans le salon, avec M. le duc d'Orléans, qui, dès qu'il le vit, alla à lui, lui dit qu'il savait l'affaire qui était sur le tapis, que non seulement il ne s'y opposait pas, mais qu'il la trouvait juste et raisonnable, et qu'il lui ferait plaisir d'y apporter toute facilité. Le premier président paya ce prince de respects généraux, de l'ancienneté de l'usage et de gravité, et dit qu'il allait recevoir les ordres du roi. Il entra aussitôt après dans son cabinet; il y demeura peu, et sortit fort allumé. Il trouva en sortant les ducs de Villeroy, Noailles, Aumont, Charost et Harcourt ensemble, à qui il dit fort sèchement que le roi lui avait remis un mémoire; qu'il lui avait permis de consulter le parlement, et eu la bonté de l'assurer qu'il n'entendait pas rien exiger d'eux. Passant tout de suite à la prétendue ancienneté de l'usage du bonnet, il s'échauffa dans son discours, les quitta brusquement, et les laissa encore plus étonnés que le matin chez d'Antin, où il ne retourna pas. Il alla chez M. du Maine, d'où il monta en carrosse pour retourner à Paris.

Le roi manda le lendemain matin à d'Antin par Bontems qu'il avait balancé à donner le mémoire au premier président; mais que, n'y ayant rien vu que de bien, et se souvenant qu'il l'avait prié de le donner, il l'avait fait. D'Antin étant allé le lendemain chez le roi, il lui dit qu'il avait dit au premier président de voir le mémoire avec qui il jugerait à propos de sa compagnie; que ce que les ducs demandaient lui paraissait raisonnable; que, pour ce qui le regardait, il le trouvait bon; que les princes du sang y consentaient; que c'était à lui à examiner ce qu'il y avait à faire là-dessus, sans en faire une dispute ni un procès, et que cependant il était bien aise d'avoir appris que cette affaire, où il ne voulait forcer personne, se passait de concert et avec honnêteté entre tous. Le roi ajouta que le premier président n'avait pas fait la moindre difficulté, avouant même que les ducs n'avaient pas tort de se plaindre, et répondu qu'il prendrait son temps pour en parler à sa compagnie, après quoi il viendrait lui en rendre compte. La même chose nous revint par le duc du Maine. Cette facilité dans le cabinet du roi parut si dissemblable à ce que le premier président avait montré, avant d'y être entré et après en être sorti, qu'il y en eut qui se persuadèrent qu'il avait envie de bien faire, mais de se faire valoir, et montrer en même temps à sa compagnie qu'il n'abandonnait pas ce qu'elle voulait croire de son intérêt, parce qu'il s'était passé plusieurs choses qui l'avaient fort éloignée de lui. Pour moi, qui avais toujours présent le danger que j'ai expliqué d'avance, et devant les yeux le brouillard du mémoire exigé sans la moindre nécessité, communiqué au premier président, et renvoyé sans réponse d'approbation ni d'improbation, je ne pus m'endormir sur ce que je ne voyais point, et M. d'Harcourt fut encore en cela de mon avis.

Jusqu'alors le secret entier avait été si exactement gardé, qu'il y a lieu de s'étonner qu'il eût duré six semaines parmi tant de personnes, sans qu'il en eût transpiré quoi que ce fût. À quatre jours de là, il éclata par les plaintes que les magistrats faisaient à Paris, et qui revinrent à Marly, du mémoire qui leur avait été communiqué. Le premier président avait assemblé chez lui les présidents à mortier Novion, Maisons, Aligre, Lamoignon et Portail, le doyen du parlement Le Nain, et les conseillers Dreux, Le Ferron, Ferrand, laïques, Le Meusnier, Robert et de Vienne, clercs. Ils voulurent trouver dans les premières lignes du mémoire un souvenir malin des troubles de la minorité du roi; ils s'en montrèrent extrêmement blessés, et ne trouvèrent rien de propre à les calmer dans les expressions du premier président. Ce fut lui qui s'éleva le premier sur le mémoire, qui excita les autres, et qui tâcha de rendre le mécontentement contagieux dans le parlement.

D'Antin lui en écrivit sa surprise et ses plaintes par une lettre très mesurée qu'il communiqua auparavant à quelques ducs. Il le somma sur leur parole réciproque, donnée en présence du duc de Noailles: lui, de lui envoyer le mémoire avant de le présenter au roi, ce qu'il avait exécuté, le premier président, d'y remarquer et d'y corriger même ce qu'il voudrait, et lui renvoyer ainsi, s'il y trouvait quelque chose qui le méritât; parole qu'il n'avait pas tenue, puisqu'il le lui avait renvoyé sans remarque ni correction, et s'en plaignait si amèrement après. Il ajoutait que sa conduite n'était pas celle de gens qui eussent dessein d'offenser, puisqu'il avait remis ce mémoire à leur censure avant de s'en servir; et il finissait par expliquer l'endroit dont ils se plaignaient d'une manière sans réplique, parce qu'en effet il y fallait donner d'étranges contorsions pour y entendre ce que d'Antin n'avait jamais pensé à y mettre. Il ne s'y agissait en effet que de l'intérêt de la maison de Guise, et du duc de Guise qui, pour s'acquérir le parlement pendant la Ligue, avait le premier souffert dans le serment de pair à sa réception, l'addition de la qualité de conseiller. Or, cette qualité y était supprimée depuis longtemps, et le souvenir du temps de la Ligue avait des endroits qui faisaient honneur au parlement. Cependant la pierre était jetée, elle fit tout son effet.

Presque en même temps, le premier président tomba malade ou le fit. Il craignait un abcès dans la tête, qui est un mal qui ne se voit point. Un voyage à la campagne lui parut nécessaire à sa santé; il en revint avec la goutte, et fit durer tout cela deux mois. La raison ou le prétexte était bon pour éloigner la réponse à rendre au roi, attiser le feu, et bien prendre toutes ses mesures. On le soupçonna ainsi; et ce soupçon lui attira une visite des ducs de Noailles et d'Antin ensemble, qui lui dirent, en entrant, qu'ils ne venaient point pour lui parler d'affaires, mais pour savoir des nouvelles de sa santé; mais lui leur en voulut parler. Il entra d'abord dans une explication légère sur le bruit que le mémoire excitait. Il ne fit qu'effleurer, par l'extrême embarras d'avoir à répondre au silence qu'il avait gardé sur ce mémoire, qu'il avait eu à examiner et à corriger à son gré avant qu'on en fît usage, et qu'il avait renvoyé sans rien témoigner. Les autres ne voulurent pas aigrir les choses plus qu'elles l'étaient; ainsi personne ne chercha qu'à sauter pardessus.

De là, le premier président leur fit une proposition, qui les surprit extrêmement. Rogue ou accort, selon le personnage qu'il avait à faire, il exposa le plus amiablement du monde aux deux ducs qu'il n'était ni le seul président, quoique le premier, ni le maître de sa compagnie, quoiqu'il en fût le chef; que les autres présidents, communs avec lui dans le même intérêt, ne le considéraient pas avec les mêmes yeux que lui; qu'il trouvait en eux une opposition fort vive; que la compagnie y prenait beaucoup de part; qu'il n'avait pas oublié que le désir de l'union avait fait naître la pensée de finir les contestations qui l'altéraient; que ce serait la remplir, et lever en même temps tous les obstacles, si les ducs voulaient se relâcher de quelque chose en faveur des prétentions des magistrats du parlement. À une proposition si singulière de gens qui peu à peu avaient, comme on l'a vu ci-dessus, tout emblé aux ducs, de force ou d'artifice, la réponse fut que ce qu'on demandait était juste, ou ne l'était pas; qu'il s'agissait de supprimer une incivilité très indécente, et une nouveauté sans fondement aucun, telle que la séance d'un conseiller au bout de chaque banc des pairs l'était avouée par eux-mêmes; qu'il n'était donc question, quant à ce point, que de le remettre dans l'ordre ancien de tout temps; et qu'à l'égard du bonnet, s'ils ne le voulaient pas donner, d'ôter au moins une manière d'insulte, qui, tant qu'elle subsisterait, ne pouvait cesser d'être une pierre de scandale; que ni l'un ni l'autre par sa nature ne demandait de compensation; que, de plus, il ne restait rien aux pairs dont ils se pussent dépouiller, après l'avoir été en tant de manières.

Le premier président, toujours doux et honnête, n'oublia rien de poli ni de respectueux, mais insistant toujours sur un équivalent dans un esprit, à ce qu'il protesta souvent, d'accord et de paix, il leur fit deux propositions: pour la première, il leur dit qu'il n'était pas convenable à des personnes qui, comme eux, se plaignaient de l'indécence et de la nouveauté de certains usages, d'en soutenir eux-mêmes de pareils; que tel était celui des pairs de rester en séance quand la cour levait celle des bas sièges, ce qui était indécent pour tout le parlement. L'autre proposition fut de suivre les présidents tant en entrant qu'en sortant de séance. Il ajouta qu'avec cela tout serait bientôt agréablement fini. MM. de Noailles et d'Antin avaient une réponse péremptoire à la première proposition, s'ils avaient bien voulu se souvenir de l'usage qu'ils avaient vu tant de fois. Ils n'avaient qu'à répondre que cette nouveauté cesserait aussitôt que la petite porte, par où l'avocat qui a le barreau de la cheminée entre deux pas dans le parquet pour conclure, ne serait plus fermée, pour forcer les pairs à demeurer séants comme ils faisaient depuis cette nouveauté, puisque, avant qu'elle fût pratiquée, la séance se levait en bas comme en haut, les pairs et les magistrats se levant en même temps, le premier des pairs marchant le long du banc et tous les autres à sa suite vers cette petite porte, en même temps que le premier président, suivi des magistrats, marchait vers l'ouverture qui est entre la chaire de l'interprète et celle du greffier. Mais ces deux ducs, sans alléguer cette raison, à laquelle le premier président n'avait point de réponse, se contentèrent d'avouer la nouveauté et l'indécence de demeurer en place quand la cour levait; et se contentèrent de donner un change, en mettant sur le tapis d'ôter l'indécence du refus réciproque du salut entre les pairs et les présidents lorsqu'ils entrent en séance, condamnée par l'usage des princes du sang qui se lèvent également, et entièrement, pour chaque pair et pour chaque président qui arrive à la séance. Le premier président se tira de l'embarras de substituer l'honnêteté réciproque à la malhonnêteté réciproque, par dire que cela ne regardait que les présidents, au lieu de demeurer en séance quand la cour levait était une indécence pour tout le parlement.

MM. de Noailles et d'Antin n'étaient point allés chez le premier président pour rien discuter avec lui. Ils n'avaient ni mission ni encore moins pouvoir de rien; et ce n'était pas aussi le dessein du premier président de convenir de quelque chose, mais d'entasser des difficultés auxquelles on n'avait pas lieu de s'attendre après ce qui s'était passé avec M. du Maine, et de lui-même à ces deux ducs. Ce point de levée de séance en demeura donc là, pour venir au second qui était le grand point d'ambition des présidents, pour en tirer après toutes les suites et les conséquences que leur orgueil et leur art leur aurait suggérées. Aussi ces deux ducs, qui ne l'ignoraient pas, par ce qui en avait été jeté en d'autres occasions, ne mollirent pas sur cet article. Le premier président allégua l'exemple du grand Condé, dont j'ai parlé en son lieu. À cela les deux ducs répondirent que, inséparables des princes du sang, ils les suivraient en quelque rang qu'ils voulussent bien s'abaisser; qu'ainsi c'était non à eux, mais à ces princes, qu'il devait s'adresser là dessus. Le premier président, se sentant si adroitement rétorquer la force qu'il comptait tirer de son argument, répondit, un peu ému, qu'il ne croyait pas que ces princes se souciassent d'en faire difficulté, à moins que les pairs ne la leur insinuassent; mais qu'indépendamment de cela, l'exemple de M. Le Tellier, archevêque-duc de Reims, et de M. de Gordes, évêque-duc de Langres, leur témaignait que cette suite des présidents n'était pas nouvelle. MM. de Noailles et d'Antin rappelèrent au premier président ce qui se trouve ici plus haut sur cette bévue de ces deux prélats; et lui déclarèrent nettement que jamais les pairs ne renouvelleraient un abus, unique en ces prélats, si court encore et fini sans plaintes, après avoir eu sa source dans l'usage aboli aussitôt qu'introduit par les princes du sang.

Ce fut par où finit cette longue visite. Elle se termina par les civilités et les protestations qui l'avaient commencée. Le premier président leur dit qu'il verrait incessamment MM. du parlement sur cette affaire, et le roi ensuite dès que sa santé le lui permettrait, qu'il trouvait se rétablissant tous les jours. En effet, il ne tarda guère après à sortir et à rendre à la marquise de Créqui, à Mme de Beringhen et à Mme de Vassé ses assiduités accoutumées. Les deux premières étaient sœurs du duc d'Aumont, et la dernière, fille de Mme de Beringhen et logeant avec elle.

Les présidents étaient cependant fort en peine, parce qu'ils n'étaient pas dans la confidence du duc du Maine, ni dans celle du premier président. J'ai assez parlé ailleurs de Novion et de Maisons pour les faire connaître. Ce dernier avait profité des dégoûts que le premier président et le parlement se donnaient sans cesse. Quoique Novion fût de même nom que les Gesvres, et que le premier président n'oubliât rien pour faire l'homme de qualité, Maisons les effaçait là-dessus l'un et l'autre. Ces Longueil sortaient récemment d'un huissier fieffé du village de Longueil, en Normandie, où tout est plein de titres qui en font foi. Le surintendant des finances, qui était aussi président à mortier et grand-père de celui-ci, s'enta, par l'autorité de sa place, sur la maison des anciens seigneurs de Longueil, de la terre desquels ce village est le chef-lieu, qui était éteinte, qui avait eu des gouverneurs de Normandie, et qui était très bonne et très ancienne. Elle s'appelait Longueil, du nom de son fief, qui était une belle terre et qui a été depuis dans la maison de Longueville, comme l'aïeul du surintendant s'appelait aussi Longueil, mais du nom du village dont il était. La faveur et la place du surintendant avait établi cette fausseté, et le parlement s'applaudissait d'avoir, de père en fils, un président de l'ancienne chevalerie. Il avait su en profiter; et, en gagnant comme on l'a vu la cour et la ville, il avait conservé le bon sens de ménager le parlement de plus en plus, dont les membres lui savaient un gré infini du bon accueil qu'ils en recevaient, et de trouver comme l'un d'eux avec eux un seigneur de cette naissance, et qui vivait avec ce qu'il y avait de plus distingué à la ville et à la cour. Le crédit qu'il s'était acquis dans le parlement lui faisait effacer tous les autres présidents, et le premier président même, qui, en ayant emporté la première place à la pointe du crédit du duc du Maine, se trouva trop heureux de faire sa cour à Maisons, qui passait même pour le gouverner, et pour ne s'en donner la peine que lorsqu'il lui convenait de la prendre.

Novion craignit tout de lui; il n'ignorait pas son ambition, à laquelle la cour le pouvait servir plus utilement que des gens de robe. Il n'espéra donc rien de lui sur le bonnet qu'autant qu'il l'intéresserait puissamment, et il eut assez d'esprit pour le faire d'un seul coup, par les deux passions qui ont le plus de pouvoir sur la plupart des hommes. Il l'alla trouver chez lui, où, accommodant son air et son ton à ce qu'il voulait faire, il lui dit qu'il venait implorer sa protection pour le parlement. La surprise d'un compliment si étrange ne fit que mieux sentir ce que Novion lui voulait dire, d'autant plus qu'il ne tarda pas à s'expliquer. Maisons trembla de perdre en un moment tout ce qu'il avait pris tant de soin de s'acquérir dans sa compagnie. Il voulait en être le dictateur, et considérait cette situation comme la base de toute la fortune à laquelle il tendait par les amis qu'il s'était faits à la cour, et dont sans cette maîtresse roue, l'amitié lui deviendrait inutile. La légèreté de la cour ne lui parut pas comparable en choix avec la solidité d'une compagnie toujours subsistante, que les derniers exemples relevaient, avec l'espérance de ceux qui pouvaient être prochains. Il connut assez le monde pour compter sur son adresse auprès de ses amis de la cour, au moins sur la facilité de la réconciliation après l'affaire finie, au lieu qu'en ne prenant pas parti tout de bon il se perdait sans retour avec ses confrères, et par eux avec le parlement, auquel ils persuadèrent qu'ils soutenaient moins leur propre distinction que celle du parlement en leurs personnes. Ce fut l'époque du changement de Maisons. Jusque-là il s'était extrêmement mesuré. Il s'était contenté d'ambiguïtés, et de laisser voir une sorte de suspension, pressant toutefois les ducs de ses amis, moi, entre autres, de ne pas empêcher les princes du sang de les suivre, ce qui, consenti par ces princes, levait toute difficulté à l'égard des ducs, et tout obstacle du côté du parlement pour changer ce qu'ils désiraient. Tel était le langage de Maisons.

Le récit que les ducs de Noailles et d'Antin firent aux autres ducs de leur visite au premier président commença à les détromper de ses bonnes intentions; car pour sa droiture, il y avait maintes années que personne en France n'en était plus la dupe, ou plutôt on ne l'avait jamais été. Ses amis avaient fort assuré les ducs qu'il ne faisait le difficile que pour s'acquérir plus de confiance dans sa compagnie, et se mettre en état de la ramener. Ses délais, ses difficultés entassées répondaient peu à ses paroles si précises, si expresses, si nettes, données par lui aux mêmes ducs, et à eux et à plusieurs autres par le duc du Maine. On y avait donc compté, et nullement sur des équivalents dont il n'avait jamais été la moindre question, et sur la plus légère mention desquels on ne se serait jamais embarqué, parce qu'on l'aurait pu éviter sur un si bon prétexte, sans montrer à M. du Maine un dangereux refus personnel. Il ne s'agissait que du bonnet, et, par ce qui s'était de là engrené, du conseiller sur le bout du banc des pairs dont le premier président et M. du Maine avaient même parlé les premiers comme d'une nouveauté également ridicule, inutile et insoutenable; les autres usurpations dont ils avaient gardé le silence n'avaient pas été mises sur le tapis par les ducs, trop accoutumés à perdre pour entreprendre de regagner tant de larcins à la fois.

Cependant le voyage de Marly s'avançait. Le premier président était dans les rues, et ne parlait point d'y aller. M. du Maine trouvait cette conduite un peu étrange, en l'excusant cependant, et répondait toujours de lui. On y voulut voir encore plus clair, et pour serrer la mesure, on engagea un dîner à Paris, chez d'Antin, sous prétexte d'exposer sa belle maison et ses magnifiques meubles à la censure et au bon goût en ce genre du premier président, mais en effet pour avancer l'affaire. Il promit de s'y rendre avec le président de Maisons et les duchesses d'Elbœuf et de Lesdiguières, sœurs de beaucoup d'esprit, ses amies intimes, dont la mère était Mesmes, héritière d'Avaux si connu par l'éclat, le nombre et le succès de ses ambassades, frère aîné du grand-père du premier président. Elles ne tenaient rien de la crasse maternelle, pas même leur propre mère qui en était; elles étaient de plus amies intimes aussi, et cousines germaines de d'Antin, enfants du frère et de la sœur. II fut convenu que les ducs de La Rochefoucauld, La Force, Guiche, Villeroy, Noailles et Aumont en seraient. Ce dernier était en année de premier gentilhomme de la chambre; et, par un hasard presque unique, ni M. de Bouillon, grand chambellan, ni pas un des autres premiers gentilshommes de la chambre n'étaient à Marly, ni à portée d'y venir par absence ou maladie: cela fit un cas qui n'était jamais arrivé, et qui devint l'étonnement de toute la cour. Le roi, infiniment attaché à tout l'extérieur possible, n'avait jamais vu les fonctions de ses grands officiers auprès de sa personne tomber à de moindres qu'eux; et ces cinq titulaires, avec leurs survivanciers, s'étaient tellement entendus pour l'assiduité du service qu'il n'y avait point de mémoire qu'il eût été suppléé plus de deux ou trois fois, et encore par M. de La Rochefoucauld, grand maître de la garde-robe. Malgré ce grand attachement du roi à la dignité de son service, il ordonna au duc d'Aumont et au duc de La Rochefoucauld d'aller dîner à Paris chez d'Antin, quoi qu'ils pussent lui représenter l'un et l'autre, et dit qu'il le voulait ainsi, et que Souvré, maître de la garde-robe en année, le servirait. J'écris les faits avec exactitude, je supprime les réflexions. Souvré était allé avec congé passer quelques jours à Paris, où le roi l'envoya chercher; et, pour n'y pas revenir, il y eut après deux autres conférences à Paris, où le roi voulut encore que les mêmes assistassent, et fut encore, ces deux divers jours qui font trois en huit ou dix jours, servi uniquement par Souvré.

Les conviés, tous en liaison particulière avec le premier président, qui avait toute sa vie fait son capital d'être du plus grand et du meilleur monde, avaient été choisis par rapport à lui. Ils arrivèrent chez d'Antin; ils y attendirent assez longtemps; enfin, Maisons vint, chargé des excuses du premier président, qui s'était, dit-il, trouvé un peu incommodé, et qui ne laissa pas le jour même de souper chez la marquise de Créqui avec Mme de Vassé. Ce procédé préparait mal la matière; on y entra pourtant avant et après dîner. Tout roula sur l'origine ancienne ou nouvelle du bonnet, sur sa plus qu'indécence, sur l'équivalent de la suite des présidents. Maisons, avec tout son esprit, son monde, ses adresses, fut souvent réduit à l'embarras, même au silence; mais l'opiniâtreté ne se démentit point, et cette partie se sépara d'une manière fort infructueuse. Maisons en eut honte; il pria d'Antin à l'oreille de passer chez lui sur le soir, où tête à tête ils seraient plus libres. Je n'ai point pénétré le projet de ce convi ; mais d'Antin y fut, et rien n'avança entre eux deux plus qu'avec toute la compagnie. Maisons de ce moment prit ouvertement couleur. Il n'avait pu digérer que, après avoir fait toute sa vie une cour plus secrète que publique au duc du Maine et avoir eu lieu de s'en promettre tout, il eût fait Mesmes premier président, et Voysin chancelier, gens d'âge et de santé à le laisser pourrir sur le grand banc. Il n'avait vu, depuis ces extrêmes dégoûts, M. du Maine que le moins qu'il avait pu, et ce qu'il n'avait seulement osé omettre pour ne pas s'en faire un ennemi. Tout à coup il retourna à Sceaux, où le duc du Maine allait de deux jours l'un, et d'où Mme du Maine ne sortait point. Il y redoubla ses visites plusieurs fois la semaine, y fut souvent seul avec Mme du Maine, et en tiers avec elle et son mari; et à Versailles allait souvent chez lui et longtemps dans son cabinet tête à tête. Toute rancune fut déposée, et pour les ducs avec qui il était en liaison, et il ne feignit plus de se montrer absolument contraire avec les paroles les plus douces et les plus dorées.

CHAPITRE XXI. §

Duc d'Aumont essaye de me tonneler sur la suite des présidents. — Délais sans fin du premier président. — Il est mandé à Marly, et pressé par le roi très favorablement pour les ducs; sort furieux. — Impudence de ses plaintes et des propos qu'il faisait semer. — Cause de son dépit. — Maisons mène d'Aligre au duc et à la duchesse du Maine demander grâce pour le parlement. — Efforts de Maisons à me persuader, et à quelques autres, la suite des présidents. — Le roi cru de moitié avec le duc du Maine. — Raisons de ne le pas croire. — Opinion du roi du duc du Maine. — Profondeurs du duc du Maine. — Embarras du premier président. — Manèges qui font durer l'affaire. — Noires impostures du premier président au roi contre les ducs, à qui le roi les fait rendre aussitôt. — Éclat sans mesure contre le premier président. — Premier président se plaint au roi du duc de Tresmes dont il a peu de contentement. — Affront fait au premier président de Novion, par le duc d'Aumont, dans la chambre du roi, tout près de lui, dont il ne fut rien. — Double embarras du duc du Maine avec le premier président, avec les ducs, engage les ducs, et toujours malgré eux, à une conférence à Sceaux avec la duchesse du Maine seule. — Personnage étrange du duc d'Aumont. — Conférence à Sceaux entre la duchesse du Maine et les ducs de La Force et d'Aumont. — Propositions énormes de la duchesse du Maine. — Monstrueuses paroles de la duchesse du Maine, qui terminent la conférence. — Exactitude du récit de la conférence de Sceaux. — Le duc du Maine introduit Mme la Princesse, dont il avait nommément répondu, et finit l'affaire du bonnet, en le laissant comme il était. — Évidence du jeu du duc du Maine. — Je visite le duc du Maine et lui tiens les plus durs propos. — Réflexion sur le péril de former des monstres de grandeur. — Réflexion sur le bonnet. — Présidents ne représentent point le roi au parlement. Les pairs y ont sur eux la droite, etc., tant aux hauts sièges qu'aux bas sièges. — Comparaison du chancelier, qui se découvre au conseil pour prendre l'avis des ducs, et du premier président. — Étrange pension donnée au premier président.

Deux jours après, le duc d'Aumont m'envoya dire qu'il serait bien aise de m'entretenir le lendemain matin chez le roi. Je soupçonnais déjà ce que je ne pouvais me persuader, mais toutefois je ne voulus pas refuser ce rendez-vous: je n'en fus pas dans la peine. Le lendemain matin, comme je voulais aller chez le roi, je vis le duc d'Aumont entrer dans ma chambre; j'étais sorti lorsqu'il avait envoyé chez moi, il n'eut donc point de réponse, et il ne voulait point manquer une conversation où il se promettait tout de son esprit et de son éloquence. Il avait en effet beaucoup de l'un et de l'autre, mais il n'avait rien de plus. Il entra d'abord en matière, exposa les difficultés qu'il voyait se multiplier dans une affaire qui n'avait été entreprise que sur les facilités qui s'y étaient d'abord présentées, livra le premier président comme un homme sans parole, sans foi, à qui tout serait bon pour se conserver son bonnet, remontra fortement l'aversion du roi à prononcer dès qu'il s'agirait de le faire en juge, exagéra le dégoût d'être éconduit d'une entreprise telle et si mûrement délibérée, conclut que, tout valant mieux que d'y échouer, il fallait suivre les présidents.

J'écoutai tout en grand silence et beaucoup d'attention. Je lui représentai que ce serait une belle récompense d'une civilité qui ne se refuse pas à un honnête domestique d'autrui, lorsqu'on lui parle, de l'artifice d'avoir changé l'ordre des réceptions des pairs, de la violence de leur avoir fermé la petite porte du barreau de la lanterne par où ils sortaient, en même temps que les présidents et les autres magistrats par entre la chaire de l'interprète et celle du greffier; que nous souffrions dans le bonnet une entreprise soutenue de l'intérêt des princes du sang d'abord, fortifié depuis de celui des bâtards que nous ne pouvions empêcher, mais en nous récriant toujours contre; au lieu que d'accorder de suivre les présidents, ce serait la dernière ignominie, se faire de simples conseillers, et mettre au-dessus de ce que la plus haute noblesse peut espérer de plus grand, des gens du tiers état, que nous voyons assis et couverts de nos hauts sièges, parler à genoux et découverts dans les bas sièges, c'est-à-dire sur notre marchepied comme légistes, dont ces bas sièges, devenus tels de marchepieds qu'ils étaient, sont encore le monument, et leur séance comme leur posture est le monument de leur état essentiel de légistes et de tiers état; que pour comprendre l'usage que les présidents feraient de ce consentement et de l'introduction de marcher à leur suite pour entrer et sortir de séance, on n'avait qu'à se souvenir de celui qu'ils avaient fait de leur usurpation d'opiner devant nous aux lits de justice, malgré l'infinie disproportion d'y seoir et d'y parler, qui les avait conduits de degré en degré à opiner avant les fils de France, enfin devant la reine mère et régente; qu'il ne fallait point se flatter que la position des princes du sang entre eux et nous, quand il serait possible qu'ils les voulussent suivre, nous préservât de leurs entreprises fondées sur ce nouvel usage que nous aurions accordé, parce que l'état des princes du sang était invulnérable, et leur rang aujourd'hui plus que jamais, duquel nous ne serions pas reçus à faire bouclier, et qu'au lieu de l'union que nous devions nous proposer de la levée des excès offensants, ce serait par nous-mêmes, et par notre propre fait, ouvrir une large porte à toutes les plus folles prétentions, et à la défensive de notre part la plus honteuse, quand, contre toute apparence, après tant d'énormes exemples, ils ne réussiraient à rien. Je supprime ici beaucoup d'autres raisons qui seraient plus en leur place dans un morceau à part, mais qui n'existe point parce qu'il n'y a pas eu lieu; et je conclus qu'il était de notre plus pressant intérêt de rejeter un hameçon si grossier, et de détourner les princes du sang par les plus vives remontrances de consentir à suivre les présidents, s'il était possible qu'ils fussent ébranlés à le faire.

Le duc d'Aumont insista sur les mêmes principes, ou plutôt motifs, qui l'avaient amené; et, avec beaucoup de fleurs, se rabattit à me vouloir persuader que nous n'avions rien à craindre, ayant les princes du sang entre nous et les présidents à leur suite, et me conjurer d'y porter M. le duc d'Orléans. Je répondis froidement que je serais méchant avocat d'une cause que je tenais aussi mauvaise, et que ce prince de plus s'était fort moqué avec moi d'une idée si ridicule à leur égard, et si visiblement nuisible aux pairs. Pressé à l'excès par un homme fort abondant, et que je vis déterminé à ne point sortir de ma chambre, je lui dis que tout ce que ma déférence lui pouvait accorder était de contribuer à une assemblée où cette matière des princes du sang fût de nouveau mise en délibération, mais nombreuse et non autrement, où chacun exposerait ses raisons et où la pluralité déciderait; et qu'au cas qu'il y passât de faire ce que l'on pourrait pour persuader les princes du sang de suivre les présidents, je verrais là-dessus M. le duc d'Orléans, non pour lui dire des raisons où je n'en trouvais aucune, mais pour lui exposer respectueusement les désirs qu'on avait cru devoir former. De guerre lasse ou autrement, M. d'Aumont se contenta de ce qu'il remportait; mais en s'en allant, il me pria de l'attendre chez moi le lendemain matin à pareille heure pour raisonner du fruit de nos communes réflexions. Cette seconde conversation fut plus courte; nous demeurâmes tous deux dans nos mêmes sentiments.

On se lassait cependant des délais du premier président, ils n'étaient plus fondés sur sa compagnie, puisqu'il avait tenu plusieurs assemblées chez lui là-dessus; ni sur sa santé, puisqu'il était tous les matins à la grand'chambre, et les après-dînées dans les rues. Il était même bien peu respectueux pour le roi de différer si longtemps, et sans prétexte, de lui rendre compte d'une affaire qu'il lui avait recommandée, et à laquelle il lui avait dit qu'il ne trouvait point de difficulté. À la fin, d'Antin en paria au roi, sur ce qu'il vit que ces lenteurs ne tendaient qu'à soulever le parlement, comme on le va voir, et commettre les ducs avec ses membres. Il se garda bien pourtant d'alléguer cette raison au roi; il y en avait assez d'autres à dire. On avait sagement résolu de mépriser tout, de ne relever rien, de ne faire pas la plus légère plainte, mais d'aller droit au fait, sans se détourner ni à droite ni à gauche, et sans l'embarrasser d'épines. Le roi fit donc dire au premier président de lui venir parler: il fallut obéir. Le roi lui dit qu'il était enfin temps de donner sa réponse; que ce que les ducs demandaient lui semblait juste; qu'il serait bien aise que cela fût; qu'il n'entendait pas commander, mais qu'il lui serait agréable que cette affaire finît incessamment à leur satisfaction. Sur plusieurs difficultés alléguées par le premier président, le roi lui dit qu'il ne lui avait pas paru difficile d'abord; qu'il était surpris de ce changement; qu'il y avait assez longtemps que l'affaire traînait; que de façon ou d'autre il désirait qu'il ne tardât plus à donner la réponse qu'il s'était chargé de lui rendre. Le premier président s'excusa sur sa santé comme il put, et sortit tout enflammé du cabinet du roi.

C'était encore à Marly. Il y était entré doux, poli, gracieux, accueillant tout le monde, surtout les ducs qu'il rencontra; mais il n'était plus le même, son audience l'avait entièrement changé. Les ducs qui se trouvèrent sous sa main en furent surpris. Il se plaignit à eux avec amertume qu'ils voulaient étrangler leur affaire, qu'il était inouï qu'on eût cette précipitation; il allégua sa maladie. Il lui échappa même que d'Antin avait bien recordé le roi, brossa à travers la compagnie, et disparut. Il ne disait pas la cause principale de son chagrin, qui fut sue avec le reste de la conversation que je viens de rapporter une demi-heure après de d'Antin, à qui le roi le dit aussitôt que le premier président l'eut quitté. Un petit nombre de membres du parlement avaient tenu force propos sur les ducs: « que le roi faisait trop de pairs; qu'il fallait les traiter comme de simples conseillers, et n'en souffrir pas plus de douze en séance à la fois. » Le roi le sut de point en point, et se trouva fort choqué de la licence de ces messieurs; et le froid et le silence de d'Antin, à qui il en avait parlé, l'aigrit encore davantage. Il sentit apparemment par là la même différence de procédés qu'il y en avait dans les personnes, et que ces discours portaient moins sur les ducs que sur son autorité. Il en parla fortement au premier président, lui ordonna positivement d'en marquer son mécontentement à sa compagnie et aux impertinents, et le chargea fort expressément d'arrêter toute sorte de discours sur cette affaire et sur les ducs. C'était saper par les fondements le projet du premier président, qui voulait étouffer l'affaire par les procédés et les éclats, et s'en tenir extérieurement à côté tant qu'il pourrait; de là vint le dépit et la colère qu'il ne put cacher en sortant du cabinet du roi.

Bientôt après Maisons donna une autre scène. Initié, comme il l'était de nouveau, avec M. et Mme du Maine sur cette affaire, et sans cesse en particulier avec eux, il ne devait pas être tourmenté de leur part. Ce fut donc moins son inquiétude qu'un concert de comédie pris avec eux, qui lui fit choisir le plus imbécile, non pas de ses confrères mais du parlement entier, pour le leur mener. Il leur présenta donc le président d'Aligre pour leur demander grâce pour le parlement, car ce fut ainsi qu'ils se mirent à parler d'une affaire qui était toute particulière aux présidents. Maisons n'allait pas là pour réussir. Aussi furent-ils payés de toutes les civilités imaginables, dont sur la parole de Maisons, mais qui ne disait pas la véritable bonne, d'Aligre et lui se retirèrent contents. Toutefois il fallait finir. Le roi s'en était expliqué. Les présidents trouvaient un si monstrueux avantage à lâcher le bonnet pour être suivis, qu'ils ne voulurent rien oublier pour y réussir.

On a vu en son lieu les liaisons que Maisons était venu à bout de me faire prendre avec lui, et combien il les avait cultivées. Il avait lestement glissé sur le refroidissement, et plus encore, qu'y avaient mis de ma part les procédés de cette affaire du bonnet. Avec autant de monde que le duc d'Aumont, plus d'esprit, et surtout de profondeur encore et de manège, il se mit dans la tête qu'il n'était pas impossible de me persuader, et que, venant à y réussir, j'entraînerais tous les autres. Ma franchise, et la vivacité qu'on m'attribuait, lui faisaient espérer qu'il découvrirait par moi notre dernier mot sur cette affaire. Il s'attacha aussi à d'Antin, et il attaqua tous ceux qu'il crut pouvoir gagner, faisant croire à chacun d'eux qu'il ne parlait qu'à lui, pour donner plus de poids à ses paroles. J'eus donc à essuyer des visites aussi longues que fréquentes, et des péroraisons où, à travers l'impatience, j'admirais la souplesse et la fécondité qui par cent tours divers tendait toujours au même but. L'esprit, le tour, les sproposito suppléaient d'ordinaire aux raisons, et sa patience fut inaltérable aux coups de boutoir que mon impatience porta souvent sur les présidents et leurs usurpations. L'utilité de l'union pour le bien de l'État, dans les circonstances que l'âge du roi laissait envisager de près, fut par lui tournée de toutes les manières, parce qu'il me faisait l'honneur de me croire fort susceptible d'une si grande raison; et il ne se rebuta point de la réponse, si présente et si péremptoire, que c'était à eux à la mettre entre nous par la restitution d'une usurpation de si nouvelle date, et de si injurieuse nature, non à nous à l'acheter par un avilissement volontaire et inconcevable. Cette persécution dura jusqu'à la bombe qui fit tout sauter, et qui en attendant se chargeait.

Les plus profondes noirceurs laissent bien des embarras, quoique tissues par tout l'art, l'esprit et l'expérience, et appuyées du plus puissant crédit. L'affaire ne pouvait plus durer, j'en abrège mille choses qui ne donneraient pas plus de connaissance que celle qui se peut tirer de ce récit, de l'esprit qui enfanta ce projet, qui en ourdit la trame, et qui la conduisit jusqu'au bout, et de celui dans lequel les ducs s'y conduisirent, après avoir été forcés comme on l'a vu. Le respect dû à la mémoire d'un grand roi dont je suis né sujet ne me permet pas de le soupçonner d'avoir été de moitié là-dessus avec son bâtard favori. Indépendamment de cette grande raison, c'est ici le lieu d'expliquer ce qu'on sait par lui-même de ce qu'il pensait de M. du Maine, et l'équité m'y engage aussi.

Il est souvent échappé au roi de dire dans son intérieur, et je l'ai su de plusieurs de ceux qui en ont été témoins en diverses occasions, entre autres de Maréchal, premier chirurgien du roi, et qui était l'honneur et la vérité même, et à qui personne ne l'a disputé, que le roi disait que M. du Maine avait à la vérité beaucoup d'esprit et de talents, mais qu'il n'en savait rien faire; que toutes ses journées se passaient entre son assiduité auprès de lui à ses heures, la chasse où il était tout seul, et son cabinet de Versailles ou de Sceaux où il était aussi tout seul, et où son temps était partagé entre la prière, la lecture et les fonctions de ses charges où il travaillait beaucoup; que c'était un idiot avec tout son esprit, qui ne savait jamais quoi que ce soit qui se passât hors la sphère de ses charges, qui ne se souciait point de le savoir, qui n'avait pas la moindre vue, et roulait du jour au jour, et qui, étant fort plaisant, amusant et de bonne compagnie, était sauvage au point de ne vouloir voir personne, et d'apprendre quelquefois les choses qui occupaient la cour et qui étaient arrivées un mois et souvent deux et trois auparavant, qui ne pensait jamais à soi, et qui était de son propre aveu incapable de gouverner sa propre maison. Le roi s'en était expliqué ainsi plusieurs fois avant la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine; et il n'est pas impossible, avec la ténacité prodigieuse qu'il avait dans les impressions qu'il avait une fois prises, que les violences, que nous avons vu qu'il souffrit depuis pour porter ses bâtards jusqu'à la couronne et les affermir par son testament, ne lui aient été assez adroitement masquées du bien de l'État et du péril des établissements, de la grandeur et de la personne même de M. du Maine, pour qu'il ne soit jamais revenu de cette impression sur lui. Elle fut le chef-d'œuvre de son ambition et de sa politique et de la profondeur de sa connaissance du roi qui le conduisit à tout. Ce fut aussi celui de l'art de Mme de Maintenon qui lui aida de tous ses soins, et qui tenait souvent de lui le même langage. Or, le roi disposé de la sorte, comme il est très certain qu'il le fut toujours avant la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, et très douteux qu'il eût changé depuis d'opinion, quelques raisons qu'il en ait pu avoir, sa conduite se trouve éclaircie.

M. du Maine, qui veut ouvrir un précipice sous les ducs, qui les rende pour son intérêt irréconciliables avec le parlement, a beau jeu d'engager le roi avec un air de modestie et de contentement du nouvel état de prince du sang où il l'a élevé et les siens, de le rendre favorable sur le bonnet où il n'a plus d'intérêt que commun avec les princes du sang, avec qui il partage tant d'autres distinctions. L'intérêt des bâtards rendait le roi contraire au bonnet; et il y devient favorable, lorsqu'il voit leur intérêt à regagner tant de gens considérables, par l'abrogation d'une nouveauté sans fondement et très injurieuse. M. du Maine, sûr du premier président, ne risquait rien à mettre le roi ainsi dans cette affaire; il connaissoit bien sa répugnance extrême pour toute décision. Il s'en met à l'abri en flattant cette répugnance. Non seulement il lui donne le bonnet comme une affaire de concert, mais il va au-devant de tout, jusqu'à faire que, dès la première fois que le roi en parle au premier président, c'est en l'assurant expressément qu'il n'entend rien commander, et qu'il lui renouvelle d'autres fois encore la même assurance. Par là M. du Maine s'assure que, quoi qu'il puisse arriver, le roi ne décidera rien, et laissera les ducs dans la nasse, à qui, s'ils le pressaient, il aura sa réponse toute prête: qu'il n'est entré dans cette affaire que parce qu'elle lui a été présentée de concert; qu'il a promis dès le premier jour au premier président de ne point commander; qu'il lui a dit, en faveur des ducs, qu'il trouvait ce qu'ils demandent juste et raisonnable, et qu'il aurait fort agréable qu'ils fussent contents; que c'est tout ce qu'il pouvait faire; qu'après l'engagement pris de ne point commander, et de leur su, et n'y être entré qu'à cette condition, il ne peut aller plus loin. Ainsi M. du Maine jouait sa comédie en sûreté, et s'était habilement mis à couvert d'avoir la main forcée; mais elle ne pouvait finir que par un éclat, et c'était son embarras. Il voulait s'en mettre à l'abri, le premier président ne voulait pas l'essuyer tout seul, et c'est ce qui fit traîner l'affaire.

Le duc du Maine voulait engager le premier président en des procédés, et se cacher derrière lui. Ce magistrat en sentait les conséquences; mais asservi à M. du Maine qui le cajolait avec douceur, et à Mme du Maine qui le traitait avec impétuosité, il se trouvait étrangement en presse; et, outre les grands avantages dont lui et les autres présidents se flattaient de l'échange du bonnet avec leur suite, cette voie le tirait de tout embarras, et laissait à son tour M. du Maine dans la nasse, qui n'aurait rien fait pour soi, et n'aurait fait que l'avantage des présidents, avec une union passagère des ducs avec le parlement, mais qui eût suffi pour ruiner tout ce qu'il avait acquis de grandeur et de puissance, ce qu'il craignait mortellement. Dans ce détroit néanmoins, il n'en fit aucun semblant. Il sentit que montrer sa crainte de cet accord montrerait trop la corde; il espéra que les ducs ne se laisseraient pas prendre à un hameçon si grossier, et il ne s'y trompa pas. M. d'Aumont eut beau faire, il n'ébranla aucun de ceux sans le concours desquels rien ne se pouvait faire; au pis aller, M. du Maine était sur ses pieds, par le roi, d'empêcher les princes du sang de consentir à suivre les présidents, moyennant quoi il n'était pas possible de croire les ducs assez destitués de sens pour vouloir se séparer de ces princes et se livrer à une si honteuse prostitution. Le premier président, qui sentait qu'il n'y avait pourtant que cette suite qui pût le tirer du détroit où M. du Maine l'avait engagé, et qui, léger et présomptueux comme il était, n'en vit l'affre que lorsqu'il y toucha, allongeait toujours, dans l'espérance que le duc d'Aumont et Maisons, à force d'art, d'éloquence, d'intrigue et de délais, réussiraient enfin à persuader les ducs d'en sortir par là, après quoi il s'excuserait à M. du Maine sur les présidents qui l'auraient forcé, parmi lesquels il n'avait que sa voix, lesquels avaient mis le parlement de leur côté, et ce qu'il n'y avait aucun lieu de pouvoir imaginer, les ducs aussi. Il prolongea donc tant qu'il put, et au delà de toute mesure, de rendre réponse au roi.

Outré de rage de se voir trompé enfin dans l'espérance qu'il avait conçue, piqué à l'excès d'avoir été arrêté par le roi sur les propos qu'il avait fait semer sur cette affaire et sur les ducs, et d'être privé de faire faire les éclats par un gros de gens de robe inconnus dont il serait le moteur, et se donnerait cependant pour amiable compositeur, brouillé pour brouillé comme il prévit bien qu'il allait l'être avec les ducs par le refus du bonnet après ce qu'il avait si nettement et si positivement promis plusieurs fois, et forcé enfin d'aller rendre réponse au roi, il lui dit que les ducs faisaient entre eux des assemblées continuelles sous prétexte de cette affaire, mais en effet dans les vues d'un avenir qu'on ne devait prévoir qu'avec horreur, et la plupart d'eux plus qu'aucun par les grâces dont Sa Majesté les avait comblés; qu'ils étaient les plus grands ennemis de ses enfants naturels; qu'ils prenaient toutes leurs mesures ensemble pour les dépouiller dès que Sa Majesté ne serait plus, et en même temps pour se rendre les seuls maîtres des affaires. Qu'il y avait plus: que, flattés par les malheurs qui en si peu de temps ont détruit une partie de la maison royale, ils comptaient bien que ce qui en restait ne durerait guère, de faire après comme en Pologne et comme l'exemple de la Suède les y invitait, rendre la couronne élective, et choisir l'un d'entre eux pour la porter. Ce furent les principaux points qui furent avancés au roi par le premier président, et qui furent accompagnés des réflexions les mieux ajustées à de si horribles impostures. Elles ne laissèrent pas de frapper le roi, qui les raconta un quart d'heure après à d'Antin comme touché, effrayé, mais en suspens et cherchant éclaircissement. Il ne fut pas difficile. D'Antin lui parla avec tant de netteté sur des inventions si éloignées de toutes pensées, et si évidemment sur l'impossibilité de les concevoir et d'en espérer sans la plus parfaite folie, que le roi, peiné d'en avoir été ému, et piqué contre la hardiesse d'une délation si atroce et en même temps si absurde, permit à d'Antin d'en instruire les ducs pour qu'ils sussent à quel homme ils avaient affaire. D'Antin ne laissa pas échapper l'occasion d'un parallèle aisé entre les ducs et le parlement sur la fidélité, l'obéissance et l'attachement au roi; et, sans la précaution que l'habile duc du Maine avait su prendre de faire engager le roi au parlement, en la personne du premier président, de ne point commander, le bonnet eût été emporté de ce coup de haute lutte. L'exposé est seul dans sa simple et pure vérité plus fort que tous les commentaires. On se contentera de dire que l'instrument était digne de celui qui s'en servait, et n'était pas inférieur aux plus exécrables usages, et avec un front d'airain, et avoir tout promis et aux ducs et au roi même, sans que les ducs eussent pensé à rien et rien demandé.

D'Antin, dans le reste de la journée, rendit compte à plusieurs ducs de ce [dont] le roi lui avait permis de les informer. On peut juger avec quel effet. En moins de deux jours tous les ducs se donnèrent parole de ne jamais voir le premier président, et de ne garder avec lui aucunes sortes de mesures en choses et en paroles, d'y entraîner leurs familles, et d'en user comme avec un ennemi public et un imposteur perfide et déshonoré: ce n'est pas trop dire. L'éclat fut porté aussi loin qu'il le put être, et se soutint très longtemps dans tout le feu que méritait une scélératesse, et gratuite, d'une nature aussi complètement infâme. L'imposteur fut étourdi d'un unisson auquel il ne s'était pas attendu des ducs. M. d'Aumont, et peut-être quelques autres qui ne l'étaient que de nom, et dont il se servait parmi eux, n'osèrent plus le voir; et cet homme qui avait toujours fait son capital de la cour et du grand monde, se trouva en un instant délaissé de ce qui par les ducs, leurs plus proches familles et leurs amis plus particuliers, en faisait la partie la plus considérable. Aucun ne le salua, et hors des insultes personnelles, indécentes à faire à un homme qui, par état, ne porte point d'épée, il n'est affronts qu'il ne reçût tous les jours. Outré d'un état si pénible et qui n'était pas prêt à finir, et appuyé du duc du Maine, il saisit une occasion de se plaindre au roi. Le duc deTresmes avait fait entrer peu à peu tout le monde au lever du roi, et l'avait laissé dans l'antichambre. Il obtint que le roi dît au duc de Tresmes qu'il ne devait pas faire servir sa charge à sa vengeance particulière, mais sans aigreur, et d'ailleurs fut sourd à tout ce que le premier président lui put dire, et ne se voulut mêler de rien.

Le roi avait oublié que, lorsque après l'opération de la fistule, il commença à voir du monde dans son lit, le duc d'Aumont, père de celui dont il s'agit ici, était en année, et les ducs très offensés des entreprises du premier président de Novion. Il vint à Versailles à l'heure qu'on devait bientôt voir le roi, et pria l'huissier de dire au duc d'Aumont qu'il était-là; le duc d'Aumont le laissa jusque vers la fin du fruit du dîner du roi dans l'antichambre, ayant fait entrer tout ce qui pouvait entrer. À la fin il le fit appeler. Il ne put se mettre en vue du roi, qui était au lit. Il attendit que le monde sortit, et comme il commençait à s'écouler, il s'approcha du balustre. Le duc d'Aumont, qui l'observait, l'y laissa entrer deux pas pour qu'il ne pût s'en dédire, et le tira après fort rudement par sa robe, et lui dit rudement aussi: « Où allez-vous ? sortez; des gens comme vous n'entrent pas dans le balustre si le roi ne les appelle pour leur parler. » Novion, déjà outré de sa longue attente dans l'antichambre, fut si confondu qu'il n'eut pas un mot à répondre. Il se retira plein de honte et de rage, et comme il n'avait point de bâtard derrière lui, il n'osa s'en plaindre, et demeura avec l'affront.

M. du Maine, ravi d'avoir mis ainsi les ducs hors de toute mesure avec le premier président, ne laissait pas d'être en peine de la conclusion. Les impostures n'avaient pas fait l'effet sur le roi qu'ils en avaient tous deux espéré; et M. du Maine se voyait avec beaucoup d'angoisses découvert à travers le premier président. Il n'en sentait pas moins du désespoir où il voyait ce magistrat des suites de ses impostures, parce qu'il ne voulait pas se brouiller avec un homme qui avait son secret et qu'il avait mis à la tête du parlement. Il voulut donc montrer que rien ne le rebutait pour chercher des expédients de sortir honnêtement les ducs d'une affaire où il les avait embarqués par force, sur sa parole et sur celle du premier président; et, en finissant, le tirer, s'il était possible, de l'embarras étrange où il l'avait livré. Il se mit donc à montrer aux ducs ses désespoirs, ses désirs, toujours son espérance, glissant légèrement de faibles excuses du premier président. On ne lui répondait que par des révérences sérieuses et silencieuses qui lui donnaient fort à penser. Enfin il proposa aux mêmes ducs à qui il s'était adressé sur le bonnet une conférence à Sceaux avec Mme la duchesse du Maine seule, qui n'avait point encore paru à découvert dans cette affaire, dans laquelle il espérait qu'on pourrait trouver de bons expédients. Ce qu'on va voir qu'il s'y traita montrera dans la dernière évidence le dernier degré de sa puissance sur l'esprit du roi, et l'excès de ses inquiétudes sur tout ce qu'il en avait obtenu. Les ducs s'en défendirent tant qu'ils purent et jusqu'à l'opiniâtreté; mais, à force de recharges et d'empressements les plus vifs et les plus redoublés, la même raison qui les avait embarqués avec lui malgré eux dans l'affaire du bonnet les entraîna encore à céder, quoiqu'ils vissent assez qu'il n'y avait rien à en attendre qu'un prétexte de faire casser la corde sur eux. Ce fut donc à qui n'irait point.

M. d'Aumont, qui tôt après ne se cacha plus guère d'avoir été un pigeon privé, profita du refus de chacun pour se proposer. On se regarda; il n'était pas encore assez à découvert pour lui faire un affront public; et c'en eût été un de le refuser; ainsi, tout se faisant par force dans l'embarquement et dans toute la suite de cette affaire, ce fut force d'y consentir; mais comme on était aussi bien éloigné de se fier en lui, on proposa tout de suite qu'il en fallait mettre un autre avec lui. Le duc d'Aumont demanda pourquoi, et se mit à pérorer pour y aller tout seul. S'il n'avait pas été plus que suspect déjà, cette offre si aisée d'aller, cet empressement d'y aller seul auraient dû ouvrir les yeux. L'embarras fut du compagnon. La commission de soi n'était rien moins qu'agréable; l'union de M. d'Aumont la rendait encore plus dégoûtante. Heureusement M. de La Force, dont j'aurai lieu de parler ailleurs, se proposa, et il fut accepté avec joie. Il avait beaucoup d'esprit; il était fort instruit; il était fort duc et pair, et très incapable de gauchir. Il était depuis longtemps beaucoup de la société de Mme la duchesse du Maine, enfin il était l'ancien du duc d'Aumont; il avait fort la parole en main, et entre eux deux c'était sur lui qu'elle devait naturellement rouler. Il n'avait pas été des derniers à voir clair sur la conduite du duc d'Aumont, et il fut de plus bien averti de s'en défier continuellement à Sceaux, et de l'y regarder et se conduire comme avec le croupier de Mme du Maine. Parmi tant de choses sinistres dans cette affaire, ce fut un bonheur que tout fût bon au duc de La Force pourvu qu'il se mêlât de quelque chose, et que ce goût lui eût donné envie de doubler le duc d'Aumont.

Les voilà donc tous deux à Sceaux à jour marqué, qui suivit de fort près le consentement arraché d'y aller. Mme la duchesse du Maine les y reçut avec des politesses et des empressements non pareils; et, un moment après leur arrivée, elle les mena dans son cabinet, où elle fut en tiers avec eux. Là Mme du Maine, après tous les jargons de préface, leur dit nettement que, puisque c'était M. du Maine qui les avait engagés dans cette affaire, qu'il s'était fait fort d'y réussir, qu'ils la regardaient comme si principale surtout depuis qu'elle avait été embarquée et qu'elle semblait avoir mal bâté, il était raisonnable que M. du Maine mît le tout pour le tout pour les en bien sortir; mais qu'aussi était-il juste qu'il fût assuré d'eux qu'il n'obligerait pas des ingrats, et qu'ils entrassent avec lui en des engagements sur lesquels il pût compter. À ce début, ces messieurs se regardèrent l'un l'autre, et parurent fort surpris d'une proposition qu'ils entendirent pour la première fois de leur vie; et si elle fut moins nouvelle au duc d'Aumont, il joua bien d'abord.

Mme du Maine, qui s'en aperçut, et qui sans doute s'y était bien attendue, les cajola l'un après l'autre, puis les ducs en général, leur dit qu'ils ne devaient point s'étonner de ce qu'elle leur proposait; qu'il était de leur intérêt d'emporter ce qui était entamé; de celui de M. du Maine de s'assurer de tant de grands seigneurs qui n'avaient pas vu sans peine ces diverses élévations; qu'il en était bien informé il y avait longtemps; qu'il ne laissait pas de désirer leur amitié, et qu'ils le voyaient bien par les démarches qu'il avait faites sur cette affaire; mais qu'il entendait aussi que le succès les lui concilierait de manière à éteindre en eux leurs anciens déplaisirs à son égard, et à former un attachement (quelle expression!) dont il se pût assurer; que c'était sur quoi elle les priait de lui répondre. Là-dessus force compliments, force verbiages; mais elle leur déclara qu'elle ne s'en contentait point. Eux répondirent qu'ils ne savaient rien de plus à répondre que lui dire les sentiments qu'ils lui exposaient, puisque, ne s'agissant de rien de précis, ils n'avaient rien à refuser ni à accepter. Mme du Maine, voyant que tous ses propos ne les faisaient point s'avancer, et que M. de La Force comme l'ancien prenait toujours la parole sur M. d'Aumont sans jamais la lui laisser, prit son parti de parler la première. Elle leur dit donc que, après toutes les grâces dont le roi venait de combler M. du Maine, et particulièrement celle de l'habilité à succéder à la couronne, il n'avait plus rien à en désirer, mais qu'en même temps il n'était pas assez peu considéré pour ne pas voir que cette disposition et d'autres qui avaient précédé celle-là pouvaient, non pas être contestées après le roi (elle ne disait pas ce qu'elle en pensait) qui les avait bien solidement munies de tout ce qui les pouvait bien assurer, mais donner occasion d'aboyer (quel terme!), de crier, d'exciter les princes du sang, jeunes et sans expérience, quoique si liés à eux par les alliances si proches et si redoublées, donner envie aux pairs de se joindre à eux contre M. du Maine, enfin de les tracasser; que M. du Maine voulait éviter cet inconvénient, jouir paisiblement de tout ce qui lui avait été accordé, et que c'était à eux à voir s'ils se voulaient engager à lui sur ce pied-là d'une manière non équivoque.

Le duc d'Aumont saisit la parole. Le duc de La Force la lui prit à l'instant, en l'interrompant sur ce qu'il enfilait plus que des compliments. Après en avoir fait quelques-uns, La Force se mit à vanter la solidité de tout ce que M. du Maine avait obtenu, la solennité des formes qui y avaient été gardées, conclut que c'était là une terreur panique sur des choses que personne n'avait aucun moyen d'attaquer. La duchesse du Maine répondit que, s'ils n'avaient point de moyens, il n'en fallait pas conserver la volonté; que cela ne se prouvait point par des propos, mais par des choses; que c'était à eux à voir quelles étaient ces choses dans lesquelles ils voudraient s'engager. Le duc de La Force, de plus en plus surpris de tout ce qu'il entendait, et qui voyait déjà où elle en voulait venir, se défendit sur ce qu'ils n'imaginaient rien au delà de ce qu'il venait de lui dire; qu'il y ajouterait de plus toutes les protestations qu'elle estimerait l'assurer de leurs intentions; qu'elle avait vu que pas un d'eux n'avait opposé quoi que ce fût à toutes les volontés du roi à l'égard du duc du Maine; et revint encore à leur solidité. Mme du Maine, forcée enfin d'articuler, leur déclara que si c'était sincèrement qu'ils parlaient, tant pour eux que pour les autres ducs, il ne leur coûterait rien de leur donner une assurance par écrit de soutenir après le roi ce qu'il avait réglé de son vivant pour ses fils naturels et leur postérité, tant pour leurs rangs et honneurs que pour la succession à la couronne.

M. de La Force, qui dès le commencement de cette forte conversation avait prévu cette proposition, la supplia de considérer ce qu'elle leur proposait; de faire réflexion si des sujets, quels qu'ils fussent, pouvaient sans crime s'arroger l'autorité et le droit de confirmer les dispositions du roi vivant et régnant, enfin de jeter les yeux sur la juste jalousie du roi de son autorité, et sur les folles calomnies que le premier président avait osé leur imputer à ce même égard d'autorité, et au roi même, lesquelles ils ne pouvaient ignorer, puisque le roi les avait aussitôt après rendues au duc d'Antin avec permission d'en informer les ducs, lequel lui en avait démontré la noirceur et la folie. Le duc de La Force continuait en étendant sa réponse; mais la duchesse du Maine, qui avait eu à peine la patience de l'écouter jusque-là, l'interrompit avec un feu qu'elle ne put contenir. Elle lui dit qu'elle s'en était toujours bien doutée; que les ducs ne cherchaient que des échappatoires; mais que pour celle-là elle les tenait, et qu'elle leur répondait que non seulement le roi ne serait point offensé de l'écrit qu'elle leur demandait, mais qu'il leur en saurait même fort bon gré, et que M. du Maine s'en faisait fort. Le duc d'Aumont profita prestement de l'étourdissement où cette vive réponse jeta le duc de La Force, et de la réflexion dans laquelle il tomba, quelque prévoyance qu'il en eût eue. « Monsieur, lui dit Aumont, si nous ne trouvons plus de difficulté comme madame l'assure, et que M. du Maine s'en fait fort, que risquons-nous? et au contraire cette assurance de notre part n'est qu'honorable. »

La Force retint l'indignation dont cette apostrophe le saisit, et avec un sourire modeste lui répondit: « Mais qui nous assurera, monsieur, que ce que le roi approuvera aujourd'hui, par considération pour M. le duc du Maine, ne lui soit pas empoisonné demain contre nous sur son autorité, à laquelle nous aurions attenté par la concurrence de la nôtre; et contre M. le duc du Maine même qui, non content de toute celle de la majesté royale, aurait en sus montré qu'il comptait ce concours de notre part nécessaire, et qu'il y a eu recours? Qui nous assurera que le premier président, dans la rage qu'il témoigne, que le parlement, dans l'aliénation où il l'a mis de nous, n'aura pas encore plus de jalousie que le roi de nous voir confirmer ce que cette compagnie a solennellement enregistré; et que dans le temps que ces messieurs n'épargnent rien pour nous réduire au simple état de membres de leur corps, comme eux-mêmes et sans rien qui nous en distingue, ils ne feront pas tous leurs efforts pour traiter d'attentat cette autorité arrogée par-dessus, et en confirmation de la leur? Madame, se tournant vers la duchesse du Maine, cela est trop délicat, ajouta-t-il; il n'est aucun de nous qui en osât tenter le hasard. » Mme du Maine rageait et le montrait bien à son visage. Ce coup de partie embrassait tout, soit en effet pour s'assurer des ducs une bonne et solide fois, comme elle le témaignait, soit pour les perdre sans ressource auprès du roi, en quoi M. du Maine, qui répondait de Sa Majesté à cet égard, et qui avait tant et si fort répondu du premier président, en aurait usé avec la même perfidie, soit pour les perdre avec les princes du sang, sans la moindre participation desquels cette assurance par écrit était demandée et eût été accordée, soit avec le parlement, soit avec le public, qui aurait vu les ducs disposer autant qu'il était en eux de leur propre et seule autorité, par un écrit signé d'eux, du droit de succéder à la couronne, sans nulle cause que leur désir du bonnet et la volonté de la duchesse du Maine, que le duc du Maine eût dédite, protesté qu'elle avait imaginé l'écrit de sa tête sans son su, l'avait demandé sans la moindre participation de sa part, répondu du roi par lui de son chef et sans lui en avoir jamais parlé, si ce désaveu lui eût convenu dans la suite, comme on lui a vu faire depuis en choses où il y allait de plus pour l'État et pour lui, comme on le verra en son lieu. C'était donc là un coup tellement de partie que la duchesse du Maine se contint, ne se rebuta point, et se mit à répliquer, dupliquer et à faire les derniers efforts pour l'emporter à force d'esprit et d'autorité sur M. de La Force, à qui seul elle avait affaire, le pied ayant déjà si bien glissé au duc d'Aumont. Celui-ci se voulut mêler une ou deux fois dans la dispute, mais il fut toujours repoussé par l'autre, qui, lui mettant la main sur le bras, ne s'interrompait point, et lui étouffa toujours la parole.

La duchesse du Maine se trouvant à bout, céda enfin à sa colère. Elle dit à ces messieurs qu'elle voyait bien qu'eux ni leurs confrères ne se pouvaient regagner; qu'ils mettaient en avant une vaine crainte du roi duquel elle leur répondait, une vaine crainte d'ailleurs, une vaine modestie sur eux-mêmes, surtout beaucoup d'esprit et de compliments à la place de réalités nécessaires; qu'ils voulaient leur fait, et se réserver entiers pour ce qui leur conviendrait dans l'avenir; que c'était à M. du Maine et à elle à savoir s'en garantir; et qu'elle voulait bien leur dire (et ceci est étrangement remarquable, d'autant plus qu'elle n'a rien oublié, ni M. du Maine, pour le bien effectuer depuis, comme on le verra en son lieu), qu'elle voulait bien leur dire, pour qu'ils n'en pussent douter, que quand on avait une fois acquis l'habilité de succéder à la couronne, il fallait, plutôt que se la laisser arracher, mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume. Ce furent ses dernières paroles. En les achevant elle se leva brusquement, sans toutefois qu'il lui fût échappé quoi que ce soit contre ces deux ducs ni contre les ducs en général. On se quitta avec beaucoup de compliments forcés d'une part, et de respects de l'autre qui ne l'étaient pas moins, le duc de La Force ayant toujours l'œil sur le duc d'Aumont, qui n'osa rien dire en particulier à la duchesse du Maine, ni la suivre. Ils partirent aussitôt de Sceaux et vinrent rendre compte de leur voyage.

Ce qui vient d'être raconté de la conversation de Sceaux est copié mot à mot sur le rapport qui en fut fait par le duc de La Force, en présence du duc d'Aumont, qui n'y trouva rien à ajouter, à diminuer ni à changer. Il parut si important et en même temps si curieux qu'il fut écrit sur-le-champ même, et c'est d'ou il a été pris. On n'en a omis que ce que ce premier écrit omit, qui est un fatras de répliques et de dupliques de part et d'autre, qui n'étaient que des répétitions continuelles en d'autres termes des premiers, et pour ainsi dire des propos matrices, qui furent écrits, et qu'on a exactement copiés. On en usera ici comme on a fait sur les impostures du premier président au roi, c'est-à-dire qu'on supprimera tout commentaire. Le simple narré est non seulement au-dessus de tous ceux qu'on pourrait faire, mais il se peut dire que la proposition de la duchesse du Maine, et la menace de sa part de culbuter l'État, et sa déclaration de le faire plutôt que perdre la succession à la couronne, surpassent non seulement toute attente, mais toute imagination. Resterait à savoir le véritable projet de cet engagement de conférence avec la duchesse du Maine. Était-ce un panneau tendu au désir du bonnet, à l'embarras honteux de l'état actuel de cette affaire, et à la sottise espérée des ducs que cet écrit d'assurance pour les en accabler après par le roi, par les princes du sang, par le parlement, par le public? et il semble que le personnage infâme de délateur et d'imposteur que le premier président venait de faire auprès du roi contre les ducs conduise à le penser. N'était-ce aussi que la peur extrême du futur qui saisissait un moment d'espérance d'obtenir cet écrit, avec dessein effectif de faire donner le bonnet, et de laisser le premier président dans la nasse après s'être assuré des ducs, et peut-être du roi à cet égard d'avance ? Mais qui pourrait sonder les profondeurs du gouffre noir et sans fond du sein du duc du Maine, qui se substituait son épouse après avoir paru plus qu'il ne voulait dans la conduite affreuse du premier président? Dieu les a jugés tous deux, il n'appartient pas aux hommes de le faire.

Quel qu'en ait été le dessein, il manqua, grâce au duc de La Force qui, se voyant trahi par son adjoint, conserva toute la présence de son esprit et de son courage pour s'en tirer habilement et nettement, sans donner prise le moins du monde. M. du Maine, comblé au moins d'avoir commis les ducs avec le premier président par un si vif éclat, et le parlement par lui, ne perdait point de vue son premier projet de faire casser la corde sur les ducs sans qu'il partît y avoir part, et délivrer en même temps le premier président de faire au roi une réponse nettement négative. Cette réponse de plus ou de moins, après ce qu'il avait dit au roi des ducs, ne lui aurait pas, à leur égard, gâté sa robe davantage. Mais soit que le premier président crût en avoir assez fait, soit que M. du Maine craignît de se manifester davantage par cette dernière démarche, soit encore, supposé que le roi ne fût pas de la partie, qu'il craignît que, piqué de la conduite du premier président, il ne se fâchât jusqu'à décider le bonnet en faveur des ducs, le duc du Maine eut recours à une nouvelle scène, à travers laquelle il ne parut l'auteur de tout le jeu que plus manifestement: ce fut d'y amener Mme la Princesse. Il ne pouvait néanmoins ignorer que, dès le commencement de l'affaire, il avait répondu des princes du sang, et d'elle nommément, si bien qu'il usa pour elle du mot de happelourde, du terme d'imbécile qui n'était comptée pour rien, et qui ne s'était jamais mêlée de rien dans sa famille ni dehors, qui n'aurait osé penser à s'opposer à l'inclination du roi, et qui ne branlerait jamais au moindre mot que lui son gendre lui dirait. Cela ne fut pas dit par lui pour une fois aux ducs, mais à plusieurs, et plusieurs fois répété, en répondant lui-même, et y mêlant des plaisanteries du peu de cas qu'il y avait à en faire. Mais l'affaire pressait, il fallait une issue, il choisit celle-là, ou il n'en trouva point d'autre. Dans cet instant Mme la Princesse devint un esprit, une femme de tête et d'autorité qui alla parler au roi pour sa famille. Elle dit que M. le Prince lui avait toujours parlé du bonnet comme de la plus chère distinction des princes du sang sur les pairs; qu'elle avait trop de respect pour sa mémoire, pour ses sentiments, pour ses volontés, pour l'intégrité du rang des princes du sang, pour ne pas supplier le roi de toutes ses forces de n'y rien innover. Là-dessus le roi dit à d'Antin qu'il était fâché de cette fantaisie qui avait pris à Mme la Princesse, qu'il ne pouvait la persuader ni passer par-dessus; et qu'il ne voulait plus ouïr parler du bonnet. D'Antin, qui vit bien que c'était une chose préparée, ne laissa pas de répondre de son mieux. Mais il parut clairement que le roi était convenu avec M. du Maine d'en sortir ;le cette façon, et rien ne le put ébranler.

Rien de si transparent que ce personnage de Mme la Princesse. Personne n'ignorait le peu de figure qu'elle avait fait dans sa famille toute sa vie, ni les mépris et les duretés avec lesquels M. le Prince l'avait sans cesse traitée jusqu'à sa mort, bien loin de lui parler du bonnet, ni même de la moindre chose la plus domestique. Avec des millions dont elle pouvait disposer, elle n'eut pas le moindre crédit ni moyen d'éteindre le feu que le testament de M. le Prince fit naître parmi ses enfants; et si on a vu en son lieu qu'elle fit résoudre en un instant, par l'autorité du roi qu'elle alla trouver, le double mariage de M. le Duc et de M. le prince de Conti, c'est qu'elle fut guidée et poussée par l'intérêt de Mlle de Conti, brusquement, et à l'insu de tous, et que ce qu'elle apprit au roi, par la trahison de Mlle de Conti, du mariage, résolu entre M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans et Mme la princesse de Conti, de Mlle de Chartres et de M. le prince de Conti, sans que le roi en sût le premier mot, le détermina sur-le-champ à montrer son autorité en le rompant et faisant en même temps épouser Mlle de Bourbon à M. le prince de Conti, et Mlle de Conti à M. le Duc. Ici le roi, loin d'être piqué contre les ducs, l'était contre le premier président, et le crédit de Mme la Princesse n'avait jamais paru en aucune existence auprès du roi. M. du Maine n'apprit rien aux ducs sur Mme sa belle-mère; mais les ducs, toujours en soupçon, voulurent se faire assurer par lui plusieurs fois, non d'elle, trop incapable pour en avoir rien à craindre, sûrs surtout que nous étions de Mme la Duchesse par nous-mêmes qui était très bien avec elle, mais que, par les assurances qu'il nous donnait de Mme la Princesse, jusqu'à nous répondre d'elle, plusieurs fois, comme on l'a vu, il se trouvât hors d'état de nous la produire, comme il n'eut pas honte après tout cela de faire pour s'en servi contre nous. Mme la Princesse, de plus, n'avait ni grâce, ni prétexte, ni raison; on ira même plus loin, elle n'avait pas droit ni caractère de s'opposer à ce que Mme sa belle-fille consentait pour MM. ses enfants, beaucoup moins à ce que M. le duc d'Orléans, eux si reculés, lui fils du frère unique du roi et père du premier prince du sang, consentait pour soi, pour lui et pour sa postérité. Il n'y eut donc personne qui ne reconnût le duc du Maine à travers Mme la Princesse, sans lequel le roi, disposé comme il le paraissait, et si accoutumé à ne compter Mme la Princesse que par l'extérieur de princesse du sang, lui eût bien demandé de quoi elle se mêlait quand M. le duc d'Orléans et Mme la Duchesse consentaient à une chose que lui-même trouvait juste et raisonnable; ou plutôt, sans M. du Maine, le bonnet eût été accordé ou refusé qu'elle ne l'aurait peut-être pas su de six mois après, de la façon dont elle vivait. Personne donc, même des non intéressés, ne prit aux plaintes de M. du Maine, qui disait à qui voulait l'entendre que Mme la Princesse lui avait bien lavé la tête d'avoir mis en avant l'affaire du bonnet. Elle finit donc de cette manière. D'Antin dit aux ducs ce que le roi lui avait déclaré après avoir écouté Mme la Princesse, qui lui alla parler huit ou dix jours après la conférence de Secaux.

J'avais toujours été dans cette affaire, depuis la première conférence que j'ai marqué que nous eûmes cinq ou six ensemble chez le maréchal d'Harcourt pour délibérer sur l'embarquement, et M. du Maine m'avait raccroché plusieurs fois a Marly, quoique je l'évitasse, pour m'en parler avant l'éclat du premier président. Je ne dissimulerai pas que je fus outré de nous voir le jouet de l'art et de la puissance de M. du Maine, et de la scélératesse du premier président. Ce fut un samedi au soir que d'Antin nous rendit à Versailles la réponse définitive du roi. J'eus la nuit devant moi. Elle ne put me persuader de laisser M. du Maine jouir paisiblement du plein et plus que plein succès de ses souplesses; ce terme, je pense, n'est pas trop fort. Il m'avait répondu de soi, de Mme la Princesse, des princes du sang, du premier président, du parlement, comme aux autres ducs; il m'avait fait les mêmes protestations de son désir et de sa bonne foi; il m'avait même pressé dans les premiers temps de m'assurer du consentement de M. le duc d'Orléans. Aucun péril ne me put persuader une servitude assez basse pour lui laisser ignorer ce que je sentais. Je n'y voulus embarquer personne avec moi, mais je ne pus souffrir qu'il le portât plus loin. Je logeais dans l'aile neuve de plain-pied à la tribune, lui dans la même aile en bas, tout auprès de la grande porte de la chapelle. Le lendemain dimanche, je le fis guetter au sortir de la chapelle. Jamais les fêtes et dimanches il n'y manquait grand'messe, vêpres et le salut, et toutefois sa piété ne trompait personne. Il allait souvent à complies, à la prière, au sermon toujours quand il y en avait, et au salut les jeudis.

Dès que je fus averti, je descendis chez lui. Je le trouvai seul dans son cabinet, qui me reçut l'air ouvert, de la manière du monde la plus polie et la plus aisée. Je n'ouvris la bouche qu'après que je fus assis dans mon fauteuil, et M. du Maine dans le sien. Alors, d'un air fort sérieux, je lui dis ce que j'avais appris. M. du Maine blâma Mme la Princesse, tomba sur elle, s'excusa, s'affligea. Je l'interrompis pour lui nommer seulement et gravement le premier président. M. du Maine voulut un peu l'excuser, et promptement ajouta qu'il ne fallait point désespérer de l'affaire ni la regarder comme finie; que pour lui il ne cesserait d'y travailler, et qu'il ne serait jamais content qu'il n'en fût venu à bout. Sans m'émouvoir je l'écoutai, puis lui dis toutes les impostures du premier président au roi contre les ducs, que le roi avait rendues sur-le-champ à d'Antin, avec permission de nous les dire, duquel je les savais; et delà je traitai le premier président sans mesure, mais sans colère, avec un simple air du plus profond mépris et de l'horreur de sa scélératesse. Ce n'était pas que je comptasse lui rien apprendre, mais lui montrer que je n'ignorais rien; et tout de suite le regardant fixement entre deux yeux: « C'est vous, monsieur, continuai-je, qui nous avez engagés malgré nous dans cette affaire; c'est vous qui nous avez répondu du roi, du premier président, et par lui du parlement; c'est vous qui nous avez répondu de Mme la Princesse; c'est vous qui la faites intervenir maintenant, après avoir fait jouer au premier président un si indigne personnage; enfin, c'est vous, monsieur, qui nous avez manqué de parole, et qui nous rendez le jouet du parlement et la risée du monde. » M. du Maine, toujours si vermeil et si désinvolte, devint interdit et pâle comme un mort. Il voulut s'excuser en balbutiant, et témoigner sa considération pour les ducs, et en particulier pour moi. Je l'écoutais sans avoir ôté un moment les yeux de dessus les siens. Enfin, fixant les yeux de plus en plus sur lui, je l'interrompis et lui dis d'un ton élevé et fier, mais toujours tranquille et sans colère: « Monsieur, vous pouvez tout, vous nous le montrez bien et à toute la France; jouissez de votre pouvoir et de tout ce que vous avez obtenu, » mais en haussant la tête et la voix et le regardant jusqu'au fond de l'âme: « Il vient quelquefois des temps où on se repent trop tard d'en avoir abusé, et d'avoir joué et trompé de sang-froid tous les principaux seigneurs du royaume en rang et en établissements, qui ne l'oublieront jamais; » et brusquement je me lève, et tourne pour m'en aller sans lui laisser le moment de répondre. Le duc du Maine, l'air éperdu d'étonnement et peut-être de dépit, me suivit, balbutiant encore des excuses et des compliments. J'allai toujours, sans me tourner, jusqu'à la porte. Là, je me tournai, et d'un air d'indignation je lui dis: « Oh! monsieur, me conduire après ce qui s'est passé, c'est ajouter la dérision à l'insulte. » Je passai à l'instant la porte, et m'en allai sans regarder derrière moi.

La même après-dînée je racontai cette visite aux autres ducs de point en point. Je ne sais si beaucoup l'eussent voulu faire, mais tous en parurent très satisfaits. Nul ne le fut plus que moi. Je n'ai point su ce que M. du Maine fit de cette conversation, dont il n'avait, je pense, éprouvé encore de pareille. S'il en parla au roi, s'il s'en ouvrit à Mme de Maintenon, s'il la tint secrète de sa part, c'est ce que je n'ai point démêlé, et dont je me mis peu en peine. Si le roi la sut, il a fait comme s'il ne la savait pas; Mme de Maintenon de même. Jamais Mme de Saint-Simon et moi ne nous en sommes aperçus. Personne de chez M. du Maine, ni de Sceaux, n'en a jamais parlé. On peut juger que M. du Maine et moi ne retournâmes pas l'un chez l'autre, et ne nous cherchions pas. Nous nous rencontrions rarement; alors M. du Maine s'arrêtait et me saluait bas, et de la façon la plus marquée (son pied-bot l'obligeait à s'arrêter ainsi quand il voulait saluer quelqu'un par une véritable révérence); je lui répondis fidèlement par une demie, toujours marchant; et nous vécûmes ainsi jusqu'à la mort du roi.

Quoique les réflexions gâtent souvent des Mémoires, il est difficile de s'empêcher d'en faire ici sur le renversement de toutes lois, droits et ordre pour des élévations sans mesure. Ceux qui les obtiennent regardent comme ennemi tout ce qui n'approuve pas leur fortune, et comme des gens à perdre tous ceux qui dans d'autres temps les y pourraient troubler. Semblables aux tyrans qui ont asservi leur patrie, ils craignent tout, ils se défient de tout, des hommes de sens et de courage dont l'état est blessé de cette étrange élévation; ils se croient tout permis contre eux, et la crainte de déchoir devient en eux une passion si supérieure à tout autre sentiment, qu'il n'est crime dont ils puissent avoir horreur, dès qu'il devient utile à la conservation de ce qu'ils ont usurpé.

On voit ici le plus noir dessein du duc du Maine amené à succès par les plus noirs procédés, et en même temps les plus profondément pourpensés. La fausseté, la trahison, la perfidie, les manquements de parole sans cesse multipliés, la violence adroite pour attirer forcément dans ses pièges, les divers personnages également soutenus, le dernier abus d'une âme de boue, que comme telle il a mise sur le chandelier, à qui il fait souffler comme il veut le froid et le chaud, qu'il rend traître jusque sans le plus léger prétexte, et dont il se sert enfin pour faire vomir au roi les impostures les plus absurdes, mais les plus infernales contre tout ce que sa cour a de plus distingué et qui l'approche de plus près. À force de se cacher derrière des gazes, et de multiplier les horreurs, on sent qu'il est auteur et moteur de toutes les machines, et qu'il n'oublie rien pour n'être point aperçu. Il se voue aux ténèbres, et les ténèbres mêmes le rejettent. On les voit ensuite, lui et son infâme instrument, tenter tout pour se tromper l'un l'autre: le premier président pour obtenir des ducs de suivre les présidents, et laisser M. du Maine dans la nasse; M. du Maine chercher à s'assurer des ducs en leur donnant ce qu'ils voulaient, en laissant le premier président dans le fond du bourbier que sa servitude, à ce maître perfide, lui avait fait creuser à lui-même. Couverts enfin l'un et l'autre de tout ce qui peut rendre les hommes plus méprisables et plus odieux, sans plus de ressource de n'être pas vus tels et à plein découverts, on voit M. du Maine se servir de son épouse, et abuser du respect dû à sa naissance de fille du premier prince du sang, pour faire nettement et distinctement les propositions les plus criminelles et en même temps les plus farcies de toutes les sortes de poisons, et qui, dans la rage de ne les pouvoir faire accepter, ose déclarer que, plutôt que se voir arracher ce qui n'est pas dans le pouvoir des rois, ni dans la nature des choses de donner, je veux dire la succession à la couronne, ils mettront le feu au milieu et aux quatre coins du royaume. Est-ce une [personne] issue de la couronne qui parle? Est-ce quelqu'un dont les frères et les neveux y sont incontestablement appelés? Le plus mortel ennemi de nos rois, de nos princes, de notre patrie, pourrait-il emprunter de la plus furieuse rage des paroles qui en fussent plus le langage? et ce langage est celui d'une princesse du sang qui a oublié ce qu'elle est, et la reconnaissance de tous les biens, charges et grandeurs qu'a obtenus le mari qu'elle a épousé, qui ont passé à ses enfants, qui tous sont les premiers doubles adultérins que le soleil ait vus paraître, et que les lois violées ont soufferts hors du néant et de la non existence! menace enfin qui, selon toutes les lois et suivant encore toute politique, en cela parfaitement d'accord avec les lois, mérite ce qu'on n'oserait exprimer. Et à qui s'adresse-t-elle pour vomir cette criminelle menace? à des gens du plus grand état, qu'elle regarde comme ses ennemis, et que dans ce moment elle rend tels, et à qui elle ne craint pas de le dire. On verra dans la suite qu'il n'a pas tenu à elle, ni à son mari, caché alors derrière elle tant qu'il put, et jusqu'à la dernière comédie, comme il s'y cachait ici, qu'ils n'aient renversé l'État et livré la France en proie.... Que n'aurait-on pas à ajouter!

Mesmes, trop vil pour s'arrêter à lui, et qui, par ce qu'on vient d'en voir, s'est montré par trop infâme pour ne pas déshonorer par le seul attouchement qui en voudrait réfléchir ou produire, laissera sauter par-dessus son infecte pourriture pour faire une courte réflexion sur le bonnet.

On en a vu ci-dessus la nouveauté, l'art et la plus qu'indécence; elle est telle que les présidents eux-mêmes sont forcés de l'avouer. Toute leur défense est de se couvrir du nom et de la majesté du roi qu'ils prétendent représenter tous ensemble en leur commune présidence, et c'est par cette représentation qu'ils essayent de soutenir leurs prétentions. La fausseté de cet allégué se découvre en ce que les représentants du roi auraient la première place dans le lieu et la fonction de leur représentation. Or il est de fait que ce sont les pairs qui l'ont sur eux, tant aux hauts sièges qu'aux bas sièges, puisqu'ils sont à la droite du coin du roi, au haut bout derrière lequel il n'y a point de passage, et du côté de la cheminée, du côté du barreau de préférence, du côté de la place et du plaidoyer des gens du roi. Si on a nouvellement changé la cheminée, il demeure constant que c'est une nouveauté; et le côté droit, à ce qui vient d'en être expliqué, demeure en existence et en évidence. Il faut donc dire que les présidents président au nom du roi, et non pas que des légistes pour leur argent le représentent. Cette représentation est même si fausse à leurs propres yeux qu'ils ne la pouvaient alléguer en présence du roi en lit de justice. Ils ne pouvaient pas même s'appuyer sur la simple présidence, puisque la présence du chancelier la leur ôte, et les efface totalement. Néanmoins on les a vus usurper d'opiner en lit de justice, non seulement devant les pairs et les princes du sang, mais devant les fils de France, et devant la reine mère et régente; et les mouvements qu'ils se donnèrent montrent bien que c'était pour leurs personnes uniquement, et dans lesquels ils engagèrent le parlement d'entrer, quoiqu'il n'y eût pas le moindre intérêt, lorsque cette affaire fut enfin portée devant le roi en 1662, qui, très contradictoirement, jugea contre eux pour les pairs ce qui a toujours subsisté depuis. Il est donc évident, par cet exemple dont on se contente ici, que ce n'est ni par la représentation du roi qu'ils n'ont point, ni par la présidence qu'ils exercent en son nom, qu'ils osent soutenir l'énorme usurpation du bonnet, et que, si le roi les obligeait d'articuler à quel titre, ils demeureraient confondus.

Mais que pourraient-ils alléguer au roi là-dessus, en leur laissant même soutenir cette représentation fausse et idéale, dès que le roi consent pour ce qui le regarde, et qu'il dit au premier président que ce que les ducs demandent lui paraît juste et raisonnable, et qu'il désire qu'ils soient contents? c'était les mettre au pied du mur. Aussi le premier président n'osa jamais faire une dernière réponse au roi; et ce fut pour l'en délivrer que M. du Maine n'eut pas honte, après avoir tant de fois répondu de Mme la Princesse, de l'amener enfin sur la scène pour finir l'affaire comme on l'a vu.

Finissons par un mot fort court. Le chancelier va au parlement toutes les fois que bon lui semble, y préside, et y efface totalement le premier président et tous les autres présidents; il y déplace le premier président en l'absence du roi; il est le supérieur du parlement. Quand cette compagnie va chez lui le haranguer, et il n'est point de chancelier à qui cela n'arrive, c'est par députés, parmi lesquels sont le premier président et d'autres présidents à mortier. Le premier président lui porte la parole et le traite toujours de monseigneur; la députation est très légèrement conduite par le chancelier qui prend la main sur le premier président et sur tous, et, à l'ordinaire de la vie, ne donne la main chez lui à aucun magistrat, ni la chancelière, qui a d'ailleurs un rang fort inférieur au sien, ne donne aussi la main chez elle ni à la première présidente ni à aucune femme de robe, et la donne néanmoins à toutes les autres, à la différence du chancelier qui ne la donne qu'aux gens titrés. Voilà donc une supériorité entière du chancelier sur le premier président et sur tous les présidents qui, en corps, et le premier président en particulier, lui écrivent monseigneur et en reçoivent réponse fort disproportionnée. Le conseil privé, ou des parties, qui casse les arrêts du parlement, n'a qu'un seul président qui est le chancelier. En prenant les avis il est couvert, et le demeure lorsque les conseillers d'État se découvrent lorsqu'il les nomme pour opiner. Il n'ôte son chapeau qu'en nommant le doyen du conseil, et le nomme M. le doyen, et non par son nom comme il fait tous les autres conseillers d'État. Lorsqu'il y a eu des pairs, même M. de Vitry, qui n'était que duc à brevet et conseiller d'État d'épée, le chancelier s'est toujours découvert pour eux, et l'exemple de MM. de Reims et de Noyon en est récent. Que l'on compare maintenant le chancelier et le premier président et leur très différent usage; qu'est-il possible que les présidents y répondent qui se puisse souffrir? En voilà assez sur cette étrange affaire qui gagna le mois de mars 1715. Sa nature a obligé à un récit de suite et non interrompu; reprenons maintenant les matières accoutumées, et revenons sur nos pas au 1er janvier 1715. Toutefois il ne faut pas que l'empressement de finir une si désagréable matière fasse omettre que M. du Maine avait payé d'avance le premier président, presque immédiatement avant de l'entamer. Ce magistrat, qui était un panier percé qui jetait à tout, et beaucoup en breloques, avait toujours grand besoin d'argent, et se gouvernait fort par ce continuel désir. Il avait quatre cent mille livres de brevet de retenue qu'il avait payées à son prédécesseur; il n'eut pas honte d'en demander la jouissance par une nouvelle pension de vingt mille livres, ni le duc du Maine de la solliciter auprès du roi, qui n'était plus à portée de refuser quoi que ce fût à ce très cher bâtard, et cher en toutes les sortes.

CHAPITRE XXII. §

Année 1715. — Grillo vient faire au roi les remercîments de la reine d'Espagne. — Trois cent mille livres de brevet de retenue au duc de Bouillon sur son gouvernement d'Auvergne. — Trois mille livres de pension à Arpajon; six mille à Celi, intendant à Pau. — Électeur de Bavière à Versailles. — Électeur de Cologne y prend congé du roi et retourne dans ses États. — Mariage du prince héréditaire de Hesse-Cassel avec la soeur du roi de Suède. — Mort de la princesse d'Isenghien (Pot), sans enfants. — Mort; caractère et famille du comte de Grignan; sa dépouille. — Mort et caractère du maréchal de Chamilly; sa dépouille. — Caractère, vie, conduite et mort de Fénelon, archevêque de Cambrai. – Menées de Fleury, évêque de Fréjus, pour être précepteur de Louis XV. — Origine de la haine implacable et de la persécution sans bornes ni mesure de Fleury, évêque de Fréjus, depuis cardinal et maître du royaume, contre le P. Quesnel et les jansénistes. — La Parisière, évêque de Nîmes, Zopyre du P. Tellier. — Son invention ultramontaine; sa misérable mort. — Mort et caractère de l'abbé de Lyonne et d'Henriot, évêque de Boulogne. — Gesvres, archevêque de Bourges, obtient la nomination au cardinalat des deux rois de Pologne, Stanislas et l'électeur de Saxe. — Languet fait évêque de Soissons, et quelques autres bénéfices donnés. — Mort et caractère de la duchesse de Nevers. — Infructueuse malice de M. le Prince.

Cette année commença par les remercîments que la reine d'Espagne fit au roi des présents qu'elle en avait reçus par le duc de Saint-Aignan. Elle lui dépêcha le marquis Grillo, noble génois, qu'elle affectionnait, et qu'elle fit grand d'Espagne dès qu'elle s'y fut rendue maîtresse.

M. de Bouillon obtint cent mille écus de brevet de retenue sur son gouvernement d'Auvergne; le marquis d'Arpajon mille écus de pension; et Harlay, fils de l'ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, deux mille. Il était intendant à Pau. Le roi ne se démentit jamais en la moindre chose de sa préférence distinguée et marquée en tout de la robe sur l'épée, et du bourgeois sur le noble.

L'électeur de Bavière tira dans le petit pare, ce qui était une faveur où les fils de France avaient rarement atteint; joua après chez Mme la Duchesse, soupa et joua chez d'Antin, ne vit point le roi, et s'en retourna. On sut en même temps que le roi de Suède, qui était toujours à Stralsund, avait accordé la princesse Ulrique, sa sœur, au prince héréditaire de Hesse-Cassel, qui l'allait épouser à Stockholm. C'est le même prince qui avait toujours servi dans les armées des alliés contre la France, et qui fut battu en Italie par Médavy presque en même temps de la levée du siège de Turin. L'électeur de Cologne prit congé du roi dans son cabinet l'après-dînée, pour retourner enfin dans ses États; il entra et sortit de chez le roi à l'ordinaire par les derrières.

Mme d'Isenghien mourut en couche d'un enfant mort. Elle était Pot, fille unique du dernier marquis de Rhodes, et je crois la dernière de cette illustre et ancienne maison. Elle était brouillée avec sa mère qui était Simiane, nièce du feu évêque-duc de Langres, malgré laquelle elle s'était mariée. Sa mort fit la réconciliation.

Le comte de Grignan, seul lieutenant général et commandant de Provence et chevalier de l'ordre, gendre de Mme de Sévigné qui en parle tant dans ses lettres, mourut à quatre-vingt-trois ans dans une hôtellerie, allant de Lambesc à Marseille. C'était un grand homme, fort bien fait, laid, qui sentait fort ce qu'il était, fort honnête homme, fort poli, fort noble, en tout fort obligeant, et universellement estimé, aimé et respecté en Provence, où, à force de manger et de n'être point aidé, il se ruina. Il ne lui restait que deux filles: Mme de Vibraie, fille de la sœur de la duchesse de Montausier, que les mauvais traitements de la dernière Mme de Grignan-Sévigné forcèrent à un mariage fort inégal, et qui fut toujours brouillée avec eux; et Mme de Simiane, fille de la Sévigné, adorée de sa mère comme elle l'était de la sienne. Elle avait épousé Simiane par amour réciproque. Il avait peu servi, et il était premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, léger emploi alors, mais qui par l'événement lui valut la lieutenance générale de Provence, dont le roi n'avait pas disposé lorsqu'il mourut.

Le maréchal de Chamilly mourut à Paris le 7 janvier, après une longue maladie, à soixante-dix-neuf ans. C'était un grand et gros homme, fort bien fait, extrêmement distingué par sa valeur, par plusieurs actions, et devenu célèbre par la défense de Grave. On en a parlé ailleurs à diverses reprises. Il était fort homme d'honneur et de bien, et vivait partout très honorablement; mais il avait si peu d'esprit qu'on en était toujours surpris, et sa femme, qui en avait beaucoup, souvent embarrassée. Il avait servi jeune en Portugal, et ce fut à lui que furent écrites ces fameuses Lettres Portugaises, par une religieuse qu'il y avait connue et qui était devenue folle de lui. Il n'eut point d'enfants. Son nom était Bouton, dont il y a eu des chambellans des derniers ducs de Bourgogne, province d'où ils étaient. Il ne laissa vacant que le gouvernement de Strasbourg, que le roi donna au maréchal d'Huxelles, qui fut un beau morceau ajouté à son gouvernement d'Alsace où néanmoins il ne retourna plus. La vérité est que, pour plus de trente mille livres de rentes que valait Strasbourg, il en rendit douze mille d'appointements du gouvernement de Brisach.

En ce même commencement de janvier, Fénelon, aujourd'hui conseiller d'État d'épée, lieutenant général, gouverneur du Quesnoy et chevalier de l'ordre après avoir été ambassadeur en Hollande, entra chez moi à Versailles comme j'achevais de dîner. Il me dit fort affligé qu'il venait d'apprendre par un courrier que l'archevêque de Cambrai, son grand-oncle, était extrêmement mal; et qu'il me venait prier d'obtenir de M. le duc d'Orléans de lui envoyer Chirac, son médecin, sur-le-champ, et de lui prêter ma chaise de poste. Je sortis de table aussitôt. J'envoyai chercher ma chaise, et allai chez M. le duc d'Orléans, qui envoya chercher Chirac, et lui ordonna de partir et de demeurer à Cambrai tant qu'il y serait nécessaire. Entre l'arrivée de Fénelon chez moi et le départ de Chirac il n'y eut pas une heure, et il alla tout de suite à Cambrai. Il trouva l'archevêque hors d'espérance et d'état à tenter aucun remède. Il y demeura néanmoins vingt-quatre heures, au bout desquelles il mourut. Ainsi, moi qu'il craignait tant auprès de M. le duc d'Orléans pour les temps futurs, ce fut moi qui lui rendis le dernier service. Ce personnage a été si connu et si célèbre que, après ce qui s'en voit en plusieurs endroits ici, il serait inutile de s'y beaucoup étendre, quoiqu'il ne soit pourtant pas possible de ne s'y arrêter pas un peu.

On a vu ici sa naissance d'ancienne et bonne noblesse, décorée d'ambassades, de divers emplois, d'un collier du Saint-Esprit sous Henri III, et d'alliances; sa pauvreté, ses obscurs commencements, ses tentatives diverses vers les jansénistes, les jésuites, les pères de l'Oratoire, le séminaire de Saint-Sulpice, auquel enfin non sans peine il s'accrocha, et qui le produisit aux ducs de Chevreuse et de Beauvilliers; le rapide progrès qu'il fit dans leur estime, la place de précepteur des enfants de France qu'elle lui valut, ce qu'il en sut faire, les sources et les progrès de la catastrophe de ses opinions et de sa fortune; les ouvrages qu'il composa, ceux qui y répondirent; les adresses qu'il employa et qui ne purent le sauver, la disgrâce de ses partisans, de ses amis, de ses protecteurs, à combien peu il tint qu'elle n'entraînât la ruine des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et l'incomparable action de Noailles, archevêque de Paris, depuis cardinal, qui le brouilla pour longtemps avec le duc son frère et sa belle-sœur; les divers contours de son affaire qu'il porta enfin à Rome, où le roi fit agir en son nom comme partie contre lui; sa condamnation canoniquement acceptée par toutes les assemblées des provinces ecclésiastiques du royaume de l'obéissance du roi; la promptitude, la netteté, l'éclat de sa soumission et sa conduite admirable dans sa propre assemblée provinciale avec Valbelle, évêque de Saint-Omer, qui s'en déshonora; enfin le bonheur qu'il eut de se conserver en entier, et pour toujours, le cœur et l'estime de Mgr le duc de Bourgogne, des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, et de tous ses amis, sans l'affaiblissement d'aucun, malgré la roideur et la profondeur de sa chute, la persécution toujours active de Mme de Maintenon, le précipice ouvert du côté du roi, et dix-sept années d'exil; tous aussi vifs pour lui, aussi attentifs, aussi faisant leur chose capitale de ce qui le regardait, aussi assujettis à sa direction, aussi ardents à profiter de tout pour le remettre en première place que les premiers moments de sa disgrâce, et tous avec la plus grande mesure de respect pour le roi, mais sans s'en cacher, et moins qu'aucun d'eux les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, toute leur famille et Mgr le duc de Bourgogne même.

Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient pas. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait. Ses manières y répondaient dans la même proportion, avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi-même dans toutes ses conversations; avec cela une éloquence naturelle, douce, fleurie; une politesse insinuante, mais noble et proportionnée; une élocution facile, nette, agréable; un air de clarté et de netteté pour se faire entendre dans les matières les plus embarrassées et les plus dures; avec cela un homme qui ne voulait jamais avoir plus d'esprit que ceux à qui il parlait, qui se mettait à la portée de chacun sans le faire jamais sentir, qui les mettait à l'aise et qui semblait enchanter, de façon qu'on ne pouvait le quitter, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. C'est ce talent si rare, et qu'il avait au dernier degré, qui lui tint tous ses amis si entièrement attachés toute sa vie, malgré sa chute, et qui, dans leur dispersion, les réunissait pour se parler de lui, pour le regretter, pour le désirer, pour se tenir de plus en plus à lui, comme les Juifs pour Jérusalem, et soupirer après son retour, et l'espérer toujours, comme ce malheureux peuple attend encore et soupire après le Messie. C'est aussi par cette autorité de prophète, qu'il s'était acquise sur les siens, qu'il s'était accoutumé à une domination qui, dans sa douceur, ne voulait point de résistance. Aussi n'aurait-il pas longtemps souffert de compagnon s'il fût revenu à la cour et entré dans le conseil, qui fut toujours son grand but; et une fois ancré et hors des besoins des autres, il eût été bien dangereux non seulement de lui résister, mais de n'être pas toujours pour lui dans la souplesse et dans l'admiration.

Retiré dans son diocèse, il y vécut avec la piété et l'application d'un pasteur, avec l'art et la magnificence d'un homme qui n'a renoncé à rien, qui se ménage tout le monde et toutes choses. Jamais homme n'a eu plus que lui la passion de plaire, et au valet autant qu'au maître; jamais homme ne l'a portée plus loin, avec une application plus suivie, plus constante, plus universelle; jamais homme n'y a plus entièrement réussi. Cambrai est un lieu de grand abord et de grand passage; rien d'égal à la politesse, au discernement, à l'agrément avec lesquels il recevait tout le monde. Dans les premières années on l'évitait, il ne courait après personne; peu à peu les charmes de ses manières lui rapprochèrent un certain gros. À la faveur de cette petite multitude, plusieurs de ceux que la crainte avait écartés, mais qui désiraient aussi de jeter des semences pour d'autres temps, furent bien aises des occasions de passer à Cambrai. De l'un à l'autre tous y coururent. À mesure que Mgr le duc de Bourgogne parut figurer, la cour du prélat grossit; et elle en devint une effective aussitôt que son disciple fut devenu Dauphin. Le nombre des gens qu'il y avait accueillis, la quantité de ceux qu'il avait logés chez lui passant par Cambrai, les soins qu'il avait pris des malades et des blessés qu'en diverses occasions on avait portés dans sa ville, lui avaient acquis le coeur des troupes. Assidu aux hôpitaux et chez les moindres officiers, attentif aux principaux, en ayant chez lui en nombre et plusieurs mois de suite jusqu'à leur parfait rétablissement, vigilant en vrai pasteur au salut de leurs âmes, avec cette connaissance du monde qui les savait gagner et qui en engageait beaucoup à s'adresser à lui-même, et il ne se refusait pas au moindre des hôpitaux qui voulaient aller à lui, et qu'il suivait comme s'il n'eût point eu d'autres soins à prendre, il n'était pas moins actif au soulagement corporel. Les bouillons, les nourritures, les consolations des dégoûts, souvent encore les remèdes sortaient en abondance de chez lui; et dans ce grand nombre un ordre et un soin que chaque chose fût du meilleur en sa sorte qui ne se peut comprendre. Il présidait aux consultations les plus importantes; aussi est-il incroyable jusqu'à quel point il devint l'idole des gens de guerre, et combien son nom retentit jusqu'au milieu de la cour.

Ses aumônes, ses visites épiscopales réitérées plusieurs fois l'année, et qui lui firent connaître par lui-même à fond toutes les parties de son diocèse, la sagesse et la douceur de son gouvernement, ses prédications fréquentes dans la ville et dans les villages, la facilité de son accès, son humanité avec les petits, sa politesse avec les autres, ses grâces naturelles qui rehaussaient le prix de tout ce qu'il disait et faisait, le firent adorer de son peuple; et les prêtres dont il se déclarait le père et le frère, et qu'il traitait tous ainsi, le portaient tous dans leurs cœurs. Parmi tant d'art et d'ardeur de plaire, et si générale, rien de bas, de commun, d'affecté, de déplacé, toujours en convenance à l'égard de chacun; chez lui abord facile, expédition prompte et désintéressée; un même esprit, inspiré par le sien, en tous ceux qui travaillaient sous lui dans ce grand diocèse; jamais de scandale ni rien de violent contre personne; tout en lui et chez lui dans la plus grande décence. Ses matinées se passaient en affaires du diocèse. Comme il avait le génie élevé et pénétrant, qu'il y résidait toujours, qu'il ne se passait pas de jour qu'il ne réglât ce qui se présentait, c'était chaque jour une occupation courte et légère. Il recevait après qui le voulait voir, puis allait dire la messe, et il y était prompt; c'était toujours dans sa chapelle, hors les jours qu'il officiait, ou que quelque raison particulière l'engageait à l'aller dire ailleurs. Revenu chez lui, il dînait avec la compagnie toujours nombreuse, mangeait peu et peu solidement, mais demeurait longtemps à table pour les autres, et les charmait par l'aisance, la variété, le naturel, la gaieté de sa conversation, sans jamais descendre à rien qui ne fût digne et d'un évêque et d'un grand seigneur; sortant de table il demeurait peu avec la compagnie. Il l'avait accoutumée à vivre chez lui sans contrainte, et à n'en pas prendre pour elle. Il entrait dans son cabinet et y travaillait quelques heures, qu'il prolongeait s'il faisait mauvais temps et qu'il n'eût rien à faire hors de chez lui.

Au sortir de son cabinet il allait faire des visites ou se promener à pied hors la ville. Il aimait fort cet exercice et l'allongeait volontiers; et, s'il n'y avait personne de ceux qu'il logeait, ou quelque personne distinguée, il prenait quelque grand vicaire et quelque autre ecclésiastique, et s'entretenait avec eux du diocèse, de matières de piété ou de savoir; souvent il y mêlait des parenthèses agréables. Les soirs, il les passait avec ce qui logeait chez lui, soupait avec les principaux de ces passages d'armée quand il en arrivait, et alors sa table était servie comme le matin. Il mangeait encore moins qu'à dîner, et se couchait toujours avant minuit. Quoique sa table fût magnifique et délicate, et que tout chez lui répondît à l'état d'un grand seigneur, il n'y avait rien néanmoins qui ne sentît l'odeur de l'épiscopat et de la règle la plus exacte, parmi la plus honnête et la plus douce liberté. Lui-même était un exemple toujours présent, mais auquel on ne pouvait atteindre; partout un vrai prélat, partout aussi un grand seigneur, partout encore l'auteur de Télémaque. Jamais un mot sur la cour, sur les affaires, quoi que ce soit qui pût être repris, ni qui sentît le moins du monde bassesse, regrets, flatterie; jamais rien qui pût seulement laisser soupçonner ni ce qu'il avait été, ni ce qu'il pouvait encore être. Parmi tant de grandes parties un grand ordre dans ses affaires domestiques, et une grande règle dans son diocèse; mais sans petitesse, sans pédanterie, sans avoir jamais importuné personne d'aucun état sur la doctrine.

Les jansénistes étaient en paix profonde dans le diocèse de Cambrai, et il y en avait grand nombre; ils s'y taisaient, et l'archevêque aussi à leur égard. Il aurait été à désirer pour lui qu'il eût laissé ceux de dehors dans le même repos; mais il tenait trop intimement aux jésuites, et il espérait trop d'eux, pour ne leur pas donner ce qui ne troublait pas le sien. Il était aussi trop attentif à son petit troupeau choisi, dont il était le cœur, l'âme, la vie et l'oracle, pour ne lui pas donner de temps en temps la pature de quelques ouvrages qui couraient entre leurs mains avec la dernière avidité, et dont les éloges retentissaient. Il fut rudement réfuté par les jansénistes; et il est vrai de plus que le silence en matière de doctrines aurait convenu à l'auteur si solennellement condamné du livre des Maximes des saints ; mais l'ambition n'était rien moins que morte; les coups qu'il recevait des réponses des jansénistes lui devenaient de nouveaux mérites auprès de ses amis, et de nouvelles raisons aux jésuites de tout faire et de tout entreprendre pour lui procurer le rang et les places d'autorité dans l'Église et dans l'État. À mesure que les temps orageux s'élaignaient, que ceux de son Dauphin s'approchaient, cette ambition se réveillait fortement, quoique cachée sous une mesure qui, certainement, lui devait coûter. Le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, n'était plus, ni Godet, évêque de Chartres. La constitution avait perdu le cardinal de Noailles; le P. Tellier était devenu tout puissant. Ce confesseur du roi était totalement à lui ainsi que l'élixir du gouvernement des jésuites; et la société entière faisait profession de lui être attachée depuis la mort du P. Bourdaloue, du P. Gaillard et de quelques autres principaux qui lui étaient opposés, qui en retenaient d'autres, et que la politique des supérieurs laissait agir, pour ne pas choquer le roi ni Mme de Maintenon contre tout le corps; mais ces temps étaient passés, et tout ce formidable corps lui était enfin réuni. Le roi, en deux ou trois occasions depuis peu, n'avait pu s'empêcher de le louer. Il avait ouvert ses greniers aux troupes dans un temps de cherté et où les munitionnaires étaient à bout, et il s'était bien gardé d'en rien recevoir, quoiqu'il eût pu en tirer de grosses sommes en le vendant à l'ordinaire. On peut juger que ce service ne demeura pas enfoui, et ce fut aussi ce qui fit hasarder pour la première fois de nommer son nom au roi. Le duc de Chevreuse avait enfin osé l'aller voir, et le recevoir une autre fois à Chaulnes; et on peut juger que ce ne fut pas sans s'être assuré que le roi le trouvait bon.

Fénelon, rendu enfin aux plus flatteuses et aux plus hautes espérances, laissa germer cette semence d'elle-même; mais elle ne put venir à maturité. La mort si peu attendue du Dauphin l'accabla, et celle du duc de Chevreuse qui ne tarda guère après aigrit cette profonde plaie; la mort du duc de Beauvilliers la rendit incurable, et l'atterra. Ils n'étaient qu'un coeur et qu'une âme, et, quoiqu'ils ne se fussent jamais vus depuis l'exil, Fénelon le dirigeait de Cambrai jusque dans les plus petits détails. Malgré sa profonde douleur de la mort du Dauphin, il n'avait pas laissé d'embrasser une planche dans ce naufrage. L'ambition surnageait à tout, se prenait à tout. Son esprit avait toujours plu à M. le duc d'Orléans. M. de Chevreuse avait cultivé et entretenu entre eux l'estime et l'amitié, et j'y avais aussi contribué par attachement pour le duc de Beauvilliers qui pouvait tout sur moi. Après tant de pertes et d'épreuves les plus dures, ce prélat était encore homme d'espérances; il ne les avait pas mal placées. On a vu les mesures que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers m'avaient engagé de prendre pour lui auprès de ce prince, et qu'elles avaient réussi de façon que les premières places lui étaient destinées, et que je lui en avais fait passer l'assurance par ces deux ducs dont la piété s'intéressait si vivement en lui, et qui étaient persuadés que rien ne pouvait être si utile à l'Église, ni si important à l'État, que de le placer au timon du gouvernement; mais il était arrêté qu'il n'aurait que des espérances. On a vu que rien ne le pouvait rassurer sur moi, et que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers me l'avouaient. Je ne sais si cette frayeur s'augmenta par leur perte, et s'il crut que, ne les ayant plus pour me tenir, je ne serais plus le même pour lui, avec qui je n'avais jamais eu aucun commerce, trop jeune avant son exil, et sans nulle occasion depuis. Quoi qu'il en soit, sa faible complexion ne put résister à tant de soins et de traverses. La mort du duc de Beauvilliers lui donna le dernier coup. Il se soutint quelque temps par effort de courage, mais ses forces étaient à bout. Les eaux, ainsi qu'à Tantale, s'étaient trop persévéramment retirées du bord de ses lèvres toutes les fois qu'il croyait y toucher pour y éteindre l'ardeur de sa soif.

Il fit un court voyage de visite épiscopale, il versa dans un endroit dangereux, personne ne fut blessé, mais il vit tout le péril, et eut dans sa faible machine toute la commotion de cet accident. Il arriva incommodé à Cambrai, la fièvre survint, et les accidents tellement coup sur coup qu'il n'y eut plus de remède; mais sa tête fut toujours libre et saine. Il mourut à Cambrai le 7 janvier de cette année, au milieu des regrets intérieurs, et à la porte du comble de ses désirs. Il savait l'état tombant du roi, il savait ce qui le regardait après lui. Il était déjà consulté du dedans et recourtisé du dehors, parce que le goût du soleil levant avait déjà percé. Il était porté par le zèle infatigablement actif de son petit troupeau, devenu la portion d'élite du grand parti de la constitution par la haine des anciens ennemis de l'archevêque de Cambrai, qui ne l'étaient pas moins de la doctrine des jésuites qu'il s'agissait, de tolérée à grande peine qu'elle avait été depuis son père Molina, de rendre triomphante, maîtresse et unique. Que de puissants motifs de regretter la vie; et que la mort est amère dans des circonstances si parfaites et si à souhait de tous côtés! Toutefois il n'y parut pas. Soit amour de la réputation, qui fut toujours un objet auquel il donna toute préférence, soit grandeur d'âme qui méprise enfin ce qu'elle ne peut atteindre, soit dégoût du monde si continuellement trompeur pour lui, et de sa figure qui passe et qui allait lui échapper, soit piété ranimée par un long usage, et ranimée peut-être par ces tristes mais puissantes considérations, il parut insensible à tout ce qu'il quittait, et uniquement occupé de ce qu'il allait trouver, avec une tranquillité, une paix, qui n'excluait que le trouble, et qui embrassait la pénitence, le détachement, le soin unique des choses spirituelles et de son diocèse, enfin avec une confiance qui ne faisait que surnager à l'humilité et à la crainte.

Dans cet état il écrivit au roi une lettre, sur le spirituel de son diocèse, qui ne disait pas un mot sur lui-même, qui n'avait rien que de touchant et qui ne convint au lit de la mort à un grand évêque. La sienne, à moins de soixante-cinq ans, munie des sacrements de l'Église, au milieu des siens et de son clergé, put passer pour une grande leçon à ceux qui survivaient, et pour laisser de grandes espérances de celui qui était appelé. La consternation dans tous les Pays-Bas fut extrême. Il y avait apprivoisé jusqu'aux armées ennemies, qui avaient autant et même plus de soin de conserver ses biens que les nôtres. Leurs généraux et la cour de Bruxelles se piquaient de le combler d'honnêtetés et des plus grandes marques de considération, et les protestants pour le moins autant que les catholiques. Les regrets furent donc sincères et universels dans toute l'étendue des Pays-Bas. Ses amis, surtout son petit troupeau, tombèrent dans l'abîme de l'affliction la plus amère. À tout prendre, c'était un bel esprit et un grand homme. L'humanité rougit pour lui de Mme Guyon, dans l'admiration de laquelle, vraie ou feinte, il a toujours vécu, sans que ses mœurs aient jamais été le moins du monde soupçonnées, et est mort après en avoir été le martyr, sans qu'il ait été jamais possible de l'en séparer. Malgré la fausseté notoire de toutes ses prophéties, elle fut toujours le centre où tout aboutit dans ce petit troupeau, et l'oracle suivant lequel Fénelon vécut et conduisit les autres.

Si je me suis un peu étendu sur ce personnage, la singularité de ses talents, de sa vie, de ses diverses fortunes, la figure et le bruit qu'il a faits dans le monde, m'ont entraîné, persuadé aussi que je ne devais pas moins au feu duc de Beauvilliers pour un ami et un maître qui lui fut si cher, et pour montrer que ce n'était pas merveille qu'il en fût aussi enchanté, lui qui avec sa candeur n'y vit jamais que la piété la plus sublime, et qui n'y soupçonna pas même l'ambition. Tout était si exactement compassé chez M. de Cambrai qu'il mourut sans devoir un sou et sans nul argent.

Un prélat plus heureux pour le monde, mais qui n'a voulu rendre que soi heureux, jeta en ce temps-ci le premier fondement d'un règne qui a étonné l'Europe, et qui en même temps est devenu le plus grand et le plus solide malheur de la France. Je parle du trop fameux Fleury, qui a rendu à Dieu depuis plus de deux ans les comptes de sa longue vie et de sa toute puissante et funeste administration, dont il n'est pas temps de parler. On a vu ses plus qu'obscurs commencements, ses progrès par cause plus que louche, avec quels efforts et combien tard il devint évêque de Fréjus, et la prédiction du roi au cardinal de Noailles, qui lui arracha cet évêché malgré lui. Il y languissait loin de la cour et du grand monde, où il n'osait venir que rarement. On a vu aussi comment il tâchait de s'en dédommager en Provence et en Languedoc; l'étrange conduite qu'il eut, pour un évêque français, lorsque M. de Savoie vint à Fréjus pour l'expédition de Toulon; la juste colère du roi, et l'art et la hardiesse que Torcy employa pour lui parer les plus grandes marques d'indignation; mais l'ambition ne se rebute d'aucun obstacle. Il avait toute sa vie été courtisan du maréchal de Villeroy. Il voyait Mme de Dangeau et Mme de Lévi dans l'intimité de Mme de Maintenon et dans toutes les parties intérieures du roi. Il avait toujours cultivé Dangeau et sa femme, où la bonne compagnie de la cour était souvent, et qui étaient amis intimes du maréchal de Villeroy. Il s'initia auprès de Mme de Lévi, et la subjugua par ses manières son liant, son langage. À la faveur suprême où il vit le maréchal de Villeroy auprès du roi, ramené, puis porté par Mme de Maintenon sans cesse, il ne douta pas qu'il ne fût dans les dispositions du roi, surtout depuis qu'il le vit successeur des places du duc de Beauvilliers dans le conseil. Il avait toujours courtisé M. du Maine; et de tout cela, il conclut que, marchant par ces deux dames, il pourrait se faire nommer précepteur. Toutes deux étaient parfaitement à lui; Mme de Dangeau pouvait beaucoup sur le maréchal de Villeroy. Celui-ci et M. du Maine étaient dans les mesures les plus intimes, dont Mme de Maintenon était le lien. Les jésuites le connaissoient trop pour s'y fier; et c'est ce qui détermina sa fortune.

Mme de Maintenon les haïssait, et on en a vu ailleurs les raisons. Le maréchal de Villeroy ne les aimait pas intérieurement plus qu'elle. M. du Maine en savait trop pour vouloir un précepteur de leur main, conduit, instruit et soutenu par eux. Les deux dames rompirent la glace auprès de Mme de Maintenon, elles furent bien reçues. Mme de Dangeau parla au maréchal de Villeroy, qui devint aisément favorable à un homme qu'il avait protégé toute sa vie jusqu'à l'avoir quelquefois logé chez lui. Il s'en ouvrit à M. du Maine, qui, n'ayant rien contre Fleury, et, voyant le goût de Mme de Maintenon, se rendit aisément à le porter. Ces mesures prises, Fleury comprit qu'il fallait ôter tout prétexte aux refus en quittant un évêché situé à l'extrémité du royaume. Sur ces espérances, il demanda à s'en défaire sous prétexte de sa santé. Le P. Tellier, tout habile et prévoyant qu'il fût, n'en sentit pas le piège. La démarche lui parut indifférente, c'était un évêché à remplir d'une de ses créatures, il ne songea qu'à en être quitte à bon marché, en ne donnant à Fleury qu'une légère abbaye. Celle de Tournus vaqua bientôt après; elle lui fut offerte, et Fleury l'accepta sans marchander. En attendant, pressé de pouvoir veiller de près au grand objet qui lui faisait quitter Fréjus, il fit un mandement d'adieu à ses diocésains, dont le tour ne fut pas fort approuvé; le démon en sut profiter.

Fleury, dont la science, les mœurs ni la religion n'avait jamais fait le capital de sa vie, avait toujours évité les questions de doctrine. Peu aimé des jésuites et lié avec la meilleure compagnie, il ne s'était pas contraint de blâmer l'inquisition et la tyrannie qui s'exerçait sur le jansénisme, et avait toujours laissé son diocèse en paix. L'idée d'être précepteur le fit changer de conduite; il voulut ranger les écueils, et aller au-devant de tout en matière si délicate et si sûrement exclusive, tellement que les derniers six mois de son épiscopat à Fréjus ne furent employés qu'à la recherche de la doctrine, des livres, des confesseurs, et à tourmenter le peu de religieuses de son diocèse. Comme il voulait du bruit, il en fit plus que de mal; mais ce bruit, qui entrait si bien dans ses vues, et que ses amis surent faire valoir à la cour, retentit jusque dans les Pays-Bas et dans la retraite du fameux P. Quesnel. Il venait d'achever son septième mémoire pour servir à l'examen de la constitution, qui n'a été imprimé qu'en 1716, et il travaillait à la préface lorsque, irrité du nouveau personnage de persécuteur que Fleury venait de prendre, il reçut le mandement de ses adieux à ses diocésains. Il ne put résister au désir de châtier le nouveau zèle de Fleury par le ridicule de cette pièce, qu'il sut enchâsser dans sa préface avec l'ironie la plus amère, la plus méprisante, et qui en effet mit en pièces ce beau mandement. Inde iræ. Fleury, avec son air doux, riant, modeste, était l'homme le plus superbe en dedans et le plus implacable que j'aie jamais connu. Il ne le pardonna pas au P. Quesnel; et c'est la cause unique qui a produit en Fleury cette fureur jusqu'à lui inouïe, et qui s'est portée sans cesse aux derniers excès de cruauté et de tyrannie contre les jansénistes et les anticonstitutionnaires, et les infernales mesures pour les perpétuer après sa mort, aux dépens de l'Église et de l'État.

À propos de la constitution, un trait du P. Tellier et de ses créatures, arrivé en ce même temps-ci, ne sera pas déplacé en ce lieu, et mérite d'y tenir place. La Parisière, homme de la condition la plus obscure, et dont le savoir ne consistait qu'en manèges et en intrigues, avait succédé au savant et célèbre Fléchier en l'évêché de Nîmes. C'étaient là les gens d'élite du P. Tellier. Instruit par lui, il fit sourdement le zélé contre la constitution, refusa même de l'accepter; et par cette démarche s'initia aux états de Languedoc, parmi les évêques. Il y lit si bien son personnage qu'étant député pour le clergé par les états, il reçut défense de venir à la cour, et les états ordre de nommer un autre évêque. Cette éclatante disgrâce acheva de lui ouvrir tous les cœurs opposés à la constitution. Il sut donc le nombre des évêques, des curés, des supérieurs séculiers et réguliers, les prêtres, les moines, les personnes principales séculières qui ne voulaient point de la constitution, leur force en capacité, en zèle, en amis, en soutiens, en un mot tout le secret de gens opprimés qui se concertent. Ce nouveau Zopyre mit en mémoires toutes ses connaissances et les envoya au P. Tellier. Quand il se crut en état de n'avoir plus rien à apprendre, il monta tout à coup en chaire dans sa cathédrale, fit un sermon foudroyant contre les réfractaires aux ordres du roi et du pape, reçut là même la constitution de la manière la plus précise et la plus absolue; et peu de jours après montra un ordre du roi pour lui rendre la députation des états, dont il apporta les cahiers à Versailles avec un front d'airain. Ce fut lui qui dans la suite se licencia de donner l'exemple de consulter les évêques et les universités d'Espagne, de Portugal et d'Italie, sur la constitution, qui n'avaient garde de n'y pas adhérer, dans la frayeur de l'inquisition, et dans l'opinion ultramontaine de l'infaillibilité du pape. Ce malheureux, abhorré partout et dans son diocèse, y mourut banqueroutier, et en homme sans foi ni loi, quelques années après.

L'abbé de Lyonne, fils du célèbre ministre d'État, mourut aussi en ce mois de janvier. Ses mœurs, son jeu, sa conduite, l'avaient éloigné de l'épiscopat et de la compagnie des honnêtes gens. Il était extrêmement riche en bénéfices qui lui donnaient de grandes collations . L'abus qu'il en faisait engagea sa famille à lui donner quelqu'un qui y veillât avec autorité. Il fallut avoir recours à celle du roi, par conséquent aux jésuites, puisqu'il s'agissait de biens et de collations ecclésiastiques. Ils découvrirent un certain Henriot de la plus basse lie du peuple, décrié pour ses mœurs et pour ses friponneries. Ce fut leur homme; ils le firent tuteur de l'abbé de Lyonne, chez lequel il s'enrichit par la vente de toutes ses collations. Ce nonobstant, Henriot, valet à tout faire, parut un si grand sujet au P. Tellier, et si à sa main, qu'il le chargea dans Paris de plusieurs commissions extraordinaires dans des couvents de filles, appuyé par Pontchartrain, qui se délectait de mal faire, et qui faisait bassement sa cour au P. Tellier. Tous deux firent l'impossible auprès du roi pour le faire évêque, sans que jamais le roi, qui était instruit sur ce compagnon, les voulût écouter. Les chefs de la constitution se firent un capital de le faire évêque dans la régence, et réussirent enfin à le faire évêque, ou pour mieux dire, loup de Boulogne, à la mort de M. de Langle. Rien en tout ne pouvait être plus parfaitement dissemblable. Henriot, connu et par conséquent parfaitement méprisé et détesté, y vécut et y mourut en loup. Ce fut un des premiers évêques que le cardinal Fleury voulut sacrer. Il en fit la cérémonie à Fontainebleau dans la paroisse, au scandale universel. Pour revenir à l'abbé de Lyonne, il passa toute sa vie dans la dernière obscurité. Il logeait à Paris dans son beau prieuré de Saint-Martin des Champs, où tous les matins, les vingt dernières années de sa vie, il buvait, depuis cinq heures du matin jusqu'à midi, vingt et quelquefois vingt-deux pintes d'eau de la Seine, sans se pouvoir passer à moins, outre ce qu'il en avalait encore à son dîner. Il n'était pas fort vieux, et ne laissait pas d'avoir de l'esprit et des lettres.

On a vu en son lieu, en parlant du vieux duc de Gesvres, et de tout ce qu'il fit auprès du roi contre son fils revenant de Rome, pour l'empêcher d'être archevêque de Bourges, quel était ce prélat, et combien il était en faveur auprès d'Innocent XI, dont il était camérier d'honneur, et en espérance de la pourpre romaine, lorsque l'éclat arrivé entre le roi et le pape, pour la franchise du quartier des ambassadeurs, fit en 1688 rappeler tous les François de Rome; et que l'archevêché de Bourges lui fut donné en récompense des espérances qu'il perdait, contre l'usage constamment observé jusqu'alors de ne donner les archevêchés qu'à des évêques. Cet abbé, devenu ainsi archevêque de plein saut, ne perdit jamais de vue le chapeau qu'il avait tant espéré. Il avait conservé à Rome des amis et un commerce secret. Il avait réussi à s'acquérir l'amitié de Croissy, et de Torcy, secrétaire d'État des affaires étrangères. Il avait accoutumé le roi à trouver bon qu'il fît de son mieux pour devenir cardinal. La nomination du roi Jacques qu'il avait eue d'abord n'ayant pas réussi, il trouva moyen de se faire donner celle de Pologne par le roi Stanislas, dans le court intervalle de son règne; et il fut encore assez habile pour obtenir la même grâce de l'électeur de Saxe, après qu'il fut remonté sur ce trône. Ce chapeau faisait toute l'occupation et la vie de l'archevêque de Bourges. On verra qu'il attendit encore des années qui lui parurent bien longues, et pendant lesquelles il travailla sans cesse à son objet, auquel à la fin il arriva.

Le roi, contre sa coutume de ne donner les bénéfices que les jours qu'il avait communié le matin, le samedi saint, la veille de la Pentecôte, de l'Assomption, de la Toussaint et de Noël, en donna à la mi-janvier de cette année, mais seulement au fils plus que disgracié de corps, de mœurs et d'esprit, de son ministre des finances, et à trois favoris de la constitution. L'abbé Desmarets, qui avait déjà une grosse abbaye et d'autres bénéfices, eut l'abbaye de Saint-Antoine aux Bois; et l'abbé de Montbazon la riche abbaye du Gard, près de Metz, de plus de cinquante mille livres de rente. Le cardinal de Rohan s'était enfin trop entièrement vendu au P. Tellier, et ce père avait encore trop besoin de lui, pour ne se le pas assurer de plus en plus. Languet, de la plus nouvelle et petite robe du parlement de Dijon, qui était aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, et que je voyais sans cesse dans les antichambres des dames du palais, eut l'évêché de Soissons, où il fit bientôt après parler de son zèle pour la constitution. Le frère d'Argenson, si nécessaire dans Paris, et à l'oreille du roi, aux jésuites, passa du triste évêché de Dol à l'archevêché d'Embrun, vacant par la mort de Brûlart-Genlis, le plus ancien des archevêques; et Dol fut donné au fils de Sourches qui pourrissait aumônier du roi en grand mépris.

La duchesse de Nevers mourut en ce temps-ci. On a assez fait connaître quelle elle était, et le duc de Nevers, son mari, pour n'avoir ici besoin que d'une addition légère. Peu de femmes l'avaient surpassée en beauté. La sienne était de toutes les sortes, avec une singularité qui charmait. On ne se pouvait lasser de lui entendre raconter les aventures de ses voyages d'Italie. M. le Prince avait été extrêmement amoureux d'elle. Il voulut lui donner une fête sous un autre prétexte, et c'était l'homme du monde qui s'y entendait le mieux. Mais comme il n'était pas moins malin qu'amoureux, il imagina d'engager M. de Nevers de faire les vers de la pièce qui devait être le principal divertissement de la fête, et dont toute la galanterie était pour Mme de Nevers. Il le cajola si bien, que M. de Nevers lui promit de faire ces vers, et il y réussit au delà des espérances de M. le Prince. Il prépara donc la fête, dans le double plaisir de plaire à sa dame et de se moquer du mari. Celui-ci tout jaloux, tout Italien, tout plein d'esprit qu'il fût, n'avait pas conçu le plus léger soupçon de cette fête, quoiqu'il n'ignorât pas l'amour de M. le Prince. Quatre ou cinq jours avant celui de la fête, il découvrit de quoi il s'agissait, il n'en dit mot, et partit le lendemain pour Rome avec sa femme, où il demeura longtemps, et à son tour se moqua bien de M. le Prince. Mme de Nevers à plus de soixante ans était encore parfaitement belle, lorsqu'elle mourut d'une maladie fort courte. Depuis qu'elle était veuve, elle était devenue fort avare, et ne quittait plus la duchesse du Maine.

NOTE I. MORCEAU INÉDIT DE SAINT-SIMON RELATIF À L'ACADÉMIE FRANÇAISE. §

La plupart des notes de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau se retrouvent dans ses Mémoires. En voici une qui fait exception. En parlant des faveurs dont Villars fut comblé à son retour, en 1714 (Voy. p. 51 et suiv. de ce volume), Saint-Simon ne dit rien de son élection à l'Académie française (17 mai 1714). Mais dans ses notes sur le Journal de Dangeau qui mentionne cette nouvelle, on trouve le passage suivant :

« L'Académie françoise se perdit peu à peu par sa vanité et par sa complaisance. Elle seroit demeurée en lustre si elle s'en étoit tenue à son institution; la complaisance commença à la gâter: des personnes puissantes par leur élévation ou par leur crédit protégèrent des sujets qui ne pouvoient lui être utiles, conséquemment ne pouvoient lui faire honneur. Ces protections s'étendirent après jusque sur leurs domestiques par orgueil, et ces domestiques qui n'avoient souvent pas d'autre mérite littéraire furent admis. De là cela se tourna en espèce de droit que l'usage autorisa, et qui remplit étrangement l'Académie. Pour essayer de se relever au moins par la qualité de ses membres, elle élut des gens considérables, mais qui ne l'étoient que par leur naissance ou leurs emplois, sans lesquels les lettres ne les auroient jamais admis dans une société littéraire, et ces personnes eurent la petitesse de s'imaginer que la qualité d'académiciens les rendoit académiques. De l'un à l'autre cette mode s'introduisit, et l'Académie s'en applaudit par la vanité de faire subir à ces hommes distingués une égalité littéraire en places, en sièges, en voix, en emplois de directeur et de chancelier par tour ou par élection; et tel qui eût été à peine assis chez un autre, se croyoit quelque chose de grand par ce mélange avec lui au dedans de l'Académie, et ne sentoit pas que cette distinction intérieure et momentanée ne différoit guère de celle des rois de théâtre et des héros d'opéra.

« Que pour honorer l'Académie, la distinction des personnes ne fût pas un obstacle à les admettre, quand d'ailleurs ils avoient de quoi payer de leurs personnes par leur savoir et par leur bon goût et s'en tenir là, c'étoit chose raisonnable; on avoit commencé de la sorte; cela honoroit qui que ce fût; l'égalité littéraire contribuoit à l'émulation et à l'union des divers membres dans un lieu où l'esprit et les lettres seules étoient considérées, et ou tout autre éclat ne devoit pas être compté. Tant que l'Académie n'a été ouverte qu'à des prélats et à des magistrats en petit nombre, distingués en effet par les lettres, et à des gens de qualité, même de dignité, s'il s'en trouvoit de tels, elle leur a donné et en a reçu un éclat réciproque; mais depuis que, de l'un à l'autre, par mode et par succession de temps, les grandes places et celles de domestiques sans autre titre s'y sont réunies, la mésalliance est tombée dans le ridicule, et les lettres dans le néant, par le très petit nombre de gens de lettres qui y ont eu place et qui se sont découragés par les confrères qui leur ont été donnés, parfaitement inutiles aux lettres et bons seulement à y cabaler des élections. On admirera la fatuité de plusieurs gens considérables qui s'y laissèrent entraîner, et celle de l'Académie à les élire. »

NOTE II. LETTRE DE RICHELIEU MOURANT À MAZARIN. §

Le cardinal Mazarin et sa famille sont traités avec une grande sévérité dans plusieurs passages de Saint-Simon, notamment p. 105 et suivantes de ce volume. Je n'ai pas l'intention de faire l'apologie du cardinal ni de ses nièces. Je me bornerai pour sa famille à renvoyer le lecteur au curieux ouvrage de M. Am. Renée sur les Nièces de Mazarin . Quant au cardinal, il ne faut pas croire qu'il dut uniquement son élévation à l'heureux caprice d'une reine. On oublie trop que les services rendus à l'État l'avaient signalé depuis longtemps et que Richelieu, sur son lit de mort, l'avait désigné pour son successeur. Voici la lettre inédite, par laquelle le cardinal mourant lègue à Mazarin le soin de continuer son œuvre.

« Monsieur,

« La providence de Dieu, qui prescrit des limites à la vie de tous les hommes, m'ayant fait sentir en cette dernière maladie que mes jours étoient comptés; qu'il a tiré de moi tous les services que je pouvois rendre au monde, je ne le quitte qu'avec regret de n'avoir pas achevé les grandes choses que j'avois entreprises pour la gloire de mon roi et de ma patrie. Mais, parce qu'il nous faut soumettre aux lois qu'il nous impose, je bénis cette sagesse infinie et je reçois l'arrêt de ma mort avec autant de constance que j'ai de joie de voir le soin qu'elle prend de m'en consoler. Comme le zèle que j'ai toujours eu pour l'avantage de la France a fait mes plus solides contentements, j'ai un extrême déplaisir de la laisser sans l'avoir affermie par une paix générale. Mais, puisque les grands services que vous avez déjà rendus à l'État me font assez connoître que vous serez capable d'exécuter ce que j'avois commencé, je vous remets mon ouvrage entre les mains, sous l'aveu de notre bon maître, pour le conduire à sa perfection, et je suis ravi qu'il recouvre en votre personne plus qu'il ne sauroit perdre en la mienne. Ne pouvant, sans faire tort à votre vertu, vous recommander autre chose, je vous supplierai d'employer les prières de l'Église pour celui qui meurt,

« Monsieur,

« Votre très humble serviteur,

ARMAND, cardinal-duc de richelieu. »

Cette lettre, qui fait le plus grand honneur aux deux cardinaux, est conservée dans le dépôt des manuscrits de la Bibliothèque impériale.

NOTE III. TERRES DISTRIBUÉES AUX LEUDES FRANCS APRÈS LA CONQUÊTE. §

Saint-Simon dit que les terres distribuées aux leudes ou compagnons des rois après la conquête s'appelèrent fiefs. L'assertion n'est pas entièrement exacte. Ces terres portèrent primitivement le nom de bénéfices (beneficia), ou terres accordées en récompense des services. Dans l'origine, elles ne donnaient pas à ceux qui les obtenaient les droits de souveraineté, c'est-à-dire le droit de battre monnaie, de lever des impôts, de rendre la justice et de faire la guerre. Les rois pouvaient même enlever ces terres aux leudes qui ne remplissaient pas avec exactitude les obligations qui leur étaient imposées. Ce fut seulement par le traité d'Andelot (587) et surtout par les usurpations si fréquentes dans ces temps d'anarchie que les leudes rendirent les bénéfices inamovibles et héréditaires. Quant aux fiefs et au régime féodal, il faut arriver au IXe siècle pour en trouver l'organisation solidement établie et conférant les droits régaliens qui ont été énumérés plus haut. La plupart des historiens antérieurs à notre siècle ont confondu les bénéfices et les fiefs, comme le fait Saint-Simon dans ce passage. On doit surtout à M. Guizot d'avoir relevé cette erreur dans ses Essais sur l'histoire de France et dans son Cours de l'histoire de la civilisation en France, il a nettement marqué la distinction entre les bénéfices et les fiefs, tout en montrant que la distribution des bénéfices et les usurpations des leudes ont conduit peu à peu au régime féodal.

NOTE IV. ASSEMBLÉES DES FRANCS, DITES CHAMPS DE MARS ET CHAMPS DE MAI. §

Les assemblées des Francs n'étaient pas toujours divisées en deux chambres, pour employer les termes mêmes de Saint-Simon. Il serait difficile de retrouver cette division dans les champs de mars des Mérovingiens; mais, sous les Carlovingiens, les usages rappelés par Saint-Simon furent habituellement observés, comme le prouve un document du IXe siècle, conservé dans une lettre écrite en 882 par Hincmar, archevêque de Reims . Voici la traduction qu'en a donnée M. Guizot:

« C'était l'usage du temps de Charlemagne de tenir chaque année deux assemblées: dans l'une et dans l'autre, on soumettait à l'examen ou à la délibération des grands les articles de loi nommés capitula, que le roi lui-même avait rédigés par l'inspiration de Dieu, ou dont la nécessité lui avait été manifestée dans l'intervalle des réunions. Après avoir reçu ces communications, ils en délibéraient un, deux ou trois jours, ou plus, selon l'importance des affaires. Des messagers du palais, allant et venant, recevaient leurs questions et rapportaient leurs réponses, et aucun étranger n'approchait du lieu de leur réunion, jusqu'à ce que le résultat de leurs délibérations pût être mis sous les yeux du grand prince, qui, alors, avec la sagesse qu'il avait reçue de Dieu, adoptait une résolution à laquelle tous obéissaient. Les choses se passaient ainsi pour un, deux capitulaires, ou un plus grand nombre, jusqu'à ce que, avec l'aide de Dieu, toutes les nécessités du temps eussent été réglées.

« Pendant que ces affaires se traitaient de la sorte hors de la présence du roi, le prince lui-même, au milieu de la multitude venue à l'assemblée générale, était occupé à recevoir les présents, saluant les hommes les plus considérables, s'entretenant avec ceux qu'il voyait rarement, témoignant aux plus âges un intérêt affectueux, s'égayant avec les plus jeunes, et faisant ces choses et autres semblables pour les ecclésiastiques comme pour les séculiers. Cependant, si ceux qui délibéraient sur les matières soumises à leur examen en manifestaient le désir, le roi se rendait auprès d'eux, y restait aussi longtemps qu'ils le voulaient, et là ils lui rapportaient avec une entière familiarité ce qu'ils pensaient de toutes choses, et quelles étaient les discussions amicales qui s'étaient élevées entre eux. Je ne dois pas oublier de dire que, si le temps était beau, tout cela se passait en plein air, sinon dans plusieurs bâtiments distincts, où ceux qui avaient à délibérer sur les propositions du roi étaient séparés de la multitude des personnes venues à l'assemblée; et alors les hommes les moins considérables ne pouvaient entrer.

« Les lieux destinés à la réunion des seigneurs étaient divisés en deux parties, de telle sorte que les évêques, les abbés et les clercs élevés en dignité pussent se réunir sans aucun mélange de laïques. De même les comtes et les autres principaux de l'État se séparaient, dès le matin, du reste de la multitude, jusqu'à ce que, le roi présent ou absent, ils fussent tous réunis: et alors les seigneurs ci-dessus désignés, les clercs de leur côté, les laïques du leur, se rendaient dans la salle qui leur était assignée, et où on leur avait fait honorablement préparer des sièges. Lorsque les seigneurs laïques et ecclésiastiques étaient ainsi séparés de la multitude, il demeurait en leur pouvoir de siéger ensemble ou séparément, selon la nature des questions qu'ils avaient à traiter, ecclésiastiques, séculières ou mixtes. De même, s'ils voulaient faire venir quelqu'un, soit pour demander des aliments, soit pour faire quelque question, et le renvoyer après en avoir reçu ce dont ils avaient besoin, ils en étaient les maîtres. Ainsi se passait l'examen des affaires que le roi proposait à leurs délibérations. »

NOTE V. LITS DE JUSTICE — ORIGINE DU NOM. — CÉRÉMONIAL DES LITS DE JUSTICE. — TOUTES LES SÉANCES ROYALES EN PARLEMENT N'ÉTAIENT PAS LITS DE JUSTICE. — SÉANCE ROYALE POUR LA CONDAMNATION DU PRINCE DE CONDÉ EN 1654. §

Les lits de justice, dont il est souvent question dans l'histoire de l'ancienne monarchie, étaient des séances solennelles du parlement, où le roi siégeait en personne entouré des princes du sang et des grands officiers de la couronne. Les ducs et pairs y étaient convoqués et devaient y prendre séance en leur rang, d'après l'ordre de leur réception. Ces cérémonies tiraient leur nom de ce que le roi siégeait sur une espèce de lit formé de coussins. Il en est déjà question dans une ordonnance de Philippe de Valois en date du 11 mars 1344 (1345). L'article 14 dit que, dans ces cérémonies, « nul ne doit venir siéger auprès du lit du roi, les chambellans exceptés . » C'est donc à tort que certains historiens ont regardé comme le premier lit de justice celui que tint Charles V en 1369 pour juger le prince de Galles, duc de Guyenne, qui était accusé de félonie.

Le cérémonial des lits de justice était rigoureusement déterminé. Dans le cas où le roi se rendait au parlement pour tenir un lit de justice, un maître des cérémonies avertissait l'assemblée dès que le roi était arrivé à la Sainte-Chapelle. Aussitôt quatre présidents à mortier avec six conseillers laïques et deux conseillers clercs allaient le recevoir et le saluer au nom du parlement. Ils le conduisaient ensuite à la grand'chambre, les présidents marchant aux côtés du roi, les conseillers derrière lui et le premier huissier entre les deux massiers du roi. Le roi s'avançait précédé des gardes dont les trompettes sonnaient et les tambours battaient jusque dans la grand'chambre. Le lit de justice du roi surmonté d'un dais était placé dans un des angles de la grand'chambre. Les grands officiers avaient leur place marquée: le grand chambellan aux pieds du roi; à droite, sur un tabouret, le grand écuyer portant suspendue au cou l'épée de parade du roi; à gauche, se tenaient debout les quatre capitaines des gardes et le capitaine des Cent-Suisses. Le chancelier siégeait au-dessous du roi dans le même angle; il avait une chaire à bras que recouvrait le tapis de velours violet semé de fleurs de lis d'or, qui servait de drap de pied au roi. Le grand maître des cérémonies et un maître ordinaire prenaient place sur des tabourets devant la chaire du chancelier. Le prévôt de Paris, un bâton blanc à la main, se tenait sur un petit degré par lequel on descendait dans le parquet. Dans le même parquet, deux huissiers du roi, leurs masses d'armes à la main, et six hérauts d'armes étaient placés en avant du lit de justice.

Les hauts sièges à la droite du roi étaient occupés par les princes du sang et les pairs laïques; à gauche, par les pairs ecclésiastiques et les maréchaux venus avec le roi. Le banc ordinaire des présidents à mortier était rempli par le premier président et les présidents à mortier revêtus de robes rouges et de leurs épitoges d'hermine. Sur les autres bancs siégeaient les conseillers d'honneur, les quatre maîtres des requêtes qui avaient séance au parlement, enfin les conseillers de la grand'chambre, des chambres des enquêtes et des requêtes, tous en robe rouge. Il y avait des bancs réservés pour les conseillers d'État et les maîtres des requêtes qui accompagnaient le chancelier et qui étaient revêtus de robes de satin noir, ainsi que pour les quatre secrétaires d'État, les chevaliers des ordres du roi, les gouverneurs et lieutenants généraux des provinces, les baillis d'épée, etc.

Lorsque le roi était assis et couvert et que toute l'assemblée avait pris place, le roi ôtant et remettant immédiatement son chapeau, donnait la parole au chancelier pour exposer l'objet de la séance. Le chancelier montait alors vers le roi, s'agenouillait devant lui, et, après avoir pris ses ordres, retournait à sa place, où assis et couvert il prononçait une harangue d'apparat. Son discours fini, le premier président et les présidents se levaient, mettaient un genou en terre devant le roi, et, après qu'ils s'étaient relevés, le premier président, debout et découvert, ainsi que tous les présidents, prononçait un discours en réponse à celui du chancelier. Il parlait au nom du parlement, tandis que le chancelier avait parlé au nom du roi.

Après ces harangues, le chancelier remontait vers le lit de justice du roi, et, un genou en terre, prenait de nouveau ses ordres; de retour à sa place, il disait que la volonté du roi était que l'on donnât lecture de ses édits. Sur son ordre, un greffier faisait cette lecture. Le chancelier appelait ensuite les gens du roi pour qu'ils donnassent leurs conclusions. Un des avocats généraux prononçait alors un réquisitoire, dont la conclusion était toujours que la cour devait ordonner l'enregistrement des édits. Il arriva cependant que plusieurs avocats généraux, parmi lesquels on remarque Omer Talon et Jérôme Bignon, profitèrent de ces circonstances solennelles pour adresser au souverain de sages remontrances.

Après le discours de l'avocat général, le chancelier recueillait les voix, mais seulement pour la forme. Il montait pour la troisième fois au lit de justice du roi et lui demandait son avis; il s'adressait ensuite aux princes, pairs laïques et ecclésiastiques, maréchaux de France, présidents du parlement, conseillers d'État, maîtres des requêtes, conseillers au parlement, qui tous opinaient à voix basse et pour la forme. Ce simulacre de vote terminé, le chancelier allait pour la quatrième fois demander les ordres du roi, et, de retour à sa place, il prononçait la formule d'enregistrement ainsi conçue: Le roi, séant en son lit de justice, a ordonné et ordonne que les présents édits seront enregistrés, publiés et adressés à tous les parlements et juges du royaume. La formule, dictée au greffier par le chancelier, au nom du roi, se terminait ainsi: Fait en parlement, le roi y séant en son lit de justice. Le roi sortait ensuite du parlement entouré de la même pompe et du même cortège qu'à son entrée.

Les lits de justice étaient considérés ordinairement comme des coups d'État. Le parlement se réunissait quelquefois le lendemain du lit de justice pour protester contre un enregistrement forcé, et de là naissaient des conflits et des troubles. Telle fut, en 1648, l'occasion de la Fronde.

La présence du roi au parlement ne suffisait pas pour qu'il y eût lit de Justice. Le Journal d'Olivier d'Ormesson en fournit la preuve: à la date du 2 décembre 1665, il mentionne la présence du roi au parlement, sans que cette séance royale fût un véritable lit de justice. « Le roi, dit-il, entra sans tambours, trompettes ni aucun bruit, à la différence des lits de justice. » Il signale, à l'occasion du même événement, une autre différence qui concerne le chancelier: « M. le chancelier, dit-il, y vint, et l'on députa deux conseillers de la grand'chambre à l'ordinaire pour le recevoir, sans qu'il eût des masses devant lui, comme aux lits de justice. » André d'Ormesson retrace dans ses Mémoires inédits une de ces séances royales qui n'étaient pas lits de justice. Il s'agissait du procès criminel intenté au prince de Condé. L'auteur, qui était conseiller d'État, entre dans tous les détails de la cérémonie, dont il fut témoin oculaire:

« Cette journée (19 janvier 1654), je me trouvai chez M. le chancelier, sur les huit heures, en ayant été averti la veille par M. Sainctot, maître des cérémonies. M. le chancelier me fit mettre au fond, à côté de lui, pour donner place aux autres dans son carrosse. Étant auprès de lui, il me dit que le duc d'Anjou ne s'y trouveroit point, n'étant pas en âge de juger, et que le roi n'en étoit capable que par la loi du royaume qui le déclaroit majeur à treize ans; que les capitaines des gardes ne seroient point auprès du roi, n'ayant point de voix ni de séance au parlement; que le prévôt de Paris n'y seroit point non plus, et que le duc de Joyeuse n'y entreroit que comme duc de Joyeuse et ne seroit point aux pieds du roi comme grand chambellan; que les gens du roi demeureroient présents pendant le procès, encore qu'ils aient accoutumé de se retirer, après avoir donné leurs conclusions par écrit; que les princes parents descendroient de leurs places et demanderoient d'être excusés d'assister au procès, et que le roi leur prononceroit qu'il trouvoit bon qu'ils y demeurassent.

« Étant arrivés en la Sainte-Chapelle et de là allant prendre nos places, MM. Chevalier et Champron, conseillers au parlement, vinrent au-devant de M. le chancelier. Il se mit au-dessus du premier président et n'en bougea pendant la séance. Le roi, ayant pris sa place, étoit accompagné, du côté des pairs laïques, à la main droite, des ducs de Guise, de Joyeuse son frère, d'Épernon, d'Elbœuf, de Sully, de Candale, et de quatre maréchaux de France, conseillers de la cour, qui prirent la séance entre eux, non du jour qu'ils étoient maréchaux de France, mais du jour qu'ils avoient été reçus conseillers de la cour au parlement, comme M. le chancelier le leur avoit prononcé sur la difficulté qu'ils lui en firent. Ainsi M. le maréchal de La Mothe-Houdancourt, le maréchal de Grammont, le maréchal de L'Hôpital et le maréchal de Villeroy prirent leurs places après les ducs et pairs. Du côté des pairs ecclésiastiques, à main gauche, étoient assis M. d'Aumale, archevêque de Reims, duc et pair de France, l'évêque de Beauvais (Chouart-Busenval), comte et pair, l'évêque de Châlons (Viallard), comte et pair, l'évêque de Noyon (Baradas), comte et pair. Au siège bas, au-dessous des ducs, le comte de Brienne (Loménie), Bullion, sieur de Bonnelles, Le Fèvre d'Ormesson, Haligre et Morangis-Barrillon, conseillers d'État reçus au parlement . Tous les présidents de la cour étoient présents, excepté le président de Maisons (Longueil), relégué à Conches en Normandie, pour avoir suivi le parti des princes avec son frère conseiller à la cour. Les présidents présents étoient MM. de Bellièvre, premier président, de Nesmond, de Novion (Potier), de Mesmes (d'Irval), Le Coigneux, Le Bailleul et Molé-Champlâtreux. Les maîtres des requêtes présents étoient MM. Mangot, Laffemas, Le Lièvre et d'Orgeval-Lhuillier.

« La compagnie assise, M. du Bignon, avocat général, assisté de M. Fouquet, procureur général, et de M. Talon, aussi avocat général, proposa au roi le sujet de cette assemblée, et parla contre la désobéissance de M. le Prince, et il sembloit à son discours qu'il excitoit le roi à lui pardonner et à oublier toutes ses actions passées, et à la fin donna ses conclusions à M. Doujat, rapporteur, par écrit. M. le chancelier dit aux gens du roi qu'ils demeurassent dans leurs places; dont la compagnie murmura, n'étant point de l'ordre qui s'observe en telles occasions, et M. le chancelier, au retour, comme j'étois encore près de lui, me dit qu'il ne le feroit plus. M. le chancelier demanda l'avis à M. Chevalier, doyen du parlement, un des rapporteurs, puis à M. Doujat, qui dit qu'il y avoit trois preuves contre M. le Prince: la première, la notoriété de fait, la seconde les lettres missives et les commissions signéesLouis De Bourbon, et puis les témoins qui avoient déposé contre lui des actes d'hostilité. On avoit lu, auparavant, les dépositions de cinq ou six témoins, quatre ou cinq lettres du prince et ses commissions. Après que M. Doujat eut parlé, toute la compagnie n'opina que du bonnet et fut d'avis des conclusions qui étoient, que ledit prince seroit ajourné de comparoir en personne, se mettre dans la Conciergerie et se représenter dans un mois; qu'il seroit ajourné dans la ville de Péronne, à cri public, au son de la trompette, et cependant que ses biens seroient saisis; décret de prise de corps contre le président Viole, Lenet, Marchin (Marsin), Persan et encore six ou sept autres seigneurs et capitaines; leurs biens saisis, etc. »

NOTE VI. LOUIS XIV AU PARLEMENT, EN 1655. §

Saint-Simon rapporte que Louis XIV alla « en habit gris tenir son lit de justice avec une houssine à la main, dont il menaça le parlement, en lui parlant en termes répondant à ce geste. » Cette scène dramatique s'est gravée profondément dans les esprits et est devenue un des lieux communs de l'histoire traditionnelle. On y a ajouté un de ces mots à effet qui ne sortent plus de la mémoire des peuples. Louis XIV, d'après la tradition, aurait répondu au premier président qui lui parlait de l'intérêt de l'État: « L'État, c'est moi » On place cette scène le 20 mars 1655.

Quel est sur ce point le récit des historiens contemporains? Les principaux auteurs de Mémoires qui écrivaient à cette époque et s'occupaient de l'intérieur de la France sont Mlle de Montpensier, Mme de Motteville, Montglat et Gourville; il faut y ajouter Gui Patin, dont les lettres forment une véritable gazette de l'époque. Mlle de Montpensier, qui vivait alors loin de Paris, ne traite que des intrigues de sa petite cour. Mme de Motteville ne parle pas de ces scènes, auxquelles Anne d'Autriche resta étrangère. Quant à Gourville, qui était alors attaché à Nicolas Fouquet, à la fois surintendant et procureur général, il donne de curieux renseignements sur le prix auquel les conseillers du parlement vendaient leurs votes . Gui Patin, dont on connaît l'humeur chagrine, se borne à dire dans une lettre du 26 mars 1665: « Le lendemain matin le roi a été au palais, où il a fait vérifier quantité d'édits de divers offices et autres. M. Bignon y a harangué devant le roi très pathétiquement, et y a dit merveilles, et nonobstant tout a passé; interea patitur justus; nec est qui recogitet corde. » Dans une lettre du 21 avril, il ajoute: « Le parlement s'étoit assemblé de nouveau pour examiner les édits que le roi fit vérifier en sa présence la dernière fois qu'il fut au palais, qui fut à la fin du carême: cela a irrité le conseil, et défenses là-dessus leur ont été envoyées de ne pas s'assembler davantage. Et de peur que le roi ne fût pas obéi, il a pris lui-même la peine d'aller au palais bien accompagné, où de sa propre bouche, sans autre cérémonie, il leur a défendu de s'assembler davantage contre les édits qu'il fit l'autre jour publier.  »

Le marquis de Montglat, dont les Mémoires se distinguent par leur exactitude, est celui des auteurs contemporains qui insiste le plus sur le costume insolite du roi. Voici le passage: « Le roi fut tenir son lit de justice au parlement le 20 mars (1655), pour faire vérifier des édits. Et, parce que l'autorité royale n'étoit pas encore bien rétablie, les chambres s'assemblèrent pour revoir les édits, disant que la présence du roi avoit ôté la liberté des suffrages, et qu'il étoit nécessaire en son absence de les examiner pour voir s'ils étoient justes. La mémoire des choses passées faisoit appréhender ces assemblées, après les événements funestes qu'elles avoient causés. Cette considération obligea le roi de partir du château de Vincennes le 10 d'avril, et de venir le matin au parlement en justaucorps rouge et chapeau gris, accompagné de toute sa cour en même équipage: ce qui étoit inusité jusqu'à ce jour. Quand il fut dans son lit de justice, il défendit au parlement de s'assembler; et après avoir dit quatre mots, il se leva et sortit, sans ouïr aucune harangue. »

Montglat, qui, en sa qualité de maître de la garde-robe, était parfaitement instruit du cérémonial, n'est frappé que du costume insolente du roi et de sa cour. Quant à la houssine, que d'autres ont remplacée par un fouet, il n'en dit pas un mot. Enfin un journal de cette époque, dont l'auteur est resté inconnu, complète le récit de Montglat et donne la scène entière avec toute l'étendue nécessaire pour rectifier les assertions erronées :

« Le parlement, dit l'auteur anonyme, s'étant assemblé le vendredi 9 avril (1655) pour entendre la lecture des édits plus au long et plus attentivement qu'il n'avoit fait en présence de Sa Majesté, il n'en put apprendre la conséquence et les incommodités que tout le monde en recevroit sans horreur et sans confusion, tant ils étoient à l'oppression de tous les particuliers que d'impossible exécution . M. le chancelier (Séguier) s'en défendit le mieux qu'il lui étoit possible, « pour n'en avoir eu, disoit-il, aucune communication. » M. le garde des sceaux assuroit ne l'avoir vu qu'en le scellant le matin du même jour qu'il avoit été porté au parlement, et tout le conseil protestoit ingénument de n'y avoir participé en aucune façon, si bien que, pour assoupir cette grande rumeur qui alloit se répandre par toute la ville et ensuite dans toutes les provinces, si le parlement eût continué ses assemblées, le roi fut conseillé d'y retourner le mardi suivant, 13 du mois d'avril, afin de les dissoudre et d'en empêcher le cours une fois pour toutes. Sa Majesté y fut reçue en la manière accoutumée, mais sans que la compagnie sût aucune chose de sa résolution. En entrant, elle ne fit paroître que trop clairement sur son visage l'aigreur qu'elle avoit dans le cœur. « Chacun sait, leur dit-elle d'un ton moins doux et moins gracieux qu'à l'ordinaire, combien vos assemblées ont excité de trouble dans mon État, et combien de dangereux effets elles y ont produits. J'ai appris que vous prétendiez encore les continuer, sous prétexte de délibérer sur les édits qui naguère ont été lus et publiés en ma présence. Je suis venu ici tout exprès pour en défendre (en montrant du doigt MM. des enquêtes) la continuation, ainsi que je fais absolument; et à vous, monsieur le premier président (en le montrant aussi du doigt), de les souffrir ni de les accorder, quelques instances qu'en puissent faire les enquêtes. » Après quoi, Sa Majesté s'étant levée promptement, sans qu'aucun de la compagnie eût dit une seule parole, elle s'en retourna au Louvre et de là au bois de Vincennes, dont elle étoit partie le matin, et où M. le cardinal l'attendoit. »

Voilà le récit le plus complet et le plus circonstancié de cette scène qui a été si singulièrement travestie par l'imagination de quelques historiens. Louis XIV, qui avait alors dix-sept ans, était allé s'établir au château de Vincennes pour se livrer plus facilement au plaisir de la chasse; ce qui explique le costume insolite dont parle Montglat. Malgré la défense formelle du roi, le parlement ne se tint pas pour battu; le premier président entra en conférence avec le cardinal Mazarin, et les enquêtes demandèrent l'assemblée des chambres . Le 29 avril, le premier président, avec les députés du parlement, alla supplier le roi de la leur accorder. « Mais, dit l'auteur du journal, le roi continuant dans la fermeté que son conseil avoit jugée nécessaire à l'entier rétablissement de son autorité, lui dit seulement: qu'il ne lui restoit aucune aigreur contre aucun de la compagnie; qu'il ne vouloit point toucher à ses privilèges; mais que le bien de ses affaires présentes ne pouvant consentir à leurs assemblées, Sa Majesté leur en dépendoit d'abondant la continuation.  »

NOTE VII. ÉPICES. §

Les épices, dont il est question dans ce volume de Saint-Simon, étaient primitivement des présents en nature que l'on offrait aux juges après le gain d'un procès. Cet usage était très ancien. Saint Louis défendit aux juges de recevoir en épices plus de la valeur de dix sous par semaine. Philippe le Bel leur interdit d'en accepter au delà de ce qu'ils pourraient consommer journellement dans leur maison. Peu à peu l'usage s'introduisit de remplacer les épices par de l'argent; mais le nom resta le même. On voit en 1369 un sire de Tournon donner vingt francs d'or à ses deux rapporteurs, et ce après l'avoir obtenu en présentant requête au parlement. Les juges finirent par considérer les épices comme une redevance qui leur était due, et un arrêt de 1402 prononça dans ce sens. On obligea même les plaideurs à les remettre d'avance, et depuis cette époque on appela épices la somme que les juges des divers tribunaux recevaient des parties dont ils avaient examiné le procès.

tome XII §

CHAPITRE PREMIER. §

Chute de la princesse des Ursins. — Réflexions. — Comtesse douairière d'Altamire camarera-mayor, et le prince de Cellamare grand écuyer de la reine. — Cardinal del Giudice rappelé. — Macañas et Orry chassés d'Espagne. — Pompadour remercié, et le duc de Saint-Aignan ambassadeur en Espagne. — Tolède donné à un simple curé. — Mort de la duchesse d'Aveiro et du marquis de Mancera. — Succès de la reine près du roi d'Espagne. — Sa préférence pour les Italiens. — Mort de la comtesse de Roye à Londres; sa famille. — Mariage du comte de Poitiers avec Mlle de Malause. — Mariage d'Ancezune avec une fille de Torcy. — Les Caderousse. — Mariage du fils d'O avec une fille de Lassai, et d'Arpajon avec la fille de Montargis. — Statue avortée du maréchal de Montrevel. — Ambassadeur de Perse, plus que douteux, à Paris. — Son entrée; sa première audience; sa conduite. — Magnificences étalées devant lui. — Citation à Malte sans effet comme sans cause effective. — Le grand prieur y va sans avoir pu voir le roi. — Cent mille livres à Bonrepos. — La Chapelle, un des premiers commis de la marine, tout à Pontchartrain, et sa femme chassés par la jalousie et les artifices de Pontchartrain. — Électeur de Bavière visite à Blois la reine de Pologne, sa belle-mère; fait à Compiègne la noce de sa maîtresse avec le comte d'Albert; prend congé du roi à Versailles en particulier, et s'en va dans ses États.

On a vu que la princesse des Ursins s'était enfin perdue avec le roi et Mme de Maintenon. Le roi ne lui avait pu pardonner l'audace de sa souveraineté, l'obstacle que son opiniâtreté, voilée de celle qu'elle inspirait au roi d'Espagne, avait mis si longtemps à sa paix, malgré tout ce que le roi avait pu faire, et qui ne vint à bout de faire abandonner cette folie, qu'aucun des alliés n'avait voulu écouter, qu'en lui déclarant enfin qu'il l'abandonnerait à ses propres forces. Le roi avait vivement senti la frayeur que le roi d'Espagne ne l'épousât, et ensuite l'autorité sans voile et sans bornes qu'elle avait prise sur le roi d'Espagne, dans la solitaire captivité où elle le retenait au palais de Medina-Celi. Enfin le roi se sentit piqué jusqu'au fond de l'âme du mariage de Parme, négocié et conclu sans lui en avoir donné la moindre participation. Roi partout, et dans sa famille plus que partout ailleurs, s'il était possible, il n'était pas accoutumé à voir marier ses enfants en étranger. Le choix en soi ne lui pouvait plaire, et la manière y ajouta tout. Mme de Maintenon qui, comme on l'a vu, n'avait jamais soutenu et porté Mme des Ursins au point d'autorité et de puissance où elle était parvenue que pour régner par elle en Espagne, ce qu'elle ne pouvait espérer par les ministres, sentit vivement l'affranchissement de son joug, par l'indépendance entière dont elle gouverna depuis la mort de la reine, et l'abus qu'elle faisait avec si peu de ménagement de toute la confiance du roi d'Espagne. Elle fut encore plus sensible que le roi à la frayeur de la voir reine d'Espagne, elle qui avait manqué par deux fois sa déclaration de reine de France, si positivement promise. Enfin la souveraineté, qui la laissait si loin derrière Mme des Ursins, l'avait rendue son ennemie; et le mariage de Parme, fait à l'entier insu du roi et d'elle, ne lui laissait plus d'espérance d'influer sur l'Espagne par la princesse des Ursins. La perte de celle-ci fut donc conclue entre le roi et Mme de Maintenon, mais d'une manière si secrète, devant et depuis, que je n'ai connu personne qui ait pénétré de qui ils se servirent, ni ce qu'ils firent pour l'exécuter. Il est de la bonne foi d'avouer ses ténèbres, et de ne donner pas des fictions et des inventions à la place de ce qu'on ignore. Il faut raconter l'événement avec exactitude, et ne donner après ses courtes réflexions que pour ce qu'elles peuvent valoir.

La reine d'Espagne s'avançait vers Madrid avec ce qui avait été la recevoir aux frontières d'équipage, de maison et de gardes du roi d'Espagne. Albéroni était à sa suite depuis Parme, et le duc de Saint-Aignan depuis le lieu où il l'avait jointe en France. La princesse des Ursins avait pris auprès d'elle la charge de camarera-mayor, comme elle l'avait auprès de la feue reine, et avait nommé toute sa maison, qu'elle avait remplie de ses créatures, hommes et femmes. Elle n'avait eu garde de quitter le roi de loin; ainsi elle le suivit à Guadalaxara, petite ville appartenant au duc de l'Infantado, qui y a fait un panthéon aux cordeliers beaucoup plus petit que celui de l'Escurial, sur le même modèle, et qui, pour la richesse et l'art, ne lui cède guère en beauté. J'aurai lieu d'en parler ailleurs. Guadalaxara est sur le chemin de Madrid à Burgos, par conséquent de France, à peu près de distance de Madrid quelque chose de plus que de Paris à Fontainebleau. Le palais qu'y ont les ducs de l'Infantado est vaste, beau, bien meublé, et en est habité quelquefois. Ce fut jusque-là que le roi d'Espagne voulut s'avancer, et dans la chapelle de ce palais qu'il résolut de célébrer son mariage, quoiqu'il l'eût été, comme on l'a vu, à Parme par procureur. Le voyage fut ajusté des deux côtés de façon que le roi n'arrivât à Guadalaxara que la surveille de la reine.

Il fit ce petit voyage accompagné de ceux que la princesse des Ursins avait mis auprès de lui, pour lui tenir toujours compagnie et n'en laisser approcher qui que ce soit. Elle suivait dans son carrosse pour arriver en même temps; et dès en arrivant, le roi s'enfermait seul avec elle et ne voyait plus personne jusqu'à son coucher. Les retardements des chemins et de la saison avaient conduit à Noël. Ce fut le 22 décembre que le roi d'Espagne arriva à Guadalaxara. Le lendemain 23, surveille de Noël, la princesse des Ursins partit avec une très légère suite pour aller à sept lieues plus loin à une petite villette nommée Quadraqué, où la reine devait coucher ce même soir. Mme des Ursins comptait aller jouir de toute la reconnaissance de la grandeur inespérable qu'elle lui procurait, passer la soirée avec elle, et l'accompagner le lendemain dans son carrosse à Guadalaxara. Elle trouva à Quadraqué la reine arrivée; elle mit pied à terre en un logis qu'on lui avait préparé vis-à-vis et tout près de celui de la reine. Elle était venue en grand habit de cour et parée. Elle ne fit que se rajuster un peu, et s'en alla chez la reine. La froideur et la sécheresse de sa réception la surprit d'abord extrêmement; elle l'attribua d'abord à l'embarras de la reine, et tâcha de réchauffer cette glace. Le monde cependant s'écoula par respect pour les laisser seules.

Alors la conversation commença. La reine ne la laissa pas continuer, se mit incontinent sur les reproches qu'elle lui manquait de respect par l'habillement avec lequel elle paraissait devant elle, et par ses manières. Mme des Ursins, dont l'habit était régulier, et qui, par ses manières respectueuses et ses discours propres à ramener la reine, se croyait bien éloignée de mériter cette sortie de sa part, fut étrangement surprise et voulut s'excuser; mais voilà tout aussitôt la reine aux paroles offensantes, à s'écrier, à appeler, à demander des officiers des gardes, et à commander avec injure à Mme des Ursins de sortir de sa présence. Elle voulut parler et se défendre des reproches qu'elle recevait, la reine, redoublant de furie et de menaces, se mit à crier qu'on fît sortir cette folle de sa présence et de son logis, et l'en fit mettre dehors par les épaules. À l'instant elle appelle Amenzaga, lieutenant des gardes du corps, qui commandait le détachement qui était auprès d'elle, et en même temps, l'écuyer qui commandait ses équipages; ordonne au premier d'arrêter Mme des Ursins et de ne la point quitter qu'il ne l'eût mise dans un carrosse avec deux officiers des gardes sûrs et une quinzaine de gardes autour du carrosse; au deuxième, de faire sur-le-champ venir un carrosse à six chevaux et deux ou trois valets de pied, de faire partir sur l'heure la princesse des Ursins vers Burgos et Bayonne, et de ne se point arrêter. Amenzaga voulut représenter à la reine qu'il n'y avait que le roi d'Espagne qui eût le pouvoir qu'elle voulait prendre; elle lui demanda fièrement s'il n'avait pas un ordre du roi d'Espagne de lui obéir en tout, sans réserve et sans représentation. Il était vrai qu'il l'avait, et qui que ce fût n'en savait rien.

Mme des Ursins fut donc arrêtée à l'instant et mise en carrosse avec une de ses femmes de chambre, sans avoir eu le temps de changer d'habit ni de coiffure, de prendre aucune précaution contre le froid, d'emporter ni argent ni aucune autre chose, ni elle ni sa femme de chambre, et sans aucune sorte de nourriture dans son carrosse, ni chemise, ni quoi que ce soit pour changer ou se coucher. Elle fut donc embarquée ainsi avec les deux officiers des gardes, qui se trouvèrent prêts dans le moment ainsi que le carrosse, elle en grand habit et parée comme elle était sortie de chez la reine. Dans ce très court tumulte elle voulut envoyer à la reine, qui s'emporta de nouveau de ce qu'elle n'avait pas encore obéi, et la fit partir à l'instant. Il était lors près de sept heures du soir, la surveille de Noël, la terre toute couverte de glace et de neige, et le froid extrême et fort vif et piquant, comme il est toujours en Espagne. Dès que la reine sut la princesse des Ursins hors de Quadraqué, elle écrivit au roi d'Espagne par un officier des gardes qu'elle dépêcha à Guadalaxara. La nuit était si obscure qu'on ne voyait qu'à la faveur de la neige.

Il n'est pas aisé de se représenter l'état de Mme des Ursins dans ce carrosse. L'excès de l'étonnement et de l'étourdissement prévalut d'abord, et suspendit tout autre sentiment: mais bientôt la douleur, le dépit, la rage et le désespoir se firent place. Succédèrent à leur tour les tristes et profondes réflexions sur une démarche aussi violente et aussi inouïe, d'ailleurs si peu fondée en cause, en raisons, en prétextes même les plus légers, enfin en autorité, et sur l'impression qu'elle allait faire à Guadalaxara; et de là les espérances en la surprise du roi d'Espagne, en sa colère, en son amitié et sa confiance pour elle, en ce groupe de serviteurs si attachés à elle dont elle l'avait environné, qui se trouveraient si intéressés à exciter le roi en sa faveur. La longue nuit d'hiver se passa ainsi tout entière, avec un froid terrible, rien pour s'en garantir, et tel que le cocher en perdit une main. La matinée s'avança; nécessité fut de s'arrêter pour faire repaître les chevaux; mais pour les hommes il n'y a quoi que ce soit dans les hôtelleries d'Espagne, où on vous indique seulement où se vend chaque chose dont on a besoin. La viande est ordinairement vivante; le vin épais, plat et violent; le pain se colle à la muraille; l'eau souvent ne vaut rien; de lits, il n'y en a que pour les muletiers, en sorte qu'il faut tout porter avec soi; et Mme des Ursins ni ce qui était avec elle n'avaient chose quelconque. Les œufs, où elle en put trouver, fut leur unique ressource, et encore à la coque, frais ou non, pendant toute la route.

Jusqu'à cette repue des chevaux, le silence avait été profond et non interrompu. Là il se rompit. Pendant toute cette longue nuit, la princesse des Ursins avait eu le loisir de penser aux propos qu'elle tiendrait, et à composer son visage. Elle parla de son extrême surprise, et de ce peu qui s'était passé entre la reine et elle. Réciproquement les deux officiers des gardes, accoutumés comme toute l'Espagne à la craindre et à la respecter plus que leur roi, lui répondirent ce qu'ils purent du fond de cet abîme d'étonnement dont ils n'étaient pas encore revenus. Bientôt il fallut atteler et partir. Bientôt aussi la princesse des Ursins trouva que le secours qu'elle espérait du roi d'Espagne tardait bien à lui arriver. Ni repos, ni vivres, ni de quoi se déshabiller jusqu'à Saint-Jean de Luz. À mesure qu'elle s'éloignait, que le temps coulait, qu'il ne lui venait point de nouvelle, elle comprit qu'elle n'avait plus d'espérances à former. On peut juger quelle rage succéda dans une femme aussi ambitieuse, aussi accoutumée à régner publiquement, aussi rapidement et indignement précipitée du faîte de la toute puissance par la main qu'elle avait elle-même choisie pour être le plus solide appui de la continuation et de la durée de toute sa grandeur. La reine n'avait point répondu aux deux dernières lettres que Mme des Ursins lui avait écrites; cette négligence affectée lui avait dû être de mauvais augure, mais qui aurait pu imaginer un traitement aussi étrange et aussi inouï?

Ses neveux, Lanti et Chalais, qui eurent permission de l'aller joindre, achevèrent de l'accabler. Elle fut fidèle à elle-même. Il ne lui échappa ni larmes, ni regrets, ni reproches, ni la plus légère faiblesse; pas une plainte, même du froid excessif, du dénûment entier de toutes sortes de besoins, des fatigues extrêmes d'un pareil voyage. Les deux officiers qui la gardaient à vue n'en sortaient point d'admiration. Enfin elle trouva la fin de ses maux corporels et de sa garde à vue à Saint-Jean de Luz, où elle arriva le 14 janvier, et où elle trouva enfin un lit, et d'emprunt de quoi se déshabiller, et se coucher, et manger. Là elle recouvra sa liberté. Les gardes, leurs officiers et le carrosse qui l'avait amenée s'en retournèrent; elle demeura avec sa femme de chambre et ses neveux. Elle eut loisir de penser à ce qu'elle pouvait attendre de Versailles. Malgré la folie de sa souveraineté si longuement poussée, et sa hardiesse d'avoir fait le mariage du roi d'Espagne sans la participation du roi, elle se flatta de trouver encore des ressources dans une cour qu'elle avait si longuement domptée. Ce fut de Saint-Jean de Luz qu'elle dépêcha un courrier chargé de lettres pour le roi, pour Mme de Maintenon, pour ses amis. Elle y rendit brièvement compte du coup de foudre qu'elle venait d'essuyer, et demandait la permission de venir à la cour pour y rendre compte plus en détail. Elle attendit le retour de son courrier en ce premier lieu de liberté et de repos, qui par lui-même est fort agréable. Mais ce premier courrier parti, elle le fit suivre par Lanti chargé de lettres écrites moins à la hâte et d'instructions, qui vit le roi dans son cabinet à Versailles le dernier janvier, avec lequel il ne demeura que quelques moments. On sut par lui que, dès que Mme des Ursins eut dépêché son premier courrier, elle avait envoyé à Bayonne faire des compliments à la reine douairière d'Espagne, qui ne voulut pas les recevoir. Que de cruelles mortifications à la chute du trône! Revenons maintenant à Guadalaxara.

L'officier des gardes que la reine y dépêcha avec une lettre pour le roi d'Espagne, dès que la princesse des Ursins fut hors de Quadraqué, trouva le roi qui s'allait bientôt coucher. Il parut ému, fit une courte réponse à la reine, et ne donna aucun ordre. L'officier repartit sur-le-champ. Le singulier est que le secret fut si bien gardé qu'il ne transpira que le lendemain sur les dix heures du matin. On peut penser quelle émotion saisit toute la cour, et les divers mouvements de tout ce qui se trouva à Guadalaxara. Personne toutefois n'osa parler au roi, et on était en grande attente de ce que contenait sa réponse à la reine. La matinée achevant de s'écouler sans qu'on ouït parler de rien, on commença à se persuader que c'en était fait de Mme des Ursins pour l'Espagne. Chalais et Lanti se hasardèrent de demander au roi la permission de l'aller trouver, et de l'accompagner dans l'abandon où elle était; non seulement il le leur permit, mais il les chargea d'une lettre de simple honnêteté par laquelle il lui manda qu'il était bien fâché de ce qui s'était passé, qu'il n'avait pu opposer son autorité a la volonté de la reine, qu'il lui conservait ses pensions et qu'il aurait soin de les lui faire payer. Il tint parole, et tant qu'elle a vécu depuis elle les a très exactement touchées.

La reine arriva l'après-midi de la veille de Noël, à l'heure marquée, à Guadalaxara, comme s'il ne se fût rien passé. Le roi de même la reçut à l'escalier, lui donna la main, et tout de suite la mena à la chapelle, où le mariage fut aussitôt célébré de nouveau, car en Espagne la coutume est de marier l'après-dînée; de là dans sa chambre, où sur-le-champ ils se mirent au lit, avant six heures du soir pour se lever pour la messe de minuit. Ce qui se passa entre eux sur l'événement de la veille fut entièrement ignoré. Il n'y en eut pas plus d'éclaircissements dans la suite. Le lendemain, jour de Noël, le roi déclara qu'il n'y aurait aucun changement dans la maison de la reine, toute composée par Mme des Ursins, ce qui remit un peu le calme dans les esprits. Le lendemain de Noël, le roi et la reine seuls ensemble dans un carrosse, et suivis de toute la cour, prirent le chemin de Madrid, où il ne fut pas plus question de la princesse des Ursins que si jamais le roi d'Espagne ne l'eût connue. Le roi son grand-père ne marqua pas la plus légère surprise à la nouvelle que lui en apporta un courrier que le duc de Saint-Aignan lui dépêcha de Quadraqué même, dont toute la cour fut remplie d'émotion et d'effroi, après l'y avoir vue si triomphante.

Rassemblons maintenant quelques traits qui aideront à percer ces ténèbres: ce mot échappé du roi à Torcy, qu'il ne put entendre, qu'il rendit à Castries, son ami, et chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, par qui nous le sûmes, et que dans son mystère je jugeai qu'il s'agissait de la princesse des Ursins et d'une disgrâce; une querelle d'Allemand, sans raison apparente, sans cause, sans prétexte, faite au premier instant du tête-à-tête par la reine à la princesse des Ursins, et subitement poussée au delà des dernières extrémités. Peut-on penser qu'une fille de Parme, élevée dans un grenier par une mère impérieuse, eût osé prendre d'elle-même une hardiesse de cette nature, inouïe à l'égard d'une personne de cette considération à tous égards, dans la confiance entière du roi d'Espagne et régnant à découvert, à six lieues du roi d'Espagne, qu'elle n'avait pas encore vu ? La chose s'éclaircit par l'ordre si fort inusité et si secret qu'Amenzaga avait du roi d'Espagne d'obéir en tout à la reine sans réserve et sans réplique, et qu'on ne sut qu'à l'instant de l'ordre qu'elle lui donna de l'arrêter et de la faire partir.

[Remarquons enfin] la tranquillité avec laquelle le roi et le roi d'Espagne, chacun de son côté, reçurent le premier avis de cet événement, et l'inaction du roi d'Espagne, la froideur de sa lettre à Mme des Ursins, et sa parfaite incurie de ce qu'une personne, si chérie encore la veille, pouvait devenir jour et nuit par des chemins pleins de glace et de neige, dénuée de tout sans exception. Il faut se souvenir que l'autre fois que le roi fit chasser la princesse des Ursins, pour l'ouverture de la lettre de l'abbé d'Estrées au roi, et [pour] la note qu'elle avait remise dessus, on n'osa hasarder l'exécution en présence du roi d'Espagne. Le roi voulut exprès qu'il partît pour la frontière du Portugal, et que de là il signât l'ordre qui fut porté à la princesse des Ursins de partir et de se retirer en Italie. Ce second tome ressemble fort en cela au premier. Ajoutons, ce que j'ai su du maréchal de Brancas, que, longtemps après cette dernière disgrâce, Albéroni, alors petit compagnon, et qui suivit la reine de Parme à Madrid, avait conté qu'étant pendant ce voyage seul un soir avec elle, elle lui parut agitée, se promenant à grands pas dans la chambre, prononçant de fois à autre des mots entrecoupés, puis s'échauffant, il entendit le nom de Mme des Ursins lui échapper, et tout de suite: « Je la chasserai d'abord. » Il s'écria à la reine et voulut lui représenter le danger, la folie, l'inutilité de l'entreprise, dont il était tout hors de lui. « Taisez-vous sur toutes choses, » lui dit la reine, « et que ce que vous avez entendu ne vous échappe jamais. Ne me parlez point, je sais bien ce que je fais. » Tout cela ensemble jette une grande lumière sur une catastrophe également étonnante en la chose et en la manière, et fait bien voir le roi auteur, le roi d'Espagne consentant et contribuant par l'ordre si extraordinaire donné à Amenzaga, et la reine actrice et chargée de l'exécution, en quelque sorte que ce fût, par les deux rois. La suite en France confirmera cette opinion.

La chute de la princesse des Ursins fit de grands changements en Espagne. La comtesse d'Altamire fut nommée en sa place camarera-mayor. C'était une des plus grandes dames d'Espagne. Elle était d'elle duchesse héritière de Cardone. Son mari était mort il y avait quelques années, ayant passé par les plus grands emplois et par l'ambassade de Rome. J'aurai lieu de parler d'elle ailleurs, de ses enfants, de leurs alliances. Cellamare, neveu du cardinal del Giudice, fut nommé son grand écuyer; et le cardinal del Giudice ne tarda pas à retourner à Madrid, et en considération. Par une suite naturelle, Macañas fut disgracié; lui et Orry eurent ordre de sortir d'Espagne, ce dernier sans voir le roi, avec la malédiction publique. Il fut très mal reçu ici; mais ses provisions étaient bien faites. Macañas emporta les regrets de tout le monde, ceux du roi même, qui lui continua ses pensions et sa confiance, et s'en servit au dehors en plusieurs choses et affaires secrètes. Pompadour, qui n'avait été nommé ambassadeur en Espagne que pour amuser Mme des Ursins, fut remercié; et le duc de Saint-Aignan revêtu de ce caractère, comme il pensait à s'en revenir après avoir conduit la reine à Madrid.

Cette princesse n'oublia rien pour plaire au roi son mari, et y réussit au delà de ses espérances. Elle aimait fort les Italiens, et les avança toujours tant qu'elle put, quels qu'ils fussent, au préjudice de tous autres, dont les Espagnols et les Flamands furent fort jaloux. Ce crayon léger suffira pour le présent. Le roi d'Espagne fit en ce temps-ci une action qui fut extrêmement applaudie. Un simple curé s'était tellement accrédité par sa vie et sa conduite, qu'il se trouva en état de rendre des services très considérables dans les temps les plus calamiteux. Il fit fournir la nourriture à la cavalerie et aux troupes par le pays, et beaucoup de soldats. Il procura aussi des dons en argent, et sans s'être jamais montré ni approché de la cour, ni [avoir] changé rien en la simplicité de sa vie. Tolède vaquait depuis assez longtemps; c'était l'objet des plus ardents désirs du cardinal del Giudice, et des manèges du duc de Giovenazzo, son frère, qui était conseiller d'État. Le curé fut choisi; et quand sa nomination fut partie pour Rome, le cardinal del Giudice eut permission de revenir à la cour. La duchesse d'Aveiro mourut en même temps à Madrid; elle était mère du duc d'Arcos et du duc de Baños; elle avait figuré toute sa vie. On en a suffisamment parlé ailleurs, ainsi que du marquis de Mancera, qui, à cent sept ans, mourut aussi en même temps, et l'un et l'autre à Madrid. On a si souvent parlé de cet illustre vieillard qu'on n'y ajoutera rien davantage.

La comtesse de Roye mourut fort âgée en Angleterre. Elle y avait perdu son mari depuis quelques années, et elle y laissa deux filles: l'une veuve sans enfants du comte de Strafford;-l'autre, fille et un fils non marié. Elle était soeur de MM. les maréchaux-ducs de Duras et de Lorges. On a vu ailleurs comment la révocation de l'édit de Nantes fit retirer le comte et la comtesse de Roye en Danemark, les grands établissements qu'ils y eurent, la ridicule aventure qui les leur fit quitter pour passer en Angleterre, où ils n'en trouvèrent aucun. Elle était très opiniâtre huguenote, et avait empêché la conversion de son mari. Mme de Pontchartrain, le comte de Roucy-Blansac, le chevalier de Roye et le marquis de Roye étaient aussi ses enfants, demeurés en France.

Une autre sœur de ces deux maréchaux et de la comtesse de Roye avait épousé M. de Malause, des bâtards de Bourbon. Le calvinisme et le peu de dot avaient fait ce mariage. Il en avait eu un fils qui laissa plusieurs enfants, entre autres une fille élevée à Paris à la Ville-l'Évêque. Nous avions tous grande envie de la marier; M. et Mme de Lauzun en prirent assez de soin. Sa mère était morte; et la veuve de son père était fort extraordinaire, et ne sortait point de ses terres de Languedoc. Nous sûmes que le comte de Poitiers était arrivé à Paris pour faire ses exercices. Il était de la branche de Saint-Vallier, de cette grande et illustre maison, et il était le seul mâle de cet ancien nom. Son père et sa mère étaient morts; il avait dix-huit ou dix-neuf ans, et de grandes terres en Franche-Comté. Il désirait une alliance, un appui, et les moyens d'avoir des emplois de guerre et de cheminer; il trouva ce qu'il désirait dans la plus proche parenté de Mlle de Malause; et nous un grand seigneur dont le nom était pour aller à tout, les biens pour le soutenir grandement, et le personnel à souhait. Il n'y eut donc pas grande difficulté en ce mariage, qui se fit à l'hôtel de Lauzun.

Torcy maria une de ses filles à d'Ancezune, fils de Caderousse et de Mlle d'Oraison, et petit-fils du vieux Caderousse; leur nom est Cadart, leur bien au comtat d'Avignon. Le vieux Caderousse s'était ruiné à ne rien faire, son fils et sa belle-fille avaient achevé à jouer. La paresse du fils l'avait enterré de bonne heure. Son père avait fait l'esprit et l'important, puis le dévot. Il avait primé où il avait pu, fort à l'hôtel de Bouillon, et avait fort été autrefois dans les bonnes compagnies. Il y avait encore à glaner en mettant quelque ordre à leurs biens. Ils voulaient pousser d'Ancezune, et se trouvaient sans crédit; Torcy voulait donner peu à sa fille, et le mariage se fit. Par l'événement, d'Ancezune se trouva aussi obscur et aussi paresseux que son père, impuissant de plus, et quitta bientôt le service sans avoir presque servi ni paru à la cour. Il se jeta à Sceaux, où il fut un des inutiles tenants de Mme du Maine aussi bien que son père. Ils avaient pourtant tous de l'esprit et fort orné, mais la paresse les écrasa. Le fils avait fait une campagne aide de camp du maréchal de Boufflers. Excédé de cette vie, on le vint éveiller un matin à cinq heures, et lui dire que le maréchal était déjà à cheval: « Comment, dit-il, à cheval, et je n'y suis pas! tire mon rideau, je ne suis pas digne de voir le jour; » et se rendormit de plus belle. Le père était duc du pape, ce qui est moins que rien, nul rang ni distinction à Rome, ni nulle autre part qu'à Avignon, où ils ont quelques distinctions chez le vice-légat, ce à quoi elles se bornent toutes. Mme de Torcy ne voulut jamais faire casser le mariage pour impuissance, car cela lui fut proposé. Mme d'Ancezune, fort laide et avec beaucoup d'esprit, de grâces, d'intrigue, de manège, d'agaceries, eut un moment le don de plaire. Elle crut après devoir se jeter dans la plus haute dévotion; l'ennui l'en tira bientôt, et le goût de l'intrigue la fit frapper à bien des portes. Son père enfin l'arrêta, et sa santé après eut de quoi l'occuper, sans changer son goût ni ses grâces.

Lassai avait une fille de la bâtarde de M. le Prince qu'il avait épousée, et dont la tête était fort égarée. Il la maria au fils d'O; c'était la faim et la soif. Mme la Princesse fit leur noce chez elle.

Le marquis d'Arpajon, lieutenant général et chevalier de la Toison d'or, épousa en même temps une fille de Montargis, garde du trésor royal, extrêmement riche, dont la mère était fille de Mansart.

Le maréchal de Montrevel, bas et misérable courtisan, avait imaginé d'imiter le feu maréchal-duc de La Feuillade, et de donner à Bordeaux le vieux réchauffé de sa statue et de sa place des Victoires. Il vivait d'industrie, toujours aux dépens d'autrui, comme il avait fait toute sa vie. Il voulut donc engager la ville de Bordeaux à toute la dépense de la fonte de la statue, de son érection et de la place qu'il destinait pour elle. La ville n'osa refuser tout à tait, mais s'y prêta mal volontiers. Montrevel, qui en avait déjà fait sa cour au roi, se flatta de l'appui de son autorité, mais il trouva Desmarets en son chemin, à qui les négociants et le commerce de Bordeaux fuient plus chers que cette folie violente. Elle avorta ainsi, et Montrevel retourna à Bordeaux plein de dépit et chargé de confusion.

Un ambassadeur de Perse était arrivé à Charenton, défrayé depuis son débarquement: le roi s'en fit une grande fête, et Pontchartrain lui en fit fort sa cour. Il fut accusé d'avoir créé cette ambassade, en laquelle en effet il ne parut rien de réel, et que toutes les manières de l'ambassadeur démentirent, ainsi que sa misérable suite et la pauvreté des présents qu'il apporta. Nulle instruction ni pouvoir du roi de Perse, ni d'aucun de ses ministres. C'était une espèce d'intendant de province, que le gouverneur chargea de quelques affaires particulières de négoce, que Pontchartrain travestit en ambassadeur, et dont le roi presque seul demeura la dupe. Il fit son entrée le jeudi 7 février à Paris, à cheval, entre le maréchal de Matignon et le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs, avec lequel il eut souvent des grossièretés de bas marchand; et tant de folles disputes sur le cérémonial avec le maréchal de Matignon, que, dès qu'il l'eut remis à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires, il le laissa là sans l'accompagner dans sa chambre, comme c'est la règle, et s'en alla faire ses plaintes au roi, qui l'approuva en tout, et trouva l'ambassadeur très malappris. Sa suite fut pitoyable. Torcy le fut voir aussitôt. Il s'excusa à lui sur la lune d'alors, qu'il prétendait lui être contraire, de toutes les impertinences qu'il avait faites; et obtint par la même raison de différer sa première audience, contre la règle qui la fixe au surlendemain de l'entrée.

Dans ce même temps, Dippy mourut, qui était interprète du roi pour les langues orientales. Il fallut faire venir un curé d'auprès d'Amboise, qui avait passé plusieurs années en Perse, pour remplacer cet interprète. Il s'en acquitta très bien, et en fut mal récompensé. Le hasard me le fit fort connaître et entretenir. C'était un homme de bien, sage, sensé, qui connaissoit fort les moeurs et le gouvernement de Perse, ainsi que la langue, et qui, par tout ce qu'il vit et connut de cet ambassadeur, auprès duquel il demeura toujours tant qu'il fut à Paris, jugea toujours que l'ambassade était supposée, et l'ambassadeur un marchand de fort peu de chose, fort embarrassé à soutenir son personnage, où tout lui manquait. Le roi, à qui on la donna toujours pour véritable, et qui fut presque le seul de sa cour qui le crut de bonne foi, se trouva extrêmement flatté d'une ambassade de Perse sans se l'être attirée par aucun envoi. Il en parla souvent avec complaisance, et voulut que toute la cour fût de la dernière magnificence le jour de l'audience, qui fut le mardi 19 février; lui-même en donna l'exemple, qui fut suivi avec la plus grande profusion.

On plaça un magnifique trône, élevé de plusieurs marches, dans le bout de la galerie, adossé au salon qui joint l'appartement de la reine, et des gradins à divers étages de bancs des deux côtés de la galerie, superbement ornée ainsi que tout le grand appartement. Les gradins les plus proches du trône étaient pour les dames de la cour, les autres pour les hommes et pour les bayeuses ; mais on n'y laissait entrer hommes ni femmes que fort parés. Le roi prêta une garniture de perles et de diamants au duc du Maine, et une de pierres de couleur au comte de Toulouse. M. le duc d'Orléans avait un habit de velours bleu, brodé en mosaïque, tout chamarré de perles et de diamants, qui remporta le prix de la parure et du bon goût. La maison royale, les princes et princesses du sang et les bâtards s'assemblèrent dans le cabinet du roi.

Les cours, les toits, l'avenue, fourmillaient de monde, à quoi le roi s'amusa fort par ses fenêtres, et y prit grand plaisir en attendant l'ambassadeur, qui arriva sur les onze heures dans les carrosses du roi, avec le maréchal de Matignon et le baron de Breteuil, introducteur des ambassadeurs. Ils montèrent à cheval dans l'avenue, et précédés de la suite de l'ambassadeur, ils vinrent mettre pied à terre dans la grande cour, à l'appartement du colonel des gardes, par le cabinet. Cette suite parut fort misérable en tout, et le prétendu ambassadeur fort embarrassé et fort mal vêtu, les présents au-dessous de rien. Alors le roi, accompagné de ce qui remplissait son cabinet, entra dans la galerie, se fit voir aux dames des gradins; les derniers étaient pour les princesses du sang. Il avait un habit d'étoffe or et noir, avec l'ordre par-dessus, ainsi que le très peu de chevaliers qui le portaient ordinairement dessous; son habit était garni des plus beaux diamants de la couronne, il y en avait pour douze millions cinq cent mille livres; il ployait sous le poids, et parut fort cassé, maigri et très méchant visage. Il se plaça sur le trône, les princes du sang et bâtards debout à ses côtés, qui ne se couvrirent point. On avait ménagé un petit degré et un espace derrière le trône pour Madame et pour Mme la duchesse de Berry qui était dans sa première année de deuil, et pour leurs principales dames. Elles étaient là incognito et fort peu vues, mais voyant et entendant tout. Elles entrèrent et sortirent par l'appartement de la reine, qui n'avait pas été ouvert depuis la mort de Mme la Dauphine. La duchesse de Ventadour était debout à la droite du roi, tenant le roi d'aujourd'hui par la lisière. L'électeur de Bavière était sur le second gradin avec les dames qu'il avait amenées; et le comte de Lusace, c'est-à-dire le prince électeur de Saxe, sur celui de la princesse de Conti, fille de M. le Prince. Coypel, peintre, et Boze, secrétaire de l'Académie des inscriptions, étaient au bas du trône, l'un pour en faire le tableau, l'autre la relation. Pontchartrain n'avait rien oublié pour flatter le roi, lui faire accroire que cette ambassade ramenait l'apogée de son ancienne gloire, en un mot le jouer impudemment pour lui plaire.

Personne déjà n'en était plus la dupe que ce monarque. L'ambassadeur arriva par le grand escalier des ambassadeurs, traversa le grand appartement, et entra dans la galerie par le salon opposé à celui contre lequel le trône était adossé. La splendeur du spectacle acheva de le déconcerter. Il se fâcha une fois ou deux pendant l'audience contre son interprète, et fit soupçonner qu'il entendait un peu le français. Au sortir de l'audience, il fut traité à dîner par les officiers du roi, comme on a accoutumé. Il fut ensuite saluer le roi d'aujourd'hui dans l'appartement de la reine qu'on avait superbement orné, de là voir Pontchartrain et Torcy, où il monta en carrosse pour retourner à Paris. Les présents, aussi peu dignes du roi de Perse que du roi, consistèrent en tout en cent-quatre perles fort médiocres, deux cents turquoises fort vilaines et deux boîtes d'or pleines d'un baume qui est rare, sort d'un rocher renfermé dans un antre, et se congèle un peu par la suite du temps. On le dit merveilleux pour les blessures. Le roi ordonna qu'on ne défit rien dans la galerie ni dans le grand appartement. Il avait résolu de donner l'audience de congé dans le même lieu et avec la même magnificence qu'il avait donné cette première audience à ce prétendu ambassadeur. Il eut pour commissaires Torcy, Pontchartrain et Desmarets, dont Pontchartrain se trouva fort embarrassé.

Le grand maître de Malte, persuadé que les Turcs allaient attaquer son île, fit faire aux chevaliers les citations pour s'y rendre. Il envoya des vaisseaux à Marseille, tant pour les passer que pour lui en apporter force munitions de guerre et de bouche. Le grand prieur, qui faisait toujours son séjour à Lyon, fit demander au roi la permission de venir prendre congé de lui pour y aller. Il fut refusé de voir le roi et de s'approcher de Paris, et eut liberté de se rendre à Malte. Le roi y destina quatre bataillons des troupes de terre, et deux de celles de la marine, cent canonniers, beaucoup de mineurs, le tout payé par la Religion. L'électeur de Trèves, comme grand prieur de Castille, [arma] deux bataillons à ses dépens; mais ces troupes eurent bientôt un contre-ordre, ainsi que Renault, lieutenant général des armées navales, que le grand maître avait obtenu du roi. Le grand prieur qui était allé à Malte, y fut salué, en arrivant, de vingt-trois coups de canon, et reçu par tous les grand-croix et les carrosses du grand maître, ce que le grand prieur fit publier. Les chevaliers les plus pressés en furent pour leur voyage, les autres furent contremandés, les Turcs n'avaient aucun dessein sur Malte.

Le roi donna cent mille francs à Bonrepos, qu'il lui avait promis il y avait longtemps, en considération des dépenses qu'il avait faites pendant ses ambassades en Danemark et en Hollande.

La Chapelle, un des premiers commis de la marine, fut subitement chassé, et sa femme; son emploi donné; lui et sa femme eurent ordre en même temps de se retirer à Paris. C'étaient deux personnes que leurs qualités et leurs talents avaient fort distinguées de leur état, et qui l'un et l'autre s'étaient acquis beaucoup d'amis considérables. La Chapelle et sa femme avaient toujours été dans la confiance du chancelier, de la chancelière, de M. et de Mme de Pontchartrain. La Chapelle faisait plusieurs lettres de la main de Pontchartrain qu'il contrefaisait fort bien, et lui avait donné ainsi la réputation de bien écrire. Pontchartrain, délivré de famille, entra en jalousie du mérite et des amis de La Chapelle et de sa femme. Il résolut de s'en défaire; et, pour y parvenir à coup sûr, de s'en faire encore un mérite. Le jansénisme et le P. Tellier firent son affaire. Il eut le dépit que tout ce qu'il y eut de considérable à Versailles, en hommes et en femmes, accourut chez ces exilés, au moment que la chose fut sue, et que personne ne se méprit a l'auteur, qui encourut de plus en plus la haine et la malédiction publique.

L'électeur de Bavière alla, de sa petite maison de Saint-Cloud, voir la reine de Pologne, sa belle-mère, qu'il n'avait jamais vue. Il ne coucha point à Blois, où elle était, et s'en revint aussitôt. Il était pressé de retourner à Compiègne faire le mariage du comte d'Albert avec Mme de Montigny, sa maîtresse publique depuis bien des années. Elle était des bâtards de Brabant, sœur du feu prince de Berghes, grand d'Espagne, et chevalier de la Toison d'or, gendre du duc de Rohan-Chabot. Le comte d'Albert n'avait rien, l'électeur le faisait subsister. Il trouvait de grands biens dans ce mariage, dont l'infamie avait toujours été rejetée par le duc de Chevreuse avec toute l'indignation qu'elle méritait. Sa mort leva le principal obstacle; il passa sur tous les autres. Outre les solides avantages que lui fit l'électeur, il y ajouta toute l'aisance de la vie, en le faisant son grand écuyer, avec la permission du roi. La noce s'en fit à Compiègne, sans aucun parent du comte d'Albert, d'où, incessamment après, tout ce bagage, et la cour, et les équipages de l'électeur, prirent le chemin de la Bavière. Ce prince vit le roi dans son cabinet par les derrières au sortir du sermon, l'après-dînée du vendredi 22 mars à Versailles. Le roi l'embrassa à diverses reprises; et l'électeur prit congé, et s'en retourna à Paris, chez d'Antin, où il soupa avec Mme la Duchesse et beaucoup de dames. Il y joua et y coucha, et partit le lendemain matin pour retourner dans ses États.

CHAPITRE II. §

Mort à Rome du cardinal de Bouillon. — Précis de sa vie. — Cause et genre de sa mort. — Son caractère. — Cardinal de Bouillon méprisé et délaissé à Rome. — Imagine pour les cardinaux la distinction de conserver leur calotte sur leur tête, parlant au pape, lesquels lui en donnent le démenti. — La rage l'en saisit, et il en crève. — Personnel du cardinal de Bouillon. — Belle et singulière retraite du cardinal Marescotti. — Quel il fut; sa mort. — Voyage du duc et de la duchesse de Savoie en Sicile. — Conduite de ce nouveau roi dans sa famille et avec son fils aîné. — Rare mérite de ce prince, et sa mort causée par la jalousie et les duretés de son père. — Voysin, comme chancelier, va prendre sa place au parlement. — Tallard, démis à son fils, ne peut être pair. — Son fils l'est fait au lieu de lui. — Affaires de Suisse en deux mots. — Renouvellement très-mal à propos de l'alliance des seuls cantons catholiques avec la France. — Changements en Espagne. — Orry, chassé d'Espagne et de la cour en France. — Veragua et Frigilliane chefs des conseils de marine et du commerce, et de celui des Indes. — Cellamare ambassadeur en France. — Chalais et Lanti ont défense de retourner en Espagne. — Giudice chef des affaires étrangères et de justice, et gouverneur du prince des Asturies. — P. Robinet chassé; P. Daubenton confesseur du roi d'Espagne en sa place. — Leur caractère. — Flotte et Renaut en liberté. — Réconciliation de M. le duc d'Orléans avec le roi d'Espagne. — Alonzo Manriquez fait duc del Arco, grand d'Espagne et grand écuyer. — Son caractère et sa fortune. — Valouse premier écuyer. — Montalègre sommelier du corps; sa fortune; son caractère. — Valero vice-roi du Mexique; sa fortune; son caractère. — Princesse des Ursins à Paris. — Dégoûts qu'elle essuie. — Je passe huit heures de suite tête à tête avec elle. — Court et triste voyage de la princesse des Ursins à Versailles. — Elle obtient quarante mille livres de rente sur la ville, au lieu de sa pension de vingt mille livres.

Le cardinal de Bouillon mourut à Rome le 7 mars de cette année, a soixante et onze ans et six mois; il y fit une fin digne de sa vie. Quoiqu'on ait souvent parlé de lui en ces Mémoires, la singularité de ce personnage si étrange mérite au moins un court abrégé par dates. Il était né à Turenne, le 24 août 1643, dans l'apogée de sa plus proche famille. On a vu par quel art le roi se crut quitte à bon marché de lui donner sa nomination, qui le fit cardinal, 5 août 1669. Il n'avait pas vingt-six ans faits. En décembre 1671, à vingt-huit ans et quelques mois, il fut grand aumônier de France par la mort du cardinal Antoine Barberin, et eut rapidement les abbayes de Cluny, Saint-Ouen de Rouen, Saint-Waast d'Arras, Saint-Martin de Pontoise, Saint-Pierre de Beaujeu, Tournus et Vigogne. Il se trouva aux conclaves où furent élus Clément X, Innocent XI, Alexandre VIII, Innocent XII et Clément XI qu'il sacra évêque avant son couronnement. Il ouvrit la porte sainte à Rome pour le grand jubilé de 1700, par l'indisposition du pape et celle du doyen du sacré collège dont il était sous-doyen, et dont sa vanité fit faire des tableaux. Il devint doyen et évêque d'Ostie et de Velletri par la mort du cardinal Cibo, de la manière qui a été rapportée. Il fut aussi grand doyen de Liège et prévôt de Strasbourg, et songea toujours à se revêtir ou ses neveux, de ces deux évêchés. Le premier lui coûta un exil avec la déclaration formelle du roi contre lui, l'autre le précipita dans l'abîme d'où il ne put sortir.

L'éclat de M. de Turenne, son oncle, le mit fort avant dans la faveur du roi. La brouillerie ouverte de ce fameux capitaine avec le puissant Louvois lui ouvrit la confiance du roi, parce que M. de Turenne obtint que tout ce qu'il écrirait au roi de l'armée, et ce que le roi lui écrirait aussi ne passerait point par Louvois, mais uniquement par le cardinal de Bouillon. Louvois ne voyait pas moins les lettres de M. de Turenne, et n'était guère moins maître des ordres et des réponses du roi à M. de Turenne; mais, comme il était censé ignorer les unes et les autres, c'était au roi que ce général écrivait au lieu du secrétaire d'État, et le roi, au lieu du secrétaire d'État, qui lui faisait réponse, ou qui directement lui envoyait ses ordres. Cela faisait donc un commerce continuel entre le roi et le cardinal de Bouillon, à qui, pour abréger des écritures, le roi disait mille choses et mille détails de bouche pour les mander de sa part à son oncle, cela qui initiait d'autant plus le cardinal de Bouillon dans les affaires que M. de Turenne se mêlait aussi assez souvent de projets, de négociations et de commerces secrets, du su du roi, qui, pendant qu'il était sur la frontière ou à l'armée, passaient tous par le cardinal de Bouillon. La présence de M. de Turenne à la cour l'y rehaussait encore, et sa mort même fut une occasion d'entrer de plus en plus avec le roi, d'en être mieux traité, par la commune douleur, et [d'obtenir] un surcroît de grandeur par la majesté de ses obsèques, où néanmoins le roi défendit tout titre ou toute qualité de prince. Le duc de Bouillon et le comte d'Auvergne, ses frères, étaient: l'un, grand chambellan et gouverneur d'Auvergne; l'autre avait succédé à M. de Turenne au gouvernement de Limousin, et à la charge de colonel général de la cavalerie. Ses deux sœurs avaient épousé: l'une, le duc d'Elbœuf; l'autre, un frère de l'électeur de Bavière, oncle de Mme la Dauphine. Mme de Bouillon, avec des sœurs et des cousines germaines si prodigieusement établies, vivait en reine de Paris; et la comtesse d'Auvergne avait presque des États en Hollande.

Le cardinal de Bouillon vivait dans la plus brillante et la plus magnifique splendeur. La considération, les distinctions, la faveur la plus marquée éclataient en tout; il se permettait toutes choses, et le roi souffrait tout d'un cardinal. Nul homme si heureux pour ce monde, s'il avait bien voulu se contenter d'un bonheur aussi accompli; mais il l'était trop pour pouvoir monter plus haut, et le cardinal de Bouillon, accoutumé par le rang accordé à sa maison aux usurpations et aux chimères, croyait reculer quand il n'avançait pas. Ses diverses tentatives déplurent. Il prétendit, au mariage de Mme la Duchesse, manger avec le roi à la noce; il y échoua avec l'indignation du roi qui le chassa, et qui bientôt après l'empêcha publiquement d'être élu évêque de Liège. Il se raccrocha, se remit mieux que jamais, et fut souvent chargé des affaires du roi à Rome, et de son secret aux conclaves. On a vu les liaisons qui le firent retourner à Rome en 1697, et obtenir en même temps la coadjutorerie de Cluny pour son neveu l'abbé d'Auvergne. On a vu la hardiesse et la duplicité avec laquelle il trompa le pape et le roi, pour faire ce même neveu cardinal, et combien sa plus que fourberie fut reconnue à Versailles et au Vatican. On a vu le personnage qu'il fit dans l'affaire et dans la condamnation du livre de Fénelon, archevêque de Cambrai, ce qui commença sa disgrâce; et la fureur avec laquelle il se conduisit sur la coadjutorerie de Strasbourg en 1700, qui la combla. La désobéissance formelle à ses rappels réitérés en France lui coûta sa charge, dont il fut privé, et la saisie de tous ses revenus. Il voulut être doyen du sacré collège. Il subit, après y être parvenu, son exil à Cluny, à la fin de 1700. Pendant dix ans., il n'est souplesse ni bassesse qu'il ne tentât, comme on l'a vu, ni misère d'orgueil qu'il ne montrât sans cesse. Il s'occupa à lutter contre les moines de Cluny. Il y essuya les plus grands dégoûts et quelquefois les affronts. Le désespoir qu'il conçut d'une situation si différente de celle qui avait achevé de le gâter et de le perdre lui fit prendre le parti de l'évasion, et enfanta cette lettre également folle, ingrate, insolente et criminelle, qu'il écrivit au roi. La mort de son neveu, déserteur en Hollande, le dégoût de ses hauteurs, l'orgueilleux dérangement de ses manières, tournèrent bientôt en mépris le grand accueil qu'il avait reçu aux Pays-Bas. Son procédé avec la duchesse d'Aremberg, et l'indigne mariage de sa fille, veuve de son neveu, qu'il fit pour devenir maître des biens des enfants qu'il avait laissés, la conviction juridique et publique de cette infamie, celle du procès qu'il perdit là-dessus contre la duchesse d'Aremberg, achevèrent de le déshonorer, et de lui rendre le séjour des Pays-Bas insupportable. Il n'avait plus que Rome où pouvoir aller. Il sentit, par l'expérience qu'il en avait déjà faite, tout le poids de ses différentes situations sur ce grand théâtre. Il y alla donc le plus lentement qu'il put, et y arriva vers Pâques de 1712.

Le mépris et l'embarras de l'y voir l'y avaient devancé. Il espéra en vain des égards, que le pape ne lui put refuser pour la part qu'il avait eue à son exaltation, et pour avoir été sacré de sa main. Il attendit des retours de son crédit et de sa magnificence passée; il se flatta de retrouver dès amis de son ancienne splendeur, et des généreux touchés de sa fortune présente, enfin il compta sur la grandeur de la place de doyen du sacré collège, qu'il se promettait de bien faire valoir. Saisi dans tous ses revenus, il ne jouissait que d'Ostie. Il avait eu soin de beaucoup épargner et amasser pendant son exil, mais ces sommes, quelque considérables qu'elles fussent, il n'y toucha qu'à regret et le moins qu'il put. Il se mit donc au noviciat des jésuites, ses inaltérables amis de tous les temps, et il y vécut en cardinal pauvre. Tout ce qui n'était pas brouillé sans mesure avec le roi n'osa le voir, ni avoir secrètement avec lui aucun commerce. L'échange de Sedan non consommé jusqu'à cette heure, et le rang de sa maison, l'un et l'autre si aisé à détruire, lui furent une cruelle bride qui le retint de se livrer publiquement aux ennemis de la France, qui même le méprisèrent trop pour le rechercher. Il fut donc sans crédit à Rome, n'y eut que la considération d'écorce qui ne se put refuser au doyen des cardinaux, avec les accès au pape, que cette place, et ce qu'on a vu de personnel entre eux, lui avaient acquis, mais sans aucune estime. On peut juger ce qu'un homme si prodigieusement et en même temps si bassement superbe, aussi touché du petit comme du grand, dut souffrir d'un contraste si accablant sur ce premier théâtre de l'univers, où il se trouvait si honteusement en spectacle. Parmi ces tourments, et dans la première place à Rome après le pape, cet orgueilleux imagina d'introduire une distinction nouvelle.

C'est la coutume en Italie parmi les ecclésiastiques d'ôter sa calotte en parlant à un beaucoup plus grand que soi, et les cardinaux ont toujours les leurs à la main lorsqu'ils parlent au pape. Le cardinal de Bouillon trouva qu'il serait d'une grande distinction pour les cardinaux de conserver seuls leur calotte sur leur tête en parlant au pape. Il lui en parla; le pape sourit et ne voulut pas le refuser; mais il y mit que cela ne se ferait que de concert et avec le consentement de tous les cardinaux. Bouillon en parla aux plus considérables, mais en petit nombre, jugeant des autres par lui-même, persuadé qu'ils seraient tous ravis de cette distinction, de l'invention de laquelle ils lui sauraient le meilleur gré du monde. Ceux à qui il en parla lui répondirent ambigument; ils ne voulurent ni s'engager à cette fantaisie ni prêter le collet au cardinal de Bouillon, qui plein de son idée crut les avoir persuadés, et qu'ils persuaderaient les autres. Incontinent après, il y eut un consistoire indiqué. Le pape y est au haut bout seul, assis dans un fauteuil, les cardinaux sur des bancs des deux côtés; et, après que ce qui se doit passer en consistoire est achevé, le doyen des cardinaux se lève et va parler au pape, et après lui tous les cardinaux qui veulent lui dire quelque chose. Les matières finies, le cardinal de Bouillon alla le premier parler au pape, ayant sa calotte sur la tête. Dès qu'on s'en aperçut voilà un murmure général qui s'éleva jusqu'à l'interrompre. Il retourna assez embarrassé à sa place, mais il le fut bien davantage lorsqu'il vit aller les autres cardinaux au pape, et tous la calotte à la main. Il ne put, malgré son trouble, s'empêcher de faire signe à ceux à qui il avait parlé de mettre leur calotte sur leur tête; ce fut sans succès auprès de chacun. Il frémissait de sa place et le montrait; il n'y gagna que la honte, et il sortit du consistoire plein de dépit et de confusion. Ce fut bien pis lorsqu'il apprit que le sacré collège se voulait plaindre au pape d'une innovation, qu'un particulier, quoique doyen, n'était pas en droit de faire, et d'en demander justice et réparation. Le pape, à la vérité, détourna cet orage par son autorité en faveur de Bouillon, mais il le blâma fort d'avoir hasardé la chose sans en être convenu avec tous les cardinaux, comme il le lui avait prescrit. Le bruit n'en continua que plus fort parmi le sacré collège qui élit le pape, qui est si intéressé en sa grandeur, qui tient de lui toute la sienne, et qui n'en connait point à ses dépens. Bien loin de se trouver flatté de cette imagination de Bouillon, dont l'orgueil et les chimères lui étaient toujours suspects, et qui avait perdu toute considération personnelle et toute estime parmi les cardinaux, la prélature et partout à Rome qui se moqua continuellement de lui, qui, dans les premiers jours, avait aigri son affaire pensant la renouer en parlant à d'autres cardinaux; les propos furent si unanimes, si vifs, si peu ménagés qu'il en fut encore plus touché que de l'affront public d'avoir échoué. Alors il ne put plus se cacher à lui-même le mépris et l'aversion dans lesquels il était généralement tombé, lui qui jusqu'alors s'était toujours efforcé de se persuader le contraire. Il en tomba malade aussitôt de rage; et de rage il en mourut en cinq ou six jours, chose étrange pour un homme si familiarisé avec la rage, et qui en vivait depuis plusieurs années. Personne à Rome ne le regretta, ni en France, si ce n'est peut-être les Bouillon. Le roi le méprisa au point de ne pas même nommer son nom.

Le cardinal de Bouillon était un homme fort maigre, brun, de grandeur ordinaire, de taille aisée et bien prise. Son visage n'aurait eu rien de marqué s'il avait eu les yeux comme un autre; mais, outre qu'ils étaient fort près du nez, ils le regardaient tous deux à la fois jusqu'à faire croire qu'ils s'y voulaient joindre. Cette loucherie qui était continuelle faisait peur, et lui donnait une physionomie hideuse. Il portait des habits gris, doublés de rouge, avec des boutons d'or d'orfèvrerie à pointe, d'assez beaux diamants; jamais vêtu comme un autre, et toujours d'invention, pour se donner une distinction. Il avait de l'esprit mais confus, savait peu, fort l'air et les manières du grand monde, ouvert, accueillant, poli d'ordinaire, mais tout cela était mêlé de tant d'air de supériorité qu'on était blessé même de ses politesses. On n'était pas moins importuné de son infatigable attention au rang qu'il prétendait jusqu'à la minutie, à primer dans la conversation, à la ramener toujours à soi ou aux siens avec la plus dégoûtante vanité. Les besoins le rendaient souple jusqu'au plus bas valetage. Il n'avait d'amis que pour les dominer et se les sacrifier. Vendu corps et âme aux jésuites, et eux réciproquement à lui, il trouva en eux mille importantes ressources dans les divers états de sa vie, jusqu'à des instruments de ses félonies. Sa vie en aucun temps n'eut d'ecclésiastique et de chrétien que ce qui servait à sa vanité.

Son luxe fut continuel et prodigieux en tout; son faste le plus recherché, et le plus industrieux pour établir et jouir de toute la grandeur qu'il imaginait. Ses mœurs étaient infâmes, il ne s'en cachait pas; et le roi, qui abhorra toujours ce vice jusque dans son propre frère, le souffrit dans M. de Vendôme et dans le cardinal de Bouillon, non seulement sans peine, mais il en fit longtemps ses favoris. Peu d'hommes distingués se sont déshonorés aussi complètement que celui-là, et sur autant de chapitres les plus importants. Ses débauches, son ingratitude, ses félonies; la fabrication du cartulaire de Brioude pour se faire descendre des ducs d'Aquitaine, juridiquement prouvée, condamnée, lacérée, le faussaire condamné sur son propre aveu, les Bouillon forcés d'avouer tout au roi et aux juges, et le cardinal de Bouillon prouvé et avoué l'inventeur et celui qui avait mis de Bar en besogne de cette fabrication, de concert avec son frère et ses neveux; le trait de double tromperie, lui chargé des affaires du roi à Rome, pour duper le roi et le pape l'un par l'autre pour faire l'abbé d'Auvergne cardinal; le spectacle de désobéissance donné à Rome; sa prétention de n'en devoir point au roi; la folie de sa lettre en s'évadant; l'infamie et la cause plus infâme encore du mariage qu'il fit de sa nièce avec Mesy, plaidée et prouvée juridiquement aux Pays-Bas; toutes les misères qui précédèrent sa fuite; l'audace de se faire élire abbé de Saint-Amand par avarice, contre les bulles du pape, sur la nomination du roi; on ne finirait pas si on voulait reprendre toutes les manières dont il s'est déshonoré, et les excès de son ingratitude et de ses félonies, lui qui devait au roi les biens, les charges, les dignités, le rang, les établissements de sa maison, après ce qu'elle avait commis contre Henri IV qui le premier l'avait élevée, Louis XIII et Louis XIV dans sa minorité, et qui lui-même ne fut doyen des cardinaux, en désobéissant avec tant d'éclat, que par avoir été cardinal à vingt-six ans de la nomination du roi. Il eut en mourant la vanité de nommer six cardinaux pour ses exécuteurs testamentaires, lui qui ne pouvait disposer de rien en France, et qui n'avait que ce qu'il avait porté d'argent, de pierreries et d'argenterie à Rome. On peut dire de lui qu'il ne put être surpassé en orgueil que par Lucifer, auquel il sacrifia tout comme à sa seule divinité.

Je ne puis mieux placer la conduite d'un autre cardinal si édifiante, si sage et si sainte, qu'en contraste avec celle du cardinal de Bouillon, et qui par sa singularité même mérite la curiosité, parce qu'elle n'a point eu d'exemple auparavant ni d'imitateurs après, et je ne l'avancerai que de deux mois. Galeas Marescotti, né 1er octobre 1627, était d'une famille de Rome, noble, ancienne, alliée à la maison des Ursins et à d'autres fort considérables. Il fut d'abord archevêque de Corinthe in partibus, nonce en Pologne, après en Espagne pendant la minorité de Charles II. Clément X le fit cardinal, 27 mai 1675, à moins de quarante-huit ans. Il s'était acquis beaucoup de réputation de piété et de savoir dans sa prélature, et de capacité dans ses nonciatures; et il passa depuis pour un des plus hommes d'honneur et de bien, et des plus habiles du sacré collège. Aussi y passa-t-il par toutes les plus grandes charges qui se donnent au mérite. Il fut légat de Ferrare, et ensuite secrétaire d'État, deux emplois dont le premier n'a qu'un temps limité, l'autre finit avec le pape qui l'a donné. Il eut depuis plusieurs emplois importants, entre autres celui de préfet du saint-office, et qui l'est tellement que les papes se le sont presque toujours réservé depuis. Il eut d'autres préfectures, la protection des dominicains, et d'autres grands ordres, et devint en 1708 chef de l'ordre des cardinaux-prêtres. Il avait alors plus de quatre-vingts ans, et ne voulut point passer à sou tour d'option dans l'ordre des cardinaux-évêques. Peu de temps après il cessa tout commerce ordinaire, et se renferma aux fonctions indispensables.

Lorsqu'il se fut accoutumé peu à peu à cette sorte de séparation, qui était grande pour lui, parce qu'il était extrêmement honoré, visité et consulté, il pria le pape de disposer de ses emplois, et de le dispenser de toute fonction de cardinal, résolu de ne plus entrer même au conclave. Sa santé était vigoureuse, et sa tête comme à cinquante ans. Le pape résista longtemps et céda enfin à ses instances. Il déclara en même temps qu'il ne recevrait plus les visites des nouveaux cardinaux, ni celles des ambassadeurs, qu'il n'en rendrait aucunes, et, pour y couper court, il alla prendre congé du pape et le supplier de le dispenser de plus aller à son palais. Il se renferma dans le sien, d'où il ne sortit plus que pour aller rarement dire la messe dehors certains jours fort solennels. Il partagea tout son temps entre la prière et les lectures spirituelles, dans une continuelle préparation à la mort. Comme il était fort aimé et fort honoré, et qu'il était savant, il choisit ce qu'il y avait de plus pieux et de plus doctes religieux de tous les ordres, et à qui leurs emplois le pouvaient permettre, pour venir tous les jours chez lui à une heure marquée, toujours la même; de manière que, depuis le moment qu'il se levait jusqu'à celui qu'il se couchait, il n'était pas un moment seul et changeait de compagnie presque toutes les heures. Il priait avec les uns, les autres lui faisaient des lectures sur lesquelles ils faisaient des réflexions, enfin il y en avait qui après son repas servaient une heure a sa récréation Parmi ces exercices rien de faible ni de triste, mais toujours une grande présence de Dieu et du compte qu'il se préparait à lui rendre, sans jamais rien de vain ni de mondain. Il avait été fort aumônier toute sa vie, il le devint encore davantage. Au mois de mai de cette année, il remit au pape tout ce qu'il avait de bénéfices et de pensions sur des bénéfices, et ne conserva que le revenu de son patrimoine. Il fut visité par Clément XI plusieurs fois, et par les papes, ses successeurs, sans qu'il soit jamais retourné en leur palais. Les cardinaux non seulement l'invitèrent d'entrer aux conclaves qu'il y eut depuis, et l'en pressèrent inutilement, mais quoiqu'il fût demeuré chez lui, et que les cardinaux n'aient point de voix quand ils ne sont pas dans le conclave, il ne laissa pas d'en être consulté plusieurs fois, et d'influer sur les élections qui s'y firent. Benoît XIII l'alla voir aussitôt après son exaltation, et les autres papes lui firent lé même honneur. Il ne démentit pas d'un seul point la vie qu'il avait embrassée jusqu'à sa mort, arrivée le 3 juillet 1726, ayant joui d'une bonne santé jusqu'à cette dernière maladie, et de toute sa tête jusqu'à la mort qui eut toutes les marques de celles des prédestinés. Il avait près de quatre-vingt-dix-neuf ans, et fut regretté comme s'il n'en avait eu que cinquante, des pauvres surtout dont il était le père, sans toutefois avoir fait tort à sa famille. Le pape assista lui-même à ses obsèques avec le sacré collège; il avait plus de cinquante ans de cardinalat. Disons encore un mot d'Italie. Le duc de Savoie, nouveau roi de Sicile, était allé, comme on l'a dit, en prendre possession, s'y faire couronner, connaître le pays et les gens, et en tirer tout ce qui lui fut possible. Il avait mené la reine sa femme, qui y fut aussi couronnée, et laissé à Turin un conseil bien choisi, de peu de personnes, pour gouverner en son absence. Il avait offert la régence à la duchesse sa mère, qui le pria de l'en dispenser. Jamais il ne lui avait pardonné de l'avoir voulu faire roi de Portugal, en épousant l'infante, sa cousine germaine, et y allant demeurer. Il lui pardonnait aussi peu d'être toute française, et adorée dans tous ses États et dans sa cour. Sa jalousie avait été fort poussée, ainsi que les dégoûts qu'il lui avait donnés. Il n'y avait entre eux qu'une sèche bienséance. Ces raisons firent que la régence fut froidement offerte et sagement refusée. L'épouse, aussi française que la mère, n'était pas plus heureuse. La belle-mère et la belle-fille vécurent toute leur vie dans la plus intime amitié et dans la confiance la plus parfaite. C'est ce qui obligea le roi de Sicile à la mener avec lui, pour qu'elle ne fût pas régente, et Madame Royale par elle. Il déclara régent le prince de Piémont, son fils aîné, qui était grand et bien fait pour son âge, et qui d'ailleurs promettait toutes choses. Il chargea le conseil qu'il laissa de l'instruire et de lui rendre compte de tout pour le former aux affaires, et d'essayer quelquefois avec opiniâtreté à le laisser faire en certaines choses pour voir comment il s'y prendrait.

Le jeune prince s'appliqua et devint capable jusqu'à étonner le conseil; et par la facilité de son accès, la sagesse et la justesse de ses réponses, sa modestie, sa politesse, son désir de plaire et d'obliger, le déplaisir qu'il montrait quand il était obligé de refuser, et l'adoucissement qu'il y savait mettre, lui acquirent tous les coeurs. C'en était trop pour un père jaloux, qui eût été au désespoir d'avoir un fils sans talents pour gouverner, mais qui [était] jaloux de son ombre, et qui avait trop de pénétration pour ne pas sentir qu'il était redouté, mais nullement aimé dans sa cour ni dans son pays, trouvait un fils aîné, de seize ans, trop avancé dans l'estime et dans l'affection générale, et qui l'avait trop bien su mériter. Son accueil à son retour et ses louanges à son fils furent fort sèches. Après le premier compte rendu, il ne l'admit plus en aucunes affaires, et les ministres eurent défense de lui rien communiquer. Le jeune prince sentit amèrement un procédé si peu mérité, et le souffrit sans se plaindre ni paraître même mécontent. Son père l'était infiniment de voir sa cour également empressée autour du prince, et après son retour en user par amour et par attachement pour son fils commesidéjà il eût régné. Il lui refusa donc jusqu'aux plus petites choses pour le décréditer, et pour diminuer cette foule et cette complaisance que tous prenaient en lui par la crainte de déplaire et de reculer la fortune. Le prince y fut extrêmement sensible, sans se déranger en rien de sa modestie, de ses respects et de ses devoirs. Cependant le carnaval arriva; les dames qui, pendant la régence du prince, lui avaient fait leur cour chez Madame Royale, et en étaient fort connues, lui demandèrent un bal. Il ne crut pas déplaire en s'engageant d'en demander la permission au roi son père. Les affaires n'avaient aucun trait avec un bal, et ce plaisir était de son âge, de la saison, et convenait dans une cour. Il en fit donc la demande. Le roi de Sicile, qui le voulait décréditer et le mortifier en toutes façons, le refusa avec la plus grande dureté; ce fut la dernière, après tant d'autres, et la dernière goutte qui fit verser le verre.

Le prince ne put soutenir un traitement si barbare si peu mérité, souffert avec tant de respect et de douceur, et auquel il n'apercevait ni bornes ni mesures. La fièvre le prit la nuit; il en confia la cause a la princesse de Carignan, sa soeur naturelle, qui me l'a conté, et à qui il avait accoutumé de s'ouvrir uniquement sur les traitements qu'il recevait. Il l'assura qu'il avait le coeur flétri et qu'il n'en reviendrait pas, et avec peu de regret à la vie sous un tel père. Il ne parla pas si librement aux médecins, mais il les assura toujours qu'il n'en reviendrait pas; et avec la même douceur il se disposa à la mort, et ne pensa plus qu'à l'autre vie. Sa maladie ne dura que cinq ou six jours; les deux princesses, mère et grand'mère, la cour, la ville étaient dans le dernier désespoir. Le malheureux père y tomba lui-même; il sentit en ces derniers jours tout ce que valait son fils, tout ce qu'il allait perdre, et ne put se dissimuler qu'il en était le bourreau. Mais l'impression était faite; ses caresses tardives ne purent rappeler le prince à la vie. Si ce père, barbarement politique, avait pu lire dans l'avenir et voir de si loin quel traitement le fils qui lui restait lui préparait, son désespoir eût été au comble. Il eut la douleur de perdre un fils accompli, généralement reconnu et goûté comme tel, d'en voir sa cour, sa ville, ses États dans la plus vive douleur, et dans la conviction entière que sa jalousie l'avait fait mourir. Retournons maintenant en France.

Voysin regorgeait des plus grands dons de la fortune, chancelier et garde des sceaux, ministre et secrétaire d'État au département de la guerre, avec plus d'autorité que Louvois, conseil intime de Mme de Maintenon et de M. du Maine, instrument du testament du roi et de tout ce que sa vieille et son bâtard se proposaient encore d'en arracher, ministre unique de l'affaire de la constitution, et dans la plus intime confiance et dépendance des chefs de ce redoutable parti, et l'âme aussi cautérisée qu'eux, il nageait dans la plus solide et la plus entière confiance du roi, et dans la puissance la plus étendue. Il voulut jouir de sa gloire, et aller triompher au parlement en qualité de chancelier de France, où son propre grand-père paternel avait été longtemps greffier criminel, et sans être monté plus haut crut avoir fait une fortune. Le chancelier de Pontchartrain et bien d'autres chanceliers n'y avaient jamais été, et il se trouvera peu ou point d'exemple qu'aucun y ait été sans occasion nécessaire, et seulement comme celui-ci pour le plaisir et la vanité d'y aller. Il s'y fit suivre par plus de cent officiers, et accompagner de tout ce qui lui fut permis de conseillers d'État et de maîtres des requêtes. Il n'oublia rien de la pompe de sa marche, de sa réception et de sa reconduite. Son discours montra plus de fortune que de talents. Aucun pair ni prince du sang ne s'y trouva; ils ne marchent point pour la robe.

Tallard séchait sur pied de n'avoir encore rien recueilli d'avoir livré le cardinal de Rohan au P. Tellier jusqu'à en avoir fait son esclave. La jalousie le perçait de voir que cela même eut fait les princes de Rohan et d'Espinoy ducs et pairs, tandis qu'on le laissait, et qu'il était d'autant plus pressé qu'il voyait le roi diminuer tous les jours. Il ne voulut pas en être la dupe, et fit tant de bruit aux Rohan et au P. Tellier, qu'ils n'osèrent le pousser à bout. Vouloir et pouvoir était même chose auprès du roi et de Mme de Maintenon pour les maîtres de la constitution. Elle leur était trop chère et sacrée pour se dispenser d'en payer les dettes, et elle n'en avait contracté aucune si utile que celle que Tallard s'était acquise sur elle en lui livrant le cardinal de Rohan. Tallard fut donc déclaré pair de France; mais quand il fallut en venir à la mécanique des expéditions, la chose fut trouvée impossible, parce qu'il n'avait qu'un duché vérifié qu'il avait cédé à son fils en le mariant. On tourna, on chercha, mais à la fin il fallut que le père se contentât, en enrageant, que la pairie fût érigée pour son fils, et de demeurer lui comme il était.

Le comte du Luc, ambassadeur en Suisse, fit en ce temps-ci une faute dont la France et la Suisse se ressentent encore. Les cantons catholiques et protestants étaient depuis longtemps animés les uns contre les autres; la longue affaire de l'abbé de Saint-Gall les avait mis aux prises, et quelquefois aux armes. L'intérêt de la maison d'Autriche entretint sous main ce feu pour abaisser les cantons les uns par les autres et en profiter. Passionné, jeune, emporté, violent et sans expérience, y était nonce du pape, et il aigrit les choses de plus en plus. Du Luc était occupé du renouvellement de l'alliance de la France avec tout le corps helvétique, et les ministres de la maison d'Autriche à l'empêcher, à quoi rien n'était plus propre que d'entretenir la division dans la république. Du Luc espéra forcer les protestants par les catholiques, plus nombreux à la vérité, mais incomparablement plus faibles; il conclut le renouvellement d'alliance avec ces derniers. Les cantons protestants, animés par les émissaires de Vienne, de Londres, de Hollande, imputèrent ce traité à affront et n'ont jamais voulu ouïr parler depuis de renouveler leur alliance avec la France, et les armes à la main s'en sont souvent vengés sur les cantons catholiques, et leur ont durement fait sentir leur supériorité.

Pendant que la princesse des Ursins s'acheminait lentement vers Paris, sa catastrophe produisit de grands changements en Espagne. Orry l'avait devancée, et trouva en arrivant à Paris défense d'approcher de la cour; il courut même fortune de la prison et de pis. Le cardinal del Giudice [fut] non seulement rappelé, comme on l'a vu, mais mis à la tête des affaires politiques, de justice et religion; le duc de Veragua eut celles de la marine et du commerce; le vieux marquis Frigilliane fut fait chef du conseil des Indes; le marquis de Bedmar le demeura du conseil de guerre; et le prince de Cellamare, fils du duc de Giovenazzo, conseiller d'État, frère du cardinal del Giudice, qui venait, comme on l'a vu, d'être fait grand écuyer de la reine, fut nommé ambassadeur en France. Chalais et Lanti, neveux de Mme des Ursins, qui avaient eu, comme on l'a vu, permission de la joindre en chemin, et qu'elle avait envoyés l'un après l'autre devant elle à Paris, y reçurent défense de retourner en Espagne, ce qui embarrassa fort Lanti qui était Italien et qui n'avait rien ici, et Chalais encore plus, à qui le roi refusait la jouissance du rang et des honneurs de grand d'Espagne, qu'il ne lui avait permis qu'à cette condition-là d'accepter.

Peu de jours après, le cardinal del Giudice fut fait gouverneur du prince des Asturies, emploi fort étrange pour un prêtre. Dans ce rayon de fortune, qui avait déjà, comme on l'a vu, expatrié Macañas, il n'oublia point la générosité avec laquelle le P. Robinet avait résisté à sa faveur, jointe alors à l'autorité de Mme des Ursins, pour l'archevêché de Tolède que le cardinal et la princesse des Ursins demandaient vivement, et que Giudice fut au moment d'obtenir, lorsqu'avec l'applaudissement général de la cour de la ville, de toute l'Espagne, le P. Robinet l'emporta, et le fit donner à cet illustre curé de village dont j'ai parlé ailleurs. Un prêtre et un Italien n'oublient guère. Giudice profita de sa faveur pour faire chasser Robinet, qui se retira en France, où il vécut très content simple jésuite à Strasbourg, sans se mêler à rien. Le P. Daubenton, lors assistant du général des jésuites à Rome, celui-là même qui, seul avec le cardinal Fabroni, avait concerté et fabriqué la constitution Unigenitus, fut rappelé au confessionnal du roi d'Espagne. Ce changement de confesseur fut un grand et long malheur pour les deux couronnes. Robinet n'avait nul intérêt, aucune ambition, n'était point entaché d'ultramontanisme, et n'était jésuite qu'autant que l'honneur et sa conscience le lui permettaient. Il était solidement homme de bien; aussi voulait-il le bien pour le bien, et y était également hardi et sage. Toute la cour et toute l'Espagne l'aimaient et l'honoraient, s'y confiaient; il ne s'en élevait et ne s'en estimait pas davantage, et il était droit, vrai et ennemi de toute intrigue. On verra ailleurs le parfait contraste de son successeur avec lui.

Un mois après, Flotte et Renaut furent mis en liberté. La chute de Mme des Ursins fit voir clair au roi d'Espagne sur bien des choses. C'était elle qui avait fait arrêter ces deux domestiques de M. le duc d'Orléans, et qui, soutenue de Mme de Maintenon par leur haine commune, et de Monseigneur poussé par la cabale qui le gouvernait, ne visait pas à moins qu'à la tête de M. le duc d'Orléans, comme je l'ai raconté en son lieu. La reine d'Espagne, qui devenait fort maîtresse, ne cherchait qu'à détruire ce que Mme des Ursins avait édifié; peut-être l'âge et la santé du roi la persuadèrent-ils tacitement de raccommoder le roi d'Espagne avec un prince à qui on ne pouvait, le cas arrivant, ôter la régence. Ainsi, sans que M. le duc d'Orléans y songeât, ni personne pour lui, le roi d'Espagne écrivit au roi qu'ayant enfin reconnu l'innocence de Flotte et de Renaut, et la fausseté des accusations faites contre eux, il avait ordonné qu'on les mît en liberté. Le roi d'Espagne ajouta dans la même lettre que, dans le désir qu'il avait de se réconcilier avec M. le duc d'Orléans, il laissait au roi d'en ordonner la manière. La surprise fut grande à la réception de cette lettre, et la rage de Mme de Maintenon. Un pareil désaveu, sur une affaire qu'on avait poussée si étrangement loin auprès du roi, lui pouvait faire ouvrir les yeux sur des calomnies plus atroces et plus domestiques. M. du Maine en trembla, et glissa sur ce fâcheux pas avec adresse et silence. M. le duc d'Orléans écrivit au roi d'Espagne, de concert avec le roi, et en reçut une réponse la plus honnête. Flotte et Renaut reçurent ordre de M. le duc d'Orléans d'aller à Madrid remercier le roi et la reine, dont ils furent bien reçus, et de revenir aussitôt en France où ils voudraient, excepté Paris et ses environs, pour prévenir sagement les questions et les propos qu'on se plairait à leur faire tenir. Ils touchèrent promptement en Espagne de quoi payer toutes les dettes qu'ils y avaient faites, et la dépense de leur retour, par ordre de M. le duc d'Orléans, qui leur donna à leur arrivée une gratification et une pension honnête.

Il faut achever les changements d'Espagne, d'autant que je ne les préviens que de six semaines. Alonzo Manriquez était un homme de qualité, et le seul pour qui le roi d'Espagne eut invariablement une amitié constante. Il aimait aussi le roi avec attachement; il était grand, de taille aisée, fort bien fait, avec un air noble et un visage agréable, et, chose rare pour un Espagnol, il était blond et avait de belles dents. Son esprit était médiocre, mais sage et mesuré au dernier point; éloigné de se mêler d'affaires et de cabales, et tout aussi éloigné de faire sa cour à aucun ministre, même à la princesse des Ursins; d'ailleurs l'homme le plus affable, le plus poli, le plus gracieux, de l'accès le plus facile. Son affection pour le roi d'Espagne lui en avait donné pour les François. Il n'était pas riche, mais autant qu'il le pouvait généreux et libéral. Dès qu'il fut grand seigneur, il devint magnifique et conserva les mêmes moeurs. Il était fort réservé à rendre de bons offices et à parler au roi pour quelqu'un, non que l'inclination ne l'y portât, mais il en sentait le danger avec un prince aussi dépendant d'autrui. C'était un des plus grands toréadors de toute l'Espagne, et qui se consolait le moins qu'on eût banni ces combats, où il avait fait de grandes folies avec une grande valeur. C'est lui qui fut obligé de se retirer dans un couvent au plus vite, en attendant que sa grâce lui fût expédiée, et qui la fut promptement, pour avoir sauté à bas de son cheval et tiré le pied de la feue reine de son étrier, tombée et traînée par le sien, à qui il sauva ainsi la vie. Sa femme, qui avait beaucoup de mérite, et qui était Enriquez, et avec qui il a toujours vécu dans la plus grande union, avait souvent des musiques chez elle, et ils en eurent une fort bonne à eux quand ils se virent en état de figurer. Ils voyaient beaucoup plus de monde que tous les autres seigneurs espagnols, et bien plus librement. Alonzo Manriquez fut majordome du roi, puis premier écuyer, qui ne ressemble en rien au nôtre, comme on le verra ailleurs. Il quitta en ce temps-ci cette charge, parce qu'il fut fait grand d'Espagne sous le titre de duc del Arco, et qu'un grand d'Espagne ne peut être premier écuyer.

Valouse, gentilhomme de Provence, nourri page du roi, puis écuyer particulier de M. le duc d'Anjou, qui l'avait suivi en Espagne, où, avec peu d'esprit, il se gouverna toujours fort sagement, et se maintint dans les bonnes grâces de son maître et des divers gouvernements, fut fait premier écuyer. Le roi d'Espagne fit en même temps persuader au duc de La Mirandole, qui était grand écuyer, de se démettre de cette charge, en lui en conservant les honneurs et les appointements; il y consentit, et le duc del Arco fut fait grand écuyer. Il était aussi gentilhomme de la chambre et seul en exercice avec le marquis de Santa-Cruz, majordome-major de la reine. J'aurai ailleurs occasion de parler de ces deux seigneurs. Le duc del Arco ne ploya jamais sous Albéroni, qui ne l'aimait pas, mais qui n'osa jamais se hasarder de l'entamer. C'était un des plus honnêtes et des plus accomplis hommes d'Espagne, doux, modeste, mais digne et haut aussi dans les occasions. Il montra beaucoup de valeur dans les campagnes d'Italie et d'Espagne, qu'il fit à la suite de son maître. Il était aussi parfaitement désintéressé avant et depuis sa fortune. Il ne demanda jamais rien au roi pour soi; il avait une des moindres commanderies de Saint-Jacques et n'en voulut point d'autres. Il portait cet ordre à la boutonnière, comme ils font tous, et avait le portrait du roi d'Espagne au revers de la médaille.

La charge de sommelier du corps ou de grand chambellan vaquait depuis la mort du duc d'Albe, arrivée à Paris pendant son ambassade, en sorte qu'il ne l'avait jamais faite. L'ancien des gentils hommes de la chambre l'exerce dans le cas d'absence ou de vacance; et c'était le marquis de Montalègre, grand d'Espagne, qui l'était, et qui avait toujours suppléé. Il était Guzman, et avait épousé une sœur du marquis de Los Balbazès, qui était Spinola. Il avait été une espèce de favori de Charles II, qui lui avait donné la compagnie des hallebardiers qu'il avait encore, qui était lors la seule garde des rois d'Espagne, avec certaine canaille de lanciers en petit nombre et qui ne suivaient qu'à cheval, qui demandaient l'aumône à la porte du palais. Philippe V les abolit en arrivant en Espagne, et mit les hallebardiers sur le pied et avec l'habillement des Cent-Suisses de la garde du roi. Ce marquis de Montalègre était un fort honnête homme, assez borné, qui ne se mêlait de rien; mais poli, honnête, généreux, et qui vivait fort retiré à l'espagnole.

Le duc de Liñarez, vice-roi du Mexique, avait obtenu son rappel. Il était vice-roi de l'avènement de Philippe V à la couronne, et lui avait envoyé de grands secours d'argent. Le marquis de Valero fut envoyé à sa place. Il était frère du duc de Bejar et oncle de Zuniga, qu'on a vu servir dans nos armées. Le roi d'Espagne avait toujours aimé ce marquis de Valero, il l'avait en arrivant trouvé majordome, et avait toujours cherché à l'élever. C'était un vrai Espagnol, plein d'honneur, de courage et de fidélité, mais austère et inflexible, et qui n'était pas sans capacité. À son retour il fut grand d'Espagne et sommelier du corps avec beaucoup de crédit, dont il n'abusa jamais, et s'en servit utilement pour le roi et la monarchie. Ce fut dommage qu'il ne vécût pas assez. Il n'eut point d'enfants, et sa grandesse retourna à des neveux.

Enfin la princesse des Ursins arriva à Paris, et vint descendre et loger chez le duc de Noirmoutiers, son frère, dans une petite maison des Jacobins, qu'il occupait dans la rue Saint-Dominique, porte à porte de la mienne. Ce voyage dut lui paraître bien différent du dernier qu'elle avait fait en France, où elle avait paru la reine de la cour. Peu de gens, outre ses anciens amis et ceux de son ancienne cabale, la vinrent voir, et néanmoins quelques envieux s'y mêlèrent; ce qui fit assez de concours les premiers jours, après quoi les visites s'éclaircirent, et la solitude domina dès qu'on eut vu le succès de son voyage à Versailles, qu'on lui laissa attendre plusieurs jours. M. le duc d'Orléans, raccommodé avec le roi d'Espagne, sentit qu'il était solidement de son intérêt, encore plus que d'une faible vengeance, de montrer par quelque éclat que ce n'était qu'à la haine et à l'artifice de la princesse des Ursins qu'il devait celui de son affaire d'Espagne, qui avait été si près de lui [faire] porter la tête sur l'échafaud. Mme de Maintenon avec M. du Maine, et tous leurs puissants ressorts, soutenus de l'intérêt de la cabale de Meudon, étaient ceux qui avaient poussé à l'extrémité cette affaire, que Mme des Ursins leur avait présentée. Mais les temps étaient changés, Monseigneur était mort, et la cabale de Meudon anéantie. Mme de Maintenon avait tourné le dos à Mme des Ursins; ainsi M. le duc d'Orléans, libre à l'égard de cette dernière ennemie, ne crut pas la devoir ménager. Il y fut poussé par Mme la duchesse d'Orléans, et plus encore par Madame, tellement qu'il pria le roi de défendre à la princesse des Ursins de se trouver en pas un lieu, même dans Versailles, où Mme la duchesse de Berry, Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans se pourraient rencontrer, lesquels firent en même temps une défense étroite à toutes leurs maisons de la voir, et demandèrent la même chose aux personnes qui leur étaient particulièrement attachées. Cet éclat fit un grand bruit, montra à découvert l'abandon de Mme de Maintenon, l'inconsidération du roi, et devint un grand embarras pour la princesse des Ursins.

Je n'avais pu trouver que M. le duc d'Orléans eût tort dans cette conduite, qui faisait retomber à plomb sur les artifices tout ce qu'on avait voulu lui imputer, et qui se trouvait très heureusement placée au moment de la liberté rendue à Flotte et à Renaut, et de sa réconciliation avec le roi d'Espagne. Mais je lui représentai qu'ayant toujours été ami particulier de Mme des Ursins, laissant à part sa conduite envers lui, et ne mettant point de proportion dans mon attachement pour lui avec mon amitié pour elle, je ne pouvais oublier les marques qu'elle m'en avait toujours données, particulièrement en ce dernier voyage si triomphant, comme je l'ai expliqué en son temps, et qu'il me serait dur de ne la point voir. Nous capitulâmes donc, et M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans me permirent de la voir deux fois: une alors, l'autre quand elle partirait, avec parole que je n'irais pas une troisième, et que Mme de Saint-Simon ne la verrait point, à cause d'eux et de Mme la duchesse de Berry, ce que nous digérâmes mal volontiers, mais il en fallut passer par là. Comme je voulus au moins profiter de ma bisque, je fis dire à Mme des Ursins les entraves où je me trouvais, et que, voulant au moins la voir à mon aise le très peu que je le pouvais, je lui laisserais passer les premiers jours et son premier voyage à la cour avant de lui demander audience. Mon message fut très bien reçu, elle savait depuis longues années où j'en étais avec M. le duc d'Orléans, elle ne fut point surprise de ces entraves, et me sut au contraire bon gré de ce que j'avais obtenu. Quelques jours donc après qu'elle eut été à Versailles, j'allai chez elle à deux heures après midi. Aussitôt elle ferma sa porte sans exception, et je fus tête à tête avec elle jusqu'après dix heures du soir.

On peut juger combien de choses passent en revue dans un aussi long entretien. Je lui trouvai la même amitié et la même ouverture, beaucoup de sagesse sur M. le duc d'Orléans et les siens, et de franchise sur tout le reste. Elle me conta sa catastrophe sans jamais y mêler le roi, ni le roi d'Espagne, duquel elle se loua toujours; mais sans se lâcher sur la reine, elle me prédit ce qu'on a vu depuis. Elle ne me dissimula rien de sa surprise, des mauvais traitements, jusqu'aux grosses injures de propos délibéré, de son départ, de son voyage, de son état, de tout ce qu'elle avait essuyé. Elle me parla fort naturellement aussi de son voyage de Versailles, de sa désagréable situation à Paris, de la feue reine, du roi d'Espagne, de diverses personnes qui de son temps y avaient figuré dans le gouvernement et dehors, enfin des vues incertaines et diverses d'une honnête retraite, dont le lieu était combattu dans son esprit. Ces huit heures de conversation avec une personne qui y fournissait tant de choses curieuses me parurent huit moments. L'heure du souper, même tardive, nous sépara, avec mille protestations vraies et réciproques, et un pareil regret entre elle et Mme de Saint-Simon de ne pouvoir se voir. Elle me promit de m'avertir de son départ à temps de passer encore une journée ensemble.

Son voyage à Versailles se passa peu agréablement. Elle alla le matin du mercredi 27 mars, dîner à Versailles chez la duchesse du Lude qui y demeurait toujours. Elle y resta jusqu'à une demi-heure près de celle que le roi devait passer chez Mme de Maintenon, où elle alla l'attendre seule avec elle; elle n'y demeura guère plus en tiers avec eux, et se retira après à la ville, chez Mme Adam, femme d'un premier commis des affaires étrangères, qui lui donna à souper et à coucher, et où elle fut très peu visitée. Le lendemain elle dîna chez la duchesse de Ventadour, et s'en retourna à Paris. Elle obtint peu après de remettre sa pension du roi, moyennant une augmentation en rentes sur l'hôtel de ville, dont elle eut quarante mille livres de rente. Cela était, outre l'augmentation du double, plus solide qu'une pension, qu'elle ne doutait pas de perdre dès que M. le duc d'Orléans en deviendrait le maître. Elle songeait à se retirer en Hollande; mais les États généraux ne voulurent point d'elle à la Haye ni à Amsterdam. Elle avait compté sur la Haye. Elle pensa alors à Utrecht, mais elle s'en dégoûta bientôt, et tourna ses projets sur l'Italie. Elle ne retourna plus à la cour que pour en prendre congé. M. du Maine, en reconnaissance des grandeurs qu'elle avait procurées à M. de Vendôme en Espagne, lui valut cette grâce pécuniaire du roi.

CHAPITRE III. §

Le comte de Lusace et les princes d'Anhalt et de Darmstadt à la chasse avec le roi. — Bolingbroke à Paris; sa catastrophe. — Stairs ambassadeur d'Angleterre à Paris; son caractère. — Mariage du fils unique du comte de Matignon, fait duc, avec la fille aînée du prince de Monaco, et ses étranges concessions et conditions. — Cinq cent mille livres, etc., sur le non-complet des troupes, données au chancelier Voysin. — Le Camus, premier président de la cour des aides, prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre. — Mort de la comtesse d'Acigné; du duc de Richelieu; de la princesse d'Harcourt; de Sézanne, dont la Toison est donnée à un de ses neveux. — Mort du docteur Burnet, évêque de Salisbury, et de l'abbé d'Estrades. — Mariage de Castelmoron avec la fille de Fontanieu; d'Heudicourt avec la fille de Surville; du troisième fils du duc de Rohan avec la comtesse de Jarnac; de Cayeux avec la fille de Pomponne; de Saint-Sulpice avec la fille du comte d'Estaing. Éclipse de soleil. — Bout de l'an de M. le duc de Berry. — Le roi fait quitter le grand deuil avant le temps à Mme la duchesse de Berry, et la mène jouer dans le salon à Marly. — Elle en obtient quatre dames pour la suivre: Mmes de Coettenfao, de Brancas, de Clermont, de Pons. — Mmes d'Armentières et de Beauvau succèdent peu après aux deux premières. — Mort de Mme de Coettenfao, qui me donne presque tout son bien, que je rends sans y toucher à M; de Coettenfao. — Précaution nouvelle et extraordinaire du parlement de Paris contre les fidéicommis. — Coettenfao m'envoie furtivement pour soixante mille livres de belle vaisselle, qu'il me force après d'accepter. — Dernier voyage du roi à Marly. — La reine d'Angleterre à Plombières. — Chamlay, en apoplexie, va à Bourbon. — Effiat à Marly. — Crayon de ce personnage. — Étrange trait de lui avec moi. — Mme de Nassau à la Bastille. — Maladie de Mme la duchesse d'Orléans, dont on tâche de profiter. — Paris ouverts en Angleterre sur la mort prochaine du roi, qui par hasard les voit dans une gazette de Hollande. — Prince de Dombes visité par les ambassadeurs comme les princes du sang. — Adresse là-dessus du duc du Maine. — Il obtient la qualité et le titre de prince du sang pour lui et sa postérité, et pour son frère, par une nouvelle et très précise déclaration du roi, incontinent enregistrée au parlement. — Sainte-Maure conserve les livrées et les voitures de M. le duc de Berry. — Prince électoral de Saxe prend congé du roi dans son cabinet à Marly. — Mme de Maintenon lui fait les honneurs de Saint-Cyr. — Mort de Ducasse; sa fortune, son caractère. — Mort de Nesmond, évêque de Bayeux.

Le roi alla de Versailles courre le cerf dans la forêt de Marly, et y fit donner des chevaux au comte de Lusace, c'est-à-dire le prince électeur de Saxe, au palatin son gouverneur, et aux princes d'Anhalt et de Darmstadt; et le lendemain il convia dans la galerie le comte de Lusace à la volerie, où Sa Majesté allait.

Un autre étranger arriva en même temps qui éprouva le sort ici de la princesse des Ursins. Je parle du lord Saint-Jean, plus connu sous le nom de vicomte de Bolingbroke, par les mains duquel avait passé le traité de Londres qui força les alliés à conclure la paix d'Utrecht, et lequel, dans la fin de la négociation de Londres, fut envoyé ici passer huit ou dix jours par la reine Anne, où il fut reçu avec tant de distinction, comme je l'ai marqué en son lieu. Son sort en Angleterre avait changé comme celui de la princesse des Ursins en Espagne, avec cette différence que notre cour fut bien fâchée de la disgrâce de ce ministre et de n'oser le voir. Le nouveau roi avait changé tout le ministère, et remis les whigs en place, d'où il avait chassé les torys. Ces premiers profitèrent de ce retour pour exercer leurs haines particulières. Ils attaquèrent les ministres de la reine Anne, et leur firent un crime d'avoir fait la paix. Prior, qui s'en était fort mêlé sous ces ministres de la reine Anne, vendit leur secret et ce qu'il put avoir de papiers à leurs persécuteurs qui étaient aussi les siens, pour se tirer d'oppression par cette infamie. Bolingbroke, le plus noté de tous pour avoir eu la principale part à la paix, se trouva aussi dans le plus grand danger, et en même temps le moins établi. Il lutta un temps, et lorsqu'il vit qu'il n'y avait point de ressources, il fit un discours très nerveux en plein parlement, et en même temps très libre et très fort contre la harangue du roi d'Angleterre, et tout de suite passa en France. Il vint demeurer à Paris, mais sans aller à la cour, ni voir publiquement nos ministres et nos personnages. J'aurai ailleurs lieu de parler de lui.

Il y avait déjà quelque temps que le lord Stairs était ici de la part du roi d'Angleterre, avec la patente d'ambassadeur, dont il fut fort longtemps sans prendre le caractère. C'était un Écossais grand et bien fait, qui avait l'ordre du Chardon ou de Saint-André d'Écosse. Il portait le nez au vent avec un air insolent qu'il soutenait des plus audacieux propos sur les ouvrages de Mardick, les démolitions de Dunkerque, le commerce, et toutes sortes de querelles et de chicanes, en sorte qu'on le jugeait moins chargé d'entretenir la paix, et de faire les affaires de son pays, que de causer une rupture. Il poussa si loin la patience et la douceur naturelle de Torcy, que ce ministre ne voulut plus traiter avec lui. Stairs même était si peu mesuré dans les audiences qu'il demandait fréquemment, et avec la plus grande hauteur, que le roi prit le parti de ne le plus entendre. Il tâchait à se mêler avec ce qu'il pouvait de meilleure compagnie, qui se lassa bientôt de ses discours, dont il répandait l'impudence aux promenades publiques, aux spectacles et chez lui, où il cherchait à s'attirer du monde par sa bonne chère. J'aurai lieu plus d'une fois de parler de ce personnage qui ne sut que trop bien jouer le sien et faire peur, tandis qu'il en mourait intérieurement lui-même, et avec grande raison. C'était un homme d'esprit, de toute espèce d'entreprises, qui était dans les troupes où il avait servi sous le duc de Marlborough, et qui haïssait merveilleusement la France. Il parlait aisément, éloquemment, et démesurément sur tous chapitres, avec la dernière liberté.

Le roi fit à M. le Grand les grâces les plus singulières et les plus sans exemple, pour M. de Monaco, son gendre, qui s'était raccommodé avec lui depuis la rupture, qui a été racontée, du mariage du fils du comte de Roucy avec sa fille, auquel Mme de Monaco et M. le Grand son père ne voulurent jamais consentir, et qui n'avait pas en effet de quoi remplir par ses biens les vues que M. de Monaco s'était proposées. Il n'avait que des filles, et il était hors d'espérance d'avoir d'autres enfants. Il était mal dans ses affaires, il cherchait franchement à trafiquer sa dignité avec sa fille aînée. Il n'avait point de crédit, la paresse italienne l'avait retenir à Monaco depuis la mort de son père, il n'en sortit même plus, mais il espéra tout du crédit de M. le Grand, et il ne s'y trompa point. Les grandes barrières de la succession à la couronne étaient franchies; après celles-là nulles antres ne pouvaient sembler considérables et les grâces en ce genre accordées à M. de La Rochefoucauld ne pouvaient pas être refusées à son rival perpétuel en faveur. Il fallait à M. de Monaco un homme de qualité qui voulût bien quitter à jamais, pour soi et pour sa postérité, son nom, ses armes, ses livrées, pour prendre en seul le nom, les armes et les livrées de Grimaldi. Il était nécessaire aussi qu'il fût assez riche pour donner quelque argent à M. de Monaco, se charger de la dot de ses deux filles cadettes, et payer outre cela un grand nombre de gros créanciers qui tourmentaient M. de Monaco. Ce n'était pas tout encore; il fallait quelque fonds et un ample viager à l'abbé de Monaco son frère, lequel y tenait ferme pour céder ses droits. Il fallait de plus que tout cela fût si net et si assuré que M. de Monaco fût libéré parfaitement, et à son aise et en repos pour tout le reste de sa vie.

Le défaut de moyens avait rompu l'affaire du fils du comte de Roucy. Matignon, grâce aux trésors qu'il avait tirés du ministère de Chamillart et à sa propre économie, avait de quoi satisfaire à tant de grands besoins de M. de Monaco. Il n'avait pu réussir à se faire duc d'Estouteville; il n'était point en situation d'espérer que le roi le fît duc et pair de pure grâce; il se livra donc à une occasion unique d'acheter cette dignité, pour en parler franchement. Son marché fait avec M. de Monaco, il fut question de la seule chose qui le lui avait fait faire, en laquelle toute impossibilité se trouvait, si on n'eût pas été dans un temps où le roi ne voulait plus rien trouver d'impossible. Valentinois avait été érigé en duché-pairie pour mâles uniquement, et les femelles exclues, en 1642, en faveur du grand-père de M. de Monaco, lorsqu'il chassa de Monaco la garnison espagnole, qu'il y en reçut une française, et qu'il se mit sous la protection de la France: première difficulté pour faire passer la dignité à une femelle. Elle subsistait en la personne de M. de Monaco, elle n'était donc pas éteinte, conséquemment point susceptible d'érection nouvelle. Il est vrai que Henri Gondi, duc de Retz, petit-fils du maréchal-duc de Retz, et par sa mère du duc de Longueville, n'ayant que deux filles, obtint en 1634, c'est-à-dire vingt-cinq ans avant sa mort, une érection nouvelle de Retz en faveur de Pierre Gondi avec rang nouveau, en épousant la fille aînée de Henri Gondi duc de Retz, sa cousine issue de germaine, énormité dont jusqu'alors on n'avait point vu d'exemple, et qui même n'avait pas été imaginée. Ce Pierre Gondi, nouveau duc de Retz, en même temps que son beau-père démis, était frère du fameux coadjuteur de Paris, si connu sous le nom de dernier cardinal de Retz, et père de la duchesse de Lesdiguières, dernière Gondi en France, mère du duc de Lesdiguières, gendre du maréchal de Duras. Tout cela fut accordé à M. de Monaco; mais comme les énormités n'ont plus de bornes quand les justes barrières sont une fois franchies, en voici d'autres qu'il obtint.

Au cas que M. de Monaco pût avoir un fils, tout lui retournait, et la dignité même de duc et pair de l'ancienneté de 1642; le fils de Matignon demeurait duc sa vie durant comme un duc et pair démis, et son fils ne pouvait jamais prétendre d'y revenir ni les siens, mais il reprenait, mais sans aucun rang ni honneurs, son nom, ses armes, ses livrées ainsi que toute la postérité du fils de Matignon et de la fille de Monaco. Ainsi M. de Monaco vendit sa dignité et sa fille très chèrement, et se réserva de la retenir s'il avait un fils. Rien de plus monstrueux ne se pouvait imaginer après l'habilité à la couronne, et les grandeurs des bâtards du roi et de Mme de Montespan. Ce prodige de concession n'eut pas lieu parce que M. de Monaco n'eut point de fils. Il y eut encore d'autres choses passées entre M. de Monaco et M. de Matignon, touchant la réversion des biens en cas de naissance d'un fils. Comme le mariage ne se pouvait faire sans aplanir auparavant des difficultés intrinsèques et qu'il était pourtant très nécessaire d'en bien assurer le fondement, toutes ces monstrueuses concessions furent énoncées par un brevet du 24 juillet 1715. Le 20 octobre suivant, six semaines après la mort du roi, le fils de Matignon épousa à Monaco la fille aînée de M. de Monaco. Au mois de décembre suivant, les lettres d'érection furent expédiées conformément en tout au brevet du 24 juillet précédent; en quoi M. le duc d'Orléans, régent, ni le conseil de régence, ne trouvèrent point de difficulté, parce que la concession du feu roi avait été publique, qu'ils en avaient tous connaissance, et que ce brevet, expédié du vivant du roi, en faisait foi. Par les mêmes raisons le parlement enregistra sans difficulté les lettres d'érection, le 2 septembre 1716, dès qu'elles y furent présentées, et le nouveau duc de Valentinois y fut reçu comme pair de France le 14 décembre suivant.

Le roi fit présent à Voysin, chancelier et secrétaire d'État ayant le département de la guerre, du revenant-bon du non-complet des troupes, qu'il dit aller à cinq cent mille livres. Cette libéralité était bien due aux services de cette âme damnée de la constitution, de Mme de Maintenon et de M. du Maine, et à l'unique dépositaire des manèges et du testament du roi; mais il fit étrangement crier le public dont ce front d'airain eut toute honte bue.

Sa Majesté accorda à Le Camus, encore fort jeune, la place et l'exercice de premier président de la cour des aides qu'avait son grand-père, et l'agrément de la charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre que lui vendit Pontchartrain en retenant les marques de l'ordre.

La comtesse d'Acigné, dernière, par elle et par son défunt mari, de cette bonne et ancienne maison de Bretagne, mourut fort âgée à Paris. Le duc de Richelieu, son gendre, et qui n'avait de fils que de sa fille, la suivit de fort près, à quatre-vingt-six ans. J'en ai suffisamment parlé en plusieurs endroits pour le faire connaître, ainsi que de la princesse d'Harcourt, soeur de la duchesse de Brancas, qui mourut assez brusquement chez elle à Clermont, et qui ne laissa de regrets à personne.

Sézanne, frère de père du duc d'Harcourt, et de mère de la duchesse d'Harcourt, était mort depuis quelque temps d'une longue maladie, dont il avait rapporté d'Italie les premiers commencements, et à laquelle les médecins ne connurent rien. Le duc de Mantoue avait un sérail de maîtresses dont il était fort jaloux. Sézanne ne s'en contraignit pas, et on crut qu'il en avait été payé à l'italienne. Il ne laissa point d'enfants. C'était un jeune homme bien fait, que la fortune de son frère avait gâté, qui sans cela eût valu quelque chose, et qui ne se fit point regretter. Son frère lui avait fait donner la Toison qui lui était destinée; il envoya un de ses fils cadets en reporter le collier en Espagne, dans l'espérance qu'il lui serait donné, en quoi son espérance ne fut pas trompée.

Le fameux docteur Burnet, évêque de Salisbury, si connu par ses ouvrages, et par le secret qu'il eut de l'entreprise du prince d'Orange sur l'Angleterre, avec lequel il y passa lors de la révolution whig, le plus déclaré pour ce parti malgré son épiscopat, mourut en ce même temps.

L'abbé d'Estrades mourut aussi à Chaillot, où sa pauvreté lui avait fait louer une maison depuis bien des années pour y vivre à meilleur marché et en retraite. Il était fils du maréchal d'Estrades, et avait très bien réussi à Venise et à Turin, où il avait été ambassadeur, mais il s'y était fort endetté. Il vécut fort exemplairement et fort solitairement à Chaillot. Ses dettes étaient presque toutes payées. Il avait l'abbaye de Moissac et dix mille livres de pension sur les abbayes de l'abbé de Lyonne. On aurait pu se servir fort utilement de lui, mais on ne voulait que des gens qui pussent et voulussent bien se ruiner, et non pas de ceux qui s'étaient déjà ruinés en ambassades.

M. de Lauzun maria Castelmoron, son neveu, qui n'était pas riche, à la fille de Fontanieu, qui de laquais de Crosat était devenu son commis, puis son caissier, et qui y avait acquis de grands biens avec lesquels s'était poussé, et était devenu pour son argent garde-meuble de la couronne, qui est l'inspection en détail de tous les meubles faits et à faire pour le roi, et de l'ameublement et du démeublement de toutes les maisons royales. Heudicourt épousa, pour se recrépir, une fille de Surville; et Cayeux, fils de Gamaches, épousa la fille de M. de Pomponne, fils du ministre d'État. Le troisième fils du duc de Rohan épousa aussi sa cousine de même nom, comtesse de Jarnac, veuve d'un cadet de Montendre-lez-La-Rochefoucauld, dont elle n'avait point eu d'enfants. Ce fut une fortune pour ce troisième cadet du duc de Rohan qu'elle préféra au second; mais elle stipula qu'il quitterait le service et Paris, et qu'il irait avec elle vivre à Jarnac, qui est un fort beau lieu en Poitou, dont elle ne voulait point sortir. Elle parlait en héritière très riche à cadet qui n'avait rien, et qui se trouva heureux de l'épouser et de se conformer à toutes ses volontés.

Le marquis de Saint-Sulpice-Crussol épousa en même temps la fille du comte d'Estaing, qui fut longtemps depuis chevalier de l'ordre.

Le roi, étant à Marly, s'arrêta dans ses jardins avant la messe, pour s'y amuser à voir une éclipse de soleil, sur les neuf heures du matin. Toutes les dames y étaient longtemps auparavant. Cassini, fameux astronome, y était venu de l'Observatoire avec des lunettes pour la faire bien remarquer, le vendredi 3 mai. Le lendemain on fit, à Saint-Denis, le bout de l'an de M. le duc de Berry, où l'évêque de Séez, Turgot, officia, qui avait été son premier aumônier; M. le duc d'Orléans et quelques princes du sang s'y trouvèrent.

Dès le lendemain le roi fit quitter le grand deuil à Mme la duchesse de Berry, qui devait durer encore six semaines, et la mena lui-même dans le salon, où il la fit jouer. On a vu souvent ici combien le roi était peiné du grand deuil, et le peu de mesure qu'il y garda dans sa plus proche famille. Mme la duchesse de Berry souhaitait fort d'avoir des dames, depuis la mort de Mme la Dauphine, à l'instar des dames du palais. Il y avait longtemps que Mme de Saint-Simon avait obtenu du roi que Mme de Coettenfao, femme de son chevalier d'honneur, pût la suivre quand Mme de Saint-Simon et Mme de La Vieuville ne le pourraient pas. Cette dernière était à Paris, hors d'espérance que sa santé se rétablit. Mme la duchesse de Berry obtint donc quatre dames, mais sans titre de dames du palais. Elle proposa Mme de Coettenfao; la marquise de Brancas, dont il a été parlé plus d'une fois; Mme de Clermont, dont le mari avait été capitaine des gardes de M. le duc de Berry, et qui était fille de Mme d'O; et Mme de Pons, dont le mari avait été maître de la garde-robe de M. le duc de Berry. Elles furent toutes quatre acceptées par le roi pour accompagner Mme la duchesse de Berry, et deux à deux à Marly, avec quatre mille livres d'appointements. La marquise de Brancas n'en fit jamais de fonctions et s'en alla en Provence, d'où elle ne revint plus; et Mme de Coettenfao mourut fort peu de temps après cette nomination. Quelque temps après Mmes d'Armentières et de Beauvau eurent leurs places.

La mort de Mme de Coettenfao me donna des affaires auxquelles je ne m'attendais pas. Elle était peu de chose, fille d'un conseiller au parlement et d'une fille de cette Mme de Motteville, dont nous avons de si bons Mémoires de la régence de la reine Anne d'Autriche. Mme de Coettenfao n'avait point d'enfants ni d'héritiers proches. Son mari, qui était depuis bien des années extrêmement de mes amis, et que j'avais fait chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Berry, m'avait prié, les trois dernières campagnes, de lui garder une cassette, et en cas de mort de la remettre à sa femme. Elle tomba fort malade, et m'envoya prier, à Marly où j'étais, de lui aller parler à Paris. J'y fus aussitôt; elle se hâta de me remettre la même cassette, sans me rien dire au delà, ni de ce qu'elle contenait, ni de ce qu'elle voulait que j'en fisse, et acheva de me parler derrière un paravent, car elle était encore debout, fort troublée de ce que sa mère, avec qui elle logeait, entra dans la chambre. J'emportai la cassette chez moi, et retournai à Marly. À huit ou dix jours de là elle mourut. Il fallut articuler cette cassette, et l'envoyer ouvrir chez le lieutenant civil.

On y trouva un testament, par lequel elle me donnait tout ce dont elle pouvait disposer, qui allait à plus de cinq cent mille francs. J'entendis aisément, sans que personne m'en ouvrît la bouche, ce que c'était que ce grand présent. Je le dis à Coettenfao et à son frère, évêque d'Avranches, et je pris toutes mes mesures pour recueillir cette succession et la remettre sur-le-champ à Coettenfao. Les héritiers et la mère se préparèrent à me la disputer, moi à me défendre. Je me croyais bien fort parce que, qui que ce soit ne m'ayant parlé de ce legs, encore moins de l'objet de son usage, j'étais en état de jurer là-dessus en plein parlement; mais il venait d'y intervenir tout nouvellement un arrêt fort étrange en haine de ces sortes de fidéicommis

Mme d'Isenghien-Rhodes, morte sans enfants, avait donné tout son bien à l'abbé de Thou, homme de la plus grande probité et fort de ses amis et de M. d'Isenghien. Il n'avait pas su le moindre mot de ce legs que par l'ouverture du testament, encore moins lui avait-on insinué l'usage; il était donc en mêmes termes où je me trouvais, et en toute liberté de jurer là-dessus en plein parlement. Mais le parlement alla plus loin qu'il n'avait encore fait; et, par une nouveauté qu'il introduisit dont il n'y avait point encore eu d'exemple, non seulement il exigea de l'abbé de Thou le serment accoutumé « qu'il n'avait eu aucune connaissance du legs à lui fait, ni que ce legs fût en effet un fidéicommis pour le rendre à un autre; » mais il exigea son serment de garder le legs à son profit, et de [ne] le donner à personne, à faute de quoi le testament serait cassé et déclaré nul. Je ne sais comment l'abbé de Thou l'entendit; mais, voyant le testament cassé à faute de serment de garder le legs et de [ne] le donner à personne, il sauta le bâton, et prêta le serment, au moyen duquel le legs lui fut payé.

Pour moi, qui ne voulais du mien que pour le remettre à M. de Coettenfao, parce que je voyais bien qu'il ne pouvait m'avoir été fait que pour cet usage, je ne voulus pas hasarder le serment que l'abbé de Thou avait prêté; et pour l'éviter, j'évoquai l'affaire au parlement de Rouen sur les parentés de ceux qui me disputaient, parce que le parlement de Rouen, où il m'était resté des amis depuis le procès que j'y avais gagné contre M. de Brissac, la duchesse d'Aumont, etc., ne s'était pas encore avisé du serment que le parlement de Paris avait fait prêter à l'abbé de Thou, et que j'espérais bien qu'il ne me l'imposerait pas. Pour achever cette affaire tout de suite, elle s'instruisit à Rouen. Mes parties s'y rendirent, et y publièrent que je ne soutenais ce procès que par bienséance, que je ne me souciais point du succès, parce qu'on jugeait bien que ce n'était pas pour moi que je plaidais, et que je le prouvais par mon absence. Coettenfao et l'évêque d'Avranches, qui étaient à Rouen, m'en avertirent. Je partis deux jours après pour m'y rendre, malgré les affaires dont j'étais alors occupé. Je vis toits les juges et mes anciens amis; je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait servir au gain du procès; et je demeurai huit ou dix jours à montrer que c'était très sérieusement et pour moi que je le soutenais, et que je n'oubliais rien pour l'emporter. Ce voyage changea la face de l'affaire; la mère et les héritiers eurent peur et me firent proposer un accommodement. Je le refusai, et en avertis Coettenfao et son frère. Je leur dis que, comme ils savaient bien, par ce que je leur en avais déclaré d'abord, que je n'en mettrais pas un sou dans ma poche, m'accommoder ou non, m'accommoder d'une façon ou d'une autre m'étaient choses entièrement indifférentes; que c'était à eux à voir ce qui leur convenait le mieux, et à me faire agir en conséquence. Malgré mon refus, les parties me firent faire encore des propositions; et tant fut procédé que Coettenfao et son frère réglèrent l'accommodement de manière que la plus grande partie me fut cédée. Alors Coettenfao et son frère aimèrent mieux cela que l'incertitude d'un arrêt et les longueurs de la chicane. Ils me prièrent d'y passer, et je signai l'accommodement avec les parties, et le moment d'après je fis les signatures et tout ce qui était nécessaire pour que tout ce qui me revenait fût mis, sans entrer en mes mains, entre celles de M. de Coettenfao, qui toucha tout aussitôt.

À quatre ou cinq mois de là, lui et son frère firent faire une belle et bonne vaisselle à mes armes, avec un secret profond et fort bien observé jusqu'à deux jours après qu'elle fut apportée chez moi, et laissée par des crocheteurs, sans dire ce que c'était que ces ballots, ni de quelle part. Ils s'enfuirent dès qu'ils les eurent déchargés. Mlle d'Avaise, demoiselle de bon lieu et de grande vertu, mais pauvre, qui était à Mme la duchesse d'Orléans avec distinction, et que j'avais fait faire première femme de chambre de Mme la duchesse de Berry, en avait découvert quelque chose, et nous en avertit. Il y avait pour plus de vingt mille écus de vaisselle. Nous en parlâmes à Coettenfao, qui nia tant qu'il put, mais qui le put jusqu'au bout, et qui ne la voulut jamais reprendre, quelque chose que Mme de Saint-Simon et moi pussions faire. Nous n'en avions que de faïence depuis que tout le monde avait envoyé la sienne à la Monnaie. Ainsi l'affaire de cette succession finit de la sorte galamment des deux parts. Je sus après que cette cassette, que je gardai trois campagnes de suite à Coettenfao, contenait cette disposition de sa femme. Il était riche de lui; cette augmentation ne lui nuisait pas, car il vivait à l'armée et partout fort honorablement. Il était lieutenant général, distingué par ses actions et par son désintéressement, et adoré et très estimé dans la maison du roi, où il était premier sous-lieutenant des chevau-légers de la garde. Je lui fis donner devant moi parole par M. le duc d'Orléans, régent alors, de le faire chevalier de l'ordre à la première promotion qu'il y aurait; mais ce prince en avait tant donné de pareilles qu'il trouva plus court de ne point faire de promotion, et de manquer à toutes plutôt qu'à plusieurs, parce qu'il ne pouvait excéder le nombre de cent porté par les statuts.

Le roi partit le mercredi 12 juin pour Marly: ce fut son dernier voyage; et la reine d'Angleterre partit le lendemain en litière pour aller prendre les eaux de Plombières, plus encore pour y voir le roi son fils. Chamlay, dont j'ai parlé souvent, et qui était de tous les voyages de Marly, tomba en apoplexie, et partit aussitôt pour Bourbon. Son logement fut donné au marquis d'Effiat. La santé du roi diminuait à vue d'œil, et M. du Maine, à qui le marquis d'Effiat était vendu de longue main, sans que M. le duc d'Orléans le voulût croire ni rien diminuer de sa confiance en lui, était nécessaire à M. du Maine dans un aussi long Marly, où le roi pouvait mourir, et où il était si important d'être bien informé des mesures de M. le duc d'Orléans, et de lui en faire inspirer de fausses. C'était un homme de sac et de corde, d'autant plus dangereux qu'il avait beaucoup d'esprit et de sens, fort avare, fort particulier, fort débauché, mais avec sobriété pour conserver sa santé. Il était grand chasseur, et jusqu'à ces derniers temps chez lui, fort seul avec les chiens de M. le duc d'Orléans. Il avait, comme on l'a vu, empoisonné la première femme de Monsieur, avec le poison que le chevalier de Lorraine lui avait envoyé de Rome, duquel il fut toute sa vie intime, et du maréchal de Villeroy. Je ne lui avais jamais parlé lorsqu'il vint à Marly. Je n'ignorais pas ses menées avec M. du Maine, même avec Mme de Maintenon, et tout me déplaisait en lui.

Lorsqu'il fat à Marly, et ce fut au bout de quatre jours de l'arrivée, Mme la duchesse d'Orléans me fit de grandes plaintes du délabrement et de la mauvaise administration des biens et revenus de M. le duc d'Orléans, me vanta la capacité et le mérite du marquis d'Effiat, son attachement pour M. le duc d'Orléans, son déplaisir de voir aller ses affaires en décadence, la facilité avec laquelle il les remettrait en bon état et les revenus plus qu'au courant, si on lui en voulait donner le soin et l'autorité, qu'il ne voulait pas demander mais qu'il accepterait volontiers par amitié s'ils lui étaient offerts; qu'elle en avait raisonné avec lui sur ce pied-là. Elle ajouta qu'elle voudrait fort que je connusse le marquis d'Effiat, avec force louanges pour lui et pour moi; et conclut par me prier de parler à M. le duc d'Orléans du dérangement de ses affaires, du mauvais effet que cela faisait, pour un prince destiné à l'administration publique dans une minorité, et de lui proposer d'en remettre le soin et l'autorité au marquis d'Effiat. Je ne goûtai rien de tout cela. Je me défendis des nouvelles connaissances; et on verra en son lieu que Mme la duchesse d'Orléans était bien moins femme que soeur. Je lui dis que j'avais toute ma vie observé de ne parler; jamais à M. le duc d'Orléans de ses affaires, ni du Palais-Royal; que je me trouvais si bien de cette coutume que je ne pouvais la changer. Ma fermeté n'ébranla point la sienne. Elle me pressa, elle me tourmenta, me força enfin de représenter à M. le duc d'Orléans le discrédit, et les suites de la mauvaise administration de ses affaires, de prendre mon temps que le marquis d'Effiat serait avec lui, qu'il m'appuierait dans cette conversation, que je viendrais à proposer tout de suite à M. le duc d'Orléans de prier Effiat de s'en mêler avec toute autorité, qu'il ne le refuserait pas en face, ni d'Effiat d'y entrer pour les rectifier.

Deux jours après, sans avoir vu le marquis d'Effiat, je le trouvai chez M. le duc d'Orléans, où je ne serais pas entré en tiers sans la promesse que Mme la duchesse d'Orléans m'avait arrachée. Nous causâmes quelque temps de choses indifférentes, enfin je fis ma représentation, et tout de suite ma conclusion. Ils me laissèrent tous deux dire jusqu'au bout; et quand j'eus fini, M. le duc d'Orléans me dit qu'il ne savait pas où je prenais le dérangement de ses affaires, et le mauvais effet qu'il faisait dans le public; de là il se mit à en vanter le bon ordre. Je répondis que je croyais pourtant en être bien informé, et par gens qui n'y prenaient d'autre intérêt que le sien; puis regardant le marquis d'Effiat, qui avait gardé là-dessus le plus profond silence, je dis à M. le duc d'Orléans de demander à d'Effiat ce qu'il en savait et pensait, qui en pouvait être mieux informé peut-être que les personnes qui m'avaient parlé. Là-dessus d'Effiat me dit qu'elles étaient sûrement très mal informées, qu'il n'avait jamais suivi de près les choses qui ne le regardaient point, mais qu'il en savait pourtant assez pour pouvoir m'assurer que les affaires de M. le duc d'Orléans étaient dans le meilleur ordre du monde, les mieux administrées, et renchérit longuement sur ce que M. le duc d'Orléans m'avait répondu. Ils se renvoyèrent même la balle l'un à l'autre avec complaisance, tandis que j'étais plongé dans un silence d'admiration et d'indignation. J'en sortis enfin par témoigner que j'étais ravi qu'on se fût mépris là-dessus en me parlant; et peu à peu la conversation se remit sur choses indifférentes; c'était ce que je souhaitais pour lever le siège avec bienséance. Je n'en perdis pas le moment; et je passai tout de suite chez Mme la duchesse d'Orléans, à qui je dis d'arrivée de ne me parler de sa vie de son marquis d'Effiat, et lui contai ce qui venait de se passer. Elle m'en parut fort étonnée, mais point déprise du marquis d'Effiat, qui tenait à elle par des endroits plus chers; mais j'y gagnai qu'elle n'osa jamais plus me nommer son nom. J'évitai depuis fort aisément de rencontrer Effiat chez M. le duc d'Orléans, et de l'approcher dans le salon où lui aussi ne me cherchait pas; mais force politesses de sa part dans ces lieux publics quand l'occasion s'en offrait, sans se rebuter de la froideur des miennes. Il n'est pas temps encore de parler de tout cet intérieur de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, et de ce peu de gens qui encore alors approchaient de ce prince.

À propos d'honnêtes gens, le marquis de Nesle avait une sœur fort laide, qui avait épousé un Nassau, de branche très cadette, qui servait l'Espagne d'officier général, et qui avait eu la Toison. C'était la faim et la soif ensemble. Le mari était un fort honnête homme et brave, d'ailleurs un fort pauvre homme, qui avait laissé brelander sa femme à son gré, qui vivait de ce métier et de l'argent des cartes. Toute laide qu'elle était, elle avait eu des aventures vilaines qui avaient fait du bruit. Le mari se fâcha, elle prit le parti de le plaider; de part et d'autre il se dit d'étranges choses. Le mari à la fin présenta un placet au roi, par lequel il lui demandait, sans toutefois en avoir besoin, la permission d'accuser sa femme d'adultère, et d'attaquer en justice ceux qui l'avaient commis avec elle. Il y avait encore pis: il prétendait avoir preuve en main qu'elle avait voulu l'empoisonner et qu'il l'avait échappé belle. Les Mailly s'effrayèrent de l'échafaud et obtinrent qu'elle serait conduite à la Bastille; elle en est sortie depuis et a bien fait encore parler d'elle. Elle n'a point eu d'enfants, et son mari est mort longtemps après cette aventure. On la crut mariée depuis à un avocat obscur.

Les mêmes personnes, qui n'avaient rien oublié, par leurs manèges et par leurs émissaires, pour persuader le roi, Paris, toute la France et les pays étrangers de mettre les malheurs domestiques de la maison royale sur le compte de M. le duc d'Orléans, et qui de temps en temps savaient renouveler et entretenir ces bruits avec art, ne laissèrent pas tomber une maladie de Mme la duchesse d'Orléans, qui fut bizarre, longue, et où les médecins dirent qu'ils n'entendaient rien. Elle était pourtant facile à comprendre; et, sans être médecin, je la lui avais prédite. Ces princesses ont toutes des fantaisies que rien ne peut détourner.

Celle-ci, non contente d'un magnifique appartement et très complet à Versailles, s'avisa de se faire un cabinet d'un bouge cul-de-sac à la ruelle de son lit, qui lui servait d'une garde-robe, où on ne voyait clair que par le haut d'un vitrage qui donnait sur la galerie. Elle y fit une cheminée et des ornements tant qu'elle put. Le lieu était si petit qu'il contenait à peine cinq ou six personnes, encore à la faveur d'un grand enfoncement qu'elle fit faire en grattant et cavant un gros mur vis-à-vis la cheminée, ou elle pratiqua une niche à se coucher tout de son long. Il la fallut enduire de plâtre pour unir ce qui était rompu et raboteux partout; la boiser aurait trop étréci. Elle la meubla donc par-dessus ce plâtre qu'on ne faisait que mettre, et tout aussitôt elle y passa ses journées. Je l'avertis que rien n'était si pernicieux que ce plâtre neuf dans lequel elle était couchée; je lui en citai force exemples. Je lui rappelai la mort de cette forte et robuste maréchale d'Estrées, qui mourut pour avoir eu les prémices d'une chambre neuve à Marly. Rien ne prit; elle en fut châtiée. Des douleurs partout et une fièvre irrégulière, tantôt forte, tantôt faible, une soif continuelle et point d'appétit; c'était moins une maladie en forme qu'une langueur insupportable. Elle se lassa enfin des remèdes et des médecins, s'affranchit des uns et des autres, et avec le temps elle guérit parfaitement sans secours, au grand regret, je pense, de qui en avait préparé l'affreux paquet à M. le duc d'Orléans, quelques fortes raisons d'ailleurs de toute espèce qu'il pût y avoir de désirer sa conservation.

Quoiqu'il ne soit pas encore temps de parler de l'état de la santé du roi, on la voyait décliner sensiblement, et son appétit, qui était fort grand et toujours égal, très considérablement diminué. Si l'attention y était grande au milieu de sa cour, où il n'avait pas néanmoins changé la moindre chose en la manière accoutumée de sa vie ni en l'arrangement divers de ses journées, toujours les mêmes dans leur diversité, les pays étrangers n'y étaient pas moins attentifs et guère moins bien informés. Les paris s'ouvrirent donc en Angleterre que sa vie passerait ou ne passerait pas le 1er septembre, c'est-à-dire environ trois mois, et, quoique le roi voulût tout savoir, on peut juger que personne ne fut pressé de lui apprendre ces nouvelles de Londres. Il se faisait ordinairement lire les gazettes de Hollande en particulier par Torcy, souvent après le conseil d'État. Un jour qu'à cette heure-là Torcy lui faisait cette lecture qu'il n'avait point parcourue auparavant, il rencontra ces paris à l'article de Londres; il s'arrêta, balbutia et les sauta. Le roi, qui s'en aperçut aisément, lui demanda la cause de son embarras, ce qu'il passait et pourquoi; Torcy rougit jusqu'au blanc des yeux, dit ce qu'il put, enfin que c'était quelque impertinence indigne de lui être lue. Le roi insista; Torcy aussi, dans le dernier embarras; enfin il ne put résister aux commandements réitérés; il lui lut les paris tout du long. Le roi ne fit pas semblant d'en être touche, mais il le fut profondément, et au point que s'étant mis à table incontinent après, il ne put se tenir d'en parler en regardant la compagnie, mais sans faire mention de la gazette.

C'était à Marly, où quelquefois j'allais faire ma cour au commencement du petit couvert, et le hasard fit que j'y étais ce jour-là. Le roi me regarda comme les autres, mais comme exigeant quelque réponse. Je me gardai bien d'ouvrir la bouche, et je baissai les yeux. Cheverny, homme pourtant fort sage, ne fut pas si discret, et fit une assez longue et mauvaise rapsodie de pareils bruits, venus de Vienne à Copenhague, pendant qu'il y était ambassadeur, il y avait dix-sept ou dix-huit ans. Le roi le laissa bavarder, et n'y prit point. Il parut touché en homme qui ne le voulait pas paraître. On vit qu'il fit ce qu'il put pour manger et pour montrer qu'il mangeait avec appétit. Mais on remarquait en même temps que les morceaux lui croissaient à la bouche: cette bagatelle ne laissa pas d'augmenter la circonspection de la cour, surtout de ceux qui, par leur position, avaient lieu d'y être plus attentifs que les autres. Il se répandit qu'un aide de camp de Stairs, retourné depuis peu en Angleterre, avait donné occasion à ces paris, par ce qu'il avait publié de la santé du roi. Stairs, à qui cela revint, s'en montra fort peiné, et dit que c'était un fripon qu'il avait chassé.

Il parut que cette aventure fut un coup d'éperon pour combler de plus en plus la grandeur des bâtards. M. du Maine sentait qu'il n'avait point de temps à perdre, et secondé de Mme de Maintenon et des manèges du chancelier, il sut profiter de tous les moments. Rien n'avait été si long ni plus difficile que de ployer les ambassadeurs à traiter les bâtards du roi comme les princes du sang. À la fin ils les visitèrent comme ces princes, et n'y mirent plus de différence. M. du Maine voulut que ses enfants eussent le même honneur que lui à cet égard, puisque comme lui ils étaient déclarés et leur postérité habiles à succéder à la couronne. Il se servit habilement de l'occasion du dernier de tous les ambassadeurs et du frère de sa créature la plus abandonnée. Le bailli de Mesmes avait été nommé à l'ambassade de Malte en France, à la sollicitation du roi, séduit par M. du Maine, lequel avait décoré son entrée de tous ses gens et de tous ses chevaux. L'ordre de Malte est trop sous la main du roi de France pour oser lui déplaire et contester un cérémonial si désiré. Le frère du premier président n'était pas non plus pour faire le difficile, tellement que ce fut lui qui, le premier de tous les ambassadeurs, visita en pleine cérémonie le prince de Dombes, comme il avait visité tous les princes du sang et les deux bâtards. Cette démarche fit grand bruit et déplut également aux ambassadeurs, pour qui la planche était faite, et aux princes du sang; ceux-ci cherchèrent à s'en venger et ne firent qu'approfondir la plaie.

À huit jours de là, M. du Maine présenta une requête au parlement dans le cours du procès de la succession de M. le Prince, dans laquelle il prenait la qualité de prince du sang. Il s'y croyait fondé par l'édit bien enregistré, qui le rendait habile et les siens à succéder à la couronne, qui est la qualité distinctive et qui fait l'essence des princes du sang. M. le Duc s'y opposa, et, avec M. le prince de Conti, quoique uni d'intérêt en ce procès avec M. du Maine, demanda juridiquement la radiation de la qualité de prince du sang, mal à propos prise par le duc du Maine: cela fit grand bruit, mais il fut court; car autres huit jours après, il parut une nouvelle déclaration qui enjoignit au parlement d'admettre en tous actes judiciaires et jugements le titre et la qualité de prince du sang pour le duc du Maine, sa postérité et le comte de Toulouse, et de n'en faire en quoi que ce soit la moindre différence d'avec les princes du sang, toutefois après le dernier de tous. La déclaration témoigne surprise, et quelque chose de plus, de ce que cette qualité et titre avait pu être contestée et souffrir la moindre difficulté, après la manière dont les précédents édits enregistrés étaient énoncés. Celui-ci fut aussi enregistré tout aussitôt qu'il fut porté au parlement.

Sainte-Maure, qui avait été premier écuyer de M. le duc de Berry, s'avisa en quittant son deuil de demander permission au roi de conserver, sa vie durant, et à ses dépens, les livrées de ce prince et ses armes à ses voitures. Les dernières étaient pour entrer à ce moyen, comme ceux qui ont les honneurs du Louvre, les autres pour user lentement de toutes les livrées qui lui pouvaient durer toute sa vie, et en épargner les habits. Il se trouva que Hautefort, qui avait été premier écuyer de la reine, oncle paternel de tous les Hautefort, et que sa charge avait fait chevalier de l'ordre, avait eu la même concession. Sur cet exemple, le roi l'accorda à Sainte-Maure.

Le comte de Lusace, c'est-à-dire le prince électoral de Saxe, maintenant électeur et roi de Pologne, après son père, vint prendre congé du roi dans son cabinet à Marly, qui lui fit beaucoup d'honnêtetés, et au palatin de Livonie, qui était le surintendant de sa conduite et de son voyage, et qui s'était acquis par la sienne, ici et partout, beaucoup de réputation. Le roi envoya au comte de Lusace une épée de diamants de quarante mille écus, au palatin de Livonie son portrait enrichi de fort beaux diamants, et le même présent, mais moindre en valeur, au baron Haageri, gouverneur du prince. Il avait témoigné souhaiter fort de voir Saint-Cyr, et cela s'était toujours différé. Mme de Maintenon lui avait donné jour au dimanche 2 juin. Elle l'attendait, et, après lui avoir fait voir toute la maison, elle lui avait préparé la comédie d'Esther, jouée par les demoiselles; mais la fièvre prit au prince, qui envoya faire ses excuses, et supplier Mme de Maintenon que la bonté qu'elle avait ne fût que différée, et cela fut remis au mardi 11 juin, qu'il se trouva en état d'y aller. Il partit peu de jours après pour la Saxe. Il se conduisit avec beaucoup de sagesse, de politesse, et pourtant de dignité, et vit fort la meilleure compagnie.

Ducasse mourut fort âgé, et plus cassé encore de fatigues et de blessures. Il était fils d'un vendeur de jambons de Bayonne, et de ce pays-là où ils sont assez volontiers gens de mer. Il aima mieux s'embarquer que suivre le métier de son père, et se fit flibustier. Il se fit bientôt remarquer parmi eux par sa valeur, son jugement, son humanité. En peu de temps ses actions l'élevèrent à la qualité d'un de leurs chefs. Ses expéditions furent heureuses, et il y gagna beaucoup. Sa réputation le tira de ce métier pour entrer dans la marine du roi, où il fut capitaine de vaisseau. Il se signala si bien dans ce nouvel état, qu'il devint promptement chef d'escadre, puis lieutenant général, grades dans lesquels il fit glorieusement parler de lui, et où il eut encore le bonheur de gagner gros sans soupçon de bassesse. Il servit si utilement le roi d'Espagne, même de sa bourse, qu'il eut la Toison, qui n'était pas accoutumée à tomber sur de pareilles épaules. La considération générale qu'il s'était acquise même du roi et de ses ministres, ni l'autorité où sa capacité et ses succès l'avaient établi dans la marine ne purent le gâter. C'était un grand homme maigre, commandeur de Saint-Louis, qui avec l'air d'un corsaire, et beaucoup de feu et de vivacité, était doux, poli, respectueux, affable, et qui ne se méconnut jamais. Il était fort obligeant, et avait beaucoup d'esprit avec une sorte d'éloquence naturelle, et même hors des choses de son métier, il y avait plaisir et profit à l'entendre raisonner. Il aimait l'État et le bien pour le bien, qui est chose devenue bien rare.

Nesmond, évêque de Bayeux, mourut aussi doyen de l'épiscopat en France, à quatre-vingt-six ans. C'était de ces vrais saints qui attirent, malgré eux, une vénération qu'on ne peut leur refuser, et dont la simplicité donne à tous les moments à rire. Aussi, disait-on de lui, qu'il disait la messe tous les matins, et qu'il ne savait plus après ce qu'il disait du reste de la journée. L'innocence parfaite de ses mœurs, jointe à un esprit très borné, lui laissait échapper des ordures à tout propos, dont il n'avait pas le moindre soupçon, et qui rendaient sa compagnie embarrassante aux femmes, jusque-là que la présidente Lamoignon, sa nièce, renvoyait sa fille, qui épousa depuis le président Nicolaï, dès qu'il entrait chez elle. La même cause le rendait dangereux sur le prochain, dont il parlait très librement. On le lui faisait remarquer après. Il disait que c'étaient choses publiques qui n'apprenaient rien à personne. S'il trouvait qu'il eût blessé les gens, il ne balançait pas à leur aller demander pardon. Il reprit un jour un de ses curés d'avoir été à une noce. Le curé se défendit sur l'exemple de Notre-Seigneur aux noces de Cana. « Voyez-vous, monsieur le curé, répliqua-t-il, ce n'est pas là ce qu'il a fait de mieux. » Quel blasphème dans une autre bouche! Ce bon homme croyait fort bien répliquer et d'une manière édifiante, et il est vrai aussi que de lui on le prenait de même. »

C'était un vrai pasteur, toujours résidant, tout occupé du soin de son diocèse, de ses visites, de ses fonctions jusque tout à la fin de sa vie, et avec plus d'esprit et de sens que Dieu ne lui en avait donné pour tout le reste. Il était riche de patrimoine; son évêché l'était aussi: il eut l'industrie de le doubler sans grever personne. Il vivait fort honorablement, mais sans délicatesse, fort épiscopalement avec modestie et avec économie. Au bout de l'année, il ne lui restait pas un écu, et tout allait aux pauvres et en bonnes oeuvres. Tant que le roi Jacques vécut en France, il lui donnait tous les ans dix mille écus, et jamais on ne l'a su qu'après la mort de l'évêque non plus que quantité d'autres oeuvres nobles et grandes qui faisaient marier et subsister la pauvre noblesse de son diocèse. Ses gens le tenaient de court tant qu'ils pouvaient sur les aumônes de sa poche, et lui les trompait tant qu'il pouvait aussi pour donner. Allant à Paris, quelqu'un lui dit qu'il prierait quelqu'un de ses gens de se charger de cent louis d'or qu'il avait à payer à un tel à Paris. L'évêque répondit qu'il s'en voulait charger lui-même, et n'eut point de patience qu'il ne les eût. Par les chemins il donnait à tous les pauvres, aux hôpitaux, aux pauvres couvents des lieux par où il passait. Ses gens n'imaginaient pas d'où il avait pris de quoi faire des aumônes si abondantes. Elles furent au point qu'il donna la dernière pistole avant d'arriver à Paris. Le lendemain qu'il fut arrivé, il dit à celui qui avait soin de ses affaires et qu'il savait avoir de l'argent à lui, d'aller porter cent louis à un tel et ce fut par là que ses gens surent d'où étaient venues les aumônes du voyage. Le roi, qui connaissoit sa vertu, le traitait avec bonté, et une sorte de considération même dans le peu qu'il paraissait devant lui, et le bon évêque était libre avec le roi, comme s'il l'eût vu tous les jours. C'était le meilleur et le plus doux des hommes, avec un air quelquefois grondeur, et le plus éloigné de toute voie de fait et d'autorité. Nul bruit jamais dans son diocèse qu'il laissa dans la plus profonde paix, et ses affaires en grand ordre. Sa mort fut le désespoir des pauvres et l'affliction amère de tout son diocèse. Il ne laissait pourtant pas d'être dangereux en vesperies, mais ce n'était qu'avec des gens qu'il ne savait plus par où prendre, et ce trait, entre beaucoup d'autres, montrera le zèle qui l'animait. Il avait un procès considérable au parlement de Rouen, qui l'obligea d'y aller. Un des premiers présidents à mortier, et qui par sa capacité et son autorité menait le plus la grand'chambre et le reste de la compagnie, avait chez lui une femme mariée qu'il entretenait publiquement, et il avait forcé la sienne par ses mauvais traitements à se mettre dans un couvent. Le bon évêque alla donc chez ce président, qui était un de ses juges, pour l'entretenir de son affaire. Le portier dit qu'il n'y était pas. Le prélat insista, le portier l'assura que le président était sorti, mais que s'il voulait entrer et voir madame en l'attendant, qu'elle y était. « Comment, madame, s'écria l'évêque, eh! de bon cœur, ajoutat-il, je suis ravi de joie; et depuis quand est-elle revenue chez M. le président? — Mais ce n'est pas Mme sa femme, répondit le portier, dont je parle, c'est de madame.... — Fi, fi, fi, répliqua l'évêque avec feu, je ne veux point entrer, c'est une vilaine, une vilaine, je vous le dis, une vilaine que je ne veux pas voir, dites-le bien à M. le président de ma part, et que cela est honteux à un magistrat comme lui de maltraiter, comme il fait, Mme sa femme, une honnête femme et vertueuse comme elle est, et donner ce scandale, et vivre avec cette gueuse, et encore à son âge. Fi, fi, fi, cela est infâme, dites-le-lui bien de ma part, encore une fois, et que je ne reviendrai pas ici. » Voilà la belle sollicitation que fit ce bon homme. Le rare est qu'il gagna son procès, et que ce président l'y servit à merveille. Il ne se raccommoda pourtant pas avec lui. Ce conte fit rire toute la ville de Rouen, et vint jusqu'à Paris. J'ai connu si peu d'évêques qui ressemblassent à celui-ci que je n'ai pu me refuser tout cet article.

CHAPITRE IV. §

Mort du cardinal Sala. — Son extraction, sa fortune, son caractère. — Bissy cardinal. — Extraction des Bissy. — Trois autres cardinaux italiens. — Extraction, caractère et fortune de Massei. — Moeurs et caractère du nonce Bentivoglio. — Jésuites obtiennent un arrêt qui rend leurs religieux renvoyés par leurs supérieurs capables de revenir à partage dans leur famille jusqu'à l'âge de trente-trois ans. — Majorque, etc., soumise au roi d'Espagne par le chevalier d'Asfeld, qui en a la Toison. — Prostitution inouïe des Toisons. — Rubi chef de la révolte de Catalogne; quel. — Premier président marie sa seconde fille au fils d'Ambres. — Succès de ce mariage. — Quelles étaient les deux filles du premier président. — Mariage du duc de La Rocheguyon avec Mlle de Toiras. — Cellamare, ambassadeur d'Espagne, arrive à Paris, puis à Marly, où il s'établit. — Petitesse du roi. — Boulainvilliers; quel il était. — Son caractère; ses prédictions vraies et fausses. — Voysin obtient six cent mille livres de gratification sur le non-complet des troupes. — Le roi veut aller faire enregistrer la constitution en lit de justice sans modification. — Curieux entretien là-dessus par ses suites entre M. le duc d'Orléans et moi, mais sans effet, parce que le roi ne put aller au parlement. — Mort et caractère de Chauvelin, avocat général; sa dépouille. — Sédition des troupes sur le pain. — Belle fin et mort du maréchal Rosen. — Duc d'Ormond se sauve d'Angleterre en France. — Princesse des Ursins prend congé du roi à Marly, où je la vois pour la dernière fois. — Incertitude de la princesse des Ursins où fixer sa demeure. — Elle se hâte de gagner Lyon, puis Chambéry; s'établit à Gênes, enfin à Rome. — Sa vie à Rome jusqu'à sa mort.

Le cardinal Sala, prélat d'une autre trempe, mourut peu de jours après, allant à Rome prendre son chapeau. C'était un Catalan de la lie du peuple, qui se trouva de l'esprit et de l'ambition, et qui, pour se tirer de sa bassesse et tenter la fortune, se fit bénédictin dans le pays. Le hasard fit que l'archiduc étant venu à Barcelone, ses écuyers prirent le père de Sala pour son cocher. Le fils chercha à mettre ce hasard à profit, et à se faire connaître à l'archiduc, et compter par ses ministres. Son esprit était tout à fait tourné à l'intrigue et à la sédition. Il la jeta dans tous les monastères de la ville et de la province, et y parut partout comme le chef, le conducteur et le plus séditieux. Il rendit en effet de grands services à l'archiduc par sa hardiesse et par l'adresse de ses manèges, tellement qu'il parut nécessaire à ce prince d'élever Sala pour le mettre en état de servir plus en grand. Cette considération le fit évêque de Girone. Ses progrès séditieux furent tels dans cette dignité que l'archiduc le fit passer à l'évêché de Barcelone, où il se rendit si considérable même à l'archiduc, qu'il en obtint sa nomination au cardinalat, et de forcer le pape, malgré sa juste répugnance pour un tel sujet, de le déclarer cardinal, lorsque la prospérité des armes des alliés eut obligé le pape de reconnaître enfin l'archiduc comme roi d'Espagne, et de n'oser déplaire en rien à l'empereur.

Le roi d'Espagne se tint fort offensé de cette promotion, et proscrivit Sala sans y avoir égard. Lorsque la Catalogne se trouva hors de moyens de soutenir sa révolte, et que Barcelone se vit menacée d'un siège et des châtiments de sa rébellion, les chefs, pour la plupart, gagnèrent les montagnes, ou sortirent du pays. Sala s'embarqua et gagna Avignon comme il put. Il y fut châtié par des infirmités qui l'y retinrent presque toujours au lit, mais sans amortir l'esprit de sédition qui lui était passé en nature. Il n'oublia rien pour retourner à Barcelone, malgré le roi d'Espagne. L'empereur en pressa le pape de tout son pouvoir, et le pape, qui redoutait sa puissance en Italie, et qui n'ignorait pas l'affection de l'archiduc, lors empereur, pour Sala, chercha à ébranler le roi d'Espagne par toutes sortes de voies, et ne cessait de lui représenter la violence de tenir un évêque éloigné de son troupeau, et banni de son diocèse. La fermeté du roi d'Espagne fit trouver au pape un tempérament pour gagner du temps, sans offenser les deux monarques. Ce fut d'ordonner à Sala de venir avant toutes choses recevoir son chapeau. Il partit donc là-dessus d'Avignon, enragé de n'avoir pu réussir à retourner à Barcelone, malgré le roi d'Espagne, et se mit en chemin pour aller à Rome. Il mourut étant fort près d'y arriver, et finit ainsi l'embarras du pape, de l'empereur et roi d'Espagne, à son occasion. Le roi d'Espagne, maître de la Catalogne et de Barcelone, y nomma sans difficulté un autre évêque, à qui le pape envoya des bulles aussitôt après.

Cet honnête cardinal fut tout en même temps dignement remplacé dans le sacré collège par un prélat de moins basse étoffe, d'autant de feu et d'ambition, et à qui les moyens ne coûtèrent pas davantage pour arriver à ce but de la dernière fortune ecclésiastique, auquel il travaillait depuis si longtemps par toute espèce de moyens, qui ne furent peut-être pas si ouvertement odieux, puisque les mêmes occasions n'existaient pas pour lui, mais qui en autres genres n'en durent guère à ceux-là en valeur intrinsèque, comme on en a vu divers traits répandus ici en divers temps, et comme on en remarquera d'autres tous parfaitement conformes à la prophétie qu'on a vue ici, [que] la parfaite connaissance qu'avait son père de ce fils lui en avait fait faite. On juge bien à ces derniers mots que je parle de Bissy, évêque de Meaux et abbé de Saint-Germain des Prés, qui, par l'autorité du roi et les intrigues intéressées des jésuites auxquels de toute sa vie il était vendu corps et âme, parvint à faire consentir aux couronnes que sa promotion fût avancée. Elle la fut donc de près de quatre ans, puisqu'il fut fait lui quatrième avec trois Italiens, qui étaient un Caraccioli, évêque d'Averse, illustre encore plus par la sainteté de sa vie que par sa naissance, Scotti, gouverneur de Rome, et Marini, maître de chambre du pape.

Massei, camérier, confident du pape, vint apporter la barrette an nouveau cardinal. Massei était fils du trompette de la ville de Florence; il était entré domestique du prélat Albano, dès sa jeunesse. C'était un homme d'esprit et de sens, qui était de bonnes moeurs, sage et mesuré. Ces qualités plurent à son maître qui, peu à peu, l'éleva dans sa médiocre maison, et lui donna une confiance qui fut toujours constante. Lé prélat Albano, devenu cardinal, le fit son maître de chambre, puis camérier, lorsqu'il fut parvenu au souverain pontificat. Je m'étends sur Massei, parce qu'il succéda enfin à Bentivoglio à la nonciature de France, où il se fit aimer, estimer et considérer par ses bonnes et droites intentions, et la sagesse et la mesure de sa conduite [autant] que l'autre s'y était fait abhorrer comme le plus dangereux fou, le plus séditieux, et le plus débauché prêtre, et le plus chien enragé qui soit venu d'Italie, peut-être même pendant la Ligue. Longtemps après Massei fut cardinal et fort regretté en France qu'il ne quitta qu'avec larmes; et: où il aurait voulu passer sa vie, s'il avait pu y avoir de quoi vivre avec dignité, et que le cardinalat eût pu compatir avec la nonciature. Il n'en sorti pas avec moins d'estime [pour retourner] à Rome, où tôt après il eut une des trois grandes légations qu'il exerça avec la même capacité. Il vit encore avec la même capacité à quatre-vingts ans, évêque d'Ancône. Il vint de l'abbaye Saint-Germain des Près, dans une carrosse du roi, à Marly, le jeudi 18 juillet; il y présenta au roi à la fin de sa messe la barrette dans un bassin de vermeil, qui la mit sur la tête de Bissy, lequel alla aussi prendre l'habit rouge dans la sacristie, vint faire son remercîment au roi à la porte de son cabinet, et s'en retourna avec Massei à Paris, qu'il logea, voitura et défraya tant qu'il fut à Paris, suivant la coutume.

Ces Bissy s'appellent Thiard, sont de Bourgogne, ont été petits juges, puis conseillers aux présidiaux du Mâconnais et du Charolais, devinrent lieutenants généraux de ces petites juridictions, acquirent Bissy qui n'était rien, dont peu à peu ils firent une petite terre, et l'accrurent après que leur petite fortune les eut portés dans les parlements de Dijon et de Dôle, où ils furent conseillers, puis présidents, et ont eu enfin un premier président en celui de Dôle. Leur belle date est leur Pontus Thiard, né à Bissy, en 1521; qui se rendit célèbre par les lettres, et dont le père était lieutenant général de ces justices subalternes aux bailliages du Mâconnais et Charolais. C'était un temps où les savants ranimés par François Ier brillaient; celui-ci était le premier poète latin de son temps, et en commerce avec tous les illustres. Cela lui valut l'évêché de Châlon-sur-Saône, qu'il fit passer à son neveu. Ce premier président du parlement de Dôle, dont les enfants quittèrent la robe, était le grand-père du père du vieux Bissy, père du cardinal.

Les jésuites, transportés de voir désormais Bissy en état de figurer à leur gré, eurent en même temps un autre sujet de grande joie. Il le faut expliquer. Ils ont les trois vœux ordinaires à tous les religieux, pauvreté, chasteté, obéissance, dont le dernier est rigoureusement observé chez eux. La plupart en demeurent là, et ne vont pas jusqu'au quatrième, où ils n'admettent qu'après un long examen de dévouement et de talents; c'est un secret impénétrable. Eux-mêmes ne savent pas qui d'entre eux est du quatrième vœu, et jusqu'à ceux qui y ont été admis ne connaissent pas tous ceux qui l'ont fait. Jusqu'à ce quatrième vœu exclusivement, les jésuites ne sont point liés à leurs religieux: ils les peuvent renvoyer, et comme le réciproque n'y est pas, cela est d'un grand avantage pour leur compagnie. Ceux-là seuls qui ont fait le quatrième vœu sont réputés profès; les autres s'appellent parmi eux coadjuteurs spirituels. Ces derniers ne sont exclus d'aucuns des emplois qui ne sont pas importants au gouvernement secret, en sorte qu'il y en a de ce degré qui sont même provinciaux . Aucuns de ceux-là ne peuvent quitter la compagnie, parce qu'ils ont fait les trois vœux solennels; mais comme à son égard ils ne sont pas profès, parce qu'ils n'ont pas fait le quatrième, la compagnie peut les renvoyer sans aucune forme, et simplement par un ordre de se retirer et de quitter l'habit. Ainsi un coadjuteur spirituel vieux, et ayant passé par les emplois, peut toujours être renvoyé, et même sans savoir pourquoi.

L'inconvénient était de mettre à la mendicité des gens crus engagés par leurs familles et qui avaient fait leurs partages sur ce pied-là, autorisés par les lois qui réputent morts civilement ceux qui ont fait les trois vœux solennels, où que ce puisse être, et qui n'ont point réclamé contre dans les trois ans suivants juridiquement décidés valables. Les jésuites avaient tenté d'y remédier à l'occasion d'un P. d'Aubercourt qu'ils avaient renvoyé. Cela forma un grand procès où le public était fort intéressé dans l'exception que les jésuites tentaient d'usurper, parce qu'un jésuite, renvoyé de la sorte au bout de dix, de vingt, de trente ans quelquefois, aurait ruiné sa famille par le rapport de son partage et de tout ce qui pouvait être échu depuis de successions et d'augmentations de biens dont il aurait eu sa part, et les intérêts, comme s'il n'avait jamais fait de voeux. Les jésuites, qui n'espéraient obtenir ce renversement dans aucun tribunal, eurent le crédit de faire porter l'affaire devant le roi, qui, de son autorité et malgré tout ce que purent dire presque tous les juges et le chancelier de Pontchartrain, leur adjugea la plupart de ce qu'ils demandaient. J'en ai parlé dans le temps. Le P. Tellier, voyant le roi menacer une ruine prochaine, tenta d'obtenir le reste de ce qu'ils n'avaient pu obtenir lors du procès d'Aubercourt. La demande fut comme l'autre fois portée devant le roi, qui, comme l'autre fois, admit quelques conseillers d'État pour être juges avec ses ministres en sa présence. Il y eut en tout douze juges qui n'imitèrent pas tous les premiers. Grisenoire, maître des requêtes, fort jeune, qui longtemps depuis a été garde des sceaux, désigné chancelier et premier ministre, dont il fit les fonctions sous le cardinal Fleury, qui, à la fin de sa vie, le dépouilla et le chassa, fut rapporteur. Son âge, son ambition, sa qualité de fils de Chauvelin, conseiller d'État, et plus encore de frère de Chauvelin, avocat général au parlement, dévoué avec abandon aux jésuites, leur en fit tout espérer. Il fit le plus beau rapport du monde, mais le plus fort contre eux et le plus nerveux, qui lui fit d'autant plus d'honneur, qu'on était plus éloigné de s'y attendre. Six furent de son avis, six contre. Le roi fut pour ces derniers, et l'arrêt passa presque comme le P. Tellier le voulait, sans nul égard au public ni au renversement des familles: L'unique modération qui fut mise est la fixation de l'âge à trente-trois ans, jusques auquel les jésuites renvoyés peuvent désormais hériter, comme si jamais ils n'avaient été engagés; mais au delà de cet âge, ils n'héritent plus. Il est vrai que cette fixation diminua la joie des bons pères qui ne voulaient aucunes bornes à la faculté d'hériter.

Le chevalier d'Asfeld, lieutenant général, qui longtemps depuis a été maréchal de France, fut chargé de la réduction de l'île de Majorque, qui n'a de ville que Majorque, appelée aussi Palma, qui est la capitale, et Alcudia. Il débarqua à Portopedo avec douze bataillons espagnols, autant de français, et huit cents chevaux, sans y trouver aucune résistance, tandis qu'on préparait à Barcelone un pareil embarquement pour l'aller joindre. Il alla assiéger Alcudia, où, dès que la tranchée fut ouverte, les bourgeois obligèrent la garnison, qui n'était que de quatre cents hommes, à se rendre. Palma n'attendit point d'être attaquée. Le marquis de Rubi, principal chef de la révolte de Catalogne, y commandait et dans toute l'île avec commission de l'empereur. Il livra une des portes, obtint tous les honneurs de la guerre, et d'être transporté avec ses troupes en Sardaigne, au lieu de Naples qu'il avait demandé. Il refusa en se soumettant et acceptant l'amnistie du roi d'Espagne, de se retirer chez lui avec la restitution de ses biens en Catalogne, qui n'était pas grand'chose. C'était un fort petit gentilhomme, qui n'avait jamais servi avant cette révolte, et qui fit mieux de demeurer attaché à l'empereur, qui dans la suite lui donna des commandements considérables. Il avait dans Palma un régiment des troupes de l'empereur, de douze cents hommes. Il ne tint pas aux instances les plus pressantes d'un capitaine de vaisseau anglais qui s'y trouva et à ses promesses du prompt et puissant secours, d'engager les troupes et les bourgeois à se bien défendre. Les îles Caprara, Dragonera et Iviça qui avait une place à cinq bastions, se soumirent en même temps. Elles sont fort voisines de celle de Majorque, et se trouvaient sous le même commandement.

Le roi d'Espagne, pour une expédition si facile, envoya la Toison au chevalier d'Asfeld, que le roi lui permit d'accepter. Il était fils d'un marchand de drap, dont la boutique et l'enseigne sont encore dans la rue .... On a vu l'extraction de Ducasse ; Bay, fils d'un cabaretier de Besançon, l'eut aussi. Ces nobles choix furent dans la suite comblés par celui d'un homme de robe et de plume, ce qui n'a jamais été vu dans aucun grand ordre. Morville, en qui ce rare exemple fut fait, en témoigna sa reconnaissance par le renvoi de l'infante, qui se fit très indignement un mois après, dont il fut le promoteur, jusqu'à soutenir en plein conseil que le roi d'Espagne ne pouvait faire ni bien ni mal en Europe, et que, sans nulle sorte de façons ni de précautions, il fallait lui renvoyer sa fille, même par le coche, pour que cela fût plus tôt fait. Il voulait plaire à M. le Duc, lors premier ministre.

On a vu la folie qui prit de l'un à l'autre de se promener les nuits au Cours, et d'y donner quelquefois des soupers et des musiques. La même fantaisie continua [cette année]; mais les indécences qui s'y commirent, et quelque chose de pis, malgré les flambeaux que la plupart des carrosses y portaient, firent défendre ces promenades nocturnes, et qui cessèrent pour toujours au commencement de juillet.

Le premier président, qui était veuf, n'avait que deux filles. Elles étaient riches; et, pour contenter les fantasques, l'une était noire, huileuse, laide à effrayer, sotte et bégueule à l'avenant, dévote à merveilles; l'autre rousse comme une vache, le teint blanc, de l'esprit et du monde, et le désir de liberté et de primer. Quoique la cadette, elle fut mariée la première à Lautrec, fils d'Ambres, qui avait la bonté d'en être amoureux. Il fut mal payé de ses feux; jamais il ne put adoucir sa belle, qui sentit à qui elle avait affaire, et qui sut s'en avantager. Le pauvre mari en quitta le service et Paris, la vérité est que ce ne fut pas une perte, et se confina en province. Ils n'eurent point d'enfants. C'est le frère aîné de Lautrec, aujourd'hui lieutenant général et chevalier de l'ordre, qui a épousé une sœur du duc de Rohan.

Le duc de La Rochefoucauld maria en même temps le duc de La Rocheguyon, son fils, aujourd'hui duc de La Rochefoucauld, à Mlle de Toiras, riche héritière, née et élevée en Languedoc, auprès de sa mère, d'où elle n'était jamais sortie. Bâville, intendant ou plutôt roi de cette province, fit ce mariage. Il était ami intime de la mère, et on a vu la raison de l'intimité qui s'est entretenue entre MM. de La Rochefoucauld et les Lamoignon, depuis l'adroite et hardie vérification des lettres d'érection de La Rochefoucauld. Cette héritière était la dernière de cette maison, et ne descendait point du maréchal de Toiras, qui ne fut point marié. Sa grand'mère était Élisabeth d'Amboise, comtesse d'Aubijoux, qui, par le hasard de son frère, qui fut tué en duel par Boisdavid, hérita d'une partie de ses biens.

Le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne, arriva à Paris. Quatre jours après, il vint à Marly au lever du roi, qui lui donna aussitôt après audience dans son cabinet. Il alla de là chez M. le duc d'Orléans, à qui il présenta une lettre du roi d'Espagne fort obligeante, en réponse de celle qu'on a vu que ce prince lui avait écrite. Fort peu après; cet ambassadeur revint faire sa cour à Marly. Le roi lui promit le premier logement qui y vaquerait. Ici et en Espagne, l'ambassadeur est de droit de tous les voyages, comme ambassadeur de la maison. Mme de Saint-Simon, qui avait besoin des eaux de Forges, demanda la permission d'y aller peu de temps après. Nous étions logés au premier pavillon en bas du côté de la chapelle. Le jour qu'elle allait à Paris, nous fûmes surpris de voir arriver Bloin, comme nous allions nous mettre à table, suivi de quelques garçons du garde-meuble. Il me dit que le roi l'avait chargé de me prier de céder ce bas de pavillon au prince de Cellamare, et d'aller dans un logement vis-à-vis de la chapelle, en haut, sans expliquer comment il était vide. Il m'assura que le roi voulait que je fusse bien et que j'y serais très commodément. Il ajouta que le roi désirait que je déménageasse aussitôt pour m'y établir, et qu'il en avait tant d'impatience, qu'il lui avait ordonné d'amener des garçons du garde-meuble pour aider à mes gens à tout transporter promptement. Nous dînâmes, Mme de Saint-Simon partit, et je déménageai aussitôt. Mes gens me dirent que quantité de garçons du garde-meuble étaient venus, et Bloin encore une fois, et que tout avait été fait en un moment. Je ne savais à quoi attribuer une telle précipitation: je le sus enfin en m'allant coucher.

Mes gens me contèrent que j'étais dans le logement de Courtenvaux, qui par sa charge de capitaine des Cent-Suisses en avait un fixe auprès de ceux des autres charges de la chambre, garde-robe et chapelle; que sur les dix heures une chaise de poste était arrivée. C'était Courtenvaux qui, surpris de voir de la lumière dans sa chambre à travers les vitres, avait envoyé savoir ce que c'était. Son laquais monta tout botté, qui fut encore plus [surpris] de trouver là mes gens établis, et qui l'alla dire à son maître. Il renvoya dire que c'était son logement, et qu'il fallait bien qu'il y couchât. Mes gens contèrent à son valet la façon dont j'avais déménagé, et répondirent qu'ils ne sortiraient point de là, et que son maître n'avait qu'à aller trouver Bloin, et voir avec lui ce qu'il deviendrait. Courtenvaux n'eut pas d'autre parti à prendre. Bloin lui dit, de la part du roi, qu'il y avait dix-huit jours qu'il était absent sans congé; que cela lui arrivait tous les voyages; que le roi était las de cette liberté, et qu'il avait exprès rempli son logement avec hâte pour qu'il n'y pût pas rentrer, lui apprendre à vivre, et lui donner le dégoût d'être exclu de Marly pour le reste du voyage. Voilà de ces petitesses dont la couronne n'affranchit point l'humanité.

Le duc de Noailles était fort en liaison avec Boulainvilliers, et m'avait fait faire connaissance avec lui. C'était un homme de qualité qui se prétendait de la maison de Croï, qui n'était pas fort accommodé, qui avait peu servi, et qui avait de l'esprit et beaucoup de lettres. Il possédait extrêmement les histoires, celle de France surtout, à laquelle il s'était fort appliqué, particulièrement à l'ancien génie et à l'ancien gouvernement français, et aux divers degrés de sa déclinaison à la forme présente. Il avait aussi creusé les généalogies du royaume, et personne ne lui disputait sa capacité; et fort peu de gens sa supériorité en ces deux gentes qu'une mémoire parfaite; exacte et nette soutenait beaucoup. C'était un homme simple, doux, humble même par nature, quoiqu'il se sentît fort, très éloigné de se targuer de rien, qui expliquait volontiers ce qu'il savait sans chercher à rien montrer, et dont la modestie était rare en tout genre. Mais il était curieux au dernier point, et avait aussi l'esprit tellement libre, que rien n'était capable de retenir sa curiosité. Il s'était donc adonné à l'astrologie, et il avait la réputation d'y avoir très bien réussi. Il était fort retenu sur cet article; il n'y avait que ses amis particuliers qui pussent lui en parler et à qui il voulût bien répondre. Le duc de Noailles était avide de cette sorte de curiosité, et y donnait, tant qu'il pouvait trouver des gens qui passassent pour avoir de quoi la satisfaire.

Boulainvilliers, dont la famille et les affaires étaient fort dérangées, se tenait fort souvent en sa terre de Saint-Cère, vers la mer, au pays de Caux, qui n'est pas fort éloigné de Forges. Il y vint voir des gens de sa connaissance, et, je crois, écumer les nouvelles dont ses calculs le rendaient curieux. Il y fut voir Mme de Saint-Simon et la tourna tant pour apprendre des nouvelles du roi, qu'elle n'eut pas peine à comprendre qu'il croyait en avoir trouvé de plus sûres que celles qui s'en disaient. Elle lui fit connaître sa pensée; il se défendit quelque temps, et à la fin il se rendit. Elle lui demanda donc ce qu'il croyait de la santé du roi qui diminuait à vue d'œil, mais dont la fin ne paraissait pas encore prochaine, et qui n'avait rien changé dans le cours de ses journées, ni dans quoi que ce fût de sa manière accoutumée de vivre. On était lors au 15 ou 16 août. Boulainvilliers ne lui dissimula point qu'il ne croyait pas que le roi en eût encore pour longtemps, et après s'être encore laissé presser, il lui dit qu'il croyait qu'il mourrait le jour de Saint-Louis, mais qu'il n'avait pas encore pu vérifier ses calculs avec assez d'exactitude pour en répondre; que néanmoins il était assuré que le roi serait à l'extrémité ce jour-là, et que s'il le passait, il mourrait certainement le 3 septembre suivant. Deux jours après, voyant le roi s'affaiblir, je mandai à Mme de Saint-Simon de revenir. Elle partit aussitôt, et en arrivant me raconta ce que je viens de rapporter. Il avait prédit, longtemps avant la mort du roi d'Espagne, que Monseigneur ni aucun de ses trois fils ne régneraient en France. Il prévit de plusieurs années la mort de son fils unique et la sienne à lui, que l'événement vérifia, mais il se trompa lourdement sur beaucoup d'autres, tels que le roi d'aujourd'hui, qu'il crut devoir mourir bientôt, et à diverses reprises, le cardinal et la maréchale de Noailles, M. le duc de Grammont et M. Le Blanc qui devaient être tués dans une sédition à Paris, M. le duc d'Orléans mourir après deux ans de prison et sans en être sorti. Je n'en citerai pas davantage de faux et de vrai; c'en est assez pour montrer la fausseté, la vanité, le néant de cette prétendue science qui séduit tant de gens d'esprit, et dont Boulainvilliers lui-même, tout épris qu'il en fût, avait la bonne foi d'avouer qu'elle n'était fondée sur aucun principe.

M. du Maine ne fut pas le seul à tirer tout le possible des derniers temps de la vie du roi. Voysin l'avait assez bien servi pour en être encore payé, outre les charges dans lesquelles il régnait, mais qui étaient nécessaires au règne et à l'apothéose du duc du Maine et des siens. Voysin voulait du bien, n'ayant plus de places ni d'honneurs à prétendre. Il obtint deux cent mille écus sur le revenant-bon du non-complet des troupes, qui excitèrent contre lui un cri universel qui fut la moindre de ses inquiétudes .

Le P. Tellier, qui n'avait pu venir à bout de son concile national, où lui et Bissy se faisaient fort de faire recevoir la constitution, voyait avec désespoir le risque qu'elle courait si le roi mourait avant qu'elle fût reçue. Il y fit donc un dernier effort. Le roi manda plusieurs fois là-dessus le premier président et le parquet à Marly. D'Aguesseau, procureur général, était celui qui tenait le plus ferme. Mesmes, premier président, nageait entre la cour et sa compagnie. Fleury, premier avocat général, mettait tout son esprit et toute sa finesse, et personne n'avait plus de l'un et de l'autre, à gagner du temps sans trop s'opposer de front. Chauvelin, autre avocat général plein d'esprit, de savoir, de lumières, n'avait de dieu ni de loi que sa fortune. Il était vendu aux jésuites, et à tout ce qui la lui pouvait procurer et avancer. Tellier, sûr de lui, l'avait mis dans la confiance secrète du roi qui le mandait souvent depuis près d'un an, le faisait entrer par les derrières, et travaillait secrètement tête à tête avec lui. Blancménil, fils de Lamoignon, valet à tout faire, et comme tous les siens esclave des jésuites, n'était pas pour payer d'autre chose que de courbettes. On se doutait de quelque résolution violente sur quelques mots échappés au roi, exprès sans doute pour intimider. La femme du procureur général, sœur de d'Ormesson, exhorta son mari à être d'autant plus ferme qu'il se trouvait mai accompagné, et comme il allait partir pour Marly, elle le conjura, en l'embrassant, d'oublier qu'il eût femme et enfants, de compter sa charge et sa fortune pour rien, et pour tout son honneur et sa conscience. De si vertueuses paroles eurent leur effet. Il soutint le choc presque seul. Il parla toujours avec tant de respect, de lumière et de force que les autres n'osèrent l'abandonner, de manière que le roi, outré d'une telle résistance, s'en prit tellement à lui, qu'il fut au moment de perdre sa charge. Fleury, qui l'avait le mieux secondé, eut toute la peur pour la sienne, mais cette violence, qui n'eût fait qu'aigrir les esprits, ne faisait pas l'affaire du P. Tellier. Quoique très sensible au charme de la vengeance, il ne voulut pas se détourner, et fit tant auprès du roi qu'il força toutes ses presque invincibles répugnances, et jusqu'à sa santé, de manière que le roi déclara qu'au retour de Marly il irait à Paris tenir un lit de justice, et voir enfin lui-même s'il aurait le crédit de faire enregistrer la constitution sans modification. Il le manda au parlement, où la terreur se répandit, mais non si générale que la chose ne pût être bien balancée, mais surtout à la cour et dans le grand monde, où on ne s'entretenait plus d'autre chose.

M. le duc d'Orléans, qui n'ignorait pas ce que je pensais sur la constitution, et qui m'avait souvent dit ce qu'il en pensait lui-même, me demanda ce que je ferais en cette occasion. Je lui répondis que le devoir et le serment des pairs est précis sur l'obligation d'assister le roi dans ses hautes et importantes affaires; qu'on était parvenu à rendre telle une friponnerie d'école; que les pairs seraient invités à ce lit de justice, comme ils le sont toujours de la part du roi par le grand maître des cérémonies; que je ne balancerais donc pas à m'y trouver. Qu'auparavant je ne laisserais en état d'être trouvé que ce que je voudrais bien qui le fût; que je tiendrais quelque argent prêt et ma chaise de poste; qu'après cela j'irais au lit de justice, et qu'ayant ma conscience, mon honneur, les lois du royaume, justice et vérité à garder et à en répondre, je me garderais bien d'opiner du bonnet, mais que je parlerais de toute ma force contre la constitution, son enregistrement, sa réception, avec tout le respect pour le roi et pour son autorité et toutes les mesures que j'y pourrais mettre, bien persuadé en même temps que je ne retournerais pas de la séance chez moi, et que je m'en tiendrais quitte à bon marché pour l'exil, si je n'allais à la Bastille. À cette prompte réponse, M. le duc d'Orléans, qui me connaissoit trop bien pour douter de la vérité et de la fermeté de ma résolution, me regarda un moment, puis m'embrassa, et me dit qu'il était ravi de me savoir ce parti pris; que non seulement il l'approuvait, mais qu'il en userait tout de même, avec cette différence, dont tout le poids ne l'ébranlerait pas, qu'il parlerait d'une place qui n'avait rien entre le roi et lui, qui ne perdrait pas un mot de son discours, le regarderait depuis les pieds jusqu'à la tête, et frémirait tellement de colère de se voir ainsi résister en face par lui, qu'il ne savait tout ce qu'il lui en pourrait arriver. Nous nous en reparlâmes plusieurs fois, nous affermissant réciproquement l'un l'autre jusqu'à ce que, de retour à Versailles, et le roi sur le point d'aller au parlement, sa santé ne le lui permit pas, et le lit de justice tomba, et l'enregistrement qu'il avait si à cœur. Je ne me serais pas étendu sur une résolution qui ne put avoir lieu, si je n'avais cru également important et curieux de montrer M. le duc d'Orléans tel qu'il se montra lui-même à moi, pour le voir après tel qu'il fut sur cette même matière, toute la même et sans changement, sinon plus développée, plus évidente et, s'il était possible, encore plus odieuse à tous égards.

Chauvelin, avocat général, mourut incontinent après de la petite vérole, ainsi que son ami Rothelin, et un troisième qui avaient soupé ensemble la veille que ce mal leur prit, qui les tua au troisième jour. Ce magistrat, qui visait à la plus haute fortune, décoré, chose sans exemple au parquet, d'une charge de l'ordre du Saint-Esprit, initié dans la plus grande confiance du roi d'affaires secrètes, et qui, pour ne s'en pas éloigner et se ménager, avait refusé la commission de Rome qui fut donnée à Amelot, avait une figure agréable, beaucoup d'esprit, d'adresse, d'intrigue, de capacité et de ressources, une éloquence aisée, une grande facilité à concevoir, à travailler, à s'énoncer, à parler sur-le-champ. Trop ambitieux pour s'arrêter aux moyens de la satisfaire, trop touché des plaisirs pour y trouver une barrière dans sa santé et son travail. Il était encore dans la première jeunesse, et se tua ainsi avant le temps. Il ne laissa qu'une fille, mariée depuis au président Talon, et un fils devenu président à mortier. Son père eut la permission de vendre sa charge de l'ordre, et obtint la charge d'avocat général pour son second fils Grisenoire, qu'on vient de voir rapporteur de l'affaire des jésuites, qui ne le lui avaient pas pardonné. C'est le même qui a eu les sceaux sous le cardinal de Fleury, et dont l'élévation et la chute ont été proportionnées. Le père, conseiller d'État, était un fort bon homme : je ne sais où ses deux fils avaient pris tant d'ambition.

Voysin, dont la dureté et l'incapacité étaient égales, et qui pouvait avoir ses raisons personnelles de favoriser les munitionnaires, força les troupes, malgré toutes sortes de représentations, de prendre le pain de munition, et à plus haut prix qu'aux marchés. Peu à peu il se fit une traînée d'intelligence de sédition dans les garnisons, depuis Strasbourg jusqu'aux places maritimes de Flandre, qui éclata tout à coup, et où quelques officiers furent tués en voulant imposer à leurs soldats. Heureusement du Bourg, qui commandait à Strasbourg et en Alsace, et qui fut bien secondé par les officiers de tous rangs, l'étouffa dans sa naissance, en faisant distribuer de l'argent aux troupes, mais en les obligeant aussi à prendre le pain, pour n'en avoir pas le démenti. Cet exemple porta coup sur toute la traînée; tout fut apaisé, mais avec de l'argent partout, et peu à peu on ne les força plus à prendre le pain.

Le maréchal Rosen mourut à quatre-vingt-huit ans, sain de corps et d'esprit jusqu'à cet âge. On l'a fait connaître lors de sa promotion au bâton. Il ne commanda jamais d'armée, et il n'en était pas capable, mais souvent des ailes, de gros détachements, et la cavalerie dont il fut longtemps mestre de camp général, et tout cela avec capacité. Il était ordinairement chargé d'assembler l'armée à l'ouverture des campagnes. Fâcheux souvent à cheval, emporté pour rien, et pour cela évité des officiers principaux; à pied et à table qu'il tenait grande et délicate le meilleur homme du monde, doux, poli, prévenant, généreux, serviable, et fort libre de sa bourse à qui en avait besoin; toujours singulièrement bien monté. C'était un grand homme, fort maigre, qui avait extrêmement l'air d'un homme de guerre, et qui parlait un jargon partie français et allemand. Il avait de l'esprit et de la finesse: il avait connu le faible du roi et de ses ministres pour les étrangers; il reprochait à son fils de parler trop bien français, qui d'ailleurs était un pauvre homme, mais brave, et qui est mort lieutenant général. Il l'avait marié à une Grammont, de Franche-Comté, qui se trouva une très habile femme pour le dedans et pour le dehors, qui s'attacha fort à lui, et qu'il aima beaucoup; avec cela sage et vertueuse. Après la paix de Ryswick, il se retira dans une terre qu'il avait en haute Alsace, dont il avait fort bien accommodé le château et les jardins. Sa belle-fille tenait la maison, et y avait toujours bonne compagnie: le maréchal n'en sortit plus qu'une fois l'année pour venir voir le roi qui le recevait toujours avec distinction, et passer huit ou dix jours au plus à Paris ou à la cour. Il se bâtit ensuite une petite maison au bout de ses jardins, où il se retira vers quatre-vingts ans, pour ne plus songer qu'à son salut. Il voyait quelquefois la compagnie au château, et se retirait promptement chez lui, passant sa journée en exercices de piété, en bonnes œuvres, et à prendre l'air à pied ou à cheval. On ne peut faire une fin plus digne, plus sage ni plus chrétienne; c'était aussi un fort honnête homme.

En ce même temps la persécution était extrême en Angleterre contre les principaux torys, surtout contre les ministres de la reine Anne, et tous ceux qui avaient eu part à sa paix. On en a déjà parlé ailleurs. Le comte d'Oxford, qui avait été grand trésorier, et dont la cour voulait avoir la tête, se défendit si puissamment lui-même à la barre du parlement, et en même temps si noblement, que, contre toute espérance, il se tira d'affaire. Le duc d'Ormond, non moins menacé, se trouva investi dans sa maison de Richemont près de Londres. Il se sauva, passa en France, et arriva en ce temps-ci à Paris.

L'état du roi, dont la santé baissait à vue d'œil, fit peur à la princesse des Ursins de se trouver peut-être tout à coup sous la main de M. le duc d'Orléans. Elle songea donc tout de bon à s'y dérober, sans savoir néanmoins encore où elle fixerait sa demeure, et fit demander au roi la permission de venir prendre congé de lui à Marly. Elle y vint de Paris le mardi 6 août, mesurée pour arriver à l'heure de la sortie du dîner du roi, c'est-à-dire sur les deux heures. Elle fut aussitôt admise dans le cabinet du roi, avec qui elle demeura plus d'une bonne demi-heure tête à tête. Elle passa tout de suite dans celui de Mme de Maintenon, avec qui elle fut une heure, et de là s'en alla monter en carrosse pour s'en retourner à Paris. Je ne sus qu'elle prenait congé que par son arrivée à Marly, où j'étais en peine de la pouvoir rencontrer. Le hasard fit que je m'avisai d'aller chercher son carrosse pour m'informer à ses gens de ce qu'elle devenait dans Marly, et un autre hasard l'y fit arriver en chaise comme je leur parlais. Elle me parut fort aise de me rencontrer, et me fit monter avec elle dans son carrosse, où nous ne demeurâmes guère moins d'une heure à nous entretenir fort librement. Elle ne me dissimula point ses craintes, la froideur qu'elle avait sentie pour elle dans ses deux audiences, à travers toute la politesse que le roi et Mme de Maintenon lui avaient témoignée, le vide qu'elle trouvait à la cour, et même à Paris, enfin l'incertitude où elle était encore sur le choix de sa demeure, tout cela avec détail et néanmoins sans plaintes, sans regrets, sans faiblesse, toujours mesurée, toujours comme s'il se fût agi d'une autre, et supérieure aux événements. Elle toucha légèrement l'Espagne, le crédit et l'ascendant même que la reine y prenait sur le roi, me faisant entendre que cela ne pouvait être autrement, coulant légèrement et modestement sur la reine, se louant toujours des bontés du roi d'Espagne. La crainte du spectacle des passants lui fit mettre fin à notre conversation. Elle me fit mille amitiés et son regret de l'abréger, me promit de m'avertir avant son départ, pour me donner encore une journée, me dit mille choses pour Mme de Saint-Simon, et me témoigna être sensible à la marque d'amitié que je lui donnais là, malgré l'engagement où j'étais avec M. le duc d'Orléans. Dès que je l'eus vue partir, j'allai chez M. le duc d'Orléans à qui je dis ce que je venais de faire; que ce n'était point une visite, mais une rencontre; qu'il était vrai que je n'avais pu m'empêcher de la chercher, sans préjudice de la visite du départ qu'il m'avait permise. Lui et Mme la duchesse d'Orléans ne le trouvèrent point mauvais; ils avaient en plein triomphé d'elle, et ils étaient sur le point de la voir sortir de France pour toujours, et sans espoir en Espagne.

Jusqu'alors Mme des Ursins, amusée par un reste d'amis ou de connaissances grossi par ceux de M. de Noirmoutiers chez qui elle logeait, et qui en avait beaucoup, s'était lentement occupée à l'arrangement de ses affaires dans un si grand changement, et à retirer ses effets d'Espagne. La frayeur de se pouvoir trouver fort promptement sous la main d'un prince qu'elle avait si cruellement offensé, et qui lui montrait depuis son arrivée en France qu'il le sentait, précipita toutes ses mesures. Sa terreur s'augmenta par le changement prodigieux qu'elle trouva dans le roi en cette dernière audience, depuis celle qu'elle en avait eue à son arrivée. Elle ne douta plus que sa fin ne fût très prochaine, et toute son attention ne se tourna plus qu'à la prévenir et à être bien avertie sur une santé qu'elle croyait faire uniquement sa sûreté en France. Effrayée de nouveau par les avis qu'elle en reçut, elle ne se donna plus le temps de rien; et partit précipitamment le 14 d'août, accompagnée de ses deux neveux jusqu'à Essonne. Elle n'eut pas le loisir de penser à m'avertir, de sorte que depuis notre conversation à Marly dans son carrosse, je ne l'ai plus revue. Elle ne respira que lorsqu'elle fut arrivée à Lyon.

Elle avait abandonné le projet de se retirer en Hollande; où les États généraux ne la voulaient point. Elle en fut elle-même dégoûtée par l'égalité et l'unisson d'une république qui contrebalança en elle le plaisir de la liberté dont on y jouit. Mais elle ne pouvait se résoudre à retourner à Rome, théâtre où elle avait régné autrefois, et de s'y remontrer proscrite, vieille, comme dans un asile. Elle craignait encore d'y être mal reçue, après la nonciature fermée en Espagne et les démêlés qu'il y avait eu entre les deux cours. Elle y avait perdu beaucoup d'amis et de connaissances; tout y était renouvelé depuis quinze ans d'absence, et elle sentait tout l'embarras qu'elle y trouverait à l'égard des ministres de l'empereur et des deux couronnes, et de leurs principaux partisans. Turin n'était pas une cour digne d'elle; le roi de Sardaigne n'en avait pas toujours été content, et ils en savaient trop tous deux l'un pour l'autre. À Venise, elle n'eût su que faire ni que devenir. Agitée de la sorte sans avoir pu se déterminer, elle apprit l'extrémité du roi, toujours grossie par les nouvelles. La peur la saisit de se trouver à sa mort dans le royaume. Elle partit à l'instant, sans savoir où aller, et uniquement pour en sortir elle alla à Chambéry, comme au lieu de sûreté le plus proche, et y arriva hors d'haleine. Ce lieu fut sa première station. Elle s'y donna le loisir de choisir où se fixer et de s'arranger pour s'y établir. Tout bien examiné, elle préféra Gênes; la liberté lui en plut; le commerce d'une riche et nombreuse noblesse, la beauté du lieu et du climat, une manière de centre et de milieu entre Madrid, Paris et Rome, où elle entretenait toujours du commerce, et était affamée de tout ce qui s'y passait. Le renversement de tant de si grandes réalités et de desseins plus hauts encore, n'avait pu venir à bout de ses espérances, bien moins de ses désirs. Déterminée enfin pour Gênes, elle y passa. Elle y fut bien reçue, elle espéra y fixer ses tabernacles, elle y passa quelques années; mais à la fin l'ennui la gagna, peut-être le dépit de n'y être pas assez comptée. Elle ne pouvait vivre sans se mêler, et de quoi se mêler à Gênes quand on est femme et surannée? Elle tourna donc toutes ses pensées vers Rome; elle en sonda la cour, elle se rapprocha avec effort de son frère le cardinal de La Trémoille, réchauffa ce qui lui était d'ancien commerce, renoua avec qui elle put décemment, tâta le pavé partout, mais sur toutes choses fut attentive à s'assurer du traitement qu'elle recevrait de tout ce qui tenait à la France et à l'Espagne. Elle quitta donc Gênes et retourna dans son nid.

Elle n'y fut pas longtemps sans s'attacher au roi et à la reine d'Angleterre, et ne s'y attacha pas longtemps sans les gouverner et bientôt à découvert. Quelle triste ressource! Mais enfin c'était une idée de cour et un petit fumet d'affaires pour qui ne s'en pouvait plus passer. Elle acheva ainsi sa vie dans une grande santé de corps et d'esprit et dans une prodigieuse opulence, qui n'était pas inutile aussi à cette déplorable cour. Du reste, médiocrement considérée à Rome, nullement comptée, désertée de ce qui sentait l'Espagne, médiocrement visitée de ce qui était français, mais sans rien essayer de la part du régent, bien payée de la France et de l'Espagne, toujours occupée du monde, de ce qu'elle avait été, de ce qu'elle n'était plus, mais sans bassesse, avec courage et grandeur. La perte qu'elle fit, en janvier 1720, du cardinal de La Trémoille, ne laissa pas, sans amitié de part ni d'autre, de lui faire un vide. Elle le survécut de trois ans, conserva toute sa santé, sa force, son esprit jusqu'à la mort, et fut emportée, à plus de quatre-vingts ans, par une fort courte maladie, à Rome, le 5 décembre 1722; Elle eut le plaisir de voir Mme de Maintenon oubliée et anéantie dans Saint-Cyr, et celui de lui survivre, et la joie de voir arriver, l'un après l'autre, à Rome, ses deux ennemis aussi profondément disgraciés qu'elle, dont l'un tombait d'aussi haut, les cardinaux del Giudice et Albéroni, et de jouir de la parfaite inconsidération, pour ne pas dire mépris, où ils tombèrent tous deux. Cette mort qui, quelques années plus tôt, eût retenti par toute l'Europe, ne fit pas la plus légère sensation. La petite cour d'Angleterre la regretta, quelques amis particuliers dont je fus du nombre et ne m'en cachai point, quoique, à cause de M. le duc d'Orléans, demeuré sans commerce avec elle; du reste, personne ne sembla s'être aperçu qu'elle fût disparue. Ce fut néanmoins une personne si extraordinaire dans tout le cours de sa longue vie, et qui a partout si grandement et si singulièrement figuré, quoique en diverses manières; dont l'esprit, le courage, l'industrie et les ressources ont été si rares; enfin le règne si absolu en Espagne et si à découvert, et le caractère si soutenu et si unique, que sa vie mériterait d'être écrite, et tiendrait place entre les plus curieux morceaux de l'histoire des temps où elle a vécu.

CHAPITRE V. §

Nécessité d'interrompre un peu le reste si court de la vie du roi. — Première partie du caractère de M. le duc d'Orléans. — Débonnaireté et son histoire. — Malheur de l'éducation et de la jeunesse de M. le duc d'Orléans. — Folie de l'abbé Dubois, qui le perd auprès du roi pour toujours. — Caractère de l'abbé depuis cardinal Dubois. — Deuxième partie du caractère de M. le duc d'Orléans. — M. le duc d'Orléans excellemment peint par Madame. — Aventure du faux marquis de Ruffec. — Quel était M. le duc d'Orléans sur la religion. — Caractère de Mme la duchesse d'Orléans. — Saint-Pierre et sa femme; leur caractère. — Duchesse Sforce. — Courte digression sur les Sforce. — Caractère de la duchesse Sforce.

Le règne de Louis XIV, conduit jusqu'à sa dernière extrémité, ne laisse plus à rapporter maintenant que ce qui s'est passé dans le dernier mois de sa vie, encore au plus. Ces derniers événements, si curieux et si importants à exposer dans la plus exacte vérité et netteté, et dans leur ordre le plus exact, sont tellement liés avec ceux qui suivent immédiatement la mort de ce monarque, qu'il n'est pas possible de les séparer. Il n'est pas moins curieux et nécessaire aussi d'exposer les projets, les pensées, les difficultés, les différents partis qui roulèrent dans la tête du prince qui allait nécessairement être à la tête du royaume pendant la minorité, quelques mesures que Mme de Maintenon et le duc du Maine eussent pu prendre pour ne lui laisser que le nom de régent, et ce qu'ils n'avaient pu lui ôter, et quelle sorte d'administration il voulut établir. C'est donc ici le lieu d'expliquer tant de choses, après quoi on reprendra la narration du dernier mois de la vie du feu roi, et des choses qui l'ont suivie. Mais avant d'entrer dans cette épineuse carrière, il est à propos de faire bien connaître, si l'on peut, celui qui en est le premier personnage, ses entraves intérieures et extérieures, et tout ce qui lui appartient personnellement. Je dis si l'on peut, parce que je n'ai de ma vie rien connu de si éminemment contradictoire et si parfaitement en tout que M. le duc d'Orléans. On s'apercevra aisément qu'encore que je le visse à nu depuis tant d'années, qu'il ne se cachât pas à moi, que j'aie été dans ces dernières années-ci le seul homme qui le voulût voir, et l'unique avec lequel il pût s'ouvrir et s'ouvrit en effet à cœur ouvert et par confiance et par nécessité, on sentira, dis-je, que je ne le connaissois pas encore, et que lui-même aussi ne se connaissoit pas parfaitement. Pour le tableau de la cour, des personnages, des desseins, des brigues, des partis, il se trouve tout fait par tout ce qui a été raconté et expliqué jusqu'ici. En se le rappelant on verra d'un coup d'œil quelle était la cour de Louis XIV en ces derniers temps de sa vie, et le détail mis au jour de toutes les différentes parties de tout le groupe de ce spectacle.

M. le duc d'Orléans était de taillé médiocre au plus, fort plein, sans être gros, l'air et le port aisé et fort noble, le visage large, agréable, fort haut en couleur, le poil noir et la perruque de même. Quoiqu'il eût fort mal dansé, et médiocrement réussi à l'académie, il avait dans le visage, dans le geste, dans toutes ses manières une grâce infinie, et si naturelle qu'elle ornait jusqu'à ses moindres actions, et les plus communes. Avec beaucoup d'aisance quand rien ne le contraignait, il était doux, accueillant, ouvert, d'un accès facile et charmant, le son de la voix agréable, et un don de la parole qui lui était tout particulier en quelque genre que ce pût être, avec une facilité et une netteté que rien ne surprenait, et qui surprenait toujours. Son éloquence était naturelle jusque dans les discours les plus communs et les plus journaliers, dont la justesse était égale sur les sciences les plus abstraites qu'il rendait claires, sur les affaires du gouvernement, de politique, de finance, de justice, de guerre, de cour, de conversation ordinaire, et de toutes sortes d'arts et de mécanique. Il ne se servait pas moins utilement des histoires et des Mémoires, et connaissoit fort les maisons. Les personnages de tous les temps et leurs vies lui étaient présents, et les intrigues des anciennes cours comme celles de son temps. À l'entendre, on lui aurait cru une vaste lecture. Rien moins. Il parcourait légèrement, mais sa mémoire était si singulière qu'il n'oubliait ni choses, ni noms, ni dates, qu'il rendait avec précision; et son appréhension était si forte qu'en parcourant ainsi, c'était en lui comme s'il eût tout lu fort exactement. Il excellait à parler sur-le-champ, et en justesse et en vivacité, soit de bons mots, soit de reparties. Il m'a souvent reproché, et d'autres plus que lui, que je ne le gâtais pas, mais je lui ai souvent aussi donné une louange qui est méritée par bien peu de gens, et qui n'appartenait à personne si justement qu'à lui: c'est qu'outre qu'il avait infiniment d'esprit et de plusieurs sortes, la perspicacité singulière du sien se trouvait jointe à une si grande justesse, qu'il ne se serait jamais trompé en aucune affaire s'il avait suivi la première appréhension de son esprit sur chacune. Il prenait quelquefois cette louange de moi pour un reproche, et il n'avait pas toujours tort, mais elle n'en était pas moins vraie. Avec cela nulle présomption, nulle trace de supériorité d'esprit ni de connaissance, raisonnant comme d'égal à égal avec tous, et donnant toujours de la surprise aux plus habiles. Rien de contraignant ni d'imposant dans la société, et quoiqu'il sentît bien ce qu'il était, et de façon même de ne le pouvoir oublier en sa présence, il mettait tout le monde à l'aise, et lui-même comme au niveau des autres.

Il gardait fort son rang en tout genre avec les princes du sang, et personne n'avait l'air, le discours, ni les manières plus respectueuses que lui ni plus nobles avec le roi et avec les fils de France. Monsieur avait hérité en plein de la valeur des rois ses père et grand-père, et l'avait transmise tout entière à son fils. Quoiqu'il n'eût aucun penchant à la médisance, beaucoup moins à ce qu'on appelle être méchant, il était dangereux sur la valeur des autres. Il ne cherchait jamais à en parler, modeste et silencieux même à cet égard sur ce qui lui était personnel, et racontait toujours les choses de cette nature où il avait eu le plus de part, donnant avec équité toute louange aux autres et ne parlant jamais de soi, mais il se passait difficilement de pincer ceux qu'il ne trouvait pas ce qu'il appelait francs du collier, et on lui sentait un mépris et une répugnance naturelle à l'égard de ceux qu'il avait lieu de croire tels. Aussi avait-il le faible de croire ressembler en tout à Henri IV, de l'affecter dans ses façons, dans ses reparties, de se le persuader jusque dans sa taille et la forme de son visage, et de n'être touché d'aucune autre louange ni flatterie comme de celle-là qui lui allait au cœur. C'est une complaisance à laquelle je n'ai jamais pu me ployer. Je sentais trop qu'il ne recherchait pas moins cette ressemblance dans les vices de ce grand prince que dans ses vertus, et que les uns ne faisaient pas moins son admiration que les autres. Comme Henri IV, il était naturellement bon, humain, compatissant, et cet homme si cruellement accusé du crime le plus noir et le plus inhumain, je n'en ai point connu de plus naturellement opposé au crime de la destruction des autres, ni plus singulièrement éloigné de faire peine même à personne, jusque-là qu'il se peut dire que sa douceur, son humanité, sa facilité avaient tourné en défaut, et je ne craindrai pas de dire qu'il tourna en vice la suprême vertu du pardon des ennemis, dont la prodigalité sans cause ni choix tenait trop près de l'insensible, et lui a causé bien des inconvénients fâcheux et des maux dont la suite fournira des exemples et des preuves.

Je me souviens qu'un an peut-être avant la mort du roi, étant monté de bonne heure après dîner chez Mme la duchesse d'Orléans à Marly, je la trouvai au lit pour quelque migraine, et M. le duc d'Orléans seul dans la chambre, assis dans le fauteuil du chevet du lit. À peine fus-je assis que Mme la duchesse d'Orléans se mit à me raconter un fait du prince et du cardinal de Rohan, arrivé depuis peu de jours, et prouvé avec la plus claire évidence. Il roulait sur des mesures contre M. le duc d'Orléans pour le présent et l'avenir, et sur le fondement de ces exécrables imputations si à la mode par le crédit et le cours que Mme de Maintenon et M. du Maine s'appliquaient sans cesse à leur donner. Je me récriai d'autant plus que M. le duc d'Orléans avait toujours distingué et recherché, je ne sais pourquoi, ces deux frères, et qu'il croyait pouvoir compter sur eux: « Et que dites-vous de M. le duc d'Orléans, ajouta-t-elle ensuite, qui, depuis qu'il le sait, qu'il n'en doute pas, et qu'il n'en peut -douter, leur fait tout aussi bien qu'à l'ordinaire? » À l'instant je regardai M. le duc d'Orléans qui n'avait dit que quelques mots pour confirmer le récit de la chose à mesure qu'il se faisait, et qui était couché négligemment dans sa chaise, et je lui dis avec feu: « Pour cela, monsieur, il faut dire la vérité, c'est que depuis Louis le Débonnaire il n'y en eut jamais un si débonnaire que vous. » À ces mots, il se releva dans sa chaise, rouge de colère jusqu'au blanc des yeux, balbutiant de dépit contre moi qui lui disais, prétendait-il, des choses fâcheuses, et contre Mme la duchesse d'Orléans qui les lui avait procurées, et qui riait. « Courage, monsieur, ajoutai-je, traitez bien vos ennemis, et fâchez-vous contre vos serviteurs. Je suis ravi de vous voir en colère, c'est signe que j'ai mis le doigt sur l'apostume; quand on la presse, le malade crie. Je voudrais en faire sortir tout le pus, et après cela vous seriez tout un autre homme et tout autrement compté. » Il grommela encore un peu et puis s'apaisa. C'est là une des deux occasions seules où il se soit jamais mis en vraie colère contre moi. Je rapporterai l'autre en son temps.

Deux ou trois ans après la mort du roi, je causais à un coin de la longue et grande pièce de l'appartement des Tuileries, comme le conseil de régence allait commencer dans cette même pièce où il se tenait toujours tandis que M. le duc d'Orléans était tout à l'autre bout, parlant à quelqu'un, dans une fenêtre. Je m'entendis appeler comme de main en main; on me dit que M. le duc d'Orléans me voulait parler. Cela arrivait souvent en se mettant au conseil. J'allai donc à cette fenêtre où il était demeuré. Je trouvai un maintien sérieux, un air concentré, un visage fâché qui me surprit beaucoup. « Monsieur me dit-il d'abordée, j'ai fort à me plaindre de vous que j'ai toute ma vie compté pour le meilleur de mes amis. — Moi, monsieur! plus étonné encore, qu'y a-t-il donc, lui dis-je, s'il vous plaît? — Ce qu'il y a, répondit-il avec une mine encore plus colère, chose que vous ne sauriez nier, des vers que vous avez faits contre moi. — Moi, des vers! répliquai-je; eh! qui diable vous conte de ces sottises-là? et depuis près de quarante ans que vous me connaissez, est-ce que vous ne savez pas que de ma vie je n'ai pu faire, non pas deux vers, mais un seul? — Non, par..., reprit-il, vous ne pouvez nier ceux-là, et tout de suite me chante un pont-neu à sa louange dont le refrain était : Notre régent est débonnaire, la, la, il est débonnaire, avec un grand éclat de rire. — Comment, lui dis-je, vous vous en souvenez encore! et en riant aussi, pour la vengeance que vous en prenez, souvenez-vous-en du moins à bon escient. » Il demeura à rire longtemps, à ne s'en pouvoir empêcher avant de se mettre au conseil. Je n'ai pas craint d'écrire cette bagatelle, parce qu'il me semble qu'elle peint.

Il aimait fort la liberté, et autant pour les autres que pour lui-même. Il me vantait un jour l'Angleterre sur ce point, où il n'y a point d'exils ni de lettres de cachet, et le roi ne peut défendre que l'entrée de son palais ni tenir personne en prison, et sur cela me conta en se délectant, car tous nos princes vivaient lors, qu'outre la duchesse de Portsmouth, Charles II avait bien eu de petites maîtresses; que le grand prieur, jeune et aimable en ce temps-là, qui s'était fait chasser pour quelque sottise, était allé passer son exil en Angleterre, où il avait été fort bien reçu du roi. Pour le remercîment, il lui débaucha une de ces petites maîtresses dont le roi était si passionné alors, qu'il lui fit demander grâce, lui offrit de l'argent, et s'engagea de le raccommoder en France. Le grand prieur tint bon. Charles lui fit défendre le palais. Il s'en moqua et allait tous les jours à la comédie avec sa conquête, et s'y plaçait vis-à-vis du roi. Enfin le roi d'Angleterre, ne sachant plus que faire pour s'en délivrer, pria tellement le roi de le rappeler en France, qu'il le fut. Mais le grand prieur tint bon, dit qu'il se trouvait bien en Angleterre, et continua son manège. Charles outré en vint jusqu'à faire confidence au roi de l'état où le mettait le grand prieur, et obtint un commandement si absolu et si prompt qu'il le fit repasser incontinent en France. M. le duc d'Orléans admirait cela, et je ne sais s'il n'aurait pas voulu être le grand prieur. Je lui répondis que j'admirais moi-même que le petit-fils d'un roi de France se pût complaire dans un si insolent procédé que moi sujet, et qui, comme lui, n'avais aucun trait au trône, je trouvais plus que scandaleux et extrêmement punissable. Il n'en relâcha rien, et faisait toujours cette histoire avec volupté. Aussi d'ambition de régner ni de gouverner n'en avait-il aucune. S'il fit une pointe tout à fait insensée pour l'Espagne, c'est qu'on la lui avait mise dans la tête. Il ne songea même, comme on le verra, tout de bon à gouverner que lorsque force fut d'être perdu et déshonoré, ou d'exercer les droits de sa naissance; et, quant à régner, je ne craindrai pas de répondre que jamais il ne le désira, et que, le cas forcé arrivé, il s'en serait trouvé également importuné et embarrassé. Que voulait-il donc? me demandera-t-on; commander les armées tant que la guerre aurait duré, et se divertir le reste du temps sans contrainte ni à lui ni à autrui.

C'était en effet à quoi il était extrêmement propre. Une valeur naturelle, tranquille, qui lui laissait tout voir, tout prévoir, et porter les remèdes, une grande étendue d'esprit pour les échecs d'une campagne, pour les projets, pour se munir de tout ce qui convenait à l'exécution, pour s'en aider à point nommé, pour s'établir d'avance des ressources et savoir en profiter bout à bout, et user aussi avec une sage diligence et vigueur de tous les avantages que lui pouvait présenter le sort des armes. On peut dire qu'il était capitaine, ingénieur, intendant d'armée, qu'il connaissoit la force des troupes, le nom et la capacité des officiers, et les plus distingués de chaque corps, [savait] s'en faire adorer, les tenir néanmoins en discipline, exécuter, en manquant de tout, les choses les plus difficiles. C'est ce qui a été admiré en Espagne, et pleuré en Italie, quand il y prévit tout, et que Marsin lui arrêta les bras sur tout. Ses combinaisons étaient justes et solides tant sur les matières de guerre que sur celles d'État; il est étonnant jusqu'à quel détail il en embrassait toutes les parties sans confusion, les avantages et les désavantages des partis qui se présentaient à prendre, la netteté avec laquelle il les comprenait et savait les exposer, enfin la variété infinie et la justesse de toutes ses connaissances sans en montrer jamais, ni avoir en effet meilleure opinion de soi.

Quel homme aussi au-dessus des autres, et en tout genre connu! et quel homme plus expressément formé pour faire le bonheur de la France, lorsqu'il eut à la gouverner! Ajoutons-y une qualité essentielle, c'est qu'il avait plus de trente-six ans à la mort des Dauphins et près de trente-huit à celle de M. le duc de Berry, qu'il avait passés particulier, éloigné entièrement de toute idée de pouvoir arriver au timon; courtisan battu des orages et des tempêtes, et qui avait vécu de façon à connaître tous les personnages, et la plupart de ce qui ne l'était pas; en un mot l'avantage d'avoir mené une vie privée avec les hommes, et acquis toutes les connaissances, qui, sans cela, ne se suppléent point d'ailleurs. Voilà le beau, le très beau sans doute et le très rare. Malheureusement il y a une contre-partie qu'il faut maintenant exposer, et ne craindre pas quelque légère répétition, pour le mieux faire, de ce qu'on a pu voir ailleurs.

Ce prince si heureusement né pour être l'honneur et le chef-d'oeuvre d'une éducation, n'y fut pas heureux. Saint-Laurent, homme de peu, qui n'était même chez Monsieur que sous-introducteur des ambassadeurs, fut le premier à qui il fut confié. C'était un homme à choisir par préférence dans toute l'Europe pour l'éducation des rois. Il mourut avant que son élève fût hors de sous la férule, et par le plus grand des malheurs, sa mort fut telle et si prompte qu'il n'eut pas le temps de penser en quelles mains il le laissait, ni d'imaginer qui s'y ancrerait en titre. On a vu (t. Ier, p. 20) que ce fut l'abbé Dubois, comment il y parvint, combien il s'introduisit avant dans l'amitié et la confiance d'un enfant qui ne connaissoit personne, et l'énorme usage qu'il en sut faire pour espérer fortune et acquérir du pain. Le précepteur sentait qu'il ne tiendrait pas longtemps par cette place, et tout le poids d'avoir été l'instrument du consentement qu'il surprit au jeune prince pour son mariage, lequel ne lui avait pas rendu ce qu'il en avait espéré, et qui l'avait même perdu auprès du roi par la folie qu'il eut, dans une audience secrète qu'il en obtint, de lui demander pour prix de son service la nomination au chapeau. Il se vit donc réduit à M. de Chartres, et ne pensa plus qu'à le gouverner. Il a fait un si grand personnage depuis la mort du roi, qu'il est nécessaire de le faire connaître. On y reviendra bientôt.

Monsieur, qui était fort glorieux et gâté encore par avoir eu un gouverneur devenu duc et pair dans sa maison, et dont la postérité successive, décorée de la même dignité, était demeurée dans la charge de premier gentilhomme de sa chambre, et par celle de dame d'honneur de Madame, remplie par la duchesse de Ventadour, voulut des gens titrés pour gouverneurs de M. son fils. Cela n'était pas aisé, mais il en trouva, et ne considéra guère autre chose. M. de Navailles fut le premier qui accepta. Il était duc à brevet et maréchal de France, plein de vertu, d'honneur et de valeur, et avait figuré autrefois, mais ce n'était pas un homme à élever un prince. Il y fut peu et mourut en février 1684, à soixante-cinq ans. Le maréchal d'Estrades lui succéda, qui en aurait été fort capable, mais il était fort vieux, et mourut en février 1686, à soixante-dix-neuf ans. M. de La Vieuville, duc à brevet, le fut après, qui mourut en février 1689, un mois après avoir été fait chevalier de l'ordre. Il n'avait rien de ce qu'il fallait pour cet emploi, mais ce fut une perte pour Monsieur, qui ne trouva plus de gens titrés qui en voulussent. Saint-Laurent, qui avait toute sa confiance, avait aussi toute l'autorité effective, et suppléait à ces messieurs, qui n'étaient que ad honores. Les deux sous-gouverneurs étaient La Bertière, brave et honnête gentilhomme, mais dont le prince ne s'embarrassait guère, quoiqu'il l'estimât, et Fontenay, qui en était extrêmement capable, mais qui avait au moins quatre-vingts ans. Il avait élevé le comte de Saint-Paul tué au passage du Rhin, sur le point d'être élu roi de Pologne, dont le fameux Sobieski profita. Le marquis d'Arcy fut le dernier gouverneur. Il avait passé par des ambassades avec réputation, et servi de même. C'était un homme de qualité; qui le sentait fort, chevalier de l'ordre de 1688. Son frère aîné l'avait été en 1661. D'Arcy était aussi conseiller d'État d'épée. On a vu ailleurs comment il se conduisit dans cet emploi, surtout à la guerre. Sa mort arrivée à Maubeuge, en juin 1694, fut le plus grand malheur qui pût arriver à son élève, sur qui il avait pris non seulement toute autorité, mais toute confiance, et à qui toutes ses manières et sa conduite plaisaient et lui inspiraient une grande estime, qui en ce genre ne va point sans déférence.

Le prince n'ayant plus ce sage mentor, qu'on a vu qu'il a toujours regretté, ainsi que le maréchal d'Estrades, et qui l'a toute sa vie marqué à tout ce qui est resté d'eux, tomba tout à fait entre les mains de l'abbé Dubois et des jeunes débauchés qui l'obsédèrent. Les exemples domestiques de la cour de Monsieur, et ce que de jeunes gens sans réflexion, las du joug, tout neufs, sans expérience, regardent comme le bel air dont ils sont les esclaves, et souvent jusque malgré eux, effacèrent bientôt ce que Saint-Laurent et le marquis d'Arcy lui avaient appris de bon. Il se laissa entraîner à la débauche et à la mauvaise compagnie, parce que la bonne, même de ce genre, craignait le roi, et l'évitait. Marié par force et avec toute l'inégalité qu'il sentit trop tard, il se laissa aller à écouter des plaisanteries de gens obscurs qui, pour le gouverner, le voulaient à Paris; il en fit à son tour, et se croyant autorisé par le dépit que Monsieur témaignait de ne pouvoir obtenir pour lui ni gouvernement qui lui avait été promis, ni commandement d'armée, il ne mit plus de bornes à ses discours ni à ses débauches, partie facilité, partie ennui de la cour, vivant comme il faisait avec Mme sa femme, partie chagrin de voir M. le Duc, et bien plus M. le prince de Conti en possession de ce qu'il y avait de plus brillante compagnie, enfin dans le ruineux dessein de se moquer du roi, de lui échapper, de le piquer à son tour, et de se venger ainsi de n'avoir ni gouvernement ni armée à commander. Il vivait donc avec des comédiennes et leurs entours, dans une obscurité honteuse, et à la cour tout le moins qu'il pouvait. L'étrange est que Monsieur le laissait faire par ce même dépit contre le roi, et que Madame, qui ne pouvait pardonner au roi ni à Mme sa belle-fille son mariage, désapprouvant la vie que menait M. son fils, ne lui en parlait presque point intérieurement ravie des déplaisirs de Mme sa belle-fille, et du chagrin qu'en avait le roi.

La mort si prompte et si subite de Monsieur changea les choses. On a vu tout ce qui arriva M. le duc d'Orléans, content et n'ayant plus Monsieur pour bouclier, vécut quelque temps d'une façon plus convenable, et avec assiduité à la cour, mieux avec Mme sa femme par les mêmes raisons, mais toujours avec un éloignement secret qui ne finit que quand je les raccommodai, lorsque je le séparai de Mme d'Argenton: l'amour et l'oisiveté l'attachèrent à cette maîtresse qui l'éloigna de la cour. Il voyait chez elle des compagnies qui le voulaient tenir, de concert avec elle, dont l'abbé Dubois était le grand conducteur. En voilà assez pour marquer les tristes routes qui ont gâté un si beau naturel. Venons maintenant aux effets qu'a produits ce long et pernicieux poison, ce qui ne se peut bien entendre qu'après avoir fait connaître celui à qui il le dut presque en entier.

L'abbé Dubois était un petit homme maigre, effilé, chafouin, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie d'esprit, qui était en plein ce qu'un mauvais français appelle un sacre, mais qui ne se peut guère exprimer autrement. Tous les vices combattaient en lui à qui en demeurerait le maître. Ils y faisaient un bruit et un combat continuel entre eux. L'avarice, la débauche, l'ambition étaient ses dieux; la perfidie, la flatterie, les servages, ses moyens; l'impiété parfaite, son repos; et l'opinion que la probité et l'honnêteté sont des chimères dont on se pare, et qui n'ont de réalité dans personne, son principe, en conséquence duquel tous moyens lui étaient bons. Il excellait en basses intrigues, il en vivait, il ne pouvait s'en passer, mais toujours avec un but où toutes ses démarches tendaient, avec une patience qui n'avait de terme que le succès, ou la démonstration réitérée de n'y pouvoir arriver, à moins que, cheminant ainsi dans la profondeur et les ténèbres, il ne vit jour à mieux en ouvrant un autre boyau. Il passait ainsi sa vie dans les sapes. Le mensonge le plus hardi lui était tourné en nature avec un air simple, droit, sincère, souvent honteux. Il aurait parlé avec grâce et facilité, si, dans le dessein de pénétrer les autres en parlant, la crainte de s'avancer plus qu'il ne voulait ne l'avait accoutumé à un bégayement factice qui le déparait, et qui, redoublé quand il fut arrivé à se mêler de choses importantes, devint insupportable, et quelquefois inintelligible. Sans ses contours et le peu de naturel qui perçait malgré ses soins, sa conversation aurait été aimable. Il avait de l'esprit, assez de lettres, d'histoire et de lecture, beaucoup de monde, force envie de plaire et de s'insinuer, mais tout cela gâté par une fumée de fausseté qui sortait malgré lui de tous ses pores et jusque de sa gaieté, qui attristait par là. Méchant d'ailleurs avec réflexion et par nature, et, par raisonnement, traître et ingrat, maître expert aux compositions des plus grandes noirceurs, effronté à faire peur étant pris sur le fait; désirant tout, enviant tout, et voulant toutes les dépouilles. On connut après, dès qu'il osa ne se plus contraindre, à quel point il était intéressé, débauché, inconséquent, ignorant en toute affaire, passionné toujours, emporté, blasphémateur et fou, et jusqu'à quel point il méprisa publiquement son maître et l'État, le monde sans exception et les affaires, pour les sacrifier à soi tous et toutes, à son crédit, à sa puissance, à son autorité absolue, à sa grandeur, à son avarice, à ses frayeurs, à ses vengeances. Tel fut le sage à qui Monsieur confia les moeurs de son fils unique à former, par le conseil de deux hommes qui ne les avaient pas meilleures, et qui en avaient bien fait leurs preuves.

Un si bon maître ne perdit pas son temps auprès d'un disciple tout neuf encore, et en qui les excellents principes de Saint-Laurent n'avaient pas eu le temps de prendre de fortes racines, quelque estime et quelque affection qu'il ait conservée toute sa vie pour cet excellent homme. Je l'avouerai ici avec amertume, parce que tout doit être sacrifié à la vérité, M. le duc d'Orléans apporta au monde une facilité, appelons les choses par leur nom, une faiblesse qui gâta sans cesse tous ses talents, et qui fut à son précepteur d'un merveilleux usage toute sa vie. Hors de toute espérance du côté du roi depuis la folie d'avoir osé lui demander sa nomination au cardinalat, il ne songea plus qu'à posséder son jeune maître par la conformité à soi. Il le flatta du côté des mœurs pour le jeter dans la débauche, et lui en faire un principe pour se bien mettre dans le monde, jusqu'à mépriser tous devoirs et toutes bienséances, ce qui le ferait bien plus ménager par le roi qu'une conduite mesurée; il le flatta du côté de l'esprit, dont il le persuada qu'il en avait trop et trop bon pour être la dupe de la religion, qui n'était, à son avis, qu'une invention de politique, et de tous les temps, pour faire peur aux esprits ordinaires et retenir les peuples dans la soumission. Il l'infatua encore de son principe favori que la probité dans les hommes et la vertu dans les femmes ne sont que des chimères sans réalité dans personne, sinon dans quelques sots en plus grand nombre qui se sont laissé imposer ces entraves comme celles de la religion, qui en sont des dépendances, et qui pour la politique sont du même usage, et fort peu d'autres qui ayant de l'esprit et de la capacité se sont laissé raccourcir l'un et l'autre par les préjugés de l'éducation. Voilà le fond de la doctrine de ce bon ecclésiastique, d'où suivait la licence de la fausseté, du mensonge, des artifices, de l'infidélité, de la perfidie, de toute espèce de moyens, en un mot, tout crime et toute scélératesse tournés en habileté, en capacité, en grandeur, liberté et profondeur d'esprit, de lumière et de conduite, pourvu qu'on sût se cacher et marcher à couvert des soupçons et des préjugés communs.

Malheureusement tout concourut en M. le duc d'Orléans à lui ouvrir le coeur et l'esprit à cet exécrable poison. Une neuve et première jeunesse, beaucoup de force et de santé, les élans de la première sortie du joug et du dépit de son mariage et de son oisiveté, l'ennui qui suit la dernière, cet amour, si fatal en ce premier âge, de ce bel air qu'on admire aveuglément dans les autres, et qu'on veut imiter et surpasser, l'entraînement des passions, des exemples et des jeunes gens qui y trouvaient leur vanité et leur commodité, quelques-uns leurs vues à le faire vivre comme eux et avec eux. Ainsi il s'accoutuma à la débauche, plus encore au bruit de la débauche jusqu'à n'avoir pu s'en passer, et qu'il ne s'y divertissait qu'à force de bruit, de tumulte et d'excès. C'est ce qui le jeta à en faire souvent de si étranges et de si scandaleuses, et comme il voulait l'emporter sur tous les débauchés, à mêler dans ses parties les discours les plus impies et à trouver un raffinement précieux à faire les débauches les plus outrées, aux jours les plus saints, comme il lui arriva pendant sa régence plusieurs fois le vendredi saint de choix et les jours les plus respectables. Plus on était suivi, ancien, outré en impiété et en débauche, plus il considérait cette sorte de débauchés, et je l'ai vu sans cesse dans l'admiration poussée jusqu'à la vénération pour le grand prieur, parce qu'il y avait quarante ans qu'il ne s'était couché qu'ivre, et qu'il n'avait cessé d'entretenir publiquement des maîtresses et de tenir des propos continuels d'impiété et d'irréligion. Avec de tels principes et la conduite en conséquence, il n'est pas surprenant qu'il ait été faux jusqu'à l'indiscrétion de se vanter de l'être, et de se piquer d'être le plus raffiné trompeur.

Lui et Mme la duchesse de Berry disputaient quelquefois qui des deux en savait là-dessus davantage, et quelquefois à sa toilette devant Mme de Saint-Simon, et ce qui y était avant le public, et M. le duc de Berry même, qui était fort vrai et qui en avait horreur, et sans que Mme de Saint-Simon, qui n'en souffrait pas moins et pour la chose et pour l'effet, pût la tourner en plaisanterie, ni leur faire sentir la porte pour sortir d'une telle indiscrétion. M. le duc d'Orléans en avait une infinie dans tout ce qui regardait la vie ordinaire et sur ce qui le regardait lui-même. Ce n'était pas injustement qu'il était accusé de n'avoir point de secret. La vérité est qu'élevé dans les tracasseries du Palais-Royal, dans les rapports, dans les redits dont Monsieur vivait et dont sa cour était remplie, M. le duc d'Orléans en avait pris le détestable goût et l'habitude, jusqu'à s'en être fait une sorte de maxime de brouiller tout le monde ensemble, et d'en profiter pour n'avoir rien à craindre des liaisons, soit pour apprendre par les aveux, les délations et les piques, et par la facilité encore de faire parler les uns contre les autres. Ce fut une de ses principales occupations pendant tout le temps qu'il fut à la tête des affaires, et dont il se sut le plus de gré, mais qui, tôt découverte, le rendit odieux et le jeta en mille fâcheux inconvénients. Comme il n'était pas méchant, qu'il était même fort éloigné de l'être, il demeura dans l'impiété et la débauche où Dubois l'avait premièrement jeté, et que tout confirma toujours en lui par l'habitude, dans la fausseté, dans la tracasserie des uns aux autres, dont qui que ce soit ne fut exempt, et dans la plus singulière défiance qui n'excluait pas en même temps et pour les mêmes personnes, de la plus grande confiance; mais il en demeura là sans avoir rien pris du surplus des crimes familiers à son précepteur.

Revenu plus assidûment à la cour, à la mort de Monsieur, l'ennui l'y gagna et le jeta dans les curiosités de chimie dont j'ai parlé ailleurs, et dont on sut faire contre lui un si cruel usage. On a peine à comprendre à quel point ce prince était incapable de se rassembler du monde, je dis avant que l'art infernal de Mme de Maintenon et du duc du Maine l'en eût totalement séparé; combien peu il était en lui de tenir une cour; combien avec un air désinvolte il se trouvait embarrassé et importuné du grand monde, et combien dans son particulier, et depuis dans sa solitude au milieu de la cour quand tout le monde l'eut déserté, il se trouva destitué de toute espèce de ressource avec tant de talents, qui en devaient être une inépuisable d'amusements pour lui. Il était né ennuyé, et il était si accoutumé à vivre hors de lui-même, qu'il lui était insupportable d'y rentrer, sans être capable de chercher même à s'occuper. Il ne pouvait vivre que dans le mouvement et le torrent des affaires, comme à la tête d'une armée, ou dans les soins d'y avoir tout ce dont il aurait besoin pour les exécutions de la campagne, ou dans le bruit et la vivacité de la débauche. Il y languissait dès qu'elle était sans bruit et sans une sorte d'excès et de tumulte, tellement que son temps lui était pénible à passer. Il se jeta dans la peinture après que le grand goût de la chimie fut passé ou amorti par tout ce qui s'en était si cruellement publié. Il peignait presque toute l'après-dînée à Versailles et à Marly. Il se connaissoit fort en tableaux, il les aimait, il en ramassait et il en fit une collection qui en nombre et en perfection ne le cédait pas aux tableaux de la couronne. Il s'amusa après à faire des compositions de pierres et de cachets à la merci du charbon, qui me chassait souvent d'avec lui, et des compositions de parfums les plus forts qu'il aima toute sa vie, et dont je le détournais, parce que le roi les craignait fort, et qu'il sentait presque toujours. Enfin jamais homme né avec tant de talents de toutes les sortes, tant d'ouverture et de facilité pour s'en servir, et jamais vie de particulier si désœuvrée ni si livrée au néant et à l'ennui. Aussi Madame ne le peignit-elle pas moins heureusement qu'avait fait le roi par l'apophtegme qu'il répondit sur lui à Maréchal, et que j'ai rapporté.

Madame était pleine de contes et de petits romans de fées. Elle disait qu'elles avaient toutes été conviées à ses couches, que toutes y étaient venues, et que chacune avait doué son fils d'un talent, de sorte qu'il les avait tous; mais que par malheur on avait oublié une vieille fée disparue depuis si longtemps qu'on ne se souvenait plus d'elle, qui, piquée de l'oubli, vint appuyée sur son petit bâton et n'arriva qu'après que toutes les fées eurent fait chacune leur don à l'enfant; que, dépitée de plus en plus, elle se vengea en le douant de rendre absolument inutiles tous les talents qu'il avait reçus de toutes les autres fées, d'aucun desquels, en les conservant tous, il n'avait jamais pu se servir. Il faut avouer qu'à prendre la chose en gros le portrait est parlant.

Un des malheurs de ce prince était d'être incapable de suite dans rien, jusqu'à ne pouvoir comprendre qu'on en pût avoir. Un autre, dont j'ai déjà parlé, fut une espèce d'insensibilité qui le rendait sans fiel dans les plus mortelles offenses et les plus dangereuses; et comme le nerf et le principe de la haine et de l'amitié, de la reconnaissance et de la vengeance est le même, et qu'il manquait de ce ressort, les suites en étaient infinies et pernicieuses. Il était timide à l'excès, il le sentait et il en avait tant de honte qu'il affectait tout le contraire, jusqu'à s'en piquer. Mais la vérité était, comme on le sentit enfin dans son autorité par une expérience plus développée, qu'on n'obtenait rien de lui, ni grâce ni justice, qu'en l'arrachant par crainte, dont il était infiniment susceptible, ou par une extrême importunité. Il tâchait de s'en délivrer par des paroles, puis par des promesses, dont sa facilité le rendait prodigue, mais que qui avait de meilleures serres lui faisait tenir. De là tant de manquements de paroles qu'on ne comptait plus les plus positives pour rien, et tant de paroles encore données à tant de gens pour la même chose qui ne pouvait s'accorder qu'à un seul, ce qui était une source féconde de discrédit et de mécontents. Rien ne le trompa et rie lui nuisit davantage que cette opinion qu'il s'était faite de savoir tromper tout le monde. On ne le croyait plus, lors même qu'il parlait de la meilleure foi, et sa facilité diminua fort en lui le prix de toutes choses. Enfin la compagnie obscure, et pour la plupart scélérate, dont il avait fait sa société ordinaire de débauche, et que lui-même ne feignait pas de nommer publiquement ses roués, chassa la bonne jusque dans sa puissance et lui fit un tort infini.

Sa défiance sans exception était encore une chose infiniment dégoûtante avec lui, surtout lorsqu'il fut à la tête des affaires, et le monstrueux unisson à ceux de sa familiarité hors de débauche. Ce défaut, qui le mena loin, venait tout à la fois de sa timidité, qui lui faisait craindre ses ennemis les plus certains, et les traiter avec plus de distinctions que ses amis; de sa facilité naturelle; d'une fausse imitation d'Henri IV, dont cela même n'est ni le plus beau ni le meilleur endroit; et de cette opinion malheureuse que la probité était une parure fausse, sans réalité, d'où lui venait cette défiance universelle. Il était néanmoins très persuadé de la mienne, jusque-là qu'il me l'a souvent reprochée comme un défaut et un préjugé d'éducation qui m'avait resserré l'esprit et accourci les lumières; et il m'en a dit autant de Mme de Saint-Simon, parce qu'il la croyait vertueuse. Je lui avais aussi donné des preuves d'attachement trop fortes, trop fréquentes, trop continuelles dans les temps les plus dangereux, pour qu'il en pût douter; et néanmoins voici ce qui m'arriva dans la seconde ou troisième année de la régence, et je le rapporte comme un des plus forts coups de pinceau, et si dès lors mon désintéressement lui avait été mis en évidence par les plus fortes coupelles, comme on le verra par la suite.

On était en automne. M. le duc d'Orléans avait congédié les conseils pour une quinzaine. J'en profitai pour aller passer ce temps à la Ferté; je venais de passer une heure seul avec lui, j'en avais pris congé et j'étais revenu chez moi, où, pour être en repos, j'avais fermé ma porte. Au bout d'une heure au plus, on me vint dire que Biron était à la porte, qu'il ne se voulait point laisser renvoyer, et qu'il disait qu'il avait ordre de M. le duc d'Orléans, qui l'envoyait, de me parler de sa part. Il faut ajouter que mes deux fils avaient chacun un régiment de cavalerie, et que tous les colonels étaient lors par ordre à leurs corps. Je fis entrer Biron avec d'autant plus de surprise, que je ne faisais que de quitter M. le duc d'Orléans. Je demandai donc avec empressement ce qu'il y avait de si nouveau. Biron fut embarrassé, et à son tour s'informa où était le marquis de Ruffec. Ma surprise fut encore plus grande; je lui demandai ce que cela voulait dire. Biron, de plus en plus empêtré, m'avoua que M. le duc d'Orléans en était inquiet, et l'envoyait à moi pour le savoir. Je lui dis qu'il était à son régiment comme tous les autres, et logé dans Besançon chez M. de Lévi, qui commandait en Franche-Comté. « Mais, me dit Biron, je le sais bien; n'auriez-vous point quelque lettre de lui ? — Pourquoi faire? répondis-je. — C'est que franchement, puisqu'il vous faut tout dire, M. le duc d'Orléans, me répondit-il, voudrait voir de son écriture. »  Il m'ajouta que peu après que je l'eus quitté, il était descendu dans le petit jardin de Mme la duchesse d'Orléans, laquelle était à Montmartre; que la compagnie ordinaire, c'est-à-dire les roués et les p…… s'y promenaient avec lui; qu'il était venu un commis de la poste avec des lettres, à qui il avait parlé quelque temps en particulier; qu'après cela il avait appelé lui Biron, lui avait montré une lettre datée de Madrid du marquis de Ruffec à sa mère, et que là-dessus il lui avait donné sa commission de me venir trouver.

À ce récit je sentis un mélange de colère et de compassion, et je ne m'en contraignis pas avec Biron. Je n'avais point de lettres de mon fils, parce que je les brûlais à mesure comme tous papiers inutiles. Je chargeai Biron de dire à M. le duc d'Orléans une partie de ce que je sentais; que je n'avais pas la plus légère connaissance avec qui que ce fût en Espagne, et le lieu où mon fils était; que je le priais instamment de dépêcher sur-le-champ un courrier à Besançon, pour le mettre en repos par ce qu'il lui rapporterait. Biron, haussant les épaules, me dit que tout cela était bel et bon, mais que, si je retrouvais quelque lettre du marquis de Ruffec, il me priait de la lui envoyer sur-le-champ, et qu'il mettrait ordre qu'elle lui parvint même à table, malgré l'exacte clôture de leurs soupers. Je ne voulus pas retourner au Palais-Royal pour y faire une scène, et je renvoyai Biron. Heureusement Mme de Saint-Simon rentra quelque temps après; je lui contai l'aventure. Elle trouva une dernière lettre du marquis de Ruffec que nous envoyâmes à Biron. Elle perça jusqu'à table comme il me l'avait dit. M. le duc d'Orléans se jeta dessus avec empressement. L'admirable est qu'il ne connaissoit point son écriture. Non seulement il la regarda, mais il la lut; et comme il la trouva plaisante, il en régala tout haut sa compagnie, dont elle devint l'entretien, et lui tout à coup affranchi de ses soupçons. À mon retour de la Ferté, je le trouvai honteux avec moi, et je le rendis encore davantage par ce que je lui dis là-dessus.

Il revint encore d'autres lettres de ce prétendu marquis de Ruffec. Il fut arrêté longtemps après à Bayonne, à table chez Dadoncourt, qui y commandait, et qui en prit tout à coup la résolution sur ce qu'il lui vit prendre des olives avec une fourchette. Il avoua au cachot qui il était; et ses papiers décelèrent le libertinage du jeune homme qui court le pays, et qui, pour être bien reçu et avoir de l'argent, prit le nom de marquis de Ruffec, se disait brouillé avec moi, écrivait à Mme de Saint-Simon pour se raccommoder par elle et la prier de payer ce qu'on lui prêtait, le tout pour qu'on vît ses lettres, et que cela, joint à ce qu'il disait de la famille, le fît croire mon fils et lui en procurât les avantages. C'était un grand garçon, bien fait, avec de l'esprit, de l'adresse et de l'effronterie, qui était fils d'un huissier de Madame, qui connaissoit toute la cour, et qui, dans le dessein qu'il avait pris de passer pour mon fils, s'était bien informé de la famille pour en parler juste et n'être point surpris. On le fit enfermer pour quelque temps. Il avait auparavant couru monde sons d'autres noms. Il crut que celui de mon fils, de l'âge auquel il se trouvait à peu près, lui rendrait davantage.

La curiosité d'esprit de M. le duc d'Orléans, jointe à une fausse idée de fermeté et de courage, l'avait occupé de bonne heure à chercher à voir le diable, et à pouvoir le faire parler. Il n'oubliait rien, jusqu'aux plus folles lectures, pour se persuader qu'il n'y a point de Dieu, et il croyait le diable jusqu'à espérer de le voir et de l'entretenir. Ce contraste ne se peut comprendre, et cependant il est extrêmement commun. Il y travailla avec toutes sortes de gens obscurs, et beaucoup avec Mirepoix, mort en 1699, sous-lieutenant des mousquetaires noirs, frère aîné du père de Mirepoix, aujourd'hui lieutenant général et chevalier de l'ordre. Ils passaient les nuits dans les carrières de Vanvres et de Vaugirard à faire des invocations. M. le duc d'Orléans m'a avoué qu'il n'avait jamais pu venir à bout de rien voir ni entendre, et se déprit enfin de cette folie. Ce ne fut d'abord que par complaisance pour Mme d'Argenton, mais après par un réveil de curiosité, qu'il s'adonna à faire regarder dans un verre d'eau le présent et le futur, dont j'ai rapporté sur son récit des choses singulières; et il n'était pas menteur. Faux et menteur, quoique fort voisins, ne sont pas même chose; et quand il lui arrivait de mentir, ce n'était jamais que, lorsque pressé sur quelque promesse ou sur quelque affaire, il y avait recours malgré lui pour sortir d'un mauvais pas.

Quoique nous nous soyons souvent parlé sur la religion, où, tant que j'ai pu me flatter de quelque espérance de le ramener, je me tournais de tous sens avec lui pour traiter cet important chapitre sans le rebuter; je n'ai jamais pu démêler le système qu'il pouvait s'être forgé, et j'ai fini par demeurer persuadé qu'il flottait sans cesse sans s'en être jamais pu former. Son désir passionné, comme celui de ses pareils en moeurs, était qu'il n'y eût point de Dieu; mais il avait trop de lumière pour être athée, qui sont une espèce particulière d'insensés bien plus rare qu'on ne croit. Cette lumière l'importunait; il cherchait à l'éteindre et n'en put venir à bout. Une âme mortelle lui eût été une ressource; il ne réussit pas mieux dans les longs efforts qu'il fit pour se la persuader. Un Dieu existant et une âme immortelle le jetaient en un fâcheux détroit, et il ne se pouvait aveugler sur la vérité de l'un et de l'autre. Le déisme lui parut un refuge, mais ce déisme trouva en lui tant de combats, que je ne trouvai pas grand'peine à le ramener dans le bon chemin, après que je l'eus fait rompre avec Mme d'Argenton. On a vu avec quelle bonne foi de sa part par ce qui en a été raconté. Elle s'accordait avec ses lumières dans cet intervalle de suspension de débauche. Mais le malheur de son retour vers elle le rejeta d'où il était parti. Il n'entendit plus que le bruit des passions qui s'accompagna pour l'étourdir encore des mêmes propos d'impiété, et de la folle affectation de l'impiété. Je ne puis donc savoir que ce qu'il n'était pas, sans pouvoir dire ce qu'il était sur la religion. Mais je ne puis ignorer son extrême malaise sur ce grand point, et n'être pas persuadé qu'il ne se fût jeté de lui-même entre les mains de tous les prêtres et de tous les capucins de la ville, qu'il faisait trophée de tant mépriser, s'il était tombé dans une maladie périlleuse qui lui en aurait donné le temps. Son grand faible en ce genre était de se piquer d'impiété et d'y vouloir surpasser les plus hardis.

Je me souviens qu'une nuit de Noël à Versailles, où il accompagna le roi à matines et aux trois messes de minuit, surprit la cour par sa continuelle application à lire dans le livre qu'il avait apporté, et qui partit un livre de prière. La première femme de chambre de Mme la duchesse d'Orléans, ancienne dans la maison, fort attachée et fort libre, comme le sont tous les vieux bons domestiques, transportée de joie de cette lecture, lui en fit compliment chez Mme la duchesse d'Orléans le lendemain, où il avait du monde. M. le duc d'Orléans se plut quelque temps à la faire danser, puis lui dit: « Vous êtes bien sotte, madame Imbert; savez-vous donc ce que je lisais? C'était Rabelais que j'avais porté de peur de m'ennuyer. » On peut juger de l'effet de cette réponse. La chose n'était que trop vraie, et c'était pure fanfaronnade. Sans comparaison des lieux ni des choses, la musique de la chapelle était fort au-dessus de celle de l'Opéra et de toutes les musiques de l'Europe; et comme les matines, laudes et les trois messes basses de la nuit de Noël duraient longtemps, cette musique s'y surpassait encore. Il n'y avait rien de si magnifique que l'ornement de la chapelle et que la manière dont elle était éclairée. Tout y était plein; les travées de la tribune remplies de toutes les dames de la cour en déshabillé, mais sous les armes. Il n'y avait donc rien de si surprenant que la beauté du spectacle, et les oreilles y étaient charmées. M. le duc d'Orléans aimait extrêmement la musique; il la savait jusqu'à composer, et il s'est même amusé à faire lui-même une espèce de petit opéra, dont La Fare fit les vers, et qui fut chanté devant le roi; cette musique de la chapelle était donc de quoi l'occuper le plus agréablement du monde, indépendamment de l'accompagnement d'un spectacle si éclatant, sans avoir recours à Rabelais; mais il fallait faire l'impie et le bon compagnon.

Mme la duchesse d'Orléans était une autre sorte de personne. Elle était grande et de tous points majestueuse; le teint, la gorge, les bras admirables, les yeux aussi; la bouche assez bien avec de belles dents, un peu longues; des joues trop larges et trop pendantes qui la gâtaient, mais qui n'empêchaient pas la beauté. Ce qui la déparait le plus étaient les places de ses sourcils qui étaient comme pelés et rouges, avec fort peu de poils; de belles paupières et des cheveux châtains bien plantés. Sans être bossue ni contrefaite, elle avait un côté plus gros que l'autre, une marche de côté, et cette contrainte de taille en annonçait une autre qui était plus incommode dans la société, et qui la gênait elle-même. Elle n'avait pas moins d'esprit que M. le duc d'Orléans, et de plus que lui une grande suite dans l'esprit; avec cela une éloquence naturelle, une justesse d'expression, une singularité dans le choix des termes qui coulait de source et qui surprenait toujours, avec ce tour particulier à Mme de Montespan et à ses soeurs, et qui n'a passé qu'aux personnes de sa familiarité ou qu'elle avait élevées; Mme la duchesse d'Orléans disait tout ce qu'elle voulait et comme elle le voulait, avec force délicatesse et agrément; elle disait même jusqu'à ce qu'elle ne disait pas, et faisait tout entendre selon la mesure et la précision qu'elle y voulait mettre; mais elle avait un parler gras si lent, si embarrassé, si difficile aux oreilles qui n'y étaient pas fort accoutumées, que ce défaut, qu'elle ne paraissait pourtant pas trouver tel, déparait extrêmement ce qu'elle disait.

La mesure et toute espèce de décence et de bienséance étaient chez elle dans leur centre, et la plus exquise superbe dans son trône. On sera étonné de ce que je vais dire, et toutefois rien n'est plus exactement véritable: c'est qu'au fond de son âme elle croyait avoir fort honoré M. le duc d'Orléans en l'épousant. Il lui en échappait des traits fort souvent qui s'énonçaient dans leur imperceptible. Elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir que cela n'eût pu se supporter, trop d'orgueil aussi pour l'étouffer; impitoyable avec cela jusqu'avec ses frères sur le rang qu'elle avait épousé, et petite-fille de France jusque sur sa chaise percée. M. le duc d'Orléans, qui en riait souvent, l'appelait Mme Lucifer en parlant à elle, et elle convenait que ce nom ne lui déplaisait pas. Elle ne sentait pas moins tous les avantages et toutes les distinctions que son mariage avait valus à M. le duc d'Orléans à la mort de Monsieur; et ses déplaisirs de la conduite de M. le duc d'Orléans avec elle, où toutefois l'air extérieur était demeuré convenable, ne venaient point de jalousie, mais du dépit de n'en être pas adorée et servie comme une divinité, sans que de sa part elle eût voulu faire un seul pas vers lui, ni quoi que ce fût qui pût lui plaire et l'attacher, ni se contraindre en quoi que ce soit qui le pouvait éloigner, et qu'elle voyait distinctement qui l'éloignait. Jamais de sa part en aucun temps rien d'accueillant, de prévenant pour lui, de familier, de cette liberté d'une femme qui vit bien avec son mari, et toujours recevant ses avances avec froid, et une sorte de supériorité de grandeur. C'est une des choses qui avaient le plus éloigné M. le duc d'Orléans d'elle, et dont tout ce que M. le duc d'Orléans y mit de son côté après leur vrai raccommodement put moins [triompher] que la politique, que les besoins d'une part, les vues de l'autre amenèrent, laquelle encore ne réussit qu'à demi. Pour sa cour, car c'est ainsi qu'il fallait parler de sa maison et de tout ce qui allait chez elle, c'était moins une cour qu'elle voulait qu'un culte; et je crois pouvoir dire avec vérité qu'elle n'a jamais trouvé en sa vie que la duchesse de Villeroy et moi qui ne le lui en ayons jamais rendu, et qui lui ayons toujours dit et fait ordinairement faire tout ce qu'il nous paraissait à propos. La duchesse de Villeroy était haute, franche, libre, sûre, et le lien; comme on l'a vu, entre Mme la duchesse de Bourgogne et elle, et moi le lien entre elle et M. son mari; cela pouvait bien entrer pour beaucoup dans une pareille exception. Mme de Saint-Simon, qui ne la gâtait pas non plus, n'avait pas les mêmes occasions avec elle, jusqu'au mariage de Mme la duchesse de Berry.

La timidité de Mme la duchesse d'Orléans était en même temps extrême. Le roi l'eût fait trouver mal d'un seul regard un peu sévère, et Mme de Maintenon peut-être aussi; du moins tremblait-elle devant elle, et sur les choses les plus communes, et en public, elle ne leur répondait jamais qu'en balbutiant et la frayeur sur le visage. Je dis répondait, car de prendre la parole avec le roi surtout, cela était plus fort qu'elle. Sa vie, au reste, était fort languissante dans une très ferme santé; solitude et lecture jusqu'au dîner seule, ouvrage le reste de la journée, et du monde depuis cinq heures du soir qui n'y trouvait ni amusement ni liberté, parce qu'elle n'a jamais su mettre personne à son aise. Ses deux frères furent tour à tour ses favoris. Jamais de commerce que de rare et sérieuse bienséance avec Mme la duchesse du Maine; avec ses sœurs, on a vu ailleurs comme elles étaient ensemble, c'est-à-dire point du tout. Lorsque je commençai à la voir, le favori était son petit frère. C'est ainsi que par amitié et âge elle appelait le comte de Toulouse. Il la voyait tous les jours avec la compagnie, assez souvent seul dans son cabinet avec elle. M. du Maine, ce n'était alors que par visites peu fréquentes, et encore moins avec la compagnie. Ses vues l'en rapprochèrent après le mariage de M. le duc de Berry; et depuis la mort de ce prince, il la ménageait, mais pour s'en faire ménager, et de M. le duc d'Orléans par elle avec un manège merveilleux. Pour moi je ne la voyais jamais quand la compagnie avait commencé. C'était presque toujours tête à tête, souvent avec M. le duc d'Orléans, quelquefois, mais rarement surtout avant la mort du roi, avec M. le comte de Toulouse, jamais avec M. du Maine. Ni l'un ni l'autre ne mettaient jamais le pied chez M. le duc d'Orléans qu'aux occasions; ni l'un ni l'autre ne l'aimaient. Le duc du Maine avait peu de disposition, intérêt à part, à aimer personne. Il épousa ensuite les sentiments de Mme de Maintenon, et on a vu après ce qu'il sut faire pour éloigner M. le duc d'Orléans des droits de sa naissance, et se saisir du souverain pouvoir. Le comte de Toulouse froid, menant une vie toute différente, et n'approuvant pas celle de M. le duc d'Orléans, touché des déplaisirs de sa sœur, et retenu par les mécontentements du roi. Je n'ai remarqué depuis en lui dans tous les temps que vérité, honneur, conduite sage, et devoirs de lui à M. le duc d'Orléans, sans que ces choses se soient poussées jusqu'à liaison et amitié.

Mme la duchesse d'Orléans avait une maison dont elle ne faisait d'usage que pour leurs fonctions et grossir sa cour. Elle n'en faisait pas davantage de ce qui la remplissait le plus souvent. Ainsi je ne m'arrêterai qu'à ce très peu de personnes qui avaient pris du crédit sur son esprit. Celui de Saint-Pierre, son premier écuyer, lui avait imposé par un flegme de sénateur, et un impérieux silence qu'il ne rompait guère que pour prononcer des sentences et des maximes. C'était un intrigant d'un esprit fort dangereux, duquel elle se devait d'autant plus défier que, pour son coup d'essai, ce sage l'avait brouillée avec M. le duc d'Orléans sur la compagnie de ses Cent-Suisses qu'eut Nancré, et qu'il voulut emporter de haute lutte, jusqu'à commettre ainsi Mme la duchesse d'Orléans qui l'en dédommagea, non de la promesse mais de la prétention, par la charge de son premier écuyer que la mort de Fontaine-Martel fit vaquer peu après. M. le duc d'Orléans avait défendu à Saint-Pierre de mettre le pied chez lui. Saint-Pierre s'en moquait, et parlait de lui avec la dernière insolence, traitant la chose de couronne à couronne. Il ne daigna en aucun temps faire un seul pas vers ce prince, dont la faiblesse trouva plus commode de le mépriser. Ce fut un pernicieux ouvrier entre le mari et la femme, et en tout ce qu'il put au dehors contre M. le duc d'Orléans. Sa femme, bonne demoiselle de Bretagne, qui avait été fort jolie et fort aventurière, l'air et le jeu fort étourdis, mais avec de l'esprit et de l'art, apaisait M. le duc d'Orléans à force de badinages et de manèges. C'était elle qui avait introduit son mari, lequel avait été cassé de capitaine de vaisseau, pour avoir mis la sédition dans la marine, lorsque le roi y voulut établir l'école du petit Renault. Comme cela est ancien et chétif, je n'ai jamais su comment Mme de Saint-Pierre s'était introduite elle-même, mais en peu de temps Mme la duchesse d'Orléans ne s'en put passer ni lui rien refuser; cela a duré bien des années, et l'amitié et la familiarité toujours. Elle était gaie, libre, plaisante, savait toutes les galanteries de la cour; et la meilleure créature du monde. Marly les tenta, Mme la duchesse d'Orléans y fit l'impossible, et ne se rebuta point pendant plusieurs années. Elle y échoua toujours. Saint-Pierre était un très petit gentilhomme de basse Normandie, si tant est qu'il le fût bien, et le roi qui s'en informa n'en voulut pas ouïr parler pour Marly, pour manger ni pour entrer dans les carrosses. Ce fut le ver rongeur des Saint-Pierre qui, non contents de s'être enrichis et placés, voulaient faire les seigneurs.

J'ai dit ailleurs un mot de Mme de Jussac, qui était une femme du premier mérite en tout genre et du plus aimable; ainsi je n'en redirai rien ici.

La duchesse Sforce était celle qui possédait le plus le cœur et l'esprit de Mme la duchesse d'Orléans. C'était sa cousine germaine, seconde fille de Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, qui l'avait mariée fort jeune à Rome au duc Sforce en 1678, qui mourut sans enfants en 1685 à soixante-sept ans, veuf en premières noces d'une Colonne, fille du prince de Carbognano. Il était chevalier de l'ordre, qu'il avait reçu en septembre 1675 par les mains du duc de Nevers à Rome, avec le duc de Bracciano. Sa mère était fille du duc de Mayenne, chef de la Ligue, et il était le neuvième descendant de père en fils de ce fameux Attendolo, qui de laboureur de Cotignola devint un des plus grands capitaines de l'Europe, seigneur et comte de sa patrie, avec d'autres grands États, gonfalonier de l'Église et connétable de Naples sous la reine Jeanne, et qui établit une puissante maison. Il prit le nom de Sforza d'un sobriquet sur la force de corps, sur ce que, résistant avec insolence à son général Alberic Balbiano sur le partage du butin, Balbiano lui demanda s'il voulait usar meco forza, et qu'il ferait bien de prendre le nom de Sforza qu'il prit en effet, et le fit passer à sa postérité. De Bosio, son puîné, est venu le duc Sforce qui donne lieu à cette remarque, dont le frère aîné fut duc de Milan, par son mariage avec l'héritière fille du duc Philippe-Marie Visconti. Son fils Galeas-Marie, successivement gendre du marquis de Mantoue et du duc de Savoie, fut tué jeune et laissa le duché de Milan à son fils Jean-Galeas tout enfant sous la tutelle de son frère Ludovic, si connu par le surnom de More, qui le maria à la fille d'Alphonse, duc de Calabre, depuis roi de Naples, l'empoisonna après et usurpa le duché de Milan sur son petit-neveu François qui ne fut point marié; et tous deux moururent en France: celui-ci, abbé de Marmoutier; Louis le More à Loches, dans une cage où il vécut plusieurs années, et où Louis XII l'avait fait enfermer, après l'avoir fait prisonnier. Son fils aîné rentra ensuite dans le duché de Milan, et en fut encore dépouillé, et vint achever sa vie à Paris sans alliance. Son frère François fut plus heureux. Il fut rétabli à Milan, et mourut sans enfants de la fille de ce Christiern, roi de Danemark, fameux par ses insignes cruautés et sa catastrophe, et d'une sœur de Charles-Quint. Il y a eu d'autres branches tant légitimes que bâtardes de ces Sforce qui ont eu en Italie des établissements et des alliances considérables. Je n'ai pu refuser ce petit écart de curiosité avant d'en venir à la duchesse Sforce.

Elle était belle, sage et spirituelle, et plut assez au roi à son retour pour donner lieu à Mme de Maintenon de l'écarter. C'était encore assez qu'elle fût nièce de Mme de Montespan, et qu'elle en eût ce langage singulier dont j'ai parlé plus d'une fois. Il se forma dans les suites une liaison de convenance entre elle et Mme la duchesse d'Orléans, qui parvint au dernier point d'intimité et de confiance, jusqu'à ne pouvoir se passer l'une de l'autre, qui a duré tant que la duchesse Sforce a vécu, dont Mme de Castries, leur cousine germaine, fille de M. de Vivonne et dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans, qui avait bien plus d'esprit, et le même tour que Mme Sforce, mourait de jalousie. Mme Sforce avait de l'esprit, comme il a été remarqué, mais sage, sensé, avisé, réfléchi; bonne et honnête par nature, éloignée de tout mal, et se portant à tout bien, et cette intimité avec Mme la duchesse d'Orléans fut un bonheur pour cette princesse, pour M. le duc d'Orléans et pour toute cette branche royale. Elles passaient leur vie ensemble, et dînaient presque tous les jours tête à tête. Son extérieur droit, sec, froid et haut, avait du rebutant. Elle aimait à gouverner. Tout montrait en elle une rinçure de la princesse des Ursins. Mais perçant cet épiderme, vous ne trouviez que sagesse, mesure, bonté, politesse, raison, désir d'obliger, de concilier, surtout vérité, sincérité, droiture, sûreté entière, secret inviolable, assemblage si précieux et si rare, surtout à la cour, et dans une femme. Elle était glorieuse sans orgueil et sans bassesse, c'est-à-dire qu'elle se sentait fort, et qu'elle se conduisait avec réserve et dignité loin de toute prostitution de cour, où avec cela elle se faisait compter, quoique en allant tort peu.

La parenté que j'avais avec elle par sa mère, soeur de Mme de Montespan, m'en attira des honnêtetés, rares parce que nous ne nous rencontrions guère, plus ordinaires à Mme de Saint-Simon, qu'elle voyait souvent chez Mme la duchesse d'Orléans. Aussitôt qu'après le congé donné à Mme d'Argenton, je fus en commerce particulier avec Mme la duchesse d'Orléans, Mme Sforce me fit des avances de liaison auxquelles je répondis à son gré. Je ne la connaissois point assez pour être prévenu de tout son mérite, mais sur ce que j'en avais appris, et sur ce que je savais de son intimité avec Mme la duchesse d'Orléans et sans partage, je crus utile au maintien du raccommodement que je venais de faire avec tant de peine, et à tout ce qui pourrait survenir de vues et d'affaires à M. le duc d'Orléans, de vivre dans l'intelligence qui m'était offerte. Bientôt après nous être un peu connus, et Mme de Saint-Simon quelquefois en tiers, ou seule avec elle, quoique rarement depuis cette époque, elle nous plut tant et nous à elle que l'amitié et la confiance suivirent bientôt, que rien depuis n'a pu affaiblir. Je ne parle point de la duchesse de Villeroy, dont j'ai suffisamment fait mention ailleurs, et qui mourut peu de jours avant Monseigneur. Ainsi au temps où nous sommes, il n'était plus question que de la regretter il y avait longtemps.

CHAPITRE VI. §

Vie ordinaire de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans. — Caractère de Mme la duchesse de Berry. — Caractère de la Mouchy et de son mari. — Caractère de Madame. — Embarras domestiques de M. le duc d'Orléans. — Singulier manège du maréchal de Villeroy avec moi. — Caractère du maréchal de Villeroy.

L'abandon total qui faisait de la cour la plus parfaite solitude pour M. le duc d'Orléans, la paresse de Mme la duchesse d'Orléans qui ne croyait pas devoir faire un pas vers personne, et en qui l'orgueil et la paresse étaient au dernier point, et parfaitement d'accord pour attendre tout sur son trône sans se donner la moindre peine, rendait leur vie languissante, honteuse, indécente et méprisée. Ce fut une des premières choses à quoi il fallut remédier. Tous deux le sentirent, et il faut pourtant dire que Mme la duchesse d'Orléans, une fois convaincue et résolue, s'y porta avec plus de courage et de suite que M. le duc d'Orléans. Je dis de courage, par les mortifications continuelles que son orgueil eut à essuyer dans de longs essais pour sortir de cet état. Marly, où se passait presque la moitié de l'année, et où les dames ne mangeaient plus depuis longtemps avec le roi qu'à souper, et où la table de Mme la duchesse de Bourgogne, et les fréquents retours de chasse de Monseigneur et des deux princes ses fils étaient disparus avec eux, donna moyen à Mme la duchesse d'Orléans de rechercher du monde pour ses dîners. C'est ce qu'elle entreprit dès avant la mort de M. le duc de Berry avec peu de succès. Les dames qu'elle invitait, ou par les siennes ou le plus souvent par elle-même, étaient fertiles en excuses. On redoutait la compagnie de M. le duc d'Orléans. Les plus avisées épiaient ses tours à Paris pour dîner chez Mme sa femme, et s'en tenir quittes après pour longtemps. On craignait le roi, c'est-à-dire Mme de Maintenon, et les plus au fait, M. du Maine; et ces refus se soutinrent longtemps, comme à la mode, jusque-là qu'on cherchait à se disculper et d'y être laissé entraîner, par la presse qu'on en avait essuyée, et qui ne pouvait plus donner lieu à de plus longs refus. Les hommes étaient encore plus embarrassants que les femmes, parce que le rang de petite-fille de France n'en permettait à leur table que de titrés.

Mme la duchesse d'Orléans, qui sentit enfin l'importance de rompre une si indécente barrière qui la séparait du monde, à cause de M. son mari, et qu'elle ne pouvait rapprivoiser avec elle sans le rapprocher de lui, ne se rebuta point, et prit les manières les plus convenables autant qu'il fut en elle pour fondre ces glaces et faire fleurir sa table et son appartement. Le travail fut également dégoûtant et opiniâtre, mais enfin il réussit. On s'enhardit enfin les uns à l'exemple des autres, et le nombre qui s'augmenta peu à peu s'appuya sur le nombre même pour s'appuyer et s'augmenter de plus en plus. La table était exquise, et la contrainte à la fin, tout respect et décence gardés, y devint peu perceptible. M. le duc d'Orléans y contint la liberté de ses discours, il s'y mit peu à peu à converser quand il n'y trouvait point de véritable contrebande, mais de choses publiques, générales, convenables, incapables d'embarrasser personne ni lui-même. Souvent des tables de jeu suivaient le repas, et retenaient la compagnie avec celle qui survenait jusqu'à l'heure du salon. On se loua enfin beaucoup de ces dîners; on s'étonna de la répugnance qu'on y avait eue; on se trouva à l'aise de ce que le roi [et] Mme de Maintenon y paraissaient indifférents, on eut honte d'avoir mal à propos appréhendé de leur déplaire. Mais le salon, pour tout cela, n'en devint pas plus favorable à M. le duc d'Orléans. À ces dîners, c'était chez une bâtarde du roi; on n'y était avec M. le duc d'Orléans que par occasion, on était invité, rien de tout cela dans le salon, où le très grand nombre en hommes qui n'était point de ces dîners était demeuré dans la même réserve avec lui, où il était même évité de presque tous ceux qui sortaient de sa table, sans que cela ait pu changer à son égard, jusqu'à l'extrémité de la maladie du roi.

Son ennui le menait souvent à Paris faire des soupers et des parties de débauche. On tâchait de les éloigner par d'autres parties avec Mme la duchesse d'Orléans à Saint-Cloud et à l'Étoile, la plus gentille petite maison que le roi avait donnée il y avait longtemps à Mme la duchesse d'Orléans, dans le parc de Versailles, qu'elle avait accommodée le mieux du monde, en quoi elle avait le goût fort bon. Elle aimait la table, les conviés l'aimaient tous, et à table c'était tout une autre personne, libre, gaie excitante charmante. M. le duc d'Orléans n'aimait que le bruit; et comme il se mettait en pleine liberté dans ces sortes de parties, on était fort contraint sur le choix des convives, dont les oreilles et la politique auraient été également embarrassées du peu de mesure de ses propos, et leurs yeux fort étonnés de le voir s'enivrer tout seul dès les commencements du repas au milieu de tous gens qui ne songeaient qu'à s'amuser et à se réjouir honnêtement, et dont pas un n'y approcha jamais de l'ivresse. Parmi cette vie qui fut la même jusqu'à la fin du roi, les attentions et les embarras ne manquaient pas ; c'est [ce] qu'on tâchera de développer après que, pour le mieux entendre, on aura exposé l'état intérieur de la famille de M. le duc d'Orléans, qui alors ne consistait qu'en Mme la duchesse de Berry et Madame.

On a pu sentir quelle était Mme la duchesse de Berry en plusieurs endroits de ces Mémoires, mais on la verra bientôt faire un personnage si singulier en soi, et par rapport à M. son père, devenu régent du royaume, que je ne craindrai point quelque légère répétition pour la faire connaître autant qu'il est nécessaire. Cette princesse était grande, belle, bien faite, avec toutefois assez peu de grâce, et quelque chose dans les yeux qui faisait craindre ce qu'elle était. Elle n'avait pas moins que père et mère le don de la parole, d'une facilité qui coulait de source, comme en eux, pour dire tout ce qu'elle voulait et comme elle le voulait dire avec une netteté, une précision, une justesse, un choix de termes et une singularité de tour qui surprenait toujours. Timide d'un côté en bagatelles, hardie d'un autre jusqu'à effrayer, hardie jusqu'à la folie, basse aussi jusqu'à la dernière indécence, il se peut dire qu'à l'avarice près, elle était un modèle de tous les vices, qui était d'autant plus dangereux qu'on ne pouvait pas avoir plus d'art ni plus d'esprit. Je n'ai pas accoutumé de charger les tableaux que je suis obligé de présenter pour l'intelligence des choses, et on s'apercevra aisément combien je suis étroitement réservé sur les dames, et sur toute galanterie qui n'a pas une relation indispensable à ce qui doit s'appeler important. Je le serais ici plus que sur qui que ce soit par amour-propre, quand ce ne serait pas par respect du sexe et dignité de la personne. La part si considérable que j'ai eue au mariage de Mme la duchesse de Berry, et la place que Mme de Saint-Simon, quoique bien malgré elle et malgré moi, a occupée et conservée auprès d'elle jusqu'à la mort de cette princesse, seraient pour moi de trop fortes raisons de silence, si ce silence ne jetait pas des ténèbres sur toute la suite de ce qui fait l'histoire de ce temps, dont l'obscurité couvrirait la vérité. C'est donc à la vérité que je sacrifie ce qu'il en va coûter à l'amour-propre, et avec la même vérité aussi que je dirai que si j'avais connu ou seulement soupçonné dans cette princesse une partie dont le tout ne tarda guère à se développer après son mariage, et toujours de plus en plus depuis, jamais elle n'eût été duchesse de Berry.

Il est ici nécessaire de se souvenir de ce souper de Saint-Cloud si immédiat après ses noces (t. VIII, p. 417) et de ce qui est légèrement, mais intelligiblement touché du voyage de Marly qui le suivit de si près; de cet emportement contre l'huissier qui par ignorance avait chez elle (t. IX, p. 162) ouvert les deux battants de la porte à Mme sa mère; de son désespoir et de sa cause à la mort de Monseigneur; des fols et effrayants aveux qu'elle en fit à Mme de Saint-Simon, de sa haine pour Mgr [le duc] et surtout pour Mme la duchesse de Bourgogne, et de sa conduite avec elle, à qui elle devait tout, et qui ne se lassa jamais d'aller au-devant de tout avec elle; du désespoir de lui donner la chemise et le service lorsqu'elle fut devenue Dauphine, de tout ce qu'il fallut employer pour l'y résoudre, et de tout ce qu'elle avait fait pour en empêcher M. le duc de Berry malgré lui, et pour le brouiller contre son coeur et tout devoir avec Mgr [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne (t. IX, p. 166-169); des causes de l'orage qu'elle essuya du roi et de Mme de Maintenon (t. IX, p. 165), et qui ne fut pas le dernier; de la matière et du succès de l'avis que la persécution de Mme la duchesse d'Orléans et le cri public, tout indigne qu'il était, me força de donner à M. le duc d'Orléans sur elle (t. IX, p. 392); de l'étrange éclat arrivé entre elle et Mme sa mère sur le procédé des perles de la reine mère, et sur une pernicieuse femme de chambre qu'on lui chassa (t. X, p. 61); de celui qu'elle eut sur les places de premier écuyer de M. le duc de Berry, et de future gouvernante de ses enfants (t. X, p. 76); et enfin de ce qui a été touché (t. XI, p. 88), le plus succinctement qu'il a été possible, de la façon dont elle était avec M. le duc de Berry, et des sentiments de ce prince pour elle, lorsqu'il mourut, de toutes lesquelles choses Mme de Saint-Simon a vu se passer d'étranges scènes en sa présence, et reçu et calmé d'étranges confidences de M. le duc de Berry; enfin de ce qu'on a vu combien elle se piquait d'une fausseté parfaite, et de savoir merveilleusement tromper, en quoi elle excellait même sans aucune occasion.

Elle fit ce qu'elle put pour ôter toute religion à M. le duc de Berry, qui en avait un véritable fond et une grande droiture. Elle le persécutait sur le maigre et sur le jeûne, qu'il n'aimait point, mais qu'il observait exactement. Elle s'en moquait jusqu'à lui en avoir fait rompre, quoique rarement, à force d'amour, de complaisance et d'embarras de ses aigres plaisanteries, et comme cela n'arrivait point sans combat et sans qu'on ne vît avec quelle peine et quel scrupule il se laissait aller, c'était encore sur cela même un redoublement de railleries qui le désolaient. Son équité naturelle n'avait pas moins à souffrir des emportements avec lesquels elle exigeait des injustices criantes dans sa maison à lui, car pour la sienne il n'eût osé rien dire. D'autres sujets plus intéressants mettaient sans cesse sa patience à bout, et plus d'une fois sur le dernier bord du plus affreux éclat. Elle ne faisait guère de repas libres, et ils étaient fréquents, qu'elle ne s'enivrât à perdre connaissance, et à rendre partout ce qu'elle avait pris, et si rarement elle demeurait en pointe, c'était marché donné. La présence de M. le duc de Berry, de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, ni les dames avec qui elle n'avait aucune familiarité, ne la retenaient pas le moins du monde. Elle trouvait même mauvais que M. le duc de Berry n'en fît pas autant. Elle traitait souvent M. son père avec une hauteur qui effrayait sur toutes sortes de chapitres. La crainte du roi l'empêchait de s'échapper si directement avec Mme sa mère, mais ses manières avec elle y suppléaient, de manière que pas un des trois n'osait hasarder la moindre contrariété, beaucoup moins le moindre avis, et si quelquefois quelque raison forte et pressante les y forçait, c'était des scènes étranges, et le père et le mari en venaient aux soumissions et au pardon, qu'ils achetaient chèrement.

Les galanteries difficiles dans sa place n'avaient pas laissé d'avoir plusieurs objets, et avec assez peu de contrainte. À la fin elle se rabattit sur La Haye, qui de page du roi était devenu écuyer particulier de M. le duc de Berry. C'était un grand homme sec, à taille contrainte, à visage écorché, l'air sot et fat, peu d'esprit et bon homme de cheval, à qui elle fit faire pour son état une rapide fortune en charges par son maître. Les lorgneries dans le salon de Marly étaient aperçues de tout ce qui y était, et nulle présence ne les contenait. Enfin il faut le dire, parce que ce trait renferme : tout elle voulut se faire enlever dans Versailles par La Haye, M. le duc de Berry et le roi pleins de vie, et gagner avec lui les Pays-Bas. La Haye pensa mourir d'effroi de la proposition qu'elle lui en fit elle-même, et elle de la fureur où la mirent ses représentations. Des conjurations les plus pressantes elle en vint à toutes les injures que la rage lui put suggérer, et que les torrents de larmes lui purent laisser prononcer. La Haye n'en fut pas quitte pour une attaque, tantôt tendre, tantôt furieuse. Il était dans le plus mortel embarras. Enfin la terreur de ce que pouvait enfanter une folie si démesurée força sagement sa discrétion pour que rien ne lui fût imputé, si elle se portait à quelque extravagance. Le secret fut fidèlement gardé, et on prit les mesures nécessaires. La Haye cependant n'avait osé disparaître, à cause de M. le duc de Berry d'une part et du monde de l'autre qui, sans être au fait de cette incroyable folie, y était de la passion. Quand à la fin Mme la duchesse de Berry, ou rentrée en quelque sens, ou hors de toute espérance de persuader La Haye, vit bien clairement que cette persécution n'allait qu'à se tourmenter tous deux, elle cessa ses poursuites, mais la passion continua jusqu'à la mort de M. le duc de Berry et quelque temps après. Voilà quelle fut la dépositaire du coeur et de l'âme de M. le duc d'Orléans, qui sut pleinement toute cette histoire, qui en fut dans les transes les plus extrêmes, non d'un enlèvement impossible, et auquel La Haye n'avait garde de se commettre, mais des éclats et des aventures dont tout était à craindre de cet esprit hors de soi, et qui devant et après n'en fut pas moins la dépositaire des secrets de M. son père tant qu'elle vécut, et qui lui en donna d'autres encore qui se trouveront en leur temps.

Jamais elle n'avait reçu que douceur, amitié, présents de Mme la duchesse d'Orléans. Elle n'avait d'ailleurs presque jamais été auprès d'elle. Elle n'avait donc point été à portée de ces petites choses qui fâchent quelquefois les enfants. Mais son orgueil était si extrême qu'elle regardait en soi, comme une tache qu'elle en avait reçue, d'être fille d'une bâtarde, et en avait conçu pour elle une aversion et un mépris qu'elle ne contraignit plus après son mariage, et que devant et après elle prit sans cesse à tâche d'attiser dans le coeur et dans l'esprit de M. le duc d'Orléans. L'orgueil de Mme sa mère n'était rien en comparaison du sien. Elle se figura devant et depuis son mariage qu'il n'y avait qu'elle en Europe que M. le duc de Berry pût épouser, et qu'ils étaient tous deux but à but. On a vu en son temps que M. le duc d'Orléans lui confiait à mesure tout ce qui se passait sur son mariage, parce qu'il ne pouvait lui rien cacher; qu'elle m'en raconta mille choses à Saint-Cloud lorsqu'il fut déclaré, pour que je ne pusse ignorer cette dangereuse confiance qu'elle ne put donc douter de tout ce qu'il y avait eu à surmonter, et tout ce qu'elle me témoigna de sa reconnaissance. Elle ne fut pas trois mois mariée qu'elle montra sa parfaite ingratitude à tout ce qui y avait eu part, et que lors de la scène qu'elle eut avec Mme de Lévi qu'elle avait si cruellement trompée et jouée, de propos délibéré, sur la charge de premier écuyer de M. le duc de Berry, elle ne put se tenir de lui dire qu'elle était indignée de sentir qu'une personne comme elle pût avoir obligation à quelqu'un, qu'aussi elle haïssait de tout son cœur tout ce qui avait eu part à son mariage jusqu'à ne leur pouvoir pardonner; sur quoi Mme de Lévi, perdant tout respect et toutes mesures, la traita comme elle le méritait, et vécut depuis avec elle en conséquence, et en public, dont Mme la duchesse de Berry, timide en petites choses, comme on l'a dit, et glorieuse au suprême, était dans le dernier embarras, et lui fit faire mille avances inutiles pour se délivrer de ce dont elle n'osait se plaindre.

Sa conduite rebuta enfin le roi, et Mme de Maintenon, de s'en soucier après tant de réprimandes et de menaces si fortes et si inutiles, surtout depuis la mort de M. le duc de Berry; et Mme la Dauphine, longtemps avant la sienne, ne s'en mêlait plus. Le roi, à l'extérieur, vivait honnêtement mais froidement avec elle; lui et Mme de Maintenon la méprisaient. Le roi la souffrait par nécessité; pour Mme de Maintenon, elle ne la voyait plus, et avec toute cette conduite, elle les craignait tous deux comme le feu, muette et embarrassée au dernier point avec eux, même en public avec le roi. Tous ces mécontentements de l'un et de l'autre retombaient à plomb sur M. le duc d'Orléans, qu'ils comptaient qui les avait trompés en leur donnant sa fille qu'il devait connaître, et qu'ils haïssaient et méprisaient de la faiblesse qu'il avait pour elle, et de ce que cette amitié si suivie n'était bonne à rien pour opérer aucun changement en elle.

L'unique personne de son entière confiance était Mme de Mouchy dont il a été parlé, et dont les mœurs et le caractère en étaient parfaitement dignes. Outre la galanterie et la licence de la table, elle avait un talent et des ressources d'inventions tout entières de la plus horrible noirceur, une effronterie sans pareille et une avidité d'intérêt à lui faire tout entreprendre, avec tout l'esprit, l'art et le manège propre à réussir; toujours un but, et ne disant et ne faisant jamais rien sans un dessein, pour léger et indifférent que parût ce qu'elle disait ou faisait. Son mari, qui avait de la naissance, n'était pas moins bassement intéressé, et trouvait tout bon d'elle, pourvu que cela lui rapportât; de ces officiers d'ailleurs, quoique mort lieutenant général de la régence, bons au plus à placer quelque part capitaines des portes.

Madame était une princesse de l'ancien temps, attachée à l'honneur, à la vertu, au rang, à la grandeur; inexorable sur les bienséances. Elle ne manquait point d'esprit, et ce qu'elle voyait elle le voyait très bien. Bonne et fidèle amie, sûre, vraie, droite, aisée à prévenir et à choquer, fort difficile à ramener; grossière, dangereuse à faire des sorties publiques, fort Allemande dans toutes ses moeurs, et franche, ignorant toute commodité et toute délicatesse pour soi et pour les autres, sobre, sauvage et ayant ses fantaisies. Elle aimait les chiens et les chevaux, passionnément la chasse et les spectacles, n'était jamais qu'en grand habit ou en perruque d'homme, et en habit de cheval, et avait plus de soixante ans que, saine ou malade, et elle ne l'était guère, elle n'avait pas connu une robe de chambre. Elle aimait passionnément M. son fils, on peut dire follement le duc de Lorraine et ses enfants, parce que cela avait trait à l'Allemagne, et singulièrement sa nation et tous ses parents, qu'elle n'avait jamais vus. On a vu, à l'occasion de la mort de Monsieur, qu'elle passait sa vie leur écrire et ce qu'il lui en pensa coûter. Elle s'était à la fin apprivoisée, non avec la naissance de Mme sa belle-fille, mais avec sa personne, qu'elle traitait fort bien dès avant le renvoi de Mme d'Argenton.

Elle estimait, elle plaignait, elle aimait presque Mme la duchesse d'Orléans. Elle blâmait fort la vie désordonnée que M. le duc d'Orléans avait menée; elle était suprêmement indignée de celle de Mme la duchesse de Berry, et s'en ouvrait quelquefois avec la dernière amertume et toute confiance à Mme de Saint-Simon, qui dès les premiers temps qu'elle fut à la cour avait trouvé grâce dans son estime et dans son amitié, qui demeurèrent constantes. Elle n'avait donc de sympathie avec Mme la duchesse de Berry que la haine parfaite de M. du Maine, des bâtards et de leur grandeur, et elle était blessée de ce que M. son fils n'avait point de vivacité là-dessus. Avec ces qualités elle avait des faiblesses, des petitesses, toujours en garde qu'on ne lui manquât. Je me souviens que s'étant mise dans un petit appartement, au Palais-Royal, pendant un hiver de la régence, où elle n'était guère, car elle haïssait Paris et était toujours à Saint-Cloud, M. le duc d'Orléans me dit un jour qu'il avait un plaisir et une complaisance à me demander. C'était d'aller quelquefois chez Madame, qui lui avait fait ses plaintes qu'elle ne me voyait jamais et que je la méprisais: on peut juger de mes réponses. Le dernier était, comme on peut penser, sans aucune apparence, et ce n'était pas un sentiment que personne pût avoir pour Madame; l'autre était vrai, je ne lui faisais ma cour à Versailles qu'aux occasions, et j'avais alors, quand il n'y en avait point d'aller chez elle, tout autre chose à faire. Depuis cela j'allais à sa toilette une fois en quinze jours ou trois semaines, quand elle était à Paris, et j'y étais toujours fort bien reçu.

M. le duc d'Orléans était le meilleur père, le meilleur fils et, depuis sa rupture avec Mme d'Argenton, le meilleur mari du monde. Il aimait fort Madame et lui rendait de grands et de continuels devoirs. Il la craignait aussi, n'avait pas grande idée de ses ressources. Ainsi son ouverture pour elle et sa confiance étaient médiocres; et quoiqu'on fût sûr du secret avec elle, il s'en fallait tout qu'il lui fit part des siens, il se contentait de lui rendre compte en gros des choses de famille, comme sur le mariage de ses enfants, et quand il fut le maître de ce qui allait être public, le moins qu'il pouvait auparavant. Elle influa donc fort peu dans sa conduite privée et publique, se mêla peu de lui rien demander, quoique point refusée sur les grâces, et ne fut de rien du tout sur aucune affaire. Cela me dispensera de faire mention du peu de personnes qui pouvaient le plus sur elle. J'ajouterai seulement que Madame fut toujours d'avec le roi et d'avec Mme la duchesse d'Orléans contre la conduite de Mme la duchesse de Berry, à qui elle faisait quelquefois d'étranges sorties, que le roi lui en parlait avec confiance, qu'il la mit un temps sous sa direction, qu'elle s'en lassa bientôt comme le roi avait fait, et qu'elle ne trouvait pas meilleur que lui cet attachement et ce particulier continuel de M. le duc d'Orléans avec Mme la duchesse de Berry, si inutile au changement de sa conduite.

Avant d'entrer dans les embarras du dehors, il faut expliquer les domestiques [de M. le duc d'Orléans]. Il n'y avait sans doute personne dont les intérêts dussent être si fort les mêmes que les siens, personne encore de meilleur conseil, et dont il fût plus à portée à tous les instants, que Mme la duchesse d'Orléans. Il était vrai aussi qu'à un article près, leurs intérêts étaient effectivement les mêmes, et qu'elle le pensait et le sentait ainsi. Mais cet article était tel qu'il influait très nécessairement sur tout autre, et qu'il opérait la plus embarrassante séparation. On entend bien, sans qu'il soit besoin de l'expliquer, que cet article fatal regardait M. du Maine; mais ce qu'on ne peut entendre sans le dernier étonnement, c'est que l'intérêt de M. du Maine effaçait tout autre dans son cœur et dans son esprit, et ce qui va jusqu'à l'incroyable en même temps qu'il est dans la plus étroite vérité, c'est que la béatitude anticipée de l'autre monde eût été pour elle en celui-ci, si elle avait pu voir le duc du Maine établi roi de France au préjudice de son mari et de son fils, beaucoup plus si elle avait pu y contribuer. Que si on y ajoute qu'elle connaissoit très bien le duc du Maine, qu'elle en éprouvait des artifices et des tromperies qu'elle ressentait beaucoup, qu'elle ne l'aimait point du tout et l'estimait beaucoup moins encore; que ce que j'en avance ici, elle me l'a dit à moi-même sans colère, mais en parlant et en raisonnant avec poids et avec réflexion, on sentira jusqu'à quel point elle était possédée du démon de la bâtardise, et que la superbe, poussée jusqu'au fanatisme, était devenue sa suprême divinité.

De là suivait que tout ce qui non seulement allait, mais pouvait tourner aux avantages, à l'élévation, à la puissance du duc du Maine, elle n'y était pas moins ardente que lui; que tous moyens de l'exalter et de l'affermir, je dis seulement ceux qui se peuvent proférer, lui étaient bons, et que cet aveuglement la portait à être de moitié de tout avec le duc du Maine pour tout ce qu'il pouvait désirer de M. le duc d'Orléans pour sa solide grandeur contre la sienne, et que les panneaux qu'il lui tendait sans cesse pour le tromper et l'écraser sous ses pieds, elle les trouvait des propositions raisonnables, sensées, pour le moins très plausibles, qui méritaient d'être examinées, et dont l'examen allait toujours à tout ce que le duc du Maine pouvait souhaiter. Ce que M. du Maine n'osait par lui-même, il le faisait insinuer par Saint-Pierre, qui ayant reconnu de bonne heure jusqu'à quel point la bâtardise était le point capital par lequel il pouvait gouverner cette princesse, s'était dévoué à eux sans y paraître, et était eu intime liaison avec d'O; et celui-ci, qui était au comte de Toulouse, et qui ne paraissait pas avoir grande liaison avec le duc du Maine, était tout à lui là-dessus, et se maintint par là dans la faveur et la confiance du roi et de Mme de Maintenon, à quoi la conduite du comte de Toulouse ne pouvait plus servir de nourriture, après qu'il fut parvenu à un certain âge.

Mme la duchesse d'Orléans ainsi conduite, et sans cesse recordée et pressée sur des choses qu'elle-même ne souhaitait pas moins, était donc une épine fort dangereuse dans le sein de M. le duc d'Orléans. Il fallait bien vivre avec elle, ne lui montrer aucun soupçon, et pour cela l'écouter, raisonner et discuter avec elle, sans rien montrer qui la pût mettre en garde sur les gardes continuelles où on devait être avec elle, et très souvent l'amuser d'espérances, de prétextes et de délais sur des choses positives qu'il aurait été périlleux de rejeter et pernicieux au dernier point d'accepter. Tout cela était mêlé d'avis fréquents donnés à Mme la duchesse d'Orléans, de bagatelles vraies ou fausses de l'intérieur du roi et de Mme de Maintenon sur M. le duc d'Orléans, de conseils là-dessus, et des services que M. du Maine lui rendait en ces occasions, services que Mme la duchesse d'Orléans faisait valoir à merveilles, et qui ne tendaient qu'à persuader M. le duc d'Orléans de l'attachement du duc du Maine pour lui, et de la confiance qu'il y devait mettre, en même temps de payer ces services par un concert et une union solidement prouvés pour entretenir un secours si nécessaire. J'étais le plastron de ces sortes d'entretiens qui me faisaient suer à trouver des défaites, et qui coûtaient au delà de toute expression à mon naturel franc et droit. C'était après, entre M. le duc d'Orléans et moi, à nous rendre compte l'un à l'autre de ces conversations que nous avions eues chacun en particulier, et à nous diriger et à convenir des propos que nous aurions à tenir chacun à part à Mme la duchesse d'Orléans. « Nous sommes dans un bois, me disait souvent ce prince, nous ne saurions trop prendre garde à nous. »

Quoique Mme la duchesse d'Orléans ne pût ignorer mes sentiments sur la bâtardise et tout ce qu'elle avait obtenu, elle ne laissait pas de me parler sur toutes ces choses, parce qu'elles ne regardaient pas le rang, mais la liaison avec M. du Maine et ce qui y était nécessaire, fondée selon elle sur le besoin qu'en avait M. le duc d'Orléans, et l'attachement pour lui du duc du Maine, continuellement marqué par les avis qu'elle en recevait, et les services qu'il rendait, chose dont nul autre que lui n'était à portée. Ce qui nous donna le plus de peine fut le mariage du prince de Dombes avec Mlle de Chartres, que M. du Maine voulait ardemment, et que Mme la duchesse d'Orléans ne s'était pas mis moins avant dans la tête, tout aussitôt que le roi eut accordé au duc du Maine et au comte de Toulouse tous les mêmes rangs et honneurs qu'ils avaient [pour] leur postérité. On aperçait du premier coup d'oeil tout l'avantage que le duc du Maine tirait, pour la solidité des prodiges qu'il avait entassés, de faire son fils gendre et beau-frère du seul petit-fils et du seul fils de France, et frère du Dauphin, et de les forcer par cette alliance à en devenir les protecteurs et les boucliers. Je n'y trouvai d'issue que dans une approbation qui me donnât créance pour les délais, car le refus eût été la perte de M. le duc d'Orléans. Je montrai donc à Mme la duchesse d'Orléans, qui m'en parla avant de l'oser proposer à M. son mari, que je goûtais cette pensée, mais que je n'en pouvais approuver la précipitation. J'insistai sur l'âge des parties, je m'étendis sur l'effroi que les princes du sang et toute la cabale de Meudon prendraient de cette union si fort à découvert, et tous les ennemis et les jaloux de M. le duc d'Orléans et de M. du Maine. On peut juger que Mme la duchesse d'Orléans ne se rendit pas, et que cette matière fut souvent débattue entre nous.

Je ne me cachai pas à elle, dès la première fois qu'elle m'en parla, que j'en dirais mon avis à M. le duc d'Orléans, s'il me le demandait; et ce que j'eus de plus pressé fut de lui en rendre promptement compte. Il approuva fort ce que j'avais répondu, il s'expliqua lui-même dans le même sens, et nous coulâmes le temps de la sorte jusqu'à la mort de Monseigneur. Alors, la cabale de Meudon n'étant plus à craindre, les instances qui s'étaient un peu ralenties reprirent de nouveau. L'âge des parties et les autres inconvénients déjà allégués furent le bouclier dont nous parâmes, avec grand travail, jusqu'à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine. L'intérêt alors du duc du Maine devint bien plus grand. Le roi vieillissait et changeait, la régence regardait de plein droit M. le duc de Berry; l'avoir contraire et M. le duc d'Orléans, ou pour protecteurs nécessaires comme beau-frère et gendre, quelle immense différence! par conséquent, quels manèges et quelles presses ne furent-ils pas employés! Je soutins tous les assauts avec les mêmes armes dont je m'étais déjà servi, car toujours j'étais le premier et le plus vivement attaqué, et M. le duc d'Orléans y tint bon de son côté; mais c'était des recharges continuelles. La mort de M. le duc de Berry fit une telle augmentation d'intérêt qu'elle causa aussi les instances les plus violentes. M. du Maine sentait le poids de ses crimes, du moins à l'égard de M. le duc d'Orléans qui vivait, et ce prince était sur le point d'être régent, et en plein état de se venger. Le duc du Maine en tremblait, et cela n'était pas difficile à imaginer par tout ce que la peur des ducs lui fit faire pour les mettre aux mains, comme on l'a vu, avec le parlement, et comme on le verra en son lieu avec tout le monde.

Il ne s'agissait pas encore du testament ni des mesures qui ont été racontées. Il ne voyait donc que ce mariage qui pût le rassurer. Aussi dès qu'il eut mis la dernière main à sa grandeur héréditaire par s'être fait déclarer lui, son frère et leur postérité, capables de succéder à la couronne, il se servit de ce dernier comble comme d'une nouvelle raison pour la prompte conclusion du mariage. Je fus encore attaqué là-dessus le premier par Mme la duchesse d'Orléans, qui comprenait apparemment qu'il fallait me persuader, sans quoi elle n'arriverait point à faire ce mariage. Mes premières armes étaient usées, les parties à marier avaient pris des années depuis que cette affaire était sur le tapis. Les princes du sang étaient des enfants, et Mme la Duchesse tombée depuis la mort de Monseigneur. Les ennemis, les jaloux, le monde, c'était des mots et non des choses, et cela, qui était vrai, m'avait été souvent répondu. Je m'avisai donc d'une autre barrière, derrière laquelle je me retranchai. Je dis à Mme la duchesse d'Orléans que j'étais surpris comment avec tout son esprit, et M. du Maine avec tout le sien, et les connaissances qu'ils avaient du caractère du roi l'un et l'autre, ils pouvaient songer à faire alors ce mariage, qui était le moyen sûr et prompt de perdre M. du Maine auprès du roi, jusqu'à un point dont personne ne pouvait prévoir jusqu'où les suites en pourraient être portées.

Ce début parut à Mme la duchesse d'Orléans infiniment étrange; elle m'interrompit pour me le témoigner modestement. Je m'expliquai ensuite, et lui dis que pour M. le duc d'Orléans, il n'aurait guère à y perdre à la façon dont malheureusement il était avec le roi, et à couvert de tout par sa naissance qui lui assurait la régence sans qu'il fût possible de l'empêcher, et que l'âge du roi laissait apercevoir d'assez près; que ce n'était donc pas par rapport à lui que j'allais lui exposer ce que je pensais du mariage, mais par rapport à M. du Maine. Je la priai de bien considérer comment le roi était fait, combien il était jaloux, jusqu'où il portait la délicatesse sur son autorité, à quel point il était susceptible d'indignation contre toute pensée, et plus encore contre toutes mesures pour après lui; que faire actuellement le mariage attaquait jusqu'au vif toutes ces dispositions du roi, lequel, plus il avait fait pour M. du Maine et plus grièvement se trouverait-il offensé, et qu'il ne lui pardonnerait jamais que le premier pas qu'il ferait après le comble de l'habilité à la couronne qui ne faisait que d'éclore, fût de lui faire sentir qu'il comptait peu son autorité et sa puissance, s'il ne la soutenait par celui qui y allait succéder, en conséquence de quoi il n'avait rien de si pressé que de s'unir à ce successeur par les liens les plus étroits et les plus publics; que c'était lui déclarer une persuasion entière de sa mort prochaine, et en l'attendant, le vouloir tenir dans la dépendance, établi, comme il était par cette union, avec le soleil levant. Je paraphrasai ces propos avec tant de force que Mme la duchesse d'Orléans en demeura étourdie, et convint que ces considérations méritaient des réflexions.

Au sortir de cet entretien, qui fut long, je me hâtai d'en aller rendre compte à M. le duc d'Orléans, qui fut charmé de l'invention, qui l'adopta, et qui, non sans rire un peu de l'adresse, résolut de ne point sortir de ce retranchement. J'eus encore des combats à essuyer tête à tête, et avec M. le duc d'Orléans en tiers, qui avait la bonté de m'y laisser la parole, dont je prenais la liberté de le bien quereller après, et que cela n'en corrigeait point, parce qu'il lui était plus commode d'applaudir à ce que je disais que de parler et de produire. Mme la duchesse d'Orléans, qui avait eu le temps de reprendre ses sens, et peut-être aussi d'être recordée, entra en quelque débat sur l'impression que le roi recevrait de ce mariage. Comme tout ce que j'y répondis ne pouvait être que le même thème en plusieurs façons, auquel j'ajoutais ce que la crainte et la jalousie lui ferait ressentir après coup et revenir même par les rapports du dehors, je n'allongerai point cette matière par les dits et redits de nos fréquentes conversations. J'ajouterai seulement que je la maintins toujours dans la croyance que je trouvais le mariage très bon à faire aussitôt après la mort du roi et que, si nous différions elle et moi de sentiment, ce n'était que sur le temps et non sur la chose. Ce ne fut pas tout. Voyant qu'ils ne pouvaient nous rassurer sur le crédit de M. du Maine, qui se chargeait sans cesse de faire goûter au roi ce mariage, et qui répondait de tout, et ce n'était pas là aussi de quoi nous doutions, mais dont nous voulions absolument douter et demeurer incapables d'être rassurés sur nos craintes, ils se rejetèrent à proposer un engagement et des articles de mariage signés. Ce fut encore à moi à qui Mme la duchesse d'Orléans en parla, avant d'en avoir rien dit à M. le duc d'Orléans.

Le piège était grossier, mais il était difficile de ne se pas découvrir en l'éludant. Toutefois je ne perdis pas la présence d'esprit. Je m'écriai que ce serait pis que faire le mariage si le roi venait à découvrir l'engagement, et qu'il y aurait de la folie à le hasarder dans la sécurité qu'il lui demeurât caché à la longue; qu'elle se souvint de ce qui lui était arrivé à elle-même, depuis si peu, de rengagement pris entre elle et Mme la princesse de Conti pour le mariage de leurs enfants ; qu'encore que personne n'eût ici l'intérêt personnel qu'avait eu Mlle de Conti à la trahison qu'elle avait faite, il était vrai pourtant que tout bon sens répugnait à se persuader que la connaissance de l'engagement pris et signé entre M. le duc d'Orléans et M. du Maine pût demeurer caché au roi si curieux, si attentif, si jaloux d'être instruit de ce qui se passait de plus indifférent dans sa cour, dans Paris, et parmi tout ce qui pouvait être connu de lui ou même l'amuser, à plus forte raison de ce qui pouvait se passer d'important et d'intéressant dans sa plus intime famille; que d'ailleurs c'était là une précaution tout à fait inutile dans un mariage où la dot et les conventions n'étaient d'aucune considération pour le faire ou pour le rompre, et que, quand le temps de liberté serait venu, il n'y aurait ni plus de difficulté ni plus de longueur à le faire tout de suite qu'à achever alors ce qui aurait été commencé aujourd'hui. Ce fut un retranchement souvent attaqué, mais où je fis si belle défense, et M. le duc d'Orléans aussi, que rien ne le put forcer. Vint après l'affaire du bonnet après laquelle Mme la duchesse d'Orléans sentit bien apparemment qu'il ne me fallait plus parler sur ce mariage, et qui cessa en même temps aussi d'en plus rien dire à M. le duc d'Orléans. D'entrer dans le détail journalier des panneaux tendus par le duc du Maine, et de l'occupation de Mme la duchesse d'Orléans à faire valoir l'importance de cultiver par toute sorte de complaisance l'amitié du duc du Maine et ses soins pour M. le duc d'Orléans, cela serait infini, et il suffit de dire une fois pour toutes que ce fut le fléau domestique qui occupa M. le duc d'Orléans et moi, jusqu'à la mort du roi, avec Mme la duchesse d'Orléans. De cette adoration pour M. du Maine vint le danger extrême de rien communiquer à Mme la duchesse d'Orléans sur le présent et sur l'avenir, et ce secret continuel n'était pas un petit embarras. Le prince le secouait, mais je n'avais pas la même ressource.

Mme la duchesse d'Orléans était bien persuadée que M. le duc d'Orléans me confiait tout sans réserve, et que j'influais fort dans tout ce qu'il pensait et pouvait pour le présent et pour le futur. Elle en avait l'entière expérience, et elle voyait, plus distinctement encore que le dehors, que j'étais l'unique avec qui il pût s'ouvrir sur des matières si importantes, quoique le dehors ne le vît aussi que trop clairement. Elle n'était pas moins persuadée que je n'étais pas sans réflexion et sans projets sur ce qui devait suivre le présent règne. Elle était donc fort attentive à découvrir ce que je pensais, et à me promener dans nos fréquents tête-à-tête, quelquefois la duchesse Sforce en tiers, quoique rarement, sur les personnes et les choses. J'étais également en garde sur les unes et sur les autres, moins exactement fermé sur les personnes, quoique fort circonspect, parce qu'elle n'ignorait pas mes sentiments sur plusieurs; et pour les choses je me sauvais par des généralités. Je me jetai aussi, à mesure que le terme se découvrait de plus près, sur l'incurie, la légèreté, la paresse de M. le duc d'Orléans, qui vivait comme si le temps présent devait toujours durer; et quoique j'exagérasse fort ces plaintes, qui me servaient encore à protester que de dépit je ne pensais plus à rien moi-même dans l'inutilité où il était de penser tout seul, n'était que trop vrai, comme on le verra dans son temps, que ces plaintes n'étaient que trop fondées.

Mme la duchesse d'Orléans n'était pas la seule qui fût dans la curiosité et dans l'inquiétude là-dessus. On a pu voir en différents endroits que mon intime amitié avec la maréchale et la duchesse de Villeroy jusqu'à leur mort, ni ma liaison particulière avec le duc de Villeroy jusqu'à l'époque de ma préséance sur le duc de La Rochefoucauld, n'avait pu vaincre mon éloignement pour le maréchal de Villeroy, jusque-là que je ne m'en cachais pas avec elles; et qu'elles se sont quelquefois diverties à m'enfermer dans un recoin par la compagnie pour m'empêcher de sortir quand il entrait chez sa femme, et de la mine qu'elles me voyaient faire. Je n'avais pas changé depuis; hors de me faire écrire aux occasions chez le maréchal, ce qui ne s'omet qu'en brouillerie ouverte, jamais il n'entendait parler de moi, et jamais je ne l'abordais dans les lieux où je le rencontrais. Nous en étions donc là ensemble, lorsque, aussitôt après la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, Mme de Maintenon le tira de la plus profonde disgrâce, et le fit subitement paraître à Marly en favori. Ses amis, ceux qui lui avaient été le plus contraires, et le très grand nombre qui était les plus indifférents, s'empressèrent à l'envi auprès de lui. Pour moi, je ne m'en émus pas le moins du monde, et je laissai bouillonner la cour autour de lui.

Ma surprise fut grande lorsqu'au bout d'une quinzaine je reçus de lui les avances de politesse qu'il aurait pu attendre de moi, et qu'incontinent après je ne pus paraître en aucun lieu où il fût, comme les lieux de cour et d'autres par hasard, qu'il ne m'accostât et qu'il ne liât conversation. Je le laissais toujours venir à moi le premier, souvent même je l'évitais adroitement. Je répondais avec civilité aux siennes, mais avec une mesure qui tenait fort de la sécheresse. Rien ne le rebuta. Il cherchait à la messe du roi à Marly à partager mon carreau, ou à me faire partager le sien, à mettre le sien auprès du mien, à m'en faire apporter un par le suisse de la chapelle qui était chargé de ce soin-là; surtout de m'entretenir pendant toute la messe, et, suivant sa manière, de me faire des questions. Ce manège ne dura pas longtemps sans me jeter sur les affaires et sur les personnages en effleurant, à quoi il avait beau jeu avec moi qui me gardais de lui, et qui me tenais nageant sur les superficies. Peu à peu il se mit, comme à l'impromptu; à pousser plus avant, avec sa façon de conversation sans suite et rompue; et de là, se rendant de plus en plus familier, je le vis venir me demander à dîner comme nous nous mettions à table, et bientôt après venir dîner ou souper très ordinairement, et quelquefois, même arriver à la fin du premier service ou après. J'en étais désolé. J'ai toujours eu partout un très gros ordinaire pour un nombre d'amis et de connaissances familières qui y venaient sans prier; j'aimais et eux aussi à y être libres; le maréchal de Villeroy nous pesait cruellement. J'en étais extrêmement importuné, parce que je voyais clairement qu'il ne venait que pour me pomper; et comme son esprit était court sans être pourtant bête, et qu'il était plein de vent, il me disait des riens du roi et de Mme de Maintenon pour me faire parler, parmi lesquels il ne s'apercevait pas qu'il y avait quelquefois des choses qui me manifestaient sa mission et ce qu'il se proposait de découvrir. Quelquefois il me louait M. le duc d'Orléans, beaucoup plus souvent le blâmait, se lâchait là-dessus à des confidences sur le roi et Mme de Maintenon, et ne se contraignit point de me faire les questions les plus fortes et les plus redoublées, et retournées en cent façons, sur les projets de M. le duc d'Orléans pour l'avenir et ce que j'en pensais moi-même; toujours s'interrompant, me regardant entre deux yeux, raisonnant lui-même, et se portant sur l'avenir avec une liberté qui me surprenait, quoique au métier qu'il faisait avec moi il n'avait rien à craindre, quand j'aurais voulu abuser cette confiance qu'il me voulait persuader qui s'établissait entre nous. Il passait de la sorte des heures entières, et souvent plus, dans ma chambre, à toutes les heures, tête à tête, parce que tout en entrant, il me priait que nous ne fussions point interrompus, et avec cela me prenait très souvent en particulier chez le roi ou dans les jardins à sa suite. C'était un homme qui croyait toujours vous circonvenir et vous découvrir.

Je profitais du peu de suite et des ressauts ordinaires de sa conversation: force crainte et respect du roi, parfaite inutilité de penser à rien pour après lui, chose de soi peu décente et peu permise, et matière si dépendante de tant de circonstances qui ne se pouvaient ni prévoir ni peut-être imaginer; que bâtir des projets pour ces temps, c'était bâtir des châteaux en Espagne. C'étaient là mes réponses, avec force louanges du roi, et le cercle de généralités et défaites tournées en tous sens dont je ne me laissais point tirer. Jamais je n'allais chez lui, jamais je ne l'attaquais, jamais ne parut s'en apercevoir. Nous riions, M. le duc d'Orléans et moi, d'un tel personnage. Ce commerce forcé dura jusqu'à la querelle du duc d'Estrées et du comte d'Harcourt, que je me lâchai fortement contre tout ce qui se passa de sa part, sur la prétention des maréchaux de France de soumettre les ducs à leur tribunal, où je ne l'épargnai pas. Cela nous brouilla ouvertement. Je ne me contraignis de là en avant ni sur les propos ni sur les procédés. Quelque temps après il s'en alla à Lyon, d'où il arriva triomphant successeur des places de M. de Beauvilliers dans le conseil, et plus brillant que jamais. Ce veau d'or n'eut point mon encens ni aucun compliment de ma part; et nous en demeurâmes en ces termes jusqu'après la mort du roi.

Le maréchal de Villeroy a tant figuré, devant et depuis, qu'il est nécessaire de le faire connaître. C'était un grand homme bien fait, avec un visage fort agréable, fort vigoureux, sain, qui sans s'incommoder faisait tout ce qu'il voulait de son corps. Quinze et seize heures à cheval ne lui étaient rien, les veilles pas davantage. Toute sa vie nourri et vivant dans le plus grand monde; fils du gouverneur du roi, élevé avec lui dans sa familiarité dès leur première jeunesse, galant de profession, parfaitement au fait des intrigues galantes de la cour et de la ville, dont il savait amuser le roi qu'il connaissoit à fond, et des faiblesses duquel il sut profiter, et se maintenir en osier de cour dans les contre-temps qu'il essuya avant que je fusse dans le monde. Il était magnifique en tout, fort noble dans toutes ses manières, grand et beau joueur sans se soucier du jeu, point méchant gratuitement, tout le langage et les façons d'un grand seigneur et d'un homme pétri de la cour; glorieux à l'excès par nature, bas aussi à l'excès pour peu qu'il en eût besoin, et à l'égard du roi et de Mme de Maintenon valet à tout faire. On a vu un crayon de lui à propos de son subit passage de la disgrâce à la faveur.

Il avait cet esprit de cour et du monde que le grand usage donne, et que les intrigues et les vues aiguisent, avec ce jargon qu'on y apprend, qui n'a que le tuf, mais qui éblouit les sots, et que l'habitude de la familiarité du roi, de la faveur, des distinctions, du commandement rendait plus brillant, et dont la fatuité suprême faisait tout le fond. C'était un homme fait exprès pour présider à un bal, pour être le juge d'un carrousel, et, s'il avait eu de la voix, pour chanter à l'Opéra les rôles de rois et de héros; fort propre encore à donner les modes et à rien du tout au delà. Il ne se connaissoit ni en gens ni en choses, pas même en celles de plaisir, et parlait et agissait sur parole; grand admirateur de qui lui imposait, et conséquemment dupe parfaite, comme il le fut toute sa vie de Vaudemont, de Mme des Ursins et des personnages éclatants; incapable de bon conseil, comme on l'a vu sur celui que lui donna le chevalier de Lorraine; incapable encore de toute affaire, même d'en rien comprendre par delà l'écorce, au point que, lorsqu'il fut dans le conseil, le roi était peiné de cette ineptie, au point d'en baisser la tête, d'en rougir et de perdre sa peine à le redresser, et à tâcher de lui faire comprendre le point dont il s'agissait. C'est ce que j'ai su longtemps après de Torcy, qui était étonné au dernier point de la sottise en affaires d'un homme de cet âge si rompu à la cour. Il y était en effet si rompu qu'il en était corrompu. Il se piquait néanmoins d'être fort honnête homme; mais comme il n'avait point de sens, il montrait la corde fort aisément, aux occasions même peu délicates, où son peu de cervelle le trahissait, peu retenu d'ailleurs quand ses vues, ses espérances et son intérêt, même l'envie de plaire et de flatter, ne s'accordaient pas avec la probité. C'était toujours, hors des choses communes, un embarras et une confiance dont le mélange devenait ridicule. On distinguait l'un d'avec l'autre, on voyait qu'il ne savait où il en était; quelque sproposito prononcé avec autorité, étayé de ses grands airs, était ordinairement sa ressource Il était brave de sa personne; pour la capacité militaire on en a vu les funestes fruits. Sa politesse avait une hauteur qui repoussait; et ses manières étaient par elles-mêmes insultantes quand il se croyait affranchi de la politesse par le caractère des gens. Aussi était-ce l'homme du monde le moins aimé, et dont le commerce était le plus insupportable, parce qu'on n'y trouvait qu'un tissu de fatuité, de recherche et d'applaudissement de soi, de montre de faveur et de grandeur de fortune, un tissu de questions qui en interrompaient les réponses, qui souvent ne les attendaient pas, et qui toujours étaient sans aucun rapport ensemble. D'ailleurs nulle chose que des contes de cour, d'aventures, de galanteries; nulle lecture, nulle instruction, ignorance crasse surtout, plates plaisanteries, force vent et parfait vide. Il traitait avec l'empire le plus dur les personnes de sa dépendance. Il est incroyable les traitements continuels que jusqu'à sa mort il a faits continuellement à son fils qui lui rendait des soins infinis et une soumission sans réplique, et j'ai su par des amis de Tallard, dont il était fort proche et [qu'il] a toujours protégé, qu'il le mettait sans cesse au désespoir, même parvenu à la tête de l'armée. Enfin la fausseté, et la plus grande et la plus pleine opinion de soi en tout genre, mettent la dernière main à la perfection de ce trop véritable tableau.

CHAPITRE VII. §

Quels, à l'égard de M. le duc d'Orléans, étaient le maréchal de Villeroy, Tallard, le cardinal et le prince de Rohan, la duchesse de Ventadour, Vaudemont, ses nièces, Harcourt, Tresmes, le duc de Villeroy, Liancourt, La Rochefoucauld, Charost, Antin, Guiche, Aumont, le premier écuyer, M. de Metz, Huxelles, le maréchal et l'abbé d'Estrées, les ministres, les secrétaires d'État, le P. Tellier. — Inquiétude et manège du P. Tellier avec moi. — Caractère du duc de Noailles. — Inquiétude du duc de Noailles sur les desseins de M. le duc d'Orléans. — Contade; sa fortune; son caractère. — Liaison du duc de Noailles et de Maisons. — Caractère de Canillac. — Liaison du duc de Noailles avec Canillac par Maisons. — Noailles et l'abbé Dubois anciennement liés. — Liaison de Noailles et d'Effiat. — Extraction et caractère d'Effiat; ses liaisons. — Effiat bien traité du roi; fort considéré de M. le duc d'Orléans. — Noailles raccroche Longepierre, lequel s'abandonne après à l'abbé Dubois.

Monsieur avait passé toute sa vie, depuis son enfance jusqu'à sa mort, dans l'amitié et la confiance pour le maréchal de Villeroy. L'habitude, dès la plus tendre jeunesse jamais interrompue, et soutenue par le chevalier de Lorraine et par Effiat, ses amis intimes, avait mis à portée de tout avec lui. Il était l'entremetteur de toutes les petites querelles qui arrivaient entre le roi et Monsieur, dont il m'a conté des aventures étranges sur le vilain goût de Monsieur que le roi ne pouvait souffrir, dont il lui faisait porter des romancines par le maréchal, jusqu'à ne vouloir pas que La Carte, devenu capitaine de ses gardes, fût avec lui des voyages de Marly, et à charger le maréchal de dire à Monsieur que, s'il l'amenait, il le ferait jeter par les fenêtres; et les peines que le maréchal avait entre eux deux sur ce fâcheux chapitre qui recommençait souvent, et tantôt à empêcher Monsieur de mener cet homme, tantôt d'obtenir du roi qu'il accompagnât Monsieur à Marly. Je rapporte ces détails pour faire voir que M. le duc d'Orléans était accoutumé, depuis qu'il était au monde, à considérer et à compter le maréchal de Villeroy, et que le maréchal de Villeroy, en ayant été toujours traité avec toute sorte de distinctions, lui devait, par rapport à feu Monsieur et à lui-même, beaucoup d'attachement. Ce ne fut pas là sa conduite.

Le bel air et la mode, dont il était esclave, ne lui permirent pas d'abord de suivre à cet égard ce que le devoir, l'honneur et la reconnaissance demandaient de lui. Bientôt après il n'eut garde de ne s'éloigner pas de plus en plus d'un prince dont le roi était pas content, et qui en était encore moins content lui-même. Enfin, dès que Mme de Maintenon l'eut pris en aversion, il était trop vil courtisan pour ne se pas piquer d'en épouser tous les sentiments. Il était de plus lié en dupe avec les Rohan, les Tallard, qui se moquèrent de lui quand ils n'en eurent plus besoin, [avec] M. de Vaudemont et ses nièces, qui tous unis à Mme la Duchesse avaient eu grand soin d'entretenir Monseigneur dans sa haine, et depuis sa mort avait pu pardonner à M. le duc d'Orléans tout ce qu'ils avaient fait contre lui, et trouvaient en même temps à plaire à Mme de Maintenon. Je mets ici Tallard avec les autres, parce que depuis le mariage de son fils il était qu'un avec les Rohan, et qu'auparavant il suivait le gros et le torrent. Ils avaient entraîné la duchesse de Ventadour qui, comblée par Monsieur et par Madame de tout ce qui peut témoigner l'amitié et la plus grande considération, et qui ayant toujours été traitée avec les mêmes égards par M. le duc d'Orléans, ne devait pas devenir son ennemie, et qui toutefois s'y laissa emporter. Il y avait plus de cinquante ans que le maréchal de Villeroy et elle se faisaient fort publiquement l'amour, sans toutefois s'en contraindre de part et d'autre pour ce qu'ils trouvaient à leur gré, et sans que cette liberté réciproque altérât le moins du monde leur commerce, sur lequel la plus intime amitié et confiance était entée.

Mme de Ventadour avait été charmante; elle conserva toujours un grand air et un air de beauté, et parfaitement bien faite. Nul esprit, de la bonté, mais gouvernée toute sa vie, et faite pour l'être. D'ailleurs esclave de la cour par ses aventures et ses besoins domestiques, et quand elle en fut à l'abri, par habitude et par rage de places et d'être. Il fallait donc suivre les impressions des Rohan qui en faisaient tout ce qu'ils voulaient, et celles de son ancien galant, surtout se conformer à ce qu'on lui montrait du roi et de Mme de Maintenon. Harcourt était trop avant ancré avec elle et avec Mme des Ursins, trop fin courtisan d'ailleurs, et trop habile politique pour prendre d'autres brisées que les siennes; et le duc de Tresmes, trop plat pour ne pas suivre la mode et la grande volée de la cour à l'égard de M. le duc d'Orléans. Le duc de Villeroy, accoutumé au joug de son père, ne pouvait penser autrement que lui, lié d'ailleurs de toute sa vie et le plus intimement avec M. de Luxembourg, M. de La Rochefoucauld, et le marquis de Liancourt, son frère, qui avait de l'esprit et du sens pour eux tous. Ils ne étaient pu défaire de cet éloignement de M. le duc d'Orléans, pour en parler modérément, qu'ils avaient puisé dans la société intime de M. le prince de Conti, dont ils avaient à la fin comme hérité. La probité singulière du maréchal de Boufflers avait soutenu contre ce torrent, mais il ne vivait plus, et Charost qui avait eu sa charge était tout à moi, mais ce était pas un homme à exister, par conséquent à compter. D'Antin, tout à Mme la Duchesse, et qui, établi dans l'intérieur des cabinets, ne pouvait ignorer les sentiments du roi et de Mme de Maintenon, se tenait à l'écart dans la douleur, sur l'avenir, de ne pouvoir se partager. Villars moins empêtré, plus frivole en apparence, ne prenait point parti, se tenait habilement entre deux, et gardait toutes sortes de mesures, qu'il prétextait même de la place de chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, dans laquelle son père était mort.

Berwick rarement fixé en place, habitant Saint-Germain, quoique fort avant dans la cour, imitait cette conduite, et gardait tout à fait celle d'un homme qui avait commandé en Espagne sous M. le duc d'Orléans et qui en avait été content. Huxelles, vil esclave de la faveur, qu'on a vu se déshonorer publiquement à l'apothéose des bâtards, et valet du premier président, ainsi que son cousin, le premier écuyer, avec qui il était qu'un, était au duc du Maine, et à tous les ennemis de M. le duc d'Orléans, mais en tapinais, et dans le doute de l'avenir le plus sourdement qu'il lui était possible, sans se rapprocher jamais de ce prince, mais se faisant vanter à lui par Maisons. Le duc d'Aumont, beau-frère du premier écuyer, et lié à lui, conduits tous deux par Mme de Beringhen, méchante, intrigante, avec beaucoup d'esprit, fausse, basse, et dangereuse au dernier point. On a vu, à l'occasion du bonnet, quel était cet homme qui voulait être de tous les côtés, et qui devint bientôt le mépris de tous. Le maréchal d'Estrées et l'abbé son frère étaient honnêtes gens, et tout à fait portés à M. le duc d'Orléans, mais si faibles, si courtisans, si timides, qu'il y avait à rire de leurs frayeurs. Pour le duc de Guiche, c'était un homme sans consistance, sans esprit, qui avait que des airs et une charge importante, qui était gueux, avare, dépensier, qui serait à qui lui donnerait davantage, et qui était gouverné par Contade, major du régiment des gardes, et par un aide-major appelé Villars, qui faisait de l'important, et qui était qu'un avec Contade. Je différerai peu à parler du duc de Noailles. En attendant, voilà le principal des gens qui méritaient d'être comptés. On ne finirait pas à traiter de ce qui figurait moins, et des subdivisions des femmes.

Pour les ministres, la discussion en sera bientôt faite, par rapport à M. le duc d'Orléans. On a déjà vu Voysin âme damnée de Mme de Maintenon et de M. du Maine, et le maréchal de Villeroy. Desmarets, gendre de Béchameil mort surintendant de Monsieur, et beau-frère de Nointel que Monsieur, avant le retour de Desmarets, avait fait faire conseiller d'État, semblait devoir un attachement marqué pour M. le duc d'Orléans. Son ami intime le maréchal de Villeroy était son guide sur la politique de la cour; et Desmarets compta pour tout le roi et Mme de Maintenon, et qu'ils ne finiraient point; tout le reste pour rien, et se conduisait en conséquence. Torcy, dont la sœur Bouzols avait grand crédit sur lui par confiance en son esprit dont elle avait comme un démon, et de laideur et de méchanceté espèce de démon elle-même, et tout à Mme la Duchesse de tous les temps, l'aurait volontiers tourné de ce côté-là. Il avait une égale horreur de M. du Maine, et de ce qui se disait de M. le duc d'Orléans. Il connaissait bien le roi, et n'aimait point Mme de Maintenon, qui aussi lui était fort contraire, mais il était assez ami du maréchal de Villeroy et des Estrées. C'était en ce genre les deux contraires. Il était, mais intimement, de Castries et de sa femme, tous deux à Mme la duchesse d'Orléans, et il était aussi de M. de Metz qui, sans savoir pourquoi, était fort contraire à M. le duc d'Orléans. De tant de contrastes rien ne résultait. Torcy, enveloppé dans sa sagesse et dans ses fonctions, ne montra rien, et ne fit aucun pas d'un côté ni d'un autre. Voilà tous les ministres. Restaient deux secrétaires d'État qui ne étaient point: Pontchartrain fort contraire à M. le duc d'Orléans, pour se faire de fête auprès de Mme de Maintenon et des importants; et La Vrillière, dont la charge et l'emploi était la cinquième roue d'un chariot. Je remets à faire connaître plus particulièrement ceux des personnages sur qui je ne me suis pas encore étendu à mesure qu'on les verra arriver aux places, ou qu'il sera question d'eux pour cela entre M. le duc d'Orléans et moi.

Le P. Tellier ne doit pas être oublié. On a vu son caractère, et depuis, qu'il servit fort utilement M. le duc d'Orléans pour le mariage de M. le duc de Berry. Quoiqu'il ait eu la discrétion de ne jamais rien dire sur l'odieux chapitre du poison, je suis persuadé qu'il n'y servit pas moins bien M. le duc d'Orléans. Il voulait le repos du roi, il haïssait Mme de Maintenon qui ne le haïssait pas moins; il voulait trouver le roi tranquille, et de bonne humeur, pour toutes les choses qu'il voulait insinuer ou obtenir; et au peu qu'il m'a dit, j'ai soupçonné qu'il connaissait M. du Maine. Il ne s'est trouvé de contrebande en rien sur M. le duc d'Orléans, et il n'a paru par rien qu'il ait eu nulle part au testament du roi, ni aux dispositions qu'il a faites outre celles de son testament, comme les grandeurs des bâtards, quoique je croie aussi qu'il ne s'y est pas opposé si le roi l'a consulté. Il en voulait et en attendait trop pour le contredire sur un point si chéri, moins encore à se mettre au hasard d'être congédié. On a vu en plus d'un endroit à quel point lui et moi en étions ensemble: cela dura jusqu'à la mort du roi.

Pendant la dernière année de sa vie, surtout vers les fins, ce père me promenait sur tous les personnages, et me pressait de lui dire ce que j'en pensais, enfin de les lui dépeindre. Je me mettais à rire, et je lui disais qu'il les connaissait mieux que moi. Il insistait encore davantage, et me disait qu'il avait pu connaître que ses livres, occupé dans l'intérieur, comme il avait toujours été avant d'être appelé à la cour, et que depuis qu'il y était, les affaires que lui donnait sa place ne lui avaient pas donné un moment de loisir pour pouvoir être informé des personnes ni des choses qui étaient pas de son ministère; puis en m'accablant de cajoleries et de louanges, il me disait qu'il n'y avait que moi avec qui il pût s'ouvrir avec confiance, et avoir celle que je voudrais bien répondre à la sienne en répondant à ses questions, et le mettant au fait des personnes. Il n'y en eut aucune sur qui il m'en fit, et réitérât tant et me pressât davantage que sur Mme de Maintenon, M. du Maine, et Mme la Duchesse. J'étais d'autant plus embarrassé que je n'étais pas persuadé de son ignorance, et que néanmoins je l'avais vu souvent, et le voyais encore tomber, et vraiment, dans des lourdises là-dessus d'un paysan de basse Normandie qu'il était, qui n'en serait jamais sorti. Outre que je ne me fiais à lui que de bonne sorte, je craignais que le roi ne se servit de lui, d'autant plus que cela redoubla depuis que j'eus cessé tout commerce avec le maréchal de Villeroy. Je n'avais rien à perdre du côté de Mme de Maintenon, de M. du Maine, de Mme la Duchesse, du maréchal de Villeroy, de Pontchartrain, et de quelques autres. Ceux-là me servirent à satisfaire sa vraie ou feinte confiance, et à me donner moyen de réserve sur qui je ne voulus pas m'expliquer avec lui.

Le duc de Noailles, auquel il en faut enfin venir, est un homme dont la description et ses suites coûteront encore plus à mon amour-propre que n'a fait le tableau de Mme la duchesse de Berry. Quand je n'avouerais pas que je ne le connaissais point au temps dont j'écris, et que je croyais le connaître, qu'on ne se trompa jamais plus lourdement que je fis, et qu'on ne peut pas être plus complètement sa dupe et en tous points, on le verrait clairement par le récit de ce qui s'est passé depuis en tous genres, de cour, d'affaires, d'État, de mon particulier. Je ne chercherai point à diminuer ma sottise ni à charger le tableau. La vérité la plus pure et la plus exacte sera ici, comme partout, mon guide unique et ma maîtresse. Je demande seulement grâce pour quelque répétition de ce qui se trouve peut-être répandu sur lui à propos de ses premières recherches pour moi, mais la vue d'un tout ensemble mérite ici cette indulgence.

Le serpent qui tenta Ève, qui renversa Adam par elle, et qui perdit le genre humain, est l'original dont le duc de Noailles est la copie la plus exacte, la plus fidèle, la plus parfaite, autant qu'un homme peut approcher des qualités d'un esprit de ce premier ordre, et du chef de tous les anges précipités du ciel. La plus vaste et la plus insatiable ambition, l'orgueil le plus suprême, l'opinion de soi la plus confiante, et le mépris de tout ce qui n'est point soi, le plus complet; la soif des richesses, la parade de tout savoir, la passion d'entrer dans tout, surtout de tout gouverner; l'envie la plus générale, en même temps la plus attachée aux objets particuliers, et la plus brûlante, la plus poignante; la rapine hardie jusqu'à effrayer, de faire sien tout le bon, l'utile, l'illustrant d'autrui; la jalousie générale, particulière et s'étendant à tout; la passion de dominer tout la plus ardente, une vie ténébreuse, enfermée, ennemie de la lumière, tout occupée de projets et de recherches de moyens d'arriver à ses fins, tous bons pour exécrables, pour horribles qu'ils puissent être, pourvu qu'ils le fassent arriver à ce qu'il se propose; une profondeur sans fond, c'est le dedans de M. de Noailles. Le dehors, comme il vit et qu'il figure encore, on sait comme il est fait pour le corps: des pieds, des mains, une corpulence de paysan et la pesanteur de sa marche, promettaient la taille où il est parvenu. Le visage tout dissemblable: toute sa physionomie est esprit, affluence de pensées, finesse et fausseté, et n'est pas sans grâces. Une éloquence naturelle, une élocution facile, une expression telle qu'il la veut; un homme toujours maître de soi, qui sait parler toute une journée et avec agrément sans jamais rien dire, qui en conversation est tout à celui à qui il veut plaire, et qui pense et sent si naturellement comme lui, que c'est merveille qu'une fortuite conformité si semblable. Jamais d'humeur, égalité parfaite, insinuation enchanteresse, langage de courtisan, jargon des femmes, bon convive, sans aucun goût quand il le faut, revêtu sur-le-champ des goûts de chacun; égale facilité à louer et à blâmer le même homme ou la même chose, suivant la personne qui lui parle; grand flatteur avec un air de conviction et de vérité qui l'empêche d'y être prodigue, et une complaisance de persuasion factice qui l'entraîne à propos malgré lui dans votre opinion, ou une persuasion intime tout aussi fausse, mais tout aussi parée, quand il lui convient de vous résister, ou de tâcher, comme malgré lui, de vous entraîner où il est entraîné lui-même. Toujours à la mode, dévot, débauché, mesuré, impie tour à tour selon qu'il convient; mais ce qui ne varie point, simple, détaché, ne se souciant que de faire le bien, amoureux de l'État, et citoyen comme on était à Sparte. Le front serein, l'air tranquille, la conversation aisée et gaie, lorsqu'il est le plus agité et le plus occupé; aimable, complaisant, entrant avec vous quand il médite de vous accabler des inventions les plus infernales, et quelque long délai qui arrive entre l'arrangement de ses machines et leur effet, il ne lui coûte pas la plus légère contrainte de vivre avec vous en liaison, en commerce continuel d'affaires et de choses de concert, enfin en apparences les plus entières de l'amitié la plus vraie et de la confiance la plus sûre; infiniment d'esprit et toutes sortes de ressources dans l'esprit, mais toutes pour le mal, pour ses désirs, pour les plus profondes horreurs, et les noirceurs les plus longuement excogitées, et pourpensées de toutes ses réflexions pour leur succès. Voilà le démon, voici l'homme.

Il est surprenant qu'avec tant d'esprit, de grâces, de talents, tant de désir d'en faire le plus énorme usage, tant d'application à y parvenir, et tant de moyens par sa position particulière, de charges, d'emplois, de famille, d'alliances et de fortune, il n'eût pas su faire un ami, non pas même parmi ses plus proches Il n'y ménagea jamais que sa sœur, la duchesse de Guiche, par le goût déterminé de Mme de Maintenon pour elle, et le duc de Guiche, à cause de sa charge pour avoir crédit sur lui, qui, de son côté, était en respect devant l'esprit du duc de Noailles. Il n'est pas moins étonnant encore que cet homme si enfermé, et en apparence si appliqué, qui se piquait de tout savoir, de se connaître en livres, et d'amasser une nombreuse bibliothèque, qui carrossait les gens de lettres et les savants pour en tirer, pour s'en faire honneur, pour s'en faire préconiser, n'ait jamais passé l'écorce de chaque matière, et que le peu de suite de son esprit, excepté pour l'intrigue, ne lui ait pu permettre d'approfondir rien, ni de suivre jamais, quinze jours, le même objet pour lequel tour à tour il avait abandonné tous les autres. Ce fut même légèreté en affaires, par conséquent la même incapacité. Jamais il n'a pu faire un mémoire sur rien ; jamais il n'a pu être content de ceux qu'il a fait faire, toujours corriger, toujours refondre, c'était son terme favori; on l'a vu dans la surprise que nous lui fîmes à Fontainebleau. Ce n'est pas tout: il n'a jamais pu tirer de soi une lettre d'affaires. Ses changements d'idées désolaient ceux qu'il employait, et les accablaient d'un travail toujours le même, toujours à recommencer. C'est une maladie incurable en lui, et qui éclate encore par le désordre qu'elle a mis dans les expéditions, les amas en divers lieux, les ordres réitérés et changés dix, douze, quinze fois dans le même jour, et tous contradictoires, aux troupes qu'il a commandées dans ces derniers temps, et à son armée entière pour marcher ou demeurer, qui l'a rendu le fléau des troupes et des bureaux. Je ne parlerai point de sa capacité militaire, dont il vante volontiers les hauts faits; je me tairai pareillement sur sa valeur personnelle; j'en laisse le public juge; je m'en rapporte à lui, et même aux armées ennemies opposées à la sienne en Italie, en Allemagne et en Flandre, et aux événements qui en ont résulté jusqu'en cette année 1745, en septembre.

Si cette partie a été si complètement dévouée, je puis m'assurer que le reste ne le sera pas moins clairement par les faits publics que j'ai à rapporter dans ce qui a accompagné et suivi la mort du roi, si j'ai le temps d'achever ces Mémoires, et que ceux que ce portrait aura épouvantés jusqu'à être tentés de le croire imaginaire se trouveront saisis d'horreur et d'effroi quand les faits auront prouvé, et des faits clairs, et quant à leur vérité manifestes, que les paroles n'ont pu atteindre la force de ce qu'elles ont voulu annoncer, et quelle surprise, de plus de n'y pouvoir méconnaître un coin très déclaré de folie.

M. de Noailles jeté à moi par les raisons qui ont été expliquées alors, et reçu par celles que j'ai exposées, n'oublia rien pour m'enchanter à lui. Il fit sa cour à ceux de mes amis qu'il crut les plus intimes, et en qui il jugea que j'avais le plus de confiance; il fit sa cour à Mme de Saint-Simon avec le plus grand soin. Point de semaines qu'il ne mangeât plusieurs fois chez moi, quelquefois nous chez lui. Il n'y eut recherche, soins, industrie oubliés. Tous mes sentiments avaient toujours été les siens, jusqu'à mes goûts et pour gens et pour choses, l'identité ne pouvait être plus parfaite. Je n'ai peut-être que trop répété de choses qui se trouvent t. X, p. 35 et suivantes, du contenu entier desquelles il est nécessaire de se souvenir distinctement. Le commerce étroit, continuel, plein de confiance établi comme on l'a vu, et soutenu entre le duc de Noailles et moi, lui donnait beau jeu à me sonder sur le futur. C'était sur ces temps, qui désormais semblaient prochains, qu'il déployait tous ses raisonnements, et qu'il ne cessait de me donner des attaques pour découvrir mes pensées et celles de M. le duc d'Orléans. Mon plan était fait, il y avait longtemps, et je n'en étais pas à avoir bien tout discuté avec ce prince. Mais outre que ce qui se passait entre lui et moi était son secret plus que le mien, étais bien éloigné de m'ouvrir de rien à personne.

Cette réserve colorée comme je le pus ne rebuta point le duc de Noailles, mais il languit longtemps dans son impatience et dans son inquiétude là-dessus. Son agitation ne était pas bornée à moi seul par rapport à M. le duc d'Orléans. Il était d'ailleurs, et pour des vues différentes et plus anciennes, attaché Contade qui était, comme je l'ai dit, major du régiment des gardes, qui gouvernait le duc de Guiche, et qu'on a vu en plus d'une occasion ici dans toute la confiance du maréchal de Villars, et dépêché plusieurs fois par lui de l'armée, et après, de Rastadt, pour traiter directement avec le roi des choses de confiance.

Contade était un gentilhomme d'Anjou, qui avait été beau et bien fait, qui avait été fort à la mode en galanteries nombreuses et distinguées, qui s'en mêlait encore, qui par d'excellentes chiennes couchantes que son père et lui donnaient au roi de temps en temps, s'en était fait connaître, puis goûter dans le détail de son emploi qui l'approchait souvent de lui. Il était aimé et considéré à la cour de ce qu'il y avait de meilleur et de plus distingué; il avait pris tout le soin possible de l'être aussi du régiment des gardes, de toute l'infanterie dont il faisait le détail à l'armée, et de ce qui y servait de plus marqué en naissance, entours ou grades, surtout en mérite pour les officiers particuliers. Il avait peu d'esprit, mais tout tourné à la conduite, du sens, du secret, du jugement, une modestie qui le tenait plus qu'à sa place, et dont on lui savait gré, beaucoup de sagesse et une discrétion qui lui avait dévoué les dames, en sorte que, d'amant heureux il était devenu ami de confiance. Il l'était de Mme de Maisons, et Maisons qui le voyait un personnage en son genre, et qui ne négligeait rien, en avait fait le sien. Contade fut donc employé pour la liaison de Noailles et de Maisons, et elle était déjà étroite lors de la scène dont j'ai parlé, qui se passa chez Maisons, entre lui, le duc de Noailles et moi, qu'il avait envoyé chercher à Marly, le jour de la déclaration de l'habilité des bâtards à la couronne.

Maisons qui, tout courtisan qu'il était, n'était pas au fait toujours de l'intrinsèque, était ravi de s'accrocher au duc de Noailles par vanité, et plus encore par intérêt dans la position présente du duc dont il ignorait l'état avec le roi et Mme de Maintenon, et pour le futur encore, où il comptait qu'un homme aussi établi, et avec autant d'esprit, figurerait grandement. Noailles, de son côté, qui voulait gouverner le parlement et s'en servir à ses usages, ne pouvait s'associer mieux qu'à Maisons pour cette vue, parce qu'il comptait tout persuader. Il n'ignorait pas peut-être ses liaisons avec M. du Maine, et il était instruit de toutes celles qu'il prenait avec M. le duc d'Orléans. Il se flattait d'enchanter assez Maisons, non seulement pour se faire préconiser par lui à M. le duc d'Orléans, mais pour le persuader qu'il était de son intérêt de le faire pour le gouverner ensemble, et savoir tout ce que Maisons pourrait découvrir des desseins de gouvernement, sur lesquels M. le duc d'Orléans pourrait s'ouvrir à lui, soit par confiance, soit par consultation. De cette façon, sûr de moi, à mon insu concerté avec Maisons, et s'assurant du parlement par ce magistrat, on peut juger quel essor prit son ambitieuse imagination. Mais tant de cordes ne lui suffirent pas: il y en avait une autre plus délicate à toucher pour lui que pour personne, et je ne démêlai tout cela que longtemps après. Cette corde était le marquis de Canillac, qui paraîtra tant, et en tant de façons, dans la régence, que c'est un homme qui dès à présent doit être connu.

C'était un grand homme, bien fait, maigre, châtain, d'une physionomie assez agréable, qui promettait beaucoup d'esprit, et qui n'était pas trompeuse. L'esprit était orné; beaucoup de lecture et de mémoire; le débit éloquent, naturel, choisi, facile, l'air ouvert et noble; de la grâce au maintien et à la parole toujours assaisonnée d'un sel fin, souvent piquant, et d'expressions mordantes qui frappaient par leur singularité, souvent par leur justesse. Sa gloire, sa vanité, car ce sont deux choses, la bonne opinion de soi, l'envie et le mépris des autres, étaient en lui au plus haut point. Sa politesse était extrême, mais pour s'en faire rendre autant, et il était plus fort que lui de le cacher. Paresseux, voluptueux en tout genre, et dans un goût étrange aussi; d'une santé délicate qu'il ménageait; particulier, et par hauteur difficile à apprivoiser; avare aussi, mais sans se refuser ce qu'il y avait de meilleur goût dans ce qu'il se permettait, toujours sur les échasses pour la morale, l'honneur, la plus rigide probité, le débit des sentences et des maximes; toujours le maître de la conversation, et souvent des compagnies qu'il voyait choisies, relevées, et les meilleures ; comptant faire honneur partout. Il parlait beaucoup, et beaucoup trop, mais si agréablement qu'on le lui passait. Il savait toutes les histoires de la cour où il n'allait plus, et de la ville, les anciennes, les modernes, les courantes de toutes les sortes. Il contait à ravir, et il était le premier homme du monde pour saisir le ridicule et pour le rendre comme sans y toucher. Méchant et, comme on le verra, un des plus malhonnêtes hommes du monde. Il discutait volontiers les nouvelles, volontiers tournait tout en mauvaise part, n'approuvait guère, blâmait cruellement et grand frondeur. Il avait eu assez longtemps le régiment de Rouergue, avait servi assez négligemment, fait sa cour de même, et comme plus du tout depuis longtemps qu'il avait quitté le service. Il haïssait le roi, Mme de Maintenon, les ministres en perfection, et ravissant en liberté sur tous ces chapitres, dont autrefois j'étais souvent témoin chez un ami commun dont il était intime et moi aussi. Ils rompirent au commencement de 1710 une amitié de toute leur vie, à ne s'être jamais revus depuis, sans que jamais personne en ait pénétré la cause, ni la manière d'une rupture si brusque et si nette. Je voyais déjà beaucoup moins Canillac dès lors chez notre ami par le peu que j'allais à Paris, et je le perdis tout à fait de vue depuis cette brouillerie, parce que je ne le voyais que chez cet ami, avec lequel je suis toujours demeuré en la même intimité jusqu'à aujourd'hui. Cela n'empêcha pas, que rencontrant bien rarement Canillac depuis, lui et moi ne nous fissions non seulement politesse, mais même conversation particulière qui me divertissait. Son ambition était si peu éteinte par sa retraite de la guerre et de la cour, qu'il ne prît en aversion quiconque y faisait fortune. Il était occupé de tout savoir, et de se lier avec des gens de la cour et de Paris considérables. Il était souvent à l'hôtel de La Rochefoucauld, et ami de tous les temps intime de La Feuillade, qui s'en laissait maîtriser par habitude et par complaisance, et il était presque tous les jours chez M. et Mme de Maisons, avec lesquels il politiquait sur le futur, avec toute liberté de part et d'autre, et une liaison de plusieurs années.

Canillac était un homme qui se prenait aux louanges et aux déférences avec la dernière faiblesse qui allait à la duperie: Il faisait profession ouverte de haïr les Noailles, dont il disait pis que pendre, surtout du duc de Noailles, comme neveu de Mme de Maintenon, quoique assez bien avec le duc de Guiche. De tout temps il avait vu M. le duc d'Orléans à Paris. Il y était souvent de ses parties, mais sobrement pour sa part, et presque toujours de sang-froid. Le sel de ses blâmes et de ses plaisanteries amusait un prince mécontent, et dans les suites ennuyé, puis embarrassé de sa personne. Sa morale mondaine, débitée avec autorité, lui avait imposé; son esprit et l'ornement qui y était avait achevé l'opinion que M. le duc d'Orléans en avait prise, en sorte qu'il en résultait une considération qui allait même à quelque chose de plus. L'amitié de ce prince avait été jalouse des liaisons que Canillac avait eues autrefois avec M. le prince de Conti, auxquelles, malgré cela, il avait tenu bon jusqu'à sa mort, et y était demeuré avec les amis particuliers de ce prince. Sa mort avait terminé la jalousie et la pique de M. le duc d'Orléans. La liberté ensuite lui en avait plu, et l'estime et la considération en était augmentée, et se nourrissait par tous ses voyages de Paris, où il voyait toujours Canillac qu'il en faisait avertir. Au caractère de celui-ci, on peut juger qu'il ne s'en cachait pas, qu'il bâtissait de grandes espérances sur la régence de ce prince, et qu'en attendant il ne manquait pas à se faire valoir.

Le duc de Noailles était trop attentif et trop instruit pour ignorer cette position de Canillac, et pour être tranquille sur l'aversion qu'il lui portait. Les brocards les plus cruels et les mieux assenés coulaient sur lui comme sur toile cirée, pour peu qu'il crût avoir intérêt à les secouer. Canillac ne les lui avait pas épargnés, il s'en piquait même, et s'en faisait un jeu et un divertissement aux compagnies qu'il fréquentait. Cette habitude lui durait encore alors, et ne fut pas capable de rebuter Noailles de captiver Canillac et d'en faire sa conquête. Il n'ignorait pas son faible; les bassesses et les prostitutions ne lui coûtaient rien; il espéra tout de cette voie et ne s'y trompa point. Mais l'affaire était d'approcher Canillac, et de le réduire à se laisser apprivoiser. Maisons fut celui à qui il s'adressa par Contade, qui lui fit goûter l'avantage d'être leur lien et leur modérateur. Maisons ne travailla pas en vain. Il lui fit comprendre de quelle force serait leur triumvirat bien uni sur un prince faible et timide; car Canillac, qui le connaissait bien, l'avait bien détaillé à Maisons. Il fallut quelque temps et quelques cérémonies pour accorder l'orgueil de Canillac avec un changement trop subit; mais sa déférence pour Maisons abrégea tout. Il le regardait comme l'oracle du parlement, qui le deviendrait de la cour, où il se conduirait d'autant mieux qu'il ne se gouvernerait que par ses conseils, et il se considérait ainsi comme l'âme et le moteur du triumvirat qui s'allait former.

Maisons, qui le regardait comme une linotte qui parlait bien et beaucoup, et qui ne faisait nul cas de son jugement, ainsi qu'il s'en est maintes fois expliqué avec moi, comptait de son côté le jouer sous jambe, et gouverner le duc de Noailles qu'il n'estimait guère davantage et dont il connaissait fort bien, je ne dis pas la scélératesse, mais les défauts; et celui-ci, rempli de ses talents et perché sur ses établissements et ses alliances, content de m'avoir gagné, ne doutait pas de mener deux hommes qui ne connaissaient pas la

court comme lui, qui n'en étaient point, à qui il ferait perdre terre toutes les fois que cela lui conviendrait, et qu'il aurait cependant en main pour les machines qu'il voudrait faire jouer auprès de M. le duc d'Orléans. Une affaire où chacun se persuade de trouver si bien son compte ne tarde pas à se conclure. Canillac s'excusa de n'avoir pu résister aux recherches du duc de Noailles et aux personnes qu'il avait su y employer. Il s'éventa là-dessus tant qu'il lui plut, et Noailles et Maisons n'en firent que rire. Noailles n'épargna point les moyens qu'il avait projetés; il écouta parler Canillac tant qu'il voulut, l'admira, l'encensa, le pria de le redresser, de le conduire. Canillac trouva que ce garçon-là avait bien du bon et bien de l'esprit, et, moyennant un air de déférence, pour ne pas dire de respect, Noailles en fit tout ce qu'il voulut.

Il avait saisi une autre avenue: c'était l'abbé Dubois. Les scélérats du premier ordre se sentent de loin, homogènes jusqu'à un certain point, se connaissent, se lient jusqu'à ce qu'à la fin le plus adroit étrangle l'autre: c'est ce qui arriva à ceux-ci. Je fus surpris, lorsque la maison de Mme la duchesse de Berry se fit pièce à pièce, que le duc de Noailles me pressât avec les plus vives instances et les plus réitérées de faire obtenir à l'abbé Dubois la charge de secrétaire des commandements de Mme la duchesse de Berry. Le roi n'en voulut point, M. du Maine et Mme la duchesse d'Orléans y mirent Longepierre. J'en ai parlé ailleurs. Noailles et Dubois se cultivèrent l'un l'autre, et je crois, car ce n'est qu'opinion, que ce fut par Dubois que Noailles se lia avec Effiat, car je n'ai pu découvrir d'autre point de réunion. Dubois avait toujours cultivé avec une grande dépendance le chevalier de Lorraine tant qu'il avait vécu, et son ami d'Effiat, ses anciens protecteurs, à qui, en tant de choses principales, il était homogène; et je me suis toujours persuadé qu'il avait été l'instrument dont Noailles s'était servi pour se lier avec Effiat, liaison qui demeura longtemps dans les ténèbres.

On a vu (t. X, p. 155) quel était le marquis d'Effiat et en lui-même et à l'égard de M. le duc d'Orléans, à quoi j'aurai peu de chose à ajouter. Son nom était Coiffier, son origine d'Auvergne; l'illustration, d'avoir été contrôleur de la maison de MM. de Montpensier, enfin receveur des tailles du bas Limousin; les alliances à l'avenant. Ces emplois n'appauvrissent pas. Ce receveur des tailles fit son fils général des finances, trésorier et maître des comptes en Piémont, Savoie et Dauphiné. Tous les vilains n'ont pas toujours peur. Il se fourra aux premiers rangs à la bataille de Cérisoles, et fut fait chevalier le lendemain par le comte d'Enghien, prince du sang, déjà héros à son âge, que les Guise déjà pointants et projetants assommèrent d'un coffre en se jouant avec lui à la Rocheguyon. Il était frère d'Antoine, roi de Navarre, père d'Henri IV, et du prince de Condé, tué à Jarnac, etc. Ce beau chevalier s'enrichit, acheta Effiat d'Antoine de Neuville, frère du père de M. de Villeroy, secrétaire d'État, lequel vécut et mourut secrétaire du roi sans s'être marié. Coiffier épousa Bonne Rusé, fille du receveur de Touraine et sœur de Beaulieu qui devint secrétaire d'État, et qui, se trouvant sans postérité, fit son héritier Antoine Coiffier, fils du fils de cette sœur, à la rare condition pour un homme de cette espèce de prendre son nom et ses armes, condition aussi aisée à accepter pour un autre homme de même sorte tel qu'était ce petit-neveu, qui par là se trouva fort riche. Ce même petit-neveu est le maréchal d'Effiat dont la fortune est connue, et qui n'est pas de mon sujet. Il eut de Marie de Fourcy, sa femme, trois fils et deux filles. L'aîné fut gendre de Sourdis, chevalier de l'ordre, vécut obscur et pas longtemps, et ne laissa que le marquis d'Effiat qui cause cette petite digression; le second fut le grand écuyer Cinq-Mars, dont la fortune et la catastrophe sont aussi bien connues; le troisième, l'abbé d'Effiat, mort aveugle, de qui on a parlé en son lieu. L'aînée des filles, mariée et démariée d'avec d'Alègre, seigneur de Beauvoir, épousa le maréchal de Meilleraye, et fut mère du duc Mazarin; l'autre, religieuse et fondatrice du couvent de la Croix au faubourg Saint-Antoine à Paris.

Comment d'Effiat devint premier écuyer de Monsieur, cela est trop ancien pour moi, et en soi peu important. Comment, après avoir empoisonné Madame, et le roi l'ayant su, comme on a vu d'original, et étant outré de cette mort, il a laissé d'Effiat en charge, qui lui a valu l'ordre à la présentation de Monsieur, en 1688, c'est encore ce que je ne puis expliquer. Mais on a vu aussi que le chevalier de Lorraine et lui s'étaient bien mis avec le roi, Mme de Maintenon et les bâtards, en leur vendant Monsieur, et M. le duc de Chartres pour son mariage; qu'Effiat s'entretint toujours depuis bien avec Mme la duchesse d'Orléans, et sourdement avec M. du Maine; que de moitié, inséparable avec le chevalier de Lorraine, il gouverna Monsieur jusqu'à sa mort, très souvent avec insolence, et se mêlait avec autorité de ses affaires, de sa cour, de sa famille; et que cela avait accoutumé M. le duc d'Orléans à une estime de son esprit et de sa capacité, qui passait souvent la considération et la déférence, et que d'Effiat sut bien maintenir et s'y aider de Dubois, et lui réciproquement. Il était veuf, sans enfants, depuis longues années, d'une Leuville que Monsieur fit gouvernante de ses enfants, quand il chassa la maréchale de Clérembault; et à Mme d'Effiat succéda la maréchale de Grancey, mère de Mme de Maré, qui la fut sous et après elle. Effiat vivait garçon, fort riche, fort peu accessible, aimant fort la chasse, et disposant de la meute de Monsieur, et après lui [de celle] de M. le duc d'Orléans, qui ne s'en servaient point; six ou sept mois de l'année à Montargis, ou dans ses terres presque seul, et ne voyant que des gens obscurs, fort particulier, et obscur aussi à Paris, avec des créatures de même espèce; débuchant parfois en bonne compagnie courtement, car il n'était bien qu'avec ses grisettes et ses complaisants. C'était un assez petit homme, sec, bien fait, droit, propre, à perruque blonde, à mine rechignée, fort glorieux, poli avec le monde, et qui en avait fort le langage et le maintien; ami intime du maréchal de Villeroy par leur ancien ami commun le chevalier de Lorraine; presque jamais à la cour, et encore en apparition, et ne voyant presque personne de connu, si ce n'était quelques gens du Palais-Royal, encore assez subalternes. Il donnait quelquefois de fort bonnes chiennes couchantes au roi, et il en était toujours reçu avec une sorte de distinction, et que M. du Maine ménageait lui-même pour être son pigeon privé auprès de M. le duc d'Orléans, comme il l'était déjà et le fut toujours. On se souviendra ici du pernicieux conseil où il engagea ce prince à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, et de l'infâme trait qu'il me fit depuis, lorsque Mme la duchesse d'Orléans me força de parler à M. le duc d'Orléans devant lui de ses affaires domestiques.

Rien ne manquait au duc de Noailles avec de telles mesures pour favoriser tous ses desseins. Mais rien ne lui suffisait. Le bel esprit, les vers, le dos des livres lui servirent à raccrocher Longepierre, rat de cour, pédant, à qui un homme comme le duc de Noailles tournait la tête, et qui se trouva heureux qu'il eût oublié, ou voulu oublier, qu'il avait eu, malgré ses soins et ses services, une charge chez Mme la duchesse de Berry. Longepierre se fourrait où il pouvait à l'ombre du grec et des pièces de théâtre. Il était fort bien avec Mme la duchesse d'Orléans et avec M. du Maine. Noailles voulait tirer d'eux par lui, et par lui être vanté à eux; la voie était fort sourde et immédiate, et il en sut tirer parti, parce que Longepierre avait plus d'esprit que d'honneur, et qu'il voulait faire fortune. C'est ce qui le jeta dans la suite à l'abbé Dubois, qui en fit le même usage que Noailles, et à l'égard des mêmes personnes, et qui, pour cela, pardonna sans peine à ce poète, orateur, géomètre et musicien, pédant d'ailleurs fort maussade, d'avoir emporté sur lui une charge qu'il ne pouvait déjà plus regretter. Malgré tant de soins, de devants et d'entours, rien ne transpirait encore. Noailles ne put rien tirer de tous ces gens-là, parce que tous étaient dans la même ignorance. J'étais le seul à qui M. le duc d'Orléans s'ouvrait, et avec qui tout se discutait sans réserve.

CHAPITRE VIII. §

Réflexions sur le gouvernement présent et sur celui à établir. — Je propose à M. le duc d'Orléans les divers conseils et l'ordre à y tenir. — L'établissement des conseils résolu; discussion de leurs chefs. — Marine. — Finances et guerre. — Affaires ecclésiastiques et feuille des bénéfices. — Constitution. — Jésuites. — P. Tellier. — Rome et le nonce. — Évêques; leur assemblée. — Commerce du clergé de France à Rome, et à Paris avec le nonce. — Affaires étrangères. — Affaires du dedans du royaume. — Je m'excuse de me choisir une place, et je refuse obstinément l'administration des finances. — État forcé des finances. — Banqueroute préférable à tout autre parti. — Je persiste au refus des finances, malgré le chagrin plus que marqué de M. le duc d'Orléans. — Je propose le duc de Noailles. — Résistance et débat là-dessus. — M. le duc d'Orléans y consent à la fin. — Je suis destiné au conseil de régence.

Il y avait longtemps que je pensais à l'avenir, et que j'avais fait bien des réflexions sur un temps aussi important et aussi critique. Plus je discutais en moi-même tout ce qu'il y avait à faire, plus je me trouvais saisi d'amertume de la perte d'un prince qui était né pour le bonheur de la France et de toute l'Europe, et avec lequel tout ce qui y pouvait le plus contribuer était projeté, et pour la plupart résolu et arrangé avec un ordre, une justesse, une équité, non seulement générale et en gros, mais en détail autant qu'il était possible, et avec la plus sage prévoyance. C'était un bien dont nous n'étions pas dignes, qui ne nous avait été montré que pour nous faire voir la possibilité d'un gouvernement juste et judicieux, et que le bras de Dieu n'était pas raccourci pour rendre ce royaume heureux et florissant, quand nous mériterions de sa bonté un roi véritablement selon son cœur. Il s'en fallait bien que le prince à qui la régence allait échoir fût dans cet état si heureux pour soi et pour toute la France; il s'en fallait bien aussi que, quelque parfait que pût être un régent, il pût exécuter comme un roi. Je sentais l'un et l'autre dans toute son étendue, et j'avais bien de la peine à ne me pas abandonner au découragement.

J'avais affaire à un prince fort éclairé, fort instruit, qui avait toute l'expérience que peut donner une vie de particulier fort éloigné du trône, et du cas de la régence, fort au fait de tant de grandes fautes qu'il avait vues, et quelques-unes senties de si près, et des malheurs par lesquels lui-même avait tant passé, mais prince en qui la paresse, la faiblesse, l'abandon à la plus dangereuse compagnie, mettaient des défauts et des obstacles aussi fâcheux que difficiles, pour ne pas dire impossibles à corriger, même à diminuer. Mille fois nous avions raisonné ensemble des défauts du gouvernement, et des malheurs qui en résultaient. Chaque événement, jusqu'à ceux de la cour, nous en fournissait sans cesse la matière. Lui et moi n'étions pas d'avis différents sur leurs causes et sur les effets. Il ne s'agissait donc que d'en faire une application juste et suivie pour gouverner d'une manière qui fût exempte de ces défauts, et en arranger la manière selon la possibilité qu'en peut avoir un régent, et dans la vue aussi d'élever le roi dans de bonnes et raisonnables maximes, de les lui faire goûter quand l'âge lui permettrait, et de lui ouvrir les yeux et la volonté à perfectionner en roi, après sa majorité, ce que la régence n'aurait pu achever ni atteindre. Ce fut là mon objet et toute mon application, pour insinuer à M le duc d'Orléans tout ce que je crus propre à l'y conduire, dès la vie même de M. le duc de Berry, dont il devait tendre à être le vrai conseil, beaucoup plus encore lorsqu'il n'y eut plus personne entre M. le duc d'Orléans et la régence. À mesure que, par l'âge et la diminution de la santé du roi, je la voyais s'approcher, j'entrais plus en détail, et c'est ce qu'il faut expliquer.

Ce que j'estimai le plus important à faire, et le plus pressé à exécuter, fut l'entier renversement du système de gouvernement intérieur dont le cardinal Mazarin a emprisonné le roi et le royaume. Un étranger de la lie du peuple, qui ne tient à rien et qui n'a d'autre dieu que sa grandeur et sa puissance, ne songe à l'État qu'il gouverne que par rapport à soi. Il en méprise les lois, le génie, les avantages; il en ignore les règles et les formes; il ne pense qu'à tout subjuguer, à tout confondre, à faire que tout soit peuple; et comme cela ne se peut exécuter que sous le nom du roi, il ne craint pas de rendre le prince odieux, ni de faire passer dans son esprit sa pernicieuse politique. On l'a vu insulter au plus proche sang royal, se faire redouter du roi, maltraiter la reine mère en la dominant toujours, abattre tous les ordres du royaume, en hasarder la perte à deux différentes reprises par ses divisions à son sujet, et perpétuer la guerre au dehors pour sa sûreté et ses avantages, plutôt que de céder le timon qu'il avait usurpé. Enfin on l'a vu régner en plein par lui-même par son extérieur et par son autorité, et ne laisser au roi que la figure du monarque. C'est dans ce scandaleux éclat qu'il est mort avec les établissements, les alliances et l'immense succession qu'il a laissée, monstrueuse jusqu'à pouvoir enrichir seule le plus puissant roi de l'Europe.

Rien n'est bon ni utile qu'il ne soit en sa place. Sans remonter inutilement plus haut, la Ligue qui n'en voulait pas moins qu'à la couronne, et le parti protestant, avaient interverti tout ordre sous les enfants d'Henri II. Tout ce que put Henri IV avec le secours de la noblesse fidèle fut, après mille travaux, de se faire reconnaître pour ce qu'il était de plein droit, en achetant, pour ainsi dire, la couronne de ses sujets par les traités et les millions qu'il lui en coûta avec eux, les établissements prodigieux et les places de sûreté aux chefs catholiques et huguenots. Des seigneurs ainsi établis, et qui se croyaient pourtant bien déchus après les chimères que chacun d'eux s'était faites, n'étaient pas faciles à mener. L'union subsistait entre la plupart. La plupart avait conservé ses intelligences étrangères; le roi était obligé de les ménager, et même de compter avec eux. Rien de plus destructif du bon ordre, du droit du souverain, de l'état de sujet, quelque grand qu'il puisse être, de la sûreté, de la tranquillité du royaume. La régence de Marie de Médicis ne fit qu'augmenter ce mal, qui s'était affaibli depuis la mort du maréchal de Biron. Le pouvoir et la grandeur du maréchal d'Ancre, de sa femme et de ce tas de misérables employés sous leurs ordres, révoltèrent les grands, les corps, les peuples. La mort de ce maire du palais étranger, l'anéantissement de ses créatures, l'éloignement d'une mère altière qui n'avait point d'yeux par elle-même, mais une humeur, un caprice, une jalousie de domination, dont des confidents infimes profitaient pour régner sous son nom, rendirent le calme à la France pour quelque temps, mais en ménageant les grands dont la puissance et les dangereux établissements rendaient l'obéissance arbitraire.

Le cardinal de Richelieu sentit également les maux du dedans et du dehors, et avec les années y apporta les remèdes. Il abattit peu à peu cette puissance et cette autorité des grands qui balançait et qui obscurcissait celle du roi, et peu à peu les réduisit à leur juste mesure d'honneurs, de distinction, de considération et d'une autorité qui leur étaient dus, mais qui ne pouvait plus soutenir à remuer, ni parler haut au roi qui n'en avait plus rien à craindre : Ce fut la suite d'une longue conduite sagement et sans interruption dirigée vers ce but, et de l'abattement entier du parti protestant par la ruine de la Rochelle et de ses autres places, qui faisant auparavant un État dans l'État, étaient d'une sûre et réciproque ressource aux ennemis du dehors et aux séditieux du dedans, même catholiques, si souvent excités par Marie de Médicis et par Gaston son fils bien-aimé, réduit enfin à la soumission comme les autres. Louis XIII ne vécut pas assez pour le bonheur de la France, pour la félicité des bons, pour l'exemple des meilleurs et des plus grands rois la soumission et la tranquillité du dedans, la mesure, la règle, le bon ordre, la justice, qu'il avait singulièrement adoptés, ne durèrent que huit ou neuf ans.

La minorité, qui est un temps de faiblesse, excita les grands et les corps à se remettre en possession des usurpations qui leur avaient été arrachées, et que la vile et l'étrangère extraction du maître que la régente leur avait donné et à elle-même, et les fourbes, les bassesses, les pointes, les terreurs et les sproposito de son gouvernement également avare, craintif et tyrannique, semblaient rendre, sinon nécessaires, au moins supportables. Il n'en fallut pas tant que ce que Mazarin en éprouva pour lui faire jurer la perte de toute grandeur et de toute autorité autre que la sienne. Tous ses soins, toute son application se tourna à l'anéantissement des dignités et de la naissance par toutes sortes de voies, à dépouiller les personnes de qualité de toute sorte d'autorité, et pour cela de les éloigner, par état, des affaires; d'y faire entrer des gens aussi vils d'extraction que lui; d'accroître leurs places en pouvoir, en distinctions, en crédit, en richesses; de persuader au roi que tout seigneur était naturellement ennemi de son autorité, et de préférer, pour manier ses affaires en tout genre, des gens de rien, qu'au moindre mécontentement on réduisait au néant en leur ôtant leur emploi avec la même facilité qu'on les en avait tirés en le leur donnant; au lieu que des seigneurs déjà grands par leur naissance, leurs alliances, souvent par leurs établissements, acquéraient une puissance redoutable par le ministère et les emplois qui y avaient rapport, et devenaient dangereux à cesser de s'en servir, par les mêmes raisons. De là l'élévation de la plume et de la robe, et l'anéantissement de la noblesse par les degrés qu'on pourra voir ailleurs, jusqu'au prodige qu'on voit et qu'on sent aujourd'hui, et que ces gens de plume et de robe ont bien su soutenir, et chaque jour aggraver leur joug, en sorte que les choses sont arrivées au point que le plus grand seigneur ne peut être bon à personne, et qu'en mille façons différentes il dépend du plus vil roturier. C'est ainsi que les choses passent d'un comble d'extrémité à un autre tout opposé..

Je gémissais depuis que j'avais pu penser à cet abîme de néant par état de toute noblesse. Je me souviens que, dès avant que d'être parvenu à la confiance des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, mais déjà fort libre avec eux, je ne m'y contraignis pas un jour sur cette plainte. Ils me laissèrent dire quelque temps. À la fin le rouge prit au duc de Beauvilliers, qui d'un ton sévère me demanda: « Mais que voudriez-vous donc pour être content? — Je vais, monsieur, vous le dire, lui répondis-je vivement: je voudrais être né de bonne et ancienne maison, je voudrais aussi avoir quelques belles terres et en beaux droits, sans me soucier d'être fort riche. J'aurais l'ambition d'être élevé à la première dignité de mon pays, et je souhaiterais aussi un gouvernement de place, jouir de cela, et je serais content. » Les deux ducs m'entendirent, se regardèrent, sourirent, ne répondirent rien, et un moment après changèrent de propos. Eux-mêmes, comme je le vis dans les suites, pensaient absolument comme moi, et je n'en pus douter par le concert entre eux et moi uniquement et ce prince dont je ne puis me souvenir sans larmes.

Quelque abattu que je fusse de sa perte, mes pensées et mes désirs n'avaient pu changer; et quelque disproportion que je sentisse de ce prince unique à celui qui allait gouverner, et des moyens d'un roi ou d'un régent, je ne pus renoncer à une partie de ce tout qui m'était échappé. Mon dessein fut donc de commencer à mettre la noblesse dans le ministère avec la dignité et l'autorité qui lui convenait, aux dépens de la robe et de la plume, et de conduire sagement les choses par degrés et selon les occurrences, pour que peu à peu cette roture perdît toutes les administrations qui ne sont pas de pure judicature, et que seigneurs et toute noblesse et peu à peu substituée à tous leurs emplois, et toujours supérieurement à ceux que la nature ferait exercer par d'autres mains, pour soumettre tout à la noblesse en toute espèce d'administration, mais avec les précautions nécessaires contre les abus. Son abattement, sa pauvreté, ses mésalliances, son peu d'union, plus d'un siècle d'anéantissement, de cabales, de partis, d'intelligences au dehors, d'associations au dedans, rendaient ce changement sans danger, et les moyens ne manquaient pas d'empêcher sûrement qu'il n'en vînt dans la suite.

L'embarras fut l'ignorance, la légèreté, l'inapplication de cette noblesse accoutumée à n'être bonne à rien qu'à se faire tuer, à n'arriver à la guerre que par ancienneté, et à croupir du reste dans la plus mortelle inutilité, qui l'avait livrée à l'oisiveté et au dégoût de toute instruction hors de guerre, par l'incapacité d'état de s'en pouvoir servir à rien. Il était impossible de faire le premier pas vers ce but sans renverser le monstre qui avait dévoré la noblesse, c'est-à-dire le contrôleur général et les secrétaires d'État, souvent désunis, mais toujours parfaitement réunis contre elle. C'est dans ce dessein que j'avais imaginé les conseils dont j'ai parlé, et qui longtemps après, au commencement de 1709, surprirent si fort le duc de Chevreuse qui, m'entretenant chez moi pour la première fois de ce même dessein qu'il me confia pour en avoir mon avis, le trouva sur-le-champ écrit de ma main tel qu'il l'avait conçu, ainsi que cela se voit plus au long t. VII, p. 99 et suiv. Mgr le duc de Bourgogne l'avait adopté dans le même dessein, et ce sont ces conseils que M. le duc d'Orléans en appuya, lorsqu'il nous proposa l'établissement au parlement, en déclarant qu'ils avaient été trouvés dans la cassette de Mgr le duc de Bourgogne, sur quoi je remarquerai que ce n'était pas celle dont j'ai parlé et qui me donna tant d'inquiétude.

La formation de ces conseils fut donc une des premières choses dont je parlai à M. le duc d'Orléans. Il n'était pas moins blessé que moi de la tyrannie que ces cinq rois de France exerçaient à leur gré sous le nom du roi véritable, et presque en tout à son insu, et l'insupportable hauteur où ils étaient montés. Je proposai donc d'éteindre deux charges de secrétaires d'État, celui de la guerre et celui des affaires étrangères, qui seraient gérées par les conseils, expédiées par les secrétaires de ces conseils; de diminuer autant qu'il serait possible la multiplicité des signatures en commandement, poussées à l'infini par l'intérêt dos secrétaires d'État de faire passer tout par leurs mains; et que ce qu'il serait indispensable de signer en commandement, le serait par les deux secrétaires d'État restants, qui en auraient tout le loisir en toutes matières, parce qu'il ne leur en resterait aucune à expédier ni à répondre, sinon les ordres secrets du régent qui n'appartiennent en particulier à nulle matière. Ainsi de la marine, ainsi de toutes les provinces du royaume qui font la matière du conseil des dépêches, que j'appelais conseil des affaires du dedans. Ce n'était pas que j'eusse dessein de conserver un second secrétaire d'État à la longue; un seul suffisait à l'expédition des choses les plus secrètes, que je voulais rendre aussi les plus rares, et aux signatures en commandement absolument nécessaires, que j'avais dessein aussi d'éclaircir beaucoup en substituant celle du chef du conseil, en la joignant pour lors à celle du secrétaire du même conseil. On n'ignore pas que la prétendue signature du roi, mise au bas de chaque expédition qui sort des bureaux par le sous-commis qui écrit l'expédition même, n'a de force et d'autorité que celle qu'elle reçoit de la signature du secrétaire d'État. Il n'était donc pas difficile de supprimer cette prétendue signature du roi dont personne n'était la dupe, et qui n'était qu'une prostitution très indécente, et de transporter aux chefs des conseils, pour les matières de leurs conseils, le poids et l'autorité de celles des secrétaires d'État. Ce sont de ces choses que le temps amène comme de soi-même, en ne perdant pas les occasions de les établir sans entreprendre tout à la fois, mais se contenter d'abord du renversement de l'arbre pour en arracher après les racines à propos, et en empêcher radicalement la funeste reproduction.

Je proposai en même temps que les secrétaires d'État n'entrassent dans aucun des conseils, où l'ombre de ce qu'ils ne feraient que cesser d'être les rendrait dangereux; mais d'admettre sans voix ni délibérative ni consultative même, surtout sans faculté de rapporter quoi que ce fût, un des deux secrétaires d'État au conseil de régence pour en tenir le registre exactement, qui serait vérifié exactement tous les mois par celui des membres de ce conseil qui, à tour de rôle, se trouverait en mois pour recevoir les placets que le seul secrétaire d'État de la guerre était en usage de recevoir sur toutes matières, lesquels lui seraient rapportés chez lui par deux maîtres des requêtes qui l'auraient accompagné en les recevant derrière la table dressée pour cela dans l'antichambre du roi, comme faisait seul le secrétaire d'État de la guerre; et les rapporter ensuite à M. le duc d'Orléans, accompagné des mêmes deux maîtres des requêtes. C'était rendre à ces charges leur droit primitif, et se servir de leurs lumières pour mille choses en ce genre qui avaient souvent trait à des choses que des gens d'épée ne pouvaient savoir, surtout en ces commencements. On comprend bien que je proposai en même temps d'éteindre l'emploi de contrôleur général et d'en faire passer l'emploi et l'autorité au conseil des finances, et substituer la signature du chef de ce conseil à celle du contrôleur général.

À ce plan général il en fallait ajouter de particuliers. Je proposai donc celui de ces conseils que j'avais faits autrefois, et qu'on trouvera parmi les Pièces, tels que je les fis pour lors, mais j'en supprimai qui ne convenaient plus ni au moment présent ni au temps d'une régence. Ils furent, pour leur matière et pour leur nom, tels que M. le duc d'Orléans les établit, mais avec une confusion, un nombre de membres, un désordre que je n'y aurais pas mis, et dont la cause se découvrira en son temps. Je ne m'y arrêterai donc pas davantage à cette heure. Vint après la discussion des gens à admettre ou à exclure, puis celle de la destination de chacun de ceux qui seraient employés.

Je représentai à M. le duc d'Orléans que cet établissement flatterait extrêmement les seigneurs et toute la noblesse, éloignée des affaires depuis près d'un siècle, et qui ne voyait point d'espérance de se relever de l'abattement où elle se trouvait plongée; que ce retour inespéré et subit du néant à l'être toucherait également ceux qui en profiteraient par leurs nouveaux emplois, et ceux encore à qui il n'en serait point donné, parce qu'ils en espéreraient dans la suite par l'ouverture de cette porte, et qu'en attendant ils s'applaudiraient d'un bien commun et de la jouissance de leurs pareils; en même temps que c'était à lui à balancer si bien l'inclusion, l'exclusion, la distribution des emplois, que son autorité, bien loin d'en souffrir, n'en fût que plus confirmée, et d'éviter aussi des mécontentements dangereux; que par cette raison je ne croyais pas qu'il pût sagement exclure certaines gens qui bien ou mal à propos avaient acquis un certain poids dans le monde, dont l'estime et l'opinion avantageuse prise d'eux s'était tournée en mode, dont le choix le ferait applaudir et donnerait réputation au nouveau genre de gouvernement, dont l'exclusion produirait un sentiment contraire, et capable d'enhardir ces gens-là, pour la plupart fort établis, à cabaler et à le traverser, au contraire de l'intérêt qu'ils prendraient en lui, et au succès de ce à quoi ils se trouveraient employés; et qu'il recevrait un double gré du public et d'eux-mêmes d'un choix auquel ils ne devaient pas s'attendre par le peu, et souvent tout le contraire de ce qu'ils avaient mérité de lui; qu'aussi, tant pour le bon ordre des affaires que pour ne pas tenter par la facilité des gens peu sûrs pour lui qui en pourraient abuser, il était très essentiel d'établir et de maintenir dans chacun des conseils une égalité parfaite d'autorité de fonctions entre tous les membres, et une balance exacte entre eux et le chef, pour que le chef n'y prenne pas une autorité qui non seulement absorbe celle du conseil, mais même qui l'obscurcisse, et qu'il jouisse aussi de sa qualité sans une dépendance qui l'y rende un fantôme.

Pour arriver à ce tempérament, mon sentiment fut que le chef ne pût parler que le dernier; qu'il partageât les différentes affaires à chacun, toujours en plein conseil; qu'il n'y en pût rapporter aucune; qu'il n'eût que sa voix en quelque cas que ce pût être; qu'y ayant partage, le membre de la régence en mois y fût appelé pour départager, sans pouvoir y entendre parler d'aucune autre affaire, et que le chef de chaque conseil venant rapporter à la régence les affaires de son conseil, qui toutes, hors les bagatelles du courant, y devaient être exactement portées et définitivement réglées, y fût accompagné de l'un des conseillers d'avis contraire au chef dans les choses principales, choisi par la pluralité des conseillers du même avis que lui; enfin que toutes les délibérations de chaque conseil, surtout de celui de régence, fussent écrites à mesure par le secrétaire séant au bas bout de la table, lues par lui à la fin du conseil, signées de lui et du conseiller de semaine; [ce] qui serait son modèle pour son registre plus étendu, qui, à la fin de chaque mois, serait relu au conseil et y serait signé du chef et du secrétaire. Avec ces précautions je crus la balance bien observée, et bien difficile de rien expédier à l'insu ou contre l'avis du conseil, et cela dans celui des affaires étrangères comme les autres, pour les instructions, les lettres, les réponses, les ordres, et toute autre matière, excepté les choses également secrètes, importantes et rares, qui demeureraient entre le régent et le chef de ce conseil, mais qu'il serait pernicieux et destructif d'étendre au delà d'une invincible nécessité.

Je voulais aussi des jours réglés pour tenir les différents conseils, tous dans la maison du roi, et des jours marqués à la régence pour y entendre les affaires de chaque conseil; et, s'il s'en trouvait de nature à ne pouvoir y être vues au jour ordinaire, les y porter seules au commencement ou à la fin du conseil de régence, sans que le chef d'un autre conseil, étant en son jour ordinaire à la régence, pût être de l'affaire extraordinaire qui y serait portée, non plus que celui qui l'y porterait en entendre aucune de celles qui y seraient naturellement traitées ce jour-là. J'insistai encore à séparer chaque département de conseil d'une manière si nette, si distincte et si précise, et à décider si promptement et si clairement les questions et les prétentions réciproques qui pourraient naître là-dessus dans les commencements, que chaque conseil ne pût empiéter ni lutter contre un autre, et que dans le public on n'eût aucun embarras pour savoir à qui s'adresser sur toute sorte d'affaire. Il fallait pourvoir avec la même précision à séparer bien distinctement les fonctions particulières de chaque membre de chaque conseil, et pourvoir ainsi à l'union des membres, en retranchant toute cause de prétention et de jalousie, ainsi qu'aux conseils, même respectivement; et en même temps au mûr examen et à la prompte expédition des affaires.

J'en fis sentir l'utilité et la facilité par l'exemple continuel de la cour de Vienne, où rien ne s'étrangle ni ne languit parmi tant de différents conseils qui y sont établis, et que si le contraire a paru en Espagne, c'est que sous les derniers rois de la maison d'Autriche on n'y opinait que par écrit; et ces votes, qui couraient des uns aux autres, portés au roi, renvoyés par lui à d'autres encore, devenaient des plaidoyers à longue distance sur les moindres affaires, dont grand nombre de pareilles n'auraient tenu qu'une matinée en opinant de vive voix ensemble; au lieu qu'une seule affaire ne finissant point, il se faisait un engorgement qui arrêtait et perdait toutes les affaires par des lenteurs qui n'avaient point de fin. J'ajoutai qu'à l'égard du règne de Philippe V, M. le duc d'Orléans savait mieux que personne ce qui y avait rendu les conseils inutiles et ridicules, qui n'avaient pu se soutenir contre l'adresse et le crédit de Mme des Ursins ayant Mme de Maintenon en croupe, qui voulait tirer à soi seule toute l'autorité du gouvernement, dont les deux monarchies ne s'étaient pas bien trouvées.

M. le duc d'Orléans goûta extrêmement ce projet, qui fut maintes fois rebattu et discuté entre lui et moi. Il sentit l'importance du secret et le garda, et sur la chose et sur toutes ses dépendances. La résolution prise, il fallut débattre les sujets. Je lui représentai qu'il n'avait point à choisir pour les chefs des conseils des affaires ecclésiastiques, de la guerre, de la marine et des finances; qu'il n'y avait aucune apparence de faire l'affront à M. le comte de Toulouse, amiral, qui avait commandé des flottes, qui avait gagné une bataille navale, qui tenait tous les jours le conseil des prises, qui les allait juger définitivement au conseil devant le roi, et qui était admis à l'examen des promotions qui se taisaient dans la marine, de l'exclure de la place de chef de ce conseil; que le comte de Toulouse était à son égard très différent du duc du Maine, et d'un caractère sage et modéré, et aussi aimé et estimé en général que celui de son frère était méprisé et abhorré parmi la crainte et la servitude qui réduisaient là-dessus au silence. Je conclus donc qu'il était juste, sans péril, et nécessaire de le faire chef de ce conseil, et très dommageable et même dangereux de ne le pas faire, mais que je croyais aussi qu'il n'était pas moins à propos de ne lui pas tellement abandonner ce conseil qu'il en devînt une chimère, et que le comte se rendît maître de la marine, qu'il n'y avait pour cela qu'à y faire entrer le maréchal d'Estrées, homme droit, d'honneur, sachant et connaissant bien la marine, qui en était estimé et considéré par sa valeur, ses actions, sa probité, ses talents d'homme de mer, qui par son expérience, sa charge de vice-amiral, son office de maréchal de France se rallierait et étayerait ce conseil; qu'il pouvait compter sur lui qu'en l'y mettant il ne ferait que le mettre à sa place, qu'il serait extraordinaire même qu'il ne l'y mît pas; qu'il était bien avec le comte de Toulouse, et de longue main accoutumés l'un à l'autre, pour avoir été souvent à la mer, ensemble et dans les ports, et unis tous deux, et avec d'O, dans la même querelle et dans la même inimitié contre Pontchartrain. Tout cela fut encore approuvé, et M. le duc d'Orléans remit au temps où il pourrait parler, à voir avec le maréchal d'Estrées, et après avec le comte de Toulouse, les marins les plus convenables à composer ce conseil, avec quelque intendant de marine pour ce qui y demandait nécessairement de la plume.

Venant après au conseil des finances, je lui dis que je connaissais très bien le maréchal de Villeroy, et quel il était à son égard, mais qu'il était chef de ce conseil et ministre d'État; que ne lui pas laisser cette place, quoique autrement tournée, c'était le plus sanglant affront qu'il se pût faire, et à un homme tel que celui-là; que son incapacité et sa futilité le rendait un personnage fort indifférent à la tête d'affaires qu'il n'entendait ni n'entendrait jamais; qu'il ne s'agissait pour parer à tout que d'y joindre un président comme à la marine, qui imposât tacitement à ses grands airs de supériorité, et qui en ôtât la peur à des gens de robe, dont d'ici à quelque temps on ne pourrait s'y passer comme intendants des finances, qui en avaient fait un grimoire pour qu'il ne pût être connu que d'eux, jusqu'à ce que l'autorité et l'application l'eût fait mettre au net, et mis la matière à portée de gens d'épée; et passant tout de suite à la guerre, je fis comprendre à M. le duc d'Orléans que le premier maréchal de France étant placé ailleurs, la place de ce conseil ne pouvait être remplie que par Villars, second maréchal de France, qui avait commandé les armées jusqu'à la paix qu'il avait faite depuis lui-même à Rastadt et à Bade, et qui ne lui était pas suspect. Villars m'avait prié, il y avait déjà quelque temps, d'assurer M. le duc d'Orléans de son attachement. Je l'avais fait, et j'en avais rapporté un remerciement et des compliments, dont le maréchal me parut fort content.

Ces trois points arrêtés de la sorte, vint celui des affaires ecclésiastiques, qui fut plus longtemps à peser. Je dis à M. le duc d'Orléans qu'il n'avait pas plus de liberté dans ce choix que pour les trois autres qu'il avait faits, avec cette différence que le cardinal de Noailles, que la place de chef de ce conseil regardait uniquement, ne lui pouvait être suspect, et que Villars, le moins sans proportion des trois autres, avait des coins de folie auxquels il fallait prendre garde; que l'âge, les mœurs, la suite d'une vie apostolique et sans reproche du cardinal de Noailles, son ancienneté, qui le mettait à la tête du clergé, indépendamment des autres droits, sa qualité d'archevêque de la capitale et de diocésain de la cour, celle du plus ancien de nos cardinaux, les établissements et les alliances de sa famille la plus proche, le savoir et la modération qu'il avait montrés en tant d'occasions particulières et publiques, formaient un groupe de raisons transcendantes qui en emportaient la démonstration; qu'à l'égard de l'affaire de la constitution, c'était à lui-même à qui j'aurais voulu demander ce qu'il en pensait, ou plutôt que je n'en avais pas besoin, parce qu'il me l'avait dit bien des fois, avec l'indignation qu'en méritaient les artifices, les friponneries, les violences dont toute cette affaire n'était qu'un tissu; que ce n'était pas à un prince éclairé comme il l'était à se laisser imposer par une odieuse cabale détestée de tous les honnêtes gens, même de ceux que la faiblesse ou l'intérêt y avait engagés; que c'était la partie saine, savante, pieuse du royaume avec qui il avait à compter sur les affaires ecclésiastiques, qui demandaient des mains pures et reconnues universellement pour telles, au péril de perdre toute réputation et toute confiance dès ce premier faux pas. J'ajoutai que je ne voyais point de prélat qui fût tout ensemble assez marqué, assez distingué par les lumières, assez porté par la vénération publique, pour entrer en aucune comparaison avec le cardinal de Noailles; et qu'à l'égard des cardinaux de Rohan et de Bissy, c'était à lui-même à voir si les affaires ecclésiastiques seraient sûrement en remettant leur direction principale et la feuille des bénéfices à deux ambitieux esclaves de la cour de Rome: le premier qui ne respirait que la grandeur de sa maison et de ses chimères, l'autre d'en faire une, tous deux de dominer le clergé et la cour, et d'être chefs de parti, tous deux liés et livrés à ce qui lui était le plus contraire autour du roi et dans le public; sur quoi il devait de plus savoir à quoi s'en tenir sur les Rohan.

Passant de là aux partis que formait la constitution, je lui fis sentir toute la différence de la réputation de tout temps et publique des prélats unis au cardinal de Noailles d'avec les autres; le poids de la Sorbonne, des autres écoles, des curés de Paris, si importants et si fort à ménager dans des temps jaloux, de la foule du second ordre, des corps réguliers illustres par leur science et leur piété; enfin celui des parlements, surtout de celui de Paris, ouvertement déclarés pour la cause et pour la personne du cardinal de Noailles, qui avait tous les cœurs, et vers lequel tout courrait en foule, dès que la terreur présente finirait avec la vie du roi; enfin, que ce serait faire le plus signalé affront au premier prélat du royaume, au plus établi, au plus universellement chéri, et en vénération entière, et se livrer au cri et au ressentiment universel, et cela pour des gens qui, méprisés aujourd'hui qu'ils disposaient de toutes les foudres, et détestés par l'abus de leur pouvoir, combien plus honnis quand la liberté s'en trouverait rendue.

M. le duc d'Orléans n'eut rien à répondre à un raisonnement qui ne tirait sa force que des choses mêmes par leur évidence fondée sur la vérité. Il m'avoua qu'il n'y avait que le cardinal de Noailles à qui il pût donner cette place, mais il était embarrassé de l'affaire de la constitution, et pour Rome, et pour la France même. Le raisonnement là-dessus se reprit à plusieurs fois. Le mien ne varia point. Mon sentiment fut qu'il avait pour en sortir, et bien, et promptement, le plus beau jeu du monde s'il voulait bien ne se point laisser éblouir; qu'il n'était point roi, se piquant d'une autorité sans bornes, et qu'il n'avait pris sur cette affaire aucun engagement avec Rome, avec personne, ni avec lui-même, par l'engagement de son pouvoir déjà compromis; que le roi se trouvait dans tous ces termes, dont ceux qui l'y avaient su pousser savaient aussi bien profiter pour le conduire où jamais il n'avait pu imaginer d'être mené; que lui, régent, devait aussi en profiter en sa manière, et profiter de sa liberté, et des limites de son autorité, pour éviter ce même écueil, et ne se pas livrer à des gens vendus et engagés en toutes les façons du monde, dont les artifices, l'ambition, les manèges, les fourberies, les violences n'étaient ignorées désormais de personne, qui ne seraient jamais contents, voudraient toujours aller en avant, immoler tout à leurs vues, surtout entretenir cette guerre pour se rendre nécessaires et importants, pour se faire courtiser et redouter, et parce qu'il n'y a plus de parti, et dès lors plus de chefs, ni de principaux de parti, quand l'affaire qui l'avait fait est finie; qu'il comprît donc qu'en leur prêtant l'oreille, il ne la terminerait jamais, qu'il en serait plus tourmenté que d'aucune autre du gouvernement, et qu'il se trouverait peu à peu entraîné à plus de violences, et tout aussi peu utiles à la protection même qu'il voudrait donner, qu'il n'en avait vu commettre au roi, qui de sa part seraient bien plus odieuses; qu'à mon avis, il n'avait qu'un parti à prendre, mais à s'y tenir bien fermement: déclarer qu'il n'en prendrait aucun dans cette affaire, mander le cardinal de Noailles dès l'instant que le roi ne serait plus, le présenter au nouveau roi lui-même, avec quelque propos gracieux mais sans affectation, lui faire valoir tête à tête ce premier pas et la place où il l'allait mettre, et s'assurer ainsi de lui; déclarer aussitôt après le conseil entier des affaires ecclésiastiques, pour éviter d'être obligé de refuser le pape si on lui donnait le temps de faire des démarches là-dessus; traiter avec distinction Rohan et Bissy; leur faire sentir que vous voulez résolument une fin très prompte à cette affaire; que vous avez toujours été ennemi de toute violence, surtout en matière qui a rapport à la religion; qu'ils se doivent attendre qu'il n'en sera plus fait aucune; que les prisons vont même être ouvertes à ceux que cette affaire y a conduits, et toutes les lettres de cachet à cette occasion révoquées, et l'exécuter en même temps; les assurer que vous ne prenez aucun parti, et que c'est même en preuve de cette neutralité que vous rendez la liberté à ceux à qui cette affaire l'a fait perdre; que vous laissez donc une égale liberté de part et d'autre, mais que vous ne souffrirez d'aucun côté la licence, ni pas plus les longueurs à terminer; couper court ensuite, et s'ils abusent de votre politesse pour s'engager en longs discours, faire la révérence et les laisser, en les assurant que vous n'avez ni n'aurez jamais assez de loisir pour vous noyer en ces disputes; s'ils osaient s'échapper tant soit peu, leur dire poliment, mais avec une fermeté sèche, de songer à qui ils ont l'honneur de parler; et sur-le-champ la pirouette, et les laisser là. Rien n'est pis que de se laisser manquer ni entamer le moins du monde, et le moyen de l'éviter pour toujours est dès la première fois une pareille leçon. Tout de suite faire enlever les jésuites Lallemant, Doucin et Tournemine, et leurs papiers; mettre le dernier au donjon de Vincennes, sans papier, ni encre, ni plumes, ni parler à personne, du reste bien logé et nourri à cause de sa condition personnelle; les deux autres au cachot, en des prisons différentes, avec le traitement du cachot; qu'on ne sût où ils sont, et les y laisser mourir; ce sont les boute-feu de toute cette affaire, et de très dangereux scélérats. Mander en même temps le provincial et les trois supérieurs des maisons de Paris, leur témoigner estime, amitié, désir de les marquer à leur compagnie, de l'obliger, de la distinguer, de la servir; que ce n'est que dans ce dessein que vous vous êtes cru obligé de les délivrer de trois brouillons très pernicieux, dont vous êtes bien instruit qu'ils ne l'ont pas été moins chez eux en choses domestiques (ce qui est très vrai) qu'ils l'ont été très criminellement au dehors; que vous ne voulez pas pousser à leur égard les choses plus loin; que sans entrer en aucun détail avec ceux à qui vous parlez, vous vous contentez de leur dire que vous aimez la paix, et, poussant un peu le ton, que vous la voulez, que vous comptez assez sur eux, par la manière dont vous avez parlé d'eux, et usé en toutes les occasions qui s'en sont présentées, pour leur demander d'y contribuer effectivement, et vous donner moyen par cette conduite de leur vouloir et faire tout le plaisir et le bien dont les occasions se pourront présenter, et dont le désir en vous se nourrira et s'augmentera à la mesure de ce que vous verrez qu'ils feront efficacement pour remplir en cela votre désir. Cela dit, interrompre leurs remontrances, supplications sur les prisonniers, protestations, etc., par des compliments et des persuasions qui feront merveilles pour leur couper la parole, et tout aussitôt vous retirer et les laisser; et s'ils hasardaient de vous suivre, ou de vous faire demander à vous parler, leur faire dire civilement que l'accablement d'affaires ne vous le permet pas.

Mander un moment après le P. Tellier, lui dire que vous n'oubliez point les services qu'il vous a rendus; que vous désireriez avec ardeur que le bien des affaires se pût accorder avec tout ce que vous voudriez faire pour lui, mais que la place que vous tenez vous impose des mesures auxquelles vous ne pouvez manquer; qu'ainsi vous êtes forcé à lui dire que le roi veut qu'il soit conduit sur-le-champ à la Flèche, où il lui défend très expressément d'écrire ou de recevoir aucune lettre de personne que vues par celui qui en sera chargé, et qui les rendra ou enverra, ou non, comme il le jugera à propos; que du reste le roi lui donne six mille livres de pension, et que, s'il en désire davantage, il n'a qu'à parler, avec certitude de l'obtenir sur-le-champ; que le roi veut que rien ne lui manque en bois, en meubles, en logement, en nourriture, en livres, en tout ce qui peut servir à sa santé, à sa commodité, à son amusement; qu'il ait deux valets et un frère que le roi payera, à condition qu'il les choisira et changera comme il lui plaira, sans dépendance que de l'intendant de la province, qui aura ordre de tenir la main à ce que rien ne lui manque; qu'il soit libre et indépendant des jésuites, du collège, et qu'ils aient pour lui tous les égards, les attentions et les déférences possibles; qu'il se puisse promener et dîner dans les environs, mais sans découcher; et que le roi est disposé à lui accorder d'ailleurs tout ce qui pourra lui convenir, et même, en sa considération, des grâces, quand elles ne seront point préjudiciables.

Cela dit, le congédier sans écouter trop de discours; et avoir pourvu que, en l'absence des supérieurs de la maison professe étant chez vous et du P. Tellier y venant, on prenne tout ce que lui et son secrétaire auront de papiers chez eux, et deux hommes sûrs, mais polis, qui paquetteront, au sortir de chez vous, le P. Tellier et son compagnon dans un carrosse, y monteront avec eux, et les conduiront tout de suite à la Flèche, où ils remettront six mille livres au P. Tellier, et le livreront à l'intendant de la province, qu'on aura pourvu d'y faire trouver avec les ordres du roi pour lui et pour les jésuites de la Flèche concernant le P. Tellier. C'est ce qui se doit exécuter à Versailles, pour que l'aller et venir, tant des supérieurs que du P. Tellier, donne le temps nécessaire de saisir les papiers en leur absence, et faire la capture des trois prisonniers en même temps. Je crus pouvoir sans témérité assurer M. le duc d'Orléans d'une joie et des bénédictions publiques de cette conduite, et que, bien loin d'emporter aucun danger, elle accélérerait la paix. Je l'avertis qu'il se fallait bien garder de rien dire sur tout cela, avant ni après l'exécution, aux cardinaux de part ni d'autre, ni à personne des leurs: à l'un, parce que cela lui ferait prendre trop de force, et, lui, paraîtrait s'enrôler avec lui; aux autres, parce que cela sentirait l'excuse et la crainte. Si les uns ou les autres voulaient lui en parler en louange ou en plaintes, leur fermer la bouche poliment; mais leur dire tout court, d'un ton à se faire sentir, que vous voulez la paix, et que vous êtes résolu de l'avoir sans prendre aucun parti que celui de la paix. S'ils passent outre, la révérence, leur dire que vous êtes fâché de n'avoir pas le loisir d'être plus longtemps avec eux, et vous retirer. Assurez-vous, dis-je à M. le duc d'Orléans, qu'avec cette conduite, l'étourdissement de la mort du roi, et les affaires ecclésiastiques, surtout la feuille des bénéfices entre les mains du cardinal de Noailles, fera tomber les armes des mains à Rohan et Bissy, qui, étant ce qu'ils sont, n'ont plus de fortune personnelle à faire, qui hasarderaient leur crédit pour leur famille et leur considération en se raidissant, et qui dès lors ne songeront qu'à vous gagner et à finir pour vous plaire; et c'est ce qu'il faudra saisir brusquement, et finir solidement, à quelque prix que ce soit, ayant toujours les écoles, les corps ecclésiastiques et les parlements en croupe, pour finir convenablement.

Tout cela longuement discuté et à bien des reprises, M. le duc d'Orléans me parla de Rome et du nonce Bentivoglio, qu'il gardait pour la fin, et sur quoi il m'expliqua ses craintes. Je l'écoutai longuement, puis je lui dis que cet objet, si principal dans la matière que nous traitions, ne m'était pas échappé; que je trouvais fort aisé de couper court avec Rome, sans qu'elle put s'en offenser, et d'éconduire son ministre qui était un fou et un furieux par ambition, sans religion ni honneur, et qui entretenait publiquement une fille de l'Opéra, dont il avait déjà un enfant qui n'était pas ignoré; que jusqu'à ce que les conseils fussent entièrement formés et déclarés, les ministres du roi subsisteraient; qu'ainsi il ne devait jamais se commettre avec le nonce, mais lui refuser toute audience sous prétexte de la multitude d'affaires et d'ordres à donner. S'il vous attaque lorsqu'il vous rencontrera, voyant tout le monde, l'interrompre, lui dire poliment que ce n'est pas le lieu de parler d'affaires, et le renvoyer à Torcy; s'il insiste, lui tourner le dos, et vous retirer; charger Torcy de se rendre peu visible au nonce et de battre la campagne, le lasser ainsi, et se moquer de lui.

À l'égard du pape, se bien garder que rien de sa part, ni verbal et bien moins par écrit, vienne à vous sans que Torcy l'ait ouï ou lu auparavant, pour refuser de vous en rendre compte, comme il est souvent arrivé au roi de refuser de recevoir des brefs, etc., ou pour vous en rendre compte si la chose le comporte; ne rien répondre que des choses générales au nonce; au pape force respects, désirs, soumissions, puis lui écrire ou taire dire pathétiquement que le roi le plus craint, le plus absolu, le plus obéi qui ait jamais régné en France, n'ayant pu opérer ce que Sa Sainteté désire, et à quoi Sa Majesté s'était engagée à elle, et y ayant vainement employé les soins, les grâces, les menaces et jusqu'à la violence, pendant quatre ou cinq ans sans relâche, il ne faut pas espérer d'un temps de minorité, par conséquent de faiblesse, ni de l'autorité limitée et précaire d'un régent, ce que n'a pu le plus puissant et le plus redouté des rois de France; qu'il est également de la sagesse de Sa Sainteté de n'y pas compter, et de sa charité paternelle de ne pas exiger l'impossible; que le régent se croit de plus en droit d'espérer d'un si grand et si saint pape qu'il serait le premier à chercher tous les moyens possibles d'arrêter les divisions et les troubles dans le royaume d'un enfant, fils aîné de l'Église, aux ancêtres de qui l'Église universelle, celle de Rome en particulier, sont si particulièrement redevables, plutôt que de les augmenter en exigeant l'impossible; étendre et paraphraser ce thème au mieux et avec les expressions les plus touchantes et les plus soumises, mais en montrant aussi une fermeté à s'y tenir qui ôte toute espérance de l'ébranler; surtout ne se point lasser des recharges, et d'y répondre toujours sur ce même ton.

En même temps, faire revenir au nonce que s'il n'est sage, on ne sera pas retenu d'informer le pape de sa conduite scandaleuse, de la répandre à Rome et de lui fermer le chemin au cardinalat par cela même qu'il emploie à le hâter; avertir sous main les jésuites qu'on est attentif à leur conduite dans toutes les provinces, qu'on n'est pas moins instruit de celle de leur général et des principaux de leur compagnie à Rome, qu'ils s'apercevront par un traitement attentif, suivi, proportionné, du mécontentement ou de la satisfaction qu'on en recevra. Tout d'une main séparer et finir l'assemblée actuelle des évêques qui n'est bonne ni occupée qu'à brouiller, n'accorder sur cela ni délai ni audience, dire aux cardinaux de Rohan et de Bissy qu'on n'a affaire qu'à eux, et qu'on n'écoutera rien qu'après qu'on aura su par les intendants des provinces que tous les évêques sont arrivés chacun dans son diocèse. Empêcher après qu'aucun ne revienne à Paris, les renvoyer subitement, s'ils l'osent, par le ministère naturel du procureur général, et tenir la main par les procureurs généraux des autres parlements qu'ils ne se courent point les uns les autres, qu'ils se tiennent chacun chez eux; les y faire avertir d'être sages, et si quelqu'un de part ou d'autre ne l'était pas, le pincer tout aussitôt ou sourdement ou avec éclat, suivant sa faute en dessous ou publique, et le châtier aussi dans sa parenté, moyen très sensible et d'autant plus efficace que des parents d'évêques, et surtout tels qu'ils sont pour la plupart, n'ont pas les ressources des évêques dans le public ni dans le particulier, et qui, vexés par rapport à eux, les réduisent bientôt à la raison pour leur délivrance.

Ce qui est de très principal et que j'appuyai bien à M. le duc d'Orléans, c'est la nouvelle licence de leur correspondance à Rome et de leurs liaisons avec le nonce. Jamais ni l'un ni l'autre ne s'était toléré avant l'affaire de la constitution, témoin celle dont j'eus tant de peine à tirer Mailly, archevêque d'Arles, dont j'ai parlé en son temps, où il ne s'agissait uniquement que d'un présent au pape de quelques reliques de saint Trophime, qui lui en avait attiré un bref de pur remerciement, sans qu'il y eût pour lors l'ombre de rien autre chose, pas même dans aucun lointain. Il n'était permis à aucun évêque ni à aucun ecclésiastique d'écrire à qui que ce fût de la cour de Rome, ni d'en recevoir de lettres, sans la permission expresse du roi sur chaque chose, et sans que le secrétaire d'État des affaires étrangères ne les vît et en pût répondre. Autrement c'était un crime, et ces lettres mêmes étaient infiniment rares, parce qu'elles se permettaient fort difficilement, et qu'elles laissaient toujours ombrage et démérite, tellement qu'elles étaient tombées tout à fait hors d'usage, parce que le commerce nécessaire des bulles, des dispenses, etc., se faisait uniquement par les banquiers .

À l'égard des nonces, ni commerce ni visites; un évêque, un ecclésiastique simple, un moine même eût été sévèrement tancé, et après longuement éclairé, qui aurait vu le nonce sans que le ministre des affaires étrangères eût su pourquoi, et en eût parlé au roi, et même avec cela jamais au delà de l'étroit nécessaire. Le P. Tellier avait le premier osé rompre cette barrière, et que n'osa-t-il pas? Aussitôt grand nombre et de prélats et de gens du second ordre s'empressèrent à se faire de fête, et se proposèrent des chimères. Rome et le nonce entretinrent soigneusement leur vanité et leur espérance, et peu à peu s'attachèrent ainsi une grande partie du clergé, pour se faire valoir des deux côtés, ce qui, depuis la vue du cardinalat qui en enivra beaucoup jusqu'aux moindres objets, débaucha un clergé vain, oisif, avare, ambitieux, ignorant, et pour la plupart pris de la lie du peuple ou de la plus abjecte bourgeoisie. On sent aisément ce que deviennent alors ces précieuses libertés de l'Église gallicane, les droits du roi, le lien à la patrie; et c'est ce qu'il était si important de redresser, en privant Rome de tant et de si dangereux transfuges, en remettant les anciennes règles en vigueur, dont Rome même n'eût osé se plaindre, puisqu'elles y étaient encore, et sans interruption, lors des premiers progrès de l'affaire qui fit naître celle de la constitution, c'est-à-dire, il y a cinq ou six ans, et de plus qui n'étaient violées que par simple et tacite tolérance, sans aucune sorte de révocation, ni même de consentement formel. C'était donc bien assez de laisser le commerce de Rome libre aux cardinaux de Noailles, Rohan et Bussy uniquement, et celui du nonce à cinq ou six prélats ou gens du second ordre, bien choisis et nommés pour cela par M. le duc d'Orléans, et châtier sévèrement et irrémissiblement tous prélats et gens du second ordre qui oseraient transgresser la défense le moins du monde, en quelque manière, et sous quelque prétexte et protection que ce pût être. Nous fûmes souvent et longuement sur cette matière M. le duc d'Orléans et moi, et à la fin je le laissai persuadé.

Restaient les conseils des affaires étrangères et des dépêches ou du dedans du royaume. Je dis à M. le duc d'Orléans qu'il restait aussi deux hommes sur qui il ne devait pas compter, mais qui outre leurs établissements étaient dans le public, l'un bien moins à propos que l'autre, à ne pouvoir laisser: Harcourt et Huxelles; que j'estimais qu'il fallait les mettre à la tête de ces deux conseils, mais que je ne voyais pas qu'il eût à contraindre son goût sur leurs places. La situation où M. le duc d'Orléans avait été si longtemps avec l'Espagne, et les liaisons étroites d'Harcourt en ce pays-là, et avec Mmes de Maintenon et des Ursins, le déterminèrent aux affaires étrangères pour Huxelles, et à celles du dedans du royaume pour Harcourt. Cela fut bientôt décidé. Mais avant que la résolution en fût prise: « Mais vous, me dit M. le duc d'Orléans, vous me proposez tout le monde, et ne me parlez point de vous; à quoi donc voulez-vous être? » Je lui répondis que ce n'était à moi ni de me proposer ni moins encore de choisir, mais à lui-même à voir s'il voulait m'employer, s'il m'en croyait capable, et en ce cas de déterminer la place qu'il me voudrait faire occuper. C'était à Marly, dans sa chambre, et il m'en souviendra toujours.

Après quelque petit débat, qu'entre pareils on appellerait compliments, il me proposa la présidence du conseil des finances, c'est-à-dire de les diriger avec un imbécile en ce genre tel que le maréchal de Villeroy, et me dit que c'était ce qui convenait le mieux à lui et à moi. Je le remerciai de l'honneur et de la confiance, et je le refusai respectueusement: c'était la place que je destinais au duc de Noailles. M. le duc d'Orléans fut fort étonné, et se mit sur son bien-dire pour me persuader. Je lui répondis que je n'avais nulle aptitude pour les finances, que c'était un détail devenu science et grimoire qui me passait; que le commerce, les monnaies, le change, la circulation, toutes choses essentielles à la gestion des finances, je n'en connaissais que les noms; que je ne savais pas les premières règles de l'arithmétique; que je ne m'étais jamais mêlé de l'administration de mon bien, ni de ma dépense domestique, parce que je m'en sentais incapable, combien plus des finances de tout un royaume, et embarrassées comme elles l'étaient. Il me représenta l'instruction et le soulagement que je trouverais dans les divers membres du conseil des finances, et dans ceux d'ailleurs que je voudrais consulter. Il ajouta tout ce qui pouvait me flatter; il appuya sur ma probité et sur mon désintéressement, chose si capitale au maniement des finances. Sur quoi je lui répondis que peu importerait à la chose publique que je volasse les finances, ou que mon incapacité les laissât voler; qu'à la vérité je croyais bien me pouvoir répondre à lui et à moi-même de ma fidélité là-dessus, mais qu'avec la même sincérité, je ne sentais aucune des lumières nécessaires pour m'apercevoir même des friponneries grossières, combien moins des panneaux infinis dont cette matière est si susceptible. La fin de plus d'une heure de ce débat fut de se fâcher contre moi, puis de me prier de faire bien mes réflexions, et que nous en parlerions le lendemain.

Il y avait longtemps qu'elles étaient toutes faites. Je n'étais pas, depuis la mort de cet admirable Dauphin, et plus encore depuis celle de M. le duc de Berry, à m'être occupé des diverses places du gouvernement à venir, avec ce projet des conseils, et à penser, je le dirai avec simplicité, non à celles qui me conviendraient, mais à celles à qui je conviendrais moi-même, qui est l'unique façon de bien placer les hommes, et pour la chose publique et pour eux-mêmes. Celle des finances s'était présentée à moi comme les autres; je n'aurai pas la grossièreté de dire que je ne crusse pas bien que M. le duc d'Orléans ne me laisserait pas sans me donner part au gouvernement, et je ne pensai pas qu'il y eût de la présomption à m'en persuader, et à réfléchir en conséquence. La matière des finances me répugnait par les raisons que je venais d'alléguer à M. le duc d'Orléans, et par bien d'autres encore, dont celle du travail était la moindre. Mais les injustices que les nécessités y attachent me faisaient peur; je ne pouvais m'accommoder d'être le marteau du peuple et du public, d'essuyer les cris des malheureux, les discours faux, mais quelquefois vraisemblables, surtout en ce génie, des fripons, des malins, des envieux; et ce qui me détermina plus que tout, la situation forcée où les guerres et les autres dépenses prodigieuses avaient réduit l'État, en sorte que je n'y voyais que le choix de l'un de ces deux partis; de continuer et d'augmenter même autant qu'il serait possible toutes les impositions pour pouvoir acquitter les dettes immenses, et conséquemment achever de tout écraser, ou de faire banqueroute publique par voie d'autorité, en déclarant le roi futur quitte de toutes dettes et non obligé à celles du roi son aïeul et son prédécesseur, injustice énorme et qui ruinerait une infinité de familles et directement et par cascades.

L'horreur que je conçus de l'une et de l'autre de ces iniquités ne me permit pas de m'en charger, et quant à un milieu qui ne peut être qu'une liquidation des différentes sortes de dettes pour assurer l'acquittement des véritables, et rayer les fausses, et l'examen des preuves, et celui des parties payées, et jusqu'à quel point, cela me parut une mer sans fond où mes sondes ne parviendraient jamais. Et d'ailleurs quel vaste champ à pièges et à friponneries! Oserais-je avouer une raison encore plus secrète? Me trouvant chargé des finances, j'aurais été trop fortement tenté de la banqueroute totale, et c'était un paquet dont je ne me voulais pas charger devant Dieu ni devant les hommes. Entre deux effroyables injustices, tant en elles-mêmes que par leurs suites, la banqueroute me paraissait la moins cruelle des deux, parce qu'aux dépens de la ruine de cette foule de créanciers, dont le plus grand nombre l'était devenu volontairement par l'appât du gain, et dont beaucoup en avaient fait de grands, très difficiles à mettre au jour, encore plus en preuves, tout le reste du public était au moins sauvé, et le roi au courant, par conséquent diminution d'impôts infinie, et sur-le-champ. C'était un avantage extrême pour le peuple tant des villes que de la campagne qui est sans proportion, le très grand nombre, et le nourricier de l'État. C'en était un aussi extrêmement avantageux pour tout commerce au dehors et au dedans, totalement intercepté et tari par cette immensité de divers impôts.

Ces raisons qui se peuvent alléguer m'entraînaient; mais j'étais touché plus fortement d'une autre que je n'explique ici qu'en tremblant. Nul frein possible pour arrêter le gouvernement sur le pied qu'il est enfin parvenu. Quelque disproportion que la découverte des trésors de l'Amérique ait mise à la quantité de l'or et de l'argent en Europe depuis que la mer y en apporte incessamment, elle ne répond en nulle sorte à la prodigieuse différence des revenus de nos derniers rois [qui n'allaient pas] à la moitié de ceux de Louis XIV. Nonobstant l'augmentation jusqu'à l'incroyable, j'avais bien présenté la situation déplorable de la fin d'un règne si long, si abondant, si glorieux, si naïvement représentée par ce qui causa et se passa au voyage de Torcy à la Haye, et depuis à Gertruydemberg, dont il ne fallut pas moins que le coup du ciel le plus inattendu pour sauver la France par l'intrigue domestique de l'Angleterre; ce qui se voit dans les Pièces par les dépêches originales et les récits qui les lient, que j'ai eus de M. de Torcy. Il résulte donc par cet exposé qu'il n'y a point de trésors qui suffisent à un gouvernement déréglé, que le salut d'un État n'est attaché qu'à la sagesse de le conduire, et pareillement sa prospérité, son bonheur, la durée de sa gloire et de sa prépondérance sur les autres.

Louvois, pour régner seul et culbuter Colbert, inspira au roi l'esprit de conquête. Il forma des armées immenses, il envahit les Pays-Bas jusqu'à Amsterdam, et il effraya tellement toute l'Europe par la rapidité des succès, qu'il la ligua toute contre la France, et qu'il mit les autres puissances dans la nécessité d'avoir des armées aussi nombreuses que celles du roi. De là toutes les guerres qui n'ont comme point cessé depuis, de là l'épuisement d'un royaume, quelque vaste et abondant qu'il soit, quand il est seul sans cesse contre toute l'Europe; de la cette situation désespérante où le roi se vit en fin réduit de ne pouvoir ni soutenir la guerre ni obtenir la paix à quelques cruelles conditions que ce pût être. Que ne pourrait-on pas ajouter en bâtiments immenses de ce règne et plus qu'inutiles de places ou de plaisirs, et de tant d'autres sortes de dépenses prodigieuses et frivoles, toutes voies dans un autre règne pour se retrouver au même point, ce qui n'est pas difficile, après y avoir été une fois. On dépend donc pour cela, non seulement d'un roi, de ses maîtresses, de ses favoris, de ses goûts, mais de ses propres ministres, comme on le doit originairement à Louvois.

On conviendra, je m'assure, qu'il n'est rien qui demande plus pressamment un remède, et que ce remède est dissous il y a longtemps. Que substituer donc, pour garantir les rois et le royaume de cet abîme ? L'incomparable Dauphin l'a bien senti et l'avait bien résolu. Mais pour l'exécuter, il fallait être roi, non régent, et plus que roi, car il fallait être roi de soi-même et divinement supérieur à son propre trône. Qui peut espérer un roi de cette sorte, après s'en être vu enlever le modèle formé des mains de Dieu même, sur le point de parvenir à la couronne et d'exécuter les merveilles qui avaient été inspirées à son esprit, et que le doigt de Dieu avait gravées si profondément dans son cœur. C'est donc la forte considération de raisons si prégnantes et si fort au-dessus de toutes autres considérations qui me persuada que le plus grand service qui pût être rendu à l'État pour lequel les rois sont faits, et non l'État pour les rois, comme ce Dauphin le sentait si bien, et ne craignait pas de le dire tout haut, et le plus grand service encore qui pût être rendu aux rois mêmes était de les mettre hors d'état de tomber dans l'abîme qui s'ouvrit de si près sous les pieds du roi, ce qui ne se peut exécuter qu'en les mettant à l'abri des ambitieuses suggestions des futurs Louvois, et de la propre séduction des rois mêmes par l'entraînement de leurs goûts, de leurs passions, l'ivresse de leur puissance et de leur gloire, et l'imbécillité des vues et des lumières dont la vaste étendue n'est pas toujours attachée à leur sceptre. C'est ce qui se trouvait par la banqueroute et par les motifs de l'édit qui l'aurait déclarée, qui se réduisent à ceux-ci. La monarchie n'est point élective et n'est point héréditaire. C'est un fidéicommis, une substitution faite par la nation à une maison entière, pour en jouir et régner sur elle de mâle en mâle, né et à naître, en légitime mariage, graduellement, perpétuellement, et à toujours, d'aîné en aîné, tant que durera cette maison, à l'exclusion de toute femelle, et dans quelque ligne et degré que ce puisse être.

Suivant cette vérité qui ne peut être contestée, un roi de France ne tient rien de celui à qui il succède, même son père; il n'en hérite rien, car il n'est ici question que de la couronne, et de ce qui y est inhérent, non de joyaux et de mobilier. Il vient à son tour à la couronne, en vertu de ce fidéicommis, et du droit qu'il lui donne par sa naissance, et nullement par héritage ni représentation. Conséquemment tout engagement pris par le roi prédécesseur périt avec lui, et n'a aucune force sur le successeur, et nos rois payent le comble du pouvoir qu'ils exercent pendant leur vie par l'impuissance entière qui les suit dans le tombeau. Mineurs, à quelque âge qu'ils se trouvent, pour revenir de ce qu'ils font eux-mêmes contre leurs intérêts, ou du préjudice qu'ils y reçoivent par le fait d'autrui qu'ils auront consenti et autorisé, auront-ils moins de privilèges d'être libres et quittes de ce qui leur nuit, à quoi ils n'ont contribué ni par leur fait, ni par leur engagement, ni par leur autorisation? et de condition tellement distinguée en mieux que leurs sujets par cette minorité qui les relève de tout ce qui leur préjudicie, à quelque âge qu'ils l'aient fait ou ratifié, peuvent-ils devenir de pire condition que tous leurs sujets, dont aucun n'est tenu que de son propre fait, ou du fait de celui dont il hérite ou qu'il représente, et qui ne le peut être du fait particulier de celui dont le bien lui échait à titre de substitution? Ces raisons prouvent donc avec évidence que le successeur à la couronne n'est tenu de rien de tout ce que son prédécesseur l'était; que tous les engagements que le prédécesseur a pris sont éteints avec lui, et que le successeur reçoit, non de lui, mais de la loi primordiale qui l'appelle à la couronne par le fidéicommis et la substitution, qu'elle lui a réservée à son tour pure, nette, franche, libre et quitte de tout engagement précédent.

Un édit bien libellé, bien serré, bien ferme et bien établi sur ces maximes et sur les conséquences qui en résultent si naturellement, et dont l'évidence ne peut être obscurcie non plus que la vérité et la solidité des principes dont elles se tirent, peut exciter des murmures, des plaintes, des cris, mais ne peut recevoir de réponse solide ni d'obscurcissement le plus léger. Il est vrai que bien des gens en souffriraient beaucoup, mais il n'est pas moins vrai, dans la plus étroite exactitude, que si un tel édit manque à la miséricorde en une partie pour la faire entière au véritable public, c'est sans commettre d'injustice, parce qu'il n'y en eut jamais à s'en tenir à son droit, et à ne se pas charger de ce dont il est exactement vrai qu'on n'est pas tenu, et à ce raisonnement je ne vois aucune réponse vraie, solide, exacte, effective; conséquemment je ne vois que justice étroite et irrépréhensible dans cet édit. Or l'équité mise à couvert, et du côté du roi successeur, un tel édit deviendra le supplément des barrières qui ne se peuvent plus envoyer. Plus il excitera de plaintes, de cris, de désespoirs par la ruine de tant de gens et de tant de familles, tant directement que par cascade, conséquemment de désordres et d'embarras dans les affaires de tant de particuliers, plus il rendra sage chaque particulier pour l'avenir. On a beau courir aux charges, aux rentes, aux loteries, aux tontines de nouvelle création après y avoir été trompé tant de lois, et toujours excité par des appâts trompeurs, mais qui n'ont pu l'être pour tous, et qui en ont enrichi tant aux dépens des autres que chacun à part se flatte toujours d'avoir la fortune ou l'industrie de ces heureux, la banqueroute sans exception causée et fondée en principes et en droit par l'exposé de l'édit dessille tous les yeux et ne laisse à personne aucune espérance d'échapper à sa ruine, si, prenant des engagements avec le roi de quelque nature qu'ils puissent être, ils viennent à perdre ce roi avant d'en être remplis. Voilà donc une raison précise, juste, efficace, à la portée de tout le monde, des plus ignorants, des plus grossiers, qui resserre toutes les bourses, qui rend tout leurre, tout fantôme, toute séduction inutiles, qui guérit, par la crainte d'une perte certaine et au-dessus de ses forces, l'orgueil de s'élever par des charges de nouvelle érection ou de nouveau rétablissement, et de la soif du gain qu'on trouve dans les traités de longue durée, par l'avarice même, ou plutôt par la juste crainte qu'on vient d'exposer.

De là deux effets d'un merveilleux avantage: impossibilité au roi de tirer ces sommes immenses pour exécuter tout ce qui lui plaît, et beaucoup plus souvent ce qu'il plaît à d'autres de lui mettre dans la tête pour leur intérêt particulier; impossibilité qui le force à un gouvernement sage et modéré, qui ne fait pas de son règne un règne de sang et de brigandages et de guerres perpétuelles contre toute l'Europe bandée sans cesse contre lui, armée par la nécessité de se défendre, et à la longue, comme il est arrivé à Louis XIV, pour l'humilier, le mettre à bout, le conquérir, le détruire, car ce ne fut pas à moins que ses ennemis visèrent à la fin; impossibilité qui l'empêche de se livrer à des entreprises romaines du côté des bâtiments militaires et civils, à une écurie qui aurait composé toute la cavalerie de ses prédécesseurs, à un luxe d'équipages de chasses, de fêtes, de profusions, de luxe de toute espèce qui se voilent du nom d'amusements, dont la seule dépense excède de beaucoup les revenus d'Henri IV et des commencements de Louis XIII; impossibilité enfin qui n'empêche pas un roi de France d'être et de se montrer le plus puissant roi de l'Europe, de fournir avec abondance à toutes les parties du gouvernement, qui le rendent non seulement considérable mais redoutable à tous les potentats de l'Europe, dont aucun n'approche de ses revenus, ni de l'étendue suivie, ni de l'abondance des terres de sa domination, et qui ne lui ôte pas les moyens de tenir une cour splendide digne d'un aussi grand monarque, et de prendre des divertissements et des amusements convenables à sa grandeur, enfin de pourvoir sa famille avec une abondance raisonnable et digne de leur commune majesté.

L'autre effet de cette impossibilité délivre la France d'un peuple ennemi, sans cesse appliqué à la dévorer par toutes les inventions que l'avarice peut imaginer et tourner en science fatale par cette foule de différents impôts, dont la régie, la perception et la diversité, plus funestes que le taux des impôts mêmes, forme ce peuple nombreux dérobé à toutes les fonctions utiles à la société, qui n'est occupé qu'à la détruire, à piller tous les particuliers, à intervertir commerce de toute espèce, régimes intérieurs de famille, et toute justice, par les entraves que le contrôle des actes et tant d'autres cruelles inventions y ont mises; encourage le laboureur, le fermier, le marchand, l'artisan, qui désormais travaillera plus pour soi et pour sa famille que pour tant d'animaux voraces qui le sucent avant qu'il ait recueilli, qui le consomment en frais de propos délibéré, et avec qui il est toujours en reste; cause une circulation aisée qui fait la richesse, parce qu'elle décuple l'argent effectif qui court de main en main sans cesse, inconnue depuis tant d'années; facilite et donne lieu à toute espèce de marchés entre particuliers, les délivre du poids également accablant et insultant de ce nombre immense d'offices et d'officiers nouveaux et inutiles, multiplie infiniment les taillables et soulage chaque taillable du même coup, fait rentrer ce peuple immense, oisif, vorace, ennemi, dans l'ordre de la société, dont il multiplie tous les différents États; ressuscite la confiance, l'attachement au roi, l'amour de la patrie, éteint parce qu'on ne compte plus de patrie; rend supportables les situations qui étaient forcées, et celles qui ne l'étaient pas, heureuses; redonne le courage et l'émulation détruits, parce qu'on ne profite de rien, et que plus vous avez et plus on vous prend; enfin rend aux pères de famille ce soin domestique qui contribue si principalement, quoique si imperceptiblement, à l'harmonie générale et à l'ordre public presque universellement abandonné par le désespoir de rien conserver, et de pouvoir élever, moins encore pourvoir, chacun sa famille.

Tels sont les effets de la banqueroute qui ne sauraient être contestés, et qui ne sont préjudiciables (je ne parle pas des créanciers) qu'à un très petit nombre de particuliers de bas lieu, jusqu'à cette heure, qui abusent de la confiance de leur maître pour s'élever à tout sur les ruines de tous les ordres du royaume, et qui pour leur grandeur particulière comptent pour rien d'exposer ce maître à qui ils doivent tout, au précipice qu'on vient de voir, et toute la France aux derniers et aux plus irrémédiables malheurs. Balancez après cet exposé les inconvénients et les fruits de la banqueroute avec ceux de continuer et de multiplier les impôts pour acquitter les dettes du roi, ou ce milieu de liquidation si ténébreux, et si peu fructueux, même si peu praticable. Voyez quelle suite d'années il faudra nourrir toute la France de larmes et de désespoir pour achever le remboursement de ces dettes; et j'ose m'assurer qu'il n'est point d'homme, sans intérêt personnel au maintien des impôts jusqu'à se préférer à tout, qui, dans la malheureuse nécessité d'une injustice, ne préfère de bien loin celle de la banqueroute. En un mot, c'est le cas d'un homme qui est dans le malheur d'avoir à choisir de passer douze ou quinze années dans son lit, dans les douleurs continuelles du fer et du caustique et le régime qui y est attaché, ou de se faire couper la jambe qu'il sauverait par cet autre parti. Qui peut douter qu'il ne préférât l'opération plus douloureuse et la privation de sa jambe, pour se trouver deux mois après en pleine santé, exempt de douleur, et dans la jouissance de soi-même et des autres par la société, et le libre exercice de ce qui l'occupait auparavant son mal? Reste à finir par l'autorité du roi.

Un mot seul suppléera à tout ce qui se pourrait dire, et à ce que les flatteurs et les empoisonneurs des rois se voudraient donner la licence de critiquer. Reportons-nous à ces temps malheureux où le plus absolu et le plus puissant de tous nos rois, le plus maître aussi de son maintien et de son visage, et dont le règne a été tel qu'on l'a vu, ne put retenir ses larmes en présence de ses ministres dans l'affreuse situation où il se voyait de ne pouvoir plus soutenir la guerre ni obtenir la paix. Remettons-nous devant les yeux l'éclat où il avait porté ses ministres, et l'humiliation plus que servile où il avait autrefois réduit les Hollandais. Entrons après dans l'esprit et dans le cœur de ce monarque de bonheur, de gloire, de majesté, ne craignons pas d'ajouter d'apothéose après les monuments que nous en avons vus, et voyons ce prince ennemi implacable du prince d'Orange, pour avoir refusé d'épouser sa bâtarde, envoyer son principal ministre en ce genre courir en inconnu en Hollande avec pour tout passeport celui d'un courrier, descendre chez un banquier de Rotterdam et se faire mener par lui à la Haye chez le pensionnaire Heinsius, créature et confident de ce même prince d'Orange et héritier de sa haine, implorer la paix comme à ses genoux. Suivons par les Pièces tout ce que Torcy y essaya, poursuivons tous les sacrifices offerts et méprisés, qui, dans cette extrémité, ne rebutèrent pas le roi d'envoyer ses plénipotentiaires à Gertruydemberg; continuons, par les Pièces, de repasser les traitements indignes et les propositions énormes dont on se joua d'eux et du roi, et l'état de ce prince à la rupture d'une négociation où, en lui prescrivant jusqu'à l'inhumanité qu'il n'osa refuser en partie, on exigea encore qu'il se soumît à s'engager à ce qu'ils ne déclareraient que quand il leur plairait, et aux augmentations vagues qu'ils pourraient ajouter. Réfléchissons sur une situation si forcée et si cruelle, fruit déplorable de cette ancienne conquête de la Hollande, et de tant d'autres exploits. Qui après ne demeurera pas, je ne dis pas persuadé, mais convaincu que le roi n'eût donné tout ce qu'on eût voulu, pour n'avoir jamais connu Louvois ni les flatteurs, moins encore les moyens de franchir ce qu'il avait encore trouvé de barrières à un pouvoir illimité, dont toutefois il s'était montré si jaloux, et ne se pas trouver, et inutilement encore, aux genoux et à la merci de ceux dont il avait triomphé, et qu'il avait insultés par tant de monuments et de médailles? Tenons-nous-en donc à cette réflexion transcendante, pour ne pas craindre la banqueroute par rapport à l'autorité des rois.

Tranchons une dernière objection possible. Que diront les étrangers sur un édit qui, sur des fondements aussi bien établis, rend le successeur à la couronne pleinement libre de tout engagement de son prédécesseur, et que deviendront leurs traités et les engagements réciproques? La réponse est aisée. Les rois ne traitent point par édits avec les puissances étrangères. Il y a des traités, et c'est le plus grand nombre, qui ont des temps limités, ou qui ne sont que pour le règne des princes qui les font. S'il s'en trouve qui les outrepassent, alors ce n'est plus le roi seulement, mais sa couronne qui est engagée avec un autre État, ce qui n'a point d'application aux sujets de la couronne, et alors les traités subsistent dans leur vigueur. De plus, quand, ce qui ne peut tomber dans ce cas, le successeur ne serait pas obligé de tenir les traités de son prédécesseur, le bien de l'État voudrait qu'il le fit peut-être pour le fruit du traité même, certainement pour le maintien de la confiance et de la sûreté des traités. Ainsi nulle comparaison des sujets avec les puissances étrangères, ni d'un traité avec elles et l'effet d'un édit qui, remontant à la source du droit de la maison régnante, le montre tel qu'il est, d'où suit ce qui vient d'être expliqué qui n'a trait ni application quelconque aux puissances étrangères, ni aux traités subsistants, avec lesquels il ne s'agit ni d'héritage, ni de substitution, ni des différents effets de ces deux manières de succéder. Cette réponse paraît péremptoire, sans s'arrêter plus longtemps à cette spécieuse mais frivole objection.

M. le duc d'Orléans ne me trouva donc pas plus disposé à me charger des finances après le loisir qu'il m'avait donné pour y penser. Même empressement, mêmes prières, mêmes raisonnements de sa part; mêmes réponses, même fermeté de la mienne. Il se fâcha, il n'y gagna rien. La fâcherie se tourna en mécontentement si marqué que je le vis moins assidûment, et beaucoup plus courtement, sans qu'il montrât sentir cette réserve, et sans que lui et moi nous parlassions plus que des choses courantes, publiques, indifférentes, en un mot, de ce qui s'appelle la pluie et le beau temps. Cette bouderie froide de sa part, tranquille de la mienne, dura bien trois semaines. Il s'en lassa le premier. Au bout de ce temps, au milieu d'une conversation languissante, mais où je remarquai plus d'embarras de sa part qu'à l'ordinaire: « Hé bien! donc, s'interrompit-il lui-même, voilà qui est donc fait? Vous demeurez déterminé à ne point vouloir des finances? » me dit-il en me regardant.

Je baissai respectueusement les yeux, et je répondis d'une voix assez basse que je comptais qu'il n'était plus question de cela. Il ne put retenir quelques plaintes, mais sans aigreur et sans se fâcher; puis se levant et se mettant à faire des tours de chambre, sans dire mot et la tête basse, comme il faisait toujours quand il était embarrassé, il se tourna tout à coup brusquement à moi en s'écriant: « Mais qui donc y mettrons-nous? » Je le laissai un peu se débattre, puis je lui dis qu'il en avait un tout trouvé, s'il le voulait tout au meilleur, et qui à mon avis ne refuserait pas. Il chercha sans trouver; je nommai le duc de Noailles. À ce nom il se fâcha et me répondit que cela serait bon pour remplir les poches de la maréchale de Noailles, de la duchesse de Guiche, qui de profession publique vivaient des affaires qu'elles faisaient à toutes mains, et enrichir une famille la plus ardente et la plus nombreuse de la cour, et qui se pouvait appeler une tribu. Je le laissai s'exhaler, après quoi je lui représentai que pour le personnel il ne me pouvait nier que le duc de Noailles n'eût plus d'esprit qu'il n'en fallait pour se bien acquitter de cet emploi, ni toute la fortune la plus complète en biens, en charges, en gouvernements, en alliances, pour y être à l'abri de toute tentation, et donner à son administration tout le crédit et toute l'autorité nécessaire, en sorte que, dès que son Altesse Royale convenait qu'il y fallait mettre un seigneur, il n'y en avait point qui y fût plus convenable. Quant à ses proches, parmi lesquels ses enfants ne se pouvaient compter par leur enfance, ni sa femme par le peu qu'elle avait su se faire considérer dans la famille, et par sa tante même qui avait été la première à lui ôter toute considération, il n'y avait rien à craindre de ses sœurs ni de ses beaux-frères, excepté l'aînée, par la façon d'être de presque tous, et par la manière de vivre du duc de Noailles avec eux, en liaison et en familiarité, mais hors de portée de s'en laisser entamer. Quant à sa mère et à la duchesse de Guiche, il était vrai ce qu'il m'en disait, mais il fallait aussi lui apprendre à quel titre; que la maréchale chargée de ce grand nombre de filles et de dots pour les marier toutes, et le duc de Guiche, qui n'avait rien et à qui son père ne donnait rien, hors d'état de soutenir la dépense des campagnes, avaient l'un et l'autre obtenu un ordre du roi au contrôleur général, dès le temps que Pontchartrain l'était, de faire pour la mère et pour la fille toutes les affaires qu'elles protégeraient, et de chercher à leur donner part dans le plus qu'il pourrait; que Chamillart avait reçu le même ordre en succédant à Pontchartrain; que je le savais de l'un et de l'autre, parce que tous deux me l'avaient dit, et qu'on m'avait assuré que le même ordre avait été renouvelé lorsque Desmarets fut fait contrôleur général; que de cette sorte ce n'était plus avidité ni ténébreux manège à redouter d'elles auprès du duc de Noailles, mais des grâces pécuniaires que le roi voulait et comptait leur faire sans bourse délier, et qu'il ne dépendait plus des contrôleurs généraux de refuser; qu'au reste, il ne fallait pas croire que la maréchale de Noailles eût grand crédit sur son fils, ni que la duchesse de Guiche fit ce qu'elle voulait de son frère; qu'il ne se trouvait personne sans quelque inconvénient, et que celui-là semblait trop peu fondé pour l'exclusion d'un homme qui, étant tout ce que celui-là était, ne pouvait avoir d'autre ambition que de se faire une réputation par son administration, bien supérieure à toute faiblesse pour sa famille, à l'égard de laquelle il n'avait pas témoigné jusqu'ici y avoir de disposition. Cette discussion souffrit bien des répliques en plus d'une conversation de part et d'autre, et finit enfin par laisser M. le duc d'Orléans déterminé à faire le duc de Noailles président du conseil des finances. J'étais en effet persuadé qu'il y ferait fort bien, surtout étudiant comme il faisait assidûment sous Desmarets, ainsi que je l'ai dit en son lieu, et j'étais bien aise aussi d'appuyer le cardinal de Noailles par cette place de son neveu, et si propre à accroître le crédit réel et la considération extérieure.

Le moment d'après que cela fut résolu entre M. le duc d'Orléans et moi: « Et vous enfin, me dit-il, que voulez-vous donc être? » et me pressa tant de m'expliquer que je le fis enfin, et, dans l'esprit que j'ai exposé plus haut, je lui dis que s'il voulait me mettre dans le conseil des affaires du dedans, qui est celui des dépêches, je croyais y pouvoir faire mieux qu'ailleurs. « Chef donc, répondit-il avec vivacité. — Non pas cela, répliquai-je, mais une des places de ce conseil. » Nous insistâmes tous deux, lui pour, moi contre. Je lui témoignai que ce travail en soi et celui de rapporter au conseil de régence toutes les affaires de celui du dedans m'effrayait, et qu'acceptant cette place, je n'en voyais plus pour Harcourt. « Une place dans le conseil du dedans, me dit-il, c'est se moquer, et ne se peut entendre. Dès que vous n'en voulez pas absolument être chef, il n'y a plus qu'une place qui vous convienne et qui me convient fort aussi: c'est que vous soyez du conseil où je serai, qui sera le conseil suprême ou de régence. » Je l'acceptai et le remerciai. Depuis ce moment cette destination demeura invariable, et il se détermina tout à fait à donner la place de chef au maréchal d'Harcourt du conseil du dedans. Il n'y fut point question de président, parce que les affaires n'y étaient pas assez jalouses pour donner ce contrepoids au chef. Il n'en fut point parlé pour celui des affaires étrangères pour n'y pas multiplier le secret, ni dans celui de guerre, qui en temps de paix n'était que de simple courant d'administration intérieure, ni dans celui des affaires ecclésiastiques pour y relever davantage le chef, qui était le cardinal de Noailles. Cette invention de présidence ne dut alors avoir lieu que pour les conseils de marine et de finances, pour contrebalancer la trop grande autorité des deux chefs, et suppléer à l'ineptie en finance du maréchal de Villeroy.

CHAPITRE IX. §

Précautions que je suggère à M. le duc d'Orléans. — Résolution que je propose à M. le duc d'Orléans sur l'éducation du roi futur. — Je lui propose le duc de Charost pour gouverneur du roi futur, et Nesmond, archevêque d'Alby, pour précepteur. — Discussion entre M. le duc d'Orléans et moi sur le choix des membres du conseil de régence et l'exclusion des gens à écarter. — Villeroy à conserver, Voysin à chasser, et donner les sceaux au bonhomme d'Aguesseau. — Torcy. — Desmarets et Pontchartrain à chasser. — Je sauve La Vrillière à grand'peine, et lui procure une place principale et unique. — Discussion de la mécanique et de la composition du conseil de régence. — Je propose à M. le duc d'Orléans de convoquer, aussitôt après la mort du roi, les états généraux, qui sont sans danger, utiles sur les finances, avantageux à M. le duc d'Orléans. — Grand parti à tirer délicatement des états généraux sur les renonciations. — Rien de répréhensible par rapport au roi dans la conduite proposée à M. le duc d'Orléans, par rapport à la tenue des états généraux. — Usage possible à faire des états généraux à l'égard du duc du Maine. — Mécanique à observer.

Les conseils, leurs chefs, leurs présidents réglés, je représentai à M. le duc d'Orléans qu'il devait profiter du reste de ce règne pour bien examiner les choix qu'il ferait pour les remplir. Je l'exhortai à se tenir au plus petit nombre que la nature de chaque conseil pourrait souffrir, de les remplir tous dès lors comme s'ils existaient par une liste sous sa clef, dont les noms ne seraient connus que de lui. Que de ceux qu'il y aurait écrits, il rayât ceux qui mourraient avant le roi et ceux qu'il reconnaîtrait avoir mal choisis, par l'examen qu'il ferait secrètement de leur conduite, et qu'à mesure qu'il en rayerait un, il en mît un autre en sa place, comme si la chose existait et qu'il remplît une vacance; de régler ainsi tout ce qui pouvait l'être d'avance, afin de n'avoir que les déclarations à en faire à la mort du roi, parce que, lorsque cela arriverait, il se trouverait tout à coup accablé de tant et de diverses sortes de choses, affaires, ordres, cérémonial, disputes, demandes, règlements, décisions, inondation de monde qu'il n'aurait le temps de rien, à peine même de penser, et qu'il pouvait compter encore qu'il se verrait forcé de donner son temps aux bagatelles préférablement aux affaires, parce qu'en ces occasions les bagatelles sont les affaires du lendemain, souvent du jour même et de l'instant, qu'il faut régler sur l'heure, et qui se succèdent sans cesse les unes aux autres, tellement qu'il pouvait s'assurer que, s'il n'avait alors tous ses arrangements d'affaires et ses choix tout prêts sur son papier, sous sa clef, ils demeureraient noyés dans ce chaos, et en arrière à n'avoir plus le temps ni de les faire ni de les différer, tellement que ce serait le hasard et les instances des demandeurs qui en disposeraient, et qui les lui arracheraient sans égard au mérite ni à l'utilité, beaucoup moins à lui et à ses intérêts; qu'alors, outre l'embarras et le rompement de tête, l'affluence de tout ce qui lui tomberait tout à la fois, il ne pourrait ni peser, ni comparer, ni discuter, ni raisonner sur rien, ni faire un choix par lui-même, emporté qu'il serait par le temps, le torrent, la nécessité; et que de choses et de choix réglés dans ce tumulte de gens et d'affaires de toutes sortes il éprouverait un long et cuisant repentir, s'il n'éprouvait pis encore. C'est ce que je lui répétai sans cesse tout le reste du temps que le roi vécut; c'est ce qu'il m'assura toujours qu'il ferait, et quelquefois à demi qu'il faisait, et qu'il ne fit jamais, par paresse.

Je ne voulais pas lui demander ni ses choix ni ses règlements, pour ménager sa défiance. Je m'étais contenté de lui indiquer les choses en gros, et les chefs et présidents des conseils comme le plus important. Pour les détails et les places des conseils, je ne crus pas devoir lui faire naître le soupçon que je cherchasse à disposer de tout en lui proposant choses en détail, et gens pour remplir ces places. C'était lui-même qui m'avait mis en consultation la forme du futur gouvernement, et à portée de lui parler de tout ce qui vient d'être exposé. J'attendis sagement qu'il me mît dans la nécessité de lui parler de tout le reste, comme on verra qu'il arriva quelquefois.

Toutes ces choses se passaient entre lui et moi, longtemps avant qu'il fût question du testament du roi. Assez près de ce qui vient d'être rapporté, je lui parlai de l'éducation du roi futur. Je lui dis qu'il me paraissait difficile que le roi n'y pourvût de quelque façon que ce pût être; que si cela arrivait, quelque mal qu'il le fît, soit pour l'éducation même, soit par rapport à Son Altesse Royale, ce lui devait être une chose à jamais sacrée par toutes sortes de considérations, mais surtout par celles des horreurs dont on avait voulu l'accabler, et dont la noirceur se renouvelait sans cesse; que, par cette même raison, si le roi venait à mourir sans y avoir pourvu, il devait bien fermement exclure, moi tout le premier, et tout homme qui lui était particulièrement attaché, éviter aussi d'en choisir de contraires et de dangereux, et que pour peu qu'on différât à rien déclarer là-dessus, je croyais très important qu'il en usât là-dessus comme pour les conseils, par une liste à lui seul connue de toute cette éducation, pour avoir le loisir de la bien pourpenser, de rayer et de remplacer, enfin, lorsqu'il en serait temps, de n'avoir qu'à la déclarer. Nous agitâmes le gouverneur, sur quoi il me dit force choses sur moi que je ne rapporterai pas. Cette discussion finit par lui conseiller le duc de Charost. Ce n'était pas que lui ni moi l'en crussions capable. Tel est le malheur des princes et de la nécessité des combinaisons; mais nous n'en trouvâmes guère qui le fussent, et ce très peu d'ailleurs dangereux.

Charost avait la naissance, la dignité, le service militaire, l'habitude de la cour, de la guerre, du grand monde où partout il était bienvoulu. Il était plein d'honneur, avait de la valeur, de la vertu, une piété de toute sa vie, à sa mode à la vérité, mais vraie, qui n'avait rien de ridicule ni d'empesé, qui n'avait pas empêché la jeune et brillante compagnie de son temps de vivre avec lui, même de le rechercher; nulle relation particulière avec M. le duc d'Orléans, ni avec rien de ce qui lui était contraire, intimement lié, aux affaires près, avec feu MM. de Chevreuse et de Beauvilliers, mon ami particulier et ancien, enfin, ce qui faisait beaucoup, capitaine des gardes par le choix et le désir du Dauphin, père du roi futur. Ces raisons déterminèrent M. le duc d'Orléans, qui se résolut à chercher soigneusement deux sous-gouverneurs qui pussent suppléer à ce qui manquerait au gouverneur, dont la douceur et la facilité n'apporterait ni obstacle ni ombrage à l'utilité de leurs fonctions. Je proposai pour précepteur Nesmond, archevêque d'Alby, avouant très franchement que je ne le connaissais point du tout; et ce qui me faisait penser à lui, c'était la harangue qu'il fit au roi pour la clôture de l'assemblée du clergé, et en même temps sur la mort de Monseigneur. Je ne répéterai rien de ce que j'en ai dit en son temps.

La respectueuse mais généreuse liberté de cette harangue, d'ailleurs très belle et très touchante, à un roi tel que le nôtre, à qui ce langage était inconnu depuis tant d'années, me donna une grande idée de ce prélat pour une éducation dont les lettres et la science ne pouvait faire une grande partie. Il était en réputation d'honneur et de mœurs, et sa capacité en ce genre, je ne sais quelle elle était, se pouvait aisément suppléer par les sous-précepteurs. Ce choix n'était guère plus aisé que celui du gouverneur, tant l'épiscopat allait tombant de plus en plus, depuis que M. de Chartres, Godet, l'avait rempli des ordures des séminaires, surtout depuis que le P. Tellier l'avait si effrontément vendu à ses desseins. Il fallait donc un prélat de bonne réputation, qui ne fût ni de la lie du peuple ni de celle des séminaires, qui n'eût point d'attachement particulier à M. le duc d'Orléans, ni de liaison avec ce qui lui était contraire, et qui n'eût levé aucun étendard pour ni contre la constitution. Tout cela se trouvait en celui-ci. M. le duc d'Orléans en fut fort ébranlé; mais, comme je ne le connaissais point ni lui non plus, il se réserva à s'en informer davantage.

Il passa de là à raisonner avec moi sur le conseil de régence. Mon avis fut différent de celui que je viens d'expliquer sur l'éducation, au cas que le roi disposât de la formation de ce conseil. S'il le réglait, il n'y avait point à douter que, pour les choses et pour le choix des personnes, ce ne fût au pis pour M. le duc d'Orléans. Ce prince n'avait point à cet égard les entraves qu'il avait sur l'éducation, par les horreurs qu'on avait répandues contre lui, et qu'on ne cessait de renouveler. Il ne fallait donc pas se laisser museler par les dispositions que le roi ferait à cet égard, qui par sa personne, ni par leur valeur, ne pouvaient être plus vénérables que celles de Charles V, et en dernier lieu de Louis XIII, où la prudence et la sagesse avaient si essentiellement présidé, et dont l'autorité mort-née fut abrogée aussitôt après la mort de ces deux grands et admirables rois, quoiqu'ils n'eussent point de monstres à rendre formidables. Je crus donc possible et indispensable d'aller tête levée aussitôt après la mort du roi contre les dispositions de gouvernement qu'il aurait faites, soit secrètes, jusqu'après ce moment, soit déclarées, soit même exécutées par la formation de ce conseil et de cette forme de gouvernement de son vivant, pendant lequel il ne fallait que soumission et silence, mais sans cesser de se préparer à le renverser.

La discussion du choix des personnes pour composer le conseil de régence fut difficile. Il fallut traiter le conseil présent et les exclusions pour balayer la place, éclaircir, et rendre après le choix plus aisé. De tous les ministres actuels, je ne voulus conserver que le maréchal de Villeroy, non par estime ni aucune amitié, mais par la considération de ses établissements, de ses emplois, de ses alliances. Le chancelier était un homme de néant en tout genre, incapable, ignorant, intéressé, sans amis que ceux de sa faveur et de ses places, haï à la cour et détesté des troupes par sa sécheresse, son orgueil, sa hauteur, méprisé par le tuf qu'il montrait en toute affaire, enfin qui n'avait de mérite que celui d'esclave de Mme de Maintenon et de M. du Maine, de valet du cardinal de Bissy et de Rome, du nonce et des furieux de la constitution, pour lesquels tous sa prostitution ne trouvait rien de difficile; ennemi de plus de M. le duc d'Orléans, à proportion qu'il était vendu au duc du Maine et à Mme de Maintenon. Ainsi je proposai à M. le duc d'Orléans d'éteindre sa charge de secrétaire d'État, de le reléguer quelque part, comme à Moulins ou à Bourges, et de donner les sceaux au bonhomme d'Aguesseau, magistrat de l'ancienne roche, qui ne tenait à rien qu'à l'honneur, à la justice, a la vraie et solide piété, dont la réputation avait toujours été sans tache, la capacité reconnue dans les premiers emplois de sa profession qu'il avait exercés, qui touchait au décanat du conseil, qui était depuis longtemps l'ancien des deux conseillers au conseil royal des finances, doux, éclairé, d'un facile accès, avec de l'esprit et une grande expérience dans les affaires de son état, universellement aimé, estimé, considéré, d'une modestie fort approchante de l'humilité, et père du procureur général qui avait aussi une grande réputation et une grande considération dans le parlement, où il avait longtemps brillé avocat général.

M. le duc d'Orléans sentit qu'il n'y avait rien de meilleur à faire que de se délivrer d'un ennemi à la chute duquel tout applaudirait, et qui ne serait regretté que de la cabale du duc du Maine et de celle de la constitution, et de se faire en même temps tout l'honneur possible d'un choix qui d'ailleurs lui serait avantageux, et qui enlèverait l'applaudissement général, sans qu'aucun osât se montrer mécontent ni compétiteur. Il y trouvait encore l'avantage d'un âge qui laissait l'espérance ouverte de succéder aux sceaux, espérance qui tiendrait les principaux prétendants dans une dépendance qui lui faciliterait beaucoup l'intérieur des affaires qui ont à passer par les mains des magistrats.

Torcy était ami particulier des maréchaux de Villeroy, de Tallard et de Tessé. Sa sœur, qui avait grand crédit sur lui, était de tout temps à Mme la Duchesse; il n'avait point de liaison avec M. du Maine, et n'était pas bien avec Mme de Maintenon. Sa société était contraire à M. le duc d'Orléans, ainsi que ses amis particuliers. J'en concluais qu'il lui était aussi contraire qu'eux. Je n'avais pas oublié ce qu'il avait dit au roi de moi sur les renonciations que j'ai rapportées. Je n'avais jamais eu avec lui ni commerce, ni la plus légère relation. Les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers ne l'aimaient point du tout, quoique amis intimes de Pomponne, son beau-père, parce qu'ils le croyaient janséniste, et qu'ils n'avaient jamais fait grand cas de Croissy, ni de sa femme, pensant à leur égard comme Seignelay, leur beau-frère, avec qui ils avaient été intimement liés jusqu'à sa mort. Je ne connaissais donc Torcy que par avoir pensé me perdre, et par un extérieur emprunté, embarrassé et timide, que je prenais pour gloire; je voulais donc l'écarter comme les autres ministres, en supprimant sa charge de secrétaire d'État. Je lui donnai force attaques auprès de M. le duc d'Orléans, et je m'irritais en moi-même du peu de progrès que j'y faisais. Voilà, il faut l'avouer, comment la passion et l'ignorance séduisent, et conduisent en aveugles; il n'est pas temps encore de dire combien j'ai été aise depuis de n'avoir pas réussi à l'exclure.

Pour Desmarets, j'avais juré sa perte, et j'y travaillais il y avait longtemps. C'était le prix de son ingratitude et de sa brutalité à mon égard, dont j'ai parlé. Sa conservation était incompatible avec un conseil de finances tel que je l'avais proposé et qu'il avait été résolu, et c'était une délivrance publique que celle de son humeur, de l'avarice de sa femme, de la hauteur et du pillage de Bercy, leur gendre, qui avait pris le montant sur eux et sur les finances, et dont l'esprit et la capacité, dont il avait beaucoup, étaient fort dangereux. J'en vins à bout, et son exclusion ne varia point. À ce que l'on a vu en divers endroits de Pontchartrain, on jugera aisément qu'il y avait longtemps que j'employais tout ce qui était en moi pour lui tenir la parole que j'avais donnée de le perdre. Son caractère et sa conduite m'y donnaient beau jeu; c'était faire une vengeance publique du plus détestable et du plus méprisable sujet, et regardé comme tel sans exception, par toute la France, et par tous les pays étrangers avec qui sa place l'avait mis en relation. On a vu comment et pourquoi, de propos délibéré, il avait perdu la marine, et on verra en son temps combien il l'avait pillée. Il était trop misérable pour ne pas chercher à se distinguer auprès de Mme de Maintenon, de M. du Maine, du torrent à la mode, et du bel air contre M. le duc d'Orléans; en un mot, c'était, tout vil qu'il fût, un ennemi public, dont le sacrifice était dû au public, et fort agréable, un homme sans nul ami, et sans aucune qualité regrettable parmi toutes celles qui font abhorrer. Sa perte était résolue dès longtemps, et je m'applaudissais secrètement de l'avoir faite.

La Vrillière, son cousin, qui ne l'en aimait pas mieux, avait mérité des sentiments tout contraires C'était un homme dont la taille différait peu d'un nain, grosset, monté sur de hauts talons, d'une figure assez ridicule. Il avait de l'esprit, trop de vivacité, des expédients, de la vanité beaucoup trop poussée, entendant bien sa besogne, qui n'était pourtant que la matière du conseil des dépêches sans aucun département; mais bon ami, très obligeant, et capable de rendre des services avec adresse, même avec hasard, mais sans préjudice de l'honneur et de la probité. À l'égard du public, obligeant, honnête, d'un accès aisé et ouvert, cherchant à plaire et à se faire des amis. Son grand-père et son père, secrétaires d'État comme lui, ayant Blaye et la Guyenne dans leur département, avaient été amis particuliers de mon père, et l'avaient servi en tout ce qu'ils avaient pu. J'ai rapporté en leur lieu des services essentiels que j'ai reçus de La Vrillière. Je m'étais donc fait un point capital de le sauver, et de le mettre, de plus, seul en place et en fonction de secrétaire d'État. M. le duc d'Orléans qui se prenait assez aux figures, quoique la mienne ne fût pas avantageuse, mais il y était accoutumé d'enfance, me répondait sans cesse: « Mais on se moquera de nous avec ce bilboquet, » — en sorte que je fus plus d'un an à mettre tout ce que j'eus de force et d'industrie à le poulier. J'en vins enfin à bout, à force de bras, et cette destination ne varia plus.

Il fut question après de la composition du conseil de régence et de sa mécanique. Cette mécanique était bien plus aisée que le choix de ses membres. C'était là où toutes les affaires de toute espèce avaient à être portées et décidées eu dernier ressort à la pluralité des voix, et où celle du régent ne devait être qu'une comme les autres, excepté au cas de partage égal, où, à l'exemple du chancelier au conseil des parties, elle serait prépondérante. Établis comme l'étaient les bâtards, comment pouvoir les en exclure? et qu'était-ce qu'y avoir le duc du Maine, qui même y tiendrait le comte de Toulouse de fort près et de fort court? L'âge d'aucun prince du sang ne leur en permettait l'entrée, et quand on aurait franchi toute règle en faveur de M. le Duc, le plus âgé de tous, qu'attendre d'un prince, né le 28 août 1692, encore sous l'aile de Mme la Duchesse, et sous la tutelle de d'Antin, qui n'avait ni instruction ni lumières, et qui ne montrait que de l'opiniâtreté et de la brutalité, sans la moindre étincelle d'esprit ? Un tour de force était un début dangereux parmi tant de sortes d'affaires, et qui n'était pas dans le caractère de faiblesse de M. le duc d'Orléans.

L'abus énorme de leur grandeur par-dessus toute mesure, et au mépris de toutes les lois divines et humaines, était bien un crime, et leur attentat au rang, aux droits, à l'état des princes du sang, et à la succession à la couronne, en était bien un de lèse-majesté, et qui en emportait toute la punition sur le duc du Maine qui seul l'avait commis, et de notoriété publique, à l'insu du comte de Toulouse, qui depuis ne l'avait jamais approuvé. Mais quelle corde à remuer dans ces premiers moments de régence, sans l'appui et la juridique réquisition des princes du sang tous enfants ! c'était donc une chose à laquelle il ne fallait pas penser pour lors, et qu'il fallait réserver aux temps et aux occasions qu'on ferait naître, selon que le duc du Maine se conduirait, trop grand pour l'attaquer sans avoir bien pris les plus justes mesures, trop établi pour l'attaquer sans être en certitude et en volonté bien déterminée de le pousser par delà les dernières extrémités, et ses enfants à ne pouvoir se relever, ni avoir jamais aucune existence, châtiment trop juste et mille fois trop mérité de ce Titan de nos jours, et leçon si nécessaire à la faiblesse et à la séduction des rois, et à l'ambition effrénée de leurs bâtards pour toute la suite de la durée de la monarchie. Je ne pus donc conseiller l'exclusion du duc du Maine, dont M. le duc d'Orléans sentit bien toute la difficulté. Lui et le maréchal de Villeroy dans le conseil de régence, c'était y mettre deux ennemis certains, et encore deux ennemis d'un parfait concert, qui mettaient dans la nécessité de les contre-balancer, d'autant plus grande qu'il était presque également difficile de n'y pas mettre le comte de Toulouse et de pouvoir compter sur lui. On le pouvait sur d'Aguesseau, mais son naturel était faible et timide, et il était d'ailleurs tout neuf en tout ce qui n'était pas de son métier, et en la plus légère connaissance des choses de la cour et du monde. Nous parlâmes de l'archevêque de Cambrai, et la discussion ne fut pas longue. Toute l'inclination de M. le duc d'Orléans l'y portait, comme je l'ai déjà remarqué ailleurs; et comme je l'ai aussi raconté en son temps, j'avais travaillé à entretenir ce goût et cette estime. Nous cherchâmes après à bien des reprises. L'un n'était pas sûr, un autre pas assez distingué, celui-ci manquait de poids, celui-là ne serait pas approuvé du public, sans compter l'embarras de trouver sûreté, fermeté et capacité dans un même sujet. À chaque discussion cet embarras nous fit quitter prise et remettre à plus de réflexions et d'examen, et pour le dire tout de suite, ces remises, devant et depuis le testament, nous conduisirent jusqu'à la mort du roi, tant sur le choix que sur la mécanique, ce qui me fait remettre d'expliquer l'un et l'autre au temps où M. le duc d'Orléans les décida, ainsi que les membres de tous les conseils.

Il y avait longtemps que je pensais à une assemblée d'états généraux, et que je repassais dans mon esprit le pour et le contre d'une aussi importante résolution. J'en repassai dans ma mémoire les occasions, les inconvénients, les fruits de leurs diverses tenues; je les combinai, je les rapprochai des moeurs et de la situation présente. Plus j'y sentis de différence, plus je me déterminai à leur convocation. Plus de partis dans l'État, car celui du duc du Maine n'était qu'une cabale odieuse qui n'avait d'appui que l'ignorance, la faveur présente, et l'artifice dont le méprisable et timide chef, ni les bouillons insensés d'une épouse qui n'avait de respectable que sa naissance, qu'elle-même tournait contre sol, ne pouvaient effrayer qu'à la faveur des ténèbres, leurs utiles protectrices; plus de restes de ces anciennes factions d'Orléans et de Bourgogne; personne dans la maison de Lorraine dont le mérite, l'acquêt, les talents, le crédit, la suite ni la puissance fit souvenir de la Ligue; plus d'huguenots et point de vrais personnages en aucun genre ni état, tant ce long règne de vile bourgeoisie, adroite à gouverner pour soi et à prendre le roi par ses faibles, avait su tout anéantir, et empêcher tout homme d'être des hommes, en exterminant toute émulation, toute capacité, tout fruit d'instruction, et en éloignant et perdant avec soin tout homme qui montrait quelque application et quelque sentiment.

Cette triste vérité qui avait arrêté M. le duc d'Orléans et moi sur la désignation de gens propres à entrer dans le conseil de régence, tant elle avait anéanti les sujets, devenait une sécurité contre le danger d'une assemblée d'états généraux. Il est vrai aussi que les personnes les plus séduites par ce grand nom auraient peine à montrer aucun fruit de leurs diverses tenues, mais il n'est pas moins vrai que la situation présente n'avait aucun trait de ressemblance avec toutes celles où on les avait convoqués, et qu'il ne s'était encore jamais présenté aucune conjoncture où ils pussent l'être avec plus de sûreté, et où le fruit qu'on s'en devait proposer fût plus réel et plus solide. C'est ce que me persuadèrent les longues et fréquentes délibérations que j'avais faites là-dessus en moi-même, et qui me déterminèrent à en faire la proposition à M. le duc d'Orléans. Je le priai de ne prendre point d'alarme, avant d'avoir ouï les raisons qui m'avaient convaincu, et après lui avoir exposé celles qui viennent d'être expliquées, je lui mis au meilleur jour que je pas les avantages qu'il en pourrait tirer. Je lui dis que jetant à part les dangers que je venais de lui mettre devant les yeux, mais qui n'ont plus d'existence, le seul péril d'une assemblée d'états généraux ne regardait que ceux qui avaient eu l'administration des affaires, et si l'on veut, par contre-coup, ceux qui les y ont employés. Que ce péril ne regardait point Son Altesse Royale, puisqu'il était de notoriété publique qu'il n'y avait jamais eu la moindre part, et qu'il n'en pouvait prendre aucune en pas un des ministres du roi, ni en qui que ce soit qui les ait choisis ni placés. Que cette raison, si les suivantes le touchaient, lui devait persuader de ne pas laisser écouler une heure après la mort du roi sans commander aux secrétaires d'État les expéditions nécessaires à la convocation, exiger d'eux qu'elles fussent toutes faites et parties avant vingt-quatre heures, les tenir de près là-dessus, et, du moment qu'elles seraient parties, déclarer publiquement la convocation. Qu'elle devait être fixée au terme le plus court, tant pour les élections des députés par bailliages que pour l'assemblée de ces députés pour former les états généraux, pour qu'on vit qu'il n'y avait point de leurre, et que c'est tout de bon et tout présentement que vous les voulez, et pour n'avoir à toucher à rien en attendant leur prompte ouverture, et n'avoir, par conséquent, à répondre de rien. Que le Français, léger, amoureux du changement, abattu sous un joug dont la pesanteur et les pointes étaient sans cesse montées jusqu'au comble pendant ce règne, après la fin duquel tout soupirait, serait saisi de ravissement à ce rayon d'espérance et de liberté proscrit depuis plus d'un siècle, vers lequel personne n'osait plus lever les yeux, et qui le comblerait d'autant plus de joie, de reconnaissance, d'amour, d'attachement pour celui dont il tiendrait ce bienfait, qu'il partirait du pur mouvement de sa bonté, du premier instant de l'exercice de son autorité, sans que personne eût eu le moment d'y songer, beaucoup moins le temps ni la hardiesse de le lui demander. Qu'un tel début de régence, qui lui dévouait tous les cœurs sans aucun risque, ne pouvait avoir que de grandes suites pour lui, et désarçonner entièrement ses ennemis, matière sur laquelle je reviendrai tout à l'heure. Que l'état des finances étant tel qu'il était, n'étant ignoré en gros de personne, et les remèdes aussi cruels à choisir, parce qu'il n'y en pouvait avoir d'autres que l'un des trois que j'avais exposés à Son Altesse Royale lorsqu'elle me pressa d'accepter l'administration des finances, ce lui était une chose capitale de montrer effectivement et nettement à quoi elle en est là-dessus, avant qu'elle-même y eût touché le moins du monde, et qu'elle en tirât d'elle un aveu public par écrit, qui serait pour Son Altesse Royale une sûreté pour tous les temps plus que juridique, et la plus authentique décharge, sans tenir rien du bas des décharges ordinaires, ni rien de commun avec l'état des ordonnateurs ordinaires, ni avec le besoin qu'ils ont d'en prendre, et le titre le plus sans réplique et le plus assuré pour canoniser à jamais les améliorations et les soulagements que les finances pourront recevoir pendant la régence, peu perceptibles et peu crus sans cela, ou de pleine justification de l'impossible, si elles n'étaient pas soulagées dans l'état où il constait d'une manière si solennelle que le roi les avait mises, et laissées en mourant: avantage essentiel pour Son Altesse Royale dans tous les temps, et d'autant plus pur qu'il ne s'agit que de montrer ce qui est, sans charger ni accuser personne, et avec la grâce encore de ne souffrir nulle inquisition là-dessus, mais uniquement de chercher le remède à un si grand mal. Déclarer aux états que ce mal étant extrême, et les remèdes extrêmes aussi, Son Altesse Royale croit devoir à la nation de lui remettre le soin de le traiter elle-même; se contenter de lui en découvrir toute la profondeur, lui proposer les trois uniques moyens qui ont pu être aperçus d'opérer dans cette maladie, de lui en laisser faire en toute liberté la discussion et le choix, et de ne se réserver qu'à lui fournir tous les éclaircissements qui seront en son pouvoir, et qu'elle pourra désirer pour se guider dans un choix si difficile, ou à trouver quelque autre solution, et, après qu'elle aura décidé seule et en pleine et franche liberté, se réserver l'exécution fidèle et littérale de ce qu'elle aura statué par forme d'avis sur cette grande affaire; l'exhorter à n'y pas perdre un moment, parce qu'elle n'est pas de nature à pouvoir demeurer en suspens sans que toute la machine du gouvernement soit aussi arrêtée; finir par dire un mot, non pour rendre un compte qui n'est pas dû, et dont il se faut bien garder de faire le premier exemple, mais légèrement avec un air de bonté et de confiance, leur parler, dis-je, en deux mots, de l'établissement des conseils, déclarés et en fonction entre la convocation et la première séance des états généraux, et sous prétexte de les avertir que le conseil établi pour les finances n'a fait et ne fera que continuer la forme du gouvernement précédent, sans innover ni toucher à rien jusqu'à la décision de l'avis des états, qui est remise à leur sagesse, pour se conformer après à celle qu'on en attend.

« Je ne crois pas, ajoutai-je, qu'il faille recourir à l'éloquence pour vous persuader du prodigieux effet que ce discours produira en votre faveur. La multitude ignorante, qui croit les états généraux revêtus d'un grand pouvoir, nagera dans la joie et vous bénira comme le restaurateur des droits anéantis de la nation. Le moindre nombre, qui est instruit que les états généraux sont sans aucun pouvoir par leur nature, et que ce n'est que les députés de leurs commettants pour exposer leurs griefs, leurs plaintes, la justice et les grâces qu'ils demandent, en un mot, de simples plaignants et suppliants, verront votre complaisance comme les arrhes du gouvernement le plus juste et le plus doux; et ceux qui auront l'œil plus perçant que les autres apercevront bien que vous ne faites essentiellement rien de plus que ce qu'ont pratiqué tous nos rois en toutes les assemblées tant d'états généraux que de notables, qu'ils ont toujours consultés principalement sur la matière des finances, et que vous ne faites que vous décharger sur eux du choix de remèdes qui ne peuvent être que cruels et odieux, desquels, après leur décision, personne n'aura plus à se plaindre, tout au moins à se prendre à vous de sa ruine et des malheurs publics. »

Je vins ensuite à ce qui touchait M. le duc d'Orléans d'une façon encore plus particulière: je lui parlai des renonciations. Je lui remis devant les yeux combien elles étaient informes et radicalement destituées de tout ce qui pouvait opérer la force et le droit d'un tel acte, le premier qu'on eût vu sous les trois races de nos rois pour intervertir l'ordre, jusque-là si sacré, à l'aînesse masculine, légitime, de mâle en mâle, à la succession nécessaire à la couronne. Cette importante matière avait tant été discutée en son temps entre M. le duc de Berry, lui surtout et moi, qu'il l'avait encore bien présente. Je partis donc de là pour lui faire entendre de quelle importance il lui était de profiter de la tenue des états généraux pour les capter, comme il était sûr qu'il se les dévouerait par tout ce qui vient d'être exposé, et d'en saisir les premiers élans d'amour et de reconnaissance pour se faire acclamer en conséquence des renonciations, et en tirer brusquement un acte solennel en forme de certificat du vœu unanime.

Je lui fis sentir la nécessité de suppléer au juridique par un populaire de ce poids, et de profiter de l'erreur si répandue du prétendu pouvoir des états généraux; que, après ce qu'ils auraient fait en sa faveur, la nation se croirait engagée à le soutenir à jamais, par cette chimère même de ce droit qui lui était si précieuse, ce qui lui donnait toute la plus grande sûreté et la plus complète de succéder, le cas arrivant, en quelque temps que ce pût être, à l'exclusion de la branche d'Espagne, par l'intérêt essentiel que la nation commise se croirait dans tous les temps y avoir. En même temps je lui fis remarquer qu'en tirant pour soi le plus grand parti qu'il était possible, et l'assurance la plus certaine d'avoir à jamais la nation pour soi et pour sa branche contre celle d'Espagne, ce qui faisait également pour tous les princes du sang, et qui en augmentait la force par le nombre et le poids des intéressés, il n'acquerrait ce suprême avantage que par un simple leurre auquel la nation se prendrait, et qui ne donnait rien aux états généraux. Alors je lui fis sentir l'adresse et la délicatesse, à laquelle sur toutes choses il fallait bien prendre garde à s'attacher à coup sûr, que les états ne prononceraient rien, ne statueraient rien, ne confirmeraient rien; que leur acclamation ne serait jamais que ce qu'on appelle verba et voces, laquelle pourtant engagerait la nation à toujours par des liens d'autant moins dissolubles, qu'elle se tiendrait intéressée pour son droit le plus cher qu'elle croirait avoir exercé et qu'elle soutiendrait, le cas avenant, en quelque temps que ce put être, par ce motif le plus puissant sur une nation, pour légère qu'elle puisse être, qui est de se croire en pouvoir de se donner un maître, et de régler la succession à la couronne, tandis qu'elle n'aura fait qu'une acclamation. Je fis prendre garde aussi à M. le duc d'Orléans à la même adresse et délicatesse pour l'acte par écrit en forme de simple certificat de l'acclamation, parce que le certificat pur et simple qu'une chose a été faite n'est qu'une preuve qu'elle a été faite, n'en peut changer l'être et la nature, ni avoir plus de force et d'autorité que la chose qu'il ne fait que certifier; or cette chose n'étant ni loi, ni ordonnance, ni simple confirmation même, l'acte qui la certifie avoir été faite ne lui donne rien de plus qu'elle n'a; ainsi le leurre est entier, tout y est vide, les états généraux n'en acquièrent aucun droit, et néanmoins M. le duc d'Orléans en a tout l'essentiel par cette erreur spécieuse et si intéressant toute la nation, qui, pour son plus cher intérêt à elle-même, la lie à lui pour jamais et a tous les autres princes du sang, pour l'exclusion de la branche d'Espagne de succéder à la couronne.

Le moyen après de contenir les états, après les avoir si puissamment excités, me parut bien aisé: Protester avec confiance et modestie qu'on ne veut que leurs cœurs, qu'on compte leur parole donnée par cette acclamation pour si sacrée et si certaine, qu'on ne croirait pas la mériter si on souffrait qu'ils donnassent plus; qu'on le déchirerait même, et qu'on regardait recevoir plus comme un crime. Qu'on acceptait cette parole uniquement pour l'extrême plaisir de recevoir une telle marque de l'affection publique, et pour la considération éloignée du repos de la France, mais dans le désir passionné et la ferme espérance que le cas prévu n'arrivera jamais, par la longue vie du roi, et la grande bénédiction de Dieu sur sa postérité; qu'aller plus loin que cette parole si flatteuse, et le très simple certificat qui en fait foi, ne peut convenir au respect des circonstances, qui sont un régent qui, pour le présent, ne peut encore rien voir de longtemps entre le roi et lui. Se tenir à ces termes de confiance et de reconnaissance, de modestie, de respect, de raisons, inébranlablement, avec la plus extrême attention à n'en pas laisser soupçonner davantage; paraphraser ces choses et les compliments; surtout brusquer l'affaire, couper court, finir, et ne manquer pas après de bien imposer silence sur l'acclamation et le certificat et toute cette matière, et y bien tenir la main, sous prétexte que sous un roi hors d'état de régner par lui-même, et de se marier de longtemps, c'est une matière qui, passé la nécessité remplie, est odieuse, et n'est propre qu'à des soupçons, à donner lieu aux méchants, et à qui aime le désordre, de troubler l'harmonie, le concert, la bonté et la confiance du roi pour le régent; mais ne dire cela, et avec fermeté, qu'après la chose entièrement faite, de peur d'y jeter des réflexions et de l'embarras. Outre le fruit infini de rejeter sur les états les suites douloureuses du remède auquel ils auront donné la préférence pour les finances, d'avoir acquis par leur tenue, et cette marque de déférence, l'amour et la confiance de la nation, et de l'avoir liée par son acclamation, à l'exclusion de la branche d'Espagne de la succession à la couronne, par les liens les plus sûrs, les plus forts et les plus durables, quelle force d'autorité et de puissance cette union si éclatante et si prompte du corps de la nation avec M. le duc d'Orléans, à l'entrée de sa régence, ne lui donne-t-elle pas au dedans, pour contenir princes du sang, grands corps, et quelle utile réputation au dehors pour arrêter les puissances qui pourraient être tentées de profiter de la faiblesse d'une longue minorité, et quel contre-coup sur ses ennemis domestiques, et sur l'Espagne même, dont l'appui et les liaisons n'auraient plus d'objet pour elle, ni de prétexte et d'assurance pour eux !

Une réflexion naturelle découvre que les états généraux sont presque tous composés de gens de province des trois ordres, surtout du premier et du dernier; que presque tous ceux, corps et particuliers, sur qui porte cet immense faix de dettes du roi sont de Paris; que la noblesse des provinces, quoique tombée par sa pauvreté dans les mésalliances, n'en a point ou presque point fait hors de son pays, et ne tient point aux créanciers du roi, qui sont tous des financiers établis à Paris, et des corps de roturiers richards de la même ville, comme secrétaires du roi, trésoriers de France, et toute espèce de trésoriers, fermiers généraux, etc., gens à n'être point députés pour le tiers état; par conséquent, que la grande pluralité des députés des trois ordres aura un intérêt personnel, et pour leurs commettants, à préférer la banqueroute à la durée et à toute augmentation possible des impositions, et comptera pour peu les ruines et les cris que causera la banqueroute, en comparaison de la délivrance de tant de sortes d'impôts qui révèlent le secret des familles, en troublent l'économie, et les dispositions domestiques, livrent chacun à la malice et à l'avidité des financiers de toute espèce, ôtent toute liberté au commerce intérieur et extérieur, et le ruinent avec tous les particuliers. Cette vue de liberté, d'impôts médiocres, et encore aux choix des états, en connaissance de cause par l'expérience de leurs effets, l'aise de se voir au courant leur fera voir une nouvelle terre et de nouveaux cieux, et ne les laissera pas balancer entre leur propre bonheur et le malheur des créanciers. Les rentes sur l'hôtel de ville, où beaucoup de députés se pourront trouver intéressés, auront peut-être quelque exception par cet intérêt; peut-être encore le comparant avec celui d'abroger un plus grand nombre d'impôts, la modification serait-elle légère, ou même n'y en aurait-il point, et c'est à la banqueroute, si flatteuse par elle-même pour le gros, qu'il faudrait tourner les états avec adresse. J'ajoutai que ce serait perdre presque tout le fruit que M. le duc d'Orléans recueillerait de tout ce qui vient d'être dit, s'il ne se faisait pas une loi, qu'aucune considération ne pût entamer dans la suite, de se conformer inviolablement au choix du remède porté par l'avis formé par les états. Y manquer, ce serait se déshonorer par la plus publique et la plus solennelle de toutes les tromperies, tourner l'amour et la confiance de la nation en haine et en désir de vengeance, je ne craignis pas d'ajouter, s'exposer à une révolution, sans être plaint ni secouru de personne, et donner beau jeu aux étrangers d'en profiter, et à l'Espagne de le perdre.

À l'égard du jeune roi, je priai M. le duc d'Orléans de considérer qu'il n'y avait rien dans toute cette conduite qui en aucun temps lui pût être rendu suspect avec la plus légère apparence, et dont il ne fût en état de lui rendre le compte le plus exact. Son Altesse Royale trouve en arrivant à la régence les finances dans un désordre et dans un état désespéré, les peuples au delà des derniers abois, le commerce ruiné, toute confiance perdue, nul remède que les plus cruels. Il n'accuse personne, personne aussi n'est accusé, mais lui, qui n'a jamais eu la moindre part aux affaires, a raison de n'y vouloir pas toucher du bout du doigt sans avoir exposé leur situation au public, et ne présume pas assez de soi pour de son chef y apporter des remèdes. Il n'en aperçait que de cruels, c'est le public qui en portera tout le poids et toute la souffrance, soit d'une manière ou de l'autre; n'est-il pas de la sagesse et de l'équité de lui en laisser le choix? C'est aux états généraux qu'il le défère. Il ne fait en cela qu'imiter les rois prédécesseurs, et Louis XIII lui-même, qui les assembla et les consulta à Paris, en 1614. Il a suivi l'avis des états généraux. On ne peut donc lui imputer de présomption dans une affaire si générale et si principale; on ne peut aussi l'accuser de faiblesse, ni d'avoir fait la plus petite brèche à l'autorité royale, puisqu'il n'a fait qu'imiter à la lettre ce que les rois prédécesseurs, jusqu'au pénultième, ont tous fait, majeurs et mineurs, et pour des cas bien moins importants. Si les états touchés de cette confiance loi en ont marqué leur reconnaissance par cette acclamation sur les renonciations, outre qu'il ne la leur a jamais demandée, ils n'ont rien fait que montrer des vœux, et une disposition de leurs cœurs conforme à celle du feu roi et de toute l'Europe, et pour ainsi dire, canoniser ses volontés, les fondements de la paix, ceux du repos de la France en quelque cas que ce puisse être, dont lui et eux espèrent, et ont en même temps montré leurs plus sincères désirs et espérance qu'il puisse n'arriver jamais, en quoi il n'a paru que de la bonne et franche volonté, et rien qui puisse toucher, le plus légèrement même, ni aux droits sacrés de l'autorité royale, ni à ceux d'aucun ordre, corps, ni particulier, pas même, ce qui est tout dire, de la branche d'Espagne, puisque elle-même a solennellement et volontairement fait, en pleins cortès assemblés à Madrid, ses renonciations, avant même que M. le duc de Berry et Son Altesse Royale eussent fait les leurs en plein parlement, dans l'assemblée et en présence des pairs, tous mandés par le roi pour s'y trouver. Où y a-t-il dans tout cela quoi que ce soit de tant soit peu répréhensible, en quelque sens qu'il puisse être pris, et de quelque côté qu'on le puisse tourner?

Outre tant de grands et de si avantageux partis qu'on vient de voir que M. le duc d'Orléans pouvait si aisément tirer de la tenue des états généraux, je ne crus pas dangereux d'y en tenter encore un autre, ni fort difficile d'y réussir, en profitant de leur premier enthousiasme de se revoir assemblés, et déférer l'important choix du remède aux finances, et de leur acclamation sur les renonciations. Il fallait qu'elle fût faite avant de remuer ce qui va être exposé, mais le leur présenter aussitôt après avec la même délicatesse, afin de profiter, pour les y engager, des idées flatteuses dont ces actes leur auraient rempli la tête, et ne pas perdre le temps jusqu'à ce qu'ils eussent réglé leur avis sur les finances, ce qui aurait trop long trait, et donnerait le temps d'intriguer et de les manier à celui qu'il s'agirait d'attaquer. Dans quelque servitude que tout fût réduit en France, il restait des points sur lesquels la terreur pouvait retenir les discours, mais n'avait pas atteint à corrompre les esprits. Un de ces points était celui des bâtards, de leurs établissements, surtout de leur apothéose.

Tout frémissait en secret, jusqu'au milieu de la cour, de leur existence, de leur grandeur, de leur habilité de succéder à là couronne. Elle était regardée comme le renversement de toutes les lois divines et humaines, comme le sceau de tout joug, comme un attentat contre Dieu même, et le tout ensemble, comme le danger le plus imminent de l'État et de tous les particuliers. C'était alors le sentiment intime et général des princes du sang et des grands, par indignation et par intérêt, je dis de ceux même qui devaient le plus au roi, à la faveur de Mme de Maintenon, et qui paraissaient le plus en mesures étroites avec le duc du Maine. Je le sais par ce que m'en ont dit à moi-même, et en divers temps et toujours, les maréchaux d'Harcourt, de Villars et de Tessé, et cela du fond du cœur, de dépit, de colère, de raisonnement, point pour me sonder et me faire parler, car ils savaient de reste ce que j'en pensais et sentais; et je cite ceux-là comme étant avec eux en quelque commerce, beaucoup moins pourtant avec Tessé qui ne s'en expliquait pas moins librement devant moi, mais lesquels, surtout en ce temps-là, n'étaient avec moi en aucune liaison particulière. Jusqu'au maréchal de Villeroy ne s'en est pas tu avec moi depuis la mort du roi, et fut un des plus vifs lorsqu'il fut question d'agir contre leur rang en toutes les occasions qui s'en sont présentées, ainsi que les deux autres que j'ai cités, car Tessé n'étant pas duc ne put qu'applaudir. Les gens de qualité n'étaient pas alors moins irrités, et j'en étais informé de plusieurs immédiatement; et par cette bricole, de bien d'autres.

Le parlement si attaché aux règles anciennes, si hardi en usurpations, comme on l'a vu à propos du bonnet, jusque sur la reine régente, si tenace à les soutenir, n'avait pas caché son indignation de la violence faite à tout ce qu'il y a de plus fort, de plus fixe, de plus ancien, de plus vénérable parmi les lois, en faveur des bâtards, ni le dépit des honneurs qu'ils avaient forcé cette compagnie de leur rendre. Le gros du monde de tous états était irrité d'une grandeur inouïe en tout genre, et jusqu'au peuple ne s'en cachait pas en les voyant passer, ou en entendant parler. Cette disposition universelle n'avait point cessé. Les artifices et la cabale ne l'avaient point attaquée, et par ce qui en sera expliqué en son temps, on verra que ces ruses n'auraient pu avoir le moindre succès s'il y avait eu des états généraux. Je crus donc que l'objet des bâtards leur pouvait être présenté comme le plus dangereux colosse, et le plus digne de toute leur attention.

Outre ce qui vient d'être dit de l'impression que cette monstrueuse élévation avait faite sur les esprits, leur montrer le groupe de leurs richesses, de leurs gouvernements, de leurs charges, de cette multitude de gens de guerre et de soldats sous leurs ordres et d'importantes provinces sous leur commandement, avec cette différence que tous autres gouverneurs et chefs de troupes ne l'étaient que de nom, impuissants avec des titres qui n'étaient que de vains noms, eux-mêmes inconnus aux lieux et aux troupes que leurs patentes semblaient leur soumettre, tandis que la marine, l'artillerie, les carabiniers, tous les Suisses et Grisons, sept ou huit régiments sous leur nom, outre toutes ces troupes, étaient dans leur très effective dépendance de tout temps, parce que le roi l'avait ainsi voulu, et qu'encore que leur assiduité près de lui les eût empêchés d'aller en Guyenne, en Languedoc, en Bretagne, ils ne laissaient pas d'y être très puissants, par l'autorité et les dispositions des grâces que le roi leur y avait soigneusement données. Faire sentir aux états généraux de quel danger était une si formidable puissance entre les mains de deux frères, surtout quand elle était jointe au nom, rang, droits, état de prince du sang, capables de succéder à la couronne, vis-à-vis des princes du sang tous enfants, et sans établissement entre eux tous que le gouvernement de Bourgogne, une belle charge mais uniquement domestique, et sept ou huit régiments sur lesquels ils n'avaient jamais eu l'autorité que les bâtards avaient sur les leurs, et sans contre-poids encore d'aucun seigneur, dont les gouvernements et les charges n'étaient que des noms vides de choses, et qui n'opéraient que des appointements. Faire envisager aux états la facilité qu'avaient les bâtards de tout entreprendre, et les horreurs de leur joug et des guerres civiles pour l'établir et pour s'en défendre. Enfin leur faire toucher l'évidence du crime de lèse-majesté dans l'attentat d'oser prétendre à la couronne, et d'avoir abusé de la faiblesse d'un père qui n'aurait jamais dû reconnaître de doubles adultérins, et qui est le premier qui l'ait osé par la surprise, qu'on a vue ailleurs, pour escalader tous les degrés par lesquels ils sont parvenus à une si effrayante grandeur, et ne s'en faire encore qu'un échelon pour s'assimiler en tout aux princes du sang, jusqu'au monstre incroyable de se rendre comme eux habiles à succéder à la couronne. Exciter les uns par le renversement des familles, et la tentation de devenir mères de semblables géants, les autres par les motifs de la religion, ceux-ci par le mépris et l'anéantissement de toutes les lois, ceux-là par celui de tout ordre, tous par l'exemple qui serait suivi des rois successeurs, dont naîtrait une postérité qui envahirait tout, et ne laisserait rien aux vrais princes du sang, dont ils craindraient et haïraient la naissance, et au-dessous d'eux tout ordre légitime et légal. Surtout leur exposer bien clairement jusqu'où entraîne l'ambition de régner avec un droit tel qu'il puisse être; que tout ce que ces bâtards ont obtenu, surtout les rangs et droits de princes du sang et d'habilité à la couronne, est l'ouvrage du seul duc du Maine; les propos de la duchesse du Maine aux ducs de La Force et d'Aumont à Sceaux; la facilité à tout que leur donnent leurs établissements; enfin combien moins de distance entre eux et la couronne aujourd'hui qu'à être parvenus à y être déclarés habiles; et que le motif exprimé et enregistré de ces derniers degrés de rang d'état de princes du sang, d'habilité à succéder à la couronne, est l'honneur qu'ils ont d'être fils et petits-fils du roi. Conduire les états à en conclure que l'adultère étant par là tacitement mis au niveau du mariage par cette énorme expression de l'honneur qu'ils ont d'être fils et petits-fils du roi, il n'y a plus qu'un pas à faire, et dont tout le chemin se trouve frayé, pour les déclarer fils de France, ce qu'on aurait peut-être vu si le roi eût vécu quelque peu davantage, et à quoi même il y a toute apparence, au degré de puissance où le roi s'était mis, à l'état de disgrâce où l'art préparatoire avait réduit M. le duc d'Orléans, à l'enfance de tous les princes du sang, à l'anéantissement et à l'impuissance de tous les ordres du royaume, à l'ambition démesurée du duc du Maine, et à son pouvoir sans bornes sur la faiblesse du roi à son égard.

Tels sont les motifs à remuer les états généraux, sans que M. le duc d'Orléans y parût en aucune sorte. Exciter tristement, timidement, plaintivement la fermentation des esprits; s'assurer de leur volonté, exciter leur courage en leur montrant péril, justice, religion, patrie; leur faire sentir que ces grandes choses se trouvaient naturellement en leurs mains, les piquer d'honneur d'immortaliser leur tenue et leurs personnes par se rendre les libérateurs de tout ce qui est le plus sacré et le plus cher aux hommes; conduire de l'œil l'effet résultant de ce souffle; inculquer le secret sur l'impression et la résolution, non qu'il se pût espérer tel qu'il serait nécessaire, mais pour contenir au moins et procéder par chefs accrédités, qui mènent le gros sur parole, sans trop s'expliquer avec eux. Si la mollesse, les délais, les embarras font craindre nul succès, ou un succès équivoque, s'arrêter doucement, laisser évaporer le projet en fumée, où personne n'aurait paru directement. Discours, propos, réflexions en l'air, rien de M. le duc d'Orléans ni d'aucuns personnages; tous, occupés de l'accablement d'affaires, ont ignoré ces raisonnements, ou n'en ont ouï parler qu'à bâtons rompus et faiblement, et n'ont seulement pas pris la peine de les ramasser. Que fera M. du Maine? À qui s'en prendra-t-il ? Que peut-il de pis que ce qu'il a fait ? Au contraire, timide comme il est, il sera souple, tremblant; et pourvu qu'il échappe, prendra tout pour bon, et sera le premier à se moquer de propos chimériques, à les dire tels dans la frayeur qu'ils ne se réalisent, et que le cas qu'il en ferait par ses plaintes ne l'engageât plus loin qu'il n'oserait. Si, au contraire, on voyait bien distinctement les états prendre résolument le mors aux dents, les induire à ne donner pas aux bâtards cet avantage, par l'entreprise de se rendre leurs juges, de revenir dans la suite en inspirant au roi majeur de défaire un ouvrage entrepris sur son autorité, et dont l'exemple toléré et laissé en son entier la menace des plus dangereuses entreprises; mais à suivre leur objet par les moyens les plus respectueux qui ne donnent que plus de force aux plus fermes, et se garder de la honte de donner dans un piège tendu pour leur faire manquer le principal en haine de l'accessoire. Les porter à s'adresser au roi par une requête en leur nom où tout ce qui vient d'être exposé soit expliqué d'une manière concise, forte, pressante, où il soit bien exprimé que le roi, même à la tête de toute la nation, n'a pas droit de donner à qui que ce soit, ni en aucun cas, le droit de succéder à la couronne acquis aux mâles, de mâles en mâles, d'aîné en aîné, à la maison régnante, à laquelle personne, tant qu'il en peut exister un, ne peut être subrogé. Montrer que ce pas une fois franchi ne reçoit plus de bornes; que tous les bâtards futurs remueront tout pour atteindre ceux d'aujourd'hui; qu'un favori peut devenir assez puissant, plus aisément encore un premier ministre, pour se proposer et pour arriver au même but, et qui auront encore pour eux une naissance illustre, du moins honnête et légitime, non adultérine, réprouvée de Dieu et des hommes, et qui, jusqu'à ces doubles adultérins appelés à la couronne, ne l'avaient pas seulement pu être aux droits les plus communs de la société, et n'avaient jamais été tirés du néant et des ténèbres; enfin qu'il n'y a pas plus loin, et peut-être beaucoup moins, dès que tout pouvoir est reconnu en ce genre par l'admission de son exercice, à intervertir l'ordre de la succession entre ceux qui sont reconnus habiles à succéder à la couronne, qu'à donner cette habilité à ceux que leur naissance n'y appelle pas, encore plus à ceux dont le vice infamant de la naissance les enterre nécessairement dans la plus épaisse obscurité du non-être, sans état et sans droit à nulle succession, ni donation même la plus ordinaire, pas même de faire passer la leur à leurs enfants légitimes s'ils ont acquis quelque bien. S'arrêter à la réflexion de ce qui serait arrivé de la France et de toute la maison régnante, si ce droit de disposer de la couronne avait été par l'usage reconnu dans les rois, si les fils de Philippe le Bel avaient préféré leur soeur à un parent aussi éloigné que Philippe de Valois, et si les fils d'Henri II, gouvernés par Catherine de Médicis, par sa haine pour Henri IV, par sa prédilection pour sa fille de Lorraine, par un prétexte de religion qui avait les plus grands appuis, eussent préféré cette sœur à un parent aussi éloigné qu'Henri IV, qui sans cela eut tant de peines et de travaux à essuyer pour se mettre à coups d'épée en possession du royaume qui lui appartenait, et qu'il acheta encore par tant de traités, de millions et d'établissements de la Ligue, qui lui avait pensé arracher la couronne tant de fois pour la porter dans une maison étrangère; enfin ce qui serait arrivé de l'État et de la maison de France, si ce droit reconnu de disposer de la couronne eût eu la force des exemples, du temps de Charles VI et d'Isabeau de Bavière, qui déshéritèrent le Dauphin et toute leur maison, et firent couronner dans Paris le roi d'Angleterre leur gendre et [le] reconnaître roi régnant de France, sans droit aucun, ni même idée de ce droit.

On sait les suites d'une telle entreprise, qui fit verset tant de sang, qui épuisa tant de trésors, qui mit si longtemps la France à deux doigts de sa perte et de son entier renversement. La richesse, l'importance, la réalité effective d'une matière qui, pour ainsi dire, comprend tout, ne doit rien perdre par le lâche et le diffus d'une vaine éloquence. Tout y doit faire voûte et se contre-tenir par toute la force dont elle est si grandement susceptible; rien d'inutile, tout concis, tout serré, tout en preuve, et en chaîne sans interruption.

l est donc important d'avoir cette requête toute prête pour ne la pas laisser au différent génie de tant de gens qui ne s'accorderaient qu'en des longueurs très périlleuses, mais en forme de canevas, pour ménager leur vanité, et s'avantager de leur paresse et des jalousies en leur proposant ce canevas à mettre en forme à leur gré, ce qu'ils retoucheront sans peine et en peu de temps, assez pour compter qu'entre leurs mains il est devenu leur ouvrage, ce qu'il est très important qu'ils se persuadent bien. Il y a toujours dans ces nombreuses assemblées des chefs effectifs à divers étages qui, sans en avoir le nom ni le caractère, en ont la confiance et l'autorité par l'estime, par l'adresse, par une mode que le hasard établit, et que la conduite soutient jusqu'à les rendre presque maîtres de tourner les esprits et les délibérations où ils veulent. C'est ceux-là qu'il faut de bonne heure reconnaître et persuader, pour avoir par eux toute l'assemblée, et certes on n'eut jamais plus beau jeu qu'à mettre de telles vérités en évidence, et à toucher les hommes par ce qui est tout à la fois le plus intéressant par toutes les parties les plus sensibles, le plus important et le plus raisonnable par tout ce qu'il s'y peut faire de sages réflexions, de plus odieux et de plus périlleux en soi et par ses suites, enfin de plus juste, de plus nécessaire, de plus instant, de plus essentiel à arrêter pour jamais par une punition qui, proportionnée aux attentats, mette pour jamais à l'abri de Titans et d'usurpateurs possibles la nation, la couronne, et l'unique maison qui, tant qu'elle dure, y a un droit unique et exclusif acquis, qui assure à jamais le repos et la tranquillité publique à cet égard, et la prééminence si distinctive de cette maison sur toutes les autres maisons du monde.

On ne peut donc donner trop d'adresse, de délicatesse et de soins pour dignement et nerveusement dresser ce canevas, le faire promptement tourner et adopter par les états en requête, la leur rendre leur et comme le chef-d'oeuvre de leur sagesse et de leur poids, surtout la leur montrer sans danger, par l'impuissance de ceux qu'elle regarde contre une multitude qui représente le corps de la nation. Ne point laisser d'intervalle entre l'adoption de la requête et sa présentation, pour éviter les mouvements et les artifices du duc du Maine, en quoi il s'est montré si grand maître; et par les

mêmes moyens qu'on sera parvenu à l'adoption de la requête, et à la résolution de la présenter, n'y pas perdre un seul instant, et, s'il est possible, sans mettre une seule nuit entre-deux. Cette présentation est l'engagement, par conséquent le premier coup de partie et celui qui entraîne le reste. Arrivés à ce point, la mécanique est aisée. Je comtois que Meudon serait prêté à la reine d'Angleterre pour s'y tenir avec sa cour et sa suite, et laisser Saint-Germain libre aux états généraux, où, à tous égards, ils auraient été fort bien, ni trop loin ni trop près de Paris, et M. le duc d'Orléans en liberté de tenir le roi à Paris, à Versailles, à Marly, comme il l'aurait voulu, pour en différents temps s'approcher ou s'éloigner davantage de Saint-Germain. C'est dans le salon de Marly où il aurait fallu destiner les audiences à donner par le roi aux états, comme un lieu vaste, commode, dégagé de quatre côtés, joignant l'appartement du roi et celui du régent, un corps de maison isolé, et toutefois enfermé et gardé, et à une lieue de Saint-Germain.

Aussitôt donc que la requête par le vœu des états serait prête à être présentée, partir tous en corps, et ne prendre que le temps, toujours assez long, d'un pareil embarquement dans les carrosses qu'on aurait pris partout où on aurait pu, mais dont sous main on aurait fait rencontrer sous divers prétextes le plus qu'on aurait pu sans rien marquer; prendre, dis-je, ce temps pour envoyer devant quelques députés au régent, l'avertir de la résolution prise de venir en corps trouver le roi, [de la part] desquels [états] ils sont chargés de supplier Son Altesse Royale de les conduire à Sa Majesté pour lui demander audience, et lui dire qu'ils sont en chemin et qu'ils vont arriver. Il ne sera pas inutile qu'il y ait quelque dispute entre le régent et eux sur l'affaire qui les amène, dont les députés éviteront de s'expliquer clairement et même devant le roi. C'est à l'adresse du régent à s'y conduire avec délicatesse, entre trop d'inquiétude et trop de froideur, sur une explication plus précise qu'il se faut bien garder de causer pour éviter l'embarras qu'elle ferait naître, et qu'il faudrait pourtant surmonter, et pour ne pas émousser l'effet de la surprise et de tout ce qui l'accompagne, qui ne pourra qu'être grand, quelque chose qu'il est impossible qu'il n'en ait transpiré alors. Les états arrivant vers la chapelle où on met pied à terre seront conduits au roi, rencontrés en chemin dans le petit salon par le régent, non par cérémonial, mais voulant savoir plus clairement ce qui les amène, ne laissant pas de s'avancer toujours et d'arriver avec eux jusqu'au roi, sans avoir été plus satisfait.

Une très courte et très respectueuse harangue annoncera l'excès de l'importance de ce qui les amène ainsi aux pieds du roi, et finira par lui demander la permission de lui présenter leur très humble requête, et de leur permettre d'attendre à Marly qu'il lui ait plu de la faire examiner par son conseil, persuadés qu'elle y sera trouvée si simple, si importante, si juste, que l'examen n'en pourra être long et qu'il leur sera favorable. La recevoir et la faire examiner n'est pas chose qui se puisse refuser. Le roi se retirera dans son appartement et le régent dans le sien avec les députés à la suite de l'affaire, qui alors s'en expliqueront nettement. Débat entre eux et le régent, qui ne trouvera pas que ce soit chose à répondre ainsi sur-le-champ, et eux qui ne se laisseront point persuader de quitter prise, et qui protesteront que les états sont résolus de ne pas sortir du salon, aux portes duquel il sera bon qu'il y ait plus que les Suisses ordinaires, pour empêcher l'entrée aux gens suspects. Les députés ne manqueront pas de récuser ceux du conseil que leur requête regarde; et finalement le conseil sera mandé et assemblé sur-le-champ. M. le duc d'Orléans y marquera sa surprise sans s'engager en grands discours, et plus encore son étonnement et son embarras de l'opiniâtre résolution des états à demeurer dans le salon jusqu'à la réponse à leur requête, pour communiquer au conseil le même embarras et le même étonnement. Ce sera après à son adresse, à sa délicatesse, à son esprit, à son poids à ne s'ouvrir sur rien que sur l'importance de la requête, l'état violent et plus qu'embarrassant qui naît de cette attente opiniâtre des états généraux dans le salon, la nécessité extrême de les ménager, profiter de l'absence de ceux que la requête regarde, nécessairement abstenus du conseil, et de l'intérêt et de la bonne volonté qu'il peut trouver dans les autres membres, et faire conclure que la requête sera renvoyée par le roi au parlement pour y être jugée, les pairs mandés de s'y trouver par le roi, comme étant cause très majeure. Laisser les portes fermées, passer par le petit salon avec le conseil dans le cabinet du roi, lui rendre compte de la résolution, repasser chez lui avec le conseil, mander dans le salon les députés commis à la suite de l'affaire, leur remettre le résultat du conseil signé de lui, de tout le conseil et du secrétaire d'État qui en tient le registre, et en leur présence lui ordonner d'aller expédier sur-le-champ le renvoi de leur requête et de la leur envoyer à Saint-Germain. Les députés demanderont que le roi veuille bien recevoir le très humble remerciement des états, ajouteront que cependant le renvoi pourra être expédié, et déclareront que les états ne partiront point de Marly qu'ils n'aient toutes les lettres et expéditions nécessaires. Altercation encore là-dessus, fermeté d'une part, complaisance enfin de l'autre sur une chose qui n'emporte rien de plus que ce qui est accordé.

Les députés retourneront dans le salon rendre compte du succès de leur requête, tandis que le régent, suivi du conseil, passera chez le roi pour le suivre à l'audience de remerciement qu'il ira donner aux états. Ce remerciement sera pathétique sur l'importance de l'affaire, énergique sur la fidélité et l'attachement. Le roi, le régent et le conseil à sa suite retirés, les états iront par leurs députés remercier le régent et le conseil retournés chez lui, attendront leurs expéditions, les examineront bien en les recevant des mains du secrétaire d'État, et s'en retourneront avec à Saint-Germain.

Le premier président, le doyen du parlement et les gens du roi seront mandés le lendemain pour recevoir du roi, en présence et par la bouche du régent, les ordres conformes au renvoi, et pour leur recommander l'importance de l'affaire, tant en elle-même que par la dignité des états et la considération de ceux qu'elle regarde. C'est après à M. le duc d'Orléans à se savoir lestement tirer d'intrigue dans sa famille: surprise, force, embarras de pareille démarche et si opiniâtre, et de savoir adroitement profiter de la gravité des raisons, des dispositions des juges, du poids de ce grand nom d'états généraux, et de la nature d'une affaire qui n'est embarrassée ni de lois diverses, ni d'ordonnances, ni de coutumes, ni d'arrêts, ni de procédures, et qui s'offre tout entière de première vue, pour accélérer et terminer au gré de pleine et entière justice et de barrière inaltérable à l'avenir; enfin, dans le jugement et après le jugement, de distinguer entre les deux frères l'innocent d'avec le coupable, suivant leur mérite à chacun. La suite a bien fait voir combien j'avais eu raison de concevoir ce dessein, et combien celui à qui il était si nécessaire et à qui il devait être si doux, en était peu capable en effet, quoiqu'il eût paru le goûter et le sentit.

Une idée sans exécution est un songe et son développement dans tout ce détail un roman. Je l'ai compris avant de l'écrire. Mais j'ai cru me devoir à moi-même de montrer que je n'enfante pas des chimères; la nécessité, l'importance, l'équité de la chose par la foule des plus fortes et des plus évidentes raisons; la possibilité et peut-être la facilité en présentant la disposition des esprits générale alors, et une suite de mécanique qu'il faut en tous projets se rendre à soi-même claire et faisable par un mûr examen des obstacles et des difficultés d'une part, et de l'autre des moyens de réussir. Un roman serait un nom bien impropre à donner au rétablissement d'un gouvernement sage et mesuré; au relèvement de la noblesse anéantie, ruinée, méprisée, foulée aux pieds; à celui du calme dans l'Église; à l'allégement du joug, sans attenter quoi que ce soit à l'autorité royale, joug qu'on sent assez sans qu'il soit besoin de l'expliquer, et qui a conduit Louis XIV aux derniers bords du précipice; à laisser au moins à la nation le choix du genre de ses souffrances, puisqu'il n'est plus possible de l'en délivrer, enfin de préserver la couronne des attentats ambitieux, conserver à la maison régnante l'éclat de sa prérogative si uniquement distinctive, et la tranquillité intérieure de l'état du péril du titanisme, et des dangereuses secousses qu'il ne peut manquer d'en recevoir, puisque pour des choses si monstrueusement nouvelles on est contraint de les exprimer par des mots faits pour les pouvoir exprimer. Si des projets de cette qualité, et dont l'exécution est rendue sensible, n'ont pas réussi, c'est qu'ils n'ont pas trouvé dans le temps le plus favorable un régent assez ferme et qui eût en soi assez de suite. On en verra d'autres dans le cours de cette année et des suivantes qui ont eu le même sort. Dois-je me repentir pour cela de les avoir pensés et proposés ? J'ai toujours cru que ce n'était pas le succès qui décidait de la valeur des choses qui se proposent, beaucoup moins quand il dépend d'un autre qui néglige de les suivre ou qui ne veut pas même les entreprendre. Ce qui va suivre est de ce dernier genre.

CHAPITRE X. §

Discussion entre M. le duc d'Orléans et moi sur la manière d'établir et de déclarer sa régence. — Aveu célèbre du parlement par la bouche du premier président de La Vacquerie y séant, de l'entière incompétence de cette compagnie de toute matière d'État et de gouvernement. — Deux uniques et modernes exemples de régences faites au parlement. — Causes de cette nouveauté. — Raisons de se passer du parlement pour la régence, comme toujours avant ces deux derniers exemples. — Observation à l'occasion de la majorité de Charles IX et de l'interprétation de l'âge de la majorité des rois. — Mesures et conduite à tenir pour prendre la régence. — Conduite à tenir sur les dispositions du roi indifférentes, et sur le traitement à faire à Mme de Maintenon. — Prévoyances à avoir. — Faiblesse de M. le duc d'Orléans à l'égard du parlement. — État et caractère de Nocé.

Après de longs et de fréquents tête-à-tête sur toutes ces différentes matières, entre M. le duc d'Orléans et moi, nous vînmes à celle de la régence. Je l'avais fort examinée, et voici comme je lui en parlai et ce que je lui proposai. Je lui dis qu'il ne s'agissait point ici de ces régences réglées par les rois pendant l'absence qu'ils vont faire hors de leur royaume et qui finissent par leur retour, mais de celles uniquement que la mort d'un roi et la minorité de son successeur rendent nécessaires. Je n'eus pas de peine à montrer que celles-là tombent de droit tellement au plus proche du roi mineur, que les mères et les sœurs y sont admises, quoique les femelles soient exclues de la couronne, et que par conséquent ni les cabales ni quelque disposition que le roi pût faire, il n'était pas dans le possible de la lui ôter. Qu'à l'égard de la brider, ce qui ne se pouvait tenter que par des dispositions du roi odieuses, il savait ce que les plus sages et les plus solennelles étaient devenues aussitôt après la mort de Charles V et de Louis XIII qui les avaient faites sur lesquelles il n'y avait point à craindre que celles du roi eussent de l'avantage par toutes sortes de raisons; que néanmoins il fallait penser à s'en garantir en ne se commettant pas avec imprudence; que si le roi faisait des dispositions là-dessus, il n'y avait point à douter qu'elles ne tendissent à le diminuer pour accroître le duc du Maine; que sans me départir de ce que je lui avais dit de la disposition des esprits, et en particulier du parlement sur la grandeur des bâtards, surtout sur leur apothéose, il fallait songer que le premier président était l'âme damnée de M. et de Mme du Maine, qui pour leur intérêt l'avaient mis à la tête du parlement dont il épouserait aveuglément toutes les volontés, parce que, brouillé par cet attachement avec Mme la Duchesse et les princes du sang, ne pouvant par cela même s'assurer de Son Altesse Royale, et mal au dernier point par l'affaire du bonnet avec tant de gens considérables, il n'avait de ressource que la protection du duc du Maine, et par conséquent le plus vif intérêt à toute sa grandeur, et son pouvoir; que tel que fût le premier président, il avait acquis à force de manèges du crédit dans sa compagnie, éblouie de son jargon, de sa politesse, de l'attachement qu'il leur avait persuadé avoir pour tous les avantages de la compagnie et de ses magistrats, enfin par ses grands airs, sa table, sa dépense, et l'union que l'affaire du bonnet avait si bien rétablie entre lui et les présidents à mortier, dont quelques-uns auparavant le tenaient en brassière; que les cabales et les bassesses qui ne coûtaient rien à M. ni à Mme du Maine, qui avaient tant fait leurs preuves en artifices et en noires inventions, étaient indignes de tout homme et impraticables pour Son Altesse Royale, dans le degré surtout où elle se trouverait; qu'autre chose était de présenter un colosse dangereux à abattre et les plus saintes lois à préserver d'une ambition démesurée et toute-puissante, autre chose d'entrer en concurrence avec ce colosse sur des dispositions du roi en sa faveur à la diminution de l'autorité d'un régent; qu'indépendamment d'équité, le parlement est toujours porté à se croire et à faire, autant qu'il en trouve les occasions, le modérateur de la puissance, puisqu'il a si souvent tenté de le faire sentir même aux rois, à plus forte raison dans une entrée de régence, temps de faiblesse dont ce corps a toujours su se prévaloir; que le même amour-propre qui le flatterait d'avoir à prononcer sur le renversement du colosse, si la cause lui en était déférée, et lui ferait goûter la justice et les raisons d'user du pouvoir de le renverser, ce même amour-propre trouvera sa satisfaction à prononcer entre le régent et ce colosse; et comme il ne s'agira pas alors de le détruire, le même amour-propre le portera à le favoriser sous différents prétextes pour faire naître une suite de divisions dont il espérera se mêler et en profiter, et pour avoir un puissant soutien de sa considération et de son autorité qui, en minorité, a si souvent entrepris sur l'autorité royale qui est celle dont le régent est revêtu et qu'il ne doit pas laisser entamer. De ce raisonnement, qui n'a rien de contraire à la disposition du parlement contre les bâtards et leurs grandeurs, où il ne s'agit pas ici de les remettre dans les bornes, il sera aisé aux manèges du duc du Maine et de Mesmes de le tourner favorablement aux prétentions du duc du Maine. Ainsi lutte indécente et inégale et publique; et si elle bâte mal suivant ces apparences, quels embarras et peut-être quels désordres! Certainement, quel lustre et quel degré de continuelles entreprises du parlement, qui se voudra mêler de tout avec autorité! Quel triomphe et quelle dangereuse victoire du duc du Maine! quelle honte pour le régent! et quelle situation pendant tout le cours de la régence! On tremble donc avec raison en pensant jusqu'où tout cela peut porter.

Je proposai donc à M. le duc d'Orléans de ne s'y pas commettre et de prendre un autre tour. Je lui fis observer qu'il ne s'était fait au parlement que les deux dernières régences. On n'y avait jamais songé auparavant. Le duc d'Orléans, dépité de voir la régence entre les mains de Mme de Beaujeu, femme du frère du duc de Bourbon, connétable de France, et sœur fort aînée de Charles VIII, pendant sa minorité, tenta la voie de se plaindre, et de demander au parlement justice du tort qu'il prétendait être fait à son droit sur la régence. La réponse célèbre que le premier président de La Vacquerie lui fit en plein parlement n'est ignorée de personne, et se trouve la même dans toutes les histoires: « La cour, lui dit ce magistrat, n'est établie que pour juger au nom et à la décharge du roi les procès entre ses sujets, et nullement pour se mêler d'aucune affaire d'État ni du gouvernement, où elle n'a pas droit d'entrer, sinon par un commandement exprès de Sa Majesté. » Le duc d'Orléans, lors héritier présomptif de la couronne, et qui y succéda à Charles VIII, sous le nom de Louis XII, ne put tirer autre chose du parlement. Il prit les armes, il n'y fut pas heureux; Mme de Beaujeu demeura régente sans question ni difficulté, et son administration fut bonne et heureuse, jusqu'à la majorité de Charles VIII. Je passe Mme d'Angoulême qui n'a été régente que pendant deux absences du roi François Ier son fils, qui l'établit en partant, et la reine Marie-Thérèse que le roi établit deux fois régente en partant pour ses conquêtes. Ainsi, jusqu'à la mort d'Henri IV, nulle mention du parlement à cet égard.

Personne n'ignore de quelle manière le parricide fut commis, ni les ténèbres qui ont couvert un si grand crime. Il est difficile aussi de se refuser d'en deviner la cause que ces ténèbres mêmes indiquent, et que les histoires et les mémoires de ces temps-là font sentir et même quelque chose de plus. Cette remarque était nécessaire, on s'en contentera. Le cas était unique. Le roi mort à l'instant au milieu des seigneurs, qui étaient dans son carrosse qu'ils firent retourner au Louvre avec le corps du roi, peu de grands à Paris, le prince de Condé hors du royaume, le comte de Soissons chez lui mécontent de ce qui s'était passé sur la duchesse de Vendôme au couronnement de la reine; l'intérieur intime du Louvre, peu étonné et gardant moins que médiocrement les bienséances, tout occupé d'assurer toute l'autorité à la reine pour établir la leur et leur fortune; cette princesse élevée au-dessus de toute faiblesse, et sans distraction sur tout ce qui pouvait établir sa pleine et entière régence, on courut au parlement pour avoir un lieu public et solennel, et un corps intéressé à soutenir ce qui se ferait dans son sein; un corps encore qu'on avait à ménager par d'autres raisons plus ténébreuses, et qui n'étaient pas moins importantes. Le duc d'Épernon environna de son infanterie le dehors et le dedans des Grands Augustins où le parlement tenait ses séances depuis que le palais était occupé des préparatifs qui s'y faisaient pour les fêtes qui devaient suivre le couronnement de la reine. Tout cela se fit sur-le-champ, M. de Guise et lui entrèrent en séance, et la reine y fut aussitôt déclarée régente, en présence de trois ou quatre autres pairs ou officiers de la couronne, qui y arrivèrent l'un après l'autre.

Le murmure fut grand d'une nouveauté si subite et si précipitée; force mouvements ranimés par la prompte arrivée et les plaintes de M. le comte de Soissons, et depuis encore par le retour du prince de Condé, et ses prétentions. Mais la chose était faite, et la déprédation des trésors d'Henri IV, déposés à la Bastille pour l'exécution de ses grands desseins et la guerre de Clèves, achevèrent d'affermir l'autorité de la régente, ou plutôt des gens qui la gouvernaient. C'est le premier exemple d'une régence faite au parlement. On laisse à juger et des causes et de la manière et du droit qu'il peut avoir acquis au parlement.

Le second exemple est tout de suite, lorsque la mort la plus sainte et la plus héroïque couronna la vie la plus illustre et la plus juste, et en fit à tous les rois la plus sublime leçon. La valeur de Louis XIII, si utilement brillante lors du malheur de Corbie, aux îles de la Rochelle, au siège de cette ville, et à tant d'autres exploits, au célèbre Pas de Suse, en Roussillon, et partout où sa conduite ne fut pas moins admirable; la sagesse de son gouvernement, le discernement de ses choix, l'équité de son règne, la piété de sa belle vie, tant de vertus enfin si relevées par sa rare modestie, et le peu qu'il comptait tout ce qui n'est point Dieu; ses victoires, ses succès qui arrêtèrent ceux de la maison d'Autriche, et qui anéantirent le parti protestant, qui faisait un État dans l'État, au point que le roi son fils n'a plus eu besoin que de la simple révocation d'un édit pour le proscrire; l'utile protection donnée à ses alliés, et sa fidélité à ses traités, tant de grandes choses n'avaient pu le préserver des malheurs domestiques, augmentés sans cesse par vingt ans de stérilité de la reine.

Arrivé lentement à sa fin, pour le malheur de la France et de l'Europe entière, à un âge qui n'est souvent que la moitié de celui des hommes, il ne la regarda que comme sa délivrance pour s'envoler à son Dieu, et il profita de la tranquillité, de la paix, de la liberté de l'esprit que lui conserva si parfaitement ce Dieu de justice et de miséricorde, pour se rendre plus digne d'aller à lui par les ordres si judicieux que la sagesse et l'expérience et la connaissance des choses et des personnes lui firent dicter au milieu des douleurs de la mort sur tout ce qu'il crut possible et nécessaire de régler pour l'administration de l'État après lui, et balancer au moins avec prudence et harmonie ce qui ne pouvait être remis en d'autres mains. Tout donné ce qui était vacant, tout réglé ce qui était à faire après lui, il le voulut rendre public, et le consacrer, pour ainsi dire, par le consentement des personnes les plus proches comme les plus intéressées, et par l'approbation de tout ce qu'il put assembler de grands et de personnes considérables de sa cour, et de gens graves tels que sou conseil et les principaux magistrats. Tous admirèrent tant de présence d'esprit, de sages combinaisons, de sagacité et de prudence, tous en furent pénétrés.

La reine promit solennellement de s'y conformer, Monsieur ensuite et M. le Prince, et tous ceux qui étaient nommés pour former le conseil. La reine et ceux qui la gouvernaient n'en furent pas moins effrayés des contre-poids établis à l'autorité de sa régence. Monsieur, faible, facile, de tout temps lié avec la reine, jusque dans tous ses écarts, pris sur-le-champ au dépourvu sans le secours de ceux qui le conduisaient, se laissa enchanter aux flatteries de la reine, et crut n'être que plus puissant en serrant son union avec elle par le sacrifice de sa part de l'autorité que lui avait donnée la disposition dont on vient de parler. Lui gagné, M. le Prince attaqué tout de suite par la reine et par Monsieur, n'osa résister, et céda; à ces si principaux exemples tout le conseil renonça tout de suite, chacun à sa voix nécessaire, délibérative, inamissible, et une heure après la mort du roi tout au plus, tout ce qu'il avait si sagement prévu et fait se trouva renversé, et l'autorité entière et absolue dévolue à la reine privativement à tous.

C'était là un grand pas fait, mais l'embarras fut que la disposition avait été rendue publique, et lue tout haut en présence du roi et de tous ceux qui ont été nommés, et approuvée et ratifiée de tous. Cette publicité ne se pouvait détruire que par une autre. Le parlement, qui y avait été mandé, y avait eu la même part par ses principaux magistrats. On craignit les mouvements de cette compagnie, et à son appui, le repentir de Monsieur et de M. le Prince. On voulut donc ménager et flatter le parlement pour lever tout obstacle. Le dernier exemple autorisait l'imitation et frayait le chemin. Dès l'après-dînée, car le roi mourut dans la fin de la matinée, on pratiqua le parlement, on le brigua toute la nuit, et le lendemain matin, la reine accompagnée de Monsieur et de M. le Prince, des pairs et des officiers de la couronne, vint de Saint-Germain droit au parlement. Ils y déclarèrent la cession qu'ils faisaient à la reine de l'autorité qu'ils avaient reçue de la disposition du feu roi, pour la lui laisser à elle seule tout entière; que le conseil nommé par le feu roi en faisait de même; et la régence fut ainsi faite et déclarée au parlement, à ces conditions, dont la France ne s'est pas mieux trouvée, et qui se sentira peut-être encore longues et cruelles années des pestifères maximes et de l'odieux gouvernement du cardinal Mazarin.

Deux reines étrangères d'inclination, et de principes fort éloignées des maximes françaises pour le gouvernement de l'État et des vues si saines des rois leurs maris, dont elles ne regardèrent la perte que par le seul objet de leur grandeur personnelle, dont elles étaient de longue main tout occupées, que la dernière à la vérité n'a due au moins qu'à la nature, Marie dominée par Conchine et sa femme, Anne par Mazarin, Italiens de la dernière bassesse, et qui ignoraient jusqu'à notre langue, qui ne soupiraient qu'après le timon de l'État dont ils se saisirent tout aussitôt, et à qui il n'importait comment ni à quel titre, il n'est pas surprenant que méprisant ce qu'ils ignoraient, c'est-à-dire toutes les formes, les usages, les règles, les droits, ils se soient jetés à corps perdu avec leur reine, à ce qui leur sembla assurer davantage l'autorité qui allait faire le fondement certain de la toute-puissance qu'ils s'étaient bien promis de saisir, surtout avec les raisons qu'on a vues dans la première de s'assurer du parlement, et dans l'autre de le ménager.

M. le duc d'Orléans ne se trouvait pas en ces termes. Rien à couvrir par les ténèbres; ni fils de France ni prince du sang avec qui lutter, point d'indignes et de vils étrangers à faire régner; point de faiblesse de sexe à étayer, nul usage utile à faire de l'appui du parlement, et tout au contraire, à en craindre par les noirs artifices du duc du Maine, et les manèges de son premier président appuyés des dispositions du roi et de l'intérêt du parlement à s'arroger la fonction de modérateur et de juge, de nourrir la division, de semer les occasions de s'y faire valoir, et d'usurper cette autorité de tuteurs des rois si destituée de tout fondement, et, tant qu'ils ont pu, si hardiment tentée, sur laquelle on verra dans la suite jusqu'à quel point ils osèrent la porter, faire repentir le régent de sa mollesse, et le forcer à briser périlleusement sur leur tête le joug que peu à peu il s'était laissé imposer Je le fis souvenir de ce que tous nos rois, jusqu'à Louis XIV inclusivement, avaient montré de fermeté toutes les fois que le parlement avait osé vouloir passer ses bornes du jugement des procès et des enregistrements d'édits et d'ordonnances, et leur avaient déclaré que la connaissance de rien de ce qui était au delà n'était de leur compétence.

Je lui remis cette vérité, dont jusqu'à présent le parlement n'a osé disconvenir, que s'il est arrivé quelquefois que des matières plus hautes que les procès des particuliers, ou des enregistrements qui avaient quelque chose de plus que l'ut notum sit pour y conformer les jugements, avaient été traités au parlement par la volonté ou la permission du roi, c'était sa présence et des grands qui l'y accompagnaient, ou, en son absence, celle des pairs qui y étaient mandés par le roi, qui donnait toute la force, à l'ombre desquels les magistrats du parlement y opinaient; chose tellement certaine, que leur présence a toujours été nécessairement énoncée dans l'arrêt qui s'y rendait, par ces termes consacrés: la cour suffisamment garnie de pairs, si essentielle au jugement même du parlement que toutes les fois qu'il y a eu des troubles où le parlement s'était laissé entraîner, comme sous la dernière régence, il ne s'était point fait de délibération au parlement, concernant ces affaires, que le parlement lui-même n'envoyât prier les pairs, et quelquefois même les officiers de la couronne qui se trouvaient à Paris, d'y venir assister. Il résulte de cette vérité que ceux qui ne peuvent connaître d'aucune matière d'État, et de leur propre aveu, sans la présence des pairs qui leur en communique la faculté (on parle ici de l'usage reçu, non du droit que les magistrats auraient peine à prouver), ne sont pas nécessaires à aucune sorte de délibération ni de sanction d'État, et que ceux-là seuls de la présence desquels ils tirent cette faculté, qu'ils conviennent n'avoir point en leur absence, peuvent en tout droit délibérer sans eux, et faire toute sanction d'État.

L'unique objet qui se pourrait faire pour éblouir, mais sans aucune solidité, c'est que les matières et les sanctions d'État s'étant souvent trouvées mêlées de jurisprudence et de matières légales, comme les confiscations des grands fiefs, leur réunion à la couronne par forfaiture, comme il est arrivé des anciennes pairies possédées par les rois d'Angleterre et par l'empereur Charles-Quint, ces matières avaient été traitées au parlement pour en éclairer les pairs, le roi même, et les officiers de la couronne qui l'y accompagnaient, ce qui, ayant ouvert la bouche aux magistrats du parlement pour opiner sur ces matières, leur en avait donné l'usage en d'autres moins mêlées des lois, lorsque le roi y avait fait assembler les pairs pour les y traiter comme en lieu naturellement public: mais cette réponse telle qu'elle puisse être ne répond pas au principe dont le parlement convient, et ne lui donne pas un caractère qu'il n'a pas par lui-même; il reste toujours vrai qu'il n'est admis à délibérer sur ces matières que par la présence des pairs, que leur absence l'en rend incompétent: donc il en est par soi-même incapable, et les pairs seuls et les officiers de la couronne uniquement capables et compétents par eux-mêmes, d'où il se conclut qu'il n'est nul besoin du parlement pour faire ou déclarer une régence, comme il n'a pas été question de cette compagnie pour aucune des régences qui depuis tous les temps ont précédé celle de la minorité de Louis XIII, et qu'elles ne se doivent faire et déclarer que par les pairs nés, autres pairs, et les officiers de la couronne privativement à qui que ce soit.

Que si les rois ont été au parlement déclarer leur majorité, ou étant majeurs aussitôt après leur avènement à la couronne, cet ancien usage n'a rien de commun avec ce qui vient d'être dit sur les régences. Une longue prescription fondée sur la sagesse et le bien de l'État à prévenir les troubles qui, dans l'étourdissement que cause toujours la mort d'un roi, naîtraient aisément des prétentions à la régence, en a établi le droit au plus proche du sang du roi mineur mâle ou femelle, encore que celles-ci soient exclues de la couronne, mais cela même rend témoignage que la régence n'est pas comme la couronne, et qu'elle était déférée par l'avis des grands qui renfermait un jugement: au lieu que la séance du roi au parlement, dès qu'il est parvenu majeur à la couronne, ou pour y déclarer sa majorité s'il était mineur, n'a pour objet aucun jugement à rendre ni réel, ni fictif, comme est l'objet de faire et de déclarer une régence, parce que la faire était un jugement réel autrefois, dont on retient l'image; et la déclaration, déclarer le jugement rendu de l'adjudication de la régence.

Cette première séance du roi au parlement, soit majeur en succédant à la couronne, soit mineur qui y vient déclarer sa majorité, n'est donc autre chose que de venir au lieu public, et le plus solennellement destiné à rendre à ses sujets la justice en son nom, pour y faire publiquement et solennellement sa fonction de juge unique et suprême de tous ses sujets, de qui émane le pouvoir de juger à tous les divers degrés de juridictions, et de juge de son suprême fief, qui est son royaume, à cause de sa couronne et de son caractère royal qui est unique en sa personne. Cette séance, où assistent les pairs et où le roi est suivi des officiers de la couronne, n'est donc en soi qu'une pure cérémonie sans délibération sur rien par elle-même, ni matière aucune de jugement. Le roi y reçoit les hommages de la personne qui a exercé la régence, et qui lui remet toute l'autorité que sa minorité l'empêchait d'exercer par lui-même, offre de lui rendre compte de l'administration qu'elle a eue entre les mains, quand il lui plaira de le recevoir, si c'est un roi mineur qui déclare sa majorité, puis les hommages collectifs de tous. Que si, à cette occasion, il se met quelque matière en délibération fictive ou effective, cela retombe dans les cas qui viennent d'être dissertés, et ne tient que par hasard à la cérémonie.

Je fis observer à M. le duc d'Orléans la jalousie, l'attention toujours vigilante du parlement à prétendre, à entreprendre, et à créer à son avantage quelque chose de rien par ce qui arriva à la majorité de Charles IX. Il ne s'y agissait pas, comme dans les autres, d'une simple cérémonie telle qu'elle vient d'être expliquée. La loi faite par Charles V pour la fixation de l'âge de la majorité des rois, et par les grands qui l'approuvèrent, avait toujours été entendue et pratiquée suivant son sens naturel de quatorze ans accomplis, quoique le terme accomplis n'y fût pas exprimé. Sans allonger ce récit de ce que personne n'ignore de l'histoire de ces temps difficiles, Catherine de Médicis, bien assurée de gouverner toujours, avait intérêt que la minorité de Charles IX finît, et il était encore éloigné de plusieurs mois des quatorze ans accomplis. Elle voulut donc faire interpréter la loi de Charles V à quatorze ans commencés. La cour était en Normandie, et les affaires ne lui permettaient pas de la quitter. Elle mena donc Charles IX, suivi des pairs et des officiers de la couronne qui s'y trouvèrent, au parlement de Rouen, où la loi de Charles V fut interprétée comme elle le désirait, et Charles IX déclaré majeur, ce qui pour l'âge a été suivi en toutes les majorités depuis. Le parlement de Paris jeta les hauts cris, députa vers le roi et la reine, prétendit qu'un tel acte ne pouvait être fait dans un autre parlement. On se moqua d'eux. La reine leur répondit que la cour des pairs n'était aucun parlement, mais le lieu tel qu'il fût où le roi se trouvait, et où il lui plaisait d'assembler les pairs. La maxime est si vraie que, sans la circonstance de ces temps si difficiles, où la reine avait besoin de tout, elle n'avait que faire du parlement de Rouen pour une interprétation de la loi de Charles V, sur laquelle ce parlement ne put opiner que par la présence des pairs, comme il a été expliqué, lesquels seuls la pouvaient faire avec les officiers de la couronne; mais comme il fallait en même temps déclarer le roi majeur qui est la simple cérémonie qui a été expliquée, qui ne se pouvait faire qu'au parlement de Rouen, puisque le roi était en cette ville, ce fut un véhicule pour y faire le tout ensemble. Le parlement de Paris se plaignit longtemps, sans pouvoir alléguer aucune raison, et il se tut enfin, quand il fut las de se plaindre, sans avoir reçu le moindre compliment.

Fondé sur des vérités si certaines et de si solides raisons, je proposai à M. le duc d'Orléans d'assembler tous les pairs et les officiers de la couronne, aussitôt que le roi serait mort, dans une des pièces de l'appartement de Sa Majesté en rang et en séance, avec M. le Duc, le seul des princes du sang en âge, le duc du Maine et le comte de Toulouse. Que là tous assis et couverts seuls, dans la pièce, avec les trois secrétaires d'État au bas bout et derrière la séance vis-à-vis de lui, ayant une table garnie devant eux, car le chancelier était le quatrième, Son Altesse Royale fit un court discours de louange et de regrets du roi, de la nécessité urgente d'une administration, de son droit à la régence qui ne pouvait être contesté, du soin qu'il aurait d'éclairer ses bonnes intentions par leurs lumières; et subitement les regarder tous en leur disant avec un air de confiance, mais d'autorité: « Je ne soupçonne pas qu'aucun de vous s'y oppose; » se lever, gracieuser un chacun, les convier de se trouver l'après-dînée au parlement, et si le roi mourait le soir, ne faire cette assemblée que le lendemain matin, pour ne laisser pas la nuit au duc du Maine à cabaler le parlement, et au premier président d'y haranguer. Arrivé droit au parlement, lui dire qu'il voulait par l'estime qu'il avait pour la compagnie, sans rien de plus, leur venir faire part lui-même et se condouloir avec eux de la perte que la France venait de faire, et de la régence qui lui échéait par le droit de sa naissance, et les assurer du soin qu'il aurait de se faire éclairer de leurs lumières dans les besoins qu'il en aurait; que, pour commencer à leur témoigner le désir qu'il en avait, il leur communiquait le plan qu'il estimait le meilleur après M. le duc de Bourgogne, dans la cassette duquel il avait été trouvé, et déclarer là les conseils sans nommer personne. Abréger matière, et finir la séance.

Comme la régence était faite et déclarée avant que d'y entrer, les gens du roi n'auraient point eu à parler, ni le parlement à opiner ni rendre d'arrêt. Si M. du Maine s'était mis en devoir de parler, l'interrompre et lui dire que c'était à lui moins qu'à personne à vouloir contredire ce qui s'était fait comme dans toutes les régences précédentes à celle des deux dernières reines, dont le cas particulier de chacune d'elles demandait la forme qu'elles avaient prise, qu'elle était trop nouvelle et trop différente de celle de tous les temps pour avoir la force de la changer par ces deux seuls exemples, et qu'après toutes les choses inouïes qu'il avait obtenues, il devait éviter avec soin de parler de ce qui était de règle, comme de ce qui n'y était pas, et sans attendre de réponse, lever la séance. Si le premier président avait voulu parler sur la même chose, l'interrompre pareillement, lui dire qu'il marquerait toujours au parlement toute l'estime et la considération qu'il méritait, mais qu'il ne croirait jamais que l'équité et la sagesse de la compagnie exigeât que ce fût aux dépens des droits de sa naissance et de ceux à qui il s'était adressé, ni qu'elle pût prétendre que deux exemples uniques et modernes prescrivissent une règle ignorée jusque-là de toute l'antiquité, et pareillement lever la séance; en se levant, passer les yeux sur tout le monde, et se faire suivre par tous les pairs, intéressés ainsi que les officiers de la couronne à soutenir ce qui s'était passé avec eux. Si le roi avait fait des dispositions, ajouter qu'il aurait toujours tout le respect pour la mémoire du roi, et tous les égards qu'il lui serait possible pour ses volontés, mais que tous les siècles apprenaient que toute l'autorité personnelle des rois finissait avec eux, qu'ils n'en ont aucune sur une régence dont personne ne peut prendre prétexte par sa naissance de partager l'autorité; que ce serait manquer à ce qu'il se doit à soi-même de souffrir que son honneur, sa fidélité pour la personne du roi, son attachement au bien de l'État demeurassent soupçonnés, et par son propre aveu, en se soumettant à des dispositions inspirées par l'ambition de qui avait voulu profiter de la faiblesse de l'âge et des approches de la mort; que les dispositions si sages et si utiles de Charles V et de Louis XIII n'avaient eu aucun effet; que celles de Louis XIV, qui était bien éloigné des circonstances qui avaient porté ces deux grands rois à les faire, ne pouvaient donc être plus recommandables que les leurs, ni avoir un sort plus consistant; qu'en un mot, celles de ces deux princes n'allaient qu'à maintenir le bon ordre et le repos de l'État; que celles du roi n'y pourraient mettre que du trouble, dont il n'est pas juste que l'État soit menacé ni travaillé pour l'ambition particulière de quelques-uns, et pour exécuter aveuglément les dernières volontés du roi en matière d'État, quand celles de pas un de ses nombreux prédécesseurs qui en avaient laissé n'avaient jamais été considérées un seul moment, et étaient tombées avec eux. Cela dit, lever la séance.

Je représentai à M. le duc d'Orléans que s'il avait affaire à un duc de Guise pour l'ambition, le duc du Maine n'avait ni le parti ni les soutiens étrangers, ni le personnel des Guise; que c'était un homme timide à qui il fallait imposer et à son premier président tout d'abord; que cela seul les ferait trembler, et que dans le très peu de gens sur lesquels ce fantôme de Guise se flattait de pouvoir compter dans le décri où était sa personne, et l'indignation publique de tout ce à quoi il était parvenu, il n'y en aurait aucun qui, sur un appui aussi odieux et aussi frêle, osât lever la tête contre un régent unique en sa naissance, dont la valeur était connue, et qui savait montrer le courage d'esprit que je lui conseillais, et la fermeté qui serait son salut, et qui fonderait sa gloire et son autorité entière et paisible pour tout le cours de sa régence. Que le parlement, adroit à se prévaloir de tout, mais n'ayant personne pour soi par l'intérêt des pairs et des officiers de la couronne, qui se trouveraient engagés d'honneur par ce qui se serait passé le matin avec eux sur la régence à Versailles, sentirait promptement son impuissance et l'embarras du fond et de la forme: du fond, d'ériger en loi, lui tout seul, deux exemples récents contraires à tous ceux qui les avaient précédés, et deux exemples singuliers par leurs circonstances et les conjonctures, et de se roidir à faire passer en règle les dispositions de Louis XIV odieuses par elles-mêmes, contre l'exemple constant de toutes les autres dispositions pareilles, dont pas une n'avait eu le moindre effet, quoique si sages et si nécessaires; de la forme, par leur incompétence, reconnue par eux-mêmes, de délibérer, encore moins de statuer rien en matière d'État qu'avec les pairs et par leur présence et concours, et mandés pour ce par le roi, ou en minorité par le régent; et si dans des temps de trouble le parlement entraîné contre la cour avait quelquefois voulu entreprendre de se mêler d'affaires d'État ou de gouvernement, ce n'avait jamais été qu'au moyen et à l'ombre de la présence des pairs, et quelquefois des officiers de la couronne qu'il envoyait convier d'y venir prendre leurs places, chose qui n'était pas à craindre en cette occasion, par l'intérêt des pairs, et des officiers de la couronne de ne se prêter pas au dessein de détruire leur droit autant qu'il était en eux, et leur ouvrage, pour soumettre l'un et l'autre aux magistrats qui n'en avaient aucun; que, pour quelques-uns d'eux qui, en très petit nombre, se trouveraient nommés dans les dispositions, la jalousie du grand nombre qui n'y aurait point de part l'empêcherait de se prêter à soutenir cette disposition et les entreprises du parlement contre eux-mêmes, encore moins quand la déclaration des conseils, sans nommer personne, leur montrerait un bien plus grand nombre de places considérables à remplir, et à y succéder par vacance, que les dispositions du roi n'en auraient établi, dont l'espérance encore les retiendrait tous, et le choix achèverait de les attacher à lui. Enfin que je m'attendais bien aux plaintes du parlement, mais qu'elles seraient si semblables à celles qu'il fit sur la majorité de Charles IX et l'interprétation de la loi de Charles V faite au parlement de Rouen, que je comptais aussi que l'effet et la fin en serait toute pareille, ce qui diminuerait d'autant le nom, le crédit, l'autorité du parlement, à l'augmentation du pouvoir du régent, et rendrait cette ardente compagnie d'autant plus retenue à entreprendre.

J'ajoutai un détail des pairs et des officiers de la couronne qui le devait bien rassurer, outre l'esprit qui régnait alors si peu favorable aux bâtards, par conséquent aux dispositions que le roi ne pourrait avoir faites qu'en leur faveur. Je fus d'avis que sur tout ce qui ne toucherait ni l'État ni le gouvernement en aucune sorte, M. le duc d'Orléans se fit honneur d'en faire un entier à ces mêmes dispositions du roi, non pas comme faisant loi et par nécessité de les suivre, mais par un respect volontaire et bienséant, par sa propre autorité à lui, et pour s'éloigner de la bassesse de porter des coups au lion mort. Par la même raison, je fus d'avis que Mme de Maintenon jouît pleinement, et son Saint-Cyr, de tout ce que ces dispositions auraient fait en leur faveur, et que s'il n'y en avait point, que toute liberté lui fût laissée de se retirer où elle voudrait, et que rien de pécuniaire qu'elle désirerait ne lui fût refusé. Il n'y avait plus rien à craindre de cette fée presque octogénaire; sa puissante et pernicieuse baguette était brisée, elle était redevenue la vieille Scarron. Mais je crus aussi qu'excepté liberté et le pécuniaire personnel, tout crédit et toute sorte de considération lui devaient être soigneusement ôtés et refusés. Elle avait mérité bien pis de l'État et de M. le duc d'Orléans.

Parmi ces mesures, je n'oubliai pas celles que, dispositions du roi faites ou non, la prudence devait inspirer. C'était de s'assurer du régiment des gardes, ce qui était fort aisé avec le duc de Guiche pour de l'argent. Contade, qui le gouvernait et qui de plus était fort accrédité dans le régiment, était honnête homme et bien intentionné, et depuis longtemps je m'étais attaché à gagner Villars qui n'était qu'un avec Contade, et qui avait son crédit personnel sur le duc de Guiche. J'ai déjà parlé de ces deux hommes. S'assurer de Reynold, colonel du régiment des gardes suisses, le premier et le plus accrédité de ce corps et qui le menait, fort homme d'honneur et peu content en secret du joug du duc du Maine; s'attacher Saint-Hilaire, qui pour l'artillerie était au même point que Reynold dans les Suisses; et ne pas négliger d'Argenson. Tout cela fut fait, et avec cela rien à craindre dans Paris, ni du parlement qui se trouverait environné du régiment des gardes quand le régent y irait. Rien à faire dans les provinces, où personne n'avait d'autorité, qui toutes étaient indignées de la grandeur des bâtards et qui n'oseraient branler. Pour les frontières, du Bourg, qui commandait en Alsace, était honnête homme, sans liaisons de cour, qui voulait le bâton de maréchal de France qu'il avait bien mérité, et qui lui viendrait bien plus naturellement par le régent que par des troubles; ainsi des vues et de la situation des autres principaux des frontières. Il ne restait donc qu'à avoir du courage, de la suite, du sang-froid, un air de sécurité, de bonté, mais de fermeté, et à marcher tranquille et tête levée aussitôt que la mort du roi ouvrirait cette grande scène.

Je m'aperçus aisément que M. le duc d'Orléans était peiné de trouver tant d'évidence aux raisons dont j'appuyais la proposition que je lui faisais de se passer du parlement pour sa régence. Il m'interrompit souvent dans les diverses conversations qui roulèrent là-dessus; il avouait que j'avais raison, mais il ne pouvait ni contester mon avis ni s'y rendre, quoiqu'il ne le rejetât pas. Il fallait, pour l'embrasser utilement, plus de nerf, de résolution et de suite que la nature n'en avait mis en lui, plus savoir payer d'autorité, de droit, d'assurance par soi-même et sur le pré, et vis-à-vis des gens et sans secours d'autrui, qu'il n'était en lui de le faire. Je me contentai de lui inculquer ce que je pensais, et les raisons de se conduire comme je le pensais, à diverses reprises, sans le presser au delà de ce qu'il en pouvait porter. Sa défiance, qui n'avait point de bornes, m'arrêta dans celles-ci. Je crus voir qu'elle venait au secours de sa faiblesse, et que, pour se la cacher à lui-même, il se persuada que je voulais me servir de lui en haine du parlement, par rapport à l'affaire du bonnet, et revendiquer le droit des pairs par rapport à la régence sur l'usurpation moderne du parlement. L'expérience de ce qui s'y passa sur sa régence le fit repentir de ses soupçons, et de s'être laissé entraîner à des gens peu fidèles que sa faiblesse favorisa, et qui le jetèrent dans le dernier péril de se perdre avant de commencer d'être, comme on le verra en son lieu. Ces gens étaient Maisons, Effiat, deux scélérats dévoués au duc du Maine et au parlement; Canillac, gouverné par l'encens de Maisons, devenu par là son oracle; peut-être Nocé, par ignorance, ébloui du nom du parlement.

Nocé était un grand homme, qui avait été fort bien fait, qui avait assez servi pour sa réputation, qui avait de l'esprit et quelque ornement dans l'esprit, et de la grâce quand il voulait plaire. Il avait du bien assez considérablement, et n'était point marié, parce qu'il estimait la liberté par-dessus toutes choses. Il était fort connu de M. le duc d'Orléans, parce qu'il était fils de Fontenay, qui avait été son sous-gouverneur, et il lui avait plu par la haine de toute contrainte, par sa philosophie tout épicurienne, par une brusquerie qui, quand elle n'allait pas à la brutalité, ce qui arrivait assez souvent, était quelquefois plaisante sous le masque de franchise et de liberté; d'ailleurs un assez honnête mondain, pourtant fort particulier. Il était fort éloigné de s'accommoder de tout le monde, fort paresseux, ne se gênait pour rien, ne se refusait rien. Le climat, les saisons, les morceaux rares qui ne se trouvaient qu'en certains temps et en certaines provinces, les sociétés qui lui plaisaient, quelquefois une maîtresse ou la salubrité de l'air l'attiraient ici et là, et l'y retenaient des années et quelquefois davantage. D'ailleurs poli, voulait demeurer à sa place, ne se souciait de rien que de quelque argent, sans être trop avide, pour jeter librement à toutes ses fantaisies, dont il était plein en tout genre, et à pas une desquelles il ne résista jamais. Tout cela plaisait à M. le duc d'Orléans, et lui en avait acquis l'amitié et la considération. C'était un de ceux qu'il voyait toutes les fois qu'il allait à Paris, quand Nocé y était lui-même, avec lesquels tous je n'avais ni liaison ni connaissance, parce que je ne voyais jamais M. le duc d'Orléans à Paris, et que ces personnes-là ne venaient jamais à Versailles. Depuis la régence, je n'eus guère plus de commerce avec eux. Leur partage était les soupers et les amusements du régent, le mien les affaires, sans aucun mélange avec ses plaisirs.

CHAPITRE XI. §

Survivances, brevets de retenue et charges à rembourser. — Raisons et moyen de le faire, et multiplication de récompenses à procurer. — Taxe proposée n'a rien de contraire à la convocation des états généraux, qui lui est favorable. — Autres remboursements peu à peu dans la suite. — Nulle grâce expectative. — Remplir subitement les vacances. — Réparation des chemins par les troupes. — Extérieur du roi à imiter, et fort utile; et conduite personnelle.

J'avais depuis fort longtemps une idée dans la tête que je voulus examiner, et voir si elle était possible, lorsque je commençai à m'apercevoir de la diminution de la santé du roi. Je fis sur cela un travail à la Ferté, où je m'aidai de gens plus propres que moi au calcul, sans leur communiquer à quoi il tendait, et je connus qu'il y avait de l'étoffe. Voici quelle elle était: je voulais rendre M. le duc d'Orléans maître de toutes les principales charges de la cour, à mesure qu'elles viendraient à vaquer, et d'autres dont je parlerai après, et lui donner auprès du roi l'honneur de les lui faire trouver libres à sa majorité. Il n'y en avait presque plus qui ne fussent en survivance ou chargées de gros brevets de retenue qui tendaient au même effet. Par ce moyen elles étaient rendues héréditaires. Qui n'en avait point n'en pouvait espérer, le roi n'avait rien à disposer. Les fils succédant aux pères obtenaient sûrement, ou sur-le-champ ou tôt après, le même brevet de retenue; et si, par un hasard d'une fois en vingt ans, il s'en trouvait une à disposer, c'était en payant le brevet de retenue par le successeur, qui alors en obtenait sur-le-champ un pareil. Cette grâce lui faisait bien trouver la somme entière du prix de la charge, mais les arrérages de cet emprunt étaient au moins égaux aux appointements de la charge, en sorte qu'il la faisait à ses dépens et s'y ruinait souvent. Je voulais donc payer tous ces brevets de retenue. C'eût été une grâce inespérée pour ceux qui en avaient que cela eût libérés du fonds hypothéqué dessus, et leur eût laissé libre et en gain la jouissance de leurs appointements.

Tout le gré de tant de gens considérables en eût été à M. le duc d'Orléans, qui, dans le cours de sa régence, aurait eu le choix libre pour remplir les vacances, et l'aurait remis au roi à sa majorité. Mais aussi la condition essentielle était de se faire une loi immuable de ne donner jamais ni survivances ni brevets de retenue pour quelque raison que ce pût être. Chacun alors aurait espéré et se serait conduit de façon à fortifier son espérance, et on aurait banni l'indécence de voir des enfants exercer les premières charges, et de jeunes gens gorgés les déshonorer par leur conduite, fondée sur une situation brillante qui ne peut leur manquer, et qui ne leur laisse ni crainte de perdre ni désir d'obtenir. Or les hommes se mènent presque tous beaucoup mieux par l'espérance et par la dépendance que par la reconnaissance et par d'autres égards, ce qui rendait ce remboursement beau coup plus utile encore à un régent, qui par là acquérait l'un et l'autre.

J'en voulais faire autant et par mêmes raisons, pour les gouvernements de province dont l'objet n'était pas fort, non plus que leurs lieutenances générales que j'avais encore plus à cœur. Voici ma raison d'affection particulière. Le nombre d'officiers généraux était devenu excessif dans ces guerres continuelles, par cette détestable méthode de faire de nombreuses promotions par l'ordre du tableau. En même temps presque point de récompenses; en sorte qu'on a vu des maréchaux de camp et force brigadiers demander, accepter avec joie, et n'obtenir pas toujours des emplois dont, avant cette foule, les commandants de bataillons des vieux corps se croyaient mal récompensés. Un gouvernement de place de quinze ou seize mille livres de rente à tout tirer, ordinairement à résidence, est tout ce qu'un bon et ancien lieutenant général peut espérer. Les gouvernements bons et médiocres ne sont pas en très grand nombre; de sorte que beaucoup de lieutenants généraux attendent longtemps, et que plusieurs n'en ont jamais, et c'est pourtant tout ce qu'ils peuvent espérer. Les grands-croix de Saint-Louis sont en très petit nombre, et quelque prostitution qu'il se soit faite des colliers de l'ordre du Saint-Esprit, ils sont rares pour ces récompenses, et ne donnent pas de subsistance. Je voulais donc affecter toutes les lieutenances générales des provinces à la récompense des lieutenants généraux, et les lieutenances de roi des provinces aux maréchaux de camp, ce qui, avec les gouvernements de places qui leur en servent jusqu'à cette heure, fournirait à tous, en observant que le même n'eût jamais l'un et l'autre. Rien de plus naturel, de plus convenable, ni de plus utile au vrai service du roi et à celui des provinces que cette sorte de récompense qui laisserait les très petits gouvernements de places et de forts, et tous les états-majors des places, aux brigadiers et à ce grand nombre d'officiers si dignes de récompense. Je voulais que ces lieutenants généraux et ces lieutenants de roi des provinces en fissent les fonctions, et remettre ainsi l'épée en lustre et en autorité, en bridant et humiliant les intendants des provinces, et, cette foule de trésoriers de France, d'élus, de petits juges, de gens de rien, enrichis et enorgueillis, qui sous les intendants sont les tyrans des provinces, le marteau continuel de la noblesse, et le fléau du peuple qu'ils dévorent.

Rien de si indécent que la manière dont ces lieutenances générales et de roi des provinces se trouvaient remplies. Les premières étaient devenues le patrimoine des possesseurs; c'étaient souvent des enfants, presque toujours des personnes aussi ineptes. Les autres héréditaires par l'édit assez nouveau de leur création n'étaient presque remplies que de gens qui n'étaient pas ou bien à peine gentilshommes, et qui pour leur argent avaient couru après ce petit titre pour se recrépir. Rembourser les uns et les autres, c'était ôter des images la plupart ridicules, pour leur substituer mérite, valeur, âge, maintien, usage de commander, en même temps se dévouer tout le militaire par une telle et si nombreuse destination de récompenses. Le moyen était par une taxe sourde aux gens d'affaires. L'expérience doit avoir dégoûté des chambres de justice. L'argent et la protection y sauvent tous les gros richards qui ne se sont pas rendus absolument odieux, et de ceux-là encore il s'en tire beaucoup d'affaire. On les vexe pour enrichir le protecteur; les alliances que la misère des gens de qualité leur a fait faire avec eux en délivrent encore un grand nombre; les médiocres financiers ont aussi leurs ressources pour échapper; les taxes, faites pour la forme, obtiennent des remises et des modérations; en un mot beaucoup de bruit qui perd le crédit dont on a besoin tant que la finance demeure sur le pied où elle est; grands frais que le roi paye; force grâces à droite et à gauche aux dépens des malheureux; au bout nul profit pour le roi, ou si mince qu'on est honteux de l'avouer. Au lieu d'une si ruineuse méthode, parler à l'oreille à ces gens-là, leur dire qu'on ne veut ni les décréditer, ni les tourmenter, ni mettre leurs affaires au jour, mais qu'on n'est pas aveugle aussi sur leurs gains excessifs, qu'il est raisonnable qu'ils en aident le roi, et qu'ils ne se commettent pas à un traitement rigoureux, au lieu du gré qu'ils acquerront à faire les choses de bonne grâce, et se prépareront les voies à remplir une partie du vide qu'ils s'imposeront; les assurer que ce qu'on leur demande demeurera secret, pour ne pas intéresser leur crédit et leur réputation; leur faire à chacun des propositions modérées et proportionnées à ce que l'on peut raisonnablement savoir de leurs profits; leur répartir les brevets de retenue et les lieutenances générales des provinces par lots, suivant ce qu'on serait convenu avec eux, et le temps court pour apporter les démissions et les quittances; et si quelques-uns d'eux faisaient les insolents, les traiter militairement, de Turc à More, et subitement sans merci pour donner exemple aux autres.

À l'égard de ceux qui sont revêtus de ces emplois, dont il se trouverait quelques-uns à conserver jusqu'à vacance, leur parler civilement, mais en leur montrant qu'on veut être obéi. Pour les lieutenances de roi, où il y en aurait peut-être fort peu à conserver: mais en leur déclarant qu'il n'y a plus d'hérédité, la plupart se trouveraient de telle espèce qu'il n'y aurait pas grande différence entre elles et les charges municipales créées de même, et qui ont été supprimées aux dernières paix, et point ou très peu remboursées. Quelle comparaison entre le mécontentement des remboursés et des supprimés de ces charges, et l'acclamation de toutes les troupes que M. le duc d'Orléans se dévouerait par la réalité et par l'espérance de cette multiplication de belles récompenses, depuis le premier lieutenant général jusqu'au dernier enseigne et cornette, parce que ce grand nombre de différentes récompenses déboucherait bien plus aisément les tètes des corps, et donnerait de justes espérances à la queue de monter plus tôt, et d'arriver; et quelle sûreté et quelle facilité dans tout le cours de la régence; et quelle considération après recueillerait ce prince de s'être ainsi attaché toute la cour et tout le militaire de tout grade, et de les avoir mis de plus dans sa dépendance par ces solides espérances ! Je dis jusqu'au dernier cornette: en voici la raison.

En proposant à M. le duc d'Orléans tout ce qui vient d'être expliqué dans cet article, je lui fis considérer que toutes les récompenses au-dessous des officiers généraux n'étaient que pour l'infanterie qui est le nerf de l'État, et ne devaient aussi aller qu'à elle, parce que la cavalerie n'entend point les places; qu'en même temps la cavalerie était aussi trop maltraitée depuis que les extrêmes besoins avaient engagé à retrancher les bons quartiers d'hiver et mille autres revenants-bons qui n'étaient pas de règle, mais sur lesquels M. de Louvois, et son fils après lui, fermaient les yeux pour un bien-être nécessaire à entretenir de belle cavalerie, et à suppléer aux récompenses dont les officiers sont privés en se retirant presque tous, parce qu'elles ne consistent qu'en pensions rares et modiques, et que ce moyen n'était pas onéreux, comme eût été d'en augmenter le pied. Ainsi je proposai à M. le duc d'Orléans de se faire une règle inaltérable de borner les officiers d'infanterie aux états-majors que les officiers supérieurs ne leur embleraient plus, et à la plus modique portion qu'il se pourrait de grâces sur l'ordre de Saint-Louis, d'en affecter toutes les autres à la cavalerie et aux dragons, et toutes les pensions de retraite que le roi se trouverait en état de donner, sans plus aucune à l'infanterie, au moyen de quoi il empêcherait par cette étoffe et par cette espérance la tête de ces régiments de quitter par ennui, par dégoût, par craindre d'achever de se ruiner, inconvénient qui renouvelle sans cesse ces corps, et qui les dépouille d'officiers expérimentés et capables.

En même temps je le pressai de songer, autant que les finances le pourraient porter, au rétablissement de la marine, d'où dépend en un royaume flanqué des deux mers toute la sûreté et la prospérité de son commerce et de ses colonies, qui est la source de l'abondance; objet dont la nécessité et l'importance augmente à mesure que la longue paix intérieure de l'Angleterre, paix inouïe jusqu'ici depuis la durée de cette monarchie, l'a mise en état de couvrir toutes les mers de ses vaisseaux, et d'y donner la loi à toutes les autres puissances, tandis qu'il a été un temps où le roi a disputé l'empire de la mer à l'Angleterre et à la Hollande unies contre lui, et y a eu des succès et des victoires. Par cette même raison, augmenter l'émulation, en ne souffrant plus à l'avenir que les vice-amiraux devenant maréchaux de France conservassent leur vice-amirauté, puisqu'ils se trouvaient revêtus du premier grade militaire qui commandait à tous, par quoi ce dédoublement ferait monter tout le monde; et destiner aussi des récompenses, dont la marine est presque totalement privée, en lui affectant le gouvernement de tous les ports, et tous leurs états-majors, ce qui éviterait de plus mille inconvénients pour le service, et des tracasseries sans fin entre les officiers de terre et de mer.

Revenant après sur mes pas à la taxe, je dis à M. le duc d'Orléans que cette entreprise n'avait rien de contraire à ma proposition d'assembler les états généraux, parce que leur convocation n'était faite que pour rendre publique la situation forcée où il trouvait les finances, et leur donner le choix des remèdes et de l'ordre qu'ils seraient d'avis d'y apporter. Que, quelque taxe qu'on se pût proposer par une chambre de justice, ou par toute autre voie, elle ne pouvait remplir aucun de ces deux objets; et que celle qu'il ferait ne touchait aussi ni à l'un ni à l'autre, par quoi il serait toujours vrai de dire aux états qu'il n'avait fait, en attendant leur assemblée et leur délibération, que continuer la forme de l'administration qu'il avait trouvée dans les finances, sans innover en rien, pour leur laisser toutes choses entières. J'ajoutai que je ne voyais point d'occasion plus favorable de faire et de presser la taxe telle que je la proposais, qu'au moment de la première publicité de la convocation des états, pour faire peur aux financiers d'être abandonnés à leur merci, et les assurer qu'en payant avant leur première assemblée, ils seraient garantis de leur haine, de leur vengeance et de tout ce qu'ils avaient tant lieu d'en appréhender, ce qui serait le plus puissant et le plus pressant véhicule à céder et à payer promptement. Mon projet pour les suites, dont je fis sentir l'importance et la convenance à M. le duc d'Orléans, était de trouver moyen de payer peu à peu tous les régiments de cavalerie, d'infanterie et de dragons pour en ôter la vénalité à jamais, qui ferme la porte à tout grade militaire à qui n'y peut atteindre, et en laisserait la libre disposition au roi. La France est le seul pays du monde où les offices de la couronne, les charges de la cour et de la guerre, et les gouvernements soient vénaux; les inconvénients de cet usage aussi pernicieux qu'il est unique sont infinis, et il n'est point immense de l'abolir. À l'égard des autres sortes de charges, il serait chimérique de penser sérieusement à en ôter la vénalité, tant cette mer est vaste, mais bien important de ne perdre pas les occasions de rendre libres les charges des premiers présidents, et des procureurs généraux des parlements, chambres des comptes et cours des aides, pour que le roi en pût disposer librement.

Je n'oubliai pas encore de remontrer à M. le duc d'Orléans avec combien de raison le roi s'était rendu si difficile sur les coadjutoreries d'évêchés et d'abbayes, qu'on n'en voyait plus depuis longtemps, l'inconvénient de l'ambition des parents, et si souvent [celui] de la mésintelligence qui se mettait entre les titulaires et les coadjuteurs; je le fis souvenir du juste repentir qu'avait eu le roi de la complaisance qu'il avait eue de permettre celle de Cluni, et combien il se devait garder, et le roi, lorsqu'il serait majeur, de prendre jamais d'engagement avec qui que ce fût pour rien qui ne fût pas vacant, et combien il était utile tant pour les places de l'Église que pour toutes les autres, de se former un état de ceux qu'on croit devoir placer par étages et par classes, afin de pouvoir choisir soi-même le successeur d'une place dont le titulaire menace une ruine prochaine, ou dont on apprend la mort, pour n'être pas en proie aux demandeurs, à gens quelquefois qu'on ne veut pas refuser, et pouvoir disposer sur-le-champ de la vacance pour donner soi-même, en avoir le gré, et ne se les laisser pas arracher avec peu ou point de reconnaissance, et encore moins de choix. Je le fis souvenir du très juste scrupule qui avait obligé le roi à délivrer de vénalité les charges de ses aumôniers, parce qu'elles étaient le chemin ouvert aux bénéfices et aux prélatures, et le soin qu'il devait se prescrire de ne l'y pas laisser rentrer; chose, s'il n'y était exact, qui serait trouvée bien plus mauvaise de lui par la licence de sa vie jusqu'alors, qui lui ferait mépriser les faubourgs de la simonie que le roi avait si saintement anéantis.

Je lui parlai aussi de l'affreux état où on avait laissé tomber les chemins par tout le royaume, tandis que chaque généralité payait de si grosses sommes pour leur réparation et entretien, et que si on en employait quelque chose, il en demeurait la moitié dans la poche des entrepreneurs, qui faisaient encore de très mauvais ouvrages, et qui ne duraient rien; que cet article était de la dernière importance pour le commerce intérieur du royaume qu'il interceptait totalement en beaucoup d'endroits, faute de ponts et de chaussées qui manquaient sans nombre, et qui obligeaient à faire de longs détours, ce qui, joint au nombre doublé et triplé de chevaux pour traîner les voitures dans les chemins rompus où elles s'embourbaient et se cassaient continuellement, causait une triple dépense, qui, sans compter la peine et le travail, dégoûtait les moins malaisés, et passait les forces de tous les autres; que la Flandre espagnole ou conquise, l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, le Languedoc lui donnaient un exemple qu'il fallait suivre, et qui méritait qu'il entrât dans la comparaison de l'aisance et du profit qu'y trouvaient ces provinces, pour leurs commerces de toutes les sortes, avec le dommage qu'éprouvait tout le reste du royaume. Que pour y parvenir, il était aisé de répandre en pleine paix les troupes par le royaume, et de se servir d'elles pour la réparation des chemins; qu'elles y trouveraient un bien-être qui ne coûterait pas le demi-quart de ce qui s'y dépenserait par tout autre moyen, que les officiers y veilleraient à un travail assidu, continuel, et toutefois réparti de façon à ne pas trop fatiguer les troupes; que les ingénieurs qu'on emploierait à visiter ces travaux, et les officiers qui en seraient les témoins, tiendraient de court les entrepreneurs sur la bonté de l'ouvrage et la solidité, de même que sur les gains illicites des gens du métier qui y seraient employés, et sur les friponneries des secrétaires et des domestiques des intendants, et souvent des intendants eux-mêmes, sur leurs négligences, leurs préférences, et qu'en quatre ans, et pour fort peu de chose qui encore tournerait au profit des troupes, les chemins se trouveraient beaux, bons et durables.

À l'égard des ponts, qu'il n'était pas difficile d'avoir un état de ceux qui étaient à refaire ou à réparer; destiner ce qu'on pourrait pour le faire peu à peu, commençant par les plus nécessaires, et choisir les ingénieurs les plus en réputation d'honneur et d'intelligence en ouvrages, pour se trouver présents avec autorité aux adjudications qui en seraient faites par les intendants, et tenir de près les entrepreneurs sur la bonté, la solidité et la diligence des ouvrages qu'ils auraient entrepris, mais qu'à tout cela il fallait suite et fermeté, et se résoudre à des châtiments éclatants à quiconque les mériterait, sans qu'aucune considération les en pût garantir; que c'est à l'impunité qui a porté l'audace au comble qu'il se faut prendre des voleries immenses qui appauvrissent le roi, ruinent le peuple, causent mille sortes de désordres partout et enrichissent ceux qui les font, et beaucoup tête levée, assurés qu'ils sont qu'il n'en sera autre chose par la protection qu'ils ont, et souvent pécuniaire, ou même par leur propre considération, et de ce qu'ils sont eux-mêmes; et si une fois en vingt ans il arrive quelque excès si poussé qu'il ne soit pas possible de n'en pas faire quelque sorte de justice, jamais elle n'a été plus loin que de déposséder le coupable de l'emploi dont il a abusé, qui, peu après, se raccroche à un autre, au pis aller demeure oisif, et jouit de ses larcins sans être recherché de rien de tout ce qu'il a commis.

Cette méthode, à l'égard des chemins, ôterait de soi-même un autre abus, qui est multiplié à l'infini, qui est que sur une somme destinée et touchée effectivement pour tel ou tel chemin, l'homme de crédit qui s'en trouve à quelque distance, un intendant des finances, un fermier général, un trésorier de toute espèce, suprêmement les ministres, détournent ce fonds en partie, quelquefois en total pour leur faire des chemins, des pavés, des chaussées, des ponts qui ne conduisent qu'à leurs maisons de campagne, et dans leurs terres, moyennant quoi il ne se parle plus de la première et utile destination pour le public, et l'intendant qui y a connivé y trouve une protection sûre, qui le fait regarder avec distinction par les maîtres de son avancement. Je comptai à ce propos à M. le duc d'Orléans que c'était ainsi que les puissants de ce temps-ci, c'est-à-dire de la plume et de la robe, car il n'y en a plus d'autres, avaient embelli leurs parcs et leurs jardins de pièces d'eau revêtues de canaux, de conduites d'eau, de terrasses qui avaient coûté infiniment, et dont ils n'avaient déboursé que quelques pistoles, et que le roi parlant à Mme de La Vrillière dans son carrosse où était Mme la duchesse de Berry et Mme de Saint-Simon, allant à la chasse de Châteauneuf où elle avait été de Fontainebleau, elle lui en avait vanté la terrasse, qui est en effet d'une rare beauté sur la Loire : « Je le crois bien, répondit sèchement le roi, c'est à mes dépens qu'elle a été faite, et sur les fonds des ponts et chaussées de ces pays-là pendant bien des années. » J'ajoutai que si l'image d'un secrétaire d'État, car cette charge n'est pas autre chose, avait osé faire ce trait sans qu'il en ait rien été, que n'auront pas fait tous les autres secrétaires d'État, et gens en place considérables dans la robe, dans la plume, et en sous-ordre, les financiers et les petits tyranneaux que j'ai nommés dans les provinces? Tout cela fut fort goûté et approuvé; et il me parut que M. le duc d'Orléans était résolu à cette exécution.

Je ne manquai pas de le prier de se souvenir combien de fois lui et moi, tête à tête, nous nous étions échappés à l'envi sur les détails dont le roi se piquait, qui le persuadaient, aidés de l'adresse, de l'intérêt, des artifices de ses ministres, qu'il voyait, qu'il faisait, qu'il gouvernait tout par lui-même, tandis qu'amusé par des bagatelles, il laissait échapper le grand qui devenait la proie de ses ministres, parce que le jour n'a que vingt-quatre heures, et que le temps qu'on emploie au petit, on le perd pour le grand, sur lequel ils le faisaient tomber insensiblement du côté qu'ils voulaient, chacun dans son tripot. Je lui dis que, malgré la force de cet exemple et de son propre sentiment, il devait être en garde continuelle avec lui-même sur l'appât des détails, qui sont la curiosité, les découvertes, tenir les gens en bride, briller aisément à ses propres yeux et à ceux des autres par une intelligence qui perce tant de différentes parties, le plaisir de paraître avec peu de peine, de sentir qu'on est maître et qu'on n'a qu'à commander, au lieu que le grand vous commande, oblige aux réflexions, aux combinaisons, à la recherche et à la conduite des moyens, occupe tout l'esprit sans l'amuser, et fait sentir l'impuissance de l'autorité qui humilie au lieu de flatter, et qui bande l'application à la recherche et à la suite de ce qui peut amener le succès auquel on tend, et fait sentir les fautes qu'on y a faites et l'inquiétude de les réparer, en sorte que rien de plus satisfaisant que les détails qui sont tous sous la main du prince, mais qui ne lui rapportent que du vent, parce qu'ils sont le partage du subalterne sous ses ordres généraux, qui là-dessus en sait plus que lui; et que rien n'est plus pénible et ne flatte moins que le travail en grand, du succès duquel dépend la prospérité des affaires, et la gloire et la réputation du prince qui s'y donne, parce qu'il ne peut être le partage d'un autre, et qui y réussit. Non qu'il faille abandonner tous les détails aux autres, mais s'y appliquer et s'en faire rendre compte, de manière à tenir tout en ordre et en haleine, sans pourtant s'imaginer que ce soit si parfaitement que rien n'échappe, parce qu'il ne faut pas se proposer l'impossible, mais y entrer de façon qu'on n'y donne que très peu d'un temps, court, précieux, et qui s'enfuit sans cesse, qui doit de préférence être employé au plus important, et se contenter pour le reste d'une direction générale, surtout comprendre que ne pouvant suffire à tout, force est de se fier à ceux qu'on a choisis pour le courant, et souvent bien davantage; que cette confiance excite et pique d'honneur et d'attachement, au contraire de la défiance qui ne sert qu'à être trompé, à décourager, à dégoûter, et souvent à se proposer de tromper, puisque le prince mérite de l'être par son injuste défiance.

Je le conjurai aussi de se défaire absolument de cet esprit de tracasserie puisé d'enfance dans la cour de Monsieur, entretenu depuis par l'habitude avec les femmes, et par la fausse idée de découvrir et de croire être mieux servi en brouillant les uns avec les autres, parce que pour une fois que cela réussit avec des étourdis, ou par une surprise de colère, trompe sans cesse le prince par cela même dont il est rendu la dupe, dès qu'il est reconnu pour user de ce bas artifice qui lui éloigne et ferme la bouche à ses vrais serviteurs, et lui rend les autres ennemis. Ce n'est pas qu'il n'y ait mesure à tout, singulièrement entre l'abandon aux gens et la vigilante défiance. C'est où le sens, la connaissance des personnes, l'expérience, la suite des choses et des affaires conduisent l'esprit. Se fermer aux rapports, surtout aux avis anonymes, c'est-à-dire aux fripons, tenir les yeux ouverts à tout, mais avec tranquillité, éplucher à part soi des apparences qui se trouvent si souvent trompeuses; si l'examen persuade qu'il y ait cause d'approfondir, le faire avec précaution et délicatesse; être en garde s'il n'y a rien au bout contre la honte et quelquefois le dépit de s'être trompé; si au contraire il se rencontre infidélité réelle ou incapacité dangereuse, se défaire sans délai irrémissiblement du sujet, plus ou moins honnêtement, suivant le mérite de la chose, également pour se délivrer du danger, et pour servir d'exemple aux autres, car j'y reviens toujours, nous périssons en tout genre par l'impunité. J'insistai souvent sur tout ce dernier article, par la connaissance que j'avais du caractère de M. le duc d'Orléans.

Je lui dis aussi qu'il ne fallait pas moins se souvenir qu'après nous être souvent licenciés sur les détails du roi dans nos conversations, nous y étions convenus aussi d'une de ses plus grandes parties, qu'il fallait bien inspirer à son successeur d'imiter, et à laquelle je souhaitais passionnément que son image qu'il allait être voulût faire l'effort de se conformer. Cette partie si utile est la dignité constante, et la règle continuelle de son extérieur. L'une présentait en tous les moments qu'il pouvait être vu une décence majestueuse qui frappait de respect; l'autre une suite de jours et d'heures, où, en quelque lieu qu'il fût, on n'avait qu'à savoir quel jour et quelle heure il était, pour savoir aussi ce que le roi faisait, sans jamais d'altération en rien, sinon d'employer les heures qu'il passait dehors, ou à des chasses, ou à de simples promenades. Il n'est pas croyable combien cette exactitude en apportait en son service, à l'éclat de sa cour, à la commodité de la lui faire et de lui parler, si on n'avait que peu à lui dire, combien de règle à chacun, de commodité au commerce des uns avec les autres, d'agrément en ces demeures, de facilité et d'expédition à ses affaires, et à celles de tout le monde, ni combien son habitation constante hors de Paris faisait d'une part un triage salutaire et commode, de l'autre un rassemblement continuel qui faisait tout trouver à chacun sous sa main, et qui faisait plus d'affaires, et donnait plus d'accès à tous les ministres et à tous leurs bureaux en un jour, qu'en quinze si la cour était à Paris, par la dispersion des demeures et la dissipation du lieu.

Outre ces raisons également essentielles et vraies, j'en avais d'autres de craindre le séjour de la cour prochaine à Paris, par le caractère de M. le duc d'Orléans, sa facilité d'écouter, et de se laisser en prise à tout le monde, et à un monde éloigné par état et par habitude de la cour, et qui ne l'irait pas chercher à Versailles, ou bien rarement et bien incommodément, par conséquent hors de portée de recharges et de cabales entre eux pour l'attaquer par plusieurs et par divers côtés, gens ineptes en affaires d'État et de cour, ignorants, suffisants, croyant devoir tout gouverner; à un autre monde encore aussi ignorant, non moins avide, familiarisé avec lui par les plaisirs et les étranges parties, d'autant plus dangereux qu'ils le connaissaient mieux, et dont tout le soin pour le posséder et le gouverner serait de le dissiper, de lui faire perdre tout son temps, de l'amuser par des ridicules toujours aisés à donner, dont le périlleux effet sur ceux qu'ils attaqueraient serait funeste aux affaires et au prince; enfin les indécences, les maîtresses, un fréquent opéra où il allait de plain-pied de son appartement, et mille inconvénients semblables, des soupers scandaleux et des sorties nocturnes qui les ramassaient tous ensemble.

Je lui dis, en lui représentant tous ces détails fort au long, qu'il savait que depuis très longtemps je m'abstenais de lui parler de la vie qu'il menait, parce que j'en avais reconnu l'inutilité; mais que l'extrême nécessité où son nouvel état l'allait mettre de la quitter m'ouvrait la bouche pour le supplier de penser sérieusement, et de bonne foi en lui-même ce qu'il trouverait et ce qu'il ne pourrait s'empêcher de dire, s'il était particulier, d'un régent du royaume qui, à plus de quarante ans, mènerait et se piquerait de plus de mener la vie d'un jeune mousquetaire de dix-huit ans, avec des compagnies souvent obscures, et telles que des gens de caractère n'oseraient voir; quel poids une telle conduite pouvait donner à son autorité au dedans, à sa considération dans les pays étrangers, à son crédit dès que le roi commencerait à voir et à entendre, quels contre-temps aux affaires, quelle indécence à tout, quelle prise sur sa faveur aux petits compagnons de ses plaisirs, quelle honte, et quel embarras à lui-même vis-à-vis des personnages français et étrangers, quelle large porte aux discours, quel péril de mépris et du peu d'obéissance qui le suit toujours! J'ajoutai que le comble de la mesure serait l'impiété, et tout ce qui la sentirait, qui ferait ses ennemis de toute la nation dévote, cléricale, monacale, dont le danger était extrême, et qui en même temps lui éloignerait les honnêtes gens, et ceux qui auraient des mœurs, de la gravité, surtout de la religion; que par là il rétorquerait contre lui ce raisonnement des libertins, qu'il aimait à répéter et à applaudir; que la religion est une chimère que les habiles gens ont inventée pour contenir les hommes, les faire vivre sous certaines lois qui maintiennent la société, pour s'en faire craindre, respecter, obéir, et qui était nécessaire aux rois et aux républiques pour cet usage, à tel point qu'il n'y avait point eu de peuples policés qui n'en aient eu une que leur gouvernement avait soigneusement maintenue, jusqu'aux différents peuples sauvages, à quoi leurs anciens et leur conseil étaient très exacts pour eux-mêmes, et pour ceux qui leur obéissaient. Qu'il devait donc comprendre l'intérêt qu'il avait de respecter la religion par ses propres principes, et de ne montrer pas un exemple d'impiété qui le rendrait odieux.

J'appuyai beaucoup sur un article si principal, et je lui dis ensuite qu'il ne s'agissait point d'hypocrisie, qui est une autre extrémité fort méprisable, mais de s'interdire tout propos libre sur la religion, de traiter avec sérieux tout ce qui y a rapport, et d'en observer au moins les dehors par une pratique bien facile, dès qu'on s'en tient à l'écorce, et au pur indispensable de cette écorce; de ne souffrir en sa présence, ni plaisanterie, ni discours indiscret là-dessus, et de vivre au moins en honnête mondain qui respecte la religion du pays qu'il habite, et qui ne montre rien du peu de cas qu'il en fait. Je lui fis sentir le danger d'une maîtresse dans la place qu'il allait remplir, et je le conjurai que, s'il avait là-dessus des faiblesses, il eût soin de changer continuellement d'objet, pour ne se laisser pas prendre et subjuguer par l'amour qui naîtrait de l'habitude, et de se conduire dans cette misère avec toutes les précautions qu'y apportent certains prélats qui veulent conserver leur réputation par le secret profond de leur désordre.

Je lui représentai qu'il aurait désormais tant d'occupations, et si intéressantes, qu'il lui serait aisé de ne plus dépendre de son corps, si son esprit n'était plus corrompu que l'animal de son âge, et qu'il avait un intérêt si pressant de se faire aimer, estimer, respecter, considérer et obéir, que c'était bien de quoi contenir et occuper son esprit. Qu'en toutes choses la mécanique était bien plus importante qu'elle ne semblait l'être; que celle de ses journées servirait entièrement à la règle des affaires et à sa réputation, à éviter que tout ne tombât l'un sur l'autre, et que lui-même pensât à la débauche, non pas même à regretter ces sortes de plaisirs. Que pour cela, il se fallait tout d'abord établir un arrangement de journée, d'affaires, de cour, et de quelque délassement qui se pût soutenir, et qui ne lui laissât aucun vide, auquel il fallait être fidèle, et se regarder comme faisaient les ministres du roi fort employés, qui disaient qu'ils n'avaient pas le temps de se déranger d'un quart d'heure, qui disaient vrai, et qui le pratiquaient. Ne se pas excéder d'une tâche trop forte, dont la nouveauté plaît d'abord, que l'importance des choses fait regarder comme nécessaire, mais dont on se lasse, et qui se change imperceptiblement à bien moins qu'il ne faut, dont on profite aux dépens du prince, et qui met bientôt les affaires en désordre. Se garder aussi de perdre beaucoup de temps en audiences, surtout de femmes, qui en demandent souvent pour fort peu de choses, qui dégénèrent en conversations et en plaisanteries, qui ont souvent un but dont le prince ne s'aperçait pas, et qui tirent vanité de leur longueur et, si elles le peuvent, de leur fréquence. Les accoutumer à attendre chez Madame et chez Mme la duchesse d'Orléans, les heures où il va chez elles, et dans leur antichambre, parler debout à celles qui sortiront au-devant de lui, écouter bien le nécessaire, suivre soigneusement l'excellente pratique du feu roi qui presque jamais ne répondait qu'un: « Je verrai; » couper fort poliment très court, et hors des cas fort rares, n'en voir jamais ailleurs pour affaires, et se mettre sur le pied qu'une fois entré dans la pièce où est Madame et Mme la duchesse d'Orléans, aucune femme ne le tire à part, ou s'approchant de lui, parle d'aucune affaire. Une éconduite polie, mais sèche, aux premières quelles qu'elles puissent être, qui voudraient tenter cette familiarité, empêchera sûrement qu'aucune s'y hasarde. À l'égard des hommes, tout l'ordinaire du monde lui parlera en passant comme on faisait au roi, et cela en débouche beaucoup chaque jour.

Les personnes des conseils, ce qui en emporte un nombre considérable et des principaux, le pourront aisément en travaillant avec lui et en entrant au conseil, dans la pièce précédente duquel les gens d'une considération distinguée lui parleront, avec lesquels il en usera comme avec les dames. Ce doit être là aussi où le gros du monde n'entrera point, où les audiences lui seront demandées en lui disant en deux mots le pourquoi. Ce sera à lui à juger si la chose le mérite, ou se peut expliquer là en peu de paroles. En général il doit être très sobre à accorder des audiences qui font perdre beau coup de temps. Avec de l'exactitude à éviter tout détail non nécessaire, à ne point écrémer les conseils, et à être jaloux de les maintenir dans leurs fonctions, il se trouvera que la matière des audiences sera bien rétrécie. Je n'oubliai pas le soin de voir le roi tous les jours, souvent à des heures différentes et rompues pour se tenir dans l'usage d'y aller à toute heure sans nouveauté et d'en être reçu sans surprise, avec un respect qui lui plaise, parce qu'il n'y a rien de si glorieux que les enfants, et que ceux qui l'environneront y seront bien attentifs, et avec la familiarité aussi qui convient à la naissance et à la place, qui ménagée avec esprit accoutume et apprivoise les enfants. Aller quelquefois aux heures de lui présenter le service, y être ouvert et gracieux à ses gens, avoir pour eux l'accès facile, les écouter avec patience si quelqu'un d'eux veut lui parler en entrant ou en sortant, mais pour les réponses en user comme avec les autres, et toutefois être attentif à leur faire plaisir.

À l'égard des princes et princesses du sang qui arriveront tout droit dans son cabinet, sans que cela se puisse empêcher, les recevoir debout tant qu'il pourra, pour les obliger par ce mésaise d'abréger, alléguer les affaires pressées pour couper le plus court, et leur proposer de s'épargner cette peine en lui envoyant quelqu'un de leur confiance sur l'affaire dont il s'agit, afin de s'en mieux éclaircir, en effet pour perdre moins de temps et être plus libre d'abréger; pour les ministres étrangers qui ne chercheront toujours qu'à le pénétrer et l'engager, force honnêtetés, force clôture, force fermeté, et les renvoyer aux affaires étrangères. Cela lui procurera toujours le loisir d'examiner, de délibérer, et de se tenir hors de toute prise.

Le roi n'a jamais traité avec pas un; il savait d'avance quelle serait la matière de l'audience demandée, répondait courtement et sans jamais enfoncer ni s'engager encore moins; si le ministre insistait, ce qu'il n'osait guère, il lui disait honnêtement qu'il ne pouvait s'expliquer davantage, en lui montrant Torcy, qui était toujours présent, comme celui qui savait ses intentions, et avec qui le ministre pouvait traiter. Il l'éconduisait ainsi, et si le ministre faisait la sourde oreille, il le quittait avec une légère inclination de tête, et se retirait dans un autre cabinet. Il fallait bien alors que le ministre étranger s'en allât, à qui Torcy en montrait civilement le chemin. C'est l'imitation que je proposai entière et ferme à M. le duc d'Orléans, avec les suppléments de politesse que demande la différence qui est entre un régent et un roi tel surtout que Louis XIV. J'eus toujours attention à ne lui rien dire sur Mme la duchesse de Berry, que j'affectai de ne nommer jamais directement ni indirectement; l'aventure de Fontainebleau que j'ai racontée m'avait rendu sage; mais mon silence sur un point qui se présentait si naturellement, en traitant tous les autres, devait au moins être expressif, même éloquent. Si la suite fait voir combien je perdis mon temps et mes peines, la vérité veut que je ne retienne rien et que j'expose tout avec sincérité.

CHAPITRE XII. §

Ondes de la cour. — Agitation du duc de Noailles. — Curiosité très embarrassante de Mme la duchesse d'Orléans. — Maisons me fait une proposition énorme et folle, et ne se rebute point de la vouloir persuader à M. le duc d'Orléans et à moi. — Réflexions sur le but de Maisons. — Rare impiété et fin de Maisons et de sa famille.

Plus le temps paraissait s'avancer par la décadence extérieure du roi, dont pourtant les journées étaient toujours les mêmes, plus chacun pensait à soi, quoique la terreur qu'on avait de ce monarque dépérissant à vue d'œil fût telle que M. le duc d'Orléans n'en était pas moins absolument esseulé jusque dans le salon de Marly. Mais je remarquais bien qu'on cherchait à s'approcher de moi, et gros du monde, et gens les plus considérables, et de ces politiques aussi dont le manège effronté court après ceux à qui ils n'ont jamais parlé, dès qu'ils se les croient pouvoir rendre utiles, auprès desquels leur souplesse fait effort de les approcher. Je m'étais souvent moqué de ces prompts amis du crédit et des places; je riais en moi-même de ce vil empressement pour un homme qui n'en avait encore que l'espérance, et j'en divertissais M. le duc d'Orléans pour le prémunir d'avance là-dessus lui-même.

Le duc de Noailles, qui ne le voyait qu'en Nicodème, redoublait peu à peu ses visites. Il tâchait inutilement de s'attirer quelque confidence sur les projets d'un prochain avenir. Il m'en faisait des plaintes amères, il se rabattait sur la peine où le mettait de ne pouvoir rien tirer sur les places que je lui avais dit que je désirais pour lui et pour son oncle. Je le tenais en haleine, je lui disais que la proposition que j'en avais faite avait bien pris, mais que je n'en pouvais savoir davantage. Tantôt il me priait d'insister, tantôt il m'assurait que je savais bien à quoi m'en tenir, et me conjurait de rompre mon silence. Je voyais en lui une passion extrême de cette place des finances, dont il m'entretenait sans cesse, mais le roi ne me paraissait pas assez proche de sa fin, même après son testament fait, pour qu'on pût s'expliquer à personne de ce qui le devait survivre, de sorte que je m'en tins là avec le duc de Noailles, et M. le duc d'Orléans aussi. Mais le testament fait, j'eus lieu de douter qu'il se tînt dans la même réserve sur ce qui regardait Maisons avec lui, et quoique ce qui se verra de ce magistrat semble fort contrarier ce soupçon, tout ce que je remarquai depuis le testament surtout et dans l'un et dans l'autre, me persuada que Maisons comptait fermement sur les sceaux et sur le premier crédit, sans toutefois que ni l'un ni l'autre m'en aient rien laissé entendre.

Mme la duchesse d'Orléans n'était pas la moins inquiète des limbes où on la laissait sur l'avenir. Elle sentait toute la situation du duc du Maine. Elle ne pouvait se dissimuler ce qu'il méritait de M. le duc d'Orléans. Cet intérêt à part, qui lui était le plus sensible, elle était touchée de celui de M. le duc d'Orléans, et de ce qu'il pouvait former de projets, et prendre de mesures pour après le roi. Ses tête-à-tête avec moi, surtout depuis le testament et l'habilité des bâtards à la couronne, roulaient pour la plupart là-dessus, rarement la duchesse Sforce en tiers, et me mettaient à la torture. Elle ne doutait point que M. le duc d'Orléans n'eût en moi une confiance entière; elle ne voyait que moi avec qui il pût s'ouvrir, consulter, projeter sur l'avenir. L'expérience lui avait appris qu'il se reposait beaucoup trop sur moi des vues, des mesures, des projets qu'il n'était pas trop bon lui-même pour faire et pour imaginer, et que, quand cela lui arrivait, c'était à moi qu'il les confiait, et avec qui il en délibérait. L'imminence de tout le grand qui allait tomber sur lui ne permettait pas de croire que ni lui ni moi n'eussions rien là-dessus dans l'esprit, et la même expérience que Mme la duchesse d'Orléans avait de l'un et de l'autre la persuadait bien que, s'il était possible que M. le duc d'Orléans n'eût encore rien de débrouillé dans la tête, il s'en fallait tout que je fusse au même point. Sa curiosité était donc extrême, et ses questions par conséquent: c'était des contours adroits pour me surprendre, des gens dont elle me demandait ce que je pensais, en un mot tout ce que l'art, le manège, la supériorité, le raisonnement, la liberté, l'amitié, la confiance, le plus proche intérêt, peuvent déployer sous toutes sortes de faces, avec tout l'esprit, la justesse et l'insinuation possible, mis sans cesse en œuvre avec une infatigable persévérance.

J'avais affaire à une personne fort supérieure, fort clairvoyante, fort appliquée, fort réfléchie, fort de suite, et qui par tout ce que j'avais manié de concert avec elle, et sous ses yeux, me connaissait trop pour que je pusse me cacher de penser à l'avenir. Le plus grand intérêt et le même intérêt d'elle comme épouse, de moi à tout ce que je leur étais, et, depuis le raccommodement que j'avais fait de M. le duc d'Orléans avec elle en le séparant de Mme d'Argenton, l'amitié la plus intime et la confiance la plus entière établies entre elle et moi, et par le désir commun de M. le duc d'Orléans et d'elle, sans la plus légère altération jusqu'alors, devenaient en ces moments des liens bien embarrassants pour moi. Il fallait donc ménager et maintenir cette amitié, cette confiance, ce respect, cet air de communauté d'intérêts, surtout ne lui pas paraître rêver, comme l'on dit, à la suisse, dans de pareilles conjonctures, après lui en avoir montré tant de différence dans de grandes affaires: telles que celle d'Espagne, celle du mariage de Mme la duchesse de Berry, celle des noires et affreuses imputations, et de tant d'autres importantes ou de cour, ou d'intérieur de la famille royale. En même temps me bien garder de laisser rien entrevoir, ni même soupçonner des secrets qui n'étaient pas les miens, raisonner toujours et répondre à tout comme à la sœur du duc du Maine, pour la grandeur duquel elle aurait sacrifié avec transport de joie mari, enfants et elle-même.

Je ne trouvai donc de ressource que dans la longueur des verbiages pour consumer le temps, l'embarras des combinaisons, le danger de penser à rien pendant la vie du roi, l'inutilité de tous projets, si le roi faisait des dispositions, et après qu'il les eut faites, la folie d'imaginer les pouvoir attaquer, qui fut mon plus sûr retranchement et le plus utile, enfin la paresse d'esprit, la légèreté, le peu de suite qu'elle connaissait dans M. le duc d'Orléans; paraphraser longuement toutes ces difficultés, les tourner de tous les sens, surtout me tenir de fort court sur les personnes, sur lesquelles elle me promenait et me demandait ce que j'en pensais, plus encore en garde contre mon air et mon visage qu'elle observait toujours, pour tâcher attentivement à y découvrir mieux que dans mes paroles. Je me rabattais encore pour m'excuser de penser là-dessus par l'inutilité de le faire, sur la sagesse du gouvernement du roi, sur la longue et générale habitude qu'on s'était faite de l'admiration, de la soumission, de la crainte; sur le danger de tout changement dans ces moments critiques; sur la difficulté de trouver mieux ni aussi bien; sur la rareté des sujets, sur les jalousies et le péril des méprises en matière d'innovation et de choix; sur le fâcheux état des finances et de l'intérieur du royaume, enfin sur le testament du roi, après qu'il fut su qu'il en avait fait un, qui me donna beau champ sur le respect qu'un tel et si long règne avait imprimé dans l'esprit de tout le monde pour ses volontés, dont l'exécution serait le seul parti sage et le meilleur qu'on pût prendre en soi, et dans un pays où la longue habitude de l'obéissance aveugle a tellement passé en loi qu'il n'y a plus personne qui imagine qu'il soit permis ni possible de s'y soustraire.

Tous ces propos, enflés et allongés, ne satisfaisaient point Mme la duchesse d'Orléans. Elle avait eu trop d'occasions de me voir des sentiments plus libres, et de regimber contre l'éperon, pour se payer de ce que je lui répondais. Elle m'objecta le testament de Louis XIII, et en raisonna au mieux sur les conséquences à en tirer et à en prévoir pour celui de Louis XIV. Je sentis incontinent toute sa défiance de mes réponses, et toute celle qu'elle avait de la solidité de ce dernier testament, dont, à ce qui s'y était passé et qui a été rapporté t. XI, p. 173 et suiv., elle ne se pouvait cacher que le roi ne doutât lui-même autant, ou plus que personne. Il était très important de la rassurer sur l'une et sur l'autre défiance.

Je me mis donc à raisonner sur la comparaison des temps, des personnes, des conjonctures, sur la différence d'un règne plein de factions et de guerres civiles, d'avec un autre du double de durée, d'une puissance absolue déployée en tout genre, sans la plus légère, non pas contradiction, mais représentation, qui non seulement avait anéanti toute autre autorité que la sienne immédiate, mais encore tout crédit, toute union, toute autre considération que la sienne et de ses ministres, par conséquent tout personnage et toute autre fonction d'emploi quelconque et de charges que des domestiques, ce qui ne laissait personne aujourd'hui en aucun moyen de s'opposer ni de résister à quoi que ce soit, si tant est qu'il y eût encore quelqu'un qui s'avisât de se souvenir qu'esclave et sujet n'est pas la même chose; qu'il y avait loin d'une reine de quarante et un ans, fille d'Espagne, qui avait elle-même passé déjà par plus d'une étamine en affaires d'État, en tous les temps jusqu'alors intimement unie à la reine sa belle-mère et à Monsieur, qui avait des généraux et des ministres attachés à elle, et dans les pays étrangers des créatures habiles, comme la duchesse de Chevreuse dans le considérable, et dans le bas, mais non moins utiles, comme Beringhen et d'autres que leurs aventures communes avec elle y avait fait fuir pour leur sûreté, à M. le duc d'Orléans qui n'avait que sa naissance, mais ni gouvernement, ni charge, ni troupes sous ses ordres, et qu'elle voyait elle-même dans un abandon si universel quoique si proche du timon du royaume; qu'il y avait loin encore d'un prince faible tel que Gaston, qui ne savait jamais prendre aucun parti par lui-même, ni soutenir aucun de ceux qu'on lui avait fait prendre, saisi à la chaude, au dépourvu, à l'instant, sans avoir un moment pour parler à quelqu'un, par une reine avec qui tout l'avait tenu uni jusqu'alors dans toutes les différentes situations de sa vie, par conséquent accoutumé à se croire un avec elle, d'ailleurs sans force par lui-même pour résister aux cajoleries de cette reine et à une parole à lui donner sur-le-champ, dont il fut assez simple pour se promettre plus qu'il ne lui quittait, et de M. le Prince pris avec la même promptitude, à qui l'exemple de Monsieur ferma la bouche, qui ne le pressait pas moins de le suivre que faisait la reine, et dont l'union contre lui, s'il leur résistait, lui fit tout appréhender, et dont le consentement entraîna aussitôt celui de tout le conseil de régence, hors d'état de leur résister seuls à tous les trois; qu'il y avait bien loin de la situation si brusque de ces trois mêmes personnes et de la leur d'ailleurs en elle-même, et de celle de M. le duc d'Orléans, d'avec la situation des personnes en faveur de qui il est croyable que le roi a fait des dispositions, qui sont apparemment en volonté et en moyens de les défendre; qui n'ont ni les raisons de faiblesse et d'intimes liaisons qu'eut Gaston, ni le poids, ni le péril d'un tel exemple, en refusant de s'y conformer comme M. le Prince ne l'osa, ni la disparité et la nudité de ceux du conseil de régence pour maintenir la part qui leur était donnée au gouvernement, quand Monsieur et M. le Prince s'en dépouillaient en faveur de la reine; que de plus les dispositions de Louis XIII avaient été rendues publiques par la lecture que ce monarque en avait fait faire dans sa chambre, en présence de la reine, de Monsieur, de M. le Prince, des grands et des plus considérables de sa cour, même des principaux magistrats qu'il y avait mandés; la reine, ainsi que tout le monde, savait leur contenu, au lieu qu'à l'égard de celles que le roi a faites, M. le duc d'Orléans est avec tout le monde dans les plus profondes ténèbres, dont le voile ne sera levé qu'après que le roi ne sera plus, et levé pour M. le duc d'Orléans et pour tout le monde à la fois, en plein parlement, par l'ouverture et la lecture du testament qui y sera faite; qu'ainsi la différence est entière entre la facilité de la reine qui savait à quoi tendre et comment y tendre, et l'épaisse obscurité de M. le duc d'Orléans qui le tient dans la plus invincible ignorance de ce qu'il a à faire, à qui il a à faire, et même s'il a quelque chose à faire. « Il n'en faut pas tant, madame, ajoutai-je avec feu, pour servir de raison à ne rien faire, même à ne pas penser, à un homme aussi difficile à mettre en mouvement que vous devez connaître M. le duc d'Orléans, même dans les choses les plus aplanies et les plus importantes, s'il vous plaît de vous souvenir du mariage de Mme la duchesse de Berry et de beaucoup d'autres que vous avez vues comme moi. »

C'est ainsi que je m'efforçais d'échapper aux filets de toutes les sortes qui m'étaient continuellement tendus. Mais cette fausseté indispensable me coûtait si prodigieusement, que j'étais toujours en crainte de la trahison de mon visage, du son de ma voix, de toute ma contenance. Il n'est pas possible d'exprimer le combat qui se passe au fond d'une âme franche, droite, naturelle, vraie, qui, au milieu des périls de la plus dangereuse cour du monde n'a jamais pu se masquer même sur rien, et à qui il en a bien des fois coûté cher, sans avoir pu se résoudre à prendre leçon de ses expériences, dont ces Mémoires sont pleins; quel tourment, dis-je, elle souffre lorsqu'elle se trouve en ce détroit unique: ou de perdre l'État que je comptais sauver et réparer, perdre M. le duc d'Orléans dont j'avais seul le secret, et me perdre moi-même; ou de tromper avec soin, art et industrie, une princesse avec qui je vivais depuis des années dans la plus intime et la plus réciproque amitié et confiance, qu'il fallait voir sans cesse sur ce même pied, en être attaqué sans mesure aussi avec toute sorte d'art et d'industrie, et la tromper continuellement par toutes sortes de détours. Je revenais quelquefois de chez elle chez M. le duc d'Orléans l'avertir promptement, pour qu'il se trouvât de la conformité dans ce qu'il lui répondrait avec les discours que je lui avais tenus, souvent aux larmes, et si plein de rage et de désespoir, qu'il augmentait encore par en rire, lui à qui ce personnage n'était pas si nouveau, que je me licenciais de colère à lui en dire plus que très librement mon avis; et c'est de la sorte que s'écoula tout le temps jusqu'à la mort du roi.

On a vu que l'édit qui appelle les bâtards du roi à la couronne, etc., comme ayant l'honneur d'être ses fils et petits-fils, est de juillet 1714, enregistré le 2 août, même année; que le roi remit son testament aux premier président et procureur général le dimanche matin 27 août, même année; qu'il n'y eut que vingt-six jours entre l'édit et le testament, et que le duc du Maine, Mme de Maintenon et le chancelier surent bien employer le temps et n'en point perdre. Il n'y en eut guère non plus entre le testament fait et livré et le dernier voyage que le roi ait fait à Fontainebleau, pendant lequel le duc du Maine commença à ourdir la noire et profonde trame de l'affaire du bonnet, et qu'il sut conduire comme on l'a vu. Je ne sais si Maisons était entré avec lui dans la confidence de ce chef-d'oeuvre de scélérate politique, et qu'en ce cas il eût prévu que le fracas de la fin de cette affaire me rendrait peu accessible à lui, et moins capable de me prêter à ses raisonnements. Quoi qu'il en soit, il ne tarda pas à m'en venir faire un si surprenant, aussitôt que le testament fut déposé au parlement, qu'il est nécessaire, avant de le rapporter, de remettre courtement ici devant les yeux ce qui se passa à cet égard.

Mesmes et d'Aguesseau, premier président et procureur général, mandés de se trouver à l'issue du lever du roi à Versailles pour le dimanche 27 août 1714, y arrivèrent droit chez le chancelier, qui leur remit un édit fort court et fort sec, signé et scellé, pour le faire enregistrer le lendemain. Le roi y déclarait que « le paquet remis par lui aux premier président et procureur général du parlement contenait son testament, par lequel il avait pourvu à la garde et à la tutelle du roi mineur, et au choix d'un conseil de régence, dont, pour de justes considérations, il n'avait pas voulu rendre les dispositions publiques; qu'il voulait que ce dépôt fût conservé au greffe du parlement pendant sa vie, et qu'au moment qu'il plairait à Dieu de le retirer de ce monde, toutes les chambres du parlement s'assemblassent avec tous les princes de la maison royale, et tous les pairs de France qui s'y pourraient trouver, pour, en leur présence, y être fait ouverture du testament, et après sa lecture, les dispositions qu'il contenait être rendues publiques et exécutées, sans qu'il fût permis à personne d'y contrevenir, et le duplicata dudit testament être envoyé à tous les parlements du royaume, par les ordres du conseil de régence, pour y être enregistré. »

Pas un mot dans cet édit d'honnêteté pour le parlement, ni terme d'estime ni de confiance; nulle nomination, ni indication même d'exécuteur du testament; enfin, ce n'est point au parlement ni à personne qu'il est confié. L'édit ordonne seulement qu'il sera déposé au greffe, sans parler d'aucune sorte de précaution pour l'y garder, et le greffe est choisi simplement comme un lieu public et ordinaire de dépôt. Ainsi le parlement n'y est chargé de rien, ni pas un de ses magistrats; et le greffe ne l'est que comme de tous autres actes qui y sont déposés. Les duplicata envoyés aux parlements du royaume par les ordres du conseil de régence font voir une attention marquée pour l'autorité de ce conseil, et pour omettre le nom de régent, laquelle est bien significative, et qui relève bien aussi toute la négligence affectée dans l'édit pour le parlement, qui était l'occasion et le lieu de dire des choses à flatter cette compagnie, dont il résulte deux choses: l'une, que le parlement n'y fut pour rien, ni en corps, ni par aucun de ses membres; l'autre, que les précautions si grandes pour la conservation du dépôt furent uniquement du cru et du fait du premier président, pour rendre odieux le seul homme en haine duquel le testament parût fait, comme étant capable de s'en saisir par violence, et mettre ce dépôt ainsi que le duc du Maine, en faveur duquel il parut visiblement fait, sous la protection de la justice, du parlement, du peuple, de la multitude. Il est certain que le duc du Maine ne pouvait rien ajouter à de telles précautions, ni plus complètement profiter d'un premier président qui lui avait livré son âme.

Le premier président et le procureur général allèrent chez le roi, au sortir de chez le chancelier. Ce voyage si concerté n'avait point de moments convenables pour une visite du premier président à M. du Maine, dont sûrement il avait bien auparavant reçu les ordres et les instructions, et tout débattu et concerté avec lui. Le roi, en leur disant ce qui a été rapporté, et sans parler d'aucune précaution, leur donna le paquet cacheté qui renfermait son testament, et au sortir du cabinet du roi ils s'en retournèrent à Paris. En y arrivant, ils envoyèrent chercher des ouvriers. Ils les conduisirent dans une tour du palais, qui est derrière la buvette de la grand'chambre et le cabinet du premier président, laquelle répond au greffe et le joint. Ils firent creuser un grand trou dans la muraille de cette tour, qui est fort épaisse, y déposèrent le testament, en firent fermer l'ouverture d'une porte de fer, d'une grille aussi de fer en seconde porte, et murailler par-dessus. La porte et la grille eurent chacune trois différentes serrures, mais les mêmes à la porte et à la grille, et une clef pour chacune des trois, qui par conséquent ouvrait chacune deux serrures, une de la grille et une de la porte. Le premier président en garda une, le procureur général une autre, et la troisième fut confiée au greffier en chef du parlement, sous prétexte que le dépôt était tout contre la chambre du greffe, en effet, pour éviter occasion de jalousie entre l'ancien des présidents à mortier et le doyen du parlement, et la division entre les présidents et les conseillers qu'elle aurait pu faire naître.

Le lendemain lundi 28 août, le premier président assembla les chambres dès le matin, leur rendit compte du sujet de son voyage de la veille, fit présenter l'édit par les gens du roi, qui fut enregistré, paraphrasa les sages et justes précautions du roi avec force louanges, et n'oublia pas de suppléer au silence de l'édit par tout ce qu'il put de superbes flatteries, et de ce qu'il crut de plus propre à intéresser la compagnie à la protection des dispositions du roi, lorsqu'il en serait temps, et à la piquer d'honneur pour en procurer l'entière exécution.

Revenons présentement à Maisons. Ce président, comme je l'ai déjà dit, venait presque tous les dimanches au lever du roi, et après sa messe chez moi, où la porte était fermée à tout le monde, de règle tant qu'il y était, et c'était toujours tête à tête. Il vint donc le premier dimanche d'après celui où le roi avait remis son testament au premier président et au procureur général, c'est-à-dire le huitième jour après. Le dépôt était enfermé, et l'édit qui l'annonçait enregistré il y en avait cinq. Il me fit un discours pathétique où il disserta fortement l'éclat, le venin, les motifs plus que très apparents du testament, tout ce dont M. le duc d'Orléans était menacé. Il n'oublia pas de m'exciter par tout ce qu'il en put croire capable sur le surcroît de grandeur, et tout le pouvoir qui en résulterait à M. du Maine et à la bâtardise, et de fois à autre s'interrompant sur la séduction, et par des déclamations vives contre les auteurs et les coopérateurs d'une pièce si funeste à l'État et à la maison royale.

Quand il eut bien péroré, je lui dis qu'il ne me persuadait rien de nouveau; que je voyais les mêmes vérités que lui avec la même évidence; que le pis que j'y trouvais, c'est qu'il n'y avait point de remède. « Point de remède! m'interrompit-il avec son rire en dessous, il y en a toujours aux choses les plus extrêmes avec du courage et de l'esprit; et je m'étonne qu'avec ce que vous avez de l'un et de l'autre, de vous trouver court sur ce qui va tout mettre en confusion; » et de là, à s'étendre sur ce qu'il y allait de tout pour M. le duc d'Orléans, [dans le cas] qu'une pièce qui ne pouvait avoir été fabriquée qu'entre M. du Maine, Mme de Maintenon et le chancelier, et où sûrement rien n'avait été oublié en faveur du duc du Maine et contre M. le duc d'Orléans, vît jamais le jour. Je convins que ce serait bien le plus court; en même temps je lui demandai comment supprimer un testament déclaré par un édit enregistré, pièce par conséquent publique et solennelle encore par sa nature, déposée de plus avec tant d'éclat, et de si solides précautions connues de tout le monde, dans l'intérieur le plus enfoncé du palais, et le plus sûr par la nature et par l'art qui y avait été ajouté. « Vous voilà donc bien embarrassé, me répliqua Maisons; avoir à l'instant de la mort du roi des troupes sûres et des officiers sages, avisés et affidés tout prêts, avec eux des maçons et des serruriers, marcher au palais, enfoncer les portes et la niche, enlever le testament, et qu'on ne le voie jamais. »

Dans ma surprise extrême, je lui demandai quel fruit d'une si prodigieuse violence, et de plus quelle mécanique pour en venir à bout. J'ajoutai que, quoi qu'il y eût dans le testament, je ne voyais point de comparaison entre la possible espérance qu'il n'eût pas plus d'exécution qu'en avait eu celui de Louis XIII, comme le roi lui-même ne s'était pas caché de le penser, entre essuyer même ses dispositions quelles qu'elles fussent, et violer à main armée un dépôt public et solennel, de cette qualité unique et si royale, dans le sein du sanctuaire de la justice, au milieu de la capitale, soulever le peuple et les provinces, la raison, la nature, ce que les hommes ont de plus sacré entre eux, donner aux ennemis de M. le duc d'Orléans les armes les plus spécieuses, lui débaucher ce qu'il peut avoir d'amis sages et raisonnables par la honte et le péril de lui demeurer attachés, donner aux horreurs répandues contre lui un poids que tous les artifices et toute l'autorité n'avaient pu leur acquérir, autoriser tout ce qui se déclarerait contre lui à tirer les plus grands usages de cette folie, et armer la juste fureur du parlement si grandement outragé par un attentat de cette nature, et dans le moment critique où l'usage abusif presque tourné en loi lui donnait une autorité avec laquelle il fallait compter dès cet instant même, et souvent encore dans le cours de la régence. Que si, dans l'exécution si odieuse par elle-même, et que les bâtards et le parlement qu'elle réunirait pour toujours avaient tant d'intérêt d'empêcher, il arrivait une sédition, peut-être appuyée des Suisses, et qu'il y eût du sang répandu, personne ne pouvait prévoir jusqu'où cette action était capable de conduire, laquelle, quoi qu'il en succédât, comblerait M. le duc d'Orléans d'opprobre, de la plus grande, de la plus juste, de la plus universelle haine, et d'un mépris égal, si par l'événement le testament échappait à l'attaque.

Tout cela fut commenté bien plus au long, sans que Maisons pût être ébranlé le moins du monde, et toutefois sans qu'il eût rien à répondre que l'importance de soustraire un testament qu'il était clair qu'on n'avait fait que contre M. le duc d'Orléans et en faveur des bâtards. Maisons, au partir de chez moi, alla faire à M. le duc d'Orléans la même proposition avec les mêmes instances, et me gagna de la main, espérant apparemment de le persuader s'il lui parlait avant moi. Heureusement il n'en fut pas mieux reçu. Nous lui fîmes à peu près les mêmes objections, parce qu'elles se présentaient d'elles-mêmes, sans lui faire changer de sentiment? et nous nous le contâmes l'un à l'autre, M. le duc d'Orléans et moi, et tous deux dans un étonnement extrême. Ce qui nous en donna davantage, c'est qu'il persista jusqu'à sa mort, qui précéda de très peu de jours celle du roi, à presser M. le duc d'Orléans de cette extravagance, et moi jusqu'à la persécution.

Il ne tint pas à ses instances redoublées que je ne fisse la sottise d'aller à la buvette de la grand'chambre reconnaître les lieux sur les indications qu'il m'en donnait, moi qui n'en avais aucun prétexte, et qui de plus n'allait jamais au palais que pour des réceptions de pairs, ou des occasions où le roi les y mandait, et qui même alors n'avais jamais approché seulement de la buvette. Ne pouvant vaincre là-dessus ce qu'il appelait mon opiniâtreté, il me demanda au moins de m'arrêter sur le quai de la Mégisserie, où on vend tant de ferrailles, et d'examiner de là, la rivière entre-deux, la tour où était le testament, qu'il me désigna et qui donnait sur le quai des Morfondus, mais en arrière des bâtiments de ce quai. On peut juger quelle connaissance on pouvait en tirer de ce point de vue. Je lui promis, non de m'arrêter sur ce quai pour me faire regarder des passants, mais d'y passer, et de voir ainsi ce que je pourrais remarquer, en ajoutant que c'était par complaisance, et pour le satisfaire sur une chose en soi indifférente, parce que rien au monde ne me pourrait tenter, encore moins me persuader, sur une pareille entreprise. L'incompréhensible est comment elle avait pu entrer dans une tête aussi sensée, et que jusqu'à la mort, quoiqu'il nous ait trouvés inébranlables, M. le duc d'Orléans et moi, il ne se soit jamais lassé de nous presser là-dessus, ni rebuté de l'espérance de nous y amener.

Le plus mortel ennemi de M. le duc d'Orléans n'aurait pu imaginer rien de plus funeste à lui persuader, et je ne sais si on aurait trouvé plusieurs personnes assez dépourvues de sens pour y donner sérieusement. Que penser donc d'un président à mortier, de la considération que Maisons s'était acquise au palais, à la ville, à la cour, où il avait toujours passé pour un homme d'esprit, sage, avisé, intelligent, capable et mesuré? Était-il assez infatué de la nécessité dont il était pour M. le duc d'Orléans de supprimer le testament, assez aveuglé de la parole des sceaux qu'il avait enfin arrachée de ce prince, à ce que j'en pus juger, et de toute l'autorité qu'il se promettait de tirer de cette place, qu'il sentait bien qui serait conservée à Voysin si M. du Maine était maître, après tout ce que cette âme damnée avait si nouvellement fait pour lui, que la passion l'empêchât de voir les suites affreuses et indispensables de l'entreprise qu'il proposait, que je lui mettais sans cesse devant les yeux, et à pas une desquelles il n'avait d'autre réponse que le danger évident des dispositions du testament pernicieuses pour M. le duc d'Orléans, toutes pour la grandeur du duc du Maine qui les saurait bien faire valoir, établi comme il l'était, et la nécessité dès là indispensable de le supprimer comme que ce pût être ?

Sa persévérance de près d'une année, qui ne put être, non pas rebutée, mais même le moins du monde ralentie, ni par des raisons si palpables, ni par la résistance toujours égale qu'il trouva en M. le duc d'Orléans et en moi; sa réserve là-dessus pour Canillac, dont il se servait auprès de M. le duc d'Orléans pour soi-même, pour le parlement et pour tant d'autres choses, réserve dont il n'excepta personne, sans exception là-dessus que M. le duc d'Orléans et moi, donneraient-elles d'autres pensées? Aurait-il été assez noir pour, de concert avec le duc du Maine, ouvrir cet abîme sous nos pas, et ne se lasser point de nous y pousser pour nous perdre, et par la chute de M. le duc d'Orléans, unique par son âge entre tous les princes du sang à pouvoir être revêtu de la régence, y porter le duc du Maine, qui de là à la couronne n'aurait eu qu'un pas à faire, et qui n'en ignorait pas les moyens? Un si puissant objet pour une âme de la trempe de celle du duc du Maine, et qui avait su se le préparer avec tant d'art et de si loin, n'est rien moins qu'incroyable, si l'on se rapproche par quels chemins ce fils de ténèbres était parvenu à escalader tous les degrés du trône dont la place s'était aplanie et nettoyée devant lui, et tout ce qu'il avait mis en œuvre pour noircir avec tant de succès le seul obstacle qui lui restait à vaincre, d'un crime si fatal et si étranger à ce prince, crime qui, pour le moins, n'était pas fatal au duc du Maine pour la sûreté jusque-là plus que douteuse, jusqu'aux yeux du roi même, de tout ce qu'il en avait obtenu jusqu'alors, et par les pas de géant qu'il fit après vers la couronne. Ce service de Maisons valait bien le sacrifice de Voysin qui ne pouvait plus être utile au duc du Maine, et d'éblouir Maisons de tout ce que le savant art de ce futur maire du palais n'aurait pas manqué de présenter à son ambition.

Qu'on se rappelle les anciennes liaisons de Maisons avec le duc du Maine, assez fortes pour en avoir espéré la place de premier président, refroidies par la préférence donnée à Mesmes; le renouement de ces liaisons ensuite, leur secret et celui dont il couvrait toujours celles qu'il prit tant de soin de faire et d'étreindre avec M. le duc d'Orléans, et combien promptement et d'avance il fut toujours instruit avant personne des pas derniers des bâtards vers le trône; la scène qu'à ce propos il me donna chez lui pour m'aveugler, et par moi M. le duc d'Orléans, car la course qu'il me fit faire à Paris pour m'y apprendre ce qui fut le soir même public à Marly, était sans ce retentum parfaitement inutile; le contraste de cette scène avec ce dîner à huis clos qu'il donna mystérieusement aux deux bâtards le jour de leur visite au parlement pour l'enregistrement de leur habilité à la couronne; l'embarras extrême où il tomba quand il m'en vit informé; son manège avec M. et Mme du Maine sur l'affaire du bonnet, et sous ce prétexte ses visites si fréquentes à Sceaux, où il ne paraissait point, mais où il passait deux heures chaque fois enfermé seul avec M. et Mme du Maine; les distinctions que seul de sa robé il recevait du roi sur ses fins, toutes les fois qu'il se présentait devant lui, et celle qu'il eut dans les derniers mois, encore plus unique, d'aller de Maisons à Marly quand il voulait, comme le duc de Berwick de Saint-Germain, sous prétexte d'un voisinage dont on ne s'était pas avisé jusque-là, et qui avec raison avait été de tout temps pour le duc de Berwick; enfin la douleur si marquée de sa mort, arrivée le jeudi au soir, 22 août de cette année, dix jours avant celle du roi, que témoigna le duc du Maine qui n'en était pas prodigue, et l'ardeur si empressée avec laquelle il emporta dès le lendemain, vendredi matin, la charge de président à mortier pour le jeune Maisons qui n'avait pas dix-sept ans, et qui était accouru à lui de Paris dans cette confiance; qu'on ramasse tout cela, je le dis avec horreur, conclura-t-on que ce soit pousser trop loin les soupçons?

À mon égard, il lui fallait un homme toujours à portée de M. le duc d'Orléans, et à portée de tout avec lui, et qui fût dans le secret de leur liaison. Canillac ne voyait ce prince qu'à Paris où il n'avait que des moments, et assez rarement depuis un temps; Maisons n'en pouvait donc espérer le même usage, et il se flattait de me vaincre par le coin de la bâtardise que Canillac avait bien aussi, mais peut-être moins que moi, parce qu'il perdait moins avec eux. Maisons, de longue main en grande société avec lui, eût peut-être été fâché de le perdre, et pour moi c'était double gain à tous égards, pour un bâtard et pour un président à mortier, et de s'ouvrir à d'autres n'allait pas à leur but, et y était même directement contraire. Enfin Maisons voulait-il voir si à la fin M. le duc d'Orléans ou moi serions assez dépourvus de sens commun pour mordre à un si pernicieux hameçon, nous conduire au bord du précipice, nous y laisser jeter dans l'espérance que le désordre effroyable qui en naîtrait mettrait la dictature du royaume entre les mains du parlement, que lui par son crédit dans la compagnie et par ses accès, il se rendrait l'entremetteur entre les partis, et ferait longuement ainsi la première et la plus utile figure; ou, nous voyant près de tenter l'entreprise, y faire naître lui-même des difficultés, nous affubler après de l'ignominie d'une résolution si folle et si désespérée, et se donner auprès du duc du Maine, du parlement, du public, l'honneur de l'avoir empêchée? Quoi qu'il en soit, il est incompréhensible qu'un président à mortier sage, sensé, et de conduite toujours approuvée, avec beaucoup d'esprit, de réputation et de connaissance du monde, fort riche et fort compté partout, ait pu concevoir un projet d'une extravagance aussi parfaite et aussi désespérée, le proposer, en presser, et ne se point lasser de faire les derniers efforts pour le persuader, et continuellement, et sans se rebuter de rien pendant toute une année, et jusqu'à sa mort. Il n'a pas assez vécu pour donner le temps de percer ces étranges ténèbres. Elles suffisent du moins pour consoler de sa mort les gens sages, les gens de bien et d'honneur, et ceux qui aiment la paix, et qui détestent les désordres. Achevons tout de suite ce qui regarde Maisons et les siens, pour n'en pas interrompre les derniers jours de Louis XIV.

Il n'est malheureusement que trop commun de trouver de ces prétendus esprits forts qui se piquent de n'avoir point de religion, et qui, séduits par leurs mœurs et par ce qu'ils croient le bel air du monde, laissent volontiers voir ce qu'ils tâchent de se persuader là-dessus, sans toutefois en pouvoir venir à bout avec eux-mêmes. Mais il est bien rare d'en trouver qui n'aient point de religion, sans que, par leur état dans le monde, ils osent s'en parer. Pour le prodige que je vais exposer, je doute qu'il ait jamais eu d'exemple, en même temps que je n'en puis douter par ce que mes enfants et ceux qui étaient auprès d'eux m'en ont appris, qui dès leur première jeunesse, comme on l'a vu ci-dessus, ont vécu avec le fils de Maisons dans la plus grande familiarité, et dans l'amitié la plus intime qui n'a fini qu'avec la vie de ce jeune magistrat. Son père était sans aucune religion. Veuf sans enfants fort jeune, il épousa la sœur aînée de la maréchale de Villars, qui se trouva n'avoir pas plus de religion que lui. Ils eurent ce fils unique pour lequel ils mirent tous leurs soins à chercher un homme d'esprit et de mise qui joignit la connaissance du monde à une belle littérature, union bien rare, mais ce qui l'est encore plus, et dont le père et la mère firent également leur capital, un précepteur qui n'eût aucune religion, et qui, par principes, élevât avec soin leur fils à n'en point avoir. Pour leur malheur, ils rencontrèrent ce phénix accompli dans ces trois parties, d'agréable compagnie, qui se faisait désirer dans la bonne, sage, mesuré, savant, de beaucoup d'esprit, très corrompu en secret, mais d'un extérieur sans reproche et sans pédanterie, réservé dans ses discours. Pris sur le pied et pour le dessein d'ôter toute religion à son pupille, en gardant tous les dehors indispensables, il s'en acquitta avec tant de succès, qu'il le rendit sur la religion parfaitement semblable au père et à la mère, qui ne réussirent pas moins bien à en faire un homme du grand monde comme eux, et comme eux parfaitement décrassé des fatuités de la présidence, du langage de la robe, des airs aussi de petit-maître qui méprise son métier, auquel, avec du sens et beaucoup d'esprit, il s'adonna de façon à surpasser son père en tout, s'il eut vécu. Il était unique, et le père et la mère et lui s'aimaient passionnément. J'ai suffisamment parlé de M. et de Mme de Maisons pour n'avoir plus que ce mot à ajouter.

Au milieu des richesses, de la considération publique, d'amis distingués en tout genre, touchant de la main à la plus haute fortune de son état et la plus ardemment désirée, il est surpris d'un léger dévoiement dans ce temps de crise où il n'avait pas le temps de s'écouter. Il prend mal à propos deux ou trois fois de la rhubarbe, plus mal à propos le cardinal de Bissy le vient entretenir longtemps sur la constitution, et contraint l'effet de la rhubarbe; le feu se met dans les entrailles sans qu'il veuille consentir à être malade; le progrès devient extrême en peu d'heures; les médecins bientôt à bout n'osent l'avouer, le mal augmente à vue d'œil; tout devient éperdu chez lui; il y meurt à quarante-huit ans, au milieu d'une foule d'amis, de clients, de gens qui se font de fête, sans volonté ou sans loisir, de penser un moment à ce qui allait arriver à son âme.

Sa femme, après les premiers transports, et un long désespoir d'une si cruelle trahison de la fortune, car son mari n'avait point de secret pour elle, paya enfin de courage et ramassa ses forces pour conserver les amis et les familiers de la maison, et la continuer sur le pied que son mari l'avait mise. Mais l'âme n'y était plus. Restaient les nouvelles, les petites intrigues, les cabales du parlement, les discours des gens oisifs et mécontents, un reste de tribunal en peinture qui ressemblait mieux à un café renforcé qu'elle faisait valoir tout ce qu'elle pouvait, dans lequel elle éleva son fils sur les traces de son père. La vie de Mme de Maisons se passa dix ou douze ans de la sorte, en projets et en travaux dont la chimère et les vaines espérances la flattaient, pleine d'opulence, de santé, d'autorité sur son fils, et de celle du reste de ses charmes sur ses amis et sur tout ce qui venait chez elle, soutenue de la considération après laquelle elle courait, lorsque, surprise d'une apoplexie dans son jardin, elle rassura son fils et ses amis au lieu de profiter pour penser à elle d'un intervalle de peu de jours, au bout desquels une seconde attaque l'emporta, sans lui laisser un moment de libre, le 5 mai 1727, dans sa quarante-sixième année.

Son fils, longtemps fort affligé, chercha à se continuer à s'acquérir des amis, surtout à se distinguer dans son métier. Il s'y attira en effet de l'estime et du crédit, et de la considération dans le monde, comme un jeune homme tourné à devenir un grand sujet. Les exemples domestiques ne lui servirent que pour ce monde à courir après la fortune, lorsque plein de vues, et ne se refusant rien de ce que peut donner l'abondance, il fut surpris à Paris de la petite vérole. La prompte déclaration de ce mal lui tourna la tête. Il se crut mort, il pensa à ce qu'il avait méconnu toute sa vie, mais la frayeur qui le tourna subitement à la mort ne lui laissa plus de liberté, et il mourut de la sorte dans sa trente-troisième année, le 13 septembre 1731, laissant un fils unique, qui, au milieu d'une troupe de femmes qui ne le perdaient jamais de vue, tomba d'entre leurs bras, et en mourut en peu de jours à dix-huit mois, un an après son père, dont les grands biens allèrent à des collatéraux. Je n'ai pu refuser cette courte remarque à une aussi rare impiété. Ces Mémoires ne sont pas un traité de morale; aussi me suis-je contenté d'un récit le plus simple et le plus nu; mais qu'il me soit permis d'y appliquer ces deux versets du psaume xxxvi qui paraissent si faits exprès: « J'ai vu l'impie exalté comme les cèdres du Liban: je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus; je n'en ai pas même trouvé la moindre trace. »

CHAPITRE XIII. §

Le duc de Noailles apprend enfin sa destination. — Folles propositions qu'il me fait. — M. le duc d'Orléans ne peut se résoudre à ne pas passer par le parlement pour sa régence, et se dégoûte du projet d'assembler les états généraux. — Mme la duchesse d'Orléans, en crainte des pairs pour la première séance au parlement après le roi sur les bâtards, a recours à moi. — Je la rassure, et pourquoi, en lui déclarant que si les princes du sang les attaquent, en quelque temps que ce soit, les pairs les attaqueront à l'instant. — Prise du roi avec le procureur général sur l'enregistrement pur et simple de la constitution. — Dernier retour de Marly. — Espèce de journal du roi jusqu'à sa fin. — Audience de congé de l'ambassadeur de Perse. — Détail de la santé du roi et des causes de sa mort. — Magnifique entrée à Paris du comte de Ribeira, ambassadeur de Portugal. — J'obtiens de M. le duc d'Orléans qu'il continuera à Chamillart sa pension de soixante mille livres et la permission de le lui mander. — Le duc de Noailles, seul d'abord, puis aidé du procureur général, me propose l'expulsion radicale des jésuites hors du royaume. — Retour de Mme de Saint-Simon des eaux de Forges à Versailles. — Dames familières. — Duc du Maine chargé de voir la gendarmerie pour, au nom et avec l'autorité du roi, qui l'avait fait venir et n'en put faire la revue. — Mon avis là-dessus à M. le duc d'Orléans. — Je me joue de Pontchartrain. — Je méprise Desmarets. — Le roi, hors d'état de s'habiller, veut choisir le premier habit qu'il prendra. — Courte réflexion.

Le roi diminua si considérablement dans la seconde moitié du voyage de Marly, que je crus qu'il était temps de mettre fin aux angoisses du duc de Noailles, pour être en état de lui parler ouvertement sur ce qui regardait l'avenir par rapport aux finances, et d'en raisonner avec lui. M. le duc d'Orléans à qui je le représentai en jugea de même. Il me permit de lui dire sa destination, et celle de son oncle, et la lui confirma lui-même la première fois qu'il le vit chez lui. Il est difficile d'exprimer, et tout à la fois de contenir plus de joie; le sentiment fut le premier ressort, la vanité le second. L'adresse se plâtra de l'intérêt du cardinal de Noailles, avouant aussi combien les finances étaient de son goût, parce qu'il s'y était, disait-il, toujours appliqué, et en dernier lieu sous Desmarets depuis son retour, et qu'il se flattait d'y réussir moins mal que tout autre qu'on y pourrait mettre. Il ne m'épargna pas les protestations de la plus parfaite amitié, de la confiance la plus entière, du concert le plus parfait avec moi en tout, qu'il me demanda avec instance, enfin de la reconnaissance la plus vive de tout ce que j'avais fait pour lui auprès des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, si éloignés de lui et de son oncle, et dans un temps de disgrâce profonde personnelle à tous les deux, d'abandon et du dernier embarras à son rappel d'Espagne, et par ces ducs auprès du Dauphin et de la Dauphine, dans leur plus éclatant apogée; après, de l'avoir raccommodé avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, et conduit où il se voyait enfin aussi bien que son oncle.

La porte une fois ouverte avec lui sur le futur, nous raisonnâmes sur la destination des autres chefs et présidents des conseils, qu'il approuva. Il me parla de d'Antin qui depuis son duché me courtisait fort, avec louange et surprise de ne l'entendre destiné à rien; nous nous parlâmes là-dessus avec confiance; il ne me nia point ses défauts, comme je lui avouai aussi ce que j'en pensais de bon. Tous deux convînmes que ceux qui étaient destinés à la tête des conseils lui étaient préférables par leur situation personnelle, qu'il n'y avait même que le conseil du dedans qui lui pût convenir pour y entrer, ou pour en être chef si la place en devenait vacante. Il applaudit surtout à la destruction des secrétaires d'État et à la disgrâce du chancelier, sur laquelle nous disputâmes en amitié pour les sceaux. Il les désirait pour le procureur général, je les croyais mieux placés entre les mains du père; outre que, placés là, ils influaient sur le fils, c'était un échelon de convenance au mérite de l'un et de l'autre que la perspective d'y pouvoir succéder. Il disserta force choses avec moi, et j'y donnais volontiers lieu, parce qu'il y en avait d'autres dont je ne voulais pas l'instruire, dont j'aimais à le laisser dépayser lui-même.

L'ouverture qu'il prenait de plus en plus avec moi sur les choses futures le jeta dans des propos si forts à l'égard des bâtards que je les laisserai dans le silence, et qui de chose en autre le conduisirent à me proposer comme une chose fort raisonnable, et à faire, de fortifier Paris. Je ne pus lui cacher ma surprise. « Paris, lui dis-je! et où les matériaux? Où les millions? où les années d'en achever les travaux? et quand tout se ferait d'un coup de baguette, quelle garnison pour le défendre? quel approvisionnement de munitions de guerre et de bouche pour les troupes et pour les habitants? quelle artillerie? enfin quel fruit s'en pourrait-on proposer quand la possibilité en serait aussi claire que l'était la démonstration de l'impossibilité? » Il battit la campagne pendant quelques jours là-dessus, et je le laissai dire, parce que je ne craignais pas l'exécution de ce rare projet. Voyant qu'il ne me persuadait pas, il m'en proposa un autre. Ce fut de transporter à Versailles les cours supérieures, les écoles publiques et tout ce qui est affaires et public. Je le regardai avec la même surprise; je lui demandai où, quand, et avec quels frais il établirait tout cela à Versailles, lieu sans rivière ni eau bonne à boire, qui n'est que sable ou boue, à qui la nature refuse tout, jusqu'à des abreuvoirs commodes pour des chevaux, et où il ne croît rien loin à la ronde; de plus, quelle utilité d'une translation qui, quand elle serait possible, n'apporterait que du mésaise et de la confusion à la cour, et laisserait à Paris un vide irréparable, ruinerait plaideurs, magistrats, suppôts de justice et d'universités; en un mot, rien de praticable, rien qui eût un objet. C'était, disait-il, pour diminuer Paris, dont la consommation ruine les provinces, et séparer les cours supérieures de l'appui de ce peuple nombreux, dont en plusieurs occasions l'union est dangereuse. Peu à peu il convint de l'ingratitude de la situation de Versailles, déclama contre l'immense établissement que le roi y avait fait, vanta celle de Saint-Germain, et finalement me proposa comme une chose facile de démolir Versailles, d'en emporter tout à Saint-Germain, où, avec ces matériaux et ces richesses on ferait le plus sain et le plus admirable séjour de l'Europe.

À ce troisième sproposito la parole me manqua. Voici un fou, me dis-je à moi-même, qui me va peut-être sauter aux yeux: « Eh! qu'ai-je fait? et que vont devenir les finances ? » Tandis que je me parlais ainsi sans remuer les lèvres, il discourait toujours, enchanté du plus beau lieu du monde qu'allait devenir Saint-Germain des dépouilles entières de Versailles. À la fin mon silence l'arrêta, il me pria de le rompre. « Monsieur, lui dis-je, quand vous aurez les fées à votre disposition avec leurs baguettes, je serai de votre avis pour ceci; car, en effet, rien ne serait plus admirable, et je n'ai jamais compris qu'on ait pu choisir Versailles, beaucoup moins préférer ce cloaque à ce qu'est Saint-Germain; mais pour ce que vous me proposez, il nous faut les fées; jusqu'à ce que vous les ayez en main, il n'y a pas moyen d'en raisonner. » Il se mit à rire, et voulut soutenir que sans fées la chose était possible, et n'était pas un objet tel qu'il voyait bien que je le pensais. Des trois propositions, ce fut celle qu'il appuya le moins et le moins longtemps, mais je n'en demeurai pas moins effarouché.

Il y avait déjà du temps qu'il m'en avait fait une autre que je n'avais pas moins rejetée, et qu'il ne cessait point de remettre toujours sur le tapis. Je lui faisais des objections auxquelles il ne put jamais faire la moindre réponse; il n'avait que l'unique ressource de Maisons sur la sienne, qui était le danger du testament, et il n'en pouvait trouver à exécuter ce qu'il proposait, et néanmoins, comme Maisons, il ne cessa point de me presser là-dessus. Nous verrons bientôt, non par conjectures, comme sur la proposition d'enlever le testament du roi, mais par les faits, quel était l'objet de Noailles dans une proposition si ridicule, mais si opiniâtre, et c'est alors que l'une et l'autre seront expliquées.

Je m'aperçus sur la fin de Marly que M. le duc d'Orléans avait traité le point de l'assemblée des états généraux avec le duc de Noailles. Il me l'avoua comme chose trop connexe aux finances par l'objet qu'on s'en proposait, pour la lui cacher, après lui avoir dit sa destination. Le duc de Noailles me l'avoua de même avec quelque embarras, et il me parut bientôt après que M. le duc d'Orléans n'était plus si déterminé à les assembler. Je le vis aussi mollir tout à fait à l'égard du parlement pour la régence. Cet article lui avait toujours paru dur, et le dépôt du testament lui fut un prétexte dont il se servit pour cacher sa faiblesse. Je la connaissais trop pour me flatter de l'emporter sur elle pour deux articles aussi majeurs que l'étaient celui-là et celui des états généraux. Ce dernier me sembla toujours si extrêmement important, et à tant de grands égards, que je ne balançai pas à lui sacrifier l'autre. J'espérai d'autant mieux de cette conduite, que ma complaisance délivrait M. le duc d'Orléans de la dispute et de la présence d'un objet où il fallait payer de sa personne, et que je ramassais toutes mes forces pour maintenir l'autre qu'il avait constamment goûté et résolu jusqu'alors, où il n'avait nul tour de force à tirer de sol, où au contraire tout était riant pour lui, gracieux pour toute la France, aplani partout. C'est ce que je continuai de faire, mais avec peu de progrès jusqu'à la veille de la mort du roi qu'il me déclara nettement qu'il n'y fallait plus penser.

Dès lors j'en vis assez pour mal augurer des affaires. Je sentis l'intérêt du duc de Noailles, qui, dans le plan de la convocation des états généraux, n'aurait pas été maître dans les finances, et qu'il avait fait comprendre au régent que lui-même ne le serait pas. Je ne dissimulerai pas que cela ne fût vrai, et même l'un des biens qui m'en paraissait résulter. L'expérience de ce qui s'est passé depuis dans les finances a dû montrer si j'avais eu raison. Avec le projet d'assembler les états généraux tomba celui de la banqueroute: il ôtait trop les moyens de pêcher en eau trouble. Les liquidations et la continuation des impôts et des traités y ouvrait une large porte aux fortunes, aux grâces, aux défaveurs dont M. le duc d'Orléans, et mieux encore le duc de Noailles, aurait le robinet entre les mains. Par là aussi tomba le projet des taxes, et du même coup celui des remboursements et de la multiplication des récompenses qui ont été expliquées. Il n'est pas temps encore de parler des tristes réflexions dont ce début m'accabla, et des autres choses qui les fortifièrent. Les matières vont tellement se multiplier pendant un mois ou six semaines, que ce sera beaucoup faire de n'en rien oublier, et de les démêler pour les présenter avec quelque netteté et quelque ordre.

Tout à la fin de Marly, le roi parut si affaibli, quoiqu'il n'eût encore rien changé dans ses journées, que Mme la duchesse d'Orléans me tourna sur ses frères, et qu'après quelques détours assez empêtrés, car l'orgueil luciférien souffrait bien d'en venir là, elle me témoigna son inquiétude de la première séance au parlement après le roi, et qu'elle m'aurait une grande obligation si je pouvais détourner les pairs d'y rien faire en des moments déjà si accablants pour elle. Je n'avais pas à être embarrassé de la réponse: je lui dis « que je ne croyais pas que les pairs songeassent [à autre chose] qu'aux affaires indispensables d'une séance qui en serait aussi chargée, et qu'elle pouvait se rassurer là-dessus. — Mais, monsieur, reprit-elle, m'en voudriez-vous bien donner vôtre parole, au moins me promettre de faire ce qui sera en vous pour que MM. les pairs ne fassent rien ce jour-là contre le rang de mes frères ? — Oui, madame, lui dis-je, du dernier s'entend, car je ne suis pas le maître de mes égaux, comme vous le pouvez bien penser, mais de les détourner autant qu'il me sera possible à cet égard, et je m'y engage d'autant plus librement que je ne vois pas qu'ils y pensent. Mais tout d'un temps, madame, puisque Votre Altesse Royale me force à lui parler sur un article si délicat, qu'elle prenne garde aux princes du sang; c'est leur affaire plus que la nôtre depuis l'habilité à la couronne, le nom et la qualité et totalité en tout de princes du sang donnée à MM. vos frères et à leur postérité, et tenez-vous au moins pour avertie que si les princes du sang les attaquent, dans l'instant même nous revendiquerons notre rang à ce qu'il n'y ait personne dans l'intervalle entre les princes du sang et nous, et que tous soient comme nous dans leur rang de pairie. »

Cette déclaration, si amère en soi pour Mme la duchesse d'Orléans, passa le plus doucement du monde au moyen du répit que je lui promettais, et du mépris qu'il lui plaisait faire de jeunes princes du sang et de Mmes leurs mères. Elle me remercia même fort honnêtement, et avec des marques d'amitié et de confiance. Elle me craignait étrangement sur ce point de ses frères qu'elle nomma toujours ainsi, sans oser jamais proférer en cette occasion le nom du duc du Maine, qui en avait encore plus de peur, et qui sûrement n'avait pas oublié la dernière visite qu'il avait reçue de moi, en conséquence de laquelle je m'étais conduit depuis à son égard sans mesure. Ma promptitude à répondre à Mme la duchesse d'Orléans ne me coûta guère. Il n'y avait pas moyen d'attaquer les bâtards et le bonnet tout à la fois, et de détourner les affaires de l'État à des intérêts personnels à régler dans la première séance au parlement, après la mort du roi. L'occasion du bonnet, qui ne s'y pouvait éviter, ne laissait pas de choix entre cette affaire et celle des bâtards; ainsi je ne hasardais rien à leur égard avec Mme la duchesse d'Orléans par ma réponse.

Le vendredi 9 août, le P. Tellier répéta le roi longtemps le matin sur l'enregistrement pur et simple de la constitution, et vit là-dessus le premier président et le procureur général qu'il avait mandés la veille. Le roi courut le cerf après dîner dans sa calèche qu'il mena lui-même à l'ordinaire pour la dernière fois de sa vie, et parut très abattu au retour. Il eut le soir grande musique chez Mme de Maintenon. Le samedi 10 août, il se promena, avant dîner, dans ses jardins à Marly; il en revint à Versailles sur les six heures du soir pour la dernière fois de sa vie, et ne revoir jamais cet étrange ouvrage de ses mains. Il travailla le soir chez Mme de Maintenon avec le chancelier, et parut fort mal à tout le monde. Le dimanche 11 août, il tint le conseil d'État, s'alla promener l'après-dînée à Trianon pour ne plus sortir de sa vie. Il avait mandé le procureur général avec lequel il eut une forte prise. Il en avait déjà eu une avec lui en présence du premier président et du chancelier, le jeudi précédent à Marly, sur l'enregistrement pur et simple de la constitution. Il trouva le procureur général, seul, armé des mêmes raisons et de la même fermeté. Il ne se sentait pas en état d'aller lui même au parlement comme il l'avait annoncé. Quoiqu'il n'en eût pas perdu l'espérance, il n'en fut que plus outré contre le procureur général, jusqu'à sortir de son naturel, et en venir aux menaces de lui ôter sa charge en lui tournant le dos. Ce fut ainsi que finit cette audience dont ce magistrat ne fut pas plus ébranlé.

Le lendemain 12 août, il prit médecine à son ordinaire et vécut à son ordinaire aussi de ces jours-là. On sut qu'il se plaignait d'une sciatique à la jambe et à la cuisse. Il n'avait jamais eu de sciatique ni de rhumatisme; jamais enrhumé, et il y avait longtemps qu'il n'avait eu de ressentiment de goutte. Il y eut le soir petite musique chez Mme de Maintenon, et ce fut la dernière fois de sa vie qu'il marcha.

Le mardi 13 août, il fit son dernier effort pour donner, en revenant de la messe, où il [se] fit porter, l'audience de congé, debout et sans appui, à ce prétendu ambassadeur de Perse. Sa santé ne lui permit pas les magnificences qu'il s'était proposées comme à sa première audience; il se contenta de le recevoir dans la pièce du trône, et il n'y eut rien de remarquable. Ce fut la dernière action publique du roi, où Pontchartrain trompait si grossièrement sa vanité pour lui faire sa cour. Il n'eut pas honte de terminer cette comédie par la signature d'un traité dont les suites montrèrent le faux de cette ambassade. Cette audience, qui fut assez longue, fatigua fort le roi. Il résista en rentrant chez lui à l'envie de se coucher; il tint le conseil de finance, dîna à son petit couvert ordinaire, se fit porter chez Mme de Maintenon, où il y eut petite musique, et, en sortant de son cabinet, s'arrêta pour la duchesse de La Rochefoucauld qui lui présenta la duchesse de La Rocheguyon sa belle-fille, qui fut la dernière dame qui lui ait été présentée. Elle prit le soir son tabouret au souper du roi qui fut le dernier de sa vie au grand couvert. Il avait travaillé seul chez lui après son dîner avec le chancelier. Il envoya le lendemain force présents et quelques pierreries à ce bel ambassadeur qu'on mena deux jours après chez un bourgeois à Chaillot, et à peu de distance, au Havre-de-Grâce, où il s'embarqua. Ce fut ce même jour que la princesse des Ursins, effrayée, comme on l'a dit, de l'état du roi, partit de Paris pour gagner Lyon en diligence, le lendemain mercredi, veille de l'Assomption.

Il y avait plus d'un an que la santé du roi tombait. Ses valets intérieurs s'en aperçurent d'abord, et en remarquèrent tous les progrès, sans que pas un osât en ouvrir la bouche. Les bâtards, ou, pour mieux dire, M. du Maine le voyait bien aussi, qui, aidé de Mme de Maintenon et de leur chancelier-secrétaire d'État, hâta tout ce qui le regardait. Fagon, premier médecin, fort tombé de corps et d'esprit, fut de tout cet intérieur le seul qui ne s'aperçut de rien. Maréchal, premier chirurgien, lui en parla plusieurs fois, et fut toujours durement repoussé. Pressé enfin par son devoir et par son attachement, il se hasarda un matin vers la Pentecôte d'aller trouver Mme de Maintenon. Il lui dit ce qu'il voyait, et combien grossièrement Fagon se trompait. Il l'assura que le roi, à qui il avait tâté le pouls souvent, avait depuis longtemps une petite fièvre lente, interne; que son tempérament était si bon, qu'avec des remèdes et de l'attention, tout était encore plein de ressources, mais que, si on laissait gagner le mal, il n'y en aurait plus. Mme de Maintenon se fâcha, et tout ce qu'il remporta de son zèle fut de la colère: Elle lui dit qu'il n'y avait que les ennemis personnels de Fagon qui trouvassent ce qu'il lui disait là de la santé du roi, sur laquelle la capacité, l'application, l'expérience du premier médecin ne se pouvait tromper. Le rare est que Maréchal, qui avait autrefois taillé Fagon de la pierre, avait été mis en place de premier chirurgien par lui, et qu'ils avaient toujours vécu depuis jusqu'alors dans la plus parfaite intelligence. Maréchal outré, qui me l'a conté, n'eut plus de mesures à pouvoir prendre, et commença dès lors à déplorer la mort de son maître. Fagon, en effet, était en science et en expérience le premier médecin de l'Europe, mais sa santé ne lui permettait plus depuis longtemps d'entretenir son expérience, et le haut point d'autorité où sa capacité et sa faveur l'avaient porté l'avait enfin gâté. Il ne voulait ni raison ni réplique, et continuait de conduire la santé du roi comme il avait fait dans un âge moins avancé, et le tua par cette opiniâtreté.

La goutte dont il avait eu de longues attaques avait engagé Fagon à emmaillotter le roi, pour ainsi dire, tous les soirs dans un tas d'oreillers de plume qui le faisaient tellement suer toutes les nuits, qu'il le fallait frotter et changer tous les matins avant que le grand chambellan et les premiers gentilshommes de la chambre entrassent. Il ne buvait depuis longues années, au lieu du meilleur vin de Champagne dont il avait uniquement usé toute sa vie, que du vin de Bourgogne avec la moitié d'eau, si vieux qu'il en était usé. Il disait quelquefois, en riant, qu'il y avait souvent des seigneurs étrangers bien attrapés à vouloir goûter du vin de sa bouche. Jamais il n'en avait bu de pur en aucun temps, ni usé de nulle sorte de liqueur, non pas même de thé, café, ni chocolat. À son lever seulement, au lieu d'un peu de pain, de vin et d'eau, il prenait depuis fort longtemps deux tasses de sauge et de véronique; souvent entre ses repas et toujours en se mettant au lit des verres d'eau avec un peu d'eau de fleur d'orange qui tenaient chopine, et toujours à la glace en tout temps; même les jours de médecine il y buvait et toujours aussi à ses repas, entre lesquels il ne mangea jamais quoi que ce fût, que quelques pastilles de cannelle qu'il mettait dans sa poche à son fruit avec force biscotins pour ses chiennes couchantes de son cabinet.

Comme il devint la dernière année de sa vie de plus en plus resserré, Fagon lui faisait manger à l'entrée de son repas beaucoup de fruits à la glace, c'est-à-dire des mûres, des melons et des figues, et celles-ci pourries à force d'être mûres, et à son dessert beaucoup d'autres fruits, qu'il finissait par une quantité de sucreries qui surprenait toujours. Toute l'année il mangeait à souper une quantité prodigieuse de salade. Ses potages, dont il mangeait soir et matin de plusieurs, et en quantité de chacun sans préjudice du reste, étaient pleins de jus et d'une extrême force, et tout ce qu'on lui servait plein d'épices, au double au moins de ce qu'on y en met ordinairement, et très fort d'ailleurs. Cela et les sucreries n'était pas de l'avis de Fagon, qui, en le voyant manger, faisait quelquefois des mines fort plaisantes, sans toutefois oser rien dire, que par-ci par-là, à Livry et à Benoist, qui lui répondaient que c'était à eux à faire manger le roi, et à lui à le purger. Il ne mangeait d'aucune sorte de venaison ni d'oiseaux d'eau, mais d'ailleurs de tout, sans exception, gras et maigre, qu'il fit toujours, excepté le carême que quelques jours seulement, depuis une vingtaine d'années. Il redoubla ce régime de fruits et de boisson cet été.

À la fin, ces fruits pris après son potage lui noyèrent l'estomac, en émoussèrent les digestifs, lui ôtèrent l'appétit, qui ne lui avait manqué encore de sa vie, sans avoir jamais eu ni faim ni besoin de manger, quelque tard que des hasards l'eussent fait dîner quelquefois. Mais aux premières cuillerées de potage, l'appétit s'ouvrait toujours, à ce que je lui ai ouï dire plusieurs fois, et il mangeait si prodigieusement et si solidement soir et matin, et si également encore, qu'on ne s'accoutumait point à le voir. Tant d'eau et tant de fruits, sans être corrigés par rien de spiritueux, tournèrent son sang en gangrène, à force d'en diminuer les esprits, et de l'appauvrir par ces sueurs forcées des nuits, et furent cause de sa mort, comme on le reconnut à l'ouverture de son corps. Les parties s'en trouvèrent toutes si belles et si saines qu'il y eut lieu de juger qu'il aurait passé le siècle de sa vie. Son estomac surtout étonna, et ses boyaux par leur volume et leur étendue au double de l'ordinaire, d'où lui vint d'être si grand mangeur et si égal. On ne songea aux remèdes que quand il n'en fut plus temps, parce que Fagon ne voulut jamais le croire malade, et que l'aveuglement de Mme de Maintenon fut pareil là-dessus, quoiqu'elle eût bien su prendre toutes les précautions possibles pour Saint-Cyr et pour M. du Maine. Parmi tout cela, le roi sentit son état avant eux, et le disait quelquefois à ses valets intérieurs. Fagon le rassurait toujours sans lui rien faire. Le roi se contentait de ce qu'il lui disait sans en être persuadé, mais son amitié pour lui le retenait, et Mme de Maintenon encore plus.

 Le mercredi, 14 août, il se fit porter à la messe pour la dernière fois, tint conseil d'État, mangea gras, et eut grande musique chez Mme de Maintenon. Il soupa au petit couvert dans sa chambre, où la cour le vit comme à son dîner. Il fut peu dans son cabinet avec sa famille, et se coucha peu après dix heures.

Le jeudi, fête de l'Assomption, il entendit la messe dans son lit. La nuit avait été inquiète et altérée. Il dîna devant tout le monde dans son lit, se leva à cinq heures, et se fit porter chez Mme de Maintenon, où il eut petite musique. Entre sa messe et son dîner il avait parlé séparément au chancelier, à Desmarets, à Pontchartrain. Il soupa et se coucha comme la veille. Ce fut toujours depuis de même, tant qu'il put se lever.

Le vendredi 16 août, la nuit n'avait pas été meilleure; beaucoup de soif et de boisson. Il ne fit entrer qu'à dix heures. La messe et le dîner dans son lit comme toujours depuis, donna audience dans son cabinet à un envoyé de Wolfenbüttel, se fit porter chez Mme de Maintenon; il y joua avec les dames familières, et y eut après grande musique.

Le samedi 17 août, la nuit comme la précédente. Il tint dans son lit le conseil de finances, vit tout le monde à son dîner, se leva aussitôt après, donna audience dans son cabinet au général de l'ordre de Sainte-Croix de la Bretonnerie, passa chez Mme de Maintenon, où il travailla avec le chancelier. Le soir, Fagon coucha pour la première fois dans sa chambre.

Le dimanche 18 août se passa comme les jours précédents. Fagon prétendit qu'il n'avait point eu de fièvre. Il tint conseil d'État avant et après son dîner, travailla après sur les fortifications avec Pelletier à l'ordinaire, puis passa chez Mme de Maintenon, où il y eut musique. Ce même jour le comte de Ribeira, ambassadeur extraordinaire de Portugal, dont la mère, qui était morte, était sœur du prince et du cardinal de Rohan, fit à Paris son entrée avec une magnificence extraordinaire, et jeta au peuple beaucoup de médailles d'argent et quelques-unes d'or. L'état du roi, qui montrait manifestement ne pouvoir plus durer que peu de jours, et dont je savais par Maréchal des nouvelles plus sûres que celles que Fagon se voulait persuader à soi et aux autres, me fit penser à Chamillart, qui avait, en sortant de place, une pension du roi de soixante mille livres. J'en demandai la conservation et l'assurance à M. le duc d'Orléans, et je l'obtins aussitôt avec la permission de le lui mander à Paris. Il y était fort touché de la maladie du roi, et fort peu de toute autre chose. Il ne laissa pas d'être agréablement surpris de ma lettre, et d'être bien sensible à un soin de ma part qu'il n'avait pas eu pour lui-même. Il m'envoya une lettre de remerciement que je rendis à M. le duc d'Orléans. Je n'ai rien fait qui m'ait donné plus de plaisir. La chose demeura secrète jusqu'à la mort du roi; je ne perdis pas de temps à la faire déclarer incontinent après la régence.

Ce même jour je montai chez le duc de Noailles sur les huit heures du soir, au bas du degré duquel je logeais. Il était enfermé dans son cabinet, d'où il vint me trouver dans sa chambre. Après plusieurs propos sur l'état du roi et sur l'avenir, il se mit a enfiler un assez long discours sur les jésuites, dont la conclusion fut de me proposer de les chasser tous de France, de remettre en leur premier état les bénéfices qu'ils avaient fait unir à leurs maisons, et d'appliquer leurs biens aux universités où ils se trouveraient situés. Quoique les propositions extravagantes du duc de Noailles, dont j'ai parlé, me dussent avoir appris qu'il en pouvait faire encore d'aussi folles, j'avoue que celle-là me surprit autant que si elle eût été la première de ce genre. II s'en aperçut à mon air effrayé, il se mit en raisonnements, et cependant son cabinet s'ouvrit, d'où je vis le procureur général sortir et venir à nous. Plusieurs du parlement étaient venus le matin savoir des nouvelles du roi, comme en tout temps ils y venaient souvent les dimanches, mais j'avais cru le duc de Noailles seul dans son cabinet, et le procureur général retourné à Paris de fort bonne heure, comme ces magistrats faisaient toujours.

À peine se fut-il tiré un siège auprès de nous, que le duc de Noailles lui dit ce qu'il s'agitait entre lui et moi, qui pourtant n'avais pas dit un mot encore, mais à qui un geste échappé de surprise avait mis le duc de Noailles en plaidoyer. Il remit le peu qu'il venait de dire au procureur général, qui l'interrompit bientôt pour me regarder froidement, et me dire de même que c'était la meilleure et la plus utile chose que l'on pût faire au commencement de la régence que l'expulsion totale, radicale et sans retour des jésuites hors du royaume, et de disposer sur-le-champ de leurs maisons et de leurs biens en faveur des universités. Je ne puis exprimer ce que je devins à cette sentence du procureur général; cette folie, assez contagieuse pour offusquer un homme aussi sage, et dans une place qui ne lui permettait pas d'en ignorer la mécanique et les suites, me fit peur d'en être gagné aussi. L'étonnement où je fus me mit en doute aussi d'avoir bien entendu; je le fis répéter et je demeurai stupéfait. Ils s'aperçurent bientôt à ma contenance que j'étais plus occupé de mes pensées que de leurs discours; ils me prièrent de leur dire ce que je trouvais de leur proposition. Je leur avouai que je la trouvais tellement étrange, que j'avais peine à croire à mes oreilles. Ils se mirent là-dessus, l'un avec feu, l'autre avec poids et gravité, et s'interrompant l'un l'autre, à me dire ce que chacun sait sur les jésuites, leur domination, leur danger pour l'Église et pour l'État et pour les particuliers. À la fin l'impatience me prit, je les interrompis à mon tour, et il me parut que je leur faisais plaisir, dans celle où ils étaient d'entendre ce que j'avais à leur dire.

Je leur déclarai que, pour abréger, je ne leur contesterais rien de tout ce qu'ils voudraient alléguer contre les jésuites, et sur les avantages que trouverait la France d'en être délivrée, encore qu'il y eût beaucoup à dire là-dessus; que je me retranchais uniquement sur la cause, le comment et sur les suites; sur le comment que nous n'étions pas dans une île dont l'intérieur fût désert, comme la Sicile; où il n'y eût qu'un certain nombre de maisons de jésuites dans deux villes principales, comme Palerme et Messine, et répandues en d'autres gros lieux sur la côte, où il avait été aisé au vice-roi Maffei de les prendre tous au même instant d'un coup de filet, de les embarquer sur-le-champ, de leur faire prendre le large, et de faire tout de suite de leurs maisons et de leurs biens ce que le roi de Sicile lui avait ordonné; que ce prince de plus était en droit et en raison d'en user de la sorte avec des gens qui allumaient à visage découvert le feu de la révolte contre lui, sur le différend qu'il avait avec la cour de Rome; qui, sur des prétextes les plus frivoles d'immunité ecclésiastique qui même n'avait pas été violée, entreprenait d'abolir le tribunal de la monarchie accordé tel qu'il était par les papes aux premiers princes normands qui avaient conquis la Sicile, et l'avaient bien voulu relever des papes sans aucune nécessité ni droit, tribunal sans l'exercice duquel les rois de Sicile se trouveraient privés de toute autorité, pour l'abolition duquel Rome prodiguait ses censures, et, secondée de plusieurs évoques, de quelques-uns du clergé séculier, de presque tout le régulier, surtout des jésuites, portait la révolte et la sédition dans tous les esprits, et en faisait un point de conscience; qu'en France il ne s'était rien passé, depuis la mort d'Henri IV jusqu'alors, sur quoi on ait pu, je ne dis pas accuser, mais soupçonner les jésuites de brasser rien contre l'État, ni contre Louis XIII, ni [contre] Louis XIV; nul délit, par conséquent, sur lequel on pût fonder le bannissement du plus obscur particulier; quelle violence donc à l'égard de toute une compagnie que ces deux messieurs représentaient si appuyée, si puissante, si dangereuse; la faire au bout de deux règnes qui l'avaient si constamment favorisée; la faire à l'entrée d'une régence, qui est toujours un temps de ménagement et de faiblesse; la faire enfin par un régent accusé de n'avoir point de religion, sans parler du reste, et que la vie publiquement débauchée et les propos peu mesurés sur la religion rendaient infiniment moins propre à cette exécution, quand elle serait juste et possible.

À l'égard de la manière de l'exécuter, je me trouvais l'esprit trop borné pour en imaginer aucune sur le nombre infini de maisons de jésuites répandues dans toutes les provinces de la domination du roi, et le nombre immense de jésuites qui les remplissaient; que le tout à la fois, comme avait fait le Maffei, était mathématiquement impossible; que par parties, quels cris! quels troubles! quels mouvements dès les premiers pas! Cette immensité de jésuites, leurs familles, leurs écoliers, et les familles de ces écoliers, leurs pénitents, les troupeaux de leurs retraites et de leurs congrégations, les sectateurs de leurs sermons, leurs amis et ceux de leur doctrine, quel vacarme avant qu'on en eût nettoyé la province par laquelle on aurait commencé, et quand et comment achèverait-on dans toutes les provinces? Où conduire ces exilés? Hors la frontière la plus prochaine, répondra-t-on; mais qui les empêchera de rentrer? point de mer, comme pour retourner en Sicile, ni de grande muraille comme à la Chine, tout ouvert partout, et favorisés de ce nombre immense de tous états et de tous lieux dont je viens de parler. C'est donc une chimère évidemment impossible. Mais supposons-la pour un moment, non seulement faisable, mais exécutée. Que dira la cour de Rome, dont les jésuites sont en France les plus utiles instruments et les plus dévoués à ses prétentions et à ses ordres? Que dira le roi d'Espagne, si dévot, si publiquement jésuite, et qui est avec M. le duc d'Orléans comme chacun sait? Que diront toutes les puissances catholiques, chez qui tous les jésuites ont tant de crédit, et de qui presque toutes ils sont les confesseurs? Et les peuples catholiques de toute l'Europe où par la chaire, le confessionnal, les classes, les jésuites ont autant d'amis et de partisans que ces mêmes moyens leur en donnent en France ? Que diront tous les ordres réguliers, peut-être jusqu'aux bénédictins, dominicains et chanoines réguliers divers, les seuls peut-être d'entre les réguliers qui soient ennemis des jésuites ? Ne doit-on pas juger que tous frémiront d'un coup qui peut les frapper à leur tour, si la fantaisie en prend; qu'ils en craindront le menaçant exemple, et qu'ils se réuniront avec tout ce qui se sentira, ou se croira intéressé à l'empêcher? et s'ils en viennent à bout, quelle folie, quelle ignominie se sera-t-on si gratuitement préparée, mais quel péril encore, et péril à ne plus pouvoir espérer sûreté ni tranquillité, après s'être mis le dedans et le dehors contre-soi avec ce qu'on appelle la religion à la tête! Je conclus enfin que cette tentative, si bien concertée qu'elle pût être, serait la perte de M. le duc d'Orléans, et un tel bouleversement que je ne voyais pas comment ni quand on pourrait le calmer.

Mon discours fut plus étendu que je ne le rapporte, et je ne fus point interrompu. Quand j'eus fini, je vis deux hommes étonnés et fâchés qui ne purent répondre un seul mot à pas une des objections que je venais de faire, et qui en même temps me déclarèrent l'un et l'autre que je ne les avais point persuadés. Tous deux, en s'interrompant l'un l'autre, revinrent au danger des jésuites en France pour le général de l'État et de l'Église, et pour le particulier; moi à leur répéter que ce n'était pas la question, mais la cause, les moyens et les suites, qu'ils avaient ces trois choses à me prouver possibles et garanties. J'avais beau les ramener, ils persistaient, le dirai-je ? à aboyer à la lune. Leur peu de succès avec moi, et l'heure indue pour un magistrat de regagner Paris, nous sépara sans le moindre progrès fait de part ni d'autre. Je sortis en même temps que le procureur général pour revenir chez moi, noyé dans l'étonnement et la recherche de ce que le procureur général pouvait avoir fait de son sens, de ses lumières, de sa sagesse, et persuadé qu'ils étaient sur cette matière à délibérer ensemble quand j'arrivai, à la manière subite dont le duc de Noailles m'en ouvrit le propos, et dont il le remit au procureur général lorsqu'il nous vint trouver en tiers. Je demeurai à bout sur le procureur général, qui n'avait sûrement point de vues obliques, mais que le pouvoir du duc de Noailles sur son esprit avait gagné, déjà ennemi personnel et parlementaire de la société, et qui se laissa aller à la folie de son ami, sans que des raisons aussi nettement décisives l'en pussent faire revenir, quoiqu'il ne leur en pût opposer aucune, et c'est ce qui porta mon étonnement jusqu'à en demeurer confondu.

Le lundi 19 août, la nuit fut également agitée, sans que Fagon voulût trouver que le roi eût de la fièvre. Il eut envie de lui faire venir des eaux de Bourbonne. Le roi travailla avec Pontchartrain, eut petite musique chez Mme de Maintenon, déclara qu'il n'irait point à Fontainebleau, et dit qu'il verrait la gendarmerie le mercredi suivant de dessus son balcon. Il l'avait fait venir de ses quartiers pour en faire la revue: ce ne fut que ce jour-là qu'il vit qu'il ne le pourrait, et qu'il se borna à la regarder dans la grande cour de Versailles par la fenêtre. Le mardi 20 août, la nuit fut comme les précédentes. Il travailla le matin avec le chancelier; il ne voulut voir que peu de gens distingués et les ministres étrangers à son dîner, qui avaient, et ont encore, le mardi fixé pour aller à Versailles. Il tint conseil de finances ensuite, et travailla après avec Desmarets seul. Il ne put aller chez Mme de Maintenon, qu'il envoya chercher. Mme de Dangeau et Mme de Caylus y furent admises quelque temps après pour aider à la conversation. Il soupa en robe de chambre dans son fauteuil. Il ne sortit plus de son appartement, et ne s'habilla plus. La soirée courte comme les précédentes. Fagon enfin lui proposa une assemblée des principaux médecins de Paris et de la cour.

Ce même jour, Mme de Saint-Simon, que j'avais pressée de revenir, arriva des eaux de Forges. Le roi entrant après souper dans son cabinet l'aperçut. Il fit arrêter sa roulette, lui témoigna beaucoup de bonté sur son voyage et son retour, puis continua à se faire pousser par Bloin dans l'autre cabinet. Ce fut la dernière femme de la cour à qui il ait parlé, parce que je ne compte pas Mmes de Lévi, Dangeau, Caylus et d'O qui étaient les familières du jeu et des musiques chez Mme de Maintenon, et qui vinrent chez lui quand il ne put plus sortir. Mme de Saint-Simon me dit le soir qu'elle n'aurait pas reconnu le roi, si elle l'avait rencontré ailleurs que chez lui. Elle n'était partie de Marly pour Forges que le 6 juillet.

Le mercredi 21 août, quatre médecins virent le roi, et n'eurent garde de rien dire que les louanges de Fagon, qui lui fit prendre de la casse. Il remit au vendredi suivant à voir la gendarmerie de ses fenêtres, tint le conseil d'État après son dîner, travailla ensuite avec le chancelier. Mme de Maintenon vint après, puis les dames familières, et grande musique. Il soupa en robe de chambre dans son fauteuil. Depuis quelques jours on commençait à s'apercevoir qu'il avait peine à manger de la viande, et même du pain, dont toute sa vie il avait très peu mangé, et depuis très longtemps rien que la mie, parce qu'il n'avait plus de dents. Le potage en plus grande quantité, les hachis fort clairs, et les œufs suppléaient, mais il mangeait fort médiocrement.

Le jeudi 22 août, le roi fut encore plus mal. Il vit les quatre autres médecins qui, comme les quatre premiers, ne firent qu'admirer les savantes connaissances et l'admirable conduite de Fagon, qui lui fit prendre sur le soir du quinquina à l'eau, et lui destina pour la nuit du lait d'ânesse. Ne comptant plus dès la veille de pouvoir se mettre sur un balcon pour voir la gendarmerie dans sa cour, il mit à profit pour le duc du Maine jusqu'à sa dernière faiblesse. Il le chargea d'aller faire la revue de ce corps d'élite en sa place, avec toute son autorité, pour en montrer en lui les prémices aux troupes, les accoutumer de son vivant à le considérer comme lui-même, et lui donner envers eux les grâces d'un compte favorable et flatteur. C'est ce que ce faible échappé des Guise et de Cromwell sut se ménager, mais comme il manquait absolument de leur courage, la peur le saisit de ce qui pourrait lui arriver en cette extrémité connue du roi, si M. le duc d'Orléans connaissait ses forces naturelles, et s'avisait d'en faire usage. Il chercha donc un bouclier qui le put mettre à couvert, et il ne lui fut pas difficile par Mme de Maintenon de le trouver.

Mme de Ventadour, excitée par son ancien amant et ami intime le maréchal de Villeroy, qui savait bien ce qu'il faisait, donna envie à Mgr le Dauphin d'aller à cette revue. Il commençait à monter un petit bidet, et il alla demander au roi la permission d'y aller. Le jeu de cette comédie fut visible en ce que l'habit uniforme de capitaine de gendarmerie se trouva tout fait pour M. le Dauphin, qui avait pris les chausses depuis fort peu. Le roi trouva cette envie d'un enfant fort de son goût, et lui permit d'y aller.

L'état du roi, qui n'était plus ignoré de personne, avait déjà changé le désert de l'appartement de M. le duc d'Orléans en foule. Je lui proposai d'aller à la revue, et sous prétexte d'honorer dans M. du Maine l'autorité du roi même dont il était revêtu pour cette revue, de l'y suivre en courtisan, comme il aurait fait le roi même, de lui répondre sur ce ton s'il avait voulu s'en défendre, de s'attacher à lui malgré lui, d'affecter de ne lui parler jamais que chapeau bas comme il aurait fait au roi, et de le devancer de cinquante pas en approchant de ses compagnies de gendarmerie pour l'y saluer à leur tête, et de le joindre après, et le suivre chapeau bas dans leurs rangs, en même temps de donner fréquemment le coup d'oeil à sa suite et aux troupes, de n'y laisser pas ignorer le sarcasme par ses manières respectueusement insultantes, et d'y montrer ce roi de carton pâmé d'effroi et d'embarras. Outre le plaisir de lui marcher ainsi sur le ventre au milieu de son triomphe, il y avait tout à gagner par l'impression de la peur, et par montrer aux troupes, aux spectateurs, et par eux à la cour et à la ville, quelle est la force de la nature sur l'usurpation, et que, s'il ne s'opposait à rien pendant la vie du roi qui en était aux derniers jours, il n'était pas pour laisser jouir ce bâtard des avantages qu'il avait su se faire donner à son préjudice, et à celui du droit et des lois. M. d'Orléans n'avait rien à craindre, le roi avait fait tout ce qu'il avait pu par ses dispositions contre lui et pour ses bâtards; personne n'en doutait, ni n'en pouvait douter, ni M. le duc d'Orléans non plus. Rien donc à perdre dans cette conduite, dont même l'extérieur, quelque ironique qu'il fût, n'aurait pu fournir aucune plainte; et encore à qui? et qui eut pu faire ce Jupiter mourant? et au contraire tout à gagner en intimidant le duc du Maine et les siens, et se montrant, lui, tel qu'il devait être à toute la France. Je voulais aussi qu'il s'y montrât nu et sans suite; que tout ce qui voudrait se ramasser autour de lui, il le renvoyât avec un respect de dérision à M. du Maine; que sur tout ce qui regarderait la revue, il s'en expliquât comme le dernier particulier à qui on ferait trop d'honneur d'en parler, et qui ne se sentirait pas en caractère d'y répondre; que pour ses propres compagnies, il fit auprès du duc du Maine le personnage d'un officier captant sa protection auprès du roi, dans le compte qu'il lui en devait rendre, en même temps que lui-même lui rendrait compte de ses compagnies, et lui en présenterait les officiers en les faisant valoir comme il aurait fait au roi même, mais avec un respect insultant et finement menaçant.

J'avoue que, s'il eût été possible, j'eusse acheté cher de pouvoir être alors M. le duc d'Orléans pour vingt-quatre heures. Tel qu'était M. du Maine, je ne sais s'il n'en serait pas mort de peur. La présence d'un Dauphin de cinq ans ne devait rien déconcerter. Il n'était en âge que de recevoir des respects, tout le reste demeurait au duc du Maine, et hors de sa présence, même tous les respects, puisqu'il y tenait la place du roi. Mais la faiblesse de M. le duc d'Orléans ne fut pas capable d'une si délicieuse comédie. Il alla à la revue, il y examina ses compagnies, il salua à leur tête Mgr le Dauphin, il s'approcha peu de M. du Maine qui pâlit en le voyant, et dont l'embarras et l'angoisse frappa tout le monde, qui le laissa pour accompagner toujours M. le duc d'Orléans, sans qu'il y mît rien du sien. Tout ce qui se trouva à la revue se montra indigné de la voir faire au duc du Maine, M. le duc d'Orléans présent; qu'eut-ce été si ce prince eût eu la force de s'y conduire comme je l'en avais pressé? il le sentit après, et il en fut honteux; je m'en servis pour lui donner plus de courage. La gendarmerie même fut indignée, et ne s'en cacha pas, quelque soin que le roi prît de publier et de faire valoir, aux heures où il voyait encore le monde, aux officiers de la gendarmerie les éloges et les merveilles du compte que le duc du Maine lui avait rendu de ce corps.

Le public trouva cette commission fort étrange, et le duc du Maine ne gagna rien à se l'être fait donner, quelques flatteries qu'il eût employées envers ce corps pendant et après cette revue. Il voulut, dans son extrême embarras, et qui fut visible à tout ce qui s'y trouva, en faire les honneurs à M. le duc d'Orléans, qui se contenta de lui répondre qu'il n'était venu que comme capitaine de gendarmerie, qui n'accepta rien, et qui s'en retourna après avoir vu ses compagnies, et avoir salué Mgr le Dauphin à leur tête. La gendarmerie fut aussitôt après renvoyée dans ses quartiers. Ce fut là où M. le duc d'Orléans et le duc du Maine sentirent les prémices de ce qui les attendait. Tout y courut au premier, et laissa l'autre qui en demeura confondu; les troupes mêmes furent frappées du contraste. Le public s'en expliqua durement et librement, et trouva que cette fonction était due à M. le duc d'Orléans, si [elle devait être faite] par un prince, ou par un maréchal de France, ou un officier général distingué pour en rendre simplement compte au roi.

Je me donnai en miniature de particulier le plaisir que M. le duc d'Orléans n'avait osé prendre en prochain régent du royaume. J'allai voir Pontchartrain chez qui je n'allais presque jamais, et j'y tombai comme une bombe, chose toujours plus triste et plus fâcheuse pour la bombe que pour ceux qui la reçoivent, mais qui pour cette fois ne le fut que pour la compagnie, et me fit un double plaisir. Les ministres étaient fort en peine de leur sort. La terreur du roi les retenait encore, aucun d'eux n'avait osé se tourner vers M. le duc d'Orléans; la vigilance du duc du Maine et la frayeur de Mme de Maintenon les tenait de court, parce qu'il restait encore assez de vie au roi pour les chasser, et qu'ils n'auraient pu en ce cas se flatter d'être regardés par M. le duc d'Orléans comme ses martyrs, mais seulement comme martyrs de leur tardive politique. Je voulus donc jouir de l'embarras de Pontchartrain, et me donner le plaisir de me jouer à mon tour de ce détestable cyclope.

Je le trouvai enfermé avec Besons et d'Effiat, mais ses gens, après un instant d'incertitude, n'osèrent me refuser sa porte. J'entrai donc dans son cabinet, où le premier coup d'œil m'offrit trois hommes assis si proche les uns des autres, et leurs têtes ensemble, qui se réveillèrent comme en sursaut à mon arrivée, avec un air de dépit que j'aperçus d'abord, et qui se changea aussitôt en compliments qui tenaient du désordre que mon importune présence leur causait. Plus je les vis empêtrés et interrompus dans le petit conseil qu'ils tenaient, plus je m'en divertis, et moins j'eus envie de me retirer, comme j'aurais fait en tout autre temps. Ils l'espéraient, mais comme ils virent que je me mis à parler de choses indifférentes, en homme qui ne songeait pas qu'il les incommodait, Effiat fit sèchement la révérence, Besons aussitôt après, et s'en allèrent.

Pontchartrain, qui jusqu'alors n'avait ni recueilli ni fait aucun cas de Besons, avait réclamé leur parenté quand il sentit son besoin auprès de M. le duc d'Orléans. Il en fit son patron, et Besons, que son attachement à M. le duc d'Orléans avait fourré parmi ses officiers, et qui s'était fait ami d'Effiat, l'avait mis dans les intérêts de Pontchartrain. Dès qu'ils furent sortis, j'eus la malice de lui dire que je croyais les avoir interrompus, et que j'aurais mieux fait de les laisser. Pontchartrain, à travers les compliments, me l'avoua assez pour me donner lieu à lui dire qu'il était là avec deux hommes bien en état de le servir. L'agonie où il sentait sa fortune l'aveugla au point de ne pas voir que je ne cherchais qu'à le faire parler pour me moquer de lui, et d'oublier assez ses forfaits, et tout ce qui s'était passé entre lui et moi, pour se flatter de ma visite, et me parler avec une sorte de confiance ornée de respects à lui jusqu'alors inconnus. Je n'eus pas même la peine de me l'attirer par des compliments vagues et des propos de cour; il s'enfila de lui-même, me conta ses peines, ses inquiétudes, son embarras, son apologie, enfin, à l'égard de M. le duc d'Orléans, m'avoua qu'il avait eu recours à Besons, et par lui à d'Effiat, vanta l'amitié et les bontés, car ce roi des autres se ravala jusqu'à ce mot, qu'il recevait d'eux, et revint toujours à ses inquiétudes, lardant par-ci par-là des demi-mots qui marquaient combien il désirait ma protection, et combien il était embarrassé de n'oser tout à fait me la demander.

Après m'être longtemps réjoui à l'entendre ramper de la sorte, je lui dis que je m'étonnais qu'un homme d'esprit comme lui, qui avait tant d'usage de la cour et du monde, pût s'inquiéter de ce qu'il deviendrait après le roi qui en effet (le regardant bien fixement) n'en avait pas, à ce qu'il paraissait, pour longtemps; qu'avec sa capacité et son expérience dans la marine, dans laquelle il pouvait compter qu'il n'était personne qui approchât de lui, M. le duc d'Orléans serait trop heureux de le continuer dans une charge si nécessaire et si principale, et dans laquelle un homme comme lui ne pouvait être succédé par personne qui en eût la moindre notion. Il me parut que je lui rendais la vie, mais comme il était fort prolixe, il ne laissait pas de revenir à ses craintes, que je me plus diverses fois à appuyer à demi, à voir pâlir mon homme, puis à le rassurer par ces mêmes discours qu'il était un homme nécessaire dans sa place, duquel il n'était pas possible de se passer, et qui par là, sûr de son fait, pouvait vivre en paix et n'avoir besoin de personne. Cette savoureuse comédie que je me donnai dura bien trois bons quarts d'heure. J'y eus grand soin de ne pas dire un seul mot qui sentît l'offre de service, l'avis ni l'amitié passée; je n'eus que la peine de lâcher de fois à autre quelques mots pour entretenir son flux de bouche, et j'y appris que Besons et d'Effiat s'étaient rendus ses protecteurs. J'étais journellement assuré par M. le duc d'Orléans qu'il ne le laisserait pas en place, en déclarant le choix des membres du conseil de marine, et je m'applaudissais ainsi de ma secrète dérision en face; et de me voir si sûr et si près de lui tenir la parole dont j'ai parlé en son temps.

Desmarets, qui ne se sentait pas mieux assuré que Pontchartrain, se souvint alors que j'étais au monde. Louville, gendre du frère de Mme Desmarets, me vint parler pour lui. Il était, comme on l'a vu, de tout temps mon ami intime; il n'ignorait pas la conduite que j'avais eue avec Desmarets, ni ses procédés avec moi. Il m'étala ses respects, ses regrets, ses désirs, et les appuya de son esprit et de son éloquence. Je ne m'ouvris point avec lui de l'expulsion de Desmarets résolue, mais je lui dis qu'il était désormais trop tard de se repentir à mon égard, et nettement que Desmarets était un homme dont je m'étais bien su passer jusqu'alors, et dont je ne voulais ouïr parler de ma vie. Cette éconduite fut suivie d'une lettre de la duchesse de Beauvilliers, pressante au dernier point, qui parlait aussi au nom de la duchesse de Chevreuse, et qui, pour dernier motif, voulait me toucher en faveur de Desmarets par sa capacité pour les finances, et par les besoins de l'État à l'égard d'une partie si principale. Je répondis tout ce que je pus de plus respectueux, de plus dévoué, de plus soumis, pour faire passer le refus inébranlable sur Desmarets, sans m'expliquer d'ailleurs sur ce qu'il avait à craindre ni à espérer, tellement que la fermeté de ces deux refus me délivra de sollicitations nouvelles, et put augmenter les frayeurs du brutal et insolent ministre, et les regrets à mon égard de sa folle ingratitude.

Ce même jour, jeudi 22 août, que le duc du Maine fit au lieu du roi la revue de la gendarmerie, le roi ordonna à son coucher au duc de La Rochefoucauld de lui faire voir le lendemain matin des habits pour choisir celui qui lui conviendrait en quittant le deuil d'un fils de Mme la duchesse de Lorraine, qu'on appelait le prince François, qui avait vingt-six ans et les abbayes de Stavelo et de Malmédy. On voit ici combien il y avait qu'il ne marchait plus, qu'il ne s'habillait plus même les derniers jours qu'il se fit porter chez Mme de Maintenon, qu'il ne sortait de son lit que pour souper en robe de chambre, que les médecins couchaient dans sa chambre et dans les pièces voisines, enfin qu'il ne pouvait plus rien avaler de solide, et il comptait encore, comme on le voit ici, de guérir, puisqu'il comptait de s'habiller encore, et qu'il voulut se choisir un habit pour quand il le pourrait mettre. Aussi voit-on la même suite de conseils, de travail, d'amusements; c'est que les hommes ne veulent point mourir, et se le dissimulent tant et si loin qu'il leur est possible.

Le vendredi 23 août se passa comme les précédents. Le roi travailla le matin avec le P. Tellier, puis n'espérant plus pouvoir voir la gendarmerie, il la renvoya dans ses quartiers. La singularité de ce jour-là fut que le roi ne dîna pas dans son lit, mais debout, en robe de chambre. Il s'amusa après avec Mme de Maintenon, puis avec les dames familières. Pendant tous ces temps-là il faut se souvenir que les courtisans un peu distingués entrèrent à ses repas, ceux qui avaient les grandes ou les premières entrées à sa messe, et à la fin de son lever, et au commencement de son coucher, M. le duc d'Orléans comme les autres, et que le reste des journées que les conseils ou les ministres laissaient vide, était rempli, comme quand il était debout, par ses bâtards, bien plus M. du Maine que le comte de Toulouse, et souvent M. du Maine y demeurait avec Mme de Maintenon seule, et quelquefois avec les dames familières, entrant et sortant toujours, comme à son ordinaire, par le petit degré du derrière des cabinets, en sorte qu'on ne le voyait jamais entrer ni sortir, ni le comte de Toulouse; Mme de Maintenon et les dames familières toujours par les antichambres: les valets intérieurs étaient, comme à l'ordinaire, avec le roi, quand il n'y avait que ses bâtards ou personne, mais peu, lorsque M. du Maine était seul avec lui.

Il a fallu conduire la maladie du roi jusqu'à la veille de son extrémité, avec ce qui s'est passé alors, sans en faire perdre de vue la suite par un trop long récit qui y fût étranger, pour y conserver l'ordre des choses. La même raison veut surtout que tout ce qui appartient à son extrémité jusqu'à sa fin soit encore moins interrompu: c'est ce qui m'engage à placer ici tout de suite ce qui n'avait pu l'être en sa place précise sans déranger cette suite et la netteté que je m'y suis proposée, pour en conserver l'ordre sans l'altérer. Il faut maintenant retourner un peu sur ses pas, et aller tout de suite un peu au delà du jour où nous en sommes, pour reprendre après cette espèce de journal où nous le laissons présentement pour ne le plus interrompre jusqu'à la mort du roi.

CHAPITRE XIV. §

Misère des ducs. — Duc et duchesse du Maine excitent avec plein succès les gens de qualité et soi-disant tels contre les ducs. — Abomination du duc de Noailles. — Il me propose de le faire faire premier ministre. — Proposition du duc de Noailles d'une nouveauté qu'il soutient contre toutes mes raisons. — Le duc de Noailles m'impute la proposition que j'avais si puissamment combattue, et soulève tout contre moi. — Étrange embarras de Noailles avec la duchesse de Saint-Simon. — J'apprends la scélératesse de Noailles. — Monstrueuse ingratitude de Noailles. — Son affreux et profond projet. — Courte réflexion. — J'éclate sans mesure contre Noailles, qui plie les épaules et suit sa pointe parmi la noblesse et [qui] cabale des ducs contre moi. — Je me raccommode avec le duc de Luxembourg; son caractère. — Suites de l'éclat. — Bassesse et désespoir de Noailles. — Sa conduite à mon égard et la mienne au sien. — Noailles n'oublie rien, mais inutilement, pour me fléchir. — Noailles, depuis la mort de M. le duc d'Orléans, aussi infatigable, et inutilement, à m'adoucir. — Le désir extrême de raccommodement des Noailles fait enfin le mariage de mon fils aîné. — Raccommodement entre Noailles et moi, et ses légères suites.

La noire politique du duc et de la duchesse du Maine ne s'était pas bornée à se rassurer contre les ducs par les suites de la cruelle affaire du bonnet qu'ils avaient exprès suscitée, conduite et terminée de la manière qui a été expliquée. Elle avait donné lieu à plusieurs ducs de se contenir ensemble, et à veiller à ce qu'aucun ne vit le premier président. M. d'Aumont et fort peu d'autres se démanchèrent. Le procédé de celui-là fâcha sans étonner: toute sa conduite n'avait été équivoque que pour qui n'avait pas voulu avoir des yeux, et ressemblait trop à celle de toute sa vie pour avoir pu s'y méprendre. La vérité est que les ducs ne paraissaient pas propres à se soutenir sur rien depuis longtemps.

L'esprit d'intérêt particulier, de mode, de servitude, une ignorance profonde et honteuse, incapacité de tout concert entre eux, le sot bel air de faire les honneurs de ce qui n'appartient à nul particulier d'entre eux, et de s'y croire montrer supérieur en en faisant sottement litière à tout ce qui en profite en se moquant d'eux, l'habitude de leur continuelle décadence, étaient à tout des obstacles pour eux, et des raisons à chacun pour leur tirer des plumes. On a vu, et on l'exposera encore mieux, quel fut toujours le roi à cet égard, en général, pour tout ce qui ne fut ni bâtard ni ministre: ainsi large facilité contre les ducs, jusque par eux-mêmes. Le nombre, sans cesse augmenté et peu choisi, et la malapprise jeunesse de plusieurs ducs par démission de leurs pères, augmentait l'inconsidération et la jalousie; et ces ducs, qui ne se soutenaient ni ne songeaient pas seulement à être soutenus, ne savaient que s'avilir tous les jours. Quoique les personnes sans titre et souvent de la première qualité fissent sans cesse des alliances fort basses, celles de cette sorte que faisaient les ducs semblaient les mêler davantage? et marquer plus par la distinction de leur rang qui irritait dans les duchesses de cette sorte les dames de qualité; celles surtout qui l'étaient aussi par elles-mêmes s'en rendaient plus libres à hasarder avec ces duchesses à ne leur rendre pas ce qui leur était dû, et réciproquement celles-ci embarrassées et plus souples à glisser et à supporter.

M. et Mme du Maine, qui n'ignoraient pas cette situation, ni que l'ignorance et la sottise ne fût aussi profonde et aussi vastement répandue parmi les gens sans titre que parmi les ducs, s'appliquèrent à en profiter et à saisir l'occasion de l'éclat de la fin de l'affaire du bonnet, pour encourager les gens non titrés contre les ducs, et brouiller ceux-ci avec le même éclat, qui avait si bien réussi à l'égard du parlement. Le duc du Maine suppléait aux vertus par les talents les plus noirs et les plus ténébreux; il en avait fait de continuelles épreuves. On a vu jusqu'à quel point il s'y était surpassé pendant la campagne de Lille. Eh! plût à Dieu qu'il s'y fût borné! Après ces coups de maître, son art pouvait-il trouver quelque chose de difficile? Il le mit en oeuvre par le même soin et les mêmes émissaires qui l'y avaient si bien servi, et qui, de nouveau, se surpassèrent ainsi que lui-même et la duchesse du Maine.

D'abord on se contenta de sonder, de jeter des propos, de cultiver, après de rassembler, mais dans les ténèbres. Il fallait d'abord infatuer un nombre de sots glorieux et ignorants, pour s'en servir à en recruter d'autres, attirer des personnes de cette espèce de naissance distinguée, piquer ceux du commun de la vanité de penser comme celles-là, et de l'honneur de s'unir à elles par un intérêt dont la communauté les égalait à eux, faire en même temps que les gens de qualité souffrissent, puis se prêtassent à ce difforme assemblage, par leur faire sentir la nécessité du nombre pour réussir par le fracas et en les flattant après le succès d'une séparation d'alliage qui ne se pourrait, disait-on, refuser après le besoin passé, et par ces ruses, faire un groupe où toutes sortes de gens pussent entrer, se donner le beau nom collectif de noblesse, et, par un très grand nombre si bien dupé et masqué, causer un si grand bruit, que les ducs ne pussent penser qu'à la défense, bien loin de pouvoir attaquer les bâtards réunis par la première et la seconde adresse à la robe et à la soi-disant noblesse contre eux, et en état avec cette double multitude de faire la loi au régent; [ce] qui fut la double vue du duc et de la duchesse du Maine. Ce crayon suffira pour le présent; il y aura lieu bientôt de le changer en tableau, quand l'usage de cette folle cohue sera devenu plus dangereux pour le gouvernement. C'en est assez ici pour expliquer ce qu'en sut faire le duc de Noailles, non moins bon ouvrier, et en même genre et goût que le duc du Maine. On ne peut mieux exalter son infernal talent, ni faire en même temps une comparaison plus exactement juste.

J'ai dit plus haut que le duc de Noailles m'avait fait une proposition absurde que j'avais fort rejetée, et qu'il n'était pas temps d'expliquer: c'est maintenant ce qu'il s'agit de faire. C'était qu'à la mort du roi tout ce qui se trouverait de ducs à la cour allassent ensemble saluer le nouveau roi à la suite de M. le duc d'Orléans et des princes du sang. Je ne sais si dès lors il était informé du mouvement qui se préparait parmi la noblesse; je ne l'étais point encore, et le secret en était alors entier. Il revint souvent à la charge là-dessus sans avoir pu m'ébranler ni répondre aux raisons que je lui alléguai, et qui seront mieux plus bas en leur place. Il en parla à d'autres ducs pour essayer de m'ébranler, et se servit pour cela des diverses petites assemblées, qui, à mesure que le roi baissait, se faisaient chez divers ducs sur la conduite à tenir au parlement sur le bonnet, et qui se référaient des unes aux autres par quelqu'un de ces diverses petites assemblées. Il s'en tenait aussi chez moi, indépendamment desquelles mon appartement était toujours assez rempli d'amis particuliers, curieux de tout ce qui se passait d'un moment à l'autre en des temps si vifs et si intéressants, et bientôt je fus averti que les entours de mon appartement étaient assiégés nuit et jour de valets de chambre et de laquais de toutes sortes de personnes de la cour, pour voir qui y entrait et sortait, et pénétrer ce qui s'y passait, autant que ces dehors le pouvaient permettre.

Un soir d'assez bonne heure que je montai chez le duc de Noailles que je trouvai seul, il se mit à raisonner avec moi pour tâcher de me déprendre du projet de la convocation des états généraux, et à travers mille louanges d'un si beau dessein, dont il sentait pour lui les entraves, et combien il l'éloignerait du but qu'il s'était proposé dans sa passion pour l'administration des finances, il tâcha d'en présenter les embarras et les difficultés. Il s'échappa après à essayer de me faire sentir le danger de la multitude avec un prince tel qu'était M. le duc d'Orléans, puis l'avantage de la solitude avec lui. Il bavarda longtemps sans dire grand'chose: peu à peu s'échauffant comme exprès dans son harnais, mais possédant toute son âme, ses paroles et jusqu'à ses regards: « Vous n'avez pas voulu, me dit-il, des finances (M. le duc d'Orléans le lui avait dit), vous ne vouiez vous charger directement de rien; vous avez raison: vous vous réservez pour être de tout, et vous attacher uniquement à M. le duc d'Orléans: au point où vous êtes avec lui, vous ne sauriez mieux faire; en nous entendant bien vous et moi, nous en ferons tout ce que nous voudrons; mais pour cela, ajouta-t-il, ce n'est pas assez des finances, il me faut les autres parties; il ne faut point que nous ayons à compter avec personne. »

J'écoutais avec un profond étonnement une ouverture si personnelle, si démasquée, si peu mesurée sur M. le duc d'Orléans et sur le bien de l'État, et je pointais mes oreilles et mon entendement à pénétrer où il voulait se conduire par de si étranges propos, lorsqu'il me mit hors du soin de la recherche. « Des états généraux, poursuivit-il, c'est un embrouillement dont vous ne sortiriez point; j'aime le travail, je vous le dirai franchement; c'est une pensée qui m'est venue, je la crois la meilleure; encore une fois, agissons de concert, entendons-nous bien, faites-moi faire premier ministre, et nous serons les maîtres. — Premier ministre! » interrompis-je avec l'indignation que son discours m'avait donnée, que j'avais contenue, et que cette fin combla: « Premier ministre! monsieur, je veux bien que vous sachiez que s'il y avait un premier ministre à faire, et que j'en eusse envie, ce serait moi qui le serais, et que je pense aussi que vous ne vous persuadez pas que vous l'emportassiez sur moi; mais je vous déclare que tant que M. le duc d'Orléans m'honorera de quelque part en sa confiance, ni moi, ni vous, ni homme qui vive ne sera jamais premier ministre, dont je regarde la place et le pouvoir comme le fléau, la peste, la ruine d'un État, l'opprobre et le geôlier d'un roi ou d'un régent qui se donne ou se souffre un maître, duquel, pour tout partage, il n'est plus que l'instrument et le bouclier. » J'ajoutai encore quelques mots à cette trop véritable et naïve peinture, les yeux toujours collés sur mon homme, sur le visage et toute la contenance duquel l'excès de l'embarras, du dépit, du déconcertement était peint, et néanmoins assez maître de lui-même pour soutenir une apparente tranquillité, jusqu'à me répondre qu'il n'insistait point, d'un air le plus détaché, le plus indifférent; qu'il avouait que cette pensée lui était venue et lui avait paru bonne.

On peut juger qu'après cela la conversation languit et ne dura qu'autant que nous pûmes nous séparer honnêtement et nous délivrer d'un tête-à-tête devenu si pesant à tous les deux. On doit penser aussi que mes réflexions furent profondes. Elles étaient pourtant bien éloignées encore de ce que l'on va voir et qu'il n'est pas temps d'interrompre. M. de Noailles me vit dès le lendemain, et toujours comme s'il n'eût pas été question entre nous du premier ministère. Nous vécûmes quelques jours de la sorte, qui gagnèrent les derniers jours du roi, car il en vécut encore trois depuis ce que je vais raconter.

J'ai déjà dit que l'état désespéré et pressant du roi avait engagé les ducs à voir entre eux, par petites assemblées particulières sans bruit, quelle serait leur conduite sur l'affaire du bonnet qui s'allait nécessairement présenter lorsqu'ils iraient au parlement pour la régence, et qu'on se référait des uns aux autres ce qui se passait en ces petites assemblées. Sur les six ou sept heures du soir, le duc de Noailles vint dans ma chambre, où Mailly, archevêque de Reims, les ducs de Sully, La Force, Charost, je ne sais plus qui encore, et le duc d'Humières, quoiqu'il ne fût pas pair, traitions cette matière depuis peu de moments qu'ils étaient arrivés. On continua avec le duc de Noailles, qui ne dit pas grand'chose, et qui presque incontinent interrompit l'affaire du bonnet, et proposa la salutation du roi futur comme il me l'avait expliquée. J'en fus d'autant plus surpris qu'après m'en avoir importuné sans cesse, il y avait plus de quinze jours qu'il ne m'en parlait plus, et que je le croyais rendu à mes raisons, puisqu'il avait cessé d'insister et de m'en parler. Je lui en témoignai mon étonnement et combien j'étais éloigné de goûter une nouveauté de cette nature.

Il faut remarquer que les mouvements de la noblesse dont j'ai parlé éclataient fortement alors depuis quelques jours, et faisaient la nouvelle et un sujet principal de toutes les conversations. M. de Noailles insista, m'interrompit, prit le ton d'orateur, l'air d'autorité, se dit appuyé de l'avis des ducs qui s'étaient vos chez le maréchal d'Harcourt, et, à force de poumons beaucoup plus forts que les miens, mena la parole, et toujours étouffant la mienne. De colère et d'impatience je montai sur le gradin de mes fenêtres et m'assis sur l'armoire, disant que c'était pour être mieux entendu, et que je voulais aussi parler à mon tour. Je m'exprimai avec tant de feu, que ces messieurs firent taire Noailles qui toujours voulait continuer, qui m'interrompit d'abord une ou deux fois, et à qui j'imposai à la fin, en lui déclarant que je voulais être entendu, et que nous n'étions pas là pour être devant lui à plaît-il maître. Ces messieurs voulurent m'écouter et l'obligèrent à me laisser parler.

Je leur dis que ce que le duc de Noailles proposait était une nouveauté dont on ne trouvait pas la moindre trace, ni dans rien qui fût écrit de l'avènement de pas un roi à la couronne, ni dans la mémoire d'aucun homme dont pas un n'avait jamais parlé de rien de semblable à l'avènement de Louis XIV à la couronne; que cette première salutation se faisait toujours sans ordre, à mesure que chacun arrivait, plus tôt ou plus tard, à la différence de l'hommage qui quelquefois s'était rendu au premier lit de justice; mais qu'en cette première salutation on ne voyait pas que les princes du sang même eussent jamais affecté de l'aller faire ensemble; que d'entreprendre de le faire ne pouvait rien acquérir aux ducs; qu'au mieux, il demeurerait qu'ils auraient salué le roi de la sorte, ce qui ne s'étant jamais fait en cérémonie et ne s'y faisant la même par nuls autres, ne tiendrait lieu de rien aux ducs; qu'ils paraîtraient seulement les plus diligents, dont ils ne tireraient nul avantage sur les princes étrangers, puisqu'il n'y avait jamais eu en cette occasion de cérémonie, ni sur les gens de qualité, tant par cette raison que par celle qu'ils n'avaient jamais été en nulle compétence avec eux en rien, ni prétendu quoi que ce soit sur eux; que n'y ayant point de cérémonie en cette première salutation, à la différence de l'hommage quelquefois rendu au premier lit de justice, il n'y en aurait aussi rien d'écrit, par conséquent rien qui pût faire passer cette salutation en usage, encore moins en avantage, et qui ne pourrait en mériter le nom, par conséquent que rien ne pouvait appuyer cette proposition; qu'en même temps qu'on n'y trouvait que du vide à acquérir, elle pouvait devenir fort nuisible dans l'effervescence qui éclatait parmi les gens de qualité et non même de qualité à l'égard des ducs, semée et fomentée par le duc et la duchesse du Maine, qui se sauraient bien servir d'une nouveauté qu'ils feraient passer pour une entreprise; que la noblesse prendrait aisément à cet hameçon, s'offenserait de ce que les ducs étant allés ensemble, sans que cela se fût jamais pratiqué, auraient voulu non seulement faire bande à part, mais corps à part de la noblesse; que ceux à qui je parlais n'ignoraient pas que l'odieux de cette idée de corps à part commençait à y être semé, à être imputé aux ducs avec une fausseté même sans apparence, mais avec une malignité et un art qui y suppléait; que le meilleur moyen de la confirmer était d'y donner cette occasion, qui, tout éloignée qu'elle en était, serait montrée, donnée et reçue de ce côté-là; que le parlement ne demanderait pas mieux que de fasciner la noblesse avec ces prestiges; que l'intérêt du parlement, le même en cela que celui de M. et de Mme du Maine, était de la séparer et de la brouiller avec les ducs; que c'était à ceux-ci à sentir combien il était du leur d'être unis à la noblesse, leur corps et leur ordre commun; qu'occupés de plus forcément à l'affaire du bonnet, ils n'avaient pas besoin d'ennemis nouveaux et en si prodigieux nombre; qu'enfin à comparer le néant de l'avantage de cette salutation avec les inconvénients infinis et durables qu'il entraînerait et qu'il était évident par les dispositions présentes qu'il ne pouvait manquer d'entraîner, je ne comprenais pas qu'on pût balancer un instant.

Je donnai encore plus de force et d'étendue à ce que je rapporte ici en raccourci. Noailles répliqua, cria, se débattit, soutint qu'il n'y avait rien que de sûr dans ce qu'il proposait, rien que de faible dans ce qui était objecté, et sans avoir pu articuler une seule raison, même apparente, ce fut une impétuosité de paroles soutenue d'une force de voix qui entraîna les autres comme d'effroi sans les persuader. Je repris la parole à diverses reprises; et voyant enfin que cela dégénérait en dispute personnelle, où l'étourdissement des autres les empêchait de montrer grande part, je les attestai de ma résistance et du refus net, ferme, précis de mon consentement; j'ajoutai que je ne me séparerais point de mes confrères, mais que j'espérais que ceux à qui on en parlerait seraient plus heureux que moi à leur faire faire d'utiles et de salutaires réflexions, et je finis tout à fait hors de voix par protester de tous les inconvénients infinis et très suivis que j'y voyais et que je déplorais par avance.

J'avais représenté au duc de Noailles dès les premières fois qu'il m'avait fait cette proposition tête à tète, outre les raisons qu'on vient de voir, qu'il fallait toujours considérer un but principal que rien ne devait faire perdre de vue, et n'y pas mettre des obstacles si aisés à éviter; que ce but était de tirer la noblesse en général de l'abaissement et du néant où la robe et la plume l'avaient réduite, et pour cela la mettre dans toutes les places du gouvernement qu'elle pouvait occuper par son état, au lieu des gens de robe et de plume qui les tenaient, et peu à peu l'en rendre capable, et lui donner de l'émulation; d'étendre ses emplois, et de la relever de la sorte dans son être naturel; que pour cela il fallait être unis, s'entendre, s'aider, fraterniser, et ne pas jeter de l'huile sur un feu que M. et Mme du Maine excitaient sans cesse, car dès lors il paraissait, parce qu'ils comprenaient que leur salut consistait à brouiller tous les ordres entre eux, surtout celui de la noblesse avec elle-même; comme le salut de la noblesse consistait en son union entre elle, à laquelle on ne devait cesser de travailler; que rien n'était si ignorant, si glorieux, si propre à tomber dans toutes sortes de panneaux et de pièges que cette noblesse, que par noblesse j'entendais ducs et non-ducs; que les ducs ne devaient songer qu'à découvrir à ceux qui n'étaient pas ducs ces panneaux et ces pièges; que pour le faire utilement, il en fallait être aimés, et puisqu'en effet il s'agissait d'un intérêt commun, dans un moment de crise dont on pouvait profiter pour la remettre en lustre, et qui, manqué une fois, ne reviendrait plus, il ne fallait pas tenter leur ignorance, leur vanité, leur sottise par une nouveauté qui, à la vérité, ne leur nuisait en rien, puisqu'en aucune occasion la noblesse non titrée ne pouvait être et n'avait jamais été en égalité avec la noblesse titrée, moins encore la précéder, mais qui étant nouveauté, et dans les circonstances présentes de l'égarement de bouche que M. et Mme du Maine soufflaient avec tant d'art et si peu de ménagement, il était de la prudence d'éviter toutes sortes de prétextes et d'occasions dont la noblesse non titrée se pouvait blesser, quelque mal à propos que ce fût, et ne songer qu'à relever les ducs et elle tout ensemble, travailler à un rétablissement commun qui, peu à peu, rendant à chacun sa considération, remettrait chacun en sa place, ouvrirait les yeux à tous, et ferait sentir à la noblesse non titrée la malignité des pièges et des panneaux qu'on lui aurait tendus, l'ignorance de son propre intérêt, combien il en était d'être unie aux ducs; que tous ne pouvant être ducs, mais le pouvant devenir, chercher à abattre les distinctions des ducs était vouloir abattre sa propre ambition, puisque cette dignité en était nécessairement le dernier période, et qu'en cette différence de ceux qui avaient ou qui n'avaient pas de dignité, la France était semblable à tous les royaumes, républiques et États de l'univers où il y avait toujours eu des dignités et des charges; des gens qui n'en avaient pas, quoique quelquefois d'aussi bonne et de meilleure maison que ceux qui avaient des charges ou des dignités, avec toutefois grande différence de rang et de distinction entre ceux qui en ont et ceux qui n'en ont pas, ce qui mettait les uns au-dessus des autres sans que personne s'en fût jamais blessé, et sans quoi le roi et ses sujets seraient sans récompense à donner ni à recevoir, et toute émulation éteinte, sinon médiocre et personnelle uniquement.

Tant de raisons, et [qui] à chaque fois que le duc de Noailles me parla ne trouvèrent en lui aucune réplique, mais un enthousiasme de sécurité et d'entêtement, auraient persuadé l'homme le moins éclairé et le moins raisonnable, et je me flattais enfin d'y avoir réussi, parce qu'il y avait plus de quinze jours qu'il avait tout à fait cessé de me parler de cette folie, lorsqu'au moment que j'avais lieu de m'y attendre le moins, il vint chez moi, en apparence sur le bonnet, en effet pour cette scène qu'il avait préparée; c'est que rien ne persuade qui met son plus cher intérêt à ne l'être ou à ne le paraître pas. On va voir qu'il ne pensa jamais sérieusement à cette nouveauté, qu'il n'en avait parlé à aucun autre duc que cette fois dans ma chambre, que la pièce n'était jouée que pour moi, et l'usage pour lequel il l'avait imaginée. Le duc de Noailles étant sorti, j'en dis encore mon avis à ceux qui étaient dans ma chambre qui ne purent nier que je n'eusse toute la raison possible, et qui de guerre lasse, parce que la conférence avait été longue et infiniment vive, s'en allèrent. Plein de la chose, je passai dans la chambre de Mme de Saint-Simon à qui je contai ce qui venait de se passer, et avec qui je déplorai une démence si parfaitement inutile à réussir, et dont les suites deviendraient aussi pernicieuses.

Les ducs qui s'étaient trouvés dans ma chambre, et qui ne faisaient que d'en sortir, n'eurent pas le temps de parler à aucun autre duc de ce qui avait fait chez moi cette manière de scène. Dès ce moment cette belle idée de salutation du roi se répandit en prétention, vola de bouche en bouche. Coetquen, beau-frère de Noailles, et fort lié avec lui, quoique fort peu avec sa soeur, courut le château, ameutant les gens de qualité qui, comme je l'avais prévu et prédit, prirent subitement le tour et le ton que j'avais annoncés, tellement que le soir même ce fut un grand bruit qui se fomenta toute la nuit en allées et venues, et dont Paris fut incontinent informé.

Outre l'affluence que l'extrémité du roi, la curiosité, les divers intérêts, l'attente de ce qui allait suivre ce grand événement, attirait à Versailles, ce bruit de la salutation y amena encore une infinité de monde, et les plus petits compagnons s'empressèrent et s'honorèrent d'augmenter le vacarme pour s'agréger aux gens de qualité, qui le souffraient par ne s'en pouvoir défaire, et dans la fougue d'augmenter le tumulte par le nombre. Le tout ensemble s'appela la noblesse, et cette noblesse pénétrait partout par ses cris contre les ducs. Ceux-ci, qui à l'exception de ceux qui s'étaient trouvés dans ma chambre n'avaient pas ouï dire un mot de cette salutation du roi, n'entendirent que lentement et à peine de quoi il s'agissait, qui, partie de timidité de cet ouragan subit, partie de pique de n'avoir point été consultés, se mirent aussi à déclamer contre leurs confrères. Mais ces confrères qu'on ne nommait point, et contre qui l'animosité devenait si furieuse et si générale, ne demeurèrent pas longtemps en nom collectif. Saint-Herem le premier, plusieurs autres après, vinrent avertir Mme de Saint-Simon que tout tombait uniquement sur moi, comme sur le seul inventeur et auteur du projet de cette salutation, dont l'autorité naissante avait entraîné un petit nombre de ducs malgré eux, à l'insu des autres. Ces messieurs ajoutèrent à Mme de Saint-Simon que je n'étais pas en sûreté dans une émotion si générale et si furieuse, et qu'elle ferait sagement d'y prendre garde. Sa surprise fut d'autant plus grande qu'elle n'ignorait rien de tout ce qui s'était passé là-dessus entre Noailles et moi. Mais elle monta au comble lorsqu'elle apprit du même Saint-Herem, et de plus de dix autres encore et pour l'avoir ouï de leurs oreilles, que c'était Noailles qui soufflait ce feu, qui me donnait pour l'auteur et le promoteur unique pour cette salutation, et soi-même pour celui qui s'y était opposé de toutes ses forces. Ce dernier avis fut donné et confirmé à la duchesse de Saint-Simon vers le soir de la surveille de la mort du roi, laquelle se fit bien expliquer et répéter qu'ils l'avaient eux-mêmes entendu de la bouche de Noailles, qui allait le semant partout lui-même, et par Coetquen et d'autres émissaires.

Le hasard fit que le lendemain matin elle rencontra le duc de Noailles dans la galerie, qui était lors remplie à toute heure de toute la cour, où il passait avec le chevalier depuis duc de Sully. Elle l'arrêta et le tira dans l'embrasure d'une fenêtre. Là, elle lui demanda d'abord ce que c'était donc que tout ce bruit contre les ducs. Noailles voulut glisser, dit que ce n'était rien, et que cela tomberait de soi-même. Elle le pressa, et lui ne cherchait qu'à se dépêtrer; mais, à la fin, après lui avoir déduit en peu de mots l'excès de ces cris et de ces mouvements publics, pour lui faire sentir qu'elle en était bien instruite, elle lui témoigna sa surprise d'apprendre qu'ils tombaient tous sur moi. Là-dessus Noailles s'embarrassa, et l'assura qu'il ne l'avait pas ouï dire; mais Mme de Saint-Simon lui répondant qu'il devait savoir mieux que personne qui était l'auteur et le promoteur de ce projet de salutation du roi, et qui le contradicteur, par ce qui s'était passé encore la surveille là-dessus dans ma chambre. Noailles l'avoua, tout comme la chose a été ici racontée, et qu'il était vrai que c'était lui qui l'avait proposé, et que je m'y étais toujours opposé, et lui toujours persévéré. Alors Mme de Saint-Simon lui demanda pourquoi donc il s'en excusait et me donnait pour l'auteur et le promoteur de cette invention. Noailles, interdit et accablé, balbutia une faible négative. Il essuya tout de suite de courts, mais de cruels reproches de tout ce qu'il me devait, et de la noire et perfide calomnie dont il m'en payait. Ils se séparèrent de la sorte, elle dans le froid d'une indignation si juste, lui dans le désordre d'une faible et timide négative, et le désespoir de la découverte de son crime, des aveux arrachés sur tout ce qu'il me devait, et de ceux encore que la force de la vérité avait malgré lui tirés de sa bouche sur les véritables auteur et contradicteur de ce projet de salutation.

Une leçon si forte et si peu attendue, et en présence du frère d'un des ducs qui s'étaient trouvés dans ma chambre à la scène du duc de Noailles et de moi là-dessus, n'était pas pour changer un scélérat consommé dans un crime pourpensé et amené de si loin, dont il commençait si bien à goûter ce qu'il s'en proposait, et que ce succès animait à poursuivre jusqu'au but qu'il s'en était promis. Il eut beau protester à Mme de Saint-Simon qu'il dirait partout combien je m'étais opposé à ce projet, il était bien éloigné d'une palinodie si subite, et si destructive de ses projets particuliers. Il continua donc, par tout ce qu'il avait mis en campagne et par lui-même, à répandre les mêmes discours qui avaient si parfaitement réussi à son gré; mais personnellement il prit mieux garde devant qui il parlait, et il fut très attentif à m'éviter partout et Mme de Saint-Simon aussi, même en lieux publics, autant qu'il lui fut possible.

Je ne fus informé que tard de cette exécrable perfidie, et de tout son effet. Alors seulement les écailles me tombèrent des yeux. Je commençai à comprendre la cause de cette étrange idée de salutation du roi, et de cette fermeté encore plus surprenante à la soutenir, malgré mes raisons invincibles au contraire. Je revins à ce qui s'était nouvellement passé entre Noailles et moi sur la place de premier ministre; je me rappelai son ardeur pour les finances, sa traîtreuse conduite avec Desmarets, depuis que je savais qu'il pensait à lui succéder, et surtout depuis qu'il en avait l'assurance. Je me rappelai aussi son éloignement doux, mais adroit et constant, de la convocation des états généraux; et je me souvins que, deux jours avant cet éclat, j'avais inutilement pressé M. le duc d'Orléans de songer promptement, et avant tout, à donner les ordres pour la faire, lui qui jusque-là n'avait respiré autre chose. Enfin je vis qu'un guet-apens, de si loin et si profondément pourpensé, si contradictoire à toute vérité, si subit, si à bout portant, et dans une telle crise de toute espèce de choses et d'affaires, était le fruit de la plus infernale ambition, et de l'ingratitude la plus consommée.

Sans ressource auprès du roi et de Mme de Maintenon, aussi mal avec Mgr [le Duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, et par même forfaiture en abomination à la cour d'Espagne, guère mieux à la nôtre qui l'avait mieux reconnu que moi, brouillé avec M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans, rebuté de tous les ministres excepté de Desmarets, son esprit me trompa. Je le crus droit, capable, utile; sa faute en Espagne ne me parut qu'un égarement d'emportement de jeunesse, de cour, et d'affaires qu'il était vrai que Mme des Ursins perdait; je vainquis la répugnance du duc de Beauvilliers à cet égard, et pour le fils et le neveu du maréchal et du cardinal de Noailles; je le mis bien avec lui à force de bras, puis par lui avec M. le duc de Bourgogne, qui apaisa Mme la duchesse de Bourgogne; je le raccommodai avec M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans, je l'y maintins à force malgré tous ses douteux ménagements; enfin je forçai ce prince à lui destiner les finances et à tirer son oncle du fond de l'abîme pour le mettre à la tête des affaires ecclésiastiques, dernière chose qui mettait le comble au solide du neveu, quoique ce dernier point ne fût pas directement pour lui.

Tant de puissants coups frappés en sa faveur excitèrent sa jalousie au lieu de reconnaissance. Il sentit qu'il faudrait compter avec moi; il ne voulait compter avec personne, mais être le maître, dominer, gouverner, en un mot être premier ministre. Je n'en puis douter puisqu'il me proposa de lui faire donner cette épouvantable place. Ce n'était pas que de plus loin il n'eût conçu le dessein de me perdre, dans l'espérance de demeurer après le maître de tout. Ce fut pour cela qu'il conçut cette idée de salutation du roi pour l'usage qu'il m'en préparait, et qui l'empêcha si constamment de se rendre à mes raisons, quoiqu'il ne leur en pût opposer aucune. Il voulut avant tout essayer de me faire donner dans ce piège, pour publier avec vérité ce qu'il répandit avec tant de calomnie, et ne se rebuta point de tâcher de m'y faire tomber. Mais auparavant, il voulut faire un dernier essai de mon crédit, dont il s'était si bien trouvé et si fort au-dessus de ses espérances, pour se faire par moi premier ministre, pour s'en assurer davantage. Désespérant de m'y faire travailler, il se garda bien d'en montrer son dépit; il n'avait garde aussi de se montrer refroidi dans un dessein qui, jusqu'à son éclat, voulait la même union pour le rendre plus certain; il hâta donc son dernier effort dans ma chambre pour me faire tomber dans ses filets, et n'y pouvant réussir, il ne tarda plus un instant à consommer sa perfidie par la plus atroce scélératesse, et la calomnie la plus parfaite que le démon, possédant un homme, lui puisse faire exécuter. Les espérances les plus flatteuses s'en présentaient à lui avec la plus parfaite confiance, que de quelque façon que ce fût je n'en pourrais échapper. Un cri public, une noblesse ramassée, ignorante, furieuse, répandue partout, me devait être une source de querelles et de voies de fait au moins fréquentes, et dont les suites mêmes, en s'en tirant avec succès, ont des recherches légales, longues et fort embarrassantes.

Cette ressource de combats particuliers et de querelles avec tout le monde lui parut immanquable. Si contre toute attente je sortais heureusement d'un si dangereux labyrinthe, il se flattait que M. le duc d'Orléans ne pourrait jamais conserver dans les affaires, dans sa confiance publique, dans les places, un homme en butte à toute la noblesse qui se portait publiquement contre lui. Enfin, si, contre toute apparence, M. le duc d'Orléans ne se laissait ni vaincre ni étourdir par ce bruit, le dépit d'essuyer de la part du public une injustice si criante, si universelle, si continuelle, et d'un public fou en ce genre, à l'ivresse duquel il ne me serait pas possible de faire entendre aucune raison, moins encore de lui persuader la vérité sur ce qui le mettait en fureur, me ferait d'indignation quitter la partie, et le délivrerait au moins ainsi de moi.

À tout ce qu'on vient de voir qui a précédé cet éclat et qui l'a accompagné, on ne peut soupçonner ce raisonnement d'imputation la plus légère. Il est vrai que c'est un raisonnement de démon, duquel il a toutes les qualités: profondeur, noirceur, calomnie, attentat à tout, assassinat, ambition sans bornes, ingratitude exquise, effronterie sans mesure, méchanceté de toute espèce la plus atroce, scélératesse la plus raffinée, la plus consommée: mais il est vrai aussi que ce raisonnement en a toute l'étendue, la réflexion, l'esprit, la finesse, la justesse, l'adresse; que la conjoncture de l'exécution en couronne toute la prudence qui s'y pouvait mettre, et que le tout ensemble est sublimement marqué au coin du prince des démons, qui seul l'a pu inspirer et conduire. Je bornerai là le peu de réflexions que je n'ai pu me refuser sur une conduite de ténèbres si digne du vrai fils du père du mensonge et du séducteur du genre humain.

Il n'était pas difficile d'imaginer à quoi m'allait porter une telle perfidie; l'éclat aussi fut tel et si subit, qu'il ne fut pas difficile d'y mettre tous les obstacles qui l'empêchèrent, d'autant que Noailles évita avec un soin extrême toute rencontre, dont il ne se crut pas assez en sûreté dans le château de Versailles pour s'y hasarder. Ma ressource fut donc le témoignage que rendirent les ducs témoins de ce qui s'était passé dans ma chambre qu'ils rendirent public, et ce que mes amis non titrés prirent soin de répandre. J'en parlai aussi à tout ce que je trouvai sous ma main avec une force qui n'épargna ni choses ni termes sur le duc de Noailles, qui nomma tout par son nom, les choses par le leur, et que je répandis à tous venants. Je m'expliquai en même temps à M. le duc d'Orléans; mais la conjoncture était si chargée d'affaires les plus importantes, et de ces pressantes bagatelles qui prennent nécessairement alors le temps même des affaires, que cet accablement des derniers moments, pour ainsi dire, du roi, ne permit guère d'attention suivie à une affaire particulière.

Noailles, qui m'évita jusque chez M. le duc d'Orléans, où il craignit mes insultes, même en sa présence, outré de tout ce qui lui revenait de toutes parts des propos sans mesure que je tenais sur lui, s'arma de toile cirée et de silence pour les laisser glisser, et poussa sa pointe parmi la noblesse, sur le gros de laquelle le témoignage des ducs qui s'étaient trouvés chez moi avec le duc de Noailles, ni ceux de mes amis de leurs confrères sur mes sentiments à l'égard de la noblesse, ne les put ramener. Noailles avait bien pris ses mesures pour les mettre et les entretenir dans l'opinion et la furie qui lui convenait sur moi.

Il ne faut pas demander si M. et Mme du Maine surent profiter d'une si favorable occasion à leurs intérêts et à leur disposition pour moi, plus que tout quand la chose fut une fois enfournée. L'envie et la jalousie générale de la figure que personne ne douta que je n'allasse faire par un régent avec qui j'avais les plus anciennes, les plus importantes, les plus uniques liaisons, qui lui avais rendu les plus signalés services, qui étais demeuré le seul homme dont l'attachement pour lui avait été fidèle et public sans craindre les menaces ni les plus grands dangers, et qui étais le seul dans toute sa confiance et vu publiquement tel. Cette gangrène du monde avait gagné même des ducs; Noailles en sut profiter.

Son abattement depuis son rappel d'Espagne avait émoussé l'envie et la jalousie sur lui; celle qu'on prenait de moi avait toute sa force dans le moment naissant d'une splendeur prévue, toujours bien au-dessus de ce qui arrive en effet. Par Canillac, ami intime de La Feuillade, il se lia à lui. On a pu voir par divers traits qu'ils étaient tous deux assez homogènes. Par La Feuillade [il se lia] avec les ducs de Villeroy et de La Rochefoucauld, lequel rogue, glorieux, et aussi envieux que son père, avec aussi peu d'esprit, n'avait pu me pardonner la préséance sur lui, ni son beau-frère, un avec lui. Richelieu, jeune étourdi alors, plein d'esprit, de feu, d'ambition, de légèreté, de galanterie, apprenait à voler sous les ailes de La Feuillade, que le bel air avait rendu son oracle, et qui, cousin germain de Noailles par sa femme, et uni à lui par la protection ouverte de Mme de Maintenon, se promit bien de figurer par ces messieurs, qui pour s'autoriser d'un homme de poids firent des assemblées chez le maréchal d'Harcourt, ami de La Rochefoucauld et de Villeroy, et qui par Mme de Maintenon était de tout temps en mesure avec Noailles. Harcourt ne me voulait point de mal; on a vu en divers endroits qu'il s'était ouvert fort librement à moi sur les bâtards et sur d'autres choses; qu'il avait tenté plus d'une fois liaison et union avec moi, à laquelle la mienne avec M. de Beauvilliers n'avait pu me permettre de me laisser entraîner. Comme l'autre n'avait fait que tenter, ma retenue n'avait pu nous brouiller, mais elle avait diminué la bienveillance, et d'ailleurs il était fort opposé en dessous à M. le duc d'Orléans, ainsi que La Rochefoucauld, Villeroy et La Feuillade. Néanmoins il ne fut que leur ombre. Ses diverses attaques d'apoplexie l'avaient extrêmement abattu; il n'était plus que la figure extérieure d'un homme, et sa tête ne pouvait s'appliquer, ni sa langue, embarrassée déjà, s'expliquer bien aisément; mais ce groupe suppléait, et se couvrit de son nom pour séduire autant de ducs qu'ils purent. La Feuillade me haïssait de tout temps, sans que j'en aie jamais pu découvrir la cause, plus encore comme l'ami de M. le duc d'Orléans, et comme l'envie même qui surnageait à tous ses autres vices. Depuis la disgrâce de Turin, dont il n'avait pu se relever du tout, il avait fait le philosophe sans quitter le bel air. Il avait cherché à capter les gens importants par leur état ou par leur réputation, surtout parmi ceux qui étaient ou faisaient les mécontents. Il avait fait extrêmement sa cour au marquis de Liancourt qu'il trompa par ses belles maximes, et qui s'en sépara à la fin hautement; et par Liancourt, qui était plein d'esprit, d'honneur, de savoir et de probité, qui n'était qu'un avec La Rochefoucauld son frère, et le duc de Villeroy, il se lia étroitement avec eux.

M. de Luxembourg, le plus intime ami de ces trois hommes, par leur ancienne union avec feu M. le prince de Conti, fut de compagnie envahi par La Feuillade. Luxembourg était un fort homme d'honneur, qui avait à peine le sens commun, rectifié par le grand usage du meilleur et du plus grand monde où son père l'avait initié. Il était plein de petitesses dans le commerce, quoique le meilleur homme du monde; mais il voulait des soins, des prévenances, qu'il rendait bien à la vérité, mais qui étaient importunes à la continue. La bonté de son caractère, les anciennes liaisons du temps de son père, la magnificence et la commodité de sa maison, y avait accoutumé le monde. J'étais le seul des ducs opposants à sa préséance qui étais demeuré brouillé avec lui. Quelques jours avant l'éclat dont je parle, je l'avais rencontré dans la galerie de l'aile neuve, au bout de laquelle il avait un beau logement en haut. Je sentais l'importance de la réunion de tous les ducs. Je l'abordai et je lui fis civilité sur les petites assemblées qui s'étaient tenues chez moi, dont je lui dis que je voulais lui rendre compte. Il y fut sensible au point qu'il vint chez moi, qu'il ne fut plus mention du passé, qu'il fut, sans que je le susse qu'après, ferme à me défendre contre toutes les attaques de ses amis et de tout le monde, qu'il me fit mille recherches, et que nous sommes demeurés en liaison jusqu'à sa mort.

Noailles avait si bien profité de la sottise publique, et M. du Maine aussi, qu'il me fut impossible d'y faire entendre raison et vérité; mais la Providence arrêta aussi leurs cruelles espérances. Je sortis, allai et vins tout à mon ordinaire, je ne trouvai jamais personne qui me dît quoi que ce soit qui pût, non pas me fâcher, mais m'indisposer. Les plus enivrés passaient leur chemin avec une salutation froide, en sorte que je n'eus ni à courir, ni à me défendre, ni même à attaquer, et je suis encore à le comprendre d'un nombre infini de têtes aussi échauffées, aussi excitées, et de ce nombre d'entours du duc de Noailles qui, quand cela se trouvait à leur portée, m'entendaient parler de lui de la manière la plus diffamante et la plus démesurée. Je coulerai ici cette affaire à fond pour n'avoir plus à y revenir, et pour éclaircir par la plusieurs choses qui se sont passées depuis tout pendant la régence et même après.

Noailles souffrit tout en coupable écrasé sous le poids de son crime. Les insultes publiques qu'il essuya de moi sans nombre ne le rebutèrent point. Il ne se lassa jamais de s'arrêter devant moi chez le régent, ou en entrant et sortant du conseil de régence, avec une révérence extrêmement marquée, ni moi de passer droit sans le saluer jamais, et quelquefois de tourner la tête avec insulte; et il est très souvent arrivé que je lui ai fait des sorties chez M. le duc d'Orléans et au conseil de régence, dès que j'y trouvais le moindre jour, dont le ton, les termes, les manières effrayaient l'assistance, sans qu'il répondit jamais un mot; mais il rougissait, il palissait et n'osait se commettre à une nouvelle reprise. Si rarement il répondait un mot, je le dis avec vérité, il le faisait d'un ton et avec des paroles aussi respectueuses que s'il eût répondu à M. le duc d'Orléans. Parmi cela, les affaires n'en souffrirent jamais. Je m'en étais fait une loi, à laquelle je n'ai point eu à me reprocher d'avoir jamais manqué. J'étais de son avis quand je croyais qu'il était bon; il m'est arrivé quelquefois de l'avoir appuyé contre d'autres; du reste, même hauteur, mêmes propos, même conduite à son égard. Il est quelquefois sorti si outré du Palais-Royal ou des Tuileries, de ce que je lui avais dit et fait en face, devant le régent et tout ce qui s'y trouvait, qu'il est allé quelquefois tout droit chez lui se jeter sur son lit comme au désespoir, et disant qu'il ne pouvait plus soutenir les traitements qu'il essuyait de moi, jusque-là qu'au sortir d'un conseil où je le forçai de rapporter une affaire que je savais qu'il affectionnait, et sur laquelle je l'entrepris sans mesure et le fis tondre, lui dictai l'arrêt tout de suite et le lus après qu'il l'eut écrit, en lui montrant avec hauteur et dérision ma défiance et à tout le conseil, il se leva, jeta son tabouret à dix pas, et lui qui en place n'avait osé répondre un seul mot que de l'affaire même avec l'air le plus embarrassé et le plus respectueux: « Mort.... dit-il en se tournant pour s'en aller; il n'y a plus moyen d'y durer, » s'en alla chez lui, d'où ses plaintes me revinrent, et la fièvre lui en prit. Il y avait peu de semaines qu'il n'en essuyât de très fortes, moi toujours sans le saluer, ni lui parler qu'en opinant, pour le bourrer dès que j'y trouvais jour, lui sans se lasser de me faire les révérences les plus marquées, et de m'adresser souvent la parole avec un air de respect dans les rapports qu'il faisait, n'osant d'ailleurs s'approcher de moi, beaucoup moins me parler.

Il ne fut pas longtemps sans chercher à m'apaiser, dans le désespoir où il était d'avoir montré tout ce dont il était capable, sans en avoir recueilli ce qu'il s'en était proposé, et qu'il avait compté immanquable. Il essuyait de moi sans cesse des sorties publiques, des hauteurs en passant devant lui dont le mépris affecté faisait regarder tout le monde, et des propos sur lui où rien n'était ménagé. Un ennemi qui se piquait de l'être, et de le paraître sans aucune mesure, à qui les plus cruelles expressions étaient les plus familières, les insultes et les sorties en toute occasion en plein conseil et au Palais-Royal, en présence du régent, avec cette hauteur et cet air de mépris que la vertu offensée prend sur le crime infamant, fut si pesant à ce coupable, qu'il n'omit rien au moins pour m'émousser. Il se mit à chanter mes louanges, à dire qu'il ignorait quelle grippe j'avais prise contre lui, que ce n'était au plus qu'un malentendu, qu'il avait toujours été mon serviteur et le voulait demeurer même malgré moi, et qu'il n'y avait rien qu'il ne voulût faire pour regagner mes bonnes grâces. Sa mère, que j'avais toujours eu lieu d'aimer, était au désespoir contre son fils, et me fit parler.

D'une infinité d'endroits directs et indirects je fus attaqué; Mme de Saint-Simon fut exhortée sur le ton de piété, mes amis les plus particuliers furent priés de tâcher à m'adoucir. Je répondis toujours que c'était assez d'avoir été dupe une fois pour ne l'être pas une seconde du même homme, qu'il n'y en avait point qui eût pu se douter, ni par conséquent, échapper à une si noire scélératesse, si pourpensée, si profonde, si achevée; mais qu'il fallait croire avoir affaire à un stupide incapable d'aucune sorte de sentiment pour imaginer de lui faire oublier une perfidie et une calomnie de cette espèce et de cette suite, dont le criminel auteur serait à jamais l'objet de ma haine et de ma vengeance la plus publique et la plus implacable, dont il pouvait compter que la mesure serait de n'en garder aucune. Ma conduite y répondit pleinement, et la sienne à mon égard fut aussi la même en bassesse. Ce qui le confondit et le désola le plus, au milieu de sa prospérité, de ne pouvoir parvenir à une réconciliation avec moi, c'était le contraste de son oncle, dont la liaison avec moi ne souffrit pas le moins du monde, et qui était publique. Je n'en fus que plus ardent pour le cardinal de Noailles qui venait sans cesse chez moi, et moi chez lui, avec la plus grande confiance, et que je servis toujours de tout ce que je pus et ouvertement.

Ce contraste tombait à plomb sur le duc de Noailles qui, à la fin, me fit demander grâce, en propres termes, par M. le duc d'Orléans, à qui je sus répondre de façon qu'il se garda depuis d'y revenir. Le duc de Noailles fut accablé de ce refus. Il me fit revenir des choses que je n'oserais écrire, parce que, quoique vraies, elles ne seraient pas croyables: par exemple, que j'aurais enfin pitié de lui, si je connaissais l'état où je le mettais, et des bassesses de toutes sortes. Le cardinal de Noailles chercha souvent à me tourner, et enfin, me parla de cette division à deux reprises, qui, me dit-il, le comblait de douleur, et je ne rencontrai jamais [chez lui] le duc de Noailles, qui avait grand soin de m'éviter. Je répondis la même chose au cardinal toutes les deux fois. Je lui dis que, quand il lui plairait, je lui rendrais un compte exact de ce qui l'avait causée; qu'il fallait, s'il le voulait ainsi, qu'il se préparât à entendre d'étranges choses; qu'après cela je ne voulais point d'autre juge que lui. Toutes les deux fois la proposition lui ferma la bouche, et il ne m'en parla plus. Je demeurai persuadé qu'il en savait assez pour craindre de l'entendre, et que c'est ce qui l'arrêta tout court; mais il en gémissait, car il aimait cet indigne neveu, et indigne pour lui-même comme on le verra en son temps. Je passe d'autres tentatives très fortes du duc de Noailles pour essayer de me rapprocher, parce qu'elles se retrouveront pendant la régence.

Tant qu'elle dura j'en usai de la sorte avec lui, sans qu'il se soit jamais lassé de ses révérences respectueuses, sans que je l'aie jamais daigné saluer le moins du monde, ni payé ses façons de déférence que par le mépris le plus marqué, ou la hauteur la plus insultante, et toujours les sorties sur lui en face en toutes les occasions que j'en pouvais faire naître. Douze années se passèrent de la sorte sans le moindre adoucissement de ma part, et sans qu'en aucun temps les devoirs communs aient cessé ni faibli entre toute sa famille et moi et la mienne. Cette parenthèse est longue, mais il en faut voir le bout.

On verra dans la suite de la régence combien le duc de Noailles fut infatigable, avec une persévérance sans fin, à essuyer tout de moi, et à ne se lasser jamais de rechercher tous les moyens imaginables de se raccommoder avec moi, pour le moins de m'adoucir. Tout fut non seulement inutile tant qu'elle dura, mais encore après la mort de M. le duc d'Orléans. Les occasions de nous rencontrer devinrent bien plus rares; mais le maintien, quand cela arrivait, fut toujours le même des deux parts; et les propos de la mienne aussi pesants, aussi fermes et aussi sans mesure, tant qu'il s'en présentait d'occasions. C'est une chose terrible que la poursuite intérieure du crime.

Il y avait longtemps que j'avais quitté le conseil; mon crédit s'était éteint avec la vie de M. le duc d'Orléans; je n'avais plus de place, et je vivais fort en particulier. M. de Noailles, au contraire, avec ses gouvernements, et sa charge de premier capitaine des gardes du corps, se trouvait à la tête de la famille la plus puissante en tout genre par toutes sortes de grands établissements. Malgré cette différence totale, ni lui ni les siens ne purent supporter cette situation avec moi. Le duc de Guiche, maréchal de France, en 1724, où il prit le nom de maréchal de Grammont, mort à Paris en septembre 1725, à cinquante-trois ans, avait deux fils morts l'un après l'autre colonels du régiment des gardes après lui, et deux filles. Il avait marié l'aînée au fils aîné de Biron, morts tous deux, connus sous le nom de duc et de duchesse de Gontaut; et l'autre au prince de Bournonville, fils du cousin germain de la maréchale de Noailles et d'une sœur du duc de Chevreuse, tous deux morts. Ce mariage s'était fait à la fin de mars 1719, quoique le marié, qui n'avait guère que vingt-deux ans, eût déjà les nerfs affectés à ne se pouvoir presque soutenir. Il devint bientôt après impotent, puis tout à fait perclus, et menaça longuement d'une fin prochaine. La mère de sa femme était l'aînée des sœurs du duc de Noailles, parmi lesquelles elle avait toujours été la plus comptée. Ils songèrent tous à mon fils aîné pour elle, dès qu'elle serait libre, comme un moyen de raccommodement. Elle était belle, bien faite, n'était jamais sortie de dessous l'aile de sa mère; et pour le bien était le plus grand parti de France alors parmi les personnes de qualité.

Ils n'osèrent me faire rien jeter là-dessus, mais ils crurent trouver Mme de Saint-Simon plus accessible. Ils ne se trompèrent pas. Elle me sonda de loin avec peu de succès; elle ne se rebuta point; elle me parla ouvertement, me prit par le monde sur l'alliance et le bien, et par la religion comme un moyen honnête de mettre fin à la longueur et à l'éclat toujours renaissant d'une rupture ouverte. Je fus plus d'un an à me laisser vaincre par l'horreur du raccommodement. Enfin, pour abréger matière, dès que j'eus consenti, tout fut bientôt fait. Chauvelin, président à mortier, depuis garde des sceaux, etc., était le conducteur des affaires de la maréchale de Grammont. Il me courtisait depuis plusieurs années. Dès qu'il sut que je m'étais enfin rendu, car jusque-là il n'avait osé m'en parler directement, il dit que la maréchale de Grammont ne pouvait entrer en rien pendant la vie de son gendre, mais qu'il se chargeait de tout; et en effet tout fut réglé entre Mme de Saint-Simon et lui, se faisant fort l'un et l'autre de n'être pas dédits. Dans le peu que cela dura de la sorte, le cardinal de Noailles m'en parlait sans cesse, et la maréchale de Grammont et sa fille ne négligeaient aucune occasion de courtiser tout ce qui tenait intimement à nous. Le premier article fut un raccommodement entre le duc de Noailles et moi. J'y prescrivis qu'il ne s'y parlerait de rien, ni en aucun temps, et qu'on n'exigerait de moi rien de plus que la bienséance commune; on ne disputa sur rien.

Il arriva qu'une après-dînée j'allai par hasard à l'hôtel de Lauzun, où je trouvai Mme de Bournonville qui jouait à l'hombre, amenée et gardée par Mme de Beaumanoir, qui logeait avec sa sœur la maréchale de Grammont. Un peu après on vint demander Mme de Beaumanoir, qui sortit et rentra aussitôt, parla bas à Mme de Lauzun, et me regarda en riant. Elle dit après à sa nièce qu'il fallait demander permission de quitter le jeu, et, à demi bas, aller voir M. de Bournonville qui logeait chez la duchesse de Duras, sa sœur, depuis longtemps, et qui venait de se trouver fort mal. Cela arrivait quelquefois, et ces sortes de longues maladies font qu'on ne les croit jamais à leur fin. J'allai le soir à l'archevêché; j'y trouvai la maréchale de Grammont et Mme de Beaumanoir qui avait ramené et laissé sa nièce, qui parla de M. de Bournonville comme d'un homme qui pouvait durer longtemps. Le cardinal et elle, après une légère préface chrétienne, laissèrent échapper leur impatience en me regardant; la maréchale me regarda aussi, sourit avec eux, laissa échapper quelques mines, et se levant tout de suite, se mit à rire tout à fait, et, m'adressant la parole, me dit qu'il valait mieux s'en aller. Le bon cardinal me parla après avec effusion de cœur. Chauvelin nous manda fort tard que le mal augmentait; et le lendemain matin, comme j'étais chez moi avec du monde, on me fit sortir pour un message de Chauvelin, qui me mandait que M. de Bournonville venait de mourir.

J'envoyai dire aussitôt à Mme de Saint-Simon, qui était à la messe aux Jacobins, tout proche du logis, que je la priais de revenir; elle ne tarda pas, et me trouva avec la même compagnie, devant qui je lui dis le fait tout bas. Il était convenu que, dès que cela arriverait, nous ferions sur-le-champ la demande au cardinal, qui se chargerait de tout. Mme de Saint-Simon y alla. C'était la veille de l'Annonciation, qu'il était à table pour aller officier aux premières vêpres à Notre-Dame. Il sortit de table et vint au-devant d'elle les bras ouverts, dans une joie qu'il ne cacha point; et, sans lui donner le temps de parler, devant tous ses gens: « Vite, dit-il, les chevaux à mon carrosse! » puis à elle: « Je vois bien ce qui vous amène; Dieu en a disposé, nous sommes libres; je m'en vais chez la maréchale de Grammont, et vous aurez bientôt de mes nouvelles. » Il la mena dans sa chambre un moment. Comme il l'accompagnait, ses gens lui parlèrent de vêpres. « Mon carrosse, répondit-il, vêpres pour aujourd'hui attendront, dépêchons. » Mme de Saint-Simon revint, et nous nous mîmes à table.

Comme à peine nous en sortions, nous entendîmes un carrosse dans la cour: c'était le cardinal de Noailles. Je descendis au-devant de lui; il m'embrassa à plusieurs reprises, et tout aussitôt devant tout le domestique se prit à me dire: « Où est mon neveu ? car je veux voir mon neveu, envoyez-le donc chercher. » Je répondis fort étonné qu'il était à Marly. « Oh bien, envoyez-y donc tout à l'heure le chercher, car je meurs d'envie de l'embrasser, et il faut bien qu'il aille voir la maréchale de Grammont et sa prétendue. » Je ne sortais point d'étonnement d'une telle franchise, qui apprenait tout à son domestique et au nôtre, qui étaient là en foule. Nous montions cependant le commencement du degré. Mme de Saint-Simon descendait en même temps, et nous fit redescendre le peu que nous avions monté, pour faire entrer le cardinal dans mon appartement et ne lui pas donner la peine de monter en haut. Jamais je ne vis homme si aise. Il nous dit que la maréchale de Grammont et sa fille étaient ravies; que tout était accordé; qu'il avait voulu se donner la satisfaction de nous le venir dire et de le déclarer tout haut, comme il avait fait, parce que, au nombre de grands partis en hommes qui n'attendaient que ce moment, de leur connaissance à tous, pour faire des démarches pour ce mariage, il n'y avait de bon qu'à bâcler et déclarer pour leur fermer la bouche et arrêter par là tous les manèges qui se font pour faire rompre et se faire préférer, au lieu qu'il n'y a plus à y penser quand les choses sont faites, déclarées et publiées par les parties mêmes; qu'il aimait mieux qu'on le dit un radoteur d'avoir déclaré si vite, et que cela fût fini. Après mille amitiés il s'en alla à ses vêpres. Il fut convenu que le jour même Mme de Saint-Simon irait au Bon-Pasteur, où elle trouverait la maréchale de Grammont dans sa tribune. Mon fils arriva le soir.

Le lendemain, comme nous dînions avec assez de monde au logis, arrivèrent tous les Grammont et plusieurs Noailles, mais non la future, sa mère ni sa grand'mère, de manière qu'il n'y eut rien de plus public, et la maréchale de Grammont vint au logis dès l'après-dînée. Mon fils, qui les alla voir et la maréchale de Grammont, et que je menai chez le cardinal, retourna le soir à Marly pour demander au roi l'agrément du mariage, et en donner part après à ceux de nos plus proches ou de nos plus particuliers amis qui y étaient, avant de la donner en forme. Tout en arrivant, il trouva le duc de Chaulnes dans un des petits salons, à qui il le dit à l'oreille. « Cela ne peut pas être, » lui répondit-il, et ne voulut jamais le croire, quoique mon fils lui expliquât qu'il avait vu le cardinal de Noailles, la maréchale de Grammont, etc. C'est qu'il comptait son affaire sûre pour son fils par Mme de Mortemart, amie intime de tout temps et de gnose de la maréchale de Grammont, qui lui en avait fort parlé et qui l'avait laissée espérer sans s'ouvrir, sur la raison de ne le pas pouvoir pendant la vie de M. de Bournonville. En trois ou quatre jours tout fut signé et passa par Chauvelin. La duchesse de Duras trouva fort bon qu'on n'eût point attendu, et qu'on fit incessamment le mariage. Mais comme il pouvait en arriver une grossesse prompte, tout ce qui fut consulté de part et d'autre fut d'avis de différer de trois ou quatre mois, quoique M. de Bournonville n'eût jamais été en état d'être avec sa femme, et qu'il n'y logeât plus même depuis deux ou trois ans.

Tout allait bien jusque-là. Jamais tant d'empressement ni de marques de joie, et c'en fut une toute particulière que la visite dont j'ai parlé, parce que c'est à la famille du mari futur à aller chez l'autre famille la première. Tout cela fait, il fut question du raccommodement. Le président Chauvelin me fit pour le duc de Noailles les plus beaux compliments du monde, et me pressa de sa part et de celle du cardinal, de la maréchale de Noailles, de lui permettre de venir chez moi. La crainte d'une visite à laquelle je ne pourrais mettre une fin aussi prompte que je le voudrais m'empêcha d'y consentir, et je voulus si fermement que nous nous vissions chez le cardinal de Noailles qu'il en fallut passer par là. Ce fut où je m'en tins, sans dire si ni qui je voulais bien qu'il s'y trouvât, et sans qu'on m'en parlât non plus. Le duc de Noailles, qui sortait de quartier, vint donc à Paris pour le jour marqué. Ce même jour, Mme de Saint-Simon et moi dînions vis-à-vis du logis, chez Asfeld, depuis maréchal de France, avec le maréchal et la maréchale de Berwick et quelques autres amis particuliers. J'étais de fort mauvaise humeur, je prolongeais la table tant que je pouvais, et après qu'on en fut sorti, je me fis chasser à maintes reprises. Ils savaient le rendez-vous, qui n'en était pas un d'amour, et ils m'exhortaient d'y bien faire et de bonne grâce. Je retournai donc chez moi prendre haleine, et comme on dit, son escousse, tandis que Mme de Saint-Simon s'acheminait et qu'on attelait mon carrosse. Je partis enfin et j'arrivai à l'archevêché comme un homme qui va au supplice.

En entrant dans la chambre ou étaient la maréchale de Grammont, Mme de Beaumanoir, Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun, le cardinal de Noailles vint à moi dès qu'il m'aperçut, tenant le duc de Noailles par la main, et me dit: « Monsieur, je vous présente mon neveu que je vous prie de vouloir bien embrasser. » Je demeurai froid tout droit, je regardai un moment le duc de Noailles, et je lui dis sèchement: « Monsieur, M. le cardinal le veut, » et j'avançai un pas. Dans l'instant le duc de Noailles se jeta à moi si bas que ce fut au-dessous de ma poitrine, et m'embrassa de la sorte des deux côtés. Cela fait, je saluai le cardinal, qui m'embrassa ainsi que ses deux nièces, et je m'assis avec eux auprès de Mme de Saint-Simon. Tout le corps me tremblait, et le peu que je dis dans une conversation assez empêtrée fut la parole d'un homme qui a la fièvre. On ne parla que du mariage, de la joie et de quelques bagatelles indifférentes. Le duc de Noailles, interdit à l'excès, qui m'adressa deux ou trois fois la parole avec un air de respect et d'embarras, je lui répondis courtement, mais point trop malhonnêtement. Au bout d'un quart d'heure, je dis qu'il ne fallait pas abuser du temps de M. le cardinal, et je me levai. Le duc de Noailles voulut me conduire; les dames dirent qu'il ne fallait point m'importuner, ni faire de façons avec moi; et je cours encore. Je revins chez moi comme un homme ivre et qui se trouve mal. En effet, peu après que j'y fus, il se fit un tel mouvement en moi, de la violence que je m'étais faite, que je fus au moment de me faire saigner; la vérité est qu'elle fut extrême. Je crus au moins en être quitte pour longtemps.

Dès le lendemain le duc de Noailles vint chez moi et me trouva. La visite se passa tête à tête; c'était à la fin de la matinée. Il n'y fut question que de noces et de choses indifférentes. Il tint le dé tant qu'il voulut. Il parut moins embarrassé et plus à lui-même. Pour moi, j'y étais fort peu, et souffrais fort à soutenir la conversation, qui fut de plus de demi-heure, et qui me parut sans fin. La conduite se passa comme à l'archevêché. J'allai le lendemain voir la maréchale de Noailles, que je trouvai ravie. Je demandai son fils qui logeait avec elle, et qui heureusement ne s'y trouva pas. Il chercha fort depuis à me rapprocher, et moi à éviter. Nous nous sommes vus depuis aux occasions, et rarement chez lui autrement, c'est-à-dire comme point, lui chez moi tant qu'il pouvait, ou, s'il m'est permis de trancher le mot, tant qu'il osait. Il vint à la noce. Ce fut la dernière cérémonie du cardinal de Noailles, qui les maria dans sa grande chapelle, et qui donna un festin superbe et exquis. J'en donnai un autre le lendemain, où le duc de Noailles fut convié qui y vint.

Quelques années après, étant à la Ferté, la duchesse de Ruffec me dit qu'il mourait d'envie d'y venir, et après force tours et retours là-dessus, elle m'assura qu'il viendrait incessamment. Je demeurai fort froid et presque muet. Quand nous nous fûmes séparés, j'appelai mon fils qui en avait entendu le commencement; je lui en racontai la fin. Je lui dis après de dire à sa femme que, par honnêteté pour elle, je n'avais pas voulu lui parler franchement, mais qu'elle fit comme elle voudrait avec son oncle, de la part duquel elle m'avait parlé à la fin de son propos, mais que je ne voulais point du duc de Noailles à la Ferté, quand même elle devrait le lui mander. Je n'avais garde de souffrir que par ce voyage il se parât d'un renouvellement de liaison avec moi, moins encore de m'exposer à des tête-à-tête avec lui, que les matinées et les promenades fournissent à qui a résolu d'en profiter, et qui ne se peuvent éviter, dont il eût pu après dire et publier tout ce qui ne se serait ni dit ni traité entre nous, mais qu'il lui eût convenu de répandre, ce qui m'avait fait avoir grand soin, toutes les fois qu'il m'avait trouvé chez moi, de prier, dès qu'on l'annonçait, ce qu'il s'y rencontrait de demeurer et de ne s'en aller qu'après lui. Il a persévéré longtemps encore à tâcher de me rapprivoiser. À la fin le peu de succès l'a lassé, et ma persévérance sèche, froide et précise aux simples devoirs d'indispensable bienséance, m'a délivré, et l'a réduit au même point avec moi. Dieu commande de pardonner, mais non de s'abandonner soi-même, et de se livrer après une expérience aussi cruelle. Le monde a vu et connu depuis quel homme il est, et ce qu'il a été dans la cour, dans le conseil et à la tête des armées.

Retournons maintenant d'où nous sommes partis, qui est au jeudi 22 août, remarquable par la revue de la gendarmerie faite au nom et avec toute l'autorité du roi par le duc du Maine, pendant laquelle le roi s'amusa à vouloir choisir l'habit qu'il prendrait lorsqu'il pourrait s'habiller.

CHAPITRE XV. §

Reprise du journal des derniers jours du roi. — Il refuse de nommer aux bénéfices vacants. — Mécanique de l'appartement du roi pendant sa dernière maladie. — Extrémité du roi. — Le roi reçoit les derniers sacrements. — Le roi achève son codicille; parle à M. le duc d'Orléans. — Scélératesse des chefs de la constitution. — Adieux du roi. — Le roi ordonne que son successeur aille à Vincennes et revienne demeurer à Versailles. — Le roi brûle des papiers, ordonne que son coeur soit porté à Paris, aux Jésuites. — Sa présence d'esprit et ses dispositions. — Le Brun, Provençal, malmène Fagon et donne de son élixir au roi. — Duc du Maine. — Mme de Maintenon se retire à Saint-Cyr. — Charost fait réparer la négligence de la messe. — Rayon de mieux du roi. — Solitude entière chez M. le duc d'Orléans. — Misère de M. le duc d'Orléans. — Il change sur les états généraux et sur l'expulsion du chancelier. — Le roi, fort mal, fait revenir Mme de Maintenon de Saint-Cyr. — Dernières paroles du roi. — Sa mort. — Caractère de Louis XIV.

Le vendredi 23 août, la nuit fut à l'ordinaire, et la matinée aussi. [Le roi] travailla avec le P. Tellier qui fit inutilement des efforts pour faire nommer aux grands et nombreux bénéfices qui vaquaient, c'est-à-dire pour en disposer lui-même, et ne les pas laisser à donner par M. le duc d'Orléans. Il faut dire tout de suite que plus le roi empira, plus le P. Tellier le pressa là-dessus, pour ne pas laisser échapper une si riche proie, ni l'occasion de se munir de créatures affidées avec lesquelles ses marchés étaient faits, non en argent, mais en cabales. Il n'y put jamais réussir. Le roi lui déclara qu'il avait assez de comptes à rendre à Dieu sans se charger encore de ceux de cette nomination, si prêt à paraître devant lui, et lui défendit de lui en parler davantage. Il dîna debout dans sa chambre en robe de chambre, y vit les courtisans, ainsi qu'à son souper de même, passa chez lui l'après-dînée avec ses deux bâtards, M. du Maine surtout, Mme de Maintenon et les dames familières; la soirée à l'ordinaire. Ce fut ce même jour qu'il apprit la mort de Maisons, et qu'il donna sa charge à son fils, à la prière du duc du Maine.

Il ne faut pas aller plus loin sans expliquer la mécanique de l'appartement du roi, depuis qu'il ne sortait plus. Toute la cour se tenait tout le jour dans la galerie. Personne ne s'arrêtait dans l'antichambre la plus proche de sa chambre, que les valets familiers, et la pharmacie, qui y faisaient chauffer ce qui était nécessaire; on y passait seulement, et vite, d'une porte à l'autre. Les entrées passaient dans les cabinets par la porte de glace qui y donnait de la galerie qui était toujours fermée, et qui ne s'ouvrait que lorsqu'on y grattait, et se refermait à l'instant. Les ministres et les secrétaires d'État y entraient aussi, et tous se tenaient dans le cabinet qui joignait la galerie. Les princes du sang, ni les princesses filles du roi n'entraient pas plus avant, à moins que le roi ne les demandât, ce qui n'arrivait guère. Le maréchal de Villeroy, le chancelier, les deux bâtards, M. le duc d'Orléans, le P. Tellier, le curé de la paroisse, quand Maréchal, Fagon et les premiers valets de chambre n'étaient pas dans la chambre, se tenaient dans le cabinet du conseil, qui est entre la chambre du roi et un autre cabinet où étaient les princes et princesses du sang, les entrées et les ministres.

Le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, se tenait sur la porte, entre les deux cabinets, qui demeurait ouverte, et n'entrait dans la chambre du roi que pour les moments de son service absolument nécessaire. Dans tout le jour personne n'entrait dans la chambre du roi que par le cabinet du conseil, excepté ces valets intérieurs ou de la pharmacie qui demeuraient dans la première antichambre, Mme de Maintenon et les dames familières, et pour le dîner et le souper, le service et les courtisans qu'on y laissait entrer. M. le duc d'Orléans se mesurait fort à n'entrer dans la chambre qu'une fois ou deux le jour au plus, un instant, lorsque le duc de Tresmes y entrait, et se présentait un autre instant une fois le jour sur la porte du cabinet du conseil dans la chambre, d'où le roi le pouvait voir de son lit. Il demandait quelquefois le chancelier, le maréchal de Villeroy, le P. Tellier, rarement quelque ministre, M. du Maine souvent, peu le comte de Toulouse, point d'autres, ni même les cardinaux de Rohan et de Bissy, qui étaient souvent dans le cabinet où se tenaient les entrées. Quelquefois lorsqu'il était seul avec Mme de Maintenon, il faisait appeler le maréchal de Villeroy, ou le chancelier, ou tous les deux, et fort souvent le duc du Maine. Madame ni Mme la duchesse de Berry n'allaient point dans ces cabinets, et ne voyaient presque jamais le roi dans cette maladie, et si elles y allaient, c'était par les antichambres, et ressortaient à l'instant.

Le samedi 24, la nuit ne fut guère plus mauvaise qu'à l'ordinaire, car elles l'étaient toujours. Mais sa jambe parut considérablement plus mal, et lui fit plus de douleur. La messe à l'ordinaire, le dîner dans son lit, où les principaux courtisans sans entrées le virent; conseil de finances ensuite, puis il travailla avec le chancelier seul. Succédèrent Mme de Maintenon et les dames familières. Il soupa debout en robe de chambre, en présence des courtisans, pour la dernière fois. J'y observai qu'il ne put avaler que du liquide, et qu'il avait peine à être regardé. Il ne put achever, et dit aux courtisans qu'il les priait de passer, c'est-à-dire de sortir. Il se fit remettre au lit; on visita sa jambe, où il parut des marques noires. Il envoya chercher le P. Tellier, et se confessa. La confusion se mit parmi la médecine. On avait tenté le lait et le quinquina à l'eau; on les supprima l'un et l'autre sans savoir que faire. Ils avouèrent qu'ils lui croyaient une fièvre lente depuis la Pentecôte, et s'excusaient de ne lui avoir rien fait sur ce qu'il ne voulait point de remèdes, et qu'ils ne le croyaient pas si mal eux-mêmes. Par ce que j'ai rapporté de ce qui s'était passé dès avant ce temps-là entre Maréchal et Mme de Maintenon là-dessus, on voit ce qu'on en doit croire.

Le dimanche 25 août, fête de Saint-Louis, la nuit fut bien plus mauvaise. On ne fit plus mystère du danger, et tout de suite grand et imminent. Néanmoins, il voulut expressément qu'il ne fût rien changé à l'ordre accoutumé de cette journée, c'est-à-dire que les tambours et les hautbois, qui s'étaient rendus sous ses fenêtres, lui donnassent, dès qu'il fut éveillé, leur musique ordinaire, et que les vingt-quatre violons jouassent de même dans son antichambre pendant son dîner. Il fut ensuite en particulier avec Mme de Maintenon, le chancelier et un peu le duc du Maine. Il y avait eu la veille du papier et de l'encre pendant son travail tête à tête avec le chancelier; il y en eut encore ce jour-ci, Mme de Maintenon présente, et c'est l'un des deux que le chancelier écrivit sous lui son codicille. Mme de Maintenon et M. du Maine, qui pensait sans cesse à soi, ne trouvèrent pas que le roi eût assez fait pour lui par son testament; ils y voulurent remédier par un codicille, qui montra également l'énorme abus qu'ils firent de la faiblesse du roi dans cette extrémité, et jusqu'où l'excès de l'ambition peut porter un homme. Par ce codicille le roi soumettait toute la maison civile et militaire du roi au duc du Maine immédiatement et sans réserve, et sous ses ordres au maréchal de Villeroy, qui, par cette disposition, devenaient les maîtres uniques de la personne et du lieu de la demeure du roi; de Paris, par les deux régiments des gardes et les deux compagnies des mousquetaires; de toute la garde intérieure et extérieure; de tout le service, chambre, garde-robe, chapelle, bouche, écuries; tellement que le régent n'y avait plus l'ombre même de la plus légère autorité, et se trouvait à leur merci, et en état continuel d'être arrêté, et pis, toutes les fois qu'il aurait plu au duc du Maine.

Peu après que le chancelier fut sorti de chez le roi, Mme de Maintenon, qui y était restée, y manda les dames familières, et la musique y arriva à sept heures du soir. Cependant le roi s'était endormi pendant la conversation des dames. Il se réveilla la tâte embarrassée, ce qui les effraya et leur fit appeler les médecins. Ils trouvèrent le pouls si mauvais qu'ils ne balancèrent pas à proposer au roi, qui revenait cependant de son absence, de ne pas différer à recevoir les sacrements. On envoya quérir le P. Tellier et avertir le cardinal de Rohan, qui était chez lui en compagnie, et qui ne songeait à rien moins, et cependant on renvoya la musique qui avait déjà préparé ses livres et ses instruments, et les dames familières sortirent.

Le hasard fit que je passai dans ce moment-là la galerie et les antichambres pour aller de chez moi, dans l'aile neuve, dans l'autre aile chez Mme la duchesse d'Orléans, et chez M. le duc d'Orléans après. Je vis même des restes de musique dont je crus le gros entré. Comme j'approchais de l'entrée de la salle des gardes, Pernault, huissier de l'antichambre, vint à moi qui me demanda si je savais ce qui se passait, et qui me l'apprit. Je trouvai Mme la duchesse d'Orléans au lit, d'un reste de migraine, environnée de dames qui faisaient la conversation, ne pensant à rien moins. Je m'approchai du lit, et dis le fait à Mme la duchesse d'Orléans qui n'en voulut rien croire, et qui m'assura qu'il y avait actuellement musique, et que le roi était bien; puis, comme je lui avais parlé bas, elle demanda tout haut aux dames si elles en avaient ouï dire quelque chose. Pas une n'en savait un mot, et Mme la duchesse d'Orléans demeurait rassurée. Je lui dis une seconde fois que j'étais sûr de la chose, et qu'il me paraissait qu'elle valait bien la peine d'envoyer au moins aux nouvelles, et en attendant de se lever. Elle me crut, et je passai chez M. le duc d'Orléans, que j'avertis aussi, et qui avec raison jugea à propos de demeurer chez lui, puisqu'il n'était point mandé.

En un quart d'heure, depuis le renvoi de la musique et des dames, tout fut fait. Le P. Tellier confessa le roi, tandis que le cardinal de Rohan fut prendre le saint sacrement à la chapelle, et qu'il envoya chercher le curé et les saintes huiles. Deux aumôniers du roi, mandés par le cardinal, accoururent, et sept ou huit flambeaux portés par des garçons bleus du château, deux laquais de Fagon, et un de Mme de Maintenon. Ce très petit accompagnement monta chez le roi par le petit escalier de ses cabinets, à travers desquels le cardinal arriva dans sa chambre. Le P. Tellier, Mme de Maintenon, et une douzaine d'entrées, maîtres ou valets, y reçurent ou y suivirent le saint sacrement. Le cardinal dit deux mots au roi sur cette grande et dernière action, pendant laquelle le roi parut très ferme, mais très pénétré de ce qu'il faisait. Dès qu'il eut reçu Notre-Seigneur et les saintes huiles, tout ce qui était dans la chambre sortit devant et après le saint sacrement; il n'y demeura que Mme de Maintenon et le chancelier. Tout aussitôt, et cet aussitôt fut un peu étrange, on apporta sur le lit une espèce de livre ou de petite table; le chancelier lui présenta le codicille, à la fin duquel il écrivit quatre ou cinq lignes de sa main, et le rendit après au chancelier.

Le roi demanda à boire, puis appela le maréchal de Villeroy qui, avec très peu des plus marqués, était dans la porte de la chambre au cabinet du conseil, et lui parla seul près d'un quart d'heure. Il envoya chercher M. le duc d'Orléans, à qui il parla seul aussi un peu plus qu'il n'avait fait au maréchal de Villeroy. Il lui témoigna beaucoup d'estime, d'amitié, de confiance; mais ce qui est terrible, avec Jésus-Christ sur les lèvres encore qu'il venait de recevoir, il l'assura qu'il ne trouverait rien dans son testament dont il ne dût être content, puis lui recommanda l'État et la personne du roi futur. Entre sa communion et l'extrême-onction et cette conversation, il n'y eut pas une demi-heure; il ne pouvait avoir oublié les étranges dispositions qu'on lui avait arrachées avec tant de peine, et il venait de retoucher dans l'entre-deux son codicille si fraîchement fait, qui mettait le couteau dans la gorge à M. le duc d'Orléans, dont il livrait le manche en plein au duc du Maine. Le rare est que le bruit de ce particulier, le premier que le roi eût encore eu avec M. le duc d'Orléans, fit courir le bruit qu'il venait d'être déclaré régent.

Dès qu'il se fut retiré, le duc du Maine, qui était dans le cabinet, fut appelé. Le roi lui parla plus d'un quart d'heure, puis fit appeler le comte de Toulouse qui était aussi dans le cabinet, lequel fut un autre quart d'heure en tiers avec le roi et le duc du Maine. Il n'y avait que peu de valets des plus nécessaires dans la chambre avec Mme de Maintenon. Elle ne s'approcha point tant que le roi parla à M. le duc d'Orléans. Pendant tout ce temps-là, les trois bâtardes du roi, les deux fils de Mme la Duchesse et le prince de Conti avaient eu le temps d'arriver dans le cabinet. Après que le roi eut fini avec le duc du Maine et le comte de Toulouse, il fit appeler les princes du sang, qu'il avait aperçus sur la porte du cabinet, dans sa chambre, et ne leur dit que peu de chose ensemble, et point en particulier ni bas. Les médecins s'avancèrent presque en même temps pour panser sa jambe. Les princes sortirent, il ne demeura que le pur nécessaire et Mme de Maintenon. Tandis que tout cela se passait, le chancelier prit à part M. le duc d'Orléans dans le cabinet du conseil, et lui montra le codicille. Le roi pansé sut que les princesses étaient dans le cabinet; il les fit appeler, leur dit deux mots tout haut, et, prenant occasion de leurs larmes, les pria de s'en aller, parce qu'il voulait reposer. Elles sorties avec le peu qui était entré, le rideau du lit fut un peu tiré; et Mme de Maintenon passa dans les arrière-cabinets.

Le lundi 26 août la nuit ne fut pas meilleure. Il fut pansé, puis entendit la messe. Il y avait le pur nécessaire dans la chambre, qui sortit après la messe. Le roi fit demeurer les cardinaux de Rohan et de Bissy. Mme de Maintenon resta aussi comme elle demeurait toujours, et avec elle le maréchal de Villeroy, le P. Tellier et le chancelier. Il appela les deux cardinaux, protesta qu'il mourait dans la foi et la soumission à l'Église, puis ajouta en les regardant qu'il était fâché de laisser les affaires de l'Église en l'état où elles étaient, qu'il y était parfaitement ignorant; qu'ils savaient, et qu'il les en attestait, qu'il n'y avait rien fait que ce qu'ils avaient voulu; qu'il y avait fait tout ce qu'ils avaient voulu; que c'était donc à eux à répondre devant Dieu pour lui de tout ce qui s'y était fait, et du trop ou du trop peu; qu'il protestait de nouveau qu'il les en chargeait devant Dieu, et qu'il en avait la conscience nette, comme un ignorant qui s'était abandonné absolument à eux dans toute la suite de l'affaire. Quel affreux coup de tonnerre! mais les deux cardinaux n'étaient pas pour s'en épouvanter, leur calme était à toute épreuve. Leur réponse ne fut que sécurité et louanges; et le roi à répéter que, dans son ignorance, il avait cru ne pouvoir mieux faire pour sa conscience que de se laisser conduire en toute confiance par eux, par quoi il était déchargé devant Dieu sur eux. Il ajouta que, pour le cardinal de Noailles, Dieu lui était témoin qu'il ne le haïssait point, et qu'il avait toujours été fâché de ce qu'il avait cru devoir faire contre lui. À ces dernières paroles Bloin, Fagon, tout baissé et tout courtisan qu'il était, et Maréchal qui étaient en vue, et assez près du roi, se regardèrent et se demandèrent entre haut et bas si on laisserait mourir le roi sans voir son archevêque, sans marquer par là réconciliation et pardon, que c'était un scandale nécessaire à lever. Le roi, qui les entendit, reprit la parole aussitôt, et déclara que non seulement il ne s'y sentait point de répugnance, mais qu'il le désirait.

Ce mot interdit les deux cardinaux bien plus que la citation que le roi venait de leur faire devant Dieu à sa décharge. Mme de Maintenon en fut effrayée; le P. Tellier en trembla. Un retour de confiance dans le roi, un autre de générosité et de vérité dans le pasteur, les intimidèrent. Ils redoutèrent les moments où le respect et la crainte fuient si loin devant des considérations plus prégnantes . Le silence régnait dans ce terrible embarras. Le roi le rompit par ordonner au chancelier d'envoyer sur-le-champ chercher le cardinal de Noailles, si ces messieurs, en regardant les cardinaux de Rohan et de Bissy, jugeaient qu'il n'y eût point d'inconvénient. Tous deux se regardèrent, puis s'éloignèrent jusque vers la fenêtre, avec le P. Tellier, le chancelier et Mme de Maintenon. Tellier cria tout bas et fut appuyé de Bissy. Mme de Maintenon trouva la chose dangereuse; Rohan, plus doux ou plus politique sur le futur, ne dit rien; le chancelier non plus. La résolution enfin fut de finir la scène comme ils l'avaient commencée et conduite jusqu'alors, en trompant le roi et se jouant de lui. Ils s'en rapprochèrent et lui firent entendre, avec force louanges, qu'il ne fallait pas exposer la bonne cause au triomphe de ses ennemis, et à ce qu'ils sauraient tirer d'une démarche qui ne partait que de la bonne volonté du roi et d'un excès de délicatesse de conscience; qu'ainsi ils approuvaient bien que le cardinal de Noailles eût l'honneur de le voir, mais à condition qu'il accepterait la constitution, et qu'il en donnerait sa parole. Le roi encore en cela se soumit à leur avis, mais sans raisonner, et dans le moment le chancelier écrivit conformément, et dépêcha au cardinal de Noailles.

Dès que le roi eut consenti, les deux cardinaux le flattèrent de la grande œuvre qu'il allait opérer (tant leur frayeur fut grande qu'il ne revint à le vouloir voir sans condition, dont le piège était si misérable et si aisé à découvrir), ou en ramenant le cardinal de Noailles, ou en manifestant par son refus et son opiniâtreté invincible à troubler l'Église, et son ingratitude consommée pour un roi à qui il devait tout, et qui lui tendait ses bras mourants. Le dernier arriva. Le cardinal de Noailles fut pénétré de douleur de ce dernier comble de l'artifice. Il avait tort ou raison devant tout parti sur l'affaire de la constitution; mais quoi qu'il en fût, l'événement de la mort instante du roi n'opérait rien sur la vérité de cette matière, ni ne pouvait opérer, par conséquent, aucun changement d'opinion. Rien de plus touchant que la conjoncture, mais rien de plus étranger à la question, rien aussi de plus odieux que ce piège qui, par rapport au roi, de l'état duquel ils achevèrent d'abuser si indignement, et par rapport au cardinal de Noailles qu'ils voulurent brider ou noircir si grossièrement. Ce trait énorme émut tout le public contre eux, avec d'autant plus de violence, que l'extrémité du roi rendit la liberté que sa terreur avait si longtemps retenue captive. Mais quand on en sut le détail, et l'apostrophe du roi aux deux cardinaux, sur le compte qu'ils auraient à rendre pour lui de tout ce qu'il avait fait sur la constitution, et le détail de ce qui là même s'était passé, tout de suite sur le cardinal de Noailles, l'indignation générale rompit les digues, et ne se contraignit plus; personne au contraire qui blâmât le cardinal de Noailles, dont la réponse au chancelier fut en peu de mots un chef-d'œuvre de religion, de douleur et de sagesse.

Ce même lundi, 26 août, après que les deux cardinaux furent sortis, le roi dîna dans son lit en présence de ce qui avait les entrées. Il les fit approcher comme on desservait, et leur dit ces paroles qui furent à l'heure même recueillies: « Messieurs, je vous demande pardon du mauvais exemple que je vous ai donné. J'ai bien à vous remercier de la manière dont vous m'avez servi, et de l'attachement et de la fidélité que vous m'avez toujours marqués. Je suis bien fâché de n'avoir pas fait pour vous ce que j'aurais bien voulu faire. Les mauvais temps en sont cause. Je vous demande pour mon petit-fils la même application et la même fidélité que vous avez eue pour moi. C'est un enfant qui pourra essuyer bien des traverses. Que votre exemple en soit un pour tous mes autres sujets. Suivez les ordres que mon neveu vous donnera, il va gouverner le royaume. J'espère qu'il le fera bien; j'espère aussi que vous contribuerez tous à l'union, et que si quelqu'un s'en écartait, vous aideriez à le ramener. Je sens que je m'attendris, et que je vous attendris aussi, je vous en demande pardon. Adieu, messieurs, je compte que vous vous souviendrez quelquefois de moi. »

Un peu après que tout le monde fut sorti, le roi demanda le maréchal de Villeroy, et lui dit ces mêmes paroles qu'il retint bien, et qu'il a depuis rendues: « Monsieur le maréchal, je vous donne une nouvelle marque de mon amitié et de ma confiance en mourant. Je vous fais gouverneur du Dauphin, qui est l'emploi le plus important que je puisse donner. Vous saurez par ce qui est dans mon testament ce que vous aurez à faire à l'égard du duc du Maine. Je ne doute pas que vous ne me serviez après ma mort avec la même fidélité que vous l'avez fait pendant ma vie. J'espère que mon neveu vivra avec vous avec la considération et la confiance qu'il doit avoir pour un homme que j'ai toujours aimé. Adieu, monsieur le maréchal, j'espère que vous vous souviendrez de moi. »

Le roi, après quelque intervalle, fit appeler M. le Duc et M. le prince de Conti, qui étaient dans les cabinets; et sans les faire trop approcher, il leur recommanda l'union désirable entre les princes, et de ne pas suivre les exemples domestiques sur les troubles et les guerres. Il ne leur en dit pas davantage; puis entendant des femmes dans le cabinet, il comprit bien qui elles étaient, et tout de suite leur manda d'entrer. C'était Mme la duchesse de Berry, Madame, Mme la duchesse d'Orléans, et les princesses du sang qui criaient, et à qui le roi dit qu'il ne fallait point crier ainsi.

Il leur fit des amitiés courtes, distingua Madame, et finit par exhorter Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse de se raccommoder. Tout cela fut court, et il les congédia. Elles se retirèrent par les cabinets pleurant et criant fort, ce qui fit croire au dehors, parce que les fenêtres du cabinet étaient ouvertes, que le roi était mort, dont le bruit alla à Paris et jusque dans les provinces.

Quelque temps après il manda à la duchesse de Ventadour de lui amener le Dauphin. Il le fit approcher et lui dit ces paroles devant Mme de Maintenon et le très peu des plus intimement privilégiés ou valets nécessaires qui les recueillirent: « Mon enfant, vous allez être un grand roi; ne m'imitez pas dans le goût que j'ai eu pour les bâtiments, ni dans celui que j'ai eu pour la guerre; tâchez, au contraire, d'avoir la paix avec vos voisins. Rendez à Dieu ce que vous lui devez; reconnaissez les obligations que vous lui avez, faites-le honorer par vos sujets. Suivez toujours les bons conseils, tachez de soulager vos peuples; ce que je suis assez malheureux pour n'avoir pu faire. N'oubliez point la reconnaissance que vous devez à Mme de Ventadour. Madame, s'adressant à elle, que je l'embrasse, et en l'embrassant lui dit: Mon cher enfant, je vous donne ma bénédiction de tout mon cœur. » Comme on eut ôté le petit prince de dessus le lit du roi, il le redemanda, l'embrassa de nouveau, et, levant les mains et les yeux au ciel, le bénit encore. Ce spectacle fut extrêmement touchant; la duchesse de Ventadour se hâta d'emporter le Dauphin et de le ramener dans son appartement.

Après une courte pause, le roi fit appeler le duc du Maine et le comte de Toulouse, fit sortir tout ce peu qui était dans sa chambre et fermer les portes. Ce particulier dura assez longtemps. Les choses remises dans leur ordre accoutumé, quand il eut fait avec eux, il envoya chercher M. le duc d'Orléans qui était chez lui. Il lui parla fort peu de temps et le rappela comme il sortait pour lui dire encore quelque chose qui fut fort court. Ce fut là qu'il lui ordonna de faire conduire, dès qu'il serait mort, le roi futur à Vincennes, dont l'air est bon, jusqu'à ce que toutes les cérémonies fussent finies à Versailles et le château bien nettoyé après, avant de le ramener à Versailles, où il destinait son séjour. Il en avait apparemment parlé auparavant au duc du Maine et au maréchal de Villeroy, car après que M. le duc d'Orléans fut sorti, il donna ses ordres pour aller meubler Vincennes, et mettre ce lieu en état de recevoir incessamment son successeur. Mme du Maine, qui jusqu'alors n'avait pas pris la peine de bouger de Sceaux, avec ses compagnies et ses passe-temps, était arrivée à Versailles, et fit demander au roi la permission de le voir un moment après ces ordres donnés. Elle était déjà dans l'antichambre: elle entra et sortit un moment après.

Le mardi 27 août personne n'entra dans la chambre du roi que le P. Tellier, Mme de Maintenon, et pour la messe seulement le cardinal de Rohan et les deux aumôniers de quartier. Sur les deux heures, il envoya chercher le chancelier, et, seul avec lui et Mme de Maintenon, lui fit ouvrir deux cassettes pleines de papiers, dont il lui fit brûler beaucoup, et lui donna ses ordres pour ce qu'il voulut qu'il fît des autres. Sur les six heures du soir, il manda encore le chancelier. Mme de Maintenon ne sortit point de sa chambre de la journée, et personne n'y entra que les valets, et dans des moments, l'apparition du service le plus indispensable. Sur le soir il fit appeler le P. Tellier, et presque aussitôt après qu'il lui eut parlé, il envoya chercher Pontchartrain, et lui ordonna d'expédier aussitôt qu'il serait mort un ordre pour faire porter son cœur dans l'église de la maison professe des jésuites à Paris, et l'y faire placer vis-à-vis celui du roi son père, et de la même manière.

Peu après, il se souvint que Cavoye, grand maréchal des logis de sa maison, n'avait jamais fait les logements de la cour à Vincennes, parce qu'il y avait cinquante ans que la cour n'y avait été; il indiqua une cassette où on trouverait le plan de ce château, et ordonna de le prendre et de le porter à Cavoye. Quelque temps après ces ordres donnés, il dit à Mme de Maintenon qu'il avait toujours ouï dire qu'il était difficile de se résoudre à la mort; que pour lui, qui se trouvait sur le point de ce moment si redoutable aux hommes, il ne trouvait pas que cette résolution fût si pénible à prendre. Elle lui répondit qu'elle l'était beaucoup quand on avait de l'attachement aux créatures, de la haine dans le cœur, des restitutions à faire. « Ah! reprit le roi, pour des restitutions à faire, je n'en dois à personne comme particulier; mais pour celles que je dois au royaume, j'espère en la miséricorde de Dieu. » La nuit qui suivit fut fort agitée. On lui voyait à tous moments joindre les mains, et on l'entendait dire les prières qu'il avait accoutumées en santé, et se frapper la poitrine au Confiteor.

Le mercredi 28 août, il fit le matin une amitié à Mme de Maintenon qui ne lui plut guère, et à laquelle elle ne répondit pas un mot. Il lui dit que ce qui le consolait de la quitter était l'espérance, à l'âge où elle était, qu'ils se rejoindraient bientôt. Sur les sept heures du matin, il fit appeler le P. Tellier, et comme il lui parlait de Dieu, il vit dans le miroir de sa cheminée deux garçons de sa chambre assis au pied de son lit qui pleuraient. Il leur dit: « Pourquoi pleurez-vous? est-ce que vous m'avez cru immortel? Pour moi, je n'ai point cru l'être, et vous avez dû, à l'âge où je suis, vous préparer à me perdre. »

Une espèce de manant provençal, fort grossier, apprit l'extrémité du roi en chemin de Marseille à Paris, et vint ce matin-ci à Versailles avec un remède qui, disait-il, guérissait la gangrène. Le roi était si mal, et les médecins tellement à bout, qu'ils y consentirent sans difficulté en présence de Mme de Maintenon et du duc du Maine. Fagon voulut dire quelque chose; ce manant, qui se nommait Le Brun, le malmena fort brutalement, dont Fagon, qui avait accoutumé de malmener les autres et d'en être respecté jusqu'au tremblement, demeura tout abasourdi. On donna donc au roi dix gouttes de cet élixir dans du vin d'Alicante, sur les onze heures du matin. Quelque temps après il se trouva plus fort, mais le pouls étant retombé et devenu fort mauvais, on lui en présenta une autre prise sur les quatre heures, en lui disant que c'était pour le rappeler à la vie. Il répondit en prenant le verre où cela était: « A la vie ou à la mort! tout ce qui plaira à Dieu. »

Mme de Maintenon venait de sortir de chez le roi, ses coiffes baissées, menée par le maréchal de Villeroy par-devant chez elle sans y entrer, jusqu'au bas du grand degré où elle leva ses coiffes. Elle embrassa le maréchal d'un oeil fort sec, en lui disant: « Adieu, monsieur le maréchal! » monta dans un carrosse du roi qui la servait toujours, dans lequel Mme de Caylus l'attendait seule, et s'en alla à Saint-Cyr, suivie de son carrosse où étaient ses femmes. Le soir le duc du Maine fit chez lui une gorge chaude fort plaisante de l'aventure de Fagon avec Le Brun. On reviendra ailleurs à parler de sa conduite, et de celle de Mme de Maintenon et du P. Tellier en ces derniers jours de la vie du roi. Le remède de Le Brun fut continué comme il voulut, et il le vit toujours prendre au roi. Sur un bouillon qu'on lui proposa de prendre, il répondit qu'il ne fallait pas lui parler comme à un autre homme; que ce n'était pas un bouillon qu'il lui fallait, mais son confesseur; et il le fit appeler. Un jour qu'il revenait d'une perte de connaissance, il demanda l'absolution générale de ses péchés au P. Tellier, qui lui demanda s'il souffrait beaucoup. « Eh! non, répondit le roi, c'est ce qui me fâche, je voudrais souffrir davantage pour l'expiation de mes péchés. »

Le jeudi 29 août dont la nuit et le jour précédents avaient été si mauvais, l'absence des tenants qui n'avaient plus à besogner au delà de ce qu'ils avaient fait, laissa l'entrée de la chambre plus libre aux grands officiers qui en avaient toujours été exclus. Il n'y avait point eu de messe la veille, et on ne comptait plus qu'il y en eût. Le duc de Charost, capitaine des gardes, qui s'était aussi glissé dans la chambre, le trouva mauvais avec raison, et fit demander au roi par un des valets familiers, s'il ne serait pas bien aise de l'entendre. Le roi dit qu'il le désirait; sur quoi on alla quérir les gens et les choses nécessaires, et on continua les jours suivants. Le matin de ce jeudi, il parut plus de force, et quelque rayon de mieux qui fut incontinent grossi, et dont le bruit courut de tous côtés. Le roi mangea même deux petits biscuits dans un peu de vin d'Alicante avec une sorte d'appétit. J'allai ce jour-là sur les deux heures après midi chez M. le duc d'Orléans, dans les appartements duquel la foule était au point depuis huit jours, et à toute heure, qu'exactement parlant, une épingle n'y serait pas tombée à terre. Je n'y trouvai qui que ce soit. Dès qu'il me vit, il se mit à rire et à me dire que j'étais le premier homme qu'il eût encore vu chez lui de la journée, qui, jusqu'au soir fut entièrement déserte chez lui. Voilà le monde.

Je pris ce temps de loisir pour lui parler de bien des choses. Ce fut où je reconnus qu'il n'était plus le même pour la convocation des états généraux, et qu'excepté ce que nous avions arrêté sur les conseils, qui a été expliqué ici en son temps, il n'y avait pas pensé depuis, ni à bien d'autres choses, dont je pris la liberté de lui dire fortement mon avis. Je le trouvai toujours dans la même résolution de chasser Desmarets et Pontchartrain, mais d'une mollesse sur le chancelier qui m'engagea à le presser et à le forcer de s'expliquer. Enfin il m'avoua avec une honte extrême que Mme la duchesse d'Orléans, que le maréchal de Villeroy était allé trouver en secret même de lui, l'avait pressé de le voir et de s'accommoder avec lui sur des choses fort principales auxquelles il voulait bien se prêter sous un grand secret, et qui l'embarrasseraient périlleusement s'il refusait d'y entrer, s'excusant de s'en expliquer davantage sur le secret qu'elle avait promis au maréchal, et sans lequel il ne se serait pas ouvert à elle; qu'après avoir résisté à le voir, il y avait consenti; que le maréchal était venu chez lui, il y avait quatre ou cinq jours, en grand mystère, et pour prix de ce qu'il voulait bien lui apprendre et faire, il lui avait demandé sa parole de conserver le chancelier dans toutes ses fonctions de chancelier et de garde des sceaux, moyennant la parole qu'il avait du chancelier, dont il demeurait garant, de donner sa démission de la charge de secrétaire d'État, dès qu'il l'en ferait rembourser en entier; qu'après une forte dispute, et la parole donnée pour le chancelier, le maréchal lui avait dit que M. du Maine était surintendant de l'éducation, et lui gouverneur avec toute autorité; qu'il lui avait appris après le codicille et ce qu'il portait, et que ce que le maréchal voulait bien faire était de n'en point profiter dans toute son étendue; que cela avait produit une dispute fort vive sans être convenus de rien, quant au maréchal, mais bien quant au chancelier, qui là-dessus l'en avait remercié dans le cabinet du roi, confirmé la parole de sa démission de secrétaire d'État aux conditions susdites, et pour marque de reconnaissance lui avait là même montré le codicille.

J'avoue que je fus outré d'un commencement si faible et si dupe, et que je ne le cachai pas à M. le duc d'Orléans, dont l'embarras avec moi fut extrême. Je lui demandai ce qu'il avait fait de son discernement, lui qui n'avait jamais mis de différence entre M. du Maine et Mme la duchesse d'Orléans, dont il m'avait tant de fois recommandé de me défier et de me cacher, et si souvent répété par rapport à elle que nous étions dans un bois. S'il n'avait pas vu le jeu joué entre M. du Maine et Mme la duchesse d'Orléans, pour lui faire peur par le maréchal de Villeroy, découvrir ce qu'ils auraient à faire, en découvrant comme il prendrait la proposition et la confidence de ce qui n'allait à rien moins qu'à l'égorger, et ne hasardant rien à tenter de conserver à si bon marché leur créature abandonnée, et l'instrument pernicieux de tout ce qui s'était fait contre lui, et dans une place aussi importante dans une régence dont ils prétendaient bien ne lui laisser que l'ombre.

Cette matière se discuta longuement entre nous deux; mais la parole était donnée. Il n'avait pas eu la force de résister; et avec tant d'esprit, il avait été la dupe de croire faire un bon marché par une démission, en remboursant, marché que le chancelier faisait bien meilleur en s'assurant du remboursement entier d'une charge qu'il sentait bien qu'il ne se pouvait jamais conserver, et qui lui valait la sûreté de demeurer dans la plus importante place, tandis que le moindre ordre suffisait pour lui faire rendre les sceaux, l'exiler où on aurait voulu, et lui supprimer une charge qui, comme on l'a vu, ne lui coûtait plus rien depuis que le roi lui en avait rendu ce qu'elle avait été payée, lui qui sentait tout ce qu'il méritait de M. le duc d'Orléans, et qui avec la haine et le mépris de la cour, et du militaire, qu'il s'était si bien et si justement acquis, n'avait plus de bouclier ni de protection après le roi, du moment que son testament serait tacitement cassé, comme lui-même n'en doutait pas. Aux choses faites, il n'y a plus de remède; mais je conjurai M. le duc d'Orléans d'apprendre de cette funeste leçon à être en garde désormais contre les ennemis de toute espèce, contre la duperie, la facilité, la faiblesse surtout de sentir l'affront et le péril du codicille, s'il en souffrait l'exécution en quoi que ce pût être.

Jamais il ne me put dire à quoi il en était là-dessus avec le maréchal de Villeroy. Seulement était-il constant qu'il n'avait été question de rien par rapport au duc du Maine, qui par conséquent se comptait demeurer maître absolu et indépendant de la maison du roi civile et militaire, ce qui subsistant, peu importait de la cascade du maréchal de Villeroy, sinon au maréchal, mais qui faisait du duc du Maine un maire du palais, et de M. le duc d'Orléans un fantôme de régent impuissant et ridicule, et une victime sans cesse sous le couteau du maire du palais. Ce prince, avec tout son génie, n'en avait pas tant vu. Je le laissai fort pensif et fort repentant d'une si lourde faute. Il reparla si ferme à Mme la duchesse d'Orléans qu'ils eurent peur qu'il ne tint rien pour avoir trop promis. Le maréchal mandé par elle fila doux, et ne songea qu'à bien serrer ce qu'il avait saisi, en faisant entendre qu'à son égard il ne disputerait rien qui pût porter ombrage; mais la mesure de la vie du roi se serrait de si près qu'il échappa aisément à plus d'éclaircissements, et que, par ce qu'il s'était passé dans le cabinet du roi, du chancelier et de M. le duc d'Orléans immédiatement, la bécasse demeura bridée à son égard, si j'ose me servir de ce misérable mot.

Le soir fort tard ne répondit pas à l'applaudissement qu'on avait voulu donner à la journée, pendant laquelle il [le roi] avait dit au curé de Versailles, qui avait profité de la liberté d'entrer, qu'il n'était pas question de sa vie, sur [ce] qu'il lui disait que tout était en prières pour la demander, mais de son salut pour lequel il fallait bien prier. Il lui échappa ce même jour, en donnant des ordres, d'appeler le Dauphin le jeune roi. Il vit un mouvement dans ce qui était autour de lui. « Eh pourquoi? leur dit-il, cela ne me fait aucune peine. » Il prit sur les huit heures du soir de l'élixir de cet homme de Provence. Sa tête parut embarrassée; il dit lui-même qu'il se sentait fort mal. Vers onze heures du soir sa jambe fut visitée. La gangrène se trouva dans tout le pied, dans le genou, et la cuisse fort enflée. Il s'évanouit pendant cet examen. Il s'était aperçu avec peine de l'absence de Mme de Maintenon, qui ne comptait plus revenir. Il la demanda plusieurs fois dans la journée; on ne lui put cacher son départ. Il l'envoya chercher à Saint-Cyr; elle revint le soir.

Le vendredi 30 août, la journée fut aussi fâcheuse qu'avait été la nuit, un grand assoupissement, et dans les intervalles la tête embarrassée. Il prit de temps en temps un peu de gelée et de l'eau pure, ne pouvant plus souffrir le vin. Il n'y eut dans sa chambre que les valets les plus indispensables pour le service, et la médecine, Mme de Maintenon et quelques rares apparitions du P. Tellier, que Bloin ou Maréchal envoyaient chercher. Il se tenait peu même dans les cabinets, non plus que M. du Maine. Le roi revenait aisément à la piété quand Mme de Maintenon ou le P. Tellier trouvaient les moments où sa tête était moins embarrassée; mais ils étaient rares et courts. Sur les cinq heures du soir, Mme de Maintenon passa chez elle, distribua ce qu'elle avait de meubles dans son appartement à son domestique, et s'en alla à Saint-Cyr pour n'en sortir jamais.

Le samedi 31 août la nuit et la journée furent détestables. Il n'y eut que de rares et de courts instants de connaissance. La gangrène avait gagné le genou et toute la cuisse. On lui donna du remède du feu abbé Aignan, que la duchesse du Maine avait envoyé proposer, qui était un excellent remède pour la petite vérole. Les médecins consentaient à tout, parce qu'il n'y avait plus d'espérance. Vers onze heures du soir on le trouva si mal qu'on lui dit les prières des agonisants. L'appareil le rappela à lui. Il récita des prières d'une voix si forte qu'elle se faisait entendre à travers celle du grand nombre d'ecclésiastiques et de tout ce qui était entré. À la fin des prières, il reconnut le cardinal de Rohan, et lui dit: « Ce sont là les dernières grâces de l'Église. » Ce fut le dernier homme à qui il parla. Il répéta plusieurs fois: Nunc et in hora mortis, puis dit: « O mon Dieu, venez à mon aide, hâtez-vous de me secourir! » Ce furent ses dernières paroles. Toute la nuit fut sans connaissance, et une longue agonie, qui finit le dimanche 1er septembre 1715, à huit heures un quart du matin, trois jours avant qu'il eût soixante-dix-sept ans accomplis, dans la soixante-douzième année de son règne.

Il se maria à vingt-deux ans, en signant la fameuse paix des Pyrénées en 1660. Ii en avait vingt-trois, quand la mort délivra la France du cardinal Mazarin ; vingt-sept, lorsqu'il perdit la reine sa mère en 1666. Il devint veuf à quarante-quatre ans en 1683, perdit Monsieur à soixante-trois ans en 1701, et survécut tous ses fils et petits-fils, excepté son successeur, le roi d'Espagne, et les enfants de ce prince. L'Europe ne vit jamais un si long règne, ni la France un roi si âgé.

Par l'ouverture de son corps qui fut faite par Maréchal, son premier chirurgien, avec l'assistance et les cérémonies accoutumées, on lui trouva toutes les parties si entières, si saines et tout si parfaitement conformé, qu'on jugea qu'il aurait vécu plus d'un siècle sans les fautes dont il a été parlé qui lui mirent la gangrène dans le sang. On lui trouva aussi la capacité de l'estomac et des intestins double au moins des hommes de sa taille; ce qui est fort extraordinaire, et ce qui était cause qu'il était si grand mangeur et si égal.

Ce fut un prince à qui on ne peut refuser beaucoup de bon, même de grand, en qui on ne peut méconnaître plus de petit et de mauvais, duquel il n'est pas possible de discerner ce qui était de lui ou emprunté; et dans l'un et dans l'autre rien de plus rare que des écrivains qui en aient été bien informés, rien de plus difficile à rencontrer que des gens qui l'aient connu par eux-mêmes et par expérience et capables d'en écrire, en même temps assez maîtres d'eux-mêmes pour en parler sans haine ou sans flatterie, de n'en rien dire que dicté par la vérité nue en bien et en mal. Pour la première partie on peut ici compter sur elle; pour l'autre on tâchera d'y atteindre en suspendant de bonne foi toute passion.

CHAPITRE XVI. §

Caractère de Louis XIV. — Mme de La Vallière; son caractère. — Le roi hait les sujets, est petit, dupe, gouverné en se piquant de tout le contraire. — L'Espagne cède la préséance. — Satisfaction de l'affaire des Corses. — Guerre de Hollande. — Paix d'Aix-la-Chapelle. — Siècle florissant. — Conquêtes en Hollande et de la Franche-Comté. — Honte d'Heurtebise. — Le roi prend Cambrai. — Monsieur bat le prince d'Orange à Cassel, prend Saint-Omer, et n'a pas depuis commandé d'armée. — Siège de Gand. — Expéditions maritimes. — Paix de Nimègue. — Luxembourg pris. — Gênes bombardée; son doge à Paris. — Fin du premier âge de ce règne. — Guerre de 1688 et sa rare origine. — Honte de la dernière campagne du roi. — Paix de Turin, puis de Ryswick. — Fin du second âge de ce règne. — Vertus de Louis XIV. — Sa misérable éducation; sa profonde ignorance. — Il hait la naissance et les dignités, séduit par ses ministres. — Superbe du roi, qui forme le colosse de ses ministres sur la ruine de la noblesse. — Goût de Louis XIV pour les détails. — Avantages de ses ministres, qui abattent tout sous eux, et lui persuadant que leur puissance et leur grandeur n'est que la sienne, se font plus que seigneurs et tout-puissants. — Raison secrète de la préférence des gens de rien pour le ministère. — Nul vrai accès à Louis XIV enfermé par ses ministres. — Rareté et utilité d'obtenir audience du roi. — Importance des grandes entrées. — Ministres. — Causes de la superbe du roi.

Il ne faut point parler ici des premières années [de Louis XIV]. Roi presque en naissant, étouffé par la politique d'une mère qui voulait gouverner, plus encore par le vif intérêt d'un pernicieux ministre, qui hasarda mille fois l'État pour son unique grandeur, et asservi sous ce joug tant que vécut son premier ministre, c'est autant de retranché sur le règne de ce monarque. Toutefois il pointait sous ce joug. Il sentit l'amour, il comprenait l'oisiveté comme l'ennemie de la gloire; il avait essayé de faibles parties de main vers l'un et vers l'autre; il eut assez de sentiment pour se croire délivré à la mort de Mazarin, s'il n'eut pas assez de force pour se délivrer plus tôt. C'est même un des beaux endroits de sa vie, et dont le fruit a été du moins de prendre cette maxime, que rien n'a pu ébranler depuis, d'abhorrer tout premier ministre, et non moins tout ecclésiastique dans son conseil. Il en prit dès lois une autre, mais qu'il ne put soutenir avec la même fermeté, parce qu'il ne s'aperçut presque pas dans l'effet qu'elle lui échappât sans cesse, ce fut de gouverner par lui-même, qui fut la chose dont il se piqua le plus, dont on le loua et le flatta davantage, et qu'il exécuta le moins.

Né avec un esprit au-dessous du médiocre, mais un esprit capable de se former, de se limer, de se raffiner, d'emprunter d'autrui sans imitation et sans gêne, il profita infiniment d'avoir toute sa vie vécu avec les personnes du monde qui toutes en avaient le plus, et des plus différentes sortes, en hommes et en femmes de tout âge, de tout genre et de tous personnages.

S'il faut parler ainsi d'un roi de vingt-trois ans, sa première entrée dans le monde fut heureuse en esprits distingués de toute espèce. Ses ministres au dedans et au dehors étaient alois les plus forts de l'Europe, ses généraux les plus grands, leurs seconds les meilleurs, et qui sont devenus des capitaines en leur école, et leurs noms aux uns et aux autre sort passé comme tels à la postérité d'un consentement unanime. Les mouvements dont l'État avait été si furieusement agité au dedans et au dehors, depuis la mort de Louis XIII, avaient formé quantité d'hommes qui composaient une cour d'habiles et d'illustres personnages et de courtisans raffinés.

La maison de la comtesse de Soissons, qui, comme surintendante de la maison de la reine, logeait à Paris aux Tuileries, où était la cour, qui y régnait par un reste de la splendeur du feu cardinal Mazarin, son oncle, et plus encore par son esprit et son adresse, en était devenue le centre, mais fort choisi. C'était où se rendait tous les jours ce qu'il y avait de plus distingué en hommes et en femmes, qui rendait cette maison le centre de la galanterie de la cour, et des intrigues et des menées de l'ambition, parmi lesquelles la parenté influait beaucoup, autant comptée, prisée et respectée lors qu'elle est maintenant oubliée. Ce fut dans cet important et brillant tourbillon où le roi se jeta d'abord, et où il prit cet air de politesse et de galanterie qu'il a toujours su conserver toute sa vie, qu'il a si bien su allier avec la décence et la majesté. On peut dire qu'il était fait pour elle, et qu'au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son port, les grâces, la beauté, et la grande mine qui succéda à la beauté, jusqu'au son de sa voix et à l'adresse et la grâce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisaient distinguer jusqu'à sa mort comme le roi des abeilles, et que, s'il ne fût né que particulier, il aurait eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands désordres d'amour. Heureux s'il n'eût eu que des maîtresses semblables à Mme de La Vallière, arrachée à elle-même par ses propres yeux, honteuse de l'être, encore plus des fruits de son amour reconnus et élevés malgré elle, modeste, désintéressée, douce, bonne au dernier point, combattant sans cesse contre elle-même, victorieuse enfin de son désordre par les plus cruels effets de l'amour et de la jalousie, qui furent tout à la fois son tourment et sa ressource, qu'elle sut embrasser assez au milieu de ses douleurs pour s'arracher enfin, et se consacrer à la plus dure et la plus sainte pénitence! Il faut donc avouer que le roi fut plus à plaindre que blâmable de se livrer à l'amour, et qu'il mérite louange d'avoir su s'en arracher par intervalles en faveur de la gloire.

Les intrigues et les aventures que, tout roi qu'il était, il essuya dans ce tourbillon de la comtesse de Soissons, lui firent des impressions qui devinrent funestes, pour avoir été plus fortes que lui. L'esprit, la noblesse de sentiments, se sentir, se respecter, avoir le cœur haut, être instruit, tout cela lui devint suspect et bientôt haïssable. Plus il avança en âge, plus il se confirma dans cette aversion. Il la poussa jusque dans ses généraux et dans ses ministres, laquelle dans eux ne fut contrebalancée que par le besoin, comme on le verra dans la suite. Il voulait régner par lui-même. Sa jalousie là-dessus alla sans cesse jusqu'à la faiblesse. Il régna en effet dans le petit; dans le grand il ne put y atteindre; et jusque dans le petit il fut souvent gouverné. Son premier saisissement des rênes de l'empire fut marqué au coin d'une extrême dureté, et d'une extrême duperie. Fouquet fut le malheureux sur qui éclata la première; Colbert fut le ministre de l'autre en saisissant seul toute l'autorité des finances, et lui faisant accroire qu'elle passait toute entre ses mains, par les signatures dont il l'accabla à la place de celles que faisait le surintendant, dont Colbert supprima la charge à laquelle il ne pouvait aspirer.

La préséance solennellement cédée par l'Espagne, et la satisfaction entière qu'elle fit de l'insulte faite à cette occasion par le baron de Vatteville, au comte depuis maréchal d'Estrades, ambassadeur des deux couronnes à Londres, et l'éclatante raison tirée de l'insulte faite au duc de Créqui, ambassadeur de France, par le gouvernement de Rome, par les parents du pape et par les Corses de sa garde, furent les prémices de ce règne par soi-même.

Bientôt après, la mort du roi d'Espagne fit saisir à ce jeune prince avide de gloire une occasion de guerre, dont les renonciations si récentes, et si soigneusement stipulées dans le contrat de mariage de la reine, ne purent le détourner. Il marcha en Flandre; ses conquêtes y furent rapides; le passage du Rhin fut signalé; la triple alliance de l'Angleterre, la Suède et la Hollande, ne fit que l'animer. Il alla prendre en plein hiver toute la Franche-Comté, qui lui servit à la paix d'Aix-la-Chapelle à conserver des conquêtes de Flandre, en rendant la Franche-Comté.

Tout était florissant dans l'État, tout y était riche. Colbert avait mis les finances, la marine, le commerce, les manufactures, les lettres même, au plus haut point; et ce siècle, semblable à celui d'Auguste, produisait à l'envi des hommes illustres en tout genre, jusqu'à ceux même qui ne sont bons que pour les plaisirs.

Le Tellier et Louvois son fils, qui avaient le département de la guerre, frémissaient des succès et du crédit de Colbert, et n'eurent pas de peine à mettre en tête au roi une guerre nouvelle, dont les succès causèrent une telle frayeur à l'Europe que la France ne s'en a pu remettre, et qu'après y avoir pensé succomber longtemps depuis, elle en sentira longtemps le poids et les malheurs. Telle fut la véritable cause de cette fameuse guerre de Hollande à laquelle le roi se laissa pousser, et que son amour pour Mme de Montespan rendit si funeste à son État et à sa gloire. Tout conquis, tout pris, et Amsterdam prête à lui envoyer ses clefs, le roi cède à son impatience, quitte l'armée, vole à Versailles, et détruit en un instant tout le succès de ses armes. Il répara cette flétrissure par une seconde conquête de la Franche-Comté, en personne, qui pour cette fois est demeurée à la France.

En 1676, le roi retourna en Flandre, prit Condé; et Monsieur, Bouchain. Les armées du roi et du prince d'Orange s'approchèrent si près et si subitement qu'elles se trouvèrent en présence, et sans séparation, auprès de la cense d'Heurtebise . Il fut donc question de décider si on donnerait bataille, et de prendre son parti sur-le-champ. Monsieur n'avait pas encore joint de Bouchain, mais le roi était sans cela supérieur à l'armée ennemie. Les maréchaux de Schomberg, Humières, Ma Feuillade, Lorges, etc., s'assemblèrent à cheval autour du roi, avec quelques-uns des plus distingués d'entre les officiers généraux et des principaux courtisans, pour tenir une espèce de conseil de guerre. Toute l'armée criait au combat, et tous ces messieurs voyaient bien ce qu'il y avait à faire, mais la personne du roi les embarrassait, et bien plus Louvois, qui connaissait son maître, et qui cabalait depuis deux heures que l'on commençait d'apercevoir ou les choses en pourraient venir. Louvois, pour intimider la compagnie, parla le premier en rapporteur pour dissuader la bataille. Le maréchal d'Humières, son ami intime et avec grande dépendance, et le maréchal de Schomberg, qui le ménageait fort, furent de son avis. Le maréchal de La Feuillade, hors de mesure avec Louvois, mais favori qui ne connaissait pas moins bien de quel avis il fallait être, après quelques propos douteux, conclut comme eux. M. de Lorges, inflexible pour la vérité, touché de la gloire du roi, sensible au bien de l'État, mal avec Louvois comme le neveu favori de M. de Turenne tué l'année précédente, et qui venait d'être fait maréchal de France, malgré ce ministre, et capitaine des gardes du corps, opina de toutes ses forces pour la bataille, et il en déduisit tellement les raisons, que Louvois même et les maréchaux demeurèrent sans repartie. Le peu de ceux de moindre grade qui parlèrent après osèrent encore moins déplaire à Louvois; mais, ne pouvant affaiblir les raisons de M. le maréchal de Lorges, ils ne firent que balbutier. Le roi, qui écoutait tout, prit encore les avis, ou plutôt simplement les voix, sans faire répéter ce qui avait été dit par chacun, puis, avec un petit mot de regret de se voir retenu par de si bonnes raisons, et du sacrifice qu'il faisait de ses désirs à ce qui était de l'avantage de l'État, tourna bride, et il ne fut plus question de bataille.

Le lendemain, et c'est de M. le maréchal de Lorges que je le tiens, qui était la vérité même, et à qui je l'ai ouï raconter plus d'une fois et jamais sans dépit, le lendemain, dis-je, il eut occasion d'envoyer un trompette aux ennemis qui se retiraient. Ils le gardèrent un jour ou deux en leur armée. Le prince d'Orange le voulut voir, et le questionna tort sur ce qui avait empêché le roi de l'attaquer, se trouvant le plus fort, les deux armées en vue si fort l'une de l'autre, et en rase campagne, sans quoi que ce soit entre-deux. Après l'avoir fait causer devant tout le monde, il lui dit avec un sourire malin, pour montrer qu'il était tôt averti, et pour faire dépit au roi, qu'il ne manquât pas de dire au maréchal de Lorges qu'il avait grande raison d'avoir voulu, et si opiniâtrement soutenu la bataille; que jamais lui ne l'avait manqué si belle, ni été si aise que de s'être vu hors de portée de la recevoir; qu'il était battu sans ressource et sans le pouvoir éviter s'il avait été attaqué, dont il se mit en peu de mots à déduire les raisons. Le trompette, tout glorieux d'avoir eu avec le prince d'Orange un si long et si curieux entretien, le débita non seulement à M. le maréchal de Lorges, mais au roi, qui à la chaude le voulut voir, et de là aux maréchaux, aux généraux et à qui le voulut entendre, et augmenta ainsi le dépit de l'armée et en fit un grand à Louvois. Cette faute, et ce genre de faute, ne fit que trop d'impression sur les troupes et partout, excita de cruelles railleries parmi le monde et dans les cours étrangères . Le roi ne demeura guère à l'armée depuis, quoiqu'on ne fût qu'au mois de mai. Il s'en revint trouver sa maîtresse.

L'année suivante il retourna en Flandre, il prit Cambrai; et Monsieur fit cependant le siège de Saint-Omer. Il fut au-devant du prince d'Orange qui venait secourir la place, lui donna bataille près de Cassel et remporta une victoire complète, prit tout de suite Saint-Omer, puis alla rejoindre le roi. Ce contraste fut si sensible au monarque que jamais depuis il ne donna d'armée à commander à Monsieur. Tout l'extérieur fut parfaitement gardé, mais dès ce moment la résolution fut prise, et toujours depuis bien tenue.

L'année d'après le roi fit en personne le siège de Gand, dont le projet et l'exécution fut le chef-d'oeuvre de Louvois. La paix de Nimègue mit fin cette année à la guerre avec la Hollande, l'Espagne, etc.; et au commencement de l'année suivante, avec l'empereur et l'empire. L'Amérique, l'Afrique, l'Archipel, la Sicile ressentirent vivement la puissance de la France; et en 1684 Luxembourg fut le prix des retardements des Espagnols à satisfaire à toutes les conditions de la paix. Gênes bombardée se vit forcée à venir demander la paix par son doge en personne accompagné de quatre sénateurs, au commencement de l'année suivante. Depuis, jusqu'en 1688, le temps se passa dans le cabinet moins en fêtes qu'en dévotion et en contrainte. Ici finit l'apogée de ce règne, et ce comble de gloire et de prospérité. Les grands capitaines, les grands ministres au dedans et au dehors n'étaient plus, mais il en restait les élèves. Nous en allons voir le second âge qui ne répondra guère au premier, mais qui en tout fut encore plus différent du dernier.

La guerre de 1688 eut une étrange origine, dont l'anecdote, également certaine et curieuse, est si propre à caractériser le roi et Louvois son ministre qu'elle doit tenir place ici. Louvois, à la mort de Colbert, avait eu sa surintendance des bâtiments. Le petit Trianon de porcelaine, fait autrefois pour Mme de Montespan, ennuyait le roi, qui voulait partout des palais. Il s'amusait fort à ses bâtiments. Il avait aussi le compas dans l'oeil pour la justesse, les proportions, la symétrie, mais le goût n'y répondait pas, comme on le verra ailleurs. Ce château ne faisait presque que sortir de terre, lorsque le roi s'aperçut d'un défaut à une croisée qui s'achevait de former, dans la longueur du rez-de-chaussée. Louvois, qui naturellement était brutal, et de plus gâté jusqu'à souffrir difficilement d'être repris par son maître, disputa fort et ferme, et maintint que la croisée était bien. Le roi tourna le dos, et s'alla promener ailleurs dans le bâtiment.

Le lendemain il trouve Le Nôtre, bon architecte, mais fameux par le goût des jardins qu'il a commencé à introduire en France, et dont il a porté la perfection au plus haut point. Le roi lui demanda s'il avait été à Trianon. Il répondit que non. Le roi lui expliqua ce qui l'avait choqué, et lui dit d'y aller. Le lendemain même question, même réponse; le jour d'après autant. Le roi vit bien qu'il n'osait s'exposer à trouver qu'il eût tort, ou à blâmer Louvois. Il se fâcha, et lui ordonna de se trouver le lendemain à Trianon lorsqu'il y irait, et où il ferait trouver Louvois aussi. Il n'y eut plus moyen de reculer.

Le roi les trouva le lendemain tous deux à Trianon. Il y fut d'abord question de la fenêtre. Louvois disputa, Le Nôtre ne disait mot. Enfin le roi lui ordonna d'aligner, de mesurer, et de dire après ce qu'il aurait trouvé. Tandis qu'il y travaillait, Louvois, en furie de cette vérification, grondait tout haut, et soutenait avec aigreur que cette fenêtre était en tout pareille aux autres. Le roi se taisait et attendait, mais il souffrait. Quand tout fut bien examiné, il demanda au Notre ce qui en était; et Le Notre à balbutier. Le roi se mit en colère, et lui commanda de parler net. Alors Le Nôtre avoua que le roi avait raison, et dit ce qu'il avait trouvé de défaut. Il n'eut pas plutôt achevé que le roi, se tournant à Louvois, lui dit qu'on ne pouvait tenir à ses opiniâtretés, que sans la sienne à lui, on aurait bâti de travers, et qu'il aurait fallu tout abattre aussitôt que le bâtiment aurait été achevé. En un mot, il lui lava fortement la tête.

Louvois, outré de la sortie, et de ce que courtisans, ouvriers et valets en avaient été témoins, arrive chez lui furieux. Il y trouva Saint-Pouange, Villacerf, le chevalier de Nogent, les deux Tilladet, quelques autres féaux intimes, qui furent bien alarmés de le voir en cet état. « C'en est fait, leur dit-il, je suis perdu avec le roi, à la façon dont il vient de me traiter pour une fenêtre. Je n'ai de ressource qu'une guerre qui le détourne de ses bâtiments et qui me rende nécessaire, et par.... il l'aura. » En effet, peu de mois après il tint parole, et malgré le roi et les autres puissances il la rendit générale. Elle ruina la France au dedans, ne l'étendit point au dehors, malgré la prospérité de ses armes, et produisit au contraire des événements honteux.

Celui de tous qui porta le plus à plomb sur le roi fut sa dernière campagne qui ne dura pas un mois. Il avait en Flandre deux armées formidables, supérieures du double au moins à celle de l'ennemi, qui n'en avait qu'une. Le prince d'Orange était campé à l'abbaye de Parc, le roi n'en était qu'à une lieue, et M. de Luxembourg avec l'autre armée à une demi-lieue de celle du roi, et rien entre les trois armées. Le prince d'Orange se trouvait tellement enfermé qu'il s'estimait sans ressource dans les retranchements, qu'il fit relever à la hâte autour de son camp, et si perdu qu'il le manda à Vaudemont, son ami intime, à Bruxelles, par quatre ou cinq fois, et qu'il ne voyait nulle sorte d'espérance de pouvoir échapper, ni sauver son armée. Rien ne la séparait de celle du roi que ces mauvais retranchements, et rien de plus aisé ni de plus sûr que de le forcer avec l'une des deux armées, et de poursuivre la victoire avec l'autre toute fraîche, et qui toutes deux étaient complètes, indépendamment l'une de l'autre, en équipages de vivres et d'artillerie à profusion.

On était aux premiers jours de juin; et que ne promettait pas une telle victoire au commencement d'une campagne! Aussi l'étonnement fut-il extrême et général dans toutes les trois armées, lorsqu'on y apprit que le roi se retirait, et faisait deux gros détachements de presque toute l'armée qu'il commandait en personne: un pour l'Italie, l'autre pour l'Allemagne sous Monseigneur. M. de Luxembourg, qu'il manda le matin de la veille de son départ pour lui apprendre ces nouvelles dispositions, se jeta à genoux, et tint les siens longtemps embrassés pour l'en détourner, et pour lui remontrer la facilité, la certitude et la grandeur du succès, en attaquant le prince d'Orange. Il ne réussit qu'à importuner, d'autant plus sensiblement, qu'il n'y eut pas un mot à lui opposer. Ce fut une consternation dans les deux armées qui ne se peut représenter. On a vu que j'y étais. Jusqu'aux courtisans, si aises d'ordinaire de retourner chez eux, ne purent contenir leur douleur. Elle éclata partout aussi librement que la surprise, et à l'une et l'autre succédèrent de fâcheux raisonnements.

Le roi partit le lendemain pour aller rejoindre Mme de Maintenon et les dames, et retourna avec elles à Versailles, pour ne plus revoir la frontière ni d'armées que pour le plaisir en temps de paix.

La victoire de Neerwinden, que M. de Luxembourg remporta six semaines après sur le prince d'Orange, que la nature, prodigieusement aidée de l'art en une seule nuit avait furieusement retranché, renouvela d'autant plus les douleurs et les discours, qu'il s'en fallait tout que le poste de l'abbaye de Parc ressemblât à celui de Neerwinden; presque tout que nous eussions les mêmes forces, et plus que tout que, faute de vivres et d'équipages suffisants d'artillerie, cette victoire pût être poursuivie.

Pour achever ceci tout à la fois, on sut que le prince d'Orange, averti du départ du roi, avait mandé à Vaudemont qu'il en avait l'avis d'une main toujours bien avertie, et qui ne lui en avait jamais donné de faux, mais que pour celui-là il ne pouvait y ajouter foi, ni se livrer à l'espérance: et par un second courrier, que l'avis était vrai, que le roi partait, que c'était à son esprit de vertige et d'aveuglement qu'il devait uniquement une si inespérée délivrance. Le rare est que Vaudemont, établi longtemps depuis en notre cour, l'a souvent conté à ses amis, même à ses compagnies, et jusque dans le salon de Marly.

La paix qui suivit cette guerre, et après laquelle le roi et l'État aux abois soupiraient depuis longtemps, fut honteuse. Il fallut en passer par où M. de Savoie voulut, pour le détacher de ses alliés, et reconnaître enfin le prince d'Orange pour roi d'Angleterre, après une si longue suite d'efforts, de haine et de mépris personnels, et recevoir encore Portland, son ambassadeur, comme une espèce de divinité. Notre précipitation nous coûta Luxembourg; et l'ignorance militaire de nos plénipotentiaires, qui ne fut point éclairée du cabinet, donna aux ennemis de grands avantages pour former leur frontière. Telle fut la paix de Ryswick, conclue en septembre 1697.

Le repos des armes ne fut guère que de trois ans; et on sentit cependant toute la douleur des restitutions de pays et de places que nous avions conquis, avec le poids de tout ce que la guerre avait coûté. Ici se termine le second âge de ce règne.

Le troisième s'ouvrit par un comble de gloire et de prospérité inouïe. Le temps en fut momentané. Il enivra et prépara d'étranges malheurs, dont l'issue a été une espèce de miracle. D'autres sortes de malheurs accompagnèrent et conduisirent le roi au tombeau, heureux s'il n'eût survécu que de peu de mois à l'avènement de son petit-fils à la totalité de la monarchie d'Espagne, dont il fut d'abord en possession sans coup férir. Cette dernière époque est encore si proche de ce temps qu'il n'y a pas lieu de s'y étendre. Mais ce peu qui a été retracé du règne du feu roi était nécessaire pour mieux faire entendre ce qu'on va dire de sa personne, en se souvenant toutefois de ce qui s'en trouve épars dans ces Mémoires, et ne se dégoûtant pas s'il s'y en trouve quelques redites, nécessaires pour mieux rassembler et former un tout.

Il faut encore le dire. L'esprit du roi était au-dessous du médiocre, mais très capable de se former. Il aima la gloire, il voulut l'ordre et la règle; il était né sage, modéré, secret, maître de ses mouvements et de sa langue; le croira-t-on, il était né bon et juste, et Dieu lui en avait donné assez pour être un bon roi, et peut-être même un assez grand roi. Tout le mal lui vint d'ailleurs. Sa première éducation fut tellement abandonnée, que personne n'osait approcher de son appartement. On lui a souvent ouï parler de ces temps avec amertume, jusque-là qu'il racontait qu'on le trouva un soir tombé dans le bassin du jardin du Palais-Royal à Paris, où la cour demeurait alors.

Dans la suite, sa dépendance fut extrême. À peine lui apprit-on à lire et à écrire, et il demeura tellement ignorant, que les choses les plus connues d'histoire, d'événements, de fortunes, de conduites, de naissance, de lois, il n'en sut jamais un mot. Il tomba, par ce défaut, et quelquefois en public, dans les absurdités les plus grossières.

M. de La Feuillade plaignant exprès devant lui le marquis de Resnel, qui fut tué depuis lieutenant général et mestre de camp général de la cavalerie, de n'avoir pas été chevalier de l'ordre en 1661, le roi passa, puis dit avec mécontentement qu'il fallait aussi se rendre justice. Resnel était Clermont-Gallerande ou d'Amboise, et le roi, qui depuis n'a été rien moins que délicat là-dessus, le croyait un homme de fortune. De cette même maison était Monglat, maître de sa garde-robe, qu'il traitait bien et qu'il fit chevalier de l'ordre en 1661, qui a laissé de très bons Mémoires. Monglat avait épousé la fille du fils du chancelier de Cheverny. Leur fils unique porta toute sa vie le nom de Cheverny, dont il avait la terre. Il passa sa vie à la cour, et j'en ai parlé quelquefois, ou dans les emplois étrangers. Ce nom de Cheverny trompa le roi, il le crut peu de chose; il n'avait point de charge, et ne put être chevalier de l'ordre. Le hasard détrompa le roi à la fin de sa vie. Saint-Herem avait passé la sienne grand louvetier, puis gouverneur et capitaine de Fontainebleau, il ne put être chevalier de l'ordre. Le roi, qui le savait beau-frère de Courtin, conseiller d'État, qu'il connaissait, le crut par là fort peu de chose. Il était Montmorin, et le roi ne le sut que fort tard par M. de La Rochefoucauld. Encore lui fallut-il expliquer quelles étaient ces maisons, que leur nom ne lui apprenait pas.

Il semblerait à cela que le roi aurait aimé la grande noblesse, et ne lui en voulait pas égaler d'autre; rien moins. L'éloignement qu'il avait pris de celle des sentiments, et sa faiblesse pour ses ministres, qui haïssaient et l'abaissaient, pour s'élever, tout ce qu'ils n'étaient pas et ne pouvaient pas être, lui avait donné le même éloignement pour la naissance distinguée. Il la craignait autant que l'esprit; et si ces deux qualités se trouvaient unies dans un même sujet, et qu'elles lui fussent connues, c'en était fait.

Ses ministres, ses généraux, ses maîtresses, ses courtisans s'aperçurent, bientôt après qu'il fut le maître, de son faible plutôt que de son goût pour la gloire. Ils le louèrent à l'envi et le gâtèrent. Les louanges, disons mieux, la flatterie lui plaisait à tel point, que les plus grossières étaient bien reçues, les plus basses encore mieux savourées. Ce n'était que par là qu'on s'approchait de lui, et ceux qu'il aima n'en furent redevables qu'a heureusement rencontrer, et à ne se jamais lasser en ce genre. C'est ce qui donna tant d'autorité à ses ministres, par les occasions continuelles qu'ils avaient de l'encenser, surtout de lui attribuer toutes choses, et de les avoir apprises de lui. La souplesse, la bassesse, l'air admirant, dépendant, rampant, plus que tout l'air de néant sinon par lui, étaient les uniques voies de lui plaire. Pour peu qu'on s'en écartât, on n'y revenait plus, et c'est ce qui acheva la ruine de Louvois.

Ce poison ne fit que s'étendre. Il parvint jusqu'à un comble incroyable dans un prince qui n'était pas dépourvu d'esprit et qui avait de l'expérience. Lui-même, sans avoir ni voix ni musique, chantait dans ses particuliers les endroits les plus à sa louange des prologues des opéras. On l'y voyait baigné, et jusqu'à ses soupers publics au grand couvert, où il y avait quelquefois des violons, il chantonnait entre ses dents les mêmes louanges quand on jouait les airs qui étaient faits dessus.

De là ce désir de gloire qui l'arrachait par intervalles à l'amour; de là cette facilité à Louvois de l'engager en de grandes guerres, tantôt pour culbuter Colbert, tantôt pour se maintenir ou s'accroître, et de lui persuader en même temps qu'il était plus grand capitaine qu'aucun de ses généraux, et pour les projets et pour les exécutions, en quoi les généraux l'aidaient eux-mêmes pour plaire au roi. Je dis les Condé, les Turenne, et à plus forte raison tous ceux qui leur ont succédé. Il s'appropriait tout avec une facilité et une complaisance admirable en lui-même, et se croyait tel qu'ils le dépeignaient en lui parlant. De là ce goût de revues, qu'il poussa si loin, que ses ennemis l'appelaient « le roi des revues, » ce goût de sièges pour y montrer sa bravoure à bon marché, s'y faire retenir à force, étaler sa capacité, sa prévoyance, sa vigilance, ses fatigues, auxquelles son corps robuste et admirablement conformé était merveilleusement propre, sans souffrir de la faim, de la soif, du froid, du chaud, de la pluie, ni d'aucun mauvais temps. Il était sensible aussi à entendre admirer, le long des camps, son grand air et sa grande mine, son adresse à cheval et tous ses travaux. C'était de ses campagnes et de ses troupes qu'il entretenait le plus ses maîtresses, quelquefois ses courtisans. Il parlait bien, en bons termes, avec justesse; il faisait un conte mieux qu'homme du monde, et aussi bien un récit. Ses discours les plus communs n'étaient jamais dépourvus d'une naturelle et sensible majesté.

Son esprit, naturellement porté au petit, se plut en toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les derniers sur les troupes: habillements, armements, évolutions, exercices, discipline, en un mot, toutes sortes de bas détails. Il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche; il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ces genres-là en savaient le plus, qui de leur part recevaient en novices des leçons qu'ils savaient par cœur il y avait longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avec tout le mérite d'une application continuelle, étaient le triomphe de ses ministres, qui, avec un peu d'art et d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui ce qu'ils voulaient eux-mêmes et qui conduisaient le grand selon leurs vues, et trop souvent selon leur intérêt, tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se noyer dans ces détails. La vanité et l'orgueil, qui vont toujours croissant, qu'on nourrissait et qu'on augmentait en lui sans cesse, sans même qu'il s'en aperçût, et jusque dans les chaires par les prédicateurs en sa présence, devinrent la base de l'exaltation de ses ministres par-dessus toute autre grandeur. Il se persuadait par leur adresse que la leur n'était que la sienne, qui, au comble en lui, ne se pouvait plus mesurer, tandis qu'en eux elle l'augmentait d'une manière sensible, puisqu'ils n'étaient rien par eux-mêmes, et utile en rendant plus respectables les organes de ses commandements, qui les faisaient mieux obéir. De là les secrétaires d'État et les ministres successivement à quitter le manteau, puis le rabat, après l'habit noir, ensuite l'uni, le simple, le modeste, enfin à s'habiller comme les gens de qualité; de là à en prendre les manières, puis les avantages, et par échelons admis à manger avec le roi; et leurs femmes, d'abord sous des prétextes personnels, comme Mme Colbert longtemps avant Mme de Louvois, enfin, des années après elle, toutes à titre de droit des places de leur mari, manger et entrer dans les carrosses, et n'être en rien différentes des femmes de la première qualité.

De ce degré, Louvois, sous divers prétextes, ôta les honneurs civils et militaires dans les places et dans les provinces à ceux à qui on ne les avait jamais disputés, et [en vint] à cesser d'écrire monseigneur aux mêmes, comme il avait toujours été pratiqué. Le hasard m'a conservé trois [lettres] de M. Colbert, lors contrôleur général, ministre d'État et secrétaire d'État, à mon père à Blaye, dont la suscription et le dedans le traitent de monseigneur, et que Mgr le duc de Bourgogne, à qui je les montrai, vit avec grand plaisir. M. de Turenne, dans l'éclat où il était alors, sauva le rang de prince de l'écriture, c'est-à-dire sa maison qui l'avait eu par le cardinal Mazarin, et conséquemment les maisons de Lorraine et de Savoie, car les Rohan ne l'ont jamais pu obtenir, et c'est peut-être la seule chose où ait échoué la beauté de Mme de Soubise. Ils ont été plus heureux depuis. M. de Turenne sauva aussi les maréchaux de France pour les honneurs militaires; ainsi pour sa personne il conserva les deux. Incontinent après, Louvois s'attribua ce qu'il venait d'ôter à bien plus grand que lui, et le communiqua aux autres secrétaires d'État. Il usurpa les honneurs militaires, que ni les troupes, ni qui que ce soit, n'osa refuser à sa puissance d'élever et de perdre qui bon lui semblait; et il prétendit que tout ce qui n'était point duc ni officier de la couronne, ou ce qui n'avait point le rang de prince étranger ni de tabouret de grâce, lui écrivît monseigneur, et lui leur répondre dans la souscription: très humble et très affectionné serviteur, tandis que le dernier maître des requêtes, ou conseiller au parlement, lui écrivait monsieur, sans qu'il ait jamais prétendu changer cet usage.

Ce fut d'abord un grand bruit: les gens de la première qualité, les chevaliers de l'ordre, les gouverneurs et les lieutenants généraux des provinces, et, à leur suite, les gens de moindre qualité, et les lieutenants généraux des armées se trouvèrent infiniment offensés d'une nouveauté si surprenante et si étrange. Les ministres avaient su persuader au roi l'abaissement de tout ce qui était élevé, et que leur refuser ce traitement, c'était mépriser son autorité et son service, dont ils étaient les organes, parce que d'ailleurs, et par eux-mêmes, ils n'étaient rien. Le roi, séduit par ce reflet prétendu de grandeur sur lui-même, s'expliqua si durement à cet égard, qu'il ne fut plus question que de ployer sous ce nouveau style; ou de quitter le service, et tomber en même temps, ceux qui quittaient, et ceux qui ne servaient pas même, dans la disgrâce marquée du roi, et sous la persécution des ministres, dont les occasions se rencontraient à tous moments.

Plusieurs gens distingués qui ne servaient point, et plusieurs gens de guerre du premier mérite et des premiers grades, aimèrent mieux renoncer à tout et perdre leur fortune, et la perdirent en effet, et la plupart pis encore; et dans la suite, assez prompte, peu à peu personne ne fit plus aucune difficulté là-dessus.

De là l'autorité personnelle et particulière des ministres montée au comble, jusqu'en ce qui ne regardait ni les ordres ni le service du roi, sous l'ombre que c'était la sienne; de là ce degré de puissance qu'ils usurpèrent; de là leurs richesses immenses, et les alliances qu'ils firent tous à leur choix.

Quelque ennemis qu'ils fussent les uns des autres, l'intérêt commun les ralliait chaudement sur ces matières, et cette splendeur usurpée sur tout le reste de l'État dura autant que dura le règne de Louis XIV. Il en tirait vanité; il n'en était pas moins jaloux qu'eux; il ne voulait de grandeur que par émanation de la sienne. Toute autre lui était devenue odieuse. Il avait sur cela des contrariétés qui ne se comprenaient pas, comme si les dignités, les charges, les emplois avec leurs fonctions, leurs distinctions, leurs prérogatives n'émanaient pas de lui comme les places de ministre et les charges de secrétaire d'État qu'il comptait seules de lui, lesquelles pour cela il portait au faite, et abattait tout le reste sous leurs pieds.

Une autre vanité personnelle l'entraîna encore dans cette conduite. Il sentait bien qu'il pouvait accabler un seigneur sous le poids de sa disgrâce, mais non pas l'anéantir, ni les siens, au lieu qu'en précipitant un secrétaire d'État de sa place, ou un autre ministre de la même espèce, il le replongeait lui et tous les siens dans la profondeur du néant d'où cette place l'avait tiré, sans que les richesses qui lui pourraient rester le pussent relever de ce non-être. C'est là ce qui le faisait se complaire à faire régner ses ministres sur les plus élevés de ses sujets, sur les princes de son sang en autorité comme sur les autres, et sur tout ce qui n'avait ni rang ni office de la couronne, en grandeur comme en autorité au-dessus d'eux. C'est aussi ce qui éloigna toujours du ministère tout homme qui pouvait y ajouter du sien ce que le roi ne pouvait ni détruire ni lui conserver, ce qui lui aurait rendu un ministre de cette sorte en quelque façon redoutable et continuellement à charge, dont l'exemple du duc de Beauvilliers fut l'exception unique dans tout le cours de son règne, comme il a été remarqué en parlant de ce duc, le seul homme noble qui ait été admis dans son conseil depuis la mort du cardinal Mazarin jusqu'à la sienne, c'est-à-dire pendant cinquante-quatre ans; car, outre ce qu'il y aurait à dire sur le maréchal de Villeroy, le peu de mois qu'il y a été depuis la mort du duc de Beauvilliers jusqu'à celle du roi ne peut pas être compté, et son père n'a jamais entré dans le conseil d'État.

De là encore la jalousie si précautionnée des ministres, qui rendit le roi si difficile à écouter tout autre qu'eux, tandis qu'il s'applaudissait d'un accès facile, et qu'il croyait qu'il y allait de sa grandeur, de la vénération et de la crainte dont il se complaisait d'accabler les plus grands, de se laisser approcher autrement qu'en passant. Ainsi le grand seigneur, comme le plus subalterne de tous états, parlait librement au roi en allant ou revenant de la messe, en passant d'un appartement à un autre, ou allant monter en carrosse; les plus distingués, même quelques autres, à la porte de son cabinet, mais sans oser l'y suivre. C'est à quoi se bornait la facilité de son accès. Ainsi on ne pouvait s'expliquer qu'en deux mots, d'une manière fort incommode, et toujours entendu de plusieurs qui environnaient le roi, ou, si on était plus connu de lui, dans sa perruque, ce qui n'était guère plus avantageux. La réponse sûre était un je verrai, utile à la vérité pour s'en donner le temps, mais souvent bien peu satisfaisante, moyennant quoi tout passait nécessairement par les ministres, sans qu'il pût y avoir jamais d'éclaircissement, ce qui les rendait les maîtres de tout, et le roi le voulait bien, ou ne s'en apercevait pas.

D'audiences à en espérer dans son cabinet, rien n'était plus rare, même pour les affaires du roi dont on avait été chargé. Jamais, par exemple, à ceux qu'on envoyait ou qui revenaient d'emplois étrangers, jamais à pas un officier général, si on en excepte certains cas très singuliers, et encore, mais très rarement, quelqu'un de ceux qui étaient chargés de ces détails de troupes où le roi se plaisait tant; de courtes aux généraux d'armée qui partaient, et en présence du secrétaire d'État de la guerre, de plus courtes à leur retour; quelquefois ni en partant, ni en revenant. Jamais de lettres d'eux qui allassent directement au roi sans passer auparavant par le ministre, si on en excepte quelques occasions infiniment rares et momentanées, et le seul M. de Turenne sur la fin, qui, ouvertement brouillé avec Louvois, et brillant de gloire et de la plus haute considération, adressait ses dépêches au cardinal de Bouillon, qui les remettait directement au roi, qui n'en étaient pas moins vues après par le ministre, avec lequel les ordres et les réponses étaient concertés.

La vérité est pourtant, que, quelque gâté que fût le roi sur sa grandeur et sur son autorité qui avaient étouffé toute autre considération en lui, il y avait à gagner dans ses audiences, quand on pouvait tant faire que de les obtenir, et qu'on savait s'y conduire avec tout le respect qui était dû à la royauté et à l'habitude. Outre ce que j'en ai su d'ailleurs, j'en puis parler par expérience. On a vu en leur temps ici que j'ai obtenu, et même usurpé [des audiences], et forcé le roi fort en colère contre moi, et toujours sorti, lui persuadé et content de moi, et le marquer après et à moi et à d'autres. Je puis donc aussi parler de ces audiences qu'on en avait quelquefois, par ma propre expérience.

Là, quelque prévenu qu'il fût, quelque mécontentement qu'il crût avoir lieu de sentir, il écoutait avec patience, avec bonté, avec envie de s'éclaircir et de s'instruire; il n'interrompait que pour y parvenir. On y découvrait un esprit d'équité et de désir de connaître la vérité, et cela quoique en colère quelquefois, et cela jusqu'à la fin de sa vie. Là, tout se pouvait dire, pourvu encore une fois que ce fût avec cet air de respect, de soumission, de dépendance, sans lequel on se serait encore plus perdu que devant, mais avec lequel aussi, en disant vrai, on interrompait le roi à son tour, on lui niait crûment des faits qu'il rapportait, on élevait le ton au-dessus du sien en lui parlant, et tout cela non seulement sans qu'il le trouvât mauvais, mais se louant après de l'audience qu'il avait donnée, et de celui qui l'avait eue, se défaisant des préjugés qu'il avait pris, ou des faussetés qu'on lui avait imposées, et le marquant après par ses traitements. Aussi les ministres avaient-ils grand soin d'inspirer au roi l'éloignement d'en donner, à quoi ils réussirent comme dans tout le reste.

C'est ce qui rendait les charges qui approchaient de la personne du roi si considérables, et ceux qui les possédaient si considérés, et des ministres mêmes, par la facilité qu'ils avaient tous les jours de parler au roi, seuls, sans l'effaroucher d'une audience qui était toujours sue, et de l'obtenir sûrement, et sans qu'on s'en aperçût, quand ils en avaient besoin. Surtout les grandes entrées par cette même raison étaient le comble des grâces, encore plus que de la distinction, et c'est ce qui, dans les grandes récompenses des maréchaux de Boufflers et de Villars, les fit mettre de niveau à la pairie et à la survivance de leurs gouvernements à leurs enfants tous jeunes, dans le temps que le roi n'en donnait plus à personne.

C'est donc avec grande raison qu'on doit déplorer avec larmes l'horreur d'une éducation uniquement dressée pour étouffer l'esprit et le cœur de ce prince, le poison abominable de la flatterie la plus insigne qui le déifia dans le sein même du christianisme, et la cruelle politique de ses ministres qui l'enferma, et qui pour leur grandeur, leur puissance et leur fortune l'enivrèrent de son autorité, de sa grandeur, de sa gloire jusqu'à le corrompre, et à étouffer en lui, sinon toute la bonté, l'équité, le désir de connaître la vérité que Dieu lui avait donné, au moins l'émoussèrent presque entièrement, et empêchèrent sans cesse qu'il fît aucun usage de ces vertus, dont son royaume et lui-même furent les victimes.

De ces sources étrangères et pestilentielles lui vint cet orgueil [tel] que ce n'est point trop de dire que, sans la crainte du diable que Dieu lui laissa jusque dans ses plus grands désordres, il se serait fait adorer et aurait trouvé des adorateurs; témoin entre autres ces monuments si outrés, pour en parler même sobrement: sa statue de la place des Victoires, et sa païenne dédicace où j'étais, où il prit un plaisir si exquis; et de cet orgueil tout le reste qui le perdit, dont on vient de voir tant d'effets funestes, et dont d'autres plus funestes encore se vont retrouver.

CHAPITRE XVII. §

Jalousie et ambition de Louvois font toutes les guerres et la ruine du royaume, et [ainsi que] la haine implacable du roi pour le prince d'Orange. — Terrible conduite de Louvois pour embarquer la guerre générale de 1688. — Catastrophe de Louvois par deux belles actions après beaucoup d'étranges. — Grande action de Chamlay; son état; son caractère. — Mort et disgrâce de Louvois, et de son médecin cinq mois après celle de Louvois.

Ce même orgueil, que Louvois sut si bien manier, épuisa le royaume par des guerres et par des fortifications innombrables. La guerre des Pays-Bas, à l'occasion de la mort de Philippe IV et des droits de la reine sa fille, forma la triple alliance. La guerre de Hollande, en 1670, effraya toute l'Europe pour toujours par le succès que le roi y eut, et qu'il abandonna pour l'amour. Elle fit revivre le parti du prince d'Orange, perdit le parti républicain, donna aux Provinces-Unies le chef le plus dangereux par sa capacité, ses vues, sa suite, ses alliances, qui, par le superbe refus qu'il fit de l'aînée et de la moins honteuse des bâtardes du roi, le piqua au plus vif, jusqu'à n'avoir jamais pu se l'adoucir dans la suite par la longue continuité de ses respects, de ses désirs, de ses démarches, qui, par le désespoir de ce mépris, devint son plus personnel et son plus redoutable ennemi, et qui sut en tirer de si prodigieux avantages, quoique toujours malheureux à la guerre contre lui.

Son coup d'essai fut la fameuse ligue d'Augsbourg, qu'il sut former de la terreur de la puissance de la France, qui nourrissait chez elle un plus cruel ennemi. C'était Louvois, l'auteur et l'âme de toutes ces guerres, parce qu'il en avait le département, et parce que, jaloux de Colbert, il le voulait perdre en épuisant les finances, et le mettant à bout. Colbert, trop faible pour pouvoir détourner la guerre, ne voulut pas succomber; ainsi à bout d'une administration sage, mais forcée, et de toutes les ressources qu'il avait pu imaginer, il renversa enfin ses anciennes et vénérables barrières, dont la ruine devint nécessairement celle de l'État, et l'a peu à peu réduit aux malheurs qui ont tant de fois épuisé les particuliers, après avoir ruiné le royaume. C'est ce qu'opérèrent ces places et ces troupes sans nombre qui accablèrent d'abord les ennemis, mais qui leur apprirent enfin à avoir des armées aussi nombreuses que les nôtres, et que l'Allemagne et le nord étaient inépuisables d'hommes, tandis que la France s'en dépeupla.

Ce fut la même jalousie qui écrasa la marine dans un royaume flanqué des deux mers, parce qu'elle était florissante sous Colbert et son fils, et qui empêcha l'exécution du sage projet d'un port à la Hogue, pour s'assurer d'une retraite dans la Manche, faute énorme qui bien des années après coûta à la France, au même lieu de la Hogue, la perte d'une nombreuse flotte qu'elle avait enfin remise en mer avec tant de dépense, qui anéantit la marine, et ne lui laissa pas le temps, après avoir été si chèrement relevée, de rétablir son commerce éteint dès la première fois par Louvois, qui est la source des richesses et pour ainsi dire l'âme d'un État dans une si heureuse position entre les deux mers.

Cette même jalousie de Louvois contre Colbert dégoûta le roi des négociations dont le cardinal de Richelieu estimait l'entretien continuel si nécessaire, aussi bien que la marine et le commerce, parce que tous les trois étaient entre les mains de Colbert et de Croissy, son frère, à qui Louvois ne destinait pas la dépouille du sage et de l'habile Pomponne, quand il se réunit à Colbert pour le faire chasser.

Ce fut donc dans cette triste situation intérieure que la fenêtre de Trianon fit la guerre de 1688; que Louvois détourna d'abord le roi de rien croire des avis de d'Avaux, ambassadeur en Hollande, et de bien d'autres qui mandaient de la Haye positivement, et de bien d'autres endroits, le projet et les préparatifs de la révolution d'Angleterre, et nos armes de dessus les Provinces-Unies par la Flandre qui en auraient arrêté l'exécution pour les porter sur le Rhin, et par là embarquer sûrement la guerre. Louvois frappa ainsi deux coups à la fois pour ses vues personnelles: il s'assura par cette expresse négligence d'une longue et forte guerre avec la Hollande et l'Angleterre, où il était bien assuré que la haine invétérée du roi pour la personne du prince d'Orange ne souffrirait jamais sa grandeur et son établissement sur les ruines de la religion catholique et de Jacques II son ami personnel, tant qu'il pourrait espérer de renverser l'un et de rétablir l'autre; et en même temps il profitait de la mort de l'électeur de Cologne, qui ouvrait la dispute de l'élection en sa place, entre le prince Clément de Bavière son neveu et le cardinal de Furstemberg son coadjuteur, portés ouvertement chacun par l'empereur et par la France, et sous ce prétexte persuade au roi d'attaquer l'empereur et l'Empire par le siège de Philippsbourg, etc.; et pour rendre cette guerre plus animée et plus durable, fait brûler Worms, Spire, et tout le Palatinat jusqu'aux portes de Mayence dont il fait emparer les troupes du roi. Après ce subit début, et certain par là de la plus vive guerre avec l'empereur, l'empire, l'Angleterre et la Hollande, l'intérêt particulier de la faire durer lui fit changer le plan de son théâtre.

Pousser sa pointe en Allemagne dénuée de places et pleine de princes dont les médiocres États dépourvus n'auraient pu la soutenir, le menaçait de ce côté d'une paix trop prompte, malgré la fureur qu'il y avait allumée par ses cruels incendies. La Flandre, au contraire, était hérissée de places, où, après une déclaration de guerre, il n'était pas aisé de pénétrer. Ce fut donc de la Flandre dont il persuada au roi de faire le vrai théâtre de la guerre, et rien en Allemagne qu'une guerre d'observation et de subsistance. Il le flatta de conquérir des places en personne, et de châtier une autre fois les Hollandais qui venaient de mettre le prince d'Orange sur le trône du roi Jacques, réfugié en France avec sa famille, et engagea ainsi une guerre à ne point finir; tandis qu'elle eût été courte au moins avec l'empereur et l'empire, en portant brusquement la guerre dans le milieu de l'Allemagne, et demeurant sur la défensive en Flandre, où les Hollandais, contents de leurs succès d'Angleterre, n'auraient pas songé à faire des progrès parmi tant de places.

Mais ce ne fut pas tout. Louvois voulut être exact à sa parole: la guerre qu'il venait d'allumer ne lui suffit pas: il la veut contre toute l'Europe. L'Espagne inséparable de l'empereur, et même des Hollandais, à cause de la Flandre espagnole, s'était déclarée: ce fut un prétexte pour des projets sur la Lombardie, et ces projets en servirent d'un autre pour faire déclarer le duc de Savoie. Ce prince ne désirait que la neutralité, et comme le plus faible, de laisser passer à petites troupes limitées, avec ordre et mesure, ce qu'on aurait voulu par son pays en payant. Cela était bien difficile à refuser; aussi Catinat, déjà sur la frontière avec les troupes destinées à ce passage, eut-il ordre d'entrer en négociation. Mais, à mesure qu'elle avançait, Louvois demandait davantage et envoyait d'un courrier à l'autre des ordres si contradictoires que M. de Savoie ni Catinat même n'y comprenaient rien. M. de Savoie prit le parti d'écrire au roi pour lui demander ses volontés à lui-même et s'y conformer.

Ce n'était pas le compte de Louvois qui voulait forcer ce prince à la guerre. Il osa supprimer la lettre au roi, et faire à son insu des demandes si exorbitantes, que les accorder et livrer tous ses États à la discrétion de la France était la même chose. Le duc de Savoie se récria, et offensé déjà du mépris de ne recevoir point de réponse du roi, à lui directe, il se plaignit fort haut. Louvois en prit occasion de le traiter avec insolence, de le forcer par mille affronts à plus que de simples plaintes, et là-dessus fit agir Catinat hostilement, qui ne pouvait comprendre le procédé du ministre, qui, sans guerre avec la Savoie, obtenait au delà de ce qu'il se pouvait proposer.

Pendant cette étrange manière de négocier, l'empereur, le prince d'Orange et les Hollandais qui regardaient avec raison la jonction du duc de Savoie avec eux comme une chose capitale, surent en profiter. Ce prince se ligua donc avec eux par force et de dépit, et devint par sa situation l'ennemi de la France le plus coûteux et le plus redoutable, et c'est ce que Louvois voulait, et qu'il sut opérer.

Tel fut l'aveuglement du roi, telle fut l'adresse, la hardiesse, la formidable autorité d'un ministre le plus éminent pour les projets et pour les exécutions, mais le plus funeste pour diriger en premier ; qui, sans être premier ministre abattit tous les autres, sut mener le roi où et comme il voulut, et devint en effet le maître. Il eut la joie de survivre à Colbert et à Seignelay, ses ennemis et longtemps ses rivaux. Elle fut de courte durée.

L'épisode de la disgrâce et de la fin d'un si célèbre ministre est trop curieuse pour devoir être oubliée, et ne peut être mieux placée qu'ici. Quoique je ne fisse que poindre lorsqu'elle arriva, et poindre encore dans le domestique, j'en ai été si bien informé depuis que je ne craindrai pas de raconter ici ce que j'en ai appris des sources, et dans la plus exacte vérité, parce qu'elles n'y étaient en rien intéressées.

La fenêtre de Trianon a montré un échantillon de l'humeur de Louvois; à cette humeur qu'il ne pouvait contraindre se joignait un ardent désir de la grandeur et de la prospérité du roi et de sa gloire, qui était le fondement et la plus assurée protection de sa propre fortune, et de son énorme autorité. Il avait gagné la confiance du roi à tel point qu'il eut la confidence de l'étrange résolution d'épouser Mme de Maintenon, et d'être l'un des deux témoins de la célébration de cet affreux mariage. Il eut aussi le courage de s'en montrer digne en représentant au roi quelle serait l'ignominie de le déclarer jamais, et de tirer de lui sa parole royale qu'il ne le déclarerait en aucun temps de sa vie, et de faire donner en sa présence la même parole à Harlay, archevêque de Paris, qui, pour suppléer aux bans et aux formes ordinaires, devait aussi comme diocésain être présent à la célébration.

Plusieurs années après, Louvois qui était toujours bien informé de l'intérieur le plus intime, et qui n'épargnait rien pour l'être fidèlement et promptement, sut les manèges de Mme de Maintenon pour se faire déclarer; que le roi avait eu la faiblesse de le lui promettre, et que la chose allait éclater. Il mande à Versailles l'archevêque de Paris, et, au sortir de dîner, prend des papiers, et s'en va chez le roi, et, comme il faisait toujours, entre droit dans les cabinets. Le roi, qui allait se promener, sortait de sa chaise percée, et raccommodait encore ses chausses. Voyant Louvois à heure qu'il ne l'attendait pas, il lui demande ce qui l'amène. « Quelque chose de pressé et d'important, » lui répond Louvois d'un air triste qui étonna le roi, et qui l'engagea à commander à ce qui était toujours là de valets intérieurs de sortir. Ils sortirent en effet; mais ils laissèrent les portes ouvertes, de manière qu'ils entendirent tout, et virent aussi tout par les glaces: c'était là le grand danger des cabinets.

Eux sortis, Louvois ne feignit point de dire au roi ce qui l'amenait. Ce monarque était souvent faux; mais il n'était pas au-dessus du mensonge. Surpris d'être découvert, il s'entortilla de faibles et transparents détours, et, pressé par son ministre, se mit à marcher pour gagner l'autre cabinet, où étaient les valets, et se délivrer de la sorte; mais Louvois, qui l'aperçait, se jette à ses genoux et l'arrête, tire de son côté une petite épée de rien qu'il portait, en présente la garde au roi, et le prie de le tuer sur-le-champ s'il veut persister à déclarer son mariage, lui manquer de parole ou plutôt à soi-même, et se couvrir aux yeux de toute l'Europe d'une infamie qu'il ne veut pas voir. Le roi trépigne, pétille, dit à Louvois de le laisser. Louvois le serre de plus en plus par les jambes, de peur qu'il ne lui échappe; lui représente l'horrible contraste de sa couronne, et de la gloire personnelle qu'il y a jointe, avec la honte de ce qu'il veut faire, dont il mourra après de regret et de confusion, en un mot fait tant qu'il tire une seconde fois parole du roi qu'il ne déclarera jamais ce mariage.

L'archevêque de Paris arrive le soir; Louvois lui conte ce qu'il a fait. Le prélat courtisan n'en aurait pas été capable, et en effet ce fut une action qui se peut dire sublime, de quelque côté qu'elle puisse être considérée, surtout dans un ministre tout-puissant, qui tenait si fort à son autorité et à sa place, et, par cela même qu'il faisait, sentait tout le poids de celle de Mme de Maintenon, conséquemment tout celui de sa haine, s'il était découvert, comme il avait trop de connaissances pour se flatter que son action lui demeurât cachée. L'archevêque, qui n'eut qu'à confirmer le roi dans sa parole commune à Louvois et à lui, et qui venait d'être réitérée à ce ministre, n'osa lui refuser une démarche si honorable et sans danger. Il parla donc le lendemain matin au roi, et il en tira aisément le renouvellement de cette parole

Celle du roi à Mme de Maintenon n'avait point mis de délai; elle s'attendait à tous moments d'être déclarée. Au bout de quelques jours, inquiète de ce que le roi ne lui parlait de rien là-dessus, elle se hasarda de lui en toucher quelque chose. L'embarras où elle mit le roi la troubla fort. Elle voulut faire effort; le roi coupa court sur les réflexions qu'il avait faites, les assaisonna comme il put, mais il finit par la prier de ne plus penser à être déclarée et à ne lui en parler jamais. Après le premier bouleversement que lui causa la perte d'une telle espérance, et si près d'être mise à effet, son premier soin fut de rechercher à qui elle en était redevable. Elle n'était pas de son côté moins bien avertie que Louvois. Elle apprit enfin ce qui s'était passé, et quel jour, entre le roi et son ministre.

On ne sera pas surpris après cela si elle jura sa perte et si elle ne cessa de la préparer, jusqu'à ce qu'elle en vint à bout; mais le temps n'y était pas propre. Il fallait laisser vieillir l'affaire avec un roi soupçonneux, et se donner le loisir des conjonctures pour miner peu à peu son ennemi, qui avait toute la confiance de son maître, et que la guerre lui rendait si nécessaire.

Le personnage qu'avait fait l'archevêque de Paris ne lui échappa pas non plus, quelque léger qu'il eût été, et même après coup; et c'est, pour le dire en passant, ce qui creusa peu à peu la disgrâce qui s'augmenta toujours, dont les dégoûts continuels, qui succédèrent à une faveur si déclarée et si longue, abrégèrent peut-être ses jours, qui néanmoins surpassèrent de trois ans ceux de Louvois.

À l'égard de ce ministre, dont la sultane manquée avait plus de hâte de se délivrer, elle ne manqua aucune occasion d'y préparer les voies. Celle de ces incendies du Palatinat lui fut d'un merveilleux usage. Elle ne manqua pas d'en peindre au roi toute la cruauté; elle n'oublia pas de lui en faire naître les plus grands scrupules, car le roi en était lors plus susceptible qu'il ne l'a été depuis; Elle s'aida aussi de la haine qui en retombait à plomb sur lui, non sur son ministre, et des dangereux effets qu'elle pouvait produire. Enfin elle vint à bout d'aliéner fort le roi et de le mettre de mauvaise humeur contre Louvois.

Celui-ci, non content des terribles exécutions du Palatinat, voulut encore brûler Trèves. Il le proposa au roi comme plus nécessaire encore que ce qui avait été fait à Worms et à Spire, dont les ennemis auraient fait leurs places d'armes, et qui en feraient une à Trêves, dans une position à notre égard bien plus dangereuse. La dispute s'échauffa sans que le roi pût ou voulût être persuadé. On peut juger que Mme de Maintenon après n'adoucit pas les choses.

À quelques jours de là, Louvois, qui avait le défaut de l'opiniâtreté, et en qui l'expérience avait ajouté de ne douter pas d'emporter toujours ce qu'il voulait, vint à son ordinaire travailler avec le roi chez Mme de Maintenon. À la fin du travail, il lui dit qu'il avait bien senti que le scrupule était la seule raison qui l'eut retenu de consentir à une chose aussi nécessaire à son service que l'était le brûlement de Trêves; qu'il croyait lui en rendre un essentiel de l'en délivrer en s'en chargeant lui-même; et que, pour cela, sans lui en avoir voulu reparler, il avait dépêché un courrier avec l'ordre de brûler Trêves à son arrivée.

Le roi fut à l'instant, et contre son naturel, si transporté de colère, qu'il se jeta sur les pincettes de la cheminée, et en allait charger Louvois sans Mme de Maintenon, qui se jeta aussitôt entre-deux, en s'écriant: « Ah! sire, qu'allez-vous faire ? » et lui ôta les pincettes des mains. Louvois cependant gagnait la porte. Le roi cria après lui pour le rappeler, et lui dit, les yeux étincelants: « Dépêchez un courrier tout à cette heure avec un contre-ordre, et qu'il arrive à temps, et sachez que votre tête en répond, si on brûle une seule maison. » Louvois, plus mort que vif, s'en alla sur-le-champ.

Ce n'était pas dans l'impatience de dépêcher le contre-ordre; il s'était bien gardé de laisser partir le premier courrier. Il lui avait donné ses dépêches portant l'ordre de l'incendie; mais il lui avait ordonné de l'attendre tout botté au retour de son travail. Il n'avait osé hasarder cet ordre après la répugnance et le refus du roi d'y consentir, et il crut par cette ruse que le roi pourrait être fâché, mais que ce serait tout. Si la chose se fût passée ainsi par ce piège, il faisait partir le courrier en revenant chez lui. Il fut assez sage pour ne se pas commettre à le dépêcher auparavant, et bien lui en prit. Il n'eut que la peine de reprendre ses dépêches et de faire débotter le courrier. Il passa toujours auprès du roi pour parti, et le second pour être arrivé assez à temps pour empêcher l'exécution.

Après une aussi étrange aventure, et aussi nouvelle au roi, Mme de Maintenon eut beau jeu contre le ministre. Une seconde action, louable encore, acheva sa perte. Il fit, dans l'hiver de 1690 à 1691, le projet de prendre Mons à l'entrée du printemps, et même auparavant. Comme tout ne se mesure que par comparaison, les finances, abondantes alors eu égard à ce qu'elles ont été depuis, mais fort courtes par l'habitude précédente d'y nager, engagèrent Louvois de proposer au roi de faire le voyage de Mons sans y mener les dames. Chamlay, qui était de tous les secrets militaires, même avec le roi, avertit Louvois de prendre garde à une proposition qui offenserait Mme de Maintenon, qui déjà ne l'aimait pas, et qui avait assez de crédit pour le perdre. Louvois trouva tant de dépense et tant d'embarras au voyage des dames, qu'il préféra le bien de l'État et la gloire du roi à son propre danger, et le siège se fit par le roi, qui prit la place, et les dames demeurèrent à Versailles, où le roi les revint trouver aussitôt qu'il eut pris Mons. Mais comme c'est la dernière goutte d'eau qui fait répandre le verre, un rien arrivé à ce siège consomma la perte de Louvois.

Le roi, qui se piquait de savoir mieux que personne jusqu'aux moindres choses militaires, se promenant autour de son camp, trouva une garde ordinaire de cavalerie mal placée, et lui-même la replaça autrement. Se promenant encore le même jour l'après-dînée, le hasard fit qu'il repassa devant cette même garde, qu'il trouva placée ailleurs. Il en fut surpris et choqué. Il demanda au capitaine qui l'avait mis où il le voyait, qui répondit que c'était Louvois qui avait passé par là. « Mais, reprit le roi, ne lui avez-vous pas dit que c'était moi qui vous avais placé? — Oui, sire, » répondit le capitaine. Le roi piqué se tourne vers sa suite, et dit: « N'est-ce pas là le métier de Louvois? Il se croit un grand homme de guerre et savoir tout; » et tout de suite replaça le capitaine avec sa garde où il l'avait mis le matin. C'était en effet sottise et insolence de Louvois, et le roi avait dit vrai sur son compte. Mais il en fut si blessé qu'il ne put le lui pardonner, et qu'après sa mort, ayant rappelé Pomponne dans son conseil d'État, il lui conta cette aventure, piqué encore de la présomption de Louvois, et je la tiens de l'abbé de Pomponne.

De retour de Mons, l'éloignement du roi pour lui ne fit qu'augmenter, et à tel point que ce ministre si présomptueux, et qui au milieu de la plus grande guerre se comptait si indispensablement nécessaire, commença à tout appréhender. La maréchale de Rochefort, qui était demeurée son amie intime, étant allée avec Mme de Blansac, sa fille, dîner avec lui à Meudon, qui me l'ont conté toutes les deux, il les mena à la promenade. Ils n'étaient qu'eux trois dans une petite calèche légère qu'il menait. Elles l'entendirent se parler à lui-même, rêvant profondément, et se dire à diverses reprises: « Le ferait-il? Le lui fera-t-on faire ? non; mais cependant.... non il n'oserait. » Pendant ce monologue il allait toujours, et la mère et la fille se taisaient, et se poussaient quand tout à coup la maréchale vit les chevaux sur le dernier rebord d'une pièce d'eau, et n'eut que le temps de se jeter en avant sur les mains de Louvois pour arrêter les rênes, criant qu'il les menait noyer. À ce cri et ce mouvement, Louvois se réveilla comme d'un profond sommeil, recula quelques pas, et tourna, disant qu'en effet il rêvait et ne pensait pas à la voiture.

Dans cette perplexité, il se mit à prendre des eaux les matins à Trianon. Le 16 juillet j'étais à Versailles pour une affaire assez sauvage, dont le roi avait voulu donner tout l'avantage à mon père, qui était à Blaye avec ma mère, contre Sourdis, qui commandait en chef en Guyenne, et que Louvois avait inutilement soutenu. Ce nonobstant, je fus conseillé de l'aller remercier, et j'en reçus autant de compliments et de politesses que s'il avait bien servi mon père. Ainsi va la cour. Je ne lui avais jamais parlé. Sortant le même jour du dîner du roi, je le rencontrai au fond d'une très petite pièce qui est entre la grande salle des gardes et ce grand salon qui donne sur la petite cour des princes, M. de Marsan lui parlait, et il allait travailler chez Mme de Maintenon avec le roi, qui devait se promener après dans les jardins de Versailles à pied, où les gens de la cour avaient la liberté de le suivre. Sur les quatre heures après midi du même jour, j'allai chez Mme de Châteauneuf, où j'appris qu'il s'était trouvé un peu mal chez Mme de Maintenon, que le roi l'avait forcé de s'en aller, qu'il était retourné à pied chez lui, où le mal avait subitement augmenté; qu'on s'était hâté de lui donner un lavement qu'il avait rendu aussitôt, et qu'il était mort en le rendant, et demandant son fils Barbezieux, qu'il n'eut pas le temps de voir, quoiqu'il accourût de sa chambre.

On peut juger de la surprise de toute la cour. Quoique je n'eusse guère que quinze ans, je voulus voir la contenance du roi à un événement de cette qualité. J'allai l'attendre, et le suivis toute sa promenade. Il me parut avec sa majesté accoutumée, mais avec je ne sais quoi de leste et de délivré, qui me surprit assez pour en parler après, d'autant plus que j'ignorais alors, et longtemps depuis, les choses que je viens d'écrire. Je remarquai encore qu'au lieu d'aller voir ses fontaines et de diversifier sa promenade, comme il faisait toujours, dans ces jardins, il ne fit jamais qu'aller et venir le long de la balustrade de l'orangerie, et d'où il voyait, en revenant vers le château, le logement de la surintendance où Louvois venait de mourir, qui terminait l'ancienne aile du château sur le flanc de l'orangerie, et vers lequel il regarda sans cesse toutes les fois qu'il revenait vers le château.

Jamais le nom de Louvois ne fut prononce, ni pas un mot de cette mort si surprenante et si soudaine, qu'à l'arrivée d'un officier que le roi d'Angleterre envoya de Saint-Germain, qui vint trouver le roi sur cette terrasse, et qui lui fit de sa part un compliment sur la perte qu'il venait de faire. « Monsieur, lui répondit le roi, d'un air et d'un ton plus que dégagés, faites mes compliments et mes remerciements au roi et à la reine d'Angleterre, et dites-leur de ma part que mes affaires et les leurs n'en iront pas moins bien. » L'officier fit une révérence, et se retira, l'étonnement peint sur le visage et dans tout son maintien. J'observai curieusement tout cela, et que les principaux de ce qui était à sa promenade s'interrogeaient des yeux sans proférer une parole.

Barbezieux avait eu la survivance de secrétaire d'État dès 1685, qu'il n'avait pas encore dix-huit ans, lorsque son père la fit ôter à Courtenvaux son aîné, qu'il en jugea incapable. Ainsi Barbezieux, à la mort de Louvois, l'avait faite sous lui en apprenti commis près de six ans, et en avait vingt-quatre à sa mort, et cette mort arriva bien juste pour sauver un grand éclat. Louvois était, quand il mourut, tellement perdu qu'il devait être arrêté le lendemain et conduit à la Bastille. Quelles en eussent été les suites? C'est ce que sa mort a scellé dans les ténèbres, mais le fait de cette résolution prise et arrêtée par le roi est certain, je l'ai su depuis par des gens bien informés; mais ce qui demeure sans réplique, c'est que le roi même l'a dit à Chamillart, lequel me l'a conté. Or voilà ce qui explique, je pense, ce désinvolte du roi le jour de la mort de ce ministre, qui se trouvait soulagé de l'exécution résolue pour le lendemain, et de toutes ses importunes suites.

Le roi, en rentrant de la promenade chez lui, envoya chercher Chamlay, et lui voulut donner la charge de secrétaire d'État de Louvois, à laquelle est attaché le département de la guerre. Chamlay remercia, et refusa avec persévérance. Il dit au roi qu'il avait trop d'obligation à Louvois, à son amitié, à sa confiance, pour se revêtir de ses dépouilles au préjudice de son fils, qui en avait la survivance. Il parla de toute sa force en faveur de Barbezieux, s'offrit de travailler sous lui à tout ce à quoi on voudrait l'employer, et à lui communiquer tout ce que l'expérience lui aurait appris, et conclut par déclarer que, si Barbezieux avait le malheur de n'être pas conservé dans sa charge, il aimait mieux la voir en quelques mains que ce fût qu'entre les siennes, et qu'il n'accepterait jamais celle de Louvois et de son fils.

Chamlay était un fort gros homme, blond et court, l'air grossier et paysan, même rustre, et l'était de naissance, avec de l'esprit, de la politesse, un grand et respectueux savoir-vivre avec tout le monde, bon, doux, affable, obligeant, désintéressé, avec un grand sens et un talent unique à connaître les pays, et n'oublier jamais la position des moindres lieux, ni le cours et la nature du plus petit ruisseau. Il avait longtemps servi de maréchal des logis des armées, où il fut toujours estimé des généraux et fort aimé de tout le monde. Un grand éloge pour lui est que M. de Turenne ne put et ne voulut jamais s'en passer jusqu'à sa mort, et que, malgré tout l'attachement qu'il conserva pour sa mémoire, M. de Louvois le mit dans toute sa confiance. M. de Turenne, qui l'avait fort vanté au roi, l'en avait fait connaître. Il était déjà entré dans les secrets militaires; M. de Louvois ne lui cacha rien, et y trouva un grand soulagement pour les dispositions et les marches des troupes qu'il destinait secrètement aux projets qu'il voulait exécuter. Cette capacité, jointe à sa probité et à la facilité de son travail, de ses expédients, de ses ressources, le mirent de tout avec le roi, qui l'employa même en des négociations secrètes et en des voyages inconnus. Il lui fit du bien et lui donna la grand'croix de Saint-Louis. Sa modestie ne se démentit jamais, jusque-là qu'il fut surpris et honteux de l'applaudissement que reçut la belle action qu'il venait de faire, que le roi ne cacha pas, et que Barbezieux, à qui elle valut sa charge, prit plaisir de publier.

On sera moins surpris dans la suite, quand le roi et Mme de Maintenon seront plus développés, de leur voir confier à un homme de vingt-quatre ans une charge si importante, au milieu d'une guerre générale avec toute l'Europe; et au fils de ce ministre qu'ils allaient envoyer à la Bastille lorsque sa mort les prévint. Je joins ici le roi et Mme de Maintenon ensemble, parce que ce fut elle qui perdit le père, elle qui fit donner la charge au fils. Le roi, à son ordinaire, passa chez elle après la conversation de Chamlay, et ce fut ce soir-là même que la résolution fut prise en faveur de Barbezieux.

La soudaineté du mal et de la mort de Louvois fit tenir bien des discours, bien plus encore quand on sut par l'ouverture de son corps qu'il avait été empoisonné . Il était grand buveur d'eau, et en avait toujours un pot sur la cheminée de son cabinet, à même duquel il buvait. On sut qu'il en avait bu ainsi en sortant pour aller travailler avec le roi, et qu'entre sa sortie de dîner avec bien du monde, et son entrée dans son cabinet pour prendre les papiers qu'il voulait porter à son travail avec le roi, un frotteur du logis était entré dans ce cabinet, et y était resté quelques moments seul. Il fut arrêté et mis en prison. Mais à peine y eut-il demeuré quatre jours, et la procédure commencée, qu'il fut élargi par ordre du roi, ce qui avait déjà été fait jeté au feu, et défense de faire aucune recherche. Il devint même dangereux de parler là-dessus, et la famille de Louvois étouffa tous ces bruits, d'une manière à ne laisser aucun doute que l'ordre très précis n'en eût été donné.

Ce fut avec le même soin que l'histoire du médecin, qui éclata peu de mois après, fut aussi étouffée, mais dont le premier cri ne se put effacer. Le hasard me l'a très sincèrement apprise; elle est trop singulière pour s'en tenir à ce mot, et pour ne pas finir par elle tout le curieux et l'intéressant qui vient d'être raconté sur un ministre aussi principal que l'a été M. de Louvois.

Mon père avait depuis plusieurs années un écuyer qui était un gentilhomme de Périgord, de bon lieu, de bonne mine, fort apparenté et fort homme d'honneur, qui s'appelait Clérand. Il crut faire quelque fortune chez M. de Louvois; il en parla à mon père qui lui voulait du bien, et qui trouva bon qu'il le quittât pour être écuyer de Mme de Louvois, deux ou trois ans avant la mort de ce ministre. Clérand conserva toujours son premier attachement, et nous notre amitié pour lui, et il venait au logis le plus souvent qu'il pouvait. Il m'a conté, étant toujours à Mme de Louvois depuis la mort de son mari, que Séron, médecin domestique de ce ministre, et qui l'était demeuré de M. de Barbezieux, logé dans sa même chambre au château de Versailles, dans la surintendance que Barbezieux avait conservée quoiqu'il n'eut pas succédé aux bâtiments, s'était barricadé dans cette chambre, seul, quatre ou cinq mois après la mort de Louvois; qu'aux cris qu'il y fit on était accouru à sa porte, qu'il ne voulut jamais ouvrir; que ces cris durèrent presque toute la journée, sans qu'il voulût ouïr parler d'aucun secours temporel, ni spirituel, ni qu'on pût venir à bout d'entrer dans sa chambre; que sur la fin on l'entendit s'écrier qu'il n'avait que ce qu'il méritait, que ce qu'il avait fait à son maître; qu'il était un misérable indigne de tout secours; et qu'il mourut de la sorte en désespéré au bout de huit ou dix heures, sans avoir jamais parlé de personne, ni prononcé un seul nom.

À cet événement les discours se réveillèrent à l'oreille; il n'était pas sûr d'en parler. Qui a fait faire le coup ? c'est ce qui est demeuré dans les plus épaisses ténèbres. Les amis de Louvois ont cru l'honorer en soupçonnant des puissances étrangères; mais elles auraient attendu bien tard à s'en défaire, si quelqu'une avait conçu ce détestable dessein. Ce qui est certain, c'est que le roi en était entièrement incapable, et qu'il n'est entré dans l'esprit de qui que ce soit de l'en soupçonner. Revenons maintenant à lui.

CHAPITRE XVIII. §

Fautes de la guerre de 1688 et du camp de Compiègne. — Gens d'esprit et de mérite pesants au roi, cause de ses mauvais choix. — Fautes insignes de la guerre de la succession d'Espagne. — Extrémité de la France, qui s'en tire par la merveille de la paix d'Angleterre, qui fait celle d'Utrecht. — Bonheur du roi en tout genre. — Autorité du roi sans bornes. — Sa science de régner. — Sa politique sur le service, où il asservit tout et rend tout peuple. — Louvois éteint les capitaines, et en tarit le germe pour toujours par l'invention de l'ordre du tableau. — Pernicieuse adresse de Louvois et de son ordre du tableau. — Promotions funestement introduites. — Invention des inspecteurs. — Invention du grade de brigadier.

La paix de Ryswick semblait enfin devoir laisser respirer la France; si chèrement achetée, si nécessairement désirée après de si grands et de si longs efforts. Le roi avait soixante ans, et il avait, à son avis, acquis toute sorte de gloire. Ses grands ministres étaient morts et ils n'avaient point laissé d'élèves. Les grands capitaines non seulement l'étaient aussi, mais ceux qu'ils avaient formé avaient passé de même, ou n'étaient plus en âge ni en santé d'être comptés pour une nouvelle guerre; et Louvois, qui avait gémi avec rage sous le poids de ces anciens chefs, avait mis bon ordre à ce qu'il ne s'en formât plus à l'avenir dont le mérite pût lui porter ombrage. Il n'en laissa s'élever que de tels qu'ils eussent toujours besoin de lui pour se soutenir. Il n'en put recueillir le fruit; mais l'État en porta toute la peine, et de main en main la porte encore aujourd'hui.

À peine était-on en paix, sans avoir eu encore le temps de la goûter, que l'orgueil du roi voulut étonner l'Europe par la montre de sa puissance qu'elle croyait abattue, et l'étonna en effet. Telle fut la cause de ce fameux camp de Compiègne où, sous prétexte de montrer aux princes ses petits-fils l'image de la guerre, il étala une magnificence et dans sa cour et dans toutes ses nombreuses troupes inconnue aux plus célèbres tournois, et aux entrevues des rois les plus fameuses. Ce fut un nouvel épuisement au sortir d'une si longue et rude guerre. Tous les corps s'en sentirent longues années, et il se trouva vingt ans après des régiments qui en étaient encore obérés; on ne touche ici qu'en passant ce camp trop célèbre. On s'y est étendu en son temps. On ne tarda pas d'avoir lieu de regretter une prodigalité si immense et si déplacée, et encore plus la guerre de 1688 qui venait de finir, au lieu d'avoir laissé le royaume se repeupler, et se refaire par un long soulagement, remplir cependant les coffres du roi avec lenteur, et les magasins de toute espèce, réparer la marine et le commerce, laisser par les années refroidir les haines et les frayeurs, séparer peu à peu des alliés si unis, et si formidables étant ensemble, et donner lieu avec prudence, en profitant des divers événements entre eux, à la dissolution radicale d'une ligue qui avait été si fatale, et qui pouvait devenir funeste. L'état de la santé de deux princes y conviait déjà puissamment: dont l'un par la profondeur de sa sagesse, de sa politique, de sa conduite, s'était acquis assez d'autorité et de confiance en Europe pour y donner le branle à tout; et l'autre souverain de la plus vaste monarchie, qui n'avait ni oncles, ni tantes, ni frères, ni sœurs, ni postérité. En effet, moins de quatre ans après la paix de Ryswick, le roi d'Espagne mourut, et le roi Guillaume n'en pouvait presque plus, et ne le survécut guère.

Ce fut alors que la vanité du roi mit à deux doigts de sa perte ce grand et beau royaume, dans les suites de ce grand événement qui fit reprendre les armes à toute l'Europe. C'est ce qu'il faut reprendre de plus loin.

On a dit que le roi craignait l'esprit, les talents, l'élévation des sentiments, jusque dans ses généraux et dans ses ministres. C'est ce qui ajouta à l'autorité de Louvois un moyen si aisé d'écarter des élévations militaires tout mérite qui lui pût être suspect, et d'empêcher, avec l'adresse qu'on expliquera plus bas, qu'il se formât des sujets pour remplacer les généraux.

À considérer ceux qui depuis que le roi se fut rendu suspect l'esprit et le mérite au temps et à l'occasion qui ont été rapportés, on ne trouvera qu'un bien petit nombre de courtisans en qui l'esprit n'ait pas été un obstacle à la faveur, si on en excepte ceux qui, personnages ou simples courtisans, l'avaient dompté par l'âge, et par l'habitude dans les premiers temps qui suivirent la mort du cardinal Mazarin, et qu'il n'avait pas choisis ni approchés de lui-même. M. de Vivonne, avec infiniment d'esprit, l'amusait sans se pouvoir faire craindre. Le roi en faisait volontiers encore cent contes plaisants. D'ailleurs il était frère de Mme de Montespan, et c'était un grand titre, quelque opposé que le frère parut à la conduite de la sœur, et de plus le roi l'avait trouvé premier gentilhomme de sa chambre. Il trouva de même M. de Créqui dans la même charge, qui le soutint, et dont la vie tout occupée de plaisir, de bonne chère, du plus gros jeu, rassurait le roi, dans l'habitude de familiarité qu'il avait prise avec lui de jeunesse. Le duc du Lude, aussi premier gentilhomme de la chambre dès ces premiers temps, tenait par les modes, le bel air, la galanterie, la chasse; et au fond, pas un des trois n'avait rien qui pût se faire craindre par le genre de leur esprit, quoiqu'ils en eussent beaucoup, qui ne passa jamais celui de bons courtisans. La catastrophe de M. de Lauzun, dont l'esprit était d'une autre trempe, vengea le roi de l'exception; et la brillante singularité de son retour ne lui réconcilia jamais qu'en apparence, comme on l'a vu par ce que le roi en dit, lors de son mariage, à M. le maréchal de Lorges. Des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, on en a parlé en leur lieu. Pour tous les autres, ils lui pesèrent tellement à la fin chacun, qu'il le fit sentir à la plupart, et qu'il se réjouit de leur mort comme d'une délivrance. Il ne put s'empêcher de s'en expliquer sur M. de La Feuillade, et sur M. de Paris, Harlay, et tout retenu et mesuré qu'il était, il lui échappa de parler à Marly à table, et tout haut, où entre autres dames étaient les duchesses de Chevreuse et de Beauvilliers, de la mort de Seignelay, leur frère, et de celle de Louvois, comme d'un des grands soulagements qu'il eût reçus de sa vie.

Depuis ceux-là, il n'en eut que deux d'un esprit supérieur: le chancelier de Pontchartrain, qui longtemps avant sa retraite n'en était supporté qu'avec peine, et dont au fond, quoi qu'il en voulût montrer, il était aisé de voir qu'il fut ravi d'en être défait; et Barbezieux, dont la mort si prompte, à la fleur de l'âge et de la fortune, fit pitié à tout le monde. On a vu en son lieu que dès le soir même le roi n'en put contenir sa joie, à son souper public à Marly .

Il avait été fatigué de la supériorité d'esprit et de mérite de ses anciens ministres, de ses anciens généraux, de ce peu d'espèces de favoris qui en avaient beaucoup. Il voulait primer par l'esprit, par la conduite dans le cabinet et dans la guerre, comme il dominait partout ailleurs. Il sentait qu'il ne l'avait pu avec ceux dont on vient de parler; c'en fut assez pour sentir tout le soulagement de ne les avoir plus, et pour se bien garder d'en choisir en leur place qui pussent lui donner la même jalousie. C'est ce qui le rendit si facile sur les survivances de secrétaire d'État, tandis qu'il s'était fait une loi de n'en accorder de pas une autre charge, et qu'on a vu des novices et des enfants même, exercer, et quelquefois en chef, ces importantes fonctions, tandis que pour celles des moindres emplois, ou pour ceux-là même qui n'avaient que le titre, il n'y avait point d'espérance. C'est ce qui fit que, lorsque les emplois de secrétaires d'État et ceux de ministres étaient à remplir, il ne consulta que son goût, et qu'il affecta de choisir des gens fort médiocres. Il s'en applaudissait même, jusque-là qu'il lui échappait souvent de dire qu'il les prenait pour les former, et qu'il se piquait en effet de le faire.

Ces nouveaux venus lui plaisaient même à titre d'ignorance, et s'insinuaient d'autant plus auprès de lui qu'ils la lui avouaient plus souvent, qu'ils affectaient de s'instruire de lui jusque des plus petites choses. Ce fut par là que Chamillart entra si avant dans son cœur qu'il fallut tous les malheurs de l'État et la réunion des plus redoutables cabales pour forcer le roi à s'en priver, toutefois sans cesser de l'aimer toujours, et de lui en donner des marques en toute occasion le reste de sa vie. Il fut sur le choix de ses généraux comme sur celui de ses ministres. Il s'applaudissait de les conduire de son cabinet; il voulait qu'on crût que, de son cabinet, il commandait toutes ses armées. Il se garda bien d'en perdre la jalouse habitude, que Louvois lui avait inspirée, comme on le verra bientôt, et pourquoi, dont il ne put que pour des moments bien rares se résoudre d'en sacrifier la vanité aux inconvénients continuels qui sautaient aux yeux de tout le monde.

Tels étaient la plupart des ministres et tous les généraux à l'ouverture de la succession d'Espagne. L'âge du roi, son expérience, cette supériorité, non d'esprit ni de capacité ou de lumières, mais de poids, et de poids immense, sur des conseillers et des exécuteurs de cette sorte, l'habitude et le poison du plus mortel encens, confondit dès l'entrée tous les miracles de la fortune. La monarchie entière d'Espagne tomba sans coup férir entre les mains de son petit-fils; et Puységur, si lard devenu maréchal de France en 1735, eut la gloire du projet et de l'exécution de l'occupation de toutes les places espagnoles des Pays-Bas, toutes au même instant, toutes sans brûler une amorce, toutes en se saisissant et désarmant les troupes hollandaises, qui en formaient presque toutes les garnisons.

Le roi, dans l'ivresse d'une prospérité si surprenante, se souvint mal à propos du reproche que lui avait attiré l'injustice de ses guerres; et que, de la frayeur qu'il avait causée à l'Europe s'étaient formées ces grandes unions sous lesquelles il avait pensé succomber. Il voulut éviter ces inconvénients; et au lieu de profiter de l'étourdissement où ce grand événement avait jeté toutes les puissances, priver les Hollandais de tant de troupes de ces nombreuses garnisons, les retenir prisonniers, forcer les armes à la main toutes ces puissances désarmées, et non encore unies, à reconnaître par des traités formels le duc d'Anjou pour l'héritier légitime de tous les États que possédait le feu roi d'Espagne, et dont dès lors le nouveau roi se trouvait entièrement nanti, il se piqua de la folle générosité de laisser aller ces troupes hollandaises, et se reput de l'espérance insensée que les traités, sans les armes, feraient le même effet. Il se laissa amuser tant qu'il convint à ses ennemis de le faire, pour se donner le temps d'armer et de s'unir étroitement, après quoi il ne fut plus question que de guerre; et le roi, bien surpris, se vit réduit à la soutenir partout, après s'être si grossièrement mécompté.

Il l'entama par une autre lourdise où un enfant ne serait pas tombé. Il la dut à Chamillart, au maréchal de Villeroy et à la puissante intrigue des deux filles de Mme de Lislebonne. Ce fut l'entière confiance en Vaudemont, leur oncle, l'ennemi personnel du roi, autant que la distance le pouvait permettre, de l'insolence duquel, en Espagne et en Italie, le roi n'avait pas dédaigné autrefois de se montrer très offensé, et jusqu'à l'en faire sortir, l'ami confident du roi Guillaume, le plus ardent et le plus personnel de tous les ennemis que le roi s'était faits, et gouverneur du Milanais par ce même roi Guillaume et par la plus pressante sollicitation de l'empereur Léopold auprès du roi d'Espagne Charles II, enfin père d'un fils unique, qui se trouva, dès la première hostilité en Italie, la seconde personne de l'armée de l'empereur, et qui y est mort.

Il n'y avait celui qui ne vit clairement qu'il était averti de tout par son père. La trahison dura même après que ce fils fut mort, et tant qu'elle fut utile à Vaudemont, même avec grossièreté. Jamais le roi, son ministre, ni Villeroy, son général, n'en soupçonnèrent la moindre chose; jamais la faveur, la confiance, les préférences pour Vaudemont ne diminuèrent; jamais personne assez hardi pour oser ouvrir les yeux là-dessus au roi, ni à son ministre. Catinat, trahi par Vaudemont et par M. de Savoie, y flétrit ses lauriers, et le maréchal de Villeroy, envoyé en héros pour réparer ses fautes, tomba lourdement dans leurs filets. Le duc de Vendôme, arrivé comme le réparateur, n'épargna pas M. de Savoie, mais il avait de trop fortes raisons de ne toucher pas à Vaudemont; volonté ou duperie, peut-être tous les deux, de franc dessein de ne rien apercevoir.

La faiblesse du roi pour plaire à Chamillart sur La Feuillade, son gendre, duquel il avait été si éloigné, et dont il avait voulu empêcher le mariage, le fit tout d'un coup général d'armée, et lui confia le siège de Turin, c'est-à-dire la plus importante affaire de l'État. Tallard, si fait pour la cour, et si peu pour tout ce qui passe la petite intrigue, fut défait à Hochstedt, sans presque aucune perte que de ceux qui voulurent bien se rendre. Du fond de l'empire une armée entière, et les trois quarts de l'autre fut rechassée au deçà du Rhin, où tout de suite elles virent prendre Landau. Ce malheur avait été précédé de la délivrance du maréchal de Villeroy, que le roi se piqua de remettre en honneur. Il se fit battre à Ramillies, où, sans perte à peine de deux mille hommes, il fut rechassé du fond des Pays-Bas dans le milieu des nôtres, sans que rien le pût arrêter.

Restait l'espérance de l'Italie, où M. le duc d'Orléans fut enfin relever Vendôme, mandé pour sauver les débris de la Flandre. Mais le neveu du roi fut muni d'un tuteur, sans l'avis duquel il ne pouvait rien faire, et ce tuteur était une linotte qui lui-même aurait eu grand besoin d'en avoir un. Il n'eut jamais devant les yeux que la crainte de La Feuillade et de son beau-père. On a vu dans son lieu à quels excès ces ménagements le portèrent, les malheurs prévus et disputés par le jeune prince, dépité à la fin jusqu'à ne vouloir plus se mêler de rien, et la catastrophe qui suivit de si près.

Ainsi, après de prodigieux succès de toutes les sortes, l'infatigable faveur de Villeroy, celle de Tallard, la constante confiance en Vaudemont, les folles et ignorantes opiniâtretés de La Feuillade, le tremblant respect de Marsin pour lui jusqu'au bout, coûtèrent l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Italie en trois batailles, qui, toutes les trois ensemble, ne coûtèrent pas elles-mêmes quatre mille morts.

L'engouement pour Vendôme et ses perverses vue s'acheva de tout perdre en Flandre.

En 1706, Tessé, par la le vue du siège de Barcelone dans la même année que les défaites de Ramillies et de Turin, avait réduit le roi d'Espagne à traverser du Roussillon en Navarre par la France, et à voir l'archiduc proclamé dans Madrid en personne. Le duc de Berwick y rétablit les affaires, M. le duc d'Orléans ensuite. Elles s'y perdirent de nouveau par la perte de la bataille de Saragosse, qui ébranla une autre fois le trône de Philippe V, tandis qu'on nous enlevait les places en Flandre, et que la frontière s'y réduisait à rien. Qu'il y avait loin des portes d'Amsterdam et des conquêtes des Pays-Bas espagnols et hollandais à cette situation terrible!

Comme un malade qui change de médecins, le roi avait changé ses ministres, donné les finances à Desmarets, enfin la guerre à Voysin. Comme les malades aussi, il ne s'en trouvait pas mieux. La situation des affaires était alors si extrême, que le roi ne pouvait plus soutenir la guerre, ni parvenir à être reçu à faire la paix. Il consentait à tout: abandonner l'Espagne, céder sur ses frontières tout ce qu'on voudrait exiger . Ses ennemis se jouaient de sa ruine, et ne négociaient que pour se moquer. Enfin on a vu en son lieu le roi aux larmes dans son conseil, et Torcy très légèrement parti pour aller voir par lui-même à la Haye, si, et de quoi on pouvait se flatter. On a vu aussi les tristes et les honteux succès de cette tentative, et l'ignominie des conférences de Gertruydemberg qui suivirent, où sans parler des plus que très étranges restitutions, on n'exigeait pas moins du roi que de donner passage aux armées ennemies au travers de la France pour aller chasser son petit-fils d'Espagne, avec encore quatre places de sûreté en France entre leurs mains, dont Cambrai, Metz, la Rochelle, et je crois Bayonne, si le roi n'aimait mieux le détrôner lui-même à force ouverte, et encore dans un temps limité. Voilà où conduisit l'aveuglement des choix, l'orgueil de tout faire, la jalousie des anciens ministres et capitaines, la vanité d'en choisir de tels qu'on ne pût leur rien attribuer, pour ne partager la réputation de grand avec personne, la clôture exacte qui, fermant tout accès, jeta dans les affreux panneaux de Vaudemont, puis de Vendôme, enfin toute cette déplorable façon de gouverner qui précipita dans le plus évident péril d'une perte entière, et qui jeta dans le dernier désespoir ce maître de la paix et de la guerre, ce distributeur des couronnes, ce châtieur des nations, ce conquérant, ce grand par excellence, cet homme immortel pour qui on épuisait le marbre et le bronze, pour qui tout était à bout d'encens.

Conduit ainsi jusqu'au dernier bord du précipice avec l'horrible loisir d'en reconnaître toute la profondeur, la toute-puissante main qui n'a posé que quelques grains de sable pour bornes aux plus furieux orages de la mer, arrêta tout d'un coup la dernière ruine de ce roi si présomptueux et si superbe, après lui avoir fait goûter à longs traits sa faiblesse, sa misère, son néant. Des grains de sable d'un autre genre, mais grains de sable par leur ténuité, opérèrent ce chef-d'œuvre. Une querelle de femme chez la reine d'Angleterre pour des riens; de là une intrigue, puis un désir vague et informe en faveur de son sang, détachèrent l'Angleterre de la grande alliance. L'excès du mépris du prince Eugène pour nos généraux donna lieu à ce qui se peut appeler pour la France la délivrance de Denain, et ce combat si peu meurtrier eut de telles suites qu'on eut enfin la paix, et une paix si différente de celle qu'on aurait ardemment embrassée, si les ennemis avaient daigné y entendre avant cet événement; événement dans lequel on ne put méconnaître la main de Dieu, qui élève, qui abat, qui délivre, comme et quand il lui plaît.

Mais toutefois cette paix qui coûta bien cher à la France, et à l'Espagne la moitié de sa monarchie, ce fut le fruit de ce qui a été exposé, et depuis encore, de n'avoir jamais voulu se faire justice à soi-même dans les commencements de la décadence de nos affaires, avoir toujours compté les rétablir, et n'avoir jamais voulu alors, comme je l'ai rapporté en son lieu, céder un seul moulin de toute la monarchie d'Espagne; autre folie dont on ne tarda guère à se bien repentir, et de gémir sous un poids qui se fait encore sentir, et se sentira encore longtemps par ses suites.

Ce peu d'historique, eu égard à un règne si long et si rempli, est si lié au personnel du roi qu'il ne se pouvait omettre pour bien représenter ce monarque tel qu'il a véritablement été. On l'a vu, grand, riche, conquérant, arbitre de l'Europe, redouté, admiré tant qu'ont duré les ministres et les capitaines qui ont véritablement mérité ce nom. À leur fin, la machine a roulé quelque temps encore, d'impulsion, et sur leur compte. Mais tôt après, le tuf s'est montré, les fautes, les erreurs se sont multipliées, la décadence est arrivée à grands pas, sans toutefois ouvrir les yeux à ce maître despotique si jaloux de tout faire et de tout diriger par lui-même, et qui semblait se dédommager des mépris du dehors par le tremblement que sa terreur redoublait au dedans. Prince heureux s'il en fut jamais, en figure unique, en force corporelle, en santé égale et ferme, et presque jamais interrompue, en siècle si fécond et si libéral pour lui en tous genres qu'il a pu en ce sens être comparé au siècle d'Auguste; en sujets adorateurs prodiguant leurs biens, leur sang, leurs talents, la plupart jusqu'à leur réputation, quelques-uns même leur honneur, et beaucoup trop leur conscience et leur religion pour le servir, souvent même seulement pour lui plaire. Heureux surtout en famille s'il n'en avait eu que de légitime; en mère contente des respects et d'un certain crédit; en frère dont la vie anéantie par de déplorables goûts, et d'ailleurs futile par elle-même, se noyait dans la bagatelle, se contentait d'argent, se retenait par sa propre crainte et par celle de ses favoris, et n'était guère moins bas courtisan que ceux qui voulaient faire leur fortune; une épouse vertueuse, amoureuse de lui, infatigablement patiente, devenue véritablement Française, d'ailleurs absolument incapable; un fils unique toute sa vie à la lisière, qui à cinquante ans ne savait encore que gémir sous le poids de la contrainte et du discrédit, qui, environné et éclairé de toutes parts, n'osait que ce qui lui était permis, et qui absorbé dans la matière ne pouvait causer la plus légère inquiétude; en petits-fils dont l'âge et l'exemple du père, les brassières dans lesquelles ils étaient scellés, rassuraient contre les grands talents de l'aîné, sur la grandeur du second qui de son trône reçut toujours la loi de son aïeul dans une soumission parfaite, et sur les fougues de l'enfance du troisième qui ne tinrent rien de ce dont elles avaient inquiété; un neveu qui, avec des pointes de débauches, tremblait devant lui, en qui son esprit, ses talents, ses velléités légères et les fous propos de quelques débordés qu'il ramassait, disparaissaient au moindre mot, souvent au moindre regard. Descendant plus bas, des princes du sang de même trempe, à commencer par le grand Condé, devenu la frayeur et la bassesse même, jusque devant les ministres, depuis son retour à la paix des Pyrénées ; M. le Prince son fils, le plus vil et le plus prostitué de tous les courtisans, M. le Duc avec un courage plus élevé, mais farouche, féroce, par cela même le plus hors de mesure de pouvoir se faire craindre, et avec ce caractère, aussi timide que pas un des siens, à l'égard du roi et du gouvernement; des deux princes de Conti si aimables, l'aîné mort sitôt, l'autre avec tout son esprit, sa valeur, ses grâces, son savoir, le cri public en sa faveur jusqu'au milieu de la cour, mourant de peur de tout, accablé sous la haine du roi, dont les dégoûts lui coûtèrent enfin la vie.

Les plus grands seigneurs lassés et ruinés des longs troubles, et assujettis par nécessité. Leurs successeurs séparés, désunis, livrés à l'ignorance, au frivole, aux plaisirs, aux folles dépenses, et pour ceux qui pensaient le moins mal, à la fortune, et dès lors à la servitude et à l'unique ambition de la cour. Des parlements subjugués à coups redoublés, appauvris, peu à peu l'ancienne magistrature éteinte avec la doctrine et la sévérité des mœurs, farcis en la place d'enfants de gens d'affaires, de sots du bel air, ou d'ignorants pédants, avares, usuriers, aimant le sac, souvent vendeurs de la justice, et de quelques chefs glorieux jusqu'à l'insolence, d'ailleurs vides de tout. Nul corps ensemble, et par laps de temps, presque personne qui osât même à part soi avoir aucun dessein, beaucoup moins s'en ouvrir à qui que ce soit. Enfin jusqu'à la division des familles les plus proches parmi les considérables, l'entière méconnaissance des parents et des parentes, si ce n'est à porter les deuils les plus éloignés, peu à peu tous les devoirs absorbés par un seul que la nécessité fit, qui fut de craindre et de tâcher à plaire. De là cette intérieure tranquillité jamais troublée que par la folie momentanée du chevalier de Rohan, frère du père de M. de Soubise, qui la paya incontinent de sa tête, et par ce mouvement des fanatiques des Cévennes qui inquiéta plus qu'il ne valut, dura peu et fut sans aucune suite, quoique arrivée en pleine et fâcheuse guerre contre toute l'Europe.

De là cette autorité sans bornes qui put tout ce qu'elle voulut, et qui trop souvent voulut tout ce qu'elle put, et qui ne trouva jamais la plus légère résistance, si on excepte des apparences plutôt que des réalités sur des matières de Rome, et en dernier lieu sur la constitution. C'est là ce qui s'appelle vivre et régner; mais il faut convenir en même temps qu'en glissant sur la conduite du cabinet et des armées jamais prince ne posséda l'art de régner à un si haut point. L'ancienne cour de la reine sa mère, qui excellait à la savoir tenir, lui avait imprimé une politesse distinguée, une gravité jusque dans l'air de galanterie, une dignité, une majesté partout qu'il sut maintenir toute sa vie, et lors même que vers sa fin il abandonna la cour à ses propres débris.

Mais cette dignité, il ne la voulait que pour lui, et que par rapport à lui; et celle-là même relative, il la sapa presque toute pour mieux achever de ruiner toute autre, et de la mettre peu à peu, comme il fit, à l'unisson, en retranchant tant qu'il put toutes les cérémonies et les distinctions, dont il ne retint que l'ombre, et certaines trop marquées pour les détruire, en semant même dans celles-là des zizanies qui les rendaient en partie à charge et en partie ridicules. Cette conduite lui servit encore à séparer, à diviser, à affermir la dépendance en la multipliant par des occasions sans nombre, et très intéressantes, qui, sans cette adresse, seraient demeurées dans les règles, et sans produire de disputes, et de recours à lui. Sa maxime encore n'était que de les prévenir, hors des choses bien marquées, et de ne les point juger; il s'en savait bien garder pour ne pas diminuer ces occasions qu'il se croyait si utiles. Il en usait de même à cet égard pour les provinces; tout y devint sous lui litigieux et en usurpations, et par là il en tira les mêmes avantages.

Peu à peu il réduisit tout le monde à servir et à grossir sa cour, ceux-là même dont il faisait le moins de cas. Qui était d'âge a servir n'osait différer d'entrer dans le service. Ce fut encore une autre adresse pour ruiner les seigneurs, et les accoutumer à l'égalité, et à rouler pêle-mêle avec tout le monde.

Cette invention fut due à lui et à Louvois, qui voulait régner aussi sur toute seigneurie, et la rendre dépendante de lui, en sorte que les gens nés pour commander aux autres demeurèrent dans les idées et ne se trouvèrent plus dans aucune réalité.

Sous prétexte que tout service militaire est honorable, et qu'il est raisonnable d'apprendre à obéir avant que de commander, il assujettit tout, sans autre exception que des seuls princes du sang, à débuter par être cadets dans ses gardes du corps, et à faire tout le même service des simples gardes du corps, dans les salles des gardes, et dehors, hiver et été, et à l'armée. Il changea depuis cette prétendue école en celle des mousquetaires, quand la fantaisie de ce corps lui prit, école qui n'était pas plus réelle que l'autre, et où, comme dans la première, il n'y avait dans la vérité rien du tout à apprendre qu'à se gâter, et à perdre du temps; mais aussi on s'y ployait par force à y être confondu avec toute sorte de gens et de toutes les espèces, et c'était là tout ce que le roi prétendait en effet de ce noviciat, où il fallait demeurer une année entière dans la plus exacte régularité de tout cet inutile et pédantesque service, après laquelle il fallait essuyer encore une seconde école, laquelle au moins en pouvait être une. C'était une compagnie de cavalerie pour ceux qui voulaient servir dans la cavalerie, et pour ceux qui se destinaient à l'infanterie, une lieutenance dans le régiment du roi, duquel le roi se mêlait immédiatement, comme un colonel, et qu'il avait exprès fort distingué de tous les autres.

C'était une autre station subalterne où le roi retenait plus ou moins longtemps avant d'accorder l'agrément d'acheter un régiment qui lui donnait, et à son ministre, plus ou moins lieu d'exercer grâce ou rigueur, selon qu'il voulait traiter les jeunes gens sur les témoignages qu'il en recevait, et plus sous main qu'autrement, ou leurs parents encore, desquels la façon d'être avec lui, ou avec son ministre, influait entièrement là-dessus. Outre l'ennui et le dépit de cet état subalterne, et la naturelle jalousie les uns des autres à en sortir le plus tôt, c'est qu'il était peu compté pour obtenir un régiment, et non limité, et pour rien du tout en soi-même, parce qu'il fut établi que la première date d'où l'avancement dans les grades militaires serait compté était celle de la commission de mestre de camp ou de colonel.

Au moyen de cette règle, excepté des occasions rares et singulières, comme d'action distinguée, de porter une grande nouvelle de guerre, etc., il fut établi que quel qu'on pût être, tout ce qui servait demeurait, quant au service et aux grades, dans une égalité entière.

Cela rendit l'avancement ou le retardement d'avoir un régiment bien plus sensible, parce que de là dépendait tout le reste des autres avancements, qui ne se firent plus que par promotions suivant l'ancienneté, qu'on appela l'ordre du tableau; de là tous les seigneurs dans la foule de tous les officiers de toute espèce; de là cette confusion que le roi désirait; de là peu à peu cet oubli de tous, et, dans tous, de toute différence personnelle et d'origine, pour ne plus exister que dans cet état de service militaire devenu populaire; tout entier sous la main du roi, beaucoup plus sous celle de son ministre, et même de ses commis, lequel ministre avait des occasions continuelles de préférer et de mortifier qui il voulait, dans le courant, et qui ne manquait pas d'en préparer avec adresse les moyens d'avancer ses protégés, malgré l'ordre du tableau, et d'en reculer de même ceux que bon lui semblait.

Si d'ennui, de dépit, ou par quelque dégoût on quittait le service, la disgrâce était certaine; c'était merveille si après des années redoublées de rebuts on parvenait à revenir sur l'eau. À l'égard de ce qui n'était point de la cour, et même du commun, outre que le roi y tenait l'œil lui-même, le ministre de la guerre en faisait son étude particulière, et de ceux-là, qui quittait, était assuré lui et sa famille d'essuyer dans sa province ou dans sa ville toutes les mortifications, et souvent les persécutions dont on pouvait s'aviser, dont on rendait les intendants des provinces responsables, et qui très ordinairement influaient sur les terres et sur les biens.

Grands et petits, connus et obscurs, furent donc forcés d'entrer et de persévérer dans le service, d'y être un vil peuple en toute égalité, et dans la plus soumise dépendance du ministre de la guerre, et même de ses commis.

J'ai vu Le Guerchois, mort conseiller d'État, lors intendant d'Alençon, me montrer, à la Ferté, un ordre de faire recherche des gentilshommes de sa généralité qui avaient des enfants en âge de servir, et qui n'étaient pas dans le service, de les presser de les y mettre, de les menacer même, et de doubler et tripler à la capitation ceux qui n'obéiraient pas, et de leur faire toutes les sortes de vexations dont ils seraient susceptibles. Ce fut à l'occasion d'un gentilhomme qui était dans le cas, et pour qui j'avais de l'amitié, et que j'envoyai chercher, en effet, pour le résoudre. Le Guerchois fut depuis intendant à Besançon, et il fut fait conseiller d'État dans les commencements de la régence.

Avant de finir ce qui regarde cette politique militaire, il faut voir à quel point Louvois abusa de cette misérable jalousie du roi de tout faire et de tout mettre dans sa dépendance immédiate, pour ranger tout lui-même sous sa propre autorité, et comment sa pernicieuse ambition a tari la source des capitaines en tout genre, et a réduit la France en ce point à n'en trouver plus chez elle, et à n'en pouvoir plus espérer, parce que des écoliers ne peuvent apprendre que sous des maîtres, et qu'il faut que cette succession se suive et se continue de main en main, attendu que la capacité ne se crée point par les hommes.

On a déjà vu les funestes obligations de la France à ce pernicieux ministre. Des guerres sans mesure et sans fin pour se rendre nécessaire, pour sa grandeur, pour son autorité, pour sa toute-puissance. Des troupes innombrables, qui ont appris à nos ennemis à en avoir autant, qui, chez eux, sont inépuisables, et qui ont dépeuplé le royaume; enfin la ruine des négociations et de la marine, de notre commerce, de nos manufactures, de nos colonies, par sa jalousie de Colbert, de son frère et de son fils, entre les mains desquels était le département de ces choses, et le dessein trop bien exécuté de ruiner la France riche et florissante pour culbuter Colbert. Reste à voir comment il a, pour être pleinement maître, arraché les dernières racines des capitaines en France, et l'a mise radicalement hors de moyen d'en plus porter.

Louvois, désespéré du joug de M. le Prince et de M. de Turenne, non moins impatient du poids de leurs élèves, résolut de se garantir de celui de leurs successeurs, et d'énerver ces élèves mêmes. Il persuada au roi le danger de ne tenir pas par les cordons les généraux de ses armées, qui, ignorant les secrets du cabinet, et préférant leur réputation à toutes choses, pouvaient ne s'en pas tenir au plan convenu avec eux avant leur départ, profiter des occasions, faire des entreprises dont le bon succès troublerait les négociations secrètes, et les mauvais feraient un plus triste effet; que c'était à l'expérience et à la capacité du roi de régler non seulement les plans des campagnes de toutes ses armées, mais d'en conduire le cours de son cabinet, et de ne pas abandonner le sort de ses affaires à la fantaisie de ses généraux, dont aucun n'avait la capacité, l'acquis ni la réputation de M. le Prince et de M. de Turenne, leurs maîtres.

Louvois surprit ainsi l'orgueil du roi, et, sous prétexte de le soulager, fit les plans des diverses campagnes, qui devinrent les lois des généraux d'armée, et qui peu à peu ne furent plus reçus à en contredire aucun. Par même adresse il les tint tous en brassière pendant le cours des campagnes jusqu'à n'oser profiter d'aucune occasion, sans en avoir envoyé demander la permission, qui s'échappait presque toujours avant d'en avoir reçu la réponse. Par là Louvois devint le maître de porter ou non le fort de la guerre où il voulut, et de lâcher ou retenir la bride aux généraux d'armée à sa volonté, par conséquent de les faire valoir ou les dépriser à son gré.

Cette gêne, qui justement dépita lés généraux d'armée, causa la perte des plus importantes occasions, et souvent des plus sûres, et une négligence qui en fit manquer beaucoup d'autres.

Ce grand pas fait, Louvois inspira au roi cet ordre funeste du tableau, et ces promotions nombreuses par l'ancienneté, qui flatta cette superbe du roi de rendre toute condition simple peuple, mais qui fit aussi à la longue que toute émulation se perdit, parce que, dès qu'il fut établi qu'on ne montait plus qu'à son rang à moins d'événements presque uniques auxquels encore il fallait que la faveur fût jointe, personne ne se soucia plus de se fatiguer et de s'instruire, également sûr de n'avancer point hors de son rang, et d'avancer aussi par sa date, sans une disgrâce qu'on se contentait à bon marché de ne pas encourir.

Cet ordre du tableau, établi comme on l'a vu, et par les raisons qui ont été expliquées, n'en demeura pas là. Sous prétexte que dans une armée les officiers généraux prennent jour à leur tour, M. de Louvois, qui voulait s'emparer de tout, et barrer toute autre voie que la sienne de pouvoir s'avancer, fit retomber cet ordre du tableau sur les généraux des armées. Jusqu'alors ils étaient en liberté et en usage de donner à qui bon leur semblait les détachements gros ou petits de leurs armées. C'était à eux, suivant la force et la destination du détachement, de choisir qui ils voulaient pour le commander, et nul officier général ni particulier n'était en droit d'y prétendre. Si le détachement était important, le général prenait ce qu'il croyait de meilleur parmi ses officiers généraux pour le commander; s'il était moindre, il choisissait un officier de moindre grade. Parmi ces derniers, les généraux d'armée avaient coutume d'essayer de jeunes gens qu'ils savaient appliqués et amoureux de s'instruire. Ils voyaient comment ils s'y prenaient à mener ces détachements, et les leur donnaient plus ou moins gros, et une besogne plus ou moins facile, suivant qu'ils avaient déjà montré plus ou moins de capacité. C'est ce qui faisait dire à M. de Turenne qu'il n'en estimait pas moins ceux qui avaient été battus; qu'au contraire on n'apprenait bien que par là à prendre son parti une autre fois, et qu'il fallait l'avoir été deux ou trois fois pour pouvoir devenir quelque chose. Si les généraux d'armée reconnaissaient par ces expériences un sujet peu capable, ils le laissaient doucement; s'ils y trouvaient du talent et de la ressource, ils le poussaient. Par là ils étaient toujours bien servis. Les officiers généraux et particuliers sentaient que leur réputation et leur fortune dépendait de leur application, de leur conduite, de leurs actions; que la distinction journelle y était attachée par la préférence ou par le délaissement; tout contribuait donc en eux à l'émulation de s'appliquer, d'apprendre, de s'instruire; et c'était parmi les jeunes à faire leur cour à ceux qui étaient les plus employés pour être reçus par eux à s'instruire, et à s'en laisser accompagner dans les détachements pour les voir faire et apprendre sous eux. Telle fut l'école qui de plus en plus gros détachements, qui de plus en plus de besogne importante, conduisit au grand les élèves de ces écoles, et qui, suivant la capacité, forma cette foule d'excellents officiers généraux, et ce petit nombre de grands capitaines.

Les généraux d'armée qui rendaient compte d'eux à mesure par leurs dépêches, en rendaient un plus étendu à leur retour. Tous sentaient le besoin qu'ils avaient de ces témoignages pour leur réputation et pour leur fortune; tous s'empressaient donc de les mériter, et de plaire, c'est-à-dire de se présenter à tout, et de soulager et d'aider, chacun selon sa portée, le général d'armée sous qui ils servaient, ou l'officier général dans le corps duquel ils se trouvaient détachés. Cela opérait une volonté, une application, une vigilance, dont le total servait infiniment au général et au succès de la campagne.

Ceux qui se distinguaient le plus cheminaient aussi à proportion; ils devenaient promptement lieutenants généraux, et presque tous ceux qui sont parvenus au bâton de maréchal de France, avant que Louvois le procurât, y étaient parvenus avant quarante ans. L'expérience a appris qu'ils en étaient bien meilleurs, et suivant le cours de nature, ils avaient vingt-cinq ou trente ans à employer leurs talents à la tête des armées. Des guerriers de ce mérite ne ployaient pas volontiers sous Louvois; aussi les détruisit-il, et avec eux leur pépinière; ce fut par ce fatal ordre du tableau.

Il avait déjà réduit les généraux d'armée à recevoir de sa main les projets de campagne comme venant du roi. Il les avait exclus d'y travailler sans lui, et de s'expliquer de rien avec le roi, ni le roi avec eux qu'en sa présence, tant en partant qu'en revenant; enfin il les avait mis à la lisière peu à peu, de plus en plus resserrée, à n'oser faire un pas, ni presque jamais oser profiter de l'occasion la plus glissante de la main, sans ordre ou permission, et les avait réduits sous les courriers du cabinet. Il alla plus loin.

Il fit entendre au roi que l'emploi de commander une armée était de soi-même assez grand pour ne devoir pas chercher à le rendre plus puissant par la facilité de s'attacher des créatures, et même les familles de ces créatures dont ils pouvaient s'appuyer beaucoup; que ce choix de faire marcher qui ils voulaient à l'armée était nécessaire avant ce sage établissement de l'ordre du tableau qui mettait tout en la main de Sa Majesté; mais que désormais, l'ayant établi, il devait s'étendre à tout, et ne plus laisser de choix aux généraux d'armée qui devenait même injurieux aux officiers généraux et particuliers, puisque c'était montrer une préférence qui ne pouvait que marquer plus de confiance, par conséquent plus d'estime pour l'un que pour l'autre, qui n'était souvent que d'éloignement ou de caprice contre l'un, de fantaisie, d'amitié, ou de raison personnelle pour l'autre; qu'il fallait donc que les officiers généraux et particuliers qui prenaient jour, ou qui étaient de piquet, en pareil grade les uns après les autres, suivant leur ancienneté, marchassent de même pour les détachements, sans en intervertir l'ordre à la volonté du général, et ôter par cet unisson tout lieu aux jalousies, et aux généraux de pousser et de reculer qui bon leur semblait.

Le goût du roi, fort d'accord avec les vues de son ministre qu'il n'aperçut pas, embrassa aisément sa proposition. Il en fit une règle qui a toujours depuis été observée. De manière que si un général d'armée a un détachement délicat à faire, il est forcé de le donner au balourd qui est à marcher, et s'il s'en trouve plusieurs de suite, comme cela n'arrive que trop souvent, il faut qu'il en essuie le hasard ou qu'il fatigue ses troupes d'autant de détachements inutiles qu'il y a de balourds à marcher, jusqu'à celui qu'il veut charger du détachement important; et si encore cela se trouvait un peu réitéré, ce seraient des plaintes et des cris à l'honneur et à l'injustice, dès que cela serait aperçu. On voit assez combien cet inconvénient est important pour une armée, mais l'essentiel est que cette règle est devenue la perte de l'école de la guerre, de toute instruction, de toute émulation. Il n'y a plus où, ni de quoi apprendre, plus d'intérêt de plaire aux généraux, ni de leur être d'aucune utilité par son application et sa vigilance. Tout est également sous la loi de l'ancienneté ou de l'ordre du tableau. On se dit qu'il n'y a qu'à dormir et faire ric à rac son service, et regarder la liste des dates; puisque rien n'avance que la date seule qu'il n'y a qu'à attendre en patience et en tranquillité, sans devoir rien à personne, ni à soi-même. Voilà l'obligation qu'a la France à Louvois qui a sapé toute formation de capitaines pour n'avoir plus à compter avec le mérite, et que l'incapacité eût un continuel besoin de sa protection: voilà ce que le royaume doit à l'aveugle superbe de Louis XIV.

Les promotions introduites achevèrent de tout défigurer par achever de tout confondre: mérite, actions, naissance, contradictoire de tout cela moyennant le tour de l'ancienneté, et les rares exceptions que Louvois y sut bien faire dès en les établissant, pour ceux qu'il voulut avancer, comme aussi pour ceux qu'il voulut reculer et dégoûter. Le prodigieux nombre de troupes que le roi mettait en campagne servit à grossir et à multiplier les promotions; et ces promotions, devenues bien plus fréquentes et bien plus nombreuses depuis, ont accablé les armées d'un nombre sans mesure de tous les grades. Un autre inconvénient en est résulté: c'est qu'à force d'officiers généraux et de brigadiers, c'est merveille s'ils marchent chacun trois ou quatre fois dans toute une campagne, et ce n'en est pas une s'ils ne marchent qu'une fois ou deux. Or, sans leçon, sans école, quel moyen reste-t-il d'apprendre et de se former que de se trouver souvent en besogne pour s'instruire, si l'on peut, par la besogne même, à force de voir et de faire? et ils n'y sont jamais, et ils n'y peuvent être.

Une autre chose a mis le comble à ce désordre et à l'ignorance de la guerre: ce sont les troupes d'élite. J'appelle ainsi dans l'infanterie les régiments des gardes françaises et suisses, et le régiment du roi; dans la cavalerie, la maison du roi et la gendarmerie. Le roi, pour les distinguer, y a confondu tous les grades, et y a fait presque dans chaque promotion une fourmilière d'officiers généraux. Les officiers de ces corps ne peuvent même apprendre le peu que font les autres, parce que, tout avancés qu'ils sont, ils ne font jamais que le service de lieutenant ou de capitaine d'infanterie et de cavalerie, qui est celui de l'intérieur de leurs corps. Si on les fait servir d'officiers généraux, ils sautent immédiatement à ce service sans en avoir vu ni appris quoi que ce soit, ni du service encore des gardes qui sont entre-deux. On laisse à penser de celui qu'ils peuvent rendre, et de l'embarras que cette multiplication, qui se peut dire foule, cause dans une armée par eux-mêmes et par leurs équipages.

Et après tout cela on est surpris d'avoir tant de maréchaux de France, et si peu à s'en servir, et dans une immensité d'officiers généraux un nombre si court qui sache quelque chose, et de n'en pouvoir discerner aucun à mettre en chef, ou le bâton de maréchal de France à la main, qu'à titre de son ancienneté. De là le malheur des armées, et la honte d'avoir recours à des étrangers fort nouveaux pour les commander, et sans espérance d'y pouvoir former personne. Les maîtres ne sont plus, les écoles sont éteintes, les écoliers disparus, et avec eux tout moyen d'en élever d'autres. Mais le pouvoir sans bornes des secrétaires d'État de la guerre, qui tous ont bien soutenu là-dessus les errements de Louvois, est un dédommagement que qui y pourrait chercher du remède trouve apparemment suffisant. Le roi a craint les seigneurs et a voulu des garçons de boutique; quel est le seigneur qui eût pu porter un coup si mortel à la France pour son intérêt et sa grandeur?

Après tant de montagnes devenues vallées sous le poids de Louvois, il trouva encore des collines à abattre; un souffle de sa bouche en vint à bout. Les régiments étaient sous la disposition de leurs colonels dans l'infanterie, la cavalerie, les dragons. Leur fortune dépendait de les tenir complets, bons, exacts dans le service, et leur honneur de les avoir vaillants et bien composés; leur estime d'y vivre avec justice et désintéressement, en bons pères de famille; et l'intérêt des officiers, de leur plaire et d'acquérir leur estime, puisque leur avancement et tout détail intérieur dépendait d'eux. Aussi était-ce aux colonels à répondre de leurs régiments en toutes choses, et ils étaient punis de leurs négligences et de leurs injustices, s'il s'en trouvait dans leur conduite. Cette autorité, quoique si nécessaire pour le bien du service, si peu étendue, on peut ajouter encore si subalterne, déplut à Louvois. Il voulut l'ôter aux colonels et l'usurper .

Il se servit pour y réussir de ce faible du roi pour tous les petits détails. Il l'entretint de ceux des troupes, des inconvénients qu'il lui forgea de les laisser à la discrétion des colonels, trop nombreux pour pouvoir tenir un œil sur chacun d'eux aussi ouvert et aussi vigilant qu'il serait nécessaire; enfin il lui proposa d'établir des inspecteurs choisis parmi les colonels les plus appliqués et les plus entendus au détail des troupes, qui les passeraient en revue dans les districts qui leur seraient distribués, qui examineraient la conduite des colonels et des officiers, qui recevraient leurs plaintes, et celles même des soldats cavaliers et dragons, qui entreraient dans les détails pécuniaires avec autorité, dans celui du mérite, du démérite, du service de chacun, qui examineraient et régleraient provisoirement les disputes, et ce qui regarderait l'habillement et l'armement sur tout le complet; les chevaux et leurs équipages, qui rendraient un compte exact de toutes ces choses deux ou trois fois l'année au roi, c'est-à-dire à lui-même, sur lequel on réglerait toutes choses avec connaissance de cause dans les régiments, et on connaîtrait exactement le service, la conduite et le mérite, l'esprit même des corps des officiers qui les composaient et des colonels, pour décider avec lumière de leur avancement, de leurs punitions et de leurs récompenses.

Le roi, charmé de ces nouveaux détails et de la connaissance qu'il allait acquérir si facilement de cette immensité d'officiers particuliers qui composaient toutes ses troupes, donna dans le piège, et en rendit par la Louvois le maître immédiat et despotique. Il sut choisir les inspecteurs qui lui convenaient; c'étaient des grâces de plus qu'il se donnait à répandre. Dans le peu qu'il laissa ces inspecteurs rendre compte au roi pour l'en amuser, et les autoriser dans les commencements, il eut grand soin de voir tout auparavant avec eux, et de leur faire leur leçon, qu'ils étaient d'autant plus obliges de suivre à la lettre, qu'il était toujours présent au compte qu'ils rendaient au roi.

En même temps il usa d'une autre adresse pour empêcher que les inspecteurs ne pussent lui échapper. Sous prétexte de l'étendue des frontières et des provinces où les troupes étaient répandues l'hiver, et de l'éloignement des différentes armées, l'été, les unes des autres, il établit un changement continuel des mêmes inspecteurs, qui ne voyaient jamais plusieurs fois de suite les mêmes troupes, de peur qu'ils n'y prissent trop d'autorité, tellement qu'ils ne furent utiles qu'à ôter toute autorité aux colonels, et inutiles pour toute autre chose, même pour l'exécution de ce qu'ils avaient ordonné ou réformé, puisqu'ils ne pouvaient le voir ni le suivre, et que c'était à un autre inspecteur à s'en informer, qui le plus souvent y était trompé, ne pouvait deviner et ordonnait tout différemment.

Ce fut un cri général dans les troupes. Les colonels généraux et les mestres de camp généraux de la cavalerie et des dragons, surtout le commissaire général de la cavalerie, qui en était l'inspecteur général né, perdirent le peu d'autorité qu'ils avaient pu sauver des mains de Louvois qui l'avait presque tout anéantie, et qui par ce dernier coup en fit de purs fantômes. Les colonels ne demeurèrent guère autre chose; les officiers sensés se dégoûtèrent de dépendre désormais de ces espèces de passe-volants qui ne pouvaient les connaître; d'autres par diverses raisons furent bien aises de ne plus dépendre de leurs colonels.

On n'osa rien dans cette primeur où Louvois, les yeux ouverts et le fouet à la main, châtiait rudement le moindre air de murmure, plus encore de dépit. Mais après lui on commença à sentir dans les troupes tout le faux d'un établissement qui ne fit que s'accroître en nombre, et diminuer en considération. On crut y remédier en faisant des officiers généraux directeurs de cavalerie et d'infanterie, avec les inspecteurs sous eux. Ce ne fut que plus de confusion dans les ordres et les détails, plus de cabales dans les régiments, plus de négligence dans le service. Les colonels, devenus incapables de faire ni bien ni mal, furent peu comptés dans leurs régiments, peu en état, par conséquent, d'y bien faire faire le service, et les plus considérables peu en volonté de se donner une peine désagréable et infructueuse. Sous prétexte de l'avis des inspecteurs, le bureau, c'est-à-dire le ministre de la guerre, et bien plus ses principaux commis, disposèrent peu à peu des emplois des régiments, sans nul égard pour ceux que les colonels proposaient, tellement que le dégoût, la confusion, le dérèglement, le désordre, se glissèrent dans les troupes, où ce ne fut plus que brigues, souplesses, souvent querelles et divisions, toujours mécontentements et dégoûts.

C'est ce qui a comblé les désastres de nos dernières guerres ; mais à quoi l'autorité et l'intérêt du bureau empêchera toujours d'apporter le remède unique, qui serait de remettre les choses à cet égard comme elles étaient avant cette destructive invention. Mais elle fit passer toute l'autorité particulière, et pour ainsi dire domestique, entre les mains de Louvois. Il en savait trop pour n'en avoir pas senti les funestes conséquences, mais il ne songeait qu'à lui, et ne souffrit pas longtemps que les inspecteurs rendissent compte au roi; il se chargea bientôt de le faire seul pour eux; et ses successeurs ont bien su se maintenir dans cette possession, excepté des occasions fort rares, momentanées, et toujours en leur présence.

Louvois imagina une autre nouveauté pour se rendre encore plus puissant et plus l'arbitre des fortunes militaires: ce fut le grade de brigadier, inconnu jusqu'à lui dans nos troupes, et avec qui on aurait pu se passer utilement de faire connaissance. Les autres troupes de l'Europe n'en ont eu que depuis fort peu de temps. L'ancien des colonels de chaque brigade la commandait; et dans les détachements, les plus anciens colonels qui s'y trouvaient commandés y faisaient le service qui a depuis été attribué à ce grade. Il est donc inutile et superflu, mais il servit à retarder l'avancement de ce premier grade au-dessus des colonels, par conséquent à Louvois à en avoir un de plus à avancer ou à reculer qui bon lui semblerait, et dans la totalité des grades, à rendre le chemin plus difficile et plus long, à arriver plus tard à celui de lieutenant général, et à retarder le bâton à l'âge plus que sexagénaire, où alors on n'avait ni l'acquis ni la force de lutter avec le secrétaire d'État, ni de lui faire le plus léger ombrage.

On n'en a vu depuis d'exception que le dernier maréchal d'Estrées, pour la marine, par un hasard heureux d'avoir eu de bonne heure la place de vice-amiral de son père; et par terre, le duc de Berwick, que son mérite seul n'eût jamais avancé sans la transcendance de sa qualité de bâtard. On a senti et on sentira longtemps encore ce que valent ces généraux sexagénaires, et des troupes abandonnées à elles-mêmes sous le nom des inspecteurs et sous la férule du bureau, c'est-à-dire sous l'ignorant et l'intéressé despotisme du secrétaire d'État de la guerre, et sous celui d'un roi trop véritablement muselé. Venons maintenant à un autre genre de politique de Louis XIV.

CHAPITRE XIX. §

La cour pour toujours à la campagne; raisons de cette politique. — Origine de Versailles. — Le roi veut une grosse cour. — Ses adresses pour la rendre et la maintenir telle. — Application du roi à être informé de tout. — Police; délations. — Secret des postes. — Le roi se pique de tenir parole, est fort secret, se plaît aux confiances. — Singulière histoire là-dessus. — Art personnel du roi à rendre tout précieux. — Sa retenue; sa politesse mesurée. — Patience du roi, et précision et commodité de son service et de sa cour. — Crédit et familiarité des valets. — Jalousie du roi pour le respect rendu à ceux qu'il envoyait. — Récit bien singulier sur le duc de Montbazon. — Grâces naturelles du roi en tout. — Son adresse; son air galant, grand, imposant. — Politique du plus grand luxe. — Son mauvais goût. — Le roi ne fait rien à Paris, abandonne Saint-Germain, s'établit à Versailles, veut forcer la nature. — Ouvrages de Maintenon. — Marly.

La cour fut un autre manège de la politique du despotisme. On vient de voir celle qui divisa, qui humilia, qui confondit les plus grands, celle qui éleva les ministres au-dessus de tous, en autorité et en puissance par-dessus les princes du sang, en grandeur même par-dessus les gens de la première qualité, après avoir totalement changé leur état. Il faut montrer les progrès en tous genres de la même conduite dressée sur le même point de vue.

Plusieurs choses contribuèrent à tirer pour toujours la cour hors de Paris, et à la tenir sans interruption à la campagne. Les troubles de la minorité, dont cette ville fut le grand théâtre, en avaient imprimé au roi l'aversion, et la persuasion encore que son séjour y était dangereux, et que la résidence de la cour ailleurs rendrait à Paris les cabales moins aisées par la distance des lieux, quelque peu éloignés qu'ils fussent, et en même temps plus difficiles à cacher par les absences si aisées à remarquer. Il ne pouvait pardonner à Paris sa sortie fugitive de cette ville la veille des Rois (1649), ni de l'avoir rendue, malgré lui, témoin de ses larmes, à la première retraite de Mme de La Vallière. L'embarras des maîtresses, et le danger de pousser de grands scandales au milieu d'une capitale si peuplée, et si remplie de tant de différents esprits, n'eut pas peu de part à l'en éloigner. Il s'y trouvait importuné de la foule du peuple à chaque fois qu'il sortait, qu'il rentrait, qu'il paraissait dans les rues; il ne l'était pas moins d'une autre sorte de foule de gens de la ville, et qui n'était pas pour l'aller chercher assidûment plus loin. Des inquiétudes aussi, qui ne furent pas plutôt aperçues que les plus familiers de ceux qui étaient commis à sa garde, le vieux Noailles, M. de Lauzun, et quelques subalternes, firent leur cour de leur vigilance, et furent accusés de multiplier exprès de faux avis qu'ils se faisaient donner, pour avoir occasion de se faire valoir et d'avoir plus souvent des particuliers avec le roi; le goût de la promenade et de la chasse, bien plus commodes à la campagne qu'à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de promenades; celui des bâtiments qui vint après, et peu à peu toujours croissant, ne lui en permettait pas l'amusement dans une ville où il n'aurait pu éviter d'y être continuellement en spectacle; enfin l'idée de se rendre plus vénérable en se dérobant aux yeux de la multitude, et à l'habitude d'en être vu tous les jours, toutes ces considérations fixèrent le roi à Saint-Germain bientôt après la mort de la reine sa mère.

Ce fut là où il commença à attirer le monde par les fêtes et les galanteries, et à faire sentir qu'il voulait être vu souvent.

L'amour de Mme de La Vallière, qui fut d'abord un mystère, donna lieu à de fréquentes promenades à Versailles, petit château de cartes alors, bâti par Louis XIII ennuyé, et sa suite encore plus, d'y avoir souvent couché dans un méchant cabaret à rouliers et dans un moulin à vent, excédés de ses longues chasses dans la forêt de Saint-Léger et plus loin encore, loin alors de ces temps réservés à son fils où les routes, la vitesse des chiens et le nombre gagé des piqueurs et des chasseurs à cheval a rendu les chasses si aisées et si courtes. Ce monarque ne couchait jamais ou bien rarement à Versailles qu'une nuit, et par nécessité; le roi son fils pour être plus en particulier avec sa maîtresse, plaisirs inconnus au juste, au héros, digne fils de saint Louis, qui bâtit ce petit Versailles.

Les petites parties de Louis XIV y firent naître peu à peu ces bâtiments immenses qu'il y a faits; et leur commodité pour une nombreuse cour, si différente des logements de Saint-Germain, y transporta tout à fait sa demeure peu de temps avant la mort de la reine. Il y fit des logements infinis, qu'on lui faisait sa cour de lui demander, au lieu qu'à Saint-Germain, presque tout le monde avait l'incommodité d'être à la ville, et le peu qui était logé au château y était étrangement à l'étroit.

Les fêtes fréquentes, les promenades particulières à Versailles, les voyages furent des moyens que le roi saisit pour distinguer et pour mortifier en nommant les personnes qui à chaque fois en devaient être, et pour tenir chacun assidu et attentif à lui plaire. Il sentait qu'il n'avait pas à beaucoup près assez de grâces à répandre pour faire un effet continuel. Il en substitua donc aux véritables d'idéales, par la jalousie, les petites préférences qui se trouvaient tous les jours, et pour ainsi dire, à tous moments, par son art. Les espérances que ces petites préférences et ces distinctions faisaient naître, et la considération qui s'en tirait, personne ne fut plus ingénieux que lui à inventer sans cesse ces sortes de choses. Marly, dans la suite, lui fut en cela d'un plus grand usage, et Trianon où tout le monde, à la vérité, pouvait lui aller faire sa cour, mais où les dames avaient l'honneur de manger avec lui, et où à chaque repas elles étaient choisies; le bougeoir qu'il faisait tenir tous les soirs à son coucher par un courtisan qu'il voulait distinguer, et toujours entre les plus qualifiés de ceux qui s'y trouvaient, qu'il nommait tout haut au sortir de sa prière. Les justaucorps à brevet fut une autre de ces inventions . Il était bleu doublé de rouge avec les parements et la veste rouge, brodé d'un dessin magnifique or et un peu d'argent, particulier à ces habits. Il n'y en avait qu'un nombre, dont le roi, sa famille, et les princes du sang étaient; mais ceux-ci, comme le reste des courtisans, n'en avaient qu'à mesure qu'il en vaquait. Les plus distingués de la cour par eux-mêmes ou par la faveur les demandaient au roi, et c'était une grâce que d'en obtenir. Le secrétaire d'État ayant la maison du roi en son département en expédiait un brevet, et nul d'eux n'était à portée d'en avoir. Ils furent imaginés pour ceux, en très petit nombre, qui avaient la liberté de suivre le roi aux promenades de Saint-Germain à Versailles sans être nommés, et depuis que cela cessa, ces habits ont cessé aussi de donner aucun privilège, excepté celui d'être portés quoiqu'on fût en deuil de cour ou de famille, pourvu que le deuil ne fût pas grand ou qu'il fût sur ses fins, et dans les temps encore où il était défendu de porter de l'or et de l'argent. Je ne l'ai jamais vu porter au roi, à Monseigneur ni à Monsieur, mais très souvent aux trois fils de Monseigneur et à tous les autres princes; et jusqu'à la mort du roi, dès qu'il en vaquait un, c'était à qui l'aurait entre les gens de la cour les plus considérables, et si un jeune seigneur l'obtenait c'était une grande distinction. Les différentes adresses de cette nature qui se succédèrent les unes aux autres, à mesure que le roi avança en âge, et que les fêtes changeaient ou diminuaient, et les attentions qu'il marquait pour avoir toujours une cour nombreuse, on ne finirait point à les expliquer.

Non seulement il était sensible à la présence continuelle de ce qu'il y avait de distingué, mais il l'était aussi aux étages inférieurs. Il regardait à droite et à gauche à son lever, à son coucher, à ses repas, en passant dans les appartements, dans ses jardins de Versailles, où seulement les courtisans avaient la liberté de le suivre; il voyait et remarquait tout le monde, aucun ne lui échappait, jusqu'à ceux qui n'espéraient pas même être vus. Il distinguait très bien en lui-même les absences de ceux qui étaient toujours à la cour, celles des passagers qui y venaient plus ou moins souvent; les causes générales ou particulières de ces absences, il les combinait, et ne perdait pas la plus légère occasion d'agir à leur égard en conséquence. C'était un démérite aux uns, et à tout ce qu'il y avait de distingué, de ne faire pas de la cour son séjour ordinaire, aux autres d'y venir rarement, et une disgrâce sûre pour qui n'y venait jamais, ou comme jamais. Quand il s'agissait de quelque chose pour eux: « Je ne le connais point, » répondait-il fièrement. Sur ceux qui se présentaient rarement: « C'est un homme que je ne vois jamais; » et ces arrêts-là étaient irrévocables. C'était un autre crime de n'aller point à Fontainebleau, qu'il regardait comme Versailles, et pour certaines gens de ne demander pas pour Marly, les uns toujours, les autres souvent, quoique sans dessein de les y mener, les uns toujours ni les autres souvent; mais si on était sur le pied d'y aller toujours, il fallait une excuse valable pour s'en dispenser, hommes et femmes de même. Surtout il ne pouvait souffrir les gens qui se plaisaient à Paris. Il supportait assez aisément ceux qui aimaient leur campagne, encore y fallait-il être mesuré ou avoir pris ses précautions avant d'y aller passer un temps un peu long.

Cela ne se bornait pas aux personnes en charges, ou familières, ou bien traitées, ni à celles que leur âge ou leur représentation marquait plus que les autres. La destination seule suffisait dans les gens habitués à la cour. On a vu sur cela, en son lieu, l'attention qu'eut le roi à un voyage que je fis à Rouen pour un procès, tout jeune que j'étais, et à m'y faire écrire de sa part par Pontchartrain pour en savoir la raison.

Louis XIV s'étudiait avec grand soin à être bien informé de ce qui se passait partout, dans les lieux publics, dans les maisons particulières, dans le commerce du monde, dans le secret des familles et des maisons. Les espions et les rapporteurs étaient infinis. Il en avait de toute espèce: plusieurs qui ignoraient que leurs délations allassent jusqu'à lui, d'autres qui le savaient, quelques-uns qui lui écrivaient directement en faisant rendre leurs lettres par les voies qu'il leur avait prescrites, et ces lettres-là n'étaient vues que de lui, et toujours avant toutes autres choses, quelques autres enfin qui lui parlaient quelquefois secrètement dans ces cabinets, par les derrières. Ces voies inconnues rompirent le cou à une infinité de gens de tous états, sans qu'ils en aient jamais pu découvrir la cause, souvent très injustement, et le roi une fois prévenu ne revenait jamais, ou si rarement que rien ne l'était davantage.

Il avait encore un défaut bien dangereux pour les autres, et souvent pour lui-même par la privation de bons sujets. C'est qu'encore qu'il eut la mémoire excellente et pour reconnaître un homme du commun qu'il avait vu une fois, au bout de vingt ans, et pour les choses qu'il avait sues, et qu'il ne confondait point, il n'était pourtant pas possible qu'il se souvint de tout, au nombre infini de ce qui chaque jour venait à sa connaissance. S'il lui était revenu quelque chose de quelqu'un qu'il eût oublié de la sorte, il lui restait imprimé qu'il y avait quelque chose contre lui, et c'en était assez pour l'exclure. Il ne cédait point aux représentations d'un ministre, d'un général, de son confesseur même, suivant l'espèce de chose ou de gens dont il s'agissait. Il répondait qu'il ne savait plus ce qui lui en était revenu, mais qu'il était plus sûr d'en prendre un autre dont il ne lui fût rien revenu du tout.

Ce fut à sa curiosité que les dangereuses fonctions du lieutenant de police furent redevables de leur établissement. Elles allèrent depuis toujours croissant. Ces officiers ont tous été sous lui plus craints, plus ménagés, aussi considérés que les ministres, jusque par les ministres mêmes, et il n'y avait personne en France, sans en excepter les princes du sang, qui n'eût intérêt de les ménager, et qui ne le fît. Outre les rapports sérieux qui lui revenaient par eux, il se divertissait d'en apprendre toutes les galanteries et toutes les sottises de Paris. Pontchartrain, qui avait Paris et la cour dans son département, lui faisait tellement sa cour par cette vole indigne, dont son père était outré, qu'elle le soutint souvent auprès du roi, et de l'aveu du roi même, contre de rudes atteintes auxquelles sans cela il aurait succombé, et on l'a su plus d'une fois par Mme de Maintenon, par Mme la duchesse de Bourgogne, par M. le comte de Toulouse, par les valets intérieurs.

Mais la plus cruelle de toutes les voies par laquelle le roi fut instruit bien des années, avant qu'on s'en fût aperçu, et par laquelle l'ignorance et l'imprudence de beaucoup de gens continua toujours encore de l'instruire, fut celle de l'ouverture des lettres. C'est ce qui donna tant de crédit aux Pajot et aux Roullier qui en avaient la ferme, qu'on ne put jamais ôter, ni les faire guère augmenter par cette raison si longtemps inconnue, et qui s'y enrichirent si énormément tous, aux dépens du public et du roi même.

On ne saurait comprendre la promptitude et la dextérité de cette exécution. Le roi voyait l'extrait de toutes les lettres où il y avait des articles que les chefs de la poste, puis le ministre qui la gouvernait, jugeaient devoir aller jusqu'à lui, et les lettres entières quand elles en valaient la peine par leur tissu, ou par la considération de ceux qui étaient en commerce. Par là les gens principaux de la poste, maîtres et commis, furent en état de supposer tout ce qu'il leur plut, et à qui il leur plut; et comme peu de chose perdait sans ressource, ils n'avaient pas besoin de forger ni de suivre une intrigue. Un mot de mépris sur le roi ou sur le gouvernement, une raillerie, en un mot un article de lettre spécieux et détaché, noyait sans ressource, sans perquisition aucune, et ce moyen était continuellement entre leurs mains. Aussi à vrai et à faux est-il incroyable combien de gens de toutes les sortes en furent plus ou moins perdus. Le secret était impénétrable, et jamais rien ne coûta moins au roi que de se taire profondément, et de dissimuler de même.

Ce dernier talent, il le poussa souvent jusqu'à la fausseté, mais avec cela jamais de mensonge, et il se piquait de tenir parole. Aussi ne la donnait-il presque jamais. Pour le secret d'autrui, il le gardait aussi religieusement que le sien. Il était même flatté de certaines confessions et de certaines confidences et même confiance; et il n'y avait maîtresse, ministre ni favori qui pût y donner atteinte, quand le secret les aurait même regardés.

On a su, entre beaucoup d'autres, l'aventure fameuse d'une femme de nom, lequel a toujours été pleinement ignoré et jusqu'au soupçon même, qui séparée de lieu depuis un an d'avec son mari, se trouvant grosse et sur le point de le voir arriver de l'armée, à bout enfin de tous moyens, fit demander en grâce au roi une audience secrète, dont qui que ce soit ne put s'apercevoir, pour l'affaire du monde la plus importante. Elle l'obtint. Elle se confia au roi dans cet extrême besoin, et lui dit que c'était comme au plus honnête homme de son royaume. Le roi lui conseilla de profiter d'une si grande détresse pour vivre plus sagement à l'avenir, et lui promit de retenir sur-le-champ son mari sur la frontière, sous prétexte de son service, tant et si longtemps qu'il ne pût avoir aucun soupçon, et de ne le laisser revenir sous aucun prétexte. En effet, il en donna l'ordre le jour même à Louvois, et lui défendit non seulement tout congé, mais de souffrir qu'il s'absentât un seul jour du poste qu'il lui assignait pour y commander tout l'hiver. L'officier, qui était distingué, et qui n'avait rien moins que souhaité, encore moins demandé, d'être employé l'hiver sur la frontière, et Louvois qui y avait aussi peu pensé, furent également surpris et fâchés. Il n'en fallut pas moins obéir à la lettre et sans demander pourquoi, et le roi n'en a fait l'histoire que bien des années après et que lorsqu'il fut bien sûr que les gens que cela regardait ne se pouvaient plus démêler, comme en effet ils n'ont jamais pu l'être, pas même du soupçon le plus vague ni le plus incertain.

Jamais personne ne donna de meilleure grâce, et n'augmenta tant par là le prix de ses bienfaits. Jamais personne ne vendit mieux ses paroles, son souris même, jusqu'à ses regards. Il rendit tout précieux par le choix et la majesté, à qui la rareté et la brèveté de ses paroles ajoutait beaucoup. S'il les adressait à quelqu'un, ou de question, ou de choses indifférentes, toute l'assistance le regardait; c'était une distinction dont on s'entretenait et qui rendit toujours une sorte de considération. Il en était de même de toutes les attentions et les distinctions, et des préférences, qu'il donnait dans leurs proportions. Jamais il ne lui échappa de dire rien de désobligeant à personne; et s'il avait à reprendre, à réprimander ou à corriger, ce qui était fort rare, c'était toujours avec un air plus ou moins de bonté, presque jamais avec sécheresse, jamais avec colère, si on excepte l'unique aventure de Courtenvaux, qui a été racontée en son lieu, quoiqu'il ne fût pas exempt de colère; quelquefois avec un air de sévérité.

Jamais homme si naturellement poli, ni d'une politesse si fort mesurée, si fort par degrés, ni qui distinguât mieux l'âge, le mérite, le rang, et dans ses réponses quand elles passaient le « Je verrai, » et dans ses manières. Ces étages divers se marquaient exactement dans sa manière de saluer et de recevoir les révérences, lorsqu'on partait ou qu'on arrivait. Il était admirable à recevoir différemment les saluts à la tête des lignes à l'armée ou aux revues. Mais surtout pour les femmes rien n'était pareil. Jamais il n'a passé devant la moindre coiffe sans soulever son chapeau, je dis aux femmes de chambre, et qu'il connaissait pour telles, comme cela arrivait souvent à Marly. Aux dames, il ôtait son chapeau tout à fait, mais de plus ou moins loin; aux gens titrés, à demi, et le tenait en l'air ou à son oreille quelques instants plus ou moins marqués. Aux seigneurs, mais qui l'étaient, il se contentait de mettre la main au chapeau. Il l'ôtait comme aux dames pour les princes du sang. S'il abordait des dames, il ne se couvrait qu'après les avoir quittées. Tout cela n'était que dehors, car dans la maison il n'était jamais couvert. Ses révérences, plus ou moins marquées, mais toujours légères, avaient une grâce et une majesté incomparables, jusqu'à sa manière de se soulever à demi à son souper pour chaque dame assise qui arrivait, non pour aucune autre, ni pour les princes du sang; mais sur les fins cela le fatiguait, quoiqu'il ne l'ait jamais cessé, et les dames assises évitaient d'entrer à son souper quand il était commencé. C'était encore avec la même distinction qu'il recevait le service de Monsieur, et de M. le duc d'Orléans, des princes du sang; à ces derniers, il ne faisait que marquer, à Monseigneur de même, et à Mgrs ses fils par familiarité; des grands officiers, avec un air de bonté et d'attention.

Si on lui faisait attendre quelque chose à son habiller, c'était toujours avec patience. Exact aux heures qu'il donnait pour toute sa journée; une précision nette et courte dans ses ordres. Si dans les vilains temps d'hiver qu'il ne pouvait aller dehors, qu'il passait chez Mme de Maintenon un quart d'heure plus tôt qu'il n'en avait donné l'ordre, ce qui ne lui arrivait guère, et que le capitaine des gardes en quartier ne s'y trouvât pas, il ne manquait point de lui dire après que c'était sa faute à lui d'avoir prévenu l'heure, non celle des capitaines des gardes de l'avoir manquée. Aussi, avec cette règle, qui ne manquait jamais, était-il servi avec la dernière exactitude, et elle était d'une commodité infinie pour les courtisans

Il traitait bien ses valets, surtout les intérieurs. C'était parmi eux qu'il se sentait le plus à son aise, et qu'il se communiquait le plus familièrement, surtout aux principaux. Leur amitié et leur aversion a souvent eu de grands effets. Ils étaient sans cesse à portée de rendre de bons et de mauvais offices; aussi faisaient-ils souvenir de ces puissants affranchis des empereurs romains, à qui le sénat et les grands de l'empire faisaient leur cour, et ployaient sous eux avec bassesse. Ceux-ci, dans tout ce règne, ne furent ni moins comptés ni moins courtisés. Les ministres même les plus puissants les ménageaient ouvertement; et les princes du sang, jusqu'aux bâtards, sans parler de tout ce qui est inférieur, en usaient de même. Les charges des premiers gentilshommes de la chambre furent plus qu'obscurcies par les premiers valets de chambre, et les grandes charges ne se soutinrent que dans la mesure que les valets de leur dépendance ou les petits officiers très subalternes approchaient nécessairement plus ou moins du roi. L'insolence aussi était grande dans la plupart d'eux, et telle qu'il fallait savoir l'éviter, ou la supporter avec patience.

Le roi les soutenait tous, et il racontait quelquefois avec complaisance qu'ayant dans sa jeunesse envoyé, pour je ne sais quoi, une lettre au duc de Montbazon, gouverneur de Paris, qui était en une de ses maisons de campagne près de cette ville, par un de ses valets de pied, il y arriva comme M. de Montbazon allait se mettre à table, qu'il avait forcé ce valet de pied de s'y mettre avec lui, et le conduisit, lorsqu'il le renvoya, jusque dans la cour, parce qu'il était venu de la part du roi .

Il ne manquait guère aussi de demander à ses gentilshommes ordinaires, quand ils revenaient de sa part de faire des compliments de conjouissance ou de condoléances aux gens titrés, hommes et femmes, mais à nuls autres, comment ils avaient été reçus; et il aurait trouvé bien mauvais qu'on ne les eût pas fait asseoir, et conduits fort loin, les hommes au carrosse.

Rien n'était pareil à lui aux revues, aux fêtes, et partout où un air de galanterie pouvait avoir lieu par la présence des dames. On l'a déjà dit, il l'avait puisée à la cour de la reine sa mère, et chez la comtesse de Soissons; la compagnie de ses maîtresses l'y avait accoutumé de plus en plus; mais toujours majestueuse, quoique quelquefois avec de la gaieté, et jamais devant le monde rien de déplacé ni de hasardé; mais jusqu'au moindre geste, son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout décent, noble, grand, majestueux, et toutefois très naturel, à quoi l'habitude et l'avantage incomparable et unique de toute sa figure donnait une grande facilité. Aussi, dans les choses sérieuses, les audiences d'ambassadeurs, les cérémonies, jamais homme n'a tant imposé; et il fallait commencer par s'accoutumer à le voir, si en le haranguant on ne voulait s'exposer à demeurer court. Ses réponses en ces occasions étaient toujours courtes, justes, pleines et très rarement sans quelque chose d'obligeant, quelquefois même de flatteur, quand le discours le méritait. Le respect aussi qu'apportait sa présence en quelque lieu qu'il fût imposait un silence et jusqu'à une sorte de frayeur.

Il aimait fort l'air et les exercices, tant qu'il en put faire. Il avait excellé à la danse, au mail, à la paume. Il était encore admirable à cheval à son âge. Il aimait à voir faire toutes ces choses avec grâce et adresse. S'en bien ou mal acquitter devant lui était mérite ou démérite. Il disait que de ces choses qui n'étaient point nécessaires, il ne s'en fallait pas mêler, si on ne les faisait pas bien. Il aimait fort à tirer, et il n'y avait point de si bon tireur que lui, ni avec tant de grâces. Il voulait des chiennes couchantes excellentes; il en avait toujours sept ou huit dans ses cabinets, et se plaisait à leur donner lui-même à manger pour s'en faire connaître. Il aimait fort aussi à courre le cerf, mais en calèche, depuis qu'il s'était cassé le bras en courant à Fontainebleau, aussitôt après la mort de la reine. Il était seul dans une manière de soufflet, tiré par quatre petits chevaux, à cinq ou six relais, et il menait lui-même à toute bride, avec une adresse et une justesse que n'avaient pas les meilleurs cochers, et toujours la même grâce à tout ce qu'il faisait. Ses postillons étaient des enfants depuis neuf ou dix ans jusqu'à quinze, et il les dirigeait.

Il aima en tout la splendeur, la magnificence, la profusion. Ce goût il le tourna en maxime par politique, et l'inspira en tout à sa cour. C'était lui plaire que de s'y jeter en tables, en habits, en équipages, en bâtiments, en jeu. C'étaient des occasions pour qu'il parlât aux gens. Le fond était qu'il tendait et parvint par là à épuiser tout le monde en mettant le luxe en honneur, et pour certaines parties en nécessité, et réduisit ainsi peu à peu tout le monde à dépendre entièrement de ses bienfaits pour subsister. Il y trouvait encore la satisfaction de son orgueil par une cour superbe en tout, et par une plus grande confusion qui anéantissait de plus en plus les distinctions naturelles.

C'est une plaie qui, une fois introduite, est devenue le cancer intérieur qui ronge tous les particuliers, parce que de la cour il s'est promptement communiqué à Paris et dans les provinces et les armées, où les gens en quelque place ne sont comptés qu'à proportion de leur table et de leur magnificence, depuis cette malheureuse introduction qui ronge tous les particuliers, qui force ceux d'un état à pouvoir voler, à ne s'y pas épargner pour la plupart, dans la nécessité de soutenir leur dépense, et par la confusion des États, que l'orgueil, que jusqu'à la bienséance entretiennent, qui par la folie du gros va toujours en augmentant, dont les suites sont infinies, et ne vont à rien moins qu'à la ruine et au renversement général.

Rien, jusqu'à lui, n'a jamais approché du nombre et de la magnificence de ses équipages de chasse et de toutes ses autres sortes d'équipages. Ses bâtiments, qui les pourrait nombrer? En même temps, qui n'en déplorera pas l'orgueil, le caprice, le mauvais goût ? Il abandonna Saint-Germain, et ne fit jamais à Paris ni ornement ni commodité, que le pont Royal, par pure nécessité, en quoi, avec son incomparable étendue, elle est si inférieure à tant de villes dans toutes les parties de l'Europe.

Lorsqu'on fit la place de Vendôme, elle était carrée. M. de Louvois en vit les quatre parements bâtis. Son dessein était d'y placer la bibliothèque du roi, les médailles, le balancier, toutes les académies, et le grand conseil qui tient ses séances encore dans une maison qu'il loue. Le premier soin du roi, le jour de la mort de Louvois, fut d'arrêter ce travail, et de donner ses ordres pour faire couper à pans les angles de la place, en la diminuant d'autant, de n'y placer rien de ce qui y était destiné, et de n'y faire que des maisons, ainsi qu'on la voit.

Saint-Germain, lieu unique pour rassembler les merveilles de la vue, l'immense plain-pied d'une forêt toute joignante, unique encore par la beauté de ses arbres, de son terrain, de sa situation, l'avantage et la facilité des eaux de source sur cette élévation, les agréments admirables des jardins, des hauteurs et des terrasses, qui les unes sur les autres se pouvaient si aisément conduire dans toute l'étendue qu'on aurait voulu, les charmes et les commodités de la Seine, enfin, une ville toute faite et que sa position entretenait par elle-même, il l'abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage, sans air par conséquent qui n'y peut être bon.

Il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d'art et de trésors. Il y bâtit tout l'un après l'autre, sans dessin général; le beau et le vilain furent cousus ensemble, le vaste et l'étranglé. Son appartement et celui de la reine y ont les dernières incommodités, avec les vues de cabinets et de tout ce qui est derrière les plus obscures, les plus enfermées, les plus puantes. Les jardins dont la magnificence étonne; mais dont le plus léger usage rebute, sont d'aussi mauvais goût. On n'y est conduit dans la fraîcheur de l'ombre que par une vaste zone torride, au bout de laquelle il n'y a plus, où que ce soit, qu'à monter et à descendre; et avec la colline, qui est fort courte, se terminent les jardins. La recoupe y brûle les pieds, mais sans cette recoupe on y enfoncerait ici dans les sables, et là dans la plus noire fange. La violence qui y a été faite partout à la nature repousse et dégoûte, malgré soi. L'abondance des eaux forcées et ramassées de toutes parts les rend vertes, épaisses, bourbeuses; elles répandent une humidité malsaine et sensible, une odeur qui l'est encore plus. Leurs effets, qu'il faut pourtant beaucoup ménager, sont incomparables; mais de ce tout, il résulte qu'on admire et qu'on fuit. Du côté de la cour, l'étranglé suffoque, et ces vastes ailes s'enfuient sans tenir à rien. Du côté des jardins, on jouit de la beauté du tout ensemble, mais on croit voir un palais qui a été brûlé, où le dernier étage et les toits manquent encore. La chapelle qui l'écrase, parce que Mansart voulait engager le roi à élever le tout d'un étage, a de partout la triste représentation d'un immense catafalque. La main-d'œuvre y est exquise en tous genres, l'ordonnance nulle; tout y été fait pour la tribune, parce que le roi n'allait guère en bas, et celles des côtés sont inaccessibles, par l'unique défilé qui conduit à chacune. On ne finirait point sur les défauts monstrueux d'un palais si immense, et si immensément cher, avec ses accompagnements qui le sont encore davantage.

Orangerie, potagers, chenils, grande et petite écuries pareilles, commun prodigieux; enfin une ville entière où il n'y avait qu'un très misérable cabaret, un moulin à vent, et ce petit château de cartes que Louis XIII y avait fait pour n'y plus coucher sur la paille, qui n'était que la contenance étroite et basse autour de la cour de martre, qui en faisait la cour, et dont le bâtiment du fond n'avait que deux courtes et petites ailes. Mon père l'a vu et y a couché maintes fois. Encore ce Versailles de Louis XIV, ce chef-d'oeuvre si ruineux et de si mauvais goût, et où les changements entiers des bassins et de bosquets ont enterré tant d'or qui ne peut paraître, n'a-t-il pu être achevé.

Parmi tant de salons entassés l'un sur l'autre, il n'y a ni salle de comédie, ni salle de banquet, ni de bal; et devant et derrière il reste beaucoup à faire. Les parcs et les avenues, tous en plants, ne peuvent venir. En gibier, il faut y en jeter sans cesse; en rigoles de quatre et cinq lieues de cours, elles sont sans nombre; en murailles enfin qui, par leur immense contour, enferment comme une petite province du plus triste et du plus vilain pays du monde.

Trianon, dans ce même parc, et à la porte de Versailles, d'abord maison de porcelaine à aller faire des collations, agrandie après pour y pouvoir coucher, enfin palais de marbre, de jaspe et de porphyre avec des jardins délicieux; la ménagerie vis-à-vis, de l'autre côté de la croisée du canal de Versailles, toute de riens exquis, et garnie de toutes sortes d'espèces de bêtes à deux et à quatre pieds les plus rares; enfin Clagny, bâti pour Mme de Montespan en son propre, passé au duc du Maine, au bout de Versailles, château superbe avec ses eaux, ses jardins, son parc; des aqueducs dignes des Romains de tous les côtés, l'Asie ni l'antiquité n'offrent rien de si vaste, de si multiplié, de si travaillé, de si superbe, de si rempli de monuments les plus rares de tous les siècles, en marbres les plus exquis de toutes les sortes, en bronzes, en peintures, en sculptures, ni de si achevé des derniers.

Mais l'eau manquait quoi qu'on pût faire, et ces merveilles de l'art en fontaines tarissaient, comme elles font encore à tous moments, malgré la prévoyance de ces mers de réservoirs qui avaient coûté tant de millions à établir et à conduire sur le sable mouvant et sur la fange. Qui l'aurait cru? ce défaut devint la ruine de l'infanterie. Mme de Maintenon régnait, on parlera d'elle à son tour. M. de Louvois alors était bien avec elle, on jouissait de la paix. Il imagina de détourner la rivière d'Eure, entre Chartres et Maintenon, et de la faire venir, tout entière à Versailles. Qui pourra dire l'or et les hommes que la tentative obstinée en coûta pendant plusieurs années, jusque-là qu'il fut défendu, sous les plus grandes peines, dans le camp qu'on y avait établi et qu'on y tint très longtemps, d'y parler des malades, surtout des morts, que le rude travail et plus encore l'exhalaison de tant de terres remuées tuaient ? combien d'autres furent des années à se rétablir de cette contagion! combien n'en ont pu reprendre leur santé pendant le reste de leur vie! Et toutefois non seulement les officiers particuliers, mais les colonels, les brigadiers, et ce qu'on y employa d'officiers généraux, n'avaient pas, quels qu'ils fussent, la liberté de s'en absenter un quart d'heure, ni de manquer eux-mêmes un quart d'heure de service sur les travaux. La guerre enfin les interrompit en 1688, sans qu'ils aient été repris depuis; il n'en est resté que d'informes monuments qui éterniseront cette cruelle folie.

À la fin, le roi, lassé du beau et de la foule, se persuada qu'il voulait quelquefois du petit et de la solitude. Il chercha autour de Versailles de quoi satisfaire ce nouveau goût. Il visita plusieurs endroits, il parcourut les coteaux qui découvrent Saint-Germain et cette vaste plaine qui est au bas, où la Seine serpente et arrose tant de gros lieux et de richesses en quittant Paris. On le pressa de s'arrêter à Lucienne, où Cavoye eut depuis une maison dont la vue est enchantée, mais il répondit que cette heureuse situation le ruinerait, et que, comme il voulait un rien, il voulait aussi une situation qui ne lui permit pas de songer à y rien faire.

Il trouva derrière Lucienne un vallon étroit, profond, à bords escarpés, inaccessible par ses marécages, sans aucune vue, enfermé de collines de toutes parts, extrêmement à l'étroit, avec un méchant village sur le penchant d'une de ces collines qui s'appelait Marly. Cette clôture sans vue, ni moyen d'en avoir, fit tout son mérite. L'étroit du vallon où on ne se pouvait étendre y en ajouta beaucoup. Il crut choisir un ministre, un favori, un général d'armée. Ce fut un grand travail que dessécher ce cloaque de tous les environs qui y jetaient toutes leurs voiries, et d'y apporter des terres. L'ermitage fut fait. Ce n'était que pour y coucher trois nuits, du mercredi au samedi, deux ou trois fois l'année, avec une douzaine au plus de courtisans en charges les plus indispensables.

Peu à peu l'ermitage fut augmenté; d'accroissement en accroissement les collines taillées pour faire place et y bâtir, et celle du bout largement emportée pour donner au moins une échappée de vue fort imparfaite. Enfin, en bâtiments, en jardins, en eaux, en aqueducs, en ce qui est si connu et si curieux sous le nom de machine de Marly, en parc, en forêt ornée et renfermée, en statues, en meubles précieux, Marly est devenu ce qu'on le voit encore; tout dépouillé qu'il est depuis la mort du roi. En forêts toutes venues, et touffues qu'on y a apportées en grands arbres de Compiègne, et de bien plus loin sans cesse, dont plus des trois quarts mouraient, et qu'on remplaçait aussitôt; en vastes espaces de bois épais et d'allées obscures, subitement changées en immenses pièces d'eau où on se promenait en gondoles, puis remises en forêts à n'y pas voir le jour dès le moment qu'on les plantait, je parle de ce que j'ai vu en six semaines; en bassins changés cent fois; en cascades de même à figures successives et toutes différentes; en séjours de carpes, ornés de dorures et de peintures les plus exquises, à peine achevées, rechangées et rétablies autrement par les mêmes maîtres, et cela une infinité de fois; cette prodigieuse machine, dont on vient de parler, avec ses immenses aqueducs, ses conduites et ses réservoirs monstrueux, uniquement consacrée à Marly sans plus porter d'eau à Versailles; c'est peu de dire que Versailles tel qu'on l'a vu n'a pas coûté Marly .

Que si on y ajoute les dépenses de ces continuels voyages, qui devinrent enfin au moins égaux aux séjours de Versailles, souvent presque aussi nombreux, et tout à la fin de la vie du roi le séjour le plus ordinaire, on ne dira point trop sur Marly seul en comptant par milliards.

Telle fut la fortune d'un repaire de serpents et de charognes, de crapauds et de grenouilles, uniquement choisi pour n'y pouvoir dépenser. Tel fut le mauvais goût du roi en toutes choses, et ce plaisir superbe de forcer la nature, que ni la guerre la plus pesante, ni la dévotion ne put émousser.

NOTE I. LE CARDINAL DE BOUILLON. §

Il ne sera pas inutile de rapprocher de ce passage, où Saint-Simon résume (p. 22 et suiv. de ce volume) la vie du cardinal de Bouillon, un ouvrage intitulé: Apologie de M. le cardinal de Bouillon, écrite par lui-même. « C'était l'abbé d'Anfreville, dit le président Hénault, qui en était l'auteur. La lecture en est curieuse et infiniment agréable. »

On trouve aussi, dans les Nouveaux portraits des personnes qui composent la cour de France (1706), un morceau où le cardinal de Bouillon est présenté sous les traits les plus favorables. Je transcrirai ici ce portrait, qui est assez court: « Ce prélat était né pour être plus heureux, ayant autant de mérite que de naissance. Il a brillé dans le monde par ses belles qualités, et encore plus par ses disgrâces. Son dernier malheur fait sa gloire: bon parent, il s'est sacrifié pour sa famille; excellent sujet, il a paru aussi sensible à la colère de son prince qu'il a de zèle pour son service; et, tout utile, tout important qu'il était à l'État, il a mieux aimé s'exiler que de désobéir à son roi. Il s'est fait estimer des grands et s'est fait adorer des petits. Il doit une partie de son élévation à un oncle, dont le nom et le mérite seront immortels; mais il ne doit qu'à soi-même sa réputation. Tous ceux qui connaissent Son Éminence la plaignent, et il n'y a pas un honnête homme qui ne lui souhaite autant de bonheur qu'il y a de travers et de bizarrerie dans son sort. »

 

NOTE II. LE GARDE DES SCEAUX CHAUVELIN. §

Saint-Simon parle plusieurs fois, et notamment p. 84 de ce volume, de Chauvelin, qui devint garde des sceaux et joua un grand rôle sous Louis XIV. J'ai réuni dans cette note quelques renseignements sur ce personnage.

Germain-Louis Chauvelin, né le 26 mars 1685 conseiller au grand conseil le Ier décembre 1706, maître des requêtes le 31 mai 1711, avocat général au parlement de Paris en 1715, président à mortier le 5 décembre 1718, garde des sceaux de France le 17 août 1727, puis ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères, fut disgracié le 20 février 1737, et exilé à Bourges. Il était seigneur de Grisenoy ou Grisenois en Brie. Il est probable que ce nom se prononçait alors Grisenoire, car Saint-Simon (p. 85) et l'auteur que nous allons citer appellent tous deux Chauvelin Grisenoire.

Le marquis d'Argenson, qui avait connu le garde des sceaux Chauvelin, en a tracé le portrait suivant dans ses Mémoires autographes et inédits:

« Novembre 1730. — Pour définir le garde des sceaux Chauvelin, vous saurez qu'il n'y a jamais eu au monde plus habile homme pour ses propres affaires, pour les travailler en grand, pour faire une grande et belle fortune, pour y aller par des moyens plus sûrs; mais il est en toutes choses le centre de son cercle, sa fin dernière, l'objet final de toutes ses méditations. S'il lui restait un peu de volonté pour ses charges, cela irait; mais jamais cela ne sera. Il faut que son esprit soit fort juste, mais peu élevé, vu la fin à laquelle il s'est borné pour faire usage de tant de moyens. Il me prend envie de parler plus à fond de lui et de sa fortune.

« Il haïssait beaucoup son frère aîné, qui avait un mérite si brillant qu'on en était ébloui . Partie de cette haine, partie d'une saine politique, il embrassa le parti contraire aux jésuites, pour se trouver sur ses pieds si malheur arrivait aux intrigues de son frère. Ce frère mourut; notre cadet se rendit grand travailleur, quitta les belles-lettres, les bons airs, les chevaux; car il prétendait à bonnes fortunes et dansait bien; il était le beau Grisenoire. Il est vrai que ses voluptés se concentraient dans la fortune: il eut les bonnes grâces de Mme de Bercy, parce qu'elle était fille de M. Desmarets .

« Il fit la charge d'avocat général plus en homme qui veut cheminer qu'en homme qui veut passer pour un grand avocat général, et ainsi a-t-il suivi dans ses charges. Corneille dit:

Mais quand le potentat se laisse gouverner,
Et que de son pouvoir les grands dépositaires
N'ont pour raison d'État que leurs propres affaires, » etc.

« Il épousa une héritière. Mlle des Montées, grande et bien faite, avait eu des affaires; elle s'était entêtée d'un officier sans bien, [et] voulait l'épouser légitimement; elle était galante. Son père était négociant d'Orléans; il y faisait bon. Ce Grisenoire intrigue obscurément, l'épouse. Il l'a tendue extérieurement si exemplaire qu'elle est aimée et admirée de la cour. Il s'est appliqué à la réformer, y a mis tout son temps; il ne la quittait pas d'un pas, étant chargé d'affaires, la veillait dans la maison où elle soupait. Il la suit encore, lui a ôté le rouge, en sorte qu'elle n'en a plus qu'au bout du nez. Il change ses femmes, ses valets de chambre, se fait rendre compte un beau matin des hardes de madame par sa femme de chambre; elle est chassée avant le réveil de madame; il interrompt une affaire d'État pour cela; c'est merveille.

« Or le garde des sceaux doit être, de cela, ou un très médiocre génie, ou un très grand, mais qui embrasse des choses bien petites, puisque cela le jette dans de telles pauvretés; et ne doutez pas qu'il ne soit petit dans cette détermination; car n'en vouloir qu'à son propre bien si grossièrement, c'est aller contre son propre bien. Il ne se fera grand qu'à la financière.

« Il devint président à mortier par la plus belle intrigue de blanchisseuse et du Pont-aux-Choux qu'on ait jamais suivie. M. de Bailleul s'ennuyait autant de sa charge qu'elle s'ennuyait de lui; il fallait pourtant le déterminer à vendre. Ce président-là était tombé dans une telle crapule et obscurité qu'il ne vivait que parmi des blanchisseuses et joueurs de boule. M. Chauvelin gagna ces puissances et eut la charge à bon marché. Tirons le rideau, faute de le savoir, sur le moyen dont se servent ces messieurs du parlement pour se rendre si utiles à la cour; celui qui s'y rend le plus agréable ne peut éviter de vendre sa compagnie, de l'espionner, etc. Il est sûr que notre héros tira grand parti de sa charge pour avoir bien du crédit à la cour. Il fit les affaires des grands seigneurs; il s'adonna à MM. de Beringhen, dont il était un peu parent. [A la mort] de M. le duc d'Aumont, son parent par le même endroit, qui est par les Louvois, il fut tuteur du petit duc d'Aumont. Il rangea à merveille ses affaires délabrées; il est habile économe. Par les Beringhen, il eut le maréchal d'Huxelles, qui aimait les beaux garçons .

« Il voulait parvenir sous le régent. Ce prince disait que tout lui parlait Chauvelin; les pierres mêmes lui répétaient ce nom ennuyeux pour lui. Il apportait tous ces grands seigneurs et leurs créatures pour lui en dire du bien et le demander pour ministre. Il lui fallait encore plus de bien qu'il n'en avait: il agiota; son garçon agioteur fut des Bonnelles, maître des requêtes, et depuis à la Bastille; et il a renié ce pauvre fripon dès qu'il a pu le servir. Il a paru dans ses places crasseux et honorable, plaçant assez bien sa dépense pour être comme tout le monde, et faisant passer pour modération ce que la lésine lui fait se refuser. Il affecte un air de bon et ancien magistrat de race, surtout en ne découchant jamais d'avec sa femme; il trouve que cela sied bien. Il se vante sans doute beaucoup à ses maîtres de n'avoir pas de maîtresse, quoique toujours beaucoup plus vigoureux qu'un autre; car personne n'est plus adroit que lui à tout exercice, à faire des armes, à la chasse, à monter à cheval, à jouer à l'hombre, à chanter, à plaire aux dames et à les servir. C'est un Candale et un Soyecourt ; et, à son dire, tant de talents il les enfouit pour ne servir que l'État et reconnaître les bienfaits de son maître, M. le cardinal de Fleury.

« Le régent mourut sans qu'il y eût rien à faire pour lui. Le temps de M. le Duc lui parut un feu de paille. Il s'attacha à M. de Fréjus, depuis cardinal de Fleury; et voyant qu'il fallait s'y attacher, il ne s'y adonna pas médiocrement. Ce cardinal, vieux et rempli de l'esprit des femmes, est jaloux au scrupule des attachements qu'on lui marque; une bagatelle peut faire tout échouer. Le maréchal d'Huxelles le produisit beaucoup, et le produit fit le reste à merveille. Ce vieux b...... de maréchal obtint permission du cardinal d'en faire un homme d'État et un personnage; il lui apprit les secrets de l'État, le mit au fait de la situation présente des affaires étrangères .

« M. Chauvelin avait un avantagé dont on tira en cette occasion un parti extrême. Peu M. de Harlay lui avait légué ses nombreux et précieux manuscrits sur le droit public. Le Chauvelin en fit des tables en les mettant en ordre: cela s'arrangeait sur de petites cartes de la plus jolie façon. Il y employait tous ses amis; l'abbé de Laubruyère y travailla beaucoup, et en a eu l'évêché de Soissons. M. Chauvelin est effectivement grand travailleur par goût, et d'une assiduité surprenante; il travaillait autant avant d'être en place que depuis qu'il y est. Dès qu'il avait dîné, il regagnait le cabinet, et y restait jusqu'à ce qu'on l'avertît qu'on eût servi le dessert chez sa femme; et il ne soupe pas depuis longtemps; ce qui est encore une petite chose qui suit le grand homme. Remarquez ce que c'est que de ressembler aux grands hommes par les petites choses.

« Il résulta de toutes ces cartes écrites au dos un gros livre de table universelle du droit public. On publiait que le président Chauvelin ne travaillait qu'au droit public; il n'était pas à sa chaise percée qu'on ne dit d'abord qu'il travaillait à ce droit; cela faisait frémir sur l'engagement de se faire président à mortier, d'être de ces gens qui veillent tant pour nous tandis que nous dormons. On fit accroire au vieux cardinal que M. Chauvelin avait tout appris dans ses cartes; et en effet il avait appris dans ce bureau typographique summa rerum capita, et assez pour ne paraître pas neuf à un ignorant, cachant avec adresse ce qu'il ignorait. Le cardinal conçut une forte résolution de mettre un tel homme en place, et de signaler son ministère en donnant au roi un bras droit si nerveux. On arrangea cette affaire-là; on déposséda les Fleuriau dans le temps que le ministère de M. de Morville commençait à aller un peu passablement; on fit revenir M. le chancelier pour lui faire l'affront de morceler sa charge. Ce n'est pas là le cas où volenti non fit injuria.

« Le prétexte de forme pour ôter la charge de garde des sceaux à M. d'Armenonville sans sa démission, quoique cette charge fût créée par édit, ce prétexte fut beau et heureux pour l'autorité royale; il consista en ce que cette charge n'avait été créée pour mon père que par édit enregistré à un lit de justice, au lieu que la nouvelle charge qu'on créa pour le Chauvelin le fut par édit enregistré volontairement au parlement. Le parlement fit une députation au chancelier pour savoir s'il permettait cette création; il dit que oui, le bon homme; et le parlement surpris enregistra. M. Chauvelin y avait conservé du crédit; il leur fit accroire qu'il leur rendrait de grands services près du trône, et on a pu juger s'il a tenu sa parole.

« En place, il ne s'est mêlé de rien en apparence, et de tout au monde en réalité. Il s'est fait haïr des étrangers et du public. Il a fait le misérable traité de Séville, misérable parce que nous ne voulions pas l'exécuter, et que c'est un embarquement violent pour ne faire que cacades, paroles de pistolet et actions de neige. Il a rejeté toutes les actions de couardise sur la bénignité du cardinal, et qu'on n'a jamais pu [lui] persuader la moindre action virile; cela est incroyable. Il a fait l'inouïe action de trahir le marquis de Brancas, en montrant à l'ambassadeur d'Espagne les lettres que lui écrirait ce notre ambassadeur. On n'a rien vu de bien de lui, pas même dans la conduite de la librairie.

« Il se vante d'écrire tout de sa main, et il se rompt l'estomac assis à son bureau; petitesse de génie, étendue d'avidité. Ce qu'il a fait de bien a été de s'enrichir magnifiquement. Il y a un secret d'État qui est que les Anglais donnent gros à nos ministres.

« Il a acheté Grosbois de M. Bernard, et quand ç'a été à payer, il a montré des billets de Bernard fils qu'il ne pouvait avoir acquis que sur la place; car il agiote mieux que jamais, ce grand magistrat. Il s'est vanté à moi d'avoir donné de cette terre un prix extravagant, pour satisfaire un certain amour local qu'il avait conçu pour cette maison, y allant de jeunesse chez M. d'Harlay. Il faut bien souffrir de telles insultes qu'on vous fait en face par ces mensonges, dont on sait évidemment le contraire; mais on est appelé à cette vocation-là.

« C'est lui qui soutient sous main les avocats dans leur rébellion et les jansénistes; car il embarque des entreprises pour les voir échouer, et par là les partis qu'on voudrait abattre se fortifient étrangement. Il se moque de son allié le cardinal de Bissy, et quoique des sots aient cru qu'il cheminât par lui, jusques ici il n'a pas fait une faute contre sa fortune, et j'attends le dénouement d'une si monstrueuse habileté comme d'une pièce difficile à terminer. Il chemine sous terre comme taupe; il paraît séparé de toute la cour, et il a des souteneurs tout prêts à le porter au pinacle des que le cardinal sera retiré. On dit que c'est la maison de Condé qu'il s'est attachée, et que les actions de la compagnie des Indes en sont l'instrument. Pauvre royaume, qu'as-tu fait à Dieu pour être ainsi foulé aux pieds? »

Ce passage avait été écrit au mois de novembre 1730. Dans la suite, le marquis d'Argenson ajouta en marge: « Depuis ceci, j'ai connu davantage M. le garde des sceaux, et j'ai trouvé qu'une partie de tout ceci était faux, et qu'il méritait de vrais éloges sur son génie, sa vertu et son amour pour le bien de l'État. » On voit en effet, par des passages subséquents des Mémoires du marquis d'Argenson, que son opinion sur Chauvelin s'était modifiée. Il écrivait en janvier 1737: « M. le garde des sceaux est un homme plus franc qu'on ne s'imagine; et voilà comme les hommes jugent mal par leurs préventions et de légères apparences. Je dirai même avec certitude, et après une forte épreuve, que c'est un des hommes les plus francs que j'aie jamais connus, le seul de cette sorte qui ait peut-être jamais paru à la cour; car il ne dissimule point ses haines, et voilà ce qui conduit à lui prêter des défauts qu'il n'a pas. Or, il n'aime pas tout le monde; il méprise quantité de gens, et ne cache pas son dessein de les écarter des affaires; et cela prenant ces gens-là dans le retranchement de leur amour-propre, les pousse à plus de vengeance et de fureur que si M. Chauvelin s'en tenait à la simple haine ordinaire et personnelle, avec désir de vengeance; mais comme il s'éloigne de ces gens-là par pure mésestime, il n'est pas vindicatif, quelque injure personnelle qu'il ait reçue, et se contente d'éloigner des affaires et des places ceux qu'il méprise, ainsi que ceux qui l'ont offensé. Certainement je parle là d'une grande vertu ajoutée à une autre: savoir être franc, et de n'être pas vindicatif.

« Mais voici son grand défaut. C'est un cadet de nobles: il a fallu percer à la fortune par quelques manèges nécessaires. Ces manèges n'ont été odieux en rien, mais on y a pris cependant quelques habitudes de finesse et de ce qu'on appelle air de brigandage, entre autres celui de caresses, n'étant pas caressant ni tendre naturellement; car c'est un homme bilieux, un sage, un philosophe, un homme vertueux naturellement, aimant la patrie et les honnêtes gens, un législateur digne de l'ancienne Grèce; voilà ce qu'il est naturellement, faisant du bien aux autres par rectitude d'esprit, et non par attendrissement de coeur; et étant pétri ainsi par la nature, il a cru devoir se replier aux caresses pour avoir des femmes dans sa jeunesse, et pour s'attirer des amis à qui il fût utile et qui le fussent à son avancement; d'où est arrivé que, par des caresses forcées, spirituelles et bilieuses, il a toujours passé le but dans les sentiments témoignés et dans les promesses faites depuis qu'il est en place, et quand il a voulu obtenir quelque chose de quelqu'un, il a également donné dans cet excès de promettre plus de beurre que de pain; ce qui lui a attiré des ennemis de ceux même à qui il faisait du bien, et a fortiori des autres, à qui il n'en faisait pas.

« Et voilà la vraie source du peu de justice à lui rendue sur la franchise, puisqu'on l'a fait passer au contraire pour un homme qui fourbait du matin au soir, tandis que je soutiendrai que c'est l'homme le plus franc que j'aie jamais connu, et je n'aime les hommes et les femmes que tels. »

NOTE III. ANNE D'AUTRICHE ET MAZARIN. §

Saint-Simon a caractérisé brièvement, mais avec force et vérité, les relations d'Anne d'Autriche et de Mazarin. On l'a vu, dit-il, en parlant de ce ministre, maltraiter la reine mère en la dominant toujours (p. 170 du présent volume). La correspondance de Mazarin prouve, en effet, qu'il avait pris un grand ascendant sur Anne d'Autriche, et qu'il la traitait parfois avec une certaine rudesse. Comment expliquer cette domination du ministre sur sa souveraine? La question est délicate, et l'histoire ne doit pas la résoudre avec la légèreté des pamphlétaires de la Fronde. Ce que l'on peut du moins affirmer et prouver par des pièces d'un caractère authentique, c'est que la correspondance d'Anne d'Autriche et de Mazarin n'a nullement le caractère d'une correspondance officielle. J'ai réuni ici un certain nombre de lettres écrites par Anne d'Autriche à Mazarin pendant les années 1653, 1654 et 1655. On trouvera aussi, à la suite, deux lettres de Mazarin, où perce un sentiment de jalousie et de mécontentement qui justifie parfaitement la phrase de Saint-Simon. Ces documents mettront sur la voie d'une solution probable; mais, avant de se prononcer, il sera utile d'en rassembler encore beaucoup d'autres enfouis dans les archives et les bibliothèques.

Mazarin, qui était rentré en France à la fin de l'année 1652, eut la coquetterie de se faire attendre quelque temps. Il alla rejoindre le maréchal de Turenne, qui prit plusieurs places sur la frontière septentrionale de la France. Cette campagne se prolongea pendant le mois de janvier 1653. Anne d'Autriche écrivit à cette époque plusieurs lettres au cardinal .

« 9 janvier 1653.

« Votre lettre que j'ai reçue du 24 [décembre 1652] m'a mise bien en peine, puisque 15 a fait une chose que vous ne souhaitiez pas; mais vous pouvez être assuré que ce n'a pas été à intention de vous déplaire.... 15 n'a ni n'est capable d'avoir d'autres desseins que ceux de plaire à 16 ; et 15 (la reine) ne sera point en repos qu'il ne sache que 16 (Mazarin) n'a pas trouvé mauvais ce qu'il a fait, puisque non seulement il ne voudrait pas lui déplaire en effet, mais seulement de la pensée qui n'est employée guère qu'à songer à la chose du monde qui est la plus chère à qui est . »

Comme l'absence de Mazarin se prolongeait, la reine lui écrit la lettre suivante où perce autre chose que de l'impatience:

« 26 janvier 1653.

« Je ne sais plus quand je dois attendre votre retour, puisqu'il se présente tous les jours des obstacles pour l'empêcher. Tout ce que je vous puis dire est que je m'en ennuie fort et que je supporte ce retardement avec beaucoup d'impatience, et si 16 (Mazarin) savait tout ce que je souffre sur ce sujet, je suis assuré qu'il en serait touché. Je le suis si fort [touchée] en ce moment que je n'ai pas la force d'écrire longtemps ni ne sais pas trop bien ce que je dis. J'ai reçu vos lettres tous les jours, et sans cela je ne sais ce qui arriverait. Continuez à m'en écrire aussi souvent, puisque vous me donnez du soulagement en l'état où je suis. jusques au dernier soupir. Adieu je n'en puis plus lui sait bien de quoi. »

« 29 janvier 1653.

« Je viens de recevoir de vos lettres du 21 [janvier], en quoi vous me donnez espérance de vous revoir, mais jusqu'à ce que je sache le jour positivement je n'en croirai rien, car j'ai été trompée bien des fois. Je le souhaite fort, et je vous assure que vous ne le serez jamais [trompé] de , puisque c'est la même chose que . »

Les deux lettres suivantes, adressées à Mazarin, qui était à l'armée avec Louis XIV, doivent être de 1654 (probablement août).

« Puisque c'est par raison et non par volonté que vous ne revenez pas, je ne trouve rien à redire. Je veux grand mal aux destinées de vous obliger à demeurer plus longtemps que je ne voudrais, et vous croirez aisément que je ne suis point jalouse, quand je vois le confident et ce qu'il aime ici. »

« Ce dimanche au soir.

« Ce porteur m'ayant assuré qu'il irait fort souvent, je me suis résolue de vous envoyer ces papiers, et vous dire que, pour ce retour que vous me remettez, je n'ai garde de vous en rien demander, puisque vous savez bien que le service du roi m'est bien plus cher que ma satisfaction. Mais je ne puis qu'empêcher de vous dire que je crois que, quand l'on a de l'amitié, la vue de ceux que l'on aime n'est pas désagréable, quand ce ne serait que pour quelques heures. J'ai bien peur que l'amitié de l'armée soit plus grande que toutes les autres. Tout cela ne m'empêchera pas de vous prier d'embrasser de ma part notre ancien ami, et de croire que je serai toujours celle que je dois, quoi qu'il arrive . »

En 1655, pendant une nouvelle absence de Mazarin, Anne d'Autriche lui écrivit les lettres suivantes:

« A la Fère, ce 12 août 1655.

« Votre lettre du 8 août a été reçue plus tôt que celle du 9, puisque l'une le fut hier et l'autre aujourd'hui. J'en étais en peine; car, comme je suis assurée que vous m'écrivez tous les jours, cela me manquait. Elle est arrivée, et il n'y en a eu pas une de perdue. J'attends Gourville qui n'est pas encore arrivé, et vous croirez bien que ce n'est pas sans quelque impatience, puisque je dois savoir vos résolutions par lui. J'ai vu un gentilhomme que M. de Marillac envoie au roi, et comme il y a tant de difficulté à l'aller trouver où il est, je lui ai dit de s'en retourner à Paris trouver son maître, et aussi que je me chargeais d'envoyer sa lettre et que lui renverrais la réponse, afin que je la lui fasse tenir. J'ai vu que les lettres vont si sûrement par le soin que Bridieu en prend que je me suis résolue d'envoyer la présente au confident, croyant qu'il ne sera pas fâché de l'avoir, et que au pis aller ils ne gagneront rien ni la curiosité ne sera pas trop satisfaite, puisqu'il me semble qu'ils ne comprendront pas pour qui elle est.

« Je vous envoie un billet en chiffre qui vient de Paris. Il est venu fort vite; car je reçus l'original dès hier au soir. Vous ne serez pas fâché à mon avis de voir ce qui est dedans. Pour moi, je ne l'ai pas été, et cela me fait résoudre à la patience, en cas qu'il fût nécessaire de l'avoir, puisque le lieu où est le confident ne plaît nullement et donne de la crainte qu'il ne passe plus avant. Pour moi, je le souhaite de tout mon cœur, et n'en doute pas puisqu'il suivra vos sentiments, que je suis assurée être comme il faut. Les miens seront toujours d'être . C'est tout ce que j'ai à vous dire pour cette fois, et que vous embrassiez le confident pour moi, puisque je ne le puis pas faire encore. Siron fera tout ce que vous lui mandez le plus tôt qu'il se pourra. »

« A la Fère, 13 août 1655.

« Vous m'avez donné une grande joie par votre lettre du 10 [août] de l'espérance de vous revoir dans cinq ou six jours. Je ne vous en dirai pas davantage sur ce sujet; car vous n'en douterez pas. Nous attendons toujours Gourville. Je crois que, si vous l'avez dépêché quand vous me mandez, il sera ici aujourd'hui. Vous me faites bien du plaisir de me dire que le confident est satisfait des soins que je prends pour lui. J'en recevrai beaucoup pour moi toutes les fois que je trouverai moyen de l'obliger. La boîte de corail a été donnée et l'on a été fort aise de l'avoir. Je n'ai rien à ajouter à la lettre d'hier, par où il me semble que je mande bien des choses. Nogent est ici depuis deux jours; je ne vous en dis rien; car lui écrit tout ce qui se peut écrire au monde. Embrassez le confident et croyez-moi de tout mon cœur . »

« A la Fère, ce 13 août 1655.

« Enfin Gourville est arrivé cette après-dînée, et m'a rendu vos lettres du 11 et du 12, et dit ce que vous lui aviez donné charge de me dire. Il m'a tiré d'une grande peine en me le disant, et vous m'en avez sauvé une furieuse en faisant, par raison, consentir le confident à demeurer au Quesnoy, pendant que l'armée se promènera. Je prie Dieu que sa promenade soit telle que je la lui souhaite J'ai été ravie d'avoir vu dans une de vos lettres que mes sentiments aient été pareils aux vôtres pendant la visite que le confident me voulut faire, puisque j'aime mieux ce qui est de sa gloire et de son service que mon contentement particulier. Je m'assure que vous n'en doutez pas. J'attendrai donc avec patience que ses affaires lui permettent de venir et remets à vous d'en juger, quand il sera temps; car il me semble que vous jugez assez bien de toutes choses et que le mal de tête que vous avez eu ne vous en a pas empêché. Je suis bien aise que vous ne l'ayez plus, et si vous avez autant de santé que je vous désire, vous serez longtemps sans avoir aucun mal.

« Je ne sais si, à la fin, la quantité de mes lettres ne vous importunerait point. Voici la deuxième d'aujourd'hui; mais, si vous êtes aussi aise d'en recevoir que [moi de] vous, je suis bien assurée qu'elles ne le feront point. Je suis bien aise que les cavaliers de Guise s'acquittent si bien de leurs voyages.... Ceux qui portent cette lettre sont venus avec Gourville qu'il a amenés exprès, afin que vous sachiez son arrivée et sa diligence. Pour des nouvelles d'ici, après toutes celles que Nogent a mandées, il serait difficile d'en dire aucune. C'est pourquoi je m'en remets entièrement à ce qu'il en a écrit. Dites au confident que je suis bien aise qu'il se souvienne de ce que je lui dis en partant et qu'il s'en acquitte, puisque, de lui, lui viendra tout son bonheur, et que lui en souhaitant beaucoup comme je fais, je suis fort aise qu'il fasse ce qu'il faut pour cela. Je ne lui écris point puisque aussi bien il faut que vous soyez l'interprète de ma lettre, qui sera pour tous deux ; mais je la finis en vous priant toujours d'une même chose, qui est de l'embrasser bien pour moi et de croire que je serai tant que Je vivrai . »

Les lettres de Mazarin à la reine sont d'un tout autre ton. Malgré la phraséologie sentimentale, il y perce un peu d'aigreur et de jalousie. Telle est, du moins, l'impression qui me paraît résulter des lettres suivantes écrites en 1659 :

« A Saint-Jean de Luz, 1er novembre.

« Je viens de recevoir votre lettre du 28 du passé, et je suis au désespoir de vous avoir donné sujet de me faire un si grand éclaircissement, lequel, au lieu de me consoler, me donne encore plus de peine, voyant que l'affection que vous avez pour la personne ne vous permet pas de croire qu'elle soit capable de faire jamais aucune faute. Je vous supplie d'avoir la bonté de me pardonner, si j'ai pris la hardiesse de vous en parler, vous promettant de ne le faire de ma vie et de souffrir avec patience l'enfer que cette personne me fait éprouver. Je vous dois encore davantage que cela, et, quand je devrais mourir mille fois, je ne manquerai pas aux obligations infinies que je vous ai, et, quand je serais assez méchant et ingrat pour le vouloir, l'amitié que j'ai pour vous, qui ne finira pas même dans le tombeau, m'en empêcherait.

« Je souhaiterais vous pouvoir encore dire davantage, et, s'il m'était permis de vous envoyer mon cœur, assurément vous y verriez des choses qui ne vous déplairaient pas et plus dans cet instant que je vous écris qu'il n'a jamais été, quoique je voie, par la lettre que vous m'avez écrite, que vous avez oublié ce qu'il vous plut me dire avec tant de bonté à Paris, lorsque nous parlâmes si à fond sur le sujet de la même personne, laquelle a toujours été la seule cause de mes plaintes et du déplaisir que vous en avez témoigné en diverses rencontres.

« Mais il ne faut pas vous importuner davantage, et je dois me contenter des assurances que vous me donnez de votre amitié, sans prétendre vous gêner à n'en avoir pas pour cette personne, puisqu'il vous plaît de nous conserver tous deux à votre service. Je vous conjure de nouveau à genoux de me pardonner, si je vous donne du chagrin en vous ouvrant mon cœur qui ne vous cachera jamais rien, et je vous confirme que, si je devais vivre cent ans, je ne vous en dirai jamais un seul mot et que je serai toujours le même à votre égard avec certitude que vous n'aurez pas en aucun temps le moindre sujet de douter de ma passion extrême pour votre service, ni de mon amitié qui n'aura jamais de semblable si les anges me veulent rendre justice le croyant ainsi, et je vous supplie de me rendre de bons offices auprès d'eux, vous protestant, comme si j'étais devant Dieu, que je les mérite. »

Mazarin revient sur le même sujet dans une lettre du 20 novembre 1659:

« Je reconnais bien qu'à moins que les anges vous eussent inspiré de m'écrire une lettre si obligeante que celle que je viens de recevoir du 7 du courant, il vous était impossible de la former avec des termes si tendres et si avantageux pour moi qui ne désire aucune chose avec plus de passion que d'être toujours assuré de l'honneur de votre amitié. Je vous déclare encore une fois que rien n'est capable de m'en faire douter, quelque chose qui puisse arriver. Mais je vous avoue à même temps que vous me combleriez d'obligations, si vous aviez la bonté un jour de vouloir apporter quelque remède à ce que vous savez qui me fait de la peine et qui me la fera toute ma vie. Je vous conjure de vous souvenir de ce qu'il vous a plu de me faire espérer sur ce sujet, et qu'assurément la passion et la fidélité que j'ai pour vous et pour la moindre de vos satisfactions mérite bien que vous songiez un petit à guérir la maladie, qui, sans votre assistance, sera incurable.

« Vous en avez eu depuis peu de jours une belle occasion, ayant vu plusieurs lettres de la cour qui portaient que la personne dont est question vous avait bien fâchée par des emportements qui étaient fort contre le respect que tout le monde vous doit, et pour une affaire dont il n'y a qui que ce soit qui ne la condamne, outre que l'ouverture de la cassette sera de grand préjudice, puisqu'il fera public ce que du Bosc y avait laissé pour servir le confident en ce que vous savez. Je vous réplique que tout le monde témoigne d'être scandalisé du procédé de ladite personne, et chacun sachant qu'elle ne m'aime pas, et voyant que vous avez la bonté de souffrir la hauteur avec laquelle elle se conduit avec sa propre maîtresse, tous tirent une conséquence qu'elle a tout pouvoir avec vous.

« Je vous demande pardon de ce que je prends la liberté de vous écrire sur cette matière, puisque cela ne procède que de l'amitié et de la confiance que j'ai aux anges, qui seront toujours les maîtres d'en user en cela et en tout ce qui me regardera, comme ils voudront, sans que je change jusqu'à la mort d'être ce que je vous dois. En quoi vous ne m'avez pas beaucoup d'obligation, puisque, quand même je le voudrais, il me serait impossible de l'exécuter. Mais j'ai grande joie de savoir que je ne le pourrai et je ne le voudrai jamais. »

Quelle personne Mazarin désigne-t-il dans ces lettres? Les écrivains du temps ne donnent à cet égard aucune explication; mais on voit par des lettres inédites de Bartet à Mazarin qu'il s'agit de Mme de Beauvais, femme de chambre de la reine, que Mazarin avait déjà fait éloigner de la cour, mais qui y était revenue avec plus de crédit qu'auparavant. Peut-être aussi Mazarin a-t-il en vue l'écuyer de la reine, Beaumont; ce qui expliquerait mieux certaines expressions de ses lettres. Voici le passage de la lettre de Bartet qui peut jeter quelque lumière sur l'intérieur de cette cour. Il écrivait à Mazarin le 16 octobre 1659:

« Je ne sais si la reine vous écrira qu'elle a ici une affaire sur les bras avec Mme de Beauvais, qu'il est juste que vous sachiez que j'ai vue commencer et non pas finir, puisqu'elle dure encore. Elle vous divertira assurément. Votre Éminence la trouvera ridiculosa.

« Sa Majesté apprit à Nérac la mort du pauvre M. du Bosc. D'abord M. de Beaumont, son écuyer, lui dit qu'il y avait dans sa cassette, qui était avec celles de la reine, trois cents louis d'or en espèces qui lui appartenaient, et montra pour cela le billet de M. du Bosc, et la supplia de trouver bon qu'il les prît. La reine répliqua qu'elle n'en doutait pas; que, s'ils y étaient, elle lui répondait qu'il n'y perdrait rien; mais qu'elle ne voulait point ouvrir la cassette qu'en présence de Votre Éminence ou au moins que vous ne fussiez de retour.

« M. de Beaumont ne parut point satisfait de ce retardement-là, et demanda à la reine qu'il plût à Sa Majesté de lui assurer son argent sur la charge de M du Bosc. La reine le refusa et lui dit qu'elle ne se mêlait point de sa charge. Mme de Beauvais se mêla en tout cela pour favoriser M. de Beaumont avec beaucoup de bruit et à diverses fois. La reine s'en défendit toujours et lui résista, en sorte qu'on partit de Nérac et que la cassette ne fut point ouverte.

« Hier au soir la reine jouant à la bête, Monsieur, ayant découvert que la cassette était perdue, ou bien ceux qui l'avaient détournée l'ayant laissé pénétrer à Monsieur, afin que cela allât à la reine pour en voir l'effet d'un peu loin, dit tout haut parlant à Sa Majesté que l'âme du pauvre du Bosc avait emporté sa cassette, et que Beaumont avait perdu ses trois cent cinquante pistoles.

« La reine s'émut assez et il lui entra d'abord dans l'esprit, comme il a paru depuis, que c'était Beaumont qui l'avait fait prendre pour ravoir son argent, et que Mme de Beauvais, ayant parlé pour lui à Nérac avec impétuosité et avec cette véhémence qu'elle a pour les choses où elle se passionne, pouvait bien lui avoir donné ce conseil hardi de faire prendre la cassette.

« Cette vraisemblance si violente et ces sortes d'apparences si ajustées par le tempérament des personnes firent que la reine ne se contraignit point de dire en particulier, quand le jeu fut fini, qu'elle croyait que c'était Beaumont et ses amis qui le lui avaient conseillé, et en témoigna un ressentiment considérable avec des paroles assez aigres; mais, comme je dis, en un particulier si resserré qu'il n'y avait, ce me semble, que Monsieur, M. de Cominges et moi.

« Mme de Beauvais, à qui Monsieur le dit, se trouva engagée à en faire un éclaircissement et pour cela elle prit fort mal à propos son champ de bataille dans le moment même que la reine se mettait à table avec le roi et avec Monsieur, et véritablement vint faire une salve sur le tort que la reine avait d'ôter ainsi l'honneur à un gentilhomme qui était à elle, il y avait douze ans, qu'elle poussa si loin et avec si peu de retenue que la reine prit sur elle le ton que Son Éminence connaît, et lui dit que la pensée qu'elle avait eue de Beaumont là-dessus n'avait été rendue publique que par elle, et qu'elle avait eu la bonté de n'en point parler que devant deux ou trois personnes, et encore sans beaucoup d'aigreur; mais, puisqu'elle le prenait comme cela, elle était bien aise de lui dire aussi devant tout le monde qu'il était vrai qu'elle avait pensé et dit que c'était Beaumont, lequel, par le conseil de ses amis, ou de ses amies, avait fait prendre sa cassette pour ravoir son argent.

« Mme de Beauvais, qui assurément s'était persuadée que la reine s'adoucirait en public et que l'éclat qu'elle faisait l'obligerait à en parler favorablement, voyant un effet tout contraire, s'engagea dans une autre conduite encore plus fâcheuse que la première; car imprudemment elle fut prendre Beaumont par la main et le produisit à la table devant cinq cents personnes, et dit à la reine que c'était là le gentilhomme qu'elle déshonorait. Sa Majesté piquée lui dit qu'elle était bien aise de lui dire à son nez, et devant tout le monde, qu'il était vrai, et que c'était lui qui avait eu la hardiesse de faire prendre la cassette de du Bosc parmi ses cassettes.

« Beaumont lui repartit le plus respectueusement du monde, et, il faut dire la vérité, le plus bel esprit et le plus honnête homme de la cour n'eût jamais pu sortir mieux qu'il fit d'une si méchante affaire, dans laquelle Mme de Beauvais l'entraîna, croyant que la reine relâcherait face à face. Il se retira donc fort mortifié et avec beaucoup de contusion, laissant la reine touchée, et tout ce qu'il y avait là du monde, de la modestie et de la soumission avec laquelle il fut affligé du jugement que la reine avait fait de lui.

« Après le souper, nous suivîmes, cinq ou six, la reine dans son cabinet, Mme de Beauvais y vint plus allumée encore qu'à la table. La reine s'y roidit encore plus qu'elle n'avait fait, et je vis que l'affaire ne demeurait plus à voir si l'on avait raison et si on disait vrai, mais à maintenir par autorité ce qu'on avait dit et ce qu'on avait pensé; et, comme la conduite de Beaumont avait réussi à la table et que la reine avait fermé la bouche à Mme de Beauvais, ce moment me parut propre pour présenter Beaumont heureusement. Je sortis donc du cabinet et le fus quérir dans la chambre de la reine qui est de plein pied, où je l'avais laissé, et d'où il entendit toutes choses. Il entra donc insensiblement après moi et derrière moi, et en un moment je m'écartai un peu pour que la reine le pût voir, à laquelle il demanda pardon, avec larmes, d'avoir donné occasion à tant de paroles et à tant de choses.

« La reine reçut cela avec la dernière bonté et lui parla si obligeamment qu'elle parut chercher des paroles pour lui témoigner qu'elle n'avait pas cru qu'il l'eût fait par friponnerie, jusque-là qu'elle lui dit qu'elle oublierait tout, s'il voulait lui dire qui lui avait conseillé de le faire; mais il n'entra point là dedans, et continuant à pleurer, la reine lui dit bonnement de se retirer et à nous de n'en plus parler.

« Sa Majesté se mit à sa toilette, où, dans le temps qu'on la décoiffait, Mme de Beauvais entra avec un grand éclat de joie et de grands cris; et s'approchant d'elle cria que la cassette était retrouvée, et que Loranval, qui a en garde toutes les cassettes de la reine et qui avait eu aussi toujours celle-là, était là, qu'elle avait envoyé réveiller à minuit.

« Il se présente à la reine; il dit qu'il avait la cassette. Sa Majesté lui dit qu'elle n'était pas plus satisfaite pour cela, et qu'on l'avait ouverte et vu peut-être les papiers qui étaient dedans. Il jure que non. Sa Majesté lui dit qu'il était un menteur; elle fait venir Visé qui a été son exempt, qui avait dit à la reine deux heures devant qu'il avait rencontré un homme à midi dans la place vêtu de serge grise, qui portait sous son bras la cassette de du Bosc couverte à demi de son manteau; qu'il l'avait regardée à deux fois, et, comme elle était singulière avec des chiffres de la reine et du cuivre doré, lui maintint en présence qu'il l'avait vue. L'autre fut confondu. Dans cet embarras, la reine se tournant vers Mme de Beauvais, lui dit que ceux qui lui avaient fait le bec ne le lui avaient pas assez bien fait, et qu'elle n'en croyait ni plus ni moins pour tout ce qu'il venait de dire. Le roi et Monsieur étaient présents à tout cela qui fut dit aux mêmes mots que je le fais.

« Aujourd'hui on a représenté la cassette. La reine l'a fait ouvrir; on y a trouvé les trois cent cinquante pistoles. Sa Majesté les a fait rendre à Beaumont, lequel n'est point demeuré satisfait et a été demander permission au roi de faire informer là-dessus contre Loranval qui garde les cassettes, afin qu'il fût obligé de dire la vérité; car le témoignage de Visé est cru véritable de tout le monde.

« Après tout cela il se trouvera que la reine a très bien jugé et n'a point voulu être prise pour dupe, et que la friponnerie qui pourra s'y découvrir ne tombera point sur Beaumont; car assurément nous savons tous qu'il est innocent, et il fera tout ce qu'il pourra pour qu'on n'étouffe point l'affaire. »

Une lettre d'Anne d'Autriche à Mazarin, en juin 1660, montre que les jalousies et les aigreurs entre la reine et Mazarin duraient encore. Cette correspondance présente une suite de brouilleries et de réconciliations, de plaintes et d'expressions d'amour qui ne paraissent guère convenir aux relations entre une reine et son ministre.

« Saintes, ce 30 juin 1660.

« Votre lettre m'a donné une grande joie; je ne sais si je serai assez heureuse pour que vous le croyiez, et que, si j'eusse cru qu'une de mes lettres vous eût autant plu, j'en aurais écrit de bon coeur, et il est vrai que d'en voir tant et des transports avec [lesquels] l'on les reçut et je les voyais lire, me faisait fort souvenir d'un autre temps, dont je me souviens presque à tous moments, quoique vous en puissiez croire et douter. Je vous assure que tous ceux de ma vie seront employés à vous témoigner que jamais il n'y a eu d'amitié plus véritable que la mienne, et, si vous ne le croyez pas, j'espère de la justice que j'ai, que vous vous repentirez quelque jour d'en avoir jamais douté, et si je vous pouvais aussi bien faire voir mon cœur que ce que je vous dis sur ce papier, je suis assurée que vous seriez content, ou vous seriez le plus ingrat homme du monde, et je ne crois pas que cela soit. La reine, qui écrit ici sur ma table, me dit de vous dire que ce que vous mandez du confident ne lui déplaît pas, et que je lui assure de son affection; mon fils vous remercie aussi, et 22 me prie de vous dire que jusques au dernier soupir quoi que vous en croyiez . »

NOTE IV. DES CONSEILS. §

Les conseils, dont Saint-Simon parle souvent dans ses Mémoires, et notamment (p. 175 de ce volume), présentaient des avantages et des inconvénients que le marquis d'Argenson a bien caractérisés : « Lorsque l'on eut senti l'abus des conseils établis par M. le duc d'Orléans, et que l'on s'aperçut enfin qu'il y fallait renoncer, on leur donna une sorte d'extrême-onction en chargeant l'abbé de Saint-Pierre, qui les avait d'abord approuvés, d'en faire l'apologie. Il s'en acquitta en composant un ouvrage qu'il intitula la Polysynodie, ou l'avantage de la pluralité des conseils, avec cette épigraphe tirée des proverbes de Salomon: Ubi multa consilia, salus. Il avait raison, à un certain point; mais il est obligé lui-même de convenir qu'autant les conseils peuvent être utiles quand ils sont dirigés, que les questions qui leur sont soumises ont été d'avance préparées par l'autorité, et que celle-ci décide souverainement après les avoir consultés, autant sont-ils dangereux, lorsqu'au lieu de leur laisser le soin d'éclairer le pouvoir, on le leur abandonne tout entier. Alors ils dégénèrent en vraie pétaudière; on tracasse, on dispute, personne ne s'entend, et il n'en résulte que désordre et anarchie.

« Pourtant de la suppression absolue des conseils, ou du moins de l'oisiveté dans laquelle on laisse languir ceux qui grossissent encore nos almanachs, on doit conclure que l'on ignore en France le parti que l'on en pourrait tirer. Je ne parle point de ces petites affaires particulières dont on amuse actuellement le tapis dans les conseils royaux des finances et des dépêches, lorsqu'on les assemble, mais des ordonnances, des règlements généraux, de tout ce qui fait loi et établit des principes fixes en administration.

« Les ministres ne sentent pas assez combien il leur serait important d'obtenir des garants pour de semblables règlements. En les prenant sur eux, ils s'exposent à répondre des difficultés qu'ils éprouvent à l'enregistrement et à l'exécution. Ils en sont souvent les victimes et fournissent contre eux-mêmes des occasions de déplacement. Ces règlements leur serviraient de boucliers contre les demandes injustes; et combien n'est-il pas important qu'ils s'en défendent? Pour une grâce contre règle et raison que le ministre accorde à ses protégés personnels et véritables, il est obligé d'en accorder vingt aux protégés de ses propres protecteurs, à des personnes auxquelles il n'a rien à refuser; alors, quand on le presse, il ne sait que répondre. S'il refuse aux uns ce qu'il accorde aux autres, il se fait des tracasseries abominables. Un homme sage, en entrant en place, doit s'arranger bien plus pour pouvoir refuser sans se faire beaucoup de tort que pour pouvoir tout accorder à sa fantaisie. Car il est bien sûr qu'il n'en viendra jamais à bout; mais il faut refuser sans humeur, et recevoir, même avec douceur, les demandes les plus déraisonnables, surtout ne pas compromettre ce que l'on n'est pas sûr de pouvoir tenir. Hoc opus, hic labor est.  »

Le marquis d'Argenson va plus loin dans ses Mémoires manuscrits. Il y écrit à la date du 21 mai 1734: « Qu'on ne me parle plus des conseils comme devant gouverner ce royaume-ci. Nous ne sommes pas faits pour cela: sous Henri IV et sous Louis XIV, sous Charlemagne, sous Charles V et sous Louis XI, les conseils ont-ils gouverné? Les conseils ont l'esprit si petit, quoique composés de grands hommes, [que], s'ils apportent quelque sagesse dans les affaires, c'est de cette sagesse qui vient de médiocrité; ce qui n'est point sagesse par le grand sens et par la prévoyance, mais parce qu'elle exempte de folie. »

NOTE V. ÉTATS GÉNÉRAUX; MODE DE NOMINATION DES DÉPUTÉS AUX ÉTATS GÉNÉRAUX §

Saint-Simon indique brièvement le mode de nomination des députés aux états généraux; il parle d'une double élection: 1° pour les assemblées des bailliages, 2° pour les députés des états généraux. Comme on connaît peu aujourd'hui les anciennes institutions de la France, il ne sera pas inutile d'insister sur ces usages qui, pour Saint-Simon et ses contemporains, n'avaient pas besoin de commentaire.

Le roi seul ou le régent avait le droit de convoquer les états généraux. Il adressait à cet effet des lettres patentes aux gouverneurs des provinces ainsi qu'aux baillis et sénéchaux qui, sous leur autorité, ôtaient chargés de l'administration provinciale. Elles indiquaient l'époque et le lieu où devaient se réunir les députés. En vertu des ordres du roi, les ecclésiastiques et les nobles étaient nominativement convoqués pour l'élection de leurs députés. Les gouverneurs et baillis envoyaient copie des lettres patentes aux maires et échevins des villes ainsi qu'aux juges et curés des villages. Les bourgeois et vilains étaient avertis au prône, à son de trompe, par affiches apposées au pilori et à la porte des églises.

Le s nobles et les ecclésiastiques nommaient directement les députés qui devaient les représenter aux états généraux. Il n'en était pas de même pour les bourgeois et les paysans: réunis dans les villes et dans les villages, sous la présidence des baillis, sénéchaux, vicomtes, viguiers, prévôts, lieutenants des baillis, etc., ils nommaient les électeurs. Ceux-ci se réunissaient au chef-lieu du bailliage, et procédaient à l'élection des députés aux états généraux. Ils rédigeaient aussi des cahiers de doléances pour exprimer leurs besoins et leurs vœux.

Le nombre des députés qui devaient être élus dans chaque bailliage n'était pas déterminé; cette question avait alors très peu d'importance, puisque, dans l'assemblée des états généraux, on votait par ordre et non par tête.

Tout en cherchant à résumer et à ramener à des règles uniformes la nomination des députés aux états généraux, il faut reconnaître que les usages variaient souvent de province à province. Les paysans ne prenaient pas toujours part aux élections. En Auvergne, par exemple, le clergé, la noblesse et la bourgeoisie nommaient seuls les députés aux états généraux. Dans plusieurs circonstances, des corps, comme la commune de Paris en 1356, l'université en 1413, le parlement en 1557, obtinrent une représentation spéciale.

NOTE VI. RÉCIT OFFICIEL DE L'ARRESTATION DE FOUQUET, RÉDIGÉ PAR ORDRE DE COLBERT. §

Aussitôt après l'arrestation de Fouquet (5 septembre 1661), Colbert, qui avait dirigé toute cette affaire, fit instituer une chambre de justice pour juger le surintendant et ses complices. Joseph Foucault, père de l'intendant dont on cite plus loin le journal, fut nommé greffier de ce tribunal. Il nous reste de lui un recueil des procès-verbaux sous le titre de Registres de la chambre de justice . Il a fait précéder ces procès-verbaux d'un récit de l'arrestation de Fouquet rédigé d'après les documents officiels. C'est une pièce d'une authenticité incontestable où l'on trouve des détails importants:

« Le bruit d'un voyage que le roi devait faire en Bretagne ayant longtemps couru sans que personne en pût conjecturer la cause, quoiqu'on en parlât fort diversement, Sa Majesté, partie de Fontainebleau le premier jour de septembre 1661, suivie de M. le Prince, de M. le duc de Beaufort, de MM. de Charost, de Villequier, de Saint-Aignan, de Villeroy et de peu d'autres seigneurs, prit la poste à Blois et se rendit trois jours après à Nantes.

« M. Fouquet, lors surintendant des finances, et qui peu de jours auparavant avait disposé de sa charge de procureur général au parlement de Paris en faveur de M. de Harlay, maître des requêtes, partit un jour avant le roi en relais de carrosse qui avaient été disposés en divers lieux de sa marche. Mme sa femme et M. de Lyonne l'accompagnèrent jusques à Nantes, où il se rendit en même temps que Sa Majesté, bien qu'il fût travaillé d'une fièvre double tierce .

« M. Le Tellier, secrétaire d'État, et M. Colbert, intendant des finances, firent ce voyage en même carrosse.

« La cour étant à Nantes, le roi assista aux états de Bretagne qui avaient été convoqués et dont M. Boucherat, maître des requêtes, était commissaire de la part de Sa Majesté. Toute la province était en suspens et l'on voulait faire appréhender au peuple quelque chose d'extraordinaire. Mais enfin on connut qu'il n'y avait rien à craindre que pour M. Fouquet que le roi fit arrêter, et comme cette résolution était importante et que Sa Majesté n'en voulait commettre l'exécution qu'à une personne de confiance, elle fit choix du sieur d'Artagnan, sous-lieutenant de la compagnie des mousquetaires, qu'elle manda le jeudi premier jour du mois de septembre pour lui prescrire les ordres qu'il avait à suivre. On le trouva dans le lit avec une grosse fièvre, nonobstant laquelle le roi lui fit commander de se rendre près de Sa Majesté en quelque état qu'il fût. Le sieur d'Artagnan ne put obéir à cet ordre qu'en se faisant porter dans la chambre du roi qui, le voyant en si mauvais état, ne lui dit autre chose, sinon que prenant une active confiance en sa fidélité, il avait jeté les yeux sur lui pour l'exécution d'une résolution qu'il lui aurait communiquée, s'il avait été en meilleur état; mais qu'il fallait remettre la partie à deux ou trois jours, pendant lesquels il lui recommanda d'avoir soin de sa santé.

« Le vendredi et le samedi, le sieur d'Artagnan fut visité de la part du roi sous divers prétextes, et le dimanche s'étant rendu chez le roi sur le midi, Sa Majesté lui demanda tout haut des nouvelles de sa compagnie et témoigna qu'elle en voulait voir le rôle qu'il lui remit entré les mains. Le roi entra en lisant dans le cabinet; il en ferma lui-même la porte, dès que le sieur d'Artagnan y fut entré, et, après quelques paroles qui témoignaient une obligeante confiance, Sa Majesté lui déclara qu'étant mal satisfaite de M. Fouquet, elle avait résolu de le faire arrêter. Elle lui recommanda d'exécuter cet ordre avec prudence et avec adresse, et lui mit en main un paquet dans lequel étaient les ordres qu'il avait à suivre, lui recommandant d'en aller faire l'ouverture chez M. Le Tellier. Comme le sieur d'Artagnan se voulait retirer, le roi lui dit qu'il fallait payer de quelque défaite ceux qui étaient à la porte, et qui l'avaient vu demeurer si longtemps dans le cabinet. Ce qui l'obligea de dire à ceux qu'il rencontra, en sortant qu'il venait de demander au roi un don que Sa Majesté lui avait accordé de la meilleure grâce du monde, et de ce pas s'étant rendu chez M. Le Tellier qu'il trouva environné de beaucoup de gens, il lui dit tout haut que le roi lui avait accordé une grâce, dont il lui avait commandé de venir demander promptement les expéditions. Ce qui donna occasion à M. Le Tellier de l'emmener dans son cabinet, où le sieur d'Artagnan se trouva si faible qu'il fut obligé de demander du vin pour prévenir une défaillance. S'étant remis il ouvrit le paquet, où il vit une lettre de cachet pour arrêter M. Fouquet, une autre lettre contenant la route qu'il fallait tenir, et tout ce qu'il avait à faire pour le conduire jusques au lieu de sa prison, une autre lettre pour envoyer un brigadier et dix mousquetaires en la ville d'Ancenis pour exécuter l'ordre qui leur serait envoyé le lendemain de leur arrivée, qui fut d'arrêter tous autres courriers que ceux de Sa Majesté, afin d'empêcher que la nouvelle de cet emprisonnement ne vint à Paris par d'autres voies. Il y avait encore dans le paquet diverses lettres adressées aux gouverneurs des places, et toutes ces lettres étaient écrites de la main de M. Le Tellier.

« Le lundi 5 septembre, le roi, pour mieux couvrir ce dessein, avait fait une partie de chasse, pour laquelle il fit commander les mousquetaires et les chevau-légers qui se trouvèrent tous à cheval, lorsqu'il sortit du conseil. Il parla encore assez longtemps à M. Fouquet, tandis que M. Le Tellier alla joindre M. Boucherat, qui s'était rendu à la porte du conseil par un ordre exprès, et lui donna une lettre de cachet qu'il avait toute écrite de sa main comme les autres, par laquelle le roi, faisant part de la résolution qu'il avait prise à M. Boucherat, lui enjoignait d'aller, aussitôt que M. Fouquet serait arrêté, saisir les papiers qui se trouveraient en sa maison, et en celle du sieur Pellisson son commis.

« Le roi voyant que toutes choses étaient bien disposées quitta M. Fouquet, lequel en descendant l'escalier parla à tous ceux qui avaient quelque chose à lui dire. Il rentra dans sa chaise sur les onze heures, et comme il sortait du château, dont il avait passé la dernière sentinelle, le sieur d'Artagnan fit arrêter sa chaise en lui disant qu'il avait à lui parler. M. Fouquet lui demanda s'il fallait que ce fût sur-le-champ ou s'il pouvait attendre que ce fût en sa maison. Mais le sieur d'Artagnan lui ayant fait entendre que ce qu'il avait à lui dire ne se pouvait remettre, M. Fouquet sortit de sa chaise en ôtant son chapeau à demi. En cet état, le sieur d'Artagnan lui dit qu'il avait ordre du roi de l'arrêter prisonnier. À quoi M. Fouquet ne répondit autre chose, après avoir demandé à voir cet ordre et l'avoir lu, sinon qu'il avait cru être dans l'esprit du roi mieux que personne du royaume, et en même temps il acheva de se découvrir, et l'on observa qu'il changea plusieurs fois de visage en priant le sieur d'Artagnan que cela ne fît point d'éclat. Ce qui donna occasion au sieur d'Artagnan de lui dire qu'il entrât dans la maison prochaine qui se trouva celle du grand archidiacre, dont M. Fouquet avait épousé la nièce en premières noces.

« En y entrant, il aperçut le sieur Codur, une de ses créatures, à qui il dit en passant ces mots: À Mme du Plessis, à Saint-Mandé.

« Le sieur d'Artagnan envoya incontinent le sieur Desclavaux donner avis au roi de ce qui s'était passé et dépêcha un mousquetaire en la ville d'Ancenis, pour donner ordre au brigadier qu'on y avait envoyé avec dix mousquetaires le jour précédent d'arrêter tous autres courriers que ceux de Sa Majesté.

« Ensuite le sieur d'Artagnan demanda à M. Fouquet les papiers qu'il avait sur lui, et les ayant mis en un paquet cacheté, il chargea le sieur de Saint-Mars, maréchal des logis de la compagnie des mousquetaires, de les porter au roi avec un billet écrit de sa main, par lequel il faisait savoir à Sa Majesté qu'aussitôt qu'il aurait fait prendre à M. Fouquet un bouillon qu'il avait envoyé quérir à la bouche, et que le sieur Saint-Mars serait de retour auprès de lui, il partirait pour suivre ses ordres.

« En effet, dès que le sieur de Saint-Mars fut de retour et que M. Fouquet eut pris un bouillon, le sieur d'Artagnan le fit monter dans un des carrosses du roi, dans lequel entrèrent les sieurs de Bertaud, gouverneur de Briançon, de Maupertuis et Desclavaux, gentilshommes servants de Sa Majesté.

« La première couchée fut à Houdan, où le sieur d'Artagnan demanda de la part du roi à M. Fouquet un ordre de sa main au commandant de Belle-Isle de remettre la place entre les mains de celui que Sa Majesté y enverrait. Ce que M. Fouquet fit incontinent par un billet qui fut aussitôt porté au roi par le sieur de Maupertuis.

« Le mardi 6 septembre, le sieur d'Artagnan partit de Houdan et alla coucher à Ingrande, où le roi passa à deux heures après minuit.

« Le mercredi 7 septembre, M. Fouquet arriva au château d'Angers, et fut loger dans le château que le commandant avait remis suivant l'ordre du roi, entre les mains du sieur d'Artagnan qui retint, pour le garder, soixante mousquetaires avec les sieurs Saint-Mars et de Saint-Léger, maréchaux des logis de la compagnie, et renvoya le reste au roi.

« Cependant M. Boucherat, qui, dès le moment que M. Fouquet avait été arrêté, s'était transporté en la maison où était Mme Fouquet, l'a trouvée gardée par six mousquetaires. Il entra dans la chambre et lui fit entendre avec civilité l'ordre que le roi lui avait donne de visiter les papiers de M. son mari. Elle demanda où il était et s'il ne lui serait pas permis de l'accompagner. Mais M. Boucherat, qui n'avait rien à lui répondre sur cela, ne songea qu'à exécuter sa commission. Il fit ouvrir les cassettes qui étaient dans sa chambre, dans lesquelles il ne rencontra aucuns papiers. Il entra ensuite dans le cabinet de M. Fouquet, d'où il fit transporter tout ce qu'il y trouva de papiers. On observa que, dans cette occasion, Mme Fouquet fit paraître beaucoup de courage, qu'elle ne fit rien d'indécent, qu'elle ne dit rien qui témoignât de la faiblesse, et même qu'elle ne pleura pas.

« Le sieur Pellisson, commis de M. Fouquet, et celui en qui il avait le plus de confiance, fut aussi arrêté dans sa maison par des mousquetaires que le sieur d'Artagnan y avait envoyés, et M. Boucherat, s'y étant transporté, se fit représenter ses papiers, qui furent enfermés dans une malle et portés à M. Le Tellier.

« Le sieur Pecquet, médecin de M. Fouquet, et Lavallée, son plus ancien valet de chambre, s'étant présentés pour le servir, furent enfermés avec lui sans aucune communication avec les gens du dehors.

« M. Fouquet, prisonnier, parut inquiet et abattu pendant les premiers jours de sa détention. Il mit toutes choses en usage pour gagner ses gardes et pour avoir des nouvelles; mais tout cela fut inutile par les soins et l'application extraordinaire du sieur d'Artagnan, qui faisait d'ailleurs à son prisonnier tous les bons traitements dont il se pouvait aviser. Ce qui n'empêcha pas M. Fouquet de tomber dans une maladie qui le mit à l'extrémité.

« Le 22 novembre, M. d'Artagnan reçut ordre du roi d'envoyer quérir le sieur Pellisson, qui était prisonnier dans le château de Nantes, et de le faire conduire dans celui d'Angers par tel nombre de mousquetaires qu'il aviserait. Ce qui fut exécuté par vingt mousquetaires commandés par le sieur de Saint-Mars, entre les mains duquel M. le maréchal de La Meilleraye remit le prisonnier, qui arriva au château d'Angers le 25 dudit mois de novembre.

« Le 1er décembre, par un nouvel ordre du roi, le sieur d'Artagnan conduisit les deux prisonniers au faubourg de Saumur, du côté du pont; le second, il les conduisit à la Chapelle-Blanche; le troisième, au faubourg de Tours, et le quatrième au château d'Amboise, où il mit M. Fouquet, son médecin et son valet de chambre à la garde du sieur Talois, enseigne des gardes du corps, suivant le commandement exprès de Sa Majesté, et partit, le sixième jour de décembre, d'Amboise pour mener le sieur Pellisson à la Bastille, où il le mit à la garde du sieur de Bessemaux, le 12 du même mois.

« Peu de temps après, le roi donna ordre aux sieurs de Talois et de Carrat, préposés à la garde de M. Fouquet, de le mener à Paris dans un carrosse de louage qui leur fut envoyé à cet effet; le sieur de Talois lui fit entendre ce nouvel ordre dont il parut surpris. Il témoigna le lendemain qu'on lui avait fait plaisir de le préparer à ce voyage, et que ce changement lui faisait de la peine. Il demanda même à diverses reprises au sieur de Talois à quoi ce voyage qui le rapprochait du roi devait aboutir, et si c'était pour quelque chose de mieux ou de pis. Sur quoi, le sieur de Talois lui dit quelques bonnes paroles pour le remettre.

« Le jour de Noël, le sieur de Talois le fit monter dans un carrosse où entrèrent le sieur Pecquet, Lavallée, le sieur de Talois, le sieur Batine, maréchal de la compagnie des mousquetaires, et les sieurs Bonin et Blondeau, qui avaient amené le carrosse à Amboise, d'où le prisonnier fut conduit en la ville de Blois par vingt-six mousquetaires. Il coucha à l'hôtellerie de la Galère. Le second jour, il coucha à Saint-Laurent-des-Eaux, aux Trois-Rois; le troisième à Orléans, au faubourg de Paris, à la Salamandre; le quatrième à Toury, au Grand-Cerf; le cinquième à Étampes; le sixième à Corbeil, aux Carnaux, d'où il fut conduit au château de Vincennes le dernier décembre.

« Il dit en passant près de sa maison de Saint-Mandé qu'il y aurait plus de plaisir à prendre à gauche qu'à droite, mais que puisqu'il avait été si malheureux que de déplaire au roi il fallait prendre patience.

« Il fut accueilli avec beaucoup d'injures dans tous les lieux où il passa, et quelques soins que les gardes pussent prendre pour écarter la populace, il fut impossible d'empêcher qu'il n'entendît les imprécations que l'on faisait partout contre lui. Ce qu'il supporta avec beaucoup de courage et de résolution.

« On le mit dans la première chambre du donjon du château que l'on meubla avec tous les cabinets qui l'accompagnent de meubles qu'on avait tirés de sa maison de Saint-Mandé. L'on enferma avec lui les sieurs Pecquet et Lavallée. Le sieur Talois, avec vingt-quatre mousquetaires, fut chargé de garder le dedans, et le sieur de Marsac, lieutenant au gouvernement de Vincennes, et capitaine-lieutenant de la compagnie des petits mousquetaires, fut chargé de la garde des dehors. Mais ne s'étant pu accommoder sur l'exécution de leurs ordres, le roi prit résolution de remettre la garde du prisonnier au sieur d'Artagnan, et lui en donna les ordres le 3 janvier 1662.

« Le lendemain, le sieur d'Artagnan s'étant rendu au donjon du château de Vincennes, sur les quatre heures du matin, avec cinquante mousquetaires de sa compagnie, deux maréchaux des logis et le sieur Bertaud, le sieur de Marsac lui remit la place entre les mains; M. Talois remit aussi la personne de M. Fouquet, son médecin et son valet de chambre. Depuis ce temps, jusques au jugement du procès de M. Fouquet, le sieur d'Artagnan a continué cette garde avec tant d'exactitude que lui seul entrait dans la chambre de M. Fouquet. Il lui portait toutes les choses nécessaires, sans souffrir que tout autre que lui eût communication avec M. Fouquet, son médecin et son valet de chambre. Et cela fit que M. Fouquet, qui avait témoigné beaucoup d'inquiétude et de curiosité pendant les premiers jours de sa détention, se voyant si bien renfermé et si soigneusement gardé, perdit l'espérance de recevoir des nouvelles de ce qui se passait au dehors, et ne pensant plus qu'à soi-même, on ne l'entendit plus parler que du mépris des vanités du monde et du bon usage qu'il ferait de son affliction, s'il plaisait au roi de le reléguer en quelque lieu aux extrémités du royaume. »

NOTE VII. LE TELLIER ET SON FILS LOUVOIS. §

Le maréchal de camp Saint-Hilaire, fils du général qui eut le bras emporté par le boulet qui tua Turenne, a laissé sur le règne de Louis XIV des Mémoires trop peu consultés. Ces Mémoires, qui ont été imprimés en quatre volumes, diffèrent du manuscrit conservé à la Bibliothèque impériale du Louvre. C'est d'après le manuscrit que je cite les deux portraits de Le Tellier et de son fils Louvois.

« M. Le Tellier, qui est mort chancelier de France, avait un bon esprit, beaucoup de jugement et une grande expérience des affaires, ayant passé par tous les degrés. D'ailleurs, il allait à ses fins avec beaucoup d'adresse et excellait en patelinage par-dessus tous les autres. Il était doucereux comme le miel, et dans le fond, aussi malfaisant, dangereux et rancunier qu'un Italien. Jamais il ne se haussait, ni ne se baissait; toujours le même visage, et le même air, aussi affable dans un temps que dans un autre. Ce n'est pas qu'il ne fût prompt et colère; mais il savait prendre son temps. Du reste, il paraissait fort réglé dans ses mœurs et sa dépense, et la conduite qu'il a tenue lui a si bien réussi qu'il a fait une grosse maison, et s'est acquis des richesses immenses, que bien des gens ont attribuées à sa seule économie, qui tenait beaucoup de l'avarice.

« Le caractère de M. de Louvois différait en bien des choses de celui de son père. Son humeur, qui dominait toujours en lui, était fière, brusque et hautaine, et sa férocité naturelle était toujours peinte sur son visage, et effrayait ceux qui avaient affaire à lui. Il était sans ménagement pour qui que ce pût être, et traitait toute la terre haut la main, et même les princes; d'ailleurs avide, jaloux, rancunier et capable de tout sacrifier pour soutenir son autorité et ses intérêts. Il avait peu d'étude et de connaissance des sciences et des arts; dans le commencement de sa vie, il fut assez dissipé par les plaisirs ordinaires à la jeunesse vicieuse, et son esprit parut lourd et pesant. On a dit, à propos de cela, que M. Le Tellier, qui connaissait parfaitement l'esprit du roi, eut l'adresse de l'engager à corriger la conduite de son fils, et à le former à ses manières, afin qu'il s'y attachât davantage et le retardât comme sa créature. Ses peines ne furent pas inutiles; car, après les premières façons, l'esprit de ce jeune ministre s'ouvrit et parut excellent, et il devint si assidu, actif et laborieux, qu'il n'y eut jamais rien de tel. Le roi en fut si content qu'il eut tout crédit près de lui, et que rien ne s'y faisait que par son moyen. À quoi j'ajouterai que le roi s'est piqué depuis, sur cet échantillon, de former ses autres ministres. »

NOTE VIII. JALOUSIE DE LOUVOIS CONTRE SEIGNELAY. §

Les documents contemporains confirment pleinement ce que dit Saint-Simon de la jalousie de Louvois contre Seignelay, jalousie qui écrasa la marine. On retranchait des fonds à la marine pour les prodiguer dans des fêtes que dirigeait Louvois. La révocation de l'édit de Nantes enleva un grand nombre de soldats à la flotte, « et des meilleurs . » Louvois s'opposait aux expéditions qui pouvaient élever la gloire de son rival ; il alla jusqu'à faire raser des places et citadelles situées sur les côtes de l'Océan:

« En 1688, dit Foucault, le roi avait fait travailler à la citadelle de Cherbourg par M. de Vauban; elle était fort avancée, lorsque M. de Louvois, pour donner du chagrin à M. de Seignelay plutôt que pour le bien de la place, obtint du roi un ordre pour la faire démolir, aussi bien que le châtelet de Valognes, sous prétexte que le prince d'Orange, ayant formé le dessein de faire une descente en Normandie, se saisirait de cette place. Il était mal informé; car le prince d'Orange pensait à détrôner son beau-frère et à descendre en Angleterre. La démolition de Cherbourg était achevée, lorsque je suis venu en basse Normandie, et il ne m'a resté qu'à régler les comptes des entrepreneurs de la démolition. »

Foucault ajoute un peu plus loin: « J'ai été retenu à Cherbourg, où je n'ai trouvé qu'un chaos de débris de tours, de bastions et de murailles renversées. Il y avait autrefois un château; M. de Vauban, ayant cru le poste important, le fit enceindre de fortifications régulières, et la dépense fut considérable; mais à peine furent-elles au cordon que M. de Louvois, ennemi juré de M. de Seignelay, secrétaire d'État de la marine, fit comprendre au roi que cette place était commandée par des hauteurs; que si les Anglais faisaient une descente à la Hougue, ils se rendraient aisément maîtres de cette place; que le prince d'Orange en avait formé le dessein et devait être incessamment sur cette côte, en sorte qu'il obtint du roi que les fortifications seraient entièrement démolies. On envoya M. d'Artagnan, major des gardes, avec une compagnie de mousquetaires et d'autres troupes, pour s'opposer à la descente du prince d'Orange, qui ne songeait pas à nous visiter, mais à passer en Angleterre, où il était appelé, et où il fut déclaré roi. »

Foucault insiste sur le projet de creuser un port à la Hogue ou la Hougue (département de la Manche), et, comme Saint-Simon, accuse Louvois de l'avoir fait échouer:

« Au mois d'octobre 1690, on a proposé au roi de faire un port à la Hougue, qui est l'endroit le plus propre des côtes de Normandie pour y tenir un grand nombre de vaisseaux commodément et en sûreté. M. de Combes, ingénieur, a été commis pour examiner la commodité ou incommodité, et il a trouvé que c'était l'ouvrage le plus facile et le plus nécessaire que le roi pût faire pour le salut de ses vaisseaux de la Manche; mais l'avis n'a pas été agréable à M. de Louvois. »

NOTE IX. MORT DE LOUVOIS. §

Saint-Simon dit qu'on sut par l'ouverture du corps de Louvois qu'il avait été empoisonné, et il ajoute l'histoire du médecin de ce ministre qui mourut en désespéré, se déclarant coupable de la mort de son maître. Ces témoignages, qui paraissent bien positifs, ont été sérieusement discutés par M. Leroy, bibliothécaire de la ville de Versailles, qui a inséré dans l'Union de Seine-et-Oise ( 9 et 12 juillet 1856) des notes extraites d'une dissertation du chirurgien Dionis sur la mort subite (Paris, 1710): « Dionis, dit M. Leroy, était chirurgien de Louvois. Il publia plusieurs ouvrages encore recherchés aujourd'hui par les observations curieuses qu'elles renferment. Dans un de ces ouvrages, intitulé: Dissertation sur la mort subite, voici comment il raconte la mort de Louvois:

« Le 16 juillet 1691, M. le marquis de Louvois, après avoir dîné chez lui et en bonne compagnie, alla au conseil. En lisant une lettre au roi, il fut obligé d'en cesser la lecture, parce qu'il se sentait fort oppressé; il voulut en reprendre la lecture, mais ne pouvant pas la continuer, il sortit du cabinet du roi, et s'appuyant sur le bras d'un gentilhomme à lui, il prit le chemin de la surintendance, où il était logé.

« En passant par la galerie qui conduit de chez le roi à son appartement, il dit à un de ses gens de me venir chercher au plus tôt. J'arrivais dans sa chambre comme on le déshabillait j il me dit: « Saignez-moi vite, car j'étouffe. » Je lui demandai s'il sentait de la douleur plus dans un des côtés de la poitrine que dans l'autre; il me montra la région du cœur, me disant: « Voilà où est mon mal. » Je lui fis une grande saignée en présence de M. Séron, son médecin. Un moment après, il me dit: « Saignez-moi encore, car je ne suis point soulagé. » M. Daquin et M. Fagon arrivèrent, qui examinèrent l'état fâcheux où il était, le voyant souffrir avec des angoisses épouvantables; il sentit un mouvement dans le ventre comme s'il voulait s'ouvrir; il demanda la chaise, et peu de temps après s'y être mis, il dit: « Je me sens évanouir. » Il se jeta en arrière, appuyé sur le bras, d'un côté de M. Séron, et de l'autre d'un de ses valets de chambre. Il eut des râlements qui durèrent quelques minutes, et il mourut.

« On voulut que je lui appliquasse des ventouses avec scarifications, ce que je fis; on lui apporta et on lui envoya de l'eau apoplectique, des gouttes d'Angleterre, des eaux divines et générales; on lui fit avaler de tous ces remèdes qui furent inutiles, puisqu'il était mort, et en peu de temps; car il ne se passa pas une demi-heure depuis le moment qu'il fut attaqué de son mal jusqu'à sa mort.

« Le lendemain, M. Séron vint chez moi me dire que la famille souhaitait que ce fût moi qui en fis l'ouverture. Je le fis en présence de MM. Daquin, Fagon, Duchesne et Séron.

« En faisant prendre le corps pour le porter dans l'antichambre, je vis son matelas tout baigné de sang; il y en avait plus d une pinte qui avait distillé pendant vingt-quatre heures par les scarifications que je lui avais faites aux épaules; et ce qui est de particulier, c'est qu'étant sur la table, je voulus lui ôter la bande qui était encore à son bras de la saignée du jour précédent, et que je fus obligé de la remettre, parce que le sang coulait; ce qui gâtait le drap sur lequel il était.

« Le cerveau était dans son état naturel et très bien disposé; l'estomac était plein de tout ce qu'il avait mangé à son dîner; il y avait plusieurs petites pierres dans la vésicule du fiel; les poumons étaient gonflés et pleins de sang; le cœur était gros, flétri, mollasse et semblable à du linge mouillé, n'ayant pas une goutte de sang dans ses ventricules.

« On fit une relation de tout ce qu'on avait trouvé, qui fut portée au roi après avoir été signée par les quatre médecins que je viens de nommer, et par quatre chirurgiens, qui étaient MM. Félix, Gervais, Dutertre et moi.

«  Le jugement certain qu'on peut faire de la cause de cette mort est l'interception de la circulation du sang; les poumons en étaient pleins, parce qu'il y était retenu, et il n'y en avait point dans le cœur, parce qu'il n'y en pouvait point entrer; il fallait donc que ses mouvements cessassent, ne recevant point de sang pour les continuer; c'est ce qui s'est fait aussi, et ce qui a causé une mort si subite.  »

NOTE X. CONDUITE DE LOUIS XIV ENVERS BARBEZIEUX. §

M. Barbier, auteur du Dictionnaire des Anonymes, a publié le mémoire suivant, trouvé dans les papiers du procureur général Joly de Fleury. Il était adressé par Louis XIV à l'archevêque de Reims, Charles-Maurice Le Tellier, sur la conduite de son neveu Barbezieux. Cette pièce avait été connue de Voltaire, qui l'a appréciée en ces termes: « Quoique écrite d'un style extrêmement néglige, elle fait plus d'honneur au caractère de Louis XIV que les pensées les plus ingénieuses n'en auraient fait à son esprit. »

Voici ce mémoire:

« A L'ARCHEVÊQUE DE REIMS.

« Que la vie que son neveu a faite à Fontainebleau n'est pas soutenable; que le public en a été scandalisé;

« Qu'il a passé tous les jours à la chasse et la nuit en débauche;

« Que les commis se relâchent à son exemple;

« Que les officiers ne sauraient trouver le temps de lui parler; qu'ils se ruinent pour attendre;

« Qu'il est menteur, toujours amoureux, rôdant partout; peu chez lui; que le monde croit qu'il ne saurait travailler le voyant partout ailleurs;

« Le retardement des lettres de Catalogne;

« Qu'il se lève tard, passant la nuit à souper en compagnie souvent avec les princes;

« Qu'il parle et écrit rudement;

« Que, s'il ne change du blanc au noir, il n'est pas possible qu'il puisse demeurer dans sa charge;

« Qu'il doit bien examiner ce qu'il doit lui conseiller, après avoir su de lui ses sentiments;

« Que je serais très fâché de faire quelques changements, mais que je ne le pourrais éviter;

« Qu'il n'est pas possible que les affaires marchent avec une telle inapplication;

« Que je souhaite qu'il y remédie, sans que je sois obligé d'y mettre la main;

« Qu'il est impossible qu'on ne soit trompé en beaucoup de choses, s'appliquant aussi peu; que cela me doit coûter beaucoup;

« Qu'enfin on ne peut pas plus mal faire qu'il fait, et que cela n'est pas soutenable;

« Que l'on me reprocherait de souffrir ce qu'il fait, dans un temps comme celui-ci, où les plus grandes affaires et les plus importantes roulent sur lui;

« Que je ne pourrais me dispenser de prendre un parti pour le bien de l'État, et même pour me disculper;

« Que je l'en avertis, peut-être trop tard, afin qu'il agisse de la manière qui conviendra le plus à sa famille;

« Que je les plains tous et lui en particulier, par l'amitié et l'estime que j'ai pour lui, archevêque de Reims;

« Qu'il donne toute son application à faire voir à son neveu l'abîme où il se jette et qu'il l'oblige à faire ce qui conviendra le plus à tout le monde; que je ne veux point perdre son neveu; que j'ai de l'amitié pour lui; mais que le bien de l'État marche chez moi devant toutes choses;

« Qu'il ne m'estimerait pas, si je n'avais pas ces sentiments;

« Qu'il faut finir de façon ou d'autre; que je souhaite que ce soit en faisant bien son devoir et en s'y appliquant tout à fait; mais qu'il ne le peut faire qu'il ne quitte tous les amusements qui l'en détournent, pour ne plus faire que sa charge, qui doit être capable seule de l'amuser;

« Que cette vie est pénible à un homme de son âge; mais qu'il faut prendre un parti; et se résoudre à ne manquer à rien de ses devoirs et à ne rien faire qu'il puisse se reprocher à lui-même;

« Qu'il faut qu'il ferme la bouche à tout le monde par sa conduite, et qu'il me fasse voir qu'il ne manque en rien dans son emploi, qui est présentement le plus considérable du royaume.

« Louis. »

Observations de l'archevêque de Reims sur ce mémoire.

« Le roi a écrit ce mémoire de sa main à Fontainebleau, où je n'avais pas l'honneur d'être à la suite de Sa Majesté; j'étais à Reims.

« Le roi revint de Fontainebleau à Versailles, le vendredi 28 octobre 1695. Je m'y rendis samedi 29, à midi. Sa Majesté m'appela dans son cabinet en sortant de table; elle m'y donna ce mémoire, dont j'ai fait l'usage qui convenait. J'en ai rendu l'original au roi à Marly, vendredi 11 novembre; j'en ai fait cette copie avec la permission de Sa Majesté, et je la garderai toute ma vie, comme un monument du salut de ma famille, si mon neveu profite, comme je l'espère, de cet avertissement, ou du moins comme une marque de la bonté du roi pour moi, qui m'a pénétré d'une reconnaissance si vive, qu'elle durera, quoi qu'il arrive, autant que je vivrai. »

L'archevêque avait écrit en tête du mémoire: « J'ordonne, mon cher neveu, que ce mémoire vous soit remis après ma mort; je vous conjure de le garder pendant toute votre vie.

Signé: Archevêque-duc de Reims.»

NOTE XI. MÉMOIRE DE MARINIER, COMMIS DES BÂTIMENTS DU ROI, SOUS COLBERT, LOUVOIS ET MANSART. §

Je dois à l'obligeance du savant bibliothécaire de Versailles, M. Leroy, la copie de ce mémoire, qui donne les chiffres exacts des dépenses de Louis XIV à Versailles et à Marly, de 1664 à 1690. Saint-Simon ne parle que d'une manière générale de ce palais si immensément cher ; et quant à Marly, il se borne à dire « que Versailles n'a pas coûté Marly. » On verra par la suite du mémoire la totalité des dépenses de Louis XIV en bâtiments jusqu'en 1690.

À Monseigneur, Monseigneur Hardouin Mansart, chevalier de l'ordre de Saint-Michel, conseiller du roi en ses conseils, surintendant et ordonnateur général des bâtiments, jardins, tapisseries, arts et manufactures de Sa Majesté.

« Monseigneur,

« Le manuscrit que je prends la liberté de vous offrir n'a point encore vu le jour. Il attendait son légitime protecteur pour paraître; le rang que vous tenez aujourd'hui, Monseigneur, n'est pas tant l'effet de la libéralité du prince, que de sa justice et de son discernement; les superbes édifices dont vous êtes le surintendant et ordonnateur général tiennent tout leur éclat et toute leur magnificence de la grandeur et de la beauté d'un génie inconnu jusqu'à vous; mais il n'en fallait pas moins pour remplir les grandes idées du plus grand prince du monde. Je n'entreprendrai ici, Monseigneur, ni l'éloge du roi que vous servez, ni le votre, l'un et l'autre sont fort au-dessus de moi; j'ose seulement vous supplier très humblement, Monseigneur, de vouloir agréer un travail qui est le fruit d'un autre infiniment plus étendu que feu mon père a fait sous les ordres de feu Mgr Colbert. Vous y verrez, Monseigneur, de grandes choses en peu d'espace, et en peu de temps; j'ai tout pris sur le mien pour ménager le vôtre! heureux si, par cet essai, je puis vous persuader du profond respect avec lequel je suis,

« Monseigneur,

« Votre très humble, très obéissant et très soumis serviteur,

« G. M. »

Mémoires curieux tirés des comptes des bâtiments du roi depuis et compris l'année 1664, que feu M. Colbert fut surintendant des bâtiments, et que les dépenses commencèrent à devenir considérables, jusques et compris l'année 1690, que Sa Majesté les a retranchés à cause de la guerre.

Le plan qu'on s'est proposé dans cet ouvrage a été de supputer la dépense qui a été faite pour chaque maison royale en chacune année, et composer un total de ce que chaque maison a coûté au roi pendant les vingt-sept années de ces mémoires. Et à l'égard de Versailles seulement, on a encore distingué ce qui a été dépensé pour chaque nature d'ouvrage.

Ensuite de ces chapitres particuliers, on a composé un chapitre général qui contient le total des dépenses que le roi a faites dans ses bâtiments depuis l'année 1664 jusqu'en 1690 inclusivement.

On aurait pu embellir cet ouvrage, très sommaire dans sa disposition, de plusieurs traits d'histoire qui l'auraient sans doute rendu agréable; mais persuadé que M. Félibien n'omettra rien dans son Histoire des Maisons royales, on n'a pas voulu le prévenir.

On a cru néanmoins qu'il était indispensable de donner une idée générale de chaque maison royale, avant d'exposer la dépense qui y a été faite, et cela pour satisfaire en quelque sorte la curiosité des personnes moins instruites, entre les mains de qui cet ouvrage pourrait tomber dans la suite.

CATALOGUE DE TOUTES LES MAISONS ROYALES ET ÉDIFICES APPARTENANT À SA MAJESTÉ.

Le château de Versailles et ses dépendances, qui sont: Trianon. —Clagny. — Saint-Cyr. — Les églises de Versailles. — La machine de la Seine. — L'aqueduc de la rivière d'Eure. — Noisy. — Moulineaux. — Le château de Saint-Germain en Laye et le Val. — Le château de Marly. — Le château de Fontainebleau. — Le château de Chambord. — Le Louvre et les Tuileries. — L'Arc de triomphe à Paris. — Le bâtiment et l'église des Invalides. — La place royale de l'hôtel de Vendôme, et couvent des Capucines. — Le Val-de-Grâce à Paris. — Le couvent de l'Annonciade de Meulan. — Le canal des communications des mers. — La manufacture des Gobelins et de la Savonnerie. — Les manufactures établies en plusieurs villes de France. — Les Académies de Paris et celle de Rome. — Le Palais-Royal (Sa Majesté l'a donné en propre à Mgr le duc de Chartres, pour partie de la dot de Mme la duchesse de Chartres). — La Bastille. — L'Arsenal. —L'Enclos du palais. — Le Châtelet. — La Monnaie. — La Bibliothèque. —Le Jardin-Royal. — Le Collège de France. — L'hôtel des Ambassadeurs. —La Pompe du pont Neuf —La Tournelle. — L'aqueduc d'Arcueil. —L'Hôpital général. — La Pépinière du Roule. — Le château de Madrid. —La [Muette] de Boulogne. — Le château de Vincennes. — Le château de Saint-Léger. — Le château de Limours. — Le château de Monceaux. — Le château de Compiègne. — Le château d'Amboise. — Le château de Marimont. — Le Jardin du Roi, à Toulon. — Le château et domaine de Villers-Cotterêts a été donné à S. A. R. Monsieur, en augmentation d'apanage. — Château-Thierry, engagé à M. le duc de Bouillon. — Le palais du Luxembourg, que le roi a acquis depuis la mort de Mademoiselle. — Le château de Meudon et ses dépendances, qui appartient à Monseigneur, au moyen de l'échange qu'il en a fait avec le château de Choisy, qui lui a été légué par Mademoiselle.

CHAPITRE PREMIER.

Château de Versailles et ses dépendances.

Le château de Versailles, et ses dépendances, surpasse toutes les idées que l'on en peut donner; aucun prince de l'Europe n'a porté la dépense aussi loin que le roi, pour se faire une demeure digne de la majesté royale, et le succès ne pouvait achever plus parfaitement de couronner la grandeur de l'entreprise. Ce château est situé sur une élévation qui commande à tous les environs. Ses aspects sont d'un côté sur Paris, de l'autre sur les jardins. Aux deux côtés du château sont les deux ailes eu arrière-corps qui s'étendent du côté du nord et du midi, dont les vues sont sur les jardins. De quelque côté qu'on envisage cet édifice, tout y est surprenant, tout y est admirable; on y trouve plus qu'on ne peut souhaiter; des appartements superbes et commodes, des logements infinis, des jardins, des fontaines dont les beautés toutes différentes tiennent plutôt de l'enchantement que de la nature qui n'a jamais rien produit de si extraordinaire.

Aux deux extrémités d'un canal qui se partage en deux-bras, sont la Ménagerie et Trianon. La Ménagerie est remplie de ce qu'il y a de plus rares animaux dans le monde, recherchés avec un soin et une dépense extraordinaires. Trianon est un palais où le marbre est plus commun que la pierre, où tout est brillant et splendide; c'est un séjour de repos et de plaisir où le roi va se promener avec très peu de monde.

Au bout de la grande aile droite du château, en entrant par l'avenue de Paris, est un grand réservoir, appelé le Château d'Eau, où se rendent les eaux élevées par la machine de Marly, duquel réservoir elles se communiquent dans toute la fontaine du petit parc.

Au bout et au-dessous de l'aile gauche est l'Orangerie, dont la structure est si noble et si magnifique, qu'on est toujours surpris lorsqu'après l'avoir considérée par dehors, on en examine le dedans. Jamais entreprise ne fut plus hardie et mieux exécutée que celle de ce bâtiment.

En sortant des jardins par le milieu du château, vous voyez en face la principale avenue, et des deux côtés la grande et la petite écurie du roi; deux édifices pareils en tout dont la beauté attire la curiosité de tous ceux qui ont du goût pour l'architecture.

Plus loin est le Chenil, et plusieurs autres bâtiments dépendant du château.

À côté droit du château, dans le même aspect, sont encore plusieurs grands édifices, savoir:

Derrière le Grand-Commun est le couvent des Récollets que Sa Majesté a fait bâtir à neuf.

Dans le même alignement du Grand-Commun, en descendant du côté du parc, est la surintendance des bâtiments, maison très belle et très commode, destinée pour le logement de M. le surintendant des bâtiments.

Plus loin, du même côté, est le potager du roi, jardin séparé de tous les autres, dont la culture et la fertilité surpassent tout ce que l'on en pourrait dire.

De l'autre côté de la ville est la Paroisse que Sa Majesté a fait construire de fond en comble, aussi bien que le logement des Pères de la Mission, par qui elle est desservie aux dépens du roi, avec toute la décence et l'exactitude possibles. C'est un des plus considérables édifices de la dépendance du château.

Plus loin, du même côté, est le château de Clagny, maison de plaisance très belle et très agréable, soit par la régularité de l'architecture, soit par la distribution des appartements et la disposition des jardins. Elle coûte au roi plus de deux millions.

Au bord de la Seine, sur le chemin de Saint-Germain en Laye, est la machine de Marly qui élève les eaux de la rivière jusqu'au sommet d'une tour bâtie sur une montagne. De cette tour, les eaux sont conduites par des aqueducs et des conduites de fer de fonte aux jardins de Versailles et de Marly. Cette seule machine demanderait une description particulière, si c'était le dessein de cet ouvrage; mais on peut juger de sa beauté et de son succès par l'abondance des eaux qu'elle fournit à Versailles. On verra ci-après qu'elle coûte au roi trois millions sept cent mille livres, sans y comprendre les remboursements des héritages acquis pour le passage des eaux, et aussi sans les conduites de fer de fonte qui sont confondues avec celles de Versailles.

Quoique le roi ait dépensé près de neuf millions pour la construction des aqueducs qui devaient conduire les eaux de la rivière d'Eure, de Maintenon à Versailles, comme ces aqueducs ne sont pas dans leur perfection, ils ne demandent pas une plus ample description.

La royale maison de Saint-Cyr, dont les dépenses sont confondues avec celles de Versailles, comme en étant une dépendance, mérite une plus particulière attention, la piété, la charité, la religion ont été les bases de cette fondation royale qui procure tous les jours un asile honorable à un grand nombre de jeunes demoiselles, qui, pourvues des avantages de la naissance, se trouvent dénuées de ceux de la fortune; il faut faire preuve pour y entrer.

Je n'ai rien dit de la chapelle du château de Versailles, parce qu'elle n'est point encore bâtie. On y travaille actuellement. Sans doute la piété du roi n'omettra rien pour la rendre cligne, autant qu'elle le peut être de la majesté du Dieu qu'elle adore avec tant de sincérité et de zèle.

Les dépenses qui ont été faites aux châteaux de Noisy et Moulineaux sont confondues avec celles de Versailles, et ne méritent pas d'attention.

Voilà je crois l'idée la plus sommaire qu'on puisse donner du château de Versailles, et de ses principales dépendances. Un volume entier ne suffirait pas pour faire la description exacte des dedans et de chaque lieu en particulier, quand on n'entreprendrait que de rendre aux arts la gloire qu'ils s'y sont acquise, sans oser parler des actions héroïques de notre auguste monarque qui y sont représentées de toutes parts; leur nombre et leur suite glorieuse ont épuisé nos plus célèbres génies; l'histoire, toute féconde qu'elle est, aura peine à les rendre sensibles à la postérité; ce n'est point mon intention d'essayer de la prévenir.


Dépenses du château de Versailles par année.
Année. livres. sols. den.
1664 834 037 2 6
1665 783 673 4  »
1666 526 954 7  »
1667 214 300 18  »
1668 618 006 5 7
1669 1 238 375 7  »
1670 1 996 452 12 4
1671 3 396 595 12 6
1672 2 802 718 1 5
1673 847 004 3 10
1674 1 384 269 10 3
1675 1 933 755 8 1
1676 1 348 222 10 10
1677 1 628 638 11 4
1678 2 622 655 3 10
1679 5 667 331 17  »
1680 5 839 761 19 8
1681 3 854 382 2  »
1682 4 235 123 8 7
1683 3 714 572 5 11
1684 5 762 092 2 8
1685 11 314 281 10 10
1686 6 558 210 7 9
1687 5 400 245 18  »
1688 4 551 596 18 2
1689 1 710 055 10  »
1690 368 101 10 1
Somme totale des dépenses du château de Versailles et dépendances. 81 151 414 9 2

Quatre-vingt-un millions, cent cinquante-un mille quatre cent quatorze livres, neuf sols, deux deniers.

Dans ce total de dépenses de Versailles et dépendances, j'ai compris les achats de plomb et de marbre en entier, quoiqu'on ait pu en prendre quelques parties pour d'autres maisons royales; mais j'ai compensé cela avec plusieurs autres dépenses pour Versailles employées dans d'autres chapitres des comptes, sous des titres généraux dont il était malaisé de les distraire, et je crois que la compensation peut être juste.

Après avoir vu en gros le total des dépenses de Versailles et ses dépendances, il m'a semblé qu'il serait assez curieux de voir séparément ce qui a été dépensé pour chaque nature d'ouvrage et de dépense, et le montant de chacune pour les vingt-sept années de ces mémoires.

On verra aussi les dépenses de Clagny, la machine de Marly et la rivière d'Eure qui seront distinguées des autres dépenses chacune en un article, quoique comprise dans le total.


Dépenses de Versailles par chapitres
livres sol. den.
Maçonnerie de Versailles et ses dépendances, compris Trianon, Saint-Cyr, et les églises de Versailles pendant lesdites 27 années. 21 186 012 4 1
Charpenterie et bois 2 553 638 1 5
Couvertures 718 679 16 9
Plomberies et achats de plomb 4 558 077 2 6
Menuiserie et marqueterie 2 666 422 2  »
Serrurerie et taillanderie 2 289 062 3 9
Vitrerie 300 878 10 7
Glaces et miroirs 221 631 1 6
Peintures et dorures, sans les achats de tableaux 1 676 286 11 8
Sculptures sans les achats des antiques 2 696 070 6 9
Marbreries et achats de marbres 3 043 502 5 8
Bronze, fonte et cuivre 1 876 504 6 3
Tuyaux de fer, de fonte, compris ceux de la machine 2 265 114 15 8
Pavé, carreau et ciment 1 267 464 13  »
Jardinages, fontaines et rocailles 2 338 715 15 8
Fouilles de terres et convoi 6 038 035 1 10
Journées d'ouvriers 1 381 701 16 8
Diverses et extraordinaires dépenses 1 799 061 12 10
Château de Clagny et Glatigny dépendants de Versailles, sans les acquisitions de terre 2 074 592 9 5
Machine de Marly, sans les conduites et acquisitions 3 674 864 8 8
Travaux de la rivière d'Eure et de Maintenon, sans les acquisitions 8 612 995 1  »
Remboursements de terres et héritages pris pour le château et dépendances de Versailles susmentionnées 5 912 104 1 10
Semblable au total précédent par années 81 151 414 9 2

Autres dépenses pour Versailles.

Outre toutes les grandes dépenses qui viennent d'être expliquées, il en a été fait beaucoup d'autres très considérables pendant lesdites 27 années, pour l'embellissement de Versailles et de Trianon.

Voici les plus considérables:


livre sol. den.
Pour les achats de tableaux anciens et figures antiques de tous les grands maîtres 509 073 8  »
Pour les étoffes d'or et d'argent payées sur le fonds des bâtiments 1 075 673 2 6
Pour les grands ouvrages d'argenterie, outre ceux payés par le trésorier de l'argenterie 3 245 759 10 6
Pour le cabinet des médailles, cristaux, agates, et autres raretés, dont le roi a acheté les six dernières années de ces mémoires pour 556 069  »  »
Pour les appointements des inspecteurs et préposés auxdits bâtiments et travaux de Versailles et ses dépendances; gratifications aux contrôleurs et autres, a été payé pendant lesdites 27 années environ 1 000 000  »  »
Total de ces dernières dépenses 6 386 574 15 2
Et le total précédent 81 151 414 9 2
Total général des dépenses de Versailles 87 537 989 4 4

Quatre-vingt-sept millions, cinq cent trente-sept mille, neuf cent quatre-vingt-neuf livres, quatre sols, quatre deniers.

En sorte que si l'on joignait à ce total les autres dépenses qui ont été faites pour les meubles, les grands cabinets, les grands ouvrages d'argenterie et autres qui n'ont point été payés sur les fonds des bâtiments, on trouverait que Versailles et ses dépendances coûtent au roi plus de cent millions, sans les entretènements, dont ceux qui sont réglés montent à environ deux cent mille livres, et qui ne le sont pas à plus de trois cent mille livres.

Voici quels sont les entretènements réglés de Versailles et de ses dépendances.


livre sol. den.
Les couvertures 7 500  »  »
Les jardins de Versailles et Trianon, compris les marbres 33 416  »  »
Le potager de Versailles 18 000  »  »
Les fontaines, rocailles et cuivre 19 780  »  »
Les tuyaux de fer de fonte 10 000  »  »
Les figures et sculptures de marbre 1 695  »  »
Menus entretènements au dehors 2 286  »  »
Gages des officiers et matelots du canal 35 970  »  »
Les jardins de Clagny 10 200  »  »
Les entretiens de la machine de Marly 60 000  »  »
TOTAL 198 847  »  »

Nota. Les entretiens ci-dessus peuvent avoir été augmentés de quelque chose depuis que ces calculs ont été faits; mais cela n'est pas assez considérable pour être réformé.

CHAPITRE II.

Château de Saint-Germain en Laye et le Val.

Cette maison, illustrée par la naissance du roi, est très ancienne; elle consiste en deux châteaux, l'un vieil, l'autre neuf. Le vieil château est beaucoup plus beau et mieux bâti que le neuf. Ils ne sont séparés l'un de l'autre que d'une grande basse-cour, qui pourrait servir de manège.

Le vieil château est entièrement isolé, d'une forme assez irrégulière. Cinq gros pavillons en font le principal ornement. Un balcon de fer règne dans toute la circonférence du château, à la hauteur des principaux appartements qui sont très vastes. Ce château a pour principal aspect les jardins et la forêt; et le château neuf a sa principale vue sur la rivière de Seine. Le roi, qui y a séjourné très longtemps, y a fait faire des augmentations considérables. C'est une demeure toute royale, et quoique la cour n'y habite pas actuellement, ce ne laisse pas d'être un des plus beaux lieux des environs de Paris, pour sa situation naturelle.

Le Val est un jardin dépendant de Saint-Germain que Sa Majesté fait entretenir avec soin, et qui produit une infinité de beaux fruits dans toutes les saisons, surtout des précoces.

Je ne dis rien des autres dépendances de Saint-Germain, crainte d'ennuyer.

Dépenses des châteaux de Saint-Germain en Laye et dépendances par années.


Année. livres. sols. den.
1664 193 767 13 6
1665 179 478 14 9
1666 59 124 11 6
1667 56 235 8 4
1668 120 271 18 3
1669 515 214 19  »
1670 597 429 1 4
1671 361 020 11 11
1672 208 516 13  »
1673 97 379 4 3
1674 112 168 19 11
1675 130 306 18 2
1676 176 118 14 10
1677 194 303 14 4
1678 196 770 5  
1679 447 401 14 2
1680 607 619 9 2
1681 279 509 9 2
1682 662 826 13 4
1683 460 995 9 8
1684 380 218 19  »
1685 189 598  » 7
1686 47 618 4 5
1687 50 450 18 10
1688 152 950 2 1
1689 33 176 13 6
1690 25 388 15 3
Somme totale 6 455 561 18  »

Six millions, quatre cent cinquante-cinq mille, cinq cent soixante-une livres, dix-huit sols.

CHAPITRE III.

Château de pavillons de Marly commencés en 1670.

Le château de Marly est situé dans un vallon à un quart de lieue de Saint-Germain en Laye. Il est composé: 1° d'un gros pavillon carré, qui est la demeure du roi. Le pavillon est isolé, situé sur le lieu le plus éminent, et l'on y monte par plusieurs degrés, en sorte qu'il commande à huit autres pavillons. Ces huit pavillons, aussi isolés, forment une espèce d'avenue spacieuse au Pavillon-Royal dans les jardins, et n'ont de communication, les uns avec les autres, que par des berceaux de fer sur lesquels on a fait plier des arbres qui les couvrent.

Les quatre faces de tous ces pavillons sont peintes à fresque, d'ornements d'architecture, couverts en terrasses, avec des vases sur les angles et au-dessus des pilastres.

Le Pavillon-Royal consiste au dedans en quatre vestibules au rez-de-chaussée, où l'on entre par les quatre faces dudit pavillon. Ces quatre vestibules conduisent à un grand salon de toute la hauteur du pavillon, et qui en fait le centre, et dans les quatre angles sont quatre appartements, qui ont leurs entrées et sorties sur ces vestibules. Au-dessus de ces quatre appartements, il y en a encore d'autres plus petits dégagés par un corridor qui tourne autour du dôme du grand salon.

Dans ce château tous les agréments et les commodités de la vie sont rassemblés avec tant de soin, d'art et de propreté, qu'il n'y reste rien à désirer.

Les autres pavillons sont occupés chacun par une des personnes de la cour, à qui le roi fait l'honneur de les nommer pour être de ses parties.

La chapelle et le corps de garde sont détachés du château et forment deux pavillons aux deux côtés de la principale entrée.

Les jardins sont très agréables, surtout dans la saison des fleurs, par la diversité et l'abondance qui s'y en trouvent.

Les fontaines et les cascades y sont en très grand nombre et très belles, et depuis peu Sa Majesté a fait encore tomber une cascade en forme de rivière du haut de l'allée du derrière du château, d'où elle se décharge dans toutes les autres fontaines des jardins. Je n'ai point supputé la dépense de cette nouvelle rivière, pour ne point innover aux calculs de ces mémoires On estime qu'elle passe cent mille écus.

Le roi embellira tous les jours cette maison de plaisance qu'il aime beaucoup, et qui passerait dans un autre pays pour un chef-d'oeuvre de l'art et de la nature en l'état qu'elle est. On prétend que c'est Sa Majesté qui en a donné les principales idées; ce qui est de vrai, c'est qu'elle est très singulière, et qu'elle ne ressemble à aucune autre maison royale.

Dépenses du château et pavillons de Marly.


Année. livres. sols. den.
1679 470 764  » 11
1680 489 002 17 1
1681 304 881 14 3
1682 305 628 9 11
1683 450 708 2  »
1684 478 872 4 11
1685 676 046 18  »
1686 443 153 6  »
1687 249235 2 5
1688 293 062 4 2
1689 231 807  » 10
1690 108 117 11 9
Somme totale 4 501 279 12 3

Quatre millions, cinq cent un mille, deux cent soixante-dix-neuf livres, douze sols, trois deniers.

CHAPITRE IV.

Château de Fontainebleau.

Le château est très ancien et très digne d'avoir si souvent fait la demeure de nos rois. Rien n'est plus agréable que la situation, voisin d'une forêt et au milieu des plus belles eaux du monde; d'où ce château, comme on sait, a pris son nom de la Fontaine-Belle-Eau, dont la maison se conserve encore actuellement.

Rien n'est plus charmant que la diversité des vues de ce château. De nouveaux jardins et de nouveaux canaux offrent de tous côtés des perspectives toutes différentes. La chapelle y est magnifique, et desservie par les révérends pères de la Très-Sainte Trinité. Les plaisirs de la chasse y sont les plus ordinaires et les plus agréables. Quoique ce château soit très illustre dans sou origine, il l'est devenu davantage encore par les augmentations et les embellissements que Sa Majesté y a fait faire, dont on pourra juger par la dépense qui suit.

Dépenses du château de Fontainebleau.


Année. livres. sols. den.
1664 339 251 16  »
1665 107 159 18  »
1666 37 200 8 8
1667 27 820 15 6
1668 19 827  » 5
1669 39 396  »  »
1670 23 106 15 3
1671 58 504 6 1
1672 56 560 12 10
1673 24 425 11 1
1674 66 145 17  »
1675 61 670 17 1
1676 36 052 19  »
1677 33 029 18 6
1678 394 509 15 1
1679 264 417 15 1
1680 204 463  » 8
1681 188 886 19 3
1682 80 019 5 6
1683 98 881 11 8
1684 65 967 1  »
1685 220 216 8 7
1686 92 246 5 3
1687 113 014 9 2
1688 87 988 7 2
1689 31 109 5 4
1690 21 853 14 3
Somme totale 2 773 746 13 5

Deux millions, sept cent soixante-treize mille, sept cent quarante-six livres, treize sols, cinq deniers.

Ne sont compris en ce total les gages d'officiers, et les entretènements réglés suivant les états.

CHAPITRE V.

Château de Chambord.

Le château est très ancien, bien bâti, bien situé, et dans un très bon pays de chasse. Son éloignement est cause que le roi il y va pas souvent. Sa Majesté n'a pas laissé d'y faire de temps en temps des augmentations et des dépenses assez considérables, comme il suit:


Année. livres. sols. den.
1664 26 936 5  »
1665 6 000  »  »
1666 11 021 2  »
1667 3 496 3 6
1668 12 164 15 6
1669 57 739 12  »
1670 79 367 5  »
1671 16 000  »  »
1672 532  »  »
1673 3 000    
1674 6 000    
1675 3 000    
1676 3 000    
1677 3 000    
1678 3 795 10  »
1679 4 500    
1680 72 200    
1681 127 870 9 7
1682 11 667 16 6
1683 196 350 15  »
1684 38 766 1  »
1685 445 770 9 5
1686 14 980 13  »
1687 54 558 15 5
1688 8 197 4 4
1689 8 036 2 9
1690 7 750 16 5
Somme totale 1 225 701 16 5

Douze cent vingt-cinq mille sept cent une livres, seize sols, cinq deniers.

CHAPITRE VI.

Louvre et les Tuileries.

Le Louvre n'étant point bâti, on n'a fait mention, dans ces mémoires, des dépenses qui y ont été faites que pour ne rien omettre. Il serait assez difficile de faire une description agréable de ce qui est commencé. Le dessin n'en paraît pas encore dans tout son jour; on croit même que si les vœux de la capitale du royaume étaient écoutés, et qu'il plut à Sa Majesté de s'y faire bâtir un palais, on prendrait de nouveaux alignements et de nouveaux dessins. Tout ce que l'on peut dire, c'est que rien ne paraît plus engageant que la situation de l'emplacement du Louvre, dans le plus bel endroit de la ville, ayant la rivière de Seine pour canal, et une étendue infinie pour les jardins et parcs du côté de la campagne.

La galerie du Louvre est occupée par ce qu'il y a de plus habiles gens dans les arts, que le roi loge gratis. C'est une marque de distinction pour eux.

Le palais des Tuileries n'est point habité, quoique très logeable. Sa façade est très agréable sur le jardin des Tuileries, dont on ne peut rien dire qui ne soit connu de tout le monde. Ce jardin passe dans toute l'Europe pour un des mieux entendus, et la plus agréable promenade que l'on pût souhaiter. C'est un des principaux ornements de la ville de Paris, aussi coûte-t-il au roi plus de vingt mille livres par an à entretenir.

Dépenses du Louvre et des Tuileries à commencer en l'année 1664, suivant l'ordre de ces mémoires, n'ayant point eu de connaissance de celles faites les années précédentes, qui ne peuvent pas être bien considérables.


Année. livres. sols. den.
1664 1 059 422 15  »
1665 1 110 685 10 2
1666 1 107 973 7 8
1667 1 536 683 8 2
1668 1 096 977 3 11
1669 1 203 781 3 9
1670 1 627 393 19 11
1671 946 409 3 4
1672 213 653 3 1
1673 58 135 18  »
1674 159 485 8 11
1675 63 160 6 6
1676 42 082 14 6
1677 99 67 19 10
1678 119 875 12 8
1679 163 581 9  »
Somme totale 10 608 969 4 5

Dix millions, six cent huit mille, neuf cent soixante-neuf livres, quatre sols, cinq deniers.

Depuis l'année 1679, il n'a point été fait aucunes dépenses considérables au Louvre et Tuileries; c'est pourquoi je n'en fais point de mention.

CHAPITRE VII.

Arc de Triomphe à Paris, commencé en 1699.

Le dessin de cet édifice est superbe, et tient beaucoup de la grandeur romaine. On en a vu le modèle en plâtre, et on en a jeté les fondements en pierre, dont les piles sont élevées jusqu'à la hauteur des socles qui doivent porter les piédestaux des colonnes. Il serait à souhaiter que cet arc de triomphe fût conduit à sa perfection; il serait d'un grand ornement à la ville, surtout dans les entrées publiques.


Année. livres. sols. den.
1669 46 278 2  »
1670 99 334 6  »
1671 102 244 3 6
1672 Néant
1673 Néant
1674 14 225  »  »
1675 14 690 12  »
1676 8 900  »  »
1677 41 863 16 6
1678 76 651 11 8
1679 80 676 4 5
1680 12 601 10 9
1681 16 288 11 3
Somme totale 513 755 18 1

Depuis l'année 1681, il n'a été fait aucune dépense audit arc de triomphe, si ce n'est 1696, pour le parfait payement du modèle et des fondations de pierre en l'état qu'elles sont. On peut juger, par cette dépense, de ce que cet édifice pourrait coûter s'il était élevé avec ses ornements.

CHAPITRE VIII.

Observatoire à Paris, commencé en 1667.

Cet édifice, construit en forme de tour pour observer les astres, est bâti sur le terrain le plus éminent de Paris, au dehors du faubourg Saint-Jacques, et commande à toute la ville. Là sont loges ce qu'il y a de plus célèbres astronomes et mathématiciens, à qui Sa Majesté fournit toutes sortes de lunettes d'approche et d'instruments de mathématiques nécessaires pour l'exercice de leur science. Le dessus de l'édifice est une terrasse pavée de cailloux; l'on y dresse des lunettes selon le besoin.

Comme ce terrain est au milieu des carrières, on a fait des descentes qui conduisent dans des voûtes naturelles si profondes et si étendues, qu'on aurait peine à ne s'y pas égarer sans guide; les lumières mêmes ne peuvent pas résister à l'humide fraîcheur qui y domine; ou n'y peut aller qu'avec des flambeaux.

Cet édifice renferme encore beaucoup d'autres singularités qui demanderaient un trop long détail.

Outre l'édifice de pierre, on a encore fait apporter et dresser à côté la tour de bois qui était à la machine de Marly, avant qu'elle fût construite en pierre. Cette tour de bois est encore plus élevée que l'Observatoire, et par conséquent très utile pour l'observation des astres.

Dépenses de l'Observatoire.


Année. livres. sols. den.
1667 57 758 4  »
1668 99 744 3  »
1669 135 293 6  »
1670 138 694 9  »
1671 118 657 19 6
1672 50 305 14 8
1673 21 803 16 2
1674 14 766 9  »
1675 14 393 13  »
1676 13 225 13  »
1677 27 894 7  »
1678 2 999 18  »
1679 5 195 9  »
1680 5 902 11 6
1681 2 047 10  »
1682 3 407 4  »
1683 2 197 10 6
Depuis, pour transporter la tour de bois de Marly et la mettre en place 10 886 7 4
Somme totale 725 174 4 8

Sept cent vingt-cinq mille, cent soixante-quatorze livres, quatre sols, huit deniers.

Depuis 1683 jusqu'en 1690, il n'a été fait que très peu de dépenses à l'Observatoire, hors pour le transport et emplacement de ladite tour de bois.

CHAPITRE IX.

Hôtel royal et église des Invalides, commencé en 1679.

Cette maison, destinée pour la retraite des soldats devenus invalides au service de Sa Majesté, est d'une étendue extraordinaire et d'une régularité parfaite. Sa situation est très belle dans une plaine, en face du cours la Reine, la rivière entre-deux, de manière que ces objets différents se prêtent l'un à l'autre un ornement réciproque.

Les dedans de la maison sont très vastes, et en même temps très logeables. La discipline y est la même que dans une place de guerre. Elle est gouvernée par un nombre suffisant d'officiers, en sorte que la paix et le silence y règnent à peu près comme dans un cloître.

L'église est desservie par les pères de la Mission, qui ont leur logement séparé à côté de l'église, séparée des autres logements. Cette église est d'un dessin très magnifique. Le grand autel, isolé sous un dôme entre deux nefs très spacieuses, dont l'une qui a son entrée du côté de la maison est destinée pour ceux qui y habitent, et l'autre qui a son entrée par un portail magnifique du côté de la campagne est destinée pour le public. Rien n'est épargné pour rendre cet édifice admirable en toutes ses parties, comme il est un des plus glorieux à la piété du roi.

Les fonds pour la subsistance de cette maison sont levés par les trésoriers de l'extraordinaire des guerres sur le payement des troupes, à raison de trois deniers pour livre, et le trésorier des Invalides en fait l'emploi, suivant qu'il lui est ordonné par le commissaire ordonnateur.

Dépenses de l'hôtel royal et église des Invalides.


Année. livres. sols. den.
1679 56 000  »  »
1680 80 667 11 6
1681 72 000  »  »
1682 87 000  »  »
1683 81 647 5 6
1684 103 332  »  »
1685 147 573 5 9
1686 176 505 15  »
1687 169 460 9 7
1688 186 282 19  »
1689 172 706 4 9
1690 143 432 10 10
1691 233 724 2 7
Somme totale 1 710 332 4 6

Dix-sept cent dix mille, trois cent trente-deux livres, quatre sols, six deniers.

On a excédé dans ce chapitre les bornes qu'on s'était prescrites, à cause de la dépense considérable qui a été faite aux Invalides l'année 1691. Il en a été fait d'autres depuis, et l'on peut compter que cet édifice reviendra à deux millions.

CHAPITRE X.

Place royale de hôtel Vendôme et nouveau couvent des capucines, commencé en 1685.

Les dépenses de ces deux édifices sont confondues, parce qu'ils ont été élevés sur le même terrain et en même temps.

La place n'a point encore d'autre nom que celui de l'hôtel dont Sa Majesté a acquis le fonds pour la construire. Elle n'est point encore achevée, mais la statue équestre du roi qui doit y être placée est jetée en bronze et entièrement réparée sur les dessins et par les soins des sieurs Girardon, premier sculpteur du roi, et Keller, qui en a fait la fonte.

Le couvent des Capucines est entièrement achevé, et tous ceux qui en ont vu les dedans conviennent que c'est un des plus beaux couvents de filles qui soient à Paris. L'église est bâtie dans le goût de simplicité et de propreté dont ces religieuses font profession. Elle s'enrichit tous les jours par les monuments superbes des personnes de qualité qui y choisissent leur sépulture.

Dépenses de la place royale de l'hôtel de Vendôme, fonte de la statue équestre du roi, et couvent des Capucines.

Premièrement. — L'acquisition de l'hôtel de Vendôme, du prix de six cent mille livres, les intérêts de moitié du prix, soixante-six mille livres que le roi a données a M. le duc de Vendôme, au delà dudit prix, et vingt-cinq mille livres pour les lods et ventes, et les frais du décret, le tout montant à la somme de 131 208l. 15s. »d.


Année.   livres. sols. den.
  Acquisition 131 208 15  »
1685 Ouvrages 21 708 3 7
1686   320 969 7 8
1687   467 063 8 3
1688   275 835 14 5
1689   71 215 5 7
1690   174 698 14 10
Somme totale   2 062 699 9 4

CHAPITRE XI.

Le Val-de-Grâce, à Paris.

Cet édifice, que la feue reine mère a fait bâtir, est superbe et magnifique en toutes ses parties. Il revient à trois millions; mais il n'en a été pris sur les fonds des bâtiments que trois cent soixante-dix mille livres dans les années ci-après nommées, savoir:


Année. livres. sols. den.
1666 314 600 7 2
1667 30 571 11 9
1670 6 000  »  »
1681 10 400  »  »
1682 8 711 13 10
Somme totale 370 283 12 9

Il a encore été fait quelques dépenses depuis peu d'années pour revêtir de marbre le caveau des reines, destiné pour recevoir leurs cœurs et leurs entrailles.

CHAPITRE XII.

Couvent de l'Annonciade de Meulan, commencé en 1682.

Comme il y a peu de personnes qui sachent ce qui a engagé le roi a faire bâtir ce couvent, et que j'en suis parfaitement instruit, j'en dirai un mot.

Il y a eu longues années dans ce couvent une supérieure d'une vertu extraordinaire, que la feue reine honorait de son estime et de son amitié, et même quelquefois de ses visites. Le roi y alla aussi dans ses jeunes années, et y posa la première pierre dans le dessein d'y faire bâtir. Ce dessein a été différé pendant plusieurs années. Feu mon père, qui était allié à cette supérieure, la visitait souvent et négocia auprès de la reine mère l'accomplissement de son projet. En effet la reine lui ayant renouvelé ses promesses, et le mal dont elle mourut s'augmentant, elle eut la bonté d'en parler au roi, qui depuis a fait bâtir ce couvent, qui coûta près de trente mille écus, et de plus Sa Majesté fait une pension à la communauté, qui n'est pas riche.

Dépenses dudit couvent.


Année. livres. sols. den.
1682 20 000  »  »
1683 29 400  »  »
1684 6 659 5 1
1685 11 551 1  »
1686 6 544  »  »
1687 7 270 11 6
1688 6 987 11 6
1689 Néant
1690 Néant
Somme totale 88 412 10 10 1

Quatre-vingt-huit mille, quatre cent douze livres, dix sols, un denier.

CHAPITRE XIII.

Canal de communication des mers en Languedoc, commencé en 1670.

Comme ce canal n'est point encore achevé, je ne dirai rien de particulier quant à présent, ni de ses dimensions, ni de son usage. On sait qu'il porte de petits bâtiments. On peut voir sa situation sur la carte. On verra ici seulement les dépenses qui ont été faites sur les fonds des bâtiments du roi, qui montent à près de huit millions sans ce qui a été fourni par les états de Languedoc pour contribuer à une entreprise si grande et si utile pour le commerce de la province.

Dépenses.


Année. livres. sols. den.
1670 125 000  »  »
1671 525 000  »  »
1672 Néant
1673 1 575 452 13 4
1674 1 235 242 14  »
1675 64 105  »  »
1676 768 541 13 4
1677 561 944 8 8
1678 748 716 9 5
1679 1 194 503 18 11
1680 Néant
1681 460 000  »  »
1682 449 057  »  »
1683 28 992 1 8
Somme totale 7 736 555 19 4

Sept millions, sept cent trente-six mille, cinq cent cinquante-cinq livres, dix-neuf sols, quatre deniers.

Depuis l'année 1683, il n'y a eu aucunes dépenses dans les comptes des bâtiments pour ledit canal de Languedoc.

CHAPITRE XIV.

Manufactures des Gobelins et de la Savonnerie.

Les dépenses de ces deux manufactures sont jointes ensemble parce que les tapisseries sont leur principal objet.

Dans celle de la Savonnerie, qui est à Chaillot, près Paris, l'on ne fait que des ouvrages façon de Turquie et du Levant. Ces ouvrages sont une espèce de velours ras, entièrement de laine et servant à faire des meubles, comme des portières, des tapis, des formes et des tabourets.

La manufacture des Gobelins est établie au bout du faubourg Saint-Marcel, et est bien plus spacieuse. Elle renferme un très grand nombre d'ouvriers célèbres dans leurs arts, premièrement pour les tapisseries. On y travaille pour Sa Majesté, en haute et basse lisse, sur les dessins des plus habiles peintres, soit anciens soit modernes.

Les tapisseries qui s'y font représentent les unes des sujets d'histoire, d'autres les conquêtes du roi, les maisons royales, les assemblées et fêtes publiques, et toutes sortes de sujets indifférents. On sait assez le mérite de tous ces ouvrages où l'art du dessin surpasse infiniment la richesse et la finesse des étoffes.

Dans la même manufacture sont logés des peintres, des sculpteurs, des ébénistes et fondeurs, des orfèvres, des lapidaires qui travaillent aux pierres fines de rapport, manière de Florence. Dans le temps de paix, ces artistes sont occupés uniquement à faire des ouvrages pour le service de Sa Majesté, et n'ont pas le temps de travailler pour le public.

Cette maison est pourvue de toutes choses agréables, commodes et nécessaires; le service divin s'y célèbre; les ouvriers y sont instruits, et les enfants catéchisés aux dépens de Sa Majesté, ce qui marque dans quel détail sa piété le fait descendre.


Année. livres. sols. den.
1664 95 885  »  »
1665 95 594 11  »
1666 101 377 11 1
1667 290 744 13 4
1668 214 020 19 2
1669 133 209 13  »
1670 141 486 15 3
1671 176 502 11  »
1672 130 573 5 5
1673 139 747 11 4
1674 122 910 15 4
1675 107 958 13  »
1676 98 004 19 4
1677 110 795 8 6
1678 107 456 15 1
1679 126 933 12 4
1680 117 698 1 6
1681 116 127 5 7
1682 126 358 7 1
1683 146 694 7 2
1684 95 570 9  »
1685 224 321 18 7
1686 123 289 4 9
1687 127 217 1 8
1688 132 961 12 2
1689 146 724 6 3
1690 95 777 17 9
Somme totale 3 645 943 5 1

Trois millions, six cent quarante-cinq mille, neuf cent quarante-trois livres, cinq sols, un denier.

Pendant la guerre que les ouvrages ont cessé, Sa Majesté a fait des pensions aux principaux ouvriers de ladite manufacture des Gobelins.

CHAPITRE XV.

Manufactures établies en plusieurs villes de France.

Outre les manufactures des Gobelins et de la Savonnerie, Sa Majesté en a fait établir encore plusieurs autres en divers endroits du royaume; mais comme ces dernières ne sont plus du ressort des bâtiments du roi, mais du contrôle général des finances, je n'entrerai point dans le détail de ces différents établissements dont les dépenses, aussi glorieuses à Sa Majesté qu'utiles à l'État, montent pendant les 27 années de ces mémoires à près de deux millions, comme il suit:


Année. livres. sols. den.
1664 66 121 5 8
1665 254 019 14  »
1666 2 077 3 6
1667 248 14 13  »
1668 179 767 15  »
1669 535 705 16  »
1670 131 030 10  »
1671 110 625 15 2
1672 99 558 5 10
1673 49 046  »  »
1674 8 000  »  »
1675 18 000  »  »
1676 8 000  »  »
1677 8 000  »  »
1678 8 000  »  »
1679 18 298  » 10
1680 19 120  »  »
1681 20 539 15  »
1682 8 000  »  »
1683 15 520  »  »
1684 16 000  »  »
1685 8 000  »  »
1686 8 000  »  »
1687 42 283 13  »
1688 50 690  »  »
1689 22 940 11  »
1690 23 970 10  »
Somme totale 1 979 990 9  »

Dix-neuf cent soixante-dix-neuf mille, neuf cent quatre-vingt-dix livres, neuf sols.

CHAPITRE XVI.

Pensions des gens de lettres.

L'estime singulière que Sa Majesté a toujours fait des belles-lettres et des personnes qui par une longue étude et un travail assidu se sont rendues célèbres dans les sciences a porté Sa Majesté à animer ceux qui se trouvent nés avec d'heureuses dispositions par l'espérance des pensions attachées au seul mérite. Ces pensions ne se payent plus sur le fonds des bâtiments depuis l'année 1690:


Année. livres. sols. den.
1664 80 870  »  »
1665 83 400  »  »
1666 95 507  »  »
1667 92 380  »  »
1668 89 400  »  »
1669 110 550  »  »
1670 107 550  »  »
1671 100 075  »  »
1672 86 800  »  »
1673 84 200  »  »
1674 62 250  »  »
1675 57 550  »  »
1676 49 200  »  »
1677 65 100  »  »
1678 52 400  »  »
1679 54 000  »  »
1680 53 600  »  »
1681 53 500  »  »
1682 52 800  »  »
1683 1 600  »  »
1684 42 100  »  »
1685 46 400  »  »
1686 41 400  »  »
1687 46 900  »  »
1688 44 900  »  »
1689 39 400  »  »
1690 11 966 13 4
Somme totale 1 707 148 13 4

Dix-sept cent sept mille, cent quarante-huit livres, treize sols, quatre deniers.

CHAPITRE XVII.

Académie de Paris et de Rome.

Académie française.

Cette académie est composée tant de la plupart des personnes qui ont les pensions dont il a été parlé au chapitre précédent, que d'autres personnes savantes. Elle ne coûte au roi, outre ces pensions, qu'environ sept mille livres par an. Savoir: environ 6400 livres en jetons d'argent; 300 livres pour une messe qui y est chantée en musique le jour de Saint-Louis, et 300 livres qui sont entre les mains du trésorier de ladite académie pour la fourniture de bois et bougies et transcriptions de cahiers.

Académies des sciences et des inscriptions.

Les dépenses de ces deux académies ne sont pas assez considérables pour en faire mention, et elles ne se prennent plus sur le fonds des bâtiments.

Académie d'architecture de Paris.

Cette académie ne coûte au roi qu'environ trois mille cinq cents livres par an, tant pour les appointements d'un professeur qui y tient les conférences publiques, que pour les assistances des architectes qui s'y assemblent en particulier et pour les menues nécessités.

Académie de peinture et sculpture de Paris.

Cette académie coûte en premier lieu au roi, six mille livres qui se mettent tous les ans entre les mains de son trésorier;

Plus, deux mille six cent quarante livres par an, pour la subsistance de dix élèves de peinture et de sculpture à chacun desquels le trésorier des bâtiments paye 264 livres par an, et de plus Sa Majesté fait distribuer des prix aux élèves, qui sont des médailles qui se payent sur le fonds des bâtiments au directeur du balancier du Louvre, où elles sont frappées. Cette dépense n'est pas fixe.

Académie de peinture, sculpture et architecture de Rome.

Sa Majesté a établi et entretient l'Académie de Rome, comme dans un lieu d'où sont sortis ce que nous avons eu de plus excellents maîtres, et qui est aussi la source des plus parfaites productions des arts. On y envoie les élèves pour s'y perfectionner. On peut compter sur une dépense d'environ soixante mille livres par an, pour l'entretien de cette académie; et ces fonds sont remis au directeur, qui en doit compte.

Voilà toutes les maisons royales dont j'ai cru devoir exposer les dépenses en détail, celles qui ont été faites aux autres maisons royales insérées au catalogue qui est en tête de cet ouvrage, n'étant pas assez considérables. Ces dépenses seront confondues dans l'état général des dépenses qui ont été faites dans les bâtiments du roi pendant les vingt-sept années de ces mémoires. Cet état terminera un travail plus vaste dans ses opérations qu'il n'est resserré dans sa perfection, toutes les sommes qui y sont assises étant le fruit d'un choix très circonspect et des calculs les plus exacts, à cause de la contusion des comptes.

CHAPITRE XVIII.

État général des dépenses des bâtiments du roi pendant les vingt-sept années de ces mémoires, suivant les états finaux et arrêtés des comptes et états au vrai.


Année. livres. sols. den.
1664 3 221 731 2 2
1665 3 269 723 19 3
1666 2 826 770 3 5
1667 3 516 160 3 10
1668 3 616 486  » 2
1669 5 192 957 8 6
1670 6 834 037 16  »
1671 7 865 243 1 2
1672 4 168 354 12 6
1673 3 550 410 3 8
1674 3 898 466 5 10
1675 3 091 587 10 2
1676 3 195 381 7 2
1677 3 265 220 17 9
1678 4 977 253 10 6
1679 9 373 614 10 8
1680 8 615 287 18 9
1681 6 465 309 16  »
1682 6 985 568 13 5
1683 5 995 996 2 10
1684 7 996 163 1  »
1685 15 408 443 19 7
1686 9 064 446 15 6
1687 8 279 526 11 10
1688 7 347 966 6 9
1689 3 644 587 13 4
1690 1 616 134 18 8
Somme totale 153 282 827 10 5

Cent cinquante-trois millions, deux cent quatre-vingt-deux mille, huit cent vingt-sept livres, dix sols, cinq deniers.

Le roi a tellement augmenté sa maison royale pendant ces vingt-sept années, que quand Sa Majesté ne ferait point élever de nouveaux édifices, les seuls entretiens coûteront par nécessité quinze à seize cent mille livres par an, compris les gages des officiers et autres employés.

Mais si la grandeur et la magnificence du roi paraît dans la somptuosité de ses superbes édifices, et si par une dépense si considérable, il s'élève au-dessus de tous les princes de l'Europe, il ne paraît pas moins de grandeur dans les motifs qui l'ont porté à exécuter de si vastes desseins. Élever des palais, bâtir des temples au Seigneur, faire fleurir les sciences et les arts, c'est immortaliser sa grandeur, sa piété et son mérite; faire subsister une infinité de personnes, qui par ce moyen ont trouvé dans le sein de leur patrie de quoi élever leurs familles; récompenser les gens de mérite et célèbres dans les arts; encourager les élèves, et leur procurer les moyens d'arriver à la perfection des plus excellents maîtres, c'est l'effet d'une bonté toute paternelle, qui mérite au roi, avec autant de justice qu'à l'empereur Auguste, le glorieux nom de Père de la patrie.

Le roi n'a pu rien faire de plus glorieux, surtout dans les temps de paix, qui pour un prince moins attentif à sa gloire et au bonheur de ses peuples auraient été des espèces d'interrègnes, et auraient laissé des vides à remplir dans son histoire. Mais notre prince compte tous ses moments, et il croirait avoir perdu un jour, s'il l'avait passé sans donner quelques marques de sa grandeur, de sa justice ou de sa bonté; s'il n'était pas aussi grand dans ces temps heureux de repos et de silence que dans ceux où ses armées portent l'effroi dans les terres ennemies, nous n'aurions pas vu tous les princes conspirer contre un si glorieux repos. La religion a paru le motif de leur dernière considération; mais elle n'en a été que le prétexte, et le roi a soutenu pendant dix campagnes tant d'efforts redoublés, seul contre tous. Il a pris leurs villes, gagné des batailles, dissipé leurs armées, déconcerté leurs projets. La Flandre, la Savoie et l'Allemagne, la Catalogne, les mers ont été en même temps le théâtre de la guerre; disons mieux des conquêtes du roi. Que n'a-t-il point fait, ce pieux monarque, pour épargner le sang de tant d'ennemis, et pour finir une guerre si longue par une paix aussi glorieuse que solide? L'histoire développera un jour tous ces secrets de son grand cœur. Mon dessein n'est pas d'entrer dans une si vaste carrière. Ces faibles caractères échappés à l'ardeur de mon zèle, partent d'un cœur pénétré de la part qu'il prend à la reconnaissance publique. Eh! sous un règne si grand, faut-il s'étonner que le roi soit chéri de ses plus petits sujets, comme de ceux qui, ayant l'honneur d'approcher de sa royale personne, ont aussi le bonheur de voir de plus près cette étendue de grandeur, de majesté et de mérite, qu'on ressent mieux qu'on ne peut l'exprimer, et qui remplit les cœurs autant d'amour que de respect ?

De l'amour des sujets dépend en quelque sorte la fortune d'un prince; aussi voyons-nous de quels succès les entreprises du roi sont toujours suivies. Sa sagesse, qui fait revivre celle du plus sage prince du monde, anime ses ministres et son conseil. Son héroïque valeur imprimée dans le cœur et sur le front des généraux qui comptent pour rien le sang qu'ils versent pour leur prince, passe jusque dans l'âme des soldats, et l'expérience nous a appris que combattre pour le roi, et vaincre, ç'a toujours été la même chose.

Une si longue suite de prospérités est le pur ouvrage du Dieu des armées, qui disposant des volontés de tous les hommes, selon ses desseins éternels, tient en sa main d'une manière spéciale les coeurs des rois. Aussi Sa Majesté Très-Chrétienne qui, comptant pour peu ses propres forces, rapporte à la protection divine tout le bonheur de ses armes, a cru ne pouvoir mieux lui en marquer sa reconnaissance, qu'en abolissant dans son royaume tout culte impur, et en nous montrant tous les jours par la sincérité de son zèle, et par l'assiduité de ses exemples, que le vrai Dieu du ciel et de la terre doit et veut être adoré en esprit et en vérité dans l'unité de la religion catholique. Veuille ce même Dieu conserver longues années la personne sacrée de Sa Majesté. Ce sont les vœux de tous ses sujets qui ne sauraient trop souhaiter la durée d'un règne si rempli de piété, de justice et de gloire.

tome XIII §

CHAPITRE PREMIER. §

Amours du roi. — Belle inconnue très connue. — Mme Scarron; ses premiers temps. — Extraction, famille et fortune du maréchal d'Albret. — Mme Scarron élève en secret M. du Maine et Mme la Duchesse, et [eux] reconnus et à la cour, demeure leur gouvernante. — Le roi ne la peut souffrir et s'en explique très fortement. — Elle prend le nom de Maintenon en acquérant la terre. — Le roi rapproché de Mme de Maintenon, qui enfin supplante Mme de Montespan. — Le roi épouse Mme de Maintenon. — Mme de Maintenon toute-puissante quitte les armes de son premier mari, à l'exemple de Mme de Montespan et de Mme de Thianges.

De tels excès de puissance, et si mal entendus, faut-il passer à d'autres plus conformes à la nature, mais qui, en leur genre, furent bien plus funestes? ce sont les amours du roi. Leur scandale a rempli l'Europe, a confondu la France, a ébranlé l'État, a sans doute attiré les malédictions sous le poids desquelles il s'est vu si imminemment près du dernier précipice, et a réduit sa postérité légitime à un filet unique de son extinction en France. Ce sont des maux qui se sont tournés en fléaux de tout genre, et qui se feront sentir longtemps. Louis XIV, dans sa jeunesse, plus fait pour les amours qu'aucun de ses sujets, lassé de voltiger et de cueillir des faveurs passagères, se fixa enfin à La Vallière. On en sait les progrès et les fruits.

Mme de Montespan fut celle dont la rare beauté le toucha ensuite, même pendant le règne de Mme de La Vallière. Elle s'en aperçut bientôt, elle pressa vainement son mari de l'emmener en Guyenne; une folle confiance ne voulut pas l'écouter. Elle lui parlait alors de bonne foi. À la fin le roi en fut écouté, et l'enleva à son mari, avec cet épouvantable fracas qui retentit avec horreur chez toutes les nations, et qui donna au monde le spectacle nouveau de deux maîtresses à la fois. Il les promena aux frontières, aux camps, des moments aux armées, toutes deux dans le carrosse de la reine. Les peuples accourant de toutes parts se montraient les trois reines, et se demandaient avec simplicité les uns aux autres s'ils les avaient vues.

À la fin Mme de Montespan triompha, et disposa seule du maître et de sa cour, avec un éclat qui n'eut plus de voile; et pour qu'il ne manquât rien à la licence publique de cette vie, M. de Montespan, pour en avoir voulu prendre, fut mis à la Bastille, puis relégué en Guyenne, et sa femme eut de la comtesse de Soissons, forcée par sa disgrâce, la démission de la charge créée pour elle de surintendante de la maison de la reine, à laquelle on supposa le tabouret attaché, parce qu'ayant un mari elle ne pouvait être faite duchesse.

On vit après sortir de son cloître de Fontevrault la reine des abbesses, qui, chargée de son voile et de ses vœux, avec plus d'esprit et de beauté encore que Mme de Montespan sa soeur, vint jouir de la gloire de cette Niquée, et être de tous les particuliers du roi les plus charmants, par l'esprit et par les fêtes, avec Mme de Thianges, son autre sœur, et l'élixir le plus trayé de toutes les dames de la cour.

Les grossesses et les couches furent publiques. La cour de Mme de Montespan devint le centre de la cour, des plaisirs, de la fortune, de l'espérance et de la terreur des ministres et des généraux d'armée, et l'humiliation de toute la France. Ce fut aussi le centre de l'esprit, et d'un tour si particulier, si délicat, si fin, mais toujours si naturel et si agréable, qu'il se faisait distinguer à son caractère unique.

C'était celui de ces trois soeurs, qui toutes trois en avaient infiniment, et avaient l'art d'en donner aux autres. On sent encore avec plaisir ce tour charmant et simple dans ce qui reste de personnes qu'elles ont élevées chez elles et qu'elles s'étaient attachées; entre mille autres on les distinguerait dans les conversations les plus communes.

Mme de Fontevrault était celle des trois qui en avait le plus; c'était peut-être aussi la plus belle. Elle y joignait un savoir rare et fort étendu: elle savait bien la théologie et les Pères, elle était versée dans l'Écriture, elle possédait les langues savantes, elle parlait à enlever quand elle traitait quelque matière. Hors de cela l'esprit ne se pouvait cacher, mais on ne se doutait pas qu'elle sût rien de plus que le commun de son sexe. Elle excellait en tous genres d'écrire. Elle avait un don tout particulier pour le gouvernement et pour se faire adorer de tout son ordre, en le tenant toutefois dans la plus exacte régularité. Quoiqu'elle eût été faite religieuse plus que très cavalièrement, la sienne était pareille dans son abbaye. Ses séjours à la cour, où elle ne sortait point de chez ses soeurs, ne donnèrent jamais d'atteinte à sa réputation que par l'étrange singularité de voir un tel habit partager une faveur de cette nature; et si la bienséance eût pu y être en soi, il se pouvait dire que, dans cette cour même, elle ne s'en serait jamais écartée.

Mme de Thianges dominait ses deux sœurs, et le roi même qu'elle amusait plus qu'elles. Tant qu'elle vécut, elle le domina, et conserva, même après l'expulsion de Mme de Montespan hors de la cour, les plus grandes privances et des distinctions uniques.

Pour Mme de Montespan, elle était méchante, capricieuse, avait beaucoup d'humeur, et une hauteur en tout dans les nues dont personne n'était exempt, le roi aussi peu que tout autre. Les courtisans évitaient de passer sous ses fenêtres, surtout quand le roi y était avec elle. Ils disaient que c'était passer par les armes, et ce mot passa en proverbe à la cour. Il est vrai qu'elle n'épargnait personne, très souvent sans autre dessein que de divertir le roi; et comme elle avait infiniment d'esprit, de tour et de plaisanterie fine, rien n'était plus dangereux que les ridicules qu'elle donnait mieux que personne. Avec cela elle aimait sa maison et ses parents, et ne laissait pas de bien servir les gens pour qui elle avait pris de l'amitié. La reine supportait avec peine sa hauteur avec elle, bien différente des ménagements continuels et des respects de la duchesse de La Vallière qu'elle aima toujours, au lieu que de celle-ci il lui échappait souvent de dire: « Cette pute me fera mourir. » On a vu en son temps la retraite, l'austère pénitence et la pieuse fin de Mme de Montespan.

Pendant son règne elle ne laissa pas d'avoir des jalousies. Mlle de Fontange plut assez au roi pour devenir maîtresse en titre. Quelque étrange que fût ce doublet, il n'était pas nouveau. On l'avait vu de Mme de La Vallière et de Mme de Montespan, à qui celle-ci ne fit que rendre ce qu'elle avait prêté à l'autre. Mais Mme de Fontange ne fut pas si heureuse ni pour le vice, ni pour la fortune, ni pour la pénitence. Sa beauté la soutint un temps, mais son esprit n'y répondit en rien. Il en fallait au roi pour l'amuser et le tenir. Avec cela il n'eut pas le loisir de s'en dégoûter tout a fait. Une mort prompte, qui ne laissa pas de surprendre, finit en bref ces nouvelles amours. Presque tous ne furent que passades.

Un seul subsista longtemps, et se convertit en affection jusqu'à la fin de la vie de la belle qui sut en tirer les plus prodigieux avantages jusqu'au tombeau, et en laisser à ses deux fils l'abominable et magnifique héritage, qu'ils surent bien faire valoir. L'infâme politique du mari, qui a un nom propre en Espagne qui veut dire cocu volontaire et ne s'y pardonne jamais, souffrit volontiers cet amour, et en recueillit des fruits immenses en se confinant à Paris, servant à l'armée, n'allant presque point à la cour, faisant obscurément les fonds, et distribuant tous les avantages que de concert avec lui sa belle moitié en tirait. C'était la maréchale de Rochefort chez qui elle allait attendre l'heure du berger, laquelle l'y conduisait, et qui me l'a conté plus d'une fois, avec des contre-temps qui lui arrivèrent, mais qui ne firent obstacle à rien, et ne venaient point du mari, qui était au fond de sa maison à Paris, qui, sachant et conduisant tout, ignorait tout avec le plus grand soin, et changea depuis son étroite maison de la place Royale pour le palais des Guise, dont ils ne pourraient reconnaître l'étendue, ni la somptuosité qu'il a prises depuis entre ses mains et en celles de ses deux fils. La même politique continua le mystère de cet amour, qui ne le demeura que de nom, et tout au plus en très fine écorce. Le mystère le fit durer, l'art de s'y conduire gagna les plus intéressées, et en bâtit la plus rapide et la plus prodigieuse fortune. Le même art le soutint toujours croissant, et sut, quand il en fut encore temps, le tourner en amitié et en considération la plus distinguée.

Il mit les enfants de cette belle, qui était pourtant rousse, en situation de s'élever et de s'enrichir eux et les leurs de plus en plus, même après elle, et de parvenir à un comble de tout, dont [après] eux jouit avec éclat la troisième génération aujourd'hui dans toute son étendue, et qui a mis les plus obscurs par eux-mêmes et les plus ténébreux, mais de leur nom, en splendeur inhérente. C'est savoir tirer plus que très grand parti: la femme de sa beauté; le mari de sa politique et de son infamie; les enfants de tous les moyens mis en main par de tels parents, mais toujours comme les fils de la belle.

Une autre tira beaucoup aussi toute sa vie de la même conduite, mais ni la beauté, ni l'art, ni la position de cette belle, ni de son camard et bouffon de mari, ne permit à celle-ci ni la durée, ni la continuité, ni rien de l'éclat où l'autre parvint et se maintint, et qu'elle fit passer à ses enfants, petits-enfants, et en gros à tout leur nom. Celle-ci n'avait qu'à vouloir. Quoique le commerce fût fini depuis très longtemps, et que les ménagements extérieurs fussent extrêmes, on connaissait son pouvoir à la cour, tout y était en respect devant elle. Ministres, princes du sang, rien ne résistait à ses volontés. Ses billets allaient droit au roi, et les réponses toujours à l'instant du roi à elle, sans que personne s'en aperçût. Si très rarement, par cette commodité unique d'écriture, elle avait à parler au roi, ce qu'elle évitait autant que cela était possible, elle était admise à l'instant qu'elle le voulait. C'était toujours à des heures publiques, mais dans le petit cabinet du roi, qui était et est encore celui du conseil, tous deux assis au fond, mais les portes des deux côtés absolument ouvertes, affectation qui ne se pratiquait jamais que lorsqu'elle était avec le roi, et la pièce publique contiguë à ce cabinet pleine de tous les courtisans. Si quelquefois elle ne voulait dire qu'un mot, c'était debout à la porte, en dehors du même cabinet, et devant tout le monde qui, aux manières du roi de l'aborder, de l'écouter, de la quitter, n'avait pas peine à remarquer jusque dans les derniers temps de sa vie, qui finit plusieurs années avant celle du roi, qu'elle ne lui était pas indifférente. Elle fut belle jusqu'à la fin. Une fois en trois ans un court voyage à Marly, jamais d'aucun particulier avec le roi, même avec d'autres dames; l'unisson soigneusement gardé avec tout le reste de la cour. Elle y était presque toujours, et souvent au souper du roi, où il ne la distingua jamais en rien. Telle était la convention avec Mme de Maintenon, qui de son côté contribua en récompense à tout ce qu'elle put désirer. Le mari, qui l'a survécue de quelques années, presque jamais à la cour, et des moments, vivait obscur à Paris, enterré dans le soin de ses affaires domestiques qu'il entendait parfaitement, s'applaudissant du bon sens qui, de concert avec sa femme, l'avait porté à tant de richesses, d'établissements et de grandeurs, sous les rideaux de gaze qui demeurèrent rideaux, mais qui ne furent rien moins qu'impénétrables.

Il ne faut pas oublier la belle Ludre, demoiselle de Lorraine, fille d'honneur de Madame, qui fut aimée un moment à découvert. Mais cet amour passa avec la rapidité d'un éclair, et l'amour de Mme de Montespan demeura le triomphant.

Il faut passer à un autre genre d'amour, qui n'étonna pas moins toutes les nations que celui-ci les avait scandalisées, et que le roi emporta tout entier au tombeau. À ce peu de mots qui ne reconnaîtrait la célèbre Françoise d'Aubigné, marquise de Maintenon, dont le règne permanent n'a pas duré moins de trente-deux ans. Née dans les îles de l'Amérique où son père, peut-être gentilhomme, était allé avec sa mère chercher du pain, et que l'obscurité y a étouffés, revenue seule et au hasard en France, abordée à la Rochelle, recueillie au voisinage par pitié chez Mme de Neuillant, mère de la maréchale-duchesse de Navailles, réduite par sa pauvreté et par l'avarice de cette vieille dame à garder les clefs de son grenier et à voir mesurer tous les jours l'avoine à ses chevaux; venue à Paris à sa suite, jeune, adroite, spirituelle et belle, sans pain et sans parents, d'heureux hasards la firent connaître au fameux Scarron. Il la trouva aimable, ses amis peut-être encore plus. Elle crut faire la plus grande fortune, et la plus inespérable d'épouser ce joyeux et savant cul-de-jatte, et des gens qui avaient peut-être plus besoin de femme que lui l'entêtèrent de faire ce mariage, et vinrent à bout de lui persuader de tirer par là de la misère cette charmante malheureuse.

Le mariage se fit, la nouvelle épouse plut à toutes les compagnies qui allaient chez Scarron. Il la voyait fort bonne, et en tous genres; c'était la mode d'aller chez lui, gens d'esprit, gens de la cour et de la ville, et ce qu'il y avait de meilleur et de plus distingué, qu'il n'était pas en état d'aller chercher hors de chez lui, et que les charmes de son esprit, de son savoir, de son imagination, de cette gaieté incomparable parmi ses maux, et toujours nouvelle, cette rare fécondité, et la plaisanterie du meilleur goût qu'on admire encore dans ses ouvrages, attiraient continuellement chez lui.

Mme Scarron fit donc là des connaissances de toutes les sortes qui pourtant, à la mort de son mari, ne l'empêchèrent pas d'être réduite à la charité de la paroisse de Saint-Eustache. Elle y prit une chambre pour elle et pour une servante dans une montée, où elle vécut très à l'étroit. Ses appas élargirent peu à peu ce mal-être. Villars, père du maréchal; Beuvron, père d'Harcourt; les trois Villarceaux qui demeurèrent les trois tenants; bien d'autres l'entretinrent .

Cela la remit à flot, et peu à peu l'introduisit à l'hôtel d'Albret, par là à l'hôtel de Richelieu et ailleurs; ainsi de l'un à l'autre. Dans ces maisons, Mme Scarron n'était rien moins que sur le pied de compagnie. Elle y était à tout faire, tantôt à demander du bois, tantôt si on servirait bientôt; une autre fois si le carrosse de celui-ci, ou de celle-là était revenu; et ainsi de mille petites commissions dont l'usage des sonnettes, introduit longtemps depuis, a ôté l'importunité.

C'est dans ces maisons, principalement à l'hôtel de Richelieu, beaucoup plus encore à l'hôtel d'Albret où le maréchal d'Albret tenait un fort grand état, où Mme Scarron fit la plupart de ses connaissances, dont les unes lui servirent tant, et les autres leur devinrent si utiles . Les maréchaux de Villars et d'Harcourt par leurs pères, et avant eux, Villars, père du maréchal, en firent leur fortune; la duchesse d'Arpajon, sœur de Beuvron, en fut, sans l'avoir pu imaginer, dame d'honneur de Mme la dauphine de Bavière, à la mort de la duchesse de Richelieu, que la même raison avait faite aussi dame d'honneur de la reine, puis par confiance de Mme la dauphine de Bavière, et le duc de Richelieu chevalier d'honneur pour rien, qui en eut de Dangeau cinq cent mille livres, à qui cette charge fit la fortune. La princesse d'Harcourt, fille de Brancas, si connu par son esprit et par ses rares distractions, qui avait été bien avec elle; Villarceaux et Montchevreuil, chevaliers de l'ordre tous deux, au premier desquels son père fit passer à trente-cinq ans le collier qui lui était destiné, et nombre d'autres se sentirent grandement de ces premiers temps. Mais avant d'aller plus loin, il faut éclaircir le maréchal d'Albret en peu de mots.

Charles II d'Albret, comte de Dreux, vicomte de Tartas, fils de Charles Ier, connétable de France, eut d'Anne d'Armagnac, pour cinquième et dernier fils, Gilles d'Albret, seigneur de Castelmoron, mort sans enfants d'Anne d'Aiguillon en 1479, qui de Jean Le Tellier laissa un bâtard nommé Étienne qui fut légitimé par François Ier en 1527 et sénéchal du pays de Foix. De l'héritière de Miossens il laissa Jean-Baptiste de Miossens, qui fut lieutenant général d'Henri d'Albret, roi de Navarre, en ses pays et seigneuries, et qui de Suzanne, fille de Pierre, seigneur de Busset, bâtard de Bourbon, évêque de Liège, laquelle fut gouvernante de notre roi Henri IV, laissa Henri-Baptiste de Miossens, chevalier du Saint-Esprit en 1595, et gouverneur et sénéchal de Navarre et Béarn, qui d'Antoinette de Pons, fille du comte de Marennes, chevalier du Saint-Esprit, et sœur de la fameuse marquise de Guercheville, mère du duc de Liancourt, eut Henri, comte de Miossens, qui d'Anne de Pardaillan, sœur du père de M. de Montespan, mari de la maîtresse de Louis XIV, eut trois fils et plusieurs filles. L'aîné fut le premier mari d'Anne Poussard, qui se remaria au duc de Richelieu, et mourut dame d'honneur de Mme la dauphine de Bavière, sans enfants du duc de Richelieu, mais elle avait eu un fils de son premier mari. Le second fut le maréchal d'Albret; le troisième, aussi comte de Miossens, tué en duel en 1672 par Saint-Léger-Corbon, sans enfants.

Le maréchal d'Albret, fort dans le grand monde et les intrigues de la cour, eut la compagnie des gens d'armes de la garde, et fut chargé par le cardinal Mazarin de la conduite de M. le Prince, M. le prince de Conti et M. de Longueville, du Palais-Royal, où ils furent arrêtés, à Vincennes, moyennant la promesse d'un bâton de maréchal de France, qu'il n'eut pourtant qu'à force de menaces en 1653. Il avait été fait chevalier du Saint-Esprit en 1661, et il eut le gouvernement de Guyenne à la fin de 1670. Sans avoir beaucoup servi, et jamais en chef, ce fut un homme qui par son esprit, son adresse, sa hardiesse et sa magnificence se fit toujours fort compter. Il n'avait qu'une fille unique de la fille de Guénégaud, trésorier de l'épargne, frère du secrétaire d'État, qu'il avait épousée. Il la maria au fils unique de son frère aîné, et de la duchesse de Richelieu, lequel fut tué en galanterie, et sans enfants, en 1678; et sa veuve, qui était dame du palais de la reine, fut depuis la première femme du comte de Marsan, dont elle s'amouracha, et qui lui donna tout son bien.

Le maréchal d'Albret et M. et Mme de Richelieu vécurent toujours dans l'amitié la plus intime. Il vécut de même avec M. de Montespan, son cousin germain, et Mme de Montespan. Mais quand celle-ci fut maîtresse, il devint son conseil, et abandonna pour elle M. de Montespan, par où il se maintint eu grand crédit jusqu'à sa mort, qui arriva à Bordeaux le 3 septembre 1676, à soixante-deux ans, où il n'y avait pas longtemps qu'il était allé.

Il avait, comme on l'a vu ailleurs, marié Mlles de Pons, ses nièces à la mode de Bretagne: l`une a son frère cadet, tué en duel; l'autre fort belle à Heudicourt, à qui il fit acheter de Saint-Herem la charge de grand louvetier pour le décrasser, et pour que sa femme pût paraître à la cour où on l'a vue vivre longtemps, et mourir dans la faveur et les privances de Mme de Maintenon et du roi, et faire fort étrangement dame du palais Mme de Montgon, sa fille, au mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, laquelle avait été toute petite élevée avec M. du Maine et Mme la Duchesse, et logée avec eux, lorsqu'ils étaient cachés à Paris sous Mme Scarron, leur gouvernante, qui l'avait prise pour en soulager Mme d'Heudicourt, sa bonne amie, qui, fille et mariée, ne bougeait de l'hôtel d'Albret où Mme Scarron l'avait fort courtisée, et où leur liaison intime s'était faite. Revenons à cette heure à Mme Scarron.

Elle dut à la proche parenté du maréchal d`Albret et de M. de Montespan l'introduction décisive à l'incroyable fortune qu'elle fit quatorze ou quinze ans après. M. et Mme de Montespan ne bougeaient de chez le maréchal d'Albret qui tenait à Paris la plus grande et la meilleure maison, où abondait la compagnie de la cour et de la ville la plus distinguée et la plus choisie. Les respects, les soins de plaire, l'esprit et les agréments de Mme Scarron réussirent fort auprès de Mme de Montespan. Elle prit de l'amitié pour elle, et quand elle eut ses premiers enfants du roi, M. du Maine et Mme la Duchesse qu'on voulut cacher, elle lui proposa de les confier à Mme Scarron, à qui on donna une maison au Marais pour y loger avec eux, et de quoi les entretenir et les élever dans le dernier secret. Dans les suites, ces enfants furent amenés à Mme de Montespan, puis montrés au roi, et de là peu à peu tirés du secret, et avoués. Leur gouvernante, fixée avec eux à la cour, y plut de plus en plus à Mme de Montespan, qui lui fit donner par le roi à diverses reprises. Lui, au contraire, ne la pouvait souffrir; ce qu'il lui donnait quelquefois, et toujours peu, n'était que par excès de complaisance, et avec un regret qu'il ne cachait pas.

La terre de Maintenon étant tombée en vente, la proximité de Versailles en tenta si bien Mme de Montespan, pour Mme Scarron, qu'elle ne laissa point de repos au roi qu'elle n'en eût tiré de quoi la faire acheter à cette femme, qui prit alors le nom de Maintenon, ou fort peu de temps après. Elle obtint aussi de quoi en raccommoder le château, et attaqua le roi encore pour donner de quoi rajuster le jardin, car MM. d'Angennes y avaient tout laissé ruiner.

C'était à sa toilette où cela se passait, et où le seul capitaine des gardes en quartier suivait le roi. C'était M. le maréchal de Lorges, homme le plus vrai qui fut jamais, et qui m'a souvent conté la scène dont il fut témoin ce jour-là. Le roi fit d'abord la sourde oreille, puis refusa. Enfin impatienté de ce que Mme de Montespan ne démordait point et insistait toujours, il se fâcha, lui dit qu'il n'avait déjà que trop fait pour cette créature, qu'il ne comprenait pas la fantaisie de Mme de Montespan pour elle, et son opiniâtreté à la garder, après tant de fois qu'il l'avait priée de s'en défaire; qu'il avouait pour lui qu'elle lui était insupportable, et que pourvu qu'on lui promit qu'il ne la verrait plus, et qu'on ne lui en parlerait jamais, il donnerait encore, quoique, pour en dire la vérité, il n'eut déjà que beaucoup trop donné pour une créature de cette espèce. Jamais M. le maréchal de Lorges n'a oublié ces propres paroles; et à moi et à d'autres il les a toujours rapportées précises et dans le même ordre, tant il en fut frappé alors, et bien plus à tout ce qu'il vit depuis de si étonnant et de si contradictoire. Mme de Montespan se tut bien court, et bien en peine d'avoir trop pressé le roi.

M. du Maine était extrêmement boiteux. On disait que c'était d'être tombé d'entre les bras d'une nourrice. Tout ce qu'on lui fit n'ayant pas réussi, on prit le parti de l'envoyer chez divers artistes en Flandre et ailleurs dans le royaume, puis aux eaux, entre autres à Barèges. Les lettres que la gouvernante écrivait à Mme de Montespan, pour lui rendre compte de ces voyages, étaient montrées au roi. Il les trouva bien écrites, il les goûta, et les dernières commencèrent à diminuer son éloignement.

Les humeurs de Mme de Montespan achevèrent l'ouvrage. Elle en avait beaucoup, elle s'était accoutumée à ne s'en pas contraindre. Le roi en était l'objet plus souvent que personne; il en était encore amoureux, mais il en souffrait. Mme de Maintenon le reprochait à Mme de Montespan, qui lui en rendit de bons offices auprès du roi. Ces soins d'apaiser sa maîtresse lui revinrent aussi d'ailleurs, et l'accoutumèrent à parler quelquefois à Mme de Maintenon, à s'ouvrir à elle de ce qu'il désirait qu'elle fît auprès de Mme de Montespan, enfin à lui conter ses chagrins contre elle, et à la consulter là-dessus.

Admise ainsi peu à peu dans l'intime confidence, et sans milieu, de l'amant et de la maîtresse, et par le roi même, l'adroite suivante sut la cultiver, et fit si bien par son industrie, que peu à peu elle supplanta Mme de Montespan, qui s'aperçut trop tard qu'elle lui était devenue nécessaire. Parvenue à ce point, Mme de Maintenon fit à son tour ses plaintes au roi de tout ce qu'elle avait à souffrir d'une maîtresse qui l'épargnait si peu lui-même, et à force de se plaindre l'un à l'autre de Mme de Montespan, celle-ci en prit tout à fait la place, et se la sut bien assurer.

La fortune, pour n'oser nommer ici la Providence, qui préparait au plus superbe des rois l'humiliation la plus profonde, la plus publique, la plus durable, la plus inouïe, fortifia de plus en plus son goût pour cette femme adroite et experte au métier, que les jalousies continuelles de Mme de Montespan rendaient encore plus solide, par les sorties fréquentes que son humeur aigrie lui faisait faire sans ménagement sur le roi et sur elle, et c'est ce que Mme de Sévigné sait peindre si joliment en énigmes, dans ses lettres à Mme de Grignan, où elle l'entretient quelquefois de ces mouvements de cour, parce que Mme de Maintenon avait été à Paris assez de la société de Mme de Sévigné, de Mme de Coulange, de Mme de La Fayette, et qu'elle commençait à leur faire sentir son importance. On y voit aussi dans le même goût des traits charmants sur la faveur voilée, mais brillante, de Mme de Soubise.

Cette même Providence, maîtresse absolue des temps et des événements, les disposa encore, en sorte que la reine vécut assez pour laisser porter ce goût à son comble, et point assez pour le laisser refroidir. Le plus grand malheur qui soit donc arrivé au roi, et les suites doivent faire ajouter à l'État, fut la perte si brusque de la reine, par l'ignorance profonde et l'opiniâtreté du premier médecin Daquin, au plus fort de ce nouvel attachement enté sur le dégoût de la maîtresse, dont les humeurs étaient devenues insupportables, et que nulle politique n'avait pu arrêter. Cette beauté impérieuse, accoutumée à dominer et à être adorée, ne pouvait résister au désespoir toujours présent de la décadence de son pouvoir; et ce qui la jetait hors de toute mesure, c'était de ne pouvoir se dissimuler une rivale abjecte à qui elle avait donné du pain, qui n'en avait encore que par elle, qui de plus, lui devait cette affection qui devenait son bourreau, par l'avoir assez aimée pour n'avoir pu se résoudre à la chasser tant de fois que le roi l'en avait pressée, une rivale encore si au-dessous d'elle en beauté, et plus âgée qu'elle de plusieurs années; sentir que c'était pour cette suivante, pour ne pas dire servante, que le roi venait le plus chez elle, qu'il n'y cherchait qu'elle, qu'il ne pouvait dissimuler son malaise lorsqu'il ne l'y trouvait pas; et le plus souvent la quitter elle, pour entretenir l'autre tête à tête; enfin avoir à tous moments besoin d'elle pour attirer le roi, pour se raccommoder avec lui de leurs querelles, pour en obtenir des grâces qu'elle lui demandait. Ce fut donc dans des temps si propices à cette enchanteresse que le roi devint libre.

Il passa les premiers jours à Saint-Cloud, chez Monsieur, d'où il alla à Fontainebleau, où il passa tout l'automne. Ce fut là ou son goût, piqué par l'absence, la lui fit trouver insupportable. À son retour on prétend, car il faut distinguer le certain de ce qui ne l'est pas, on prétend, dis-je, que le roi parla plus librement à Mme de Maintenon, et qu'elle, osant essayer ses forces, se retrancha habilement sur la dévotion, et sur la pruderie de son dernier état; que le roi ne se rebuta point; qu'elle le prêcha et lui fit peur du diable, et qu'elle ménagea son amour et sa conscience l'un par l'autre avec un si grand art, qu'elle parvint à ce que nos yeux ont vu, et que la postérité refusera de croire.

Mais ce qui est très certain, et bien vrai, c'est que quelque temps après le retour du roi de Fontainebleau, et au milieu de l'hiver qui suivit la mort de la reine, chose que la postérité aura peine à croire, quoique parfaitement vraie et avérée, le P. de La Chaise, confesseur du roi, dit la messe en pleine nuit dans un des cabinets du roi à Versailles. Bontems, gouverneur de Versailles, premier valet de chambre en quartier, et le plus confident des quatre, servit cette messe où ce monarque et la Maintenon furent mariés, en présence d'Harlay, archevêque de Paris, comme diocésain, de Louvois, qui tous deux avaient, comme on l'a dit, tiré parole du roi qu'il ne déclarerait jamais ce mariage, et de Montchevreuil, uniquement en troisième, parent, ami, et du même nom de Mornay que Villarceaux, à qui autrefois il prêtait sa maison de Montchevreuil tous les étés, sans en bouger lui-même avec sa femme, où Villarceaux entretenait cette reine comme à Paris, et où il payait toute la dépense, parce que son cousin était fort pauvre, et qu'il avait honte de ce concubinage chez lui à Villarceaux, en présence de sa femme, dont il respectait la patience et la vertu.

Mme de Maintenon, n'osant porter les armes d'un tel époux, supprima celles de son premier mari, et ne porta plus que les siennes seules, et sans cordelière, imitant à meilleur titre Mme de Montespan depuis ses amours, et même Mme de Thianges, qui du vivant de leurs maris quittèrent leurs armes et leur livrée qu'elles ne reprirent jamais, et portèrent toujours depuis celles de Rochechouart seules. On a vu, à l'occasion de la mort du duc de Créqui, les prédictions étonnantes de cette épouvantable fortune.

La satiété des noces ordinairement si fatale, et des noces de cette espèce, ne fit que consolider la faveur de Mme de Maintenon. Bientôt après elle éclata par l'appartement qui lui fut donné à Versailles au haut du grand escalier, vis-à-vis de celui du roi, et de plain-pied. Depuis ce moment, le roi y alla tous les jours de sa vie passer plusieurs heures à Versailles, et en quelque lieu qu'il fût, où elle fut toujours logée aussi proche de lui, et de plain-pied autant qu'il fut possible.

Les suites, les succès, l'entière confiance, la rare dépendance, la toute-puissance, l'adoration publique, universelle, les ministres, les généraux d'armée, la famille royale la plus proche, tout en un mot à ses pieds; tout bon et tout bien par elle, tout réprouvé sans elle; les hommes, les affaires, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l'État ses victimes; quelle elle fut, cette fée incroyable, et comment elle gouverna sans lacune, sans obstacle, sans nuage le plus léger, plus de trente ans entiers, et même trente-deux; c'est l'incomparable spectacle qu'il s'agit de se retracer, et qui a été celui de toute l'Europe.

CHAPITRE II. §

Caractère de Mme de Maintenon. — Goût de direction. — Persécution du jansénisme. — Antérieures dissipations des saints et savants solitaires de Port-Royal. — Révocation de l'édit de Nantes. — Établissement de Saint-Cyr. — Vues de Mme de Maintenon, qui manque une seconde fois la déclaration de son mariage. — Mme de Maintenon seconde dame d'atours de la Dauphine de Bavière, qu'elle environne de personnes toutes à elle, inutilement. — Malheurs et mort de cette Dauphine. — Fénelon, archevêque de Cambrai, et Bossuet, évêque de Meaux, consultés et contraires à la déclaration du mariage. — Le premier achève d'être perdu. — Raisons qui sauvent l'autre. — Mme de Montespan chassée pour toujours de la cour. — Époque de l'union la plus intime entre Mme de Maintenon et le duc du Maine. — Crayon léger de celui-ci.

C'était une femme de beaucoup d'esprit, que les meilleures compagnies, où elle avait d'abord été soufferte, et dont bientôt elle fit le plaisir, avaient fort polie et ornée de la science du monde, et que la galanterie avait achevé de tourner au plus agréable. Ses divers états l'avaient rendue flatteuse, insinuante, complaisante, cherchant toujours à plaire. Le besoin de l'intrigue, toutes celles qu'elle avait vues, en plus d'un genre, et de beaucoup desquelles elle avait été, tant pour elle-même que pour en servir d'autres, l'y avaient formée, et lui en avaient donné le goût, l'habitude et toutes les adresses. Une grâce incomparable à tout, un air d'aisance, et toutefois de retenue et de respect, qui par sa longue bassesse lui était devenu naturel, aidaient merveilleusement ses talents, avec un langage doux, juste, en bons termes, et naturellement éloquent et court. Son beau temps, car elle avait trois ou quatre ans plus que le roi, avait été celui des belles conversations, de la belle galanterie, en un mot de ce qu'on appelait les ruelles; lui en avait tellement donné l'esprit, qu'elle en retint toujours le goût et la plus forte teinture. Le précieux et le guindé ajouté à l'air de ce temps-là, qui en tenait un peu, s'était augmenté par le vernis de l'importance, et s'accrut depuis par celui de la dévotion, qui devint le caractère principal, et qui fit semblant d'absorber tout le reste. Il lui était capital pour se maintenir où il l'avait portée, et ne le fut pas moins pour gouverner. Ce dernier point était son être; tout le reste y fut sacrifié sans réserve. La droiture et la franchise étaient trop difficiles à accorder avec une telle vue, et avec une telle fortune ensuite, pour imaginer qu'elle en retînt plus que la parure. Elle n'était pas aussi tellement fausse que ce fût son véritable goût, mais la nécessité lui en avait de longue main donné l'habitude, et sa légèreté naturelle la faisait paraître au double de fausseté plus qu'elle n'en avait.

Elle n'avait de suite en rien que par contrainte et par force. Son goût était de voltiger en connaissances et en amis comme en amusements, excepté quelques amis fidèles de l'ancien temps dont on a parlé, sur qui elle ne varia point, et quelques nouveaux des derniers temps qui lui étaient devenus nécessaires. À l'égard des amusements, elle ne les put guère varier depuis qu'elle se vit reine. Son inégalité tomba en plein sur le solide, et fit par là de grands maux. Aisément engouée, elle l'était à l'excès; aussi facilement déprise, elle se dégoûtait de même, et l'un et l'autre très souvent sans cause ni raison.

L'abjection et la détresse où elle avait si longtemps vécu lui avait rétréci l'esprit, et avili le coeur et les sentiments. Elle pensait et sentait si fort en petit, en toutes choses, qu'elle était toujours en effet moins que Mme Scarron, et qu'en tout et partout elle se retrouvait telle. Rien n'était si rebutant que cette bassesse jointe à une situation si radieuse; rien aussi n'était à tout bien empêchement si dirimant, comme rien de si dangereux que cette facilité à changer d'amitié et de confiance.

Elle avait encore un autre appât trompeur. Pour peu qu'on pût être admis à son audience, et qu'elle y trouvât quelque chose à son goût, elle se répandait avec une ouverture qui surprenait, et qui ouvrait les plus grandes espérances; dès la seconde, elle s'importunait, et devenait sèche et laconique. On se creusait la tête pour démêler et la grâce et la disgrâce, si subites toutes les deux; on y perdait son temps. La légèreté en était la seule cause, et cette légèreté était telle qu'on ne se la pouvait imaginer. Ce n'est pas que quelques-uns n'aient échappé à cette vacillité si ordinaire, mais ces personnes n'ont été que des exceptions, qui ont d'autant plus confirmé la règle qu'elles-mêmes ont éprouvé force nuages dans leur faveur, et que, quelle qu'elle ait été, c'est-à-dire depuis son dernier mariage, aucune ne l'a approchée qu'avec précaution, et dans l'incertitude.

On peut juger des épines de sa cour, qui d'ailleurs était presque inaccessible et par sa volonté et par le goût du roi, et encore par la mécanique des temps et des heures, d'une cour qui toutefois opérait une grande et intime partie de toutes choses, et qui presque toujours influait sur tout le reste.

Elle eut la faiblesse d'être gouvernée par la confiance, plus encore par les espèces de confessions, et d'en être la dupe par la clôture où elle s'était renfermée. Elle eut aussi la maladie des directions, qui lui emporta le peu de liberté dont elle pouvait jouir. Ce que Saint-Cyr lui fit perdre de temps en ce genre est incroyable; ce que mille autres couvents lui en coûtèrent ne l'est pas moins. Elle se croyait l'abbesse universelle, surtout pour le spirituel, et de là entreprit des détails de diocèses. C'étaient là ses occupations favorites. Elle se figurait être une mère de l'Église. Elle en pesait les pasteurs du premier ordre, les supérieurs de séminaires et de communautés, les monastères et les filles qui les conduisaient, ou qui y étaient les principales. De là une mer d'occupations frivoles, illusoires, pénibles, toujours trompeuses, des lettres et des réponses à l'infini, des directions d'âmes choisies, et toutes sortes de puérilités qui aboutissaient d'ordinaire à des riens, quelquefois aussi à des choses importantes, et à de déplorables méprises en décisions, en événements d'affaires, et en choix.

La dévotion qui l'avait couronnée, et par laquelle elle sut se conserver, la jeta par art et par goût de régenter, qui se joignit à celui de dominer, dans ces sortes d'occupations; et l'amour-propre, qui n'y rencontrait jamais que des adulateurs, s'en nourrissait. Elle trouva le roi qui se croyait apôtre, pour avoir toute sa vie persécuté le jansénisme, ou ce qui lui était présenté comme tel. Ce champ parut propre à Mme de Maintenon à repaître ce prince de son zèle, et à s'introduire dans tout.

L'ignorance la plus grossière en tous genres dans laquelle on avait eu grand soin d'élever le roi, et par divers intérêts de l'entretenir ensuite, et de lui inculquer de bonne heure la défiance générale et l'exacte clôture dans lesquelles il s'est barricadé sous la clef de ses ministres, et, à d'autres égards, sous celle de son confesseur et de ceux qu'il a eu intérêt de lui produire, lui avait fait prendre de bonne heure la pernicieuse habitude de prendre parti sur parole dans les questions de théologie, et entre les différentes écoles catholiques, jusqu'à en faire sa propre affaire à Rome.

La reine mère, et le roi bien plus qu'elle dans les suites, séduits par les jésuites, s'étaient laissé persuader par eux le contradictoire exact et précis de la vérité: savoir que toute autre école que la leur en voulait à l'autorité royale, et n'avait qu'un esprit d'indépendance et républicain. Le roi là-dessus, ni sur bien d'autres choses, n'en savait pas plus qu'un enfant. Les jésuites n'ignoraient pas à qui ils avaient affaire. Ils étaient en possession d'être les confesseurs du roi, et les distributeurs des bénéfices dont ils avaient la feuille; l'ambition des courtisans et la crainte que ces religieux inspiraient aux ministres leur donnait une entière liberté. L'attention si vigilante du roi à se tenir toute sa vie barricadé contre tout le monde, en affaires, leur était un rempart assuré, et leur donnait la facilité de lui parler, et la sécurité d'y être seuls reçus sur les choses qui regardaient la religion, et d'être seuls écoutés. Il leur fut donc aisé de le préoccuper, jusqu'à l'infatuation la plus complète, que quiconque parlait autrement qu'eux, était janséniste, et que janséniste était être ennemi du roi et de son autorité, laquelle était la partie faible et sensible du roi jusqu'à l'incroyable. Ils parvinrent donc à disposer en plein de lui à leur gré, et par conscience et par jalousie de son autorité sur tout ce qui regardait cette affaire, et encore sur tout ce qui y avait le moindre trait, c'est-à-dire sur toutes choses et gens qu'il leur convenait de lui montrer par ce côté.

C'est par où ils dissipèrent ces saints solitaires illustres, que l'étude et la pénitence avaient assemblés à Port-Royal, qui firent de si grands disciples, et à qui les chrétiens seront à jamais redevables de ces ouvrages fameux qui ont répandu une si vive et si solide lumière pour discerner la vérité des apparences, le nécessaire de l'écorce, en faire toucher au doigt l'étendue si peu connue, si obscurcie, et d'ailleurs si déguisée, éclairer la foi, allumer la charité, développer le cœur de l'homme, régler ses mœurs, lui présenter un miroir fidèle, et le guider entre la juste crainte et l'espérance raisonnable. C'était donc à en poursuivre jusqu'aux derniers restes, et partout; que la dévotion du roi s'exerçait, et celle de Mme de Maintenon conformée sur la sienne, lorsqu'un autre champ parut plus propre à présenter à ce prince.

Le jansénisme commençait à paraître usé; il ne semblait plus bon aux jésuites qu'à faute de mieux, et au besoin ils étaient bien sûrs d'y retrouver longtemps de quoi glaner, lorsque après quelque intervalle ils lui pourraient rendre quelques grâces de nouveauté. Avec de telles avances pour se croire en droit de commander aux consciences, il restait peu à faire pour exciter le zèle du roi contre une religion solennellement frappée des plus éclatants anathèmes par l'Église universelle, et qui s'en était elle-même frappée la première en se séparant de toute l'antiquité sur des points de foi fondamentaux.

Le roi était devenu dévot, et dévot dans la dernière ignorance. À la dévotion se joignit la politique. On voulut lui plaire par les endroits qui le touchaient le plus sensiblement, la dévotion et l'autorité. On lui peignit les huguenots avec les plus noires couleurs: un État dans un État, parvenu à ce point de licence à force de désordres, de révoltes, de guerres civiles, d'alliances étrangères, de résistances à force ouverte contre les rois ses prédécesseurs, et jusqu'à lui-même réduit à vivre en traités avec eux. Mais on se garda bien de lui apprendre la source de tant de maux, les origines de leurs divers degrés et de leurs progrès, pourquoi et par qui les huguenots furent premièrement armés, puis soutenus, et surtout de lui dire un seul mot des projets de si longue main pourpensés, des horreurs et des attentats de la Ligue contre sa couronne, contre sa maison, contre son père, son aïeul et tous les siens.

On lui voila avec autant de soin ce que l'Évangile, et, d'après cette divine loi, les apôtres et tous les Pères à leur suite enseignent sur la manière de prêcher Jésus-Christ, de convertir les infidèles et les hérétiques, et de se conduire en ce qui regarde la religion. On toucha un dévot de la douceur de faire aux dépens d'autrui une pénitence facile, qu'on lui persuada sûre pour l'autre monde. On saisit l'orgueil d'un roi en lui montrant une action qui passait le pouvoir de tous ses prédécesseurs, en lui détournant les yeux de tant de grands exploits personnels et de tant de hauts faits d'armes pensés et résolus par son héroïque père, et par lui-même exécutés à la tête de ses troupes avec une vaillance qui leur en donnait et qui les fit vaincre souvent contre toute apparence dans les plus grands périls, en l'y voyant à leur tête aussi exposé qu'eux, et de toute la conduite de ce grand roi, qui abattit sans ressource ce grand parti huguenot, lequel avait soutenu sa lutte depuis François Ier avec tant d'avantages, et qui, sans la tête et le bras de Louis le Juste, ne serait pas tombé sous les volontés de Louis XIV. Ce prince était bien éloigné d'arrêter sa vue sur un si solide emprunt.

On le détermina, lui qui se piquait si principalement de gouverner par lui-même, d'un chef-d'œuvre tout à la fois de religion et de politique, qui faisait triompher la véritable par la ruine de toute autre, et qui rendait le roi absolu en brisant toutes ses chaînes avec les huguenots, et en détruisant à jamais ces rebelles, toujours prêts à profiter de tout pour relever leur parti et donner la loi à ses rois.

Les grands ministres n'étaient plus alors. Le Tellier au lit de la mort, son funeste fils était le seul qui restât; car Seignelay ne faisait guère que poindre. Louvois, avide de guerre, atterré sous le poids d'une trêve de vingt ans, qui ne faisait presque que d'être signée, espéra qu'un si grand coup porté aux huguenots remuerait tout le protestantisme de l'Europe, et s'applaudit en attendant de ce que, le roi ne pouvant frapper sur les huguenots que par ses troupes, il en serait le principal exécuteur, et par là de plus en plus en crédit. L'esprit et le génie de Mme de Maintenon, tel qu'il vient d'être représenté avec exactitude, n'était rien moins que propre ni capable d'aucune affaire au delà de l'intrigue. Elle n'était pas née ni nourrie à voir sur celles-ci au delà de ce qui lui en était présenté, moins encore pour ne pas saisir avec ardeur une occasion si naturelle de plaire, d'admirer, de s'affermir de plus en plus par la dévotion. Qui d'ailleurs eût su un mot de ce qui ne se délibérait qu'entre le confesseur, le ministre alors comme unique, et l'épouse nouvelle et chérie; et qui de plus eût osé contredire? C'est ainsi que sont menés à tout, par une vole ou par une autre, les rois qui, par grandeur, par défiance, par abandon à ceux qui les tiennent, par paresse ou par orgueil, ne se communiquent qu'à deux ou trois personnes, et bien souvent à moins, et qui mettent entre eux et tout le reste de leurs sujets une barrière insurmontable.

La révocation de l'édit de Nantes sans le moindre prétexte et sans aucun besoin, et les diverses proscriptions plutôt que déclarations qui la suivirent, furent les fruits de ce complot affreux qui dépeupla un quart du royaume, qui ruina son commerce, qui l'affaiblit dans toutes ses parties, qui le mit si longtemps au pillage public et avoué des dragons, qui autorisa les tourments et les supplices dans lesquels ils firent réellement mourir tant d'innocents de tout sexe par milliers, qui ruina un peuple si nombreux, qui déchira un monde de familles, qui arma les parents contre les parents pour avoir leur bien et les laisser mourir de faim; qui fit passer nos manufactures aux étrangers, fit fleurir et regorger leurs États aux dépens du nôtre et leur fit bâtir de nouvelles villes, qui leur donna le spectacle d'un si prodigieux peuple proscrit, nu, fugitif, errant sans crime, cherchant asile loin de sa patrie; qui mit nobles, riches, vieillards, gens souvent très estimés pour leur piété, leur savoir, leur vertu, des gens aisés, faibles, délicats, à la rame, et sous le nerf très effectif du comité, pour cause unique de religion; enfin qui, pour comble de toutes horreurs, remplit toutes les provinces du royaume de parjures et de sacrilèges, où tout retentissait de hurlements de ces infortunées victimes de l'erreur, pendant que tant d'autres sacrifiaient leur conscience à leurs biens et à leur repos, et achetaient l'un et l'autre par des abjurations simulées d'où sans intervalle on les traînait à adorer ce qu'ils ne croyaient point, et à recevoir réellement le divin corps du Saint des saints, tandis qu'ils demeuraient persuadés qu'ils ne mangeaient que du pain qu'ils devaient encore abhorrer. Telle fut l'abomination générale enfantée par la flatterie et par la cruauté. De la torture à l'abjuration, et de celle-ci à la communion, il n'y avait pas souvent vingt-quatre heures de distance, et leurs bourreaux étaient leurs conducteurs et leurs témoins. Ceux qui, par la suite, eurent l'air d'être changés avec plus de loisir, ne tardèrent pas, par leur fuite ou par leur conduite, à démentir leur prétendu retour.

Presque tous les évêques se prêtèrent à cette pratique subite et impie. Beaucoup y forcèrent; la plupart animèrent les bourreaux, forcèrent les conversions, et ces étranges convertis à la participation des divins mystères, pour grossir le nombre de leurs conquêtes, dont ils envoyaient les états à la cour pour en être d'autant plus considérés et approchés des récompenses.

Les intendants des provinces se distinguèrent à l'envi à les seconder, eux et les dragons, et à se faire valoir aussi à la cour par leurs listes. Le très peu de gouverneurs et de lieutenants généraux de province qui s'y trouvaient, et le petit nombre de seigneurs résidant chez eux, et qui purent trouver moyen de se faire valoir à travers les évêques et les intendants, n'y manquèrent pas.

Le roi recevait de tous les côtés des nouvelles et des détails de ces persécutions et de toutes ces conversions. C'était par milliers qu'on comptait ceux qui avaient abjuré et communié: deux mille dans un lieu, six mille dans un autre, tout à la fois, et dans un instant. Le roi s'applaudissait de sa puissance et de sa piété. Il se croyait au temps de la prédication des apôtres, et il s'en attribuait tout l'honneur. Les évêques lui écrivaient des panégyriques; les jésuites en faisaient retentir les chaires et les missions. Toute la France était remplie d'horreur et de confusion, et jamais tant de triomphes et de joie, jamais tant de profusion de louanges. Le monarque ne doutait pas de la sincérité de cette foule de conversions; les convertisseurs avaient grand soin de l'en persuader et de le béatifier par avance. Il avalait ce poison à longs traits. Il ne s'était jamais cru si grand devant les hommes, ni si avancé devant Dieu dans la réparation de ses péchés et du scandale de sa vie. Il n'entendait que des éloges, tandis que les bons et vrais catholiques et les saints évêques gémissaient de tout leur cœur de voir des orthodoxes imiter, contre les erreurs et les hérétiques, ce que les tyrans hérétiques et païens avaient fait contre la vérité, contre les confesseurs et contre les martyrs. Ils ne se pouvaient surtout consoler de cette immensité de parjures et de sacrilèges. Ils pleuraient amèrement l'odieux durable et irrémédiable que de détestables moyens répandaient sur la véritable religion, tandis que nos voisins exultaient de nous voir ainsi nous affaiblir et nous détruire nous-mêmes, profitaient de notre folie, et bâtissaient des desseins sur la haine que nous nous attirions de toutes les puissances protestantes.

Mais à ces parlantes vérités le roi était inaccessible. La conduite même de Rome à son égard ne put lui ouvrir les yeux; de cette cour qui n'avait pas eu honte autrefois d'exalter la Saint-Barthélemy, jusqu'à en faire des processions publiques pour en remercier Dieu, et jusqu'à avoir employé les plus grands maîtres à peindre dans le Vatican cette action exécrable.

Odescalchi occupait le pontificat, sous le nom d'Innocent XI. C'était un bon évêque, mais un prince très incapable, entièrement autrichien, et ses ministres de même génie. La grande affaire de la régale l'avait brouillé avec le roi dès l'entrée de son pontificat. Les quatre propositions de l'assemblée du clergé de 1682, l'irritèrent bien davantage. Cette main basse sur les huguenots ne put tirer de lui la moindre approbation. Il s'en tint toujours à l'attribuer à politique pour détruire un parti qui avait tant et si longtemps agité la France, et l'affaire des franchises étant survenue après, les deux cours se portèrent à de grandes extrémités. Par l'événement, et sur le point d'honneur des franchises, et sur le point si capital des propositions de 1682, on ne s'aperçut que trop que M. de Lyonne n'était plus, et que nous étions bien éloignés du temps de la fameuse affaire des Corses et du traité de Pise.

Le magnifique établissement de Saint-Cyr suivit de près la révocation de l'édit de Nantes. Mme de Montespan avait bâti à Paris une belle maison de Filles de Saint-Joseph qu'elle avait fondée pour l'instruction des jeunes filles, et leur apprendre toutes sortes d'ouvrages, dont il en est sorti de parfaitement beaux en toutes sortes d'ornements d'église, et d'autres meubles superbes pour le roi, et pour qui en a voulu faire faire; et c'est dans cette maison que Mme de Montespan se retira lorsqu'elle fut obligée de quitter tout à fait la cour. L'émulation porta Mme de Maintenon à des vues plus hautes et plus vastes, qui, en gratifiant la pauvre noblesse, l'en pût faire renarder comme une protectrice en qui toute la nobles se devait s'intéresser. Elle espéra s'aplanir un chemin à faire déclarer son mariage, en s'illustrant par un monument dont elle pût entretenir et amuser le roi, qui l'amusât elle-même, et qui pût lui servir de retraite si elle avait le malheur de perdre le roi, comme il arriva en effet. La riche mense abbatiale de Saint-Denis, qu'elle fit unir à Saint-Cyr, diminua d'autant la dépense d'une si grande fondation aux yeux du roi et du public, et l'objet en était en soi si utile qu'il ne reçut que de justes applaudissements.

Sa déclaration était toujours son plus ardent désir. L'opposition que Louvois y avait si héroïquement mise sur le point d'éclater le perdit bientôt après, comme on l'a vu, et l'archevêque de Paris avec lui, qui s'y était associé. Elle n'éteignit pas pour cela toute son espérance. Elle s'était flattée d'en avoir jeté les fondements sans y avoir pu penser alors; car ce fut du vivant de la reine que, pour se recrépir et passer l'éponge sur sa première vie, elle fit entendre au roi modestement sa noblesse, puis au mariage de Monseigneur l'importance d'environner la Dauphine de personnes sûres, et de lui donner à elle-même un titre auprès d'elle, qui lui donnât droit et moyen d'y veiller.

C'est ce qui, comme on l'a vu, y fit passer Mme de Richelieu dame d'honneur de la reine, moyennant la charge de chevalier d'honneur à son mari, pour l'exercer et la vendre après tant qu'il pourrait sans en avoir rien payé, qui étaient, comme on l'a vu, les anciens et intimes amis de Mme de Maintenon, laquelle fut faite seconde dame d'atours avec la maréchale de Rochefort. La distance était étrange entre les deux dames d'atours; il n'en fallait qu'une; le choix de la seconde indigna tout le monde. La première était de longue main accoutumée au servage des ministres et des maîtresses, et ne songea qu'à plaire à ce soleil levant dans son automne. Elle se flatta aussi de succéder à la duchesse de Richelieu, beaucoup plus âgée qu'elle et infirme; elle y fut trompée, le roi voulut une duchesse. On a vu comment et pourquoi Mme de Maintenon y bombarda Mme d'Arpajon, à l'étonnement de toute la cour, et plus de la duchesse d'Arpajon que de personne.

Malgré tous ces entours, la fierté allemande séduisit l'esprit et le plus cher intérêt de la Dauphine. Monseigneur qui n'aimait point Mme de Maintenon ne contraignit point son épouse. Il était toujours alors avec la princesse de Conti qui le gouvernait, et qui, fille de Mme de La Vallière, n'avait rien de commun avec les enfants de Mme de Montespan, ni avec leur gouvernante, desquels tous elle était fort éloignée. Elle n'aimait pas mieux la Dauphine, dont elle craignait la concurrence et pis dans la confiance de Monseigneur. Elle ne fut donc pas fâchée de la voir prendre si mal avec Mme de Maintenon, et se mettre par ses manières à cet égard de travers avec le roi, et perdre toute considération, comme il arriva. Elle fut peu comptée. On prétendit que la princesse de Conti excessivement parfumée la vit de fort près et longtemps, comme elle venait d'accoucher de M. le duc de Berry. Quoi qu'il en soit, sa courte vie depuis ne fut plus qu'une maladie continuelle, plus ou moins forte; et sa mort soulagea mari, beau-père, et plus que tous, belle-mère, qui, quatorze mois après, se vit aussi délivrée de Louvois.

Ce fut pour lors que l'espérance d'être déclarée reprit toutes ses forces. Monseigneur et Monsieur y auraient été des obstacles; mais ils vivaient dans une telle dépendance du roi que leur considération n'était comptée pour rien à cet égard. On a vu combien le bruit fut grand que la déclaration du mariage était imminente lors de l'ouverture de l'appartement de la reine, demeuré jusque-là fermé, depuis que la Dauphine y était morte; que ce fut sous prétexte d'y exposer à l'admiration de la cour les superbes ornements des quatre couleurs que le roi envoyait à l'église de Strasbourg, et le mot étrange à bout portant que Tonnerre, évêque-comte de Noyon, lâcha au roi en plein petit couvert sur cette déclaration.

Ce fut en effet alors qu'elle fut sur le point d'être faite. Mais le roi, plein encore de ce qui lui était arrivé là-dessus, consulta le célèbre Bossuet, évêque de Meaux, et Fénelon, archevêque de Cambrai, qui l'en dissuadèrent l'un et l'autre, et qui, cette seconde fois, firent manquer le coup pour toujours. L'archevêque était déjà mal avec Mme de Maintenon sur l'affaire de Mme Guyon, sans espérance de retour, à cause de Godet, évêque de Chartres, comme on l'a vu en son temps, mais encore alors assez entier auprès du roi, où il ne tarda pas d'être perdu sans ressource. Bossuet échappa à la disgrâce que Mme de Maintenon n'entreprit même pas, par plusieurs raisons. Godet, qui la possédait absolument, comme on l'a vu ailleurs, avait besoin de la plume et du grand nom de Bossuet pour pousser Fénelon à bout. Bossuet tenait au roi par l'habitude et l'estime, et par être entré en évêque des premiers temps dans la confiance la plus intime du roi et la plus secrète dans les temps de ses désordres; enfin il avait rendu à Mme de Maintenon, sans que ce fût son objet, le service le plus sensible.

C'était un homme dont l'honneur, la vertu, la droiture était aussi inséparable que la science et la vaste érudition. Sa place de précepteur de Monseigneur l'avait familiarisé avec le roi, qui s'était adressé plus d'une fois à lui dans les scrupules de sa vie. Bossuet lui avait souvent parlé là-dessus avec une liberté digne des premiers siècles et des premiers évêques de l'Église. Il avait interrompu le cours du désordre plus d'une fois; il avait osé poursuivre le roi, qui lui avait échappé. Il fit à la fin cesser tout mauvais commerce, et il acheva de couronner cette grande œuvre par les derniers coups qui chassèrent pour jamais Mme de Montespan de la cour. Mme de Maintenon, au centre de la gloire, ne pouvait goûter de repos tant qu'elle y voyait son ancienne maîtresse demeurante, et tous les jours visitée par le roi. C'était, ce lui semblait, autant de temps et de reste d'autorité pris sur elle. De plus, elle ne pouvait éviter de lui rendre, sinon d'anciens respects, au moins de grands égards, et des devoirs apparents. Outre qu'ils la faisaient trop souvenir de son ancienne bassesse, elle en éprouvait souvent de Mme de Montespan d'amères et de bien expresses commémoraisons, sans ménagements. Les visites journelles en demi-public du roi à son ancienne maîtresse, toujours entre la messe et le dîner, pour les rendre plus nécessairement courtes, et par bienséance, faisaient un contraste fort ridicule avec son assiduité longue de tous les jours chez celle qui l'avait servie, et chez qui, sans nom de maîtresse ni d'épouse, était le creuset de la cour et de l'État. Cette sortie de la cour de Mme de Montespan, pour n'y plus revenir, fut donc une grande délivrance pour Mme de Maintenon, et elle n'ignora pas qu'elle la dut à M. de Meaux tout entière, qui à la fin lui en attira les ordres réitérés.

Ce fut l'époque de l'union si parfaite et si intime de M. du Maine et de Mme de Maintenon, et de l'adoption qu'elle en fit, qui s'approfondit et se consolida toujours depuis de plus en plus, qui lui fraya le chemin à toutes les incroyables grandeurs où de l'une à l'autre il parvint, et qui enfin l'aurait mis sur le trône, si telle avait pu être la puissance de son ancienne mie.

le duc du Maine était trop continuellement dans l'intérieur du roi, pour ne s'être pas aperçu de bonne heure de la faveur naissante de Mme de Maintenon, de ses progrès rapides, et que les premiers effets n'en pouvaient être que la disgrâce de Mme de Montespan. Personne n'avait plus d'esprit que le duc du Maine, ni d'art caché sous toutes les sortes de grâces qui peuvent charmer, avec l'air, le plus naturel, le plus simple, quelquefois le plus naïf; personne ne prenait plus aisément toutes sortes de formes; personne ne connaissait mieux les gens qu'il avait intérêt de connaître; personne n'avait plus de tour, de manège, d'adresse pour s'insinuer auprès d'eux; personne encore, sous un extérieur dévot, solitaire, philosophe, sauvage, ne cachait des vues plus ambitieuses ni plus vastes, que son extrême timidité de plus d'un genre servait encore à couvrir. On a vu ailleurs son caractère; on n'en rappelle ici que ce qui sert à la matière que l'on traite, sans vouloir s'en écarter.

Le duc du Maine s'aperçut donc de bonne heure des épines de sa position entre sa mère et sa gouvernante, que l'enlèvement du cœur du roi rendait irréconciliables. Il sentit en même temps que sa mère ne lui serait qu'un poids fort entravant, tandis qu'il pouvait tout espérer de sa gouvernante. Le sacrifice lui en fut donc bientôt fait. Il entra dans tout avec M. de Meaux pour hâter la retraite de sa mère; il se fit un mérite auprès de Mme de Maintenon de presser lui-même Mme de Montespan de s'en aller à Paris pour ne plus revenir à la cour; il se chargea de lui en porter l'ordre du roi, et à la fin l'ordre très positif; il s'en acquitta sans ménagement; il la fit obéir, et se dévoua par là Mme de Maintenon sans réserve. Il fut longtemps très mal avec sa mère, qui ne le voulait point voir, et jamais depuis il n'y fut véritablement bien. Ce fut aussi la moindre de ses peines. Il eut à lui celle qui régnait, et qui régna toujours, et il l'eut au point d'en disposer toute sa vie, et que toute la sienne elle ne mit point de bornes à son affection pour lui.

CHAPITRE III. §

Mécanique, vie particulière et conduite de Mme de Maintenon. — Adresse et conduite de Mme de Maintenon pour gouverner. — Coups de caveçon du roi pour gouverner, qui ne l'empêchent pas de l'être en plein. — Dureté du roi; excès de contrainte avec lui. — Voyages du roi. — Sa manière d'aller. — Aventure de la duchesse de Chevreuse. — Mme de Maintenon voyage à part, n'en est guère moins contrainte. — Domestique de Mme de Maintenon. — Nécessité des détails sur Mme de Maintenon. — Grandeur particulière de Mme de Maintenon. — Autorité particulière de Mme de Maintenon.

Ce grand pas fait de l'expulsion sans retour de Mme de Montespan, Mme de Maintenon prit un nouvel éclat. Ayant manqué pour la seconde fois la déclaration de son mariage, elle comprit qu'il n'y avait plus à y revenir, et eut assez de force sur elle-même pour couler doucement par-dessus, et ne se pas creuser une disgrâce pour n'avoir pas été déclarée reine. Le roi, qui se sentit affranchi, lui sut un gré de cette conduite qui redoubla pour elle son affection, sa considération, sa confiance. Elle eût peut-être succombé sous le poids de l'éclat de ce qu'elle avait voulu paraître, elle s'établit de plus en plus par la confirmation de sa transparente énigme.

Mais il ne faut pas s'imaginer que, pour en user et s'y soutenir, elle n'eût besoin d'aucune adresse. Son règne, au contraire, ne fut qu'un continuel manège, et celui du roi une perpétuelle duperie. Elle ne voyait personne chez elle en visite, et n'en rendait jamais aucune. Cela n'avait que fort peu d'exceptions. Elle allait voir la reine d'Angleterre et la recevait chez elle, quelquefois chez Mme de Montchevreuil, sa plus intime amie, qui allait très ordinairement chez elle. Depuis sa mort elle alla voir quelquefois M. de Montchevreuil, mais rarement, qui entrait chez elle toutes les fois qu'il voulait, mais des instants. Le duc de Richelieu eut toute sa vie le même privilège. Elle allait quelquefois encore chez Mme de Caylus, sa bonne nièce, qui était souvent chez elle. Si, en deux ans une fois, elle allait chez la duchesse du Lude, ou quelque femme aussi marquée, entre trois ou quatre au plus, c'était une distinction et une nouvelle, quoiqu'il ne s'agît que d'une simple visite. Mme d'Heudicourt, son ancienne amie, allait aussi chez elle à peu près quand elle voulait, et sur les fins le maréchal de Villeroy, quelquefois Harcourt, jamais d'autres. On a vu, lors du brillant voyage de Mme des Ursins, qu'elle allait aussi très souvent chez elle en particulier à Marly; et Mme de Maintenon la fut voir une fois. Jamais elle n'allait chez aucune princesse du sang, même chez Madame. Aucune d'elles aussi n'allait chez elle, à moins que ce ne fût par audiences; ce qui était extrêmement rare et qui faisait nouvelle. Mais si elle avait à parler aux filles du roi, ce qui n'arrivait pas souvent, et presque jamais que pour leur laver la tête, elle les envoyait chercher. Elles y arrivaient tremblantes, et en sortaient en pleurs. Pour le duc du Maine, les portes tombèrent toujours devant lui en quelque lieu qu'il fût; et depuis le mariage du duc de Noailles, il la voyait aussi quand il voulait, son père avec ménagement, sa mère fort à lèche-doigt; le roi et elle la craignaient et ne l'aimaient point.

Le cardinal de Noailles, jusqu'à l'affaire de la constitution, la voyait règlement en particulier le jour qu'il avait son audience du roi, une fois la semaine; et après, le cardinal de Bissy à peu près tant qu'il voulut, et le cardinal de Rohan avec mesure. Son frère tant qu'il vécut la désola. Il entrait chez elle à toute heure, lui tenait des propos de l'autre monde, et lui faisait souvent des sorties. De crédit avec elle, pas le moins du monde. Sa belle-soeur ne parut jamais à la cour ni dans le monde; Mme de Maintenon la traitait bien par pitié, sans que cela allât au plus petit crédit; mais elle dînait quelquefois avec elle, et ne la laissait venir à Versailles que le moins qu'elle pouvait, peut-être deux ou trois fois l'an au plus, et coucher une nuit. Godet, évêque de Chartres, et Aubigny, archevêque de Rouen, elle ne les voyait qu'à Saint-Cyr.

Ses audiences étaient pour le moins aussi difficiles à obtenir que celles du roi; et le peu qu'elle en accordait, presque toutes à Saint-Cyr où on allait la trouver au jour et heure donnés. On l'attendait à Versailles à sortir de chez elle ou à y rentrer, quand on avait un mot à lui dire, gens de peu et même pauvres gens, et personnes considérables. On n'avait là qu'un instant, et c'était à qui le saisirait. Les maréchaux de Villeroy, Harcourt, souvent Tessé, quelquefois dans les derniers temps M. de Vaudemont, lui ont parlé de la sorte, et si c'était en rentrant chez elle, ils ne la suivaient pas au delà de son antichambre, où elle coupait très court et les laissait. Bien d'autres lui ont parlé de la sorte. Moi jamais en pas un lieu que ce que j'ai rapporté. Un très petit nombre de dames, à qui le roi était accoutumé et qui étaient de ses particuliers, la voyaient quelquefois aux heures où le roi n'était pas, et rarement quelques-unes dînaient avec elle.

Ses matinées, qu'elle commençait de fort bonne heure, étaient remplies par des audiences obscures de charité ou de gouvernement spirituel; quelquefois par quelques ministres, très rarement par quelques généraux d'armée, encore ces derniers, quand ils avaient un rapport particulier à elle, comme les maréchaux de Villars, de Villeroy, d'Harcourt et quelquefois Tessé. Assez souvent, dès huit heures du matin et plus tôt, elle allait chez quelque ministre. Rarement elle dînait chez eux avec leurs femmes et une compagnie fort trayée. C'étaient là les grandes faveurs, et une nouvelle, mais qui ne menaient à rien qu'à de l'envie et à quelque considération. M. de Beauvilliers fut des premiers et des plus longtemps favorisé de ces dîners, et fréquents, comme on l'a remarqué ailleurs, jusqu'à ce que Godet, évêque de Chartres, en renversa les escabelles, et arrêta tout court les progrès de Fénelon qui s'était fait leur docteur. Les ministres chargés de la guerre, surtout des finances, furent toujours ceux à qui Mme de Maintenon avait le plus affaire, et qu'elle cultiva. Rarement, et plus que rarement, alla-t-elle chez les autres, mais pour affaires, et souvent d'État, et dès le matin, sans jamais dîner chez ces derniers.

L'ordinaire, dès qu'elle était levée, c'était de s'en aller à Saint-Cyr, et d'y dîner dans son appartement seule, ou avec quelque favorite de la maison, d'y donner des audiences le moins qu'elle pouvait, d'y régenter au dedans, d'y gouverner l'Église au dehors, d'y lire et d'y répondre des lettres, d'y gouverner des monastères de filles de toutes parts, d'y recevoir des avis et des lettres d'espionnages, et de revenir à peu près justement au temps que le roi passait chez elle. Devenue plus vieille et plus infirme, en arrivant entre sept et huit heures du matin à Saint-Cyr, elle s'y mettait au lit pour se reposer, ou faire quelque remède.

À Fontainebleau, elle avait une maison à la ville, où elle allait souvent pour y faire les mêmes choses qu'à Saint-Cyr. À Marly, elle s'était fait accommoder un petit appartement qui avait une fenêtre dans la chapelle. Elle en faisait souvent le même usage que de Saint-Cyr; mais cela s'appelait le repos, et ce repos était inaccessible, sans exception que de Mme la duchesse de Bourgogne.

À Marly, à Trianon, à Fontainebleau, le roi allait chez elle les matins des jours qu'il n'y avait point de conseil, et qu'elle n'était pas à Saint-Cyr; à Fontainebleau, depuis la messe jusqu'au dîner, quand le dîner n'était pas quelquefois au sortir de la messe pour aller courre le cerf; et il y était une heure et demie, et quelquefois davantage. À Trianon et à Marly, la visite durait beaucoup moins, parce qu'en sortant de chez elle il s'allait promener dans ses jardins. Ces visites étaient presque toujours tête à tête, sans préjudice de celles de toutes les après-dînées, qui étaient rarement tête-à-tête que fort peu de temps, parce que les ministres y venaient chacun à son tour travailler avec le roi. Le vendredi, qu'il arrivait souvent qu'il n'y en avait point, c'étaient les dames familières avec qui il jouait, ou une musique; ce qui se doubla et tripla de jours tout à la fin de sa vie.

Vers les neuf heures du soir, deux femmes de chambre venaient déshabiller Mme de Maintenon. Aussitôt après, son maître d'hôtel et un valet de chambre apportaient son couvert, un potage et quelque chose de léger. Dès qu'elle avait achevé de souper, ses femmes la mettaient dans son lit, et tout cela en présence du roi et du ministre, qui n'en discontinuait pas son travail, et qui n'en parlait pas plus bas, ou, s'il n'y en avait point, des dames familières. Tout cela gagnait dix heures, que le roi allait souper, et en même temps on tirait les rideaux de Mme de Maintenon.

Dans les voyages, c'était la même chose. Elle partait de bonne heure avec quelque favorite, comme Mme de Montchevreuil toujours tant qu'elle vécut, Mme d'Heudicourt, Mme de Dangeau, Mme de Caylus. Un carrosse du roi la menait, toujours affecté pour elle, même pour aller de Versailles, etc., à Saint-Cyr; et des Épinays, écuyer de la petite écurie, la mettait dans le carrosse et l'accompagnait à cheval; c'était sa tâche de tous les jours. Dans les voyages, le carrosse de Mme de Maintenon menait ses femmes de chambre, et suivait celui du roi où elle était. Elle s'arrangeait de façon que le roi, en arrivant, la trouvait tout établie lorsqu'il passait chez elle. Partie autorité, partie invention de seconde dame d'atours de la Dauphine de Bavière, son carrosse et sa chaise, avec ses porteurs ayant sa livrée, entraient partout comme ceux des gens titrés.

Reine en particulier, à l'extérieur pour le ton, le siège et la place en présence du roi, de Monseigneur, de Monsieur, de la cour d'Angleterre et de qui que ce fût, elle était très simple particulière au dehors, et toujours aux dernières places. J'en ai vu les fins aux dîners du roi à Marly, mangeant avec lui et les dames, et à Fontainebleau en grand habit chez la reine d'Angleterre, comme je l'ai remarqué ailleurs, cédant absolument sa place, et se reculant partout pour les femmes titrées, même pour des femmes de qualité distinguées, ne se laissant jamais forcer par les titrées, mais par celles de qualité ordinaire, avec un air de peine et de civilité, et par tous ses endroits polie, affable, parlante, comme une personne qui ne prétend rien et qui ne montre rien, mais qui imposait tort, à ne considérer que ce qui était autour d'elle.

Toujours très bien mise, noblement, proprement, de bon goût, mais très modestement et plus vieillement alors que son âge. Depuis qu'elle ne parut plus en public, on ne voyait que coiffes et écharpe noire quand par hasard on l'apercevait.

Elle n'allait jamais chez le roi qu'il ne fût malade, ou que les matins des jours qu'il avait pris médecine, et à peu près de même chez Mme la duchesse de Bourgogne, jamais ailleurs pour aucun devoir.

Chez elle, avec le roi, ils étaient chacun dans leur fauteuil, une table devant chacun d'eux, aux deux coins de la cheminée, elle du côté du lit, le roi le dos à la muraille du côté de la porte de l'antichambre, et deux tabourets devant sa table, un pour le ministre qui venait travailler, l'autre pour son sac. Les jours de travail, ils n'étaient seuls ensemble que fort peu de temps avant que le ministre entrât, et moins encore fort souvent après qu'il était sorti. Le roi passait à une chaise percée, revenait au lit de Mme de Maintenon, où il se tenait debout fort peu, lui donnait le bonsoir, et s'en allait se mettre à table. Telle était la mécanique de chez Mme de Maintenon. On a vu sur Mme la duchesse de Bourgogne ce qui l'y regardait, tant qu'elle a vécu.

Pendant le travail, Mme de Maintenon lisait ou travaillait en tapisserie. Elle entendait tout ce qui se passait entre le roi et le ministre, qui parlaient tout haut. Rarement elle y mêlait son mot, plus rarement ce mot était de quelque conséquence. Souvent le roi lui demandait son avis. Alors elle répondait avec de grandes mesures. Jamais, ou comme jamais, elle ne paraissait affectionner rien, et moins encore s'intéresser pour personne; mais elle était d'accord avec le ministre qui n'osait en particulier ne pas convenir de ce qu'elle voulait, ni encore moins broncher en sa présence. Dès qu'il s'agissait donc de quelque grâce ou de quelque emploi, la chose était arrêtée entre eux avant le travail où la décision s'en devait faire, et c'est ce qui la retardait quelquefois, sans que le roi ni personne en sût la cause.

Elle mandait au ministre qu'elle voulait lui parler auparavant. Il n'osait mettre la chose sur le tapis qu'il n'eût reçu ses ordres, et que la mécanique roulante des jours et des temps leur eût donné le loisir de s'entendre. Cela fait, le ministre proposait et montrait une liste. Si de hasard le roi s'arrêtait à celui que Mme de Maintenon voulait, le ministre s'en tenait là, et faisait en sorte de n'aller pas plus loin. Si le roi s'arrêtait à quelque autre, le ministre proposait de voir ceux qui étaient aussi à portée, laissait après dire le roi, et en profitait pour exclure. Rarement proposait-il expressément celui à qui il en voulait venir, mais toujours plusieurs qu'il tâchait de balancer également pour embarrasser le roi sur le choix. Alors le roi lui demandait son avis, il parcourait encore les raisons de quelques-uns, et appuyait enfin sur celui qu'il voulait. Le roi presque toujours balançait, et demandait à Mme de Maintenon ce qu'il lui en semblait. Elle souriait, faisait l'incapable, disait quelquefois un mot de quelque autre, puis revenait, si elle ne s'y était pas tenue d'abord, sur celui que le ministre avait appuyé, et déterminait; tellement que les trois quarts des grâces et des choix, et les trois quarts encore du quatrième quart de ce qui passait par le travail des ministres chez elle, c'était elle qui en disposait. Quelquefois aussi, quand elle n'affectionnait personne, c'était le ministre même, avec son agrément et son concours, sans que le roi en eût aucun soupçon. Il croyait disposer de tout et seul, tandis qu'il ne disposait, en effet, que de la plus petite partie, et toujours encore par quelque hasard, excepté des occasions rares de quelqu'un qu'il s'était mis dans la fantaisie, ou si quelqu'un qu'il voulait favoriser lui avait parlé pour quelqu'un.

En affaires, si Mme de Maintenon les voulait faire réussir, manquer, ou tourner d'une autre façon, ce qui était beaucoup moins ordinaire que ce qui regardait les emplois et les grâces, c'était la même intelligence entre elle et le ministre, et le même manège à peu près. Par ce détail, on voit que cette femme habile faisait presque tout ce qu'elle voulait, mais non pas tout, ni quand et comme elle voulait.

Il y avait une autre ruse si le roi s'opiniâtrait: c'était alors d'éviter la décision en brouillant et allongeant la matière, en en substituant une autre comme venant à propos de celle-là, et qui la détournât, ou en proposant quelque éclaircissement à prendre. On laissait ainsi émousser les premières idées, et on revenait une autre fois à la charge avec la même adresse, qui très souvent réussissait. C'était encore presque la même chose pour charger ou diminuer les fautes, faire valoir les lettres et les services, ou y glisser légèrement, et préparer ainsi la perte ou la fortune.

C'est là ce qui rendait ce travail chez Mme de Maintenon si important pour les particuliers, et c'est ce qui rendait les ministres si nécessaires à Mme de Maintenon à avoir dans sa dépendance. C'est aussi ce qui les aida puissamment à s'élever à tout, et à augmenter sans cesse leur crédit et leur pouvoir, et pour eux et pour les leurs, parce que Mme de Maintenon leur faisait litière de toutes ces choses pour se les attacher entièrement.

Quand ils étaient près de venir travailler, ou qu'ils sortaient de chez elle, elle prenait son temps de sonder le roi sur eux, de les excuser ou de les vanter, de les plaindre de leur grand travail, d'en exalter le mérite, et s'il s'agissait de quelque chose pour eux, d'en préparer les voies, quelquefois d'en rompre la glace, sous prétexte de leur modestie et du service du roi qui demandait qu'ils fussent excités à le soulager et à faire de bien en mieux. Ainsi c'était entre eux un cercle de besoins et de services réciproques, dont le roi ne se doutait pas le moins du monde. Aussi les ménagements entre eux étaient-ils infinis et continuels.

Mais si Mme de Maintenon ne pouvait rien, ou presque rien, sans eux, de ce qui passait par eux, eux aussi ne pouvaient se maintenir sans elle, beaucoup moins malgré elle. Dès qu'elle se voyait à bout de les pouvoir ramener à son point quand ils s'en étaient écartés, ou qu'ils étaient tombés en disgrâce auprès d'elle, leur perte était jurée; elle ne les manquait pas. Il lui fallait du temps, des couleurs, des souplesses, quelquefois beaucoup, comme lorsqu'elle perdit Chamillart. Louvois y avait succombé avant lui. Pontchartrain ne s'en sauva qu'à l'aide de son esprit qui plaisait au roi, et des épines des finances pendant la guerre, et du sens et de l'adresse de sa femme demeurée longtemps bien avec Mme de Maintenon, depuis même qu'il y fut mal, enfin par la porte dorée de la chancellerie qui s'ouvrit bien à propos pour lui. Le duc de Beauvilliers y pensa faire naufrage par deux fois à longue distance l'une de l'autre, et n'en aurait pas échappé sans deux espèces de miracles, comme on l'a vu ici en son temps.

Si les ministres, et les plus accrédités, en étaient là avec Mme de Maintenon, on peut juger de ce qu'elle pouvait à l'égard de toutes les autres sortes de personnes bien moins à portée de se défendre, et même de s'apercevoir. Bien des gens eurent donc le cou rompu sans en avoir pu imaginer la cause, et se donnèrent bien des sortes de mouvements pour la découvrir, et pour y remédier, et très inutilement.

Le court et rare travail des généraux d'armée se passait ordinairement les soirs en sa présence et du secrétaire d'État de la guerre. Par celui de Pontchartrain, rempli du rapport des espionnages et des histoires de toute espèce de Paris et de la cour, elle était à portée de faire beaucoup de bien et de mal. Torcy ne travaillait point chez elle, et ne la voyait comme jamais. Aussi ne l'aimait-elle point, et moins encore sa femme, dont le nom d'Arnauld gâtait tout leur mérite. Torcy avait les postes. C'était par lui que le secret en passait au roi tête à tête, et le roi souvent en portait des morceaux à lire à Mme de Maintenon; mais cela n'avait point de suite; elle n'en savait que par lambeaux, selon ce que le roi s'avisait de lui en dire ou de lui en porter.

Toutes les affaires étrangères passaient au conseil d'État, ou, si c'était quelque chose de pressé, Torcy le portait surle-champ au roi, ainsi à des heures rompues, et point de travail réglé et particulier avec lui. Mme de Maintenon eût fort désiré ce genre de travail réglé chez elle, pour avoir la même influence sur les affaires d'État, et sur ceux qui s'en mêlaient, comme elle l'avait sur les autres parties. Mais Torcy sut bien sagement se préserver de ce dangereux piège. Il s'en défendit toujours, en disant modestement qu'il n'avait point d'affaires pour entretenir ce travail. Ce n'était pas que le roi ne lui dît tout là-dessus; mais elle sentait toute la différence d'assister à un travail réglé où elle agissait avec loisir, adresse et mesures prises, ou d'être obligée de prendre son parti entre le roi et elle sur ce qu'il lui apprenait de cette matière, et de n'avoir d'autre ressource qu'en elle-même, et d'aller de front avec lui, si elle voulait une chose plutôt qu'une autre, nuire aux gens à découvert, ou les servir de même.

Le roi y était même fort en garde. Il lui est arrivé plusieurs fois que, lorsqu'on ne s'y prenait pas avec assez de tout et de délicatesse, et qu'il apercevait que le ministre ou le général d'armée favorisait un parent ou un protégé de Mme de Maintenon, il tenait ferme contre, pour cela même; puis disait, partie fâché, partie se moquant d'eux: « Un tel a bien fait sa cour; car il n'a pas tenu à lui de bien servir un tel, parce qu'il est parent ou protégé de Mme de Maintenon. » Et ces coups de caveçon la rendaient très timide et très mesurée, quand il était question de se montrer au roi à découvert sur quelque chose ou sur quelqu'un. Aussi répondait-elle toujours à quiconque s'adressait à elle, même pour les moindres choses, qu'elle ne se mêlait de rien; et si bien rarement elle s'ouvrait davantage et que la chose regardât le département d'un ministre sur lequel elle comptât, elle renvoyait à lui et promettait de lui en parler. Mais encore une fois, rien n'était plus rare. On ne laissait pas cependant d'aller à elle, pour, par ce devoir, ne l'avoir pas contraire, et par l'espérance aussi que, nonobstant cette réponse banale, elle ferait peut-être ce qu'on désirait, comme cela arrivait quelquefois.

Il y avait peut-être cinq ou six personnes au plus de tous états, desquelles la plupart étaient de ces amis de son ancien temps, à qui elle répondait plus franchement, quoique toujours faiblement et mesurément, et pour qui en effet elle agissait au mieux qu'il lui était possible; ce néanmoins réussissant très ordinairement pour eux, elle n'y réussissait pas toujours.

Ce fut par le désir extrême de se mêler des affaires étrangères, comme elle se mêlait de toutes les autres, et l'impossibilité d'en attirer le travail chez elle, qu'elle prit le parti, qu'on a détaillé en son temps, de tous les manèges par lesquels elle rendit la princesse des Ursins maîtresse de tout en Espagne, et l'y maintint jusqu'à la paix d'Utrecht, aux dépens de Torcy et des ambassadeurs de France en Espagne, c'est-à-dire, comme on l'a vu, aux dépens de l'Espagne et de la France, parce que Mme des Ursins eut l'adresse de lui faire tout passer par les mains, et de lui persuader qu'elle ne gouvernait la cour et l'État en Espagne que sous ses ordres et par ses volontés. Revenons un moment à ces coups de caveçon du roi dont on vient de parler.

Le Tellier, dans des temps bien antérieurs, et longtemps avant d'être chancelier de France, connaissait bien le roi là-dessus. Un de ses meilleurs amis, car il en avait parce qu'il savait en avoir, l'avait prié de quelque chose qu'il désirait fort et qui devait être proposé dans le travail particulier de ce ministre avec le roi. Le Tellier l'assura qu'il y ferait tout son possible. Son ami ne goûta point sa réponse, et lui dit franchement que dans la place et le crédit où il était, ce n'était pas de celles-là qu'il lui fallait donner. « Vous ne connaissez pas le terrain, lui répliqua Le Tellier. De vingt affaires que nous portons ainsi au roi, nous sommes sûrs qu'il en passera dix-neuf à notre gré; nous le sommes également que la vingtième sera décidée au contraire. Laquelle des vingt sera décidée contre notre avis et notre désir, c'est ce que nous ignorons toujours, et très souvent c'est celle où nous nous intéressons le plus. Le roi se réserve cette bisque pour nous faire sentir qu'il est le maître et qu'il gouverne; et si par hasard il se présente quelque chose sur quoi il s'opiniâtre; et qui soit assez importante pour que nous nous opiniâtrions aussi, ou pour la chose même, ou pour l'envie que nous avons qu'elle réussisse comme nous le désirons, c'est très souvent alors, dans le rare que cela arrive, une sortie sûre; mais, à la vérité, la sortie essuyée et l'affaire manquée, le roi, content d'avoir montré que nous ne pouvons rien et peiné de nous avoir fâchés, devient après souple et flexible, en sorte que c'est alors le temps où nous faisons tout ce que nous voulons. »

C'est, en effet, comme le roi se conduisit avec ses ministres toute sa vie, toujours parfaitement gouverné par eux, même par les plus jeunes et les plus médiocres; même par les moins accrédités et considérés, et toujours en garde pour ne l'être point, et toujours persuadé qu'il réussissait pleinement à ne le point être.

Il avait la même conduite avec Mme de Maintenon, à qui de fois à autres il faisait des sorties terribles, et dont il s'applaudissait. Quelquefois elle se mettait à pleurer devant lui, et elle était plusieurs jours sur de véritables épines. Quand elle eut mis Fagon auprès du roi, au lieu de Daquin qu'elle fit chasser, parce qu'il était de la main de Mme de Montespan, et pour avoir un homme tout à elle et de beaucoup d'esprit, qu'elle s'était attaché dans les voyages aux eaux où il avait suivi le duc du Maine, et un homme dont elle pût tirer un continuel parti dans cette place intime de premier médecin qu'elle voyait tous les matins, elle faisait la malade quand il lui arrivait de ces scènes, et c'était d'ordinaire par où elle les faisait finir avec plus d'avantage.

Ce n'est pas que cet artifice, ni même la réalité la plus effective, eût aucun pouvoir d'ailleurs de contraindre le roi en quoi que ce pût être. C'était un homme uniquement personnel, et qui ne comptait tous les autres, quels qu'ils fussent, que par rapport à sol. Sa dureté là-dessus était extrême. Dans les temps les plus vifs de sa vie pour ses maîtresses, leurs incommodités les plus opposées aux voyages et au grand habit de cour, car les dames les plus privilégiées ne paraissaient jamais autrement dans les carrosses ni en aucun lieu de cour, avant que Marly eût adouci cette étiquette, rien, dis-je, ne les en pouvait dispenser. Grosses, malades, moins de six semaines après leurs couches, dans d'autres temps fâcheux, il fallait être en grand habit, parées et serrées dans leurs corps, aller en Flandre et plus loin encore, danser, veiller, être des fêtes, manger, être gaies et de bonne compagnie, changer de lieu, ne paraître craindre, ni être incommodées du chaud, du froid, de l'air, de la poussière, et tout cela précisément aux jours et aux heures marqués, sans déranger rien d'une minute.

Ses filles, il les a traitées toutes pareillement. On a vu en son temps qu'il n'eut pas plus de ménagement pour Mme la duchesse de Berry, ni même pour Mme la duchesse de Bourgogne, quoi que Fagon, Mme de Maintenon, etc., pussent dire et faire (quoiqu'il aimât Mme la duchesse de Bourgogne aussi tendrement qu'il en était capable) qui toutes les deux s'en blessèrent, et ce qu'il en dit avec soulagement, quoiqu'il n'y eût point encore d'enfants.

Il voyageait toujours son carrosse plein de femmes: ses maîtresses, après ses bâtardes, ses belles-filles, quelquefois Madame, et des dames quand il y avait place. Ce n'était que pour les rendez-vous de chasse, les voyages de Fontainebleau, de Chantilly, de Compiègne, et les vrais voyages, que cela était ainsi. Pour aller tirer, se promener, ou pour aller coucher à Marly ou à Meudon, il allait seul dans une calèche. Il se déliait des conversations que ses grands officiers auraient pu tenir devant lui dans son carrosse; et on prétendait que le vieux Charost, qui prenait volontiers ces temps-là pour dire bien des choses, lui avait fait prendre ce parti, il y avait plus de quarante ans. Il convenait aussi aux ministres qui, sans cela, auraient eu de quoi être inquiets tous les jours, et à la clôture exacte qu'en leur faveur lui-même s'était prescrite, et à laquelle il fut si exactement fidèle. Pour les femmes, ou maîtresses d'abord, ou filles ensuite, et le peu de dames qui pouvaient y trouver place, outre que cela ne se pouvait empêcher, les occasions en étaient restreintes à une grande rareté, et le babil fort peu à craindre.

Dans ce carrosse, lors des voyages, il y avait toujours beaucoup de toutes sortes de choses à manger: viandes, pâtisseries, fruits. On n'avait pas sitôt fait un quart de lieue que le roi demandait si on ne voulait pas manger. Lui jamais ne goûtait à rien entre ses repas, non pas même à aucun fruit, mais il s'amusait à voir manger, et manger à crever. Il fallait avoir faim, être gaies, et manger avec appétit et de bonne grâce, autrement il ne le trouvait pas bon, et le montrait même aigrement. On faisait la mignonne, on voulait faire la délicate, être du bel air, et cela n'empêchait pas que les mêmes dames ou princesses qui soupaient avec d'autres à sa table le même jour, ne fussent obligées, sous les mêmes peines, d'y faire aussi bonne contenance que si elles n'avaient mangé de la journée. Avec cela, d'aucuns besoins il n'en fallait point parler, outre que pour des femmes ils auraient été très embarrassants avec les détachements de la maison du roi, et les gardes du corps devant et derrière le carrosse, et les officiers et les écuyers aux portières, qui faisaient une poussière qui dévorait tout ce qui était dans le carrosse. Le roi, qui aimait l'air, en voulait toutes les glaces baissées, et aurait trouvé fort mauvais que quelque dame eût tiré le rideau contre le soleil, le vent ou le froid. Il ne fallait seulement pas s'en apercevoir, ni d'aucune autre sorte d'incommodité, et [le roi] allait toujours extrêmement vite, avec des relais le plus ordinairement. Se trouver mal était un démérite à n'y plus revenir.

J'ai ouï conter à la duchesse de Chevreuse, que le roi a toujours fort aimée et distinguée, et qu'il a, tant qu'elle l'a pu, voulu avoir toujours dans ses voyages et dans ses particuliers, qu'allant dans son carrosse avec lui de Versailles à Fontainebleau, il lui prit au bout de deux lieues un de ces besoins pressants auxquels on ne croit pas pouvoir résister. Le voyage était tout de suite, et le roi arrêta en chemin, pour dîner sans sortir de son carrosse. Ces besoins, qui redoublaient à tous moments, ne se faisaient pas sentir à propos, comme à cette dînée, où elle eût pu descendre un moment dans la maison vis-à-vis. Mais le repas, si ménagé qu'elle le pût faire, redoubla l'extrémité de son état. Prête par moments à être forcée de l'avouer et de mettre pied à terre, prête aussi très souvent à perdre connaissance, son courage la soutint jusqu'à Fontainebleau où elle se trouva à bout. En mettant pied à terre, elle vit le duc de Beauvilliers, arrivé de la veille avec les enfants de France, à la portière du roi. Au lieu de monter à sa suite, elle prit le duc par le bras, et lui dit qu'elle allait mourir si elle ne se soulageait. Ils traversèrent un bout de la cour Ovale, et entrèrent dans la chapelle de cette cour, qui heureusement se trouva ouverte, et où on disait des messes tous les matins. La nécessité n'a point de loi; Mme de Chevreuse se soulagea pleinement dans cette chapelle, derrière le duc de Beauvilliers qui en tenait la porte. Je rapporte cette misère pour montrer quelle était la gêne qu'éprouvait journellement ce qui approchait le roi avec le plus de faveur et de privance, car c'était alors l'apogée de celle de la duchesse de Chevreuse. Ces choses qui semblent des riens, et qui sont des riens en effet, caractérisent trop pour les omettre. Le roi avait quelquefois des besoins, et ne se contraignait pas de mettre pied à terre. Alors les dames ne bougeaient de carrosse.

Mme de Maintenon, qui craignait fort l'air et bien d'autres incommodités, ne put gagner là-dessus aucun privilège. Tout ce qu'elle obtint, sous prétexte de modestie et d'autres raisons, fut de voyager à part, de la manière que je l'ai rapporté; mais, en quelque état qu'elle fût, il fallait marcher, et suivre à point nommé, et se trouver arrivée et rangée avant que le roi entrât chez elle. Elle fit bien des voyages à Marly dans un état à ne pas faire marcher une servante. Elle en fit un à Fontainebleau qu'on ne savait pas véritablement si elle ne mourrait pas en chemin. En quelque état qu'elle fût, le roi allait chez elle à son heure ordinaire, et y faisait ce qu'il avait projeté; tout au plus elle était dans son lit, plusieurs fois y suant la fièvre à grosses gouttes. Le roi qui, comme on l'a dit, aimait l'air, et qui craignait le chaud dans les chambres, s'étonnait en arrivant de trouver tout fermé, et faisait ouvrir les fenêtres, et n'en rabattait rien, quoiqu'il la vît dans cet état, et jusqu'à dix heures qu'il s'en allait souper, et sans considération pour la fraîcheur de la nuit. S'il devait y avoir musique, la fièvre, le mal de tête n'empêchait rien; et cent bougies dans les yeux. Ainsi le roi allait toujours son train, sans lui demander jamais si elle n'en était point incommodée.

Les gens de Mme de Maintenon, car tout en est curieux, étaient en très petit nombre, peu répandus, modestes, respectueux, humbles, silencieux, et ne s'en firent jamais accroire. C'était l'air de la maison, et ils n'y seraient pas demeurés sans cela. Ils y faisaient avec le temps une fortune modérée, suivant leur état, et qui ne pouvait donner d'envie ni occasion de parler; tous demeuraient dans une obscurité plus ou moins aisée. Ses femmes passaient leur vie enfermées chez elles. Non seulement elle ne voulait point qu'elles sortissent, mais elle les empêchait de recevoir personne, et la fortune qu'elle leur faisait était courte et rare. Le roi les connaissait toutes et tous; il était familier avec eux, et y causait souvent, lorsqu'il passait quelquefois chez elle avant qu'elle y fût rentrée.

Il n'y avait d'un peu distingué que cette ancienne servante du temps qu'après la mort de Scarron elle était à la charité de Saint-Eustache, logée dans cette montée où cette servante faisait sa chambre et son petit pot-au-feu dans la même chambre. Nanon de ce temps-là, et que Mme de Maintenon a toujours appelée ainsi, qui d'abord avait été son unique domestique, et qui l'avait constamment suivie et servie dans tous ses divers états, était devenue Mlle Balbien, dévote comme elle, et vieille. Elle était d'autant plus importante qu'elle avait toute la confiance domestique de Mme de Maintenon, et l'oeil sur ces demoiselles qu'on a vu ailleurs qui se succédaient de Saint-Cyr auprès d'elle, sur ses nièces, et sur Mme la duchesse de Bourgogne même, qui ne l'ignorait pas, et qui habilement, sans la gâter, en avait fait sa bonne amie. Elle se coiffait et s'habillait comme sa maîtresse; elle affectait d'en tout imiter. À commencer par les enfants légitimes et les bâtards, à continuer par les princes du sang et par les ministres, il n'y avait celui ni celle qui ne la ménageât, et qui ne fût en contrainte, et, le dirai-je, en respect devant elle. S'en servait qui pouvait pour de l'argent, quoique au fond elle se mêlât de fort peu de chose. Elle était très raisonnablement sotte, et n'était méchante que rarement, et encore par bêtise, quoique ce fût une personne toute composée, toute sur le merveilleux, et qui ne se montrait presque jamais. On en a pourtant vu un échantillon à propos de la place qu'eut la duchesse du Lude, que quatre heures devant le roi avait paru si éloigné de lui donner. Sa protection pour aller à Marly ne lui fut pas infructueuse. Elle avait l'air doux, humble, empesé, important, et toutefois respectueux.

On l'a dit, Mme de Maintenon était particulière en public; hors de ses yeux, reine; quelquefois même sous ses yeux, comme à l'attaque de Compiègne dont il a été parlé ici en son temps, et aux promenades de Marly, quand par complaisance elle en faisait quelqu'une où le roi voulait lui montrer quelque chose de nouvellement achevé. Je me trouve, je l'avoue, entre la crainte de quelques redites et celle de ne pas expliquer assez en détail des curiosités que nous regrettons dans toutes les histoires, et dans presque tous les Mémoires des divers temps. On voudrait y voir les princes, avec leurs maîtresses et leurs ministres, dans leur vie journalière. Outre une curiosité si raisonnable, on en connaîtrait bien mieux les mœurs du temps et le génie des monarques, celui de leurs maîtresses et de leurs ministres, de leurs favoris, de ceux qui les ont le plus approchés, et les adresses qui ont été employées pour les gouverner ou pour arriver aux divers buts qu'on s'est proposés. Si ces choses doivent passer pour curieuses, et même pour instructives dans tous les règnes, à plus forte raison d'un règne aussi long et aussi rempli que l'a été celui de Louis XIV, et d'un personnage unique dans la monarchie depuis qu'elle est connue, qui a, trente-deux ans durant, revêtu ceux de confidente, de maîtresse, d'épouse, de ministre, et de toute-puissante, après avoir été si longuement néant, et comme on dit, avoir si longtemps et si publiquement rôti le balai. C'est ce qui m'enhardit sur l'inconvénient des redites. Tout bien considéré, j'estime qu'il vaut mieux hasarder qu'il m'en échappe quelqu'une que de ne pas mettre sous les yeux un tout ensemble si intéressant. Revenons donc un moment sur nos pas.

Reine dans le particulier, Mme de Maintenon n'était jamais que dans un fauteuil, et dans le lieu le plus commode de sa chambre, devant le roi, devant toute la famille royale, même devant la reine d'Angleterre. Elle se levait tout au plus pour Monseigneur et pour Monsieur, parce qu'ils allaient rarement chez elle; M. le duc d'Orléans, ni aucun prince du sang, jamais que par audiences, et comme jamais; mais Monseigneur, Mgrs ses fils, Monsieur et M. le duc de Chartres, toujours en partant pour l'armée, et le soir même qu'ils en arrivaient, ou, s'il était trop tard, de bonne heure le lendemain. Pour aucun autre fils de France, leurs épouses, ou les bâtards du roi, elle ne se levait point, ni pour personne, sinon un peu pour les personnes ordinaires avec qui elle n'avait point de familiarité, et qui en obtenaient des audiences; car modeste et polie, elle l'a toujours affecté à ces égards-là.

Presque jamais elle n'appelait Mme la Dauphine que mignonne, même en présence du roi et des dames familières et des dames du palais, et cela jusqu'à sa mort, et quand elle parlait d'elle ou de Mme la duchesse de Berry, et devant les mêmes, jamais elle ne disait que la duchesse de Bourgogne et la duchesse de Berry, ou la Dauphine, très rarement Mme la Dauphine, et de même le duc de Bourgogne, le duc de Berry, le Dauphin, presque jamais M. le Dauphin; on peut juger des autres.

On a vu comment elle mandait les princesses, légitimes et bâtardes, comme elle leur lavait la tête, les transes avec quoi elles venaient à ses ordres, les pleurs avec lesquels elles s'en retournaient, et leurs inquiétudes tant que la disgrâce durait, et qu'il n'y avait que Mme la duchesse de Bourgogne qui eût pris le dessus avec les grâces nonpareilles et ce soin attentif qu'on en a vu en parlant d'elle. Elle ne l'appelait jamais que ma tante.

Ce qui étonnait toujours, c'étaient les promenades qu'on vient de dire qu'elle faisait avec le roi par excès de complaisance dans les jardins de Marly. Il aurait été cent fois plus librement avec la reine, et avec moins de galanterie. C'était un respect le plus marqué, quoique au milieu de la cour et en présence de tout ce qui s'y voulait trouver des habitants de Marly. Le roi s'y croyait en particulier, par ce qu'il était à Marly. Leurs voitures allaient joignant à côté l'une de l'autre, car presque jamais elle ne montait en chariot: le roi seul dans le sien, elle dans une chaise à porteurs. S'il y avait à leur suite Mme la Dauphine ou Mme la duchesse de Berry, ou des filles du roi, elles suivaient ou environnaient à pied, ou si elles montaient en chariot avec des dames, c'était pour suivre, et à distance, sans jamais doubler. Souvent le roi marchait à pied à côté de la chaise. À tous moments il ôtait son chapeau et se baissait pour parler à Mme de Maintenon, ou pour lui répondre, si elle lui parlait, ce qu'elle faisait bien moins souvent que lui, qui avait toujours quelque chose à lui dire ou à lui faire remarquer. Comme elle craignait l'air dans les temps même les plus beaux et les plus calmes, elle poussait à chaque fois la glace de côté de trois doigts, et la refermait incontinent. Posée à terre à considérer la fontaine nouvelle, c'était le même manège. Souvent alors la Dauphine se venait percher sur un des bâtons de devant, et se mettait de la conversation, mais la glace de devant demeurait toujours fermée. À la fin de la promenade, le roi conduisait Mme de Maintenon jusqu'auprès du château, prenait congé d'elle, et continuait sa promenade. C'était un spectacle auquel on ne pouvait s'accoutumer. Ces bagatelles échappent presque toujours aux Mémoires. Elles donnent cependant plus que tout l'idée juste de ce que l'on y recherche, qui est le caractère de ce qui a été, qui se présente ainsi naturellement par les faits.

La conduite des belles-petites-filles du roi et de ses bâtardes, les ordres à y mettre et à y donner, les galanteries et la dévotion, ou la régularité des dames de la cour, les aventures diverses, le maintien des femmes des ministres, et celui des ministres mêmes, les espionnages de toutes les sortes dont la cour était pleine, les parties qui se faisaient de ces princesses avec les jeunes dames, ou celles de leur âge, et tout ce qui s'y passait, les punitions qui allaient quelquefois à être en pénitence, et même chassé; les récompenses, qui étaient la distribution arrêtée tout à fait, ou plus ou moins fréquente des distinctions, d'être des voyages de Marly, ou des amusements de la Dauphine, toutes ces choses entraient dans les occupations de Mme de Maintenon. Elle en amusait le roi, enclin à les prendre sérieusement; elles étaient utiles à entretenir la conversation, à servir ou à nuire, et à prendre de loin des tournants auprès du roi sur bien des choses qu'elle y savait habilement faire entrer de droite et de gauche.

On a déjà vu qu'elle répondait à tout ce qui avait recours à elle: qu'elle ne se mêlait de rien; et que ce qui l'approchait de bien près n'avait pas peu à essuyer de cette prodigieuse inconstance naturelle, qui, sans autre cause, changeait si souvent ses goûts, ses inclinations, ses volontés. Les remèdes qu'on y cherchait y étaient des poisons. L'unique parti à prendre était de glisser, de se tenir plus réservé, plus à l'écart, comme on se met à couvert de la pluie en se détournant un peu de son chemin. Quelquefois elle se rapprochait et se rouvrait d'elle-même, comme d'elle-même elle s'était fermée et éloignée, sinon il n'y avait point de ressource à espérer. Ces mutations qui étaient également en gens et en choses, étaient accablantes pour les ministres, pour les personnes qui se trouvaient en quelque commerce d'affaires avec elle, et pour les femmes dont en très petit nombre et très rare elle s'était imaginée de vouloir régler la conduite. Ce qui lui plaisait hier, pas plus loin que cela, était un démérite aujourd'hui. Ce qu'elle avait approuvé, même suggéré, elle le blâmait ensuite, tellement qu'on ne savait jamais si on était digne d'amour ou de haine. C'eût été se perdre de lui montrer en excuse cette variation, qui s'étendait sur ces personnes choisies, jusqu'à leur manière de s'habiller et de se coiffer, et personne de tout ce qui à divers titres l'a approchée de près n'a été exempt, plus ou moins, de ces hauts et bas insupportables. La domination et le gouvernement furent les seules choses sur lesquelles elle n'en eut jamais.

CHAPITRE IV. §

Adresse de Mme de Maintenon à se saisir des affaires ecclésiastiques. — Innocence éminente de la vie et de la fortune du cardinal de Noailles. — Cabales dévotes. — Utilité de la constitution à Mme de Maintenon. — Malheurs des dernières années du roi le rendent plus dur et non moins dupe. — Adresse de Mansart. — Malheurs du roi dans sa famille et dans son intime domestique, et sa grandeur dans les revers de la fortune. — Le roi considéré à l'égard de ses bâtards. — Piété et fermeté du roi jusqu'à sa mort. — Réflexions. — Jésuites laïques. — Autres réflexions. — Abandon du roi aux derniers jours de sa vie. — Horreur du duc du Maine.

On a vu avec quelle adresse elle [Mme de Maintenon] se servit de la princesse des Ursins pour se mêler de tout ce qui regarda la cour et les affaires d'Espagne, et les ôter de la main de Torcy autant qu'elle le put pour avoir échoué à faire venir travailler chez elle ce ministre, comme faisaient les autres, et jusqu'à quel point Mme des Ursins en sut profiter. Les affaires ecclésiastiques furent de même bien longtemps l'objet de son envie. Elle leur donna quelques légères atteintes à l'occasion du jansénisme et de la révocation de l'édit de Nantes, comme on l'a vu, mais passagèrement, et on n'a fait qu'effleurer ce grand objet, qui fut la cause de sa préférence pour le duc de Noailles, en parlant de ce mariage en son temps. Il faut maintenant expliquer mieux comment elle réussit enfin à entrer aussi dans les matières ecclésiastiques, et à prendre aussi une part principale dans cette partie du gouvernement.

Elle vit longtemps avec grande amertume le P. de La Chaise en possession de tout ce ministère, non seulement avec une entière indépendance d'elle, mais sans aucuns devoirs de sa part, et elle dans une entière ignorance à cet égard. L'éloignement du roi marqué pour Harlay, archevêque de Paris, après une faveur si entière et si longue, avait satisfait sa vengeance: on en a vu la cause, mais non ses désirs. Le confesseur du roi n'en était devenu que plus maître des bénéfices, et de tout ce qui regardait les affaires dont l'archevêque avait été tout à fait écarté. C'est ce qui donna si peu de goût à Mme de Maintenon pour le mariage de sa nièce avec le petit-fils du duc de La Rochefoucauld, qu'on a vu que le roi voulait faire, et qui en valut la préférence aux Noailles. Je n'assurerai pas que ce fut dans cette vue éloignée qu'elle leur aida à faire nommer le frère du maréchal-duc de Noailles à l'archevêché de Paris, à la mort d'Harlay, en août 1695, chose d'autant plus difficile que les jésuites ne l'aimaient pas, que le roi ne le connaissait comme point, parce qu'il ne venait presque jamais à Paris, et encore pour des moments, et qu'il fallut le porter à Paris sans aucune participation du P. de La Chaise.

On ne put même l'y bombarder à l'insu du confesseur, parce qu'il fallut forcer ce prélat, qui non seulement fit toute la résistance qui lui fut possible, mais qui affecta de se rendre suspect du côté de la doctrine. Il avait d'abord été nommé à l'évêché de Cahors. Quelques mois après il fut transféré à Châlons. La proximité ni la dignité de ce siège, dont l'évêque est comte et pair de France, ne purent le résoudre à quitter l'épouse à laquelle il avait été destiné par son sacre, quoiqu'il ne pût encore l'avoir connue; il fallut un commandement exprès du pape pour l'y obliger.

Il brilla à Châlons avec les mœurs d'un ange, par une résidence continuelle, une sollicitude pastorale, douce, appliquée, instructive, pleine des plus grands exemples, et une désoccupation totale de tout ce qui n'était point de son ministère. Le crédit de sa famille armée d'une si grande réputation l'emporta sur les voies ordinaires. Il réussit à Paris comme il avait fait à Châlons, sans être ébloui d'un si grand théâtre; il plut extrêmement au roi et à Mme de Maintenon, et pour achever ce qui le regarde ici personnellement, il ne parut ni neuf ni embarrassé aux affaires, et il fit admirer ses lumières, son savoir, et ce qui est fort rare en même temps sa modestie et une magnificence convenable, aux assemblées du clergé où il présida au gré du clergé et de la cour. Enfin il fut cardinal en 1700 avec la même répugnance qu'il avait eue à changer de siège.

Tant de vertus reçurent à la fin la récompense que le monde leur donne, beaucoup de croix et de tribulations qu'il porta avec courage, et pour le bien de l'Église avec trop de douceur, d'équanimité, de crainte de se retrouver soi-même, de ménagement et de charité pour ceux qui en surent étrangement profiter, et qui ont achevé de l'épurer et de le sanctifier, sans avoir pu ébranler son âme, ni la pureté de ses intentions et de sa doctrine. Car pour ses dernières années, la tête n'y était plus; elle avait succombé sous le poids des années, des travaux, de la persécution. J'en ai été le témoin oculaire, et si Dieu m'en accorde le temps, je ne le laisserai pas ignorer à la fin de ces Mémoires, quoique cet événement outrepasse les bornes que je m'y suis proposées.

On ne répétera pas ce qu'on a vu sur Godet, évêque de Chartres, ni même sur Bissy, depuis cardinal. On se contentera de faire souvenir ici que La Chétardie dont on a parlé au long aux mêmes dernières pages, et Bissy alors, n'étaient pas à portée du roi, et que Godet, qui n'avait point d'occasion ordinaire d'approcher du roi, ne pouvait que s'y présenter de front et à découvert bien rarement, sur chose préparée par Mme de Maintenon. Mais il n'y pouvait revenir souvent, ni être à portée de ces puissants moyens d'insinuation qui opèrent tout avec de la suite par des conversations fréquentes sans objet apparent. Le P. de La Chaise les avait tous, et se gardait fort d'être emblé, ni même écorné par l'évêque de Chartres, qui lui en donnait pourtant quelquefois, et dont chaque écorne le réveillait et le rendait plus attentif.

Un archevêque de Paris, avec la grâce du choix tout frais et de la nouveauté, porté par sa réputation, par une famille si établie, et par tout l'art de Mme de Maintenon qui tout d'abord comme son ouvrage l'avait pris en grand goût, était un instrument bien plus à la main avec un jour d'audience du roi réglé par semaine, et toujours matière à la fournir, et même à la redoubler quand il en avait envie. C'est ce qui forma cette grande faveur, dont sa droiture et ses ménagements de conscience, si fort en garde contre soi-même, et si peu contre les autres, perdirent tous les avantages dans les suites, mais dont Mme de Maintenon sut tirer tous les siens pour entrer enfin dans les matières ecclésiastiques.

Elle s'y initia par l'affaire de M. de Cambrai qui lia si étroitement l'archevêque de Paris avec elle, et avec M. de Chartres. Par ce moyen elle saisit auprès du roi la clef de la seule espèce d'affaires et de grâces où jusqu'alors elle n'avait pu donner que de légères atteintes, et c'est ce qui lui fit préférer le neveu de l'archevêque de Paris à tout autre mariage, en mars 1698. Elle fit, comme on l'a vu, épouser au roi la querelle contre M. de Cambrai à Rome, jusqu'à en faire sa propre affaire à découvert, et par là, s'établir de plus en plus dans la confiance des matières de religion qui entraînaient si nécessairement celles des bénéfices, et les moyens d'avancer et de reculer qui bon lui semblait.

On a vu que M. de Chartres était passionné sulpicien, qu'il logeait toujours à Paris dans ce séminaire, qu'il l'éleva sur les ruines de celui des Missions étrangères de Saint-Magloire, et des pères de l'Oratoire; enfin qu'il se substitua, en mourant, La Chétardie, curé de Saint-Sulpice, auprès de Mme de Maintenon, qu'il dirigea, et dont il eut toute la confiance.

Il faut le dire encore, la crasse ignorance des sulpiciens, leur platitude suprême, leurs sentiments follement ultramontains, ne pouvaient barrer les vastes desseins des jésuites, et ils étaient tout ce qu'il leur fallait pour ruiner l'élévation, l'excellente morale, le goût de l'antiquité, le savoir juste et exact qu'on puisait chez les pères de l'Oratoire, si éloignés en tout des sentiments de la compagnie, et si conformes pour le gros avec l'Université, et les restes précieux du fameux Port-Royal, dont les jésuites étaient les ennemis et les persécuteurs. Ils en achevaient ainsi la ruine par des gens dévoués à Rome par une conscience stupide, qui mettaient tout le mérite en des pratiques basses, vaines, ridicules, sous le poids desquelles ils abrutissaient les jeunes gens qui leur étaient confiés, à qui ils ne pouvaient rien apprendre, parce qu'eux-mêmes ne savaient rien du tout, pas même vivre, marcher, ni dire quoi que ce soit à propos. Aussi la vogue des prêtres de la Mission, dont l'institut n'était que faire le catéchisme dans les villages, et qui ne s'étaient pas rendus capables de mieux, et de ceux de Saint-Sulpice aussi grossiers, aussi ignorants, et aussi ultramontains les uns que les autres, prit le grand vol, parce que la porte des bénéfices fut fermée à la fin à tout ce qui n'était pas élevé chez eux.

Mme de Maintenon, séduite par La Chétardie et par Bissy, sur les mêmes voies dont le feu évêque de Chartres l'avait de longue main entêtée, régnait sur ces nouveaux séminaires de mode. Elle en était devenue la protectrice déclarée depuis que l'art des jésuites l'avait brouillée sans y paraître avec les directeurs des Missions étrangères qui avaient été longtemps ses directeurs à elle-même, auxquels M. de Chartres succéda auprès d'elle, lorsque la fameuse affaire des cérémonies chinoises et indiennes brouilla les Missions étrangères avec les jésuites de la manière la plus éclatante et la plus irréconciliable. Ce n'est pas que les jésuites n'eussent de la jalousie de cette basse prêtraille qui usurpait trop de crédit à leur gré, et réciproquement ceux-ci des jésuites, mais ils se souffraient et vivaient bien ensemble par le besoin qu'ils avaient les uns des autres dans leur haine commune des pères de l'Oratoire, et du clergé éclairé qu'ils taxaient à tout hasard de jansénisme.

À la tête de ceux-ci était le cardinal de Noailles qui avait bien la science des saints mais non assez de celle des hommes pour les soutenir, ni pour se soutenir lui-même; trop de droiture, de conscience, de piété pour prévoir, ni pour remédier après avoir éprouvé.

Bissy, qui de loin, et dès Toul, avait su prendre ses contours secrets par les jésuites, par Saint-Sulpice, par M. de Chartres qui s'en était entêté, et qui le laissa à Mme de Maintenon comme son Élisée, allait au grand, et sentit le besoin qu'il avait de quelque grande affaire par le cours et les intrigues de laquelle il pût se rendre le maître de Mme de Maintenon, du roi par elle, et par un concert étroit et secret, ne faire qu'un avec les jésuites par leur besoin réciproque, eux de lui auprès de Mme de Maintenon, lui d'eux à Rome, et gouverner ainsi toutes les affaires ecclésiastiques.

La frayeur que les jésuites avaient conçue de l'élévation du cardinal de Noailles, sans eux, de sa faveur, de l'appui qu'il trouvait dans sa famille, s'était tournée en fureur. Leur P. Tellier, que Saint-Sulpice avait, comme on l'a vu, fait succéder au P. de La Chaise, était un homme bien différent de lui. Il ne tarda pas à sentir ses forces, à embarrasser dans ses toiles le cardinal de Noailles, comme une araignée fait une mouche, à lui susciter mille défensives, à profiter de sa vertu, de sa candeur, de sa modération, enfin, à le pousser jusqu'à donner fatalement les mains à la destruction radicale de ce fameux reste de Port-Royal des Champs, qui palpitait encore, dont la barbare dispersion de ce qui y restait de religieuses, le rasement des bâtiments à n'y pas laisser pierre sur pierre, le violement des sépulcres, la profanation de ce lieu saint réduit en guéret, excita l'indignation publique, et fit une brèche irréparable au cardinal de Noailles.

De l'un à l'autre, à force des plus profondes menées, se noua la terrible affaire de la constitution, qui perdit ce cardinal avec Mme de Maintenon, plus encore qu'avec le roi. Les mêmes intrigues firent déclarer le roi et Mme de Maintenon parties, avec une violence qui fit la fortune de Bissy, et lui donna toute la confiance de Mme de Maintenon qui n'aimait pas les jésuites ni le P. Tellier.

Ainsi Bissy au comble de ses voeux, après tant d'années de soupirs et d'intrigues, devint le premier personnage; et jusqu'à quel point n'en abusa-t-il pas, tandis que Mme de Maintenon était la dupe de son hypocrisie! Trompée qu'elle fut par ses souplesses, ses bassesses, et par les éloges qu'il lui donnait avec sa fausse simplicité, et son apparence grossière, elle se crut la prophétesse qui sauvait le peuple de Dieu de l'erreur, de la révolte et de l'impiété. Dans cette idée, excitée par Bissy, et pour se mêler de plus en plus des choses ecclésiastiques, elle anima le roi à toutes les horreurs, à toutes les violences, à toute la tyrannie qui furent alors exercées sur les consciences, les fortunes, et les personnes, dont les prisons et les cachots furent remplis. Bissy lui suggérait tout, et obtenait tout.

Ce fut alors qu'elle nagea en plein dans la direction des affaires de l'Église, et il fallut que le P. Tellier, malgré toutes ses profondeurs, vînt par Bissy compter avec elle jusque sur la distribution des bénéfices. Cela lui pesait cruellement, mais la persécution qu'il avait entreprise, la perte surtout du cardinal de Noailles qu'il ne prétendait pas dépouiller de moins que de la pourpre, de son siège et de la liberté, enfin le triomphe de leur moderne école sur la ruine de toutes les autres, étaient pour lui des objets si intéressants et si vifs, qu'il n'y avait chose qu'il ne leur sacrifiât.

On a vu qu'il n'y en eut qu'une qu'il ne put digérer. Ce fut le choix de Fleury pour précepteur. Lui était nommé confesseur et sous-précepteur. Il lui était donc capital pour être le maître, et il le voulait être partout, de faire un précepteur à son gré. Il s'y opposa en face entre le roi et Mme de Maintenon dans la chambre de celle-ci, et si ses efforts ne réussirent pas, ce ne fut pas sans lui en avoir donné toute la peur, et Fleury ne l'a oublié de sa vie. Il ne lui en fallait pas tant pour ne jamais pardonner.

Tellier n'a pas assez vécu pour voir, ni même pour se douter du succès inouï de ce premier degré de fortune. S'il l'avait vu d'où il est, et que de là on fût aussi sensible aux mêmes passions qui ont occupé tout entières nos âmes pendant leur union avec leurs corps, il aurait su bien bon gré aux jésuites de l'art infini avec lequel ils parvinrent à manier ce maître du royaume malgré tout son éloignement d'eux, et se servir de lui, sans qu'il s'en soit jamais douté, à tout ce qui leur fut utile, pour ruiner tout ce qu'ils haïssaient et craignaient, et pour y substituer tout ce qui leur fut avantageux. Mais ce n'est pas ici le lieu ni le temps de s'étendre sur cette matière.

Celle de la constitution, poursuivie avec tant de suite, d'artifices, d'acharnement, de violence et de tyrannie, fut donc, comme on l'a vu, le fruit amer de la nécessité pressante où les affaires indiennes et chinoises réduisirent les jésuites, de l'ambition démesurée de Bissy pour sa fortune, de celle de Rohan pour augmenter la sienne du moment que Tallard pour ses vues personnelles l'y eut déterminé, et tous deux pour être chefs du parti tout-puissant; enfin de l'intérêt de Mme de Maintenon de gouverner l'Église comme elle faisait l'État depuis si longtemps, et que cette partie principale n'échappât plus à sa domination. Ce champ une fois ouvert, il n'y eut plus de bornes.

Le goût changeant de Mme de Maintenon s'était dépris du cardinal de Noailles à force d'artifices de Bissy, et des sulpiciens et missionnaires, aiguisés et soufflés par les jésuites. Elle n'avait plus besoin de lui pour s'initier dans les affaires ecclésiastiques. Ce pont dont elle s'était pour cela si utilement servie n'avait plus d'usage. Engouée de la nouveauté de Bissy, l'Élisée du feu évêque de Chartres auprès d'elle, et l'admiration de l'idiot La Chétardie divinisa toute sa conduite à ses propres yeux. Son alliance avec les Noailles, son ancienne amitié pour le cardinal de Noailles, qui se tournèrent en fureur contre lui, l'enfla comme d'un sacrifice fait à la vérité et à la soumission à l'Église.

La conduite barbare qu'on avait tenue avec les huguenots après la révocation de l'édit de Nantes devint en gros le modèle de celle qu'on tint; et souvent toute la même, à l'égard de tout ce qui ne put goûter la constitution. De là les artifices sans nombre pour intimider et gagner les évêques, les écoles, le second ordre et le bas clergé, de là cette grêle immense et infatigable de lettres de cachet; de là cette butte avec les parlements; de là ces évocations sans nombre ni mesure, cette interdiction de tous les tribunaux; enfin, ce déni total et public de justice, et de tous moyens d'en pouvoir être protégé pour quiconque ne ployait pas sa conscience sous le joug nouveau, et même encore sous la manière dont il était présenté; de là cette inquisition ouverte jusque sur les simples laïques, et la persécution ouverte; ce peuple entier d'exilés et d'enfermés dans les prisons, et beaucoup dans les cachots, et le trouble et la subversion dans les monastères; de là, enfin, cet inépuisable pot au noir pour barbouiller qui on voulait, qui ne s'en pouvait douter, pour estropier auprès du roi qui on jugeait à propos des gens de la cour et du monde, pour écarter et pour proscrire toutes sortes de personnes, et disposer de leurs places à la volonté des chefs du parti régnant; des jésuites et de Saint-Sulpice, qui pouvaient tout en ce genre, et qui obtenaient tout sans le plus léger examen; de là ce monde innombrable de personnes de tout état et de tout sexe dans les mêmes épreuves que les chrétiens soutinrent sous les empereurs ariens, surtout sous Julien l'Apostat, duquel on sembla adopter la politique et imiter les violences; et s'il n'y eut point de sang précisément répandu, je dis précisément, parce qu'il en coûta la vie d'une autre sorte à bien de ces victimes, ce ne fut pas la faute des jésuites, dont l'emportement surmonta cette fois la prudence, jusqu'à ne se pas cacher de dire qu'il fallait répandre du sang.

On a vu ailleurs combien le crédit de Godet, évêque de Chartres, avait perdu l'épiscopat en France en le remplissant de cuistres de séminaires et de leurs élèves sans science, sans naissance, dont l'obscurité et la grossièreté faisaient tout le mérite, et que Tellier acheva de l'anéantir en le vendant à découvert, non pour de l'argent, mais pour ses desseins, et sous des conventions sur lesquelles son esprit emporté, violent à l'excès, sa sagacité et ses artificieuses précautions, le gardèrent de se laisser tromper, dont le secret ne put demeurer longtemps caché, et dont la découverte ne l'arrêta pas dans la posture où il était parvenu à se mettre. On peut comprendre et mieux voir encore, par tout ce qui est arrivé, ce qui se pouvait attendre de tous ces choix. Bissy, dans les mêmes errements, le soutenait de toutes ses forces naissantes, et a bien profité depuis de ses leçons. Tels ont été les funestes ressorts qui ont perdu l'Église de France, et qui, la dernière de toutes les nationales, l'ont enfin abattue sous le joug de l'empire romain, lequel par différentes routes avait déjà écrasé toutes les autres. C'est à quoi la faveur personnelle du cardinal Fleury contre le P. Quesnel, dont on a vu la cause, a eu l'honneur de mettre le comble, d'inonder la France non seulement de proscriptions, mais d'expatriations, de l'accabler de [trente mille] lettres de cachet, de compte fait après sa mort dans les bureaux des secrétaires d'État, et de pourvoir dignement et sûrement après sa mort à la continuité de sa vengeance.

Telles fuient les dernières années de ce long règne de Louis XIV, si peu le sien, si continuellement et successivement celui de quelques autres. Dans ces derniers temps, abattu sous le poids d'une guerre fatale, soulagé de personne par l'incapacité de ses ministres et de ses généraux, en proie tout entier à un obscur et artificieux domestique, pénétré de douleur, non de ses fautes qu'il ne connaissait ni ne voulait connaître, mais de son impuissance contre toute l'Europe réunie contre lui, réduit aux plus tristes extrémités pour ses finances et pour ses frontières, il n'eut de ressource qu'à se reployer sur lui-même, et à appesantir sur sa famille, sur sa cour, sur les consciences, sur tout son malheureux royaume cette dure domination, [de sorte] que pour avoir voulu trop l'étendre, et par des voies trop peu concertées, il en avait manifesté la faiblesse, dont ses ennemis abusaient avec mépris.

Retranché jusque dans ses tables à Marly, et dans ses bâtiments, il éprouvait, jusque dans la bagatelle de ces derniers, les mêmes artifices par lesquels il était gouverné en grand. Mansart, qui en était le surintendant peu capable, mais pourtant avec un peu plus de goût que son maître, l'obsédait avec des projets, qui de l'un à l'autre le conduisaient aux plus fortes dépenses. C'étaient autant d'occasions de s'enrichir, où il réussit merveilleusement, et de se perpétuer les privances qui le rendaient une sorte de personnage que les ministres mêmes ménageaient, et à qui toute la cour faisait la sienne. Il avait l'art d'apporter au roi des plans informes, mais qui lui mettaient le doigt sur la lettre, à quoi ce délié maçon aidait imperceptiblement. Le roi voyait ainsi, ou le défaut à corriger, ou le mieux à faire. Mansart, toujours étonné de la justesse du roi, se pâmait d'admiration, et lui faisait accroire qu'il n'était lui-même qu'un écolier auprès de lui, et qu'il possédait les délicatesses de l'architecture et des beautés des jardins aussi excellemment que l'art de gouverner. Le roi l'en croyait volontiers sur sa parole, et si, comme il arrivait souvent, il s'opiniâtrait sur quelque chose de mauvais goût, Mansart admirait également et l'exécutait jusqu'à ce que le goût du changement donnât ouverture pour y en faire. Avec tout cela Mansart, devenu insolent, se mit à fatiguer le roi de demandes pour soi et pour les siens, souvent étranges, et fit si bien, qu'il fut aussi de ceux dont le roi se sentit fort soulagé quand il mourut. Sa brusque fin fut, comme on l'a vu, le commencement de la fortune de d'Antin, qui eut sa charge, à la vérité fort rognée de nom et d'autorité, par le démérite de n'être pas, comme Mansart, de race et de condition servile. Tant que Mme de Montespan vécut, jamais Mme de Maintenon n'avait souffert qu'il parvînt à mieux qu'à des bagatelles, mais délivré de son ancienne maîtresse, elle s'adoucit pour son fils qui en sut bien profiter, et qui marcha depuis à pas de géant dans la privance, et jusque dans une sorte de confiance du roi, comme il marcha du même pas à la fortune.

À ces malheurs d'État, il s'en joignit de famille, et les plus sensibles pour le roi. Il avait tenu avec grand soin les princes du sang fort bas, instruit par l'expérience de son jeune âge. Leur rang n'était monté que pour élever les bâtards, encore avec des préférences de ceux-ci pour leurs principaux domestiques, qu'on a vues en leur lieu infiniment dégoûtantes pour les princes du sang. De gouvernements ni de charges, ils n'en avaient que ce qui avait été rendu au grand prince de Condé par la paix des Pyrénées, non à lui, mais au dernier M. le Prince, son fils, et continués au fils de ce dernier en épousant une bâtarde, puis au fils de ce mariage, à la mort de son père. De privances ni d'entrées, aucunes, sinon par ce mariage, qui n'avait rien communiqué au prince de Conti; et pour le commandement des armées, on a vu avec quel soin ils en furent tous écartés. Il fallut les derniers malheurs et toute la faveur personnelle de Chamillart pour oser proposer d'en donner une au prince de Conti, et par capitulation à M. le duc d'Orléans, pour qui le roi eut encore moins de répugnance, non comme neveu, mais comme gendre bâtardement, et quand l'excès de la décadence força enfin le roi de donner l'armée de Flandre au prince de Conti, il n'était plus temps, et ce prince, dont toute la vie s'était écoulée dans la disgrâce, mourut avec le regret de ne jouir pas d'une destination qu'il avait tant et si inutilement souhaitée, et qu'il avait eu la satisfaction de voir également désirée par la cour, par les troupes et par toute la France, desquels tous il était les délices et l'espérance.

On a vu en leur lieu les malheurs de M. le duc d'Orléans en Italie et l'éclat contre lui en Espagne de la princesse des Ursins, si cruellement appuyée en France de Mme de Maintenon.

Depuis l'année 1709, les plaies domestiques redoublèrent chaque année, et ne se retirèrent plus de dessus la famille royale. Celle qui causa trop tard la disgrâce du duc de Vendôme fut d'autant plus cruelle qu'elle ouvrit peu les yeux. M. le prince de Conti et M. le Prince furent emportés peu après, à six semaines l'un de l'autre. M. le Duc les suivit dans l'année, c'est-à-dire dans les douze mois, et le plus vieux des princes du sang qui restèrent n'avait alors au plus que dix-sept ans. Monseigneur mourut ensuite. Mais bientôt après le roi fut attaqué par des coups bien plus sensibles; son coeur, que lui-même avait comme ignoré jusqu'alors par la perte de cette charmante Dauphine; son repos, par celle de l'incomparable Dauphin; sa tranquillité sur la succession à la couronne, par la mort de l'héritier huit jours après, et par l'âge et le dangereux état de l'unique rejeton de cette précieuse race, qui n'avait que cinq ans et demi: tous ces coups frappés rapidement, tous avant la paix, presque tous durant les plus terribles périls du royaume.

Mais qui pourrait expliquer les horreurs qui furent l'accompagnement des trois derniers, leurs causes et leurs soupçons si diamétralement opposés, si artificieusement semés et inculqués, et les effets cruels de ces soupçons jusque dans leur faiblesse ? La plume se refuse à ce mystère d'abomination. Pleurons-en le succès funeste, comme la source d'autres succès horribles dignes d'en être sortie; pleurons-les comme le chef-d'œuvre des ténèbres, de la privation la plus sensible et qui réfléchira sui la France dans toute la suite des générations, comme le comble de tous les crimes, comme le dernier sceau des malheurs du royaume; et que toute bouche française en crie sans cesse vengeance à Dieu!

Telles furent les longues et cruelles circonstances des plus douloureux malheurs qui éprouvèrent la constance du roi, et qui rendirent toutefois un service à sa renommée plus solide que n'avait pu faire tout l'éclat de ses conquêtes, ni la longue suite de ses prospérités; [telle fut] la grandeur d'âme que montra constamment dans de tels et si longs revers, parmi de si sensibles secousses domestiques, ce roi si accoutumé au plus grand et au plus satisfaisant empire domestique, aux plus grands succès au dehors, [qui] se vit enfin abandonné de toutes parts par la fortune. Accablé au dehors par des ennemis irrités qui se jouaient de son impuissance qu'ils voyaient sans ressource, et qui insultaient à sa gloire passée, il se trouvait sans secours, sans ministres, sans généraux, pour les avoir faits et soutenus par goût et par fantaisie, et par le fatal orgueil de les avoir voulu et cru former lui-même. Déchiré au dedans par les catastrophes les plus intimes et les plus poignantes, sans consolation de personne, en proie à sa propre faiblesse; réduit à lutter seul contre les horreurs mille fois plus affreuses que ses plus sensibles malheurs, qui lui étaient sans cesse présentées par ce qui lui restait de plus cher et de plus intime, et qui abusait ouvertement, et sans aucun frein, de la dépendance où il s'était laissé tomber, et dont il ne pouvait et ne voulait pas même se relever quoiqu'il en sentît tout le poids; incapable d'ailleurs et par un goût invinciblement dominant, et par une habitude tournée en nature, de faire aucune réflexion sur l'intérêt et la conduite de ses geôliers; au milieu de ces fers domestiques, cette constance, cette fermeté d'âme, cette égalité extérieure, ce soin toujours le même de tenir tant qu'il pouvait le timon, cette espérance contre toute espérance, par courage, par sagesse, non par aveuglement, ces dehors du même roi en toutes choses, c'est ce dont peu d'hommes auraient été capables, c'est ce qui aurait pu lui mériter le nom de grand, qui lui avait été si prématuré. Ce fut aussi ce qui lui acquit la véritable admiration de toute l'Europe, celle de ceux de ses sujets qui en furent témoins, et ce qui lui ramena tant de coeurs qu'un règne si long et si dur lui avait aliénés.

Il sut s'humilier en secret sous la main de Dieu, en reconnaître la justice, en implorer la miséricorde, sans avilir aux yeux des hommes sa personne ni sa couronne; il les toucha au contraire parle sentiment de sa magnanimité, heureux si, en adorant la main qui le frappait, en recevant ses coups avec une dignité qui honorait sa soumission d'une manière si singulièrement illustre, il eût porté les yeux sur des motifs et palpables et encore réparables, et qui frappaient tous autres que les siens, au lieu qu'il ne considéra que ceux qui n'avaient plus de remèdes que l'aveu, la douleur, l'inutile repentir!

Quel surprenant alliage de la lumière avec les plus épaisses ténèbres! une soif de savoir tout, une attention à se tenir en garde contre tout, un sentiment de ses liens, plein même de dépit jusqu'à l'aveu que lui en entendirent faire les gens du parlement sur son testament, et tôt après eux la reine d'Angleterre; une conviction entière de son injustice et de son impuissance, témoignée de sa bouche, c'est trop peu dire, décochée par ses propos à ses bâtards, et toutefois un abandon à eux et à leur gouvernante devenue la sienne et celle de l'État, et abandon si entier qu'il ne lui permit pas de s'écarter d'un seul point de toutes leurs volontés; que, presque content de s'être défendu en leur faisant sentir ses doutes et ses répugnances, [il] leur immola tout son état, sa famille, son unique rejeton, sa gloire, son honneur, sa raison, le mouvement intime de sa conscience, enfin sa personne, sa volonté, sa liberté, et tout cela dans leur totalité entière, sacrifice digne par son universalité d'être offert à Dieu seul, si par soi-même il n'eût pas été abominable. Il le leur fit en leur en faisant sentir tout le vide, en même temps tout le poids, et tout ce qu'il lui coûtait, pour en recueillir au moins quelque gré, et soulager sa servitude, sans en avoir pu rendre son joug plus léger à porter, tant ils sentirent leurs forces, le besoin pressant et continuel de s'en servir, d'étreindre les chaînes dont ils avaient su le garrotter, dans la continuelle crainte qu'il ne leur échappât pour peu qu'ils lui laissassent de liberté.

Ce monarque si altier gémissait dans ses fers, lui qui y avait tenu toute l'Europe, qui avait si fort appesanti les siens sur ses sujets de tous états, sur sa famille de tout âge, qui avait proscrit toute liberté jusqu'à la ravir aux consciences et les plus saintes et les plus orthodoxes.

Ce gémissement plus fort que lui-même sortit violemment au dehors. Il ne put être méconnu par ce qu'il dit et à la reine d'Angleterre et aux gens du parlement: qu'il avait acheté son repos; et qu'en leur remettant son testament, lui si maître de soi et de ne dire que ce qu'il voulait et comme il le voulait dire et témoigner, il ne put s'empêcher de leur dire comme on a vu en son lieu: qu'il lui avait été extorqué, et qu'on lui avait fait faire ce qu'il ne voulait pas, et ce qu'il croyait ne pas devoir faire. Étrange violence, étrange misère, étrange aveu arraché par la force du sentiment et de la douleur! Sentir en plein cet état et y succomber en plein, quel spectacle! Quel contraste de force et de grandeur supérieure à tous les désastres, et de petitesse et de faiblesse sous un domestique honteux, ténébreux, tyrannique! et quelle vérification puissante de ce que le Saint-Esprit a déclaré, dans les livres sapientiaux de l'Ancien Testament, du sort de ceux qui se sont livrés à l'amour et à l'empire des femmes! Quelle fin d'un règne si longuement admiré, et jusque dans ses derniers revers si étincelant de grandeur, de générosité, de courage et de force ! et quel abîme de faiblesse, de misère, de honte, d'anéantissement, sentie, goûtée, savourée, abhorrée, et toutefois subie dans toute son étendue, et sans en avoir pu élargir ni soulager les liens! O Nabuchodonosor! qui pourra sonder les jugements de Dieu, et qui osera ne pas s'anéantir en leur présence?

On a vu en son lieu les divers degrés par lesquels les enfants du roi et de Mme de Montespan ont été successivement tirés du profond et ténébreux néant du double adultère, et portés plus qu'au juste et parfait niveau des princes du sang, et jusqu'au sommet de l'habilité de succéder à la couronne, ou en simple usage par adresse, ou à force ouverte, ou en loi par des brevets, des déclarations, des édits enregistrés. Le récit de ce nombreux amas de faits formerait seul un volume, et le recueil de ces monstrueuses pièces en composerait un autre fort gros. Ce qui est étrange, c'est que dans tous les temps, le roi, à chaque fois, ne les voulut point accorder au point qu'à chaque fois il le fit, et qu'il ne les voulut point marier, je dis ses fils, dans l'intime conviction où il fut toujours de leur néant et de leur bassesse innée, qui n'était relevée que par l'effort de son pouvoir sans bornes, et qui après lui ne pouvait que retomber. C'est ce qu'il leur dit plus d'une fois quand l'un et l'autre lui parlèrent de se marier. C'est ce qu'il leur répéta au comble de leur grandeur, et à six semaines près de la fin de sa vie, lorsque, malgré lui, il eut tout violé en leur faveur, jusqu'à sa propre volonté, qui fléchit sous sa faiblesse. On a vu ce qu'il leur en dit, on ne peut trop le répéter, et ce qui lui en échappa aux gens du parlement et à la reine d'Angleterre.

On peut se souvenir aussi de l'ordre qu'on a vu qu'il donna si précis au maréchal de Tessé, qui me l'a conté et à d'autres, sur M. de Vendôme, de ne point éviter de le commander en Italie où on l'envoyait, et où Vendôme était à la tête de l'armée, et [de] ce qu'il ajouta avec un air chagrin: qu'il ne fallait pas accoutumer ces messieurs-là, à ces ménagements, lequel duc de Vendôme bientôt après, parvint, et sans patente, à commander les maréchaux de France, et ceux-là encore qui longtemps avant lui avaient commandé des armées.

C'est un malheur dans la vie du roi et une plaie à la France, qui a continuellement été en augmentant, que la grandeur de ses bâtards, qu'il a enfin portée au comble inouï à la fin de sa vie, dont les derniers temps n'ont été principalement occupés qu'à la consolider, en les rendant puissants et redoutables. L'amirauté, l'artillerie, les carabiniers, tant de troupes et de régiments particuliers, les Suisses, les Grisons, la Guyenne, le Languedoc, la Bretagne en leurs mains les rendaient déjà assez considérables, jusqu'à la charge de grand veneur, pour leur donner de quoi plaire, et amuser un jeune roi. Leur rang égalé, à celui des princes du sang avait coûté au roi le renversement de toutes les règles et les droits, et celui des lois du royaume les plus anciennes, les plus saintes, les plus fondamentales, les plus intactes. Il lui en coûta encore des démêlés avec les puissances étrangères, avec Rome surtout, à qui il fallut complaire en choses solides, et après avoir lutté longtemps pour obtenir que les ambassadeurs et les nonces rendissent aux bâtards les mêmes honneurs et les mêmes devoirs qu'aux princes du sang, et avec les mêmes traitements réciproques.

Ce même intérêt, comme on l'a vu dès le commencement de ces Mémoires, éleva les Lorrains sur les ducs en la promotion du Saint-Esprit de 1688, contre le goût du roi et la justice par lui-même reconnue et avouée au duc de Chevreuse, et a soutenu les mêmes en mille occasions pour les ployer aux bâtards. Cette même considération, comme on l'a vu en son temps, valut l'incognito si nouveau et si étrange au duc de Lorraine, lors de son hommage, dont si étrangement aussi il essaya d'abuser. Cet exemple acquit le même avantage aux électeurs de Cologne et de Bavière, à la honte de la majesté de la couronne.

Le mariage monstrueux de M. le duc de Chartres, depuis d'Orléans et régent, celui de M. le Duc, ceux des filles de ces mariages avec M. le duc de Berry et avec M. le prince de Conti, ont opéré ce que le roi a vu de ses yeux, et vu avec complaisance, qu'excepté son successeur unique et la branche d'Espagne (mais exclue de la succession à la couronne par les renonciations et les traités) et la seule Mlle de La Roche-sur-Yon, fille de M. le prince de Conti et de la fille aînée de M. le Prince, il n'y a plus qui que ce soit, ni mâle, ni femelle de la maison royale, qui ne sorte directement des amours du roi et de Mme de Montespan, et dont elle ne soit la mère ou la grand'mère; et si la duchesse du Maine n'en vient pas par elle-même, elle a épousé le fils du roi et de Mme de Montespan. La fille unique du roi et de Mme de La Vallière épousa l'aîné des deux princes de Conti, dont elle n'a point eu d'enfants, mais ce n'a pas été la faute du roi si cette branche seule de princes du sang a échappé à la bâtardise, jusqu'à ce qu'il l'en ait aussi entachée à la fin dans la seconde génération.

N'oublions pas que c'est le refus que le prince d'Orange fit de cette princesse, que nuls respects, désirs, soins, soumissions les plus prolongées n'ont pu effacer du cœur du roi, qui a rendu ce fameux prince, malgré lui, l'ennemi du roi et de la France; et que cette haine a été la source et la cause fatale de ces ligues et de ces guerres, sous le poids desquelles le roi a été si près de succomber, fruit de cette même bâtardise qui, à trop juste titre, se peut appeler un fruit de perdition.

Ce mélange du plus pur sang de nos rois, et il se peut dire hardiment de tout l'univers, avec la boue infecte du double adultère, a donc été le constant ouvrage de toute la vie du roi. Il a eu l'horrible satisfaction de les épuiser ensemble, et de porter au comble un mélange inouï dans tous les siècles, après avoir été le premier de tous les hommes, de toutes les nations, qui ait tiré du néant les fruits du double adultère, et qui leur ait donné l'être, dont le monde entier, et policé et barbare, frémit d'abord, et qu'il a su accoutumer.

Tandis que le chemin de la fortune fut toujours l'attachement et la protection des bâtards, celle des princes du sang, à commencer par Monsieur, y fut toujours un obstacle invincible. Tels lurent les fruits d'un orgueil sans bornes qui fit toujours regarder au roi avec des yeux si différents ses bâtards et les princes de son sang, les enfants issus du trône par des générations légitimes, et qui les rappelaient à leur tour, et les enfants sortis de ses amours. Il considéra les premiers comme les enfants de l'État et de la couronne, grands par là et par eux-mêmes sans lui, tandis qu'il chérit les autres comme les enfants de sa personne qui ne pouvaient devenir, faute d'être par eux-mêmes, par toutes les lois, que les ouvrages de sa puissance et de ses mains. L'orgueil et la tendresse se réunirent en leur faveur, le plaisir superbe de la création l'augmenta sans cesse, et fut sans cesse aiguillonné d'un regard de jalousie sur la naturelle indépendance de la grandeur des autres sans son concours.

Piqué de n'oser égaler la nature, il approcha du moins ses bâtards des princes du sang par tout ce qu'il leur donna d'abord d'établissements et de rangs. Il tâcha ensuite de les confondre ensemble par des mariages inouïs, monstrueux, multipliés, pour n'en faire qu'une seule et même famille. Le fils unique de son unique frère y fut enfin immolé aussi avec la plus ouverte violence. Après, devenu plus hardi à force de crans redoublés, il mit une égalité parfaite entre ses bâtards et les princes du sang. Enfin, près de mourir, il s'abandonna à leur en donner le nom et le droit de succéder à la couronne, comme s'il eût pu en disposer, et faire les hommes ce qu'ils ne sont pas de naissance.

Ce ne fut pas tout. Ses soins et ses dernières dispositions pour après lui ne furent toutes qu'en leur faveur. Aliéné avec art de son neveu, et soigneusement entretenu dans cette disposition par le duc du Maine et par Mme de Maintenon, il subit le joug qu'il s'était laissé imposer par eux, il en but le calice qu'il s'était à lui-même préparé. On a vu les élans de sa résistance et de ses dépiteux regrets; il ne put résister à ce qu'ils en extorquèrent. Son successeur y fut pleinement sacrifié, et autant qu'il fut en lui, son royaume.

Tout ce qui fut nommé par anticipation pour l'éducation du roi futur n'eut d'autre motif que l'intérêt des bâtards, et rien moins que nul autre. Le duc du Maine fut mis à la tête, et sous lui le maréchal de Villeroy, l'homme le plus inepte à cet emploi qu'il y eût peut-être dans toute la France; ajoutons que lors de ce choix il avait soixante et onze ans, et que le prince dont il était destiné gouverneur en avait cinq et demi. Saumery, très indigne sous-gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, et qui, sous prétexte des eaux, s'était bien gardé de le suivre à la campagne de Lille, avait fait ses infâmes preuves à son retour en faveur de Vendôme, à la cabale duquel il s'était joint hautement. C'en fut assez pour le faire choisir au duc du Maine pour sous-gouverneur du roi futur, comme un homme vendu et à tout faire.

Je n'ai point su qui avait fait nommer Joffreville pour l'autre sous-gouverneur, mais il était trop homme d'honneur pour accepter un emploi où il fallait se vendre. Il s'en excusa. Ruffé lui fut substitué. Il se disait Damas sans l'être; mais pauvre, court d'esprit, qui n'envisagea que fortune, et subsistance en attendant, qui ne sentit pas les dangers de la place, qui avait tout son bien dans le pays de Dombes, et par là de tout temps sous la protection du duc du Maine, n'en vit jamais que l'écorce, et qui l'accepta malgré sa prétendue naissance. Tout le reste fut choisi de même, et Mme de Maintenon qui fit son affaire de Fleury, qui pour cela venait de quitter Fréjus, et qui en répondit.

Avec de tels entours, le duc du Maine ne se crut pas encore suffisamment assuré. Ce fut à quoi le codicille pourvut, qui ne précéda la mort du roi que de si peu de jours qui fut le dernier travail de ce monarque, et son dernier sacrifice à la divinité qu'il s'était faite de ses bâtards. Il faut le répéter: par ce dernier acte toute la maison civile et militaire du roi était totalement et uniquement soumise au duc du Maine, et sous lui au maréchal de Villeroy, indépendamment et privativement à M. le duc d'Orléans, de façon qu'il n'en pouvait être reconnu ni obéi en rien, mais les deux chefs de l'éducation en toutes choses qui devenaient par là les maîtres de Paris et de la cour, et le régent livré entre leurs mains sans aucune sûreté.

Ces énormes précautions parurent encore insuffisantes, si on ne pourvoyait à ce qui pouvait arriver. Ainsi, en cas de mort du duc du Maine ou du maréchal de Villeroy, le comte de Toulouse et le maréchal d'Harcourt, duquel Mme de Maintenon répondit, leur furent substitués en tout et partout, lequel Harcourt par son état apoplectique était, si faire se pouvait, devenu encore plus inepte à ce grand emploi que le maréchal de Villeroy.

Le testament avait nommé et réglé le conseil de régence, en telle sorte que toute l'autorité de la régence fut ôtée à M. le duc d'Orléans, que ce conseil ne fut composé presque que de tous gens à la dévotion du duc du Maine, et desquels tous en particulier M. le duc d'Orléans avait de grands sujets d'être aliéné.

Tels furent les derniers soins du roi, telles les dernières actions de sa prévoyance, tels les derniers coups de sa puissance, ou plutôt de sa déplorable faiblesse, et des suites honteuses de sa vie: état bien misérable, qui abandonnait son successeur et son royaume à l'ambition à découvert et sans bornes de qui n'aurait jamais dû y être seulement connu, et qui exposait l'État aux divisions les plus funestes, en armant contre le régent ceux qui devaient lui être les plus soumis, et le jetant dans la plus indispensable nécessité de revendiquer son droit et son autorité, dont on ne lui laissait que le vain nom avec l'ignominie d'une impuissance et d'une nudité entière, et la réalité des plus instants, des plus continuels, et des plus réels périls que l'âge auquel se trouvait alors tout ce qu'il y avait de princes du sang portait au comble.

Voilà au moins de quoi la mémoire du roi ne peut être lavée devant Dieu ni devant les hommes. Voilà le dernier abîme où le conduisirent la superbe et la faiblesse, une femme plus qu'obscure et des doubles adultérins, à qui il s'abandonna, dont il fit ses tyrans, après l'avoir été pour eux et pour tant d'autres, qui en abusèrent sans aucune pudeur ni réserve, et un détestable confesseur du caractère du P. Tellier. Tel fut le repentir, la pénitence, la réparation publique d'un double adultère si criant, si long, si scandaleux à la face de toute l'Europe, et les derniers sentiments d'une âme si hautement pécheresse, prête à paraître devant Dieu, et de plus, chargée d'un règne de cinquante-six ans, le sien, dont l'orgueil, le luxe, les bâtiments, les profusions en tout genre et les guerres continuelles, et la superbe qui en fut la source et la nourriture, avait répandu tant de sang, consumé tant de milliards au dedans et au dehors, mis sans cesse le feu par toute l'Europe, confondu et anéanti tous les ordres, les règles, les lois les plus anciennes et les plus sacrées de l'État, réduit le royaume à une misère irrémédiable, et si imminemment près de sa totale perte qu'il n'en fut préservé que par un miracle du Tout-Puissant.

Que dire après cela de la fermeté constante et tranquille qui se fit admirer dans le roi en cette extrémité de sa vie? car il est vrai qu'en la quittant il n'en regretta rien, et que l'égalité de son âme fut toujours à l'épreuve de la plus légère impatience, qu'il ne s'importuna d'aucun ordre à donner, qu'il vit, qu'il parla, qu'il régla, qu'il prévit tout pour après lui, dans la même assiette que tout homme en bonne santé et très libre d'esprit aurait pu faire; que tout se passa jusqu'au bout avec cette décence extérieure, cette gravité, cette majesté qui avait accompagné toutes les actions de sa vie; qu'il y surnagea un naturel, un air de vérité et de simplicité qui bannit jusqu'aux plus légers soupçons de représentation et de comédie.

De temps en temps, dès qu'il était libre, et dans les derniers qu'il avait banni toute affaire et tous autres soins, il était uniquement occupé de Dieu, de son salut, de son néant, jusqu'à lui être échappé quelquefois de dire: Du temps que j'étais roi. Absorbé d'avance en ce grand avenir où il se voyait si près d'entrer, avec un détachement sans regret, avec une humilité sans bassesse, avec un mépris de tout ce qui n'était plus pour lui, avec une bonté et une possession de son âme qui consolait ses valets intérieurs qu'il voyait pleurer, il forma le spectacle le plus touchant; et ce qui le rendit admirable, c'est qu'il se soutint toujours tout entier et toujours le même: sentiment de ses péchés sans la moindre terreur, confiance en Dieu, le dira-t-on? tout entière, sans doute, sans inquiétude, mais fondée sur sa miséricorde et sur le sang de Jésus-Christ, résignation pareille sur son état personnel, sur sa durée, et regrettant de ne pas souffrir. Qui n'admirera une fin si supérieure, et en même temps si chrétienne? mais qui n'en frémira?

Rien de plus simple ni de plus court que son adieu à sa famille, ni de plus humble, sans rien perdre de la majesté, que son adieu aux courtisans, plus tendre encore que l'autre. Ce qu'il dit au roi futur a mérité d'être recueilli, mais affiché depuis avec trop de restes de flatterie, dont le maréchal de Villeroy donna l'exemple en le mettant à la ruelle de son lit, comme il avait toujours dans sa chambre à l'armée un portrait du roi tendu sous un dais, et comme il pleurait toujours vis-à-vis du roi aux compliments que les prédicateurs lui faisaient en chaire. Le roi, parlant à son successeur de ses bâtiments et de ses guerres, omit son luxe et ses profusions. Il se garda bien de lui rien toucher de ses funestes amours, article plus en sa place alors que tous les autres; mais comment en parler devant ses bâtards, et en consommant leur épouvantable grandeur par les derniers actes de sa vie? Jusque-là, si on excepte cette étrange omission et sa cause plus terrible encore, rien que de digne d'admiration, et d'une élévation véritablement chrétienne et royale.

Mais que dire de ses derniers discours à son neveu, après son testament, et depuis encore venant de faire son codicille, après avoir reçu les derniers sacrements; de ses assurances positives, nettes, précises, toutes les deux fois, qu'il ne trouverait rien dans ses dispositions qui pût lui faire de peine, tandis qu'elles n'ont été faites, et à deux reprises, que pour le déshonorer, le dépouiller, disons tout, pour l'égorger? Cependant il le rassure, il le loue, il le caresse, il lui recommande son successeur, qu'il lui a totalement soustrait, et son royaume qu'il va, dit-il, seul gouverner, sur lequel il lui a ôté toute autorité; et tandis qu'il vient d'achever de la livrer à ses ennemis tout entière; et avec les plus formidables précautions, c'est à lui qu'il envoie pour des ordres, comme à celui à qui désormais il appartient seul d'en donner pour tout et sur tout. Est-ce artifice? est-ce tromperie? est-ce dérision jusqu'en mourant? Quelle énigme à expliquer! Tâchons plutôt de nous persuader que le roi se répondait à soi-même.

Il répondait à ce qu'il avait toujours paru croire de l'impuissance de l'effet de ce qui lui avait été extorqué, et que la faiblesse lui avait arraché malgré lui. Disons plus, il ne douta point, il espéra peut-être qu'un testament inique et scandaleux, propre à mettre le feu dans sa famille et dans le royaume, tel enfin qu'il était réduit à en cacher profondément le secret, ne trouverait pas plus d'appui que n'en avait reçu le testament du roi son père, si sage, si sensé, si pesé, si juste, et par lui-même rendu public avec un véritable et général applaudissement. Tout ce que le roi avait senti de violence en faisant le sien, tout ce qu'il en avait dit si amèrement à ses bâtards après l'avoir fait, aux gens du parlement en le leur remettant, à la reine d'Angleterre du moment qu'il la vit, et toujours leur en parlant le premier comme plein d'amertume, on peut ajouter de dépit, de sa faiblesse, et de l'abus énorme que lui en fait ce qu'il a de seul intime et dont il ne se peut détacher; ce codicille monstrueux arraché après avoir reçu ses sacrements, dans un état de mourant qui lui en laissait sentir les horreurs sans lui permettre d'y résister; ce tout ensemble, ce groupe effroyable d'iniquité et de renversement de toutes choses pour faire de ses bâtards, et du duc du Maine en particulier, un colosse immense de puissance et de grandeur, et la destruction de toutes les lois, de son neveu, et peut-être de son royaume et de son successeur, livrés à de si étranges mains, serait-ce trop dire? si cruelles et si fort approchées du trône; cet amas prodigieux d'iniquités si concertées, mais si mal colorées, quelques soins qu'on s'en fût donnés, qu'elles sautaient aux yeux, tout cela le rassura peut-être contre ce qu'on en avait prétendu. Il n'avait jamais cru, comme il s'en était expliqué plusieurs fois, qu'aucune des choses qu'il venait de faire ou de confirmer pût subsister un moment après lui. En ce moment qu'il parla à M. le duc d'Orléans, il s'en flatta peut-être plus que jamais, pour s'apaiser soi-même, tout rempli qu'il devait être de son codicille, qu'il avait fait il n'y avait pas plus d'une heure. Il parla peut-être à son neveu avant et après le codicille tout plein de cette pensée; il put donc ainsi le regarder, en effet, comme l'administrateur du royaume, et lui parler en ce sens. C'est du moins ce qu'il peut être permis de présumer.

Mais qui pourra ne pas s'étonner au dernier point, on ne peut s'empêcher de le répéter, de la paisible et constante tranquillité de ce roi mourant, et de cette inaltérable paix sans la plus légère inquiétude, parmi tant de piété et une application si fervente à profiter de tous les moments? Les médecins prétendirent que la même cause qui amortit et qui ôte même toutes les douleurs du corps, qui est un sang entièrement gangrené, calme aussi et anéantit toutes celles du coeur et les agitations de l'esprit; et il est vrai que le roi mourut de cette maladie.

D'autres en ont donné une autre raison, et ceux-là étaient dans l'intrinsèque de la chambre pendant cette dernière maladie, et y furent seuls les derniers jours. Les jésuites ont constamment des laïques de tous états, même mariés, qui sont de leur compagnie. Ce fait est certain; il n'est pas douteux que des Noyers, secrétaire d'État sous Louis XIII, n'ait été de ce nombre, et bien d'autres. Ces agrégés font les mêmes voeux des jésuites en tout ce que leur état peut permettre, c'est-à-dire d'obéissance sans restriction aucune au père général et aux supérieurs de la compagnie. Ils sont obligés de suppléer à ceux de pauvreté et de chasteté par tous les services et par toute la protection qu'ils doivent aveuglément à la compagnie, surtout par une soumission sans bornes aux supérieurs et à leur confesseur. Ils doivent être exacts à de légers exercices de piété que leur confesseur ajuste à leur temps et à leur esprit, et qu'il simplifie tant qu'il veut. La politique a son compte par le secours assuré de ces auxiliaires cachés à qui ils font bon marché du reste. Mais il ne se doit rien passer dans leur âme, ni quoi que ce soit qui vienne à leur connaissance, qu'ils ne le révèlent à leur confesseur, et, pour ce qui n'est pas du secret de la conscience, aux supérieurs, si le confesseur le juge à propos. Ils se doivent aussi conduire en tout suivant les ordres des supérieurs et du confesseur avec une soumission sans réplique.

On a prétendu que le P. Tellier avait inspiré au roi longtemps avant sa mort de se faire agréger ainsi dans la compagnie; qu'il lui en avait vanté les privilèges certains pour le salut, les indulgences plénières qui y sont attachées; qu'il l'avait persuadé que quelques crimes qu'on eût commis, et dans quelque difficulté qu'on se trouvât de les réparer, cette profession secrète lavait tout, et assurait infailliblement le salut, pourvu qu'on fût fidèle à ses vœux; que le général de la compagnie fut admis du consentement du roi dans le secret; que le roi en fit les vœux entre les mains du P. Tellier; que dans les derniers jours de sa vie on les entendit tous deux, l'un fortifier, l'autre s'appuyer sur ces promesses; qu'enfin le roi reçut de lui la dernière bénédiction de la compagnie comme un des religieux; qu'il lui fit prononcer des formules de prières qui n'en laissaient point douter, et qu'on entendit en partie, et qu'il lui en avait donné l'habit ou le signe presque imperceptible, comme une autre sorte de scapulaire, qui fut trouvé sur lui. Enfin la plupart de ce qui approcha de plus près demeurèrent persuadés que cette pénitence faite aux dépens d'autrui, des huguenots, des jansénistes, des ennemis des jésuites, ou de ceux qui ne leur furent pas abandonnés, des défenseurs des droits des rois et des nations, des canons et de la hiérarchie contre la tyrannie et les prétentions ultramontaines, cet attachement pharisaïque à l'extérieur de la loi et à l'écorce de la religion, ont formé cette sécurité si surprenante dans ces terribles moments où disparaît si ordinairement celle qui, fondée sur l'innocence et la pénitence fidèle, semble le plus solidement devoir rassurer: droits terribles de l'art de tromper qui remplissent toutes les conditions de jésuites inconnus, dont l'ignorance les sert à tous les usages importants qu'ils en savent tirer dans la persuasion d'un salut certain sans repentir, sans réparation, sans pénitence de quelque vie qu'on ait menée, et d'une abominable doctrine, qui pour des intérêts temporels abuse les pécheurs jusqu'au tombeau, et les y conduit dans une paix profonde par un chemin semé de fleurs.

Ainsi mourut un des plus grands rois de la terre entre les bras d'une indigne et ténébreuse épouse, et de ses doubles bâtards, maîtres de lui jusqu'à sa consommation pour eux, muni des sacrements de l'Église de la main du fils de son autre bien-aimée, plus que comblé des faveurs que celles de sa mère avaient valu à sa famille, et assisté uniquement par un confesseur tel qu'on a vu qu'était le P. Tellier. Si telle peut être la mort des saints, ce n'est pas là au moins leur assistance.

Aussi cette assistance ne fut-elle pas poussée jusqu'au bout. Maîtres du roi et de sa chambre, et n'y admettant qu'eux et ce peu de dévoués qui leur étaient nécessaires, leur assiduité ne se démentit point tant qu'ils en eurent besoin. Mais, le codicille fait et remis à Voysin, ils n'eurent plus rien à faire, et tout aussitôt n'eurent pas honte de se retirer. Les devoirs, désormais infructueux auprès d'un mourant dont ils avaient arraché jusqu'à l'impossible, leur devinrent en un moment trop à charge et trop fatigants pour continuer à voir un spectacle si triste et si peu utile.

On a vu combien le tendre compliment du roi à Mme de Maintenon sur l'espérance d'en être bientôt rejoint déplut à cette vieille fée, qui, non contente d'être reine, voulait apparemment être encore immortelle. On a vu que, dès le mercredi, c'est-à-dire quatre jours avant la mort du roi, elle l'abandonna pour toujours, que le roi s'en aperçut avec tant de peine qu'il la redemanda sans cesse, ce qui la força de revenir de Saint-Cyr, et qu'elle n'eut pas la patience d'attendre sa fin pour y retourner, et n'en plus revenir.

Bissy et Rohan, contents d'avoir paré ce grand coup du retour du cardinal de Noailles, ne s'incommodèrent plus d'aucune assiduité, jusque-là que Rohan laissa le roi sans messe, et que, sans Charost, comme on l'a vu, il n'en eût plus été question, quoique le roi fût en pleine connaissance et qu'il dît qu'il désirait l'entendre quand on le lui proposa, et qu'à l'égard de la tête et de la parole il fût comme en pleine santé.

Le duc du Maine marqua aussi toute la bonté de son cœur, et toute sa reconnaissance pour un père qui lui avait tout sacrifié. Il se trouva à la consultation de cet homme arrivant de Provence, dont on a parlé, qui donna de son élixir au roi. Fagon, accoutumé à régner sur la médecine avec despotisme, trouva une manière de paysan très grossier, qui le malmena fort brutalement. M. du Maine, qui n'avait plus lieu de rien arracher, et qui se comptait déjà le maître du royaume, raconta le soir chez lui, parmi ses confidents, avec ce facétieux et cet art de fine plaisanterie qu'il possédait si bien, l'empire que ce malotru avait pris sur la médecine, l'étonnement, le scandale, l'humiliation de Fagon pour la première fois de sa vie, qui, à bout de son art et de ses espérances, s'était limaçonné en grommelant sur son bâton, sans oser répliquer, de peur d'essuyer pis. Ce bon et tendre fils leur fit de cette aventure le conte si plaisamment, que les voilà tous aux grands éclats de rire, et lui aussi, qui durèrent fort longtemps. L'excès de la joie de toucher à la toute-puissance, à la délivrance, au comble presque de ses voeux, lui avait fait oublier une indécence que les antichambres surent bien remarquer, et la galerie encore sur laquelle cet appartement donnait, proche et de plain-pied de la chapelle, où des passants de distinction entendirent ces éclats.

le duc du Maine retrancha des assiduités inutiles. C'était pour lui un spectacle trop attendrissant; il aima mieux n'y plus paraître que de rares instants, et renfermer sa douleur dans son cabinet, au pied de son crucifix, ou s'y appliquer à tous les ordres futurs pour l'exécution de ce qu'il s'était fait attribuer.

Le P. Tellier se lassait depuis longtemps d'assister un mourant. II n'avait pu venir à bout de la nomination de ce grand nombre de bénéfices vacants; il ne craignait plus rien sur le cardinal de Noailles depuis que Bissy et lui, avec Mme de Maintenon, avaient paré son retour. Ainsi, n'ayant plus rien à craindre ni à espérer du roi, il se donna à d'autres soins, tellement que tout cet intérieur de chambre du roi, et les cabinets même, étaient scandalisés de ses absences, et qu'il y en avait qui ne s'en contraignaient pas, comme Bloin et Maréchal, qui quelquefois l'envoyaient chercher d'eux-mêmes. Le roi le demandait souvent sans qu'il fût là à portée, et quelquefois sans qu'il vînt du tout, parce qu'on ne le trouvait ni chez lui ni où on le cherchait. Quand il s'approchait du roi, c'était toujours de lui-même qu'il s'en retirait, et presque toujours en fort peu de moments. Les derniers jours, et dans cet état extrême, il parut encore bien moins, quoiqu'un confesseur, et qui n'était doublé de personne, ne dût point alors quitter les environs du lit. Mais il ne parut pas que la charité, la sollicitude, non plus que l'affection ni la reconnaissance, fussent les vertus distinctives de ce maître imposteur, à qui ses profondeurs et ses artifices n'avaient pas donné le goût, l'onction, ni le talent d'assister les mourants. Il fallait l'envoyer chercher sans cesse; il s'échappait sans cesse aussi, et par une aussi indigne conduite, il scandalisa tout ce qui y était, et tout ce qui y pouvait être y était, depuis que, par la retraite de Mme de Maintenon et de M. du Maine, l'accès de la chambre fut rendu et devenu libre.

Mais, à propos du P. Tellier, la vérité veut que j'ajoute que je me suis depuis informé curieusement à Maréchal de l'opinion que le roi avait fait le vœu de jésuite et de ce que j'ai raconté là-dessus. Maréchal, qui était fort vrai, et qui n'estimait pas le P. Tellier, m'a assuré qu'il ne s'était jamais aperçu de rien qui eût trait à cela, ni de formule de prières ou de bénédiction particulière, ni que le roi ait eu aucune marque ni manière de scapulaire sur lui, et qu'il était très persuadé qu'il n'y avait pas la moindre vérité dans tout ce qui s'était dit là-dessus Maréchal, quoique très assidu, n'était pas toujours ni dans la chambre, ni près du lit. Le P. Tellier pouvait aussi s'en défiier et se cacher de lui; mais je ne puis croire, malgré tout cela, que s'il y avait quelque chose de vrai là-dessus, Maréchal n'en eût pas eu la moindre connaissance, et que jusqu'aux soupçons lui eussent échappé.

CHAPITRE V. §

Vie publique du roi. — Où seulement et quels hommes mangeaient avec le roi. — Matinées du roi. — Conseils. — Dîner du roi. — Service. — Promenades du roi. — Soirs du roi. — Jours de médecine. — Dévotions. — Autres bagatelles. — Le roi peu regretté.

Après avoir exposé avec la vérité et la fidélité la plus exacte tout ce qui est venu à ma connaissance par moi-même, ou par ceux qui ont vu ou manié les choses et les affaires pendant les vingt-deux dernières années de Louis XIV, et l'avoir montré tel qu'il a été, sans aucune passion, quoique je me sois permis les raisonnements résultant naturellement des choses, il ne me reste plus qu'à exposer l'écorce extérieure de la vie de ce monarque, depuis que j'ai continuellement habité à sa cour.

Quelque insipide et peut-être superflu qu'un détail, encore si public, puisse paraître après tout ce qu'on a vu d'intérieur, il s'y trouvera encore des leçons pour les rois qui voudront se faire respecter et qui voudront se respecter eux-mêmes. Ce qui m'y détermine encore, c'est que l'ennuyeux, je dirai plus, le dégoûtant pour un lecteur instruit de ce dehors public, par ceux qui auront pu encore en avoir été témoins, échappe bientôt à la connaissance de la postérité, et que l'expérience nous apprend que nous regrettons de ne trouver personne qui se soit donné une peine pour leur temps si ingrate, mais, pour la postérité, curieuse, et qui ne laisse pas de caractériser les princes qui ont fait autant de bruit dans le monde que celui dont il s'agit ici. Quoiqu'il soit difficile de ne pas tomber en quelques redites, je m'en défendrai autant qu'il me sera possible.

Je ne parlerai point de la manière de vivre du roi quand il s'est trouvé dans ses armées. Ses heures y étaient déterminées par ce qui se présentait à faire, en tenant néanmoins régulièrement ses conseils; je dirai seulement qu'il n'y mangeait soir et matin qu'avec des gens d'une qualité à pouvoir avoir cet honneur. Quand on y pouvait prétendre, on le faisait demander au roi par le premier gentilhomme de la chambre en service. Il rendait la réponse, et dès le lendemain, si elle était favorable, on se présentait au roi lorsqu'il allait dîner, qui vous disait: « Monsieur, mettez-vous à table. » Cela fait, c'était pour toujours, et on avait après l'honneur d'y manger quand on voulait, avec discrétion. Les grades militaires, même d'ancien lieutenant général, ne suffisaient pas. On a vu que M. de Vauban, lieutenant général si distingué depuis tant d'années, y mangea pour la première fois à la fin du siège de Namur, et qu'il fut comblé de cette distinction, comme aussi les colonels de qualité distinguée y étaient admis sans difficulté. Le roi fit le même honneur à Namur à l'abbé de Grancey, qui s'exposait partout à confesser les blessés et à encourager les troupes. C'est l'unique abbé qui ait eu cet honneur. Tout le clergé en fut toujours exclu, excepté les cardinaux et les évêques-pairs, ou les ecclésiastiques ayant rang de prince étranger. Le cardinal de Coislin, avant d'avoir la pourpre, étant évêque d'Orléans, premier aumônier et suivant le roi en toutes ses campagnes; et l'archevêque de Reims qui suivait le roi comme maître de sa chapelle, y voyait manger le duc et le chevalier de Coislin, ses frères, sans y avoir jamais prétendu. Nul officier des gardes du corps n'y a mangé non plus, quelque préférence que le roi eût pour ce corps, que le seul marquis d'Urfé par une distinction unique; je ne sais qui la lui valut en ces temps reculés de moi; et du régiment des gardes, jamais que le seul colonel, ainsi que les capitaines des gardes du corps.

À ces repas tout le monde était couvert; c'eût été un manque de respect dont on vous aurait averti sur-le-champ de n'avoir pas son chapeau sur sa tête. Monseigneur même l'avait; le roi seul était découvert. On se découvrait quand le roi vous parlait, ou pour parler à lui, et on se contentait de mettre la main au chapeau pour ceux qui venaient faire leur cour le repas commencé, et qui étaient de qualité à avoir pu se mettre à table. On se découvrait aussi pour parler à Monseigneur et à Monsieur, ou quand ils vous parlaient. S'il y avait des princes du sang, on mettait seulement la main au chapeau pour leur parler ou s'ils vous parlaient. Voilà ce que j'ai vu au siège de Namur, et ce que j'ai su de toute la cour. Les places qui approchaient du roi se laissaient aussi aux titres, et après aux grades; si on en avait laissé qui ne s'en remplissent pas, on se rapprochait. Quoiqu'à l'armée, les maréchaux de France n'y avaient point de préférence sur les ducs, et ceux-ci, et les princes étrangers, ou qui en avaient rang, se plaçaient les uns avec les autres comme ils se rencontraient, sans affectation. Mais duc, prince ou maréchal de France, si le hasard faisait qu'ils n'eussent pas encore mangé avec le roi, il fallait s'adresser au premier gentilhomme de la chambre. On juge bien que cela ne faisait pas de difficulté. Il n'y avait là-dessus que les princes du sang exceptés. Le roi seul avait un fauteuil. Monseigneur même, et tout ce qui était à table, avaient des sièges à dos de maroquin noir, qui se pouvaient briser pour les voiturer, qu'on appelait des perroquets. Ailleurs qu'à l'armée, le roi n'a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que ç'ait été, non pas même avec aucun prince du sang, qui n'y ont mangé qu'à des festins de leurs noces, quand le roi les a voulu faire, comme on en a vu le oui et le non en leur temps. Revenons maintenant à la cour.

À huit heures le premier valet de chambre en quartier, qui avait couché seul dans la chambre du roi, et qui s'était habillé, l'éveillait. Le premier médecin, le premier chirurgien, et sa nourrice, tant qu'elle a vécu, entraient en même temps. Elle allait le baiser; les autres le frottaient et souvent lui changeaient de chemise, parce qu'il était sujet à suer. Au quart, on appelait le grand chambellan, en son absence le premier gentilhomme de la chambre d'année, avec eux les grandes entrées. L'un de ces deux ouvrait le rideau qui était refermé, et pré sentait l'eau bénite du bénitier du chevet du lit. Ces messieurs étaient là un moment, et c'en était un de parler au roi s'ils avaient quelque chose à lui dire ou à lui demander, et alors les autres s'éloignaient. Quand aucun d'eux n'avait à parler comme d'ordinaire, ils n'étaient là que quelques moments. Celui qui avait ouvert le rideau et présenté l'eau bénite présentait le livre de l'office du Saint-Esprit, puis passaient tous dans le cabinet du conseil. Cet office fort court dit, le roi appelait; ils rentraient. Le même lui donnait sa robe de chambre, et cependant les secondes entrées ou brevets d'affaires entraient; peu de moments après, la chambre; aussitôt ce qui était là de distingué, puis tout le monde, qui trouvait le roi se chaussant; car il se faisait presque tout lui-même avec adresse et grâce. On lui voyait faire la barbe de deux jours l'un, et il avait une petite perruque courte, sans jamais en aucun temps, même au lit, les jours de médecine, paraître autrement en public. Souvent il parlait de chasse, et quelquefois quelque mot à quelqu'un. Point de toilette à portée de lui, on lui tenait seulement un miroir.

Dès qu'il était habillé, il allait prier Dieu à la ruelle de son lit, où tout ce qu'il y avait de clergé se mettait à genoux, les cardinaux sans carreaux; tous les laïques demeuraient debout, et le capitaine des gardes venait au balustre pendant la prière, d'où le roi passait dans son cabinet.

Il y trouvait ou y était suivi de tout ce qui avait cette entrée, qui était fort étendue par les charges qui l'avaient toutes. Il y donnait l'ordre à chacun pour la journée; ainsi on savait, à un demi-quart d'heure près, tout ce que le roi devait faire. Tout ce monde sortait ensuite. Il ne demeurait que les bâtards, MM. de Montchevreuil et d'O, comme ayant été leurs gouverneurs, Mansart, et après lui d'Antin, qui tous entraient, non par la chambre mais par les derrières, et les valets intérieurs. C'était là leur bon temps aux uns et aux autres, et celui de raisonner sur les plans des jardins et des bâtiments, et cela durait plus ou moins, selon que le roi avait affaire.

Toute la cour attendait cependant dans la galerie, le capitaine des gardes seul dans la chambre, assis à la porte du cabinet, qu'on avertissait quand le roi voulait aller à la messe, et qui alors entrait dans le cabinet. À Marly, la cour attendait dans le salon; à Trianon, dans les pièces de devant, comme à Meudon. À Fontainebleau, on demeurait dans la chambre et l'antichambre.

Cet entre-temps était celui des audiences, quand le roi en accordait, ou qu'il voulait parler à quelqu'un, et des audiences secrètes des ministres étrangers, en présence de Torcy. Elles n'étaient appelées secrètes que pour les distinguer de celles qui se donnaient sans cérémonie à la ruelle du lit, au sortir de la prière, qu'on appelait particulières, où celles de cérémonie se donnaient aussi aux ambassadeurs.

Le roi allait à la messe, où sa musique chantait toujours un motet. Il n'allait en bas qu'aux grandes fêtes, ou pour des cérémonies. Allant et revenant de la messe, chacun lui parlait, qui voulait, après l'avoir dit au capitaine des gardes, si ce n'était gens distingués, et il y allait et rentrait par la porte des cabinets dans la galerie. Pendant la messe, les ministres étaient avertis et s'assemblaient dans la chambre du roi, où les gens distingués pouvaient aller leur parler ou causer avec eux. Le roi s'amusait peu au retour de la messe, et demandait presque aussitôt le conseil. Alors la matinée était finie.

Le dimanche il y avait conseil d'État, et souvent les lundis. Les mardis, conseil de finance; les mercredis, conseil d'État; les samedis, conseil de finance. Il était rare qu'il y en eût deux par jour, et qu'il s'en tînt les jeudis ni les vendredis. Une ou deux fois le mois, il y avait un lundi matin conseil de dépêches; mais les ordres que les secrétaires d'État prenaient tous les matins, entre le lever et la messe, abrégeaient et diminuaient fort ces sortes d'affaires. Tous les ministres étaient assis en rang entre eux, excepté au conseil des dépêches, où tous étaient debout, tout du long, excepté les fils de France quand il y en avait, le chancelier et le duc de Beauvilliers; rarement pour des affaires extraordinaires évoquées, et vues dans un bureau de conseillers d'État. Ces mêmes conseillers d'État venaient à un conseil donné exprès de finance ou de dépêches, mais où on ne parlait que de cette seule affaire. Alors tous étaient assis, et les conseillers d'État y coupaient les secrétaires d'État et le contrôleur général, suivant leur ancienneté de conseiller d'État entre eux, et un maître des requêtes rapportait debout, lui et les conseillers d'État en robes. Le jeudi matin était presque toujours vide. C'était le temps des audiences que le roi voulait donner, et le plus souvent des audiences inconnues, par les derrières. C'était aussi le grand jour des bâtards, des bâtiments, des valets intérieurs, parce que le roi n'avait rien à faire. Le vendredi après la messe était le temps du confesseur, qui n'était borné par rien, et qui pouvait durer jusqu'au dîner. À Fontainebleau, ces matins-là qu'il n'y avait point de conseil, le roi passait très ordinairement de la messe chez Mme de Maintenon; et de même à Trianon et à Marly; quand elle n'était pas allée dès le matin à Saint-Cyr. C'était le temps de leur tête-à-tête sans ministre et sans interruption, et à Fontainebleau jusqu'au dîner. Souvent, les jours qu'il n'y avait pas de conseil, le dîner était avancé plus ou moins pour la chasse ou la promenade. L'heure ordinaire était une heure; si le conseil durait encore, le dîner attendait et on n'avertissait point le roi. Après le conseil de finance, Desmarets restait souvent seul à travailler avec le roi.

Le dîner était toujours au petit couvert, c'est-à-dire seul dans sa chambre, sur une table carrée vis-à-vis la fenêtre du milieu. Il était plus ou moins abondant; car il ordonnait le matin petit couvert ou très petit couvert. Mais ce dernier était toujours de beaucoup de plats, et de trois services sans le fruit. La table entrée, les principaux courtisans entraient, puis tout ce qui était connu, et le premier gentilhomme de la chambre en année allait avertir le roi. Il le servait si le grand chambellan n'y était pas.

Le marquis de Gesvres, depuis duc de Tresmes, prétendit que, le dîner commencé, M. de Bouillon arrivant ne lui pouvait ôter le service, et fut condamné. J'ai vu M. de Bouillon arriver derrière le roi au milieu du dîner, et M. de Beauvilliers qui servait lui vouloir donner le service, qu'il refusa poliment, et dit qu'il toussait trop et était trop enrhumé. Ainsi il demeura derrière le fauteuil, et M. de Beauvilliers continua le service, mais à son refus public. Le marquis de Gesvres avait tort. Le premier gentilhomme de la chambre n'a que le commandement dans la chambre, etc., et nul service. C'est le grand chambellan qui l'a tout entier, et nul commandement. Ce n'est qu'en son absence que le premier gentilhomme de la chambre sert; mais si le premier gentilhomme de la chambre est absent, et qu'il n'y en ait aucun autre, ce n'est point le grand chambellan qui commande dans la chambre, c'est le premier valet de chambre.

J'ai vu, mais fort rarement, Monseigneur et Mgrs ses fils au petit couvert, debout, sans que jamais le roi leur ait proposé un siège. J'y ai vu continuellement les princes du sang et les cardinaux tout du long. J'y ai vu assez souvent Monsieur, ou venant de Saint-Cloud voir le roi, ou sortant du conseil des dépêches, le seul où il entrait. Il donnait la serviette et demeurait debout. Un peu après, le roi, voyant qu'il ne s'en allait point, lui demandait s'il ne voulait point s'asseoir; il faisait la révérence, et le roi ordonnait qu'on lui apportât un siège. On mettait un tabouret derrière lui. Quelques moments après, le roi lui disait: « Mon frère, asseyez-vous donc. » Il faisait la révérence et s'asseyait jusqu'à la fin du dîner, qu'il présentait la serviette. D'autres fois, quand il venait de Saint-Cloud, le roi en arrivant à table demandait un couvert pour Monsieur, ou bien lui demandait s'il ne voulait pas dîner. S'il le refusait, il s'en allait un moment après sans qu'il fût question de siège; s'il l'acceptait, le roi demandait un couvert pour lui. La table était carrée; il se mettait à un bout, le dos au cabinet. Alors le grand chambellan, s'il servait, ou le premier gentilhomme de la chambre, donnait à boire et des assiettes à Monsieur, et prenait de lui celles qu'il ôtait, tout comme il faisait au roi; mais Monsieur recevait tout ce service avec une politesse fort marquée. S'ils allaient à son lever, comme cela leur arrivait quelquefois, ils ôtaient le service au premier gentilhomme de sa chambre, et le faisaient, dont Monsieur se montrait fort satisfait. Quand il était au dîner du roi, il remplissait et il égayait fort la conversation. La, quoique à table, il donnait la serviette au roi en s'y mettant et en sortant; et en la rendant au grand chambellan, il y lavait. Le roi, d'ordinaire, parlait peu à son dîner, quoique par-ci par-là quelques mots, à moins qu'il n'y eût de ces seigneurs familiers avec qui il causait un peu plus, ainsi qu'à son lever.

De grand couvert à dîner, cela était extrêmement rare: quelques grandes fêtes, ou à Fontainebleau quelquefois, quand la reine d'Angleterre y était. Aucune dame ne venait au petit couvert. J'y ai seulement vu très rarement la maréchale de La Mothe, qui avait conservé cela d'y avoir amené les enfants de France, dont elle avait été gouvernante. Dès qu'elle y paraissait, on lui apportait un siège, et elle s'asseyait, car elle était duchesse à brevet.

Au sortir de table, le roi rentrait tout de suite dans son cabinet. C'était là un des moments de lui parler, pour des gens distingués. Il s'arrêtait à la porte un moment à écouter, puis il entrait, et très rarement l'y suivait-on, jamais sans le lui demander, et c'est ce qu'on n'osait guère. Alors il se mettait avec celui qui le suivait dans l'embrasure de la fenêtre la plus proche de la porte du cabinet, qui se fermait aussitôt, et que l'homme qui parlait au roi rouvrait lui-même pour sortir, en quittant le roi. C'était encore le temps des bâtards et des valets intérieurs, quelquefois des bâtiments, qui attendaient dans les cabinets de derrière, excepté le premier médecin qui était toujours au dîner, et qui suivait dans les cabinets. C était aussi le temps où Monseigneur se trouvait quand il n'avait pas vu le roi le matin. Il entrait et sortait par la porte de la galerie.

Le roi s'amusait à donner à manger à ses chiens couchants, et [restait] avec eux plus ou moins, puis demandait sa garde-robe, et changeait devant le très peu de gens distingués qu'il plaisait au premier gentilhomme de la chambre d'y laisser entrer, et tout de suite le roi sortait par derrière et par son petit degré dans la cour de Marbre pour monter en carrosse; depuis le bas de ce degré jusqu'à son carrosse, lui parlait qui voulait, et de même en revenant.

Le roi aimait extrêmement l'air, et quand il en était privé, sa santé en souffrait par des maux de tête et par des vapeurs que lui avait causées un grand usage des parfums autrefois, tellement qu'il y avait bien des années que, excepté l'odeur de la fleur d'orange, il n'en pouvait souffrir aucune, et qu'il fallait être fort en garde de n'en avoir point, pour peu qu'on eût à l'approcher.

Comme il était peu sensible au froid et au chaud, même à la pluie, il n'y avait que des temps extrêmes qui l'empêchassent de sortir tous les jours. Ces sorties n'avaient que trois objets: courre le cerf, au moins une fois la semaine, et souvent plusieurs, à Marly et à Fontainebleau, avec ses meutes et quelques autres; tirer dans ses parcs, et homme en France ne tirait si juste, si adroitement ni de si bonne grâce, et il y allait aussi une ou deux fois la semaine, surtout les dimanches et les fêtes qu'il ne voulait point de grandes chasses, et qu'il n'avait point d'ouvriers; les autres jours voir travailler et se promener dans ses jardins et ses bâtiments; quelquefois des promenades avec des dames, et la collation pour elles, dans la forêt de Marly et dans celle de Fontainebleau, et, dans ce dernier lieu, des promenades avec toute la cour autour du canal, qui était un spectacle magnifique où quelques courtisans se trouvaient à cheval. Aucuns ne le suivaient en ses autres promenades que ceux qui étaient en charges principales qui approchaient le plus de sa personne, excepté lorsque, assez rarement, il se promenait dans ses jardins de Versailles, où lui seul était couvert, ou dans ceux de Trianon, lorsqu'il y couchait et qu'il y était pour quelques jours, non quand il y allait de Versailles s'y promener et revenir après. À Marly, de même; mais s'il y demeurait, tout ce qui était du voyage avait toute liberté de l'y suivre dans les jardins, l'y joindre, l'y laisser, en un mot, comme ils voulaient.

Ce lieu avait encore un privilège qui n'était pour nul autre. C'est qu'en sortant du château, le roi disait tout haut: Le chapeaux messieurs! et aussitôt courtisans, officiers des gardes du corps, gens des bâtiments se couvraient tous, en avant, en arrière, à côté de lui, et il aurait trouvé mauvais si quelqu'un eût non seulement manqué, mais différé à mettre son chapeau; et cela durait toute la promenade, c'est-à-dire quelquefois quatre et cinq heures en été, ou en d'autres saisons, quand il mangeait de bonne heure à Versailles pour s'aller promener à Marly, et n'y point coucher.

La chasse du cerf était plus étendue. Y allait à Fontainebleau qui voulait; ailleurs, il n'y avait que ceux qui en avaient obtenu la permission une fois pour toutes, et ceux qui en avaient obtenu le justaucorps, qui était uniforme, bleu, avec des galons, un d'argent entre deux d'or, doublé de rouge. Il y en avait un assez grand nombre, mais jamais qu'une partie à la fois que le hasard rassemblait. Le roi aimait à y avoir une certaine quantité, mais le trop l'importunait et troublait la chasse. Il se plaisait qu'on l'aimât, mais il ne voulait pas qu'on y allât sans l'aimer; il trouvait cela ridicule, et ne savait aucun mauvais gré à ceux qui n'y allaient jamais.

Il en était de même du jeu, qu'il voulait gros et continuel dans le salon de Marly pour le lansquenet, et force tables d'autres jeux par tout le salon. Il s'amusait volontiers à Fontainebleau les jours de mauvais temps à voir jouer les grands joueurs à la paume où il avait excellé autrefois, et à Marly très souvent, à voir jouer au mail, où il avait aussi été fort adroit.

Quelquefois les jours qu'il n'y avait point de conseil, qui n'étaient pas maigres, et qu'il était à Versailles, il allait dîner à Marly ou à Trianon avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et des dames, et cela devint beaucoup plus ordinaire ces jours-là les trois dernières années de sa vie. Au sortir de table, en été, le ministre qui devait travailler avec lui arrivait, et quand le travail était fini, il passait jusqu'au soir à se promener avec les dames, à jouer avec elles, et assez souvent à leur faire tirer une loterie toute de billets noirs, sans y rien mettre; c'était ainsi une galanterie de présents qu'il leur faisait, au hasard, de choses à leur usage, comme d'étoffes et d'argenterie, ou de joyaux ou beaux ou jolis, pour donner plus au hasard. Mme de Maintenon tirait comme les autres, et donnait presque toujours sur-le-champ ce qu'elle avait gagné. Le roi ne tirait point, et souvent il y avait plusieurs billets sous le même lot. Outre ces jours-là, il y avait assez souvent de ces loteries quand le roi dînait chez Mme de Maintenon. Il s'avisa fort tard de ces dîners, qui furent longtemps rares, et qui, sur la fin, vinrent à une fois la semaine avec les dames familières, avec musique et jeu. À ces loteries, il n'y avait que des dames du palais et des dames familières, et plus de dames du palais depuis la mort de Mme la Dauphine; mais il y en avait trois, Mmes de Lévi, Dangeau et d'O, qui étaient familières. L'été, le roi travaillait chez lui, au sortir de table, avec les ministres, et lorsque les jours s'accourcissaient, il y travaillait le soir chez Mme de Maintenon.

À son retour de dehors, lui parlait qui voulait, depuis son carrosse jusqu'au bas de son petit degré. Il se rhabillait comme il avait changé d'habit, et restait dans son cabinet. C'était le meilleur temps des bâtards, des valets intérieurs et des bâtiments. Ces intervalles-là, qui arrivaient trois fois par jour, étaient leur temps, celui des rapporteurs de vive voix ou par écrit, celui où le roi écrivait, s'il avait à écrire lui-même. Au retour de ses promenades, il était une heure et plus dans ses cabinets; puis passait chez Mme de Maintenon, et en chemin lui parlait encore qui voulait.

À dix heures il était servi. Le maître d'hôtel en quartier, ayant son bâton, allait avertir le capitaine des gardes en quartier dans l'antichambre de Mme de Maintenon, où, averti lui-même par un garde de l'heure, il venait d'arriver. Il n'y avait que les capitaines des gardes qui entrassent dans cette antichambre, qui était fort petite, entre la chambre où était le roi et Mme de Maintenon, et une autre très petite antichambre pour les officiers, et le dessus public du degré où le gros était. Le capitaine des gardes se montrait à l'entrée de la chambre, disant au roi qu'il était servi, revenait dans l'instant dans l'antichambre. Un quart d'heure après, le roi venait souper, toujours au grand couvert; et depuis l'antichambre de Mme de Maintenon jusqu'à sa table, lui parlait encore qui voulait.

À son souper, toujours au grand couvert, avec la maison royale, c'est-à-dire uniquement les fils et filles de France et les petits-fils et petites-filles de France, étaient toujours grand nombre de courtisans, et de dames tant assises que debout, et la surveille des voyages de Marly toutes celles qui voulaient y aller. Cela s'appelait se présenter pour Marly. Les hommes demandaient le même jour le matin, en disant au roi seulement: « Sire, Marly ! » Les dernières années le roi s'en importuna. Un garçon bleu écrivait dans la galerie les noms de ceux qui demandaient, et qui y allaient se faire écrire. Pour les dames, elles continuèrent toujours à se présenter.

Après souper, le roi se tenait quelques moments debout, le dos au balustre du pied de son lit, environné de toute la cour; puis avec des révérences aux dames passait dans son cabinet où, en arrivant, il donnait l'ordre. Il y passait un peu moins d'une heure avec ses enfants légitimes et bâtards, ses petits-enfants légitimes et bâtards, et leurs maris ou leurs femmes, tous dans un cabinet, le roi dans un fauteuil, Monsieur dans un autre, qui dans le particulier vivait avec le roi en frère, Monseigneur debout ainsi que tous les autres princes, et les princesses sur des tabourets. Madame y fut admise après la mort de Mme la Dauphine. Ceux qui entraient par les derrières s'y trouvaient, et qu'on a nommés, et les valets intérieurs avec Chamarande, qui avait été premier valet de chambre en survivance de son père, et qui était devenu depuis premier maître d'hôtel de Mme la Dauphine de Bavière, et lieutenant général distingué, fort à la mode dans le monde, et avec fort peu d'esprit un fort galant homme et bien reçu partout.

Les dames d'honneur des princesses, et les dames du palais de jour, attendaient dans le cabinet du conseil qui précédait celui où était le roi, à Versailles et ailleurs. À Fontainebleau, où il n'y avait qu'un grand cabinet, les dames des princesses, qui étaient assises, achevaient le cercle avec les princesses, au même niveau et sur mêmes tabourets; les autres dames étaient derrière, en liberté de demeurer debout, ou de s'asseoir par terre sans carreau, comme plusieurs faisaient. La conversation n'était guère que de chasse ou de quelque autre chose aussi indifférente.

Le roi, voulant se retirer, allait donner à manger à ses chiens, puis donnait le bonsoir, passait dans sa chambre à la ruelle de son lit, où il faisait sa prière comme le matin; puis se déshabillait. Il donnait le bonsoir d'une inclination de tête, et tandis qu'on sortait, il se tenait debout au coin de la cheminée, où il donnait l'ordre au colonel des gardes seul; puis commençait le petit coucher, où restaient les grandes et secondes entrées ou brevets d'affaires. Cela était court. Ils ne sortaient que lorsqu'il se mettait au lit. Ce moment en était un de lui parler pour ces privilégiés. Alors tous sortaient quand ils en voyaient un attaquer le roi, qui demeurait seul avec lui.

Lorsque le roi mourut, il y avait dix ou douze ans que ce qui n'avait point ces entrées ne demeurait plus au coucher, depuis une longue attaque de goutte que le roi avait eue, en sorte qu'il n'y avait plus de grand coucher, et que la cour était finie au sortir du souper. Alors le colonel des gardes prenait l'ordre, avec tous les autres; les aumôniers de quartier, et le grand et le premier aumônier sortaient après la prière.

Les jours de médecine, qui revenaient tous les mois au plus loin, il la prenait dans son lit, puis entendait la messe où il n'y avait que les aumôniers et les entrées. Monseigneur et la maison royale venaient le voir un moment; puis M. du Maine, M. le comte de Toulouse, lequel y demeurait peu, et Mme de Maintenon venaient l'entretenir. Il n'y avait qu'eux et les valets intérieurs dans le cabinet, la porte ouverte. Mme de Maintenon s'asseyait dans le fauteuil au chevet du lit. Monsieur s'y mettait quelquefois, mais avant que Mme de Maintenon fût venue, et d'ordinaire, après qu'elle était sortie; Monseigneur toujours debout:, et les autres de la maison royale un moment. M. du Maine qui y passait toute la matinée, et qui était fort boiteux, se mettait auprès du lit sur un tabouret, quand il n'y avait personne que Mme de Maintenon et son frère. C'était où il tenait le dé à les amuser tous deux, et où souvent il en faisait de bonnes. Le roi dînait dans son lit, sur les trois heures où tout le monde entrait, puis se levait, et il n'y demeurait que les entrées. Il passait après dans son cabinet où il tenait conseil, et après il allait à l'ordinaire chez Mme de Maintenon, et soupait à dix heures au grand couvert.

Le roi n'a de sa vie manqué la messe qu'une fois à l'armée, un jour de grande marche, ni aucun jour maigre, à moins de vraie et très rare incommodité. Quelques jours avant le carême, il tenait un discours public à son lever, par lequel il témoignait qu'il trouverait fort mauvais qu'on donnât à manger gras à personne, sous quelque prétexte que ce fût, et ordonnait au grand prévôt d'y tenir la main, et de lui en rendre compte. Il ne voulait pas non plus que ceux qui mangeaient gras mangeassent ensemble, ni autre chose que bouilli et rôti fort court, et personne n'osait outrepasser ses défenses, car on s'en serait bientôt ressenti. Elles s'étendaient à Paris, où le lieutenant de police y veillait et lui en rendait compte. Il y avait douze ou quinze ans qu'il ne faisait plus de carême. D'abord quatre jours maigre, puis trois, et les quatre derniers de la semaine sainte. Alors son très petit couvert était fort retranché les jours qu'il faisait gras; et le soir au grand couvert tout était collation, et le dimanche tout était en poisson; cinq ou six plats gras tout au plus, tant pour lui que pour ceux qui à sa table mangeaient gras. Le vendredi saint grand couvert matin et soir, en légumes, sans aucun poisson, ni à pas une de ses tables. Il manquait peu de sermons l'avent et le carême, et aucune des dévotions de la semaine sainte, des grandes fêtes, ni les deux processions du saint sacrement, ni celles des jours de l'ordre du Saint-Esprit, ni celle de l'Assomption. Il était très respectueusement à l'église. À sa messe tout le monde était obligé de se mettre à genoux au Sanctus, et d'y demeurer jusqu'après la communion du prêtre; et s'il entendait le moindre bruit ou voyait causer pendant la messe, il le trouvait fort mauvais. Il manquait rarement le salut les dimanches, s'y trouvait souvent les jeudis, et toujours pendant toute l'octave du saint sacrement. Il communiait toujours en collier de l'ordre, rabat et manteau, cinq fois l'année, le samedi saint à la paroisse, les autres jours à la chapelle, qui étaient la veille de la Pentecôte, le jour de l'Assomption, et la grand'messe après, la veille de la Toussaint et la veille de Noël, et une messe basse après celle où il avait communié, et ces jours-là point de musique à ses messes, et à chaque fois il touchait les malades. Il allait à vêpres les jours de communion, et après vêpres il travaillait dans son cabinet, avec son confesseur, à la distribution des bénéfices qui vaquaient. Il n'y avait rien de plus rare que de lui voir donner aucun bénéfice en d'autres temps. Il allait le lendemain à la grand'messe et à vêpres, à matines et à trois messes de minuit en musique, et c'était un spectacle admirable que la chapelle; le lendemain à la grand'messe, à vêpres, au salut. Le jeudi saint, il servait les pauvres à dîner, et après la collation, il ne faisait qu'entrer dans son cabinet, passait à la tribune adorer le saint sacrement, et se venait coucher tout de suite. À la messe, il disait son chapelet (il n'en savait pas davantage), et toujours à genoux, excepté à l'évangile. Aux grand'messes, il ne s'asseyait dans son fauteuil qu'aux temps où on a coutume de s'asseoir. Aux jubilés, il faisait presque toujours ses stations à pied; et tous les jours de jeune, et ceux du carême où il mangeait maigre, il faisait seulement collation.

Il était toujours vêtu de couleur plus ou moins brune avec une légère broderie, jamais sur les tailles, quelquefois rien qu'un bouton d'or, quelquefois du velours noir. Toujours une veste de drap ou de satin rouge, ou bleue ou verte, fort brodée. Jamais de bague, et jamais des pierreries qu'à ses boucles de souliers, de jarretières, et de chapeau toujours bordé de point d'Espagne avec un plumet blanc. Toujours le cordon bleu dessous, excepté des noces ou autres fêtes pareilles qu'il le portait par-dessus, fort long avec pour huit ou dix millions de pierreries. Il était le seul de la maison royale et des princes du sang qui portât l'ordre dessous, en quoi fort peu de chevaliers de l'ordre l'imitaient, et aujourd'hui presque aucun ne le porte dessus, les bons par honte de leurs confrères, et ceux-là embarrassés de le porter.

Jusqu'à la promotion de 1661 inclusivement, les chevaliers de l'ordre en portaient tous le grand habit à toutes les trois cérémonies de l'ordre, y allaient à l'offrande, et y communiaient. Le roi retrancha lors le grand habit, l'offrande et la communion. Henri III l'avait prescrite à cause des huguenots et de la Ligue. La vérité est qu'une communion générale, publique, en pompe, prescrite à jour nommé trois fois l'an à des courtisans, devient une terrible et bien dangereuse pratique, qu'il a été très bon d'ôter; mais pour l'offrande, qui était majestueuse où il n'y a plus que le roi qui y aille, et le grand habit de l'ordre réduit aux jours de réception, et le plus souvent encore seulement pour ceux qui sont reçus, cela ôte toute la beauté de la cérémonie. À l'égard du repas en réfectoire avec le roi, on a dit ailleurs ce qui l'a fait supprimer.

Il ne se passait guère quinze jours que le roi n'allât à Saint-Germain, même après la mort du roi Jacques II. La cour de Saint-Germain venait aussi à Versailles, mais plus souvent à Marly, et souvent y souper, et nulle fête de cérémonie ou de divertissement qu'elle n'y fût invitée, qu'elle vînt et dont elle ne reçût tous les honneurs. Ils étaient réciproquement convenus de se recevoir et se conduire dans le milieu de leur appartement. À Marly, le roi les recevait et les conduisait à la porte du petit salon du côté de la Perspective, et les y voyait descendre et monter dans leur chaise à porteurs; à Fontainebleau, tous les voyages, au haut de l'escalier à fer à cheval, depuis que le roi leur eut accordé de ne les aller plus recevoir et conduire au bout de la forêt. Rien n'était pareil aux soins, aux égards, à la politesse du roi pour eux, ni à l'air de majesté et de galanterie avec lequel cela se passait à chaque fois. On en a parlé ailleurs plus au long. À Marly, ils demeuraient en arrivant un quart d'heure dans le salon, debout, au milieu de toute la cour, puis passaient chez le roi ou chez Mme de Maintenon. Le roi n'entrait jamais dans le salon que pour le traverser, pour des bals, ou pour y voir jouer un moment le jeune roi d'Angleterre ou l'électeur de Bavière. Les jours de naissance, ou de la fête du roi et de sa famille, si observés dans les cours de l'Europe, ont toujours été inconnus dans celle du roi; en sorte que jamais il n'y en a été fait la moindre mention en rien, ni différence aucune de tous les autres jours de l'année.

Louis XIV ne fut regretté que de ses valets intérieurs, de peu d'autres gens, et des chefs de l'affaire de la constitution. Son successeur n'en était pas en âge. Madame n'avait pour lui que de la crainte et de la bienséance. Mme la duchesse de Berry ne l'aimait pas, et comptait aller régner. M. le duc d'Orléans n'était pas payé pour le pleurer, et ceux qui l'étaient n'en firent pas leur charge. Mme de Maintenon était excédée du roi depuis la perte de la Dauphine; elle ne savait qu'en faire ni à quoi l'amuser; sa contrainte en était triplée, parce qu'il était beaucoup plus chez elle, ou en parties avec elle. Sa santé, ses affaires, les manèges qui avaient fait tout faire, ou pour parler plus exactement, qui avaient tout arraché pour le duc du Maine, avaient fait essuyer continuellement d'étranges humeurs, et souvent des sorties à Mme de Maintenon. Elle était venue à bout de ce qu'elle avait voulu; ainsi, quoi qu'elle perdît en perdant le roi, elle se sentit délivrée, et ne fut capable que de ce sentiment. L'ennui et le vide dans la suite rappelèrent les regrets; mais comme elle n'influa plus rien de sa retraite, il n'est pas temps de parler d'elle, ni des occupations qu'elle s'y fit.

On a vu jusqu'à quelle joie, à quelle barbare indécence le prochain point de vue de la toute-puissance jeta le duc du Maine. La tranquillité glacée de son frère ne s'en haussa ni baissa. Mme la Duchesse, affranchie de tous ses liens, n'avait plus besoin de l'appui du roi, elle n'en sentait que la crainte et la contrainte, elle ne pouvait souffrir Mme de Maintenon; elle ne pouvait douter de la partialité du roi pour le duc du Maine dans leur procès de la succession de M. le Prince; on lui reprochait depuis toute sa vie qu'elle n'avait point de cœur, mais seulement un gésier; elle se trouva donc fort à son aise et en liberté, et n'en fit pas grandes façons.

Mme la duchesse d'Orléans me surprit. Je m'étais attendu à de la douleur; je n'aperçus que quelques larmes qui, sur tous sujets, lui coulaient très aisément des yeux, et qui furent bientôt taries. Son lit, qu'elle aimait fort, suppléa à tout pendant quelques jours, avec la façon de l'obscurité qu'elle ne haïssait pas. Mais bientôt les rideaux des fenêtres se rouvrirent, et il n'y parut plus qu'en rappelant de fois à autre quelque bienséance.

Pour les princes du sang, c'étaient des enfants.

La duchesse de Ventadour et le maréchal de Villeroy donnèrent un peu la comédie; pas un autre n'en prit même la peine. Mais quelques vieux et plats courtisans comme Dangeau, Cavoye, et un très petit nombre d'autres, qui se voyaient hors de toute mesure, quoique tombés d'une fort commune situation, regrettèrent de n'avoir plus à se cuider parmi les sots, les ignorants, les étrangers, dans les raisonnements et l'amusement journalier d'une cour qui s'éteignait avec le roi.

Tout ce qui la composait était de deux sortes: les uns, en espérance de figurer, de se mêler, de s'introduire, étaient ravis de voir finir un règne sous lequel il n'y avait rien pour eux à attendre; les autres, fatigués d'un joug pesant, toujours accablant, et des ministres bien plus que du roi, étaient charmés de se trouver au large; tous, en général, d'être délivrés d'une gêne continuelle, et amoureux des nouveautés.

Paris, las d'une dépendance qui avait tout assujetti, respira dans l'espoir de quelque liberté, et dans la joie de voir finir l'autorité de tant de gens qui en abusaient. Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie; et les parlements et toute espèce de judicature, anéantie par les édits et par les évocations, se flatta, les premiers de figurer, les autres de se trouver affranchis. Le peuple ruiné, accablé, désespéré, rendit grâces à Dieu, avec un éclat scandaleux, d'une délivrance dont ses plus ardents désirs ne doutaient plus.

Les étrangers ravis d'être enfin, après un si long cours d'années, défaits d'un monarque qui leur avait si longuement imposé la loi, et qui leur avait échappé par une espèce de miracle au moment qu'ils comptaient le plus sûrement de l'avoir enfin subjugué, se continrent avec plus de bienséance que les Français. Les merveilles des trois premiers quarts de ce règne de plus de soixante-dix ans, et la personnelle magnanimité de ce roi jusqu'alors si heureux, et si abandonné après de la fortune pendant le dernier quart de son règne, les avait justement éblouis. Ils se firent un honneur de lui rendre après sa mort ce qu'ils lui avaient constamment refusé pendant sa vie. Nulle cour étrangère n'exulta; toutes se piquèrent de louer et d'honorer sa mémoire.

L'empereur en prit le deuil comme d'un père; et quoiqu'il y eût quatre ou cinq mois depuis la mort du roi jusqu'au carnaval, toute espèce de divertissement fut défendu à Vienne; et observé exactement. Le monstrueux fut que, sur la fin du carnaval, il y eut un bal unique, avec une espèce de fête, que le comte du Luc, ambassadeur de France, n'eut pas honte de donner aux dames qui le séduisirent par l'ennui d'un carnaval si triste. Cette complaisance ne le fit pas estimer à Vienne ni ailleurs. En France on se contenta de l'ignorer. Pour nos ministres et les intendants des provinces, les financiers, et ce qu'on peut appeler la canaille, ceux-là sentirent toute l'étendue de leur perte. Nous allons voir si le royaume eut tort ou raison des sentiments qu'il montra, et s'il trouva bientôt après qu'il eût gagné ou perdu.

CHAPITRE VI. §

M. le duc d'Orléans surpris par la mort du roi. — La pompe funèbre réduite au plus simple. — Points d'états généraux. — Liberté accordée aux pairs sur les usurpations du parlement, puis commuée en protestations et promesses de décision. — Séance au parlement pour la régence. — Le duc de La Rochefoucauld reçu au parlement. — Scélératesse et piège du premier président, que le duc de La Rochefoucauld évite avec noblesse. — Duc du Maine arrive en séance. — Protestation des pairs sur les usurpations du parlement à leur égard, et interpellation à M. le duc d'Orléans sur sa promesse de les juger dès que les affaires du gouvernement seraient réglées, à laquelle il acquiesce en pleine séance. — Députation du parlement va quérir le testament et le codicille du roi. — Stairs dans une lanterne; le duc de Guiche, bien payé, dans une autre. — Le régiment des gardes aux avenues. — Dreux, conseiller de la grand'chambre, fait à haute voie lecture du testament, et l'abbé Menguy, conseiller clerc de la grand'chambre, du codicille. — Discours de M. le duc d'Orléans. — Le testament du roi abrogé quant à l'administration de l'État. — Forte dispute publique, puis particulière, entre M. le duc d'Orléans et le duc du Maine sur le codicille du roi. — Sur l'avis du duc de La Force, je fais passer la dispute dans la quatrième des enquêtes. — Je l'y fais après suspendre, et fais lever la séance et remettre à l'après-dînée. — Mme la Duchesse; en haine des bâtards, en récente et secrète mesure avec M. le duc d'Orléans, qui déclare M. le Duc, en séance, chef du conseil de régence. — Le régent rend au parlement les remontrances, lui promet de lui parler de la forme du gouvernement, et lève la séance avec grand applaudissement. — Mesures au Palais-Royal, où je vais dîner. — Courte joie du maréchal de Villeroy, etc. — Séance de l'après-dînée. — Discours de M. le duc d'Orléans. — Le duc du Maine ose à peine répondre. — Le codicille est en tout abrogé. — Le régent est revêtu de tout pouvoir. — Contenance des bâtards. — Acclamations. — Compliment du régent, qui propose six conseils et s'y appuie de Mgr le duc de Bourgogne, et pourquoi. — Applaudissements. — Fin de la séance. — Le régent retourne à Versailles, où, en arrivant, Madame lui demande pour grâce unique l'exclusion entière de l'abbé Dubois de tout, et en tire publiquement sa parole.

La mort du roi surprit la paresse de M. le duc d'Orléans, comme si elle n'avait pu être prévue; il en était demeuré où on a vu que je l'avais laissé. Il n'avait fait aucun progrès dans aucune des résolutions qu'il fallait avoir prises, tant sur les affaires que sur les divers choix; et il fut noyé d'ordres à donner, et de choses à régler, toutes plus petites ou plus médiocres les unes que les autres, mais toutes si provisoires et si instantes qu'il lui arriva ce que je lui avais prédit pour ses premiers jours, qu'il n'aurait pas le temps de penser à rien d'important.

Deux jours auparavant Mme Sforce m'avait envoyé prier de passer chez elle un matin. Elle était inquiète, et Mme la duchesse d'Orléans encore plus, des résolutions de M. le duc d'Orléans et de ses choix. Ni l'une ni l'autre ne pouvaient croire qu'il fût demeuré dans l'inaction intérieure. J'assurai Mme Sforce qu'elle n'en serait que trop tôt convaincue, et elle et Mme la duchesse d'Orléans le furent en effet pleinement quatre jours après.

J'appris la mort du roi à mon réveil. J'allai aussitôt faire ma révérence au nouveau monarque. Le premier flot y avait déjà passé; je m'y trouvai presque seul. Je fus de là chez M. le duc d'Orléans que je trouvai enfermé, et tout son appartement plein à n'y pas pouvoir faire tomber une épingle par terre. Je le pris à part dans son cabinet pour faire un dernier effort sur la convocation des états généraux, qui fut entièrement inutile, et pour le faire souvenir de la parole qu'il m'avait donnée, et à dix ou douze pairs avec moi, de trouver bon que nous demeurassions couverts lorsque nos voix seraient demandées, et pour les autres indécences des séances du parlement, dont il convint avec moi. Je le fis souvenir aussi de ce que je lui avais proposé sur ce qui regardait la totalité de la pompe funèbre, et qu'il avait agréé: c'était d'épargner la dépense, la longueur et les disputes que ferait naître une si longue cérémonie, et d'en user, quoique le roi n'eût rien ordonné là-dessus, comme il avait été pratiqué pour Louis XIII, qui avait tout défendu et réduit au plus simple. M. le duc d'Orléans s'y conforma en effet, et il ne se trouva personne qui se souciât assez du feu roi pour relever un retranchement si entier, et qu'il n'avait point ordonné.

Je montai de là chez le duc de La Trémoille, où nous devions nous assembler aussitôt après la mort du roi, et où presque tous les ducs qui étaient à Versailles étaient déjà en très grand nombre. M. de La Trémoille était l'ancien de tous ceux qui avaient un appartement au château. M. de Reims, le premier des dix ou douze ensemble qui avaient vu M. le duc d'Orléans sur le bonnet, rendit compte de la liberté qu'il nous avait accordée, et moi après, du renouvellement que j'en venais de prendre tout à l'instant. L'union et les résolutions furent bien confirmées, et la totale séparation du premier président sur le pied sans mesure où nous étions avec lui; après quoi on se sépara.

Je revis bientôt après M. le duc d'Orléans qui se trouva un peu moins accablé, pendant l'heure du dîner, de tout le monde, qui m'avoua qu'il n'avait fait aucune liste, ni aucun choix par delà ceux dont j'ai parlé, ni pris son parti sur rien. Ce n'était pas le temps de gronder ni de reproches. Je me contentai de hausser les épaules, et de l'exhorter d'être au moins en garde contre les sollicitations et les ministres. Je m'assurai encore de la totale expulsion de Pontchartrain et de Desmarets, sitôt que les conseils seraient formés et déclarés, et que le nouveau gouvernement commencerait. Puis je le mis sur le testament et sur le codicille, et je lui demandai comment il prétendait se conduire là-dessus au parlement, où nous allions le lendemain, et où la lecture de ces deux pièces serait faite.

C'était l'homme du monde le plus ferme dans son cabinet tête à tête, et qui l'était le moins ailleurs. Il me promit merveilles; je lui en remontrai l'importance et tout ce dont il y allait pour lui. Je fus près de deux heures avec lui. Je passai un moment chez Mme la duchesse d'Orléans, qui était entre ses rideaux avec force femmes en silence, et m'en vins dîner avec gens qui m'attendaient chez moi, pour m'en aller après à Paris. Il était fort tard, nous eûmes à raisonner après le dîner, et j'allais partir, lorsque M. le duc d'Orléans m'envoya chercher, et quelques ducs qui se trouvèrent chez moi, qu'on n'eut pas la peine d'aller trouver ailleurs. Nous fûmes donc chez lui. Il était dans son entresol avec le duc de Sully, M. de Metz, et quelques autres ducs qu'il avait mandés, car il avait envoyé chercher tous ceux qu'on ne trouverait pas partis. Il était huit heures du soir.

Là M. le duc d'Orléans nous fit un discours bien doré pour nous persuader de n'innover rien le lendemain comme il nous avait permis de le faire, en représentant le trouble que cela pourrait apporter dans les plus grandes affaires de l'État qui devaient y être réglées, telles que la régence et l'administration du royaume, et l'indécence qui retomberait sur nous de les arrêter, et au moins les retarder, pour nos intérêts particuliers.

Plusieurs de ceux qui étaient là se trouvèrent bien étonnés d'un changement si subit depuis la fin de la matinée.

D'Antin, M. de Metz, et quelques autres insistèrent sur la situation où nous jetait l'étrange tour qu'on avait su donner à une affaire qu'on nous avait fait entreprendre malgré nous; tout cela fut rappelé en peu mots. M. de Sully, Charost, moi et quelques autres, M. de Reims sur tous à qui la permission avait été donnée, et qui l'avions portée à tous de sa part, moi tout récemment, et en la réitérant le matin de ce même jour à la nombreuse assemblée chez le duc de La Trémoille, demandâmes quel effet il pouvait attendre d'une telle variation, et de la considération que la première dignité du royaume si blessée, et les personnes qui en étaient revêtues croyaient au moins, pour la plupart, mériter de lui. Son embarras fut extrême, mais sans s'ébranler. Nous nous regardâmes tous, et nous nous dîmes les uns aux autres que ce qui nous était demandé était impossible après ce qui s'était passé.

M. le duc d'Orléans parut fort peiné, avoua plusieurs fois que ce bonnet était une usurpation insoutenable, que les autres dont nous nous plaignions ne l'étaient pas moins; mais qu'il fallait y pourvoir en temps et lieu, et ne pas troubler une séance si importante par une querelle particulière; que plus elle était juste, puis il nous serait obligé de la suspendre, plus nous mériterions de l'État, plus nous serions approuvés du public de préférer les affaires générales aux nôtres. « Mais, lui dis-je, monsieur, quand les publiques seront réglées, vous vous moquerez de nous et des nôtres; et si nous ne prenons une conjoncture telle que celle-ci, vous nous remettrez sans fin, et nous vous aurons sacrifié nos intérêts en vain. » M. le duc d'Orléans nous protesta merveilles, et nous engagea sa parole positive, formelle, solennelle, de juger en notre faveur toutes nos disputes sur les usurpations du parlement: bonnet, conseillers sur le banc, etc., aussitôt que les affaires publiques seraient débouchées. Je le suppliai de prendre garde à l'engagement, de ne promettre que ce qu'il voudrait tenir, et de ne se pas mettre à portée des plaintes et des sommations qu'il pouvait s'assurer que nous ne lui épargnerions pas, si nous nous apercevions qu'il cherchât à éluder sa parole. Il nous la donna bien authentiquement de nouveau, et nous demanda la nôtre de ne rien innover de nouveau le lendemain au parlement.

Ces messieurs étaient également faibles et mécontents. Ils grommelaient sans oser s'expliquer. Ils sentaient l'importance de manquer la conjoncture; mais accoutumés à la servitude, pas un n'osait hocher le mors au prince qui représentait le feu roi, dont l'ombre leur faisait encore frayeur. Ce murmure sourd dura quelque temps.

Comme je désespérai qu'il en sortît rien de résolu, je repris la parole. Je dis à M. le duc d'Orléans que ce serait un grand embarras que d'arrêter le lendemain tous les pairs qui s'étaient trouvés ce matin chez le duc de La Trémoille, et ceux qu'ils auraient avertis en arrivant à Paris; que de plus, je ne voyais pas comment les persuader de la parole qu'il nous donnait de juger en notre faveur le bonnet et les autres usurpations dont nous avions tant à nous plaindre, à moins qu'il ne trouvât bon que, en entrant en séance le lendemain, un de nous déclarât, avant toute affaire, la résolution que nous avions prise, en même temps que, par respect pour ce qu'il nous venait de marquer qu'il désirait de nous, et pour ne pas retarder les affaires publiques pour notre intérêt particulier, nous consentions à laisser les choses comme elles étaient jusqu'à ce que les affaires publiques fussent réglées; que cependant nous protestions contre les usurpations, nommément du bonnet, du conseiller sur les bouts des bancs, etc.; que néanmoins nous ne les aurions pas souffertes davantage sans la parole positive, expresse, nette, authentique qu'il nous avait donnée de juger, et de nous faire pleine justice de toutes ces usurpations, aussitôt après que les affaires publiques seraient réglées; et en même temps que celui qui ferait la protestation se tournât vers lui et l'interpellât d'affirmer la vérité de ce qui était avancé, et de la confirmer en donnant de nouveau en pleine séance la même parole.

M. le duc d'Orléans commença lors à respirer, et ne fit nulle difficulté sur la protestation, ni sur la réitération de sa parole. Il ajouta qu'il me chargeait de faire la protestation, et toutes les plus fortes assurances d'un jugement prompt, net et favorable, dès que les affaires publiques se trouveraient réglées, et que la régence aurait pris une forme stable et permanente pour le gouvernement de l'État.

M. de Reims et quelques autres avaient bien envie d'attaquer les bâtards dès cette première séance; je les avais arrêtés avec peine par la considération de trop d'entreprises à la fois, et la nécessité de nous tirer d'abord de celles du parlement contre nous; mais dès qu'ils virent la remise que M le duc d'Orléans en exigeait, ils voulurent revenir aux bâtards. M. le duc d'Orléans remontra qu'avant toutes choses, il était nécessaire d'empêcher qu'ils usurpassent une autorité sous laquelle tout succomberait, et avec laquelle, si elle passait telle qu'il était plus que vraisemblable que le testament du roi et son codicille la leur donnait, il n'y avait personne, à commencer par lui, qui pût leur résister en rien, bien moins leur contester ce dont ils se trouvaient déjà en possession, sur laquelle il fallait attendre d'autres temps et d'autres conjonctures. Ce raisonnement était vrai; je l'appuyai d'autant plus que la vérité, qui m'en avait frappé, m'avait rendu facile à m'engager, comme on l'a vu, à Mme la duchesse d'Orléans qu'il ne se ferait rien contre les bâtards en ces premières séances. Tout ce qui était présent s'y rendit, mais en prit occasion d'insister su les usurpations du parlement.

M. le duc d'Orléans ne laissa rien à désirer là-dessus par les engagements qu'il prit de nouveau, en conséquence de ce qui venait d'être dit, et me chargea de nouveau de faire la protestation. Je m'en défendis sur ce qu'elle serait plus dignement faite par M. de Reims, qui par acclamation avec les autres me la remit. Je résistai, et, après avoir demandé un moment de silence, je dis que j'avais trois raisons de m'en excuser: la première, parce qu'il convenait qu'elle se fît par le plus ancien, qui était M. de Reims, dès qu'il était présent; la seconde, parce que, si on convenait qu'elle se fît par un autre, cela ne pouvait regarder que M. d'Antin, ou un de ceux par qui l'affaire du bonnet avait principalement passé; la troisième, parce que la connaissance que j'avais de moi-même me faisait craindre de la faire trop fortement, surtout dans l'interpellation à M. le duc d'Orléans.

On se moqua de moi sur tous les trois. M. de Reims déclara qu'il ne la ferait point; qu'il fallait me la laisser, parce que je m'en acquitterais mieux que personne, comme on dit toujours quand on veut se décharger. D'Antin prétendit que d'être entré dans le détail de l'affaire du bonnet n'avait aucun trait à rendre plus propre à faire la protestation; M. le duc d'Orléans déclara qu'il agissait de si bonne foi, qu'il trouverait bonne toute manière d'interpellation qui lui pourrait être faite. Le bruit confus recommença; plusieurs me dirent à l'oreille que la protestation et l'interpellation auraient tout un autre poids dans ma bouche par la situation où personne n'ignorait que j'étais avec M. le duc d'Orléans; en un mot, personne ne voulut s'en charger. M. le duc d'Orléans se mit de plus belle à me presser de la faire; il n'y eut pas moyen de m'en délivrer.

Tout réglé et convenu de la sorte, à notre grand regret a tous, il fallut voir comment avertir les absents dans un terme aussi court d'un changement si considérable, et dont il fallait qu'ils fussent instruits avant d'entrer le lendemain matin au parlement. Nous convînmes que chacun de nous enverrait chez les plus à portée de chez soi, les prier le soir même de se rendre chez l'archevêque de Reims, le lendemain à cinq heures du matin, en habit de parlement, pour chose très importante et très pressée. Il était dix heures du soir lorsque nous arrivâmes à Paris, et aussitôt chacun de nous fit à l'égard des autres ce qui était convenu.

Presque tous se trouvèrent entre cinq et six heures du matin chez l'archevêque de Reims, au bout du pont Royal, derrière l'hôtel de Mailly. Il rendit compte de ce qui s'était passé la veille au soir chez M. le duc d'Orléans. Le murmure fut grand, mais il n'y eut pas de remède, il fallut bien s'y conformer.

J'essayai encore de me décharger de la protestation sur quelque autre. Ce fut très inutilement; l'acclamation fut unanime. On m'opposa ce qui était convenu la veille, qu'il ne s'y pouvait rien changer sans l'aveu de M. le duc d'Orléans, qui avait voulu le premier, et toujours persisté depuis à m'en charger; qu'il n'y avait ni temps de l'aller trouver ni raison pour le faire changer là-dessus; et on finit par m'exhorter à m'en acquitter avec courage, et à ne pas ménager dans l'interpellation M. le duc d'Orléans, qui nous ménageait lui-même si peu, et sitôt par une si subite variation, qui se pouvait nommer un manquement de parole.

Ces derniers propos me firent sentir la nécessité de tâcher de ramener les esprits. Je représentai la situation embarrassante de M. le duc d'Orléans entre le parlement dépositaire du testament et du codicille du roi, et les bâtards pour la grandeur et l'autorité desquels il n'y avait personne qui doutât qu'ils ne fussent faits; qu'il y allait du tout pour lui, pour l'État, pour nous-mêmes que les bâtards ne remportassent pas ce que le roi leur avait très vraisemblablement attribué; que la permission que M. le duc d'Orléans nous avait donnée et réitérée était un effet de son équité, de sa bonne volonté pour nous, de sa persuasion de nos raisons; que ce qui s'était passé le soir était un effet de ses réflexions; que nous ne pouvions le blâmer de ne vouloir pas hasarder pour nous de réunir contre lui le parlement avec les bâtards, dans le moment critique de décider du pouvoir du régent, ou de hasarder un éclat et une suspension d'affaires si majeures et si instantes, où il n'aurait qu'à perdre et nous encore plus, à qui le public, disposé comme il était à notre égard, se prendrait de tout pour avoir voulu mêler nos querelles particulières avec le règlement du gouvernement; qu'il était des temps et des conjonctures où il était force de se prêter; et que rien ne pouvait nous être plus dommageable que de souffrir la moindre autorité dans l'État à des bâtards que nous ne pouvions ignorer être les plus intéressés ennemis de notre dignité, et les plus grands de la plupart de nos personnes; qu'enfin M. le duc d'Orléans, établi une fois dans toute l'autorité qui appartenait à sa naissance et à sa régence, ne pourrait ne nous pas savoir gré d'une différence qui lui devenait si nécessaire pour y parvenir, ni cesser de penser comme il avait toujours fait sur les usurpations du parlement à notre égard, ni nous manquer de parole si solennellement donnée, comme il allait faire en plein parlement, de nous juger et de nous rendre justice, dès qu'il aurait donné ordre aux affaires publiques.

Ce petit discours me parut avoir ramené les esprits. Il était plus de sept heures du matin, et nous nous en allâmes tous ensemble tout droit au parlement avec tous nos carrosses et notre cortège à notre suite.

Nous le trouvâmes tout entier en séance avec M. de La Rochefoucauld, M. d'Harcourt, et deux ou trois autres seulement, qui avaient mandé à M. de Reims qu'ils se rapporteraient à ce qui serait réglé chez lui entre nous, mais qu'ils n'y pouvaient venir, parce qu'ils étaient obligés de se trouver à la réception de M. de La Rochefoucauld. Ce duc, qui n'avait pu encore digérer ma préséance, avait toujours différé sa réception. Mais il ne voulut pas se priver d'assister à tout ce qui devait se passer au parlement à la mort du roi, et il s'était fait recevoir ce même matin avant que personne arrivât. Je sus, presque aussitôt que je fus entré en séance, que le premier président avait eu la hardiesse de lui proposer, et encore en plein parlement, ce matin-là même, de protester contre le jugement rendu par le feu roi entre lui et moi, et d'en appeler au parlement, avec assurance qu'on y serait bien aise de lui faire justice, et que le duc de La Rochefoucauld lui avait très dignement répondu qu'il se tenait pour bien jugé par le roi, qu'il ne songerait jamais à en appeler, et qu'il n'était plus question d'une affaire finie et consommée; dont le premier président demeura confus. Cet honnête homme ne cherchait qu'à mettre la discorde parmi nous. M. de La Rochefoucauld en sentit le piège, et quel pas ce serait qu'appeler du roi au parlement, et sagement se garda d'y tomber. En effet, dès que je parus, il se baissa pour me laisser place au-dessus de lui, où je me mis tout de suite, et je lui parlai de ce qui s'était passé la veille au soir chez M. le duc d'Orléans, et le matin chez M. de Reims, que je vis être fort peu de son goût. Je glissai avec lui, parce que nous n'étions plus, depuis le jugement de préséance, sur le pied où nous avions été autrefois, et parce que, sans savoir pourquoi, il était éloigné de M. le duc d'Orléans.

Lorsque je sus ce qui se venait de passer, à mon égard, entre lui et le premier président, je fus tenté de lui en faire une honnêteté; mais je m'en retins pour laisser vieillir la rancune et l'habitude de ma préséance, et ne rien hasarder avec un homme rogue, piqué encore et de peu d'esprit, qui peut-être n'aurait pas trop bien reçu ce compliment.

Moins de demi-quart d'heure après que nous fûmes en séance, arrivèrent les bâtards. M. du Maine crevait de joie. Le terme est étrange, mais on ne peut rendre autrement son maintien. L'air riant et satisfait surnageait à celui d'audace, de confiance, qui perçaient néanmoins, et à la politesse qui semblait les combattre. Il saluait à droite et à gauche, et perçait chacun de ses regards. Entré dans le parquet quelques pas, son salut aux présidents eut un air de jubilation, que celui du premier président réfléchissait d'une manière sensible. Aux pairs le sérieux, ce n'est point trop dire le respectueux, la lenteur, la profondeur de son inclination vers eux de tous les trois côtés fut parlante. Sa tête demeura abaissée même en se relevant, tant est forte la pesanteur des forfaits aux jours mêmes qu'on ne doute plus du triomphe. Je le suivis exactement partout de mes regards, et je remarquai sur les trois côtés également que l'inclination du salut qui lui fut rendu fut roide et courte. Pour son frère, il n'y parut que son froid ordinaire.

À peine étions-nous rassis que M. le Duc arriva, et l'instant d'après M. le duc d'Orléans. Je laissai rasseoir le bruit qui accompagna son arrivée, et comme je vis que le premier président se mettait en devoir de vouloir parler, en se découvrant, je fis signe de la main, me découvris et me couvris tout de suite, et je dis que j'étais chargé par MM. les pairs de déclarer à la compagnie assemblée que ce n'était qu'en considération des importantes et pressantes affaires publiques qu'il s'agissait maintenant de régler, que les pairs voulaient bien encore souffrir l'usurpation plus qu'indécente du bonnet, et les autres dont ils avaient à se plaindre, et montrer par ce témoignage public la juste préférence qu'ils donnaient aux affaires de l'État sur les leurs les plus particulières, les plus chères et les plus justes, qu'ils ne voulaient pas retarder d'un instant; mais qu'en même temps je protestais au nom des pairs contre ces usurpations, et contre leur durée, de la manière la plus expresse, la plus formelle, la plus authentique, au milieu et en face de la plus auguste assemblée, et autorisé de l'aveu et de la présence de tous les pairs; et que je protestais encore que ce n'était qu'en considération de la parole positive et authentique que M. le duc d'Orléans ci-présent nous donna hier au soir dans son appartement, à Versailles, de décider et juger nettement ces usurpations aussitôt que les affaires publiques du gouvernement seront réglées; et qu'il a trouvé bon que je l'énonçasse clairement ici comme je fais, et (me découvrant et me recouvrant aussitôt) que j'eusse l'honneur de l'interpeller ici lui-même d'y déclarer que telle est la parole qu'il nous a donnée, et sur laquelle uniquement nous comptons, et en conséquence nous [nous] bornons présentement à ce qui vient d'être dit et déclaré par moi, de son aveu et permission expresse et formelle, en présence de quinze ou seize pairs ci-présents qu'il manda hier au soirchez lui .

Le silence profond avec lequel je fus écouté témoigna la surprise de toute l'assistance. M. le duc d'Orléans se découvrit, en affirmant ce que je venais de dire, assez bas et l'air embarrassé, et se recouvrit.

Aussitôt après je regardai M. du Maine, qui me parut avoir un air content d'en être quitte à si bon marché, et que mes voisins me dirent avoir eu l'air fort en peine à mon début.

Un silence fort court suivit ma protestation, après quoi je vis le premier président dire quelques mots assez bas à M. le duc d'Orléans, puis faire tout haut la députation du parlement pour aller chercher le testament du roi et son codicille, qui avait été mis au même lieu. Le silence continua pendant cette grande et courte attente; chacun se regardait sans se remuer. Nous étions tous aux sièges bas, les portes étaient censées fermées, mais la grand'chambre était pleine de curieux de qualité et de tous états, et de la suite nombreuse de ce qui était en séance. M. le duc d'Orléans avait eu la facilité de se laisser leurrer, en cas de besoin, du secours d'Angleterre, et pour cela de faire placer milord Stairs dans une des lanternes. Ce fut l'ouvrage du duc de Noailles, de Canillac, de l'abbé Dubois.

Il y en avait un autre plus présent. Le régiment des gardes occupait sourdement toutes les avenues, et tous les officiers, avec des soldats d'élite dispersés, l'intérieur du palais. Le duc de Guiche, démis à son fils, était dans la lanterne basse de la cheminée. Il avait capitulé avec M. le duc d'Orléans, et en avait tiré six cent mille livres pour ce service qu'il avait eu le talent de lui faire valoir. Il s'était donné pendant la vie du roi pour un homme attaché aux bâtards. Ils y avaient compté, et comme on le voit, ne tardèrent pas à se mécompter. La précaution ne fut utile qu'au duc de Guiche; tout se passa, il est vrai, peu doucement, mais sans la plus légère apparence de donner la moindre atteinte à la tranquillité parfaite.

La députation ne fut pas longtemps à revenir. Elle remit le testament et le codicille entre les mains du premier président qui les présenta, sans s'en dessaisir, à M. le duc d'Orléans, puis les fit passer de main en main par les présidents à mortier à Dreux, conseiller au parlement, père du grand maître des cérémonies, disant qu'il lisait bien, et d'une voix forte qui serait bien entendue de tous, de la place où il était sur les sièges hauts derrière les présidents près de la lanterne de la buvette. On peut juger avec quel silence il fut écouté, et combien les yeux et les oreilles se dressèrent vers ce lecteur. À travers toute sa joie, le duc du Maine montra une âme en peine; il se trouvait au moment d'une forte opération qu'il fallait soutenir. M. le duc d'Orléans ne marqua qu'une application tranquille.

Je ne m'arrêterai point à ces deux pièces, où il n'est question que de la grandeur et de la puissance des bâtards, de Mme de Maintenon et de Saint-Cyr, du choix de l'éducation du roi, et du conseil de régence au pis pour M. le duc d'Orléans, et de le livrer entièrement dépouillé de tout pouvoir au pouvoir sans bornes du duc du Maine.

Je remarquai un morne et une sorte d'indignation qui se peignit sur tous les visages, à mesure que la lecture avançait, et qui se tourna en une sorte de fermentation muette à la lecture du codicille que fit l'abbé Menguy, autre conseiller de la grand'chambre, mais clerc, et en la même place de Dreux pour être mieux entendu. Le duc du Maine la sentit et en pâlit, car il n'était appliqué qu'à jeter les yeux sur tous les visages, et les miens le suivaient de près tout en écoutant, et regardant de fois à autre la contenance de M. le duc d'Orléans.

La lecture achevée, ce prince prit la parole, et passant les yeux sur toute la séance, se découvrit, se recouvrit, et dit un mot de louange et de regret du feu roi. Élevant après la voix davantage, il déclara qu'il n'avait qu'à approuver tout ce qui regardait l'éducation du roi, quant aux personnes, et ce qui se trouvait sur un établissement aussi beau et aussi utile que l'était celui de Saint-Cyr, dans les dispositions qu'on venait d'entendre; qu'à l'égard de celles qui regardaient le gouvernement de l'État, il parlerait séparément de ce qui en était contenu dans le testament et dans le codicille; qu'il avait peine à les concilier avec ce que le roi lui avait dit dans les derniers jours de sa vie, et avec les assurances qu'il lui avait données publiquement qu'il ne trouverait rien dans ses dispositions dont il pût n'être pas content, en conséquence de quoi il avait lui-même toujours depuis renvoyé à lui pour tous les ordres à donner, et ses ministres pour les recevoir sur les affaires; qu'il fallait qu'il n'eût pas compris la force de ce qu'on lui avait fait faire, regardant du côté du duc du Maine, puisque le conseil de régence se trouvait choisi, et son autorité tellement établie par le testament qu'il ne lui en demeurait plus aucune à lui; que ce préjudice fait au droit de sa naissance, à son attachement pour la personne du roi, à son amour et à [sa] fidélité pour l'État, était de nature à ne pouvoir le souffrir avec la conservation de son honneur; et qu'il espérait assez de l'estime de tout ce qui était là présent pour se persuader que sa régence serait déclarée telle qu'elle devait être, c'est-à-dire entière, indépendante, et le choix du conseil de régence, à qui il ne disputait pas la voix délibérative pour les affaires, à sa disposition, parce qu'il ne les pouvait discuter qu'avec des personnes qui, étant approuvées du public, pussent aussi avoir sa confiance. Ce court discours parut faire une grande impression.

Le duc du Maine voulut parler. Comme il se découvrait, M. le duc d'Orléans avança la tête par-devant M. le Duc, et dit au duc du Maine d'un ton sec: « Monsieur, vous parlerez à votre tour. » En un moment l'affaire tourna selon les désirs de M. le duc d'Orléans. Le pouvoir du conseil de régence et sa composition tombèrent. Le choix du conseil de régence fut attribué a M. le duc d'Orléans, régent du royaume, avec toute l'autorité de la régence, et à la pluralité des voix du conseil de régence la décision des affaires seulement, avec la voix du régent comptée pour deux, en cas de partage. Ainsi toutes les grâces et les punitions demeurèrent en la main seule de M. le duc d'Orléans. L'acclamation fut telle que le duc du Maine n'osa dire une parole. Il se réserva pour soutenir le codicille, dont la conservation, en effet, eût annulé par soi-même tout ce que M. le duc d'Orléans venait d'obtenir.

Après quelques moments de silence, M. le duc d'Orléans reprit la parole. Il témoigna une nouvelle surprise que les dispositions du testament n'eussent pas suffi à qui les avait suggérées, et que, non contents de s'y être établis les maîtres de l'État, ils en eussent eux-mêmes trouvé les clauses si étranges qu'il avait fallu, pour se rassurer, devenir encore les maîtres de la personne du roi, de la sienne à lui, de la cour et de Paris. Il ajouta que si son honneur se trouvait blessé au point où il lui paraissait que la compagnie l'avait senti elle-même par les dispositions du testament, ainsi que toutes les lois et les règles, les mêmes étaient encore plus violées par celles du codicille, qui ne laissait ni sa liberté ni sa vie même en sûreté, et mettait la personne du roi dans l'absolue dépendance de qui avait osé profiter de l'état de faiblesse d'un roi mourant pour lui arracher ce qu'il n'avait pu entendre. Il conclut par déclarer que la régence était impossible à exercer avec de telles conditions, et qu'il ne doutait pas que la sagesse de la compagnie n'annulât un codicille qui ne se pouvait soutenir, et dont les règlements jetteraient la France dans les malheurs les plus grands et les plus indispensables. Tandis que ce prince parlait, un profond et morne silence lui applaudissait, sans s'expliquer.

Le duc du Maine, devenu de toutes les couleurs, prit la parole, qui pour cette fois lui fut laissée. Il dit que l'éducation du roi, et par conséquent sa personne, lui étant confiée, c'était une suite toute naturelle qu'il eût, privativement à tout autre, l'entière autorité sur sa maison civile et militaire, sans quoi il ne pouvait se charger de le faire servir, ni répondre de sa personne; et de là à vanter son attachement, si connu du feu roi, qu'il y avait mis toute sa confiance.

M. le duc d'Orléans l'interrompit à ce mot, qu'il releva. M. du Maine voulut le tempérer par les louanges du maréchal de Villeroy adjoint à lui, mais sous lui dans la même charge et la même confiance. M. le duc d'Orléans reprit qu'il serait étrange que la première et plus entière confiance ne fût pas en lui, et plus encore qu'il ne pût vivre auprès du roi que sous l'autorité et la protection de ceux qui se seraient rendus les maîtres absolus du dedans et du dehors, et de Paris même par les régiments des gardes.

La dispute s'échauffait, se morcelait par phrases coupées de l'un à l'autre, lorsque en peine de la fin d'une altercation qui devenait indécente, et cédant à l'ouverture que le duc de La Force venait de me faire par-devant le duc de La Rochefoucauld qui siégeait entre nous deux, je fis signe de la main à M. le duc d'Orléans de sortir et d'aller achever cette discussion dans la quatrième des enquêtes, qui a une porte de communication dans la grand'chambre, et où il n'y avait personne. Ce qui me détermina à cette action fut que je m'aperçus que M. du Maine s'affermissait, qu'il se murmurait confusément de partage, et que M. le duc d'Orléans ne faisait pas le meilleur personnage, puisqu'il descendait et plaider pour ainsi dire sa cause contre le duc du Maine. Il avait la vue basse. Il était tout entier à attaquer et à répondre, en sorte qu'il ne vit point le signe que je lui faisais. Quelques moments après je redoublai, et n'en ayant pas plus de succès, je me levai et m'avançai quelques pas, et lui dis, quoique d'assez loin: « Monsieur, si vous passiez dans la quatrième des enquêtes, avec M. du Maine, vous y parleriez plus commodément, » et m'avançant au même instant davantage, je l'en pressai par un signe de la main et des yeux qu'il put distinguer. Il m'en rendit un de la tête, et à peine fus-je rassis que je le vis s'avancer par-devant M. le duc à M. du Maine; et aussitôt après, tous deux se levèrent et s'en allèrent dans la quatrième des enquêtes. Je ne pus voir qui, de ce qui était épars hors de la séance, les y suivit, car toute la séance se leva à leur sortie, et se rassit en même temps sans bouger, et tout en grand silence. Quelque temps après M. le comte de Toulouse sortit de place, et alla dans cette chambre. M. le duc l'y suivit un peu après. Au bout de quelque temps le duc de La Force en fit autant.

Il y fut assez peu. Revenant en séance, il dépassa le duc de La Rochefoucauld et moi, mit sa tête entre celle du duc de Sully et la mienne, parce qu'il ne voulut pas être entendu par La Rochefoucauld, et me dit: « Au nom de Dieu, allez-vous-en là dedans, cela va fort mal. M. le duc d'Orléans mollit, rompez la dispute, faites rentrer M. le duc d'Orléans; et dès qu'il sera en place, qu'il dise qu'il est trop tard pour achever, qu'il faut laisser la compagnie aller dîner, et revenir achever au sortir de table; et pendant cet intervalle, ajouta La Force, mander les gens du roi au Palais-Royal, et faire parler aux pairs dont on pourrait douter, et aux chefs de meute parmi les magistrats. » L'avis me parut bon et important. Je sortis de séance et allai à la quatrième des enquêtes. Je trouvai un grand cercle assez fourni de spectateurs, M. le comte de Toulouse vers l'entrée en avant, mais collé à ce cercle, M. le Duc vers le milieu en même situation, tous assez éloignés de la cheminée, devant laquelle M. le duc d'Orléans et le duc du Maine étaient seuls, disputant d'action à voix basse, avec l'air fort allumé tous deux. Je considérai quelques moments ce spectacle, puis je m'approchai de la cheminée, en homme qui voulait parler. « Qu'y a-t-il, monsieur? me dit M. le duc d'Orléans d'un air vif d'impatience. — Un mot pressé, monsieur, lui dis-je, que j'ai à vous dire. » Il continuait à parler au duc du Maine, moi presque en tiers; je redoublai, il me tendit l'oreille. « Non pas cela, lui dis-je, et lui prenant la main: venez-vous-en ici. » Je le tirai au coin de la cheminée. Le comte de Toulouse qui était là auprès se recula beaucoup, et tout le cercle de ce côté-là. Le duc du Maine se recula aussi d'où il était en arrière.

Je dis à l'oreille à M. le duc d'Orléans qu'il ne devait pas espérer de rien gagner sur M. du Maine, qui ne sacrifierait pas le codicille à ses raisons, que la longueur de cette conférence devenait indécente, inutile, dangereuse; qu'il était là en spectacle à tout ce qui y était entré comme en séance, et encore mieux vu et examiné; qu'il n'avait de parti que de rentrer en séance, et dès qu'il y serait, la rompre, etc. « Vous avez raison, me dit-il, je vais le faire. — Mais, repris-je, faites-le donc sur-le-champ, et ne vous laissez point amuser. C'est M. de La Force à qui vous devez cet avis, et qui m'envoie vous le donner. » Il me quitta sans plus rien dire, alla à M. du Maine, lui dit en deux mots qu'il était trop tard, et qu'on finirait l'après-dînée.

J'étais demeuré où il m'avait laissé. Je vis aussitôt le duc du Maine lui faire la révérence, comme se séparant tous deux, et se retirer, et dans le même moment M. le Duc venir joindre M. le duc d'Orléans, et se parler, tandis que M. du Maine joignit le cercle, et s'arrêta le dos dedans pour voir apparemment ce colloque. Il dura assez peu, et fut fort en douceur, quoique M. le Duc en air d'empressement. Comme il fallait passer à peu près où j'étais pour rentrer dans la grand'chambre, tous deux vinrent vers moi.

En ce moment je sus que M. le Duc venait de demander à M. le duc d'Orléans d'entrer au conseil de régence, puisqu'on n'avait point égard au testament, et d'en être déclaré chef, et qu'il l'avait obtenu. La haine des bâtards, et par le rang de prince du sang, etc., et par le procès de la succession de M. le Prince, avait engagé Mme la Duchesse à faire des pas auprès de M. le duc d'Orléans dans les dernières semaines de la vie du roi, et M. le duc d'Orléans à les bien recevoir, pour se fortifier contre M. du Maine. Il n'avait, je pense, osé me dire qu'il s'était engagé à cette place de chef du conseil de régence, mais je crois que l'engagement en était pris, et que M. le Duc l'en somma plutôt qu'il ne lui demanda. Bref, M. le duc d'Orléans me dit qu'il en allait parler au parlement avant de lever la séance; j'en fis un air de félicitation et d'approbation à M. le Duc, et nous rentrâmes aussitôt en séance.

Le bruit qui accompagne toujours ces rentrées étant apaisé, M. le duc d'Orléans dit qu'il était trop tard pour abuser plus longtemps de la compagnie, qu'il fallait aller dîner, et rentrer au sortir de table pour achever. Tout de suite il ajouta qu'il croyait convenable que M. le Duc entrât dès lors au conseil de régence et que ce fût avec la qualité de chef de ce conseil; et que, puisque la compagnie avait rendu à cet égard la justice qui était duc à sa naissance et à la qualité de régent, il lui expliquerait ce qu'il pensait sur la forme à donner au gouvernement, et qu'en attendant il profitait du pouvoir de sa régence pour profiter des lumières et de la sagesse de la compagnie, et lui rendait dès maintenant l'ancienne liberté des remontrances. Ces paroles furent suivies d'un applaudissement éclatant et général, et la séance fut aussitôt levée.

J'étais prié à dîner ce jour-là chez le cardinal de Noailles, mais je sentis l'importance d'employer le temps si court et si précieux de l'intervalle jusqu'à la rentrée de l'après-dînée, et de ne pas quitter M. le duc d'Orléans, dont le duc de La Force me pressa dès que je fus rentré en séance. Je m'approchai de M. le duc d'Orléans dans la fin du parquet, et lui dis a l'oreille: « Les moments sont chers, je vous suis au Palais-Royal; » et me remis après où je devais être pour sortir avec les pairs. Montant en carrosse, j'envoyai un gentilhomme m'excuser au cardinal de Noailles, et lui dire que je lui en dirais la raison. Je m'en allai au Palais-Royal, où la curiosité avait rassemblé tout ce qui n'était pas au palais, et où vint encore une partie de ce qui y avait été spectateur. Tout ce que j'y trouvai de ma connaissance me demanda des nouvelles avec empressement. Je me contentai de répondre que tout allait bien, et dans la règle, mais que tout n'était pas encore fini.

M. le duc d'Orléans était passé dans un cabinet où je le trouvai seul avec Canillac qui l'avait attendu. Nous primes là nos mesures, et M. le duc d'Orléans envoya chercher le procureur général d'Aguesseau, depuis chancelier, et le premier avocat général Joly de Fleury, depuis procureur général. Il était près de deux heures. On servit une petite table de quatre couverts où Canillac, Conflans, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, et moi nous mîmes avec ce prince, et pour le dire en passant, je n'ai jamais mangé avec lui depuis qu'une fois, chez Mme la duchesse d'Orléans à Bagnolet.

Le maréchal de Villeroy était demeuré à Versailles. Il avait chargé Goesbriant, gendre de Desmarets, de venir au palais, et de lui mander souvent des nouvelles. Il en reçut trois courriers fort près à près qui le remplirent tellement de joie et d'espérance, lui et la duchesse de Ventadour, son ancienne bonne amie, qu'ils ne doutèrent pas que ce qui se passait sur le codicille ne le soutînt, et ne rétablit le testament, de sorte qu'ils ne purent se contenir, et répandirent la victoire complète du duc du Maine sur M. le duc d'Orléans dans Versailles. Paris fut aussi dans la même erreur, répandue par les émissaires du duc du Maine de tous côtés, mais le triomphe ne fut pas de longue durée.

Nous retournâmes au parlement un peu avant quatre heures. J'y allai seul dans mon carrosse un moment avant M. le duc d'Orléans, et j'y trouvai tout en séance. J'y fus regardé avec grande curiosité, à ce qu'il me parut; je ne sais si on était instruit d'où je venais. J'eus soin que mon maintien ne montrât rien. Je dis seulement en passant au duc de La Force que son conseil avait été salutaire, que j'avais lieu d'en espérer tout succès, et que j'avais dit à M. le duc d'Orléans que c'était lui qui l'avait pensé et me l'avait dit. M. le duc d'Orléans arrivé, et le bruit inséparable d'une nombreuse suite apaisée, il dit qu'il fallait reprendre les choses où elles en étaient demeurées le matin; qu'il devait dire à la cour qu'il n'était demeuré d'accord de rien avec M. du Maine, en même temps lui remettre devant les yeux les clauses monstrueuses d'un codicille arraché à un prince mourant, clauses bien plus étranges encore que les dispositions du testament que la cour n'avait pas jugé devoir être exécutées, et que la cour ne pouvait passer à M. du Maine d'être maître de la personne du roi, de la cour, de Paris, par conséquent de l'État, de la personne, de la liberté, de la vie du régent, qu'il serait en état de faire arrêter à toute heure, dès qu'il serait le maître absolu et indépendant de la maison du roi civile et militaire; que la cour voyait ce qui devait nécessairement résulter d'une nouveauté inouïe qui mettait tout entre les mains de M. du Maine, et qu'il laissait aux lumières, à la prudence de la compagnie, à sa sagesse, son équité, à son amour pour l'État, à déclarer ce qu'elle en pensait.

M. du Maine parut alors aussi méprisable sur le pré, qu'il était redoutable dans l'obscurité des cabinets. Il avait l'air d'un condamné, et lui toujours si vermeil, avec la pâleur de la mort sur le visage. Il répondit à voix fort basse et peu intelligible, et avec un air aussi respectueux et aussi humble qu'il l'avait été audacieux le matin.

On opinait cependant sans l'écouter, et il passa tout d'une voix comme en tumulte à l'entière abrogation du codicille. Cela fut prématuré comme l'abrogation du testament l'avait été le matin, l'un et l'autre par une indignation soudaine. Les gens du roi devaient parler, et ils étaient là, avant que personne opinât; aussi le premier président n'avait point demandé les voix: elles avaient prévenu l'ordre. D'Aguesseau, quoique procureur général, et Fleury, premier avocat général, parlèrent donc: le premier en peu de mots; l'autre avec plus d'étendue, et fit un fort beau discours. Comme il existe dans les bibliothèques, je ne parlerai que des conclusions conformes de tous deux, en tout et partout favorables à M. le duc d'Orléans.

Après qu'ils eurent parlé, le duc du Maine, se voyant totalement tondu, essaya une dernière ressource. Il représenta avec plus de force qu'on n'en attendait de ce qu'il avait montré en cette seconde séance, mais pourtant avec mesure, que s'il était dépouillé de l'autorité qui lui était donnée par le codicille, il demandait a être déchargé de la garde du roi, de répondre de sa personne, et de conserver seulement la surintendance de son éducation. M. le duc d'Orléans répondit: « Très volontiers, monsieur, il n'en faut pas aussi davantage. » Là-dessus, le premier président, aussi abattu que le duc du Maine, prit les voix.

Chacun répondit de l'avis des conclusions, et l'arrêt fut prononcé en sorte qu'il ne resta nulle sorte de pouvoir au duc du Maine, qui fut totalement remis entre les mains du régent, avec le droit de mettre dans la régence qui il voudrait, d'en ôter qui bon lui semblerait, et de faire tout ce qu'il jugerait à propos sur la forme à donner au gouvernement, l'autorité toutefois des affaires demeurant au conseil de régence, à la pluralité des voix, celle du régent comptée pour deux en cas seulement de partage, et M. le Duc déclaré chef sous lui du conseil de régence, avec, dès à présent, la faculté d'y entrer et d'y opiner.

Pendant les opinions, le prononcé et le reste de la séance, le duc du Maine eut toujours les yeux baissés, l'air plus mort que vif, et parut immobile. Son fils et son frère ne donnèrent aucun signe de prendre part à rien.

L'arrêt fut suivi de fortes acclamations de la foule qui était éparse hors de la séance; et celle qui remplissait le reste du palais y répondit à mesure qu'elle fut instruite de ce qui avait été décidé.

Ce bruit un peu long apaisé, le régent fit un remerciement court, poli, majestueux à la compagnie, protesta du soin qu'il aurait d'employer au bien de l'État l'autorité de laquelle il était revêtu, puis dit à la compagnie qu'il était temps de l'informer de ce qu'il jugeait nécessaire d'établir pour lui aider dans l'administration de l'État. Il ajouta qu'il le faisait avec d'autant plus de confiance, que ce qu'il se proposait n'était que l'exécution de ce que M. le duc de Bourgogne, car il le nomma ainsi, avait résolu, et qu'on avait trouvé parmi les papiers de sa cassette. Il fit un court et bel éloge des lumières et des intentions de ce prince, puis déclara qu'outre le conseil de régence qui serait le suprême où toutes les affaires du gouvernement ressortiraient, il se proposait d'en établir un pour les affaires étrangères, un pour les affaires de la guerre, un pour celles de la marine, un pour celles des finances, un pour les affaires ecclésiastiques, et un pour celles du dedans du royaume, et de choisir quelques-uns des magistrats de la compagnie pour entrer dans ces deux derniers conseils, et les aider de leurs lumières sur la police du royaume, la jurisprudence, et ce qui regardait les libertés de l'Église gallicane.

L'applaudissement des magistrats éclata, et toute la foule y répondit. Le premier président conclut la séance par un compliment fort court au régent, qui se leva, et en même temps toute la séance, et on s'en alla.

Il faut ici se souvenir de la très singulière rencontre en même pensée sur ces conseils entre le duc de Chevreuse et moi, conseils destinés et adoptés par M. le duc de Bourgogne, et donnés en cette seconde séance par le régent pour avoir été trouvés dans ses papiers. On ne peut exprimer l'impression que fit ce nom auguste, ni à quel point la mémoire de ce prince parut chère, et sa personne regrettée et respectée avec la plus sincère vénération.

Il alla droit du palais à Versailles, parce qu'il était fort tard, et qu'il voulait voir le roi avant qu'il se couchât, comme pour lui rendre compte de ce qui s'était passé. Il y reçut les compliments forcés des deux vieux amants, et de là s'en alla chez Madame. Elle fut au-devant de lui l'embrasser, ravie de joie, et après les premières questions et conjouissances, elle lui dit qu'elle ne désirait rien autre chose que le bonheur de l'État par un bon et sage gouvernement, et sa gloire à lui; qu'elle ne lui demanderait jamais rien qu'une seule chose qui n'était que pour son bien et son honneur, mais qu'elle lui en demandait sa parole précise: c'était de n'employer jamais en rien du tout, pour peu que ce fût, l'abbé Dubois, qui était le plus grand coquin et le plus insigne fripon qu'il y eût au monde, ce dont elle avait mille et mille preuves, qui, pour peu qu'il pût se fourrer, voudrait aller à tout, et le vendrait lui et l'État pour son plus léger intérêt. Elle en dit bien d'autres sur son compte, et pressa tant M. son fils qu'elle en tira parole positive de ne l'employer jamais.

J'arrivai une heure après à Versailles. J'allai chez Mme la duchesse de Berry, qui était ravie. M. le duc d'Orléans en sortait. Je vis après Mme la duchesse d'Orléans qui me parut tâcher d'être bien aise. J'évitai les détails avec elle sous prétexte de m'aller reposer. Ce n'était pas sans besoin. J'appris le lendemain la parole exigée et donnée de l'exclusion totale de l'abbé Dubois. On ne verra que trop tôt que les paroles de M. le duc d'Orléans ne furent jamais que des paroles, c'est-à-dire des sons qui frappent l'air.

CHAPITRE VII. §

Conseils à l'ordinaire. — Les entrailles du roi portées à Notre-Dame tout simplement. — Harangues des compagnies au roi. — Force réformes civiles. — Le coeur du roi fort simplement porté aux Grands-Jésuites. — Merveilleuse et prompte ingratitude. — Le régent visite à Saint-Cyr Mme de Maintenon, et lui continue sa pension. — Madame l'y visite aussi le même jour. — Le parlement continué pour un mois. — Le roi va à Vincennes. — Le corps du roi porté à Saint-Denis. — Entreprise de M. le Duc, qui fait monter avec lui dans le carrosse du roi le chevalier de Dampierre, son écuyer. — Le régent permet à tous les carrosses d'entrer dans la dernière cour du Palais-Royal, et à qui voulut de draper, jusqu'au premier président du parlement. — Nouveauté pour les magistrats de draper des plus grands deuils de famille et de porter des pleureuses. — Prisons ouvertes; horreurs. — Duc du Maine et comte de Toulouse admis au conseil avec les seuls ministres du feu roi. — Mort de Mme de La Vieuville. — Mme la duchesse de Berry, à Saint-Cloud, fait Mme de Pons sa dame d'atours, et la remplace de Mme de Beauvau. — Duc d'Albret est grand chambellan sur la démission du duc de Bouillon, son père. — Le roi tient son premier lit de justice. — Le roi harangué par les compagnies à Vincennes. — Le chancelier se démet, pour quatre cent mille livres, de sa charge de secrétaire d'État. — Crosat; quel; fait grand trésorier de l'ordre pour des avances. — Térat; quel; en a le râpé. — Conseils, d'où pris, comment pervertis. — Je fais déclarer le cardinal et le duc de Noailles chef du conseil de conscience et président de celui des finances. — Réflexion sur le pouvoir et le grand nombre en matière de religion. — Conseil de conscience. — Caractère de Besons, archevêque de Bordeaux, puis de Rouen, de Pucelle et de Joly de Fleury. — Dorsanne; son caractère et sa fin. — Conseil des finances. — Le chancelier de Pontchartrain raffermit secrètement son fils. — Conseil des affaires étrangères. — Conseil de guerre. — Caractère du duc de Guiche. — Les fortifications données à Asfeld. — Caractère de Saint-Contest et de Le Blanc. — Conseil de marine. — Conseil des affaires du dedans du royaume. — Caractère de Beringhen, premier écuyer, et du marquis de Brancas.

Le lendemain, mardi 3 septembre, le régent tint à Versailles deux conseils: un le matin, l'autre l'après-dînée, où il n'y eut que les ministres du feu roi, c'est-à-dire le maréchal de Villeroy, Voysin, chancelier de France et secrétaire d'État de la guerre, Torcy, secrétaire d'État des affaires étrangères, qui avait les postes, et Desmarets, contrôleur général des finances. Ils étaient tous nommés par le testament du roi, avec ses deux bâtards, et les maréchaux de Villars, d'Harcourt, de Tallard et d'Huxelles, pour composer le conseil de régence avec M. le duc d'Orléans, et avec M. le Duc dans un an, à vingt-quatre ans. Mais par ce qui avait été décidé la veille au parlement, le régent était pleinement le maître de le composer tout comme il lui plairait, et tous ces messieurs fort en peine. Il eut encore conseil le lendemain avec les mêmes ministres du feu roi seulement; et les entrailles du roi furent portées sans aucune cérémonie à Notre-Dame, par deux aumôniers du roi, dans un de ses carrosses, sans personne d'accompagnement. Elles le devaient être à Saint-Denis, mais cela fut changé sur la représentation que fut le cardinal de Noailles que les entrailles des derniers rois étaient toutes à Notre-Dame.

Le jeudi, 5 septembre, le parlement et les autres compagnies haranguèrent le roi. Ce même jour il parut de grandes réformes dans la maison du roi et les bâtiments; et ses équipages de chasse furent réduits sur le pied qu'ils avaient été sous Louis XIII.

Le vendredi, 6 septembre, le cardinal de Rohan porta le cœur aux Grands-Jésuites avec très peu d'accompagnement et de pompe. Outre le service purement nécessaire, on remarqua qu'il ne se trouva pas six personnes de la cour aux Jésuites à cette cérémonie. Ce n'est pas à moi, qui après mon père n'ai de ma vie manqué d'assister tous les ans à l'anniversaire de Louis XIII à Saint-Denis, et qui y ai déjà été cinquante-deux fois sans y avoir jamais vu personne, à relever une si prompte ingratitude.

Ce même jour le régent fit une action du mérite le plus exquis, si la vue de Dieu l'eût conduit, mais de la dernière misère parce que la religion n'y eut aucune part, et qu'alors il se devait garder plus de respect à soi-même, et n'afficher pas au moins si subitement avec quelle sécurité il était permis de le persécuter de la manière la plus opiniâtre et la plus cruelle. Il alla à huit heures du matin voir Mme de Maintenon à Saint-Cyr. Il fut près d'une heure avec cette ennemie qui lui avait voulu faire perdre la tête, et qui tout récemment l'avait voulu livrer pieds et poings liés au duc du Maine, par les monstrueuses dispositions du testament et du codicille du roi.

Le régent l'assura dans cette visite que les quatre mille livres que le roi lui donnait tous les mois lui seraient continuées, et lui seraient portées tous les premiers jours de chaque mois par le duc de Noailles, qui avait apparemment engagé ce prince à cette visite et à ce présent. Il dit à Mme de Maintenon que si elle en voulait davantage, elle n'avait qu'à parler, et l'assura de toute sa protection pour Saint-Cyr, où il vit les classes des demoiselles toutes ensemble en sortant.

Il faut savoir qu'outre la terre de Maintenon et les autres biens de cette fameuse et trop funeste fée, la maison de Saint-Cyr, qui avait plus de quatre cent mille livres de rente et beaucoup d'argent en réserve, était obligée par son établissement à y recevoir Mme de Maintenon, si elle venait à vouloir s'y retirer; à lui obéir en tout comme à la supérieure unique et absolue en tout, à l'entretenir elle et tout ce qu'elle y aurait auprès d'elle, ses domestiques, ses équipages dedans et au de hors, de toutes choses, sans exception, à son gré, sa table et les autres nourritures aussi à son gré, aux dépens de la maison, ce qui a été très ponctuellement exécuté jusqu'à sa mort. Ainsi elle n'avait pas besoin de cette belle libéralité d'une continuation de pension de quarante-huit mille livres. C'était bien assez que M. le duc d'Orléans daignât oublier qu'elle fût au monde, et ne pas troubler son repos à Saint-Cyr. Madame la fut voir aussi le même matin sur les onze heures. Pour elle, on a vu qu'elle lui dut tout à la mort de Monsieur, et Madame lui devait au moins cette marque de reconnaissance.

Le régent se garda bien de me parler de sa visite, ni devant ni après, et je ne pris pas non plus la peine de la lui reprocher et de lui en faire honte. Elle fit grand bruit dans le monde et n'en fut pas approuvée. L'affaire d'Espagne n'était pas encore oubliée, et le testament et le codicille fournissaient alors à toutes les conversations.

Le samedi 7 septembre était le jour pris pour le premier lit de justice du roi, mais il se trouva enrhumé la nuit, qu'il ne passa pas trop bien. Le régent vint seul à Paris. Le parlement était assemblé, et j'allai jusqu'à une porte du palais, où je fus averti du contre-ordre qui ne venait que d'arriver, et qui ne put nous trouver chez nous. Le premier président et les gens du roi furent aussitôt mandés au Palais-Royal; et le parlement, qui allait entrer en vacance, fut continué pour huit jours à l'égard des procès, et pour tout le reste du mois quant aux affaires générales. Le lendemain, le régent qui était importuné du séjour de Versailles, parce qu'il aimait à demeurer à Paris où il avait tous ses plaisirs sous sa main, et trouvant de l'opposition dans les médecins de la cour, tous commodément logés à Versailles, au transport de la personne du roi à Vincennes sous prétexte d'un petit rhume, fit venir tous ceux de Paris qui avaient été mandés à voir le feu roi. Ceux-là qui n'avaient rien à gagner au séjour de Versailles se moquèrent des médecins de la cour, et sur leur avis il fut résolu qu'on mènerait, le lendemain lundi 9 septembre, le roi à Vincennes, ou tout était prêt à le recevoir.

Il partit donc ce jour-là sur les deux heures après midi de Versailles, entre le régent et la duchesse de Ventadour au fond, le duc du Maine et le maréchal de Villeroy au devant, et le comte de Toulouse à une portière, qui l'aima mieux que le devant. Il passa sur les remparts de Paris sans entrer dans la ville, et arriva sur les cinq heures à Vincennes, ayant trouvé beaucoup de monde et de carrosses sur le chemin pour le voir passer.

Le même jour, le corps du feu roi fut porté à Saint-Denis. On a déjà dit qu'il n'avait rien réglé ni défendu pour ses obsèques, et qu'on se conforma au dernier exemple pour éviter la dépense, l'embarras, la longueur des cérémonies: Louis XIII, par modestie et par humilité, avait lui-même ordonné des siennes au moindre état qu'il avait pu. Ces vertus, ainsi que tant d'autres héroïques ou chrétiennes, il ne les avait pas transmises à son fils. Mais on se servit de l'autorité du dernier exemple, et personne ne le releva ni le trouva mauvais, tant il est vrai que l'attachement et la reconnaissance sont des vertus qui se sont envolées au ciel avec Astrée, comme il y avait paru aux Grands-Jésuites depuis si peu de jours, lorsque le cœur du roi y fut porté, ce cœur qui n'aima personne et qui fut aussi si peu aimé. M. le Duc, au lieu de M. le duc d'Orléans, qui n'était pas payé pour en prendre la fatigue, mena le convoi. Il fit monter dans le carrosse du roi où il était le chevalier de Dampierre, son écuyer, ce qui surprit étrangement.

Je ne m'arrêterai pas ici à cette entreprise qui ne fut que de légères prémices de toutes celles qui se succédèrent bientôt les unes aux autres. Dampierre était Cugnac, et pouvait entrer dans les carrosses par sa naissance, mais on a vu ailleurs combien les principaux domestiques des princes du sang en étaient exclus par cette qualité, de quelque naissance qu'ils pussent être, à la différence de ceux des fils et petits-fils de France; combien le feu roi était jaloux et attentif là-dessus, et divers exemples. Cette hardiesse fit grand bruit, et ce fut tout. M. le duc d'Orléans n'était pas fait pour les règles ni pour les bienséances, mais pour laisser usurper chacun contre les unes et les autres, sans droit, et contre tout exemple constant.

Ainsi il permit l'entrée de la seconde cour du Palais-Royal à toutes sortes de carrosses, jusqu'alors réservée comme la seconde cour de Versailles, et il souffrit que drapât du roi qui voulut, jusqu'au premier président de Mesmes. Jusqu'alors cette distinction n'avait point passé au delà des officiers de la couronne et des grands officiers des maisons du roi, de la reine et des fils de France. Il n'y avait pas même plus de cinquante ans que les magistrats, quels qu'ils fussent, avaient commencé à draper de leurs pères, mères et femmes, et rien n'avait paru plus nouveau ni plus ridicule au deuil de Monseigneur que quelques magistrats du conseil, en fort petit nombre, qui hasardèrent de paraître en pleureuses, et qui ne furent point imités par les autres. Le régent crut apparemment se dévouer le parlement et le premier président, en flattant son orgueil extrême; il ne fit que faire mépriser son extrême facilité. On en verra bien d'autres et en tousgenres dans la suite .

Le lendemain de l'arrivée du roi à Vincennes, le régent travailla tout le matin séparément avec les secrétaires d'État qu'il avait chargés de lui apporter la liste de toutes les lettres de cachet de leurs bureaux, et leurs causes, qui sur ces dernières se trouvèrent souvent courts. La plupart des lettres de cachet, d'exil et de prison avaient été expédiées pour jansénisme et pour la constitution, quantité dont les raisons étaient connues du feu roi seul et de ceux qui les lui avaient fait donner, d'autres du temps des précédents ministres, parmi lesquelles beaucoup étaient ignorées et oubliées depuis longtemps. Le régent leur rendit à tous pleine liberté, exilés et prisonniers, excepté ceux qu'il connut être arrêtés pour crime effectif et affaires d'État, et se fit donner des bénédictions infinies pour cet acte de justice et d'humanité.

Il se débita là-dessus des histoires très singulières, et d'autres fort étranges, ce qui fit déplorer le malheur des prisonniers, et la tyrannie du dernier règne et de ses ministres. Parmi ceux de la Bastille il s'en trouva un arrêté depuis trente-cinq [ans], le jour qu'il arriva à Paris d'Italie d'où il était, et qui venait voyager. On n'a jamais su pourquoi, et sans qu'il eût jamais été interrogé, ainsi que la plupart des autres. On se persuada que c'était une méprise. Quand on lui annonça sa liberté, il demanda tristement ce qu'on prétendait qu'il en pût faire. Il dit qu'il n'avait pas un sou, qu'il ne connaissait qui que ce fût à Paris, pas même une seule rue, personne en France, que ses parents d'Italie étaient apparemment morts depuis qu'il en était parti, que ses biens apparemment aussi avaient été partagés depuis tant d'années qu'on n'avait point eu de nouvelles de lui; qu'il ne savait que devenir. Il demanda de rester à la Bastille le reste de ses jours avec la nourriture et le logement. Cela lui fut accordé avec la liberté qu'il y voudrait prendre.

Pour ceux qui furent tirés des cachots où la haine des ministres et celle des jésuites et des chefs de la constitution les avait fait jeter, l'horreur de l'état où ils parurent épouvanta et rendit croyables toutes les cruautés qu'ils racontèrent dès qu'ils furent en pleine liberté. Le même jour le régent tint conseil avec les ministres du feu roi, et il y fit entrer le duc du Maine et le comte de Toulouse.

Ce même jour mourut Mme de La Vieuville dans un âge peu avancé, d'un cancer au sein, dont jusqu'à deux jours avant sa mort elle avait gardé le secret avec un courage égal à la folie de s'en cacher, et de se priver par là des secours. Une seule femme de chambre le savait et la pansait. On a suffisamment parlé d'elle et de son mari, lorsqu'elle fut faite dame d'atours de Mme la duchesse de Berry. Cette princesse était à Saint-Cloud avec sa petite cour, en attendant que le Luxembourg fût en état qu'elle y vint loger. Elle disposa de la charge de sa dame d'atours en faveur de Mme de Pons qui était une de ses dames, qu'elle remplaça de Mme de Beauvau, dont le mari fut chevalier de l'ordre en 1724, et son frère aussi qui était archevêque de Narbonne. Cette dame était aussi Beauvau, d'une autre branche; son père avait été capitaine des gardes autrefois de Monsieur. On donna au duc et à Mme la duchesse du Maine un magnifique appartement en bas, aux Tuileries; et M. de Bouillon obtint pour le duc d'Albret, son fils, la charge de grand chambellan sur sa démission, en ayant vainement tenté la survivance.

Le jeudi la septembre le roi vint tenir son premier lit de justice, où il n'y eut point de foi et hommage et rien de particulier, sinon que la duchesse de Ventadour y eut un petit siège, et que le maréchal de Villeroy en eut un aussi fort bas, hors de rang, entre le trône et la première place des pairs ecclésiastiques. Ce fut une tolérance, car il ne pouvait être en fonctions tant que le roi était entre les mains des femmes. Le premier chambellan, comme grand écuyer, le porta depuis le carrosse jusqu'à la porte de la grand'chambre, où le duc de Tresmes le prit et le porta sur son trône. Il servit de grand chambellan, et en eut la place comme premier gentilhomme de la chambre en année, parce que le duc d'Altret, qui ne l'était que de la veille, n'avait pas prêté serment.

Le samedi 14 septembre les compagnies allèrent haranguer le roi à Vincennes, et le chancelier donna la démission de sa charge de secrétaire d'État de la guerre, suivant l'engagement qu'on a vu qu'il en avait pris avec M. le duc d'Orléans pour se conserver les sceaux. On en a assez dit sur cette belle convention pour n'avoir rien à y ajouter. Il en eut encore quatre cent mille livres, outre tout ce qu'il en avait tiré du feu roi.

Peu de jours après, la facilité du régent, et l'extrême et pressant besoin des finances fit accorder à Crosat l'agrément de la charge de trésorier de l'ordre, à rembourser aux héritiers de l'avocat général Chauvelin. Le régent y trouva le prêt d'un million au roi en barres d'argent, et l'engagement pour deux autres millions que fit Crosat. Térat eut le râpé de cette charge Il était depuis longtemps chancelier et surintendant des affaires de Monsieur, et de M. le duc d'Orléans ensuite, exact, appliqué, désintéressé, vertueux et fort honorable, qui faisait sa charge avec dignité, au profit de son maître, et à la satisfaction de tout ce qui avait affaire à lui: rara avis certes au Palais-Royal. Le mérite fit passer ce râpé au public; mais pour Crosat, ce fut un cri général.

Crosat était de Languedoc, où il s'était fourré chez Penautier en fort bas étage; on a dit même qu'il avait été son laquais. Il fut petit commis et parvint par degrés à devenir son caissier. On a vu quel était Penautier. Enrichi dans ce poste, il nagea en plus grande eau; mais il ne voulut point tâter de la finance ordinaire. Il donna dans la banque, dans les armateurs, et devint le plus riche homme de Paris. Le roi voulut qu'il fût intendant du duc de Vendôme, quand il ôta le maniement de ses affaires délabrées des mains et du pillage du grand prieur et de l'abbé de Chaulieu, à qui il les avait confiées depuis longtemps; enfin Crosat fut trésorier ou receveur du clergé, qui est un emploi fort lucratif. On peut juger qu'il était énormément riche et glorieux à proportion, par le mariage qu'il fit de sa fille avec le comte d'Évreux, qui devint le repentir et la douleur de tout le reste de sa vie; mais il eut aussi de quoi se consoler par le mérite de ses trois fils, qui a fait oublier tout le reste en leurs personnes.

La Bazinière, trésorier de l'épargne, qui ne valait pas mieux que Crosat, avait eu sous le feu roi la charge de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre, qui est à preuves, et par là, grâce bien plus étrange, et le roi avait fait, surtout en 1688, bien des chevaliers de l'ordre plus étranges encore en leur genre, dont on avait crié, mais jamais au point qu'on fit sur le cordon bleu de Crosat. Rien de si court en robe que les Chauvelin, qui étaient des va-nu-pieds; sans magistrature, quand la fortune du chancelier Le Tellier les débourba, parce que lui et le père de Chauvelin, conseiller d'État, avaient épousé les deux soeurs, lorsque Le Tellier était encore petit compagnon au Châtelet, et Chauvelin, conseiller d'État, était père de l'avocat général par la mort duquel la charge de trésorier de l'ordre vaquait. Or, dans la robe, ces charges n'étaient jamais tombées qu'aux premiers présidents du parlement, très rarement à des présidents à mortier. On fut surpris, lorsque le roi permit à Pontchartrain de vendre la sienne de prévôt et grand maître des cérémonies de l'ordre à Le Camus, premier président de la cour des aides. Un avocat général en cordon bleu, cela parut un monstre qui révolta le parlement même; mais cet avocat général, qui n'avait pas moins d'ambition qu'en a montré depuis le garde des sceaux, son frère cadet, avec bien plus de talents que lui, était le mignon des jésuites, le favori de la constitution, par conséquent du roi avec qui il avait secrètement des rapports continuels, et entrait fort souvent chez lui par les derrières.

Crosat était loin de tout cela, et on se donnait plus de liberté avec M. le duc d'Orléans qu'avec Louis XIV. Ces charges étaient pour les ministres, et leur indignation de voir Crosat paré comme eux passa au public, qui fit leur écho sans y avoir intérêt, lequel a vu depuis avec beaucoup plus de silence et de tranquillité les énormes choix de la promotion de 1724, et de beaucoup encore depuis. Ainsi est fait le public et le monde.

J'ai passé légèrement sur les cérémonies depuis la mort du roi jusqu'à présent, parce que le retranchement ôta l'occasion des grandes disputes, et que tout s'y passa sans rien de particulier, et je me suis arrêté au reste, le moins qu'il a été possible, comme peu important. Il faut maintenant venir aux conseils pris sur le plan que j'en avais donné autrefois au duc de Chevreuse, si singulièrement conforme à son idée, sans nous en être jamais parlé auparavant. Il avait passé entre les mains de Mgr le duc de Bourgogne par celles du duc de Beauvilliers, et avait été agréé de ce prince comme la meilleure forme de gouvernement, dont il avait résolu de se servir quand Dieu l'y aurait appelé. Mais il s'en fallut bien que ce premier plan fût suivi par M. le duc d'Orléans. Il n'en prit que la plus faible écorce. J'expliquerai comment ce malheur arriva, sous lequel la France gémit encore et gémira longtemps, parce que, pour les États ainsi que pour les corps humains, il n'y a rien de plus pernicieux que les meilleurs remèdes tournés en poisons.

M. le duc d'Orléans qui, avant la mort du roi, devait, comme on l'a vu en son temps, avoir fait ses choix à tête reposée, et n'avoir plus qu'à les déclarer, n'y avait rien déterminé, ni peut-être pas songé, quoique je l'en eusse fait souvenir souvent. Il se trouva donc à la mort du roi comme surpris d'un événement annoncé depuis si longtemps, et comme je le lui avais prédit, noyé alors d'affaires et de bagatelles, d'ordres à donner et de choses sans nombre à régler. Il se trouva en même temps assiégé de gens qui voulaient être de ses conseils qu'il avait annoncés au parlement.

Il y en avait d'indispensables pour celui de régence par leur état, et ceux-là lui étaient ennemis ou suspects. Il les fallut balancer par d'autres, ce qui était d'autant plus important que c'était en ce conseil où ressortissaient tous les autres, où aboutissaient toutes les affaires d'État et du gouvernement, et qu'elles y devaient être réglées à la pluralité des voix. C'est ce qui causa l'extrême lenteur de sa formation.

L'indigeste composition et formation de tout le nouveau gouvernement fut duc à l'ambition, à l'astuce et aux persévérantes adresses du duc de Noailles, qui n'oublia rien pour mettre le plus grand désordre qu'il put dans l'économie des districts et des fonctions des conseils, pour les rendre en eux-mêmes ridicules et odieux encore par le mélange et l'enchevêtrement des matières, et la difficulté de l'expédition, pour les faire tomber le plus tôt qu'il pourrait, et demeurer lui premier ministre: tellement que choix, rangs, administration, décisions, il y mit tous les obstacles qu'il put y faire naître pour fatiguer M. le duc d'Orléans, rebuter le public, qui fut d'abord ravi de ces établissements, lasser même ceux qui en seraient, en les commettant tous les uns avec les autres, et les corps aussi des conseils entre eux. Il en résulta beaucoup d'embarras, de désordres, de maux dans les affaires, et ce pernicieux homme en eut tout le succès qu'il s'en était proposé, excepté celui pour lequel il brassa tous les autres, et après lequel il ne s'est jamais lassé de courir, et court encore plus de trente ans après, à travers tous les opprobres qu'il a recueillis en ces dernières guerres, et qu'il avale sans cesse dans son néant à la cour et dans le conseil, noyé qu'il est dans le mépris universel .

Dès les premiers jours que nous fûmes à demeure à Paris, c'est-à-dire aussitôt que le roi fut à Vincennes, il fut question des conseils entre M. le duc d'Orléans et moi. Ce ne fut pas sans quelques reproches de ma part de ce que les choix étaient à faire. Il me parla douteusement sur la place de président des finances, quoiqu'il l'eût promise au duc de Noailles, comme je l'ai dit, dès avant la mort du roi. Je savais de reste alors à quoi m'en tenir avec ce galant homme, mais je crus devoir plus à l'État et à mon premier plan qu'à moi. Je le croyais encore capable de travail par lui-même, instruit surtout comme il l'était depuis deux ans par Desmarets. Ses richesses et ses établissements m'assuraient de la netteté de ses mains; son ambition même, de tous ses efforts à bien faire dans une place si considérable où je voulais un seigneur, et pour laquelle je n'en voyais point qui l'égalât. Je raffermis donc M. le duc d'Orléans dans la résolution de la lui donner.

En même temps j'achevai de le fortifier contre les efforts qui se faisaient contre le cardinal de Noailles. Les cardinaux de Rohan et de Bissy, le nonce Bentivoglio et les autres chefs de la constitution étaient dans les plus vives alarmes du traitement que le cardinal de Noailles recevait depuis la mort du roi. Ils mouraient de frayeur de le voir à la tête des affaires ecclésiastiques; ils remuaient tout pour l'empêcher, ils criaient à l'aide à tout le monde, ils demandaient aux gens principaux leur protection pour la religion et pour la bonne cause. Bissy, dès Versailles, me l'avait demandée tout éperdu, je lui avais répondu avec une très froide modestie. Un soir qu'il y avait assez de monde, mais trayé, chez M. le duc d'Orléans, de ces premiers jours à Paris, je vis le duc de Noailles parler à Canillac, tous deux raisonner ensemble, me regarder, et tout de suite Canillac venir à moi et me tirer à part. C'était pour me représenter le danger du délai de déclarer le cardinal de Noailles chef du conseil de conscience ou des affaires ecclésiastiques (car ce conseil eut ces deux noms), les mouvements et les intrigues du parti opposé, et l'embarras où se trouverait M. le duc d'Orléans, s'il donnait le temps au pape de lui écrire un bref d'amitié par lequel il lui demanderait comme une grâce de ne pas mettre le cardinal de Noailles à la tête de ce conseil. Cette raison me frappa; je convins avec Canillac qu'il n'y avait point de temps à perdre. Il me proposa d'en parler à l'heure même au régent. Quelques moments après je le fis.

Je lui fis peur de l'embarras où il se trouverait entre désobliger si formellement le pape, ou lui donner pied à se mêler du gouvernement intérieur, avec les conséquences pernicieuses qui en résulteraient. Il les sentit, mais il avait peine à finir. Je lui proposai alors, pour éviter toute affectation, de déclarer tout à la fois les places du duc et du cardinal de Noailles, d'appeler le duc sur-le-champ, de faire la déclaration tout haut, en présence de tout ce monde, et de le charger de l'aller dire à son oncle. Le régent balança encore, je le pressai, et j'en vins à bout. Il appela le duc de Noailles, en s'approchant du monde, et fit la déclaration. Noailles me parut également surpris et ravi de joie, fit son remerciement pour soi et pour son oncle.

Tout retentit de cette nouvelle aussitôt après dans le Palais-Royal, et dès le soir à Paris. Le lendemain toute la ville le sut, et la joie et les applaudissements parurent universels, autant que la douleur et le dépit furent extrêmes dans le parti opposé, naguère si gros et si triomphant, alors si réduit en nombre et en crédit. Le remerciement du cardinal de Noailles, le lendemain au régent, acheva de consommer la chose.

Il en était temps. On sut que la prière du pape était résolue. Il la changea en plaintes, mais assez douces, auxquelles le régent répondit plus doucement encore, mais avec une fermeté sur la chose, mêlée de force compliments et respects. On vit alors bien à clair le pouvoir de la puissance temporelle sur les matières ecclésiastiques, et bien à nu la gaze délice de ce manteau de religion qui couvre tant d'ambition, de cabales, de brigues et d'infamies.

Cette bonne cause, dont sous le feu roi la foi et toute la religion semblait dépendre, cette constitution qui avait obscurci l'Évangile compté pour peu en comparaison, et ce que j'avance en soi n'est point exagération, changea tout à coup de situation avec ce parti de mécroyants, de révoltés, de schismatiques, d'hérétiques proscrits, persécutés, dont les plus hautes têtes abattues sous la plus profonde disgrâce se voyaient au moment de leur dégradation, et les membres livrés à la persécution la plus ouverte, dispersés en exil, jetés dans les prisons et les cachots sans pouvoir trouver de refuge dans les cas où la justice et l'humanité réclamait inutilement pour eux, sans qu'il fût permis à aucun tribunal réglé d'admettre la connaissance de leurs causes. Il ne fallut que ce grand coup à la suite du retour du cardinal de Noailles et des siens en considération à la mort du roi, pour atterrer leurs ennemis, écrire sur leur front l'ignominie de leur ambition, de leurs complots, de leurs violences; décrier leur constitution comme l'opprobre de la religion, l'ennemie de la bonne doctrine, de l'Écriture, des Pères; leur cause comme la plus odieuse et la plus dangereuse pour la religion et pour l'État.

Je me garde bien ici de prétendre décider rien; mon état laïque et la nature de ces Mémoires purement historiques ne le pourraient souffrir. Mais je rapporte avec la plus fidèle exactitude quelle fut l'opinion générale et transcendante du monde laïque et ecclésiastique du vivant et après la mort du roi, et je m'y arrête d'autant plus volontiers, qu'outre que ce fait est trop marqué pour ne le pas rapporter, il prouve avec la dernière évidence le cas qu'on doit faire, en choses d'opinion et de religion, de ce que la cour appuie ouvertement, jusqu'à y mettre toute son autorité et son honneur, et à y déployer toute sa puissance et sa violence, par conséquent le cas qu'on doit faire du grand nombre, lorsque pendant tant d'années les grâces, les tolérances, toutes sortes de bienfaits, encore plus d'espérance se trouvent d'un côté; toute persécution, déni de justice, exclusion radicale de tout, prisons, cachots, expatriations sont de l'autre, sans qu'aucune voix puisse être écoutée, sans qu'aucun crédit ose s'y hasarder, sans que le plus léger doute ou soupçon soit moins qu'un crime irrémissible.

Vingt-quatre heures suffirent à un si grand changement; quinze jours y mirent le comble. L'herbe croissait à l'archevêché, il n'y paraissait que quelques Nicodèmes tremblants sous l'effroi de la synagogue. En un moment on s'en rapprocha, en un autre tout y courut. Les évêques qui s'étaient le plus prostitués à la cour, ceux du second ordre qui s'étaient le plus fourrés pour faire leur fortune, les gens du monde qui avaient eu le plus d'empressement de plaire, et de s'appuyer des dictateurs ecclésiastiques, n'eurent pas honte de grossir la cour du cardinal de Noailles, et il y en eut d'assez impudents pour essayer de lui vouloir persuader qu'ils l'avaient toujours aimé et respecté, et que leur conduite avait été innocente. Il en eut lui-même honte pour eux; il les reçut tous en véritable père, et ne montra quelque froideur qu'à ceux où la duperie aurait été trop manifeste, mais sans aigreur et sans reproches, peu ému, au reste, de ce subit changement qu'il voyait être la preuve d'un autre contraire, si la cour venait à cesser la faveur qu'elle lui montrait.

L'abattement de ses ennemis fut incroyable. Il montra bien qu'ils ne pouvaient s'appuyer que sur un bras de chair, et ils en étaient si convaincus, qu'après le premier étourdissement, les plus furieux se réunirent pour chercher à conjurer l'orage, et à revenir avec le temps d'où ils étaient tombés, par les mêmes intrigues qui les y avaient portés la première fois. Dieu qui veut éprouver les siens, dont le règne n'est pas de ce monde, et pour lequel Jésus-Christ a déclaré qu'il ne priait pas, permit que ce même monde vînt enfin à bout de ses complots, et que la bonace fût de peu de durée.

Cette déclaration faite, il devint pressé de former ce conseil, et d'en choisir les membres. Les matières de Rome, les affaires des divers diocèses, de nature à avoir besoin de la main du roi, celles des divers ordres et communautés qui pouvaient passer pour majeures, certaines matières bénéficiales particulières, quelques dépendances de celles de la constitution, étaient du ressort de ce conseil; car pour la distribution des bénéfices, le cardinal de Noailles en eut en même temps la feuille. Le régent crut avec raison le devoir composer de peu de personnes, et que les unes fussent du métier, c'est-à-dire ecclésiastiques, les autres du parlement, à cause des matières bénéficiales, de celles de Rome, et des libertés de l'Église gallicane. Le cardinal de Noailles fut du même avis, et j'en avais parlé de même à M. le duc d'Orléans avant la mort du roi.

On choisit donc, de concert avec le cardinal de Noailles, l'archevêque de Bordeaux, qui le fut après de Rouen, l'abbé Pucelle, conseiller clerc de la grand'chambre, de la première réputation pour la capacité et l'intégrité, et qui l'a bien montré depuis avec un sage, niais insigne courage, d'Aguesseau, procureur général, et Joly de Fleury, premier avocat général, l'un aujourd'hui chancelier, l'autre procureur général. L'archevêque était frère du maréchal de Besons, et avait été évêque d'Aire, le même que j'avais fait travailler sous Mgr le duc de Bourgogne, comme on l'a vu en son temps, la première fois que le roi lui envoya l'affaire de la constitution. Par être frère de Besons, il était agréable au régent, avait toujours tenu une conduite honnête avec le cardinal de Noailles, et avec les cardinaux de Rohan et de Bissy et les jésuites, sans bassesse d'aucun côté, ni prostitution; il était en réputation d'homme d'honneur, et du plus capable dans toutes les affaires temporelles et bénéficiales du clergé, aux assemblées duquel il était fort rompu, et fort considéré, et sous un extérieur fort rude, il avait un liant et une douceur fort propre à conciliation. Avec cela point faux, bon homme et bonne tête pour tout, et ne s'en faisant accroire sur rien, respectueux et fort courtisan, sans être néanmoins corrompu, mais complaisant autant qu'il pouvait l'être honnêtement: avec assez d'esprit pour se savoir bien tirer d'affaires.

La composition de ce conseil déplut horriblement aux chefs du parti de la constitution; ils n'avaient pu, dans leur puissance, s'assujettir l'archevêque de Bordeaux, et en même temps ils ne pouvaient s'en plaindre; mais les trois magistrats leur étaient insupportables par leurs lumières, par l'expérience qu'ils avaient de leurs artifices, de leurs détours, de leur violence, et par la fermeté et la capacité avec laquelle Pucelle s'était conduit contre eux au parlement et [avait] donné courage à cette compagnie de leur résister sans cesse, et avec laquelle d'Aguesseau avait résisté au feu roi, jusqu'à s'exposer à perdre sa charge. Ils n'étaient pas plus contents de Joly de Fleury, qui avec plus d'art, de douceur, d'adresse et de finesse, ne leur était pas moins opposé, et doucement ralliait ses confrères et tout le parlement, et leur fournissait des armes sans y paraître que le moins qu'il pouvait, mais se montrant dans le besoin avec une capacité très supérieure, et des lumières infinies.

Les chefs de la constitution crurent tout perdu par la feuille et par ce conseil ainsi composé. Ils n'y trouvèrent de remède que par Rome, et n'oublièrent rien pour irriter le pape, et l'engager d'en demander la destruction, et de la procurer par toutes sortes de voies. Ils eurent le dépit de trouver Rome plus sage qu'eux, et un pape qui, bien que très affligé, prit le parti du silence, et ne voulut jamais se commettre.

Le parlement transporté de joie de voir ceux de ses membres qu'il estimait le plus employés dans ce conseil, et avant tous autres, se répandit en applaudissements, et le public entier y répondit par les siens, dans l'espérance de voir enfin en tout genre la fin de la tyrannie qui commençait par celle de la religion, et par un choix justement applaudi de tout le monde.

Ce conseil se tint à l'archevêché. Le cardinal de Noailles proposa au régent l'abbé Dorsanne pour en être le secrétaire. C'était un saint prêtre et fort instruit, qui dans la place d'official de Paris avait mérité l'estime et l'approbation publique. Il s'acquitta très dignement de cet emploi, et fut toujours semblable à soi-même. Il n'était pas favorable à la constitution. Ses ennemis prétendirent que le cardinal de Noailles puisait dans ses lumières, et que Dorsanne le retenait dans sa fermeté. Il mourut d'une manière fort prompte et fort singulière qui ne fit pas honneur dans l'opinion publique à MM. de la constitution.

Ce conseil réglé, le plus pressé à former parut être celui des finances. Le maréchal de Villeroy en demeura chef, mais sans s'en mêler directement, et il demeura à cet égard comme il était du temps du feu roi. Noailles, qui sous le titre de président s'en arrogea toute l'autorité en repaissant le maréchal de toutes sortes de bassesses, avait hâte de se voir en fonction. Il y avait sept intendants des finances qui, pour six cent mille livres que leurs charges leur avaient coûtées, touchaient chacun quatre-vingt mille livres de rente, sans le tour du bâton que personne ne pouvait supputer. On les supprima tous sept, en leur payant l'intérêt de leur finance, c'est-à-dire trente mille livres de rente à chacun en attendant leur remboursement de six cent mille livres.

Ces sept étaient Caumartin et des Forts, conseillers d'État, Le Rebours et Guyet, que Chamillart y avait mis, et qui n'avaient qu'une suprême impertinence; Bercy, gendre de Desmarets, d'une humeur étrange et de mains fort soupçonnées; Poulletier, fils d'un riche financier, qui avait donné huit cent mille livres, c'est-à-dire deux cent mille livres plus que les autres, et Fagon, tous maîtres des requêtes, qui fut presque le seul qui entra dans le nouveau conseil des finances. C'était le fils du premier médecin du feu roi qui, en ce genre, était d'une grande capacité, et qui le montra bien dans la suite.

Noailles, ami après son père de Rouillé du Coudray, conseiller d'État, qui avait été directeur des finances, l'y fit entrer, et d'Ormesson, maître des requêtes, frère de la femme du procureur général d'Aguesseau, qui était tout aux Noailles. Le régent y joignit Effiat que je lui avais proposé pendant la vie du roi pour ce conseil, par la richesse dont il était, et le grand ordre qu'il tenait dans ses affaires, et qui était fort propre à bien voir tout ce qu'il s'y passerait, et à en tenir M. le duc d'Orléans bien averti. Le duc de Noailles choisit La Blinière, ancien avocat, pour secrétaire, qui s'était acquis de l'estime au barreau. Pelletier des Forts, Gaumont, Gilbert de Voisins et Baudry y furent joints.

Ces établissements, parmi lesquels on ne disait mot à Pontchartrain, le mirent en grande inquiétude. Il s'était bassement mis sous la protection du maréchal de Besons dont il réclamait la parenté, et d'Effiat par lui, à qui Besons s'était de longue main amalgamé. Ils ne se trouvèrent pas assez forts pour se promettre de le maintenir. Ils firent donc venir son père de Pontchartrain, à qui ils procurèrent une audience secrète de M. le duc d'Orléans au Palais-Royal par les derrières, qui conservait de la considération pour lui. L'ex-chancelier lui parla si bien qu'il en obtint que son fils ne serait point chassé, tellement que lorsque j'en voulus presser le régent, je trouvai un changement que je ne pouvais prévoir. Je fus quelque temps à découvrir cette visite; il fallut attendre, mais je ne perdis pas mon dessein de vue, et bientôt après j'en vins à bout.

Peu après le maréchal d'Huxelles, avec qui le régent avait déjà travaillé, fut déclaré chef du conseil des affaires étrangères. Le maréchal et l'abbé d'Estrées s'intriguaient depuis longtemps auprès de M. le duc d'Orléans, je n'oserait ajouter auprès de moi, mais avec une crainte et des mystères tout à fait plaisants. L'abbé avait donné plusieurs mémoires historiques sur le gouvernement de l'État à M. le duc d'Orléans et à moi. Il parvint donc à être de ce conseil des affaires étrangères, porté par ses ambassades, par la haine de Mme des Ursins, par les Noailles et par moi. J'y fis entrer Cheverny, dont j'ai parlé ailleurs, qui avait été envoyé extraordinaire à Vienne, et ambassadeur en Danemark, et M. le duc d'Orléans y ajouta Canillac. Pecquet, le principal chef des bureaux de Torcy, en fut le secrétaire.

Villars, second maréchal de France, fut chef du conseil de guerre. Il ne pouvait ne l'être point dans le brillant où il était, dès que Villeroy, doyen des maréchaux de France, lui en laissait la place libre par son titre de chef du conseil des finances, et ses autres futurs emplois. Le duc de Guiche, longtemps depuis maréchal de France, en fut fait président, parce qu'il était beau-frère du duc de Noailles, et beaucoup plus parce qu'il était colonel du régiment des gardes, et que le régent compta se le dévouer.

Avec moins d'esprit qu'il n'est possible de l'imaginer, fort peu de sens, une parfaite ignorance, une longue et cruelle indigence et de grands airs, et un grand usage du monde lui avait appris à se retourner. Valet des bâtards avec la dernière bassesse, qui comptaient sur lui, et de toute faveur, comme les Noailles, ses beau-père et beau-frère, il sut, dans les dernières semaines de la vie du roi, faire accroire à M. le duc d'Orléans qu'il se tenait caché pour éviter de recevoir des ordres qui lui fussent contraires, comme si un homme comme lui eût pu être difficile à trouver. Il sut si bien faire valoir ce service et ceux qu'il était en situation de pouvoir rendre, qu'il tira pour soi et pour les siens tout ce qu'il voulut en tout genre, et pour de l'argent; on ne serait pas cru si on articulait le quart de ce qu'il en eut du régent, puis de Law, lorsque celui-ci exista. Du reste inepte à tout, payant de grandes manières et de sottise, il n'eut de dupe que le régent du royaume, et si ce n'était pas manque d'esprit ni de connaissance. Mais la parentelle et le régiment des gardes tinrent lieu de tout.

J'y fis entrer un peu à force Biron et Lévi, tous deux depuis devenus ducs et pairs, et le premier maréchal de France. Biron était neveu de M. de Lauzun par sa femme, fille de sa sœur, et il en avait deux, Mmes de Nogaret et d'Urfé, avec qui Mme de Saint-Simon et moi avions intimement vécu à la cour. Lévi était gendre du feu duc de Chevreuse, neveu par conséquent du feu duc de Beauvilliers, mérite transcendant pour moi. Puységur, trop tard maréchal de France, n'y dut une place qu'à son rare mérite, qui a fait l'honneur des quatre ou cinq dernières campagnes de M. de Luxembourg, et qui avait servi depuis toujours très utilement. M. le duc d'Orléans y mit aussi Joffreville, Saint-Hilaire, Reynold et le chevalier d'Asfeld, longtemps depuis maréchal de France. Le premier et le dernier étaient gens de talent et de mérite, d'un grand soulagement pour un général, dont le maréchal de Berwick, qui les estimait et aimait fort, s'était fort utilement servi en Espagne, et avec toute confiance. Ils étaient aussi fort gens d'honneur, avec des mains fort nettes, et ils s'étaient fort attachés à M. le duc d'Orléans en Espagne. Il les avait fort employés, avait pris pour eux beaucoup d'estime et d'amitié, et disait qu'Asfeld était le meilleur intendant d'armée par ses soins et sa prévoyance.

Louvois, qui voulait surtout avec jalousie ce qui avait trait à la guerre, avait pris les fortifications avec le titre de surintendant. À son exemple, Seignelay en avait fait autant de celles de places maritimes. À sa mort Louvois se les fit donner. Il ne les garda qu'un an et mourut. Le roi, qui ne voulait partout que des gens de robe, et de qui Pelletier de Sousy était fort connu par son intendance de Lille, du temps des campagnes du roi en Flandre, et que Louvois son ami lui avait vanté, crut que ce conseiller d'État et intendant des finances entendrait bien les fortifications, parce que ses yeux en avaient vu, et les lui donna avec le titre de directeur général. Il devint ainsi le maître de cette dépense, l'arbitre du mérite des ingénieurs, le seul ministre de ce district à part, et de leurs promotions, avec un travail réglé avec le roi tête-à-tête toutes les semaines, qui lui en faisait toujours passer une partie à Marly. Rien peut-être n'était plus ridicule qu'un magistrat arbitre des fortifications et des ingénieurs. Le régent ôtant la guerre à la robe lui en ôta aussi cette partie si principale, et je l'engageai assez aisément de la donner à Asfeld.

Saint-Hilaire, lieutenant général de l'artillerie, en eut le département au conseil de guerre. Il était fils de celui qui eut le bras emporté du même coup de canon qui tua M. de Turenne, et il y était présent. C'était un homme fort lourd, mais qui entendait bien l'artillerie . Lui et Reynold furent regardés comme deux [personnes] nulles. Ce dernier était colonel du régiment des gardes suisses, et eut le corps des Suisses pour son département au conseil de guerre. Il s'était offert de très bonne grâce à M. le duc d'Orléans tout d'abord, et sans autre ménagement pour M. du Maine, avec qui il était bien, que de respect, cela en galant homme qui va droit où l'autorité doit être. L'autre en avait fait autant pour l'artillerie. Tous ces messieurs étaient lieutenants généraux.

Il fallut songer aux vivres, étapes, fourrages, et aux divers marchés, par conséquent à des gens dont ce fût plus particulièrement le métier. C'est ce qui fit choisir deux intendants de frontière distingués en ce genre: Le Blanc, de la partie maritime de la Flandre, et Saint-Contest de Metz, qui était de mes amis, et qu'on a vu ici aller signer en troisième la paix de l'empereur et de l'empire à Bade. C'était un homme d'un extérieur lourd et grossier, avec toutes les manières ridiculement bourgeoises, qui avait tout l'art, la finesse, la souplesse, les vues et les tours pour arriver à ses fins sans avoir l'air de penser à rien, lors même qu'il y travaillait le plus. Cela lui était naturel. Avec cela doux, liant, accessible et honnête homme. Il fut enfin reconnu à Cambrai par les ministres étrangers du congres, où il était l'un des ambassadeurs de France. Ils l'aimaient tous, mais ils le craignaient. L'autre était plein d'esprit, de capacité, d'expédients, fort liant aussi, tous deux gens de travail et d'expérience, qui connaissaient le monde, et qui avaient toujours su contenter tous ceux qui avaient eu affaire à eux. Leur choix aussi fut fort applaudi. Je ne connaissais point du tout Le Blanc, je m'en accommodai fort. Il y aura beaucoup lieu d'en parler dans la suite, et l'histoire de son temps ne se pourra taire de sa fortune, de sa catastrophe, et de son triomphant retour. Ce sont des événements que tout le poids d'un prince du sang premier ministre ne saurait étouffer.

Le conseil de marine fut aisé à composer. Le comte de Toulouse, comme amiral, en fut chef; le maréchal d'Estrées, premier vice-amiral, en fut président; le maréchal de Tessé y entra comme général des galères; Coetlogon, mort maréchal de France, et d'O, comme lieutenants généraux de mer; Bonrepos qui avait été intendant général de la marine, que j'aidai à en être; Vauvray et un autre intendant de marine, avec La Grandville, maître des requêtes, pour rapporteur des prises. J'y fis mettre pour secrétaire ce même La Chapelle que Pontchartrain avait chassé de ses bureaux et dont j'ai parlé plus d'une fois.

La place de chef du conseil des affaires du dedans du royaume, qui était proprement le conseil des dépêches, celles des départements des provinces des quatre secrétaires d'État, et quelques autres encore de pareille nature, fut offerte au maréchal d'Harcourt. Il s'en excusa sur le travail de cet emploi, et sur la difficulté de parler bien librement, qui lui était demeurée de ses apoplexies, et qui le mettait hors d'état de rapporter souvent et longuement les affaires de ce conseil à la régence. Ces raisons étaient vraies et solides. Harcourt, dans la considération où il s'était mis, voyait bien que le régent ne pourrait se dispenser de l'admettre au conseil de régence, et se tint ferme aux refus réitérés. Je ne voyais que d'Antin à mettre à la tête du conseil du dedans; je le proposai, je fus refusé.

C'est le seul homme pour qui M. le duc d'Orléans, si fort sans aucun fiel pour ses plus mortels ennemis, ait conservé rancune, et le seul encore pour qui ce prince, si indifférent à la vertu, n'ait pu vaincre son mépris. On a vu les raisons de l'un et de l'autre dans le cours de ces Mémoires. D'ailleurs lié étroitement aux bâtards par état et par besoin sous le feu roi, et tout à Mme la Duchesse, ce prince si aisément soupçonneux ne le pouvait souffrir.

D'Antin, depuis qu'il était due, s'était peu à peu jeté à moi. M. [le Dauphin] et Mme la Dauphine, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, le maréchal de Boufflers étaient disparus; il n'y avait plus trace de Monseigneur ni de la cabale de Meudon; le mariage de Mme la duchesse de Berry était fait; elle était veuve, et Mme la Duchesse l'était aussi depuis longtemps. Mon éloignement pour d'Antin avait cessé avec les personnes et les causes qui le formaient. Je sentais également tout son fumier, mais je n'en pouvais ignorer les perles qui y étaient semées, et je ne voyais personne de rang qui eût plus de talents pour bien remplir cette place. D'Antin d'ailleurs avait trop d'esprit et trop peu de courage pour se laisser engager contre le régent; il connaissait trop aussi M. et Mme du Maine pour s'attacher véritablement à eux. Il tenait trop d'ailleurs de tout temps à Mme la Duchesse qui les détestait souverainement. Par cette liaison intime, il était propre à en former une entre le régent et M. le Duc, sur qui l'âge et la confiance de Mme la Duchesse lui donnait de l'autorité, qui demeurerait crédit et créance quand ce prince viendrait à l'âge d'être compté, ce qui arriverait bientôt; enfin l'esprit courtisan de d'Antin, et la servitude tournée en lui en nature, me rassurait pleinement. C'était un homme naturellement brutal et livré à tous les vices, mais si maître de soi qu'il était doux, liant, patient, plein de ressources. Personne n'avait plus d'esprit, ni de toutes sortes d'esprit, et avec un air tout grossier et tout naturel, plus d'art, de tour, de persuasion, de finesse, de souplesse. Il était et il disait tout ce qu'il voulait, et comme il le voulait; et hors d'intérêt, il était bon homme, et aimait à faire plaisir. Toutes ces raisons me déterminèrent à m'opiniâtrer pour lui.

La défense du régent dura plus de douze ou quinze jours. Il se rendit enfin, mais de mauvaise grâce; d'Antin fut déclaré chef du conseil des affaires du dedans du royaume; mais quelque soin, quelques contours qu'il put employer, jamais il ne prit bien avec M. le duc d'Orléans.

Je proposai à ce prince le marquis de Brancas et Beringhen, premier écuyer du roi, pour entrer dans ce conseil. Je réussis aisément pour le premier des deux qui s'était bien conservé avec lui, et à qui sa brouillerie ouverte avec la princesse des Ursins avait ajouté du mérite. Je n'obtins pas l'autre avec tant de facilité.

C'était un personnage de ce qu'on appelait alors de la vieille cour, mais plus par ses amis et ses liaisons, le soutien de sa charge, et l'habitude de la cour et du grand monde, que par lui-même. Il était fort honnête homme, court d'esprit, pesant de langage, fort bien avec le roi, avec le duc du Maine, avec le maréchal de Villeroy, avec Harcourt, avec son cousin germain le maréchal d'Huxelles, avec le premier président, intime de ces deux derniers, fort lié encore avec le duc d'Aumont, son beau-frère, que j'empêchai d'arriver à rien, assez aussi avec le duc d'Humières, son autre beau-frère, pour qui M. le duc d'Orléans m'avait promis merveilles, et à lui-même aussi, car je les avais abouchés tous deux dans les derniers jours de la vie du roi en rendez-vous pris exprès dans un bosquet de Versailles près de l'Orangerie. Je n'ai pu démêler ce qui nous fit manquer de parole, mais jamais je n'ai pu parvenir à rien pour lui, quelque travail que je m'en sois donné. Enfin je résolus le régent à mettre Beringhen dans le conseil du dedans. On a vu qu'il était intimement avec le chancelier de Pontchartrain, que je l'y avais connu, et que nous étions ensemble sur le pied de confiance.

J'étais aussi ami du marquis de Brancas, longtemps depuis grand d'Espagne et maréchal de France. On a vu en son temps l'origine et les chemins de sa fortune. Jamais il ne négligea aucun des chemins qui l'y pouvaient conduire. Mme de Maintenon fut sa protectrice; il fut très bien avec M. et Mme du Maine, qu'il cultiva dans tous les temps, et sut n'en être pas moins bien avec M. le duc d'Orléans. Il parvint à manger également au râtelier de la guerre et à celui de la cour, et les faire servir réciproquement l'un à l'autre. Aussi avait-il de l'esprit, encore plus d'art, d'adresse et de manège, avec une ambition insatiable qui ne lui a jamais laissé de repos. C'était un grand homme, fort bien fait, d'une figure avenante, avec des manières polies, aisées, entrantes, qui ne faisait jamais rien sans dessein, et qui aîné de quinze ou seize frères ou sœurs, avec sept ou huit mille livres de rente entre eux tous, devenu conseiller d'État d'épée, chevalier du Saint-Esprit et de la Toison, lieutenant général de Provence, gouverneur de Nantes et tenant les états de Bretagne, grand d'Espagne et maréchal de France, avec un grand mariage pour son fils, l'archevêché d'Aix et l'évêché de Lisieux pour ses frères, se mourait de douleur de n'être pas ministre d'État, duc et pair, et gouverneur de Mgr le Dauphin.

J'en parle comme d'un homme mort par les apoplexies dont il est accablé, qui apparemment ne le laisseront pas vivre longtemps. Il a la main droite toujours gantée, même en mangeant; les doigts en paraissent vides, il n'y a qu'un mouvement léger du pouce: homme vivant ne l'a jamais vue. À la grosseur du dedans, et à tout ce qu'on en voit, il paraît que c'est une patte de crabe ou de homard. Ses façons et sa conversation étaient agréables, et il était fort instruit de tout ce qui se passait au dedans et au dehors. Dévot et constitutionnaire jusqu'au fanatisme, et du petit troupeau de Fénelon qui n'empêche pars l'ambition à pas un des disciples de cette école.

Brancas eut les haras qui furent d'abord ôtés à Pontchartrain, et le premier écuyer les grands chemins, ponts et chaussées, pavé de Paris, etc., dont il s'acquitta en perfection. Il n'en fut pas de même des haras, que Brancas acheva de laisser perdre, quoiqu'il en eût douze mille livres d'appointements particuliers.

À ces messieurs on joignit Rougeault, intendant de Rouen, avec un autre ou deux, et l'abbé Menguy et Goeslard, tous deux conseillers de la grand'chambre, à cause des procès fréquents en ce conseil, et des évocations qu'on y en pouvait faire. Le choix fut aussi fort applaudi. La Roque, attaché à d'Antin, homme d'esprit et capable, fut, à sa recommandation, secrétaire de ce conseil.

CHAPITRE VIII. §

Conseil de régence. — Caractère de Besons. — Torcy. — Bouthillier-Chavigny, ancien évêque de Troyes. — La Vrillière sans voix; son caractère et ses fonctions. — Pontchartrain sans voix ni fonction. — Rage et conduite de Tallard. — Personnages des conseils. — Desmarets congédié avec une gratification de trois cent cinquante mille livres. — Trop juste augure de M. le duc d'Orléans. — Catastrophe de Mme Desmarets. — Bercy, son gendre, chassé. — Lieux des divers conseils. — Leurs appointements. — Règlements particuliers. — Prétention des conseillers d'État de ne céder qu'aux ducs et aux officiers de la couronne. — Noailles et Canillac avocats des conseillers d'État contre les gens de qualité. — J'expose au régent la qualité et le ridicule de cette prétention. — Mollesse du régent. — Adresse des conseillers d'État. — Effiat vice-président. — Forme des conseils du feu roi adoptée au conseil de régence. — Les maîtres des requêtes refusent de rapporter au conseil de régence, s'ils n'y sont assis, ou si ceux de ce conseil qui ne sont ni ducs, ni maréchaux de France, ou conseillers d'État, n'y sont debout tant que les maîtres des requêtes y seraient. — Les conseillers au parlement mis dans les conseils imitent les maîtres des requêtes, et le régent le souffre. — Deux exemples de l'inconvénient qui en résulte pour les affaires. — Les maîtres des requêtes cèdent enfin aussitôt après la mort du chancelier Voysin, et, sans plus de prétentions, rapportent debout au conseil de régence. — Les conseillers d'État emportent d'y précéder tout ce qui n'est pas duc ou officier de la couronne, lorsqu'ils y viennent extraordinairement.

Tous ces conseils choisis, il fallut enfin en venir à celui de régence, dont la formation était la plus difficile. Il devait être composé d'assez peu de membres pour le rendre plus auguste, et il y avait plusieurs personnages ennemis de M. le duc d'Orléans, ou fort suspects, que leur état ne permettait pas d'en exclure. Tels étaient le duc du Maine, le comte de Toulouse, le maréchal de Villeroy, le maréchal d'Harcourt dès qu'il avait refusé la place de chef du conseil des affaires du royaume, le chancelier Voysin dès que M. le duc d'Orléans avait fait la faute énorme de se laisser engager à lui laisser les sceaux. Toulouse et Harcourt n'étaient que suspects: ils l'étaient beaucoup, l'un par son être et par son frère, quelque différent qu'il fût de lui; l'autre par son ancienne intimité avec Mme de Maintenon et la princesse des Ursins. Tous les autres étaient ennemis. Il fallait donc les contre-balancer par des gens sûrs pour M. le duc d'Orléans, et qui fussent en état de se faire écouter dans le conseil, où toutes les affaires du dehors et du dedans étaient rapportées des autres conseils, et décidées en dernier ressort en celui-ci à la pluralité des voix. Il fallut de plus considérer que celle de M. le duc ne pouvait encore être d'aucun poids, et que ce poids, venu avec l'âge, se pouvait, par les intérêts et les cabales, détourner aussi aisément contre que pour M. le duc d'Orléans.

La facilité de ce prince fut telle eu chose de cette importance, qu'il se laissa aller aux instances du maréchal de Besons, appuyé d'Effiat, pour le changer du conseil de guerre, où il était destiné, et où il n'y avait que la bienveillance du régent qui l'y pût faire préférer à d'autres, pour le placer dans le conseil de régence. C'était un rustre brutal qui s'était échappé tout jeune de la maison de son père, qui le voulait faire d'église, s'était enrôlé dans les troupes qui passaient clandestinement en Portugal, et y porta le mousquet. Y étant reconnu par les perquisitions de son père, il fut bientôt fait officier, et servit avec application. C'est avec le latin qu'il savait avant que de s'enrôler, toute l'éducation qu'il avait eue. Il était bon officier général, entendait bien à mener une aile de cavalerie, et de certains détails, encore ses brusqueries et son emportement l'empêchaient-ils souvent de voir et d'entendre. Ce qui était au delà surpassait fort sa portée, comme il a paru quand il a eu quelquefois des armées à commander, par accident. Avec une humeur insupportable et fort peu d'entendement, c'était un homme brave de sa personne, et qui savait ce que c'était que l'honneur, mais embarrassé de tout, infiniment timide, qui ménageait tout, avait grande passion d'être et d'avoir, fort bas et fort plat, qui ne manquait pas de sens ni d'un certain petit esprit de courte intrigue, avec assez de jugement. Une tête de lion et fort grosse, lippu, dans une grosse perruque qui eût fait une bonne tête de Rembrandt, et qui, paraissant tout d'une pièce, comme tout son corps, passait parmi les sots pour une bonne tête.

Son père était conseiller d'État; et son frère aîné, qui était mort, l'avait été aussi, tous deux avec réputation. Leur nom est Bazin, de la plus courte bourgeoisie, et Besons, dont ils portaient tous le nom, est ce village sur la Seine, près de Paris, si connu par la foire qui s'y tient tous les ans, dont le père avait acquis la seigneurie. Ce n'était pas là un personnage à opposer à personne dans un conseil de régence. M. le duc d'Orléans fut honteux avec moi de s'y être laissé engager; et moi, dont la destination n'avait point changé, fort fâché de me trouver si mal attelé.

Un autre homme que le régent mit dans le conseil de régence, dont il fut très embarrassé avec moi, et qu'il ne me laissa entendre que par degrés, fut Torcy, à la surprise de toute la France. Il était lié de tout temps à la cour avec tout ce qui était le plus opposé à M. le duc d'Orléans, si on en excepte ses deux plus funestes ennemis, Mme de Maintenon et M. du Maine. M. le duc d'Orléans avait eu souvent des raisons de n'en être pas content, et jusqu'après la mort du roi, jamais lui ni sa femme n'avaient fait aucun pas pour s'en rapprocher. Ils étaient amis intimes de M. et de Mme de Castries et de l'abbé de Castries, qui était une voie bien naturelle qu'ils pouvaient prendre. Castries était chevalier d'honneur, et sa femme, dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans, et fille de M. de Vivonne, frère de Mme de Montespan, et très bien avec M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Ils étaient si persuadés que Torcy leur était opposé, qu'ils étaient peinés contre les Castries de leur liaison avec lui, et je me souviens que longtemps après que Mme la duchesse d'Orléans eut commencé d'avoir une tablé à Marly, et que les dames se furent accoutumées à y aller, ce fut une manière de négociation de Mme de Castries pour y faire manger Mme de Torcy. Elle n'y avait point encore été conviée, c'était une singularité peu agréable, et néanmoins elle ne s'en empressait pas. Surtout elle ne pouvait se résoudre à la présence de M. le duc d'Orléans, et Mme de Castries prit si bien son temps, qu'elle lui procura d'y dîner pendant que ce prince était allé faire un tour à Paris.

J'étais aussi fort persuadé de l'opposition de Torcy à M. le duc d'Orléans; j'étais gîté sur lui, je l'avoue franchement, par les sentiments que les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers avaient pris pour lui, quoique leurs raisons d'éloignement ne fussent guère que par rapport aux matières de Rome. Jamais je n'avais eu avec eux, non pas de liaison, mais de connaissance la plus légère, et si la vérité veut qu'on ne cache rien, ils n'avaient chez eux que la meilleure compagnie et la plus trayée, et mon amour-propre n'était pas content de n'avoir jamais reçu la moindre avance de leur part. C'était de plus un homme de l'ancien ministère, et dans mon dessein d'anéantir les secrétaires d'État et leur puissance, Torcy, qui l'était après son père et son beau-père, ne pouvait être à mon gré. J'avais souvent pressé M. le duc d'Orléans de l'exclure; quoiqu'il ne m'eût jamais répondu là-dessus aussi net que je le désirais, j'espérais pourtant son exclusion, et j'y travaillais encore, lorsque le régent me laissa entrevoir que je n'y devais pas compter. Je redoublai mes efforts; à la fin il m'avoua avec grand embarras qu'il se le croyait nécessaire par avoir le secret de toutes les affaires étrangères depuis tant d'années qu'il en était le ministre, et par le secret des postes dont lui ne pouvait se passer. Ce fut en effet ce qui conserva Torcy.

Pour se l'acquérir entièrement, M. le duc d'Orléans le combla de caresses, de confiance et de choses. Il avait six cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d'État; il en eut cent cinquante mille de plus et tout payé en en donnant sa démission. Sa pension de vingt mille livres de ministre d'État lui tut conservée, et il en eut encore une autre de soixante mille livres sur les postes, dont il conserva la direction, l'autorité et la confiance.

On ne peut exprimer l'étonnement public de ce traitement. Torcy y passait, pour le moins, et avec raison, pour n'avoir jamais eu de liaison avec M. le duc d'Orléans, même pour lui avoir été contraire. On ne lui avait découvert aucun mouvement vers ce prince; les Castries étaient trop faibles et trop suspects par rapport à Mme la duchesse d'Orléans, pour y avoir été utilement employés. Nancré le fut peut-être; mais je l'ai toujours ignoré, et tout ce que j'ai tâché de pénétrer là-dessus ne m'a rien rapporté, sinon à me confirmer que le secret des postes avait seul opéré ce traitement si peu attendu. On verra dans la suite combien je reconnus mon erreur, et la liaison étroite que l'estime, que j'ose dire réciproque, fit entre Torcy et moi, qui a duré jusqu'aujourd'hui que nous sommes en mars 1746.

M. le duc d'Orléans avait toujours compté de mettre un évêque dans le conseil de régence. Je croyais qu'il pouvait s'en passer. Je pensais là-dessus comme le feu roi, et je crois comme tout homme sage, surtout dans le feu des affaires de la constitution. L'intérêt du feu archevêque de Cambrai, par le poids immense du feu duc de Beauvilliers sur moi, m'avait empêché de combattre ce sentiment, de sorte qu'il n'était plus temps de s'y opposer avec fruit depuis la mort de ces deux personnages. Je pensai donc alors au moins mauvais et au plus approuvé qu'on pourrait choisir, et je proposai à M. le duc d'Orléans l'ancien évêque de Troyes.

On a vu qui et quel il était, au commencement de ces Mémoires où je me suis étendu sur lui à l'occasion de sa retraite. Elle arriva tout au commencement de mon mariage. À l'âge que j'avais lors, j'avais vu son visage tout au plus, et je ne l'avais jamais connu. Mais à ce que j'en savais, il me parut fait exprès pour entrer dans le conseil de régence. Sans répéter ce que j'en ai dit lors de sa retraite, j'y trouvais un prélat consommé dans les affaires temporelles du clergé, versé dans les matières de Rome, et avec cela Français; assez de savoir ecclésiastique. Voilà quelle était sa réputation. Il avait de plus passé sa vie jusqu'à la retraite dans le plus grand monde de la cour et de la ville, recherché des meilleures et des plus importantes compagnies, ami de la plupart des personnages et des principales femmes de son temps, où il s'était mêlé de beaucoup de choses. Cette grande connaissance du monde était un grand point.

C'était un évêque sans diocèse, et un évêque qui ne pensait à rien moins qu'à revenir sur l'eau. Il y avait quinze ou seize ans qu'il vivait dans la plus exacte retraite et la plus soutenue. Il ne l'avait interrompue que depuis quatre ou cinq ans par respect pour cette fantaisie du roi de voir les gens retirés, et qui lui fit dire qu'il voulait le voir une fois l'année. Il venait passer quatre jours à Fontainebleau, où le roi lui faisait merveilles, et où, dans ce qu'il y avait de plus grand et de meilleur, c'était à qui l'aurait. Il allait de là passer deux jours à Paris, revenait pour un jour ou deux à Fontainebleau, et s'en retournait dans sa retraite, sans avoir paru ni rouillé, ni béat, ni déplacé, ni gâté. À Troyes il ne voyait pas même les passants. Il y vivait avec son neveu dans l'évêché. Dès que son neveu était en visites ou à Paris, il occupait un appartement qu'il s'était accommodé dans la Chartreuse de Troyes, où il ne voyait que les chartreux, et se rendait assidu à leurs offices: il y passait de plus les avents et les carêmes. Une telle vie, entée sur celle du plus grand monde, uniquement par choix, et si bien soutenue, me parut devoir être d'un grand poids pour retenir la licence de la vie de M. le duc d'Orléans. Cet évêque n'avait rapport à aucune cabale; il était frère de la maréchale de Clérembault, en amitié avec elle, qui était dans l'intimité de Madame, laquelle avait beaucoup d'amitié aussi et de confiance en lui. Tout me persuada donc qu'il était fait exprès pour cette place, dès qu'il y fallait un évêque. M. le duc d'Orléans l'approuva et l'exécuta.

Rien ne fut plus applaudi que ce choix. Il le manda; il arriva, il accepta sans simagrée. Le monde, qui exige presque toujours des gens de bien fort au delà du but, aurait voulu une défense, ou même un refus. Les commencements furent admirables. On ne le voyait que pour des devoirs indispensables. Je me félicitais d'avoir si bien rencontré. Ces merveilles furent de médiocre durée; je me trompai sur lui comme j'avais fait sur Torcy, mais d'une manière tout opposée; il n'est pas encore temps d'en parler. Le régent lui fit la galanterie de ne faire entrer Torcy au conseil de régence qu'après que ce prélat y eut assisté une lois, afin de lui assurer sans dispute la préséance sur Torcy qui avait été jusqu'à la fin ministre d'État sous le feu roi.

La Vrillière me dut tout ce qu'il fut, et, comme je l'ai dit ailleurs, ce ne fut pas sans peine, mais le travail opiniâtre de plus d'une année. Il conserva sa charge de secrétaire d'État, fut établi secrétaire du conseil de régence pour en tenir le registre, signer les grâces des départements des autres secrétaires d'État, et tout ce qui avait besoin de la signature d'un secrétaire d'État; avec le temps celle des expéditions et des ordres secrets, l'autorité sur la police de Paris; enfin en très peu de temps, il fut l'unique secrétaire d'État en fonction. Lui et Pontchartrain entrèrent au conseil de régence, tous deux sans voix; Pontchartrain sans nulle fonction. Je me plaignis à M. le duc d'Orléans de la conservation de celui-là. Il balbutia; il fut embarrassé; je jugeai donc qu'il fallait attendre; j'ignorais alors la visite du chancelier de Pontchartrain. J'attendis donc; mais je n'attendis pas longtemps

La Vrillière était un petit homme vif, actif, qui élevé dans les bureaux de son père en possédait la routine, obligeant, très serviable, fort poli, intérieurement glorieux, capable d'expédient et de mécanique, liant et rompu au monde, homme d'honneur. Il n'était pas heureux en femme, qui le gâta à la fin, au point qu'il n'était plus reconnaissable. Cela se trouvera en son temps.

J'ai, ce me semble, assez fait connaître le caractère et les liaisons de ce qui composait la cour du feu roi, et des personnages qui entrèrent dans ces divers conseils, pour n'avoir pas besoin de retoucher cette matière. Mais il faut encore faire voir quel fut le tout ensemble de cet important conseil de régence qui devait décider de tout à la pluralité des voix, et qui fut en effet un vrai conseil pendant près de trois années. J'y ajouterai les chefs ou autres des autres conseils qui y venaient rapporter leurs affaires, et qui, pour de certaines, y furent quelquefois appelés, tandis que les conseils demeurèrent dans leur premier établissement.

La régence était donc, pour le répéter de suite, ainsi composée. M. le duc d'Orléans, M. le Duc, le duc du Maine, le comte de Toulouse, Voysin chancelier, moi, puisqu'il faut que je me nomme, les maréchaux de Villeroy, d'Harcourt, de Besons, l'ancien évêque de Troyes, et Torcy opinants, et La Vrillière tenant le registre, et Pontchartrain, tous deux sans voix.

Ceux qui y venaient rapporter étaient l'archevêque de Bordeaux, les maréchaux de Villars, d'Estrées et d'Huxelles, les ducs de Noailles et d'Antin.

On voit ainsi sur quels et sur combien le régent pouvait compter pour amis, pour ennemis ou pour assez indifférents. Il arriva pourtant presque toujours que le conseil fut tranquille et que le régent y fut maître de tout. Le personnage que chacun de ceux-là y fit se verra avec le temps.

De cette façon Desmarets fut le seul des ministres du feu roi congédié alors par une courte lettre que M. le duc d'Orléans lui écrivit, et les six conseils furent enregistrés au parlement, c'est-à-dire leur établissement, non pas les noms ni le nombre de leurs membres. Il n'y fut pas mention du conseil de régence, comme étant le conseil du roi, et le gouvernement même.

Tallard fut aussi le seul qui ne fut point employé de tous ceux que le roi avait nommés dans son testament. Ce n'est point trop dire qu'il pensa en devenir fou, et qu'il fit plusieurs extravagances. Il alla disant partout qu'il se ferait écrire le testament du roi sur le dos; il cria, clabauda, lâcha au régent le maréchal de Villeroy et les Rohan; plaintes, clameurs, dépits, bassesses, prostitutions, tout fut mis inutilement en usage. Jamais le régent, si ordinairement facile, ne put être entamé. En général il le regardait comme contraire à lui, avec raison, mais il fallait qu'il y eût quelque autre cause que je n'ai point démêlée, qui le soutint le même contre tant d'efforts. Tallard, les voyant enfin inutiles, déclara qu'il n'avait plus qu'à s'enterrer. Il acheta la Planchette, vilaine petite maison près de Paris, et s'y confina en effet sans presque en sortir ni y recevoir personne. Nous verrons sa résurrection dans son temps.

Le régent vécut en amitié avec M. le Duc, en mesure froide et polie avec le duc du Maine, avec plus d'onction, mais en réserve avec le comte de Toulouse. Il crut gagner le maréchal de Villeroy à force de marques d'estime, de considération, de distinction, même de confiance fort hasardée; le ramener, au moins émousser ses pointes et ses écarts par d'Effiat, son ami de tous les temps, et par M. de Troyes qui l'était aussi. Le premier était vendu au duc du Maine; l'autre, marchant sur des oeufs, n'osait être que complaisant. Le maréchal reçut toutes sortes de faveurs et se piqua de ne s'en pas laisser ébranler. Il fallait exposer cela d'abord. C'est une matière qui se présentera plus d'une fois. Pour Harcourt, sa malheureuse santé ne lui permit pas de faire aucun personnage, ni à Voysin le dégoût et le mépris dans lequel il était tombé. Villars en fit toujours un fort misérable; Huxelles aussi avec toutefois beaucoup d'importance; Estrées comme point; d'Antin aussi peu. Le cardinal de Noailles ne se haussa ni baissa; il eut assez d'affaires à se défendre des insidieux chefs de la constitution. Le duc de Noailles joua le grand personnage. M. le Duc encore trop jeune, le duc du Maine silencieux, ténébreux, solitaire, profondément caché, poli jusqu'au respectueux, et attentif au dernier point à tout le monde, quand il était forcé d'en voir; le comte de Toulouse froid, tranquille, et menant sa vie ordinaire autant qu'il la put accommoder à ses nouvelles fonctions.

Desmarets tomba dans une surprise incroyable. Sa suffisance extrême lui avait persuadé qu'il était impossible de se passer de lui à la tête des finances. Il était de tout temps ami intime du maréchal de Villeroy; il l'était demeuré d'Effiat, qui l'avait toujours été au Palais-Royal de Bechameil, son beau-père. II comptait donc entièrement sur ces deux appuis; mais ce qui combla son étonnement et son indignation fut de voir le duc de Noailles à sa place, lui qui l'avait recueilli, lorsqu'à son retour d'Espagne il ne sut, comme on l'a vu dans son temps, où donner de la tête; qui en avait fait son disciple et son élève dans les finances, et pour qui il avait contraint toute sa féroce humeur. Noailles ne songea pas seulement à garder avec lui aucunes mesures, et on verra bientôt jusqu'où il poussa l'ingratitude à son égard. M. le duc d'Orléans néanmoins, pressé par Effiat et par le maréchal de Villeroy, lui fit donner trois cent cinquante mille livres au renouvellement des fermes, sur ce qu'ils lui représentèrent que c'était un droit des contrôleurs généraux, que Desmarets n'avait pas voulu toucher au dernier renouvellement, dans l'extrémité où étaient les besoins de l'État.

Une si forte grâce, et faite si fort à contre-temps, à la suite de plusieurs autres facilités du régent, dont j'ai parlé, et d'autres moindres que j'ai omises, firent augurer en lui une faiblesse fort nuisible à l'État et aux honnêtes gens, et fort utile aux impudents et aux effrontés. Malheureusement l'augure ne s'en est trouvé que trop véritable.

Mme Desmarets qui, sous l'ombre de la place de son mari, faisait à part pour elle quantité d'affaires, culbuta avec lui. Un nommé La Fontaine, longtemps receveur de M. le Prince à Senonches, près de la Ferté, où je l'avais vu, et qui de là, qui est aussi auprès de Maillebois, avait été leur complaisant pendant leur exil, avait aussi fait fortune avec eux, et s'était fait trésorier du régiment des gardes. C'était l'homme de confiance de Mme Desmarets, pour lui faire faire tous les jours des affaires, et pour placer et gouverner l'argent qu'elle en tirait. Tout cela se renversa à la chute de la place. Elle prétendit avoir été volée. Elle en fut étrangement troublée. Dans cet état la petite vérole la prit; elle en releva folle; et personne même ne l'a jamais vue depuis, quoiqu'elle ait encore vécu quelques années. Ainsi les deux rivales des bonnes grâces de Mme de Maintenon, Mme Voysin et Mme Desmarets sont mortes, l'une de désespoir de les avoir perdues et d'être supplantée par sa rivale; celle-ci folle de la perte de sa place et de son magot particulier. Bercy, intendant des finances et gendre de Desmarets, qui faisait tout sous lui, fut chassé en même temps sans retour, avec l'acclamation publique.

Il fut réglé que le conseil de conscience se tiendrait à l'archevêché, et tous les autres en divers appartements du vieux Louvre, qu'on fit accommoder et meubler. Mais peu à peu le maréchal de Villars usurpa de tenir celui de guerre fort souvent chez lui, et à son exemple le maréchal d'Huxelles, que les autres chefs ne suivirent pas.

Je ne m'arrêterai pas aux prétentions, aux entreprises, aux usurpations, aux tracasseries du duc de Noailles entre le conseil des finances et les autres conseils, des conseils des uns aux autres, et des membres de chacun entre eux, pour lasser et eux et M. le duc d'Orléans, fatiguer le public, les rende incommodes et ridicules, et les faire tomber dans les vues qui ont été expliquées; cela serait trop long et ennuyeux. Mais il faut parler du général.

M. le Duc, M. le duc du Maine et le comte de Toulouse ne voulurent point d'appointements. Le chancelier, le maréchal de Villeroy, Torcy, La Vrillière, Pontchartrain, conservèrent les leurs sans innovation, et on ne donna rien au cardinal de Noailles, au procureur général ni à l'avocat général. Harcourt, Besons, l'évêque de Troyes et moi, pour la régence, les chefs des conseils, les ducs de Noailles, de Guiche et le maréchal d'Estrées, eûmes vingt mille livres d'appointements, et les membres des conseils dix mille livres, les secrétaires six mille livres.

Il fut réglé que les conseils tiendraient aussi souvent qu'il serait nécessaire, à la discrétion des chefs, et que les chefs auraient chacun un jour de chaque semaine, ou davantage quand il serait nécessaire, pour venir rapporter les affaires de son conseil en celui de régence, où il ne rapporterait pas son avis particulier, mais celui de la pluralité des voix de chaque délibération de son conseil, et leurs jours aussi pour travailler seuls avec le régent. Il fut décidé que les chefs ou présidents des conseils ne seraient dans le conseil de régence que pour les affaires de leurs conseils, et qu'ils en sortiraient dès qu'elles seraient finies, où ils auraient leurs voix, quoique le conseil ne levât pas, et qu'ils couperaient les membres de la régence, quant à la séance, suivant leur rang entre eux; mais qu'ils s'y mettraient en la dernière place, s'ils n'étaient point ducs ou officiers de la couronne; et à l'égard de l'opinion, qu'en quelque place qu'ils fussent ils opineraient les premiers de tous à la suite de leur rapport. Les dues, comme partout, eurent la préséance, et les officiers de la couronne après eux, les uns et les autres suivant leur ancienneté de dignité; et entre les ducs, que la pairie y aurait la préséance, parce que cette séance tenait plus des fonctions d'État et de la couronne que des cérémonies de cour.

Ils ne disputèrent pas, pour ne rien innover, la préséance usurpée du chancelier au conseil, en sorte que Voysin y fut toujours au-dessous immédiatement, et sans intervalle, du duc du Maine d'un côté, et moi pareillement de l'autre du comte de Toulouse. Chacun était ainsi par rang, à droite ou à gauche, et on opinait comme on était assis, le dernier du conseil opinant après le rapporteur, et tous les autres l'un après l'autre, en remontant, et M. le duc d'Orléans le dernier.

Les sièges furent égaux pour tout le monde dans tous les conseils. Celui de régence n'eut que des ployants, le régent comme les autres, parce que le roi était censé y être, et que son fauteuil vide était au bout de la table longue, seul. Le régent à droite, en retour à la première place, M. le Duc vis-à-vis de lui. Au bas bout, vis-à-vis le fauteuil du roi, étaient Pontchartrain et La Vrillière.

Aucun de tous les conseils ne prêta de serment, sur le fondement que les ministres d'État n'en prêtaient point, et aucun de ceux du conseil de régence n'eut de patente ni de lettre du roi ou du régent pour y entrer, parce que les ministres d'État n'en ont point. Mais comme ils ne se peuvent présenter au conseil qu'ils ne soient avertis à chaque fois d'y venir de la part du roi, par l'huissier de son cabinet, les membres de la régence le furent ainsi la première fois; et au premier conseil de régence, M. le duc d'Orléans intima celui d'après, et ainsi de l'un à l'autre, et on n'avertit plus j parce qu'il y aurait eu trop à courir, sinon pour des conseils extraordinaires et imprévus auxquels on ne pouvait s'attendre.

Le régent arrivé, on n'attendait personne sans exception; si on arrivait le conseil commencé, ce qui était rare, on entrait et on s'approchait de la table derrière; le régent vous disait de prendre place, qui dans ces cas était laissée vide, et on la prenait avec un mot d'excuse.

Aucun conseil ne s'était encore assemblé qu'il y eut une rare difficulté pour celui des finances, tant les prétentions, pour ridicules qu'elles puissent être, prennent de force du mépris qu'on en fait, quand on se contente du mépris, sans les proscrire, comme fit le roi, qui se contenta de se moquer de la chimère des conseillers d'État, mise pour la première fois en avant, de ne céder qu'aux gens titrés, lors de la signature du traité de Bade, et de châtier La Houssaye, nommé troisième ambassadeur, avec le maréchal de Villars: et le comte du Luc, en y envoyant Saint-Contest au lieu de lui.

Sur ce bel exemple, qui n'en fut jamais un, mais une dérision, comme le roi s'en expliqua alors, les conseillers d'État qui étaient du conseil des finances, et il n'y en avait point dans les autres conseils, prétendirent y précéder le marquis d'Effiat, qui était de leur étoffe à la vérité, mais dont le grand-père était mort chevalier de l'ordre, ambassadeur, surintendant des finances, et par commission de l'artillerie, et maréchal de France. Il était fils du frère aîné de Cinq-Mars, grand écuyer de France, et lui-même était chevalier de l'ordre de la promotion de 1688. Ces messieurs alléguaient qu'aux conseils de Charles IX et d'Henri III, et aux états généraux du règne de ce dernier roi, les conseillers d'État de robe avaient eu la droite sur ceux d'épée qui n'étaient pas ducs ou officiers de la couronne; et ils disaient vrai. Mais ils se gardaient bien d'ajouter que c'était une innovation jusqu'alors inouïe et abrogée par Henri IV, et qui n'a jamais eu lieu depuis, innovation faite par les Guise dans le même esprit qui les engagea à faire établir les charges de l'ordre du Saint-Esprit comme elles le furent, pour favoriser et s'attacher la bourgeoisie qu'ils avaient séduite, ainsi que le clergé, et abattre, en tout ce qu'ils purent, la noblesse qu'ils craignaient et qu'ils haïssaient, comme étant trop attachée au roi et à la couronne, ainsi qu'il y a bien paru par tout le secours qu'en reçut Henri IV, qui lui affermit la couronne sur la tête et qui l'arracha à ces perfides étrangers.

J'arrivai une après-dînée chez le régent, comme il se promenait dans sa grande galerie, entre Canillac et le duc de Noailles, qui discutaient cette belle difficulté de préséance. C'étaient les deux champions de ce qu'ils avaient appelé la noblesse à l'occasion de l'insigne calomnie du duc de Noailles contre moi. Ma surprise fut donc extrême lorsque, m'étant joint à cette promenade, je les entendis tous deux plaider avec chaleur la cause des conseillers d'État contre les gens de qualité non titrés.

Après les avoir écoutés quelque temps, le régent me demanda ce que je disais à cela. Je souris, et répondis que je ne me serait pas attendu à la prétention, moins encore aux avocats que je venais d'entendre. Je remis le fait des Guise que je viens de rapporter, celui du comte du Luc, et je suppliai le régent de se souvenir comment le feu roi et l'universalité du monde avaient pris cette prétention des conseillers d'État. De là je vins au fond de la chose, et je dis qu'en France il n'y avait que trois états; que tous les trois avaient toujours été précédés par les pairs, les ducs et les officiers de la couronne sans nulle difficulté partout, et qui aux états généraux étaient avec le roi sur le théâtre; et en bas les trois états; qu'entre personnes de même état il se pouvait qu'il y eût des prétentions de préséance, mais que d'état à état il n'y en eut jamais en aucun temps; que l'église et la noblesse, la première à droite, l'autre à gauche, étaient assis et couverts, et parlaient en cette sorte en égalité parfaite de l'une à l'autre; qu'au fond de la salle, vis-à-vis du théâtre, était le tiers état, assis, mais découvert, et qui pour parler se mettait à genoux; posture qui en est restée à tout le parlement, et au premier président comme aux autres membres, parlant aux lits de justice, parce que tout magistrat, quel qu'il soit de naissance, est du tiers état par sa magistrature; que les conseillers d'État étaient de robe et magistrats, par conséquent aussi du tiers état, d'où il résultait qu'entre conseillers d'un même conseil, le tiers état devait céder aux deux premiers; d'où il était clair que la prétention des conseillers d'État de robe était sans aucun fondement contre le marquis d'Effiat. Ce raisonnement, auquel Noailles et Canillac ne s'étaient pas apparemment attendus, leur ferma la bouche, et à M. le duc d'Orléans aussi.

J'ajoutai, après un moment de silence, que je parlais contre mon intérêt, puisque la prétention que je venais de combattre allait à mettre un étage de gens dans la personne des conseillers d'État de robe, entre les ducs et officiers de la couronne et les gens de qualité, mais que la vérité devait toujours être la plus forte, et que je ne comprenais pas la patience de Son Altesse Royale de souffrir des disputes aussi ineptes, et dont la tolérance et le délai à les finir, comme elles le doivent être, donnerait lieu à cent autres, dont l'impertinence ferait honte et troublerait tout. Noailles et Canillac n'osèrent en attendre davantage, ne répondirent pas un mot, et s'en allèrent.

Le rare est que les gens de qualité ignorèrent leur conduite à cet égard, ou la voulurent ignorer ainsi que la mienne, et que la robe leur sut et à moi tout le divers gré que nous méritâmes d'elle là-dessus.

Resté seul avec le régent, je le pressai de décider. Ces deux hommes qui avaient peur de tout, et lui aussi, l'avaient effarouché sur la robe. Il me proposa l'expédient de faire d'Effiat vice-président pour précéder à ce titre. Je lui représentai, en général, les inconvénients des mezzo termine, qui sont les pères des plus folles prétentions et qui ne sont jamais qu'en faveur de ceux qui ont tort et contre ceux qui ne peuvent perdre en jugement définitif, et en particulier, l'indécence et le danger de tolérer une prétention absurde, dont le succès en ferait naître de toutes les couleurs. Je le laissai dans sa bonne amie l'irrésolution et l'indécision, après avoir parlé d'autres affaires.

Deux jours après, qui se passèrent en ridicules négociations, les conseillers d'État, qui ne demandaient pas mieux que d'en sortir avec un titre qui réalisât leur prétention, eurent la bonté de consentir de céder au titre de vice-président; ce qui était s'assurer la préséance sur tout autre homme de qualité qui pourrait entrer au conseil de finances, etc. Le régent reçut cette complaisance avec gratitude, et d'Effiat fut déclaré vice-président.

Ce que j'avais prédit au régent arriva, et il vaut mieux le raconter tout de suite que d'en interrompre des matières plus importantes. Il fut réglé que les procès évoqués au roi, qui se voient dans un bureau du conseil des parties, les affaires des prises qui se voient au conseil des prises, et maintenant de marine, quelques-unes de finances qui étaient contentieuses ou qui demandaient un règlement, toutes choses usitées sous le feu roi, se rapporteraient comme de son temps, devant lui, c'est-à-dire alors au conseil de régence, à quoi on ajouta certaines affaires du conseil de guerre, comme étapes, etc., et autres genres de règlements concernant les troupes.

Sous le feu roi, le bureau du conseil des parties, qui avait vu une affaire évoquée devant lui, entrait tout entier au conseil où étaient le roi et ses ministres, et le maître des requêtes, qui avait rapporté l'affaire au bureau du conseil des parties, la rapportait devant le roi. Les conseillers d'État de ce bureau opinaient tous quatre ou cinq après lui, puis les ministres, et le roi jugeait en se rendant toujours ou presque toujours à la pluralité des voix. Pour les affaires des prises, il y avait sous le feu roi un conseil des prises, composé de quelques conseillers d'État, qui se tenait chez M. le comte de Toulouse quand il y avait matière, lequel entrait après au conseil du roi seul, avec le maître des requêtes qui avait rapporté chez lui, et qui rapportait devant le roi et ses ministres, le comte de Toulouse présent et opinant, et se retirant avec le rapporteur dès que l'affaire était jugée. À l'égard de celles de finances dont on vient de parler, le contrôleur général en chargeait un maître des requêtes à son choix, qui entrait seul au conseil du roi un jour de conseil des finances, et qui rapportait l'affaire. Dans tous ces conseils, tout ce qui y entrait y était assis, excepté le maître des requêtes rapporteur qui rapportait debout. Il fut donc réglé que cela se passerait de même à la régence, et qu'à l'égard des affaires du détail de la guerre, dont on vient de parler, elles seraient rapportées au conseil de régence par l'un des deux maîtres des requêtes de ce conseil, Le Blanc et Saint-Contest.

Pour ne rien laisser en arrière sur les conseils du feu roi, il faut ajouter que le seul conseil des dépêches était tout différent des autres. La matière en était les disputes ou les règlements à faire dans les provinces et dans les villes, qui était proprement celle des départements des provinces des secrétaires d'État, qui, étant bien aises de s'en rendre les maîtres, en disaient un mot le matin au roi à l'issue de son lever, puis expédiaient comme ils voulaient; ce qui rendait ces conseils plus rares, sous prétexte de soulager le roi. Mais il y avait aussi telle nature de ces affaires, ou telles personnes qui s'y trouvaient intéressées, que les secrétaires d'État ne pouvaient crosser de la sorte, et qui se rapportaient au conseil des dépêches. Il y avait aussi des natures d'affaires contentieuses qui s'y rapportaient aussi par le secrétaire d'État du département duquel elle venait, ou, si elle n'était d'aucun plus que d'un autre, par un des secrétaires d'État nommé pour cela par le roi, très rarement par un maître des requêtes nommé par le chancelier, lequel seul d'extraordinaire entrait un jour de conseil de dépêches; et il y en avait un de règle tous les quinze jours. En ces conseils des dépêches, il n'y avait d'assis que les fils de France, le chancelier et le duc de Beauvilliers. Les quatre secrétaires d'État y demeuraient toujours debout, même M. de Croissy, tout goutteux et tout président à mortier au parlement de Paris qu'il était, et ils y rapportaient tout de suite chacun leurs affaires, suivant entre eux leur ancienneté de secrétaires d'État. S'il y avait un maître des requêtes rapporteur, les quatre secrétaires d'État y demeuraient également debout, et y opinaient. Le contrôleur général n'y entrait point s'il n'était aussi secrétaire d'État, et alors debout comme ses trois autres confrères. Ce conseil des dépêches devint proprement celui des affaires du dedans du royaume, que d'Antin duc et pair venait seul rapporter, ou, si c'était un procès évoqué, un maître des requêtes de ce conseil qui l'y avait rapporté; ainsi la forme unique de ce conseil des dépêches ne put avoir lieu depuis l'établissement du conseil de régence et des autres conseils.

On fut bien étonné la première fois qu'un maître des requêtes eut à rapporter au conseil de régence, qu'il déclara au chancelier qu'il prétendait rapporter assis, ou que tout ce qui n'était ni duc, ni officier de la couronne ou conseiller d'État, se tint debout tant qu'il serait lui-même debout. Ce fut une suite de la mollesse du régent dans la prétention des conseillers d'État de précéder Effiat. On se récria; on hua; mais il n'en fut autre chose; le régent n'eut pas la force de commander. On eut recours aux conseillers du parlement qui étaient dans les conseils; ils répondirent qu'ils ne prétendaient pas moins que les maîtres des requêtes. On fut donc réduit à faire tout rapporter par les chefs ou les présidents des conseils, qui, excepté d'Antin, qui y excella, n'y étaient pas propres. Je raconterai là-dessus deux aventures qui montreront combien les affaires en souffrirent.

Le maréchal de Villars, qui griffonnait à ne pouvoir être lu de personne, vint au conseil de régence avec un règlement de quarante ou cinquante articles que le conseil de guerre avait fait sur les étapes, les magasins, la marche des troupes par le royaume, et divers détails qui les concernaient. Il en fit la lecture par articles, sur chacun desquels on opina à mesure qu'il les lisait, et on fit divers changements à plusieurs qu'il écrivit aussi à mesure à la marge. Quand tout fut achevé, M. le duc d'Orléans dit au maréchal de Villars de relire le tout par article, avec chacun la note qu'il y venait de mettre, pour qu'on vit si tout était bien, et s'il n'y avait plus rien à changer ou à y ajouter. Le maréchal, qui était auprès de moi, prit donc son papier, lut un article, mais quand ce fut à la note, le voilà à regarder de près, à se tourner au jour d'un côté, puis de l'autre, enfin à me prier de voir si je pourrais la lire. Je me mis à rire, et à lui demander s'il croyait que j'en pusse venir à bout quand lui-même ne pouvait lire sa propre écriture, et qu'il venait d'écrire tout présentement. Tout le monde en rit sans qu'il en fût le moins du monde embarrassé. Il proposa de faire entrer son secrétaire qui était, disait-il, dans l'antichambre, et qui savait lire son écriture, parce qu'il y était accoutumé. Le régent dit que cela ne se pouvait pas, et chacun se regarda en riant, sans savoir par où on en sortirait. À la fin le régent dit qu'il n'y avait qu'à recommencer, comme si on n'avait rien fait, et m'ordonna de prendre la plume pour écrire les notes à mesure qu'on opinerait de nouveau sur chaque article, ce qui doubla la longueur de cette affaire. Il est vrai que ce ne fut que du temps ridiculement perdu. Mais l'inconvénient était bien plus fâcheux quand, par de mauvais rapports d'affaires longues et embarrassées, on n'était pas mis en état de les bien entendre, par conséquent de les bien décider.

L'autre histoire y a plus de rapport, et la voici: le maréchal d'Estrées rapportait au conseil de régence tout ce qui y passait du conseil de marine, et La Vrillière le comparait plaisamment, mais trop justement, à une bouteille d'encre fort pleine, qu'on verse tout à coup, et qui tantôt ne fait que dégoutter, tantôt ne jette rien, tantôt vomit des flaques et de gros bourbillons épais. Comme il commençait un jour le rapport d'une affaire de prise fort embarrassée, le comte de Toulouse qui s'était fort appliqué aux affaires de sa charge, et dont l'esprit était juste, exact, concis, et lui-même fort judicieux, me dit que je n'entendrais rien au rapport du maréchal d'Estrées, que cependant l'affaire était importante, et méritait d'être bien entendue, et qu'il me l'allait rapporter à l'oreille tandis que le maréchal parlerait. Je l'entendis donc assez clairement pour être en connaissance de cause de l'avis du comte de Toulouse, mais non avec assez d'instruction pour bien appuyer mon opinion, d'autant que le comte de Toulouse me parlait encore, lorsque ce fut à mon autre voisin à opiner. Quand ce fut à moi je dis au régent que M. le comte de Toulouse me venait d'expliquer si clairement l'affaire tandis qu'on la rapportait, que je l'entendais assez distinctement pour être de l'avis dont serait M. le comte de Toulouse, mais non assez pour m'en assez expliquer. Le régent se mit à rire, et à dire qu'on n'avait jamais opiné de la sorte ; je répondis, en riant aussi, que s'il ne voulait pas prendre mon avis ainsi, il eût la bonté de compter pour deux celui de M. le comte de Toulouse, et la chose passa ainsi. On sut bientôt quel il était, car il n'y avait jamais que le chancelier à opiner entre lui et moi.

Je pris cette occasion le lendemain pour remontrer à M. le duc d'Orléans le préjudice essentiel qui arrivait aux affaires de l'opiniâtreté des maîtres de requêtes, et de sa mollesse à la souffrir. Je n'y gagnai rien.

Je crois que le chancelier soutenait sourdement cette prétention par malice, et ce qui m'en persuada mieux, c'est que dès qu'il fut mort, et que d'Aguesseau fut chancelier, tout idolâtre qu'il fût de la robe, il la fit cesser, et les maîtres des requêtes vinrent rapporter debout tout ce qu'on voulut au conseil de régence, sans plus parler d'y être assis ni d'y faire lever personne. Mais à l'égard des conseillers d'État, lorsque pour un procès évoqué devant le roi, c'est-à-dire au conseil de régence, le bureau du conseil des parties, qui avait vu l'affaire, venait au conseil de régence avec le rapporteur. Ces conseillers d'État s'y mettaient après les maréchaux de France, et au-dessus des autres de la régence, le rapporteur maître des requêtes rapportant debout.

CHAPITRE IX. §

Éclat des princes du sang sur la qualité de prince du sang prise par le duc du Maine avec eux. — Protestation de MM. de Courtenay pour la conservation de leur état et droits, présentée au régent. — Malheur et extinction de cette branche de la maison royale. — Béthune épouse la fille du duc de Tresmes. — Nangis obtient de vendre le régiment d'infanterie du roi. — Poirier premier médecin du roi. — Mme la duchesse de Berry logée à Luxembourg avec sa cour, où Mme de Saint-Simon et moi ne voulûmes point habiter. — Villequier obtient les survivances du duc d'Aumont, son père. — Deux nouveaux premiers valets de chambre. — Le cardinal de Polignac vend sa charge de maître de la chapelle à l'abbé de Breteuil, depuis évêque de Rennes; et le baron de Breteuil la sienne d'introducteur des ambassadeurs, à Magny. — Le marquis de Simiane lieutenant général de Provence; et Fervaques gouverneur du Perche et du Maine, sur la démission de Bullion, son père. — Le prince Charles de Lorraine obtient un million de brevet de retenue sur sa charge de grand écuyer, et peu après la survivance du gouvernement de Picardie du duc d'Elboeuf. — J'eus aussi la survivance de mes deux gouvernements pour mes deux fils, et l'abbaye de Jumièges pour l'abbé de Saint-Simon. — Réflexion sur les coadjutereries régulières. — Grand et fort étrange présent du régent au duc de La Rochefoucauld. — Dépouille de l'appartement du feu roi au duc de Tresmes. — Noailles et Rouillé maîtres des finances, dont le conseil prend forme, et les autres conseils aussi. — Premier conseil de régence. — Je me raccommode avec le maréchal de Villeroy. — Placets dits à l'ordinaire. — Tentative échouée de Besons, qui s'éloigne de moi de plus en plus. — Amelot arrive de Rome, qui me conte un rare entretien entre le pape et lui sur la constitution. — Amelot exclu de tout, et pourquoi; mis enfin à la tête d'un conseil de commerce. — Spectacles recommencés. — Don à Canillac. — Garde-robe et cassette du roi. — Le grand prieur est rappelé. — Belle-Ile obtient quatre cent mille livres comptant sur les états de Bretagne. — Quel fut Belle-Ile. — Sa famille. — Quels sont les Castille, dits Jeannin. — Caractère des deux frères Belle-Ile.

À peine M. le duc d'Orléans fut-il sorti de l'embarras, où il s'était bien voulu laisser mettre, de la prétention des conseillers d'État, par la vice-présidence d'Effiat, qu'il s'en éleva un autre d'une autre importance. Je ne ferai ici qu'en marquer l'époque, parce que les suites n'en sont pas de ce moment-ci. Le procès de la succession de M. le Prince allait son train. Dans une signification que M. le duc du Maine y fit, il prit la qualité de prince du sang, comme autorisé par la déclaration du feu roi enregistrée au parlement, qui la lui donnait, et lui permettait de la prendre en tous actes et partout, tant à lui et à ses enfants qu'au comte de Toulouse. Mme la Duchesse et M. le Duc, qui n'avaient osé souffler sous le feu roi, firent grand bruit et prétendirent que, quelque protection que le duc du Maine prétendît tirer de cette déclaration, elle ne lui donnait pas droit de se qualifier prince du sang avec les princes du sang véritables, ni dans les significations juridiques dans un procès avec eux. Ils attirèrent Mme la princesse de Conti et M. son fils dans cet intérêt commun de princes du sang, quoique unis avec M. et Mme du Maine par communauté d'intérêt dans le procès contre M. le Duc pour la succession de M. le Prince. L'éclat fut grand, le régent chercha à l'apaiser. On en verra ailleurs les suites.

Le prince de Courtenay, l'abbé son frère, et le fils unique du premier auxquels cette branche se trouvait réduite, présentèrent au régent une parfaitement belle protestation, forte, prouvée, mais respectueuse et bien écrite, pour la conservation de leur état et droits, comme ils ont toujours fait aux occasions qui s'en sont présentées, et à chaque renouvellement de règne. Elle fut reçue poliment et n'eut pas plus de succès que toutes les précédentes. L'injustice constante faite à cette branche de la maison royale légitimement issue du roi Louis le Gros est une chose qui a dû surprendre tous les temps qu'elle a duré, et montrer en même temps la funeste merveille de cette maison, qui dans un si long espace n'a pu produire un seul sujet dont le mérite ait forcé la fortune, d'autant plus que nos rois ni personne n'a jamais douté de la vérité de sa royale et légitime extraction, et le feu roi lui-même. J'en ai parlé t. Ier, p. 113, 114, et t. IX, p. 23.

Ce prince de Courtenay-ci était un homme dont la figure corporelle marquait bien ce qu'il était. Le cardinal Mazarin eut envie de voir s'il en pourrait faire quelque chose, et s'il le trouvait un sujet de le faire reconnaître pour ce qu'il était, en lui donnant une de ses nièces. Pour l'éprouver à loisir par soi-même, il le mena dans son carrosse de Paris à Saint-Jean de Luz pour les conférences de la paix des Pyrénées. Le voyage était à journées, et il fut plein de séjours. Courtenay était né en mai 1640; il avait donc près de vingt ans. Il n'eut ni l'esprit ni le sens de cultiver une si grande fortune. Il passa tout le voyage avec les pages du cardinal, qui ne le vit jamais qu'en carrosse, et qui désespéra d'en pouvoir faire quoi que ce soit. Aussi l'abandonna-t-il en arrivant à la frontière, où il devint et d'où il revint comme il put. Il n'a pas laissé de servir volontaire avec valeur en toutes les campagnes du feu roi, et je l'ai vu souvent à la cour chez M. de La Rochefoucauld sans qu'il ait jamais été de rien.

Pendant le fort du Mississipi, le cardinal Dubois se piqua, je ne sais comment, de le tirer de l'affreuse pauvreté où il avait vécu, et lui fit donner de quoi payer ses dettes, et vivre fort à son aise. Il mourut en 1723. Il avait perdu son fils aîné, tué mousquetaire au siège de Mons que faisait le roi, qui l'alla voir sur cette perte, ce qui fut extrêmement remarqué, parce qu'il ne faisait plus depuis longtemps cet honneur h personne, et que M. de Courtenay n'avait ni distinction ni familiarité auprès de lui.

Son autre fils servit peu, et fut un très pauvre homme, et fort obscur. Il épousa une soeur de M. de Vertus-Avaugour des bâtards de Bretagne, revenue de Portugal veuve de Gonzalès-Joseph Carvalho Patalin, surintendant des bâtiments du roi de Portugal. C'était une femme de mérite qui n'eut point d'enfants de ses deux maris.

M. de Courtenay vécut très bien avec elle. Il était riche, se portait bien, et sa tête et son maintien faisaient plus craindre l'imbécillité que la folie. Cependant un matin étant à Paris, et sa femme à la messe aux Petits-Jacobins, sur les neuf heures du matin, ses gens accoururent dans sa chambre au bruit de deux coups de pistolet tirés sans intervalle qu'il se tira dans son lit, et l'y trouvèrent mort, ayant été encore la veille fort gai, tout le jour et tout le soir, et sans qu'il eût aucune cause de chagrin. On étouffa ce malheur qui éteignit enfin la malheureuse branche légitime de Courtenay, car il n'en resta que le frère de son père, qui était un prêtre de sainte vie, dans la retraite et les bonnes œuvres, quoiqu'il sentît fort la grandeur de sa naissance. Il avait les abbayes des Eschallis et de Saint-Pierre d'Auxerre, et le prieuré de Choisy en Brie, et mourut dans une grande vieillesse, le dernier de tous les Courtenay. C'était un grand homme, bien fait, et dont l'air et les manières sentaient parfaitement ce qu'il était. Il n'en reste plus que la fille de son frère mariée au marquis de Bauffremont. L'extinction de cette infortunée branche méritait d'être marquée, puisque l'occasion s'en est trouvée si naturellement.

Béthune, fils de la soeur de la reine de Pologne, et veuve d'une sœur du maréchal d'Harcourt, dont il a eu la maréchale de Belle-Ile, se remaria à la fille du duc de Tresmes, qui en fit la noce chez lui, à Saint-Ouen, près Paris.

Nangis, mort longtemps depuis maréchal de France et chevalier d'honneur de la reine, voyant que le régiment du roi ne lui était plus d'aucun usage depuis la mort du feu roi, qui entrait dans tous les détails de ce corps, comme on l'a dit ailleurs, demanda la liberté de le vendre. Il ne s'achetait ni se vendait. Le régent, facile, le lui permit. Il en traita avec le duc de Richelieu pour trente mille écus. Mais le marché se rompit, dont on verra la suite.

La charge de premier médecin étant l'unique qui se perde par la mort du roi, il en fallut choisir un. Chirac, qui avait la première réputation en ce genre, était au régent, et dès là exclus. Boudin, médecin ordinaire, et qui avait été premier médecin de Monseigneur, puis de la dernière Dauphine, y avait plus de droit que personne, et il était porté par toute l'ancienne cour. Mais c'était un compagnon d'esprit, d'intrigue, hardi, lié à tout ce qui était le plus opposé à M. le duc d'Orléans. Il avait de plus crié sans mesure, et sur le ton de Mme de Maintenon et du duc du Maine, sur les poisons, en sorte qu'il ne fut pas seulement question de lui. Faute de mieux parmi les médecins de la cour, Poirier fut choisi, parce qu'il avait été le médecin de Saint-Cyr, et en dernier lieu des enfants de France. Les amis de Boudin crièrent, et on les laissa crier.

Mme la duchesse de Berry vint s'établir à Luxembourg avec sa petite cour. On y chercha de quoi nous loger commodément, Mme de Saint-Simon et moi; mais Mme de Saint-Simon, ne pouvant honnêtement la quitter, prit cette occasion pour en vivre la plus séparée qu'il lui fut possible. Il ne se trouva donc rien qui nous pût loger tous deux, et nous continuâmes de loger à Paris dans notre maison ensemble. Mme la duchesse de Berry voulut pourtant qu'elle prît un logement à Luxembourg, mais elle ne le meubla point, et n'y mit jamais le pied. Elle n'alla chez Mme la duchesse de Berry les matins que lorsqu'il y avait des audiences ou quelque cérémonie, mais presque tous les soirs, à l'heure du jeu public, où les dames eurent permission d'aller sans être en grand habit, et où plusieurs étaient retenues à souper avec Mme la duchesse de Berry. Mme de Saint-Simon n'y soupait presque jamais. Nous avions tous les jours du monde à dîner et à souper, comme nous avions eu toujours, et très rarement aussi la suivait-elle aux promenades, aux visites, excepté chez le roi, et aux spectacles, et se tint ferme en cette liberté avec grande et juste raison, mais toujours traitée avec la plus grande considération. Elle avait toujours demeuré à Saint-Cloud avec elle, parce il n'y avait pas eu moyen de faire autrement. Pour moi j'en usai à mon ordinaire. Je n'avais qu'une ou deux fois l'an chez Mme la duchesse de Berry, un moment chaque fois, toujours très bien reçu; on a vu ailleurs les raisons de cette conduite.

Le duc d'Aumont obtint du régent la survivance de ses charges de premier gentilhomme de la chambre et de gouverneur de Boulogne et pays boulonnais pour le marquis de Villequier, son fils unique. Bachelier, fils de celui dont j'ai parlé, acheta en même temps de Bloin sa charge de premier valet de chambre, et je fis donner au fils de Bontems la survivance de la sienne, qui m'en avait prié. Oncques depuis n'ai ouï parler du père ni du fils. J'ai bien trouvé de leurs semblables.

Le cardinal de Polignac, qui ne se souciait plus, depuis la mort du roi, de sa charge de maître de la chapelle, obtint permission de la vendre, et il en eut gros du frère de Breteuil. L'un fut depuis évêque de Rennes, l'autre secrétaire d'État. Leur oncle, le vieux baron de Breteuil, vendit aussi sa charge d'introducteur des ambassadeurs à Magny, fils de Foucauld, conseiller d'État, à qui il avait succédé dans l'intendance de Caen, où il fit tant de sottises qu'il en fut rappelé à la fin du dernier règne, après quoi il se défit de sa charge de maître des requêtes. Il y aura plus d'une occasion de parler de cette bonne tête.

Simiane, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, eut la lieutenance générale de Provence, demeurée vacante depuis la mort du comte de Grignan, chevalier de l'ordre, son beau-père, et Fervaques, fils de Bullion, eut, sur sa démission, le gouvernement du Perche et du Maine. C'est ainsi que M. le duc d'Orléans donnait à toutes mains à qui voulait avoir, et qu'il profita si peu du conseil qu'on a vu que je lui avais donné là-dessus. M. le Grand, au père duquel la charge de grand écuyer n'avait coûté que le vol qu'il en fit, comme on l'a vu, à mon père, fit donner au prince Charles, son fils, qui en avait la survivance, un million de brevet de retenue dessus; ce qui était la rendre héréditaire, et [ils] cajolèrent si bien le duc d'Elboeuf, qui n'avait point d'enfants, que peu après ils obtinrent pour le même prince Charles la survivance du gouvernement de Picardie du duc d'Elbœuf. Jusque-là j'avais eu patience, mais cela me piqua. J'en dis mon avis à M. le duc d'Orléans, et j'ajoutai que puisqu'il donnait tout indifféremment à tout le monde, je voulais aussi la survivance de mes deux gouvernements pour mes deux fils, de Blaye pour l'aîné, de Senlis pour le cadet, qu'il me donna sur-le-champ. Torcy donna la démission de sa charge de secrétaire d'État qui fut supprimée, comme celle qu'avait Voysin, et prêta serment entre les mains du roi de sa nouvelle charge de grand maître des postes.

J'avais représenté à M. le duc d'Orléans la triste situation de la branche aînée de ma maison, et je l'avais supplié de donner au jeune abbé de Saint-Simon, qui avait près de vingt ans, une abbaye dont il put aider ses frères, parce que je n'aime pas la pluralité des bénéfices. Il lui donna Jumièges, en même temps qu'Anchin au cardinal de Polignac, et Saint-Waast d'Arras au cardinal de Rohan. Mais il souffrit qu'ils eussent des coadjuteurs religieux de ces abbayes, qui, étant régulières, pouvaient être possédées en commende par des cardinaux, dont un des principaux privilèges est de pouvoir tout engloutir. Mais les moines surent si bien représenter à Rome la lésion de leur droit de s'élire des abbés réguliers par la nomination successive de cardinaux à leurs abbayes, que le pape insista pour ces coadjutoreries, et que le régent eut la faiblesse d'y consentir. Je dis la faiblesse, parce que jamais Rome ne se serait opiniâtrée à une chose de cette qualité, et que, puisqu'on a le peu de sens de vouloir des cardinaux en France, et la manie de se persuader qu'il leur faut cent mille écus de rente à chacun, il vaut mieux les prendre sur de riches abbayes régulières qu'autres que des cardinaux ne peuvent posséder, que laisser cent mille livres de rente à un abbé moine, et donner aux cardinaux de grosses abbayes qu'autres qu'eux pourraient posséder.

M. le duc d'Orléans fit un prodigieux présent au duc de La Rochefoucauld, qui n'avait jamais marqué que de l'éloignement pour lui, et qui n'en montra pas moins après. Ce fut de toutes les pierreries de la garde-robe qui n'étaient pas de la couronne. Ce don monta fort haut et reçut peu l'approbation du public. M. de La Rochefoucauld n'avait droit que sur les habits, étoffes et autres choses pareilles de la garde-robe, et aucun sur pas une des pierreries, qui devaient demeurer au roi. Il était d'ailleurs extrêmement riche. Le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, quand le roi mourut, eut gros aussi, parce que l'ameublement dans lequel le roi mourut était fort beau, mais M. de Tresmes n'eut que ce qui appartenait de droit et d'usage à sa charge.

Le conseil de finances commença à prendre forme. M. le duc d'Orléans y assista quelquefois, mais rarement; le maréchal de Villeroy presque jamais. Toute l'autorité en fut dévolue au duc de Noailles, qui prit Rouillé du Coudray pour son mentor, et qui fit tout dans ce conseil avec sa férocité accoutumée, qui n'était plus contrainte comme lorsqu'il n'était que directeur des finances avec Armenonville sous Chamillart. Sa débauche, bien plus cachée alors, n'eut plus de frein ni de secret, et le duc de Noailles toujours réglé sur le ton du maître; et qui depuis son retour d'Espagne avait été dévot jusqu'à la mort du roi, prit en ce temps-ci et entretint publiquement une fille de l'Opéra. Fagon fut fait conseiller d'État surnuméraire, sur l'exemple de ce même Rouillé qui était unique, et que le roi avait fait ainsi, lorsqu'il supprima les deux directeurs des finances, après que Desmarets fut contrôleur général. Des Forts et Fagon eurent les mêmes départements qu'ils avaient étant intendants des finances; Ormesson, Gilbert, Gaumont, Baudry et Dodun eurent les autres départements. On en garda un pour La Houssaye qu'on fit revenir de Strasbourg, où on envoya Angervilliers intendant à sa place, qui l'était de Dauphiné. Les quatre premiers étaient maîtres des requêtes et devinrent conseiller, d'État. Dodun était président d'une chambre des enquêtes, qui vendit sa charge. Nous verrons enfin La Houssaye et lui successivement contrôleurs généraux. Rouillé eut cent quatre-vingt mille livres d'appointements, et régenta ouvertement les finances. Il devint à la mode d'admirer ses brutalités et ses débauches. Les conseils de guerre et de marine furent aussi partagés en départements, et en différents détails entre les membres de ces conseils. M. le duc d'Orléans alla quelquefois aussi au conseil de guerre, mais fort rarement. Il travailla particulièrement aux finances et aux affaires étrangères. Il entendait très bien ces dernières et se piquait de capacité en finance.

Le lundi 28 septembre, après dîner, se tint à Vincennes, dans le grand cabinet du roi, le premier conseil de régence, auquel pour cette fois les chefs et présidents des autres conseils furent admis, excepté le cardinal de Noailles, à cause de sa prétention de préséance. Il y fut réglé qu'il y en aurait quatre par semaine, savoir: le samedi après dîner, le dimanche matin, le mardi après dîner, et le mercredi matin; qu'on se tiendrait averti une fois pour toutes de ces quatre conseils; mais qu'on le serait des extraordinaires, outre ceux-ci, si le régent en assemblait. Il fut réglé aussi quels jours chaque chef ou président du conseil viendrait y rapporter les affaires de son conseil; qu'il sortirait lorsqu'elles seraient finies, quoique le conseil ne le fût pas; que tous les chef et présidents des conseils y seraient mandés quelquefois pour des affaires extraordinaires, lorsque le régent le jugerait à propos. Ce premier conseil se passa en ballottages; ce ne fut que le suivant qui commença en être un sérieux, qui ne fut que d'affaires d'État.

En ce premier, comme on fut sur le point de se mettre en place, le maréchal de Villeroy, à qui je ne parlais point, et que je saluais fort médiocrement depuis l'affaire du duc d'Estrées et du comte d'Harcourt dont j'ai parlé en son temps, vint à moi me dire qu'étant ministre d'État sous le feu roi, et moi ne faisant qu'entrer ce jour-là dans le conseil, il pourrait être fondé à me disputer la préséance, mais qu'il ne voulait point former de difficulté. Je lui répondis crûment et nettement que je le précéderais au conseil, comme je le précédais partout ailleurs; puis, me radoucissant, j'ajoutai qu'il savait trop ce qu'il se devait à lui-même et à sa dignité permanente pour en faire la moindre difficulté. Que c'était aussi par cette même raison que je conservais ce qui m'était dû, honteux d'ailleurs de précéder un homme de son âge et de son mérite. Cela fut bien reçu, et les compliments finirent par nous mettre en place.

Pendant le conseil, je songeai que [vu] la considération où les emplois du maréchal de Villeroy le mettaient, je pouvais, après ce qui venait de se passer entre nous, finir galamment une vieille brouillerie qui n'avait rien de personnel, et où ses prétentions avaient eu pleinement le dessous, qu'il se présenterait des affaires que nous aurions à traiter ensemble, outre la fréquence des conseils de régence où nous nous trouverions tous deux; et que ce serait même ôter à M. le duc d'Orléans une brassière qui, fait comme il était, l'importunerait. Je m'amusai donc assez exprès après le conseil des finances pour laisser retourner le maréchal de Villeroy dans sa chambre, car il logeait à Vincennes depuis que le roi y était, et j'allai lui faire une visite. Cet homme, également fastueux et bas, fut bien surpris de me voir entrer dans sa chambre. Il se peignit sur son visage une joie singulière. Les compliments de part et d'autre furent merveilleux, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Le lendemain au conseil il m'en fit encore quantité, et il chercha depuis à me parler d'affaires, et même fort librement, et à avoir liaison avec moi. Je dis à M. le duc d'Orléans le lendemain matin la visite que j'avais faite la veille. Il en fut aise jusqu'à m'en remercier.

Il régla le même jour que les placets du commun, dits à l'ordinaire, que du temps du roi chacun qui voulait venait jeter deux fois la semaine sur une table dressée pour cela dans l'antichambre où le roi soupait, s'y jetteraient les mêmes jours et de la même manière; mais qu'au lieu du secrétaire d'État de la guerre qui s'y trouvait debout derrière le fauteuil vide qui était contre cette table, et qui emportait tous ces placets chez lui pour en rendre compte au roi, ce serait un des membres de la régence qui y ferait la même fonction; qu'il y aurait deux maîtres des requêtes qui emporteraient les placets, qui viendraient les rapporter chez lui, après quoi il les viendrait rapporter au Palais-Royal au régent seul, accompagné des deux mêmes maîtres des requêtes avec qui il en aurait fait les envois et les triages, pour ne rapporter au régent que ceux en petite quantité qui paraîtraient le mériter. Le régent régla aussi que les derniers de la régence commenceraient les premiers en remontant jusqu'au chancelier exclusivement, et non plus, puis coulés à fond recommenceraient, et que chacun ferait cette fonction pendant un mois de suite.

Les membres du conseil de régence n'avaient point de département, parce que tout se portait devant eux. J'appris que le maréchal de Besons s'en voulut faire un de ces placets, et qu'il avait demandé de les recevoir toujours. Cette impudence me choqua; j'en parlai vivement au régent, qui était déjà ébranlé, et à qui je fis sentir la conséquence d'un ministère direct et continuel qui embrasserait bientôt autre chose que ces placets du commun, et qui se rendrait bientôt maître dans une matière qu'il lui serait aisé d'étendre. J'ajoutai qu'un homme de sa sorte se méconnaissait étrangement de n'être pas content d'être du conseil de régence, et de ne vouloir pas en partager les fonctions avec des gens en tout genre si supérieurs à lui. Le maréchal échoua vilainement dans ce projet, avec la honte qu'il ne fut pas ignoré. Il n'ignora pas aussi que c'était à moi qu'il devait ce mauvais succès.

La liaison entre lui et moi n'avait pas pris après l'éloignement de Mme d'Argenton. C'était un homme entre deux terres qui craignait le grand jour. D'Effiat, à qui il s'était livré depuis, l'avait aussi éloigné de moi, quoiqu'il ne me connût point, mais il voulait gouverner son maître, et le mener noyer à son plaisir sans obstacle, et j'en étais un grand à ses desseins dictés par le duc du Maine, auquel il était vendu de longue main, lequel sûrement ne lui avait pas inspiré d'affection pour moi. La partialité encore pour et contre Pontchartrain formait une autre sorte d'éloignement. Cette dernière affaire l'acheva, en sorte qu'il n'y eut plus de commerce que de la plus simple civilité entre Besons et moi, que déjà je ne voyais plus guère depuis longtemps. Ce fut pour moi une perte des plus légères, d'autant même que son frère l'archevêque et moi demeurâmes comme nous avions toujours été. J'eus loisir de voir comme les autres faisaient pour ces placets, parce que je fus le dernier qui les reçus.

M. Amelot arriva de Rome sans avoir pu obtenir le concile national, ni aucune chose raisonnable de cette cour, ou le nonce Bentivoglio, les cardinaux de Rohan et de Bissy, les jésuites et maints autres ambitieux et brouillons soufflaient sans cesse le feu. Quelque temps après son retour, Amelot me vint voir, et nous parlâmes beaucoup de Rome. Il me conta un fait bien remarquable, et qui mérite placé ici.

Il me dit que le pape l'avait pris en goût, et lui parlait souvent avec confiance, gémissant d'être en brassière, et de ne pouvoir ce qu'il voudrait. Dans une de ces conversations, le pape se répandit avec lui en regrets de s'être laissé aller à donner sa constitution, que les lettres du roi lui avaient arrachée, dans la persuasion où elles l'avaient mis, et toutes celles au P. Tellier, que le roi était si absolu en France, et tellement maître des évêques, du reste du clergé, et des parlements, que sa bulle serait reçue de tous unanimement, enregistrée et publiée partout sans la moindre difficulté; et que s'il eût pu penser en trouver la centième partie de ce qu'il en rencontrait, jamais il ne l'aurait donnée. Là-dessus Amelot lui demanda avec liberté pourquoi aussi, voulant donner sa bulle, il ne s'était pas contenté de la censure de quelques propositions du livre du P. Quesnel, au lieu d'en faire une baroque de cent une propositions; que là-dessus le pape s'était écrié, s'était mis à pleurer, et, lui saisissant le bras, lui avait répondu en propres termes italiens, répondant à ceux qu'il me dit en français, que voici: « Eh! monsieur Amelot, monsieur Amelot, que voulez-vous que je fisse! je me suis battu à la perche pour en retrancher; mais le P. Tellier avait dit au roi qu'il y avait dans ce livre plus de cent propositions censurables; il n'a pas voulu passer pour menteur, et on m'a tenu le pied sur la gorge pour en mettre plus de cent, pour montrer qu'il avait dit vrai, et je n'en ai mis qu'une de plus. Voyez, voyez, monsieur Amelot, comment j'aurais pu faire autrement! »

On peut juger que ce récit ne se passa pas en commentaire. Rien ne prouve plus solidement ni plus évidemment que ce discours du pape le cas qu'il faisait lui-même de sa constitution, de la nécessité de le faire, et de la manière dont on la lui a fait donner, par conséquent du respect qui peut être dû à ce fruit de tant de machines infernales, et qui a en effet allumé un feu d'enfer, suivant la louable intention de ceux qui l'ont extorquée et fabriquée, et quelle est cette pièce qui a fait depuis la fortune d'être érigée et présentée en article de foi par ses créateurs. Personne ne révoquera en doute la probité et la vérité d'Amelot dans ce récit, et j'ose dire sans insolence que la même foi est due à celui que j'en fais ici, qui n'en est que le rapport mot pour mot.

Amelot fut bien reçu, mais sa réputation trop justement établie blessa la jalousie du maréchal d'Huxelles, qui l'accable de louanges et d'honnêtetés. Elle n'inquiéta pas moins Noailles et Rouillé. Ils n'eurent pas peine à l'exclure. Sa place de conseiller d'État leur y donna beau jeu par les prétentions dont on vient de parler.

D'ailleurs M. le duc d'Orléans le craignait par l'union avec laquelle il avait vécu avec la princesse des Ursins en Espagne, ou sous le nom d'ambassadeur il avait fait la fonction de premier ministre, y avait réparé les finances et les troupes, mis l'ordre partout, et avait en même temps gagné tous les cœurs. C'était dans ces temps de désastre le comble de la capacité, et en même temps celui de l'esprit, de l'adresse et du liant, d'avoir si longtemps tout fait sans donner de jalousie à une femme qui en était si susceptible, et avec qui, de son su à elle, il avait les ordres du feu roi ]es plus exprès et les plus réitérés de n'agir que de concert, et avec dépendance.

Il ne put donc entrer dans le conseil des affaires étrangères, ni dans celui des finances, lui qui aurait été si utilement et si convenablement placé dans celui de régence, et jamais il ne fut consulté sur rien. Néanmoins on fut honteux de le laisser dans les uniques fonctions judiciaires de sa place de conseiller d'État, qu'il reprit toutes avec la dernière modestie, sans chercher rien. On établit un conseil du commerce, dont on le fit président. Il était composé des députés des principales villes marchandes du royaume, de quelques conseillers d'État et maîtres des requêtes, et le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles y pouvaient aller présider quand ils voulaient; ils n'y furent le premier presque jamais, l'autre rarement. Il se fit en même temps un grand changement d'intendants des provinces.

Les spectacles interrompus à Paris, depuis l'extrémité du feu roi, recommencèrent le 1er octobre.

Canillac obtint un don fort considérable de marais en Flandre, dont une partie à dessécher.

Le régent régla dix mille francs par mois pour la cassette du roi, et mille écus pour sa garde-robe, tellement que la duchesse de Ventadour eut ainsi la disposition de cinquante-cinq mille écus, et le maréchal de Villeroy après elle.

Le grand prieur, qui se tenait à Lyon exilé par le roi, eut permission de revenir à Paris, et de voir le roi et d'y demeurer.

Une des premières affaires particulières qui se présentèrent au conseil de régence fut une prétention de Belle-Ile contre la province de Bretagne, pour un dédommagement des choses prises par le feu roi sur le domaine de Belle-Ile. Il la gagna fort lestement, à la fin d'un conseil, par la faveur de M. le Duc, en quoi je l'aidai fort. L'affaire avait été instruite; le feu roi était persuadé de la justice de la prétention, en sorte qu'il lui fut adjugé quatre cent mille livres payables comptant par les états de Bretagne, qu'il toucha bientôt après. Ce personnage a fait une si surprenante fortune, par des routes si singulières et à travers de si puissants revers, il est même encore aujourd'hui si considérable, après avoir toujours été personnage, de quelque façon que ç'ait été, qu'il est nécessaire de le faire connaître, et pour cela de remonter à son grand-père, M. Fouquet, célèbre par sa haute fortune et par ses profonds malheurs.

Ces Fouquet sont de Bretagne, originairement de robe, et ont été conseillers et présidents au parlement de Bretagne, jusqu'au père du surintendant. Je fus commissaire de Belle-Ile avec le maréchal de Berwick, quand il lut chevalier de l'ordre, 1er janvier 1735; il ne farda rien, et ne se donna point pour meilleur qu'il n'est. Le père du surintendant se fit maître des requêtes, épousa une fille de Maupeou d'Ableiges, maître des requêtes et intendant des finances. Ce premier Fouquet, établi à Paris, devint conseiller d'État, et il acquit tellement l'estime de Louis XIII et du cardinal de Richelieu par sa probité et sa capacité, qu'ils le voulurent faire surintendant des finances, qu'il refusa par délicatesse de conscience. Sa femme est encore célèbre à Paris par sa piété et ses bonnes œuvres, et par le courage et la résignation avec laquelle elle supporta la chute du surintendant son fils, et la disgrâce de toute sa famille. Elle faisait des remèdes, pansait les pauvres, et on a encore des onguents très utiles de son invention, et qui portent son nom. Elle mourut, en 1681, à quatre-vingt-onze ans, dans les dehors du Val-de-Grâce où elle était retirée, aimée et respectée généralement. Elle eut cinq fils et six filles, toutes six religieuses. Des fils, l'aîné fut surintendant des finances, auquel je reviendrai ; le second, archevêque de Narbonne, exilé bien des années hors de son diocèse à la chute de son frère, mort en 1673. L'abbé Fouquet fut le troisième, grand important, galant, dépensier, extravagant, qui de jalousie de femme contribua le plus à la perte de son frère, et en fut perdu lui-même. Il avait été chancelier de l'ordre, après M. Servien en 1656. Il était conseiller d'État, et avait des abbayes. Il mourut à cinquante-huit ans, tout au commencement de 1680. [Les autre furent] un conseiller au parlement, mort jeune sans alliance ; l'évêque d'Agde, chancelier de l'ordre sur la démission de son frère en 1659 ; il fut exilé à la chute du surintendant en 1661. M. de Péréfixe, un an après archevêque de Paris, eut sa charge de l'ordre. L'abbé Fouquet et l'évêque d'Agde perdirent le cordon bleu, et le dernier sa charge de maître de l'Oratoire. Il est mort à Agde au commencement de 1708, à soixante-quinze ans. Le dernier des frères était premier écuyer de la grande écurie, et perdit aussi sa charge et fut chassé. Il avait épousé la fille du marquis d'Aumont, dont il n'eut point d'enfants. Les sœurs de sa femme furent religieuses, et ses frères moururent jeunes. Lui est mort en 1694.

Le surintendant qui causa leur fortune et leur perte fut vingt ans maître des requêtes, et, à trente-cinq ans procureur général au parlement de Paris. Au commencement de 1653, le cardinal Mazarin le fit surintendant des finances. Sa fortune, sa conduite, sa catastrophe ne sont pas de mon sujet, et sont connues de tout le monde. Il fut arrêté à Nantes en 1661, où le roi était allé exprès; conduit à Paris à la Bastille, trois ans après dans le château de Pignerol, où il demeura prisonnier le reste de ses jours, qu'il employa pieusement, et qui finirent en mars 1680, ayant soixante-trois ans. De Marie Fourché, sa première femme, il n'eut qu'une fille, mariée au comte depuis duc de Charost, de laquelle j'ai parlé ailleurs, qui fut mère du duc de Charost, lequel fut fait gouverneur de la personne de Louis XV, lorsque le maréchal de Villeroy fut chassé. Le surintendant épousa en secondes noces la fille de Pierre de Castille, intendant des finances, et de la fille du célèbre président Jeannin, d'où leur fils s'appela Nicolas Jeannin de Castille, qui fut greffier de l'ordre, en 1657, sur la démission de Novion, depuis premier président, qui en fut chassé pour ses friponneries et ses injustices hardies, comme je l'ai dit ailleurs. Castille fut arrêté à la chute de son beau-frère, sous lequel il travaillait, puis exilé chez lui à Monjeu en Bourgogne. C'est lui dont ces fades lettres de Bussy-Rabutin parlent tant. Il avait eu ordre en prison de donner la démission de sa charge de l'ordre; ce qu'il refusa sous ce prétexte de ne le pouvoir étant prisonnier. Il eut le même commandement lorsqu'il fut élargi et exilé; il persista dans son refus. On lui ôta le cordon bleu nonobstant sa charge; et, comme son opiniâtreté durait toujours, la charge de greffier de l'ordre fut donnée par commission à Châteauneuf, secrétaire d'État, fils et père de La Vrillière, en 1671, enfin en titre, en 1683. Ce Jeannin de Castille épousa une Dauvet, fille de Desmarets, grand fauconnier de France, dont il eut une fille unique, que nous avons vue épouser le comte d'Harcourt-Lorraine, fils unique du prince et de la princesse d'Harcourt, desquels j'ai parlé quelquefois, lequel comte d'Harcourt obtint une terre en Lorraine, à qui il fit donner le nom de Guise par le duc Léopold de Lorraine. Il en prit le nom, que le fils unique de ce mariage porte encore aujourd'hui. Je n'ai pu me défendre de cette petite parenthèse des Castille qui sont gens de rien, dont l'occasion s'est offerte d'elle-même. Revenons maintenant aux enfants que le surintendant Fouquet a eus de cette Castille sa seconde femme.

Il eut trois fils, et une fille qui épousa, en 1683, le marquis de Crussol, fils du chef de la branche de Montsalez, lequel était frère du troisième duc d'Uzès, bisaïeul du duc d'Uzès d'aujourd'hui. Il y a postérité de ce mariage. Les trois fils, frères de cette dame de Montsalez, furent M. de Vaux, fort honnête et brave homme, qui a servi volontaire, à qui le roi permettait d'aller à la cour, mais qui jamais n'a pu être admis à aucune sorte d'emploi. Je l'ai vu estimé et considéré dans le monde. Il avait épousé la fille de la célèbre Mme Guyon, et mourut sans enfants en 1705. Le chevalier de Sully, devenu duc et pair par la mort de son frère, l'épousa par amour, et ne déclara son mariage que fort tard, à cause de la duchesse du Lude, sa tante, qui en fut outrée, principalement parce qu'elle n'était pas en état d'avoir des enfants. Elle était fort belle, vertueuse, et avait beaucoup d'esprit et d'amis. Le second fils fut le P. Fouquet, grand directeur et célèbre prêtre de l'Oratoire; le troisième, M. de Belle-Ile qui, non plus que son frère, n'a jamais pu obtenir aucune sorte d'emploi, qui n'a jamais paru à la cour, et presque aussi peu dans le monde, fort honnête homme aussi avec beaucoup d'esprit et de savoir. Je l'ai fort connu à cause de son fils. Il était sauvage au dernier point, et néanmoins de bonne compagnie, mais battu de ses malheurs.

Je ne sais ou il vit une fille de M. de Charlus, père du duc de Lévi. Ils se plurent peut-être un peu trop; on les fit marier; on ne leur donna rien; on ne les voulut point voir. Ils s'en allèrent vivre à Agde, où ils ont passé nombre d'années au pain et au pot de l'évêque, leur oncle. Ils revinrent enfin à Paris chez Mme Fouquet, leur mère, dans ces mêmes dehors du Val-de-Grâce, qui les nourrit tant qu'elle vécut; après quoi ils eurent quelque peu de bien. Longtemps après ils recueillirent Belle-Ile, et tout ce qui avait été sauvé des débris du surintendant, par la mort de M. de Vaux, l'aîné des trois, et du P. Fouquet, le second. Ils eurent deux fils, et une fille qui, après l'avoir été longtemps, épousa enfin le fils aîné de M. de La Vieuville et de la soeur du comte de La Mothe-Houdancourt, sa première femme. Ce La Vieuville était un néant obscur, qui bientôt après la laissa veuve avec deux fils.

Les deux fils, frères de cette dame de La Vieuville, portèrent le nom de comte et de chevalier de Belle-Ile. Jamais le concours ensemble de tant d'ambition, d'esprit, d'art, de souplesse, de moyens de s'instruire, d'application de travail, d'industrie, d'expédients, d'insinuation, de suite, de projets, d'indomptable courage d'esprit et de cœur, ne s'est si complètement rencontré que dans ces deux frères, avec une union de sentiments et de volontés, c'est trop peu dire, une identité entre eux inébranlable: voilà ce qu'ils eurent de commun. L'aîné, de la douceur, de la figure, toutes sortes de langages, de la grâce à tout, un entregent, une facilité, une liberté à se retourner, un air naturel à tout, de la gaieté, de la légèreté, aimable avec les dames et en bagatelles, prenant l'unisson avec hommes et femmes, et le découvrant d'abord. Le cadet plus froid, plus sec, plus sérieux, beaucoup moins agréable, se permettant plus, se contraignant moins, et paraissant moins aussi, peut-être plus d'esprit et de vue, mais moins juste, peut-être encore plus capable d'affaires et de détails domestiques, qu'il prit plus particulièrement, tandis que l'aîné se jeta plus au dehors: haineux en dessous et implacable, l'aîné glissant aisément et pardonnant par tempérament; tous deux solides en tout, marchant d'un pas égal à la grandeur, au commandement, à la pleine domination, aux richesses, à surmonter tout obstacle, en un mot, à régner sur le plus de créatures qu'ils s'appliquèrent sans relâche à se dévouer, et à dominer despotiquement sur gens, choses et pays que leurs emplois leur soumirent, et à gouverner généraux, seigneurs, magistrats, ministres dont ils pouvaient avoir besoin, toutes parties en quoi ils réussirent et excellèrent jusqu'à arriver à leurs fins par les puissances qui les craignaient et qui même les haïssaient. C'est ce qui se verra par la suite, et qui s'est vu encore mieux au delà du temps de l'étendue que je puis donner à ces Mémoires.

Ils se trouvaient cousins germains des ducs de Charost et de Lévi, issus de germains de la comtesse d'Harcourt, mère de M. de Guise et des duchesses de Bouillon et de Richelieu, cousins germains de MM. de Crussol-Montsalez. Leur mère était une femme qui avait plus d'esprit qu'elle n'en paraissait, et encore plus de sens, avec beaucoup de douceur et de modestie. Elle et son mari vécurent toujours intimement; et leurs enfants leur furent toujours entièrement attachés. M. de Lévi, qui au fond était bon homme, eut pitié de sa tante; Mme de Lévi encore plus. L'un et l'autre la prirent en amitié, et par elle sa famille. Cette affection alla toujours croissant, en sorte que Mme de Lévi, qui était vive et ardente, se serait mise au feu pour eux. Le duc de Charost ne fut pas moins échauffé pour eux. On a vu souvent dans quelle liaison Mme de Saint-Simon et moi vivions avec lui et avec Mme de Lévi, et c'est ce qui la forma entre les Belle-Ile et nous, qui de là devint après directe. L'aîné avait épousé une Durfort-Sivrac, avec qui ils vécurent tous à merveilles et avec une patience surprenante. C'était une manière de folle, qui mourut, heureusement pour eux, et n'eut point d'enfants.

Il servit quelque temps capitaine en Italie. Là et partout où il servit depuis, il s'appliqua à connaître ce qui valait le mieux en chaque partie militaire: troupes, partisans, officiers généraux, artillerie, génie, jusqu'aux vivres, aux dépôts, aux munitions, à faire sa cour à ces meilleurs-là de chaque espèce, et à les suivre pour s'en faire aimer et instruire. Le roi qui connaissait encore quelque mesure entre les gens, ne put refuser enfin un régiment à Belle-Ile; mais il lui en refusa d'infanterie et de cavalerie. Il lui permit d'en acheter un de dragons, où les gens d'une certaine qualité ne voulaient pas entrer alors, si ce n'était tout à coup dans les deux charges supérieures. Belle-Ile, qui avait déjà capté des généraux, non content de faire les campagnes en homme qui ne ménage rien pour voir tout et apprendre, passait après les hivers à visiter les différentes frontières, ceux qui y commandaient, à s'y instruire de tout ce qu'il pouvait; et s'il y avait en Italie ou ailleurs un reste de campagne plus longue, il y allait l'achever, volontaire, toujours cherchant à apprendre tout et de tous. Cette volonté l'instruisit en effet beaucoup, le fit connaître à toutes les troupes, et lui donna de la réputation. On a vu qu'il en acquit beaucoup à la défense de Lille, sous le maréchal de Boufflers qui le vanta fort, et qu'il en sortit brigadier, fort dangereusement blessé. Sa blessure se rouvrit la campagne suivante en Allemagne. Il fut porté à Saverne. Il y fut longtemps, il sut en profiter, et il devint intime du cardinal de Rohan et de tous les Rohan, et l'est toujours demeuré depuis. Son frère en sa manière se conduisit et s'instruisit avec le même soin, et eut à la fin un brevet de colonel de dragons. L'aîné fit pourtant si bien qu'il obtint l'agrément du feu roi d'acheter, en 1709, d'Hautefeuille, la charge de mestre de camp des dragons, qui a été le premier pas de sa fortune, où nous le laisserons présentement.

CHAPITRE X. §

Pontchartrain reçoit en face les plus cruels affronts en plein conseil de régence. — Bassesse et avarice de Pontchartrain. — Désordre des finances. — Frayeur des partisans. — Plénoeuf en fuite. — Suite et détail des finances, trop fort et trop vaste pour moi à le raconter. — Replâtrage entre M. le Duc et le duc du Maine sur la qualité de prince du sang. — M. le Grand prétend toute supériorité et autorité sur la petite écurie et sur le premier écuyer du roi, et d'avoir la dépouille de la petite écurie. — Caractère de M. le Grand. — Faiblesse du conseil de régence. — Raisons de M. le Grand. — Raisons de M. le Premier. — M. de Troyes s'enfuit à Troyes, de peur de juger l'affaire de M. le Grand et de M. le Premier. — Conseil de régence où les prétentions du grand et du premier écuyer sont jugées toutes en faveur du premier écuyer. — Le premier écuyer me parle en faveur de sa femme et me presse de la recevoir. — Caractère de Mme de Beringhen. — Je reçois enfin sa visite. — Le régent permet au grand écuyer de protester, qui en abuse et tient l'affaire comme non jugée. — Continuation des mêmes démêlés, qui, après la mort de M. le Grand, tuent M. le Premier, et qui continuent entre leurs fils jusqu'à ce que le roi majeur décida comme avait fait le conseil de régence. — Le prince Charles refuse de signer les dépenses de la petite écurie à l'ordinaire, sans examen. — M. le Duc, sur ce refus, les signes comme grand maître de France, et le grand écuyer en perd le droit.

J'avais bien résolu, dès que je verrais le conseil de régence prendre forme, d'y faire révoquer l'édit de création des gardes-côtes qui m'avait brouillé, comme on l'a vu, avec Pontchartrain, et de me donner le plaisir de le faire en sa présence. J'en parlai au comte de Toulouse, qui abhorrait Pontchartrain, comme on l'a vu aussi, et qui la lui gardait bonne, ainsi que le maréchal d'Estrées. Nous convînmes que cela serait proposé au conseil du mardi 1er octobre, qui devait être occupé des affaires de marine, et où le comte me dit que je verrais de belles choses sur Pontchartrain. En effet, ce jour-là, dès que nous fûmes assis, il proposa cet édit à casser comme inutile, et même préjudiciable au service et au repos des peuples, qu'on harcelait à trente lieues de la mer, le long des rivières, comme il plaisait à Pontchartrain et aux valets à qui il donnait les emplois de gardes-côtes, ou qui les achetaient pour s'en récompenser au décuple aux dépens des peuples de leur département. Je regardais cependant Pontchartrain de ma place d'un bout de la table à l'autre, avec tout le plaisir que je m'en étais promis depuis longtemps. Chacun approuva en deux mots. Ce que je dis à mon tour fut très court, mais très amer, et l'édit fut supprimé, ainsi que tous ceux qu'il avait établis, et sur-le-champ destitués de toute sorte de fonction. Pontchartrain rageait, et je le regardais à le pénétrer. Il n'était pas au bout.

Les mémoires pleuvaient contre lui; il ne passait pas pour avoir les mains nettes. La marine entière, qu'il s'était complu à désespérer, criait alors sans crainte et sans ménagement. Il fallait voir clair à des accusations qui n'allaient à rien moins qu'à le charger d'avoir immensément profité de la vente qu'il avait fait faire de tous les magasins des ports pour anéantir la marine, et ôter tout moyen au comte de Toulouse et au maréchal d'Estrées de retourner à la mer. Tous les magasins partout se trouvèrent en effet vides, et le comte de Toulouse ne voulut pas se commettre à rien avancer sans le bien prouver. Il en trouva les preuves parfaites, et en sut faire usage sans que Pontchartrain s'en doutât le moins du monde. Dès que l'affaire de la révocation de l'édit de création des officiers gardes-côtes fut finie, le maréchal d'Estrées, qui de concert avec le comte de Toulouse en avait apporté un mémoire, le tira de sa poche et demanda permission de lire, pour mettre le conseil au fait de l'état où se trouvait la marine, et se mit à en faire la lecture. C'était un mémoire fort détaillé, et bien exactement prouvé, sur la déprédation des bois de la marine de Rochefort, où les accusations étaient directes et personnelles sans nul ménagement. De temps en temps le comte de Toulouse interrompait pour appuyer certains endroits, en faire remarquer d'autres, en commenter quelques-uns avec un air froid et modeste, mais avec la plus grande force, et sans le plus petit égard pour Pontchartrain présent. Il voulut dire quelque chose, mais au premier mot le maréchal d'Estrées lui dit qu'il n'avait pas droit de parler au conseil, et le fit taire comme un petit garçon, avec toute la hauteur et le mépris possible. Il continua sa lecture tout de suite, et le comte de Toulouse par-ci par-là ses fâcheuses annotations.

Surpris au dernier point d'une telle ignominie en face, j'en dis ma pensée au comte de Toulouse, qui me répondit tout bas aussi, en souriant, que je verrais bien autre chose le lendemain matin. Il tint parole.

Sitôt que nous eûmes pris nos places, le comte de Toulouse tira de sa poche un mémoire dont il fit la lecture, le plus amer, le plus cruel qui fut jamais. Il traitait la même matière de la veille, et bien d'autres déprédations, les commenta toutes à mesure, insista sur les ordres que Pontchartrain avait donnés, et qu'il ne pouvait nier, montra que de propos délibéré il avait ruiné la marine, et très nettement qu'il ne s'y était rien moins que ruiné lui-même.

L'étonnement de chacun fut sans pareil, non du contenu du mémoire qui ne surprit personne pour le fond, mais de ces pointes cruellement acérées à chaque mot, mais du poids qu'y donnait le lecteur par le sien, et par les réflexions qu'il y faisait très fréquemment plus dures encore que le texte du mémoire, mais de la présence de Pontchartrain si outrageusement attaqué en face, en sa propre personne, qui paraissait là pis que sur la sellette, et qui, instruit de la veille par le maréchal d'Estrées, n'osa jamais souffler. La lecture fut terminée par l'aveu que fit le comte de Toulouse d'avoir fait lui-même ce mémoire. Ce fut le comble de l'ignominie, d'autant que le comte ajouta qu'il avait adouci ce qu'il avait pu, et supprimé même beaucoup de vérités très fâcheuses.

Il est incroyable comment une telle infamie put être supportée par un homme de l'insolence, de la tyrannie et de la pédanterie gauche, austère, insupportable avec tout le monde de Pontchartrain, et qui ajoutaient encore à sa malignité et à sa méchanceté naturelle; car il avait le bien de les posséder suprêmement toutes deux. Cependant il ne sourcilla pas, et fut assez impudent, ou assez prodigieusement insensible, pour sortir du conseil comme si rien ne s'y fût passé à son égard. Il ne s'en fallut rien pourtant qu'il ne fût juridiquement attaqué et recherché, et il y aurait sûrement succombé, mais il fut encore sauvé de ce gouffre par la considération de son père.

Je fus bien étonné chez moi, le lendemain, de me l'entendre annoncer. J'étais alors avec La Chapelle, ce premier commis si fort autrefois de sa confiance, et qu'une basse jalousie lui avait fait chasser, comme on l'a vu en son temps, et pour qui j'avais obtenu la place de secrétaire du conseil de marine, parce que le comte de Toulouse et le maréchal d'Estrées l'avaient toujours estimé. Je le fis passer dans un arrière-cabinet, et je reçus Pontchartrain, que je ne me souvenais guère d'avoir vu chez moi. Ma surprise fut encore plus grande quand cet homme, à qui je n'avais pas parlé depuis la mort du roi, et fort rarement longtemps auparavant, me dit qu'il venait à moi pour me parler de sa douleur de la scène de la veille, me demander conseil sur ce qu'il ferait, et protection auprès du régent. Il ajouta quelques plaintes modestes, bien différent de son ton sous le feu roi, et me dit qu'il avait pensé plus d'une fois interrompre et répondre. Je lui dis que, pour ce dernier article, il avait bien fait de se contenir; qu'encore qu'il y ait grande différence entre se défendre quand on est personnellement attaqué, et opiner dans un conseil, il devait savoir qu'il n'y avait point de voix, et sentir qu'on l'eût fait taire, et qu'on n'eût pas souffert, sur des matières si intéressantes, une dispute entre le maréchal d'Estrées et lui, beaucoup moins entre lui et le comte de Toulouse, qui si aisément aurait pu aller trop loin.

Il me demanda après ce qu'il avait donc à faire: « Démentir, lui dis-je, les deux mémoires et leurs preuves par un mémoire, et des preuves contraires bien claires et bien évidentes, où jusqu'aux moindres faits soient si nettement articulés qu'il ne soit pas possible de se refuser à la démonstration, le présenter au régent, le distribuer à tous les conseils, et en inonder Paris et les ports de mer. Si, au contraire, il n'était pas en état de présenter un mémoire de cette transcendance, se taire, et tendre le dos en silence sous la gouttière; sur quoi c'était à lui à se juger. » Ce conseil, le seul pourtant qu'il pût prendre, me parut ne lui pas plaire. Il barbouilla à son ordinaire avec sa division en trois points, dont il usait en toute espèce de raisonnement et de choses. Le fait est qu'il n'avait rien à opposer aux faits et aux preuves qu'il venait d'essuyer en face, et que le pot aux roses était pleinement découvert.

Il se rabattit à vanter ses services, à regretter le feu roi, à se plaindre qu'au lieu des récompenses qu'il avait droit d'attendre, on l'eût réduit à n'être plus rien; qu'on le faisait passer pour fort riche; qu'il n'était rien moins (c'est-à-dire qu'il l'était à millions); que ce serait bien le moins qu'on pût faire que de lui donner quelque marque de considération publique, et il finit tout ce jargon par me prier de demander pour lui au régent une pension de vingt mille livres. Cette bassesse d'avoir recours à moi, au point où nous en étions ensemble, me fit envie de vomir, et j'en admirai l'avarice, le contre-temps et l'impudence. Je lui répondis doucement que ce serait mal prendre son temps avant d'avoir pleinement détruit les accusations personnelles, qu'il ne pouvait avoir oubliées depuis vingt-quatre heures qu'il les avait ouï lire et appuyer en si bonne compagnie, et qu'à l'égard de son indigence, indépendamment de ces accusations, et des preuves qu'il en avait ouïes, indépendamment encore de ses biens et de ses acquisitions connues, il avait plus de cent mille livres de rente de sa charge de secrétaire d'État, et vingt mille livres de pension de ministre par-dessus, quoiqu'il ne l'eût jamais été. Je ne lui dissimulai pas qu'il se ferait moquer de lui, et que ce serait tout le succès d'une demande si déplacée. Nous nous séparâmes de la sorte, et je ne l'ai vu qu'une fois ou deux depuis, chez lui ou chez moi.

Dès qu'il fut sorti, je rappelai La Chapelle, et lui montrant une pièce de tamiserie de l'histoire d'Esther, tendue où nous étions, je lui présentai Aman et Mardochée, et lui dis : « Vous voilà et Pontchartrain. » Ce hasard nous divertit, et plus encore la proposition qu'il venait de me faire.

Il était aussi rampant avec tout le monde qu'il avait été insolent, gauche et brutal, sans exception de personne, et n'y gagna qu'un parfait mépris. Il mourait de peur d'être chassé, et de rage de ne pouvoir plus mal faire ; le néant et l'oisiveté le rongeaient. Il tenait encore à un filet par le vain titre de sa charge, dont le conseil de marine ne lui laissait pas la moindre fonction, et par cette entrée sans voix au conseil de régence. Il s'attachait néanmoins à ce filet ; dans l'espérance qu'il lui servirait enfin à remonter, et pour passer cependant pour être encore quelque chose.

Nous ne nous parlâmes point de son édit révoqué des gardes-côtes. Il devait avoir vu que je commençais à lui tenir la parole qu'on a vu que j'avais donnée, et comprendre par là que mon dessein était de la tenir tout entière, conséquemment à ne me pas choisir pour son conseil et son protecteur. Je crois qu'il en fut désabusé par cette visite. Laissons-le végéter dans son humiliation encore quelque temps ; car il était sur un pied et sur un autre tandis que le conseil de régence s'assemblait ou sortait, sans que qui que ce soit lui dît une parole, ou lui répondit plus d'un seul mot, s'il s'avisait de parler à quelqu'un, excepté La Vrillière, encore fort peu par honneur, et beaucoup moins le maréchal de Besons.

Le conseil des finances les avait trouvées dans un étrange état. Il était dû seize cent mille francs à nos ambassadeurs, et à ceux que le roi tenait auprès des princes étrangers, dont la plupart, à la lettre, n'avaient pas de quoi payer le port de leurs lettres, ayant mangé tout le leur; ce qui faisait un cruel discrédit par toute l'Europe. Les financiers cependant avaient profité du temps qu'on avait eu besoin d'eux, jusqu'à passer tout ce qu'ils voulaient. Noailles et Rouillé voulurent les ressasser. L'épouvante se mit parmi eux, et Plénœuf disparut et se sauva en Italie. J'aurai à parler de lui ailleurs. Il faudrait une grande connaissance des finances, une vaste et juste mémoire, et de gros volumes uniquement sur cette matière, à qui voudrait exposer tout ce qui fut tenté, manqué, exécuté là-dessus. Ce travail est au-dessus de mes forces et de mon goût. Je me contenterai donc de marquer les événements principaux en ce genre, que je laisserai traiter à fond par qui en sera plus capable que je ne le suis.

L'affaire, dont j'ai fait mention, de la qualité de prince du sang prise par le duc du Maine dans une signification de lui à M. le Duc, dans leur procès de la succession de M. le Prince, fut, après bien des allées et venues, replâtrée chez Mme la Princesse, où les parties se trouvèrent avec l'abbé Menguy, conseiller de la grand'chambre, qui avait été chargé de ce détail. M. le Duc retira toutes les protestations qu'il avait faites contre tous les actes où le duc du Maine avait pris la qualité de prince du sang, s'engagea de promettre à M. le duc d'Orléans de ne les point renouveler sans son consentement, et ne voulut donner aucune parole à M. ni à Mme du Maine, consentit de ne point prendre lui-même la qualité de prince du sang dans les actes qui se feraient avec le duc du Maine, pour que celui-ci ne la prît pas non plus avec lui, et trouva bon que lui et le comte de Toulouse la prissent avec tout ce qui n'est point prince du sang. Ainsi M. le Duc recula sur tout, et le duc du Maine gagna tout, puis [que] M. le Duc et lui demeuraient égaux en ne prenant ni l'un ni l'autre ensemble la qualité de princes du sang, et M. du Maine demeurant autorisé par M. le Duc à la prendre, lui et son frère, avec toutes autres personnes. Il n'y avait que le retentum de ne renouveler ses protestations contre cette qualité que du consentement de M. le duc d'Orléans. Aussi ne fut-ce qu'un replâtrage, qui n'eut pas même loisir de sécher. Tout se passa entre eux d'une manière fort aride, et qui promettait ce qui arriva depuis. Je passe sous silence ce qui fut convenu sur l'intérêt pécuniaire, comme n'étant intéressant qu'en tant que ce fut cet intérêt qui porta celui de la qualité du rang, etc., jusqu'où les choses furent portées dans la suite.

Une autre affaire se présenta à juger au conseil de régence, parce que M. le duc d'Orléans ne sut pas imposer et ordonner que les choses demeureraient sur le même pied qu'elles avaient été sous le feu roi et sous ses derniers prédécesseurs. Nous étions encore à Versailles après la mort du roi, que Beringhen, premier écuyer, me dit que M. le Grand voulait prétendre toute la dépouille de la petite écurie, et toute supériorité de sa charge sur la sienne. J'en fus d'autant plus surpris que le comte d'Harcourt et M. le Grand, son fils, d'une part, et les deux Beringhen, père et fils, d'autre part, avaient passé leur vie et toute celle du feu roi dans ces deux charges, sans prétention d'une part, sans dépendance de l'autre, nonobstant toute la supériorité personnelle et tout le crédit constant des deux grands écuyers, dont le dernier n'avait qu'à ouvrir la bouche pour obtenir sur-le-champ du roi tout ce qui lui plaisait. Je n'ai point su qui mit cela si tard dans la tête de M. le Grand, mais il l'entreprit tout d'un coup, et en fit une affaire majeure, de l'instruction et du rapport de laquelle au conseil de régence M. de Torcy fut chargé par M. le duc d'Orléans. Il se donna des mémoires de part et d'autre, et cette affaire partagea toute la cour. Le rare fut que ceux qui en devaient être juges prirent l'épouvante. Ils mourraient de peur de ce reste inanimé de la maison de Lorraine, surtout ils redoutaient M. le Grand, que le superbe état qu'il avait tenu toute sa vie, son crédit prodigieux et constant auprès du roi, les manières si supérieures auxquelles il avait accoutumé tout le monde, rendaient très autorisé.

C'était un homme sans aucun autre esprit qu'un long usage de la cour et du plus grand monde, gâté par sa faveur et par la sottise du monde, très bon homme, très noble, très désintéressé, fort poli avec discernement, encore plus haut, et le dernier de sa maison qui ait porté jusqu'à la fin de sa vie la grandeur dans toutes ses prétentions, qu'on lui passait à la faveur de sa maison toujours ouverte, avec le plus grand jeu et la plus grande chère soir et matin. Fort brutal et alors sans ménagement en face, même aux femmes, quand il s'y mettait, et d'une gourmandise singulière; son âge et sa goutte presque continuelle l'avaient affranchi de tout devoir; mais en aucun temps il n'avait fait sa cour qu'au roi, à la vérité avec la plus grande bassesse, et des flatteries dont l'excès et la fadeur faisaient mal au cœur. Jamais il n'avait mis le pied chez aucun ministre; il conservait avec eux toute sa grandeur, en était craint et ménagé, et ne se contraignait pour personne. C'était donc un homme que, sur ce qu'il s'était une fois mis en tête, on craignait de choquer.

D'autre part Beringhen, premier écuyer, était aimé, estimé, considéré de tout temps, et avait beaucoup d'amis. Il n'avait d'existence que par sa charge, que M. le Grand prétendait nettement mettre au niveau de celle du premier écuyer de la grande écurie qui la commande sous lui, qui lui est soumis et subordonné en tout, et qui n'est proprement qu'un écuyer renforcé. Les juges avaient donc peine à réduire Beringhen à ce néant si distant d'une des plus belles charges de la cour que son père et lui avaient exercée toute leur vie.

Dans cet embarras chacun des juges eût fort désiré ne l'être point, mais l'affaire était engagée. Ils imaginèrent de s'en tirer en proposant à M. le duc d'Orléans de renvoyer le jugement à la majorité du roi. Le régent goûta cet expédient, et sans rien déclarer tira de longue. M. le Grand, qui par ce délai perdait de fait, puisque les choses demeuraient comme elles étaient, se mit à usurper tout sur le service de la petite écurie. Tous les jours c'étaient des voies de fait. Les écuyers, les pages, les valets de pied étaient aux prises jusque dans la cour et dans les antichambres du roi. C'étaient des mainmises continuelles; chaque écurie ne s'y pré sentait qu'en force, prêtes toutes deux à s'entr'égorger. Le premier écuyer contenait ses gens et se plaignait, et criait de toute sa force; le grand écuyer avouait les siens tout haut, et ne se cachait pas d'usurper à force ouverte tout ce qu'il prétendait, en sorte que cela pouvait aller bien loin entre les écuyers et les pages des deux parties, dans des occasions journelles d'un service continuel impossible à éviter, et une indécence et un manque de respect au roi extrême.

Ce désordre me toucha. J'en parlai au régent, et je lui remontrai combien il y allait du sien à le souffrir; qu'à la fin il arriverait quelque catastrophe peut-être sous les yeux du roi; qu'il verrait la cour se partialiser, et les choses très aisément à un point qu'il y serait fort empêché, et aurait à se bien repentir de sa tolérance. J'ajoutai qu'il était honteux aux membres de la régence de montrer une telle timidité qui les ferait mépriser de tout le monde; que j'étais celui de tous qui avait le plus d'intérêt à ne point juger ce procès, parce que de quelque côté que je décidasse, je ne manquerais pas d'être blâmé: si en faveur du premier écuyer, on dirait que c'est parce que mon père l'avait été; qu'il n'était pas en moi de n'être pas contre la maison de Lorraine en quoi que ce pût être, et que sur M. le Grand en particulier, dont le père avait volé sa charge au mien, et après les démêlés publics que lui et moi avions ensemble, et qui plus d'une fois avaient été jusqu'au feu roi, je n'étais pas homme à les oublier. Si, au contraire, j'étais pour M. le Grand, je pouvais m'attendre qu'on dirait qu'une passion cédait à une autre, et les anciennes querelles aux nouvelles; que le premier écuyer était l'ami intime du premier président; que Mme de Beringhen, comme il était vrai, s'était répandue contre moi sans mesure; que c'était souvent chez elle où le premier président avait tenu ses conseils dans l'affaire du bonnet, et les y tenait encore contre nos poursuites; qu'en ces circonstances on pouvait bien s'attendre de quel avis je serait, et avec quel plaisir je saisirais l'occasion d'anéantir la charge de l'ami intime du premier président, et de me venger de Mme de Beringhen. La chose était ainsi, et je ne disais que trop vrai. Le régent sentit le poids de l'indécence et les suites des mainmises, et de ce moment, se résolut à juger incessamment. L'affaire est courte et curieuse, et mérite bien d'être exposée ici.

M. le Grand produisait ses provisions de grand écuyer de France, qui lui donnaient égale et entière autorité sur la grande et sur la petite écurie, et sur tous leurs officiers. Il y prouvait qu'à son égard il n'y avait ni distinction ni différence entre les deux premiers écuyers de la grande et de la petite écurie; que le titre de premier écuyer du roi n'est qu'un nom, qu'un usage sans fondement a établi, et que son unique titre est celui de premier écuyer de la petite écurie du roi, comme le titre de l'autre est de premier écuyer de la grande écurie du roi, lequel est demeuré jusqu'alors dans son entière dépendance en tout et pour tout. Il ajoutait que, encore que tous les carrosses et tous les attelages du roi soient de sa petite écurie, c'était de tout temps, sans interruption jusqu'alors, au grand écuyer seul à ordonner le deuil des carrosses et des harnais des attelages toutes les fois que le roi drapait, et celui de toute la livrée de la petite écurie sans aucune exception. Enfin il montrait qu'il était seul et unique ordonnateur de la petite écurie comme de la grande; que la chambre des comptes ne connaît que sa seule signature pour la petite comme pour la grande écurie, et que bien qu'il laissât faire au premier écuyer toutes les dépenses de la petite écurie, c'était au grand écuyer que ces dépenses étaient apportées lorsqu'il en fallait compter, pour qu'il fît, comme il l'y faisait toujours, la même fonction d'ordonnateur qu'il faisait pour les dépenses de la grande écurie, avec quoi elles étaient allouées à la chambre des comptes, sans que le nom du premier écuyer y parût jamais en rien. Sa conclusion était l'entière dépendance de lui de toute la petite écurie et de son premier écuyer, à quoi ne pouvait préjudicier la complaisance qu'il avait eue de ne la pas faire sentir, et conséquemment qu'à lui, privativement au premier écuyer, appartenait toute la dépouille de la petite écurie.

M. le Premier convenait de tous ces faits, et en niait les conséquences. Il prétendit que les provisions de l'office de grand écuyer, toutes copiées sur l'ancien style, ne prouvaient rien contre l'état présent des choses; que la plupart des charges se sont faites et accrues aux dépens les unes des autres. Il disait qu'on serait bien étonné de voir le grand chambellan prétendre se soumettre aujourd'hui les quatre premiers gentilshommes de la chambre, le grand maître et les maîtres de la garde-robe et tous les officiers qui dépendent d'eux, vouloir commander seul dans la chambre et les appartements du roi, y ordonner et payer les fêtes et les cérémonies, ôter aux premiers valets de chambre la cassette du roi, s'arroger un petit sceau du roi, et en sceller comme autrefois une infinité de choses, à l'insu du chancelier, et recevoir, privativement à lui et à la chambre des comptes, un grand nombre de foi et hommages: toutes fonctions qu'il n'est pas contesté qu'il n'ait eues autrefois, et qui peu à peu ont été démembrées de son office; et qu'il en est ainsi de beaucoup d'autres charges.

Sur le deuil des carrosses, harnais, livrée, etc., de la petite écurie, lorsque le roi drape, ordonné par le grand écuyer, Beringhen représentait que le grand écuyer dans les grands deuils de la cour envoyait son propre tailleur prendre la mesure des quatre capitaines des gardes du corps, dont il ordonnait et payait les habits de deuil qu'il leur envoyait tout faits, et qui passaient sur son ordonnance; que, plus encore, il faisait faire les étendards des quatre compagnies des gardes du corps, les leur envoyait, le payait, et les faisait allouer sur son ordonnance; que néanmoins on n'avait pas vu que le grand écuyer eût à prétendre ni autorité, ni détail, ni subordination quelconque, sur pas une des quatre compagnies des gardes du corps, ni sur leurs capitaines, ni sur les officiers de ces troupes; d'où il concluait qu'il n'avait pas plus de droit sur la petite écurie, ses officiers et le premier écuyer, par la raison du deuil qu'il y ordonnait.

Quant à ce qui regarde la chambre des comptes, qui ne connaît que la signature du grand écuyer pour les dépenses de la petite écurie, que le premier écuyer lui envoie à signer comme ordonnateur, ce n'est que pour diminuer le nombre des différentes signatures, et entretenir un meilleur ordre dans la chambre des comptes, qui ne lui donne pas plus d'inspection sur la petite écurie que les étendards des quatre compagnies des gardes du corps et les habits de deuil de leurs quatre capitaines, dont il est le seul ordonnateur, ne lui en donnent sur eux et sur leurs troupes; enfin que M. le Grand ne peut disconvenir qu'il signe, et a toujours signé ainsi que M. son père, les états de dépense de la petite écurie sans les voir, sans le plus léger examen, et uniquement sur la signature du premier écuyer qu'il y trouve.

À ces raisons générales, le premier écuyer ajoutait des faits constants. Il disait qu'il était vrai qu'anciennement le premier écuyer et la petite écurie étaient dans l'entière dépendance du grand écuyer, mais qu'Henri III l'en avait totalement séparée et rendue indépendante en tout et pour tout, et le premier écuyer et tous les officiers de la petite écurie exempts de toute subordination au grand écuyer; qu'en un mot, ce prince en avait fait deux choses entièrement distinctes et séparées, en sorte que le premier écuyer était devenu dans la petite écurie semblable en autorité au grand écuyer dans la grande écurie. Que cela s'était fait en faveur de M. de Liancourt, mari de la célèbre marquise de Guercheville, qui fut depuis dame d'honneur de Marie de Médicis, lorsqu'Henri IV l'épousa, père et mère du duc de Liancourt ; que les choses sont toujours depuis restées de la sorte ; qu'Henri III et tous ses successeurs avaient toujours depuis donné l'ordre au grand et au premier écuyer distinctement et séparément, en présence l'un de l'autre, et qui plus est, à un simple écuyer de la petite écurie, en présence du grand écuyer, toutes les fois qu'il était présent e que le grand ne l'était pas ; que M. le Grand ne pouvait nier que la même chose ne lui fût arrivée tant que le roi avait vécu, et qu'il en avait pris l'ordre, sans que jamais il en eût fait la moindre représentation, beaucoup moins de plainte ; enfin que M. de Liancourt avait eu toute la dépouille de la petite écurie par deux fois, à la mort d'Henri III et à celle d'Henri IV, et mon père à celle de Louis XIII, tous trois sans la moindre difficulté ni opposition.

Sa conclusion était qu'il devait continuer à vivre avec M. le Grand comme il y avait toujours vécu, c'est-à-dire que le premier écuyer, la petite écurie et tout ce qui y appartenait, demeurassent, à l'égard du grand écuyer et de la grande écurie, sur le pied de séparation entière et de totale indépendance où Henri III l'avait mise, et où les rois ses successeurs l'avaient maintenue jusqu'alors, sans que, depuis près de cent quarante ans, il y eût jamais eu de prétention ni de plainte au contraire.

Les mémoires de part et d'autre, redoublés et imprimés, furent distribués aux juges et au public. M. le Grand et les siens agissaient comme dans une affaire dont son honneur dépendait, M. le Premier et les siens comme dans une affaire où il y allait de tout son état et de toute sa fortune. Une attaque et une défense si vive et si sérieuse, et le grand nombre de personnes considérables qui s'intéressaient pour l'une ou pour l'autre partie, acheva de déconcerter les juges, tellement que M. de Troyes, sur le point du jugement, s'enfuit à Troyes sous prétexte d'un reste de déménagement, et ne revint qu'après que l'affaire fut jugée.

Le régent lui-même ne se trouva pas peu embarrassé. Il voyait trop clair pour ne pas comparer intérieurement le procédé de M. le Grand à la fable du loup et de l'agneau; mais il avait un faible héréditaire pour les Lorrains, qui, par Monsieur et par le chevalier de Lorraine, lui avaient imposé dans sa première jeunesse, et ce faible était soutenu par Mme la duchesse de Lorraine, sa sœur, qu'il aimait fort, et par le ton haut de Madame, tout Allemande. Les entreprises de la grande écurie sur la petite ne faiblissaient point, soit que le régent ne voulût ou ne crût pas pouvoir imposer assez à M. le Grand là-dessus. Il se repentait de ne l'avoir pas fait d'abord, et ordonné provisoirement, jusqu'à la majorité, que les choses demeurassent comme le feu roi les avait laissées. Mais il n'était plus temps, et pour arrêter cette petite guerre, également indécente, dangereuse et journalière, rien n'était plus pressé que de juger. C'est aussi à quoi enfin M. le duc d'Orléans se résolut.

Je savais bien à quoi m'en tenir sur cette affaire, mais je m'y défiai de moi-même, et je voulus me mettre au large et à mon aise avec moi-même là-dessus. Je priai l'abbé Pucelle, habile et intègre conseiller clerc de la grand'chambre, qui depuis est justement devenu célèbre et qui a toujours joui en ces deux genres de la première réputation, de me donner une après-dînée de son temps. Il vint chez moi. Nous y lûmes ensemble tous les mémoires de part et d'autre, nous les discutâmes exactement pour et contre; je lui expliquai cet usage de donner l'ordre qu'il ne pouvait savoir. Je ne m'ouvris en aucune sorte; j'appuyai même autant que je le pus les raisons de M. le Grand, parce que je ne les trouvais pas bonnes. J'eus la satisfaction que l'abbé Pucelle fut de mon avis avant que d'avoir su quel il était, et qu'il me dit nettement que cela ne faisait pas de question. Je disputai encore contre lui. À la fin, je lui avouai que j'avais toujours été du même avis que lui; mais que j'avais voulu le lui cacher jusqu'au bout, pour rendre sa décision plus libre.

Plus je me sentis fixé dans mon avis, plus j'étais en garde et serré avec le premier écuyer qui venait souvent me faire ses plaintes, et chercher à me pénétrer. Il me pria avec les dernières instances de lui prêter le compte rendu à mon père par son intendant de l'année 1643. Comme ces pièces se conservent toujours dans les maisons qui ont quelque ordre, je ne pus nier que je ne l'eusse, mais je lui dis qu'étant juge de son affaire, je me garderais bien de lui rien administrer. Il avait avancé que mon père avait eu la dépouille de la petite écurie; c'était le dernier exemple et le dernier état. Il fallait le prouver et le trouver dans ce compte; c'était pour lui une preuve transcendante. Il me pressa beaucoup sans succès, puis me tourna tant qu'il put pour apprendre si en effet mon père avait eu cette dépouille. Je ne le satisfis pas plus sur cela que sur les instances de lui montrer au moins ce compte.

Quatre jours après, le prince Charles vint chez moi avec force excuses de M. le Grand, que la goutte empêchait d'y venir, qui l'avait chargé de me prier de vouloir bien lui prêter ce même compte. Sur les difficultés que je lui en fis, il redoubla ses instances. Je lui dis que M. le Premier m'avait fait les mêmes, et que je l'avais refusé, mais que si M. son père et lui le voulaient absolument, je le lui prêterais à deux conditions: l'une, qu'il ne le garderait que trois jours; l'autre, que M. le Grand et lui trouveraient bon que je tinsse la balance égale, et que je l'envoyasse à M. le Premier dès qu'ils me l'auraient rendu, et que je le lui laissasse aussi trois jours. Le prince Charles accepta pour M. son père et pour lui les deux conditions, et il emporta mon compte. Il fut fidèle à me le rendre au bout de trois jours, et moi à l'envoyer sur-le-champ à M. le Premier qui en fut bien étonné, et qui n'avait pas lieu de s'y attendre. Il me le rapporta au bout des trois jours, bien satisfait d'y avoir trouvé ce qu'il désirait, c'est-à-dire le compte entier de toute la dépouille de la petite écurie dans ce compte.

Lorsqu'on fut sur le point de juger, M. le Premier me vint prier de porter ce compte au conseil de régence. Je le refusai, et lui dis que ce n'était qu'au rapporteur à porter des pièces, que je ne savais à qui celle-là pouvait être favorable, contraire ou indifférente, mais que ce n'était pas à moi à la porter, et que très certainement je ne la porterais pas. La dispute avait duré: le Premier, qui sentait le poids de la pièce, s'était échauffé, et me dit: « Mais si M. le duc d'Orléans vous l'ordonne? » Alors j'avoue que je le regardai fixement, et lui dis d'un ton brusque, mais bien articulé: « S'il me l'ordonne verbalement, je n'en ferai rien. » Le Premier comprit la réponse, et ne répliqua pas. Mais je fus surpris que la veille du jugement je reçus un billet de la main de M. le duc d'Orléans, qui m'ordonnait d'apporter le lendemain matin le compte rendu à mon père, de l'année 1643, au conseil de régence, à quoi j'obéis.

J'arrivai le mardi matin, 22 octobre, à Vincennes, pour le conseil extraordinaire de régence destiné au jugement de ce procès. M. le Grand, M. le prince Charles ni M. le Premier n'y parurent. Les chefs et les présidents des conseils y étaient mandés. Le maréchal de Villeroy parlait à chacun pour M. le Grand son beau-frère; le maréchal d'Huxelles pour M. le Premier, son cousin germain et son ami intime; et tous deux sortirent quand on se mit à prendre place. Comme Torcy, rapporteur, ouvrit son sac, je tirai de ma poche ce compte de mon père et le billet de M. le duc d'Orléans, et je dis: « Messieurs, voilà un compte de l'année 1643, rendu à mon père par son intendant, et voici un billet de la main de M. le duc d'Orléans, que je reçus hier, par lequel il m'ordonne d'apporter aujourd'hui ce compte au conseil. » Et en même temps je mis l'un et l'autre sur la table, au milieu de sa largeur devant moi. Tous regardèrent sans y toucher, personne ne répondit; jamais je ne vis des visages si embarrassés. Après, Torcy commença son rapport.

Il le fit nettement, correctement, exactement, n'oublia rien de part et d'autre, compara les raisons, les commenta, et conclut en tout et partout en faveur de M. le Premier. Ses termes furent bons et justes, mais la voix basse, souvent coupée, et faiblit sensiblement aux conclusions.

Nous étions treize juges ainsi opinants: Torcy, rapporteur, les maréchaux de Besons et d'Estrées, le duc d'Antin, les maréchaux d'Harcourt et de Villars, le duc de Noailles, moi, Voysin chancelier, le comte de Toulouse et le duc du Maine, M. le Duc, M. le duc d'Orléans. Ainsi j'étais à l'ordinaire vis-à-vis du chancelier, auprès du comte de Toulouse, et le maréchal de Villars auprès de moi ce jour-là.

Le rapport fait, M. le duc d'Orléans ordonna à Torcy de lire l'endroit du compte de mon père où celui de la dépouille de la petite écurie lui devait être rendu, en cas qu'il l'eût eue. Je poussai le compte à Torcy, je repris le billet de M. le duc d'Orléans, je le montrai bien à mes deux voisins, et je le remis devant moi sur la table. Torcy trouva l'endroit du compte dont il s'agissait, et le lut. Le régent ensuite demanda l'avis à Besons, qui barbouilla, et qui proposa une cote mal taillée. Estrées saisit cet expédient, parla longtemps sans rien dire, et ne put conclure.

Ce début me parut si misérable pour des juges de cette suprême sorte, et en tout pour des juges, que je pris la parole. Je dis au maréchal d'Estrées que nous étions tous là pour dire, non ce qui serait à souhaiter, et faire des raisonnements étrangers à la question, mais pour dire nos avis nettement, en conscience; qu'il avait parlé, mais point opiné ni conclu; qu'il s'agissait de savoir s'il était pour M. le Grand ou M. le Premier, en tout ou en partie, et au dernier cas en quelles parties. Le maréchal fut étourdi. Il barbouilla encore je ne sais quoi d'indécis; je me tournai au régent à qui je dis: « Monsieur, il faudrait opiner, et cela ce n'est pas avoir un avis. » Alors le régent dit au maréchal d'Estrées: « Monsieur le maréchal, opinez donc, s'il vous plaît, et que nous sachions votre avis, car nous n'en savons rien encore. » Tout le conseil baissa les yeux, et je ne vis jamais gens si consternés. Le maréchal d'Estrées, dans un embarras extrême, se mit à reprendre les points de prétention sans pouvoir se résoudre à décider. Le régent le pressa encore; il décida enfin partie pour l'un, partie pour l'autre, sans en apporter aucune raison.

Le régent, qui vit qu'il n'en tirerait pas davantage, dit à d'Antin d'opiner. L'aventure du maréchal d'Estrées lui fut une leçon. Il fit une préface de compliments pour les deux parties, et sur le malheur de ce procès; il bégaya plus qu'à l'ordinaire, mais il fut pour M. le Premier sur tous les chefs. Harcourt, qui parla après, et qui déjà s'énonçait avec difficulté, fut court et de même avis. Villars pouffa, verbiagea, complimenta les parties, se plaignit du procès, désira des cotes mal taillées, mais conclut pour M. le Premier. Noailles parut comme chat sur braise. Il craignit quelque chose de plus fort que ce que j'avais dit à son beau-frère, car je ne le ménageais pas en plein conseil. Il eût bien voulu aussi ne point décider, mais il n'osait s'en dispenser. Cela produisit un long verbiage, mais à la fin il fallut conclure. Il tenta un avis équivoque de cote mal taillée; il se reprit, il y revint, en sorte qu'on put moins dire ce qu'il avait opiné, que dire qu'il n'avait pas opiné.

L'impatience où me mit une si méprisable misère fit que je repris l'affaire d'un bout à l'autre. Je discutai tous les points des prétentions et des réponses; j'exposai plusieurs changements arrivés dans les grandes et les moindres charges, et les formations d'où et comment faites, aux dépens de quelles charges, dont je fis l'application aux questions particulières à juger; je m'étendis sur la séparation et l'indépendance des deux écuries, et du premier et du grand écuyer faite par Henri III, en faveur de M. de Liancourt, maintenue en entier par ses successeurs jusqu'alors, en conséquence sur l'ordre donné chaque jour distinctement et séparément pour les deux écuries, même à un simple écuyer de la petite en absence du premier écuyer, et en présence du grand écuyer, sans plainte ni réclamation de sa part, jusqu'après la mort du roi, sans que cette retenue pût être attribuée à timidité ni à défiance de considération et de crédit de la part de M. le Grand. Enfin je montrai toute la force que la cause de M. le Premier tirait du compte rendu à mon père de la dépouille de la petite écurie, et je conclus distinctement après sur tous les points l'un après l'autre, en faveur de M. le Premier. Je remarquai qu'on me prêta grande et silencieuse attention, et qu'encore que je parlasse longtemps, on ne s'ennuya pas, peut-être à cause de l'historique qui fut nouveau presqu'à tous.

Le chancelier barbouilla à son ordinaire, s'affligea de la naissance et du progrès de la contestation, plus encore de la difficulté d'une cote mal taillée, et finit enfin par être de mon avis. Les deux bâtards, qui aimaient bien mieux le premier écuyer, qui sourdement et cauteleusement était attaché au duc du Maine, firent l'un après l'autre un petit compliment pour M. le Grand, et opinèrent nettement et entièrement contre lui. M. le Duc, sans compliment ni remarque, dit en deux mots qu'il était d'avis sur tous lés points que M. le Premier était fondé et y devait être maintenu.

Alors ce fut au régent à parler et à prononcer. Par l'exposé que je viens de faire, auquel la singularité de l'embarras des juges m'a engagé, on voit que l'arrêt était fait dès lors, et que le premier écuyer avait pleinement et entièrement gagné tout. Il n'y avait donc plus qu'à prononcer. Néanmoins le régent, aussi embarrassé que les autres juges, dit qu'il paraissait qu'on n'était pas bien d'accord sur la dépouille, et même sur d'autres articles, dont quelques-uns ne s'étaient pas bien expliqués. Par ce qu'il ajouta, il montra qu'il tendait lui-même à une cote mal taillée, qu'il voulait sauver la charge de premier écuyer, et ne la pas soumettre au grand écuyer, mais qu'il désirait en même temps compenser cela par quelque extension de l'autorité du grand écuyer sur la petite écurie, au delà du deuil, surtout apaiser M. le Grand en lui en adjugeant la dépouille.

Je pris la parole dès qu'il eut fini. Je lui dis que les prétentions de M. le Grand n'étaient pas de nature à pouvoir être séparées, qu'elles étaient toutes fondées sur celle de l'entière dépendance, comme les défenses du premier écuyer sur chaque article n'avaient d'appui que dans celle de son indépendance et de la séparation et soustraction de la petite écurie de toute autorité et inspection du grand écuyer faite par Henri III pour M. de Liancourt, qu'on ne pouvait se dissimuler, ni M. le Grand lui-même, avoir duré entière et sans atteinte jusqu'alors; que le titre y était donc par le fait d'Henri III; que l'usage et la possession constante y était de même jusqu'alors par l'usage non interrompu et non contesté par aucun des grands écuyers sous Henri IV, Louis XIII et le feu roi; que rien n'y manquait donc pour former un droit certain, constant et stable, ou que rien ne pouvait être assuré; qu'enfin pour la dépouille, elle avait le même fondement, le même titre, la même possession, puisque MM. de Liancourt père et fils l'avaient eue sans réclamation ni plainte des grands écuyers à la mort d'Henri III et d'Henri IV, et que le compte rendu à mon père, qui venait d'être lu par son ordre, faisait foi que mon père l'avait eue pareillement à la mort de Louis XIII. L'attention du conseil fut encore plus grande à cette réplique, et il parut à l'air du régent, non à aucune parole, qu'il s'en serait passé. Mais moi, voyant un arrêt fait et juste, j'eus peur que faiblesse, crainte, complaisance n'y donnassent atteinte, et je crus devoir à l'équité d'aller à temps au-devant.

Le régent, quand j'eus fini, dit qu'il suffirait de reprendre les voix en deux mots de chacun, sans opiner de nouveau. Il n'y eut que Besons qui balbutia encore, Noailles moins, mais encore un peu. Tous les autres parlèrent net en deux mots en faveur du premier écuyer, excepté le maréchal d'Estrées qui tâcha de faire une différence de la dépouille, et qui s'y barbouilla.

Quand tous eurent dit cette seconde fois leur avis en deux mots, je ne doutai plus que le régent n'allât prononcer. Point du tout. Il dit qu'il voyait bien que tous les suffrages décidaient pour l'entière séparation et la totale indépendance, et pour laisser les choses sur le pied où elles avaient été sous le feu roi; que c'était aussi son sentiment, mais qu'il ne voyait pas la même uniformité sur la dépouille; que lui-même y trouvait quelque difficulté; qu'il serait bon qu'omettant le reste comme jugé, chacun s'expliquât encore nettement sur la dépouille. « Et le compte de mon père, monsieur, repris-je tout haut, que vous m'avez commandé d'apporter ici par votre billet que voilà! N'est-il pas décisif là-dessus, à la suite du même exemple de MM. de Liancourt père et fils, indépendamment que la dépouille coule du même principe que tous les autres articles tenus pour jugés? » Ce mot, dit un peu ferme, frappa tout le monde. Les balbutieurs ne surent qu'y opposer. Ils haussèrent les épaules, et d'une voix assez basse convinrent que la dépouille devait appartenir au premier écuyer. Tous les autres furent du même avis, et le dirent très ferme. Le régent baissa la tête, ce que je remarquai bien, et enfin prononça.

Alors, craignant par ce que j'avais vu de penchant et de faiblesse, que les cris, l'impétuosité et les appuis de M. le Grand n'obtinssent des choses contraires à ce qui venait d'être jugé, je proposai au régent l'importance que Torcy écrivît le détail des choses jugées, c'est-à-dire le fond inaltérable de l'arrêt, et le lût avant que le conseil levât. Le régent le trouva bon, et l'ordonna à Torcy. Il se mit donc à écrire, puis il dit tout haut chaque chef comme il l'allait écrire avant de le mettre sur le papier. J'eus soin sur chacun de dire tout haut comme il avait passé quand Torcy paraissait douter, comme il lui arriva souvent, apparemment pour être plus assuré de ce qu'il écrirait. Personne ne dit mot, même le régent, tellement que plusieurs du conseil dirent que j'avais fait et dicté l'arrêt. Torcy, après avoir achevé, lut tout haut ce qu'il venait d'écrire, qui fut approuvé de tous à la fois sans ordre d'opinions; et cependant La Vrillière, ami intime du premier écuyer, écrivait aussi sur le registre du conseil, qui leva aussitôt après que Torcy eut achevé de lire, et eut signé ce qu'il avait écrit.

Je sortis du conseil avec le comte de Toulouse, causant de ce qui venait de se passer, et de ce qu'eût pu devenir Beringhen à son âge, s'il eût perdu son procès, c'est-à-dire sa charge, et avec elle sa fortune et son être. Tournant sur le grand degré pour le descendre, [nous trouvâmes] des Épinay, vieil écuyer de la petite écurie, et fort attaché de tout temps à Beringhen, qui était là plus mort que vif, embusqué dans un coin pour apprendre le sort de l'affaire, qui nous la demanda véritablement comme un homme demi-mort. Le comte de Toulouse avec son froid lui répondit que M. de Torcy le lui apprendrait. Des Épinay insista comme un mendiant. La pitié m'en prit, et du premier écuyer qui l'avait envoyé. Je dis au comte de Toulouse: « Pourquoi le faire languir pour un secret qui va être public dans quatre ou cinq minutes ? » Tout de suite je me tournai à des Épinay et lui dis: « Allez, monsieur des Épinay, M. le Premier a gagné en plein: indépendance, dépouille, en un mot, tout sans exception. » Cet homme, qui était vieux, et le même qui du temps du roi était attaché au carrosse de Mme de Maintenon, se jeta à mes genoux, me dit d'une voix faible et entrecoupée que je lui rendais la vie, qu'il l'allait rendre à M. le Premier, et vola à l'instant par le degré, [de sorte] que nous le perdîmes de vue que nous n'étions qu'à la troisième marche. J'allai dîner chez le marquis du Châtelet, où j'appris que le premier écuyer, sa femme et quelque peu de leurs plus intimes amis, étaient cachés dans le premier pavillon d'entrée, tout près de la porte de la basse-cour du château qui mène au village; qu'ils ne voulaient pas qu'on les y sût; et qu'ils avaient leurs carrosses cachés aussi, et tout attelés, pour s'en aller de là droit chez eux à Armainvilliers, s'ils perdaient ce procès, à l'instant qu'ils en auraient la nouvelle. Elle fut bien différente pour eux. Des Épinay arriva à toute course qui ne pouvait plus parler, et qui enfin les mit au large et dans la joie.

Le premier écuyer ne tarda pas à me venir remercier dès que je fus à Paris. Je ne sais par qui il avait su jusqu'au dernier détail de tout ce qui s'était passé au jugement de son affaire; j'imaginai que ce fut par La Vrillière. Beringhen en transissait encore, et me répéta bien des fois que je lui avais sauvé sa charge et sa fortune, et plus que cela, l'honneur et la vie; qu'il me devait tout cela, et que lui et les siens ne l'oublieraient jamais.

Je dois cette justice à M. le Grand, et à M. le prince Charles, son fils, qu'ils ne me surent pas le moindre mauvais gré; qu'il ne leur est jamais depuis rien échappé à mon égard; et qu'ils ne m'ont jamais donné le plus léger soupçon qu'ils n'aient pas été satisfaits de toute ma conduite; et que tout ce qui tenait à eux les a imités en cela.

Le premier écuyer ne fut pas longtemps sans me parler de l'extrême désir de sa femme de me venir témoigner la reconnaissance dont elle était pénétrée, et leur douleur commune de n'oser l'entreprendre dans les dispositions où tous deux me savaient pour elle, dont il est vrai que je ne m'étais pas tu, et sans ménagement. Je lui dis que c'était une peine que je le priais de l'empêcher de se donner, parce que ma porte lui serait exactement fermée. Il voulut entrer en justification pour elle, non en tout, mais en partie, et insister sur son repentir et sa douleur. Je répondis que j'étais trop bien informé pour que les justifications et les explications eussent sur moi aucune prise, que je savais très bien à quoi m'en tenir avec elle, et que je le priais de ne m'en pas parler davantage.

Mme de Beringhen était parfaitement fausse, basse, intrigante, non seulement dangereuse, mais fort méchante, avec l'air humble et modeste, les propos les plus doux et les plus séduisants, toujours dans les intérêts et dans les sentiments des gens à qui elle parlait; jamais rien sans vues et sans desseins, avide d'argent et d'affaires les plus sales, avec un air d'aisance, de dépense, de désintéressement; toujours merveilleusement parée, quoique très laide, et rien moins que jeune, fort glorieuse en dessous, tant qu'elle pouvait dans les cabales, ayant été toujours fort avant dans celle de Meudon, désolée de ce qu'ils n'avaient pu parvenir au duché, quoiqu'elle ne pût ignorer qui était son mari. Elle avait plus d'esprit encore que le duc d'Aumont, et infiniment liant. C'était son bon et cher frère, aussi étaient-ils en tout parfaitement homogènes. Elle avait été longtemps toujours à la cour, à Marly, de tous les voyages, de toutes les fêtes. On n'a jamais découvert la cause de sa disgrâce, que toute la bonté du roi pour son mari, et la familiarité qu'il eut toute sa vie, ni la considération de la nécessité où il était de ne bouger d'où était le roi, ne put jamais diminuer. Les quinze dernières années du feu roi au moins elle n'était plus de rien, et n'allait à la cour que deux ou trois fois l'année passer au plus deux jours, mais quelquefois à Meudon, quand il y avait des dames et que le roi n'y était pas ; jamais même à Fontainebleau. Cela était fort remarqué ; mais ils étaient si sages et si cachés qu'on n'en fut pas plus instruit. Le Premier, qui aimait fort sa femme, et à être avec cette flatteuse, en était secrètement, amèrement affligé, mais il ne put rien changer à cette disgrâce, qui dans les premiers temps bannit sa femme de la cour, sans y oser paraître du tout pendant quelques années.

Il me poursuivit plus de six semaines pour voir sa femme, avec une assiduité qui me désolait et qui enfin me vainquit. Elle vint donc un matin seule avec son langage composé où elle mit toute l'éloquence qui lui fut possible, qu'elle accompagna de beaucoup de larmes. Je la reçus avec toute la civilité, mais avec toute la froideur possible. Je lui dis qu'il ne s'agissait point de s'expliquer sur ce qui s'était passé chez elle à mon égard, que je n'en ignorais rien, que je savais à quoi m'en tenir, que je voulais bien croire qu'elle en était fâchée, que cela ne m'avait pas empêché de rendre justice à M. le Premier. Du reste, je la payai de compliments secs, sans me rendre à ses protestations, ni à tous ses empressements pour obtenir oubli et mon amitié. Il n'y eut rien qu'elle ne me dît pour m'assurer que, quelque rigueur que je lui tinsse, rien n'égalerait à jamais sa reconnaissance, son attachement, son respect pour moi, car elle ne ménagea aucun terme, et pour me les témoigner par toute sa conduite. Tous ces verbiages durèrent une bonne heure tête-à-tête, et quoique de ma part la sécheresse se fît soutenue jusqu'au bout à travers toute la politesse dont je la pus tempérer, son mari vint me remercier le lendemain de l'avoir reçue, et me dit encore merveilles pour elle.

Elle m'est depuis revenue voir quelquefois du vivant de M. le Premier, jamais depuis. Je la voyais chez son mari quelquefois; jamais je ne lui ai rendu de visite. Le Premier me dit bien des fois depuis le jugement que je l'avais étrangement mis en peine par le serré et le concis dont je lui parlais, qui lui avait fait tout craindre de ma part pour la décision de son affaire, laquelle fut fort approuvée du public.

J'eus lieu de me savoir gré d'avoir fait dresser l'arrêt tout de suite dès qu'on l'eut prononcé. M. le Grand vint au Palais-Royal, criant qu'on l'avait égorgé, et tempêta tant que le régent lui permit de faire telles protestations qu'il voudrait contre le jugement que le conseil de régence, c'est-à-dire que le roi même venait de rendre (car il était de pareille force ainsi que tout ce qui émanait de ce conseil) et lui signa un ordre à tout notaire qu'il voudrait choisir de recevoir ses protestations et de lui en donner acte. Outre la misère d'une faiblesse si honteuse qui allait à saper l'autorité et la stabilité de tout ce que le conseil de régence pouvait ordonner, le régent n'en prévit pas les autres conséquences. M. le Grand fit donc ses protestations, publia qu'il ne se tenait pas pour battu, et qu'à la majorité il espérait avoir justice.

Des paroles il passa tôt aux effets. La guerre recommença par les usurpations et les attaques de la grande écurie contre la petite, avec la même indécence, la même fréquence, le même danger qu'avant le jugement, que M. le Grand traita toujours de nul, fondé sur la permission qu'il avait obtenue de protester contre, en sorte que, dans le fait et à la dépouille de la petite écurie près, que le premier écuyer eut, ce dernier ne se trouva ni mieux ni plus en sûreté qu'avant le jugement. Les plaintes qu'il en porta au régent furent écoutées; mais ce fut tout. Ce prince n'imposa point; et les embûches, les entreprises et les combats furent journaliers.

Achevons cette matière, puisqu'elle se présente si naturellement, quoiqu'elle dépasse la mesure du temps que j'ai compté de donner, si je vis, à mes Mémoires. Le prince Charles continua les mêmes entreprises journalières, à force ouverte, après la mort de M. le Grand, arrivée en 1718. Le premier écuyer n'opposait que sagesse et plaintes inutiles, dont le chagrin, qui se renouvelait tous les jours, le conduisit enfin amèrement au tombeau en 1723, et le lui avança. Il n'est pas de ce temps d'expliquer par qu'elle fortune son fils obtint enfin sa charge, que M. le duc d'Orléans assurément ne lui destinait pas, et qu'il n'eut que par la mort de ce prince, arrivée bien à propos pour lui, sans qu'il eût disposé de la charge, pendant plus de sept mois qu'il l'aurait pu.

Par autre fortune M. de Fréjus avait été fort des amis de Beringhen et de sa femme. Il venait de faire M. le Duc premier ministre, qui était obligé de compter fort avec lui. Fréjus fit sa propre affaire de celle du premier écuyer. Il la fit décider de nouveau, mais sans forme de jugement, suivant en tout celui qui avait été rendu par le conseil de régence. Le roi était majeur; ainsi les protestations du grand écuyer tombèrent, et il n'y eut plus pour lui à en revenir. M. le Duc et M. de Fréjus lui parlèrent si ferme qu'il n'osa plus rien entreprendre sur la petite écurie, ni tenter les voies de fait. Ainsi le nouveau premier écuyer jouit, en entrant en charge, d'une paix et d'un repos auxquels son père n'avait pu parvenir depuis la mort du feu roi.

Le prince Charles, piqué de voir ses prétentions condamnées sans retour, refusa de signer à l'ordinaire, sans examen, les dépenses de la petite écurie, lorsqu'elles lui furent portées avec la signature du premier écuyer. Celui-ci, son nouvel arrêt en main, refusa de s'y soumettre, et prétendit que le prince Charles devait, comme son père, son grand-père et tous les autres grands écuyers, depuis Henri III, signer sans voir, sur la simple inspection de la signature du premier écuyer. Les choses demeurèrent assez longtemps ainsi. Cependant il fallait les finir pour porter ces dépenses à la chambre des comptes. On tâcha de vaincre l'opiniâtreté du prince Charles, et par raison et par exemples; on ne put le persuader. À la fin, M. le Duc, qui était premier ministre, déclara au prince Charles que, s'il persistait au refus, lui, M. le Duc, comme grand maître de la maison du roi, signerait les dépenses de la petite écurie, et les enverrait ainsi à la chambre des comptes. Le prince Charles lui répondit qu'il ferait tout ce qui lui plairait, mais qu'il ne les signerait pas sans les examiner. M. le Duc les signa donc comme grand maître de France; et de cette manière le grand écuyer perdit le droit de les signer, ou plutôt l'usage, qui était un des plus beaux restes de son ancienne supériorité sur la petite écurie et sur le premier écuyer du roi.

CHAPITRE XI. §

Mariage de Sandricourt qui me brouille pour toujours avec lui. — Obsèques du roi à Saint-Denis. — Caractère de Dreux. — Le régent veut la confusion et la division. — Je veux me retirer de tout à la mort du roi, et je me laisse raccrocher malgré moi par M. le duc d'Orléans. — Conduite de ce prince à l'égard des ducs. — Courte comparaison des assemblées de la noblesse en 1649 et en 1715. — Ressorts et fanatisme de celle-ci. — Le régent trompé sur cette prétendue noblesse. — Étrange personnage du duc de Noailles. — Le régent trompé sur le parlement. — Menées du duc de Noailles pour diviser les ducs, et faire tomber leurs poursuites contre les usurpations du parlement à leur égard; à quoi enfin il réussit.

On a pu voir quelque part, au commencement de ces Mémoires, que j'avais pris le même soin du marquis de Sandricourt que s'il eût été mon fils. Nous sommes de même maison, quoique de branche séparée depuis plus de trois cents ans. J'ai toujours aimé mon nom; je n'ai rien oublié pour élever tous ceux qui l'ont porté de mon temps; je n'y ai pas été heureux. Son père et sa mère, gens de beaucoup d'esprit, mais avares, obscurs, fort retirés, n'avaient point d'autres enfants. Ils étaient riches en belles terres en Picardie; ils ne bougeaient de chez mon père, et après de chez moi.

Je procurai une compagnie de cavalerie à leur fils de fort bonne heure, et le premier usage que je fis de l'amitié de Chamillart fut de faire donner fort tôt après à ce jeune homme l'agrément au régiment de Berry cavalerie, que Yolet, très bon officier, vendit de dépit de n'être pas maréchal de camp. La cherté effraya le père; je m'obligeai à le payer, et priai Yolet de faire le marché au mot du père, et que je donnerais le surplus. Le père, étonné d'un si grand et si prompt rabais, se douta de ce que j'avais fait, se piqua, et conclut, à peu de chose près, qui demeura sur mon compte, et qu'ils m'ont rendu depuis. Ce régiment alla bientôt en Espagne. Mme des Ursins y régnait, et je pouvais compter sur elle; M. le duc d'Orléans y commanda l'armée bientôt après; il eut toutes les bontés les plus marquées pour Sandricourt, et Mme des Ursins lui donna une protection distinguée. Je le recommandai aussi à tout ce que je connus qui le pouvait servir et même conduire. Il avait de la valeur et de la volonté; en trois ans Chamillart le fit brigadier, aux cris de la foule de ses cadets d'Italie, d'Allemagne et de Flandre. Il fit un tour à Paris l'hiver d'après le mariage de M. le duc de Berry. Je l'eus chez moi à la cour, le présentai partout, et lui fis donner les entrées chez ce prince, sous prétexte qu'il commandait son régiment. À son retour, à la paix, j'en usai de la même manière, et je crus pouvoir le former au monde après l'avoir vu plusieurs campagnes à la guerre, où il s'était acquis de la réputation.

Il y avait déjà longtemps que son père et sa mère le voulaient marier. Je les en avais toujours détournés comme d'une chose prématurée à l'âge et au grade militaire de leur fils qui, en avançant en âge et en fortune, ne pouvait que trouver des partis plus avantageux, et propres à avancer sa fortune. Surtout je les exhortais à profiter de leur situation heureuse sans dettes, avec près de cinquante mille livres de rente en belles terres depuis Paris jusqu'à Abbeville, pour ne pas faire de mésalliance, dont leur fils m'avait toujours paru infiniment éloigné.

Voyant leur empressement de le marier devenu incapable de raison, nous pensâmes, Mme de Saint-Simon et moi, à chercher à les satisfaire d'une manière convenable, et nous crûmes trouver tout dans Mlle de Risbourg. Le marquis de Risbourg, son père, était petit-fils du frère du prince d'Espinoy, du fils duquel prince d'Espinoy il a été parlé ici plus d'une fois, qui était mort il y avait déjà quelques années, et de la veuve duquel, sœur de Mlle de Lislebonne, il a encore été plus souvent mention dans ces Mémoires. Ce marquis de Risbourg, dont il s'agit ici, avait suivi en Espagne la fortune de son père et de son grand-père, qui s'y étaient attachés, et il y était demeuré au service de Philippe V. Il était alors grand d'Espagne, chevalier de la Toison-d'Or, colonel du régiment des gardes wallonnes, vice-roi de Catalogne, et résidait à Barcelone. Il était veuf, riche, et n'avait que deux filles, dont l'aînée, fort dévote, avait renoncé au mariage, et qui toutes deux vivaient ensemble dans leurs terres en Flandre, ou dans nos villes qui en étaient voisines, avec une grande bienséance et beaucoup de réputation de vertu. Leur père ne voulait point se remarier, était assez singulier. Tous ses biens de Flandre et tout ce qu'il avait amassé en Espagne, qui allait à beaucoup, revenait donc après lui à ses filles, et plus que tout cela sa grandesse après lui. Il avait depuis longtemps mis toute sa confiance en la princesse d'Espinoy, dont je viens de parler; elle avait sa procuration pour gouverner ses biens de Flandre, et pour la conduite personnelle de ses filles, et leur commerce de lettres et d'amitié était continuel.

Personne de distingué n'avait pensé à un si grand parti, mais peu connu et relégué, et plus douteux encore par l'âge et la situation du père, à qui il pouvait prendre envie de se remarier. Nous en parlâmes à Sandricourt, et à son père et à sa mère, qui regardèrent cette affaire comme la plus grande qu'ils pussent faire, et telle qu'ils ne l'osaient espérer. En effet, tout y était: biens, alliance, la plus grande naissance, un père dans les premiers honneurs et emplois, et par ce que nous savions de son éloignement pour un second mariage, certitude de sa grandesse après lui. Les Sandricourt nous pressèrent de voir ce qu'ils en pourraient espérer.

Mme de Saint-Simon en parla à Mme d'Espinoy, qui reçut la proposition avec toute sorte d'agrément. Elle convint de tout l'éloignement du marquis de Risbourg de se remarier, parla franchement sur la confiance qu'il avait en elle, et promit de lui en écrire au plus favorablement.

À peine sa lettre était-elle partie, que les Sandricourt nous vinrent dire que cette affaire ne réussirait jamais; qu'ils étaient pressés de marier leur fils; qu'il n'y avait rien de meilleur que de s'allier à la robe pour la conservation des droits des terres, et pour les procès qui pouvaient survenir; et qu'ils étaient résolus à le faire. Le fils vint me trouver, fit le désolé, me conjura de ne le point abandonner à la fantaisie de son père et de sa mère. Il en dit autant à ma mère et à Mme de Saint-Simon, et nous le crûmes de bonne foi.

Il est aisé d'imaginer ce que nous dîmes au père et à la mère, surtout la lettre de la princesse d'Espinoy au marquis de Risbourg étant partie. Leur embarras fut grand, mais leur opiniâtreté la fut davantage. Ils ne parlaient qu'en général, et nous espérions qu'avant qu'ils eussent trouvé, et le jeune homme persistant dans les sentiments qu'il ne cessait de nous témoigner, l'affaire s'engagerait avec le marquis de Risbourg, et que nous ferions le mariage. Cette espérance ne dura pas longtemps.

Deux jours après, le jeune homme bien empêtré me vint dire que son mariage était fait avec Mlle de Gourgues. Je m'écriai, et lui demandai s'il y consentait. Il répondit qu'il n'osait résister à son père et à sa mère qui voulaient la robe absolument. Je le menai à ma mère et à Mme de Saint-Simon, qui lui représentèrent tout ce qu'il était possible. À la fin je lui dis que s'ils avaient la rage de la robe au point de la préférer à une fille fort riche de là maison de Melun, qui ferait avec certitude son mari grand d'Espagne, et au point encore de ne pas attendre la réponse du marquis de Risbourg à Mme d'Espinoy, après nous avoir engagés à lui en faire écrire par elle, il fallait du moins choisir une famille honnête et qui pût lui être de quelque utilité; que le père de celle qu'il voulait épouser était un maître des requêtes si étrangement déshonoré, que le chancelier de Pontchartrain m'avait dit avoir reçu une députation en forme des maîtres des requêtes, pour lui demander de faire défaire Gourgues de sa charge, lequel n'osait plus depuis se présenter au conseil; que son père, qui n'avait guère meilleure réputation, avait pourri maître des requêtes, sans avoir jamais pu être intendant; que le frère de celui-là, évêque de Bazas, était le mépris de la Gascogne; qu'en un mot, s'ils voulaient déterminément la robe, ils nous donnassent loisir de sortir honnêtement d'avec Mme d'Espinoy; et que s'il voulait Mlle Pelletier, je pouvais faire cette affaire-là par Coettenfao qui était leur ami intime et le mien; qu'elle était fille d'un premier président, sœur d'un président à mortier (depuis aussi premier président), petite-fille d'un ministre d'État et contrôleur général, nièce de Pelletier de Sousy et de son fils des Forts, tous deux conseillers d'État, et actuellement en place et en grande considération; qu'au moins c'était une robe illustrée en son état, et en situation de lui être utile. Ma mère et Mme de Saint-Simon le pressèrent là-dessus comme je venais de faire. Mais nous parlions un sourd et, qui pis étais, à un amoureux, ce que nous ne sûmes qu'après.

C'était le matin. L'après-dînée Mme de Sandricourt vint chez moi comme une furie. Je la laissai dire, comme on souffre les fous. De chez moi elle monta chez ma mère, qui ne fut pas si endurante, qui lui apprit sur sa future belle-fille ce qu'elle ne voulut pas croire, quoique connu de tout le domestique de son père et de beaucoup de gens, et lui prédit tout ce qui leur est arrivé depuis. Mme de Sandricourt sortit plus en furie que jamais. Son mari ne parut point chez nous. Cinq ou six jours après ils firent leur mariage.

Le rare fut que ce bel époux alla de porte en porte, chez tout ce qu'il put connaître de la robe, dire que je l'avais en telle horreur, que j'avais rompu avec eux pour s'y être alliés. L'affaire du bonnet était alors en grand mouvement; on peut juger de l'effet de ce discours qui se répandit partout. Après un trait si noir d'ingratitude, de tromperie et d'atroce calomnie, nous ne voulûmes plus ouïr parler d'eux, et oncques depuis ne les avons vus.

Le père et la mère vécurent assez pour avoir vu et senti les vérités dont ma mère avertit Mme de Sandricourt, la dernière fois qu'elle l'ait jamais vue, e tous deux en sont morts dans la douleur. Leur fils plus bénin, quelque temps amoureux, après mourant de peur de sa femme, qui ne s'est guère embarrassée de mesures ni de précautions, s'est mis à la mode en doux et soumis serviteur. Il n'a point manqué d'enfants, mais souvent d'argent, sans pourtant en dépenser, et a vécu obscur dans son quartier. Il n'a pas laissé de servir et de devenir lieutenant général, jusqu'à la guerre de Bohême ; mais son peu d'esprit, son triste mariage, et l'obscurité qui en est résultée, l'ont accablé, en sorte qu'on l'a laissé depuis en oubli, et sans aucune sorte de récompense. Mlle Pelletier, que je lui avais proposée, épousa depuis le marquis de Fénelon, longtemps ambassadeur en Hollande, aujourd'hui lieutenant général, gouverneur du Quesnoy, conseiller d'État d'épée, et chevalier de l'ordre.

Le vendredi 25 octobre, les obsèques solennelles du feu roi se firent à Saint-Denis, où tout se passa dans une confusion si grande, et d'une manière si éloignée de ce qui s'était pratiqué à celles de Louis XIII, d'Henri IV et de tous les prédécesseurs, que je m'en épargnerai le récit, qui ne pourrait se passer d'une longue dissertation.

Dreux était grand maître des cérémonies, comme on l'a vu en son temps, par son mariage avec la fille de Chamillart. Son ignorance et sa brutalité étaient égales, et au comble. Il a su montrer l'une et l'autre à la guerre, où, malgré sa valeur et sa faveur, il s'est fait détester et mépriser. Sa bêtise ne diminuait rien de son orgueil, qui, dans le désespoir de la bassesse plus que très crasseuse de sa naissance, que sa charge, son alliance, les richesses des usures de son père, ni le titre de marquis, si plaisamment imposé par lui au nom de sa famille, ne pouvaient recrépir, ne perdait pas une occasion de s'en venger contre la vérité, contre le témoignage de ses registres, et contre son honneur, dont en ce genre il ne faisait pas grand cas.

Je dis contre ses registres, parce que je les ai tous jusqu'à une époque où pendant qu'il était à l'armée, sa femme, qu'il ne méritait pas, me les prêta tous un à un, et je les fis copier et bien collationner; et c'est sur cela que je dis qu'il allait contre ses registres, parce que je l'y pris, et qu'il en demeura court lorsque Mme de Saint-Simon conduisit un enfant de Mme la duchesse de Berry à Saint-Denis. Il refusait un honneur qui était dû, je lui citai son registre; il fut honteux et confus, et obligé de céder. Il avait su apparemment, à son retour de l'armée, longtemps avant ce fait, que sa femme m'avait prêté ses registres; il lui en fit un si étrange vacarme que je n'ai pu y revenir depuis.

Je ne crois pas qu'il y ait de jugement téméraire à penser qu'il y aura écrit tout ce qu'il lui aura plu. On a vu ( t. II, p. 80 et suiv.) le silence de Sainctot, maître des cérémonies alors, dans les siens, et (t. IV; p. 163) la fausseté de Châteauneuf dans ceux de l'ordre du Saint-Esprit, dont je ne rappellerai point ici les sujets qui se trouvent aux pages indiquées. Ces messieurs écrivent seuls dans les ténèbres, sans contradicteur ni inspecteur, et prétendent faire ainsi des lois. Les registres ne se faisaient pas autrefois de la sorte; et la probité de ces nouveaux venus, si solennellement reconnue pour telle qu'elle est par ces tristes découvertes, ne saurait plus faire d'illusion à personne.

À l'égard de ces obsèques du roi, M. le duc d'Orléans ne se souciait d'aucun ordre ni d'aucune règle. On ne fut pas longtemps à s'apercevoir qu'il avait mis sa politique, tant en choses générales qu'en particulières de toute espèce, à faire naître des disputes; et bientôt ce mot favori lui échappa comme un axiome admirable dans la pratique: Divide et regna. Il laissa donc faire la pompe funèbre comme on voulut: Dreux en fut le maître, et il y signala toutes ses bonnes qualités.

Les ducs d'Uzès, de Luynes et de Brissac furent nommés pour porter la couronne, le sceptre et la main de justice, comme les plus anciens à pouvoir faire cette fonction. Ils étaient dans les hautes chaires, du même côté que les trois princes du deuil, dont M. le duc d'Orléans était le premier; et tout de suite après eux, une stalle vide entre le dernier de ces trois princes et le duc d'Uzès, par conséquent au-dessus de toutes les cours supérieures, et ils avaient aussi leurs carreaux.

La cérémonie commencée, Dreux s'étant approché au bas de la stalle de M. le duc d'Orléans, pour en recevoir quelque ordre, M. d'Uzès s'avança par devant les deux autres princes du deuil, et dit à Dreux qu'il le priait de se souvenir que les trois ducs devaient être salués avant le parlement. Dreux répondit net et court qu'il n'en ferait rien. Il était fils de ce conseiller de la grand'chambre qu'on a vu qui avait fait la lecture du testament du roi en la séance du parlement pour la régence. Ainsi son fils n'avait garde de n'être pas pour le parlement, où la charge de son père était, avant la sienne, le premier décrassement de sa bassesse. M. d'Uzès se contenta de lui demander par quelle raison. « Parce que cela ne se doit pas », répondit insolemment et faussement ce menteur, car ses propres registres, que j'ai, portent que les ducs furent sans difficulté salués avant le parlement aux obsèques de Louis XIII, d'Henri IV, etc. Leur dignité le comporte, les symboles de la royauté portés entre leurs mains l'exigent, leur séance actuelle au-dessus du parlement le prouve avec évidence. M. d'Uzès insista, Dreux brutalisa toujours, insista contre son su sur ses registres.

Ce n'était pas là le moment de les voir; il fut cru sur la plus que périlleuse parole par M. le duc d'Orléans, qui était entre eux comme en tiers, et qui n'entra que faiblement dans ce laconique pourparler. Il ne se souciait pas des règles ni des dignités; il voulait ménager le parlement, surtout dans ces commencements, il n'était pas fâché de laisser naître une querelle de plus.

M. d'Uzès déclara très mal à propos à Dreux que les ducs ne lui rendraient point le salut, s'ils ne le recevaient de lui, qu'après l'avoir fait au parlement. Il fallait le lui refuser sans l'en avertir. Dreux répondit avec impudence qu'il ne saluait point qui ne le saluait pas; et, bien averti par la sottise de. M. d'Uzès, salua le parlement, et ne salua point les ducs. Ils protestèrent au sortir de là sur tout ce qui s'était passé, et il n'en fut autre chose.

On verra bientôt combien peu le régent eut lieu de s'applaudir de ses égards, c'est trop peu dire, de son respect et de sa frayeur du parlement, qui non seulement lui disputa toutes choses, mais jusqu'au rang personnel, qu'il força le régent, de malepeur, à lui abandonner. Je ne fais ici que cette remarque simple, le fait sera expliqué en son temps.

Je n'avais senti que sa mollesse à la mort du roi, tant sur ce qui le regardait si personnellement, et qui a été expliqué alors, que sur ce qu'il me devait de justice sur l'inouïe scélératesse du duc de Noailles à mon égard. Aussi voulus-je faire retraite, et je me tins chez moi sans en sortir. M. le duc d'Orléans en fut en peine, et sans vouloir mieux faire, ne voulut pas me laisser dépiter. Il m'envoya coup sur coup l'abbé Dubois me conjurer de retourner chez lui, de ne l'abandonner point dans cette première crise, de pardonner aux conjonctures, de compter entièrement sur son amitié, sa confiance, sa reconnaissance, en un mot les plus beaux discours du monde. J'eus grande peine à me laisser, non pas persuader, mais aller à la bienséance; lui-même me dit encore plus de merveilles, et quoique malgré moi, je me laissai rengarier. C'était avant la formation arrêtée des conseils. Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir de pis que de mollesse.

Les conseils formés, et toutes les affaires en train, il fut question de la nôtre avec le parlement. À tout ce qui s'était passé là-dessus, sous le feu roi dans les derniers temps de sa vie, du su et sous les yeux de M. le duc d'Orléans, et aussitôt après la mort de ce monarque, où la parole du régent se trouvait engagée à nous d'une manière si formelle et si redoublée, de plus encore si solennelle, en pleine séance du parlement, il y avait lieu de compter que nous aurions enfin justice des scélératesses du duc du Maine et de celles du premier président, gens d'ailleurs si contraires à M. le duc d'Orléans. Je dois, quoi qu'il ait fait, trop de respect à sa mémoire pour vouloir le montrer par un aussi vilain côté que fut celui que nous en éprouvâmes; je dois aussi trop de considération à mes confrères pour entrer dans un détail dont la vérité serait si fâcheuse pour la plupart; je dois encore assez d'égards au grand nom de l'ordre dont je suis moi-même, pour éclairer toute la duperie, l'envie, la jalousie, le bas et aveugle intérêt de la conduite de ceux qui nous, attaquèrent sous un nom si auguste, et si peu celui de la plupart de ceux qui osèrent s'en couvrir, et qui se dévouèrent à être le jouet du duc et de la duchesse du Maine, et la honte de la véritable noblesse par la folie égale de leurs calomnies, de leurs prétentions, et de leur abandon à celles des gens du parlement, avec qui l'intérêt de leurs moteurs les avait amalgamés, à leur ruine, et à la dérision et la compassion de tout ce qui n'avait pas pris les folles impressions que soufflait tout l'art pernicieux du duc et de la duchesse du Maine.

On vit la haute noblesse s'émouvoir et se rassembler en 1649, et demander et obtenir l'adjonction des ducs contre les nouveaux rangs accordés à MM. de Bouillon et de Rohan, comme injurieux à la noblesse et nuisibles à l'État . On lui vit obtenir ce qu'elle demandait, qui fut rendu après l'orage à qui il avait été ôté. Enfin on vit cette assemblée vouloir se mêler des affaires, et embarrasser la cour, qui fut obligée de chercher les moyens de la séparer, et de l'empêcher après de ses rassembler. Au moins avait-elle raison dans son premier objet, puisque rien n'est en effet si injurieux à des maisons illustres et anciennes que d'en voir d'autres qui ne sont pas meilleures, ou qui sont même inférieures, distinguées d'elles par un rang et une supériorité si marquée, accordés au seul titre de naissance ; et puisqu'il n'est rien de si pernicieux à un État, ni d'un si corrupteur exemple, que d'accorder des grâces si nouvelles, si inouïes, si étendues et si éclatantes pour prix d'une suite continuelle de menées (comme aux Rohan), de complots, de révoltes ouvertes, de pratiques dedans et dehors de royaume, de trahisons, de prises d'armes contre le roi, d'un cercle sans fin d'abolition et de la haute noblesse flétri par un tas de safraniers, mais reçus par les nobles pour faire nombre, et prendre un objet tout opposé à celui de 1649.

Il ne s'agissait point alors des bâtards, ni d'y prendre parti, et nulle apparence que la noblesse pût entrer à découvert dans celui du parlement contre nous. Mais celui du duc du Maine voulait rassembler les borgnes et les boiteux avec les forts et les sains, pour avoir force monde ameuté tout prêt à ses ordres. Il fallait leur montrer un objet, leur fasciner les yeux, profiter de leur ignorance, du peu de sens de la multitude, la flatter, lui donner lieu et la satisfaction de faire du bruit. Il fallait de plus un objet durable qui les tînt longtemps attroupés, échauffés, qui aveuglât leur raison et leur intérêt véritable, leur montrer une lune pour les faire aboyer, et les enivrer tellement de la délicieuse nouveauté de se croire considérables et importants qu'ils ne s'aperçussent point du piège qui leur était tendu, et de la dérision secrète que faisaient d'eux ceux dont ils devenaient les aveugles instruments, ni de la compassion que le gros sensé de la véritable noblesse concevait de leur frénésie.

Elle fut telle que tout ce qui se présenta fut reçu, et que ces gens si entêtés de leur noblesse consentirent à une parfaite égalité avec tous, jusque-là que le marquis de Châtillon fit passer en faveur de son gendre qu'ils signeraient tous en rond, pour bannir toute différence. Ce gendre était colonel d'un régiment, et a été cassé depuis pour sa conduite. Il était fils de Bonnetot, premier président de la chambre des comptes de Rouen, et ce premier président était fils d'un laboureur de Normandie, qui était devenu fermier, et par l'industrie de l'un et l'avarice de l'autre un des plus riches bourgeois de Rouen. Je donne cet exemple entre mille de ces reçus par ces messieurs soi-disant la haute noblesse.

L'objet pour les faire crier et les tenir ensemble fut bientôt trouvé. Ce fut la calomnie du duc de Noailles, de la salutation du roi, et de là des plaintes et des prétentions contre les ducs également folles et absurdes, et qui n'avaient pas le plus léger fondement. À la place de choses, c'étaient des inventions de minuties, qui auraient fait rire dans un autre temps, et qui toutefois n'avaient ni réalité ni apparence. On le leur démontrait, ils ne pouvaient combattre l'évidence, cela même les irritait davantage.

Leur grande clameur était que les ducs ne voulaient pas être de l'ordre de la noblesse. On leur demandait s'il y avait en France plus de trois ordres, si les ducs se prétendaient de celui du clergé ou de celui du tiers état, ou enfin s'ils ne voulaient être d'aucun des trois, et s'exclure ainsi d'être François et du corps de l'État. Cette réponse, à laquelle il n'y en avait point, les mettait en fougue, et la fin était qu'eux ne voulaient pas que les ducs fussent de l'ordre de la noblesse. On leur demandait duquel donc ils les voulaient mettre; on leur disait encore que puisqu'ils ne voulaient point les ducs dans l'ordre de la noblesse, ils ne devaient donc pas leur imputer de n'en vouloir pas être, et en crier si haut. La fureur et le déraisonnement le plus inepte était leur réplique, et cette ivresse était telle qu'à qui n'en a pas été témoin, elle est entièrement incroyable.

Enfin après avoir bien battu l'air, il fallut les amuser, de peur de les laisser se dissiper d'eux-mêmes. Les moteurs de ce fanatisme profitèrent du premier objet par lequel ils avaient su les remuer et les rassembler: et de cette calomnie du duc de Noailles sur la salutation du roi, les conduisirent à attaquer les distinctions des ducs et des duchesses, sans jamais parler de celles des princes étrangers, qui, étant données par naissance, sont véritablement injurieuses à la noblesse, au lieu que celles des ducs étant par dignité, tout noble peut espérer d'y parvenir, comme ont fait ceux qui en sont revêtus. Cet hameçon grossier fut saisi avec tout l'emportement que les promoteurs en pussent désirer.

Le duc du Maine qui, par la perfidie si noirement pourpensée du bonnet, s'était délivré de la crainte de l'union des ducs et du parlement contre tout ce qu'il avait arraché du feu roi, n'avait pas moins de peur de la réunion de tous les gens de qualité avec les ducs contre ces mêmes choses. Par cette nouvelle adresse, il se délivrait de cette frayeur, s'assurait au contraire de cet attroupement, et comptait de donner par là une occupation de défense à ceux dont il redoutait les attaques.

Le parlement, d'autre part, qui ne voulait point répondre au régent sur le bonnet, ni les autres choses qui regardaient les ducs, était ravi de les voir attaqués de la sorte, et se réjouissait de la diversion. Peu contents de leur nombre, ces messieurs écrivirent dans les provinces, y procurèrent des assemblées et des adjonctions à eux par députés, et le duc du Maine et le premier président firent par le bailli de Mesmes, ambassadeur de Malte, que tous les chevaliers de Malte, comme noblesse, s'y unirent aussi

Rien de plus scandaleux ni de plus vain : scandaleux, parce que nul ordre ne doit et ne peut s'assembler que par ordre ou par permission du roi, beaucoup moins pratiquer des adjonctions, et parce que la noblesse ne peut être considérée comme telle, et comme faisant corps, que dans les états généraux, ou dans une assemblée convoquée par le roi et formée en conséquence dans les provinces, par bailliages, pour faire les députations, comme il se pratique pour les états généraux. Ainsi cette foule assemblée d'elle-même, cherchant à s'organiser de sa propre autorité, ne pouvait être qu'un ramas informe, sans consistance, sans nom, sans fonction, sans mouvement légitime, bien loin de pouvoir prédire le nom de la noblesse et du second ordre de l'État. C'est à quoi pas un d'eux ne pouvait répondre. Rien aussi de plus vain que leurs clameurs et leurs démarches, et ils ne savaient que dire lorsqu'on leur demandait ce qu'ils voulaient, et sur quel fondement; s'ils valaient mieux que leurs pères et leurs ancêtres, qui n'avaient jamais imaginé de se blesser de rien à l'égard des ducs; s'ils connaissaient un pays policé dans le monde entier qui n'eût pas ses dignités, et ses grands distingués de tous par leurs prérogatives, tant les monarchies que les républiques, dans toutes les parties de l'univers et dans tous les siècles; s'ils prétendaient que cela fût abrogé en France, où, comme partout ailleurs, sous quelque nom que ç'ait été, il y en avait toujours eu; s'ils voulaient dépouiller le roi du droit d'accorder ces grandes récompenses, et eux-mêmes et les leurs de l'espérance d'y arriver; enfin ôter toute émulation, toute ambition, toute envie de servir l'État et ses rois, puisque, en détruisant les dignités, il ne pouvait plus y avoir de distinction ni de préférence; que de l'un à l'autre personne ne voudrait céder à un autre, et s'estimer inférieur à lui en noblesse, dont chacun ne pouvait porter les titres sous son bras pour prouver l'antiquité de la sienne par-dessus celle d'un autre. Toutes ces raisons, et une foule d'autres que je tais, les accablaient et les rendaient muets en raisons, et furieux en effet, jusque-là qu'il y en eut, et de grand nom, que je veux bien taire, qui ne purent s'empêcher d avouer que tout ce qu'on leur opposait était vrai; mais que, n'espérant pas d'être ducs, ils en voulaient éteindre la dignité, et rendre égaux tout le monde. Voilà jusqu'où le fanatisme fut poussé.

M. le duc d'Orléans, qui espérait de tout ce bruit que les ducs, trop attaqués, lui donneraient plus de relâche sur leur affaire avec le parlement, était si peu contraire à ces folies qu'il avait permis à ses premiers officiers de s'y joindre, dont M. de Châtillon était le plus ardent. Je représentai vainement à Son Altesse Royale le danger d'une tolérance qui portait à une sorte de révolte de gens du plus grand nom mêlés avec gens du plus bas, qui se devaient dire sans aveu que d'eux-mêmes, s'attrouper, s'engager les uns aux autres en union par leurs signatures, envoyer des lettres circulaires dans les provinces, s'ériger en réformateurs, ou plutôt en refondeurs de l'État, sans avoir pu articuler la preuve d'aucune de leurs plaintes contre les ducs, et sans autre raison que leur bon plaisir et leur licence, contester aux ducs ce qui a été de tout temps, et ce qui n'est pas en la puissance du régent de leur ôter; que c'était être aveugle de ne voir pas la trame de toute cette menée, tissue par le duc du Maine, son plus grand ennemi, et par le premier président, qui ne l'était pas moins, et un avec le duc du Maine, qui amusaient des gens sans connaissance, et qui profitaient de leur vanité pour unir un nombreux groupe ensemble, le tenir en leurs mains, disposer de leur aveuglement, et en temps et lieu s'opposer à lui et à son gouvernement, à leur tête, et en unisson avec les provinces et avec le parlement.

Je le priai de se souvenir de l'embarras que l'assemblée de 1649, quoique avouée par Monsieur et par la reine régente, leur avait donné; la juste crainte qu'ils en avaient enfin conçue, lorsqu'elle voulut parler d'autre chose que du rang des Bouillon et des Rohan; enfin les soins et les peines qu'il y eut à les séparer et à les empêcher de se rassembler.

L'amour de la division et l'esprit de défiance qui, avec la plus étrange faiblesse, dominaient le régent, le rendirent sourd à mes remontrances. Il croyait que l'intérêt des ducs me faisait parler, et trouver le sien dans ce vacarme; et dans la suite, la crainte de cette prétendue noblesse le saisit et l'arrêta quand il eut commencé enfin à ouvrir les yeux sur ses démarches. Dans tous ces divers temps, tantôt il convenait avec moi, et promettait d'imposer, tantôt il esquivait. Je le connaissais trop pour être la dupe de ses meilleurs propos. Un long usage m'avait appris à lire dans ses yeux et dans sa contenance, quand il me parlait vrai ou contre sa pensée. Mais je comptais faire mon devoir de le poursuivre, et j'avouerai aussi que je me dépiquais en le mettant au pied du mur. Il sentit trop tard la solidité de mes représentations.

L'affaire du bonnet et des autres usurpations du parlement ne se suivait pas avec moins de chaleur. Les ducs s'assemblaient fréquemment, députaient au régent, et j'étais celui qui d'ailleurs lui parlais le plus souvent et avec le plus de force. Il arrivait sans cesse que je le mettais au désespoir par mes sommations de sa parole, et par celles que je lui attirais des députations. Il sentait la force de la justice, et celle de ses engagements publics avec nous; il craignait le parlement, et le duc de Noailles, qui le redoutait encore plus sur son administration des finances, le détournait de nous tenir ce qu'il nous avait si solennellement promis, et l'avertissait et le fortifiait sur les résolutions de nos assemblées.

J'en fus instruit avec preuves évidentes. Je les semai en une très nombreuse assemblée chez M. de Laon, et aussitôt après je leur dis, en regardant fixement le duc de Noailles: « Messieurs, nous avons ici des traîtres qui mériteraient bien d'en être chassés avec toute l'ignominie qui leur est due. Mais au moins vous les connaissez, vous ne pouvez vous y méprendre. En attendant mieux à leur égard, méprisons-les, suivons notre affaire avec courage, mettons toute notre force dans notre union, et si nous savons tous marcher ensemble, nous aurons justice, et nous pourrons après nous la faire de nos traîtres, et les livrer à toute leur infamie. » J'avais souvent soupçonné le duc de Noailles, je lui avais souvent donné des lardons en pleines assemblées. Pour cette fois, assuré des faits, et en ayant montré l'évidence à la plupart avant de nous asseoir, je donnai carrière à mon indignation.

Nous nous mettions toujours en rang d'ancienneté tout autour de la chambre, pour opiner plus en ordre et moins en confusion. Il arriva que, pendant ce court discours, chacun m'imita à regarder le duc de Noailles; tous les yeux se fixèrent sur lui. Il ne put soutenir une si forte épreuve; il rougit à l'excès, puis pâlit tout à coup, blanc comme sa cravate; les lèvres lui tremblaient; il n'osa proférer un seul mot de toute la séance, et se contenta d'approuver de la tête à mesure qu'on convenait de quelque chose.

Je dis sur la fin, toujours regardant mon homme très fixement, qu'il ne fallait pas douter que M. le duc d'Orléans, et peut-être le parlement aussi, ne fussent promptement avertis, et de la première main, de tout ce qui venait d'être débattu et résolu entre nous; mais qu'ayant pour nous la vérité, l'équité, et l'engagement du régent le plus public et le plus solennel, il n'y avait qu'à laisser rapporter nos traîtres, suivre vivement ce qui était résolu, surtout maintenir l'union entre nous, et la regarder comme notre salut unique, mais certain. Tous les regards tombèrent encore, à cette reprise, sur le duc de Noailles, qui se leva brusquement, dit un mot bas à Charost son voisin, et sortit tout de suite comme un homme enragé. Cette manière de s'en aller n'échappa à personne. Je la commentai, et j'expliquai plus au long les preuves de la trahison du duc de Noailles, dont on ne douta plus. On convint de ne lui plus rien communiquer, mais qu'il n'était pas possible de lui fermer la porte de nos assemblées. Nous n'eûmes guère lieu d'en être embarrassés, car il ne s'y présenta presque plus, c'est-à-dire de loin en loin, une fois ou deux encore, et pour peu de moments, cachant sa turpitude sous son importance, et le travail des finances qui ne lui donnait aucun loisir.

Charost, au sortir de cette assemblée chez M. de Laon, dont je viens de parler, me prit à part, et me voulut haranguer sur la façon dont j'avais tancé le duc de Noailles. Je me moquai de lui, et lui demandai quel ménagement méritait un traître, et d'ailleurs de Noailles à moi, le plus noir et le plus perfide calomniateur, et à qui nous devions la frénésie de toute cette prétendue noblesse. Charost répliqua que cela était bel et bon, mais qu'il fallait donc que je susse que Noailles lui avait parlé de moi avec menaces, comme mi homme qui voulait tirer raison de moi si je recommençais à l'attaquer. Je me mis à rire, et lui dis qu'il y avait longtemps que je lui en fournissais matière et occasion, s'il était si mauvais garçon, et qu'il me semblait que la scène qu'il venait d'essuyer était assez forte pour n'en attendre pas une nouvelle; que ses complots, ses pratiques sous terre, ses noires impostures et ses infernales machinations, étaient ses armes véritablement à redouter, telles que je les avais éprouvées en très gratuite et très sublime ingratitude, armes pour lui plus sûres et plus favorites que son épée, qui tenait trop au fourreau pour craindre d'en être ébloui; qu'au surplus c'était à lui à courir s'il en avait envie, et moi à l'attendre comme je faisais depuis longtemps, sans la plus légère inquiétude, et sans lui épargner nulle occasion ni aucun trait de l'y exciter, pour peu qu'il fût homme à en avoir envie; que par conséquent cet avis qu'il (Charost) me donnait ne me ralentirait pas le moins du monde.

En effet je ne manquai pas une occasion à tomber sur cet honnête confrère, partout où je le pus, c'est-à-dire parmi nous, où, comme je l'ai dit, il n'osa presque plus se montrer, au conseil et chez M. le duc d'Orléans, qui étaient les seuls endroits où je pouvais le rencontrer, où je recevais ses basses révérences, sans lui rendre la moindre inclination, et où ma contenance et tant que j'y pouvais trouver jour, mes propos et ma hauteur me vengeaient, et montraient avec évidence aux assistants le coupable, qui n'osait jamais répondre un seul mot, ce qui me paraîtrait à moi-même incroyable, si je ne l'avais sans cesse expérimenté tous les jours huit ans durant, à la vue de toute la France, tant le crime a de poids accablant jusque sur les plus méchants, les plus impudents, les plus grandement établis, et qui ont le plus de ressources d'ailleurs en eux-mêmes. Mais il faut me tenir ce que je me suis proposé au commencement de cette triste matière, l'enrayer au plus tôt, et devancer ici les temps pour n'avoir plus à y revenir.

Les mois s'écoulèrent en ces poursuites d'une part, en ces menées de l'autre. Le parlement, pressé de la vérité, plus touché de son intérêt, persuadé qu'il n'avait pas de quoi se défendre, prit un parti hardi que lui inspira la faiblesse du régent; ce fut de laisser à côté la défense des usurpations attaquées par les ducs, de montrer les dents à M. le duc d'Orléans, et de refuser de lui répondre et de lui obéir là-dessus. Conduit par d'Effiat et par Canillac, conseillé par le duc de Noailles, appuyé du duc du Maine et de ce groupe si nombreux qu'il avait su ameuter et s'unir sous le respectable nom de noblesse, le parlement ne craignit point de se moquer d'un prince dont il voyait sans cesse les ménagements pour lui, et en même temps la crainte qui les produisait. Ces magistrats si bien guidés comprirent aisément qu'ils pouvaient tout faire sans risquer rien, et que le régent, qui les ménagerait toujours pour leur faire passer sans opposition les édits et les déclarations qu'il voudrait faire sur les matières des finances et du gouvernement, ne se compromettrait jamais avec eux pour chose qui au fond n'importait en rien à sa personne, et dont il se souciait en effet fort peu. C'est la conduite constante que le parlement tint dans toute la suite de cette affaire, et qui lui réussit pleinement.

J'avais beau représenter à Son Altesse Royale la dérision publique que le parlement faisait de son autorité, l'étrange exemple qu'il laissait apercevoir, ou de sa faiblesse, ou de l'opinion qu'il n'avait pas le pouvoir de faire répondre des magistrats sur des entreprises visibles qui n'intéressaient qu'eux; qu'enfin il leur apprendrait, par une conduite si peu digne du dépositaire de la plénitude de l'autorité royale, qu'ils pouvaient lui résister en des choses qui l'embarrasseraient fort dans l'exercice du gouvernement, et à lui résister encore toutes fois et quantes il leur plairait de le faire. Ce que je lui disais était évident, et il ne tarda pas longtemps à en faire une honteuse expérience, comme je le raconterai en son temps. Mais je parlais en vain, je le désespérais par la transcendance des raisons que je lui apportais, auxquelles il ne pouvait répondre. Mais les mêmes causes qui m'avaient fait échouer avec lui sur cette assemblée de noblesse me procurèrent le même sort sur le parlement. Sa défiance lui persuada que je ne lui parlais qu'en duc qui n'a que cet intérêt en vue; son goût pour la division, qu'il la fallait entretenir entre les ducs et le parlement, et entre les ducs mêmes; sa faiblesse, appuyée des pernicieux conseils de Noailles, Besons, Effiat, Canillac et de bien d'autres, qu'il fallait ménager le parlement en chose qui en intéressait si vivement les principaux magistrats, et qui ne lui importait en rien à lui-même, pour les trouver favorables et faciles à passer tout ce qu'il leur voudrait envoyer à enregistrer. C'est-à-dire que ces bons et fidèles conseillers comptaient pour rien la justice, la parole solennelle et publique donnée aux ducs par le régent, et par lui renouvelée en pleine séance au parlement, à l'ouverture de celle de la régence, la dérision que le parlement et toute la France faisait de voir un régent refusé par le parlement de lui répondre, et sur chose de cette qualité qui n'intéressait que l'orgueil de quelques magistrats; l'exemple et le courage que cette misère donnait à tout le monde, en particulier au parlement pour en abuser dans les choses du gouvernement; enfin de compter pour rien de manquer solennellement et publiquement de foi, de parole, par conséquent d'honneur, à tout ce qu'il y avait de grands en France.

Tout cela dura plusieurs années, et il faut que j'aie bien envie de sortir d'une si dégoûtante matière pour en prévenir de si loin la fin, qui arriva d'une part à force d'art, d'intrigues, de souplesses et d'audace; de l'autre, de dépit, de dégoût et de guerre lasse.

Pendant cet intervalle, les protecteurs du parlement virent bien toute la force que les ducs tireraient de leur union, qui faisait toute la peine et l'embarras du régent sur cette affaire. Leur application se tourna donc à les diviser; le duc de Noailles s'appliqua à regagner les moins difficiles, et à effacer de leur esprit l'idée de ses trahisons, tandis qu'il y était plus abandonné que jamais. J'avais eu, dès avant la mort du roi, toutes les attentions imaginables à marquer à chaque duc toute sorte de considération. On en a pu voir un échantillon dans la façon dont je me raccommodai avec M. de Luxembourg, l'unique avec lequel je fusse demeuré mal, car le roi vivait encore, et la scélératesse du duc de Noailles à mon égard m'était alors inconnue.

Plus je parus depuis la mort du roi bien avec le régent, plus mes attentions redoublèrent pour les ducs, et dans nos affaires connues j'évitai avec le plus grand soin jusqu'au moindre air de faveur et d'importance. Je parlais et j'opinais comme l'un d'eux; je soutenais mes avis avec une modestie propre à les faire goûter, je puis dire que je les traitai toujours avec un air de respect pour eux. Si je proposais des partis fermes, j'en expliquais les raisons; si des partis hardis et des propos de cette espèce à tenir au régent, je m'en chargeais ainsi que de toutes les commissions difficiles. C'est une justice qui, quoi qu'on ait fait, n'a pu m'être refusée, et que le duc de Tresmes entre autres, sans être mon ami particulier, a bien su leur reprocher. Mais cette conduite, toute mesurée qu'elle fût, ne put émousser l'envie. Cette passion basse et obscure se blesse de tout; ma situation auprès du régent l'excita, et le duc de Noailles en sut profiter.

La plaie de ma préséance n'était pas refermée dans le cœur de M. de La Rochefoucauld, et le duc de Villeroy, toujours à sa suite, conservait le même sentiment. Canillac cultivait l'hôtel de La Rochefoucauld, avec qui il avait fait grande connaissance chez Maisons. La Feuillade était de tout temps moins son ami que son esclave, et depuis sa disgrâce de Turin il s'était accroché à M. de La Rochefoucauld et à M. de Liancourt, qui dans les suites le reconnurent et lui fermèrent leur porte. La Feuillade, je n'ai jamais su pourquoi, m'avait pris de tout temps en aversion. Canillac, qui était l'envie même, et qui se persuadait qu'il lui appartenait de gouverner le régent et l'État sans la plus légère concurrence, n'était pas pour guérir La Feuillade ni La Rochefoucauld à mon égard. Ils embabouinèrent le pauvre duc de Sully, connu auparavant sous le nom de chevalier de Sully, qui sien repentit bien après qu'il n'en fut plus temps, ainsi que le duc de Richelieu, qui ne faisait que poindre, et que le bel air avait fait disciple très soumis de La Feuillade. Noailles et Aumont s'amalgamèrent à eux dès qu'ils y purent être reçus, et M. de Luxembourg se laissa entraîner à MM. de La Rochefoucauld et de Villeroy, ses amis intimes de tous les temps, depuis leur liaison commune avec feu M. le prince de Conti. Noailles, qui les voulait gouverner, n'osa l'entreprendre à découvert: il crut le faire plus aisément sous un autre nom, au poids duquel ces messieurs-là fussent accoutumés. Il leur insinua de gagner le maréchal d'Harcourt, qui n'avait plus ni tête ni presque de parole. La Rochefoucauld avait toujours été lié avec lui et le duc de Villeroy, et Noailles l'avait été à cause de Mme de Maintenon. Un tel mentor, qui n'en avait plus que l'ombre, fut merveilleusement propre au duc de Noailles, qui, dès qu'ils l'eurent gagné, devint le prêtre qui faisait parler l'oracle.

Ce ne fut que pour contrecarrer tous les bons et sages partis que voulaient prendre ceux qu'ils n'avaient pu débaucher, et qui étaient : le cardinal de Mailly, archevêque de Reims; Clermont-Chatte, évêque de Laon, qui avait pouvoir de faire pour son cousin de Tonnerre, évêque de Langres; Rochebonne, évêque de Noyon, et de loin Noailles, évêque de Châlons, qui suivait son frère le cardinal de Noailles, qui, malgré son accablement des affaires de la constitution, et le besoin et les liaisons qu'elles lui donnaient avec le parlement, fut un des plus fidèles et des plus généreux de notre nombre. Les ducs de La Force, de Tresmes, de Charost, le maréchal de Villars, et les ducs d'Antin et de Chaulnes, aucun de ceux-là ne se démentit, aucun ne faiblit, tous agirent et firent merveilles. C'était avec eux que j'étais uni.

Je laisse le reste des ducs qui ne parurent presque plus dans ce reste de lutte avec le parlement et le régent, pour ne pas dire entre nous-mêmes. Les uns absents, les autres enfants, ceux-ci lassés d'une guerre plus qu'ingrate, ceux-là bas et timides sous un dehors politique et prudent.

Le duc de Noailles ourdissait soigneusement sa trame pour nous désunir. Tout l'invita à cet infâme travail. Se donner le mérite auprès du régent de lui sacrifier l'intérêt de sa dignité; auprès du parlement, de le délivrer en lui assurant le triomphe, avec ce ramas informe de noblesse qu'il avait excitée et qu'il ne cessait de cultiver; de faire litière de cette dignité qu'il lui avait plu de prendre en haine; enfin de réparer en partie le peu de fruit qu'il avait recueilli de sa scélératesse à mon égard.

Trop anciennement lié avec l'abbé Dubois, comme on l'a vu ailleurs, pour avoir ignoré mon dégoût, mon commencement de retraite, et tout ce qui s'était passé de la part du régent par Dubois pour me raccrocher, il était au désespoir qu'une des choses dont il s'était le plus flatté eût manqué. Il n'était pas moins confondu qu'après tant d'affreuses et de noires pratiques pour me rendre l'objet de la fureur de toute cette noblesse, pas un ne m'eût fait seulement la plus légère malhonnêteté. On ne hait rien tant au monde qu'un homme à qui on doit, et que gratuitement on a voulu perdre, qui le sait, qui le publie, qui en connaît la cause, et qui la répand, qu'on n'a pu ni perdre ni même affaiblir, et qui ne garde aucune sorte de mesure en quelque lieu ni en quelque occasion que ce soit, avec lequel on ne peut éviter de se rencontrer souvent, et que nulle patience, je n'oserait dire nuls respects extérieurs, ne peuvent émousser. Outre le fruit que je viens d'expliquer, qu'il se proposait pour soi-même du succès de ses travaux pour nous désunir, il se flattait encore de me brouiller avec cette partie des ducs qu'il aurait trompée, de me rendre à charge à ceux que je voudrais maintenir en union, insupportable d'une part, et méprisable de l'autre à M. d'Orléans par une opiniâtreté qui ne serait presque plus soutenue de personne, par là de changer à son avantage ma situation auprès de lui, et peut-être de dépit me faire quitter la partie, sans craindre que le régent courût après moi comme la première fois.

Tant de puissants motifs pour une ambition démesurée qui, dans la gangrène de son âme et la bassesse et la pourriture de son cœur, ne trouvait ni remords ni obstacle, tirèrent de son art, de son esprit aisé, liant, souple, fécond, séducteur, et de ces manèges obscurs où il était si grand maître, tous les moyens de persuader des hommes qui ne se défiaient plus de lui, et à qui il persuadait qu'il n'avait avec eux qu'un seul et même intérêt.

À l'écorce plausible qu'il tâcha de donner à ses raisons, il n'oublia pas de piquer la jalousie de ceux qui en purent être susceptibles, et de me donner à eux comme un homme entêté de ses sentiments, gâté par la faveur, désireux de dominer et d'emporter tout à ses avis, en un mot de conduire et de gouverner ses égaux et ses confrères. On a dit par qui il y fut aidé et pourquoi. Néanmoins la persuasion fut longue à prendre, et nous fûmes bien avertis. Je ne crus pas devoir faire de démarche vers aucun des ébranlés. Je me contentai de les laisser faire à ceux avec qui j'étais uni qu'on n'avait pu rendre suspects aux autres, de me consoler dans l'union et la fermeté des nôtres, surtout dans leurs sentiments, et leur témoignage à tous de la droiture et de la simplicité de ma conduite et de mon procédé dans tout le long cours de cette malheureuse affaire si cruellement embarquée, malgré nous, sous la fin du feu roi, et j'ai eu cette satisfaction encore que ces mêmes ducs sont tous demeurés mes amis jusqu'à leur mort.

À force de temps, de ruses, d'artifices et de trames, Noailles vint à bout de la division qu'il avait résolu de mettre entre nous. Il fit, avec ceux qu'il séduisit, de petites assemblées secrètes; ensuite pour leur donner du poids il y en eut de plus nombreuses chez le maréchal d'Harcourt qui n était plus portatif, et qui n'étant plus en état de rien comprendre, encore moins de disserter, les couvrit de son ombre, et applaudissait de la tête avec de grands yeux ouverts et étonnés à ce que Noailles expliquait, comme de sa part. Je voyais, il y avait du temps, les progrès de cet Achitophel; je comprenais qu'il réussirait enfin; je n'allais plus qu'à regret à nos assemblées chez l'ancien de nous qui se trouvait à Paris, et souvent il fallait me presser pour m'obliger à m'y rendre. Enfin un jour que nous fûmes tous avertis de nous trouver chez le cardinal de Mailly, archevêque de Reims, nous le fûmes une heure après pour nous rendre chez le maréchal d'Harcourt.

De ce moment je vis ce qui allait arriver, et je résolus de me tenir chez moi. Je n'avais garde d'aller chez le maréchal d'Harcourt, où pas un de notre union n'avait jamais été, et où pour la première fois nous étions priés de nous trouver, parce que je ne voulus pas me livrer à des disputes inutiles sur un parti bien pris entre eux, et qu'ils ne voulaient que nous déclarer, pour rendre la division plus invariable par tout ce qu'il était difficile qui n'accompagnât pas, dans les termes où on était arrivé, l'action de cette assemblée, si nous nous y fussions rendus; aussi pas un de nous n'en fut-il tenté.

Je ne voulais pas, non plus, aller chez le cardinal de Mailly, pour y assister, pour ainsi dire, à nos funérailles, car ce les furent en effet. Mais je fus si pressé de plusieurs, et le matin même par Mme de Saint-Simon qui me représenta qu'il y aurait de la honte d'abandonner ceux avec qui j'avais toujours été uni, que je m'y en allai. Cela fit que j'y arrivai des derniers, qu'on y avait été dans l'inquiétude de mon absence, et que je fus reçu avec de grands témoignages de satisfaction. On attendit longtemps ceux qui étaient de chez M. d'Harcourt. Tous les nôtres étaient chez le cardinal de Mailly, et le duc de Rohan de plus qui déclama fort contre les autres, ainsi que nous tous. Mais il ne s'y fit rien. Nous déplorâmes un schisme et une scission fatale; et, après être demeurés ensemble fort tard, nous résolûmes de ne plus battre l'air en vain, de céder à la trahison, d'une part, et à l'entraînement de l'autre, et de laisser aux temps et aux occasions à faire repentir le régent de son manquement de parole et de son déni de justice, et à ces messieurs de chez M. d'Harcourt à se mordre longuement les doigts de leur duperie et de leur conduite qui perdait tout entre nos mains. Nous nous embrassâmes les uns les autres, et nous nous promîmes une amitié et une union réciproques entre nous, auxquelles pas un n'a manqué. À l'égard des autres, froideur et civilité.

Ainsi par l'ambition et les artifices du duc de Noailles et de ses consorts, et la simplicité de leurs dupes, se fit cette meurtrière division qui mit fin à nos poursuites, donna lieu au parlement de triompher moins de nous que du régent, et procura à ce prince un court repos qu'il paya chèrement après. Prenons haleine après un si fâcheux récit, et retournons sur nos pas, dont, pour l'achever de suite, il nous a fort détournés.

CHAPITRE XII. §

Mme la duchesse de Berry obtient une compagnie de gardes. — Le chevalier de Roye en est capitaine et Rion lieutenant. — Ce que devient le chevalier de Roye. — Harling est aussi capitaine des gardes de Madame, mais sans compagnie. — Mme la duchesse d'Orléans prend quatre dames auprès d'elle, tôt après imitée en cela par Mme la Duchesse et par d'autres princesses du sang. — Mort du comte de Poitiers, dernier mâle de cette grande et illustre maison. — Mort d'Humbert. — Chirac en sa place premier médecin de M. le duc d'Orléans. — Vergagne bien singulièrement grand d'Espagne. — Mort de la princesse de Cellamare. — Le fils de Matignon finit son mariage, et est duc et pair de Valentinois. — Douze millions du clergé au roi. — Vingt mille livres de rente sur les juifs de Metz au duc de Brancas. — Pontchartrain reçoit ordre de donner la démission de sa charge de secrétaire d'État, qui est en même temps donnée à Maurepas, son fils. — Caractère du comte et de la comtesse de Roucy. — Éclat entre le comte et la comtesse de Roucy et moi, qui nous brouille pour toujours. — Le maréchal d'Harcourt obtient pour son fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps.

On vit à la cour des nouveautés singulières, qui en produisirent bientôt après de plus étranges. Rien n'égalait l'orgueil de Mme la duchesse de Berry, comme on l'a dit et montré ailleurs, et son empire sur l'esprit de M. le duc d'Orléans était toujours le même, quoique peu mérité. Elle se mit en tête de vouloir avoir un capitaine des gardes. Jamais fille de France n'en avait eu. C'était un honneur inconnu même aux reines mères et régentes, jusqu'à la dernière, mère de Louis XIV, qui en eut un. Madame n'y avait jamais songé, et M. le duc d'Orléans résista d'abord à cette fantaisie, mais il y céda bientôt, et voulut en même temps que Madame en eût un, puisqu'elle était de même rang que Mme la duchesse de Berry, et il se chargea de le payer, parce que Madame, dont la maison était grosse, et les revenus ne l'étaient pas, n'en voulut pas faire la dépense. Elle choisit Harling, gentilhomme allemand, qui avait été nourri son page, dont elle affectionnait la personne et la famille, qui était lieutenant général, et qui s'était distingué à la guerre. Il était fort honnête homme d'ailleurs, doux et simple, avec de l'esprit, et le même qui fit avec Peri cette belle et singulière retraite d'Haguenau, après l'avoir bien défendu, comme je l'ai raconté en son temps.

Mme la duchesse de Berry choisit le chevalier de Roye, qui l'avait été de M. le duc de Berry. Il était le dernier des frères du comte de Roucy, et n'avait rien; il épousa bientôt après la fille de Prondre, un des plus riches financiers de Paris, dont il eut beaucoup. Il prit le nom de marquis de La Rochefoucauld, mourut lieutenant général à cinquante et un ans, en 1724, et ne laissa qu'une fille unique qui a épousé M. de Middelbourg, frère du maréchal d'Isenghien.

Madame n'eut point de compagnie de gardes, et continua de se servir de ceux de M. le duc d'Orléans. Mme la duchesse de Berry, qui n'avait que peu de gardes et point de compagnie, en voulut une, dont elle donna la lieutenance à Rion, et l'enseigne au chevalier de Courtaumer. J'entre dans ce bas détail, parce qu'il sera fort mention de Rion dans la suite, et que c'est ici la première fois qu'on ait ouï parler de lui.

On a vu en son lieu que Madame aimait fort deux dames que Monsieur haïssait fort, ce qui a été expliqué en son temps, et qu'à la mort de Monsieur, le roi lui permit de les prendre auprès d'elle pour l'accompagner, même à Marly. C'était la maréchale de Clérembault et la comtesse de Beuvron, laquelle était morte il y avait longtemps, et qui ne fut point remplacée. C'était le premier exemple de fille de France qui eût eu des dames attachées à elle, autres que sa dame d'honneur et sa dame d'atours. Les courses et les parties continuelles de Mme la duchesse de Berry, ou seule, ou avec Mme la duchesse de Bourgogne au commencement de son mariage, obligèrent Mme de Saint-Simon à demander du soulagement pour la suivre. Le roi lui permit de lui proposer quatre dames, comme on a vu en son lieu; ce fut le second exemple. En France, ils sont contagieux et s'étendent facilement par la vanité. Mme la duchesse d'Orléans, petite-fille de France, mais femme du régent, en profita pour s'assimiler, au moins en cette partie, aux filles de France, et M. le duc d'Orléans n'était pas homme à l'en refuser, sans pourtant se soucier de cette nouvelle distinction.

Elle prit donc quatre dames, qui furent la comtesse de Tonnerre, petite-fille de la maréchale de Rochefort, sa dame d'honneur, et fille de Mme de Blansac, qu'elle avait tant et si longtemps aimée, et avec qui elle était brouillée depuis plusieurs années, et la demeura toujours. Quoique Mme de Tonnerre fût mariée dans une maison riche, elle avait besoin de se tirer d'avec un mari imbécile, et qui pouvait pourtant avoir ses fantaisies et ses volontés. Mme de Conflans fut la seconde: elle était veuve d'un premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, et fille de Mme de Jussac, qui avait élevé Mme la duchesse d'Orléans, et qu'elle avait toujours fort aimée. Elle choisit encore Mme d'Épinay, fille de M. et de Mme d'O, et c'était tout dire pour Mme la duchesse d'Orléans. Ces deux-là trouvèrent une subsistance et une occupation dans ces places.

On a vu en son lieu que nous avions marié, il y avait un an, Mlle de Malause au comte de Poitiers, dernier mâle de cette grande et illustre maison. Il venait de mourir en quatre jours de la petite vérole, laissant sa femme grosse d'une fille, qui fut un grand parti en tout sens, et qui a épousé le duc de Randan, fils aîné du duc de Lorges. Ce fut un grand dommage de ce comte de Poitiers qui promettait beaucoup et n'avait rien à reprendre. Sa veuve demeurait fort jeune, sans belle-mère et fort menacée par une de ses belles-sœurs, qui se proposait de lui redemander tout le bien du comte de Poitiers, si elle accouchait d'une fille. Ces circonstances nous engagèrent à la mettre chez Mme la duchesse d'Orléans, et je n'eus que la peine de le lui demander; elle fut bien aise de me faire plaisir de bonne grâce, et plus encore de meubler sa maison d'une femme de cette qualité.

M. le duc d'Orléans perdit en ce même temps Humbert, un des plus grands chimistes de l'Europe, et un des plus honnêtes hommes qu'il y eût, et qui était le plus simple et le plus solidement pieux. C'était avec lui que ce prince avait dressé sa fatale chimie, où il s'était amusé si longtemps et si innocemment, et dont on essaya de faire contre lui un si infernal usage. C'est ce même Humbert que M. le duc d'Orléans voulut envoyer à la Bastille par le traîtreux conseil d'Effiat, à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, comme on l'a vu en son temps, et à qui il avait donné le titre de son premier médecin. Il choisit pour lui succéder en cette qualité Chirac, qui passait pour le plus grand médecin qu'il y eût, et qui l'avait suivi en Italie et en Espagne. C'était d'ailleurs l'intérêt même en tout genre, avec tout l'esprit et le savoir possibles. J'entre dans ce détail, parce qu'il en sera mention ailleurs, et qu'il devint enfin premier médecin du roi, après la mort de M. le duc d'Orléans.

Mme la Duchesse, qui n'avait jamais pu s'accoutumer à voir sa sœur cadette si élevée au-dessus d'elle, ne put souffrir longtemps de lui voir des dames sans en avoir aussi. Elle trouva de la marchandise fort mêlée en tout génie, et des femmes qui, pour leur pain et leur amusement, ne demandèrent pas mieux. La facilité de M. le duc d'Orléans le souffrit, ainsi de toutes choses. D'autres princesses du sang en eurent aussi après comme il leur plut.

Le régent favorisa aussi une autre nouveauté bien singulière. M. de Nevers n'avait été duc qu'à brevet, c'est-à-dire point vérifié. On a vu ailleurs que son fils unique était malvoulu du feu roi par sa conduite, et par avoir également méprisé la guerre et la cour. On a vu aussi en son temps que, hors de toute espérance d'obtenir la continuation, c'est-à-dire un renouvellement du brevet de duc, il avait épousé la fille aînée de Spinola, qui avait acheté la grandesse de Charles II, qu'il servait de général en Flandre, et qui était veuf sans garçons et hors d'état ou de volonté de se remarier.

Spinola ne mourait point, et son gendre, qui, par son mariage, avait pris le nom de prince de Vergagne, s'ennuyait fort d'attendre la grandesse si longtemps, et la duchesse Sforce pour le moins autant, qui était sœur de sa mère, qui lui en avait toujours servi, et qui l'aimait avec la même tendresse. Dès sa jeunesse, il était bien avec M. le duc d'Orléans, et la débauche avait entretenu leur commerce et la bienveillance du prince. On a vu à quel point d'amitié et de confiance unique Mme Sforce était avec Mme la duchesse d'Orléans, et qu'elle était aussi fort considérée de M. le duc d'Orléans. Elle imagina d'avancer cette grandesse, de faire représenter au roi d'Espagne que Spinola avait cédé sa grandesse à sa fille en la mariant; qu'il désirait que le roi d'Espagne l'agréât, moyennant que lui-même, qui était vieux et retiré, ne fût plus grand. Mme Sforce fit parler et peut-être donner quelque argent à Spinola. Il s'accorda tout, et Mme Sforce en parla à M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Le régent ne voulut point en écrire au roi d'Espagne; mais il témoigna à Cellamare qu'il prenait beaucoup de part en M. de Vergagne, et serait fort touché des grâces que le roi d'Espagne lui voudrait faire. Ils négocièrent en même temps en Espagne, et ils obtinrent la grandesse aux conditions proposées.

Cellamare venait de perdre sa femme, qui était Borghèse et demeurait à Rome. Elle avait épousé en premières noces le duc de La Mirandole, dont elle avait eu le duc de La Mirandole qui avait pensé épouser la princesse de Parme, depuis reine d'Espagne, et le cardinal Pico. Ce duc de Mirandole, fils de Mme de Cellamare, s'établit depuis en Espagne, où il fut grand, et il est aujourd'hui grand maître de la maison du roi d'Espagne.

Matignon acheva dans ce même temps l'affaire du mariage et du duché de son fils accordé par le feu roi, avec M. de Monaco. Le jeune homme alla à Monaco, où le mariage fut célébré, et revint avec le nom et le rang de duc de Valentinois, qui fut enregistré au parlement.

L'assemblée du clergé, depuis si longtemps occupée de l'affaire de la constitution, harangua le roi à Vincennes par l'évêque d'Auxerre, pour se séparer, et donna douze millions.

Le régent fit un don au duc de Brancas de vingt mille livres de rente sur les juifs de Metz qui crièrent miséricorde, et qui ne purent l'obtenir. Brancas, pauvre de lui-même et panier percé d'ailleurs, était un famélique qu'on ne pouvait rassasier. J'en ai parlé ailleurs lorsque, pour son pain, sa femme succéda à la duchesse de Ventadour chez Madame. Il y aura lieu dans la suite de s'étendre plus commodément sur ce duc de Brancas. Il serait bien étonné aujourd'hui, s'il vivait, des établissements de sa famille.

Pontchartrain, à l'abri de la considération de son père et de la protection d'Effiat et de Besons, vivait en assurance cramponné aux stériles restes de sa place, alors totalement oisive, et il y survivait infatigable aux affronts, soutenu par l'espérance d'en raccrocher un jour les fonctions; tandis qu'il en conservait le titre. Il ne manquait pas un conseil de régence, où il était réduit à demeurer muet, où il n'était regardé ni accosté de personne, où il n'avait de fonction que celle qu'il avait prise d'y moucher les bougies, ce qui s'était également tourné en coutume de sa part, et en dérision sans contrainte de celle de tous ceux qui y assistaient. Chacun y admirait un si bas et triste personnage, et l'insensibilité qui le faisait ainsi se survivre à soi-même dans un état si profondément humilié et si prodigieusement distant de l'audace et de l'insolence de sa splendeur et de son autorité passée. Chacun le souhaitait chassé, et ne se faisait faute de le chasser à sa manière par l'extrême mépris qu'on lui marquait, comme pour se dédommager de la considération et de la dépendance passée. M. le duc d'Orléans admirait comme les autres sa patience; mais il ne songeait point à le renvoyer. Nous nous en divertissions souvent à l'oreille, et en nous poussant, le comte de Toulouse et moi, surtout lorsqu'il s'agissait de marine, et que le comte ou le maréchal d'Estrées lui lâchaient des lardons à bout portant, dont ils recherchaient même les occasions, et le comte et moi nous plaignions souvent au conseil l'un à l'autre de la plus que bonté du régent de laisser écouter ce qui s'y passait à un néant inutile, assez méchant pour en abuser, et qui en cent façons méritait d'être chassé. À la fin cette longue tolérance me devint insupportable, et je me résolus à faire un effort pour la faire finir.

J'allai le dimanche 3 novembre chez M. le duc d'Orléans à Vincennes, avant le conseil de régence qui se tenait le matin, et je lui demandai s'il ne se laissait point d'y voir Pontchartrain ne pouvant dire mot, écoutant tout, à qui personne ne parlait, et mouchant le soir les bougies; s'il ne ferait point cesser ce ridicule pour le conseil même; combien encore il avait résolu de nous laisser dégoûter et salir par cette araignée venimeuse que chacun souhaitait dehors, et qu'il était par trop indécent d'y laisser après les affronts fondés et réitérés qu'il y avait reçus sur sa gestion de la marine, par les mémoires détaillés et prouvés que le maréchal d'Estrées, et après lui le comte de Toulouse, avaient lus et commentés en plein conseil devant nous tous, en sa présence et en celle de Pontchartrain, qui depuis deux mois n'avait pu trouver rien à y opposer. J'ajoutai l'indignation publique contre cet ex-bacha, la surprise générale qu'il fût souffert si longtemps, et l'applaudissement universel que recevrait sa chute. Le régent convint de tout, mais il m'opposa le père, et me dit qu'il n'avait pas le courage de lui donner un si grand déplaisir.

Je lui répondis que, s'il voulait, je lui fournirais un moyen de chasser le fils, et que le père encore lui serait très sensiblement obligé. Le régent fort surpris me demanda comment je ferais cela. Alors je lui proposai d'ordonner à Pontchartrain de donner la démission pure et simple, et à l'instant, de sa charge de secrétaire d'État, de la donner sur-le-champ à Maurepas son fils aîné, qui, n'ayant guère que quinze ans, ne se trouvait pas à portée d'exercer le peu qui en restait; d'en charger La Vrillière à qui cela n'ajouterait pas une demi-heure de travail par semaine, et de faire valoir au père la singularité de ce présent, et l'attention de le mettre en dépôt, en attendant l'âge du jeune homme, entre les mains d'un parent de même nom, très attaché au père, et qui, étant lui-même secrétaire d'État, ne pouvait être tenté d'embler cette charge. Le régent ouvrit les yeux et les oreilles bien larges à cet expédient, et l'approuva. Je lui dis que, puisqu'il le goûtait, rien n'empêchait de l'exécuter dès le lendemain. Il y consentit encore, mais il voulut que je fisse sa lettre au père, et que je la lui apportasse dans l'après-dînée même de ce dimanche au Palais-Royal. Je n'eus garde de faire le difficile. Je voulais serrer la mesure et le secret, je me souvenais de ce qui avait déjà sauvé Pontchartrain une fois, au moment que je le comptais perdu; son père était à Paris, et je craignais que quelqu'un n'eût le vent de ceci, et le temps de rompre mes mesures.

Nous nous en allâmes tous dîner à Paris au sortir du conseil; je fis la lettre de M. le duc d'Orléans au chancelier, tendre, honnête, pleine d'estime et de considération. J'y en fis valoir la marque sans exemple de laisser la charge dans sa famille, non en survivance, mais en titre, à un homme de quinze ans, avec la précaution que je viens d'expliquer sur La Vrillière, qui le formerait et lui apprendrait le métier, et je finissais par lui dire bien ferme que devant être content pour sa personne et pour sa famille, et le parti en étant fermement pris, Son Altesse Royale voulait que, dans la matinée du lendemain lundi, son fils donnât sa démission pure et simple, chez son père à l'Institution; que l'abbé de Thesut s'y trouverait pour la lui apporter avant midi, et La Vrillière pour que tout s'y fit en règle, et pour expédier les provisions de la charge au jeune Maurepas dans l'après-dînée du même jour, et le mener remercier le roi; surtout que ne voulant point être fatigué de prières inutiles, il lui défendait de le venir trouver, de lui écrire, et de lui faire parler par qui que ce fût, avant que tout fût consommé: démission, provisions, etc. Je portai ce projet de lettre tout fait au Palais-Royal tout de suite. M. le duc d'Orléans n'y changea rien; je dictai la lettre, il l'écrivit de sa main, la signa, la cacheta, y mit lui-même le dessus, et me la remit pour la rendre.

Il manda aussitôt La Vrillière et l'abbé de Thesut, à qui sous le secret il donna ses ordres, en sorte que nous n'eûmes plus qu'à les exécuter.

Le lendemain matin sur les huit heures et demie j'envoyai la lettre de M. le duc d'Orléans, enfermée dans une enveloppe cachetée où je mis le dessus, au chancelier de Pontchartrain, et lui mandai que je serait incontinent après chez lui. Je ne voulus pas être le porteur moi-même, et je laissai une demi-heure d'intervalle exprès.

Comme j'allais chez lui, je rencontrai La Vrillière à la porte Saint-Michel qui en revenait. Nous arrêtâmes, il monta dans mon carrosse où je lui demandai ce qu'il pensait faire de s'en revenir ainsi. Il me conta la surprise et la douleur du père qui convenait bien que son fils méritait sa disgrâce, et que la grâce faite à son petit-fils était infinie, mais qu'il était père, et qu'il voyait son fils perdu; qu'il s'écriait que je lui avais bien dit que je perdrais son fils, et néanmoins sans aigreur; et que lui La Vrillière, peiné de ces lamentations, voyant que je n'arrivais point, avait pris le parti de revenir. « Fort mal à propos, lui dis-je, et vous reviendrez tout à cette heure avec moi. C'est un pauvre homme peiné sur son fils qui bientôt sentira la joie de sa considération personnelle, et de la conservation de sa charge dans sa famille, qui autrement tôt ou tard en serait sortie, et qu'il ne faut point que vous perdiez de vue que la démission ne soit signée et emportée par l'abbé de Thesut. »

Nous arrivâmes chez le chancelier, qui se promenait seul dans son cabinet. Dès qu'il m'aperçut: « Ah! voilà de vos coups, s'écria-t-il, je reconnais votre main; vous chassez mon fils, et vous sauvez son fils pour l'amour de moi et de sa mère; vous m'aviez bien promis que vous perdriez mon fils. — Monsieur, lui dis-je, il est vrai que je vous l'avais dit dès le temps du feu roi, et longtemps avant sa mort; je ne vous ai point trompé, je vous tiens parole, mais je fais plus que je ne vous avais promis, car votre famille est sauvée, votre petit-fils en place, et sa place bien mise à couvert d'être emblée. Quelle plus grande consolation pour vous! et quelle plus grande marque possible de la plus grande considération pour vous et de la plus distinguée! — Eh! je le sens, me répondit-il, et que je le dois à votre amitié; » et se jeta à mon cou, puis ajouta: « Mais je suis père, et quoique je connaisse bien mon fils, il me perce le cœur d'être perdu. » Il s'attendrissait, les larmes lui venaient aux yeux, puis se remettait dans la vue de son petit-fils.

Quand il fut un peu calmé, je lui fis remarquer que c'était le salut de sa famille, parce qu'il était impossible que son fils subsistât encore longtemps, et qu'étant chassé, personne n'aurait imaginé de faire passer sa charge à un homme de l'âge de son fils, et aussi peu au fils de celui qu'on chassait. Il en convint, m'embrassa encore tendrement, puis nous parlâmes tous trois assez confusément pour battre, pour ainsi dire, la campagne.

De temps en temps le chancelier revenait à son fait, à son fils, et me dit: « Vous avez fait la lettre, j'ai senti votre style et toutes vos précautions. Vous n'avez pas voulu que je pusse approcher de M. le duc d'Orléans, par la défense qui en est dans la lettre, ni que je lui fisse parler, et vous étranglez mon fils par le peu de temps qu'elle prescrit pour l'exécution de l'ordre. Oh! que je vous reconnais bien à tout cela, et toutes les honnêtetés pour moi dont la lettre est pleine! — Eh bien! monsieur, lui répondis-je, quand cela serait, ai-je eu tort? Vous m'y aviez attrapé l'autre fois, en allant trouver M. le duc d'Orléans; je n'ai pas voulu manquer mon coup une seconde. Croyez-moi, vous vous consolerez comme père; et comme grand-père, et père de famille, vous vous réjouirez après, et vous me saurez gré. — Hé! si je vous en saurai, reprit-il vivement, je vous en sais déjà, et j'en enrage, car il est vrai que c'est à vous que je dois la charge de mon petit-fils et le salut de ma famille. » Il m'embrassa encore en ajoutant qu'il ne laisserait pas ignorer à son petit-fils quelle obligation il m'avait, et lui ordonnerait bien de ne la jamais oublier. Il le fit en effet, et de manière que je m'en suis toujours fort aperçu dans la conduite de M. de Maurepas avec moi, et dans tous les temps par son amitié et sa confiance.

Sur ce propos l'abbé de Thesut arriva. Un moment après, le chancelier regarda sa pendule, puis se tourna à moi et me dit: « J'ai envoyé chercher mon pauvre fils; il va arriver; il ne saurait douter que le coup qui l'écrase ne parte de votre main. Épargnez-lui la peine qu'il aurait de vous trouver ici dans ce cruel moment. » Là-dessus il m'embrassa encore en me disant: « Vous êtes un terrible homme, et avec cela, il faut encore que je vous aime, et que je ne m'en puisse empêcher. — Monsieur, lui répondis-je, en vérité, vous me devez cette amitié, et vous ne sauriez douter de la force de la mienne par cette marque d'attachement que je vous donne jusqu'en cette occasion qui sauve votre petit-fils et votre famille, dont vous sentirez la joie tout entière après ce premier trouble passé. » Là-dessus je m'en allai, le laissant avec La Vrillière et l'abbé de Thesut, en présence desquels se devait faire et signer la démission.

Je rencontrai en m'en retournant Pontchartrain qui allait fort vite chez son père. Il avait l'air fort effaré. La Vrillière me conta l'après-dînée qu'il était demeuré fort abattu, et point du [tout] consolé par la fortune de son fils. Il n'osa pas faire la moindre difficulté en présence de son père et de l'homme de M. le duc d'Orléans, qui reçut entre onze heures et midi cette démission, par l'abbé de Thesut.

Cette nouvelle répandit la joie dans Paris, et après dans les provinces. Chacun se disait qu'il y avait longtemps que cela aurait dû être fait; quelques-uns demandaient s'il en serait quitte pour sa démission. On fut surpris de la disposition de la charge, qui rehaussa autant la considération du chancelier de Pontchartrain qu'elle accabla son fils par son ignominie purement personnelle et si parfaitement et universellement applaudie. Nous nous en félicitâmes les uns les autres au conseil de régence. Le maréchal d'Estrées parut ravi, et M. le comte de Toulouse, à qui je ne pus refuser de conter comment cela s'était passé.

Depuis ce moment Pontchartrain demeura obscur au fond de sa maison, abandonné de plus en plus. Il y vit encore dans la solitude et le plus parfait néant, toujours enragé de jalousie et de dépit contre son fils qui lui rend des devoirs et rien de plus. Cet ex-bacha si rude et si superbe occupe son néant à compter son argent et en semblables misères, et n'a presque plus paru nulle part depuis, qui est ce qu'il a fait de mieux.

J'avais toujours eu dans le cœur et dans l'esprit de sauver la charge à son fils en le perdant. J'aimais et je devais au père, j'avais aussi eu lieu d'aimer fort la chancelière; Mme de Saint-Simon avait passé sa vie comme moi avec eux dans la plus grande intimité et réciproque confiance. La mémoire de Mme de Pontchartrain m'était présente, et aussi vive et aussi tendre dans le cœur de Mme de Saint-Simon qu'au jour qu'elle l'avait perdue. Je n'avais donc cessé de ruminer en moi-même les moyens de sauver Maurepas de la chute de son père, et je le voulais sauver par adresse, ou par effort de crédit, à quelque prix que ce fût. J'allai donc chez M. le duc d'Orléans dans cet esprit, dont la considération pour le père me fournit heureusement l'expédient que je saisis. La Vrillière, qui n'abhorrait guère moins son cousin que moi, fut ravi d'en être défait, et eut encore la joie pour son nom et pour la personne du chancelier, auquel il était fort attaché, de voir la charge sauvée, et de l'avoir entre ses mains avec le jeune titulaire pour disciple avec ce surcroît de chose et de considération qu'il sentit bien et me dit qu'il me devait tout entière.

J'étais encore dans les premiers jours de la satisfaction d'avoir perdu Pontchartrain et sauvé sa charge à son fils, qu'il m'arriva une de ces aventures que nulle prudence ne peut prévoir ni parer, et qui ressemble à la chute fortuite d'une cheminée sur un passant dans la rue. Je veux parler de l'éclat subit qui changea la longue amitié du comte et de la comtesse de Roucy avec moi en rupture ouverte, qui ne se réconcilia plus. Je ne puis me refuser de la traiter à fond, et il est nécessaire pour cela de remettre courtement sous les yeux plusieurs choses qui se trouvent éparses dans ces Mémoires, et d'expliquer quels furent le comte et la comtesse de Roucy, dont sans cette nécessité, je ne me serais pas avisé de parler expressément, au peu de figure qu'ils ont fait à la cour et dans le monde.

Il est donc à propos de répéter ici que la comtesse de Roye fut la sœur favorite de M. le maréchal de Lorges qui, depuis sa sortie du royaume avec son mari, un de ses fils et deux de ses filles, lors de la révocation de l'édit de Nantes, prit soin de ceux de ses enfants qui demeurèrent en France comme des siens propres, et sans nulle différence d'intérêts, de soins et d'amitié, jusqu'à sa mort. Je trouvai cette famille sur ce pied-là en me mariant. J'ai toujours fait grand cas de l'union des familles. Je voulus plaire à mon beau-père, qui prit pour moi une amitié de père qui a duré autant que sa vie, et pour qui j'eus toujours le plus tendre attachement et le respect le plus fondé sur l'estime que je conserve encore chèrement à sa mémoire. Je vécus donc avec ses neveux et leurs femmes dans la plus grande amitié, Mme de Saint-Simon de même, et dans un commerce le plus continuel, dans la liberté et la familiarité qu'il donne entre si proches quand ils sont en aussi grande liaison.

Cette famille était composée du comte de Roucy, de Blansac, des chevaliers de Roucy et de Roye, qui prirent, en se mariant à la fille de Ducasse e à la fille de Prondre, le nom de marquis de Roye et de marquis de La Rochefoucauld. Mme de Pontchartrain était leur soeur. On a vu quelle était l'union, l'intimité, la confiance entre elle et Mme de Saint-Simon. On se souviendra aussi qui et quelle était Mme de Blansac; et que la comtesse de Roucy était dame du palais de Mme la duchesse de Bourgogne, et fille de la duchesse d'Arpajon, dame d'honneur de Mme la Dauphine de Bavière, soeur du marquis de Beuvron, père du maréchal d'Harcourt. Les quatre frères étaient fort unis, et les deux belles-sœurs, à l'heureuse mode ancienne qui subsistait encore un peu quand les plus âgés d'entre eux arrivèrent dans le monde. Ils en eurent un grand usage, mais d'esprit pas l'apparence, et presque aussi peu de sens. Je me retrancherai au comte et à la comtesse de Roucy, parce que ce n'est que d'eux qu'il est question ici. Mais on se souviendra aussi des tristes aventures du comte de Roucy à la bataille de la Marsaille, que j'eus tant de peine à replâtrer par Chamillart, et du même et de Blansac à celle d'Hochstedt, où leurs femmes eurent encore tous leurs recours à moi, où je fis tout ce qui me fut possible auprès de Chamillart, qui les servit de son mieux, mais qui ne put cependant faire revenir le roi des impressions qu'il avait prises, en sorte que ni l'un ni l'autre ne purent jamais obtenir de servir depuis. Roucy, à l'abri de Monseigneur, du jeu, de la chasse, du duc de La Rochefoucauld et de la place de sa femme, ne laissa pas de ne bouger de la cour comme auparavant. Mais n'ayant jamais été bien traité du roi, il le fut encore moins qu'auparavant.

C'était un grand homme, fort bien fait, de bonne mine, mais qui ne promettait rien, et qui par cela même n'était pas trompeuse; l'air fort et robuste, qui sentait son homme de guerre, et qui par sa figure et ses talents naturels était fort bien voulu des dames, qui avaient après le plaisir de s'en moquer. De commerce, on n'en pouvait guère avoir avec lui. Tout occupé de la cour de Monseigneur, avec qui il était fort bien, et dont le choix n'était pas difficile, de le suivre à la chasse, de jouer le plus gros jeu a la cour et à Paris, il était plus sur les chemins qu'ailleurs. C'est lui le premier qui a mis les valets sur le pied de la parure, de la familiarité, de l'insolence, des gros gains, en gâtant les siens, contagion qui, à son exemple, a de l'un à l'autre gâté une infinité de maisons. Lui et ses frères étaient les rois de la canaille. Ils étaient familiers avec elle, ils connaissaient les valets de tout le monde, ils savaient leurs gages, leurs profits, leurs jalousies, leurs débats, pourquoi chassés, pourquoi pris et sur quel pied; en plaçaient, les protégeaient, et par là sottement adorés du vulgaire et des marchands et artisans qu'ils payaient en amitiés, en services et en compliments, et qu'ils satisfaisaient tellement de la sorte qu'ils avaient crédit et leur amitié, et encore celle de leurs pareils.

Quoique le comte et la comtesse de Roucy n'eussent jamais un poulet chez eux, et que l'un et l'autre mangeassent toujours où ils pouvaient, ils n'en étaient pas mieux dans leurs affaires, avec un gros revenu et de belles terres. Tous deux rogues et glorieux à l'excès, tous deux bas jusqu'au servage devant les ministres et toute faveur, ils avaient vécu de ce qu'on appelle faire des affaires tant que Barbezieux avait existé, dont le comte de Roucy était le complaisant abject, et depuis, de celles qu'à force de souplesses, de bassesses, de tourments, la femme, encore plus âpre et assidue que le mari, pouvait tirer de Pontchartrain, qui se plaisait à les faire acheter bien cher. Son père était désolé de tout ce qui se passait là-dessus, s'en échappait quelquefois, et ne se contraignait pas de montrer à la comtesse de Roucy et à Mme de Blansac qu'elles lui étaient insupportables. Elles remboursaient tout cela sans rien dire, et allaient toujours leur train.

L'aigreur et l'orgueil de la comtesse de Roucy lui attiraient tous les jours des querelles où les injures lui coûtaient peu, le plus souvent avec d'autres dames du palais pour leur service, avec qui souvent Mme de Saint-Simon était employée à la raccommoder, et si entreprenante qu'on ne put jamais l'empêcher d'aller à Marly, un voyage qu'elle prétendait être de son tour, qu'elle n'était point sur la liste, et que Mme la duchesse de Bourgogne ne voulut pas l'y mener. Dès le même soir qu'on y arriva, elle reçut ordre de s'en retourner sur-le-champ. Le rare est que ces aventures ne la corrigeaient de rien.

C'était une créature vive, haute, toujours haïssant assez de gens pour des querelles, quelquefois pour de vieux procès ou pour d'autres affaires, et ne contraignant ni ses discours ni ses manières à leur égard; toutefois assidue aux dévotions, à la grand'messe de paroisse à Versailles, les fêtes et dimanches, y communiant tous les huit jours; avec cela l'envie et la jalousie même, et l'ambition, et se persuadant que tout était dû à son mari et à elle, avec qui, à la vie qu'ils menaient tous deux, et au peu au fond qu'ils se souciaient l'un de l'autre, elle n'avait de commerce qu'en courant, en faisant toujours la passionnée. Elle se faisait aussi des châteaux en Espagne, et les débitait, soit qu'elle voulût persuader qu'ils étaient à portée de tout, soit que, comme je l'ai toujours cru, elle s'en persuadât elle-même.

Étant un soir seule chez elle assez tard, quelque temps après la mort de M. le maréchal de Lorges, elle me conta ce qui lui plut sur ce qu'elle avait fait avec Mme de Maintenon, et m'assura que le lendemain matin son mari serait fait duc ou capitaine des gardes, mais qu'elle aimerait bien mieux qu'il eût cette charge de son oncle qui sûrement le conduirait à être bientôt duc, que s'il était fait duc alors, et n'aurait point de charge. Je me moquai d'elle sans pouvoir jamais lui mettre là-dessus le moindre doute dans l'esprit.

C'était peu connaître la cour, pour une femme qui y était en quelque place et depuis si longtemps. Le roi était buté à n'avoir pour capitaine de ses gardes que des maréchaux de France, et même des ducs. Il avait fait ducs tous les premiers gentilshommes de sa chambre, maréchaux de France et souvent ducs tous les capitaines de ses gardes, et n'avait jamais accordé pas une de ces charges, quand elles avaient vaqué, qu'à des gens qui fussent ducs ou maréchaux de France, et souvent l'un et l'autre. Il n'avait donc garde de changer de conduite à cet égard pour un homme qu'il n'avait jamais bien traité, et pour qui son estime ne paraissait pas, puisque depuis Hochstedt, il avait constamment refusé de l'employer dans ses armées, quelques machines qui aient été remuées pour l'obtenir. Il n'avait que les Marlys, où le roi ne lui parlait pas plus qu'ailleurs, et où il ne le menait que comme joueur et chasseur. Il n'a seulement jamais pu être menin de Monseigneur, quoiqu'il le suivît sans cesse, et il est mort vieux sans charge, sans gouvernement, sans ordre et sans dignité.

C'était en soi un homme fort rustre, brutal et désagréable, et dont les bêtises se sont conservées à la cour, par exemple, le conseil qu'il donna à la marquise de Richelieu, qui était incommodée et qui se plaignait fort du bruit des cloches, de faire mettre du fumier dans sa cour et devant sa maison, et bien d'autres de cette force. Envieux aussi au dernier point: on en a vu un échantillon en son lieu à la mort du duc de Coislin, frère de M. de Metz, à qui, par une autre raison, cela coûta longtemps cher.

Telles étaient ces personnes avec qui Mme de Saint-Simon et moi, depuis notre mariage, avions constamment vécu dans la plus grande amitié et la plus grande union, jusqu'à l'aventure qu'il s'agit maintenant de raconter.

Le maréchal d'Harcourt, comme on l'a vu en son lieu, ne voulait qu'entrer dans le conseil, ne désirait que cela, ne travaillait qu'à cela, et n'eut la charge de capitaine des gardes de mon beau-père que malgré lui, parce qu'il n'avait osé ne la demander pas, et que le roi fut bien aise de la lui donner pour, après une telle grâce, l'éconduire plus nettement d'une place dans son conseil. Harcourt n'était pas riche, il avait beaucoup d'enfants; sa santé était fort attaquée, il voyait une longue minorité sans prévoir comment la cour se tournerait après; il résolut de se défaire de sa charge. Le comte de Roucy en eut le vent, et lui eu demanda la préférence.

Dans le moment qu'Harcourt la lui eut promise, qui était cousin germain de sa femme, et en grande liaison avec eux, mais peu à portée de crédit auprès de M. le duc d'Orléans, qui ne l'avait mis que par nécessité dans le conseil de régence, le comte de Roucy vint tout courant à moi me prier de lui obtenir l'agrément du régent. Je n'ignorais pas le vieux levain de Meudon où, pour plaire, il n'avait gardé aucune mesure sur ce prince, qui dans ces temps-là m'en avait souvent parlé avec dépit et colère, contre un homme qu'il avait toujours bien traité partout où il l'avait rencontré; mais je connaissais aussi sa débonnaireté parfaite pour tous ceux qui lui avaient le plus étrangement manqué. Ainsi je ne crus pas trouver de difficulté et je promis au comte de Roucy de parler au régent et d'y faire de mon mieux. Je le fis dès le lendemain.

Ma surprise fut grande de trouver une barre de fer. J'insistai, et si fort que la dispute se tourna en aigreur de sa part. Il me ramena tous les propos de Meudon, leur amertume, leur énormité de la part du comte de Roucy, les preuves qu'il en avait et qu'il m'avait dites dans le temps, fort scandalisé que, informé de toutes ces choses, je lui proposasse et j'insistasse pour faire un tel capitaine des gardes du corps. Je cédai peu à peu, mis d'autres matières sur le tapis, et, quand je crus voir ma belle, je demandai à M. le duc d'Orléans pourquoi cette exception rigoureuse contre le comte de Roucy, quand il ne refusait rien à tant d'autres qui lui avaient nui essentiellement, tandis que celui-ci n'avait dit que des sottises pour plaire, et parler le langage du lieu dont il espérait tout. Je fus bien plus étonné que la première fois; le régent rougit, et avec une impétuosité qui lui était extrêmement rare, insiste sur les choses de Meudon et leurs suites, sur la différente conduite de Biron, Sainte-Maure et du Mont qui n'étaient pas moins liés là et n'en attendaient pas moins que Roucy toute leur fortune, et de là tomba avec furie sur la Marsaille et Hochstedt, et me reprocha de lui vouloir faire faire un plaisant capitaine des gardes par rapport au roi, à lui, et même au public en ce genre qui connaissait ce qui s'était passé en ces deux combats. La conclusion fut de me défendre de lui en plus parler, et un ordre de dire au comte de Roucy de sa part, qu'il ne changerait rien là-dessus à la disposition constante du feu roi, qui n'avait accordé ces charges-là qu'à des ducs ou à des maréchaux de France, dont il suivrait exactement l'exemple, et se garderait bien d'y manquer. Cela dit et répété fort sec, le régent entama d'autres propos et différentes matières.

Pendant cette dernière partie de la conversation, convaincu qu'il n'y avait plus à revenir au comte de Roucy, je pensai à mon beau-frère. C'était la charge de son père. Je ne pus me résoudre à la demander pour moi, pouvant l'espérer pour lui, quoique j'eusse tout lieu d'en être très mal content, et que jamais il n'eût daigné se mettre à portée de rien. La demander pour lui à la fin de la conversation, et l'obtenir, ce fut la même chose. J'avais affaire à des gens peu faciles pour l'arrangement du payement de quatre cent mille livres, quoique j'eusse obtenu en même temps le même brevet de retenue. Je convins donc avec M. le duc d'Orléans qu'il tiendrait l'agrément secret, jusqu'à ce que toutes nos mesures fussent prises et arrêtées. Jamais il ne m'entra dans l'esprit que le comte de Roucy pût avoir le plus léger soupçon de ma conduite à son égard. La façon dont j'avais vécu avec lui toute ma vie, et dont en toute occasion je l'avais servi, et la franchise et la droiture dont j'étais connu, n'avaient pas permis de laisser entrer en mon esprit aucune pensée de doute.

Je témoignai donc le lendemain au comte de Roucy, qui vint chez moi, combien j'étais fâché de n'avoir pu réussir à lui faire obtenir ce qu'il désirait, et d'avoir vu tous mes efforts inutiles. Roucy bien étonné, et encore plus fâché, me demanda la cause de son malheur, et me pressa tellement qu'il me força de lui rendre la réponse que j'avais ordre positif de lui faire. Il n'en fallut pas davantage pour donner l'essor à sa furie. Il cria contre cette prétendue nécessité d'être duc ou maréchal de France pour être capitaine des gardes du corps, déclama contre le régent, s'en alla chez lui, puis avec sa femme chez Harcourt, où ils firent les hauts cris. Pour rendre la chose plus touchante d'une part, plus injurieuse de l'autre, ils ajoutèrent à ma réponse que j'avais eu tant de peine à lui rendre, et que j'avais adoucie le plus que j'avais pu, ils ajoutèrent, dis-je, que je lui avais dit que Son Altesse Royale ne voulait pas avilir ces charges en les donnant à des gens non titrés, et on peut juger de l'effet de ce propos dans l'effervescence qui s'entretenait encore avec tant d'art et de manège, sur cette calomnie atroce inventée par le duc de Noailles, de cette salutation du roi que j'ai expliquée en son lieu.

Le lendemain de ce vacarme, M. le duc d'Orléans tourmenté à souper par les convives, et surtout par les dames curieuses d'apprendre qui aurait la charge, tint bon longtemps, puis entre la poire et le fromage lâcha le secret qu'il m'avait promis de garder. Ce fut la nouvelle du lendemain matin.

Là-dessus le comte et la comtesse de Roucy prirent espérance de m'embarrasser assez par un grand éclat contre moi, pour me forcer pour l'amour de moi-même de mettre tout mon crédit à leur faire avoir la charge. C'est au moins ce qui parut par tout l'artifice de leur conduite, car dès ce même jour la comtesse de Roucy vint chez moi au sortir de table comme pour m'apprendre, tout en douceur et en amitié, le bruit que faisait cette affaire qui se répandait dans le monde; qu'elle me connaissait trop et de trop longue main pour me soupçonner le moins du monde d'avoir promis à son mari de parler pour lui, et de n'avoir parlé que pour mon beau-frère; mais que le monde était si méchant, et son mari si outré, qu'elle me conjurait, autant pour moi-même que pour lui, de faire encore un effort.

Je lui répondis que je ne craignais point ces soupçons; que si j'avais voulu la charge pour moi ou pour le duc de Lorges, rien ne m'empêchait de le dire franchement au comte de Roucy, quand il vint me prier de parler pour lui, et de m'en excuser, puis d'aller mon chemin à découvert, à quoi personne ni lui-même n'aurait pu trouver quoi que ce soit à reprendre; qu'aussi j'avais été pour lui rondement et nettement; qu'à la vérité, me voyant éconduit pour lui à deux diverses reprises, et telles qu'il n'y avait plus nul moyen d'y revenir une troisième, la pensée m'était venue de proposer le duc de Lorges, sans aucune qu'il en pût naître aucun soupçon; mais que, pour couper court, je voulais bien faire encore un effort, et de toutes mes forces, puisque je l'avais bien fait d'abord, mais à deux conditions, la première que ce serait en présence du comte de Roucy qui serait témoin lui-même de tout ce qui se dirait et se passerait, lui en tiers entre le régent et moi; la seconde, que, puisque le monde s'avisait de soupçons, je monterais actuellement dans son carrosse avec elle, et, sans la quitter, j'irais prendre le comte de Roucy où qu'il fût, et, en sa présence à elle, le mener sur-le-champ au Palais-Royal, où je lui répondais que, quoi que pût faire M. le duc d'Orléans, nous le verrions sans remise; que je n'entrerais qu'avec le comte de Roucy, et ne parlerais que devant lui. J'ajoutai que cela était net et prompt, et court, exclusif de tout moyen d'écrire, ou de faire parler à M. le duc d'Orléans, puisque je ne les quitterais pas un instant l'un ou l'autre, ni ne parlerais bas à personne dans l'entre-deux, ni à M. le duc d'Orléans en présence du comte de Roucy que je ne quitterais pas un instant, et qu'en tiers avec le régent et moi il serait témoin et juge si j'y allais bon jeu bon argent, et verrait bien encore aux propos du régent, si mon langage serait autre que n'avait été le premier.

La comtesse de Roucy, également aise et surprise, accepta la proposition, et sur-le-champ nous montâmes tous deux dans son carrosse que le mien suivit, et allâmes chez elle où son mari était, vis-à-vis les Incurables. Elle fit apparemment ses réflexions en chemin, car elle me dit que son mari était si outré, qu'elle me demandait en grâce de la laisser entrer dans sa chambre pour lui parler avant que je le visse, parce que mon procédé était si bon, et ma proposition si nette qu'elle serait au désespoir qu'il fût mal reçu, comme cela pouvait arriver à un homme fâché, dans la surprise. J'y consentis, mais à condition qu'elle ne me laisserait attendre qu'en compagnie qui ne me quitterait pas jusqu'à ce qu'elle revint. Il y en avait, en effet, dans la première pièce avec qui je demeurai, à qui je ne cachai pas ce qui m'amenait, et qui me parut dans l'étonnement et dans l'admiration de ce procédé.

Il y en avait d'autre dans la pièce d'après (je n'ai point su qui), où était la comtesse de Roucy et où était son mari. Leur conseil fut long. La conclusion fut que la comtesse de Roucy en sortit seule, me dit qu'elle était outrée de douleur; que je connaissais son mari et l'excès de son opiniâtreté; qu'il n'y avait jamais eu moyen de le résoudre à me voir; que cela reviendrait, mais qu'elle me priait d'aller encore au Palais-Royal, et de faire tout mon possible.

Alors je vis à découvert tout leur manège. Ils voulaient me forcer par l'éclat à en faire ma chose propre, et à emporter la charge pour le Roucy; si je réussissais, ils avaient leur compte, et le bâton haut; si je n'obtenais rien, faire contre moi tout l'éclat imaginable; ce qui ne se pouvait plus si le Roucy était témoin en tiers entre le régent et moi, selon la condition que j avais mise. Aussi pris-je un autre ton pour répondre à la comtesse de Roucy: je lui dis que je n'aurais pas imaginé qu'une proposition aussi nette et aussi décisive du fait, aussi facile, et que j'avais commencé à exécuter en venant chez elle avec elle, pût être susceptible de refus; que j'estimais, au contraire, qu'elle méritait toute autre chose; que je pensais que tout le monde le trouverait ainsi, et verrait clair aux deux procédés; que, pour cela même, je la faisais encore, et m'offrais de nouveau à l'exécuter à l'instant, mais que si le refus persistait, j'entendrais ce que cela voudrait dire, et que j'en serait fort étonné après une amitié de vingt ans, telle qu'avait été la mienne. Tout cela se passa tout haut devant ce que j'avais trouvé dans cette première pièce.

La comtesse de Roucy voulut répondre souplement, mais je la priai que nous ne perdissions point le temps, et de retourner à son mari. Elle y entra. Le parti était pris, elle y demeura peu, et revint me dire les mêmes choses. Je lui répondis qu'après ce que j'avais fait, proposé, commencé de ma part à exécuter en venant chez elle, avec elle, et encore d'insister, je n'avais plus qu'à prendre congé d'elle, lui fis la révérence, une autre à la compagnie, et m'en allai.

Dès ce même jour les cris redoublèrent, le comte et la comtesse de Roucy coururent les maisons, et eurent beau jeu, parce que plus que content de ce que j'avais fait, je ne pris pas la peine de m'en remuer. Trois ou quatre jours se passèrent de la sorte. À la fin nous fûmes, Mme de Saint-Simon et moi, avertis de tant d'endroits des vacarmes et des propos du comte et de la comtesse de Roucy, qui retentissaient partout, que j'allai au Palais-Royal où je trouvai M. le duc d'Orléans avec M. le comte de Toulouse chez Mme la duchesse d'Orléans, qui allait dîner seul à son ordinaire avec la duchesse Sforce. Là je dis à M. le duc d'Orléans, devant cette courte compagnie, tout ce qui s'était passé entre la comtesse de Roucy et moi, que je viens de raconter, les clabauderies et les propos qui me revenaient d'eux de toutes parts, enfin ce qu'il voyait bien que je ne pourrais m'empêcher de faire, que j'avais voulu lui rendre ce compte auparavant pour n'être pas au moins blâmé après par quelque autre tour d'adresse. J'ajoutai que puisque M. le comte de Toulouse se trouvait là heureusement présent, je le suppliais de vouloir bien lui dire de quelle façon l'affaire de la charge s'était passée entre Son Altesse Royale et moi, et d'avoir la bonté, puisque c'était chose passée, de lui confier la raison personnelle et secrète de l'exclusion du comte de Roucy. M. le duc d'Orléans fit l'un et l'autre, en sorte que le comte de Toulouse vit à quel point toute raison, vérité, et net et bon procédé était de mon côté.

Je voulus après m'en aller en ouvrant la porte aux plats et au service qui avaient été arrêtés pendant toute cette conversation. M. le duc d'Orléans me rappela et me retint malgré moi, jusqu'à faire tenir la porte, et envoya sur-le-champ chercher le comte de Roucy, fort en colère et bien plus que d'ordinaire à lui n'appartenait. Au bout de quelque temps, je représentai si fortement le peu de convenance que je me trouvasse présent à la vesperie qu'il voulait faire au comté de Roucy, et le danger même de quelque manque de respect en sa présence, que le comte de Toulouse m'aida à obtenir la permission de me retirer. Je rencontrai le comte de Roucy sur le quai des galeries du Louvre, qui allait à toutes jambes au Palais-Royal.

On l'y conduisit au lieu d'où je sortais, ou il trouva les mêmes personnes et le dîner qui continuait, que M. le duc d'Orléans et le comte de Toulouse, qui ne dînaient jamais, regardaient. M. le duc d'Orléans, en leur présence, et sans renvoyer le service d'autour de la table, parla au comte de Roucy un langage qu'il n'avait pas accoutumé, dont le Roucy demeura étourdi et accablé. Cela mit fin à ses propos, à ceux de sa femme, et même à ceux des gens qu'il avait mis à courir le monde pour les répandre. Oncques depuis n'avons-nous ouï parler d'eux.

La comtesse de Roucy, qui ne communiait peut-être pas si souvent qu'elle faisait à la cour du temps du roi et de Mme de Maintenon, mourut à Paris un an après cet éclat, c'est-à-dire en décembre 1716, sans avoir pensé à le réparer. Le comte de Roucy mourut aussi à Paris, mais en novembre 1721, comme je venais de partir pour l'Espagne. Quand il fut bien mal, il envoya prier Mme de Saint-Simon de l'aller voir. Elle y fut, et cela se passa comme il arrive en ces terribles moments, où la figure du monde s'éclipse, et où la vérité seule paraît. Il la pria de me mander toutes sortes de choses de sa part. Les autres Roucy, mâles et femelles, nous les avons revus, quelques-uns même en amitié, qui n'avaient jamais approuvé ce qui s'était passé à mon égard. Tout l'éloignement se concentra au fils du comte de Roucy, qui mourut en 1725, mais surtout en sa femme, qui n'est morte que depuis quelques années, aussi extraordinaire et aussi follement glorieuse qu'elle était riche et de bas lieu. Elle n'a laissé que deux filles, l'une duchesse d'Ancenis, l'autre de Biron, que l'archevêque de Bourges a toutes deux mariées depuis sa mort. C'est le seul fils qui reste du comte de Roucy, qui n'a pas pris les sentiments de sa mère à notre égard, qui est commandeur du Saint-Esprit, nommé au cardinalat et ambassadeur à Rome.

Pour la charge, M. de Lorges tira de sa mère tout ce qu'il put, aux dépens de qui il appartiendrait, pour faire ses arrangements. Il ne tint plus qu'à vendre sa petite guinguette de Livry pour achever la somme et signer avec M. d'Harcourt. M. de Lorges ne se souciait point pour lui d'être capitaine des gardes, encore moins pour son fils; il aimait mieux ses plaisirs que tout. Quand il se fut bien assuré de ce que la perspective si sûre et si prochaine de la charge de son père lui fit obtenir de sa mère, il déclara qu'il ne vendrait point sa petite maison, et au fond fut ravi de rompre le marché, et ne se soucia guère que je l'eusse préféré à moi, étant à mon choix de prendre la charge, ni de l'éclat qu'elle m'avait valu avec le comte de Roucy. Cet honnête beau-frère se retrouvera ailleurs. Pendant tous ces négoces, la famille du maréchal d'Harcourt se ravisa; il demanda sa charge pour son fils, et il l'obtint. Ainsi il mangea l'huître dont le Roucy et M. de Lorges n'eurent que les écailles, que je trouvai toutes deux fort dures. Il est temps maintenant de parler des affaires étrangères.

CHAPITRE XIII. §

Mouvements d'Écosse. — Caractère de Stairs et ses menées. — Rémond; quel. — Mouvements d'Angleterre. — Conduite de l'Espagne. — Manèges d'Albéroni pour gouverner seul. — Projets politiques d'Albéroni. — Cause de la dépendance des Provinces-Unies de l'Angleterre. — Albéroni éloigné de la France, encore plus du régent, méprise les bassesses du duc de Noailles. — Il chasse avec éclat le gouverneur du conseil de Castille. — Sa correspondance avec Effiat. — Négociation de Stairs pour la mutuelle garantie des successions de France et d'Angleterre. — Le régent y veut engager la Hollande. — Stairs presse le régent de faire arrêter le Prétendant, passant de Bar, caché, en Bretagne pour s'embarquer. — Le Prétendant échappe aux assassins de Stairs par le courage et l'adresse de la maîtresse de la poste de Nonancourt, qui en est mal récompensée. — Il s'embarque en Bretagne. — Impudence de Stairs et de ses assassins.

Le feu roi était revenu à son goût naturel et à ses anciens principes sur l'Angleterre, depuis la mort de la reine Anne, et l'éloignement de tous emplois, et la disgrâce de toutes les personnes qui avaient sa confiance et qui formaient son conseil. Le roi son successeur avait remis en place tous ceux qu'elle en avait ôtés, les whigs en principal crédit, et éloigné de tous les torys. On ne peut exécuter de si grands changements, non seulement dans un gouvernement, mais dans tout un pays naturellement porté aux factions, sans faire un grand nombre de mécontents de toute espèce, d'autant plus que les nouveaux ministres et favoris qui ne respiraient que vengeance contre ceux qui les avaient chassés et pris leurs places sur les dernières années du dernier règne, ne voulaient rien moins que les poursuivre et faire condamner juridiquement ceux d'entre eux qui avaient eu le plus de part à la paix, et à qui, par conséquent, la France avait le plus d'obligation. L'Écosse ne se consolait point de se voir enfin tout à fait devenue province d'Angleterre. Le duc d'Ormond se tenait caché dans Paris, en attendant ce que le comte de Marr pourrait faire en Écosse, où il y avait un parti en mouvement, et le Prétendant, pour parler un langage reçu, était à Bar, qui n'attendait qu'une conjoncture un peu apparente pour passer la mer, certain de la protection et des secours du roi et peut-être du roi d'Espagne.

La mort du roi, qui entrait secrètement, mais de tout son cœur, dans ce projet, qui pouvait même être bientôt favorisé par la Suède et la Russie, qui avaient toutes deux grande envie de terminer leur guerre par un traité de paix à ce dessein, le déconcerta. Une minorité, dans l'état où le roi laissait l'intérieur de la France, n'était pas un temps propre à risquer de rompre avec l'Angleterre, sans être bien assuré de ce dont il est bien difficile de l'être, je veux dire d'une révolution subite et entière, à peu près telle que fut celle qui plaça le roi Guillaume sur le trône du roi son oncle et son beau-père, laquelle relierait en même temps la France qui y aurait eu part avec l'Angleterre, et ne lui laisserait d'ennemis qu'un électeur d'Hanovre, et ceux qui hors les îles Britanniques se voudraient hasarder à prendre les armes pour lui. Le feu roi, comme on l'a vu, avait laissé le trône de Philippe V bien raffermi, l'union des deux couronnes parfaite, et toutes deux jouissant de la paix avec toute l'Europe par les traités d'Utrecht et de Bade. M. le duc d'Orléans voulait absolument conserver un bien si nécessaire

D'autres circonstances l'éloignaient encore de se prêter au projet du feu roi en faveur du Prétendant. Le comte Stairs était en France de la part du roi Georges plus d'un an avant la mort du roi, sans avoir encore pris le caractère d'ambassadeur qu'il avait dans sa poche. C'était un très simple gentilhomme écossais, grand, bien fait, maigre, encore assez jeune, avec la tête haute et l'air fier. Il était vif, entreprenant, hardi, audacieux par tempérament et par principe. Il avait de l'esprit, de l'adresse, du tour; avec cela actif, instruit, secret, maître de soi et de son visage, parlant aisément tous les langages, suivant qu'il les croyait convenir. Sous prétexte d'aimer la société, la bonne chère, la débauche qu'il ne poussait pourtant jamais, attentif à se faire des connaissances et à se procurer des liaisons dont il pût faire usage à bien servir son maître, et son parti à lui-même. C'était celui des whigs et de tous ceux que le roi Georges avait remis en place, et la famille et les amis du duc de Marlborough dont il était créature, à qui il avait de tout temps été attaché, sous qui il avait servi, qui l'y avait avancé et procuré un régiment et l'ordre d'Écosse. Il était pauvre, dépensier, fort ardent et fort ambitieux, et il voulait servir de façon, dans son ambassade, qu'avec les appuis qui le protégeaient, il pût faire une grande fortune en Angleterre où son parti, auquel il était dévoué, et ses patrons dominaient, et à qui il plaisait d'autant plus qu'il haïssait la France autant qu'eux. On a vu que le feu roi fut promptement et toujours après très mécontent de sa conduite; Torcy encore plus, jusque-là qu'il refusa et cessa de le voir et de plus traiter avec lui.

Stairs vit de loin la décadence menaçante de la santé du roi. Il comprit en même temps qu'il n'avait rien à espérer de l'autorité du duc du Maine, qui, si elle prévalait, ne s'écarterait pas dans le gouvernement du goût et des maximes du roi. Il sentit donc de bonne heure qu'il n'avait de parti à prendre que celui de M. le duc d'Orléans qui avait tout le droit de son côté, le flatter du secours de son maître, s'il en avait besoin pour faire reconnaître sa régence et l'autorité qu'elle lui donnait, l'enrôler, pour ainsi dire, de bonne heure avec le roi Georges, par ces offres faites dans un temps douteux, le lier avec lui, en lui persuadant que leurs intérêts étaient communs, et (pour en parler franchement, car il ne craignit point d'en laisser échapper les propres termes) que deux usurpateurs et aussi voisins se devaient soutenir mutuellement, envers et contre tous, puisque tous deux étaient dans le même cas, Georges à l'égard du Prétendant, M. le duc d'Orléans au faible titre des renonciations à l'égard du roi d'Espagne, si un enfant tout tendre, et aussi jeune qu'était le successeur de Louis XIV, venait à manquer.

Sur ces principes Stairs songea de bonne heure à ce qui pouvait servir à son dessein. Il ne dédaigna rien de ce qu'il crut l'y pouvoir conduire. Il ramassa donc une de ces espèces qui ne peuvent guère être caractérisées sous un autre nom. C'était un petit homme fort du commun, et pis pour la figure, qui, à force de grec et de latin, de belles-lettres et de bel esprit, s'était fourré où il avait pu, puis, [à force] de débauche de toute espèce et de sentiments si malheureusement à la mode, était parvenu à voir des femmes, et quelque sorte de bonne compagnie. Il était galant, faisait des vers; il était aussi philosophe, fort épicurien, grossier de fait, sublime et épuré de discours, admirateur des savants anglais, et devenu un des commensaux à Paris de la comtesse de Sandwich, qui s'y plaisait plus qu'à Londres. Il y avait fait grande connaissance avec l'abbé Dubois qui n'en bougeait, et par lui s'était produit à Mme d'Argenton et à M. le duc d'Orléans, dont peu à peu il avait tiré un bouge au Palais-Royal, et un autre à Saint-Cloud, où de fois à autre il allait faire le philosophe solitaire, et n'y manquait pas M. le duc d'Orléans, quand rarement il s'y allait promener. Il avait du manège, de l'entregent, de la hardiesse, de l'audace même quand il s'y laissait aller, du débit surtout, et devint peu à peu l'homme de l'abbé Dubois à tout faire. Il s'appelait Rémond, et frappait à tout ce qu'il pouvait de portes. Stairs l'écuma, et lui courtisa Stairs, de la connaissance, puis de la société de qui il s'honora beaucoup avec raison, et peu à peu se livra entièrement à lui.

Rien ne convenait davantage à l'abbé Dubois qui, déjà éloigné par M. le duc d'Orléans pour avoir voulu trop se mêler, ne savait par où se reprendre, et qui regarda sa liaison avec Stairs, et par lui avec l'Angleterre, comme une ressource dont il se promit de grands avantages. Rémond lia donc bien aisément ces deux hommes dont l'intérêt de chacun le demandait également Dubois l'était, comme on l'a vu, déjà avec Canillac et le duc de Noailles. Il l'était aussi avec Nocé. Il leur persuada qu'il n'y avait de salut pour M. le duc d'Orléans que par l'Angleterre contre tout ce qui s'opposerait à l'autorité que sa naissance lui donnait de droit après le roi, et pour l'appuyer ensuite.

Il avait fait des promenades en Angleterre où il avait fait des connaissances, et fort cultivé celle de Stanhope qu'il avait beaucoup vu autrefois à Paris, et avec qui il avait ménagé quelque commerce d'ancienne connaissance pendant qu'ils étaient en Espagne, l'un à la tête des troupes anglaises, l'autre à la suite de M. le duc d'Orléans, qui avait été souvent avec lui en débauche autrefois à Paris. Dubois compta qu'en tournant ce prince du côté de l'Angleterre, il deviendrait nécessairement l'entremetteur, et de là le négociateur, dont il se promit toutes choses. Malheureusement il ne se trompa pas.

Rémond s'était fourré avec Canillac qu'il avait gagné par la conformité de goût, et par des admirations de son esprit et de ses lumières, dont il se moquait ailleurs, mais qui l'avaient mis dans sa confiance. Il lui vanta Stairs, flatta sa vanité du désir de ce ministre de le connaître, à qui il fit sa cour de le mettre en liaison avec un favori de M. le duc d'Orléans. Il l'instruisit du faible du personnage ; il les joignit, et Canillac ne jura plus que par Stairs et par l'Angleterre. Tout cela se fit de concert entre Dubois et Rémond, et comme Nocé leur était alors fort uni, et qu'avec sa tête brûlée, mais son air de philosophe, il ne laissait pas d'usurper d'habitude une sorte d'autorité sur M. le duc d'Orléans, parce que sa philosophie n'excluait pas la débauche, ils l'entraînèrent dans leurs idées anglaises, et dans la société de Stairs.

Tout cela se pratiquait à Paris, dans la dernière année du feu roi, vers la fin duquel ils parlèrent à M. le duc d'Orléans des avantages uniques qu'il ne pouvait tirer que de son union avec le roi Georges, et de là des propos, puis des offres de Stairs. M. le duc d'Orléans, qui craignait tout alors des dispositions du roi, et de sa dépendance de Mme de Maintenon et du duc du Maine, écouta bien volontiers ces propositions. Dubois et Canillac y firent entrer le duc de Noailles, qui pour s'ancrer ne songeait qu'à les flatter et s'en appuyer, et qui y donna tant qu'il voulurent. Cette pointe se poussa jusque-là que M. le duc d'Orléans vit Stairs au Palais-Royal par les derrières.

Il m'en parla tard et par hoquets. Il savait que je pensais sur l'Angleterre comme le feu roi, et ne me fit cette confidence qu'après coup pour ne me la pas cacher. À chose faite il n'y a plus rien à dire, sinon que je le suppliai de ne s'engager pas trop avant, et de se bien persuader que Stairs ne songeait qu'à soi et à son parti, et à profiter des conjonctures présentes pour tirer de lui les partis les plus avantageux, qu'il saurait après faire valoir d'une minière fort embarrassante.

Voilà ce qui causa l'indécence de la présence de Stairs dans une lanterne à la séance de la régence, où il voulut assister pour se faire de fête auprès de M. le duc d'Orléans que les mêmes personnes persuadèrent de le désirer même, pour montrer son union avec l'Angleterre, et tenir le parlement et le duc du Maine en respect.

Canillac, que je ne voyais même guère, vint chez moi quelques jours auparavant me vanter les intentions de Stairs, ses offres, leur utilité, et me prier, s'il venait chez moi, de lui laisser la porte ouverte en quelque temps que ce fût. Je pris pour bon tout ce qui était fait, et ne voulus point de dispute avec un homme aussi infatué qu'il l'était de son mérite et des Anglais. L'abbé Dubois, après ce qu'on a vu que Madame dit et demanda à M. le duc d'Orléans de lui et pour son exclusion totale, se sut bon gré de sa liaison anglaise, qui avait déjà servi à le faire souffrir un peu mieux de M. le duc d'Orléans. Il la regarda de plus en plus comme son unique ressource, et s'y livra à corps perdu.

Dès le milieu du mois d'octobre, Stairs eut une longue audience du régent sur les alarmes de son maître, qui prétendit que le comte de Peterborough avait découvert une conspiration prête à mettre le feu au palais où demeure la maison royale, piller la banque, se saisir de la Tour de Londres et proclamer le Prétendant. On avait surpris des lettres de M. Hervey au Prétendant ou au duc d'Ormond, qui lui furent représentées. Il voulut se tuer; mais ses blessures ne se trouvèrent pas mortelles. Le grand nombre de mécontents, et qui parlaient haut dans Londres et dans les provinces, donnèrent du corps à cette prétendue conspiration dans l'esprit du roi Georges. Il demanda aux Hollandais le corps de troupes qu'ils étaient obligés de lui fournir, qu'il voulait envoyer au duc d'Argyle, pour s'opposer au comte de Marr, qui était fort suivi, avait des succès et se conduisait sagement. Les États généraux accordèrent trois mille Suisses, et autres trois mille suivant le traité qui fixe ces secours à six mille.

L'Espagne se refroidit beaucoup à l'égard du Prétendant depuis la mort de Louis XIV. Elle voulut au dehors satisfaire le roi Georges par toutes sortes d'extérieur à cet égard, sans néanmoins rompre avec le malheureux prince dans l'incertitude des événements, et l'Angleterre montra aussi plus de ménagement pour l'Espagne.

L'abbé Albéroni commençait à gouverner cette monarchie. Il suivait, pour y parvenir, en plein les traces de la princesse des Ursins. Comme elle, il se servit de son crédit sur la reine, et de son ambition, pour lui persuader de suivre les traces de Mme des Ursins, pour posséder le roi, qui fut de l'enfermer, de l'obséder jour et nuit sans aucun moment d'intervalle, d'empêcher personne d'en approcher, même son service le plus indispensable, de l'accoutumer à ne travailler avec aucun ministre qu'en sa présence, et de le dominer et le tenir de façon que rien ne pût passer à lui, ni de lui à personne, qu'en sa présence et de son aveu. Ce fut aussi ce qu'elle exécuta à la lettre; et par cette adresse Albéroni les enferma tous deux, et les gouverna seul sans les laisser approcher de personne; ce qui se verra ailleurs avec plus de détail.

Albéroni se tint donc en grande mesure avec l'Angleterre, mais surtout avec la Hollande dont l'union lui parut encore plus avantageuse. Il senti bientôt le poids de l'influence de l'empereur sur un prince d'Allemagne, qui, régnant en Angleterre, faisait intérieurement son capital de ses premiers états, et qui avait besoin du chef de l'empire pour se conserver l'usurpation qu'il avait faite sur la Suède, dans le temps de ses derniers désastres, des duchés de Brême et de Verden. Albéroni s'était encore mis dans la tête de chasser tous les étrangers des Indes occidentales, surtout les Français, projet bien chimérique auquel il se flatta de réussir par l'intérêt et le secours des Hollandais, mais dont l'intérêt était plus que balancé par la crainte de rupture des nations qu'on en voudrait chasser, et surtout avec l'Angleterre, dont il ne leur était plus possible de se séparer.

Pour entendre ce point d'espèce de servitude de la Hollande à l'Angleterre, il faut savoir qu'outre les liaisons intimes dont le roi Guillaume avait uni ces deux puissances, par tous les liens qu'il avait pu imaginer, tant qu'il fut à la tête de toutes les deux, la guerre sur la succession d'Espagne y en avait ajouté un autre bien plus fort. Heinsius, pensionnaire de Hollande, gouvernait cette république avec un art qui l'en rendit tout à fait maître. Il était créature du roi Guillaume, son confident, et l'âme de son parti dans tous les temps avant et depuis son avènement à la couronne d'Angleterre. Il avait pleinement hérité de s haine contre la France et contre la personne du feu roi. Il était flatté des soumissions que lui prodiguèrent le duc de Marlborough et le prince Eugène, qui lui déféraient tout, et qui avaient un intérêt personnel et pressant de perpétuer la guerre qui était tout leur appui à Vienne et à Londres, et qui leur valait infiniment en particulier. Ils n'avaient pas honte d'attendre quelquefois des heures entières dans l'antichambre d'Heinsius, par le moyen duquel ils firent que les Hollandais suppléèrent à ce que l'empereur ne pouvait, et à ce qu'on n'osait demander au parlement d'Angleterre, qui donnait souvent le triple des engagements, et qu'on ne pouvait pousser au delà. De cette façon la république se ruina si bien, que, si les sept provinces avaient pu être vendues comme on vend une terre, le prix n'en aurait pas payé les dettes.

Les plus riches du pays ne voyant donc plus de sûreté pour les fonds qu'ils prêteraient à l'État, les mirent tant qu'ils purent sur la banque d'Angleterre, en sorte que dans un État ruiné les particuliers demeurèrent riches. Ces particuliers pour la plupart étaient toujours à la tête des villes, des provinces, du conseil d'État, des était généraux, et dans les premiers emplois et les principales commissions. Ils étaient donc à peu près les maîtres des affaires, et le sont toujours demeurés par leur nombre, leur succession des uns aux autres, leur crédit. Mais en même temps leurs richesses, et même tout le bien de la plupart étant entre les mains des Anglais, les met dans une telle dépendance de l'Angleterre qu'ils se trouvent forcés d'en préférer les intérêts à ceux de leur république, et de la faire consentir, contre son propre avantage, à toutes les volontés des Anglais. C'est ce qui se voit à l'œil, et se sent dans toutes les conjonctures, tellement que jusqu'à ce jour que j'écris, la république ne s'est pas conduite autrement, et avec peu ou point d'espérance d'aucun changement là-dessus. Albéroni n'ignorait pas sans doute cette position, et il est surprenant qu'il ait pu se flatter de se pouvoir servir des Hollandais pour chasser les Anglais des Indes espagnoles.

On sentit bientôt, malgré toute son adresse, son peu d'inclination pour la France, en particulier pour le régent, et pour son gouvernement. Je ne sais si ce prince eut part ou non aux lettres misérables que le maréchal d'Estrées et le duc de Noailles écrivirent à ce maître italien, l'un pour lui donner part de ses nouveaux emplois, l'autre qui l'avait méprisé en Espagne du temps de M. de Vendôme, pour lui demander bassement son amitié. Ces recherches enflèrent Albéroni et ne le changèrent sur rien; mais il continua la correspondance qu'Effiat entretenait avec lui, qui pouvait lui être utile à plus d'une chose, à ce qui a été expliqué de la perfide conduite d'Effiat. Albéroni, de plus en plus avancé dans la faveur et le gouvernement, se voulut défaire des principales têtes. Ne se sentant pas encore assez fort pour attaquer le cardinal del Giudice, il le brouilla avec Tabarada, évêque d'Osma, qui était gouverneur du conseil de Castille, et d'une insupportable fierté. Il le rendit odieux à la reine, qui entreprit sa perte. Le roi voulait se contenter d'une forte réprimande; mais la reine déclara que, s'il ne se retirait, elle lui ferait donner des coups de bâton. Il s'enfuit au plus vite en son évêché, et donna la démission de sa place.

Les troubles d'Angleterre augmentaient, et le comte de Marr avait des succès en Écosse. Stairs était tout occupé d'empêcher la France de donner aucun secours au Prétendant, et de lui couper le passage par le royaume s'il voulait gagner les bords de la mer. Il avait de bons espions; dès qu'il apprit que ce prince partait de Bar, il courut à M. le duc d'Orléans pour lui demander de le faire arrêter. Stairs avait proposé un traité de garantie des successions des royaumes de France et d'Angleterre, et avait reçu pouvoir de le signer. Le régent y voulut ajouter une alliance défensive entre ces deux couronnes et la Hollande, qu'il jugeait nécessaire pour servir de base à la garantie réciproque. Buys, ambassadeur de Hollande, y entra; mais Stairs, qui voulait brusquer la garantie, s'éloignait de l'alliance défensive, dont il craignait la longueur de la traiter. Il craignit aussi que le régent ne cherchât à gagner du temps pour voir ce que deviendraient les affaires d'Angleterre, et il s'échappa à dire à Son Altesse Royale que, s'il regardait ces troubles avec indifférence, l'Angleterre aurait la même pour ceux qu'elle pourrait voir naître en France. Ils en étaient en ces termes, lorsque le Prétendant disparut de Bar, et que Stairs vint crier à M. le duc d'Orléans sur son passage par la France, et lui demanda de le faire arrêter.

Le régent, qui avec adresse nageait entre deux eaux, avait promis au Prétendant de fermer les yeux et de favoriser son passage, pourvu que ce fût sous le dernier secret; et en même temps accorda à Stairs sa demande. Il fit partir sur-le-champ Contade qui lui était affidé, et fort intelligent, et major du régiment des gardes, dont j'ai parlé plus d'une fois, avec son frère lieutenant dans le même régiment, et deux sergents à leur choix, pour aller a Château-Thierry attendre le Prétendant, où Stairs avait des avis sûrs qu'il devait passer. Contade partit la nuit du 9 novembre, bien résolu et instruit à manquer celui qu'il cherchait. Stairs, qui ne s'y fiait que de bonne sorte, prit d'autres mesures qui furent au moment de réussir; et voici ce qui arriva:

Le Prétendant partit déguisé de Bar, accompagné de trois ou quatre personnes seulement, vint à Chaillot où M. de Lauzun avait une ancienne petite maison où il n'allait jamais, et qu'il avait gardée par fantaisie, quoiqu'il eût celle de Passy dont il faisait beaucoup d'usage. Ce fut où le Prétendant coucha, et où il vit la reine sa mère qui était souvent et longtemps aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot; et de là partit pour aller s'embarquer en Bretagne par la route d'Alençon, dans une chaise de poste de Torcy.

Stairs découvrit cette marche, et résolut de ne rien oublier pour délivrer son parti de ce reste unique des Stuarts. Il dépêcha sourdement des gens sur différentes routes, surtout sur celle de Paris à Alençon. Il chargea particulièrement de celle-là le colonel Douglas, réformé dans les Irlandais à la solde de France, qui, à l'abri de son nom, et par son esprit, son entregent et son intrigue s'était insinué à Paris en beaucoup d'endroits depuis la régence, s'était mis sur un pied de considération et de familiarité auprès du régent, et venait assez souvent chez moi. Il était de bonne compagnie, marié sur la frontière de Metz, fort pauvre, avait de la politesse et beaucoup de monde, la réputation de valeur distinguée, et quoi que ce soit qui pût le faire soupçonner d'être capable d'un crime.

Douglas se mit dans une chaise de poste, s'accompagna de deux hommes à cheval, tous trois fort armés, et courut la poste lentement sur cette route. Nonancourt est une espèce de petite villette sur ce chemin, à dix-neuf lieues de Paris, entre Dreux, trois lieues plus loin, et Verneuil au Perche, quatre lieues au delà; ce fut à Nonancourt où il mit pied à terre, y mangea un morceau à la poste, s'informa avec un extrême soin d'une chaise de poste qu'il dépeignit et comme elle devait être accompagnée, témoigna craindre qu'elle ne fût déjà passée et qu'on ne lui dît pas vrai. Après des perquisitions infinies, il laissa un troisième à cheval qui lui était arrivé depuis qu'il était là, avec ordre de l'avertir lorsque la chaise dont il était en recherche passerait, et ajouta des menaces et des promesses de récompenses aux gens de la poste pour n'être pas trompé par leur négligence.

Le maître de la poste s'appelait Lospital. Il était absent, mais sa femme était à la maison, qui se trouva heureusement une très honnête femme, qui avait de l'esprit, du sens, de la tête et du courage. Nonancourt n'est qu'à cinq lieues de la Ferté, et quand on n'y passe point pour abréger, on avertit cette poste qui envoie un relais sur le chemin. Je connaissais donc fort cette maîtresse de poste qui s'en mêlait plus que son mari, et qui m'a elle-même conté toute cette aventure plus d'une fois. Elle fit inutilement tout ce qu'elle put pour tirer quelque éclaircissement sur ces inquiétudes. Tout ce qu'elle put démêler fut qu'ils étaient Anglais, et dans un mouvement violent; qu'il s'agissait de quelque chose de très important et qu'ils méditaient un mauvais coup. Elle imagina là-dessus que cela regardait le Prétendant, prit la résolution de le sauver, l'arrangea en même temps dans sa tête, et sut heureusement l'exécuter.

Pour y réussir elle se fit toute à ces messieurs, ne refusa rien, se contenta de tout, et leur promit qu'ils seraient infailliblement avertis. Elle les en persuada si bien que Douglas s'en alla sans dire où qu'à ce troisième, qui était venu le joindre, mais en lieu voisin pour être averti à temps. Il emmena un des valets avec lui; l'autre demeura avec ce troisième qui l'avait joint, pour attendre.

Un homme de plus embarrassa fort la maîtresse; toutefois elle prit son parti. Elle proposa au monsieur, qui était ce troisième, de boire un coup, parce qu'il avait trouvé Douglas hors de table. Elle le servit de son mieux et de son meilleur vin, et le tint à table le plus longtemps qu'elle put, et alla au-devant de tous ses ordres. Elle avait mis un maître valet à elle, en qui elle se fiait, en sentinelle, avec ordre de paraître seulement, sans dire mot, s'il voyait une chaise; et sa résolution était prise d'enfermer son homme et son valet, et de relayer la chaise avec ses chevaux qu'elle avait détournés par derrière. Mais la chaise ne vint point, et l'homme s'ennuya de demeurer à table. Alors elle fit si bien qu'elle lui persuada de s'aller reposer, et de compter sur elle, sur ses gens, et sur ce valet que Douglas avait laissé. L'Anglais recommanda bien à celui-là de ne pas désemparer le pas de la porte, et de le venir avertir dès que là chaise paraîtrait.

La maîtresse mit ce monsieur reposer le plus qu'elle put sur le derrière de sa maison, et toujours l'air dégagé, sort et s'en va chez une de ses amies dans une rue détournée, lui conte son aventure et ses soupçons, s'assure d'elle pour recevoir et cacher en son logis celui qu'elle attendait, envoie quérir un ecclésiastique de leurs parents à toutes deux, en qui elles pouvaient prendre confiance, qui vint, et qui prêta un habit d'abbé et une perruque assortissante. Cela fait, Mme Lospital retourne chez elle, trouve le valet anglais à la porte, l'entretient, le plaint de son ennui, lui dit qu'il est bien bon d'être si exact; que de la porte à la maison il n'y a qu'un pas, lui promet qu'il y sera aussi bien averti que par ses yeux sur la porte, lui persuade de boire un coup, donne le mot à un postillon affidé, qui fait boire l'Anglais et le couche ivre-mort sous la table. Pendant cette expédition, la maîtresse avisée va écouter à la porte du monsieur anglais, tourne doucement la clef et l'enferme, et de là vient s'établir sur le pas de sa porte.

Une demi-heure après vient le valet affidé qu'elle avait mis en sentinelle: c'était la chaise attendue, à qui et à trois hommes qui l'accompagnaient à cheval, on fit, sans qu'elle sût pourquoi, prendre le petit pas. C'était le roi Jacques. Mme Lospital l'aborde, lui dit qu'il est attendu et perdu s'il n'y prend garde, mais qu'il ait à se fier à elle et à la suivre; et les voilà allés chez l'amie. Là il apprend tout ce qui s'est passé, et on le cache le mieux qu'il est possible, et les trois hommes de sa suite. Mme Lospital retourne chez elle, envoie chercher la justice; et, sur les soupçons qu'elle déclare, fait arrêter le valet anglais ivre et le monsieur anglais, qui s'était endormi dans la chambre où elle l'avait mené se reposer, et où elle l'avait en dernier lieu enfermé, et aussitôt après, dépêche un de ses postillons à Torcy. La justice cependant instrumente et envoie son procès-verbal la cour.

On ne peut exprimer quelle fut la rage de ce monsieur anglais de se voir arrêté et hors d'état d'exécuter ce qui l'avait amené, ni quelle sa furie contre le valet anglais qui s'était laissé enivrer. Pour Mme Lospital il l'aurait étranglée s'il avait pu, et elle eut très longtemps peur d'un mauvais parti.

Jamais l'Anglais ne voulut dire ce qui l'avait amené, ni où était Douglas, qu'il nomma pour tâcher d'imposer par ce nom. Il se déclara être envoyé par l'ambassadeur d'Angleterre, qui n'en avait pas encore pris le caractère, et s'écria fort que ce ministre ne souffrirait pas l'affront qu'il recevait. On lui répondit doucement qu'on ne voyait point de preuves qu'il fût à l'ambassadeur d'Angleterre, ni que ce ministre prit aucune part en lui; qu'on voyait seulement des desseins très suspects pour la liberté publique et pour celle des grands chemins; qu'on ne lui ferait ni tort ni déplaisir; mais qu'il resterait en sûreté jusqu'à ce qu'on eût des ordres; et là-dessus il fut civilement conduit en prison, ainsi que le valet anglais ivre.

Ce que devint Douglas n'a point été su, sinon qu'il fut reconnu en divers endroits de la route, courant, s'informant, criant avec désespoir qu'il était échappé, sans dire qui. Apparemment qu'il vint ou envoya aux nouvelles, lassé de n'en point recevoir, et que le bruit d'un tel éclat dans un petit lieu, comme est Nonancourt, vint aisément à lui dans le voisinage où il s'était relaissé, et que cela le fit partir pour tâcher encore de rattraper sa proie.

Mais il courait en vain. Le roi Jacques était demeuré caché à Nonancourt, où, charmé des soins de cette généreuse maîtresse de poste qui l'avait sauvé de ses assassins, il lui avoua qui il était, et lui donna une lettre pour la reine sa mère. Il demeura là trois jours pour laisser passer le bruit, et ôter toute espérance à ceux qui le cherchaient; puis, travesti en abbé, il monta dans une autre chaise de poste que Mme Lospital avait empruntée comme pour elle dans le voisinage, pour ôter toute connaissance par les signalements, et continua son voyage, pendant lequel il se vit toujours poursuivi mais heureusement jamais reconnu, et s'embarqua en Bretagne pour l'Écosse.

Douglas, lassé de ses courses inutiles, revint à Paris où Stairs faisait grand bruit de l'aventure de Nonancourt, qu'il ne traitait pas de moins que d'attentat contre le droit des gens, avec une audace et une impudence extrême; et Douglas, qui ne pouvait ignorer ce qui se disait de lui, eut celle d'aller partout où il avait accoutumé, de se montrer aux spectacles, et de se présenter devant M. le duc d'Orléans.

Ce prince ignora tant qu'il put un complot si lâche et si barbare, et à son égard si insolent. Il en garda le silence, dit à Stairs ce qu'il jugea à propos pour le faire taire, et lui rendit ses assassins anglais. Douglas pourtant baissa fort auprès du régent. Beaucoup de gens considérables lui fermèrent leur porte. Il tenta inutilement de forcer la mienne; il osa me faire faire des plaintes là-dessus, qui ne lui réussirent pas davantage; bientôt après il disparut de Paris. Je n'ai point su ce qu'il était devenu depuis. Sa femme et ses enfants y demeurèrent à l'aumône. Il y avait longtemps qu'il était mort delà la mer, lorsque l'abbé de Saint-Simon passa de Noyon à Metz, où il trouva sa veuve fort misérable.

La reine d'Angleterre fit venir Mme Lospital à Saint-Germain, la remercia, la caressa comme elle le méritait, et lui donna son portrait; ce fut tout; le régent, quoi que ce soit; et longtemps après le roi Jacques lui écrivit et lui envoya aussi son portrait. Conclusion: elle est demeurée maîtresse de la poste de Nonancourt, et l'est demeurée, telle qu'elle l'était auparavant, vingt-quatre ou vingt-cinq ans encore, jusqu'à sa mort; et c'est encore son fils et sa belle fille qui tiennent cette même poste. C'était une femme vraie, estimée dans son lieu; pas un seul mot de ce qu'elle a raconté de cette histoire n'y a été contredit de qui que ce soit. On n'oserait dire ce qui lui en a coûté de frais; jamais elle n'en a reçu une obole. Jamais elle ne s'en est plainte; mais elle disait les choses comme elles étaient, avec modestie et sans le chercher, à qui lui en parlait. Telle est l'indigence des rois détrônés, et le parfait oubli des plus grands périls et des plus signalés services.

Beaucoup d'honnêtes gens s'éloignèrent de Stairs, que l'insolence de ses airs écartait encore. Il en combla la mesure par la manière insupportable dont il s'expliqua toujours sur cette affaire, n'osant toutefois l'avouer, sans s'en disculper non plus, ni en témoigner d'autre peine que celle de son succès.

CHAPITRE XIV. §

Pensées de l'Espagne, où Albéroni gagne peu à peu la principale autorité, et veut chasser le cardinal del Giudice. — Forte brouillerie entre Rome et Madrid. — Adresse d'Albéroni pour parvenir à la pourpre romaine. — Il veut faire des réformes et établir une puissante marine. — Miraval, ambassadeur en Hollande, choisi pour être gouverneur du conseil de Castille. — La Mirandole éloigné. — Traité de la Barrière signé entre l'empereur et les États généraux. — Soupçons qu'il cause, favorables au Prétendant. — Inquiétude de la France sur la conduite de l'Espagne, et la sienne en conséquence. — Plaintes de l'Angleterre de la conduite de la France à l'égard du Prétendant, et pareillement de celle d'Espagne. — Le pape et le clergé d'Espagne assistent le Prétendant, dont les affaires tournent mal. — L'Espagne se désiste, par un traité fort avantageux aux Anglais, des articles ajoutés au traité d'Utrecht. — Mesures de l'Espagne avec la Hollande sur le commerce. — Vanteries d'Albéroni. — Naufrage de la flottille d'Espagne richement chargée. — Plan d'Albéroni pour les réformes. — Voir les pièces, et quelles elles sont tant sur le détail des affaires étrangères que sur celles de la constitution. — Duels réveillés. — Charost obtient pour son fils la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps. — Bals de l'Opéra. — Raisons de tenir la cour à Versailles; celles de M. le duc d'Orléans pour Paris. — Les médecins prolongent le séjour de Vincennes. — Les PP. Tellier et Doucin chassés de Paris. — Les jésuites interdits par les évêques de Metz et de Verdun. — Biron marie sa fille aînée à Bonac, et son fils aîné à la fille aînée du duc de Guiche. — Service du feu roi à Notre-Dame. — Mort d'une fille carmélite du maréchal de Villeroy, et de Mme de Sourches. — Mort de La Hoguette, archevêque de Sens; son éloge. — Mort de Mme de Louvois. — Curiosités sur elle. — Mort de la femme du czarowitz. — Nouveau délai à Vincennes. — Les conseils de régence sont partagés entre Vincennes et Paris. — Mort et caractère du prince Camille. — Mort de l'électeur de Trèves (Lorraine). — Mariage du marquis d'Harcourt avec Mlle de Villeroy. — Caylus, réhabilité et absous de son ancien duel, fait une grande fortune en Espagne. — M. le duc d'Orléans a la faiblesse de pardonner à La Feuillade, de le nommer ambassadeur à Rome, et de le combler de grâces et de biens. — M. le duc dispute au duc du Maine et au comte de Toulouse le traversement du parquet. — Réception du duc de Valentinois au parlement différée. — Cruelle affaire suscitée à Desmarets, dont il se tire bien. — Je lui pare l'exil et me raccommode avec lui. — Peu après nous nous parlons très franchement à la Ferté l'un à l'autre. — Valeur des espèces augmentée. — D'Antin surintendant des bâtiments. — Le roi à Paris.

L'Espagne jugeait que le régent voulait maintenir l'union avec elle et la paix avec ses voisins, mais que son intelligence secrète avec l'Angleterre était grande et allait à faire un traité de commerce. Elle en concluait peu ou point d'espérance d'être secourue de la France, dont les finances étaient en grand désordre, en cas d'attaque de l'empereur, contre laquelle, si cette attaque arrivait, elle se préparait à se bien défendre, en se maintenant en paix avec l'Angleterre et avec le Portugal.

Albéroni gagnait toujours du terrain, et par degrés devenait en effet premier ministre. Le cardinal del Giudice en était piqué au vif. Cellamare, l'ami de l'un, neveu de l'autre, avait sagement entretenu l'union entre eux. Il voulut donc s'en retourner en Espagne pour empêcher leur rupture. Il demanda son congé; il se flatta de l'obtenir; ce n'était pas l'intention d'Albéroni de bien vivre avec Giudice. C'était pour lui un personnage d'un trop grand poids dont il avait bien résolu de se défaire.

Il pensa y avoir une rupture entre les cours de Rome et de Madrid. On a vu en son lieu quel était le cardinal Sala, et qu'il était mort. Il avait eu du pape, à la recommandation de l'empereur, l'importante place d'inquisiteur général d'Espagne. Le pape en disposa en faveur de l'évêque d'Albaracin, aussi rebelle que l'avait été Sala. Le roi d'Espagne voulait chasser Aldovrandi, nonce auprès de lui, et fermer la nonciature. Le P. Daubenton, son confesseur, para ce coup avec bien de la peine. Quelque jalousie qu'Albéroni eût de son crédit et de ses fréquentes audiences secrètes du roi d'Espagne, il l'aida à calmer l'esprit de ce prince. Albéroni qui voulait régner en Espagne sentait le besoin qu'il avait de la pourpre pour s'y maintenir ou pour s'en dédommager. Il ne sentait pas moins aussi l'excès de sa bassesse. Il n'osait donc y prétendre ouvertement, mais il avait conçu le dessin que la reine en fit toutes les démarches, comme à son insu, et pour lui faire une surprise agréable. Pour parvenir à ce but, il fallait empêcher que les deux cours ne se brouillassent, et ménager le jésuite Aubenton, fabricateur de la bulle Unigenitus avec le cardinal Fabroni, comme on l'a vu en son lieu, lorsqu'il était assistant du général des jésuites à Rome, après avoir été chassé d'Espagne et de la place de confesseur du roi, où Rome et les jésuites avaient eu l'art de le faire revenir, comme le plus habile instrument qu'ils pussent avoir en cette cour, où il était le confident et le correspondant secret et immédiat du pape.

Albéroni en même temps travaillait à réformer les dépenses des maisons royales, des conseils, des tribunaux, et celle qui était destinée au payement des pensions et des grâces. Il se plaignait que les gages des officiers étaient montés au quadruple depuis que Philippe était en Espagne. Cela le rendait fort odieux; mais il regardait une puissante marine comme le fondement de la puissance solide de l'Espagne, et il avait raison. Il cherchait donc à ramasser de tous côtés des fonds pour parvenir à un but si nécessaire, et il flattait le roi d'Espagne de lui armer quarante vaisseaux, pour l'année prochaine, en état d'assurer le commerce des Indes espagnoles. Il avait l'adresse de vanter son désintéressement, en ce que travaillant à toutes les affaires, et à beaucoup encore de secrètes par la confiance du roi et de la reine, il n'en avait pas encore reçu la moindre grâce, et ne vivait que des cinquante pistoles que le duc de Parme, son maître, lui donnait tous les mois, et en même temps laissait échapper doucement quelques plaintes de l'ingratitude des princes.

Il continuait à donner tous les dégoûts possibles au cardinal del Giudice, qui avait la direction des affaires étrangères qu'Albéroni lui enlevait toutes, et le traversait sur ce qui regardait l'éducation du prince des Asturies, dont ce cardinal était le gouverneur. Les choses allèrent si loin que le cardinal et lui se querellèrent, et entrèrent tous deux chez le roi pour lui porter leurs plaintes. Ni l'un ni l'autre pour lors n'eurent l'avantage. Albéroni s'en prit au P. Daubenton, et il en résulta que Miraval, ambassadeur en Hollande, eut ordre de revenir pour remplir la place vacante de gouverneur du conseil de Castille, dans lequel il avait passé sa vie. C'était un grand homme, froid, très médiocre ambassadeur, et d'inclination autrichienne. J'aurai occasion d'en parler ailleurs.

Albéroni, jaloux de tout ce qui pouvait aborder la reine, était fort affligé de l'arrivée de sa nourrice, qu'elle avait fait venir d'Italie. Il éloigna d'elle le duc de La Mirandole, qui avait l'honneur de lui appartenir, et qui avait pensé l'épouser. Il était grand écuyer du roi, et, comme on l'a vu ailleurs, fils du premier lit de la femme du prince de Cellamare, et lié, par conséquent, avec le cardinal del Giudice. Non content de porter des coups à ce dernier auprès du roi d'Espagne, qui portèrent jusque contre le prince des Asturies, parce qu'il s'était attaché à son gouverneur, Albéroni chercha à le rendre suspect au pape sur les différends avec le roi d'Espagne, pour avoir seul le mérite d'y servir Rome, dans sa vue du cardinalat et de brouiller Giudice partout; il ne cherchait qu'à le réduire à force d'embarras et de dégoûts à lui quitter la partie et a se retirer en Italie.

La signature du traité de la Barrière entre l'empereur et les États généraux, après beaucoup de longueurs et de difficultés, fit naître divers soupçons. Le roi Georges comptait entièrement sur la cour de Vienne, et beaucoup moins sur M. le duc d'Orléans que lors de la mort du roi. Il le crut dans les intérêts du Prétendant, et la cour d'Espagne, qui s'était refroidie sur lui, lui fit compter cent mille écus, avec espérance de plus grands secours, dans la crainte qu'elle conçut de la liaison étroite entre l'empereur et le roi d'Angleterre. On conçut aussi en France des soupçons de quelques projets de ligue entre l'Espagne et les États généraux, dont le ministre à Madrid était traité avec une grande distinction, et qui était tout à fait entré dans la confidence d'Albéroni. C'était ce même Riperda qui succéda immédiatement à Albéroni, lorsqu'il fut chassé d'Espagne. Le duc de Saint-Aignan eut ordre d'en parler à cet abbé, de s'expliquer même sur les sujets d'inquiétude, de lui offrir les mêmes secours et le même nombre de vaisseaux qu'il prétendait tirer de Hollande, pour assurer la navigation des Indes, et de lui demander une préférence là-dessus qu'il ne croyait pas devoir être refusée aux Français. Il ajouta par le même ordre que, si l'Espagne formait quelque entreprise contre l'Italie, contraire au traité de neutralité, la France serait obligée de s'y opposer.

Albéroni, passionné du projet qu'il avait conçu de chasser les Français et les Anglais des Indes espagnoles par le moyen des Hollandais, était sourd à toute autre proposition. Riperda le rassurait sur l'Angleterre, arrêtée à l'égard de l'Espagne par les vives représentations des États généraux, et Albéroni attribuait la démarche du duc de Saint-Aignan à la crainte que prenait la France de lui voir former une marine.

Les places frontières d'Espagne furent en ce même temps ravitaillées, et leurs garnisons renforcées. Albéroni n'en fit aucune plainte, il attribua cette précaution aux pensées de l'avenir. Capres, depuis duc de Bournonville, qui briguait vainement l'ambassade de France, avait parlé au roi d'Espagne de sa succession à cette couronne. Ce prince lui avait répondu de manière à faire croire qu'il y pensait, en cas d'ouverture de succession, sans néanmoins s'en expliquer. C'en était assez, si le régent en avait su quelque chose, pour autoriser Albéroni dans sa pensée sur ces précautions.

Il y avait alors de grands soupçons d'une alliance secrète signée entre l'empereur et le roi d'Angleterre, par laquelle on croyait que l'empereur promettait à Georges la garantie de la succession d'Angleterre dans la ligne protestante, et celle de ce qu'il avait usurpé sur la Suède, et qu'il y pourrait encore acquérir; et réciproquement Georges, de donner des secours à l'empereur pour la réunion de la Sicile cédée à Utrecht au duc de Savoie, avec le titre de roi, au royaume de Naples possédé par l'empereur, comme aussi pour s'emparer de la Toscane, lorsque la succession s'en ouvrirait. Ces soupçons réchauffèrent les deux couronnes pour le Prétendant, qui ne s'en cachèrent pas l'une à l'autre.

L'Angleterre, fort troublée au dedans et fort inquiète de l'Écosse, ne se contentait pas que le régent eût refusé toutes sortes de secours au Prétendant; elle en aurait voulu tirer contre lui de grands. Stanhope reprocha à d'Iberville, chargé des affaires du roi à Londres, que le régent se contentait de sauver les apparences, tandis qu'il assistait le Prétendant en effet. Il allégua qu'on avait laissé passer et embarquer le duc d'Ormond en Bretagne, tandis qu'on avait arrêté fort longtemps des Anglais envoyés pour le suivre et reconnaître sa marche. C'est ainsi qu'il déguisa l'affaire de Nonancourt. Il fit parade à d'Iberville des forces et des alliances d'Angleterre, laissa échapper quelques menaces, se plaignit du refus que M. le duc d'Orléans avait fait d'une nouvelle alliance que Stairs lui avait proposée, dont j'ai parlé plus haut, et qui n'était que suspendue pour y faire entrer les Hollandais; il finit par déclarer qu'il ne parlait que comme particulier, se réservant de faire des plaintes au nom du roi son maître, quand il serait temps de les soutenir, et qu'il en serait chargé. Volkra, envoyé de l'empereur à Londres attisait ce feu naissant, et on sut que Stairs ne travaillait pas à l'éteindre par ses dépêches. Stanhope ne tint pas un langage plus couvert ni plus modéré à Monteléon, ambassadeur d'Espagne, et même il poussa les menaces plus loin.

Le pape, ayant appris que le clergé d'Espagne était disposé à faire sur soi des impositions pour secourir le Prétendant, écrivit au roi d'Espagne et au cardinal del Giudice, pour appuyer ces bonnes dispositions, et fit toucher à ce malheureux prince cinquante mille écus de son propre argent.

Stanhope parla enfin si haut, et les affaires d'Écosse prirent un si mauvais tour, l'incertitude du débarquement du Prétendant fut si grande jusqu'à la fin de cette année, qu'Albéroni prit enfin le parti de terminer tous les différends de l'Espagne avec les Anglais, et de les satisfaire. Elle se désista donc des articles ajoutés au traité d'Utrecht, dont ils avaient fait tant de plaintes, et fit signer à Madrid, par le marquis de Bedmar, avec un secrétaire que l'Angleterre tenait en cette ville, un traité dont les conditions furent si avantageuses aux Anglais que Riperda, ambassadeur de Hollande à Madrid, s'en réjouit comme de la ruine du commerce de France. Cet abbé se vanta que le pensionnaire de cette république, charmé des vertus politiques de la reine d'Espagne, avec force autres louanges, lui offrait dix vaisseaux armés pour assurer la navigation des Indes, sans prétendre faire le commerce, mais pour aider seulement les Espagnols à le faire à l'exclusion de toute autre nation, et qu'il s'en rapportait à l'abbé pour régler le payement suivant les temps du retour des flottes.

Sur ces offres, le roi d'Espagne ne prit que six vaisseaux pour faire seulement le commerce du Mexique, auxquels il ajouta quelques-uns des siens, et résolut d'envoyer le plus tôt et le plus secrètement qu'il serait possible cinq navires dans la mer du Sud, pour surprendre tout ce qu'ils y trouveraient de vaisseaux étrangers, particulièrement de français dont le nombre était grand, nonobstant les plaintes continuelles de l'Espagne, et les défenses du feu roi fort mal observées pour empêcher ce commerce, qui donnait de la jalousie à toutes les nations de l'Europe, lesquelles s'en plaignaient hautement.

L'Espagne alors venait de recevoir la nouvelle que la flottille, revenant en ce royaume, avait échoué dans le canal de Bahama; que douze vaisseaux du roi d'Espagne y avaient péri avec quatre cents hommes et Ubilla qui la commandait. Elle était chargée de dix-huit millions d'écus, et il y en avait pour presque autant en marchandises, dont les principales étaient de l'indigo et de la cochenille. Ces nouvelles ajoutaient en même temps qu'on avait déjà repêché plus des deux tiers de l'argent.

Parmi toutes ces occupations, Albéroni travaillait toujours à la réforme dont on a parlé, et à celle des troupes, indépendamment d'aucun autre ministre, et tous les soirs en rendait compte au roi et à la reine. Son plan était de réduire toutes les troupes à cinquante mille hommes, y compris les officiers. Il prétendait trouver dans la seule réduction des gardes du corps de huit cents à quatre cents un profit de cinquante mille pistoles par an, et pour laisser repeupler l'Espagne, il voulait [qu'elle] prît un corps de Suisses. Plein de ces projets, il se vantait que si l'empereur lui laissait seulement deux ou trois ans, il aurait à son tour de quoi lui donner à penser.

En même temps, il se laissait de ne faire que comme en secret les fonctions de premier ministre. Il en voulait avoir publiquement la qualité, renvoyer incessamment en Italie le cardinal del Giudice, qui n'avait plus que l'ombre du soin des affaires étrangères, et en sa place, mais sous soi, y commettre Grimaldo, duquel j'aurai ailleurs beaucoup d'occasions de parler.

On trouvera, parmi les Pièces, beaucoup de détails curieux, tant sur les affaires étrangères que sur celles de la constitution, recueillis sur les lettres de la poste par M. de Torcy en plusieurs volumes; pendant qu'il en a été le surintendant, et qu'il a bien voulu me communiquer depuis. Ils méritent tous d'être lus d'un bout à l'autre; on y trouvera une instruction infinie et beaucoup de plaisir dans une grande simplicité. Je les ai fait copier tout entiers, comme les meilleures pièces originales qu'il soit possible de ramasser . Revenons maintenant en France.

Ferrant, capitaine au régiment du roi, et Girardin, capitaine au régiment des gardes, se battirent familièrement sous la terrasse des Tuileries, le mardi 12 novembre. L'un était de ces Ferrant, du parlement; l'autre fils de Vauvray, qui était du conseil de marine, comme en ayant été longtemps intendant à Toulon. Ce dernier fut fort blessé. C'étaient deux hommes faits tout exprès, par leur conduite et leur petit état, pour servir d'exemple de toute la sévérité des duels. Le régent parut d'abord le vouloir; sa facilité se laissa bientôt vaincre. Ils perdirent leurs emplois, et leurs emplois n'y perdirent rien. Ce mauvais exemple réveilla les duels, qui étaient comme éteints. L'étrange est que M. le duc d'Orléans n'en fut pas trop fâché.

Néanmoins, M. de Richelieu et le comte de Bavière ayant peu de jours après pris querelle ensemble, à Chantilly, et leurs mesures pour se battre au bois de Boulogne le jour d'une grande chasse que M. le Duc devait y donner aux dames, le régent les envoya chercher tous deux, leur lava la tête, prit leurs paroles, et leur déclara que, s'ils y manquaient, il ne les manquerait pas. La chose finit ainsi.

Charost me pria de demander au régent pour M. d'Ancenis, son fils, la survivance de son gouvernement de Calais et de sa lieutenance générale unique de Picardie. Je lui dis qu'il l'aurait toujours aisément, après celle de sa charge de capitaine des gardes, et pourquoi il ne l'aurait pas aussi bien que le maréchal d'Harcourt. Je l'obtins le lendemain.

Le chevalier de Bouillon, qui depuis la mort du fils du comte d'Auvergne avait pris le nom de prince d'Auvergne, proposa au régent qu'il y eût trois fois la semaine un bal public dans la salle de l'Opéra, pour y entrer en payant, masqué et non masqué, et où les loges donneraient la commodité de voir le bal à qui ne voudrait pas entrer dans la salle. On crut qu'un bal public, gardé comme l'est l'Opéra aux jours qu'on le représente, serait sûr contre les aventures, et tarirait ces petits bals borgnes épars dans Paris où il en arrivait si souvent. Ceux de l'Opéra furent donc établis avec un grand concours et tout l'effet qu'on s'en était proposé. Le donneur d'avis eut dessus six mille livres de pension, et on fit une machine d'une admirable invention, et d'une exécution facile et momentanée pour couvrir l'orchestre et mettre le théâtre et le parterre au même plain-pied et en parfait niveau. Le malheur fut que c'était au Palais-Royal, et que M. le duc d'Orléans n'avait qu'un pas à faire pour y aller au sortir de ses soupers, et pour s'y montrer souvent en un état bien peu convenable. Le duc de Noailles, qui cherchait à lui faire sa cour, y alla, dès la première, si ivre qu'il n'y eut point d'indécence qu'il n'y commît.

M. le duc d'Orléans était fort importuné de Vincennes: il voulait avoir le roi à Paris. J'avais fait ce que j'avais pu pour qu'on retournât à Versailles. On n'était là qu'avec la cour, loin de toute cette sorte de monde qui ne découche point de Paris que pour aller à la campagne. Tout ce qui avait des affaires y trouvaient en une heure de temps tous les gens qu'ils avaient à voir, au lieu qu'à Paris il fallait aller dix fois chez les mêmes et courir tous les quartiers. Ceux qui étaient chargés des affaires n'auraient point eu à Versailles les dissipations et les pertes de temps qui se trouvaient à Paris; et ce que je considérais davantage, c'est que loin du tumulte du parlement, des halles, du vulgaire, on n'y était point exposé, comme à Paris, à des aventures de minorité, telles que [celles que] Louis XIV y avait essuyées, et qui l'en firent sortir furtivement une nuit de la veille des Rois. J'étais touché aussi d'éloigner M. le duc d'Orléans des pernicieuses compagnies avec qui il soupait tous les soirs, de l'état auquel il se montrait souvent aux bals de l'Opéra, et du temps qu'il perdait à presque toutes les représentations de ces spectacles. Mais c'était précisément ce qui l'attachait au séjour de Paris, duquel il n'y eut pas moyen de le tirer. Il fit même faire une grande consultation de médecins pour ramener le roi à Paris; mais ceux de la cour et de la ville se trouvèrent du même avis, qu'on n'y devait mener le roi qu'après que les premières gelées auraient purifié l'air, et éteint le grand nombre de petites véroles, même dangereuses, qui régnaient alors à Paris.

Son Altesse Royale régla la réforme des troupes, qui fut exécutée presque aussitôt après.

Ce prince ne s'était pas bien trouvé de ne m'avoir pas cru sur les PP. Tellier et Doucin. Ils firent tant de pratiques si dangereuses, et si hautement, que Son Altesse Royale fut obligée de les chasser. Il eut encore la facilité de permettre au premier de se retirer à Amiens, dont l'évêque, aussi fanatique que lui, mais fort sot, était sa créature. On verra qu'il fallut encore le sortir de cet asile, où il faisait encore pis qu'à Paris. Les jésuites firent tant d'impertinences à Metz et à Verdun que M. de Metz se trouva obligé de les interdire, et y fut tôt après imité par l'évêque de Verdun, au grand scandale de son cousin Charost, plus fanatique qu'eux, si cela pouvait être possible.

Biron, qui n'avait point de bien et beaucoup d'enfants, trouva à se défaire de l'aînée avec soixante mille livres pour tout, à Bonac, neveu de Bonrepos. Bonac avait de la capacité pour les affaires étrangères, où il avait presque toujours été employé dans le nord et en Espagne. Lassay fils, nommé par le feu roi pour aller en Prusse, aima mieux, après sa mort, demeurer auprès de Mme la Duchesse, qui ne le désirait pas moins. Bonac fut destiné à le remplacer, quoique destiné à l'ambassade de Constantinople, où il alla pourtant à la fin. M. de Lauzun, frère de la mère de Mme de Biron, fit la noce.

Biron fit un autre mariage en même temps bien différent de celui-ci, ce fut de Gontaut son fils avec la fille aînée du duc de Guiche, grande et singulièrement belle et bien faite, et spirituelle, à qui son père donna vingt mille livres. Gontaut en avait conté à des personnes en qui M. le duc d'Orléans prenait part, il n'avait été ni discret ni modeste, il avait été chassé. Lassé de tuer des lièvres à Biron, au fond de la Gascogne, il était venu vivre à l'abbaye de Saintes qu'avait une sœur de sa grand'mère et de M. de Lauzun. Ce fut là où on lui envoya permission de revenir pour faire le mariage, qui avait toutes les apparences d'être le plus heureux, et qui néanmoins tourna le plus malheureusement du monde.

On fit le jeudi 28 novembre les obsèques solennelles du feu roi à Notre-Dame avec les cérémonies. Maboul, évêque d'Aleth, y prononça l'oraison funèbre. Le cardinal de Noailles y officia et donna à l'archevêché un grand repas aux trois princes du deuil qui furent les mêmes qu'à Saint-Denis, et à beaucoup de gens de la cour.

Le maréchal de Villeroy perdit une fille, qu'il avait carmélite à Lyon, dont il parut fort affligé. Le grand prévôt, qui avait donné sa charge à son fils, perdit sa femme de la même maladie dont le roi était mort, et du même âge. Ces circonstances la consolèrent de mourir. Elle était de cette ancienne et illustre maison de Monsoreau qui est éteinte.

L'archevêque de Sens, Fortin de La Hoguette, conseiller d'État d'Église, mourut aussi dans un grand âge. On a vu ailleurs quel il était, et son illustre et modeste refus de l'ordre du Saint-Esprit. Toute sa vie ne l'avait pas été moins par la pureté de ses mœurs, la probité de sa conduite, l'assiduité dans ses diocèses, car il avait été évêque de Poitiers, [et par] tous les devoirs d'un excellent pasteur. Il était extrêmement considéré, et avait beaucoup d'amis. Il l'était fort de mon père, et j'avais entretenu cette amitié avec le soin qu'elle méritait, et que j'ai toujours cultivée dans tous les amis de mon père.

Mme de Louvois mourut en même temps. Ce fut une perte fort grande pour sa famille, pour ses amis et pour les pauvres, et un exemple singulier de ce que peut une conduite sage, digne, suivie, dirigée par l'honnêteté, la piété et le seul bon sens: C'était une grande héritière d'une race dont l'illustration ne passait pas le maréchal de Souvré, père de son grand-père; mais ce maréchal fut illustre, et eut des enfants qui le furent aussi, et qui tous ensemble mirent le nom de Souvré sur un pied dans le monde, qui n'aurait pas gagné en approfondissant, et qui eut sa source dans l'esprit, le mérite, la faveur et les grands emplois de ce maréchal, qu'il couronna par celui de gouverneur de la personne de Louis XIII et de premier gentilhomme de sa chambre, laquelle passa à son fils avec le gouvernement de Touraine et de Fontainebleau. Tous deux aussi furent chevaliers de l'ordre. Un autre de ses fils fut grand prieur de France, figura beaucoup et eut des emplois distingués au dedans et au dehors.

Le maréchal de Souvré eut deux filles qui y contribuèrent pour le moins autant: Mme de Lansac, gouvernante du feu roi, qui de mère en fille en a transmis la charge jusqu'à la duchesse de Tallard, et Mme de Sablé, si connue par son esprit et par la singulière considération qu'elle sut s'acquérir et se conserver toute sa vie.

Leur frère avait épousé la sœur du premier maréchal de Villeroy, dont, de cinq enfants qu'il en eut, il ne lui resta qu'un fils, qui mourut même avant lui, et qui d'une Barentin n'eut qu'une fille unique, qui naquit même posthume, et qui, excepté sa mère qui n'avait ni nom ni famille et qui se remaria à M. de Boisdauphin, perdit tous ses proches avant l'âge nubile. Il ne lui resta que le premier maréchal de Villeroy, frère de sa grand'mère, qui fut son tuteur. C'était un homme avisé, qui ne fit pas pour rien une si grande fortune, et qui ne se donna pas moins de peine pour la conserver. De tant de gens distingués qui le courtisaient pour le mariage de cette nièce, belle, grande, bien faite et si riche, dont il disposait seul, il préféra M. de Louvois, au scandale de toute la France; mais M. Le Tellier son père était lors au plus haut point de sa faveur et au plus florissant état de son ministère. Villeroy voulut se concilier de tels amis par un service si fort, surtout alors, au delà de leur portée, et compta pour rien tout ce qui se dirait du sacrifice de sa petite-nièce qu'il se faisait à lui-même.

Elle avait la plus grande mine du monde, la plus belle et la plus grande taille; une brune avec de la beauté; peu d'esprit, mais un sens qui demeura étouffé pendant son mariage, quoiqu'il ne se puisse rien ajouter à la considération que Louvois eut toujours pour elle et pour tout ce qui lui appartenait.

Au lieu de tomber à la mort de ce ministre, elle se releva, et sut s'attirer une véritable considération personnelle, qui de sa famille, où elle régna, passa à la cour et à la ville, où elle se renferma, et où elle sut tenir une grande maison, sans sortir des bornes de son état et de son veuvage. Elle y rassembla sa famille et ses amis, et passa sa vie dans les bonnes œuvres, sans enseigne et sans embarras. Il est immense ce qu'elle faisait d'aumônes, et combien noblement et ordonnément elle les distribuait. Elle allait à la cour y coucher une nuit, une ou deux fois l'année, toujours accompagnée de toute sa famille. C'était une nouvelle que son arrivée. Elle allait au souper du roi, qui lui faisait toujours beaucoup d'accueil, et toute la cour à son exemple. Du reste, presque point de visites, pas même à Paris. Tout l'été à sa belle maison de Choisy avec bonne compagnie, mais décente et trayée, convenable à son âge. En un mot elle mena une vie si honorable, si convenable, si décente et si digne, dont elle ne s'est jamais démentie en rien, que sa mort, qui fut semblable à sa vie, fut le désespoir des pauvres, la douleur de sa famille et de ses amis, et le regret véritable du public. En elle finit la maison de Souvré.

La princesse de Wolfenbüttel, sœur de l'impératrice régnante, et femme du czarowitz qui a fait depuis une fin si tragique, mourut d'un coup de pied que son mari lui donna dans le ventre, étant grosse. La vanité d'un petit prince son grand-père, la sacrifia à des barbares que l'empereur se voulait acquérir. Sa figure, son esprit, sa vertu méritait un meilleur sort. Elle fut toujours malheureuse avec le plus Russe des Russes, et ne reçut de protection et de douceur que du fameux czar son beau-père.

On assembla encore les médecins sur le retour du roi à Paris, qui demandèrent encore quelques semaines, sur quoi M. le duc d'Orléans prit le parti de ne donner plus que deux conseils de régence à Vincennes par semaine, et de tenir les deux autres à Paris dans l'appartement du roi aux Tuileries. Ce fut un grand soulagement pour tous ceux qui en étaient, à qui ces courses continuelles à Vincennes, en plein hiver, étaient fort pénibles, et faisaient perdre beaucoup de temps.

Le prince Camille, un des fils de M. le Grand, mourut à Nancy. C'était un homme très bien fait, très adroit dans tous les exercices, qui avait de l'esprit, du sens, des vues, même du Guise, mais triste, sombre, particulier, silencieux, dédaigneux, extrêmement glorieux. Las de sa pauvreté, encore plus du joug domestique, à son âge, d'un service militaire qui ne le menait à rien, solitaire par son goût au milieu du monde, il trouva moyen, comme on a vu, de s'accrocher en Lorraine, d'y avoir la première charge de cette petite cour, avec une subsistance de commodités très abondante, outre vingt-quatre mille livres de pension ou d'appointements, et seize mille livres qu'il tirait de France, moitié d'une pension sur l'archevêché d'Auch, moitié d'un don du roi sur les litières. L'ennui le poursuivit en Lorraine comme ailleurs. Il aimait fort le vin et la table; mais il y était sans agrément aucun, comme partout. On a vu que M. de Vaudemont lui tomba dessus comme une bombe, avec cette préséance que M. de Lorraine lui donna immédiatement après ses enfants et ses frères. Camille s'absenta toujours pendant les séjours de Vaudemont. Ce dégoût lui rendit son état fort triste. Il ne fut point marié, et ne fut regretté de personne, pas même de qui que ce fût de sa famille.

L'électeur de Trèves, frère du duc de Lorraine, mourut à Vienne, en même temps, de la petite vérole. Celui-là fut fort regretté pour sa personne et pour ses établissements. Son élection avait coûté fort cher au duc de Lorraine. Il était aussi évêque d'Osnabrück, et avait d'autres bénéfices. Un autre frère, abbé de Stavelo, et grand prieur de Castille, était mort de la même maladie l'année précédente.

Le fils aîné du maréchal d'Harcourt, nouveau survivancier de sa charge, épousa la fille aînée du duc de Villeroy. Le maréchal de Villeroy fit une noce fort magnifique

M. le duc d'Orléans, facile, comme je l'ai déjà remarqué, sur les duels, permit à Caylus de venir purger le sien, dont j'ai parlé en son lieu, avec le fils aîné du comte d'Auvergne, mort il y avait longtemps. Il vint d'Espagne exprès, où il avait toujours depuis servi avec distinction, et il y était lieutenant général. Trois ou quatre jours de conciergerie terminèrent son affaire, et trois ou quatre autres ses visites à ce qui lui restait de connaissances, après quoi il s'en retourna prendre le commandement de l'Estrémadure, vacant par la mort du marquis de Bay, que le roi d'Espagne lui avait donné. Il y a fait depuis la plus complète fortune. J'aurai lieu de parler de lui ailleurs. Il était frère de l'évêque d'Auxerre, et beau-frère de Mme de Caylus, nièce favorite de Mme de Maintenon, de laquelle il a été ici fait mention plus d'une fois.

La faiblesse de M. le duc d'Orléans, qui gâta tout en lui toute sa vie, se montra en ce temps-ci par un trait le plus marqué, et qui lui fit un tort extrême par l'opinion qu'on en conçut, et qui, à son égard, régla, ou pour mieux dire, dérégla la conduite de beaucoup de gens. On a vu, à mesure que les occasions s'en sont présentées, que personne n'avait offensé ce prince si souvent, ni si gratuitement, que La Feuillade, ni si cruellement. On a vu quelle fut sa conduite à Turin, ses propos publics à la mort de M. [le Dauphin] et de Mme la Dauphine; que c'est le seul homme contre lequel, cette dernière occasion, il s'emporta jusqu'à lui vouloir faire donner des coups de bâton, que j'eus toutes les peines du monde à empêcher. La Feuillade avec sa fausseté, son masque de philosophie, son épicurienne morale, sa bassesse jusqu'à l'indignité pour la faveur, son ambition démesurée, qui se permettait tout, et sa hauteur insupportable dans la fortune, n'avait pas deviné que M. le duc d'Orléans deviendrait le maître. Il se désolait donc de n'être délivré par la mort du roi d'une disgrâce profonde, que rien n'avait pu diminuer depuis Turin, que pour retomber dans une autre, d'autant plus fâcheuse qu'il se l'était creusée lui-même par ses gratuits forfaits. Il se désespérait de n'y voir point d'issue, quand un coup de baguette changea son sort en un instant.

On a vu que l'infâme débauche et d'autres circonstances l'avaient intimement lié avec Canillac, qui l'aimait d'autant plus chèrement que son orgueil était flatté de la supériorité que La Feuillade lui avait laissé prendre sur lui, jusqu'à en être regardé et traité comme son oracle. Ce même orgueil de Canillac, joint à l'amitié, lui fit entreprendre d'abuser de celle de M. le duc d'Orléans jusqu'à le trahir, et de rendre la vie à l'ambition de La Feuillade. Canillac ne connaissait que trop à fond le prince à qui il avait affaire. Il fit l'effort de se taire sur ce projet qui ne pouvait réussir que par le secret. Il piqua le régent de peur, d'intérêt et d honneur, l'un aussi mal à propos que l'autre, étala son bien-dire d'un ton d'autorité, et fit si heureusement son personnage que le régent, qui ne s'était montré inexorable sur le comte de Roucy que parce que ce n'était pas un homme, reçut presque comme un service l'occasion qui lui fut présentée par Canillac de regagner La Feuillade, duquel, par l'étoffe qu'il y connaissait, on lui fit aisément accroire qu'il y avait à craindre et à espérer.

L'occasion du marché du gouvernement de Dauphiné, que Canillac persuada à M. le duc d'Orléans, qui ne songeait à rien moins, d'acheter de La Feuillade, qui avait grand besoin d'argent, pour M. le duc de Chartres, fut habilement saisie, pour devenir une source de pluies de grâces et de bienfaits sur La Feuillade, [comme] on le verra bientôt. Elles indisposèrent étrangement le monde, parfaitement instruit de ce que La Feuillade méritait du régent. Elles retirèrent aussi du nouveau favorisé tous ses amis, ennemis du gouvernement, avec qui il frondait et moralisait sans cesse, dont plusieurs étaient considérables à divers égards, et qui ne se crurent plus en sûreté sur rien avec un homme à transitions si entières et si subites. On verra dans la suite quelle fut la conduite et la parfaite ingratitude de La Feuillade, et la catastrophe des deux amis. Dès que la réconciliation fut faite, La Feuillade fut nommé ambassadeur à Rome.

Avec tout son esprit, son brillant, ses discours étalés, il ne savait quoi que ce soit au monde, n'eut jamais ni gravité ni maintien, se vêtit et vécut toujours comme à dix-huit ans, et les propos souvent de même; il n'avait d'homogène avec les Italiens chez qui on l'envoyait, au milieu du feu de la constitution, que la foi et les mœurs. Aussi ne songeât-il jamais sérieusement à y aller, mais à toucher gros pour ses équipages, dont il ne fit que lentement un seul carrosse, et à se faire payer ses appointements, comme s'il eût été à Rome. Ce manège dura plusieurs années, au bout desquelles il ne fut plus question d'ambassade, dont il se serait sûrement aussi bien acquitté qu'il avait fait du siège de Turin.

Le nouveau duc de Valentinois pressait pour se faire recevoir au parlement, et les pairs, à cette occasion, pressaient aussi pour faire finir les usurpations dont ils se plaignaient. M. le Duc prétendit que le duc du Maine et le comte de Toulouse ne devaient plus traverser le parquet. Tout cela fit surseoir la réception du duc de Valentinois, et une nouvelle aigreur entre M. le Duc et le duc du Maine.

La Garde, commis confident de Desmarets, avait été attaqué pour de grosses sommes où son maître, du temps de son ministère, se trouvait fort mêlé. Une créature du peuple, qu'on appelait Mme La Fontaine, donna des avis contre lui, qui parurent si importants, qu'après l'examen du conseil des finances, on jugea à propos de renvoyer l'affaire au parlement. Le duc de Noailles, après ce qu'on a vu de Desmarets, qui, à son retour, disgracié d'Espagne, l'avait réchauffé dans son sein, le seul homme en place qui l'eût reçu, et qui de plus lui avait appris tout ce qu'il avait voulu sur les finances, n'eut pas honte de se montrer publiquement le protecteur de Mme La Fontaine; ce qui fit beaucoup soupçonner qu'il l'avait instruite et suscitée. Les amis de Desmarets en crièrent beaucoup. Le maréchal de Villeroy et d'Effiat ne s'y épargnèrent pas, et protégèrent leur ami de toutes leurs forces. Ils ne purent toutefois empêcher qu'il n'essuyât des décrets et d'autres procédures fort désagréables. On en parla quelque temps diversement. Le souvenir de l'affaire des pièces de quatre sous rendit les accusations plausibles, et Desmarets y paya l'intérêt de ses insolences et de ses brutalités passées. Il s'en tira pourtant fort bien, et le duc de Noailles en eut toute la honte. Rien n'en passa au conseil de régence; ainsi je profitai de pouvoir rester là-dessus dans un entier silence. Mais Desmarets n'était pas au bout.

À peine jouissait-il de la satisfaction de s'être tiré nettement d'affaires, que le duc de Noailles, enragé d'y avoir succombe, persuada au régent que Desmarets, qui avait été en place l'ami et le protecteur des principaux financiers, les tenait tous encore dans sa main, et par ses manèges avec eux faisait avorter tout le fruit de son travail dans les finances. Ainsi Desmarets, poursuivi sans relâche par ce reconnaissant ami, fut averti que son exil était résolu et lui allait être annoncé.

Louville avait épousé sa nièce, et m'avait, comme on l'a vu, voulu raccommoder avec lui tout à la fin de la vie du roi, dont je n'avais pas voulu entendre parler. Il vint me conter la triste situation de cette mouche pourchassée par l'araignée, et prête à tomber dans ses toiles. Il me demanda si je serait inexorable. Il n'oublia rien pour me piquer de générosité, et mon courage aussi sur le plaisir de lui faire manquer son coup. Je n'oserait dire que ce dernier tour fut inutile. Je m'étonnai qu'avec d'Effiat et le maréchal de Villeroy en croupe, Desmarets, au point où nous en étions, me fit rechercher dans son pressant besoin. Louville me laissa entendre qu'ils étaient émoussés de l'affaire de cette La Fontaine, et que j'étais la seule ressource à qui on pût avoir recours. Je me complus un peu à me faire prier; et à voir l'ex-bacha que j'avais perdu pour avoir méprisé mon ancienne amitié, ce vizir si rogue, si brutal, si insolent, se jeter pour ainsi dire à mes pieds par Louville, et me demander protection contre les traits de notre ingrat commun. Je la lui accordai à la fin; et Louville, ravi, courut lui en porter la nouvelle.

Dès le lendemain, je parlai au régent des bruits qui couraient de l'exil de Desmarets. Il me répondit que la lettre de cachet en allait être expédiée, et m'en expliqua plus au long les raisons que je viens de rapporter, sans faire façon avec moi de nommer Noailles, et les plaintes qu'il lui avait portées. Je souris, et lui dis qu'il savait de reste que je n'aimais pas ces deux hommes, mais que j'aimais sa réputation à lui; qu'il venait de voir par l'affaire de La Garde, et par celle de cette Mme La Fontaine, qui avec tant d'éclat l'avait suivie de si près, qu'on cherchait tout ce qu'on pouvait déterrer pour perdre Desmarets; que, malgré l'art, le crédit et la volonté la plus déployée, il était sorti net de toutes les deux; que je trouvais donc fort peu décent de punir en coupable un homme qui venait de prouver la fausseté de pareilles imputations, et que lui régent, qui passait souvent pour trop bon, se mettait, par la complaisance de cet exil, de moitié avec ceux qui par cette troisième poursuite acquéraient dans le public avec raison l'odieux nom de persécuteurs; qu'au fond, les plaintes qu'on lui avait portées n'avaient qu'une accusation vague, et qui pouvait tomber sur tout homme instruit des finances et qui s'en serait mêlé avec quelque autorité; que tout au plus elles pouvaient mériter d'en faire avertir Desmarets, pour rendre sa conduite plus sage et plus circonspecte, mais non pas un châtiment pour chose où il y avait toute apparence qu'il n'était pas tombé, après l'exemple de son gendre chassé en Bourgogne sur pareille accusation, et nouvellement instruit par les deux affaires dont il venait de sortir, où [on] n'avait cherché qu'à le perdre. Bref, je parlai si bien que non seulement le régent me promit de ne plus songer à exiler Desmarets, mais me permit de lui faire dire de sa part de n'en avoir plus d'inquiétude; et le régent me tint parole.

l'avertis promptement Louville de ce que j'avais obtenu qui, après louange et remerciement, me demanda si je refuserait de les recevoir de Desmarets. Il alla lui porter la bonne nouvelle, et revint aussitôt me conjurer de lui permettre de venir chez moi. J'eus la malice de me laisser encore presser, puis je consentis à le voir cinq ou six jours après chez Louville, comme par hasard, pour ne pas joindre de si près un raccommodement public à ce qui venait de se passer. On peut juger de ce que Desmarets me dit chez Louville; il vint après chez moi, et nous nous revîmes.

Le printemps d'après j'allai passer quelques jours à la Ferté dans un intervalle de conseils. Desmarets se trouva chez lui à Maillebois, qui en est à quatre lieues. Il vint dîner à la Ferté, et fut curieux de voir beaucoup de choses que j'avais faites dans le parc depuis bien des années qu'il n'y était venu. Il était goutteux; le parc est grand; nous montâmes tous deux dans une calèche. La conversation se porta bientôt sur le gouvernement passé et présent. Nous nous parlâmes de bonne foi l'un à l'autre. Je lui rappelai ce qui, par son humeur et sa plus que négligence à mon égard, m'avait fâché, et lui racontai franchement comment je l'avais fait chasser de sa place. Lui, avec la même sincérité, m'avoua que la tête lui avait tourné; que ses précédents malheurs, qui devaient l'avoir instruit sur les places, la cour et le monde, et l'attacher à ses anciens amis, n'avaient pu le rendre sage dans la pratique dans son retour, ni le préserver de l'entraînement; qu'il était vrai qu'il avait compté pour tout le roi et Mme de Maintenon, et tout le reste pour rien; vrai encore qu'accoutumé depuis si longtemps à leur règne, et par son retour à les approcher tous les jours, il les avait crus immortels, et n'avait jamais imaginé qu'ils pussent mourir; qu'il se comptait très bien avec eux; qu'il ne songeait qu'à s'y maintenir, et qu'il n'avait d'attention que pour ceux qui étaient assez bien avec eux pour y pouvoir contribuer. J'ai cent fois repassé en moi-même une conversation si singulière. Elle dura toute la promenade, et effaça toute la beauté de mon parc sans que j'y prisse garde. Elle ne finit pas sans dire deux mots chacun de notre bon et estimable ami le duc de Noailles. Après une ouverture si égale des deux parts et si extraordinaire, l'heure de s'en aller nous sépara à regret, et jusqu'à sa mort nous nous sommes vus sur le pied d'amitié et de franchise. Je devais le surlendemain aller dîner à Maillebois; mais le lendemain il m'envoya dire qu'il était pris d'une forte néphrétique, et qu'il me priait de n'y pas aller. Je sus après qu'elle avait [été] violente, et lui avait duré plusieurs jours. Je ne sais si ma franchise lui avait causé cette révolution. Je fus obligé de retourner à Paris; il y revint bientôt après. J'ai cru que cette aventure méritait d'avoir place ici pour sa curieuse rareté.

Un matin que le conseil de régence se tenait aux Tuileries sur les affaires étrangères, nous fûmes surpris que le duc de Noailles demanda à entrer pour une affaire pressée. Il parla un moment, à un coin, à M. le duc d'Orléans, puis proposa le rehaussement des espèces. La surprise fut grande. Le régent parla après lui sur le malheur de cette nécessité, mais comme ayant pris son parti. On opina assez confusément, entre la répugnance et la crainte de déplaire. Quand ce vint à moi, j'exposai tous les inconvénients de toucher à la monnaie, par les histoires et par les exemples de nos jours, et l'illusion d'un soulagement présent qui entraînait de si longues et de si funestes suites pour le change et pour la place, et pour toute sorte de commerce, et je conclus à la laisser sur le pied qu'elle était, puisqu'on n'était pas en état de la rapprocher en la baissant de sa valeur intrinsèque. Je fus applaudi, mais tondu. Cela ne laissa pas d'exciter quelque murmure, et beaucoup dans le public.

M. le duc d'Orléans déclara d'Antin surintendant des bâtiments, comme Torcy des postes. Il y eut de la difficulté au parlement et à la chambre des comptes.

Ce prince assista, comme faisait feu Monsieur, aux dévotions de Noël à Saint-Eustache et aux pères de l'Oratoire de Saint-Honoré. Moins de dévotions de calendrier, et moins de licence ]es soirs, aurait formé une vie plus unie et plus décente. Il n'est pas encore temps d'en parler, non plus que du détail de ses journées. Il faut un peu plus avancer pour s'y étendre plus à propos.

Enfin le lundi 30 décembre le roi partit de Vincennes après son dîner pour venir à Paris, placé dans son carrosse aussi peu décemment qu'il l'avait été en venant de Versailles à Vincennes. Il était au fond entre M. le duc d'Orléans et la duchesse de Ventadour; le maréchal de Villeroy au devant, entre M. du Maine et le prince Charles, grand écuyer; le maréchal d'Harcourt, capitaine des gardes en quartier, à la portière du roi, c'est-à-dire à droite M. le Premier souffla l'autre de vitesse au duc d'Albret, grand chambellan, que M. le duc d'Orléans avait appelé.

J'ai déjà expliqué le droit des places du carrosse du roi, lors du voyage de Versailles à Vincennes. J'ajouterai seulement que M. du Maine, ni le maréchal de Villeroy, n'avaient aucun fondement de s'y mettre tant que le roi était entre les mains des femmes, et leurs places auraient été remplies avec raison par le duc de Tresmes, premier gentilhomme de la chambre en année, et par le duc d'Albret. L'anticipation des hommes de l'éducation avait commencé à Vincennes, où ils eurent des logements. Aux Tuileries le maréchal de Villeroy eut un beau logement, et ensuite il prit celui de la reine, contigu à celui du roi, et M. du Maine eut en bas le bel appartement des Dauphins. M. de Fréjus en eut un en haut. Les sous-gouverneurs, etc., y en eurent aussi. La ville harangua le roi à son arrivée, qui trouva grande foule jusque dans son appartement. Ainsi finit l'année 1715.

CHAPITRE XV. §

1716. — M. du Maine me fait une visite sans cause. — Je visite M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, qui me tiennent des propos fort singuliers, mais fort polis. — Abbé Dubois conseiller d'État d'Église. — Force évêchés et abbayes donnés. — Prédiction sur Cambrai singulière. — Conseil de commerce. — M. le Duc et le duc du Maine entrent au conseil de guerre. — Mort des reines douairières de Suède et de Pologne. — Mort, caractère et succession de la duchesse de Lesdiguières-Gondi. — Mort de Mme de Grancey. — Mort et caractère de Coulanges, et celui de sa femme. — Mort de Cavoye. — Veuvage de sa femme respectable et prodigieux. — Mort de Mlle d'Acigné. — Mort de Parabère. — Mariage du fils unique de M. de Castries. — Singularité étrange de Mme la duchesse d'Orléans. — Mariage de Broglio, mort maréchal de France et duc, avec une Malouine. — Mariage de Bellegarde avec la fille unique de Vertamont, à qui on donne un râpé de l'ordre. — Foule étrange de ces râpés et vétérans. — Mariage de Maubourg avec une fille du maréchal de Besons. — Mariage du duc de Melun avec une fille du duc d'Albert. — Mariage conclu, puis rompu avec éclat, du marquis de Villeroy avec la fille aînée du prince de Rohan, qui ne le pardonne pas. — Il marie sa fille au duc de La Meilleraye, et le marquis de Villeroy épouse la fille aînée du duc de Luxembourg. — Courtenvaux marie son fils à la dernière fille de la maréchale de Noailles, et lui donne sa charge des Cent-Suisses.

Avant de commencer [à] rapporter les événements de cette année 1716, il faut, pour un moment, remonter dans la précédente, sur la préparation de ce qui en fut les premiers. M. du Maine et moi étions toujours sur le même pied ensemble, depuis l'étrange visite que je lui avais rendue, lorsqu'il nous fit casser sur le corps la corde du bonnet qu'il nous avait si malicieusement tendue. Nous nous voyions sans cesse au conseil de régence; il y cherchait à s'attirer quelque civilité de moi par toutes celles dont il me prévenait, sans toutefois oser me parler; il me trouvait également sec et roide, lent et bref à lui rendre les révérences longues et marquées dont il m'accablait. Le roi n'était plus; Mme de Maintenon n'était plus à craindre. De leur temps je ne l'avais pas ménagé, ni ne m'étais montré plus poli à son égard depuis ce sourd éclat. Il comprenait que je m'en contraindrais bien moins encore; il me voyait dans la plus grande liberté avec le régent, et dans une confiance qui me rendait un personnage; sa timidité s'en alarmait; il ne savait comment me rapprocher.

Dans cette situation réciproque, je fus très surpris, sur la fin du séjour de Vincennes, qu'un matin que j'y avais couché, je vis entrer le duc du Maine dans ma chambre. Il couvrit son embarras d'un air aisé, et, avec mille prévenances, m'entretint comme si nous n'eussions jamais rien eu ensemble, et sans me parler de quoi que ce soit du passé. C'était l'homme du monde qui menait mieux la parole et toutes sortes de conversations. Il usa de ce talent avec toutes ses grâces, et n'oublia rien pour me plaire, sans toucher le moins du monde à rien d'intéressant. Il fallut bien, chez moi, tâcher de payer de même monnaie. Quoique la partie ne fût pas égale, je m'en tirai raisonnablement bien, avec assez de langage et de politesse pour ne rien mettre contre moi, avec assez de retenue, sur les compliments principalement, pour ne rien donner du mien. Cela dura plus d'une demi-heure tête-à-tête; c'était avant le conseil de régence du matin, et point du tout l'heure des visites. Ce temps qu'il avait pris m'avait encore été par là suspect; quand il fut sorti, je me trouvai doublement à mon aise d'en être délivré, et que ce fût simplement une visite. Ce fut la première chose que je dis au régent, un moment avant de nous mettre au conseil. Nous rîmes ensemble de la frayeur de cet homme, qui le comptait naguère pour si peu, et moi, comme de raison, pour infiniment moins. Il m'exhorta cependant à lui rendre sa visite, et puisqu'il avait fait cette première démarche, à lui montrer moins d'éloignement et de sécheresse dans les lieux où nous nous trouvions nécessairement tous deux. Quelque raisonnable que fût ce conseil, il me coûta à suivre après ce qui s'était passé, et que j'ai raconté en son lieu. Je n'ai jamais été faux: il me semblait de la fausseté à vivre avec le duc du Maine comme avec un autre homme indifférent. Néanmoins je m'y pliai comme je pus par la nécessité de la bienséance, d'assez mauvaise grâce, je crois, et toujours évitant le plus que je le pouvais de me trouver à portée de sa conversation, et toujours peiné de la prostitution de ses révérences, et de toutes les agaceries dont il tâchait sans cesse de me rapprocher et de me prévenir.

L'arsenal était renversé pour y bâtir un beau logement pour lui. La maison qu'il se faisait au bout de la rue de Bourbon, sur la rivière, était à peine commencée; il logeait à l'emprunt dans la maison du premier président, rue Sainte-Avoye, au Marais, lequel par sa place habitait au Palais. Ce fut là que je l'allai voir dans les premiers jours que le roi fut revenu de Vincennes à Paris, et je pris une fin de matinée pour avoir un prétexte sûr de ne point voir Mme la duchesse du Maine. Je n'y gagnai rien; je fus reçu avec des empressements, même des remerciements. Bientôt après, voulant m'en aller, il me dit que Mme la duchesse du Maine ne lui pardonnerait jamais de me laisser sortir sans la voir. J'eus beau faire et beau dire, il m'y mena malgré moi, et me mit dans un fauteuil au chevet de son lit, et lui vis-à-vis de moi. L'accueil fut le même; car la femme ne faisait pas moins d'elle et de sa langue tout ce qu'elle voulait, ni avec moins de grâce et de politesse, quand il lui plaisait, que le mari. Je crus au moins en être quitte pour ces sortes de langages; point du tout; les cajoleries cédèrent à du sérieux, qui me surprit fort et ne m'embarrassa point. Il y avait là sept ou huit hommes ou femmes de leur maison avec nous. Mme du Maine, à propos de la maison où je la voyais, me mit sur le premier président, car ce fut elle qui tint toujours le dé, et M. du Maine ne fit que se mêler dans la conversation. Je répondis que l'amitié que je lui savais pour ce magistrat me fermait la bouche en sa présence. Elle me pressa, et tant, qu'elle eut contentement, et moi aussi. Elle n'en fit que rire, et M. du Maine, qui excellait en ces sortes de propos, les allongea encore. Je voulus prendre congé; ils s'écrièrent tous deux que c'était pour eux tant de plaisir de me voir qu'ils le voulaient faire durer davantage. Cela voulait dire si nouveau et si rare, car depuis la visite que j'avais reçue de M. du Maine, je n'avais point encore été chez lui, et lorsque, avant l'affaire du bonnet, je le voyais, c'était extrêmement rarement, et toujours sans aller chez Mme la duchesse du Maine, qui d'ailleurs n'était comme jamais à la cour. Tout de suite, et comme de peur de manquer à tenir ce chapitre avec moi, elle me parla de M. le Duc et d'eux, dont les démêlés fermentaient sans beaucoup paraître encore. Je voulus éviter d'entrer en cette matière, mais elle m'y força par des interrogations sans fin, doucement aiguisées par le duc du Maine, en sorte que je me trouvai là comme sur la sellette, écouté et regardé attentivement de ce petit groupe de gens qui nous environnaient. À la fin j'en sortis par leur dire que M. du Maine, et elle par conséquent, devaient savoir, il y avait longtemps, ce que je pensais là-dessus, puisque je le lui avais dit plus d'une fois à lui-même.

J'avais espéré couper court par cette réponse, qui disait tout et n'expliquait rien en détail. Mme du Maine ne s'en contenta point, et avec une plaisanterie à M. du Maine de ce qu'il ne lui disait pas tout, elle me pressa de parler plus clairement. Ce procédé me mit intérieurement en colère. Je lui dis donc que puisqu'elle voulait absolument entendre de nouveau ce qu'elle ne me persuaderait pas que M. du Maine ne lui eût pas appris dans les temps, je lui obéirais, pourvu qu'elle voulût bien se souvenir qu'elle me le commandait; et là-dessus je lui répétai que j'étais fort content qu'ils fussent princes du sang, succédant à la couronne, parce qu'avec ceux-là nous n'avions rien à démêler; que tant qu'ils seraient dans cet état, nous n'avions rien à dire; mais qu'ils prissent bien garde à se le conserver, parce que, s'ils venaient à en déchoir, nous ne supporterions pas leur rang intermédiaire, et que nous ferions tout ce qui serait en nous pour ne les pas voir entre les princes du sang et nous. Tous deux, au plus loin de leur pensée, trouvèrent que j'avais raison, et qu'ils n'avaient point à se plaindre dès que nous trouvions bon l'état dont ils jouissaient. « Mais, ajouta-t-elle, n'exciterez-vous point les princes du sang contre nous? — Madame, lui répondis-je, ce ne sont pas là nos affaires, mais celles des princes du sang qui n'ont pas besoin de notre conseil, et qui aussi ne nous le demandent point. » Je dansai ainsi sur la corde sur une si délicate question. Ils demeurèrent satisfaits de tout ce que je leur dis, parce qu'ils le voulurent être, et moi encore plus de m'en être tiré sans broncher d'un côté ni d'autre. Les gentillesses recommencèrent à l'envi de leur part, et je les quittai enfin après une grosse heure au moins, qui m'en parut le double. Conduite de M. du Maine et compliments à l'infini. Oncques depuis je n'ai vu Mme du Maine chez elle, et M. du Maine extrêmement rarement aux Tuileries. Mais au conseil, et quelquefois chez Mme la duchesse d'Orléans où je le rencontrais, il se surpassait à mon égard, et je faisais aussi la meilleure mine que je pouvais, qui, pour en dire la vérité, n'était pas trop bonne, et toujours avec grande réserve, et jamais n'attaquant, ni presque jamais m'en approchant, et tant que je pouvais honnêtement, évitant de m'en laisser joindre.

Je n'étais pas sur ce ton avec le comte de Toulouse. Celui-là, comme je l'ai dit ailleurs, était fort vrai et fort honnête homme. Il n'avait eu nulle part aux grandeurs que son frère avait accumulées en Titan pour escalader les cieux, beaucoup moins encore à l'affaire du bonnet. Sa façon d'opiner, d'aller au bien pour le bien, à la justice pour la justice, m'avait gagné. Je le voyais souvent chez Mme la duchesse d'Orléans, et je vivais avec lui en ouverture, et lui avec moi, ce qui s'était peu à peu amené réciproquement des deux côtés, sans néanmoins de ces confiances d'amis intimes, et sans nous voir l'un chez l'autre, mais ailleurs presque tous les jours, très souvent en tiers avec Mme la duchesse d'Orléans, quelquefois la duchesse Sforce en quatrième, où nous parlions fort librement; toujours auprès de lui au conseil, où nous nous parlions de même, et quelquefois tète à tête avant et après.

L'autre affaire qui oblige à rétrograder est la vacance d'une place de conseiller d'État d'Église par la mort de La Hoguette, archevêque de Sens. L'abbé Dubois m'avait toujours fort courtisé, comme on l'a souvent vu dans ces Mémoires. Depuis la décadence de la santé et la mort du roi, il avait redoublé. Lors de cette grande époque, il était tombé auprès de son maître, et Madame, comme je l'ai raconté en son lieu, avait achevé de le tuer auprès de lui. Dans cet état d'éloignement, il avait eu recours a moi, et jusqu'à ce qu'il ait été secrétaire d'État, je l'ai souvent, et pendant des années, trouvé dans son carrosse, rangé dans la rue près de chez moi, attendant que je rentrasse, sans vouloir entrer lui-même avant moi, et en plein hiver souvent, ni jamais souffrir que son carrosse fût ailleurs que dans la rue. J'avais effectivement trouvé qu'il était traité trop durement, après avoir eu tant de privance. Je l'avais représenté à M. le duc d'Orléans, l'exhortant néanmoins à le tenir éloigné de toute affaire, mais à le traiter d'ailleurs avec plus de bonté. J'avais réussi sur ce dernier article depuis quelque temps; plût à Dieu que sur l'autre j'eusse été cru de même!

L'abbé Dubois voulut être conseiller d'État, et me vint prier d'en rompre la glace auprès du régent. Il s'appuyait sur ce que les évêques ne voudraient plus d'une place dans laquelle l'abbé Bignon les précéderait; et, en effet, c'est ce qui les en a exclus, au déshonneur du conseil. Ma franchise ne put se taire. Je répondis à l'abbé Dubois que je lui souhaitais toute sorte de bien, mais que pour cette place je le priais de regarder un peu derrière lui, et de voir si elle lui convenait, le dépit qu'en auraient les conseillers d'État, et si son attachement pour M. le duc d'Orléans lui pouvait permettre de lui attirer par là la haine de tout le conseil et de tous les prétendants, et tous les discours du monde, tous ceux qui se tiendraient sur lui-même, et les mauvais offices qui sûrement naîtraient de ce choix. Il fut un peu étonné, mais il n'eut point de bonne réplique; nous ne laissâmes pas de nous séparer fort bien. Quatre jours après, l'abbé Dubois revint chez moi, qui d'abordée: « Je viens, me dit-il, vous rendre compte que je suis conseiller d'État, » transporté de joie. « Mon cher abbé, lui répondis-je, j'en suis ravi, et d'autant que je n'y ai point de part; vous êtes content, et moi aussi. Prenez seulement garde aux suites, et puisque l'affaire est faite, tenez-vous gaillard, et veillez-y seulement sans les craindre. » Je l'embrassai, et il s'en alla fort satisfait de moi. Je n'en dis pas un mot au régent ni lui à moi. Ma coutume était de ne lui jamais parler des choses faites que je désapprouvais; la sienne, de ne me rien dire de celles qu'il avait faites, et qu'il sentait faites mal à propos. Sur les grâces, je ne voulais desservir personne; ainsi je n'allais point à la parade, mais je me réservais tout entier pour tout ce qui était affaires, et empêcher celles que je croyais mauvaises. Les suites furent telles que je les avais prévues. Il n'y eut personne, depuis le chancelier jusqu'au dernier des maîtres des requêtes, qui ne se crut personnellement offensé, et qui ne le montrât. Ni eux ni les prétendants ne contraignirent leurs plaintes ni leurs discours. L'abbé Dubois, qui ne pensait qu'à soi, avait ce qu'il avait voulu, et ne se soucia point du bruit ni de son maître.

Quatre jours après, M. le duc d'Orléans donna ce grand nombre de bénéfices, dont le P. Tellier n'avait jamais pu venir à bout de persuader au roi de disposer pour en disposer lui-même. Pour cette fois, ils furent assez bien donnés. L'abbé d'Estrées eut Cambrai. Je me souviens très bien qu'à la mort du célèbre Fénelon, son prédécesseur, il courut une prophétie de je ne sais qui de ce diocèse; que ses trois premiers successeurs n'y entreraient jamais. On rit avec raison de ce conte, qui pourtant s'est trouvé exactement accompli. L'ancien évêque de Troyes obtint Sens pour son neveu, qui était évêque de Troyes, homme de vertu, de savoir, de mœurs et de mérite, et qui valait bien mieux que lui. L'abbé de Castries, à qui Troyes fut donné, le refusa; il crut que c'était trop peu de chose pour un homme de son âge, qui avait été aumônier ordinaire de Mme la Dauphine, et qui avait acheté la charge de premier aumônier de Mme la duchesse de Berry. Il était frère du chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, tellement que pour cette fois la mère et la fille se trouvèrent d'accord à soutenir l'abbé de Castries. Je proposai au régent de mettre les prétendants à Bayeux d'accord, sans jalousie, au profit du roi, en le donnant au cardinal de La Trémoille qui était un panier percé, et qu'il fallait bien soutenir à Rome par des pensions ou par des bénéfices. Celui-là valait quatre-vingt mille livres de rente; on en prit dix en pensions. Je proposai aussi l'abbé de Beaumont pour Saintes. Je ne le connaissais point du tout; mais il était fils d'une sœur de M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, et homme de bonnes mœurs, qui avait été lecteur des princes, et chassé d'auprès d'eux avec son oncle. La mémoire, toujours vivante en moi, du duc de Beauvilliers, agit seule en moi en cette occasion. Un abbé d'Entragues, aumônier du feu roi et de celui-ci, eut Clermont. Je le nomme parce que Bentivoglio, qui le crut mal affectionné à la constitution, lui rendit tant de si mauvais offices à Rome que ses bulles retardèrent toutes les autres. La vérité est qu'il estimait la constitution sa juste valeur, et qu'il connaissait les jésuites. Il ne s'en contraignit pas pendant son épiscopat, qui ne fut pas bien long. C'était un très homme de bien, mais de peu de savoir. Il y eut quatorze ou quinze abbayes données: le cardinal Gualterio eut Saint-Victor, à Paris; et le cardinal Ottoboni, Saint-Paul de Verdun. Le régent donna Saint-Ouen de Rouen à l'abbé de Saint-Albin; c'était un nom de guerre, et un bâtard qu'il avait eu de la comédienne Florence, qu'il n'a point reconnu. L'abbé de Thésut, secrétaire de ses commandements, eut celle de Saint-Martin de Pontoise; et celle de Sainte-Madeleine fut donnée à un chanoine de Notre-Dame de Paris, frère de La Roche, qui avait l'estampille et la confiance du roi d'Espagne, qui l'avait fort recommandé. Enfin Moissac fut donné à Biron pour un fils qu'il voulait pousser dans l'Église, et qui n'a jamais voulu étudier, ni être prêtre.

Le régent établit un nouveau conseil de commerce, sur le modèle de celui qui se tenait sous le feu roi, où entraient et entrèrent les douze députés des douze principales places de commerce du royaume, élus chacun par sa ville. Au lieu de M. d'Aguesseau qui présidait seul, on y mit le maréchal de Villeroy, comme chef du conseil des finances, qui ne fut proprement que ad honores, comme il était au conseil des finances. Le duc de Noailles, qui y faisait tout, fut le second, mais le véritable président de ce conseil de commerce, où le maréchal d'Estrées eut liberté d'entrer quand il le voudrait comme président du conseil de marine. Quatre conseillers d'État y furent mis: MM. d'Aguesseau; Amelot, qui, pour avoir longtemps gouverné la marine, les finances et le commerce d'Espagne, en savait plus que tous; Nointel et Rouillé du Coudray, qui avec M. de Noailles était le maître des finances et de tout ce qui y avait rapport. On y fit entrer aussi un cinquième conseiller d'État qui fut M. d'Argenson, mais comme lieutenant de police, et trois maîtres des requêtes. La nomination des inspecteurs du commerce dans les places de commerce fut attribuée à ce conseil, dont les patentes furent données au nom du maréchal de Villeroy, excepté celui de Marseille, dont la dépendance fut réservée au conseil de marine. Valossière, produit par le duc de Noailles, fut secrétaire du conseil de commerce. Cet établissement était fort bon, et aurait été fort utile, si les intérêts particuliers, qui gâtent toujours tout en France, n'en eussent point traversé l'administration.

M. le Duc pressa tant le régent de lui permettre d'entrer au conseil de guerre qu'il l'obtint, à condition de n'y présider point, quoique à la première place, et de ne s'y mêler de rien. La même faiblesse qui lui fit accorder cette entrée ne la put refuser au duc du Maine, qui faisait en tout le singe des princes du sang, et aux mêmes conditions. Mais comme il avait les Suisses et l'artillerie, elles ne purent si bien être exécutées à son égard qu'à celui de M. le Duc, qui n'avait point de charges militaires. Il voulut donc dans la suite se mêler peu à peu, comme avait fait le duc du Maine, et cela causa des embarras qui retardèrent les affaires, et qui fatiguèrent souvent M. le duc d'Orléans et ce conseil, et l'obligèrent d'y entrer plus souvent qu'il n'eût voulu. Ces tracasseries mirent plus que du froid entre M. le Duc et le maréchal de Villars, lequel à la fin demeura le maître, et les dégoûta de ce conseil, où ils n'allèrent presque plus; mais ce ne fut qu'après assez longtemps.

Deux reines moururent tout au commencement de cette année, dont la perte ne fit pas grand bruit dans le monde: la reine mère de Suède, à près de quatre-vingts ans, qui était Holstein-Gottorp; et la reine de Pologne à Blois, La Grande-Arquien, veuve du fameux roi Jean Sobieski. On a vu en son temps que son orgueil l'avait rendue la plus vive ennemie de la France, et comment aussi elle y fut reçue quand, lasse de Rome, elle voulut s'y retirer. Elle y fut laissée avec toute l'inconsidération qu'elle méritait, et y vécut et mourut comme une particulière. Elle fut traitée de même après sa mort, et sa petite-fille aussi qui était auprès d'elle. Elle s'en alla, sans aucun honneur de la part de la cour, joindre en Silésie son père Jacques Sobieski, qui y vivait retiré sur ses grands biens. Il la maria depuis au roi Jacques d'Angleterre à Rome. Elle n'eut pas même permission de passer par Paris. On ne sait ce qui la retint à Blois quatre ou cinq mois encore après avoir perdu sa grand'mère.

La duchesse de Lesdiguières mourut à Paris dans son bel hôtel. Elle n'était point vieille, mais veuve depuis très longtemps, et avait perdu son fils unique, gendre de M. de Duras. C'était le reste de ces Gondi amenés en France par Catherine de Médicis, qui y avaient fait une si prodigieuse fortune et tant figuré. Aussi laissa-t-elle des biens immenses. C'était de tous points une fée, qui avec de l'esprit ne voulait voir presque personne, moins encore donner à manger à aucun de ce peu qu'elle voyait; jamais à la cour, et presque jamais hors de chez elle. Sa maison, dont la porte était toujours ouverte, était aussi toujours fermée d'une grille qui laissait voir un vrai palais de fée, tel que les dépeignent les romans. Le dedans presque désert, mais de la dernière magnificence, y répondait par là et par sa singularité, que ne démentait pas son train, sa livrée, la housse jaune de son carrosse, et ses deux grands Maures avec tout leur appareil. Elle laissa gros à ses domestiques et en legs pieux; rien à sa belle-fille, quoique pauvre, et qu'elle lui rendît beaucoup de devoirs; six mille livres viagers à la sœur de Vertamont, veuve sans enfants du duc de Brissac, qui avait été mon beau-frère en premières noces, et qui était son cousin germain, laquelle duchesse de Brissac n'avait pas de pain, beaucoup d'esprit et de mérite, et la voyait fort; huit mille livres viagers et la jouissance d'une terre de dix mille livres de rente à la duchesse de Lesdiguières-Canaples, qui était Mortemart, qu'elle aimait fort. Le maréchal de Villeroy et ses enfants héritèrent de plus de trois cent mille livres, outre sa belle maison, et une grande quantité de meubles magnifiques.

La mère du maréchal de Villeroy était soeur du duc de Lesdiguières, beau-père de cette fée; et la mère de cette même fée et celle de la femme du maréchal de Villeroy étaient soeurs. La branche de Lesdiguières et la maison de Gondi étaient éteintes; et le duc de Brissac, frère de la maréchale de Villeroy, n'avait point eu d'enfants. Ainsi les Villeroy héritèrent des deux côtés de tout à la fois, parce que le duc de Lesdiguières, fils de la fée, lui avait laissé tous ses biens par son testament. Qui eût prédit cette succession aux ducs, maréchal, cardinaux de Gondi et de Retz, au connétable de Lesdiguières et au maréchal de Créqui son gendre, qui avaient tous vu M. de Villeroy secrétaire d'État, et d'où il était sorti, ils se seraient étrangement indignés, le maréchal de Créqui surtout, qui eut tant de peine à consentir au mariage de sa fille, que le connétable son beau-père le força de faire avec M. de Villeroy, petit-fils du secrétaire d'État, parce qu'il avait la survivance du gouvernement de Lyon, Lyonnais, etc., de M. d'Alincourt son père, et que le connétable, gouverneur de Dauphiné, commandant de Provence, et comme roi dans ces deux provinces, le voulut être encore dans le gouvernement de Lyon, Lyonnais, etc.

Médavy perdit en même temps sa fille unique, qu'il avait mariée à Grancey son frère, qui n'en eut point d'enfants.

Le monde perdit aussi Coulange. C'était un très petit homme, gros, à face réjouie, de ces esprits faciles, gais, agréables, qui ne produisent que de jolies bagatelles, mais qui en produisent toujours et de nouvelles et sur-le-champ, léger, frivole, à qui rien ne coûtait que la contrainte et l'étude, et dont tout était naturel. Aussi se fit-il justice de fort bonne heure. Il se défit d'une charge de maître des requêtes, renonça aux avantages que lui promettaient sa proche parenté avec M. de Louvois, et ses alliances avec la meilleure magistrature, uniquement pour mener une vie oisive, libre, volontaire, avec la meilleure compagnie de la ville, même de la cour, où il avait le bon esprit de ne se montrer que rarement, et jamais ailleurs que chez ses amis particuliers. La gentillesse, la bonne mais naturelle plaisanterie, le ton de la bonne compagnie, le savoir-vivre et se tenir à sa place sans se laisser gâter, le tour aisé, les chansons à tous moments qui jamais n'intéressèrent personne, et que chacun croyait avoir faites, les charmes de la table sans la moindre ivrognerie ni aucune autre débauche, l'enjouement des parties dont il faisait tout le plaisir, l'agrément des voyages, surtout la sûreté du commerce, et la bonté d'une âme incapable de mal, mais qui n'aimait guère aussi que pour son plaisir, le firent rechercher toute sa vie, et lui donnèrent plus de considération qu'il n'en devait attendre de sa futilité. Il alla plus d'une fois en Bretagne, même à Rome, avec le duc de Chaulnes, et fit d'autres voyages avec ses amis; jamais ne dit mal ni ne fit mal à personne; et fut avec estime et amitié l'amusement et les délices de l'élite de son temps, jusqu'à quatre-vingt-deux ans, dans une santé parfaite de tête et de corps, qu'il mourut assez promptement. Sa femme, qui avait plus d'esprit que lui, et qui l'avait plus solide, eut aussi quantité d'amis à la ville et à la cour, où elle ne mettait jamais le pied. Ils vivaient ensemble dans une grande union, mais avec des dissonances qui en faisaient le sel et qui réjouissaient toutes leurs sociétés. Ils n'eurent point d'enfants. Elle l'a survécu bien des années. Elle avait été fort jolie, mais toujours sage et considérée. Coulange était un petit homme fort gras, de physionomie joviale et spirituelle, fort égal et fort doux, dont le total était du premier coup passablement ridicule; et lui-même se chantait et en plaisantait le premier.

Cavoye mourut en même temps. Je me suis assez étendu sur lui et sur sa femme pour n'avoir rien à y ajouter. Cavoye, sans cour, était un poisson hors de l'eau; aussi n'y put-il longtemps résister. Si les romans ont rarement produit ce qu'on a vu de sa femme à son égard, ils auraient peine à rendre le courage avec lequel cet amour pour son mari si durable la soutint pour l'assister dans sa longue maladie et à sa mort, voulant, disait-elle, qu'il fût heureux en l'autre vie, ni la sépulture à laquelle elle se condamna à sa mort, et qu'elle garda fidèlement jusqu'à la sienne. Elle conserva son premier deuil toute sa vie, jamais ne découcha de la maison où elle l'avait perdu, ni n'en sortit que pour aller deux fois le jour à Saint-Sulpice prier dans la chapelle où il est enterré. Elle ne voulut jamais voir d'autres personnes que celles qu'elle avait vues dans les derniers temps de la maladie de son mari, ou le jour de sa mort, ne s'occupa que de bonnes œuvres de toutes les sortes, presque toutes relatives au salut de son mari, et se consuma ainsi en peu d'années, sans avoir jamais faibli ni reculé d'une ligne. Une véhémence si égale et si soutenue, sans relâche ni amusement de quoi que ce soit, et toujours surnagée de religion, est peut-être un exemple unique et bien respectable.

La mort de Mlle d'Acigné délivra le duc de Richelieu, fils de sa sœur, d'un retour de partage de cent mille écus qu'elle lui demandait.

Parabère mourut aussi. Pour le personnage qu'il faisait en ce monde, il eût mieux valu pour lui de le quitter plus tôt. Il était gendre de Mme de La Vieuville, dame d'atours de Mme la duchesse de Berry. J'aurai lieu ailleurs de parler de Mme de Parabère.

Ce commencement d'année produisit aussi plusieurs mariages. Celui du jeune Castries avec la fille de Nolent, conseiller au parlement, dont le frère avait été major du régiment des gardes, donna une ridicule scène. Pour la faire entendre, il faut dire que le père de M. de Castries était lieutenant général de Languedoc, gouverneur de Montpellier, chevalier de l'ordre en 1661, et que sa mère était sœur du cardinal Bonzi, archevêque de Narbonne et grand aumônier de la reine. Il aimait fort sa sœur, et avait obtenu le gouvernement de Montpellier pour son neveu, à la mort de son beau-frère. M. du Maine le maria à une fille de M. de Vivonne qui n'avait rien. Outre l'honneur de l'alliance, il espérait en étayer son oncle par M. du Maine, gouverneur de Languedoc, fils de la sœur de M. de Vivonne, contre la persécution de Bâville, intendant, ou plutôt roi de Languedoc. Cette proximité fit dans la suite, et à distance, le mari chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, et la femme sa dame d'atours, qui les aimait fort l'un et l'autre, et Mme de Montespan beaucoup, qui depuis longtemps n'était plus à la cour. Mme de Castries était une figure de tout point manquée pour la forme et pour la matière, mais tout âme, tout esprit et charmant, toujours nouveau, et de ce rare chrême des Mortemart, avec beaucoup de lecture et de savoir sans le montrer jamais. Le mari s'était fort distingué à la guerre, et y aurait été loin sans un asthme et une santé fort triste, qui le força à quitter.

Avec une si médiocre place, et un esprit qui ne l'était guère moins, sa vertu et son mérite lui avaient acquis des amis distingués, et en nombre et une considération personnelle où peu d'autres sont parvenus. Ils avaient un seul fils, fort bien fait, et qui promettait beaucoup, dont ils étaient idolâtres. Ils avaient fort peu de bien; ils voulurent le richement marier. Ils trouvèrent une beauté parfaite avec toutes les grâces possibles, plus admirable, à ce qu'on disait, d'âme et d'esprit que de corps; car elle parut et passa comme une fleur. L'affaire conclue, il en fallut parler à Mme la duchesse d'Orléans par respect, étant a elle, mais sans avoir de grâce à lui demander. Cette princesse qui, comme Minerve, n'avait point de mère, et ne reconnaissait de parents que ceux de Jupiter, n'avait jamais laissé apercevoir aux Castries la moindre idée de parenté, quelque amitié, quelque familiarité, quelque confiance qu'elle eût en eux, et eux de leur côté auraient commis un crime irrémissible à son égard, s'il leur en était échappé la moindre apparence. À la mention de ce mariage, elle se douta pour la première fois qu'il pouvait être que Mme de Castries fût sa cousine germaine, et tout aussi [tôt] chausse le cothurne sur l'indigne alliance des Nolent. Ce n'était pas qu'elle eût un autre parti à leur proposer, moins encore à leur fournir de quoi prétendre à mieux; mais de ce mariage, elle n'en voulut pas entendre parler, le traita d'offense pour elle, et fit tant de bruit qu'il en demeura tout court; il fallut attendre, et cela dura six mois. Cependant ce mariage n'en fut point rompu, parce qu'il était réciproquement désiré. À la fin le duc du Maine et le comte de Toulouse obtinrent la levée de l'interdit, et le mariage s'acheva. Mais depuis ce moment, tout fut si dédaigneux de la part de Mme la duchesse d'Orléans que la jeune femme n'osait presque s'y présenter, et que M. et Mme de Castries étaient eux-mêmes fort empêchés de leurs personnes. Les pauvres jeunes gens ne durèrent guère. Ce ne fut que par leur mort, qui arriva à quatre jours l'un de l'autre, que Mme la duchesse d'Orléans se rapprocha de M. et de Mme de Castries, qui en pensèrent mourir de douleur, et ne s'en consolèrent jamais.

Broglio cadet, et qui a fait depuis une si étrange fortune, épousa une très riche Malouine, qui s'est vue assise veuve, sans l'avoir pu être, mariée. Car son mari a vu la cour bien peu, maréchal de France, fait bien bizarrement duc en Bohême, d'où presque aussitôt, il revint perdu, exilé, et mourut peu après dans cette disgrâce, sans avoir eu permission d'approcher la cour depuis son retour.

D'Antin maria son second fils à la fille unique de Vertamont, premier président du grand conseil, riche à millions, et plus avare, s'il se peut, que riche. Elle manquait de bas et de souliers chez son père, dans un grenier où elle ne voyait jamais de feu. Ses naïvetés aussi, quoiqu'elle ne manquât pas d'esprit, et ses surprises de l'abondance et de la magnificence qu'elle trouva chez d'Antin, furent longuement divertissantes. Son mari prit le nom de marquis de Bellegarde. En même temps d'Antin procura à Vertamont le râpé de la charge de greffier de l'ordre que Lamoignon, président à mortier, vendit à Le Bas de Montargis, garde du trésor-royal. On cria fort de voir l'ordre sur Montargis, et cela renouvela contre Crosat. On trouva étrange aussi que six hommes vivants demeurassent parés du cordon successif de la même charge, qui étaient: La Vrillière, les chanceliers de Pontchartrain et Voysin, Lamoignon, Vertamont et Montargis. Les trois autres charges avaient aussi leurs vétérans et leurs râpés, mais non chacune en si grand nombre.

Le maréchal de Besons maria aussi une de ses filles, belle et bien faite, à Maubourg, brigadier de cavalerie, et très bon officier, veuf depuis un an d'une fille de La Vieuville, mari de la dame d'atours de Mme la duchesse de Berry.

Le duc de Melun épousa une fille du duc d'Albret. Mme d'Espinoy, sa mère, mit sa fille dans les Rohan; elle était Lorraine, comme on a vu souvent; elle voulait peu à peu poulier son fils à la principauté que son mari avait toujours eue dans la tête.

Le mariage du fils aîné du duc de Villeroy fut arrêté avec la fille aînée du prince de Rohan. On a vu plus d'une fois ici ce que toute leur vie furent l'un à l'autre le maréchal de Villeroy et la duchesse de Ventadour, grand-père et grand'mère de ce mariage. L'affaire publique et les compliments reçus, les Rohan crurent que rien ne la pourrait rompre. Alors ils proposèrent qu'en cas que les mâles, issus du prince de Rohan ou de son fils, vinssent à manquer, cette fille aînée reçût quelque légère augmentation de dot, mais que tous les biens de cette branche passassent à celle de Guéméné, et déclarèrent qu'ils les avaient substitués de la sorte. Ce n'était pas que le maréchal de Villeroy se souciât de biens, ni qu'il espérât que cette fille vît mourir tous les mâles de sa branche, mais il ne voulut pas être la dupe des Rohan, moins encore leur valet, et faire un mariage avec une condition qui lui sembla honteuse, et qui ne lui fut déclarée qu'après que tout eut été convenu. Il rompit donc avec le plus grand éclat. Mais le vieil amour du maréchal de Villeroy et de la duchesse de Ventadour ne put souffrir un long divorce. Il remit même peu à peu quelque sorte de bienséance entre les Rohan et les Villeroy, qui en firent même les avances pour plaire à Mme de Ventadour. Mais ils ne le pardonnèrent jamais au maréchal de Villeroy, et furent les sourds mais principaux instigateurs de sa catastrophe. Mais ils s'en cachèrent tant qu'ils purent, à cause de Mme de Ventadour qu'ils avaient un si grand intérêt de ménager et de gouverner, comme ils ont fait toute sa vie, et dont le coeur était depuis tant d'années si inséparablement attaché au maréchal de Villeroy. Il eut bientôt lieu d'être dépiqué par la figure, le bien et la naissance, en quoi il ne perdit rien aux Rohan. Six semaines après, il maria son petit-fils à la fille aînée du duc de Luxembourg.

Les Rohan, de leur côté, ne voulurent pas demeurer en reste. Ils tonnelèrent aisément le duc de Mazarin, qui consentit à leur substitution, et le mariage se fit du duc de La Meilleraye, son fils unique, qui n'avait que quinze ans, un mois après celui du marquis de Villeroy avec Mlle de Luxembourg.

La maréchale de Noailles maria sa huitième et dernière fille au fils de Courtenvaux, qui devait être très riche. Le duc de Noailles obtint pour cela du régent que le père cédât à son fils sa charge de capitaine des Cent-Suisses, et d'en conserver les appointements et la survivance. Ainsi le maréchal d'Estrées fut beau-frère de tous deux: du père, mari de sa soeur; du fils, son neveu, qui épousa la sœur de la maréchale d'Estrées.

CHAPIRE XVI. §

Je fais donner à La Vrillière voix au conseil de régence. — M. de Châtillon mestre de camp général, et M. de Clermont-Tonnerre commissaire général de la cavalerie. — La charge de secrétaire d'État de la guerre supprimée; celle des affaires étrangères rétablie sans fonction, donnée à Armenonville, qui en paye quatre cent mille livres au chancelier Voysin. — Les conseillers d'État prétendent que la place de conseiller d'État est incompatible avec la charge de secrétaire d'État, et perdent leur procès contre Armenonville. — Avaraye ambassadeur en Suisse, et Bonac à Constantinople. — Maupertuis et Vins, capitaines des deux compagnies des mousquetaires, se retirent; Artagnan et Canillac leur succèdent. — Réforme des troupes. — Querelle, combat, procédure et jugement entre le duc de Richelieu et le comte de Gacé. — Princes du sang, bâtards, pairs. — Épées aux prisons. — Querelle et combat entre MM. de Jonzac et de Villette. — Mort de Sourches, ci-devant grand prévôt, et de Lyonne, premier écuyer de la grande écurie, à qui succède le neveu de Sainte-Maure. — Chambre de justice contre les financiers. — Accident à un oeil de M. le duc d'Orléans. — Payements se commencent. — Misère étrange des ministres employés par la France au dehors. — Mortification, puis don, aussi mal à propos l'un que l'autre, à Desmarets. — Cheverny gouverneur de M. le duc de Chartres ad honores. — Mme la duchesse de Berry usurpe des honneurs qu'elle ne conserve pas. — Son démêlé avec M. le prince de Conti. — S'abandonne à Rion. — Quel est Rion. — Il la maîtrise fort durement. — Contrastes de Mme la duchesse de Berry avec elle-même, et dans le monde, et aux Carmélites. — Mme d'Aydie dame de Mme la duchesse de Berry, au lieu de la mère du marquis de Brancas, qui rend sa place.

La Vrillière aurait dû être content de son sort, dont il ne s'était pas tant promis lui-même. Je l'avais sauvé seul du naufrage des secrétaires d'État, à force de temps et de bras, et je lui avais fait attribuer à lui seul toutes les fonctions pour lesquelles on ne se pouvait commodément passer d'un secrétaire d'État, et qui s'étendaient par tout le royaume pour tous les ordres en commandement, outre le secret et la direction de la police de Paris. De cinquième roue d'un chariot qu'il était sous le feu roi, avec une place caponne, car sa charge de secrétaire d'État n'avait que ses provinces et point de département particulier, il était devenu un personnage à qui tout le monde avait affaire. Malgré tant de différence dans la situation nouvelle où il se trouvait, il avait un ver qui le rongeait, et qui depuis l'expulsion de Pontchartrain ne lui laissait point de repos, quoique depuis la mort du roi, jusqu'à sa dernière chute, Pontchartrain fût devenu un simulacre qu'on ne cessait de bafouer sans cesse et sans mesure. Mais tandis qu'à ce prix il entrait encore au conseil de régence, comme secrétaire d'État, où toutefois il n'eut jamais d'autre fonction que de moucher les bougies, La Vrillière, avec ce pendant d'oreille, n'osa parler de ce qui le tourmentait. Quand Pontchartrain fut chassé, La Vrillière prit plus de hardiesse, parce qu'il se trouva seul dans le cas, et bientôt après vint à moi comme à son protecteur, sur sa privation de voix au conseil de régence. J'essayai de lui faire entendre raison; mais lui et sa femme revinrent si souvent à la charge, il faut tout dire, pleurèrent tant chez moi l'un et l'autre, que l'amitié l'emporta en moi sur la raison. Je parlai au régent qui avait une facilité et un mépris de toutes choses qui lui en faisait faire litière, quand il n'était pas retenu par quelqu'un, et j'obtins facilement ce que La Vrillière regardait lors comme le comble de ses vœux.

La Vrillière vendit alors sa charge de mestre de camp général de la cavalerie à M. de Châtillon, qui en était commissaire général, et gendre de Voysin, qui a fait depuis une fortune si grande et si peu espérée, dont l'extrême brillant s'est enfin changé en de tristes ténèbres. Il vendit la sienne au marquis de Clermont-Tonnerre.

Je m'impatientais de ce que le chancelier ne se défaisait point de sa charge de secrétaire d'État de la guerre, dont il ne faisait plus aucune fonction depuis l'établissement des conseils. C'était la condition sous laquelle le maréchal de Villeroy avait dans les derniers jours de la vie du roi arraché pour lui la conservation des sceaux, comme je l'ai raconté en son lieu, de la misère de M. le duc d'Orléans; car c'est le terme qui convient à une telle faiblesse. Je pressais le régent de finir cela, et à la fin, j'en vins à bout. Armenonville dont j'ai parlé plus d'une fois, et duquel j'avais eu lieu d'être content toute ma vie, me vint demander instamment de le servir pour obtenir ce qui n'était plus qu'une carcasse inanimée de charge, mais qui pouvait se relever, et passer à son fils. Voysin, qui, jusqu'au dernier moment du roi, ne s'était pas oublié, en avait obtenu tout à la fin de sa vie un brevet de retenue de quatre cent mille livres sur cette charge, et par la condition obtenue par le maréchal de Villeroy, en lui faisant conserver les sceaux, il fallait que la charge fût vendue. J'obtins donc l'agrément pour Armenonville, qui fut pourvu de celle dont Torcy avait été récompensé en s'en démettant, et donna quatre cent mille livres au chancelier Voysin, qui fut enragé encore, parce qu'il avait trouvé à la vendre le double. La sienne demeura supprimée en entier, et celle des affaires étrangères n'eut aucune sorte de fonction.

Cette affaire fit naître une ridicule prétention. Armenonville était si avancé dans le conseil qu'il touchait presque au décanat; ce décanat emporte honneur et profit. Armenonville était d'âge et de santé à en jouir longtemps, et ce n'était pas l'intérêt de ceux qui avaient envie d'y parvenir. Les anciens conseillers d'État imaginèrent une incompatibilité dans les deux places dont il était revêtu, et peu à peu la persuadèrent aux autres conseillers d'État. Ils citaient des exemples vrais et faux là-dessus dont pas un ne faisait au fond de la chose. Il est vrai que les secrétaires d'État et le contrôleur général des finances étaient si supérieurs en considération, en fonctions, en autorité aux conseillers d'État, qui ne jugent que des procès, que ceux d'entre eux qui sous le feu roi avaient été pris d'entre les conseillers d'État pour remplir ces grandes places, s'étaient démis de celle de conseillers d'État. Cela même était d'autant plus raisonnable que le service du conseil le demandait, parce qu'il n'y a que vingt-quatre conseillers d'État de robe, dont il y en a toujours intendants dans les grandes provinces, intendants des finances souvent, prévôts des marchands, dont l'absence des bureaux et du conseil retarde l'expédition, et nuit souvent aux affaires. Un conseiller d'État, devenu secrétaire d'État ou contrôleur général, était encore de moins au conseil où il n'avait plus le temps de vaquer, et de plus cette place n'était pour lui d'aucune ressource, parce que, venant à déplaire assez pour perdre la principale, il ne se serait pas réduit à retourner faire le simple conseiller d'État au conseil, et à devenir, comme on dit, d'évêque meunier. Il était faux que M. de Croissy, président à mortier au parlement de Paris, quand il fut secrétaire d'État à la place de M. de Pomponne, se fût défait de sa charge de président à mortier. M. de Croissy eut la charge de président à mortier en... de M...., fut en 1679 secrétaire d'État, eut en.... la survivance de sa charge de président à mortier pour M. de Torcy son fils.

En 1689, le roi ordonna au premier président de Novion de donner la démission de sa charge, moyennant une charge de président à mortier pour son petit-fils, M. de Novion, qui, après la régence, a été premier président. M. de Croissy lui vendit sa charge de président à mortier, et M. de Torcy, qui en avait la survivance, eut en la place celle de secrétaire d'État de M. de Croissy. Or un secrétaire d'État des affaires étrangères, par ses occupations, et par être nécessairement toujours à la cour et jamais à Paris, est bien moins compatible avec les fonctions journalières de président à mortier que ne le sont les places de secrétaire d'État et de conseiller d'État. Si de là on passe à l'être de ces places, il se trouve que l'être de secrétaire d'État est [celui] de conseiller d'État. La charge de secrétaire d'État lui en donne le titre, l'entrée et la voix au conseil, le rang d'ancienneté partout parmi les conseillers d'État du jour qu'il a été secrétaire d'État, et comme secrétaire d'État a rang de conseiller d'État, et n'en a point d'autre. Si par la puissance de leurs charges ils ont regardé les places de conseiller d'État au-dessous d'eux, c'est une idée qui a pu entrer dans leur tête, mais qui n'a pas changé l'essence de leurs charges et de leur condition, qui, par ce qui vient d'être expliqué, est homogène aux places de conseillers d'État, et ne peut être incompatible avec elles. Aussi les conseillers d'État eurent-ils beau s'assembler, députer au régent, présenter des mémoires imprimés, solliciter les membres du conseil de régence, et l'ancien évêque de Troyes chargé par le régent d'y rapporter l'affaire, bien défendue par Armenonville, ce dernier y gagna son procès tout d'une voix. Comme sa nouvelle charge ne lui donnait aucune occupation, il continua ses fonctions de conseiller d'État comme auparavant, et devint doyen du conseil. Nous lui verrons donner les sceaux dans la suite, avec lesquels il ne mourut pas.

Avaray, bon militaire et rien de plus, fut choisi pour l'ambassade de Suisse, et Bonac pour celle de Constantinople. C'était un neveu paternel de Bonrepos, qui avait eu l'honneur d'épouser la fille aînée de Biron, à la vérité fort chargé d'enfants, et pour rien. Il avait de l'esprit, de l'expérience, et de la capacité dans les négociations, où il avait passé sa vie, alors assez peu avancée. On l'avait employé de bonne heure en Allemagne, puis dans le Nord, et en Pologne longtemps, enfin en Espagne, et on avait eu lieu partout d'en être content. L'emploi délicat, mais fort lucratif de Constantinople, parut tout à la fois une dot et une récompense pour lui.

Artagnan, qui depuis longtemps commandait les mousquetaires gris sous Maupertuis qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui ne s'en mêlait presque plus, lui donna cent cinquante mille livres et en fut capitaine à sa place. Trois mois après, Canillac, cousin de celui qui était dans le conseil des affaires étrangères, et qui commandait les mousquetaires noirs sous M. de Vins, qui n'était guère moins vieux que Maupertuis, et qui désirait fort de se retirer, lui donna aussi cent cinquante mille livres, et fut capitaine à sa place. Ce fut la première fois qu'on est monté à ces compagnies pour de l'argent. Il est vrai que si on n'eût eu égard qu'au mérite, Maupertuis et Vins n'auraient pas eu de tels successeurs.

Après bien des projets différents, on fit enfin la réforme des troupes. On ne conserva que cent cinquante escadrons de cavalerie à cent maîtres chacun, sans majors ni aumôniers, et les dix-sept escadrons de la maison du roi et de la gendarmerie, de laquelle les compagnies furent réduites de soixante à trente-cinq maîtres. On conserva aussi les quatorze régiments de dragons à un escadron chacun, dont la moitié à pied. Le tiers des Suisses fut réformé, en sorte que des dix-huit mille hommes on n'en conserva que douze mille en ôtant une compagnie par régiment; et les régiments sur le pied étranger, excepté les Suisses à qui leurs capitulations furent conservées, et les Irlandais, on les mit sur le pied français infiniment moins cher, en donnant à leurs colonels huit mille livres de pension, en dédommagement de ce qu'ils y perdirent.

Il y eut force bals dans Paris, outre ceux de l'Opéra. Il arriva en l'un de ces derniers une querelle entre le duc de Richelieu et le comte de Gacé, fils aîné du maréchal de Matignon. Ils sortirent, se battirent dans la rue de Richelieu et se blessèrent légèrement tous deux. Le parlement, certain de la faiblesse du régent, et de la misère des ducs à qui il ne pardonnait point de ne pas essuyer toutes ses usurpations avec le dernier respect, se promit bien de profiter du temps et de l'aventure, et sans lettres patentes, comme il est de l'ordre, du droit et de l'usage, se mit à informer, sous prétexte que M. de Richelieu n'était pas reçu au parlement, comme s'il était moins pair de France faute de cette réception, après celle de son père. Il y eut en bref un ajournement personnel, et se rendre dans quinzaine à la conciergerie du Palais, avant l'expiration duquel M. le duc d'Orléans les envoya à la Bastille. Ce nonobstant, le parlement leur fit signifier en leurs domiciles l'ajournement personnel, et de se rendre à la Conciergerie. Ces messieurs furent fort visités à la Bastille. Cette prétendue noblesse excitée par M. et Mme du Maine, dont on a parlé en son temps, fermentait toujours, et trouva fort mauvais que les ducs qui allaient voir les deux prisonniers à la Bastille gardassent leurs épées, et qu'ils fussent obligés de laisser les leurs à la porte. Grand bruit, à leur ordinaire; mais de ce bruit il n'en fut autre chose sinon que le régent qui savait bien ce qui en était et devait être, eut la complaisance de faire perquisition de l'usage, qui se trouva tel qu'il se pratiquait et que cette prétendue noblesse s'en plaignait. Ainsi elle continua à laisser les épées à la porte de la Bastille, et les ducs à la conserver en entrant dans cette prison et dans toutes les autres où ils vont voir quelqu'un, comme du temps du feu roi il m'est arrivé au For-l'Évêque, sans qu'on y ait songé à me parler de quitter mon épée, ce que je n'aurais pas souffert aussi.

Le régent, qui se plaisait aux mezzo-termine favorables à sa faiblesse et à son goût politique d'abaissement et de confusion, et de tenir tout brouillé, laissa faire le parlement, et fit seulement écrire une lettre du roi à chaque prince du sang, bâtard, et autre pair pour se trouver au jugement du duc de Richelieu. Les princes du sang furent piqués de ce que cette qualité se trouva également mise à la suscription de leurs lettres et de celles des bâtards. M. le Duc, M. le prince de Conti et le duc du Maine déclarèrent qu'ils n'iraient point au jugement du duc de Richelieu comme étant ses parents trop proches. Ce fut une défaite que le régent leur suggéra pour éviter noise. Les princes du sang s'étaient vantés qu'ils empêcheraient les bâtards de traverser le parquet, et quand ce fut à l'exécution, ils se trouvèrent encore plus contents de cette raison d'en éviter l'occasion, que ne le fut le régent même qui la leur fournit. Le prince de Dombes et le comte de Toulouse s'y trouvèrent avec les autres pairs. Le parlement, ne pouvant pis après tout ce qu'il avait entrepris et usurpé dans cette affaire, ordonna un plus amplement informer, et garder prison deux mois.

Quand le jour du jugement définitif s'approcha, il fut dit que le roi n'écrirait qu'aux pairs, et point aux princes du sang, ni à MM. du Maine et de Dombes comme exclus par leur parenté. M. de Dombes y avait pourtant assisté une fois, mais on prit ce milieu pour faire en sorte que le comte de Toulouse se laissât persuader de n'y point aller, et d'avoir cette déférence pour les plaintes amères que M. le Duc avait faites, et continuait de porter au régent de ce que le prince de Dombes et lui s'étaient trouvés à la dernière séance. Le prince de Dombes se voulait bien exclure de celle-ci comme parent, ainsi que son père, par Mme la duchesse du Maine. Mais le comte de Toulouse, qui n'avait point cette raison, persista à s'y vouloir trouver. Ainsi fit-il, et traversa le parquet. Les pairs tous convoqués par le roi y assistèrent. Il y eut arrêt de plus amplement informer pendant trois mois, et, cependant mis en liberté. Ils sortirent le même jour de la Bastille; il y avait six mois que cela durait. J'ai cru devoir rapporter cette affaire tout de suite.

Dans ce même temps de la querelle du duc de Richelieu et du comte de Gacé, il y eut un badinage de rien entre deux jeunes gens ivres à souper chez M. le prince de Conti à Paris, à quoi eux-mêmes ni personne n'eut pris garde sans la malice des convives, excités par l'exemple du maître de la maison, qui leur apprit le lendemain qu'ils avaient eu une affaire la veille, et qui voulut faire semblant de les accommoder. L'un était Jonzac, fils d'Aubeterre, l'autre Villette, frère de père de Mme de Caylus. M. le Duc, qui ne voulut pas que les maréchaux de France se mêlassent d'une affaire arrivée chez M. le prince de Conti, les envoya chercher deux jours après et les accommoda. Mais ceux qui de rien avaient fait une affaire se mirent si fort après eux, que les familles s'en mêlèrent et les crurent déshonorés s'ils ne se battaient pas. Tous deux y résistèrent; mais enfin poussés à bout, ils se battirent en fort braves gens, et montrèrent ainsi que leur résistance ne venait que de ne savoir pourquoi se battre. Tous deux furent blessés, Villette plus considérablement, et disparurent. Ce fut le premier fruit de l'impunité effective du premier duel de la régence, sur le quai des Tuileries, en plein jour, de la plus grande notoriété, entre deux hommes qui ne valaient pas, en quoi que ce fût, la peine d'être ménagés, et qui en produisit bien d'autres. L'affaire dont je viens de parler avait trop éclaté et trop longtemps pour pouvoir être étouffée. Le parlement procéda, Villette sortit du royaume et mourut bientôt après; Jonzac se cacha longtemps, et ne se présenta que bien sûr de ce qui arriverait de son affaire. Il en fut quitte pour une assez longue prison, absous après, et ne perdit point son emploi. Cette affaire pourtant réveilla celle de Girardin et de Ferrant, qui furent obligés de s'absenter, et qui à la fin furent condamnés, effigiés, et perdirent leurs emplois. Ce fut un remède qui vint beaucoup trop tard.

Deux hommes, qui étaient devenus fort inutiles au monde, moururent en ce même temps: Sourches, fort vieux, qui avait cédé à son fils sa charge de grand prévôt, et Lyonne, premier écuyer de la grande écurie, qui n'avait jamais exercé cette charge, et qui passait sa très obscure vie avec les nouvellistes de Paris. Sainte-Maure crut faire merveilles de faire prendre cette charge à son neveu. Ce n'en était pas une pour un homme de sa qualité, mais il y brilla aussi peu que son prédécesseur.

Le duc de Noailles et Rouillé voulurent absolument une chambre de justice contre les financiers. On a vu ce que j'avais pensé là-dessus; mais ces deux hommes étaient maîtres absolus de ce qui était finance; cela passa donc au conseil de régence. Lamoignon et Portail, présidents à mortier, furent mis à la tête de six maîtres des requêtes, dix conseillers du parlement, huit maîtres des comptes, et quatre conseillers de la cour des aides. Fourqueux, neveu de Rouillé, et procureur général de la chambre des comptes, fut procureur général de ce nouveau tribunal. Portail et lui y acquirent beaucoup de réputation par leur intégrité; Lamoignon y gagna de l'argent et se déshonora. L'édit de cette création fut enregistré tel qu'il fut présenté au parlement le 12 mars, et le chancelier alla le 14 mars faire l'ouverture de ce nouveau tribunal aux Grands-Augustins, où il tint ses séances. La frayeur se mit parmi les financiers. On prétendait que les traitants avaient profité de dix-huit cent millions. Parmi les assignations qui furent données à ceux qu'on voulut ressasser, le duc de Noailles n'oublia pas M. d'Auneuil, maître des requêtes, frère de Mme la maréchale de Lorges, dont le père était entré en plusieurs affaires du temps de M. Colbert, avait été depuis garde du trésor royal avec autant de bonne réputation que ces gens-là en peuvent avoir, et avait longtemps avant sa mort quitté sa charge et toute affaire, et entièrement apuré ses comptes à la chambre des comptes. Dès que j'appris cette malice, j'allai trouver M. le duc d'Orléans, qui sur-le-champ et devant moi envoya ordre au duc de Noailles de retirer cette assignation et de la lui apporter. Il eut un peu la tête lavée, tout favori qu'il était, avec défense de toucher à d'Auneuil en quoi que ce pût être, et l'assignation bien déchirée. Ils avaient tous bien envie d'attaquer Pontchartrain, et M. le duc d'Orléans aussi; mais la considération de son père borna ce dessein aux désirs et aux regrets; M. le duc d'Orléans s'y porta de lui-même. Je n'eus ni la peine ni le mérite de parer ce coup.

Ce prince, qui avait la vue fort basse et un œil bien moins mauvais que l'autre, jouant à la paume qu'il aimait fort en ce temps-ci, se donna sur ce bon œil un coup de raquette qui le mit en danger de le perdre. Mais s'il le conserva il n'en fut guère mieux; il n'en vit presque plus le reste de sa vie; et le mauvais œil, dont il se servait le moins, devint le bon, sans en être meilleur qu'il n'était.

Il commença à faire faire des payements. Ce qu'il y avait de plus pressé étaient les ministres de France dans les pays étrangers. Ils étaient tellement en arrière qu'il y en avait plusieurs qui, depuis plusieurs mois, n'avaient pas de quoi retirer leurs lettres de la poste et les y laissaient. On comprend l'inconvénient de cette misère pour les affaires, et par le mépris où ils ne pouvaient éviter de tomber dans les divers pays où ils étaient employés, et où ils mouraient de faim, après s'être endettés partout. Ce fut aussi par où on commença. On donna aussi quelque chose à la marine, qui était depuis longtemps encore pis qu'à sec, moins pour la relever, comme je l'expliquerai bientôt, que pour apaiser un peu le comte de Toulouse et le conseil de marine.

Les délations portées à la chambre de justice attirèrent une mortification à Desmarets, et un ridicule à qui la lui donna. On se persuada sur ses rapports qu'il avait caché beaucoup d'argent dans l'abbaye d'Hières près Paris, dont sa soeur était abbesse. On y envoya fouiller partout, et on y remua bien la terre; on n'y trouva rien du tout. Le rare est qu'aussitôt après le maréchal de Villeroy, ami de Desmarets de tout temps, fit valoir au régent une prétendue promesse du feu roi à Desmarets de lui donner cent mille écus au prochain renouvellement des fermes générales. Le roi était mort auparavant, et Desmarets avait été chassé. Dans l'extrême disette où on était d'argent, dont on avait besoin pour tant de choses également importantes et pressées, et le régent par aucun coin tenu d'acquitter de pareilles grâces du feu roi, il eut la faiblesse de se laisser entraîner aux propos du maréchal de Villeroy, et de faire payer Desmarets de ce don à mille pistoles par mois.

Ce prince choisit Cheverny pour gouverneur de M. son fils. Il était homme de qualité et fort capable de faire quelque chose de bon d'un pupille qui lui aurait été sérieusement remis. Mais il avait depuis longtemps de Court dont le nom n'était point faux, et qui de plus était un pédant achevé. Son frère avait toujours été au duc du Maine, et y était mort. C'en était assez pour avoir toute la confiance de Mme la duchesse d'Orléans, qui n'avait d'yeux que pour ses frères, et qui de préférence à tout voulait inculquer à son fils sa manie là-dessus. Ainsi Cheverny ne fut mis que ad honores, ravi de n'en avoir ni les soins ni la peine, et qui laissa faire de Court sans se mêler de rien. M. le duc d'Orléans, partie connaissance de ce qu'il avait à espérer de M. son fils, partie négligence, laissa faire. Mme la duchesse d'Orléans réussit à la vérité parfaitement à coiffer son fils de la bâtardise. Du reste on voit comment cette éducation a réussi.

Le roi sortit pour la première fois des Tuileries pour aller au Palais-Royal voir Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Quelque temps après il sortit pour la seconde fois, et alla voir Mme la duchesse de Berry au Luxembourg. Les prétentions et l'indécision firent ôter le strapontin de son carrosse pour n'y laisser que les deux fonds. Le roi était étouffé au derrière par Mme de Ventadour et le duc du Maine. Au devant ses deux fils et Mme de Villefort, sous-gouvernante; c'est-à-dire toutes personnes sans droit aucun d'y être, excepté la duchesse de Ventadour. J'ai expliqué ailleurs les deux règles des places du carrosse, celle de droiture et celle de nécessité, mais la confusion sur tout était uniquement en règne, et s'y établit de plus en plus.

Mme la duchesse de Berry en profitait de son côté pour usurper tous les honneurs de reine, malgré les représentations de Mme de Saint-Simon, et les dégoûts dont elle l'assura que de telles entreprises seraient suivies. Elle marcha dans Paris avec des timbales sonnantes, et tout du long du quai des Tuileries où le roi était. Le maréchal de Villeroy en porta le lendemain ses plaintes à M. le duc d'Orléans, qui lui promit que tant que le roi serait dans Paris, on n'y entendrait d'autres timbales que les siennes, et oncques depuis Mme la duchesse de Berry n'y en a eu. Elle alla aussi à la comédie, y eut un dais dans sa loge, quatre de ses gardes sur le théâtre, d'autre, dans le parterre, la salle bien plus éclairée qu'à l'ordinaire, et fut avant la comédie haranguée par les comédiens. Cela fit un étrange bruit dans Paris comme avait fait son haut dais au parterre de l'Opéra. Néanmoins elle n'osa retourner aux spectacles de la sorte; mais pour ne pas reculer aussi, elle renonça à voir la comédie dans son lieu ordinaire, et elle prit à l'Opéra une petite loge où elle n'était qu'à peine aperçue, et comme incognito. Elle ne le vit plus ailleurs, et comme la comédie venait jouer sur le théâtre de l'Opéra pour Madame, cette petite loge servit pour les deux spectacles.

Allant un jour à l'Opéra, ses gardes firent arrêter le carrosse de M. le prince de Conti qui y arrivait, et maltraitèrent son cocher, ce prince étant dans son carrosse. La vérité est que ce n'était qu'entreprises de toutes parts. Les princes du sang n'osaient pas nier tout à fait leur devoir d'arrêter devant les filles de France, car il n'y avait point de fils de France alors, mais ils les évitaient et de fait ne voulaient point arrêter devant elles ; d'autre part, c'était bien assez de le faire arrêter de haute lutte, sans maltraiter son cocher, lui dans son carrosse ; Il s'en plaignit au marquis de La Rochefoucauld, capitaine des garde de Mme la duchesse de Berry, qui n'eut pas l'esprit de lui répondre de manière à le contenter, et à faire tomber la chose ; M. le prince de Conti, piqué, s'adressa à M. le duc d'Orléans, qui obligea Mme la duchesse de Berry de le prier de venir chez elle. Il y vint ; la conversation se passa en public fort mal à propos, et pour en dire le vrai, avec tout son esprit, elle s'en tira fort mal ; elle fit des reproches à ce prince de ne s'être pas adressé à elle ; elle voulut accuser le cocher et excuser son garde, puis voyant qu'elle ne réussissait pas, et que M. le duc d'Orléans voulait être obéi, elle dit à M. le prince de Conti que, puisqu'il voulait que ce garde allât en prison, il y irait, mais qu'elle le priait qu'il n'y fût guère. Cela fut pitoyable. En effet, à peine le garde se fut-il remis qu'il sortit à la prière de M. le prince de Conti. Le point était qu'on l'avait fait arrêter, qu'il n'osait le contester ni s'en plaindre. Voilà pour le rang à couvert et bien décidé ; le reste était une sottise dont il fallait savoir sortir galamment.

Après maintes passades, elle s'était tout de bon éprise de Rion, jeune cadet de la maison d'Aydie, fils d'une sœur de Mme de Biron, qui n'avait ni figure ni esprit. C'était un gros garçon court, joufflu, pâle, qui avec force bourgeons ne ressemblait pas mal à un abcès. Il avait de belles dents, et n'avait pas imaginé causer une passion qui en moins de rien devint effrénée, et qui dura toujours, sans néanmoins empêcher les passades et les goûts de traverse. Il n'avait rien vaillant, mais force frères et soeurs qui n'en avaient guère davantage. M. et Mme de Pons, dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, étaient de leurs parents, et de même province. Ils firent venir ce jeune homme, qui était lieutenant de dragons, pour tâcher d'en faire quelque chose. À peine fut-il arrivé que le goût se déclara, et qu'il devint le maître à Luxembourg . M. de Lauzun, dont il était petit-neveu, en riait sous cape. Il était ravi; il se croyait renaître en lui à Luxembourg, du temps de Mademoiselle; il lui donnait des instructions.

Rion était doux et naturellement poli et respectueux, bon et honnête garçon. Il sentit bientôt le pouvoir de ses charmes qui ne pouvaient captiver que l'incompréhensible fantaisie dépravée d'une princesse. Il n'en abusa avec personne, et se fit aimer de tout le monde par ses manières, mais il traita Mme la duchesse de Berry comme M. de Lauzun avait traité Mademoiselle. Il fut bientôt paré des plus belles dentelles et des plus riches habits, plein d'argent, de boîtes, de joyaux et de pierreries. Il se faisait désirer; il se plaisait à donner de la jalousie à sa princesse, à en paraître lui-même encore plus jaloux. Il la faisait pleurer souvent. Peu à peu il la mit sur le pied de n'oser rien faire sans sa permission, non pas même les choses les plus indifférentes. Tantôt prête de sortir pour l'Opéra, il la faisait demeurer; d'autres fois il l'y faisait aller malgré elle. Il l'obligeait à faire bien à des dames qu'elle n'aimait point, ou dont elle était jalouse, mal à des gens qui lui plaisaient, et dont il faisait le jaloux. Jusqu'à sa parure, elle n'avait pas la moindre liberté. Il se divertissait à la faire décoiffer ou lui faire changer d'habits quand elle était toute prête, e cela si souvent, et quelquefois si publiquement qu'il l'avait accoutumée à prendre le soir ses ordres pour la parure et l'occupation du lendemain, et le lendemain il changeait tout, et la princesse pleurait tant et plus. Enfin elle en était venue à lui envoyer des messages par des valets affidés ; car il logea presque en arrivant au Luxembourg ; et ses messages se réitéraient plusieurs fois pendant sa toilette, pour savoir quels rubans elle mettrait ; ainsi de l'habit et des autres parures, et presque toujours il lui faisait porter ce qu'elle ne voulait point. Si quelquefois elle osait se licencier à la moindre chose sans son congé, il la traitait comme une servant, et les pleurs duraient quelquefois plusieurs jours. Cette princesse si superbe, et qui se plaisait tant à montrer et à exercer le plus démesuré orgueil, s'avilit à faire des repas avec lui et des gens obscurs, elle avec qui nul homme ne pouvait manger s'il n'était prince du sang.

Un jésuite, qui s'appelait le P. Riglet, qu'elle avait connu enfant, et qui l'avait toujours cultivée depuis, était admis dans ces repas particuliers sans qu'il en eût honte, ni que Mme la duchesse de Berry en fût embarrassée. Mme de Mouchy, dont j'ai parlé ailleurs, était la confidente de tous ces étranges particuliers ; elle et Rion mandaient les convives, et choisissaient les jours. La Mouchy raccommodait souvent sa princesse avec son amant, qui en était mieux traitée qu'elle, sans qu'elle osât s'en apercevoir, de crainte d'un éclat qui lui aurait fait perdre un amant si cher, et une confidente si nécessaire. Cette vie était publique : tout à Luxembourg s'adressait à M. de Rion, qui de sa part avait grand soin d'y bien vivre avec tout le monde, même avec un air de respect qu'il refusait, même en public, à sa seule princesse. Il lui faisait devant le monde des réponses brusques qui faisaient baisser les yeux aux spectateurs, et rougir ceux de Mme la duchesse de Berry, qui ne contraignait point ses manières soumises et passionnées pour lui devant les compagnies. Le rare est que, parmi cette vie, elle prit un appartement aux Carmélites du faubourg Saint-Germain, où elle allait quelquefois les après-dînées, et toujours coucher aux bonnes fêtes, et souvent y demeurer plusieurs jours de suite. Elle n'y menait que deux dames, rarement trois, presque point de domestiques; elle mangeait avec ses dames de ce que le couvent lui apprêtait, allait au chœur ou dans une tribune à tous les offices du jour, et fort souvent de la nuit ; et outre les offices, elle y demeurait quelquefois longtemps en prières, et y jeûnait très exactement les jours d'obligation.

Deux carmélites de beaucoup d'esprit, et qui connaissaient le monde, étaient chargées de la recevoir et d'être souvent auprès d'elle. Il y en avait une fort belle ; l'autre l'avait été aussi. Elles étaient assez jeunes, surtout la plus belle, mais d'excellentes religieuses, et des saintes, qui faisaient cette fonction fort malgré elles. Quand elles furent devenues plus familières, elles parlèrent franchement à la princesse, et lui dirent que, si elles ne savaient rien que ce qu'elles en voyaient, elles l'admireraient comme une sainte ; mais que d'ailleurs elles apprenaient qu'elle menait une étrange vie, et si publique, qu'elles ne comprenaient pas ce qu'elle venait faire dans leur couvent. Mme la duchesse de Berry riait et ne s'en fâchait point ; Quelquefois elles la chapitraient, lui nommaient les gens et les choses par leurs noms, l'exhortaient à changer une vie si scandaleuse, et, avec esprit et tour, poussaient ou enrayaient à propos, mais jamais sans lui avoir parlé ferme. Elles le contaient après à celles de ses dames qui étaient les plus propres à goûter leurs peines sur l'état de Mme la duchesse de Berry, qui ne cessa de vivre comme elle faisait à Luxembourg et aux Carmélites, et de laisser admirer un contraste aussi surprenant, et qui du côté de la débauche augmenta toujours. Rion lui fit venir de sa province une de ses soeurs, mariée à M. d'Aydie, pour remplir la place de Mme de Brancas la mère, de laquelle j'ai quelquefois fait mention, à qui le feu roi avait donné une place de dame auprès d'elle, et qui était toujours demeurée en Provence, où elle était retournée quand elle y fut nommée, et finalement n'en voulut point revenir.

CHAPITRE XVII. §

Vie, journées et conduite personnelle de M. le duc d'Orléans. — Le régent impénétrable sur les affaires dans la débauche, même dans l'ivresse. — Ses maîtresses. — Roués de M. le duc d'Orléans. — Énormités ecclésiastiques. — Démêlé des cours de Rome et de Turin sur le tribunal de la monarchie de Sicile. — Naissance de don Carlos, roi des Deux-Siciles. — Prince palatin électeur de Trèves. — Cabale qui, par intérêts particuliers, attache pour toujours le régent à l'Angleterre. — M. le duc d'Orléans n'a jamais désiré la couronne, mais le règne du roi et par lui-même. — Je propose au régent l'indissoluble et perpétuelle union avec l'Espagne, comme le véritable intérêt de l'État, dont la maison d'Autriche et les Anglais sont les ennemis essentiellement naturels. — Stralsund pris. — Le roi de Suède échappé et passé en Suède.

Mme la duchesse de Berry rendait avec usure à M. son père les rudesses et l'autorité qu'elle éprouvait de Rion, sans que la faiblesse de ce prince en eut moins d'assiduité, de complaisance, il faut le dire, de soumission et de crainte pour elle. Il était désolé du règne public de Rion et du scandale de sa fille, mais il n'osait en souffler, et si quelquefois quelque scène également forte et ridicule entre l'amant et la princesse avait percé en public, M. le duc d'Orléans osait en faire quelque représentation, il était traité comme un nègre, boudé plusieurs jours, et bien empêché comment faire sa paix. Il n'y avait jour qu'ils ne se vissent, le plus souvent au Luxembourg. Il est temps de parler un peu des occupations publiques et particulières du régent, de sa conduite, de ses parties, de ses journées.

Toutes les matinées étaient livrées aux affaires, et les différentes sortes d'affaires avaient leurs jours et leurs heures. Il les commençait seul avant de s'habiller, voyait du monde à son lever, qui était court et toujours précédé et suivi d'audiences auxquelles il perdait beaucoup de temps; puis ceux qui étaient chargés plus directement d'affaires le tenaient successivement jusqu'à deux heures après midi. Ceux-là étaient les chefs des conseils, La Vrillière, bientôt après Le Blanc dont il se servait pour beaucoup d'espionnages, ceux avec qui il travaillait sur les affaires de la constitution, celles du parlement, d'autres qui survenaient; souvent Torcy pour les lettres de la poste; quelquefois le maréchal de Villeroy pour piaffer; une fois la semaine, les ministres étrangers; quelquefois les conseils; la messe dans sa chapelle en particulier, quand il était fête ou dimanche. Les premiers temps il se levait matin; ce qui se ralentit peu à peu, et devint après incertain et tardif, suivant qu'il s'était couché. Sur les deux heures ou deux heures et demie, tout le monde lui voyait prendre du chocolat; il causait avec la compagnie. Cela durait selon qu'elle lui plaisait; le plus ordinaire en tout n'allait pas à demi-heure. Il rentrait et donnait audience à des dames et à des hommes, allait chez Mme la duchesse d'Orléans, puis travaillait avec quelqu'un ou allait au conseil de régence; quelquefois il allait voir le roi, le matin rarement, mais toujours matin ou soir, avant ou après le conseil de régence, et l'abordait, lui parlait, le quittait avec des révérences et un air de respect qui faisait plaisir à voir, au roi lui-même, et qui apprenait à vivre à tout le monde.

Après le conseil, ou sur les cinq heures du soir, s'il n'y en avait point, il n'était plus question d'affaires; c'était l'Opéra ou Luxembourg, s'il n'y avait été avant son chocolat, ou aller chez Mme la duchesse d'Orléans où quelquefois il soupait, ou sortir par ses derrières, ou faire entrer compagnie par les mêmes derrières, ou si c'était en belle saison, aller à Saint-Cloud ou en d'autres campagnes, tantôt y souper, tantôt à Luxembourg ou chez lui. Quand Madame était à Paris, il la voyait un moment avant sa messe; et quand elle était à Saint-Cloud, il allait l'y voir, et lui a toujours rendu beaucoup de soins et de respect.

Ses soupers étaient toujours en compagnie fort étrange. Ses maîtresses, quelquefois une fille de l'Opéra, souvent Mme la duchesse de Berry, et une douzaine d'hommes, tantôt les uns, tantôt les autres, que sans façon il ne nommait jamais autrement que ses roués. C'était Broglio, l'aîné de celui qui est mort maréchal de France et duc; Nocé; quatre ou cinq de ses officiers, non des premiers; le duc de Brancas, Biron, Canillac, quelques jeunes gens de traverse, et quelques dames de moyenne vertu, mais du monde; quelques gens obscurs encore sans nom, brillant par leur esprit ou leur débauche. La chère exquise s'apprêtait dans des endroits faits exprès, de plain-pied, dont tous les ustensiles étaient d'argent; eux-mêmes mettaient souvent la main à l'œuvre avec les cuisiniers. C'était en ces séances où chacun était repassé, les ministres et les familiers tout au moins comme les autres, avec une liberté qui était licence effrénée. Les galanteries passées et présentes de la cour et de la ville sans ménagement; les vieux contes, les disputes, les plaisanteries, les ridicules, rien ni personne n'était épargné. M. le duc d'Orléans y tenait son coin comme les autres, mais il est vrai que très rarement tous ces propos lui faisaient-ils la moindre impression. On buvait d'autant, on s'échauffait, on disait des ordures à gorge déployée, et des impiétés à qui mieux mieux, et quand on avait bien fait du bruit, et qu'on était bien ivre, on s'allait coucher, et on recommençait le lendemain. Du moment que l'heure venait de l'arrivée des soupeurs, tout était tellement barricadé au dehors que quelque affaire qu'il eût pu survenir, il était inutile de tâcher de percer jusqu'au régent. Je ne dis pas seulement des affaires inopinées des particuliers, mais de celles qui auraient le plus dangereusement intéressé l'État ou sa personne, et cette clôture durait jusqu'au lendemain matin.

Le régent perdait ainsi un temps infini en famille et en amusements, ou en débauches. Il en perdait encore beaucoup en audiences trop faciles, trop longues, trop étendues, et se noyait dans ces mêmes détails que, du vivant du feu roi, lui et moi lui reprochions si souvent ensemble. Je l'en faisait quelquefois souvenir ; il en convenait, mais il s'en lassait toujours entraîner. D'ailleurs mille affaires particulières, et quantité d'autres de manutention de gouvernement qu'il aurai pu finir en une demi-heure d'examen le plus souvent, et décider net et ferme après, il les prolongeait, les unes par faiblesse, les autres par ce misérable désir de brouiller, et cette maxime empoisonnée qui lui échappait quelquefois comme favorite : Divide et impera ; la plupart par cette défiance général de toutes choses et de toutes personnes, et de cette façon des riens devenaient des hydres dont lui-même après se trouvait souvent fort embarrassé. Sa familiarité et la facilité de son accès plaisait extrêmement ; mais l'abus qu'on en faisait était excessif. Il allait quelquefois au manque de respect ; ce qui, à la fin, eut des inconvénients d'autant plus dangereux qu'il ne put, quand il le voulut, réprimer des personnages qui l'embarrassèrent plus qu'eux-mêmes ne s'en trouvaient e ne s'en trouvèrent embarrassés. Tels furent Stairs, tels les chefs de la constitution, tels le maréchal de Villeroy, tels le parlement en particulier, et en gros la magistrature. Je lui représentais quelquefois tant de choses importantes à mesure que les occasions s'en offraient ; quelquefois j'y gagnais quelque chose, et je parais des inconvénients ; plus souvent il me glissait de la main après être demeuré persuadé de ce que je lui disais, et sa faiblesse l'entraînait.

Ce qui est fort extraordinaire, c'est que ni ses maîtresses, ni Mme la duchesse de Berry, ni ses roués, au milieu même de l'ivresse, n'ont jamais pu rien savoir de lui de tant soit peu important, sur quoi que ce soit du gouvernement et des affaires. Il vivait publiquement avec Mme de Parabère ; il y vivait en même temps avec d'autres ; il se divertissait de la jalousie et du dépit de ces femmes ; il n'en était pas moins bien avec toutes, et le scandale de ce sérail public, et celui des ordures et des impiétés journalières de ses soupers était extrême, et répandu partout.

Le carême était commencé, et je voyais un affreux scandale ou un horrible sacrilège pour Pâques, qui ne ferait même qu'augmenter ce terrible scandale. C'est ce qui me résolut d'en parler à M. le duc d'Orléans, quoique depuis longtemps je gardasse le silence sur ses débauches par avoir perdu toute espérance là-dessus. Je lui représentai donc que le détroit où il allait tomber à Pâques me paraissait si terrible du côté de Dieu, si fâcheux de celui du monde qui veut bien mal faire, mais qui le trouve mauvais d'autrui et surtout de ses maîtres, que, contre ma coutume et ma résolution, je ne pouvais m'abstenir de lui en représenter toutes les conséquences, sur lesquelles je m'étendis à l'égard du monde ; car de celui de la religion, malheureusement il n'en était pas là. Il m'écouta fort patiemment ; puis me demanda avec inquiétude ce que je lui voulais proposer. Alors je lui dis que c'était un expédient, non pour ôter tout scandale, mais pour le diminuer et empêcher les excès des propos, et même des sentiments auxquels il devait s'attendre, s'il ne le prenait pas, et qui était très aisé. C'était d'aller passer chez lui à Villers-Cotterets les cinq derniers jours de la semaine sainte, e le dimanche et le lundi de Pâques, c'est-à-dire partir le mardi saint, et revenir la troisième fête de Pâques ; n'y mener ni dames ni roués, mais six ou sept personnes à son gré, de réputation honnête, avec qui causer, jouer, se promener, s'amuser, manger maigre où il pouvait faire aussi bonne chère qu'en gras, ne point tenir de mauvais propos à table, et ne la pas allonger par trop ; aller le vendredi saint à l'office, et le dimanche de Pâques à la grand'messe ; que je ne lui en demandais pas davantage, et qu'avec cela, je lui répondais de tous les discours. J'ajoutai que personne n'ignorait ce que faisaient ou ne faisaient pas des princes de son élévation, par conséquent qu'il n'aurait point fait ses Pâques; mais qu'il y avait toute différence entre ne les faire point tête levée avec un air, qui qu'on pût être, d'insolence et de mépris au milieu de la capitale, sous les yeux de tout le monde, et changer de lieu avec un air de honte, de respect et d'embarras; que le premier fait abhorrer un pécheur audacieux, et révolte contre lui jusqu'aux libertins; le second donne une charitable compassion aux honnêtes gens, et arrête toutes les langues. Je m'offris de l'accompagner en ce voyage, s'il m'avait agréable, et de lui sacrifier celui que j'avais coutume de faire en ce temps-là tous les ans chez moi, et je lui fis faire réflexion que cette conduite était celle des personnes un peu marquées, qui se trouvaient à Pâques embarrassées de leurs personnes. Je lui fis encore remarquer que les affaires ne souffriraient point de son absence en des jours qui les suspendent toutes, la proximité de Villers-Cotterets, la beauté du lieu, le nombre d'années qu'il ne l'avait vu, et la convenance qu'il y allât faire un tour.

Il prit la proposition à merveille; il s'en trouva soulagé; il ne savait ce que je lui voulais proposer; il n'y trouva rien que d'aisé, même d'agréable, me remercia fort d'avoir pensé à cet expédient, et de vouloir aller avec lui. Nous raisonnâmes sur ceux qu'il pourrait mener; ce qui ne fut pas difficile à trouver, et la chose demeura arrêtée Nous crûmes également lui et moi qu'il ne fallait rien afficher d'avance, et qu'il suffirait qu'il donnât ses ordres dans la semaine de la Passion. Nous en reparlâmes encore une fois ou deux, et il était véritablement persuadé que ce voyage était sage, et qu'il devait le faire. Le malheur était que ce qu'il avait résolu de bon s'exécutait rarement, par le nombre de fripons dont il était environné, et dont c'était rarement l'intérêt ou pour lui plaire, ou pour le tenir de près, ou par des raisons encore plus perverses. C'est ce qui arriva de ce voyage.

Quand je lui en parlai à un jour ou deux du dimanche de la Passion, je trouvai un homme embarrassé, contraint, qui ne savait que me répondre. Je sentis aisément ce qui en était, je redoublai mes efforts, je le pris par l'approbation qu'il y avait donnée; je le défiai de me montrer le plus léger inconvénient de ce voyage; je frappai fortement sur les discours qu'il ferait tenir par l'audace de sauter par-dessus les Pâques, au milieu de Paris; sur l'ennui dans lequel il ne pouvait éviter de tomber pendant les jours saints, s'il y voulait garder quelque mesure, et tout ce qu'il ferait dire contre lui, s'il les passait, comme il faisait les autres jours; enfin je ramassai toutes mes forces pour lui représenter l'exécration d'un sacrilège, toute l'horreur que le monde aurait de lui, tout ce qu'il le mettrait en droit de dire, et la licence avec laquelle toutes les bouches s'en expliqueraient, même les plus libertines, et jusqu'à quel point cette horrible action éloignerait de lui tous les gens de bien, ceux qui se piquaient ou qui sont d'état à l'être, enfin tous les honnêtes gens. J'eus beau dire; je ne trouvai que du silence, du triste, du morne, de misérables raisons que je détruisis toutes, et de la ténuité desquelles je ne remplirai pas ce papier; en un mot, un parti pris au premier mot qu'il s'en était laissé entendre qui avait donné l'alarme aux maîtresses et aux roués. Qu'on ne soit pas surpris si ce mot m'échappe souvent. M. le duc d'Orléans ne leur donnait point d'autre nom, ni lui, ni Mme la duchesse de Berry; Mme la duchesse d'Orléans même en parlant à lui, et tous trois, parlant d'eux à quiconque, ne les appelaient jamais autrement. Cela avait donné le ton, et tout le monde sans exception ne parlait plus d'eux: que par ce terme. Ils craignirent que ce prince ne s'accoutumât à vivre avec d'honnêtes gens, et qu'à son retour ils ne fussent plus admis et seuls à l'ordinaire. Les maîtresses n'eurent pas moins de frayeur, et ce bon groupe fit tant sur un prince facile, que le voyage, dès la première mention, fut absolument rompu. Prenant congé de lui pour m'en aller chez moi, je le conjurai de se contenir au moins pendant les quatre jours saints, c'est-à-dire le jeudi, vendredi, samedi et dimanche, et sur toutes choses de ne pas commettre un sacrilège gratuit où il perdrait du côté du monde qu'il croirait captiver par là, infiniment plus qu'en s'en abstenant, parce que sa vie, la même devant et après, le décèlerait tout aussitôt, et très publiquement.

Je m'en allai là-dessus à la Ferté, espérant du moins avoir paré ce comble. J'eus la douleur d'y apprendre qu'après avoir passé les derniers jours de la semaine sainte moins même qu'équivoquement, quoique avec plus de cacherie, il avait été à la plupart des fonctions de ces jours saints, suivant l'étiquette de feu Monsieur, qui les passait presque toujours à Paris; qu'il était allé le jour de Pâques à la grand'messe à Saint-Eustache, sa paroisse, et qu'en grande pompe il y avait fait ses pâques. Hélas! ce fut la dernière communion de ce malheureux prince, et qui, du côté du monde, lui réussit comme je l'avais prévu. Sortons d'une si triste matière pour entrer en celle de ce qui se passait au dehors.

Avant d'entrer dans la narration de ce qui regarde les affaires étrangères des premiers mois de cette année, il faut, pour éviter une digression, expliquer une affaire que la cour de Turin eut avec celle de Rome, qui, pour le dire en passant, fait voir jusqu'à quel excès de tyrannie et d'oppression les ecclésiastiques tiennent les laïques qui sont assez simples pour souffrir leurs prétentions se tourner en droit sous le spécieux prétexte de religion, dont les rois ont été souvent les victimes, et qui le seraient encore si on les laissait faire, quoique ces maîtres en Israël trouvent bien écrit dans l'Évangile que la domination leur est très précisément défendue par Jésus-Christ, et qu'il leur dise que son royaume n'est pas de ce monde.

Ces Roger, Normands qui conquirent la Sicile et une partie du royaume de Naples sur les Sarrasins, y régnèrent quelque temps sous le nom de ducs. Leur piété donna la troisième partie des revenus de la Sicile en fondations d'évêchés, d'hôpitaux, de monastères, et ils voulurent bien, par dévotion de ce temps-là, faire relever leur conquête du saint-siège. Mais en princes avisés, ils y mirent des conditions que les papes se trouvèrent heureux d'accepter et de confirmer de la manière la plus solide: la première, qu'il fut consenti de part et d'autre que le pape l'érigerait en royaume, et les en reconnaîtrait rois héréditaires pour leur postérité; l'autre fut pour parer à ce que ces princes voyaient pratiquer partout où les papes et les ecclésiastiques le pouvaient, qui dans ces temps d'ignorance usurpaient tout par la terreur de l'excommunication. Ces princes, qui ne songèrent qu'au solide et à demeurer vraiment maîtres chez eux, passèrent l'honneur au pape, moyennant quoi il fut convenu qu'il y aurait en Sicile un tribunal perpétuellement subsistant, dont les membres, tous laïques, seraient toujours à la nomination, disposition et en la main des rois de Sicile, uniquement, sans autre attache ni dépendance, lequel, en vertu du privilège bien nettement expliqué qu'il recevrait du pape une fois pour toutes, et irrévocablement en toutes ses parties, et sans jamais être sujet en aucun cas possible à renouvellement ni à confirmation, jugerait en dernier ressort souverainement et sans appel de toutes les causes ecclésiastiques quelles qu'elles pussent être, soit entre laïques e ecclésiastiques, soit entre ecclésiastiques en tous cas civils et criminels, excommunications et autres censures, même de la personne des archevêques, évêques, prêtres, moines, chapitres, tant civilement que criminellement, tant en première instance que par appel, sans pouvoir jamais être soumis en aucun cas à rendre raison de sa conduite, sinon aux rois de Sicile seuls, ni être encore moins sujets pour quelque cause que ce pût être, à citations, censures ni excommunications, ni troublés en sorte quelconque en leurs fonctions par Rome, ni par qui que ce pût être. Avec ce sage et puissant correctif, les immunités et privilèges du clergé furent admis en Sicile; et depuis ces temps reculés ce tribunal, qu'on appelle de la monarchie, a continuellement et entièrement subsisté, joui et usé de toute l'étendue de sa juridiction.

Il arriva, dans l'été précèdent qu'un fermier de l'évêque d'Agrigente porta des pois chiches au marché pour les vendre. Des commis aux droits de M. de Savoie, roi de Sicile, pour lors reconnu et en possession par le dernier traité de paix de Ryswick, voulurent faire payer à l'ordinaire pour l'étalage. Le fermier, sans dire qui il était les envoya promener, et par cette conduite se fit saisir ses pois chiches. Fier de l'immunité ecclésiastique qui affranchit de tous droits, il alla trouver son maître qui, sans autre information ni délai aucun, fulmina une excommunication. Les commis n'apprirent que par là, à qui ces pois chiches appartenaient, les rapportèrent tout aussitôt, se plaignirent de ce que le fermier n'avait daigné finir la querelle d'un seul mot en disant qui il était, et à qui ces pois chiches appartenaient. Une réponse et une défense si raisonnable ne put satisfaire l'évêque. Il demeura ferme, et menaça de pis si ces commis n'en passaient par tout ce qu'il lui plairait, et comme il voulut beaucoup exiger d'eux, ils n'osèrent rien promettre sans l'ordre de leurs supérieurs. Ceux-ci tentèrent vainement d'apaiser l'évêque; ils n'en reçurent qu'une nouvelle excommunication. Le tribunal de la monarchie trouva que c'était bien du bruit pour des pois chiches rendus dès qu'on avait su à qui ils appartenaient, et il essaya de terminer doucement cette affaire.

Ce tribunal incommodait extrêmement la cour de Rome, qui n'avait jamais pu y donner atteinte par la jalouse attention des souverains de la Sicile à le maintenir dans tout son entier. Un duc de Savoie devenu roi seulement de Sicile, parut à Rome plus aisé à entamer que ses puissants prédécesseurs jusqu'alors. Ainsi la cour de Rome s'aigrit à dessein, et tant fut procédé que l'évêque d'Agrigente excommunia le tribunal de la monarchie, quoique juge de sa personne et de ses excommunications, et soumis à aucune. Le coup parti, le modeste prélat se jeta dans une barque qu'il avait toute prête, et passa la mer de peur de la prison. Le tribunal de la monarchie ne souffrit pas patiemment une entreprise si folle; mais les autres évêques, animés par la cour de Rome, ou l'évêque d'Agrigente avait été reçu à bras ouverts, la soutinrent, en sorte que, quelque temps après, tous les diocèses de Sicile furent mis en interdit et les fulminations redoublées. Tous les évêques s'enfuirent en même temps delà la mer, et y furent bientôt suivis par une innombrable multitude de prêtres et de moines pour se mettre à couvert de la prison et des autres peines infligées aux prêtres et aux moines qui voulaient observer l'interdit.

Rome ne fut pas peu embarrassée de l'inondation de tant de peuple sacré, réduit à la mendicité par la saisie exacte du temporel de ses biens tant patrimoniaux qu'ecclésiastiques, qui ne pouvaient subsister que des libéralités de celui qui causait leur proscription, et qui avait mis le comble à leur misère par ses censures confirmatives. La vigueur avec laquelle toute la Sicile se soutenait et se tenait unie contre une tyrannie si violente et si hors d'exemple depuis plusieurs siècles lit d'autant plus regretter l'embarquement qu'il était demeuré en Sicile assez de prêtres, même de religieux sages et fidèles, pour que le service divin s'y continuât partout, et que les puissances de la communion romaine commencèrent à lui montrer, surtout la France, par les procédures et l'arrêt du parlement de Paris rendu à ce sujet, qu'elles regardaient l'affaire de Sicile comme commune avec elles.

Les jésuites qui ont de grands biens et de superbes maisons en Sicile, comme par toute l'Italie, et il faut dire partout, excepté en France, se roidirent tous à demeurer en Sicile, à y observer rigoureusement l'interdit, et à en animer l'observation exacte de toutes leurs forces. Le roi de Sicile, qui sentit la conséquence dangereuse de cette audacieuse conduite, envoya secrètement ses ordres au comte Maffei qu'il y avait laissé vice roi, duquel il est parlé t. XI, p. 239, qui les sut exécuter avec un ordre, un secret et une industrie tout à fait admirable. Il profita de la situation d'une île environnée de la mer de toutes parts, dont les meilleures villes et autres habitations se trouvent ou sur les côtes, ou peu avant dans le pays. En un même matin tous les jésuites, pères et frères, jeunes et vieux, sains ou malades sans exception d'aucun, furent enlevés dans toutes leurs maisons, sur-le-champ jetés dans des voitures, conduits à la mer et embarqués tout de suite, sans leur laisser emporter quoi que ce fût. Les bâtiments qui étaient tout prêts à les recevoir les passèrent sur les côtes de l'État ecclésiastique, où ils les laissèrent devenir ce qu'ils pourraient, sans leur fournir la moindre chose du monde.

On peut juger de l'effet que c e coup fit en Sicile, de l'étonnement de ces religieux, et de l'embarras du pape et de leur général. Où en placer un si grand nombre tout à la fois, et faire vivre ces milliers d'athlètes de leur cause? Pour tout cela, il ne s'en rabattit rien des deux côtés. Mais la chambre apostolique à bout de fournir du pain à ce nombre immense qui fourmillait à Rome et aux environs, et qui n'en avait point d'autre, même les évêques siciliens, que celui que cette chambre leur donnait, on vit un beau jour un édit affiché à Rome qui ordonnai à tous ces proscris de vider la ville sous des peines, et un trois jours sans exception, et sans leur fournir ni leur indiquer de quoi vivre, juste salaire de la sédition, mais qui ne donna pas de réputation à qui tant d'insensés s'étaient abandonnés, et en devenaient les martyre. Maffei cependant faisait garder toutes les côtes avec grand exactitude contre les émissaires et les commerces de Rome, tellement que, lorsque la plupart de ces proscrits abandonnés voulurent enter de retourner en Sicile, l'entrée leur en fut fermée ; [ce] qui acheva de les mettre au désespoir.

La fermeté égale des deux côtés laissa les choses en cet État, sans toutefois que Rome osât attaquer directement le roi de Sicile ni aucun de ses ministres de terre ferme, jusqu'à ce que, par les événements qui se trouveront en leur lieu et que j'ai cru devoir prévenir ici pour achever cette affaire de suite, la Sicile changea de maître et demeura l'empereur, en donnant la Sardaigne au duc de Savoie, pour lui conserver la dignité royale. Alors toute l'affaire ecclésiastique tomba, et Rome se trouva heureuse d'en être quitte pour laisser le tribunal de la monarchie dans la totalité de l'exercice ordinaire de sa juridiction, qu'il ne fut plus parlé de rien de tout ce qui s'était passé à l'importante occasion des pois chiches de l'insolent fermier d'un évêque impudemment et follement séditieux, et que l'empereur, devenu roi de Sicile, ayant de Naples et Milan, voulut bien ignorer une entreprise poussée si loin et aussi destitué de raison, de justice, de la plus légère apparence, mais qui doit être un puissant rafraîchissement de leçon à toutes les puissances temporelles des monstrueux excès de l'ambition ecclésiastique qui, dans tous les temps, ne peut être contenue que par ne lui passer rien du tout, même de plus léger sous aucun prétexte, et une vigilance bien exacte à la tenir dans la plus entière impuissance d'oser seulement songer à s'y livrer.

Pour n'avoir point à retourner sur nos pas, il faut dire que la reine d'Espagne était accouchée, le 20 janvier de cette année, à Madrid de son premier enfant. Ce fut un prince qui reçut le nom de Charles ou don Carlos, qui est( depuis devenu roi de Naples et de Sicile, et que le 20 février, le grand maître de l'ordre Teutonique, coadjuteur de Mayence et frère de l'électeur palatin, fut élu archevêque et électeur de Trèves.

J'ai répandu en divers endroits, suivant que les occasions s'en sont offertes, les caractères des personnages de tous États qui ont eu à entrer dans les matières que j'expose, pour la nécessité ou la curiosité de les bien connaître. C'est donc de ces caractères dont il faut bien se souvenir pour ceux qu'on voit entrer et figurer sur la scène, et avoir présentement recours à ceux du duc de Noailles, de Canillac, de l'abbé Dubois, de Nocé, d'Effiat, de Stairs, même de Rémond, enfin du maréchal d'Huxelles.

On a vu en son lieu le commencement du projet d'Écosse, le voyage secret du Prétendant pour aller s'embarquer en Bretagne, et comment il échappa aux assassins de Stairs, par l'esprit et le courage de la maîtresse de la poste de Nonancourt, enfin l'audace avec laquelle cet ambassadeur se fit rendre les scélérats qui avaient manqué leur coup, et qui avaient été arrêtés à Nonancourt. Ce projet d'Écosse avait été résolu avec le feu roi, et avec le roi d'Espagne qui en voulurent bien faire les grands malheurs du roi Jacques III. La mémoire de ce monarque était trop récente, lors du voyage secret du Prétendant pour s'aller embarquer en Bretagne, pour que la France parût changer de sentiment. On le laissa donc faire, mais sans dessein d'aucun secours, à moins d'y être de Nonancourt ayant rendu l'embarquement suspect en Bretagne, Bolingbroke, qui avait lors la conduite et le secret des affaires du Prétendant, qui était son secrétaire d'État caché à Paris, lui fréta un vaisseau en Normandie où le Prétendant vint s'embarquer, non en Normandie, mais à Dunkerque, où on avait fait passer le vaisseau.

On a vu encore, en parlant de Stairs sur la fin de 1715, que ce ministre anglais ne perdait pas son temps à Paris, et les liaisons utiles à ses vues pour l'avenir qu'il y avait faites. Les moindres, qu'il ne négligeait pas, le conduisirent à de plus importantes. Rémond, bas intrigant, petit savant, exquis débauché, et valet à tout faire, pourvu qu'il fût dans l'intrigue et qu'il pût en espérer quelque chose, avait beaucoup d'esprit, et à force de s'être fourré dans le monde par bel esprit et débauche raffinée, il le connaissait fort bien, et s'attacha de bonne heure à l'abbé Dubois, qui savait faire usage de tout, et à Canillac. Il les captiva tous deux par ses respects et ses adulations, l'abbé par l'intrigue, le marquis par le même goût d'obscure débauche grecque, et par l'admiration de son esprit et de sa capacité. Ravi de se faire de fête, il leur vanta le génie supérieur de Stairs; à Stairs tout l'usage qu'il pouvait tirer d'eux auprès de M. le duc d'Orléans; il fit a chacun, comme en étant chargé, des avances mutuelles, et il fit si bien qu'il les mit en commerce, d'abord de civilité par estime réciproque, qui se tourna bientôt en commerce d'affaires.

Canillac, comme on l'a vu, avec tout son esprit, avait fort peu de sens. Un lumineux, qui éblouissait à force de frapper singulièrement bien sur les ridicules, tenait chez lui la place du jugement; et un flux continuel de paroles, qu'une passion conduisait toujours, et l'envie plus qu'aucune autre, noyait son raisonnement et le rendait presque toujours faux. Stairs, bien instruit par Rémond, n'oublia ni respects ni prostitutions; c'était le faible de Canillac. Les cajoleries continuelles de Stairs le gagnèrent; il ne put résister au plaisir de sentir le caractère d'ambassadeur ployer devant son mérite, et l'audace du personnage s'humilier devant lui. À son tour il admira son esprit, sa capacité, ses vues; la brouillerie ouverte de Stairs avec tout le gouvernement du feu roi fut un autre attrait très puissant pour Canillac, qui haïssait les gens en crédit et en place, le feu roi et tous ceux qu'il y avait mis. Stairs prit grand soin de le cultiver et de le séduire, et bientôt Canillac ne vit plus rien que par ses yeux. Son union avec le duc de Noailles lui fit souhaiter celle de Stairs avec lui. Noailles, qui l'avait conquis par la même voie, qui avait si bien réussi à Stairs, avait pour maxime de ne le contredire jamais et de l'admirer toujours; ainsi la connaissance fut bientôt faite, et de là les raisonnements politiques entre eux.

Pour l'abbé Dubois, la liaison fut bientôt faite; il ne la souhaitait pas moins que Stairs. Stanhope était secrétaire d'État et ministre confident du roi Georges. Il avait autrefois passé quelque temps à Paris; il y avait vu Dubois chez Mme de Sandwich, qui fut beaucoup d'années de suite en France, et qui était en galanterie avec l'abbé. Lui et Stanhope firent grande amitié de voyageur et de débauche; l'abbé le fit connaître à M. le duc d'Orléans, qui le vit familièrement depuis, et l'admit en quelques-unes de ses parties. Stanhope et Dubois se firent faire souvent des compliments par Mme de Sandwich, depuis le retour de Stanhope en Angleterre. Il se trouva à la tête des troupes anglaises en Espagne, lorsque M. le duc d'Orléans et l'abbé Dubois y étaient, où d'armée à armée ils eurent tout le commerce que put permettre l'état d'ennemis. On a vu en son lieu combien le prince et son abbé comptaient sur ce général anglais, dans ce que j'ai rapporté de l'affaire d'Espagne de M. le duc d'Orléans. Un autre Stanhope avait succédé à celui-ci au commandement des troupes en Espagne, dont la catastrophe a été marquée en son temps, et le lord Stanhope, connu de l'abbé Dubois et de M. le duc d'Orléans, était devenu secrétaire d'État. Dubois, à qui l'ambition et le goût de l'intrigue ne laissait point de repos, bâtissait en esprit sur ses anciennes liaisons avec Stanhope. Il voulait pour cela même tourner M. le duc d'Orléans vers le roi Georges; il n'était pas alors en situation auprès de lui d'y réussir; il désirait d'apprivoiser Stairs pour se procurer des occasions de parler d'affaires au régent, et de lui faire valoir leur ancienne connaissance avec Stanhope, et Stairs souhaitait pour le moins autant que Dubois de se familiariser avec lui pour se procurer accès personnel auprès de M. le duc d'Orléans, et lui faire passer par l'abbé Dubois, qu'il s'imaginait en être à portée, quoiqu'il n'y fût point du tout encore, des choses qui feraient plus d'impression d'une autre bouche que de la sienne. Rien n'allait mieux à leurs vues communes, mais réciproquement ignorées, que l'union que Rémond avait procurée, de concert avec Dubois, de Stairs et de Canillac, et de celle que celui-ci avait faite du ministre anglais avec Noailles.

Le triumvirat était déjà formé entre Noailles, Canillac et Dubois, comme je l'ai expliqué sur la fin du règne du feu roi. Dubois, pour ses vues cachées, n'oublia rien pour confirmer Canillac dans son infatuation pour Stairs, et pour y jeter le duc de Noailles. Celui-ci, toujours pris par les nouveautés, et qui était homogène à M. le duc d'Orléans par l'enchantement des voies détournées, eut une forte raison, et peut-être deux, pour se livrer à cette complaisance. Il sentait la sécheresse des finances, et tous les embarras de joindre les deux bouts, et il voyait une grande épargne à refuser tout secours au Prétendant, et à faire échouer une entreprise qu'il aurait fallu soutenir devenant heureuse, et peut-être soudoyer longtemps, et fortement. L'autre raison, que j'imagine peut-être, me regardait. Nous avions vécu trop longtemps confidemment ensemble pour qu'il pût ignorer que j'étais parfaitement jacobite, et très persuadé de l'intérêt de la France à donner à l'Angleterre une longue occupation domestique, qui la mit hors d'état de songer au dehors, et d'empiéter encore le commerce d'Espagne et le nôtre, et que nous n'en avions pas un moindre à n'avoir plus affaire à un roi d'Angleterre, s'il était possible, qui par ses États et ses intérêts en Allemagne était plus Allemand qu'Anglais, et toujours en crainte, en brassière, et tant qu'il pouvait en union avec l'empereur. Peut-être lui était-il revenu que Stairs m'avait tourné inutilement par M. de Lauzun, qui aimait à voir les étrangers, et qui, malgré tout ce qu'il devait, et tout ce qu'il était à la cour de Saint-Germain, aimait tous les Anglais, voyait fort Stairs, mangeaient l'un chez l'autre, et n'avait pu me résoudre à répondre aux avances qu'il me faisait pour Stairs, et à son empressement de nous joindre à dîner ensemble, que par de simples compliments, tels qu'ils ne se peuvent refuser.

Pensant comme je faisais sur l'Angleterre, je ne pouvais goûter une liaison avec son ambassadeur, dont l'audace et la conduite me repoussaient d'ailleurs, bien plus encore depuis l'affaire de Nonancourt. Noailles put donc comprendre qu'avec le secours de Canillac et les manèges de Dubois, il ne serait pas difficile de tourner le régent vers le roi Georges, et qu'en venant à bout, il ne serait pas difficile de me rendre suspect à cet égard, et d'entamer la confiance générale dont Son Altesse Royale m'honorait, en lui persuadant de me faire un mystère de son union avec l'Angleterre. Quoi qu'il en soit de ces raisons, Noailles s'embarqua avec Stairs, tout aussi avant que ses deux amis Canillac et Dubois, et ils persuadèrent M. le duc d'Orléans de se conduire à cet égard par une maxime purement personnelle, conséquemment détestable; Cette maxime était que le roi Georges était un usurpateur de la couronne de la Grande-Bretagne, et, si malheur arrivait au roi, M. le duc d'Orléans serait aussi usurpateur de la couronne de France; conséquemment même intérêt en tous les deux, et raison de se cultiver l'un l'autre, de se conduire au point de se garantir ces deux couronnes mutuellement, et de ne jamais faire aucun pas qui put le moins du monde écarter de ce grand objet, en quoi, ajoutaient-ils, le prince français gagnait tout pour assurer son espérance, tandis que l'Anglais en possession, par cela même n'y gagnait presque rien, d'autant plus qu'il n'avait affaire qu'à un Prétendant sans biens, sans état, sans secours, au lieu que le cas advenant, M. le duc d'Orléans aurait pour compétiteur un roi d'Espagne établi et puissant, et par mer et par terre limitrophe de tous les côtés de la France.

M. le duc d'Orléans avala ce poison présenté avec tant d'adresse par des personnes sur l'esprit, la capacité et l'attachement personnel desquelles il croyait devoir compter, qui toutefois lui prouvèrent bien dans la suite que leur e prit était faux, leur capacité nulle, leur attachement vain et uniquement relatif à eux-mêmes. Ce prince n'avait que trop de pénétration pour apercevoir le piège, et le prodige est ce qui le séduisit: ce fut le contour tortueux de cette politique, et point du tout le désir de régner. Je m'attends bien que si jamais ces Mémoires voient le jour, cet endroit fera rire, en décréditera les autres récits, et me fera passer pour un grand sot, si j'ai cru persuader mes lecteurs, ou pour un imbécile, si je l'ai cru moi-même. Telle est pourtant la vérité toute pure, à laquelle je sacrifie tout ce qu'on pensera de moi. Quelque incroyable qu'elle paroisse, elle ne laisse pas d'être vérité. J'ose avancer qu'il y en a beaucoup de telles ignorées dans les histoires, qui surprendraient bien si on les savait, et qui ne sont ignorées que parce qu'il n'y en a presque aucune qui soit écrite de la première main.

Cette vérité-ci, et plusieurs autres que j'ai vues, m'en persuadent, qui sont trop peu importantes à l'histoire de ce temps pour que je les aie écrites, et d'autres encore dont j'ai inséré ici les principales que j'ai sues de mon père, et qui sont demeurées dans l'oubli, ou qui de Louis XIII, a qui elles appartiennent, ont été transportées au cardinal de Richelieu. Je le répète, et je le dois à la vérité qui règne uniquement dans ces Mémoires, comme on le voit sur M. le duc d'Orléans lui-même par le portrait que j'en ai donné, jamais ce prince n'a désiré la couronne; il a très sincèrement souhaité la vie du roi; il a plus fait, il a désiré qu'il régnât par lui-même, comme on le verra dans la suite. Jamais de lui-même il n'a pensé que le roi pût manquer, ni aux choses qui pouvaient suivre ce malheur, qu'il regardait sincèrement comme tel, et pour lui-même, si jamais il arrivait. Il ne faisait que se prêter aux réflexions qui là-dessus lui étaient présentées, incapable entièrement d'y penser de lui-même, ni aux mesures à prendre sur la considération que cela était possible. Je ne dirai pas que, le cas arrivant, il eût abandonné le droit que lui donnait la renonciation réciproque, garantie de toute l'Europe; mais j'ajoute en même temps que la possession de la couronne y eût eu la moindre part, et que l'honneur, le courage, sa propre sûreté l'aurait eue tout entière: encore une fois, ce sont des vérités que ma très parfaite connaissance, ma conscience et mon honneur m'obligent à rapporter.

Pour achever de suite la matière de cet engagement qui éclaircira tout ce que j'aurai à rapporter de ses suites, ces messieurs ne réussirent pas entièrement dans leur projet à mon égard, si mon soupçon sur le duc de Noailles a été véritable. Le régent ne put me cacher longtemps l'inclination supérieure qu'il avait prise pour l'Angleterre. Je l'approuvai jusqu'à un certain point, pour entretenir la paix dont l'épuisement de la France et un temps de minorité avaient tant de besoin, et pour retenir le trop dangereux penchant du roi Georges vers l'empereur. Mais je ne pus approuver des dispositions à aller plus loin.

Je répétai au régent ce que je lui avais souvent dit, et ce que j'avais plus d'une fois opiné au conseil de régence, que l'intérêt essentiel de l'État était la plus solide et la plus inaltérable union avec l'Espagne; que la même maison et encore presque au premier degré unissait, et qu'aucune prétention ni intérêt véritable ne divisait, dont trois choses confirmaient l'évidence: l'exemple de la maison d'Autriche qui n'avait bâti cette formidable grandeur, si longtemps près de la monarchie universelle, que par l'union de ses deux branches que nul effort n'avait jamais pu séparer; l'extrême frayeur conçue par toute l'Europe d'un fils de France devenu roi d'Espagne, cause unique de la dernière guerre qui a tant coûté à toutes ses puissances; enfin l'avantage infini à tirer pour cette union et pour la mutuelle grandeur de la contiguïté des terres et des mers des deux monarchies qui leur procure réciproquement des facilités que la nature avait refusées aux deux branches d'Autriche, dont elles auraient bien su grandement profiter; que la politique de cette habile maison devait être en ce point le modèle de la notre, et le pôle dont rien, pour spécieux qu'il fût, ne nous devait faire perdre la vue la plus fixe; que cette maxime posée, il fallait compter sur deux choses, et se raidir contre toutes les deux fort diversement, l'une les brouillards d'intérêts particuliers des personnages de cette cour et de celle de Madrid, les fantaisies du roi et de la reine d'Espagne, les travers de leur ministère qu'il fallait esquiver, flatter, cajoler; surtout ne se jamais fâcher; faire revenir à raison avec patience, douceur, amitié; captiver ces têtes qui influaient; se persuader que les cours de Vienne et de Madrid s'étaient souvent donné réciproquement les mêmes embarras domestiques sans qu'ils aient jamais éclaté ni qu'ils les aient refroidies l'une pour l'autre en ce qui était affaires; que nous ne devons pas moins faire qu'elles à cet égard, ni en espérer un moindre succès; enfin, imiter la sagesse des familles particulières, qui ont leurs humeurs, leurs dépits, leurs défauts, mais qui n'en laissent rien apercevoir au dehors, et qui présentent toujours à l'opinion publique une union qui fait leur force, leur crédit, leur considération; l'autre qu'il fallait se bien attendre à tous les ressorts que la politique des autres puissances ne se lasserait point de faire successivement jouer pour parvenir à jeter du froid, puis de la division entre les deux couronnes; que la paix, qui enfin avait terminé la longue, ruineuse et sanglante guerre causée par la succession d'Espagne, n'en avait pas éteint l'extrême jalousie, ni par conséquent amorti le moins du monde la passion de les brouiller et de les désunir; que toutes regardaient ce point comme le but de leur plus grand intérêt et comme un ouvrage auquel leur concert et leur politique ne devait jamais se lasser de travailler; que pour cela tous les partis spécieux, toutes les propositions éblouissantes, toutes les perspectives de crainte et de danger seraient sans cesse employées dans l'une et l'autre cour, même des réalités qui, jusqu'à un certain point, seront offertes et réputées à gain d'être acceptées, sachant bien quel grand intérêt à en retirer; que le moyen de déconcerter tant de suite est d'en avoir soi-même à tenir les yeux bien ouverts, et de refuser toute espèce d'avantage, quelque considérable qu'il pût être offert, qui pourrait entraîner de la division avec l'Espagne; se rendre inaltérable sur ce point capital; se mettre avec l'Espagne sur un pied d'assez de confiance pour s'entre-communiquer toutes ces diverses tentatives et en profiter pour resserrer de plus en plus l'étroite et indissoluble union; que cette conduite avait été celle des deux branches d'Autriche depuis Charles-Quint jusqu'au prédécesseur de Philippe V; que c'est ce qui avait porté leur puissance à un si haut point, et une leçon a prendre dans nos deux branches sans s'en écarter jamais; enfin que la facilité en était d'autant plus grande, qu'il n'y avait rien à craindre pour la sûreté des courriers, et parce que le roi d'Espagne avait le coeur entièrement français.

J'ajoutai, parce que le régent et moi étions tête-à-tête, comme il arrivait presque toujours, qu'après le paquet de son affaire d'Espagne, et sa réconciliation, de plus dans sa position personnelle par rapport aux renonciations, rien ne lui tournerait personnellement plus à bien ou à mal en France et dans le reste de l'Europe, ni avec plus de suites et de conséquences, que de tenir avec l'Espagne la conduite que je proposais, ou une différente. J'appuyai sur ce qu'à Rome, qui dans ces temps-là était encore le centre des affaires, et dans toutes les autres cours, les intérêts des deux branches d'Autriche avaient sans cesse été les mêmes, et jusque dans l'intérieur domestique des affaires de l'empire; que nulle puissance ne pouvait toucher à l'une, que l'autre n'intervint incontinent comme commune en tout et partout, ainsi qu'il avait paru en toutes les guerres et en tous les traités particuliers et généraux, jusque-là que le reste de l'Europe s'était depuis longtemps dépris de songer à les désunir, et n'avait plus pensé qu'à se soutenir contre elles. Que c'était la le modèle que nous avions à suivre si nous voulions prospérer dedans et dehors, et nous élever jusqu'au point de devenir les dictateurs de l'Europe, comme il était arrivé à la maison d'Autriche, même après avoir tacitement renoncé à la monarchie universelle, où elle avait enfin senti qu'elle ne pouvait atteindre.

Je suppliai ensuite le régent de se souvenir que les véritables ennemis de la France étaient la maison d'Autriche et les Anglais. Que la connaissance qu'il avait de l'histoire ne lui présentait autre chose, dans toute sa suite, que cette haine et cette jalousie d'une couronne qui seule pouvait arrêter leur ambition; que cette passion avait pris un nouvel accroissement par la compétence de Charles-Quint et de François Ier, et par les vains efforts de Philippe II, du temps de la Ligue; et depuis, à l'égard de l'Angleterre, par la haine irréconciliable du feu roi pour le prince d'Orange et par le dépit de ce dernier de n'avoir pu l'amortir par vingt ans de soumissions, lequel s'était tourné en rage, de laquelle on avait senti les effets par toute l'Europe, dont il avait excité toutes les puissances; enfin par son invasion d'Angleterre, par la protection que le feu roi avait prise de Jacques II et de sa famille; en dernier lieu par sa reconnaissance de Jacques III, nonobstant le traité solennel de Ryswick, et les conjonctures où il l'avait faite, dont le roi Guillaume avait bien su se servir dans toute l'Europe, et tout mourant qu'il était, l'unir contre la France, et porter à cette occasion la haine des Anglais jusqu'à la rage. Que si une intrigue de femme et de la cour de la reine Anne avait sauvé la France des derniers malheurs par sa séparation d'avec ses alliés, et les traités de paix qui en furent la suite, et elle l'instrument, il fallait bien distinguer une cabale de cour qui y trouva son intérêt pour s'élever sur la ruine de ses ennemis qui auparavant avaient tout pouvoir en Angleterre, d'avec la nation, et même la totalité de la cour.

D'ailleurs la médaille avait tourné par la mort d'Anne et l'arrivée de son successeur en Angleterre, qui avait chassé tous ceux à qui nous devions la paix, remis en place ceux qu'Anne en avait ôtés, et abandonné nos amis à la fureur des whigs, et aux procédures d'un parlement furieux de cette paix, que la cour excitait encore contre eux. De cet exposé je conclus qu'il était insensé de se proposer de lier avec l'Angleterre une amitié véritable qui ne serait jamais que frauduleuse et traîtresse, jamais offerte ou acceptée que dans l'unique vue de diviser la France d'avec l'Espagne, et d'en profiter; que de se rabattre à l'espérance de nouer au moins cette amitié de roi à roi, c'était encore un leurre fort grossier, qui ne pouvait tirer nulle force de celle qui avait été entre le feu roi et Charles II; qu'outre que Charles II était son cousin germain, qu'il avait la reine sa mère établie en France depuis les premiers [malheurs] de Charles Ier, et Madame, sa sœur, épouse de Monsieur, qui avait la confiance et l'amitié personnelle des deux rois, dont elle avait été le lien tant qu'elle avait vécu, et dont la mémoire leur était toujours demeurée chère, on n'avait pas laissé d'avoir grand besoin de soutenir cette amitié par beaucoup d'argent, et par tout le crédit de la duchesse de Portsmouth, dont Charles II était possédé, et qui était française au point de tout confier aux ambassadeurs de France, et de se gouverner uniquement par eux. Et si, malgré une amitié si bien cimentée, vit-on les Anglais forcer la main à leur roi, et le réduire malgré lui à se déclarer contre la France, et s'unir à ses ennemis, dans une conjoncture qui fit abandonner au roi ses vastes conquêtes des Pays-Bas; qu'il y avait donc bien loin d'un roi d'Angleterre tel que Charles II, d'avec le roi Georges, qui ne devait tout ce qu'il possédait de grand qu'à l'empereur, qui l'avait fait électeur, et qui favorisait son occupation des duchés de Brême et de Verden, en pleine paix, sur la Suède, mais sans lui en donner l'investiture pour le contenir par là; et aux Anglais, au feu roi Guillaume, au protestantisme et aux whigs, qui de tous les Anglais haïssent le plus la France, qui n'ont jamais voulu de paix, qui font le procès aux ministres de la reine Anne pour l'avoir procurée, et qui ont été remis par Georges dans toutes les grandes, médiocres et petites charges, et emplois dans toute la Grande-Bretagne, par Georges, dis-je, qui sent que les whigs sont son appui en Angleterre, et l'empereur pour ses États et ses prétentions d'Allemagne, et qui, par de si puissants intérêts, est radicalement incapable d'aucune véritable ni durable liaison avec la France; enfin, que de telles barrières étaient insurmontables par leur nature, bien différente des petits intérêts particuliers des deux cours de France et d'Espagne, des travers de leurs ministres, des fantaisies de Sa Majesté Catholique, d'un roi d'Espagne, oncle paternel du roi, dont le coeur est tout français, et dont l'autorité et le pouvoir est despotique dans sa monarchie, et ne connaît ni formes, ni torys, ni whigs, ni parlements, et dont la religion est la même que la nôtre, et les intérêts homogènes aux nôtres contre toutes les puissances qui n'ont rien oublié pour le détrôner, en particulier les maritimes, rivales jusqu'au transport du commerce de toutes les autres et singulièrement de celui d'Espagne, et du nôtre par notre union avec elle. Enfin que, quelque intimité que, par impossible, on pût supposer entre la France et l'Angleterre, on ne pouvait jamais espérer, pour l'utilité et la grandeur de la première, rien d'approchant de celle qu'il était visible qui résulterait de celle de deux rois si proches, et de même maison, et de deux si puissantes monarchies si parfaitement limitrophes, qui n'ont aucuns intérêts opposés, et de même religion.

Le régent, qui m'avait écouté avec grande attention, n'eut rien à opposer à la force naturelle de ces raisons. Il convint des principes et des faits. Il m'assura aussi que son dessein était de se lier tant qu'il pourrait avec l'Espagne, mais que ce n'était pas une résolution à laisser pénétrer trop avant à l'Espagne même, gouvernée par une reine ambitieuse, et par un ministre très dangereux, qui tournaient le roi d'Espagne tout comme ils voulaient, et très capables d'abuser de cette connaissance; encore moins la trop montrer à l'Angleterre et aux autres puissances, qui s'en refroidiraient pour nous, redoublerait leur jalousie et leurs efforts pour nous diviser d'avec l'Espagne, et leur persuaderait de ne nous jamais considérer que comme ennemis; que ce ménagement était d'autant plus nécessaire que je n'ignorais pas que la grande maxime de la cour de Vienne, surtout depuis la paix de Ryswick, était une liaison indissoluble avec les puissances maritimes, laquelle avait été pareillement fondée entre l'Angleterre et la Hollande par le roi Guillaume, que la jalousie du commerce n'avait pu altérer depuis, et qui trouvaient leur compte dans l'alliance de l'empereur pour nous l'opposer, lequel était le maître de l'empire, et de le faire armer sans autre cause que sa volonté et son intérêt particulier.

Je convins avec le régent de la solidité de la précaution qu'il se proposait, pourvu que ce ne fût que précaution, et qu'il convînt aussi de la nécessité de suivre les maximes que je venais de lui proposer. Il m'assura beaucoup que c'était sa ferme intention; et la conversation finit de la sorte, en me remontrant avec combien de mystère et de mesure il devait aider le Prétendant débarqué en Écosse, et cacher les secours qu'il lui donnerait sous les plus épaisses ténèbres, à moins d'un succès rapide et inespéré.

Il m'apprit en même temps que les Danois et les Prussiens avaient enfin pris Stralsund qu'ils assiégeaient depuis longtemps, mais que le roi de Suède, qui depuis son retour de Bender s'était jeté dedans, avait échappé il leur vigilance, et était passé en Suède.

CHAPITRE XVIII. §

Traité de commerce avantageux à l'Angleterre signé à Madrid. — Albéroni a seul la confiance du roi et de la reine d'Espagne; fait la réforme des troupes. — Revenus de la couronne d'Espagne. — Lenteurs de l'échange des ratifications du traité de la Barrière et du rétablissement des électeurs de Cologne et de Bavière. — Semences de mécontentement entre l'Espagne et l'Angleterre. — Albéroni tient le roi et la reine d'Espagne sous sa clef. — Sa jalousie du cardinal del Giudice, qu'il veut perdre, et du P. Daubenton, qu'il veut subjuguer. — Quel est ce jésuite. — Albéroni pointe au cardinalat, et se mêle des différends avec Rome. — Aubrusselle, jésuite français, précepteur du prince des Asturies. — Dégoût del Giudice. — Fâcheux propos publics sur la reine et Albéroni qui prend un appartement dans le palais et se fait rendre compte en premier ministre. — Anglais et Hollandais veulent chasser les François des Indes. — Brocards sur Albéroni. — Friponneries de Stairs. — Haine des Anglais pour la France. — L'empereur tenté d'attaquer l'Italie. — Crainte de l'Italie de l'empereur et des Turcs. — Traité de la Barrière conclu. — Le régent propose la neutralité des Pays-Bas; les Anglais, un renouvellement d'alliance aux Hollandais, dangereuse à la France, et y veulent attirer le roi de Sicile. — Le pape implore partout du secours. — Situation et ruses d'Albéroni. — Plaintes et disgrâces que cause sa réforme des troupes. — Le duc de Saint-Aignan s'en mêle mal à propos. — Hersent père; son caractère; son état. — Le Prétendant échoue en Écosse et revient. — L'Espagne lui refuse tout secours, caressée par l'Angleterre aigrie contre la France. — Impostures de Stairs pour l'aigrir encore plus. — Soupçons réciproques des puissances principales. — Adresse de Stanhope pour brouiller la France et l'Espagne, et pour gagner le roi de Sicile à son point. — Triste opinion générale de l'Espagne. — Ombrages d'Albéroni qui promet un grand secours au pape. — Triste et secrète entrevue du Prétendant et de Cellamare. — Berwick et Bolingbroke mal avec le Prétendant, qui prend Magny. — Quel est Magny. — Violents offices de l'Angleterre partout contre tout secours et retraite à ce prince. — Fausses souplesses à l'Espagne, jusqu'à se liguer avec elle pour empêcher l'empereur de s'étendre en Italie, et secourir le roi d'Espagne en France si le cas d'y exercer ses droits arrivait. — But du secours d'Espagne au pape. — Le roi et la reine d'Espagne ne perdent point l'esprit de retour, si malheur arrivait, en France. — Albéroni les y confirme. — Ses ombrages; ses manèges; son horrible duplicité. — Inquiétude de Riperda. — Crainte du roi de Sicile. — Liberté de discours du cardinal del Giudice. — Étrange scélératesse de Stairs confondue par elle-même. — Faux et malin bruit répandu sur les renonciations. — Propositions très captieuses contre le repos de l'Europe faites par l'Angleterre à la Hollande, qui élude sagement. — Frayeur égale du pape, de l'empereur et du Turc. — Stanhope propose nettement à Trivié de céder à l'empereur la Sicile pour la Sardaigne. — Stanhope emploie jusqu'aux menaces pour engager la Savoie contre la France. — But et vues de Stanhope. — Préférence du roi Georges de ses États d'Allemagne à l'Angleterre, cause de ses ménagements pour l'empereur. — Conseil de Vienne et celui de Constantinople divisés sur la guerre. — Escadres anglaise et hollandaise vont presser le siège de Wismar. — Nouvelles scélératesses de Stairs. — Intérêt du ministère anglais de toujours craindre la France pour tirer des subsides du parlement. — Continuation d'avances infinies de l'Angleterre à l'Espagne. — Monteléon en profite pour s'éclaircir sur la triple alliance proposée par l'Angleterre avec l'empereur et la Hollande. — Souplesse de Stanhope. — Crainte domestique du ministère anglais qui veut rendre les parlements septénaires.

Le traité qui se négociait l'année dernière entre le roi d'Angleterre et le roi d'Espagne venait d'être signé à Madrid, et par la satisfaction extrême qu'on en témoignait à Londres, semblait promettre la plus grande liaison entre les deux monarques. Monteléon, ambassadeur d'Espagne à Londres, comptait d'en augmenter sa considération personnelle et sa fortune, et y fondait de grandes espérances pour le service du roi d'Espagne, non seulement présentement, mais au cas qu'il arrivât en France des choses sur lesquelles Leurs Majestés Catholiques et leurs ministres, qui n'étaient pas Espagnols, tenaient toujours leurs yeux ouverts. C'était de quoi Stanhope l'entretenait souvent pour engager l'Espagne à prendre avec l'Angleterre des engagements plus étroits, dans le mécontentement où Stairs entretenait sa cour sur les secours et la protection qu'il mandait que le régent accordait au Prétendant, ignorant ou voulant bien ignorer que l'Espagne n'en faisait pas moins là-dessus que la France; ce qui était caché même à Monteléon par sa propre cour. Elle n'avait point de vaisseaux en mer, ni de préparatifs pour en armer. La Hollande lui en avait offert pour assurer le commerce des Indes, mais, contente de voir son offre acceptée, la république ne se pressait pas, dans la vue d'obtenir à cette occasion quelques avantages pour son commerce. Dans cet intervalle, l'Angleterre offrit aussi des vaisseaux à Monteléon, comme par reconnaissance de la manière dont le dernier traité venait d'être signé. Monteléon se prévalut de ces démonstrations d'amitié pour s'éclaircir sur les liaisons secrètes qui l'inquiétaient entre le roi d'Angleterre et l'empereur. Stanhope lui répondit, avec un air d'ouverture, que l'opposition qu'ils remarquaient de la France à leurs intérêts les avait engagés pour faire des alliances, parce qu'ils n'avaient pas douté que l'Espagne ne suivit la France; qu'il n'y avait rien de conclu avec l'empereur au préjudice de l'Espagne; et que, le traité de commerce venant d'être signé si à propos à Madrid avec l'Angleterre, elle n'écoulerait aucune proposition directe ni indirecte qui pût intéresser l'Espagne.

Cette couronne, qui regardait la Sicile comme pouvant un jour lui revenir selon les traités, prit vivement ses intérêts à Rome sur l'interdit fulminé contre ce royaume à l'occasion des pois chiches de l'évêque d'Agrigente. Albéroni avait seul la confiance du roi et de la reine d'Espagne. Il était seul chargé des réforme, des troupes, des dépenses de la marine, de celles de la maison royale, et des principales affaires d'État. Il s'ouvrit à quelqu'un que le produit des revenus de 1716, qui devaient se toucher dans son courant, ne se montaient qu'a seize millions, et les dépenses nécessaires de la même année à vingt et un millions, sans les extraordinaires qui pouvaient survenir. Il travaillait tous les soirs avec Leurs Majestés Catholiques sur la réforme des troupes. Il y fut résolu qu'il ne serait conservé que deux compagnies des quatre des gardes du corps, et d'autres détails de réforme dans les deux conservées, en quoi Albéroni comptait épargner soixante mille pistoles par an; de dix bataillons des gardes n'en garder que deux, dont un espagnol, l'autre wallon. Il comptait que la réforme du seul état major de ces régiments réduits à deux bataillons irait à une épargne de quatre cent mille réaux par an. Il résolut aussi, après la réforme exécutée, de lever six mille dragons, dont la moitié à pied, et de les laisser toujours dans la Catalogne. Les autres réformes, ainsi que les règlements nouveaux pour les conseils et pour le palais, ne devaient venir qu'ensuite.

Cellamare, ambassadeur d'Espagne à Paris, n'était pas moins attentif que les ministres des autres puissances aux semences de division qui y éclataient, et dont celles qui avaient signé la paix d'Utrecht avec tant de dépit espéraient des troubles et un renouvellement de guerre, l'accomplissement du traité de la Barrière mettait du malaise entre elles. La Hollande différait d'en donner sa ratification avant que l'Angleterre eût fourni la sienne. Les Impériaux menaçaient d'en venir enfin aux voies de fait. Ceux qui étaient aux Pays-Bas trouvaient que ces délais de les mettre en possession donnaient de la hardiesse aux peuples qui leur devaient devenir soumis de se mêler de trop d'informations. Ils avaient même secrètement consulté Bergheyck, dont j'ai si souvent parlé, sur les droits qu'on voulait tirer d'eux, et avaient fait partir leurs députés pour aller porter leurs remontrances à Vienne. Surtout les Impériaux et les Anglais ne goûtaient point la proposition de la neutralité des Pays-Bas, faite par le régent, à laquelle la Hollande paraissait assez favorable. Une autre affaire occupait l'empereur. C'était l'entier rétablissement des électeurs de Cologne et de Bavière. L'électeur de Mayence, directeur de l'empire, le sollicitait ardemment pour contrebalancer l'autorité des protestants dans le collège électoral. L'empereur sentait la nécessité d'y faire rentrer ces deux électeurs par leur accorder leur investiture, mais il leur excusait ses délais sur ceux de la France à restituer quelques bailliages à l'électeur palatin, et à satisfaire d'autres particuliers qui se plaignaient à cet égard de l'inexécution des traités de Rastadt et de Bade. Cet aveu fut appuyé de l'espérance que l'empereur leur donna de finir leur rétablissement, si la France demeurait opiniâtre, pour les en détacher et faire retomber sur elle les délais de leurs désirs, ajoutant qu'il verrait après à trouver les moyens d'obliger la France à exécuter les traités. Le régent, instruit de cette malice, et qui avait chargé le comte du Luc, ambassadeur de France à Vienne, de convenir des limites de l'Alsace, jugea sagement qu'il devait ôter à l'électeur palatin l'occasion du recours à l'empereur, et tout prétexte à Sa Majesté Impériale à l'égard des électeurs de Cologne et de Bavière en faisant de lui-même justice au palatin. Les autres particuliers ne l'avaient pas de leur côté, ni la considération d'influer rien dans les affaires.

Il se trouva bientôt que la reconnaissance de l'Angleterre pour l'Espagne du dernier traité de commerce entre elles, où Philippe V s'était si légèrement désisté des articles qu'il avait fait ajouter au traité de paix d'Utrecht, qui grevaient tant le commerce anglais, n'était qu'en paroles et en compliments. Ils ne cessèrent point d'insister injustement sur les prétentions qu'il leur plaisait de former, comme en conséquence de leur traité de l'Asiento des nègres, en sorte que le roi d'Espagne se persuadait que le roi Georges avait pris des liaisons fortes avec ses ennemis, et qu'Albéroni cherchait à découvrir. Cela n'empêcha pas ce ministre de résoudre la réforme qu'il avait fait agréer au roi d'Espagne. Ce prince, par ce plan, conservait environ quarante-trois mille hommes et huit mille chevaux.

Albéroni avait persuadé à la reine d'Espagne de tenir le roi, son mari, enfermé comme avait fait la princesse des Ursins. C'était le moyen certain de gouverner un prince que le tempérament et la conscience attachait également à son épouse, qui par là, comme sa première, le conduisait toujours où elle voulait, et le meilleur expédient, dès qu'il s'y abandonnait lui-même, pour n'être pas contredite, et que le roi ne sût rien de quoi que ce fût que par elle et par Albéroni, qui était la même chose. Tous les officiers du roi, grands, médiocres et petits, furent donc écartés, les entrées et les fonctions auprès du roi ôtées. Il ne vit plus dans l'intérieur que trois gentilshommes de sa chambre, toujours les mêmes, et encore des moments de services, à son lever, et peu à son coucher, et quatre ou cinq valets, dont deux étaient Français. Ces trois gentilshommes de la chambre étaient : le marquis de Santa-Cruz, majordome-major de la reine, très bien avec elle; le duc del Arco, grand écuyer, grand veneur et gouverneur de presque toutes les maisons royales, que le roi aimait fort, qui ne ploya jamais sous Albéroni qui ne put jamais l'écarter, qui n'était même point mal avec la reine, et dont l'esprit doux, sage et médiocre était d'autant moins à craindre qu'il se bornait à ses emplois, et ne se voulait mêler de rien. Il était ami intime du marquis de Santa-Cruz, qui avait beaucoup d'esprit et de politique, et qui haïssait les Français. Le troisième était Valouse, écuyer particulier de M. le duc d'Anjou, en sortant de page, qui l'avait suivi en Espagne, et qui était premier écuyer. C'était un honnête homme, mais fort borné, qui mourait de peur de tout, qui était toujours bien avec qui gouvernait, aimé du roi, bien avec tout le monde, attaché au grand écuyer et incapable de se vouloir mêler de la moindre chose. Je m'étendrai dans un plus grand détail sur cette clôture intérieure lorsque mon ambassade me donnera lieu de traiter particulièrement d'Espagne ; ce détail, fait ici, détournerait trop. Il suffit de dire que le roi d'Espagne se laissa enfermer dans une prison effective et fort étroite, gardé sans cesse à vue par la reine, en trous les instants du jour et de la nuit. Par là elle-même était geôlière et prisonnière ; étant sans cesse avec le roi, personne ne pouvait approcher d'elle, parce qu'on ne le pouvait sans approcher du roi en même temps. Ainsi Albéroni les tint tous les deux enfermés, avec la clef de leur prison dans sa poche.

Néanmoins il ne put d'abord exclure absolument le cardinal del Giudice, qui était grand inquisiteur, gouverneur du prince des Asturies, et qui végétait encore dans les affaires, où il avait eu autrefois une direction principale. Le jésuite Daubenton avait aussi nécessairement, comme confesseur du roi, de fréquentes audiences. On aura tout dit de lui pour le faire bien connaître en faisant souvenir qu'il avait été chassé de cette place, qu'il s'était retiré à Rome, qu'il y avait été fait assistant du général de la compagnie, et que c'était lui seul, et dans le dernier secret, qui sous les yeux du cardinal Fabroni avait fait la constitution Unigenitus. Quand Mme des Ursins fit renvoyer le P. Robinet, trop homme de bien et d'honneur pour se maintenir dans la place de confesseur, Rome et les jésuites n'oublièrent rien pour y faire rappeler le P. Daubenton, qui la reprit, et qui y porta toute la confiance personnelle du pape, avec lequel il eut un commerce secret et immédiat de lettres, et qui n'était pas sans vues, sans projets et sans la plus sourde et forte ambition. Ces deux hommes incommodaient infiniment Albéroni qui se résolut à perdre le cardinal, et à subjuguer le jésuite qu'il sentit trop de difficulté à faire chasser. Ainsi l'abbé Albéroni, simple ministre du duc de Parme, à Madrid, s'y trouvait en effet premier ministre tout-puissant.

Ce grand crédit et son incertitude sur lequel était fondée sa puissance, lui fit lever les yeux jusques au cardinalat pour fixer sa fortune. Il songea donc à se procurer la nomination d'Espagne. Ceux qui l'approchaient de plus près lui faisaient leur cour de cette idée, et de le presser d'y travailler. Il en mourait d'envie, mais il ne le pouvait que par la reine qui, dans ce commencement de ce grand essor, n'ajustait pas dans sa tête la bassesse de ce favori étranger avec la nomination du roi d'Espagne, au mépris de tous prétendants. Cette froideur déconcerta Albéroni, et il ne l'était pas moins du silence à cet égard qu'Aldovrandi, nonce à Madrid, observait avec lui. On a vu que ce ministre du pape y était plutôt souffert que reçu; la nonciature était toujours fermée depuis les démêlés des deux cours, et; la reconnaissance forcée de l'empereur comme roi d'Espagne par le pape. Sa Sainteté prétendait différentes choses de la cour de Madrid, entre autres la dépouille des évêques d'Espagne; et Aldovrandi profitait doucement et finement de l'ambition du ministre et du confesseur, pour avancer peu à peu les affaires de son maître.

Les dégoûts accueillirent de plus en plus le cardinal del Giudice. Aubenton en profita pour donner au prince des Asturies un précepteur de sa compagnie, qu'il fit venir de Paris. Giudice n'en fut instruit que deux jours avant son arrivée. On resserra beaucoup le prince des Asturies en même temps sur les chasses et sur les promenades, dont il n'eut plus la liberté. Ce dépit, qu'on voulut faire à ses dépens à Giudice qu'il aimait fort, tourna en fort mauvais discours, et fort publics, sur les desseins qu'on prêtait à la reine et à son confident. Ce hardi Italien, ébloui d'une situation si flatteuse, voulut la faire éclater de plus en plus à Rome pour s'y faire compter et favoriser ses vues ; à Madrid pour s'y faire redouter par la montre extérieure de son pouvoir. Il se fit donc donner la commission secrète de conférer et de travailler avec le confesseur sur les différends avec Rome, qui jusqu'alors en était chargé seul, et en même temps ce qui était sans exemple, un appartement au palais, près de celui de la reine, où les secrétaires des finances, de la guerre et de la marine eurent ordre d'aller travailler avec lui, sans la participation du conseil, sur toutes les affaires de leurs départements, et de ne faire aucune expédition sans les lui communiquer. Un reste de considération mourante du cardinal del Giudice en excepta le seul Grimaldo. En cet état, Albéroni ne doutait de rien. Il comptait d'autant plus sur le rétablissement des finances que le roi d'Espagne était le seul monarque qui n'eût point de dettes, parce qu'il n'avait pas eu le crédit d'en contracter. Il s'assurait sur les compliments des ministres d'Angleterre, qui ne tenaient à Madrid qu'un secrétaire fort malhabile et sans expérience, et sur ceux de Riperda qui lui succéda depuis, lors ambassadeur de Hollande à Madrid, qui n'avait ni estime ni considération dans sa république, qui, se croisant d'ailleurs, s'unissaient pour chasser les Français des Indes, et s'en flattaient par la persuasion où ils étaient que le roi d'Espagne s'éloignait de plus en plus de la France, et par la facilité d'Albéroni à passer aux Anglais des articles si favorables au dernier traité de commerce qu'il se disait hautement qu'il en avait reçu force guinées, que les moins mal intentionnés l'accusaient de grossière ignorance, et on l'appelait publiquement par dérision le comte-abbé, par allusion au comte-duc d'Olivarez, qui avait eu sous Philippe III la même autorité que celui-ci exerçait sous Philippe V.

La cour de Londres, inquiète des mouvements domestiques, croyait avoir intérêt à former des liaisons avec l'Espagne, et caressait Monteléon son ambassadeur. Wolckra, envoyé de l'empereur, s'en aperçut, et les fit craindre à Vienne comme peu compatibles avec celles de ces deux cours, tandis que Stairs ne s'occupait qu'à aigrir les ministres d'Angleterre contre le régent, dont il interprétait sinistrement toutes les actions, et lui en supposait même pour assister puissamment le Prétendant, sur lequel Stanhope se laissa emporter à plus que des plaintes amères. Les deux partis qui divisaient l'Angleterre s'animaient également contre la France: les torys l'accusaient d'ingratitude par son indifférence pour le Prétendant; les whigs au contraire, de manquer aux paroles données à l'entrée de la régence en soutenant ce prince de tout son pouvoir, sur quoi ils s'emportèrent violemment; et tinrent dans la chambres des communes les discours les plus vifs là-dessus. L'Espagne à cette occasion était aussi louée que la France blâmée, et on redoublait les protestations d'amitié à Monteléon. On savait que l'empereur était pressé par plusieurs de ceux qui l'approchaient de plus près, même par quelques-uns de ses ministres, de porter la guerre en Italie. Ils lui représentaient qu'il n'en retrouverait jamais une occasion si favorable, par l'extrême faiblesse de tous les princes d'Italie, qui n'avaient même aucune préparation de défense; et c'était ce nouvel incendie que Monteléon se crut en situation de prévenir par l'Angleterre. L'empereur goûtait plus ce projet d'Italie qu'il ne s'en laissait entendre. Il était armé; mais les Turcs, enflés de la conquête de la Morée et de leurs victoires sur les Vénitiens, le tenaient en respect, tandis que l'Italie craignait également une invasion de l'empereur, ou une du Turc approché d'elle par la Morée.

Le traité de la Barrière venait enfin d'être conclu sous la médiation et la garantie de l'Angleterre, où on ne se contraignait pas de laisser entendre que, dès que les mouvements d'Écosse seraient finis, la France verrait éclore des desseins que les divisions domestiques avaient suspendus. La proposition de la neutralité des Pays-Bas que le régent avait faite, et qui avait été assez goûtée en Hollande, était également suspecte à l'empereur et à l'Angleterre. Aussitôt donc qu'elle vit l'affaire de la Barrière finie, elle proposa aux Hollandais un projet de renouvellement de leurs anciennes alliances, avec une garantie réciproque en cas d'agression. En même temps Stairs eut ordre de travailler auprès du ministre de Sicile à Paris pour engager son maître dans une ligue contre la France, à quoi il n'épargna pas ses soins. On découvrait sans cesse les mauvaises intentions de l'Angleterre, et de nouveaux motif de l'occuper et de souhaiter le succès de l'entreprise du Prétendant.

Pendant ces diverses intrigues que le régent conduisait de l'oeil pour en éviter les dangers, et en tire s'il se pouvait quelque avantage, le pape mourait de peur du Turc. Il s'adressa à l'Espagne et au Portugal pour obtenir du secours; et au milieu de ses rigueurs pour la France, il n'eut pas honte de lui en faire demander aussi par Bentivoglio, qui n'oubliait rien pour la brouiller et y mettre le schisme. La vérité était que jamais les princes d'Italie ne furent plus faibles ni plus divisés; et la république de Venise était brouillée avec la France sur l'affaire des Ottobon, et avec l'Espagne pour avoir reconnu l'empereur en qualité de roi de cette monarchie.

Les plaintes contre l'administration d'Albéroni étaient infinies: il était chargé de tout; il ne pensait qu'à sa fortune et ne remédiait à rien. Il est vrai qu'il ne pouvait suffire au poids qui l'accablait, et que sa jalousie ne lui en permettait pas le partage ni même le soulagement. Il fallait exécuter la réforme projetée; il en craignait le moment et les cris qu'elle exciterait contre lui. Il éloigna les officiers de Madrid, et engagea le roi à écrire de sa main tout le plan de la réforme, pour lui donner, disait-il, plus de poids, en effet, s'il l'eut pu, pour se cacher et la faire passer pour son ouvrage. Elle parut à la fin de janvier, et souleva non seulement les intéressés, mais leurs parents et leurs amis.

Le duc de Popoli, capitaine de la compagnie des gardes du corps italienne, parle fortement en faveur des deux compagnies des gardes du corps réformées, et des officiers qu'on réformait dans les deux que l'on conservait. Le duc d'Havré, colonel du régiment des gardes wallonnes, en avait [fait] autant sur les bataillons qu'on en réformait; et ces deux seigneurs avaient déclaré au roi d'Espagne que, en conservant une aussi faible garde, il les mettait hors d'état de pouvoir répondre de sa personne, et le marquis de Bedmar, chargé des affaires de la guerre, les avait fort soutenus, et le prince Pio cria tant qu'il put de Barcelone, où il commandait en Catalogne. Il est pourtant vrai que les Espagnols, qui n'avaient jamais vu de compagnies ni de régiments des gardes à leurs rois avant celui-ci, et qui étaient fâchés de le voir armé et par là plus autorisé, avaient habilement flatté l'épargne d'Albéroni pour le confirmer à faire cette réforme. Le duc d'Arcos et le marquis de Mejorada en furent les principaux instigateurs. On remarqua plusieurs grands qui ne venaient presque jamais au palais s'y rendre assez fréquemment, n'y parler à pas un étranger: et on s'aperçut que cette faction espagnole mourait d'envie du rappel des exilés, et de se délivrer de tous ces étrangers, Italiens, Wallons, Irlandais, etc. Ils s'assemblaient là-dessus entre eux, et ils entretenaient des correspondances secrètes avec les Espagnols retirés à Vienne, même avec quelques-uns qui entraient dans les conseils de l'empereur.

Le duc de Saint-Aignan, touché du préjudice que le service du roi d'Espagne souffrait, lui représenta fortement qu'une résolution de cette conséquence, et dans la conjoncture des grands armements de l'empereur et des dispositions visibles de l'Angleterre n'aurait pas dû être prise sans la participation de la France. Il proposa une suspension de trois mois; et quoiqu'en effet il n'eût reçu aucun ordre là-dessus, il fit entendre qu'il ne parlait pas de son chef. Cette représentation réussit fort mal et demeura sans réponse; mais le prince de Cellamare eut ordre d'exposer au régent le plan de la réforme, de lui faire entendre qu'elle ne tombait que sur les états-majors; que le nombre de troupes demeurait le même, parce qu'elles n'étaient pas complètes; et de demander un ordre du roi au duc de Saint-Aignan de s'abstenir de se mêler du détail et de l'intérieur du gouvernement d'Espagne, comme lui-même, de sa part, ne s'était point mêlé du changement fait dans le gouvernement à la mort du roi, ni de la réforme des troupes que le régent avait réglée. On attribuait moins les démarches de Saint-Aignan à des ordres reçus de les faire qu'à des liaisons particulières avec des seigneurs et des dames du palais intéressés pour leurs parents, et [à] son intimité avec Hersent, guardaropa du roi d'Espagne, homme d'esprit, de conduite, de mérite, que le roi avait donné à son petit-fils en partant de France. C'était un homme d'honneur, haut sans se méconnaître, fort au-dessus de son état par ce qu'il valait, très bien et librement avec le roi d'Espagne, qui se faisait compter, qui avait des amis considérables, et qui prenait grande part à cette réforme parce qu'il avait ses deux fils capitaines dans le régiment des gardes wallonnes, qui avaient de l'honneur et de la valeur et qui y étaient considérés.

Albéroni s'aigrit d'autant plus fortement contre le duc de Saint-Aignan qu'il mourait de peur des menaces publiques des réformés, qui ne se prenaient qu'à lui de leur malheur, et qui ne le menaçaient pas moins que de le pendre à la porte du palais, et les moins emportés de le rouer de coups de bâton. Il se résolut donc à un coup d'éclat. Il fit exiler le duc d'Havré, donner le régiment des gardes wallonnes au prince de Robecque, et ôter la place de dame de palais de la reine à sa femme, fille de la duchesse Lanti, sœur de la princesse des Ursins qui l'y avait mise. Ils se retirèrent en France et dans leurs terres. Le marquis de La Vère, lieutenant-colonel et officier général, frère du prince de Chimay, et grand nombre d'officiers distingués de ce régiment, du nombre de ceux qui n'avaient pas été réformés, quittèrent; et le cadet des fils d'Hersent, qui avait été un des députés de ce corps à Albéroni, fut arrêté, et conduit à Ségovie, et très resserré en prison, puis exilé, après envoyé dans un cachot à Mérida, sous de fausses accusations qu'Albéroni ne voulut jamais être jugées, et sans que jamais son père pût l'en faire sortir. Il trouva enfin, au bout de plusieurs mois, la liberté, par la disgrâce d'Albéroni, de gagner le Portugal et de repasser en France, où il a servi depuis. Son père ne le pardonna pas à Albéroni.

Ce ministre, voyant les affaires du Prétendant tourner mal en Écosse, arrêta les secours d'argent qu'il avait commencé à lui faire payer. Monteléon, apprenant les plaintes générales et les soupçons des secours fournis au Prétendant, contenus dans la harangue du roi d'Angleterre au parlement eut hardiment là-dessus une explication avec Stanhope, qui l'assura de la satisfaction du roi Georges de la conduite du roi d'Espagne à cet égard et de son désir de la reconnaître, jusqu'à promettre de ne prendre jamais d'engagements contraires à ses intérêts, à quoi il ajouta de grandes plaintes contre la France sur le Prétendant. L'Espagne était toutefois inquiète de l'opinion générale qu'il y avait une ligue secrète formée entre l'empereur et l'Angleterre, tandis que les ministres impériaux n'étaient pas moins agités d'une nouvelle union entre l'Espagne et l'Angleterre, depuis le traité de commerce signé avec l'Angleterre à Madrid, et n'étaient pas en moindre soupçon des dispositions intérieures de la Hollande, qui n'était pas sans en avoir aussi de l'empereur, sur l'exécution du traité de [la] Barrière, et si alarmée des bruits répandus d'une prochaine rupture de l'Angleterre avec la France, qu'elle s'excusait déjà d'y entrer sur l'épuisement où la dernière guerre l'avait mise. Le Prétendant avait repassé la mer avec le duc de Marr; le roi Georges paraissait plus affermi que jamais, et Stairs n'oubliait rien pour l'animer contre la France, jusqu'aux plus grossiers mensonges, tels que celui-ci:

Le secrétaire d'Angleterre à Madrid eut ordre de confier au roi d'Espagne que le régent avait voulu faire entendre à Stairs que l'Espagne avait fait plus que la France en faveur du Prétendant, mais que le roi d'Angleterre avait tant de confiance en l'amitié et en la bonne foi du roi d'Espagne, qu'il l'avertissait des soupçons que le régent tâchait de lui inspirer. En même temps les Anglais cherchaient à concilier et à attacher le roi de Sicile à l'empereur. Les ministres anglais, qui désiraient le renouvellement de la guerre avec la France, ne laissaient pas d'y être embarrassés dans la crainte domestique du mécontentement général des peuples d'Angleterre, et de ce qui fumait encore en Écosse. Ils craignaient encore l'effet que produiraient enfin en France les plaintes sans fin de leur ambassadeur, et ses mémoires menaçants présentés coup sur coup au régent, ils n'en étaient que plus déterminés à rechercher l'amitié de l'Espagne, et tous les moyens de semer la division entre elle et la France. Stanhope, pour confirmer la confidence qu'il avait fait faire au roi d'Espagne, montra à Monteléon une lettre de Stairs, qui rapportait les termes suivants, qu'il prétendait avoir entendus du régent, et qu'il lui dit: Enfin, monsieur, vous voilà amis de l'Espagne; cependant je vous assure que le roi d'Espagne a fait pour le Prétendant ce que moi je n'ai pas voulu faire. Monteléon répondit que ce propos lui paraissait incroyable, qu'il y soupçonnait plus de malice que de vérité, néanmoins qu'il en rendrait compte au roi son maître, et qu'il priait Stanhope d'en écrire à l'agent d'Angleterre à Madrid. Toutefois il ne laissa pas de recevoir assez d'impression de cette confidence pour se resserrer beaucoup avec d'Iberville, que le régent tenait à Londres, avec ordre de lui communiquer tous ses ordres, et de le consulter sur tout, quoique d'ailleurs ils fussent amis, et de se prendre de plus en plus aux cajoleries de Stanhope, qui l'assurait ainsi que les ministres allemands du roi d'Angleterre, que quoi qu'en publiassent les bruits publics, ils ne voulaient point de guerre avec la France, mais conserver un bon pied de troupes et de vaisseaux; en même temps ils ne laissaient point de travailler à unir le roi de Sicile à l'empereur par un traité.

Après avoir été longtemps, eux et Trivié, ambassadeur de Sicile à Londres, à qui parlerait le premier, Stanhope s'étendit sur le préjudice que la Sicile causait à la maison de Savoie, et montra ainsi à dessein que le premier article qui serait demandé par l'empereur serait la cession de cette île. Trivié, qui n'avait point douté de ce projet, cria bien haut, mais en ministre d'un prince faible, qui pourtant ne veut pas se laisser dépouiller; il en prit occasion de s'éclaircir de la situation de l'Angleterre avec l'empereur, sur quoi Stanhope répondit qu'elle en était fort recherchée, mais qu'il n'y avait rien de conclu entre eux. Les menaces anglaises de rompre avec la France, en traitant avec l'empereur, aboutirent pourtant à suspendre une levée ordonnée de seize régiments, et l'armement de douze vaisseaux de guerre, et à écrire dans toutes les cours pour leur demander de refuser tout asile et retraite au Prétendant dans leurs États. Le roi d'Espagne refusa retraite et secours à ce malheureux prince, à qui il en avait assez libéralement fourni dans l'espérance de succès. Cellamare en parla au régent qui approuva cette dernière résolution de l'Espagne à cet égard, qui n'était pas en état de se brouiller, ni de soutenir une guerre contre l'Angleterre qui cultivait toujours Sa Majesté Catholique, et avait toujours fait semblant d'ignorer qu'elle eût secouru le Prétendant.

Les étrangers s'apercevaient et déploraient même le mauvais état de l'Espagne et de son gouvernement; ils regardaient le roi d'Espagne comme le plus faible de ceux qui avaient porté cette couronne, Albéroni comme maître à baguette, uniquement attentif à s'enrichir et à s'élever, très indifférent aux intérêts de l'État qu'il gouvernait. Ils avaient beaucoup rabattu de l'opinion qu'ils avaient prise de l'esprit et des talents de la reine; sa nourrice, qu'elle avait fait venir de Parme depuis quelques mois, alarmait infiniment Albéroni, qui ne voulait partager la confiance avec personne. Il n'était guère moins inquiet sur le P. Daubenton, aussi ambitieux et plus pénétrant que lui, et tous deux cherchaient à se concilier la faveur de Rome. Vers le milieu de février, Albéroni déclara au nonce que le roi d'Espagne secourrait le pape, contre l'invasion qu'il craignait des Turcs, de sic vaisseaux de guerre, quatre galères, douze bataillons faisant huit mille hommes, les officiers compris, et de quinze cents chevaux ; que ces troupes seraient sous les étendards du pape, commandées par deux lieutenants généraux, qui obéiraient au général de Sa Sainteté, lesquelles seraient aux frais du pape, dès qu'elles lui seraient livrées armées, et les cavaliers montés. Le roi d'Espagne se chargeait des frais de la marine, et quant au transport des troupes de Barcelone à Civita-Vecchia, il comptait que ce serait par les vaisseaux d'Espagne et de Portugal. Le rare est qu'Albéroni parlait en même temps aux ministres d'Angleterre et de Hollande, pour avoir des vaisseaux, et qu'ils en promettaient en doutant fort que l'intérêt du commerce de Levant permit à leur maître d'en fournir.

Le roi Jacques, caché près de Paris, hors d'espérance de tout secours de la part du régent, essaya encore de toucher l'Espagne; il obtint avec peine de Cellamare une entrevue secrète avec lui dans un coin du bois de Boulogne. Là il lui fit une peinture vive et touchante de sa situation, de son embarras sur le lieu de sa retraite et sur les moyens de subsister, rejeta le mauvais succès de son entreprise sur la conduite suspecte de Bolingbroke, qu'il venait de destituer de sa place de secrétaire d'État, et se plaignit amèrement du duc de Berwick, qui n'avait jamais voulu passer en Écosse. Il pria Cellamare de ne leur rien confier de ses affaires, mais d'en conférer seulement avec Magny qu'il avait choisi. C'était un choix bien étrange, comme on le verra dans la suite. Ce Magny était fils de Foucault, conseiller d'État distingué et riche, qui avait eu le crédit de le faire succéder en sa place. Intendant de Caen, il y avait fait tant de sottises qu'il n'y put être soutenu, et de dépit et de libertinage avait vendu sa charge de maître des requêtes, et s'était fait introducteur des ambassadeurs, où il ne put durer longtemps. Jacques témoigna à Cellamare que sa retraite à Rome serait fort préjudiciable à ses affaires en Angleterre; qu'il n'espérait plus que le duc de Lorraine voulût le recevoir, laissa entrevoir, mais sans insister, son désir de l'être en Espagne, dit qu'il ne voyait qu'Avignon, mais qu'en quelque lieu que ce fût il avait grand besoin de secours tant pour lui que pour ceux qui avaient tout perdu pour le suivre. Il finit par demander cent mille écus au roi d'Espagne; Cellamare s'en tira le plus honnêtement qu'il put, mais sans engagement dont il comprenait les conséquences. Georges demandait formellement à toutes les puissances de l'Europe de refuser tout secours et toute retraite à son ennemi et à ses adhérents. Stairs venait de faire cette demande au régent par un mémoire très fort, et l'agent d'Angleterre était chargé du même office auprès du roi d'Espagne. La cour d'Angleterre était d'autant plus vive là-dessus qu'elle connaissait la mauvaise disposition des peuples et la haine du sang qu'elle avait répandu; ce qui l'engagea à entretenir dans les trois royaumes jusqu'à trente-cinq mille hommes et quarante vaisseaux de guerre. Dans cette situation douteuse, le ministre anglais chercha de plus en plus à s'assurer l'Espagne. Les flatteries et les confidences ne furent pas épargnées, jusqu'à montrer de la jalousie de la puissance de l'empereur en Italie; et enclins à se liguer avec l'Espagne pour l'empêcher de s'y étendre, à lui confier que l'Angleterre avait refusé un traité proposé par l'empereur, parce qu'il y voulait stipuler qu'elle lui garantirait la Toscane, à la flatter de l'attention à ne rien faire à son préjudice, enfin à leurrer le roi d'Espagne de ses secours dans les cas qui pourraient arriver en France, qui donneraient lieu à ses grands droits.

Rien ne pouvait être plus agréable à la cour d'Espagne que l'alliance que le roi d'Angleterre lui proposait. Le but véritable du secours offert au pape était d'avoir un corps de troupes en Italie pour tâcher, suivant les événements, d'y regagner quelque chose de ce qu'elle y avait perdu ; et si le pape, dans la crainte de se rendre suspect, refusait un si grand secours, il devait être donné aux Vénitiens qui en demandaient aussi à l'Espagne ; mais ce qui toucha le plus la reine et Albéroni, pour ne pas dire le roi d'Espagne, ce fut la corde de ses grands droits en France adroitement pincée par Stanhope, qui produisit le plus doux son à leurs oreilles. Quelque intérêt qu'Albéroni parût avoir de préférer l'Espagne qu'il gouvernait sans obstacle, à la France où il ne pouvait espérer la même autorité qu'après bien des concurrences et de dangereux travaux, il ne laissait pas d'être véritable qu'il exhortait sans cesse le roi d'Espagne à n'abandonner pas le trône de ses pères, si le roi son neveu venait à manquer, et qu'il n'appuyât ses raisons de tous les artifices et de toutes les lettres vraies ou fausses qu'il disait qu'il recevait de France. Il n'inspirait pas ce désir à la reine avec moins d'application ; et on peut avancer avec confiance qu'il y réussit fort bien auprès de l'un et de l'autre. Quelque bien établie qu'il fût en toute confiance et en toute autorité, il était alarmé des Italiens, des Parmesans surtout et de la nourrice. Il n'oubliait rien pour les faire renvoyer sous prétexte de la dépense qu'ils causaient ; et la reine s'étant souvenue de quelques-uns qu'elle eut envie de faire venir, et à plus d'une reprise, il l'empêcha toujours à son insu, par le moyen du duc de Parme qui le craignait et le ménageait beaucoup. Il ne perdait point d'occasion de vanter au roi et à la reine la nécessité et l'utilité de ses conseils ; et sur l'avis donné par l'Angleterre du prétendu discours du régent à Stairs sur le Prétendant, rapporté ci-dessus, Albéroni fit souvenir le roi d'Espagne du conseil qu'il lui avait donné à la mort du roi son grand-père de ne se pas fier au régent, mais de se conduire avec lui comme s'il devait être son plus grand ennemi. En même temps il faisait écrire à Son Altesse Royale que Leurs Majestés Catholiques étaient parfaitement contentes de ses sentiments, et que lui, Albéroni, n'oubliait rien pour maintenir une parfaite intelligence entre les deux couronnes. L'union de l'Espagne et de l'Angleterre, qui se resserrait toujours, inquiéta enfin l'ambassadeur de Hollande à Madrid, qui comprit que les Anglais y trouvaient leur compte, et que ce ne pouvait être qu'au préjudice du commerce des Provinces-Unies. Par cette considération il pressa ses maîtres de gagner les Anglais de la main, en se hâtant d'achever la négociation commencée avec l'Espagne pour lui fournir des vaisseaux.

Le roi d'Espagne avait protesté contre la bulle qui révoquait le tribunal de la monarchie en Sicile. Le roi de Sicile, qui craignait quelque secrète intelligence entre le pape et l'empereur pour le dépouiller de cette île, pressait le roi d'Espagne de s'employer plus fortement à Rome pour ses intérêts. Son ministre s'adressait toujours au cardinal del Giudice, qui n'avait plus que le nom de premier ministre, qui ne se contraignit pas de lui répondre qu'il n'avait rien à espérer de la faiblesse d'un aussi mauvais gouvernement qui, aussi bien que celui de France, ne se souciait que de demeurer en paix.

Stairs commit en ce même temps une scélératesse complète: il manda faussement au roi son maître que la France armait puissamment pour le rétablissement du Prétendant, avec tous les détails des ports, des vaisseaux et des troupes. Ce bel avis mit l'alarme en Angleterre; les fonds publics y baissèrent aussitôt. Le roi d'Angleterre était prêt d'aller au parlement demander des subsides pour la guerre inévitable avec la France et la sûreté de l'Angleterre. Monteléon, qui sentit l'intérêt que l'Espagne avait d'empêcher la rupture de l'Angleterre avec la France, parla si ferme et si bien à Stanhope, qu'il l'arrêta tout court; que ce ministre, voyant ensuite clairement que cet avis n'avait point d'autre fondement que la malignité de celui qui l'avait donné, changea tout a coup de système. Il avait commencé à proposer à Monteléon une union entre l'Angleterre et l'Espagne pour la neutralité de l'Italie, et même pour la garantie au roi de Sicile de ce qu'il possédait en vertu du traité d'Utrecht; il sentait le mécontentement universel qui fermentait dans toute la Grande-Bretagne du gouvernement, et l'importance de l'affranchir de l'inquiétude des secours que la France et l'Espagne pourraient donner au Prétendant; il revint donc à souhaiter que la France entrât dans l'union dont on vient de parler, et [voulût] se porter en même temps pour garante de la succession à la couronne de la Grande-Bretagne dans la ligne protestante, conformément aux actes du parlement. Ainsi la scélératesse de Stairs et cet infatigable venin qui lui faisait empoisonner les choses les plus innocentes, et controuver les plus fausses pour brouiller la France avec l'Angleterre, fit un effet tout opposé à ses intentions; et cette époque fut le commencement du chemin de l'union tant souhaitée par l'abbé Dubois entre la France et l'Angleterre, et la base première de la grandeur de cet homme de rien, qui en sut très indignement profiter pour l'État, et très prodigieusement pour sa fortune. Stairs présenta un mémoire de différents griefs, qui, excepté les secours à refuser au Prétendant, n'étaient pas grand'chose. Le mémoire fut répondu de manière qu'on en fut content en Angleterre; ce qui fit tomber la pensée qu'on y avait eue de prendre le roi d'Espagne pour médiateur de ces petits différends.

Un autre bruit aussi malicieux fut répandu en même temps à Paris, dans le dessein sans doute d'examiner l'impression qu'il ferait. On parlait d'un traité fort secret, signé par le prince Eugène et le maréchal de Villars, qui seuls en avaient eu la conduite, qui annulait les renonciations du roi d'Espagne à la couronne de France, et qui en ce cas assurait celle de l'Espagne au roi de Sicile. Ce bruit était fomenté avec soin; le régent n'en prit pas la plus légère inquiétude; mais on remarqua [que] Leurs Majestés Catholiques parurent depuis bien plus attentives à tout ce qui pouvait regarder cette succession.

Le roi d'Angleterre, toujours inquiet de sa situation domestique, fit deux propositions aux Hollandais, l'une de fortifier et de rendre plus nombreuse la garantie de la succession au trône de la Grande-Bretagne dans la ligne protestante, l'autre de s'expliquer sur l'alliance défensive à faire entre l'empereur, l'Angleterre et les États généraux. Ils répondirent sur le premier qu'ils verraient avec plaisir la garantie fortifiée par d'autres princes, et qu'ils étaient disposés à entrer avec Georges dans le concert de la manière dont ce projet pourrait s'exécuter. La seconde leur parut très délicate pour le repos de l'Europe, et en particulier sur les intérêts du roi d'Espagne. Ils se tinrent d'autant plus réservés que Walpole montrait plus de chaleur sur cette affaire à la Haye, et que le résident de l'empereur cabalait ouvertement dans le même esprit à Amsterdam. Ils ne songèrent donc qu'à éluder et à gagner du temps, et répondirent qu'ils en délibéreraient, et en diraient après plus particulièrement leur pensée.

Le grand armement des Turcs obligeait cependant l'empereur à se préparer tout de bon à n'être pas prévenu, et jetait l'Italie dans l'effroi. Le pape sans défense et sans moyens sollicitait des secours de France et d'Espagne; en même temps il craignait encore plus l'empereur. Il savait que ce prince ne consentirait jamais, sous quelque prétexte que ce pût être, de laisser entrer des troupes françaises ou espagnoles en Italie; ainsi le pape refusa celles qui lui furent offertes, et demanda des vaisseaux et des galères dont l'empereur ne pouvait prendre d'ombrage.

Quelque satisfaction que la cour d'Angleterre eût témoignée de la réponse du régent au mémoire de Stairs, dont on vient de parler, l'animosité nourrie par cet ambassadeur se manifestait encore. Le roi de Sicile, qui n'avait pu tirer aucune protection du roi d'Espagne à Rome, qui lui-même avait plusieurs grands démêlés avec cette cour, en chercha en Angleterre pour son accommodement avec l'empereur qui était toujours suspendu. Trivié, son ambassadeur à Londres, y employa Monteléon auprès de Stanhope, parce qu'il l'en voyait toujours fort caressé, et le ministre anglais entra en matière avec le Piémontais. Ce dernier fut étrangement surpris quand après les compliments et les préfaces ordinaires il entendit Stanhope lui déclarer que la Sicile arrêterait toujours tout accommodement; lui vouloir persuader après que cette île était à charge à la maison de Savoie, enfin revêtir le personnage du ministre de l'empereur et lui proposer en échange la Sardaigne pour conserver à son maître la dignité royale. Trivié répondit qu'il ne pouvait négocier sur une condition qu'il était sûr que son maître n'accepterait jamais. Stanhope entreprit de lui démontrer la facilité que l'empereur avait de se tendre maître de la Sicile, lui dit que l'affaire serait déjà faite si le roi d'Angleterre eût seulement consenti à le laisser agir; qu'il s'y était opposé jusqu'alors, et tout nouvellement encore. Trivié pria Stanhope de se souvenir qu'il n'y avait que cinq ou six mois qu'il lui avait dit qu'il ne tenait qu'à la France et à l'Espagne que l'Angleterre n'eût moins de déférence pour l'empereur, d'où il lui demanda pourquoi donc ils déféraient tant à la cour de Vienne.

Stanhope répliqua que les choses étaient changées; qu'alors ils avaient lieu de croire que le régent voulait vivre en parfaite intelligence avec le roi d'Angleterre, mais que depuis ils ne le pouvaient regarder que comme un ennemi caché, incapable de repos, toujours prêt à exciter des troubles dans la Grande-Bretagne, à y faire tout le mal qu'il pourrait à la maison régnante, dont le remède était à former une ligue contre elle où le roi de Sicile entrât pour terminer par là ses différends avec l'empereur. Il ajouta qu'il n'y aurait point de guerre en Hongrie cette année, mais ailleurs; n'oublia rien pour persuader Trivié des grands avantages que le roi de Sicile retirerait d'une guerre contre la France, étant soutenu d'aussi puissants alliés, lui fit valoir le service que l'Angleterre lui avait rendu en arrêtant l'empereur jusqu'alors sur la Sicile, lui déclara que si le roi de Sicile hésitait encore, le roi d'Angleterre ne pourrait plus empêcher l'empereur d'exécuter ses projets. Trivié tacha inutilement de lui rendre suspecte pour l'Angleterre même la puissance de la maison d'Autriche. Stanhope voulait susciter de puissants ennemis à la France, et n'en trouvait point de plus dangereux à porter la guerre dans l'intérieur du royaume que le duc de Savoie par sa situation. Il craignit en même temps que les ministres de France et d'Espagne, que Trivié voyait souvent, ne traversassent son projet, et mit tout en œuvre pour les lui rendre suspects. Monteléon bien qu'amusé par l'apparente confiance et les caresses de Stanhope et par l'espérance d'une ligue défensive de l'Espagne avec l'Angleterre et la Hollande, avait pénétré qu'il se traitait une alliance défensive entre ces deux dernières puissances et l'empereur, et que la conclusion n'en était arrêtée que par l'espérance de l'Angleterre de rendre cette ligue offensive. Néanmoins les affaires domestiques de l'Angleterre ne lui permettaient pas de songer tout de bon à l'offensive. Le ministre impérial à Londres s'en plaignit, et embarrassa. Le roi d'Angleterre ne regardait point sa couronne comme un bien solide; ses États d'Allemagne l'occupaient bien autrement; par cette raison il voulait plaire à l'empereur, et le mettre en état d'agir lorsque l'intérêt commun des puissances, engagées dans la dernière ligue contre Louis XIV et Philippe V, demanderait qu'elles se réunissent et reprissent les armes. Il prenait tous les soins à lui possibles pour détourner le Grand Seigneur de faire la guerre à l'empereur, que le grand vizir et le prince Eugène voulaient, que presque tous les ministres impériaux, surtout les Espagnols, craignaient, et que le mufti détournait. Le prince Eugène prétendait que si l'empereur différait à attaquer les Turcs lorsqu'il le pouvait avec avantage, il le serait lui-même par eux l'année suivante avec un grand désavantage.

Cette attention prépondérante du roi d'Angleterre pour ses États d'Allemagne l'occupait fort de la guerre du nord et de chasser les Suédois de ce qui leur restait dans l'empire. De toutes leurs anciennes conquêtes ils n'avaient conservé que Wismar. Il fut donc résolu en Angleterre d'envoyer vingt vaisseaux presser la reddition de cette place, auxquels les Hollandais en joignirent douze des leurs. C'était bien plus qu'il n'en fallait pour accabler les Suédois dans la réduction déplorable où ils étaient; mais le gouvernement d'Angleterre faisait toujours semblant de craindre un secours que le régent n'était ni en volonté ni en pouvoir de donner. Ce n'était pas que les ministres anglais et allemands pussent douter de ses intentions, mais il était de l'intérêt de ce ministère de maintenir les alarmes d'une guerre prochaine avec la France, pour continuer d'obtenir des subsides du parlement, qu'il aurait refusés dans une paix bien assurée. Ainsi bien servis par Stairs pour continuer les défiances et les jalousies, il leur mandait faussement que le régent lui avait promis de chasser tous les Anglais rebelles et qu'il manquait à sa parole, et leur suggérait de solliciter Son Altesse Royale de poursuivre le Prétendant jusque dans Avignon, et d'obliger le pape à l'en faire sortir s'il s'y voulait retirer. En même temps ils ne pouvaient ignorer les secours que l'Espagne avait donnés à cet infortuné prince; mais résolus de l'ignorer, ils n'épargnaient aucunes assurances de l'amitié et de l'union la plus intime avec elle. Le roi d'Angleterre déclara qu'il se croyait comme engagé par le traité d'Utrecht à garantir la neutralité de l'Italie, et qu'il était disposé à former de nouvelles liaisons avec le roi d'Espagne pour la maintenir, et de plus pour confirmer et renouveler toutes les alliances précédentes. Monteléon profita de tant d'empressement extérieur pour parler à Stanhope de la triple alliance proposée par l'Angleterre entre elle, l'empereur et la Hollande, dont Walpole avait depuis peu présenté le projet aux États généraux.

Stanhope ne put désavouer un fait public, mais il assura Monteléon que ce projet n'avait rien de contraire aux traités de paix, aux intérêts du roi d'Espagne, ni au renouvellement proposé entre l'Angleterre et l'Espagne des anciennes alliances, ni à prendre avec elle un nouvel engagement pour la neutralité de l'Italie. Il lui fit valoir le refus de l'Angleterre à d'autres propositions que l'empereur lui avait faites, et finit par beaucoup d'aigreurs et de plaintes contre la France, qu'il dit chercher à négocier avec l'Angleterre, laquelle ne l'écouterait point qu'elle n'eût des preuves de sa sincérité, et qu'elle ne sût ce que le Prétendant deviendrait et ceux qui suivaient sa fortune. Stanhope tirait ainsi avantage de la disposition de la France à conserver la paix, et de ce qu'elle avait agréé les offres que lui avait faites Duywenworde de travailler au rétablissement d'une parfaite intelligence entre elle et l'Angleterre, laquelle en même temps recherchait le roi d'Espagne, au point que Monteléon lui manda qu'il dépendait de Sa Majesté Catholique de faire seule une alliance avec l'Angleterre ou d'y faire comprendre la France.

Parmi tant de mouvements contraires et de propositions trompeuses, les ministres d'Angleterre étaient fort occupés au dedans. Leur parti whig, qui avait triomphé des torys par la mort de la reine Anne et la faveur de Georges son successeur, craignait la vengeance de la tyrannie qu'il avait si cruellement exercée, si le parti opprimé, soutenu du mécontentement général du gouvernement, reprenait le dessus. Le parlement rendu triennal n'avait plus qu'une année à durer; il était de l'intérêt des ministres de le prolonger encore de quelques années, en quoi s'accordait celui de la chambre basse, dont les membres continués épargnaient les brigues et l'argent d'une autre élection. Celle des seigneurs y était opposée, parce que, ne craignant point de changement pour elle, la plupart en désiraient dans celle des communes contre le gouvernement présent; mais en Angleterre comme dans les autres pays, ce n'était plus le temps des seigneurs. Les ministres et les principaux de leurs amis des communes travaillaient donc de concert à cette grande affaire, qui absorbait presque toute l'application des ministres, parce que les autres affaires n'étaient que celles de l'État et que celle-ci était la leur même, et la plus importante à la conservation de leurs places et de leur autorité. C'était aussi la principale du roi d'Angleterre. Leur projet était de faire passer un acte de prolongation du parlement pour quatre années; mais ils voulaient être certains d'y réussir avant de le présenter.

CHAPITRE XIX. §

Le régent ne peut être dépris de l'Angleterre. — Scélératesse de Stairs et de Bentivoglio. — Sa faiblesse à leur égard; comment conduite. — Le parti de la constitution n'oublie rien pour me gagner, jusqu'à une tentation horrible. — Conduite du duc de Noailles avec moi, et de moi avec lui. — Le cardinal de Noailles bénit la chapelle des Tuileries. — Mort du duc d'Ossone. — Entreprises du grand prieur à la fin arrêtées; se plaint de moi inutilement. — Je l'empêche d'entrer dans le conseil de régence. — Mort de la duchesse de Béthune; son état. — Mort de l'abbé de Vassé et du chevalier du Rosel, et de Fiennes, lieutenants généraux. — Mort de Valbelle et de Rottembourg, et du duc de Perth. — La Vieuville se remarie. — Forte scène entre le prince et la princesse de Conti. — Mme la duchesse de Berry mure les portes du jardin de Luxembourg, et fait abréger les deuils. — Elle est la première fille de France qui souffre dans sa loge les dames d'honneur des princesses du sang, et fait La Haye gentilhomme de la manche du roi. — Vittement sous-précepteur du roi. — Elle achète la Muette d'Armenonville, qui en est bien récompensé. — Mme la princesse de Conti, première douairière, achète Choisy. — M. le duc d'Orléans achète pour le chevalier d'Orléans la charge de général des galères; donne au comte de Charolais soixante mille livres de pension; fait revenir les comédiens italiens.

Quelque soin que prit Stairs de cacher ses scélératesses en France, de voiler et d'affaiblir celles dont il ne pouvait dérober la connaissance, il n'évita pas d'y passer pour un brouillon qui abusait de son caractère, et d'y être fort haï, à quoi son air audacieux ajoutait encore; mais il fut heureux au Palais-Royal; ce triumvirat, qu'il avait captivé, aurait cru se faire tort de revenir à son égard sur soi-même. Dubois à toute reste voulait percer par l'Angleterre, parce qu'il ne s'en voyait pas d'autre moyen; Noailles, qui avait compris de bonne heure que cet homme-là, tôt ou tard, reprendrait auprès de M. le duc d'Orléans, s'était fait un principe de se le dévouer tandis qu'il avait besoin de lui, de ne le jamais contredire, d'être toujours prêt à l'aider en tout pour le retrouver après à son tour; et Canillac, incapable de la même souplesse, mais sans aucun jugement, demeurait dans son premier engouement, nourri par les déférences et les admirations de Stairs pour lui. Longepierre, fade savantasse, mais dont les louanges avaient épris le duc de Noailles, insinué chez Stairs par Rémond, et Rémond lui-même, trouvaient leur compte à se mêler des messages des uns aux autres et s'en croyaient importants, tellement que le régent eut beau voir clair dans la conduite de Stairs et de ses maîtres, il n'eut pas la force de secouer cette pernicieuse maxime des deux usurpateurs qu'on lui avait inculquée, ni de résister aux discours continuels de ces trois hommes, qui de concert, tantôt ensemble, tantôt séparément, le tenaient toujours en haleine et mettaient un obstacle continuel à tout ce qui n'était pas dans leurs vues par rapport à Stairs et à l'Angleterre. J'eus souvent des prises là-dessus avec le régent si j'avais moins connu sa faiblesse, j'aurais souvent espéré le faire changer de boussole; mais je n'étais qu'un contre trois, dont l'assiduité successive renversait aisément tout ce que j'avais dit, démontré, même persuadé, et le régent contre son gré flottant était toujours raccroché par eux. Il s'en dédommageait par des brocards sur eux, auxquels Dubois était accoutumé, et dont Noailles ne faisait que secouer les oreilles, mais dont l'orgueil de Canillac était souvent blessé. Le régent le laissait bouder, riait et quelquefois après le caressait, tant son jargon important l'avait accoutumé à le considérer.

Stairs et Bentivoglio étaient deux têtes brûlées qui, pour leur fortune, n'avaient rien de sacré, et ne travaillaient qu'à culbuter la France; et si l'un des deux était plus corrompu, plus noir, plus scélérat que l'autre, c'était assurément Bentivoglio; tous deux imposteurs publics assez pris sur le fait, assez connus, assez déshonorés jusque dans leurs propres cours, où ils avait perdu croyance pour qu'elles ne puissent refuser leur rappel s'il était demandé avec quelque force. Mais si Stairs était à l'abri par ses trois protecteurs déclarés, Bentivoglio n'en avait pas de moins bons: Effiat, sans croire en Dieu, lui était vendu, et il imposait à son maître. La faiblesse de ce prince craignait le maréchal de Villeroy et les cardinaux de Rohan et Bissy, ses ardents et très intéressés protecteurs. Je parle des cardinaux, car le maréchal, ce n'était que par sottise d'habitude du feu roi. Ainsi le régent, sous le nom et le caractère de nonce du pape et d'ambassadeur d'Angleterre, conserva près de lui les deux plus grands et plus dangereux boute-feu, et les deux plus grands ennemis que la France et sa personne pussent avoir. On en verra quelques traits de cet infâme nonce, qui n'était point honteux d'entretenir une fille de l'Opéra, dont il eut deux filles qui y entrèrent depuis, si publiquement connues pour telles, qu'on ne les nomma jamais que la Constitution et la Légende.

Si j'avais grossi ces Mémoires de ce qui s'est passé en détail sur la constitution pendant la régence et la nonciature de Bentivoglio, ce n'est point employer un terme trop fort que dire, et dans toute son étendue, que les cheveux se dresseraient dans la tête à la lecture de la conduite véritable et journalière de Bentivoglio. Il était encore soutenu par l'ancien évêque de Troyes, qui avait pensé tout différemment autrefois, mais que son ami le maréchal de Villeroy, les Rohan et la cabale avait su retourner, et qui s'en croyait plus à la mode d'une part, plus compté de l'autre.

Ce parti, dès aussitôt après la mort du roi, avait travaillé à me gagner, du moins à ne m'avoir pas contraire. Il n'ignorait pas mes sentiments par le P. Tellier, à qui je ne les avais pas; cachés ; on a vu en leur temps ce qui s'est passé là-dessus entre lui et moi. Le cardinal de Bissy, et quelque temps après le prince et le cardinal de Rohan, tous deux ensemble, m'en parlèrent. Je répondis civilement et modestement. Je dis que je n'étais point évêque, et aussi peu docte ou docteur; je me battis en retraite de la sorte. Cela ne les contenta pas. Le duc de La Force, de tout temps livré aux jésuites à l'occasion de sa conversion, en effet pour plaire au feu roi, et s'en approcher s'il eût pu, était par même raison initié avec les cardinaux de Rohan et de Bissy, et les chefs accrédités de leur parti. Ils me le détachèrent pour faire un dernier effort. Ce n'était pas que j'eusse levé aucun étendard sur cette affaire; je me contenais même tout à fait dans les bornes où doit s'arrêter un homme en situation de parler et de dire son avis au conseil de régence, ou en particulier au régent; mais ils savaient, dès le temps du feu roi, sur quoi compter là-dessus par la raison que je viens de dire, et ils étaient alarmés de ma liaison avec le cardinal de Noailles. La force argumenta avec moi sur le fond de la matière. Il savait et débitait bien ce qu'il savait; mais comme la politique était sa religion, et que, pour persuader, il faut être persuadé soi-même, ce n'est pas merveille s'il n'y put réussir avec moi.

À bout enfin de raisons et de raisonnements, il se jeta sur l'intérêt présent et futur du régent de ménager Rome, les jésuites, le grand nombre des évêques, et s'étendit beaucoup là-dessus. Mais comme la politique et l'intérêt ne peuvent jamais être mis en la place de la religion et de la vérité, sa politique fut aussi vaine avec moi que sa doctrine. Ne sachant plus que faire, il en vint à un argument ad hominem, dont j'ai su depuis que ceux qu'il servait, et lui-même, avaient tout espéré. Il me dit qu'il avouait qu'il ne me comprenait point, et qu'il ne pouvait allier mon esprit avec ma conduite; que j'étais ennemi du duc de Noailles sans mesure, sans ménagement, sans pouvoir être adouci par tout ce qu'il ne se laissait point d'employer pour cela; que je m'en piquais même; que je lui rompais en visière à tous moments en plein conseil de régence, et partout où je le pouvais rencontrer; et que tandis que je ne me cachais pas du désir que j'avais de le perdre, j'en négligeais le moyen sûr que j'en avais en main; et que j'étais l'ami et le soutien du cardinal de Noailles. Je demandai à La Force quel était donc ce moyen sûr de perdre le duc de Noailles, et je l'assurai qu'il me ferait grand plaisir de me l'apprendre. « Perdre, me répondit-il, son oncle; et il ne tient qu'à vous en vous tournant au parti contraire. L'oncle perdu, le neveu tombe nécessairement avec lui, et vous êtes vengé. » L'horreur me fit monter la rougeur au visage. « Monsieur, lui répondis-je vivement, est-ce ainsi que se traitent des affaires de religion? Persuadez-vous bien une fois pour toutes, et le dites nettement à vos amis, que, quelque certain que je pusse être de la chute totale et sans retour du duc de Noailles en arrachant seulement un cheveu de la tête de son oncle, il serait de ma part en pleine sûreté. Non, monsieur, encore une fois, ajoutai-je avec indignation, j'avoue qu'il n'est rien d'honnête à quoi je ne me portasse pour écraser le duc de Noailles; mais de le tuer à travers le corps du cardinal de Noailles, il vivra et régnera plutôt deux mille ans. » Le duc de La Force me parut confondu, et depuis cette réponse, ils n'ont plus songé à me gagner. Je n'en voulus rien dire au cardinal de Noailles, ni à personne qui pût le lui rapporter.

Il est vrai que ma conduite avec le duc de Noailles allait peut-être jusqu'à abuser des involontaires remords d'un aussi grand coupable à mon égard. Nous ne nous rencontrions qu'en nos assemblées sur nos affaires du parlement, que ses trahisons, et la jalousie ou la sottise de quelques autres, finirent bientôt, et dont, avant leur fin, mes propos directs et publics le bannirent, sans qu'il osât jamais me répondre un mot; mais à la dernière, il dit au duc de Charost, près duquel il était assis, que je le poussais de façon que je l'obligerais d'en avoir raison l'épée à la main: raison, il ne l'a ni eue ni même demandée, et l'épée est demeurée doucement dans son fourreau. Partout il me saluait d'une façon très marquée; je le regardais un peu hagardement, et passais sans m'incliner le moins du monde; et de part et d'autre cela se répétait sans jamais y manquer, partout où nous nous rencontrions; quelque accoutumé qu'on y fût, c'était un spectacle. Si je passais près de lui, il se rangeait aussitôt sans que je daignasse y prendre garde; et jamais nous ne nous parlions qu'en conseil sur les affaires, et tout haut, devant tout le monde, sèchement et laconiquement de ma part, de la sienne avec toute la politesse, je n'oserait dire l'air de respect, l'onction et la circonspection qu'il y pouvait mettre.

Il vint une fois au conseil de régence un jour de conseil d'État, sous prétexte d'une affaire de finance pressée. Le conseil était un peu commencé; il fit dire au régent qu'il était à la porte; il le fit entrer. Je me levai parce que tout le conseil se leva; il s'assit au-dessous de moi, tout près de moi, et se mit à débiter ce qui l'amenait, qui n'était pas grand'chose. Comme il achevait, je dis à l'oreille au comte de Toulouse que je joignais de l'autre côté, que le duc de Noailles avait pris ce prétexte pour tenter de demeurer au conseil. « Je le croirais bien comme vous, me répondit-il eu souriant. — Oh! bien, répliquai-je, nous allons voir, laissez-moi faire. » Tout ce qui regardait la finance achevé, le duc de Noailles demeura, et après quelques moments d'intervalle M. le duc d'Orléans regarda le maréchal d'Huxelles et lui dit: « Allons, monsieur, continuons. » M. de Troyes lisait les dépêches pour soulager le maréchal, parce qu'il avait la voix et la prononciation bonnes, et qu'il lisait fort bien. Il commença; au second mot, je l'interrompis et je lui dis : « Attendez donc, monsieur; voilà M. de Noailles qui n'est pas sorti. » Et je me tourné tout de suite à regarder le duc de Noailles. M. de Troyes se tut tout court, et tous les yeux regardaient. Je tournai un peu mon siège ployant, pour donner plus d'aisance à M. de Noailles pour sortir, qui, au bout de quelques moments de silence, voyant celui de M. de Troyes et celui du régent, me tourna le dos avec impétuosité, et, sans saluer personne, s'en alla. Je regardai M. le comte de Toulouse qui riait, M. le duc d'Orléans qui ne sourcilla pas, et toute la compagnie qui me regardait aussi, et qui riait ou souriait. Ce fut après la nouvelle qu'il avait fait la tentative, et que je l'avais chassé du conseil. Le comte de Toulouse, M. du Maine, M. le Duc, le maréchal de Villeroy et quelques autres, m'en parlèrent au sortir de la séance, et approuvèrent ce que j'avais fait, et moi je les blâmai de ne l'avoir pas fait eux-mêmes. J'en parlai après au régent, qui n'osa me désapprouver, à qui je reprochai sa faiblesse, et lui demandai si, pour être du conseil, il ne tenait qu'à y entrer pour un moment sous quelque prétexte, et avoir après l'impudence d'y rester.

Une autre fois que c'était [conseil] de finance, et que le duc de Noailles y était, toujours auprès et au-dessous de moi, il se mit à pérorer sur la licence de vendre et de porter des étoffes défendues, sur le tort que cela faisait aux manufactures du royaume, et s'étendit surtout avec une emphase merveilleuse sur l'abus de porter des toiles peintes, dont la mode l'emportait sur toute règle et raison, et que les plus grandes dames, et toutes les autres à leur imitation et à l'abri de leur exemple, portaient publiquement et impunément partout, avec le plus scandaleux mépris public des défenses et des peines portées et si souvent réitérées; conclut enfin avec le même feu d'éloquence à remédier enfin à un aussi grand mal et si préjudiciable, par des moyens efficaces, mais sans en expliquer ni en proposer aucun, apparemment pour éviter la haine du beau sexe. On opina là-dessus, ou plutôt on verbiagea sans rien dire plus que des mots. Quand ce fut à mon tour, je louai fort le zèle que témoignait le duc de Noailles pour le soutien des manufactures de France, et contre l'abus de porter des étoffes défendues. J'insistai particulièrement sur celui de porter des toiles peintes, et j'ajoutai même là-dessus à ce que le duc de Noailles en avait dit. Je fis remarquer avec beaucoup de gravité toute l'importance d'arrêter une mode si générale, et un mépris des lois porté si loin par toutes les femmes de tous états; que cela ne se pouvait sans une rigueur proportionnée au besoin, qui fût suivie, et qui fît exemple pour toutes; qu'ainsi mon avis était qu'après avoir renouvelé les défenses, Mme la duchesse d'Orléans et Mme la Duchesse fussent mises au carcan, s'il leur arrivait d'en porter. Le sérieux du préambule et le sarcasme de la fin causèrent un éclat de rire universel, et une confusion au duc de Noailles qu'il ne put cacher le reste du conseil, dont il montra en sortant qu'il était outré.

Je ne manquais guère les occasions de divertir ainsi à ses dépens moi et les autres, à quoi il ne pouvait s'accoutumer. Nous remarquâmes, M. le comte de Toulouse et moi, qu'il rapportait les affaires de finances sans en apporter aucunes pièces, quoiqu'il y eût beaucoup de ces affaires qui étaient contentieuses. Cela lui donnait lieu de dire ce qu'il voulait sans craindre d'être contredit. Nous résolûmes de ne pas souffrir cet abus davantage. Dès le premier conseil pour finance, d'après cette résolution, j'interrompis le duc de Noailles, et lui demandai où étaient les pièces de l'affaire qu'il rapportait. Il balbutia, se fâcha et ne sut que répondre. Je regardai la compagnie, puis le régent, et lui adressant la parole, je lui dis que quelque confiance qu'on voulut bien avoir, il était fâcheux de juger sur parole, et qu'en mon particulier j'avais raison de n'être pas si confiant. Le feu monta au visage du duc de Noailles, qui voulut parler. Je l'interrompis encore, et lui dis que je ne proposais rien en cela qui ne fût en usage dans tous les tribunaux, et qui de plus ne fût à la décharge et au soulagement du rapporteur. Il voulut grommeler encore; je regardai le régent en haussant fortement les épaules. Le comte de Toulouse dit qu'il ne voyait pas quelle pouvait être la difficulté d'apporter les pièces. Noailles, à ce mot, se tut, se mit la tête entre les épaules, continua son rapport, qu'il abrégea tant qu'il put, et au conseil suivant pour finance, apporta un grand sac plein de papiers.

Pour ses péchés, son rang le mettait toujours auprès de moi, parce qu'alors il n'y avait de pair entre nous deux que le maréchal de Villeroy, qui, par conséquent, ne pouvait être de mon côté, les jours de finance non plus que les autres. Quand Noailles voulut parler: « Et les pièces? lui dis-je. — Voilà mon sac où elles sont, me répondit-il. — Je le vois ce sac, répliquai-je, mais point du tout les pièces. Mettez donc sur la table celles de l'affaire dont vous voulez parler. » II ouvrit son sac, de colère, en prit les pièces, qu'il mit devant lui, et tandis qu'il rapportait, me voilà à les feuilleter et à me faire son évangéliste. On ne vit jamais un homme plus déconcerté, ni avec plus de volonté de ne le pas paraître; car tout cela se démêlait en lui. Il ne se cachait point après chez lui, où il revenait bouffant et rempli de ces algarades, que je le désolais, et qu'il ne pouvait plus y tenir; et moi d'en rire et de le tenir en haleine. Il m'est souvent arrivé de le faire chercher dans les pièces la preuve de ce qu'il avançait, de lire avec lui bas, tandis qu'il lisait haut dans les pièces, comme me défiant de sa bonne foi, et n'étant pas fâché qu'on le vît, et de lui en donner le dégoût, sans que jamais M. le duc d'Orléans ait osé m'en rien dire, ni au conseil ni en particulier. Il m'est arrivé aussi quelquefois de lui dicter l'arrêt tel qu'il venait d'être prononcé, et de l'obliger de l'écrire sous ma dictée, en plein conseil, et, par-ci par-là, de lui faire ôter ce qu'il y avait mis, ou ajouter ce qu'il y avait omis, et faire changer les termes qu'il avait substitués à ceux qui venaient d'être prononcés. En ces occasions, la rage lui sortait par tous les pores; son visage enflammé et furieux le décelait, ainsi que toute son attitude et ses mouvements; mais, de peur de pis, il se contenait et ne disait jamais que l'indispensable. Je lui volais dessus cependant comme un oiseau de proie, et le conseil fini, j'en riais avec les uns et les autres, qui, au partir de là, ne gardaient pas le secret des procédés. Ils couraient le monde, et, comme Noailles n'y était ni aimé ni estimé, parce que son accès n'était ni facile, ni doux, on en riait. Il le savait, car il voulait tout savoir, et cela le mettait d'autant plus au désespoir que la répétition de ces scènes était très fréquente. C'en est assez pour un échantillon; la pièce ne vaut pas de s'y étendre davantage.

Je ne sais pourquoi il fut question ce carême de bénir la chapelle des Tuileries, où le feu roi avait toujours ouï la Messe lorsqu'il avait logé dans ce palais, et où le roi l'entendait tous les jours depuis son retour de Vincennes. Cette bénédiction forma une question entre le cardinal de Noailles, ordinaire, et le cardinal de Rohan, grand aumônier. La même s'était, comme on l'a vu en son temps, présentée pour la chapelle neuve de Versailles, entre le même cardinal de Noailles et le cardinal de Janson, grand aumônier. Elle avait été décidée en faveur du cardinal de Noailles, et le fut de même pour la chapelle des Tuileries, sur quoi le cardinal de Rohan fit des protestations.

Le duc d'Ossone mourut à Paris dans un âge peu avancé. Il avait été premier ambassadeur plénipotentiaire d'Espagne à Utrecht, et avait demeuré avant et après assez longtemps aux Pays-Bas et en Hollande, où ses dettes, des violences inconnues dans ces pays-ci, et de continuelles débauches, avaient fort obscurci sa naissance, sa dignité et son caractère. Le comte de Pinto, son frère, succéda à sa grandesse et à son titre. Leur maison est Acuña y Giron. L'ambassadeur à Utrecht était gendre du duc de Frias, connétable de Castille, de la maison de Velasco.

Le grand prieur, dont on a vu en son lieu le caractère et la conduite, était, comme on l'a vu aussi, revenu aussitôt après la mort du roi, considéré, même respecté de M. le duc d'Orléans, qui avait toujours été le jaloux admirateur d'une si continuelle uniformité d'impiété, de débauches et d'effronterie, en faveur desquelles il lui passait tout le reste. Le grand prieur lui imposait au dernier point, quoique méprisé et abandonné de tout le monde, et réduit à souper tous les soirs avec des bandits sans état et sans nom. À l'abri du duc du Maine, il faisait le prince du sang tant qu'il pouvait, et cela ne lui était pas difficile, par le peu et l'espèce de gens qu'il voyait. Il se hasarda, par le même appui, d'aller à l'adoration de la croix après les princes du sang, le vendredi saint, à l'office où le roi était. Le maréchal de Villeroy y fut surpris et s'en plaignit au régent, qui glissa. Encouragé par le succès de l'entreprise, il en tenta d'autres, tant qu'enfin les princes du sang d'une part, et les ducs de l'autre, s'en fâchèrent, et que M. le duc d'Orléans lui défendit d'en plus hasarder. Je pense qu'il s'en prit à moi, car un jour M. le duc d'Orléans me dit, avec assez d'embarras, que le grand prieur avait remarqué que j'affectais de vouloir passer devant lui au Palais-Royal, qui était le seul lieu où je le rencontrais quelquefois, et qu'il s'en était plaint à lui. Je demandai au régent ce qu'il lui avait répondu, et tout de suite j'ajoutai que je n'avais point de ces petitesses-là; mais que, puisque le grand prieur croyait voir ce qui n'était pas, et qu'il s'avisait de le trouver mauvais et de s'en plaindre, je lui ferais dire vrai, et lui montrerais partout que je le précédais et le devais précéder; et aussitôt après je changeai de discours.

En effet, quelques jours après je trouvai le grand prieur au Palais-Royal. Il me salua froidement; car nous n'avions jamais eu aucun rapport ensemble; moi plus sèchement et plus courtement encore; et quand il fut question de passer, dont je m'étais mis à portée, j'entrai. Je remarquai qu'il mit quelqu'un entre lui et moi pour entrer après. Il n'osa rien dire, et je n'en ouïs plus parler. Mais quelque temps après, je sus qu'il faisait tous ses efforts pour entrer au conseil de régence et y précéder les ducs. J'en fis honte au régent, et lui demandai quel talent, hors l'escroquerie, et pis, la poltronnerie et la plus infâme débauche, il trouvait dans le grand prieur pour l'admettre dans le gouvernement, et quelle réputation lui-même espérait d'un tel choix.

La négative peu assurée et l'embarras du régent me déclarèrent tout ce qu'il y avait à craindre de sa faiblesse et de sa vénération pour le grand prieur. Je parlai aux maréchaux de Villeroy et d'Harcourt, qui étaient du conseil de régence; au maréchal de Villars, qui y venait quand il s'agissait des affaires de la guerre; à d'autres encore; puis, de concert avec eux, je déclarai au régent que, s'il faisait à l'État, au conseil de régence, à lui-même, l'ignominie d'y faire entrer le grand prieur, et aux ducs l'injustice de le leur faire précéder, il pourrait le même jour disposer des places qu'il nous avait données en ce conseil et dans tous les autres, et compter que, sans ménagement aucun, nous nous expliquerions sur un si bon choix, et sur l'insulte que de gaieté de cœur nous recevrions de sa main, que nous éprouvions déjà si équitable et si bienfaisante à l'égard du parlement, dont apparemment la séance au conseil lui semblerait plus utile que le travail, l'avis et l'attachement de ses serviteurs. J'ajoutai que toutes ces mêmes paroles dont je me servais m'étaient prescrites, et tous les lui disaient exactement par ma bouche. L'étonnement du régent et son embarras le tinrent quelque temps en silence. J'y demeurai aussi. Il essaya de tergiverser. Je lui dis que cela était inutile; que notre parti était bien pris et sans retour; qu'il était maître de faire ce qu'il lui plairait là-dessus; mais qu'il ne l'était pas d'empêcher notre retraite, nos discours et l'éclat qu'il causerait. Il faiblit, et me chargea enfin de dire aux ducs qu'il n'y avait jamais pensé, et que le grand prieur n'entrerait point dans le conseil, quoiqu'il l'en eût fort pressé. Il n'ajoutait pas qu'il avait dit au grand prieur qu'il l'y ferait entrer, et il craignait ses reproches, et encore plus notre éclat. Cette courte conversation termina les espérances du grand prieur, dont il ne fut plus question depuis.

La duchesse de Béthune mourut à Paris assez vieille. Elle était fille du surintendant Fouquet, et mère du duc de Charost. C'était une femme de beaucoup de mérite et de vertu, d'esprit très médiocre, toute sa vie fort retirée, et qui avait toujours paru fort rarement à la cour. On a vu en son lieu comment le malheur de son père fit la solide fortune de son mari, et comment le quiétisme fit son fils capitaine des gardes du corps. Elle était dès sa jeunesse dans cette doctrine, et allait toutes les semaines, tête à tête avec M. de Noailles, entendre un M. Bertaut à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s'y assemblait, et qu'il dirigeait. Elle et le duc de Noailles étaient bien jeunes, et néanmoins ces voyages réglés tête à tête passaient sans scandale. Ces assemblées grossirent, firent du bruit; la doctrine parut au moins très suspecte; on les dissipa, et le docteur Bertaut fut vivement tancé. Le Noailles, qui vit l'orage, appuyé de la cour, ne se crut pas destiné au martyre; il tourna sa dévotion plus humainement, et abandonna pour toujours ce petit troupeau, dont il avait été une des brebis choisies. Mme de Béthune fut plus fidèle à la doctrine et au docteur, tellement que, bien des années après, cette même doctrine ayant reparu avec plus d'art et de brillant avec Mme Guyon, elle les joignit bientôt l'une à l'autre, et fit de Mme de Béthune la disciple la plus estimée et la plus favorite de Mme Guyon, et de là l'amie intime de l'archevêque de Cambrai, et de MM. et de Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers, et des duchesses de Guiche et de Mortemart. Nulle tempête ne les sépara de leur prophétesse ni de leur patriarche, et c'est ce qui a comblé la fortune des Charost, par les routes qui ont été remarquées en leur temps, en sorte que le malheur du père de Mme de Béthune, dont M. Colbert fut le principal instrument pour se revêtir de sa dépouille, et celui de sa prophétesse qui fit et qui rendit intime cette fille de Fouquet avec les filles de Colbert qui l'avait perdu, ont fait des Charost tout ce que nous les voyons, sans que la duchesse de Béthune soit presque jamais sortie de son oratoire.

L'abbé de Vassé, duquel j'ai suffisamment parlé à propos du refus qu'il fit de l'évêché du Mans, mourut fort vieux en même temps, ainsi que le chevalier du Rosel, lieutenant général, commandeur de Saint-Louis, excellent homme de guerre et très galant homme, dont j'ai parlé plus d'une fois; et Fiennes, lieutenant général assez distingué, qui était gendre d'Étampes, chevalier de l'ordre et capitaine des gardes de feu Monsieur. Le père de Fiennes s'appelait M. de Lumbres, mort aussi lieutenant général. C'étaient des gentilshommes fort ordinaires devers la Flandre, qui n'étaient rien moins que de la maison de Fiennes, éteinte depuis longtemps.

Valbelle mourut aussi fort vieux, fort riche et point marié. Il s'était distingué à la guerre par des actions heureuses et brillantes, d'une grande valeur, et avait quitté depuis longtemps, pour n'avoir pas été avancé comme il avait espéré de l'être. C'était un très honnête homme, mais que j'ai vu longtemps traîner à la cour, sans savoir pourquoi, où il ne bougeait de chez M. de La Rochefoucauld et de peu d'autres maisons. Rottembourg, maréchal de camp en Alsace, [mourut aussi]. Il était gendre du feu maréchal Rosen, et père de Rottembourg, dès lors envoyé du roi en Prusse, qui s'est fait depuis beaucoup de réputation en diverses ambassades, et est mort chevalier de l'ordre, très riche, sans avoir été marié.

Le duc de Perth, attaqué depuis longtemps de la pierre, fut taillé fort vieux à Saint-Germain, et en mourut. Il était grand-chancelier d'Écosse lors de la révolution d'Angleterre. Il signala sa fidélité; il fut gouverneur du roi Jacques III, et Jacques II l'avait fait en France duc et chevalier de la Jarretière.

La Vieuville, qui venait presque de perdre sa femme, dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, épousa en troisièmes noces une Froulay, veuve de Breteuil, conseiller au parlement.

Il y avait souvent des scènes entre M. [le prince] et Mme la princesse de Conti, laquelle ne s'en contraignait guère, et qui lui disait devant le monde, qu'il n'avait que faire de vouloir tant montrer son autorité sur elle, parce qu'il était bon qu'il sût qu'il ne pouvait pas faire un prince du sang sans elle, au lieu qu'elle en pouvait faire sans lui. Ils se querellèrent à souper à l'Ile-Adam. La chose alla fort loin. Crèvecœur, qui avec ce beau nom n'était qu'un assez plat gentilhomme, et sa femme, qui étaient à eux, s'y trouvèrent mêlés et si offensés qu'ils furent sur-le-champ chassés, et qu'ils s'en allèrent à pied coucher où ils purent. Cette aventure fit grand bruit sur le prince et la princesse.

Mme la duchesse de Berry, qui vivait de la façon qui a été expliquée, voulut apparemment pouvoir passer des nuits d'été dans le jardin de Luxembourg en liberté. Elle en fit murer les portes, et ne conserva que celle de la grille du bas de l'escalier du milieu du palais. Ce jardin, de tout temps public, était la promenade de tout le faubourg Saint-Germain, qui s'en trouva privé. M. le Duc fit ouvrir aussitôt celui de l'hôtel de Condé, et le rendit public en contraste. Le bruit fut grand et les propos peu mesurés sur la raison de cette clôture. Elle se trouva aussi importunée des deuils. Les marchands d'étoffes en saisirent le moment, et la prièrent d'obtenir de M. le duc d'Orléans de les abréger; ce qu'il lit avec sa facilité ordinaire, de façon qu'on porte le deuil de tout ce qui n'est point parent, tant il y [a] d'éloignement, même souvent d'incertitude, et qu'on ne le porte presque plus des plus proches, avec la dernière indécence. Mais comme le mauvais dure toujours plus que le bon, ce retranchement des feuils est l'unique règlement de la régence qui subsiste encore aujourd'hui. Cela arriva à l'occasion de celui de la reine mère de Suède.

Elle fut aussi, avec toute sa gloire, la première fille de France qui ait permis aux dames d'honneur des princesses du sang d'entrer dans sa loge et de s'y mettre derrière leurs princesses. Il est vrai que ce fut dans sa petite loge à l'Opéra ; mais ce fut un pied pris qui, sur ce léger fondement, a su depuis se soutenir.

Les nouveaux goûts de cette princesse lui firent chercher à récompenser leurs anciens pour s'en défaire honnêtement. Vittement, qui avait été lecteur des princes père et oncles du roi, et on a vu en son temps par quelle occasion, fut nommé sous-précepteur du roi. À cette occasion, Mme la duchesse de Berry voulut que La Haye, qui avait perdu la charge qu'elle lui avait fait donner chez M. le duc de Berry, eût une place de gentilhomme de la manche, qui vaut six mille francs par an. Le roi en avait deux, et il n'y en avait jamais eu davantage. Ce troisième fit donc difficulté. Pour la lever, on souffla à la duchesse de Ventadour d'en demander un quatrième, moyennant quoi La Haye passa ; et le roi en eut quatre.

Elle acheta, ou plutôt le roi pour elle, une petite maison à l'entrée du bois de Boulogne, qui était jolie, avec tout le bois devant et un beau et grand jardin derrière, qui appartenait à la charge de capitaine des chasses de Boulogne et des plaines des environs. Catelan qui l'était l'avait fait accommodée, et avait vendu à Armenonville; cela s'appelle la Muette, que le roi a prise depuis et fort augmentée. Armenonville fut payé grassement, conserva la capitainerie, eut quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge de secrétaire d'État, dont il n'avait pas payé davantage au chancelier, et presque tout le château de Madrid et tous ses jardins pour sa maison de campagne, réparée à son gré aux dépens du roi, et son fils en survivance de cet usage et de la capitainerie. Mme la princesse de Conti première douairière acheta aussi Choisy de la succession de Mme de Louvois; c'est la même [maison] que le roi acheta aussi de la sienne, et où il a fait et fait encore tous les jours tant d'augmentations et d'embellissements.

M. le duc d'Orléans acheta six cent mille livres, pour le chevalier d'Orléans, la charge de général des galères du maréchal de Tessé, qui y gagna deux cent mille livres; et fit donner par le roi à M. le comte de Charolais une pension de soixante mille livres. Ç'avait toujours été la pension la plus forte, qui ne se donnait presque jamais qu'au premier prince du sang. Je dis presque jamais, parce que je n'en sais d'exemple avant la régence que celui de Chamillart, quand le roi le r envoya comme malgré lui. Le régent prodiguait ainsi les grâces à des gens qu'il ne gagnait pas, et qui s'en moquaient de lui: témoin La Feuillade, Tessé et tant d'autres.

Il avait eu la complaisance de faire venir une troupe de comédiens italiens, à la persuasion de Rouillé, conseiller d'État, dont j'ai parlé plus d'une fois, et qui faisait tout dans les finances. On a vu en son temps que le feu roi les avait chassés pour avoir joué à découvert Mme de Maintenon, sous le nom de la Fausse perdue. Ces comédiens revinrent donc, desquels Rouillé fut le protecteur, et le modérateur de leurs pièces; et pour qu'il le demeurât indépendamment des premiers gentilhommes de la chambre, ils n'eurent point la qualité de comédiens italiens du roi, mais de M. le duc d'Orléans, qui fut à leur première représentation, où tout le monde accourut, dans la salle de l'Opéra. Ils jouèrent quelque temps sur ce théâtre, en attendant qu'on leur eût raccommodé leur hôtel de Bourgogne, où ils étaient quand le feu roi les chassa. La nouveauté et la protection les mirent fort à la mode; mais peu à peu les honnêtes gens se dégoûtèrent de leurs ordures, et ils tombèrent. Ils sont demeurés jusqu'à présent, et jouent toujours à l'hôtel de Bourgogne.

CHAPITRE XX. §

Berwick va commander en Guyenne au lieu de Montrevel, qui va en Alsace et qui s'en prend à moi. — Berwick fait réformer sa patente, et n'est sous les ordres de personne, contre la tentative du duc du Maine. — Le parlement s'oppose au rétablissement des charges de grand maître des postes et de surintendant des bâtiments. — Ses vues, sa conduite, ses appuis. — Vues et intérêts de ses appuis. — Je me dégoûte d'en parler au régent. — Je lui en prédis le succès, et je reste là-dessus dans le silence. — Law, dit Las; sa banque. — Mon avis là-dessus, tant au régent en particulier qu'au conseil de régence. — Elle y passe et au parlement. — Le régent me met, malgré moi, en commerce réglé avec Law, qui dure jusqu'à sa chute. — Vue de Law à mon égard. — Évêchés et autres grâces. — Arouet, poète, depuis Voltaire, exilé. — Un frère du roi de Portugal à Paris; va servir en Hongrie. — Mort de Mme de Courtaumer et de Mme de Villacerf; de la comtesse d'Egmont en Flandre; sa famille. — Mort de la maréchale de Bellefonds et de la marquise d'Harcourt. — Le maréchal d'Harcourt, en apoplexie, perd la parole pour toujours. — Le roi, revenant de l'Observatoire, visite en passant le chancelier de Pontchartrain. — Mme de Nassau remise en liberté. — MM. le Duc et prince de Conti ont la petite vérole. — Naissance de la dernière fille de Mme la duchesse d'Orléans. — Mort de l'électeur palatin.

Le maréchal de Montrevel commandait toujours en Guyenne, il y escroquait et prenait tant qu'il pouvait, et faisait toutes sortes de sottises. C'était un homme fort court, fort impertinent, tout au maréchal de Villeroy et au bel air de la vieille cour, et fort peu sûr, par conséquent, pour M. le duc d'Orléans. Il était à Paris et sur le point de s'en retourner à Bordeaux. Le maréchal de Berwick eut le commandement de Guyenne, et Montrevel celui d'Alsace, où il ne pouvait pas être dangereux. Quand le régent l'eut déclaré, Montrevel vint lui dire qu'il serait toujours content de tout ce qu'il lui ordonnerait, et ajouta: « Mais, monsieur, le public en sera-t-il content pour moi? — Oui, monsieur, lui répondit le régent, il le sera, je vous en réponds. » Ces sortes de fatuités, destituées comme celle-ci de tout mérite, n'allaient point au régent, qui d'un mot prompt et court les mettait au net dans tout leur ridicule. Montrevel fut outré. Tout vieux qu'il était, il était fou d'une Mme de L'Église, femme d'un conseiller du parlement de Bordeaux, et depuis tant d'années que le feu roi l'y avait mis il avait là toutes ses habitudes. Il imagina que c'était moi qui l'avais fait déplacer. Il en fit partout ses plaintes, et me les envoya faire par Biron. Le maréchal Montrevel et moi n'avions pas ouï parler l'un de l'autre depuis le règlement que le feu roi avait fait entre nous et dont j'ai parlé en son temps, depuis lequel il n'avait osé se mêler de quoi que ce soit du gouvernement de Blaye; ainsi rien qui me fût plus indifférent que son commandement en Guyenne. Je n'avais pas pensé un moment à lui, et M. le duc d'Orléans ne m'en parla qu'après qu'il l'eut résolu. Je répondis donc à Biron qu'il pouvait assurer Montrevel que, depuis que nous n'avions plus rien de commun, ni à démêler ensemble, je n'avais pas songé s'il était au monde; que je n'avais su son déplacement que lorsque M. le duc d'Orléans me l'avait appris; et qu'il pouvait s'ôter de la tête que j'y eusse la moindre part, parce que rien au monde ne m'était plus indifférent, depuis que le feu roi avait confirmé et réglé ma très parfaite indépendance, qui ne me pouvait plus être troublée. Je ne sais si Biron osa lui rendre fidèlement ma réponse; mais il continua à se plaindre de moi, et moi à me moquer de lui. Nous verrons bientôt qu'il ne sortit point de Paris, et qu'il mourut de peur ou de rage.

L'affaire du duc de Berwick ne fut pas sitôt consommée. Il s'aperçut que sa patente pour commander en Guyenne le soumettait aux ordres du comte d'Eu, qui, comme devenu prince du sang, prétendait faire de Paris les fonctions de gouverneur de Guyenne. Cela s'était évité avec Montrevel, qui y avait été envoyé du vivant du duc de Chevreuse, et avant qu'il fût question des dernières apothéoses de ces bâtards; d'ailleurs point d'exemple à l'égard des princes du sang sur les maréchaux de France, commandant dans leurs gouvernements; mais c'était le temps des entreprises, surtout des princes du sang et des bâtards comme tels. Berwick renvoya la patente. Le régent en brassière, amateur du poison des mezzo-termine, qui toujours désespèrent celle qui a raison, et ne contente pas celle qui a tort, fit ce qu'il put pour concilier les choses. Berwick, sans s'en embarrasser, ne mollit point, dit qu'il ne connaissait point de milieu entre être ou n'être pas aux ordres d'un autre, se renferma à déclarer qu'il n'avait point demandé ce commandement, et qu'il ne l'accepterait point à une condition nouvelle et déshonorante. Quelque mouvement que les bâtards, et même, pour ce fait particulier, que les princes du sang se pussent donner, parce qu'il les regardait également, il en fallut passer par où le maréchal voulut. Le régent comptait sur lui dans une province jalouse, et si proche de l'Espagne: la patente fut réformée ; il n'y fut pas fait la moindre mention du comte d'Eu. Les maréchaux de France, qui avaient doucement laissé démêler la fusée à leur confrère, furent fort contents, lui beaucoup davantage ; et le rare fut que M. du Maine, y ayant perdu sans réserve tout ce qu'il avait prétendu, voulut paraître content aussi.

Le parlement persistait à ne vouloir point enregistrer les deux édits d'érection de grand maître des postes et de surintendant des bâtiments. Il prétendait que [ces charges] ayant été supprimées, et la suppression enregistrée avec clause de ne pouvoir être rétablies, ils les devaient rejeter. Ce n'était pas que cela intéressât ni eux ni le peuple en aucune manière, encore moins s'il se pouvait l'État; mais cette compagnie voulait figurer, se rendre considérable, faire compter avec elle; elle ne le pouvait que par la lutte, et de propos délibéré elle n'en perdait aucune occasion. Elle avait sondé le régent, puis tâté; les succès répondaient de sa faiblesse. Il était environné d'ennemis qui lui imposaient, et qui, avec bien moins d'esprit et de lumière que lui, le trompaient et s'en moquaient, et qui s'étaient liés avec le parlement qui avait les bâtards à lui et qui tenait les princes du sang en mesure. Tels étaient : le maréchal de Villeroy, à qui les conversations sur les Mémoires du cardinal de Retz et de Joly, qui étaient lors fort à la mode, et que tout le monde se piquait de lire, avaient tourné la tête, et qui voulait être comme le duc de Beaufort, chef de la Fronde, roi des halles et de Paris, l'appui du parlement; d'Effiat, son ami et du duc du Maine, à qui de longue main il avait vendu son maître et qui trouvait son compte à figurer et à négocier entre son maître et le parlement; Besons, plat robin, quoique maréchal de France, qui s'était mis sous la tutelle d'Effiat; Canillac, par les prestiges du feu président de Maisons, et que sa veuve, qui cabalait encore tant qu'elle pouvait chez elle, entretenait toujours, avec autorité sur son esprit quoiqu'elle n'en eût point, et il lui rendait compte de ce qu'il pompait du régent sur le parlement; le duc de Noailles qui l'avait flatté par ses trahisons, qui, pour les rendre complètes, en avait fait peur au régent, et qui lui-même en mourait de frayeur sur son administration des finances, uni d'ailleurs avec d'Effiat par Dubois, trop petit garçon encore pour oser les contredire, ce Noailles, ravi de partager les négociations avec le parlement, et de voir naître du trouble pour se rendre nécessaire; Huxelles enfin, ami intime du premier président, et dont le thème auprès du régent était la nécessité de l'intelligence avec le parlement pour le pouvoir contenir sur les matières de la constitution et de Rome; un Broglio, un Nocé, d'autres petits compagnons, instruits par les autres ou par leurs propres liaisons à placer leur mot à propos. Ainsi, tantôt sur une matière, tantôt sur une autre, cette lutte se multiplia, se fortifia, s'échauffa, et conduisit, comme on le verra, les choses au bord du précipice.

Je m'étais dépité à cet égard par une infinité de raisons; la défiance et la faiblesse du régent se réunissaient contre tout ce que je lui pouvais dire là-dessus. Je lui déclarai â la fin que je me lavais les mains de tout ce qui lui pouvait arriver de la misère de sa conduite avec le parlement, de l'audace des entreprises de cette compagnie, de la friponnerie de gens qui l'environnaient, qui avaient mis le grappin sur lui, qu'il comblait d'amitiés, de confiance, de grâces, et qui étaient ses ennemis et le vendaient à leurs intérêts, à leurs vues et au parlement. J'ajoutai que je ne lui parlerais de ma vie de rien qui eut rapport au parlement, et que je saurais mettre à leur aise ses soupçons sur la haine qu'il me croyait contre le parlement; mais que je lui prédisais et le priais de s'en bien souvenir, qu'il n'irait pas loin sans que les choses n'en vinssent entre lui et cette compagnie au point qu'il se verrait forcé de lui abandonner toute l'autorité et tout l'exercice de la régence, ou d'avoir recours à des coups de force très dangereux. Je lui tins exactement parole; on verra en son temps ce qui en arriva.

Il avait alors une affaire à éclore, dont on se servit beaucoup pour le rendre si docile à l'égard du parlement. Un Écossais, de je ne sais quelle naissance, grand joueur et grand combinateur, et qui avait gagné fort gros en divers pays où il avait été, était venu en France dans les derniers temps du feu roi. Il s'appelait Law; mais quand il fut plus connu, on s'accoutuma si bien à l'appeler Las, que son nom de Law disparut. On parla de lui à M. le duc d'Orléans comme d'un homme profond dans les matières de banque, de commerce, de mouvement d'argent, de monnaie et de finances; cela lui donna curiosité de le voir. Il l'entretint plusieurs fois, et il en fut si content qu'il en parla à Desmarets comme d'un homme de qui il pourrait tirer des lumières. Je me souviens aussi que ce prince m'en parla dans ce même temps. Desmarets manda Law, et fut longtemps avec lui et plusieurs reprises; je n'ai point su ce qui se passa entre eux, ni ce qui en résulta, sinon que, Desmarets en fut content, et prit pour lui quelque estime.

M. le duc d'Orléans après cela ne le vit plus que de loin à loin; mais après les premiers débouchés des affaires qui suivirent la mort du roi, Law, qui avait fait au Palais-Royal des connaissances subalternes et quelque liaison avec l'abbé Dubois, se présenta de nouveau devant M. le duc d'Orléans, bientôt après l'entretint en particulier et lui proposa des plans de finances. Il le fit travailler avec le duc de Noailles, avec Rouillé, avec Amelot, ce dernier pour le commerce. Les deux premiers eurent peur d'un intrus de la main du régent dans leur administration, de manière qu'il fut longtemps ballotté, mais toujours porté par M. le duc d'Orléans. À la fin le projet de banque plut tant à ce prince qu'il voulut qu'il eût lieu. Il en parla en particulier aux principaux des finances, en qui il trouva une grande opposition. Il m'en avait souvent parlé, et je m'étais contenté de l'écouter sur une matière que je n'ai jamais aimée, ni par conséquent bien entendue, et dont la résolution me paraissait éloignée. Quand il eut tout à fait pris son parti, il fit une assemblée de finance et de commerce, où Law expliqua tout le plan de la banque qu'il proposait d'établir. On l'écouta tant qu'il voulut. Quelques-uns, qui virent le régent presque déclaré, acquiescèrent; mais le très grandnombre s'y opposa .

Law ne se rebuta point. On parla à la plupart un peu français à l'oreille. On refit à peu près la même assemblée, où en présence du régent, Law expliqua encore ce projet. À cette fois peu y contredirent, et faiblement. Le duc de Noailles n'avait osé soutenir la gageure, comme eût voulu le maréchal de Villeroy qui allait toujours à contrecarrer M. le duc d'Orléans, sans autre raison ; car il n'entendait ni en finances, ni en autres affaires ; aussi n'opinait-il jamais au conseil qu'en deux mots, ou si très rarement il voulait dire plus sur une affaire qu'il savait qu'on y voulait traiter, il apportait une petite feuille de papier, et quand ce venait à lui d'opiner, mettait ses lunettes, lisait tout de suite les cinq ou six lignes qui étaient écrites. Je ne l'ai jamais vu opiner autrement, et de cette dernière façon quatre ou cinq fois au plus. La banque passée de la sorte, il la fallut proposer au conseil de régence.

M. le duc d'Orléans prit la peine d'instruire en particulier chaque membre de ce conseil, et de lui faire doucement entendre qu'il désirait que la banque ne trouvât point d'opposition. Il m'en parla à fond ; alors il fallut bien répondre. Je lui dis : que je ne cachais point mon ignorance, ni mon dégoût de toute matière de finance, que néanmoins ce qu'il venait de m'expliquer me paraissait bon en soi, en ce que sans levée, sans frais, et sans faire tort ni embarras à personne, l'argent se doublait tout d'un coup par les billets de cette banque, et devenait portatif avec la plus grande facilité; mais qu'à cet avantage je trouvais deux inconvénients: le premier de gouverner la banque avec assez de prévoyance et de sagesse pour ne faire pas plus de billets qu'il ne fallait, afin d'être toujours au-dessus de ses forces, et de pouvoir faire hardiment face à tout, et payer tous ceux qui viendraient demander l'argent des billets dont ils seraient porteurs; l'autre, que ce qui était excellent dans une république ou dans une monarchie où la finance est entièrement populaire, comme est l'Angleterre, était d'un pernicieux usage dans une monarchie absolue, telle que la France, où la nécessité d'une guerre mal entreprise et mal soutenue, l'avidité d'un premier ministre, d'un favori, d'une maîtresse, le luxe, les folles dépenses, la prodigalité d'un roi ont bientôt épuisé une banque, et ruiné tous les porteurs de billets, c'est-à-dire culbuté le royaume. M. le duc d'Orléans en convint, mais en même temps me soutint qu'un roi aurait un intérêt si grand et si essentiel à ne jamais toucher ni laisser toucher ministre, maîtresse ni favoris à la banque, que cet inconvénient capital ne pouvait jamais être à craindre. C'est sur quoi nous disputâmes longtemps sans nous persuader l'un l'autre, de façon que, lorsque quelques jours après il proposa la banque au conseil de régence, j'opinai tout au long comme je viens de l'expliquer, mais avec plus de force et d'étendue; et je conclus à rejeter la banque comme l'appât le plus funeste dans un pays absolu, qui dans un pays libre serait un très bon et très sage établissement.

Peu osèrent être de cet avis; la banque passa. M. le duc d'Orléans me fit de petits reproches, mais doux, de m'être autant étendu. Je m'en excusai sur ce que je croyais de mon devoir, honneur et conscience, d'opiner suivant ma persuasion, après y avoir bien pensé, et de m'expliquer suffisamment pour bien faire entendre mon avis, et les raisons que j'avais de le prendre. Incontinent après, l'édit en fut enregistré au parlement sans difficulté . Cette compagnie savait quelquefois complaire de bonne grâce au régent pour se raidir après contre lui avec plus d'efficace.

Quelque temps après, pour le raconter tout de suite, M. le duc d'Orléans voulut que je visse Law, qu'il m'expliquât ses plans, et me le demanda comme une complaisance. Je lui représentai mon ineptie en toute matière de finance; que Law aurait beau jeu avec moi à me parler un langage ou je ne comprendrais rien; que ce serait nous faire perdre fort inutilement notre temps l'un à l'autre. Je m'en excusai tant que je pus. Le régent revint plusieurs fois à la charge, et à la fin l'exigea. Law vint donc chez moi. Quoique avec beaucoup d'étranger dans son maintien, dans ses expressions et dans son accent, il s'exprimait en fort bons termes, avec beaucoup de clarté et de netteté. Il m'entretint fort au long sur sa banque qui, en effet, était une excellente chose en elle-même, mais pour un autre pays que la France, et avec un prince moins facile que le régent. Law n'eut d'autre solution à me donner à ces deux objections que celles que le régent m'avait données lui-même, qui ne me satisfirent pas. Mais comme l'affaire était passée, et qu'il n'était plus question que de la bien gouverner, ce fut principalement là-dessus que notre conversation roula. Je lui fis sentir, tant que je pus, l'importance de ne pas montrer assez de facilité pour qu'on en pût abuser avec un régent aussi bon, aussi facile, aussi ouvert, aussi environné. Je masquai le mieux que je pus ce que je voulais lui faire entendre là-dessus; et j'appuyai surtout sur la nécessité de se tenir en état de faire face sur-le-champ, et partout, à tout porteur de billets de banque qui en demanderait le payement, d'où dépendait tout le crédit ou la culbute de la banque. Law en sortant me pria de trouver bon qu'il vînt quelquefois m'entretenir; nous nous séparâmes fort satisfaits l'un de l'autre, dont le régent le fut encore plus.

Law vint quelques autres fois chez moi; il me montra beaucoup de désir de lier avec moi. Je me tins sur les civilités, parce que la finance ne m'entrait point dans la tête, et que je regardais comme perdues toutes ces conversations. Quelque temps après, le régent, qui me parlait assez souvent de Law avec grand engouement, me dit qu'il avait à me demander, même à exiger de moi une complaisance; c'était de recevoir règlement une visite de Law par semaine. Je lui représentai la parfaite inutilité de ces entretiens, dans lesquels j'étais incapable de rien apprendre, et plus encore d'éclairer Law sur des matières qu'il possédait, auxquelles je n'entendais rien. J'eus beau m'en défendre, il le voulut absolument; il fallut obéir. Law, averti par le régent, vint donc chez moi. Il m'avoua de bonne grâce que c'était lui qui avait demandé cela au régent, n'osant me le demander à moi-même. Force compliments suivirent de part et d'autre; et nous convînmes qu'il viendrait chez moi tous les mardis matin sur les dix heures, et que ma porte serait fermée à tout le monde tant qu'il y demeurerait. Cette visite ne fut point mêlée d'affaires. Le mardi matin suivant, il vint au rendez-vous, et y est exactement venu ainsi jusqu'à sa déconfiture. Une heure et demie, très souvent deux heures, était le temps ordinaire de nos conversations. Il avait toujours soin de m'instruire de la faveur que prenait sa banque en France et dans les pays étrangers, de son produit, de ses vues, de sa conduite, des contradictions qu'il essuyait des principaux des finances et de la magistrature, de ses raisons, et surtout de son bilan, pour me convaincre qu'il était bien plus qu'en état de faire face à tous porteurs de billets, quelques sommes qu'ils eussent à demander.

Je connus bientôt que, si Law avait désiré ces visites réglées chez moi, ce n'était pas qu'il eût compté faire de moi un habile financier; mais qu'en homme d'esprit, et il en avait beaucoup, il avait songé à s'approcher d'un serviteur du régent qui avait la plus véritable part en sa confiance, et qui de longue main s'était mis en possession de lui parler de tout et de tous avec la plus grande franchise et la plus entière liberté, de tâcher par cette fréquence de commerce, de gagner mon amitié, de s'instruire par moi de la qualité intrinsèque de ceux dont il ne voyait que l'écorce, et peu à peu de pouvoir venir au conseil à moi sur les traverses qu'il essuyait, et sur les gens à qui il avait affaire, enfin de profiter de mon inimitié pour le duc de Noailles, qui en l'embrassant tous les jours, mourait de jalousie et de dépit, lui suscitait sous main tous les obstacles et tous les embarras possibles, et eût bien voulu l'étouffer. La banque en train et florissante, je crus nécessaire de la soutenir. Je me prêtai à ces instructions que Law s'était proposées, et bientôt nous nous parlâmes avec une confiance dont je n'ai jamais eu lieu de me repentir. Je n'entrerai point dans le détail de cette banque, des autres vues qui la suivirent, des opérations faites en conséquence. Cette matière de finances pourrait faire des volumes nombreux. Je n'en parlerai que par rapport à l'historique du temps, ou à ce qui a pu me regarder en particulier. J'ai dit les raisons, vers les temps de la mort du roi, qui m'ont fait prendre le parti de décharger ces Mémoires des détails immenses des affaires des finances et de celles de la constitution. On les trouvera traitées par ceux qui n'auront eu que ces objets en vue beaucoup plus exactement, et mieux que je n'aurais pu le faire, et que je n'aurais fait qu'en me détournant trop longuement et trop fréquemment de l'histoire de mon temps, que je me suis seulement proposée. Je pourrais ajouter ici quel fut Law. Je le diffère à un temps où cette curiosité se trouvera mieux en sa place.

M. le duc d'Orléans donna l'évêché de Vannes à l'abbé de Tressan, son premier aumônier; celui de Rodez à l'abbé de Tourouvre, à la prière du cardinal de Noailles, et celui de Saint-Papoul à l'abbé de Choiseul à la mienne, qui ne l'a su que plus de quinze ans après, et qui est présentement évêque de Mende. Je ne lui avais jamais parlé, et personne ne m'avait parlé de lui; mais je le savais homme de bien et pauvre. Le ressort qui me fit agir fut la mémoire du maréchal de Choiseul, dont il était neveu, et tout jeune, lorsque j'en entendis dire un jour au maréchal qu'il l'aimait. La même raison me fit obtenir de M. le duc d'Orléans des assistances pécuniaires pour le chevalier de Peseu, que je ne connaissais point, puis avancements, commandements et subsistances qui l'ont conduit jusqu'à la fin de sa vie à d'autres. Il le sut parce que cela ne se put cacher, et en a toujours été reconnaissant, ainsi que M. de Mende. Peseu était fils d'une soeur du maréchal de Choiseul, dont je savais qu'il avait fort aimé et aidé les enfants, à qui jamais je n'avais eu occasion de parler.

Arouet, fils d'un notaire qui l'a été de mon père et de moi jusqu'à sa mort, fut exilé et envoyé à Tulle, pour des vers fort satiriques et fort impudents. Je ne m'amuserais pas à marquer une si petite bagatelle, si ce même Arouet, devenu grand poète et académicien, sous le nom de Voltaire, n'était devenu, à travers force aventures tragiques, une manière de personnage dans la république des lettres, et même une manière d'important parmi un certain monde.

Le prince Emmanuel, qui n'avait pas encore dix-neuf ans, dernier des frères du roi de Portugal, arriva a Paris chez l'ambassadeur de sa nation, où il logea. Le roi son frère, dont la conduite était fort singulière, pour en parler plus que mesurément, l'avait frappé dans un emportement. Le prince fut outré, et ne se crut plus en sûreté en Portugal. On ne se mit nullement en peine de le recevoir, sous prétexte de l'incognito. L'Angleterre dominait en Portugal, y trouvait son compte pour son commerce; et, pour cela, le roi d'Angleterre complaisait en tout au roi de Portugal. La considération des Anglais entra donc pour beaucoup dans le peu de cas qu'on fit ici du prince Emmanuel. M. le duc d'Orléans fut encore bien aise de s'épargner la dépense et l'importunité personnelle d'une réception convenable. Il aima donc mieux tout supprimer, jusqu'à la plus grande indécence. Ce prince ne vit ni le roi, ni le régent, ni les filles de France, ni les princes et princesses du sang. Il vécut à Paris tout en particulier, et n'y vit encore que mauvaise compagnie. Aussi s'en lassa-t-il bientôt; et, au bout de six semaines ou deux mois, partit malgré toutes les instances de l'ambassadeur de Portugal, et s'en alla à Vienne, et servit volontaire en Hongrie avec beaucoup de valeur.

Le duc de La Force perdit sa sœur, Mme de Courtaumer, de la petite vérole. Le calvinisme avait fait ce mariage, ainsi que celui de son père. Mme de Villacerf en mourut aussi; elle était Saint-Nectaire et son mari avait été premier maître d'hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne. La comtesse d'Egmont mourut à Bruxelles. Elle était sœur du duc d'Aremberg, père de celui d'aujourd'hui et de la princesse d'Auvergne, à qui le cardinal de Bouillon avait fait épouser Mesy, son écuyer, pour devenir maître de ses biens, comme je l'ai rapporté en son temps. Cette comtesse d'Egmont avait d'abord épousé le marquis de Grana, gouverneur des Pays-Bas dont le duc d'Aremberg son frère avait épousé la fille, dont la comtesse d'Egmont était ainsi belle-mère et belle-sœur. Elle épousa ensuite le frère aîné du comte d'Egmont, dernier de cette illustre maison d'Egmont dont la mort a été marquée en son temps, arrivée en Espagne, à qui Mme des Ursins, lors en France duchesse de Bracciano, avait fait épouser Mlle de Cosnac, nièce de l'archevêque d'Aix, qui était sa parente et logeait chez elle. Ces deux frères n'eurent point d'enfants.

La maréchale de Bellefonds-Fouquet, parente éloignée du surintendant, mourut fort âgée et fort retirée à Vincennes; et la marquise d'Harcourt, fille du duc de Villeroy, nouvelle mariée, toute jeune, à Paris, sans enfants, dont les deux familles furent fort affligées. Peu de jours après, le maréchal d'Harcourt eut une nouvelle attaque d'apoplexie qui lui ôta l'usage de la parole pour toujours.

Le maréchal de Villeroy mena le roi voir l'Observatoire. Il était de tout temps ami du chancelier de Pontchartrain retiré lors à l'Institution, c'est-à-dire dans une maison joignante, qui y avait des entrées sans sortir. Des Tuileries à l'Observatoire, il fallait nécessairement passer devant sa porte, et il était à Paris. Le maréchal se souvint que les princes, ses petits[-fils], allant voir Paris de Versailles, le roi ordonna au duc de Beauvilliers de les mener chez le vieux Beringhen, pour leur faire voir un homme qu'il aimait, qui avait fait une étrange fortune, et qui avait su sans rien quitter, faire justice à son âge en ne sortant plus de chez lui à Paris parmi ses amis et avec sa famille. Villeroy pour cette fois pensa très dignement qu'il était bon de faire voir au roi un homme qui, vert et sain, et en état de corps et d'esprit de figurer encore longtemps avec réputation dans le ministère et dans la place de chancelier et de garde des sceaux sans dégoût et sans crainte, avait su quitter tout pour mettre un sage et saint intervalle entre la vie et la mort, dans une parfaite retraite où il ne voulait voir personne, et n'était plus du tout occupé que de son salut sans aucun délassement, et accoutumer le roi à honorer la vertu. Il manda donc de l'Observatoire au chancelier de Pontchartrain qu'en repassant le roi entrerait chez lui et lui ferait une visite. Rien de plus simple que de recevoir cet honneur extraordinaire auquel il était bien loin de songer; mais Pontchartrain, solidement modeste et détaché, mit ordre d'être averti à temps, et se trouva sur sa porte dans la rue comme le roi arrivait chez lui. Il fit inutilement tout ce qu'il put pour empêcher le roi de mettre pied à terre; mais il réussit, à force d'esprit, d'opiniâtreté et de respects à faire que la visite se passât ainsi dans la rue, qui ne laissa pas de durer un quart d'heure jusqu'à ce que le roi remonta en carrosse. Pontchartrain le vit partir et rentra aussitôt dans sa chère modestie, où son parfait renoncement lui fit oublier aussitôt l'extraordinaire honneur de la visite, et la pieuse adresse qui lui en avait évité tout ce qu'il avait pu. Tout le monde qui le sut l'admira, et loua fort aussi le maréchal de Villeroy d'une pensée si honnête et si convenablement exécutée.

Mme de Nassau qui, pour d'étranges affaires avec son mari, avait été longtemps à la Bastille, puis dans un couvent à Rethel, eut permission de revenir à Paris chez le marquis de Nesle son frère, par le consentement de son mari.

M. le Duc et M. le prince de Conti eurent la petite vérole à peu de distance l'un de l'autre; et Mme la duchesse d'Orléans accoucha d'une fille, qui est morte princesse de Conti, dont elle a laissé un fils unique appelé comte de La Marche.

L'électeur palatin Guillaume-Joseph mourut à Dusseldorf sans enfants; il était frère de l'impératrice épouse de l'empereur Léopold, de la reine de Portugal, mère du roi Jean d'aujourd'hui, de la reine d'Espagne seconde femme de Charles II, qui a été si longtemps à Bayonne, de la duchesse de Parme mère de la reine d'Espagne, seconde femme de Philippe V, et de l'épouse de Jacques Sobieski, fils aîné du célèbre roi de Pologne. Cet électeur ne laissa point d'enfants de ses deux femmes, l'une fille de l'empereur Ferdinand III, l'autre de Mme la grande-duchesse, morte en France, fille de Gaston, frire de Louis XIII. Charles-Philippe son frère, gouverneur du Tyrol, lui succéda. Il était veuf d'Anne Radziwil, puis d'une Lubomirski, dont il n'eut point de garçons, et fit depuis un troisième mariage d'inclination si inégal qu'il n'en a jamais osé parler, et que les enfants qu'il en aurait ne succéderaient point. Charles-Philippe était frère de l'évêque d'Augsbourg, tombé en enfance, et du grand maître de l'ordre Teutonique dont on a parlé sur Trèves et Mayence, dont il eut les deux coadjutoreries.

CHAPITRE XXI. §

Soupçons et propos publics contre la reine d'Espagne et Albéroni. — Dégoût et licence del Giudice. — Triste état et emploi des finances. — Dégoût d'Albéroni sur Hersent. — Incertitudes d'Albéroni au dehors. — Le Prétendant tire quelques secours de lui, se retire à Avignon faute d'autre asile. — Les puissances maritimes offrent des vaisseaux à l'Espagne. — Leur intérêt. — Indiscrète réponse d'Albéroni. — Plaintes. — Frayeur de l'Italie du Turc et de l'empereur. — Albéroni trompe Aldovrandi, attrape les décimes et se moque de lui. — Ses vues. — Offres de l'Angleterre à l'Espagne contre la grandeur de l'empereur en Italie. — L'Angleterre se plaint d'Albéroni et le dupe sur l'empereur. — Le roi d'Angleterre veut aller à Hanovre. — Wismar rendu. — Frayeur des Hollandais de l'empereur. — Hauteurs partout des Impériaux. — Vues et adresses des Hollandais. — Hardiesse et scélératesse de Stairs. — Imprudence du régent. — Sagesse de Cellamare. — Canal de Mardick. — Naissance d'un fils à l'empereur. — Folle catastrophe de Langallerie. — Scélératesse ecclésiastique et temporelle de Bentivoglio. — Situation et inquiétudes d'Albéroni. — Parlements d'Angleterre rendus septénaires. — Vue et conduite des ministres anglais et de la Hollande à l'égard de la France et de l'empereur. — Albéroni inquiet se prête un peu à l'Angleterre. — Ses haines, ses fourberies, ses adresses, son insolence. — Albéroni veut savoir à quoi s'en tenir avec l'Angleterre; ne tire de Stanhope que du vague, dont Monteléon voudrait que l'Espagne se contentât. — Souplesses de l'Angleterre pour l'Espagne. — Friponnerie et faussetés de Stanhope pour se défaire de Monteléon, qu'il trouvait trop clairvoyant. — Albéroni, dupe de Stanhope et même de Riperda, ne songe qu'au chapeau. — Triste état du gouvernement d'Espagne. — Scandaleux pronostics du médecin Burlet sur les enfants de la feue reine. — L'Angleterre tâche de détourner la guerre de Hongrie. — Artifices contre la France. — Ligue défensive signée entre l'empereur et l'Angleterre, qui y veulent attirer la Hollande. — Conditions. — Prié gouverneur général des Pays-Bas. — Juste alarme du roi de Sicile. — Souplesses et artifices de l'Angleterre pour calmer l'Espagne sur cette ligue. — Albéroni change subitement d'avis et ne veut d'aucun traité. — Albéroni flatte le pape; promet [des secours]; envoie Aldovrandi subitement à Rome pour ajuster les difficultés entre les deux cours, en effet pour presser son chapeau. — Bentivoglio et Cellamare, l'un en méchant fou, l'autre en ministre sage, avertissent leur cour du détail de la ligue traitée entre la France et l'Angleterre. — Confidences de Stairs à Penterrieder. — Quel était ce secrétaire impérial. — Considérations diverses. — Manège infâme de Stairs. — Dure hauteur de l'empereur sur l'Espagne et la Bavière aux Pays-Bas. — Le roi de Prusse à Clèves. — Aldovrandi mal reçu à Rome, pénétré, blâmé. — Avis au pape sur le chapeau d'Albéroni. — Cour d'Espagne déplorable. — Jalousies et craintes d'Albéroni. — [Il] rassure la reine. — Ce qu'il pense de son caractère. — Bruits à Madrid fâcheux sur le voyage d'Aldovrandi. — Demandes du roi d'Espagne au pape. — Courte réflexion sur le joug de Rome et du clergé. — Vues et mesures de l'Espagne sur ses anciens domaines d'Italie. — Sage avis du duc de Parme. — Fol et faux raffinement de politique d'Albéroni. — Manèges étranges du ministère anglais sur le traité à faire avec la France. — Horreurs de Stairs. — Rare omission au projet communiqué de ce traité par les Anglais. — Fâcheuse situation intérieure de la Grande-Bretagne et de la cour d'Angleterre. — Vues du roi de Prusse. — Mauvaise foi de Stairs. — Intrigues de la cour d'Angleterre.

L'Espagne, mécontente à l'excès du gouvernement, qui était entièrement entre les mains de la reine et d'Albéroni, ne leur épargnait ni ses soupçons ni ses discours; on n'y doutait point qu'Albéroni n'eût tiré de grandes sommes des Anglais pour sa complaisance à leur passer l'asiento des nègres, et un traité de commerce aussi avantageux pour eux que celui dont il avait procuré la signature; et les chasses outrées par le froid de la fin de mars au pied des montagnes glacées de l'Escurial où le prince des Asturies si jeune et si délicat suivait toujours le roi son père, y donnaient un vaste champ, d'autant plus que l'indiscrétion de Burlet, premier médecin du roi, semblait préparer à quelque chose de funeste, en publiant que ce prince était fort menacé du même mal dont la reine sa mère était morte, quoiqu'il soit vrai qu'il n'en a jamais eu la moindre atteinte. Les vues d'Albéroni sur le cardinalat étaient devenues publiques. Les différends avec la cour de Rome demeuraient toujours au même état. Albéroni était accusé de les suspendre pour forcer le pape à lui donner le chapeau. Acquaviva, qui d'ailleurs passait pour un homme peu sûr, et qui pourtant avait à Rome toute la confiance du roi d'Espagne, était abandonné aux volontés d'Albéroni, et son fidèle agent. Giudice, dont les dégoûts augmentaient à proportion du crédit d'Albéroni, ne tenait que des propos de retraite et d'un mécontentement qui ne ménage rien. Il est vrai que le désordre et l'épuisement des finances était extrême, que l'évêque de Cadix qui les administrait avait ordre de fournir tout l'argent qu'Albéroni lui demandait, qui n'était libéral que de celui qui était nécessaire pour les voyages et les chasses, en quoi consistaient tous les plaisirs du roi d'Espagne. Albéroni voulut retrancher sur la dépense de sa garde-robe. Hersent qui en était chargé, et qui depuis l'affaire de la réforme ne pouvait, comme on l'a vu, souffrir Albéroni, lui résista, parla au roi d'Espagne avec la liberté d'un ancien domestique, et l'emporta si bien que les dépenses de la garde-robe, au lieu d'être retranchées, furent augmentées par ordre du roi.

Parmi ces occupations domestiques qui n'étaient pas les moindres d'Albéroni, il était chargé de toutes celles du dehors; il négociait seul avec les ministres que la Hollande et l'Angleterre tenaient à Madrid, et il entretenait un commerce direct avec le pensionnaire de Hollande, qui plus versé que lui en affaires lui fit accroire qu'il redoutait autant que l'Espagne la puissance de l'empereur, et qu'il était jaloux de celle de l'Angleterre. Albéroni leur avait proposé une ligue défensive; il craignait en même temps que ces puissances n'en voulussent une offensive, qui, étant sûrement contre la France, ne pouvait convenir à l'Espagne. En même temps il se ravisa sur le Prétendant; il crut de l'intérêt de l'Espagne de ne le pas abandonner absolument, et lui fit toucher quelque argent. Ce malheureux prince avait été à Commercy. Le duc de Lorraine l'y alla voir incontinent, et le pria civilement de sortir de ses États; ce qu'il ne tarda pas de faire, et, faute d'autre asile, alla à Avignon. Le duc de Lorraine dépêcha à Londres pour y faire valoir cette conduite, et on y fut content de lui.

Les puissances maritimes, bien informées du triste état de la marine d'Espagne, du secours de vaisseaux qu'elle avait promis au pape sans en avoir elle-même, et de son embarras pour faire partir la flotte des Indes, au départ de laquelle elles avaient grand intérêt, lui en offrirent. Albéroni répondit avec une singulière hardiesse que le roi d'Espagne ne manquerait pas de vaisseaux, mais que s'il en voulait, c'était acheter, non pas emprunter ou louer; et que si l'argent lui manquait, il donnerait des hypothèques sur les Indes. Une déclaration si indiscrète faite au secrétaire d'Angleterre à Madrid, qui avait le dernier offert des vaisseaux, lui fit ouvrir les oreilles, et remontrer à Londres tout l'avantage d'un pareil moyen pour négocier directement aux Indes. Le pape en attendant mourait de peur des Turcs. Sa crainte de l'empereur lui avait fait demander des vaisseaux au lieu de troupes, dont l'arrivée en Italie aurait blessé la cour de Vienne, et les Vénitiens, qui en désiraient pour leur sûreté, y renoncèrent sur ce que l'Espagne ne leur en voulut envoyer que par terre; cependant le nonce Aldovrandi se plaignait de l'inutilité de son séjour à Madrid où il ne finissait aucune affaire; et le roi de Sicile se plaignait bien haut de n'être pas protégé fortement à Rome par l'Espagne pendant le besoin que cette cour avait des forces du roi d'Espagne. Ce besoin y parut si pressant que le pape accorda au roi d'Espagne les mêmes levées que les rois ses prédécesseurs et lui-même avaient faites sur le clergé d'Espagne, mais dont le temps était expiré. Le roi d'Espagne prétendait de plus les sommes qu'il aurait levées depuis l'expiration du temps de cette permission. Rome s'en défendait sur ce que la charge serait trop pesante, toutefois sans refus positif. La concession allait à quatre millions d'écus; la prétention était de trois autres. L'intention du pape était de terminer en même temps ses différends avec l'Espagne, et avait laissé ce moyen à la discrétion d'Aldovrandi pour s'en servir à propos. Albéroni le sut si bien pomper qu'il lui fit déclarer ses ordres, en l'assurant que rien n'avancerait tant la conclusion de tout que cette grâce faite au roi d'Espagne; puis lui fit déclarer par le conseil que le roi ne devait de remerciements au pape que ceux de lui avoir fait justice, qui n'était pas une raison pour qu'il se relâchât sur les droits de sa couronne dans les différends qu'il avait avec Rome.

Ce fut ainsi qu'Albéroni se moqua d'Aldovrandi. Il voulait se réserver le mérite de finir ces différends pour son cardinalat, et les laisser durer tant qu'il ne le verrait pas prochain. Il était tellement maître que tout s'adressait à lui, et qu'il remplissait à découvert le personnage de premier ministre. Il s'applaudissait d'avoir la confiance des étrangers et de son commerce direct avec le pensionnaire de Hollande et avec Stanhope. Ce dernier l'assurait que l'Angleterre était prête à faire une ligue défensive avec l'Espagne pour la neutralité de l'Italie, et plus encore si les ministres allemands ne détournaient le roi Georges de tout engagement capable de lui faire perdre l'occasion de profiter des dépouilles de la Suède. Le secrétaire d'Angleterre à Madrid donna les mêmes assurances à l'ambassadeur que le roi de Sicile y tenait.

Avec toute cette intelligence entre l'Espagne et l'Angleterre, Albéroni, qui n'avait pas pardonné au duc de Saint-Aignan de s'être voulu mêler de l'affaire de sa réforme des troupes, ne trouvait pas meilleure celle qu'il voyait entre cet ambassadeur et le secrétaire d'Angleterre, qui de concert agissaient pour l'intérêt des marchands français et anglais, accablés d'injustices, qu'il n'était pas dans le dessein de faire cesser. Sa lenteur à terminer ce qui restait encore à régler sur l'asiento des nègres, quoique accordée, lui attirait des plaintes du ministre d'Angleterre; il se détermina donc à leur faire une proposition sur l'envoi de leur warrant de permission et sur le lieu et le temps de la tenue des foires aux Indes, et du débit des Anglais qu'il crut convenir également aux intérêts de l'Espagne et de l'Angleterre, laquelle semblait s'éloigner des dispositions qu'elle avait témoignées d'union avec la France. Les Impériaux n'oubliaient rien pour engager le roi Georges à favoriser leur dessein sur l'Italie; et Monteléon sut certainement qu'un bibliothécaire allemand du roi d'Angleterre travaillait à un traité pour établir les droits de la maison d'Autriche sur la Toscane.

Le désir de revoir son pays et de s'assurer de son larcin sur la Suède persuada au roi Georges que l'Angleterre se trouvait désormais assez calme pour qu'il pût faire un voyage à Hanovre. Le czar lui avait fait part de ses projets. Le roi de Danemark le pressait de se déclarer comme roi d'Angleterre contre le roi de Suède, qui était entré en Norvège; enfin Wismar s'était rendu le 15 avril, qui restait unique au roi de Suède au deçà de la mer.

Les Hollandais avaient une telle crainte de s'engager dans une nouvelle guerre que Duywenworde, leur ambassadeur à Londres, qui s'était offert pour moyenner une alliance entre la France, l'Angleterre et ses maîtres, s'en ralentit tout à coup, et que les ministres de France et d'Espagne à Londres lui ayant demandé si les Hollandais souffriraient tranquillement que l'empereur violât la neutralité d'Italie et s'en rendît le maître, il répondit nettement qu'ils ne feraient jamais rien qui pût déplaire a ce prince.

L'incertitude de la guerre de Hongrie durait toujours. L'empereur, selon sa coutume, parlait haut partout par ses ministres: à la Porte, par la paix de Carlowitz, qui l'obligeait à s'armer en faveur des Vénitiens; en effet, parce qu'il craignait que les Turcs ne s'étendissent dans la Dalmatie; en France, que si on secourait le pape de troupes, elles auraient plus affaire aux Impériaux qu'aux Turcs; en Angleterre, des mépris de leur froideur; en Hollande, beaucoup de mécontentement sur les prolongations de l'exécution du traité de la Barrière, quoiqu'ils la voulussent flatter; c'est qu'avant de finir, les États généraux voulaient s'assurer du terrain que l'empereur leur céderait; ce qui dépendait du succès de la députation que la province de Flandre avait envoyée à Vienne, qui répandait des listes des forces impériales à cent soixante-douze mille sept cent quatre-vingt-dix hommes, et qui essaya inutilement d'engager le régent à faire sortir de France le prince Ragotzi qui, retiré aux Camaldules dans la plus sincère dévotion, ne songeait à rien moins qu'à travailler à troubler l'empereur.

Stairs ne laissa pas de chercher encore à inquiéter sa cour sur la France par rapport au Prétendant, quoique lui-même vît bien qu'il n'y avait rien à en craindre; mais il prit un ombrage plus effectif de la marche de quarante bataillons en Languedoc et en Guyenne sous un commandant qui tenait de si près au Prétendant. Il en parla au régent qui lui répondit que ces quarante bataillons n'étaient que dix, et n'étaient envoyés que pour la consommation des denrées; que cela ne regardait en rien l'Angleterre, à laquelle il était prêt de donner toutes sortes de sûretés pour le maintien d'une parfaite intelligence. Il ajouta un peu légèrement qu'il était vrai aussi qu'il était bien aise d'avoir sur la frontière d'Espagne des troupes dont il fût assuré. Stairs accoutumé à tourner tout en poison, ne pouvant là-dessus alarmer l'Angleterre, fit à Cellamare confidence de ce propos, qu'il assaisonna de toutes les réflexions les plus propres à l'inquiéter et à aigrir l'Espagne. Heureusement il eut affaire à un homme sage qui se contentait d'avoir les yeux bien ouverts, mais qui le connaissait, qui rabattit toutes ses réflexions par les siennes, et qui manda en Espagne que si le régent avait eu des desseins, il ne se serait pas privé, par la grande réforme qu'il avait faite, des troupes nécessaires pour les exécuter.

Stairs, flatté de la réponse, que le régent lui avait faite avec tant d'ouverture, espéra bientôt de parvenir à une explication formelle sur Dunkerque, qui était le point sensible des Anglais. Le roi Georges se proposait de l'obtenir comme préliminaire essentiel du traité que la France proposait. Walpole voyait que les États généraux auprès desquels il était désiraient, par crainte de toute apparence de guerre, qu'on prît des mesures avec la France, en même temps que leur alliance s'achèverait avec l'Angleterre et l'empereur, et le roi d'Angleterre pressait la conclusion de cette alliance défensive; il assurait les Hollandais que, dès qu'elle serait signée, il concourrait sûrement et honorablement avec la France pour la garantie réciproque de leurs successions, pourvu qu'elle consentît à dissiper toute inquiétude sur le Prétendant, et à mettre le canal de Mardick hors d'état d'y pouvoir naviguer.

La naissance d'un fils de l'empereur rehaussa encore le ton de ses ministres dans toutes les cours, qui ne s'en promettaient pas moins que la réunion de la monarchie d'Espagne à la maison d'Autriche sous le règne du père ou du fils, et qui osaient s'en expliquer tout ouvertement.

On a vu en son lieu la désertion de Langallerie, lieutenant général en l'armée d'Italie, qui, recherché pour ses horribles concussions, passa aux ennemis, qui lui conservèrent son grade dans les troupes impériales, où il se distingua à l'attaque des lignes de Turin. Son père était lieutenant général, mais pour gentilhomme c'était bien tout au plus. Celui-[ci] était gueux, pillard et fort borné, ambitieux et plein de son mérite. Il ne le crut pas suffisamment récompensé à Vienne et se mit au service du czar, duquel il ne fut pas plus content. Il se retira donc à Amsterdam, ou son peu de fortune lui tourna le peu de tête qu'il avait. Il se fit protestant, et subsista quelque temps des charités de cette ville. Un autre aventurier se joignit à lui sous un grand nom: il se faisait appeler le comte de Linage, et disait avoir servi dans la marine de France. Ils s'engagèrent à un officier turc ou soi-disant, pour commander en chef, l'un par terre, l'autre par mer, pour établir une nouvelle religion et une nouvelle république aux dépens de la Porte et de l'empereur, qui les fit arrêter et exécuter à mort.

Bentivoglio, non content de n'oublier rien pour embraser la France du feu de la discorde et du schisme, avertit le pape que les huguenots recevaient toutes sortes de faveurs en France; que le régent était prêt de conclure un traité de garantie mutuelle des successions de France et d'Angleterre avec les puissances maritimes, au préjudice du roi d'Espagne et du Prétendant, et de l'importance dont il était que le pape le traversât efficacement. Il n'oublia pas d'exciter Cellamare, qui avertit sa cour, laquelle, peu attentive aux affaires, excitait par sa lenteur les plaintes du dehors et du dedans, qui retombaient à plomb sur Albéroni, dont l'autorité et la confiance étaient à un point unique, et les soupçons fort grands sur l'alliance prête à conclure entre les puissances maritimes et l'empereur.

Le bill qui rendait les parlements septénaires avait enfin passé, et le roi d'Angleterre songeait tout de bon à s'en aller à Hanovre. Quelque assurance qu'il reçût du régent de la bonne intelligence qu'il voulait conserver avec lui, il n'y voulait point ajouter foi; et quoique Stairs même commençât à changer de langage et que les ministres anglais fussent persuadés, ils voulaient entretenir les alarmes de leur nation. Eux et les Hollandais sentaient leur faiblesse, et ne voulaient pas renouveler la guerre ni prendre avec l'empereur, qui s'en plaignait, des engagements qui pussent les y conduire, tandis que pour entretenir les Anglais dans leur animosité contre la France, ils laissaient exprès semer des bruits d'une guerre prochaine avec cette couronne, qui protégeait toujours le Prétendant. La Hollande, plus franche, et qui n'avait point ces intérêts particuliers à ménager, appuyait sur un traité à faire avec la France, mais voulait auparavant conclure avec l'empereur pour le ménager avec soin, malgré les contestations qu'ils avaient avec lui par rapport à l'exécution de leur traité de la Barrière.

Albéroni, de mauvaise humeur de voir l'Angleterre offrir à toutes les puissances de traiter avec elles, ne laissa pas de se charger de finir avec elle les difficultés qui restaient dans leurs derniers traités sur l'asiento des nègres et quelques points de commerce. Il se moquait des bruits répandus contre lui sur les présents pécuniaires, et tirait avantage du profit des décimes que la pointillerie du conseil d'État aurait laissé perdre. Il regardait le duc de Saint-Aignan comme le fauteur des plus fâcheux bruits qui couraient sur son compte, et le prince Pio, qui commandait en Catalogne, comme son ennemi et l'ami des censeurs de son gouvernement. L'arrivée de Scotti, de la part du duc de Parme, qu'il n'avait pu empêcher, lui avait donné de grandes alarmes. Pour le tenir de court et l'éclairer de plus près, il l'avait accablé d'amitiés et logé chez lui. Il se fit communiquer ses instructions, et s'en débarrassa le plus promptement qu'il put, avec des présents considérables qu'il lui procura et une pension de cinq cents pistoles du roi d'Espagne, avec quoi il s'en retourna à la cour de Parme. En même temps il se faisait de misérables mérites auprès du régent d'avoir détourné de fâcheux avis donnés au roi d'Espagne sur les troupes envoyées en Languedoc et en Guyenne sous le duc de Berwick, et l'exhortait à une liaison parfaite avec le roi d'Espagne, et à une confiance entière en ses intentions et en sa probité.

En même temps il voulut savoir quels seraient les engagements que l'Angleterre prendrait pour une ligue offensive, et les conditions qui lui seraient offertes pour y engager l'Espagne, surtout pour ce qui regardait la neutralité de l'Italie. Stanhope entortilla sa réponse [à Albéroni] de force compliments, se tint dans le vague, lui voulut persuader que la seule alliance défensive arrêterait les Impériaux sur l'Italie; qu'en exprimer la neutralité dans le traité serait s'exposer à en troubler le repos; qu'il n'était pas temps d'en faire une stipulation expresse, et, de là, se mit à charger les artifices des Impériaux, et alléguer des propositions qu'ils avaient faites à l'Angleterre, qui n'avait pas voulu y entrer. Il s'étendit sur les avantages que l'Espagne tirerait de cette alliance défensive qui, en même temps, ferait renouveler les anciens traités; enfin que, pour assurance de la neutralité de l'Italie, on conviendrait d'un article séparé, dans les termes les plus forts, qui serait signé de part et d'autre. Monteléon, qui aurait voulu des engagements plus forts et plus précis, ne laissa pas de presser sa cour d'accepter ses offres qui, tant que l'engagement durerait, empêcheraient l'Angleterre d'en prendre de contraires à l'Espagne, et qui étaient une ouverture pour des vues plus considérables au roi d'Espagne, en cas d'un malheur, en France. En même temps l'Angleterre n'oubliait rien pour que l'Espagne fût contente de sa conduite. Les menaces qu'un vice-amiral anglais avait faites à Cadix sur les injustices dont les marchands de sa nation se plaignaient furent désavouées, et la liaison là-dessus du secrétaire que l'Angleterre tenait à Madrid avec le duc de Saint-Aignan blâmée. Stanhope, en même temps qu'il accablait Monteléon d'amitiés, de distinctions, d'apparente confiance, le trouvait trop clairvoyant; il demandait son rappel comme d'un ministre vendu à la France, espion du régent, et dépendant du dernier ministère français, qui gouvernait en Espagne. C'était, en deux mots, tout ce qui pouvait le plus aliéner de lui le soupçonneux Albéroni, à qui il écrivait directement de tout avec tant d'art et de flatterie, qu'il lui persuadait tout ce qu'il voulait en se moquant de lui, jusque-là qu'Albéroni, sur la parole de Stanhope, était intimement assuré que jamais l'Angleterre ne permettrait aucun agrandissement de l'empereur en Italie. Il était dans la même duperie sur les Hollandais, sur ce que leur ambassadeur Riperda, qui avait gagné sa confiance, et qui pourtant n'avait ni crédit, ni considération, ni estime dans sa patrie, l'avait assuré que ses maîtres déclareraient la guerre à l'empereur s'il entrait en Italie. Le roi et la reine d'Espagne n'étaient du tout occupés que de la chasse, Albéroni uniquement de leur plaire et de son chapeau. Tel était le gouvernement de l'Espagne, et le ressort unique qui y conduisait tout. Les funestes et impertinents pronostics de Burlet sur la santé de tous les enfants de la feue reine continuaient à faire horreur, et à donner lieu aux discours et aux bruits les plus scandaleux, et qui à la fin se trouvèrent les plus faux.

Le ministère anglais, persuadé qu'il était de l'intérêt de cette couronne que l'empereur fût toujours libre de pouvoir attaquer la France, et qu'il n'y avait d'alliance utile à l'Angleterre qu'avec l'empereur, n'oubliait rien à Constantinople pour détourner la guerre. Le grand vizir répondit ambigument, mais hautement, à l'ambassadeur d'Angleterre, consentant toutefois à ce que le roi d'Angleterre fût médiateur, s'il le voulait être, qui y consentit aussitôt, et dépêcha à Venise, à Vienne et à Constantinople au plus tôt. En même temps, persuadé que la France pénétrait leurs intentions, et ferait son possible pour empêcher les États généraux d'entrer dans l'alliance défensive qui leur était proposée par l'empereur et les Anglais, il n'était rien que ces derniers ne fissent pour décrier la France en Hollande. Stairs, toujours le même, empoisonnait les réponses les plus gracieuses qu'il recevait du régent, et les démarches qu'il l'engageait de faire à Rome pour faire sortir le Prétendant d'Avignon, et ne cessait de prêter des desseins secrets à Son Altesse Royale, dont l'Angleterre devait s'alarmer.

Enfin le 3 juin le traité de ligue défensive fut signé entre l'empereur et le roi d'Angleterre. Les Hollandais n'y entrèrent pas encore, mais l'empereur se promettait tout là-dessus de l'industrie de Prié qu'il envoyait en même temps gouverner en chef les Pays-Bas ; et le roi d'Angleterre, de son autorité en personne, à son passage pour aller à Hanovre. Les condition de ce traité ne furent pas d'abord toutes publiques, mais on sut qu'il y avait une promesse mutuelle de douze mille hommes, évalués en vaisseaux si l'empereur l'aimait mieux, et une garantie réciproque des possessions dont les deux parties jouissaient alors, et de celles qui pourraient leur accroître par voie de négociation. En même temps le roi d'Angleterre facilita à l'empereur un emprunt à Londres de deux cent mille livres sterling, dont il se rendit comme garant. Il n'était pas difficile de voir que la Sicile était l'objet qu'on se proposait dans un traité qui laissait à l'empereur le choix de vaisseaux au lieu de troupes, et qui portait une garantie réciproque des possessions non seulement actuelles, mais de celles qui pourraient accroître par voie de négociation. Trivié en parla fortement à Stanhope. Il n'en reçut que des reproches sur les ménagements prétendus de sa cour pour le Prétendant, à quoi il en ajouta d'autres sur la conduite du roi de Sicile à l'égard de l'empereur. Parmi ces hauteurs, Stanhope alla chez Monteléon l'assurer que le gouverneur de la Jamaïque était rappelé pour quelques pirateries contre la flotte du Pérou, qu'il avait souffertes, et un autre envoyé à sa place, avec ordre de faire rendre aux Espagnols tout ce qui leur avait été pris. Il lui protesta que le traité n'engageait qu'à une mutuelle défense en cas d'attaque des États actuellement possédés par les parties contractantes; qu'il n'y avait point d'article secret ni rien qui pût préjudicier aux intérêts de l'Espagne. Monteléon avait trop répondu de l'Angleterre pour n'en pas répondre jusqu'au bout. Il ne voulut pas qu'on crût en Espagne qu'il se fût laissé tromper. Il se trouva donc intéressé au dernier point à faire valoir les assurances que lui donnait Stanhope pour véritables, et se plaignit à sa cour de la négligence qui l'avait privée du fruit de traiter la première avec l'Angleterre, depuis tant de temps que cette couronne l'en pressait. Albéroni, peu ferme dans ses principes, avait changé d'avis; sa chaleur pour l'Angleterre était refroidie; il avait pris opinion que le roi d'Espagne, retiré par la situation de l'Espagne, dans un coin du monde, devait demeurer quelque temps simple spectateur de ce qu'il s'y passerait sans prendre d'engagement, et ne songer principalement qu'à remettre l'ordre dans le commerce des Indes et dans ses finances, et mettre à part quelques millions pour les occasions: chose d'autant plus aisée qu'il était le seul prince de l'Europe libre de toutes dettes, parce que dans les temps qu'il avait eu besoin d'emprunter il n'en avait pas eu le crédit. Le roi d'Espagne ne dissimulait point son mécontentement du traité de l'Angleterre avec l'empereur.

Il fit redoubler les soins et la diligence à travailler à l'escadre destinée au secours du pape, se relâcha de quelques demandes que le conseil voulait qu'il lui fit, et en obtint aussi quelques-unes. Albéroni voulait plaire au pape et avancer son cardinalat. Aldovrandi l'avait habilement ménagé, malgré la tromperie qu'il en avait essuyée, et le concert entre eux fut poussé si loin que le nonce s'offrit d'aller lui-même aplanir les difficultés qui arrêtaient l'accommodement des deux cours. Albéroni fit un projet pour donner, l'année suivante, un plus grand secours au pape, moyennant quelque imposition sur le clergé d'Espagne et des Indes, et en chargea Aldovrandi, qui partit subitement dans un carrosse du roi d'Espagne, qui le mena à Cadix, d'où il gagna l'Italie sur les vaisseaux de Sa Majesté Catholique. On comprit aisément qu'Albéroni n'avait pas oublié ses intérêts personnels dans une démarche aussi singulière que l'envoi d'un nonce à Rome à l'insu de cette cour, et la curiosité était grande sur les secrets dont pouvait être chargé un courrier aussi extraordinaire. On crut que ce qui se passait en France sur la constitution avait fait préférer la mer à Aldovrandi. Bentivoglio y soufflait le feu tant qu'il pouvait, et tâchait d'irriter le pape de toutes les chimères dont il pouvait s'aviser. Comme il avait des gens à lui dans le secret du régent, il fut averti de tout le détail de la ligue qui se traitait entre la France et l'Angleterre. Il se hâta d'en informer le pape en l'assaisonnant de tout le venin qu'il y put jeter. Il l'attribuait au désir qu'il imputait au régent de venir à la couronne, faisait peur au pape de cette union avec les ennemis de l'Église, et l'exhortait à les empêcher de la détruire en prenant des liaisons avec ceux qui pouvaient l'empêcher. Cellamare avertit sa cour que la principale condition du traité était la garantie réciproque des successions aux couronnes de France et d'Angleterre, suivant la paix d'Utrecht; que de plus les ouvrages du canal de Mardick cesseraient, et que le Prétendant sortirait d'Avignon; il se plaignait aussi bien que Monteléon de la négligence de l'Espagne qui laissait faire aux autres des liaisons qu'elle aurait pu prendre avant eux, et qui lui auraient été utiles.

Penterrieder, secrétaire de la cour impériale à Paris, ne pouvait concilier l'alliance prête à se faire entre la France et l'Angleterre avec la ligue nouvellement signée entre l'empereur et le roi Georges. Stairs lui faisait confidence des ordres de sa cour, et des réponses qu'il recevait du régent, et il tenait alors le traité pour conclu, parce qu'il semblait que la signature ne dépendait plus que de la sortie du Prétendant d'Avignon, et la garantie réciproque des successions semblait à Penterrieder incompatible avec l'engagement pris par l'Angleterre de sou tenir les droits de l'empereur. Penterrieder était une manière de géant qui avait plus de sept pieds de haut, avec un visage et une voix de châtré, comme on le croyait être aussi, et la corpulence à peu près de sa taille, dont il était toujours honteux et embarrassé. Il avait été petit scribe dans les bureaux de Vienne; son esprit, très supérieur à son petit état, l'avait conduit à être secrétaire de Zinzendorf, chancelier de la cour de Vienne, et ministre de conférence, qui est ce que nous appelons ici être ministre d'État et avoir les affaires étrangères. Zinzendorf, fort content de lui, l'avait poussé au secrétariat de quelques conseils, et enfin l'avait fait employer dans l'empire, puis dans les principales cours, et toujours avec grande satisfaction partout. Ce secrétaire, poli, fort en sa place, mais pétri des maximes et des hauteurs autrichiennes, sans avoir comme de soi rien que de très modeste et de mesuré, avec beaucoup de savoir, d'esprit, d'insinuation et de langage, remarquait bien les ménagements réciproques de l'Espagne et de l'Angleterre, et le grand intérêt de la dernière à conserver les avantages qu'elle avait obtenus de la première pour son commerce, et il réfléchissait beaucoup sur l'espérance qui se montrait trop en France d'engager la Hollande à traiter séparément de l'Angleterre, si cette couronne ne finissait point, fondée sur le mécontentement de la Hollande de la ligue conclue sans elle entre l'Angleterre et l'empereur. On soupçonnait que cette dernière union fondée sur l'intérêt commun de ces deux puissances, s'étendait jusqu'à la garantie des États qu'ils pourraient acquérir par des traités, et que le Portugal y entrait en troisième; et on s'aperçut que depuis la signature de ce traité, l'Angleterre ménagea moins le roi de Sicile. Elle n'avait alors de considération que pour l'empereur et l'Espagne, laquelle pouvant aisément entrer en défiance de ce traité avec l'empereur, l'Angleterre eut grand soin de l'assurer qu'il ne la regardait en aucune sorte, mais la France seulement; et Stairs même avec qui le régent traitait ne s'en cachait pas, dans le temps même que le régent l'assurait être en état et en volonté actuelle de faire sortir le Prétendant d'Avignon. En même temps tout fut en désordre dans les Pays-Bas, où il n'y avait aucune sorte d'autorité ni de gouvernement, en attendant le marquis de Prié, nommé gouverneur général de ces provinces. Il y vint un ordre de confisquer les biens de tous ceux qui étaient au service d'Espagne, et des menaces à tous ceux qui tenaient des pensions, des emplois, des titres et des honneurs, tant du roi d'Espagne que de l'électeur de Bavière.

Le voyage du roi de Prusse, si attentif à son agrandissement, inquiéta également les États généraux et la cour de Vienne. Ce nouveau monarque, aussitôt après la mort de l'électeur palatin, était allé à Clèves; ce qui leur fit craindre une entreprise sur Juliers; et à Vienne, les forces et les desseins de ce prince, et ses négociations avec la France.

Aldovrandi ne trouva pas à Rome ce qu'il y avait espéré, quoique son bon ami Aubenton eût tâché de prévenir le pape que son voyage n'était que pour concerter avec lui les moyens de lui procurer pour l'année suivante de plus grands secours d'Espagne, et pour lui rendre compte de sa négociation en ce pays-là. Le pape, très mécontent de voir arriver son nonce sans avoir pu s'y attendre, trouva qu'il devait rendre compte de sa négociation par ses dépêches, et comprit que les plus grands secours d'Espagne ne lui seraient offerts qu'à des conditions de grâces qu'il ne pourrait accorder. On jugeait à Rome qu'Aldovrandi voulait obtenir le gouvernement de cette ville, et servir Albéroni pour le cardinalat. Ceux à qui le pape s'ouvrait là-dessus, et qui ne voulait lui accorder le chapeau que par la nomination d'Espagne, l'en détournaient. Ils lui conseillaient de ne pas souffrir qu'Albéroni s'en adressât à autre qu'à Sa Sainteté, qui le devait amuser par la cour de Parme; lui cacher à jamais ses véritables dispositions, et que si elle ne pouvait terminer ses différends honorablement avec l'Espagne que par ce chapeau, ce serait alors bien fait de le jeter à Albéroni. Cet ambitieux voyait avec un extrême dépit sa faveur s'ombrager par celle d'Aubenton, à qui le roi d'Espagne confiait plusieurs affaires du gouvernement et même des finances, et de la liaison de ce jésuite avec Mejorada. Le roi et la reine s'étaient disputés et querellés. On croit aisément les changements qu'on désire dans un gouvernement sans ordre et sans règle, et dans une cour ténébreuse, pleine de confusion, où la fausseté et la calomnie était ce qui approchait le plus près de Leurs Majestés Catholiques, et où chacun se croyait tout permis, et se promettait tout des plus mauvaises voies, en sorte que les bruits les plus inquiétants se trouvaient les plus répandus. Albéroni commençait à craindre. La reine l'avertit que le roi avait beaucoup de soupçons contre lui, et qu'elle-même ne voulait plus se fatiguer du gouvernement. Quelques représentations qu'Albéroni lui sût faire, elle ne les goûtait point. Il la connaissait incapable des affaires, susceptible de mauvais conseils, peu touchée de se conserver ceux qui lui donnaient de bons avis, prête à les abandonner et à les oublier à la moindre difficulté qu'elle trouverait à les soutenir, et facile à se laisser conduire par ceux qui l'environnaient. Il redoutait surtout deux hommes de rien que la reine avait connus à Parme, et qu'elle voulait toujours faire venir en Espagne; et il ménagea si bien le duc de Parme qu'il fit en sorte que ce prince les empêcha de sortir de ses États. On avait pénétré à Madrid qu'Aldovrandi avait emporté un mémoire de la main du roi d'Espagne, et là-dessus on bâtissait des chimères en faveur des enfants de la reine au préjudice du prince des Asturies. Ce mémoire ne contenait rien moins. Le roi d'Espagne y demandait au pape la moitié du sussidio y excusado, qui est une imposition sur le clergé dont il ne jouissait pas depuis cinq ans, et le même aux Indes; un délai de quelque temps de nommer aux vacances des archevêchés et des évêchés d'Espagne, pour en amasser les revenus et les employer à l'armement de mer que le pape désirait pour l'année suivante, ainsi que les libéralités que le clergé voudrait bien faire, suivant les brefs d'exhortation que Sa Sainteté avait envoyés, et remettre ces sommes au commissaire del cruzade, qu'on comptait devoir être suffisantes pour armer douze vaisseaux et six galères. On peut réfléchir en passant sur la dureté du joug que le clergé exerce sur les plus grands rois qui ont eu la faiblesse de se le laisser imposer, et qui ne peuvent le secouer que par des extrémités qui les séparent de l'Église, comme il est arrivé à la moitié de l'Europe, que Rome et leur clergé a mieux aimé perdre: Rome par sa tyrannique domination qui n'avait de fondement que son usurpation contre les préceptes si formels de Jésus-Christ; le clergé par son insolence et son indépendance.

Il est vrai que ces demandes ne méritaient pas pour courrier un nonce dépêché à l'insu du pape, qui avait eu tant de peine à le faire recevoir comme que ce fût à Madrid. On se persuada donc qu'il s'agissait de former une ligue entre l'Espagne et les princes d'Italie, et même de prendre des mesures avec le pape sur les événements qui pouvaient arriver en France. Le roi d'Espagne avait toujours été entretenu dans le désir de recouvrer les États qu'il avait cédés en Italie par la paix, beaucoup plus depuis son second mariage. Ce dessein ne se pouvait effectuer que par une ligue des princes d'Italie dont le roi de Sicile serait le chef comme le plus puissant, et Villamayor, ambassadeur d'Espagne à Turin, avait ordre d'y travailler sous l'inspection du duc de Parme. Ce prince, qui sentait toutes les difficultés d'amener à ce point un souverain aussi sage, aussi clairvoyant, aussi défiant, aussi mal prévenu d'estime pour le gouvernement d'Espagne, et aussi fortement de crainte de la puissance et des desseins de l'empereur, et dont toute la conduite inspirait aussi peu de confiance, voulait que l'Espagne, suivant sa première pensée, engageât l'Angleterre à faire une ligue avec elle pour la neutralité de l'Italie, dont le premier intérêt était d'en détourner la guerre. C'était aussi dans cette vue que l'Espagne avait eu tant de facilité en accordant à l'Angleterre un traité de commerce si avantageux, et l'asiento des nègres. Elle était sur le point d'en recueillir le fruit qu'elle s'en était proposé, quand tout à coup, et sans aucun changement de conjonctures, Albéroni changea lui-même d'avis tout à coup, et se mit à désirer que l'empereur contrevînt à la neutralité de l'Italie, dans l'idée que les Impériaux ne pourraient exécuter leur projet si promptement que l'Espagne n'eût part aux mouvements de l'Italie; et que, s'il arrivait alors que le roi d'Angleterre eût besoin de l'Espagne, il serait facile d'obtenir par lui les avantages qu'elle pourrait désirer. C'était sur ce fondement ruineux et chimérique qu'Albéroni avait rejeté l'alliance d'Angleterre pour la neutralité d'Italie, qu'il avait tant souhaitée, et qu'il pouvait alors conclure; et il le devait d'autant plus qu'il aurait par là contrebalancé celle que l'Angleterre venait de signer avec l'empereur.

Telle était l'habileté et la capacité de ce ministre qui gouvernait absolument l'Espagne. Il disait à ses amis qu'il fallait bien vivre avec la France, écarter tout sujet d'ombrage et de jalousie, mais se tenir doucement et sans bruit en État d'agir quand le besoin et l'occasion le demanderaient, ou que si le roi d'Espagne prenait le parti d'abandonner des vues éloignées, il devait tirer de ceux qui profiteraient de ce sacrifice des engagements à soutenir ses droits en Italie. Albéroni ajoutait à ces raisonnements des lamentations sur l'inaction du roi d'Espagne, tandis que le régent n'oubliait rien pour se fortifier au cas qu'il arrivât en France ouverture à succession.

Les manèges du ministère anglais étaient infinis sur ce traité avec la France, quoiqu'ils en sentissent la nécessité par rapport à la tranquillité intérieure de la Grande-Bretagne et à leurs vues au dehors. Ils l'éludaient pour le prolonger, afin d'entretenir la défiance de leur nation à l'égard de la France, et de se conserver le prétexte d'avoir des troupes en Angleterre et des subsides du parlement. Ainsi ils transférèrent la négociation de Paris à la Haye, où ils firent communiquer le traité au pensionnaire, à Duywenworde qui revenait de l'ambassade de Londres, et à l'ambassadeur de France, bien moins pour en faciliter la conclusion que pour intéresser les Hollandais dans les demandes de l'Angleterre. Stairs, piqué de se voir enlever la conclusion d'une négociation commencée par lui et si avancée, se mit à déclamer contre les ministres de France, qui, à l'entendre, avaient changé toutes les dispositions si favorables que le régent lui avait témoignées; et ne cessa de mander au roi d'Angleterre de se défier de ce prince qui ne voulait que le tromper et favoriser le Prétendant. Le singulier de ce projet de traité envoyé à la Haye fut qu'il n'y était pas fait la moindre mention du traité d'Utrecht, ni des garanties réciproques des successions aux couronnes de France et d'Angleterre, deux articles néanmoins qui devaient être la base d'une alliance à faire pour maintenir le repos de l'Europe. On soupçonna que c'était l'effet des avantages obtenus par les derniers traités de commerce faits entre l'Espagne et l'Angleterre, que celle-ci ne voulait perdre pour rien, et que c'était pour la même raison que Stanhope n'avait pas témoigné le moindre chagrin à Monteléon, lorsque, après avoir vivement poursuivi la conclusion d'une alliance avec l'Angleterre, l'ambassadeur espagnol avait cessé tout à coup d'en parler.

Les mécontents se multipliaient en Angleterre, la fermentation générale menaçait d'une révolution, la division de la famille royale était extrême. On a vu en son lieu l'aventure de l'épouse du roi Georges longtemps avant qu'il fût électeur et roi, et la catastrophe terrible du comte de Kœnigsmarck. Le roi Georges ne pouvait souffrir le prince de Galles qu'il ne croyait pas son fils, et l'aversion était réciproque. Prêt à passer la mer, il laissait ce prince régent avec toute l'apparence de l'autorité, sans aucune en effet par ses ordres et ses instructions secrètes, en sorte que le prince de Galles n'eut pas le pouvoir de conférer ni de changer les charges, ni de convoquer ou de séparer le parlement. Une telle limitation lui fit refuser la régence. Son père le menaça de faire venir d'Allemagne son frère l'évêque d'Osnabrück, et de la lui donner, ce qui engagea le fils à l'accepter. On était surpris avec raison que dans une conjoncture où les Anglais eux-mêmes s'attendaient à voir chez eux les plus étranges scènes, le régent préférât une alliance avec eux au parti de fomenter un feu qui pouvait embraser l'Angleterre.

La surprise était pareille de voir dans ces temps si critiques le roi Georges faire le voyage d'Allemagne. Lui et le roi de Prusse, son gendre, étaient inquiets des projets l'un de l'autre. Le dernier visait à s'emparer des duchés de Berg et de Juliers, si l'électeur palatin venait a manquer, parce que l'inégalité de son mariage exclurait les enfants qu'il en pourrait laisser des fiefs et des dignités de l'empire. Il comptait que la France aimerait mieux ces États entre ses mains qu'en la disposition de l'empereur. Il semblait aussi se détacher de l'intérêt de ses alliés dont il n'approuvait pas les entreprises sur le pays de Schonen. Il aurait vu avec jalousie son beau-père réussir à faire stathouder de Hollande l'évêque d'Osnabrück son frère, à quoi il craignait qu'il ne travaillât; et en même temps qu'il cultivait bassement l'empereur, il en était mécontent et déclarait qu'il n'avait aucune négociation avec lui. Penterrieder profitait de la mauvaise humeur de Stairs et de ses confidences pour tenir les ministres impériaux avertis de l'état de la négociation de la France avec l'Angleterre, qu'ils traversaient de tout leur pouvoir.

Stairs en l'entamant n'avait jamais eu dessein de la conclure. Ses protecteurs à Londres avaient trop d'intérêt à montrer toujours le fantôme du Prétendant secrètement appuyé des secours et des desseins de la France, pour conserver une armée en Angleterre et une source assurée de subsides. Ils n'avaient osé s'opposer de front à la négociation; mais ils n'en voulaient pas la conclusion, et ils en étaient bien assurés entre les mains de Stairs. Le transport de la négociation en Hollande leur fut donc, et à lui, également sensible, et Stairs n'oublia rien pour la traverser.

La disgrâce du duc d'Argyle, favori et premier gentilhomme de la chambre du prince de Galles, retarda le départ du roi d'Angleterre. Il fit demander à ce duc la démission de ses charges de général de l'infanterie, de colonel du régiment des gardes bleus, et de son gouvernement de Minorque, qu'il envoya sur-le-champ. Le roi avait compté qu'après cet éclat le prince de Galles n'oserait ne pas demander au même duc la démission de sa charge de premier gentilhomme de sa chambre; non seulement il ne le fit pas, mais il se piqua d'honneur de le soutenir dans sa disgrâce. Le duc de Marlborough, qui végétait encore parmi ses apoplexies, ennemi d'Argyle, et qui voulait élever sur ses ruines Cadogan sa créature, poussait le roi. On crut que la princesse de Galles y entra aussi contre Argyle, confident des galanteries de son époux. Le comte d'Isla, frère d'Argyle, fut enveloppé dans sa disgrâce. Le prince de Galles se prit aux ministres de son père, jura leur perte, et résolut de se réunir aux torys. Stairs, instruit de la situation intérieure de l'Angleterre, en craignit les suites et redoubla de mensonges et d'artifices pour empêcher le traité avec la France, laquelle aurait dû en être bien dégoûtée ; mais le régent ne voyait que par Noailles, Canillac et Dubois, lequel bâtissait tous ses desseins personnels sur l'Angleterre, dont par conséquent, il voulait, à quelque prix que ce fût, l'alliance étroite avec la France, où il nous faut présentement retourner.

NOTE I. PROTESTATION DES DUCS ET PAIRS À LA SÉANCE DU PARLEMENT. §

Le procès-verbal imprimé de la séance du parlement (2 septembre 1715) ne parle pas de la protestation des ducs et pairs ; mais un manuscrit de la Bibliothèque impériale du Louvre, provenant de la famille de Caumartin (F. n° 401), contient quelques annotations marginales qui confirment et complètent, avec de légères modifications, le récit de Saint-Simon relativement à cette protestation. La note est connue en ces termes:

« Il faut remarquer qu'avant de se lever, MM. les ducs de Saint-Simon et de La Force ont demanda au parlement acte des protestations qu'ils faisaient que rien de tout ce qui venait d'être fait ne pouvait leur préjudicier. M. le premier président leur a répondu qu'ils pouvaient présenter au greffe leurs protestations, et se pourvoir ainsi qu'ils aviseraient. Ils ont répliqué qu'ils demandaient acte, et que si on leur refusait, ils avaient amené un notaire pour verbaliser. M. le président de Novion leur a répondu: Vous reconnaissez donc la cour pour juge? Ils ont répondu que non. Il leur a répliqué: Il n'y a donc que le roi, messieurs, qui puisse vous juger; il faut attendre qu'il soit en âge. M. le duc d'Orléans a répliqué à cela qu'il déciderait toutes ces contestations. M. le président de Novion a répondu: Non pas, monsieur, s'il vous plaît; le roi seul en sera juge. M. le maréchal de Villars a pris la parole, et a dit à M. le premier président que le roi défunt lui avait souvent dit que les ducs avaient raison: Et moi, a répondu M. le premier président, le roi m'a dit tout le contraire. Sur quoi chacun s'est levé. »

NOTE II. MÉPRIS POUR LES ANCIENS USAGES PENDANT LA RÉGENCE. §

La facilité avec laquelle le régent abandonna les anciens usages est bien caractérisée dans le passage suivant des Mémoires inédits du marquis d'Argenson:

« Saint-Cernain demanda à S. A. R. M. le duc d'Orléans, régent, l'honneur de porter l'habit à brevet; il l'obtint et alla remercier. Le régent répondit: Je souhaite, monsieur, que votre tailleur vous le donne d'aussi bon cœur que moi. Ledit Saint-Cernain est pauvre et glorieux; au reste, brave et ambitieux. Il se pique de ressembler au maréchal de Villars; il le copie; il prétend qu'il fera une aussi grande fortune que lui. On l'a trouvé une fois s'exerçant à signer: le maréchal-duc de Saint-Cernain. En attendant il va à pied. L'habit à brevet allait mal à ce train-là. Le régent était non seulement fait à multiplier les grâces ci-devant singulières, mais il avait une secrète malice pour avilir tout ce que le feu roi avait eu à cœur d'illustrer: cela provenait d'avoir été maltraité sur la fin du règne et par le testament. Ajoutez à cela qu'une cour moderne se pique de tourner en ridicule et de traiter avec une supériorité indiscrète tout ouvrage, manière et respects de l'ancienne cour. »

NOTE III. LE MARÉCHAL DE NOAILLES (ADRIEN-MAURICE). §

Saint-Simon exprime souvent contre le duc de Noailles des sentiments de haine et de mépris qui s'expliquent surtout par l'influence que le duc de Noailles, devenu maréchal de France, exerça pendant une grande partie du règne de Louis XV. Ceux qui voudront apprécier sérieusement le rôle du maréchal de Noailles devront étudier non seulement les Mémoires imprimés sous son nom, mais surtout ses nombreux manuscrits, dispersés dans les bibliothèques de Paris. La Bibliothèque impériale seule possède près de quarante volumes in-folio de correspondance et Mémoires du maréchal de Noailles . Ce n'est pas ici le lieu d'examiner, d'après ces papiers, quel a été le véritable caractère du maréchal de Noailles. Je me bornerai à extraire des Mémoires inédits du marquis d'Argenson une série de notes qui montrent à la fois la puissance du maréchal de Noailles et la jalousie qu'il excitait à l'époque même où Saint-Simon écrivait ses Mémoires. Ce qu'il y a de plus curieux dans ces extraits est la lettre remise par Louis XIV mourant à Mme de Maintenon, et par elle au maréchal de Noailles qui ne devait la donner qu'au nouveau roi. On en trouvera l'analyse dans l'article qui porte la date du 9 avril 1743.

« 14 novembre 1740. — Les Noailles sont actuellement dans l'intrigue la plus violente. Comme M. de Charost se meurt, il s'agit de sa place de chef du conseil royal et d'une place de ministre au conseil d'État. À cette occasion, le maréchal de Noailles remue ciel et terre pour cela. Il a enfourné l'affaire des bâtards pour faire régler le rang de M. de Penthièvre avant de le marier, et cela lui retombera sur le corps. Son fils le duc d'Ayen fait l'amoureux de Mme de Vintimille, sœur de Mme de Mailly . Par ses conseils, elle cherche à supplanter sa sœur, et toutes les confidences du roi vont à elle; on ne sait ce qui en sera. »

« 18 décembre 1740. — Le parti du cardinal Tencin travaille à force et avec grande apparence de succès. Mme de Vintimille étant au grand bien avec le duc d'Ayen, elle est pour qu'on prenne ce premier ministre; et Mme de Mailly, étant fort gouvernée par sa sœur, commence, dit-on, à entrer dans ce maudit projet. La grosse faction des Noailles et des légitimés y coopère de toutes ses forces. »

« 16 septembre 1741. — On se pique de prôner les Noailles, et de leur donner un grand crédit apparent depuis la mort de Mme de Vintimille . On manda d'abord le maréchal de Noailles à Saint-Léger, pour travailler aux intérêts de Mme de Mailly, en vue de la mort du petit du Luc, et il travailla deux heures avec le roi. Ses fils et Mlle de Noailles ne quittent pas le roi. Le crédit de Mme la comtesse de Toulouse paraît accru. »

« 19 mars 1743. — Voilà le maréchal de Noailles général de toutes nos forces de France depuis le Rhin jusques à la mer, et maître d'y mouvoir nos forces arbitrairement pour la dépense de la frontière. Voilà M. de Belle-Isle tout à fait disgracie, etc. La sagesse ne consiste pas seulement dans l'abstention des folies, ni même dans celle des desseins trop élevés; elle demande plus de sagacité dans des temps difficiles que n'en ont les Noailles, les Orry, les Amelot, » etc.

« 9 avril 1743. — La survenue du maréchal de Noailles dans le conseil rend la vie très dure aux ministres. Ce n'est pas un premier ministre, mais c'est un inspecteur importun qui leur a été donné et qui se mêle de tout, quoiqu'il ne soit le naître de rien. On assure que cela a été inspiré au roi par M. Orry ou par Bachelier. »

— « Le maréchal de Noailles a rendu au roi, quelques jours après la mort du cardinal [de Fleury], une lettre de Louis XIV, lettre très longue, toute écrite par ce monarque, et peu de jours avant l'extrémité de la maladie dont il mourut. Cette lettre avait été remise à Mme de Maintenon, pour la rendre par quelqu'un de sûr au roi son petit-fils et successeur.

« Il lui disait que cette lettre ne lui devait être rendue que quand il pourrait l'entendre, et quand il commencerait à gouverner réellement par lui-même. Louis XIV y disait qu'ayant longtemps gouverné, il pouvait lui donner des avis tirés d'une profonde expérience; qu'il avait fait plusieurs grandes choses, mais qu'il avait fait quantité de sottises; qu'il lui donnait avis de s'appliquer principalement au choix des ministres; que quand il commencerait à gouverner, il laissât quelque temps en place les ministres qu'il y trouverait, pour les mieux connaître et faire ensuite des choix plus sûrs; qu'il se gardât bien de prendre jamais de premier ministre; que, dans les commencements, il composât son conseil de plusieurs personnes habiles, et qu'il n'y craignit point la multitude; que même les gens d'imagination y seraient utiles, pourvu qu'ils fussent gens de probité, parce qu'ils feraient naître des idées. »

« Cette lettre ayant été transmise de Mme de Maintenon au maréchal de Noailles, c'est par là que celui-ci a été choisi pour ministre, son caractère se trouvant quasi désigné par ce dernier trait. »

« 21 mai 1743. — Lui [Belle-Isle] et le maréchal de Noailles se sont tout à fait raccommodés ensemble par l'entremise de Bachelier . Le Noailles est un bon homme; il n'y en a point de meilleur; mais il est bilboquet; il sera bien avec tout le monde, et ne décidera jamais de rien. »

« 30 juillet 1743. — Le duc de Grammont et la timidité du duc de Noailles a rendu notre honte irrémédiable à Dettingen . Nous sommes sans ressources et à la merci de nos ennemis, qui n'ont plus à mesurer notre destruction que sur leurs désirs. »

 « 5 août 1744. — Le roi se trouve actuellement à la tête de trente mille hommes destinés à joindre l'armée du maréchal de Coigny, et M. le duc d'Harcourt, à la tête de dix-huit mille hommes avant-coureur de Sa Majesté, se trouve sous Phalsbourg.

« Il y aura scission entre les généraux; mais la présence du roi et des ministres les décidera; le maréchal de Noailles achèvera de tomber de cette affaire-ci. La place de secrétaire d'État des affaires étrangères ne se donne point. Cette interruption de ministère continue toujours. On disait que c'était la haute faveur de M. de Noailles qui en était cause. Mon frère me dit en partant que c'était la perle du ministère; que les seigneurs et favoris le détruisaient. »

NOTE IV. CONSEIL EXTRAORDINAIRE DE FINANCES TENU LE 24 OCTOBRE 1715 POUR L'INSTITUTION DE LA BANQUE DE LAW. §

Les détails du conseil de finances mentionnés par Saint-Simon se trouvent dans les papiers du duc de Noailles . Les membres ordinaires du conseil des finances étaient le duc d'Orléans; le maréchal de Villeroy, chef du conseil; le duc de Noailles, président; le marquis d'Effiat, vice-président; Le Pelletier des Forts, Rouillé du Coudray, Le Fèvre d'Ormesson, Gilbert de Voisins, de Gaumont. Taschereau de Baudry, Dodun, conseillers: Lefèvre et de La Blinière, secrétaires. Outre ces membres ordinaires du conseil, le régent appela à celui du 24 octobre MM. Pelletier, Amelot, Bignon, d'Argenson, conseillers d'État; Le Blanc et de Saint-Contest, maîtres des requêtes, et d'Aguesseau, procureur général. Voici le procès-verbal de cette séance, dans laquelle le système de Law se produisit pour la première fois en public, et fut apprécié par des hommes d'État :

« M. Fagon a proposé le projet du sieur Lass d'établir une banque à Paris. Il en a exposé la nature et la constitution; il a fait voir d'un côté tous les avantages, et de l'autre tous les inconvénients, par objections et par réponses.

« L'idée de cette banque est de faire porter tous les revenus du roi à la banque; de donner aux receveurs généraux et fermiers des billets de dix écus, cent écus et mille écus, poids et titres de ce jour, qui seront nommés billets de banque; lesquels billets seront portés ensuite par lesdits receveurs et fermiers au trésor royal, qui leur expédiera dos quittances comptables. Tous ceux à qui il est dû par le roi ne recevront au trésor royal que des billets de banque, dont ils pourront aller sur-le-champ recevoir la valeur a la banque, sans que personne soit tenue ni de les garder, ni de les recevoir dans le commerce. Mais le sieur Lass prétend que l'utilité en sera telle que tout le monde sera charmé d'avoir des billets de banque plutôt que de l'argent, par la facilité qu'on aura à faire les payements en papier, et par l'assurance d'en recevoir le payement toutes les fois que l'on voudra. Il ajoute qu'il sera impossible qu'il puisse jamais y avoir plus de billets que d'argent, parce qu'on ne fera de billets qu'au prorata de l'argent, et que par ce moyen on évitera les frais de remise, le danger des voitures, la multiplicité des commis, etc.

« Son Altesse Royale a jugé à propos d'entendre sur ce sujet des négociants et banquiers qu'elle a fait entrer pour avoir leurs avis. Ces négociants étant entrés au nombre de treize avec le sieur Lass, ils se sont expliqués et ont proposé trois avis:

« Le premier, que l'établissement de la banque serait utile dès à présent. — Fénelon, Tourton, Guygner et Pion.

« Le second, que cet établissement pouvait être utile dans un autre temps que celui-ci, mais qu'il serait nuisible dans la conjoncture présente. — Auisson.

« Le troisième, que cela devait être entièrement rejeté. — Bernard, Heusch, Moras, Le Couteux et quatre autres.

« Ces négociants retirés, Son Altesse Royale a pris les voix.

« Le Pelletier (de La Houssaye) a été d'avis d'établir la banque en donnant quelque profit sur les billets pour les accréditer; mais il a ajouté que la conjoncture n'était pas propre, et qu'il fallait attendre.

« Dodun croit la banque bonne sans donner un profit aux billets, parce que cela chargerait l'État; mais qu'il faut attendre que la confiance dans le gouvernement soit rétablie.

« M. de Saint-Contest ne croit pas que la banque puisse jamais avoir de solidité dans le royaume, parce que l'autorité y règne toujours et que le besoin y est souvent; ainsi il n'y aurait jamais de sûreté ni de solidité .

« M. Gilbert est persuadé que l'établissement de la banque est avantageux en soi par la circulation et la multiplication des espèces; mais il ne pense pas qu'on puisse présentement l'établir sans de grands inconvénients, et il ajoute que l'incertitude du succès va à décréditer le gouvernement, et qu'il serait fâcheux présentement de hasarder un projet qui pourrait ne pas roussir.

« M. de Gaumont, qu'on ne doit pas risquer cet établissement dans le présent, et que cela influerait sur le gouvernement.

« M. Baudry croit cet établissement bon, mais ne croit pas que, dans les circonstances présentes, le public puisse y donner sa confiance; que c'est cependant ce qui doit l'accréditer, sans quoi la banque tomberait d'elle-même. Ainsi il juge qu'il faut attendre, pour ne pas donner comme un remède ce qui serait visiblement un mal.

« M. d'Argenson ne regarde la banque que comme la caisse des revenus du roi, ne trouve aucun inconvénient à l'établir, on supposant que la fidélité en sera toujours exacte, et croit qu'on doit tenter cette voie innocente pour rattraper la confiance.

« M. d'Effiat en croit l'établissement utile, mais non pas à présent, et que cela ferait présentement resserrer l'argent encore plus qu'il ne l'est.

« M. le duc de Noailles est persuadé de l'utilité d'une banque, mais que les temps ne conviennent pas, la défiance étant générale; que, de plus, l'opposition des négociants; dont la confiance est essentielle pour l'accréditement de la banque, la ferait échouer; qu'il faut la leur faire désirer avant que de l'établir, et commencer par supprimer toutes les dépenses inutiles pour payer les dettes de l'État; que rien ne sera plus propre à regagner la confiance, par l'attention qu'on verra à Son Altesse Royale pour le bien public, dont on est déjà très persuadé par les premiers arrangements qu'elle a faits; et afin que l'on ne soit pas plus longtemps dans l'incertitude, qu'on doit déclarer dès aujourd'hui que la banque n'aura pas lieu.

« M. Fagon, de même avis; ajoute que le papier répandu dans le public est ce qui cause le discrédit, et qu'en arrangeant le papier, on regagnera la confiance.

« M. d'Aguesseau, que pour rétablir la confiance, Son Altesse Royale n'a qu'à continuer à travailler comme elle le fait pour le bien public, et de l'avis de M. de Noailles en tout.

« M. Le Blanc, de l'avis de M. de Noailles en tout.

« M. Rouillé, que l'on doit prendre l'avis du public sur ce qui le concerne, et que le public y est opposé; qu'il n'y a qu'à persévérer dans le bien pour faire revenir la confiance.

« M. d'Ormesson, tout comme M. de Noailles.

« M. Amelot, que le public a parlé par la bouche des banquiers; de l'avis de M. de Noailles.

« M. des Forts, en tout de l'avis de M. de Noailles.

« M. le maréchal de Villeroy, qu'on n'en pourrait tirer présentement aucun profit, et que l'arrangement des rentes et des troupes, suivi de l'arrangement des billets, ramènera la confiance. Au reste, de l'avis entier de M. le duc de Noailles.

« Son Altesse Royale a dit qu'elle était entrée persuadée que la banque devait avoir lieu; mais qu'après ce qu'elle venait d'entendre, elle était de l'avis entier de M. le duc de Noailles, et qu'il fallait annoncer à tout le monde, dès aujourd'hui, que la banque était manquée . »

tome XIV §

CHAPITRE PREMIER. §

Assemblées d'huguenots dissipées. — Le régent, tenté de les rappeler, me le propose. — Aveuglement du régent sur l'Angleterre. — Je détourne le régent de rappeler les huguenots. — Mort de Bréauté, dernier de son nom. — Mort de Connelaye, de Chalmazel et de Greder. — Mort de l'archevêque de Tours; sa naissance et son mérite. — Mort de La Porte, premier président du parlement de Metz, à qui Chaseaux succède. — Anecdote curieuse sur Mlle de Chausseraye. — Mort de Cani. — Sa charge de grand maréchal des logis et son brevet de retenue donnés à son fils enfant. — Mort de la duchesse de La Feuillade. — Mort de la jeune Castries et de son mari. — Mort d'une bâtarde non reconnue de Monseigneur. — Mariage du comte de Croï avec Mlle de Milandon. — Hardies prétentions de cette veuve. — Mariages de Rothelin avec Mlle de Clèves. — Le parlement continue à s'opposer au rétablissement de la charge des postes et de celle des bâtiments. — Motifs de sa conduite et ses appuis. — Il dispute la préséance au régent à la procession de l'Assomption, et l'empêche de s'y trouver. — Audace de cette prétention, qui se détruit d'elle-même par droit et par faits expliqués même à l'égard de seigneurs particuliers. — Comment le terme de gentilshommes doit être pris. — Conduite du régent avec le parlement, du parlement avec lui, et la mienne avec ce prince à l'égard du parlement. — Pension de six mille livres donnée à Maisons, et un régiment de dragons à Rion. — Pensions dites de Pontoise, dont une donnée au président Aligre.

Les huguenots, dont il était demeuré ou rentré beaucoup dans le royaume, la plupart sous de feintes abjurations, profitaient d'un temps qui se pouvait appeler de liberté en comparaison de celui du feu roi. Ils s'assemblaient clandestinement d'abord et en petit nombre; ils prirent courage après sur le peu de cas qu'on on fit, et bientôt on eut des nouvelles d'assemblées considérables en Poitou, Saintonge, Guyenne et Languedoc. On marcha même à une fort nombreuse en Guyenne, où un prédicant faisait en pleine campagne des exhortations fort vives. Ils n'étaient point armés et se dissipèrent d'abord; mais on trouva tout près du lieu où ils s'étaient assemblés deux charrettes toutes chargées de fusils, de baïonnettes et de pistolets. Il y eut aussi de petites assemblées nocturnes vers les bouts du faubourg Saint-Antoine.

Le régent m'en parla, et à ce propos de toutes les contradictions et de toutes les difficultés dont les édits et déclarations du feu roi sur les huguenots étaient remplis, sur lesquels on ne pouvait statuer par impossibilité de les concilier, et d'autre part de les exécuter à l'égard de leurs mariages, testaments, etc. J'étais souvent témoin de cette vérité au conseil de régence, tant par les procès qui y étaient évoqués, parce qu'il n'y avait que le roi qui pût s'interpréter soi-même dans ces diverses contradictions, que par les consultations des divers tribunaux au chancelier sur ces matières, qu'il rapportait au conseil de régence pour y statuer. De la plainte de ces embarras, le régent vint à celle de la cruauté avec laquelle le feu roi avait traité les huguenots, à la faute même de la révocation de l'édit de Nantes, au préjudice immense que l'État en avait souffert et en souffrait encore dans sa dépopulation, dans son commerce, dans la haine que ce traitement avait allumée chez tons les protestants de l'Europe. J'abrège une longue conversation où jusque-là je n'eus rien à contredire. Après bien du raisonnement très solide et très vrai, tant sur le mal en soi que sut la manière douce et sûre d'éteindre peu à peu le protestantisme en gagnant les ministres, en ôtant tout exercice de cette religion, en excluant de fait de tout emploi quel qu'il fût les huguenots, le régent se mit sur les réflexions de l'État ruiné où le roi avait réduit et laissé la France, et de là sur celle du gain de peuple, d'arts, d'argent et de commerce qu'elle ferait en un moment par le rappel si désiré des huguenots dans leur patrie, et finalement me le proposa. Je ne veux accuser personne d'avoir suggéré au régent une telle pensée, parce que je n'ai jamais su de qui elle lui était venue; mais dans l'extrême désir où il n'avait cessé d'être de s'allier étroitement avec la Hollande, surtout avec l'Angleterre, depuis qu'il était possédé par le duc de Noailles, Canillac et l'abbé Dubois, et où il était plus que jamais, les soupçons ne sont pas difficiles. Il croyait par ce rappel flatter les puissances maritimes, leur donner la plus grande marque d'estime, d'amitié, de complaisance et de condescendance, tout cela paré de la persuasion de ranimer, d'enrichir, de faire refleurir le royaume en un instant.

Stairs, conduit et appuyé de trois si bons seconds, avait eu l'adresse de voiler au régent ce qui ne l'était à personne, ni à lui-même, quand il y voulait faire réflexion, et de l'intimider sur les grands coups que l'Angleterre alliée, comme il le disait, pouvait faire à tout moment pour ou contre la France, et en particulier pour ou contre lui. Pour peu qu'on fût instruit de la situation intérieure de l'Angleterre travaillée de toute espèce de divisions et de fermentations, du mépris général du gouvernement, du nombre infini de mécontents, de la jalousie de commerce et de puissance delà les grandes mers, qui ne laissait que de beaux dehors entre la Hollande et l'Angleterre, de tout ce que notre union avec l'Espagne eût encore pu y influer à l'avantage commun des deux couronnes, la sujétion, les embarras, le malaise où les affaires du nord, les usurpations sur la Suède et tant, d'autres choses qui y étaient relatives, tenaient le roi Georges par rapport à ses alliés du nord et à l'empereur, on voyait à plein que la France n'avait rien à craindre d'elle, aussi peu à en espérer; qu'au contraire c'était l'Angleterre qui avait tout à craindre de la France, au dedans d'elle-même et au dehors, et que le régent, s'il eût voulu, aurait pu y allumer un embrasement de longues années, dont la France aurait infiniment pu profiter en Europe et dans le nouveau monde, ou faire naître une révolution qui aurait aussi eu ses avantages pour elle, en opérant le renvoi de la maison d'Hanovre en Allemagne, d'où il ne lui aurait pas été aisé de remonter sur le trône dont les Anglais eux-mêmes l'auraient fait descendre. Une telle méprise dans un prince d'ailleurs si éclairé me faisait gémir sans cesse sur l'État et sur lui, et chercher souvent et toujours inutilement à lui dessiller les yeux sur une duperie si grossière et si importante. Je lui avais plusieurs fois tiré de l'argent pour le Prétendant à l'insu de tous ses ministres; je ne m'étais pas tenu sur l'infâme affaire de Nonancourt, sur les allures de Stairs, ni sur le malheur du mauvais succès d'Écosse. Il me croyait trop jacobite; il se persuadait que ma haine pour Noailles et mon éloignement de Canillac m'en donnait pour les Anglais qu'ils portaient; et la défiance de ce prince, qui n'épargnait pas même ses plus réitérées expériences, et qui gâtait tout, presque autant que sa faiblesse et sa facilité ôtait toute la force à l'évidence de mes raisons.

Je fus heureux à l'égard des huguenots. Je sentis à la préface qu'il employa, et dont je viens de parler, que son désir était grand, mais qu'il comprenait le poids et les suites d'une telle résolution, à laquelle il cherchait des approbateurs, je n'ose dire des appuis. Je profitai sur-le-champ de cette heureuse et sage timidité, et je lui dis que, faisant abstraction de ce que la religion dictait là-dessus, je me contenterais de lui parler un langage qui lui serait plus propre. Je lui représentai les désordres et les guerres civiles dont les huguenots avaient été cause en France depuis Henri II jusqu'à Louis XIII; combien de ruines et de sang répandu; qu'à leur ombre la Ligue s'était formée, qui avait été si près d'arracher la couronne à Henri IV; et tout ce qu'il en avait coûté en tout genre aux rois et à l'État, et pour les huguenots et pour les Ligueurs, les uns et les autres appuyés des puissances étrangères, desquelles il fallait tout souffrir, tandis qu'elles nous méprisaient, et savaient profiter de nos misères, au point que Henri IV n'a dû sa couronne qu'au nombre de ceux qui prétendaient l'emporter chacun pour soi: le duc de Guise, le fils du duc de Mayenne, le marquis du Pont, l'infante fille de Philippe II, et jusqu'au duc Charles-Emmanuel de Savoie, et ensuite à sa valeur et à sa noblesse. Je lui fis sentir ce que c'était, dans les temps les moins tumultueux et les plus supportables, que des sujets qui, en changeant de religion, se donnaient le droit de ne l'être qu'en partie, d'avoir des places de sûreté, des garnisons, des troupes, des subsides; un gouvernement particulier, organisé, républicain; des privilèges, des cours de justice érigées exprès pour leurs affaires, même avec les catholiques; une société de laquelle tous ses membres dépendaient; des chefs élus par eux, des correspondances étrangères, des députés à la cour sous la protection du droit des gens; en un mot, un État dans un État, et qui ne dépendaient du souverain que pour la forme, et autant ou si peu que, bon leur semblait; toujours en plaintes et prêts à reprendre les armes, et les reprenant toujours très dangereusement pour l'État.

Je lui remis levant les yeux toutes les peines qu'ils avaient données à Henri IV dans ses années les plus florissantes, et après l'édit de Nantes, et les inquiétudes que lui avait causées jusqu'à sa mort l'ingratitude et l'ambition du maréchal de Bouillon, depuis qu'il lui eut deux fois procuré Sedan, qui machina sans cesse contre lui et contre Louis XIII, et dont le but était de se faire le chef des huguenots de France sous la protection déclarée d'une puissance étrangère, à quoi, au moins pour le nom et le commandement militaire, le duc de Rohan parvint depuis. Je lui retraçai les travaux héroïques du roi son grand-père, qui abattit enfin cette hydre à force de courage, et qui a mis le feu roi en état de s'en délivrer tout à fait et pour jamais, sans autre combat que l'exécution tranquille de ses volontés, qui n'ont pu trouver la moindre résistance. Je priai le régent de réfléchir qu'il jouissait maintenant du bénéfice d'un si grand repos domestique, que c'était à lui à le comparer avec tout ce que je venais de lui retracer; que c'était de cette douce et paisible position qu'il fallait partir pour raisonner utilement sur une affaire, ou plutôt pour être convaincu qu'il n'était pas besoin d'en raisonner, ni de balancer s'il fallait faire ou non, dans un temps de paix où nulle puissance ne demandait rien là-dessus, ce que le feu roi avait eu le courage et la force de rejeter avec indignation, quoi qu'il en pût arriver, quand épuisé de blés, d'argent, de ressources et presque de troupes, ses frontières conquises et ouvertes, et à la veille des plus calamiteuses extrémités, ses nombreux ennemis voulurent exiger le retour des huguenots en France comme l'une des conditions sans laquelle ils ne voulaient point mettre de bornes à leurs conquêtes ni à leurs prétentions, pour finir une guerre que ce monarque n'avait plus aucun moyen de soutenir.

Je fis après sentir au régent un autre danger de ce rappel. C'est qu'après la triste et cruelle expérience que les huguenots avaient faite de l'abattement de leur puissance par Louis XIII, de la révocation de l'édit de Nantes par le feu roi, et des rigoureux traitements qui l'avaient suivie et qui duraient encore, il ne fallait pas s'attendre qu'ils s'exposassent à revenir en France sans de fortes et d'assurées précautions, qui ne pouvaient être que les mêmes sous lesquelles ils avaient fait gémir cinq de nos rois, et plus grandes encore, puisqu'elles n'avaient pu empêcher le cinquième de les assujettir enfin, et de les livrer pieds et poings liés à la volonté de son successeur, qui les avait confisqués, chassés, expatriés. Je finis par supplier le régent de peser l'avantage qu'il se représentait de ce retour, avec les désavantages et les dangers infinis dont il était impossible qu'il ne fût pas accompagné; que ces hommes, cet argent, ce commerce, dont il croyait en accroître au royaume, seraient hommes, argent, commerce ennemis et contre le royaume ; et que la complaisance et le gré qu'en sentiraient les puissances maritimes et les autres protestantes, serait uniquement de la faute incomparable et irréparable qui les rendrait pour toujours arbitres et maîtres du sort et de la conduite de la France au dedans et au dehors. Je conclus que, puisque le feu roi avait fait la faute beaucoup plus dans la manière de l'exécution que dans la chose même, il y avait plus de trente ans, et que l'Europe y était maintenant accoutumée et les protestants hors de toute raisonnable espérance là-dessus, depuis le refus du feu roi dans la plus pressante extrémité de ses affaires de rien écouter là-dessus, il fallait au moins savoir profiter du calme, de la paix, de la tranquillité intérieure qui en était le fruit, et [ne pas] de gaieté de coeur et moins encore dans un temps de régence, se rembarquer dans les malheurs certains et sans ressource qui avaient mis la France sens dessus dessous, et qui plusieurs fois l'avaient pensé renverser depuis la mort d'Henri II jusqu'à l'édit de Nantes, et qui l'avaient toujours très dangereusement troublée depuis cet édit jusqu'à la fin des triomphes de Louis XIII à la Rochelle et en Languedoc. À tant et de si fortes raisons le régent n'en eut aucunes à opposer qui pussent les balancer en aucune sorte. La conversation ne laissa pas de durer encore; mais depuis ce jour-là il ne fut plus question de songer à rappeler les huguenots, ni de se départir de l'observation de ce que le feu roi avait statué à leur égard, autant que les contradictions et quelques impossibilités effectives de la lettre de ces diverses ordonnances on rendirent l'exécution possible.

Bréauté mourut jeune et sans alliance, en qui finit une dos meilleures maisons de Normandie. Il était fils du cousin germain du gros Bréauté, mort en 1708, dont j'ai parlé en son temps, que j'avais fort connu à l'hôtel de Lorges, lequel était fils du frère cadet de Pierre de Bréauté, qui se rendit célèbre avant l'âge de vingt ans, par son combat de vingt-deux contre vingt-deux, sous Bois-le-Duc, où il acquit tant de gloire, et ses ennemis tant de honte par leurs supercheries, que Grobendunck, gouverneur de Bois-le-Duc, couronna en le faisant assassiner entre les portes de sa place en 1600. Le père de Bréauté, de la mort duquel je parle, était mort assez jeune, en 1711, maître de la garde-robe de M. le duc d'Orléans, dont je fis donner la charge à son fils.

La Connelaye et Chalmazel moururent en ce même temps, tous deux lieutenants généraux qui s'étaient fort distingués. L'un avait été capitaine aux gardes, et fort du grand monde; il était gouverneur de Belle-Ile; l'autre avait commandé le régiment de Picardie avec grande estime et considération; c'était la douceur et la vertu même. Il était fort vieux, et avait le commandement de Toulon. Chalmazel, premier maître d'hôtel de la reine, est son neveu. Des Fourneaux, homme de fortune, mais de valeur et de mérite, officier général et lieutenant des gardes du corps, eut le gouvernement de Belle-Ile. Greder, lieutenant général fort estimé, mourut aux eaux de Bourbonne. Il avait un régiment allemand qui lui valait beaucoup, et qui fut donné au neveu du baron Spaar, qui avait longtemps servi en France, qui y fut depuis ambassadeur de Suède, et qui y est mort sénateur, toujours le coeur français, un des plus galants hommes et des mieux faits qu'on pût voir, avec l'air le plus doux et le plus militaire.

L'archevêque de Tours mourut aussi à Paris, où les affaires de la constitution l'avaient retenu malgré lui. Il était un des prélats de France les plus estimés pour son savoir, sa vertu, sa résidence et son application épiscopale. Il avait été longtemps auditeur de rote avec beaucoup de réputation, et connaissait parfaitement la cour de Rome. C'était un homme doux et d'esprit, fort attaché aux libertés de l'Église gallicane, étroitement uni au cardinal de Noailles dans l'affaire de la bulle, qui y perdit un excellent conseil et un ferme appui, en un mot un vrai gentilhomme de bien et d'honneur, et un excellent et courageux évêque. Il s'appelait Isoré d'Hervault, de maison ancienne et bien alliée, et qui avait eu en divers temps des emplois distingués. Il était issu de germain du duc de Beauvilliers, qui, malgré la différence des sentiments, en faisait grand cas et l'aimait fort.

La Porte, premier président du parlement de Metz, mourut à quatre-vingt-six ans. Il avait été premier président du parlement de Chambéry. Il était du pays, et s'attacha à la France quand le maréchal Catinat prit la Savoie. Il eut divers emplois. Le feu roi l'aimait et le considérait. Chaseaux, président à Metz, eut sa place. Il était neveu du célèbre Bossuet, évêque de Meaux. M. le duc d'Orléans, je ne sais pas où, avait pris anciennement de l'amitié pour lui; et comme il était assez pauvre et point marié, il lui donna peu après une fort bonne abbaye dans Metz.

Le maréchal de Villeroy mena promener le roi chez Mlle de Chausseraye, qui s'était fait donner, puis fort ajuster et accroître une petite maison au bois de Boulogne; tout près du château de Madrid, dont les promenades étaient charmantes, et où elle amusa le roi de mille choses qu'elle avait curieusement rassemblées; car elle était fort riche et avait un goût exquis. Quoique j'aie parlé ailleurs de cette singulière fille et de son caractère, il s'en faut bien que j'en aie tout dit. Elle avait plu au feu roi autrefois, et en petit était devenue une autre Mme de Soubise. Il y paraissait encore bien moins au dehors; mais les particuliers étaient plus intimes; quoique moins utiles pour elle, parce qu'elle n'était pas dans une position à cela, sans famille, et à peu près sans nom. Le roi et elle s'écrivaient souvent, et souvent il la faisait venir à Versailles, sans que personne s'en doutât, ni qu'on sût ce qu'elle y faisait. Le prétexte était de venir voir la duchesse de Ventadour et Madame. Bloin était celui par qui passaient les lettres et les messages, et qui l'introduisait chez le roi par les derrières dans le plus grand secret.

Le roi se plaisait fort avec elle, parce qu'elle était fort amusante et divertissante quand il lui plaisait, qu'elle avait l'art de lui cacher son esprit, qui était son soin le plus attentif et le plus continuel, et qu'elle faisait très bien l'ingénue et la personne indifférente qui ne prenait part à rien, ni parti pour personne. Par cet artifice elle avait accoutumé le roi à ne se défier point d'elle, à se mettre à son aise, à lui parler de tout avec confiance, à goûter même ses conseils, car ils en étaient là ensemble, et il est incroyable combien elle a su par là servir et nuire à quantité de gens, sans que le roi s'aperçût qu'elle se souciât le moins du monde des personnes dont ils se parlaient. Les ordres qu'il donna souvent en sa faveur aux contrôleurs généraux les uns après les autres, et qui l'enrichirent extrêmement, n'ayant rien d'elle, dont elle sut bien profiter pour se les rendre souples, sans toujours recourir au roi, firent bien douter de quelque chose dans l'intérieur du ministère et de la plus intrinsèque cour, mais non pas de toute l'étendue de sa faveur, qui a duré autant que la vie du roi.

Elle était amie du cardinal de Noailles; et parmi bien de fort mauvaises choses, elle en avait quelques bonnes. Les scélératesses qui se faisaient pour l'opprimer la révoltaient en secret. Elle avait la force d'y paraître au moins indifférente pour en découvrir davantage, et de cacher avec grand soin son amitié et son commerce avec le cardinal de Noailles. Le prince de Rohan, pour qui son frère n'avait point de secret, et qui était son conseil intime, ne bougeait de chez la duchesse de Ventadour, le cardinal de Rohan aussi tant qu'il pouvait. Ils la ménageaient infiniment pour leurs vues, et comme on ne peut avoir moins d'esprit et de sens qu'elle en avait, qui se réduisait à Pair, à l'habitude, au langage et aux manières du grand monde et de la cour dont elle était esclave, elle était aisément entrée dans tout avec eux par amitié, et par être touchée de leur confidence sur les affaires de la constitution, qui était la grande, la supérieure, celle de tous les jours, et qui influait puissamment sur toutes les autres en ce temps-là. Les Rohan, accoutumés à l'intimité qui était de tous les temps entre Mme de Ventadour et Mlle de Chausseraye, et qui recevaient d'elle toutes sortes de flatteries, ne se cachaient point d'elle pour parler à Mme de Ventadour de leurs succès et de leurs projets. Ils eurent l'imprudence de parler devant elle de celui de faire enlever le cardinal de Noailles allant à Conflans, par ordre du roi, et de l'envoyer tout de suite à Rome, qui n'attendait que cela pour le déposer de son siège et le priver de la pourpre, mais qui autrement n'osait entreprendre ni l'un ni l'autre, quoi que les cardinaux de Rohan et Bissy, le P. Tellier et toute leur cabale eût pu faire pour y déterminer le pape. C'était donc pour eux un coup de partie, quoiqu'un parti forcé. La mine était chargée, où chacun devait faire son personnage, et le P. Tellier le principal, qui avait déjà commencé à en parler au roi.

Chausseraye, de providence, fut le lendemain longtemps avec le roi qui avait travaillé le matin avec le P. Tellier sur cette affaire. Elle trouva le roi triste et rêveur; elle affecta de lui trouver mauvais visage et d'être inquiète de sa santé. Le roi, sans lui parler de l'enlèvement proposé du cardinal de Noailles, lui dit qu'il était vrai qu'il se trouvait extrêmement tracassé de cette affaire de la constitution; qu'on lui proposait des choses auxquelles il avait peine à se résoudre; qu'il avait disputé tout le matin là-dessus; que tantôt les uns et tantôt les autres le relayaient sur les mêmes choses, et qu'il n'avait point de repos. L'adroite Chausseraye saisit le moment, répondit au roi qu'il était bien bon de se laisser tourmenter de la sorte à faire chose contre son gré, son sens, sa volonté; que ces bons messieurs ne se souciaient que de leur affaire, et point du tout de sa santé, aux dépens de laquelle ils voulaient l'amener à tout ce qu'ils désiraient; qu'en sa place, content de ce qu'il avait fait, elle ne songerait qu'à vivre, et à vivre en repos, les laisserait battre tant que bon leur semblerait sans s'en mêler davantage, ni en prendre un moment de souci, bien loin de s'agiter comme il faisait, d'en perdre son repos, et d'altérer sa santé, comme il n'y paraissait que trop à son visage; que pour elle, elle n'entendait rien, ni ne voulait entendre à toutes ces questions d'école; qu'elle ne se souciait pas plus d'un des deux partis que de l'autre; qu'elle n'était touchée que de sa vie, de sa tranquillité, de sa santé qu'il ne conserverait jamais qu'en les laissant entre-battre tant qu'ils voudraient, sans plus s'en embarrasser ni s'en mêler. Elle en dit tant, et avec un air si simple, si indifférent sur les partis, et si touchant sur l'intérêt qu'elle prenait au roi, qu'il lui répondit qu'elle avait raison; qu'il suivrait son conseil en tout ce qu'il pourrait là-dessus, parce qu'il sentait que ces gens-là le feraient mourir; et que, pour commencer, il leur défendrait dès le lendemain de lui plus parler de quelque chose qui le peinait au dernier point, à quoi ils revenaient sans cesse, qu'il avait été sur le point de leur accorder malgré lui, et qu'il ne permettrait pas, et pour cela comme le plus court, leur fermerait dès le lendemain la bouche là-dessus pour toujours. Chausseraye, ravie, et qui entendait mieux de quoi il s'agissait que le roi ne le pouvait imaginer, toujours pressante sur sa santé, vie, repos, confirma le roi dans cette résolution, le piqua d'honneur d'être leur dupe et leur victime, et fit tant que le roi lui donna parole positive d'exécuter si bien dès le lendemain ce qu'il venait de projeter et de lui dire, sans s'en expliquer davantage avec elle, que la chose serait rompue sans retour, et sans que pas un d'eux osât jamais lui en parler.

Elle avait averti le cardinal de Noailles du danger qu'il courait, et d'éviter de sortir de Paris où il était adoré, et où on n'aurait osé tenter de l'enlever, dont il y avait déjà quelque temps qu'elle était informée par l'inconsidérée confiance de la duchesse de Ventadour, qui lui avait appris le projet et ses machines, en y applaudissant, et ensuite par les Rohan mêmes. Elle fut, au sortir de chez le roi, passer sa soirée chez la duchesse de Ventadour; elle y trouva la joie peinte sur son visage et sur celui des Rohan. Elle soupa, joua et se retira le plus tôt qu'elle put. Le lendemain elle monta en chaise à quatre heures du matin, se mit à pied à distance, et par l'église de Notre-Dame entra dans un recoin de la cour de l'archevêché, où elle fit descendre le cardinal de Noailles par un petit degré; car il se levait toujours extrêmement matin. Ils entrèrent dans un méchant lieu nu et ouvert, où il n'y avait rien, et où on n'entrait point, parce que cela n'allait à rien; et là lui conta sa conversation et son succès de la veille, et l'assura qu'il n'avait plus de violence à craindre. Elle ne fut guère plus d'un quart d'heure avec lui, regagna sa chaise de poste et Versailles d'où il ne parut pas qu'elle fût sortie. Elle alla dîner chez la duchesse de Ventadour, et y passa tout le jour et tout le soir pour tâcher à découvrir si le roi lui avait tenu parole; elle n'eut satisfaction que tout au soir.

Le prince de Rohan vint avec un air triste et déconcerté qu'il communiqua à sa belle-mère, qu'il tira à part un moment. Il ne joua point, et demeura seul à rêver dans un coin de la chambre. Chausseraye, qui jouait, et qui remarquait tout avec sa lorgnette, quitta le jeu, l'alla trouver, et s'assit auprès de lui, disant qu'elle venait lui tenir compagnie. Elle se garda bien de lui parler de rien, mais peu à peu conduisit la conversation sur la santé, les vapeurs, les tristesses involontaires, pour lui pouvoir parler de celle où elle le trouvait. L'hameçon prit dans le moment. Il lui dit que ce n'était pas sans cause qu'il était triste; de là à déclamer contre la faiblesse du roi, qui plusieurs fois avait été sur le point de consentir à l'enlèvement du cardinal de Noailles, qui la veille au matin, en résistant là-dessus au P. Tellier, avait été dix fois près à lâcher la parole, s'était tout à coup ravisé, et ce matin avait pris à part un moment le P. Tellier, et à quelque distance le cardinal de Rohan, leur avait dit qu'il avait pensé et repensé à l'enlèvement qu'ils lui avaient proposé, et dont ils le pressaient sans cesse, et d'un ton de maître avait ajouté qu'il voulait bien leur dire qu'il n'y consentirait jamais, et que de plus il leur défendait d'y plus songer et de lui en jamais parler; après quoi, sans laisser un instant d'intervalle, il avait tourné le dos à l'un et à l'autre. De là le prince de Rohan à déclamer et à dire rage. Voilà Chausseraye bien étonnée (car elle faisait d'elle tout ce qu'elle voulait) et bien appliquée à n'oublier aucun langage qui pût tirer du prince de Rohan les expédients, s'ils en imaginaient quelqu'un, qui pussent redresser l'affaire, et la conduite qu'ils y allaient tenir, et cependant se délectait et se moquait d'eux en elle-même. Elle eut une nouvelle joie de les découvrir effrayés du ton absolu que le roi avait pris, découragés et persuadés que ce serait se perdre inutilement que de tenter plus rien sur cet enlèvement.

J'avoue ingénument que j'avais ignoré ces particuliers du roi, et cette confiance qu'il avait prise en Mlle de Chausseraye, conséquemment cette curieuse anecdote touchant le cardinal de Noailles. Son esprit tout tourné à l'intrigue n'en eut pas moins depuis la mort du roi avec M. le duc d'Orléans, qu'on a vu en son lieu qu'elle avait fort connu et pratiqué étant à Madame, et toujours depuis, et avec tous les personnages qui lui parurent mériter de s'en occuper. On dit que quand le diable fut vieux il se fit ermite; aussi fit Mlle de Chausseraye. Elle se mit dans la dévotion. Ses moeurs, sa vie, ses richesses l'effrayèrent. Elle ne sortit plus de son bois de Boulogne, et n'y reçut presque plus personne, quelques instances que ses amis fissent pour la voir. On a vu en son lieu que sa mère, qui était Brissac, avait épousé en premières noces le marquis de La Porte-Vezins, dont elle avait eu des enfants, et en secondes noces, par amour, le sieur Petit, dont elle eut Mlle de Chausseraye, qui fut longtemps, même après la mort de sa mère, à ne pouvoir être reçue chez ses parents. Elle s'honorait fort des La Porte, dont elle était soeur utérine, et dans sa retraite elle vit beaucoup l'abbé d'Andigné, qui leur était fort proche, homme de beaucoup de monde, de savoir et de piété, peu accommodé, fort retiré, ami intime de tout ce que faussement on traite de jansénistes, et demeurant à la porte des pères de l'Oratoire de Saint-Honoré. Elle lui a conté tout ce que je viens de rapporter, et bien d'autres choses, et lui a dit que toute son application et tout son savoir-faire auprès du roi, et qui la mettait avec lui dans une gêne continuelle, était de faire l'idiote, l'ignorante, l'indifférente à tout, et de lui procurer le bien-aise d'entière supériorité d'esprit sur elle; que c'était uniquement par là qu'elle entretenait sa faveur et sa confiance, et qu'elle avait moyen de le conduire souvent où elle voulait; mais que pour y parvenir sans qu'il s'en aperçût, et sans se démentir de toute sa conduite avec lui, il fallait un temps, des tours, une délicatesse et un art qui lui réussit souvent à bien des choses, dont elle en abandonnait aussi d'autres, mais qui toutes lui faisaient suer sang et eau. Elle consultait fort cet abbé sur sa conscience, qui lui laissa brûler par scrupule des Mémoires très curieux qu'elle avait faits, et dont elle lui montra quelque chose. Elle passa les dernières années de sa vie en macérations, en aumônes, en prières, vendit une infinité de bijoux pour en donner l'argent aux pauvres, priva ses héritiers de sa riche succession, à qui elle l'avait franchement annoncé, et donna tout par testament à l'hôpital général. Bien des années après sa mort, je connus par des amis communs cet abbé d'Andigné, qui nous conta tout ce que je viens d'écrire, parce que cela m'a semblé digne d'être arraché à l'oubli. Ce ne fut pas sans le quereller, avec dépit d'avoir brûlé avec elle de si précieux Mémoires.

Cani, fils unique de Chamillart, mourut à Paris, fort jeune, de la petite vérole, laissant plusieurs enfants tous en bas âge de la soeur du duc de Mortemart. Il fut regretté de tout le monde par la modestie avec laquelle il avait supporté la fortune de son père et la sienne, par son égalité dans la disgrâce, son courage et son application à la tête du régiment de la marine dont il s'était fait beaucoup aimer, qui n'était pas chose aisée avec ce corps. Il avait une pension particulière de douze mille livres et un brevet de trois cent mille livres sur sa charge de grand maréchal des logis de la maison du roi, dont il ne jouissait que depuis la mort de Cavoye, duquel il avait acheté la survivance. Ce fut une grande affliction pour Chamillart et sa femme qui étaient à Courcelles. M. le duc d'Orléans donna la charge et le même brevet de retenue en même temps au fils aîné, qui n'avait que sept ans. L'âge du roi ne pouvait de longtemps donner beaucoup d'exercice à cette charge. Dreux y fut commis jusqu'à ce que son neveu fût en âge. Ce fut bien la plus grande douleur qui pût arriver à Chamillart; mais ce ne fut pas la seule. Six semaines après, la petite vérole prit à la duchesse de La Feuillade, qui l'emporta en trois jours, dans le dernier abandon de son mari, qui prétexta qu'il ne pouvait se séquestrer du Palais-Royal, où alors on ne le voyait presque jamais. Elle n'eut jamais d'enfants, non plus que la première femme d'un si bon mari et d'un si honnête homme.

En ce même temps mourut la belle-fille [de M. de Castries], fort belle, fort jeune, fort sage et parfaitement au gré de la famille où elle était entrée et de tout le monde; et son mari, qui n'y était pas moins, et fils unique, [mourut] sept semaines après, qui fut une affliction à M. et à Mme de Castries dont ils ne se consolèrent jamais. J'ai assez parlé d'eux à l'occasion de leur mariage pour n'avoir rien à y ajouter, sinon qu'ils ne laissèrent point d'enfants.

La bâtarde, non reconnue, de Monseigneur et de la comédienne Raisin, que Mme la princesse de Conti avait mariée depuis sa mort à M. d'Avaugour, qui était de Touraine, et non des bâtards de Bretagne, mourut aussi sans enfants.

Le comte de Croï, fils du comte de Solre, épousa en Flandre une riche héritière, sa parente, qui s'appelait Mlle de Milandon, et quitta le service. Il passa le reste de sa vie chez lui à accumuler, et prit le nom de prince de Croï, après la mort de son père arrivée en 1718, sans aucun titre, droit ni apparence. Son père n'a jamais porté que le nom de comte de Solre, fut chevalier de l'ordre en 1688, le cinquante-neuvième parmi les gentilshommes, sans nulle difficulté. Sa femme, qui était Bournonville, cousine germaine de la maréchale de Noailles, était fort assidue à la cour, sans tabouret ni prétention. Depuis la mort du fils, la veuve est venue s'établir à Paris sous le nom de princesse de Croï, a prétendu être assise sans avoir pu montrer pourquoi, ne la pouvant être n'a pas mis le pied à la cour, a eu du cardinal Fleury des régiments pour ses deux fils de préférence à tout le monde, en a marié un à une fille du duc d'Harcourt, et se promet bien, à force d'intrigue, d'opiniâtreté et d'effronterie, de se faire princesse effective pour le rang, dans un pays où il n'y a qu'à prétendre et tenir bon pour réussir, à condition toutefois que ce soit contre tout droit, ordre, justice et raison.

Rothelin épousa en même temps avec dispense la fille de sa soeur la comtesse de Clères.

M. le duc d'Orléans donna une longue audience au premier président et aux députés du parlement, sur les remontrances contre l'édit de rétablissement des charges de surintendant des bâtiments et de grand maître des postes, pour le duc d'Antin et Torcy. Rien plus en la main du roi que ces grâces, rien plus étranger à la foule du peuple, de moins contraire au bon ordre et à la police du royaume, rien enfin de moins susceptible de l'opposition du parlement; mais cette compagnie, qui avait dès le commencement senti la faiblesse du régent, et qui l'environnait de ses émissaires, lesquels, comme il a été expliqué, trouvaient leur compte au métier qu'ils faisaient, sut tourner sa faiblesse en frayeur, lui contester tout avec avantage, et ne perdre aucune occasion de profiter de sa facilité pour établir l'autorité de la compagnie sur la sienne. Il était visible qu'ils ne pouvaient avoir que ce but en celle-ci, qui ne touchait ni ne blessait personne, et de se rendre ainsi redoutables au régent et à tout le monde.

Peu de temps après, non contents de lui embler son pouvoir, ils osèrent disputer de rang avec lui, petit-fils de France et régent du royaume, et, l'emporter sur ce prince faible et timide. Ces messieurs, que j'ai nommés ailleurs, qu'il croyait entièrement attachés à lui, et dont il admirait l'esprit et les conseils, mais qui se jouaient de lui avec tout son esprit, sa pénétration, sa défiance, et le vendaient continuellement au parlement, lui mirent en tête qu'il ferait chose fort décente et fort agréable au peuple d'aller à la procession de Notre-Dame, le jour de l'Assomption, instituée par le voeu de Louis XIII, à laquelle, assistent le parlement et les autres compagnies. Ce prince n'aimait ni les processions ni les cérémonies; il fallait un grand ascendant sur son esprit pour lui persuader de perdre toute une après-dînée à l'ennui de celle-là. Il y consentit, le déclara, manda toute sa maison pour l'y accompagner en pompe, mais deux jours devant l'Assomption, il eut lieu d'être bien surpris quand le premier président lui vint déclarer qu'il croyait qu'il était de son respect, sur ce qu'il avait appris qu'il comptait assister à la procession de Notre-Dame, de l'avertir que le parlement, s'y trouvant en corps, ne pouvait lui céder, et que tout ce qu'ils pouvaient de plus pour lui marquer leur respect était de prendre la droite et de lui laisser la gauche. Il ajouta que leurs registres portaient que M. Gaston, fils de France, oncle du feu roi, étant lieutenant général de l'État, s'était trouvé à cette procession dans la minorité du feu roi, et y avait marché à la gauche du parlement, qui avait eu la droite. Ces messieurs prétendent tout ce qu'il leur plaît, et maîtres de leurs registres y mettent tout ce qu'il leur convient; c'est pour cela qu'ils en ont de secrets, d'où ils font passer dans les publics ce qu'ils jugent à propos en temps convenables. La simple proposition de précéder un petit-fils de France, régent du royaume, en procession publique, et par respect croire s'abaisser beaucoup que se contenter de prendre sur lui la droite, dispense de toutes réflexions. Ce sont les mêmes qui ont osé opiner longtemps aux lits de justice avant les pairs, puis avant les fils de France, enfin entre la reine lors régente et le roi Louis XIV son fils, et qui contestèrent contradictoirement et crièrent si haut lorsqu'en 1664 Louis XIV les remit juridiquement, étant en son conseil, par arrêt, en leur ancien rang naturel d'opiner après les pairs et les officiers de la couronne.

Le parlement est, comme on l'a vu à l'occasion du bonnet, une simple cour de juridiction pour rendre aux sujets du roi justice, suivant le droit, les coutumes et les ordonnances des rois, en leur nom, et dont les officiers sont si bien, à titre de leurs offices, du corps du tiers état, que s'il se trouvait entre eux un noble de race député aux états généraux, sa noblesse ne lui servirait de rien, mais son office l'emporterait et le placerait dans la chambre du tiers état, de l'ordre duquel il serait. Le parlement fait donc partie du tiers état, il est, par conséquent, bien moindre que son tout. Les états généraux tenant, le parlement oserait-il imaginer, non pas de précéder, mais de marcher à gauche et sur la même ligne du tiers état? et le même tiers état, je dis plus, l'ordre de la noblesse, si distingué du tiers état aux états généraux, oserait-il disputer la préséance en quelque lieu, cérémonie ou occasion que ce soit à un petit-fils de France, régent du royaume? Cette gradation si naturelle saute aux yeux, et je ne pense pas même que les trois ordres du royaume assemblés en fissent la difficulté à un petit-fils de France, qui même ne serait pas régent, bien moins encore l'étant. Que si le parlement allègue que les grandes sanctions se font maintenant dans son assemblée, on a montré comment cela est arrivé, et qu'encore aujourd'hui elle est incompétente si les pairs n'y sont appelés et présents. Mais sans recourir à l'évidence du droit, et s'en tenant au simple fait, le Cérémonial français, imprimé il y a longtemps, rapporte « 1° que Henri II, la reine après lui, puis plusieurs princes, barons, chevaliers de l'ordre, gentilshommes et dames, [marchaient] portant tous un cierge allumé à la procession; puis venaient ceux de la cour de parlement, vêtus de leurs mortiers et robes d'écarlate; à côté d'eux, messieurs des comptes, etc. » (P. 951, t. II.)

2° À la procession pour la prise de Calais, depuis la Sainte-Chapelle jusqu'à Notre-Dame, le dimanche 26 janvier 1557 (p 955):

« …. Puis marchèrent (prélats, cardinaux, etc.).... le roi portant à ses côtés le prince de Condé, prince du sang et le duc de Nevers, pair de France; la reine après ledit seigneur; après elle la reine d'Écosse et Mesdames, filles dudit seigneur, les duchesses, comtesses, etc., au milieu de la rue; à la dextre, ladite cour de parlement; à la senestre, au-dessous des présidents, et d'aucuns anciens conseillers (c'est-à-dire non vis-à-vis de ceux-là) la chambre des comptes. »

3° À la procession en réparation d'un sacrilège, faite à Sainte-Geneviève, 27 décembre 1563 (p. 956):

« …. Tôt après y sont arrivés (à la Sainte-Chapelle, où on s'assemblait) le roi, la reine; Monseigneur, frère du roi; Madame, soeur du roi et leur suite (trois cardinaux, cinq évêques); les princes dauphin d'Auvergne et de La Roche-sur-Yon (princes du sang); les ducs de Guise, Nemours, Aumale, le marquis d'Elboeuf, la princesse de La Roche-sur-Yon, la duchesse de Guise, plusieurs autres chevaliers de l'ordre, seigneurs, dames et demoiselles..., l'archevêque de Sens portant l'hostie sacrée sous un poêle, dont les bâtons de devant étaient soutenus devant par les ducs de Nemours, Aumale et marquis d'Elboeuf, derrière par le prince dauphin d'Auvergne et le duc de Guise. Après les roi et reine et leur suite marchait ladite cour (de parlement), à dextre; les prévôt, échevins et officiers de la ville, à senestre, etc. »

4° À la procession de Sainte-Geneviève faite le dimanche 10 septembre 1570, où le roi voulut assister avec tous, et où ni lui ni la reine ne se trouvèrent (p. 960 et 961):

« …. Les châsses (et leur accompagnement). Suivaient immédiatement lesdits évêques (de Paris) et abbé (de Sainte-Geneviève), MM. les ducs de Montpensier, prince-dauphin (son fils), duc d'Uzès, maréchal de Vieuville, comte de Retz et de Chavigny, etc., et plusieurs seigneurs et gentilshommes. Après suivaient les huissiers de la cour, greffier et quatre notaires; de Thou, premier président, les présidents Baillet, Séguier, Prevost et Hennequin, leurs mortiers dessus leurs têtes (et tout le parlement), tenant l'un des côtés à dextre, etc. (Ne dit de la séance de l'église où il n'y avait ni chambre des comptes ni autre cour que la ville et l'université, ni à la procession, que ces deux mots: La messe célébrée dans Sainte-Geneviève (par l'évêque de Paris), étant l'abbé de Sainte-Geneviève en une chaire en bas du rang des présidents, et ayant le premier lieu.... Parce que la messe étant dite, les susdits de Montpensier, princes, ducs, comtes et chevaliers de l'ordre, ensemble la cour de parlement se retirèrent chacun où bon lui sembla. »

5° À la procession à Saint-Denis pour la remise des corps saints en leurs places, descendus au commencement des troubles, faite le jeudi 8 mars 1571 (p. 964) :

« Premièrement marchaient les religieux de Saint-Denis.... Monseigneur le duc d'Anjou portant la couronne, le roi, les sieurs d'Aumale et de Nevers, suivis de plusieurs autres seigneurs. Suivant laquelle déclaration de la volonté du roi (touchant la préséance de la ville sur la cour des monnaies), elle marcha après la chambre des comptes et deux à deux, du côté senestre, la cour de parlement et des aides tenant la dextre. »

Je n'ai copié que les endroits qui font à la chose, marqué de points ce qui n'y sert de rien sans le copier, et mis entre deux crochets de parenthèse quelques mots qui ne sont pas dans le Cérémonial, pour lier ou expliquer ce qui en est. On voit donc ici cinq processions, dont les jours et les années sont marqués, les occasions qui les causèrent, et les lieux où elles se firent. Rien de plus net que l'énoncé de la première. On y voit après le roi et la reine, plusieurs princes, barons, chevaliers de l'ordre, gentilshommes et dames portant un cierge allumé à la procession; puis venaient ceux de la cour de parlement, vêtus de leurs mortiers et robes d'écarlate. Ce puis venaient décide bien clairement que le parlement était précédé par tous ces seigneurs et dames, et qu'ils étaient bien en rang et en cérémonie, puisqu'ils portaient des cierges. À l'égard du terme de gentilhomme, il ne doit pas être entendu de simples, gentilshommes comme il s'entend communément aujourd'hui. Alors n'était pas marquis, comte, baron qui voulait, et gentilhomme signifiait alors des seigneurs aussi qualifiés, et souvent plus en grandes charges, que les marquis, comtes, et souvent leurs frères, oncles, neveux et enfants. Cet usage ancien d'appeler de tels seigneurs du nom de gentilshommes est encore demeuré dans l'ordre du Saint-Esprit, où on nomme de ce nom tous les chevaliers non princes ni ducs; et on y dit marcher ou seoir, ou être reçu parmi les gentilshommes; ce qui est un reste du style d'autrefois.

La seconde est mal expliquée. On y voit seulement le prince de Condé et le duc de Nevers aux côtés du roi. L'un y est énoncé prince du sang, l'autre pair de France. Ni l'un ni l'autre n'avait de charge; ce n'était donc, qua l'un par naissance, l'autre par dignité qu'ils marchaient ainsi. Or ils n'étaient pas seuls à accompagner le roi, et il n'est pas dit un mot d'aucun autre. Les princesses, duchesses, etc., sont marquées marcher au milieu de la rue, entre le parlement à droite, et la chambre des comptes à gauche. Elles avaient donc le milieu, par conséquent le meilleur lieu, puisqu'il n'est pas douteux que, qui est au milieu entre deux autres, en cérémonie, précède celui qui est à sa droite comme celui qui est à sa gauche. Il n'est donc pas douteux, par l'énoncé, que le prince de Coudé, et le duc de Nevers côtoyant le roi, sans fonction nécessaire de charges, précédaient le parlement, et que les dames, qui marchaient entre cette compagnie et la chambre des comptes, ne les précédassent aussi toutes les deux. Quoiqu'on ne voie rien dans l'énoncé des autres seigneurs de la suite du roi, ce rang des dames empêche d'imaginer qu'ils en aient en un inférieur.

La troisième ne s'explique que collectivement. Après lesdits roi et reine et leur suite marchait ladite cour de parlement. Il est au moins clair que cette suite le précéda; et que si le roi seul le pouvait précéder, il aurait eu son capitaine des gardes et tout au plus son grand chambellan, ou en son absence le premier gentilhomme de la chambre en année derrière lui, et personne autre avant le parlement.

La quatrième est bien décisive. Le roi et la reine ne s'y trouvèrent point; par conséquent point de suite, ni personne qu'on pût dire marcher entre eux et le parlement par raison de charge près d'eux, ou par accompagnement, quoique ce n'en soit pas une. Or voici ce que porte le Cérémonial : Suivaient immédiatement lesdites évêque et abbé. MM. les duc de Montpensier, prince-dauphin, duc d'Uzès, maréchal de Vieuville, comtes de Retz et de Chavigny, etc., et plusieurs seigneurs et gentilshommes; après suivaient les huissiers de la cour, greffier et quatre notaires; de Thou, premier président, les présidents Baillet, Séguier, Prevost et Hennequin, leurs mortiers dessus leurs têtes (et tout le parlement, etc.). Le commentaire est ici superflu; tout est clair, littéral, précis, net: la noblesse précède; le parlement la suit, et sans la moindre difficulté.

La cinquième enfin ne prouve pas moins évidemment la même chose que la précédente, nonobstant la parenthèse qui regarde la préséance de la ville sur la cour des monnaies, que je ne fais que supprimer ici pour une plus grande clarté: le roi, les sieurs d'Aumale et de Nevers, suivis de plusieurs autres seigneurs. Il est donc clair que toute cette noblesse précéda le parlement, puisqu'elle est mise nécessairement de suite avant de parler des compagnies, et que la dispute de la ville avec les monnaies fait que le Cérémonial vient incontinent à sa marche après la chambre des comptes, qu'il dit avoir eu la gauche et le parlement la droite.

La vérité de la préséance de fait de la noblesse sur le parlement en ces processions saute tellement aux yeux, que ce serait vouloir perdre du temps que de s'y arrêter davantage. Le droit et le fait sont certains. Sauter de là à précéder un petit-fils de France régent du royaume, en cérémonie toute pareille, il faut avoir les jarrets bons. C'est le second tome d'avoir opiné avant la reine régente, mère de Louis XIV, au lit de justice, après avoir escaladé les pairs, les princes du sang, les fils de France. Ces messieurs sont l'image de la justice. Les images portées ou menées en procession précèdent le roi, encore un tour d'épaule et ils prétendront le précéder, comme ils prétendent tenir la balance entre lui et ses sujets, brider son autorité par la leur, et que celle du roi n'a de force, et ne doit trouver d'obéissance que par celle que lui prêtent leurs enregistrements, qu'ils accordent ou refusent à leur volonté. Je pourrais ajouter d'autres remarques sur les processions et aussi sur les Te Deum; mais ce n'est pas ici le lieu de traiter expressément des préséances, du droit et des abus; je n'ai touché cette matière que par la nécessité du récit qui doit s'arrêter ici dans ces bornes.

Je ne dissimulerai pas que, quelle que fût mon indignation d'une prétention qui ne peut être assez qualifiée, je riais un peu dans mes barbes de voir le régent si bien payé par le parlement, auquel il avait si étrangement sacrifié les pairs et ses paroles les plus solennellement données et réitérées, et l'engagement pris avec eux en pleine séance du parlement le lendemain de la mort du roi, comme je l'ai raconté en son lieu. Cette compagnie, non contente de ventiler son autorité, de le barrer dans les choses les plus indifférentes pour lui faire peur de sa puissance, qui n'existait que par la faiblesse et la facilité du régent qu'ils avaient bien reconnue, lui voulut étaler sa supériorité sur lui jusque dans le rang.

M. le duc d'Orléans, ensorcelé par Noailles, Effiat, Canilla, jusque par cette mâchoire de Besons, gémissait sous le poids de ces entreprises de toute espèce, négociait avec le parlement par ces infidèles amis, comme il aurait fait avec une puissance étrangère, lâchait tout, et en sa manière imitait la déplorable conduite de Louis le Débonnaire, d'Henri III et de Charles Ier d'Angleterre, dont je lui avais si souvent proposé d'avoir toujours les portraits devant ses yeux, pour réfléchir à leurs malheurs, à ce qui les y avait conduits, et à éviter une imitation si funeste. Il avait peine dans les courts moments d'impatience à se contenir de médire quelque mot de ce qui en faisait le sujet, mais à la manière d'un pot qui bout et qui répand, non comme un homme qui consulte. Jamais depuis plusieurs mois je ne lui en parlais le premier, suivant la résolution qu'on a vu que j'en avais prise, et quand il m'en lâchait quelque mot, je glissais par des lieux communs, vagues et courts, et changeais subitement de propos. On a vu quelles en étaient mes raisons. Quand je le voyais venir d'assez loin là-dessus pour prendre mon tournant, je ne manquais pas de le faire par quelque disparate de discours qui rompit ce que je voyais qu'il m'allait dire, et je n'étais pas fâché de le faire assez grossièrement pour qu'il s'aperçût que je ne voulais plus parler ni lui entendre parler du parlement, ni de rien qui pût avoir aucun trait à cette compagnie. J'en usai encore plus sèchement en cette occasion. Il m'avait parlé de la procession comme en passant, et je m'étais tu pour n'entrer en aucun discours qui pût amener détail de rang et de cérémonie; il le sentit et n'alla pas plus loin. Après il ne put se tenir de me dire qu'il n'irait point, et sans oser m'expliquer là rare prétention qui lors était devenue publique par le premier président et ses amis, il ajouta qu'il y avait quelque difficulté avec le parlement, et qu'il aimait mieux laisser tout cela là. Je me mis à sourire un peu malignement, et lui répandis que ce serait autant d'ennui et de fatigue épargnés. Nous nous connaissions tous deux depuis bien des années. Il sentit mon sourire et l'indifférence de ma réponse; il rougit, et me parla d'autre chose, à quoi je pris avidement. Je n'en fus pas moins bien avec lui, et j'ai bien vu depuis qu'il sentait ses torts avec moi sur le parlement et l'injustice de ses défiances; mais alors il n'était pas encore en liberté. Il céda donc au parlement en s'abstenant d'assister à la procession, après avoir déclaré qu'il y irait, et avoir tout fait préparer pour y assister dans toute la pompe d'un régent, petit-fils de France.

Le rare est qu'il n'examina rien, et qu'il en crut le premier président sur sa très périlleuse parole. L'exemple de Gaston, vrai où faux, le frappa; il ne le vérifia seulement pas; et de plus la faute de Gaston ne devait pas être le titre de la sienne. Gaston était le plus faible de tous les hommes: il ménageait le parlement avec la dernière bassesse, qui sut tout entreprendre dans la minorité de Louis XIV où on était pour lors. Gaston, mené tantôt par l'abbé de La Rivière, tantôt par le coadjuteur, tantôt contre M. le Prince, tantôt pour lui, et levant l'étendard contre le cardinal Mazarin, voulait être le maître, et comptait ne le pouvoir être que par le parlement, qui avait pris le dessus jusqu'à faire la guerre au roi et le chasser nocturnement de Paris. Ainsi cet exemple n'en était un que des monstrueuses entreprises d'une compagnie qui pour dominer tout s'était jetée dans la sédition et la révolte ouverte: belle leçon pour les rois et pour les régents.

Huit ou dix jours après, M. le duc d'Orléans fit donner une pension de six mille livres au jeune président de Maisons, avec la jouissance à sa mère sa vie durant, l'un et l'autre pourtant fort riches. Le duc de Noailles et Canillac, qui était le tenant de cette maison, procurèrent cette grâce si mal placée, et ce comble de faiblesse si proche de celle de la procession, à des gens dont le logis était le lieu d'assemblée des cabales du parlement et des ennemis de la régence. Ce prince, pour rendre tout le monde content, donna en même temps, et paya, lui ou le roi, un beau régiment de dragons à Rion, dont Mme la duchesse de Berry fut fort satisfaite.

Pour rendre la chose complète, ces messieurs obtinrent que cette pension donnée à Maisons ne fût pas celle qu'avait son père, parce qu'elle lui aurait été moins propre et personnelle, et qu'il y aurait peut-être eu quelque ombre de difficulté d'en faire jouir sa mère sa vie durant. Cette pension du père était de celles appelées de Pontoise, et fut donnée en même temps au président Aligre, pour mieux gratifier le parlement qui traitait si bien le régent en son autorité et en son rang, et dans l'instant même qu'il l'empêcha avec cet éclat d'assister à cette procession, où ils lui déclarèrent si nettement que le parlement le précéderait. Voici quelles étaient ces pensions dites de Pantoise. Pendant les troubles de la minorité de Louis XIV, où le parlement commençait à prêter l'oreille à des unions qui causèrent depuis, des guerres civiles, on crut dans le conseil du roi rompre cours à ces dangereuses menées en éloignant de Paris le parlement, et il fut transféré à Pontoise. Un très petit nombre des officiers de cette compagnie obéit, l'autre demeura à Paris et y leva bientôt le masque. Les chefs de ceux qui avaient obéi et entraîné d'autres à Pantoise, où ils les maintinrent dans la fidélité et dans l'exercice de leurs charges comme le parlement y séant, en furent récompensés de six mille livres de pension chacun. Depuis ce temps-là ces pensions se sont continuées et sont connues sous le nom de pensions de Pontoise. Le roi les donne, à qui il lui plaît, lorsqu'elles vaquent, d'entre les présidents à mortier. On a cru que cette continuation de grâces rendrait les uns reconnaissants, les autres soumis par l'espérance. Que de gens qui perdent bras et jambes, et qui se ruinent au service du roi, à qui on ne donne rien ou bien peu de chose, mais ils ne portent ni robe ni rabat!

CHAPITRE II. §

Bataille de Salankemen gagnée sur les Turcs par le prince Eugène. — Jésuites encore interdits. — Comte d'Évreux entre singulièrement au conseil de guerre. — Coigny, mal avec le régent, se bat avec le duc de Mortemart; refusé d'entrer au conseil de guerre, veut tout quitter. — Je le raccommode. — Il entre au conseil de guerre. — Il ne l'oublie jamais. — Les princes du sang présentent une requête au roi contre le nom, le rang et les honneurs de princes du sang, et l'habilité de succéder à la couronne, donnée par le feu roi à ses bâtards. — Les pairs présentent une requête au roi pour la réduction des bâtards au rang, honneurs et ancienneté de leurs pairies parmi les autres pairs. — Bout de l'an du roi à Saint-Denis. — Le duc de Berwick établit son fils aîné en Espagne, qui y épouse la soeur du duc de Veragua et prend le nom de duc de Liria. — Valentinois de nouveau enregistré au parlement, lequel se réserve des remontrances en enregistrant un nouvel édit pour la chambre de justice, et refuse une seconde fois les deux charges des bâtiments et des postes. — Caractère du duc de Brancas. — Caractère de son fils et de sa belle-fille. — Ils désirent de nouvelles lettres de duché-pairie à faire enregistrer au parlement de Paris. — État de leur dignité. — Brancas trompé par Canillac, à qui il s'était adressé, s'en venge en bons mots et a recours à moi. — Condition dont Villars me donne toute assurance, sa foi et sa parole sous laquelle je m'engage à le servir. — J'y réussis avec peine. — Longtemps après, il me manque infâmement de parole et en jouit. — Le parlement enregistre enfin l'édit de création des charges de surintendant des bâtiments et de grand maître des postes. — Les princes du sang et bâtards n'assistent point à la réception du duc de Villars-Brancas. — Mort de l'abbé de Brancas. — Mort de la princesse de Chimay. — Abbé de Pomponne chancelier de l'ordre par démission de Torcy. — Arrivée des galions richement chargés. — Voyage de Laffiteau; quel était ce jésuite. — Mort du fils unique de Chamarande, et du comte de Beuvron. — Mort de Mme de Lussan et de l'abbé Servien. — Mort de Mme de Manneville. — Mort d'Angennes. — Mort de la duchesse d'Olonne. — M. le duc de Chartres, malade de la petite vérole, cause un dégoût de ma façon au duc de Noailles. — Te Deum au pillage. — Mort du maréchal de Montrevel, de peur d'une salière renversée sur lui. — Mort du prince de Fürstemberg. — Mort du prince de Robecque. — Le régiment des gardes wallonnes donné au marquis de Risbourg. — La duchesse d'Albe épouse le duc de Solferino.

La guerre s'était enfin déclarée entre les deux empires. Les deux armées se trouvèrent fort proches au commencement d'août. Le prince Eugène, qui commandait l'impériale, détacha le 4 le comte Palfi avec le comte Brenner, pour aller reconnaître les Turcs avec deux mille chevaux. Les Turcs en avaient fait un autre qui les rencontra. L'action fut vive. Brenner fut pris, à qui en arrivant le grand-vizir fit inhumainement couper la tête devant sa tente, où on la trouva encore avec le corps auprès le lendemain 5. Ce même jour les deux armées s'ébranlèrent l'une contre l'autre. La bataille dura sept heures avec beaucoup d'opiniâtreté. Enfin les Turcs furent battus et mis en fuite, perdirent près de trente mille hommes, toute leur artillerie, leurs tentes et leurs bagages. La victoire du prince Eugène fut complète, à qui il n'en coûta que quatre ou cinq mille hommes. Cette bataille fut donnée près de Salankemen, où le prince Louis de Bade en avait gagné une.

La guerre de la constitution n'était pas moins animée du côté des agresseurs, c'est-à-dire de ceux qui voulaient la faire recevoir à leur mot, ni plus honnêtement menée que le traitement fait par le grand vizir à un prisonnier de guerre fort distingué, qu'on vient de voir. Les jésuites continuaient à intriguer, à écrire, à parler plus violemment que jamais, en sorte que le cardinal de Noailles, qui avait laissé les pouvoirs à un petit nombre d'entre eux lorsqu'il les ôta au gros, se trouva à bout de ménagements avec eux, et interdit la totalité, excepté les PP. Gaillard, entraîné malgré lui par sa compagnie, La Rue, Lignières et du Trévoux, confesseurs de la reine d'Angleterre, de Madame et de M. le duc d'Orléans. Ce dernier n'avait pas grand besoin de cette grâce pour l'usage qu'il avait à en faire. Lignières fut depuis confesseur du roi, mais sans feuille ni crédit; La Rue, qui l'avait été de Mme la Dauphine, ne l'était plus que de quelques personnes distinguées, à qui et pour elles seulement, le cardinal de Noailles voulut bien ne le pas refuser.

Le comte d'Évreux, colonel général de la cavalerie, mourait d'envie de se servir de ce temps facile pour reprendre l'autorité de sa charge, que le comte d'Auvergne, son oncle, n'avait jamais eue, ni lui non plus. Il ne se mêlait en aucune sorte de la cavalerie; tout se faisait dans le conseil de guerre, où MM. de Lévi et de Joffreville en avaient le département. Dépouiller le conseil de guerre de cette partie était chose impossible; y entrer, qui lui aurait cédé? Cet embarras le retint longtemps dans l'inaction. À la fin le désir de prendre l'autorité sur la cavalerie, et par là d'aller plus loin, lui parut mériter quelque sacrifice, mais toujours conservant un coin de précieuse chimère. Il demanda au régent la dernière place fixe au conseil de guerre, qui que ce soit qui y pût entrer, de n'avoir ni le nom ni les appointements de conseiller de ce conseil, et d'y être seulement chargé du département de la cavalerie, au lieu de ceux qui l'avaient, à condition d'y rapporter tout, et de faire comme eux faisaient sur la cavalerie à l'égard du conseil. Il sentait que par là il acquerrait connaissance de la cavalerie, du crédit sur elle, et de la considération, qui s'augmenterait toujours par l'exercice, et qu'avec cette possession subalterne au conseil de guerre, il serait difficile qu'elle ne lui revînt pas entière et indépendante, si ce conseil venait à cesser, et la forme du gouvernement à changer, comme l'un et l'autre arriva en effet; et par cette dernière place fixe, sans titre ni appointement de conseiller, il comptait ôter toute difficulté, faire porter cette place sur sa charge, et mettre sa princerie à couvert. Ce projet lui réussit; le régent le trouva bon, et le comte d'Évreux entra ainsi au conseil de guerre, et y demeura sus ce pied-là tant que ce conseil dura.

Coigny, colonel général des dragons, qui était bien éloigné des raisons qui avaient si longtemps combattu le comte d'Évreux en lui-même sur le conseil de guerre, avait tenté tout ce qu'il avait pu pour y entrer depuis qu'il était formé. Il était ancien lieutenant général. Nulle difficulté d'aucune sorte. Il était mal sur les papiers du régent, en cela plus malheureux que ceux qui le méritaient le plus. Il s'était insinué assez avant par la chasse avec M. le comte de Toulouse, du temps du roi; il avait été depuis de tous ses voyages de Rambouillet. La querelle des princes du sang et des bâtards excita des propos. Le duc de Mortemart, peu d'accord avec lui-même, en tint de forts contre les bâtards, en présence de Coigny. Celui-ci, qui y sentit le comte de Toulouse mêlé et désigné comme le duc du Maine, voulut faire entendre au duc de Mortemart que ses discours ne convenaient pas à sa proximité avec eux. Cela fut mal reçu, ils se querellèrent, et pour le faire court ils se battirent. Je ne sais qui l'emporta; mais le duc n'eut rien, et Coigny en emporta une marque très visible sur le visage qui lui est demeurée toute sa vie, et dont on ne lui fait pas plaisir de lui parler. L'affaire fut étouffée avec grand soin pour sa cause, et Coigny fut quelque temps sans paraître pour se laisser guérir. Tout cela avait persuadé le régent, et confirmé depuis, que Coigny était tout aux bâtards, et au duc du Maine autant qu'au comte de Toulouse. Ses refus réitérés résolurent Coigny à vendre sa charge qui faisait toute son existence et toutes ses espérances qu'il voyait évanouies; il en traita. Ses amis qui par là le voyaient tomber dans un puits en retardèrent la conclusion, sa femme surtout qui avait beaucoup de sens, de raison, de modestie, et qui vivait fort retirée, et toute sa vie d'une grande vertu, quoiqu'elle eût été belle, et toujours dans une solide piété. L'entrée du comte d'Évreux dans le conseil de guerre lui fit perdre toute patience. Il voulut finir son marché, et s'en aller pour toujours en Normandie, où il avait beaucoup de biens. À ce coup, personne ne put le retenir. C'était un homme au désespoir qui se voyait perdu auprès du régent sans ressource, et sans avoir pu deviner pourquoi.

En cette extrémité je ne sais qui avisa sa femme de me venir trouver. Jamais je ne l'avais vue, ni Mme de Saint-Simon non plus; Coigny et moi n'avions jamais mené la même vie; je ne le connaissais point du tout, et ne le rencontrais presque jamais. Mme de Coigny était soeur du Bordage que nous ne voyions jamais non plus; leur mère était Goyon-Matignon d'une autre branche que les Matignon, fille du marquis de La Moussaye et d'une soeur de M. de Turenne, tellement qu'elle était cousine issue de germaine de Mme de Saint-Simon, petites-filles des deux soeurs. Elle s'en vint franchement un matin toute seule chez moi réclamer parenté, secours, et me conter rondement le désespoir de son mari, et le sien, de lui voir se couper la gorge résolument sans que rien l'en pût empêcher, s'il ne parvenait à entrer au conseil de guerre, et à fondre les glaces de M. le duc d'Orléans à son égard, qu'il ne savait pas avoir jamais méritées. Sa franchise, sa confiance, sa situation me touchèrent. Je savais d'où le mal venait; mais comme je ne m'y intéressais ni en bien ni en mal, je n'en avais tenu nul compte. Je convins avec elle qu'avant tout il fallait arrêter la vente de la charge, et me donner après le temps de faire ce que je pourrais. Je la priai de m'envoyer son mari, et je la renvoyai toute consolée de se flatter d'une ressource, sans néanmoins m'être fait fort de rien. Dès le lendemain je vis arriver Coigny dans un état de désespoir, qu'il ne me cacha point, d'un homme qui voit perdus tous les travaux de sa vie pour soi et pour sa famille, et qui se va enterrer tout vivant. Je lui dis ce que je pus pour le remettre un peu; je ne laissai pas de le promener assez sans faire semblant de rien, pour découvrir en quel état il était avec M. du Maine, et je trouvai qu'il n'y avait rien du tout. Je lui dis que présentement je ne lui répondais de rien, parce que j'ignorais, comme il était vrai, jusqu'à quel point était pour lui l'éloignement de M. le duc d'Orléans; que je lui demandais quinze jours pour me tourner, et voir à traiter ce qui le regardait avec Son Altesse Royale; que je lui promettais de faire tout de mon mieux pour le raccommoder, et pour le faire entrer au conseil de guerre, mais sous une condition, sans laquelle je ne pouvais me mêler de lui, qui était sa parole d'honneur de surseoir le marché de sa charge pendant ces quinze jours, et qu'après nous verrions, et qu'au cas qu'il entrât au conseil de guerre, il romprait le marché et ne s'en déferait point. Il me le promit. Je le priai de ne se point donner la peine de revenir chez moi, ni de se donner aucun autre mouvement, et d'attendre pendant ces quinze jours qu'il eût de mes nouvelles. Je le renvoyai un peu calmé.

Je n'eus pas besoin de tant de temps. Je parlai au régent; je le détrompai sur la liaison de M. du Maine; je lui fis honte de grêler sur le persil, tandis qu'il comblait de faveurs tant de grands coupables à son égard, dont il ne faisait que des ingrats, et de désespérer un ancien lieutenant général distingué dans son métier, estimé dans le monde, qu'il s'acquerrait sûrement en ne l'excluant pas d'un agrément où le portait sa charge et l'exemple du comte d'Évreux tout récent. J'obtins donc tout ce que je m'étais proposé, dans les premiers huit jours des quinze que j'avais demandés. J'envoyai prier Coigny de passer chez moi. Il vint aussitôt: Je lui dis ce que j'avais fait; que les préventions étaient tombées; qu'il s'en apercevrait dans le courant; que j'avais permission de lui dire que rentrée au conseil de guerre lui était accordée; qu'il pouvait en aller sur ma parole remercier le régent; mais sans entrer en autre discours, parce que n'y ayant rien eu de marqué, il n'y avait ni justification ni explication à faire. Il est difficile de voir un homme plus aise qu'il fut. Il me dit que je le faisais passer de la mort à la vie. Il alla au Palais-Royal, où il fut bien reçu, et entra deux jours après au conseil de guerre, où il eut le détail dès dragons. Sa femme me vint remercier l'après-dînée. Je leur dois la justice qu'ils ne l'ont jamais oublié en aucun temps, et qu'ils vivent encore aujourd'hui avec moi avec toutes les recherches, les attentions et l'amitié possible, et la plus déclarée, sans aucun des ménagements que les changements des temps et des choses ont produits, et qui en ont tant changé d'autres. Il est vrai que ce que je fis alors le remit à flot, conserva sa charge, et de l'un à l'autre a conduit lui et son fils à la fortune qu'ils ont faite, et qui n'est peut-être pas au bout; mais leur reconnaissance n'en est pas moins estimable et rare.

Enfin la querelle des princes du sang et des bâtards éclata après avoir été longtemps couvée, aigrie, suspendue, par une requête signée de M. le Duc, M. le comte de Charolais, et M. le prince de Conti, contre M. du Maine et M. le comte de Toulouse, que M. le Duc présenta à M. le duc d'Orléans, adressée au roi, le 22 août, et que le 29 du même mois M. le duc d'Orléans donna en communication au duc du Maine, au sortir du conseil de régence de l'après-dînée, pour y répondre. Davisard, fort attaché à lui, avocat général au parlement de Toulouse, fut celui qui y répondit, et qui fit toutes les autres pièces que les deux frères produisirent ou publièrent dans le cours de ce fameux procès, dont le curieux recueil est entre les mains de tout le monde, ainsi que l'autre recueil de tout ce que les princes du sang y produisirent ou publièrent. Je ne chargerai donc point ces Mémoires des raisons des uns ni des autres, si tant est qu'à l'égard des bâtards on puisse appeler raisons des usurpations sans nombre, toutes plus monstrueuses les unes que les autres, et qui renversent l'ordre du royaume et toutes les lois divines et humaines. Je ne suivrai même le cours de ce procès que sur les événements importants, et j'en abandonnerai un inutile et ennuyeux détail. Je me renfermerai là-dessus aux démarches que les ducs ne purent se refuser en cette occasion, et à la part que j'ai pu y prendre.

Les princes du sang attaquant les bâtards dans l'usurpation de leur qualité de princes du sang et de succession à la couronne, les pairs tombaient nécessairement dans le cas de disputer à ces mêmes bâtards l'usurpation du rang au-dessus d'eux. Ils avaient résolu de présenter leur requête en même temps que les princes du sang présenteraient la leur. Je ne l'avais pas laissé ignorer, comme on l'a vu, à M. du Maine ni à Mme la duchesse d'Orléans, dès le règne du feu roi et depuis il ne fut donc plus question que de l'exécuter. On s'assembla; on la résolut; on la dressa; tous signèrent, hors cinq ou six absents, le duc de Rohan, toujours étrange en tout, et d'Antin qui nous pria de le dispenser de se trouver à ces assemblées. La dernière ne fut que pour signer, et députer sur-le-champ quatre pairs pour la porter au régent. MM. de Laon, de Sully, de La Force et de Villeroy en furent chargés. Je refusai opiniâtrement d'en être, par considération pour Mme la duchesse d'Orléans. En même temps que nous sortîmes de chez M. de Laon, où en l'absence de M. de Reims nous nous étions assemblés, les quatre députés allèrent présenter au régent notre requête au roi, et en même temps j'allai chez Mme la duchesse d'Orléans Je lui dis que je ne voulais pas qu'elle apprît par M. le duc d'Orléans, moins encore par le public, la démarche que nous faisions au moment que je lui parlais; que je la suppliais de se souvenir que nous avions attendu à l'extrémité à la faire; de ne point oublier ce que je lui avais dit là-dessus du vivant du roi, et répété depuis sa mort plus d'une fois, et à M. le duc du Maine, même à Mme du Maine, la seule fois que je l'avais vue, lorsque M. du Maine m'y mena, rue Saint-Avoye, dans la maison d'emprunt du premier président où ils logeaient au retour du roi de Vincennes à Paris, et depuis encore à M. le comte de Toulouse. Mme la duchesse d'Orléans me parut étonnée, néanmoins reçut bien mon compliment, avoua se souvenir très bien de tout ce que je lui alléguais, et n'osant trop s'émouvoir contre nous en ma présence, se lâcha contre les princes du sang. Je n'étais pas là pour la contredire, moins encore pour approuver sa déclamation; je pris le parti du silence. Après qu'elle se fut exhalée, nous ne laissâmes pas de causer d'autre chose à l'ordinaire; il lui vint du monde, j'en pris occasion de me retirer.

Les députés à M. le duc d'Orléans nous rapportèrent qu'ils en avaient été fort bien reçus. Je ne sais plus qui de nous se chargea de rendre compte à M. le Duc de ce que nous venions de faire, qui en parut fort aise. Nous ne fîmes là-dessus aucune civilité aux bâtards; mais comme mon rang me plaçait nécessairement en tous les conseils auprès du comte de Toulouse, avec qui j'étais là et chez Mme la duchesse d'Orléans fort librement, où je le rencontrais souvent, je lui en fis, en entrant au premier conseil, une civilité personnelle qu'il reçut honnêtement. Je n'en fis aucune au duc du Maine, qui néanmoins me salua fort civilement à son ordinaire, et moi lui, sans nous approcher. Pour M. le duc d'Orléans, je lui parlai fortement, tant sur les princes du sang que sur les pairs contre les bâtards. Je lui ramenteus tout ce que lui-même m'avait dit du temps du feu roi sur leurs différentes apothéoses, à mesure que le feu roi les avait déifiés par degrés, et je ne lui laissai pas oublier les horreurs inventées, et sans cesse répandues et renouvelées, contre lui par le duc du Maine, où il avait fait entrer Mme de Maintenon, et par elle en avait persuadé le roi et tout ce qu'il avait pu à la cour, à Paris, dans les provinces, et jusque dans les pays étrangers. La bénignité, pour ne pas dire l'incurie et l'insensibilité de M. le duc d'Orléans, était inébranlable; mais il ne put disconvenir que nous n'eussions raison d'avoir fait notre requête, et de la lui avoir présentée. Les princes du sang y applaudirent fort; les bâtards n'en sonnèrent mot. Mme la duchesse du Maine ne put se contenir comme eux, mais elle n'osa pourtant se laisser [aller] au delà des plaintes emportées pour une autre, mesurées pour elle. Nous la laissâmes dire sans lui faire la moindre honnêteté là-dessus. La vérité est que, après ce qui s'était passé, nous n'en devions aucune à M. ni à Mme du Maine.

Je fus surpris de la façon dont le maréchal de Villeroy se comporta dans cette affaire avec tout ce dont il se piquait pour le feu roi, qui ne l'avait mis auprès de son successeur qu'en faveur des bâtards, et avec toutes ses liaisons avec le duc du Maine. Il fût un des plus ardents pour cette requête, et ne faiblit point dans toute la suite à cet égard. Je ne dissimulerai pas qu'elle me fit peut-être commettre une simonie. Quelques-uns de nous craignaient de signer la requête contre les bâtards, et Rochebonne, évêque-comte de Noyon, plus que pas un. Il me l'avoua, et passa jusqu'à me dire qu'il ne la signerait point. Il était pauvre, jeune, aimait à dépenser; je le pris par ce faible. Je lui promis de faire l'impossible, s'il la signait, pour lui obtenir une grosse abbaye. Il fut combattu; à la fin il signa, mais sur cette parole Il sut bien m'en sommer depuis; je la lui tins. Il eut l'abbaye de Saint-Riquier, que j'arrachai du régent à là sueur de mon front. Il me disait qu'on se moquerait de lui de donner un si gros morceau à un homme comme M. de Noyon. Je me gardai bien de lui faire confidence de notre marché; mais j'y mis tout mon crédit, et jamais je n'eus tant de peine. J'en fus récompensé par la satisfaction de m'acquitter, et par la joie de M. de Noyon, qui n'osait espérer une si forte abbaye, et de tous points si fort à sa bienséance.

On fit, le 1er septembre, le bout de l'an du feu roi à l'ordinaire, mais à petite et courte cérémonie. Il n'y eut de révérences que celles des hérauts. Les princes du deuil furent M. le duc d'Orléans, M. le Duc et M. le comte de Charolais; le duc du Maine, ses deux fils et le comte de Toulouse y assistèrent, et presque personne. Les compagnies y étaient. Moins de deux heures finirent tout à Saint-Denis.

Le duc de Berwick, dont on a expliqué en son temps l'érection d'un duché-pairie avec des clauses si singulières, par l'espérance qu'il avait du rétablissement de ses établissements en Angleterre, et d'en revêtir le comte de Tinrnouth son fils aîné, unique de son premier mariage, vit enfin qu'il n'y avait plus à se flatter de ce côté-là. Il prit le parti de l'établir en Espagne, de lui céder sa grandesse suivant le privilège insolite que le roi d'Espagne lui en avait accordé en le faisant grand, comme il a été remarqué alors, et de l'établir pour toujours en Espagne, où il fut gentilhomme de la chambre, prit le nom de duc de Liria, et possession des terres que le roi d'Espagne avait données à son père dans le royaume de Valence, qu'il lui céda, et il le maria à la soeur unique du duc de Veragua, lequel était fort riche, sans enfants ni volonté de se marier.

On a vu, en son temps, l'engagement pris et déclaré par le roi d'accorder au fils unique de Matignon une érection nouvelle de Valentinois en duché-pairie, en épousant la fille aînée de M. de Monaco, qui n'avait point de garçons, les singulières clauses qui y furent obtenues, et ce qui causa une grâce qui n'avait point d'exemple. Le peu que le roi vécut depuis ne permit pas aux deux familles de la consommer, par tous les ajustements d'intérêts qu'il fallut faire; mais comme la grâce était publique, dès que les deux familles furent en état de faire le mariage les lettres d'érection furent expédiées, en décembre 1715. Le nouveau duc s'alla marier à Monaco, et quand il en revint, il trouva les princes du sang et les bâtards aux prises sur le traversement du parquet prétendu par les derniers, tellement que, pour éviter des inconvénients personnels, M. le duc d'Orléans suspendit l'enregistrement de Valentinois, où les uns et les autres vivaient résolu de se trouver. La querelle grossit; comme on vient de le rapporter, par la requête des princes du sang pour dépouiller les bâtards de bien d'autres choses; ainsi, il ne fut plus question de se trouver au parlement, et M. de Valentinois finit son affaire; mais les autres pairs s'y trouvèrent. Dans cette séance, il y eut deux événements: le premier fut l'enregistrement d'un nouvel édit pour la chambre de justice; mais le parlement, qui prétendit ne l'avoir pas examiné, se réserva d'y pourvoir par des remontrances. L'autre fut le refus réitéré de l'édit de création des charges de surintendant des bâtiments, et de surintendant des postes. Le duc de Noailles y fit l'orateur, pour plaire au régent et montrer en public sa belle éloquence. Elle échoua, et les voix contraires se trouvèrent plus nombreuses qu'elles n'avaient été au premier refus.

L'exécution de cette grâce, jusqu'alors diversement suspendue par différentes raisons étrangères à la grâce même, avait donné lieu depuis longtemps à des désirs. Le duc de Brancas, tout frivole qu'il était, en devint susceptible, et son fils aussi peu solide que lui. Le père était un homme léger, sans méchanceté, sans bonté, sans affection et sans haine, sans suite et sans but que celui d'attraper de l'argent, pourvu que ce fût sans grand'peine, de le dépenser promptement et de se divertir. À qui n'avait que faire à lui, et à qui n'y prenait point de part, aimable, amusant, plaisant, divertissant, avec des saillies pleines d'esprit, d'une imagination ravissante, quelquefois folle, qui ne se refusait rien, qui parlait bien et de source, avec un air naturel, souvent un naïf inimitable. Il se faisait justice à lui-même pour se donner liberté entière de la faire aux autres, mais sans ambition et sans jalousie. Une débauche outrée et vilaine l'avait séparé de presque tous les honnêtes gens, et quoiqu'il se remit par bouffées de fantaisie par-ci par-là dans le grand monde, dont il était toujours bien reçu du gros, l'obscurité de son goût l'en retirait bientôt dans l'obscurité de sa déraison, où il demeurait des années sans reparaître. Quoique le désordre de sa vie ne fût pas du même genre que celui de M. le duc d'Orléans, ce prince s'était toujours plu avec lui, et, devenu le maître, avait continué à l'admettre et à le désirer dans ses soupers et dans sa familiarité. Il n'en était pourtant guère plus ménagé que les autres. Il disait de lui qu'il gouvernait et menait les affaires comme un espiègle; et pressé outre mesure par un homme de province d'obtenir je ne sais quoi, et qui, comme ces gens-là ne manquent jamais de faire, lut disait qu'on savait bien qu'il pouvait tout, il lui répondit d'impatience: « Eh bien! monsieur, il est vrai, puisque vous le savez, je ne vous le nierai point, M. le duc d'Orléans me comble de bontés, et veut tout ce que je lui demande; mais le malheur est qu'il a si peu de crédit auprès du régent, mais si peu, si peu, que vous en seriez étonné, que c'est pitié, et qu'on n'en peut rien espérer par cette voie. » Le premier n'était pas mal vrai, et il le dit à M. le duc d'Orléans lui-même. Ce prince sut le second qui n'était pas tout à fait faux, et il rit de tout son coeur de tous les deux. Brancas disait de soi-même au régent qu'il n'avait point de secret; qu'il se gardât bien de lui rien confier; qu'il n'avait point aussi l'esprit d'affaires, qu'elles l'ennuieraient, qu'il ne voulait que se divertir et s'amuser. Cela mettait M. le duc d'Orléans à l'aise avec lui, qui ne pouvait assez l'avoir dans ses heures obscures et dans ses soupers. Il y disait de soi et des autres tout ce qui lui passait par la tête, avec beaucoup de cette sorte d'esprit et de liberté; et ses dires revenaient après par les autres soupeurs, qui s'en divertissaient aux dépens de qui il appartenait.

On a vu ailleurs comment et à qui il avait marié son fils aîné, ou plutôt vendu pour de l'argent qu'il en avait tiré pour y consentir et se démettre de son duché. On a vu aussi que ce furent M. et Mine du Maine qui firent ce mariage, et sur quel pied Mlle de Moras était chez eux. Devenue par eux duchesse de Villars, elle et son mari passèrent leur vie à Sceaux, et partout à la suite de Mme du Maine, comme leurs plus soumis domestiques, jusque tout à la fin de la vie du roi. Le duc de Villars avait peu servi et avec peu de réputation. Il aimait le jeu à l'excès, la parure quoiqu'il en fût peu susceptible, les bijoux et les breloques, beaucoup la bonne chère, encore mieux l'argent dont il n'avait guère et qu'il dépensait dès qu'il en avait, plus que tout cela une infâme débauche dont il se cachait encore moins que son père; duquel il ne tenait rien pour l'esprit et l'agrément, mais moins obscur et très paresseux.

Lui et sa femme sans estime réciproque, qu'en effet ils ne pouvaient avoir, vivaient fort bien ensemble dans une entière et réciproque liberté, dont elle usait avec aussi peu de ménagement de sa part que le mari de la sienne, qui le trouvait fort bon, et en parlait même indifféremment quelquefois et jusqu'à elle-même devant le mande, et l'un et l'autre sans le moindre embarras. Mais elle était méchante, adroite, insinuante, intéressée comme une crasse de sa sorte, ambitieuse, avec cela artificieuse, rusée, beaucoup d'esprit d'intrigue, mais désagréable plus encore que son mari; et tous les deux bas, souples, rampants, prêts à tout faire pour leurs vues, et rien de sacré pour y réussir, sans affection, sans reconnaissance, sans honte et sans pudeur, avec un extérieur doux, poli, prévenant, et l'usage, l'air, la connaissance et le langage du grand monde. Tout à la fin de la vie du roi ils sentirent le cadavre, ils comprirent que les choses ne se passeraient pas ou doucement, ou agréablement, entre M. le duc d'Orléans et le duc du Maine, ni entre les princes du sang et les bâtards. Ils commencèrent donc à intriguer doucement pour être bien reçus de M. le Duc et de Mme la Duchesse; et quand ils s'en crurent assurés, ils firent comme les rats qui sentent de loin le prochain croulement d'un logis, et l'abandonnent à temps pour aller chercher retraite dans un autre. C'est ce que firent aussi ces rats à deux pieds; sans avoir reçu le plus léger mécontentement de M. ni de Mme du Maine, et aussi sans le plus léger ménagement pour eux. Les princes, et plus ordinairement les princesses, s'amusent sans dégoût de ce qu'elles méprisent, l'habitude, l'empressement bas à leur plaire y joint souvent de la bienveillance; c'est à quoi le duc de Villars s'attacha auprès de Mme la Duchesse et de ses entours, et devint un des tenants de la maison, comme il l'avait été de celle de M. et de Mme du Maine, qui n'entendirent plus parler d'eux.

Brouillés souvent avec le père et devenus plus souples à son égard, par les mêmes raisons qui les avaient fait passer d'un camp à l'autre, ils se réunirent et se mirent en tête de se tirer d'un état embarrassant qui les excluait de tout, et d'en sortir par une érection nouvelle en duché-pairie enregistrée au parlement de Paris. Le fils et sa femme, trop méprisés pour y rien pouvoir, tâchèrent à mettre le père en mouvement. Celui-ci ne se sentit pas un crédit assez sérieux pour l'entreprendre sans aide. Le même étrange goût les avait liés, il y avait longtemps, Canillac et lui; et le Palais-Royal, où ils se voyaient assez souvent du temps du feu roi, les rassemblait fort ordinairement ailleurs. Brancas s'adressa donc à lui et lui parla avec confiance. L'habitude les unis, soit plus que l'amitié; d'estime, ils se connaissaient trop pour en avoir l'un pour l'autre. Canillac avait les mêmes vues pour un autre qu'il aimait véritablement, mais dont il n'est pas encore temps de parler; il fut donc fâché de celles de Brancas, embarrassé de son ouverture et du secours qu'il lui demandait, résolu de l'amuser et de le tromper pour ne pas croiser les vues qu'il avait pour un autre. La belle-fille, en attendant les bons offices de Canillac, ne s'endormait pas; elle était venue à bout de tonnelet d'Aguesseau, procureur général, qu'elle se doutait bien qui serait consulté, et, sûre de lui, pressait son beau-père, qui à son tour tourmentait Canillac. Avant d'aller plus loin, il faut expliquer le fait.

Louis XIII érigea la terre de Villars en duché simple en septembre 1627, en faveur de Georges de Brancas, qui les fit enregistrer en juillet suivant au parlement d'Aix. Il était frère cadet de l'amiral de Villars, qui traita de la réduction de Rouen et d'une partie de la Normandie avec Henri IV; pour l'amirauté qu'avait le second maréchal de Biron, et à d'autres conditions encore, en 1594, et qui fut tué l'année suivante, de sang-froid, près de Dourlens en Picardie, où il avait été battu et pris par les Espagnols. Il n'avait point été marié. Georges, son frère, fut lieutenant général de Normandie et gouverneur du Havre-de-Grâce. Il avait épousé une soeur du premier maréchal d'Estrées, et il obtint, en 1652, de Louis XIII, des lettres d'érection du duché de Villars en pairie, et mourut chez lui en Provence, en janvier 1657, à quatre-vingt-neuf ans sans avoir fait enregistrer nulle part ses lettres de pairie. Louis-François, son fils aîné, un mois après la mort de son père, les fit enregistrer au parlement d'Aix. C'était un petit bossu qui ne se montra guère, qui s'enterra dans sa province, qui mourut en 1679, et qui était frère du comte de Brancas, chevalier d'honneur de la reine mère, si connu par la singularité de ses distractions, qui mourut en 1681 à soixante-trois ans, et qui de la fille de Garnier, trésorier des parties casuelles, ne laissa que la princesse d'Harcourt et la duchesse de Brancas, qu'il fit épouser au fils aîné de son frère et de la fille de Girard, sieur de Villetaneuse, procureur général de la chambre des comptes de Paris. C'est cette duchesse de Brancas si malheureuse, dont on a raconté en son temps la singulière séparation d'avec son mari, le duc de Brancas dont il s'agit ici, et qui pour son pain se fit dame d'honneur de Madame, comme on l'a dit ici en son temps. Par ces érections la dignité de duc était certaine et héréditaire, l'ancienneté fort disputée, parce que l'enregistrement n'en avait été fait qu'au parlement d'Aix, et celle de pair nulle par la même raison, inconnue aux pairs et à la cour des pairs. Cela faisait donc un duché fort boiteux et une pairie en idée, un duc à qui aucun ne cédait, par conséquent exclus de toute cérémonie. C'est donc de cet état d'embarras et d'exclusion que le père et le fils, et plus qu'eux encore la belle-fille voulut sortir par de nouvelles lettres d'érection en duché-pairie, enregistrées au parlement de Paris.

Canillac ne répondait point aux empressements avec lesquels Brancas réclamait son service: outre la raison secrète qui retenait Canillac, sa liaison avec Brancas n'était qu'habitude. Il fallait à l'un un encens, une soumission, une admiration perpétuelle à son babil doctrinal, politique, satirique, envieux et sentencieux, et à sa singulière morale. C'était à quoi la vivacité et la liberté de Brancas ne s'étaient pu ployer. Il s'aperçut enfin qu'il le menait sans dessein de le servir. Piqué contre lui, il ne se contint plus de brocards, en divertit M. le duc d'Orléans et sa compagnie les soirs. Il y dit un jour du babil doctrinal de Canillac en sa présence, qu'il avait une perte de morale continuelle, comme les femmes ont quelquefois des pertes de sang; et la compagnie à rire, et M. le duc d'Orléans aussi. Canillac en colère lui reprocha la futilité de son esprit et son incapacité d'affaires et de secret, et qu'en un mot il n'était qu'une caillette. « Cela est vrai, répondit Brancas en riant; mais la différence qu'il y a entre moi et toi, c'est qu'au moins je suis une caillette gaie et que tu es une caillette triste; j'en fais juge la compagnie. » Voilà M. le duc d'Orléans et tout ce qui était avec lui aux éclats, et Canillac dans une fureur qui lui sortit par les yeux et qui lui mastica la bouche. Aussi ne l'a-t-il jamais pardonné au duc de Brancas qui tous les jours le désolait et lui en donnait de nouvelles. Tout cela pourtant ne faisait pas son affaire: il fallut avouer à son fils et à sa belle-fille, qui le pressaient sans cesse, où il en était avec Canillac, et se tourner de quelque autre côté. Ils pensèrent à moi comme à celui qu'ils craignaient davantage et dont ils espéraient davantage aussi s'ils pouvaient me gagner, parce que je ne les tromperais pas, parce que je suivais ce que je voulais bien entreprendre, et par le poids que me donnerait en leur affaire l'éloignement connu où j'étais de l'accroissement du nombre des pairs. Le duc et la duchesse de Villars s'étaient toujours entretenus bien avec la duchesse de Brancas. Celle-ci était l'amie la plus intime et de tous les temps de la maréchale de Chamilly, qui, à une vertu peu commune dans tous les temps de sa vie, joignait toutes les qualités les plus aimables de l'esprit, du coeur et de la plus sûre et agréable société, et qui était depuis longtemps amie intime de Mme de Saint-Simon, par conséquent la mienne, et nous voyait fort souvent; ce fut la voie qu'ils prirent.

La duchesse de Brancas par la maréchale était aussi de nos amies mais non assez pour nous parler; nous ne connaissions point du tout la belle-fille, au plutôt assez pour n'avoir aucun commerce, et je n'avais jamais parlé au père ni au fils, pour ainsi dire. La maréchale se chargea de nous parler, et le fit efficacement. Je considérai que M. de Brancas n'était pas moins duc pour l'être d'une manière bizarre; que son ancienneté pouvait embarrasser; qu'il valait mieux s'en défaire par de nouvelles lettres, et un nouveau rang de duc et pair qui le remît dans l'ordre naturel et commun, que de laisser subsister des prétentions et une exclusion de toutes cérémonies éternelle. Je consentis donc à y travailler à cette condition, mais de laquelle je voulus me bien assurer par celui qu'elle regardait. C'était le fils, parce que, le père s'étant démis de son duché, il n'était plus susceptible de la pairie comme il était arrivé au maréchal de Tallard. Nous prîmes donc un jour chez la maréchale de Chamilly, où le duc et la duchesse de Villars se trouvèrent avec Mme de Saint-Simon et moi. Là se fit l'explication et la convention nette et précise. Villars convint que tout ce qu'il désirait était d'être fait duc et pair par de nouvelles lettres enregistrées au parlement de Paris, tant pour couper racine à toute prétention d'ancienneté, que parce que le parlement de Paris ne connaît point d'enregistrement d'érections de ces dignités des autres parlements, mais seulement les siennes. Qu'à ce titre, il prendrait la queue de tous les pairs au parlement, et de plus celle de tous les ducs en toutes cérémonies et actes, spécialement en l'ordre du Saint-Esprit, le cas lui arrivant, et ne prendrait ni ne prétendrait jamais en aucun acte, cérémonie, occasion quelconque, autre rang parmi les ducs que celui de la date du rang nouveau desdites nouvelles lettres, et de sa réception au parlement de Paris. Cela fut bien et clairement énoncé par moi, répété par la maréchale de Chamilly, prononcé de même par Villars, distinctement et correctement approuvé et consenti par lui, qui m'en donna sa foi et sa parole d'honneur positive et me la réitéra, de manière que j'eus honte de lui faire l'affront de la lui demander par écrit. Et voilà la sottise des honnêtes gens droits et vrais avec ceux qui ne sont rien moins, et desquels ils ne peuvent se figurer une infamie solennelle. J'ai en depuis tout loisir de m'en repentir.

Ce qui m'empêcha de parler d'écrit fut qu'il me pria d'expliquer à M. le duc d'Orléans ces conditions; qu'il me donna sa parole que lui et son père les stipuleraient eux-mêmes en ma présence à ce prince, et qu'ils consentaient que la foi et la parole qu'ils me donnaient de s'y tenir devinssent publiques. Un homme d'honneur est aisément trompé par qui n'en a point, et qui s'en joue. Ces paroles reçues, je ne pensai plus qu'à m'acquitter de l'engagement qu'elles m'avaient fait prendre. Je représentai au régent la convenance de mettre à flot des gens engravés d'une manière singulière, dont il aimait le père, et dont la mère, dame d'honneur de Madame, méritait sa considération et ses grâces, les tirer de prétention et d'exclusion perpétuelle par une grâce très grande à la vérité mais qui ne changeait point leur extérieur et ne blessait personne. Je fus surpris de la résistance que j'éprouvai du régent. Il s'amusait des pointes que faisait le duc de Brancas et de ses saillies, mais au fond il le méprisait; il faisait encore moins de cas de son fils et de sa belle-fille, à qui peut-être il n'avait jamais parlé, et il comptait pour fort peu la vertu et la piété de la duchesse de Brancas; il sentait le ridicule à l'égard du sujet, en sorte que j'eus toutes les peines imaginables à en venir à bout à force de bras. Je lui expliquai la condition, sans laquelle M. le duc d'Orléans n'eût jamais accordé chose si forte contre son sens et son goût. Le père et le fils non seulement y consentirent en sa présence, mais la lui demandèrent. Elle fut rendue publique en même temps que la grâce sitôt que je l'eus emportée; eux l'avouèrent par augmentation de droit, puisque les nouvelles lettres portant nouvelle érection du duché et de la pairie abolissaient les anciennes et les anéantissaient, et le rang nouveau que leur enregistrement et la réception du duc de Villars opéra, fixa à leur date le rang nouveau du nouveau duc et pair, tant au parlement qu'en tous autres actes, assemblées et cérémonies d'État de cour et publiques. Quoique les infâmes suites de ce service, de cette grâce, et de la foi et parole si solennellement données et réitérées, portées au régent par eux-mêmes, et de leur aveu devenues publiques, dépassent les temps que je me suis prescrit pour ces Mémoires, je ne laisserai pas d'avoir lieu de les placer en leur temps. Le duc de Villars ne perdit point de temps pour son enregistrement, et il fut reçu le 7 septembre, dernier jour du parlement.

Ce même jour avant sa réception, Effiat alla de bon matin au palais avec une lettre de jussion dans sa poche pour l'enregistrement des charges de surintendant des bâtiments et de grand maître des postes. Lui et son ami le premier président qui ne songeait qu'à tirer de l'argent du régent en se rendant difficile, mais ne s'en voulait pas tarir la source, avaient trouvé que le jeu avait duré assez longtemps pour faire montre de l'autorité du parlement sur chose qui n'intéressait ni le public ni personne en particulier. Il assembla donc les chambres sur-le-champ, et prit son temps qu'il y en avait encore peu des enquêtes arrivés, dont il était mains le maître, et qu'il avait fort échauffés contre cet édit. Il le proposa en aplanissant les prétendues difficultés, en faisant craindre de s'exposer au dégoût des lettres de jussion, et en maintenant leur rare autorité par de misérables modifications à l'édit, qui ne faisaient rien aux charges ni à leurs fonctions. L'édit passa ainsi à la grande pluralité des voix, et la lutte pour cette affaire demeura enfin finie. M. le duc d'Orléans empêcha les princes du sang et les bâtards de se trouver à l'enregistrement ni à la réception du duc de Villars, de peur de commise. Son oncle l'abbé de Brancas, qui avait la tête fort dérangée, se jeta dans la rivière vers ce même temps. Des bateliers le retirèrent, mais il mourut quelques heures après.

Le cardinal Ferrari, jacobin, que sa vertu et son rare savoir avait élevé à la pourpre, et l'avait honorée, et fort employé dans les principales affaires, mourut à Rome.

La soeur aînée de M. de Nevers, qui avait épousé le prince de Chimay, grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or, mourut aussi sans enfants à Paris.

Torcy vendit quatre cent mille livres sa charge de chancelier de l'ordre, avec permission de continuer à le porter, à son beau-frère l'abbé de Pomponne, qui obtint en même temps un brevet de retenue de trais cent mille livres dessus.

Les galions arrivèrent à Cadix, chargés de trente millions d'écus sans les fruits et les pacotilles. Ce fut une grande et agréable nouvelle, et en général pour tous les commerçants de l'Europe. L'arrivée du jésuite Lafitau dans la chaise de poste du cardinal de La Trémoille fit plus de bruit encore parmi un certain monde. Le secret et la promptitude de son voyage, les mesures mystérieuses qu'il affecta ici, la promptitude avec laquelle il repartit pour Rome six ou sept jours après, firent faire bien des raisonnements. La suite montra que ce n'était qu'un fripon qui s'était voulu faire de fête, et qui ne fit que leurrer et tromper. Longtemps depuis le cardinal de Rohan m'a conté que ce drôle-là entretenait une fille dans une espèce de faubourg de Rome, chez laquelle il donnait très bien à souper à ses amis du temps que ce cardinal était à Rome. Il se moquait de ses supérieurs pour les moeurs, mais il les courtisait pour leur doctrine et leurs vues. Il avait beaucoup d'intrigues qui à la fin le firent évêque de Sisteron, où il ne fut pas moins effronté en tous genres. Le cardinal de Rohan n'eut pas honte depuis tout cela de lui faire prêcher un carême à la cour, ni lui d'écrire un volume de mensonges les plus grossiers et les plus reconnus contre l'exacte et simple vérité du voyage de l'abbé Chevalier à Rome, écrit par lui-même.

Chamarande, dont j'ai quelquefois fait mention, perdit le seul fils qui lui restait; et le comte de Beuvron mourut en même temps fort jeune, sans alliance, perdant le sang jusque par les pores, maladie fort peu connue des médecins. Il avait reporté en Espagne la Toison de Sezanne son oncle, où il l'avait obtenue, et le maréchal d'Harcourt lui avait fait donner la lieutenance générale de Normandie et le gouvernement du vieux palais de Rouen qu'il avait. Le régent en laissa la disposition au maréchal d'Harcourt, qui les donna à un autre de ses enfants.

Mme de Lussan, de laquelle j'ai eu lieu de parler en son temps, mourut fort vieille. Je n'ai point su si elle était devenue moins friponne, fausse, et doucereuse impudente qu'elle avait vécu. Une autre belle âme qui alla paraître fort subitement devant Dieu, fut celle de l'abbé Servien, fils du surintendant et reste de tons les Servien, duquel j'ai parlé quelquefois.

Mme de Manneville mourut en même temps d'un cancer. Elle était fille de M. et de Mme de Montchevreuil, les grands amis, de Mme de Maintenon, et avait une pension du roi de six mille livres.

Les dames et les gens du bel air regrettèrent fort d'Angennes, qui mourut de la petite vérole. La duchesse d'Olonne en mourut aussi, pour s'en être enfermée mourant de peur avec son mari, qui ne le méritait guère de la façon dont il vivait avec elle. Elle était fille du premier mariage de Barbezieux, jeune, bien faite aimable, vertueuse et pleine de ses devoirs. Ce fut grand dommage.

J'avais profité d'une quinzaine de vacances du conseil de régence pour m'aller amuser à la Ferté et en d'autres campagnes, lorsque la petite vérole parut à M. le duc de Chartres. Il me fâchait fort de couper un si court intervalle, mais on m'en pressa tant que je vins passer un jour franc à Paris pour voir M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. J'allai donc au Palais-Royal le lendemain que je fus arrivé. Je trouvai M. le duc d'Orléans dans son grand appartement qui me parut touché de mon voyage. Comme je causais seul avec lui, on lui annonça le duc de Noailles; je voulus dire quelque chose, M. le duc d'Orléans m'interrompit pour me dire qu'il lui avait donné heure, et en même temps le duc de Noailles entra et se tint en dedans sur la porte. « Oh! pour cela, monsieur, repris-je tout haut pour que Noailles n'en perdît rien, je fais cinquante lieues pour avoir l'honneur de vous voir, je m'en retourne demain; nous étions en train de causer, vous n'avez qu'à renvoyer M. de Noailles, il est bon pour attendre. » M. le duc d'Orléans et moi étions demeurés assis sans bouger. Il fit signe avec un peu d'embarras au duc de Noailles, qui sortit sur-le-champ et ferma la porte sur lui. La conversation fut presque toute d'affaires étrangères. Il y en avait une sur le tapis importante, qui regardait la négociation de la France avec l'Angleterre et la Hollande, sur laquelle il se leva, et me dit: « J'ai peur qu'on nous entende là dedans, car la porte était du côté de son bureau; allons-nous-en dans ce cabinet. » Nous étions dans ce salon, sur la rue Saint-Honoré, il me mena dans un cabinet qui le joignait et qui donnait sur la même rue; et ferma la porte sur moi. Je ne connaissais point ce cabinet, c'était une des pièces du petit appartement des soupers. La conversation y continua près d'une heure. Sortant de là nous trouvâmes dans le salon le duc de Noailles, le maréchal d'Huxelles l'un auprès de l'autre, et cinq-ou six seigneurs qui s'y étaient amassés, mais qui se tenaient éloignés de la porte du cabinet d'où nous sortions. Je pris là congé de M. le duc d'Orléans pour le reste de la vacance, et j'allai de là au maréchal d'Huxelles, à qui je parlai malicieusement à l'oreille de la matière et de l'entretien que je venais d'avoir, et lui à moi de même, et je regardais cependant le duc de Noailles qui devenait de toutes les couleurs. Je fis et reçus civilité de tout ce qui était là, et je passai devant le duc de Noailles sans le saluer, qui se rangea et me fit une grande révérence.

De bonne heure, après dîner, j'allai chez Mme la duchesse d'Orléans qui me reçut fort bien. M. le duc d'Orléans m'avait demandé si je ne la verrais pas, et même témoigné qu'il le désirait; il était en peine qu'elle ne fût fâchée contre moi de notre requête. Elle ne me la parut point du tout. Elle sortait de chez M. le duc de Chartres. Mes deux fils avaient eu la petite vérole l'année précédente, et le cadet en avait été longtemps à l'extrémité. Je m'étais servi du frère du Soleil, jésuite, apothicaire du collège, fort habile, et n'avais point voulu de médecins. Je m'en étais si bien trouvé que j'avais fort conseillé à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans d'en user de même si M. le duc de Chartres avait la petite vérole. Ils me crurent et cela réussit à souhait. Ce frère du Soleil était excellent par science, par expérience et par une attention infinie à ses malades, et habile pour toutes les maladies, avec une simplicité et une douceur qui le faisait [aimer]; c'était aussi un humble et fort bon religieux. La guérison de M. le Duc, de M. le prince de Conti et de M. le duc de Chartres de la petite vérole produisit une très impertinente nouveauté. Leurs maisons firent chanter des Te Deum dans leurs paroisses à Paris et encore ailleurs, ce qui ne s'était jamais fait encore que pour les choses publiques ou pour le rétablissement de la santé des rois et des reines, encore après un grand péril, et très rarement de leurs enfants; mais [tout] tombait en pillage, tellement qu'après cet exemple des princes du sang, il n'y eut point de particulier qui ne fit après la même entreprise. On l'a souffert, et fait encore chanter des Te Deum qui veut et où on veut.

Le maréchal de Montrevel, dont le nom ne se trouvera guère dans les histoires, ce favori des sottes, des modes, du bel air, du maréchal de Villeroy et presque du feu roi, duquel il avait tiré plus de cent mille livres de rente en bienfaits, dont il jouissait encore, et qui n'a pu être nommé que pour ce à quoi il avait le moins de part, une figure qui le fit vivre presque toute sa vie aux dépens des femmes, une grande naissance et une valeur brillante, par delà, quoi que ce puisse être, mourut escroc de ses créanciers, n'ayant rien vaillant que trois mille louis qu'on lui trouva, et force vaisselle et porcelaines. Il avait les misères des femmes qui l'avaient fait subsister, et il ne craignait rien tant qu'une salière renversée. Il se préparait à aller en Alsace. Dînant chez Biron, depuis duc, pair et maréchal de France, une salière se répandit sur lui. Il pâlit, se trouva mal, dit qu'il était mort; il fallut sortir de table et le mener chez lui. On ne put lui remettre le peu de tête qu'il avait. La fièvre le prit le soir, et il mourut quatre jours après, n'emportant de regrets que ceux de ses créanciers. Il n'avait point eu d'enfants de deux femmes qu'il avait épousées, bien sucées, et fort mal vécu avec elles. Il laissa la dernière veuve qui était Rabodanges, veuve d'un Médavy-Grancey, chef d'escadre, dont elle avait deux filles Mmes de Flavacourt et de Hautefeuille qui a bien fait parler d'elle.

Le prince de Fürstemberg, qui avait toujours laissé sa femme et ses filles à Paris, mourut en Allemagne. Il y avait des années infinies qu'il y était retourné, et n'en était plus sorti. Il avait toute la confiance de l'électeur de Saxe; et lorsque ce prince fut élu roi de Pologne, il le laissa gouverneur de son électorat avec toute autorité, qu'il y a conservée toute sa vie. Il était fort riche, mais en Allemagne les filles n'héritent point.

Le prince de Robecque ne jouit pas longtemps du régiment des gardes wallonnes qu'il avait eu à la disgrâce du duc d'Havré. Il mourut assez subitement et assez jeune, sans enfants de la fille du comte de Salre. Son frère le comte d'Esterres hérita de sa grandesse, prit son titre, et obtint sa Toison. Il servait en France. Les gardes wallonnes furent données au marquis de Risbourg.

La duchesse d'Albe épousa en ce même temps l'abbé de Castiglione qu'elle avait emmené d'ici retournant à Madrid. J'ai assez parlé d'eux à l'avance pour me contenter de dire ici que le pape lui permit de conserver des pensions considérables qu'il avait sur des bénéfices, et qu'en faveur de ce mariage, le roi d'Espagne le fit grand de la première classe, et lui donna une place de gentilhomme de sa chambre, dont aucun n'avait plus nul exercice depuis longtemps. Il prit le nom de duc de Solferino.

CHAPITRE III. §

Louville envoyé secrètement en Espagne. — Sa commission, très importante et très secrète. — Incapacité surprenante du duc de Noailles. — Jalousie extrême du maréchal d'Huxelles. — Craintes et manèges intérieurs d'Albéroni en Espagne. — Insolence de l'inquisition sur les deux frères Macañas. — Cardinal Acquaviva chargé, au lieu de Molinez, des affaires d'Espagne à Rome. — La peur qu'Albéroni et Aubenton ont l'un de l'autre les unit. — Giudice ôté d'auprès du prince des Asturies et du conseil. — Popoli fait gouverneur du prince des Asturies; sa figure et son caractère. — Mécontentement réciproque entre l'Espagne et l'Angleterre. — Fourberie d'Albéroni pour en profiter. — Les Anglais, en peine du chagrin du roi d'Espagne sur leur traité avec l'empereur, le lui communiquent, et en même temps les propositions que leur fait la France, et leur réponse. — Malignité contre le régent pour le brouiller avec le roi d'Espagne. — Adresse de Stanhope pour se défaire de Monteléon en Angleterre, et gagner Albéroni, qui passe tout aux Anglais. — Albéroni, gagné par la souplesse de Stanhope, donne carte blanche aux Anglais pour signer avec eux une alliance défensive. — Embarras et craintes diverses de Bubb, secrétaire et seul ministre d'Angleterre à Madrid. — Prétention des Anglais insupportable pour le commerce, qu'Albéroni ne leur conteste seulement pas. — Bassesses et empressement pour les Anglais. — Crainte d'Albéroni des Parmesans, qu'il empêche de venir en Espagne. — Louville à Madrid; en est renvoyé sans pouvoir être admis. — Il en coûte Gibraltar à l'Espagne. — Impostures d'Albéroni sur Louville. — Le régent et Albéroni demeurent toujours piqués l'un contre l'autre du voyage de Louville.

La négociation entre la France et l'Angleterre prenait quelquefois une face plus riante. Toutes deux désiraient y attirer l'Espagne par des vues différentes. Le régent en sut profiter pour ménager à l'Espagne la restitution actuelle de Gibraltar, qui était la chose du monde qui l'intéressait davantage. Gibraltar ne laissait pas d'être à charge au roi d'Angleterre bien comme il était avec les Barbaresques, et fort supérieur en marine à l'Espagne. Avec le Port-Mahon, Gibraltar lui était inférieur en usage et en importance à la dépense et à la consommation qu'il lui en coûtait. Il consentit donc à le rendre à l'Espagne moyennant des riens qui ne valent pas s'en souvenir; mais comme il ne voulait pas s'exposer aux cris du parti qui lui était contraire, il exigea un grand secret et une forme. Pour le secret, il voulut que rien de cela passât par Albéroni, ni par aucun ministre espagnol ni anglais, mais directement du régent au roi d'Espagne par un homme de confiance du choix du régent, et de condition à être admis à parler au roi d'Espagne tête-à-tête. La forme fut que cet homme de confiance du régent serait chargé de sa créance, d'une lettre touchant l'affaire du traité, c'est-à-dire d'un papier de ces riens demandés par le roi d'Angleterre prêt à être signé, et d'un ordre positif du roi d'Angleterre, écrit et signé de sa main, au gouverneur de Gibraltar de remettre cette place au roi d'Espagne à l'instant que l'ordre lui serait rendu, et de se retirer avec sa garnison, etc., à Tanger. Pour l'exécution, un général espagnol devait marcher subitement à Gibraltar sous prétexte des courses de sa garnison; et sous celui d'envoyer sommer le gouverneur, lui porter l'ordre du roi d'Angleterre, et en conséquence être reçu et mis en possession de la place. La couleur était faible, mais c'était l'affaire du roi d'Angleterre.

Le duc de Noailles était alors dans la grande faveur et voulait tout faire. Il ne faut pas être glorieux. Je ne sus rien de tout cela que du second bond et par Louville avant que le régent m'en eût rien dit, qui ne m'en parla qu'après. Noailles avec qui seul le choix se fit, dont le maréchal d'Huxelles fut outré, crut faire merveilles de proposer Louville, comme ayant eu longtemps autrefois toute la confiance du roi d'Espagne, et le connaissant mieux qu'aucun autre qu'on y pût envoyer. Sans être habile, je me serais défié du roi d'Angleterre proposant une pareille mécanique. Il ne pouvait ignorer avec quel soin et quelle jalousie la reine et Albéroni tenaient le roi d'Espagne enfermé, inaccessible à qui que ce pût être, et que le moyen certain d'échouer était d'entreprendre de lui parler à leur insu, ou malgré eux et sans eux. Quant au choix, de tout ce qu'il y avait en France, Louville était à mon avis le dernier sur qui il dût tomber. Plus il avait été bien avec le roi d'Espagne et avant dans sa confiance; plus son arrivée ferait-elle peur à la reine et à Albéroni, et plus mettraient-ils tout en usage pour ne pas laisser rapprocher un homme dont ils craindraient tout pour leur crédit et leur autorité. Je le dis à Louville qui n'en disconvint pas, mais qui se contenta de me répondre que dans sa surprise il n'avait osé refuser, et que, de plus, s'il réussissait à percer, l'acquisition de Gibraltar était si importante qu'il y aurait bien du malheur si elle ne lui valait de rapporter ce qui lui était dû de ses pensions d'Espagne, qui était pour lui un gros objet. Être choisi et parti ne fut presque que la même chose. Il eut pourtant loisir de me le venir dire, et raisonner avec moi, et de me venir trouver le lendemain encore, et de me conter que M. le duc d'Orléans lui ayant parlé avec bonté et avec confiance sur ce dont il le faisait porteur, en présence du seul duc de Noailles, les avait promptement renvoyés chez le duc de Noailles qui lui devait faire et donner ses expéditions.

Le duc de Noailles l'emmena donc dans sa bibliothèque, l'y promena, lui parla de ses livres, puis de son administration des finances, chercha des louanges tant qu'il put. Louville, qui devait partir le surlendemain, et qui n'était averti que de la veille, mourait d'impatience. À la fin il l'interrompit pour le ramener à son fait. Ce ne fut pas sans peine, ni sans essuyer encore d'autres disparates entièrement étrangères à leur sujet. Enfin il fallut prendre la plume. Noailles se mit à vouloir faire la lettre de M. le duc d'Orléans au roi d'Espagne. Au bout de quelques mots, pauses langues et un peu de conversation, puis une ligne ou deux, et pause encore, puis ratures et renvois. Elle ne fut pas à moitié qu'il voulut la refondre; c'était son terme favori. Il la fondit et refondit si bien qu'elle demeura fondue, et qu'il n'en resta rien. Louville pétillait. À la fin il lui proposa de la lui laisser faire. Il l'écrivit tout de suite. Noailles y mit des points et des virgules, et ne trouva rien d'omis ni à changer. Après il voulut travailler à l'instruction; même cérémonie. Louville la fit tout de suite sur son bureau. Tout cela dura plus de quatre heures. C'en était trois plus qu'il ne fallait. Cette aventure ne m'apprit rien de nouveau. Celle de Fontainebleau, lorsque Bolingbroke y vint pour la paix particulière de la reine Anne, et qui a été racontée en son temps, m'avait bien prouvé la parfaite incapacité du duc de Noailles d'écrire sur la moindre affaire, avec tout son esprit et son jargon, et les plumes d'autrui dont avec tant d'art il sait se faire honneur, et les donner pour siennes.

Quand la lettre fut signée du régent le lendemain matin, en présence de Louville, en prenant congé de lui, il lui ordonna de voir le maréchal d'Huxelles, de lui porter l'instruction à signer, qui ne disait pas un mot de l'affaire, mais seulement de la conduite pour voir et parler au roi d'Espagne, etc. Louville eut beau représenter l'inutilité d'une visite où sûrement il serait mal reçu, Noailles qui voulait tout faire, mais qui en même temps craignait tout le monde, insista croyant par là ménager le maréchal d'Huxelles; il fallut donc y aller, et ce fut en sortant de chez lui que Louville revint chez moi. Il fut reçu comme un chien dans un jeu de quilles; ce fut son expression. Le maréchal, fronçant le sourcil, lui dit qu'il n'avait qu'à lui souhaiter bon voyage; qu'il n'avait rien [à] lui dire; qu'il ne pouvait parler de ce qu'il ne savait point; qu'il n'avait rien à mander dans ce pays-là; lui tourna le dos et le laissa. Il fut enragé de se voir passer la plume par le bec, s'en prit à Louville qu'il crut avoir brassé toute cette intrigue, et ne le lui a jamais pardonné. Je soupçonne que le duc de Noailles ne fut pas fâché d'en laisser tomber la haine sur Louville, et que le timide et jaloux maréchal aima mieux s'en prendre à l'un qu'à l'autre. Le projet était que Louville, prenant la route détournée du pays de Foix et de l'Aragon, arrivât dans Madrid sans que personne eût pu avoir le moindre vent de son voyage. Je ne sais si le maréchal d'Huxelles se tint bien obligé au secret, qui malgré toutes les précautions de Louville fut très mal gardé.

Les soupçons du roi d'Espagne contre Albéroni se fortifiaient. La reine se contentait de l'exhorter à souffrir avec patience, lui se plaignait de sa mollesse, de sa complaisance pour le roi, de ne pas surmonter les défiances continuelles d'un esprit faible et irrésolu, capable de se livrer à qui s'en voudrait emparer pour en faire un mauvais usage. Il trouvait la reine indolente, haïssant la peine et les affaires, ne cherchant que son repos. Il l'exhortait à ne pas souffrir qu'on les exclût l'un et l'autre du gouvernement des affaires, et à craindre, parmi cette confusion de nations et de langues qui inondaient la cour d'Espagne, la cabale suivie et dissimulée des Espagnols qui voulaient tout rappeler à leur ancien gouvernement. Il l'avertissait que, si elle cessait d'avoir l'autorité dans les affaires, elle ne devait plus compter sur aucun crédit ni considération dans le monde, ni sur aucun respect de ses sujets. Les désordres étaient au dernier point en Espagne, les peuples accablés d'impôts, les seigneurs dans la crainte et le mépris, la noblesse à la mendicité; ni troupes, ni finances, ni marine, ni commerce, et personne qui pût remédier à tant de maux, et la maison d'Autriche attentive avait encore force partisans. Albéroni vantait ses projets, et se vantait de tout raccommoder s'il était soutenu à les exécuter. En se louant il décriait le cardinal del Giudice, et avait persuadé à la reine qu'il était très dangereux à laisser auprès du prince des Asturies.

On se souviendra de l'affaire de Macañas, qui a été racontée en son temps. Son frère, qui était dominicain, fut mis en prison par l'inquisition, qui refusa au roi d'Espagne de lui en remettre le procès; et en même temps ce tribunal déclara par un décret Macañas hérétique, et le cita à comparaître dans quatre-vingt-dix jours. C'était un nouvel attentat, après celui du refus du procès de son frère. Macañas depuis le décret que Giudice fit contre lui dans Marly, et qui le retint si longtemps à Bayonne sans pouvoir rentrer en Espagne, était en pays étrangers connu pour être ministre du roi d'Espagne. Ce prince et la reine s'en voulurent prendre à Giudice comme grand inquisiteur et mobile de procédés si insolents, et le chasser. Albéroni leur fit peur de la conjoncture, et de le faire passer pour un martyr; c'est qu'il craignit que Rome ne s'en prit à lui-même, et que, quelque haine qu'il eût contre Giudice, il avait encore plus d'affection à son chapeau qu'il craignit d'éloigner, mais il lui donna un autre dégoût. Il fit décharger Molinez du soin des affaires d'Espagne à Rome, comme trop vieux et incapable de les conduire, et les fit donner au cardinal Acquaviva. Giudice haïssait fort toute cette maison, et le cardinal Acquaviva en particulier qu'il regardait comme l'ami d'Albéroni, et le promoteur de son chapeau.

Aubenton, quoique appuyé directement du pape, et personnellement honoré de toute sa confiance et d'un commerce particulier de lettres avec lui, se sentit trop faible contre Albéroni qui n'était qu'un avec la reine, laquelle n'aimait point les jésuites, et n'en avait jamais voulu d'aucun pour confesseur. Albéroni, de sa part, craignait doublement Aubenton, qui avait la confiance du roi d'Espagne, jusqu'à lui renvoyer quelquefois des affaires à lui seul, et il ne le redoutait pas moins pour son chapeau à Rome. Cette frayeur réciproque relia ensemble deux ambitieux qui ne connurent jamais que l'autorité et la fortune. Le cardinal del Giudice fut la victime de leur ralliement. La première nouvelle qu'il en eut fut par un billet de Grimaldo qui, sous le nom de secrétaire d'État, l'était moins que secrétaire d'Albéroni, dont il avait ordre d'exécuter et d'expédier tous les ordres. Par ce billet, le cardinal eut ordre de se retirer d'auprès du prince des Asturies, auquel sa place de grand inquisiteur ne lui laissait pas le loisir de donner tous les soins nécessaires. Moins surpris que touché, il répondit avec soumission. Il demanda en même temps la permission d'écrire au pape pour se démettre aussi de sa charge de grand inquisiteur, qu'il obtint aussitôt. Après quoi il offrit de se retirer dans la ville qu'il plairait au roi de lui prescrire, où il y aurait tribunal d'inquisition, jusqu'à ce que la réponse du pape lui permit de sortir d'Espagne. Au milieu d'une disgrâce si marquée, il n'était pas si détaché qu'il ne continuât d'assister au conseil, où il n'a voit plus depuis longtemps que le vain nom de premier ministre. Cela ne dura que quelques jours; il reçut un nouveau billet de Grimaldo qui, par ordre du roi, lui ordonnait de s'abstenir de se trouver au conseil. En même temps le duc de Popoli fut nommé gouverneur du prince des Asturies.

Popoli était un seigneur napolitain, frère du feu cardinal Cantelmi, archevêque de Naples. J'ai parlé de lui lorsqu'il passa à Versailles, et que le roi lui promit l'ordre du Saint-Esprit qu'il lui envoya depuis, et lorsqu'il fut fait par le roi d'Espagne, à très bon marché, capitaine général et général de l'armée de Catalogne, qu'il laissa au maréchal de Berwick qui fit le siège de Barcelone. Il se déshonora partout sur le courage, sur l'avarice, sur l'honneur, sur tous chapitres, ce qui ne l'empêcha pas d'être grand d'Espagne, chevalier de la Toison, grand maître de l'artillerie, capitaine des gardes du corps de la compagnie italienne, enfin gouverneur du prince, quoiqu'il eût empoisonné sa femme, héritière de la branche aînée de leur maison, dont par là il avait eu tous les biens, belle, aimable, jeune, qui était fort bien avec la reine dont elle était dame du palais, et qui ne donnait point de prise sur sa conduite. Personne ne doutait de ce crime, et lorsque j'ai été en Espagne, j'en ai ouï parler à la reine comme d'une chose certaine, dont elle avait horreur. Je crois pourtant qu'il ne le commit que depuis qu'il fut mis auprès du prince des Asturies, ou fort peu avant, et que lors la chose n'était pas si avérée. D'ailleurs Popoli avait grand air et grande mine, la taille et le visage mâle et agréable des héros, beaucoup d'esprit, d'art, de manège; suprêmement faux et dangereux, avec tant le langage, les grâces, les façons, les manières du maréchal de Villeroy, à un point qui surprenait toujours. Quoique Italien, il n'aimait point Albéroni; il fraya toujours avec la cabale espagnole, dont il ne se cachait pas.

L'alliance défensive traitée entre l'Espagne et l'Angleterre s'était refroidie par la signature de celle de cette dernière couronne avec l'empereur. L'Espagne criait contre la mauvaise foi des Anglais, et ne doutait pas que le traité qu'ils venaient de conclure ne fût contraire à ses intérêts, et aux plus essentiels articles de la paix d'Utrecht. Les Anglais se plaignaient avec hauteur des vexations que leurs marchands souffraient sans cesse de l'Espagne; ce qui désolait tout commerce. Ces plaintes mutuelles retombaient sur Albéroni, depuis longtemps chargé seul de cette négociation; mais lui se crut assez habile pour profiter de cette situation, prit un air de franchise et de disgrâce avec le secrétaire que l'Angleterre tenait pour tout ministre à Madrid. Il lui dit que les mauvais serviteurs du roi d'Espagne l'avaient tellement décrié dans son esprit faible, défiant, incertain, irrésolu, comme gagné par les Anglais, qu'il n'osait plus ouvrir la bouche de rien qui les regardât, et gémissait devant ce secrétaire sur le préjudice que ces pernicieux discours causaient aux intérêts du roi d'Espagne. Le but de cette feinte était de se rendre cher aux Anglais, en les persuadant qu'il s'exposait pour eux à déplaire au roi d'Espagne; gagner du temps et attendre les événements; observer la conduite de la Hollande; profiter du désir de cette république d'établir son commerce avec l'Espagne; enfin traiter avec elle seule, ou avec l'Angleterre seule, ou avec toutes les deux, suivant qu'il trouverait jour et convenance. Il fut une nuit trouver Riperda chez lui, par ordre de la reine, pour le presser d'entrer en traité. Sur quoi cet ambassadeur de Hollande pressait ses maîtres de ne pas manquer une occasion si favorable, [et] les assura qu'ils obtiendraient toutes conditions les plus favorables qui les pourraient conduire à chasser d'Espagne les Français sans retour.

Bubb, secrétaire d'Angleterre à Madrid, était de son côté fort en peine des fâcheuses impressions que le traité de l'empereur avec le roi de la Grande-Bretagne avait fait sur l'esprit du roi d'Espagne, lorsqu'il reçut ordre de rendre compte au roi d'Espagne, par Albéroni, de tous les points de ce traité, de lui en communiquer même la copie, et pour comble de bonne foi de leur part, de lui communiquer aussi les offres que la France leur faisait pour un traité de ligue défensive avec eux, même le projet de la France, et la réponse que le roi d'Angleterre y avait faite. Stanhope, qui voulait se réserver le premier mérite d'une telle confiance, adressa à Bubb, par le même courrier, une lettre de sa main pour Albéroni pleine de toutes les expressions qui pouvaient le flatter davantage, et de toutes celles qu'il crut les plus propres à flatter le roi d'Espagne. Sa malignité contre la France n'y oublia pas qu'elle y sollicitait avec empressement la confirmation du traité d'Utrecht, le seul qui pût faire peine personnellement au roi d'Espagne; et relevait l'attention obligeante du roi son maître à éluder la demande de M. le duc d'Orléans, et l'industrie à tourner la réponse d'une manière qui fût agréable au roi d'Espagne. Stanhope qui, comme on l'a vu, voulait se défaire de Monteléon, qu'il trouvait trop éclairé et trop habile, profita de l'occasion contre un homme qu'il savait n'être ni créature d'Albéroni, ni fort lié avec lui, et qui avait toujours fort publiquement témoigné qu'il était persuadé que l'intérêt de l'Espagne était d'être toujours unie avec la France. Ainsi Stanhope l'attaqua sans ménagement par la même lettre, et y exagéra son étonnement de voir un ambassadeur d'Espagne solliciter, de concert avec la France, la confirmation du traité d'Utrecht, pendant que le roi d'Angleterre évitait d'en parler, uniquement par l'attention qu'il avait aux intérêts personnels du roi d'Espagne. Quelque satisfaction qu'Albéroni eût de cette dépêche, il fut encore plus sensible à l'ordre que Bubb reçut en même temps d'accuser le cardinal del Giudice d'avoir favorisé les intérêts du Prétendant, et de demander formellement au roi d'Espagne d'éloigner ce cardinal et ses adhérents, et de choisir des ministres habiles et intègres.

Malgré tant de satisfaction, Albéroni joua la comédie: il contrefit l'homme éreinté sur les Anglais par ses ennemis auprès du roi d'Espagne, auquel il n'osait plus en parler, et quand il crut avoir assez joué, il promit, comme par effort pour le bien, de se hasarder encore une fois là-dessus auprès de son maître, et de donner promptement sa réponse. Il la fit bientôt en effet il dit à Bubb que l'engagement pris entre l'empereur et le roi d'Angleterre de se garantir mutuellement, non seulement les États dont ils se trouvaient en possession actuelle, mais encore ceux qu'ils pourraient acquérir dans la suite, avait fait faire de sérieuses réflexions au roi d'Espagne, qui trouvait cet article directement contre ses intérêts. Bubb ne put bien excuser cet endroit du traité, mais il avait affaire à un homme qui voulait être persuadé en faveur des Anglais. Il demanda donc à Bubb si ce traité portait exclusion de toute autre alliance. Bubb répondit que non, et cita pour preuve le traité actuellement sur le tapis entre la France et l'Angleterre. Il se trouvait en même temps embarrassé de n'avoir point d'instruction ni de pouvoir pour traiter avec l'Espagne. Albéroni le tira de peine en lui disant que Stanhope lui offrait par sa lettre de traiter, et qu'il l'avait offert verbalement à Monteléon. C'était le matin qu'ils conféraient; le soir du même jour Giudice eut ordre de se retirer absolument d'auprès du prince des Asturies; et le premier ministre, satisfait du dernier coup porté à ce cardinal par les Anglais, avertit Bubb que le roi d'Espagne était disposé à signer une alliance défensive avec le roi de la Grande-Bretagne. Quelque désir qu'en eût ce secrétaire, il se trouvait arrêté faute d'instruction et de pouvoir; mais Albéroni, plus pressé que lui encore, répondit sur sa question de la nature du traité pour en écrire: telle alliance défensive qu'il plaira au roi d'Angleterre. Enfin il lui dit qu'il écrirait lui-même à Stanhope, et promit à Bubb qu'eux deux seuls en Espagne auraient la connaissance de cette négociation, et que Monteléon n'en serait point instruit. Il ajouta que ce serait au roi d'Angleterre à choisir ceux de ses ministres qu'il voudrait admettre dans la confidence de ce secret. Albéroni compta bien intéresser par là ce secrétaire. Tout ministre employé dans une cour met sa gloire à y faire des traités, et son dégoût à se voir enlever une négociation qu'il a entamée. Celui-ci écrivit tout de son mieux pour qu'on lui envoyât instruction et pouvoirs, et n'oublia rien de ce qu'il put représenter de flatteur pour le roi d'Angleterre, tant sur les avantages du commerce que sur la médiation qui lui pouvait résulter un jour entre l'empereur et l'Espagne sur les affaires d'Italie, et se faire considérer par ces deux puissances. Il pressa l'envoi de ce qu'il demandait au nom du ministre seul confident de Leurs Majestés Catholiques, et envoya la lettre d'Albéroni avec cette dépêche par le même courrier extraordinaire qui lui avait apporté celles dont on vient de parler.

Dans cette situation agréable, Bubb ne laissait pas d'être mal à son aise. Il se défiait des Espagnols et des Français, beaucoup plus encore des Hollandais. Ceux-ci se faisaient un mérite de leur refus d'entrer dans le traité de l'empereur et de l'Angleterre, et publiaient qu'ils n'y entreraient jamais, et rien ne flattait plus le roi d'Espagne, qui regardait ce traité comme un obstacle à ses vues de recouvrer un jour ce qu'il avait perdu en Italie. Bubb sentait aussi tout le poids de l'affaire du commerce dont il était chargé; que le traité entre l'empereur et l'Angleterre rendait plus difficile. Il était fatigué des plaintes continuelles des marchands anglais et de la lenteur et de l'indécision de la cour de Madrid. Il n'attendait aucun succès de la proposition qu'Albéroni lui avait faite de faire examiner et décider les plaintes des marchands par des commissaires nommés de part et d'autre, et il se laissait entendre qu'il fallait profiter pour finir ces affaires de la conjoncture présente de traiter une alliance avec l'Espagne, ou renoncer à tout commerce; fixer un temps à l'Espagne de faire justice aux Anglais, et après l'expiration de ce terme déclarer tout commerce interdit. Les négociants veulent toujours que leur intérêt particulier soit la règle de l'État, et ne connaissent de bien public que leur gain particulier.

Bubb craignait là-dessus la compagnie de la mer du Sud établie à Londres, et [qu'elle] n'eût le crédit de lui attirer des ordres qui troublassent sa négociation. Elle prétendait que la mesure d'Angleterre, qui lui était plus avantageuse que celle d'Espagne, servît de règle à la cargaison de leurs vaisseaux, et l'ordre commun entre toutes les nations est que la mesure de la charge d'un vaisseau soit toujours celle du lieu où il aborde. Cette prétention était insupportable; Bubb la jugeait telle, et l'artifice en sautait aux yeux; ainsi il souhaitait avec impatience que tous les points sur le traité de l'asiento, qui étaient encore en disputé, fussent incessamment réglés et signés. Sa crainte fut vaine. Albéroni avait encore plus d'envie d'avancer que lui-même. Il ne fit pas la plus légère attention à cette clause, et il assura Bubb que le roi d'Espagne avait donné ses ordres pour la signature du traité, qui seraient incessamment exécutés, et qui le furent en effet. Albéroni était trop content de la disposition des Anglais et du plaisir qu'ils lui avaient fait de s'intéresser à le défaire du cardinal del Giudice, pour leur donner aucun prétexte de changer. Il écrivit donc à Stanhope, dans les termes les plus farts, pour lui témoigner la reconnaissance que le roi d'Espagne conserverait toujours de la confiance avec laquelle le roi d'Angleterre lui avait fait communiquer les propositions et les négociations de la France, et la tendre amitié que Sa Majesté Catholique aurait toujours personnellement pour Sa Majesté Britannique. Il blâma Monteléon, condamna l'alliance qu'il avait proposée, comme n'étant qu'une simple ratification du traité d'Utrecht, faite de concert avec la France, à qui cet ambassadeur d'Espagne était tout dévoué, crime irrémissible dans l'esprit de Stanhope, à qui il laissa la décision de tout.

Le fourbe se vantait à ses amis qu'il ne voulait qu'amuser les Anglais, et se donner le temps de voir la résolution que prendraient les Hollandais sur les instances qui leur étaient faites d'entrer dans le traité signé entre l'empereur et l'Angleterre. Il prétendait savoir qu'ils en étaient si mécontents qu'ils espéraient que le parlement d'Angleterre ferait quelque jour un crime au roi Georges d'y avoir préféré ses intérêts personnels d'usurpation sur la Suède aux intérêts de la nation anglaise. Comme il ne s'occupait du dehors que pour sa fortune, il l'était encore plus du dedans. Il craignait tout des Parmesans, pour qui la reine avait de l'affection, et que quelqu'un d'eux n'enlevât sa faveur auprès d'une princesse légère et facile à se laisser conduire. Il empêcha, par le duc de Parme, qu'elle fît venir en Espagne le mari de sa nourrice et leur fils capucin, et s'assura par ce souverain qu'il n'en viendrait aucun autre qui pût lui faire ombrage auprès d'elle. Les vapeurs du roi donnaient de la crainte aux médecins. Ils en avaient aussi sur la santé du prince des Asturies; ainsi la reine régnait en plein et en assurance, et Albéroni se sentait plus puissant que jamais.

Ce fut dans ce point que Louville arriva à Madrid, et vint descendre et loger chez le duc de Saint-Aignan, qui fut dans une grande surprise, et qui n'en avait pas eu le moindre avis. Un courrier fortuit, qui rencontra Louville à quelque distance de Madrid, le dit à Albéroni. On peut juger, aux soupçons et à la jalousie dont il était tourmenté, quelle fut pour lui cette alarme. Il n'ignorait pas quel était Louville, le crédit qu'il avait eu auprès du roi d'Espagne, la violence que Mme des Ursins et la feue reine lui avaient faite pour le lui arracher; aussi la frayeur qu'il conçut de cette arrivée inattendue fut-elle si pressante qu'il ne garda nulle mesure pour s'en délivrer. Il dépêcha sur-le-champ un ordre par un courrier à la rencontre de Louville, pour lui défendre d'approcher plus près de Madrid. Le courrier le manqua; mais un quart d'heure après qu'il eut mis pied à terre, il reçut un billet de Grimaldo, portant un ordre du roi d'Espagne de partir à l'heure même. Louville répondit qu'il était chargé d'une lettre de créance du roi, et d'une autre de M. le duc d'Orléans pour le roi d'Espagne, et d'une commission pour Sa Majesté Catholique, qui ne lui permettait pas de partir sans l'avoir exécutée. M. de Saint-Aignan manda la même chose à Grimaldo. Sur cette réponse, un courrier fut dépêché à l'heure même au prince de Cellamare, avec ordre de demander le rappel de Louville, et de déclarer que le roi d'Espagne avait sa personne si désagréable qu'il ne voulait ni le voir, ni laisser traiter avec lui aucun de ses ministres. La fatigue du voyage, suivie d'une telle réception, causa dans la nuit une attaque de néphrétique à Louville, qui en avait quelquefois, de sorte qu'il se fit préparer un bain, dans lequel il se mit sur la fin de la matinée.

Albéroni vint lui-même le voir chez le duc de Saint-Aignan, pour lui persuader de s'en aller sur-le-champ. L'état où on lui dit qu'il était ne put l'arrêter; il le vit malgré lui dans son bain. Rien de plus civil que les paroles, ni de plus sec, de plus négatif, de plus absolu que leur sens. Albéroni plaignit son mal et la peine de son voyage, aurait souhaité de l'avoir su pour le lui avoir épargné, et désiré pouvoir surmonter la répugnance du roi d'Espagne à le voir, du moins à lui permettre de se reposer quelques jours à Madrid; qu'il n'avait pu rien gagner sur son esprit, ni s'empêcher d'obéir au très exprès commandement qu'il en avait reçu de venir lui-même lui porter ses ordres de partir sur-le-champ, et de les voir exécuter. Louville lui parut dans un état qui portait avec soi l'impossibilité de partir. Il en admit donc l'excuse, mais en l'avertissant qu'elle ne pouvait durer qu'autant que le mal, et que l'accès passé elle ne pourrait plus être admise. Louville insista sur ses lettres de créance qui lui donnaient caractère public pour exécuter une commission importante de la part du roi, neveu du roi d'Espagne, telle que Sa Majesté Catholique ne pouvait refuser de l'entendre directement de sa bouche, et qu'il aurait lieu de regretter de n'avoir pas écoutée. La dispute fut vive et longue malgré l'état de Louville, qui ne put rien gagner. Il ne laissa pas de demeurer cinq au six jours chez le duc de Saint-Aignan, et de le faire agir comme ambassadeur pour lui obtenir audience, quoique M. de Saint-Aignan, ami de Louville, ne laissât pas de se sentir du secret qu'il lui fit toujours, selon ses ordres, de l'objet de sa mission.

Louville n'osait aller chez personne, de peur de se commettre; personne aussi n'osa le venir chercher. Il se hasarda pourtant, par curiosité, d'aller voir passer le roi d'Espagne dans une rue, et pour tenter si, en le voyant, il ne serait pas tenté de l'entendre, en cas, comme il était très possible, qu'on lui eût caché son arrivée. Mais Albéroni avait prévu à tout. Louville vit en effet passer le roi, mais il lui fut impossible de faire que le roi l'aperçût. Grimaldo vint enfin signifier à Louville un ordre absolu de partir, et avertir le duc de Saint-Aignan que le roi d'Espagne était si en colère de l'opiniâtreté de ce délai, qu'il ne pouvait lui répondre de ce qui arriverait si le séjour de Louville était poussé plus loin, et qu'on ne se trouvât obligé à manquer aux égards qui étaient dus à tout ministre représentant, et plus qu'à tous à un ambassadeur de France. Tous deux virent bien que l'audience à espérer était une chose entièrement impossible; que, par conséquent un plus long séjour de Louville n'était bon qu'à se commettre à une violence qui, par son éclat, brouillerait les deux couronnes: ainsi au bout de sept au huit jours Louville partit, et s'en revint comme il était allé. Albéroni commença à respirer de la frayeur extrême qu'il avait eue. Il s'en consola par un essai de sa puissance qui le mit à couvert de plus craindre que personne approchât du roi d'Espagne sans son attache, ni qu'aucune affaire se pût traiter sans lui. Il en coûta Gibraltar à l'Espagne, qu'elle n'a pu recouvrer depuis. Telle est l'utilité des premiers ministres.

Celui-ci répandit en Espagne et en France que le roi d'Espagne avait pris une aversion mortelle contre Louville, depuis qu'il l'avait chassé d'Espagne pour ses insolences et ses entreprises; qu'il ne le voulait jamais voir, et se tenait offensé qu'il eût osé passer les Pyrénées; qu'il n'avait ni commission ni proposition à faire; qu'il avait trompé le régent en lui faisant accroire que, s'il pouvait trouver un prétexte de reparaître devant le roi d'Espagne, ce prince en serait ravi par son ancienne affection pour lui, et que, connaissant ce prince autant qu'il le connaissait, il rentrerait bientôt dans son premier crédit, et ferait faire à l'Espagne tout ce que la France voudrait; qu'en un mot il n'était venu que pour essayer à tirer quelque chose de ce qui lui était dû des pensions qu'il s'était fait donner en quittant le roi d'Espagne, mais qu'il n'avait pas pris le chemin d'en être sitôt payé. Il fallait être aussi effronté que l'était Albéroni pour répandre ces impostures. On n'avait pas oublié en Espagne comment Mme des Ursins avait fait renvoyer Louville; combien le roi d'Espagne y avait résisté; qu'elle n'avait pu venir à bout que par la France, et par ses intrigues avec Mme de Maintenon contre le cardinal et l'abbé d'Estrées et lui ; et que le roi, affligé au dernier point, cédant aux ordres donnés de France à Louville, lui avait en partant doublé et assigné ses pensions qui lui avaient été longtemps payées, et donné de plus une somme d'argent et le gouvernement de Courtray, qu'il n'a perdu que par les malheurs de la guerre qui suivirent la perte de la bataille de Ramillies. À l'égard de la commission, la nier était une impudence extrême, d'un homme aussi connu que Louville, qui vient descendre chez l'ambassadeur de France, qui dit avoir des lettres de créance du roi et du régent, et une commission importante dont il ne peut traiter que directement et seul avec le roi d'Espagne, et pour l'audience duquel l'ambassadeur de France s'emploie au nom du roi. Rien de si aisé que de couvrir Louville de confusion, s'il avait allégué faux, en lui faisant montrer ses lettres de créance; s'il n'en eût point eu, il serait demeuré court, et alors n'ayant point de caractère, Albéroni aurait été libre du châtiment. Que si, avec des lettres de créance, il n'eût eu qu'un compliment à faire pour s'introduire et solliciter son payement, Albéroni l'aurait déshonoré bien aisément de n'avoir point de commission, après avoir tant assuré qu'il était chargé d'une fort importante. Mais la toute-puissance dit et fait impunément tout ce qu'il lui plaît.

Louville de retour, il fallut renvoyer au roi d'Angleterre tout ce que Louville avait porté en Espagne pour Gibraltar; et cette affaire demeura comme non avenue, sinon qu'elle piqua fort Albéroni contre le régent d'avoir voulu faire passer une commission secrète au roi d'Espagne à son insu, et par un homme capable de le supplanter, et le régent contre Albéroni qui avait fait avorter le projet avec tant d'éclat, et lui avait osé faire sentir quelle était sa puissance, qui tous deux ne l'oublièrent jamais, mais le régent par la nécessité des affaires, et sans altération de sa débonnaireté. Albéroni, qui n'était pas de ce tempérament, et qui, autrefois petit domestique du duc de Vendôme, n'avait pas été content du duc de Noailles pendant qu'il était en Espagne, prit contre lui une dose de haine de plus, parce qu'il sut que renvoi de Louville avait été concerté entre le régent et lui seul, et reçut comme une nouvelle injure une lettre d'amitié que le duc de Noailles lui rivait envoyée par Louville .

CHAPITRE IV. §

Traité de l'asiento signé à Madrid avec l'Angleterre. — Monteléon dupe de Stanhope, jouet d'Albéroni. — Le roi d'Angleterre à Hanovre. — L'abbé Dubois va chercher Stanhope passant à la Haye, revient sans y avoir rien fait, repart aussitôt pour Hanovre. — Jugement des Impériaux sur la fascination du régent pour l'Angleterre. — Chétive conduite du roi de Prusse. — Il attire chez lui des ouvriers français. — Aldovrandi, d'abord très mal reçu à Rome, gagne la confiance du pape. — Nuage léger entre lui et Albéroni, lequel éclate contre Giudice, dont il ouvre les lettres, et en irrite le roi d'Espagne contre ce cardinal. — Étranges bruits publiés en Espagne contre la reine. — Albéroni les fait retomber sur Giudice. — La peur en prend à Cellamare, son neveu, qui abandonne son oncle. — Albéroni invente et publie une fausse lettre flatteuse du régent à lui, et se pare de ce mensonge. — Inquiétudes et jalousie d'Albéroni sur les François qui sont en Espagne. — Il amuse son ami Monti, l'empêche de quitter Paris pour Madrid, lui prescrit ce qu'il lui doit écrire sur la reine, pour le lui montrer et s'en avantager. — Son noir manège contre le roi d'Espagne. — Son extrême dissimulation. — Il veut rétablir la marine d'Espagne. — Ses manèges. — Belle leçon sur Rome pour les bons et doctes serviteurs des rois. — Attention de l'Espagne pour l'Angleterre sur le départ de la flotte pour les Indes, et des Hollandais pour l'Espagne sur leur traité à faire avec l'Angleterre et la France. — Difficultés du dernier renvoyées aux ministres en Angleterre. — Scélératesses de Stairs. — Perfidie de Walpole. — Frayeurs et mesures d'Albéroni contre la venue des Parmesans. — Il profite de celles du pape sur les Turcs, et redouble de manèges pour son chapeau, de promesses et de menaces. — Giudice publie des choses épouvantables d'Albéroni, bien défendu par Aubenton et Aldovrandi. — Molinez fait grand inquisiteur d'Espagne. — Quel était le duc de Parme à l'égard d'Albéroni. — Idées bien confuses de ce prince. — Le pape s'engage enfin à donner un chapeau à Albéroni. — Impossibilité présente peu durable. — Avis d'Aldovrandi et Albéroni. — Aventure des sbires qui suspend d'abord, puis confirme l'engagement en faveur d'Albéroni. — Art et bassesse d'Acquaviva. — Raison de tant de détails sur Albéroni. — Acquaviva, par ordre d'Espagne, transfuge à la constitution. — Promesses, menaces, manèges d'Albéroni et d'Aubenton pour presser la promotion d'Albéroni. — Invectives atroces de Giudice et d'Albéroni l'un contre l'autre. — Fanfaronnades d'Albéroni, et sa frayeur de l'arrivée à Madrid du mari de la nourrice de la reine et leur fils capucin. — Quels ces trois personnages. — Albéroni craint mortellement la venue d'un autre Parmesan; écrit aigrement au duc de Parme.

Rendu à lui-même par le départ de Louville, Albéroni n'eut rien de plus à coeur que de terminer au gré des Anglais toutes les difficultés qui restaient sur l'asiento. Le traité fut signé à Madrid le 27 juillet, mais comme l'affaire durait depuis longtemps, il fut daté du 26 mai, et les ratifications du 12 juin qui furent aussi tôt réciproquement fournies. Monteléon ignorait parfaitement tout ce qui se passait entre l'Angleterre et l'Espagne. Il en déplorait la lenteur, et de se voir réduit à poursuivre de misérables bagatelles lorsqu'il aurait pu traiter utilement. Il voyait que le traité proposé par la France à l'Angleterre n'avançait point, il se persuadait que l'intelligence entre l'empereur et le roi de la Grande-Bretagne n'était pas si grande depuis l'opposition que la compagnie du Levant à Londres avait mise à un emprunt que l'empereur y voulut faire de deux cent mille livres sterling sur la Silésie, et que le traité fait entre eux ne contenait rien de préjudiciable à l'Espagne. Le roi d'Angleterre avait passé en Allemagne en juillet. Il avait laissé le prince de Galles régent sous le titre de gardien du royaume, et ce prince, changeant de matières à l'égard de la nation, cherchait à lui plaire, mais sans cacher son désir de se venger de Cadogan, et de Bothmar, ministre unique pour Hanovre, à qui il attribuait les mauvais traitements que le duc d'Argyle, son favori, avait reçus de roi son père. Le prince traitait Monteléon avec distinction et familiarité; et cela persuadait cet ambassadeur qu'il était toujours sur le même pied en Angleterre, quoiqu'il ne reçût que rudesses, et pis encore de Methwin, qui tenait la place de Stanhope pendant son absence à la suite du roi d'Angleterre à Hanovre. Ainsi Monteléon, avec tout son esprit et ses lumières, était la dupe de Stanhope qui le craignait, et le jouet d'Albéroni qui ne l'aimait point.

Châteauneuf, que nous avons vu ambassadeur en Portugal, à Constantinople, et sans caractère chargé d'affaires en Espagne, et avec réputation, était devenu conseiller d'État, et était lors ambassadeur à la Haye. Il avait eu plusieurs conférences inutiles sur le traité avec Walpole, envoyé d'Angleterre, qui agissait de concert avec le pensionnaire, et Duywenworde disait qu'il n'aurait pouvoir de conclure et de signer que lorsque le Prétendant aurait passé les Alpes. Stanhope et Bernstorff, passant à la Haye pour aller à Hanovre, avait dit que la France avait plus besoin de l'alliance proposée que l'Angleterre; et ils avaient assuré les ministres de l'empereur qu'ils ne se relâcheraient point de leurs demandes, et ne feraient rien de contraire aux intérêts de l'empereur. Ils avaient les uns et les autres des conférences avec les députés des États généraux aux affaires secrètes, et les pressaient d'entrer dans l'alliance signée entre ces deux puissances ; mais la république, qui en craignait un engagement et un renouvellement de guerre, éludait toujours. L'abbé Dubois, qui n'avait fondé toutes ses vues et toutes ses espérances de fortune que sur l'Angleterre, par le chausse-pied de son ancienne connaissance avec Stanhope qu'il traitait de liaison et d'amitié pour se faire valoir, et qui pour cela avait aveuglé M. lé duc d'Orléans sur l'Angleterre, comme il a été expliqué en plus d'un endroit, saisit la conjoncture pour persuader son maître que deux heures de conversation avec son ancien ami avanceraient plus le traité que toutes les dépêches et que toutes les conférences qui se tenaient à la Haye. Il s'y fit donc envoyer secrètement pour aller parler à Stanhope à son passage. Le peu de conférences qu'il eut avec lui n'aboutit à rien. Il revint tout de suite bien résolu de ne quitter pas prise. Il prétexta qu'il avait trouvé son ami si pressé de partir, et si détourné en même temps à la Haye, qu'ils n'avaient eu loisir de rien; mais que Stanhope le souhaitait à Hanovre, où à tête reposée ils pourraient travailler à l'aise et en repas, et parvenir à quelque chose de bon.

Il n'en fallut pas davantage dans l'empressement où sa cabale avait mis le régent pour ce traité. Il crut l'abbé Dubois de tout ce qu'il voulut lui dire, et à peine arrivé le fit repartir pour Hanovre. Les ministres impériaux, exempts des vues personnelles de Dubois et de la fascination de son maître, et qui voyaient de près et nettement les choses telles qu'elles étaient, admiraient l'empressement de la France à traiter avec l'Angleterre. Ils disaient que la France se trouvait dans l'état le plus heureux et le plus indépendant qu'elle n'avait qu'à jouir de la paix, gagner du temps, voir le succès de la guerre de Hongrie, le cours des affaires domestiques de l'Angleterre, laquelle avait beaucoup plus à souhaiter que la France de conclure un traité avec elle. Tel était le jugement sain de ministres qui voyaient clair, quoique si jaloux de la France. En même temps, il n'était faux avis et impostures les plus circonstanciées, pour les faire mieux passer, que Stairs n'écrivît sans cesse aux ministres d'Angleterre, piqué de ce que la négociation lui avait été enlevée par ces mêmes ministres qui connaissaient son mauvais esprit et son venin contre la France, quoique ses protecteurs. Toutefois il faut dire que le triste état du Prétendant promettait une prompte fin de la fermentation de son parti, en Angleterre, que la victoire complète que le prince Eugène avait remportée sur les Turcs à l'ouverture de la campagne faisait regarder cette guerre comme devant être de peu de durée; que l'empire accoutumé au joug de la maison d'Autriche, y était plus soumis que jamais; et que la France avait à prendre garde de voir renaître la guerre par les intérêts de l'empereur sur l'Italie; et ceux de l'Angleterre sur le commerce, ennemie née de la France, lorsque ces monarques se trouveraient libres de toute crainte chez eux.

Le roi de Prusse, attentif à s'agrandir, mais léger, inconstant et timide, n'avait osé remuer sur Juliers à la mort de l'électeur palatin. Il disait qu'il n'y troublerait point la branche de Neubourg tant qu'elle subsisterait; mais il fit sonder le régent sur ce qu'il ferait en cas qu'elle vint à s'éteindre, et s'il souffrirait que l'empereur en ce cas, suivant la résolution qu'il assurait en être prise, s'emparât de ce duché. En mémé temps il faisait faire à Vienne les plus fortes protestations d'attachement aux intérêts de l'empereur, et y niait formellement qu'il eût aucune négociation avec la France. Cette conduite lui semblait d'un grand politique. Il se brouillait et se raccommodait souvent avec ses alliés, avec le czar, avec le roi d'Angleterre son beau-père, et fut longtemps à se déterminer s'il l'irait voir à Hanovre. Il regardait la France comme prête à souffrir de grandes divisions par celles des princes du sang et bâtards, des pairs et du parlement, surtout par l'affaire de la constitution. Cette idée l'enhardit à s'attirer encore un plus grand nombre de Français pour augmenter ses manufactures. Il donna donc ses ordres pour persuader à plusieurs ouvriers et autres de passer en Brandebourg, soit pour cause de religion ou pour d'autres; et il crut y réussir aisément dans un temps où les étrangers et les Français même s'accordaient à dépeindre la France comme accablée de misère et sur le point d'une division générale.

Aldovrandi, d'abord mal reçu à Rome et fort blâmé, sut bientôt par son adresse et par ses amis, obtenir du pape d'être écouté, lequel avait déclaré qu'il ne lui donnerait point d'audience. Il en eut une fort longue, dans laquelle il sut si bien manier l'esprit du pape qu'il se le rendit tout à fait favorable, et qu'il le vit depuis souvent et longtemps en particulier; mais il fut trompé dans l'espérance qu'il avait conçue d'être incessamment renvoyé en Espagne. Il en avait apporté deux lettres au pape de la main du roi et de celle de la reine, fort pressantes pour le chapeau d'Albéroni. Les prétextes de faire attendre longtemps ceux de l'espérance de qui Rome attend des services ne manquent pas à cette cour. Aldovrandi, pressé de retourner jouir des grands émoluments de la nonciature d'Espagne qui n'avait pu jusqu'alors être rouverte depuis les différends entre les deux cours, et qui n'en espérait la fin que de la promotion d'Albéroni, et qui par sa nonciature aurait avancé la sienne, s'employait de toutes ses forces à le servir. Le duc de Parme, sur je ne sais quel fondement, se défiait de sa bonne foi là-dessus, et avait donné la même défiance à Albéroni. Celui-ci, qui mettait toujours la reine d'Espagne en avant au lieu de lui-même, se plaignit amèrement de l'ingratitude d'Aldovrandi pour cette princesse, mais il n'osa éclater de peur de pis. Il s'apaisa bientôt, et vit enfin que ses plaintes étaient très mal fondées.

Il éclata de nouveau contre le cardinal del Giudice, et n'épargna aucun terme injurieux pour exagérer son ingratitude envers la reine, sans laquelle il ne serait jamais rentré en faveur en Espagne à son retour de France, ni sorti de l'abîme où il était tombé. Il lui reprochait la licence avec laquelle il tombait sur le gouvernement; il publiait qu'il était si bien connu en France qu'on y prévoyait généralement sa disgrâce. Il ouvrait les lettres de la poste de Madrid, et on crut qu'il le faisait de sa propre autorité, à l'insu du roi d'Espagne. Il y trouva une lettre de l'ambassadeur de Sicile au roi son maître qui, lui rendant compte d'une longue conférence qu'il avait eue avec Giudice, [disait que] ce cardinal, après beaucoup de protestations d'attachement, l'avait averti de ne faire aucun fond sur la cour de Madrid tant que le crédit d'Albéroni subsisterait, parce que le duc de Parme dont il était ministre ne songeait qu'à gagner et conserver les bonnes grâces de l'empereur, et par conséquent ne consentirait jamais que l'Espagne fît aucun pas pour les princes d'Italie. Albéroni porta cette lettre au roi d'Espagne, qu'il eut la satisfaction de mettre fort en colère contre Giudice. Tant d'autorité n'empêchait [pas] ses alarmes sur les Français qui étaient à Madrid, bien plus fortes sur des Parmesans abjects que de fois à autre la reine voulait faire venir. Il n'osait lui montrer aucune opposition là-dessus, mais il redoublait ses mesures auprès du duc de Parme pour rompre ces voyages par lui. La sauté du roi d'Espagne menaçait, son estomac était, en grand désordre. Albéroni l'engagea à consulter un médecin sarde qui convint avec le premier médecin des remèdes qu'il fallait employer, en présence de la reine et d'Albéroni seuls. Ce mystère, joint aux propos scandaleux de Burlet sur la santé du prince des Asturies, en fit tenir des plus étranges, non seulement aux gens du commun, mais aux plus élevés, jusqu'à publier que la reine travaillait à porter son fils aîné don Carlos sur le trône. Giudice, outré de sa disgrâce, dont il se prenait uniquement à Albéroni, ne l'épargna pas en cette occasion, ni Albéroni le cardinal en mauvais offices et en accusations d'accréditer la licence et les mensonges des mauvais bruits. Cellamare, fils du frère du cardinal del Giudice, alarmé de tant d'éclats, eut peur pour lui-même. Il ne songea qu'à se conserver les bannes grâces de la reine et celles d'Albéroni. Il les leur demanda avec tant d'empressement qu'Albéroni s'en fil un titre pour prouver l'ingratitude du cardinal, blâmée jusque par son neveu, qui avait toujours passé pour un homme fort sage et fort éclairé.

Albéroni n'eut pas honte de répandre un mensonge insigne. La toute-puissance ne craint guère les démentis : il publia que M. le duc d'Orléans, en rappelant Louville, lui avait expressément marqué qu'il ne l'aurait pas envoyé s'il l'eût cru désagréable au roi d'Espagne, et qu'incessamment il enverrait un autre homme chargé de communiquer des choses qui ne se pouvaient confier au papier. Un pareil envoi ne lui aurait été guère plus agréable. Il ne voulait voir de la part de la France qui que ce soit capable d'éclairer ses actions, d'en rendre compte au régent, d'ouvrir les yeux au roi d'Espagne. Tout Français lui était suspect. Il aurait voulu les chasser tous d'Espagne, surtout ceux qui étaient chargés de quelques commissions particulières pour la marine ou pour d'autres affaires. Il les traitait de dévoués aux cabales, et disait qu'ils prêtaient leurs maisons pour les rassembler. Sa jalousie et son extrême défiance ne s'assuraient pas même de ses plus intimes amis. Monti était de ce nombre et avait eu toute sa confiance avant sa fortune. Il servait en France et il était quelquefois chargé par lui de commissions particulières pour le régent. Monti crut avancer sa fortune s'il pouvait aller en Espagne et profiter de son crédit. Il fut entretenu quelque temps dans cette espérance; Albéroni lui mandait que personne ne servirait mieux les deux cours que lui; mais cet amusement même l'importunait, et il fit entendre à son ami qu'il n'y fallait plus penser. Il ne voulait point de témoins de sa conduite; Monti lui était commode en France pour l'en informer. Il lui prescrivait les thèmes de ses lettres pour louer la reine de sa fermeté, et d'en parler comme d'une héroïne qui, par son courage, établissait son autorité par toute l'Europe. Il montrait ces lettres à la reine pour la piquer d'honneur, et faire retomber sur elle tout ce qu'il faisait contre Giudice, dont il se plaignait d'une manière atroce.

Le traitement fait à Louville était un affront à la France et personnel au régent, et le triomphe de l'insolence et de l'autorité d'Albéroni. L'équanimité avec laquelle le régent le souffrit ne put apaiser la haine que l'Italien avait conçue d'une tentative qu'il se persuada faite uniquement contre lui. Il prit occasion du traité qui se négociait entre la France et l'Angleterre, pour inspirer au roi d'Espagne les sentiments les plus sinistres de M. le duc d'Orléans, et pour les lui faire revenir par ceux de sa dépendance qui l'approchaient. Il assurait que l'unique but du régent était de s'assurer de la couronne en cas de malheur en France; que tout lui paraissait plausible et bon pour y parvenir; qu'il se liguerait même avec le Turc s'il le jugeait utile à ce dessein, ou à empêcher le roi d'Espagne de faire valoir les justes droits de sa naissance. Il n'osait pourtant convenir que le roi d'Espagne les voulût soutenir, mais il avouait quelquefois à ses confidents que la plus fine dissimulation était nécessaire sur un point si délicat, dont il fallait écarter aux Espagnols toute idée, qui, conçue par eux, pouvait causer des mouvements dangereux, et se conduire comme si Leurs Majestés Catholiques ne voulaient jamais sortir de Madrid, attendre les événements, et compter que la décision de cette grande question dépendrait de l'Angleterre et de la Hollande. Persuadé en attendant, et cela avec raison, que l'Espagne devait se rendre puissante par mer, il faisait de grands projets de marine. Rien ne lui semblait difficile, pourvu qu'il en fût chargé; il ne songeait, qu'à se rendre nécessaire; il y réussissait pleinement, auprès de la reine, par conséquent auprès du roi. Il se vantait que les impressions qu'on avait voulu lui donner à son égard n'avaient fait que mieux faire connaître son zèle et ses services; qu'il avait tout crédit sur la reine; qu'il se moquait de ceux qui prétendaient que Macañas entretenait un commerce secret avec le roi d'Espagne. C'est qu'il savait par la reine, pour qui le roi n'avait point de secret, qu'Aubenton avait pensé être perdu pour lui avoir seulement nommé le nom de Macañas, sans autre intention que de dire qu'il en avait reçu une lettre par laquelle ce martyr des droits des rois d'Espagne, contre les entreprises de Rome, se recommandait à ses bans offices. Belle leçon pour les magistrats en place et en devoir de soutenir les droits de leurs rois contre les usurpations continuelles des papes! Je dis des rois, car la France a eu aussi ses Macañas, et employés par le feu roi et ses ministres, qui n'ont pas en un meilleur sort, sans compter le grand nombre qu'il y en a eu depuis le célèbre Gerson. Albéroni prétendait avoir sauvé le confesseur, parce qu'il se le croyait attaché, et se donnait pour avoir résolu d'exterminer ses ennemis.

Au commencement de septembre, le roi d'Espagne, fit avertir le roi d'Angleterre de sa résolution de faire partir, l'année suivante 1717, une flotté pour la Nouvelle-Espagne et lui promit de l'avertir plus particulièrement du mois qu'elle mettrait à la voile. Ainsi rien ne manquait aux attentions de l'Espagne pour l'Angleterre, et à sa ponctuelle observation de leurs traités. Les Hollandais, qui de leur côté ménageaient l'Espagne, lui firent savoir qu'ils étaient disposés à signer une ligue défensive avec la France et l'Angleterre. Leur dessein était de témoigner par cet avis leur respect et leur confiance au roi d'Espagne, et de l'inviter à entrer dans ce traité. Il répondit qu'il ne s'en éloignait pas, mais qu'il fallait, avant de s'expliquer, qu'il fût informé des conditions de cette alliance. L'abbé Dubois, qui regardait la conclusion du traité avec l'Angleterre comme le premier grand pas à la fortune, qui par degrés le mènerait à tous les autres, l'avait pressé de toutes ses farces et de toute son industrie. Les deux principales difficultés étaient le canal de Mardick et le séjour du prétendant à Avignon. Le roi d'Angleterre ni Stanhope n'osèrent traiter à fond, à Hanovre, deux points qui intéressaient la nation anglaise, et il fallut envoyer d'Iberville à Londres pour y régler principalement celui de Mardick avec les ministres anglais. Ceux-ci étaient persuadés que la victoire du prince Eugène était un nouvel aiguillon à la France de presser la conclusion du traité. Quelque bonne foi que M. le duc d'Orléans fît paraître dans toute la négociation, la malignité de Stairs n'en put convenir; l'imposture de cet honnête ambassadeur alla jusqu'à avertir les ministres d'Angleterre que le régent était d'intelligence avec les jacobites qui méditaient quelque entreprise; que le baron de Goertz, ministre du roi de Suède, nouvellement arrivé à la Haye, n'avait été à Paris que pour la concerter; que Dillon, lieutenant général au service de France, qu'il avait déjà mandé être chargé en France des affaires du prétendant, serait chargé de l'exécution; et l'impudence était poussée jusqu'à donner ces avis, non comme de simples bruits, mais comme des certitudes. Walpole, envoyé d'Angleterre en Hollande, chargé de négocier pour faire entrer les États généraux dans ce traité, n'était pas mieux intentionné que Stairs. Il avait ordre d'agir là-dessus de concert avec l'ambassadeur de France, et faisait, à son insu, tout ce qui lui était possible pour le traverser. C'est à quoi les ministres impériaux travaillaient à la Haye de toute leur application. Ceux de Suède s'en plaignaient fort, persuadés qu'ils étaient qu'ils seraient abandonnés par la France, qui garantirait Brême et Verden au roi d'Angleterre. Stairs, enfin, ne pouvant plus donner de soupçons sur M. le duc d'Orléans, excitait les ministres d'Angleterre de tenir ferme à toutes leurs demandes, parce qu'il savait que ce prince accorderait tout plutôt que de ne pas conclure. Monteléon gardait le silence, quoiqu'il pût aussi apporter quelques obstacles; il n'avait plus les mêmes accès. Methwin lui paraissait mal disposé pour l'Espagne. Il le remettait sur toute affaire au retour du roi d'Angleterre sans nulle nécessité.

Albéroni, qui bravait la haine publique en Espagne, ne put se résoudre à obéir à la duchesse de Parme qui lui ordonnait de demander à la reine sa fille une pension ou quelque subsistance pour un homme du commun, pour qui elle avait eu de la bonté à Parme, et qu'elle avait voulu faire venir en Espagne plus d'une fois. Il craignit le danger de le rappeler dans sa mémoire. Toute son attention était à conserver tout son crédit sans partage et sans lutte, au moins jusqu'à ce qu'il fût parvenu au chapeau; et pour le hâter, à donner au pape une haute idée de son pouvoir, bien persuadé que les grâces de Rome ne sont consacrées qu'à ses besoins et aux services qu'il lui est important de tirer. Le pape était faible; il craignait les Turcs. Il désirait ardemment de hâter les secours maritimes d'Espagne. Albéroni en profita. Il fit représenter au pape qu'il ne devait pas perdre de temps à se déterminer; qu'en différant, le printemps arriverait avant qu'il y eût rien de réglé pour des succès qui pourraient immortaliser son pontificat; il lui fit sonner bien haut que tout en Espagne était uniquement entre les mains du roi et de la reine; qu'ils étaient affranchis de l'autorité que les tribunaux et les conseils avaient prises; que d'eux seuls dépendaient les ordres et les exécutions. Cela voulait dire de lui uniquement, et que si le pape voulait être servi et content, il fallait qu'Albéroni le fût aussi, et que le seul moyen que le pape fût satisfait était d'avancer la promotion d'Albéroni. Aubenton, totalement dévoué au pape, n'était attaché à Albéroni que par la crainte. Quelque confiance que le roi d'Espagne eût en son confesseur, il n'aurait pas eu la force de le soutenir contre la reine, si, conseillée par Albéroni, elle eût entrepris de le faire chasser. La princesse des Ursins lui en avait donné une leçon, qu'il n'avait pas oubliée, et Albéroni avait aussi besoin de lui, parce que le pape, qui comptait entièrement sur lui, ajoutait foi à ce qu'il écrivait; et ce qu'il mandait à Rome était du style le plus propre [à] avancer la promotion d'un homme si zélé pour l'Église et si capable de servir puissamment le saint-siège dans les conjonctures difficiles où il se trouvait.

Aldovrandi, intéressé pour soi-même dans l'avancement de la promotion d'Albéroni, pour retourner jouir de sa nonciature d'Espagne, et abréger son chemin à la pourpre, faisait valoir au pape le caractère d'Albéroni et son pouvoir peint d'une main que Sa Sainteté croyait si fidèle. Une nouvelle qui courut alors par les gazettes jusqu'à Rome, et qui fit du bruit, troubla le triumvirat. C'était la prétendue brouillerie d'Albéroni et d'Aubenton, et qu'Albéroni allait être chassé. Quoiqu'il n'y eût aucune apparence de vérité dans ce conte, l'impression qu'il fit à Rome devint très importante pour Albéroni, qui se flattait tellement de sa prochaine promotion alors, qu'il en recevait des compliments avec une joie, en même temps avec un ridicule dont ses ennemis surent profiter. Il s'appliqua, lui et ses deux amis, à faire tomber ce bruit, et en démontrer à Rome le mensonge. Giudice, de son côté, que nulle considération ne pouvait plus retenir, parce qu'il n'avait plus rien à espérer ni à craindre, n'oubliait rien pour traverser la promotion d'Albéroni. Il protestait qu'elle était injurieuse à la pourpre, au pape, à l'Église; il demandait que le pape pour son propre honneur, consultât les évêques et les religieux d'Espagne, sur la vie, les moeurs, la conduite d'Albéroni, sûr que, sur leur témoignage, il rejetterait pour toujours la pensée de promouvoir un sujet de tous points si indigne. Outre la religion et mille noirceurs sur lesquelles il l'attaquait, il prétendait qu'il trahissait le roi d'Espagne, et qu'ayant été autrefois l'espion du prince Eugène en Italie, il entretenait encore le même commerce avec lui, duquel il était largement payé. Aubenton redoublait d'efforts à proportion, répondait de tout en Espagne, au gré du pape, s'il voulait hâter la promotion d'Albéroni, et mandait à Aldovrandi qu'il se souvînt qu'il était chargé de l'affaire de Dieu, soit qu'il prétendît diviniser celle du premier ministre, ou qu'il y eût quelque autre mystère entre eux.

Giudice s'était démis de la charge de grand inquisiteur d'Espagne. Albéroni la fit donner à Molinez, mains pour récompenser sa fidélité et ses travaux, que pour laisser champ libre à Acquaviva à prendre le soin des affaires d'Espagne à Rome parce qu'il comptait sur ce cardinal qui avait toute la confiance de la reine. On s'était d'autant plus pressé d'y pourvoir qu'on craignait que Giudice ne rétractât sa démission du moment qu'il serait hors de l'Espagne. Le duc de Parme en avait averti; quoiqu'il n'aimât ni n'estimât Albéroni, il s'intéressait au maintien de l'autorité d'un homme qui était son sujet et son ministre en Espagne. Il avait par lui une part indirecte au gouvernement de cette monarchie, à laquelle par conséquent il s'intéressait. Son grand objet était de l'engager à des tentatives pour recouvrer quelque partie de ce qu'elle avait perdu en Italie, dont le temps lui paraissait favorable pour y réussir par l'occupation de l'empereur en Hongrie, et la haine des princes d'Italie. Il sentait bien aussi que l'Espagne était trop faible pour l'entreprendre sans secours, et qu'elle n'en pouvait espérer que de la France; qu'il fallait donc ménager le régent pour l'engager à ce secours, mais en même temps ne pas abandonner les vues de retour, en cas de malheur en France. Des projets si contraires n'étaient pas aisés à concilier. Tous deux étaient persuadés que les Français, fâchés de voir l'Espagne entre les mains d'un Italien, ne songeaient qu'à le faire chasser, et que Louville n'avait été envoyé que pour cela à Madrid, quoique sous d'autres prétextes. Albéroni, qui connaissait les dispositions du gouvernement de France à son égard, avait pris son parti là-dessus, et n'en pressait que plus vivement sa promotion pour s'acquérir un état solide, et se maquer après des ennemis de sa fortune.

Aldovrandi, qui des affres des prisons du château Saint-Ange, dont il avait frisé la corde à Rome, était parvenu à faire goûter au pape les raisons de son voyage, et à entrer après dans sa confiance, s'était habilement servi de la connaissance qu'il avait de son esprit, pour le conduire par degrés à la promotion d'Albéroni, et à rendre vaines les machines del Giudice et de ses autres ennemis. Il en obtint l'assurance, mais il manda à Albéroni qu'il n'y devait pas compter tant qu'il n'y aurait comme alors qu'un seul chapeau vacant; que l'attente ne serait pas longue par l'âge et les infirmités de plusieurs cardinaux; que le pape craignait trop l'empereur pour lui donner ce sujet de plainte, surtout d'empêcher que le roi d'Espagne ne donnât sa nomination à aucun Espagnol, et ne fit instance au pape de la remplir; qu'il fallait éviter la promotion des couronnes, et faire qu'il parût que la sienne vint uniquement du pur mouvement du pape, pour cela presser l'arrivée du secours maritime pour le secours des États d'Italie contre les Turcs, et faciliter l'accommodement entre les cours de Rome et de Madrid, enfin garder sur toutes ces choses le plus profond secret. Ce qu'il ne cessait point de lui répéter, c'était de cultiver la bonne intelligence avec Aubenton, estimé au dernier point du pape et des cardinaux Imperiali, Sacripanti, Albani, les trois non nationaux, les plus déclarés contre la France. Il y pouvait ajouter Fabroni avec qui ce jésuite avait fait seul la constitution Unigenitus avec l'art, la dextérité, le secret; et la violence sur le pape et tout Rome qui ont été racontés en leur lieu. Aldovrandi relevait l'admiration du pape pour la reine, dont il espérait tout pour le prompt secours maritime, qu'il était de la prudence d'Albéroni de maintenir; le pressait de faire hiverner la flatte en Italie, et déplorait la situation du pape qui ne lui permettait pas de faire ce qu'il voulait. Toute affaire d'Espagne était subordonnée, ou passait en faveur de cette promotion, qui était la surnageante et la plus capitale. Enfin Acquaviva et Aldovrandi représentèrent si fortement au pape qu'il n'obtiendrait rien d'Espagne en aucun genre que moyennant cette promotion, que Sa Sainteté qui s'était contentée de prendre là-dessus quelque engagement avec Aldovrandi en air de confidence, en prit un effectif avec Acquaviva, à qui il dit dans une audience qu'il pouvait écrire positivement à Madrid qu'elle était déterminée à faire pour Albéroni ce que la reine lui demandait, et qu'il n'était plus question que de la manière de l'exécuter.

La difficulté, on l'a déjà dit, c'est qu'il n'y avait qu'un chapeau vacant que le pape destinait à un sujet protégé par l'empereur. On croyait qu'il regardait Borromée dont la mère avait épousé Ch. Albani, neveu du pape, qui prétendait par là compenser la promotion de Bissy, faite pour la France. Il fallait de plus satisfaire la France en même temps que l'Espagne en élevant de son pur mouvement deux sujets à la pourpre, nationaux ou agréables aux couronnes, et ces ménagements demandaient la vacance de trois chapeaux. On consolait le premier ministre par la considération de sept cardinaux de plus de quatre-vingts ans, et d'onze de plus de soixante-dix, sans ce qui pouvait arriver à de plus jeunes. On l'assurait qu'il y avait tout à espérer pour lui de la chute des feuilles. On l'avertissait surtout de faire accorder au pape la condition réciproque, qui était un engagement du roi d'Espagne de différer sa nomination de couronne, et d'être longtemps sans en parler après la promotion d'Albéroni.

Une aventure très imprévue et fort subite pensa déconcerter des mesures si bien prises. Molinez, doyen de la rote, dont il était auditeur pour l'Espagne et chargé des affaires de cette couronne à Rome, logeait, depuis longtemps qu'il y était seul ministre de cette couronne, dans le palais qui lui appartenait et qui était dans la place qui en avait pris le nom de place d'Espagne. Il s'y était fortifié d'un nombre de braves à la solde d'Espagne contre les violences des Impériaux qui menaçaient de s'emparer par force de ce palais, comme appartenant à l'empereur. Molinez déchargé des affaires d'Espagne qui avaient été confiées au cardinal Acquaviva, accoutumé à demeurer dans son propre palais, était resté dans celui d'Espagne avec ses braves. Arriva la victoire du prince Eugène qui transporta les Impériaux et le peuple de Rome; ils promenèrent par les rues divers signes de victoires, entre antres un char à la manière de ceux des anciens triomphes. Cette machine, accompagnée des Impériaux, de beaucoup de peuple et des sbires, passa dans la place et devant le palais d'Espagne. Soit que Molinez eût peur qu'à la faveur de cette allégresse et de cette foule, on entreprît de s'emparer du palais d'Espagne, ou qu'il prît seulement ce passage devant sa porte pour une insulte, il fit charger et dissiper tout cet accompagnement. Le pape qui se faisait gloire de retrancher aux ambassadeurs les franchises qui avaient fait tant de bruit autrefois, entra dans une telle colère qu'il envoya sur-le-champ Aldovrandi au cardinal Acquaviva lui dire de suspendre sa dépêche à Madrid, et de n'y rien mander de l'assurance qu'il lui avait donnée peu de jours auparavant.

Acquaviva sans s'étonner manda au pape par le même prélat que sa dépêche était écrite, qu'il l'enverrait sans y rien changer, parce qu'il savait que le pape serait content. Il pria Aldovrandi de savoir du pape quelle satisfaction il prétendait. La négociation finit presque aussitôt qu'elle commença. Le pape demanda que l'espèce de milice qui gardait le palais d'Espagne fût congédiée, et que les sbires pussent passer librement dans la place d'Espagne; et Acquaviva, de son côté, demanda que le pape fît respecter le palais d'Espagne comme les autres palais de Rome, et qu'il fît passer les sbires dans les quartiers des autres ministres étrangers, de même que dans celui d'Espagne. Ces quatre conditions respectives furent accordées, et le pape confirma l'assurance qu'il avait donnée pour Albéroni Acquaviva fit valoir en Espagne le service qu'il avait rendu à Albéroni, et il avait vendu cher ce qui dans le fond n'était rien, par ce qu'il saurait des intentions du roi d'Espagne sur les franchises. Ce cardinal faisait pour soi en même temps que pour le premier ministre. Les Espagnols qui étaient à Rome murmuraient de sa facilité pour plaire au papa, aux dépens des affaires du roi d'Espagne. Don Juan Diaz, agent d'Espagne à Rome, était celui qui en parlait le plus haut. Acquaviva saisit ce moment pour demander qu'il fût rappelé, et que la reine lui écrivît en approbation de sa conduite de manière qu'il pût montrer sa lettre au pape. Tout son objet, disait-il, était de servir Albéroni auprès du pape, pour quoi il fallait que lui-même fût soutenu. Il disait qu'Aldovrandi méritait là-dessus toute la protection du roi et de la reine, et qu'étant dans la première estime et confiance du pape, il aurait seul son secret pour négocier sur les différends d'entre les deux cours, et il insistait pour aplanir les difficultés qui retardaient son retour et l'exercice de sa nonciature en Espagne; ainsi il le servait dans cette cour de tout son pouvoir, comme il vantait au pape l'empressement d'Albéroni à lui procurer à temps les secours maritimes qu'il désirait avec impatience.

Si je m'arrête avec tant de détail à tous ces manèges et ces intrigues, c'est qu'ils me semblent curieux et instructifs par eux-mêmes. Ils montrent au naturel quel est un premier ministre tout-puissant, un roi qui s'en laisse enfermer et gouverner, ce que peut le but d'un chapeau, quelle est la confiance due à un confesseur jésuite, et la part que le prince doit laisser prendre à son épouse, surtout en secondes noces, en ses affaires. D'ailleurs les personnages de ce triumvirat ont fait tant de bruit dans le monde, et tant de personnages divers, que ce qui les regarde ne peut être indiffèrent à l'histoire. Pour Acquaviva, je n'en parle que par la nécessité de la liaison avec les trois principaux, dont deux sont devenus cardinaux, et le troisième mourait d'envie de l'être, et l'a souvent bien espéré. Ces récits découvrent encore ce que c'est que d'admettre des prêtres dans les affaires et dans les conseils. Acquaviva fut averti par d'Aubenton qu'il se perdrait en Espagne s'il continuait à penser et à agir comme il faisait sur les affaires de France à l'égard de la constitution Unigenitus. Il reçut en même temps un ordre du roi d'Espagne de se conformer là-dessus à tout ce qui pouvait plaire au pape. Il n'en fallut pas davantage à Acquaviva pour changer de camp contre ses propres lumières en matière de doctrine et pour rompre tout commerce avec le cardinal de Noailles. Telle est la morale et la foi de nos prélats d'aujourd'hui et de ceux qui veulent l'être. Je ne le dis pas sans [le] savoir et sans l'avoir vu et revu bien des fois.

Albéroni fidèle à ses vues et à ses maximes, et bien instruit de celles de Rome, ne s'appliquait qu'à bien persuader le pape qu'il était le seul ministre du roi d'Espagne, le seul à qui tout son pouvoir fût confié sans réserve, le seul à qui on pût s'adresser pour en recevoir des grâces. Ces principes bien établis et souvent réitérés, il vantait ses intentions et son zèle, mais il protestait que le tout serait inutile, si le pape ne prenait de promptes résolutions; il promettait s'il était assisté, c'était à dire élevé à la pourpre, que le pape aurait avant la fin de mars à ses ordres une forte escadre bien équipée dans un port de l'État de Gênes, mais qu'il exigeait aussi l'entière confiance du pape, et qu'il regarderait comme offenses toutes démarches indirectes, toutes instances faites par d'autres voies que par lui; et pour colorer sa jalousie, il attribuait ces démarches indirectes à l'ignorance de la forme et du système présent du gouvernement d'Espagne. Aubenton par ses lettres renchérissait encore plus sur le grand et unique pouvoir résidant uniquement dans le premier ministre. Il assurait le pape que le secours que Sa Sainteté désirait, dépendait absolument de lui, que le projet qu'il avait fait pour l'envoyer serait infailliblement exécuté s'il en usait bien à son égard, c'est-à-dire s'il lui envoyait la barrette. Mais aussi qu'elle ne devait espérer ni secours contre les Turcs, ni accommodement des différends entre les deux cours, si elle ne donnait à la reine d'Espagne la satisfaction qu'elle demandait avec tant de désir et d'ardeur. Il faisait entendre clairement à ses amis de Rome que c'était par ordre qu'il écrivait si positivement, et il prétendait en même temps donner par là une preuve de son intime union avec Albéroni, et démentir sur cela les bruits et les gazettes. Albéroni avait bien des ennemis à Rome, et beaucoup de cardinaux indignés de la prostitution de leur pourpre à un sujet tel que lui. Giudice, qui publiait qu'il s'y en irait bientôt, y remuait contre lui toutes sortes de machines, et ne gardait aucunes mesures sur sa personne dans ses discours ni dans ses lettres. Albéroni ripostait avec le même emportement, et ne cessait de l'accuser de la plus noire ingratitude envers la reine, d'assurer nettement que la cause de cette princesse et la sienne était la même, et que la conduite de Giudice était si décriée que Cellamare lui-même n'hésitait pas là-dessus. Il avait envoyé à Rome les copies des lettres que Cellamare lui avait écrites sur la disgrâce de son oncle, et la bassesse de Cellamare avait été au point d'avoir mandé à plusieurs personnes à Rome, que dans le naufrage de sa maison il avait tâché de sauver sa petite barque en prenant le bon parti.

Giudice parlait et écrivait d'Albéroni comme du dernier des hommes. Il se plaignait aussi d'Aldovrandi, comme ayant parlé contre lui à Rome pour plaire à Albéroni. Ils se reprochaient réciproquement ingratitudes et perfidies, et avaient tous raison à cet égard. Le premier ministre chargeait Giudice des fâcheux bruits répandus à Madrid contre la reine, et nouvellement d'avoir publié qu'elle avait fait venir à Madrid l'argent venu par les derniers galions, pour en envoyer une grande partie à Parme. Quelque semblant qu'Albéroni fît d'être fermement certain que tout l'enfer déchaîné contre lui ne lui pourrait nuire, et de rehausser cette confiance d'un air de philosophie qui lui faisait dire qu'il ne demeurait chargé de tant d'envie et du poids des affaires que par attachement pour le roi et la reine et pour le bien de l'État, il craignait mortellement, tout ce qui pouvait avoir accès auprès de la reine. Elle avait enfin fait venir à Madrid le mari de sa nourrice et leur fils capucin. La nourrice était fine, adroite, et ne manquait ni de sens ni de hardiesse. Son mari était un stupide paysan, leur fils un fort sot moine, mais pétri d'ambition, qui ne comptait pas sur moins que gouverner l'Espagne. La reine, qui avait souvent demandé au duc de Parme un musicien nommé Sabadini qu'elle avait fort connu, en avait écrit avec tant de volonté, que le duc de Parme lui promit de le faire partir dès que le prince électeur de Bavière serait parti de Plaisance. Albéroni craignait horriblement la présence de Sabadini, dont il avait plusieurs fois rompu le voyage par le duc de Parme. Il lui écrivit donc aigrement sur sa faiblesse, et l'envoi du capucin et de son père, et mit tout en œuvre auprès de lui pour arrêter en Italie Sabadini, duquel il prenait de bien plus vives alarmes.

CHAPITRE V. §

[Albéroni] compte sur l'appui de l'Angleterre; reçoit avis de Stanhope d'envoyer quelqu'un de confiance veiller à Hanovre à ce qu'il s'y traitait avec l'abbé Dubois. — Pensées des étrangers sur la négociation d'Hanovre. — Les Impériaux la traversent de toute leur adresse, et la Suède s'en alarme. — Affaires de Suède. — Pernicieuse haine d'Albéroni pour le régent. — Esprit de retour en France, surtout de la reine d'Espagne. — Sages réflexions d'Albéroni sur le choix, le cas arrivant. — Quel était M. le duc d'Orléans sur la succession à la couronne. — Affaire du nommé Pomereu. — Mme de Cheverny gouvernante des filles de M. le duc d'Orléans. — Livry obtient pour son fils la survivance de sa charge de premier maître d'hôtel du roi. — Effiat quitte le conseil des finances et entre dans celui de régence. — Honneurs du Louvre accordés à Dangeau et à la comtesse de Mailly par leurs charges perdues. — Origine de cette grâce à leurs charges. — Ce que c'est que les honneurs du Louvre. — Style de la république de Venise écrivant au Dauphin; d'où venu. — Entreprise de la nomination du prédicateur de l'Avent devant le roi. — M. de Fréjus officie devant le roi sans en dire un seul mot au cardinal de Noailles. — Abbé de Breteuil en tabouret, rochet et camail, près du prie-Dieu du roi, comme maître de la chapelle, condamné de cette entreprise comme n'étant pas évêque. — Quel fut le P. de La Ferté, jésuite. — L'abbé Fleury, confesseur du roi. — Mort de la duchesse de Richelieu et de Mme d'Arnemonville. — Mort et caractère du maréchal de Châteaurenaud. — Belle anecdote sur le maréchal de Coetlogon. — Mort de la duchesse d'Orval. — Mort de d'Aguesseau, conseiller d'État; son éloge. — Saint-Contest fait conseiller d'État, en quitte le conseil de guerre. — L'empereur prend Temeswar; perd son fils unique. — La duchesse de Saint-Aignan va trouver son mari en Espagne avec trente mille livres de gratification. — Mort, caractère et famille de M. d'Étampes. — Mort de la comtesse de Roucy. — Mort de Mme Fouquet; sa famille. — Force grâces au maréchal de Montesquiou, au grand prévôt, aux ducs de Guiche, de Villeroy, de Tresmes, et au comte de Hanau. — Le duc de La Force vice-président du conseil des finances. — Augmentation de la paye de l'infanterie. — Caractère de Broglio, fils et frère aîné des deux maréchaux de ce nom. — Le duc de Valentinois reçu au parlement, où les princes du sang ni bâtards n'assistent point. — Mariage du fils unique d'Estaing avec la fille unique de Mme de Fontaine-Martel, et la survivance du gouvernement de Douai. — Bonneval obtient son abolition en épousant une fille de Biron. — Dispute entre les grands officiers de service et le maréchal de Villeroy, qui, comme gouverneur du roi, prétend faire leur service et le perd. — Grande aigreur entre les princes du sang et bâtards sur les mémoires publiés par les derniers. — Étonnante apathie de M. le duc d'Orléans. — Ma façon d'être avec le duc de Maine et le comte de Toulouse.

La grande ressource d'Albéroni, à son avis, était l'appui qu'il se promettait de l'Angleterre et de son commerce secret et direct avec Stanhope. Ce ministre l'avait averti d'envoyer à la Haye quelqu'un de confiance pour veiller aux intérêts du roi d'Espagne, dans une crise où il s'agissait d'un nouveau système pour l'Europe. On prétend qu'Albéroni fit part de l'avis au duc de Parme. Il ne se fiait à aucun Espagnol, et fit nommer Beretti Landi à l'ambassade de la Haye; mais comme en ce même moment Claudio Ré, que le duc de Parme tenait à Londres en qualité de secrétaire, reçut ordre de ce prince de se rendre à Hanovre, on se persuada que c'était pour y être chargé de la confiance d'Albéroni, sous le prétexte de solliciter le roi d'Angleterre d'obtenir de l'empereur d'admettre à son audience l'envoyé de Parme, et de le détourner de presser le mariage de la princesse de Modène avec le prince Ant. de Parme, que le duc son frère disait n'avoir pas moyen de l'apanager pour faire cette alliance. Le dessein d'Albéroni, en se rendant maître du négociateur pour l'Espagne, était de se réserver l'honneur de traiter et de finir à Madrid l'essentiel de la négociation.

Tout le monde avait les yeux ouverts sur l'alliance qui se traitait entre la France et l'Angleterre. Les étrangers la regardaient comme un sujet de division entre le roi d'Espagne et le régent; ils publiaient qu'il y en avait beaucoup déjà entre eux. L'empereur la craignait dans la prévoyance que, lorsque les Anglais et les Hollandais seraient sûrs de la France, leur attachement à ses intérêts diminuerait beaucoup. Ainsi ses ministres la traversaient de tout leur possible. Il y avait à Paris un baron d'Hohendorff fort attaché au prince Eugène, dont il avait été aide de camp pendant la dernière guerre. Il se prétendait autorisé de lettres de créance de l'empereur qu'il avait même montrées du temps que Penterrieder était à Paris comme secrétaire de l'empereur, et véritablement chargé de ses affaires. Cet Hohendorff avait même alors proposé au régent une alliance avec l'empereur, qui n'avait pas eu de suite. Cet homme ne cessait d'échauffer la vivacité de Stairs, d'ailleurs si contraire au traité, parce qu'il avait été tiré de ses mains pour être porté à la Haye puis à Hanovre entre Stanhope et l'abbé Dubois, et parce qu'il baissait la France. Hohendorff lui disait continuellement que le régent tromperait les Anglais, et que le Prétendant ne sortirait point d'Avignon. On excitait d'un autre côté la Suède, à qui on persuadait faussement que la France sacrifierait ses intérêts au roi d'Angleterre, et lui garantirait la possession de Brème et de Verden qu'il lui avait usurpés, tellement que l'ambassadeur de Suède, qui, de tout temps, était attaché à la France, en prit des impressions qui lui firent tenir des discours peu mesurés. Les affaires du roi son maître prenaient une face plus riante. Ses ennemis avaient assemblé de grandes forces pour faire une descente dans la province de Schonen, et envahir après la Suède : le czar était à Copenhague en dessein de passer la mer, et de commander cette expédition. Il s'y brouilla avec le roi de Danemark, au point que l'entreprise fut différée au printemps, les troupes renvoyées et les dépenses inutiles, qui avaient été fort à charge au Danemark; le roi de Suède n'en put profiter. Il avait des troupes, mais ni argent ni marine: il voulut acheter quelques vaisseaux en France et en Hollande, où était pour lors le baron de Goertz qui était chargé de ses finances, et qu'il y avait envoyé. Il lui dépêcha donc un officier, et un autre au baron Spaar, son ambassadeur en France pour cet achat. Il envoya par cette voie ordre à Spaar de cultiver les bannes dispositions de la France, de lui persuader qu'il voulait la paix, et de presser le payement des subsides qu'elle lui donnait. Il n'osait même avec ses ministres s'expliquer qu'en termes généraux sur ses desseins secrets, tant les bruits dont on vient de parler lui faisaient craindre un trop entier engagement de la France avec l'Angleterre.

Quelque désir qu'eût l'Espagne de prendre avec cette dernière couronne des liaisons particulières, Albéroni ne voulait faire avec elle de traité que totalement séparé et détaché de celui de la France. Les vues sur l'avenir, et sur lesquelles il évitait soigneusement de s'expliquer, ne convenaient point avec une alliance commune. Persuadé que le régent ne lui pardonnerait pas, il ne cessait d'assurer le roi et la reine d'Espagne qu'ils ne devaient jamais compter sur la bonne foi ni sur les paroles de ce prince. Il n'ignorait pas que le génie et les désirs de cette princesse étaient entièrement tournés vers le trône de France en cas de malheur. Elle sentait l'importance de cacher ce sentiment pour ne pas s'exposer à perdre le certain pour l'incertain, et [craignait] ce que penseraient les Espagnols, et ce qu'ils diraient, si, après ce qu'ils avaient fait et souffert depuis quinze ans pour soutenir leur roi sur le trône, il les exposait par son abandon à recevoir un nouveau roi de la main des Anglais et des Hollandais. Albéroni lui disait que ces deux puissances disposeraient absolument des couronnes de France et d'Espagne, et que c'était pour cela que M. le duc d'Orléans n'oubliait rien pour les gagner. Albéroni néanmoins réfléchissait quelquefois sur le danger qu'il y aurait pour le roi et pour la reine à changer de couronne, encore plus pour lui-même. Il se représentait les Français turbulents volages, hardis; il était agité de la multitude des princes du sang capables avec le temps d'inquiéter le souverain, et qui deviendraient comme des chevaux indomptés et sans bride ni frein, si la minorité durait: le parlement de Paris lui paraissait devenu, comme autrefois, le correctif et le fléau de l'autorité royale. Il concluait de ces réflexions que, si la monarchie d'Espagne pouvait se rétablir, le roi d'Espagne aurait fort à balancer sur le choix d'un royaume qu'il acquerrait et qu'il gouvernerait très difficilement, ou d'un autre dont il était en possession, qu'il pouvait gouverner despotiquement et comme en dormant. En effet, il n'y a point de pays où la soumission soit plus entière qu'en Espagne, ni où la volonté et l'autorité du roi sait plus affranchies de toutes farines, ni plus à couvert de toute résistance.

Tandis qu'on était si intérieurement occupé en Espagne des futurs contingents, je puis dire avec la plus exacte vérité que c'est la chose dont M. le duc d'Orléans le fut toujours le moins. Il est des vraisemblances qui n'ont aucune vérité, et des vérités qui n'ont point de vraisemblances. Celle-ci est de ce nombre au premier degré, et je ne crois pas que, depuis qu'il est dans l'univers des monarchies héréditaires, aucun héritier collatéral immédiat s'en soit moins soucié, y ait moins pensé, qui ait plus sincèrement désiré que la succession ne s'ouvrit point; dirai-je tout, et le croira-t-on? qui ait été moins touché, plus embarrassé, plus importuné de porter la couronne. Jamais en aucun temps rien même d'indirect là-dessus; jamais quoi que ce soit sur cette matière dans aucun des conseils; et si quelquefois l'indispensable connexité des affaires étrangères l'ont amené dans le cabinet du régent entre deux au trois de ses plus confidents, elle ne s'y traitait précisément que par nécessité, simplement, courtement, même avec une sorte de contrainte sans parenthèses, sans rien d'inutile, comme on aurait raisonné sur la succession d'Angleterre ou de l'empereur. Les plus familiers connaissaient si bien M. le duc d'Orléans sur ce sujet, qu'il n'est arrivé à pas un d'eux de laisser échapper devant lui aucune sorte de flatterie là-dessus. Je suis peut-être celui avec qui cela a le plus été traité tête à tête avec lui à propos de sa conduite, des affaires étrangères, dont il me disait tout ce qui ne passait pas au conseil, à propos encore des finances et de la constitution. À la vérité il ne voulait pas perdre son droit. Je l'y fortifiais même; mais il n'en était touché que du côté de son honneur et de sa sûreté, desquels il ne se pouvait agir que le malheur ne fût arrivé, considérations qui au contraire le lui faisaient craindre. Alors nous nous en parlions comme de toute autre sorte d'affaire importante. Il ne se cachait pas de moi ainsi tête à tête; et je le connaissais trop pour qu'il y eût réussi. Jamais je ne l'ai surpris an aucun chatouillement là-dessus, aucun air de joie, aucune échappée flatteuse, jamais [à] en prolonger le raisonnement. Je n'outrerai rien quand je dirai que cela allait à l'insipidité et à une sorte d'apathie, que je sens qui m'aurait impatienté. Si le fils de Mgr le duc de Bourgogne m'eût été moins tendrement et précieusement cher, et qu'il se fût agi de succéder à un autre.

On a vu plusieurs fois dans ces Mémoires que le feu roi avait fait du lieutenant de police de Paris, une espèce de ministre secret et confident, une sorte d'inquisiteur dont les successeurs de La Reynie, par qui commencèrent ces fonctions importantes, mais obscures, étendirent beaucoup le champ pour se donner plus de relations avec le roi, et cheminer mieux vers l'importance, l'autorité, la fortune. Le régent, moins autorisé que le feu roi, et qui avait plus de raisons que lui d'être informé et d'arrêter les intrigues, trouva dans cette place Argenson, qu'on a vu qui avait su se faire valoir à lui de l'affaire du cordelier, amené par M. de Chalais, et en avait, je crois, à bon marché, acquis les bonnes grâces. Argenson, qui avait beaucoup d'esprit, et qui avait désiré cette place comme l'entrée, la base et le chemin de sa fortune, l'exerçait très supérieurement, et le régent se servit de son ministère avec beaucoup de liberté. Le parlement, qui n'était attentif qu'à faire valoir partout son autorité, pour le moins comme en compétence avec celle du régent, souffrait avec impatience ce qu'il appelait les entreprises de la cour. Il voulait se dédommager du silence qu'il avait été forcé de garder là-dessus sous le dernier règne, et reprendre aux dépens du régent tout ce qu'il avait perdu sur les fonctions de la police, dont il est le supérieur. Le lieutenant de police lui en est comptable, jusque-là qu'il en reçoit les ordres, même les réprimandes à l'audience publique, debout et découvert à la barre du parlement, de la bouche du premier président ou de celui qui préside, qui ne l'appelle ni maître ni monsieur, mais nûment par son nom, quoique le lieutenant de police se soit trouvé les recevoir étant alors conseiller d'État. Le parlement voulut donc humilier d'Argenson qu'il haïssait du temps du feu roi, donner au régent une dure et honteuse férule, préparer pis à son lieutenant de police, faire parade et preuve de son pouvoir, en effrayer le public, et s'arroger celui de borner celui du régent.

Argenson s'était souvent servi sous l'autre règne, et quelquefois depuis, d'un drôle intelligent et adroit, qui était fort à sa main, et qui se nommait Pomereu, pour des découvertes, pour faire arrêter des gens, et quelquefois les garder chez lui quelque temps. Le parlement crut avec raison qu'en faisant arrêter cet homme sous d'autres prétextes, il trouverait le bout d'un fil qui le conduirait en bien des tortuosités curieuses et secrètes qui donneraient beau jeu à son dessein, et le parerait en même temps lui-même de la protection de la sûreté publique, contre la tyrannie des enlèvements obscurs et des chartres privées. Il se servit pour cela de la chambre de justice pour y paraître moins, mais composée de ses membres, qui souffla si bien les procédures de peur d'être arrêtée en chemin, que le premier soupçon qu'on en put avoir fut d'apprendre que Pomereu était par arrêt de cette chambre dans les prisons de la Conciergerie, qui sont celles du parlement. Argenson, qui en eut l'avis tout aussitôt, alla au moment même trouver le régent, qui à l'instant fit expédier une lettre de cachet, avec laquelle il envoya main-forte pour tirer Pomereu de prison, si le geôlier faisait la moindre difficulté de le remettre aux porteurs de la lettre de cachet, lequel n'en osa faire aucune. L'exécution fut si prompte que cet homme ne fut pas une fleure dans la prison, et que ceux qui l'y avaient mis n'eurent pas le temps d'ouvrir un coffre de papiers, qui avait été transporté avec lui à la Conciergerie, et qu'on eut grand soin d'emporter en l'en tirant. En même temps on écarta, et on mit à couvert tout ce qui pouvait avoir trait à cet homme, et aux choses où il avait été employé. On peut juger du dépit du parlement de se voir si hautement et si subitement enlever une proie dont il comptait faire un si grand usage; il n'oublia donc rien pour émouvoir le public par ses plaintes et par ses cris contre un tel attentat à la justice. La chambre de justice députa au régent qui se moqua d'elle, en permettant gravement aux députés de faire reprendre leur prisonnier, mais sans leur dire un seul mot sur sa sortie de prison. Il était dans Paris en lieu où on ne craignait personne. La chambre de justice sentit la dérision et cessa de travailler. Elle crut embarrasser le régent, mais c'eût été à leurs propres dépens. Cela ne dura qu'un jour au deux. Le duc de Noailles alla leur parler; ils comprirent qu'il n'en serait autre chose; que s'ils s'opiniâtraient on se passerait d'eux, et qu'on aurait d'autres moyens d'exécuter ce qu'on [avait] entrepris contre les gens d'affaires. Ils se remirent à travailler, et le parlement en fut pour sa levée de bouclier, et n'avoir montré que sa mauvaise volonté et en même temps son impuissance.

M. le duc d'Orléans nomma gouvernante de mesdemoiselles ses filles Mme de Cheverny dont le mari était déjà gouverneur de M. le duc de Chartres. Ils en étaient l'un et l'autre fort capables, et la naissance et les emplois précédents de Cheverny honorèrent fort ces places qu'ils voulurent bien accepter.

Livry, premier maître d'hôtel du roi, obtint pour son fils la survivance de sa charge, et de conserver un brevet de retenue de quatre cent cinquante mille livres qu'il avait dessus.

Effiat, ravi d'abord d'être quelque chose, trouva enfin son mérite peu distingué par la vice-présidence du conseil des finances. Il n'y voulut plus demeurer, mais entrer dans celui de régence à la dernière place. M. le duc d'Orléans eut la pitoyable facilité de le lui accorder, à la grande satisfaction de ses bons amis le duc du Maine, le maréchal de Villeroy et le chancelier. Personne ne s'en douta que lorsque cela fut fait.

Ce prince, dont la facilité se pouvait appeler un dévoiement, accorda les honneurs du Louvre leur vie durant à Dangeau et à la comtesse de Mailly, qu'ils avaient perdus avec leurs charges de chevalier d'honneur et de dame d'atours par la mort de la dernière Dauphine. Le feu roi les leur avait donnés avec ces charges, n'y ayant lors ni reine ni Dauphine. C'en fut le premier exemple, qu'ils durent à Mme de Maintenon. Il n'y avait jamais eu que chez la reine où ces charges donnassent ces honneurs, et encore fort nouvellement; et je doute même que cela ait été du temps de la reine mère, avant le mariage du roi son fils, tout au plus avant sa régence. Pour chez les Dauphines, il n'y en avait point eu depuis la mort de François Ier jusqu'au mariage de Monseigneur; car la trop fameuse Marie Stuart, qui la fut un moment, garda et communiqua à François Ier, son mari, Dauphin, le nom et le rang de reine et de roi d'Écosse en l'épousant; d'où vient, pour le dire en passant, que la république de Venise a conservé de là l'usage, en écrivant à nos Dauphins, de les traiter à la royale, et de suscrire leur lettre au roi dauphin.

On a vu en son lieu, ici, à propos de Mme de Maintenon, qu'au mariage de Monseigneur elle voulut avoir une dame d'honneur de sa confiance; que pour cela on fit passer la duchesse de Richelieu, dame d'honneur de la reine, à Mme la Dauphine; que pour payer sa complaisance on fit présent au duc de Richelieu de la charge de chevalier d'honneur, avec permission dès lors de la vendre tout ce qu'il en pourrait trouver; que Mme de Maintenon voulut un titre pour se recrépir, et qui l'approchât de la Dauphine sans la contraindre pour le service; que pour cela il y eut pour le premier exemple deux dames d'atours: la maréchale de Rochefort pour l'être en effet, et Mme de Maintenon pour en avoir le nom. Ainsi le chevalier d'honneur et la première dame d'atours se trouvant avoir par eux-mêmes les honneurs du Louvre, Mme de Maintenon, à titre de seconde dame d'atours, les prit modestement, sous prétexte de l'éloignement des cours où tous les carrosses entrent de l'appartement qu'elle occupait dès lors, et qu'elle n'a jamais changé, sur le palier du grand degré vis-à-vis celui du roi. Ces honneurs du Louvre ne sont rien autre chose que le privilège d'entrer dans son carrosse, ou en chaise avec des porteurs de sa livrée, dans la cour réservée où il n'entre que les carrosses et les porteurs en livrée des gens titrés. M. de Richelieu vendit bientôt après sa charge de chevalier d'honneur cinq cent mille livres à Dangeau. La charge était bien supérieure à celle de dame d'atours. Mme de Maintenon, toujours modeste, se piqua d'honneur sur les honneurs du Louvre qu'elle avait, et les fit donner à Dangeau. Au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, Mme de Dangeau était déjà une des favorites de Mme de Maintenon, qui la fit première dame du palais, rendre à son mari pour rien la charge de chevalier d'honneur qu'il avait perdue à la mort de Mme la Dauphine, et donner celle de dame d'atours à la comtesse de Mailly, fille de son cousin germain, qu'elle avait élevée chez elle comme sa nièce, et gardée jusqu'au mariage de M. le duc de Chartres, qu'elle la fit dame d'atours, pour le premier exemple d'une petite-fille de France, comme on l'a vu en son lieu. En même temps qu'elle fit rendre à Dangeau les honneurs du Louvre, sur son exemple à elle, elle les fit donner à la comtesse de Mailly. C'était une grâce de peu d'usage pour ces deux personnes. Dangeau était dans une grande vieillesse et hors de gamme par le total changement de la cour, ne sortait presque plus de chez lui, ni sa femme non plus, très pieuse et très retirée; et la comtesse de Mailly tombée tout à fait dans l'obscurité, et passant sa vie au fond de la Picardie, d'où elle ne revint que pour être dame d'atours de la reine, par l'intrigue de ses enfants sans qu'elle y eût même pensé. Mais c'était pourtant une grâce qu'ils ne méritaient pas de M. le duc d'Orléans. Tous deux lui étaient fort apposés. Dangeau, avec toute sa fadeur et sa politique, ne peut se contenir là-dessus dans l'espèce de gazette qu'il a laissée, dont on parlera ailleurs. Il n'avait jamais été de rien; mais son commerce et sa société à la cour du feu roi n'était qu'avec tout ce qui était le plus contraire à M. le duc d'Orléans. C'était plaire alors, et le bon air. Son attachement servile à Mme de Maintenon, et à tout ce qu'elle aimait, celui de Mme de Mailly à cette tante, leur avaient fait épouser ses passions, desquelles après ils ne purent se défaire.

La fête de la Toussaint fit du bruit et des querelles. Le roi entend ce jour-là une grand'messe pontificale, vêpres et le sermon l'après-dînée. Celui qui le fait prêche l'Avent devant le roi, et c'est le grand aumônier qui nomme de droit les prédicateurs de la chapelle. Le cardinal de Rohan, qui n'ignorait ni ne pouvait ignorer l'interdiction des jésuites, en voulut nommer un, mais dont le nom pût soutenir l'entreprise. Il choisit le P. de La Ferté, frère du feu duc de La Ferté, dont la veuve était soeur de la duchesse de Ventadour; et le P. de La Ferté accepta sur la parole du cardinal de Rohan, sans voir ni faire rien dire au cardinal de Noailles. Ce cardinal apprit cette nouvelle aux derniers jours d'octobre, qui jusqu'alors avait été tenue fort secrète. Il n'eut pas peine à comprendre que cette affectation de nommer un jésuite ne pouvait avoir d'objet qu'une insulte, tant à sa personne qu'à sa qualité de diocésain. Rien n'était plus aisé que de la rendre inutile. Il avait interdit les jésuites; il n'y avait qu'à faire signifier au P. de La Ferté une interdiction personnelle de la messe, du confessionnal et de la chaire. Il usait de son droit qui ne pouvait lui être contesté, comme le cardinal de Rohan avait usé du sien, mais avec entreprise contre l'interdiction générale de l'ordinaire, au lieu qu'il n'y aurait eu rien à reprendre dans cette démarche très régulière du cardinal de Noailles. Sa douceur si souvent déplacée, et mal employée, ne voulut pas faire cette manière d'éclat qui n'eût été que la suite forcée de celui qui était déjà fait, et il prit le mauvais parti de nommer un prédicateur pour la chapelle, au lieu du P. de La Ferté, dont il n'avait pas le droit. Le cardinal de Rohan, ravi de lui voir prendre le change, et de n'avoir qu'à soutenir son droit, le maintint de façon qu'il fallut porter la chose devant M. le duc d'Orléans.

Le crédit, où le duc de Noailles était pour lors, l'eût emporté d'un mot, s'il avait voulu le dire; mais dès la mort du roi tout était tourné en lui au personnel, mieux caché auparavant. Il n'avait jamais perdu son grand objet de vue: il voulait être premier ministre. Son crédit, la part que le régent lui donnait de tout, et les commissions qu'il s'en attirait pour tout, lui en augmentaient les espérances; il en voulait ranger les obstacles de tous les côtés. Il frayait déjà avec les cardinaux de Rohan et Bissy, et avec les jésuites; il n'avait donc garde de les choquer pour un oncle dont il n'avait plus besoin, et dont la cause lui pouvait faire embarras, tandis qu'en ne disant mot, et lui laissant démêler cette affaire particulière sans s'en mêler, il se faisait un mérite envers ceux qu'il cultivait, qui pouvait tourner en preuve qu'ils n'avaient rien à craindre de lui sur celle de la Constitution, par conséquent leur ôter l'envie de le traverser et de le barrer dans le chemin au premier ministère. À son défaut M. de Châlons, son autre oncle, intimement uni avec le cardinal son frère, mais qui, en affaires du monde, n'était pas grand clerc, alla nasiller coup sur coup au régent, qui emporté par ses plus vrais ennemis, Mme de Ventadour, le maréchal de Villeroy, Effiat, Besons, son P. du Trévoux, celui-ci sot et point méchant, et qu'il ménageait et traitait tous comme ses amis intimes, décida pour le P. de La Ferté, et le fit prêcher au scandale de tout le monde non confit en cabale de Constitution; car ceux même qui de bonne foi et sans vue de fortune étaient pour la Constitution détestèrent cette entreprise.

M. de Fréjus commença, à la même fête, tout petit garçon qu'il était encore, à montrer les cornes au cardinal de Noailles, et à vérifier la prophétie que le feu roi lui avait faite, lorsqu'à force de reins il lui arracha l'évêché de Fréjus pour l'abbé Fleury: qu'il se repentirait de l'avoir fait évêque. Le roi l'entendait de ses moeurs et de sa conduite; et véritablement alors, qui aurait pu l'entendre autrement? M. de Fréjus dit pontificalement la grand'messe devant le roi sans en demander permission ni en faire la moindre civilité, suivant le droit et la coutume jusque-là non interrompue, au cardinal de Noailles, qui le sentit et le méprisa. L'après-dînée, à vêpres, la duchesse de La Ferté quêta à l'issue du sermon de son beau-frère. Ce fut une autre nouveauté de voir quêter une vieille femme; mais elle voulut par là courtiser la soeur, et le triomphe du cardinal de Rohan sur toutes règles de discipline. Cette même messe fit une autre querelle. L'abbé de Breteuil, mort depuis évêque de Rennes, y parut sur un tabouret, en rochet et camail noir, joignant le prie-Dieu du roi à gauche en avant, comme maître de la chapelle, [charge] qu'il avait achetée du cardinal de Polignac. Les aumôniers du roi, qui sont là debout en rochet avec le manteau noir par-dessus, se plaignirent de cette comparution de l'abbé de Breteuil, et traitèrent son tabouret et son camail d'entreprise, parce qu'il n'était pas évêque. Les plaintes en furent portées à M. le duc d'Orléans qui, perquisition faite, condamna l'abbé de Breteuil. Le cardinal de Rohan ne laissa pas de se trouver embarrassé de soutenir pendant tout l'Avent son entreprise, quoiqu'il en eût eu l'avantage. Il crut qu'après l'avoir remportée, le plus sage était le parti de la modération, mais sans y paraître à découvert. Huit jours après la Toussaint, le P. de La Ferté alla dire à M. le duc d'Orléans qu'il le suppliait de le dispenser de prêcher l'Avent devant le roi, parce qu'il ne voulait point être un sujet de discorde entre le cardinal de Noailles et le cardinal de Rohan. M. le duc d'Orléans le prit au mot avidement, et lui dit qu'il l'en louait fort, et qu'il le soulageait beaucoup. Ce P. de La Ferté avait été séduit au collège, et s'était fait jésuite malgré le maréchal son père, qui fit tout ce qu'il put pour l'en empêcher; et qui n'en parlait qu'avec emportement. Il était grand, très bien fait, très bel homme, ressemblait fort an duc de La Ferté son frère dont il avait toutes les manières, et n'était point du tout fait pour être jésuite. Il était éloquent et savait assez, beaucoup d'esprit et d'agrément; le jugement n'y répondait pas. Il prêchait bien sans être des premiers prédicateurs. On traîna un jour le duc de La Ferté à son sermon, dont après on lui demanda son avis: L'acteur, dit-il, m'a paru assez bon, mais la pièce assez mauvaise. Le P. de La Ferté ne s'était pas toujours bien accordé avec les jésuites; il ne fut pas, je crois, sans repentir de s'être laissé enrôler par eux. Sans ses voeux, il aurait été duc et pair à la mort de son frère, qui ne laissa point d'enfants. À la fin les jésuites et lui, lassés de lui et lui d'eux, le malmenèrent, puis le confinèrent à la Flèche où il vécut peu et tristement, et y mourut encore assez peu âgé. Le cardinal de Noailles interdit les trois maisons des jésuites de Paris, et ôta les pouvoirs au peu à qui il les avait laissés.

En ce même temps l'abbé Fleury, qui avait été sous-précepteur des trois princes fils de Monseigneur jusqu'à la fin de leur éducation, fut nommé confesseur du roi. Le maréchal de Villeroy ni M. de Fréjus n'y voulaient point de jésuite. L'emploi précédent, sans avoir eu part à la disgrâce de M. de Cambrai, l'y porta. Il avait vécu à la cour dans une grande retraite et dans une grande piété toute sa vie, fort caché depuis que son emploi avait cessé. Il n'avait pris aucune part à l'affaire de la Constitution, parce qu'il ne songea jamais à être évêque, et que, n'étant point en place qui l'y obligeât, il aima mieux demeurer en paix à ses études. L'exacte et savante Histoire ecclésiastique qu'on a de lui, et ses excellentes et savantes préfaces en forme de discours au-devant de chacun des livres qui composent ce grand ouvrage, rendront à jamais témoignage de son savoir et de son amour pour la vérité. Il eut peine à consentir à son choix; il [ne] s'y détermina que par l'âge du roi, où il n'y avait rien à craindre, et par le sien, qui lui donnerait bientôt prétexte de se retirer, comme il fit en effet avant qu'il pût avoir lieu de craindre son ministère, pendant lequel il ne parut que pour la pure nécessité.

Mme d'Armenonville mourut de la petite vérole, qui fit sur jeunes et vieux bien du ravage toute cette année. Peu de jours après la duchesse de Richelieu en mourut aussi sans enfants. Elle était fille unique du marquis de Noailles, frère du cardinal et de la duchesse de Richelieu, troisième femme du père de son mari. C'était une très jeune femme, mais de vertu, d'esprit et de beaucoup de mérite, que le bel air de son mari n'avait pas rendue heureuse.

Le maréchal de Châteaurenaud mourut à plus de quatre-vingts ans. C'était un fort homme d'honneur; très brave, très bon homme, et très grand et heureux homme de mer, où il avait eu de belles actions, que le malheur même de Vigo ne put ternir. Avec tout cela, il se peut dire qu'il n'avait pas le sens commun. Son fils unique avait épousé une dernière soeur du duc de Noailles, par où il avait eu la survivance de la grande lieutenance générale de Bretagne qu'avait son père. Trois jours avant sa mort, le duc de Noailles avait furtivement obtenu et fait expédier sur-le-champ un brevet de retenue de cent vingt mille livres pour sa soeur, sur la charge de vice-amiral, qui jamais n'avait été vendue, et qui fut présenté à Coetlogon, premier lieutenant général qui la demanda, qui ne s'attendait à rien moins qu'à cette apparition, et qui n'en voulut pas payer un denier. C'était, aussi bien que Châteaurenaud, un des plus braves hommes et des meilleurs hommes de mer qu'il y eût. Sa douceur, sa justice, sa probité et sa vertu ne furent pas moindres. Il avait acquis l'affection et l'estime de toute la marine, et plusieurs actions brillantes lui avaient fait beaucoup de réputation chez les étrangers. Il avait du sens avec un esprit médiocre, mais fort suivi et appliqué. On fut honteux à la fin de cette espièglerie de brevet de retenue, pour n'en dire pis, et sans lui plus rien demander on lui donna la vice-amirauté. Le duc de Noailles rapporta le brevet de retenue à M. le duc d'Orléans, qui le jeta au feu, et fit donner les cent vingt mille livres aux dépens du roi, que le duc de Noailles fit payer à sa soeur en grand ministre qui ne négligeait rien. Je dépasserai tout de suite le temps de ces Mémoires sur Coetlogon, en faveur de sa vertu et de la singularité du fait.

M. le Duc, devenu premier ministre sous les volontés de Mme de Prie, sa funeste maîtresse, et tous les deux sous la fatale tutelle des frères Pâris, fit, au premier jour de l'an 1724, une promotion de maréchaux de France et une de chevaliers de l'ordre, toutes deux fort ridicules. Il donna l'ordre à Coetlogon, aussi mal à propos qu'il ne le fit point maréchal de France, au scandale de la marine, de toute la France et de tous les étrangers qui le connaissaient de réputation. Coetlogon en fut vivement touché; mais, consolé par le cri public, il n'en fit aucune plainte, et s'enveloppa dans sa vertu et dans sa modestie. Quelques années après, étant fort vieux, il se retira dans une des maisons de retraite du noviciat des jésuites, où il ne pensa plus qu'à son salut par toutes sortes de bonnes oeuvres. Alors d'Antin et le comte de Toulouse, qui avait épousé la veuve de son fils, soeur du duc de Noailles, laquelle en avait eu deux fils, songèrent à faire donner au cadet de ces deux petits-fils de d'Antin tout jeune, la vice-amirauté de Coetlogon, pour, avec l'appui du comte de Toulouse, amiral, son beau-père, voler de là rapidement au bâton de maréchal de France. Ils le proposèrent à Coetlogon, ils lui offrirent tout l'argent qu'il en voudrait tirer; enfin ils lui montrèrent le bâton de maréchal de France, qu'il avait si bien mérité. Coetlogon demeura inflexible, dit qu'il ne vendrait point ce qu'il n'avait pas voulu acheter, protesta qu'il ne ferait point ce tort au corps de la marine de priver de leur fortune ceux que leurs services et leur ancienneté devaient faire arriver après lui. On sut cette généreuse réponse, moins par lui que par les gens qui lui avaient été détachés, et par les plaintes du peu de succès. Le public y applaudit et la marine en fut comblée. Peu après il tomba malade de la maladie dont il mourut.

Son neveu, car il n'avait point été marié, touché de la privation pour sa famille de l'illustration que son oncle avait si bien méritée, fit tant que le comte de Toulouse obtint du cardinal Fleury, premier ministre alors, le bâton de maréchal de France pour Coetlogon qui se mourait, qui ne savait rien de ce que faisait son neveu, et qui n'en pouvait plus jouir. Son confesseur lui annonça cet honneur. Il répandit qu'autrefois il y aurait été fort sensible; mais qu'il lui était entièrement indifférent dans ces moments, où, il voyait plus que jamais le néant du monde qu'il fallait quitter, et le pria de ne lui parler plus que de Dieu, dont il ne fit plus que s'occuper uniquement. Il mourut quatre jours après sans avoir pensé un instant à son bâton. Cette promotion singulière rappela celle de M. de Castelnau, et la fourberie du cardinal Mazarin que le cardinal Fleury s'applaudit d'avoir si bien imitée.

La duchesse d'Orval mourut à quatre-vingt-dix ans. Elle était belle-fille du célèbre Maximilien de Béthune, premier duc de Sully, et belle-soeur du fameux duc de Rohan. M. d'Orval fut chevalier de l'ordre en 1633, et duc à brevet en 1652. Il avait été, dès 1627, premier écuyer de la reine Anne d'Autriche; et il était veuf de la fille du maréchal duc de La Force, duquel mariage le duc de Sully d'aujourd'hui est arrière-petit-fils. La duchesse d'Orval était Harville, soeur de Palaiseau.

D'Aguesseau, conseiller d'État et du conseil royal des finances du feu roi, et de celui des finances d'alors, mourut en même temps à quatre-vingt-deux ans; père du procureur général, qui tôt après fut fait chancelier. C'était un petit homme de basse mine, qui, avec beaucoup d'esprit et de lumières, avait toute sa vie été un modèle, mais aimable, de vertu, de piété, d'intégrité, d'exactitude dans toutes tes grandes commissions de son état par où il avait passé, de douceur et de modestie, qui allait jusqu'à l'humilité, et représentant au naturel ces vénérables et savants magistrats de l'ancienne roche qui sont disparus avec lui, soit dans ses meubles et son petit équipage, soit dans sa table et son maintien. Sa femme était de la même trempe, avec beaucoup d'esprit. Il n'avait aucune pédanterie; la bonté et la justice semblaient sortir de son front. Il avait laissé en Languedoc, où il avait été intendant, les regrets publics et la vénération de tout le mande. Son esprit était si juste et si précis que les lettres qu'il écrivait des lieux de ses différents emplois disaient tout sans qu'on ait jamais pu faire d'extrait de pas une. Je fis tout ce que je pus pour obtenir sa place de conseiller d'État pour Le Guerchois, son gendre, intendant de Franche-Comté, mon ami particulier, depuis bien des années que lui et sa famille m'avaient si bien servi à Rouen dans le procès qu'on a vu en son lieu que j y gagnai contre le duc de Brissac et la duchesse d'Aumont. Je n'en pus venir à bout, parce qu'en même temps Bâville, ce funeste roi de Languedoc plutôt qu'intendant, demanda à se démettre de sa place de conseiller d'État en faveur de Courson, son fils. M. le duc d'Orléans, qui vit la conséquence de l'exemple, et ne voulant pas le refuser, la donna à Saint-Contest, et celle que je demandais à Courson; mais je n'eus pas longtemps à attendre. En même temps les conseillers d'État obligèrent Saint-Contest à quitter le conseil de guerre, pour n'y pas céder aux gens de qualité qui en étaient. On a vu en son temps la naissance de cette rare prétention lorsque La Houssaye, conseiller d'État et intendant d'Alsace, fut nommé en troisième pour le congrès de Bade, où il ne voulut pas céder au comte du Luc. On a vu en son lieu que le feu roi s'en moqua; mais il le souffrit, et nomma Saint-Contest, maître des requêtes alors et intendant de Metz, pour aller à Bade.

L'empereur fit, par le prince Eugène la, conquête de Temeswar, en Hongrie, et perdit son fils unique âgé de sept mois.

La duchesse de Saint-Aignan alla trouver son mari en Espagne, pour lequel j'obtins une gratification qu'elle emporta. Elle fut de trente mille livres.

M. d'Étampes mourut dans un âge avancé. Il était riche, honnête homme et fort brave. Il avait été chevalier d'honneur de Madame, puis capitaine des gardes de Monsieur, qui le fit chevalier de l'ordre en 1688 de la façon qu'on l'a raconté en son temps. Il était petit-fils du maréchal d'Étampes, et par ses grand'mères des maréchaux de Fervaques et Praslin. Son père était premier écuyer de Monsieur, frère de Louis XIII; et sa mère était fille de Puysieux, secrétaire d'État, et de sa seconde femme, Ch. d'Étampes-Valencey, dont un frère s'avisa, pour le premier de sa race, de se faire de robe, et fut conseiller d'État, qu'elle n'appelait jamais que mon frère le bâtard, parce que son frère aîné était chevalier du Saint-Esprit, grand maréchal des logis et gouverneur de Montpellier et de Calais, un autre archevêque de Reims, un autre cardinal, et sa soeur mariée au maréchal de La Châtre. Cette Mme de Puysieux avait un grand crédit sur la reine mère, et dans le monde une considération singulière. Elle maria son fils à la soeur du duc de La Rochefoucauld, favori de Louis XIV, et le ruina en dépenses extravagantes, entre autres à manger pour cent mille écus de collets de points de Gênes, qui étaient fort à la mode alors. Puysieux, mort chevalier de l'ordre, son frère l'évêque de Soissons, et Sillery père de Puysieux d'aujourd'hui, étaient ses petits-fils.

En même temps mourut la comtesse de Roucy, sans nous donner signe de vie ni de repentir. J'ai été trop de ses amis, et j'en ai été trop mal payé depuis, pour vouloir rien dire d'elle, d'autant que j'ai suffisamment exposé ma conduite et la sienne, et celle de son mari, dans l'éclat qu'ils jugèrent à propos de faire pour essayer vainement d'obtenir une charge de capitaine des gardes du corps.

Peu après mourut à Paris Mme Fouquet dans une grande piété, dans une grande retraite et dans un exercice continuel de bonnes oeuvres toute sa vie. Elle était veuve de Nicolas Fouquet, célèbre par ses malheurs, qui, après avoir été huit ans surintendant des finances, paya les millions que le cardinal Mazarin avait pris la jalousie de MM. Le Tellier et Colbert; un peu trop de galanterie et de splendeur, et trente-quatre ans de prison à Pignerol, parce qu'on ne put lui faire pis malgré tout le crédit des ministres et l'autorité du roi, dont ils abusèrent jusqu'à avoir mis tout en oeuvre pour le faire périr. Il mourut à Pignerol en 1680, à soixante-cinq ans, tout occupé depuis longues années de son salut. Lui et cette dernière femme, grand'mère de Belle-Île, seraient maintenant bien étonnés de la monstrueuse et complète fortune qu'il a su faire, et par quels degrés il y est parvenu. Cette Mme Fouquet était soeur de Castille, père du père de Mme de Guise. Il s'appelait Montjeu, était trésorier de l'épargne, et sa mère était fille du célèbre président Jeannin. Il avait acheté en 1657 du président de Novion, qui fut depuis premier président et ôté de place pour ses friponneries, la charge de greffier de l'ordre. On l'arrêta en même temps que M. Fouquet, et on lui ôta ses deux charges et le cordon bleu. Sa résistance à donner sa démission de celle de greffier de l'ordre la fit donner par commission à Châteauneuf, secrétaire d'État, qui l'eut longtemps de la sorte, jusqu'à ce que le titulaire, lassé de tant d'années d'exil, donna enfin sa démission. Je raconte en deux mots ces vieilleries parce qu'elles sont pour la plupart oubliées, et que, par la postérité qui en reste, elles méritent qu'on s'en souvienne quelquefois.

M. le duc d'Orléans qui, sans distinction pour le moins, lâchait tout à amis et plus encore à ennemis, que cela ne lui réconciliait pas le moins du monde, donna au maréchal de Montesquiou, tout à M. du Maine, le commandement de Bretagne, et la commission d'en tenir les états qu'avait le maréchal de Châteaurenaud; cent mille écus de brevet de retenue au grand prévôt sur sa charge fort inutilement; au duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps, et au duc de Guiche, colonel du régiment des gardes, la survivance de leurs charges pour leurs fils aînés tout jeunes, et celle encore de leurs gouvernements. Le duc de Tresmes eut aussi pour son fils aîné la survivance de sa charge de premier gentilhomme de la chambre.

Il fit au comte de Hanau une grâce également étrange et préjudiciable à l'État. Ce comte, le premier de l'empire, et qui vivait delà le Rhin avec une cour de souverain, dont il avait les États et les richesses, avait, pour un grand revenu et un vaste domaine de morceaux différents, des fiefs situés dans le pays Messin, qui étaient tous masculins, et tombaient, faute d'hoirs mâles, à la nomination du roi les uns, et les autres à celle de l'évêque de Metz; mais qui retombaient à celle du roi, par les difficultés qui avaient arrêté jusqu'alors la foi et hommage des évêques de Metz qui ne l'avaient pas rendue. Le comte de Hanau n'avait point de garçons, mais une seule fille, à qui il voulut donner ses fiefs en la mariant à un prince de Hesse-Darmstadt. C'est à quoi M. le duc d'Orléans consentit le plus légèrement du monde, et lui fit promptement expédier tout ce qui était nécessaire pour la solidité. Il est vrai qu'il n'y avait point d'ouverture de fief, puisque le comte d'Hanau était plein de vie, mais il n'y avait qu'à attendre sans faire cette très inutile grâce anticipée à un seigneur allemand pour marier sa fille à un autre Allemand, tous deux sujets de l'empire, tous deux delà Rhin, tous deux qui ne pouvaient jamais servir ou nuire, et laisser au roi à faire, à la mort du comte d'Hanau, de riches présents domaniaux qui se présentent si rarement à faire, pour récompenser des seigneurs français dont tant se ruinent à son service, et se défaire de ces princes allemands avec qui [il faut] compter pour de grandes terres au milieu, pour ainsi dire, du royaume, qui y font des amis et des espions.

Le duc de La Force, qui grillait d'être de quelque chose, et qui en était bien capable, intrigua si bien qu'il eut la place de vice-président du conseil des finances qu'avait quittée le marquis d'Effiat, dont les appointements étaient de vingt mille livres de rente. Je lui représentai qu'il ne lui convenait pas de se parer de la robe sale d'Effiat, d'être en troisième avec le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles, et parmi un tas de gens de robe qui y faisaient tout, et qui ne le reconnaîtraient en rien, parce que Rouillé y était maître absolu sous le duc de Noailles, que la matière de ce conseil était sale de sa nature, odieuse presque en tout, dont les règles du dérèglement, les formes, le jargon étaient fort dégoûtants. J'ajoutai qu'il n'y serait de rien, par conséquent méprisé, ou que s'il voulait se mêler de quelque chose, il se soulèverait toute cette robe qui se croirait dérobée par un intrus, et qui vivrait avec lui en conséquence, et donnerait une jalousie au duc de Noailles et un dépit de se voir éclairé, dont sûrement il le ferait rudement repentir dès qu'il le pourrait, parmi son sucre, son miel et ses caresses. J'ajoutai que de l'humeur dont le parlement se montrait sur tout, de la misère publique, du délabrement des finances, de la facilité du régent et [de] sa timidité trop reconnue, il en pourrait résulter dès embarras fâcheux à qui se serait mêlé des finances, et à lui plus qu'à pas un par la rage du parlement à notre égard; enfin que le temps des opérations de la chambre de justice, qu'il verrait suivies d'une grande déprédation des taxes par la facilité du régent, était encore grande raison de le déprendre du goût de cette place. Je ne me contentai pas de lui faire faire ces réflexions pour une fois. Je les réitérai plusieurs sans y gagner quoi que ce soit. L'affaire était presque faite, quand il m'en parla; à ce que je vis après, il s'était apparemment douté que je ne l'approuverais pas: aussi n'y voulus-je prendre aucune part, et elle s'acheva comme elle avait été conduite. Quand M. le duc d'Orléans me l'apprit, à qui je n'en avais pas ouvert la bouche, je ne pus m'empêcher de montrer en gros mon sentiment. Quoiqu'il me parût en être bien aise, il finit par trouver que j'avais raison ; mais à chose faite je me contentai de l'écorce, et ne voulus pas descendre au détail comme j'avais fait avec le duc de La Force. Il se trouva très malheureusement dans la suite que je n'avais que trop bien rencontré.

Broglio, gendre du chancelier Voysin, qui du temps de sa toute-puissance dans les derniers temps du feu roi lui avait fait donner un gouvernement et une inspection d'infanterie, était fils et frère aîné des maréchaux de Broglio, dont il fut toute sa vie le fléau. C'était un homme de lecture, de beaucoup d'esprit, très méchant, très avare, très noir, d'aucune sorte de mesure, pleinement et publiquement déshonoré sur le courage et sur toute sorte de chapitres; avec cela effronté, hardi, audacieux, et plein d'artifices, d'intrigues et de manèges, jusque-là que son beau-père le craignait, lui qui se faisait redouter de tout le mande. Il se piquait avec cela de la plus haute impiété et de la plus raffinée débauche, pourvu qu'il ne lui en coûtât rien, quoique fort riche. Je n'ai guère vu face d'homme mieux présenter celle d'un réprouvé que la sienne; cela frappait. Un gendre de Voysin ne devait pas être un titre pour entrer dans la familiarité de M. le duc d'Orléans, qui peut-être de tout le règne du feu roi ne lui avait jamais parlé. Je ne sais qui le lui produisit, car sa petite cour obscure, qu'il appelait ses roués et que le monde ne connaissait point sous d'autre nom, me fut toujours parfaitement étrangère. Mais Broglio s'y initia si bien qu'il fut de tous les soupers, et que de là il se mit à parler troupes en d'autres temps au régent, sous prétexte de la connaissance que leur usage et son inspection lui en avait donnée. Il s'ouvrit ainsi quelquefois le cabinet où on lui voyait porter un portefeuille. De ce travail, qui dura quelque temps deux et trois fois la semaine, sortit une augmentation de paye de six deniers par soldat, avec un profit dessus pour chaque capitaine d'infanterie, qui coûtèrent au roi pour toujours sept cent mille livres par an. Il capta pour cela quelques gens du conseil de guerre qui n'osèrent s'y opposer, dans la certitude que Broglio n'eût rien oublié pour s'en faire un mérite dans les troupes à leurs dépens, mais dont presque tout ce conseil et le public entier cria beaucoup, dans un temps de paix et de désordre des finances qui ne pouvaient suffire aux plus pressants besoins.

Broglio comptait bien se continuer du travail, et devenir par là un personnage, et il avait persuadé le régent que les troupes l'allaient porter sur les pavais. Tous deux se trompèrent lourdement M. le duc d'Orléans, par une augmentation fort pesante aux finances, qui ne se pouvait plus rétracter, qui ne tint lieu de rien, et dont le [gros] des troupes ne s'aperçut seulement pas; Broglio en ce qu'il ne mit plus le pied dans le cabinet pour aucun travail, et qu'il demeura dans l'opprobre qu'il méritait à tant de titres. Il fut enfin noyé tout à fait sous le ministère du cardinal Fleury, contre qui, en faisant sa tournée, il s'échappa en propos les plus licencieux. Le cardinal, qui en fut informé aussitôt, lui envoya ordre de revenir sur-le-champ, et, en punition de son insolence, lui ôta sa direction sans récompense, car il était devenu directeur de l'infanterie dont les appointements sont de vingt mille livres. Il demeura donc chez lui fort obscur à Paris, et fort délaissé. Quelque temps après il maria son fils à la fille de Bezwald, colonel du régiment des gardes suisses, et longtemps employé avec capacité en Pologne et dans le Nord, et voulut la clause expresse que son fils ne sertirait point, et que lui ni sa femme ne verraient jamais le roi, la reine ni la cour. Je pense que voilà le premier exemple d'une si audacieuse folie. Elle a été pleinement accomplie, et son fils a toujours vécu inconnu, et dans la dernière obscurité.

Le duc de Valentinois fut enfin reçu le 14 décembre au parlement. Les princes du sang ni bâtards ne s'y trouvèrent point; M. le duc d'Orléans le leur avait fait promettre pour éviter tout inconvénient entre eux. Il donna à d'Antin la survivance de sa charge des bâtiments pour son second fils, que depuis son mariage an appelait le marquis de Bellegarde.

M. d'Estaing maria son fils à la fille unique de Mme de Fontaine-Martel, qui était une riche et noble héritière, ce qui fut un mariage très assorti. M. le duc d'Orléans, qui, pour les raisons si honnêtes qu'on a vues ailleurs, aimait Mme de Fontaine-Martel et tout ce qui portait le nom de M. d'Arcy, son beau-frère, et qui affectionnait particulièrement M. d'Estaing, qui avait fort servi sous lui, et qui était un très galant homme, leur donna sous la cheminée la survivance du gouvernement de Douai, qui est très gros et qu'avait M. d'Estaing.

Biron, aujourd'hui si comblé d'honneurs et de richesses, et son fils aussi de son côté, était fort pauvre alors, et chargé d'une grande famille. Je l'avais fait entrer, comme on l'a vu, dans le conseil de guerre. La nécessité pousse quelquefois à d'étranges choses: il s'était enrôlé parmi les roués, et soupait presque tous les soirs chez M. le duc d'Orléans avec eux, où pour plaire il en disait des meilleures. Par ce moyen, il obtint une des plus étranges grâces que M. le duc d'Orléans pût accorder et du plus pernicieux exemple. On a vu en son lieu la désertion de Bonneval aux ennemis de la tête de son régiment en Italie, et l'infâme cause de cette désertion. Il était homme de qualité, de beaucoup d'esprit, avec du débit éloquent, de la grâce, de la capacité à la guerre, fort débauché, fort mécréant, et le pillage n'est pas chose qui effarouche les Allemands. Avec ces talents il était devenu favori du prince Eugène, logé chez lui à Vienne, défrayé, et en faisant les honneurs, et lieutenant général dans les troupes de l'empereur. Soit esprit de retour, soit désir de se nettoyer d'une fâcheuse tare, soit dessein d'espionnage et de se donner moyen de se faire valoir chez l'empereur, il désira des lettres d'abolition, et d'oser revenir se remontrer dans sa patrie. Biron en profita pour lui faire épouser une de ses filles pour rien, lui pour son dessein du crédit de Biron. L'abolition fut promise, le mariage conclu, et Bonneval avec un congé pour trois mois de l'empereur vint consommer ces deux affaires. Le régent néanmoins voulut faire approuver l'abolition au conseil de régence. Je n'en pus avoir la complaisance. J'opinai contre, et appuyai longtemps sur les raisons de n'en jamais accorder pour pareil crime. Je ne fus pas le seul, mais peu s'y opposèrent, et en peu de mots. Ainsi Bonneval vit le roi, le régent et tout le monde. Biron me l'amena chez moi. Je n'ai point vu d'homme moins embarrassé. M. de Lauzun fit la noce chez lui. Dix ou douze jours après, Bonneval s'en retourna à Vienne, et n'a pas vu sa femme depuis, qui demeura toujours chez son père. La catastrophe unique de Bonneval n'est ignorée de personne. Il y aura peut-être occasion dans la suite d'en parler.

Le maréchal de Villeroy, à l'ombre de Mme de Ventadour sa bonne amie, de l'enfance du roi, et du peu d'assiduité et de soin que ce petit âge demandait des grands officiers de son service, s'était peu à peu insinué à faire toutes leurs fonctions. Il était d'âge à se souvenir de ce qui s'était passé en pareil cas entre son père, gouverneur du feu roi, et les grands officiers de son service. Il prétendait le leur ôter, et le faire tant que le roi aurait un gouverneur, quoique condamné par l'exemple de son père; mais c'était le temps des prétentions et des entreprises de toutes les espèces, et celui des mezzo-termine si chéris de la faiblesse ou de la politique de M. le duc d'Orléans, qui ôtaient toujours quelque chose à qui avait droit et raison pour le donner à qui ne l'avait pas, et perpétuaient les divisions et les querelles. Les grand chambellan et premiers gentilshommes de la chambre, grand maître et les deux maîtres de la garde-robe présentèrent donc là-dessus un mémoire à M. le duc d'Orléans, qui se trouva bien empêché d'avoir affaire des deux côtés à si forte partie, dont la plus nombreuse, bien sûre de son droit, ne voulut tâter d'aucun tempérament, et qui étaient pour abandonner leurs fonctions avec un grand éclat, mais garder soigneusement leurs charges. Le maréchal n'eut à leur opposer que ses grands airs, son importance, son entreprise, dont un homme comme lui ne pouvait pas avoir le démenti. À la fin pourtant il l'eut, et tout du long, et sans réserve; et les grands officiers maintenus dans toutes leurs fonctions, même jusqu'à lui ôter leur service s'ils arrivaient après qu'il l'aurait commencé. Il fut outré, mais il fallut obéir à raison, droit et jugement, et n'en parler pas davantage.

L'année finit dans une grande aigreur et fort marquée entre les princes du sang et légitimés. Les deux mémoires que Davisard, avocat général du parlement de Toulouse, avait faits pour les derniers étaient peu mesurés. Il se crut au temps du feu roi. Il travailla à la manière dont le P. Daniel avait fabriqué son Histoire de France, dont on a parlé en son lieu. Il en parut deux mémoires coup sur coup. L'égalité était peu ménagée. C'était réponse au premier mémoire des princes du sang, qui, en attendant leur réplique, à laquelle on travaillait, se contraignirent peu en discours. M. le duc d'Orléans y fut mêlé de part et d'autre, pour s'autoriser de lui, parce qu'il avait vu les mémoires avant le public, et il en fut fort embarrassé. Ce prince était peut-être le seul homme de tous les pays, et de tous les âges, qui, en si place, le pût être de pareille affaire. Il avait largement éprouvé qu'il n'avait pas un plus cruel ennemi que le duc du Maine, qui, pour usurper l'autorité que lui donnait la nature, n'avait rien oublié pour le perdre, et pour le déshonorer par ce qu'il y a de plus horrible, de plus touchant, de plus odieux; qui lui avait disputé cette autorité en pleine séance au parlement; et qui, tout particulier qu'il était redevenu, établi comme il se le trouvait, dressait manifestement autel contre autel contre lui. L'apothéose à laquelle il s'était élevé avait révolté le ciel et la terre; ses artifices et les menées de Mme sa femme n'en avaient pu encore adoucir l'horreur.

Ce procès du bâtard contre le légitime, cette parité d'état et d'issue d'un double adultère public, ou d'une épouse reine, cette identité si entière entre des enfants sortis du sacrement et du crime, révoltait encore la nature, et n'intéressait pas moins le fils et la postérité de M. le duc d'Orléans que la branche de Bourbon. Ainsi justice, vérité, raison, religion, nature, intérêt de naissance, intérêt de pouvoir, intérêt d'honneur, intérêt de sûreté (déshonorerai-je tant de saintes raisons par un motif bien moins pur, mais si cher et si vif dans tous les hommes?) intérêt si puissant de vengeance, tout concourait dans M. le duc d'Orléans d'être ravi de se voir enfin en état de briser un colosse sous lequel il avait été si près d'être écrasé, et de pouvoir le mettre si facilement et si sûrement en miettes, avec la bénédiction de Dieu et l'acclamation de tous les ordres du royaume et de tout le monde en particulier, excepté une poignée d'affranchis ou de valets. Qui en sa place n'eût pas acheté bien cher le bonheur d'une telle position? Elle ne fit pas la plus légère sensation sur M. le duc d'Orléans; et pour comble de la plus incroyable apathie, un détachement de soi-même si prodigieux, et dont l'occasion aurait fait trembler les plus grands saints sur eux-mêmes, ne lui fut d'aucun mérite, ni pour ce monde, envers lequel il s'aveugla et se méprit si lourdement, ni pour l'autre vers lequel il ne fit pas la plus légère réflexion. Hélas! la main de Dieu était sur lui et sur le royaume; et il était dans cette affaire la proie et le jouet d'Effiat, et des autres gens de cette espèce que le duc du Maine avait auprès de lui, dont il ne se déliait pas, tandis qu'il y était en garde contre ses plus éprouvés serviteurs.

Comme sur le parlement, j'avais pris le parti de ne lui jamais ouvrir la bouche sur les bâtards. L'intérêt de rang, et ce qui s'était passé entre M. du Maine et moi à la fin de l'affaire du bonnet sous le feu roi, me rendait suspect, et après tout ce que nous nous étions dit dans d'autres temps l'un à l'autre, sur tout ce qui regardait les bâtards, et en particulier M. du Maine à son égard, il était honteux et empêtré avec moi, et je n'avais plus rien à lui dire. Les princes du sang avaient été fort aises de notre requête contre les bâtards qui n'avaient osé s'en fâcher, mais qui l'étaient beaucoup. Je n'avais pas pris la peine d'en rien dire au duc du Maine après qu'elle fut présentée, quoique revenus ensemble comme an l'a vu sur un pied d'honnêteté. Pour le comte de Toulouse, auprès de qui j'étais toujours nécessairement au conseil, au premier qui se tint depuis la requête présentée je lui en fis civilité, et je le priai de se souvenir que ce n'était, même fort tard, que ce que j'avais toujours dit que nous ferions, à Mme la duchesse d'Orléans et à M. [le duc] et Mme la duchesse du Maine, du vivant du roi et depuis sa mort. Cela fut honnêtement reçu, et les manières entre lui et moi n'en furent pas depuis le moins du monde altérées; M. du Maine non plus; mais je profitais et devant et après la requête de ce que je n'étais jamais de son côté pour ne m'en point approcher. Lui quelquefois venait avant qu'on se mît en place m'attaquer de politesse, et même encore depuis la requête, mais sans nous en parler. Chez eux je n'y allais jamais. Je le trouvais assez rarement chez Mme la duchesse d'Orléans, et la conversation nous allait familièrement sans parler de rien de conséquence. J'y trouvais fort sauvent M. le comte de Toulouse. Avec lui nous parlions de tout, excepté de nos affaires avec eux, et des leurs avec les princes du sang, mais jamais qu'entre Mme la duchesse d'Orléans, moi en tiers, rarement mais quelquefois la duchesse Sforze, qui ne nous fermait pas la bouche. C'était de bonne heure les après-dînées où Mme la duchesse d'Orléans n'était visible qu'à nous. Il faut maintenant parler de ce qui se passa dans les derniers mais de cette année sur les affaires étrangères.

CHAPITRE VI. §

Albéroni continue ses manèges de menaces et de promesses au pape pour hâter son drapeau; y fait une offre monstrueuse. — Sa conduite avec Aubenton. — Souplesse du jésuite. — Réflexion sur les entreprises de Rome. — Albéroni se soumet Aubenton avec éclat, qui baise le fouet dont il le frappe, et fait valoir à Rome son pouvoir et ses menaces. — Gesvres, archevêque de Bourges, trompé par le pape, qui est moqué et de plus en plus menacé et pressé par Albéroni, qui fait écrire vivement par la reine d'Espagne jusqu'à se prostituer. — Triste situation de l'Espagne. — Abattement politique du P. Daubenton, qui sacrifie à Albéroni une lettre du régent au roi d'Espagne. — Audacieux et pernicieux usage qu'en fait Albéroni. — Il fait au régent une insolence énorme. — Réflexion. — Albéroni, dans l'incertitude et l'embarras des alliances du régent, consulte Cellamare. — Efforts des Impériaux contre le traité désiré par le régent. — Conduite des Hollandais avec l'Espagne. — Conférence importante avec Beretti. — Caractère de cet ambassadeur d'Espagne. — Sentiment de Cadogan, ambassadeur d'Angleterre à la Haye, sur l'empereur. — Étrange réponse d'un roi d'Espagne au régent dictée par Albéroni, qui triomphe par des mensonges. — Albéroni profite de la peur des Turcs et de l'embarras du pape sur sa constitution Unigenitus, pour presser sa promotion par menaces et par promesses. — Offres du pape sur le clergé des Indes et d'Espagne. — Monstrueux abus de la franchise des ecclésiastiques en Espagne. — Réflexion. — Le pape ébranlé sur la promotion d'Albéroni par les cris des Espagnols, raffermi par Aubenton. — Confiance du pape en ce jésuite. — Basse politique de Cellamare et de ses frères à Rome. — Cardinal de La Trémoille dupé sur la promotion d'Albéroni, pour laquelle la reine d'Espagne écrit de nouveau. — Sentiment d'Albéroni sur les alliances traitées par le régent. — Il consulte Cellamare. — Réponse de cet ambassadeur. — Manèges des Impériaux contre les alliances que traitait le régent. — Altercations entre eux et les Hollandais sur leur traité de la Barrière, qui ouvrent les yeux à ces derniers et avancent la conclusion des alliances. — Beretti abusé. — L'Espagne veut traiter avec les Hollandais. — Froideur du Pensionnaire, qui élude.

Albéroni n'avait proprement qu'une unique affaire, c'était celle de son chapeau, à laquelle toutes celles d'Espagne, dont il était entièrement le maître, étaient subordonnées, et ne se traitaient que suivant la convenance de l'unique. Ainsi, répondant aux avis qu'on a vu qu'Aldovrandi lui avait donnés en lui mandant l'engagement que le pape avait enfin pris de lui donner un chapeau, il lui manda que, sans l'accomplissement de cette condition, la reine d'Espagne ne consentirait jamais à aucune de toutes les choses que le pape pourrait désirer, comme aussi, en recevant la grâce désirée, il promettait en récompense que le pape ne serait ni pressé ni inquiété, de la part de l'Espagne sur la promotion des couronnes, la sienne à lui étant faite. Il alla plus loin, et ce plus loin fait frémir dans la réflexion de ce que peut un ecclésiastique premier ministre, et jusqu'à quel excès monstrueux la passion d'un chapeau le transporte: il offrit à ce prix une renonciation perpétuelle du roi d'Espagne au droit de nomination de couronne. En même temps il affectait d'aimer et de louer Aubenton, parce qu'il le savait bien avant dans l'estime et dans l'affection du pape. Ces sentiments toutefois dépendaient du besoin qu'il pouvait avoir du confesseur, et de sa soumission, entière pour lui, nonobstant le crédit et la confiance que sa place lui donnait auprès du roi d'Espagne. Le jésuite en fit bientôt l'expérience. Il reçut une lettre du cardinal Paulucci, qui le pressait de faire en sorte qu'en attendant l'accommodement des deux cours, le roi d'Espagne eût la complaisance de laisser jouir le pape de la dépouille des évêques qui viendraient à mourir. C'était un des points de contestation entre les deux cours, et contre lequel le conseil d'Espagne se serait fort élevé, surtout ainsi par provision. À ce trait, pour le dire en passant, on reconnaît bien le chancre rongeur de Rome sur les États qui s'en laissent subjuguer. Le tribunal de la nonciature d'une part ôte aux évêques tout le contentieux, et toute leur autorité sur leur clergé, et sur les dispenses des laïques; et d'autre part celui de l'inquisition leur enlève tout ce qui regarde la doctrine et les moeurs, et les soumet eux-mêmes à sa juridiction, en sorte qu'il ne leur reste que les fonctions manuelles; et quant à l'argent, quel droit a le pape sur la dépouille des évêques morts, et de frustrer leurs héritiers et leurs créanciers! Ce texte engagerait à un long discours qui n'est pas de notre narration, mais qu'on ne peut s'empêcher de faire remarquer à propos de la folle prostitution de la France à l'égard de Rome, depuis la plaie que la Constitution Unigenitus, et les noires cabales qui l'ont enfantée et soutenue, y a portée dans le sein de l'Église et de l'État.

Aubenton, qui voyait sans cesse le roi d'Espagne en particulier, lequel souvent lui parlait d'affaires, s'avisa de lui montrer cette lettre de Paulucci sans en avoir fait part à Albéroni. Celui-ci ne fut pas longtemps à le savoir. Bien moins touché pour l'intérêt du roi d'Espagne de cette sauvage proposition, que piqué de ce qu'Aubenton avait osé en parler au roi d'Espagne à son insu, il fit donner au confesseur une défense sévère et précise de se plus mêler d'aucune affaire de Rome, et fit savoir à Rome, par le duc de Parme, que la reine avait été très piquée de voir que le pape se rétractait sur plusieurs conditions concertées à Madrid avec Aldovrandi, et que, si les différends ne s'accommodaient promptement, le nonce ne serait point reçu à la cour d'Espagne, laquelle n'enverrait au pape aucune sorte de secours contre les Turcs. Aubenton, sentant à qui il avait affaire, enraya tout court. Il manda même à Rome que sans Albéroni il ne pouvait rien, et que le moyen sûr de le perdre, et en même temps les affaires, était d'en tenter par lui sans le premier ministre. Aussi lui fut-ce une leçon, dont il sut profiter, pour ne hasarder plus de parler au roi de quoi que ce fût que de concert avec un premier ministre si jaloux et si maître. Tous deux avaient intérêt de protéger Aldovrandi à Rome pour profiter de son crédit. Ils le firent très fortement au nom du roi et de la reine par Acquaviva. Le pape lui réitéra sa promesse pour dès qu'il pourrait disposer de trois chapeaux.

Acquaviva savait que l'un des trois était destiné à l'archevêque de Bourges, et que le pape l'en avait fait assurer, qui ne le fut pourtant qu'en 1719, avec les couronnes, et un an après Albéroni. Avec ces bonnes nouvelles, Acquaviva exhortait Albéroni à presser l'envoi du secours promis pour avancer son chapeau sitôt que les trois vacances le pourraient permettre. Ce ne fut pas l'avis d'Albéroni, piqué de la remise de sa promotion à l'attente de la vacance de trois chapeaux. L'escadre espagnole était à Messine, le pape demandait instamment qu'elle hivernât dans quelque port de la côte de Gênes, pour l'avoir plus tôt au printemps; tout à coup elle fit voile pour Cadix. En même temps Albéroni accabla le pape de protestations de n'avoir jamais d'autres volontés que les siennes, et d'assurances que les vaisseaux pour hiverner à Cadix n'en seraient pas moins promptement au printemps dans les mers d'Italie; en même temps il dépeignait la reine d'Espagne comme n'étant pas si docile, avec toutes les couleurs les plus propres pour faire tout espérer de son attachement naturel au saint-siège, de son affection pour la personne du pape, de la bonté de son coeur très reconnaissant, et tout craindre de son pouvoir absolu en Espagne, si elle se voyait amusée et moquée, sur quoi il n'y avait point de retour à espérer. Ce portrait était vif quoique long; il était fait pour être vu du pape; et il n'y avait rien d'oublié sur l'entière possession où Albéroni était de la confiance de la reine. Il obtint une lettre de sa main au cardinal Acquaviva, par laquelle elle lui ordonnait de presser le pape de sa part de le promouvoir incessamment. Cette lettre faisait valoir ses mérites envers le saint-siège, et assurait que les résolutions importantes qui restaient encore à prendre pour la perfection de l'ouvrage commencé dépendaient de cette promotion. La reine s'abaissait à dire qu'indépendamment de ce qu'elle était, et de l'intérêt qu'avait le pape de lui accorder ce qu'elle lui demandait avec tant d'instance, elle croyait pouvoir se flatter qu'en considération d'une dame il sortirait des règles générales. Enfin elle promettait au pape et à sa maison une reconnaissance éternelle, et que le roi d'Espagne, content de la promotion d'Albéroni, garderait le silence sur celle des couronnes. En envoyant cette lettre qui devait être montrée au pape, le premier ministre, honteux de son impatience, faisait entendre de grandes idées qu'il était chargé d'exécuter, dont la reine, prévoyant les suites, ne voulait pas l'y exposer sans armes dans un pays où l'agitation était grande; mais ces idées, il se gardait bien d'en laisser rien entendre, sous prétexte que la matière était trop grave pour le papier.

Tout était dans le dernier désordre en Espagne, tout le monde criait; personne ne pouvait remédier à rien. Au fond tout tremblait devant un homme dont on jugeait aisément que l'arrogance et la conduite feraient enfin sa perte, mais qui en attendant était maître absolu des affaires, des grâces, des châtiments, et de toute espèce, et qui n'épargnait qui que ce fût. Toutes les avenues d'approcher du roi étaient absolument fermées. Aubenton seul était excepté; mais il sentait si bien que sa place était en la main d'Albéroni qu'il n'écoutait personne qui lui voulût parler d'affaires, qu'il renvoyait tout à Albéroni; et comme il était de leur intérêt que personne ne pût aborder le roi qu'avec leur attache, le confesseur avait promis au premier ministre de l'avertir de tout ce qu'il découvrirait. M. le duc d'Orléans, fort mécontent de la manière dont Louville avait été chassé plutôt que renvoyé d'Espagne, sans avoir pu obtenir audience, ni même attendre d'être rappelé, en écrivit au roi d'Espagne; et comme il se plaignait d'Albéroni, il ne voulut pas que sa lettre passât par lui, et la fit envoyer par le P. du Trévoux au P. Daubenton pour la remettre immédiatement au roi d'Espagne. Dès que le confesseur l'eut reçue il l'alla dire au premier ministre pour en avertir la reine. On peut juger de l'effet.

Albéroni s'emporta jusqu'aux derniers excès. Il cria à l'ingratitude parce qu'il avait fait rendre une barque française prise à Fontarabie, et fait payer malgré le conseil de finance quelque partie des sommes dues aux troupes françaises qui avaient servi l'Espagne en la dernière guerre. Non content de ces clameurs, il écrivit une lettre à Monti remplie de plaintes amères sur celles que M. le duc d'Orléans avait portées au roi d'Espagne par la voie du confesseur, avec ordre de la montrer à ce prince, et dans laquelle il eut l'audace de marquer que ce jésuite aurait été perdu sans la sage conduite qu'il avait eue d'informer la reine de ce dont il était chargé. Les protestations d'attachement à Son Altesse Royale y étaient légères. Il le dépeignait comme uniquement attentif aux événements qu'il envisageait, et ce qu'Albéroni ne voulait pas dire comme de soi parce qu'il était trop fort, il le prêtait vrai ou faux aux ministres d'Angleterre et de Hollande qui étaient à Madrid, et qui disaient qu'en leur pays tout le monde était persuadé que M. le duc d'Orléans ne songeait qu'à s'assurer de la couronne, et que, lorsque toutes les mesures seraient bien prises, la personne du roi ne l'embarrasserait pas. Avant d'aller plus loin dans la lettre, qui n'admirera l'horreur de ce propos, et l'impudence sans mesure de ne l'écrire que pour le faire voir à M. le duc d'Orléans? Remettons-nous en cet endroit les énormes discours semés, et de temps en temps renouvelés, avec tant d'art et de noirceur sur la mort de nos princes, leur germe, leurs sources, leurs appuis, leurs usages, et l'étonnante situation d'Effiat entre M. le duc d'Orléans et le duc du Maine, et d'Effiat chargé par M. le duc d'Orléans d'entretenir, comme on l'a vu, un commerce de lettres avec Albéroni qu'il connaissait fort du temps qu'il était au duc de Vendôme, auquel Effiat était sourdement lié par le duc du Maine. Ajoutons que ce n'est pas de ce canal naturel dont Albéroni se sert pour faire montrer sa monstrueuse lettre à M. le duc d'Orléans, mais d'un étranger isolé qui ne tenait à personne. Je m'en tiens à ces courtes remarques, et je continue le récit de cette lettre. Il la concluait par déplorer le malheur de M. le duc d'Orléans, et gémir sur l'opinion qu'il prétendait que le public avait prise de lui. Que dire d'une pareille insulte d'un abbé Albéroni au régent de France, entée sur une autre, et du premier ordre, faite au roi de France et au régent, l'une et l'autre uniquement produites par l'intérêt particulier et la jalousie d'autorité du petit Albéroni?

Au milieu de cette incroyable audace, il se trouvait également embarrassé des alliances que formait la France et des moyens de les traverser. Tantôt il pensait que l'Espagne devait se contenter d'observer ce qui se passerait, tantôt il blâmait cette tranquillité, et voulait, disait-il, contre-miner les batteries du régent. Quelquefois il le condamnait de faiblesse de mendier de nouveaux traités et de nouvelles alliances avec les puissances étrangères; et dans ces incertitudes il demandait conseil au prince de Cellamare, auquel il promettait le plus profond secret, comme ne doutant pas qu'étant dès avant la mort du feu roi ambassadeur d'Espagne à Paris, il ne fût bien instruit des dispositions du royaume, sur lesquelles il fonderait ses avis.

L'empereur était fort fâché de ces nouvelles liaisons que la France était sur le point de former. Ses ministres dans les Pays-Bas ne le dissimulaient point. Le même Prié, qu'on a vu en son lieu si audacieux à Rome vis-à-vis du pape et du maréchal de Tessé, allait commander aux Pays-Bas autrichiens, dont le prince Eugène avait le titre de gouverneur général; passant à la Haye pour se rendre à Bruxelles, il fit tous ses efforts pour empêcher la conclusion du traité. Les Hollandais en même temps n'oubliaient rien pour flatter le roi d'Espagne par Riperda, leur ambassadeur à Madrid, et par leurs protestations à Beretti, ambassadeur d'Espagne arrivé à la Haye vers le milieu d'octobre, de ne conclure rien au préjudice du roi son maître avec Prié, qui était alors à la Haye. Beretti leur dit qu'il ne doutait pas que Prié ne leur proposât de garantir à l'empereur non seulement les États dont il était en possession, mais aussi ses prétentions sur ceux qu'il n'avait pas, et leur représenta combien cette garantie offenserait le roi d'Espagne; à quai ils répondirent que l'Angleterre, à qui ce prince accordait de si grands avantages, était entrée en cet engagement sans que le roi d'Espagne eût témoigné en être blessé, et qu'ils ne voyaient pas qu'il eût plus de sujet de se plaindre d'eux s'ils suivaient l'exemple de l'Angleterre. Beretti leur distingua la différence de position, en ce que l'empereur ne pouvait, sans troupes et sans vaisseaux pour les transporter, forcer l'Angleterre à lui tenir une garantie que vraisemblablement elle ne promettait que pour l'honneur du traité; au lieu que les Provinces-Unies, entourées de troupes impériales, seraient bien forcées de recevoir la loi lorsqu'elles se trouveraient obligées par leurs garanties à fournir leurs secours. Ce ministre ajouta que, si la Hollande ne faisait que suivre l'exemple de l'Angleterre, l'Espagne n'avait pas besoin de tenir un ambassadeur près d'eux, que celui qui résidait à Londres devait suffire.

Beretti était homme d'esprit, mais grand parleur, plein de bonne opinion de lui-même, attentif à se faire valoir des moindres choses, à faire croire en Espagne que personne ne réussissait plus heureusement que lui en affaires, qu'on traitait plus volontiers avec lui qu'avec nul autre par la réputation de sa probité, surtout d'en persuader Albéroni, auquel il mandait que le Pensionnaire n'avait ni estime ni confiance pour Riperda, ce qui était vrai, mais dans la crainte que le premier ministre ne voulût traiter avec cet ambassadeur à Madrid, et par conséquent lui enlever la négociation. Il mandait que Cadogan, ministre d'Angleterre à la Haye, blâmait les desseins chimériques de l'empereur, les tenait contraires aux intérêts de cette couronne, dont les conseils, s'ils étaient écoutés à Vienne, y porteraient à faire une prompte paix avec le roi d'Espagne. Le mécontentement et l'agitation de l'Angleterre persuadait à Cadogan qu'on y manquait moins de volonté que de chef et de moyens pour faire une révolution; que la paix assurée avec la France éteignait toutes ces espérances et tout péril de rébellion, ce qui pouvait changer par les démarches que l'empereur, une fois délivré de la guerre du Turc, pourrait faire à l'égard de ses prétentions et porter de nouveau la guerre dans les États du roi d'Espagne. Il paraissait aussi que, à mesure que le traité avançait avec la France, le ministère anglais changeait de sentiments et de maximes sur les affaires générales de l'Europe.

Cellamare remit dans ce temps-ci au régent la réponse du roi d'Espagne à sa lettre, qu'il avait voulu faire passer par Aubenton, dont on vient de parler il n'y a pas longtemps. Albéroni, qui l'avait dictée, faisait dire au roi d'Espagne que tout ce qui avait été exécuté à l'égard de Louville s'était fait par ses ordres; et que, pour ce qui était d'entretenir un commerce secret de lettres avec lui par la voie de son confesseur, il désirait que les lettres qu'il vaudrait désormais lui écrire fussent remises à son ambassadeur à Paris. Cette réponse fut un nouveau triomphe pour Albéroni. Il avait de plus profité de la lettre de M. le duc d'Orléans pour vanter sa probité incorruptible que la France n'avait pu corrompre; qu'elle lui avait fait proposer de demander le payement de la pension de six mille livres, que le feu roi lui avait autrefois donnée; c'est-à-dire que M. de Vendôme lui avait obtenue, dont on murmura bien alors, et les arrérages qui en étaient dus, payement qu'il était bien sûr d'obtenir; que n'ayant pas voulu y entendre, on lui avait vilainement jeté l'un et l'autre à la tête; qu'après cette tentative on avait envoyé Louville à Madrid, avec ordre exprès (quel hardi mensonge!) de ne rien faire que par sa direction, et avec une lettre du régent pour lui; que sous ces fleurs était caché le dessein de remettre auprès du roi d'Espagne un homme insolent, capable de reprendre l'ancien ascendant qu'il avait eu sur l'esprit du roi d'Espagne, et de le tenir en tutelle, après avoir détruit celui, qui était lui-même, que la cour de France regardait comme le plus grand correctif des cabales. Il se plaignait après de M. le duc d'Orléans, et plus encore du duc de Noailles à qui il attribuait tout ce projet, et qu'il disait avoir suffisamment connu dans des conjonctures critiques; mais ce ne pouvait être que du temps qu'il était bas valet de M. de Vendôme. Enfin, il prétendait que les Français étaient au désespoir de voir que le roi d'Espagne voulait être le maître de sa maison, c'était à dire franchement Albéroni.

La licence avec laquelle les Anglais et les Hollandais coupaient des bois de Campêche dans les forêts du roi d'Espagne aux Indes, et rapportaient en Europe, lui donna des sujets d'en faire des plaintes, et fit découvrir beaucoup de grandes malversations des Espagnols mêmes, qui donnèrent lieu au premier ministre d'ouvrir toutes les lettres du nouveau monde pour en être mieux instruit. Il prétendit qu'il y en avait quantité qui touchaient à la religion. Il ne manqua pas d'en faire sa cour au pape, et de se parer de son zèle à y remédier. En même temps il fit agir ses agents ordinaires près de lui, Aubenton par écrit, Acquaviva et Aldovrandi de vive voix, avec le même manège de promesses et de menaces qui ont déjà été vues, et alors d'autant plus de saison que le pape était averti que les Turcs, quoique maltraités en Hongrie, travaillaient puissamment un grand armement pour les mers d'Italie, dont il avait conçu une grande frayeur de laquelle Albéroni espérait tout pour avancer sa promotion. Le premier ministre se servit aussi du témoignage d'Aubenton pour assurer le pape de l'attachement du roi d'Espagne à la saine doctrine, et de sa soumission parfaite à son autorité. Ce mérite retombait en plein sur Albéroni, et faisait d'autant plus d'impression qu'il ajoutait foi entière à ce jésuite, surtout encore sur cette matière, et qu'il croyait, à cette occasion, avoir besoin d'appui contre la France. Tout cela fit que le pape ne voulut écouter rien contre Albéroni, ni contre Aubenton, même éloigna les accusations qui lui venaient en foule contre eux, persuadé qu'il ne fallait pas mécontenter des gens dont il avait besoin dans la conjoncture où il se trouvait alors.

Acquaviva en profitait pour presser le pape, tant sur la promotion d'Albéroni, que pour accorder au roi d'Espagne les moyens de hâter le secours qu'il lui destinait. Le pape se rendit plus traitable sur ce dernier article. Il résolut d'accorder un million d'écus sur le clergé des Indes, pour tenir lieu de l'imposition appelée sussidio y escusado, dont le roi d'Espagne voulait le rétablissement à perpétuité, et ce million n'était payable qu'une fois; ainsi l'offre ne répondant pas à la demande, Acquaviva ne voulut pas s'en contenter, et le pape y ajouta un million cinq cent mille livres à lever sur le clergé d'Espagne. Il restait une troisième affaire bien plus importante à régler : l'abus des franchises du clergé est porté en Espagne, et dans les pays subjugués par la tyrannie romaine et l'aveuglement grossier, [à un tel point] que tout ecclésiastique est exempt; jusque dans son patrimoine, de quelque sorte d'imposition que ce puisse être. Mais ce n'est pas tout, c'est qu'à un abus si énorme se joignait, comme de droit, la plus parfaite friponnerie et le mensonge le plus avéré; tout le bien d'une famille se mettait sur la tête d'un ecclésiastique qui lui donnait sous main de bonnes sûretés; à ce moyen elle jouissait de son bien à l'ombre ecclésiastique, et n'en payait pas un sou d'aucune imposition. Ajoutez cela à la nécessité de recourir au pape pour obtenir des secours d'un clergé qui regorge des biens du siècle, et au pouvoir du tribunal de l'inquisition et de celui de la nonciature, qui anéantit totalement les évêques, et on verra, et encore en petit, jusqu'où va la domination romaine, quand on a la faiblesse et l'aveuglement de s'en laisser dompter.

On espérait donc voir bientôt une fin à ce différend, mais on craignait fort les traverses des Espagnols, surtout de l'arrivée à Rome du cardinal del Giudice, et ce Diaz, agent d'Espagne à Rome, qui criait de toute sa force contre la promotion d'Albéroni. Les Espagnols ne pouvaient supporter de voir toutes les affaires de la monarchie entre les mains des Italiens, soit dans son centre, soit à Rome et ailleurs; et leurs cris, fondés sur l'indignité du personnage, l'honneur de la pourpre, le respect de l'Église, la réputation du pape, portés jusqu'à lui par les ennemis d'Acquaviva et d'Aldovrandi, ne laissaient pas de l'ébranler beaucoup. Mais bientôt après les lettres d'Aubenton réparaient tout. Le pape si défiant ne se pouvait défier de l'ambition ni de l'esclavage de ce jésuite, dans la pleine conviction où il lui avait plu de s'établir du dévouement sans réserve d'Aubenton à sa personne et à son autorité, dont aucun autre attachement, ni sa place même, ne pouvait affaiblir la plénitude, et c'était de ces témoignages dont Aldovrandi faisait boucher pour raffermir le pape sur cette promotion, et sur l'accommodement des différends avec l'Espagne. Ce prélat craignit de la part des neveux de Giudice qui étaient à Rome, et voulut agir auprès d'eux, mais il n'y trouva nul obstacle à vaincre. Cellamare leur aîné, sage et habite, mais bas courtisan, craignant pour sa fortune, leur avait écrit de façon qu'il n'y eût rien à appréhender de leur part. Aldovrandi était en peine aussi que la France ne mît des obstacles, mais il fut rassuré par le cardinal de La Trémoille, qui lui promit de contribuer plutôt que de traverser parce que le pape ne pouvait refuser de donner un chapeau à la France, lorsqu'il en accorderait un au premier ministre d'Espagne, ce que l'événement ne vérifia pas. Ainsi, tout s'aplanissant devant lui, le pape dans le besoin qu'il croyait en avoir, lui faisait faire souvent des compliments et des assurances d'une estime et d'une confiance qu'il n'avait pas, et d'une reconnaissance de son zèle et de ses services aussi fictive. Aldovrandi demanda une nouvelle lettre de la main de la reine pour presser de nouveau cette promotion, et voulut qu'elle contînt des menaces contre quiconque la voudrait traverser. Albéroni soutenait ces menées par ses promesses en maître absolu qu'il était, et par ses préparatifs. Il disposait de l'argent venu par les galions, il abandonnait le projet des travaux des ports de Cadix et du Ferrol, et il assurait qu'il paraîtrait une flotte au mois de mars dans les mers d'Italie, telle qu'il ne s'en était point vu depuis Philippe II, si le pape prenait le parti d'exécuter de sa part ce qu'il fallait pour cela, c'est-à-dire de lui envoyer la barrette.

Il ne s'expliquait point sur la ligue qui se négociait entre la France, l'Angleterre et la Hollande; il ne jugeait pas que le roi d'Espagne fût encore en état de prendre aucun parti, et qu'il ne fallait laisser pénétrer rien de ce qu'il pouvait penser. Il se contentait de raisonner sur tant ce qui se passait pour arriver à cette triple alliance, de conclure que l'Europe ne pouvait subsister dans l'état où elle était, et de vouloir persuader que la situation du roi d'Espagne était meilleure que celle de toutes les autres puissances. Néanmoins il consulta Cellamare sur la conduite qu'il estimait que le roi d'Espagne dût tenir dans la situation présente. Cet ambassadeur lui répondit que son sentiment était que le roi d'Espagne devait vendre cher ce qu'il ne voudrait pas garder, supposé qu'il prît la résolution de l'abandonner (c'est-à-dire ses droits sur la couronne de France), ou de surmonter à quelque prix que ce fût les difficultés capables d'éloigner l'acquisition d'un bien qu'il désirait. Il ajoutait que, suivant le cours ordinaire du monde, beaucoup de gens désapprouvaient la ligue avec l'Angleterre dans le pays où il était, pendant que d'autres l'approuvaient. Le roi d'Angleterre eut beau assurer l'empereur qu'il n'y avait aucun article dans ce traité qui fût préjudiciable aux intérêts de la maison d'Autriche, il ne put calmer ses soupçons. Ses ministres redoublèrent d'activité pour le traverser à mesure qu'ils croyaient s'avancer, et le suspendirent quelque temps par les difficultés qu'ils eurent le crédit de faire former par quelques villes de Hollande, que les ambassadeurs de France, sincèrement secondés par celui d'Angleterre, eurent beaucoup de peine à surmonter.

La vivacité des Anglais en cette occasion déplut fort aux Impériaux. Ils étaient irrités contre les Hollandais par les différends sur le traité de la Barrière, où il survenait toujours quelque nouvelle difficulté. Entre autres l'empereur se prétendait dégagé du payement de un million cinq cent mille livres pour l'entretien des garnisons hollandaises dans les places des Pays-Bas, parce qu'il disait que cette condition n'était établie que sur la supposition que le revenu de ces provinces était de deux millions d'écus, et qu'il n'allait pas à huit cent mille par an. Ces altercations ne nuisirent point au traité, non plus que les manèges et les instances de Prié qui, partant de la Haye pour Bruxelles fort mécontent de son peu de succès, laissa échapper quelques menaces qui firent sentir aux Hollandais le besoin qu'ils avaient de se faire des amis et des protecteurs contre les entreprises et les chicanes de l'empereur, maître de les inquiéter par ces mêmes états qu'ils avaient eu tant de soin de lui procurer à la paix d'Utrecht.

Beretti mandait en Espagne que la crainte de l'empereur, dont les Hollandais s'étaient environnés, les rendait Français. Il citait le comte de Welderen et d'autres principaux des États généraux pour avoir dit qu'ils avaient été les dupes de l'empereur et des Anglais qui avaient augmenté : l'un ses États, les autres leur commerce, aux dépens de leur république. Il louait le régent d'avoir si bien pris son temps pour le traité qu'il croyait, avec bien d'autres, avoir coûté un million à la France; et qui dans la vérité n'avait pas coûté un écu. Il maintenait que ce traité n'empêcherait pas la Hollande d'en faire un plus particulier avec l'Espagne parce que cela convenait à leur intérêt; qu'ainsi le traité ne coûterait rien au roi d'Espagne parce qu'il était recherché des Hollandais, qui pour rien ne lui voulaient déplaire, au lieu qu'ils étaient recherchés par les Français. Quoique trompé sur l'argent du traité, et sur ce que les Hollandais ne le concluraient point s'ils remarquaient que cette alliance fût trop suspecte à l'Espagne, il était dans le vrai sur l'apposition constante que la Hollande apportait à l'union des deux monarchies sur la même tête, et il était persuadé que c'est ce qui l'avait déterminée à traiter avec le régent. Il était peiné de n'être pas assez instruit des intentions de l'Espagne. Il craignait que les ambassadeurs de France ne le fissent tomber dans quelque piège; et il croyait remarquer que leur conduite avec lui était tendue à le tromper, du moins à l'empêcher de jeter quelque obstacle à la négociation qu'ils désiraient ardemment de conclure. Il les examinait de près, et il remarqua qu'ils n'avaient point de portrait du roi chez eux, et qu'ils ne nommaient jamais son nom. Il se trouva bientôt fort loin de ses espérances et de celles qu'il avait si positivement données.

Albéroni lui ordonna de déclarer au Pensionnaire que le roi d'Espagne était prêt à traiter avec la république, et de demander que les pouvoirs en fussent envoyés à Riperda, parce que c'était à Madrid que le roi d'Espagne voulait traiter. Beretti se voyant enlever la négociation vit les personnages principaux de la république et leurs intentions avec d'autres yeux. Heinsius lui répandit, avec une froide joie des bonnes intentions du roi d'Espagne, que ses maîtres étant actuellement occupés à traiter avec la France, il fallait achever cet ouvrage, et laisser au temps à mûrir les affaires pour mettre plus sûrement la main à l'oeuvre suivant que les conjonctures y seraient propres. Beretti lui voulut faire craindre les desseins de l'empereur. Le Pensionnaire ne disconvint pas que la conduite de Prié à la Haye n'eût ouvert les yeux, et changé dans plusieurs l'inclination autrichienne, mais il évita toujours d'approfondir la matière, d'où Beretti conclut qu'Heinsius voulait faire le traité avec l'Espagne, non à Madrid, mais à la Haye.

CHAPITRE VII. §

Le traité entre la France et l'Angleterre signé à la Haye, qui effarouche les ministres de la Suède. — Intrigue des ambassadeurs de Suède en Angleterre, en France et à la Haye, entre eux, pour une révolution en Angleterre en faveur du Prétendant. — Lettre importante d'Erskin au duc de Marr sur le projet inconnu du czar, mais par lui conçu. — Médecins britanniques souvent cadets des premières maisons. — Adresse de Spaar à pomper Canillac et à en profiter. — Goertz seul se refroidit. — Précaution du roi d'Angleterre peu instruit. — Il fait travailler à la réforme de ses troupes, et diffère de toucher aux intérêts des fonds publics. — Artifices du ministère d'Angleterre secondés par ceux de Stairs. — Fidélité de Goertz fort suspecte. — Le roi d'Angleterre refuse sa fille au prince de Piémont par ménagement pour l'empereur. — Scélératesse de Bentivoglio contre la France. — Nouveaux artifices pour presser la promotion d'Albéroni. — Acquaviva fait suspendre la promotion de Borromée au moment qu'elle s'allait faire, et tire une nouvelle promesse pour Albéroni dès qu'il y aurait trois chapeaux vacants. — Défiances réciproques du pape et d'Albéroni, qui arrêtent tout pour quelque temps. — Le duc de Parme élude de faire passer à la reine d'Espagne les plaintes du régent sur Albéroni; consulte ce dernier sur ce qu'il pense du régent. — Sentiment du duc de Parme sur le choix à faire par le roi d'Espagne, en cas de malheur en France. — Insolentes récriminations d'Albéroni, qui est abhorré en Espagne, qui veut se fortifier par des troupes étrangères. — Crainte et nouvel éclat d'Albéroni contre Giudice. — Imprudence de ce cardinal. — Avidité du pape. — Impudence et hypocrites artifices d'Albéroni et ses menaces. — Réflexion sur le cardinalat. — Albéroni veut sacrifier Monteléon à Stanhope, et laisser Beretti dans les ténèbres et l'embarras; veut traiter avec la Hollande à Madrid; fait divers projets sur le commerce et sur les Indes; se met à travailler à la marine et aux ports de Cadix et du Ferrol. — Abus réformés dans les finances, dont Albéroni tire avantage pour hâter sa promotion, et redouble de manèges, de promesses, de menaces, d'impostures et de toutes sortes d'artifices pour y forcer le pape; [il est] bien secondé par Aubenton. — Son adresse. — La reine d'Espagne altière, et le fait sentir au duc et à la duchesse de Parme. — Peines de Beretti. — Heinsius veut traiter avec l'empereur avant de traiter avec l'Espagne. — Conditions proposées par la Hollande à l'empereur, qui s'opiniâtre au silence. — Manèges des Impériaux et de Bentivoglio pour empêcher le traité entre la France, l'Angleterre et la Hollande.

Cependant le traité entre la France et l'Angleterre fut signé à la Haye à la fin de novembre, mais secrètement, à condition qu'il n'en serait rien dit de part ni d'autre pendant un mois, terme jugé suffisant pour laisser le temps aux Hollandais de prendre une dernière résolution sur la conclusion de cette alliance. Elle déplut particulièrement aux Suédois, qui par là se crurent abandonnés de la France. Le comte de Gyllembourg était ambassadeur de cette couronne en Angleterre. Le baron de Spaar avait le même caractère en France; et le baron de Goertz, ministre d'État et chef des finances de Suède, était de sa part à la Haye. Dès qu'ils virent avancer le traité entre la France et l'Angleterre, ils crurent que la principale ressource du roi de Suède était d'exciter des troubles en Angleterre. Il y avait longtemps que Gyllembourg le proposait, et qu'il assurait que les difficultés n'en étaient pas si grandes qu'on se le figurait.

Spaar et Goertz se virent sur la frontière; le dernier vint faire un tour à Paris. Ils convinrent tous deux qu'il fallait profiter de la disposition générale de l'Écosse en faveur du Prétendant, et d'une grande partie de celles de l'Angleterre. Goertz retourné à la Haye fut de nouveau pressé par Gyllembourg, qui lui manda que les jacobites demandaient dix mille hommes, et qu'il croyait que l'argent ne manquerait pas. Goertz ignorait les intérêts du roi de Suède là-dessus. On prétend que Spaar et lui étaient convenus de différer à lui rendre compte de ce projet jusqu'à ce qu'eux-mêmes y aperçussent plus de solidité. Ils ne pouvaient hasarder de l'en instruire par lettres, qui n'arrivaient jusqu'au roi de Suède qu'avec beaucoup de difficulté et de danger d'être interceptées. Il fallait donc trouver un homme sûr et capable de l'informer de tout le détail du projet pour en rapporter ses ordres. Spaar jeta les yeux sur Lenck à qui, de préférence à son propre neveu, il avait fait donner le régiment d'infanterie qu'il avait au service de France, quand il y fut fait officier général. Il fallait un prétexte pour ce voyage. Le régent était en peine de savoir les intentions du roi de Suède sur la paix du Nord. Spaar lui proposa d'envoyer Lenck en Suède homme sûr et fidèle, et très capable d'obliger le roi de Suède à répondre précisément sur les points dont le régent voulait être éclairci. La conjoncture pressait son départ. Les offres d'argent étaient considérables. Spaar apprit d'un des principaux jacobites qu'ils avaient fait passer trente mille pièces de huit en Hollande, c'était à la mi-octobre, et qu'il y en arriverait autant incessamment; qu'ils offraient ces sommes au roi de Suède en attendant mieux, en peine seulement sur la manière de les lui faire accepter, et des moyens ensuite de [les] faire passer entre ses mains. Spaar leva ces difficultés, déjà prévues entre lui et Goertz, et proposa, comme ils en étaient convenus, de faire écrire une lettre à Goertz par le duc d'Ormond au par le comte de Marr, contenant cette offre, et faire en même temps passer en Hollande les autres trente mille pièces de huit qu'ils disaient être prêtes. Le dessein des deux ministres de Suède était d'en acheter quelques vaisseaux en France, et de lever quelques matelots pour les équiper. Le roi de Suède leur en avait demandé mille ou quinze cents, mais sans songer à l'entreprise d'Angleterre, dont il n'était pas informé. Ses ministres, persuadés de l'importance de l'expédition, y employèrent le banquier Hoggers, dont ils connaissaient la vivacité. Il s'était fait un prétexte d'armer quelques vaisseaux, par un traité avec le conseil de marine, pour apporter des mâts de Norvège dans les magasins du roi. Il avait donc à Brest trois navires du roi qu'il prétendait armer en guerre, et un quatrième de cinquante-huit pièces de canon qu'il avait fait passer au Havre, où apparemment les trois autres le devaient aller joindre; et ces quatre vaisseaux devaient être commandés par un officier du roi de Suède que Goertz devait envoyer à Paris. La lettre du duc d'Ormond vint à Spaar pour Goertz, dont le premier crut que l'autre se contenterait, quoique les termes ne fussent si fort les mêmes que ceux qui avaient été demandés; et en même temps les assurances que les soixante mille pièces de huit seraient dans la fin de décembre remises à Paris, à la Haye ou à Amsterdam.

Le mécontentement conçu par le czar de ses alliés, et l'abandon en conséquence de la descente au pays de Schonen, fut un autre fondement d'espérance pour Spaar. Le czar avait auprès de lui un médecin écossais qui était en même temps son confident et son ministre. Il faut savoir que dans toute la Grande-Bretagne la profession de médecin n'est au-dessous de personne, et qu'elle est souvent exercée par des cadets des premières maisons. Celui-ci était cousin germain du comte de Marr, et comme lui portait le nom d'Erskin. Il écrivit à son cousin, que le roi Jacques III venait de faire duc, que le projet de Schonen échoué, et le czar, brouillé avec ses alliés, ne voulait plus rien entreprendre contre le roi de Suède; qu'il désirait sincèrement faire la paix avec lui; qu'il haïssait mortellement le roi Georges, avec qui il n'aurait jamais de liaison; qu'il connaissait la justice de la cause du roi Jacques; qu'il s'estimerait glorieux, après la paix faite avec le roi de Suède, de s'unir avec lui pour tirer de l'oppression et rétablir sur le trône de ses pères le légitime roi de la Grande-Bretagne; qu'il était donc entièrement disposé à finir la guerre, et à prendre des mesures convenables à ses intérêts et à ceux de la Suède; qu'il n'en devait pas faire les premiers pas, puisqu'il avait l'avantage de son côté, mais qu'il était facile de terminer cet accommodement par un ami commun et sincère, avant même que qui que ce soit eût loisir de le soupçonner; qu'il n'y avait point de temps à perdre, ni laisser aux alliés du Nord le loisir de se raccommoder; qu'ayant un grand nombre de troupes, il était obligé de prendre incessamment un parti, mais aussi que cette circonstance rendait la paix plus avantageuse au roi de Suède. Spaar fut informé de ces particularités par le duc de Marr, qui lui proposa en même temps d'envoyer à Erskin un homme affidé pour ménager l'accommodement. Spaar répondit qu'il confierait seulement l'un et l'autre à Goertz, pour avoir son sentiment sur l'usage qu'on pouvait faire des dispositions du czar et sur l'envol proposé.

Cet ambassadeur voulut s'éclaircir des véritables sentiments de la France à l'égard de la Suède, et pour tâcher de les pénétrer alla voir Canillac. Il commença par le désabuser du bruit qui avait couru que la Suède eût accepté la médiation de l'empereur à l'exclusion de celle de la France, puis tomba sur la pressante nécessité dont il était d'envoyer promptement un homme de confiance au roi de Suède, avec de l'argent et des offres de service. Canillac en convint, conseilla à Spaar d'en parler au régent, promit de l'appuyer. Spaar, encouragé par ce début, dit qu'il lui revenait de toutes parts que le czar désirait de faire la paix avec la Suède; que rien n'était plus important que de profiter de la dissension des alliés du Nord, et que de prévenir la réunion que d'autres pourraient procurer entre eux; qu'il croyait donc qu'il serait à propos que le régent fît passer sans délai un homme de confiance auprès du czar, pour lui offrir ses offices et sa médiation. Canillac convint encore de l'importance de la chose, mais ajouta qu'il ne savait comment M. le duc d'Orléans pourrait, sans se commettre, envoyer ainsi vers un prince avec qui la France n'avait jamais eu aucun commerce. L'ambassadeur répliqua que la liaison qui était entre la France et la Suède autorisait et rendait même très naturelles toutes les démarches que le régent ferait. Il ajouta diverses représentations qui ne persuadèrent pas. Canillac demeura dans son sentiment qu'il était indispensable d'envoyer incessamment quelqu'un au roi de Suède, et qu'il ne voyait pas comment le régent pouvait envoyer vers le czar. Spaar, jugeant par là du peu d'empressement d'agir auprès du czar en faveur du roi de Suède, conclut à redoubler de soins pour profiter de la discorde de la ligue du Nord; qu'il était inutile de rien attendre de la France, mais qu'il fallait conserver les dehors avec elle, comme le roi de Suède le lui ordonnait. Il espéra même que le régent, dépêchant Lenck au roi de Suède, lui donnerait une lettre de créance pour ce prince, lequel par ce moyen pourrait faire des affres au czar, comme proposées par la médiation et de la part de la France; que si elles étaient agréées l'utilité en serait pour la Suède; si refusées, le désagrément serait pour la France. Spaar était persuadé que nul sacrifice ne devait coûter pour obtenir la paix avec le czar, dont un des principaux avantages serait l'expédition d'Angleterre; que cette paix devait la précéder, et de laquelle le succès serait assuré s'il devenait passible d'engager le czar à fournir la moitié des vaisseaux et des troupes. Cette espérance le refroidit sur l'armement d'Hoggers. Il faisait réflexion que, si jamais le régent découvrait que les vaisseaux vendus par le conseil de marine dussent servir à une pareille expédition, il les ferait arrêter immédiatement après que l'armement serait achevé; et qu'en ce cas, outre le malheur d'être découverts, il en coûterait encore au roi de Suède cinq cent mille livres en faux frais. Il ne voyait pas le même inconvénient à faire partir les matelots que le roi son maître demandait, et il se proposait de les envoyer en Suède dès qu'il aurait touché le premier argent des sommes promises.

Le zèle des ministres de Suède pour le Prétendant n'avait d'objet que l'intérêt du roi leur maître, par l'utilité qu'il pourrait retirer des mouvements de la Grande-Bretagne. Il fut donc embarrassé de la question, que lui fit faire le Prétendant, s'il lui serait permis de passer et de séjourner aux Deux-Ponts. Spaar considéra cette permission comme une déclaration inutile, et de plus très nuisible aux intérêts de celui qui la demandait. Il prévoyait que le roi de Suède n'y consentirait jamais. Il le représenta en vain à celui qui lui parlait; et sur ses instances réitérées, il promit d'en écrire à Goertz. Tous deux étaient pressés par Gyllembourg de déterminer le roi de Suède à l'entreprise. Il leur représentait que les choses étaient parvenues au point qu'il fallait renoncer à Brème ou aux Hanovriens; que le succès en Écosse n'était pas difficile; que dix mille hommes suffiraient tant le mécontentement était général; qu'on ne demandait qu'un corps de troupes réglées, auquel les gens du pays se joindraient; que s'il était transporté en mars dans la saison des vents d'ouest, et dans le temps qu'on y songerait le moins, la révolte serait générale; qu'il faudrait encore porter des armes pour quinze au vingt mille hommes, ne pas s'embarrasser de chevaux, dont an trouverait suffisamment dans le pays, surtout mettre peu d'Anglais dans la confidence. Avec ces précautions Gyllembourg prétendait qu'on pouvait s'assurer du succès dans un pays abondant, si disposé à la révolution que de dix personnes on pouvait sûrement en compter neuf de rebelles. On promettait de lui faire toucher soixante mille livres sterling quand il ferait voir un pouvoir du roi de Suède, et que ce prince assurerait les bien intentionnés de les assister. Ils avaient cependant peine à lui remettre un plan de leur entreprise. Ils craignaient d'en écrire le détail, de multiplier le secret, et de s'exposer s'il était découvert aux mêmes peines que tant d'autres avaient subies depuis un an. Néanmoins ils lui promirent de lui confier ce plan avant peu de jours, et l'un de ceux qui traitaient avec lui l'assura qu'ils n'avaient rien à craindre de la part du régent.

Malgré ces dispositions Goertz hésitait de s'embarquer avec les jacobites, et quoiqu'il eût témoigné d'abord de l'empressement pour le projet comme le seul moyen de délivrer le roi de Suède de l'embarras de la ligue de ses ennemis, il avait apparemment changé de vues. Il ne répondit pas seulement à la proposition qui lui avait été faite d'agir par la voie d'Erskin; il prétendit avoir assez d'autres canaux dont il se pourrait servir utilement. Il promit cependant à Spaar de lui envoyer par Hoggers pour cent mille écus de lettres de change, immédiatement après qu'il aurait reçu les éclaircissements qu'il avait demandés. Sa froideur ne ralentit point les jacobites. Ils firent assurer Spaar qu'ils avaient déjà remis des sommes assez considérables à Paris, qu'ils en remettraient encore de plus fortes, et ils n'oublièrent rien pour se bien assurer la Suède.

Le roi Georges et les siens, instruits en général des espérances que les jacobites fondaient sur les secours de la Suède, n'en étaient guère en peine. Néanmoins, au hasard de choquer les Anglais en allant contre leurs formes, le roi Georges expédia de Hanovre un ordre à Norris, amiral de l'escadre anglaise dans la mer Baltique, de laisser à Copenhague six vaisseaux de guerre, sous prétexte d'assurer le commerce des Anglais contre les insultes des Suédois dans le nord. L'alliance entre la France et l'Angleterre était encore secrète, mais personne n'en doutait. Le ministère anglais, quoique à regret, ne voulut pas attendre d'avoir la main forcée sur la réforme des troupes par le parlement, lorsqu'il apprendrait la signature du traité, et ils commencèrent à y travailler. Par la même raison ils voulaient réduire à cinq pour cent les intérêts qui se payaient sur les fonds publics, dont les fonds excédaient quarante millions sterling. Néanmoins ils eurent peine à se déterminer sur un point si capital, et malgré la certitude du traité fait avec la France, ils affectèrent de craindre le Prétendant.

Le roi de Suède était le seul dont ils pouvaient faire envisager les desseins; et Stairs, toujours à leur main pour le trouble, leur avait mandé que ce prince s'était engagé par un traité à secourir le Prétendant. Mais les affaires de la Suède n'étaient pas en état d'effrayer les Anglais. Il fallait leur montrer quelque autre puissance. Ainsi Stairs, à qui ces nouvelles ne coûtaient rien à inventer, répondit que l'empereur, très irrité du traité, écouterait les propositions du Prétendant pour se venger du roi d'Angleterre. Le roi de Prusse se plaignait du roi Georges son beau-père, qui méprisait sa légèreté. Gyllembourg pressait toujours Spaar et Goertz d'informer de leurs résolutions le roi leur maître. Mais Goertz le secondait mal. Sa fidélité était suspecte, et la manière dont il avait déjà servi d'autres puissances favorisait les soupçons. L'Angleterre, malgré ses agitations domestiques, était considérée comme ayant beaucoup de part aux affaires générales de l'Europe. Le roi de Sicile si attentif à ses intérêts recherchait son amitié et son alliance. Il envoya le baron de Schulembourg qui servait dans ses troupes, et neveu de celui qui venait de défendre Corfou dont les Turcs avaient [levé] le siège, trouver le roi d'Angleterre à Hanovre sitôt qu'il y fut arrivé. On sut, après quelque temps de secret, que c'était pour traiter le mariage d'une fille de ce prince avec le prince de Piémont, mais que le roi d'Angleterre, qui ménageait infiniment l'empereur, n'avait pas voulu écouter une proposition qu'il savait lui devoir être fort désagréable. Le roi de Sicile vivait dans une grande inquiétude des dispositions de l'empereur à son égard. L'Italie était remplie d'Allemands qui pouvaient l'attaquer à tous moments. La paix de Hongrie pouvait changer la face des affaires, il se trouvait sans alliés, et quoique la France fût garante de la paix d'Utrecht, il n'en espérait point de secours, parce qu'il croyait le régent, son beau-frère, trop sage pour faire la guerre uniquement pour autrui.

Bentivoglio qui, pour avancer sa promotion et l'autorité romaine, ne cessait d'exciter Rome aux plus violents partis, et de tâcher lui-même à mettre la France en feu par ses intrigues continuelles, chercha d'ailleurs à lui susciter des ennemis. Il vit chez lui Hohendorff. Ils s'expliquèrent confidemment sur le traité de [la] France avec l'Angleterre, qui était lors sur le point d'être signé. Hohendorff voulut douter que le pape consentît à la retraite du Prétendant d'Avignon, qui par sa demeure en cette ville romprait le traité, dont ce malheureux prince serait mal conseillé de faciliter la conclusion. Il ajouta qu'il ne pouvait croire que la France, pour l'en faire sortir, usât de violence contre le pape. Le nonce répandit, à ce qu'on prétend, qu'il était facile à la France de faire partir le Prétendant sans user de violence, en le menaçant de ne lui plus payer de pensions. Hohendorff aurait dû alors offrir que l'empereur y suppléât; mais il se contenta de conclure que ce prince était perdu s'il passait en Italie. Le nonce en demeura persuadé. Il écrivit au pape que l'Église était intéressée à rompre une ligue que les ennemis du saint-siège et de la religion regardaient comme le plus solide fondement de leurs espérances. Ce n'était pas la première fois qu'il avait prêté auprès du pape les plus malignes intentions au régent sur l'alliance qu'il voulait faire avec les hérétiques, et sur la douceur qu'il témoignait aux huguenots dans le royaume. Ils se revirent une seconde fois. Hohendorff dit au nonce qu'il allait dépêcher un courrier à l'empereur, pour lui conseiller de contre-miner, par d'autres ligues, celle que la France venait enfin de signer, que la plus naturelle serait avec le pape pour la sûreté réciproque de leurs États, laquelle étant promptement déclarée, ferait penser la France à deux fois à ne pas donner à l'empereur un sujet de rupture, en attaquant Avignon; qu'il y avait du temps pour négocier, puisque les ouvrages du canal de Mardick ne devaient être détruits que dans le mais de mai; enfin il s'avança d'assurer, sans consulter la volonté ni les finances de son maître, qu'il fournirait de l'argent au Prétendant s'il était nécessaire, et pressa le nonce d'engager le pape de faire parler de cette affaire à l'empereur duquel elle serait bien reçue.

Le nonce, craignant les reprochés de Rome de s'être trop avancé, prétendit s'être excusé de faire cet office, mais il y rendit compte de la proposition, l'accompagnant de toutes les raisons qui pouvaient engager le pape à la regarder comme avantageuse à la religion. Il continuait, comme il avait déjà fait sauvent, à représenter au pape la ligue de la France avec les protestants comme l'ouvrage des ministres jansénistes, dans la vue d'établir en France le jansénisme, dont l'unique remède était de leur apposer une ligue entre le pape et le premier prince de la chrétienté, de mettre un frein aux entreprises des ennemis de la religion, et de rendre le gouvernement de France plus traitable quand il verrait ce qu'il aurait à craindre. Ce furieux nonce, si digne du temps des Guise, tâcha, mais inutilement, de persuader à la reine douairière d'Angleterre de préférer pour son fils ces espérances frivoles à la promesse que faisait le régent de lui continuer les mêmes pensions que le feu roi lui avait toujours données, s'il consentait volontairement à se retirer d'Avignon en Italie. La reine, sans s'expliquer, pria le nonce d'insinuer au pape d'écrire de sa main à l'empereur en faveur de son fils, et de donner là-dessus des ordres pressants à son nonce à Vienne.

Le pape, persuadé de la gloire qu'un accommodement avantageux de ses différends avec l'Espagne donnerait à son pontificat, n'était pas mains touché de l'utilité qu'il croyait trouver dans sa bonne intelligence avec le toi d'Espagne, pour établir en France les maximes et l'autorité de la cour de Rome. Aubenton, fabricateur de la constitution Unigenitus, et son homme de toute confiance, ne cessait de l'assurer du respect, de l'attachement, de la soumission pour lui et pour le saint-siège du roi d'Espagne, dont il gouvernait la conscience, de son honneur pour les jansénistes, et de tout ce qu'il se passait en France là-dessus. En même temps ce jésuite, lié avec Albéroni, qu'il savait maître de le chasser et de le conserver dans sa place, représentait continuellement au pape la nécessité d'élever promptement à la pourpre un homme qui disposait seul et absolument du roi et de la reine d'Espagne. Acquaviva et Aldovrandi agissaient avec la même vivacité.

Vers la fin de novembre, ce cardinal reçut une lettre de la main de la reine d'Espagne, pleine d'ardeur pour cette promotion. Il la fit voir au pape, et le pressa si vivement, que Sa Sainteté n'eut de ressource pour s'en débarrasser que de lui demander un peu de temps. Cela leur fit juger qu'il ne résisterait pas longtemps. Tout de suite ils proposèrent à Albéroni, pour hâter et faciliter tout, et pour plaire aussi à Alexandre Albani, second neveu du pape, qui mourait d'envie d'être envoyé en Espagne, par jalousie de son frère aîné, qui avait eu pareille commission pour Vienne, de le demander pour aller terminer tous les différends des deux cours. Ils désiraient donc que le roi d'Espagne écrivît à Acquaviva pour le demander au pape; que cette lettre fût apportée par un courrier exprès, accompagnée de celle d'Albéroni et d'Aubenton, pour D. Alexandre, et ils représentaient qu'il était celui des deux neveux que le pape aimait le mieux, qu'ils acquerraient à l'Espagne par ce moyen, comme Vienne s'était attaché son frère aîné. Aldovrandi, qui ne s'oubliait pas, désira que ses deux amis lui fissent quelque mérite auprès d'Alexandre, et souhaitait pour son avancement faire avec lui le voyage d'Espagne. Ils jugeaient ces mesures nécessaires pour se mettre en garde contre beaucoup d'ennemis puissants qu'Aldovrandi avait à Rome, dont Giudice se montrait le plus passionné. Acquaviva, qui le craignait, assurait qu'il traitait secrètement avec la princesse des Ursins, ce qui ne pouvait avoir d'objet que pour perdre la reine, et y employer peut-être le nom du prince des Asturies, sur la tendresse duquel Giudice comptait beaucoup. Il ajoutait qu'il fallait bien prendre garde à ceux qui approchaient de ce jeune prince, surtout des inférieurs, et se défier des artifices de Giudice, qui faisait toutes sortes de bassesses pour se raccommoder avec le cardinal de La Trémoille, et se laver auprès de lui d'avoir eu part à la disgrâce de sa soeur.

Le pape, fortement pressé, avait positivement promis un chapeau pour Albéroni, dès qu'il y en aurait trois vacants. Acquaviva n'osa en être content, et pressa de plus en plus. Le pape, qui sentait l'embarras où la promotion d'Albéroni seul le jetterait à l'égard de la France et de l'empereur qu'il craignait bien davantage, répliqua que si les Allemands étaient mécontents, ils se porteraient aux dernières violences. Acquaviva, ne pouvant se servir de la peur en cette occasion, qui était le grand ressort pour conduire le pape, l'employa pour empêcher la promotion de Borromée, maître de chambre du pape et beau-frère de sa nièce, au moment qu'il allait entrer au consistoire pour la faire. Le pape se défendit sur ce que le chapeau vacant le devait dédommager de celui de Bissy, accordé au feu roi, du consentement de l'empereur et du roi d'Espagne. À la fin pourtant il se rendit et promit de suspendre la promotion de Borromée, et de nouveau encore de faire Albéroni dès qu'il y aurait trois chapeaux.

La conjoncture était favorable à Albéroni. Les préparatifs maritimes des Turcs étaient grands, la frayeur du pape proportionnée, qui n'attendait de secours que de l'Espagne. Il tâchait de le gagner par de belles paroles et des remerciements prodigués sur le secours de l'été précédent. Cette fumée ne faisait aucune impression sur un Italien, savant dans les artifices de sa nation. Pour se procurer le secours que le pape désirait, il en fallait donner les moyens, que le pape avait lui-même offerts au roi d'Espagne sur le clergé d'Espagne et des Indes. Acquaviva en sollicitait l'expédition; mais l'irrésolution du pape éternisait les affaires, celles même qui dépendaient de lui et qu'il souhaitait le plus. Albéroni se plaignait d'un retardement dont il sentait personnellement le préjudice. Il assurait que le secours serait tout prêt si le pape voulait finir les affaires d'Espagne; mais que ne les finissant pas, l'armement devenait impossible; il s'étendait surtout ce qu'il avait à souffrir de la part du roi et de la reine, qui le regardaient comme un agent de Rome, qui lui en reprochaient les lenteurs avec tant de sévérité, qu'il prévoyait qu'ils lui défendraient bientôt de s'en plus mêler, comme ils avaient fait au P. Daubenton; et là-dessus représentations et menaces, tous les ordinaires avec toutes les souplesses du confesseur pour les faire valoir. Ils avaient affaire à une cour où l'artifice est aisément démêlé. Le pape, mal prévenu pour Albéroni, se défia que son chapeau étant accordé, il serait fertile en expédients pour éluder les promesses faites en vue de l'obtenir, et résolut de ne le donner que lorsque les affaires d'Espagne seraient entièrement terminées. Albéroni, qui pensait le même du pape, déclarait qu'elles le seraient à son entière satisfaction dans le moment même qu'il recevrait la nouvelle de sa promotion, et n'avait garde de les finir auparavant, dans la défiance d'en être la dupe. Ce manège de réciproque défiance dura ainsi assez longtemps entre eux.

Le régent se plaignait fort d'Albéroni; il avait même laissé entendre plusieurs fois au duc de Parme qu'il ne serait pas fâché qu'il fît là-dessus quelques démarches auprès de la reine; mais un duc de Parme se tenait heureux et honoré qu'un de ses ministres gouvernât l'Espagne ainsi il s'était réduit à avertir Albéroni de bien servir l'Espagne sans donner à la France des sujets de se plaindre de lui. Les instances du régent redoublèrent: elles firent dire au duc de Parme qu'elles approchaient de la violence, mais sans rien obtenir de lui qui ne voulait point de changement dans le gouvernement d'Espagne. Il eut seulement plus de curiosité de savoir par Albéroni même ce qu'il pensait et pouvait pénétrer de plus particulier sur la personne, les vues, et ce qu'il appelait les manèges de M. le duc d'Orléans; mais, persuadé au reste que, quoi que ce prince pût penser et faire, le véritable intérêt du roi d'Espagne était de demeurer sur son même trône; qu'il y aurait trop d'imprudence de quitter le certain pour l'incertain, et que dans les événements qui pouvaient arriver, il risquerait de perdre et la France et l'Espagne, s'il voulait faire valoir les droits de sa naissance. Albéroni lui répondit que, sûr de sa propre conscience et probité, il ne pouvait attribuer qu'à ses ennemis les plaintes que faisait le régent de sa conduite; qu'il avait toujours tâché de mériter ses bonnes grâces, et de maintenir la bonne intelligence entre les deux couronnes; il en alléguait les deux misérables preuves qu'on a vus plus haut; qu'il ne pouvait donc attribuer le mécontentement de ce prince qu'à ce qui s'était passé à l'égard de Louville mais qu'il se plaignait lui-même de ce que le régent s'était laissé séduire par des gens malintentionnés, au point d'avoir écrit des plaintes contre lui au roi d'Espagne.

Cet homme de bien et de si bonne conscience savait qu'on l'accusait en France d'une intelligence trop particulière avec les Anglais, et de les avoir trop favorisés dans leurs dernières conventions avec l'Espagne. Rien ne lui pouvait de plaire davantage que cette accusation où l'avarice et l'infidélité, tout au moins la plus grossière ignorance ou mal habileté étaient palpables. Il tâchait donc de récriminer: il disait que ce n'était pas à la France à trouver à redire que l'Espagne, pour conserver la paix, fît beaucoup mains que ceux qui sacrifiaient le canal de Mardick pour être bien avec l'Angleterre, duquel les ouvrages sont si importants, que le ministre d'Angleterre à Madrid avait dit tout haut dans l'antichambre du roi d'Espagne, que la France aurait dû faire la guerre pour le soutenir, et non pas une ligue pour le détruire. Ainsi l'aigreur augmentait tous les jours, et Albéroni, parmi de fréquentes protestations du contraire, aliénait de tout son pouvoir l'esprit du roi d'Espagne contre le régent: les discours les plus odieux et les raisonnements les plus étranges se publiaient sur M. le duc d'Orléans à Madrid publiquement, et le premier ministre leur donnait cours et poids. Il semblait qu'il eût dessein de se fortifier par des troupes étrangères il fit demander au roi d'Angleterre la permission de lever jusqu'à trais mille hommes dans la Grande-Bretagne, Irlandais ou autres, avec promesse que ceux qui se trouveraient protestants ne seraient point inquiétés sur leur religion. Il était si abhorré en Espagne, que la mort de l'archiduc fit en même temps la joie du palais et la douleur de Madrid et de toute l'Espagne, excédée du gouvernement du seul Albéroni. Moins il y avait de princes de la maison d'Autriche, moins le roi d'Espagne se croyait d'ennemis, et moins les Espagnols comptaient avoir de libérateurs et de vengeurs.

Albéroni craignait encore plus ses ennemis personnels que ceux qui ne l'étaient que pour le bien de l'État. Il était donc fort en peine de ce que ferait Giudice contre lui, quand il serait arrivé à Rome. Ce cardinal, qui depuis sa disgrâce ne se possédait plus, s'était échappé dans une harangue qu'il avait faite à l'inquisition sur les intentions de la reine, et sur la captivité où elle retenait le prince des Asturies, dont en même temps il fit l'éloge. Albéroni ne manqua pas d'exagérer à Rome l'ingratitude du cardinal, et tous les bienfaits qu'il avait lui et les siens reçus de la reine. Il l'accusa de s'être opposé le plus fortement à recevoir Aldovrandi à Madrid, qui n'y aurait jamais été reçu sans la reine, laquelle seule avait empêché l'éloignement de devenir plus grand entre les deux cours, comme Giudice le désirait; et pour ne rien oublier de ce qui pouvait établir sur ses ruines le crédit de la reine à Rome, c'est-à-dire le sien, il l'annonça comme un homme qui ferait l'hypocrite à Rome, qui ne paraîtrait occupé que de l'éternité, qui déplorerait les plaies que la religion souffrait en Espagne de sa disgrâce et de son absence, et qui publierait toutes sortes de faussetés et d'artifices qu'il serait facile au cardinal Acquaviva de dévoiler. Mais lorsque l'accommodement entre les deux cours, et la satisfaction personnelle du premier ministre à laquelle tout le reste tenait, semblait s'approcher de plus en plus, l'impatience du pape de se saisir en Espagne d'usurpations utiles, pensa tout renverser. Il voulait s'approprier la dépouille des évêques, qui était un des points des différends entre les deux cours. On a vu qu'il l'avait fait demander comme par provision par le P. Daubenton, en attendant que cet article fût réglé; on a vu aussi le mauvais succès de cette inique demande.

Le pape ne s'en rebuta pas: n'y pouvant plus employer Aubenton, il envoya un ordre direct à Giradilli, auditeur qu'Aldovrandi avait laissé à Madrid, de faire pressamment la même demande, qui obéit par des instances si fortes et si réitérées, qu'il fut au moment d'être chassé de Madrid, dont Albéroni ne s'excusa que sur ce que cet homme était connu depuis longtemps pour être agent du cardinal Acquaviva. Le premier ministre jeta les hauts cris sur l'ingratitude de Rome pour la reine qui avait tout fait pour cette cour. Il entra sur cela en de grands détails et en de grands raisonnements, couverts du prétexte du zèle pour la gloire et le service du pape et de la religion, qui en souffraient beaucoup. Il protestait, on même temps, que ce n'était que par une vue si pure qu'il déplorait les retardements que cette cour apportait à la grâce que la reine demandait avec tant d'instance et depuis si longtemps, sa promotion, qui perdrait son nom et son mérite pour devenir justice, si elle n'était accordée que lors de celle des couronnes. Il prévoyait, avec une grande douleur, que la reine, voyant le pape inflexible sur un point qui touchait son honneur, se porterait aux dernières extrémités si cette satisfaction qu'elle attendait, et le roi aussi, avec la dernière impatience, se différait plus longtemps. Cet homme détaché ne donnait ces avis que par zèle pour le saint-siège; sans retour sur soi-même, en homme fidèlement attaché au pape, occupé de contribuer à sa gloire et à son repos; qu'un particulier comme lui était trop content des assurances du pape; que deux ou trois mois de plus ou de moins ne lui étaient rien; qu'il désirerait faire de plus grands sacrifices; mais qu'il n'osait parler, parce que le roi et la reine lui reprocheraient qu'il ne songeait qu'à ses intérêts particuliers, et comptait peu leur honneur offensé. Il ajoutait que, quelque puissante que fût la raison de l'honneur et de la réputation de têtes couronnées, l'impatience de la reine était fondée sur des raisons particulières et secrètes, qui n'étaient pas moins pressantes que celles du point d'honneur. Il les expliquait à ses amis à Rome il leur disait que la reine envisageant le présent et l'avenir, que d'un côté elle voyait la nécessité de donner un nouvel ordre au gouvernement de la monarchie, et de supprimer ces conseils qui ne se croyaient pas inférieurs à l'ancien aréopage, et en droit de donner des lois à leurs souverains; d'un antre côté, elle considérait la santé menaçante du roi d'Espagne par sa maigreur, ses vapeurs, sa mélancolie; par conséquent le besoin qu'elle avait d'un ministre fidèle à qui elle pût tout confier, lequel pour pouvoir lui donner ses conseils sans crainte, avait besoin nécessairement d'un bouclier tel que la pourpre romaine, pour le mettre à couvert de ceux qu'il ne pourrait éviter d'offenser. Mais lorsqu'il écrivait de la sorte, il avait réduit tous les conseils à néant, dont il avait pris, lui tout seul, les fonctions, les places, le pouvoir. Il n'avait pas craint de le mander à tous les ministres que l'Espagne tenait an dehors avec défense de rendre aucun compte à qui que ce soit qu'à lui seul des affaires dont ils étaient chargés, et de ne recevoir ordre de personne que de lui, ainsi qu'il se pratiquait dans tout l'intérieur de la monarchie.

Il voyait aussi les choses de trop près pour pouvoir se flatter que la reine venant à perdre le roi, ce qui n'avait alors qu'une apparence fort éloignée, les Espagnols qui abhorraient sa personne et le gouvernement étranger, qui n'aimaient guère mieux une reine italienne qui n'était pas la mère de l'héritier présomptif et nécessaire; qui n'avait eu aucun ménagement pour eux, et assez peu pour ce prince qui leur était si cher, se laissassent subjuguer une seconde fois par une reine et un ministre étrangers, qui n'auraient plus le nom du roi pour couverture, pour prétexte et pour bouclier. Il n'y avait pas si longtemps que la minorité de Charles II était passée pour avoir oublié que les seigneurs, ayant don Juan à leur tête, firent chasser les favoris et les ministres confidents de la reine mère et régente, fille et soeur d'empereurs, par conséquent elle-même de la maison d'Autriche, le P. Nithard à Rome, Vasconcellos aux Philippines, et lui ôtèrent toute son autorité. Mais tout était bon à Albéroni pour leurrer le pape et ramener au point où il voulait le réduire, qui était de le déclarer cardinal sans plus de délai. Reste à voir ce que c'est qu'une dignité étrangère qui met à l'abri de tout, par conséquent qui permet et qui enhardit à entreprendre tout. C'était aussi l'usage qu'Albéroni se proposait bien de faire de cette dignité après laquelle il soupirait avec tant d'emportement, s'embarrassant très peu d'ailleurs des succès de tant de négociations, dont les événements à venir étaient si importants à l'Espagne, et faisaient le principal et peut-être le seul objet du roi et de la reine d'Espagne.

Pour plaire à Stanhope il voulait accorder le congé à Monteléon qui le demandait, fatigué de n'être instruit de rien, du changement à son égard des ministres restés à Londres depuis le départ pour Hanovre, et d'être mal payé de ses appointements. Quoiqu'il aimât mieux Beretti son compatriote, il le laissait sans aucune instruction à la Haye sur ce que la France y traitait. L'abbé Dubois, qui, après avoir arrêté l'alliance à Hanovre, était venu à la Haye pour la conclure et la signer, et pour aider à Châteauneuf à y faire entrer les États généraux, assurait Beretti qu'il n'y avait rien dans ce traité que de conforme aux intérêts du roi d'Espagne; lui et Châteauneuf l'avertissaient que la Hollande avait résolu de faire avec l'empereur une alliance particulière; qu'il était à craindre que son exemple n'y entraînât les autres provinces de cette république; qu'ils devaient tous trois travailler de concert à la traverser; qu'il était nécessaire qu'il parlât fortement là-dessus aux bourgmestres d'Amsterdam et de Rotterdam. Beretti, qui était très défiant, et qui était livré à lui-même parce qu'il ne recevait aucune instruction d'Albéroni, comme on l'a remarqué, se figura que le but des ambassadeurs de France était de confirmer de plus en plus la validité des renonciations, d'employer toutes sortes de matériaux pour en consolider l'édifice, engager le roi d'Espagne dans l'alliance qu'ils étaient sur le point de signer avec l'Angleterre et la Hollande, et à donner lui-même par là une nouvelle approbation et une nouvelle force au traité d'Utrecht.

Dans une conjoncture qui lui semblait si délicate, Beretti déplaisait d'autant plus à Albéroni, qu'il lui demandait des ordres précis que ce confident de la reine ne lui voulait pas donner. Il lui reprochait son inquiétude et sa curiosité. Il l'avertissait de se régler sur l'indifférence que le roi et la reine d'Espagne témoignaient sur les alliances négociées par la France, de ne pas chercher à pénétrer au delà des instructions qu'on lui voulait bien donner, de se souvenir que c'était à Madrid qu'ils voulaient traiter si la Hollande voulait faire avec l'Espagne une alliance d'autant plus avantageuse que le roi avait pris la résolution d'admettre désormais tous les étrangers au commerce des Indes, de ne faire aucunes représailles sur les marchandises embarquées en temps de paix, moyennant de leur part l'engagement réciproque de n'attaquer aucun vaisseau revenant des Indes, et si ce projet s'exécutait, donner à tout commerçant étranger voix dans la junte générale que le roi établirait à Cadix pour le commerce. Le projet était de supprimer en même temps la contractation de Séville et d'abolir l'indult, qu'on imposait depuis longtemps sur les vaisseaux qui revenaient des Indes, au lieu duquel on établirait un tarif certain sur les retours des flottes. Le dessein était aussi d'armer huit vaisseaux pour lesquels on attendait les agrès de Hollande pour la fin de l'année, qui devaient partir en avril, de faire apporter tout le tabac à Cadix, vendu désormais sur le seul compte du roi, dont on faisait espérer un profit du double, dont on verrait l'effet en 1718, et qu'en attendant on offrait déjà pour l'année 1717 une augmentation de trois cent mille écus. Albéroni se flattait de rendre le commerce d'Espagne plus florissant que jamais par sa prévoyance, et par la plénitude d'autorité qui lui serait confiée, et il commença à la fin de cette année 1716 à faire travailler aux ports de Cadix et du Ferrol en Galice dont la situation est admirable, sur lequel on avait de grandes vues, et le lieu principal où on se proposait de bâtir des vaisseaux.

Un autre projet proposé par le prince de Santo-Buono-Carraccioli, vice-roi du Pérou, homme de beaucoup d'esprit et de mérite, fut de démembrer de son commandement les provinces de Santa-Fé, Carthagène, Panama, Quito, la Nouvelle-Grenade, pour en faire le département d'un troisième vice-roi, résidant à Santa-Fé, et cela fut approuvé du roi d'Espagne. Le marquis de Valero, vice-roi du Mexique, donnait aussi de grandes espérances; il voulait être regardé comme attaché à la reine. C'était de ce nom qu'Albéroni appelait ses amis, et ce fut de ceux-là dont il tâcha de remplir les places subalternes lorsqu'il changea tous ces postes au commencement de 1717. Les abus étaient grands et les prétextes ne manquaient pas de faire les retranchements qu'il méditait. Plusieurs conseillers du conseil des Indes trouvés en grandes fraudes, furent chassés, et plusieurs juntes de finances supprimées. Albéroni comptait que de ces dépenses épargnées, le roi d'Espagne tirerait plus de deux cent cinquante mille écus par an. Bien des gens se trouvaient intéressés dans ce bouleversement; ainsi Albéroni tirant un mérite de sa hardiesse à l'entreprendre, se fondait en nouvelles raisons, toutes modestement résultantes du seul intérêt du service du roi, de le garantir de la vengeance de tant de gens si irrités, et ce moyen était unique, c'est-à-dire d'être promptement revêtu de la pourpre.

De là nouveaux ressorts et nouveaux manèges employés à Rome pour vaincre la lenteur du pape, qui de son côté voulait des modifications à son gré sur ce qui avait préliminairement été convenu sur les différends des deux cours avec Aldovrandi à Madrid, et remettre cette affaire à Rome à une congrégation. Le premier ministre et le confesseur, qui seuls s'en étaient mêlés, menacèrent à leur tour d'une junte sur ces affaires qui ferait voir au pape la différence de sa hauteur et de son opiniâtreté d'avec la conduite de deux hommes dévoués au saint-siège, et qui pour cela même, encourraient toute la haine de cette junte et de l'Espagne entière. Albéroni, que rien ne pouvait détourner de son unique affaire, avait sain de faire dire au pape qu'il ne craignait aucune opposition à son chapeau de la part de la France; et comme les mensonges les plus grossiers ne coûtaient rien là-dessus ni à lui ni au P. Daubenton, il se vanta au pape de toute l'estime du régent, dont il le faisait assurer sauvent, et même lui avait fait mander par le P. du Trévoux que Son Altesse Royale désirait entretenir directement avec lui une secrète correspondance de lettres.

La confiance du pape et de la cour de Rome en Daubenton, sûre de son abandon à son autorité, à ses maximes par les effets, ne put être obscurcie par les efforts de Giudice, qui ne craignait pas d'assurer le pape que ce fourbe le trompait, et qu'il était capable de sacrifier son baptême à la conservation de sa place. Ce jésuite ne laissait pas d'avoir moyen de faire passer à Rome ses sentiments particuliers, et par là ne craignait point qu'il lui fût rien imputé de ce que Rome trouvait contre ses maximes dans ce que le roi d'Espagne le chargeait d'y écrire. Ainsi le pape insistant sur l'entière exemption de toute imposition de tous les biens patrimoniaux des ecclésiastiques d'Espagne, Aubenton lui fit savoir nettement que cet article ne s'obtiendrait jamais, non pas même avec aucun équivalent, parce que l'intention du roi d'Espagne n'était pas d'augmenter par là ses revenus, mais de soulager ses sujets à supporter les taxes qui grossissaient, et qui retombaient sur eux, à mesure que les ecclésiastiques, exempts d'en payer aucune; acquéraient des biens laïques. Aubenton revenait après à dissuader le pape de mettre aucune de ces choses convenues à Madrid avec Aldovrandi en congrégation, et à le menacer de les voir renvoyer à une junte en Espagne, dont il verrait le terrible effet. Il ajoutait que le retour d'Aldovrandi en Espagne était nécessaire, mais avec la grâce si instamment demandée, le chapeau d'Albéroni, si le pape voulait obtenir toute sorte de satisfaction qui ne lui serait donnée qu'à ce prix; que la reine, irritée de tant de délais, était capable de se porter à toutes sortes d'extrémités; que le ressentiment de se croire amusée et méprisée allait en elle jusqu'à la fureur, sans qu'Albéroni, qui la voudrait calmer au prix de son sang, osât plus lui ouvrir la bouche, surtout depuis qu'ayant osé lui faire un jour quelque représentation, elle l'avait fait taire et lui avait dit qu'elle voyait bien que six mois et un an de retardement ne lui faisait rien, mais qu'un moment de retardement faisait beaucoup à sa dignité et blessait son honneur. C'était par de tels artifices qu'Albéroni comptait persuader le pape de sa tranquillité sur le moment de sa promotion; qu'il ne la désirait prompte que pour l'intérêt du pape, et que tout sujet qu'il enverrait à Madrid serait sûr d'y réussir, s'il y trouvait contente du pape la reine qui pouvait tout.

Il est vrai qu'elle était altière et qu'elle s'offensait fort aisément. Elle le fit vivement sentir à la duchesse de Parme sa mère, qui de son côté ne l'était pas moins. Il ne s'agissait néanmoins que de bagatelles, mais la parfaite intelligence ne revint plus. Le duc de Parme, son oncle et son beau-père, en sentit un autre trait pour ne l'avoir pas avertie à temps du sujet de l'envoi du secrétaire Ré de Londres à Hanovre. Il se trouva plus flexible que la duchesse sa femme; il s'excusa et dissipa cette aigreur.

Albéroni, qui avait un commerce direct de lettres avec Stanhope, voulait traiter avec l'Angleterre et la Hollande, laisser à Beretti le soin de débrouiller le plus difficile avec les États généraux, et se réserver la gloire d'achever à Madrid le traité avec Riperda. Beretti sentait le poids de ce qu'on exigeait de lui, et en représentait toutes difficultés. Il savait par le Pensionnaire même qu'il croyait de l'intérêt de ses maîtres de traiter avec l'empereur avant de traiter avec l'Espagne, et Beretti le soupçonnait de ne vouloir remettre la négociation à Madrid, que pour la retarder, et parce qu'il serait plus maître de donner ses ordres à Riperda, que d'une négociation qui se traiterait à la Haye; mais l'empereur ne répondait point à l'empressement de ce même Heinsius, et ne faisait aucune réponse aux propositions que les États généraux lui avaient faites. La première était de modérer le nombre de troupes qu'ils devaient fournir pour la défense des Pays-Bas catholiques s'ils étaient attaqués; ils étaient engagés par le traité de [la] Barrière à fournir en ce cas huit mille hommes de pied et quatre mille chevaux. Ils voulaient plus de proportion entre ces assistances et leurs forces, et des secours conformes aux conjonctures sans spécification. En second lieu ils demandaient qu'il plût à l'empereur de spécifier les princes qu'il prétendait comprendre dans l'alliance; et en troisième lieu l'observation exacte de la neutralité d'Italie. Enfin ils refusaient de s'engager dans ce qui pourrait arriver au delà des Alpes et dans la guerre contre les Turcs. Nonobstant le silence de l'empereur sur ces propositions, ses ministres étaient fort inquiets, de l'alliance prête à conclure entre la France, l'Angleterre et la Hollande, et ils n'oubliaient rien à la Haye ni même à Paris pour la traverser. Hohendorff continuait à voir Bentivoglio, et quoique encore sans ordre de Vienne, il pressait ce nonce d'insinuer au Prétendant de ne point sortir d'Avignon, dans l'opinion que cela dérangerait ce qui avait été concerté et causerait une rupture. Le nonce l'espérait de même, et goûtait avec plaisir tous les avis qu'on lui donnait des difficultés qui s'opposaient à la signature du traité, et sa rupture comme un moyen infaillible de ranger le régent au bon plaisir du pape sur l'affaire de la constitution.

CHAPITRE VIII. §

1717. — Singularités à l'occasion du collier de l'ordre envoyé au prince des Asturies, et par occasion du duc de Popoli. — Caylus obtient la Toison. — Mort de Mme de Langeais. — Mort de Mlle de Beuvron. — Je prédis en plein conseil de régence que la constitution deviendra règle et article de foi. — Colloque curieux là même entre M. de Troyes et moi. — Le procureur général d'Aguesseau lit au cardinal de Noailles et à moi un mémoire transcendant sur la constitution. — Abbé de Castries, archevêque de Tours, puis d'Albi, entre au conseil de conscience. — Son caractère. — Abbaye d'Andecy donnée à une de mes belles-soeurs. — Belle prétention des maîtres des requêtes sur toutes les intendances. — Mort et caractère de l'abbé de Saillant. — Je fais donner son abbaye, à Senlis, à l'abbé de Fourilles. — Mort de Mme d'Arco. — Paris-égout des voluptés de toute l'Europe. — Mort du chancelier Voysin. — Prompte adresse du duc de Noailles. — D'Aguesseau, procureur général, chancelier. — Singularité de son frère. — Ma conduite avec le régent et avec le nouveau chancelier. — Joly de Fleury, procureur général. — Le duc de Noailles, administrateur de Saint-Cyr avec Ormesson sous lui. — Famille et caractère du chancelier d'Aguesseau. — Réponse étrange du chancelier à une sage question du duc de Grammont l'aîné.

L'année 1717 commença par une bagatelle fort singulière: Le feu roi avait voulu traiter en fils de France les enfants du roi d'Espagne qui, par leur naissance, n'en étaient que petits-fils; et les renonciations intervenues pour la paix d'Utrecht n'avaient rien changé à cet usage dont les alliés ne s'aperçurent pas, et dont les princes, que les renonciations du roi d'Espagne regardaient, ne prirent pas la peine de s'apercevoir non plus. Suivant cette règle, tous les fils du roi d'Espagne portèrent, comme fils de France, le cordon bleu en naissant, et depuis la mort du roi, le roi d'Espagne, qui avait toujours les pensées de retour bien avant imprimées, fut très soigneux de maintenir cet usage d'autant plus que la France y entrait par l'envoi de l'huissier de l'ordre, qui à chaque naissance d'infant partait aussitôt pour lui porter le cordon bleu. Cette première cérémonie se fait sans chapitre et sans nomination: le prince n'est chevalier que lorsqu'il reçoit le collier. Le roi n'était point encore chevalier ni le prince des Asturies. Le roi, son père, dès que ce prince approcha de dix ans, demanda pour lui le collier avec instance; il n'y eut pas moyen de le faire attendre jusqu'au lendemain du sacre du roi qu'il reçut lui-même le collier. Le régent manda donc tous les chevaliers de l'ordre dans le cabinet où se tendit le conseil de régence aux Tuileries. Le roi, au sortir de sa messe, vint s'asseoir dans son fauteuil du conseil au bout de la table, et ne se couvrit point. M. le duc d'Orléans se tint debout et découvert à sa droite, et tous les chevaliers de même sans ordre le long de la table des deux côtés; les officiers commandeurs au bas bout de la table, vis-à-vis du roi. M. le duc d'Orléans proposa d'envoyer deux colliers au roi d'Espagne avec une commission pour les conférer, l'un au prince des Asturies, l'autre à son gouverneur le duc de Popoli à qui le feu roi avait promis l'ordre et le permis de le porter en attendant qu'il eût le collier.

Cela fut appuyé de l'exemple d'Henri IV qui n'étant pas encore sacré ni chevalier de l'ordre, et qui même ne le portait pas parce qu'il était encore huguenot, donna une commission au maréchal de Biron, chevalier de l'ordre, et le premier de son parti, pour recevoir et donner le collier de l'ordre à son fils qui fut depuis amiral, maréchal et duc et pair de France, et décapité à Paris, dernier juillet 1602, et donner en même temps le cordon bleu à Renaud de Beaulne archevêque de Bourges, depuis de Sens, à qui six mois auparavant le roi avait donné la charge de grand aumônier de France, qu'il avait ôtée avec le cordon bleu qui y est attaché à Jacques Amyot relégué dans son diocèse d'Auxerre; et qui s'était montré grand ligueur. Ainsi le cardinal de Bouillon n'a pas été le premier à qui cette charge et le cordon bleu qui y est joint aient été ôtés. Ce fut en faveur du même Amyot, qui était fils d'un artisan et que son esprit, son savoir et son éloquence avait fait précepteur des enfants d'Henri II, qu'Henri III, en créant l'ordre du Saint-Esprit, attacha à la charge de grand aumônier de France qu'Amyot avait lors celle de grand aumônier de l'ordre, sans preuves, parce qu'il n'en pouvait faire, ce qui a toujours subsisté depuis. Le maréchal de Biron, en vertu de la commission d'Henri IV, fit cette cérémonie dans l'église collégiale de Mantes, le dernier décembre 1591. Henri IV fit dans l'église abbatiale de Saint-Denis son abjuration publique, le dimanche 25 juillet 1593, entre les mains du même Renaud de Beaulne, archevêque de Bourges, qui dit tout de suite la messe pontificalement et le communia; il fut sacré le premier dimanche de carême, 27 février 1594, et reçut le lendemain le collier de l'ordre du Saint-Esprit, et Clément IX, Aldobrandin, le voyant maître de Paris et de tout le royaume, lui donna l'absolution, le 17 septembre 1595.

Le régent ne voulut pas tenir cette assemblée sans le roi, et y voulut suivre la moderne manière que le feu roi avait introduite dans les chapitres, où en faveur de ses ministres officiers de l'ordre, qui, à l'exception du seul chancelier de l'ordre, y sont debout et découverts, tandis que tous les chevaliers sont assis en rang et couverts, n'en tenait plus que debout et découvert lui-même. Ainsi le roi fut découvert, et il ne fût assis qu'à cause de son âge; non qu'il puisse y avoir de proportion entre le roi et ses sujets, mais parce que, depuis que l'ordre a été institué, les rois ne se sont jamais assis ni couverts aux chapitres, qu'ils n'y aient fait en même temps asseoir et couvrir tous les chevaliers; c'est aussi ce qui se pratiqua de tout temps jusqu'à cette heure dans tous les chapitres de l'ordre de la Jarretière et de celui de la Toison d'or. Ce dernier ordre fut donné en ce temps-ci par le roi d'Espagne à Caylus que nous avons vu être allé servir en Espagne après son combat avec le fils aîné du comte d'Auvergne.

Mme de Langeais mourut le premier jour de cette année à Luxembourg à Paris, où elle avait un appartement. Elle était soeur du feu maréchal de Navailles et avait quatre-vingt-neuf ans. Son mari s'appelait Cordouan. Le huguenotisme avait fait ce mariage. Elle avait été longtemps en Hollande; elle revint se convertir et eut six mille livres de pension.

Le maréchal d'Harcourt perdit Mlle de Beuvron, sa soeur, fille d'esprit, de mérite et de conduite, qui avait de la considération, et qui s'était retirée depuis assez longtemps dans un couvent en Normandie.

Quoique l'affaire de la constitution n'entre point dans ces Mémoires par les raisons que j'en ai alléguées, il s'y trouve certains faits qui me sont particuliers, ou qui ne sont connus, qui y doivent trouver place comme il est déjà arrivé quelquefois, parce que j'ai lieu de douter qu'ils la trouvent dans l'histoire de cette fameuse affaire, dont les auteurs les auront pu aisément ignorer. Quoiqu'elle se traitât dans le cabinet du régent avec Effiat, le premier président, les gens du roi, divers prélats, l'abbé Dubois, le maréchal d'Huxelles, il ne laissait pas d'en revenir quelquefois au conseil de régence dans quelques occasions. M. de Troyes s'y signalait toujours en faveur de la constitution, et des prétentions de Rome, en pénitence apparemment d'y avoir été toute sa vie fort opposé. Il rendait compte de tout au nonce Bentivoglio. Je ne sais à son âge quel pouvait être son but. Un des premiers jours de ce mois-ci de janvier, il fut question de la constitution au conseil de régence. Je ne m'étendrai pas sur quoi, parce que je n'ai pas dessein de m'arrêter à cette matière. Je voyais un grand emportement pour exiger une soumission aveugle sans explication et sans réplique, et que ce parti d'une obéissance sans mesure allait toujours croissant.

Je ne fus pas de l'avis de M. de Troyes; il s'anima; nous disputâmes tous deux; il s'abandonna tellement à ses idées que je lui répondis brusquement que dans peu la constitution ferait une belle fortune, parce que je voyais que de proche en proche elle parviendrait bientôt à devenir dogme et article de foi: là-dessus voilà M. de Troyes à s'exclamer à la calomnie, et que je passais toujours le but; de là à s'étendre pour montrer que la constitution ne pouvait jamais devenir ni dogme, ni règle, ni article de foi; qu'à Rome cela n'était entré dans la tête de personne, et que le cardinal Tolomeï qui avait été toute sa vie jésuite, et de jésuite avait été fait cardinal, s'était moqué avec dérision quand on lui avait touché cette corde. Quand il eut bien crié, je regardai tout le conseil, et je dis: « Messieurs, trouvez bon que je vous prenne tous ensemble et chacun en particulier à témoin de tout ce que je viens de prédire sur la fortune de la constitution, de tout ce que M. de Troyes a répondu, combien il s'est étendu à prouver qu'il est impossible par sa nature qu'elle puisse jamais être proposée en article, dogme, ou règle de foi, et qu'on s'en moque à Rome, et de me permettre de vous faire souvenir de ce qui se passe ici aujourd'hui quand la constitution aura fait enfin cette fortune comme je vous répète que cela ne tardera point à arriver. » M. de Troyes cria de nouveau à l'absurdité: pour n'en pas faire à deux fois, au bout de six mois, et même moins, je fus prophète.

Le dogme, la règle de foi pointèrent. Les grands athlètes de la constitution l'établirent dans leurs discours et dans leurs écrits, et en peu de temps la prétention en fut portée jusqu'où on la voit parvenue. Dès que cette opinion commença à se montrer à découvert avec autorité, je ne manquai pas de faire souvenir en plein conseil de régence de ma prophétie, et des exclamations de M. de Troyes; puis, me tournant vers lui, je lui dis avec un souris amer: « Vous m'en croirez, monsieur, une autre fois! Oh bien, ajoutai-je, nous en verrons bien d'autres. » Personne ne dit mot, ni le régent non plus. Je ne vis jamais homme si piqué ni si embarrassé que M. de Troyes, qui rougit furieusement, et qui la tête basse ne répondit pas un seul mot. Ces deux scènes firent chacune quelque bruit en leur temps; elles ne tenaient en rien au secret du conseil, je ne me contraignis pas de les rendre, ni plusieurs du conseil de régence non plus. M. le duc d'Orléans ne le trouva point mauvais: il fit semblant, ou crut en effet que j'allais trop loin comme M. de Troyes, et fut ou fit le semblant d'être fort surpris quand ma prophétie se vérifia. M. le cardinal de Noailles avait des audiences de M. le duc d'Orléans assez fréquentes; les prétentions de l'abbé Dubois ne l'avaient pas encore culbuté: la petite vérole dont Paris était plein se mit dans l'archevêché, et l'obligea d'en sortir, parce que M. le duc d'Orléans qui voyait le roi presque tous les jours ne voulait aucun commerce avec le moindre soupçon de mauvais air. La duchesse de Richelieu, veuve en premières noces de M. de Noailles, frère du cardinal, était demeurée en liaison intime avec lui, et fort bien avec tous les Noailles: elle avait bâti une fort belle maison au bout du faubourg Saint-Germain, qui est aujourd'hui revenue par ricochet aux Noailles: elle y offrit retraite au cardinal qui l'accepta.

Étant chez elle il me proposa un rendez-vous dans son cabinet avec le procureur général qui avait envie, et lui aussi, que j'entendisse la lecture d'un mémoire qu'il venait d'achever sur l'affaire de la constitution, et qui n'était pas à portée de m'en parler lui-même; parce que les affaires du roi m'avaient refroidi avec lui. J'eus en effet quelque peine à consentir. Enfin je me laissai aller au cardinal, et le rendez-vous fut pris chez la duchesse de Richelieu où il logeait, pour le surlendemain trois heures après midi. Je m'y rendis, la porte fut bien fermée. Nous étions tous trois seuls, et la lecture dura deux heures. L'objet du mémoire était de montrer qu'il n'y avait aucun moyen de recevoir une bulle qui était aussi contraire que l'était la constitution Unigenitus à toutes les lois de l'Église, et aux maximes et usages du royaume, fondées sur les libertés de l'Église gallicane, qui elles-mêmes ne sont que l'observation des canons et des règles établies de tout temps dans l'Église universelle, et qui n'ont été maintenues dans leur intégrité que dans l'Église de France contre les entreprises de la cour de Rome. Outre l'érudition qui sans affectation était répandue dans tout le mémoire, et la beauté de la diction sans recherche d'éloquence, il était admirable par le tissu d'une chaîne de preuves dont les chaînons semblaient naître naturellement les uns des autres, qui portaient les preuves de tout le contenu du mémoire dans un ordre qui en faisait la clarté, et dans un degré qui en formait une évidence à laquelle il était impossible de se refuser. Il était d'ailleurs contenu dans toutes les bornes que la primauté de Rome sur toutes les églises pouvait justement exiger, et dans le respect dû à la dignité et à la personne du pape. La conclusion était de lui renvoyer sa bulle après avoir jusqu'alors tenté et cherché inutilement quelque moyen de la pouvoir recevoir, uniquement guidés dans tout le travail qui s'était fait là-dessus à marquer la bonne volonté, le désir et le respect pour le saint-siège et pour le pape. Je fus charmé de cette pièce, et je montrai au procureur général dans toute l'étendue de l'impression qu'elle m'avait faite: Le cardinal de Noailles n'en fut pas moins satisfait. Nous raisonnâmes ensuite avant de nous séparer. Mais le malheur était que la religion et la vérité n'étaient pas le gouvernail de cette malheureuse affaire, comme ni l'une ni l'autre n'en avaient été la source du côté de Rome et de ceux qui s'étaient employés à la demander, à la fabriquer, à la soutenir, et à la conduire pour leur ambition au point où nous la voyons, aux dépens de la religion, de la vérité, de la justice, de l'Église et de l'État, de tant de savantes écoles, et de tant d'illustres corps d'ecclésiastiques et de réguliers, enfin d'un peuple immense de saints et de savants particuliers.

L'abbé de Castries, premier aumônier de Mme la duchesse de Berry, et fort bien avec elle et avec Mme la duchesse d'Orléans, qui aimait fort son frère et sa belle-soeur, qui étaient, comme on l'a vu plus d'une fois, à elle, fut nommé à l'archevêché de Tours. J'y contribuai aussi avec force, et je ne comprends pas pourquoi il en fut besoin au secours de ces deux princesses. Il était bien fait et avait un esprit extrêmement aimable, sage et doux, et fort sûr dans le commerce. Lui et son frère chez qui il demeurait avaient beaucoup d'amis, et il était désiré dans les meilleures compagnies. Cela choqua tellement le feu roi depuis qu'on l'eut infatué de noms inconnus, et de crasse de séminaires pour être maîtres des nominations, et après des évêques, que l'abbé de Castries ne put jamais le devenir. Il fut peu à Tours qui était lors fort pauvre quoique un grand siège. Il fut sacré par le cardinal de Noailles avec qui il était fort bien, et aussitôt après il entra au conseil de conscience où des deux places destinées à des évêques il n'y en avait qu'une de remplie par le frère du maréchal de Besons, lors archevêque de Bordeaux. Les chefs de la constitution crièrent beaucoup du consécrateur et de la place. Leurs aboiements n'empêchèrent pas qu'Albi ayant vaqué peu de temps après, ce riche archevêché lui fût donné, en sorte qu'il n'alla jamais à Tours. Longues années depuis il a eu l'ordre du Saint-Esprit, et vit encore fort vieux et adoré dans son diocèse, où il a toujours très assidûment résidé, tout occupé des devoirs de son ministère. Je fis donner en même temps la petite abbaye d'Andecy à une soeur de Mme de Saint-Simon, religieuse de Conflans près Paris, fort sainte fille, mais qui n'était pas faite pour en gouverner une plus grande. Lorsque j'allai le lui apprendre, elle s'évanouit, puis refusa, et ce ne fut qu'à peine qu'on la lui fit accepter. Elle en tomba fort malade et la fut longtemps. Peu de religieuses deviennent abbesses de la sorte.

Boucher, fils d'un secrétaire du chancelier Boucherat, qui s'y était fort enrichi, était beau-frère de M. Le Blanc, dont la diverse fortune a depuis fait tant de bruit dans le monde. Ils avaient épousé les deux soeurs; Le Blanc pointait fort auprès de M. le duc d'Orléans. Il en obtint l'intendance d'Auvergne pour son beau-frère, qui était président en la cour des aides. Rien de si plaisant que le scandale que les maîtres des requêtes en prirent, et que l'éclat qu'ils osèrent en faire. C'était le temps de tout prétendre et de tout oser. Aussi firent-ils les hauts cris d'une place qui leur était dérobée, comme si, pour être intendant, il fallait être maître des requêtes, et qu'on n'en eût jamais fait que de leur corps. Ils députèrent au chancelier pour écouter et porter leurs plaintes au régent. Tous deux se moquèrent d'eux et tout le monde aussi.

L'abbé de Saillant mourut médiocrement vieux. Il était frère de Saillant, lieutenant général, lieutenant-colonel du régiment des gardes, et commandant à Metz et dans les trois évêchés. C'eût été un honnête homme s'il avait eu des moeurs. La débauche, l'agrément de l'esprit et la sûreté du commerce lui avaient acquis des amis considérables, le maréchal de Luxembourg entre autres intimement, qui à force de bras lui avait procuré quelques abbayes. Il en avait une assez bonne dans Senlis. Je logeais alors dans une maison des jacobins, rue Saint-Dominique, dont la vue était sur leur jardin, où j'avais une porte. Le devant de la maison voisine était occupé par Fourilles, capitaine aux gardes, qui était aveugle, et s'était retiré avec un cordon rouge. Je le voyais tous les jours se promener deux et trois heures dans ce jardin des jacobins, conduit par son fils, qui était abbé sans ordres ni bénéfices, et qui lui lisait pendant toute la promenade. Tous deux avaient l'esprit orné, et le père en avait beaucoup. Cette assiduité me toucha. Je m'informai doucement du jeune homme, car il n'avait pas vingt ans. Il m'en revint du bien, et qu'il ne quittait pas son père, à qui il lisait presque toute la journée. Je ne les connaissais point ni personne de leurs amis; jamais ils n'étaient venus chez moi, pas un de la famille, jamais je n'avais parlé à aucun. Je me mis dans la tête de faire donner cette abbaye de Senlis à un si honnête fils, j'en fis l'histoire à M. le duc d'Orléans, et je l'obtins. Jamais gens plus étonnés qu'ils le furent quand je le leur allai dire. Je me fis un vrai plaisir d'avoir fait récompenser cette piété, et j'eus lieu dans la suite d'en être encore plus content par l'honnête et sage conduite de l'abbé, et par leur reconnaissance.

Mme d'Arco mourut à Paris, où elle donnait à jouer tant qu'elle pouvait. Elle s'appelait étant fille Mlle Popuel, était fort belle, et avait été longtemps maîtresse déclarée, en Flandre, de l'électeur de Bavière, dont elle avait eu le chevalier de Bavière. Son mari était frère du maréchal d'Arco, qui commandait en chef les troupes de Bavière, et dont il a été fait ici mention quelquefois dans les guerres précédentes.

Le goût, l'exemple et la faveur du feu roi avait fait de Paris l'égout des voluptés de toute l'Europe, et le continua longtemps après lui. Outre les maîtresses du feu roi, ses bâtards, ceux de Charles IX, car j'en ai vu une veuve et sa belle-fille, ceux d'Henri IV, ceux de M. le duc d'Orléans, à qui sa régence a fait une immense fortune, les deux branches des deux frères Bourbons, Malause et Busset, les Vertus bâtards du dernier duc de Bretagne, les bâtardes des trois derniers Condé, et jusqu'aux Rothelin, bâtards de bâtards, c'est-à-dire d'un cadet de Longueville, desquels bâtards d'Orléans le dernier est mort de mon temps, et Mme de Nemours sa soeur bien plus tard encore; Rothelin, dis-je, qui dans ces derniers temps ont osé se croire quelque chose, et l'ont presque persuadé par l'audace d'une couronne de prince du sang qu'ils ont arborée depuis qu'elles sont toutes tombées dans le plus surprenant pillage; outre ce peuple de bâtards français, Paris a ramassé les maîtresses des rois d'Angleterre et de Sardaigne, et deux de l'électeur de Bavière, et les nombreux bâtards d'Angleterre, de Bavière de Savoie, de Danemark, de Saxe, et jusqu'à ceux de Lorraine, qui tous y ont fait de riches, de grandes et de rapides fortunes, y ont entassé des ordres, des grades plus que prématurés, une infinité de grâces et de distinctions de toutes sortes, plusieurs des honneurs et des rangs les plus distingués, dont pas un d'eux n'eût été seulement regardé dans aucun autre pays de l'Europe; enfin jusqu'aux plus infâmes fruits des plus monstrueux incestes et les plus publics, d'un petit duc de, Montbéliard, déclarés solennellement tels par le conseil aulique de Vienne, rejetés comme tels par tout l'empire et de toute la maison de Wurtemberg, lesquels toutefois ont eu l'audace d'y vouloir faire les princes, et y ont trouvé l'appui d'autres prétendus princes, qui avec l'usurpation du rang, et une naissance légitime et française, ne sont pas plus princes qu'eux de tant d'écumes que la France seule s'est trouvée capable de recevoir, et entre toutes les nations de l'Europe, d'honorer et d'illustrer par-dessus sa première noblesse qui a eu la folie d'y concourir et d'y applaudir la première, il faut pourtant avouer qu'un bâtard d'Angleterre et un autre de Saxe ont rendu de grands services à l'État en commandant glorieusement les armées.

La veille de la Chandeleur nous soupions plusieurs en liberté chez Louville. Un moment après qu'on eut servi le fruit, on vint parler à l'oreille de Saint-Contest, conseiller d'État, qui sortit de table aussitôt. Son absence fut courte; mais il revint si occupé, en nous promettant de nous apprendre de quoi, que nous ne songeâmes plus qu'à sortir de table. Quand nous fûmes rentrés autour du feu, il nous dit la nouvelle. C'est que le chancelier Voysin, soupant chez lui avec sa famille, se portant bien, avait été tout d'un coup frappé d'une apoplexie, et était tombé à l'instant comme mort sur Mme de Lamoignon, Voysin comme lui, et qu'en un mot il n'en avait pas pour deux heures. En effet, il ne vécut guère au delà, et la connaissance ne lui revint plus. J'ai assez fait connaître ce personnage pour n'avoir rien à y ajouter. La femme de Saint-Contest était Le Maistre, de cette ancienne et illustre magistrature de Paris, et soeur de la mère d'Ormesson et de la femme du procureur général sur lequel Saint-Contest porta aussitôt ses désirs. Après ce récit, il nous quitta pour aller l'avertir. Il trouva toute la maison couchée et endormie; en sorte qu'il y retourna le lendemain de bonne heure, et tira le procureur général de son lit. Celui-ci compta si peu que cette grande place pût le regarder, qu'il ne s'en donna pas le moindre mouvement; il s'habilla tranquillement, et s'en alla avec sa femme à sa grand'messe de paroisse à Saint-André des Arcs.

Le duc de Noailles, averti le soir ou dans la nuit, ne négligea pas une si grande occasion de s'avancer vers la place de premier ministre, qui ne cessa jamais de faire l'objet le plus cher de tous ses voeux. De tout temps il était ami du procureur général. Le mérite solide du père, la réputation brillante du fils, n'avaient pu échapper aux Noailles qui les avaient tous fort cultivés. Le duc de Noailles ne pouvait avoir un chancelier plus à son point. Il se persuada de plus qu'il gouvernerait cet esprit doux, incertain, qui se trouverait comme un aveugle au milieu du bruit et des cabales, et qui se sentirait heureux qu'un guide tel que le duc de Noailles voulût le conduire. Plein de cette idée qui ne le trompa point, il alla trouver M. le duc d'Orléans comme il sortait de son lit, et venait se mettre sur sa chaise percée, l'estomac fort indigeste, et sa tête fort étourdie du sommeil et du souper de la veille, comme il était tous les matins en se levant, et du temps encore après. Le duc de Noailles fit sortir le peu de valets qui se trouvèrent là, apprit à M. le duc d'Orléans la mort du chancelier, et dans l'instant bombarda la charge pour d'Aguesseau. Tout de suite il le manda au Palais-Royal, où il se tint jusqu'à son arrivée pour plus grande précaution. Dans cet intervalle, Larochepot, Vaubourg et Trudaine, conseillers d'État, le premier gendre, les deux autres beaux-frères de Voysin, vinrent rapporter les sceaux au régent, qui mit la cassette sur sa table et les congédia avec un compliment. Le messager qui avait été dépêché à d'Aguesseau ne le trouvant point chez lui, le fut chercher à sa paroisse. Il vint sur-le-champ au Palais-Royal comme M. le duc d'Orléans venait d'achever de s'habiller, qui avait demandé son carrosse. D'Aguesseau trouva le duc de Noailles avec M. le duc d'Orléans dans son cabinet, qui, avec les compliments flatteurs dont on accompagne toujours de pareilles grâces, lui déclara celle qu'il lui faisait. Fort peu après, il sortit de son cabinet, et prenant d'Aguesseau par le bras, il dit à la compagnie qu'ils voyaient en lui un nouveau et très digne chancelier, et tout de suite, faisant porter la cassette des sceaux devant lui, il alla monter en carrosse avec la cassette et le chancelier. Il le mena aux Tuileries, en fit l'éloge au roi, puis lui présenta la cassette des sceaux sur laquelle le roi mit la main pour la remettre à d'Aguesseau, tandis que M. le duc d'Orléans la tenait.

D'Aguesseau l'ayant reçue de la sorte fut modeste à l'affluence des compliments; il s'y déroba le plus tôt qu'il put, et s'en alla chez lui avec la précieuse cassette, où tout était plein de parents et d'amis en émoi du message de M. le duc d'Orléans, qui, dans l'occurrence de la vacance, avait fait grand bruit à Saint-André des Arcs et dans tous les quartiers voisins. D'Aguesseau, dans sa surprise, ne vit qu'un étang, et ne se remit que dans son carrosse en allant chez lui seul avec les sceaux. Après les premières bordées qu'il fallut essuyer en y arrivant, il monta chez son frère, espèce de philosophe voluptueux, de beaucoup d'esprit et de savoir, mais tout des plus singuliers. Il le trouva fumant devant son feu en robe de chambre. « Mon frère, lui dit-il en entrant, je viens vous dire que je suis chancelier. » L'autre se tournant : « Chancelier, dit-il; qu'avez-vous fait de l'autre? — Il est mort subitement cette nuit. — Oh bien ! mon frère, j'en suis bien aise; j'aime mieux que vous le soyez que moi. » C'est tout le compliment qu'il en eut. Le duc de Noailles en reçut de beaucoup de gens. Il était visible qu'il avait fait le chancelier, et il était bien aise que personne n'en doutât. J'appris cette nouvelle de bonne heure dans la matinée.

J'allai l'après-dînée au Palais-Royal; M. le duc d'Orléans n'était pas remonté de chez Mme la duchesse d'Orléans; j'y descendis par les cabinets. Je le trouvai au chevet de son lit où elle était pour quelque migraine. Il me parla tout aussitôt de la nouvelle du jour. Comme la chose était faite, je suivis ma maxime de n'y rien opposer. Je lui dis qu'il ne pouvait choisir pour cette grande place de magistrat plus savant, plus lumineux, plus intègre, ni dont l'élévation dût être plus approuvée. J'ajoutai seulement que son âge fâcherait beaucoup de gens qui par le leur n'auraient plus d'espérance, et que je souhaitais que d'Aguesseau oubliât qu'il avait passé sa vie jusqu'alors dans le parlement, et tout ce dont il s'y était imbu, pour ne se souvenir que des devoirs de son office et de sa reconnaissance. L'engouement où la flatterie des applaudissements à ce choix l'avaient mis l'empêcha de sentir le poids de cette parole dont il eut lieu de se souvenir depuis. Dans cet enthousiasme il me demanda avec une sorte d'inquiétude comment j'étais avec lui. J'avais dès le matin pris mon parti dans la seule vue du bien des affaires. Je répondis qu'il pouvait se souvenir qu'avant la mort du roi, je lui avais proposé, et souvent pressé de chasser Voysin quand il serait le maître, et de donner les sceaux au bonhomme d'Aguesseau; que le plaidoyer de son fils dans notre procès de préséance contre M. de Luxembourg lui avait acquis mon coeur et mon estime; que sans commerce par la différence de notre genre de vie, et celle de nôtre demeure, ces mêmes sentiments étaient demeurés en moi; qu'il était vrai qu'ils s'étaient changés en froideur très marquée depuis l'affaire du bonnet, et ce qui s'était passé à l'égard du parlement; mais que dans l'espérance que d'Aguesseau deviendrait en tout chancelier de France, et qu'il se dépouillerait de ses premiers préjugés, je vivrais avec lui sur ce pied-là pour le bien des affaires, et que, dès ce même jour; j'irais lui faire mes compliments. Je l'exécutai en effet; dont M. le duc d'Orléans me parut fort soulagé et fort aise, et le nouveau chancelier infiniment touché. Sa charge de procureur général fut en même temps donnée à Joly de Fleury, premier avocat général, et le duc de Noailles, qui ne négligeait pas les moindres choses, se fit donner l'administration des biens de la maison de Saint-Cyr comme une chose de convenance qu'avait le chancelier Voysin, et prit pour s'en mêler directement sous lui d'Ormesson, maître des requêtes alors, frère de la nouvelle chancelière.

Un chancelier doit être un personnage, et dans une régence il ne se peut qu'il n'en soit un. Celui-là l'a été si longtemps, puisqu'il vit encore, et a été si battu de la fortune dans cette grande place qui semblerait en être le port et l'asile, que tant de raisons m'engagent à passer sur la règle que je me suis faite de ne m'étendre point sur ceux qui sont encore au monde dans le temps que j'écris.

Il naquit le 26 novembre 1668; avocat général, 12 janvier 1691, à vingt-deux ans et demi; procureur général, 19 novembre 1700 à trente-deux ans; chancelier et garde des sceaux de France, 2 février 1717, à quarante-six ans. Le père de son père était maître des comptes, il est bon de n'aller pas plus loin. Ce maître des comptes maria pourtant sa fille au père de MM. d'Armentières et de Conflans, tous deux gendres de Mme de Jussac dont j'ai parlé ailleurs et du bailli de Conflans, avec la petite terre de Puyseux qu'ils en ont encore, et les soeurs du chancelier ont été mariées, longtemps avant qu'il le fût, la cadette à M. Le Guerchois, mort conseiller d'État sans enfants, l'autre à M. de Tavannes, père et mère de M. de Tavannes, lieutenant général et commandant en Bourgogne et chevalier de l'ordre, et de l'archevêque de Rouen, grand aumônier de la reine, ci-devant évêque-comte de Châlons, dont par brevet il a conservé le rang.

D'Aguesseau, de taille médiocre, fut gros, avec un visage fort plein et agréable, jusqu'à ses dernières disgrâces, et toujours avec une physionomie sage et spirituelle, un oeil pourtant bien plus petit que l'autre. Il est remarquable qu'il n'a jamais eu voix délibérative avant d'être chancelier, et qu'on se piquait volontiers au parlement de ne pas suivre ses conclusions, par une jalousie de l'éclat de la réputation qu'il avait acquise, qui prévalait à l'estime et à l'amitié. Beaucoup d'esprit, d'application, de pénétration, de savoir en tout genre, de gravité et de magistrature, d'équité, de piété et d'innocence de moeurs, firent le fonds de son caractère., On peut dire que c'était un bel esprit et un homme incorruptible, si on en excepte l'affaire des Bouillon, qui a été racontée; avec cela doux, bon, humain, d'un accès facile et agréable, et dans le particulier de la gaieté et de la plaisanterie salée, mais sans jamais blesser personne; extrêmement sobre, poli sans orgueil, et noble sans la moindre avarice, naturellement paresseux, dont il lui était resté de la lenteur. Qui ne croirait qu'un magistrat orné de tant de vertus et de talents, dont la mémoire, la vaste lecture, l'éloquence à parler et à écrire, la justesse jusque dans les moindres expressions des conversations les plus communes, avec les grâces de la facilité, n'eût été le plus grand chancelier qu'on eût vu depuis plusieurs siècles? Il est vrai qu'il aurait été un premier président sublime, il ne l'est pas moins que, devenu chancelier, il fit regretter jusqu'aux d'Aligre et aux Boucherat. Ce paradoxe est difficile à comprendre, il se voit pourtant à l'oeil depuis trente ans qu'il est chancelier, et avec tant d'évidence que je pourrais m'en tenir là; mais un fait si étrange mérite d'être développé. Un si heureux assemblage était gâté par divers endroits qui étaient demeurés cachés dans sa première vie, et qui éclatèrent tout à la fois sitôt qu'il fut parvenu à la seconde. La longue et unique nourriture qu'il avait prise dans le sein du parlement l'avait pétri de ses maximes et de toutes ses prétentions, jusqu'à le regarder avec plus d'amour, de respect et de vénération que les Anglais n'en ont pour leurs parlements; qui n'ont de commun que le nom avec les nôtres; et je ne dirai pas trop quand j'avancerai qu'il ne regardait pas autrement tout ce qui émanait de cette compagnie, qu'un fidèle bien instruit de sa religion regarde les décisions sur la foi des conciles oecuméniques. De cette sorte de culte naissaient trois extrêmes défauts qui se rencontraient très fréquemment : le premier, qui était toujours, pour le parlement, quoi qu'il pût entreprendre contre l'autorité royale, ou d'ailleurs au delà de la sienne, tandis que son office, qui le rendait le supérieur et le modérateur des parlements et la bouche du roi à leur égard, l'obligeait à les contenir quand il passait leurs bornes, surtout à leur imposer avec fermeté, quand ils attentaient à l'autorité du roi. Son équité et ses lumières lui montraient bien l'égarement du parlement à chaque fois qu'il s'y jetait, mais de le réprimer était plus fort que lui. Sa mollesse, secondée de cette sorte de culte dont il l'honorait, était peinée, affligée de le voir en faute; mais de laisser voir qu'il y fût tombé était un crime à ses yeux, dont il gémissait de voir souiller les autres, et dont il ne pouvait se souiller lui-même. Il mettait donc tous ses talents à pallier, à couvrir, à excuser, à donner des interprétations captieuses à éblouir sur les fautes du parlement, à négocier avec lui d'une part, avec le régent d'autre, à profiter de sa timidité, de sa facilité, de sa légèreté pour tout émousser, tout énerver en lui, en sorte qu'au lieu d'avoir en ce premier magistrat un ferme soutien de l'autorité royale, et un vrai juge des justices, on en tirait à peine quelque bégaiement forcé qui affaiblissait encore le peu à quoi il avait pu se résoudre à peine, et qui donnait courage, force et hauteur au parlement; et si quelquefois il s'est expliqué avec lui en d'autres termes, ce n'était qu'après un long combat, et toujours bien plus faiblement qu'il n'était convenu de le faire.

Un second inconvénient était l'extension de ce culte particulier du parlement à tout ce qui portait robe, je dis jusqu'à des officiers de bailliages royaux. Tout homme portant robe devait selon lui imposer le dernier respect, quoi qu'il fît; on ne pouvait s'en plaindre qu'avec la dernière circonspection. Les plaintes n'étaient pas écoutées sans de longues preuves juridiquement ordonnées; avec cela même elles étaient rejetées avec grand dommage pour le plaignant, si grand qu'il fût, si elles n'étaient appuyées de la dernière évidence; alors cela lui paraissait bien fâcheux. Il se tournait tout entier à sauver l'honneur de la robe, comme si la robe en général était déshonorée parce qu'un fripon en était revêtu pour son argent. Il proposait des compositions, des accommodements, et si les plaignants étaient d'une certaine espèce, des désistements pour s'en rapporter à lui; enfin il avait recours à des longueurs ruineuses qui pouvaient équivaler à des dénis de justice, et toujours l'homme de robe en sortait au meilleur marché, et surtout le plus blanc qu'il pouvait, et le plus légèrement tancé. Dans cet esprit, il ne comprenait pas comment on pouvait se porter à casser un arrêt du parlement. Il employait pour l'éviter tous les mêmes manèges, et ce n'était qu'après la plus belle défense qu'il souffrait que l'affaire fût portée au bureau des cassations. Ce bureau, composé par lui comme tous les autres du conseil, n'ignorait pas son extrême répugnance. On peut croire qu'il savait la ménager, et qu'il fallait des raisons bien claires pour les engager à porter la cassation au conseil, qui à son tour n'avait pas moins de ménagement que le bureau. Si malgré tout cela l'évidence l'entraînait, le chancelier, qui ne pouvait se résoudre à prononcer le blasphème de casser, inventa le premier une autre formule, et prononçait que l'arrêt serait comme non avenu, encore n'était-ce pas sans quelque péroraison de défense, ou de gémissement; or, on voit que cela attaque clairement la justice distributive.

Un autre mal sorti de la même source, c'était un attachement aux formes, et jusqu'aux plus petites, si littérale, si précise, si servile que toute autre considération, même de la plus évidente justice, disparaissait à ses yeux devant la plus petite formalité. Il y était tellement attaché, comme à l'âme et à la perpétuité des procès qui sont la source de l'autorité et des biens de la robe, qu'il ne tint pas à lui qu'il ne les introduisit au conseil des dépêches, où jamais on n'en avait ouï parler, bien loin de s'y arrêter. L'absurdité était manifeste. Ce conseil n'est établi que pour juger des différends qui ne peuvent rouler sur des formes, ou des procès qu'il plaît au roi d'évoquer à sa personne, et qu'il juge lui tout seul, parce que là ceux qui en sont n'ont que voix consultative. Il faudrait donc que le roi fût instruit de la forme comme un procureur, ou qu'il jugeât à l'aveugle sur celle des gens qui la sauraient. Or ces gens-là l'ignorent comme nous l'ignorions tous, ou l'ont oubliée comme les secrétaires d'État qui y rapportent, ou du moins qui y opinent quand il y entre un autre rapporteur, et qui n'ont ni le temps ni la volonté de les rapprendre. Le chancelier fit en deux ou trois occasions la tentative d'alléguer les formes au conseil des dépêches; quoique bien avec lui, je l'interrompis autant de fois, je combattis sa tentative, et à chaque fois elle demeura inutile avec un grand regret de sa part qu'il montra fort franchement.

Le long usage du parquet lui avait gâté l'esprit. Il était étendu et lumineux, et orné d'une grande lecture et d'un profond savoir. L'état du parquet est de ramasser, d'examiner, de peser et de comparer les raisons des deux et des différentes parties, car il y en a souvent plusieurs au même procès, et d'étaler cette espèce de bilan, pour m'exprimer ainsi, avec toutes les grâces et les fleurs de l'éloquence devant les juges, avec tant d'art et d'exactitude qu'il ne soit rien oublié d'aucune part, et qu'aucun des nombreux auditeurs ne puisse augurer de quel avis l'avocat général sera avant qu'il ait commencé à conclure. Quoique le procureur général, qui ne donne ses conclusions que par écrit, ne soit pas exposé au même étalage, il est obligé au même examen, à la même comparaison, au même bilan, dans son cabinet, avant de se déterminer à conclure. Cette continuelle habitude pendant vingt-quatre années à un esprit scrupuleux en équité et en formes, fécond en vues, savant en droit, en arrêts, en différentes coutumes, l'avait formé à une incertitude dont il ne pouvait sortir, et qui, lorsqu'il n'était point nécessairement pressé par quelque limite fixe, prolongeait les affaires à l'infini. Il en souffrait le premier; c'était pour lui un accouchement que se déterminer; mais malheur à qui était dans le cas de l'attendre. S'il était pressé, par exemple, par un conseil de régence où une affaire se devait juger à jour pris, il flottait errant jusqu'au moment d'opiner, étant de la meilleure foi jusque-là tantôt d'un avis, tantôt de ravis contraire, et opinait après, quand son tour arrivait, comme il lui venait en cet instant. J'en rapporterai en son lieu un exemple singulier entré mille autres.

Sa lenteur et son irrésolution s'accordaient merveilleusement à ne rien finir. Un autre défaut y contribuait encore, c'est qu'il était le père des difficultés. Tant de choses diverses se présentaient à son esprit, qu'elles l'arrêtaient. Je l'ai dit du duc de Chevreuse, je le répète ici de ce chancelier ; il coupait un cheveu en quatre. Aussi étaient-ils fort amis. Ce n'était pas qu'il n'eût l'esprit fort juste, mais la moindre difficulté l'embarrassait, et il en cherchait partout avec le même soin que d'autres en mettent à les lever. Ses meilleurs amis, les affaires qu'il affectionnait, n'en étaient pas plus exempts que les autres, et ce goût des difficultés devint une plaie pour tout ce qui avait à passer par ses mains. La vieille duchesse d'Estrées-Vaubrun, qui brillait d'esprit et qui était intimement de ses amies, fut un jour pressée de lui parler pour quelqu'un. Elle s'en défendait par la connaissance qu'elle avait de ce terrain si raboteux. « Mais, madame, lui dit ce client, il est votre ami intime. — Il est vrai, répondit-elle; il faut donc vous dire quel est M. le chancelier: c'est un ami travesti en ennemi. » La définition était fort juste. À tant de défauts essentiels, qui pourtant ne venaient pour la plupart que de trop de lumières et de vues, de trop d'habitude du parquet, de la nourriture qu'il avait uniquement prise dans le parlement, et qui bien [loin] d'attaquer l'honneur et la probité n'étaient grossis que par la délicatesse de conscience, il s'en joignit d'autres qui ne venaient que de sa lenteur naturelle et de trop d'attachement à bien faire il ne pouvait finir à tourner une déclaration, un règlement, une lettre d'affaires tant soit peu importante. Il les limait et les retouchait sans cesse. Il était esclave de la plus exacte pureté de diction, et ne s'apercevait pas que cette servitude le rendait très souvent obscur, et quelquefois inintelligible. Son goût pour les sciences couronnait tous ces inconvénients. Il aimait les langues, surtout les savantes, et il se plaisait infiniment à toutes les parties de la physique et de la mathématique. Il ne laissait pas encore d'être métaphysicien. Il avait pour toutes ces sciences beaucoup d'ouverture et de talent; il aimait à les creuser, et à faire chez lui à huis clos des exercices sur ces différentes sciences avec ses enfants et quelques savants obscurs. Ils y prenaient des points de recherches pour l'exercice suivant, et cette sorte d'étude lui faisait perdre un temps infini, et désespérait ceux qui avaient affaire à lui, qui allaient dix fois chez lui sans pouvoir le joindre à travers les fonctions de son office et les amusements de son goût. C'était précisément pour les sciences qu'il était né. Il est vrai qu'il eût été un excellent premier président, mais à quoi il eût été le plus propre, c'eût été d'être uniquement à la tête de toute la littérature, des Académies, de l'observatoire, du Collège royal, de la librairie, et c'est où il aurait excellé. Sa lenteur sans incommoder personne, et ses faciles difficultés n'auraient servi qu'à éclaircir les matières, et son incertitude, indépendante alors de la conscience, n'eût tendu qu'à la même fin. Il n'aurait eu affaire qu'à des gens de lettres et point au monde, qu'il ne connut jamais, et dont, à la politesse près, il n'avait nul usage. Il serait demeuré éloigné du gouvernement et des matières d'État, où il fut toujours étranger jusqu'à surprendre par une ineptie si peu compatible avec tant d'esprit et de lumières.

En voilà beaucoup, mais encore un coup de pinceau. Le duc de Grammont l'aîné, qui avait beaucoup d'esprit, m'a conté que se trouvant un matin dans le cabinet du roi à Versailles, tandis que le roi était à la messe, et tête-à-tête avec le chancelier, [il] lui demanda dans la conversation si depuis qu'il était chancelier, avec le grand usage qu'il avait des chicanes et de la longueur des procès, il n'avait jamais pensé à faire un règlement là-dessus qui les abrégeât et en arrêtât les friponneries. Le chancelier lui répondit qu'il y avait si bien pensé qu'il avait commencé à en jeter un règlement sur le papier, mais qu'en avançant il avait réfléchi au grand nombre d'avocats, de procureurs, d'huissiers que ce règlement ruinerait, et que la compassion qu'il en avait eue lui avait fait tomber la plume de la main. Par la même raison il ne faudrait ni prévôts ni archers qui arrêtent les voleurs, et qui les mettent en chemin certain du supplice, dont par cette raison la compassion était encore plus grande. En deux mots, c'est que la durée et le nombre des procès fait toute la richesse et l'autorité de la robe, et que par conséquent il les faut laisser pulluler et s'éterniser. Voilà un long article; mais je l'ai cru d'autant plus curieux qu'il fait mieux connaître comment un homme de tant de droiture, de talents et de réputation, est peu à peu parvenu, par être sorti de son centre, à rendre sa droiture équivoque, ses talents pires qu'inutiles, à perdre toute sa réputation, et à devenir le jouet de la fortune.

CHAPITRE IX. §

Infamie du maréchal d'Huxelles sur le traité avec l'Angleterre. — Embarras et mesures du régent pour apprendre et faire passer au conseil de régence le traité d'Angleterre. — Singulier entretien, et convention plus singulière, entre M. le duc d'Orléans et moi. — Le traité d'Angleterre porté et passé au conseil de régence. — Étrange malice qu'en opinant j'y fais au maréchal d'Huxelles. — Conseil de régence où la triple alliance est approuvée. — Je m'y oppose en vain à la proscription des jacobites en France. — Brevet de retenue de quatre cent mille livres au prince de Rohan, et survivance à son fils de sa charge des gens d'armes. — Le roi mis entre les mains des hommes. — Présent de cent quatre-vingt mille livres de pierreries à la duchesse de Ventadour. — Survivance du grand fauconnier à son fils enfant. — Famille, caractère et mort de la duchesse d'Albret. — Survivances de grand chambellan et de premier gentilhomme de la chambre aux fils, enfants, des ducs de Bouillon et de La Trémoille, lequel obtient un brevet de retenue de quatre cent mille livres. — Survivance de la charge des chevau-légers au fils, enfant, du duc de Chaulnes, et une augmentation de brevet de retenue jusqu'à quatre cent mille livres. — Survivance de la charge de grand louvetier au fils d'Heudicourt. — Survivance inouïe d'aumônier du roi au neveu de l'abbé de Maulevrier. — Étrange grâce pécuniaire au premier président. — Quatre cent mille livres de brevet de retenue à Maillebois sur sa charge de maître de la garde-robe. — Mort de Callières. — Abbé Dubois secrétaire du cabinet du roi avec la plume. — Il procure une visite de M. le duc d'Orléans au maréchal d'Huxelles. — Abbé Dubois entre dans le conseil des affaires étrangères par une rare mezzo-termine qui finit sa liaison avec Canillac. — Comte de La Marck ambassadeur auprès du roi de Suède. — J'empêche la destruction de Marly. — J'obtiens les grandes entrées. — Elles sont après prodiguées, puis révoquées. — Explication des entrées.

Le traité entre la France et l'Angleterre, signé, comme on l'a dit, à la Haye, était demeuré secret dans l'espérance d'y faire accéder les Hollandais; mais ce secret, qui commençait à transpirer, ne put être réservé plus longtemps au seul cabinet du régent. Il fallut bien, avant qu'il devînt public, en faire part au conseil de régence, et auparavant au maréchal d'Huxelles, qui devait le signer et en envoyer la ratification. C'était l'ouvrage de l'abbé Dubois et son premier grand pas vers la fortune. Il avait tellement craint d'y être traversé qu'il avait obtenu du régent de n'en faire part à personne; mais je n'ai jamais douté que le duc de Noailles et Canillac, alors ses croupiers, n'en fussent exceptés. Huxelles, jaloux au point où il l'était des moindres choses, était outré de voir l'abbé Dubois dans toute la confiance, et traiter à Hanovre, puis à la Haye, à son insu de tout ce qu'il s'y passait. Au premier mot que le régent lui dit du traité il le fut encore davantage, et n'écouta ce qu'il en apprit que pour le contredire. Le régent, essaya de le persuader; il n'en reçut que des révérences, et [Huxelles] s'en alla bouder chez lui; L'affaire pressait, et l'abbé Dubois, pour sa décharge, voulait la signature du chef du conseil des affaires étrangères, [à cause] du caractère et du poids que bien ou mal à propos Huxelles avait su s'acquérir dans le monde. Le régent le manda, l'exhorta, se fonda en raisonnements politiques. Huxelles silencieux, respectueux, ne répondit que par des révérences, et forcé enfin de s'expliquer sur sa signature, il supplia le régent de l'excuser de signer un traité dont il n'avait jamais ouï parler avant qu'il fût signé à la Haye, et quoi que le régent pût faire et dire, raisons, caresses, excuses, tout fut inutile, et le maréchal s'en retourna chez lui.

Effiat lui fut détaché, qui rapporta que, pour toute réponse, le maréchal lui avait déclaré qu'il se laisserait plutôt couper la main que de signer. Le régent, pressé par l'intérêt de l'abbé Dubois, et parce que la nouvelle du traité transpirait de jour en jour, prit une résolution fort étrange à sa faiblesse accoutumée: il envoya d'Antin, qu'il instruisit du fait, dire au maréchal d'Huxelles de choisir, ou de signer, ou de perdre sa place, dont le régent disposerait aussitôt en faveur de quelqu'un qui ne serait pas si farouche que lui. Oh! la grande puissance de l'orviétan! cet homme si ferme, ce grand citoyen, ce courageux ministre qui venait de déclarer deux jours auparavant qu'on lui couperait plutôt le bras que de signer, n'eut pas plutôt ouï la menace, et senti qu'elle allait être suivie de l'effet, qu'il baissa la tête sous son grand chapeau qu'il avait toujours dessus, et signa tout court sans mot dire. Tout cela avait trop duré pour être ignoré des principaux de la régence. Le maréchal de Villeroy m'en parla avec dépit. Il était piqué aussi du secret qui lui avait été fait tout entier; et moi, sans vouloir entrer dans le mécontentement commun avec un homme aussi mal disposé pour M. le duc d'Orléans, je ne lui cachai point que j'étais sur ce traité dans la même ignorance. Dubois et les siens me craignaient sur l'Angleterre. Il avait pris ses précautions contre la confiance que le régent avait en moi, en sorte qu'alors même, ce prince ne m'avait point parlé du traité, et que depuis que j'avais su qu'il y en avait un de signé, je ne lui en avais pas aussi ouvert la bouche. L'affaire du maréchal d'Huxelles fit du bruit, et lui fit grand tort dans le monde. Ou il ne fallait pas, aller si loin, ou il fallait avoir la force d'aller jusqu'au bout, et ne se pas déshonorer en signant à l'instant de la menace. Cette aventure le démasqua si bien qu'il n'en est jamais revenu avec le monde. La signature faite, il fut question de montrer le traité au conseil de régence, et de l'y faire approuver. Pas un de ceux qui le composaient n'en avait su que ce qu'il en avait appris par le monde; c'est-à-dire qu'il y en avait un. Cela n'était pas flatteur; aussi M. le duc d'Orléans y craignit-il des oppositions et du bruit. Il passa donc la matinée du jour qu'il devait parler du traité l'après-dînée au conseil de régence à mander séparément l'un après l'autre tous ceux qui le composaient, à le leur expliquer, à les arraisonner, les caresser, s'excuser du secret, en un mot les capter et s'en assurer.

Je fus mandé comme les autres. Je le trouvai seul dans son cabinet sur les onze heures. Dès qu'il m'aperçut : « Au moins, me dit-il en, souriant avec un peu d'embarras, n'allez pas tantôt nous faire une pointe sur ce traité d'Angleterre dont on parlera au conseil. » Et tout de suite il me le conta avec toutes les raisons dont il put le fortifier. Je lui répondis que je savais depuis quelques jours, comme bien d'autres qui l'avaient, appris par la ville, qu'il y avait un traité signé avec l'Angleterre; qu'il jugeait bien que j'ignorais ce qu'il contenait, puisqu'il ne m'en avait point parlé; que par conséquent j'étais hors d'état d'approuver et de désapprouver ce qui m'était inconnu. J'ajoutai que, pour pouvoir l'un ou l'autre avec connaissance, il faudrait avoir examiné le traité à loisir et les difficultés qui s'y étalent rencontrées, voir l'étendue des engagements réciproques, les comparer, examiner encore l'effet du traité par rapport à d'autres traités, en un mot un travail à tête reposée pour bien peser et se déterminer dans une opinion; que n'ayant rien de tout cela, et ce qu'il m'en disait ainsi en courant, et au moment qu'il allait être porté au conseil, n'était pas une instruction dont on pût se contenter; qu'ainsi je ne pouvais rien dire ni pour ni contre, et que je me contenterais de me rapporter d'une chose qui m'était inconnue, à son avis, de lui qui en était parfaitement instruit. Ce propos, à ce qu'il me parut, le soulagea beaucoup. Il m'était arrivé plus d'une fois de m'opposer fortement à ce qu'il voulait faire passer, en matière d'État aussi bien qu'en d'autres. Un jour que j'avais disputé sur une matière d'État qui entraînait chose qu'il voulait faire passer, et que je l'avais emporté au contraire un matin au conseil de régence, j'allai l'après-dînée chez lui. Dès qu'il me vit entrer (et il était seul) : « Eh! avez-vous le diable au corps, me dit-il, de me faire péter en la main une telle affaire? — Monsieur, lui répondis-je, j'en suis bien fâché, mais de toutes vos raisons pas une ne valait rien. — Eh! à qui le dites-vous? reprit-il; je le savais bien; mais devant tous ces gens-là je ne pouvais pas dire les bonnes, » et tout de suite me les expliqua. « Je suis bien fâché, lui dis-je, si j'avais su vos raisons, je me serais contenté de vos raisonnettes. Une autre fois, ayez la bonté de me les expliquer auparavant, parce que, quelque attaché que je vous sois, sitôt que je suis en place assis au conseil, j'y dois ma voix à Dieu et à l'État, à mon honneur et à ma conscience, c'est-à-dire à ce que je crois de plus sage, de plus utile, de plus nécessaire en matières d'État et de gouvernement, ou de plus juste en autres matières; sur quoi ni respect, ni attachement, ni vue d'aucune sorte ne doit l'emporter. Ainsi, avec tout ce que je vous dois et que je veux vous rendre plus que personne, ne comptez point que j'opine jamais autrement que par ce qui me paraîtra. Ainsi, lorsque vous voudrez faire passer quelque chose de douteux ou de difficile, où vous ne voudrez pas tout expliquer, ayez la bonté de me dire auparavant le fait et vos véritables raisons, ou s'il y a trop de longueur et d'explication, de m'en faire instruire; alors, possédant bien la matière, je serai de ravis que vous désirerez, ou si le mien ne peut s'y ranger, je vous le dirai franchement. Par l'arrêt même intervenu sur la régence, vous avez pouvoir d'admettre et d'ôter qui il vous plaira au conseil de régence; à plus forte raison d'en exclure pour une fois ou pour plusieurs; ainsi, quand bien instruit, je ne pourrai me rendre à ce que vous affectionnerez à faire passer, dites-moi de m'abstenir du conseil le jour que cette affaire y sera portée, et non seulement je n'en serai point blessé; mais je m'en abstiendrai sous quelque prétexte, en sorte qu'il ne paroisse point que vous l'ayez désiré. Je ne dirai mot sur l'affaire à qui du conseil m'en pourra parler, comme moi l'ignorant ou n'étant pas instruit, et je vous garderai fidèlement le secret. » M. le duc d'Orléans me remercia beaucoup de cette ouverture, me dit que c'était là parler en honnête homme et en ami, et, puisque je le voulais bien, qu'il en profiterait. On verra dans la suite qu'en effet il en profita quelquefois; mais pour ce traité il ne le voulut pas faire; il craignit que cela ne parût affecté, et se contenta comme il put de l'avis que je venais de lui déclarer.

L'après-dînée nous voilà tous au conseil, et tous les yeux sur le maréchal d'Huxelles, qui avait l'air fort embarrassé et fort honteux. Si le duc d'Orléans ouvrit la séance par un discours sur la nécessité et l'utilité du traité, qu'il dit à la fin au maréchal d'Huxelles de lire. Le grand point entre plusieurs autres, était la signature sans les Hollandais. Le maréchal lut à voix basse et assez tremblante; puis le régent lui demanda son avis. « De l'avis du traité; » répondit-il entre ses dents, en s'inclinant. Chacun dit de même. Quand ce vint à moi, je dis que, dans l'impossibilité où je me trouvais de prendre un avis déterminé sur une affaire de cette importance dont j'entendais parler pour la première fois, je croyais n'avoir point de plus sage parti à prendre que de m'en rapporter à Son Altesse Royale, et me tournant tout court au maréchal d'Huxelles que je regardai entre deux yeux, « et aux lumières, ajoutai-je, de M. le maréchal qui est à la tête des affaires étrangères, et qui sans doute a apporté tous ses soins et toute sa pénétration à celle-là. Je ne pus me refuser cette malice à cet étui de sage de la Grèce et de citoyen romain. Chacun me regarda en baissant incontinent les yeux, et plusieurs ne purent s'empêcher de sourire, et de m'en parler au sortir du conseil.

J'ai retardé le récit de celui-ci, qui fut tenu du vivant de Voysin qui y assista, pour n'en faire pas à deux fois de celui qu'on verra bientôt pour consentir à la triplé alliance, c'est-à-dire lorsque la Hollande entra enfin en tiers dans celle dont on vient de parler. Dans le premier, on nous avait bien parlé de la condition de la sortie du Prétendant d'Avignon pour se retirer en Italie. Cela était dur; mais dès que le parti était pris de s'unir étroitement avec le roi d'Angleterre, il était difficile qu'il n'exigeât pas cette condition après ce qui s'était tenté en Écosse, et il ne l'était pas moins de n'y pas consentir si on voulait établir la confiance. Mais ce qui fut dès lors promis de plus, et qui nous fut déclaré au conseil de la triple alliance, roula sur la proscription des ducs d'Ormond et de Marr, et de tous ceux qui étant jacobites déclarés se tenaient en France ou y voudraient passer. Le régent s'engageait à faire sortir les premiers de toutes les terres de la domination de France, et de n'y en souffrir aucun des seconds. À quelque distance que ce conseil fût tenu de celui dont on vient de parler, il n'en était qu'une suite prévue et désirée même dès lors. Le régent n'en prévint personne, parce qu'il n'y craignait point d'avis contraire. J'y résistai à l'inhumanité de cette proscription. J'alléguai des raisons d'honneur, de compassion, de convenance sur une chose qui, ne roulant que sur quelques particuliers dont le chef et le moteur était bien loin en Italie, ne pouvait nuire à la tranquillité du roi d'Angleterre, ni lui causer aucune inquiétude. Je fus suivi de plusieurs, de ceux surtout qui opinaient après moi, et il n'y avait que le chancelier et les princes légitimés et légitimes; mais plusieurs de ceux qui avaient opiné revinrent à mon avis.

Le régent, dont la parole était engagée là-dessus dès le premier traité par l'abbé Dubois, parla après nous, loua notre sentiment, regretta de ne pouvoir le suivre, laissa sentir un engagement pris, fit valoir la nécessité de ne pas chicaner sur ce qui ne regardait que des particuliers, et sur le point de terminer heureusement une bonne affaire, de ne jeter pas inutilement des soupçons dans des esprits ombrageux si susceptibles d'en rendre. Chacun vit bien ce qui était; on baissa la tête, et la proscription passa avec le reste, dont pour l'honneur de la couronne, et par mille considérations, j'eus grand mal au coeur. L'abbé Dubois ne tarda pas à revenir triomphant de ses succès, et à en venir presser les fruits personnels. Pour flatter le roi d'Angleterre et se faire un mérite essentiel auprès de lui et de Stanhope, il avait usé, sur la proscription des jacobites, de la même adresse qui lui avait si bien réussi à livrer son maître à l'Angleterre. Quelques jours après ce conseil, je ne pus m'empêcher de reprocher à ce prince cette proscription comme une inhumanité d'une part, et une bassesse de l'autre; et à lui faire une triste comparaison de l'éclatante protection que le feu roi avait donnée aux rois légitimes d'Angleterre jusqu'à la dernière extrémité de ses affaires, dans laquelle même ses ennemis n'avaient pas osé lui proposer la proscription à laquelle Son Altesse Royale s'engageait dans un temps de paix et de tranquillité. À cela il me répondit qu'il y gagnait autant et plus que le roi d'Angleterre, parce que la condition étant réciproque, il se mettait par là en assurance que l'Angleterre ne fomenterait point les cabales et les desseins qui se pouvaient former contre lui dans tous les temps; qu'elle l'avertirait au contraire de tout ce qu'elle en pourrait découvrir; et qu'elle ne protégerait ni ne recevrait aucuns de ceux qui seraient contre lui. À cette réponse je me tus, parce que je reconnus l'inutilité de pousser cette matière plus loin, où je n'eus pas peine à reconnaître l'esprit et l'impression de l'abbé Dubois. Le Prétendant partit en même temps d'Avignon, fort à regret, pour se retirer en Italie.

On apprit de Vienne un événement fort bizarre. Le comte de Windisgratz, président du conseil aulique, et le comte de Schomborn, vice-chancelier de l'empire et coadjuteur de Bamberg, se battirent en duel. Je n'en ai su ni la cause ni les suites; mais cela parut une aventure fort étrange pour des gens de leur âge, et dans les premiers postes des affaires de l'empire et de la cour de l'empereur. Le comte de Konigseck, après quelque séjour à Bruxelles, arriva à Paris avec le caractère d'ambassadeur de l'empereur.

M. le duc d'Orléans fit en ce temps-ci plusieurs grâces, de quelques-unes desquelles il aurait pu se passer, ou [à] gens fort inutiles, ou à d'autres qu'elles ne lui gagnèrent pas. Le maréchal de Matignon avait acheté autrefois du comte de Grammont le gouvernement du pays d'Aunis, qu'il avait eu à la mort de M. de Navailles, qui avait en même temps celui de la Rochelle qu'on en sépara alors. Le maréchal de Matignon en avait obtenu la survivance pour son fils, de M. le duc d'Orléans. Marcognet, gouverneur de la Rochelle, mourut, qui en avait dix-huit mille livres d'appointements. Le maréchal de Matignon prétendit que ce gouvernement devait être rejoint au sien. M. le duc d'Orléans y consentit, et crut en être quitte à bon marché de réduire à six mille francs les appointements de dix-huit mille livres qu'avait Marcognet. Bientôt après il se laissa aller à en donner aussi la survivance au même fils du maréchal, et finalement d'augmenter le brevet de retenue dû maréchal de cent mille francs. Il en avait eu un du feu roi de cent trente mille livres; ainsi il fut en tout de deux cent trente mille livres, qui est tout ce qu'il en avait payé au comte de Grammont.

En finissant de travailler avec le chancelier et les cardinaux de Noailles et de Rohan, le régent dit au dernier, qui n'y songeait seulement pas ni son frère non plus, qu'il donnait au prince de Rohan quatre cent mille livres de brevet de retenue sur son gouvernement de Champagne, et à son fils la survivance de sa charge de capitaine des gens d'armes. La vérité est que les deux frères en firent des excuses au monde, comme honteux de recevoir des grâces du régent à qui ils étaient tout en douceur, et avaient toujours été diamétralement contraires, ne le furent pas moins, et tournèrent doucement son bienfait en dérision.

En mettant le roi entre les mains des hommes, M. le duc d'Orléans donna pour plus de soixante mille écus de pierreries de la succession de feu Monseigneur à la duchesse de Ventadour, qui n'en fut pas plus touchée de reconnaissance que les Rohan, et qui ne lui était pas moins opposée, comme ce prince ne l'ignorait pas ni d'elle ni d'eux. Ces grâces pouvaient aller de pair avec celles qu'il avait si étrangement prodiguées à La Feuillade.

Il en fit une au grand fauconnier des Marais, homme obscur qu'on ne voyait jamais ni lui ni pas un des siens; qui ouvrit la porte à tous les enfants pour les survivances de leur père, en donnant celle du grand fauconnier à son fils, qui n'avait pas sept ans, sans que personne y eût seulement pensé pour lui. On ne croirait pas que ce fût par un raffinement de politique. Noailles, Effiat et Canillac avaient enfilé les moeurs faciles du régent à la servitude du parlement. L'abbé Robert était un des plus anciens et un des plus estimés conseillers clercs de la grand'chambre, et il était frère du défunt père de la femme de des Marais. Le régent crut par là avoir fait un coup de partie qui lui dévouerait l'abbé Robert et tout le parlement. Ces trois valets, qui le trahissaient pour leur compte, le comblèrent d'applaudissements, et il les aimait beaucoup, tellement que je le vis dans le ravissement de cette gentillesse, sans avoir pu gagner sur moi la complaisance de l'approuver. On ne tardera pas à voir si j'eus tort, et comment on se trouve de jeter les marguerites devant les pourceaux.

En conséquence d'une grâce si bien appliquée, il n'en put refuser deux pour des enfants à la duchesse d'Albret. Elle était fille du feu duc de La Trémoille, cousin germain de Madame, qui l'avait toujours traité comme tel avec beaucoup d'amitié, et Monsieur avec beaucoup de considération. Sa fille avait passé sa première jeunesse avec Mme la duchesse de Lorraine et avec M. le duc d'Orléans, qui avaient conservé les mêmes sentiments pour elle. Elle se mourait d'une longue et cruelle maladie, et c'était la meilleure femme du monde, la plus naturelle, la plus gaie, la plus vraie, la plus galante aussi, mais qu'on ne pouvait s'empêcher d'aimer. Elle demanda en grâce à M. le duc d'Orléans de lui donner la consolation avant de mourir de voir la survivance de grand chambellan à son fils aîné, et celle de premier gentilhomme de la chambre de son frère à son neveu. Elle obtint l'une et l'autre, mais je ne sais par quelle raison la dernière ne fut déclarée qu'un peu après sa mort, qui suivit de près ces deux grâces. Le fils de M. de La Trémoille avait neuf ans, et le père eut en même temps quatre cent mille livres de brevet de retenue.

Après la survivance des gens d'armes, celle des chevau-légers ne pouvait pas se différer. M. de Chaulnes et tous les siens l'avaient méritée par le contradictoire de la conduite des Rohan à l'égard de M. le duc d'Orléans. Ce prince la lui accorda donc pour son fils qui n'avait pas douze ans, et une augmentation de cent quatre-vingt mille livres à son brevet de retenue, qui devint par là de quatre cent mille livres.

Le robinet était tourné : Heudicourt, vieux, joueur et débauché qui n'avait jamais eu d'autre existence que sa femme, morte il y avait longtemps, et qui elle-même n'en avait aucune que par Mme de Maintenon, obtint pour son fils, mauvais ivrogne, la survivance de sa charge de grand louvetier.

Enfin l'abbé de Maulevrier, dont j'ai quelquefois parlé, imagina une chose inouïe. On a vu qu'après avoir vieilli aumônier du feu roi, il avait enfin été nommé à l'évêché d'Autun qu'il avait refusé par son âge. Il était demeuré aumônier du roi. Il en demanda hardiment la survivance pour son neveu, et il l'eut aussitôt sans la plus petite difficulté.

Le premier président, qui voulait jouer le grand seigneur par ses manières et par sa dépense, était un panier percé, toujours affamé. Encouragé par l'aventure de la survivance du grand fauconnier, tout valet à tout faire qu'il fût toute sa vie du duc du Maine, au su du public et en particulier de M. le duc d'Orléans eut l'effronterie de faire à ce prince la proposition que voici. Le feu roi lui avait donné un brevet de retenue de cinq cent mille livres, et comme rien n'était cher de ce qui convenait aux intérêts du duc du Maine, ce cher fils lui obtint peu après une pension de vingt-cinq mille livres. Ainsi le premier président, qui par son brevet de retenue avait sa charge à lui pour le même prix qu'elle lui avait coûté, en eut encore le revenu comme s'il ne l'avait point payée. La facilité du régent et sa terreur du parlement firent imaginer au premier président de demander au régent de lui faire payer les cinq cent mille livres de son brevet de retenue, en conservant toutefois sa pension, et il l'obtint sur-le-champ. Ainsi il acheva d'avoir sa charge pour rien, et eut vingt-cinq mille livres de rente pour avoir la bonté de la faire. M. et Mme du Maine et lui en rirent bien ensemble. Le reste du monde s'indigna de l'avidité de l'un et de l'excès de la faiblesse de l'autre. Il n'y eut que les trois affranchis du parlement, Noailles, Canillac et d'Effiat, qui trouvèrent cette grâce fort bien placée. Il n'y eut pas jusqu'à Maillebois à qui M. le duc d'Orléans donna un brevet de quatre cent mille livres sur sa charge de maître de la garde-robe.

Callières mourut, et ce fut dommage. J'ai parlé ailleurs de sa capacité et de sa probité. Il était secrétaire du cabinet et avait la plume. L'abbé Dubois, qui voulait dès lors aller à tout, mais qui sentait qu'il avait besoin d'échelons, voulut cette charge avec la plume, quoique peu convenable à un conseiller d'État d'Église. Désirer et obtenir fut pour lui la même chose. Il songea aussi à se fourrer dans le conseil des affaires étrangères, comme ces plantes qui s'introduisent dans les murailles et qui enfin les renversent. Il en sentit la difficulté par la jalousie et le dépit qu'en aurait le maréchal d'Huxelles, et par l'embarras de ceux de ce conseil avec lui, depuis cette belle prétention de conseillers d'État si bien soutenue. Il n'était pas encore en état de montrer les dents. Pour faire sa cour au maréchal d'Huxelles, qui de honte boudait et ne sortait de chez lui que pour le conseil depuis son aventure du traité d'Angleterre, Dubois fit entendre à son maître qu'ayant fait faire au maréchal ce qu'il voulait, il ne fallait pas prendre garde à la mauvaise grâce ni à la bouderie; que c'était un vieux seigneur qui avait encore sa considération; qu'il se disait malade; qu'il était bon d'adoucir l'amertume d'un homme qui était à la tête des affaires étrangères, et dont on avait besoin, parce qu'on ne pouvait pas toujours lui cacher tout; et que ce serait une chose fort approuvée dans le monde, et qui aurait sûrement un grand effet sur le maréchal, s'il voulait bien prendre la peine de l'aller voir. Il n'en fallut pas davantage à la facilité du régent pour l'y déterminer. Il alla donc chez le maréchal d'Huxelles, et comme la visite n'avait pour but que de lui passer la main sur le dos, en quoi M. le duc d'Orléans était grand maître, il l'exécuta fort bien, et le maréchal, assez sottement glorieux pour être fort touché de cet honneur, se reprit à faire le gros dos. Après ce préambule l'abbé Dubois fut déclaré du conseil des affaires étrangères.

Il alla incontinent chez tous ceux qui en étaient leur protester qu'il n'avait aucune prétention de préséance. Pour cette fois, il disait vrai. Il ne voulait qu'entrer en ce conseil, sans encourir leur mal grâce, pour les rares et modernes prétentions de gens dont il ne comptait pas de demeurer le confrère. Mais ils s'alarmèrent. Les Mezzo-termine, si favoris du régent, furent cherchés pour accommoder tout le monde. Il offrit à l'abbé d'Estrées, à Cheverny et à Canillac des brevets antidatés, qui les feraient conseillers d'État avant l'abbé Dubois, moyennant quoi ils le précéderaient sans que les conseillers d'État pussent s'en plaindre. Cela était formellement contraire au règlement du conseil de 1664, qu'on a toujours suivi depuis, qui fixe le nombre des conseillers d'État à trente; savoir: trois d'Église, trois d'épée, et vingt-quatre de robe. Ce nombre alors se trouvait rempli. Les conseillers d'État ne s'accommodaient point de cette supercherie, ils voulaient une préséance nette. Ces trois seigneurs du conseil des affaires étrangères trouvaient encore plus mauvais de ne précéder l'abbé Dubois que par un tour d'adresse. Néanmoins il leur en fallut à tous passer par là, et Canillac reçut le los, qu'il avait mérité dès la mort du roi, de l'avoir emporté avec le duc de Noailles sur moi pour la robe, comme je l'ai raconté dans son temps, quand on fit les conseils.

Ce qu'il y eut d'admirable pendant le cours de cette belle négociation, qui dura plusieurs jours, fut que les gens de qualité, à qui la cabale de M. et de Mme du Maine avait eu soin avec tant d'art, toujours entretenu, de faire prendre les ducs en grippe, se montrèrent, en cette occasion, qui les touchait si directement, les très humbles serviteurs de la robe, tant ils montrèrent de sens, de jugement et de sentiment. La jalousie du grand nombre qui ne pouvait pas trouver place dans les conseils se reput avec un plaisir malin de la mortification des trois du conseil des affaires étrangères, sans faire aucun retour sur eux-mêmes. Je ne dissimulerai pas que j'en pris un peu aussi de voir cette bombe tomber à plomb sur Canillac, par la raison que je viens d'en dire. Il en fut outré plus que pas un des deux autres, et au point que ce fut l'époque du refroidissement entre lui et l'abbé Dubois, qui bientôt après vola assez de ses ailes pour se passer du concours de Canillac, à qui la jalousie, jointe à ce premier refroidissement, en prit si forte qu'elle le conduisit à une brouillerie ouverte avec l'abbé Dubois, qui, à la fin, comme on le verra en son temps, lui rompit le cou et le fit chasser. C'est peut-être le seul bien qu'il ait fait en sa vie.

Le comte de La Marck fut nommé en ce temps-ci ambassadeur auprès du roi de Suède, et ce fut un très bon choix. C'est le même dont j'ai parlé plus d'une fois, et qui bien longtemps après a été ambassadeur en Espagne, et y a été fait grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or. Il était chevalier du Saint-Esprit en 1724.

Je me souviens d'avoir oublié chose qui mérite qu'on s'en souvienne pour la singularité du fait, et que je vais rétablir de peur qu'elle ne m'échappe encore. Une après-dînée, comme nous allions nous asseoir en place au conseil de régence, le maréchal de Villars me tira à part, et me demanda si je savais qu'on allait détruire Marly. Je lui dis que non, et en effet je n'en avais pas ouï parler, et j'ajoutai que je ne pouvais le croire. « Vous ne l'approuvez donc pas, » reprit le maréchal. Je l'assurai que j'en étais fort éloigné. Il me réitéra que la destruction était résolue, qu'il le savait à n'en pouvoir douter et que, si je la voulais empêcher, je n'avais pas un moment à perdre. Je répondis, [lors] qu'on se mettait en place, que j'en parlerais incessamment à M. le duc d'Orléans. « Incessamment, reprit vivement le maréchal, parlez-lui-en dans cet instant même, car l'ordre en est peut-être déjà donné. »

Comme tout le conseil était déjà assis en place, j'allai par derrière à M. le duc d'Orléans, à qui je dis à l'oreille ce que je venais d'apprendre, sans nommer de qui; que je le suppliais, au cas que cela fût, de suspendre jusqu'à ce que je lui eusse parlé, et que j'irais le trouver au Palais-Royal après le conseil. Il balbutia un peu, comme fâché d'être découvert, et convint pourtant de m'attendre. Je le dis en sortant au maréchal de Villars, et je m'en allai au Palais-Royal, où M. le duc d'Orléans ne disconvint point de la chose. Je lui dis que je ne lui demanderais point qui lui avait donné un si pernicieux conseil. Il voulut me le prouver bon par l'épargne de l'entretien, le produit de tant de conduites d'eau, de matériaux et d'autres choses qui se vendraient, et le désagrément de la situation d'un lieu où le roi n'était pas en âge d'aller de plusieurs années, et qui avait tant d'autres belles maisons à entretenir avec une si grande dépense, dont aucune ne pouvait être susceptible de destruction. Je lui répondis qu'on lui avait présenté là des raisons de tuteur d'un particulier, dont la conduite né pouvait ressembler en rien à celle d'un tuteur d'un roi de France; qu'il fallait avouer la nécessité de la dépense de l'entretien de Marly, mais convenir en même temps que sur celles du roi c'était un point dans la carte, et s'ôter en même temps de la tête le profit des matériaux, qui se dissiperait en dons et en pillage; mais que ce n'était pas ces petits objets qu'il devait regarder, mais considérer combien de millions avaient été jetés dans cet ancien cloaque pour en faire un palais de fées, unique en toute l'Europe en sa forme, unique encore par la beauté de ses fontaines, unique aussi par la réputation que celle du feu roi lui avait donnée; que c'était un des objets de la curiosité de tous les étrangers de toutes qualités qui venaient en France; que cette destruction retentirait par toute l'Europe avec un blâme que ces basses raisons de petite épargne ne changeraient pas; que toute la France serait indignée de se voir enlever un ornement si distingué; qu'encore que lui ni moi pussions n'être pas délicats sur ce qui avait été le goût, et l'ouvrage favori du feu roi, il devait éviter de choquer sa mémoire, qui par un si long règne, tant de brillantes années, de si grands revers héroïquement soutenus, et l'inespérable fortune d'en être si heureusement sorti, avait laissé le monde entier dans la vénération de sa personne; enfin qu'il devait compter que tous les mécontents, tous les neutres même, feraient groupe avec l'ancienne cour pour crier au meurtre; que le duc du Maine, Mme de Ventadour, le maréchal de Villeroy ne s'épargneraient pas de lui en faire un crime auprès du roi, qu'ils sauraient entretenir pendant la régence, et bien d'autres avec eux lui inspirer de le relever contre lui quand elle serait finie. Je vis clairement qu'il n'avait pas fait la plus légère réflexion à rien de tout cela. Il convint que j'avais raison me promit qu'il ne serait point touché à Marly, et qu'il continuerait à le faire entretenir, et me remercia de l'avoir préservé de cette faute. Quand je m'en fus bien assuré : « Avouez, lui dis-je, que le roi en l'autre monde serait bien étonné s'il pouvait savoir que le duc de Noailles vous avait fait ordonner la destruction de Marly, et que c'est moi qui vous en ai empêché. — Oh! pour celui-là, répondit-il vivement, il est vrai qu'il ne le pourrait pas croire. » En effet, Marly fut conservé et entretenu; et c'est le cardinal Fleury qui, par avarice de procureur de collège; l'a dépouillé de sa rivière, qui en était le plus superbe agrément.

Je me hâtai de donner cette bonne nouvelle au maréchal de Villars. Le duc de Noailles qui, outre l'épargne de l'entretien et les matériaux dont il serait à peu près demeuré le maître, était bien aise de faire cette niche à d'Antin, qui avait osé défendre son conseil du dedans du royaume de ses diverses entreprises, fut outré de se voir arraché celle-ci. Pour n'en avoir pas le démenti complet, il obtint au moins, et bien secrètement de peur d'y échouer encore, que, tous les meubles, linges, etc., seraient vendus. Il persuada au régent, embarrassé avec lui de la rétractation de la destruction de Marly, que tout cela serait gâté et perdu quand le roi serait en âge d'aller à Marly, qu'en le vendant, on tirerait fort gros et un soulagement présent; et que dans la suite le roi le meublerait à son gré. Il y avait quelques beaux meubles, mais comme tous les logements et tous les lits des courtisans, officiers, grands et petits, garde-robes, etc., étaient meublés des meubles, draps, linges, etc., du roi, c'était une immensité, dont la vente fut médiocre par la faveur et le pillage, et dont le remplacement a coûté depuis des millions. Je ne le sus qu'après que la vente fut commencée, dont acheta qui voulut à très bas prix; ainsi je ne pus empêcher cette très dommageable vilenie.

Parmi une telle prodigalité de grâces, je crus en pouvoir demander une, qui durant le dernier règne avait [été] si rare et si utile, et par conséquent si chère ce fut les grandes entrées chez le roi, et je les obtins aussitôt. Puisque l'occasion s'en offre, il est bon d'expliquer ce que sont les différentes sortes d'entrées, ce qu'elles étaient du temps du feu roi, et ce qu'elles sont devenues depuis. Les plus précieuses sont les grandes, c'est-à-dire d'entrer de droit dans tous les lieux retirés des appartements du roi, et à toutes les heures où le grand chambellan et les premiers gentilshommes de la chambre entrent. J'en ai fait remarquer ailleurs l'importance sous un roi qui accordait si malaisément des audiences, et qui étaient toujours remarquées, à qui, avec ces entrées, on parlait tête-à-tête, toutes les fois qu'on le voulait, sans le lui demander, et sans que cela fût su de tout le monde; sans compter la familiarité que procurait avec lui la liberté de le voir en ces heures particulières. Mais elles étaient réglées par l'usage; et elles ne permettaient point d'entrer à d'autres heures qu'en celles qui étaient destinées pour elles. Depuis que je suis arrivé à la cour jusqu'à la mort du roi, je ne les ai vues qu'à M. de Lauzun, à qui le roi les rendit lorsqu'il amena la reine d'Angleterre et qu'il lui permit de revenir à la cour, et à M. de La Feuillade le père. Les maréchaux de Boufflers et de Villars les eurent longtemps après, par les occasions qui ont été ici marquées en leur temps. C'étaient les seuls qui les eussent par eux-mêmes. Les charges qui les donnent sont grand chambellan, premier gentilhomme de la chambre, grand maître de la garde-robe, et le maître de la garde-robe en année; les enfants du roi, légitimes et bâtards, et les maris et les fils de ses bâtardes. Pour Monsieur et M. le duc d'Orléans, ils ont eu de tout temps ces entrées, et comme les fils de France, de pouvoir entrer et voir le roi à toute heure, mais ils n'en abusaient pas. Le duc du Maine et le comte de Toulouse avaient le même privilège, dont ils usaient sans cesse, mais c'était par les derrières.

Les secondes entrées, qu'on appelait simplement les entrées, étaient purement personnelles; nulle charge ne les donnait, sinon celle de maître de la garde-robe à celui des deux qui n'était point d'année. Le maréchal de Villeroy les avait parce que son père avait été gouverneur du roi; Beringhen, premier écuyer; le duc de Béthune, par l'occasion, que j'en ai rapportée ailleurs. De petites charges les donnaient aussi, qui, n'étant que pour des gens du commun, en faisaient prendre à de plus distingués pour profiter de ces entrées, et ces charges sont les quatre secrétaires du cabinet restées dans le commun, et les deux lecteurs du roi. Dangeau et l'abbé son frère avaient acheté, puis revendu quelque temps après une charge de lecteur et en avaient conservé les entrées. Celles-là étaient appelées au lever longtemps après, les grandes, quelque temps avant les autres, mais au coucher elles ne sortaient qu'avec les grandes, d'ailleurs fort inférieures aux grandes dans toute la journée, mais fort commodes aussi les soirs quand on voulait parler au roi. On a vu dans son lieu quel parti le duc de Béthune en tira, et que sans ce secours il n'aurait jamais été duc et pair. M. le Prince eut ces entrées-là au mariage de M. le Duc avec Mme la Duchesse fille du roi.

Les dernières entrées sont celles qu'on appelle de la chambre; toutes les charges chez le roi les donnent. Le comte d'Auvergne les avait; je n'en ai point vu d'autres; on ne s'avisait guère de les désirer. Elles étaient appelées au lever un moment avant les courtisans distingués; d'ailleurs nul privilège que le botter du roi. On appelait ainsi lorsqu'il changeait d'habit en allant ou en revenant de la chasse ou de se promener; et à Marly tout ce qui était du voyage y entrait sans demander. Ailleurs, qui n'avait point d'entrées en était exclus. Le premier gentilhomme de la chambre avait droit, et en usait toujours, d'y faire entrer quatre ou cinq personnes au plus à la fois, à qui il le disait, ou qui le lui faisaient demander par l'huissier, pourvu que ce fût gens de qualité ou de quelque distinction. Enfin les entrées du cabinet étaient le droit d'y attendre le roi, quand il y entrait après son lever, jusqu'à ce qu'il y eût donné l'ordre pour ce qu'il voulait faire dans la journée, et de lui faire là sa cour, et quand il revenait de dehors, où il ne faisait qu'y passer pour aller changer d'habit; hors cela ces entrées-là n'y entraient point. Les cardinaux et les princes du sang avaient les entrées de la chambre et celles du cabinet, et toutes les charges en chef. Je ne parle point des petites de service nécessaire qui avaient ces différentes entrées, dont le long et ennuyeux détail ne donnerait aucune connaissance de la cour. Outre ces entrées il y en avait deux autres, auxquelles pas un de ceux qui par charge ou personnellement avaient celles dont on vient de parler, n'était admis : c'était les entrées de derrière, et les grandes entrées du cabinet. Je n'ai vu personne les avoir que le duc du Maine et le comte de Toulouse, qui avaient aussi toutes les autres, et MM. de Montchevreuil et d'O, pour avoir été leurs gouverneurs, qui les avaient conservées; Mansart, et après lui M. d'Antin, par la charge des bâtiments. Ces quatre-là entraient quand ils voulaient dans les cabinets du roi par les derrières, les matins, les après-dînées quand le roi ne travaillait pas, et c'était la plus grande familiarité de toutes et la plus continuelle, et dont ils usaient journellement; mais jamais en aucun lieu où le roi habitât ils n'entraient que par les derrières, et n'avaient aucune des autres entrées dont j'ai parlé, auparavant, sinon que ceux qui avaient celles du cabinet les y trouvaient, parce que en entrant par derrière ils y pouvaient être en tout temps, sans pouvoir aussi sortir que par derrière. Avec ces entrées ils se passaient aisément de toutes les autres. Les grandes entrées du cabinet n'avaient d'usage que depuis que le roi sortait de souper jusqu'à ce qu'il sortit de son cabinet pour s'aller déshabiller et se coucher. Ce particulier ne durait pas une heure. Le roi et les princesses étaient assis, elles toutes sur des tabourets, lui dans son fauteuil; Monsieur y en prenait un familièrement aussi, parce que c'était dans le dernier particulier. Mme la dauphine de Bavière n'y a jamais été admise, et on a vu en son lieu que Madame ne l'y a été qu'à la mort de Mme la dauphine de Savoie. Il n'y avait là que les fils de France debout, même Monseigneur et les bâtards et bâtardes du roi, et les enfants et gendres des bâtardes; MM. de Montchevreuil et d'O, et des moments quelques-uns des premiers valets de chambre, et rarement Fagon quelques instants. Chamarande avait cette entrée comme ayant été premier valet de chambre du roi, en survivance de son père dont il avait conservé toutes les entrées. Aussi, quoique lieutenant général fort distingué, et fort aimé et considéré dans le monde, qu'il y eût un temps infini que son père avait vendu sa charge dont lui n'avait été que survivancier, et qu'il eût été premier maître d'hôtel de Mme la dauphine de Bavière, il ne pût jamais aller à Meudon, parce que en ces voyages ceux qui en étaient avaient l'honneur de manger avec Monseigneur; mais quelquefois il était de ceux de Marly, parce que le roi n'y mangeait qu'avec les dames. Pour revenir au cabinet des soirs, les dames d'honneur des princesses qui étaient avec le roi, ou la dame d'atours de celles qui en avaient, et les dames du palais de jour de Mme la dauphine de Savoie se tenaient dans le premier cabinet, où elles voyaient passer le roi dans l'autre et repasser pour s'aller coucher. La porte d'un cabinet à l'autre demeurait ouverte, et ces dames s'asseyaient entre elles comme elles voulaient, sur des tabourets hors de l'enfilade. Il n'y avait que les princes et les princesses qui avaient soupé avec le roi, et leurs dames, qui entrassent par la chambre; tous les autres entraient par derrière où par la porte de glaces de la galerie. À Fontainebleau seulement, où il n'y avait qu'un grand cabinet, les dames des princesses étaient dans la même pièce qu'elles avec le roi; celles qui étaient duchesses, et la maréchale d'Estrées depuis qu'elle fut grande d'Espagne, étaient assises en rang, joignant la dernière princesse. Toutes les autres, et la maréchale de Rochefort aussi, dame d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, étaient debout, quelquefois assises à terre, dont elles avaient la liberté, et la maréchale comme elles, à qui on ne donnait point là de carreau pour s'asseoir, comme les femmes des maréchaux de France non ducs en ont chez la reine, où pourtant, je ne sais pourquoi, elles aiment mieux demeurer debout. Ce n'est qu'aux audiences et aux toilettes qu'elles en peuvent avoir, jamais à la chapelle; au dîner et, au souper, toujours debout; et elles y vont sans difficulté.

Je fus le premier qui obtins les grandes entrées. D'Antin, qui n'avait plus l'usage, des siennes, les demanda après comme en dédommagement, et les eut. Bientôt après, sur cet exemple et par même raison, elles furent accordées à d'O. On les donna aussi à M. le prince de Conti, seul prince du sang qui ne les eût pas, parce qu'il était le seul prince du sang qui ne sortit point de Mme de Montespan. Cheverny et Gamaches, qui les avaient chez le Dauphin père du roi, dont ils étaient menins avant qu'il fût Dauphin, les eurent aussi; et peu à peu la prostitution s'y mit, comme on vient de la voir aux survivances et aux brevets de retenue. On verra dans la suite que l'abbé Dubois, devenu cardinal et premier ministre, profita de cet abus pour en faire rapporter les brevets à tous ceux qui en avaient. Il n'en excepta que le duc de Berwick pour les grandes, et Belle-Ile pour les premières, qui ne les avaient eues que bien depuis. Il s'était alors trop tyranniquement rendu le maître de M. le duc d'Orléans pour que je ne les perdisse pas avec tous les autres de ce règne-ci les entrées par derrière ont disparu; et les soirées du roi, qui se passent autrement que celles du feu roi, n'ont plus donné lieu à ces grandes entrées du cabinet des soirs. Les autres ont subsisté dans leur forme ordinaire. Je parlerais ici de ces justaucorps à brevet, que peu à peu M. le duc d'Orléans donna à qui en voulut, sans s'arrêter au nombre, et les fit par là tomber tout à fait, si je ne les avais ici expliqués ailleurs.

CHAPITRE X. §

Mariage de Mortagne avec Mlle de Guéméné. — Mariage du duc d'Olonne avec la fille unique de Vertilly. — Mariage de Seignelay avec Mlle de Walsassine. — Princes du sang pressent vivement leur jugement, que les bâtards tâchent de différer. — Requête des pairs au roi à fin de réduire les bâtards à leur rang de pairs et d'ancienneté entre eux. — Grand prieur assiste en prince du sang aux cérémonies du jeudi et vendredi saints chez le roi. — Plusieurs jeunes gens vont voir la guerre en Hongrie. — M. le prince de Conti, gouverneur du Poitou, entre au conseil de régence et en celui de la guerre. — M. le Duc prétend que, lorsque le conseil de guerre ne se tient pas au Louvre, il se doit tenir chez lui, non chez le maréchal de Villeroy. — Il est condamné par le régent. — Pelletier-Sousy entre au conseil de régence et y prend la dernière place. — Mme de Maintenon malade fort à petit bruit. — Mort, fortune et caractère d'Albergotti. — Sa dépouille. — Fin et effets de la chambre de justice. — Triple alliance signée à la Haye, qui déplaît fort à l'empereur, qui refuse d'y entrer. — Mouvements de Beretti pour empêcher un traité entre l'Espagne et la Hollande. — Conversation importante chez Duywenworde, puis avec Stanhope. — Mesures de Beretti contre l'union de la Hollande avec l'empereur, et pour celle de la république avec l'Espagne. — Motifs du traité de l'Angleterre avec la France, et du désir de l'empereur de la paix du Nord. — Divisions en Angleterre et blâme du traité avec la France. — Menées et mesures des ministres suédois et des jacobites. — Méchanceté de Bentivoglio à l'égard de la France et du régent. — Étranges pensées prises à Rome de la triple alliance. — Instruction et pouvoir d'Aldovrandi retournant de Rome en Espagne. — Manèges d'Albéroni pour avancer sa promotion. — Son pouvoir sans bornes; dépit et jalousie des Espagnols. — Misères de Giudice. — Vanteries d'Albéroni. — Il fait de grands changements en Espagne. — Politique et mesures entre le duc d'Albe et Albéroni. — Caractère de Landi, envoyé de Parme à Paris. — Vives mesures d'Albéroni pour détourner les Hollandais de traiter avec l'empereur, et les amener à traiter avec le roi d'Espagne à Madrid. — Artificieuses impostures d'Albéroni sur la France. — Il se rend seul maître de toutes les affaires en Espagne. — Fortune de Grimaldo. — Giudice s'en va enfin à Rome. — Mesures d'Albéroni avec Rome. — Étranges impressions prises à Rome sur la triple alliance. — Conférence d'Aldovrandi avec le duc de Parme à Plaisance. — Hauteur, à son égard, de la reine d'Espagne. — L'Angleterre, alarmée des bruits d'un traité négocié par le pape entre l'empereur et l'Espagne, fait là-dessous des propositions à Albéroni. — Sa réponse à Stanhope. — Son dessein. — Son artifice auprès du roi d'Espagne pour se rendre seul maître de toute négociation. — Fort propos du roi d'Espagne à l'ambassadeur de Hollande sur les traités avec lui et l'empereur.

Mortagne, chevalier d'honneur de Madame, dont j'ai parlé quelquefois, avait une espèce de maison de campagne dans le fond du faubourg Saint-Antoine, ou il demeurait le plus qu'il pouvait. M. de Guéméné, qui n'aimait point à marier ses soeurs ni ses filles, et qui ne se corrigeait point par l'exemple de ses soeurs qui s'étaient enfin mariées sans lui, avait une de ses filles dans un couvent tout voisin de la maison de Mortagne, lequel avait fait connaissance avec elle, et pris grande pitié de ses ennuis et de la voir manquer de tout. Il y suppléa par des présents, et l'amitié s'y mit de façon qu'ils eurent envie de s'épouser. Les Rohan jetèrent les hauts cris, car Mortagne, qui était un très galant homme, et qui avait servi avec distinction, s'appelait Collin, et n'était rien du tout du pays de Liège, comme on l'a dit ici en son lieu. Mortagne ne s'en offensa point. Il leur fit dire que ce n'était que par compassion du misérable état de cette fille qui manquait de tout, qui se désespérait d'ennui et de misère, et qui avait trente-cinq ans, qu'il la voulait épouser; qu'il leur donnait un an pour la pourvoir; mais que s'ils ne la mariaient dans l'année, il l'épouserait aussitôt après. Ils ne la marièrent point. Ils comptèrent empêcher que Mortagne l'épousât; il se moqua d'eux. La fille fit des sommations respectueuses, et ils se marièrent publiquement dans toutes les règles. Ils ont très bien vécu ensemble, car il était fort honnête homme, et sa femme se crut en paradis. Il en vint une fille, que le fils aîné de Montboissier, capitaine des mousquetaires noirs après Canillac, son cousin, a épousée.

Le duc d'Olonne épousa aussi la fille unique de Vertilly, maréchal de camp, qui avait été major de la gendarmerie, fort honnête homme et officier de distinction, frère cadet d'Harlus, qui avait été deux campagnes de suite brigadier de la brigade où était mon régiment, desquels j'ai parlé dans les temps. Cette fille était riche. C'étaient de bons gentilshommes de Champagne.

Seignelay, troisième fils de M. de Seignelay, ministre et secrétaire d'État, mort dès 1690, quitta le petit collet et se maria à la fille de Walsassine, officier général de la maison d'Autriche dans les Pays-Bas. Il la perdit bientôt après n'en ayant qu'une fille, que Jonsac, fils aîné de celui dont on a vu le combat avec Villette, a épousée. Seignelay se remaria à une fille de Biron avant la fortune de ce dernier.

Tout s'aigrissait de plus en plus entre les princes du sang et les bâtards. Les premiers voulaient un jugement, et en pressaient le régent tous les jours; les bâtards ne cherchaient qu'à gagner du temps. Les pairs, tout déplorables qu'ils fussent par leur conduite, s'étaient déjà engagés, comme on l'a vu, à se soutenir contre les entreprises sans nombre et sans exemple qu'ils en avaient essuyés sous le poids du dernier règne. Je vis le régent fort peiné de l'empressement journalier des princes du sang, et en même temps fort embarrassé à s'en défendre. Nous ne crûmes donc pas devoir différer de présenter au roi une requête précise, et sa copie au régent, dont le tissu était mesuré en termes, mais très fort sur la chose, et dont voici les conclusions : « A ces causes, sire, plaise à Votre Majesté en révoquant et annulant l'édit du mois de juillet 1714, et la déclaration du 5 mai 1694, en tout son contenu, ensemble l'édit du mois de mai en 1711, en ce qu'il attribue à MM. le duc du Maine et comte de Toulouse et à leurs descendants mâles le droit de représenter les anciens pairs aux sacres des rois, à l'exclusion des autres pairs de France, et qui leur permet de prêter serment au parlement à l'âge de vingt ans. » C'est-à-dire demander précisément qu'ils fussent réduits en tout et partout au rang des autres pairs de France, et parmi eux à celui de leur ancienneté d'érection et de leur première réception au parlement. Après qu'elle eut été rédigée, examinée et approuvée, elle fut signée dans une assemblée générale que nous tînmes chez l'évêque duc de Laon, en l'absence de M. de Reims, qui la signa comme d'autres absents par procuration expresse. Sitôt qu'elle fut signée, MM. de Laon et de Châlons, avec six pairs laïques, allèrent la présenter au roi, auprès duquel le maréchal de Villeroy les introduisit en arrivant; et le roi prit civilement la requête des mains de M. de Laon, qui en deux mots lui dit de quoi il s'agissait. Il ne répondit rien, car il ne répondit jamais aux princes du sang ni aux bâtards en recevant leurs requêtes. En même temps que ces huit pairs partirent pour se rendre aux Tuileries, l'évêque duc de Langres et les ducs de La Force, de Noailles et de Chaumes s'en allèrent au Palais-Royal, où M. le duc d'Orléans les attendait; et les fit entrer en arrivant dans son cabinet, où il les reçut avec ses grâces accoutumées et peu concluantes. Peu de faux frères osèrent se montrer tels en cette occasion. Le duc de Rohan, jamais d'accord avec personne ni avec lui-même, en fut un. Les ducs d'Estrées et Mazarin étaient des excréments de la nature humaine, à qui le reste des hommes ne daignait parler. Estrées ne parut jamais parmi nous; Mazarin fut mis par les épaules, littéralement, dehors dans une de nos assemblées chez M. de Laon, et depuis cette ignominie sans exemple qu'il mérita tout entière, il n'osa plus s'y présenter. D'Antin se trouvait dans une situation unique, qui engagea à la considération de ne lui en point parler. Le prince de Rohan devait trop aux amours de Louis XIV, et avait trop d'intérêt au désordre, à l'usurpation, à l'interversion de tout ordre, de toute règle, de tout droit pour pouvoir demander à faire rendre justice et à faire compter raison et vertu. Le duc d'Aumont s'était si pleinement déshonoré par sa conduite dans l'affaire du bonnet, et si à découvert dans la conférence de Sceaux, comme on l'a vu dans son lieu, que presque aucun de nous ne lui parlait, et qu'il lui coûta peu de mettre, en ne signant point, la dernière évidence aux infamies qu'il avait dès lors découvertes.

Je ne sais dans quel esprit M. le duc d'Orléans permit une chose fort étrange qui, dans les vives circonstances où on en était sur les querelles de rang et les requêtes au roi là-dessus, n'était bonne qu'à les échauffer de plus en plus, et à tenter les princes du sang de quelque parti violent. À la connaissance que j'avais de M. le duc d'Orléans, de son humble et respectueuse déférence pour l'audace et les vices effrénés du grand prieur, il ne put lui résister, et pour s'excuser à soi-même, il voulut peut-être se faire accroire que ce trait pourrait enrayer la presse extrême que les princes du sang lui faisaient de juger, dans la défiance que cela leur ferait naître qu'il ne leur serait pas favorable. Non content de laisser servir le grand prieur à la cène, il lui permit tacitement ce que M. de Vendôme et lui n'avaient jamais ni eu ni osé demander du temps du feu roi, qui fut d'être assis pendant le sermon de la cène avec les princes du sang, le dernier en même rang et honneurs qu'eux. Sur les plaintes qui en furent portées au régent, il montra le trouver mauvais, et promit d'y donner ordre. Il pouvait dès lors l'empêcher, puisqu'il y était. Le lendemain, vendredi saint, le grand prieur parut à l'office du jour à la chapelle en même place et honneurs. M. le duc d'Orléans dit après qu'il l'avait oublié, mais il ne laissa pas d'ordonner au grand maître des cérémonies de l'écrire sur son registre. Il protesta seulement que cela n'arriverait plus, et se moqua ainsi des princes du sang, sans nécessité aucune que de complaire à l'insolence d'un audacieux qui sentait bien à qui il avait affaire. Je ne voulus pas seulement prendre la peine de lui en parler : c'était l'affaire des princes du sang encore plus que la nôtre.

La paix profonde, qui avait toutes sortes d'apparences de durer longtemps, donna lieu à plusieurs jeunes gens qui n'avaient encore pu voir de guerre, de demander la permission de l'aller chercher en Hongrie. La maison de Lorraine, si foncièrement attachée à celle d'Autriche, en donna l'exemple par le prince de Pons et le chevalier de Lorraine, son frère, qui l'obtinrent, et partirent aussitôt. M. du Maine crut devoir écouter le désir du prince de Dombes, qui l'obtint de même. Alincourt, fort jeune, second fils du duc de Villeroy, y alla aussi, et quelques autres; mais ce zèle des armes devint contagieux. On commença à se persuader qu'à ces âges-là on ne pouvait se dispenser de suivre cet exemple; ce qui obligea avec raison le régent à défendre que personne lui demandât plus d'aller en Hongrie, et qu'il fit une défense générale d'y aller. M. le prince de Conti voulut faire comme les autres. Il se laissa apaiser par de l'argent. Il acheta de La Vieuville le médiocre gouvernement de Poitou, que M le duc d'Orléans fit payer pour lui par le roi, en mettre les appointements sur le pied des grands gouvernements, et en même temps il le fit entrer au conseil de régence. Quelques jours après, il y fit entrer Pelletier de Sousi, qui n'y venait que les jours de finance. Quoique très ancien conseiller d'État, il prit la dernière place après MM. de Troyes, Torcy et Effiat, qui ne l'étaient point, sans que les conseillers d'État en murmurassent. Ce haut et bas de leur part, je ne l'ai point compris, et sitôt après tant de bruit à l'occasion de l'entrée de l'abbé Dubois dans le conseil des affaires étrangères. M. le prince de Conti entra aussi au conseil de guerre, qui se tenait chez le maréchal de Villars. M. le Duc, qui n'y fut point, le trouva mauvais, et prétendit que, lorsqu'il ne se tenait point au Louvre, ce devait être chez lui à l'hôtel de Condé. M. le duc d'Orléans se moqua de cette prétention, et, pour la rendre ridicule, il alla lui-même au conseil de guerre qui se tint chez le maréchal de Villars quelques jours après.

Mme de Maintenon, oubliée et comme morte dans sa belle et opulente retraite de Saint-Cyr, y fut considérablement malade, sans que cela fût presque su, ni que cela fît la moindre sensation sur ceux qui l'apprirent.

Albergotti fut trouvé presque mort le matin par ses valets entrant dans sa chambre, et ne vécut que peu d'heures après. Il avait des attaques d'épilepsie qu'il cachait avec grand soin, et il s'en joignit d'apoplexie. Il était neveu de Magalotti, Florentin comme lui, qui avait été capitaine des gardes du cardinal Mazarin, et qui mourut lieutenant général et gouverneur de Valenciennes, duquel j'ai parlé en son temps. Le maréchal de Luxembourg, ami intime de Magalotti, avait fait d'Albergotti comme de son fils, ce qui l'avait mis dans les meilleures compagnies de la cour et de l'armée, et l'avait fort lié avec tout ce qui l'était avec M. de Luxembourg, par conséquent avec M. le Duc et M. le prince de Conti, et avec toute la cabale de Meudon, car il savait s'échafauder et aller de l'un à l'autre. Pour le faire connaître en deux mots, c'était un homme digne d'être confident et instrument de Catherine de Médicis. C'est montrer tout à la fois quel était son esprit et ses talents, quels aussi son coeur et son âme. Le maréchal de Luxembourg et ses amis, et M. le prince de Conti s'en aperçurent les premiers. Il les abandonna pour M. de Vendôme lors de son éclat avec eux. Albergotti sentit de bonne heure qu'il pointait à tout. Ses moeurs étaient parfaitement homogènes aux siennes. Il se dévoua à lui pour la guerre, et par lui à M. du Maine, pour la cour. Ceux qu'il déserta le trouvèrent si dangereux qu'ils n'osèrent se brouiller ouvertement avec lui, mais ce fut tout. C'était un grand homme sec, à mine sombre, distraite et dédaigneuse, fort silencieux, les oreilles fort ouvertes et les yeux aussi. Obscur dans ses débauches, très avare et amassant beaucoup; excellent officier général pour les vues et pour l'exécution, mais fort dangereux pour un général d'armée et pour ceux qui servaient avec lui. Sa valeur était froide et des plus éprouvées et reconnue, avec laquelle toutefois les affronts les plus publics et les mieux assénés ne lui coûtaient rien à rembourser et à laisser pleinement tomber en faveur de sa fortune. On a vu en son lieu celui qu'il essuya de La Feuillade après le malheur de Turin; et on en pourrait citer d'autres aussi éclatants, sans qu'il en ait jamais fait semblant même avec eux, ni qu'il en soit un moment sorti de son air indifférent et de son silence, à propos duquel je dirai, comme une chose bien singulière, que Mlle d'Espinoy m'a conté que Mme sa mère le menant une fois de Paris à Lille, où elle allait avec ses deux filles pour ses affaires, personne de ce qui était du voyage, ni elles-mêmes, lui dans leur carrosse, ne lui entendirent proférer un seul mot depuis Paris jusqu'à Lille. Il eut l'art de se mettre bien avec tous ceux de qui il pouvait attendre, et sur un pied fort agréable avec le roi, et le plus honnêtement qu'il pouvait avec le gros du monde, quoiqu'il n'ignorât d'être haï, et qu'on se défiait beaucoup de lui. Il devint ainsi lieutenant général commandant des corps séparés, chevalier de l'ordre et gouverneur de Sarrelouis. Il avait outre cela douze mille livres de pension. À cette conduite on peut juger qu'il ne s'était jamais donné la peine de s'approcher de M. le duc d'Orléans. Pendant le dernier Marly du roi nous fûmes surpris, Mme de Saint-Simon et moi, de le voir entrer dans sa chambre. Jamais il ne nous avait parlé. Il y revint trois ou quatre fois de suite avec un air aisé. J'entendis bien, et elle aussi, à quoi nous devions cet honneur. Nous le reçûmes honnêtement, mais de façon qu'il sentît que nous ne serions pas ses dupes. Nous ne le revîmes plus depuis. Il n'était point marié, et ne fut regretté de personne. Son neveu eut son régiment royal-italien, qui valait beaucoup, et Madame fit donner le gouvernement de Sarrelouis au prince de Talmont.

Enfin, quelques jours avant la semaine sainte, le chancelier alla le matin à la chambre de justice la remercier et la finir. Elle avait duré un an et quelques jours, et coûta onze cent mille francs. Lamoignon s'y déshonora pleinement, et Portail y acquit tout l'honneur possible. Cette chambre fit beaucoup de mal et ne produisit aucun bien. Le mal fut les friponneries insignes, les recelés, les fuites, et le total discrédit des gens d'affaires à quoi elle donna lieu; le peu ou point de bien par la prodigalité des remises qui furent faites sur les taxes, et les pernicieux manèges pour les obtenir. Je ne puis m'empêcher de répéter que je voulais, comme on l'a vu en son lieu, qu'on fît en secret ces taxes par estime fort au-dessous de ce à quoi elles pouvaient monter; les signifier aux taxes en secret, les uns après les autres; les leur faire payer à l'insu de tout le monde et à l'insu les uns des autres, mais en tenir des registres bien sûrs et bien exacts; leur faire croire que, par considération pour eux, on ne voulait pas les peiner, encore moins les décrier, en leur faisant des taxes publiques; mais qu'il fallait aussi que, en conservant leur honneur et leur crédit, le roi fût aidé. Par cette voie, on le leur aurait laissé tout entier, puni leurs rapines, perçu pour le roi tout ce qui aurait été payé, et ôté toute occasion de frais et de modération de taxes, et de dons sur leur produit, parce que les taxes mêmes auraient été ignorées, par où il se serait trouvé qu'en taxant, sans proportion, moins qu'on ne fit et sans frais, il en serait entré infiniment plus dans les coffres du roi qu'il n'y en entra par la chambre de justice. Je voulais en même temps que de ces taxes on payât de la main à la main tous les brevets de retenue existant, quels qu'ils fussent, avec bien ferme résolution de n'en accorder jamais; en payer tous les régiments et toutes les charges militaires, et les principales charges de la cour, même les charges de présidents à mortier, et d'avocats et procureur général du parlement de Paris; rendre toutes ces charges libres n'en plus laisser vendre aucune ni un seul régiment, et les réserver à toujours en la disposition gratuite du roi, à mesure de leurs vacances. J'y comprenais aussi les gouverneurs généraux et particuliers, et leurs lieutenances. Je parlais sans intérêt, je n'avais ni charge, ni régiment, ni gouvernement de province, ni brevet de retenue. Aussi M. le duc d'Orléans goûta-t-il beaucoup cette proposition; mais le duc de Noailles, se voyant à la tête des finances, en voulut tout le pouvoir et le profit, flatter la robe, et, par un mélange utile à ses affaires de terreur et de débonnaireté, devenir l'effroi, l'espérance ou l'amour de la gent financière qui a des branches fort étendues dans tous les trois états du royaume. Ainsi il lui fallut tout l'appareil d'une chambre de justice, après quoi il ne fut plus question d'un emploi si utile. La facilité inconcevable du régent avait déjà donné les survivances et les brevets de retenue à pleines mains, sans choix ni distinction quelconque, et voulut continuer cette aveugle prodigalité, comptant ne donner rien et s'attacher tout le monde. Il se trouva qu'il en donna tant que personne de cette multitude ne lui sut aucun gré d'avoir eu ce que tant d'autres en obtenaient sans peine, et que, honteux lui-même de n'avoir rien laissé à disposer au roi, il eut l'imprudence d'autoriser l'ingratitude, en disant qu'il serait le premier à lui conseiller de ne laisser subsister aucune de ces grâces. On le craignit un temps; mais la rumeur devint si grande, par la multitude des intéressés, qu'on n'osa enfin y toucher.

Enfin, après bien des négociations et des délais, les États généraux se déterminèrent à accéder au traité fait entre la France et l'Angleterre, et le firent signer pour eux à la Haye, le 4 janvier: c'est ce qu'on nomma la triple alliance défensive. Beretti pressait toujours le pensionnaire Heinsius d'une ligue particulière avec l'Espagne. Heinsius le remettait jusqu'à ce qu'on vît finir de façon ou d'autre la négociation avec la France, et Beretti attribuait ces remises à la crainte de déplaire à l'empereur. Cependant, de concert avec le Pensionnaire, il s'adressa au président de semaine, qui lui promit de porter sa proposition à l'assemblée des États généraux, et lui fit espérer qu'elle y serait bien reçue. Beretti comptait mal à propos sur l'opposition de la France, quoiqu'il fût certain que l'intérêt et le dessein de cette couronne fussent de faciliter l'alliance de l'Espagne avec les Provinces-Unies, et qu'il n'y eût de puissance en Europe que l'empereur à qui elle pût déplaire. Il ne s'en cachait pas, ni de son chagrin de la triple alliance. L'Angleterre et la hollande le pressaient d'y entrer. Il rejeta la proposition des Hollandais avec tant de mépris, que Heinsius, si passionné autrichien toute sa vie, ne pût s'empêcher d'en montrer son dépit à Beretti. À Stanion, chargé des affaires d'Angleterre à Vienne, le prince Eugène répondit qu'il ne voyait pas l'utilité dont il serait à l'empereur d'entrer dans un traité qui ne tendait qu'à confirmer Philippe V sur le trône d'Espagne. La conséquence en était si visible que Beretti changea d'avis, et se persuada enfin que la France désirait que le roi d'Espagne entrât au plus tôt en alliance avec l'Angleterre et la Hollande, non dans la vue des intérêts de l'Espagne, mais de ceux de M. le duc d'Orléans.

Beretti, faute d'instructions de Madrid, n'avait osé donner au président de semaine un mémoire, selon la coutume, et s'était contenté de lui parler. Nonobstant ce défaut de forme, sa proposition avait été envoyée aux Provinces, et Beretti cherchait à découvrir les sentiments des personnages principaux. Un jour qu'il alla voir le baron de Duywenworde, il y rencontra le comte de Sunderland, qui venait d'Hanovre, où le roi d'Angleterre était encore. Beretti n'osait parler devant ce tiers. Duywenworde le tira bientôt de peine. Il dit à Sunderland que le roi d'Espagne proposait une ligue à sa république; qu'il ne doutait pas que ce ne fût conjointement avec l'Angleterre, par la liaison qui devait toujours unir ces deux puissances; et il déclara qu'à cette condition il y concourrait de tout son pouvoir. Beretti répondit que si l'alliance était faite avec ces deux puissances, elle en serait d'autant plus agréable au roi son maître. On s'expliqua de part et d'autre sur l'objet qu'elle devait avoir. Sunderland et Duywenworde dirent tous deux que le traité avec la France en devait être le modèle, et la tranquillité de l'Europe le but. Ils ajoutèrent, sans que Beretti s'y attendît, que la garantie s'étendrait seulement sur les États que l'empereur possédait actuellement; que leurs maîtres avaient pris une ferme résolution de ne pas souffrir que ce prince, déjà trop puissant, s'étendît davantage, qu'il serait temps qu'il abandonnât ses chimères, et qu'il fît la paix avec le roi d'Espagne; que le bruit courait qu'elle se négociait par l'entremise du pape. Là-dessus Sunderland décria fort la faiblesse de cette entremise, l'attachement des parents du pape pour l'empereur; et soutint que, quand même le pape aurait agi en médiateur équitable, l'empereur serait toujours maître de lui manquer de parole, et qu'il n'en serait pas de même à l'égard de l'Angleterre et de la Hollande, dont la médiation serait beaucoup plus sûre et plus juste; que leur intention était de mettre l'Europe en repos; et que le roi d'Espagne en ferait l'épreuve, s'il voulait se fier à ces deux puissances.

Stanhope, venant d'Hanovre à la Haye, précéda de peu de jours le passage du roi d'Angleterre; il tint à Beretti le même propos. Il s'étendit sur la nécessité de l'union de l'Espagne avec l'Angleterre, sur les malheurs de la dernière guerre qui avait désolé l'Espagne, dans laquelle il s'était trouvé; sur l'ancienne maxime des Espagnols de paix avec l'Angleterre; sur les sentiments du roi d'Angleterre, qui répondaient à ceux du roi d'Espagne; enfin jusqu'à trouver dans ces deux princes une conformité de caractère, et il parla comme Sunderland sur la prétendue négociation du pape. Il promit que, si le roi d'Espagne avait confiance en lui, il travaillerait de manière qu'il en serait satisfait; que l'Angleterre forcerait l'empereur à convenir de ce qui serait juste, ensuite à tenir les conventions faites; que la succession de Parme et de Plaisance serait assurée à la reine d'Espagne et à don Carlos à l'infini; que les droits du roi d'Espagne sur Sienne seraient maintenus; qu'elle empêcherait la maison d'Autriche de s'emparer de la Toscane. Enfin Stanhope promit tout ce qui pouvait plaire le plus au roi et à la reine d'Espagne, ou Beretti embellit et augmenta le compte qu'il en rendit. Beretti soupçonna que les ambassadeurs de France, qui étaient à la Haye, n'eussent part à la façon dont Stanhope s'était expliqué sur la succession de Parme qui touchait si personnellement et si sensiblement la reine d'Espagne, pour l'engager, par cet intérêt, à faire entrer le roi son mari dans la triple alliance, par conséquent à confirmer encore plus, en faveur des renonciations, les dispositions faites par le traité d'Utrecht. Il crut voir, par des traits échappés dans la conversation à Stanhope, que l'union entre la France et l'Angleterre n'était pas aussi sincère ni aussi étroite de la part des Anglais que le monde se la figurait. Il était confirmé dans cette pensée sur ce que Stanhope s'était particulièrement attaché à lui montrer qu'il faisait une extrême différence, pour la solidité des alliances, entre celle de la France et celle que l'Angleterre contracterait avec l'Espagne; et que, pour lui faire sentir l'importance de cette confidence, il lui avait demandé un secret sans réserve à l'égard de tout Français, Hollandais et Anglais, et il lui offrait d'entretenir avec lui une correspondance régulière après son retour en Angleterre, d'où il le remit à lui répondre sur la permission qu'il demanda pour le roi d'Espagne de lever trois mille Irlandais.

Beretti, avec ces notions et ces mesures prises, se mit à travailler du côté d'Amsterdam à empêcher les États généraux de presser l'empereur d'entrer dans la ligue. Il les savait disposés à lui garantir les droits et les États qu'il possédait en Italie, ce qui était fort contraire aux intérêts du roi d'Espagne. Il sut qu'Amsterdam voulait éloigner cette garantie; c'en était assez pour éloigner l'empereur d'entrer dans le traité, et il était de l'intérêt du roi d'Espagne de profiter de cette conjoncture pour presser la république de se déterminer sur la proposition qu'il lui avait faite, qui d'ailleurs était mécontente de l'infidélité des Impériaux sur l'exécution du traité de la Barrière. Mais il lui fallut essuyer les longueurs ordinaires du gouvernement de ce pays. L'Angleterre était toujours menacée de forts mouvements.

Le nombre des jacobites y était toujours grand, nonobstant l'abattement de ce parti; c'est ce qui pressa Georges de se rendre à Londres, sans s'arrêter en Hollande, et ce qui lui lit conclure son traité avec la France, bien persuadé que sa tranquillité au dedans dépendait de cette couronne, et de la retraite du Prétendant au delà des Alpes. Penterrieder avait été dépêché de Vienne à Hanovre pour le traverser. Il n'en était plus temps à son arrivée. Il fallut se contenter de l'assurance positive qu'il ne contenait aucun article contraire aux intérêts de la maison d'Autriche, et d'écouter l'applaudissement que se donnait le roi d'Angleterre des avantages, tant personnels que nationaux, qu'il en tirait. Penterrieder avait ordre aussi de travailler à la paix du Nord. L'empereur s'intéressait à sa conclusion pour tirer facilement des troupes qui étaient employées à cette guerre, pour en grossir les siennes en Hongrie, où il n'était plus question que d'ouvrir la campagne de bonne heure.

Le roi d'Angleterre protesta de son désir, en représentant les difficultés infinies qui naissaient des intérêts et des jalousies des confédérés, et sur ce qu'il ignorait encore ce que les ministres de Suède lui préparaient en Angleterre. La division y était grande, non seulement entre les deux partis toujours opposés, mais dans le dominant, mais entre les ministres, mais dans la famille royale. Le gros blâmait le traité avec la France, qui désunissait l'Angleterre, contre son véritable intérêt, d'avec l'empereur. Il le trouvait inutile, parce [que], ne leur pouvant être bon que par des conditions avantageuses pour le commerce, il n'y en était pas dit un mot. La considération du repos de leur royaume ne les touchait point. Ils disaient que l'Angleterre ne pouvait demeurer unie qu'autant qu'on lui présenterait un objet qui lui fît craindre la désunion; que le prétendant était cet objet qui, disparaissant, dissiperait les craintes, dont la fin donnerait lieu aux passions particulières de faire plus de mal que les guerres du dehors. Ainsi ils trouvaient mauvais qu'il y eût une stipulation de secours de la France si l'Angleterre en avait besoin, parce que, si c'était en troupes, la nation n'en voulait point chez elle d'étrangères; si en argent, le royaume n'en manque pas, et il lui était honteux d'en recevoir d'un autre. C'est qu'encore que le parti dominant, qui était les whigs, eût toujours été déclaré pour la maison d'Autriche, il s'était laissé gagner par le roi Georges et par ses ministres allemands uniquement occupés de la grandeur de la maison d'Hanovre en Allemagne: changement d'autant plus étonnant que le ministère whig souhaitait peu auparavant que le roi d'Espagne voulût revenir contre ses renonciations, et que l'esprit du parti fût encore le même. Ses adversaires, ravis de les voir divisés, demeuraient spectateurs tranquilles des scènes qui se préparaient à l'ouverture, et pendant les séances du parlement, et dressaient cependant leurs batteries pour déconcerter celles de la cour qui voulait conserver ses troupes dans la paix la plus profonde, que les torys voulaient faire réformer comme contraires à la liberté de l'Angleterre et fort à charge par la dépense. Ces dispositions achevaient de persuader Georges de l'utilité de son traité avec la France, et de la nécessité de cultiver et de fortifier tant qu'il pourrait cette alliance. Stairs eut ordre de dire que son maître la regardait comme un prélude à des affaires bien plus importantes et bien plus étendues. Stairs eut ordre aussi d'observer infiniment les démarches du baron de Goertz, qui était alors à Paris, que le roi d'Angleterre regardait comme un de ses plus grands ennemis, dont il commençait à découvrir les intrigues et celles des autres ministres de Suède.

Gyllembourg, envoyé de Suède en Angleterre, qui voyait de près le mécontentement et les mouvements qui y étaient, persuadé qu'il était de l'intérêt de son maître de profiter de ces divisions, suivit avec chaleur les projets qu'il avait formés pour exciter des troubles en Angleterre, et procurer par là une diversion, la plus favorable que le roi de Suède pût espérer. Il négociait donc en même temps deux affaires, dont la première, qu'il ne cachait point, pouvait contribuer au succès de l'autre, qui devait être secrète. La première était un traité qu'il voulait faire avec des négociants anglais, pour leur faire porter des blés en Suède et y prendre du fer en échange. Il communiquait cette affaire à Goertz, et tout ce qu'il faisait aussi pour la seconde, qui étaient les mesures qu'il prenait avec les jacobites; mais il craignait, pour le secret d'une affaire si importante, la pénétration de la Hollande, où on savait jusqu'aux moindres démarches des ministres étrangers. Il était averti par ses amis des mesures qu'il fallait prendre et du temps à transporter des troupes suédoises et de l'artillerie sur les côtes d'Écosse ou d'Angleterre. Ils demandaient dix vaisseaux de guerre pour escorter les bâtiments de transport. Il était impossible de tenter d'en acheter en Angleterre sans s'exposer à être découvert; et pour les bâtiments de transport, le danger n'en était pas moindre, si on en tirait un trop grand nombre d'Angleterre en Hollande. L'expédient pour ces derniers fut d'avertir que le roi de Suède ferait vendre dans un certain temps les prises faites par ses sujets dans la mer Baltique, d'engager sous ce prétexte plusieurs négociants de se rendre à Gottembourg, qui y ferait ces emplettes en même temps que leur échange de blé pour du fer. Quelques officiers de marine, qui entraient dans le projet, croyaient, par les raisons de leur métier, que le mois de janvier serait le plus favorable pour ce transport, et supputaient qu'un bâtiment de trois cents tonneaux pouvait porter trois cents hommes, et les chevaux à proportion; mais ils représentaient la nécessité d'appeler en Suède quelques officiers Anglais qui connussent les côtes, pour conduire l'expédition. On était alors au mois de janvier. On a vu que le roi, étant à Hanovre, avait ordonné à l'escadre Anglaise qui était à Copenhague d'y demeurer. L'amirauté d'Angleterre, piquée que cela eût été fait sans elle, avait fait des représentations sur ce séjour, comme contraire au bien de la nation, et avait en même temps fait disposer des lieux pour y faire hiverner vingt-cinq des plus grands navires d'Angleterre; par conséquent nulle apparence que de quelques mois cette couronne eût aucun navire en mer.

La difficulté de l'argent était la principale. Mais celui qui dirigeait le projet de la part des Anglais, étant revenu à Londres vers le 15 janvier, dit à Gyllembourg que, sur un ordre du comte de Marr, il avait fait délivrer en France à la reine douairière d'Angleterre vingt mille pièces pour les Suédois, qu'il avait fait demander au même comte en quel endroit il ferait payer le reste de la somme que les amis étaient fort inquiets du bruit qui courait de la mésintelligence entre le baron Spaar et Goertz, et qu'ils avaient appris avec plaisir que Gyllembourg devait passer en Hollande pour conférer avec Goertz. Le compte de ce qui avait été payé montait lors à vingt-cinq mille pièces. Gyllembourg en demanda dix mille avant son départ, et une lettre du frère du médecin du czar, pour s'en servir en cas de besoin. On lui promit une bonne somme lorsqu'il passerait en Hollande; mais Gyllembourg et ceux de l'entreprise étaient également inquiets de l'ordre reçu de remettre l'argent à la reine d'Angleterre en France, au lieu de le remettre à Gyllembourg; suivant le premier plan, et de tirer une quittance signée de lui. Ils craignaient surtout la France, et l'étroite intelligence qui était entre le roi d'Angleterre et le régent, qui lui donnerait non seulement tous les secours promis dans les cas stipulés, mais tous les avis de tout ce qu'il pourrait découvrir pour sa conservation sur le trône.

Bentivoglio, toujours porté au pis sur le régent, et à tout brouiller en France, prétendait que la fin secrète du traité avec l'Angleterre était de former et fortifier en Allemagne le parti protestant contre le parti catholique, et qu'il ne s'agissait pas seulement de détruire en Angleterre la religion catholique, qu'on devait regarder désormais comme bannie de ce royaume, mais d'enlever à la maison d'Autriche la couronne impériale, et de la mettre sur la tête d'un protestant. Il menaçait déjà Rome de suivre le sort des catholiques de l'empire, et de devenir la proie des protestants. Après avoir ainsi intimidé le papa, il l'exhortait à s'unir plus étroitement que jamais à l'empereur dont l'intérêt devenait celui de la religion, et, pour avoir lui-même part à ce grand ouvrage, il entretenait souvent le baron d'Hohendorff, fourbe plus habile que le nonce, et qui lui faisait accroire que, touché de ses lumières, de son zèle et de ses projets, il envoyait exactement à Vienne tous les papiers qu'il lui communiquait. Cette ressource d'union à l'empereur était encore la seule que Bentivoglio faisait envisager à Rome pour soutenir en France l'autorité apostolique, et pour engager le pape aux violences, dont par lui-même Sa Sainteté était éloignée. Il l'assurait que les liaisons seules qu'il pourrait prétendre [étaient] avec les princes catholiques, dans une conjoncture où tous les remèdes palliatifs qu'on n'avait cessé d'employer malgré ses instances, s'étaient tous tournés en poison contre la saine doctrine et l'autorité de la cour de Rome . Ceux qui la gouvernaient étaient persuadés que sa seule ressource pour sauver son pouvoir, et suivant son langage la religion en France, était une liaison parfaite entre le pape et le roi d'Espagne, et le seul moyen d'y conserver la saine doctrine, et la loi de nature. Aubenton était exactement instruit de ces sentiments, sur le fidèle et entier dévouement duquel le pape comptait entièrement. Ce jésuite et Albéroni étaient en même temps avertis par Rome que la triple alliance qui venait d'être signée ne tendait qu'au préjudice du roi d'Espagne, et à maintenir la couronne de France dans la ligne d'Orléans; et l'engagement réciproque de maintenir aussi la couronne d'Angleterre dans la ligne protestante était traité d'infâme, dont la conclusion était que le roi d'Espagne agirait prudemment de prendre des liaisons avec les Allemands. Telles étaient les dispositions de Rome quand Aldovrandi en partit pour retourner en Espagne. Il eut ordre de passer à Plaisance pour y faciliter le succès de sa négociation par les avis et le crédit du duc de Parme.

L'instruction d'Aldovrandi était fort singulière il emportait des brefs qui accordaient au roi d'Espagne une imposition annuelle de deux cent mille écus sur les biens ecclésiastiques d'Espagne et des Indes, avec pouvoir d'augmentation suivant le besoin, à proportion de ce que ces mêmes biens payaient déjà pour le tribut appelé sussidio y excusado. Les ecclésiastiques d'Espagne s'y opposaient au point de tenir à Rome pour cela un chanoine de Tolède appelé Melchior Guttierez, qui pesait fort au cardinal Acquaviva. Le grand objet du pape était d'obtenir l'ouverture de la nonciature à Madrid, depuis si longtemps fermée, et de faire admettre Aldovrandi en qualité de nonce. Il lui enjoignit donc de garder précieusement les brefs d'imposition sur les biens ecclésiastiques, et de ne les délivrer qu'après son admission à l'audience en qualité de nonce, et lui permit en même temps de les délivrer avant de prendre le caractère de nonce, si on insistait là-dessus. Acquaviva, qui le découvrit, on avertit le roi d'Espagne, et dans la connaissance qu'il avait du peu de stabilité des résolutions du pape, conseilla de commencer par se faire remettre ces brefs. La promotion d'Albéroni en était un autre article que les défiances mutuelles rendaient difficile. Le pape, de peur qu'on ne se moquât de lui après la promotion faite, n'y voulait procéder qu'après l'accommodement conclu. Albéroni, qui avait la même opinion du pape, ne voulait rien finir avant d'être fait cardinal. Pour sortir de cet embarras, Aldovrandi fut chargé de déclarer que, lorsque, le pape saurait, par un courrier qu'il dépêcherait en arrivant, que les ordres dont il était porteur étaient du goût du roi d'Espagne, il ferait aussitôt la promotion d'Albéroni, avant même d'en savoir davantage, ni l'effet de la parole que le roi d'Espagne aurait donnée. Aldovrandi, quelque bien qu'il fût avec Albéroni et Aubenton, y désira des précautions contre ses ennemis; Acquaviva, qui avait le même intérêt, y manda d'être en garde contre tout ce qui viendrait des Français, sur le compte de ce nonce, qu'ils haïssaient comme trop attaché, à leur gré, au parti du roi d'Espagne, à l'égard des événements qui pouvaient arriver en France, avec force broderies, pour appuyer cet avis.

Albéroni avait déclaré que non seulement le neveu du pape, mais que qui que ce fût qu'il voulût envoyer à Madrid, y pouvait être sûr d'une réception agréable, et du succès des ordres dont il serait chargé, si sa promotion était faite; mais que, s'il arrivait les mains vides, il n'aurait qu'à s'en retourner aussitôt, et qu'Aldovrandi même n'y serait pas souffert, quand bien il se réduirait à demeurer comme un simple particulier sans aucun caractère. Il disait et il écrivait qu'il n'y avait pas moyen d'adoucir une reine irritée par tant de délais trompeurs, qu'il rappelait tous; il insistait, comme sur un mépris et un manque de parole insupportables, sur la promotion du seul Borromée, que le pape voulait faire, et qui était dévoué et dépendant de la maison d'Autriche; qu'il donnerait la moitié de son sang, et qu'il n'eût jamais été parlé de sa promotion, tant il prévoyait de malheurs de cette source; qu'Aubenton était exclu d'ouvrir la bouche sur quoi que ce fût qui regardât Rome; qu'il prévoyait qu'il recevrait incessamment la même défense. Il se prévalait ainsi de la timidité du pape pour en arracher par effroi ce qu'il désirait avec tant d'ardeur, et protestait en même temps de sa reconnaissance, de sa résignation parfaite aux volontés du pape, on y mêlant toujours la crainte des ressentiments d'une princesse vive, dont il tournait toujours les éloges à faire valoir la confiance dont elle l'honorait, et son crédit supérieur à toutes les attaques. Sa faveur, en effet, était au plus haut point. Il avait dissipé, anéanti, absorbé tous les conseils; lui seul donnait tous les ordres, et c'était à lui seul que ceux qui servaient au dedans et au dehors les demandaient, et les recevaient. La jalousie était extrême de la part des Espagnols qui, grands et petits, se voyaient exclus de tout, et voyaient tous les emplois entre les mains d'étrangers, qui ne tenaient en rien à l'Espagne, et qui n'étaient attachés qu'à la reine et à Albéroni, pour leur fortune et leur conservation.

Giudice ne pouvait se résoudre à quitter la partie, et quoique accablé des plus grands dégoûts, il ne pouvait renoncer à l'espérance de se rétablir auprès du roi d'Espagne; il se voulait persuader et encore plus au pape, qu'il sacrifiait les peines de sa demeure à Madrid à Sa Sainteté et à sa religion, et lui mandait sans ménagements de termes tout ce qu'il pouvait de pis contre Albéroni, Aubenton et Aldovrandi qu'il lui reprochait de croire plutôt que de consulter le clergé séculier et régulier d'Espagne sur ce qu'il pensait d'eux, lequel était pourtant le véritable appui de l'autorité pontificale dans la monarchie. À la fin ne pouvant plus tenir avec quelque honneur, il résolut de partir, et prit en partant des mesures pour se procurer la faveur du roi de Sicile, et une conférence avec lui en passant.

Albéroni se moquait de lui publiquement. Il vantait la forme nouvelle du gouvernement, et les merveilles qu'il avait déjà opérées dans les finances et dans la marine. Campo Florido, que si longtemps après nous avons vu ici ambassadeur d'Espagne et chevalier du Saint-Esprit, fut fait président des finances; don André de Paëz, président du conseil des Indes, qui fut fort diminué, et dont encore tous les créoles furent chassés. Le comte de Frigilliana, grand d'Espagne, père d'Aguilar, desquels j'ai parlé plus d'une fois, fut démis de la présidence du conseil d'État, mais on en laissa les appointements à sa vieillesse. Le conseil des Indes, sans la signature duquel colle du roi ne servait à rien aux Indes, reçut défense de plus rien signer, et celle du roi seul y fut substituée. Le conseil de guerre, dont la présidence fut laissée au marquis de Bedmar, grand d'Espagne et chevalier du Saint-Esprit, de qui j'ai aussi parlé, sans autorité, et le conseil réduit à quatre membres de robe qui ne s'y pouvaient mêler que des choses judiciaires. S'il s'agissait de faire le procès à des officiers généraux, ils furent réservés au roi d'Espagne ou aux officiers généraux qu'il y commettrait. Les appointements des grands emplois furent fort réduits. Par exemple ceux du président du conseil de Castille ou du gouverneur, qui étaient de vingt-deux mille écus, furent fixés à quinze mille. Les secrétaires du despacho furent réduits de dix-huit mille à douze mille écus, et eux exclus de toutes places de conseillers dans les conseils; le nombre des commis fort réduit, et eux uniquement fixés à leur emploi dans leur bureau. Il joignit en une les doux places de secrétaire de la police et des finances, fit d'autres changements dans les subalternes et abolit l'abus introduit par le conseil de Castille dans les provinces et dans les villes qui lui payaient quatre pour cent de toutes les sommes qu'elles étaient obligées d'emprunter jusqu'au remboursement de ces sommes.

Albéroni faisait beaucoup valoir la sagesse et l'utilité de tout ce qu'il faisait dans l'administration du gouvernement. Il n'en laissait rien ignorer au duc de Parme, même fort peu des affaires. Quoiqu'il se sentit plus en état de protéger son ancien maître qu'en besoin d'en être protégé, son nom et cotte liaison ne lui étaient pas inutiles auprès de la reine d'Espagne. Pour les affaires de Rome, il ne lui en cachait aucune. Les deux points que cette cour désirait le plus d'obtenir de l'Espagne étaient que l'escadre promise contre les Turcs se rendit dans le 15 avril, au plus tard, dans les mers de Corfou, et qu'Aldovrandi en arrivant en Espagne y rouvrit la nonciature avec toutes les prérogatives de ses prédécesseurs. Le duc de Parme, intéressé particulièrement à lui plaire, pressait Albéroni de tout faciliter sur ces deux articles, et pour lui marquer l'intérêt qu'il prenait en lui, il lui donnait en ami des conseils pour éviter de nouvelles plaintes du régent. Sa pensée était qu'il y avait des gens auprès de ce prince qui pour leur intérêt particulier cherchaient à le brouiller avec l'Espagne. Enfin, pour aider de tout son pouvoir Albéroni à Paris, il en rappela son envoyé Pichotti qui s'était déchaîné contre ce premier ministre, et y envoya l'abbé Landi qui était si bien dans son esprit qu'il aurait été précepteur du prince des Asturies sans les réflexions personnelles que la reine fit sur ce choix.

Landi était doux et insinuant. Il avait de l'esprit et des lettres. Il était mesuré et de bonne compagnie, mais il avait été bibliothécaire du cardinal Imperiali, qui était une école à devenir aussi passionné autrichien que mauvais français. Albéroni encore alors ministre public du duc de Parme à Madrid, quoique premier ministre d'Espagne, était le confident secret de la reine à l'égard de sa maison, comme sur le gouvernement de l'État, et des chagrins réciproques. Elle et la duchesse sa mère étaient aisées à s'offenser, et le duc de Parme, plus liant et plus doux, était souvent embarrassé entre l'une et l'autre, pour des bagatelles domestiques, dont Albéroni l'aidait à se tirer. Tous deux avaient intérêt à vivre ensemble dans une étroite amitié, et Albéroni avait soin de lui rendre compte des affaires dont il était occupé, et souvent encore des projets qu'il formait.

Un de ceux qu'il avait le plus à coeur était d'empêcher les Hollandais de faire avec l'empereur une alliance défensive, et de les amener à en conclure une avec le roi d'Espagne, que, pour sa vanité, il voulait traiter lui-même à Madrid. Il se réjouissait d'espérer que la triple alliance brouillerait l'Europe, principalement si elle était suivie d'une ligue avec l'empereur. Il ordonnait à Beretti de déclarer nettement que l'Espagne prendrait ses mesures, si les Provinces-Unies traitaient effectivement avec l'empereur. Quelque médiocre cas qu'il fît de Riperda; il le ménageait par l'intérêt commun d'attirer la négociation à Madrid, lequel de son côté exagérait les plaintes de l'Espagne, comme si elle eût cru le traité avec l'empereur entamé, et il se répandit avec ses maîtres en reproches, en avis et en menaces sur leur conduite avec l'Espagne, qui, comptant sur leur amitié, n'avait pris des mesures avec aucune puissance, et avait envoyé quatre vaisseaux à la mer du Sud pour en chasser les Français. Beretti eut ordre en même temps de protester contre l'alliance que les États généraux feraient avec l'empereur, et de prendre d'eux son audience de congé dans le moment que la négociation serait commencée. Albéroni y mêlait ses plaintes particulières; il disait que le roi d'Espagne aurait raison de lui reprocher la partialité qu'il avait toujours témoignée pour la Hollande, et les conseils qu'il lui avait toujours donnés de préférer son alliance à toute autre. Il ajoutait que leur conduite allait confirmer des bruits fâcheux répandus contre les principaux du gouvernement, accusés de s'être laissé gagner par trois millions distribués entre eux par la France, pour traiter avec elle, comme elle avait fait pour acheter la paix d'Utrecht. Il demandait pourquoi des ministres infidèles n'étaient pas punis, et c'était pour éviter un tel inconvénient que le roi d'Espagne voulait traiter à Madrid, comme quelques particuliers de Hollande, dans la vue de se procurer les mêmes avantages, voulaient traiter à la Haye; que toute idée de négociation s'évanouirait si la république traitait avec l'empereur.

Beretti eut ordre de s'expliquer dans les termes les plus forts, et de bien faire entendre que le silence que le roi d'Espagne avait gardé sur la triple alliance, c'était qu'il n'avait aucun sujet de s'opposer à des traités entre des puissances amies; mais que de leur en voir faire un avec le seul ennemi qu'il eût, ce traité ne pouvait avoir d'objet que le préjudice et le dommage de la couronne d'Espagne. Il était pourtant vrai que cette prétendue tranquillité d'Albéroni sur la triple alliance n'était que feinte. Il disait que les vues et les agitations du régent étaient trop publiques pour être ignorées; qu'en son particulier, il n'avait qu'à se louer des nouvelles assurances de l'amitié et de la confiance la plus intime, que le régent lui avait données par le marquis d'Effiat et par le P. du Trévoux, avec les plus fortes protestations de la parfaite opinion de sa probité; mais qu'elles ne le rassuraient pas contre les brouillons dont il était environné, quelque attention qu'il voulût prendre pour le rendre content de sa conduite. Telles étaient les impostures et les artificieuses vanteries d'Albéroni.

Toujours inquiet de tous les avis qui pouvaient venir au roi d'Espagne, il fit donner un ordre positif à tous ses ministres au dehors de ne plus écrire par la voie du conseil d'État, mais d'adresser à Grimaldo toutes les dépêches. Encore les voulut-il sèches, et que le véritable compte des affaires lui fût adressé par dos lettres particulières à lui-même. Grimaldo avait été présenté au duc de Berwick, en Espagne, pour être son secrétaire espagnol. Il ne le prit pas, parce que lui-même ne savait pas un mot d'espagnol alors. Orry, qui savait la langue, le prit, et s'en accommoda fort, par conséquent la princesse des Ursins. Ce fut où Albéroni le connut du temps qu'il était en Espagne valet du duc de Vendôme, et après qu'il l'eut perdu, résident, puis envoyé de Parme. Mme des Ursins chassée, Grimaldo demeura obscur dans les bureaux, d'où il fut tiré par Albéroni, à mesure qu'il crût en puissance. Il en fit son principal secrétaire confident pour les affaires. Ce fut lui avec qui je traitai en Espagne, et que j'y trouvai le seul ministre avec qui le roi dépêchait. Il n'avait point pris de corruption de ses deux maîtres. Si je parviens jusqu'au temps d'écrire mon ambassade, j'aurai beaucoup d'occasion de parler de lui.

Enfin le cardinal del Giudice, ne pouvant plus tenir en Espagne, on partit le 22 janvier sans avoir pu obtenir la permission de prendre congé du roi et de la reine. Il alla par la Catalogne s'embarquer à Marseille, pour se rendre à Rome par la Toscane.

Le délai opiniâtre de la promotion d'Albéroni excita les plaintes les plus amères du roi et de la reine d'Espagne, et les avis les plus fâcheux à Aldovrandi en chemin vers l'Espagne. Les agents qu'il y avait laissés désespéraient qu'on l'y laissât rentrer, et du départ de l'escadre. Le premier ministre voulait intimider le pape comme le plus sûr moyen d'accélérer sa promotion, mais il n'avait garde de se brouiller avec celui dont il attendait uniquement toute sa solide grandeur, qu'il ne se pouvait procurer par aucun autre. Il sentait aussi que le roi d'Espagne avait besoin de ménager les favorables dispositions du pape pour lui, qui disait souvent à Acquaviva qu'il le regardait comme l'unique soutien de la religion prête à périr en France, uniquement pour l'intérêt particulier du régent, contradictoire à celui du roi d'Espagne, tant il était bien informé par Bentivoglio et ses croupiers.

Acquaviva ne cessait donc d'exhorter le roi d'Espagne de former une liaison étroite avec le pape pour le bien de la religion. Il disait que les Français n'avaient pas souffert moins impatiemment que les Allemands le long séjour d'Aldovrandi à Rome, dans le désir pour l'intérêt personnel du régent, que la discorde eût duré entre les cours de Rome et de Madrid; qu'on voyait enfin à découvert que la triple alliance était moins contraire à l'empereur qu'au roi d'Espagne; que le pape en avait fait porter ses plaintes au régent, et chargé son nonce d'engager les cardinaux de Rohan et de Bissy et les évêques qui avaient le plus de crédit d'appuyer ses remontrances, même les admonitions que Sa Sainteté était obligée de lui faire. Elle ne se contenta point de ce que le cardinal de La Trémoille lui put dire sur la triple alliance. Elle voulait rassembler plusieurs sujets de plaintes. L'abandon du Prétendant en eût été un, en forme si elle n'eût pas compris tous les princes catholiques de l'Europe. Le pape se réduisit à la compassion, et à faire assurer la reine sa mère qu'il ne l'abandonnerait point, que ses États lui seraient ouverts, et qu'il souhaitait de l'y pouvoir recevoir et traiter d'une manière qui répondît à son rang et à sa condition. Rome était généralement persuadée que la triple alliance avait pour premier objet de priver le roi d'Espagne de ses droits; on y disait tout haut que trois rois y étaient sacrifiés pour deux injustes successions, l'une contre la loi divine, l'autre contre la loi de nature. Le pape on était persuadé. Il déplorait l'état de la religion en France, car la religion à Rome, l'infaillibilité du pape et toutes les prétentions de cette même cour n'y sont qu'une seule et même chose. Le pape disait souvent à Acquaviva qu'il ne voyait d'appui pour elle que le roi d'Espagne, et qu'il espérait aussi que ce serait par la même main que Dieu la rétablirait en France dans sa pureté avec les droits de la nature. Aldovrandi avait ordre de s'expliquer plus clairement sur cette matière importante lorsqu'il serait arrivé à la cour d'Espagne. Il avait reçu les instructions et les pouvoirs nécessaires pour terminer les différends des doux cours à leur satisfaction commune. Le pape, désireux de lier une étroite union avec le roi d'Espagne, et persuadé que le grand point dos différends était les biens patrimoniaux mis sous le nom d'ecclésiastiques pour les affranchir de tout par l'immunité ecclésiastique et les contributions du clergé des Indes, avait laissé pouvoir à Aldovrandi d'étendre les facultés qu'il lui avait données, et de se relâcher autant qu'il le verrait nécessaire pour la satisfaction de la cour d'Espagne, et de se bien concerter avec le duc de Parme, en passant à Plaisance pour assurer le succès de sa commission.

Ce nonce exposa donc ses instructions au duc de Parme; ils convinrent que, puisque le pape ne voulait point accorder l'imposition perpétuelle sur le clergé, le roi d'Espagne devait se contenter d'une imposition à temps, fondé sur l'exemple des premières de cette sorte, qui peu à peu s'étaient augmentées, et étaient enfin doyennes perpétuelles, comme ces nouvelles seraient conduites par même voie à même fin; surtout d'éviter que cette affaire fût remise à une junte, toujours plus occupée de durer et de former des difficultés que de les aplanir, et de se tirer de l'exemple des congrégations par dire que le pape n'en avait fait une là-dessus que pour s'autoriser contre l'opinion de plusieurs qui ne voulaient point d'accommodement. À l'égard du principal moyen, qui était de choses secrètes que le nonce se réservait à lui-même, et qui très vraisemblablement regardait la succession possible de France, il est incertain si Aldovrandi les confia au duc de Parme, mais on sut certainement que ce prince n'oublia rien pour convaincre Albéroni de la nécessité de répondre aux bonnes dispositions du pape, de former avec lui des liaisons stables et perpétuelles, et qu'on général il y avait lieu d'espérer encore plus pour l'avenir.

Le personnel d'Albéroni ne fut pas oublié dans ces conférences. Aldovrandi proposa au duc de Parme de commettre quelque personne d'autorité à Rome pour y solliciter la promotion d'Albéroni, qui ne dépendait, suivant les assurances du nonce, que du succès de l'accommodement; et s'il pouvait en arrivant à Madrid promettre positivement au pape la conclusion des différends entre les deux cours, la promotion se ferait à l'arrivée du courrier qu'il dépêcherait à Rome. Ensuite le duc de Parme pensa à soi; il était fort inquiet d'une prétendue négociation qu'on disait que le pape conduisait entre l'Espagne et l'empereur. Un petit prince tel que lui avait fort à se ménager pour ne pas irriter une puissance telle que celle de l'empereur, et ne pas perdre sa considération en Italie en perdant son crédit en Espagne. Il avait recours aux conseils d'Albéroni pour se conduire dans une conjoncture si délicate. Il comptait également sur son appui et sur celui de la reine d'Espagne, dont il craignit les bizarreries et la facilité à se fâcher, qu'elle faisait souvent sentir au duc et même à la duchesse de Parme qui de son côté n'était pas moins impérieuse que la reine sa fille. Son prodigieux mariage, qui lui avait fait oublier sa double bâtardise du pape Innocent III et de l'empereur Charles-Quint, lui fit trouver fort étrange que le duc de Parme eût osé sans sa participation écouter des propositions de mariage pour le prince Antoine son frère avec une fille du prince de Liechtenstein et deux millions de florins de dot. Le duc de Parme eut beaucoup de peine à l'apaiser et n'osa achever ce mariage.

Les ministres d'Angleterre étaient alarmés aussi de ces bruits d'un traité ménagé par le pape entre l'empereur et le roi d'Espagne. Le roi d'Angleterre voulait conserver son crédit en Espagne, pour s'autoriser en Angleterre. Stanhope écrivit confidemment à Albéroni que les ambassadeurs de Franco lui avaient parlé à la Haye des bruits de ce traité; il lui mandait quo si le roi d'Espagne désirait effectivement de faire la paix avec l'empereur, l'Angleterre et la Hollande lui offriraient non seulement leur médiation, mais encore leur garantie du traité, engagement que la faiblesse, le caractère et l'éloignement du pape ne lui pouvaient laisser prendre, et que les deux nations exécuteraient aisément. Il offrait encore les mesures nécessaires pour empêcher l'empereur de s'emparer des États du grand duc. Albéroni répondit que le roi d'Espagne était très sensible à ces propositions, qu'il ne croyait pas que le pape eût entamé rien à Vienne, que Sa Majesté Catholique ne s'éloignerait jamais de contribuer à mettre l'équilibre dans l'Europe, et qu'en toutes occasions elle donnerait des marques de sa modération.

Albéroni voulait voir de quelle manière Stanhope s'expliquerait sur cette réponse générale. Beretti avait déjà donné le même avis du prétendu traité par le pape, mais sans parler des ambassadeurs de France, circonstance essentielle en toute affaire où l'Espagne prenait quelque intérêt. Albéroni disait que le principal embarras pour le roi d'Espagne était à l'égard des futurs contingents, véritable centre où tendaient toutes les lignes qu'on tirait de tous les côtés, qu'il ne se mettait point en peine des alliances, parce que Riperda l'assurait que les Hollandais n'en feraient point avec l'empereur; que le roi d'Espagne savait que les Anglais voulaient s'allier avec lui, et que, comme il savait aussi qu'il n'y avait rien de la prétendue négociation du pape à Vienne, il voulait mûrement examiner les conditions et les engagements à prendre et à demander dans les traités à conclure avec l'Angleterre et la Hollande. Beretti était lors celui de tous ceux quo l'Espagne employait au dehors qui avait le plus la confiance d'Albéroni; il en eut ordre de dresser un projet le plus convenable qu'il jugerait pour servir de règle à la négociation quo l'Espagne voulait faire avec la Hollande et l'Angleterre. Albéroni y voulait un grand secret et la diriger lui-même. Il avait persuadé à Leurs Majestés Catholiques que cette négociation ayant une liaison nécessaire avec les événements qui pouvaient arriver en France, il n'y avait que lui seul qui dût en avoir la confiance; qu'il fallait se défier de tout Espagnol, qui tous auraient des motifs particuliers de se conduire contre les intentions et l'intérêt du roi d'Espagne.

Ce prince ennuyé de la lenteur des États généraux à se déterminer sur l'alliance qu'il leur avait fait proposer et des bruits qui couraient de leur dessein de traiter avec l'empereur, dit à leur ambassadeur qui le suivait à sa promenade dans les jardins du Retiro, qu'il ne pouvait comprendre l'empressement que ses maîtres témoignaient de s'allier avec le seul ennemi qu'il eût, sans se souvenir de toutes les démarches qu'il avait faites pour les convaincre de son amitié, jusqu'à se porter aveuglément à tout ce qu'ils avaient voulu; et comme les expressions latines lui étaient familières, il ajouta celles-ci: Patientia fit tandem furor. Riperda venait alors de recevoir des ordres de sa république qui protestait de son intention d'entretenir une vraie bonne intelligence avec le roi d'Espagne, et de lui donner en toutes occasions des témoignages de leur respect. Il s'en servit dans sa réponse qui apaisa le roi d'Espagne.

CHAPITRE XI. §

Le roi d'Angleterre à Londres. — Intérieur de son ministère. — Ses mesures. — Gyllembourg, envoyé de Suède, arrêté. — Son projet découvert. — Mouvement causé par cette action parmi les ministres étrangers et dans le public. — Mesures du roi d'Angleterre et de ses ministres. — L'Espagne, à tous hasards, conserve des ménagements pour le Prétendant. — Castel-Blanco. — Le roi de Prusse se lie aux ennemis du roi d'Angleterre. — Les Anglais ne veulent point se mêler des affaires de leur roi en Allemagne. — Goertz arrêté à Arnheim et le frère de Gyllembourg à la Haye, par le crédit du Pensionnaire. — Sentiment général des Hollandais sur cette affaire. — Leur situation. — Entrevue du Prétendant, passant à Turin, avec le roi de Sicile, qui s'en excuse au roi d'Angleterre. — Cause de ce ménagement. — Réponse ferme de Goertz interrogé en Hollande. — L'Angleterre et la Hollande communiquent la triple alliance au roi d'Espagne. — Soupçons, politique et feinte indifférence de ce monarque. — Mauvaise santé du roi d'Espagne. — Burlet, premier médecin du roi d'Espagne, chassé. — Craintes de la reine d'Espagne et d'Albéroni. — Ses infinis artifices pour hâter sa promotion. — Clameurs de Giudice contre Aldovrandi, Albéroni et Aubenton. — Angoisses du pape entraîné enfin. — Il déclare Borromée cardinal seul et sans ménagement pour Albéroni. — Mesures et conseils d'Acquaviva et d'Alexandre Albani à Albéroni. — Nouveaux artifices d'Albéroni pour hâter sa promotion, ignorant encore celle de Borromée. — Albéroni fait travailler à Pampelune et à la marine; fait considérer l'Espagne; se vante et se fait louer de tout; traite froidement le roi de Sicile; veut traiter à Madrid avec les Hollandais. — Journées uniformes et clôture du roi et de la reine d'Espagne. — Albéroni veut avoir des troupes étrangères; hait Monteléon. — Singulière et confidente conversation de Stanhope avec Monteléon. — Dettes et embarras de l'Angleterre. — Mesures contre la Suède. — Conduite d'Albéroni à l'égard de la Hollande. — Le Pensionnaire fait à Beretti une ouverture de paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. — L'Angleterre entame une négociation à Vienne pour la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. — Lettre de Stanhope à Beretti, et de celui-ci à Albéroni. — Son embarras. — Ordres qu'il en reçoit et raisonnement. — Vues et mesures de commerce intérieur et de politique au dehors d'Albéroni. — Angoisses du roi de Sicile éconduit par l'Espagne. — Venise veut se raccommoder avec le roi d'Espagne.

Le roi d'Angleterre, en arrivant à Londres, avait donné ses premiers soins à réunir ses principaux ministres qui ne songeaient qu'à s'entre-détruire. Towsend avait promis d'accepter la vice-royauté d'Irlande, et d'y demeurer trois ans si le roi ne le rappelait auparavant; Mothwen avait été fait second secrétaire d'État. Le département du sud lui avait été donné, quoique ce fût celui du premier, pour laisser le nord à Stanhope et le soin des affaires d'Allemagne, qui touchaient le roi d'Angleterre bien plus quo toutes les autres par rapport à ses États patrimoniaux. Le parlement avait été prorogé jusqu'au 20 février (vieux style), pour avoir le temps de disposer la nation à la conservation des troupes, dont on ne serait pas venu à bout si les ministres qui venaient de découvrir le projet des ministres de Suède n'eussent fait alors éclater la conspiration. Gyllembourg, envoyé de Suède, fut arrêté dans sa maison à Londres, le 9 février à dix heures du soir. Vingt-cinq grenadiers posés à sa porte eurent ordre d'empêcher que personne pût lui parler: on rompit ses cabinets et ses coffres; ses papiers furent enlevés sans inventaire et sans scellé; on répandit dans le public que le complot avait été découvert par trois lettres que Goertz écrivait à Gyllembourg, avec ses réponses, et le chiffre dont ils se servaient; qu'on y avait vu le projet d'une descente à faire en Écosse; quo Goertz avait déjà touché cent mille florins en Hollande, depuis dix mille livres sterling à Paris; que Gyllembourg avait reçu vingt mille livres sterling à Londres.

Presque tous les ministres étrangers qui étaient à Londres sentiront les conséquences de cet arrêt pour leur propre sûreté, et s'assemblèrent chez Monteléon, ambassadeur d'Espagne, pour en délibérer. Ils convinrent que le droit des gens était violé, principalement par l'enlèvement des papiers de l'envoyé de Suède; mais n'ayant point d'ordres de leurs maîtres chacun craignit de prendre un engagement, et ils concluront à attendre les éclaircissements que le gouvernement d'Angleterre avait promis de donner. Monteléon, moins content du ministère d'Angleterre qu'il ne l'avait été autrefois, fut moins discret; il discourut sur ce que le projet paraissait peu vraisemblable, qu'il y aurait peut-être quelque idée particulière de Gyllembourg sans rien de réel ni de concerté; que le roi d'Angleterre avait un pressant intérêt d'engager la nation Anglaise à déclarer la guerre au roi de Suède, et à contribuer à l'entretien des troupes et à l'armement des vaisseaux; que ce ne serait pas la première fois qu'une conjuration, révélée au parlement au commencement de ses séances, aurait produit des effets merveilleux pour les volontés de la cour. Ces propos, qu'il croyait tenir sûrement à des amis dans un intérêt commun, lui attirèrent une espèce de reproche des ministres d'Angleterre, et Stanhope lui dit qu'il était fâché qu'il eût désapprouvé ce qui s'était passé à l'égard de l'envoyé de Suède, mais qu'ils espéraient qu'il changerait de sentiment quand il en saurait le motif. En attendant de satisfaire la curiosité générale, les ministres d'Angleterre laissaient répandre que les ducs d'Ormont et de Marr, chargés de conduire le débarquement, étaient déjà dans le royaume. Sur ces bruits et sur les preuves que le gouvernement promettait de publier incessamment, tout devenait facile au roi, et il armait sans peine trente navires, dont quinze étaient destinés pour la mer Baltique.

Quelques protestations d'intelligence et d'amitié qu'il y eût entre les cours de Londres et de Madrid, cotte dernière ne laissait pas d'avoir des ménagements pour le Prétendant. Le marquis de Castel-Blanco, dont le nom était Rojas, et qui était des Asturies, avait épousé une fille du duc de Melfort. Il s'était dévoué au Prétendant pour lequel il avait dépensé de grandes sommes qu'il avait rapportées des Indes. Le Prétendant l'avait fait duc en sortant d'Avignon, et le roi d'Espagne y avait consenti avec la condition du secret, jusqu'au rétablissement de ce prince sur le trône de ses pères ainsi, l'union n'empêchait pas le roi d'Espagne de regarder comme très possible une révolution en Angleterre, et peut-être prochaine, ce que bien des gens dans Londres pensaient aussi. Le gouvernement, appliqué à faire connaître le crime de Gyllembourg, désirait d'en faire un exemple en sa personne, et consulta des juges pour savoir si le caractère public empêchait qu'on lui pût faire son procès. L'animosité était pareille à l'intérêt du roi, comme duc d'Hanovre, de faire déclarer la guerre à la Suède par les Anglais, et à celui de ses ministres blâmés par le parti opposé, comme d'une violence extravagante, et dont les découvertes ne répondaient ni à l'éclat ni à l'attente du public.

Le roi d'Angleterre, qui prévoyait des suites, augmenta les troupes qu'il entretenait pour la conservation de ses États en Allemagne : ce n'était pas qu'il eût rien [à] y craindre de la part du roi de Suède, qui avait perdu tout ce qu'il y possédait, et [était] très pauvrement renfermé dans ses anciennes bornes. Mais le roi de Prusse, gendre du roi d'Angleterre, piqué de sa froideur et de ses mépris, était devenu son plus mortel ennemi. Il s'unissait étroitement avec le czar qui était irrité au dernier point contre le roi d'Angleterre Le roi de Prusse voulait la paix avec la Suède, pourvu que le Danemark, son allié, y fût compris. Il sentait que l'intervention de la France en était la voie la plus sûre. Il craignait en même temps l'union nouvellement resserrée entre l'Angleterre et le régent, et il tâchait de l'affaiblir, en avertissant ce dernier de la liaison intime dont le roi d'Angleterre se vantait d'être avec l'empereur; et priait le régent de faire ses réflexions là-dessus. Le czar, personnellement piqué contre le roi d'Angleterre, ne se pressait point de tenir la parole qu'il avait donnée de faire sortir ses troupes du pays de Mecklenbourg, et toutes ces considérations éloignaient les Anglais de se mêler des affaires de leur roi en Allemagne, où ils jugeaient qu'il en aurait beaucoup sur les bras, et leur persuadaient de laisser à Bernstorff, seul auteur de la violence exercée contre Gyllembourg, le soin de tirer son maître de l'engagement où il l'avait jeté mal à propos. Les ministres Anglais pensaient à peu près de même, et abandonnaient Bernstorff; et les amis du roi de Suède, qui en avait beaucoup à Londres, l'exhortaient à distinguer le roi et la nation, et de déclarer dans un manifeste qu'il ne considérait que le duc d'Hanovre dans ce qui s'était passé, dont il appelait aux deux chambres du parlement.

Quoique la Hollande n'approuvât point cette violence, Heinsius, toujours attaché au roi d'Angleterre par ses anciennes liaisons, avait eu le crédit aux États généraux de faire arrêter le baron de Goertz, ministre du roi de Suède, à Arnheim, et le frère de Gyllembourg, à la Haye. Slingerland, au contraire, traitait l'action de Londres d'attentat au droit des gens, et, parlant à Beretti, blâma Stanhope d'avoir, dans sa lettre circulaire aux ministres étrangers résidant à Londres, marqué que la révolte serait appuyée d'un secours de troupes, parce que, les troupes ne marchant que sur les ordres du souverain, c'était avouer que l'envoyé de Suède était autorisé de son maître, et rendre ainsi l'affaire personnelle au roi de Suède, rendre innocent son envoyé, n'agissant que sur ses ordres, et ne laisser plus de doute à l'attentat au droit des gens. On croyait en Hollande que ce qui avait le plus engagé le roi d'Angleterre à demander aux États généraux de faire arrêter Goertz, était l'opinion qu'il traitait la paix de la Suède avec le czar. On disait même que la condition en était la restitution de toutes les conquêtes du czar sur la Suède, excepté Pétersbourg et son territoire, et que ce prince donnerait une de ses filles au jeune duc de Holstein. L'empereur désirait ardemment la paix du nord, et les Hollandais pour le moins autant, pour leur commerce et pour affermir la paix dans toute l'Europe. Leurs dettes étaient immenses; la nécessité d'épargner les avait obligés à une grande réforme de troupes, et à manquer à la parole qu'ils avaient donnée, pendant la dernière guerre à MM. de Berne de conserver en tout temps vingt-quatre compagnies de leur canton. Ils avaient réformé trois mille Suisses. Les troupes qu'ils avaient conservées se montaient à vingt-huit mille hommes d'infanterie, deux mille cinq cents de cavalerie et quinze cents dragons; ce qui leur parut suffisant dans un temps où ils ne voyaient plus de guerre prochaine, surtout depuis la dernière liaison de la France avec l'Angleterre, et le départ du Prétendant d'Avignon pour se retirer en Italie.

Lorsque ce prince approcha de Turin, le roi de Sicile lui envoya le marquis de Caravaglia et une partie de sa maison pour le recevoir et le traiter. Il entra dans Turin, vit incognito le roi et la reine de Sicile, et le prince de Piémont; demeura quelques heures dans la ville sans cérémonies, et continua son chemin. Ce passage avait fort embarrassé le roi de Sicile. Sa proche parenté avec le Prétendant, et les droits qu'il en tirait dans l'ordre naturel pour la succession d'Angleterre, ne lui permettaient pas de refuser passage à ce prince, par conséquent [de refuser] de le faire recevoir et de le voir. Il craignait de mécontenter l'Angleterre; il n'espérait que du roi Georges son accommodement avec l'empereur. Trivié, son ambassadeur à Londres, l'avait flatté que ce prince lui garantirait la Sicile; mais quand son successeur La Pérouse en parla à Stanhope, celui-ci lui nia le fait. Il lui dit que si le roi d'Angleterre se portait à lui garantir les traités antérieurs à celui d'Utrecht, jamais il n'irait au delà, ni à aucune garantie pour la Sicile; que l'empereur ne voulait entendre parler de rien avant que la Sicile lui fût restituée; que le prince Eugène même, si porté pour le chef de sa maison, s'expliquait que rien ne se pouvait traiter sans cela. Ainsi le roi de Sicile, bien instruit des volontés fixes de l'empereur, n'espérait se rapprocher de lui que par le roi d'Angleterre, qu'il ménageait, par cotte raison, plus qu'aucune autre puissance. Il n'oublia donc rien pour se justifier auprès de lui à l'égard du Prétendant.

Le roi d'Angleterre reçut assez bien ses excuses, peut-être par la conjoncture de l'embarras de l'affaire des ministres de Suède, et la crainte où il était du nombre et de la force des jacobites, et de la réponse de Goertz à l'interrogation qu'il avait subie en Hollande. Il avait déclaré qu'il avait dressé un projet, approuvé par le roi son maître, pour faire la guerre au roi d'Angleterre, son ennemi découvert, mais une bonne guerre sans trahison; qu'à son égard, il n'avait à répondre qu'au roi de Suède. Une flotte de charbon venant d'Écosse effraya Londres, dans la fin de février. Le bruit s'y répandit qu'on voyait trente vaisseaux du roi de Suède; rien n'était encore préparé pour s'opposer à une descente, et l'alarme fut grande jusqu'à ce qu'on eût bien reconnu que ce n'était que des charbonniers.

L'Angleterre et la Hollande ménageaient toujours le roi d'Espagne. À l'imitation de la Franco, ils lui communiquèrent le traité de la triple alliance. Ce monarque soupçonnait des articles secrets que le régent y aurait fait mettre, et qui étaient la vraie substance du traité. Mais il avait au dedans et au dehors trop d'intérêt à cacher ses pensées de retour au trône de ses pères, pour ne pas montrer la plus entière indifférence, qui fit douter en effet s'il s'intéressait à la ligue qui venait de se conclure, et [fit] qu'on crut généralement en Espagne et parmi les étrangers qu'il portait toutes ses vues sur l'Italie, et à recouvrer une partie de ce qu'il y avait perdu. On en jugeait par l'intérêt de la reine, qu'Albéroni en avait tant à servir, et par son impatience de terminer tous les différends avec Rome. Il ne laissait pas de s'y montrer ralenti par les délais de sa promotion, que la reine irritée regardait, disait-il, comme un mépris pour elle, et qu'elle sentait moins son affection pour un sujet qui lui était dévoué, que par l'empressement, né des conjonctures, d'aimer celui en qui elle avait mis toute sa confiance, d'une supériorité de représentation qui le mît en état de la servir sans ménagement dans les occasions scabreuses dont elle se voyait menacée. Cela désignait les vapeurs noires du roi d'Espagne, retombé depuis peu dans une maigreur et une mélancolie qui faisaient craindre la phtisie, et que sa vie ne fût pas longue.

Burlet, son premier médecin, fut chassé d'Espagne un mois après ces derniers accidents, pour s'en être trop librement expliqué. Les suites en étaient fort à craindre pour la reine si haïe des Espagnols, et pour les étrangers qui ne tenaient rien que d'elle; mais le péril était extrême pour Albéroni, parce que, maître de tout sous elle, il était en butte à la jalousie et à la haine universelle, et que, n'ayant point d'établissement, sa chute ne pouvait être médiocre. Il avait persuadé la reine qu'il y allait de tout son honneur à elle, et que ce lui serait la dernière injure, qu'après toutes les promesses du pape, une ombre de protection de l'empereur élevât Borromée à la pourpre, en négligeant son plus intime serviteur, pour lequel elle avait encore, en dernier lieu, écrit de sa main, en termes si forts, qu'elle n'en pouvait employer de plus pressants pour demander à Dieu le paradis. En même temps, connaissant bien le pouvoir de la crainte sur le pape, il fit donner ordre à Daubenton, par le roi d'Espagne, d'écrire à Aldovrandi que si la reine n'était pas promptement satisfaite, ni lui ni Alexandre Albani n'obtiendraient point la permission de venir à Madrid.

Albéroni comptait se cacher ainsi, et faire valoir son entière soumission aux volontés du pape sans aucune impatience, et qu'il regardait comme le dernier des malheurs d'être la cause éloignée de la moindre brouillerie entre les deux cours, tandis qu'il ne laissait échapper aucune occasion, ni aucune circonstance de l'intérêt, de la volonté, de la vivacité de la reine. Il fortifiait ces artifices de la peinture la plus avantageuse de l'état où il avait mis l'Espagne, tel qu'elle pouvait se rire de ses ennemis, reconnaître les bienfaits, et se venger de ceux dont il ne serait pas content. Ainsi, rien à espérer pour Aldovrandi ni pour don Alexandre, pas même la permission d'aller à Madrid, s'ils n'apportaient la satisfaction des désirs de la reine, comme, au contraire, tout aplani en rapportant. Il protestait qu'il n'oserait plus ouvrir la bouche là-dessus; que la reine lui avait déjà reproché que six mois plus ou moins lui étaient indifférents, tandis que son honneur était en continuel spectacle d'un mépris pour elle si insupportable; que le roi et elle avaient fort approuvé les nouvelles instances qu'Acquaviva avait faites à l'occasion de la mort du cardinal del Verme, et qu'ils étaient l'un et l'autre certainement déterminés à rejeter toute proposition de Rome, si la grâce qu'ils avaient demandée n'était auparavant accordée. Le dernier courrier avait porté au cardinal Acquaviva des ordres dressés dans cet esprit, et menaçants pour le pape. Néanmoins Albéroni voulait ménager les parents du pape; il pensait à faire donner, par le roi d'Espagne, une pension au cardinal Albani, qu'il savait, par Acquaviva, disposé à la recevoir. Il se voulait ainsi réserver les grâces, et laisser au contraire au roi d'Espagne les démonstrations et les effets de rigueur. Aldovrandi, informé en chemin de la colère de la reine par Aubenton, craignit pour sa fortune une rupture ouverte entre les deux cours. Le confesseur lui avait mandé que la reine ordonnerait peut-être à Acquaviva de se désister de sa demande. C'était fermer au prélat la nonciature, par conséquent le chemin au cardinalat. Il écrivit donc à Albéroni que ce serait donner à rire à ses envieux, et tout ce qu'il jugea le plus propre à lui en faire craindre l'événement et à lui faire prendre patience.

Le pape, impatient de l'arrivée de l'escadre d'Espagne dans les mers d'Italie, et facilement épouvanté par les Vénitiens, qui lui représentaient les Turcs prêts d'en envahir ce qu'ils voudraient, avait trouvé son nonce trop lent en sa route, mais toutefois sans pouvoir se résoudre à la promotion d'Albéroni, sans être sûr de l'accommodement de ses différends avec l'Espagne, suivant le projet qu'il en avait fait. Un des principaux moyens que ses amis avaient imaginé était de procurer à don Alexandre. Albani le voyage d'Espagne, pour y signer l'accommodement qu'Aldovrandi aurait dressé suivant les intentions du pape. Don Alexandre désirait avec passion cet honneur depuis longtemps. La princesse des Ursins, et Albéroni après elle, s'y étaient toujours opposés; enfin le dernier y avait consenti, et permis à Acquaviva d'en parler au pape. Il le fit dans un temps où don Alexandre était à la campagne. À son retour le pape lui en dit un mot, et remit à une autre fois à lui en parler plus au long. Il parut que ces délais étaient un peu joués entre l'oncle et le neveu. Le pape s'était engagé à l'envoyer nonce extraordinaire à Vienne porter les langes bénits au prince dont l'impératrice accoucherait. Mais ce prince étant mort avant que la fonction eût été exécutée, le cardinal Albani, dévoué à la maison d'Autriche, prétendit que le même engagement subsistait, et soit que ce fût de concert ou de jalousie, le pape trouva des difficultés insurmontables au voyagé de don Alexandre à Madrid. Albéroni se vit ainsi privé des avantages de traiter et de terminer avec le neveu du pape les différends entre les deux cours. Il trouva encore d'autres traverses.

Le cardinal del Giudice, avant d'arriver à Rome, la remplissait de ses plaintes contre Aldovrandi, et demandait des réparations des discours qu'il avait tenus contre son honneur. Il avertissait le pape de ses fourberies et de celles d'Aubenton et d'Albéroni qu'il accablait de railleries piquantes, et le représentait comme ne pouvant maintenir longtemps sa faveur; qui était le meilleur moyen de nuire à sa promotion, et c'était aux cardinaux Albani et Paulucci à qui il s'adressait. Le pape se trouvait en d'étranges angoisses. La maison Borromée le pressait pour son maître de chambre, dont le neveu avait épousé sa nièce, et dont la promotion avait été arrêtée par Acquaviva le matin même qu'elle allait être faite.

Le pape comprenait quelle colère cette promotion allumerait en Espagne; il craignait mortellement que l'escadre espagnole n'en fût arrêtée, et de voir l'Italie exposée aux Turcs. Néanmoins il fallut céder à ses neveux: Borromée fut déclaré cardinal le 16 mars, et le pape ne donna pas même la satisfaction à Albéroni de lui faire espérer le second chapeau qui vaquerait, ni de le réserver in petto. Rien n'était plus contraire aux espérances qu'Acquaviva avait données à Albéroni de sa promotion certaine et prochaine. Ce cardinal fit savoir au duc de Parme par un courrier la promotion unique de Borromée, en le priant d'en dépêcher un en Espagne pour y porter cette fatale nouvelle. En même temps il écrivit à Albéroni qu'il savait que le pape le ferait cardinal s'il voulait dépêcher un courrier portant parole positive que le roi d'Espagne mettrait Aldovrandi en possession de toutes les prérogatives de la nonciature, et qu'il enverrait incessamment son escadre en Levant pour agir contre les Turcs; que le lundi d'après l'arrivée du courrier le pape tiendrait un consistoire, dans lequel il conférerait la seule place vacante à Albéroni, mais qu'il fallait se presser et n'attendre pas d'autres vacances, qui donneraient lieu au pape de se trouver embarrassé par d'autres demandes, et par les couronnes, enfin que le pape se contenterait de deux lignes de la main du roi d'Espagne, qui confirmeraient ces promesses. Don Alexandre voulut aussi justifier à Albéroni la promotion de Borromée. Il la maintint indispensable et sans préjudice pour Albéroni. Il devait regarder ce délai, non comme exclusion, mais comme un effet malheureux de la contrainte du pape, qui ne voulait pas s'exposer à une compensation que les couronnes lui demanderaient pour le chapeau accordé à l'Espagne; mais que le prétexte sûr de le tirer de cet embarras, serait le service signalé rendu à l'Église par l'accommodement des différends des deux cours, et l'envoi de l'escadre contre les Turcs. C'est ainsi que Rome sait profiter de l'ambition des ministres, et les gagner par l'appât d'une dignité étrangère. Don Alexandre qui n'avait pas abandonné l'espérance de sa mission en Espagne, n'épargna pas les protestations d'attachement pour Leurs Majestés Catholiques et de respect pour leur premier ministre. Il y avait déjà quelque temps qu'il regardait sa promotion comme sûre, qu'il en attendait la nouvelle avec impatience, sans cesser de la faire presser par la reine, et d'en faire l'affaire particulière de cette princesse. Comme la difficulté principale était la défiance réciproque, que le pape voulait être satisfait avant la promotion, et qu'Albéroni, au contraire, voulait que sa promotion précédât la satisfaction du pape : il représentait de la part de la reine au duc de Parme, son principal agent dans cette affaire à Rome, deux raisons invincibles qui engageaient la reine à vouloir que sa promotion précédât la satisfaction du pape le point d'honneur était la première, l'autre était d'empêcher les Espagnols de dire que la promotion d'Albéroni serait la condition secrète d'un accommodement préjudiciable au roi et au royaume d'Espagne. Il voulait que sa promotion ne parût fondée que sur la reconnaissance de tout ce que la reine avait fait en faveur du saint-siège, qu'il rappelait en détail, ainsi que la montre du secours maritime qu'il étalait aux yeux du pape, et qu'il promettait d'envoyer d'abord après sa promotion, et la reine, de terminer en même temps les différends des deux cours, mais pas un clou sans sa promotion. C'était ses termes, mais toujours désintéressé et se couvrant du voile du caractère de la reine.

Comme il ne craignait point d'être contredit en rien, et qu'il était maître de faire parler la reine comme il voulait, il chargea le duc de Parme de se porter pour garant au pape de sa totale satisfaction, au moment que la promotion serait faite. Il en fit en même temps assurer directement le pape par Acquaviva, mais avec un mélange de menaces. Tout de suite il avertit Aldovrandi qu'il serait mal reçu s'il s'avançait sans la nouvelle de sa promotion, et dépêcha un courrier pour le retenir sur la frontière du royaume. Mais dans l'incertitude de sa route, qui lui pouvait faire manquer le courrier, il fit résoudre le roi d'Espagne que, si Aldovrandi arrivait à Madrid, il lui serait fixé un terme pour en sortir. Parmi toutes ces mesures, c'était toujours la même fausseté. Il protestait un désintéressement parfait; sa promotion ne servirait jamais de condition honteuse à raccommodement; il ne voulait pas être cardinal aux dépens de la réputation de la reine; que cette princesse, en lui procurant cet honneur, joignait à la satisfaction de l'élever des vues bien plus considérables que le roi et elle voulaient faire tomber un chapeau sur celui qu'elles honoraient de toute leur confiance, dépositaire de tous leurs secrets, le seul qui les pût servir en des événements de la dernière importance; mais que, puisque le pape, nonobstant le besoin qu'il avait de leur secours, témoignait tant de répugnance, elles n'avaient d'autre parti à prendre que celui de se désister d'une telle demande, et de regarder comme un affront la préférence donnée à l'empereur, et les ménagements pour un sujet tel que Borromée. Il ajoutait qu'en la place du roi d'Espagne, il mépriserait également toutes les concessions sur le clergé, dont il ne retirerait jamais qu'une modique somme, après avoir défalqué ce que la nécessité et l'usage en déduisait; que c'était demander l'aumône à une cour orgueilleuse qui la faisait tant valoir, et s'en rendre esclave pour chose qui était due en justice rigoureuse; qu'il n'y avait qu'une bonne règle à établir aisément dans les Indes pour se passer des subsides du clergé, par conséquent de tout accommodement avec Rome, qui souffrirait bien plus que l'Espagne de la prolongation des différends, qui certainement ne seraient point terminés que la promotion n'eût précédé. Il observait que le pape était bien mal conseillé de faire un si grand tort à la religion, dont la défense à tous égards semblait réservée au roi d'Espagne, ayant lieu de s'assurer qu'en usant généreusement envers la reine, elle y saurait répondre avec usure. La reine accoucha d'un cinquième prince, qui mourut bientôt après.

Albéroni crut que l'Espagne devait se fortifier du côté de la France; il fit travailler à Pampelune. Il compta y avoir tout achevé dans le courant de l'année et y mettre cent cinquante pièces de canon. Il travaillait en même temps aux ports de Cadix et de Ferrol, en Galice, dont les ouvriers étaient exactement payés. Il comptait avoir en mer vingt-quatre vaisseaux vers le 15 mai. On en construisait un en Catalogne de quatre-vingts pièces de canon, qui devait être prêt à la fin d'avril; enfin les puissances étrangères commençaient à chercher avec empressement l'Espagne. Il y en avait qui s'inquiétaient des bruits répandus depuis quelque temps de négociations commencées entre l'empereur et le roi d'Espagne. Albéroni avait averti les ministres d'Espagne au dehors, de n'avoir aucune inquiétude de tout ce qui s'en pourrait débiter. Le roi de Sicile, toujours mal avec l'empereur, craignait d'en être exclu. Le moyen sûr d'y être compris, s'il s'en faisait un, était de l'être dans tous les traités que ferait le roi d'Espagne. Il donna donc ordre à son ambassadeur à Madrid de le faire comprendre dans le traité dont il s'agissait entre l'Espagne et les États généraux. Cet ambassadeur en parla à Albéroni, et n'en reçut que des réponses courtes et vagues. Il voulait engager les États généraux à traiter avec l'Espagne; il prenait toutes ses mesures pour en avoir l'honneur, et que ce fût à Madrid. Il se louait et se faisait louer sans cesse avec tout l'artifice imaginable, de la sagesse et du secret de son gouvernement, du bon ordre qu'il avait mis dans les affaires de la monarchie, et de la vigueur qu'il y avait fait succéder à toute sorte de faiblesse; il ne songeait qu'à bien rétablir la marine et le commerce. Surtout il déplorait la conduite des précédents ministres, qui avaient offusqué les grands talents de Philippe V pour le gouvernement, dont il louait la vie uniforme toute l'année, que lui-même avait établie pour le tenir avec la reine sous sa clef, et que personne n'en pût approcher que par sa volonté, et dont il ne pût prendre aucun ombrage. Cette suite de journées qui a toujours duré depuis, par s'être tournée en habitude, mérite la curiosité, et d'être rapportée d'après Albéroni même.

Le roi et la reine qui, en maladie, en couches, en santé, n'avaient jamais qu'un même lit, s'éveillaient à huit heures, et aussitôt déjeunaient ensemble. Le roi s'habillait et revenait après chez la reine qui était encore au lit (je marquerai lors de mon ambassade les légers changements que j'y trouvai), et il passai un quart d'heure auprès d'elle. Il entrait après dans son cabinet, y tenait son conseil, et quand il finissait avant onze heures et demie, il retournait chez la reine. Alors elle se levait, et pendant qu'elle s'habillait le roi donnait divers ordres. La reine étant prête, elle allait avec le roi à la messe, au sortir de laquelle ils dînaient tous deux ensemble. Ils passaient une heure de l'après-dînée en conversation particulière, ensuite ils faisaient ensemble l'oraison, après laquelle ils allaient ensemble à la chasse. Au retour le roi faisait appeler quelqu'un de ses ministres, et pendant son travail en présence de la reine, elle travaillait en tapisserie ou elle écrivait. Cela durait jusqu'à neuf heures et demie du soir qu'ils soupaient ensemble. À dix heures Albéroni entrait et restait jusqu'à leur coucher, vers onze heures et demie. Les premiers jours d'une couche, leurs lits séparés étaient dans la même chambre. À ce détail il faut ajouter que peu à peu les charges n'eurent plus aucune fonction, et personne n'approcha plus de Leurs Majestés Catholiques; ce qui a duré toujours depuis. J'en expliquerai le détail, si j'arrive jusqu'au temps de mon ambassade.

Beretti ne recevait point de réponse de Stanhope, sur la permission qu'il avait demandée, à son passage à la Haye, pour la levée de trois mille Irlandais. Il eut ordre de demander trois régiments écossais que les États généraux avaient à leur service, et qu'ils voulaient réformer. Il eût été plus naturel d'en charger Monteléon à Londres, mais il avait déplu par ses représentations sur les affaires, et par ses plaintes sur le payement de ses appointements, et il pouvait bien aussi être trop éclairé et trop fidèle, au compte d'Albéroni. Stanhope qui, par cette même raison s'en était trouvé embarrassé, et qui, pour s'en défaire, l'avait desservi auprès d'Albéroni, ne laissait pas de s'ouvrir fort à lui.

Nonobstant les liaisons si étroites que l'Angleterre venait de prendre avec la France, Stanhope n'hésitait pas de dire à Monteléon que les véritables liaisons et la véritable amitié de l'Angleterre seraient toujours avec l'Espagne; que le roi son maître était prêt de faire un traité d'alliance si le roi d'Espagne y voulait entrer; qu'il ne trouverait pas la même facilité avec les États généraux dont le traité, généralement désiré par eux avec la France, avait été fort combattu, et qui, sans faire d'alliance nouvelle avec l'Espagne, lui proposeraient peut-être d'entrer dans celle qu'ils venaient de faire avec l'Angleterre et la France, et pour faire remarquer à Monteléon la différence du procédé de l'Angleterre à l'égard de l'Espagne d'avec celui des États généraux, il ajouta qu'aussitôt que la France eut proposé de traiter avec l'Angleterre, le roi d'Angleterre ordonna à son ministre à Madrid d'en faire part au roi d'Espagne, et de l'inviter d'entrer dans la négociation; qu'il ne fit point de réponse; que toutefois le roi d'Angleterre, supposant qu'il entrerait dans le traité, fit communiquer la proposition de l'abbé Dubois, employé dans le traité. De cette confidence, Stanhope passa à une autre bien moins innocente. Il lui dit tout de suite que l'abbé Dubois avait paru très embarrassé, et fort peu content de la proposition qu'il lui avait faite de comprendre le roi d'Espagne dans l'alliance; qu'en effet on avait vu pondant tout le cours de la négociation qu'il ne s'agissait que d'un traité particulier, uniquement pour les intérêts du régent; que plus les ministres Anglais avaient insisté à ne faire mention ni de succession respective, ni des traités d'Utrecht, plus l'abbé Dubois, au contraire, avait désiré et sollicité que cotte condition réciproque fût clairement exprimée; que c'était à ce prix qu'il avait offert de signer tous les articles et avantages demandés par l'Angleterre; qu'il avait employé toutes sortes de moyens pour parvenir à la conclusion du traité; qu'il avait enfin gagné les ministres d'Hanovre, en les assurant que la France garantirait à cette maison la possession de Brème et de Verden, et qu'elle s'engagerait à ne donner désormais aucun subside à la Suède. Stanhope avouait que, depuis la conclusion du traité, le régent témoignait beaucoup d'attention et d'empressement pour les intérêts et pour les avantages du roi d'Angleterre; que même l'abbé Dubois avait donné des avis de la dernière importance; mais comme bon Anglais, il disait que, lorsqu'il s'agissait de se fier à la France, il fallait suivre le conseil donné à celui qui se noyait au sujet de l'invocation de saint Nicolas. Cette maxime établie, Stanhope assura Monteléon que le roi d'Espagne éprouverait en toutes choses l'amitié du roi d'Angleterre; qu'il pouvait arriver de grands événements et des révolutions imprévues, où les secours du roi d'Angleterre ne lui seraient pas inutiles. Il en aurait peut-être dit davantage, mais Monteléon jugea de la prudence de ne pas marquer trop de curiosité (et la chose était assez intelligible), et d'attendre d'autres conjonctures pour le faire parler encore sur la même matière. Stanhope lui confia qu'il attendait l'abbé Dubois, et que vraisemblablement il résiderait quelque temps en Angleterre.

Ce royaume menaçait de nouveaux remuements. L'état de ses dettes passai cinquante millions sterling. On se proposait d'en réduire les intérêts de six à cinq pour cent, et cette contravention aux obligations passées sous l'autorité des actes du parlement, n'était pas une entreprise sans danger. On murmurait déjà beaucoup de la prorogation en pleine paix de quatorze schellings pour livre sur le revenu des terres, établie seulement pour le temps de la guerre. Le mécontentement était général. Ainsi il importait fort au roi d'Angleterre de persuader aux Anglais qu'ils étaient effectivement en guerre avec la Suède, et qu'il lui fallait de nouveaux secours pour se garantir des entreprises. On publiait donc que la flotte Anglaise serait de trente-six à trente-huit vaisseaux de guerre, et que les Hollandais y en joindraient douze. Les ministres d'Angleterre attendaient avec beaucoup d'inquiétude le parti que prendrait le roi de Suède sur l'arrêt de son envoyé à Londres, qui avait depuis été conduit à Plymouth. Ils prièrent Monteléon de demander de la part du roi d'Angleterre au roi d'Espagne de ne pas permettre aux Suédois de vendre dans ses ports leurs prises Anglaises, et firent en France la même demande. On n'eut pas de peine à y répondre, les ordonnances de marine ne permettant pas à un armateur de nation amie de demeurer plus de vingt-quatre heures dans nos ports. La même loi n'étant pas établie en Espagne, il y fallait une réponse décisive. Mais on n'y jugea pas à propos d'accorder cotte demande.

Albéroni désirait toujours un traité avec l'Angleterre et la Hollande, mais il y paraissait fort ralenti. Il croyait avoir reconnu que trop d'empressement de sa part éloignerait l'effet de ses désirs, et qu'il fallait moins en solliciter ces deux nations que s'en faire rechercher, et seulement se proposer d'empêcher une nouvelle union des Hollandais avec l'empereur. Il y était confirmé par Beretti, qui le rassurait à l'égard de l'union qu'il craignait par les nouveaux sujets de brouilleries que les affaires des Pays-Bas et l'exécution du traité de la Barrière élevaient sans cesse entre l'empereur et les États généraux. L'extrême épuisement où la dernière guerre avait jeté la Hollande lui faisait ardemment souhaiter la continuation de la paix.

Le Pensionnaire, dont l'entêtement contre la France et l'attachement au feu roi Guillaume et à la maison d'Autriche en était cause, ne respirait aussi que le repos de l'Europe, mais avait au fond toujours le même penchant à favoriser la maison d'Autriche. Il tint à Beretti quelques propos sur la paix à faire entre l'empereur et le roi d'Espagne. Il lui dit même que le baron de Heems, envoyé de l'empereur en Hollande, lui avait laissé entendre que ce monarque la désirait sincèrement, et qu'il attendait au premier jour des ordres pour parler plus positivement. Beretti paraissant douter de la sincérité impériale, Heinsius lui dit que, après que ses maîtres auraient proposé à l'empereur des conditions raisonnables, ils n'auraient plus d'égard à ses prétentions, s'ils s'apercevaient qu'il ne voulût que traîner les affaires en longueur; qu'alors ils ne songeraient qu'à plaire au roi d'Espagne; qu'ils connaissaient que son amitié leur était nécessaire; qu'ils la voulaient obtenir; que déjà Amsterdam et Rotterdam avaient applaudi à la proposition d'une alliance avec l'Espagne, et que la province de Zélande était du même avis.

Stanhope, par ordre du roi d'Angleterre, avait entamé une négociation à Vienne pour traiter la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. Il fit savoir à Beretti que ceux qui avaient le plus de part en la confiance de l'empereur goûtaient les idées qu'il leur avait suggérées. Un des points qui touchait le plus le roi d'Espagne était d'empêcher que les États du grand-duc et ceux du duc de Parme tombassent jamais dans la maison d'Autriche, et d'assurer au contraire ceux de Parme et de Plaisance aux fils qu'il avait de la reine d'Espagne, faute d'héritiers Farnèse. Stanhope espérait d'obtenir cet article, trouvait difficile et long de traiter par lettres, et pour le secret même trouvait nécessaire que l'Espagne et la France envoyassent des ministres de confiance pour traiter à Londres par l'entremise du roi d'Angleterre. Il manda à Beretti que le régent, persuadé de l'utilité de cette paix pour le bien et le repos de l'Europe, y concourrait de tout son pouvoir, et qu'il enverrait l'abbé Dubois à Londres dès qu'il saurait l'affaire en maturité. Stanhope comptait que Penterrieder y viendrait pour le même effet de la part de l'empereur. Il exhortait Beretti de demander la même commission, parce qu'il y fallait employer un homme qui eût la confiance d'Albéroni, dont il prodigua les louanges que Beretti eut soin de ne pas affaiblir, et de ne pas oublier les siennes propres en rendant compte à Albéroni. Stanhope ajoutait l'offre de le faire demander par le roi d'Angleterre, parce qu'il était impossible que ses ministres pussent prendre aucune confiance en Monteléon, ambassadeur ordinaire d'Espagne à Londres.

Beretti, instruit alors fort superficiellement des intentions de l'Espagne, se trouva embarrassé à plusieurs égards. Il ne pouvait répondre que vaguement à des propositions précises. Il craignait que l'intérêt qu'il avait de se voir chargé de la plus grande affaire que pût avoir le roi d'Espagne ne décréditât sa relation. Il savait qu'Albéroni qui voulait traiter à Madrid était très susceptible de jalousie, et de le soupçonner d'inspirer aux Anglais de traiter à Londres pour que toute la négociation demeurât entre ses mains. Il remarquait que les propositions de Stanhope avaient été concertées avec la France, puisque le régent y entrait si pleinement. Il marchait donc sur des charbons en rendant compte à Albéroni. Il protestait de son insuffisance à traiter une si grande affaire, et de la peine qu'il aurait d'en faire à Monteléon. Il représentait que les chefs de la république des Provinces-Unies, qui se portaient alors pour pacifiques et pour vouloir une ligue avec l'Espagne, se garderaient bien de la conclure avant que le traité du roi d'Espagne le fût avec l'empereur, de peur de s'attirer pour toujours l'inimitié de ce dernier monarque; qu'il avait remarqué qu'accoutumés à voir faire tous les grands traités chez eux, et y croyant leur situation la plus propre, ils craignaient encore que la négociation en étant portée à Londres elle ne fût occasion aux Anglais d'obtenir quelque prérogative avantageuse du roi d'Espagne à leur commerce, et que, si cette paix ne se traitait pas chez eux, ils aimeraient mieux encore qu'elle la fût à Madrid qu'à Londres. Il finissait par demander des instructions et des ordres à Albéroni, bien résolu suivant ceux qu'il en avait précédemment reçus d'insister fortement sur la sûreté de l'Italie, et de déclarer dans le temps que le roi d'Espagne ne consentirait à la paix qu'avec la remise actuelle de la ville de Mantoue des mains de l'empereur en celles des héritiers légitimes. Beretti, bien informé de l'importance de cette place, et que l'article en était essentiel, était particulièrement chargé de ne rien oublier pour engager les Hollandais à faire en sorte qu'elle fût restituée au duc de Guastalla qui en était injustement privé; à leur faire peur de l'ambition et de la puissance de l'empereur, qui, s'il se rendait maître de l'Italie, les leur ferait bientôt sentir aux Pays-Bas; qui se montrait pacifique tandis qu'il avait les Turcs sur les bras, mais que, s'il faisait la paix avec eux, il ne se trouverait personne qui pût résister à ses armées victorieuses qui auraient abattu les Ottomans.

Albéroni lui prescrivait en même temps de témoigner une extrême indifférence pour la paix avec l'empereur, et de se borner à faire connaître que l'Espagne était disposée à concourir à tout ce qui pouvait maintenir l'équilibre dans l'Europe. Il lui mandait qu'il lui suffisait de savoir que les Hollandais disposés à traiter avec l'Espagne ne traiteraient pas avec l'empereur; qu'il fallait laisser faire au temps, attendre tranquillement les propositions que l'Angleterre et la Hollande voudraient faire. Il trouvait la lettre de Stanhope vague, et la conclusion d'un traité d'autant moins pressée qu'il ne voyait pas l'utilité que l'Espagne en pouvait retirer. Le roi d'Espagne ne pensait pas à recouvrer par les armes les États qu'il avait perdus. Il connaissait que les Pays-Bas et l'Italie avaient dépeuplé l'Espagne et les Indes. Il trouvai sa situation présente plus avantageuse que celle d'aucune autre puissance. Ses frontières étaient bien garnies, la citadelle de Barcelone devait être achevée dans la fin de l'année, et garnie de cent pièces de canon. Si ses ennemis pensaient à l'attaquer avec des armées nombreuses, elle périraient faute de subsistance ; si avec de médiocres, celles d'Espagne seraient suffisantes pour la défense. Il n'y avait que trois ou quatre années de paix à désirer pour donner à la nation espagnole le loisir de respirer, et ne rien négliger en attendant pour faire fleurir son commerce.

Un des principaux moyens que le premier ministre s'en proposait était des manufactures de draps, pour lesquelles il voulut faire venir des ouvriers de Hollande. Il en parla à Riperda qui lui dit en grand secret qu'il fallait que Beretti fît en sorte d'en envoyer un de ceux qui travaillaient à Delft, en lui faisant envisager une récompense et une fortune considérable en Espagne. Comme il y manquait plusieurs choses, il fit remettre cent cinquante mille livres à Beretti pour un achat de bronzes. Il prétendait qu'il ne songeait qu'à mettre le roi d'Espagne en état de se faire respecter, sans causer de préjudice ni de tort à personne, mais de procurer du bien à ses amis et à ses alliés. Les ministres d'Espagne au dehors assuraient aussi que la triple alliance n'avait pas fait la moindre peine au roi d'Espagne; qu'il n'avait aucune vue sur le trône de France, quelque malheur qui pût y arriver, et qu'étant naturellement tranquille, il se contenterait de régner en Espagne.

Le roi de Sicile ne se lassait point de presser, ce monarque de veiller à la sûreté des traités d'Utrecht. Il craignait tout de l'empereur pour l'Italie et pour la Sicile, dès qu'il aurait fait la paix avec la Porto. Il ne comptait point sur l'Angleterre, dont le roi, par ses ménagements pour l'empereur, n'osait envoyer un ministre à Turin, et parce que le gouvernement s'y était hautement déclaré contre le traité d'Utrecht; qu'il n'avait consenti à la triple alliance que pour en réparer les défauts; que, content d'y avoir remédié de la sorte, il s'embarrasserait peu de ses derniers engagements, à ce que les whigs publiaient hautement, et que jamais ils n'entreprendraient une guerre nouvelle pour la garantie de ce qu'il venait de promettre. Monteléon, qui en était bien persuadé, avait conseillé à ce prince de s'adresser au roi d'Espagne; mais il trouva dans Albéroni un ministre qui le connaissait bien, ainsi que toute l'Europe, et qui disait qu'il voulait tirer les marrons du fou avec la patte du chat, et à qui il ne fallait donner que de belles paroles.

La correspondance avec Venise, interrompue par la nécessité où cette république s'était trouvée de reconnaître l'empereur comme roi d'Espagne, était prête à se rétablir par les excuses que le noble Mocenigo, envoyé exprès à Madrid, en devait faire au roi d'Espagne dans une audience publique. Les Vénitiens avaient enfin pris ce parti, par leur frayeur commune avec le pape de voir les Turcs sur les côtes de l'Italie et l'impatience d'y voir arriver au plus tôt les secours maritimes promis au pape par l'Espagne.

CHAPITRE XII. §

Le régent livré à la constitution sans contre-poids. — Le nonce Bentivoglio veut faire signer aux évêques que la constitution est règle de foi, et y échoue. — Appel de la Sorbonne et des quatre évêques. — J'exhorte en vain le cardinal de Noailles à publier son appel, et lui en prédis le succès et celui de son délai. — Variations du maréchal d'Huxelles dans les affaires de la constitution. — Entretien entre M. le duc d'Orléans et moi sur les appels de la constitution, tête à tête, dans sa petite loge à l'Opéra. — Objection du grand nombre. — Le duc de Noailles vend son oncle à sa fortune. — Poids des personnes et des corps. — Conduite à tenir par le régent. — Raisons personnelles. — Le régent arrête les appels et se livre à la constitution.

Je ne continuerai à mon ordinaire à ne parler de la constitution qu'autant que la place où j'étais m'obligeait rarement de m'en mêler. Je connaissais la faiblesse du régent, et, quoiqu'il crût malgré lui, le peu de cas qu'il se piquait de faire de la religion. Je le voyais livré à ses ennemis sur cette affaire comme sur bien d'autres: aux jésuites qu'il craignait, au maréchal de Villeroy qui lui imposait dès sa première jeunesse, et qui dans la plus profonde ignorance se piquait de la constitution pour faire parade de sa reconnaissance pour le feu roi et pour Mme de Maintenon; à l'Effiat livré à M. du Maine et au premier président, qui ne cherchaient qu'à lui susciter toute espèce d'embarras pour qu'il eût besoin d'eux, et pour leurs vues particulières; à la bêtise de Besons gouverné par d'Effiat, qui le lâchait comme un sanglier au besoin, et qui faisait impression par l'opinion que le régent avait prise de son attachement pour lui; à l'abbé Dubois qui dans les ténèbres songeait déjà au cardinalat et à s'en aplanir le chemin du côté de Rome; enfin aux manèges du cardinal de Rohan, aux fureurs du cardinal de Bissy, et à la scélératesse de force prélats qui se faisaient une douce chimère d'arriver au chapeau, et une réalité, en attendant, de briller, de se faire compter et craindre, de se mêler, d'obtenir des grâces enfin à ce cèdre tombé, à ce malheureux évêque de Troyes que le retour au monde avait gangrené jusque dans les entrailles, sans objet, sans raison, et contre toutes les notions et les lumières qu'il avait eues et soutenues toute sa vie jusqu'à son entrée dans le conseil de régence. De contre-poids, il n'y en avait point.

Le duc de Noailles avait vendu son oncle à sa fortune. Le cardinal de Noailles avait trop de droiture, de piété, de simplicité, de vérité; les évêques qui pensaient comme lui s'éclaircissaient tous les jours à force d'artifices et de menaces. Ils demeuraient concentrés, ils n'avaient ni accès ni langage, ils se confiaient et s'offraient à Dieu, ils ne pouvaient comprendre qu'une affaire de doctrine et de religion en devînt une d'artifices, de manèges, de pièges et de fourberies; aucun n'était dressé à rien de tout cela. Le chancelier, lent, timide, suspect sur la matière, n'avait pas la première teinture de monde ni de cour; toujours en brassière et en doute, en mesure, en retenue, arrêté par le tintamarre audacieux des uns, et par les doux et profonds artifices des autres, incapable de se soutenir contre les premiers à la longue, et de jamais subodorer les autres, médiocrement aidé du procureur général, qui ne faisait bien que quand il le pouvait sans crainte d'y gâter son manteau, tous déconcertés à l'égard du parlement par les adresses du premier président, et suffoqués de ses grands airs de la cour et du grand monde, par son audace, et par des tours de passe-passe où il était un grand maître. Bentivoglio, depuis les premiers jours de la régence, ne cessait de souffler le feu en France, et de faire les derniers efforts à Rome pour porter le pape aux dernières violences. Il était fort pauvre, fort ambitieux, fort ignorant, sans moeurs, comme on a vu qu'il en laissa des marques publiques, dont il ne prenait même pas grand soin de se cacher, et par ce qu'on vit sans cesse de ce furieux nonce, sans religion que sa, fortune. Il croyait son chapeau et de quoi en soutenir la dignité attaché aux derniers embrasements que la bulle pût susciter en France, et il n'épargnait rien pour y parvenir, jusque-là que le pape le trouvait violent au point d'être importuné de ses exhortations continuelles, et que les prélats les plus attachés à Rome; soit par leur opinion, soit par leur fortune, s'en trouvaient pour la plupart excédés, même les cardinaux de Rohan et de Bissy, hors un petit nombre de désespérés, qui avec les jésuites ne respiraient que sang, fortune et subversion de l'Église gallicane. De degré en degré et de violence en violence qu'ils extorquaient du régent malgré lui, l'affaire en vint au point de faire de la constitution une règle de foi.

Le pape, roidi, contre l'usage de ses plus grands et plus saints prédécesseurs, à ne vouloir donner aucune explication de sa bulle, ni souffrir que les évêques y en donnassent aucune de pour d'attenter à sa prétendue infaillibilité, encore plus dans l'embarras de donner une explication raisonnable, ou d'en admettre une, ne voulait ouïr parler que d'obéissance aveugle, et son nonce, à la tête des jésuites et des sulpiciens, trouvait l'occasion trop belle d'abroger les libertés de l'Église gallicane, et de la soumettre à l'esclavage de Rome, comme celles d'Italie, de l'Espagne, du Portugal, des Indes, pour en manquer l'occasion. Il se mit donc à bonneter les évêques par lui, et par les jésuites et les sulpiciens, pour faire déclarer la constitution règle de foi. Les plus attachés à Rome d'entre les évêques se révoltèrent d'abord contre une proposition si absurde, et que Rome même avait trouvée telle, comme ils s'étaient révoltés d'abord contre la constitution à son premier aspect. La règle de foi eut le même sort qu'avait eu l'acceptation de la constitution, et à force d'intrigues et de manèges quelques évêques y consentiront, et le nombre parut s'en grossir.

Dans cette extrémité d'un nouvel article de foi si destitué de toute autorité légitime, puisqu'elle n'est donnée qu'à l'assemblée libre et générale de l'Église, à qui seule les promesses de Jésus-Christ s'adressent d'être avec elle jusqu'à la consommation des siècles; la Sorbonne et quatre évêques crurent qu'il était temps d'avoir recours au dernier remède que l'Église a toujours présenté, et approuvé que ses enfants en usassent comme suspensif, en attendant des temps où la vérité pourrait être écoutée, et dont jusqu'au feu roi inclusivement on s'était publiquement servi dans les parlements et parmi les évêques, les docteurs, etc., pour se dérober aux entreprises de Rome. Ce fut l'appel au futur libre concile général. Bentivoglio et toute la constitution jetèrent les hauts cris. Ils sentaient le poids en soi de cette grande démarche; ils gémissaient sous son poids suspensif. Ils sentaient l'effet terrible pour leur entreprise de la suite qu'ils devaient craindre de cet exemple, et remuèrent l'enfer pour l'arrêter. Le régent prompt à s'effrayer, facile à se laisser entraîner par ses confidents perfides, s'abandonna à eux pour sévir contre la Sorbonne et contre les quatre évêques, qu'il exila, puis qu'il renvoya dans leurs diocèses.

Ce fut alors que le cardinal de Noailles manqua un grand coup, comme il en avait déjà manqué plusieurs fois. Je le voyais souvent chez lui et chez moi. Il y vint dans cette occasion raisonner avec moi. Je l'exhortai à l'appel. Il était sûr des chapitres et des curés de Paris, des principaux ecclésiastiques et des plus célèbres et nombreuses congrégations de communautés séculières et régulières. Il l'était aussi de plusieurs évêques qui n'attendaient que son exemple; et de tous ceux-là il était pressé de le donner. Je lui représentai qu'après s'être inutilement prêté à tout, il devait demeurer convaincu de la perfidie, dès artifices, du but du parti, qui, sous l'apparence d'obéissance à Rome, forçait la main au pape pour triompher en France, et ne consentirait jamais à rien qu'à l'obéissance aveugle; qu'il avait suffisamment montré raison, patience, douceur, modération; désir de pouvoir sauver l'obéissance avec la vérité et les libertés de l'Église gallicane; qu'il était enfin temps d'ouvrir les yeux, et de mettre des bornes aux fureurs et aux artifices; et qu'appelant à la tête de tous ceux que je viens de désigner; ce groupe deviendrait d'autant plus formidable aux entreprises et aux violences qu'il se trouverait nombreux, illustre, et à couvert par les règles de l'Église les plus anciennes, les plus certaines, les plus en usage, respecté depuis les premiers temps qu'on y avait eu recours jusqu'aux derniers du règne du feu roi; qu'un appel si général et si canonique inspirerait du courage aux abattus, de la crainte et un extrême embarras aux violences, une salutaire neutralité à ceux qui penchaient à la constitution dans la simplicité de leur coeur; que cette démarche aurait un grand effet sur les parlements, qui ne demandaient pas mieux que d'appeler, et qui n'en étaient retenus que par l'autorité du gouvernement, et encore par art et pan machines; et que si ces compagnies s'unissaient enfin à lui, comme toutes les apparences y étaient, par leur appel, c'en serait fait de la constitution, et que Rome ne pourrait plus songer qu'à la retirer, à étouffer doucement cette affaire, et se trouverait heureuse de donner de bonnes sûretés qu'il n'en serait plus parlé.

J'ébranlai le cardinal de Noailles. Il me confia que son appel était tout fait et tout prêt; mais qu'il croyait qu'il en fallait encore suspendre l'éclat, et n'avoir pas à se reprocher de n'avoir pas eu assez de patience. Jamais je ne pus le sortir de là, ni lui m'en alléguer de raisons que ce vague. Au bout d'un long débat, je lui prédis que sa patience serait funeste, qu'il viendrait à la fin à l'appel; mais trop tard; qu'il trouverait tout ce qui était prêt actuellement d'appeler avec lui séduit, intimidé, divisé par le temps; qu'il en donnerait aux artifices et à l'autorité séduite du régent, qu'il éprouverait contraire avec force; qu'étourdie alors du coup, il n'en aurait rien à craindre, surtout avec les parlements qu'il aurait avec lui; au lieu qu'ils seraient gagnés, divisés, intimidés par le loisir qu'il donnerait de le faire, et que, quand il voudrait déclarer son appel, il se trouverait abandonné. Je ne fus que trop bon prophète.

Le maréchal d'Huxelles, ministre nécessaire dans toute cette affaire, y variait souvent. Tout lui en montrait la friponnerie, et le danger en croupe de l'anéantissement des libertés de l'Église gallicane, qui était le but auquel tendaient les véritables abandonnés à Rome, tels que le nonce, les jésuites, les sulpiciens et les évêques de leur faciende, et plusieurs antres qui ne le voyaient pas, mais que les autres entraînaient par ignorance et par bêtise. Ainsi le maréchal faisait souvent des pointes qui déconcertaient les projets. Mais bientôt après, le premier président et d'Effiat le prenaient, tantôt par caresses, tantôt sur le haut ton, souvent par des raisons d'intérêts particuliers, qui n'étaient pas ceux de l'Église ni de l'État, moins encore du régent, et le ramenaient, de sorte que l'irrégularité de cette conduite du maréchal d'Huxelles entravait souvent les deux partis et le régent lui-même. Ce prince qui, dès les temps du feu roi savait ce que je pensais sur la constitution, et, comme je l'ai rapporté en son temps, ce que lui-même en pensait, en était embarrassé avec moi. Il évitait d'autant plus aisément de me parler de cette matière que je ne l'y mettais jamais, et qu'à l'exception de quelques adoucissements que j'en obtenais quelquefois des violences qu'on extorquait de lui sur des particuliers, je ne cherchais point à entrer en rien de toute cette affaire avec lui, depuis que j'avais reconnu l'entraînement où il s'était laissé aller. Mais quand il se sentait embarrassé et pressé à un certain point, il ne pouvait s'empêcher de revenir à moi avec une entière ouverture, dans les occasions et sur les choses même où ses soupçons ou les influences de gens qui l'approchaient me rendaient le plus suspect à ses yeux. Pressé donc, et embarrassé entre les appels et les fureurs opposées dont je viens de parler, il m'arrêta, une après-dînée, comme je resserrais des papiers, et que je me préparais à le quitter après avoir travaillé avec lui tête-à-tête, comme il m'arrivait une ou deux fois la semaine. Il me dit qu'il s'en allait à l'Opéra, et qu'il voulait m'y mener pour m'y parler de choses importantes. « L'Opéra, monsieur! m'écriai-je; eh! quel lieu pour parler d'affaires! parlons-en ici tant que vous voudrez, ou si vous aimez mieux aller à l'Opéra à la bonne heure; et demain ou quand il vous plaira je reviendrai. » Il persista, et me dit que nous nous enfermerions tous deux dans sa petite loge, où il allait à couvert et de plain-pied tout seul de son appartement, et que nous y serions aussi bien et mieux que dans son cabinet. Je le suppliai de songer qu'il était impossible de n'être pas détournés par le spectacle et par la musique; que tout ce qui voyait sa loge nous examinerait parlant, raisonnant et n'être point attentifs à l'Opéra, chercherait à pénétrer jusqu'à nos gestes; que les gens qui venaient là lui faire leur cour raisonneraient de leur côté de le voir dans sa petite loge enfermé avec moi; que chacun en compterait la durée; qu'en un mot, l'Opéra était fait pour se délasser, s'amuser, voir, être vu, et point du tout pour y être enfermé et y parler d'affaires et s'y donner en spectacle au spectacle même. J'eus beau dire, il se mit à enfin à rire, prit d'une main son chapeau et sa canne sur un canapé, moi par le bras de l'autre, et nous voilà allés. En entrant dans sa loge, il défendit que personne n'y entrât, qu'on l'ouvrît pour quoi que ce pût être, et qu'on laissât approcher personne de la porte. C'était bien montrer qu'il ne voulait pas s'exposer à être écouté, mais bien montrer aussi qu'enfermé là avec moi, qui n'étais pas un homme de spectacles et de musique, il y était moins à l'Opéra que dans un cabinet en affaires. Aussi cela réussit-il fort mal à propos à faire une nouvelle que tout ce qui se trouva à l'Opéra en sortant distribua par Paris, comme je l'avais bien prévu et prédit à M. le duc d'Orléans. Il se mit où il me dit qu'il avait accoutumé de se mettre, regardant le théâtre, auquel il me fit tourner le dos pour être vis-à-vis de lui. Dans cette position nous étions vus en plein, lui de tout le théâtre et des loges voisines, et d'une partie du parterre, moi du théâtre par le dos, et de côté et presque en face de presque tout ce qui était à l'Opéra du côté opposé pour les loges, mais de tout le parterre et de tout l'amphithéâtre de côté et presque en face. Ce m'était un pays inusité, où on eut peine d'abord à me reconnaître, mais où quelques yeux, le tête-à-tête et l'action de la conversation me décelèrent bientôt. L'Opéra ne faisait que commencer; nous ne fîmes que regarder un moment le spectacle en nous plaçant, qui était fort plein, après quoi nous n'en vîmes ni n'en ouïmes plus rien jusqu'à sa fin tant la conversation nous occupa.

D'abord M. le duc d'Orléans m'expliqua avec étendue l'embarras où il se trouvait entre les appels dont il était pressé par le parlement qui le voulait faire, plusieurs évêques et tout le second ordre de Paris, à l'exemple de la Sorbonne et de plusieurs corps réguliers et séculiers entiers. Je l'écoutai sans l'interrompre, puis je me mis à raisonner. Peu après que j'eus commencé, il m'interrompit pour me faire remarquer que le grand nombre était pour la constitution, et le petit pour les appels; que la constitution avait le pape, la plupart des évêques, les jésuites, tous les séminaires de Saint-Sulpice et de Saint-Lazare, par conséquent une infinité de confesseurs, de curés de vicaires répandus dans les villes et les campagnes du royaume qui y entraînaient les peuples par conscience, tous les capucins et quelque petit nombre d'autres religieux mendiants; et que telle chose pouvait arriver en France où tous ces constitutionnaires se joindraient au roi d'Espagne contre lui, et par le nombre seraient les plus forts, ainsi que par l'intrigue et par Rome, et de là se jeta dans un grand raisonnement. Je l'écoutai encore sans l'interrompre, et je le priai après de m'entendre à son tour. Je commençai par lui dire qu'avec lui il ne fallait pas raisonner par motif de religion ni de bonté de la cause de part ni d'autre; que je ne pouvais pourtant m'empêcher de lui dire combien il était étrange de traiter une affaire de doctrine et de religion, poussée jusqu'à vouloir faire passer en article, au moins en règle de foi, qui en expression plus douce n'est que synonyme à l'autre, tant de si étranges points, et trouvés d'abord si étranges en effet par ceux-là mêmes qui en sont devenus les athlètes; de traiter, dis-je, une telle affaire par des vues et des moyens uniquement politiques, qui ne pouvaient être bons qu'à attirer la malédiction de Dieu sur le succès, sur les personnes qui s'en mêlaient de la sorte et sur tout le royaume; que je ne pouvais aussi me passer de lui rappeler ce qu'il avait pensé de l'iniquité du fond et de la violence des moyens du temps du feu roi, et ce que lui et moi nous nous étions confié l'un à l'autre quand on se crut sur le point d'aller au parlement avec le feu roi, qui n'en fut empêché que par l'augmentation subite du mal qui l'emporta peu de temps après; que me contentant de lui avoir remis en deux mots devant les yeux des choses si déterminantes pour un autre que lui par les seuls vrais, grands et solides principes qui devraient, uniquement, conduire, surtout en matière de religion, je n'en ferais plus aucune mention, et ne lui parlerais que le langage duquel seulement il était susceptible.

Je lui montrai qu'il se trompait sur le grand nombre, et pour s'en convaincre, je le suppliai de se transporter au temps du feu roi, où toute sa terreur, ses menaces, les violences qu'on lui avait fait employer n'avaient pu attirer le grand nombre qu'avec une répugnance et une variété d'expressions toutes captieuses, qui montraient évidemment qu'on ne cherchait qu'à se sauver, en abandonnant ses sentiments sous un voile, et sauvant la vérité autant que la frayeur le pouvait permettre à la faiblesse, d'où on pouvait juger de ce qui serait arrivé de la constitution, si un roi aussi redouté qu'il était n'y eût déployé toute sa puissance. Je convins ensuite des progrès que la constitution avait faits depuis, mais par la crainte, l'industrie, la calomnie, la cabale, les espérances ou de fortune ou de paix; mais j ajoutai qu'en ôtant tous ces artifices, comme ils le seraient du moment que son autorité ne les soutiendrait plus, tout ce qui avait tâché, de demeurer dans le silence éclaterait, et que les trois quarts de ce qui s'était laissé prendre en ces différents filets s'en secouerait, et chanterait la palinodie, comme l'entrée de sa régence le lui avait montré en plein, pendant le peu de temps qu'avait duré l'étourdissement des chefs du parti constitutionnaire, et de la protection qu'il avait donné au parti opprimé. Je lui fis sentir quelle différence mettait, pour le nombre entre deux partis, la pesanteur de la puissance temporelle, unie avec l'apparence de la spirituelle, le grand nom de chef de l'Église, d'unité, d'obéissance, de parti le plus sûr à l'égard des simples et des ignorants, qui font le grand nombre des ecclésiastiques comme des laïques, la crainte des peines et l'espérance des récompenses pour beaucoup, et pour tous de ne point trouver d'obstacles dans leur chemin, enfin la licence de tout entreprendre d'une part, avec impunité tout au moins, et très rarement sans succès; de l'autre, trouver tous les tribunaux fermés à leurs plaintes, et impuissants à leurs plus justes défenses qu'outre l'odieux d'un si prodigieux contraste, et qui n'avait d'exemple que celui des temps de persécution des princes idolâtres ou hérétiques, cette disparité écrasait les plus sages et les plus religieux, et persuadait aux courages abattus, qui n'envisageaient aucune étincelle de protection ni d'espérance, de se prêter au temps, et de rejeter sur la violence les mensonges auxquels on les forçait; que c'était ainsi que Henri VIII s'était fait chef de la religion en Si peu de mois en Angleterre, avait chassé Rome, et envahi les biens immenses des ecclésiastiques de son royaume, et que les régents de la minorité de son fils, malgré leurs divisions et leurs troubles domestiques, avaient en si peu de temps achevé le saut, embrassé l'hérésie après le schisme, et s'étaient composé une religion qui avait chassé la catholique sous les dernières peines; que c'était ainsi qu'en si peu de temps les rois du Nord, dont l'autorité chez eux était alors si nouvelle et si peu affermie, avaient rendu leurs royaumes protestants, et que presque tous les souverains du nord d'Allemagne en avaient fait autant dans leurs États; que le grand nombre présenté de là sotte par une telle inégalité de balance dans le gouvernement, n'était donc qu'un leurre et une tromperie manifeste, dont l'appel se trouverait la véritable correctif; qu'alors les tribunaux rendus à l'exercice de la justice à cet égard, l'autorité royale à embrasser tous ses sujets avec égalité, le gros du monde en liberté de voir, de parler, de s'instruire, et de discerner, les simples et les ignorants, éclairés par les appels des évêques, d'un nombre infini d'ecclésiastiques du second ordre, de religieux, de corps entiers séculiers et réguliers, enfin par celui des parlements, reviendraient de la crainte servile qui les avait enchaînés; et qu'alors il verrait avec surprise que le grand nombre serait des appelants, et le très petit, et encore méprisé et honni comme celui des tyrans renversés, se trouverait des constitutionnaires.

En cet endroit le régent m'interrompit, et avec une sorte d'angoisse: « Mais, monsieur, me dit-il, que voulez-vous que je croie, quand le duc de Noailles lui-même m'arrête sur les appels, et me maintient que j'y hasarde tout, parce que le très grand nombre est pour la constitution, et qu'il n'y a qu'une poignée du parti opposé; et si vous ne nierez pas combien il y est intéressé pour son oncle? — Monsieur, repris-je, cela est horrible, mais ne me surprend pas. Vous savez que je ne vous parle jamais du duc de Noailles depuis les premiers temps de ce qui s'est passé entre nous; mais puisque vous me le mettez en jeu et en opposition si spécieuse, si faut-il aussi que je vous y réponde. M. de Noailles, monsieur, est un homme qui n'a ni religion ni honneur, et qui jusqu'à toute pudeur, l'a perdue, quand il croit y trouver le plus petit avantage. Du temps du feu roi, rappelé d'Espagne, brouillé avec lui, avec Mme de Maintenon, avec Mme la duchesse de Bourgogne, craint et mal voulu de tout le monde, en un mot perdu en Espagne et ici, il n'avait d'appui ni d'existence que son oncle, et par lui, ce qui s'appelait son parti, ainsi il y tenait. Depuis qu'il vole de ses ailes, ce même oncle et son parti, ne lui servant plus à rien, lui pèsent; ainsi il veut en tirer le fruit de se faire considérer de l'autre comme un homme impartial, traitable sur un point qui lui doit être si sensible, éteindre de ce côté-là craintes et soupçons, ranger ainsi les obstacles qu'il en appréhende dans le chemin de la fortune, et de la place de premier ministre, qui lui a fait commettre un crime si noir et si pourpensé à mon égard, de laquelle il n'abandonnera jamais le désir et l'espérance, tandis que misérablement adoré par son oncle, qui ne voit pas assez clair pour le connaître, il l'entraîne dans les panneaux pour se faire valoir de l'autre côté, pendant que son oncle le vante dans le sien, que lui, de son côté, trompe et cajole. Son compte est de faire durer la querelle pour se faire admirer des deux côtés, et vous parler comme il fait pour vous persuader d'un attachement pour vous, et d'une vérité pour la chose, à l'épreuve du sang, de l'amitié et de tout intérêt. Voilà, monsieur, quel est le duc de Noailles, et, puisque vous m'y forcez, jusqu'à quel point vous êtes sa dupe. Mais moi, qui suis plus vrai, plus droit et plus franc, je vous parlerai sur un autre ton : c'est que je ne me cache à vous, à personne ni à lui-même, que le plus beau et le plus délicieux jour de ma vie ne fût celui où il me serait donné par la justice divine de l'écraser en marmelade, et de lui marcher à deux pieds sur le ventre, à la satisfaction de quoi il n'est fortune que je ne sacrifiasse. Je ne suis pas encore assez dépourvu de sens et de raisonnement pour ne pas voir que, quelque mobilité, quelque adresse, quelque finesse et quelque art qu'ait le duc de Noailles, il ne peut éviter de se trouver perdu si son oncle est perdu, et que Rome et les constitutionnaires viennent à bout de le traiter comme ils ont été si près de faire sous le feu roi, et comme ils travaillent tous les jours à y revenir. Ce que j'avance est manifeste. S'ils vous persuadent par degrés de le leur abandonner, et qu'ils le dépouillent de la pourpre et de son siège, voilà un homme au moins anéanti, si pis ne lui arrive, par être confiné quelque part, ou envoyé à Rome. Dans cet état, de deux choses l'une nécessairement ou le duc de Noailles suivra la fortune de son oncle, ou il l'abandonnera pour conserver la sienne. S'il suit la fortune de son oncle, le voilà retiré, hors de place, ne voulant plus se mêler de rien sous un prince qui égorge son oncle, ou qui du moins l'abandonne à la boucherie et à la rage de ses ennemis. Voilà où le sang, l'amitié, l'honneur le conduisent, et moi, par conséquent, nageant dans la joie de le voir entraîné et noyé sans retour par le torrent qui emporte son oncle. Si, au contraire, avec des tours et des distinctions d'esprit, il abandonne son oncle pour se cramponner en place, il devient l'homme le plus publiquement et le plus complètement déshonoré; il devient, de plus, suspect au parti qu'il ménage au prix du sang de son ondé, et à vous-même qui n'oserez jamais vous fier à lui de quoi que ce soit; il devient l'horreur du monde, et l'exécration du parti de son oncle, qui tout entier ne saurait périr avec lui; il devient enfin l'opprobre et le mépris de toute la terre; et moi, par conséquent, jouissant d'un état dont l'infamie ne laisse plus rien à faire ni à désirer à ma vengeance. Mon intérêt le plus vif et le plus cher, si j'étais aussi scélérat que le duc de Noailles, aurait donc été, dès les premiers jours de votre régence, de répondre aux empressements des cardinaux de Rohan et de Bissy, et de leurs consorts, de m'unir étroitement à eux, de les servir auprès de vous de toutes mes forces. La bonté et la confiance dont vous m'honorez m'aurait rendu parmi eux l'homme laïque le plus principal, le conseil et le modérateur du parti, avec une intimité et une considération d'autant plus solides que nous aurions travaillé de toutes nos forces au même but, et que nous y serions peut-être déjà parvenus. Ne croyez pas que cette réflexion me soit nouvelle, ni que ces messieurs-là soient demeurés jusqu'à présent à me la faire suggérer, jusqu'à me faire dire de leur part, et plus d'une fois, qu'ils ne comprenaient pas comment, avec toute ma haine publique pour le duc de Noailles, que je pouvais perdre sûrement et solidement en perdant son oncle, je demeurais l'ami du cardinal de Noailles, et, pour user de l'abus de leurs termes, son plus puissant protecteur. Mais si je suis encore incapable de cette vertu qui ne vous coûte rien, et que sans nul mérite vous portez souvent au plus pernicieux abus, qui est le pardon des ennemis, à Dieu ne plaise que je succombe assez au plaisir de la vengeance, et devienne assez scélérat pour me tourner contre la vérité connue, la droiture et l'innocence manifeste, et le bien de la religion et de l'État, et que je cesse de vous les représenter de toutes mes forces, et tout votre intérêt personnel qui y est attaché, tant que vous voudrez bien m'écouter sur un si grand chapitre! » Je conclus ce propos péremptoire par lui dire que c'était à lui [à] discerner qui, du duc de Noailles ou de moi, lui parlait avec plus de désintéressement et de vérité sur l'appel.

Revenant tout court au fond de la chose, je lui dis qu'avec le nombre il fallait aussi peser la qualité; qu'il devait voir que d'un côté étaient tous les ambitieux, les mercenaires et les ignorants, séduits par quelques savants et quelques simples de bonne foi; que de l'autre, étaient les prélats les plus doctes, les plus vertueux, les plus désintéressés, les plus pieux et des meilleures moeurs, enfin de vrais pasteurs, résidant, travaillant, adorés dans leur diocèse, et en exemple non contredit à toute l'Église de France, toutes les écoles et les universités, les collèges, les curés et les chapitres de Paris et de presque toute la France, en un mot, la presque totalité du second ordre, non des abbés aboyants, mais de ce second ordre, pieux, éclairé, qui ne prétendait à rien et qui ne vendait point sa foi et sa doctrine; enfin les parlements, qui en ce genre formaient un groupe respectable, et que Rome redouterait toujours; que le gros de la cour, du monde, du public par tout le royaume était encore du même côté soit lumière ou prévention, et grand nombre aussi par indignation des violences, et des moeurs, de l'ambition, de la conduite du plus grand nombre des évêques du parti opposé, et d'abominables intrigues dont le temps avait fait la découverte; qu'avec les lois de l'Église et de l'État pour lui, avec les évêques, les docteurs, le clergé séculier et régulier le plus estimé et le plus distingué, les corps entiers séculiers et réguliers les plus vénérables, et les compagnies supérieures qui se feraient toutes honneur de suivre les parlements, qui sont en ce genre les gardiens et les protecteurs des lois, il se trouverait à la tête d'un bien autre parti que ne serait celui de la constitution, d'un parti sur qui la religion, la vérité, les canons de l'Église, ses règles immuables, les lois de l'État, les libertés de l'Église gallicane, qui ne sont que la conservation de l'ancienne discipline de l'Église envahie ailleurs par l'usurpation des papes et la despotique tyrannie de Rome, sur qui enfin la conscience pouvait tout, l'ambition, l'intérêt rien, comme tant et de si vives persécutions si grandement souffertes le démontraient avec la dernière évidence, parti, puisqu'il faut [se] servir de ce terme quoiqu'il ne convienne qu'à celui qui lui est opposé, parti qui lui serait solidement et inviolablement attaché par les liens de sa conscience, de la religion, de la vérité, de la reconnaissance, et que nul intérêt temporel n'en pourrait débaucher, qui grossirait sans cesse de tous les ignorants de l'autre, à qui alors il serait libre de parler, et de les éclairer, à eux d'écouter et d'être instruits, et d'une foule de mercenaires dont il avait vu les variations à mesure de celles du crédit de leur parti, et qui étaient incapables d'en suivre aucun que pour des vues humaines. Alors que deviendrait le parti opposé, chargé du mépris de ses artifices, de la haine de ses violences, dépouillé du pouvoir d'en commettre, et de l'affranchissement du pouvoir des lois et des tribunaux, et de la censure des doctes, de cette foule de personnages de la plus grande réputation chacun dans leur état? Comment soutenir une cause qui arme la raison et toutes les lois contre elle, qui s'est noircie de tout ce que l'artifice et la persécution ont de plus odieux, et opposer la honte de l'épiscopat et du sacerdoce en tout genre pour la plupart à l'élite qui forme tout l'autre parti, décorée de ses souffrances et purifiée par le feu de la persécution? Que pourraient opposer à tant de savoir et de vertu les grâces alors flétries par faute de pouvoir, et les mines de protection du premier de ses chefs, et les repoussantes clameurs de l'autre; les rusés si reconnues de leurs principaux ouvriers du premier et du second ordre, dont les moeurs de la plupart, la conduite et l'ambition de tous, les ont rendus l'abomination du monde jusque dans l'usage le plus effréné de leur crédit et de leur pouvoir et Rome qui recule devant un roi de Portugal, et pour une grâce qui ne dépend que d'elle, qui ne tient ni à vérité ni à religion, grâce injuste, même scandaleuse, sera-t-elle plus audacieuse contre un groupe si vénérable du premier et du second ordre, soutenu de la multitude rendue à la liberté, et des parlements engagés par leur appel dans la même cause, Rome, dis-je, dépouillée de l'autorité royale, qui faisait tout trembler sous elle, mais qui avec ce terrible avantage n'a pourtant jamais osé que menacer.

J'ajoutai à cette peinture que son personnage, à lui régent, était bien honnête et bien facile. Il n'avait qu'à laisser faire et jouir de ce qui se ferait et des appels en foule qu'il verrait éclater. Dire au pape et aux chefs de la constitution qu'ils ne devaient pas attendre du pouvoir précaire d'un régent plus qu'ils n'avaient pu obtenir de la redoutable et absolue autorité du feu roi, qui l'avait si longtemps déployée on leur faveur tout entière; qu'il y a de plus, bien loin de ce dont il s'agissait alors à ce qui s'entreprenait aujourd'hui. Alors il ne s'agissait que de la condamnation d'un livre, et de se taire sur la constitution. Aujourd'hui que, les desseins croissant avec le pouvoir, il ne s'agit de rien moins que d'embraser la France par toutes les intrigues imaginables, jusqu'à y vouloir faire entrer les premières puissances étrangères, et faire recevoir, signer, croire et jurer comme articles définis de foi, au moins en attendant comme règle de foi qui en est le parfait synonyme, tout ce qui est dans la constitution; ce comble de pouvoir qui n'est permis et donné qu'à l'Église assemblée, appliqué à une bulle qui bien ou mal à propos a soulevé toute la France dès qu'elle a paru, que les uns trouvent inintelligible, les autres non recevable dans ce qui s'en entend, bulle dont le pape, contre la coutume de ses plus saints et plus illustres prédécesseurs, n'a jamais voulu ni expliquer, ni souffrir que les évêques l'expliquassent, depuis tant d'années qu'il on est supplié et conjuré avec tout le respect et l'humilité possible, il n'est pas étonnant que, poussées enfin à bout, les consciences se révoltent, forcent la main au régent, et aient enfin recours au dernier remède de tout temps établi dans l'Église, et dont les plus saints et les plus grands papes ne se sont jamais offensés. Ajouter que vous êtes affligé d'un si grand éclat, et impuissant pour l'arrêter, mais qu'étant régent du royaume, et n'ayant jusqu'à ce jour omis travail, peine, ni soin pour procurer la satisfaction du pape, et votre vénération personnelle, jusqu'à y employer l'autorité dont vous êtes dépositaire plus encore que le feu roi n'avait fait et, malheureusement vous ne mentirez pas, vous n'êtes pas résolu aussi à ne pas protéger les lois de tout temps on usage, auxquelles le feu roi lui-même à ou recours en d'autres occasions, ni à laisser mettre le feu et le trouble dans le royaume. Faire en même temps avertir le nonce d'être sage, et de ne vous pas forcer par sa conduite à des démarches qui lui seraient désagréables, et dont les suites pourraient arrêter sa fortune; et prendre des précautions mesurées mais justes pour rendre ses communications difficiles avec les chefs et les enfants perdus du parti. Écrire aussi en même sens au cardinal de La Trémoille, d'une façon à faire peur au pape s'il pensait aller plus loin, tant sur la chose en général que sur le cardinal de Noailles et aucun autre en particulier; et lui envoyer une lettre pour le pape remplie des plus beaux termes d'attachement, de douleur, de vénération, mais imprimée vaguement d'une teinture de fermeté qui soutînt la lettre au cardinal de La Trémoille; surtout n'oublier, pas de faire parler français aux principaux jésuites d'ici à leur général à Rome, et aux supérieurs de Saint-Sulpice et de Saint-Lazare; puis demeurer fermé à quelque proposition que ce pût être, et les plus spécieuses. Ouvrir les prisons, et rappeler et rétablir les exilés, et la liberté, mais parler ferme aux principaux, et donner au cardinal de Noailles et aux parlements des ordres sévères et y être inexorable, pour que la liberté, bien loin de se tourner en licence et en triomphe; se contienne dans les plus étroites bornes de sagesse, de prudence, de modestie, de charité, de respect pour l'épiscopat et pour les évêques, de mesure à l'égard de la personne du nonce, de vénération pour celle du pape, de soumission pour le saint-siège, et de toutes les précautions nécessaires pour éviter toute occasion de donner prise à l'autre parti, et tout prétexte de crier au schisme ou le faire craindre avec la plus légère apparence.

Après ce discours, que M. le duc d'Orléans écouta fort attentivement et qu'il me parut goûter, je vins au point sensible. Je lui remis devant les yeux le défaut des renonciations, où on n'avait voulu souffrir ni formes ni apparence de liberté; et je lui répétai, ce que je lui avais dit souvent, qu'il ne pouvait tirer aucun fruit de ces actes, si le malheur du cas en arrivait, que de l'estime et de l'affection de la nation par la sagesse, la douceur, l'estime de son gouvernement; que ce que je lui proposais en était une des voies la plus assurée en protégeant les lois, la raisonnable et juste liberté, et se rendant le conservateur de ce qui dans l'ecclésiastique et le civil était en la plus grande et solide réputation par la doctrine et la vertu, et s'amalgamant les parlements et les autres tribunaux; tandis qu'en prenant l'autre parti c'était un chemin de continuelles violences aux consciences, aux lois ecclésiastiques et civiles, une suspension continuelle de l'exercice et des fonctions de la justice, des exils et des prisons sans fin, pour plaire à une cour impuissante, ingrate, qui ne voulait que soumettre la France comme l'Espagne, le Portugal, l'Italie, avec les inconvénients temporels et si serviles qu'en éprouvent ces souverains rendus si dépendants de Rome en autorité et en finance par les excès de l'immunité ecclésiastique, et pour des mercenaires qui, de concert avec Rome, demanderaient toujours pour régner, et ne sauraient gré d'aucun succès général ou particulier qu'à leur artifice et à leur audace.

Je lui dis qu'il ne devait pas se faire illusion à lui-même, mais qu'il devait bien comprendre et bien se persuader que les hommes ne se conduisent jamais que par leur intérêt, excepté quelques rares exemples de gens consommés en vertu; qu'il ne fallait donc pas qu'il s'imaginât que quoi qu'il pût faire pour Rome, pour les jésuites et pour le parti de la constitution, il pût jamais les gagner contre le roi d'Espagne; que, pour peu qu'il fît de comparaison entre ce prince et lui, il sentirait bien tôt lequel des deux emporterait tous leurs voeux et leur choix, par conséquent tous leurs efforts; que leur but était de régner, de dominer, de subjuguer la France comme sont l'Espagne, le Portugal et l'Italie, à quoi ils n'avaient jamais eu plus beau jeu que par le moyen de l'état où ils avaient su porter l'affaire présente; qu'il n'y avait point aussi de prince plus expressément formé à leur gré pour ce dessein, qu'un esprit accoutumé à se reposer de tout sur autrui, dans l'habitude de tant d'années de règne sous le joug entier qu'ils voulaient imposer ici, d'une conscience sans lumière, toujours tremblante au nom de Rome et de l'inquisition, livré entièrement à toutes les prétentions ultramontaines tournées en lois dans ses vastes États, abandonné depuis toute sa vie aux jésuites, et à deux reprises, dont la dernière était lors dans sa vigueur, au fabricateur de la constitution, enfermé de plus par habitude et par goût, et inaccessible à tout excepté à une épouse italienne pétrie des mêmes maximes romaines, à son confesseur et à son ministre, et incapable par ses moeurs de laisser aucun lieu de craindre rien qui puisse déranger des préventions si favorables aux projets de Rome et des constitutionnaires et des maximes ultramontaines qu'il tient être des parties intégrantes de la religion. Avec un prince fait de la sorte, il n'y a qu'à vouloir et faire; et l'État absolu et sans forme auquel il est accoutumé de régner en Espagne joignant en lui, revenu en France, la jalousie de l'autorité à ce qu'il croirait de si étroite obligation de sa conscience, jusqu'à quels excès ne pourrait-il pas être mené sans autre peine que de vouloir et de dire! « Croyez-vous, monsieur, continuai-je, être en même parallèle avec tout votre esprit, votre savoir, votre discernement, vos lumières, le dérèglement affiché de votre vie, votre accès libre à tout le monde, vos connaissances étendues et si extraordinaires à votre naissance, enfin avec ce mépris de la religion, et ce libertinage d'esprit dont vous affectez de tout temps une profession si publique? Pour peu que vous y pensiez un moment, vous serez intimement convaincu que vous ne pouvez jamais devenir l'homme de Rome et des jésuites, et qu'il ne manque au roi d'Espagne aucune des qualités qui le rendent un roi fait et formé tout exprès pour eux. Ôtez-vous donc bien exactement de la tête que, quoi que vous puissiez faire, vous ayez jamais Rome, jésuites, constitutionnaires, dans votre parti. Si le malheureux cas arrive, persuadez-vous au contraire bien fortement que vous les aurez pour vos plus grands ennemis, et qui n'auront rien de sacré contre vous. Si avec cela vous allez prendre le parti qui leur est opposé, qui est celui des lois et de l'estime publique; Si vous négligez de vous rapprocher les parlements en cessant de les irriter par des violences à cet égard, des défenses de recevoir des plaintes et d'y prononcer des évocations sans fin dès qu'il y a le moindre trait véritable ou supposé à l'affaire de la constitution, des cassations d'arrêts au gré des constitutionnaires, qui est la chose qui blesse le plus les parlements, la totalité de la magistrature, tout le public même le plus neutre et le plus indifférent, et ce qui le révolte encore plus sans mesure; Si vous continuez et redoublez même, comme l'extrémité où les choses se portent vous y forceront, les exils, les prisons, les saisies de temporel, les inouïs expatriments, les privations d'emplois et de bénéfices; qui aurez-vous pour vous, si le malheureux cas arrive, de l'un ou de l'autre parti, ou, s'il en reste encore, dans les termes où on viennent les choses, des neutres et des indifférents? »

Je m'arrêtai là et n'en voulus pas dire davantage, pour juger de l'impression que j'avais faite. Elle passa mon espérance sans toutefois me rassurer; je vis un homme pénétré de l'évidence de mes raisons (il ne fit pas difficulté de me l'avouer); en même temps en brassière et dans l'embarras d'échapper à ceux que j'ai nommés, et qui, dans ces moments critiques de laisser aller le cours aux appels ou de les arrêter, se relayaient pour ne le pas perdre de vue. Il raisonna sur l'état présent de l'affaire et les inconvénients des deux côtés; il convint de toute la force de ce que je lui avais représenté. Je ne disais alors que quelques mots de traverse pour le laisser parler, et le bien écouter; et je ne vis qu'un homme, convaincu à la vérité, et de son aveu, sans réponse à pas une des raisons que je lui avais représentées, mais un homme dans les douleurs de l'enfantement. Nous en étions là, quand la toile tomba. Nous fûmes tous deux surpris et fâchés de la fin du spectacle. Malgré le brouhaha qu'il produisit par l'empressement de chacun pour sortir, nous demeurâmes encore quelques moments sans pouvoir cesser cette conversation. Je la finis on lui disant que le nonce ne le connaissait que trop bien quand il disait que le dernier qui lui parlait avait raison; que je l'avertissais qu'il était veillé par des gens qu'il se croyait affidés et qui ne l'étaient qu'à eux-mêmes, à leurs vues, à leurs intrigues, à leurs intérêts, et veillé comme un oiseau de proie; qu'il serait la leur s'il ne prenait bien garde à lui, parce que la vérité n'avait pas auprès de lui des surveillants si à portée ni si empressés; qu'il prît donc garde au trop vrai dire du nonce, et qu'il ne se laissât pas misérablement entraîner. Là-dessus il sortit de sa petite loge, et moi avec lui. Tout le dehors était rempli de tout ce qui successivement s'y était amassé pour entrer dans sa loge ou l'en voir sortir, dont la plupart le regardèrent attentivement, et moi encore plus. Il était si concentré de tout ce que nous venions de dire qu'il passa assez sombrement. Il alla dans son appartement avec tout ce monde, dans le fond duquel j'aperçus Effiat et Besons. Effiat avait été apparemment averti du tête-à-tête de l'Opéra, et s'était fortifié de Besons pour saisir le court moment de la fin de la journée publique, et du commencement de la soirée des roués, pour explorer ce qui s'était passé et le détruire à la chaude. Je ne sais ce qu'ils devinrent, car je m'en allai aussitôt.

Mais pour ne pas revenir aux appels, je ne dis que trop vrai au régent en sortant de la petite loge. Il fut si bien veillé, relayé, tourmenté qu'ils l'emballèrent. D'Effiat, le premier président et les autres l'emportèrent. Le régent arrêta les appels, mit toute son autorité à empêcher celui du parlement, et lui fit suspendre un arrêt contre des procédures monstrueuses de l'archevêque de Reims, et contre d'autres fureurs d'évêques constitutionnaires. Je me contentai d'avoir convaincu, et puis je laissai faire, sans courir ni recommencer à raisonner avec un prince que je savais circonvenu de façon que sa facilité et sa faiblesse serait incapable de résistance. Il devint enfin tout ce qu'ils voulurent, entraîné par leur torrent; et il en arriva dans les deux partis le fruit que je lui avais prédit par leurs sentiments à son égard. S'il m'avait cru, ou plutôt s'il en avait eu la force, la constitution tombait avec toutes ses machines et ses troubles, l'Église de France serait demeurée en paix, et Rome de plus eût appris par un si fort exemple à ne la plus troubler de ses artifices et de ses ambitieuses prétentions. Le pape, si soutenu par tant d'évêques en France, ou ignorants, ou simples, ou ambitieux, et si continuellement pressé et tourmenté par son nonce et par les autres boutefeux de se porter à des démarches violentes, n'avait jamais osé s'y commettre. Il avait menacé trop souvent pour qu'on n'y fût pas accoutumé. Il ne s'agissait pourtant que de sévir contre la personne du cardinal de Noailles en particulier, et en gros contre d'autres de son parti, en dernier lieu contre les appelants. Rien ne fut oublié de la part de Bentivoglio et des furieux pour l'y engager, sans que jamais il ait osé passer les menaces, et encore sans s'en expliquer. Pouvait-on craindre qu'il se fût porté à des extrémités contre ce nombre immense d'appelants en corps et en particuliers, écoles célèbres et nombreuses, diocèses entiers, congrégations fameuses et étendues, contre les parlements qu'il a toujours redoutés, on un mot contre le régent à la tête de tout le royaume, armé de ses lois, des canons, de la discipline de l'Église reconnue et pratiquée jusque sous le feu roi. Rien de schismatique en cette démarche de l'appel de tout temps, encore une fois pratiquée et suspensive dans l'Église; on ne le devient point quand on ne veut pas l'être, et le pape se serait bien gardé de se risquer la France pour un sujet aussi dépourvu de tout fondement après les pertes que Rome a faites de plus de la moitié de l'Europe. Il se serait donc réduit à des plaintes, à se contenter des respects qu'on ne lui aurait pas épargnés, et à se satisfaire comme d'un gain des assurances qu'il aurait exigées qu'on ne parlant plus de sa bulle, personne aussi n'aurait la témérité de la combattre en aucune sorte ni occasion, puisqu'il ne s'en agirait plus; que de part et d'autre on laisserait tomber tout ce qui s'était fait là-dessus, et qu'il serait même remercié de sa condescendance. Ce qu'on verra bientôt qui arriva sur les bulles est une démonstration que les choses se seraient passées aussi doucement que l'opinion que j'en avais, et que je rapporte ici. Je n'ajouterai rien sur la façon dont parut peu après l'appel du cardinal de Noailles, ni des divers succès qu'il eut, qu'on a vu que je lui avais prédits pour l'avoir trop différé; cela appartient à la constitution sans avoir produit d'occasion qui me regarde.

CHAPITRE XIII. §

Mlle de Chartres prend l'habit à Chelles. — Mort d'Armentières. — Mort du duc de Béthune. — Mort de Mme d'Estrades. — Son beau-fils va en Hongrie avec le prince de Dombes. — Indécence du carrosse du roi expliquée. — Maupeou président à mortier, depuis premier président. — Nicolaï obtient pour son fils la survivance de sa charge de premier président de la chambre des comptes. — Bassette et pharaon défendus. — Mort et famille de la duchesse douairière de Duras. — Mort de la duchesse de Melun. — Mort de la comtesse d'Egmont. — Mort de Mme de Chamarande. — Éclaircissement sur sa naissance. — Mort de l'abbé de Vauban. — Mariage d'une fille de la maréchale de Boufflers avec le fils unique du duc de Popoli. — Le duc de Noailles manque le prince de Turenne pour sa fille aînée, et la marie au prince Charles de Lorraine, avec un million de brevet de retenue sur sa charge de grand écuyer; et un triste succès de ce mariage. — M. le comte de Charolais part furtivement pour la Hongrie par Munich. — Personne ne tâte de cette comédie. — Il ne voit point l'empereur ni l'impératrice, quoique le prince de Dombes les eût vus, dont M. le Duc se montre fort piqué. — L'abbé de La Rochefoucauld va en Hongrie et meurt à Bude. — Conduite de M. et de Mme du Maine dans leur affreux projet. — Causes et degrés de confusion et de division dont ils savent profiter pour se former un parti. — Formation d'un parti aveugle composé de toutes pièces sans aveu de personnes, qui ose de soi-même usurper le nom de noblesse. — But et adresse des conducteurs. — Folie et stupidité des conduits. — Menées du grand prieur et de l'ambassadeur de Malte pour en exciter tous les chevaliers, qui reçoivent défense du régent de s'assembler que pour les affaires uniquement de leur ordre. — Huit seigneurs veulent présenter au nom de la prétendue noblesse un mémoire contre les ducs. — Le régent ne reçoit point le mémoire et les traite fort sèchement. — Courte dissertation de ces huit personnages. — Embarras de cette noblesse dans l'impossibilité de répondre sur l'absurdité de son projet.

Mlle de Chartres ayant persévéré longuement à vouloir être religieuse contre le goût et les efforts de M. le duc d'Orléans, il consentit enfin qu'elle prît l'habit à Chelles, dont une soeur du maréchal de Villars était abbesse. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans y allèrent, et n'y voulurent personne. L'action fut ferme et édifiante, et tout s'y passa avec le moins de monde et le plus de simplicité qu'il fut possible.

Armentières mourut chez lui en Picardie, assez jeune, d'une fort longue maladie. Il était premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, qui donna cette place à son frère Conflans, qui était aussi son beau-frère, comme on l'a vu ailleurs. Il était surprenant de trouver en ce M. d'Armentières un homme aussi parfaitement bouché, avec deux frères qui avaient tant de savoir et d'esprit; d'ailleurs bon et honnête homme.

Le duc de Béthune mourut à soixante-seize ans. C'était un bon et vertueux homme. J'ai parlé plus d'une fois de la fortune de son père et de lui, qu'il vit refleurir en lui et en son fils et son petit-fils après une légère éclipse, et qui après lui augmenta encore beaucoup.

Mme d'Estrades mourut aussi. Elle était soeur de Bloin, premier valet de chambre du roi, et avait été fort belle. Le fils aîné du maréchal d'Estrades l'avait épousée en secondes noces par amour. Elle était mère de Mme d'Herbigny. La considération que M. le duc d'Orléans conserva toujours pour la famille du maréchal d'Estrades, qui avait été son gouverneur, et un homme illustre dans les armes et dans les négociations, dont Mme d'Herbigny était petite-fille, fit uniquement son mari conseiller d'État. Le comte d'Estrades lieutenant général, de la belle-mère de qui en vient de dire la mort, se laissa engager par M. du Maine à aller en Hongrie avec le prince de Dombes. C'était un honnête homme et de distinction à la guerre. Le régent le lui permit, mais le roi ni lui n'y entrèrent pour rien.

Le roi s'alla promener au cours. Il était au fond de son carrosse, serré entre le duc du Maine et le maréchal de Villeroy avec la dernière indécence. Tant que le feu roi admit des hommes dans son carrosse, jamais aucun prince du sang n'y a été à côté de lui. C'était un honneur réservé aux seuls fils de France. M. le Prince le dernier donnant au roi une fête à Chantilly, où était toute la cour, il se trouva pendant le voyage une fête d'Église solennelle, pour laquelle le roi alla à la paroisse du lieu, seul, dans sa calèche qui n'était qu'à deux places sur le derrière, le devant étant accommodé pour y mener des chiens couchants. Jamais personne n'y montait avec lui, sinon Monseigneur ou Monsieur, encore si rarement qu'il ne se pouvait davantage. On regarda comme une distinction fort grande due à la magnificence de la fête de Chantilly, et à la nouveauté du mariage de Mme la Duchesse, que le roi sortant de l'église, et monté dans sa calèche, voyant M. le Prince à la portière, lui ordonna d'y monter et de se mettre auprès de lui, parce qu'il n'y avait point d'autre place. C'est l'unique fois que cela soit arrivé. Le maréchal de Villeroy avait bien dans le carrosse du roi, comme son gouverneur, une place de préférence, mais non pas de préséance sur le grand écuyer, ni sur le grand chambellan, ni même sur le premier gentilhomme de la chambre en année. Mais tout était en pillage et en indécence, qui s'augmenta sans cesse en tout de plus en plus.

Maupeou, maître des requêtes, fit un marché extraordinaire avec Menars, président à mortier, pour s'assurer sa charge et lui en laisser la jouissance sa vie durant à certaines conditions. Le prix fut sept cent-cinquante mille livres et vingt mille livres de pot-de-vin. Je ne marque cette bagatelle que parce que le même Maupeou est devenu premier président, et a fait passer à son fils sa charge de président à mortier, tous deux avec réputation. Peu de jours après, Nicolaï, premier président de la chambre des comptes, obtint la survivance de cette charge pour son fils. Ce fut comme bien d'autres une grâce perdue pour M. le duc d'Orléans, qui ne trouva pas ce magistrat par la suite moins singulièrement audacieux à son égard. Ce prince fit plus utilement par la défense sévère qui fut publiée de la bassette et du pharaon sans distinction de personne. Ce débordement de ces sortes de jeux quoique défendus était devenu à un point, que les maréchaux de France avaient établi à leur tribunal qu'on ne serait point obligé à payer les dettes qu'on ferait à ces sortes de jeux.

La duchesse de Duras mourut à Paris à cinquante-huit ans d'une longue maladie; elle était veuve dès 1697 du duc de Duras, fils et frère aîné des deux maréchaux de Duras. Il n'avait que vingt-sept ans, et ne lui avait laissé que deux filles, dont elle avait marié l'aînée, comme on l'a vu en son temps, au prince de Lambesc, petit-fils de M. le Grand, et avait, comme on le verra, arrêté le mariage de l'autre lorsqu'elle mourut. Son nom était Eschallard; elle était fille de La Boulaye, qui fit un moment tant de bruit à Paris dans le parti de M. le Prince, et qui est si connu dans les histoires et les mémoires de la minorité de Louis XIV. La Boulaye avait épousé une fille unique du baron de Saveuse, et il fut tué maréchal de camp au malheureux combat du maréchal de Créqui à Consarbruck, en 1675. Son père avait épousé en 1633 une fille d'Henri-Robert de La Marck, comte de Brame, capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, mort en 1652, fils de Charles-Robert, comte de Maulevrier et chevalier du Saint-Esprit, aussi capitaine des Cent-Suisses, frère puîné du père de l'héritière de Bouillon, Sedan, etc., qu'épousa le vicomte de Turenne, dit depuis le maréchal de Bouillon, contre lequel après la mort sans enfants de l'héritière, il en prétendit la succession, se fit appeler duc de Bouillon, disputa toute sa vie et précéda partout le maréchal de Bouillon. On a assez parlé ailleurs de toute cette grande affaire et de toute cette descendance. Le marquis de Mauny, frère cadet du beau-père de La Boulaye, qui était chevalier du Saint-Esprit, capitaine des gardes, puis premier écuyer de la reine-mère et la marquise de Choisy-L'Hospital si connue dans le grand monde, soeur de Mme de La Boulaye, n'ayant point eu d'enfants, ni cette dernière de frère, La Boulaye son mari prit hardiment le nom et les armes de La Marck, que sa postérité a conservés, quoiqu'il restât une branche de la maison de La Marck, comtes de Lumain en Wéteravie, dont est demeuré seul de ce grand nom le comte de La Marck, chevalier du Saint-Esprit et de la Toison, grand d'Espagne, connu par ses ambassades, dont le fils unique a épousé une fille du duc de Noailles.

La duchesse de Melun, fille du duc d'Albret, mourut dans la première jeunesse, étouffée dans son sang en couches, pour n'avoir point voulu être saignée dans sa grossesse qui était la première. La fille dont elle accoucha ne vécut pas.

La comtesse d'Egmont mourut aussi à Paris. Elle était nièce de l'archevêque d'Aix, si connu par les aventures de sa vie et commandeur de l'ordre, et parente proche des Chalais. Mme des Ursins, qui aimait fort tout ce qui appartenait à son premier mari, étant à Paris avant la mort de son second mari, l'avait fait venir de sa province chez elle, où elle demeura jusqu'à son mariage avec le dernier de la maison d'Egmont, dont elle n'eut point d'enfants, et dont elle était veuve.

Chamarande perdit sa femme, qui avait du mérite, et qui était fille du comte de Bourlemont, lieutenant général et gouverneur de Stenay, frère de l'archevêque de Bordeaux. J'observerai, pour la curiosité, qu'on disait que ces Bourlemont portaient le nom et les armes d'Anglure, dont ils n'étaient point; que leur nom est Savigny, qui sûrement ne vaut pas l'autre. Chrestien de Savigny, seigneur de Rosne, s'attacha au duc d'Alençon, dont il fut chambellan, et par sa valeur et ses talents s'éleva dans les emplois et se fit un nom. À la mort de son maître, il s'attacha aux Guise, alors tout-puissants, et devint, par son esprit, un de leurs principaux confidents et un des chefs de la Ligue sous eux. Lorsque, après le meurtre d'Henri III, le duc de Mayenne attenta à tout, jusqu'aux fonctions de la royauté, de Rosne fut un des maréchaux de France qu'il fit, avec MM. de La Châtre et de Brissac, et d'autres qui le demeurèrent par leurs traités avec Henri IV; mais de Rosne n'en eut pas le temps. Il était lieutenant général de Champagne et commandait à Reims pour la Ligue; il était devenu fort audacieux, et son attachement pour le duc de Mayenne, dont il tenait son prétendu bâton de maréchal de France, ne lui avait [point] donné d'affection pour le jeune duc de Guise qui, par s'être échappé de la prison où il avait été mis lorsque son père et le cardinal son oncle furent tués à Blois, avait ôté toute espérance au duc de Mayenne de faire couronner son fils avec l'infante d'Espagne par les prétendus états généraux assemblés à Paris. Le duc de Guise, allant en Champagne, y donna ses ordres que Rosne ne se crut pas obligé de suivre. Étant l'un et l'autre à Reims, les disputes s'échauffèrent tellement, qu'en pleine place publique le duc de Guise, poussé à bout de son insolence, lui passa son épée à travers du corps et le tua roide. C'est ce même de Rosne qui avait épousé la fille unique et héritière de Jacques d'Anglure, seigneur d'Estoges, en qui cette branche d'Estoges finit, et qui était frère aîné [de] René d'Anglure, seigneur de Givry en Argonne, qui a fait la branche de Givry. Pour revenir au prétendu maréchal de Rosne, il eut un fils que son grand-père maternel substitua aux nom et armes d'Anglure; mais ces faux Anglure n'ont point prospéré et sont demeurés obscurs. Le comte de Bourlemont, ami de mon père, frère des archevêques de Toulouse et de Bordeaux, et père de la femme de Chamarande, était fils puîné de Nicolas d'Anglure, quatrième descendant d'autre Nicolas d'Anglure, chef de la branche de Bourlemont et d'Is, du Châtelet, lequel était puîné de Simon d'Anglure, vicomte d'Estoges, mort en 1499. En voilà assez pour revendiquer cette vérité.

En même temps mourut l'abbé de Vauban, uniquement connu pour avoir été frère du célèbre maréchal de Vauban.

La maréchale de Boufflers, qui n'avait pas grand'chose à donner à sa seconde fille, conclut son manège avec le fils unique du duc de Popoli, duquel il a été parlé plus d'une fois. Excepté d'aller en Espagne, le nom, les établissements, les biens, tout était à souhait. Une place de dame du palais de la reine d'Espagne attendait la nouvelle mariée en arrivant. Popoli, toujours épineux, ne voulut pas que le prince de Pettorano vînt jusqu'à Pâris, parce que les fils aînés des grands ont en Espagne des distinctions qui sont inconnues en France. Il s'arrêta donc à Blois, et y attendit six semaines la maréchale de Boufflers, qui y mena sa fille. Le mariage s'y fit, et les deux époux partirent deux jours après pour Madrid. Si Dieu me donne le temps d'écrire mon ambassade en Espagne, j'aurai lieu de dire quel fut le triste succès de ce mariage.

Il s'en fit un autre en même temps, qui ne réussit pas mieux, mais qui ne fit le malheur de personne. La faveur du duc de Noailles, et beaucoup plus la place et l'autorité entière qu'il avait dans les finances, tentèrent le duc d'Albret de finir par une alliance les longs et fâcheux démêlés des deux maisons. Le comte d'Évreux, qui en sentit l'importance pour un rang et un échange aussi peu solide que le leur, n'oublia rien pour y réussir. L'affaire fut même si avancée, qu'ils la crurent faite, et que des deux côtés elle fut donnée comme telle. Néanmoins elle se rompit par tout ce que le duc d'Albret ne cessa de prétendre, dont son frère le blâma au point que, pour ne pas irriter le crédit du duc de Noailles, il demeura toujours de ses amis. Le duc d'Elboeuf, qui n'avait pas les mêmes raisons, mais qui fut toute sa vie fort avide, avait envie de marier le prince Charles qu'il regardait comme son fils, et qui, avec ses grands établissements en survivance, n'avait point de bien. Il crut trouver dans ce mariage une alliance convenable et tous les avantages d'une affaire purement d'argent pour le prince Charles, et pour soi-même le moyen de puiser dans les finances.

Le duc de Noailles, piqué de la rupture du duc d'Albret, se trouva flatté de trouver sur-le-champ un prince véritable, au lieu du faux qui lui manquait avec des établissements extérieurs encore plus éblouissants qui le firent passer pardessus l'inconvénient des biens, immenses chez les Bouillon, nuls dans le prince Charles. Ainsi le mariage également désiré fut bientôt arrêté, moyennant huit cent mille livres, et ce que l'on ne disait pas, et la patte du duc d'Elboeuf largement graissée. Les deux familles obtinrent pour le prince Charles un million de brevet de retenue sur la charge de grand écuyer, publiquement volée à mon père, et qui ne leur avait jamais rien coûté, comme on l'a vu au commencement de ces Mémoires. Jamais on n'avait ouï parler d'un pareil brevet de retenue, qui assurait à toujours la charge dans la famille; parce que personne ne pouvait être en état de le payer. Le cardinal de Noailles les maria dans sa chapelle, et donna un grand dîner à l'archevêché, et le soir il y eut une fête à l'hôtel de Noailles, où sur le minuit M. le duc d'Orléans alla donner la chemise au prince Charles, qui voulut continuer d'être nommé ainsi, et sa femme la comtesse d'Armagnac, comme on appelait la femme de M. Le Grand. Celle-ci n'avait pas encore treize ans; ainsi le mari ne fut au lit avec elle qu'un moment pour la cérémonie, et chacun demeura chez soi jusqu'à un temps fixé, qu'elle alla chez son mari, où elle ne demeura pas longtemps. Tant que le duc de Noailles eut les finances, tout alla à merveilles; vers leur déclin, les rats le sentirent, et se hâtèrent de dénicher. Une très légère imprudence de Mme d'Armagnac causa un éclat qui dure encore. Elle entra aux filles de Sainte-Marie du faubourg Saint-Germain, où une soeur de son père était religieuse, et où elle vécut plusieurs années très régulièrement. Elle y reçut toute la maison de Lorraine, hommes et femmes, qui prirent son Parti contre son mari, Mme d'Armagnac même, qui en demeurèrent brouillés avec lui, et des compliments de M. [le duc] et de Mme la duchesse de Lorraine. Il n'y eut que le duc d'Elboeuf qui ne vit plus aucun Noailles, et qui ne les épargna pas. Le prince Charles ne salua même plus son beau-père, et ils en sont demeurés là. Au bout de quelques années, Mme d'Armagnac alla demeurer à l'hôtel de Noailles. Elle aborda la haute dévotion, et à là fil a pris une maison à elle fort éloignée de toutes celles de ses parents. La dévotion n'y nuit point à l'intrigue si naturelle aux Noailles. Mais il n'y a jamais en moyen d'obtenir du prince Charles qu'elle mît les pieds à la cour.

M. le comte de Charolais, étant à Chantilly, fit semblant le 30 avril d'aller courre le sanglier dans la forêt d'Halatre, suivi de Billy tout seul, qui était un gentilhomme de M. le Duc, qui avait beaucoup de sens et de mérite, et ils ne revinrent plus. M. le Duc, qui était à Chantilly, revint à Paris le lendemain essayer de persuader M. le duc d'Orléans et le monde qu'il n'avait aucune part à cette équipée, dont il n'avait pas su un mot. Mme la Duchesse tint le même langage. Deux jours après, ils reçurent tous des lettres datées de Mons de M. de Charolais et de Billy, remplies [de demandes], de pardons de son départ sans leur permission, et d'excuses de Billy sur les serments du secret que M. de Charolais lui avait fait faire avant que de lui, déclarer de quoi il s'agissait. Il ajoutait que ce prince prendrait incognito, sous le nom de comte de Dammartin, la route de Munich, où il attendrait leurs ordres et leurs secours. Personne ne fut un moment la dupe de cette partie de main, dont la maison de Condé ne tira pas le fruit qu'elle s'en était promis. Mme la Princesse et la duchesse d'Hanovre, mère de l'impératrice, étaient soeurs. Mme la Duchesse et M. le Duc espérèrent intimider M. le duc d'Orléans par ce voyage à Vienne et en Hongrie, et par cet air de fuite et de secret n'avoir point à répondre de ce qui s'y passerait. L'artifice était trop grossier pour laisser imaginer à qui que ce fût qu'un prince du sang de dix-sept ans fût parti de Chantilly pour la Hongrie sans l'aveu d'une mère et d'un frère aîné tels que Mme la Duchesse et M. le Duc. Le seul accompagnement de Billy, connu pour avoir leur confiance, aurait levé le voile. M. le duc d'Orléans ne prit aucune inquiétude de cette disparate, qui en effet n'en pouvait donner la plus légère. Il se contenta de n'y prendre aucune part, et ne fut pas fâché de plus de se trouver par là hors d'atteinte des attaques de bourse pour fournir aux frais. M. de Charolais fut magnifiquement reçu à Munich par l'électeur de Bavière, qui avait continuellement vécu avec Mme la Duchesse dans tous ses voyages à Paris et à la cour. Il fit présent à ce prince de beaucoup de chevaux tant pour sa personne que pour ses gens. Mais à Vienne, il ne put voir ni l'empereur ni l'impératrice. M. le Duc en fut extrêmement piqué et s'en prit vainement à Bonneval, qu'il crut l'avoir empêché. On ne comprit point quelle en fut la difficulté, puisque le prince de Dombes, arrivé auparavant, les avait vus. Quelque différence réelle qu'il y eût entre eux deux, il n'y en avait alors aucune pour le rang et pour tout l'extérieur. Le prince de Dombes avait bien sûrement sa leçon très distincte, et M. du Maine était trop attentif à la qualité de prince du sang, dont il jouissait alors en plein, et qu'il avait conquise pour soi et pour ses enfants, pour en avoir commis la moindre chose sur un si grand théâtre. Apparemment que M. le comte de Charolais en voulut plus qu'on n'avait donné à M. de Dombes; cependant l'incognito couvrait tout. Il est vrai que MM. les princes de Conti n'avaient point vu l'empereur Léopold à leur voyage de Hongrie, ni en allant ni revenant, qui ne voulut pas leur donner le fauteuil comme aux électeurs; mais il est vrai aussi qu'ils passèrent à Vienne à visage découvert.

On a vu, on son temps, tout ce que l'abbé de La Rochefoucauld eut à essuyer de sa famille, à la fin du règne du feu roi; et depuis, qui le voulait forcer, lorsqu'il fut devenu l'aîné, à céder tous ses droits d'aînesse à son frère, ou à quitter tous ses riches bénéfices, sans lui en donner de dédommagement. Enfin, ils le résolurent à s'en aller en Hongrie avec une dispense du pape de porter l'épée trois ans en gardant ses bénéfices. Le prince Eugène, le chevalier de Lorraine, le marquis de Forbin lieutenant général et capitaine des mousquetaires gris, et bien d'autres, ont toujours servi avec des abbayes sans dispenses, et ont porté l'épée et gardé leurs bénéfices jusqu'à la mort, sans être chevaliers de Malte ni de Saint-Lazare; mais le scrupule convenait aux desseins de M. et Mme de La Rochefoucauld. Il n'a pas paru que Dieu y ait répandu sa bénédiction; mais en attendant, ils furent tous bien soulagés. L'abbé de La Rochefoucauld partit mal volontiers peu de jours après M. de Charolais; il arriva à Bude, où, avant d'avoir joint l'armée impériale, il fut pris de la petite vérole, et en mourut.

On a vu à la mort du roi le succès de la noire et profonde scélératesse du duc de Noailles à mon égard; par une calomnie et une perfidie qui a, je crois, peu d'exemples, et combien elle seconda le projet du duc et de Mme la duchesse du Maine, résolue à bien tenir les épouvantables paroles qu'elle avait dites à Sceaux aux ducs de La Force et d'Aumont. On les a vues, t. XI, p. 421, et à propos de quoi elles furent dites; mais il est nécessaire ici de les répéter. Les voici: « Qu'elle voulait bien leur dire, pour qu'ils ne prétendissent pas en douter, que quand on avait une fois acquis l'habilité de succéder à la couronne, il fallait plutôt que se la laisser arracher, mettre le feu au milieu et aux quatre coins du royaume. » Ces furieuses paroles furent les dernières de cette belle conférence qui fut unique. Ce fut dans la vue d'une si monstrueuse exécution, si besoin en était, qu'ils continuèrent plus que jamais d'échauffer tout ce qu'ils purent contre les ducs; premièrement pour effrayer et se maintenir dans leurs usurpations contre eux, en empêchant par ce bruit, tout jugement dans la suite; secondement pour, sous prétexte de l'objet des ducs, s'attacher et se former un parti, dont ils pussent faire à leur gré toutes sortes d'autres usages, à quoi ils ne cessèrent de travailler tant que le roi vécut, surtout sur la fin.

Une image d'ordre et de distinction s'était soutenue jusqu'à la mort du roi, au milieu de toutes les entreprises et de toute décadence. Après lui, le peu de dignité de M. le duc d'Orléans jusque pour lui-même, sa légèreté, sa facilité, sa politique si favorite, divide et impera, confondirent tout à son avènement à la régence. Plus de cour, un roi enfant, ni reine ni dauphine, et deux uniques veuves de fils de France: Madame, toujours enfermée, sa toilette et son dîner fort déserts; Mme la duchesse de Berry renfermée ou en parties, voulant et ne voulant point de cour, et se trouvant fort abandonnée, imagina d'en réchauffer une, en permettant aux dames d'y venir en robes de chambre; établit des tables, de jeu, et on retint plusieurs à souper tous les soirs. Cela éclipsa les tabourets, parce que, y ayant cette heure commode de la voir, on ne tint plus compte d'aller à sa toilette, ni guère plus d'aller aux audiences qu'elle donnait aux ambassadeurs, ni à celles de Madame, laquelle on avait négligée assez de tout temps. Dès les dernières années du roi, les princes et les princesses du sang, dont le temps n'a voit pu diminuer le dépit du rang de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, qu'en dernier lieu la prétention pour ses filles avait encore aigri, s'étaient établis sur de petites chaises à des de paille, plus mobiles, disaient-elles, et plus légères et commodes pour travailler et pour jouer. Par ce moyen, plus de distinction de sièges, et ils ne prenaient et ne donnaient des fauteuils à qui ils en devaient, que lorsqu'ils ne pouvaient s'en dispenser en des visites de cérémonie, comme de mort, de mariage, etc. Les gens de qualité, accoutumés ainsi à ne trouver plus de différence d'avec les gens titrés, commencèrent bientôt à ne plus donner puis offrir leurs places, en quoi les gens titrés leur avaient montré un fort sot exemple depuis plus longtemps, qu'ils avaient cessé entre eux le même usage presque tous. Je l'avais trouvé établi en entrant dans le monde; il ne cessa peu à peu que longtemps depuis. Moi et quelques autres ducs et duchesses l'avions toujours conservé; la maison de Lorraine l'avait continué par aînesse, et ses singes de Rohan et de Bouillon n'y manquaient pas non plus chacune entre elles. Mais toutes trois eurent à cet égard la même nouvelle conduite à essuyer que les ducs et les duchesses.

Rien ne pouvait être plus agréable à M. et à Mme du Maine. La division était leur salut. Ils l'avaient procurée et mise au comble entre les ducs et le parlement, ils n'oublièrent rien pour la porter aussi loin qu'elle put aller entre les ducs et tous ceux qui ne l'étaient pas, en même temps pour profiter de l'une et de l'autre à lier, unir et amalgamer ensemble le parlement, et tout ce qu'ils pouvaient animer de gens contre les ducs. Ils y parvinrent bientôt, et dès que leurs mesures là-dessus eurent réussi, ils commencèrent à former et à organiser leur parti sans y paraître à découvert.

Ce mélange de gens de qualité de moindre, et des plus petits compagnons, ne blessa point ceux de la plus grande naissance, et pour faire nombre tout leur fut bon. Quelques gens d'esprit de la première qualité passèrent là-dessus pour parvenir à grossir assez, pour, après le prétexte des ducs, venir à des choses plus importantes, à ventiler le gouvernement et parvenir à ce que se proposent ceux qui s'élèvent contre le roi ou le régent ou le premier ministre, comme on a vu dans tous les troubles domestiques et les guerres civiles de tous les âges de la monarchie. Le grand nombre de ces gens de toutes qualités étaient menés par le nez, comme il arrive toujours, par le chef ou les chefs, et le petit nombre de leurs confidents, qui détachent des émissaires, et qui tournent les esprits, sous divers prétextes, à faire tout ce qui leur convient, et ce qui ne convient qu'à eux; et qui se rient et se moquent de ce grand nombre d'instruments dont ils font la même sorte de cas qu'un artisan et un ouvrier font de leurs outils, dont tout le travail n'est utile qu'à eux, et est inutile aux outils mêmes, qui, après avoir bien servi leurs maîtres, deviennent usés, ébréchés, cassés, et ne sont plus de nul usage, ni ramassés par personne. Tel fut ce groupe qui, depuis les Châtillon, les Rieux, etc., jusqu'aux Bonnetot et autres fils de secrétaires du roi ou de fermiers, osèrent se produire comme un corps sous l'auguste nom du second des trois États du royaume, de leur unique autorité. Ce fut donc ce monstre sans titre légitime, ni même l'ombre illégitime, sans convocation, sans élection, sans pouvoir, ni instruction ni commission, [qui] se donna sous le nom de la noblesse, dont les trois quarts auraient eu grande peine à prouver la leur. Je n'en nomme aucun, parce que je ne prétends pas entrer en des généalogies, qui n'ont d'autre fruit que de désoler ceux qui ne peuvent montrer de vérité, et si j'ai nommé ce Bonnetot, c'est par le contraste d'avoir pour sa richesse épousé une fille de M. de Châtillon, et [avoir été] admis par lui, et en sa considération, par tous les autres, à être indistinctement regardé comme M. de Châtillon même, et à son exemple, tous les gens de peu ou de rien qui s'empressèrent d'y entrer, pour se faire un titre dans les suites d'avoir été de ces assemblées de la noblesse qui commencèrent à se tenir tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre.

Mais dans ces assemblées où sans savoir pourquoi on rugissait contre les ducs d'impulsion du duc et de la duchesse du Maine, l'embarras fut longtemps d'un objet particulier. Ils éclataient en plaintes qu'ils faisaient retentir partout avec une sorte de tumulte tantôt que les ducs prétendaient faire un corps à part de la noblesse, tantôt que la noblesse ne voulait plus que les ducs fissent corps avec elle. On débitait des choses qui ne se pouvaient appeler que de véritables pauvretés, sans nombre, sans vérité, sans la moindre apparence, sans aucune sorte d'existence, de tentatives des ducs, les unes ridicules, les autres parfaitement inutiles ou indifférentes, quand même elles auraient existé, telles qu'on aurait honte de les rapporter et de les réfuter. Elles tombaient aussi d'elles-mêmes à mesure qu'elles étaient alléguées, mais pour faire place à d'autres aussi faussement et misérablement inventées, et qui ne vivaient pas plus longtemps. La fécondité en substituait d'autres pour entretenir l'effervescence et le bruit, qui ne duraient pas plus longtemps, mais auxquelles on en faisait succéder d'autres, qui n'avaient pas plus de fondement ni un meilleur sort. Quand des ducs ou gens de qualité, et de différentes qualités, car il s'en fallait bien que tous se fussent laissé ensorceler, demandaient à des parents et à des amis de cette noblesse (car pour s'entendre, il les faut bien désigner par le nom qu'ifs avaient usurpé), quand, dis-je, on leur demandait de quoi ils se plaignaient, ce qu'ils voulaient, et que par amitié, ou pour ne pas montrer qu'ils ne le savaient pas eux-mêmes, ils voulaient répondre, ils balbutiaient et ne savaient qu'articuler. Quand on leur démontrait combien on se jouait d'eux par toutes les puérilités sans vérité et sans vraisemblance dont on les abusait, ils demeuraient muets et honteux. Quand on leur faisait sentir que les ducs ne pouvaient pas n'être point du corps de la noblesse, et qu'il [était] absurde de les accuser de n'en vouloir pas être, et impossible de les en exclure, parce que, n'y ayant que trois ordres dans l'État, il fallait bien qu'ils fussent de l'un des trois par leur naissance et leur dignité française, et qu'ils ne pouvaient pas être du premier ni du troisième, quelques-uns semblaient se rendre; mais la plupart, ne sachant que répondre à ce dilemme, se mettaient en fureur. En un mot, ils ne savaient que dire, ils y suppléaient par crier et parler à tort et à travers.

L'affaire n'était pas assez mûre ni assez préparée pour aller plus loin. On y travaillait sans relâche, on cabalait les provinces pour en attirer des députations en y soufflant le même feu; et, pour l'entretenir et l'augmenter à Paris, on prépara un mémoire contre le rang et les honneurs des ducs et des duchesses. Ce n'était pas que les moteur de cette requête en imaginassent aucun succès, mais il fallait tenir cette noblesse ensemble et en mouvement, se l'attacher de plus en plus, l'encourager à des tentatives hardies, la piquer par lui faire recevoir des refus, et pour cela lui donner de la pâture par des prétentions absurdes qui flattassent leur vanité. Quand ce mémoire fut prêt, et qu'il fut question de le présenter, les directeurs jugèrent à propos de se servir de ce qui était sous leur main pour augmenter le nom et le nombre. Le grand prieur était intéressé pour ses propres entreprises de n'en pas voir tomber les fondements, et les princes du sang pressaient le régent sans relâche de leur tenir parole et de les juger; le premier président, le plus envenimé de tous contre les ducs par les perfidies qu'il leur avait faites dans l'affaire du bonnet, publiquement déshonoré, par l'amas de scélératesses qu'il y avait commises, et que les ducs avaient exposées fidèlement au plus grand jour, esclave d'ailleurs de M. et de Mme du Maine, disposait de son misérable frère non moins déshonoré que lui, mais par d'autres endroits, que M. du Maine avait par le feu roi fait ambassadeur de Malte ainsi joints dans cette affaire avec le grand prieur, ils soulevèrent tout ce qui était à Paris de l'ordre de Malte qui se joignit à cette noblesse, et ils convoquèrent tout ce qui en portait la croix pour accompagner la présentation du mémoire. Le régent qui en fut averti, sentit l'inconvénient de cet attroupement, et manda l'ambassadeur de Malte la veille de la présentation du mémoire, auquel il dit qu'il défendait toutes assemblées des chevaliers de Malte, à moins que ce ne fût uniquement pour les affaires de leur ordre.

Le samedi 18 avril, MM. de Châtillon, chevalier de l'ordre, de Rieux, de Laval, de Pons, de Baufremont et de Clermont vinrent au Palais-Royal, et entrèrent ensemble pour présenter leur mémoire au régent qui ne voulut pas [le] recevoir, leur dit deux mots de mécontentement fort secs, leur tourna le dos, et entra dans une pièce de derrière. M. de Châtillon avait fait sa fortune par sa figure chez Monsieur, dont peu à peu il devint premier gentilhomme de la chambre; il le fut après de M. son fils, qu'il suivit en Italie. À la figure près, qui était singulièrement belle, et à la valeur; il n'y avait rien, et quoique cette figure l'eût mis longtemps dans un certain grand monde, il n'y avait été souffert que par ses qualités corporelles, et il y avait longtemps qu'il menait une vie fort obscure. M. de Rieux avait beaucoup d'esprit, fort avare, fort méchant, fort glorieux, fort pensant en dessous, fort obscur, qui n'avait jamais vu ni guerre, ni cour, ni monde. Les intendants, les impôts, le pouvoir absolu lui déplaisait infiniment par gloire et par avarice, et il aurait voulu donner le ton au gouvernement, ou se faire donner et compter avec lui sans se donner la peine de paraître. Il n'était pas assez simple pour compter gagner rien sur les ducs; il ne regardait cette entreprise que comme le chausse-pied d'autres plus solides et plus importantes, mais par cela même des plus vifs pour animer le gros à poursuivre le fantôme qui les ameutait. M. de Laval, fils du frère de la duchesse de Roquelaure, était sur le même moule que M. de Rieux, mais il avait vu la cour et le monde plus que lui, et avait servi avec assez de distinction. Il avait tâché de tirer un grand parti d'une blessure qu'il avait reçue à la mâchoire, et, pour le distinguer des autres Laval, on l'appelait la Mentonnière, parce qu'il en conserva une, toute sa vie, de taffetas noir, qui d'ailleurs ne l'incommodait en rien, mais qu'il crut qui affichait son mérite militaire. Cette mentonnière ne lui ayant pas valu ce qu'il avait espéré, il quitta le service avec hauteur; et retomba dans l'obscurité tant que le roi vécut, et ne songea qu'à s'enrichir. Il y parvint en épousant la soeur de Turménies, veuve de Bayez, qui était fort riche, et tous deux fort appliqués le devinrent de plus en plus par quantité d'intrigues et d'affaires d'argent. Celui-là devint le bras droit de Mme du Maine, le confident de tous ses ressorts et le plus ardent de toute cette noblesse. On verra dans la suite que ses vues étaient pernicieusement vastes, et qu'il ne put se rendre capable de ce prélude, que par un chemin à des révolutions d'État après lesquelles il soupirait sans cesse. M. de Pons était encore de même genre.

Comme MM. de Châtillon et de Laval et presque comme M. de Rieux, il était né pauvre, mais si pauvre qu'il n'avait rien; il était parent de M. de La Rochefoucauld le père, qui logeait chez lui un cadet de cette maison, qui portait le nom de La Case, et qu'il avait défrayé longtemps, jusqu'à ce que, devenu par le temps et les grades lieutenant des gardes du corps, il les quitta avec un cordon rouge et le gouvernement de Cognac, mais logé toute sa vie, et monté aux chasses par M. de La Rochefoucauld. La Case lui parla du triste état de l'aîné d'une maison si ancienne et si distinguée, et M. de La Rochefoucauld, qui était fort noble et très bienfaisant, le fit venir de Saintonge, le mit avec ses petits-fils, et on fit comme de l'un d'eux. Tout contribua à le faire entrer agréablement dans le monde avec un tel appui, un grand nom, un des plus beaux visages et des plus agréables qu'on pût voir dans la fleur de quatorze ou quinze ans, beaucoup d'esprit, d'art et de tour, qui surprennent infiniment à cet âge, et à cette arrivée de province, enfin la compassion d'un abandon si total de fortune avec tant de talents naturels. Il fut ainsi à la cour plusieurs années avant la mort du roi, qui, à la prière de M. de La Rochefoucauld, lui donna enfin pour rien un guidon de gendarmerie. Le fils aîné du maréchal de Tallard avait épousé en 1704 la fille unique de Verdun, aîné de sa maison et cousin-germain de son père, pour terminer de grands procès. Il mourut sans enfants des blessures qu'il reçut à la bataille d'Hochstedt. Sa veuve était également laide et riche. M. de Pons, qui n'avait rien, se mit en tête de l'épouser. Il y parvint par ses charmes en 1710. Il quitta la cour, MM. de La Rochefoucauld, dont il compta n'avoir plus besoin, et le service, et montra plus de talent à faire valoir des procès que pour la guerre; il désola le maréchal de Tallard, et il montra souvent aux procureurs les plus lestes qu'il en savait plus qu'eux. Mme de Montmorency-Fosseux s'étant bientôt lassée d'être dame d'honneur de Mme la Duchesse (Conti), M. le Duc et Mme sa mère se piquèrent de ne pas déchoir, et mirent Mme de Pons en sa place. Rien de si avare, de si glorieux, de si pointilleux, et si la naissance permettait de le dire, de si audacieux que M. de Pons avec un air de politesse et un débit sentencieux de maximes, et que Mme de Pons avec l'aigreur et l'emportement d'une femme qui connaissait peu le monde et les mesures. Leur règne fut donc assez court à l'hôtel de Condé, d'où ils sortirent brouillés avec tout ce qui y allait, et plus encore avec les maîtres. De ce moment on ne les a plus vus dans le monde, uniquement appliqués à s'enrichir de plus en plus, et M. de Pons raccroché par Mme du Maine à former son parti, avec le même but et le même feu que M. de Laval; mais comme ayant bien plus d'esprit et d'instruction, car il s'était orné l'esprit de lecture, il garda plus de ménagements pour sa propre sûreté, et en servant Mme du Maine avec autant et plus même d'art que lui, et qu'aucun de ceux qui étaient dans la bouteille, il eut celui de se préserver des accidents personnels.

M. de Baufremont, avec bien de l'esprit et beaucoup de bien et de désordre, était un fort sérieux, très sottement glorieux, qui se piquait de tout dire et de tout faire, et qui avait épousé une Courtenay plus folle que lui encore en ce genre. Les conducteurs en savaient trop pour s'en servir autrement que d'un pion avancé. Il n'en voulait qu'aux ducs, et disait tout haut que, ne pouvant pas le devenir; il les voulait détruire. En cela il faisait plus de justice à son mérite qu'à sa naissance. M. de Clermont était un bellâtre tout à fait dépourvu de sens et d'esprit, qui, débarqué du Mans par le coche, car il n'avait rien, se targuait de son nom et de sa figure avec quoi il prétendait faire fortune. Il épousa la seconde fille de M. et de Mme d'O; c'était la faim et la soif ensemble. Mais il espéra tout du crédit de cette alliance par laquelle il vécut à la cour, et y attrapa des emplois à la guerre. D'O bien plus au duc du Maine et à Mme du Maine qu'au comte de Toulouse, mais à qui la prudence ne permettait pas de se montrer, paya de ce gendre que sa gloire et sa sottise enrôlèrent contre les ducs sans rien apercevoir au delà, et qu'on se garda bien aussi de lui découvrir. Il se crut un homme principal de se voir en si belle compagnie, où il aboya des mieux en écho. Tels furent les chiens de confiance de cette meute, auxquels on étaient sourdement joints d'autres, qui ne paraissaient pas à découvert, tant du petit nombre du conseil à divers degrés de confiance du secret, que de pions.

Cette levée de boucliers ne fit pas grand'peur aux ducs; ils virent le mémoire par quelques amis, car on se garda bien de le laisser courir, et ils le méprisèrent jusqu'à n'y pas faire la moindre réponse. Quand on demandait à ces messieurs en quel pays civilisé des quatre parties du monde il n'y avait point de grands avec des rangs distinctifs de quiconque ne l'était pas, quand on leur demandait la date de leur commencement partout sous quelque nom qu'ils fussent connus dans tous les âges, quand on leur proposait d'expliquer ce que deviendrait en les abolissant l'ambition et l'émulation, le service de l'État, le pouvoir des rois et l'utilité des grandes récompenses, quand on les pressait sur la possibilité des préférences par naissance parmi la noblesse sans dignités et sans distinctions marquées, quand on les poussait sur ce qui était le plus fâcheux à supporter, d'un rang distinctif par dignité que tout homme de qualité pouvait posséder, dont il était capable, et qui n'était presque composé que de gens de qualité comme eux, et qui n'étaient que tels avant que cette dignité leur eût été donnée, ou d'un rang distinctif par naissance hors la maison régnante, qui s'étend à toute une maison mâles et femelles à l'infini, et qui dit tacitement sans cesse à tous les gens de qualité, mais très clairement et très palpablement, qu'ils sont et ont ce que les gens de qualité ne peuvent jamais être par la disproportion de naissance qui est entre eux; à ces courtes et pressantes considérations nulle réponse, les uns muets et honteux, les autres furieux balbutiant de rage, et ne disant pas quatre mots suivis. Quand on les poussait sur la comparaison de leurs pères ou prédécesseurs, ou qu'on leur donnait la cause d'un changement du blanc au noir si contradictoire, car ceux-ci ne disaient mot sur le rang de princes étrangers, on apprenait à la plupart ce qu'ils ignoraient, qui en ouvraient la bouche et de grands yeux, et en demeuraient stupéfaits, et les autres ne savaient où se mettre. Ce contraste mérite bien place ici pour ne le pas laisser périr dans l'oubli, et au moins en rafraîchir la mémoire.

CHAPITRE XIV. §

Différence diamétrale du but des assemblées de plusieurs seigneurs et gentilshommes en 1649, de celles de cette année. — Copie du traité original d'union et association de plusieurs de la noblesse en 1649, et des signatures. — Éclaircissement sur les signatures. — Requête des pairs au roi à même fin que l'association de plusieurs de la noblesse en 1649. — Comparaison de la noblesse de 1649 avec celle de 1717. — Succès et fin des assemblées de 1649. — Ma conduite avec le régent sur l'affaire des princes du sang et des bâtards, et sur les mouvements de la prétendue noblesse. — Les bâtards ne prétendent reconnaître d'autres juges que le roi majeur ou les états généraux du royaume, et s'attirent par là un jugement préparatoire. — Excès de la prétendue noblesse trompée par confiance en ses appuis. — Conduite et parfaite tranquillité des ducs. — Arrêt du conseil de régence portant défense à tous nobles de s'assembler, etc., sous peine de désobéissance. — Ma conduite dans ce conseil suivie par les ducs, puis par les princes du sang et bâtards. — Succès de l'arrêt. — Gouvernement de Saint-Malo à Coetquen, et six mille livres de pension à Laval. — Mensonge impudent de ce dernier prouvé, et qui lui demeure utile, quoique sans nulle parenté avec la maison royale. — Maison de Laval-Montfort très différente des Laval-Montmorency, expliquée. — Autre imposture du même M. de Laval sur la préséance sur le chancelier. — Premier exemple de mariage de fille de qualité avec un secrétaire d'État.

On ne répétera pas ce qui se trouve répandu en plusieurs endroits de ces Mémoires à mesure que l'occasion naturelle s'est présentée d'expliquer comment le rang de prince étranger s'est formé à l'appui de la Ligue, puis [a été] accordé par degrés à d'autres maisons que les souveraines; on se contentera de rapporter ici le traité d'union de ceux qui, comme cette noblesse dont on parle, en prirent de même le nom sans aveu ni mission, mais pour chose réelle et non imaginaire, et chose si radicalement contraire aux lois et usages de ce royaume, à ce qui est établi dans tous les États, et qui offense si personnellement tout le second ordre du royaume en général et en particulier. Ces assemblées de noblesse, et ce traité entre elle, se firent à Paris en 1649 après le rang accordé à MM. de Bouillon, et le tabouret à la princesse de Guéméné qui enfanta depuis par longs degrés le même rang, et deux autres tabourets à la marquise de Senecey et à la comtesse de Fleix mère et fille, toutes deux veuves, et toutes deux dames d'honneur, l'une en titre et l'autre en survivance, de la reine mère pour les intérêts de laquelle elles avaient été longtemps exilées à Randan en Auvergne, et Mme de Brassac mise dame d'honneur en la place de Mme de Senecey qui fut rappelée à la mort de Louis XIII, Mme de Brassac renvoyée, et Mme de Senecey rétablie avec sa fille en survivance. On verra dans ce traité ce que la noblesse d'alors pensait si différemment de celle d'aujourd'hui; mais elle était encore instruite dans ces temps-là, connaissait son intérêt et ne se laissait pas mener par le nez à ce qui y est le plus directement contraire. J'ai eu entre les mains l'original signé de ce traité, et j'en donne ici la copie que j'en ai faite. Il est étonnant en quelles mains tombent par la suite des temps les pièces originales souvent les plus curieuses et les plus importantes, et les titres les plus précieux; il n'est pas rare d'en trouver chez des beurrières, et entre de pareilles mains. La pièce dont il s'agit, qui n'est pas de cet ordre, mais qui a sa curiosité, était tombée entre celles d'un vieux médecin de Chartres, qui était excellent médecin, encore plus philosophe, savant en belles-lettres, curieux et très instruit de l'histoire, qui, content de peu, n'avait jamais voulu quitter sa patrie, ni chercher à paraître et à s'enrichir à Paris. Il s'appelait Bouvard; il avait infiniment d'esprit et une mémoire prodigieuse. Le malheureux état de mon fils aîné me fit appeler ce médecin à la Ferté sur le témoignage de M. de Chartres (Mérinville) et d'autres encore. Il demeura quelque temps avec nous à plusieurs reprises, et je trouvai fort à m'amuser, et même à m'instruire dans sa conversation qui d'ailleurs avait encore l'agrément de la gaieté. Nous tombâmes sur des matières qui l'engagèrent à me parler de ce traité de la noblesse. Il me dit qu'il l'avait original, et, en effet, il me l'apporta quand il revint. Je le copiai avec les signatures dans le même ordre que je les y trouvai, et, j'eus toutes les peines du monde à le lui faire reprendre. Il voulait absolument me le donner; il me le rapporta même une seconde fois dans le même dessein, mais je ne crus pas devoir profiter de son honnêteté et priver un curieux savant et un fort honnête homme d'une pièce originale. La voici :

TRAITÉ D'UNION ET ASSOCIATION FAITE PAR LES SEIGNEURS DE LA PLUS HAUTE NOBLESSE DU ROYAUME, TENUE À PARIS EN L'ANNÉE 1649.

Nous, soussignés, pour obvier aux divisions et désordres qui pourraient naître de la marque d'honneur extraordinaire qu'on témoigne vouloir accorder à quelques gentilshommes et maisons particulières au préjudice de toute la noblesse de ce royaume et notamment de plusieurs des plus signalés de cet ordre, lequel, pour être le vrai et plus ferme appui de cette monarchie, doit être par tous moyens conservé dans une parfaite union sans qu'on laisse établir aucune différence de maisons, avons déclaré par cet écrit, juré et promis unanimement sur notre foi et honneur, qu'après avoir fait nos très humbles remontrances à Sa Majesté, à Son Altesse royale et à Mgrs les princes du sang, et au cas qu'elles ne soient suivies de l'effet que nous espérons de leur justice, nous tâcherons par toutes sortes de voies et de ressentiments justes, honnêtes et généreux, et qui n'iront point contre le service du roi et de la reine, que semblables distinctions n'aient lieu, consentant que celui de nous qui s'éloignera de la présente union soit réputé homme sans foi et sans honneur, et ne soit point tenu pour gentilhomme parmi nous. Seront suppliés de notre part tous les gentilshommes du royaume absents de s'unir avec nous par députés, pour maintenir l'intérêt général de toute la noblesse, et joindre leurs très humbles supplications aux, nôtres. Le présent écrit a été signé sans distinction ni différences de rang et de maisons, afin que personne n'y puisse trouver à redire. De plus, nous promettons que si quelqu'un des soussignés et intéressés est troublé et attaqué en quelque sorte que ce soit dans la suite de cette affaire, nous prendrons ses intérêts comme communs, et tous en général et en particulier, sans nous en pouvoir séparer par aucune considération; et sera déclaré infâme et sans honneur celui qui en userait autrement. En expliquant ce dernier article, s'il arrive sur le sujet de l'affaire dont il s'agit, et pour lequel nous sommes assemblés, qu'aucun de ceux qui se seront unis, soit par mauvais offices ou autrement, tombe dans le malheur d'être attaqué en sa personne, sa liberté et ses biens, tous les autres s'obligent sous peine d'une honte publique et perte de leur réputation, de faire toutes les choses nécessaires pour le tirer de l'état auquel il se serait mis pour l'intérêt de leur cause commune, jusqu'à périr. Plutôt qu'il restât opprimé.

S'engagent non seulement, sous les mêmes conditions de leur honneur, de s'opposer dans l'occasion présente pour empêcher que nul obtienne les privilèges des princes qui n'aura pas cet avantage par sa naissance, mais promettent de former pour l'avenir les mêmes oppositions, afin qu'aucun, de quelque qualité et sous quelque prétexte que ce puisse être, n'étant pas né prince, ne parvienne à une semblable prérogative, qui serait une distinction injurieuse à la noblesse, principalement entre personnes dont les conditions ont toujours été égales, et de qui les prédécesseurs ont tenu le même rang et vécu sans se déférer les uns aux autres, ni dans la cour ni dans les provinces.

Promettent et s'engagent sur leurs mêmes paroles et sur leur honneur de ne point se retirer de la foi qu'ils se sont donnée les uns aux autres, de n'alléguer aucunes excuses, prétextes ni raisons qui les puissent directement ni indirectement séparer de l'association générale et particulière que porte cet écrit qu'ils ont signé pour le maintenir inviolablement dans tous les articles qu'il contient, et courir tous la même fortune.

Promettent pareillement de ne se point désister de la poursuite qu'ils ont entreprise, qu'ils n'aient reçu la satisfaction qu'ils doivent légitimement espérer de la bonté et de la justice de Leurs Majestés ou que le parlement n'y ait apporté les règlements nécessaires suivant les lois, les exemples et les constitutions du royaume, ne s'excluant point de se pourvoir où ils jugeront bon être, et par les moyens que l'assemblée trouvera justes et raisonnables.

Et pour expliquer nettement l'intention de tous, les intéressés en cette affaire sont demeuré d'accord de former leur opposition conformément à ce que porte cet écrit sur ce qui a été concédé et prétendu de cette nature, depuis l'année 1643. Saint-Symon Vermandois, Halluyes-Schomberg, L'Hospital, le commandeur de Rochechouart, d'Aumont de Chappes, Vassé, Orval, Leuville, Frontenac, Saujon de Campet, Vardes, Brancas, Montrésor, Clermont-Tonnerre, comte de Vence, Charles-Léon de Fiesque, Louis de Mornay-Villarceaux, Sévigné, Montesson, Argenteuil, Boubet, Mallet, Moreuil-Caumesnil, Mauléon, de Clermont-Monglat, Congis, Canaples, H. de Béthune, Roussillon, Savignac, Fr. Gard, le chevalier de Caderousse, Montmorency, Sigoyer, Leiden, Rouville, Bourdonné, Humières, d'Aydie, Beauxoncles, Ligny,, Cormes-Spinchal, Houdancourt, Villeroy, L'Hospital-Sainte-Mesmes, Longueval, Hautefort, Gasnières, Chasteauvieux, de Vienne, Montrésor, d'Auteuil, de Crevant, G. Rouxel de Médavy, Maugiron, du Hamel, d'Alemonis, le chevalier de La Vieuville, de L'Hospital, Bar, de Lanion, Nantouillet, Froullay, Laigue, Gouffier, Maulevrier, Matha, Saint-Germain, du Perron, Montiniac d'Hautefort, le comte de La Chapelle, le comte de Saint-Georges, Thiboust de Boyvy, de Castres, Fr. de Montmorency, de Beringhen, Bruslart, Guenes, du Houvray, Damigny de Meindrac, Lostellemans, Cl. Mohunt, du Monteil, Cl. Dendre de La Massardière, de Guervon de Dreux, Felleton-Lamechan, Roger de Longueval, Trésiguidy, Arcy, La Bourlie de Guiscard, de Grailly, Carnavalet, Saint-Abre, du Mont, Saint-Hilaire, Pascheray, le chevalier de Carnavalet, Jos, chevalier d'Ornano, J. de Lambert, le vicomte de Melun, Beaumont, de Lessins, Valernod, Termes, d'Amboise-Aubijoux, Lussan, Savignac de Gondrin, La Baulme de Vallon, de Voisins-Dusseau, d'Estourmel, Cressay, Le Plessis d'Andigny, Chouppes, de Torson-Fors, Chaisenisse, Villiers, Verderonne, Crissé, de La Roque, La Rousselière, Guitaud, Pradel, Lurmont, Bussy-Rabutin, La Salle, Grammont de Vacher, le chevalier de Grammont, d'O, Grenan, Maseroles, de Besançon, de Rémond, Le Plessis-Besançon, Boyer, Montégu, le chevalier de Roquelaure, Barthélemy Quelen du Broutay, Chollet, chevalier Dailly, Saint-Remy, Annery, de Boyer, de Cominges de Guitaud, Thomas de Saint-André, de Melville, Guadagne, La Guerche, Saint-Georges, Pirraud, de Harlay-Chanvallon, de Monthas, Sabran, Droüe, Fontaine-Martel, Cussant de Veronil, Fr. de Rousselet de Châteaurenault, Henescors, Fontenailles, Saint-Étienne, Achy, Mayac, Morainvillier.

De ces cent soixante-sept noms, il y en a peu de grands, plusieurs moindres, force petits, assez d'inconnus, beaucoup pour faire nombre; quelques-uns de surprenants; et presque aucun qui joigne à la grandeur ou même à la bonté du nom, la distinction personnelle. Cela ne peut être autrement, quand on veut du nombre, et qu'il n'y a point de barrière pour s'arrêter. Les deux premières signatures demandent explication. Mon oncle, frère aîné de mon père, signait toujours Saint-Symon, et par un y, mon père par un i, et n'a jamais signé nulle part que le duc de Saint-Simon, depuis qu'il l'a été. Cette première signature est constamment de mon oncle, peu endurant sur les faux princes, encore moins par son alliance, qui de plus le liait à la maison de Condé, avec qui il était fort bien, et laquelle cherchait à embarrasser la cour. La seconde paraît d'une autre main, et n'est pas en ligne, mais au-dessous de la dernière. Je ne connais personne de ma maison qui ait jamais signé Vermandois seul ou joint au nom de Saint-Simon, et cela me ferait croire que cette signature serait du héraut d'armes Vermandois au lieu de notaire. Il faut remarquer que la plupart de ces signatures sont très difficiles à déchiffrer. J'en ai laissé une en blanc qui paraît Villeroy. La même se retrouve trois signatures après. Il n'y en pouvait avoir deux, car il n'y a pas eu deux branches. M. d'Alincourt, qui de plus n'a jamais porté le nom de la terre de Villeroy, était mort en 1634; il était fils unique du secrétaire d'État, et il n'a eu que quatre fils le premier maréchal de Villeroy, un comte de Bury, mort sans enfants en 1628, l'archevêque de Lyon et l'évêque de Chartres, ecclésiastiques dès leur première jeunesse, et un chevalier de Malte, mort devant Turin, en 1629. Le premier maréchal de Villeroy fut, en mars 1646, gouverneur de la personne du feu roi, en octobre même année maréchal de France, duc à brevet en 1651. Il est difficile de croire qu'un gouverneur du roi entièrement dévoué à la reine mère et au cardinal Mazarin, ait signé une pièce aussi contraire à leurs volontés; il ne l'est pas moins de penser qu'ils la lui avaient fait signer pour avoir un homme à eux de ce poids parmi cette noblesse pour déconcerter ses projets et ses démarches et en être instruits à temps. Premièrement le gouverneur du roi, surtout en ces temps de trouble, ne quittait point le roi, ou si peu que sa présence aurait été trop rare parmi cette noblesse pour en faire l'usage qui vient d'être dit; secondement cette noblesse, qui n'ignorait ni l'attachement ni les allures du maréchal de Villeroy, ne se serait pas fiée à lui. Son fils aîné était mort jeune dès 1645, et le second maréchal de Villeroy, resté unique, était né en avril 1644. Il y a donc sûrement erreur dans ce nom. Celui de Schomberg est aisé à expliquer. Ce ne peut être le duc d'Halluyn qui était aussi le maréchal de Schomberg, fils d'autre maréchal de Schomberg, mort en 1632 à Bordeaux. Ce duc d'Halluyn-Schomberg prit Tortose d'assaut en juillet 1648; il était vice-roi de Catalogne, et y demeura longtemps depuis de suite. La pierre le contraignit enfin au retour, dont il mourut à Paris en juin 1656. Il n'avait ni frère ni enfants. Ce ne peut donc être que le comte de Schomberg, Allemand comme les précédents, mais sans aucune parenté entre eux, qui lors de cette affaire de la noblesse commençait à s'avancer, et qui pouvait déjà être capitaine-lieutenant des gens d'armes écossais, le même qui après la paix des Pyrénées alla en Portugal commander contre les Espagnols, qui fut maréchal de France en 1675, qui étant huguenot se retira en Brandebourg, après la révocation de l'édit de Nantes, puis en Hollande où il entra dans toute la confidence du prince d'Orange pour l'affaire d'Angleterre, y passa avec lui, puis avec lui encore en Irlande, où il fut tué à la bataille de la Boyne, que le prince d'Orange gagna complète contre le roi, son beau-père.

Il se trouve plusieurs signatures L'Hospital; elles ne peuvent être d'aucun des deux frères tous deux maréchaux de France. L'aîné des deux mourut en 1641, l'autre était, lors de ces assemblées, gouverneur de Paris et ministre d'État. Il est donc sans apparence qu'avec ces qualités qui marquaient l'entière confiance en lui de la reine et du cardinal Mazarin en ces temps de troubles, où même il pensa être assommé à l'hôtel de ville, cette signature puisse être de lui. Il ne laissa point d'enfants. Ce ne peut-être aussi le fils aîné du maréchal son frère, qui fut duc à brevet de Vitry en juin 1650, et qui s'appelait auparavant, et lors de ces assemblées, le marquis de Vitry, et qui aurait signé Vitry, quand ce n'aurait été que pour éviter la confusion des autres signatures L'Hospital dont il y avait lors deux autres branches. C'est, pour le dire en passant, ce même duc de Vitry, employé jeune en diverses ambassades, qui fut fait conseiller d'État d'épée, et qui comme duc à brevet, et non vérifié, ne laissa pas de précéder le doyen des conseillers d'État au conseil, et d'y être salué du chapeau par le chancelier en prenant son avis. Sur les autres signatures, il y a peu de choses à remarquer. On y voit seulement que la reine et le cardinal Mazarin d'une part, Monsieur et M. le Prince d'autre, qui étaient liés on ce temps-là, avaient eu soin de fourrer dans cette assemblée des personnes entièrement à eux, et quelques noms encore d'entre les importants de la Fronde. Il s'y trouve entre ces derniers deux signatures Montrésor. Il n'y avait alors qu'un Bourdeille, qui portât ce nom, qui fut un des plus avant dans la direction de la Fronde avec le coadjuteur et la duchesse de Chevreuse, et qui est mort très vieux à l'hôtel de Guise, chez Mlle de Guise, qui l'avait épousé secrètement. Ainsi il y a faute nécessairement on l'une de ces deux signatures.

Mon père signa aussi avec plusieurs autres ducs et pairs, sans autres, une requête au roi tendante à empêcher ces concessions dont j'ai la copie que je ne donne pas, parce qu'il ne s'agit pas ici de dissertation sur les rangs, mais simplement des événements de mon temps, à propos desquels j'ai cru devoir faire mention de ces mouvements de 1649, et de cette association ou traité qui demande quelques réflexions avant que d'achever de raconter en deux mots ce qu'elle devint et quel en fut le succès.

Ces messieurs de 1649 ne se proposent point d'attaquer ce qui est établi, non seulement de tous les temps et en tous les pays du monde comme en France, mais ce qui l'est depuis plusieurs règnes, et qui, bien ou mal fondé, l'est sur la naissance à laquelle le nom de prince est affecté, c'est-à-dire des personnes issues, de mâle en mâle, d'un véritable souverain, et dont le chef de la maison l'est actuellement, et reconnu pour tel dans toute l'Europe. On ne voit nulle part, dans l'association que ces messieurs approuvent, rien de ce qui a été toléré, puis accordé aux véritables princes étrangers. L'écrit se contente de passer à côté et ne va qu'au but qui l'a fait faire, qui est de s'opposer à des concessions de rangs et d'honneurs à des seigneurs et à des maisons jusqu'alors semblables d'origine à eux, qui n'ont jamais rien eu ni prétendu de différence, et auxquelles aussi nulle autre n'a déféré nulle part distinction humiliante et outrageante que l'écrit sait expliquer dans toute sa force, mais avec dignité. Il allègue donc les plus pressantes et les plus invincibles raisons, les plus solides et les plus évidentes, qu'a la noblesse à s'y opposer. Rien n'est plus éloigné de battre l'air, et de ne savoir que répondre sur le but qu'on se propose. Cet écrit est respectueux pour le roi et pour toute la maison régnante, plein de protestation de fidélité, qui est toujours la première exception pour n'y manquer jamais. Il n'est pas moins rempli d'égards et de ménagements sur les personnes qu'il attaque. Pas un mot, pas une expression qui les puisse le plus légèrement blesser, et la discrétion y est portée jusqu'à éviter avec soin d'y nommer aucun nom. En même temps, il s'exprime avec une dignité infinie, et sans s'échapper, il se contente d'employer les armes naturelles de la noblesse, l'honneur et la réputation, et s'il descend jusqu'à montrer un recours au parlement, il faut se souvenir que cette compagnie s'était alors rendue le fléau et le fouet du cardinal Mazarin, qui en mourait de peur. Du reste, parmi ces messieurs point d'aboiement, point de rumeur populaire, rien d'indécent, tout mesuré avec sagesse et dignité, comme personnes qui se sentent, qui se respectent, et qui sont incapables de rien d'approchant du tumulte populaire ni des mouvements des halles. Enfin, pour dernière différence parfaite, toute contradictoire de ces messieurs de 1649 d'avec ceux de 1717, c'est qu'ils n'usurpent point un faux titre, et ne donnent point droit sur eux de demander qui ils sont et par quelle autorité ils agissent. Ils ne prétendent point être la noblesse, mais seulement être de ce corps. Ils ne se donnent ni pour le second ordre de l'État, ni pour représenter ce second ordre; ils se reconnaissent des membres et des particuliers de ce second ordre, qui, pour un intérêt commun, effectif, palpable, pressant, s'associent. On ne peut donc leur demander, comme à ceux de 1717, qui ils sont, ce qu'ils veulent, par quelle autorité ils agissent. On voit clairement quels ils sont, et ils ne se donnent pas pour autres. On sent pleinement ce qu'ils veulent, et ce qu'ils ont raison de vouloir. Enfin l'autorité qui les fait agir n'est ni fausse ni chimérique. C'est le plus évident et le plus commun intérêt qui, sans mission et sans autorité de personne, donne droit d'agir, de se défendre, de demander à quiconque en a raison et nécessité effective, et qui le font, entièrement dégagés des misérables inconvénients de la foule aveugle et du tourbillon. Quelle disparité de 1649 à 1717! elle va jusqu'au prodige.

Néanmoins on ne saurait nier qu'avec tant de contraste il ne s'y trouve quelques conformités. Le mélange des noms inévitable, comme on l'a dit, quand on a besoin de nombre, et qu'il n'y a point de barrière, et le but secret du très petit nombre de conducteurs. En 1649, M. le Prince voulait embarrasser le cardinal Mazarin pour le rendre souple à ses volontés; il avait entraîné la faiblesse de Monsieur par ceux qui le gouvernaient, à ne pas s'opposer à ce dessein, qui n'allait alors à rien de criminel. C'est ce qui donna lieu à ces assemblées, et ce qui les fit durer. Mais, dès que la peur qu'en eut le cardinal Mazarin l'eut humilié au gré de M. le Prince, il ne voulut pas aller plus loin, dont Monsieur fut fort aise. Ils agirent donc en conséquence par ceux qu'ils avaient dans leur dépendance en ces assemblées, mais ils ne voulurent pas tromper l'association dans son but. Toutes les histoires et les mémoires de ces temps-là racontent comment elle fut rompue. Tous ceux qui en étaient furent mandés et conduits honorablement chez le roi, où ils furent reçus avec beaucoup de distinction et d'accueil, la reine mère, Monsieur, M. le Prince, le conseil, toute la cour présente. Monsieur les présenta; la reine leur témoigna satisfaction de les voir, et opinion de leur fidélité. Un secrétaire d'État leur lut tout haut la révocation du rang et des honneurs accordés à MM. de Bouillon, et des tabourets de la princesse de Guéméné, et de Mmes de Senecey et de Fleix, et la montra aux principaux et à qui la voulut voir, pour que leurs yeux les assurassent qu'il ne manquait rien à la forme de l'expédition. La reine ensuite leur dit gracieusement que puisqu'ils obtenaient ce qu'ils demandaient, il n'y avait plus de lieu à association ni à assemblées, que le roi déclarait l'association finie, et défendait les assemblées à l'avenir. La reine ensuite leur fit des honnêtetés et le Mazarin des bassesses, et chacun se retira. Telle fut la fin de cette affaire, bien différente aussi de celle de 1717. Cette révocation subsista tant que les troubles firent craindre, après quoi elle tomba. La reine remit MM. de Bouillon et les tabourets supprimés. On a vu ailleurs comment celui de la princesse de Guéméné enfanta par différents degrés les mêmes avantages à MM. de Rohan que MM. de Bouillon avaient obtenus, et que celui de Mmes de Senecey et de Fleix les fit enfin duchesses, et en même temps M. de Foix, leur fils et petit-fils, duc et pair . Après cette digression nécessaire, revenons en 1717.

Je me tenais avec M. le duc d'Orléans sur ces mouvements de la prétendue noblesse et sur l'affaire des bâtards, qui lui était si connexe dans la même conduite que je gardais avec lui sur le parlement; je m'étais contenté de lui démontrer les intimes rapports de ces deux affaires et leurs communs ressorts; quel était son plus puissant intérêt sur la dernière, et qu'à l'égard de l'autre il éprouverait bientôt que le prétexte frivole des ducs ne durerait que jusqu'à ce que le parti de M. et de Mme du Maine fût assez bien formé et fortifié pour aller à lui directement et à son gouvernement. Après cette remontrance, je laissais aller le cours des choses, persuadé que ce que je lui dirais ne ferait qu'augmenter ses soupçons que je ne lui parlais que par intérêt et par passion, et que le duc de Noailles, Effiat, Besons, Canillac et d'autres qui l'obsédaient rendraient inutiles les plus évidentes raisons. À la fin pourtant il s'aperçut qu'il avait laissé aller trop loin ces deux affaires, et du danger qui le menaçait. Malgré mon silence avec lui là-dessus, il ne put s'empêcher de m'en dire quelque chose. Je répondis avec un air d'indifférence que je lui avais dit ce que je pensais là-dessus, que je n'avais rien à y ajouter, que c'était à lui à juger de ce qu'il lui convenait de faire, et je changeai aussitôt de discours. Il me parut qu'il le sentit, et il ne m'en dit pas davantage. Cependant les princes du sang ne cessaient de le presser de juger leur différend avec les bâtards, et à la fin il dit à M. le Duc qu'il les jugerait incessamment; mais qu'il voulait prendre avis de beaucoup de personnes, dont il choisirait plusieurs dans les différents conseils. Cela fut su, et la duchesse du Maine alla se plaindre au régent qu'il voulait faire juger cette affaire par des gens qui ne savaient point assez les lois du royaume.

On ne peut qu'admirer que des doubles adultérins osent invoquer des lois pour se maintenir dans une disposition sans exemple, faite directement contre toutes les lois divines et humaines, contre l'honneur des familles, contre le repos et la sûreté de la maison régnante, et de toute société. Cette remontrance ne réussit pas, encore moins la résolution prise par M. et Mme du Maine de ne reconnaître d'autres juges que le roi majeur, ou les états généraux du royaume; ils avaient bien leurs raisons pour cela. L'éloignement de la majorité donnait du temps à leurs complots; et, avec ce parti qui se formait et s'organisait de jour en jour, ils espéraient tout d'une assemblée qu'ils comptaient bien parvenir à faire ressembler à celle que la mort du duc et du cardinal de Guise déconcerta et dissipa. Mais M. du Maine n'était en rien un Guise, sinon par l'excès de l'ambition. M. le duc d'Orléans, poussé par les princes du sang, sentit enfin quelle atteinte donnerait à son autorité de régent la résolution du duc du Maine, si elle était soufferte, et quel exemple ce serait s'il différait ce jugement. M. et Mme du Maine, qui, par d'Effiat et par d'autres, savaient jour par jour ce que M. le duc d'Orléans pensait sur leur affaire, comptèrent tellement sur son irrésolution, sa facilité, sa faiblesse, qu'ils ne doutèrent pas de hasarder une résolution si hardie, et qui comme leur affaire même était si opposée à toute règle et à toute loi. Ils s'y méprirent, et ce fut ce qui précipita leur jugement. Deux jours après la visite de Mme la duchesse du Maine au Palais-Royal, il fut rendu un arrêt au conseil de régence, où aucuns princes du sang, bâtards ni ducs ne furent présents, qui ordonna aux princes du sang et aux bâtards de remettre entre les mains des gens du roi les mémoires respectifs faits et à faire sur leur affaire, et Armenonville, secrétaire d'État, fut chargé de le leur aller communiquer: c'était bien s'engager à juger incessamment et le leur déclarer d'une manière juridique.

Ces deux affaires marchaient ensemble, avec l'embarras pour le régent du czar dans Paris. Cette prétendue noblesse faisait plus de bruit que jamais avant sa députation. Elle comptait sur toute la protection du régent qui la laissait dire et faire, et qui souffrait que M. de Châtillon et beaucoup d'autres du Palais-Royal fussent à découvert ou secrètement d'avec eux. Ils étaient poussés et soutenus par d'Effiat et Canillac; et le duc de Noailles qui y avait à la mort du roi donné le premier branle, se voulait faire élever par eux sur les pavais. Avec de tels appuis auprès du régent, le parlement en croupe, M. et Mme du Maine à leur tête, elle leur tourna entièrement jusque-là qu'il y eut de leurs femmes qui se vantèrent qu'elles allaient prendre des housses et des dais; mais il est vrai qu'aucune n'osa le faire. Les ducs les laissaient s'exhaler et tirer leurs estocades en l'air sans rien dire ni faire, et sans inquiétude, parce que de tels glapissements n'en pouvaient donner. Ce fut dans ce tourbillon d'emportement et de confiance que les huit seigneurs dont on a parlé allèrent au Palais-Royal présenter leur mémoire, et qu'ils le rapportèrent de la façon que je l'ai raconté. Le régent avait enfin ouvert les yeux, et les ouvrit à plusieurs de ces messieurs par une réception qu'ils en avaient si peu attendue. Le trouble se mit parmi eux; la division, les reproches; plusieurs se plaignirent qu'on les avait trompés, et dirent au régent, et à qui voulut l'entendre, qu'ils ne s'étaient engagés que sur les assurances qui leur avaient été données que tout se faisait du consentement et même pan les ordres secrets du régent. Un grand nombre se détacha, lui fit des excuses; beaucoup témoignèrent leur regret aux ducs de leur connaissance. Mais si les sages prirent ce parti, ils ne furent pas le plus grand nombre. Les conducteurs et le très peu de partisans du vrai secret redoublèrent d'efforts et d'artifice pour retenir et rallier leur monde, et pour l'irriter du mauvais succès de leur députation. Les huit députés surtout s'y signalèrent, mais ils n'eurent plus le verbe si haut. Ils firent parler au régent, mais comme à la fin il avait vu clair, il ne les marchanda pas longtemps, avec toutefois ses adoucissements accoutumés dont nulle expérience ne le pouvait défaire, et qu'il ne put refuser à ceux qui l'obsédaient, et qui n'oubliaient rien pour lui faire peur; il en eut en effet, et c'est ce qui précipita la fin du bruit de ces belles prétentions.

Il fut rendu un arrêt l'après-dînée du samedi 14 mai, au conseil de régence, qui est en ces termes: « Sa Majesté, étant en son conseil de l'avis de M. le duc d'Orléans, régent, a fait très expresses inhibitions et défenses à tous les nobles de son royaume, de quelque naissance, rang et dignité qu'ils soient, de signer la prétendue requête, à peine de désobéissance, jusqu'à ce qu'autrement en ait été ordonné par Sa Majesté, suivant les formes observées dans le royaume, sans néanmoins que le présent arrêt puisse nuire ni préjudicier aux droits, prérogatives et privilèges légitimes de la noblesse, auxquels Sa Majesté n'entend donner aucune atteinte, et qu'elle maintiendra toujours à l'exemple des rois ses prédécesseurs, suivant les règles de la justice. » Cet arrêt, tout emmiellé qu'il fût, sapait par le fondement le chimérique objet qui avait ramassé cette prétendue noblesse. La défense de signer la requête, qui était le mémoire porté au Palais-Royal, tourné en requête toute prête, la mention d'observer les formes du royaume, celle de l'exemple des rois prédécesseurs et des règles de la justice, proscrivait d'une part une assemblée informe, tumultueuse, sans nom qu'usurpé et faux, sans mission, sans autorité, sans pouvoirs, et maintenait ce qui était des formes et de tout temps, sous les rois prédécesseurs, tels que la dignité des ducs, dans toutes leurs distinctions, rangs et prérogatives; aussi fut-ce un coup de foudre sur cette prétendue noblesse. On parla de quelque autre affaire courte au commencement de ce conseil, après laquelle celle-ci fut mise sur le tapis par M. le duc d'Orléans. À l'instant, je regardai les ducs du conseil, puis me tournant au régent, je lui dis que, puisqu'il s'allait traiter de l'affaire de ces messieurs de la noblesse, je n'oubliais point que nous étions tous du second des trois ordres du royaume, et que je le priais de me permettre de n'être pas juge, et de sortir du conseil. Je me levai en même temps, et quoique moi ni les autres ducs n'y eussions été préparés en aucune sorte, regardant la table quand j'eus fait quelques pas, je vis tous les ducs du conseil qui me suivirent. Quittant ma place, le duc de Toulouse me dit tout bas: « Et nous, que ferons-nous? — Tout ce qu'il vous plaira, lui dis-je; pour nous autres ducs, je crois que nous nous devons de sortir. » Nous nous mîmes ensemble dans la pièce d'avant celle du conseil pour y rentrer après l'affaire. Presque aussitôt nous vîmes les princes du sang et les bâtards sortir. Cela fit un grand mouvement dans ces dehors, où il y avait quelques personnes de cette noblesse qui se tenaient éloignées dans des coins, qui avaient en apparemment quelque vent qu'il serait question d'eux au conseil. Les ducs sortis avec moi me remercièrent d'avoir pensé à ce à quoi ils ne songeaient pas, et de leur avoir donné un exemple qu'ils avaient suivi aussitôt, et dont, comme leur ancien à tous, j'étais plus en droit de faire. L'affaire dura assez, après quoi M. le duc d'Orléans sortit, sans en entamer d'autres, et nous sûmes aussitôt l'arrêt qui venait d'être rendu.

Dans tout le cours de ce long vacarme (car il ne se peut rendre que par ce nom), les ducs, avec raison fort tranquilles sur leur dignité, ne s'assemblèrent pas une seule fois, ni tous, ni quelques-uns, ne firent aucun écrit, et ne députèrent pas une seule fois au régent. Par même raison ils demeurèrent dans la même inaction sur cet arrêt, qui étourdit étrangement cette prétendue noblesse à qui le régent fit en même temps défendre de s'assembler désormais. Tout se débanda, la plupart en effet et commença à ouvrir les yeux, et à avouer sa folie presque tous en apparence. Ce fut à qui courrait au Palais-Royal s'excuser, où tous furent reçus honnêtement, mais sèchement, ce qui diminua encore le nombre, avec l'opinion que ces mouvements fussent du goût du régent, qui donna place à la crainte de lui déplaire, au désespoir de réussir, et au dépit d'avoir été trompés et menés par le nez. Mais les plus entêtés se laissèrent persuader par les confidents de l'intrigue, à qui il importait si fort de ne pas laisser démancher le parti, et qui n'oublièrent rien pour en arrêter la totale dissipation, où pourtant il ne se fit plus rien que dans les ténèbres.

M. de Noailles, pour le rassurer un peu, profita de la mort de Lannion, lieutenant général, pour faire donner le gouvernement de Saint-Malo qu'il avait à Coetquen, son beau-frère, son agent, et des plus avant parmi cette noblesse, dont les fauteurs qui obsédaient le régent lui persuadèrent dans la même vue d'en retirer M. de Laval par une pension de six mille livres, grâce bien forte à un homme qui avait quitté le service, et qui ne pouvait l'avoir méritée que par ses séditieuses clameurs. Aussi verrons-nous combien le régent y fut trompé.

Ce M. de Laval si totalement enrôlé par M. et Mme du Maine, et qui était avec M. de Rieux depuis longtemps dans le secret de leurs vues et de leurs complots, était un homme à qui il ne coûtait rien de tout prétendre et de tout hasarder. Dès la mort du roi, profitant de la débandade de la draperie, il avait demandé et obtenu du régent la permission de draper, à titre de parenté, sur ce que les Laval avaient eu une duchesse d'Anjou, reine de Naples et de Sicile, qu'il faisait extrêmement valoir. Il savait assez, et de plus il comptait assez sur l'ignorance publique, pour ne craindre pas d'être démenti. Cette effronterie en effet en avait besoin. Il est vrai que Jeanne de Laval, fille de Guy XIII, épousa en septembre 1454, le bon René, duc d'Anjou et comte de Provence, roi titulaire de Naples, Sicile, Jérusalem, Aragon, etc., qui mourut à Aix en Provence, en juillet 1474, et Jeanne de Laval, sa femme, mourut au château de Beaufort en 1498. Mais malheureusement pour cette grande alliance, il y a quelques remarques à faire, c'est premièrement qu'il n'y eut point d'enfant de ce mariage; ainsi nulle parenté entre ces princes et la maison de Jeanne de Laval.

Le bon roi René avait épousé en premières noces, en octobre 1420, Isabelle, héritière de Lorraine, d'où s'ourdirent les guerres entre lui et le comte de Vaudemont, qui se prétendit préférable comme mâle, qui prit et retint longues années René prisonnier, ce qui lui coûta les royaumes de Naples et de Sicile, qu'il ne put aller défendre contre les Aragonnais. Isabelle mourut à Angers en 1452, et laissa Jean d'Anjou, duc de Calabre et de Lorraine, qui fit la guerre en Italie et en Catalogne, et qui mourut en 1471 à Barcelone, avant le roi René son père, laissant de Marie, fille aînée du duc Jean Ier de Bourbon, Nicolas, successeur de ses États et prétentions, qui mourut à Nancy, sans alliance, en 1473, laissant héritier de ses États et prétentions, Charles IV son cousin germain, fils de Charles d'Anjou, comte du Maine, etc., frère puîné du roi René, lequel fit le même Charles son héritier, qui lui succéda, à qui il ne survécut pas six mois; car il mourut à Marseille le 11 décembre 1480, sans enfants de Jeanne de Lorraine, fille du comte de Vaudemont, morte en janvier précédent. Elle l'avait institué héritier de tous ses biens, et lui, institua le roi Louis XI héritier de tous les siens, États et prétentions. Marie d'Anjou, soeur de son père et du bon roi René, était mère du roi Louis XI. En ce prince finit la branche seconde d'Anjou-Sicile. On voit ainsi par toutes [sortes] d'endroits qu'il n'y avait aucune parenté avec nos rois Bourbons ni même Valois, à titre de mariage du bon roi René, duc d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, avec Jeanne de Laval-Montfort, de laquelle même il n'y a point eu d'enfants. Secondement, et voici où l'effronterie est plus étrange, c'est que M. de Laval, bien sûr de l'ignorance publique, n'a pas craint le mensonge le plus net en se jouant du nom et des armes de Laval, dont voici le fait et la preuve:

Matthieu II, seigneur de Montmorency, épousa en premières noces Gertrude de Nesle, duquel mariage descend toute la maison de Montmorency jusqu'à aujourd'hui. Le même Matthieu, connétable de France, épousa en secondes noces Emme de Laval, héritière de cette ancienne maison, dont les armes sont de gueules à un léopard passant d'or. Il n'en eut qu'un fils et une fille. Ce fils fut Guy de Montmorency qui, succédant aux grands biens de sa mère, quitta le nom de Montmorency, et prit pour soi et pour toute sa postérité le seul nom de Laval; mais il retint les armes de Montmorency, qu'il chargea pour brisures de cinq coquilles d'argent sur la croix. De lui est descendue toute la branche de Montmorency qui, depuis lui jusqu'à présent, n'a plus porté que le seul nom de Laval dans toutes ses branches, avec les armes de Montmorency brisées des cinq coquilles, qui font ce qu'on a appelé, depuis qu'elles ont été prises, les armes de Laval. Ce Guy de Montmorency, dernier fils du connétable Matthieu II, fils unique de sa seconde femme Emme, héritière de Laval-Vitré, etc., prit non seulement le nom de Laval en héritant de sa mère, mais le nom de baptême de Guy, que les pères de sa mère avaient affecté. Ainsi il s'appela Guy VII de Laval, et fit passer d'aîné en aîné cette même affectation du nom de Guy. Il eut cinq descendants d'aîné en aîné, qui tous se nommèrent Guy VIII, Guy IX, Guy X, Guy XI et Guy XII, seigneurs de Laval et de Vitré. Tous ceux-là, outre leurs cadets qui firent des branches dont il y en a qui subsistent aujourd'hui, étaient tous de la maison de Montmorency, mais ne portant tous, aînés et cadets, que le seul nom de Laval, avec les armes de Montmorency, brisées des cinq coquilles d'argent sur la croix. Guy XII était frère de Guy XI, qui n'eut point d'enfants, et fut ainsi la quatrième génération du dernier fils du connétable Matthieu II de Montmorency, et sa seconde femme Emme, héritière de l'ancienne maison de Laval.

Ce Guy XII n'ayant point d'enfants de Louise de Châteaubriant, morte en novembre 1383, il se remaria six mois après à la veuve du fameux connétable du Guesclin, qui était Laval comme lui, fille de J. de Laval seigneur de Châtillon en Vendelais, fils d'André de Laval, oncle du père de Guy XII. Il n'eut qu'un fils et une fille, Guy et Anne. Guy jouant à la paume tomba dans un puits découvert, et en mourut huit jours après, en mars 1403, tout jeune, et seulement fiancé à Catherine, fille de Pierre, comte d'Alençon. Guy XII n'espérant plus d'enfants, quoiqu'il ne soit mort qu'en 1412 et sa femme en 1433, choisit pour épouser Anne sa fille et son unique héritière Jean de Montfort, seigneur de Kergorlay, fils aîné de Raoul VIII, sire de Montfort en Bretagne, de Gaël, Loheac, et La Roche-Bernard, et de Jeanne, dame de Kergorlay. Cette maison de Montfort a été jusque-là assez peu connue. Le mariage se fit avec les conditions et toutes les sûretés nécessaires que J. de Montfort quitterait entièrement son nom, ses armes, etc., lui et toute sa postérité, pour ne plus porter que le nom seul de Laval et les armes seules de sa femme, qui étaient comme, on l'a vu, celles de Montmorency brisées de cinq coquilles sur la croix. Cela a été si religieusement exécuté que ces Montfort devenus Laval ont tous pris, quant aux aînés seulement, le nom de baptême de Guy; en sorte que J. de Montfort, mari de l'héritière Anne de Laval s'appela Guy XIII, seigneur de Laval, Vitré, etc. Leurs enfants furent Guy XIV, André, seigneur de Loheac, amiral et maréchal de France, et Louis seigneur de Châtillon, grand maître des eaux et forêts, qui eut de grands gouvernements. Lui et le maréchal son frère moururent sans enfants. Je laisse les soeurs. Guy XIV fit ériger Laval en comté par le roi Charles VIII, en juillet 1429, et mourut en 1486. D'Isabelle fille de Jean IV, duc de Bretagne, il eut Guy XV, J. seigneur de Laroche-Bernard, Pierre, archevêque-duc de Reims, cinq filles bien mariées dont Jeanne la seconde fut la seconde femme du roi René de Naples et de Sicile, duc d'Anjou, comte de Provence, dont elle n'eut point d'enfants, et qui a donné lieu à cette explication. De Françoise de Dinan, sa seconde femme, Guy XV eut trois fils dont l'aîné et le dernier n'eurent point d'enfants. Le second, François, seigneur de Châteaubriant, eut de la fille unique de Jean de Rieux, maréchal de Bretagne, deux fils dont le cadet n'eut point d'enfants. Jean l'aîné seigneur de Châteaubriant fut gouverneur de Bretagne après son cousin Guy XVI, comte de Laval. Il épousa Françoise, fille d'Odet de Grailly dit de Foix, vicomte de Lautrec, maréchal de France, soeur de la femme du comte Guy XVII de Laval, fils de son cousin germain, et qui toutes d'eux n'eurent point d'enfants. C'est de cette dame de Châteaubriant dont on a fait cette fable touchante. Elle mourut en 1537, et son mari en 1542. Se voyant très riche et sans enfants, il dissipa une partie de son bien et donna l'autre à ses amis. Il fit présent de Châteaubriant, Condé, Chanseaux, Derval, Vioreau, Nosay, Issé, Rougé et d'autres terres au connétable Anne de Montmorency, qui fut fort accusé de ne les avoir pas eues pour rien.

Revenons maintenant à Guy XV, comte de Laval-Montfort, etc., frère de la seconde femme du bon roi René, et d'une autre qui mourut jeune, fiancée au comte de Genève, frère du duc de Savoie. Louis XI lui fit épouser à Tours, en 1461, Catherine, fille de Jean II, comte d'Alençon, et Charles VIII le fit grand maître de France. Se voyant sans enfants, il fit le fils de Jean, seigneur de la Roche-Bernard, son frère de père et de mère, son héritier, parce que ce frère était mort longtemps devant lui. Ce frère avait eu de Jeanne Duperrier, comtesse de Quintin, un fils unique qui, héritant en 1500 de son oncle Guy XV, quitta son nom de baptême qui était Nicolas, et s'appela Guy XVI, comte de Laval-Montfort, etc. Il fut fait par François Ier gouverneur et amiral de Bretagne, et mourut en mai 1531. Il avait épousé: 1° Charlotte, fille de Frédéric d'Aragon, roi de Naples; 2° une soeur du connétable Anne de Montmorency; 3° Anne, fille de Jean de Daillon, seigneur et baron du Lude, sénéchal de Poitou; de la première, il eut trois fils qu'il perdit jeunes, sans alliances, dont un tué au combat de la Bicoque, et deux filles, Catherine, mariée en 1518 à Claude, sire de Rieux, comte d'Harcourt, etc., et Anne qui épousa François, seigneur de La Trémoille, vicomte de Thouars. La dame de Rieux, comtesse d'Harcourt, devint héritière de Laval-Vitré; etc. Elle n'eut que deux filles, Renée, qui épousa en 1540 Louis de Précigny, dit de Sainte-Maure, maison dont était le duc de Montausier. Elle mourut sans enfants. Cl., sa soeur et son héritière, épousa le célèbre François de Coligny, seigneur d'Andelot, colonel général de l'infanterie, frère du fameux amiral Gaspard, seigneur de Châtillon-sur-Loing. De ce mariage, vint Paul de Coligny qui, héritant de sa tante, se nomma Guy XVIII, comte de Laval, etc.; son fils, Guy XIX fut tué en Hongrie en 1605, à la fleur de son âge, sans postérité, par quoi ce grand héritage vint à celle de François de La Trémoille, et d'Anne de Laval-Montfort susdits. Or voici comment cet héritage tomba en ces héritières.

On vient de voir la postérité de Guy XVI et de Charlotte d'Aragon sa première femme; il n'en eut point de la Montmorency sa seconde femme; mais de la troisième, Anne de Daillon, il eut trois filles bien mariées, dont la dernière le fut à l'amiral de Coligny, ou de Châtillon dont on vient de parler, et un fils Guy XVII, comte de Laval, etc., mort en 1547, sans enfants de Charlotte, soeur de la dame de Châteaubriant dont il a été parlé ci-dessus. En lui finit cette maison de Montfort qui avait pris le nom et les armes de Laval en quittant les siennes, et qui laissa cette grande succession aux héritières dont on vient de parler. Il ne faut rien oublier: Jean de Montfort, qui épousa l'héritière de Montmorency-Laval, eut aussi deux filles. La cadette épousa Guy de Chauvigny, seigneur de Châteauroux, et l'aînée, en 1489, Louis de Bourbon, comte de Vendôme, dont le fils Jean II de Bourbon, comte de Vendôme, épousa l'héritière de Beauvau de qui sort toute la maison ou branche de Bourbon aujourd'hui régnante. On a vu qu'à la mort de Monseigneur, Voysin obtint du feu roi qu'il fût permis à M. de Châtillon, son gendre, longtemps depuis fait duc et pair, de draper à cause des alliances fréquentes et directes de la maison de Châtillon avec la maison royale, et que, sur cet exemple, Mme la princesse de Conti, qui s'honorait fort avec raison de l'alliance des La Vallière avec la maison de Beauvau, obtint pour M. de Beauvau la même permission sur ce que toute la famille régnante descend d'Isabelle de Beauvau, et qu'il n'y a plus personne de vivant de la maison de qui elle descend immédiatement. C'eût bien été le cas où par même raison MM. de Laval n'eussent pu être refusés de la même distinction, si une fille de leur maison eût été la mère de Jean II de Bourbon, comte de Vendôme, qui épousa cette héritière de Beauvau; mais ce n'était pas le temps de hasarder d'en faire accroire au feu roi et de prendre tout le monde pour dupe; mais à sa mort, lorsque M. le duc d'Orléans prostitua la draperie jusqu'au premier président, M. de Laval saisit la conjoncture, et donna les Laval-Montfort pour les Laval-Montmorency avec d'autant plus de facilité qu'on était lors occupé de trop de choses pour en éplucher la généalogie. C'était le même nom et les mêmes armes de Laval-Montmorency; les nom et armes des Montfort étaient éclipsés dès le mariage de Montfort avec l'héritière de Laval-Montmorency, et le dernier de Laval-Montfort avait éteint cette race dès 1547. M. de Laval ne balança donc pas depuis la mort du roi de revêtir sa branche de toutes les grandeurs qui avaient illustré les Laval-Montfort.

Depuis que l'héritière de la branche aînée de Laval-Montmorency était entrée dans les Montfort, et y avait porté ses grands biens avec son nom et ses armes, les branches cadettes de Laval-Montmorency étaient, pour ainsi dire, demeurées à sec jusqu'à nos jours; et en cent quarante-deux ans qu'a duré la maison de Montfort, depuis le mariage de l'héritière de Laval-Montmorency, c'est-à-dire depuis 1405 jusqu'en 1547, cette heureuse maison a presque atteint toutes les grandeurs de la maison Montmorency, en charges, emplois, distinctions, alliances et grandes terres, sans avoir presque rien eu de médiocre, même dans les cadets et dans les filles. Ce n'est pas qu'on puisse ignorer l'essentielle et foncière différence qui est entre ces deux maisons, dont l'une, peu connue auparavant, ne s'est élevée à ce point que par l'alliance et l'héritage de l'aînée de la dernière branche de l'autre; mais cette vérité n'empêche pas que ce que j'avance ici ne soit vrai de l'extrême illustration en tous genres de cette maison de Montfort depuis qu'elle est devenue. Laval jusqu'à son extinction, et de l'obscurcissement en tous genres aussi où est tombée la branche de Laval-Montmorency depuis le mariage de son héritière aînée dans la maison de Montfort jusqu'à aujourd'hui. On n'y trouve que des alliances communes, peu de fort bonnes, quantité de basses, peu de biens, point de terres étendues, point de charges, d'emplois; nulles distinctions, si on en excepte Gilles de Laval, seigneur de Raiz, etc., maréchal de France en 1437, pendu et brûlé juridiquement à Nantes, pour abominations, 25 décembre 1440, et Urbain de Laval, seigneur de Boisdauphin, etc., maréchal de France en 1599, dont le fils n'a point laissé d'enfants, et le maréchal de Raiz une fille unique, mariée au maréchal de Loheac-Laval-Montfort, morts tous deux sans enfants. On voit ainsi que rien n'est si essentiellement différent, ni plus étranger l'un à l'autre, quoique avec le même nom et les mêmes armes que ces deux maisons de Laval, l'une cadette de Montmorency, l'autre du nom de Montfort en Bretagne, qui quitta son nom et ses armes pour porter uniquement le nom de Laval et les armes de Montmorency brisées de cinq coquilles d'argent sur la croix, en épousant la riche et unique héritière de la branche aînée de Laval-Montmorency, et la facilité qu'a eue la hardiesse de M. de Laval de revêtir les branches de Laval-Montmorency des plumes d'autrui, et de s'attribuer toutes les grandeurs, alliances et distinctions des Laval-Montfort éteints depuis si longtemps. Il drapa donc à la mort du roi, et tous les Laval ont toujours depuis drapé sur ce fondement si évidemment démontré faux par ce qui vient d'en être mis au net.

Mais cette mensongère usurpation n'est pas la seule imposture dont le même M. de Laval ait voulu s'avantager, et que son audace ait alors persuadée à l'ignorance du monde, et à son incurie et à sa paresse d'examiner. Il publia que sa maison avait eu la préséance sur le chancelier de France, et sur sa périlleuse parole, on eut la bonté de n'en pas douter. La vérité est qu'il se contenta d'avancer cette fausseté ainsi en général, et qu'il se garda bien de s'enferrer dans aucune particularité d'occasion ou de date. Le célèbre André du Chêne, qui a donné une histoire fort étendue de la maison de Montmorency, où il n'oublie rien pour la relever; et qu'il dédia à M. le Prince, fils d'une fille du dernier connétable de cette maison, n'en dit pas un mot, et il n'est pas croyable que ses recherches lui eussent laissé ignorer un fait aussi singulier, ou qu'il eût voulu l'omettre. Ni les Laval-Montfort n'ont eu cette préséance dans toute la durée de leur grandeur; ni les cadets Laval-Montmorency de cette héritière de leur branche aînée, dont le mariage avec le Montfort lui apporta et à sa postérité tant de splendeur, et à ces mêmes cadets Laval-Montmorency un obscurcissement qui, de degré en degré, les a fait tomber dans un état où, même dans les temps les plus voisins du mariage de leur héritière aînée avec le Montfort, ils ne se sont jamais trouvés en situation de rien prétendre au delà de tous les gens de qualité ordinaire. Je n'allongerai point cette digression, déjà trop longue, d'une dissertation sur le rang, les prétentions et leurs divers degrés de l'office de chancelier. Je me contenterai de dire que je ne vois qu'un seul exemple de cette préséance dans la maison de Montmorency, non de Laval-Montmorency. Personne n'ignore la violence extrême faite par Henri II et par le connétable Anne de Montmorency au maréchal de Montmorency son fils aîné, pour lui faire épouser sa bâtarde légitimée, veuve d'Horace Farnèse, duc de Castro, sans enfants.

Le maréchal de Montmorency était amoureux de Mlle de Piennes, Jeanne d'Halluyn, soeur de Charles d'Halluyn, seigneur de Piennes, marquis de Maignelets, gendre de l'amiral Chabot, tous deux enfants d'une Gouffier, fille de l'amiral de Bonnivet, lequel Charles d'Halluyn, Henri III fit duc et pair en 1587. Le maréchal de Montmorency avait donné une promesse de mariage à Mlle de Piennes, qui, comme on voit, était de naissance très sortable à l'épouser. Le connétable, très absolu dans sa famille, voulait disposer de ses enfants, encore plus s'il se peut de cet aîné. Il attendait l'occasion de quelque grand mariage, et son fils celle de lui parler de celui qu'il voulait faire, et de l'y faire consentir. Dans l'intervalle, la duchesse de Castro perdit son mari, et Henri II, qui aimait fort sa fille, et auprès duquel le connétable était alors dans la plus grande faveur, lui demanda son fils aîné pour sa fille, et le connétable ébloui, non de l'alliance bâtarde légitimée, mais de la faveur et de la fortune qui en serait la longue dot, conclut à l'instant avec beaucoup de joie. Elle fut bien troublée quand il parla à son fils. L'histoire des regrets des deux amants et de leur résistance est touchante, et la violence qu'ils éprouvèrent ne fait pas honneur à ceux qui l'employèrent. Je n'ai pas dessein de la copier ici. Je dirai seulement qu'ils n'eurent de défense contre l'autorité royale et paternelle tout entière déployée contre eux, ni d'autres armes pour se défendre que leur conscience et leur honneur. Mlle de Piennes fut mise et resserrée dans un couvent, et le maréchal de Montmorency forcé d'aller à Rome solliciter en personne la dispense de sa promesse, qu'il y sollicita en homme qui ne la voulait pas obtenir. En même temps Henri II fit l'édit célèbre contre les mariages clandestins, avec clause rétroactive expressément mise pour l'affaire du maréchal de Montmorency, lequel fut la seule cause de l'édit. Finalement il fallut obéir. Il épousa la duchesse de Castro. Ce fut pour le consoler, et en considération de ce mariage qu'Henri II lui donna, dans son conseil, la préséance sur le chancelier, n'étant encore que maréchal de France, mais avec de grands emplois. On voit combien ce fait personnel et singulier est étranger à la branche de Montmorency-Laval, et combien M. de Laval fut prodigue de mensonges pour s'en avantager. J'ajouterai pour la simple curiosité que Mlle de Piennes fut longtemps dans la douleur et dans la solitude.

Bien des années après, les Guise, méditant la Ligue et ce qu'ils furent si près d'exécuter, s'attachèrent le marquis de Maignelets; ce furent eux qui le firent faire duc et pair dans la suite. Ils s'attachèrent tant qu'ils purent les ministres, et Mlle de Piennes se trouvant très difficile à marier après une aventure si éclatante, où son honneur pourtant n'était point intéressé, mais par la délicatesse de ces temps-là sur les mariages, les Guise, pour flatter les ministres, et qui avaient les Robertet tout à fait à eux, firent le mariage de Mlle de Piennes avec Florimond Robertet, seigneur d'Alluye, secrétaire d'État, et ministre alors important, qui avait le gouvernement d'Orléans. Mlle de Piennes, devenue Mme d'Alluye, belle encore et pleine d'esprit et d'intrigues, figura fort dans celles de la cour, et même de l'État, depuis ce mariage qui est le premier exemple d'un pareil avec un secrétaire d'État, qui après assez de lacune n'a que trop été imité.

CHAPITRE XV. §

Six conseillers d'État nommés commissaires, et l'un d'eux rapporteur de l'affaire des princes du sang et bâtards au conseil de régence, et temps court fixé aux deux partis pour lui remettre leurs papiers. — Extrême embarras du duc et de la duchesse du Maine. — Leurs mesures forcées. — Requête de trente-neuf personnes, se disant la noblesse, présentée par six d'entre eux au parlement pour faire renvoyer l'affaire des princes du sang et des bâtards aux états généraux du royaume. — Réflexion sur cette requête. — Le premier président avec les gens du roi portent la requête au régent et lui demandent ses ordres. — Digression sur la fausseté d'un endroit, entre autres, concernant cette affaire, des Mémoires manuscrits de Dangeau. — Courte dissertation sur les porteurs de la requête de la prétendue noblesse au parlement, et sur cette démarche. — Les six porteurs de la requête au parlement arrêtés par des exempts des gardes du corps, et conduits à la Bastille et à Vincennes. — Libelle très séditieux répandu sur les trois états. — Le régent travaille avec le rapporteur et avec les commissaires. — Formation d'un conseil extraordinaire de régence pour juger. — Lettre sur le dixième et la capitation de force gentilshommes de Bretagne au comte de Toulouse, pour tocsin de ce qui y suivit bientôt. — Députation du parlement au roi pour lui rendre compte de ce qui s'y était passé sur l'affaire des princes du sang et bâtards, et recevoir ses ordres. — Arrêt en forme d'édit rendu au conseil de régence, enregistré au parlement, qui prononce sur l'affaire des princes du sang et des bâtards; adouci par le régent, et aussitôt après adouci de son autorité contre la teneur de l'arrêt. — Rage de la duchesse du Maine. — Douleur de Mme la duchesse d'Orléans. — Scandale du monde. — Les six prisonniers très honorablement remis en liberté; leur hauteur. — Misère du régent. — Il ôte néanmoins la pension et le logement qu'il donnait à M. de Châtillon, qui va s'enterrer pour toujours en Poitou. — Conduite des ducs en ces mouvements, et la mienne particulière. — Motifs et mesures des bâtards et du duc de Noailles, peut-être les mêmes, peut-être différents, pour faire convoquer les états généraux. — Occasion de la pièce suivante, qui empêche la convocation des états généraux. — Raisons de l'insérer ici, et après coup.

Les gens du roi du parlement, à qui l'arrêt préparatoire du conseil de régence avait renvoyé les princes du sang et les bâtards pour leur remettre leurs mémoires et pièces respectives, ayant refusé de s'en charger, il fut résolu, au conseil de régence du dimanche 6 juin, d'en charger six commissaires. Les princes du sang et les bâtards sortirent du conseil lorsque M. le duc d'Orléans mit cette affaire sur le tapis. Je sortis incontinent après eux, et les autres ducs du conseil me suivirent. Je ne crus pas qu'il nous convînt d'être juges dans cette affaire, où nous devions désirer que justice fût faite aux princes du sang contre les bâtards, après avoir présenté au roi une requête pour la restitution de notre rang contre ces derniers. Les commissaires nommés furent six conseillers d'État : Pelletier de Sousy, Amelot, Nointel, Argenson, La Bourdonnaye et Saint-Contest, nommé rapporteur, à qui tous les mémoires et papiers respectifs durent être remis dans le 20 juin pour tout délai, pour être vus par les six commissaires, puis en leur présence, être rapportés au conseil de régence, où le régent se réserva d'appeler qui il jugerait à propos pour remplir les places des princes du sang, bâtards et ducs du conseil de régence, qui n'en devaient pas être juges.

M. et Mme du Maine, pressés de la sorte, se trouvèrent dans le dernier embarras. Leur déclaration de ne reconnaître pour juges que le roi majeur ou les états généraux avait mis M. le duc d'Orléans dans la nécessité de les juger, ou de perdre toute l'autorité de la régence. Ils avaient espéré de si bien étourdir sa faiblesse de cette hardiesse, et des manèges d'Effiat, de Besons et des autres gens à eux qui obsédaient le régent, qu'ils avaient compté l'arrêter tout court. Mais lorsque l'arrêt préparatoire intervenu si peu de jours après leur eut appris qu'ils s'étaient trompés, et que cette audace, qu'ils avaient cru leur salut, était une faute capitale qui précipiterait leur jugement, ils se trouvèrent dans une angoisse qui fut coup sur coup portée au comble par l'arrêt intervenu sur cette prétendue noblesse dont M. le duc d'Orléans avait refusé de recevoir le mémoire ou la requête, qu'il n'avait renvoyée à personne, qui était ainsi tombée dans l'eau; et par la défense de l'arrêt du conseil de régence à tous nobles de la signer, et celle de M. le duc d'Orléans à tous nobles de s'assembler, sous peine de désobéissance. La débandade qui avait suivi de cette prétendue noblesse, l'impossibilité de faire plus subsister à son égard le prétexte des ducs, et de continuer ainsi à l'ameuter et à la grossir; la nécessité de prendre promptement un parti devenait extrême; il ne leur restait que celui de se servir de l'aveuglement de ce qui était resté de cette noblesse fascinée, pour essayer, par un coup de désespoir, d'en faire peur au régent et aux princes du sang, en flattant le parlement et en les unissant ensemble. Il fallut pour cela sortir de derrière le rideau à l'ombre duquel ils s'étaient tenus cachés tant qu'avait pu durer le prétexte des ducs, et se montrer à découvert. Ils persuadèrent donc tumultuairement à ce reste de noblesse enivrée qu'il y allait de tout pour elle de souffrir que l'affaire entre eux et les princes du sang fût jugée par le régent et par un conseil qu'il choisirait sous le nom de conseil extraordinaire de régence, et la firent tumultuairement résoudre à la requête la plus folle et dont l'audace fut pareille à l'ineptie.

Trente-neuf personnes portant l'épée à titres fort différents, sans élection, sans députation, sans mission, sans autorité que d'eux-mêmes, soi-disant l'ordre de la noblesse, signèrent et présentèrent comme telle une requête au parlement pour demander que l'affaire d'entre les princes du sang et bâtards fût renvoyée aux états généraux du royaume, parce que, s'y agissant du droit d'habilité à la succession à la couronne, il n'y avait en cette matière de juges compétents que les états généraux du royaume, et entre ces trois états, le seul second ordre qui est celui de la noblesse. L'audace était sans exemple. C'étaient des gens ramassés, sans titre et sans pouvoir, qui usurpaient le respectable nom de la noblesse, qui, n'ayant point été convoquée par le roi, ne pouvait faire corps, s'assembler, députer, donner des instructions, ni autoriser personne; ainsi, dès là, très punissables. Usurpation pourquoi faite? Pour attenter à l'autorité du régent, et sans être, sans existence, sans consistance, lui arracher une cause si majeure pour s'en saisir eux-mêmes, sans autre droit que leur bon plaisir. L'ineptie n'était pas moindre. Dans leur folle prétention, ils étaient la noblesse en corps, par conséquent le second ordre de l'État; et ce second ordre de l'État, si auguste et si grand, se prostitue à cette bassesse sans exemple de présenter une requête à autre qu'au roi, de la présenter à un tribunal de justice qui, si relevé qu'il soit, n'est que membre, et non pas ordre de l'État, et non seulement membre d'un ordre, mais du troisième, qui est le tiers état, si disproportionné de l'ordre de la noblesse, et ce prétendu ordre de la noblesse, encore présente à ce simple tribunal de justice, membre du tiers état, une requête intitulée : À nos seigneurs de parlement, supplient, etc. Ce n'est pas la peine d'être si glorieux, si fous et si enivrés de sa naissance, et de l'état que l'orgueil et la vanité insensée lui veut attribuer, que de la mettre ainsi sous les pieds d'une compagnie de gens de loi, et d'invoquer son autorité pour user, par sa protection et son prétendu pouvoir, de celui qu'on prétend ne tenir que de sa naissance, en chose si capitale que la décision sur la succession à la couronne. Si jamais on voyait des états généraux assemblés, ces messieurs de la requête auraient bien à craindre le châtiment du second ordre des trois états du royaume, et qu'il ne voulût plus reconnaître pour siens, des nobles qui, en tant qu'il a été en eux, l'ont avili et dégradé jusqu'à les jeter dans la poussière aux pieds de nos seigneurs membres du tiers état. Ni l'audace ni l'ineptie, quoique l'une et l'autre au plus haut comble, ne se présentèrent point à l'esprit ni au jugement de ces messieurs. Ils se laissèrent fasciner d'une démarche hardie, qui mettait au jour une si belle prétention, sans s'apercevoir qu'ils étaient d'une part dépourvus de tout titre, et qu'ils se déshonoraient complètement de l'autre par ce recours au parlement.

Cette compagnie plus sage qu'eux, et qui savait mieux mesurer ses démarches, eut plus d'envie de rire de celle-là que de s'en enorgueillir. Cette rare requête, ou plutôt unique depuis la monarchie, n'eut pas été plutôt présentée que, quelque abandonné que fût le premier président à M. et à Mme du Maine, sans qui cette folie ne s'était pas tentée dans l'espérance pour dernière ressource d'effrayer M. le duc d'Orléans par cet éclat; et l'empêcher de passer outre au jugement, le premier président, dis-je, n'osa branler, et l'alla porter au régent accompagné des gens du roi et lui demander ses ordres.

Avant d'aller plus loin, la nécessité de constater la vérité des faits m'oblige ici à une digression nouvelle. Dangeau, dont je me réserve à parler ailleurs, écrivait depuis plus de trente ans tous les soirs jusqu'aux plus fades nouvelles de la journée. Il les dictait toutes sèches, plus encore qu'on ne les trouve dans la Gazette de France . Il ne s'en cachait point, et le roi l'en plaisantait quelquefois. C'était un honnête homme et un très bon homme, mais qui ne connaissait que le feu roi et Mme de Maintenon dont il faisait ses dieux, et s'incrustait de leurs goûts et de leurs façons de penser quelles qu'elles pussent être. La fadeur et l'adulation de ses Mémoires sont encore plus dégoûtantes que leur sécheresse, quoiqu'il fût bien à souhaiter que, tels qu'ils sont, on en eût de pareils de tous les règnes. J'en parlerai ailleurs davantage. Il suffit seulement de dire ici que Dangeau était très pitoyablement glorieux, et tout à la fois valet, comme ces deux choses se trouvent souvent jointes, quelque contraires qu'elles paraissent être. Ses Mémoires sont pleins de cette basse vanité, par conséquent très partiaux, et quelquefois plus que fautifs par cette raison. Il y est très politique autant que la partialité le lui permet, et toujours en adoration du roi même depuis sa mort, de ses bâtards, de Mme de Maintenon, et très opposé à M. le duc d'Orléans, au gouvernement nouveau, et singulièrement aux ducs, surtout de l'ignorance la plus crasse qui se montre en mille endroits de ses Mémoires.

On a vu en son temps qu'il avait marié son fils à la fille unique de Pompadour. Pompadour était des plus avant dans le secret du parti de M. et de Mme du Maine, comme on verra en son temps, et dès lors par là des plus avant avec cette prétendue noblesse. Mme de Pompadour était soeur de la duchesse douairière d'Elboeuf mère de la feue duchesse de Mantoue; il vivait intimement avec eux. Cette alliance de son fils lui avait tourné la tête, et ces deux soeurs, filles de feu Mme de Navailles, étaient sous la protection déclarée de Mme de Maintenon. C'en est assez pour ce qui va suivre. Tant que le roi vécut, Dangeau, qui ne bougeait de la cour, qui était son unique élément, y tenait une maison honorable, et vivait là et ailleurs avec la bonne compagnie, et avec les gens les plus à la mode. Il avait grand soin d'être bien informé des choses publiques, car d'ailleurs il ne fut jamais de rien. Depuis la mort du roi ses informations n'étaient plus les mêmes; l'ancienne cour se trouvait éparpillée et ne savait plus rien; lui-même retiré chez lui, touchant à quatre-vingts ans, ne voyait plus que des restes d'épluchures, et il y paraît bien à la suite de ses Mémoires depuis la mort du roi. À propos de cette requête au parlement de la prétendue noblesse sur l'affaire des princes du sang et des bâtards, il dit sur le samedi 19 juin que le duc du Maine et le comte de Toulouse allèrent au parlement, et firent leurs protestations contre tout ce qui serait réglé dans l'affaire qu'ils ont avec les princes du sang; et sur le lundi 21 juin, il dit que M. le Duc et M. le prince de Conti allèrent au parlement, qu'ils demandèrent que la protestation des princes légitimes ne fût pas reçue, et que M. le prince de Conti lut un petit mémoire lui-même. Voilà qui est bien précis sur la date, et bien circonstancié sur les faits.

Je n'eus occasion de voir ces Mémoires que depuis la mort de Dangeau, et cet endroit me surprit au dernier point. Je n'en avais aucune idée. Je ne pouvais comprendre qu'un fait de cet éclat fût sitôt effacé de ma mémoire, surtout avec la part que j'avais prise à toute cette affaire, par rapport à l'intérêt des ducs. D'un autre côté, je ne pouvais imaginer que Dangeau eût mis dans ses Mémoires une fausseté de cette espèce, et tellement datée et circonstanciée. Cela me tourmenta quelques jours; enfin, je pris le parti d'aller trouver le procureur général Joly de Fleury, et de lui demander ce qui en était. Il m'assura qu'il n'y en avait pas un mot, qu'il était très certain que jamais le duc du Maine et le comte de Toulouse n'étaient venus faire ces protestations au parlement, ni M. le Duc et M. le prince de Conti non plus demander qu'elles ne fussent pas reçues, qu'il avait cela très présent à la mémoire, et qu'un fait de tel éclat ne lui aurait pas échappé de la mémoire dans la place qu'il remplissait dès lors, et qui le mettait [en état] d'en être bien et promptement informé, s'il y en eût eu seulement la moindre, chose, de ce que le parlement y eût fait ou voulu faire, et des suites que cela y aurait eues et au Palais-Royal . Il est vrai aussi que Dangeau n'en marque aucune, quoiqu'il fût impossible que cela n'en eût eu de façon ou d'autre, quoiqu'il soit exact à n'en omettre aucune. Reste à voir si c'est une fausseté qu'il ait faite exprès, et qu'à faute de mieux, le duc du Maine ait désirée, pour qu'il restât au moins quelque part, et quelque part qui bien que sans plus d'autorité que les gazettes, serait un jour comme elles entre les mains de tout le monde, pour qu'il restât, dis-je, un témoignage qu'il avait conservé son prétendu droit aussi authentiquement qu'il, avait pu le faire, et qu'il l'avait mis de la sorte à couvert contre tout jugement selon lui incompétent, par un acte si solennel, et qui n'avait reçu ni condamnation ni contradiction. (En effet elle en était bien à couvert, puisque jamais elle n'a été faite) et après prétendre, que ne se trouvant pas dans les registres du parlement, elle en aura été ou omise par ordre exprès du régent, ou tirée par la même autorité de ces registres si elle y avait été d'abord mise. Peut-être aussi Dangeau l'aura-t-il cru et mis sur la parole de Pompadour, avec la circonstance de M. le Duc et de M. le Prince deux jours après, pour mieux appuyer et assurer le premier mensonge, dont ce vieillard renfermé chez lui aura été la dupe. Quoi qu'il en soit, il est sûr que la chose est fausse, et que le, procureur général Joly de Fleury, dont la mémoire ni la personne en cela ne peuvent être suspectes, me l'a très certainement et très nettement assurée telle. De même conséquence et fausseté, et ce que le procureur général m'a certifié être également faux, c'est ce que Dangeau ajoute du même samedi 19 juin, jour qu'il raconte cette protestation faite dans la grand'chambre par les deux bâtards en personne, que le parlement résolut de se rassembler le lundi matin pour répondre à la protestation des bâtards, et qu'en attendant, ils envoyèrent recevoir les ordres de M. le duc d'Orléans là-dessus. Puis de ce lundi 21 juin, jour où il marque l'entrée des deux princes du sang au parlement pour lui demander de ne pas recevoir la protestation des bâtards, il ajoute que le parlement envoie les gens du roi au roi pour recevoir ses ordres sur ce qu'ils auront à faire sur la protestation des bâtards. Après quoi il n'en parle plus, non plus que de chose non avenue. Or de façon ou d'autre il y aurait eu des ordres au parlement là-dessus, et le parlement eût envoyé au régent pour les avoir, car au roi qui n'était pas d'âge à en donner, ce n'eût été qu'une forme, et du samedi il n'aurait pas attendu au lundi pour cela, ni s'il avait envoyé dès le samedi au régent comme il l'insinue, il aurait encore moins envoyé au roi deux jours après. Après cet éclaircissement nécessaire, revenons.

MM. de Châtillon, de Rieux, de Clermont et de Baufremont qui, avec les quatre autres qu'on a nommés ci-dessus, avaient été au Palais-Royal présenter au régent le mémoire ou requête dont on a parlé, qui ne l'avait pas voulu recevoir, furent aussi ceux qui allèrent présenter au parlement la requête sur l'affaire des princes du sang et bâtards accompagnés de MM. de Polignac et de Vieuxpont. On a fait connaître les quatre premiers. À l'égard des deux autres, Polignac était un petit bilboquet qui n'avait pas le sens commun, conduit et nourri par son frère le cardinal de Polignac, à vendre et à dépendre, qui était de tout temps de M. et de Mme du Maine, et leur plus intime confident. Le pauvre petit Polignac obéit et ne sut pas seulement de quoi il s'agissait; je dis l'écorce même, car il en était entièrement incapable jamais deux frères ne furent si complètement différents en tout. Vieuxpont était un assez bon officier général, qui ne connaissait que cela, et qui logeait chez son beau-père, le premier écuyer, où il vivait dans la plus aveugle dépendance. On a vu ailleurs ce que c'était que Mme de Beringhen et le duc d'Aumont son frère, à quel point ils étaient vendus au premier président, et le premier écuyer d'ailleurs son ami intime, et d'ancienneté tout aux bâtards. Son gendre, sottement glorieux d'ailleurs et fort court d'esprit, goba aisément ce prestige de noblesse, crut figurer, et obéit à beau-père et à belle-mère, et aux jargons du duc d'Aumont. Le crime était complet, 1° de se prétendre être la noblesse ne pouvant être que des particuliers, par toutes les raisons palpables qu'on en a vues ci-dessus; 2° de s'assembler contre la défense expresse à eux faite par le régent; car faire une requête souscrite de trente-neuf signatures et présentée au parlement par six seigneurs en personne n'est pas chose qui se puisse sans s'être concertés, et pour cela nécessairement assemblés; 3° se mêler de choses supérieures à tous particuliers comme tels; 4° d'oser implorer l'autorité du parlement pour arrêter le jugement d'une affaire dont le régent du royaume est saisi, qu'il a déclaré qu'il va juger, qui s'y est engagé par des démarches juridiques et publiques, pour lui en ôter la connaissance, comme si le parlement pouvait plus que le régent, et pour la faire renvoyer à un tribunal qui n'existe point. Le régent sentit qu'il fallait opter entre lâcher tout à fait les rênes du gouvernement et faire une punition exemplaire. Il porta cette requête au conseil de régence, où elle nous fut lue avec les signatures. On en raisonna sans opiner, et le régent en parut fort altéré; mais ceux qui l'obsédaient, aidés de sa faiblesse et de sa facilité, de plus contredits de personne, car moi ni pas un autre duc n'en dîmes pas un seul mot, trouvèrent moyen de tourner cette punition de la manière la plus singulière.

On fit l'honneur à ces six messieurs qui avaient été au parlement présenter la requête, de les faire arrêter par des exempts des gardes du corps, le samedi matin 19 juin, qui les conduisirent partie à la Bastille, partie à Vincennes, où ils furent comblés de civilités et de toutes sortes de bons traitements, sans pourtant voir personne. Cet emprisonnement fit grand bruit parce qu'on n'en attendait pas tant de l'infatigable débonnaireté de M. le duc d'Orléans; mais la manière si distinguée en fit encore davantage, et tant de ménagements, si fort déplacés, firent triompher la prétendue noblesse, et envier publiquement l'honneur d'être des prisonniers. Trois jours après, il courut un libelle extrêmement insolent et séditieux, intitulé Écrit des trois états, qui ramena le souvenir des écrits les plus emportés de la Ligue. Il ne parut que manuscrit, mais dix mille copies à la fois, qui se multiplièrent bien davantage.

Parmi tout ce bruit, Saint-Contest travaillait souvent avec M. le duc d'Orléans, et il travaillait en même temps avec les six commissaires, qui allèrent aussi deux fais tous six travailler avec M. le duc d'Orléans. Outre ceux du conseil de régence qui n'étaient point parties ni ducs, et qui demeuraient juges de l'affaire des princes du sang et bâtards, le maréchal d'Huxelles, MM. de Bordeaux, de Biron; et Beringhen, premier écuyer, leur forent joints des conseils de conscience, de guerre, des affaires étrangères et du dedans. Cela ne fut déclaré que le dimanche matin 27 juin, au conseil de régence, c'est-à-dire après qu'il fut levé en sortant. Le lendemain lundi, le comte de Toulouse, qui se tenait fort à part dans tous ces mouvements qui n'étaient point du tout de son goût, rendit compte à M. le duc d'Orléans qu'il avait reçu une lettre, souscrite de quantité de gentilshommes de Bretagne, sur l'impossibilité où était cette province de payer le dixième, et de la sage réponse qu'il leur avait faite. Je remarque cette lettre comme le premier coup de tocsin de ce qu'on verra dans la suite en Bretagne. Le mercredi 30 juin, le premier président, tous les présidents à mortier et les gens du roi allèrent à onze heures aux Tuileries, députés pour venir rendre compte au roi de ce qui s'était passé sur l'affaire des princes du sang et légitimés, lui remettre la requête et protestation de la prétendue noblesse, et recevoir ses ordres M. le duc d'Orléans présent, et le chancelier, à qui le roi remit de la main à la main ce que le premier président lui avait présenté; le chancelier leur dit que le roi leur ferait savoir sa volonté.

L'après-dînée du même jour se tint le conseil de régence extraordinaire pour le jugement, qui fut continué le lendemain matin jeudi 1er juillet. L'arrêt ne fut pas tout d'une voix. Saint-Contes fit un très beau rapport et fut en entier pour les princes du sang ainsi que la plupart des juges. La rare bénignité de M. le duc d'Orléans, que tant de criminels et d'audacieux manèges n'avaient pu émousser, sa facilité, sa faiblesse pour ceux qui l'obsédaient et qui étaient aux bâtards, quelque vapeur de crainte, et cette politique favorite divide et impera, le mit en mouvement pour faire revenir les juges à quelque chose de plus doux. La succession à la couronne fut totalement condamnée, le rang des enfants supprimé, celui des deux bâtards modéré. L'arrêt, tourné en forme d'édit, fut trouvé trop doux au parlement, et pour cette raison enregistré avec difficulté le mardi 6 juillet. Et malgré la teneur de l'édit, M. le duc d'Orléans, de pleine autorité, le modéra de fait encore, en sorte que les bâtards n'y perdirent que l'habilité de succéder à la couronne, et le traversement du parquet au parlement. M. le Duc défendit aux maîtres d'hôtel du roi de lui laisser présenter la serviette par les enfants du duc du Maine; le duc de Mortemart premier gentilhomme de la chambre d'année, leur refusa le service de prince du sang, et il y eut difficulté dans les salles des gardes de prendre les armes pour eux. M. le duc d'Orléans ordonna sur-le-champ qu'ils fussent traités en princes du sang à l'ordinaire, et comme avant l'arrêt ce qu'il fit exécuter. Cette très étrange bonté n'empêcha pas Mme du Maine de faire les hauts cris comme une forcenée, ni Mme la duchesse d'Orléans de pleurer jour et nuit, et d'être deux mois sans vouloir voir personne, excepté ses plus familières et en très petit nombre, et encore sur la fin. M. du Maine avait le don de ne montrer jamais que ce qui lui convenait, et ses raisons pour en user en cette occasion. Il ne vint pourtant pas au premier conseil de régence, il fit dire qu'il était incommodé, mais il se trouva au second à son ordinaire. Le comte de Toulouse parut toujours le même, et ne s'absenta de rien. Excepté les enrôlés avec M. du Maine, le reste du monde fut étrangement mécontent, et les princes du sang encore davantage, d'une si démesurée mollesse, mais n'en pouvant plus tirer mieux, ils triomphèrent de ce qu'ils avaient obtenu.

Les six prisonniers, bien servis et bien avertis par d'Effiat, écrivirent au bout d'un mois à M. le duc de Chartres, qui envoya leur lettre à M. le duc d'Orléans par Cheverny, son gouverneur, de même nom que Clermont-Gallerande l'un d'eux. M. le duc d'Orléans fit espérer leur prochaine liberté. Le samedi 17 juillet, le premier écuyer alla par ordre du régent prendre les trois qui étaient à Vincennes, et Cheverny les trois qui étaient à la Bastille, et les amenèrent chez M. le duc de Chartres, qui alla les mener à M. le duc d'Orléans. Le régent leur dit qu'ils connaissaient assez qu'il ne faisait du mal que lorsqu'il s'y croyait fortement obligé. Pas un des six ne prit la peine de lui dire une seule parole, et se retirèrent aussitôt. Cette sortie de prison eut tout l'air d'un triomphe, et par le choix des conducteurs, et par la hauteur et le silence des prisonniers rendus libres. Il sembla qu'ils faisaient grâce au régent de lui épargner les reproches, et que ce prince avait tâché de mériter cette modération de leur part par une si étonnante façon de les mettre en liberté. Il le sentit après coup, et se repentit de sa mollesse, comme il lui arrivait souvent après des fautes dont après il ne se corrigeait pas plus. Il éprouva bientôt après le fruit d'une si faible conduite, et l'effet qu'elle avait fait sur tous ceux qui, avec dérision et mépris, en avaient su profiter. Il eut pourtant le courage d'ôter le même jour à M. de Châtillon la pension de douze mille livres qu'il lui donnait, et son logement au Palais-Royal. Comme il était fort pauvre, et depuis bien des années fort obscur, il alla bientôt après s'enterrer dans une très petite terre qu'il avait auprès de Thouars, où il est presque toujours demeuré jusqu'à sa mort.

Les ducs ne prirent aucune part à pas un de tous ces mouvements et demeurèrent parfaitement tranquilles; ils n'avaient rien ni à perdre ni à gagner, et laissèrent bourdonner et aboyer. À l'égard des bâtards, contents des requêtes qu'ils avaient présentées au roi, et portées au régent sur la restitution de leur rang à cet égard, ils n'avaient pas trouvé assez de fermeté, de justice, ni de parole dans le régent sur le bonnet et les autres choses concernant le parlement, pour s'en promettre davantage contre des personnes si proches, si grandement établies, et si fortement soutenues d'intrigues et d'obsessions près de lui. Ils estimèrent donc qu'après avoir mis leur droit à couvert par leurs requêtes au roi, le repos et la tranquillité était le seul parti qu'ils eussent à prendre, en attendant des conjonctures plus favorables, si tant était qu'il en arrivât, et les surprenants adoucissements que, de pleine autorité, le régent apporta à l'arrêt en forme d'édit beaucoup trop doux encore aux yeux des juges et du parlement qui l'enregistra, témoigna bien la sagesse de cette prévoyance. À mon égard en particulier, je continuai dans mon même silence avec le régent par les mêmes raisons que je viens de dire, et pour lui montrer aussi une sorte d'indifférence sur une conduite que je ne pouvais ni approuver ni changer, et je me contentai de lui répandre froidement et laconiquement, lorsque rarement il ne put s'empêcher de me parler de ces deux affaires qui, n'ayant qu'une même source, marchèrent en même temps. Elles m'ont paru mériter d'être rapportées tout de suite, et sans mélange d'aucune autre. C'est cette raison qui m'a fait remettre ici après coup ce qui en aurait trop longuement interrompu la narration. C'est une pièce que je crois convenir mieux ici malgré son étendue, que parmi les autres pièces, par la connexité qu'elle a avec la matière de ces Mémoires et l'éclaircissement naturel qu'elle y pourra donner.

Dans les commencements que l'affaire s'échauffa entre les princes du sang et les bâtards au point que M. le duc d'Orléans sentit qu'il ne pourrait éviter de la juger, les bâtards qui désespérèrent de le pouvoir échapper et qui n'établissaient leurs ressources que dans l'éloignement de ce jugement, le firent sonder par d'Effiat sur le renvoi aux états généraux, pour s'en délivrer. C'était toujours plusieurs mois de délais avant qu'ils fussent assemblés, car ils sentaient bien qu'en les y renvoyant, les princes du sang ne souffriraient pas que ce fût un renvoi de temps indéfini et sans bout. Les mesures qui leur réussissaient si bien avec cette foule de toute espèce qui se disait la noblesse, et celles qu'ils prenaient sourdement de loin dans les provinces, leur persuadaient que, jugés pour jugés, il valait encore mieux pour eux hasarder cette voie où leurs cabales leur donnaient du jeu pour faire mille querelles dans les états, leur faire mettre mille prétentions en avant pour les rompre, si le vent du bureau ne leur était pas favorable, que de se laisser juger par un conseil formé par M. le duc d'Orléans, que M. du Maine avait tant et si cruellement et dangereusement et monstrueusement offensé, et dont le fils unique, premier prince du sang, avait contre eux un intérêt pareil et commun avec M. le Duc et M. le prince de Conti. En cadence de d'Effiat, le duc de Noailles, soit qu'il fût dans la même bouteille comme les mouvements de la prétendue noblesse à qui il avait donné l'être et le ton par lui-même, par Coetquen son beau-frère, et par d'autres émissaires à la mort du roi, comme je l'ai raconté en son lieu; soit qu'en effet à bout et en crainte sur la gestion des finances dont il avait embrassé seul toute l'autorité, par conséquent les suites et le poids, et sujet en toutes choses à voler d'idée en idée et de passer subitement aux plus contradictoires sans autre cause que sa singulière mobilité, il se fût avisé de souhaiter à contretemps ce qu'il avait seul empêché si fort à temps, il se mit à déployer toute son éloquence auprès de M. le duc d'Orléans pour lui persuader qu'il n'y avait plus de remède à l'état déplorable des finances, que d'assembler les états généraux. Le régent en fut d'autant plus susceptible que d'Effiat le touchait par son endroit sensible qui était l'incertitude et la timidité. Il commençait par se donner du temps et se délivrer de poursuites, et se déchargeait de l'embarras et de l'iniquité d'un jugement qui ne pouvait qu'exciter violemment la partie condamnée dans une affaire sans milieu, comme était le droit maintenu ou supprimé de succéder à la couronne, d'où dépendaient mille suites poignantes; et du côté des finances, plus il avait résolu d'assembler pour les régler les états généraux à la mort du roi, plus le seul duc de Noailles l'en avait empêché, comme je l'ai raconté en son temps, plus l'avis du même Noailles de les assembler maintenant, pour trouver ressource aux finances, avait de poids à ses yeux.

Dans l'irrésolution où il se trouvait sur une chose de conséquences si importantes, il s'en ouvrit à moi, et m'en demanda mon avis, comme il faisait toujours dans ce qui l'embarrassait, où dans ce qui était important. Je me récriai d'abord sur un si dangereux parti. Il m'opposa mon propre avis lors de la dernière année et de la mort du roi. Je répandis que ce qui était excellent alors se trouverait pernicieux aujourd'hui que tout avait changé de face. Il voulut discuter, je coupai court, et lui dis que la matière valait bien d'y penser, et de lui mettre devant les yeux beaucoup de choses, qui s'oublient ou se déplacent dans les conversations, au lieu qu'un écrit se fait plus mûrement, se trouve toujours ensuite sous la main sans rien perdre, et se livre plus parfaitement à la balance. Il me dit que je le fisse donc, mais qu'il était pressé de prendre son parti, et ce parti, je vis qu'on l'entraînait au précipice. La crainte que j'eus de l'y voir rapidement enlevé m'engagea à lui promettre mon écrit dans deux jours, et en effet je le lui apportai le troisième sans avoir eu presque le temps de relire. Pour le montrer à personne, sa teneur fera comprendre que je ne l'imaginai pas. On y verra la mesure d'un écrit fait pour ce prince, et adressé à lui, fort différente comme de raison de la liberté des conversations autorisée par la familiarité de toute notre vie, et des temps pour lui les plus abandonnés et les plus périlleusement orageux. Le voici.

CHAPITRE XVI. §

Projet d'états généraux fréquents de Mgr le Dauphin, père du roi. — Je voulais des états généraux à la mort du roi. — Embarras des finances et subsidiairement de l'affaire des princes. — Motifs de vouloir les états généraux. — Trait sur le duc de Noailles. — Introduction à l'égard des finances. — État de la question. — Grande différence d'assembler d'abord, et avant d'avoir touché à rien, les états généraux, ou après tout entamé et tant d'opérations. — Chambre de justice, mauvais moyen. — Timidité, artifice et malice du duc de Noailles sur le duc de La Force, très nuisible aux affaires. — Banque du sieur Law. — Première partie: raisons générales de l'inutilité des états. — Malheur du dernier gouvernement. — Choc certain entre les fonciers et les rentiers. — Premier ordre divisé nécessairement entre les rentiers et les fonciers, quoique bien plus favorables aux derniers. — Second ordre tout entier contraire aux rentiers. — Éloge et triste état du second ordre. — Troisième ordre tout entier pour les rentes. — Choc entre les deux premiers ordres et le troisième sur les rentes, certain et dangereux. — Pareil choc entre les provinces sur les rentes, auxquelles le plus grand nombre sera contraire. — Ce qu'il paraît de M. le duc d'Orléans sur l'affaire des princes. — Ses motifs de la renvoyer aux états généraux. — Certitude du jugement par les états généraux et de l'abus des vues de Son Altesse Royale à son égard. — États généraux parfaitement inutiles pour le point des finances et pour celui de l'affaire des princes. — Deuxième partie: inconvénients des états généraux. — Rangs et compétences. — Autorité et prétentions. — Difficulté de conduite et de réputation pour M. le duc d'Orléans. — Danger et dégoût des promesses sans succès effectif. — Fermeté nécessaire. — Demandes des états. — Propositions des états. — Nulle proportion ni comparaison de l'assemblée des états généraux à pas une autre. — Deux moyens de refréner les états, mais pernicieux l'un et l'autre. — Refus. — Danger de formation de troubles. — Autorité royale à l'égard du jugement de l'affaire des princes. — Troisième partie: premier ordre. — La constitution Unigenitus. — Juridiction ecclésiastique. — Deuxième ordre. — Le deuxième ordre voudra seul juger l'affaire des princes. — Trait sur les mouvements de la prétendue noblesse et sur le rang de prince étranger. — Partialités et leurs suites. — Situation du second ordre, d'où naîtront ses représentations et ses propositions. — Choc entre le second ordre et le troisième ordre inévitable, sur le soulagement du second. — Mécontentement du militaire. — Troisième ordre et ce qui le compose. — Troisième ordre en querelle et en division. — Confusion intérieure en laquelle le second ordre prendra partie; et [troisième ordre] commis d'ailleurs entre les deux premiers ordres. — Grande et totale différence de la tenue des états généraux, à la mort du roi, d'avec leur tenue à présent. — Tiers état peu docile, et dangereux en matière de finance. — Péril de la banque du sieur Law. — Trait sur le duc de Noailles. — Exemples qui doivent dissuader la tenue des états généraux. — États généraux utiles, mais suivant le temps et les conjonctures. — Courte récapitulation des inconvénients d'assembler les états généraux. — Conclusion. — Trait sur le duc de Noailles. — Vues personnelles à moi répandues en ce mémoire.

MÉMOIRE ADRESSÉ À S. A. R. MONSEIGNEUR LE DUC D'ORLÉANS, RÉGENT DU ROYAUME, SUR UNE TENUE D'ÉTATS GÉNÉRAUX (MAI 1717):

Monseigneur, l'honneur que me fait Votre Altesse Royale de m'ouvrir ses pensées sur l'avantage et les inconvénients d'assembler les états généraux de ce royaume dans les embarras présents du gouvernement de l'État dont, vous êtes chargé, et de m'ordonner d'y bien penser pour vous en dire mon avis, m'engage, pour répondre dignement à la grandeur et à l'importance de la matière, d'écrire plutôt que de parler, comme un moyen contre les défauts de mémoire, et ceux de la promptitude du discours, et de la confusion de la conversation.

Avant d'entrer en matière, Votre Altesse Royale se souviendra s'il lui plaît, par deux faits trop graves pour lui être échappés, que de tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher dans tous les temps aucun n'a plus d'estime, ni, pour ainsi parler, de goût naturel pour les états généraux que j'en ai toujours eu. L'un est que, travaillant sous les yeux de feu Mgr le Dauphin, père du roi, aux projets dont vous avez pris quelques parties; le principal des miens était des états généraux de cinq ans en cinq ans, et de les simplifier de manière qu'ils se pussent assembler sans cette confusion qui les a si souvent rendus inutiles; que ces états généraux fussent en grand et en corps le surintendant des finances pour les dons, les impôts, leur répartition, leur recette, et leur dépense; qu'il fût compté de tout devant eux; qu'entre chaque tenue il en subsistât une députation d'un personnage de chacun des trois ordres pour faire dans l'intervalle les choses journalières et d'autres pressées, jusqu'à certaines bornes, par une administration dont ils seraient comptables aux états prochains; qu'ils eussent durant net exercice un rang et des privilèges, qui vous ont montré jusqu'où va mon respect pour la nation représentée; et que ce qui serait mis à part pour les dépenses particulières du roi, comme une espèce de liste civile, fût géré par un trésorier, qui n'en compterait qu'au roi par sa chambre des comptes.

L'autre est celui d'assembler les états généraux aussitôt après la mort du feu roi, dont Votre Altesse Royale se peut souvenir combien j'ai pris la liberté de l'en presser, qu'elle l'avait résolu, et que, si elle a depuis changé d'avis, ç'a été constamment contre le mien.

Il n'est pas question ici de s'arrêter à ces deux faits, qu'il suffit de représenter à votre mémoire en deux mots. Le premier ne pouvait être d'usage que sous un roi majeur et selon le coeur de Dieu, né pour être le père de ses peuples, le restaurateur de l'ordre, et un modérateur incorruptible par un discernement exquis de la justice et de ses intérêts véritables. L'explication de ce projet ne vous apprendrait rien de nouveau, m'écarterait de mon sujet, renouvellerait inutilement ma douleur amère de la perte d'un tel prince, et de l'inutilité de ce que j'avais conçu et digéré avec plus de joie encore que de travail pour l'honneur et l'avantage solide de la France. L'autre a été si fort agité avec Votre Altesse Royale avant et après la mort du roi, et cette époque est si récente, qu'elle ne peut être échappée de votre mémoire.

Ce qui fait présentement naître la pensée d'une tenue d'états généraux est, par ce que Votre Altesse Royale m'a fait l'honneur de m'en dire, subsidiairement l'état d'engagement et de difficulté où en est l'affaire des princes, mais effectivement le terme d'embarras où se trouvent les finances; et puisque c'est de ce dernier point qu'il s'agit réellement ici, c'est celui qu'il faut traiter le plus solidement qu'il me sera possible par rapport au remède des états généraux, en y faisant entrer après en son temps celui des princes.

Beaucoup de raisons m'empêcheront d'entrer en aucun détail sur l'administration des finances. J'évite toujours avec soin de traiter des choses passées, où il n'y a plus de remède à proposer. Je me suis rendu une si exacte justice sur mon incapacité spéciale en ce genre que Votre Altesse Royale sait que je n'ai pu être vaincu ni par son choix, ni par ses bontés, pour m'en charger. J'ai pris la liberté de lui en proposer un autre, comptant sur son esprit, sur son application, sur son désintéressement et naturel et fondé sur les biens et les établissements infinis dont il est environné. Si de profonds détours, si des desseins artificieusement amenés à leur période, en ont été pour moi un fruit amer aussi surprenant qu'imprévu et subit, ce m'est un nouveau motif de silence, quelque impartial que je me sente quand il est question du bien de l'État, ou même de traiter d'affaires. J'ose même en attester Votre Altesse Royale, qui a eu souvent occasion d'en être témoin, soit en particulier, soit dans le conseil. Je n'ai que des grâces infinies à lui rendre de ce que ses bontés ont seules excité tout cet effet d'ambition, et de ce qu'elles sont demeurées invulnérables à toutes les étranges machines conjurées et l'assemblées contre moi durant ma plus juste et ma plus profonde confiance.

Quel que soit l'état des finances, que, jusqu'à ce mois-ci, Votre Altesse Royale m'avait toujours assuré devoir sûrement prendre une bonne consistance, je suis persuadé qu'il y a du remède, si on veut le chercher avec docilité, et se départir de même de ce que l'expérience montre avoir été mal commencé. Encore une fois, je le répète, je ne prétends point, blâmer une administration dont je me suis senti incapable, que je ne puis ni ne voudrais examiner, et dans laquelle je me persuade qu'on a fait du mieux qu'[on] a pu. Mais sans tomber sur une gestion inconnue, et raisonnant seulement sur l'effet de cette gestion dans une matière que le feu roi a laissée dans un état infiniment difficile et violent, je dis que la bonté des peuples de ce royaume, et l'habitude du gouvernement monarchique, ne doit faire chercher le remède qu'entre les mains de Votre Altesse Royale, et dans les conseils des personnes intelligentes en cette matière qu'elle en voudra consulter par elle-même, ou par ceux qui, sous elle, conduisent les finances.

La difficulté consiste en la continuation de deux impôts extraordinaires que l'autorité du feu roi et l'extrémité de ses affaires firent établir l'un après l'autre sous le nom de capitation et de dixième, avec les paroles les plus authentiques de les supprimer à la paix, et sans lesquels nonobstant la paix et toute la diminution de dépense qui résulte de la mort de nos premiers princes, et de l'âge du roi, le courant ne peut se soutenir; et en ce que ces mêmes impôts sont insupportables par leur nature et par leur poids à la plupart des contribuables, réduits à l'impossibilité de payer.

Plusieurs questions se présentent à l'esprit tout à la fois sur le genre du remède des états généraux, mais qui se réduisent à deux principales, desquelles naîtront les subdivisions: 1° si on doit espérer le remède par les états généraux; 2° si les états généraux ne produiront pas de plus fâcheux embarras que ne sont ceux pour l'issue desquels on réfléchit si on les assemblera.

Plût à Dieu, Monseigneur, que vous n'eussiez point été détourné de la sainte et sage résolution que vous aviez si mûrement prise de les indiquer à la mort du roi; c'est-à-dire dans la séance de la déclaration de votre régence, pour en signer les lettres de convocation le jour même, et les assembler deux mois après; deux autres mois de prolongation pour donner plus de loisir aux choix et aux délibérations des assemblées particulières pour la députation à la générale, et autres deux mois pour la tenue des états généraux, n'auraient fait que six mois, huit au plus, pendant quoi la finance eût roulé bien ou mal de l'impulsion précédente, mais sans rien du vôtre. De dire, comme on le fit avec trop de succès, qu'il fallait vivre en attendant, est-ce en vérité, que, si le feu roi fût encore demeuré huit mois au monde, on n'eût pas vécu ces huit mois? Les états généraux auraient trouvé tout en entier à votre égard, et n'auraient eu ni excuse, ni désir d'excuse de chercher et de proposer des remèdes à l'épuisement, charmés d'une marque si prompte de l'honneur de votre confiance, et par cela même prêts à tout sacrifier pour vous. Pardonnez ce mot à mes regrets, il ne se trouvera pas inutile pour la suite.

À présent tout est entamé sur la finance: monnaies, taxes, liquidations, suppressions, retranchements, billets de l'État, conversions et décris de papiers, ordres de comptables. Il en est résulté une diminution de dépenses par l'extinction d'un grand nombre de capitaux en tout ou en partie, et de beaucoup d'arrérages accumulés, et en outre il en doit être rentré de gros fonds extraordinaires dans les coffres du roi. Tout cela néanmoins est insuffisant; et il n'est pas malaisé d'en conclure qu'il en faut venir à frapper de plus grands coups, dont la bonté de Votre Altesse Royale ne peut que difficilement se résoudre à donner les ordres et que ceux qui par leurs emplois les lui peuvent suggérer, et les doivent exécuter, craignent de prendre l'événement sur eux.

Ceux-là sentent maintenant la faute qu'ils ont faite de vous avoir détourné de la convocation des états généraux à la mort du roi. Ils avaient compté sur des arrangements et des ressources qui leur ont manqué, après avoir assuré Votre Altesse Royale que la finance se rétablirait aisément en suite de certaines opérations nécessaires, et l'en avoir persuadée par, leur propre confiance. Mais la principale de ces opérations est celle qui cause le plus de désordre dans les finances. Ce n'est point par l'avoir prévu, et m'y être constamment opposé autant que le respect pour vous me l'a permis, que je fais ici mention de la chambre de justice, mais parce que les suites en sont telles qu'il n'est pas possible de n'en pas dire un mot. Je me garderai bien de retoucher aucune des raisons que j'eus l'honneur de vous représenter contre cet établissement, dès le premier moment que vous me fîtes celui de m'en parler, et que j'ai pris la liberté de vous répéter souvent. Mais en même temps qu'il était juste et nécessaire de punir les excès des gens d'affaires d'une manière qui remplit les coffres du roi au soulagement du peuple, ce qui est arrivé de l'interruption du commerce était infiniment à craindre de la voie qui a été prise, et d'un manque de confiance dont le remède est impossible tant que les suites en seront subsistantes, et que les états généraux ne paraissent pas propres à fournir.

En effet, bien que le tribunal de la chambre de justice ait terminé ses séances, l'examen de ce qu'elle a laissé imparfait se continue chez M. le duc de La Force. Il a eu peine à s'en charger sans un nombre de personnes suffisantes pour expédier promptement les matières et pour s'entr'éclaircir les uns les autres. Votre Altesse Royale avait elle-même jugé sa demande si raisonnable qu'elle avait destiné un bureau à ce travail. Mais d'autres raisons ont fait borner ce bureau à un seul homme avec M. le duc de La Force, qui tous deux y suffiront à peine en un an. Par cette lenteur un grand nombre de fortunes demeurent suspendues; et tant qu'elles ne seront point assurées de leur état, et par un cercle inévitable, beaucoup d'autres avec elles, il n'y a pas de circulation à espérer. M. le duc de La Force court risque de partager la haine des taxes avec les premiers auteurs par ce genre de travail tête à tête; mais la confiance en de meure nécessairement arrêtée, et avec elle, tout le mouvement de l'argent, et le salut de l'État pour ce qui concerne les finances.

La seule chose qui les soulage, en remédiant aux désordres du change, et en facilitant les payements, est l'établissement de la banque du sieur Law, à laquelle j'avoue que j'ai été très contraire, et dont je vois le succès avec une joie aussi sincère que si j'en avais été d'avis, encore que je n'y aie voulu prendre aucun intérêt. Mais puisque ce soulagement ne promet pas assez pour se passer d'autres remèdes, voyons enfin, après tout cet exposé, ce qui se peut attendre d'une tenue d'états généraux.

Cette assemblée, infiniment respectable, et qui représente tout le corps de la nation, forme un conseil très nombreux. Chaque député y est chargé des plaintes et des griefs de son pays et de son état, dont il est ordinairement plus instruit que des remèdes qu'il vient y demander au roi. Chacun y sent son mal d'autant plus vivement que c'est de l'effet de ce sentiment qu'il espère le soulagement qu'il est venu demander. Avec les maux généraux il y en a beaucoup de particuliers qui suivent la nature des productions et du genre de commerce de chaque province, et encore la nature de chacun des trois ordres qui composent les états généraux; et l'homme est fait de manière qu'il est bien plus touché de son mal particulier que de celui qu'il souffre en commun avec tous les autres, conséquemment porté à se reposer sur qui il appartiendra du remède à ces maux généraux, et à n'agir vivement que sur ce qui en particulier le regarde. C'est ce qu'il est à craindre de voir arriver dans une assemblée tirée de tous les divers pays du royaume et des trois ordres de chaque pays, que chacun n'y pense qu'à sa propre chose, sans se mettre beaucoup en peine de la générale, ni de celle de son voisin, sinon par rapport à la sienne, et que cet intérêt particulier ne remplisse l'assemblée d'une foule de propositions de remèdes différents, contradictoires les uns aux autres, sans qu'il en résulte rien qui ait une application certaine au mal, général pour la guérison duquel elle aura été convoquée. En ce cas, quelle confusion ! et quel fruit de ces états généraux?

Mais parmi ceux qui y seront députés, peut-on espérer qu'il s'y en trouve de bien versés dans la science des finances, qui en aient fait une étude suivie et principale, qui s'y soient perfectionnés par l'expérience? Tous ceux de ce genre sont sûrement connus, et il n'est pas besoin d'une telle assemblée pour les avoir sous sa main et pour les consulter. Il est, au contraire, à présumer que, faisant un nombre, pour ainsi dire, imperceptible parmi la foule des députés et parlant une langue étrangère à la plupart, ils leur deviendront aisément suspects, qu'ils en seront peut-être méprisés, et que leurs avis y deviendront au moins inutiles. Or ce succès ne vaut pas une tenue des états généraux.

Que si l'on objecte que c'est être hardi que de penser qu'une telle assemblée ne soit pas capable des bonnes raisons, et de goûter les bons remèdes que quelques députés y pourront proposer, et de n'espérer pas de cette foule un bon nombre de bonnes têtes remplies d'expédients de la discussion desquels il se puisse tirer d'excellents remèdes, il est aisé de répondre que tel est le malheur, non la faute, de la nation gouvernée depuis tant d'années sans avoir presque le temps ni la liberté de penser, que chacun a ses affaires domestiques, et encore avec les entraves qui ne sont pas cessées depuis un assez long temps pour qu'on ait pu les oublier. Il est difficile d'espérer qu'il se soit formé dans ce long genre de gouvernement un assez grand nombre de gens pour l'administration des affaires publiques à travers les périls attachés à cette sorte d'application, d'où il ne se peut qu'il n'étincelle toujours quelque chose, et dans le dégoût de l'inutilité qui s'y trouvait jointe. Je dis donc, et à Dieu ne plaise que je, pense autrement de ma nation, et d'une nation qui s'est toujours si fort distinguée parmi toutes les autres en tout genre! je dis donc qu'elle abonde en esprit et en talents, mais que cet esprit et ces talents ayant été si longuement enfouis à l'égard de ce dont il s'agit maintenant, ce serait comme une création subite, si on voyait le talent et l'art de l'administration, et en chose si difficile, paraître en un nombre suffisant de députés pour former avec succès des délibérations heureuses, et qui pussent remédier aux maux généraux pour lesquels on les aurait assemblés; que c'est un malheur, qu'on ne peut jamais assez déplorer, et qui ne peut être assez fréquemment et assez fortement inculqué au roi, que d'avoir rendu inutiles tant d'excellents esprits, qui font maintenant un si grand besoin, par les avoir continuellement gouvernés sans aucune liberté d'application, et d'avoir commis cette faute dans une nation unique peut-être dans le monde, en théorie et en pratique, par sa fidélité, son obéissance, son attachement, son amour pour sa patrie et pour ses rois. Mais le mal est fait par une longue suite d'années écoulées sur le même ton. Il ne se peut réparer que par un autre espace de temps où il soit permis de s'instruire, de penser et de raisonner; et il s'agit présentement que ce temps ne fait que commencer sous les heureux auspices [de la régence] de toutes les régences la plus douce et la moins contredite, de se servir de ce que la nation peut offrir, et non de ce qu'on a ci-devant comme éteint en elle. Or, ce qui y sera toujours subsistant est un fonds d'esprit, de pénétration, d'activité, d'application, qui, ayant la liberté de germer dans les suites, produira les fruits excellents que la conduite passée a rendus si rares, au grand dommage de l'État, du roi, de Votre Altesse Royale, et en attendant [produira] cette fidélité, cette obéissance, cet attachement, cet amour du roi et de la patrie qu'on ne peut suffisamment exalter, et dont Votre Altesse Royale peut faire de sages et d'excellents usages.

Par ces tristes raisons, mais si sensiblement vraies, il me paraît, Monseigneur, qu'il n'y a point de remède à attendre des états généraux pour les finances. Si vous appelez remèdes ces grands coups que vous ne m'avez point encore confiés, mais qu'il est impossible, de ne pas entrevoir dans la situation violente qui fait penser aux états généraux ceux peut-être dont l'emploi les éloigne le plus, il est bien à craindre que cette grande assemblée, essentiellement divisée d'intérêt, ne se divise en troubles à cette occasion. En effet ce qui tombe le plus aisément dans la pensée dès qu'il est question des grands coups, c'est l'abolition, ou le retranchement peu différent, des rentes de la ville et suivant le besoin des autres pareilles créées sur le roi. Sans que Votre Altesse Royale sonde là-dessus les états généraux, ce qui serait d'un danger infini pour elle, on peut se persuader que la proposition y en sera faite par tous les députés de la campagne, et vivement contredite par tous ceux des villes. Je m'exprime ainsi par rapport à l'intérêt contradictoire de ces deux espèces de personnes, et j'entends sans distinction d'ordres par députés de la campagne tous ceux des trois ordres qui n'ont rien ou très peu sur le roi, et de même par ceux des villes, ceux dont la principale fortune roule sur ces sortes de rentes. De ce genre sont tous les magistrats de la haute et basse robe, et tout ce qu'on peut nommer suppôts de justice, comme avocats, procureurs, huissiers, payeurs des gages des compagnies, et avec eux tous les bourgeois et gens dont le patrimoine n'est point en terres. De tous ceux-là, qui sont en grand nombre, et qui par leur profession sont les plus en état de bien parler et de se faire entendre, la ruine est attachée à cette suppression. Les députés de la campagne, avec raison, y croiront trouver leur salut, parce que cette immense diminution de dépense, donnant lieu à une grande diminution de charges extraordinaires, les soulagera beaucoup sans rien entamer de leur fonds de biens qui, au contraire, profitera d'autant plus qu'ils se trouveront plus en état de faire valoir leurs terres. À ce grand intérêt se joindra la jalousie de ceux-ci contre les autres, qui a déjà sourdement paru en bien des rencontres. Ils regardent comme le malheur et la ruine de l'État ces établissements de biens factices qui, par la facilité de leur perception, donnent occasion à un si grand nombre de personnes d'y placer leur bien pour en vivre à l'ombre et dans le repos, aux dépens des sueurs des gens de la campagne, dont presque tout le travail retourne au roi par l'excès des impôts dont il a besoin pour suffire aux rentes dont il s'est chargé, et qui par ce moyen met en sa main tout le bien de son royaume ceux des terriens par ce qui vient d'être dit, ceux des rentiers en ouvrant ou fermant la main comme il lui plaît.

D'un intérêt aussi pressant et aussi contradictoire que peut-on se promettre qu'une division, dont le moindre mouvement sera de ne plus trouver assez de tranquillité dans l'assemblée générale pour en espérer les remèdes aux maux pour la cure desquels elle aura été convoquée? division d'autant plus grande que les ordres mêmes se trouveront dans un intérêt opposé. Le premier sera le moins désuni des trois sur ce point, excepté un petit nombre d'ecclésiastiques riches de patrimoine, et dont le patrimoine consistera pour la plus grande partie en rentes; tous les autres ou nés pauvres ou cadets de famille, ne vivent que de leurs bénéfices, c'est-à-dire des terres qui on font la consistance, et seront pour la suppression ou le retranchement des rentes. Le second [ordre] se portera avec rapidité au même avis. C'est de tous les trois le plus opprimé, celui qui a le moins de ressources, le seul néanmoins qui existât dans les temps reculés, celui qui a été constamment la ressource de l'État, le salut de la patrie, la gloire des rois, qui a mis sur le trône la branche régnante, et dont le zèle, l'amour de la vertu, de la patrie, de ses légitimes souverains, n'a point cessé, depuis la fondation de la monarchie jusqu'à maintenant, d'être en exemple illustre à toutes les nations, et de soutenir la sienne par les flots de son sang.

J'avoue, monseigneur, que j'ai besoin de me faire violence pour me retenir sur la situation cruelle où le dernier gouvernement a réduit l'ordre duquel je tire mon être et mon honneur. Votre Altesse Royale a souvent été témoin de l'amour et du respect que je lui porte, et des élans qui m'ont trop souvent échappé aux traitements qui lui ont été faits. Réduit pour vivre à des alliances affligeantes, et à manger bientôt après pour s'avancer ce que ces alliances avaient produit, peu de cet ordre auront intérêt à soutenir les rentes; beaucoup moins le voudront faire, liés par vertu à l'intérêt général; moins encore l'oseront par rapport à tant d'autres qui, n'ayant point de cette sorte de bien, tomberaient rudement sur ce petit nombre. Les terres et l'épée, voilà tout le bien de la noblesse. Les rentes sont très opposées au bien foncier; elles ne le sont pas moins à celui qui se peut acquérir par la récompense des armes. Plus le roi a de rentes à payer, moins il a de pensions et de grâces pécuniaires à répandre sur la noblesse qui sert, qui ruine ses terres en servant, et y contracte nécessairement des dettes qui transportent ses terres aux paisibles rentiers; et ces rentiers, qui ne font aucune dépense de cour ni de guerre, profitent doublement du sang de la noblesse, et par la conservation de leur patrimoine, et par la ruine de ceux qui suivent les armes. On doit donc compter que tout notre ordre sera contraire aux rentes, avec ce feu français qui est si utile à la guerre, mais qu'il n'est pas à propos d'allumer au milieu de la paix et de la régence.

Le troisième ordre sera d'un avis entièrement et tout aussi vivement différent, si la bonne manière de juger de ce que feront les hommes, et en choses de ce genre, se doit prendre par l'intérêt. Or l'intérêt de cet ordre est double à maintenir les rentes: premièrement elles font presque tout son bien, en total du plus grand nombre, en la plus grande partie de beaucoup, en quelque partie au moins de tous. D'ailleurs tout cet ordre est appliqué à des emplois, et tourné à un genre de vie qui ne lui permet guère de changer de goût et de méthode sur la nature de son bien. Ceux qui suivent l'administration de la justice et l'étude des lois n'ont pas le loisir de se détourner à la régie de leurs biens fonciers. La perception de leurs rentes ne les tire ni des tribunaux ni de leur cabinet. Le commerce des charges entre eux en puise toute sa facilité. L'augmentation de leur bien se fait de même d'une manière aisée, et la commodité de le partager dans leur famille s'y trouve toute pareille. Je ne parle point d'un petit nombre de cet ordre qui, portés aux armes par une élévation de courage, et soutenus de beaucoup d'application et de mérite, sont arrivés à faire honneur à la noblesse, et quelques-uns même à la commander avec réputation et gloire pour eux et pour l'État, ni d'un plus grand nombre de paresseux et libertins qui se sont comme fondus ou dans les troupes ou dans l'oisiveté. Les premiers, inscrits dans l'ordre de la noblesse par leur vertu, ne se sépareront point de l'intérêt de ceux dont ils tirent tout leur lustre, mais ce nombre est si petit qu'il n'est pas à compter; beaucoup moins ces libertins, la plupart ignorés jusque dans leurs familles. Les négociants se trouvent par leur état aussi attachés aux rentes; et pour ce qui est des bourgeois proprement dits, gens vivant de leur bien, presque tout est en rentes, et de ceux-là il n'y en a presque aucun qui [ne] songe à élever sa famille par quelque charge. Voilà pour la première raison.

La seconde n'est pas moins forte, parce que c'est celle de l'ambition. Nul moyen à cet ordre de se mêler avec le second que l'abondance de l'un et le malaise de l'autre; et comme de ce mélange résulte un honneur et un avantage dont le troisième ordre est très jaloux, il est à présumer qu'il ne s'en laissera pas aisément fermer la porte, beaucoup moins celle que le dernier gouvernement lui a si largement ouverte, cette domination que le riche a toujours sur le pauvre, de quelque extraction qu'ils soient, et qu'il appuie par des emplois d'autorité où on n'arrive que par les charges vénales, dont les prix sont excessifs par rapport à leur revenu. Ces voies de s'égaler à la noblesse ne s'abandonneront pas aisément, d'autant plus qu'elles se terminent à quelque chose de plus fort, par le besoin continuel où la noblesse se trouve, depuis la plus illustre jusqu'à la moindre, des biens et de la protection (car il en faut dire le mot) des particuliers riches et en charge du troisième ordre, dont il est presque tout entier composé. Ce n'est pas que je pense que tout le troisième ordre soit riche; mais je dis que, à la réserve d'un très petit nombre, tous sont considérables à la noblesse ou par les biens ou par les emplois. En effet, pour un créancier du second ordre, on en trouverait mille du troisième, et au contraire un débiteur du troisième pour mille du second. À l'égard des charges, outre que le nombre de celles de judicature, de plume et de finances, est infini, c'est qu'il n'en est aucune qui n'ait une autorité et un pouvoir direct ou indirect, qui ne souffre aucune comparaison avec quelque charge militaire que ce soit dont la proportion puisse être faite.

Par ce court détail il paraît que presque tout le premier et le second ordre seront très animés contre les rentes, et le troisième, au contraire, très ardent et très attentif à les soutenir. De ce débat, qui est fondé sur la destruction de la fortune des uns et des autres, on ne peut attendre qu'aigreurs, cabales, animosités. Les mezzo-termine auront en ce genre, plus qu'en aucun autre, le sort d'amuser le tapis, de nourrir les intrigues, d'aiguiser les haines, et de demeurer inutiles. Aucun foncier ne voudra renoncer à une si belle occasion de se délivrer de ce qui l'opprime. Aucun rentier ne donnera son fonds, ni partie de son fonds, au bien public ni à l'avantage de la paix et de la tranquillité. Dans ce contraste que fera Votre Altesse Royale entre le clergé et la noblesse d'une part, et les parlements et autres cours, les négociants, tout le tiers état de l'autre? Ce mal sera en sus de tous les autres. N'est-il pas plus sage de le prévoir et de l'avoir de moins, puisque, au lieu d'un remède que vous voulez demander, et que vous voulez espérer des états généraux, non seulement vous n'en aurez point, mais vous vous procurerez cette division de plus qui peut devenir très embarrassante? Mais, après avoir examiné la chose par les ordres, recherchons-la par les provinces. Cela n'apprendra pas beaucoup de choses nouvelles, puisque les députations des provinces ne sauraient être que des trois ordres; mais cette manière achèvera d'approfondir.

Je pense qu'on n'y trouvera que peu de différence. Les provinces d'états seront partagées. Les unes voudront se continuer la douceur de l'administration, les autres celle de la perception facile de ces rentes créées sur les États; d'autres, qui n'en sentent que le poids, et qui ont jalousie de l'autorité que cette gestion donne à ceux qui l'ont en quelque degré que ce soit, désireront s'en affranchir. Quelques gens voisins de Paris seront aussi pour les rentes; mais toutes les provinces qui n'ont point d'États y seront très contraires, et, comme elles sont en plus grand nombre, le parti des fonciers contre les rentiers en sera d'autant plus fort. Ainsi, de quelque manière que cette affaire puisse être considérée, on ne peut la regarder que comme la pomme de discorde qui rendra la tenue des états généraux longue, difficile, infructueuse pour l'objet qu'on s'en propose, et périlleuse pour la division qui seule en résultera. En voilà suffisamment pour la première partie, quant aux finances. Voyons si on s'en peut raisonnablement promettre un meilleur succès par rapport à l'affaire des princes.

Avant de mettre une affaire sur le tapis, il faudrait être bien d'accord avec soi-même pour savoir précisément quelle issue on lui désire d'une manière définitive. Par tout ce qui s'est passé (car je n'en puis juger que par là, et Votre Altesse Royale me pardonnera bien si je le lui dis avec franchise), il me paraît que l'événement lui en importe peu, pourvu qu'il ne roule pas sur elle. Par politique vous voulez une balance; par nature une indécision entre si proches, et c'est ce qui incruste cette balance à vos yeux; par sentiment Mme la duchesse d'Orléans d'une part, de l'autre M. votre fils et sa postérité, vous tiennent en suspens; d'où il résulte que de votre choix les choses en demeureraient où elles en sont, sans l'importunité d'une poursuite qui vous paraît ardente et qui se renouvelle trop souvent à votre gré. Je me garderai bien d'entrer dans aucun détail du fond de la question pendante, ni de la manière dont elle a été jusqu'à présent traitée par Votre Altesse Royale ni par les parties, moi-même j'en suis une, et c'est pour moi une surabondance de raisons pour m'en taire; mais il s'agit de savoir ce que vous prétendez en renvoyant la cause aux états généraux, et si ce moyen est bon pour arriver à la fin que vous vous proposez.

Vous n'en pouvez avoir que deux : 1° d'éviter tout jugement, pour conserver cette balance entre les princes; 2° de vous décharger de la haine de ce qui sera décidé. Mais si vous vous trompez dans l'une et dans l'autre de ces vues, certainement vous ne devez pas déférer cette affaire aux états généraux.

Portez-la-leur pour en attendre le jugement et l'avis? la chose est égale. Si c'est en apparence pour en avoir le jugement, ne comptez ni sur votre adresse ni sur votre autorité pour l'empêcher. Un tel jugement, proposé à une pareille assemblée, ne lui échappera jamais. C'est un monument trop important aux états généraux pour que rien l'emporte auprès d'eux sur cette sorte de conquête, et après une interruption si longue et si irritante, et dans un temps si affranchi. La multitude ne craint point la haine que redoutent les particuliers; et plus cette grande affaire a été présentée à différents juges, moins toutes sortes de jugements ont paru compétents, et plus, encore une fois, il sera du goût des états généraux de la décider nette et précise. Si vous vous contentez d'une consultation simple, peut-être ne s'en satisferont-ils pas; mais à tout le moins ils répondront à votre consultation d'une manière claire et publique. Ainsi Monseigneur, au lieu d'échapper par cette voie, vous verrez très certainement un jugement rendu, ou un avis si décisif et si public qu'il ne vous restera plus de refuites pour éviter de le tourner en jugement et de le prononcer vous-même. Vous n'éviterez donc point un jugement aux états généraux; et cette première vue vous la devez réputer fausse.

À l'égard de vous décharger de la haine du jugement, espérez-le aussi peu que d'éviter le jugement même par le moyen des états généraux. Je ne m'engagerai pas à détailler des personnes respectables; mais bien dirai-je à Votre Altesse Royale que vous avez affaire à des yeux très perçants, qui voient très bien que rien du dehors ni du dedans rie vous engage à convoquer une pareille assemblée; conséquemment que, dès que vous la convoquerez pour les juger, ou dès que le jugement s'ensuivra, comme je crois l'avoir démontré, qui ne s'en prendront qu'à votre volonté, laquelle, laissée à elle-même par la situation des choses, se sera librement déterminée de son plein gré à ce parti, conséquemment à vous de ce qui en résultera à l'égard de la question qui y est décidée. Eh! que Votre Altesse Royale perde en ceci toute confiance aux adresses, aux négociations, aux interpositions. Tout se mesurera par la décision, et dans cette décision tout n'est qu'accessoire, hors un point unique qui est celui de la question.

De la manière dont cette question sera déterminée, tout dépendra donc pour vous, c'est-à-dire la haine certaine des uns, le gré médiocre des autres, qui à travers tout pénétreront, se porteront, ne considéreront que vous comme convocateur et moteur de l'assemblée: convocateur certain et d'autant plus assuré que vous l'aurez fait en toute liberté; moteur, personne n'en saurait répondre que le dépit de ceux qui auront perdu leur procès; mais à l'égard de qui l'aura gagné, peu de gré à vous, un médiocre à l'assemblée, beaucoup à la nature de leur cause ou à celle de leurs établissements, non peut-être sans quelque indignation de tant de circuits et de peines à se voir enfin au bout des leurs. Au contraire, la haine et le dépit de qui l'aura perdu, n'osant et ne pouvant mordre sur une telle assemblée avec laquelle il serait trop imprudent de rompre toute mesure; tombera à plomb sur vous d'une manière d'autant plus envenimée que la solennité du jugement en aura infiniment augmenté la douleur et la confusion. Ainsi, Monseigneur, comptez d'en recueillir une haine d'autant plus dangereuse que cette voie de finir la question est plus solennelle et publique, conséquemment plus pénétrante; que cette haine sera trop forte pour ne tomber sur personne, que l'assemblée n'en est pas susceptible, que par les raisons touchées, et par mille autres, vous êtes le seul à qui elle puisse s'appliquer.

La double vue qui vous fait penser à porter l'affaire des princes aux états généraux, ne pouvant que vous faire plus lourdement tomber dans ce que vous voulez éviter et que vous attendiez de cette voie, la conclusion n'est pas difficile que les réflexions de Votre Altesse Royale doivent la porter à l'abandonner sur ce point. Or, celui des finances n'en tirant aucun secours, et Votre Altesse Royale ne pensant à une tenue d'états généraux que pour les finances essentiellement, et subsidiairement pour l'affaire des princes, il me paraît qu'elle ne peut être conseillée de les assembler. Mais ce n'est pas assez de vous les avoir démontrés parfaitement inutiles pour les desseins que vous vous en étiez proposés; il faut encore faire faire à Votre Altesse Royale l'attention nécessaire sur les inconvénients qu'ils pourraient produire à présent.

On ne peut les prévoir tous, et il est aisé qu'il en arrive de plus grands que ceux dont on va parler, tant de la combinaison et de l'entrelacement de ceux-là mêmes que des événements fortuits et de la nature des choses. Le premier qui se présente à l'esprit est l'embarras qui naîtra des compétences et des rangs qui seront respectivement prétendus. On voit maintenant que ceux dont le droit est le plus certain, et [que] l'usage le plus constant et le plus suivi devrait avoir mis hors de toute contestation, deviennent chaque jour l'objet des plus vives disputes; combien plus dans une assemblée aussi générale, aussi longuement interrompue, dont toutes les relations qui nous restent de celles qui ont été tenues sont laconiques sur cette matière, parce qu'autrefois rien n'était mieux établi et observé que les rangs dans ces grandes solennités, et que personne n'osait ni ne pensait à outrepasser rien! Le temps présent semble tout permettre en ce genre, et le pis aller d'une mauvaise cause est un mezzo-termine, par lequel elle gagne au moins, pour peu que ce soit, ce qu'elle n'avait pas. Ainsi on doit s'attendre que les députés personnellement entre eux, que les députations, au nom de leurs bailliages et de leurs gouvernements, que les ordres mêmes, quelque décidé que soit celui des trois chambres entre elles, tous formeront des contestations qui dureront longtemps, et tous y seront si opiniâtres que Votre Altesse Royale en aura pour plusieurs mois avant de pouvoir travailler à aucune autre affaire; que celle-là deviendra très importante par les haines, la division, l'esprit de contention, et que ce qui en résultera portera nécessairement sur toute la tenue des états généraux. J'abrège cet article, qui pourrait être prouvé et étendu à l'infini, mais qu'il suffit de présenter tout nu pour en faire apercevoir, du premier coup d'oeil, toute l'importance à Votre Altesse Royale, et lui donner à méditer sur ses dangereuses conséquences.

Personne n'a une idée bien juste des états généraux. Le petit nombre de ceux qui se sont appliqués à l'examen de la nature de ces assemblées et de leur autorité, soit par une étude essentielle, soit par une étude historique par rapport à elles, ne peut être regardé que comme un point en comparaison de ceux qui en sont membres, dont la multitude n'écoutera que l'intérêt de son autorité, et par conséquent portera ses prétentions jusqu'où elles pourront aller. Après ce qui a été touché dans l'article précédent à l'occasion des rangs, il n'est pas aisé de se flatter, pour peu qu'on veuille raisonner sans prévention, que les états généraux s'en tiennent aux simples remontrances, aux demandes, à ne délibérer que sur les matières qui leur seront proposées par Votre Altesse Royale. Le nom d'états généraux est d'autant plus grand qu'il n'a paru qu'en éloignement depuis un grand nombre d'années, qu'il est accru dans l'esprit du public par l'idée mal approfondie que ces assemblées ne se sont tenues que dans les cas les plus importants, qu'elles ont toujours été redoutées par les rois, d'où on infère que rien de grand ne se peut sans elles et que par elles, et que leur autorité borne, balance, ajoute à celle des rois. Le bruit qui se répandit, lors des traités depuis conclus à Utrecht, qu'il s'en allait tenir, ce qui se dit et s'écrit journellement à l'occasion de l'affaire des princes, grossit infiniment ces idées, qui flatteront trop ceux qui les composeront pour devoir s'attendre de leur part à une grande modestie dans un temps de minorité, sous un prince dont on connaît maintenant avec étendue et par des exemples la bonté, la facilité, le désir de plaire, sa peine de choquer le nombre, et qui, étant le premier sous un roi de huit ans, ne laisse pas de voir en Espagne une branche qui est son aînée et qui se multiplie tous les ans. Les réflexions que cet article présente sont immenses en nombre et en poids; c'est à vous, Monseigneur, à les faire, et toutes, et à les pousser dans toute leur étendue. Vous n'êtes que le tuteur et l'administrateur de l'autorité royale; vous aurez un jour à en rendre un compte exact au jeune prince à qui vous la conservez comme dépositaire; vous devez la lui remettre tout entière, les rois en sont infiniment jaloux. Vous savez trop pour ignorer quelle est la différence que mettra entre vous-même et vous-même le jour de la majorité; c'est ce jour qui doit faire sans cesse l'objet de vos méditations. Elles sont trop hautes pour qu'il m'appartienne autre chose que de vous les représenter.

Mais, outre ce compte exact de l'autorité souveraine dont vous serez comptable au roi en ce grand jour, vous l'êtes à vous-même au dedans et au dehors, aux siècles futurs. Votre réputation dépendra tout entière de la conduite que vous aurez tenue aux états généraux, et encore plus de leur issue. Sur ce grand théâtre vous paraîtrez tout entier, et sans qu'aucune partie de vous-même puisse être cachée à tant d'yeux perçants, dont vous ferez l'objet et l'étude principale. Là, chacun apprendra à vous craindre ou à ne vous rendre que de vains respects de rang, à vous aimer, à aimer votre administration, ou à se lasser d'elle et de vous; et ce dégoût est un malheur que celui des temps a souvent attiré aux meilleurs princes, à ceux qui étaient le plus expressément nés pour faire l'amour et les délices des hommes, et qui avaient le mieux commencé. C'est donc en vain que de ce côté-là Votre Altesse Royale s'appuierait sur la pureté de ses intentions, de ses desseins, de son travail, sur son désir et son soin de plaire, ajouterai-je sur son esprit et sur son industrie. Dans une situation aussi forcée qu'est celle du royaume depuis tant d'années, on ne peut plaire qu'à mesure qu'on soulage. Les promesses, les excuses, les espérances, jusqu'à l'évidence de l'impossibilité, tout est également usé. On en est réduit à ce point de ne vouloir plus se satisfaire que de réalités présentes et effectives, parce qu'on est réduit à toute espèce d'impuissance qui, par son genre de nécessité, passe par-dessus toute espèce de considération. Les trois états sont presque également sous le pressoir (je dis presque, car il est vrai que le second y est bien plus durement et on bien plus de manières que les deux autres), ne crieront pas moins les hauts cris, et leurs cris ne seront pas moins perçants. La noblesse, accoutumée de tout temps à postposer tout à l'honneur, à tirer tout le sien de son sang, et conséquemment à le verser avec prodigalité pour l'État et pour ses rois, en est moins attachée aux biens, ainsi qu'il n'y paraît que trop. Les deux autres ordres, dont la vertu et les dignités ne s'acquièrent point par les armes, sont plus attentifs : le premier à un bien dont il n'est que dépositaire et qui appartient aux autels; le troisième à un patrimoine qui fait toute sa fortune, toute son élévation, tout son établissement. Persuadez-vous donc, Monseigneur, que vous ne plairez aux états qu'autant que vous leur donnerez un soulagement actuel, présent, effectif, solide et proportionné à leurs besoins et à leur attente. C'est cette juste attente qui a amorti généralement partout la douleur de la perte du roi.

Vous l'avez promis solennellement et à diverses reprises, depuis que vous tenez les rênes du gouvernement, ce soulagement si nécessaire et si désiré. Jusqu'ici, c'est-à-dire depuis vingt mois, nul effet ne s'en est suivi; et il ne faut pas vous le taire, tout a été levé avec plus d'exactitude et de dureté que sous le dernier gouvernement, jusque-là que chacun s'en plaint, et avec une comparaison amère. Les provinces en retentissent. Le temps des états deviendra-t-il enfin celui du soulagement? Vous qui voyez avec tant de pénétration, espérez-vous le pouvoir donner tel qu'il plaise? et si la situation des finances ne le permet pas, croyez-vous pouvoir empêcher les états de le prendre aux dépens de ce qui en pourra arriver? et combien la lutte, s'il en naissait une entre Votre Altesse Royale et eux, serait-elle pénible et douloureuse, et quelles en pourraient être les suites dedans et dehors!

Ce serait vous abuser d'une manière aussi dangereuse que facile d'espérer contenter en donnant peu et promettant davantage. Je le répète, et Votre Altesse Royale ne peut trop se persuader cette vérité, les promesses sont usées, et les vôtres comme toutes les précédentes. Vous en avez fait de publiques, par des lettres rendues telles par votre ordre aux intendants à l'entrée de votre régence, et vous n'avez pu les exécuter. Le haussement des monnaies, que je crois avoir été très nécessaire, mais dont on devait avoir prévu la nécessité de plus loin, a, au même temps, suivi de trois semaines une déclaration solennelle qui assurait le public qu'elles ne seraient point augmentées. Je passe sous silence d'autres occasions qui, pour n'avoir pas regardé l'administration générale, n'en ont pas été moins publiques. Concluez de toutes que rien ne sera agréable ni admis que des soulagements présents, effectifs, certains, durables par leur nature et leur forme, et que toutes ces différentes qualités, qui n'y seront pas moins requises que les soulagements mêmes, ajouteront des embarras infinis à la nature de la chose, déjà de soi si difficile. De croire après l'issue des états sortir comme on pourrait des engagements pris avec eux, c'est-à-dire n'en tenir que le possible, ce serait se précipiter dans les plus dangereuses confusions, donner lieu aux tumultes, aux refus appuyés du nom des états, à les voir [se] rassembler d'eux-mêmes d'une manière dont l'autorité royale ne pourrait souffrir sans y trop laisser du sien, ni peut-être l'empêcher sans de grands désordres, [sans] rompre à jamais toute confiance avec les trois ordres et avec chacun de ce qui les compose, et signaler un manquement de foi qui serait un exemple à toute l'Europe, à profit certain contre vous et contre la France à tous vos ennemis et à tous les siens, en un mot [sans] vous diviser de l'État et de la nation, [ce] qui serait le comble des plus irrémédiables malheurs, dont on ne peut trop méditer et craindre les suites funestes, qui dureraient non seulement autant que votre régence mais que votre vie, par la juste indignation du roi et de la nation même. Ce serait encore ici un vaste champ à s'étendre, mais la matière en est trop triste et trop palpable pour s'y arrêter plus longtemps.

5° Considérez donc bien attentivement, Monseigneur, de ne rien promettre aux états, soit pour la chose, soit pour la manière que ce que vous serez en état et en volonté de tenir avec une fidélité exacte et précise; et considérez avec la même application si vous serez en état et en volonté de leur accorder et tenir ainsi toutes les demandes, même justes, qu'ils vous pourront faire pour leur soulagement. Pour faire cette méditation avec fruit, portez d'abord votre vue sur vous-même, et ensuite sur eux. Sur vous-même, examinez bien si votre bonté naturelle, votre désir d'accorder et de plaire, la facilité qui en résulte, et le sérieux qu'imprime toute la nation assemblée, laissera assez de fermeté en vous pour ne vous point détourner, à leurs demandes, du discernement mûr que vous aurez fait de ce que vous pourrez et de ce que vous ne pourrez pas, et pour vous soutenir dans les pas glissants qui se présenteront souvent. Ne craignez-vous point que, pressé dans ces moments critiques par le poids du nombre, par l'évidence de injustice, par l'adresse, la louange, l'espérance, semées dans un beau et solide discours, par la majesté du spectacle, vous ne puissiez résister à tant de forces, et que votre imagination, trouvant alors possible ce que vous aviez bien connu ne l'être pas auparavant, vous ne veniez à accorder ce que vous aviez résolu de refuser; que si vous ne l'accordez pas tout à la fois, vous ne vous serviez de termes dont la douceur sera tournée après d'une manière équivoque, qui produira des discussions fâcheuses auxquelles vous succomberez par les mêmes voies qui les auront produites; enfin que vous ne fassiez souvent par impulsion subite ce que vous auriez bien résolu de ne faire pas. Alors par où se relever de ces sortes de chutes dont le principe est excellent, mais dont les suites peuvent devenir grandes? et permettez-moi d'aller plus loin. Je ne vous rappellerai point les choses; je ne ferai que vous les indiquer. Comparez les états avec l'assemblée du clergé qui était lors de la mort du roi, et avec une autre assemblée continuelle (le parlement), qui ne peut avoir de proportion avec celle des états généraux. Souvenez-vous-en vous-même, et de ce qui s'est passé à leur égard, et voyez si vous devez espérer de vous-même que l'assemblée de la nation vous imposera moins que n'ont fait ces deux assemblées particulières, toutes deux séparément l'une de l'autre.

Sur les états, examinez-en bien la multitude des membres, et que tout y passe, non au poids des voix, mais à leur pluralité. Or, sans manquer à l'amour, au respect, ni à l'estime que j'ai pour ma nation, je crois qu'il serait bien téméraire d'avancer que, après une interruption si longue de ces sortes d'assemblées, qu'à la suite de tant d'années où il était si inutile, si difficile, si dangereux même d'être et de paraître instruit, le plus grand nombre sera le plus mesuré en demandes, et bien capable des raisons qui se pourront représenter là-dessus. Non, Monseigneur, le besoin extrême, le désir pareil, la justice du soulagement, le manque absolu de confiance régleront le fond et la forme pour les demandes, et c'est vouloir s'abuser que s'attendre à mieux. Votre Altesse Royale trouvera une foule de gens qui, dans le désir de se distinguer, lui promettront merveilles de leur crédit dans l'assemblée. Souvent elle les en payera d'avance, qui n'est pas un léger inconvénient en soi, et pour l'exemple et les suites, et ces merveilles s'en iront en fumée, ou parce que ces entremetteurs n'y auront pas le crédit dont ils auront fait parade, ou parce que, contents du fruit personnel qu'ils en auront tiré de vous avant l'effet de leurs promesses, ils ne se voudront pas commettre à l'exécution, ou parce qu'eux-mêmes ne chercheront qu'à embarrasser les affaires pour avoir le brillant des entremises, un éclat de confiance et de crédit, et un moyen de se faire valoir aux états et à vous, comme il n'est pas que Votre Altesse Royale n'ait éprouvé de ces sortes de conduites en d'autres choses. L'issue de ces embarras n'est pas aisée à trouver, et il n'est pas facile de prévoir jusqu'à quel point ils peuvent conduire. C'est néanmoins ce qui mérite la plus sérieuse méditation.

6° Mais, outre le point capital du soulagement des peuples qui mettra tout le royaume du côté des états, sans peser ce qui est ou ce qui n'est pas possible, qui peut s'assurer du nombre et de la nature des propositions qui seront mises par eux sur le tapis? Plus la situation présente est violente, plus les remèdes sont difficiles, plus l'excuse en porte sur le gouvernement passé, plus les états se sentiront pressés de chercher des moyens solides d'en empêcher les retours, et par ce désir si naturel, si juste, même s'il était de leur ressort, plus ils essayeront de s'en donner l'autorité. Or, qui peut imaginer, d'une manière à peu près précise, quels seront ces moyens qui pourront être proposés? Tout ce qu'on en peut prévoir est qu'il n'y en a aucun de possible qui ne porte à plomb sur l'autorité royale, et qui ne soit mis en avant pour lui servir de frein.

C'est au prince qui exerce cette autorité d'une manière précaire et comptable, et qui est né moins éloigné de la couronne que son bisaïeul qui y est parvenu, à discuter avec soi-même s'il lui convient de s'embarquer sur une mer si orageuse et si pleine d'écueils de toutes les sortes, et à se jeter dans la nécessité d'irriter les états en refusant toutes les propositions de cette nature qui lui seront faites, ou à suer longtemps parmi les angoisses des négociations pour en diminuer le nombre et en rendre la forme plus tolérable, avec la majorité et le compte à rendre de l'autorité royale en perspective, ou, à ce qu'à Dieu ne plaise! la couronne même, que les états se croiront en droit et en force de faire tomber à ses aînés ou à lui, suivant la satisfaction qu'ils en auraient eue en leur assemblée et en ce qui en aurait suivi la tenue. Quelque heureuses que fussent ces négociations, que Votre Altesse Royale se persuade que les propositions les plus tolérables écorneront beaucoup le pouvoir des rois, et que, si par les événements elles cessent d'avoir tout leur effet dans la suite, votre réputation ne laissera pas d'y demeurer tout entière, sans que le gré, partagé dans la multitude, vous soit d'aucune consolation contre le mauvais gré que le roi aura lieu de vous en savoir, ou, à ce qu'à Dieu ne plaise qui arrive! contre le joug d'autant plus pesant et plus embarrassant que vous vous le serez laissé imposer à vous-même. Mais il y a une autre considération à faire, et qui ne peut être assez pesée c'est qu'en cette sorte d'affaires il n'y aurait pour les états que la première de difficile. Une première proposition, comme que ce soit admise, serait bientôt suivie d'une seconde, par le refus de laquelle il ne faudrait pas perdre l'amour et la confiance acquise par la première concession; de là une troisième; et votre politique et naturelle bonté, et l'ardeur et la fécondité des états s'accroissant mutuellement, les bornes deviendraient bien difficiles.

Et que Votre Altesse Royale se garde bien de tirer les conseils, et ce qui s'y passe, en exemple pour les états. Nulle proportion, nul raisonnement, nulle conséquence à tirer des premiers pour les seconds. Les conseils, vous les avez établis. Quoique très nombreux, ce n'est qu'un point par rapport à la multitude des députés aux états généraux, qui ne vous auront point une obligation personnelle de leur députation, au moins pour le grand nombre, quoi que vous puissiez faire lors de leurs élections, comme l'ont tous ceux qui de votre seul choix tiennent des places honorables et permanentes, mais seulement honorables autant que vos bontés et votre confiance, en quelque degré que ce soit, y est jointe, et permanente autant qu'il vous plaît; tous gens nés ou venus à la cour, et dont les emplois militaires ou civils ont ployé les manières à un respect et à une crainte de déplaire, qui pourra être aussi dans les états, mais différemment tournée, et qui y aura pour contre-poids l'appui mutuel, le zèle du patrimoine et de la liberté, le motif de se signaler pour son pays et de se faire un nom, celui du bien public, prétexte dans les uns, objet réel dans le plus grand nombre, mais objet d'autant plus dangereux qu'il est à craindre qu'il ne soit pas bien pris dans l'idée même sincère de ce plus grand nombre, et qu'il ne soif bien difficile de vaincre sa défiance sur ce point par des raisons qui le touchent. Alors les plus capables, ceux qui raisonneraient le plus juste, et qui tempéreraient le mieux par leurs sages réflexions l'esprit zélateur de l'assemblée, craindront de se commettre avec elle, et sans réussir d'y laisser trop du leur. Leurs maux passés et présents sont un aiguillon pressant qui, se joignant à celui de la liberté maintenant si, à la mode, ou encore à celui de l'autorité que chacun s'arroge, qui n'y devient pas moins, et qui dans une pareille assemblée sera dans toute sa force, et n'y sera contredit d'aucun ou de bien peu de membres; la considération puissante, qu'ils auront toujours devant les yeux, que l'occasion passée, tout affranchissement est sans retour; toutes ces choses feront parler haut les états, dont aucune ne se trouve dans les conseils, qui se laissent aisément et doucement conduire à ceux qui leur président, et plus encore à Votre Altesse Royale, dans les yeux de laquelle sont souvent leurs avis, par une habitude de dépendance, augmentée par le respect pour sa personne, et par la conviction de la justesse de ses sentiments et de la pureté de ses intentions. Là personne n'a de nom à se faire, de liberté ni d'autorité à acquérir, de foule où se dérober, ni, pour ainsi dire, la nation en croupe pour asile. Il ne s'y agit que de voir les affaires qui y sont portées, point du tout de s'en former, ni de proposer des plans, des réformations, des prétentions. Tous, et chacun de ceux qui les composent, ne peuvent tirer de considération que de la portion de l'autorité royale que l'emploi qu'ils tiennent de vous leur donne à exercer; et messieurs de la régence, devant qui les affaires discutées ailleurs se rapportent, et qui en ont la voix définitive, n'exercent eux-mêmes aucune portion de l'autorité royale, mais opinent seulement de quelle manière ils croient qu'elle doit être employée sur chaque affaire, sans en avoir l'exécution. Rien n'est donc en tout genre si dissemblable que les conseils et les états; et ce serait se perdre que de raisonner et de conclure des uns par les autres.

7° Deux moyens sautent aux yeux pour couper la racine à ces propositions fâcheuses : le premier d'empêcher les états d'en mettre aucune sur le tapis, et de les réduire à la seule délibération de ce qui leur sera donné à discuter par Votre Altesse Royale; l'autre de refuser si fermement la première proposition qu'ils oseront vous porter, que cette conduite les empêche de s'y commettre une seconde fois. Rien, en effet, de si aisé à penser, mais rien aussi de plus difficile dans l'exécution, et de plus pernicieux dans la pratique. Assembler les états généraux après une interruption si longue, dans une minorité, au commencement d'une régence, non d'une mère, mais d'un prince cadet de la branche d'Espagne, au milieu d'une profonde paix, pour les consulter sur l'état fâcheux des finances, après y avoir inutilement essayé vingt mois et plus toute espèce de remède, et ne leur permettre pas de rien proposer d'eux-mêmes, c'est une contradiction dont l'évidence frappe, et frapperait encore plus les états, contre qui elle porterait tout entière, et avec une indécence qui les blesserait vivement et justement. Nous ne sommes point en Angleterre, et Dieu garde un tuteur et un conservateur de l'autorité royale en titre aussi éclairé que l'est Votre Altesse Royale, de donner occasion aux usages de ce royaume voisin, dont nos rois se sont affranchis depuis bien des siècles, et dont le nôtre vous redemanderait un grand compte! Nulle nécessité des états pour obtenir des secours des peuples de France; le roi y pourvait lui seul par ses édits et déclarations enregistrés. Il ne pourra donc s'y en agir aux états, mais bien et principalement des remèdes pour les finances. Si leur difficulté a mis à bout vos lumières soutenues de tout votre pouvoir, après tant de moyens tentés, il est clair qu'on n'assemble les états que pour consulter un plus grand nombre de personnes éclairées et intéressées en cette matière, dont vous n'auriez pas en besoin si vous aviez pu trouver des solutions par vous-même; par conséquent qu'il doit être moins question de leur en proposer là-dessus que de leur exposer l'état des affaires pour en recevoir leur avis après qu'ils en auront délibéré. Or quoi de plus contradictoire à cela que les empêcher de rien proposer? Quoi même de plus illusoire? qualité dans, les affaires a constamment été l'écueil fatal de presque toutes les tenues d'états généraux. Et quoi encore de plus injurieux que de refuser si fermement la première proposition qui vous sera faite par eux qu'ils n'osent plus se commettre à vous en faire aucune? Ce moyen est bien plus propre à en faire naître d'étranges, et à roidir les états contre tout ce qui viendrait de Votre Altesse Royale, qu'à les lui soumettre. Ils se lasseront moins des refus que vous de refuser; et si après un premier refus commencé vous vous laissiez entamer, où ne pourrait-il pas vous mener? Ce serait alors qu'irrités du refus, sans être apaisés par ce qui leur aurait été accordé, fiers de la conquête qu'ils croiraient ne devoir qu'à eux-mêmes, ils en essayeraient d'autres avec plus de chaleur, dont le refus et l'acquiescement auraient d'égaux dangers, et qui commenceraient la funeste lutte que j'ai touchée plus haut, sans qu'on en pût prévoir les suites. Concluez donc de cet article, Monseigneur, que vous ne pouvez employer sagement les deux moyens qui le forment pour empêcher les propositions des états, comme vous devez avoir conclu de l'article précédent que les états en feront, sans qu'il soit possible d'en prévoir la nature ni le nombre, mais qu'il n'y en peut avoir aucune qui ne porte coup sur l'autorité royale.

8° J'ai eu l'honneur de vous observer, dès l'entrée de ce mémoire, qu'après tout ce qui a été tenté de différents remèdes sur la finance, Votre Altesse Royale résolue, puis détournée à mon cuisant regret, de convoquer les états généraux au moment de la déclaration de votre régence, ne peut revenir à cette pensée que par la nécessité de frapper de grands coups, par la peine que sa bonté et son équité en ressentent, et ceux qui sous elle gèrent les finances pour éviter d'en prendre les événements sur eux. Je le répéterai ici sans répugnance, Votre Altesse Royale ne m'a point fait l'honneur de me rien faire entendre sur la nature de ces grands coups, ainsi je n'en puis raisonner qu'en général, et trois mots suffiront à cet article.

Souvenez-vous de ce que je vous ai représenté, dans la première partie de ce mémoire, sur la suppression ou la diminution des rentes sur le roi. Considérez que la nature des choses est telle que, malgré vous, tous les remèdes que vous avez employés sont très durs, et par conséquent très peu propres à vous avoir bien disposé une assemblée aussi grande, et qui ne souffre pas moins de votre administration, pour ne rien dire de plus, que de celle qui l'ont précédée, malgré toutes les grandes et justes espérances conçues. Pesez avec tout ce que vous avez de pénétration s'il n'y a rien à craindre ni apparent, ce dernier terme n'est point trop fort, que la proposition que vous ferez de ces grands coups aux états n'y soit mal prise et refusée, ou par des instances et des supplications ardentes, fortes, réitérées, ou d'une manière encore plus fâcheuse; et en ce cas méditez infiniment quelles en peuvent être les suites au dedans et au dehors : l'affaiblissement de l'autorité royale entre vos mains, l'accroissement de vos embarras sur les finances, des difficultés sur toutes sortes d'affaires et de matières, la manifestation authentique d'impuissance et d'épuisement, sans y faire voir à côté aucun remède. Le nombre des paroles ne ferait qu'énerver cette expression, que Votre Altesse Royale est plus capable d'approfondir que personne. Son intérêt y est tout entier; elle ne trouverait pas les mêmes ressources qui en peuvent attendre d'autres.

9° La bonne opinion qu'on doit avoir de tout le monde me persuade aisément que personne ne désire des cabales, ni moins encore des troubles. Ceux néanmoins qui, après de tranquilles commencements, ont agité toutes les régences, et qui ont donné lieu à la fixation de la majorité de nos rois à quatorze ans, puis à quatorze ans commencés, loi dont la louange se perpétue par l'expérience constante, ces troubles, dis-je, doivent être prévus. Dans la situation présente du royaume il serait assez difficile d'en exciter. Rien n'y est ensemble, rien d'organisé. L'embarras serait à qui s'adresser dans cette pernicieuse vue. Le dernier règne en a comme arraché toutes les racines, et il ait bien important de ne les pas voir renaître. Mais lorsque toute la nation serait assemblée en états généraux, on conçoit aisément que les assemblées nécessaires des divers membres dans chaque province pour faire l'instruction et la députation à l'assemblée générale, que la relation indispensable de ces députations à leurs provinces et des provinces à eux, que celle de tous les députés aux états généraux les uns avec les autres durant la tenue, forment des liaisons, découvrent les gens qui, par le crédit qu'ils y acquièrent, peuvent devenir ceux à qui s'adresser, et qui, pour conserver leur considération, peuvent succomber à des tentations qui, dans l'organisement qu'on ne peut éviter qui ne résulte entre les provinces, et dans chacune d'elles, après la tenue des états généraux, peuvent devenir dangereuses au royaume, tristes à Votre. Altesse Royale, et fâcheuses à l'autorité royale. Ce dernier article mérite toutes vos réflexions, et a peut-être autant ou plus de poids qu'aucun des autres qui l'ont précédé en ordre.

10° Avant de quitter la considération des états généraux pris en entier pour venir au particulier des ordres qui les composent, il faut dire quelque chose de l'affaire des princes qui en regarde le gros, et qui reviendra après avec le détail.

Le dernier écrit abrégé, ou par réflexions signé de M. le Duc et de M. le prince de Conti, dit tout à cet égard à Votre Altesse Royale. Encore une fois, je n'entre point par ce mémoire dans la question, je me souviens trop que j'y suis partie pour n'y faire pas une entière abstraction d'intérêt particulier; mais ceci regarde la matière du mémoire: c'est à cela seul que j'ose rappeler votre attention. Les princes du sang vous disent qu'il ne faut pas une force différente, pour détruire, de celle dont il a été besoin pour édifier; que le feu roi a donné par des édits et des déclarations émanées de lui seul, et ensuite solennellement enregistrées, ce qui est maintenant en contestation; que c'est au roi à juger de la justice de ce qui est respectivement prétendu, et d'autant plus au roi qu'il s'agit de laisser subsister ou de casser un effet de la puissance royale dont nul autre que le roi n'est compétent; que la minorité empêchant le roi de décider par lui-même, c'est au dépositaire d'une autorité qui ne connaît en France que la maturité de l'âge, et qui n'est sujette à aucun affaiblissement, à juger pour le roi, ou à nommer des juges qu'ils offrent de reconnaître; que ces juges nommés par Votre Altesse Royale, quels qu'ils soient, exerceront en ce point l'autorité royale; et semblables à la vraie mère du jugement de Salomon, qui aime mieux donner son fils à l'étrangère que d'en souffrir le partage, ces enfants de la couronne insistent à être jugés par l'autorité seule de celui qui la porte.

C'est à Votre Altesse Royale à peser les grandes suites d'un tel procès déféré par un régent à des états généraux. Est-ce que le roi mineur n'a pas le même pouvoir que le roi majeur? Mais en Angleterre où les rois ont un pouvoir si limité en comparaison des nôtres, on a vu des échafauds dressés sur cette question, et des tètes coupées pour avoir contesté cette maxime d'égalité de pouvoir à tout âge, qui y a passé jusqu'en ce jour en loi, et qui, en France, n'a jamais été disputée. Cette déférence aux états ne peut donc rouler que sur leur supériorité de puissance à celle des rois en ces matières, et alors, Monseigneur, où en êtes-vous et que faites-vous? Que si c'est seulement une consultation plus étendue que vous désirez, pensez-vous qu'un jugement de cette importance échappe aux états, comme je vous l'ai représenté à la fin de la première partie de ce mémoire, et que cette consultation à tout le moins ne passe pas pour un point de droit en ces matières, qui y met dès lors l'autorité des états au-dessus de celle du roi même. Or, si elle y est reconnue supérieure en quelque point que ce soit, où la bornerez-vous dans le reste, et quel frein lui pourrez-vous donner durant la tenue des états, à l'âge du roi et dans la situation personnelle où vous êtes? Quelles partialités ne feront point les princes mécontents dans les états? Quelles autres la constitution n'y excitera-t-elle pas? Mais ces matières appartiennent à la considération des états prise en particulier. C'est à Votre Altesse Royale à faire à ce dixième article toute l'attention qu'il mérite, et à moi à passer au détail de la considération des trois ordres qui composent les états généraux.

Le premier des trois est maintenant dans une agitation si grande à l'occasion de la constitution Unigenitus, qu'il est bien à craindre que ce mouvement d'ébullition ne s'étende aux matières temporelles dont il sera traité dans l'assemblée des états, et que beaucoup de ceux de cet ordre ne s'y conduisent par rapport aux préjugés et aux intérêts de sentiment où ils sont sur la huile. On ne peut jamais s'assurer jusqu'où porte l'esprit de contention lorsqu'il est poussé au point où on le voit sur cette matière, ni si ce grand nombre de prélats et d'autres ecclésiastiques se trouvant ensemble ne voudraient pas se tourner en manière de concile national, et commencer par cette affaire avant de traiter d'aucune autre. Vous savez, Monseigneur, à quel point M. le cardinal de Bissy le désire; vous êtes instruit des sentiments de ceux que ces mouvements ont fait connaître sous le nom de Sulpiciens; vous n'ignorez pas la division qui commence à se glisser entre le premier et le second ordre de ce premier ordre de l'État ; combien l'esprit d'indépendance s'y introduit, et vous en serez encore plus convaincu, si vous vous faites rendre compte de l'écrit qui vient de paraître sous le titre de Réponse au mémoire qui vous a été présenté par plusieurs cardinaux, archevêques et évêques. Des prélats, touchés par les deux points les plus sensibles à des gens de leur profession, l'autorité et la doctrine; liés depuis longtemps par la nécessité de l'affaire, et dont fort peu ont des familles qui les retiennent; d'ailleurs appuyés de Rome et de cette clameur à l'hérésie, si bienséante dans la bouche des évêques lorsqu'elle est fondée, et qui devient maintenant si à la mode sur la question présente, ces prélats, dis-je, seront puissamment tentés d'user de l'occasion. Il vient d'échapper à M. le cardinal de Bissy, dans la douleur du dernier arrêt rendu contre M. l'archevêque de Reims, qu'il se fallait unir à la noblesse; et à M. de Nîmes, qu'il n'y a qu'un mot à dire et une chose à faire : anathème, et rompre de communion. Dans ces dispositions, qui peut vous assurer que les députés de cet ordre n'auront pas une double procuration dans leur poche, et qu'ils ne commencent par en tirer celle qui les autorise pour le concile national? Je sais combien elle serait informe, en ce que votre autorité n'y aurait pas donné lieu. Je suis également instruit de toutes les répugnances de Rome à cet égard; mais ces répugnances n'ont point jusqu'à présent retenu tous ceux qui lui sont les plus attachés. Eh! qui sait si ce que le pape a refusé si opiniâtrement du temps du feu roi, par l'autorité duquel il espérait de tout emporter de haute lutte, il ne le désirerait pas maintenant par l'expérience qu'il a acquise depuis sur cette affaire, pourvu qu'il n'y parût pas, et qu'au fond il se pût assurer du succès du concile. Pour le manque de forme et de pouvoir, parce que vous ne l'auriez ni convoqué ni permis il s'y trouverait tout entier, mais votre embarras n'en serait pas moins grand à ce coup imprévu entre refuser un si grand nombre, et en chose si sensible et si prétextée de la couleur de la religion, et par ce refus, d'indisposer de la manière la plus certaine et la plus forte une telle quantité de membres et des plus principaux du premier ordre avec lesquels vous auriez incontinent à compter, et dans cette première chaleur aux états généraux, ou accorder par une brèche si hors de tout exemple à l'autorité royale un concile ainsi frauduleusement convoqué et assemblé tout à coup, si justement suspect, pour ne pas dire odieux à tout l'autre parti, d'une si médiocre canonicité, et qui, outre la longueur et cependant la suspension des états tous assemblées, pourrait avoir de si grandes suites, dans lesquelles toute cette multitude de membres des deux autres ordres prendrait sûrement plus de part que vous ne voudriez. Il est inutile d'allonger la dissertation sur les inconvénients et très aisément les troubles qu'on en verrait naître. Il suffit d'en avoir montré la possibilité à Votre Altesse Royale, pour que toutes les suites lui en deviennent présentes.

Mais, sans pousser les choses si loin, sans concile peut-on espérer que le premier ordre, ainsi assemblé, n'en profite pas tout d'abord pour cette matière de la constitution qui se trouve maintenant de plus en plus échauffée. Chacun y voudra faire un personnage et y être compté dans l'un et dans l'autre parti: les évêques en plus grand nombre pour Rome, les autres députés presque tous contre, aigris de part et d'autre sur le point qui commence à paraître sur la scène, et que les prélats traitent de sentiments presbytériens. Quelle division dans un corps qui doit l'arrêter dans les autres par son exemple et par ses instructions, et quelle part tout le reste des états n'y prendra-t-il point, puisque déjà, sans être assemblés, il y a si peu de gens neutres! Combien de médiateurs dont la sincérité et l'amour de la paix de l'Église, de la patrie, ne sera point [à] l'épreuve de l'amour-propre, et qui, peut-être sans le vouloir expressément, fomenteront plus qu'ils n'apaiseront! Et si, à l'exemple du cardinal du Perron aux états de la minorité de Louis XIII, dont Votre Altesse Royale ne peut trop lire la relation, quelque grand prélat s'avise de faire une harangue à la romaine, quelles en peuvent être les conséquences si on la laisse passer, ou si on prend le parti d'en réprimer les maximes et les abus! Rome, en ce temps-là, ne partageait pas tous les esprits par une bulle adorée des uns, abhorrée des autres, suspecté au moins à nos libertés parmi toutes les personnes neutres sur le fond des propositions dogmatiques, mais qui sont instruites de nos maximes et de quelle importance en est la conservation; et cependant ce discours du cardinal du Perron scandalisa, troubla l'assemblée, et, jusqu'à la fin du dernier règne, ceux de son sentiment pour Rome ont su en tirer de grands avantages. Si quelque chose d'approchant arrivait aux états, comme il est difficile que la nature de l'affaire ne le produise, quel embarras pour Votre Altesse Royale entre les deux partis dont l'un relèverait vivement l'autre! Et si les parlements, singulièrement destinés à veiller au maintien des libertés de l'Église gallicane se portaient à quelque démarche à ces occasions, et que les états vinssent à prétendre que c'est attenter à la dignité et à la liberté de leur assemblée, quelle division dans le troisième ordre, et quelles nouvelles difficultés pour vous!

Si, après ces considérations, on se renferme uniquement dans la matière qui forme celle des délibérations des états, n'est-il pas à craindre qu'il n'y résulte de la division entre un grand nombre de députés du premier et du troisième ordre, de l'aigreur que les procédures de plusieurs prélats et les arrêts de plusieurs parlements ont fait naître, et que des personnes qui se croient avoir été réprimées mal à propos ne soient disposées à s'élever dans les délibérations d'autres matières contre les avis de celles des jugements desquelles elles sont encore mécontentes. C'est le moins qui puisse arriver et une faiblesse de l'humanité qui ne se rencontre que trop partout, et qui néanmoins pourrait apporter une grande longueur et de grands mouvements aux affaires. Il y aurait bien d'autres considérations à représenter sur le premier ordre aux réflexions de Votre Altesse Royale. Celle de la juridiction ecclésiastique, trop bornée à son gré par les parlements, pourrait former ici un article long et important. On peut aisément prévoir que le premier ordre en fera un de demande là-dessus, qu'il pressera d'autant plus vivement que l'affaire de la constitution a donné lieu à renouveler ses désirs d'une autorité plus étendue. Cette même affaire a pu aussi faire sentir à Votre Altesse Royale la nécessité du contre-poids, et les parlements ne seront pas moins ardents à soutenir l'usage présent à cet égard, s'il vient à être attaqué par des demandes du premier ordre, nouvelles épines pour vous, et nouvelles longueurs pour terminer les affaires pour lesquelles vous auriez convoqué les états généraux. Il serait donc infini de rapporter tout dans un mémoire. Il suffit d'y toucher les choses principales. C'est à l'excellent esprit de Votre Altesse Royale à suppléer au reste. Examinons maintenant le second ordre, autrefois le seul des états.

Oui, monseigneur, le seul de l'État. Ce n'a été qu'en vertu de grands fiefs et de la qualité de grands feudataires que les prélats ont commencé à être admis avec la noblesse aux délibérations de l'État. Les ecclésiastiques, dépourvus de cette libéralité de la piété de notre ordre, ne s'y mêlaient point. Peu à peu la quantité des fiefs, jointe à celle du sacerdoce, sépara les grands feudataires ecclésiastiques d'avec les grands feudataires laïques, et fit des premiers le premier ordre par le respect de leur caractère, qui dans la suite admirent parmi eux d'autres ecclésiastiques moins considérables pour le temporel. Ces deux ordres subsistèrent seuls jusqu'après le malheur de la bataille de Poitiers, que les nécessités de l'État épuisé firent recourir à ceux qui le purent secourir et qui, en cette considération, furent consultés et furent admis en troisième ordre avec les deux premiers, ce qui a continué depuis Charles V. Je ne puis me refuser un souvenir si précieux de notre origine, une avec la monarchie, dans l'état d'abjection, de décadence, d'oppression où notre ordre se voit réduit, tandis que les deux autres, que nous avons vus naître, conservent une dignité que celle de l'autel communique au premier, et une autorité que notre ignorance, notre faiblesse, notre désunion, voilées du nom de la gloire et des armes, a laissé usurper au troisième, appuyé de la longueur du dernier règne et de l'esprit qui y a continuellement dominé. Mais, indépendamment d'un souvenir si cher, il n'est point étranger à la matière présente, et ma déférence pour ce troisième ordre, puisqu'il en fait un des trois qui composent l'État, m'aurait fait supprimer ce que j'ai dit et ce que j'ai encore à dire là-dessus, sans la nécessité qui va en être développée.

Le troisième ordre ne paraît que sous le quatorzième règne de la race capétienne, et il n'existe solidement que depuis; il est donc clair qu'il n'a eu aucune part à aucun des trois changements des trois maisons qui ont porté l'une après l'autre la couronne de France, encore moins au choix des rois qui s'est fait plus d'une fois dans les deux premières races, ni à la fixation des aînés sur le trône, en vigueur non contredite depuis le roi Robert, fils de Hugues Capet, en faveur de Henri Ier. La célèbre querelle pour la couronne, et sur la loi salique, entre Philippe de Valois et le roi d'Angleterre, Édouard III, lequel Philippe de Valois était le grand-père de Charles V, a donc été jugée avant que le troisième ordre eût pris naissance, et il ne s'est point depuis présenté de contestation sur la couronne où il ait eu part. Vous en avez maintenant deux idéales qui, s'il plaît à Dieu, ne se réaliseront jamais: l'une regarde Votre Altesse Royale; l'autre MM. du Maine et de Toulouse et leur postérité. Cette dernière est portée en jugement, et les légitimés demandent les états généraux. Je n'entre point en raisonnement du droit. J'ignore ce que vous vous proposez sur cette grande affaire, mais elle sera jugée et restera indécise avant la tenue des états. Si vous les assemblez cette cause restant pendante, il n'est pas douteux que les parties ne la portent devant les états, et que tous auront la même ardeur d'être jugés que de juger. Alors qui seront les juges? Le troisième ordre pourra-t-il souffrir que sa compétence soit agitée si celle des deux autres ordres est reconnue; et les juges de Philippe de Valois, pour en demeurer au dernier exemple et à celui dont il reste des preuves moins obscures, voudront-ils prendre pour associés des serfs de ce temps-là? si les princes du sang disent nettement, dans le dernier mémoire qu'ils viennent de signer et de présenter, et de rendre public, qu'ils se croiraient déshonorés de souffrir les légitimés dans le même ordre de succession, conséquemment dans les mêmes rang et honneurs qu'eux-mêmes en tiennent que de cette faculté innée en eux de succéder à la couronne, ceux qui en ont jugé de tout temps, ceux qui, non plus que les princes du sang pour la succession à la couronne et ce qui y est attaché, n'ont point de compagnon dans ces sortes de jugements si célèbres et si honorables, et qui tiennent cette faculté de juger ces grandes questions de leur naissance, comme les princes du sang tiennent leur faculté de succéder à la couronne, de leur tige et de leur descendance de mâle en mâle en légitime mariage, est-il à présumer que ces juges naturels consentent à partager leur pouvoir en ce genre, si éclatant et si unique, avec ceux qui n'ont jamais été dans le cas de prétendre à le partager avec eux, et que ces juges originaires ne s'en estimeraient pas déshonorés? si ce débat s'émeut, quelles en seront les suites, quelle la fin qui le terminera? Vous n'y pourrez prononcer sans vous rendre irréconciliables ceux que vous condamnerez. Point de milieu entre être ou n'être pas juges, entre souffrir une égalité inconnue à nos pères et jusqu'à aujourd'hui, et une disparité si humiliante pour le tiers état. Et point de ressource dans l'exemple du lit de justice, car c'est un tribunal tout singulier, animé par la majesté royale, et qui sous sa présidence n'a d'existence que par la présence des pairs, quoi qu'on ait essayé depuis cette régence. Le roi y mène qui bon lui semble, ceux qu'il y mène y sont sans voix s'ils ne sont pas officiers de la couronne, ou en effet de son conseil d'État; ainsi rien de plus distinct des états, ni qui y ait moins d'influence et de rapport.

Que ce débat s'émeuve, très assurément Votre Altesse Royale n'en peut douter. Elle voit les mouvements de plusieurs de la noblesse sur des prétextes où je suis trop intéressé pour en vouloir parler. Mon tendre amour pour mon ordre, je n'en crains point le terme, mon respect pour lui me fera regarder sa division avec larmes, et me ferait déplorer en secret, mais sans en venir jusqu'aux plaintes, s'il venait à être séduit jusqu'au point de renoncer, en faveur du désordre et de la confusion, à la seule récompense solide qu'il puisse prétendre, et à ce qui a toujours existé dans la monarchie, et à ce qui n'est pas moins en usage de tous les temps, dans tous les autres États que le nôtre, de quelque genre de gouvernement qu'ils soient chacun en leur manière, au lieu de s'unir tous ensemble comme frères au pied du trône, comme en 1649 par un si différent exemple, contre les excressences qui n'ont et ne prétendent que contre notre ordre, et comme n'étant d'aucun des trois ou hors de l'ordre naturel et commun des trois qui composent et forment la nation. Mais ce mouvement même si peu de la convenance d'un arrêt du conseil, s'il m'est permis que ce mot m'échappe, doit faire sentir à Votre Altesse Royale que le second ordre, poussé à bout de toutes les manières avant que vous soyez arrivé à la régence, a dessein et une grande volonté de travailler à son rétablissement; et que, d'accord en certaines matières, que quelques-uns d'eux ont avidement saisies, avec quelques notables du tiers état qui les leur ont artificieusement présentées, dans l'appréhension d'une union utile à l'État et à Votre Altesse Royale, mais propre aux vues particulières de ces notables, cette union ne peut durer parmi des intérêts si essentiels et si fort contradictoires qui se développeront chaque jour dans une tenue d'états, qui causeront un choc entre le droit d'une part et l'autorité accoutumée de l'autre, qui ne peut enfanter que des angoisses pour vous et des malheurs pour l'État.

Mais je dis plus, et me renfermant dans l'affaire des princes, vous ne pouvez ignorer l'extrême désir de la noblesse d'en être juge, et je m'étendrais inutilement à vous convaincre d'une chose dont vous l'êtes. De là à prétendre juger seule, il n'y a plus qu'un pas, et ce pas est si naturel que tout en persuade, et singulièrement tout ce qui se passe depuis ces mouvements commencés. Que si la tenue des états trouve l'affaire jugée, comptez, Monseigneur, que les mécontents du jugement rendu, et que la noblesse, qui ne le sera pas moins qu'une telle affaire lui ait échappé, voudront également la remettre sur le tapis, et que, quand notre ordre serait convaincu de l'équité de ce que vous auriez prononcé, et ne pourrait que prononcer de même, il agira de concert avec ceux qui auront été condamnés pour arriver à revoir l'affaire, dût-il encore une fois y prononcer en mêmes termes qu'il aurait été fait. Nul plus grand intérêt ne se peut présenter à lui. Vous voyez à quel point plusieurs se montrent touchés de ce qu'ils devraient regarder avec d'autres yeux. Concluez du moins que ceux-là mêmes, et tous les autres avec eux, verront clair sur celui-ci qui porte avec soi toute la vérité et la solidité du plus grand et du plus sensible intérêt, et qu'ils ne se détourneront pour quoi que ce soit ni à droite ni à gauche.

Vous connaissez, Monseigneur, les princes du sang et les légitimés, la naissance des uns, les établissements des autres, le mérite de tous. Quelles partialités ne formeront-ils point parmi le second ordre, et encore parmi les deux autres! quels mouvements jusqu'à la décision entre eux! Quelles suites de cette décision! Quel ralliement des esprits remuants et mécontents avec ceux de ces célèbres plaidants qui auront perdu leur cause! En envisagez-vous bien les conséquences et les suites durant et après les états? Pouvez-vous espérer quelque fruit heureux de leur tenue avec des accompagnements si turbulents? J'avoue pour moi qu'ils m'effrayent. Je les laisse à toutes les réflexions de Votre Altesse Royale, pour achever de lui présenter en raccourci quelques autres inconvénients qui peuvent arriver de notre ordre.

Plus vous avez fait de grâces, moins il vous en reste à faire; par conséquent peu d'espérance d'en obtenir, encore moins de tout ce que l'espérance fait faire. Cette considération, qui tombera dans l'esprit de tout le monde, en est une de plus, et puissante sur notre ordre, pour lui faire sentir plus vivement, en particulier, ce que tous les trois ordres sentiront en général, qu'il faut user de l'occasion des états, après laquelle plus de ressource, et qui vous privera de la plupart des instruments dont vous auriez pu espérer de vous servir avec succès pour aller au-devant des demandes embarrassantes. Nul des trois ordres plus opprimé que celui de la noblesse. Tous ses privilèges sont non seulement blessés, mais anéantis, et il est exactement vrai de dire qu'elle paye la taille et tous les autres impôts autant et plus réellement que les roturiers: la taille et fort peu d'autres tributs par d'autres mains et sous d'autres noms, mais de sa bourse; tout le reste sans aucune distinction. C'est sur quoi vous devez vous attendre à des représentations aussi fortes que justes, et à des propositions pour les formes aussi embarrassantes à rejeter qu'à accorder.

L'autorité des gens de plume et de finance ne s'est appesantie sur nul autre ordre à l'égal du nôtre. Le premier est en possession de s'imposer presque pour tout, lui-même, et le troisième a tant de rapport et de réciproque avec ces messieurs d'autorité, que l'expérience journalière et actuelle montre quels sont leurs ménagements, et combien à plomb ces ménagements retombent sur la noblesse, parce qu'il ne faut pas que le roi ni ses bien-tenants y perdent rien. De là, et de ce que la noblesse n'a nulle autre ressource ni métier en France que les armes, où, elle se ruine encore, est arrivé le malaise des seigneurs les plus distingués, la chute des plus grandes maisons, et la pauvreté affreuse d'une infinité de noblesse. Le mépris qui en résulte achève d'accabler les uns et d'outrer les autres, et cette horrible extrémité ne peut manquer de produire des remontrances d'une justice infinie, mais qui, pour le fond et la forme, ne seront pas d'un moindre embarras.

Outre ceux qui naîtront du fonds général d'épuisement en matière de soulagement, c'est qu'il est impossible que le rejet des uns ne retombe en partie sur les autres, et que les formes proposées, tant sur le fonds du soulagement que sur sa forme, par rapport aux privilèges de la noblesse et à l'autorité qui s'exerce tyranniquement sur elle, ne la commettent avec le tiers état, qui ne voudra point payer le soulagement d'autrui, ni aussi peu perdre les moyens auxquels il se trouve arrivé peu à peu de la tenir dans sa dépendance. Des intérêts si pressants et si contradictoires ne se poursuivent pas longtemps sans aigreur, que le temps et les circonstances présentes ne semblent pas trop en état [de] réprimer suffisamment. Nouvelles difficultés pour Votre Altesse Royale, et toutes plus fâcheuses les unes que les autres.

Le militaire, nerf de l'État, élite de la noblesse, a infiniment souffert dans les dernières années du feu roi, et non depuis votre régence. Vos moyens à cet égard n'ont pu être d'accord avec votre inclination; mais ne comptez pas, Monseigneur, que le mécontentement en soit moindre. Les gens de guerre, remplis d'espérances proportionnées à leurs besoins, ont vu avec une extrême joie passer entre les mains de ceux de leur métier l'administration de tout ce qui le regarde sous un régent qui en a fait sa gloire, mais ce régent guerrier, ni ses ministres pris des armées, n'ont pu répondre à ces justes désirs, et ces désirs déçus causent un chagrin que l'espérance ne soutient plus, et qu'il n'est pas même permis de vous taire. Les conséquences de ce malheur, c'est à votre prudence à les prévenir; mais dans une telle situation je douterais beaucoup si ce ne serait pas une raison de plus, et bien forte, contre une convocation d'états généraux, qui n'en seraient pas au moins plus dociles, ni peut-être moins hasardeux.

Le tiers état ne sera pas plus aisé que les deux premiers ordres. Après ce qui a été examiné sur ceux-là, la matière de celui-ci est dégrossie. Il ne laisse pas de présenter des réflexions qui lui sont particulières, et qui ne méritent pas moins d'attention que les précédentes.

Ceux dont il est composé forment une assemblée diverse. La magistrature en a si constamment qu'elle ne le peut nier, et que tous les exempts y sont précis. Quoique les dignités, les offices et les charges excitent plus que jamais de la contention dans les esprits, la règle est si certaine en France en leur faveur, au préjudice de toute autre considération, que sans nul égard pour l'extraction noble, dès que ceux qui en sont se trouvent revêtus de quelque magistrature que ce soit, et députés aux états généraux, ce n'est jamais que pour le troisième ordre. Je ne parle pas du chancelier qui y est dans son rang particulier d'officier de la couronne, ni du garde des sceaux qui, bien que commission amovible, a l'honneur d'y participer à cause de celui du dépôt dont il est chargé. Mais, nul autre magistrat n'en est excepté, sur quoi il y aurait des remarques à faire dans des usages hors des états, qu'il est inutile d'expliquer ici, parce que la vérité qu'on avance n'a pas besoin de preuves. Il est pourtant vrai que cette identité d'ordre avec de simples bourgeois a quelquefois déplu à la première magistrature, et qu'elle a quelquefois voulu s'en séparer. Mais l'État n'étant composé que de trois ordres, et la magistrature ne pouvant entrer dans les deux premiers, il ne lui reste que le troisième. L'autorité qu'elle s'est acquise sous le dernier règne, et ce qui en paraît depuis la régence, ne laisse pas présumer que sa répugnance ait diminué à figurer dans le tiers état. Quelques assemblées rares et informes lui pourront donner lieu à prétendre diviser ce dernier ordre en deux distincts, et à en composer seuls la première partie; premier sujet de contestation dans tout cet ordre, qui aura droit de s'y opposer, et de soutenir les règles anciennes, et qui ont été suivies dans tous les vrais états. Les deux premiers ordres le voudront-ils souffrir, et n'y va-t-il pas du leur de laisser intervertir l'ordre ancien et ordinaire? La noblesse, qui voit introduire des compétences inouïes jusqu'au milieu du dernier règne entre elle et la première magistrature, et qui les sent maintenant se tourner en des préférences encore plus nouvelles, n'aura-t-elle pas lieu de craindre enfin pour tout son ordre en corps? si cette prétention a lieu, second sujet de dispute. Enfin quelle sera la manière d'opiner aux états lorsque ce sera par ordre, comme cela s'y pratique souvent en certaines affaires? troisième difficulté dont la solution ne paraît pas. Comme ce que Votre Altesse Royale traite volontiers légèrement l'est d'ordinaire avec ardeur par les parties intéressées, je la supplie de compter pour quatrième, et non moindre embarras, ceux du cérémonial de cette espèce d'ordre nouveau, également contestable et sûrement contesté par tous les trois ordres des états généraux; et pour cinquième, où poser les bornes de ce qui entrerait dans cet être nouveau? Voilà donc le tiers état divisé en lui-même si cette question est mue, divisé encore si la constitution donne lieu aux parlements d'agir durant la tenue des états à l'occasion des discours que les prélats attachés à Rome y pourraient faire, divisé de plus, ou commis avec le premier ordre, sur la juridiction ecclésiastique, divisé avec le second ordre sur les propositions qu'il pourra faire tant sur le fond que plus encore sur la forme de son juste soulagement, enfin commis avec les deux premiers ordres sur le jugement de l'affaire des princes, comme il a été expliqué plus haut sur tout cet article. Certainement, Monseigneur, en voilà beaucoup pour s'en tirer avec adresse et bonheur.

C'est en traitant ce qui regarde le tiers état qu'il faut particulièrement réfléchir sur ce que j'ai pris la liberté de vous représenter à l'entrée de ce mémoire, de la différence d'avoir assemblé les états généraux en prenant les rênes du gouvernement, ou de le faire maintenant que tout est entamé sur la finance. Je n'ai garde d'en vouloir presser le raisonnement en faveur de l'avis persévérant dont j'ai été là-dessus. Mais il est impossible de ne pas effleurer l'un pour venir plus utilement à l'autre. Je prévoyais ce qui arriverait, et qu'on ne pourrait se tirer d'une matière si épuisée par le dernier gouvernement que par des coups également douloureux au dedans et éclatants au dehors. J'appréhendais que, sans le mériter, Votre Altesse Royale n'en recueillit toute la haine; et, tandis que vous étiez tout neuf encore, je voulais, par une exposition et une consultation toute sincère aux états généraux, leur faire frapper ces grands coups inévitables, dont la promptitude de votre confiance en eux n'eût reçu des applaudissements, sans avoir rien à craindre pour la suite des exécutions dont les résolutions ne seraient point émanées de vous, ni ensuite d'aucune gestion de votre part; et si, par un triste événement, les remèdes proposés par les états, et fidèlement employés ensuite sans les outrepasser, avaient été insuffisants, rien à craindre d'une nouvelle convocation d'états généraux, qui n'eût été qu'une suite de votre première confiance, un gage réitéré de votre amour pour la nation, et une solide confirmation du lien entre vous et elle, pour prendre ensemble des moyens plus efficaces: grand et rare exemple pour toute l'Europe, qui eût fondé votre sûreté au dehors par le concert du dedans, et qui eût comblé votre gloire jusque par les malheurs du dernier gouvernement.

Mais présentement les choses n'en sont plus dans ces termes; et, quoique les bons desseins, la droiture des intentions, l'application et le travail de Votre Altesse Royale méritent toutes sortes de louanges, il n'est pourtant que trop vrai que le peuple, qui sent ses justes espérances tournées en augmentation de douleurs, n'est pas disposé à des jugements favorables, s'irrite de ce qu'il ignore, et peut-être encore de ce qu'il devrait ignorer. Ce n'est plus l'air de confiance ni la confiance même qui conduit aux états, ce sont les mêmes nécessités qui ont donné occasion à d'autres tenues dont le succès n'a pas été heureux. À bout de remèdes, vous y en voulez chercher; eux-mêmes n'ont plus rien à vous offrir en ce genre qui puisse être à leur goût, après avoir souffert tous ceux que vous avez tentés, mais que, convaincus de la nécessité publique, eux-mêmes, d'abord consultés, vous eussent peut-être proposés plus forts et plus utiles, avec un succès plus heureux, parce que le mal qu'on se fait à soi-même est infiniment moins douloureux et moins sensible.

Ces remèdes ont tous porté sur le tiers état d'une manière directe; et si les deux autres en ont souffert, ce n'a été que du rejaillissement de celui-ci. Ensuite ç'a été le militaire sur le prix de son sang et de ses travaux, dans les différentes révolutions des papiers du roi qu'il a été forcé de recevoir pour sa solde. Après des opérations si sensibles, se doit-on flatter que le tiers état le soit assez d'une consultation qu'il croira forcée par la pure nécessité pour chercher à présenter des remèdes à ses dépens, ou pour consentir sans émotion à ceux qui lui pourraient être proposés? Tels sont ceux qui portent sûr les rentes, que j'ai suffisamment traités plus haut, et de même nature tout ce qui est sur le roi. N'y a-t-il point plutôt à craindre que, comme la consultation emporte un raisonnement nécessaire, il ne mette sur le tapis des questions embarrassantes, et que, l'humeur s'y joignant, on ne se contente pas aisément des réponses les plus solides? Je doute, par exemple, que, quelques avantages qu'on puisse montrer de la banque du sieur Law et des arrangements qu'on y a mis, tant de membres, alliés de parenté ou de bourse avec tout ce qu'il y a de banquiers et de commerçants d'argent que cet établissement ruine, s'en accommodent, aussi peu d'un étranger de pays et de religion pour un emploi si considérable, et moins encore de ce que tout l'argent du roi passe par ses mains, sur un simple arrêt du conseil, au préjudice d'édits enregistrés, non révoqués, qui le défendent sous de si grosses peines. Or, si cette banque générale devient l'aversion des états, c'est-à-dire du tiers ordre, à qui ces discussions seront familières, elle se décréditera. Si elle se décrédite, elle tombe, et sa chute ne peut être que bien importante. Dérobez-la par autorité aux yeux des états; que ne ferez-vous point dire? Elle en tombera plus tard; mais cette chute ne sera que différée. Alors, Monseigneur, tout le fruit que vous en avez déjà recueilli, et que vous en espérez pour l'avenir, sera perdu sans ressource; et, si cette banque en a fait une des principales depuis son établissement, c'est ici mieux qu'à la mort du roi, pour le changement de résolution sur l'assemblée des états, qu'il faut appliquer le raisonnement qui vous fut suggéré, faux alors, vrai aujourd'hui: De quoi vivrez-vous en attendant l'effet des remèdes des États? Moins vous aurez de quoi les attendre, plus vous dépendrez d'eux; et, s'ils aperçoivent ce genre de dépendance, pouvez-vous, après ce qui a été dit, croire qu'ils ne voudront pas en profiter; et qui osera en poser les bornes?

Il n'y a point maintenant de duc de Guise; mais aussi n'êtes-vous pas roi. Henri IV l'était par son droit, par sa vertu, par son épée, lorsqu'il assembla les notables à Rouen. On ne peut lire le discours qu'il leur fit sans sentir tout à la fois une admiration et un amour pour ce grand prince qui émeut jusqu'aux larmes. Rien de si rempli de majesté, en même temps de tendresse pour son peuple, et d'une estime pour la nation, qui faisait leur gloire réciproque, après leurs travaux communs qui avaient achevé de l'établir sur le trône. Chéri et révéré de tous ses sujets, il crut pouvoir leur faire des consultations et des demandes. Il n'avait alors à leur montrer que la gestion d'un surintendant dont on admire encore les lumières et la droiture. Qu'en arriva-t-il? Des propositions qu'on eut grand'peine à modérer, et qui, dans toute la considération qu'on put obtenir par adresse, touchèrent sensiblement Henri IV, l'obligèrent à tout éluder et à congédier l'assemblée, dont il ne recueillit que ce seul fruit. C'est à vous, Monseigneur, à en faire l'application, et de cet exemple et de celui des états de la minorité de Louis XIII, sur lesquels vous ne pouvez suffisamment méditer. Craignez de vous voir obligé à supprimer beaucoup d'impôts tout d'un coup, et spécialement ceux de la capitation et du dixième, sans avoir en même temps d'autres ressources présentes, et peut-être peu à espérer des états. C'est le moins peut-être qui puisse arriver de leur tenue. Mais, pour dernier inconvénient, que serait-ce si vous aviez à les vouloir dissoudre, comme Henri IV l'assemblée des notables, et comme il est arrivé à plusieurs tenues d'états? Que dirait le dedans, et que ne ferait point le dehors avec lequel vous êtes maintenant dans une situation si heureuse et si différente de votre avènement à la régence? Profitez-en, Monseigneur, et ne la troublez point par une résolution qui ne vous apportera pour tous remèdes que des embarras et des dangers.

Ce n'est pas que je voulusse m'engager à soutenir qu'il ne faut jamais plus d'états généraux; je les ai ardemment souhaités et conseillés à l'entrée de votre régence, et il se pourra trouver des conjonctures où il sera bon et utile de les assembler; mais ce ne sont pas celles d'aujourd'hui, où tout est enflammé, où tout est entamé sur les finances, où sans états vous avez tous ceux que vous pouvez consulter, et qui seraient peu écoutés dans cette assemblée, laquelle fournirait autant de remèdes contradictoires qu'il s'y trouverait d'intérêts d'ordres et de provinces différents, et produirait une funeste dispute entre les fonciers et les rentiers, où certainement les princes seraient jugés, ou bien Votre Altesse Royale réduite à les juger sur l'avis des états qui n'en auraient rien à craindre, et vous à recueillir seul la haine des perdants, sans gré aucun de ceux qui auraient gagné leur cause.

Dans des circonstances, dis-je, où tous les inconvénients ne peuvent être prévus, ni l'effet de la combinaison de ceux qu'on aperçait, le cérémonial, le danger de l'autorité royale; la nécessité du soulagement effectif, le précipice de promettre sans tenir, le péril d'accorder plus qu'il n'est possible le hasard des propositions que les états pourraient faire sans moyens de les en empêcher qui ne soient pernicieux, les apparences évidentes d'y trouver des maux et des embarras nouveaux pour tout remède à ceux dont on se trouve déjà chargé; la faculté qui résulterait de cette assemblée pour qui voudrait cabaler et troubler le royaume, la manifestation également inutile et dangereuse au dedans et au dehors d'un état d'impuissance, et par le bruit qui arriverait nécessairement de division qui, bien connu des mauvais sujets et des étrangers, pourrait avoir de si grandes suites; la volonté sûre et suivie d'effet certain de juger ou rejuger les princes, volonté qui marquerait la supériorité des états sur les rois, sont des inconvénients si naturels à la situation présente qu'on ne peut leur refuser toute l'attention qu'ils méritent par rapport aux états en général.

À l'égard des états par parties, le premier ordre présente ceux de sa division sur la constitution; le péril d'un concile national à souffrir ou à empêcher, celui de l'imitation du cardinal du Perron inévitable, et de ses suites en elles-mêmes, et à l'égard du parlement; enfin, ce qui naîtrait par rapport à la juridiction ecclésiastique parmi les états et avec les parlements.

Le second ordre, qui voudra juger ou rejuger les princes, dont rien ne le fera départir, qui se commettra très possiblement avec le troisième ordre en ne voulant pas l'admettre à ce jugement, et très certainement sur le fond et la forme de son soulagement, et du rétablissement solide de ses privilèges anéantis, sans possibilité de compatir ensemble avec des intérêts si grands et si opposés, malgré l'union qui paraît maintenant entre quelques membres de ces deux ordres, et qui n'embarrassera pas moins à refuser qu'à accorder ce soulagement avec le mécontentement général de tous les gens de guerre.

Le troisième ordre en scission en soi-même, et commis avec les deux autres ordres, pour de ce dernier ordre en faire comme deux, avec toutes les difficultés et les contentions qui en naîtraient, et séparément sur les points qu'on vient de voir avec chacun des deux autres ordres et avec les parlements; le danger de la banque du sieur Law; enfin, les exemples des notables de Rouen sous Henri IV, roi d'effet alors comme de droit, et des états tenus sous la minorité de Louis XIII.

Voilà, Monseigneur, en peu de lignes une vaste et sérieuse matière à vos réflexions. J'ai essayé de la développer avec le moins de confusion et de choses inutiles ou étrangères que j'ai pu dans le tissu de ce mémoire. Je l'aurais bien désiré plus court, et ]e dégoût de sa matière ne m'y a que trop convié; mais son étendue, plus propre à un volume qu'à un simple mémoire, ne me l'a pas permis; et je me suis souvenu que Votre Altesse Royale, chargée de tout le poids d'un gouvernement pénible, n'a pas le temps de faire toutes les réflexions nécessaires. J'ai donc cru y devoir suppléer en lui mettant sous les yeux celles qui me sont venues dans l'esprit. L'excellence du vôtre en fera un juste discernement, et la bonté de Votre Altesse Royale excusera la disproportion du mien. Qu'elle me permette de lui protester de nouveau le désintéressement entier avec lequel je l'ai fait, et la peine que j'ai eue à des remarques que j'aurais omises si elles n'avaient pas été essentielles au sujet. Quoiqu'il ne soit que pour vous seul, on ne peut répondre absolument du secret d'un écrit. Celui-ci n'est pas fait de manière à pouvoir blesser personne, j'ai tâché d'y apporter une particulière attention; mais j'ai si cruellement éprouvé, et dès l'entrée de votre régence, que mes intentions les plus droites, et les plus soutenues par mes discours et par mes actions, n'en avaient pas moins été détournées à des interprétations et à des suppositions entières les plus éloignées de mon coeur et de mon esprit, malgré toute évidence et les preuves publiques, par un art que j'aimerai toujours mieux éprouver qu'employer, que j'avoue ingénument à Votre Altesse Royale que, ayant affaire aux mêmes personnes, je crains jusqu'aux choses les plus indifférentes et les plus innocentes, et qu'il ne m'a pas fallu des raisons moins fortes que le bien de l'État, l'importance de la matière et mon attachement à Votre Altesse Royale, pour lui obéir en cette occasion.

En effet ces états généraux étaient un abîme ouvert sous les pieds du régent dans les conjonctures où on se trouvait de toutes parts, et qui par leurs divers rapports auraient jeté l'État dans la dernière confusion, avec la facilité, la mollesse et la timidité de celui qui en tenait le gouvernail, en prise à tous les gens qui en auraient voulu profiter dans leurs divers intérêts. C'est ce qui me pressa de jeter ce mémoire sur le papier en si peu de temps, et de le porter tout de suite à M. le duc d'Orléans, pour l'arrêter par une première lecture, et barrer à temps les engagements que les propos spécieux du duc de Noailles sur les finances, et d'Effiat sur l'affaire des bâtards, lui pouvaient faire prendre avec eux à tous moments, et qu'ils auraient sur-le-champ rendus publics, et si subitement enfourner la chose qu'il n'y eût plus eu moyen de s'en dédire. Je compris bien aussi que si le mémoire réussissait, comme je l'espérais bien, ces deux hommes en seraient enragés, et les bâtards avec toute leur cabale et leur prétendue noblesse; et qu'ils feraient retomber sur moi l'empêchement de la tenue des états généraux, avec tout le vacarme qu'ils en pourraient exciter, et que la nature de la chose exciterait d'elle-même. C'est ce qui m'engagea à y faire mention des états généraux proposés par moi à la mort du roi, résolus sur mes vives raisons, empêchés par le duc de Noailles, et d'appuyer sur la différence de les avoir tenus alors à les tenir aujourd'hui. C'est aussi ce qui m'engagea à faire mention du projet là-dessus auquel j'avais travaillé sous Mgr le Dauphin, père du roi, pour bien mettre en évidence que, si j'étais contraire aux états généraux pour aujourd'hui, ce n'était qu'à cause des conjonctures, et non par aversion pour l'assemblée nationale, que j'avais voulue et fait résoudre en d'autres, et mettre par là à bout là-dessus la malignité de ceux dont j'en avais éprouvé les plus noires et les plus profondes.

Il est vrai que je n'ai pu m'y refuser quelques traits sur le duc de Noailles, tant pour remettre sous les yeux de M. le duc d'Orléans les horreurs gratuites qu'il me fit à la mort du roi, que ses opiniâtres méprises dans sa gestion des finances, et l'abus de son crédit pour affubler le duc de La Force d'une besogne odieuse, pour s'en ôter la haine à ses dépens et la détourner toute sur lui par la longueur d'une besogne qui tenait toutes les fortunes des particuliers en l'air, au grand détriment des affaires publiques. Je me doutais bien que M. le duc d'Orléans n'aurait pas la force de lui cacher mon mémoire, et je me proposais de lui ôter l'envie de tenir des propos sur moi en cette occasion par la crainte de voir courir ce mémoire, comme je l'avais bien résolu au premier mot qu'il aurait osé lâcher.

C'est dans la pensée d'en faire cet usage que j'ai adouci et enveloppé le plus qu'il m'a été possible ce qu'il n'y avait pas moyen de dissimuler à M. le régent sur sa faiblesse et sa facilité, parce que ce défaut était un inconvénient capital qui eût grossi tous les autres, et donné naissance à quantité; et c'est aussi, outre ce que je devais à sa personne et à son rang en lui écrivant des choses si principales, ce qui m'a engagé à y employer plus de louanges et de tours pleins de respect.

Cette même faiblesse que les ducs avaient si cruellement éprouvée, les étranges conjonctures, et nos requêtes pour la restitution de notre rang à l'égard des bâtards, ne me permirent pas de faire aucune mention du droit des pairs sur le jugement de l'affaire des princes; c'est ce qui a fait que je me suis contenté de glisser sur cette matière avec une sage réticence, mais telle qu'elle-même ni rien qui soit dans le mémoire y puisse faire de tort. Du reste, j'ai tâché de ne rien dire qui pût blesser aucun corps ni aucun particulier, et à ne rapporter que des vérités connues et des inconvénients tels que, en y réfléchissant, on ne puisse disconvenir qu'ils sautent tous aux yeux. D'ailleurs on ne peut trouver mauvais ce que je dis à la louange et de l'oppression de la noblesse, ni de ce peu que j'ai laissé échapper sur le gouvernement du feu roi à cet égard, que j'ai même exprimé moins que je ne l'ai fait entendre. À l'égard du petit mot qui se trouve glissé sur la conduite de cette prétendue noblesse et sur le rang de prince étranger, par opposition à ce qu'on a vu qui se passa en 1649, il me semble qu'on n'en peut blâmer la ténuité, et, si j'ose le dire, la délicatesse; et que c'eût été une affectation de n'en point faire mention du tout qui aurait été très susceptible d'être mal interprétée. Je m'explique toujours ici dans l'esprit où j'étais en faisant ce mémoire, quoique fort brusquement, de le rendre public, si je m'y trouvais forcé.

Heureusement je n'en eus pas besoin; car je hais les scènes et les plaidoyers publics.

CHAPITRE XVII. §

M. le duc d'Orléans, prêt à se rendre sur les états, se trouve convaincu par le mémoire, et on n'entend plus parler d'états généraux. — Mémoire sur les finances annoncé par le duc de Noailles. — M. le duc d'Orléans me parle du mémoire; d'un comité pour les finances; me propose à deux reprises d'en être, dont je m'excuse fortement. — Le duc de Noailles lit son mémoire en plusieurs conseils de régence. — Quelle cette pièce. — Je suis bombardé du comité, au conseil de régence, où, malgré mes excuses, je reçois ordre d'en être. — M. de Fréjus obtient personnellement l'entrée du carrosse du roi, où jamais évêque non pair, ni précepteur, ni sous-gouverneur n'était entré, lesquels sous-gouverneurs l'obtiennent aussi. — Dispute sur la place du carrosse entre le précepteur et le sous-gouverneur, qui la perd. — Mariage de Fresnel avec Mlle Le Blanc; de Flamarens avec Mlle de Beauvau; de La Luzerne avec Mme de La Varenne; du marquis d'Harcourt avec Mlle de Barbezieux, dont le duc d'Albert veut épouser la soeur et y trouve des obstacles. — Arouet à la Bastille, connu depuis sous le nom de Voltaire. — Mort du vieux prince palatin de Birkenfeld. — Mort de la duchesse douairière d'Elboeuf. — Mort de M. de Montbazon. — Mort de la fameuse Mme Guyon. — Six mille livres de pension au maréchal de Villars. — Dix mille livres au duc de Brissac. — Six mille livres de pension à Blancménil, avocat général. — Canillac lieutenant général de Languedoc. — Duel à Paris de Contade et de Brillac, dont il n'est autre chose. — Je fais acheter ce diamant unique en tout, qui fut nommé le Régent.

Je portai mon mémoire dès qu'il fut achevé, et tel de ma main que je l'avais écrit, tant j'étais pressé, par la raison que j'en ai dite, de le montrer à M. le duc d'Orléans. Le volume le surprit par la promptitude. Je le lui lus tout entier, nous arrêtant à chaque point pour en raisonner. Cela prit toute l'après-dînée jusque fort tard. Il convint qu'il s'allait jeter dans un profond précipice, et me remercia fort de mon travail, et de l'en empêcher. Il lui échappa même dans le raisonnement qu'il était si pressé de l'embarras des finances et de celui de l'affaire des princes, et si rebattu par ceux qui voulaient les états, qu'il y était intérieurement rendu comme à sa seule ressource et à son repos, d'où je jugeai que de cette résolution intérieure à l'extérieure le pas était bien court, et bien facile avec les gens à qui il avait affaire, et qu'il n'y avait eu en effet rien de si pressé que mon mémoire pour l'en détourner. Ses yeux ne pouvaient lire ma petite écriture courante et pleine d'abréviations, quoique fort peu sujette aux ratures et aux renvois. Il me pria de lui faire faire une copie du mémoire, et de la lui donner dès qu'elle serait faite. Il me parut si convaincu que je lui demandai sa parole que le pied ne lui glisserait en aucune façon sur les états avant que je lui eusse remis cette copie, et qu'il se fût donné le temps de la lire à reprises, et d'y réfléchir à loisir. Je fis donc travailler, dès le lendemain matin, à une copie unique, car c'est sur mon original que je l'ai copié ici; et, dès que cette copie fut faite, je la portai à M. le duc d'Orléans. Nous raisonnâmes encore là-dessus, mais sans détail, parce qu'il me parut que son parti était bien pris de ne vouloir point d'états.

Je ne sais quel usage il fit de mon mémoire; mais, au bout de sept ou huit jours, il ne se parla plus du tout d'états généraux, dont le bruit avait été fort grand et fort répandu, et, ce qui me fit grand plaisir encore, c'est qu'il ne se dit pas un mot du mémoire ni de moi à cette occasion.

Ce qui m'a le plus convié à ne pas rejeter ce mémoire, malgré sa longueur, parmi les Pièces, c'est qu'il s'y trouve plusieurs choses sur les finances qui donnent une idée de leur état, de leur gestion et des embarras qui s'y trouvaient, dont il n'est guère parlé ailleurs ici; et de même de quelque chose sur la constitution, qui seront toujours à éclaircir, et qui sont deux matières dont on a vu, il y a longtemps que je me suis expliqué de n'en point parler ici d'une manière expresse et suivie.

L'espérance des états évanouie, les bâtards ne songèrent plus qu'à retarder, embarrasser et accrocher leur affaire; les princes du sang à presser le régent de la juger; et ce prince, piqué enfin de voir son autorité si hardiment mise en compromis par la hardie déclaration de M. et de Mme du Maine de ne reconnaître pour juges que le roi majeur ou les états généraux, prit le parti de juger : c'est ce qui a été raconté.

Le duc de Noailles, de son côté, chercha aussi d'autres expédients sur les finances, mais surtout pour mettre sa gestion à couvert. Il fit travailler à un long mémoire, pour être lu par lui au conseil de régence, où il fût longuement annoncé. J'ai déjà fait remarquer, et par des exemples évidents, qu'avec tout son esprit, la multitude et la continuelle mobilité de ses idées et de ses vues qui se succédaient et se chassaient successivement ou en total ou en partie sur toutes sortes de sujets, de choses et de matières, le rendaient incapable d'aucun travail par lui-même, ni d'être jamais content de ceux qu'il faisait faire et qu'il faisait refondre (c'était son terme) jusqu'à désoler ceux dont il se servait. C'est ce qui fit attendre si longtemps ce mémoire après l'avoir annoncé et, autant qu'il le put, préparé à l'admirer.

Huit ou dix jours avant qu'il parût au conseil de régence, M. le duc d'Orléans m'en parla et me le vanta comme en ayant vu des morceaux, puis me dit qu'il formerait un comité (car on ne parlait plus qu'à l'Anglaise) de quelques-uns du conseil de régence, où le duc de Noailles voulait avec plus de loisir et d'étendue exposer sa gestion et l'état des finances, et consulter ce comité sur les choses qu'il y proposerait pour en suivre leur avis; que ce comité s'assemblerait chez le chancelier, et qu'il voulait que j'en fusse.

Je témoignai au régent ma surprise et ma répugnance; je le fis souvenir de mon incapacité sur les finances, de mon dégoût pour cette matière, de ma situation avec le duc de Noailles. Je l'assurai que je ne pourrais être de ce comité que comme une [personne] nulle, qui n'entendrait rien, à qui on ferait accroire tout ce qu'on voudrait, que j'y serais parfaitement inutile, que j'y perdrais un temps infini, et que je le suppliais de m'en dispenser. Il insista, et moi aussi, me dit force louanges sur mon esprit et ma capacité quand je voudrais bien prendre la peine de vouloir m'appliquer et entendre, et sur mon impartialité avec le duc de Noailles quand il s'agissait de traiter affaires avec lui, dont il avait été souvent témoin et charmé. Je répondis brusquement que ces louanges étaient belles et bonnes, mais que je n'étais pas encore assez sot pour m'en laisser engluer, et qu'en deux mots, il ne me persuaderait pas d'aller ouvrir la bouche et de grands yeux pour n'entendre rien à ce qui se dirait et proposerait, et que ce n'était pas la peine d'avoir refusé les finances aussi opiniâtrement que j'avais fait pour m'aller après fourrer dans un comité de finances, où je ne comprendrais rien du tout. Le régent me vit si résolu qu'il ne répliqua point, et me mit sur d'autres affaires.

Quatre jours après, travaillant avec lui, il me reparla encore du comité, et qu'il voulait que j'en fusse. Je répondis que je croyais avoir dit de si bonnes raisons, auxquelles même, à la fin, il n'avait plus répondu, que j'avais compté n'en plus ouïr parler; que je n'avais que les mêmes à lui alléguer, dont je ne me départirais pas. J'ajoutai, qu'étant avec le duc de Noailles hors de toutes mesures, même de la moindre bienséance, je ne comprenais pas quel plaisir il trouvait à nous mettre vis-à-vis l'un de l'autre dans un examen de sa conduite et des propositions qui serait long, et qui nous exposerait très aisément à des choses qui embarrasseraient la compagnie, et qui peut-être l'embarrasseraient lui-même; et comment il voulait donner cette contrainte au duc de Noailles, qui sûrement y en aurait plus que moi. Mais, me dit-il, c'est le duc de Noailles lui-même qui désire que vous en soyez, qui m'en a prié et qui m'en presse. — Monsieur, repris-je, voilà la dernière folie. A-t-il oublié, et vous aussi, comme je l'ai mené et traité, je ne sais combien de fois, tant en particulier devant vous qu'en plein conseil de régence? Quel goût peut-il prendre à des scènes où il a toujours ployé le dos et fait un si misérable personnage, et vous de donner lieu à les multiplier? » Je parlai tant et si bien, du moins si fort, que cela finit comme la première fois. Le régent me parla d'autres choses, et je m'en crus enfin quitte et débarrassé.

Mais je fis mes réflexions sur la singularité de ce désir du duc de Noailles que je fusse de te comité, et tout ce que j'en pus comprendre, c'est que l'ivresse de la beauté de ce qu'il comptait d'y exposer emporterait mon suffrage, dont il se parerait plus qu'aucun autre par la manière dont nous étions ensemble. Il avait affecté plusieurs fois de se louer de mon impartialité en affaires quand je m'étais trouvé de son avis, et quand il m'était arrivé quelquefois de le soutenir, même contre d'autres au conseil de régence, ou en particulier entre quatre ou cinq chez M. le duc d'Orléans. Je crus donc que l'espérance du même succès, et du poids que ce manque total de ménagement que j'avais pour lui donnerait à sa besogne, [était le motif de sa conduite]; mais comme une funeste expérience m'avait appris jusqu'où pouvait aller la noirceur et la profondeur de cette caverne, je me sus extrêmement bon gré d'avoir su m'en préserver.

Trois ou quatre jours après cette dernière conversation, le duc de Noailles commença la lecture de son mémoire. Il dura plusieurs conseils de régence; il y en eut même d'extraordinaires pour l'achever. C'était une apologie de toute sa gestion avec beaucoup de tour pour l'avantager de tout, et beaucoup de louanges mal voilées d'une gaze de modestie.

Cette première partie était prolixe; l'autre roulait sur la proposition d'un comité où il pût exposer sa gestion avec plus d'étendue, et ses vues sur ce qu'il serait à propos de faire ou de rejeter. Ce fut là où la fausse modestie n'oublia rien pour capter les auditeurs par un air de désir de chercher à exposer ses fautes et ses vues à l'examen et à la correction du comité, et à profiter de ses lumières. Rien de si humble, de si plein de flatterie, de si préparatoire à l'admiration qu'il espérait damer au comité, ni de plus désireux d'en enlever l'approbation. Cette partie ne fut pas mains diffuse que l'autre, mais le spécieux le plus touchant y brillait partout.

Quand il eut fini, M. le duc d'Orléans et presque tous les auditeurs, dans le nombre desquels étaient les présidents ou chefs des conseils, lui donnèrent des louanges. Ensuite M. le duc d'Orléans, passant les yeux sur toute la compagnie, dit qu'il ne s'agissait plus que de nommer le comité. C'était un samedi après-midi, 26 juin. Il y avait un mais que je vivais là-dessus dans une parfaite confiance, lorsque M. le duc d'Orléans déclara le comité tout de suite, qu'il se tiendrait toutes les semaines chez le chancelier autant de fois qu'à chaque comité il serait jugé nécessaire, et que tout à coup je m'entendis nommer le premier.

Dans ma surprise, j'interrompis et je suppliai M. le duc d'Orléans de se souvenir de ce que j'avais eu l'honneur de lui représenter toutes les deux fais qu'il m'avait fait l'honneur de m'en parler; il me répondit qu'il ne l'avait pas oublié; mais que je lui ferais plaisir d'en être. Je répliquai que j'y serais entièrement inutile, parce que je n'entendais rien du tout aux finances, et que je le suppliais très instamment de m'en dispenser. « Monsieur, reprit M. le duc d'Orléans d'un ton honnête, mais de régent, et c'est l'unique fois qu'il l'ait pris avec moi, encore une fois, je vous prie d'en être, et s'il faut vous le dire, je vous l'ordonne. » Je m'inclinai sur la table intérieurement fort en colère, et lui répartis. « Monsieur, vous êtes le maître; il ne me reste qu'à obéir; mais au moins vous me permettrez d'attester tous ces messieurs de ma répugnance et de l'aveu public que je fais de mon ignorance et de mon incapacité sur les finances, par conséquent de mon inutilité dans le comité. »

Le régent me laissa achever, puis, sans me rien dire davantage, nomma le duc de La Force, le maréchal de Villeroy, le duc de Noailles, le maréchal de Besons, Pelletier-Sousy, l'archevêque de Bardeaux et le marquis d'Effiat, qui tous s'inclinèrent à leur nom et ne dirent rien.

Mon colloque avec le régent avait attiré sur moi les yeux de tous, et je remarquai de l'étonnement sur leurs visages. M. de Noailles eut l'air fort content, et bavarda un peu sur le bon choix et sur ce qu'il espérait de ces assemblées, puis se mit à rapporter, car le samedi était un jour de finances à la régence.

N'ayant pu éviter cette bombe, par tout ce que j'avais fait pour m'en, garantir, je ne crus pas devoir en montrer de chagrin, et donner ce plaisir au duc de Noailles, ni me faire tirer misérablement l'oreille pour l'assiduité au comité et l'exactitude aux heures.

Il s'assemblait trois fois la semaine au moins, entre trois et quatre heures, et durait rarement moins de trois heures; on se mettait en rang des deux côtés de la table, ou plutôt du vide d'une table longue comme au conseil de régence, mais dans des fauteuils, le chancelier seul au, bout, et vis-à-vis de lui une table carrée pour les papiers du duc de Noailles, et lui assis derrière. Comme ce comité dura au moins trois mois, il n'est pas temps d'en dire ici davantage, mais bien de revenir au courant, depuis si longtemps interrompu par des matières qui ne pouvaient comporter de l'être.

C'était plus que jamais le temps des entreprises les plus étranges et les plus nouvelles. M. de Fréjus et les sous-gouverneurs prétendirent entrer dans le carrosse du roi où jamais en aucun temps ils n'avaient mis le pied. Ils se fondèrent sur ce que les sous-gouverneurs, un à la fois, entraient dans le carrosse des princes fils de Monseigneur. Cela était vrai, mais jamais M. de Fénelon ne l'imagina ni M. de Beauvilliers pour lui, quoique tous deux dans l'intimité que l'on a vue. Saumery, insolent, entreprenant, cousin germain du duc de Beauvilliers, avait commencé à y entrer en son absence, et alors le sous-gouverneur y est de telle nécessité que, sans préséance sur aucun, il y monterait de préférence à qui que ce fût; mais le gouverneur présent, il est effacé et la nécessité est remplie. Néanmoins Saumery y monta, le duc de Beauvilliers présent, mais tellement à la dernière place qu'il faisait à chaque fais des excuses, et souvent le duc de Beauvilliers pour lui, de ce qu'il ne pouvait se mettre à la portière à cause de son ancienne blessure au genou, qui ne lui permettait pas de le ployer. J'ai vu cela maintes fois, moi dans le carrosse. Je n'y ai jamais vu que lui des trois sous-gouverneurs. Le hasard apparemment a fait cela; et toujours avec cette excuse ne montrait que le pénultième pour se mettre au devant, et le dernier remplissait de son côté la portière, où il ne se pouvait pas mettre. Entrer dans le carrosse et manger avec le prince est de même droit, mais comme il n'y avait point d'occasion où les princes fils de Monseigneur mangeassent avec personne, cela facilita l'effronterie de Saumery. M. de Fénelon était bien de qualité à l'un et à l'autre, mais il était précepteur, qui partait l'exclusion, et comme il n'a rien à faire auprès du prince que pour l'étude, et qu'il n'y en a point en carrosse, point de nécessité pour lui d'y entrer comme pour le sous-gouverneur en l'absence du gouverneur; de plus il était prêtre, puis archevêque, autres exclusions; parce qu'il n'y a que les cardinaux et les évêques pairs, au ceux qui ont rang de princes étrangers qui entrent dans les carrosses et qui mangent. M. d'Orléans, depuis cardinal de Coislin, et M. de Reims, l'un premier aumônier, l'autre maître de la chapelle, charges bien inférieures, ont fait maintes campagnes avec le roi, et je les ai vus au siège de Namur. Jamais M. d'Orléans, bien mieux avec le roi que M. de Reims, n'a eu l'honneur de manger avec lui, tandis que l'archevêque de Reims, duc et pair, l'avait souvent et tant qu'il lui plaisait. Ainsi, nul exemple pour le précepteur d'entrer dans le carrosse, et un très faible du sous-gouverneur, parce que quelque grands que soient les fils de France, il y a bien loin encore du roi à eux.

Néanmoins M. le duc d'Orléans, qui faisait litière de toutes choses, accorda l'entrée du carrosse à un sous-gouverneur et à M. de Fréjus. Il est vrai qu'il eut le courage de lui dire que ce n'était que personnellement et point comme précepteur ni comme évêque. Dieu sait à quels excès et à quelle lie ce carrosse et l'honneur de manger avec le roi ont été depuis étendus.

De cette grâce s'ourdit une dispute de préférence et de préséance dans le carrosse entre le précepteur et le sous-gouverneur. Comme ils n'y étaient jamais entrés en aucun temps, la question était toute nouvelle et sans exemple. Il est vrai que le précepteur n'a rien à dire au sous-gouverneur, et que les fonctions sont toutes indépendantes et séparées; mais le précepteur au moins est en chef à l'étude, et le sous-gouverneur ne se trouve en chef nulle part. Sa dépendance du gouverneur est totale en tout et partout; celle du précepteur est fort légère, lequel a sous lui des sous-précepteurs; et le sous-gouverneur n'a personne: aussi M. de Fréjus le gagna-t-il.

En même temps le maréchal de Villeroy cessa pour toujours d'étouffer le roi en troisième. Il se mit à la portière de son côté; mais l'indécence de M. du Maine à côté du roi demeura toujours, que, tout fils favori du feu roi qu'il était, ce monarque n'eût pas soufferte.

Fresnel épousa la fille de Le Blanc, lors du conseil de guerre, dont il fut bien parlé dans les suites; et Flamarens épousa une fille de M. de Beauvau, frère de l'évêque de Nantes. La fille aînée du maréchal de Tessé, veuve de La Varenne petit-fils ou arrière-petit-fils du La Varenne de Henri IV, et qui passai sa vie à la Flèche, épousa le jeune La Luzerne, son voisin, dont elle était éprise. Elle était fort riche, il avait du bien et la naissance tout à fait sortable. Le marquis d'Harcourt, fils aîné du maréchal, épousa une fille de feu M. de Barbezieux et de la fille aînée de M. d'Alègre, qui fit la noce, et le duc d'Albret, qui voulut épouser la soeur de cette mariée, trouva des oppositions dans la famille, qui durèrent longtemps avec beaucoup de bruit.

Je ne dirais pas ici qu'Arouet fut mis à la Bastille pour avoir fait des vers très effrontés, sans le nom que ses poésies, ses aventures et la fantaisie du monde lui ont fait. Il était fils du notaire de mon père, que j'ai vu bien des fois lui apporter des actes à signer. Il n'avait jamais pu rien faire de ce fils libertin, dont le libertinage a fait enfin la fortune sous le nom de Voltaire, qu'il a pris pour déguiser le sien.

Le prince palatin de Birkenfeld mourut chez lui en Alsace, à près de quatre-vingts ans, peu riche, et le meilleur homme du monde. Il avait fort servi. Il était lieutenant général, et avait des pensions. Il venait rarement à la cour, où il était toujours fort bien reçu du roi et fort accueilli du monde. Son fils avait été fort de mes amis. Il avait eu le Royal-allemand et est mort assez jeune, retiré chez lui, laissant deux fils, dont l'aîné par succession est devenu duc des Deux-Ponts depuis quelques années. Il n'y a plus que cette branche des palatins outre les deux électorales.

En même temps mourut la duchesse douairière d'Elboeuf d'une longue suite de maux qu'elle avait gagnés de son mari, mort depuis longtemps. J'ai assez souvent parlé d'elle, pour qu'il ne me reste plus rien à en dire. Elle n'était pas fort âgée.

M. de Montbazon, fils aîné de M. de Guéméné, et gendre sans enfants de M. de Bouillon, mourut, jeune et brigadier d'infanterie, de la petite vérole.

Une autre personne, bien plus illustre par les éclats qu'elle avait faits, quoique d'étoffe bien différente, ne fit pas le bruit qu'elle aurait fait plus tôt. Ce fut la fameuse Mme Guyon. Elle avait été longtemps exilée en Anjou depuis le fracas et la fin de toutes les affaires du quiétisme. Elle y avait vécu sagement et obscurément sans plus faire parler d'elle. Depuis huit ou dix ans elle avait obtenu d'aller demeurer à Blois, où elle s'était conduite de même, et où elle mourut sans aucune singularité, comme elle n'en montrait plus depuis ses derniers exils, fort dévote toujours et fort retirée, et approchant souvent des sacrements. Elle avait survécu à ses plus illustres protecteurs et à ses plus intimes amis.

Le maréchal de Villars, gorgé de toutes espèces de biens, n'eut pas honte de prendre ni M. le duc d'Orléans de lui donner six mille livres de pension pour le dédommager de ses prétentions sur la vallée de Barcelonnette, disputée au gouvernement de Provence par La Feuillade, comme gouverneur de Dauphiné, qui fut jugée devoir être de ce dernier gouvernement.

Le maréchal de Villeroy obtint en même temps pour le duc de Brissac, qui était fort mal à son aise, dix mille livres de pension. Quelque temps après, Blancménil, avocat général, frère du président Lamoignon, eut aussi une pension de six mille livres; et Canillac eut pour rien la lieutenance générale de Languedoc, de vingt mille livres de rente, vacante par la mort de Peyre, qui n'avait point de brevet de retenue.

Contade et Brillac, l'un major, l'autre capitaine aux gardes, avaient passé leur vie dans ce corps, sans avoir pu se souffrir l'un l'autre. Contade bien plus brillant, l'autre ne laissait pas d'avoir des amis. Son frère était premier président du parlement de Bretagne, mais fort peu estimé. Je ne sais ce qui arriva de nouveau entre deux officiers généraux de cet âge; mais, le samedi 12 juin, Brillac vint, sur les quatre heures du matin, chez Contade, dans la rue Saint-Honoré, l'éveilla, le fit habiller et sortit avec lui. Ils entrèrent tout auprès dans une petite rue inhabitée, qui va de la rue Saint-Honoré vers le bout du jardin des Tuileries, près de l'orangerie, et là se battirent bel et bien. Brillac fut légèrement blessé, et disparut aisément. Contade le fut dangereusement, et il fallut le reporter chez lui. Ce fut un grand vacarme. Un cordier et sa femme, qui profitaient de la commodité de cette rue pour leur métier, étaient déjà levés pour leur travail, et furent témoins du combat. Ils babillèrent ; cela embarrassa beaucoup; on les enleva; on cacha Contade dans le fond de l'hôtel de Noailles, là tout auprès, et comme il avait beaucoup d'amis considérables, tout se mit en campagne pour lui. Les Grammont, les Noailles, les Villars, le premier président et bien d'autres en firent leur propre affaire; et le régent n'avait pas moins d'envie qu'eux de l'en tirer. Il en coûta du temps, des peines et de l'argent; et l'affaire s'en alla en fumée. Pendant tout cela, Contade guérit. À la fin de tout, Contade et Brillac parurent une fois au parlement pour la forme, et il ne s'en parla plus. Néanmoins on voulut séparer deux hommes si peu compatibles, et qui se rencontraient si souvent par la nécessité de leurs emplois. Le gouvernement de l'île d'Oléron vaqua. Il est bon; mais il demande résidence. Cela le fit donner à Brillac.

Par un événement extrêmement rare, un employé aux mines de diamants du Grand-Mogol trouva le moyen de s'en fourrer un dans le fondement, d'une grosseur prodigieuse, et, ce qui est le plus merveilleux, de gagner le bord de la mer, et de s'embarquer sans la précaution qu'on ne manque jamais d'employer à l'égard de presque tous les passagers, dont le nom ou l'emploi ne les en garantit pas, qui est de les purger et de leur donner un lavement pour leur faire rendre ce qu'ils auraient pu avaler, ou se cacher dans le fondement. Il fit apparemment si bien qu'on ne le soupçonna pas d'avoir approché des mines ni d'aucun commerce de pierreries. Pour comble de fortune, il arriva en Europe avec son diamant. Il le fit voir à plusieurs princes, dont il passai les forces, et le porta enfin en Angleterre, où le roi l'admira sans pouvoir se résoudre à l'acheter. On en fit un modèle de cristal en Angleterre, d'où on adressa l'homme, le diamant et le modèle parfaitement semblable à Law, qui le proposa au régent pour le roi. Le prix en effraya le régent, qui refusa de le prendre.

Law, qui pensait grandement en beaucoup de choses, me vint trouver consterné, et m'apporta le modèle. Je trouvai comme lui qu'il ne convenait pas à la grandeur du roi de France de se laisser rebuter par le prix d'une pièce unique dans le monde et inestimable, et que plus de potentats n'avaient osé y penser, plus on devait se garder de le laisser échapper. Law, ravi de me voir penser de la sorte, me pria d'en parler à M. le duc d'Orléans. L'état des finances fut un obstacle sur lequel le régent insista beaucoup. Il craignait d'être blâmé de faire un achat si considérable, tandis qu'on avait tant de peine à subvenir aux nécessités les plus pressantes, et qu'il fallait laisser tant de gens dans la souffrance. Je louai ce sentiment; mais je lui dis qu'il n'en devait pas user pour le plus grand roi de l'Europe comme pour un simple particulier, qui serait très répréhensible de jeter cent mille francs pour se parer d'un beau diamant, tandis qu'il devrait beaucoup et ne se trouverait pas en état de satisfaire; qu'il fallait considérer l'honneur de la couronne et ne lui pas laisser manquer l'occasion unique d'un diamant sans prix, qui effaçait ceux de toute l'Europe; que c'était une gloire pour sa régence, qui durerait à jamais, qu'en tel état que fussent les finances, l'épargne de ce refus ne les soulagerait pas beaucoup, et que la surcharge en serait très peu perceptible. Enfin je ne quittai point M. le duc d'Orléans, que je n'eusse obtenu que le diamant serait acheté.

Law, avant de me parler, avait tant représenté au marchand l'impossibilité de vendre son diamant au prix qu'il l'avait espéré, le dommage et la perte qu'il souffrirait en le coupant en divers morceaux, qu'il le fit venir enfin à deux millions avec les rognures en outre qui sortiraient nécessairement de la taille. Le marché fut conclu de la sorte. On lui paya l'intérêt des deux millions jusqu'à ce qu'on lui pût donner le principal, et en attendant pour deux millions de pierreries en gage qu'il garderait jusqu'à entier payement des deux millions.

M. le duc d'Orléans fut agréablement trompé par les applaudissements que le public donna à une acquisition si belle et si unique. Ce diamant fut appelé le Régent. Il est de la grosseur d'une prune de la reine Claude, d'une forme presque ronde, d'une épaisseur qui répond à son volume, parfaitement blanc, exempt de toute tache, nuage et paillette, d'une eau admirable, et pèse plus de cinq cents grains. Je m'applaudis beaucoup d'avoir résolu le régent à une emplette si illustre.

Chapitre XVIII. §

Le czar vient en France, et ce voyage importune. — Origine de la haine personnelle du czar pour le roi d'Angleterre. — Kurakin ambassadeur de Russie en France; quel. — Motifs et mesures du czar qui veut, puis ne veut plus être catholique. — Courte réflexion sur Rome. — Il est reçu à Dunkerque par les équipages du roi, et à Calais par le marquis de Nesle. — Il est en tout défrayé avec toute sa suite. — On lui rend parfois les mêmes honneurs qu'au roi. — On lui prépare des logements au Louvre et à l'hôtel de Lesdiguières, qu'il choisit. — Je propose au régent le maréchal de Tessé pour le mettre auprès du czar pendant son séjour, qui l'attend à Beaumont. — Vie que menait le maréchal de Tessé. — Journal du séjour du czar à Paris. — Verton, maître d'hôtel du roi, chargé des tables du czar et de sa suite, gagne les bonnes grâces du czar. — Grandes qualités du czar; sa conduite à Paris. — Sa figure; son vêtement; sa nourriture. — Le régent visite le czar. — Le roi visite le czar en cérémonie. — Le czar visite le roi en toute pareille cérémonie. — Le czar voit les places du roi en relief. — Le czar visite Madame, qui l'avait envoyé complimenter; puis [va] à l'Opéra avec M. le duc d'Orléans, qui là lui sert à boire. — Le czar aux Invalides. — Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d'Orléans, perdant espérance d'ouïr parler du czar, envoient enfin le complimenter. — Il ne distingue les princes du sang en rien, et trouve mauvais que les princesses du sang prétendissent qu'il les visitât. — Il visite Mme la duchesse de Berry. — Dîne avec M. le duc d'Orléans à Saint-Cloud, et visite Mme la duchesse d'Orléans au Palais-Royal. — Voit le roi comme par hasard aux Tuileries. — Le czar va à Versailles. — Dépense pour le czar. — Il va à Petit-Bourg et à Fontainebleau; voit en revenant Choisy, et par hasard Mme la princesse de Conti un moment, qui y était demeurante. — Le czar va passer plusieurs jours à Versailles, Trianon et Marly; voit Saint-Cyr; fait à Mme de Maintenon une visite insultante. — Je vais voir le czar chez d'Antin tout à mon aise sans en être connu. — Mme la duchesse l'y va voir par curiosité. — Il en est averti; il passe devant elle, la regarde, et ne fait ni la moindre civilité, ni semblant de rien. — Présents. — Le régent va dire adieu au czar, lequel va dire adieu au roi sans cérémonie, et reçoit chez lui celui du roi de même. — Départ du czar, qui ne veut être accompagné de personne. — Il va trouver la czarine à Spa. — Le czar visite le régent. — Personnes présentées au czar. — Maréchal de Tessé commande tous les officiers du roi servant le czar. — Le czar, en partant, s'attendrit sur la France et sur son luxe. — Il refuse le régent qui, à la prière du roi d'Angleterre, désirait qu'il retirât ses troupes du Mecklenbourg. — Il désire ardemment de s'unir avec la France, sans pouvoir réussir, à notre grand et long dommage, par l'intérêt de l'abbé Dubois et l'infatuation de l'Angleterre funestement transmise à ses successeurs.

Pierre Ier, czar de Moscovie, s'est fait avec justice un si grand nom chez lui et par toute l'Europe et l'Asie, que je n'entreprendrai pas de faire connaître un prince si grand, si illustre, comparable aux plus grands hommes de l'antiquité, qui a fait l'admiration de son siècle, qui sera celle des siècles suivants, et que toute l'Europe s'est si fort appliquée à connaître. La singularité du voyage en France d'un prince si extraordinaire m'a paru mériter de n'en rien oublier, et la narration de n'être point interrompue. C'est par cette raison que je la place ici un peu plus tard qu'elle ne devrait l'être dans l'ordre du temps, mais dont les dates rectifieront le défaut.

On a vu en son temps diverses choses de ce monarque; ses différents voyages en Hollande, Allemagne, Vienne, Angleterre et dans plusieurs parties du nord; l'objet de ces voyages et quelques choses de ses actions militaires, de sa politique, de sa famille. On a vu aussi qu'il avait voulu venir en France dans les dernières années du feu roi, qui l'en fit honnêtement détourner. N'ayant plus cet obstacle, il voulut contenter sa curiosité, et il fit dire au régent par le prince Kurakin, son ambassadeur ici, qu'il allait partir des Pays-Bas où il était pour venir voir le roi.

Il n'y eut pas moyen de n'en pas paraître fort aise, quoique le régent s'en fût bien volontiers passé. La dépense était grande à le défrayer; l'embarras pas moins grand avec un si puissant prince et si clairvoyant; mais plein de fantaisies, avec un reste de moeurs barbares et une grande suite de gens d'une conduite fort différente de la commune de ces pays-ci, pleins de caprices et de façons étranges, et leur maître et eux très délicats et très entiers sur ce qu'ils prétendaient leur être dû ou permis.

Le czar de plus était avec le roi d'Angleterre en inimitié ouverte qui allait entre eux jusqu'à l'indécence et d'autant plus vive qu'elle était personnelle; ce qui ne gênait pas peu le régent dont l'intimité avec le roi d'Angleterre était publique, et que l'intérêt personnel de l'abbé Dubois portait fort indécemment aussi jusqu'à la dépendance. La passion dominante du czar était de rendre ses États florissants par le commerce. Il y avait fait faire quantité de canaux pour le faciliter. Il y en eut un pour lequel il eut besoin du concours du roi d'Angleterre, parce qu'il traversait un petit coin de ses États d'Allemagne. La jalousie du commerce empêcha Georges d'y consentir. Pierre, engagé dans la guerre de Pologne, puis dans celle du Nord, dans laquelle Georges l'était aussi, négocia vainement. Il en fut d'autant plus irrité, qu'il ne le trouvait pas en situation d'agir par la force, et que ce canal, extrêmement avancé, ne put être continué. Telle fut la source de cette haine, qui a duré toute leur vie et dans la plus vive aigreur.

Kurakin était d'une branche de cette ancienne maison des Jagellons, qui avait longtemps porté les couronnes de Pologne, de Danemark, de Norvège et de Suède. C'était un grand homme bien fait, qui sentait fort la grandeur de son origine, avec beaucoup d'esprit, de tour et d'instruction. Il parlait assez bien français et plusieurs langues; il avait fort voyagé, servi à la guerre, puis été employé en différentes cours. Il ne laissait pas de sentir encore le russe, et l'extrême avarice gâtait fort ses talents. Le czar et lui avaient épousé les deux soeurs, et en avaient chacun un fils. La czarine avait été répudiée et mise dans un couvent près de Moscou, sans que Kurakin se fût senti de cette disgrâce. Il connaissait parfaitement son maître avec qui il avait conservé de la liberté, de la confiance et beaucoup de considération; en dernier lieu, il avait été trois ans à Rome, d'où il était venu à Paris ambassadeur. À Rome, il était sans caractère et sans affaires que la secrète pour laquelle le czar l'y avait envoyé comme un homme sûr et éclairé.

Ce monarque, qui se voulait tirer lui et son pays de leur barbarie et s'étendre par des conquêtes et des traités, avait compris la nécessité des mariages pour s'allier avec les premiers potentats de l'Europe. Cette grande raison lui rendait nécessaire la religion catholique, dont les grecs se trouvaient séparés de si peu qu'il ne jugea pas son projet difficile à faire recevoir chez lui en y laissant d'ailleurs la liberté de conscience. Mais ce prince instruit l'était assez pour vouloir être auparavant éclairci sur les prétentions romaines. Il avait envoyé pour cela à Rome un homme obscur, mais capable de se bien informer, qui y passa cinq ou six mois, et qui ne lui rapporta rien de satisfaisant. Il s'en ouvrit, en Hollande, au roi Guillaume, qui le dissuada de son dessein, et qui lui conseilla même d'imiter l'Angleterre, et de se faire lui-même chef de la religion chez lui, sans quoi il n'y serait jamais bien le maître. Ce conseil plut d'autant plus au czar que c'était par les biens et par l'autorité des patriarches de Moscou, ses grand-père et bisaïeul, que son père était parvenu à la couronne, quoique d'une condition ordinaire parmi la noblesse russienne.

Ces patriarches dépendaient pourtant de ceux du rite grec de Constantinople, mais fort légèrement. Ils s'étaient saisis d'un grand pouvoir et d'un rang prodigieux, jusque-là qu'à leur entrée à Moscou, le czar leur tenait l'étrier et conduisait à pied leur cheval par la bride. Depuis le grand-père de Pierre, il n'y avait point eu de patriarche à Moscou. Pierre Ier, qui avait régné quelque temps avec son frère aîné, qui n'en était pas capable, et qui était mort sans laisser de fils, il y avait longtemps, n'avait jamais voulu de patriarche non plus que son père. Les archevêques de Novogorod y suppléaient en certaines choses comme occupant le premier siège après celui de Moscou, mais sans presque d'autorité que le czar usurpa tout entière, et plus soigneusement encore depuis le conseil que le roi Guillaume lui avait donné, en sorte que peu à peu il s'était fait le véritable chef de la religion dans ses vastes États.

Néanmoins la passion de pouvoir ouvrir à sa postérité la facilité de faire des mariages avec des princes catholiques, l'honneur surtout de les allier à la maison de France et à celle d'Autriche, le fit revenir à son premier projet. Il se voulut flatter que celui qu'il avait envoyé secrètement à Rome n'avait pas été bien informé, ou qu'il avait mal compris; il résolut donc d'approfondir ses doutes, de manière qu'il ne lui en restât plus sur le parti qu'il aurait à prendre.

Ce fut dans ce dessein qu'il choisit le prince Kurakin, dont les lumières et l'intelligence lui étaient connues, pour aller à Rome sous prétexte de curiosité, dans la vue qu'un seigneur de cette qualité s'ouvrirait l'entrée chez ce qu'il y avait de meilleur, de plus important et de plus distingué à Rome, et qu'en y demeurant, sous prétexte d'en aimer la vie et de vouloir tout voir à son aise et admirer à son gré toutes les merveilles qui y sont rassemblées en tant de genres, il aurait loisir et moyen de revenir parfaitement instruit de tout ce qu'il voulait savoir. Kurakin y demeura, en effet, trois ans mêlé avec les savants d'une part, et avec la meilleure compagnie de l'autre, d'où peu à peu il tira ce qu'il voulut apprendre avec d'autant plus de facilité que cette cour triomphe de ses prétentions temporelles, de ses conquêtes en ce genre, au lieu de les tenir dans le secret. Sur le rapport long et fidèle que Kurakin en fit au czar, ce prince poussa un soupir en disant qu'il voulait être maître chez lui, et n'y en pas mettre un plus grand que soi, et oncques depuis ne songea à se faire catholique.

Tels sont les biens que les papes et leur cour font à l'Église, et qu'ils procurent aux âmes dont ce vicaire de Jésus-Christ, qui les a rachetées, est le grand pasteur, et dont sur la sienne il répondra au souverain Pasteur, qui a déclaré à saint Pierre comme aux autres apôtres que son royaume n'est pas de ce monde, et qui demanda à ces deux frères, qui le voulurent prendre pour juge de leur différend sur leur héritage, qui l'avait établi sur eux en cette qualité? et qui ne s'en voulut point mêler quoique ce fût une bonne oeuvre que d'accorder deux frères, pour enseigner aux pasteurs et aux prêtres par un si grand exemple et si précis, qu'ils n'ont aucun pouvoir ni aucun droit sur le temporel par quelque raison que ce puisse être, et qu'ils sont essentiellement exclus de s'en mêler.

Ce fait du czar sur Rome, le prince Kurakin ne s'en est pas caché. Tout ce qui l'a connu le lui a ouï conter; j'ai mangé chez lui et lui chez moi, et je l'ai fort entretenu et ouï discourir avec plaisir sur beaucoup de choses.

Le régent averti par lui de la prochaine arrivée du czar en France, par le côté maritime, envoya les équipages du roi, chevaux, carrosses, voitures, fourgons, tables et chambres, avec du Libois, un des gentilshommes ordinaires du roi, dont j'ai quelquefois parlé, pour aller attendre le czar à Dunkerque, le défrayer jusqu'à Paris de tout et toute sa suite, et lui faire rendre partout les mêmes honneurs qu'au roi même. Ce monarque se proposait de donner cent jours à son voyage. On meubla pour lui l'appartement de la reine mère au Louvre, où il se tenait divers conseils, qui s'assemblèrent chez les chefs depuis cet ordre.

M. le duc d'Orléans, raisonnant avec moi sur le seigneur titré qu'il pourrait choisir pour mettre auprès du czar pendant son séjour, je lui conseillai le maréchal de Tessé comme un homme qui n'avait rien à faire, qui avait fort l'usage et le langage du monde, fort accoutumé aux étrangers par ses voyages de guerre et de négociations en Espagne, à Turin, à Rome, en d'autres cours d'Italie, qui avait de la douceur et de la politesse, et qui sûrement y ferait fort bien. M. le duc d'Orléans trouva que j'avais raison, et dès le lendemain l'envoya chercher et lui donna ses ordres.

C'était un homme qui avait toujours été dans des liaisons fort contraires à M. le duc d'Orléans et qui était demeuré avec lui fort sur le pied gauche. Embarrassé de sa personne, il avait pris un air de retraite. Il s'était mis dans un bel appartement aux Incurables. Il en avait pris un autre aux Camaldules, près de Grosbois. Il avait dans ces deux endroits de quoi loger toute sa maison. Il partageait sa semaine entre cette maison de ville et cette maison de campagne. Il donnait dans l'une et dans l'autre à manger tant qu'il pouvait, et avec cela se prétendait dans la retraite. Il fut donc fort aise d'être choisi pour faire les honneurs au czar, se tenir près de lui, l'accompagner partout, lui présenter tout le monde. C'était aussi son vrai ballot, et il s'en acquitta très bien.

Quand on sut le czar proche de Dunkerque, le régent envoya le marquis de Nesle le recevoir à Calais et l'accompagner jusqu'à l'arrivée du maréchal de Tessé, qui ne devait aller que jusqu'à Beaumont au-devant de lui. En même temps on fit préparer l'hôtel de Lesdiguières pour le czar et sa suite; dans le doute qu'il n'aimât mieux une maison particulière avec tous ses gens autour de lui que le Louvre. L'hôtel de Lesdiguières était grand et beau, touchant à l'Arsenal, et appartenait au maréchal de Villeroy, qui logeait aux Tuileries. Ainsi la maison était vide, parce que le duc de Villeroy, qui n'était pas homme à grand train, l'avait trouvée trop éloignée pour y loger. On le meubla entièrement et très magnifiquement des meubles du roi.

Le maréchal de Tessé attendit un jour le czar à Beaumont à tout hasard pour ne le pas manquer. Il y arriva le vendredi 7 mai sur le midi. Tessé lui fit la révérence à la descente de son carrosse, eut l'honneur de dîner avec lui, et de l'amener le jour même à Paris.

Il voulut entrer dans Paris dans un carrosse du maréchal, mais sans lui, avec trois de ceux de sa suite. Le maréchal le suivait dans un autre. Il descendit à neuf heures du soir au Louvre, entra partout dans l'appartement de la reine mère. Il le trouva trop magnifiquement tendu et éclairé, remonta tout de suite en carrosse et s'en alla à l'hôtel de Lesdiguières, où il voulut loger. Il en trouva aussi l'appartement qui lui était destiné trop beau, et tout aussitôt fit tendre son lit de camp dans une garde-robe. Le maréchal de Tessé, qui devait faire les honneurs de sa maison et de sa table, l'accompagner partout et ne point quitter le lieu où il serait, logea dans un appartement de l'hôtel de Lesdiguières, et eut beaucoup à faire à le suivre et souvent à courir après lui. Verton, un des maîtres d'hôtel du roi, fut chargé de le servir et de toutes les tables tant du czar que de sa suite. Elle était d'une quarantaine de personnes de toutes les sortes, dont il y en avait douze ou quinze de gens considérables par eux-mêmes ou par leurs emplois, qui mangeaient avec lui.

Verton était un garçon d'esprit, fort d'un certain monde, homme de bonne chère et de grand jeu, qui fit servir le czar avec tant d'ordre, et sut si bien se conduire, que le czar le prit en singulière amitié ainsi que toute sa suite.

Ce monarque se fit admirer par son extrême curiosité toujours tendante à ses vues de gouvernement, de commerce, d'instruction, de police; et cette curiosité atteignit à tout et ne dédaigna rien dont les moindres traits avaient une utilité suivie, marquée, savante, qui n'estima que ce qui méritait l'être, en qui brilla l'intelligence, la justesse, la vive appréhension de son esprit. Tout montrait en lui la vaste étendue de ses lumières et quelque chose de continuellement conséquent. Il allia d'une manière tout à fait surprenante la majesté la plus haute, la plus fière, la plus délicate, la plus soutenue, en même temps la moins embarrassante quand il l'avait établie dans toute sa sûreté avec une politesse qui la sentait, et toujours et avec tous et en maître partout, mais qui avait ses degrés suivant les personnes. Il avait une sorte de familiarité qui venait de liberté; mais il n'était pas exempt d'une forte empreinte de cette ancienne barbarie de son pays qui rendait toutes ses manières promptes, même précipitées, ses volontés incertaines, sans vouloir être contraint ni contredit sur pas une. Sa table, souvent peu décente, beaucoup moins ce qui la suivait, souvent aussi avec un découvert d'audace et d'un roi partout chez soi, ce qu'il se proposait de voir ou de faire toujours dans l'entière indépendance des moyens qu'il fallait forcer à son plaisir et à son mot. Le désir de voir à son aise, l'importunité d'être en spectacle, l'habitude d'une liberté au-dessus de tout lui faisait souvent préférer les carrosses de louage, les fiacres mêmes, le premier carrosse qu'il trouvait sous sa main de gens qui étaient chez lui et qu'il ne connaissait pas. Il sautait dedans et se faisait mener par la ville ou dehors. Cette aventure arriva à Mme de Matignon, qui était allée là bayer, dont il mena le carrosse à Boulogne et dans d'autres lieux de campagne, qui fut bien étonnée de se trouver à pied. Alors c'était au maréchal de Tessé et à sa suite, dont il s'échappait ainsi, à courir après, quelquefois sans le pouvoir trouver.

C'était un fort grand homme, très bien fait, assez maigre, le visage assez de forme ronde; un grand front; de beaux sourcils; le nez assez court sans rien de trop gros par le bout; les lèvres assez grosses; le teint rougeâtre et brun; de beaux yeux noirs, grands, vifs, perçants, bien fendus; le regard majestueux et gracieux quand il y prenait garde, sinon sévère et farouche, avec un tic qui ne revenait pas souvent, mais qui lui démontait les yeux et toute la physionomie, et qui donnait de la frayeur. Cela durcit un moment avec un regard égaré et terrible, et se remettait aussitôt. Tout son air marquait son esprit, sa réflexion et sa grandeur, et ne manquait pas d'une certaine grâce. Il ne portait qu'un col de toile, une perruque ronde brune, comme sans poudre, qui ne touchait pas ses épaules, un habit brun juste au corps, uni, à boutons d'or, veste, culotte, bas, point de gants ni de manchettes, l'étoile de son ordre sur son habit et le cordon par dessous, son habit souvent déboutonné tout à fait, son chapeau sur une table et jamais sur sa tête, même dehors. Dans cette simplicité, quelque mal voituré et accompagné qu'il pût être, on ne s'y pouvait méprendre à l'air de grandeur qui lui était naturel.

Ce qu'il buvait et mangeait en deux repas réglés est inconcevable, sans compter ce qu'il avalait de bière, de limonade et d'autres sortes de boissons entre les repas, toute sa suite encore davantage; une bouteille ou deux de bière, autant et quelquefois davantage de vin, des vins de liqueur après, à la fin du repas des eaux-de-vie préparées, chopine et quelquefois pinte. C'était à peu près l'ordinaire de chaque repas. Sa suite à sa table en avalait davantage, et [ils] mangeaient tous à l'avenant à onze heures du matin et à huit du soir. Quand la mesure n'était pas plus forte, il n'y paraissait pas. Il y avait un prêtre aumônier qui mangeait à la table du czar, plus fort de moitié que pas un, dont le czar, qui l'aimait, s'amusait beaucoup. Le prince Kurakin allait tous les jours à l'hôtel de Lesdiguières; mais il demeura logé chez lui.

Le czar entendait bien le français, et, je crois, l'aurait parlé s'il eût voulu; mais, par grandeur, il avait toujours un interprète. Pour le latin et bien d'autres langues, il les parlait très bien. Il eut chez lui une salle des gardes du roi, dont il ne voulut presque jamais être suivi dehors. Il ne voulut point sortir de l'hôtel de Lesdiguières, quelque curiosité qu'il eût, ni donner aucun signe de vie, qu'il n'y eût reçu la visite du roi.

Le samedi matin, lendemain de son arrivée, le régent alla voir le czar. Ce monarque sortit de son cabinet, fit quelques pas au-devant de lui, l'embrassa avec un grand air de supériorité, lui montra la porte de son cabinet, et, se tournant à l'instant sans nulle civilité, y entra. Le régent le suivit, et le prince Kurakin après lui, pour leur servir d'interprète. Ils trouvèrent deux fauteuils vis-à-vis l'un de l'autre; le czar s'assit en celui du haut bout, le régent dans l'autre. La conversation dura près d'une heure, sans parler d'affaires, après quoi le czar sortit de son cabinet, le régent après lui, qui, avec une profonde révérence médiocrement rendue, le quitta au même endroit où il l'avait trouvé en entrant.

Le lundi suivant 10 mai, le roi alla voir le czar, qui le reçut à sa portière, le vit descendre de carrosse, et marcha de front à la gauche du roi jusque dans sa chambre où ils trouvèrent deux fauteuils égaux. Le roi s'assit dans celui de la droite, le czar dans celui de la gauche, le prince Kurakin servit d'interprète. On fut étonné de voir le czar prendre le roi sous les deux bras, le hausser à son niveau, l'embrasser ainsi en l'air, et le roi à son âge, et qui n'y pouvait pas être préparé, n'en avoir aucune frayeur. On fut frappé de toutes les grâces qu'il montra devant le roi, de l'air de tendresse qu'il prit pour lui, de cette politesse qui coulait de source, et toutefois mêlée de grandeur, d'égalité de rang, et légèrement de supériorité d'âge; car tout cela se fit très distinctement sentir. Il loua fort le roi, il en parut charmé, et il en persuada tout le monde. Il l'embrassa à plusieurs reprises. Le roi lui fit très joliment son petit et court compliment, et M. du Maine, le maréchal de Villeroy, et ce qui se trouva là de distingué fournirent la conversation. La séance dura un petit quart d'heure. Le czar accompagna le roi comme il l'avait reçu, et le vit monter en carrosse.

Le mardi 11 mai, le czar alla voir le roi entre quatre et cinq heures. Il fut reçu du roi à la portière de son carrosse, et conduit de même, eut la droite sur le roi partout. On était convenu de tout le cérémonial, avant que le roi l'allât voir. Le czar montra les mêmes grâces et la même affection pour le roi, et sa visite ne fut pas plus longue que celle qu'il en avait reçue; mais la foule le surprit fort.

Il était allé dès huit heures du matin voir les places Royale, des Victoires et de Vendôme, et le lendemain il fut voir l'Observatoire, les manufactures des Gobelins et le Jardin du Roi des simples. Partout là il s'amusa beaucoup à tout examiner et à faire beaucoup de questions.

Le jeudi 13 mai, il se purgea, et ne laissa pas l'après-dînée d'aller chez plusieurs ouvriers de réputation. Le vendredi 14, il alla dès six heures du matin dans la grande galerie du Louvre voir les plans en relief de toutes les places du roi, dont Asfeld avec ses ingénieurs lui fit les honneurs. Le maréchal de Villars s'y trouva aussi pour la même raison avec quelques lieutenants généraux. Il examina fort longtemps tous ces plans; il visita ensuite beaucoup d'endroits du Louvre, et descendit après dans le jardin des Tuileries, dont on avait fait sortir tout le monde. On travaillait alors au Pont-Tournant. Il examina fort cet ouvrage, et y demeura longtemps. L'après-dînée, il alla voir Madame au Palais-Royal, qui l'avait envoyé complimenter par son chevalier d'honneur. Excepté le fauteuil, elle le reçut comme elle aurait fait le roi. M. le duc d'Orléans l'y vint, prendre pour le mener à l'Opéra dans sa grande loge, tous deux seuls sur le banc de devant avec un grand tapis. Quelque temps après, le czar demanda s'il n'y aurait point de bière. Tout aussitôt on en apporta un grand gobelet sur une soucoupe. Le régent se leva, la prit, et la présenta au czar, qui, avec un sourire et une inclination de politesse, prit le gobelet sans aucune façon, but et le remit sur la coupe, que le régent tint toujours. En la rendant, il prit une assiette qui portait une serviette, qu'il présenta au czar, qui, sans se lever, en usa comme il avait fait pour la bière, dont le spectacle parut assez étonné. Au quatrième acte il s'en alla souper, et ne voulut pas que le régent quittât la loge. Le lendemain samedi, il se jeta dans un carrosse de louage, et alla voir quantité de curiosités chez les ouvriers.

Le 16 mai, jour de la Pentecôte, il alla aux Invalides, où il voulut tout voir et tout examiner partout. Au réfectoire, il goûta de la soupe des soldats et de leur vin, but à leur santé, leur frappant sur l'épaule, et les appelant camarades. Il admira beaucoup l'église, l'apothicairerie et l'infirmerie, et parut charmé de l'ordre de cette maison. Le maréchal de Villars lui en fit les honneurs. La maréchale de Villars y alla pour le voir comme bayeuse. Il sut que c'était elle, et lui fit beaucoup d'honnêtetés.

Lundi 17 mai, il dîna de bonne heure avec le prince Ragotzi, qu'il en avait prié, et alla après voir Meudon, où il trouva des chevaux du roi pour voir les jardins et le parc à son aise. Le prince Ragotzi l'y accompagna.

Mardi 18, le maréchal d'Estrées le vint prendre à huit heures du matin et le mena, dans son carrosse, à sa maison d'Issy, où il lui donna à dîner, et l'amusa fort le reste de la journée avec beaucoup de choses qu'il lui fit voir touchant la marine.

Mercredi 19, il s'occupa de plusieurs ouvrages et ouvriers. Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d'Orléans, à l'exemple de Madame, envoyèrent le matin complimenter le czar par leurs premiers écuyers. Elles en avaient toutes trois espéré un compliment ou même une visite. Elles se lassèrent de n'en point entendre parler, et à la fin se ravisèrent. Le czar répondit qu'il irait les remercier. Des princes et princesses du sang, il ne s'en embarrassa pas plus que des premiers seigneurs de la cour, et ne les distingua pas davantage. Il avait trouvé mauvais que les princes du sang eussent fait difficulté de l'aller voir, s'ils n'étaient assurés qu'il rendrait une visite aux princesses du sang, ce qu'il rejeta avec grande hauteur, tellement qu'aucune d'elles ne le vit que par curiosité, en voyeuse, excepté Mme la princesse de Conti, par hasard. Tout cela s'expliquera dans la suite.

Jeudi 20 mai, il devait aller dîner à Saint-Cloud, où M. le duc d'Orléans l'attendait avec cinq ou six courtisans seulement, mais un peu de fièvre qu'il eut la nuit l'obligea le matin de s'envoyer excuser.

Vendredi 21, il alla voir Mme la duchesse de Berry au Luxembourg, où il fut reçu comme le roi. Après sa visite il se promena dans les jardins. Mme la duchesse de Berry s'en alla cependant à la Muette pour lui laisser la liberté de voir toute sa maison, qu'il visita fort curieusement. Comptant partir vers le 16 juin, il demanda des bateaux pour ce temps-là à Charleville, dans le dessein de descendre la Meuse.

Samedi 22, il fut à Bercy, chez Pajot d'Ons-en-Bray, principal directeur de la poste, dont la maison est pleine de toutes sortes de raretés et de curiosités, tant naturelles que mécaniques. Le célèbre P. Sébastien, carme, y était. Il s'y amusa tout le jour, et y admira plusieurs belles machines.

Le dimanche 23 mai, il fut dîner à Saint-Cloud, où M. le duc d'Orléans l'attendait; il vit la maison et les jardins, qui lui plurent fort; passa, en s'en retournant, au château de Madrid, qu'il visita, et alla de là voir Mme la duchesse d'Orléans au Palais-Royal, où, parmi beaucoup de politesses, il ne laissa pas de montrer un grand air de supériorité, ce qu'il avait bien moins marqué chez Madame et chez Mme la duchesse de Berry.

Lundi 24, il alla aux Tuileries de bonne heure, avant que le roi fût levé. Il entra chez le maréchal de Villeroy, qui lui fit voir les pierreries de la couronne. Il les trouva plus belles et en plus grand nombre qu'il ne pensait, mais il dit qu'il ne s'y connaissait guère. Il témoignait faire peu de cas des beautés purement de richesses et d'imagination, de celles surtout auxquelles il ne pouvait atteindre. De là, il voulut aller voir le roi qui, de son côté, venait le trouver chez le maréchal de Villeroy. Cela fut compassé exprès pour que ce ne fût point une visite marquée, mais comme de hasard. Ils se rencontrèrent dans un cabinet, où ils demeurèrent. Le roi, qui tenait un rouleau de papier à la main, le lui donna, et lui dit que c'était la carte de ses États. Cette galanterie plut fort au czar, dont la politesse et l'air d'amitié et d'affection furent les mêmes, avec beaucoup de grâce, mais de majesté et d'égalité.

L'après-dînée il alla à Versailles où le maréchal de Tessé le laissa au duc d'Antin, chargé de lui en faire les honneurs. L'appartement de Mme la Dauphine était préparé pour lui, et il coucha dans la communication de Mgr le Dauphin, père du roi, qui fait à cette heure des cabinets pour la reine.

Mardi 25, il avait parcouru les jardins, et s'était embarqué sur le canal dès le grand matin, avant l'heure qu'il avait donnée à d'Antin pour se rendre chez lui. Il vit tout Versailles, Trianon et la Ménagerie. Sa principale suite fut logée au château. Ils menèrent avec eux des demoiselles qu'ils firent coucher dans l'appartement qu'avait Mme de Maintenon tout proche de celui où le czar couchait. Bloin, gouverneur de Versailles, fut extrêmement scandalisé de voir profaner ainsi ce temple de la pruderie, dont la déesse et lui qui étaient vieux l'auraient été moins autrefois. Ce n'était pas la manière du czar ni de ses gens de se contraindre.

Mercredi 26, le czar, qui s'amusa fort tout le jour à Marly et à la machine, manda au maréchal de Tessé à Paris qu'il y arriverait le lendemain matin à huit heures à l'hôtel de Lesdiguières, où il comptait le trouver, et qu'il le mènerait en lieu de voir la procession de la Fête-Dieu. Le maréchal lui fit voir celle de Notre-Dame.

Le défrai de ce prince coûtait six cents écus par jour, quoiqu'il eût beaucoup fait diminuer sa table dès les premiers jours. Il eut un moment envie de faire venir à Paris la czarine qu'il aimait beaucoup; mais il changea bientôt d'avis. Il la fit aller à Aix-la-Chapelle ou à Spa, à son choix, pour y prendre des eaux en l'attendant.

Dimanche 30 mai, il partit avec Bellegarde, fils et survivancier de d'Antin pour les bâtiments, et beaucoup de relais pour aller dîner chez d'Antin à Petit-Bourg, qui l'y reçut et le mena l'après-dînée voir Fontainebleau où il coucha, et le lendemain à une chasse du cerf de laquelle le comte de Toulouse lui fit les honneurs. Le lieu lui plut médiocrement, et point du tout la chasse où il pensa tomber de cheval; il trouva cet exercice trop violent, qu'il ne connaissait point. Il voulut manger seul avec ses gens au retour dans l'île de l'Étang de la cour des Fontaines. Ils s'y dédommagèrent de leurs fatigues. Il revint à Petit-Bourg seul dans un carrosse avec trois de ses gens. Il parut dans ce carrosse qu'ils avaient largement bu et mangé.

Mardi le 1er juin, il s'embarqua au bas de la terrasse de Petit-Bourg pour revenir par eau à Paris. Passant devant Choisy, il se fit arrêter, et voulut voir la maison et les jardins. Cette curiosité l'obligea d'entrer un moment chez Mme la princesse de Conti qui y était. Après s'être promené il se rembarqua, et il voulut passer sous tous les ponts de Paris.

Jeudi 3 juin, octave de la Fête-Dieu, il vit de l'hôtel de Lesdiguières la procession de la paroisse de Saint-Paul. Le même jour il alla coucher encore à Versailles, qu'il voulut revoir avec plus de loisir; il s'y plut fort, et voulut aussi coucher à Trianon, puis trois ou quatre nuits à Marly dans les pavillons les plus près du château qu'on lui prépara.

Vendredi 11 juin, il fut de Versailles à Saint-Cyr où il vit toute la maison et les demoiselles dans leurs classes. Il y fut reçu comme le roi. Il voulut aussi voir Mme de Maintenon qui dans l'apparence de cette curiosité s'était mise au lit, ses rideaux fermés hors un qui ne l'était qu'à demi. Le czar entra dans sa chambre, alla ouvrir les rideaux des fenêtres en arrivant, puis tout de suite tous ceux du lit, regarda bien Mme de Maintenon tout à son aise, ne lui dit pas un mot ni elle à lui, et sans lui faire aucune sorte de révérence, s'en alla. Je sus qu'elle en avait été fort étonnée et encore plus mortifiée; mais le feu roi n'était plus. Il revint le samedi 12 juin à Paris.

Le mardi 15 juin, il alla de bonne heure chez d'Antin à Paris. Travaillant ce jour-là avec M. le duc d'Orléans, je finis en une demi-heure; il en fut surpris et voulut me retenir. Je lui dis que j'aurais toujours l'honneur de le trouver, mais non le czar qui s'en allait, que je ne l'avais point vu, et que je m'en allais chez d'Antin bayer tout à mon aise. Personne n'y entrait que les conviés et quelques dames avec Mme la Duchesse et les princesses ses filles qui voulaient bayer aussi. J'entrai dans le jardin où le czar se promenait. Le maréchal de Tessé qui me vit de loin vint à moi, comptant me présenter au czar. Je le priai de s'en bien garder et de ne point s'apercevoir de moi en sa présence, parce que je voulais le regarder tout à mon aise, le devancer et l'attendre tant que je voudrais pour le bien contempler, ce que je ne pourrais plus faire si j'en étais connu. Je le priai d'en avertir d'Antin, et avec cette précaution je satisfis ma curiosité tout à mon aise. Je le trouvai assez parlant mais toujours comme étant partout le maître. Il rentra dans un cabinet où d'Antin lui montra divers plans et quelques curiosités, sur quoi il fit plusieurs questions. Ce fut là où je vis ce tic dont j'ai parlé. Je demandai à Tessé si cela lui arrivait souvent; il me dit plusieurs fois par jour, surtout quand il ne prend pas garde à s'en contraindre. Rentrant après dans le jardin, d'Antin lui fit raser l'appartement bas, et l'avertit que Mme la Duchesse y était avec des dames qui avaient grande envie de le voir. Il ne répondit rien et se laissa conduire. Il marcha plus doucement, tourna la tête vers l'appartement où tout était debout et sous les armes, mais en voyeuses. Il les regarda bien toutes et ne fit qu'une très légère inclination de la tête à toutes à la fois sans la tourner le long d'elles, et passa fièrement; je pense à la façon dont il avait reçu d'autres dames qu'il aurait montré plus de politesse à celles-ci, si Mme la Duchesse n'y eût pas été, à cause de la prétention de la visite. Il affecta même de ne s'informer pas laquelle c'était ni du nom de pas une des autres. Je fus là près d'une heure à ne le point quitter et à le regarder sans cesse. Sur la fin je vis qu'il le remarquait: cela me rendit plus retenu dans la crainte qu'il ne demandât qui j'étais. Comme il allait rentrer, je passai en m'en allant dans la salle où le couvert était mis. D'Antin toujours le même avait trouvé moyen d'avoir un portrait très ressemblant de la czarine qu'il avait mis sur la cheminée de cette salle, avec des vers à sa louange, ce qui plut fort au czar dans sa surprise. Lui et sa suite trouvèrent le portrait fort ressemblant.

Le roi lui donna deux magnifiques tentures de tapisseries des Gobelins. Il lui voulut donner aussi une belle épée de diamants laquelle il s'excusa d'accepter; lui, de son côté, fit distribuer environ soixante mille livres aux domestiques du roi qui l'avaient servi, donna à d'Antin et aux maréchaux d'Estrées et de Tessé à chacun son portrait enrichi de diamants, cinq médailles d'or et onze d'argent des principales actions de sa vie. Il fit un présent d'amitié à Verton et pria instamment le régent de l'envoyer auprès de lui, chargé des affaires du roi, qui le lui promit.

Mercredi 16 juin, il fut à cheval à la revue des deux régiments des gardes, des gens d'armes, chevau-légers et mousquetaires. Il n'y avait que M. le duc d'Orléans: le czar ne regarda presque pas ces troupes qui s'en aperçurent. Il fut de là dîner-souper à Saint-Ouen, chez le duc de Tresmes où il dit que l'excès de la chaleur de la poussière et de la foule de gens à pied et à cheval lui avait fait quitter la revue plus tôt qu'il n'aurait voulu. Le repas fut magnifique; il sut que la marquise de Béthune qui y était en voyeuse était fille du duc de Tresmes; il la pria de se mettre à table; ce fut la seule dame qui y mangea avec beaucoup de seigneurs. Il y vint plusieurs dames aussi en voyeuses à qui il fit beaucoup d'honnêtetés, quand il sut qui elles étaient.

Jeudi 17, il alla pour la seconde fois à l'Obervatoire, et de là souper chez le maréchal de Villars.

Vendredi 18 juin, le régent fut de bonne heure à l'hôtel de Lesdiguières dire adieu au czar. Il fut quelque temps avec lui, le prince Kurakin en tiers. Après cette visite, le czar alla dire adieu au roi aux Tuileries. Il avait été convenu qu'il n'y aurait plus entre eux de cérémonies. On ne peut montrer plus d'esprit, de grâces ni de tendresses pour le roi que le czar en fit paraître en toutes ces occasions, et le lendemain encore que le roi alla lui souhaiter à l'hôtel de Lesdiguières un bon voyage, où tout se passa ainsi sans cérémonies.

Dimanche 20 juin, le czar partit et coucha à Livry, allant droit à Spa où il était attendu par la czarine, et ne voulut être accompagné de personne, pas même en sortant de Paris. Le luxe qu'il remarqua le surprit beaucoup; il s'attendrit en partant sur le roi et sur la France, et dit qu'il voyait avec douleur que ce luxe la perdrait bientôt. Il s'en alla charmé de la manière dont il avait été reçu, de tout ce qu'il avait vu, de la liberté qu'on lui avait laissée, et dans un grand désir de s'unir étroitement avec le roi, à quoi l'intérêt de l'abbé Dubois et de l'Angleterre fut un funeste obstacle dont on a souvent eu et on a encore grand sujet de repentir.

On ne finirait point sur ce czar si intimement et si véritablement grand, dont la singularité et la rare variété de tant de grands talents et de grandeurs diverses, feront toujours un monarque digne de la plus grande admiration jusque dans la postérité la plus reculée, malgré les grands défauts de la barbarie de son origine, de son pays et de son éducation. C'est la réputation qu'il laissa unanimement établie en France, qui le regarda comme un prodige dont elle demeura charmée.

Je suis certain que le czar alla voir M. le duc d'Orléans dès les premiers jours, qu'il ne lui rendit que cette unique visite au Palais-Royal; que M. le duc d'Orléans le reçut et le conduisit à son carrosse, que leur conversation s'y passa dans un cabinet, seuls avec le prince Kurakin en tiers, et qu'elle dura assez longtemps. J'en ai oublié le jour.

Ce monarque fut très content du maréchal de Tessé et de tout le service. Ce maréchal commandait à tous les officiers de la maison du roi de tout genre qui servirent le czar.

Beaucoup de gens se firent présenter à lui, mais de considération. Beaucoup aussi ne se soucièrent pas de l'être; aucune dame ne le fut, et les princes du sang ne le virent point, dont il ne témoigna rien que par sa conduite avec eux, quand il en vit chez le roi. En partant il s'attendrit sur la France, et dit qu'il voyait avec douleur que son grand luxe la perdrait bientôt.

Il avait des troupes en Pologne et beaucoup dans le Mecklembourg; ces dernières inquiétaient fort le roi d'Angleterre qui avait eu recours aux officiers de l'empereur et à tous les moyens qu'il avait pu pour engager le czar à les en retirer. Il pria instamment M. le duc d'Orléans de tâcher de l'obtenir de ce prince tandis qu'il était en France. M. le duc d'Orléans n'y oublia rien, mais sans succès.

Néanmoins le czar avait une passion extrême de s'unir avec la France. Rien ne convenait mieux à notre commerce, à notre considération dans le Nord, en Allemagne et par toute l'Europe. Ce prince tenait l'Angleterre en brassière par le commerce, et le roi Georges en crainte pour ses États d'Allemagne. Il tenait la Hollande en grand respect et l'empereur en grande mesure. On ne peut nier qu'il ne fit une grande figure en Europe et en Asie, et que la France n'eût infiniment profité d'une union étroite avec lui. Il n'aimait point l'empereur, il désirait de nous déprendre peu à peu de notre abandon à l'Angleterre, et ce fut l'Angleterre qui nous rendit sourds à ses invitations jusqu'à la messéance, lesquelles durèrent encore longtemps après son départ. En vain je pressais souvent le régent sur cet article, et lui disais des raisons dont il sentait toute la force, et auxquelles il ne pouvait répondre. Mais son ensorcellement pour l'abbé Dubois, aidé encore alors d'Effiat, de Canillac, du duc de Noailles, était encore plus fort.

Dubois songeait au cardinalat et n'osait encore le dire à son maître. L'Angleterre, sur laquelle il avait fondé toutes ses espérances de fortune, lui avait servi d'abord à être de quelque chose par le leurre de son ancienne connaissance avec Stanhope. De là il s'était fait envoyer en Hollande le voir à son passage, puis à Hanovre; enfin il avait fait les traités qu'on a vus, et s'en était fait conseiller d'État, puis fourré dans le conseil des affaires étrangères. Il avait été, puis [était] retourné en Angleterre. Les Anglais qui voyaient son ambition et son crédit, le servaient à son gré pour en tirer au leur. Son but était de se servir du crédit du roi d'Angleterre sur l'empereur qui était grand et de sa liaison alors intime et personnelle, pour se faire cardinal par l'autorité de l'empereur qui pouvait tout à Rome, et qui faisait trembler le pape.

Cette riante perspective nous tint enchaînés à l'Angleterre avec la dernière servitude, qui ne permit rien au régent qu'avec sa permission, que Georges était bien éloigné d'accorder à la liaison avec le czar, tant à cause de leur haine et de leurs intérêts, que par ménagement pour l'empereur deux points si capitaux pour l'abbé Dubois que le czar se dégoûta enfin de notre surdité pour lui, et de notre indifférence qui alla jusqu'à ne lui envoyer ni Verton, ni personne de la part du roi.

On a eu lieu depuis d'un long repentir des funestes charmes de l'Angleterre, et du fol mépris que nous avons fait de la Russie. Les malheurs n'en ont pas cessé par un aveugle enchaînement, et on n'a enfin ouvert les yeux que pour en sentir mieux l'irréparable ruine scellée par le ministère de M. le Duc, et par celui du cardinal Fleury ensuite, également empoisonnés de l'Angleterre, l'un par l'énorme argent qu'en tira sa maîtresse après le cardinal Dubois, l'autre par l'infatuation la plus imbécile.

CHAPITRE XIX. §

Mort du palatin de Livonie. — Nouveaux manèges d'Albéroni pour sa promotion. — Giudice à Gènes, misère de ses neveux. — Effet à Madrid de la promotion de Borromée. — Patiño depuis premier ministre et grand. — Vanteries d'Albéroni. — Le roi de Sicile inquiet désire être compris dans le traité projeté de l'Espagne avec la Hollande. — Réponse d'Albéroni. — Albéroni change tout à coup de système et en embrasse un fort peu possible, et encore avec d'étranges variations. — Ses ordres à Beretti là-dessus. — Les Hollandais désirent l'union avec l'Espagne. — Ils craignent la puissance et l'ambition de l'empereur et les mouvements du roi de Prusse. — Plaintes et dépit du roi de Prusse contre le roi d'Angleterre. — Cabales et changements en Angleterre. — Beretti propose d'attacher à l'Espagne plusieurs membres principaux des états généraux, qu'il nomme, par des pensions. — Lettre d'Albéroni à Beretti suivant son nouveau système, pour être montrée au Pensionnaire et à quelques autres de la république, et parle en même sens à Riperda. — Riperda découvre un changement dans le dernier système d'Albéroni, et prévoit le dessein sur la Sicile. — Esprit continuel de retour à la succession de France. — Double friponnerie d'Albéroni et d'Aubenton sur la constitution. — Artifices d'Albéroni pour sa promotion; ses éclats et ses menaces. — Mauvais état des finances d'Espagne. — Propos des ministres d'Angleterre et de Hollande à celui de Sicile, en conformité du dernier système d'Albéroni, et lui font une proposition étrange. — Il élude d'y répondre et fait une curieuse et importante découverte. — Albéroni, sous le nom de la reine, éclate en menaces, ferme l'Espagne à Aldovrandi, fait un reproche et donne une leçon à Acquaviva, avec l'air de le ménager. — Nouveaux efforts d'Albéroni pour sa promotion. — Rare bref du pape au P. Daubenton. — Le roi d'Espagne parle trois fois à Riperda suivant le système d'Albéroni. — L'ambassadeur de Sicile, alarmé sur la cession de cette île, élude de répondre aux propositions de l'ambassadeur de Hollande. — Albéroni change de batteries et veut plaire au pape pour obtenir sa promotion. — Embarras du pape. — Vénitiens mal avec la France et avec l'Espagne. — Acquaviva veut gagner le cardinal Ottobon. — Vil intérêt des Romains. — Réflexion sur les cardinaux français. — Changement de plus en plus subit de la conduite d'Albéroni sur sa promotion. — Ses raisons. — Conduite et ordres d'Albéroni à Beretti suivant son dernier système. — Raisonnements de Beretti. — Agitations intérieures de la cour d'Angleterre.

On apprit en même temps la mort du palatin de Livonie, qui avait accompagné le prince électeur de Saxe dans tous ses voyages, qui avait toute la confiance du père et du fils, et qui acquit par son esprit, par ses lumières et par sa conduite et celle de ce prince en France tant de réputation. Il était catholique, il eût été ravi de voir ce prince sur le trône de Pologne, et bien étonné s'il eût pu deviner que la fille de Stanislas serait reine de France et celle de son jeune prince Dauphine par le contraste le plus étrangement singulier.

Le pape était toujours en des frayeurs mortelles des préparatifs du Turc, et se réjouissait de la diligence qu'on lui faisait valoir de ceux de l'Espagne pour envoyer l'escadre promise en Levant, et Acquaviva en profitait pour presser la promotion d'Albéroni, qui perdrait, disait-il au pape, toute sa grâce s'il ne l'accordait qu'avec toutes les précautions qu'il y voulait apporter, c'est-à-dire que l'escadre fût dans les mers du Levant, la nonciature rouverte en Espagne et tous les différends entre les deux cours terminés. Giudice était encore à Gênes. Son neveu le prélat, témoin des exclamations de tous les cardinaux, lorsqu'ils entendaient parler de la promotion d'Albéroni, tremblait que la conduite de son oncle à Rome ne nuisit à sa fortune. Cellamare n'en avait pas moins de frayeur pour lui-même, tous deux bien résolus de s'en tenir aux plus légères bienséances avec leur oncle, et se servir eux-mêmes en servant Albéroni. Ce dernier avait reçu la nouvelle de la promotion de Borromée avec beaucoup de fermeté; il parut qu'elle lui faisait affecter de se montrer comme l'arbitre des affaires et de la cour d'Espagne; mais donnant toujours sa promotion comme l'affaire uniquement de la reine. Elle était lors en couches. On affecta de lui cacher la nouvelle de peur de nuire à sa santé, mais deux heures après l'arrivée du courrier qui l'apporta, il en fut dépêché un au prince Pio, vice-roi de Catalogne à Barcelone, avec ordre d'empêcher Aldovrandi d'entrer en Espagne, et de l'en faire sortir sur-le-champ s'il y était déjà entré. En chemin ce nonce avait reçu une lettre du cardinal Paulucci, par ordre du pape, qui lui donnait pouvoir d'assurer Albéroni que sa promotion suivrait de près, pourvu que l'accommodement entre les deux cours se fît aux conditions proposées par le pape et comme acceptées, et qu'avant la conclusion la nonciature fût rouverte et l'escadre à la voile. C'était vendre et acheter un chapeau bien cher: aussi ces conditions furent-elles trouvées en Espagne d'une insolence extrême: ce terme n'y fut pas ménagé, et toutes les autres expressions mêlées de raisonnements qui y répondirent; on menaça de la fureur de la reine quand elle en serait informée, et des plus grandes extrémités. Le roi écrivit cependant au pape, en termes respectueux mais forts. Aldovrandi fut accusé à Madrid d'avoir suggéré au pape cette résolution par le désir qu'il avait de faire rouvrir sa nonciature et de n'y être pas trompé.

Néanmoins Albéroni regardait l'envoi de l'escadre comme le seul moyen d'opérer sa promotion. Il s'était rendu maître des fonds de l'armement, et pour être plus assuré de la diligence, il en avait confié le soin à Patino, avec le titre d'intendant général de la marine. C'était l'unique Espagnol qu'il eût jamais jugé digne de sa confiance et capable de bien servir. Il avait été dix-huit ans jésuite; il figura depuis de plus en plus, et est mort enfin grand d'Espagne et premier ministre, avec autant de pouvoir et de probité qu'en avait eu Albéroni. Il se vantait, en attendant, d'avoir anéanti les conseils, rétabli le commerce et la marine, réparé les places et l'artillerie, construit et augmenté des ports, détruit la contractation et le consulat de Séville, bridé pour toujours l'Aragon et la Catalogne, par la construction de la citadelle de Barcelone, et [il se vantait] de la santé du roi d'Espagne, suffisamment raffermie pour ne ralentir plus l'empressement des puissances étrangères de prendre des engagements avec lui.

Le roi de Sicile, toujours en crainte et mal avec l'empereur, fit presser Albéroni de le comprendre dans le traité de ligue dont il se parlait fort alors entre l'Espagne et la Hollande. Albéroni répondit à l'abbé del Maro, son ambassadeur, que la conclusion n'en était pas prochaine ; que s'il y avait apparence de traiter, il serait averti; que le motif de cette proposition avait été de rompre le traité de ligue que l'empereur avait proposé aux États généraux avec lui, et que le roi d'Espagne avait été bien aise de trouver une occasion de déclarer que si l'empereur attaquait l'Italie, il prendrait ses mesures pour conserver ses droits et ceux de ses amis; enfin que toutes les fois que les Hollandais seraient raisonnables le roi d'Espagne serait disposé à traiter avec eux, et qu'en ce cas les intérêts du roi de Sicile ne seraient pas oubliés.

Il dit assez vrai pour cette fois; car, dès qu'il fut assuré de n'avoir plus de traité à craindre entre l'empereur et les Hollandais, il manda à Beretti de semer soigneusement la défiance entre eux, et de se contenter de maintenir sur pied la négociation commencée, sans en presser la conclusion, parce que, dans l'heureuse situation du roi d'Espagne, il était en état d'être recherché de tout côté et n'avait rien à craindre pour ses royaumes:, d'où il concluait qu'il fallait aussi aller très lentement dans la négociation commencée avec l'Angleterre, en quoi on verra bientôt l'ignorance de sa politique. Il prescrivit donc à Beretti de mander à Stanhope que nul accommodement avec l'empereur ne convenait à l'Espagne si on ne réglait, comme un préliminaire, le point de la sûreté de l'Italie, dont il pouvait se rendre maître en vingt-quatre heures, et que l'Angleterre, ayant inutilement versé tant de sang et d'argent pour soutenir la dernière guerre, ne devait rien oublier pour que les engagements qu'elle prendrait pour assurer le repos de l'Europe eussent un effet certain. Mais il voulut que Beretti écrivît en ce sens, comme de lui-même et sans ordre, seulement comme très sûrement informé de l'intention de l'Espagne de maintenir l'équilibre de l'Europe.

Elle n'y pouvait être selon lui, quelque précaution qu'on pût prendre contre les changements des temps et des conjonctures, tant que l'empereur posséderait des États en Italie, surtout une place comme Mantoue. Il ne regardait plus que comme des dispositions trop éloignées et trop casuelles pour y faire une attention sérieuse, l'offre du roi d'Angleterre d'obliger l'empereur de promettre aux enfants de la reine d'Espagne les successions de Parme et de Toscane, à faute d'enfants de ces deux maisons. Il prétendait que Stanhope, qu'il avait vu en Espagne, était fin et adroit. Il croyait voir de l'artifice dans ses lettres. Pour le fixer il voulait un engagement positif des Anglais d'obliger l'empereur à sortir d'Italie, et de Parme surtout. On ne peut s'empêcher d'admirer ici qu'un premier ministre d'Espagne, quelque peu habile qu'il pût être dans la connaissance des affaires, pût imaginer possible une pareille vision.

Il ne laissait pas de prévoir que Stanhope se retrancherait sur le traité d'Utrecht, auquel cette demande serait une infraction, [traité] confirmé depuis par la ligue nouvellement faite entre la France, l'Angleterre et la Hollande. Mais cela n'arrêtait point Albéroni qui, sans l'engagement qu'il désirait, ne voyait point d'utilité pour l'Espagne à traiter avec l'empereur, parce que des affaires d'Italie dépendait, selon lui, l'équilibre de l'Europe, qui ne pouvait jamais subsister tant qu'il y aurait un Allemand en Italie. Cela pouvait être vrai. Mais comment obliger l'empereur, puissant comme il était et les forces en main, de renoncer à l'Italie, qui faisait un des plus beaux et des plus riches fleurons de sa couronne, et un des principaux fondements de son autorité en Europe, et comment, persuader les Anglais, de tous temps liés avec lui et le roi d'Angleterre, lors son ami personnel et intime, et qui avait tant d'intérêt de le ménager pour ses États d'Allemagne, de lui faire une proposition si folle et encore sans équivalent, et de le forcer à cet abandon qui, par leur situation, ne leur était à eux d'aucune considération?

Albéroni comptait dire merveilles en protestant que le roi d'Espagne, content de ce qu'il possédait, ne prétendait rien en Italie pour lui-même, et se contentait de ce qui devait appartenir au fils de son second lit, par toutes les lois divines et humaines. Ce leurre en sus était aussi par trop grossier. C'était néanmoins en ce sens que Beretti reçut ordre d'écrire et de parler si la négociation se portait à Londres.

Albéroni ne jugeait pas convenable de céder tant de droits et d'États usurpés pour une promesse vague garantie par l'Angleterre et la Hollande, qui pour leur intérêt propre, à ce qu'il se figurait, seraient obligées d'empêcher l'empereur de se rendre maître des États du grand-duc, si la succession s'en ouvrait sans héritiers; par conséquent que l'Espagne ne gagnerait rien, et perdrait tout, en faisant ce traité avec l'empereur. Il en parla en ce sens au secrétaire d'Angleterre, toutefois dans l'intention d'entretenir le traité sans le rompre.

Le naturel froid et temporiseur d'Heinsius servait Albéroni contre les empressements que Beretti redoublait sans cesse pour le traité, avant que d'avoir reçu ses derniers ordres. Ce Pensionnaire l'assurait de la bonne disposition de toutes les provinces; mais il ajoutait qu'avant de traiter et de conclure, il fallait voir ce que produiraient les soins de l'Angleterre et de la république, pour moyenner la paix entre l'empereur et l'Espagne; que si cette paix ne réussissait point, la république s'unirait avec l'Espagne par une alliance, soit que les Anglais y voulussent entrer ou non. Amsterdam paraissait le désirer; Beretti s'en applaudissait comme du fruit de ses soins, et comptait aussi sur les provinces d'Utrecht et de Gueldre. Les principaux membres de la république rejetaient sur l'Angleterre la lenteur de la négociation de la paix entre l'empereur et l'Espagne. Duywenworde se plaignait de ces délais, qui laissaient perdre la conjoncture si favorable de la guerre de Hongrie pour rendre l'empereur plus facile. Il convenait de l'intérêt commun que l'empereur ne se rendît pas maître de l'Italie, et assurait que les États généraux l'abandonneraient s'il ne se rendait pas raisonnable, et traiteraient avec l'Espagne pour leurs intérêts particuliers. Il se vanta, pour prouver ses bonnes intentions, d'avoir parlé très fermement, en dernier lieu, dans l'assemblée des États de Hollande, sur les contraventions de l'empereur au traité de la Barrière, et prétendait l'avoir engagé d'écrire au roi d'Angleterre, pour lui demander l'interposition de ses bons offices à Vienne, d'où il arriverait qu'en le faisant la république aurait ce qu'elle désirait, ou s'il l'en refusait, sa mauvaise foi serait reconnue, et la république serait en pleine liberté de traiter avec l'Espagne.

Elle venait de réformer cinq régiments écossais. Albéroni en voulait prendre deux à son service; mais Beretti qui en avait écrit à Londres, n'en ayant point de réponse, augurait mal du succès de cette demande.

Malgré cette réforme de troupes, que le mauvais état des affaires des Hollandais les avait obligés de faire, ils étaient inquiets des nouvelles levées que le roi de Prusse faisait: il voulait avoir soixante-cinq mille hommes sur pied, sans que ses ministres, ni peut-être lui-même, sût ce qu'il en voulait faire. Ces troupes faisaient des mouvements dans le pays de Clèves. Il remplissait ses magasins, et donna tant d'alarme aux Hollandais, qu'ils firent travailler aux fortifications de Nimègue et de Zutphen, et lui payèrent cent vingt mille florins des subsides qu'ils lui devaient de la dernière guerre.

Le roi de Prusse inquiétait aussi le roi d'Angleterre, son beau-père, par les plaintes qu'il faisait de lui et par ses liaisons étroites avec le czar. Le gendre se déclarait vivement piqué de trouver son beau-père opposé partout à ses intérêts, difficile sur les moindres bagatelles; dans son dépit, il protestait qu'il ne tiendrait pas à l'empereur de l'attacher, inviolablement à ses intérêts, parce qu'il était persuadé que le chef de l'Empire devait être et serait l'arbitre de la paix du Nord. Il se plaignait qu'une escadre anglaise eût bloqué le port de Gottembourg, et que Georges fit tenir le baron de Gœrtz si étroitement dans les prisons de Hollande, qu'il n'y avait eu que le seul adoucissement d'y faire porter son lit.

En même temps la cour de Londres était si remplie de cabales, que le roi d'Angleterre n'avait pu conserver ses principaux ministres. Townshend, secrétaire d'État, avait quitté cette place pour la vice-royauté d'Irlande, qu'il perdit encore bientôt après. Methwin, aussi secrétaire d'État, et Walpole, premier commissaire de la trésorerie, furent démis aussi, ainsi que Pulteney de [la place] de secrétaire des guerres, et le duc de Devonshire, leur ami, et de même cabale, ne voulut pas demeurer président du conseil après leur disgrâce, et remit cette grande place. Stanhope changea la sienne de secrétaire d'État pour celle de premier commissaire de la trésorerie.

Parmi ces mouvements, la cour d'Angleterre était médiocrement occupée des affaires du dehors, et Stanhope encore moins, qui en avait quitté la direction. Ainsi, ses réponses à Beretti étaient sèches, obscures, et désolaient l'activité de ce ministre sur une affaire dont il désirait ardemment la conclusion, pour en avoir l'honneur, et tous ses raisonnements tendaient à éprouver si Georges agissait sincèrement, ou se contentait d'amuser; ce qui ne se pouvait qu'en le pressant extraordinairement de faire expliquer l'empereur avant la décision de la campagne en Hongrie. Il se confirmait dans cette opinion par l'aveu que faisaient Heinsius et Duywenworde, autrefois impériaux si zélés, qu'ils ne pouvaient avoir de confiance en la sincérité de l'empereur dans la négociation commencée, en en éprouvant si peu de sa part sur l'exécution des conditions du traité de la Barrière.

Le Pensionnaire même si mesuré, s'était emporté contre l'ambition de la cour de Vienne et le danger de la laisser en état de se rendre maîtresse de tous côtés, par conséquent de faire les derniers efforts sur le traité de paix avec l'Espagne pendant la campagne de Hongrie. Beretti proposait la nécessité d'acquérir des amis encore plus sûrs à l'Espagne, par des pensions dont on flatterait les plus propres à les recevoir, et en même temps les plus en état de bien servir, mais qui ne leur seraient données que lorsque l'alliance avec la république serait comme certaine. Ceux qu'il nommait pour ces pensions des principaux membres de la république étaient le comte d'Albemarle, les barons de Reenswonde, de Norwich et de Welderen. Ce dernier était député pour la Gueldre. Il le disait fort autrichien, mais sensible à l'argent, et plus encore aux bons repas.

Albéroni, dans les principes qu'on a vus, était fort ralenti sur ces alliances. Il écrivit une lettre à Beretti, suivant ces mêmes principes, avec ordre de la montrer au Pensionnaire et aux bien intentionnés. Il y insistait sur l'absolue nécessité de l'équilibre, sur son impossibilité tant que l'empereur conserverait un pouce de terre et un soldat en Italie, sur l'indifférence du roi d'Espagne, sur la paix à faire avec l'empereur. Surtout, il y relevait le bon état de l'Espagne, et ses espérances de le rendre encore meilleur, avant qu'il fût cinq ou six ans.

En même temps, il manda Riperda, ambassadeur de Hollande. Il lui parla des propositions de l'Angleterre et de la Hollande, pour la paix entre l'empereur et l'Espagne, lui dit qu'il fallait compter que ce n'était que de belles paroles de la cour de Vienne, que la négociation serait infructueuse, qu'il serait même très dangereux de l'entamer, tant que la sûreté pour l'équilibre de l'Europe ne serait pas solidement établie; lui expliqua en quoi il le faisait consister, et qu'il fallait que l'empereur remît tout ce qu'il possédait en Italie entre les mains de l'Angleterre et de la Hollande, pour en être disposé par ces deux puissances comme elles le jugeraient à propos, suivant la justice; et que le roi d'Espagne, dont il loua l'amour du bien public, consentait d'en être parfaitement exclu. Il ajouta des plaintes de l'attachement des États généraux pour l'empereur; qu'il comprenait bien les ménagements que le roi d'Angleterre avait pour le chef de l'empire, par rapport à ses États d'Allemagne; qu'il ne voyait donc qu'un esprit de dépendance à ses volontés dans cette conduite de la Hollande; que néanmoins il fallait une balance dans l'Europe. Il proposa comme un moyen d'y parvenir de procurer aux États généraux les Pays-Bas catholiques, et promit à Riperda, en lui en demandant le secret, que le roi d'Espagne ferait là-dessus ce qu'il jugerait à propos. Il finit comme il avait commencé, sur l'empereur et sur l'Italie.

Riperda sortit de cette conversation persuadé que l'Espagne ne ferait, jamais la paix avec l'empereur aux conditions proposées par l'Angleterre et la Hollande. Il croyait avoir découvert que le projet d'Albéroni, qui pourtant avait insisté au commencement et à la fin de cette conversation qu'il n'y pouvait avoir d'équilibre tant que l'empereur posséderait un pouce de terre en Italie; Riperda, dis-je, croyait avoir découvert que son projet était de laisser le Milanais à l'empereur, d'y faire ajouter Crémone et le Crémonois, donnant en échange Mantoue et le Mantouan à la république de Venise, de recouvrer pour l'Espagne Naples, Sicile et Sardaigne, et d'assurer au fils aîné du second lit du roi d'Espagne les successions de Florence et de Parme. Cet ambassadeur était même persuadé que l'Espagne recouvrerait la Sicile lorsqu'on s'y attendrait le moins.

Albéroni Était bien aise d'insinuer aux états généraux ces différentes vues, parce qu'il craignait plutôt qu'il ne souhaitait la paix avec l'empereur. Dans la prévoyance des événements qui pouvaient arriver, il évitait d'engager de nouveau le roi d'Espagne, soit en confirmant les engagements déjà pris, soit par de nouvelles cessions dont l'Europe deviendrait garante. Il disait que la main de Dieu n'était pas raccourcie, et par ce discours il laissait assez entendre ce qu'il avait dans l'esprit. C'est une chose étrange qu'être possédé de l'esprit de retour, et de n'oser en laisser rien apercevoir ni à la France ni à l'Espagne.

Dans ce même esprit il profita de la conjoncture de plusieurs écrits contre la constitution qui avaient été brûlés publiquement à Rome. Il fit écrire au pape par leur fidèle Aubenton des merveilles de la piété du roi d'Espagne, et de son inséparable attachement au chef de l'Église; quoiqu'il pût arriver dans cette affaire. Ces mêmes écrits que Cellamare avait envoyés furent livrés à l'inquisition d'Espagne pour y être brûlés. Cellamare eut ordre de ne plus envoyer d'écrits faits contre la constitution, mais tous ceux au contraire qui lui étaient favorables, tandis que le cardinal Acquaviva reçut ordre d'éviter avec soin de prendre aucun parti dans ces différends et de se contenter simplement de rendre compte des suites qu'ils, pourraient avoir: c'est-à-dire qu'Albéroni voulait donner au pape une grande idée de l'attachement du roi d'Espagne pour la saine doctrine, et de son horreur pour les nouveautés, en même temps que ce ministre se voulait ménager soigneusement la France, et ne pas donner aussi trop d'assistance au pape dans une conjoncture où il en était aussi mécontent.

Toutefois il pressait l'armement de la flotte comme l'instrument unique de sa promotion, qui ne touchait, disait-il, que la reine. Il continuait à garder le silence qu'il s'était imposé, et de dire qu'il savait bien que, s'il proposait quelques tempéraments, ses envieux diraient qu'il ne songeait qu'à ses intérêts aux dépens de ceux de ses maîtres, jusque-là qu'il était convaincu de leur cacher les lettres d'Acquaviva: c'était un bon reproche qu'il lui faisait de n'avoir pas été assez ferme à presser le pape; que les lénitifs n'étaient ni selon l'humeur du roi ni selon celle de la reine; qu'à l'avenir Rome serait obligée à plus d'égards pour eux; que Leurs Majestés Catholiques donneraient enfin des marques de leur ressentiment à une cour pleine de brigands, aisée à châtier par l'intérêt; qu'étant lui-même homme d'honneur et désintéressé, il serait content d'avoir préféré la décence du service de ses maîtres à sa propre élévation; que s'ils avaient désiré un chapeau de cardinal, il leur conviendrait enfin de le mépriser, voyant l'étrange procédé de Rome; qu'il ne doutait pas que, si le roi d'Espagne changeait de résolution sur l'envoi de ses vaisseaux, ce changement ne fût attribué à son ministère, et que quelque fripon ne répandît qu'il se serait servi de son crédit pour ôter ce secours à la chrétienté; que le pape seul perdrait la religion, puisque dans le même temps qu'il accordait aux instances de ses parents la dignité de cardinal pour un homme vendu aux Allemands, il refusait avec mépris là justice que le roi d'Espagne lui demandait. Il établissait pour principe (et ce principe est très vrai, et c'est la seule vérité qu'Albéroni dise ici), il établissait pour principe qu'il ne fallait pas filer doux avec la cour de Rome, que tous les remèdes mitoyens étaient mauvais, et que le temps détromperait enfin de l'orviétan de cette cour; il ajoutait que ses amis les plus dévoués ne pouvaient approuver sa conduite, que le confesseur même jetait feu et flamme; mais Albéroni ne prétendait pas lui en savoir gré, parce que, si ce jésuite en usait autrement, il s'en trouverait mal.

Cette flotte, dont Albéroni faisait tant de parade, coûtait prodigieusement. L'état des affaires n'était pas tel qu'Albéroni s'efforçait de le montrer. Les dettes étaient en grand nombre et pressantes, les moyens de les acquitter difficiles; lui-même était contraint de l'avouer à ses confidents, mais il avait le bonheur de faire accroire le contraire aux ministres étrangers qui étaient à Madrid. Ceux d'Angleterre et de Hollande qu'il caressait le plus, assuraient l'ambassadeur de Sicile que le roi d'Espagne trouvait en argent comptant au delà de l'opinion commune; qu'il pouvait aider le roi de Sicile à devenir le libérateur de l'Italie, puisque le seul moyen d'empêcher l'empereur de s'en rendre enfin le maître, était d'unir par un traité le roi d'Espagne, le roi de Sicile et les princes d'Italie. L'abbé del Maro voulut savoir quel serait à peu près le plan que l'Angleterre et la Hollande formeraient pour cette union. Les ministres de ces deux puissances parlèrent de faire céder la Sicile au roi d'Espagne, et de faire donner au roi de Sicile les États contigus au Montferrat, et la partie du Milanais dont il était en possession. Quoique la proposition fût étrange, del Maro jugea qu'elle était faite de concert avec Albéroni, qui voulait faire sa cour à la reine en trouvant le moyen de fonder un État pour ses enfants. Il tacha de pénétrer un point plus important. Il remarquait les ménagements que l'Angleterre et la Hollande avaient pour le roi d'Espagne. Il voulut découvrir quel parti prendraient ces puissances au cas d'ouverture à la succession de France. Mais il jugea par les réponses de leurs ministres que leurs égards étaient encore plus pour l'Espagne que pour la personne de Philippe V, et que si jamais il entreprenait de revenir contre les renonciations, elles emploieraient leur crédit et leurs armes pour traverser son entreprise.

La reine d'Espagne apprit enfin la promotion de Borromée, Albéroni sous son nom éclata en menaces. Outre le courrier dépêché à Barcelone dont on a parlé, il en avait fait envoyer un autre à Alicante pour le même effet au cas qu'Aldovrandi eût pris la route de la mer pour l'empêcher d'y mettre pied à terre. Ce nonce avait laissé à Madrid un nommé Giradelli, son secrétaire, qui était aussi agent du cardinal Acquaviva. Albéroni fut tenté de le chasser. Mais réfléchissant que cet homme ne pouvait lui nuire; il s'en fit un mérite auprès d'Acquaviva, et lui donna en même temps une leçon. Le mérite fut de lui mander qu'à sa seule considération il avait empêché que cet homme fût chassé, mais à condition qu'il ne ferait aucune fonction d'agent du pape, et qu'il ne parlerait ni ne présenterait de mémoire au nom de Sa Sainteté.

Pour la leçon, Acquaviva pressait depuis longtemps d'être délivré à Rome de la critique importune de don Juan Diaz, agent d'Espagne, qui censurait toutes ses actions avec la liberté la plus outrée. Albéroni lui avait promis de le rappeler. Le cardinal l'en avait de nouveau sollicité. Albéroni, mécontent de sa mollesse et d'avoir laissé passer Borromée sans lui, ajouta, à sa lettre qu'il fallait user de flegme à l'égard de cet homme, regardé par les Espagnols comme très zélé pour le service et comme incapable de ménager personne quand il s'agissait de l'intérêt des maîtres; que, de plus, il s'était encore acquis un nouveau crédit depuis la promotion de Borromée, parce, qu'il avait constamment assuré qu'elle serait faite, et Leurs Majestés Catholiques trompées malgré les belles paroles du pape et les espérances dont lui Acquaviva s'était laissé flatter.

Ce reproche fait au pape et à lui était annoncer la vengeance; deux Italiens n'y pouvaient donner une autre interprétation. Aldovrandi voyant sa fortune perdue si l'entrée d'Espagne lui demeurait interdite, demanda instamment la permission de passer à Barcelone ou à Saragosse. La colère de la reine fut le prétexte de n'écouter aucune proposition que la promotion d'Albéroni ne fût faite. Mais pour en conserver le véritable appât, il fit savoir à Rome que l'escadre si désirée se rendrait incessamment à Gênes, et pourrait même s'avancer jusqu'à Livourne, mais que dans l'un de ces deux ports, elle attendrait des nouvelles d'Acquiaviva, d'où elle regagnerait les ports d'Espagne si la promotion tant de fois promise n'était pas faite, résolution dont Leurs Majestés Catholiques ne se départiraient jamais quand même le monde viendrait à tomber, parce que le roi d'Espagne se lassait enfin d'être depuis seize ans le jouet de la cour de Rome.

Ce prince, dépeint à Rome avec tant de soin comme si soumis au pape pour le lui faire désirer en France, si malheureusement la succession venait à s'ouvrir, ne voulait pas qu'il lui fût permis de différer la promotion d'un si rare sujet, et se portait à toute extrémité. Ainsi il menaça Rome à cette occasion de former une junte pour examiner les moyens et les mesures à prendre pour établir de justes bornes à son autorité en Espagne, et l'y réduire à celle qu'on lui permettait en France et à Venise. Il ajoutait que Leurs Majestés, Catholiques seraient inflexibles sur ce point capital; que qui que ce soit n'oserait entreprendre de tenter de les fléchir; qu'il aimerait mieux être mort que d'en avoir ouvert la bouche, parce qu'on ne manquerait pas de l'accuser de préférer ses intérêts à celui de ses maîtres. Que le confesseur avait d'autant plus d'intérêt de garder le plus profond silence qu'il lui était très sévèrement enjoint par le roi sur toutes les affaires de Rome, à laquelle d'ailleurs il passait pour être vendu. Ainsi Albéroni voulait que le pape connût tout le danger de différer sa promotion, et qu'il le regardât comme le seul maître de terminer les différends entre les deux cours.

Pour le confirmer dans cette pensée, il obtint du roi d'Espagne d'engager le duc de Parme à promettre au nom de Sa Majesté Catholique de se rendre garant que l'accommodement se ferait, et que le tribunal de la nonciature serait rouvert dans le moment que la promotion serait faite et déclarée.

Cet instant de la promotion d'Albéroni était le point critique de toute difficulté sur l'accommodement. Albéroni ne le voulait point faire si cette condition n'était remplie; il avait trop de peur d'être laissé après. Le pape, dans la même défiance qu'on ne se moquât de lui après la promotion, se tenait ferme à sa promesse de la faire sitôt que l'accommodement serait fait aux termes convenus déjà par Albéroni, et que l'escadre serait à la voile sur la route de Corfou. Cette défiance mutuelle arrêtait tout. Néanmoins le pape voulut d'avance lever toutes les difficultés préliminaires. Il écrivit à d'Aubenton un bref de sa main, portant pouvoir d'absoudre le roi d'Espagne de toutes les censures qu'il avait encourues par les actes faits en son nom et par son autorité contre les droits du saint siège, mais à condition que ces mêmes actes seraient annulés, et que Sa Majesté Catholique entrerait dans tous les projets d'accommodement proposés par Sa Sainteté. On ne peut s'empêcher de dire ici que les réflexions s'offrent en foule sur ce beau bref et sur cette rare invention, d'envahir tout comme juge et partie.

Albéroni en même temps, attentif à l'objet qu'il s'était fait pour l'Italie, procura à Riperda qu'il avait toujours particulièrement ménagé, trois audiences consécutives du roi d'Espagne en sa présence, dans lesquelles le roi d'Espagne, louant la candeur du Pensionnaire, dit qu'il souhaitait qu'il devînt le directeur de la négociation entre lui et la cour de Vienne, et que les propositions y fussent portées et à Madrid en même temps par les offices de l'Angleterre et de la Hollande. Il insista sur la nécessité d'établir avant toutes choses la balance nécessaire pour la sûreté de l'Italie, et il renouvela ce qui avait déjà été dit à cet ambassadeur de Hollande, pour exciter ses maîtres à profiter de l'occasion favorable qu'ils avaient de se rendre maîtres des Pays-Bas.

Riperda put aisément reconnaître aux conférences particulières qu'il avait avec Albéroni que l'Italie était son objet principal. Il crut démêler que les instances que faisait le roi de Sicile pour être compris dans ce traité n'auraient pas grand succès, et qu'on n'était pas disposé en Espagne à favoriser l'augmentation de sa puissance. Son ambassadeur travaillait à persuader le roi d'Espagne qu'une étroite intelligence entre lui et son maître était nécessaire pour leurs intérêts communs, et que l'ambassadeur de Hollande appuierait sa pensée de ses offices. Riperda, en effet, dans une visite qu'il lui avait faite, l'avait fort entretenu de la nécessité de profiter de la guerre du Turc pour maintenir la liberté de l'Italie contre les invasions de l'empereur, d'où dépendait la tranquillité de l'Europe; que les rois d'Espagne et d'Angleterre étoient persuadés de cette vérité, ainsi que les États généraux; qu'il fallait les unir et savoir si le roi de Sicile concourrait avec eux dans la même union; qu'il parlait par ordre du Pensionnaire, choisi par le conseil secret de la république pour seul commissaire et interprète dans cette négociation particulière; qu'il demandait une réponse là-dessus du roi de Sicile, lequel ne devait pas être surpris du silence qui se gardait là-dessus avec son résident à la Haye, parce que la négociation devait être concertée principalement avec l'Espagne, et qu'il était absolument nécessaire d'empêcher que le mystère n'en fût éventé.

Tous ces propos néanmoins furent suspects à del Maro, à qui Riperda avait déjà tenu quelques discours désagréables sur l'idée de la cession de la Sicile à l'empereur moyennant un échange. Les offres de Riperda lui parurent de nouvelles preuves du concert fait entre les trois puissances de dépouiller son maître de la Sicile et de l'obliger à se contenter d'un échange tel qu'il leur plairait pour faciliter la paix de l'empereur avec l'Espagne: ainsi il éluda de répondre positivement en demandant du temps de recevoir les ordres de son maître.

Albéroni, tout occupé de sa promotion qu'il voulait obtenir par toutes sortes de voies, envoya ordre à Cadix de mettre à la voile pour le Levant, et avec cette nouvelle Acquaviva eut ordre d'assurer le pape qu'Aldovrandi serait au plus tôt reçu en qualité de nonce. Le prétexte de ce changement subit fut de montrer la droiture et la sincérité du procédé du roi d'Espagne, mais dont il attendait un juste retour de sa part par la promotion actuelle et déclarée à la réception de sa lettre. Le pape ne pouvait s'aveugler sur l'indignité de cette promotion qu'il sentait et voyait. Les clameurs publiques en retentissaient et en frappaient ses oreilles. Mais de cette promotion, telle qu'elle fût, dépendaient l'accommodement à l'avantage de Rome, et le secours maritime contre les Turcs.

Le pape pleurait donc, et les larmes lui coûtaient peu. Il se trouvait dans les douleurs de l'enfantement. Il se servait de la frayeur commune des Vénitiens pour agir par leur ambassadeur à Rome auprès, d'Acquaviva, pour persuader l'Espagne de secourir l'Italie contre les Turcs, sans attendre la promotion. Ce ricochet était employé, parce que le noble résident à Madrid n'avait pas encore pris caractère. L'Espagne prétendait des satisfactions que là république éludait encore sur ce qu'elle avait reconnu l'archiduc roi d'Espagne, Acquaviva souhaitait que le roi, d'Espagne, secouant les Vénitiens, obtînt d'eux le rétablissement entier de la famille Ottoboni dans ses biens et prérogatives, et dans leurs bonnes grâces, dont elle était privée depuis que le cardinal Ottobon avait, sans leur congé, accepté la protection de France. Il considérait qu'il était important pour un conclave d'acquérir un cardinal tel que celui-là, qui d'ailleurs avait toujours bien mérité du roi d'Espagne.

On trouve à Rome quantité de gens empressés à témoigner leur zèle, soit à la France, soit à la maison d'Autriche suivant ce qu'ils appellent il genio qui les partage entre les deux. L'espérance des bienfaits est un puissant motif, même pour des personnes principales qui ne peuvent jamais espérer de la cour de Rome des récompenses approchant de celles qu'ils reçoivent des couronnes en bénéfices ou en pensions. Quelques-uns même, non contents d'en tirer de modiques d'un côté, tâchent d'en recevoir aussi de l'autre sous un titre de politiques ou de nouvellistes. On éprouva cette conduite d'un abbé Juliani, qui rapportait au palais du pape d'une part, et aux Espagnols, de l'autre, tout ce qu'il apprenait du cardinal de La Trémoille, dont il avait gagné la confiance. Il avait une forte pension du roi, et son père en avait aussi été fort bien payé.

On ne peut ici s'empêcher de déplorer l'aveuglement sur les cardinaux nationaux toujours inutiles, et c'est marché donné fort à charge, et impunément très dangereux quand il leur plaît. Deux cent mille livres de rente est peu de chose en bénéfices pour un cardinal français. Je laisse à part le rang et la considération personnelle qui porte sur tous les siens. Il n'y en a jamais qu'un demeurant à Rome pour les affaires du roi. Les autres virent à Paris et à la cour comme bon leur semble. Vient-il un conclave, il faut les payer pour y aller: encore s'en excusent-ils tant qu'ils peuvent. En arrivant à Rome, ils trouvent les cabales formées et les partis pris. Ils n'y connaissent personne: aussi éprouve-t-on qu'on s'y moque d'eux avec force compliments. Le pape est-il fait, c'est à qui reviendra le plus vite. Tous les crimes leur sont permis, ceux même de lèse-majesté; quoi qu'ils attentent, ils sont inviolables et vont tête levée. Louis XI n'osa jamais punir les attentats et les trahisons avérées du cardinal Balue que par la prison, et encore avec combien de traverses, et on le vit sous son successeur triompher de son crime dans l'éclat de légat en France. Sixte V approuva tout ce qui s'était passé à Blois, et détestait les horreurs de la Ligue; mais, lorsque, quelques jours après, il apprit la mort du cardinal de Guise, pour le moins aussi coupable que son frère, il excommunia Henri III, et trouva qu'il n'y avait pas d'assez grands châtiments pour expier ce crime. On a vu le feu roi réduit à traiter avec le cardinal de Retz, et n'avoir pu châtier les forfaits du cardinal de Bouillon ni l'éclat de sa désobéissance. Les avantages et les inconvénients d'avoir des cardinaux français ne se peuvent donc pas balancer. À l'égard des prétentions de Rome, on ne peut compter sur les cardinaux français. On sent encore les suites des manèges et de la séditieuse harangue du cardinal du Perron, en 1614, aux derniers états généraux qui se soient tenus. Si nos rois ne souffraient jamais de cardinaux en France, ils éviteraient ces funestes inconvénients et celui encore d'un attachement à Rome contre leurs intérêts de tous ceux qui se figurent arriver à la pourpre, et de quelques-uns qui y sont élevés malgré eux, comme le, fut le cardinal Le Camus, malgré le feu roi, et le cardinal de Mailly malgré le roi d'aujourd'hui et le régent, à force de cabales, de sédition, de rage dans l'affaire de la constitution. En donnant la nomination à des sujets italiens bien choisis, ils auraient à Rome des cardinaux permanents, à eux, informés et au fait de tout sans cesse, qui, par eux, par leurs amis et leur famille, seraient continuellement utiles et infiniment dans les conclaves, et dont trois ou quatre seraient plus que contents à eux tous des bénéfices qui ne suffisent pas à un seul cardinal français. L'espérance du cardinalat ne débaucherait plus d'évêques contre les libertés de l'Église gallicane et contre l'autorité et la souveraineté temporelle de nos rois, et leur procurerait, au contraire, les services et l'attachement des plus considérables maisons et particuliers de Rome et de toute l'Italie, dont l'utilité se reconnaîtrait tous les jours. C'en est assez sur cet important article, dont l'évidence saute aux yeux.

Plusieurs cardinaux se flattaient d'avoir depuis peu détourné le pape de déshonorer leur collège en y mettant un si étrange sujet. Albéroni le savait, et il reconnut qu'il n'était pas de son intérêt de porter trop loin le ressentiment du roi et de la reine, parce que, si le nouveau différend qu'il produirait durait trop longtemps, il en serait la victime, que ses ennemis en si grand nombre seraient ravis de le voir embarqué dans une affaire qu'ils regardaient comme la cause inévitable de sa perte prochaine, à laquelle tous les Espagnols contribueraient à l'envi. Ces réflexions lui firent changer de conduite. Il pressa le départ de la flotte. Il manda au duc de Parme qu'elle mettrait à la voile le 26 mai, et il pressa Aldovrandi de se rendre à Ségovie, où la cour était, pour y terminer, à la satisfaction du pape, les différends entre les deux cours. Il laissa entrevoir qu'il sentait toute la conséquence dont était pour lui de finir au plus tôt l'affaire de sa promotion et ce qu'il devait craindre de l'empire que les Allemands, maîtres de l'Italie, prendraient sur l'esprit et sur les résolutions du pape. Ce fut l'excuse d'un changement si subit de conduite. On en verra dans la suite d'autres raisons.

Il avait aussi changé de système sur les affairés générales de l'Europe. Il avait fort désiré unir le roi d'Espagne avec l'Angleterre et la Hollande, et lui procurer la paix avec l'empereur par le moyen de ces deux puissances. Ces idées, qui avaient été si avant dans son esprit, ne subsistaient plus. Il éludait la négociation de cette paix, que l'Angleterre voulait entamer. Il se fondait sur la situation avantageuse où ses soins avaient mis, disait-il, l'Espagne, qui n'avait nulle raison de rechercher l'amitié de personne, et dont le meilleur parti était de regarder l'embarras des autres puissances d'un œil tranquille et de bien jouer son jeu. Il s'appuyait sur les troubles intérieurs dont il croyait l'Angleterre inévitablement menacée, et sur l'épuisement extrême où la dernière guerre avait laissé la Hollande, qui obligeraient ces deux puissances à rechercher l'amitié du roi d'Espagne, en sorte que, le prix en étant connu des nations étrangères, il ne la donnerait qu'à bon escient à qui il jugerait à propos. Ainsi, au lieu de presser Beretti, il modérait son ardeur de négocier pour se faire valoir. Il l'occupait à gagner et à faire passer en Espagne des ouvriers en laine pour des manufactures très utiles qu'il méditait, mais sur le succès desquelles il craignait avec raison la paresse naturelle des Espagnols.

Beretti se fondait en grands raisonnements pour persuader Albéroni de profiter du désir qu'il voyait dans la république de s'unir à l'Espagne, d'entrer dans les mesures nécessaires à borner l'ambition de la maison d'Autriche, et de se garantir de l'impression que faisait sur lui l'humeur vindicative des transfuges espagnols de son conseil. Il disait que nul traité ne serait solide si on n'établissait préliminairement un équilibre parfait dans les affaires de l'Europe, sans lequel le roi d'Espagne ne devait jamais s'engager, mais demeurer spectateur, et il traitait de vaines les renonciations faites en faveur de la maison d'Autriche, parce qu'elle-même n'en avait fait aucune en faveur de l'Espagne. Il convenait qu'un refus absolu d'écouter rien sur la paix avec l'empereur pouvait alarmer l'Angleterre et la Hollande, mais qu'il fallait savoir prolonger la négociation, et faire retomber sur la cour de Vienne l'odieux des délais.

Le fruit qu'il se proposait de cette conduite était que l'Angleterre et la Hollande, irritées de celle de l'empereur sur la paix, l'en craindraient encore davantage et solliciteraient elles-mêmes l'alliance que le roi d'Espagne leur offrait. Il était vrai que l'Angleterre n'était pas tranquille dans l'intérieur: les partis y étaient plus animés que jamais, le roi et le prince de Galles brouillés jusqu'à ne plus garder aucunes apparences, les ministres anglais haïs d'une partie de la nation, les ministres allemands détestés de la nation, entière, et regardés comme vendus à la cour de Vienne. Ils passaient pour tels au point que le ministre du roi de Sicile n'osa les solliciter de travailler à l'accommodement de son maître avec l'empereur.

NOTE I. CAUSES DE LA DISGRÂCE DE FOUQUET. — SON PROCÈS. §

Saint-Simon parlant de la disgrâce de Fouquet, dit que la principale cause de son malheur fut un peu trop de galanterie et de splendeur. Le jugement de l'histoire est plus sévère. Tout le monde sait que le château de Vaux coûta des sommes énormes, et que Louis XIV indigné fut sur le point de faire arrêter Fouquet au milieu des fêtes qu'il donnait à la cour. Quant à la galanterie de Fouquet, il suffira de rappeler, que les lettres trouvées dans sa cassette ne furent pas toutes détruites, comme on l'a souvent répété; elles existent encore pour la plupart, et attestent les folles prodigalités du surintendant . On prétend que Fouquet, enivré de sa fortune, osa élever ses prétentions jusqu'à Mlle de La Vallière. Cette accusation, reproduite dans quelques Mémoires du temps, reçoit une nouvelle confirmation de la lettre suivante qu'une des entremetteuses de Fouquet lui écrivait  :

« Je ne sais plus ce que je dis ni ce que je fais lorsqu'on résiste à vos intentions. Je ne puis sortir de colère lorsque je songe que la petite demoiselle de La Vallière a fait la capable avec moi. Pour captiver sa bienveillance, je l'ai assurée sur sa beauté, qui n'est pourtant pas grande ; et puis lui ayant fait connaître que vous empêcheriez qu'elle manquât jamais de rien, et que vous avez vingt mille pistoles pour elle, elle se gendarma contre moi, disant que deux cent cinquante mille livres n'étaient pas capables de lui faire faire un faux pas; et elle me répéta cela avec tant de fierté, quoique je n'aie rien oublié pour l'adoucir avant de me séparer d'elle, que je crains fort qu'elle n'en parle au roi, de sorte qu'il faut prendre des devants pour cela . Ne trouvez-vous pas à propos de dire, pour la prévenir, qu'elle vous a demandé de l'argent et que vous lui en avez refusé? Cela rendra suspectes toutes ses plaintes. Pour la grosse femme, Brancas et Grave vous en rendront bon compte; quand l'un la quitte, l'autre la reprend. Enfin je ne fais point de différence entre vos intérêts et mon salut. En vérité, on est heureux de se mêler des affaires d'un homme comme vous; votre mérite aplanit tous les obstacles. Si le ciel vous faisait justice, nous vous verrions un jour la couronne fermée. »

La couronne fermée était un signe de souveraineté, et on peut se figurer l'indignation du jeune roi à la lecture d'une lettre qui lui montrait dans son ministre un rival d'amour et de puissance. Je n'insiste pas sur les expressions injurieuses dont l'entremetteuse se servait pour désigner la mère de Louis XIV. Cette princesse avait encore une haute influence, et Fouquet s'était efforcé de la gagner peu de temps avant la mort du cardinal Mazarin, qui arriva en mars 1661.

Une lettre écrite de la main même de Fouquet renferme les propositions qu'il lui faisait adresser .

« On ne veut point, disait le surintendant, que la bonté qu'elle a lui soit à charge; on aime mieux prendre tout sur soi que de la commettre. Si on a quelques sentiments ou quelque conduite qu'elle n'approuve pas, on lui demande en grâce de le dire. Un mot réglera tout sur le pied qu'il lui plaira. On conjure d'accorder sa confiance et de faire connaître toutes les choses qu'elle affectionnera, de quelque nature qu'elles soient, et celles qu'elle voudra faire réussir sans y paraître, et on demande cela avec la plus grande instance du monde, n'ayant point de plus forte passion que de rendre quelque service agréable, et le zèle n'empêchera pas que l'on ait la discrétion nécessaire. Tout le monde appréhende la domination nouvelle de M. le Prince (Louis de Bourbon), et que Son Éminence ne puisse résister à ses flatteries, et que l'on ait le déplaisir de le voir, sous divers prétextes, triompher de ceux qui ont servi longtemps contre lui. Secret et dissimulation, sans exception, à tout le monde. M. Le Tellier vit fort honnêtement, en apparence, mais peut avoir jalousie et craindre que la faveur n'aille d'un autre côté. Si elle trouve bon qu'on lui rende compte de ce qu'on apprend, ou s'il y a quelque chose dont elle désire savoir la vérité, en s'ouvrant un peu, on tâchera de la satisfaire. »

Fouquet ne paraît pas avoir réussi à gagner Anne d'Autriche. Il prit alors les plus minutieuses précautions pour pénétrer ses secrets il l'entoura d'espions et gagna jusqu'à son confesseur. Nous avons les lettres d'un anonyme qui servait d'intermédiaire entre Fouquet et le cordelier confesseur de la reine. En voici quelques extraits:

« Le cordelier dit hier à la personne dont j'ai parlé à monseigneur que la reine mère lui avait conté un mécontentement qu'elle avait eu du roi, sur ce que l'autre jour, entrant fort brusquement dans sa chambre, il lui fit reproche de ce qu'elle avait prié M. de Brienne de quelque affaire, et qu'il lui dit en propres termes et fort en colère: Madame, ne faites plus de pareilles choses sans m'en parler; qu'à cela la reine ne répondit rien et ne fit que rougir. Il a encore dit que Monsieur se plaignait, et qu'il avait dit depuis à quelqu'un que le roi le traitait comme un chien. Au reste, il assure que la reine mère croit que M. le Prince pense fort à se mettre dans les affaires; qu'elle dit avoir remarqué une patience extrême en lui pour faire sa cour; que le roi l'estime fort, et que, sur toutes les choses qu'il fait, il demande aux gens si M. le Prince les approuve. Il est même très constant qu'il tâche à cabaler. Il a été voir ce bonhomme de cordelier; et la reine mère, quoiqu'elle ait une furieuse défiance de lui, l'aimerait encore mieux que rien; car il la recherche. Je tâcherai d'écrire quelque chose à monseigneur du P. Annat ; mais comme c'est un homme fort réservé, je n'ose rien promettre. »

Peu de jours après, le même espion écrivait à Fouquet:

« Je n'ai point osé m'empresser ce matin à vous suivre pour vous apprendre, monseigneur, ce que le bon religieux que vous savez me dit hier. J'en appris, entre autres choses, qu'il croyait qu'il pourrait bien n'y avoir plus de conseil de conscience; et qu'il y avait deux jours que quelqu'un donna avis et envie au roi de voir une lettre que ces messieurs du conseil de conscience écrivaient à Rome par son ordre. Le paquet étant déjà entre les mains du courrier, fut reporté au roi, qui trouva que, dans cette lettre qu'il n'avait point vue, ces messieurs écrivaient qu'ils tenaient le roi dans l'obéissance exacte qu'il devait au saint-siège, et s'attribuaient comme la gloire de le gouverner. Cela le choqua extrêmement, et, jaloux comme il est de son autorité, il parut si irrité qu'il protesta qu'il ne les assemblerait plus.

« Au reste, Mme de Chevreuse continue toujours à faire de grandes recherches à ce bonhomme-ci; mais assurément cela ne servira de rien, et vous apprendrez précisément tout ce qu'elle lui dira. Il persiste à croire ce que je vous ai écrit du roi et de Mlle de La Vallière, et pense que ce: qu'il en dit il y a quelque temps est absolument vrai.

« Comme j'ai appris depuis peu que le P. Leclerc, que je pensais qui devait être confesseur du roi après le P. Annat, le sera de Monsieur, je puis vous assurer que si cela est de quelque chose, j'aurai des habitudes et des liaisons aussi étroites avec lui que j'en ai auprès du bon père. »

L'influence de Mme de Chevreuse inquiétait particulièrement Fouquet, et il chargea la personne qui lui transmettait ces renseignements de découvrir les projets de cette dame. Il en reçut, le 21 juillet 1661, la réponse suivante:

« Je n'ai pu rien savoir de plus particulier de chez Mme de Chevreuse; mais depuis peu le bonhomme de confesseur est venu ici pour voir la personne dont j'ai eu l'honneur de vous parler autrefois. Il lui a conté tout ce qu'il savait, et, entre autres choses, lui a dit que depuis quelque temps Mme de Chevreuse lui avait fait de grandes recherches; qu'elle lui avait envoyé Laigues plusieurs fois; qu'il lui avait parlé fort dévotement pour le gagner, mais surtout qu'il lui avait parlé contre vous, monseigneur. Je ne m'étendrai point de quelle sorte; car ce bonhomme-ci a dit qu'il l'avait conté à M. Pellisson . Il me suffira donc de vous faire savoir sur cela que le bonhomme de cordelier se plaint un peu de ce qu'en faisant un éclaircissement à la reine mère, vous l'aviez comme cité; et que lui disant qu'elle allait à Dampierre parmi vos ennemis, et qu'on lui avait dit des choses contre vous, comme elle niait qu'on lui eût jamais parlé de cette sorte, vous lui dites de le demander au père confesseur; que le lendemain la reine lui avait dit qu'elle ne pouvait comprendre comment vous saviez toutes choses, et que vous aviez des espions partout.

« La reine a encore dit qu'elle voyait une cabale dans la cour fort méchante qu'elle ne connaissait point et qu'elle ne pouvait encore pénétrer ; qu'elle a su que depuis peu on avait fait coucher le roi avec une jeune personne, de laquelle ce bonhomme n'a pu redire le nom; et que la reine avait encore ajouté que le roi se relâchait fort sur la dévotion; qu'il ne se confessait ni ne communiait pas si souvent, et que le P. Annat était un pauvre homme, et si timide qu'il n'osait dire aucune chose au monde au roi, de peur que cela n'allât contre ses intérêts.

« Il a encore dit que la reine mère, en parlant des mécontentements qu'elle avait sur Madame, lui avait assuré qu'elle était une profonde coquette et une artificieuse; mais qu'aussi la jeune reine lui donnait bien de la peine avec ses larmes et toutes ses façons de faire.

« Elle a ajouté encore que depuis peu le roi lui avait dit que M. le cardinal, en mourant lui avait protesté, en lui parlant contre elle, qu'elle ne se passerait jamais d'homme ; qu'il prît garde à elle, et qu'assurément elle ferait un mariage de conscience avec quelqu'un. Au reste, ce bonhomme assure que la reine mère reçoit tous les jours des avis contre tous les ministres, et que tantôt vous ôtes bien et tantôt mal dans son esprit; qu'on vous y rend souvent de très méchants offices, et que dans ces temps-là elle est fort déchaînée contre vous. »

Ce correspondant de Fouquet lui donnait quelquefois de bons conseils. Il lui écrivait le 2 août 1661:

« Le zèle, et la passion extrême que j'ai pour voire service, monseigneur, m'avaient fait penser en général, comme à plusieurs de vos serviteurs, qu'il ne vous serait point avantageux en aucune sorte de vous défaire de votre charge de procureur général. Cependant, par la connaissance et par l'admiration que j'ai pour votre prudence et pour votre jugement, j'étais entièrement, persuadé qu'il n'y avait rien de mieux, et que personne ne pouvant aller si loin ni juger si bien par ses propres lumières que vous, vous ne deviez prendre conseil que de vous-même. Cependant, monseigneur, j'ai appris aujourd'hui que vos ennemis sont ceux-là mêmes qui souhaitent avec passion que vous fassiez ce que vous avez résolu en cette rencontre; que ce sont eux qui vous y portent sous main, et que vous devez même vous défier du bon accueil et du bon visage que vous fait le roi, et des vues qu'on vous donne sur d'autres choses.

« Mme de Chevreuse a été ici, et l'on m'a promis de m'apprendre des choses qui vous sont de la dernière conséquence sur cela, sur le voyage de Bretagne, sur certaines résolutions très secrètes du roi, et sur des mesures prises contre vous. Comme je n'ai pas voulu paraître fort empressé pour savoir ce qu'on avait à me dire, je n'ai pas osé presser la personne qui m'a parlé, ni m'opiniâtrer à demander une chose que je saurai demain naturellement et sans affectation.

« La reine mère dit dimanche dernier, sur vous, que M. le cardinal avait dit au roi que si l'on pouvait vous ôter les bâtiments et les femmes de la tête, vous étiez capable de grandes choses; mais que surtout il fallait prendre garde à votre ambition; et c'est par là qu'on prétend vous nuire. J'ai compris aussi que, de plusieurs personnes qui vous rapportent ce qu'ils peuvent attraper, il y en a beaucoup qui s'y gouvernent étourdiment, et qui font les choses d'une manière qui fait voir qu'ils ne veulent savoir que pour vous rapporter ce qu'ils savent. Ce qui a fait dire à la reine mère, encore depuis peu, que vous aviez des espions partout. »

La lettre suivante contenait encore des avis menaçants sur les dispositions du roi :

« L'on me dit hier qu'il y a peu de jours la reine mère, en parlant de vous, monseigneur, dit: « Il se croit à cette heure bien mieux que M. D. à la charge de maître de la chapelle du roi, qu'on a achetée trois fois plus qu'elle ne valait; il verra, il verra à quoi cela lui a servi, et ce qu'a fait sur l'esprit du roi tout l'argent qu'il a baillé de sa propre bourse pour le marquis de Créqui . Le roi aime d'être riche, et n'aime pas ceux qui le sont plus que lui, puisqu'ils entreprennent des choses qu'il ne saurait faire lui-même, et qu'il ne doute point que les grandes richesses des autres ne lui aient été volées. »

« Mme de Chevreuse, lorsqu'elle fut ici, fut voir deux fois le confesseur de la reine mère. Cependant ce bonhomme cacha cela à M. Pellisson, qui, l'ayant été voir, lui demanda s'il ne l'avait point vue; ce qu'il lui nia, comme il a dit depuis. Il a encore dit ici des choses qu'il a données sous un fort grand secret, et qui sont de très grande conséquence. La personne qui les sait fait difficulté de me les dire, parce que Mme de Chevreuse y est mêlée, et que lui étant aussi proche, elle a peine à me les dire. Je ne manquerai point de vous les apprendre lorsque je les saurai, ne doutant point qu'on ne me les dise enfin. Si M. Pellisson voit le bonhomme, il ne faut pas qu'il fasse l'empressé avec lui, ni qu'il témoigne savoir ce qu'il n'a pas voulu lui dire. »

Ces avis n'arrêtèrent point Fouquet dans la voie qui le menait à l'abîme. Il crut, après la mort de Mazarin (9 mars 1661), que la puissance du cardinal allait passer tout entière entre ses mains. La plupart de ses partisans l'entretenaient dans cette illusion; leurs lettres apprennent qu'ils le nommaient l'Avenir, et voyaient déjà en lui l'arbitre de la France. L'un d'eux lui écrivait (le Bordeaux, le 29 août 1661, quelques jours avant son arrestation: « Si les ennemis de monseigneur ont fait courir des bruits à son désavantage, ils sont bien punis. Tout le monde présentement, dans ces provinces, ne parle que du crédit qu'il a sur l'esprit du roi, et dit cent choses avantageuses que je ne puis mettre sur ce papier. »

Jusqu'à quel point Fouquet porta-t-il ses vues ambitieuses? Voulut-il, comme on l'a souvent répété, faire de Belle-Ile une forteresse, où il aurait pu, en cas de disgrâce, braver l'autorité du roi? On ne peut nier l'authenticité du plan trouvé dans ses papiers pour fortifier cette île et prendre toutes les mesures nécessaires afin de se mettre à l'abri de la vengeance du roi. Jamais ni Fouquet ni ses défenseurs n'ont prétendu que ce plan eût été inventé par leurs ennemis. On voit d'ailleurs, par les lettres adressées au commandeur de Neuchèse, que Fouquet comptait sur les galères de cet amiral, et que Neuchèse faillit être compromis dais son procès . Il se tint même caché pendant quelque temps, comme le prouve la lettre suivante, que lui adressait le duc de Beaufort à la fin d'octobre 1661: « Monsieur, vous vous tenez fort caché sur tous les bruits qui ont couru à la cour, et les démarches de votre secrétaire sont cause que ces bruits se confirment, Pour moi, comme votre ami, lorsqu'on parle, je réponds des épaules, et je ne sais que dire, puisque vous vous êtes caché de moi comme des autres. Vous êtes bon et sage, mais la Toussaint vous trouve encore non embarqué. Croyez que cela vous fait grand tort, et plus que je ne vous le saurais dire. Remédiez-y promptement . » L'affaire du commandeur de Neuchèse fut étouffée; mais les lettres que nous venons de citer confirment les soupçons qu'avait inspirés le plan trouvé à Saint-Mandé, dans la maison de Fouquet. Neuchèse y est indiqué comme s'étant engagé à servir le surintendant envers et contre tous.

D'ailleurs les dilapidations de Fouquet étaient parfaitement établies, et Louis XIV n'avait que trop de motifs pour le livrer à la rigueur de la chambre de justices; mais la violence que l'on mit dans la poursuite, les efforts des amis de Fouquet, la pitié qui s'attache naturellement au malheur, la longueur même dû procès, concilièrent peu à peu au surintendant l'opinion publique. On voulut exercer sur les juges, et principalement sur l'un des rapporteurs, Olivier d'Ormesson, une influence inique. D'Ormesson lui-même raconte, dans son journal inédit, la démarche que fit Colbert auprès de son père pour se plaindre de la longueur du procès. Voici ce passage important :

« Samedi [3 mai 1664], étant après le dîner avec mon père dans son cabinet, et le P. d'Ormesson, auquel je faisais entendre qu'il ne devait plus avoir aucun commerce avec Berryer, parce qu'il abusait de sa franchise, et lui faisait dire bien des choses au delà de celles qu'il avait dites, et en prenait avantage, et ayant fait entendre à mon père l'injustice de leur conduite, l'on nous vint dire que M. Colbert entrait. Nous étant retirés, il resta seul avec mon père près d'une demi-heure. Étant sorti avec un visage fort sérieux, mon père nous dit qu'après les premières civilités, il lui avait dit qu'il avait ordre du roi de lui venir dire qu'il reconnaissait que je n'apportais pas toutes les facilités que je pouvais pour terminer le procès de M. Fouquet, et qu'il semblait, que j'affectais la longueur; que le roi était persuadé que je ferais justice au fond, et ne prétendait pas contraindre mes sentiments; mais qu'il voulait faire finir ce procès; que la chambre de justice ruinait toutes les affaires, et qu'il était fort extraordinaire qu'un grand roi, craint et le plus puissant de toute l'Europe, ne pût pas faire achever le procès à un de ses sujets, comme M. Fouquet; qu'à cela il (mon père) lui avait répondu qu'il était bien fâché que le roi ne fût pas satisfait de ma conduite; qu'il savait que je n'avais que de bonnes intentions; qu'il m'avait toujours recommandé la crainte de Dieu, le service du roi, et la justice sans acception de personnes; que la longueur du procès ne venait pas de moi, mais parce qu'il était fort grand, et qu'on l'avait rempli de trente, ou quarante chefs d'accusation, où il n'en fallait que deux ou trois; qu'un prédicateur qui prêchait la passion n'était pas trop long parlant trois heures, et quoique les autres sermons ne fussent que d'une heure; qu'il faudrait que j'eusse perdu le sens de chercher à plaire à M. Fouquet, dont la fortune était abîmée, et déplaire au roi, qui avait toutes les grâces en ses mains; mais que je ne cherchais que la justice ; que tous mes avis étaient suivis dans la chambre; que ceux mêmes qui ne l'avoient pas été d'abord l'avoient été depuis; que même il apprenait de tous côtés que je me conduisais de sorte que l'on ne pouvait découvrir mes sentiments; que sur, cela M. Colbert lui avait dit que l'on remarquait pourtant que je disais plus fortement et plus gaiement les raisons de M. Fouquet que celles du procureur général; qu'il lui avait répliqué qu'un rapporteur était obligé de faire valoir toutes les raisons; que l'on m'avait ôté l'intendance de Soissons, mais que je ne m'en plaindrais pas, et que cela ne m'empêcherait pas de faire justice; qu'il avait peu de biens et moi aussi, mais que nous les avions de, nos pères et que nous en étions contents; qu'il m'avait toujours conseillé de faire justice sans acception de personnes et sans considération d'intérêt et de fortune; et qu'ayant parlé des personnes qui me faisaient visite, M. Colbert avait dit qu'on n'était pas en peine de cela, et qu'on savait bien que je ferais justice, mais qu'on ne désirait que l'expédition; qu'il lui avait répliqué que je faisais tout ce qui dépendait de moi, travaillant soir et matin, et ne faisant autre chose; et ainsi, après plusieurs discours de cette qualité, il s'était retiré.

« Je fus ravi que mon père lui eût, parlé si bien et si généreusement, et j'en allai faire aussitôt la relation à M. Le Pelletier, pour en informer M. Le Tellier, afin qu'il prît garde à la manière dont M. Colbert en parlerait. Nous fûmes ensemble le soir voir M. le premier président, qui était avec M. Colbert, et entretint ensuite M. le maréchal de Villeroy. Il fut fort surpris d'apprendre cette visite, qui est contre toutes les règles de la prudence. Là j'appris que M. Berryer était conseiller d'État ordinaire; que le roi lui avait donné une abbaye de six mille livres, et voulait qu'il donnât le nom de ses enfants pour obtenir de Rome une dispense de tenir des bénéfices avant l'âge, et qu'il avait mandé les procureurs généraux de la chambre pour leur dire qu'il voulait que M. Berryer eût connaissance de toutes les affaires de la chambre de justice, et qu'ils ne prissent aucunes conclusions que par son avis, et qu'il sollicitât tous les juges de la chambre de justice pour ses intérêts.

« Une conduite si bizarre et si extraordinaire m'oblige à dire ici les sentiments qu'on en a. Tout le monde blâme M. Colbert de se charger lui-même de messages désagréables; d'avoir voulu voir lui-même M. Boucherat pour faire plus d'éclat et augmenter l'injure, vu que la même chose se pouvait faire doucement, sans bruit, et M. Le Tellier s'étant offert de lui parler; d'avoir voulu venir encore lui-même parler à mon père, par le même principe; que d'ôter [de la chambre de justice] M. Boucherat, homme de bien et de réputation, c'était faire connaître que ses intentions étaient mauvaises; que de m'avoir ôté l'intendance de Soissons, étant rapporteur, c'était me faire honneur et se charger de honte, et faire croire qu'il désirait de moi des choses injustes, et que j'avais assez d'honneur pour y résister; que c'était achever de gâter le procès en faisant injure au rapporteur, et me mettant hors d'état de leur être favorable, quand j'en aurais le dessein; car l'on attribuerait mes sentiments à crainte ou à intérêt, et non pas à justice; et, pour comble, d'élever Berryer et le faire conducteur public de toutes les affaires de la chambre de justice, c'était faire gloire d'infamie et de honte; car Berryer est le plus décrié des hommes. »

Cette intervention de Colbert avait produit un effet plus défavorable qu'utile à la cause qu'il voulait faire triompher. Les lettres de Mme de Sévigné suffiraient pour prouver à quel point l'opinion publique se déclarait en faveur de Fouquet. Le Tellier lui-même en convint dans une visite que lui fit Olivier d'Ormesson :

« Je fus dire adieu à M. Le Tellier, qui me fit entrer dans son jardin, et lui ayant témoigné lui avoir obligation de là manière dont je savais qu'il avait parlé, il me dit mille civilités; que tout ceci ne serait rien, et qu'il ne fallait pas que je témoignasse aucun ressentiment; mais que j'allasse toujours le même chemin, sans faire ni plus ni moins, afin que l'on ne crût pas que je fisse rien par crainte, ni aussi que je me voulusse venger. Il me parla ensuite du procès, des fautes qu'on y avait faites, entra dans le détail, dit qu'on avait fait la corde trop grosse; qu'on ne pouvait plus la serrer; qu'il ne fallait qu'une chanterelle ; me parla fort que M. le cardinal (Mazarin) n'avait jamais pris un quart d'écu par le moyen de M. Fouquet; mais qu'il avait des prêts, et, pour son remboursement, avait pris des recettes, sur lesquelles on lui donnait la remise comme aux traitants, et lui n'en donnait que peu, et ainsi avait gagné beaucoup. »

Louis XIV lui-même eut occasion de s'expliquer avec les rapporteurs sur le procès, dont il blâmait la lenteur. Il le fit avec une dignité qu'Olivier d'Ormesson s'empresse de reconnaître :

« A trois heures, je fus avec M. de Sainte-Hélène Il au château . Nous trouvâmes le roi dans son cabinet avec MM. Colbert et Lyonne, et s'étant avancé près de la fenêtre, il nous dit ces mêmes paroles, autant que j'ai pu m'en souvenir :

« Lorsque j'ai trouvé bon que Fouquet eût un conseil libre, j'ai cru que son procès durerait peu de temps; mais il y a plus de deux ans qu'il est commencé, et je souhaite extrêmement qu'il finisse. Il y va de ma réputation. Ce n'est pas que ce soit une affaire de grande conséquence; au contraire je la considère comme une affaire de rien; mais dans les pays étrangers, où j'ai intérêt que ma puissance soit bien établie, l'on croirait qu'elle ne serait pas grande si je ne pouvais venir à bout de faire terminer une affaire de cette qualité contre, un misérable. Je ne veux néanmoins que la justice, mais je souhaite voir la fin de cette affaire de quelque manière que ce soit. Quand la chambre a cessé d'entrer, et qu'il a fallu transférer M. Fouquet à Moret, j'ai dit à Artagnan de ne plus lui laisser parler avec les avocats, parce que je ne voulais pas qu'il fût averti du jour de son départ. Depuis qu'il a été à Moret, je lui ai dit de ne les laisser communiquer avec lui que deux fois la semaine, et en sa présence, parce que je ne veux: pas que ce conseil soit éternel; et j'ai su que les avocats avoient excédé leur fonction, avoient porté et reporté des paquets et tenu un autre conseil au dehors, quoiqu'ils s'en défendent fort; et puis dans ce projet, par lequel il voulait bouleverser l'État, il doit faire enlever le procès et les rapporteurs. C'est ce qui m'a fait donner cet ordre, et je crois que la chambre y ajoutera. Je m'en remets néanmoins à ce qu'elle fera sur la requête de M. Fouquet . Je ne veux sur tout cela que la justice, et je prends garde à tout ce que je vous dis; car, quand il est question de la vie d'un homme, je ne veux pas dire une parole de trop. La chambre donc ordonnera ce qu'elle jugera à propos. J'aurais pu vous dire mes intentions dès hier; mais j'ai voulue voir la requête, et je me la suis fait lire avec application, et on est bien aise de savoir ce que l'on a à dire. Je vous ai dit mes intentions, et je vous rends la requête, afin que la chambre y délibère. »

« Après ce discours, le roi m'ayant donné la requête, je lui dis que nous ferions rapport à la chambre de ce qu'il avait plu à Sa Majesté de nous dire, et nous nous retirâmes. Je ne veux pas omettre une circonstance qui me parut fort belle au roi, c'est qu'étant demeuré court au milieu de son discours, il demeura quelque temps à songer pour se reprendre, et nous dit: « J'ai perdu ce que je voulais dire, » et songea encore assez de temps; et ne retrouvant point ce qu'il avait médité, il nous dit: « Cela est fâcheux quand cela arrive; car en ces affaires, il est bon de ne rien dire que ce qu'on a pensé. »

Il y a loin de cette parole mesurée et sérieusement réfléchie aux anecdotes que l'historien protestant La Hode a recueillies, et que M. de Sismondi a reproduites . D'après ces écrivains, Louis XIV aurait personnellement sollicité Olivier d'Ormesson pour ce qu'il aurait appelé son affaire, et d'Ormesson lui aurait répondu: « Sire, je ferai ce que mon honneur et ma conscience me suggéreront. » Et pour rendre l'anecdote plus piquante, les inventeurs ont eu soin d'ajouter que d'Ormesson sollicitant dans la suite une grâce pour son fils. Louis XIV lui dit, comme parodiant les paroles du magistrat: « Je ferai ce que mon honneur et ma conscience me suggéreront. » Rien de plus faux que ces anecdotes. Il n'était ni dans le caractère de Louis XIV de descendre à des sollicitations personnelles, ni dans celui d'Olivier d'Ormesson de répondre au roi avec une hauteur insolente. Ce magistrat savait concilier l'intègre observation de la justice et le respect pour l'autorité souveraine. Le résumé qu'il fait du procès en est une nouvelle preuve :

« Voilà ce grand procès fini, qui a été l'entretien de toute la France du jour qu'il a été commencé jusqu'au jour qu'il a été terminé. Il a été grand bien moins par la qualité de l'accusé et l'importance de l'affaire, que par l'intérêt des subalternes, et principalement de Berryer, qui y a fait entrer mille choses inutiles et tous les procès-verbaux de l'épargne, pour se rendre nécessaire, le maître de toute cette intrigue, et avoir le temps d'établir sa fortune; et comme, par cette conduite, il agissait contre les intérêts de M. Colbert, qui ne demandait que la fin et la conclusion, et qu'il le trompait dans le détail de tout ce qui se faisait, il ne manquait pas de rejeter les fautes sur quelqu'un de la chambre: d'abord ce fut contre les plus honnêtes gens de la chambre, qu'il rendit tous suspects, et les fit maltraiter par des reproches publics du roi; ensuite il attaqua M. le premier président, et le fit retirer de la chambre et mettre en sa place M. le chancelier. Après il fit imputer toute la mauvaise conduite de cotte affaire à M. Talon, qu'on ôta de la place de procureur général avec injure; et enfin, la mauvaise conduite augmentant, les longueurs affectées par lui continuant, il en rejeta tout le mal sur moi; il me fit ôter l'intendance de Soissons, il obligea M. Colbert à venir faire à mon père des plaintes de ma conduite; et enfin l'expérience ayant fait connaître qu'il était la véritable cause de toutes les fautes, et les récusations ayant fait voir ses faussetés, les procureurs généraux Hotman et Chamillart lui firent ôter insensiblement tout le soin de cette affaire, et dans les derniers mois il ne s'en mêlait plus, et pour conclusion il est devenu fou, et ainsi le procès s'est terminé; et je puis dire que les fautes importantes dans les inventaires, les coups de haine et d'autorité qui ont paru dans tous les incidents du procès, les faussetés de Berryer et les mauvais traitements que tout le monde, et même les juges, recevaient dans leur fortune particulière, ont été de grands motifs pour sauver M. Fouquet de la peine capitale; et la disposition des esprits sur cette affaire a paru par la joie publique, que les plus grands et les plus petits ont fait paraître du salut de M, Fouquet, jusques à un tel excès qu'on ne le peut exprimer, tout le monde donnant des bénédictions aux juges qui l'ont sauvé, et à tous les autres des malédictions et toutes les marques de haine et de mépris, les chansons contre eux commençant à paraître ; et je suis surpris qu'y ayant quinze jours passés que cette histoire est finie, le discours n'en finit point encore, et l'on en parle par toutes les compagnies comme le premier jour. »

Les assertions d'Olivier d'Ormesson ne sont pas confirmées seulement par Mme de Sévigné, dont le témoignage pourrait paraître suspect, mais même par Gui Patin, dont on connaît l'esprit peu charitable, surtout à l'égard des financiers. Il n'a que des louanges pour Olivier d'Ormesson. Il écrit à son ami Falconet : « M. d'Ormesson a dit son avis, et, après de belles choses, a conclu à un bannissement perpétuel et à la confiscation de tous les biens. » Quelques jours après, il disait dans une lettre adressée au même Falconet : « On dit que M. Fouquet est sauvé, et que, de vingt-deux juges, il n'y en a que neuf à la mort, les treize autres au bannissement et à la confiscation de ses biens. On en donne le premier honneur à celui qui a parlé le premier, qui était le premier rapporteur, M. d'Ormesson, qui est un homme d'une intégrité parfaite. »

NOTE II. CHARLES XII. — PROJETS QU'IL AVAIT FORMÉS DANS LES DERNIERS TEMPS DE SON RÈGNE. — SES RELATIONS AVEC LE RÉGENT. §

Saint-Simon parle dans ce volume des projets d'alliance entre Charles XII et Pierre le Grand, pour renverser du trône d'Angleterre la maison de Hanovre et y replacer les Stuarts. Voltaire donne aussi quelques détails sur ce plan dans son dernier livre de l'Histoire de Charles XII; mais ils ne disent rien des négociations que le roi de Suède entretint avec le régent. Ce curieux complément des histoires les plus célèbres de Charles XII se trouve dans les Mémoires inédits du marquis d'Argenson. Il tenait les détails qu'il donne du Suédois qui avait servi d'intermédiaire entre Charles XII et le régent, du banquier Hoggers ou Hogguer :

« Personne, dit-il, ne possède plus au juste les desseins du roi de Suède que Hogguer, qui me les a contés ainsi qu'il suit: Charles XII faisait la paix avec le czar, et en même temps formait avec lui une alliance offensive et défensive, pour eux deux, s'emparer du pays, à leur convenance dans le Nord, anéantir le pouvoir du Danemark, détrôner Auguste et maltraiter le roi de Prusse, rétablir la liberté germanique et donner de furieuses affaires à l'Angleterre chez elle. Il s'appuyait de l'Espagne, où régnait alors, pour ainsi dire, Albéroni, ministre à desseins vastes; il procurait à l'Espagne le recouvrement de ses anciens domaines d'Italie, et il engageait la France, dès qu'elle voudrait, dans ses desseins, en lui procurant les Pays-Bas; et par cette alliance, le régent était sûr d'un appui bien puissant pour monter sur le trône de France, si la succession en devenait vacante pour lui; car cet appui-là était bien plus fort que celui du traité de Londres ou quadruple alliance, qui n'entrait que dans un médiocre tourbillon de desseins, en sorte que le roi Georges n'étant pas inquiété pour son usurpation, il se souciait peu des inquiétudes qu'on ferait essuyer au duc d'Orléans; et même si le roi d'Espagne savait alors opter pour la France et abandonner l'Espagne, l'Angleterre se faisait un mérite auprès de toute l'Europe d'assurer si bien l'équilibre général, et y sacrifiait les intérêts de son allié le duc d'Orléans. Mais le héros du Nord, Charles XII, homme à parole inviolable et poussant la magnanimité jusques à la folie, aurait plutôt manqué à tout qu'à son allié. Il eût plutôt déféré aux intérêts de la France, plus voisine de lui et plus concourante à ses vastes desseins, que pourvu aux desseins de l'Espagne contre le régent, d'autant que les intérêts d'Espagne de ce côté-là n'entraient pour rien dans leurs projets communs, et qu'il rendait assez de services à l'Espagne en lui procurant l'Italie.

« À l'égard du czar, celui-ci trouvoit un grand avantage à dominer ainsi dans tout le Nord conjointement avec la Suède; il voyait son empire mieux établi que la puissance suédoise; celle-ci ne tenant qu'à la vie seule et au grand mérite de son roi, ne se soutiendrait pas après lui comme la sienne. Il voyait toujours les Sarmates et les Goths se répandre de nouveau, donner la loi comme autrefois au reste de l'Europe; il aguerrissait ses troupes. Ainsi il eût marché d'un parfait concert avec Charles XII à ces desseins; et quelle puissance c'eût été, les deux extrémités de l'Europe étant jointes ensemble, savoir Suède et Moscovie avec Espagne et France ! Par leur position, nul concours d'intérêt, nulle rivalité ne les eût mis en jalousie et en défiance, et on eût été jusques au bout si la mort ne fût venue rompre leurs desseins dès leur principe, en abattant la tète de l'auteur, qui s'exposait aussi avec trop de prodigalité de son bonheur.

« Par ce projet, la Suède cédait à la Russie l'Ingrie, l'Estonie et la Livonie; mais de cette dernière province, la Suède se réservait Riga et dépendances. Elle cédait encore à la Russie un canton de Finlande. La Suède faisait la conquête entière de la Norvège sur le Danemark, et cela était déjà bien avancé quand Charles XII fut tué; ensuite Charles XII tombait en Danemark et abolissait le droit du Sund . Pour en fermer le passage et obvier aux secours des Anglais, le czar mettait sur pied une flotte formidable, qui se combinait avec celle de Suède, alors sur un bon pied. On conquérait sur la Pologne, à frais communs, une petite province fort à la convenance de la Russie. On donnait à la Suède la Poméranie et le Mecklembourg. On dédommageait le duc de Mecklembourg, alors en querelle avec ses sujets, comme il y est resté depuis; on lui donnait une province qu'on prenait sur la Prusse. On attaquait le roi de Prusse pour le punir de s'être mêlé, comme il avait fait, de la précédente guerre de Pologne. On lui montrait que toutes ses belles troupes n'étaient composées que de faquins. Et qui est-ce qui eût pu ni voulu le secourir? On le privait, comme j'ai dit, de ce qu'on donnait en indemnité au duc de Mecklembourg, et de quelques postes à la convenance de la Russie. De là on entrait en Saxe et en Pologne; on détrônait une seconde fois le roi Auguste pour replacer le roi Stanislas sur le trône de Pologne. On ôtait encore au roi Auguste son électorat de Saxe, et on y mettait la branche aînée de Saxe-Gotha.

« Le traité était déjà signé avec l'Espagne par les travaux qu'y avait faits le cardinal Albéroni: l'Espagne envoyait vingt vaisseaux de guerre au Sund, pour se joindre à ceux de Russie et de Suède et prévenir les Anglais. L'Espagne fournissait cinq cent mille piastres par mois.

« De Danemark, Charles XII descendait à Hambourg, obtenait aisément de cette riche république de gros secours en argent, et la déchargeait de toute tyrannie du Danemark. Bientôt le Danemark, pris de tous côtés, demandait grâce, et on lui accordait une paix dont on était bien sûr de la durée .

« Charles XII, avec six mille braves Suédois, gens fort aguerris et enflés de leurs anciennes victoires, descendaient Allemagne, tandis que le czar agissait aussi avec une armée formidable dans cette même partie de l'Europe, où il a à cœur d'avoir pied. Là on agissait offensivement contre l'électeur de Hanovre, qui est aussi roi d'Angleterre. On faisait venir alors le Prétendant en Angleterre, et on le rétablissait; ce qui donnait trop d'ouvrage audit électeur de Hanovre pour lui laisser le temps de se mêler des affaires d'Allemagne. Pour lors on faisait la loi à l'empereur, à qui on donnait les affaires que je vais dire: on faisait éclore les liaisons prises avec l'électeur de Bavière, la maison palatine et les électeurs ecclésiastiques; on recueillait toutes leurs prétentions et les griefs du corps germanique, sans augmenter aucunes jalousies entre les catholiques et les protestants, et on renouvelait le traité de Westphalie pour la liberté germanique. Les Turcs étaient déjà en guerre avec l'empereur; on animait cette guerre, et on faisait du prince Ragotsky un roi de Hongrie et de Transylvanie. En même temps l'Espagne descendait en Italie et y reprenait le Milanais et les Deux-Siciles, ce qui, comme je l'ai dit, donnait assez d'ouvrage à l'empereur tout à la fois.

« C'était alors l'occasion à la France de paraître ayant armé puissamment jusque-là sans se déclarer; et pour lui donner part au gâteau et à la dépouille universelle de l'empereur, on nous donnait les dix provinces des Pays-Bas catholiques ; ce qui remplirait notre beau dessein de n'avoir au nord et au nord-est que le Rhin pour barrière.

« La puissance de cette ligue et l'affaiblissement total de l'empereur nous vengeait assez de nos pertes précédentes par le traité d'Utrecht. L'Angleterre, si occupée par le Prétendant et la Hollande, sans l'Allemagne et sans l'empereur, n'osait nous traverser; et de plus on garantissait à M. le duc d'Orléans la future succession de France, si elle venait à s'ouvrir, et cela par un traité particulier entre elle, la Suède et le czar, sans en avoir rien communiqué avec l'Espagne.

« Charles XII, semblable et surpassant le grand Gustave-Adolphe, au milieu de l'Allemagne avec soixante mille hommes, y faisait la loi, et tirait de grandes richesses pour soutenir la guerre de Jutland, Hambourg, Saxe, Prusse et du reste de l'Allemagne. Il réglait en même temps la future succession de l'empereur entre ses héritiers naturels.

« Alors il y avait à Paris un grand seigneur d'Espagne, appelé don Manuel, envoyé par Albéroni comme simple voyageur, mais pour s'aboucher avec le sieur Hogguer, dépositaire de tous ces secrets. Ils s'assemblèrent tous les soirs ensemble chez Mlle Desmares, illustre comédienne et maîtresse d'Hogguer. Ils soupaient ensemble; mais avant souper et pendant la comédie, ils s'enfermaient ensemble, travaillaient sur des cartes géographiques et écrivaient beaucoup.

« Cependant le baron de Goertz, pour donner de la jalousie et piquer la curiosité de M. le duc d'Orléans, avait fait cette manœuvre-ci il avait fait écrire la partie la moins importante et la moins secrète de ces projets partie en chiffres, en sorte que cette dépêche était tombée entre les mains de notre résident à Berlin, lequel n'avait pas manqué de l'envoyer d'abord à M. le duc d'Orléans. On y voyait bien que don Manuel était à Paris pour cela de la part d'Albéroni, mais on y trouvait qu'il correspondait pour cela avec un Suédois nommé Sobrissel. On faisait de grandes perquisitions pour découvrir où était ce Sobrissel à Paris, et on ne trouvait rien; on savait seulement qu'il était fils d'un sénateur de Suède. Mais ce nom de Sobrissel couvrait celui d'Hogguer, qui était désigné par là. Mon père, alors garde des sceaux de France, avait conservé des émissaires de la police; il avait mis plus de cent personnes à cette découverte, et on ne trouvait rien, comme je dis.

« Alors M. le duc d'Orléans manda Hogguer pour le savoir. Celui-ci, fidèle à la France, songea d'abord à la bien servir, mais en ne trahissant point la cause étrangère dont il était chargé. Il savait que le régent devait y être admis à de bonnes conditions et à propos, et le temps en était venu par l'inquiétude et la jalousie dont il était piqué. Il est vrai qu'il ne pouvait être admis qu'avec dépit de la part de l'Espagne, qui avait ses intérêts particuliers contre lui; mais la Suède n'était là dedans que pour favoriser le régent, et ce fut cette admission qui chagrina l'émissaire d'Albéroni, comme je vais dire, s'imaginant que Hogguer le trahissait totalement après lui avoir fait signer le traité.

« Le régent s'était donné de grands mouvements du côté de Suède, de Parme et de Madrid, et l'abbé Dubois ne venait à bout de rien sur la découverte des grands projets qui transpiraient du roi de Suède et d'Albéroni. Le régent manda donc la Desmares, et l'interrogea sur le comportement d'Hogguer et de don Manuel, qu'il savait souper chez elle tous les soirs. Elle lui dit tout ce qu'elle savait, et lui envoya Hogguer. Celui-ci fit bientôt ses ouvertures au régent, et il lui apprit [que Sobrissel] n'était autre chose que lui Hogguer; qu'il était le confident de tout, et qu'il ne tenait qu'à lui régent d'entrer dans l'alliance. Il lui montra ses pleins pouvoirs, où il y avait carte blanche sur cela. Le régent se défiait cependant d'Albéroni, et qu'il n'y eût là dedans quelque article contre lui. Il voulut avant toutes choses gagner don Manuel; il chargea Hogguer de lui offrir la plus forte récompense s'il voulait quitter l'Espagne et s'attacher à la France, savoir: un million d'argent comptant, une belle terre, le cordon bleu, le grade de lieutenant général et un gouvernement.

« Hogguer s'acquitta de cette négociation en homme d'esprit et adroit; mais il ne put si bien faire que don Manuel ne crût d'abord qu'il était trahi par Hogguer. Il s'emporta contre lui extrêmement; le lendemain il l'envoya chercher; il lui parla avec douceur, lui demanda même pardon de tout ce qu'il lui avait dit la veille; il ajouta qu'il voyait bien cependant qu'il avait perdu en un moment le fruit, du côté de l'Espagne, de tous ses travaux; qu'il avait le coeur serré; qu'il n'avait plus vingt-quatre heures à vivre, et que pour rien au monde il ne trahirait sa patrie. En effet, don Manuel tomba dans une grosse fièvre; on lui envoya Chirac ; il mourut la nuit suivante.

« Albéroni chargea de la suite de cette affaire le marquis Monti, que nous avons gagné depuis, et qui a joué un grand rôle pour nous à l'élection du roi Stanislas en 1733, et décédé en 1737; mais il n'eut pas tout le secret de cette affaire comme don Manuel.

« Le régent continua à perfectionner cette négociation avec Hogguer. Voyant les pleins pouvoirs qu'il avait de la Suède, il était charmé d'être si bien tiré d'une intrigue qui lui faisait tarit de peur pour ses propres intérêts. Il offrit d'abord cinq cent mille écus par mois à la Suède. Hogguer stipula de conclure sans l'abbé Dubois, puisque par là le traité de quadruple alliance allait au diable, et qu'on soupçonnait justement ledit abbé Dubois d'être pensionné par l'Angleterre .

« Tout étant d'accord entre le régent et Hogguer, le régent manda l'abbé Dubois, et, en présence d'Hogguer, il le traita de coquin et de cuistre. Voilà donc, dit-il, quels sont vos travaux pour découvrir la chose la plus capitale qu'il y eût alors en Europe. J'en ai plus fait en un quart d'heure avec cet homme, et ici, que vous dans toute l'Europe en six mois, et votre Angleterre, et le diable qui vous emporte.

« Il fut question de savoir qui on enverrait en Suède pour ratifier et achever les détails de conclusion. Le régent voulut que ce fût Hogguer, et qu'il partît la nuit même s'il se pouvait, ou la nuit d'après. Hogguer demanda des instructions; l'abbé Dubois dit qu'il n'y avait personne qui pût mieux les dresser qu'Hogguer lui-même. Celui-ci y travailla toute la nuit; on les expédia et on les signa sur-le-champ, et il allait partir, lorsqu'on reçut un courrier de Dunkerque qui apprit la mort du roi de Suède; ce qui finit à l'instant toute l'aventure et tous ces vastes projets. »

NOTE III. ASSEMBLÉE DE LA NOBLESSE EN 1649. §

On peut comparer avec cette partie des Mémoires de Saint-Simon la plupart des ouvrages relatifs à la Fronde, et spécialement les Mémoires d'Omer Talon, à l'année 1649. On y trouvera les actes de cette assemblée de la noblesse. Il y a quelque différence avec les signatures que donne Saint-Simon . Dans Omer Talon, un, des signataires s'appelle d'Alluye; Saint-Simon écrit Halluyes-Schomberg, et croit qu'il s'agit du duc d'Halluyn-Schomberg. Il est très probable que la signature donnée par Omer Talon est la véritable, et qu'il s'agit ici du marquis d'Alluye, fils du marquis de Sourdis. On lit en effet, dans un journal inédit de l'époque de la Fronde: « Mardi 5 octobre [1649], encore assemblée de la noblesse opposante chez le marquis de Sourdis, lui absent, et son fils, le marquis d'Alluye, présent. » On a cité (t. V, p. 438-441 des Mémoires de Saint-Simon) la totalité du passage du Journal de Dubuisson-Aubenay. Il en résulte que le, marquis d'Alluye joua un rôle important dans ces assemblées, et que c'est très probablement lui qui a signé l'acte de la noblesse.

NOTE IV. PAYS OU PROVINCES D'ÉTATS. §

Les pays d'états, ou provinces d'états, étaient ceux qui jouissaient du privilège d'avoir une assemblée provinciale. Ils se réduisaient depuis le règne de Louis XIV, au Languedoc, à là Bretagne, à la Bourgogne, à la Provence, au Hainaut et au Cambrésis (Flandre française), au comté de Pau (Béarn), au Bigorre, comté de Foix, pays de Gex, Bresse, Bugey, Valromey, Marsan, Nébouzan, Quatre-Vallées (Armagnac), Soulac et Terre de Labourd. Les états de Dauphiné, supprimés sous Louis XIII, ne furent rétablis que peu de temps avant la Révolution. Les pays d'états votaient eux-mêmes l'impôt qu'ils payaient à la couronne, et qu'on appelait don gratuit; ils en faisaient la répartition. La quotité de cet impôt était le principal sujet du débat dans les états provinciaux, et l'affaire la plus importante pour les commissaires qui représentaient le gouvernement. Les états devaient aussi pourvoir aux autres dépenses provinciales, parmi lesquelles figuraient les frais mêmes qu'entraînait la session des états, et les gratifications votées aux gouverneurs, intendants et principaux fonctionnaires de la province. Le don gratuit n'avait rien d'uniforme; il variait de province à province, et, dans la même province, d'année en année, suivant les besoins du gouvernement et les ressources du pays.

Si l'on veut étudier les avantages et les inconvénients de ces pays d'états, il faut surtout consulter la Correspondance administrative sous Louis XIV, publiée dans la collection des Documents inédits relatifs à l'histoire de France. On y suit les efforts tentés par Louis XIV pour obtenir le concours des états provinciaux et les soumettre à ses volontés. Dès le commencement de son gouvernement personnel (le 21 octobre 1661), ce roi écrivait à M. de Fieubet, premier président du parlement de Toulouse : « Dans l'application que je donne à toutes mes affaires généralement, sans en négliger aucune, je serai bien aise de savoir le nom du capitoul qui sera député aux prochains états de ma province de Languedoc, et même ses intentions à l'égard de mes intérêts. Vous me ferez donc plaisir de m'en informer au plus tôt; et comme vous pouvez beaucoup dans cette députation, il sera bon de vous prévaloir du crédit que vous y avez pour prendre des précautions avec ledit capitoul, afin que non seulement il ne se rende pas chef des avis qui me seront préjudiciables, comme tous ses prédécesseurs ont fait, mais aussi afin qu'il se joigne aux bien intentionnés pour favoriser les choses qui seront proposées de ma part. J'approuve dès à présent tout ce que vous ferez pour cet effet, vous assurant au surplus que le secret vous sera gardé, et que vous ne me sauriez rendre un service plus agréable. »

Les évêques de Lavaur, d'Albi, de Saint-Papoul et de Viviers, reçurent, ainsi que l'archevêque de Toulouse, des lettres pressantes pour se rendre aux états et soutenir le commissaire de Louis XIV . Le zèle des prélats et des principaux membres des états enleva un vote unanime . Dans la suite, l'assemblée devint de plus en plus docile aux volontés du roi . La Provence fut intimidée par quelques exils et se montra aussi docile que le Languedoc ; il en fut de même en Bourgogne . La Bretagne paraissait plus obstinée; mais elle finit par céder . Les plaintes de Mme de Sévigné sur le sort de la Bretagne, jadis « toute libre, toute conservée dans ses prérogatives, aussi considérable par sa grandeur que par situation, » attestent qu'on ne tenait plus compte « du contrat de mariage de la grande héritière . » Les états des petites provinces n'auraient pu tenter une résistance qui avait été si facilement vaincue en Languedoc, en Provence, en Bourgogne et en Bretagne. Colbert songeait à les supprimer, et à faire vivre tous ces pays sous une loi commune ; mais il céda aux remontrances de l'évêque de Tarbes, qui lui représentait que ce changement ne pouvait « rencontrer qu'un consentement forcé de tous ces peuples, qui regardaient la grande puissance du roi et Sa Majesté armée auprès d'eux, et ne ressentiraient pas moins la perte de leur liberté et de tant de glorieuses marques de leurs services que les rois prédécesseurs de Sa Majesté leur avoient laissées de règne en règne. »

Les pays d'états continuèrent d'exister jusqu'à l'époque de la Révolution.

NOTE V. TIERS ÉTAT AUX ÉTATS GÉNÉRAUX DE 1302. §

Le tiers état, comme on l'a dit, figura aux états généraux de 1302, sous le règne de Philippe le Bel. On peut citer, entre autres preuves, une pièce intitulée: La supplication du peuple de France au roi contre le pape Boniface VIII. Le tiers état s'adresse au roi comme un corps constitué, et lui demande de défendre l'indépendance de la couronne de France. Voici quelques extraits de cette pièce, dont je modifie l'orthographe pour la rendre plus intelligible :

« A vous, très noble prince notre sire, par la grâce de Dieu roi de France, supplie et requiert le peuple de votre royaume, pour ce qu'il lui appartient que ce soit fait, que vous gardiez la souveraine franchise de votre royaume, qui est telle que vous ne reconnaissiez de votre temporel souverain en terre hors Dieu, et que vous fassiez déclarer, si (de telle sorte) que tout le monde le sache que le pape Boniface erra manifestement, et fit péché mortel notoirement, en vous mandant par lettres bullées qu'il était souverain de votre temporel, et que vous ne pouvez prébendes donner ni les fruits des églises cathédrales vacants retenir, et que tous ceux qui croient le contraire il les tient pour héréges (hérétiques); item, que vous fassiez déclarer que l'on doit tenir ledit pape pour hérége, pour ce qu'il ne veut cette erreur rappeler (abandonner), etc. Ce fut grande abomination à ouïr que ce Boniface, pour ce que Dieu dit à saint Pierre: « Ce que tu lieras en terre sera lié au ciel, » cette parole, dite spirituellement, entendit mallement quant au temporel.

« Et pour que aucun autre ne prenne exemple à faire ainsi, et pour ce que la peine de lui fasse peur aux autres, vous, noble, roi sur tous autres princes, défenseur de la foi, pouvez et devez, et êtes tenu requérir et procurer que ledit Boniface soit tenu et jugé pour hérége, et puni en la manière que l'on le pourra et devra, si (de telle sorte) que votre souveraine franchise soit gardée. »

tome XV §

CHAPITRE PREMIER. §

Attention générale sur le voyage du czar à Paris. — Le roi de Prusse tenté et détourné d'y venir. — Vues et conduite de ce prince. — Liaison entre le roi de Prusse et le czar. — Inquiétude du roi d'Angleterre sur le czar. — Il est forcé de réformer dix mille hommes. — Servitude de la Hollande pour l'Angleterre. — Union et traité entre le czar et le roi de Prusse. — Mesures du czar avec la France et avec le roi de Pologne. — Mesures sur le séjour des troupes moscovites dans le Mecklembourg. — Le pape veut lier le czar avec l'empereur contre le Turc. — Manèges d'Albéroni en France pour son chapeau. — Véritables raisons du changement de conduite d'Albéroni à l'égard du pape. — Le pape écrit au czar; il le veut liguer avec l'empereur et obtenir le libre exercice de la religion catholique dans ses États. — Le czar l'amuse et se moque de lui. — Il en parle très sensément au maréchal de Tessé. — Molinez, inquisiteur général d'Espagne, revenant de Rome en Espagne, arrêté à Milan. — Embarras et caractère du pape. — Promotion d'Albéroni est l'unique affaire. — Il se moque de Molinez, s'assure du régent sur sa promotion. — Ses vanteries. — La cour d'Espagne à l'Escurial malgré la reine. — Aldovrandi y arrive. — Manèges d'Albéroni. — L'Angleterre reprend la négociation de la paix entre l'empereur et l'Espagne. — Divisions domestiques en Angleterre. — Son inquiétude sur le czar. — Troupes russiennes sortent du Mecklembourg. — Le Danemark, inquiet sur le nord, éprouve le mécontentement de la Russie. — Le czar veut traiter avec la France. — Obstacles du traité. — Le czar en mesure avec l'empereur à cause du czarowitz. — Plaintes et avis du roi de Prusse. — Offices du régent sur le nord. — Scélératesse du nonce Bentivoglio. — Le Prétendant à Rome; y sert Albéroni. — Soupçons de nouveaux délais de sa promotion. — Hauteurs et manèges du pape. — Départ de Cadix de la flotte d'Espagne. — Scélératesse d'Albéroni. — Giudice à Rome. — Misère de sa conduite, de sa position, de sa réputation. — Friponnerie d'Ottobon. — Chiaous à Marseille. — Vie solitaire et pénitente de Ragotzi.

Le voyage du czar en France, au commencement de mai, devint l'attention de toute l'Europe, en particulier de l'Angleterre. Le roi de Prusse y serait venu en même temps si on ne lui en eût fait craindre du ridicule, et que l'empereur n'en prit un violent ombrage. Ces deux princes étaient également mécontents du roi d'Angleterre, ils ne comptaient pas d'avoir rien à espérer de l'empereur. Leur vue était de conclure une paix avantageuse avec la Suède.

Le roi de Prusse sollicitait le régent d'ordonner positivement au comte de La Marck, ambassadeur de France auprès du roi de Suède, d'engager promptement une négociation pour la paix entre eux et d'en poursuivre vivement la conclusion. Il insistait à profiter de la guerre du Turc, dont l'empereur ne serait pas plutôt débarrassé qu'il voudrait agir en maître des affaires de l'empire et de celles du nord, où il prendrait des liaisons préjudiciables à la France. Il avertissait le régent de se défier de Georges tout occupé de ménager l'empereur à cause de ses États d'Allemagne, et de ceux qu'il avait usurpés sur la Suède, et à qui il voulait faire torcher deux cent cinquante mille livres sterling, que le parlement allait lever pour le payement des arrérages dus aux alliés de l'Angleterre et des subsides de la dernière guerre. Irrité d'être frustré de sa part sur cette somme, il désirait prendre avec la France des engagements plus forts que ceux qu'il avait déjà avec elle par un traité secret. Il avait paru éluder la proposition que le régent lui avait faite d'entrer dans la triple alliance, alarmé aussi du bruit répandu que le roi d'Angleterre y faisait admettre le Danemark. Il n'était pas aisé de compter sur le roi de Prusse, léger, inconstant, plein de variations subites, et qui prodiguait à l'empereur tout ce qu'il espérait lui pouvoir concilier sa protection.

Il fit savoir au czar, à Paris, en mai, qu'ils ne devaient compter ni l'un ni l'autre sur l'empereur pour la conservation de leurs conquêtes sur la Suède; qu'il était de leur intérêt commun de ne pas attendre que l'empereur fût débarrassé de la guerre du Turc pour traiter avec la Suède, et qu'ils ne le pourraient faire avantageusement que par le moyen de la France. C'était lui dire de s'attacher à cette couronne. Cet avis était fondé sur ce qu'il lui était revenu que les ministres de Vienne avaient dit à celui de Russie que, sensible à la confiance du czar, l'empereur prendrait volontiers des mesures plus étroites avec lui pourvu qu'il ne s'agît point des affaires du nord, dont jusqu'alors il ne s'était point mêlé, et qu'il ne pouvait dans ces affaires exercer que son office de juge supérieur. Que d'ailleurs si le czar voulait prendre avec lui quelques mesures sur la guerre du Turc, il en serait fort aise.

Quelque temps après le roi de Prusse apprit que l'empereur, irrité plus que jamais du séjour des troupes moscovites dans le Mecklembourg, malgré les promesses de bouche et par écrit de les en retirer, avait dit qu'il les en ferait sortir à main armée, et demandé à ceux qui lui représentaient les suites d'un pareil engagement s'ils craignaient les Moscovites, qu'il n'avait, lui, aucun sujet d'appréhender. Le roi de Prusse fit communiquer ces avis aux czar, et ses soupçons des desseins secrets du roi d'Angleterre de joindre à ses troupes celles du Danemark et des princes de la basse Allemagne pour chasser les Moscovites du Mecklembourg, sous le nom et l'autorité de l'empereur. Le czar répondit à la confiance du roi de Prusse, et l'assura qu'il pensait sérieusement à un traité avec la France; qu'il lui communiquerait tout ce qu'il y ferait, et lui promit de ne rien conclure sans sa participation.

Georges connaissait très bien le caractère de son gendre, capable d'entrer en beaucoup de choses contre lui. Mais, se reposant sur sa perpétuelle instabilité, il tournait toute son inquiétude sur le voyage du czar à Paris, persuadé que c'était dans le dessein d'y prendre des liaisons étroites, dont le séjour des troupes moscovites dans le Mecklembourg augmentait l'alarme. Il n'avait plus de prétexte de conserver ses troupes. Le roi de Suède désavouait ses ministres. Nul vaisseau ni préparatif dans le port de Gottembourg. Ainsi, Georges se trouva forcé de déclarer au parlement qu'il réformait dix mille hommes. La France ne donnait plus d'alarmes à l'Angleterre, surtout depuis la triple alliance, et la Hollande persévérait dans son ancienne habitude de lui être soumise. Elle ne voulut admettre le roi de Prusse dans la triple alliance, dont il l'avait fait sonder, qu'autant que le roi d'Angleterre le désirerait; et ce prince, voulant découvrir si le czar y était reçu, le Pensionnaire répondit au ministre de Prusse que l'alliance n'était qu'entre puissances voisines, pour maintenir l'amitié et la sûreté commune, et ne regardait en aucune manière le czar; qu'elle deviendrait trop universelle si elle s'étendait à des princes éloignés, et que, par même raison, il serait étrange que le Danemark y voulût entrer. La clarté de cette réponse enraya le ministre de Prusse sur l'admission du czar, de peur de nuire à son maître.

Leurs ministres à Paris semblaient marcher fort de concert. Kniphausen, qui avait la confiance du roi de Prusse, était venu de Hollande à Paris relever Vireck. Schaffirof, vice-chancelier du czar, avait aussi la sienne et l'accompagnait dans ses voyages. Ils convinrent que l'intérêt commun de leurs maîtres était de bien examiner laquelle de l'alliance avec l'empereur ou avec la France serait plus avantageuse; qu'avant de s'engager avec la dernière, il fallait voir clairement si elle voulait et pouvait faire sincèrement quelque chose de solide pour eux, sinon la laisser et conclure un traité avec l'empereur, à condition qu'il promettrait de n'user d'aucune voie de fait pour les forcer directement ni indirectement à restituer les conquêtes qu'ils avaient faites, si, comme ils ne l'espéraient pas, ils ne pouvaient l'engager à les leur garantir. En attendant, ne rien faire qui pût le rebuter, entretenir même de la confiance avec lui, dans la crainte des mesures que le roi de Suède y pourrait prendre. Rien ne paraissait mieux cimenté que leur union, et ils se promirent de s'avertir mutuellement de tout ce qu'ils apprendraient.

Un ministre de l'empereur fit entendre, en ce temps-là, à celui de Russie que, si la confiance s'établissait entre leurs maîtres, l'empereur était disposé à étendre les traités; mais qu'il ne croyait pas en devoir faire part au roi de Prusse que le traité ne fût bien digéré, et même les préliminaires convenus. Quelque temps après, Schaffirof remit à Kniphausen le projet d'un traité à faire entre leurs maîtres. L'objet principal était d'empêcher que le roi de Danemark, qui possédait alors la Poméranie antérieure, ne la remît entre les mains du roi de Suède par une paix particulière, ou à quelque autre puissance suspecte aux princes ligués. Ce projet avait sept articles.

1. Renouveler les traités signés à l'occasion de la guerre du nord, particulièrement les conventions nouvellement faites entre leurs maîtres dans la conférence d'Havelsberg;

2. Donner l'attention nécessaire pour empêcher que le roi de Suède ou quelque prince d'intelligence avec lui reprît Stralsund et Wismar;

3. Promettre d'observer le traité fait avec le roi de Danemark, tant que ce prince l'observerait lui-même, et qu'il conserverait ce qu'il possédait dans la Poméranie antérieure en deçà de la rivière de Penne;

4. Engagement réciproque de secours mutuels pour s'opposer au roi de Danemark, s'il prétendait disposer, sans concert avec eux, des pays dont il est en possession;

5. Promesse du czar, pour satisfaire à cet engagement, de faire marcher les troupes qu'il avait dans le Mecklembourg, ou d'autres des plus prochains endroits, si elles en étaient sorties; qu'il les joindrait à celles du roi de Prusse; qu'elles agiraient conjointement pour chasser les Suédois ou autres puissances suspectes de l'île de Rugen et des autres lieux de la Poméranie antérieure, avec promesse du czar d'y employer encore des forces maritimes;

6. Le czar consentait aux démarches que le roi de Prusse jugerait à propos de faire, pour obtenir du roi de Danemark la cession de la Poméranie antérieure. Le czar promettait d'y contribuer de tout son pouvoir, et la chose faite, de se porter pour garant de cette cession pendant la guerre jusqu'à la paix, suivant ce qui avait été pratiqué à l'égard de Stettin;

7. Ils convenaient qu'après que Wismar serait rasé, il serait donné au duc de Mecklembourg une indemnité des pertes par lui souffertes du roi de Danemark, suivant la promesse du roi de Prusse à ce prince. Le czar et le roi de Prusse s'engageaient à procurer cette cession, lors de la paix avec la Suède, et à solliciter pour cet effet le consentement de l'empereur et de l'empire, et des alliés du nord, de ne pas permettre qu'il fût disposé autrement de Wismar, et, si on l'entreprenait, de s'y opposer avec le nombre de troupes qui serait jugé nécessaire.

Ce dernier article fit tant de difficulté que Schaffirof céda. Il pria seulement Kniphausen d'envoyer le projet au roi de Prusse, de faire ce qu'il pourrait pour en obtenir son agrément, et l'assura que ce changement n'empêcherait pas la signature du traité', pourvu qu'on y voulût insérer qu'à l'égard de Wismar on s'en tiendrait à la déclaration donnée à Stettin.

Le czar en même temps cherchait à traiter avec la France. L'article des subsides qu'il demandait en faisait la difficulté principale. La conduite de cette négociation sous ses yeux ne pouvait se cacher à ses alliés alarmés des engagements qu'il pourrait prendre à leur préjudice. Le roi de Pologne, qui avait un ministre à Paris, y en envoya un second, pour y veiller encore mieux, pendant le séjour du czar. Schaffirof les assura tous deux que le czar ne ferait jamais d'accommodement avec la Suède, sans la participation du roi de Pologne; que les Français ne lui avaient encore fait aucune proposition là-dessus, et n'en feraient apparemment pas, avant d'avoir reçu des nouvelles du comte de La Marck, leur ambassadeur auprès du roi de Suède, et qu'il ne s'était parlé encore que d'un simple traité d'amitié. Il leur confia sous le secret que, si la France proposait un traité d'alliance pareil à celui qu'elle avait fait avec l'Angleterre et la Hollande, le czar y pourrait consentir, mais à bonnes enseignes, et à condition qu'elle abandonnerait la Suède. Il leur dit aussi qu'il n'avait tenu qu'à l'empereur de se lier avec le czar; mais que, comme il avait répondu avec mépris, quoique depuis il eût changé de ton, le czar pourrait aussi s'entendre avec la France, s'il y trouvait son compte. Il ajouta que le czar avait déjà la parole du roi de Prusse, qu'il souhaitait de trouver le roi de Pologne dans les mêmes dispositions. Schaffirof les pria d'en écrire à leur maître, et leur demanda le secret, et les assura que, si le traité se concluait, il y serait laissé une porte ouverte au roi de Pologne pour y entrer. Les envoyés de Pologne jugeaient le succès de la négociation fort incertain à cause des garanties que le czar et la Prusse ne manqueraient pas de demander; mais comme ils pouvaient se tromper, leur but était de suspendre la négociation, s'il leur était possible, jusqu'à ce qu'ils eussent des nouvelles de leur maître.

On prétend que Los, un des envoyés de Pologne, conseilla au roi son maître d'engager, s'il pouvait, la France à lui faire des propositions, parce que, si elles ne lui convenaient pas, elles lui serviraient à lui faire un mérite auprès de l'empereur. Ce même Los suivait le czar partout où il allait, en espion plutôt qu'en ministre.

L'empereur souffrait avec impatience le séjour des troupes russiennes dans le Mecklembourg. L'envoyé de Prusse en informa le czar, en adoucissant les termes forts des Impériaux. Les ministres du czar avouèrent que, suivant les promesses du czar, elles en devaient sortir à la fin d'avril; que cette prolongation portait plus de préjudice que d'avantage à leur maître, et promirent de presser le czar là-dessus; mais ils assurèrent que ce retardement n'était causé que par quelques ombrages qu'il avait conçus des intérêts et de la conduite du roi d'Angleterre à son égard. Une des raisons qui retenaient encore le czar était sa propre sûreté. Il voulait avoir des troupes en Allemagne pendant qu'il était hors de ses États, et à portée de se mettre à leur tête quand il sortirait de l'empire.

Ses ministres étaient persuadés qu'il n'y avait rien à craindre de la maison de Brunswick ni de l'empereur, malgré ses menaces, quoiqu'ils sussent qu'il se proposait actuellement d'unir les forces des rois d'Angleterre et de Danemark pour chasser les Moscovites du Mecklembourg. Ils s'en plaignirent à un émissaire que le roi de Danemark avait envoyé observer le czar à Paris, nommé Westphal. Ils lui reprochèrent que son maître avait faussement publié que le czar prenait les intérêts du duc de Holstein, et que c'était là-dessus que les Danois prenaient des engagements contraires aux Moscovites, le menacèrent d'une rupture ouverte si le Danemark faisait le moindre acte d'hostilité sous quelque prétexte que ce fût. Ils nièrent aussi qu'il y eût aucune proposition de mariage entre le duc de Holstein et la fille aînée du czar, comme le bruit s'en était répandu, et qui s'accomplit depuis.

Ces plaintes étaient fondées. Il s'agissait alors à Vienne de former une armée pour forcer les Moscovites à se retirer. L'empereur comptait sur les troupes de Brunswick et de Danemark. Le roi d'Angleterre lui promettait vingt-cinq mille hommes incessamment pour exécuter ses ordres. Sur cette assurance, le projet était fait à Vienne d'intimer au czar un terme fort court pour faire sortir ses troupes des terres de l'empire; s'il refusait, le déclarer ennemi de l'empire et de tenir une diète pour cela. Le roi d'Angleterre, comme directeur du cercle de la basse Saxe, devait agir ensuite au nom de l'empereur et de l'empire avec une armée composée des troupes de Danemark, Hanovre, Wolfenbuttel, Gotha et Munster, et camper le 15 juin aux environs de Lauenbourg. Le payement de ces troupes devait être pris sur les vingt-cinq mille livres sterling accordées au roi d'Angleterre par son parlement.

Tandis que ces mesures se prenaient, dont le pape était très mal informé, il pensait à faire une ligue entre l'empereur et le czar pour la défense de la chrétienté, et il donna ordre à son nonce Bentivoglio, à Paris, de travailler secrètement et prudemment à la former. Il avait trouvé plusieurs exemples de ses prédécesseurs, de saint Pie V entre autres, et d'Innocent XI, qui avaient écrit des brefs aux grands ducs de Moscovie. Il résolut de les imiter, et il avertit Bentivoglio qu'il lui en enverrait un incessamment à remettre à ce prince.

Albéroni, qui s'était plaint avec tant d'éclat, sous le nom du roi d'Espagne, de la promotion de Borromée, comme vendu aux Allemands, et comme une marque du pouvoir prédominant de l'empereur à Rome, prit un ton tout différent en France, dans la crainte que cette couronne ne se mît en prétention d'un chapeau, en équivalent. Il y devint l'avocat du pape, soutint que le chapeau de Borromée n'était qu'une affaire de famille indispensable depuis le mariage d'un neveu du pape avec la riche nièce de ce prélat. Avec ces raisons, Cellamare eut ordre de représenter au régent que sa prétention ne ferait que retarder inutilement celle d'Albéroni, et il eut permission pour l'empêcher d'entrer en des engagements avec la France. A. la vérité, il ne s'expliquait pas sur quoi ni jusqu'où, apparemment pour avoir plus de liberté d'en désavouer Cellamare. Il voyait une grande facilité à se servir de la flotte promise au pape, pour ses vues particulières sur l'Italie, pendant la guerre du Turc, qui liait les bras à l'empereur. Il comptait que la France le laisserait faire, et l'Angleterre et la Hollande aussi, par leur intérêt d'empêcher que Livourne tombât entre les mains de l'empereur. Mais avant de tromper le pape sur l'usage de la flotte, dont l'espérance du secours lui devait valoir le chapeau, il fallait le tenir bien réellement, à quoi tout délai était empêchement dirimant pour le chapeau et pour l'entreprise qu'il méditait par cette flotte. Telles furent les véritables raisons du subit changement de conduite d'Albéroni qui, après tant d'éclats et de menaces, chercha à se faire un mérite auprès du pape de ce changement même, comme obtenu enfin par lui de Leurs Majestés Catholiques, et de faire partir l'escadre, et de mander Aldovrandi à la cour pour y terminer les différends entre les deux cours, ce qui le porta à faire écrire le roi d'Espagne au pape avec des engagements réitérés, sous la garantie du duc de Parme, pour emporter sa promotion à ce coup, et être libre après de l'emploi de sa flotte, sans avoir plus rien à ménager ni à craindre pour son chapeau.

Il avait envie de pénétrer le motif du voyage du czar ai Paris, ainsi que toutes les autres puissances. Le comte de Konigseck, ambassadeur de l'empereur, y était plus attentif qu'aucun des ministres étrangers. Il pria Vireck, nouvellement rappelé à Berlin, de suivre le czar à Fontainebleau, où Kniphausen, qui le relevait, alla aussi. Ils y virent Ragotzi entrer en conférence avec le czar, et Ragotzi ne cacha point à Kniphausen que les Turcs le pressaient de se rendre auprès d'eux, et que son dessein était d'y aller.

Le prince Kurakin, étant à Rome pour la raison qui a été expliquée en son lieu, avait fait espérer au pape que le czar accorderait le libre exercice de la religion catholique dans ses États. Le pape crut que Bentivoglio pourrait l'obtenir en parlant au czar ou à ses ministres, mais il voulut que ce fût comme sans dessein qu'il en embarquât la négociation, en parlant de cela à Kurakin, à propos de l'estime qu'il s'était acquise à Rome. Les papes, en écrivant aux grands-ducs de Moscovie, ne leur avaient jamais donné de Majesté. Celui-ci ne crut pas devoir être arrêté par des bagatelles. Il énonça toutes les qualités que le czar prenait, dans le bref qu'il lui écrivit, et qu'il adressa à Bentivoglio pour le lui remettre, au cas qu'il reçût aussi la patente du libre exercice de la religion catholique, à condition toutefois que ce ne fût pas avec celle de la permission d'introduire le schisme grec dans aucun pays catholique, ce qui aurait rendu l'affaire impossible.

Craignant aussi que le peu de temps qu'il restait au czar à demeurer à Paris fût trop court pour la consommer, il voulut que Bentivoglio lui fit agréer qu'il envoyât un ministre auprès de lui, avec ou sans caractère. Mais il ne crut pas devoir traiter avec ce prince dans Paris, sous les yeux du régent, sans l'informer de ce dont il s'agissait. Il ordonna donc à son nonce de lui en rendre compte; mais de ne lui point parler des ordres secrets qu'il lui avait envoyés de tâcher de lier le czar avec l'empereur, pour faire la guerre aux Turcs. Le nonce s'adressa donc au prince Kurakin, qui lui donna de bonnes paroles, et à qui il dit qu'il avait un bref pour le czar, où toutes ses qualités étaient énoncées. Il eut une audience de ce prince, mais sans parler d'affaires.

Kurakin lui avait dit que celle-là devait passer par Schaffirof, comme vice-chancelier, parce qu'il s'agissait d'une expédition de chancellerie. Kurakin lui dit aussi que les catholiques jouissaient actuellement de cette liberté en Moscovie, où il y avait même déjà des maisons de jésuites et de capucins établies à Moscou. Le nonce revit Kurakin et Schaffirof; ce dernier lui dit les mêmes choses, et ajouta que le czar voulait établir un couvent de capucins à Pétersbourg, qu'il n'y serait de retour de plus de trois mois, qu'alors l'affaire se pourrait finir à la satisfaction du pape, et que le ministre que le pape enverrait prendrait alors caractère, pourvu que ce fût un homme de distinction.

Sur la ligue, Bentivoglio avait cru toucher les Russes par la facilité de reprendre Azoff pendant la guerre de Hongrie, mais Kurakin lui fit voir par de bonnes raisons combien cette place leur était indifférente. Il dit pourtant au nonce dans une autre conversation que, dès que le czar serait délivré de la guerre de Suède, il se lierait non seulement avec l'empereur, mais avec les Vénitiens, enfin avec le pape, parce qu'il voulait être bien avec lui.

En effet, le czar avait dit au maréchal de Tessé qu'il ne s'éloignerait pas de reconnaître le pape pour premier patriarche orthodoxe, mais aussi qu'il ne s'accommoderait pas de certains assujettissements que la cour de Rome prétendait imposer aux princes, au préjudice de leur souveraineté; qu'il voulait bien croire le pape infaillible, mais à la tête du concile général. C'est que la vérité et la raison sont de tous pays, et ce monarque, presque encore barbare, nous faisait une excellente leçon.

La guerre subsistait toujours entre l'empereur et le roi d'Espagne; mais l'éloignement des États suspendait naturellement les actes d'hostilité. Ils étaient de plus interdits en Italie par le traité de neutralité d'Utrecht. Molinez, grand inquisiteur d'Espagne, voulant s'y rendre de Rome, prit néanmoins des passeports du pape pour plus de sûreté, et Paulucci prit encore assurance de Schrottembach, cardinal, chargé des affaires de l'empereur, en absence d'ambassadeur. Avec ces précautions, Molinez partit de Rome à la fin de mai, et ne laissa pas d'être arrêté à Milan, par ordre du prince de Loewenstein, gouverneur général du Milanais, qui était frère de Mme de Dangeau. Sur cette nouvelle, le cardinal Acquaviva alla trouver le cardinal Albane, qui, en l'absence du cardinal Paulucci, faisait la charge de secrétaire d'État que son oncle lui destinait, à qui il fit ses plaintes, insistant sur le mépris des passeports du pape. Albane répondit que Schrottembach improuvait cette violence, et que le pape ferait ce qu'il voudrait. Sur cette assurance, Acquaviva alla au pape, à qui il proposa d'en faire son affaire particulière, et d'en obtenir réparation, ou de la laisser démêler au roi d'Espagne. Si le pape s'en chargeait, il fallait réclamer Molinez comme ecclésiastique et comme officier intime, principal et immédiat du saint-siège; ne s'amuser point à dépêcher inutilement des courriers à Vienne, mais parler haut, et marquer dans Rome combien il était blessé de la mauvaise foi des Allemands; le déclarer lui-même aux ministres de l'empereur, ou leur refuser toute audience, jusqu'à ce qu'il eût reçu toute satisfaction, et que Molinez fût en liberté. Si, au contraire, Sa Sainteté voulait laisser au roi d'Espagne le soin de se venger de la mauvaise foi des Allemands, Acquaviva protestait que ce monarque, regardant cet incident comme une infraction manifeste à la neutralité d'Italie, emploierait les vaisseaux qu'il avait actuellement en mer à tirer raison de la violation des traités.

Il semblait que le pontificat de Clément XI fût destiné aux événements capables de l'embarrasser. Ils s'accumulaient; chaque jour en produisait un nouveau dont il ne pouvait se démêler. Il était plus susceptible qu'aucun de ses prédécesseurs, de frayeur, d'agitation et de trouble, et plus incapable que personne du monde de se décider et de sortir d'embarras. Il mécontentait ordinairement tous ceux dont il n'avait point affaire; il traitait avec hauteur ceux dont il croyait n'avoir rien à craindre; il se comportait avec tant de bassesse et de timidité à l'égard de ceux dont il appréhendait la puissance, qu'ils ne lui savaient aucun gré de ce qu'ils en arrachaient par force et par terreur. Il croyait exceller à écrire en latin et à composer des homélies et des brefs. Il y perdait beaucoup de temps. Il était sans cesse tiraillé dans son intérieur domestique. Son incertitude, ses variations, sa faiblesse avait ôté toute confiance en ses paroles. Des cardinaux hardis, comme Fabroni et d'autres, hasardaient sous son nom quelquefois ce qu'il leur plaisait, et ne le lui disaient que quand les choses étaient faites. Il était désolé, mais il n'osait les défaire. Les larmes, dont il avait une source et une facilité abondante, étaient sa ressource dans tous ses embarras; mais elles ne l'en tiraient pas. Au fond, un très bon homme et honnête homme, doux, droit et pieux, s'il fût resté particulier sans affaires.

Effrayé au dernier point de la dernière partie du discours d'Acquaviva, il s'écria qu'il fallait bien se garder de prendre une voie si dangereuse; qu'il allait dépêcher de vives plaintes à Vienne; qu'il ne perdrait point de vue cette affaire, qu'il avait si bien regardée comme la sienne, avant qu'Acquaviva lui en eût parlé, qu'il lui montrât la réponse qu'il faisait à l'archevêque de Milan qui lui avait écrit qu'il avait inutilement demandé au gouverneur général du Milanais de remettre Molinez à sa garde (car il faut remarquer que l'immunité ecclésiastique se mêle de tout et entre dans tout). Mais au fond, la détention de Molinez occupait peu ceux qui devaient y être les plus sensibles. La promotion d'Albéroni était l'affaire unique que le pape voulait éluder, malgré tant de paroles positives, et malgré le départ tant désiré de l'escadre espagnole. Il craignait de déplaire à l'empereur, de révolter Rome et le sacré collège; il cherchait des délais, malgré la dernière lettre du roi d'Espagne et la garantie du duc de Parme. Il voulait que les différends avec l'Espagne fussent accommodés à son gré auparavant.

Albéroni ne se découragea point, et comme le pape se défendait sur l'équivalent du chapeau d'Albéroni, que les couronnes pourraient lui demander, si un motif public comme l'accommodement à son gré n'en était une raison à leur fermer la bouche, Albéroni commença par obtenir une lettre du régent au cardinal de La Trémoille, par laquelle il lui mandait de suspendre toute demande capable de traverser sa promotion, et il se proposa de terminer au gré du pape les différends entre les deux cours, dès qu'Aldovrandi serait arrivé, qu'il attendait avec impatience.

Dans cette situation personnelle, il n'avait garde de déranger le bon état de son affaire, en laissant donner par le roi d'Espagne des marques de ressentiment de l'arrêt de la personne de Molinez; il n'avait nulle estime pour lui, et l'appelait ordinairement solemnissima bestia. Il disait qu'il méritait bien cette aventure, qu'il demeurerait longtemps au château de Milan s'il en était cru, et qu'il ne valait pas la peine de déranger les projets de l'escadre pour la délivrance de cet oracle des Espagnols. En même temps il se vantait de ce qu'il avait fait et prétendait faire pour le service du roi d'Espagne. Il disait qu'il avait armé trente vaisseaux en moins de huit mois, envoyé six cent mille écus à la Havane, pour employer en tabac qui serait vendu en Europe au profit du roi; employé cent cinquante mille écus en achats de provisions pour la marine, cent quatre-vingt mille écus en bronze pour l'artillerie, dont les places étaient dépourvues, et cent vingt mille pistoles pour la citadelle de Barcelone. Enfin, ajoutait-il, l'Espagne n'en avait pas tant fait en trois siècles, et ne l'eût pu faire encore s'il eût laissé répandre et distribuer l'argent comme par le passé. À l'avenir il voulait établir une marine, régler les finances de manière que les troupes fussent bien payées, [et] un fonds sûr pour le payement des maisons royales, en sorte que les rois ne vivraient plus dans la misère de leurs prédécesseurs. Il voulait encore des troupes étrangères, et persistait à demander au roi d'Angleterre la permission de lever dans ses États des Anglais ou des Irlandais. L'Angleterre, de son côté, et la Hollande aussi, le pressaient d'un règlement sur le commerce de Cadix. Patiño était chargé d'assembler là-dessus chez lui les marchands de toutes les nations, et son occupation de l'escadre servait d'excuses aux délais.

Le roi d'Espagne eut des évanouissements qui firent craindre pour les suites. On en accusa l'air de Ségovie où il était depuis quelque temps. Il voulut aller à l'Escurial. On n'a point su pourquoi la reine s'y opposa fortement; mais le roi lui parla avec tant de hauteur, qu'étourdie d'un langage si inusité pour elle, elle n'osa hasarder une résistance, pour conserver son pouvoir despotique dans les choses importantes. Ainsi on fut à l'Escurial.

Aldovrandi y arriva le 10 juin, et y fit la jalousie des ministres étrangers par les distinctions qu'il y reçut, et qui montrèrent qu'Albéroni ne connaissait d'autre affaire que celle de sa promotion, et qu'il était inutile de lui parler d'aucune autre. Lui et Aubenton, en bons serviteurs du pape, se mirent à disposer avec le nonce les affaires à une heureuse fin. Ils lui conseillèrent d'attendre qu'elles fussent comme conclues avant de voir Leurs Majestés Catholiques, et il se conforma à leurs désirs. Il louait sans cesse Albéroni sur l'escadre, et ce dernier se plaignait du pape avec un modeste mépris. En même temps il rassura Cellamare sur la continuation de son amitié, quoi que pût dire et faire contre lui à Rome son oncle le cardinal del Giudice, qui allait y arriver.

On laissait dormir depuis quelque temps la négociation de la paix entre l'empereur et l'Espagne, lorsque Widword, envoyé d'Angleterre en Hollande, alla trouver Beretti, lui dire par ordre de Sunderland, nouveau secrétaire d'État, que le roi d'Angleterre avait dépêché un courrier à l'empereur pour l'obliger enfin à déclarer s'il voulait traiter la paix avec le roi d'Espagne; que ces instances se faisaient de concert avec la France; que lorsqu'il en serait temps, les états généraux seraient invités de prendre part à la négociation comme médiateurs et comme arbitres. Beretti, qui n'avait point d'ordre, et qui n'avait pas d'opinion du succès de cette démarche, n'oublia rien pour donner de la crainte à cet envoyé, des négociations secrètes du roi de Sicile avec l'empereur, de la mauvaise foi des Autrichiens, de l'ambition et de la puissance de leur maître.

L'Angleterre, en effet, n'était guère en état de se mêler beaucoup du dehors par les embarras du dedans. Le prince de Galles cabalait ouvertement contre le roi son père, et faisait porter contre Cadogan des accusations au parlement. Tout y était en mouvement sur celles du comte d'Oxford, prêtes à être jugées. Les ennemis de la cour, qui faisaient le plus grand nombre, étaient affligés de son union avec le régent, qui obtint enfin du czar, si pressé d'ailleurs, la sortie des troupes du pays de Mecklembourg, et des assurances de témoignages d'amitié pour le roi d'Angleterre qui, non plus que ses ministres, n'y compta guère, mais qui le ménageait pour tâcher d'effacer les sujets qu'il lui avait donnés de mécontentement et de plaintes.

Ils en étaient d'autant plus inquiets que le czar avait été voir la reine douairière d'Angleterre, et avait paru touché de son état et de celui du roi Jacques son fils. Les suites que cette compassion pouvait avoir alarmèrent Stairs. Il prit une audience du czar, à qui il dit merveilles de l'estime et des intentions du roi d'Angleterre à son égard. Il vit après Schaffirof avec les mêmes protestations, et lui parla des troupes du Mecklembourg. Schaffirof se contenta de lui répondre qu'il en rendrait compte au czar, sans lui montrer que la résolution de la sortie de ces troupes était prise et l'ordre envoyé. Il conseilla à son maître de se faire un mérite auprès du roi d'Angleterre d'une affaire faite. Le czar le crut, et Schaffirof écrivit en conséquence à Stairs. Schaffirof avertit aussi l'envoyé de Prusse de l'ordre envoyé à ces troupes. Ainsi ils eurent l'adresse de faire valoir au régent et au roi d'Angleterre l'exécution d'une résolution, que la crainte de se voir tomber une puissante armée sur les bras ne leur avait plus permis de différer.

En même temps le roi de Danemark s'inquiétait de ce qu'on ne parlait point d'attaquer la Suède; il craignait d'en être attaqué lui-même en Norvège. Il demandait au czar une diversion qui l'en mît à l'abri. Le czar, peu content de ce prince, éluda ses demandes. Il répondit qu'il n'était pas en état de rien entreprendre contre la Suède sans le secours de vaisseaux que l'Angleterre et le Danemark lui avaient promis; que d'ailleurs le roi d'Angleterre était seul, et sans lui assez puissant pour garantir les États du roi de Danemark d'une invasion des Suédois, et lui procurer ‘une paix avantageuse. Les Danois, qui entendirent bien la signification de cette réponse, étaient, ainsi que les envoyés de Pologne, extrêmement inquiets de ce que le czar traitait avec le régent. Ils se relayaient autour de ce monarque, et se communiquaient tout ce qu'ils pouvaient apprendre. Il partit enfin de Paris sans qu'ils fussent éclaircis de rien. Mais Schaffirof, qui y demeura quelques jours après lui, confia sous le dernier secret à un des agents du roi de Pologne tout ce qui s'était passé dans la négociation avec la France, et que le traité aurait été conclu si l'envoyé de Prusse n'en eût pas arrêté la signature. Il ajouta que le principal but du czar, en prenant avec la France des engagements apparents, qui dans le fond ne l'obligeaient à rien, avait été de brouiller la France avec la Suède; qu'une convention vague d'assistance générale était si aisée à éluder qu'il était persuadé qu'elle ne pouvait blesser l'empereur, qui en sentirait aisément le peu de solidité; que sur ce fondement ils en presseraient la conclusion; et s'ouvrant tout à fait, il avoua qu'il la désirait par l'espérance des présents aux ministres qui font la signature, et se plaignit amèrement du mauvais procédé de la cour de Berlin qui l'avait retardée, et qu'il dit être connue de tout le monde pour être légère, et sans principes ni suite dans ses résolutions.

Schaffirof ne disait pas tout. La Suède, bien moins que l'Angleterre, avait été la pierre d'achoppement. La Suède était trop abattue pour faire ombrage à la Russie. D'ailleurs le czar, qui avait beaucoup de grand, n'avait pu refuser son estime au roi de Suède. Content de l'avoir réduit dans l'état où il se trouvait, il ne voulait pas l'accabler, mais il cherchait, au contraire, à s'en faire un ami. Il ne voulait pas moins conserver ses conquêtes. Ce but s'accordait parfaitement avec sa haine pour le roi d'Angleterre, et avec son mécontentement du Danemark. Il cherchait donc les moyens de les obliger à restituer ce qu'ils avaient pris ou usurpé sur la Suède, à s'en faire un mérite auprès d'elle, en conservant ce qu'il lui avait pris. Mais il trouva l'Angleterre si absolue dans le cabinet du régent, qu'il perdit bientôt toute espérance de faire restituer par aucun moyen Brême et Verden enlevés à la Suède en pleine paix par les Hanovriens, dans les temps les plus calamiteux de la Suède.

Le czar avait un autre embarras avec l'empereur, qui l'obligeait à le ménager. Le czarowitz, dont la tragique histoire est entre les mains de tout le monde, s'était sauvé de Russie pendant l'absence du czar, et s'était réfugié à Vienne. L'empereur l'avait promptement fait passer à Naples, où il n'avait pu être si bien caché que le czar n'en fût informé. Il demandait à l'empereur de le lui remettre entre les mains. Quoique l'empereur n'eût pas lieu de s'intéresser beaucoup au sort d'un prince qui, ayant épousé la soeur de l'impératrice sa femme, l'avait tuée, grosse, d'un coup de pied dans le ventre, sans autre cause que sa férocité, l'empereur ne laissait pas de faire beaucoup de difficultés de rendre un prince qui s'était jeté entre ses bras, comme dans son unique asile, à un père aussi irrité qu'était le czar, qui adorait la czarine, belle-mère de ce prince, et qui en avait un fils qu'il préférait à cet aîné fugitif pour lui succéder. Le roi de Prusse, de son côté, se plaignait, dans la défiance qu'il avait de ses alliés, que la France ne pressait pas assez la paix entre la Suède et lui, et menaçait que, si elle n'était faite avant la fin de la guerre de Hongrie, la ligue du nord se jetterait entre les bras de l'empereur, dont elle achèterait l'appui tout ce qu'il le lui voudrait vendre. Ces plaintes étaient injustes. Le régent n'oubliait rien pour calmer les troubles du nord. Il avait disposé le roi d'Angleterre à relâcher le comte de Gyllembourg, dès que le roi de Suède eut désavoué ses ministres, et déclaré qu'ils avaient agi sans sa participation. La détention du baron de Goertz, en Hollande, apportait un obstacle à la conclusion de cette affaire. Le roi d'Angleterre le regardait comme un ennemi dangereux, et tâchait de prolonger sa prison. Elle faisait tort au commerce des Hollandais dans le nord, et ils se lassaient d'être les geôliers du roi d'Angleterre. Ses ministres en Hollande ne se sentant pas assez forts pour persuader la république contre ses intérêts, voulaient s'appuyer auprès d'elle de l'appui du régent, des amis duquel ils sentaient tout le poids auprès d'elle. Cette étroite intelligence entre le roi d'Angleterre et le régent était un des moyens dont le nonce Bentivoglio se servait le plus pour décrier à Rome le régent, qui sacrifiait, disait-il, la religion pour s'appuyer des protestants; car tout était bon à ce furieux pour mettre le feu du schisme, de l'interdit, de la guerre civile, s'il eût pu, en France, dans la folle persuasion que cela seul le ferait subitement cardinal. Il gémissait amèrement sur le jugement rendu entre les princes du sang et les bâtards. Leur privation de l'habilité de succéder à la couronne était l'ouvrage des jansénistes, et le plus funeste coup porté à la religion. Il désirait ardemment et il espérait des conjonctures funestes au gouvernement, qui donneraient lieu à leur rétablissement. Pourrait-on imaginer que des propos si diamétralement contraires à l'Évangile sortissent de la bouche d'un archevêque, représentant le pape, écrivant à Rome? Mais sa vie publique répondait à ses discours, et les désordres effrénés de la sienne étaient l'approbation signalée des ombres qui se remarquent dans la vie du feu roi.

Le Prétendant était alors à Rome, où le pape avait pour lui tous les égards et les distinctions qu'il devait, mais qui, à vingt mille écus près qu'il lui donna, n'allaient qu'à des honneurs et à des compliments pour lui et pour la reine sa mère. Il n'espérait d'assistance que de l'Espagne. Il voulut donc flatter Albéroni, et dans une audience qu'il eut du pape, il le pressa sur sa promotion. Le pape lui répondit seulement qu'il attendait un projet d'édit du roi d'Espagne qu'Aldovrandi devait lui envoyer; mais après l'audience il lui en fit faire un reproche tendre par son neveu don Alexandre, et [le fit] avertir en même temps de se garder de ceux qui ne lui donnaient de ces sortes de conseils que pour le trahir. Le pape, à l'occasion du premier consistoire, en parla au cardinal Gualtieri, qui fit si bien comprendre la nécessité où se trouvait ce malheureux prince que le pape se repentit de ce qu'il lui avait fait dire, chose qui lui arrivait souvent après ses démarches.

Acquaviva, à qui le Prétendant avait fort recommandé Castel-Blanco, qui lui avait rendu de grands services, lui avait dit ce qui s'était passé entre le pape et lui sur Albéroni. Il réfléchit sur cet édit attendu d'Espagne, dont jusque-là le pape n'avait pas dit un mot. Il en inféra qu'il y voulait trouver occasion de délais, pour laisser vaquer plusieurs chapeaux, et en contenter à la fois l'Espagne et les autres couronnes qui auraient à se plaindre d'un chapeau seul donné à Albéroni, et ce soupçon était très conforme au caractère du pape. Sa Sainteté faisait presser le roi d'Espagne de finir au plus tôt les affaires de la nonciature de Madrid. Si elles étaient terminées avant la promotion, il se proposait de dire au consistoire qu'il y avait plus de gloire pour lui de faire cardinal celui qui avait tant contribué au bien du saint-siège, que pour le sujet même qu'il élevait à la pourpre. C'était par là qu'il se préparait à se défendre contre les plaintes, et [à] imposer silence aux prétentions des couronnes sur des chapeaux en équivalent de celui-là. Acquaviva ne se fiait ni à ces propos ni aux promesses du prélat Alamanni, qui répondait de la promotion, même avant que le tribunal de la nonciature fût rouvert à Madrid, si le roi d'Espagne persistait à la demander.

Le pape avait écrit au roi d'Espagne et au duc de Parme comme des excuses sur la promotion de Borromée, et de nouvelles promesses de celle d'Albéroni, dont il voulait leur persuader que le délai ne roulait point sur là défiance de l'exécution des paroles du roi d'Espagne, et fit encore [écrire] par le cardinal Paulucci au P. Daubenton, son plus fidèle agent, pour presser le roi d'Espagne de finir tous les points à la satisfaction du pape avant la promotion. Cette lettre était pleine de tout ce qu'on y put mettre de raisons d'une part, et de témoignages d'estime, d'affection et de confiance, de l'autre, pour le jésuite.

Ces lettres étant demeurées sans effet jusqu'à l'arrivée d'Aldovrandi à l'Escurial, le pape redoubla de promesses que, sitôt que les différends seraient terminés à sa satisfaction, il ferait la promotion sans attendre de vacances. Il se plaignait qu'elle serait faite depuis deux mois si le roi d'Espagne ne les avait perdus en plaintes inutiles sur celle de Borromée, et à tenir Aldovrandi à Perpignan; enfin qu'il était nécessaire qu'il pût annoncer au consistoire que la nonciature était rouverte, le nonce en possession de toutes ses anciennes prérogatives, que les nouveautés contraires à l'ancienne juridiction ecclésiastique étaient abolies, la flotte à la voile pour le secours de l'Italie et de la chrétienté, et qu'Albéroni avait été le ministre auprès du roi d'Espagne de toutes ces grandes choses. Le pape, qui sentait tout le parti qu'il pouvait tirer de l'excès de l'ambition d'Albéroni, et de l'excès aussi de son pouvoir sur l'esprit du roi et de la reine d'Espagne, manda à Aldovrandi que, s'il ne pouvait obtenir l'ouverture de sa nonciature avant que la promotion d'Albéroni fût faite et déclarée, il le trouvait bon, mais à cette condition que le décret que le roi d'Espagne devait publier, suivant la minute jointe à ses instructions, fût signé avant la promotion sans aucune variation, et qu'il en fût remis un exemplaire authentique entre les mains d'Aldovrandi pour le lui envoyer. Il voulait, de plus, recevoir par le duc de Parme des assurances précises de l'ouverture du tribunal de la nonciature après immédiatement la nouvelle de la promotion, et d'une pleine et entière satisfaction suivant les instructions qu'il avait données à son nonce, qu'il avait chargé, de plus, d'obtenir l'éloignement de quelques personnes notées à la cour de Rome: salaire trop accoutumé de la fidélité et de la capacité de ceux qui ont le mieux servi les rois contre les entreprises de cette dangereuse et implacable cour.

Malgré tant de dispositions apparentes, on soupçonnait encore le pape de vouloir se préparer des délais, dans la crainte où il était du ressentiment de l'empereur. La flotte d'Espagne, si désirée du pape, partit enfin de Cadix, composée de douze vaisseaux de guerre, un pour hôpital, un pour les magasins, et deux brûlots. Albéroni flattait toujours le pape qu'elle prenait le plus court chemin du Levant, sans toucher aux côtes d'Italie, pour abréger de cent lieues. Albéroni, à ce qu'on a cru depuis, avait averti le duc de Parme de la véritable destination de la flotte. Il l'avertit aussi d'éviter tout commerce avec les correspondants du Prétendant, dont la maison était toujours remplie de fripons et de traîtres, et duquel il blâmait le voyage de Rome comme une curiosité dévote qui ne serait pas applaudie en Angleterre. En même temps Albéroni, voulant tout mettre à profit pour plaire au pape dans cette crise de sa promotion, le pressait de se faire obéir en France par quelque coup d'éclat sur la constitution.

Giudice, arrivé à Rome, y fut d'abord sèchement visité par Acquaviva; on le soupçonnait de se vouloir donner à l'empereur. Il était accusé d'en avoir fort avancé le traité, en 1714, avec le comte de Lamberg, ambassadeur de l'empereur, et de l'avoir brusquement rompu, lorsque la princesse des Ursins fut chassée et qu'il fut rappelé en Espagne. Lamberg même ne le nommait plus depuis que le double traître. Il avait vu, en passant à Turin, le roi de Sicile, qui ne s'était ouvert en rien sur quoi que ce soit avec lui, et ne lui avait parlé que de choses passées. Ses différends avec Rome étaient pour lors en assez grand mouvement, et le pape lui avait fait une réponse extrêmement captieuse, et pleine des plus grands ménagements pour l'empereur. Giudice donc ne put rapporter aucune considération de son passage à Turin. Étant à Gênes, il avait voulu visiter la princesse des Ursins, qui l'avait crûment refusé, sous prétexte de son respect pour le roi d'Espagne, qui ne lui permettait pas de voir personne qui fût dans sa disgrâce. La Trémoille fut moins réservé que sa sueur, qu'il n'aimait guère, ni elle lui. Il était depuis longtemps ami de Giudice, il le vit souvent, et avec une confiance fort déplacée avec un homme moins franc et plus rusé que lui, sur un mauvais pied à Rome, et d'une réputation peu entière.

La cour de Rome est pleine de gens, et du plus haut rang, qui font métier d'apprendre tout ce qu'ils peuvent, et d'en profiter. On prétendit que le cardinal Ottobon ne s'oublia pas, dans ce qu'il sut démêler de ces deux cardinaux, pour gagner la confiance du roi d'Espagne et se réconcilier l'empereur. Il s'empressait pour la promotion d'Albéroni pendant qu'il faisait tous ses efforts pour effacer les soupçons de la cour de Vienne, et retirer par ce moyen une partie des revenus de ses bénéfices situés dans l'État de Milan, que les Allemands avaient confisqués.

Un chiaous, dépêché par le Grand Seigneur, arriva en France et m'y ramènera en même temps. La Porte voulait savoir des nouvelles du gouvernement de France depuis la mort du roi, dans le dessein de vivre toujours bien avec elle. Elle voulait aussi exciter des mouvements en Transylvanie, et proposer des partis avantageux à Ragotzi pour y retourner.

La vie qu'il menait, surtout depuis la mort du roi, ne répondait guère à une pareille proposition. Il s'était aussitôt après tout à fait retiré dans une maison qu'il avait prise dès auparavant, et où il allait quelquefois, aux Camaldules de Grosbois. Il y avait peu de domestiques, n'y voyait presque personne, vivait très frugalement dans une grande pénitence, au pain et à l'eau une ou deux fois la semaine, et assidu à tous les offices du jour et de la nuit. Presque plus à Paris, où il ne voyait que Dangeau, le maréchal de Tessé et deux ou trois autres amis; M. le comte de Toulouse, avec qui, deux ou trois fois l'année, il allait faire quelques, chasses à Fontainebleau; le roi et le régent, uniquement par devoir et de fort loin à loin; d'ailleurs beaucoup de bonnes oeuvres, mais toujours fort informé de ce qui se passait en Transylvanie, en Hongrie et dans les pays voisins; avec cela, sincèrement retiré, pieux et pénitent, et charmé de sa vie solitaire, sans ennui et sans recherche d'aucun amusement ni d'aucune dissipation, et jouissant toujours de tout ce qu'on a vu en son temps que le feu roi lui avait donné.

CHAPITRE II. §

Le général et l'intendant de nos îles paquetés et renvoyés en France par les habitants de la Martinique. — Mort de la duchesse de La Trémoille; du fils unique du maréchal de Montesquiou; de Busenval; d'Harlay, conseiller d'État. — Caractère et singularités de ce dernier. — Mort de Dongois, greffier en chef du parlement. — Mort et deuil d'un fils du prince de Conti. — Affaire de Courson, intendant de Bordeaux et conseiller d'État, et de la ville, etc., de Périgueux. — Courson, cause de la chute de des Forts, son beau-frère; et seul coupable, se soutient. — Le maréchal de Tallard entre au conseil de régence. — Question de préséance entre le maréchal d'Estrées et lui, jugée en sa faveur. — Son aventure au même conseil. — Duc d'Albert gouverneur d'Auvergne. — Maréchal de Tessé quitte le conseil de marine. — Grâces accordées aux conseillers du grand conseil. — Le roi Stanislas près d'être enlevé aux Deux-Ponts; quelque temps après reçu en asile à Weissembourg en basse Alsace. — Naissance du prince de Conti et d'un fils du roi de Portugal. — Fête donnée par son ambassadeur. — La Forêt; quel; perd un procès de suite importante. — Le régent assiste, à la royale, à la procession de Notre-Dame, le 15 août. — Le parlement refuse d'enregistrer la création de deux charges dans les bâtiments. — Fête de Saint-Louis. — Rare leçon du maréchal de Villeroy.

Il arriva à la Martinique une chose si singulière et si bien concertée qu'elle peut être dite sans exemple. Varennes y avait succédé à Phélypeaux, qui avait été ambassadeur à Turin, et comme lui était capitaine général de nos îles. Ricouart y était intendant. Ils vivaient à la Martinique dans une grande union, et y faisaient très bien leurs affaires. Les habitants en étaient fort maltraités. Ils se plaignirent à diverses reprises et toujours inutilement. Poussés à bout enfin de leur tyrannie et de leurs pillages et hors d'espérance d'en avoir justice, ils résolurent de se la faire eux-mêmes. Rien de si sagement concerté, de plus secrètement conduit parmi cette multitude, ni de plus doucement ni de plus plaisamment exécuté. Ils les surprirent un matin chacun chez eux au même moment, les paquetèrent, scellèrent tous leurs papiers et leurs effets, n'en détournèrent aucun, ne firent mal à pas un de leurs domestiques, les jetèrent dans un vaisseau qui était là de hasard prêt à partir pour la France, et tout de suite le firent mettre à la voile. Ils chargèrent en même temps le capitaine d'un paquet pour la cour dans lequel ils protestèrent de leur fidélité et de leur obéissance, demandèrent pardon de ce qu'ils faisaient, firent souvenir de tant de plaintes inutiles qu'ils avaient faites, et s'excusèrent sur la nécessité inévitable où les mettait l'impossibilité absolue de souffrir davantage la cruauté de leurs vexations. On aurait peine, je crois, à représenter l'étonnement de ces deux maîtres des îles de se voir emballés de la sorte, et partis en un clin d'oeil, leur rage en chemin, leur honte à leur arrivée.

La conduite des insulaires ne put être approuvée dans la surprise qu'elle causa, ni blâmée par ce qui parut du motif extrême de leur entreprise, dont le secret et la modération se firent admirer. Leur conduite, en attendant un autre capitaine général et un autre intendant, fut si soumise et si tranquille, qu'on ne put s'empêcher de la louer. Varennes et Ricouart n'osèrent plus se montrer après les premières fois, et demeurèrent pour toujours sans emplois. On murmura fort avec raison qu'ils en fussent quittes à si bon marché. En renvoyant leurs successeurs à la Martinique, pour qui ce fut une bonne leçon, on n'envoya point de réprimande aux habitants par la honte tacite de ne les avoir pas écoutés et de les avoir réduits par là à la nécessité de se délivrer eux-mêmes.

Le maréchal de Montesquiou perdit son fils unique, et la marquise de Gesvres mourut, dont on a vu en son temps l'étrange procès avec son mari. Le vieux et très ennuyeux Busenval mourut aussi fort pauvre, lieutenant général, ayant été premier sous-lieutenant des gens d'armes de la garde. La duchesse de La Trémoille mourut aussi fort jeune et fort jolie, mais peu heureuse, ne laissant qu'un fils unique. Elle était fort riche et de grande naissance, Mottier de La Fayette, et héritière de son père mort lieutenant général, et de sa mère, fille de Marillac, doyen du conseil, qui avait perdu ses deux fils sans enfants, en sorte que Mme de La Fayette était demeurée seule héritière.

En même temps mourut un homme avec l'acclamation publique d'en être délivré, quoiqu'il ne fût pas en place ni en passe de faire ni bien ni mal, étant conseiller d'État sans nulle commission extraordinaire. Ce fut Harlay, fils unique du feu premier président, digne d'être le fléau de son père, comme son père d'être le sien, et comme ils se le firent sentir toute leur vie, sans toutefois s'être jamais séparés d'habitation. On a vu en son lieu quel était le père. Le fils, avec bien moins d'esprit et une ambition démesurée nourrie par la plus folle vanité, avait un esprit méchant, guindé, pédant, précieux, qui voulait primer partout, qui courait également après les sentences qui toutefois ne coulaient pas de source, et les bons mots de son père, qu'il rappelait tristement. C'était le plus étrange composé de l'austère écorce de l'ancienne magistrature et du petit maître de ces temps-ci, avec tous les dégoûts de l'un et tous les ridicules de l'autre. Son ton de voix, sa démarche, son attitude, tout était d'un mauvais comédien forcé; gros joueur par air, chasseur par faste, magnifique en singe de grand seigneur. Il se ruina autant qu'il le put avec un extérieur austère, un fond triste et sombre, une humeur insupportable, et pourtant aussi parfaitement débauché et aussi ouvertement qu'un jeune académiste .

On ferait un livre et fort divertissant du domestique entre le père et le fils. Jamais ils ne se parlaient de rien; mais les billets mouchaient à tous moments d'une chambre à l'autre, d'un caustique amer et réciproque presque toujours facétieux. Le père se levait pour son fils, même étant seuls, ôtait gravement son chapeau, ordonnait qu'on apportât un siège à M. du Harlay, et ne se couvrait et ne s'asseyait que quand le siège était en place. C'était après des compliments et dans le reste un poids et une mesure de paroles. À table de même, enfin une comédie continuelle. Au fond, ils se détestaient parfaitement l'un l'autre, et tous deux avaient parfaitement raison.

Le ver rongeur du fils était de n'être de rien, et cette rage le rendait ennemi de presque tout ce qui avait part au gouvernement, et frondeur de tout ce qui s'y faisait. Sa faiblesse et sa vanité étaient là-dessus si pitoyables, que, sachant très bien que M. le duc d'Orléans ne lui avait jamais parlé, ni fait parler de rien, ni envoyé chez lui, et qu'il n'y avait ni affaire ni occasion qui lui pût attirer de message de ce prince ni de visite de personne des conseils, il défendait souvent et bien haut à ses gens devant ceux qui le venaient voir, de laisser entrer personne, quelque considérables qu'ils fussent, même de la part de M. le duc d'Orléans, parce qu'il voulait être en repos, et qu'encore était-il permis quelquefois d'être avec ses amis et de reprendre haleine. Ses valets s'en moquaient, et ses prétendus amis en riaient, et au partir de là en allaient rire avec les leurs.

Sa femme, demoiselle de Bretagne, riche héritière et d'une grande vertu, en eut grand besoin, et fut avec lui une des plus malheureuses femmes du monde. Ils n'eurent qu'une fille unique qui épousa le dernier fils de M. de Luxembourg, dont le premier président était l'âme damnée, et ce fils est devenu maréchal de France.

Harlay mourut comme il avait vécut. Il avait une bonne et nombreuse bibliothèque, avec quantité de manuscrits sur différentes matières. Il les donna à Chauvelin, depuis garde des sceaux, qui en sut faire un échelon à sa fortune, et parce qu'il n'était rien moins que dévot, il lui donna aussi tout ce qu'il avait de livres de dévotion, et tout le reste de sa bibliothèque aux jésuites. Il n'avait au plus que soixante ans, et se plut à ces legs ridicules. Je me suis peut-être trop étendu sur un particulier qui n'a jamais figuré. J'ai succombé à la tentation de déployer un si singulier caractère.

Dongois, greffier en chef du parlement, qui s'était bien réjoui en sa vie de la rareté de ces deux hommes, mourut en même temps à quatre-vingt-trois ans, et fut universellement regretté. C'était un très honnête homme, très droit, extrêmement instruit et capable, qui faisait très supérieurement sa charge; fort obligeant, très considéré du parlement qui avait souvent recours à ses lumières en beaucoup d'occasions, et qui avait au dehors et parmi les seigneurs et à la cour beaucoup d'amis.

M. le prince de Conti perdit un fils enfant, qui était appelé comte de La Marche, dont le roi prit le deuil pour huit jours.

Courson, fils de Bâville, intendant ou plutôt roi de Languedoc, ne ressemblait en rien à son père. On a vu en son lieu qu'il pensa plus d'une fois être assommé à coups de pierres en divers lieux de son intendance de Rouen, dont il fallut l'ôter tant il s'y était rendu odieux, mais le crédit de son père le sauva et le fit envoyer intendant à Bordeaux. C'était dehors et dedans un gros boeuf, fort brutal, fort insolent et dont les mains n'étaient pas nettes, ni à son exemple celles de ses secrétaires qui faisaient toute l'intendance, dont il était très incapable, et de plus très paresseux.

Il fit, entre autres tyrannies, des taxes sèches très violentes dans Périgueux, par ses ordonnances en forme, sans aucun édit ni arrêt du conseil; et voyant qu'on ne se pressait pas d'y satisfaire, les augmenta, multiplia les, frais, et à la fin mit dans des cachots des échevins et d'autres honnêtes et riches bourgeois. Il en fit tant qu'ils députèrent pour porter leurs plaintes, et allèrent de porte en porte chez tous ceux du conseil de régence, après avoir été plus de deux mois à se morfondre dans les antichambres du duc de Noailles.

Le comte de Toulouse, qui était homme fort juste, et qui les avait entendus, blessé de ce qu'ils ne pouvaient obtenir de réponse, m'en parla. J'en étais aussi indigné que lui. Je lui répondis que s'il voulait m'aider nous aurions raison de cette affaire. J'en parlai à M. le duc d'Orléans, qui n'en savait rien que superficiellement. Je lui remontrai la nécessité de voir clair en des plaintes de cette nature; l'injustice de ruiner ces députés de Périgueux sur le pavé de Paris pour les lasser et ne les point entendre, et la cruauté de laisser languir d'honnêtes bourgeois dans des cachots sans savoir pourquoi, et de quelle autorité ils y étaient. Il en convint et nie promit d'en parler au duc de Noailles. Au premier conseil d'après pour finances, j'avertis le comte de Toulouse, et tous deux [nous] demandâmes au duc de Noailles quand il rapporterait l'affaire de ces gens de Périgueux.

Il ne s'attendait à rien moins, et voulut nous éconduire. Je lui dis qu'il y avait assez longtemps que les uns étaient dans les cachots et les autres sur le pavé de Paris; que c'était une honte que cela, et ne se pouvait souffrir davantage. Le comte de Toulouse reprit fort sèchement sur le même ton. M. le duc d'Orléans arriva et on se mit en place.

Comme le duc de Noailles ouvrait son sac, je dis fort haut à M. le duc d'Orléans que M. le comte de Toulouse et moi venions de demander à M. de Noailles quand il rapporterait au conseil l'affaire de Périgueux; que ces gens-là, innocents ou coupables, n'avaient qu'un cri pour être ouïs et jugés; et qu'il me paraissait de l'honneur du conseil de ne les pas faire languir davantage. En finissant je regardai le comte de Toulouse, qui dit aussi quelque chose de court mais d'assez fort. M. le duc d'Orléans répondit qu'il ne demandait pas mieux. Le duc de Noailles se mit à barbouiller sur l'accablement d'affaires, qu'il n'avait pas eu le temps, etc. Je l'interrompis et lui dis qu'il fallait le prendre, et l'avoir pris il y avait longtemps, parce qu'il n'y avait [rien] de si pressé que de ne pas ruiner des gens sur le pavé de Paris, et en laisser pourrir d'autres dans des cachots sans savoir pourquoi. M. le duc d'Orléans reprit un mot en même sens, et ordonna au duc de Noailles de se mettre en état de rapporter l'affaire à la huitaine.

D'excuses en excuses il différa encore trois semaines. À la fin je dis à M. le duc d'Orléans que c'était se moquer de lui ouvertement, et faire un déni de justice le plus public et le plus criant. Le conseil d'après il se trouva que M. le duc d'Orléans lui avait dit qu'il rie voulait plus attendre. M. le comte de Toulouse et moi continuâmes à lui demander si à la fin il apportait l'affaire de Périgueux. Nous ne doutâmes plus alors qu'elle serait aussitôt rapportée, niais les ruses n'étaient pas à bout.

C'était un mardi après dîner, où souvent M. le duc d'Orléans abrégeait le conseil pour aller à l'Opéra. Dans cette confiance le duc de Noailles tint tout le conseil en différentes affaires. J'étais entre le comte de Toulouse et lui. À chaque fin d'affaire je lui demandais: « Et l'affaire de Périgueux? — Tout à l'heure, » répondait-il, et en commençait une autre. À la fin je m'aperçus du projet; je le dis tout bas au comte de Toulouse qui s'en doutait déjà, et nous convînmes tous deux de n'en être pas la dupe. Quand il eut épuisé son sac il était cinq heures. En remettant ses pièces il le referma et dit à M. le duc d'Orléans, qu'il avait encore l'affaire de Périgueux qu'il lui avait ordonné d'apporter, mais qui serait longue et de détail; qu'il voulait sans doute aller à l'Opéra; que ce serait pour la première fois; et tout de suite, sans attendre de réponse, il se lève, pousse son tabouret et tourne pour s'en aller. Je le pris par le bras : « Doucement, lui dis-je, il faut savoir ce qu'il plaît à Son Altesse Royale. Monsieur, dis-je à M, le duc d'Orléans, toujours tenant ferme la manche du duc de Noailles, vous souciez-vous beaucoup aujourd'hui de l'Opéra? — Mais non, me répondit-il, on peut voir l'affaire de Périgueux. — Mais sans l'étrangler, repris je. — Oui, dit M. le duc d'Orléans qui, regardant M. le Duc qui souriait: Vous ne vous souciez pas d'y aller, lui dit-il. — Non, monsieur; voyons l'affaire, répondit M. le Duc. — Oh! remettez-vous donc là, monsieur, dis-je au duc de Noailles d'un ton très ferme en le tirant très fort, reprenez votre siège et rouvrez votre sac. » Sans dire une parole il tira son tabouret à grand bruit, et s'assit dessus à le rompre. La rage lui sortait par les yeux. Le comte de Toulouse riait et avait dit son mot aussi sur l'Opéra, et toute la compagnie nous regardait, souriant presque tous, mais assez étonnée.

Le duc de Noailles étala ses papiers et se mit à rapporter. À mesure qu'il s'agissait de quelque pièce, je la feuilletais, et par-ci, par là je le reprenais. Il n'osait se fâcher dans ses réponses, mais il écumait. Il fit un éloge de Bâville, de la considération qu'il méritait, excusa Courson, et bavarda là-dessus tant qu'il put pour exténuer tout et en faire perdre les principaux points de vue. Voyant que cela ne finissait point pour lasser et se rendre maître de l'arrêt, je l'interrompis et lui dis que le père et le fils étaient deux, qu'il ne s'agissait ici que des faits du fils, de savoir si un intendant était autorisé ou non, par son emploi, de taxer les gens à volonté, et de mettre des impôts dans les villes et dans les campagnes de son département, sans édit qui les ordonne, sans même d'arrêt du conseil, et uniquement sur ses propres ordonnances particulières, et de tenir des gens domiciliés quatre ou cinq mois dans des cachots, sans forme ni figure de procès, parce qu'ils ne payaient point ces taxes sèches à volonté, et encore accablés de frais. Puis me tournant à lui pour le bien regarder: « C'est sur cela, monsieur, ajoutai-je, qu'il faut opiner net et précis, puisque votre rapport est fait, et non pas nous amuser ici au panégyrique de M. de Bâville, qui n'est point dans le procès. » Le duc de Noailles, hors de soi, d'autant plus qu'il voyait le régent sourire, et M. le Duc qui me regardait et riait un peu plus ouvertement, se mit à opiner ou plutôt à balbutier. Il n'osa pourtant ne pas conclure à l'élargissement des prisonniers. « Et les frais, dis-je, et l'ordonnance de ces taxes, qu'en faites-vous? — Mais en élargissant, dit-il, l'ordonnance tombe. » Je ne voulus pas pousser plus loin pour lors. On opina à l'élargissement, à casser l'ordonnance, quelques uns au remboursement des frais aux dépens de l'intendant, et à lui faire défense de récidiver.

Quand ce fut à mon tour, j'opinai de même, mais j'ajoutai que ce n'était pas assez pour dédommager des gens aussi injustement et aussi maltraités; que j'étais d'avis d'une somme à leur être adjugée, telle qu'il plairait au conseil de la régler; et qu'à l'égard d'un intendant qui abusait de l'autorité de sa place au point d'usurper celle du roi pour imposer des taxes inconnues, de son chef, telles qu'il lui plaît, sur qui il lui plaît, par ses seules ordonnances, qui jette dans les cachots qui bon lui semble de son autorité privée, et qui met ainsi une province au pillage, j'étais d'avis que Son Altesse Royale fût suppliée d'en faire une telle justice qu'elle demeurât en exemple à tous les intendants.

Le chancelier, adorateur de la robe et du duc de Noailles, se jeta dans l'éloquence pour adoucir. Le comte de Toulouse et M. le Duc furent de mon avis. Ceux qui avaient opiné devant moi firent la plupart des signes que j'avais raison, mais ne reprirent point la parole. M. le duc d'Orléans prononça l'élargissement et la cassation de l'ordonnance de Courson et de tout ce qui s'en était suivi; qu'à l'égard du reste, il se chargeait de faire dédommager ces gens-là, de bien laver la tête à Courson, qui méritait pis, mais dont le père méritait d'être ménagé. Comme on voulut se lever, je dis qu'il serait bon d'écrire l'arrêt tout de suite, et M. le duc d'Orléans l'approuva. Noailles se jeta sur du papier et de l'encre comme un oiseau de proie et se mit à écrire, moi à me baisser et à lire à mesure ce qu'il écrivait. Il s'arrêta sur la cassation de l'ordonnance et la prohibition de pareille récidive sans y être autorisé par édit ou par arrêt du conseil. Je lui dictai la clause; il regarda la compagnie, comme demandant des yeux. « Oui, lui dis-je, il a passé comme cela; il n'y a qu'à le demander encore. » M. le duc d'Orléans dit qu'oui. Noailles écrivit. Je pris le papier et le relus; il l'avait écrit. Il le reprit en furie, le jeta avec les autres pêle-mêle dans son sac, jeta son tabouret à dix pas de là en se tournant, et s'en alla brossant comme un sanglier, sans regarder ni saluer personne, et nous à rire. M. le Duc vint à moi, et plusieurs autres qui, avec M. le comte de Toulouse, s'en divertirent. Effectivement M. de Noailles se posséda si peu, qu'en se tournant pour s'en aller, il frappa la table en jurant et disant qu'il n'y avait plus moyen d'y tenir.

Je sus par des familiers de l'hôtel de Noailles, qui le dirent à de mes amis, qu'en arrivant chez lui il s'était mis au lit sans vouloir voir personne, que la fièvre lui prit, qu'il avait été d'une humeur épouvantable le lendemain, et qu'il lui était échappé qu'il ne pouvait plus soutenir les algarades et les scènes que je lui faisais essuyer. On peut juger que cela ne m'en corrigea pas.

L'histoire en fut apparemment révélée par quelqu'un aux députés de Périgueux (car dès le soir elle se débita par la ville) qui me vinrent faire de grands remerciements. Noailles eut si peur de moi qu'il ne leur fit attendre leur expédition que deux jours.

Peu de mois après, Courson fut révoqué aux feux de joie de sa province. Cela ne le corrigea ni ne l'empêcha point d'obtenir dans les suites une des deux places de conseiller au conseil royal des finances, car il était déjà conseiller d'État lors de cette affaire de Périgueux. Des Forts, mari de sa sueur, était devenu contrôleur général. Il se fia à lui des actions de la compagnie des Indes et de leur mouvement sur la place. Courson et sa soeur, à l'insu de des Forts, dont la netteté des mains ne fut jamais soupçonnée, y firent si bien leurs affaires que le désarroi de la place éclata. Chauvelin, lors à l'apogée de sa fortune, ennemi déclaré de des Forts, le fit chasser d'autant plus aisément que le cardinal Fleury était excédé de Mme des Forts et de ses manèges, et le criminel Courson fut conservé à l'indignation publique, qui ne s'y méprit pas, parce que Chauvelin voulut tout faire retomber plus à plomb sur des Forts. J'ajoute cette suite, qui excède le temps de ces Mémoires, pour achever tout de suite ce qui regarde Courson.

Le maréchal de Tallard, dont on a vu le caractère, t. IV, p. 98, avait été mis dans le conseil de régence par le testament du feu roi. Enragé de n'être de rien, on a vu aussi qu'il se retira à la Planchette, petite maison près de Paris, criant, dans ses accès de désespoir, qu'il voulait porter le testament du feu roi écrit sur son dos. Il mourait de rage et d'ennui dans sa solitude, et n'y put durer longtemps. Son attachement aux Rohan, quoique servile, n'empêchait pas qu'il n'en fût compté. Il n'en était pas de même du sien, de tous temps, pour le maréchal de Villeroy qui, le rencontrant même à la tête des armées, conserva toujours ses grands airs avec lui, et ne cessa en aucun temps de le traiter comme son protégé. L'autre, impatient du joug, se rebecquait quelquefois; mais comme l'ambition et la faveur furent toujours ses idoles, il se rendit plus que jamais le très humble esclave du maréchal de Villeroy, depuis le grand vol que Mme de Maintenon lui fit prendre après son rappel, qu'elle moyenna à la mort de Mme la duchesse de Bourgogne, lors Dauphine, et qu'il conservait encore auprès de M. le duc d'Orléans, qui le craignait et qui le ménageait, jusqu'à aller sans cesse au-devant de tout ce qui lui pouvait plaire, aussi misérablement qu'inutilement.

Villeroy prit son temps de l'issue de l'affaire des bâtards et de cette prétendue noblesse, dont on avait su faire peur au régent, pour lui représenter la triste situation de Tallard et profiter du malaise qui troublait encore ce prince. Le moment fut favorable; il crut s'acquérir Villeroy et les Rohan en traitant bien Tallard. Il imagina que, tenant tous aux bâtards, et par conséquent à cette prétendue noblesse, le bon traitement fait à Tallard plairait au public et lui ramènerait bien des gens. Les affaires, importantes avaient déjà pris le chemin unique de son cabinet, et n'étaient presque plus portées au conseil de régence que toutes délibérées, et seulement pour la forme. Ainsi, le régent crut paraître faire beaucoup et donner peu en effet, en y faisant entrer Tallard, qui de honte, de dépit et d'embarras, ne se présentait que des moments fort rares au Palais-Royal. La parole fut donc donnée au maréchal de Villeroy, avec permission de le dire à Tallard sous le secret, qui, dès le lendemain, se présenta devant M. le duc d'Orléans. Il avait voulu se réserver de lui déclarer et de fixer le jour de son entrée au conseil de régence. Un peu après qu'il fut là en présence, parmi les courtisans, le régent lui dit qu'il le mettait dans le conseil de régence, et d'y venir prendre place le surlendemain.

Dès que je le sus, je sentis la difficulté qui se devait présenter sur la préséance entre lui et le maréchal d'Estrées qui y venait rapporter les affaires de marine, et qui d'ailleurs y entrait avec les autres chefs et présidents des conseils quand on les y appelait pour des affaires importantes. J'aimais bien mieux Estrées que Tallard, et pour l'estime nulle sorte de comparaison à en faire en rien. Le public même n'en faisait aucune, et tout était de ce côté-là à l'avantage du maréchal d'Estrées, mais j'aimais mieux que lui l'ordre et la règle, et sans intérêt (car je n'y en pouvais avoir aucun entre eux), l'intégrité des dignités de l'État. Tous deux étaient maréchaux de France, et dans cet office de la couronne Estrées était l'ancien de beaucoup; mais il n'était point duc et Tallard l'était vérifié au parlement; il est vrai qu'Estrées était grand d'Espagne, beaucoup plus anciennement que Tallard n'était duc, et que, comme aux cérémonies de la cour les grands d'Espagne, comme je l'ai expliqué ailleurs, coupaient les ducs, suivant l'ancienneté des uns à l'égard des autres, Estrées précédait Tallard aux cérémonies de l'ordre et en toutes celles de la cour. Mais, dès la première fois que le conseil de régence s'était assemblé, il avait été réglé, comme je l'ai rapporté en son lieu, que le maréchal de Villars précéderait le maréchal d'Harcourt, celui-ci duc vérifié beaucoup plus ancien que l'autre, mais Villars plus ancien pair qu'Harcourt, parce que les séances du conseil de régence se devaient régler sur celles qui s'observent au parlement, et aux états généraux et aux autres cérémonies d'État où la pairie l'emporte. Il en résultait qu'entre deux hommes qui n'étaient pas pairs, mais dont l'office de la couronne qu'ils avaient tous deux se trouvait effacé par une autre dignité, c'était cette dignité qui devait régler leur rang. Ils en avaient chacun une égale, mais différente: l'une était étrangère, l'autre de l'État. Cette dignité étrangère roulait à la vérité par ancienneté avec la première de l'État dans les cérémonies de la cour; mais comme telle, elle ne pouvait être admise dans une séance qui se réglait pour le rang par la pairie, parce qu'il s'y agissait de matières d'État où elle ne pouvait avoir aucune part; au lieu que la dignité de duc vérifié en étant une réelle et effective de l'État, avait, comme telle, plein caractère pour être admise aux affaires de l'État, et ne l'y pouvait être que dans le rang qui lui appartenait, d'où il résultait qu'encore que le maréchal d'Estrées eût dans les cérémonies de la cour la préséance sur le maréchal de Tallard, celui-ci la devait avoir sur l'autre dans les cérémonies de l'État, et singulièrement au conseil de régence établi pour suppléer en tout à l'âge du roi pour le gouvernement de l'État.

Je ne pus avertir Tallard qu'aux Tuileries, un peu avant le conseil. Sa joie extrême allait jusqu'à l'indécence, et ne lui en avait pas laissé la réflexion; il en dit un mot au maréchal d'Estrées qui devait rapporter ses affaires de marine, et tous deux en parlèrent à M. le duc d'Orléans, quand il arriva un moment après, qui leur dit que le conseil les jugerait sur-le-champ. On se mit en place; les deux maréchaux se tinrent debout derrière la place où j'étais. Estrées parla le premier; Tallard, étourdi du bateau, s'embarrassa. Je sentis qu'il se tirerait mal d'affaire, je l'interrompis, et dis à M. le duc d'Orléans que, s'il avait agréable de prier MM. les deux maréchaux de sortir pour un moment, je m'offrais d'expliquer la question en deux mots, et qu'on y opinerait plus librement en leur absence qu'en leur présence. Au lieu de me répondre, il s'adressa aux deux maréchaux, et leur dit qu'en effet il serait mieux qu'ils voulussent bien sortir, et qu'il les ferait rappeler sitôt que le jugement serait décidé. Ils firent la révérence sans rien dire, et sortirent.

J'expliquai aussitôt après la question en la manière que je viens de la rapporter, quoique avec un peu plus d'étendue, mais de fort peu. Je conclus en faveur de Tallard, et tous les avis furent conformes au mien. La Vrillière écrivit sur-le-champ la décision sur le registre du conseil; puis alla, par ordre du régent, appeler les deux maréchaux, à qui La Vrillière ne dit rien de leur jugement. Ils se tinrent debout au même lieu où ils s'étaient mis d'abord; nous nous rassîmes en même temps que M. le duc d'Orléans, qui à l'instant prononça l'arrêt que le maréchal d'Estrées prit de fort bonne grâce et très honnêtement, et Tallard fort modestement. Le régent leur dit de prendre place, se leva, et nous tous, et nous rassîmes aussitôt. Tallard, par son rang, échut vis-à-vis de moi, quelques places au-dessous.

L'excès de la joie, le sérieux du spectacle, l'inquiétude d'une dispute imprévue, firent sur lui une étrange impression. Vers le milieu du conseil, je le vis pâlir, rougir, frétiller doucement sur son siège, ses yeux qui s'égaraient, un homme en un mot fort embarrassé de sa personne. Quoique sans aucun commerce avec lui que celui qu'on a avec tout le monde, la pitié m'en prit; je dis à M. le duc d'Orléans que je croyais que M. de Tallard se trouvait mal. Aussitôt il lui dit de sortir, et de revenir quand il voudrait. Il ne se fit pas prier, et s'en alla très vite. Il rentra un quart d'heure après. En sortant du conseil, il me dit que je lui avais sauvé la vie; qu'il avait indiscrètement pris de la rhubarbe le matin, qu'il venait de mettre comble la chaise percée du maréchal de Villeroy, qu'il ne savait ce qu'il serait devenu sans moi, ni ce qui lui serait arrivé, parce qu'il n'aurait jamais osé demander la permission de sortir. Je ris de bon coeur de son aventure, mais je ne pris pas le change de sa rhubarbe; il était trop transporté de joie pour avoir oublié le conseil, et trop avisé pour avoir pris ce jour-là de quoi se purger.

Le duc d'Albret obtint le gouvernement d'Auvergne, sur la démission de M. de Bouillon, qui avait dessus cent mille écus de brevet de retenue: un pareil fut donné au duc d'Albret.

Le maréchal de Tessé entrait au conseil de marine comme général des galères. On a vu à propos du voyage du czar, auprès duquel il fut mis, la vie qu'il menait depuis la mort du feu roi. Il était fort dégoûté de n'être de rien; je ne sais si l'entrée de Tallard au conseil de régence acheva de le dépiter; mais peu de jours après il pria le régent de lui permettre, retiré comme il était, ou plutôt comme il se croyait, de se retirer aussi du conseil de marine. Mais il se garda bien d'en rendre les appointements. Ce vide ne fit aucune sensation.

La facilité de M, le duc d'Orléans se laissa aller à l'adoration du chancelier pour la robe, et aux sollicitations du duc de Noailles pour la capter, d'accorder aux gens du monde les plus inutiles, qui sont les conseillers du grand conseil, deux grandes et fort étranges grâces: l'une qu'ils feraient désormais souche de noblesse; l'autre, exemption de lods et ventes des terres et maisons relevant du roi.

Le roi Stanislas pensa être enlevé aux Deux-Ponts par un parti qui avait fait cette entreprise. Elle fut découverte au moment qu'elle allait réussir. On prit trois de ces gens-là que le roi de Pologne avait mis en campagne. Comme les affaires du nord n'étaient pas finies, il ne craignait point de violer le territoire de la souveraineté, personnelle surtout, du roi de Suède. Quelque temps après, le régent, touché de l'état fugitif de ce malheureux roi, qui n'était en sûreté nulle part, lui donna asile à Weissembourg en basse Alsace.

Mme la princesse de Conti accoucha de M. le prince de Conti d'aujourd'hui, tandis que M. son mari était à l'Ile-Adam. L'ambassadeur de Portugal donna une superbe fête pour la naissance d'un fils du roi de Portugal. Il y eut un grand bal en masque, où Mme la duchesse de Berry, M. le duc d'Orléans et beaucoup de gens allèrent masqués.

La Forêt, gentilhomme français, huguenot, et depuis longtemps attaché au service du roi d'Angleterre avant qu'il vînt à la couronne, était parvenu aux premières charges de la cour de Hanovre, et à être fort avant dans les bonnes grâces de son maître. Il se trouva dans un cas singulier sur la jouissance de ses biens en France, qui, avec le secours du crédit du roi d'Angleterre auprès de M. le duc d'Orléans, qu'il y employa tout entier, lui en fit espérer la restitution, dont il intenta la demande. L'affaire, très soigneusement examinée par la considération du roi d'Angleterre, ne se trouva point dans le cas que La Forêt prétendait, et très dangereuse de plus à lui être adjugée, par la porte que cet arrêt eût ouverte aux autres réfugiés pour les mêmes prétentions. Ainsi La Forêt perdit son procès tout d'une voix au conseil du dedans, puis en celui de régence.

Le 15 août fut dans Paris l'étrange spectacle du triomphe du parlement sur la royauté, et de l'ignominie des deux augustes qualités réunies ensemble, de petit-fils de France et de régent du royaume, dont M. le duc d'Orléans, entraîné par le duc de Noailles, Effiat, les Besons, Canillac et autres serfs du parlement, se cacha merveilleusement de moi. On a vu sur l'année passée qu'il voulut aller à la procession du voeu du roi son grand-père, qui a montré plus d'une fois au parlement, de paroles et d'effet, qu'il savait le contenir dans les bornes du devoir et du respect, et qui l'aurait étrangement humilié, s'il eût pu imaginer ce qui se passerait entre son petit-fils et cette compagnie soixante-quatorze ans après sa mort, à l'occasion de la procession qu'il avait pieusement instituée. La faute de l'année précédente aurait dû corriger; et puisque M. le duc d'Orléans avait eu la faiblesse de ne pas faire rentrer le parlement dans ses bornes, au moins n'en fallait-il pas volontairement subir l'usurpation monstrueuse sans aucune sorte de nécessité. Une procession n'était ni de son goût, ni de la vie qu'il menait, ni par cela même de l'édification publique. Ni le feu roi, ni aucune personne royale n'y avait jamais assisté, et [ils] s'étaient toujours contentés de celle de leur chapelle. Il n'avait donc qu'à rire avec mépris de la folle chimère du parlement, s'il n'avait pas la force de mieux faire, et ne plus penser d'aller à cette procession.

Le parlement venait de refuser très sèchement d'enregistrer la création de deux charges dans les bâtiments, qui auraient été vendues quatre cent mille livres les deux, au profit du roi, sous prétexte, dirent Messieurs, que leurs gages augmenteraient les dépenses de l'État. Le même esprit de misère qui venait de mettre Tallard dans le conseil de régence fit aller M. le duc d'Orléans à la procession; et comme les mezzo-termine étaient de son goût, le premier président, de concert avec le duc et la duchesse du Maine, lui en suggérèrent un qui portait tellement son excommunication sur le front, qu'il est incroyable qu'un prince d'autant d'esprit que M. le duc d'Orléans y put donner, et que, de tous ceux qui l'excitèrent à cette procession, pas un ne s'en aperçut ou ne lui fut assez attaché pour l'en avertir; car le singulier est que je ne le sus que le matin même du 15, que la procession était pour l'après-dînée; et qu'il n'y avait plus qu'à hausser les épaules. Ce mezzo-termine, si bien imaginé pour accommoder toutes choses, fut une procuration du roi à M. le duc d'Orléans pour tenir sa place à la procession, où en cette qualité il irait des Tuileries à Notre-Dame, et en reviendrait comme le roi, et avec le même accompagnement de carrosses, pages, valets de pied, gardes du roi, Cent Suisses, etc., ayant à Notre-Dame, et pendant la procession, le premier gentilhomme de la chambre en année, et le duc de Villeroy, capitaine des gardes du corps en quartier, avec le bâton, derrière lui, et le capitaine des Cent Suisses devant lui, et les aumôniers du roi de quartier en rochet, manteau long et bonnet carré, pour le servir comme le roi. Avec cette royale mascarade, le parlement eut la complaisance de le vouloir bien souffrir à sa droite, et se réserva le plaisir de s'en bien moquer. On laisse à penser quel effet opéra une telle comparse, fondée sur aucune sorte d'apparence d'usage, de coutume, encore moins de nécessité, faite par un prince qui se donnait publiquement, par ses discours et par sa conduite, pour se moquer de bien pis que d'une procession, et qui, par les renonciations, la paix d'Utrecht et l'âge où le roi [était], était encore pour longtemps l'héritier présomptif de la couronne. Quoi donc de plus simple et de plus naturel à répandre et à persuader que M. le duc d'Orléans, dans la soif et dans l'espérance de régner, avait saisi une occasion de se donner la satisfaction de se montrer en roi en une cérémonie publique, en avant-goût de ce qui lui pouvait arriver, et pour accoutumer Paris à lui en voir toute la pompe et la majesté en plein, comme il en exerçait le pouvoir?

Avec les horreurs semées lors de la perte des princes, père, mère, frère et oncle du roi, sans cesse rafraîchies par leurs pernicieux auteurs, ou peut imaginer ce qui fut répandu dans Paris, dans les provinces, dans les pays étrangers et dans l'esprit du roi, par la facilité et l'autorité de l'accès auprès de lui de ceux qui voulaient accréditer ces exécrables soupçons et en grossir les idées. Aussi firent-elles un grand bruit, et la fête n'avait été proposée ni imaginée pour autre chose. Après la chose faite, M. le duc d'Orléans n'osa jamais m'en parler, et l'indignation me retint autant de lui en rien dire aussi, que l'inutilité de le faire après coup. L'autre effet fut d'affermir le monde dans la folle idée de la supériorité, tout au moins de l'égalité du parlement avec le régent, qui se semait depuis longtemps avec art, et qui de cette époque prit faveur générale, et d'enfler le parlement au point qu'on verra bientôt, rallié avec tous les ennemis du régent et d'une multitude de fous qui ne doutaient pas de figurer et de faire fortune dans les troubles.

La fête de Saint-Louis donna dix jours après le contraste plénier de celle-ci. La musique de l'Opéra a coutume, ce jour-là, de divertir gratuitement le public d'un beau concert dans le jardin des Tuileries. La présence du roi dans ce palais y attirait encore plus de monde, dans l'espérance de le voir paraître quelquefois sur les terrasses qui sont de plain-pied aux appartements. Il parut très sensiblement cette année un redoublement de zèle, par l'affluence innombrable qui accourut non seulement dans le jardin, mais de l'autre côté, dans les cours, dans la place, et qui ne laissa pas une place vide, je ne dis pas aux fenêtres, mais sur les toits des maisons en vue des Tuileries. Le maréchal de Villeroy persuadait à grand'peine le roi de se montrer, tantôt à la vue du jardin, tantôt à celle des cours, et dès qu'il paraissait, c'étaient des cris de: Vive le roi! cent fois redoublés. Le maréchal de Villeroy faisait remarquer au roi cette multitude prodigieuse, et sentencieusement lui disait: « Voyez, mon maître, voyez tout ce peuple, cette affluence, ce nombre de peuple immense, tout cela est à vous, vous en êtes le maître; » et sans cesse lui répétait cette leçon pour la lui bien inculquer. Il avait peur apparemment qu'il n'ignorât son pouvoir. L'admirable Dauphin son père en avait reçu de bien différentes, dont il avait bien su profiter. Il était bien fortement persuadé qu'en même temps que la puissance est donnée aux rois pour commander et pour gouverner, les peuples ne sont pas aux rois, mais les rois aux peuples, pour leur rendre justice, les faire vivre selon les lois, et les rendre heureux par l'équité, la sagesse, la douceur et la modération de leur gouvernement. C'est ce que je lui ai souvent ouï dire avec effusion de coeur et persuasion intime, dans le désir et la résolution bien ferme de se conduire en conséquence, non seulement étant en particulier avec lui, et y travaillant pour l'avenir dans ces principes, mais je le lui ai ouï dire et répéter plusieurs fois tout haut en public, en plein salon de Marly, à l'admiration et aux délices de tous ceux qui l'entendaient.

CHAPITRE III. §

Comité pour les finances. — Ma conduite à cet égard. — Je propose en particulier au chancelier la réforme de quelques troupes distinguées avec les raisons et la manière de la faire. — Il l'approuve; mais elle demeure entre nous deux par la faiblesse du régent. — Fin et résolution du comité des finances mises en édit. — Démêlé ajusté entre le premier président avec les enquêtes pour le choix et le nombre des commissaires du parlement, quand il en faut nommer. — Le parlement veut qu'on lui rendre compte des finances avant d'opiner sur l'enregistrement de l'édit, et l'obtient. — Il l'enregistre enfin avec peine. — Misère du régent; peur et valetage du duc de Noailles. — Évêques prétendent inutilement des carreaux à l'anniversaire du feu roi. — Entreprise de nouveau condamnée entre les princesses du sang, femmes et filles, au mariage de Chalmazel avec une soeur du maréchal d'Harcourt. — Mme la duchesse d'Orléans achète Bagnolet. — Maison donnée à Paris aux chanceliers; et Champ donné à la princesse de Conti pour La Vallière, aux dépens du financier Bourvalais. — Ragotzi s'en va en Turquie; ce qu'il devient jusqu'à sa mort. — Victoire du prince Eugène sur les Turcs. — Prise de Belgrade. — Mort de Villette et d'Estrade. — Le fils du dernier obtient sa mairie de Bordeaux. — Mme de Mouchy et Rion, dame d'atours et premier écuyer en second de Mme la duchesse de Berry. — Changement parmi ses dames. — Diverses grâces de M. le duc d'Orléans. — Retour de Hongrie des François. — Mort du duc de Ventadour; extinction de son duché-pairie. — Mort de Moncault. — J'achète pour mes enfants deux régiments de cavalerie. — Abbé Dubois repasse en Angleterre. — Peterborough arrêté dans l'État ecclésiastique.

Le comité qui s'assemblait plusieurs fois la semaine pour les finances allait son train. Le duc de Noailles y montra, comme il voulut, l'état présent des finances, en exposa les embarras, y présenta des expédients, lut des mémoires. J'étais là, comme on l'a vu, malgré moi, et cette langue de finance dont on [a] su faire une science, et, si ce mot se peut hasarder, un grimoire, pour que l'intelligence en soit cachée à ceux qui n'y sont pas initiés, et qui, magistrats et traitants, banquiers, etc., ont grand intérêt que les autres en demeurent dans l'ignorance; cette langue, dis-je, m'était tout à fait étrangère. Néanmoins ma maxime constante ayant toujours été que l'humeur doit être toujours bannie des affaires autant que l'acception des choses et des personnes et toute prévention, j'écoutais de toutes mes oreilles, malgré mon dégoût de la matière, et ce que je n'entendais pas, je n'étais pas honteux de le dire et de me le faire expliquer. C'était le fruit de l'aveu de mon ignorance en finances, que j'avais fait si haut et si clair en plein conseil de régence, lorsque je m'excusai d'être de ce comité, et que le régent finit par me le commander.

Il arriva assez souvent qu'y ayant diversité d'avis, quelquefois même assez vive, je me trouvai de celui du duc de Noailles, et que je disputai même assez fortement pour le soutenir. Le chancelier ravi m'en faisait compliment après; et M. le duc d'Orléans, à qui l'un et l'autre le dirent, et qui avait remarqué la même chose quelquefois au conseil de régence, les assura qu'il n'en était point surpris, et ne laissa pas de m'en marquer sa satisfaction. Je lui dis, et au chancelier, que l'avis du duc de Noailles, bon ou mauvais, et sa personne, étaient pour moi deux choses absolument distinctes et séparées; que je cherchais partout le bon et le vrai, et que je m'y attachais partout où je le croyais voir, comme je me roidissais aussi contre ce que j'y croyais opposé; qu'il pouvait bien être qu'en ce dernier cas, je parlais plus ferme et plus dur quand je trouvais l'avis du duc de Noailles à combattre, que si j'avais eu à attaquer celui d'un autre; mais aussi [que] j'étais de son avis sans répugnance quand je le trouvais bon, et que je m'élevais pour le soutenir fortement en faveur du bon et du vrai quand je le voyais disputer, sans que, pour tout cela, je changeasse de sentiment pour sa personne.

Comme ce travail se prolongeait, les assemblées se multiplièrent; et une après-dînée, à la fin d'une, il fut convenu que nous nous rassemblerions le lendemain matin et encore l'après-dînée, et que, pour n'avoir pas la peine de tant aller et venir, le chancelier donnerait à dîner à tout le comité. Le lendemain matin, au sortir de la séance, le chancelier, qui, dès la veille, m'avait prié, outre le général, en particulier à dîner, s'approcha de moi en me disant, comme encore d'un air d'invitation, qu'on allait dîner. Je le priai de me dire précisément à quelle heure il comptait rentrer en séance, afin que je m'y trouvasse ponctuellement. À sa surprise et son redoublement de prières de rester, je lui avouai franchement que je ne pouvais me résoudre à dîner avec le duc de Noailles; que tant qu'il voudrait sans lui je réparerais ce que je perdais ce jour-là. Il me parut affligé au dernier point, me pressa, me conjura, me représenta le bruit que cela allait faire. Je lui dis qu'il n'y aurait rien de nouveau, et que personne n'ignorait à quel point nous étions ensemble. Ce colloque, qui se faisait avec émotion sur le chemin de la porte, fut remarqué. Je vis par hasard le duc de Noailles, qui du fond de la chambre nous regardait, et parlant aux uns et aux autres. Le duc de La Force vint en tiers, un instant après le maréchal de Villeroy, puis l'archevêque de Bordeaux, qui se joignirent au chancelier, et qui tous ensemble, comme par force, me retinrent. Je consentis donc enfin, mais avec une répugnance extrême, et à condition encore que le duc de Noailles se placerait au plus loin de moi, sans quoi je leur déclarai que je sortirais de table. Ils s'en chargèrent, et cela fut exécuté. Le dîner fut grand et bon, et tout m'y montra qu'on était aise que j'y fusse demeuré. Le duc de Noailles y parut, tout désinvolte qu'il est, fort empêtré. Il voulut pourtant un peu bavarder; mais on voyait qu'il avait peine à dire. Vers le milieu du repas, il se trouva mal ou en fit le semblant, et passa dans une autre chambre. Un moment après, la chancelière l'alla voir et revint se mettre à table. Personne autre n'en sortit ni ne marqua de soins que le chancelier, qui y envoya une fois ou deux. On dit que c'était des vapeurs, et finalement il acheva de dîner dans cette chambre plus à son aise qu'il n'eût apparemment fait à table. Je n'en sourcillai jamais. Il se retrouva avec la compagnie à prendre du café, et peu après nous nous remîmes en séance, où il rapporta comme si de rien n'eût été. Je fus fort remercié de la compagnie, et particulièrement du chancelier et de la chancelière d'être demeuré à dîner, et je ne cachai à personne que ç'avait été un vrai sacrifice de ma part, dont l'absence du duc de Noailles m'avait fort soulagé dans la dernière moitié du repas. Ce dîner avec lui, ce qui s'était répandu que j'étais souvent de son avis, et grossi, dont lui-même était bien homme à s'être paré, fit courir quelque bruit que nous étions raccommodés, qui fut bientôt détruit par la continuité de la façon dont j'en usais avec lui. Ce fut la seule fois qu'il y eut comité matin et soir. Ils redoublèrent d'après-dînée et de longueur. Je crus que le chancelier n'avait pas voulu, et sagement, nous exposer, le duc de Noailles et moi, à l'inconvénient d'un second dîner.

Le travail achevé, et tous les avis à peu près réunis sur chaque point, j'allai voir le chancelier en particulier. Je lui dis que je venais lui communiquer une pensée que je n'avais pas voulu hasarder dans le comité, raisonner avec lui, et, s'il trouvait que ce que je pensais fût bon, le proposer lui et moi à M. le duc d'Orléans, sinon l'oublier l'un et l'autre. Je lui dis que, peiné de voir toute la difficulté qui se trouvait à égaler, du moins en pleine paix, la recette du roi à sa dépense, je pensais qu'il serait à propos de réformer la gendarmerie, et même les gens d'armes et les chevau-légers de la garde, avec les deux compagnies des mousquetaires, en augmentant de deux brigades chacune des quatre compagnies des gardes du corps.

Mes raisons étaient celles-ci: il n'y a point d'escadron de ces troupes, l'un dans l'autre, qui en simples maîtres et en officiers, tout compris, ne coûte quatre escadrons de cavalerie ordinaire. Quelque valeureuses qu'on ait éprouvé ces troupes, on ne peut espérer qu'elles puissent battre leur quadruple, ni même qu'elles puissent se soutenir contre ce nombre. Ainsi, quant aux actions, rien à perdre de ce côté-là; au contraire à y gagner, si en temps de guerre on juge à propos de faire la même dépense pour avoir le quadruple d'escadrons ordinaires en leur place; et en attendant une épargne de plusieurs millions dont la supputation est évidente. Le courant du service dans les armées y gagnerait en toute façon. C'est une dispute continuelle sur les prétentions de la gendarmerie, qui vont toujours croissant et qui la rend odieuse à la cavalerie, jusqu'à causer toutes les campagnes des embarras et des accidents. Les maîtres ne sont point officiers, et ne veulent point passer pour cavaliers. Ils se prétendent égaux aux gens d'armes et aux chevau-légers de la garde, lesquels sont maison du roi. De là des disputes pour marcher et pour obéir, pour des préférences de fourrages, pour des distinctions de quartiers, pour des difficultés avec les officiers généraux et avec ceux du détail, et pour toutes sortes de détachements; et comme tout cela est soutenu par un esprit de corps (on n'oserait dire de petite république, par ce nombreux essaim d'officiers, triplés et quadruplés en charges par compagnie, dont chacun se pique à qui soutiendra plus haut ce qu'ils appellent l'honneur du corps), personne ne se veut brouiller jusqu'aux querelles avec tant de têtes échauffées, et le général lui-même a plus court de céder, mais d'éviter de les avoir dans son armée, où ils ne font presque aucun service par ces difficultés, et les renvoie le plus tôt qu'il est possible, eux-mêmes étant dans la prétention d'arriver les derniers à l'armée et d'en partir les premiers, en sorte qu'il est rare qu'ils fassent une campagne entière, dont les armées mêmes se sentent fort soulagées. Voilà ce qui est particulier à la gendarmerie.

À l'égard de ce qui lui est commun avec les gens d'armes et les chevau-légers de la garde et les mousquetaires, le voici: deux grands inconvénients pour la guerre, par le grand nombre des officiers de tous ces corps, qui font une foule d'équipages qui sont fort à charge pour les subsistances, et qui augmentent très considérablement l'embarras des marches et des mouvements d'une armée. Mais ce nombre d'officiers en produit un autre plus fâcheux: c'est qu'ils ne sont en effet que des capitaines, des lieutenants, des cornettes de cavalerie, et ce qui est la même chose sous le nom d'enseigne qu'on a donné pour avoir quatre officiers, qui quelquefois sont doublés, comme ils le sont toujours dans les gens d'armes et chevau-légers de la garde et dans les deux compagnies de mousquetaires. Or, n'étant que tels, ils en sont bornés au même service quand ils sont en détachement, et comme ils vieillissent dans ces charges, ils y deviennent anciens officiers généraux sans savoir plus et souvent moins qu'un lieutenant de cavalerie; d'où il est aisé de juger de ce qui en peut arriver quand ils se trouvent chargés de quelque chose. Le feu roi, de la création duquel sont les mousquetaires gris et noirs et la gendarmerie, et qui se plaisait aux détails et aux revues des troupes et à leur magnificence, mit les officiers de ces troupes sur le pied peu à peu de devenir officiers généraux à leur rang, et les fit presque tous colonels par leurs charges, et fort tôt après les avoir achetées ceux dont les charges ne les font pas. Cela fait donc dans les armées un amas très nombreux de colonels, brigadiers, officiers généraux, qui n'ont ni n'ont jamais eu de troupes, qui n'ont jamais été en détachement que comme simples cornettes, lieutenants ou capitaines de cavalerie, et qui, nonobstant leurs grades, continuent, tant qu'ils ont ces charges, d'être détachés sur le même pied. Il est vrai que sur le gros de l'armée ils marchent à leur tour suivant leur grade d'armée; mais, au nombre qu'ils sont de chaque grade, marcher ainsi se borne à deux ou trois fois par campagne, qui n'est pas le moyen d'apprendre, quand précédemment surtout on n'a rien appris ni eu occasion d'apprendre. Cette double façon d'être détaché produit une cacophonie ridicule en ce que le lieutenant, détaché avec sa troupe distinguée, et qui dans le total du détachement ne sert que comme un lieutenant de cavalerie à la tête de quinze ou vingt maîtres, est souvent brigadier et même maréchal de camp, aux ordres, non seulement de son cadet de même grade ou même inférieur qui commande le tout, mais à ceux des colonels et des lieutenants-colonels détachés avec lui à leur tour de marcher, et qui, sous le chef, commandent à tout le détachement. Voilà en peu de mots pour la guerre; venons aux autres inconvénients.

Celui de la gendarmerie est unique: c'est ce qu'il en coûte de plus au roi que pour ses troupes ordinaires, en place de fourrages pour les officiers, et en traitements de quartiers d'hiver pour le total de la gendarmerie, ainsi qu'en routes et en étapes, ce qui gît encore en un calcul bien aisé. Pour ce qui est des gens d'armes, chevau-légers et, mousquetaires, c'est une autre manière de compter avec eux qui va encore plus loin. Ces troupes, en si petit nombre pour la guerre, quand même (ce qui ne peut être) les quatre compagnies iraient tout entières, parce qu'il en demeure toujours pour le guet et par force congés, ne sont, ou d'aucun usage ailleurs, ou d'un usage inutile. Jamais leur guet n'est auprès du roi dans pas un lieu de ses demeures; ce guet l'accompagne seulement de Versailles à Fontainebleau ou à Compiègne, ou en de vrais voyages. Dans ces voyages même ils ne sont jamais dans les lieux où le roi couche, excepté que, en des cas assez rares, un petit détachement de mousquetaires des deux compagnies [s'y trouve], pour fournir aux sentinelles extérieures et suppléer au régiment des gardes ou autre garde d'infanterie par les chemins, les gardes du corps environnant toujours le carrosse du roi aux deux côtés et derrière, et quelques-uns devant; qu'en avant de tout et en arrière de tout, il y a un détachement de gens d'armes et de chevau-légers, et quatre mousquetaires à la tête de l'attelage du roi, qui tous se relayent de distance en distance. De service de cour, aucun autre qu'un officier principal de chacun de ces corps en quartier, qui prend l'ordre du roi au sortir de son souper, quand le capitaine ne s'y trouve pas, et un maître de chaque corps, botté, en uniforme, qui prend l'ordre du roi tous les jours sur son passage, pour aller à la messe; et à ces deux ordres du matin et du soir jamais rien à faire, parce que, s'il y avait quelque ordre à donner pour la guerre, pour une revue, pour un voyage, etc., cela se passait toujours du roi au capitaine, ou si la chose pressait, et qu'il n'y frit pas, à l'officier de quartier. Par ce court détail je ne voyais point d'utilité pour la guerre ni pour le service, encore moins pour celui de, la cour, ni [pour] sa décoration, à entretenir des troupes si chères, et qui, à la valeur près, n'étaient bonnes que pour la magnificence et la décoration des revues, auxquelles le feu roi ne s'était que trop plu.

Question après de la manière de s'en soulager. Rien de plus aisé pour la gendarmerie: la réformer, laisser crier les intéressés, continuer une pension aux maréchaux des logis, et rembourser toutes les charges. Pour y parvenir, s'imaginer après la réforme qu'elle n'est point faite, faire en tout genre de dépense pour la gendarmerie les mêmes fonds que si elle subsistait, rembourser de cette somme tous les ans un nombre de charges en entier, et continuer les appointements de toutes jusqu'au jour de leur remboursement, le rendre libre de toute dette qui n'aurait point dessus des hypothèques spéciales, promettre (et tenir parole) à ceux qui seraient mestres de camp et brigadiers de la préférence pour des régiments; moyennant quoi, en trois ans ou quatre au plus, on serait soulagé de toute cette dépense.

Pour ce qui est des gens d'armes, des chevau-légers, je sentis bien la difficulté de la faiblesse de M. le duc d'Orléans pour le prince de Rohan et le duc de Chaulnes, qui les commandaient. Je proposais la même forme que je viens d'expliquer pour la gendarmerie, et je dis au chancelier que c'était son affaire pour ôter ce nombre d'exempts de taille et d'autres impositions, et cette quantité de lettres d'État, la plupart très indirectes, qui, pour de l'argent que les plaideurs donnaient à des gens d'armes ou à des chevau-légers, se mêlaient sans intérêt, dans leurs affaires sous quelque couleur forcée, et arrêtaient de leur chef les procédures et les jugements tant qu'il leur plaisait. Pour les mousquetaires, la difficulté des capitaines n'était pas la même, mais la manière de réformer et de rembourser [était] pareille. Les huit brigades d'augmentation dans les gardes du corps n'étaient pas une dépense en comparaison de l'épargne qu'on eût faite. Ceux-là au moins auraient servi utilement à la guerre et à la cour.

Je trouvais leur guet trop faible, outre qu'on pouvait remettre cette augmentation à l'ouverture d'une guerre ou au mariage du roi. Les deux hôtels des mousquetaires les auraient logés dans Paris, chacun à leur tour, où on aurait eu des troupes plus nombreuses et plus sages que cette jeunesse à qui il fallait des gouverneurs. De plus, il pouvait y avoir des temps difficiles où la faiblesse du guet est un grand inconvénient, et où de l'augmenter en est un autre qui marque de la crainte et enhardit ceux qui se proposent d'en donner, et dans d'autres temps où il vient un dauphin, une dauphine et des fils de France qui n'ont pas encore leur maison, le guet, au nombre qu'il est, et qui ne peut être plus fort par rapport à la force des compagnies, ne peut suffire au service, et n'y suffisait même pas par cette raison du temps du feu roi, qu'il était plus nombreux, parce que les compagnies étaient plus nombreuses. Il en arriverait une augmentation d'escadrons de gardes du corps pour la guerre, qui répareraient en grande partie et bien moins chèrement ceux des gens d'armes, chevau-légers, mousquetaires et gendarmerie, dont le service serait sans embarras et se ferait bien mieux, étant d'un même corps.

Enfin on éviterait, en réformant les mousquetaires, d'autres inconvénients qui n'y sont compensés d'aucun avantage. On en a voulu faire une école militaire, et y faire passer sans exception toute la jeunesse qui demande de l'emploi. Or, cette école n'apprend rien pour la guerre ni pour la discipline des troupes; on n'y apprend que l'exercice et à escadronner, à obéir, et force pédanteries, dont on se moque tout bas en attendant qu'on en sorte et qu'on puisse en rire tout haut. Ainsi cette jeunesse passe le temps d'une année au moins, et souvent davantage, à se débaucher dans Paris et à y dépenser très inutilement; et quand elle entre dans les troupes, elle y est neuve à tout, comme si elle sortait de sa province, et c'est alors qu'elle commence à apprendre utilement et qu'elle oublie tout ce qu'elle a appris d'inutile. Les détachements qui vont à la guerre ne l'instruisent pas davantage. Ils y servent en simples maîtres, ou, s'il y a des attaques à un siège, en simples grenadiers. Or la jeunesse noble, beaucoup moins l'illustre, qui est à la vérité destinée à la guerre et à tous ses hasards, ne l'est pas à ce genre de service; et c'est en abuser d'une façon barbare que de la prodiguer en troupes au service de simples maîtres et de simples grenadiers.

Avant l'invention de cette étrange mode, la jeunesse ne perdait point ainsi son temps, et n'était point prodiguée à tas à des attaques d'ouvrages. Chacun d'elle avait un parent ou un ami de son père, avec qui il se mettait cadet, et qui en prenait soin pour tout. Ils devenaient bientôt officiers, et toujours sous les mêmes yeux. Cela faisait des enfants du corps, et de ces corps une famille; et le soin et la dépendance du jeune homme le préservaient d'une infinité d'inconvénients, lui apprenaient à vivre, à s'instruire, à se conduire, et en avançant ainsi, à devenir bons officiers, et capables d'en élever d'autres comme eux-mêmes l'avaient été. Il est vrai que la beauté des revues et des camps de plaisir et de magnificence ne serait plus la même. Mais le feu roi n'était plus, et c'était un gain, à bien de différents égards, que d'en perdre l'usage et de se bien garder de le renouveler.

Le chancelier goûta infiniment toutes ces raisons. Mais quand nous discutâmes ensuite, non le moyen de les persuader au régent, parce que leur évidence était palpable, mais d'exécuter cette réforme, nous convînmes aisément que nous ne viendrions jamais à bout de lui en inspirer la résolution, ou que, s'il la prenait, contre notre espérance, jamais les cris et les brigues des intéressés ne la lui laisseraient exécuter. Cette prodigieuse faiblesse, qui perdit constamment une régence qui aurait pu être si belle, si utile au royaume, si glorieuse au régent, et dont les suites auraient été en tout d'un aussi grand avantage, fut l'obstacle continuel à tout bien, et la cause perpétuelle de la douleur de tous ceux qui désiraient sincèrement le bien de l'État et la gloire du régent. Nous comprîmes enfin, le chancelier et moi, qu'en proposant au régent une réforme si utile, elle ne se ferait jamais, et que tout le fruit que nous retirerions de notre zèle serait la haine de tant d'intéressés. Cette considération nous ferma donc là bouche, et la chose en demeura entre nous deux.

Le long et ennuyeux travail du comité étant fini, il s'assembla plusieurs fois chez M. le duc d'Orléans, où les dernières résolutions furent prises fort unanimement. Les principales furent de ne point toucher aux rentes de l'hôtel de ville; d'ôter le dixième, tant pour tenir la parole si solennellement donnée en l'imposant de le supprimer à la paix, que parce que, dans le fait, on n'en pouvait presque plus rien tirer. Le fonds de un million deux cent mille livres destiné par an aux bâtiments fut réduit à la moitié; [il y eut] plusieurs retranchements de pensions fort inutilement données, et des diminutions sur d'autres. Les menus plaisirs du roi de dix mille livres par mois, et sa garde-robe à trente-six mille livres, furent réduits, les menus plaisirs à moitié, la garde-robe à vingt-quatre mille livres. À l'âge du roi tout cela s'en allait en pillage. Il y eut encore d'autres choses retranchées et de la diminution sur les intérêts des sommés empruntées au denier vingt.

Les chefs et présidents des conseils furent mandés à un conseil extraordinaire du jeudi après-dîner, 19 août, où lé duc de Noailles rendit compte de ce qui avait été concerté. Il fut réglé que l'édit en serait dressé en conformité, pour être envoyé enregistrer au parlement. Le lendemain le comité s'assembla encore chez M. le duc d'Orléans pour voir le projet d'édit et le perfectionner.

Le premier président avait un démêlé avec les enquêtes et les requêtes sur le nombre et le choix des députés quand il s'agirait d'en nommer aux occasions qui le demanderaient. La grand'chambre semblait partiale pour le premier président, parce que, maître du choix dans cette chambre, il voulait exclure les autres, qui cependant ne sont pas moins qu'elle des chambres du parlement. Après bien du bruit, ils convinrent que la grand'chambre aurait seule sept députés, et les cinq chambres des enquêtes et les deux des requêtes chacune un, ce qui en fait sept autres; ainsi à elles sept la moitié des députés, et la grand'chambre seule une autre moitié. Cette affaire ne se passa pas bien pour le premier président, qui demeura assez mal avec la compagnie, laquelle depuis longtemps le regardait comme un double fripon, dont le métier était de tirer tant qu'il pouvait d'argent de M. le duc d'Orléans.

L'édit porté au parlement lui parut une trop belle occasion pour n'en pas profiter. Messieurs opinèrent qu'il leur fallait faire voir un détail des revenus et des dépenses du roi avant qu'ils décidassent s'ils enregistreraient l'édit. Le premier président alla en rendre compte au régent, et le lendemain après dîner, il reçut une députation du parlement, à laquelle il dit qu'il ne souffrirait point qu'il fût donné la moindre atteinte à l'autorité royale, tandis qu'il en serait le dépositaire. Les quatorze commissaires députés s'assemblèrent. Les gens du roi furent ensuite au Palais-Royal. Le parlement s'assembla ensuite, et enregistra la suppression du dixième, de beaucoup de francs salés, et d'autres articles. Sur ceux qui restaient, M. le duc d'Orléans eut la faiblesse, poussé par la frayeur qui avait saisi le duc de Noailles, et son désir de faire sa cour au parlement, de les faire discuter par ce duc en sa présence, le dimanche matin 5 septembre, aux quatorze députés du parlement, et il y fit aussi entrer le sieur Law pour leur expliquer les avantages qui en reviendraient à la compagnie du Mississipi . De tout cela pas un mot au conseil de régence, et, s'il se pouvait, beaucoup moins à moi en particulier; aussi n'en dis-je pas une parole à M. le duc d'Orléans, suivant ma coutume, quand il s'agissait du parlement.

Il s'assembla le lendemain matin, et après-dîner, pour entendre le rapport des commissaires, et comme il ne fut pas encore pour achever l'enregistrement, et qu'il était le 6 septembre, il fut prorogé par le roi jusqu'au 14. Il demanda jour et heure au régent pour venir faire des remontrances au roi. Ils y vinrent le jeudi 9; le régent les présenta, et le roi leur dit que le chancelier leur expliquerait sa volonté. La députation fut nombreuse. Enfin, le lendemain matin vendredi 10, l'édit entier fut enregistré avec une déclaration du roi qui en expliquait quelques endroits. Aussitôt après, le parlement eut liberté d'entrer en vacance, et les conseils en eurent aussi une de trois semaines. Ainsi, le parlement, qui se prétend le tuteur des rois mineurs et des majeurs aussi quand il peut, voulut montrer ici que ce n'est pas en vain, et en fit une fonction solennelle.

La faiblesse du maître et du ministre à qui il eut affaire ne servit à rien à tous deux. Le parlement s'enorgueillit jusqu'à l'ivresse, l'autorité du régent déchut; il ne tarda pas à s'apercevoir de l'un et de l'autre. Pour le duc de Noailles, qui mourait toujours de peur de la robe à qui il était accoutumé de faire une cour servile, il ne s'en fit que mépriser, et il ne fut pas longtemps à l'éprouver. À l'égard de Law, qui pensait mieux là-dessus, il ne put qu'obéir. Le régent, en tenant bon et se moquant d'une prétention aussi dangereuse qu'inepte, aurait hautement forcé le parlement à enregistrer son édit, ayant le public derrière lui pour la suppression du dixième et d'autres points qui l'intéressaient si fortement. Ce prince ne sut pas profiter de cet avantage, dont il eût pu tirer un si utile parti, et il encouragea, au contraire, et ouvrit la voie à ceux qui par divers intérêts se réunissaient entre eux, pour brouiller, réduire son autorité, et le mettre au point de dépendre de leurs volontés, qui n'étaient pas, à beaucoup près, de lui laisser le gouvernement des affaires, et qui bientôt lui en donnèrent beaucoup.

L'anniversaire qui se fait tous les ans à Saint-Denis pour le roi dernier mort produisit une prétention toute nouvelle. La reconnaissance n'est plus à la mode depuis longtemps. Il y eut très peu de gens de la cour; M. du Maine et son second fils, quelque peu d'évêques et le cardinal de Polignac. Ces évêques s'avisèrent de vouloir avoir des carreaux: le rare est qu'il n'y eut que le cardinal de Polignac qui s'y opposa, et qui l'empêcha, sur quoi les évêques osèrent s'en aller et se plaindre au régent. Jamais ils n'en avaient eu ni prétendu, et j'ai dit ailleurs que la règle des honneurs c'est que chacun est en présence du corps ou de sa représentation comme il était en présence de cette même personne vivante; or, les évêques n'ont jamais eu ni imaginé d'avoir des carreaux en aucun lieu où est le roi. Ces messieurs se pouvaient contenter de leurs conquêtes sur les évêques pairs en ces cérémonies, à qui ils ne voulurent pas souffrir leurs carreaux, étant avec eux en corps de clergé, et qui l'emportèrent sur la faiblesse des prélats pairs. C'était bien là une preuve que les autres évêques n'en avaient jamais eu ni prétendu. Ils pouvaient encore se souvenir qu'il n'y avait pas un grand nombre d'années qu'ils y étaient sur la même ligne avec les cardinaux, derrière qui, même s'il n'y en avait qu'un seul, ils avaient toujours été placés auparavant.

Le mariage de Chalmazel, aujourd'hui premier maître d'hôtel de la reine, et qui est homme de condition, avec une soeur d'Harcourt, fit renaître une autre prétention, quoique solennellement et contradictoirement jugée et condamnée par le feu roi, entre les femmes et les filles des princes du sang, comme on l'a vu en son lieu, et comme le jugement en avait sans cesse été exécuté depuis. Mme la duchesse d'Orléans fit signer à Mlles ses filles ce contrat de mariage avec elle, et immédiatement après elle; en sorte que les femmes des princes du sang ne trouvèrent plus d'espace lorsqu'on leur présenta ce contrat où elles pussent signer au-dessus de ces princesses filles. Mme la duchesse d'Orléans au désespoir du jugement du feu roi, comme on l'a vu en son temps, n'avait pu se résoudre de démordre de sa prétention qu'elle conserva toujours in petto, dont le but était de faire de ses enfants un ordre nouveau, d'arrière-petits-fils de France, dont le rang serait supérieur à celui des princes du sang, et de s'élever par là imperceptiblement elle-même à celui des fils et filles de France. La régence de M. le duc d'Orléans lui parut un temps favorable à réussir en cette entreprise.

Elle s'y trompa. Les princes du sang et les princesses leurs femmes firent grand bruit. Elles portèrent leurs plaintes à M. le duc d'Orléans, le règlement du feu roi à la main; M. le duc d'Orléans leur fit des excuses, et leur promit que ce dont elles se plaignaient n'arriverait plus. Il ne s'était jamais mis cette prétention dans la tête; il avait laissé faire Mme la duchesse d'Orléans du temps du feu roi, pour ne se donner pas la peine de la contrarier dans une fantaisie qu'elle avait fort à coeur; il ne se soucia en aucune façon de la condamnation que le feu roi en fit, et ne pensa jamais à en revenir. D'ailleurs il était fatigué des riottes qui se perpétuaient sur des riens entre Mme la duchesse de Berry et Mme la duchesse d'Orléans, et bien plus encore de ne pouvoir apaiser la dernière sur ce qui avait été jugé entre les princes du sang et ses frères sur l'habilité de succéder à la couronne. Ainsi Mme la duchesse d'Orléans eut tout le dégoût de son entreprise, que M. le duc d'Orléans ne s'embarrassa pas de lui donner.

Dans sa mauvaise humeur, dégoûtée de son appartement de Montmartre, d'où elle ne voyait que des toits, des minuties des religieuses pour des clefs et des passages, de l'éloignement des jardins qu'elle y avait fait ajuster avec beaucoup de goût et de dépense, elle acheta la maison de Bagnolet, et peu à peu plusieurs voisines, dont elle fit un lieu immense et délicieux. Madame passait presque toute l'année à Saint-Cloud; c'était aussi la seule maison de campagne à portée qu'eût M. le duc d'Orléans. Elle en voulut une qui ne fût qu'à elle et que pour elle, et dont elle fût à portée de jouir à tout moment.

Le duc de Noailles fit une galanterie aux dépens du roi à son ami le chancelier. Il y avait à Versailles et à Fontainebleau une maison pour la demeure du chancelier, qu'on appelait la Chancellerie; mais il n'y en avait jamais eu à Paris, où jusqu'alors les chanceliers avaient toujours logé à leurs dépens chez eux. Bourvalais, un des plus riches traitants et des plus maltraités par la chambre de justice, fut dépouillé d'une superbe maison qu'il avait bâtie dans la place de Vendôme, et d'une maison de campagne à Champ, qu'il avait rendue charmante, et que, d'une maison de bouteille, il avait fait chef-lieu d'une grande et belle terre à force d'acquisitions. Mme la princesse de Conti eut Champ pour une pièce de pain qu'elle donna à La Vallière, et la maison de Paris devint la chancellerie, qui, outre le don du roi, lui coûta fort cher par tout ce que d'Antin y fit pour faire sa cour au chancelier qui jusqu'alors était demeuré très mal logé dans son ancienne maison de la rue Pavée, qu'il louait auprès de celle de son père.

Le chiaoux, principalement venu pour débaucher le prince Ragotzi, y réussit. Jamais on ne vit mieux qu'en lui la petitesse des personnages à qui le hasard a fait faire grand bruit dans le monde quand ils sont rapprochés. Ragotzi était un homme sans talents et sans esprit que des plus communs, grand homme de bien et d'honneur, d'une pénitence également austère et sincère qui, différente de celle des camaldules chez qui il était retiré, n'était guère moins dure, qui y gardait une solitude véritable et suivie, qui n'en sortait que par des bienséances nécessaires, et qui, sans rien de contraint ni de déplacé, vivait, lorsqu'il était parmi le monde, comme un homme qui en est, et qui toutefois se souvient bien qu'il n'y est que par emprunt. De grandes aumônes étaient jointes à sa pénitence, une grande règle dans son domestique et dans sa maison, et cependant avec toutes les décences d'un fort grand seigneur. Il est inconcevable comment un homme qui, après tant de tempêtes, goûte un tel port, se rejette de nouveau à la merci des vagues, et trouve des gens de bien qui, consultés par lui de bonne foi, lui conseillent de s'y rembarquer; et mille fois plus inconcevable encore comment il s'est pu conserver dans son même genre de vie jusqu'à la mort, pendant plusieurs années, et chez les Turcs, et parmi un faste et des dissipations qu'il ne put éviter. Il sut avant son départ la défaite des Turcs dont on parlera tout à l'heure, et ne laissa de poursuivre sa pointe. Arrivé à Constantinople et à Andrinople, il y fut reçu et traité avec une grande distinction, mais sans avoir pu y être d'aucun usage, à cause du changement des conjonctures. Il y demeura peu, et s'en alla habiter un beau château sur la mer Noire, à quinze ou vingt lieues de Constantinople, magnifiquement meublé pour lui par le Grand Seigneur, où la chasse et la prière partagèrent presque tout son temps au milieu d'une nombreuse suite. Les convenances entre l'empereur et la Porte le tirèrent après quelques années d'un voisinage qui inquiétait la cour de Vienne. Il fut envoyé dans une des plus agréables îles de l'Archipel, où il vécut comme il faisait sur les bords de la mer Noire, avec la même splendeur, avec la même piété, et y est mort au bout de quelques années, laissant deux fils fort au-dessous du rien. Il écrivait rarement au comte de Toulouse, aux maréchaux de Villeroy et de Tessé, à Mme de Dangeau, et à quelques autres amis d'ici, en homme qui aurait mieux aimé y être demeuré, mais toutefois content de son sort, et tout abandonné à la Providence.

On apprit que le prince Eugène, ayant formé le siège de Belgrade, s'y était trouvé assiégé lui-même par une puissante armée de Turcs, commandée par le grand vizir, qui le serait de si près entre elle et la place, qu'ils étaient à vue, et quelle ôtait à celle de l'empereur tous moyens de mouvements et de subsistance, et qui en deux jours se retrancha parfaitement et très régulièrement. Dans cette extrémité subite, le prince Eugène ne vit de ressource que dans le hasard d'une bataille. Il profita de la sécurité des Turcs, qui n'imaginèrent jamais qu'avec Belgrade derrière lui, et nulle retraite, il osât les attaquer dans leurs retranchements. Un grand et long brouillard couvrit ses promptes dispositions. Il commença son attaque un peu avant qu'il fût dissipé, au moment que les Turcs s'y attendaient le moins, et il eut le bonheur de remporter une victoire complète le 16 août, en quatre heures de temps. M. le comte de Charolais et le prince de Dombes s'y distinguèrent. Estrades eut une jambe emportée auprès de lui, dont il mourut peu après; et Villette, qui s'était battu à Paris avec Jonsac, y fut tué. Les Turcs y perdirent infiniment de monde, tous leurs canons et tous leurs bagages. Ils se retirèrent avec assez de confusion. Belgrade capitula aussitôt. Le prince Eugène perdit aussi considérablement, et plusieurs officiers distingués.

Il profita le reste de la campagne d'une victoire qui l'en laissa maître, et dans laquelle il eut divers succès dont le plus grand pour l'empereur fut de reculer sa frontière aussi loin, et de faire avec les Turcs une paix prompte et avantageuse.

La mairie de Bordeaux de vingt mille livres de rente qu'avait d'Estrades après son père, et le maréchal son grand-père, fut donnée à son fils qui s'était trouvé à la bataille.

J'ai expliqué en son temps quelle était Mme de Mouchy, favorite confidente de Mme la duchesse de Berry, et quel était Rion, son favori d'une autre sorte. Elle voulut doubler en leur faveur les charges de dame d'atours et de premier écuyer, qu'avaient Mme de Pons et le chevalier d'Hautefort, qui en furent fort affligés. Il y avait longtemps que Mmes de Beauvau et de Clermont s'ennuyaient des préférences et des façons de Mme de Mouchy, et qu'elles ne restaient dans la maison que par amitié et par considération pour Mme de Saint-Simon. Mme de Mouchy n'y avait point de place; elles ne purent soutenir de la voir tout à coup dame d'atours, elles vinrent trouver Mme de Saint-Simon, et lui dire que cela était plus fort qu'elles. Elles allèrent parler à M. le duc d'Orléans, avec lequel elles ne se contraignirent pas sur Mme de Mouchy, et quittèrent leurs places avec grand éclat, dont Mme la duchesse de Berry fut vivement piquée. Il en vaqua en même temps une troisième par la mort de la jeune Mme d'Aydie, soeur de Rion. Mmes de Laval et de Brassac furent choisies pour ces places dont leur peu de bien avait besoin. C'était aussi des femmes de mérite et de nom qui, en laissant regretter les autres, pouvaient aussi les remplacer. La première était sueur du chevalier d'Hautefort, l'autre fille du maréchal de Tourville.

M. le duc d'Orléans donna trois mille livres de pension à un gentilhomme nommé Marsillac, dont les mains étaient fort estropiées de blessures. Il y aura lieu de parler de lui dans la suite, et de voir de plus en plus que ce prince n était pas toujours heureux à placer ses bienfaits. Il plaça mieux l'archevêché de Besançon qu'il donna à l'abbé de Mornay, qui faisait très dignement et capablement l'ambassade de Portugal depuis que le feu roi l'y avait envoyé. C'était le frère de MM. de Grammont-Franc-Comtois, et lieutenants généraux; il l'avait après son oncle, et qui était mort; et M. le duc d'Orléans après quelques longueurs avait obtenu pour le roi le même indult pour la Franche-Comté que le feu roi avait eu. Il donna à l'abbé de Tressan, évêque de Vannes, son premier aumônier, l'évêché de Nantes, vacant par la mort d'un Beauvau qui l'avait possédé fort longtemps, et je lui proposai l'abbé de Caumartin pour Vannes, à qui il le donna, et qui est mort depuis évêque de Blois. C'est le même dont j'ai parlé à propos de M. de Noyon et de sa réception à l'Académie française. Il accorda l'abbaye de Montmartre à Mme la duchesse d'Orléans pour Mme de Montpipeau de la maison de Rochechouart, et l'agrément de la charge de secrétaire du cabinet du président Duret, à Verneuil, qui a eu depuis la plume et une charge d'introducteur des ambassadeurs. Son père avait été lieutenant des gardes de Monsieur; son nom est Chassepoux, sieur de Croquefromage; celui de sa femme est Bigre. Je n'ai pu retenir le ridicule de ces noms.

Le prince de Dombes, et ce qui était allé en Hongrie de François en revinrent, excepté M. le comte de Charolais.

Le duc de Ventadour mourut retiré, depuis quelques années, aux Incurables, séparé de sa femme depuis un grand nombre d'années, ne laissant qu'une très riche héritière mariée au prince de Rohan, qui s'était chargé de tous ses biens et de ses dettes moyennant quarante mille livres de rente qu'il lui payait par quartier. C'était un homme fort laid et fort contrefait qui, avec beaucoup d'esprit et de valeur, avait toujours mené la vie la plus obscure et la plus débauchée. Par sa mort son duché-pairie fut éteint.

Moncault, soldat de fortune, et qui la devait au maréchal de Duras et à son esprit, mourut en même temps. Il était lieutenant général et gouverneur de la citadelle de Besançon. Il avait su s'enrichir et marier son fils à une fille d'Armenonville.

Dès l'hiver dernier on me pressa de présenter mes enfants au roi et au régent, et il est vrai qu'ils étaient en âge où cela ne pouvait plus se différer. Néanmoins j'y résistai, parce que je voulus leur apprendre ce qu'ils devaient à la mémoire de Louis VIII, qui nous doit être si précieuse et si sacrée, et que les prémices de leurs hommages lui fussent rendues. Je les menai donc à son anniversaire à Saint-Denis, où je ne manquais jamais à l'exemple de mon père, et ce devoir si principal pour nous rempli, je les présentai. Je trouvai en ce temps-ci deux régiments à vendre, tous deux de cavalerie, et gris. Le régent m'en accorda l'agrément, et je les achetai pour eux du duc de Saint-Aignan, ambassadeur en Espagne, et de Villepreux qui se retirait par vieillesse.

L'abbé Dubois partit dans le même temps pour retourner à Londres, et on apprit que le comte de Peterborough avait été arrêté voyageant en Italie par ordre du légat de Bologne. C'était un homme fort remuant, qui toute sa vie s'était mêlé de beaucoup d'affaires en Angleterre et de beaucoup d'autres au dehors, tant de guerre que de paix et de différentes intrigues, et à qui les plus grands et les plus fréquents voyages ne coûtaient rien. Il avait la Jarretière, tantôt bien, tantôt mal avec le gouvernement d'Angleterre, mais craint et ménagé.

CHAPITRE IV. §

Mépris d'Albéroni pour la détention de Molinez. — Ses réflexions sur la situation de l'Europe. — Son dégoût de Beretti. — Conduite et pensée de cet ambassadeur. — Inquiétude et avis de Beretti. — Différents sentiments sur l'empereur en Angleterre. — Manège intérieur de cette cour. — Même diversité de sentiments sur l'union établie entre le régent et le roi d'Angleterre. — Empressement et offres des ministres d'Angleterre au régent pour l'unir avec l'empereur et y faire entrer l'Espagne. — Saint-Saphorin employé par le roi d'Angleterre à Vienne; quel. — Son avis sur les traités à faire. — Roi de Prusse suspect à Vienne et à Londres. — Son caractère et sa conduite. — Ministres hanovriens dévoués à l'empereur, qui veut tenir le roi d'Angleterre en dépendance. — Complaisance de ce dernier à lui payer un reste de subsides, qui excite du bruit en Angleterre et dans le nord. — Hauteur de l'empereur sur Peterborough. — Secret profond de l'entreprise sur la Sardaigne. — Conseils du duc de Parme au roi d'Espagne. — Colère du pape sur l'accommodement signé en Espagne. — Contretemps du Prétendant. — Adresse hardie d'Acquaviva. — Congrégation consultée favorable à Albéroni, contraire à Aldovrandi, qui excuse Albéroni sur la destination de la flotte espagnole. — L'entreprise de l'Espagne, au-dessus de ses forces sans alliés, donne lieu à beaucoup de divers raisonnements. — Albéroni se moque d'Aldovrandi et de Mocenigo. — L'entreprise généralement blâmée, colorée de l'enlèvement de Molinez. — Vanteries et fausseté impudente d'Albéroni. — Inquiétude pour la Sicile. — Le secret confié au seul duc de Parme. — Ses avis et ses conseils. — Albéroni fait cardinal dans le consistoire du 12 juillet. — Cris sur sa promotion. — Giudice s'y distingue. — Malaise du roi d'Angleterre dans sa cour et dans sa famille. — Comte d'Oxford absous en parlement. — Éclat entre le roi d'Angleterre et le prince de Galles. — Inquiétude sur l'entreprise d'Espagne moindre en Hollande qu'à Londres. — Applaudissements et avis de Beretti. — Son intérêt personnel. — Les Impériaux somment le roi d'Angleterre de secours avec peu de succès. — Caractère du comte de Peterborough. — Secret profond de la destination de l'entreprise de l'Espagne. — Double hardiesse d'Albéroni. — Plaintes et menaces de Gallas, qui font trembler le pape. — Frayeur de toute l'Italie. — Hauteur et sécurité d'Albéroni. — Aldovrandi veut persuader que l'entreprise se fait malgré Albéroni. — Mouvements partout contre cette entreprise, et opinions diverses.

L'accommodement des différends entre les cours de Rome et de Madrid avait été conclu entre Aldovrandi et Albéroni, et signé par eux. Il avait été porté au duc de Parme par un courrier dépêché de l'Escurial le 17 juin, et les deux plénipotentiaires attendaient avec impatience l'approbation du pape sur un ouvrage dont l'élévation de l'un et la fortune de l'autre dépendaient également. Dans cette attente Albéroni s'inquiétait peu de la prison de Molinez. Il l'accusait d'imprudence d'avoir passé par Milan, et il disait qu'il n'y aurait pas grand mal quand il n'arriverait jamais en Espagne. Quelque occupé qu'il fût de se voir enfin revêtu incessamment de la pourpre, il ne laissait pas que de tenir les yeux ouverts sur la situation de l'Europe. Il n'était point alarmé de la trouver pleine de semences de troubles; il mettait le point de sagesse à savoir en profiter quand ils arriveraient.

L'affaire des bâtards et celle de la constitution étaient sur la France la matière de ses réflexions. Son dessein, depuis longtemps, était de fortifier le roi d'Espagne pour les événements à venir par des alliances avec l'Angleterre et la Hollande. Il s'était ralenti sur la première, jugeant que les Anglais ayant un intérêt capital d'assurer leur commerce avec l'Espagne, ils feraient les premières avances, et qu'il serait dangereux de leur marquer trop d'empressement. Il se persuadait que la Hollande désirait sincèrement de faire une ligue avec l'Espagne, dont la seule crainte de l'empereur retardait l'accomplissement.

Beretti, son homme de confiance, lui était devenu insupportable. Il se repentait de l'avoir choisi pour l'ambassade de Hollande. Il manda au duc de Parme que depuis qu'il était dans cet emploi il s'était fait connaître pour un homme vain, ardent, d'une vivacité dangereuse, difficile à corriger, injuste en ses demandes, importun pour les obtenir. Il ne voulut pas même laisser Beretti dans l'ignorance de tout ce qu'il pensait de lui; car après lui avoir reproché souvent la prolixité de ses lettres et l'inutilité de ses raisonnements, il lui déclara franchement que le roi d'Espagne se passerait très bien d'entretenir à grands frais un ambassadeur en Hollande, et qu'il suffirait à son service d'avoir un bon espion à la Haye.

Mais plus il recevait de ces reproches, plus il vantait ses services d'avoir ouvert les yeux aux principaux de la république sur le danger des desseins et de la grandeur de l'empereur, dont il prétendait avoir fait échouer les négociations, et il était vrai qu'il avait obtenu là-dessus les assurances les plus positives des membres des États les plus accrédités. Il était en même temps persuadé que les Anglais étaient portés à favoriser l'alliance de l'empereur avec les Provinces-Unies. Il prétendait que Stanhope, qui avait été longtemps à la suite de l'empereur, conservait pour lui un attachement personnel, que Cadogan était dans les mêmes sentiments, et bien plus encore Bernsdorff et Bothmar, ministres hanovriens du roi d'Angleterre.

Beretti, peu rassuré par les protestations de Chateauneuf que la France ne concourrait jamais à l'alliance des États généraux avec l'empereur, s'alarmait d'avoir ouï dire que cet ambassadeur et l'abbé Dubois seraient chargés de traiter l'accommodement en Hollande entre l'empereur et l'Espagne. Il croyait cette négociation très prochaine sur ce que Widword, envoyé d'Angleterre à la Haye, lui avait dit que Sunderland lui mandait que Stairs avait communiqué un plan du traité au régent, que ce prince l'avait approuvé, et qu'il était prêt à contribuer efficacement au succès de ce projet. Ainsi Beretti pressait infiniment pour qu'on lui envoyât de Madrid des instructions de la manière dont il aurait à se conduire si cette négociation s'ouvrait à la Haye. Il craignait, ou en faisait le semblant, que le roi d'Espagne ne fût trahi de tous côtés, peut-être davantage que cette négociation ne sortît de ses mains pour passer en celles des ministres de France.

L'empereur avait donné ses pouvoirs au marquis de Prié et au baron d'Heems, pour terminer ce qui restait de différends avec les États généraux sur le traité de la Barrière, et pour traiter une alliance avec eux et avec l'Angleterre. Ces deux affaires paraissaient encore éloignées, surtout celle de l'alliance. Beretti en fit tant de plaintes et de bruit, que le Pensionnaire s'en plaignit à Widword. Son inquiétude était extrême de ne rien recevoir de Madrid. Enfin, pour forcer, Albéroni à s'expliquer, il lui manda qu'il était souvent pressé par Widword de lui rendre enfin réponse des intentions de l'Espagne sur la négociation de paix qu'il s'agissait d'entamer avec l'empereur, et s'étendait sur sa réponse en termes généraux et en de grands raisonnements qu'il avait faits à ce ministre, dont il se vantait d'avoir la confiance et de ceux de Londres aussi, même de quelques-uns qu'il ne connaissait pas, pour se faire croire le plus propre à conduire cette négociation, qu'il mourait de peur de se voir enlever. Il assura qu'il savait du même Widword que les Impériaux convenaient d'assurer aux enfants de la reine d'Espagne la succession de Toscane; qu'ils voulaient réserver le point de Mantoue à discuter lors du traité; qu'on n'en pouvait demander davantage sans prétendre tout mettre en préliminaires; que Widword lui avait dit que le roi d'Angleterre avait grande impatience de voir si les intentions de l'empereur étaient sincères ou artificieuses sur cette paix; que le régent n'en avait pas une moindre, et que, si l'empereur usait de mauvaise foi, la France, l'Angleterre et la Hollande prendraient ensemble les mesures nécessaires pour le contraindre par la force à concourir au repos de l'Europe, parce qu'il était de leurs intérêts de borner ses vastes desseins et sa trop grande puissance en Italie et en Allemagne.

Georges avait autant lieu de craindre cette puissance démesurée, soit comme prince de l'empire, soit comme roi d'Angleterre. Il ménageait avec soin les bonnes grâces de l'empereur, auquel ses ministres allemands étaient dévoués, et lui représentaient sans cesse le besoin qu'il avait du chef de l'empire pour conserver les États qu'il avait enlevés à la Suède, dont il n'avait d'autre titre que de les avoir achetés du Danemark après qu'il s'en était emparé. Les Anglais pensaient différemment. Ils auraient mieux aimé que leur roi fût moins puissant au dehors de leurs îles, et il n'y avait pas lieu de se flatter qu'ils voulussent l'aider à soutenir la querelle de Brème et de Verden aux dépens de leur commerce avec la Suède.

Pour tâcher de rompre cet obstacle, Georges, étant à Hanovre la dernière fois, s'était laissé persuader par ses ministres allemands de donner la place de secrétaire d'État au comte de Sunderland, à condition qu'il le servirait dans cette affaire. Mais ce comte, petit-fils de celui qui, en la même qualité, avait si cruellement abusé de la confiance de Jacques II, qu'il trahissait pour le prince d'Orange, ne fut pas plutôt de retour en Angleterre, qu'il soutint qu'il était de l'intérêt de la nation de presser la restitution de ces deux duchés, pour obtenir plus promptement par là le rétablissement du commerce avec la Suède.

Quoique la cessation des hostilités entre cette couronne et celle d'Angleterre fût également désirée des Anglais et des Hollandais, Georges continuait à se rendre difficile à renvoyer Gyllembourg en Suède, et à consentir à la délivrance du baron de Goertz de sa prison en Hollande, dont les vaisseaux, arrêtés en Suède, animaient les villes de commerce qui en souffraient considérablement, contre les délais de Georges et la lâche complaisance des chefs de la république pour lui.

Widword n'espérait plus d'empêcher l'élargissement de ce ministre suédois que par les offices du régent, dont le poids en Hollande et en Angleterre faisait faire de grandes réflexions aux ministres d'Espagne sur les mesures que le roi d'Angleterre et le régent prenaient ensemble et sur leur intérêt de s'unir pour les événements à venir. Les Anglais même en étaient peinés. Ils disaient librement que l'Angleterre n'avait jamais été si malheureuse que dans les temps où elle s'était trouvée unie avec la France. Les ministres d'Angleterre pensaient tout autrement. Ils paraissaient travailler de bonne foi à rendre l'alliance plus étroite, en y faisant entrer l'empereur. Ils pressaient le régent d'y concourir pour ses propres intérêts, et l'assuraient que la cour de Vienne était disposée à suivre le plan que Stanhope y avait donné pour assurer la tranquillité de l'Europe. Ils souhaitaient que le roi d'Espagne y voulût entrer. S'ils le refusaient, ils assuraient le régent que l'empereur et le roi d'Angleterre prendraient avec Son Altesse Royale les mesures nécessaires pour lui garantir ses droits sur la couronne en cas d'ouverture de la succession. Ils offraient même d'insérer dans le traité la clause de laisser le roi d'Espagne jouir tranquillement des États qu'il possédait, et la faculté d'accéder à l'alliance après qu'elle aurait été conclue, croyant que ce monarque, la voyant faite, se désabuserait des espérances qu'il conservait apparemment sur la couronne de France.

Un nommé Saint-Saphorin, Suisse du canton de Berne, fort décrié depuis longtemps par plusieurs actions contre l'honneur et la probité, et par ses manèges encore et ses déclamations contre la France, était celui dont le roi d'Angleterre se servait à Vienne, et croyait se pouvoir confier à lui. Il s'applaudissait d'avoir su conduire les choses au point où elles en étaient. Il conseillait de ne pas songer au roi de Prusse, quoique la France le désirât, mais d'attendre que tout fût réglé et d'accord, parce qu'on aurait alors ce prince à bon marché. Il mandait que la seule proposition d'y faire intervenir le roi de Prusse alarmerait les Impériaux au point de renverser les bonnes dispositions où les offices du roi d'Angleterre avaient mis l'empereur pour le régent; que ses ministres avaient déjà dit que, s'ils s'apercevaient que le régent voulût comme les forcer par les alliances qu'il contracterait dans l'empire, ils rejetteraient toute proposition et prendraient tout autre parti plutôt que de subir la loi qu'on leur voudrait imposer, parce que enfin l'empereur ne s'était rendu aux instances du roi d'Angleterre que par considération pour lui, et non par la nécessité de ses affaires; qu'il était même persuadé que, demeurant libre de tout engagement et attendant tranquillement les occasions favorables de faire valoir ses prétentions, il trouverait des avantages plus grands qu'en se pressant de traiter; qu'il fallait donc suivre le sentiment de ces ministres de Vienne, achever premièrement l'alliance avec la France et convenir après, de concert, du choix des princes qu'il serait à propos d'y faire entrer. Alors l'empereur ne s'opposerait pas à mettre le roi de Prusse dans ce nombre, s'il se gouvernait bien, mais qu'il fallait compter que l'empereur romprait toute négociation, si l'Angleterre et la Hollande insistaient à comprendre quelque autre puissance dans l'alliance avant qu'elle fût signée. Les intentions du roi de Prusse étaient également suspectes à Vienne et à Londres, parce que son caractère était également connu dans les deux cours.

Ce prince, uniquement occupé de son intérêt, embrassait tous les moyens propres à y parvenir. Souvent il se trompait dans le choix; mais la route qu'il croyait la plus sûre était d'exciter les troubles dans l'Europe. Il se flattait d'être assez habile pour en profiter, et dans cette confiance, il entreprenait légèrement et se désistait encore plus légèrement lorsqu'il craignait le péril ou l'engagement qu'il avait pris. La crainte était ce qui agissait le plus sur lui. Il n'était pas difficile, surtout à l'empereur, d'user de ce moyen pour le contenir. Il tremblait à la moindre menace de Vienne, et la moindre apparence de faveur de cette cour aurait pu rompre les traités les plus solennels qu'il aurait faits. Ce prince, lié avec la France, ne cessait de protester à Vienne qu'il était dévoué à la maison d'Autriche. Absolument détourné, comme on l'a vu, par ses ministres de venir en France pendant que le czar y était, il avait fait dire à l'empereur que la crainte de lui déplaire avait rompu son voyage. Ainsi on conseillait au régent d'abandonner la pensée de faire entrer le roi de Prusse dans le traité comme un projet inutile, en ce que l'accession de ce prince ne fortifierait pas l'union qu'il s'agissait de former avec l'empereur, et dangereux en ce que les instances que Son Altesse Royale continuerait en faveur du roi de Prusse seraient à Vienne un sujet d'ombrage et de jalousie qu'il serait difficile de dissiper. C'est ce que disaient les ministres les plus confidents du roi d'Angleterre, les Allemands surtout, qui avaient beaucoup de complaisance pour l'empereur, lequel n'y répondait pas avec la même franchise.

Il était bien aise que le roi d'Angleterre, comme prince de l'empire, eût besoin de lui, pour conserver les États usurpés sur la Suède, et il le voulait tenir toujours dans sa dépendance. Saint-Saphorin crut même s'apercevoir que cette cour était fâchée que les offices du régent eussent contribué à la sortie des troupes moscovites du Mecklembourg, parce qu'elle aurait cru profiter de leur plus long séjour pour disposer encore plus aisément du roi d'Angleterre.

Ce prince avait demandé à l'empereur de faire sortir des Pays-Bas les partisans du Prétendant. L'empereur le lui avait promis. Cependant il restreignit ses ordres aux principaux chefs, et il en écrivit même si faiblement au marquis de Prié, que les ministres d'Angleterre ne lui en surent nul gré, et qu'ils crurent que plus la France abandonnait ce malheureux prince, plus l'empereur lui était favorable. Cela ne refroidit pas néanmoins les ménagements du roi d'Angleterre pour l'empereur. Ses ministres, surtout les Allemands, engagèrent la nation Anglaise à lui payer les restes des subsides dus de la guerre précédente. Le projet était de lui faire donner sous ce prétexte cent mille livres sterling. L'empereur prétendait que la dette se montait bien plus haut. Les Anglais qui n'étaient pas dans le ministère soutenaient au contraire que la nation n'en devait rien, et ils traitaient de fort étranges les demandes que faisait l'empereur d'être payé d'un reste de subsides d'une guerre dont il avait seul profité, et que l'Angleterre avait faite uniquement pour l'intérêt de la maison d'Autriche. Les rois de Danemark et de Prusse se plaignaient de la complaisance que les Anglais avaient pour l'empereur, pendant qu'ils ne recevaient aucun payement des subsides qu'ils devaient toucher pour la guerre du nord qu'ils soutenaient actuellement de concert avec le roi d'Angleterre.

Cette complaisance n'empêchait pas que la cour de Vienne ne se plaignît, à la moindre occasion, de tout ce qui pouvait lui déplaire de la part des Anglais. Elle prétendait que le comte de Peterborough avait donné des conseils inconsidérés aux princes d'Italie. L'empereur en fit porter ses plaintes à Londres, avec des menaces de le faire arrêter s'il traversait en Italie des pays occupés par ses troupes. Peterborough reçut une réprimande et avis d'éviter d'entrer dans les États de l'empereur. Ce prince informa ses ministres en France des propositions qu'il recevait de l'Angleterre pour conserver, disait-il, la paix universelle dans l'Europe, et former une amitié plus étroite avec le régent. Mais l'avis qu'il en donna, vers le mois de juillet, au comte de Koenigseck, son ambassadeur à Paris, n'était que général. Il lui apprenait seulement que la cour d'Angleterre attendait de nouveaux avis de Paris; qu'elle ne voulait rien proposer que sur un fondement solide; qu'elle avait cependant laissé entendre que, si là cour de Madrid était trop difficile, l'ouvrage s'achèverait avec le régent à l'exclusion de l'Espagne. L'empereur ordonnait de plus à Koenigseck des assurances agréables d'entretenir avec Stairs une intelligence étroite.

Koenigseck se persuadait assez que le régent n'avait nulle part à l'entreprise de Sardaigne, et qu'il verrait avec peine une occasion de renouveler la guerre. Cependant il ne pouvait croire qu'il n'en eût pas été informé avant l'exécution. Il était vrai pourtant que le régent n'en avait eu nulle connaissance. On ne croyait pas qu'aucun prince d'Italie, non pas même le duc de Parme, eût eu part au secret si bien gardé par Albéroni. Au moins l'ignorait-il au commencement de juillet, qu'il conseillait au roi d'Espagne de tenir parole au pape sur l'envoi et la destination de sa flotte. Il l'exhortait en même temps à donner quelques marques de ressentiment de la détention de Molinez, qui était une telle infraction au droit des gens, qu'elle ne pouvait être passée sous silence, mais d'y employer des paroles, non les armes; de s'adresser aux garants de la neutralité de l'Italie, et d'exciter les autres princes de l'Europe à prendre des mesures contre les desseins de l'empereur, qu'il montrait assez, d'usurper le souverain domaine de toute l'Italie.

Ce prince s'étendait à remontrer le danger de laisser l'Italie en proie à l'empereur, qui rendrait même le roi d'Espagne vacillant sur son trône. Il disait savoir de bonne part que le comte de Gallas avait des instructions et des pouvoirs fort étendus pour faire en sorte d'assurer à l'empereur, dont il était ambassadeur à Rome, la succession du grand-duc; qu'il devait faire de grandes offres aux parents du pape; qu'il avait pouvoir de leur promettre un État en souveraineté dans la Toscane; qu'il se flattait de conduire le pape jusqu'où il voudrait par le cardinal Albane, tout autrichien, et par plusieurs autres cardinaux; que l'empereur deviendrait ainsi aisément maître des États de Toscane, où, Livourne étant compris, il se trouverait encore en état d'avoir des forces maritimes et de se rendre maître de la Méditerranée comme il le serait de l'Italie. À quoi le duc de Parme ajoutait des raisonnements puissants et qui marquaient qu'il n'avait encore aucune connaissance de ce que l'Espagne méditait sur la Sardaigne et ensuite à l'égard de l'Italie.

Le courrier qui portait de l'Escurial à Rome l'accommodement entre les deux cours arriva au commencement de juillet. Au lieu d'y causer de la joie, il mit le pape dans une colère étrange, parce que l'Espagne n'avait pas voulu annuler par un décret ceux qui avaient été précédemment faits, et que le pape prétendait blesser l'honneur du saint-siège. Il s'emporta contre Aldovrandi; dit qu'il lui avait menti dans le fond et dans la forme; s'expliqua en termes très vifs à Santi, envoyé de Parme; maintint qu'Aldovrandi lui avait offert la satisfaction qui se trouvait refusée, dont il lui avait montré la minute concertée avec Albéroni et Aubenton, sur quoi lui-même avait dressé un nouveau projet de décret, dont Aldovrandi, qui le trahissait, avait emporté la minute; lequel, malgré ses ordres les plus positifs là-dessus, venait de conclure l'accommodement sans obtenir une pièce si importante, et qu'il devait regarder comme principale. Mais ceux qui connaissaient les mouvements impétueux de sa colère n'en prirent pas une grande alarme.

Le Prétendant, prêt à quitter Rome, vint prendre congé du pape. Il savait l'accommodement signé, il crut la conjoncture heureuse, et il pressa le pape de tenir sa parole sur Albéroni, puisque les différends étaient terminés. Le contretemps était complet. Le pape répondit froidement qu'il exécuterait ses promesses, mais que les affaires avaient été si mal digérées, qu'il n'était pas encore en état de le faire. Les deux Albane déclamèrent contre Aldovrandi, et parlèrent fortement contre lui à Acquaviva.

Ce cardinal, ayant appris qu'il y aurait consistoire le lundi suivant, voulut avoir auparavant une audience du pape, qui la lui donna. Le pape y parut content du roi et de la reine d'Espagne et d'Albéroni, mais outré contre Aldovrandi. Acquaviva le défendit. Il fit convenir le pape que l'écrit signé entre son nonce et Albéroni était le même qu'il avait donné à ce nonce. Les plaintes les plus vives tombèrent sur l'omission du décret. Plus le pape montra de colère, plus Acquaviva le pressa de déclarer Albéroni cardinal au consistoire du lendemain. Le pape, pressé, s'en tira par alléguer que le temps était trop court, et qu'il n'y aurait point de consistoire. C'était ce qu'Acquaviva voulait, parce que, n'espérant pas que la promotion d'Albéroni y fût faite, son but avait été d'éloigner le consistoire, et cependant le pape s'engageait à n'en point tenir sans contenter en même temps le roi d'Espagne.

Toutefois, il forma une congrégation de cardinaux pour avoir leur avis sur l'accommodement. Ils conclurent que le roi d'Espagne avait fait tout ce qui dépendait de lui pour satisfaire le pape, qui par conséquent ne pouvait se dispenser d'accomplir la parole qu'il lui avait donnée; mais, suivant la maxime des cours de flatter le maître aux dépens du ministre absent et indéfendu, ils blâmèrent unanimement Aldovrandi. Ses amis n'en furent pas fort émus, et moins encore de la colère du pape. Ils connaissaient la légèreté des promesses et des menaces de Sa Sainteté, et combien il les oubliait promptement et entièrement, et consolèrent le nonce sur ce principe qu'il connaissait comme eux.

Quoique persuadé de cette vérité, Aldovrandi était inquiet des résolutions que prendrait le pape quand il serait instruit que le roi d'Espagne avait refusé de passer ce décret qu'il désirait. Un autre sujet d'agitation était l'entreprise que l'escadre d'Espagne allait faire, dont le public ignorait encore l'objet, et dont il parlait fort diversement. Le nonce, à dessein de servir Albéroni, appuyait l'opinion de ceux qui la croyaient destinée pour Oran, et se fondait sur une lettre mystérieuse, mais consolante, qu'il avait reçue de lui sur l'objet de cette escadre. Ainsi trompé par ce ministre tout puissant, ou de concert avec lui, il donnait pour véritable tout ce qu'il paraissait lui confier. Il assura le pape, sur sa parole, que si elle était destinée contre la Sardaigne, ou si elle pouvait causer quelque préjudice au repos de l'Italie, l'entreprise était certainement formée contre le sentiment et l'avis d'Albéroni; qu'il s'y était particulièrement opposé à cause du grand préjudice qu'en recevrait le duc de Parme. Il ajoutait que, s'en étant voulu plus éclaircir, il s'était adressé à Daubenton qui lui avait répondu qu'il ne s'était jamais mêlé des vaisseaux du roi d'Espagne, qu'il avait seulement donné toute son attention à l'accommodement entre les deux cours.

Quoique cet armement eût coûté fort cher, qu'on y eût embarqué un nombre de troupes assez considérable, que dix galères l'eussent joint à Barcelone, ces préparatifs ne suffisaient pas pour exécuter les grands desseins qu'on attribuait à l'Espagne sans le secours d'autres princes et la connivence de plusieurs. Cette vérité multipliait les raisonnements des politiques. Les uns croyaient l'entreprise concertée avec la Hollande, même avec l'Angleterre, fondés sur l'intimité qui se remarquait entre Albéroni et les ministres que ces puissances tenaient à Madrid. Avec cette supposition de leur jalousie des desseins de l'empereur, ils jugeaient que l'Espagne, ou gagnerait un royaume, ou, ne réussissant pas, se retrouverait au même état qu'auparavant. Le ressentiment de l'empereur inutile contre elle ne pouvant retomber que sur l'Italie, peu de gens pensaient que la France y prît part; on la jugeait plus occupée de ses affaires domestiques qu'à se mêler d'affaires qui lui étaient étrangères, et qui étaient capables de l'entraîner dans une nouvelle guerre. Enfin, la plupart jugeaient que le projet était communiqué au roi de Sicile, qui agirait de concert avec d'autres princes d'Italie dans la même ligue.

L'ambassadeur de ce prince à Madrid en pensait bien différemment; il était persuadé que l'entreprise regardait plus la Sicile que la Sardaigne, et se fondait sur l'impénétrable secret qui en couvrait les desseins, Patiño et don Miguel Durand, secrétaire d'État pour la guerre, étant les deux seuls dont Albéroni se fût servi. Lorsque l'affaire éclata Aldovrandi et Mocenigo, destiné ambassadeur de Venise, allèrent trouver Albéroni au Prado à qui ils représentèrent fortement les malheurs qu'il allait attirer sur l'Italie s'il donnait à l'empereur un sujet légitime de rompre la neutralité. Albéroni leur répondit seulement qu'il était étonné de voir deux hommes aussi consommés ajouter foi aux chansons de Madrid, et les assura que l'escadre était destinée et serait employée au service du pape et de la république. Tous deux se contentèrent de cette réponse.

Enfin, la nouvelle de l'entreprise devenue publique, à n'en pouvoir plus douter, elle fut universellement blâmée et ses suites prédites comme funestes à l'Europe. Le secrétaire d'Angleterre s'éleva tellement contre, à Madrid, qu'il effaça tout soupçon de concert avec l'Angleterre. Riperda en fit autant d'abord, mais il changea depuis. Les ministres étrangers disaient tout haut qu'Albéroni ne se souciait pas d'allumer une nouvelle guerre pourvu qu'il rendît son nom glorieux.

Ce premier ministre aurait bien désiré que sa promotion eût précédé la publicité de son entreprise; mais voyant qu'elle ne pouvait plus se différer, il tâcha d'y préparer et de gagner des suffrages en se plaignant hautement de l'arrêt de la personne de Molinez. On peut se souvenir de l'indifférence qu'il avait eue là-dessus, du mépris qu'il avait témoigné du grand inquisiteur, qu'il n'appelait que solemnissima bestia. Mais il lui convenait alors de se récrier sur cette violence, comme de la continuation des outrages que les Impériaux n'avaient cessé de faire au roi d'Espagne, dont il serait enfin contraint de se venger malgré sa répugnance, par rapport au repos de l'Europe. Il paraphrasait ce texte, et y ajoutait qu'il en souffrirait en son particulier, parce qu'il prévoyait que les mesures prises pour son chapeau en seraient rompues, sur quoi il s'expliquait en style d'ancien Romain. Il se complaisait d'avoir rétabli la marine d'Espagne en si bon état, n'en ayant trouvé aucune, surtout des magasins de Cadix, qu'il publiait être plus remplis que ne l'étaient ceux de Brest, Toulon et Marseille. À quoi il ajoutait toutes sortes d'utiles vanteries.

Aldovrandi le servait à Rome en tâchant d'y persuader que l'entreprise regardait Oran. Il trouvait les préparatifs trop grands pour la Sardaigne, insuffisants pour Naples et la Sicile. Il en concluait pour Alger, et se rabattre après sur Oran; et n'osant plus amuser le pape que cette escadre irait au Levant, il le flattait au moins qu'elle allait tomber sur les Barbaresques.

Del Maro, de plus en plus persuadé par la profondeur du secret que cet orage regardait la Sicile, cherchait des voies détournées pour en avertir son maître, persuadé que toutes ses lettres étaient interceptées, et que sa maison était environnée d'espions. Il fit passer un courrier à Turin, qui lui revint à Madrid malgré toutes les précautions dont la nature, qui allait à la violence, confirma tous ses soupçons.

Le duc de Parme méritait d'être distingué des autres princes, parce qu'il était à la reine d'Espagne et par ce qu'Albéroni lui devait, qui était encore son ministre à Madrid. Il sut donc enfin sous le dernier secret la véritable destination de l'escadre d'Espagne. Il donna tous les avis qu'il put pour en faciliter les desseins. Il avertit que les préparatifs de Barcelone avaient jeté les ministres impériaux à Naples dans la consternation; qu'ils connaissaient parfaitement leur faiblesse si le royaume était attaqué, et le voeu général des grands et des peuples d'être délivrés du joug des Allemands; qu'un des ces ministres avait avoué que l'enlèvement de Molinez était insoutenable, que c'était une infraction manifeste de la neutralité d'Italie, et qu'elle aurait de fâcheuses suites. Le vice-roi, qui ne voulait pas montrer leur agitation commune, avait donné des ordres secrets de fortifier plusieurs places, et redoubla de soins pour la sûreté du royaume. La justice y était abolie, le négoce cessé, l'administration et les gouvernements en vente au plus offrant. Le désespoir y était, et les voeux peu retenus de voir paraître l'escadre espagnole, et le roi d'Espagne était fortement exhorté de profiter de cette conjoncture pendant la campagne de Hongrie. Le duc de Parme appuyait de toutes ses forces l'avis de la conquête de Naples, par la crainte qu'il avait de la puissance et des desseins de l'empereur. Il prétendait qu'elle était facile, et n'avoir qu'à s'y présenter pour opérer une révolution subite; qu'une fois faite, elle se conserverait aisément parce que les princes d'Italie, gémissants et tremblants sous l'autorité de l'empereur, concourraient tous à la défense quand ils se verraient soutenus, surtout le roi de Sicile, certain de la haine que l'empereur lui avait jurée, et les Vénitiens enveloppés de tous côtés par les États de l'empereur; que le pape serait le premier à s'engager, auquel il exhortait le roi d'Espagne de donner promptement la satisfaction à laquelle il se bornait. Ce n'était plus ce décret refusé par l'Espagne, mais une simple lettre secrète du roi d'Espagne à lui, par laquelle il désavouerait, non pas le livre que le duc d'Uzeda avait fait imprimer il y avait quelques années, mais la partie seulement de ce livre qui contenait des choses injurieuses à sa personne; et comme le duc de Parme cherchait à plaire au pape et à lui faire voir son crédit à Madrid, il demandait que cette lettre lui fût adressée pour la faire passer entre les mains de Sa Sainteté.

Enfin le pape, ne pouvant plus résister aux menaces du roi d'Espagne et à la frayeur de la vengeance d'Albéroni, le fit cardinal le 12 juillet. Cette promotion ne fut approuvée de personne lorsqu'elle fut déclarée au consistoire. Aucun cardinal ne loua le nouveau confrère. Quelques-uns la désapprouvèrent ouvertement, entre autres Dadda, Barberin, Borromée, Marini. Giudice y dit qu'il ne pouvait y consentir en sûreté de conscience, et le cardinal de Schrottembach, ministre de l'empereur, ne se trouva pas au consistoire. Toutes ces choses furent interprétées diversement. Ce qui est vrai, c'est que Giudice avait dressé une partie d'opposition qui dans la crise lui manqua tout net, et qu'Acquaviva, qui ne l'aimait pas et qui voulait plaire en Espagne, n'y laissa pas ignorer.

Le roi d'Angleterre était fort mal à son aise au milieu de sa cour. Parmi tous ses ménagements pour l'empereur, on prétendait qu'il avait personnellement plus d'éloignement que d'amitié pour lui; qu'il était entraîné par ses ministres allemands, dévoués à la cour de Vienne pour en obtenir des grâces pour eux et pour leurs familles, et en opposition fréquente avec les ministres anglais, qui ne se contraignaient à leur égard sur l'aversion et le mépris que lorsque quelque intérêt particulier les engageait à vouloir plaire au roi leur maître. Ce prince venait d'avoir le dégoût, malgré ses efforts, de voir sortir avec honneur et justice le comte d'Oxford de l'accusation capitale intentée contre lui, et la division s'accroître entre les gens qui lui étaient les plus attachés. Elle augmentait sans cesse entre lui et le prince de Galles, et s'il ne le pouvait ramener à lui par la douceur, il avait résolu d'user de rigueur et d'éloigner de lui ceux qui, dans le parlement, avaient voté contre le général Cadogan. C'était là un autre point de discorde qui intéressait la nation, laquelle, aussi bien que le prince, prétendait que la prérogative royale ne s'étendait pas jusque-là.

La haine entre le père et le fils éclatait jusque dans les moindres choses. Elle devint tout à fait publique à l'occasion d'une revue d'un régiment qui portait le nom du prince, dont le roi ne voulut pas s'approcher que le prince, qui était à la tête en habit uniforme, ne se fût retiré. Il obéit et dit en s'en allant que ce coquin de Cadogan en était cause.

Parmi ces inquiétudes Georges en avait beaucoup de l'entreprise de l'escadre d'Espagne, dont il n'avait aucune connaissance, et dont il en cherchait vainement par Monteléon, qui en était lui-même en parfaite ignorance. On y était aussi très attentif en Hollande, mais avec moins d'intérêt qu'en Angleterre, parce que la république n'en avait rien à craindre et n'était obligée par aucun traité de secourir l'empereur, et qu'il ne lui était pas inutile qu'il survint des embarras à ce prince qui le rendissent plus traitable et plus facile à terminer ce qui restait de différends à régler sur la Barrière. On s'y apercevait même déjà d'un grand et prompt changement de ton là-dessus du baron de d'Heems, envoyé de l'empereur à la Haye.

Beretti s'applaudissait de cette douceur nouvelle. Il l'attribuait aux soins qu'il avait pris d'ouvrir les yeux aux Hollandais sur le danger des desseins et de la puissance de l'empereur, et de seconder, au contraire, ceux du roi d'Espagne. Il assurait ce prince que la moitié de l'Angleterre lui désirait un bon succès, moins à la vérité par affection que pour le plaisir de voir l'embarras du gouvernement d'Angleterre sur le parti qu'il aurait à prendre, et Beretti se persuadait toute bonne volonté de la part des États généraux; il les croyait même peu contents de remarquer tant d'attachement du roi d'Angleterre pour l'empereur, et il comptait que les plaintes qu'il s'attendait de recevoir de leur part sur l'entreprise de l'Espagne ne seraient qu'accordées à la bienséance et aux clameurs des Impériaux. Cet ambassadeur d'Espagne n'oubliait rien pour donner à sa cour de la confiance aux dispositions des Hollandais pour elle, et tout ce qu'il pouvait de défiance de celles de la cour d'Angleterre pour détourner la négociation d'être portée à Londres, où il craignait qu'elle tombât entre les mains de Monteléon, et pour la faire ouvrir au contraire à la Haye, dans l'espérance qu'elle n'y sortirait pas des siennes. Il conseillait aussi de faire quelque réponse aux propositions que l'Angleterre lui avait faites, pour éviter le reproche de ne vouloir point de paix avec l'empereur, dont il était persuadé que les prétentions paraîtraient si déraisonnables, qu'il serait très facile de faire tomber sur lui ce même reproche.

Le silence de Madrid était mal interprété à Paris, à la Haye, à Londres. L'envoyé d'Angleterre à la Haye s'en plaignit à Beretti et Duywenworde aussi. Il pressait donc Albéroni de lui prescrire quelque réponse à Stanhope, non plus en espérance de négocier, mais pour faire cesser le démérite du refus de s'expliquer. Il ne comptait nullement sur le succès de la négociation; il représentait, au contraire, que l'objet principal de tout l'ouvrage était de travailler pour les intérêts du régent, de l'Angleterre et de l'empereur, sous le nom du roi d'Espagne et sous prétexte d'agir en sa faveur. Il était aussi très embarrassé des questions sur la véritable destination de l'escadre espagnole, dont il ne savait rien.

Monteléon n'était pas à Londres dans une moindre presse, ni dans une moindre ignorance là-dessus. Il apprit par les ministres d'Angleterre que le régent avait dit à Stairs et à Koenigseck que l'entreprise regardait Naples, et que, la France étant garante de la neutralité d'Italie, Son Altesse Royale avait dépêché à Madrid, pour savoir les intentions de Sa Majesté Catholique. Wolckra, envoyé de l'empereur à Londres, et Hoffmann, qui y était depuis longtemps de sa part en qualité de résident, demandèrent tous deux l'assistance du roi d'Angleterre comme garant de la neutralité d'Italie, et comme engagé par le dernier traité à secourir l'empereur, s'il était attaqué dans ses États ; mais les ministres d'Angleterre suspendirent la réponse.

Peterborough se disposait alors à passer en Italie. Quelques-uns crurent que ce voyage cachait quelque mystère ; mais ni le roi d'Angleterre ni pas un de ses ministres ne se fiaient en lui ; pas un des partis n'avait pour lui ni estime ni confiance. Bien des gens crurent que son but était de se faire considérer par les cours de l'empereur et de France, en les informant de ce qu'il pourrait pénétrer réciproquement de chacune. On lui rendait justice sur l'esprit et le courage, dont il avait beaucoup, même trop, et que toutes ses idées allaient à le mettre dans l'embarras, lui et ceux qu'il pouvait engager dans ses vues.

Cependant on ignorait également à Paris, à Londres et à Vienne, le véritable dessein du roi d'Espagne. Patiño était seul dans le secret du cardinal Albéroni ; et le marquis de Lede, chef des troupes embarquées, ne devait ouvrir ses ordres qu'en mer. Ainsi les raisonnements étaient infinis sur le but de cette expédition. Outre les propos généraux que tenait Albéroni, e fort obscurs, il fit dire précisément au Pensionnaire qu'il fallait que la Hollande choisît ou d'unir ses forces à celles de l'empereur contre l'Espagne, ou au roi d'Espagne pour donner l'équilibre à l'Europe, en commençant par l'Italie. Il avouait à ses amis que, si sa promotion au cardinalat n'avait pas été déclarée le jour même qu'elle la fut, il aurait lieu de la regarder comme fort éloignée ; mais qu'ayant obtenu ce qu'il désirait, les considérations particulières ne l'empêcheraient plus d'agir pour la gloire et les intérêt du roi son maître (vérité digne de servir de leçon aux rois). Acquaviva et d'autres encore l'exhortaient à profiter de la conjoncture pour venger l'Espagne du mépris et de la mauvaise foi de la maison d'Autriche, et de l'enlèvement de Molinez.

Gallas, ambassadeur de l'empereur à Rome, ne tarda pas à se plaindre fortement au pape que le roi d'Espagne employait l'indult qu'il lui avait accordé sur le clergé, non contre les Turcs, mais pour faire la guerre à l'empereur; et s'étendit sur des projets qui attentaient à la neutralité de l'Italie. Le pape répondit qu'il n'avait point encore à se plaindre du roi d'Espagne, qui lui avait promis un secours maritime contre les Turcs; qu'il n'était pas en droit de trouver mauvais qu'après avoir exécuté sa promesse, l'escadre s'employât à quelque chose d'utile à son service; et qu'à l'égard de la neutralité d'Italie, il n'en pouvait rien dire, parce que jamais on ne lui avait fait part du traité pour l'établir; qu'il était vrai que le roi d'Espagne lui avait offert de ne point inquiéter l'empereur pendant la guerre de Hongrie, mais avec une condition réciproque, que l'empereur avait refusée. Gallas, court de raisons, mais qui connaissait le terrain, répondit par des menaces que l'empereur ferait incessamment une trêve avec les Turcs, et qu'il enverrait quarante mille hommes en Italie, dont l'État ecclésiastique et celui de Parme entendraient parler les premiers.

Il n'en fallait pas tant pour effrayer le pape. Aussitôt après l'audience, il manda l'envoyé de Parme, et le conjura de dépêcher à l'instant un courrier à Madrid, d'y représenter vivement le péril imminent où le duc de Parme se trouvait exposé, et de n'y rien oublier pour détourner toute entreprise capable de troubler le repos de l'Italie.

Outre ces menaces, les projets de la cour de Vienne inquiétaient cruellement les princes d'Italie, et faisaient trembler les Vénitiens, environnés en terre ferme par les États et les troupes de l'empereur, qui voulait encore se rendre maître de leurs mers par de nouveaux ports dans le golfe Adriatique, et les assujettir par les forces maritimes qu'il se proposait d'y établir. On disait de plus qu'il prétendait mettre dans Livourne une garnison allemande, et qu'il avait fait demander des subsides au grand-duc en des termes de la dernière hauteur. D'autre part, les ministres du roi d'Espagne l'avertissaient que l'empereur persistait toujours dans la maladie de retourner en Espagne, par conséquent de la nécessité de le prévenir.

Au contraire, Rome redoublait ses instances pour détourner le roi d'Espagne de toute entreprise sur l'Italie, et ri oubliait aucune raison d'honneur, d'intérêt ni de conscience. Mais le pape parlait à un sourd qui, ne craignant plus rien de sa part depuis qu'il en avait reçu le chapeau, s'inquiétait peu de ses exhortations et de ses menaces.

Stairs s'était déchaîné à Paris contre Albéroni à l'occasion de l'entreprise, quoique encore ignorée pour le lieu. Albéroni lui rendait la pareille, et disait que le roi d'Espagne demanderait justice au roi d'Angleterre de cet homme vendu à l'empereur. Albéroni ne voulait plus écouter les sollicitations de l'Angleterre d'envoyer un ministre à Londres travailler à la paix avec l'empereur, par la médiation de la France et de l'Angleterre. Il trouvait que cette démarche ne se pouvait faire avec honneur, que l'affaire était sans lueur ni apparence de succès, vision ou piège de la cour de Vienne. Il disait que l'offre d'assurer la succession de Parme aux enfants de la reine, tandis que le duc de Parme et son frère n'étaient ni vieux, ni hors d'espérance d'avoir des enfants, troublerait plutôt l'Italie qu'elle n'apporterait d'avantage à ces princes collatéraux. On était à la fin d'août sans être plus éclairci; mais on ne doutait plus qu'il ne s'agît de la Sardaigne.

Aldovrandi, pour faire sa cour au cardinal Albéroni, publiait que l'entreprise se faisait contre son avis, qu'il s'y était opposé en vain, qu'il avait eu la sage précaution d'en conserver les preuves; que, voyant enfin qu'il ne la pouvait empêcher, il avait au moins détourné le plus grand mal, et fait résoudre la Sardaigne pour préserver l'Italie. Il fallait nommer l'auteur d'un conseil dont Albéroni voulait se défendre. Sur sa parole Aldovrandi répandit que c'était le conseil d'État dont l'emportement avait été extrême. Sur la même foi, que ce nonce prétendait très sincère, il donnait les Hollandais pour favoriser sous main l'entreprise, pour occuper l'empereur loin des Pays-Bas.

L'Angleterre ne laissait pas seulement soupçonner ses intentions. Ses embarras domestiques faisaient juger que son intérêt la portait à voir avec beaucoup de peine l'Europe prête à s'embraser de nouveau.

Pour la France, elle s'était expliquée. Le duc de Saint-Aignan avait représenté que le roi, garant de la neutralité d'Italie, ne pouvait approuver une entreprise qui y contrevenait. Il avait excité le nonce de solliciter le pape d'employer les offices de père commun; enfin il avait essayé de toucher par la fâcheuse situation du duc de Parme, à qui l'empereur demandait hautement de fortes contributions. Ce prince manquait d'argent. Il avait inutilement recours à l'Espagne, qu'il exhortait toujours, et avec aussi peu de succès, de donner au pape la dernière satisfaction qu'il désirait, sur le livre du duc d'Uzeda dont on a parlé. Del Maro ne cessait d'avertir son maître que l'entreprise regardait la Sicile; et les ministres d'Angleterre, de Hollande et de Venise à Madrid, s'épuisaient en inquiétudes et en raisonnements.

CHAPITRE V. §

L'Espagne publie un manifeste contre l'empereur. — Déclaration vague de Cellamare au régent. — Efforts d'Albéroni pour exciter toutes les puissances contre l'empereur; veut acheter des vaisseaux dont il manque; en est refusé. — Ses bassesses pour l'Angleterre inutiles. — Singulières informations d'Albéroni sur Riperda. — Cet ambassadeur cru vendu à Albéroni et soupçonné de vouloir s'attacher au service du roi d'Espagne. — Aldovrandi cru, à Rome et ailleurs, vendu à Albéroni. — Artifices de ce dernier sur son manque d'alliés. — Ses offres à Ragotzi. — Fureur d'Albéroni contre Giudice. — Crainte et bassesse de ses neveux. — Le roi d'Espagne défend à ses sujets de voir Giudice à Rome et tout commerce avec lui. — Point de la succession de Toscane. — Manèges des ministres hanovriens pour engager le régent à s'unir à l'empereur. — L'Angleterre désire la paix de l'empereur et de l'Espagne, et veut envoyer faire des efforts à Madrid. — Ruses à Londres avec Monteléon. — Soupçons et vigilance de Koenigseck à Paris. — Entreprise sur Ragotzi sans effet. — Les Impériaux lui enlèvent des officiers à Hambourg. — Baron de Goertz mis en liberté. — Le czar plus que froid aux propositions du roi d'Angleterre, lequel rappelle ses vaisseaux de la mer Baltique. — Situation personnelle du roi d'Angleterre avec les Anglais. — Il choisit le colonel Stanhope, cousin du secrétaire d'État, pour aller en Espagne. — Visite et singulier conseil de Châteauneuf à Beretti. — Sentiment des ministres d'Angleterre sur l'entreprise de l'Espagne en soi. — Wolckra rappelé à Vienne; Penterrieder attendu à Londres en sa place pour y traiter la paix entre l'empereur et l'Espagne avec l'abbé Dubois. — Artifices de Saint-Saphorin auprès du régent de concert avec Stairs. — Vaine tentative de l'empereur pour de nouveaux honneurs à son ambassadeur en France. — Inquiétude de l'Angleterre; ses soupçons du roi de Sicile. — Misérables flatteries à Albéroni. — Cellamare excuse et confie le secret de l'entreprise de l'Espagne au régent; dont la réponse nette ne le satisfait pas. — Nouveau complot des Impériaux pour se défaire de Ragotzi, inutile. — Sèche réponse des ministres russiens aux propositions de l'Angleterre. — La flotte espagnole en Sardaigne. — Le pape, effrayé des menaces de Gallas, révoque les indults accordés au roi d'Espagne; lui écrit une lettre à la satisfaction des Impériaux; désire au fond succès à l'Espagne; offre sa médiation. — Misérables flatteries à Albéroni. — Il fait ordonner à Giudice d'ôter les armes d'Espagne de dessus la porte de son palais à Rome. — Sa conduite et celle de ses neveux. — Victoire du prince Eugène sur les Turcs. — Il prend Belgrade, etc. — Soupçons de l'empereur à l'égard de la France. — Entreprise inutile sur la vie du prince Ragotzi. — Deux François à lui arrêtés à Staden. — Scélératesse de Welez. — Artifices de l'Angleterre et de Saint-Saphorin pour lier le régent à l'empereur, et en tirer des subsides contre les rois d'Espagne et de Sicile. — Artifices du roi de Prusse auprès du régent sur la paix du nord. — Goertz à Berlin; y attend le czar. — Propositions de ce ministre pour faire la paix de la Suède. — Soupçons du roi de Prusse à l'égard de la France, à qui il cache les propositions de Goertz. — Hasard à Paris qui les découvre. — L'Angleterre liée avec l'empereur par des traités précis, et craignant pour son commerce de se brouiller avec l'Espagne, y envoie par Paris le colonel Stanhope. — Objet de cet envoi, et par Paris. — Artifices de l'Angleterre pour unir le régent à l'empereur. — Georges et ses ministres en crainte du czar et de la Prusse, en soupçon sur la France. — Leur haine pour Châteauneuf. — Bolingbroke secrètement reçu en grâce par le roi d'Angleterre. — Opiniâtreté d'Albéroni. — Leurres sur la Hollande. — État et suite de la vie de Riperda. — Venise se déclare pour l'empereur. — Colère d'Albéroni. — Ses étranges vanteries et ses artifices pour se faire un mérite de se borner à la Sardaigne cette année, sentant l'impossibilité de faire davantage. — Sa fausseté insigne à Rome. — Embarras et conduite artificieuse et opiniâtre d'Albéroni. — Sa réponse à l'envoyé d'Angleterre. — Albéroni se fait un bouclier d'un équilibre en Europe; flatte bassement la Hollande; n'espère rien de l'Angleterre. Plan qu'il se propose pour objet en Italie; il le confie à Beretti et lui donne ses ordres en conséquence. Propos d'Albéroni; vanteries et fourberies insignes et contradictoires. Conduite d'Aubenton et d'Aldovrandi, qui lui sont vendus pour leur intérêt personnel. Les Impériaux demandent qu'Aldovrandi soit puni; effrayent le pape. Il révoque ses indults au roi d'Espagne; lui écrit au gré des Impériaux; en même temps le fait ménager et adoucir par Aldovrandi, à qui il écrit, et à Daubenton, de sa main. Frayeurs du duc de Parme, qui implore vainement la protection du pape et le secours du roi d'Espagne. Plaisant mot du cardinal del Giudice au pape. Le pape dépêche à Vienne sur des propositions sauvages d'Acquaviva, comptant sur le crédit de Stella qui voulait un chapeau pour son frère. Molinez transféré du château de Milan dans un des collèges de la ville. Vastes projets d'Albéroni, qui en même temps sent et avoue sa faiblesse. Propos trompeurs entre del Maro et Albéroni. Ses divers artifices. La Hollande inquiète est touchée de l'offre de l'Espagne de reconnaître sa médiation. Cadogan à la Haye; son caractère. Ses plaintes, sa conduite. Inquiétude de l'Angleterre sur le nord. Ses ministres détrompés sur le régent, reprennent confiance en lui; font les derniers efforts pour faire rappeler Châteauneuf. Substance et but du traité entre la France, le czar et la Prusse. Abbé Dubois à Londres et le colonel Stanhope à Madrid. Le czar parti de Berlin sans y avoir rien fait ni voulu écouter sur la paix du nord. Le roi de Prusse réconcilié avec le roi d'Angleterre, cherche à la tromper sur la paix du nord; se plaint de la France, qui le contente. Poniatowski à Paris; confident du roi de Suède, consulté par Kniphausen, lui trace le chemin de la paix du nord. Ardeur du roi d'Angleterre, et sa cause, pour pacifier l'empereur et l'Espagne qui ne s'en éloigne pas. Sentiment de Monteléon sur les Anglais. Sa situation redevenue agréable avec eux. Caractère du roi d'Angleterre et de ses ministres. Bassesse du roi de Sicile pour l'Angleterre, inutile. Son envoyé à Londres forme une intrigue à Vienne pour y réconcilier son maître. Opinion prétendue de l'empereur sur le régent et sur le roi de Sicile. Crainte publique des princes d'Italie. Sages pensées de Cellamare. Avis envenimés contre la France de Welez à l'empereur. Conseils enragés de Bentivoglio au pape, qui fait entendre qu'il ne donnera plus de bulles sans conditions et précautions.

Enfin le moment arriva d'éclaircir l'Europe. L'Espagne fit publier par ses ministres dans les cours étrangères, un manifeste contenant les raisons qui l'engageaient d'attaquer l'empereur, et de tourner ses armes sur la Sardaigne, au lieu de joindre sa flotte à l'armée chrétienne, comme elle avait fait l'année précédente, et comme elle l'avait promis et résolu encore pour cette aimée. Ce manifeste rappelait tous les manquements de parole, les déclamations injurieuses, le détail de tout ce qui s'était passé depuis le traité d'Utrecht, jusqu'à l'enlèvement du grand inquisiteur par les Impériaux. Il finissait en montrant la nécessité où l'honneur et toutes sortes de raisons obligeaient le roi d'Espagne de se venger. Cellamare, avec ce manifeste, reçut ordre de déclarer au régent que la conquête de la Sardaigne n'empêcherait pas le roi d'Espagne de donner à l'Europe l'équilibre nécessaire à sa sûreté, lequel était impossible tant que l'empereur conserverait la supériorité qu'il avait en Italie. Albéroni n'oubliait rien pour faire peur à toutes les puissances de celle de l'empereur, qui voulait tout envahir, et qui n'avait ni règle, ni parole, ni justice, et qui n'entrevoit jamais sincèrement dans aucune négociation de paix, quoiqu'il en voulût amuser l'Espagne par artifice, par l'intervention de la Hollande et de l'Angleterre, et avec lequel il n'y avait plus d'autre parti que celui de se bien préparer à faire la guerre. La Sardaigne, en effet, n'était qu'un essai. Albéroni prétendait bien avoir une armée plus considérable l'année suivante, et plus de forces sur mer. Mais le temps était court, sa marine ne répondait pas à ses desseins. Il voulut acheter des navires en Hollande et en Angleterre, et il en fut refusé. Néanmoins il la ménageait beaucoup. Il lui offrit de cesser tout commerce avec le Prétendant, et de faire incessamment avec les Anglais un traité de commerce à leur satisfaction.

On le croyait sûr de la Hollande. Riperda eut la sotte vanité de laisser croire qu'il avait eu part au secret de l'entreprise. Les traitements qu'il recevait du roi d'Espagne confirmaient cette opinion. On savait encore qu'Albéroni s'était exactement informé en Hollande du caractère de cet ambassadeur, quoiqu'il le connût par lui-même, de son bien, de ses charges, des distinctions dont il jouissait dans sa province; et on en soupçonnait que, s'il agissait par ordre de ses maîtres, il agissait encore plus pour son intérêt, et dans la vue de s'attacher au service du roi d'Espagne.

Le nonce n'était pas moins soupçonné que lui d'être vendu à Albéroni. Tout ce qui s'était passé de publiquement intime entre eux, depuis son arrivée à l'Escurial, jusqu'à le faire loger dans son appartement, ces circonstances faisaient croire à quelques-uns que le pape était d'intelligence avec l'Espagne, à la plupart que son nonce était livré à Albéroni. Cette dernière opinion régnait à Rome, d'où le nonce recevait les reproches les plus durs.

Il était trop difficile au premier ministre d'imposer au monde sur les sentiments de l'Angleterre et de la Hollande à l'égard de son entreprise. Quoique sans alliés, il voulait pallier cette vérité, espérant que [ce que] le roi de Suède pensait là-dessus était moins démêlé. Il essaya d'en profiter pour laisser croire que ce prince était de concert avec l'Espagne.

Pour la France, il était évident qu'elle ne voulait point de guerre, et qu'elle ne prendrait point de part à celle que l'Espagne allait faire. Mais on laissait entendre avec succès qu'elle ne serait pas fâchée de voir les principales puissances en guerre entre elles, pour avoir le temps de remédier à ses désordres domestiques.

Albéroni fut ravi du passage de Ragotzi en Turquie. Il lui promit un vaisseau pour en faire le trajet, s'il n'en pouvait obtenir un en France, et lui fit espérer des secours s'il en avait besoin dans la suite. Cette négociation passa fort secrètement par Cellamare, qui était d'autant plus attentif à plaire à Albéroni que ce cardinal était irrité au dernier point de la manière dont Giudice avait parlé au consistoire de sa promotion. Il faisait de son ressentiment celui de Leurs Majestés Catholiques, voulait persuader que la conduite de ce cardinal était également offensante pour elles et pour le pape même, protestait qu'elle aurait perdu Cellamare si son amitié personnelle pour lui n'en avait détourné le coup. Le prélat Giudice, frère de Cellamare, avait écrit avec toute la bassesse possible à Albéroni, qui résolut de faire tomber toute sa colère sur le cardinal leur oncle. Le roi d'Espagne manda donc à Acquaviva qu'il regardait désormais ce cardinal comme livré à l'empereur, et travaillant à la négociation pour assurer la possession de la Toscane à l'empereur, et un État souverain en Toscane aux neveux du pape; qu'il lui défendait de le voir, et tout commerce direct ou indirect avec lui; et lui ordonnait d'intimer la même défense à tous ses sujets et affectionnés à Rome.

Cette succession de Toscane faisait alors un grand point dans les négociations entamées pour assurer le repos de l'Europe. Les ministres hanovriens du roi d'Angleterre, étoient parvenus à faire exclure le roi de Prusse dans le traité, jusqu'à ce que la négociation fût achevée. Ce point gagné sur le régent, comme on l'a déjà vu, ces mêmes ministres, dévoués à l'empereur pour leurs intérêts particuliers de famille, firent entendre au régent, pour l'intimider, que, si la campagne de Hongrie était heureuse, la négociation qu'il avait commencée serait bien plus difficile; qu'il ne devait donc pas laisser échapper l'occasion de s'assurer l'appui de l'empereur, parce que, étant uni avec lui et avec le roi d'Angleterre, il se mettrait à couvert des entreprises des malintentionnés de France. Ils lui rendaient suspects ceux qui le détournaient de suivre cette route, comme étant des créatures de l'Espagne. Ils voulaient persuader au régent que plus ces gens-là s'acharnaient à traverser la négociation, plus il devait avoir d'empressement de la conclure; qu'il pouvait aisément le faire jusqu'à la signature, sans leur en donner connaissance, après quoi, sûr qu'il serait des principales puissances de l'Europe, rien ne l'empêcherait d'envoyer promener des ministres si opposés à une négociation si avantageuse. Dans le désir de l'avancer, l'Angleterre pressait la cour de Vienne d'envoyer à Londres le secrétaire Penterrieder, comme le seul capable de la conduire à une bonne fin. Mais il ne suffisait pas de traiter seulement avec l'empereur, il fallait obtenir le consentement de l'Espagne, puisqu'il ne s'agissait pas d'exciter une nouvelle guerre, mais d'assurer le repos de l'Europe.

Le roi d'Angleterre résolut donc d'envoyer à Madrid un homme de confiance et de poids, pour représenter au roi d'Espagne que l'Angleterre, engagée par son dernier traité avec l'empereur de lui garantir généralement tous les domaines dont il était en possession, à l'exception seulement de la Hongrie, ne pouvait s'empêcher de le secourir lorsque les armes espagnoles l'attaqueraient en Italie. On proposa pour cette commission le général Cadogan, en qui le roi d'Angleterre avait une confiance particulière, et de faire passer en même temps une escadre dans la Méditerranée, pour donner plus de force à ses discours, ou pour contenir les Espagnols, s'ils voulaient faire quelque entreprise en Italie. Stanhope, alors secrétaire d'État, feignait d'être ami particulier de Monteléon, et, sous couleur d'amitié, tous ses propos ne tendaient qu'à l'intimider sur les résolutions que le roi d'Angleterre serait obligé de prendre, et par l'engagement du traité et par les ménagements qu'il devait comme prince de l'empire, auxquels ses ministres allemands étaient fort attentifs; que quelques Anglais, des principaux même, s'y laissaient entraîner, se souciant peu du préjudice que le commerce de la nation pourrait souffrir de la rupture avec l'Espagne.

Tandis qu'il lui parlait comme ami, Sunderland lui disait les mêmes choses avec la hauteur naturelle aux Anglais. Il reprochait en termes durs à l'Espagne de vouloir allumer une guerre générale. Il l'assura qu'elle ne serait suivie de personne; que le régent déclarait vouloir maintenir la neutralité d'Italie; que l'Angleterre était dans les mêmes sentiments, et particulièrement obligée par son traité de garantie avec l'empereur; que la Hollande suivrait les traces de l'Angleterre; que, si l'Espagne comptait sur des mouvements à Naples, elle devait savoir qu'on y voudrait changer de gouvernement toutes les semaines; et que, si le roi de Sicile avait quelque part aux desseins de l'entreprise de l'Espagne, il aurait bientôt lieu de s'en repentir. On soupçonnait beaucoup en effet cette prétendue intelligence, parce qu'il n'entrait dans la tête de personne que l'Espagne seule et sans alliés entreprît d'attaquer l'empereur.

Les Impériaux, plus persuadés que personne du mauvais état de l'Espagne, travaillaient de tous côtés à en pénétrer les intelligences secrètes. La France leur était toujours suspecte. Koenigseck y redoublait d'attention pour découvrir s'il se faisait dans le royaume quelques mouvements de troupes, quelques préparatifs capables d'augmenter les soupçons. Ne trouvant rien, il se réduisait à veiller sur la conduite de Ragotzi et sur les secours qu'il pouvait espérer. Un coquin, nommé Welez, qui avait été envoyé de Ragotzi en France, s'offrit à Koenigseck. Son maître l'avait disgracié. Il promit à l'ambassadeur de l'empereur de l'informer de tout ce qu'il pourrait découvrir. Il lui donna une lettre de la princesse Ragotzi à ce prince, qu'il prétendit avoir interceptée. Il l'assura qu'il y avait un traité fait à Paris, entre le czar et Ragotzi, où les rois de Suède et de Pologne étaient compris; et que le moyen le plus sûr d'en empêcher l'effet était d'assassiner Ragotzi, passant dans l'État d'Avignon, parce qu'il n'y avait rien à craindre dans la souveraineté du pape. Il l'avertit aussi de faire arrêter à Hambourg un officier, appelé Chavigny, que Ragotzi envoyait en Pologne, et cela fut exécuté de l'autorité de l'empereur.

Les États de Gueldre, sans consulter les États généraux, rendirent, au commencement d'août, la liberté au baron de Goertz, lassés d'être les geôliers du roi d'Angleterre qui en fut très fâché, et encore plus d'une course que le czar, encore en Hollande, fit alors au Texel, qu'on crut moins de curiosité que pour conférer avec Goertz. Ce soupçon fut confirmé par la froideur que Widword, envoyé d'Angleterre, trouva dans ce monarque. L'amiral Norris, que le roi d'Angleterre lui crut agréable, et par lequel il lui fit proposer un traité de commerce et quelques projets pour la paix du nord, ne fut pas mieux reçu.

Les vaisseaux Anglais qui se trouvaient dans la mer Baltique eurent ordre de revenir dans les ports d'Angleterre. Georges voulait se trouver en état de les employer comme il le jugerait à propos, suivant les mouvements de ceux d'Espagne, en continuant néanmoins d'assurer le roi d'Espagne de la correspondance parfaite qu'il voulait entretenir avec lui. Quelques ménagements qu'il eût pour l'empereur, ses plaintes contre l'Espagne étaient froidement écoutées à Londres, d'où néanmoins, pour apaiser un peu les Impériaux, on fit partir le colonel Guillaume Stanhope, cousin du secrétaire d'État, pour aller en Espagne. Il devait d'abord passer en Hollande avec Cadogan, et le mener peut-être en Espagne; mais, outre que ce général y était fort suspect, le ministère Anglais crut en avoir besoin à Londres pour manéger dans le parlement qui devait bientôt se rassembler. Georges n'avait pu parvenir à se concilier l'affection des Anglais depuis qu'il était monté sur le trône. Ils le croyaient dévoué à l'empereur, eux l'étaient à leur commerce; et on parlait haut à Londres, à la Bourse, contre la rupture avec l'Espagne.

Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye, alla un soir trouver Beretti. Il lui dit, sous le plus grand secret, qu'il avait un conseil à lui donner, dont il était moins l'auteur que le canal. Ce conseil fut que l'Espagne ne devait pas s'alarmer des raisons ni des menaces de l'Angleterre pour l'engager à se désister de son entreprise, mais témoigner son étonnement de voir que cette couronne, après avoir si tranquillement souffert tant d'infractions de l'empereur au traité dont elle était garante, tant pour la sortie des troupes allemandes de la Catalogne que pour la neutralité d'Italie, rompît aujourd'hui le silence, et prit un ton si différent de celui dont elle avait usé à l'égard de l'empereur. Il ajouta que le roi d'Espagne devait dire que, n'ayant jamais fait de paix avec la maison d'Autriche, il se lassait enfin d'en recevoir tant d'insultes; qu'il s'étonnait de la protection qu'il semblait que le roi d'Angleterre voulait donner à la conduite de la cour de Vienne, après tous les avantages obtenus par les Anglais de Sa Majesté Catholique pour leur commerce ; mais qu'il était aisé de l'interdire, et de donner des marques de ressentiment, si cette nation continuait à favoriser les seuls ennemis de l'Espagne, qui était un argument bien fort pour les contenir.

Cela fut dit avec un air si naturel et si sincère que Beretti ne fut embarrassé que sur l'auteur du conseil, entre des membres principaux des États généraux, ou par ordre du régent. En ce dernier cas Beretti conclut que la France serait bien aise de voir l'Italie délivrée du joug de la maison d'Autriche, dont la puissance devenait formidable, et la devenait encore davantage alors par les victoires que le prince Eugène venait de remporter sur les Turcs et la prise de Belgrade. Néanmoins les ministres d'Angleterre craignaient que l'empereur ne fût attaqué en Italie. Ils dirent même à Monteléon que, si l'entreprise regardait la Toscane, même [s'il s'agissait] de mettre garnison dans Livourne du consentement du grand-duc, la conséquence en serait bien moins grande pour l'Angleterre que si elle se faisait à Naples ou en d'autres États appartenant à l'empereur. Les ministres de ce monarque à Londres ne cessaient de presser l'exécution de la garantie par des secours effectifs, avec peu de succès, soit qu'on y voulût voir celui de l'entreprise d'Espagne, ou que leurs personnes ne fussent pas agréables. Wolckra fut en ce temps-là rappelé à Vienne pour faire place à Penterrieder pour traiter la paix de l'empereur avec le roi d'Espagne, par la médiation de la France, de l'Angleterre et de la Hollande, sur le fondement des propositions faites l'année précédente à Hanovre, concertées avec l'abbé Dubois, qui depuis avait toujours suivi cette négociation, et qui devait la venir reprendre jusqu'à son entière décision.

Saint-Saphorin, qui la conduisait à Vienne pour le roi d'Angleterre, cherchait plus à se faire valoir qu'à la mener au gré du régent. Il ne chercha dans les commencements qu'à lui inspirer des défiances des personnes qui l'environnaient et qu'il pouvait consulter. Il disait que le comte de Zinzendorff lui avait souvent parlé des cabales qui se formaient contre lui, et voulait, sur ce qu'il avait tiré de ce ministre et de quelques autres à Vienne, qu'il était de l'intérêt de l'empereur de soutenir ceux du régent, dont les ennemis attachés aux maximes du gouvernement précédent voulaient exciter des brouilleries dans l'Europe, et réunir ensemble les deux monarchies de France et d'Espagne; que l'unique moyen de s'y opposer était une union étroite entre l'empereur et le régent, qui lui donnât courage et force nécessaire d'anéantir ses ennemis qui étaient aussi ceux de l'empereur, et c'était, disait-il, l'avis de Zinzendoff. Stairs, sous une apparente affection, avait souvent tenu les mêmes langages. Il s'étonnait de la douceur et de la patience du régent, qui, à son avis, s'il avait un procès devant le conseil de régence ne l'y gagnerait pas. Lui et Saint-Saphorin, par qui la négociation passait, tâchaient d'inspirer, à Vienne, l'opinion du peu d'autorité du régent, en quoi ils ne pouvaient se déguiser leur mensonge, surtout Stairs qui était sur les lieux. Koenigseck n'était chargé de rien que du cérémonial. L'empereur voulait qu'il obtint les mêmes distinctions dont jouissait le nonce, mais avec un ordre secret de s'en désister s'il ne pouvait soutenir cette prétention sans se mettre hors d'état de traiter les affaires dont il pourrait être chargé.

La cour de Vienne, embarrassée dans la guerre de Hongrie, avait une grande inquiétude que l'entreprise d'Espagne ne se bornât pas à la Sardaigne. L'Angleterre, qui lui trouvait trop d'ennemis, ne se pouvait persuader que le roi de Sicile ne fût du nombre par son intérêt et par celui de l'Espagne, qu'on n'imaginait pas pouvoir s'en passer; et les ministres du roi d'Angleterre ne se pouvaient rassurer sur les réponses constantes que La Pérouse, ministre de ce prince à Londres, faisait à leurs questions. Les ministres allemands de Georges, aussi ardents que ceux de l'empereur, ne cessaient de le presser d'aider ce prince et de hâter le départ du colonel Stanhope. Bothmar était le plus ardent, mais Bernsdorff, plus modéré, concourait en tout avec lui.

Les flatteurs d'Albéroni le louaient particulièrement de son impénétrable secret, inconnu depuis tant d'années en Espagne; mais il avait été trop poussé à l'égard de la France; elle s'en plaignait. Enfin, vers la fin d'août, Cellamare reçut ordre du roi d'Espagne de rompre le silence, et de dire au régent que, s'il ne lui avait pas communiqué plus tôt son projet, il ne le devait pas attribuer à manque de confiance, mais à égard et à considération, pour ne l'exposer à aucun embarras à l'égard de l'empereur, et ajouta Cellamare de lui-même, à celui de mécontenter le conseil de régence en ne lui en faisant point part, ou en la lui faisant d'en exposer le secret. Il n'oublia rien pour faire goûter ce long mystère; mais il n'eut pas lieu d'être content de trouver le régent persuadé de l'intérêt de la France à conserver la paix, et que, loin d'entrer dans les vues du roi d'Espagne, il ne devait rien oublier pour empêcher la moindre altération dans la tranquillité publique. Cellamare attribua cette disposition à des vues futures et personnelles. Cet ambassadeur, qui voulait faire sa cour, regardait comme le point capital l'établissement des droits de sa reine sur la succession de Toscane, et comme celle qui devait être soutenue avec le plus de force, l'épée et la plume à la main. Mais il se plaignait du peu de prévoyance qu'il trouvait en France, où le présent seul faisait impression sur les esprits. En même temps des émissaires de l'empereur tâchaient de lui faire accroire que la France agissait de concert avec l'Espagne pour le dépouiller de ce qu'il possédait en Italie, ainsi que le roi de Sicile.

Supposant aussi les mouvements des mécontents de Hongrie comme une branche du projet, ils firent arrêter à Hambourg des officiers attachés à Ragotzi, et prirent des mesures pour le faire enlever ou tuer lui-même, soit qu'il voulût passer en Hongrie, ou joindre les Espagnols en Italie; et on sut que l'un d'eux devait recevoir six livres par jour, outre les dédommagements des frais de la suite de ce prince, auquel on détacha aussi d'autres espions.

L'inquiétude des Impériaux était tellement étendue qu'un espèce d'agent du czar, nommé Le Fort, étant parti alors de Paris pour Turin, ils en inférèrent des liaisons secrètes de ce prince avec le roi de Sicile. Le czar était très suspect aux Anglais. On a vu que Widword et l'amiral Norris l'avaient inutilement caressé en Hollande sur le commerce et sur les vues de la paix du nord, et sur l'amitié du roi d'Angleterre. Les Moscovites, pour toute réponse, avaient insisté sur le projet agité l'hiver précédent; que c'était uniquement sur ce pied-là, et d'une garantie mutuelle, qu'ils traiteraient avec le roi d'Angleterre; qu'ils ne l'engageraient pas à former un concert pour la paix, non plus qu'à tenter aucune entreprise, quand l'engagement ne serait que pour un an. Les Anglais, dans ce mécontentement du czar, s'en consolèrent sur l'espérance, qu'ils commencèrent à prendre, que les dispositions du régent étaient sincères, qu'il observerait la triple alliance, qu'il agirait de bonne foi avec eux pour empêcher le renouvellement de la guerre.

On sut enfin que la flotte d'Espagne ayant fait voile de Barcelone le 15 juillet, une partie était arrivée devant Cagliari le 10, l'autre le 21 août; que le marquis de Lede, général des troupes, ayant fait toutes les dispositions nécessaires pour la descente, avait fait sommer le marquis de Rubi, vice-roi pour l'empereur, que, sur son refus, dix-huit mille hommes avaient mis pied à terre; que le vice-roi, sommé une seconde fois, avait répondu comme à la première; qu'il n'avait que cinq cents hommes de garnison, et qu'on doutait qu'il pût se défendre six ou sept jours au plus. Ce commencement de guerre conduisait à un embrasement général de l'Europe, selon les raisonnements des politiques.

Le vice-roi de Naples, craignant d'avoir bientôt les Espagnols sur les bras, prenait toutes les mesures qui lui étaient possibles; et Gallas, soupçonnant le pape d'être d'intelligence avec l'Espagne, ne se contentait d'aucunes raisons. Il le menaçait et demandait qu'il se justifiât par des déclarations publiques, en répandant dans Rome les grands et imminents secours des princes engagés dans la triple alliance, et à la garantie de la neutralité de l'Italie. Le pape, épouvanté, résolut d'apaiser l'empereur. Il rassembla devant lui la congrégation qui avait examiné l'accommodement des cours de Rome et de Madrid. Il y résolut de révoquer les concessions qu'il avait faites au roi d'Espagne pour lui donner moyen d'équiper la flotte destinée contre les Turcs, qu'il employait contre l'empereur, et d'écrire au roi d'Espagne une lettre dont les Impériaux fussent contents; cela fait, d'offrir sa médiation à l'empereur pour calmer ces mouvements de guerre.

Ces mesures, et la nouvelle que reçut le pape en même temps d'Aldovrandi, qu'il était en pleine possession de la nonciature, le rendirent plus traitable dans l'audience qu'il donna à Acquaviva. Ce cardinal crut même s'apercevoir qu'il craignait que l'entreprise de Sardaigne ne réussît pas, ou que, si elle était heureuse, l'Espagne ne s'en tînt là. Le pape voyait qu'il y en avait assez pour faire venir les Impériaux en Italie, et pas assez pour les en chasser, parce qu'il commençait à paraître clair que l'Espagne était seule, et s'était embarquée sans aucuns alliés. Les flatteurs d'Albéroni le berçaient de la jonction du pape, des Vénitiens et du roi de Sicile, dès que les Espagnols auraient mis le pied en Italie. Il était pourtant difficile que ces mêmes gens-là en crussent rien. Il semblait que, dans cette conjoncture critique, il eût été du service du roi d'Espagne de réparer par des attentions et des grâces l'avantage, qu'il avait perdu avec l'Italie, d'avoir, comme ses prédécesseurs, beaucoup de cardinaux dépendants, attachés et affectionnés. Au contraire d'y travailler, l'animosité d'Albéroni et d'Acquaviva contre Giudice lui attira des désagréments publics. Le roi d'Espagne lui fit ordonner d'ôter de dessus sa porte à Rome les armes d'Espagne. Ses représentations furent inutiles, ainsi que les offices du régent qu'il réclama, et que ce prince lui accorda. Il protesta de son attachement pour la France, de son empressement à le marquer. Il chercha à se lier au cardinal de La Trémoille, son ancien ami, malgré tout ce qui s'était passé entre la princesse des Ursins et lui. Il était de la congrégation du saint-office. La Trémoille le ménagea par cette raison pour les affaires de France, que Bentivoglio et ses adhérents embrasaient plus que jamais.

Ce fut en ce temps-ci que la position dangereuse de l'armée impériale, enfermée entre celle du grand vizir, qui venait secourir Belgrade, et cette place assiégée, tenait les amis et les ennemis de la maison d'Autriche dans une merveilleuse attente. Elle ne dura pas, et la victoire complète que le prince Eugène remporta sur les Turcs, la prise de Belgrade, et tous les succès qui la suivirent rapidement, fut une nouvelle incontinent répandue partout. Le régent, livré à l'Angleterre, s'était rendu à ses instances sur son union avec l'empereur; mais ce prince, malgré la situation heureuse dans laquelle il se trouvait, et les propositions qu'il recevait de la part du régent, se défiait de ses desseins cachés, qui est le caractère le plus facile, et en même temps le plus de celui de la cour de Vienne.

On a vu les desseins de cette cour sur Ragotzi. Ses ministres n'oubliaient rien pour veiller ses actions, et pour l'exécution de leurs ordres. Son séjour était encore matière d'un continuel soupçon à l'égard de la France. Welez, espion de l'empereur, dont on a déjà parlé, était chargé de le défaire de cet ancien chef des mécontents de Hongrie, à condition des plus grandes récompenses. Il avait ordre de communiquer à Koenigseck tout ce qui regardait cette importante affaire. Sur les avis qu'il donna, l'empereur fit arrêter à Staden deux François, qui étaient à Ragotzi: Charrier, son écuyer; l'autre avait pris le nom de comte de L'Hôpital. Welez informa Koenigseck du départ de Ragotzi, de la route qu'il avait prise, et des détails les plus précis, avec des réflexions qui donnaient au régent toute la part de ce dessein, et tous les secours pour l'exécution. Ses preuves étaient que Ragotzi ayant permis au jeune Berzini d'aller joindre son père dans l'armée des Turcs, son rang de colonel et ses appointements lui étaient conservés au service de France. Welez sut positivement le jour que Ragotzi arriva à Marseille, la maison où il logeait, ses conférences avec l'envoyé turc, le vaisseau qu'il devait monter, et qu'il lui avait été préparé par ordre du comte de Toulouse, d'où il concluait qu'il n'y avait pas lieu de douter des secours et des intentions de la France contre l'empereur. Cet homme se persuada que le prince Ragotzi ne continuerait pas son voyage à Constantinople, lorsqu'il apprendrait la victoire et les conquêtes des Impériaux en Hongrie, et se flatta bien à son retour de ne pas manquer son coup, pour en délivrer l'empereur, et se procurer les grâces sans nombre qui lui étaient promises. Il crut en même temps que l'empereur voudrait que le coup fût précédé ou suivi de quelques plaintes au régent. Il offrit de fournir telles preuves qu'on pourrait désirer pour justifier que le régent était pleinement informé des desseins de ce prince, et par conséquent qu'il avait manqué à la parole qu'il avait donnée là-dessus à Penterrieder, pendant que ce secrétaire était à Paris.

Cependant l'empereur écoutait les propositions faites par l'Angleterre, et avait promis de faire partir dans un mois Penterrieder, pourvu que l'abbé Dubois se rendît en même temps à Londres. Il doutait néanmoins toujours des véritables intentions du régent. Il se proposait de les examiner de près, par la conduite qu'il tiendrait sur le mouvement des Espagnols vers l'Italie. Il ne prétendait s'engager qu'autant qu'il trouverait ses avantages, et ne se pas contenter de peu. Le roi d'Angleterre, bien plus enclin à l'empereur qu'au régent, n'oubliait rien pour se donner le mérite de ses services à la France, et Saint-Saphorin vantait ses soins qui valaient au régent la considération personnelle de l'empereur qui, à cause de lui, voulait bien laisser un terme à l'Espagne pour accepter le traité, et qu'il consentait en cas de refus qu'il fût libre à la France d'assister Sa Majesté Impériale d'argent sans être obligée à prendre les armes contre le roi d'Espagne. La même complaisance était accordée en cas qu'il fût question de faire la guerre au roi de Sicile, pour l'obliger à céder cette île.

Saint-Saphorin relevait beaucoup cette modération de l'empereur, et les soins et l'habileté qu'il avait mis en usage pour l'y conduire. Il louait ce prince de donner cette marque du désir sincère qu'il avait de concourir à l'affermissement du repos public. En même temps le roi d'Angleterre avertissait le régent d'être fort sur ses gardes contre le parti du roi d'Espagne en France, appuyé de toute l'ancienne cour, lequel, suivant tous les avis de Hollande, était persuadé que, s'il arrivait malheur au roi, le régent n'aurait pas assez d'amis pour le porter sur le trône. Enfin on ajoutait que le czar offrait ses secours au roi d'Espagne dans la vue de se conserver toujours une part considérable dans les affaires de l'Europe, et un prétexte de renvoyer et tenir de ses troupes en Allemagne. De tout cela Georges concluait que, s'il s'élevait une guerre civile en France, le régent avait grand intérêt d'acquérir, à quelque prix que ce fût, des amis assez puissants pour maintenir ses droits contre ses ennemis. Mais pour une guerre civile, il faut des chefs en premier et en divers ordres, une subordination, des têtes et de l'argent. Il n'y avait rien de tout cela en France. L'inanition était son grand mal; elle n'avait rien à craindre de la réplétion. Nulle harmonie, nulle audace qu'au coin du feu, une habitude servile qui dominait partout, et qui, au moindre froncement de sourcil, faisait tout trembler, ceux qui pouvaient figurer en premier et en second encore plus que les autres.

Chaque prince se croit habile de couvrir ses intérêts du prétexte de zèle pour ceux de son allié. Ainsi dans ce même temps le roi de Prusse, sous le même prétexte de l'intérêt de la France, la pressait d'agir vivement pour la paix du nord, de peur que l'empereur n'en eût le mérite, à l'exclusion de la France, parce que, depuis sa victoire de Hongrie, les princes du nord paraissaient portés à recourir à sa médiation préférablement à toute autre. Ensuite il se plaignait du peu de secret gardé sur le traité que la France avait conclu avec lui. Il priait le régent de lui faire savoir ce qu'il devait répondre aux questions fréquentes des ministres de l'empereur, de l'Angleterre et du czar, lequel il attendait à Berlin vers le 15 septembre, avec lequel il espérait décider alors de la paix ou de la continuation de la guerre avec la Suède.

Goertz, sorti des prisons de Hollande, retournant en Suède toujours honoré de la confiance de son maître, s'était arrêté à Berlin, où il avait promis d'attendre le czar, et en l'attendant avait agité avec les ministres de Prusse quelques projets pour parvenir à la paix. Ils auraient voulu le trouver plus facile. C'était selon eux une espèce d'impossibilité de prétendre la restitution des États envahis par l'Angleterre et le Danemark sur la Suède, dureté ou défiance à Goertz de refuser, comme il faisait, de se contenter pour cela des simples offices du roi de Prusse. Ce prince voulait traiter avec lui et le préférait à Spaar, son ennemi, qui n'avait pas la même confiance du roi de Suède. Le point capital du roi de Prusse était d'obtenir la cession de Stettin et de son district. Goertz demandait pour conditions :

La restitution des provinces et des places conquises sur la Suède par le czar, à l'exception de Riga;

Celle de Stralsund, Rügen et du reste de la Poméranie;

Celle de Brême et de Verden;

Que le roi de Prusse s'engageât par un traité particulier avec le roi de Suède à faire rétablir le duc de Holstein dans son État;

Enfin, que le roi Stanislas fût appelé au trône de Pologne et assuré d'y monter après la mort du roi Auguste, et qu'il jouît en attendant d'un revenu sûr et convenable à son rang.

Quelque difficiles que fussent ces conditions, le roi de Prusse craignait de laisser échapper un commencement de négociation directe avec la Suède. La France lui devenait très suspecte parce qu'il la croyait tout à l'Angleterre. Il trouvait les instances du comte de La Marck lentes et froides auprès du roi de Suède. Il se tenait pour bien averti que le landgrave de Hesse agissait pour obtenir de la Suède que le roi d'Angleterre conservât Brême et Verden; qu'en ce cas les intérêts de la Prusse seraient sacrifiés, et que le landgrave serait, en récompense du succès de cette négociation, porté à la tête des Provinces-Unies en qualité de stathouder. Ainsi le roi de Prusse se contentait de continuer à solliciter les offices du roi auprès de la Suède; mais il ordonna à Kniphausen, son ministre à Paris, d'y cacher avec grand soin les propositions de Goertz et l'état de la négociation commencée à Berlin. Ce ministre en avait entamé une à Paris pour faciliter le payement des subsides dus à la Suède en vertu du traité qu'elle avait fait avec le feu roi. Goertz s'était figuré un prompt et facile payement s'il pouvait gagner le sieur Law, et lui avait fait offrir une gratification de six pour cent. Le négociateur était un secrétaire que Goertz avait envoyé exprès à Paris. Comme il agissait indépendamment de l'envoyé de Suède; celui-ci se plaignait du préjudice que cette négociation indépendante pouvait causer aux affaires dont il était chargé, et de plus Law n'était pas homme à se prêter à des choses de cette nature, et à n'en pas avertir. Les plaintes de cet envoyé ne nuisirent pas aussi à découvrir la tentative infructueuse de Goertz. Ce fut en ce temps-là que les Suédois découvrirent si à propos l'entreprise d'enlever le roi Stanislas aux Deux-Ponts, qui fut sur le point de réussir, comme on l'a déjà dit.

L'Angleterre, garante de la neutralité d'Italie, et de plus engagée avec l'empereur, par leur traité de l'année précédente, à lui garantir les États dont il était en possession, se plaignit vivement de l'infraction de l'Espagne; mais comme il n'était pas de l'intérêt des Anglais de rompre avec elle, ils protestèrent que leur roi maintiendrait toujours une intelligence et une amitié constantes avec le roi d'Espagne; et pour confirmer ces assurances, il fut résolu de faire partir incessamment le colonel Stanhope pour Madrid, qui y était destiné depuis longtemps. L'objet de cet envoi était de préparer de loin la cour d'Espagne à concourir au traité que le roi d'Angleterre se proposait de faire entre l'empereur et cette couronne. Georges pressait l'arrivée de Penterrieder à Londres, et pria en même temps le régent de ne point faire partir l'abbé Dubois pour s'y rendre, qu'il n'eût appris que Penterrieder était en chemin. Ce prince ne cessait de représenter au régent l'intérêt pressant qu'il avait de s'unir étroitement avec l'empereur, et d'avoir de puissants amis qui maintinssent son autorité, qu'il croyait fort ébranlée par les mouvements du parlement de Paris et des cabales qui, selon lui, s'étendaient jusque dans le nord, et qui avaient engagé le czar d'envoyer un ministre à Madrid et un autre à Turin. Stairs eut ordre de lui tenir le même langage et de l'avertir que le baron de Schemnitz, qui venait en France de la part du czar, s'attacherait à la même cabale, surtout à d'Antin et aux maréchaux de Tessé et d'Huxelles. Il n'y avait qu'à connaître les personnages pour n'en avoir pas grand'peur.

Le ministère de Londres en avait beaucoup du czar, qui ne cachait point ses mauvaises dispositions pour Georges. Ce dernier monarque et ses ministres, surtout les Allemands, haïssaient le roi de Prusse et ses ministres Ilghen et son gendre Kniphausen, lequel ils croyaient avoir fabriqué une ligue avec le vice-chancelier du czar, fort contraire à l'Angleterre, qu'ils niaient depuis la victoire de Hongrie, mais qui leur faisait craindre des mouvements du Prétendant, qui avait des gens à lui à Dantzig, peut-être même le duc d'Ormond. Ils crurent avoir trouvé plus de froid dans le czar depuis que ses ministres avaient conféré avec ceux de France et de Prusse. Leur inquiétude sur la France ne put être rassurée par les assurances que Châteauneuf leur donna de n'avoir été à Amsterdam que pour marquer son respect au czar, sans avoir eu la moindre affaire à traiter avec lui. Châteauneuf avait été employé par le feu roi, et c'en était assez pour mériter toute la haine du ministère de Georges. Aussi n'oublièrent-ils rien pour le faire rappeler, et pour engager le régent d'envoyer un autre ambassadeur en Hollande.

Ce fut en ce temps-ci que le vicomte de Bolingbroke fut reçu, mais secrètement, en grâce, et que Stairs eut ordre de le dire au régent, et de le prier de le regarder désormais comme un sujet que le roi d'Angleterre honorait de sa protection. Stanhope, passant en France pour aller en Espagne, eut ordre aussi de faire voir au régent les instructions dont il était chargé. Le régent ne les ayant pas trouvées assez fortes, le colonel offrit de recevoir celles qu'il lui voudrait dicter, ayant ordre de se conformer d'agir avec un parfait concert en Espagne avec l'ambassadeur de France. Stairs et lui eurent de longues conférences avec l'abbé Dubois, et tous deux en parurent très contents. Ils dirent même que le duc de Noailles et le maréchal d'Huxelles semblaient se disputer à qui seconderait le mieux les vues du roi d'Angleterre. C'est un éloge que je n'ai jamais mérité.

Albéroni, se flattant du succès immanquable de son entreprise et plus encore des suites qu'il s'en promettait, éloignait toute proposition de traités et de négociations, et s'il était forcé de les entendre, les voulait remettre à l'hiver. Il comptait beaucoup sur la Hollande. Beretti, pour le flatter et faire valoir ses services, ne doutait point de l'en assurer. L'intimité avec laquelle Albéroni vivait avec Riperda le faisait croire aussi au dehors. Cet ambassadeur était d'une maison illustre de la province d'Over-Yssel, mais sans biens. Il ne subsistait que des appointements de l'ambassade. Il avait été catholique, mais il s'était perverti pour entrer dans les charges de son pays. Il n'avait pu néanmoins en obtenir aucune, et comme il n'était nullement estimé, son choix avait étonné tous ses compatriotes.

La république de Venise ne laissa pas le monde dans une si longue incertitude. Le noble Mocenigo était, sans caractère à Madrid, chargé de ses ordres; on y fut bien étonné de lui entendre dire que sa république était obligée par son traité avec l'empereur de lui fournir dix mille hommes, en cas d'infraction à la neutralité de l'Italie.

Albéroni entra dans une furieuse colère qu'il ne prit pas le soin de lui déguiser. Ses vanteries étaient sans mesure sur les ressources et la puissance que l'Espagne montrerait dans peu, et qui n'étaient dues qu'à ses soins. L'entreprise de Sardaigne n'était qu'un coup d'essai. Il promettait, pour l'année suivante, une telle irruption en Italie, où il voulait engager tout le monde à l'aider à en chasser les barbares, que l'empereur occupé en Hongrie, dont il fallait profiter, n'aurait pas le temps d'y envoyer des troupes, et le tout pour mettre l'équilibre dans l'Europe. Il n'était point touché de la conquête de Naples, qu'il ne pouvait soutenir que par mer, tandis que l'empereur y pouvait envoyer des secours de plain-pied, outre que ce royaume tomberait de soi-même, si les succès étaient heureux en Italie.

Il était résolu à se borner cette année à la Sardaigne; mais il voulut se faire en France, surtout à Rome, un mérite de cette modération forcée par la saison qui n'en permettait pas davantage. Cellamare eut ordre de la faire valoir comme une complaisance pour les instances du régent et du pape, et la suspension de l'embarquement pour l'Italie comme une marque de disposition à la paix; que le roi d'Espagne espérait aussi que cette complaisance engagerait le régent et le pape de se joindre à lui pour donner l'équilibre à l'Italie, et le repos, par conséquent, à l'Europe. En même temps il eut l'audace d'écrire au pape qu'il se représentait la joie qu'il aurait d'apprendre, par une lettre de la main du premier ministre d'Espagne, que ses instances avaient eu le pouvoir d'arrêter l'embarquement prêt à passer en Italie, satisfaction qu'il n'aurait pas obtenue s'il n'avait pas eu en Espagne un cardinal sa créature. Cette feinte complaisance n'abusa personne; elle fut attribuée à Rome et à Paris, non à déférence, mais à nécessité.

Albéroni, qui, comme on l'a vu, s'était déjà servi d'Aldovrandi pour faire accroire à Rome que l'entreprise était entièrement contre son avis et sa volonté, persévérait si bien à vouloir persuader cette fausseté insigne que peu s'en fallut qu'il n'obtînt une lettre de la main du roi d'Espagne pour la lui certifier. Le premier ministre voyait et sentait les suites que pouvait avoir l'engagement où il venait de se mettre, et son propre péril, si l'Espagne venait à lui reprocher les conséquences fatales de ses conseils. Il désirait donc ménager le pape, et faire en sorte qu'il s'interposât pour concilier l'empereur et le roi d'Espagne, et qu'il procurât une paix utile et nécessaire à l'Europe. La partie était trop inégale.

La paix du Turc paraissait prochaine; les Allemands menaçaient déjà l'Italie, et parlaient hautement de mettre des garnisons impériales dans Parme et dans Plaisance. Dans cette situation, Albéroni, sans nul allié, se montrait aussi opiniâtre aux représentations des princes amis de l'Espagne que si toute l'Europe se fût déclarée pour elle.

Le roi d'Angleterre lui fit dire l'embarras où le mettrait l'engagement qu'il avait pris avec la France et avec l'empereur, si ce prince lui demandait en conséquence la garantie des États qu'il possédait en Italie, ne voulant d'ailleurs rien faire qui pût troubler la bonne intelligence qu'il avait, lui Georges, avec le roi d'Espagne, et qu'il prétendait entretenir fidèlement. Sur ce fondement, l'envoyé d'Angleterre à Madrid demanda l'explication précise des desseins du roi d'Espagne, en sorte que le roi d'Angleterre pût juger certainement du parti qu'il avait à prendre. Albéroni répondit que l'expédition de Sardaigne n'avait d'autre motif que la juste vengeance des insultes continuelles et des infractions des traités; qu'il ne voulait mettre aucun trouble en Europe; qu'il était particulièrement éloigné de tout ce qui pouvait altérer le repos et la tranquillité de l'Italie; qu'il contribuerait de toutes ses forces à maintenir la paix, qui ne pouvait être solidement établie que par un juste équilibre qu'il était impossible de former, tant que la puissance de l'empereur serait prédominante en Italie. Cet équilibre était le bouclier dont il couvrait les entreprises qu'il méditait.

Comme il croyait le roi d'Angleterre trop étroitement lié avec l'empereur pour en rien espérer, il se tournait tout entier vers la Hollande, à qui, par Riperda, il faisait entrevoir les avantages qu'elle pouvait attendre d'une amitié et d'une alliance particulière avec l'Espagne, laquelle était disposée à faire ce qu'une aussi sage république jugerait nécessaire pour le repos de l'Europe. En même temps, il essayait de lui indiquer la route que lui-même y jugeait la meilleure.

Il avait enfin confié à Beretti le plan qu'il s'était proposé de suivre, qu'il fallait ménager adroitement, sans laisser entendre que ce fût un projet véritablement formé en Espagne, en parler à propos et dans les occasions, ne le pas expliquer d'abord entièrement, mais suivant les conjonctures en découvrir une partie, ensuite une autre, exciter le désir d'en savoir davantage et d'être admis à une plus grande confiance. C'était par ces manèges que Beretti devait marquer les talents qu'il prétendait avoir pour les négociations.

L'objet d'Albéroni était 1° de sauver l'honneur du roi d'Espagne; 2° d'établir et confirmer le repos de l'Italie; 3° d'assurer les successions de Toscane et de Parme aux fils de la reine d'Espagne. Le projet, dressé sur ce fondement, était de partager les États d'Italie;

Obtenir pour le roi d'Espagne Naples et Sicile, et les ports de Toscane, et l'assurance réelle des États du grand-duc et du duc de Parme pour un des fils de la reine, si ces princes mouraient sans héritiers;

Diviser l'État de Mantoue eu donnant une partie du Mantouan au duc de Guastalla, et l'autre partie, avec la ville de Mantoue, aux Vénitiens;

Le Milanais entier, avec le Montferrat, à l'empereur, et la Sardaigne, au duc de Savoie, pour le dédommager de la Sicile, et lui conserver le titre de roi qu'il aurait perdu avec la Sicile;

Enfin la restitution de Commachio au pape, pour faire acte de sa créature.

À l'égard des Pays-Bas catholiques, il les partageait entre la France et la Hollande.

Tel était le plan qu'Albéroni s'était fait. Il rejetait toute autre proposition, principalement la simple assurance des successions de Toscane et de Parme à un fils de la reine, qu'il appelait un appât trompeur, un leurre des amis de l'empereur pour lui laisser loisir et liberté de s'emparer de toute l'Italie en moins de deux mois. Il représentait soigneusement ce prince comme en état d'imposer des lois à toute la terre après ses victoires de Hongrie, mais dont il n'était pas impossible d'arrêter les vastes desseins par de justes bornes, si toute la terre ne se laissait pas saisir d'une terreur panique. Il voulait persuader que les troupes impériales étaient fort diminuées par les maladies, et que les Turcs reparaîtraient en Hongrie plus en force que jamais. De tout cela on concluait que ce cardinal voulait allumer un incendie en Italie qui embrasât toute l'Europe, et qui obligeât les puissances les plus éloignées à s'unir pour donner des bornes à celle de l'empereur, persuadé que, si le succès était heureux, la gloire et l'avantage en demeureraient à l'Espagne, sinon qu'elle ne recevrait aucun préjudice d'avoir fait une tentative inutile. De là, il disait que l'Espagne se contenterait pour cette année de ce qu'elle n'avait pu refuser à son honneur blessé, donnerait le temps de l'hiver aux puissances de l'Europe de chercher à mettre l'Italie à couvert; que si cela n'était pas, au printemps il y allumerait un incendie, qu'elles seraient forcées d'y accourir, et de le venir éteindre. Il s'emportait ensuite contre chacune d'elles, surtout contre l'Angleterre, en plaintes, en reproches, en menaces.

Ainsi, il s'avouait partout l'auteur de la guerre, excepté à Rome, où il voulait persuader au pape qu'il verrait clair quelque jour à tout ce qu'il avait fait pour empêcher le mal; lui promettait de susciter tant d'embarras au second convoi qu'il l'empêcherait de partir de Barcelone (d'où en effet il ne pouvait ni ne voulait le faire partir); proposait, comme un expédient glorieux au pape, d'offrir sa médiation; faisait l'embarrassé de parler au roi d'Espagne contre son goût et sa volonté; se faisait valoir de s'occuper et de chercher à en saisir les moments favorables, comme si tout n'eût pas dépendu de lui uniquement, comme il l'avait tant de fois fait dire au pape par toutes sortes de voies, lorsqu'il s'agissait de presser sa promotion, comme il était vrai aussi, et comme personne n'en doutait en Europe. Il donnait pour témoins de sa conduite contraire à cette entreprise le P. Daubenton et le nonce Aldovrandi, tous deux en esclavage sous lui pour conserver leurs postes, qui répétaient ce qu'il leur dictait, jusqu'aux particularités les plus imaginaires, pour prouver que le conseil d'État l'avait emporté sur lui, ce conseil qu'il avait anéanti, et de la destruction duquel il s'était vanté à Rome et dans les autres cours. En un mot, selon eux., la capture de Molinez avait tellement irrité le roi et le conseil d'État qu'Albéroni n'avait pu faire que des efforts inutiles. Ainsi, Aldovrandi, avouant que l'Espagne avait manqué de parole, en détournait la faute sur le conseil d'État, exhortait le pape à ne pas prendre des conseils violents, qui, par la rupture avec l'Espagne, seraient d'un grand préjudice à la cour de Rome, et n'obtiendraient pas grande reconnaissance de l'empereur; appuyait sur l'offre de sa médiation, surtout à ménager Leurs Majestés Catholiques et leur premier ministre, l'unique qui pût obtenir quelque chose d'elles. Ce même homme, qui ne pouvait rien sur cette grande affaire, était pourtant le seul qui pût tout, et cela dans la même bouche et dans les mêmes dépêches d'Aldovrandi. C'est ainsi que l'artifice et l'imposture se trahissent, même avec grossièreté.

Les Impériaux n'ignoraient pas la conduite de ce nonce. Maîtres de l'Italie, rien n'était secret pour eux à Rome. Le pape, effrayé de leurs menaces, n'était occupé qu'à se laver auprès d'eux de toute intelligence avec l'Espagne; et eux répliquaient qu'il ne le pouvait que par le châtiment d'un ministre ignorant, s'il n'avait rien découvert de cette entreprise, infidèle si, l'ayant sue, il n'en avait pas averti le pape. Ce pontife, qui croyait déjà voir l'État ecclésiastique en proie aux Allemands, chercha à les apaiser par des brefs qu'il écrivit en Espagne, et à en adoucir la dureté des expressions par le moyen d'Aldovrandi.

Celui qu'il adressa au roi d'Espagne était rempli de plaintes et de reproches vifs de son entreprise. Il en attribuait le projet à ses ministres; il lui demandait de réparer au plus tôt le mal qu'il faisait à la chrétienté, par la diversion dés troupes de l'empereur, occupées avec gloire et succès contre les infidèles. Ceux qui furent adressés au premier ministre et au confesseur étaient de la main du pape. Il faisait au premier l'exhortation la plus pathétique du côté de Dieu et des hommes, pour employer tout son crédit à obtenir sur le repos de l'Italie ce qu'Aldovrandi lui dirait, et les instances étaient d'autant plus pressantes, que l'agitation était extrême à Rome sur la prochaine paix du Turc, et une guerre imminente en Italie, où l'empereur ne désirait qu'un prétexte de porter ses armes.

Le duc de Parme, qui comptait bien être exposé tout le premier à la vengeance de ce prince, implorait vainement la protection du pape, comme de son seigneur suzerain, pour mettre Parme et Plaisance à couvert à l'ombre d'une garnison des troupes de l'Église, et celle d'Espagne en représentant à Albéroni le triste état de sa situation.

Ce n'était plus le temps où ce premier ministre était le sien et son sujet en Espagne; il n'avait plus besoin de lui pour hâter sa promotion; elle était faite, et désormais il n'avait plus rien qui le pût détourner de suivre ses vues et son entreprise, ni d'écouter aucune représentation, encore moins les reproches: qu'il ne devait la pourpre qu'aux promesses d'envoyer la flotte d'Espagne contre les Turcs, [reproches] qui l'irritèrent, et qu'il crut devoir l'affranchir de toute reconnaissance.

Le pape, outré de ne pouvoir rien gagner sur lui, eut la faiblesse de dire au cardinal del Giudice qu'il savait bien qu'il se damnait en élevant un tel sujet à la pourpre, mais qu'il s'était trouvé engagé si fortement au roi et à la reine d'Espagne qu'il n'y avait pas eu moyen de les refuser; sur quoi Giudice lui répondit plaisamment qu'il se ferait toujours honneur de suivre Sa Sainteté partout où elle irait, hors à la maison du diable.

Dans ces détresses, Acquaviva lui dit que l'Espagne bornerait ses conquêtes à la Sardaigne, s'il pouvait promettre que l'empereur observerait exactement la neutralité d'Italie, qu'il n'y enverrait point de troupes au delà du nombre stipulé par les traités, qu'il n'y lèverait point de contributions, qu'enfin il ne mettrait point de garnisons dans les places de Toscane. Le pape fit mine de sacrifier avec peine son ressentiment du manque de parole de l'Espagne au bien public. Il en parla à Gallas, et tous deux dépêchèrent à Vienne en conséquence. Le pape y comptait peu sur son crédit. Rien n'égalait le mépris où il était dans cette cour, persuadée qu'il ne cherchait que les avantages de sa maison, et d'envoyer, à l'occasion de cette négociation, son neveu Alexandre à la cour impériale. Le pape en sentait le mépris, mais il comptait aussi que le crédit de Stella sur l'esprit de l'empereur lui obtiendrait ce qu'il n'osait espérer par lui-même, et qu'il disposerait aisément de ce favori moyennant un chapeau pour son frère.

Molinez était sorti du château de Milan, et avait été conduit dans un collège de la ville, où il était gardé par des soldats de l'Église. Cela pouvait satisfaire les vastes prétentions de l'immunité ecclésiastique, mais non pas l'Espagne, ni la violation en sa personne de la neutralité de l'Italie. Son âge et sa santé le rendaient incapable de pouvoir plus rendre aucun service; sa captivité était le dernier qu'il avait rendu pour servir de prétexte aux vues et aux projets d'Albéroni, après l'avoir d'abord si publiquement méprisée.

Il travaillait avec grand soin à la marine d'Espagne. Il se flattait pour le printemps prochain de mettre en mer trente navires, tant grands que petits, chargés de douze mille hommes. Mais il avouait en même temps que, s'ils n'étaient pas soutenus des secours de France, d'Angleterre et de Hollande, l'Espagne ne se pouvait rien promettre de ses efforts en Italie. Il y fallait transporter non seulement les troupes et les vivres par mer, mais généralement toutes les provisions nécessaires pour une armée. C'étaient des frais immenses. Ceux de la Sardaigne, jusqu'au temps du débarquement, allaient déjà à un million de piastres. L'empereur, au contraire, envoyait des troupes en Italie de plain-pied; il y trouvait partout des vivres; il en tirait de l'argent, de gré ou de force, tout autant qu'il en voulait des princes d'Italie. L'Espagne ne pouvait les garantir de ces vexations, ni même d'une invasion totale, et elle était obligée de l'avouer au duc de Parme. Albéroni, qui ne se pouvait flatter de réussir lui tout seul en Italie par la force, lui faisait espérer le secours de la négociation.

Le seul allié considérable à envisager était le roi de Sicile, intéressé autant que nul autre à borner la puissance de l'empereur; mais Albéroni ne l'avait pas ménagé. Del Maro, son ambassadeur, lui avait déplu par son application à pénétrer ses desseins, et par ses avis réitérés à son maître qu'on en voulait à la Sicile. Albéroni s'en était grièvement offensé. Le roi de Sicile s'était tenu dans une grande réserve, et del Maro ne s'était pas montré au palais depuis l'expédition de Sardaigne. On ne peut s'empêcher d'admirer jusqu'où les faux raisonnements d'Albéroni l'emportèrent, en s'engageant seul dans une guerre insoutenable, et l'ensorcellement des monarques abandonnés à un premier ministre. Del Maro eut pourtant ordre de voir Albéroni après le débarquement en Sardaigne, de l'assurer des voeux de son maître en faveur de l'Espagne, mais de lui dire que tout était à craindre, surtout après les victoires de Hongrie, s'il n'était assuré de la France, dont il n'y avait que le secours qui pût arriver de plain-pied en Italie.

Albéroni répondit que le dessein de l'Espagne n'était pas de faire des conquêtes en Italie, mais de réprimer les infractions et les violences des Allemands contre les traités, et de montrer en même temps sa sincérité, en se bornant à la conquête de la Sardaigne; que l'Espagne ne craignait ni les desseins ni la puissance de l'empereur; que, si les princes d'Italie voulaient traiter de concert avec elle, elle y contribuerait de ses soins et de ses forces. Il ajouta des vanteries sur la modération et la puissance de l'Espagne, et ne laissa pas d'appuyer sur le droit des enfants de la reine sur la succession de Toscane. Son prétexte était toujours l'équilibre en Italie, et de ne travailler que pour le repos public. Il promit au régent et au roi d'Angleterre, comme il avait fait au pape, de leur laisser tout l'hiver à travailler à un accommodement convenable à tous les partis. Il ne leur donnait rien en cela que la saison avancée ne lui prescrivît aussi bien que l'impuissance actuelle. En attendant, il travailla sans relâche à ramasser l'argent et toutes les choses nécessaires à une grande expédition. Il reçut très mal un mémoire que le roi d'Angleterre lui fit donner par son ministre, contenant des représentations très vives. Il se plaignit avec emportement à Londres et à Paris dés discours que Stairs y avait tenus.

Il ne comptait plus sur la cour de Londres, trop dévouée à celle de Vienne; toute sa ressource était la Hollande, à qui il n'oubliait rien pour rendre l'empereur odieux, et pour la persuader de prendre des mesures avec lui pendant l'hiver, pour établir un juste équilibre en Italie. Il était principalement touché de diviser ce que l'empereur et le roi de Sicile y possédaient, et de partager cette partie de l'Europe, comme il a déjà été dit. Il promettait aux Hollandais que l'Espagne doublerait ses forces l'année prochaine, sans avoir besoin d'aucun emprunt, et il donnait des commissions d'acheter des vaisseaux de guerre en Angleterre et en Hollande. Riperda, tout dévoué au cardinal, y écrivait ce qu'il lui dictait. Beretti mandait que la proposition de prendre cette république pour médiatrice de la paix y avait beaucoup plu; et, dans le dessein peut-être de s'attirer la négociation, il soutenait qu'il la fallait traiter à la Haye, parce que le ministère du roi d'Angleterre était tellement impérial, qu'on se défiait de lui en Hollande, jusque-là que le Pensionnaire, quoique si autrichien de tout temps, lui avait dit qu'on ne songeait à Londres qu'à entraîner la Hollande en des engagements dont l'Angleterre aurait tout l'honneur, et dont la dépense retomberait toute sur les Provinces-Unies. Ainsi Beretti croyait que la seule démarche que feraient les Hollandais serait d'employer leurs offices pour la paix. On pensait de même à la Haye du régent. Il était vrai qu'on avait été fort touché en Hollande de la confiance du roi d'Espagne sur la médiation.

Cadogan, arrivé depuis peu à la Haye de la part du roi d'Angleterre, était d'un caractère à ne ménager personne. Il avait eu la guerre passée toute là confiance du duc de Marlborough, et par lui du prince Eugène et du Pensionnaire, et, comme eux, haïssait parfaitement la France, surtout le gouvernement du feu roi et tous ceux dont il s'était servi. Il parla à Beretti de l'entreprise de l'Espagne avec toute la fureur autrichienne. Inquiet du traité fait depuis peu entre le régent, le czar et le roi de Prusse, il se plaignit aigrement de n'en avoir point de connaissance. Là-dessus Châteauneuf eut ordre de le lui communiquer. Il prétendit qu'il ne l'avait fait qu'en termes généraux, et que, depuis la triple alliance, le Pensionnaire et plusieurs autres membres des États généraux s'étaient attendus qu'il le communiquerait en forme. Cela fit courir le bruit que le roi d'Angleterre avait demandé le rappel de Châteauneuf, pour avoir négocié et signé ce traité. Le fond était la mésintelligence de Georges avec son gendre et le czar, son chagrin et celui de ses ministres de les voir unis avec la France, et leur inquiétude de leur voir faire une paix séparée avec la Suède, en se détachant de la ligue du nord.

Goertz, principal ministre de Suède, était à Berlin. Le czar, plus animé que jamais contre Georges et contre la personne de ses deux ministres allemands, se trouvait aussi à Berlin, et il s'y était dressé un plan de paix particulière avec la Suède, à l'exclusion des rois d'Angleterre et de Danemark. Ce projet passait en Hollande pour être concerté avec la France, et le régent pour en presser l'exécution. Cadogan et quelques autres assuraient que le régent n'y avait point de part, mais un autre parti en France qui empêchait souvent l'exécution des volontés de ce prince, qui voulait borner son autorité, et pour cela embraser l'Europe, pour y embarrasser la France et encore plus le régent, dont l'intérêt personnel était de concourir avec l'Angleterre à rétablir le repos du nord et à prévenir les troubles de l'Italie; et [il ajoutait] que la Hollande était disposée à prendre les mesures nécessaires pour cela contre l'opinion de Beretti. La haine des Anglais pour Châteauneuf était extrême. Ils voulurent lui faire un crime personnel auprès du régent sur une insolence de la gazette de Rotterdam, dont ils prétendirent avoir découvert la trame venue de la vieille cour et du parti contraire au régent. Ils ignoraient, même Stairs, que ce traité avec le czar et la Prusse eût été communiqué par le régent au roi d'Angleterre. Ils commencèrent à compter sur la sincérité de la conduite de Son Altesse Royale avec leur roi; mais ils ne purent revenir sur Châteauneuf, quoiqu'il eût enfin communiqué ce traité aux États généraux, où on vit qu'il n'y avait que de simples assurances et liaisons d'amitié, et que l'objet n'en était que d'engager les puissances engagées dans la guerre du nord de reconnaître la France pour médiatrice de cette paix.

L'abbé Dubois était parti pour Londres le 20 septembre, et, deux jours auparavant, le colonel Stanhope, que le roi d'Angleterre envoyait à Madrid par Paris, en était parti pour s'y rendre. Penterrieder était sur le point de partir de Vienne pour l'Angleterre. Ainsi la scène des grandes négociations s'allait ouvrir de tous côtés.

On commençait aussi à parler de négociations secrètes prêtes à s'ouvrir à Abo, entre les ministres de Suède, de Russie et de Prusse; mais le czar était parti de Berlin sur la fin de septembre sans avoir pris de nouvel engagement, et ses ministres disaient qu'à l'exception de la Finlande, il ne voulait rien rendre à la Suède: ainsi les choses étaient encore peu disposées à la paix. Le roi de Prusse ne le paraissait pas plus par les protestations d'union à ses alliés du nord, qu'il faisait au roi d'Angleterre, avec lequel il s'était réconcilié, et dont il ne se départirait point, pour forcer la Suède à une paix raisonnable, pourvu qu'il n'eût pas lieu de croire par des démarches qu'on voulût traiter sans lui, et le laisser dans l'embarras. Pour preuve de sa sincérité, il assura le roi d'Angleterre de ce qui vient d'être dit du czar à son départ de Berlin, qu'on n'y était convenu d'aucun projet avec Goertz, et que, dans la vérité, il aurait été difficile à ce Suédois de traiter avec ce prince, qui s'était expliqué avec tant de hauteur sur les conditions de la paix, qu'on ne les pouvait entendre sans indignation. Cette confiance en son beau-père ne l'empêchait pas de se plaindre que la France lui eût communiqué [le traité] fait entre elle, le czar et lui sans concert. On lui répondit qu'il avait été impossible de le tenir caché plus longtemps. L'article séparé en était demeuré fort secret. Le roi de Prusse voulut aussi savoir de quel ce il on voyait en France les prospérités de l'empereur en Hongrie. Le maréchal d'Huxelles dit à son envoyé qu'elles méritaient de sérieuses réflexions, dont on lui ferait bientôt part, ainsi que du motif du voyage de l'abbé Dubois à Londres.

Nonobstant de si beaux propos et si clairs du roi de Prusse au roi d'Angleterre son beau-père, il ne perdait point de vue sa paix particulière avec la Suède. Kniphausen, son envoyé à Paris, reçut ordre de s'informer du général Poniatowski, qui s'y trouvait aussi et qui avait la confiance du roi de Suède, si le landgrave de Hesse-Cassel était un bon canal pour ménager cette paix particulière, et si le roi de Prusse pouvait prendre confiance en lui. Poniatowski lui répondit que cette voie n'était pas bonne; que le landgrave avait perdu son crédit depuis que le roi de Suède s'était aperçu qu'il avait des liaisons trop étroites avec le roi d'Angleterre; que la maison de Holstein avait plus d'amis en Suède que celle de Hesse, et Goertz beaucoup plus de part en la confiance de son maître que le landgrave; que, si le roi de Prusse voulait conduire sûrement une négociation particulière avec succès, il fallait premièrement qu'il fit en sorte de suspendre la démolition des fortifications de Wismar ; hâter ensuite le retour du baron de Goertz en Suède; enfin que, s'il était possible de trouver quelque expédient au sujet de Revel, la paix serait bientôt conclue entre la Suède, la Russie et la Prusse. Il s'en fallait bien qu'il y eût une égale disposition à la paix entre les rois d'Angleterre et de Suède. Malgré les instances de la France, les Suédois assuraient que jamais le roi de Suède ne consentirait à la cession de Brême et de Verden. Ce prince, dont les sujets étaient épuisés, sollicitait vivement en France le payement de ses subsides, cherchait dans Paris, sous de bonnes conditions, deux millions d'espèces réelles, et autorisa son envoyé en France de donner des commissions à des armateurs qui voudraient faire la course sous le pavillon de Suède.

Plus il y avait d'agitation dans le nord, plus le roi d'Angleterre se croyait intéressé à pacifier l'empereur et l'Espagne, en procurant des avantages à l'empereur. Il comptait s'en faire un puissant protecteur pour conserver les États usurpés sur la Suède, et que néanmoins le roi d'Espagne lui aurait obligation de l'avoir délivré du seul ennemi qu'il eût, et de lui assurer ainsi la possession tranquille de ses États. Lui et ses ministres redoublaient donc d'empressement, et l'Espagne alors ne paraissait pas s'en éloigner. Monteléon eut ordre d'assurer Stanhope que son cousin serait bien reçu à Madrid. Monteléon se persuadait que l'extrême répugnance que la nation Anglaise avait à se brouiller avec l'Espagne à cause de son commerce retiendrait Georges et ses ministres sur la partialité, et les bornerait aux offices pour ménager la paix.

Il paraissait que cet ambassadeur avait regagné la confiance du roi d'Angleterre et de ses principaux ministres, et qu'il avait eu en même [temps] l'adresse de se conserver celle des principaux personnages opposés à la cour. Stanhope l'employait comme son ami en des affaires particulières, et il mena, en même temps, dans son carrosse à Hampton Court le duc de Buckingham, qui n'avait pas vu le roi d'Angleterre depuis qu'il lui avait ôté la place de président du conseil. Monteléon avait toujours été attaché à la France, et fidèle dans ses principes et dans sa conduite à l'union intime entre la France et l'Espagne, qu'il croyait avec raison absolument nécessaire aux deux couronnes. Cette maxime, qui n'était pas dans les vues ni dans les intérêts de la cour d'Angleterre, y avait déplu. Elle en était moins choquée depuis qu'elle ne pouvait plus douter des plaies que cette union recevait, ni de celle que le régent voulait avoir avec elle, pour ne pas dire même dépendance entière fondée sur les vues, l'intérêt et l'étrange crédit de l'abbé Dubois.

Cette confiance néanmoins de la cour d'Angleterre en un ministre étranger était d'autant plus marquée que le roi d'Angleterre était défiant et parlait peu. Ce silence était moins attribué à politique qu'à la crainte de parler mal à propos ou de parler contre le sentiment de ses ministres, desquels le public prétendait que la principale application était de se conserver dans leurs places, et d'être si appliqués à leur intérêt particulier qu'ils n'écoutaient qu'avec répugnance et dégoût ce qui pouvait regarder les intérêts étrangers.

C'était à ces dispositions que l'envoyé du roi de Sicile attribuait le peu d'égards et d'effet de ses représentations et de ses protestations, que son maître n'avait nulle part aux projets de l'Espagne, qu'il observerait fidèlement les traités, surtout qu'il s'attacherait constamment aux sentiments de l'Angleterre quand il s'agirait de prendre parti; mais le ministère connaissait le caractère du roi de Sicile; il croyait lui faire honneur d'écouter les propos de son ministre, et de lui laisser croire par son silence, s'il voulait, qu'il les avait persuadés. Cet envoyé se défiait de l'union de la France et de l'Angleterre, et que plus attentives à leurs intérêts qu'à ceux du roi de Sicile, elles ne traversassent même sa réunion avec l'empereur. Il chercha donc à y travailler lui-même sans la participation des ministres d'Angleterre. Il se servit pour cela de l'envoyé de Modène à Londres, dont le frère était à Vienne, lequel prétendait traiter directement avec l'empereur indépendamment de ses ministres, et qui assurait avoir bonne opinion de cette négociation.

L'envoyé, son frère, fondait ses espérances sur ce que l'empereur savait que le roi de Sicile avait constamment refusé toute ligue nouvelle avec le régent, qu'il avait répondu que les engagements déjà pris suffisaient, et que cette réponse lui avait attiré la haine et les soupçons du régent; que de là l'empereur inférait que le régent lui serait toujours contraire, et que, si ce prince témoignait tant d'empressement pour empêcher le renouvellement de la guerre dans l'Europe, ce n'était pas par aucun attachement pour lui qu'il craignait et n'aimait point, mais pour empêcher la réunion que cette guerre produirait infailliblement entre lui empereur et le roi de Sicile; que c'était le motif du voyage de l'abbé Dubois à Londres; que l'intelligence était parfaite entre le roi d'Angleterre et le régent; qu'on savait que le projet du roi d'Espagne, qui venait de la reine, était, pour assurer la Toscane à la maison de Parme, d'y joindre le royaume de Sardaigne, et d'en tirer un titre pour faire porter au duc de Parme celui de roi de Sardaigne.

Quel que fût le projet, tous les princes d'Italie craignaient également d'être soupçonnés d'y participer. Leurs ministres en France le désapprouvaient publiquement, et ne cessaient de dire que leurs maîtres étaient bien éloignés d'entrer dans aucun projet capable de porter le moindre préjudice à l'empereur.

Cellamare était témoin de ces apologies continuelles, et très inquiet du voyage de l'abbé Dubois à Londres. Mais c'était un homme sage, qui espérait peu de l'entreprise d'Espagne, et qui croyait que le mieux, pour le roi son maître, serait de suivre la voie que la France et l'Angleterre lui ouvraient pour entrer en négociation avec l'empereur.

Une guerre sans alliés lui paraissait téméraire, et c'était, à son sens, un faible fondement que de compter uniquement sur la diversion des Turcs. Ragotzi était le seul qui assurât qu'ils feraient la campagne suivante, et dans cette confiance il avait fait voile de Marseille à Constantinople.

Welez, cet espion de l'empereur, l'avait exactement informé de son départ, des circonstances de son voyage, des voies dont ses amis se servaient pour lui envoyer des lettres. Il prétendait avoir découvert que quelques-unes passaient par le comte de Toulouse, d'autres par le bureau des affaires étrangères, et nommait ses banquiers à Paris et à Vienne. Welez offrit encore à l'empereur de faire enlever l'abbé Brenner avec tous ses papiers. Il concluait que si Ragotzi n'avait eu d'autre protection que celle des Turcs, il n'aurait pas trouvé en France toutes les facilités qu'il y avait eues pour son départ et son embarquement; qu'il était donc certain que la France et l'Espagne étaient d'intelligence pour susciter à Sa Majesté Impériale un ennemi qu'elles croyaient dangereux et redoutable.

Bentivoglio, toujours le plus violent ennemi de la France où il était nonce, avait fait tous ses efforts pour empêcher le pape d'accorder l'indult pour la nomination à l'archevêché de Besançon, duquel au fond on pouvait très bien se passer et nommer; et outre les difficultés que l'indécision du pape y apporta, il le persuada de faire entendre qu'il n'accorderait plus de bulles sans des précautions et des conditions à l'égard de ceux que le roi nommerait aux évêchés et aux autres bénéfices. Bentivoglio reprit ses anciennes exhortations et les plus vives pour engager le pape à se rendre le maître en France, par faire avec l'empereur cette ligue dont le baron d'Hohendorff lui avait, quelque temps auparavant, communiqué le projet. Il assurait le pape, avec ses mensonges et sa hardiesse accoutumée, que tous les bons catholiques de France désiraient cette union. Il ajoutait que ce serait la preuve la plus forte pour dissiper les soupçons de l'empereur, et le meilleur et le plus sûr moyen de s'attirer un respect nouveau de la part de tous les princes. Mais il voulait attirer la république de Venise dans cette ligue, qui, selon lui, ne la refuserait pas. Mais sa politique raffinée voulait que le pape gardât un juste milieu entre l'empereur et l'Espagne sans pencher de côté ni d'autre, pour être toujours en état d'offrir sa médiation; et de là ce digne ministre de paix pressait le pape, avec les plus étranges efforts, de prendre et d'effectuer les plus violentes résolutions contre la France.

CHAPITRE VI. §

Saint-Albin coadjuteur de Saint-Martin des Champs. — Infamie de l'abbé d'Auvergne. — Dispute encore entre le grand et le premier écuyer. — Le duc de Noailles et Law, brouillés, se raccommodent en apparence. — Noailles obtient le gouvernement et capitainerie de Saint-Germain par la mort de Mornay. — Plénoeuf, relaissé à Turin de peur de la chambre de justice, imagine d'y traiter le mariage d'une fille de M. le duc d'Orléans avec le prince de Piémont, pour se faire de fête. — Je suis chargé de ce commerce malgré moi, et je m'en décharge sur l'abbé Dubois, à son retour d'Angleterre. — Querelle entre le maréchal de Villeroy et le duc de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre en année, qui la perd. — Autres disputes des premiers gentilshommes de la chambre. — Le maréchal de Villeroy refuse la prolongation du don de cinquante mille livres de rente sur Lyon. — Son motif; sa conduite; explication de ce qu'il n'y perd rien. — Quatre-vingt mille livres au duc de Tresmes. — Le prince électoral de Saxe se déclare catholique à Vienne. — Abbé de Louvois refuse l'évêché de Clermont; quel. — Rion gouverneur de Cognac. — Mort d'Oppède, mari secret de Mme d'Argenton, et de l'abbé de Langlée. — Mort et famille de la comtesse de Soissons. — Appel du cardinal de Noailles devenu public. — La Parisière, évêque de Nîmes, exilé dans son diocèse. — Affaire du pays de Lalleu, où je sers adroitement le duc de Boufflers. — Anecdote singulière de l'étrange indécision du chancelier. — Capacité singulière de d'Antin. — Reconnaissance des députés du pays de Lalleu. — Les ducs de La Force et de Noailles brouillés. — Mme d'Arpajon dame de Mme la duchesse de Berry, et Bonivet maître de sa garde-robe. — Mort du cardinal Arias, archevêque de Séville. — Mort de Mme de Monjeu et de Richard Hamilton. — Caractère de ce dernier. — Assassinats et vols. — Teneurs de jeux de hasard mis en prison. — États de Bretagne orageux et rompus. — Mme d'Alègre entre avec moi en mystérieux commerce qui dure plus d'un an. — Abbé Dubois revient pour peu de jours d'Angleterre à Paris; y laisse sa correspondance à Nancré; trouve le roi d'Angleterre et le prince de Galles fort brouillés. — Cause originelle de leur éloignement.

Rome venait pourtant d'approuver, en faveur de M. le duc d'Orléans, la coadjutorerie du riche prieuré de Saint-Martin des Champs dans Paris, et qui a beaucoup de collations, pour l'abbé de Saint-Albin, bâtard non reconnu de ce prince et de la comédienne Florence. Le cardinal de Bouillon, comme abbé de Cluni, avait donné autrefois ce prieuré à l'abbé de Lyonne, fils du célèbre ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères. Cet abbé de Lyonne, dont j'ai parlé ailleurs, était un homme de moeurs, de vie, d'obscurité, de régime même, fort extraordinaires, gouverné par un fripon que lui avaient donné les jésuites, qui s'y enrichit au trafic de ses collations et à la régie de son bien, connu du feu roi pour si scélérat, et de tout le monde, que le P. Tellier et Pontchartrain, comme on l'a vu ailleurs, échouèrent à le faire évêque, et qui l'est, depuis ceci, devenu de Boulogne. L'abbé de Lyonne fut donc tonnelé pour cette coadjutorerie qui au fond ne lui faisait aucun tort, et l'abbé d'Auvergne, comme abbé de Cluni, se fit un mérite auprès du régent, non seulement d'y consentir, mais d'y contribuer de tout son pouvoir. Il est vrai que ce prince n'eut pas plutôt les yeux fermés, que l'abbé d'Auvergne ne rougit point d'attaquer son bâtard, devenu archevêque de Cambrai, et qui, depuis deux ans, était en possession paisible du prieuré, sans réclamation quelconque, par la mort de l'abbé de Lyonne. L'abbé d'Auvergne, lors archevêque de Vienne, cria à la violence, contre la notoriété publique, intenta un procès et le perdit avec infamie. La vérité est qu'il n'y laissa point son honneur, parce qu'il y avait longues années que, de ce côté-là, il n'avait plus rien à perdre; ce qui n'a pas empêché que le cardinal Fleury ne l'ait fait cardinal pour n'avoir point de similitude importune.

M. le Grand qui, comme on l'a vu en son lieu, avait perdu contradictoirement toutes ses prétentions contre le premier écuyer, et à qui M. le duc d'Orléans avait eu la faiblesse de permettre des protestations, n'avait presque point cessé depuis de faire des tentatives et des entreprises de fait, qui devinrent si fortes qu'il fallut encore que M. le duc d'Orléans en fut importuné. Ce fut en vain. Les mezzo-termine lui plaisaient trop pour rien finir. Ce harcelage dura longtemps encore et abrégea la vie du premier écuyer par le chagrin et le dépit; mais sa charge n'y perdit pas un pouce de terrain, jusqu'à ce que enfin le cardinal Fleury, qui avait été de ses amis, se trouvant le maître, décida si nettement en faveur de son fils, que le grand écuyer cessa pour toujours de le troubler et d'entreprendre sur la petite écurie.

Le duc de Noailles, jaloux de la confiance du régent pour Law et du succès de sa banque, la troublait tant qu'il pouvait. Law coulait et quelquefois se plaignait modestement. Noailles, qui le voulait perdre pour être pleinement maître de toutes les parties des finances, redoubla de machines pour le culbuter. Cette banque était lors une des principales ressources pour rouler. Le régent voulut qu'ils se raccommodassent. Law s'y présenta de bonne foi, le duc de Noailles ne put reculer; il fit le plus beau semblant du monde.

Précisément en ce moment heureux, Mornay mourut fort promptement. Il était lieutenant général, et il était aussi gouverneur et capitaine de Saint-Germain après Montchevreuil, son père. Le duc de Noailles, alerte sur tout, l'apprit à son réveil et courut sur-le-champ demander cet emploi à M. le duc d'Orléans, qui le lui donna à l'instant. Mon père l'avait eu. Je ne sus la mort de Mornay que l'après-dînée et en même temps la diligence du duc de Noailles. Il n'était pas aisé de se lever plus matin que lui. Il y avait cent mille francs de brevet de retenue à payer. M. de Noailles, grand politique et grand serviteur du parlement, demanda aussitôt la distraction de Maisons et de Poissy de la capitainerie de Saint-Germain, et s'en fit un grand mérite. La situation des lieux en montre l'absurdité. Aussi y ont-ils été remis, à l'instance du même duc de Noailles, à la mort du dernier président de Maisons.

Mme la duchesse d'Orléans me chargea vers ce temps-ci d'un commerce fort peu de mon goût, et dans lequel M. le duc d'Orléans me pria aussi d'entrer. Plénoeuf, dont la femme et la fille, Mme de Prie, ont fait depuis, par leur jalousie de beauté et leurs querelles, tant de fracas dans le monde, avait gagné des monts d'or dans les partis, et depuis dans les vivres. La chambre de justice l'avait mis en fuite, et il s'était retiré à Turin.

Je n'avais jamais eu aucun commerce avec pas un de ces sortes de gens; de celui-là en particulier, j'en étais mécontent, parce que, étant devenu un des principaux commis du bureau de la guerre sous Voysin, dans les derniers temps du feu roi, la majorité de Blaye vaqua, et sur-le-champ il la fit donner à un de ses parents. Le roi m'avait toujours conservé la distinction, après mon père, de ne remplir les places de l'état-major de Blaye que de ceux que je demandais, et c'était la première fois qu'on en remplissait une sans moi. Voysin en ce temps-là était dans la plus haute faveur, et insolent à proportion. C'était alors, comme on l'a vu, l'homme de Mme de Maintenon et de M. du Maine, et le directeur et le rédacteur de l'apothéose des bâtards et du testament du roi. Je compris donc que je ne gagnerais que du dégoût à résister à contretemps, et que bientôt les choses changeraient de face. En effet, la première chose que je fis aussitôt après la mort du roi fut de chasser ce major et d'en mettre un autre.

Plénoeuf avait de l'esprit et de l'intrigue; il voulait ne rien perdre à sa déconfiture, et revenir à Paris riche et employé, s'il pouvait. Il se fourra donc dans le subalterne de la cour de Turin; par là eut quelque accès auprès des ministres, imagina de travailler au mariage d'une fille de M. le duc d'Orléans avec le prince de Piémont. Sa femme fort intrigante et de beaucoup d'esprit, manégea si bien qu'elle vit Mme la duchesse d'Orléans plusieurs fois en particulier, et lui donna tant d'espérance que la négociation ne pouvant demeurer entre les mains du mari et de la femme avec décence aux yeux des ministres de la cour de Turin, Mme la duchesse d'Orléans proposa de m'en charger. Mme de Plénoeuf ne me connaissait point; elle dit seulement à Mme la duchesse d'Orléans que je n'aimais pas son mari, et lui conta ce qui vient d'être expliqué. Cela ne rebuta point Mme la duchesse d'Orléans: elle me pria de passer pour l'amour d'elle sur ce mécontentement d'un homme de plus si infime, et de vouloir recevoir Mme de Plénoeuf et entrer en commerce direct avec Plénoeuf sur ce mariage.

Par ce qu'on a vu de la situation du régent et du roi de Sicile, l'un à l'égard de l'autre, cette négociation de mariage était fort déplacée: c'était ce qu'il ne m'était pas permis de dire à Mme la duchesse d'Orléans; mais quand M. le duc d'Orléans m'en parla, deux jours après, je ne lui cachai pas ce que j'en pensais, et ma surprise de sa complaisance. Il en convint: « Mais, après tout, me dit-il, c'est un coup d'épée dans l'eau; et, quoique sans apparence, il est des choses bizarres qui réussissent quelquefois: ce ne sont que quelques lettres perdues qu'il nous en coûtera à tout hasard. » Je ne pus donc m'en défendre.

Mme de Plénoeuf vint chez moi bien parée, bien polie, bien louangeuse, bien éloquente, et bien pleine de son affaire. Force soumission sur son mari, et tout aussitôt les lettres mouchèrent. De réalité, je n'en vis jamais ombre; mais force langage d'un homme qui voulait plaire et se faire valoir. Ce commerce dura quelques mois; mais sitôt que l'abbé Dubois fut revenu d'Angleterre, je priai M. le duc d'Orléans de m'en décharger sur lui, et Mme la duchesse d'Orléans de le trouver bon, sous prétexte que je ne voulais point choquer un homme si jaloux d'affaires, qui traverserait celle-là entre mes mains, et qui pouvait réussir entre les siennes. Je la lui remis donc, et il convint avec moi que c'était une vision en la situation où étaient les choses entre les deux princes. Aussi n'eut-elle point de suite et je n'en entendis plus parler depuis.

Un amusement de l'âge du roi fit une querelle sérieuse. On lui avait tendu une tente sur la terrasse des Tuileries, devant son appartement et de plain-pied. Les jeux des rois sentent toujours la distinction. Il imagina des médailles pour les donner aux courtisans de son âge qu'il voudrait distinguer, et ces médailles, qu'ils devaient porter, leur donnaient le droit d'entrer dans cette tente sans y être appelés: cela s'appela l'ordre du Pavillon. Le maréchal de Villeroy donna l'ordre à Lefèvre de les faire faire. Il obéit, et les apporta au maréchal, qui les présenta au roi. Lefèvre était argentier de la maison du roi, et, comme tel, sous la charge des premiers gentilshommes de la chambre. Le duc de Mortemart était en année. Il avait déjà eu des démêlés sur le maréchal de Villeroy. Il prétendit que ç'avait été à lui à commander les médailles, et à lui de les présenter au roi. Il se fâcha que le tout se fût fait à son insu, et le voilà aux champs et en plaintes à M. le duc d'Orléans. C'était une bagatelle qui ne valait pas la relever, et à laquelle aussi les trois autres premiers gentilshommes de la chambre ne prirent point de part. Ainsi seul vis-à-vis du maréchal de Villeroy, la partie ne fut pas égale. M. le duc d'Orléans, avec ses mezzo-termine ordinaires, dit que Lefèvre ne les avait point fait faire ni portées au maréchal comme argentier, mais comme ayant reçu par lui l'ordre du roi, et qu'il n'en fallait pas parler davantage. Le duc de Mortemart fut outré, et ne s'en contraignit pas sur le maréchal.

Une autre querelle combla celle-ci. Le duc de Mortemart prétendit une place derrière le roi, et l'ôter à un chef de brigade des gardes du corps qui la prenait. Les capitaines des gardes soutinrent leur officier, et M. de Mortemart ôta des entrées qu'avaient les officiers des gardes du corps. Les trois autres gentilshommes de la chambre se joignirent au duc de Mortemart. Ils plaidèrent tous huit devant M. le duc d'Orléans plusieurs fois, à cause de la pièce du trône différemment placée qu'à Versailles, où M. de Mortemart renouvela la défense aux huissiers de laisser entrer les officiers des gardes du corps. Là-dessus, autre mezzo-termine. M. le duc d'Orléans fit ôter le trône, pour ôter ce sujet de contestation. M. de Mortemart, piqué de cette décision, cessa d'aller chez le roi, quoique en année, et les premiers gentilshommes de la chambre firent un mémoire et le présentèrent à M. le duc d'Orléans.

L'affaire en demeura là jusqu'à une autre qui arriva un mois après entre le duc de Mortemart et le maréchal de Villeroy, pour des bagatelles de service. Les autres premiers gentilshommes de la chambre prirent fait et cause, et pas un d'eux ne se présenta plus chez le roi. Cela dura huit ou dix jours, après lesquels ils y retournèrent. Le régent ne put se résoudre à prononcer; mais le maréchal, battu de l'oiseau, s'abstint depuis d'entreprises pour quelque temps. Néanmoins, M. de Mortemart piqué voulut envoyer la démission de sa charge. M. le duc d'Orléans m'en parla fort en colère; et en effet c'était tous les jours quelque chose de nouveau avec lui. J'apaisai le régent comme je pus par le souvenir de M. de Beauvilliers, et je détournai l'orage.

Les premiers gentilshommes de la chambre eurent encore une dispute avec les maîtres d'hôtel du roi, à qui l'avertirait que sa viande était servie; et comme les maîtres d'hôtel sont sous le grand maître, M. le Duc les soutenait; car tout était en prétention et en entreprises. Au dîner du feu roi, j'ai vu toute ma vie le maître d'hôtel avertir le premier gentilhomme de la chambre, et celui-ci entrer dans le cabinet du roi seul, et l'avertir; et le soir que le roi était chez Mme de Maintenon, le maître d'hôtel avertir le capitaine des gardes qui entrait seul dans la pièce où le roi était, et l'avertissait que son souper était servi.

Le maréchal de Villeroy, mal dans ses affaires par une magnificence sans règle ni mesure, avait obtenu du feu roi cinquante mille livres par an, sur la ville de Lyon, pendant six ans, et une continuation encore pendant autres six années, qui se renouvela de six en six ans. Jamais le feu roi ne pensa à les lui accorder pour toujours, et on ne lui a vu donner de tout son règne cinquante mille livres de rente à personne à prendre sur lui pour toujours, excepté des appointements de gouvernements ou de charges dont le taux y était attaché; et à l'égard des pensions, personne, hors le premier prince du sang et ses bâtardes en les mariant, n'eut jamais de pensions approchantes, sinon, comme on l'a remarqué, Chamillart qui en eut une de soixante mille livres en le renvoyant, ce qui fut une chose unique en tout son règne. C'était en cette année et dans ce temps-ci, que les six années du don au maréchal de Villeroy finissaient; M. le duc d'Orléans le voulut renouveler, même pour toute sa vie. Le maréchal fit le généreux, s'excusa de l'accepter pour toujours, ni même par aucun renouvellement, dit qu'il était riche par les successions et les bienfaits qui lui étaient arrivés, et qu'il n'était pas juste que, dans un temps où tant de gens souffraient, il abusât des bontés qui lui étaient offertes. Il fut pressé, résista constamment, mais pour s'en vanter publiquement et se parer dans le monde de la faveur de la considération et du désintéressement. Le bout de cela est que lui personnellement est mort ruiné, et que son fils a été obligé de payer ses dettes qui étaient grandes, et sur les fins de le faire subsister. Ce n'est pas qu'avec de l'économie du fils et du petit-fils il ne leur soit demeuré des biens immenses des successions de Lesdiguières et de Retz; mais ce n'a pas été la faute des désordres du maréchal.

C'était un homme qui n'avait point de sens, et qui n'avait d'esprit que celui que lui en avait donné l'usage du grand monde, au milieu duquel il était né et avait passé une très longue vie. On a eu si souvent occasion de parler de lui, qu'il suffit ici de faire souvenir de ce caractère, de l'orgueil dont il était pétri, que ses fréquentes et cruelles déconvenues, toutes arrivées par faute de sens, n'avaient pu émousser, et de l'éclat où les passions et l'intérêt de Mme de Maintenon et de M. du Maine l'avaient mis dans les derniers temps de la vie du feu roi, surtout à sa mort, qui avait porté cet orgueil à son comble. Depuis qu'il se vit dans les places où cette mort l'établit et dans la considération qui en était une suite, la tête lui tourna: il se crut le père, le protecteur du roi, l'ange tutélaire de la France, et l'homme unique en devoir et en situation de faire en tout contre au régent.

Sa fatuité lui avait fabriqué un autre devoir qui fut d'épouser contre ce prince toute la haine de la Maintenon, sa patronne, et toute la mauvaise volonté qu'elle avait arrachée contre lui du roi mourant. Il s'applaudit sans cesse des démarches infatigables que le régent faisait vers lui, qui ne faisaient que rehausser son courage à lui nuire; il abusait continuellement de la confiance et de la facilité à condescendre à tout ce qu'il voulait d'un régent doux, timide, qui redoutait les éclats, à qui ses grands airs avec feu Monsieur, et en commandant les armées où M. le duc d'Orléans avait commencé à servir, lui avaient imposé au point qu'il lui imposait toujours. Ainsi ce prince voulait et croyait le gagner à force de flatter son incroyable vanité, et d'aller au-devant de tout ce qui lui pouvait plaire, sans jamais lui rien refuser pour les siens ni pour personne; tandis que, déterminé à figurer en grand aux dépens du régent, ce qu'il ne croyait pas possible autrement, il s'unissait à tous ses ennemis, à ceux que l'ambition ou l'amour des nouveautés rendaient tels, les excitait, les encourageait, les grossissait pour se former un parti; et pour cela, très attentif à un apparent désintéressement qui augmentât sa réputation et la confiance, tellement que, par principes, il était incapable d'être arrêté par les grâces et les bienfaits de M. le duc d'Orléans. En le refusant des cinquante mille livres de rente sur Lyon, il ne refusait rien en effet; mais il suivait son plan: il se donnait un éclat propre à éblouir la multitude, surtout le parlement en particulier et la robe en général qu'il cultivait soigneusement, à s'attacher des partisans, à augmenter la confiance de ceux qu'il voulait capter, à blâmer avec l'autorité de ce refus et de la manière la plus publique, et en apparence la plus innocente, la facile prodigalité du régent, et sans en demeurer plus pauvre.

De tout temps ses pères, son oncle et lui étaient maîtres absolus et uniques à Lyon. Dès les temps du feu roi les intendants n'y avaient pas la plus légère inspection. L'autorité du maréchal y était encore plus devenue sans bornes dans une régence qui ne songeait qu'à lui plaire, et à aller au-devant de tout à son égard. De tout temps il était, après ses pères et son oncle, en possession de nommer seul le prévôt des marchands de Lyon, qui avait tout le pouvoir bursal dans la ville, sans inspecteur ni conseiller. Il disposait seul sous le maréchal de Villeroy des immenses revenus de la ville, d'en diriger de même tout le commerce, et d'y être le maître des commerçants. Il ne comptait de la recette et de la dépense de ces immenses revenus, qu'avec le maréchal de Villeroy seul, et les comptes ainsi arrêtés entre eux deux seuls, où le maréchal était de droit le maître, ne se trouvaient plus, et ne se voyaient jamais plus, tellement que c'est parler exactement que dire que le maréchal de Villeroy était le seul roi de Lyon, que le prévôt des marchands y était son vice-roi ad nutum, et qu'ils mettaient en poche tout ce qu'il leur plaisait de prendre, sans le moindre embarras, sans formalité aucune, et sans la moindre crainte d'aucune suite pour l'avenir, ni même qu'on pût jamais savoir ce qui se passait là-dessus entre eux deux. Il est donc clair que, maître tous les ans de ces prodigieux revenus et de tout le commerce de la plus florissante place du royaume en ce genre, le maréchal de Villeroy prenait en toute liberté tout ce qu'il voulait, et qu'en refusant le don que le régent lui voulait continuer, il ne refusa rien en effet. Aussi ceux de Lyon savaient bien qu'en dire, malgré toute la protection qu'il leur donnait à tous. Mais pas un d'eux n'osa jamais se plaindre ni branler devant lui sous le dernier règne; combien moins pendant cette régence, à la posture où se trouvait leur gouverneur. Son fils, qui l'a peu survécu, soutint encore cette puissance, mais plus faiblement. Enfin le duc de Villeroy d'aujourd'hui en a sauvé de grandes bribes, mais les finances y ont mis la main, et ont fort borné ce pouvoir si pécunieux et si fort illimité.

Le duc de Tresmes ne fut pas si délicat que le maréchal de Villeroy: aussi était-ce un honnête homme qui était bien éloigné des mêmes projets. Il eut quatre-vingt mille livres en dédommagement du deuil, dont il devait et n'avait pas profité à la mort du roi, où il était en année de premier gentilhomme de la chambre.

Le prince électoral de Saxe, catholique dès qu'il était à Rome, avec une permission du pape de le demeurer caché, le déclara en ce temps-ci à Vienne, où il était allé voyager et voir l'empereur; le roi de Pologne son père était du secret et avait fort contribué à le faire catholique, pour lui frayer le chemin à lui succéder en Pologne. Mais la mère et l'épouse de ce roi, qui étaient des piliers de leur religion, y étaient si opposées, que le roi de Pologne ne put, depuis qu'il fut catholique, avoir presque de commerce avec l'électrice sa femme que des moments rares quand il allait en Saxe, où même ce n'était qu'en visite, sans qu'elle voulût demeurer dans le même lieu que lui, ni qu'elle voulût ouïr parler d'aller en Pologne, ni souffrir le titre, ni aucun des honneurs, ni des traitements de reine. Le roi son mari supportait cela avec toujours beaucoup de considération pour elle, mais il s'en consolait avec ses maîtresses. L'électrice sa mère étant morte, il ne fit plus difficulté de laisser déclarer son fils catholique.

L'abbé de Louvois refusa l'évêché de Clermont, sous prétexte de sa santé, en effet parce qu'il s'était attendu longtemps aux plus grands postes, et qu'il se trouvait vieux pour en accepter un si médiocre. Il n'était pas sans mérite, il avait de l'esprit, du monde et du savoir, et remplissait, par lui-même et avec réputation, la belle place dans les lettres de bibliothécaire du roi. À peine commençait-il à poindre lors de la mort de son père, qui était perdu bien auparavant. Barbezieux, crossé par le roi comme un jeune homme des débauches et des disparates duquel il était très souvent mécontent, n'eut pas loisir de mûrir et de s'accréditer assez pour vaincre auprès du roi les soupçons que les jésuites et Mme de Maintenon, par Saint-Sulpice, lui donnaient sans cesse de l'éducation ecclésiastique du neveu de l'archevêque de Reims, que les jésuites avaient toujours regardé comme leur ennemi, et donné, par conséquent, pour un dangereux janséniste. Ce manège avait perdu l'abbé de Louvois dans l'esprit du roi, et quelques bagatelles de première jeunesse, qu'en ce genre il ne pardonnait jamais. Ainsi l'abbé de Louvois avait vu les premiers postes lui échapper. Mais il n'avait pu s'accoutumer à en perdre l'espérance, depuis même que sa situation était devenue ordinaire par la perte du ministère de son frère et de son oncle. Il était demeuré assez de crédit et d'établissements parmi ses frères et soeurs pour la nourrir, et tout attendre de la facilité du régent. Quand il vit ses espérances trompées par l'évêché de Clermont, il ne put en digérer l'humiliation, et il aima mieux hasarder de ne sortir point du second ordre. Le P. Massillon, père de l'Oratoire, célèbre par ses sermons, en profita. Crosat, le cadet, paya pieusement et noblement ses bulles.

Mme la duchesse de Berry fit donner au vieux Saint-Viance, très galant homme, qui avait été lieutenant des gardes du corps, et lieutenant général, cinquante mille livres, et deux mille livres de pension pour son gouvernement de Cognac, de douze mille livres de rente, sans obliger à résidence, et fit présent de ce gouvernement à Rion.

Mme d'Argenton, longtemps depuis que M. le duc d'Orléans l'eut quittée, avait vécu avec le chevalier d'Oppède, jeune et bien fait, qui était dans les gardes du corps, et dont le nom était Janson, fort proche du feu cardinal de Janson. Ensuite elle pensa à accommoder ses plaisirs à sa conscience, lui fit des avantages pour un cadet qui n'avait rien, l'obligea à quitter le service et l'épousa. Mais tous deux, par honneur, voulurent que ce fût secrètement. Elle n'en eut point d'enfants, et le perdit en ce temps-ci. Il la traitait avec grande rudesse, et lui donna tout lieu de se consoler. L'abbé de Langlée, singulier ecclésiastique, frère de Langlée dont il a été quelquefois parlé, mourut aussi. Il n'avait presque rien qu'une pension de six mille livres que lui donnait Mme de Villequier, fille de sa soeur, Mme de Guiscard.

La comtesse de Soissons mourut en même temps à Paris, point vieille, et belle encore comme le jour. On n'a rien à en dire de plus que ce qui s'en trouve t. VI, p. 124. Elle fut depuis pauvre, malheureuse, errante . De fois à autre M. le duc d'Orléans lui faisait donner quelque gratification. Elle laissa deux fils qui moururent jeunes, sans alliances, dont le prince Eugène leur oncle prenait soin. Il avait destiné l'aîné à être son héritier, et avait arrêté son mariage avec l'unique héritière de la maison Cybo, qui a depuis porté les petits États de Massa et Carrara, avec d'autres grands biens, au fils aîné du duc de Modène et d'une fille de M. le duc d'Orléans, qui l'a épousée. La comtesse de Soissons laissa aussi une fille dont le roi de Sicile prenait soin, dans un couvent à Turin, que le prince Eugène, qui à survécu ses deux neveux, a fait son héritière, et qui a épousé à Vienne le prince de Saxe-Hilbourghausen, et qui a tant fait parler de lui, plus en partisan hasardeux qu'en officier principal, dans l'armée impériale en Italie, contre les troupes unies de France, Espagne et Savoie, dont les maréchaux de Coigny et de Broglio eurent le commandement sous le roi de Sicile, après la mort du maréchal de Villars. Ainsi finit là branche de Soissons de la maison de Savoie.

L'appel du cardinal [de Noailles] devint public, et fut imprimé avec une instruction admirable, dont il n'a paru que la première partie par ce qui arriva depuis, dont il eut tout lieu de se repentir, ainsi que de n'avoir pas fait paraître son appel bien plus tôt, dans le temps que je l'en pressai, comme je l'ai raconté en son lieu. Je n'en dis pas davantage pour ne pas effleurer une matière si étendue et qui se trouve traitée exprès.

La Parisière, évêque de Nîmes, qui écrivait à tous les prélats et aux universités étrangères pour avoir leur adhésion à là constitution, eut ordre de se retirer dans son diocèse; mais la cabale le fit rappeler au bout de huit ou dix mois. On a vu ailleurs que, pigeon privé du P. Tellier, il s'éleva en Languedoc contre la constitution; dans les commencements gagna peu à peu la confiance des prélats, des communautés et des principaux ecclésiastiques; et, pour se l'acquérir entièrement, poussa les choses si loin, de concert avec le P. Tellier, qu'étant nommé député des états de Languedoc pour en venir apporter les cahiers, il y eut un ordre du roi d'en choisir un autre. Quand il se fut bien instruit de tout ce qu'il voulait découvrir, qu'il en eut rendu compte au P. Tellier, et qu'il n'eut plus rien à apprendre, il chanta la palinodie dès qu'il fut retourné à Nîmes, y monta en chaire et fit amende honorable à la constitution. Aussitôt le roi lui fit rendre la députation, et il vint triomphant jouir de son crime dans les caresses et les promesses du P. Tellier, qui ne l'empêcha pas de devenir l'horreur du monde. Il avait bien d'autres choses encore sur son compte, et est mort enfin escroc et banqueroutier, et d'une façon déplorable.

Il se présenta une affaire au conseil de régence qui me donna lieu à un petit trait qu'il faut que je m'amuse un moment à rapporter. M. d'Elboeuf était gouverneur de Picardie et d'Artois, où il ne tenait pas ses mains dans ses poches, et se moquait des intendants. M. le duc d'Orléans le considérait et le ménageait, et il en abusa au point qu'il le força d'y mettre quelque ordre. Il y a un petit canton riche et abondant, entré l'Artois et la Flandre, qui s'appelle le pays de Lalleu, qui de tout temps était du gouvernement de Flandre et des états de Lille. M. d'Elboeuf qui était bien aise d'y allonger ses mains et l'étendue aussi de son gouvernement, demanda que ce pays de Lalleu fût incorporé aux états d'Artois, et ne fût plus de ceux de Lille. Je supprime les raisons de part et d'autre, qui ne feraient qu'ennuyer.

La maréchale de Boufflers vint m'apprendre cette prétention qui devait être incessamment jugée au conseil du dedans du royaume, puis rapportée par d'Antin au conseil de régence pour l'être définitivement. Peu importait à la maréchale de quels états serait ce petit pays, mais elle sentait que la prétention du duc d'Elboeuf était un chausse-pied s'il la gagnait, pour les états d'Artois, de le prétendre après de son gouvernement, quoiqu'il ne s'en agît pas encore. Je lui conseillai d'en faire parler par son frère à M. le duc d'Orléans. Mais depuis l'affaire du régiment des gardes, il n'y avait plus guère que de l'extérieur entre eux, et elle me le laissa bien sentir. Je voulus lui persuader de parler elle-même sans l'y pouvoir résoudre. Elle me dit qu'elle mettait toute sa confiance en moi pour conserver au gouvernement de Flandre, qu'avait son fils, toute son intégrité. Elle avait raison, car j'étais fort de ses amis, et on a pu voir que je l'étais intimement de son vertueux mari. Je ne lui dis point ce que je ferais, car je l'ignorais encore, et après toute réflexion faite je crus plus à propos de ne faire rien, dans la connaissance de la faiblesse de M. le duc d'Orléans, qui ne tiendrait jamais, pour un petit garçon de l'âge du duc de Boufflers, à l'audacieuse ardeur du duc d'Elboeuf, soutenue de celle de M. le Grand, dont le fils avait la survivance du gouvernement de Picardie. J'attendis donc sans dire mot à personne et sans voir depuis la maréchale de Boufflers, que l'affaire se rapportât au conseil de régence, où les chefs ou présidents des autres conseils furent appelés.

Dès que nous fûmes en place, d'Antin mit les papiers sur la table et voulut commencer son rapport. « Un moment, monsieur, » lui dis-je. Et me tournant vers le régent, je lui dis que, s'il le trouvait bon, il fallait, avant de commencer l'affaire, savoir si au cas que les états d'Artois la gagnassent, M. d'Elboeuf prétendait distraire du gouvernement de Flandre le pays de Lalleu et le joindre à celui d'Artois, parce que, en ce cas, nous étions plusieurs qui étions trop proches de M. d'Elboeuf pour être ses juges, à commencer par M. d'Antin, son cousin germain, moi, issu de germain, M. le maréchal d'Estrées et d'autres encore.

Ce n'était pas que j'ignorasse qu'en ce conseil les parentés ne font rien, parce que devant le roi, qui à tout âge y est censé présent, on n'a que voix consultative pour débattre et l'informer, et que sa seule voix décide, et que sur cette question que le chancelier d'Aguesseau, tout au commencement qu'il le fut, avait voulu remuer sous prétexte de l'âge et de l'absence réelle du roi, il avait passé en plein conseil qu'il demeurerait de la sorte, et comme le roi âgé et présent; mais j'espérais qu'on n'y songerait plus, et cela arriva comme je l'avais pensé et à tout hasard tenté.

M. le duc d'Orléans dit que j'avais raison, et tout de suite demanda à d'Antin ce qui en était. Il répondit qu'il n'en était point question; que M. d'Elboeuf ne lui avait point parlé de gouvernement, et que sûrement il ne demandait rien là-dessus. Je repris la parole, et dis au régent que, puisque cela était, la chose méritait d'être constatée à cause de la proche parenté des juges, et que dès que M. d'Elboeuf ne songeait point, quoiqu'il fût jugé, à demander que le pays de Lalleu fût mis de son gouvernement, il serait bon que Son Altesse Royale voulût bien ordonner à M. d'Antin d'écrire présentement sur son dossier qu'en cas que le pays de Lalleu fût jugé séparé des états de Lille et joint à ceux d'Artois, ce jugement n'aurait aucune influence à l'égard de l'état du gouverneur du pays de Lalleu, qui demeurait toujours à l'avenir du gouvernement de Flandre comme par le passé. Le régent regarda la compagnie, disant qu'il n'y trouvait point d'inconvénient. D'Antin dit que l'écrire ou ne l'écrire pas était de même, parce que M. d'Elboeuf ne demandait rien. « Mais, monsieur, repris-je, cela sera plus régulier, et Son Altesse Royale l'approuve. — À la bonne heure, » dit d'Antin, et se mit à l'écrire. Un moment après, tandis qu'il écrivait, je dis au régent qu'il me semblait à propos aussi, puisque M. d'Antin en mettait la note sur le dossier du procès, que M. de La Vrillière l'écrivît en même temps sur le registre du conseil, pour que cela fût uniforme. Cela parut si simple que le régent, sans regarder la compagnie comme la première fois, répondit: « A la bonne heure, il n'a qu'à l'écrire. » À l'instant je regardai La Vrillière, qui aussitôt prit la plume et l'écrivit sur le registre du conseil. Dès que cela fut fait, d'Antin commença le rapport. J'y reviendrai pour une anecdote singulière.

Le soir la maréchale de Boufflers vint chez moi, bien en peine de ce que les états d'Artois avaient gagné, et s'il n'y avait eu rien de fait sur le gouvernement. « Pardonnez-moi, madame, lui dis-je, il a été question du gouvernement, et on y a fait quelque chose. » Et tout de suite, après lui avoir donné la souleur, je lui contai ce qui s'était passé. Elle m'en embrassa bien et fut ravie.

Tandis qu'elle était chez moi, M. d'Elboeuf était chez La Vrillière, à qui il dit, sans seulement paraître en douter; que puisque le pays de Lalleu était adjugé membre des états d'Artois, et ne l'être plus de ceux de Lille, il était de son gouvernement aussi, et que l'un emportait l'autre. Sur la mine que fit La Vrillière: « Comment, lui dit-il, monsieur, avec l'air de la plus grande surprise du monde, est-ce que vous en pouvez douter? eh! ce pays n'a été du gouvernement de Flandre que comme membre des états de Lille, et l'arrêt d'aujourd'hui, qui l'en distrait pour le faire membre des états d'Artois, décide la question et n'y laisse pas l'ombre de difficulté. » La Vrillière lui répondit modestement que le conseil ne l'avait pas entendu ainsi, et qu'il croyait qu'il ferait bien de n'y pas songer. M. d'Elboeuf lui demanda, avec émotion, où il avait pris cette intention du conseil qui ne pouvait être avec l'arrêt qu'il avait rendu et qui décidait tout seul. Alors La Vrillière lui montra le registre, et lui dit de lire ce qu'il avait écrit en plein conseil par ordre de M. le duc d'Orléans et du conseil. Voilà le duc d'Elboeuf en furie, qui dit qu'il allait parler à M. le duc d'Orléans, et qu'il ferait bien changer cette belle décision. Il y fut en effet, mais comme il s'agissait d'effacer ce qui avait été écrit sur le dossier et sur le registre en plein conseil, et de l'avis de tout le conseil, ou explicite ou tacite, sans opposition d'aucun, et en changer la disposition du blanc au noir, le régent se défendit d'y pouvoir toucher et de pouvoir reporter au conseil une chose qu'il avait décidée. M. d'Elboeuf tempêta et cria, mais ce fut tout, l'affaire était bridée, et le pays de Lalleu demeura du gouvernement de Flandre, et en est encore aujourd'hui.

Je m'étais bien attendu au but et au vacarme de M. d'Elboeuf contre lequel la faiblesse du régent aurait besoin d'une barrière, et je me sus bon gré de l'avoir adroitement su introduire, et poser si forte, sans que personne se fût aperçu ni douté de mon but, qu'elle ne pût après recevoir d'atteinte. La maréchale de Boufflers alla le lendemain remercier le régent.

Je reviens maintenant à l'anecdote qui confirmera pleinement ce que j'ai marqué du caractère indécis, à l'extrême, du chancelier d'Aguesseau. M. le duc d'Orléans avait ordonné que cette affaire de Lalleu, qui était longue, serait rapportée en deux conseils, le même jour, le matin et l'après-dînée; que le matin serait pour le rapport uniquement, sans que d'Antin s'ouvrît en rien de son opinion; que l'après-dînée il commencerait par opiner; que tout le conseil opinerait après et que l'arrêt serait rendu. D'Antin fit un très long rapport qui tint jusqu'à une heure après midi. Comme on sortait du conseil le chancelier me prit auprès de la porte, et me dit tout bas qu'il mourait d'envie de prendre avec moi une liberté qu'il ne voudrait pas prendre avec un autre, et qu'il espérait que je ne trouverais pas mauvaise, c'était de me demander l'avis que j'avais pris sur le rapport, et que j'opinerais l'après-dînée. Je lui répondis qu'en effet je ne m'en ouvrirais pas à un autre, et après quelques compliments je le lui dis, et, aussi sommairement que le temps et le lieu l'exigeaient, les raisons principales qui m'y déterminaient. Il m'embrassa et me dit, plus que très obligeamment, que je lui faisais le plus grand plaisir du monde d'avoir bien voulu le lui dire, parce que c'était le sien aussi, et que le mien l'y confirmait, avec force compliments flatteurs. Nous nous séparâmes de la sorte.

Cette affaire, dans laquelle je n'entrerai pas ici, était susceptible de trois sortes d'opinions: laisser le pays de Lalleu comme il était, membre des états de Lille; l'en distraire et l'adjoindre à ceux d'Artois; enfin, laisser ce petit pays indépendant de ces deux états, et qu'il en eût pour lui tout seul. C'est ce que ce petit pays demandait, consentant toutefois à demeurer comme il était, uni si on le voulait aux états de Lille, mais se défendant d'être uni à ceux d'Artois. Mon avis était qu'il eût des états particuliers pour lui, et qu'il ne fût membre ni de ceux de Lille ni de ceux d'Artois. C'était aussi celui du chancelier quand nous sortîmes du conseil du matin, comme je viens de le dire.

Nous n'eûmes que le temps de dîner. À trois heures le conseil commença. Quoiqu'on y fût fort accoutumé aux beaux rapports de d'Antin, l'exactitude, la précision, l'explication foncière, la netteté, la force, l'agrément de son rapport avait enlevé la compagnie, qui ne la fut pas moins de sa belle, longue et forte opinion l'après-dînée. Il se peut dire qu'il excellait en ce genre sur tous les magistrats; avec cela une mémoire qui n'oubliait pas les plus petites choses; qui ramenait tout avec ordre, justesse et clarté, qui rie se méprenait jamais en aucun fait, circonstances, nom propre, date, et qui, à mesure qu'il en citait, disait à l'évêque de Troyes, devant qui d'ordinaire il mettait la pile de ses papiers, le cahier, la liasse, la page par numéro et par chiffre, où il trouverait ce qu'il citait, et; dans le moment même, M. de Troyes le trouvait et le lisait tout haut. D'Antin, qui n'opinait jamais pour soi-même, et qui ne faisait que rapporter l'avis du conseil du dedans, ainsi que tous les autres chefs des autres conseils sur les affaires qu'ils en rapportaient au conseil de régence, fut pour les états d'Artois. Presque tous le suivirent, le peu d'autres furent pour ceux de Lille.

Mon rang d'opiner était immédiatement avant le chancelier, après lequel il n'y avait plus que les deux bâtards et les princes du sang. Je vis donc que j'allais ouvrir un avis, et, comme je savais que le chancelier serait du même, je ne voulus pas en épuiser les raisons pour en laisser de nouvelles à dire au chancelier, qui donnassent lieu aux préopinants de s'y accrocher pour revenir à son avis avec moins de répugnance qu'ils n'en auraient eu à revenir au mien, et de couvrir leur petite vanité du poids de la place, de l'état et de la capacité du premier magistrat. Néanmoins, comme il fallait des raisons pour soutenir un avis tout neuf, je ne laissai pas de parler assez longtemps tant [pour] le faire bien entendre et valoir, que pour affaiblir et réfuter les deux autres avis. Je fus surpris d'y être souvent interrompu par des voix qui disaient tout haut: « Mais M. de Saint-Simon a raison. » Cela arriva si souvent et par tant de personnes, que je me tournai à la fin vers le conseil, car on opinait un peu tourné vers le régent, et je dis que, puisqu'on trouvait que j'avais raison, rien n'empêchait de revenir à mon avis, ceux qui le trouvaient le meilleur, puisque l'arrêt n'était point fait. Des voix dirent: « Cela est vrai, » et encore, pendant le reste de mon opinion, que j'avais raison; cependant elles s'en tinrent là, et personne ne prit la parole pour se rendre à mon avis. Je compris la petite faiblesse, et je m'en sus plus de gré de laisser quelques raisons nouvelles au chancelier à dire et à appuyer, qui donneraient lieu aux préopinants de revenir à son avis avec moins de peine qu'au mien.

Le chancelier, quand j'eus fini, débuta par l'éloge de mon avis, dont il loua en détail la justice, les raisons et la force. Il balança ensuite les trois avis en avocat général; puis, se rabattant sur la politique et les événements fâcheux de la dernière guerre du feu roi en Flandre, il s'étendit sur son regret d'être obligé de faire taire le droit, la raison, l'équité devant les motifs majeurs et pressants de l'intérêt de l'État, paraphrasa longuement et gauchement, quoique éloquemment, cette politique, protesta encore de sa répugnance et de son regret d'être entraîné par des considérations si fortes, nonobstant le droit et l'équité, et conclut pour les états d'Artois. Je l'écoutais avec une attention extrême. Je ne pouvais comprendre d'abord qu'il eût changé d'avis depuis qu'il m'avait parlé en sortant du conseil deux heures auparavant, et ma surprise fut extrême quand à la fin je n'en pus douter. J'oublie de dire qu'en finissant il loua encore mon avis, et me fit un petit compliment direct sur la peine où il était de n'en pouvoir être par la seule raison d'État.

Dès que je m'aperçus qu'il avait tourné, je dis tout bas au comte de Toulouse que je ne pouvais revenir d'un étonnement dont je lui dirais la cause en sortant; mais que je le priais de ne pas prendre la parole après le chancelier, parce que je voulais parler encore. Ce n'était pas que j'espérasse faire revenir personne à ce que je voyais, mais je ne crus pas juste de taire les raisons que je n'avais retenues que pour les laisser neuves dans la bouche du chancelier, par la raison que j'en ai dite. Ainsi, quand il eut fini, je priai le régent de me permettre d'ajouter un mot à mon opinion. Je le fis donc avec étendue et avec les mêmes applaudissements que j'avais raison, mais sans autre succès. Le surplus des opinions se conforma au chancelier, et l'arrêt suivit de même.

En sortant du conseil, le comte de Toulouse me prit à part, curieux de savoir la cause de mon extrême surprise, et fut étonné au dernier point, lorsque je la lui dis. Le chancelier et moi ne nous cherchâmes point en sortant de ce second conseil, et jamais depuis nous ne nous en sommes parlé.

Le pays de Lalleu, qui est riche, mais qui n'a que de gros laboureurs, mais gens de bon sens et de bon gros raisonnement, en avaient député à la suite de cette affaire qui les intéressait beaucoup. On me les annonça pour la première fois comme j'allais sortir pour le conseil du matin, où leur affaire fut rapportée. Ils voulurent me parler et me présenter leur mémoire; je l'avais eu d'ailleurs avec ceux des états, et je les avais tous fort étudiés. Je voyais que ces paysans avaient raison, et j'étais fâché qu'ils vissent et instruisissent si tard leurs juges. Je n'avais pas alors le temps de les entendre: c'était l'heure du conseil. Je les rabrouai donc au lieu de les écouter, et je montai devant eux en carrosse. Je fus tout étonné de les voir revenir le surlendemain matin, avec deux prodigieuses mannes du plus beau linge de table que j'aie jamais vu et en la plus grande quantité. Ils avaient su que j'avais été seul pour eux au conseil, et que j'avais longuement opiné. Ils venaient avec ce présent me témoigner leur reconnaissance. J'eus beau leur dire ce que je devais là-dessus, je ne pus les empêcher de déployer quelques nappes et quelques serviettes; mais quand ils virent qu'il leur fallait les remporter, ils se mirent à pleurer et à dire que je les méprisais, quoique je leur eusse parlé avec toute l'honnêteté possible. Je fus si touché de leur douleur de si bonne foi, que je leur dis enfin que, pour leur montrer combien j'étais éloigné de mépris et touché de leur sentiment pour moi, ils me feraient faire ce que je n'avais jamais fait et ne ferais jamais pour personne. Je pris donc une nappe et une douzaine de serviettes; cela les consola un peu. Ils remportèrent tout le reste en me comblant de bénédictions. Je le dis à M. le duc d'Orléans. Pour l'histoire du chancelier, je n'en parlai qu'au comte de Toulouse.

Il y eut une assez forte brouillerie entre les ducs de Noailles et de La Force sur quelques affaires de finances. La Force avait été mis dans le conseil de finances à l'insu, puis malgré le duc de Noailles, contre tout ce que j'avais pu lui dire d'une place en troisième, après le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles, dont il était si fort l'ancien en dignité, sans compter la naissance, et place subalterne encore pour le travail et le détail, et qui, sous le nom personnel de vice-président, n'était pas supérieure en effet aux emplois des autres de ce conseil, qui, plus rompus aux affaires de finances que lui et appuyés du duc de Noailles, lui feraient passer sans cesse la plume par le bec, et avec force révérences se moqueraient de lui. Il fut en effet exposé à toutes les niches que le duc de Noailles ne lui épargna pas. L'esprit et la capacité, joints à sa qualité, le soutinrent, mais n'empêchèrent pas tous les effets de la jalousie du duc de Noailles contre un seigneur qui pour le moins le valait et lui était égal, et qu'il voyait lié avec Law, qui était sa bête. Ces démêlés finirent avec beaucoup d'autres qui avaient moins éclaté, mais ce ne fut qu'en apparence, par un département fort étendu qui fut donné à M. de La Force, avec assez d'autorité; mais à quelque sauce que cela pût se mettre, ce n'était être, en bon français, qu'intendant des finances un peu renforcé, et par conséquent être fort déplacé, comme il n'en pouvait être autrement, dès qu'il avait bien voulu se fourrer si bassement dans le conseil des finances.

J'avais oublié deux bagatelles sur Mme la duchesse de Berry. Elle choisit Mme d'Arpajon pour la place d'une de ses dames qui vaquait par la mort de Mme d'Aydie, soeur de Rion. Arpajon, l'un des plus sots hommes de France, sans contredit, et des plus avares, avait acheté le gouvernement de Berry du duc de Noailles, et obtenu assez légèrement la Toison en Espagne, où il avait servi longtemps avec les troupes de France. Il était lieutenant général et petit-fils du bonhomme Arpajon, duc à brevet, chevalier de l'ordre, et distingué en son temps par son mérite et ses emplois, la naissance ancienne et fort bonne. Mme d'Arpajon avait une figure extrêmement noble et agréable, peu d'esprit, beaucoup de douceur et de politesse; très vertueuse et d'une piété qui n'a toujours fait qu'augmenter. Elle était fille de Le Bas de Montargis, un des trésoriers de l'extraordinaire des guerres, et d'une fille de Mansart, qui avait les bâtiments. Elle était extrêmement riche et peu heureuse avec un mari qui ne la méritait pas; mais elle le cachot avec grand soin, et lui redait des devoirs infinis. Ils n'ont eu qu'une fille, qui a épousé, avec de grands biens, le second fils du duc de Noailles. Mme la duchesse de Berry la choisissait volontiers, avec la marquise de La Rochefoucauld, fille de Prondre, pour aller avec elle coucher aux Carmélites, et leur disait toujours: « Je vous amène mes deux bourgeoises. »

Cette princesse si haute et si fière, avec qui les seuls princes du sang pouvaient manger, et encore point à l'ordinaire ni en public, hors à des mariages, mais à la campagne et en particulier, mangeait avec tous les roués de M. le duc d'Orléans, et chez elle avec des hommes de peu de chose, et avec un jésuite d'esprit et de manège, qui s'appelait le P. Riglet, qu'elle avait connu de jeunesse par ses femmes, et qui en disait des meilleures.

Elle imagina aussi d'avoir un maître de la garde-robe. C'est une charge de valet. Joyeux, mort premier valet de chambre de Monseigneur, l'avait été de la reine. Ceux de la reine mère et des deux Dauphines ne valaient pas mieux. Elle trouva une manière de chevalier d'industrie, grand spadassin de son métier, bâtard d'un Gouffier, qui se faisait appeler Bonivet, qui ne voulait point être bâtard, et qui pourtant n'a pu être autre chose ni reconnu comme légitime de pas un de la maison de Gouffier. Il trouva là quelques petits gages dont il avait besoin, et y espéra quelque fortune par son manège. Mme la duchesse de Berry le prit, et dit en confidence à Mme de Saint-Simon, qui ne lui en parlait point, que c'était une espèce de nom qu'elle mettait dans sa maison, de plus un homme de main qu'elle était bien aise d'avoir, parce que, bien aujourd'hui avec M. le duc d'Orléans, cela pouvait changer, et qu'il fallait avoir chez soi de quoi se faire compter. Tels étaient la tête et le coeur de cette princesse.

On apprit la mort du cardinal Arias, archevêque de Séville, un des plus honnêtes hommes et des meilleures têtes d'Espagne, et qui avait le plus contribué au testament de Charles II, étant conseiller d'État et commandeur dans l'ordre de Malte. On a vu quel il était lorsqu'on a parlé ici de l'avènement de Philippe V à la couronne, la part qu'Arias eut au gouvernement, et comme la princesse des Ursins sut s'en défaire, ainsi que du cardinal Portocarrero et de tous les autres, pour demeurer seule maîtresse du gouvernement. Arias fut aussi bon prêtre et évêque, qu'il avait été bon ministre d'État, ravi de n'avoir plus à se mêler de rien, uniquement appliqué à son diocèse, d'où il ne sortit plus, et à s'occuper de son salut sous la pourpre romaine, qu'il n'avait point briguée, mais que la pudeur lui fit donner par le roi d'Espagne, pour une marque de son estime et de sa satisfaction de ses services, qui fut universellement applaudie. Arias méprisa le monde et la cour, et se trouva mieux à Séville qu'il n'avait fait à Madrid, quoique ce grand archevêché ne lui eût été donné que comme un exil honorable et pour se défaire de lui. Il était assez vieux, et fut regretté de toute l'Espagne, et infiniment dans son diocèse.

La comtesse d'Harcourt, qui se fit appeler depuis comtesse de Guise, comme on l'a vu ailleurs, perdit Mme de Monjeu sa mère, qui était Dauvet des Marests.

En même temps mourut aussi Richard Hamilton. C'était un homme de beaucoup d'esprit, qui savait, qui amusait, qui avait des grâces et beaucoup d'ornement dans l'esprit, qui avait eu une très aimable figure et beaucoup de bonnes fortunes en Angleterre et en France, où la catastrophe du roi Jacques II l'avait ramené. Il avait servi avec distinction, et la comtesse de Grammont, sa soeur, l'avait initié dans les compagnies de la cour les plus choisies; mais elles ne lui procurèrent aucune fortune, pas même le moindre abri à la pauvreté. Il était catholique, et sa soeur l'avait mis dans une grande piété qui l'avait fait renoncer aux dames, pour qu'il avait souvent fait de très jolis vers et des historiettes élégantes. Sa demeure était à Saint-Germain. Il alla mourir à Poussay chez sa nièce, qui en était abbesse, pauvre elle-même, mais moins pauvre que lui pour ne pas mourir de faim.

Vers le milieu de décembre, l'abbé de Bonnoeil fut trouvé tué dans sa chambre de coups de bâton sur la tête, et de coups d'épée dans le corps par devant et par derrière, et son valet de chambre, qui était son seul domestique, au même état près de lui, son épée nue auprès de lui, et un couteau de chasse nu auprès de l'abbé. Il était grand joueur, avait beaucoup gagné depuis peu et voyait assez bonne compagnie. On le trouva volé. La femme du valet de chambre fut arrêtée sur quelques indices. Elle avoua qu'elle était en commerce avec un soldat aux gardes, qui entra dans la maison pour tuer le valet de chambre et voler le maître, qui, pour son malheur, rentra chez lui bien plus tôt qu'à l'ordinaire, comme l'expédition s'achevait. Le soldat fut arrêté à Bar un matin dans son lit, qui, se voyant pris, se tua tout roide d'un poignard qu'il avait sous son chevet. On prit aussi un laquais de Mme du Guesclin, chanoinesse, qui voulut tuer sa maîtresse. Elle eut le courage de lui arracher son épée et la charité de lui dire de se sauver. Sa femme de chambre, qui était du complot, l'ut prise aussi. Ces tragiques aventures firent redoubler les défenses des jeux de hasard, et mettre en prison une trentaine de tailleurs au pharaon, qui continuaient leur métier malgré les premières défenses.

Les états de Bretagne s'ouvrirent de façon à ne pas laisser douter qu'il n'y eût du bruit, et qu'on ne s'y fût préparé dans la province. La noblesse qui vint au-devant du maréchal de Montesquiou arrivant à Rennes pour les tenir, se formalisa de ce qu'il ne sortit point de sa chaise de poste pour monter à cheval avec elle, et de ce qu'au lieu d'aller aux états de son logis à pied, avec une foule de noblesse venue chez lui pour l'y accompagner, il s'y fit porter en chaise. En ces deux points la noblesse n'avait pas tort; mais elle en prit occasion de traiter fort mal le maréchal de Montesquiou, à qui ils disputèrent tout, et de là, non contents de refuser le don gratuit par acclamations, comme ils l'avaient toujours fait depuis 1672, et peu satisfaits d'un million de diminution qui leur avait été accordé dessus, ils ne parlèrent que de leurs privilèges du temps de leurs ducs, et voulurent changer une infinité de choses, sans que le prince de Léon, qui présidait à la noblesse, et qui y était considéré, pût, rien gagner. On y envoya neuf bataillons, outre deux qui y étaient déjà, et on y fit marcher en même temps dix-huit escadrons. On s'attendait depuis quelque temps à y voir arriver du désordre. Le maréchal de Montesquiou avait été chargé de séparer les états s'il les voyait disposés à ne pas obéir à la volonté du roi. Il différa quelques jours; mais les états ayant déclaré qu'ils ne changeraient point d'avis, il congédia l'assemblée. Ce fut le commencement des troubles de ce pays-là, et le fruit des pratiques de M. et de Mme du Maine.

Il y avait quelque temps que j'étais dans un commerce secret et encore plus obscur qui, en voulant me mettre le doigt sur la lettre, m'en montrait assez pour me faire voir en gros de dangereuses cabales, et me faisait une énigme suivie de tout ce qui m'en pouvait éclaircir. Mme d'Alègre, dont le mari a été longtemps depuis maréchal de France, m'envoya un prêtre un matin me demander chez moi une audience fort secrète, et me prier surtout de ne point aller chez elle. Je ne la connaissais en façon du monde, et je n'avais jamais été en aucun commerce avec son mari. L'aventure me parut fort singulière, aussi cette femme l'était-elle beaucoup. J'en ai parlé assez pour la faire connaître, à l'occasion du mariage de sa fille Mme de Barbezieux, et des suites de ce mariage. Mme d'Alègre vint donc chez moi à l'heure marquée.

Ce fut d'abord des compliments sans fin et des louanges merveilleuses; je répondais courtement et voulais venir au fait; mais je reconnus bientôt que l'embarras d'y entrer multipliait la préface. De là elle vint aux louanges de M. le duc d'Orléans, à celles de mon attachement pour lui, à la constitution, au gouvernement. Elle épuisa tous les entours et les environs avec une impatience de ma part inexprimable. Enfin elle se mit sur le ton des oracles, serrant la bouche, tournant les yeux, accommodant sa coiffe, frottant son manchon, tantôt me regardant à me pénétrer, puis baissant les yeux et jouant de l'éventail, disant deux mots coupés et laissant le sens suspendu, tombant dans un morne silence. Ce manège fut constant dans toutes les visites que j'en reçus depuis, et qui furent assez fréquentes pendant quatre ou cinq mois. Enfin elle me fit entendre qu'il se brassait beaucoup de choses très importantes contre M. le duc d'Orléans et contre son gouvernement, qu'elle n'en pouvait douter, et sans rien spécifier ni nommer lieux ou gens, elle ne cessait d'appuyer sur la certitude de ses connaissances, et de m'exhorter d'y prendre garde, et d'avertir M. le duc d'Orléans pour qui elle me dit merveilles de son attachement et de l'obligation qu'elle se croyait en conscience de venir à moi par mon attachement pour lui, et la confiance qu'il avait en moi. J'eus beau lui dire que, dans les avis qu'elle avait la bonté de me donner, je ne voyais qu'une inquiétude inutile à prendre, sans aucune lumière qui pût conduire aux précautions nécessaires, je n'en pus jamais tirer davantage, sinon qu'elle me reverrait quelquefois avec le même mystère, qu'elle verrait quand et comment elle m'en pourrait dire davantage; revint à appuyer la certitude de ses connaissances, revint aux compliments et aux protestations, et surtout exigea le plus entier secret de M. le duc d'Orléans et de moi, et que je n'allasse, jamais chez elle, parce que le moindre soupçon qu'on aurait d'elle la perdrait. Tout ce verbiage dura près de deux heures, et, le mystère fut poussé jusqu'à exiger que je fermerais la porte de mon cabinet sur elle sans la conduire un pas.

Je savais bien qu'il se brassait quelque chose en Bretagne, où les états n'étaient point encore assemblés. Mais Mme d'Alègre était de Toulouse, son mari d'Auvergne. Je ne leur voyais point d'entours bretons. Sa singularité, sa vie dévote et assez retirée, son esprit, car elle en avait, qui assait pour tourné à la chimère, me fit soupçonner qu'elle cherchait à s'intriguer. Je ne fis donc pas grand cas de tout ce qu'elle me dit, et comme il n'y eut rien que de fort vague, je ne crus pas en devoir alarmer le régent.

Après l'éclat des états de Bretagne, elle revint, me dit qu'elle était bien informée d'avance de ce qui venait d'arriver, et encore par quels ressorts; que le régent se trompait s'il pensait que l'affaire fût finie, ou que les prétentions des états en fussent l'objet; et me prenant les mains et les appuyant sur mes genoux avec des roulis d'yeux: « Tout cela, monsieur, assurez-vous-en bien et ne le laissez pas ignorer au régent, n'est que le chausse-pied, vous en verrez bien d'autres; mais.... et.... car.... » Et d'autres mots coupés, comme une femme qui sait et qui se retient, et tout de suite se lève pour s'en aller. J'eus beau faire, je n'en pus rien tirer de plus. En passant la porte: « Il n'est pas temps encore, me dit-elle, mais je vous reverrai, mais ne vous endormez pas, ni M. le duc d'Orléans. » En disant cela, elle ferme la porte et s'en va.

Quelque obscure que fût cette seconde visite, je crus devoir pourtant en rendre compte à M. le duc d'Orléans. Quoiqu'il connût bien ce que c'était que Mme d'Alègre, et qu'il ne vît pas plus clair dans ses langages que moi, il me parut en faire plus de cas que je n'aurais pensé. Il voulut que je suivisse ce commerce, c'est-à-dire que je me tinsse toujours prêt à la recevoir et à l'entendre, puisque sa maison m'était interdite; que je lui témoignasse reconnaissance de sa part, et que je fisse de mon mieux pour en tirer tout ce qu'il serait possible. J'aurai à revenir à ce commerce plus d'une fois.

L'abbé Dubois revint d'Angleterre les premiers jours de décembre, et y retourna avant la fin du même mois. C'était Nancré qu'il avait établi son correspondant et par qui ses lettres passaient au régent et du régent à lui. Par ce qu'on a vu ici en quelques endroits de Nancré, on comprend qu'il était très propre à vouloir être et à devenir en effet l'homme de confiance de l'abbé Dubois. Nocé l'avait été un temps, mais il était trop singulier et trop roide pour que cette liaison pût durer; elle se tourna depuis en froideur et puis en haine ouverte. Nancré avait tout le liant, le ployant, la patience, l'intelligence et la conformité d'âme, qui l'y redait merveilleusement propre. Il était souple et flatteur avec Canillac et admirateur avec Noailles, valet à tout faire avec Law pour en tirer et pour plaire, et grand courtisan de Stairs. J'ai parlé de lui ailleurs plus en détail. En un mot, il voulait être et surtout s'enrichir et faire encore fortune.

L'abbé Dubois trouva le prince de Galles en arrêt dans son appartement, sans pouvoir être vu que de son plus nécessaire service. Il écrivit de là deux lettres au roi son père, qui l'irritèrent encore plus. Il eut ordre ensuite de sortir du palais. Il fut loger chez le lord Lumley à Londres, puis s'établit à une lieue de Londres au village de Richmont. Toute l'Europe a su l'horrible catastrophe du comte de Koenigsmarck que Georges, n'étant que duc de Hanovre, fit jeter dans un four chaud, et mit la duchesse sa femme dans un château bien gardé, où elle n'a eu un peu de liberté que depuis que Georges a été roi d'Angleterre. Ce prince ne pouvait souffrir son fils dans la persuasion qu'il n'était pas de lui, et le fils ne pouvait souffrir le père dans le dépit de cette persuasion continuellement marquée, et des mauvais traitements faits à sa mère. Charlotte de Brandebourg-Anspach, sa femme, était une princesse d'esprit, liante, sage, aimée extrêmement en Angleterre, fort bien avec son mari et son beau-père, qui se mettait sans cesse entre-deux. Le roi d'Angleterre lui offrit de demeurer au palais avec ses enfants, mais elle voulut suivre son mari.

CHAPITRE VII. §

Idées et précautions d'Albéroni. — État embarrassant du roi d'Espagne. — Capacité de del Maro odieuse à Albéroni, qui le décrie partout. — Ses exhortations et ses menaces au pape en faveur d'Aldovrandi. — Manèges d'Aldovrandi. — Sagacité de del Maro. — Première audience du colonel Stanhope peu satisfaisante. — Chimères d'Albéroni. — Craintes d'Albéroni parmi sa fermeté. — Son espérance en la Hollande fomentée par Beretti. — Découverte de ce dernier sur le roi de Sicile. — Faux raisonnements de Beretti sur les Hollandais. — Abbé Dubois à Londres. — Monteléon y est leurré; cherche à pénétrer et à se faire valoir. — Audacieux avis des Anglais au régent sur son gouvernement intérieur; qu'ils voudraient changer à leur gré. — Réflexions. — Projets du czar à l'égard de la Suède, et ceux du roi de Prusse. — Offres de la Suède. — Conduite suspecte de Goertz, et celle du czar et du roi de Prusse en conséquence. — Avis de ce dernier au régent. — Ses chimères. — Objet du roi d'Angleterre dans son désir de moyenner la paix entre l'empereur et l'Espagne à Londres. — Penterrieder y arrive. — Divers sentiments en Hollande. — Conditions fondamentales proposées à l'Espagne pour la paix. — Albéroni, aigri contre Stairs, est contenté par Stanhope, qui l'amuse sur l'affaire principale par une équivoque. — Grande maladie du roi d'Espagne. — Solitude de sa vie. — Albéroni veut interdire toute entrée à Villena, majordome-major, qui, dans la chambre du roi d'Espagne, la reine présente, donne des coups de bâton au cardinal, et est exilé pour peu de temps. — Le roi d'Espagne fait un testament.

Albéroni ne voulait ouïr parler d'aucun accommodement avec l'empereur. Il se forgeait des chimères que lui-même n'espérait pas, et qu'il ne laissait pas de faire proposer pour attaquer l'Italie et les Pays-Bas à la fois par la France ‘d'un côté avec les Hollandais, et de l'autre avec le roi de Sicile, tandis que l'Espagne attaquerait le royaume de Naples, et en chasser ainsi l'empereur. Mais se voyant seul, il n'oubliait rien pour avoir de grandes forces pour faire craindre l'Espagne, et obtenir de meilleures conditions quand il faudrait traiter.

Il comptait tellement sur la mauvaise disposition de l'Angleterre, qu'il voulait, pour premier point préliminaire, que la négociation ne se traitât point à Londres. Il se flattait qu'il y aurait bientôt des mouvements considérables en ce pays-là. Il se mit à caresser le Prétendant, sans toutefois lui donner le plus petit secours, et il lui fit passer par le cardinal Gualterio l'avis de se marier, comme étant celui de tous les Anglais, même les plus opposés à son rétablissement, et la chose la plus agréable à toute l'Angleterre, comme le sachant d'un homme principal et fort mêlé dans le gouvernement.

Albéroni n'avait laissé que le nom et les places aux conseillers d'État, qui est ce que nous appelons ici les ministres. Il ne leur communiquait que des choses indifférentes; les secrétaires d'État n'avaient même aucune part à rien de son entreprise. Il en avait écrit et signé de sa main tous les ordres. Patiño seul en conduisait l'exécution sous lui. Il voulait le même secret dans toutes les affaires, et que les ministres d'Espagne dans les cours étrangères ne rendissent compte qu'à lui tout seul. Il avait de plus la raison de l'État du roi d'Espagne, accablé de vapeurs qui le faisaient juger plus mal qu'il n'était. Sa mélancolie était extrême, et quoique extérieurement soumis à la reine et aux volontés du cardinal, qui disposait seul en effet de toutes les affaires, il y en avait néanmoins de particulières, où la mauvaise humeur du roi éclatait au-dehors assez pour y être connue et remarquée par les ministres étrangers.

L'abbé del Maro, ambassadeur du roi de Sicile à Madrid, était celui [qui, par] la vigilance à être des mieux informés et la pénétration qu'Albéroni ne pouvait tromper, lui était le plus odieux comme un surveillant insupportable: Il prit aussi un soin particulier de le décrier dans sa cour, et dans les autres où cet abbé pouvait avoir quelque relation, et à le faire passer à Rome pour le plus grand fourbe du monde et le plus grand ennemi du pape.

Il en tirait avantage pour exhorter le pape à la patience, à la dissimulation, et à se mesurer en sorte qu'il ne le mît pas hors d'état de lui rendre le moindre service. Il consentait qu'il criât, qu'il se plaignît de l'Espagne pour contenter les Impériaux, mais à condition qu'il ne laisserait jamais imprimer le bref qu'il avait écrit au roi d'Espagne, parce que, s'il le permettait, on ne pourrait plus répondre d'empêcher les grands désordres qui en arriveraient; que c'était pour les prévenir qu'il avait empêché Aldovrandi de le présenter au roi d'Espagne, déférence et prudence dont il voulait que le pape louât son nonce et lui en sût gré. Comme le cardinal jugeait que cette complaisance d'Aldovrandi exciterait puissamment les Allemands à le perdre, il protestait au pape que, s'il le rappelait, il pouvait assurer de voir la nonciature fermée pour longtemps, et le roi d'Espagne marcher sans mesure avec la hauteur et la dignité qui lui convenait. Il lui disait que le seul moyen de travailler utilement pour l'un et pour l'autre était que le roi d'Espagne fût puissamment armé par mer et par terre. Aussi le cardinal y travaillait-il de toutes ses forces.

Il trouvait inutile d'acquérir pour l'Espagne des partisans à Rome par des grâces pécuniaires, dont elle ne tirerait nul service, si les affaires demeuraient en l'état où elles étaient, qui, venant à changer, on verrait bien des gens principaux de cette cour briguer à genoux la protection de cette couronne. Il menaçait ceux de cette cour qui recevaient des grâces de celle de Vienne. Il prétendait que le cardinal d'Albane en touchait vingt mille écus de pension, que l'empereur l'avait menacé de lui ôter sur le soupçon du pape avec l'Espagne depuis le mouvement de ses troupes. Là-dessus, il déclamait contre ce cardinal neveu qui vendait son honneur et son oncle.

Il avertissait le pape de tenir la balance égale entre le roi d'Espagne et l'empereur, de l'indignité de se rendre l'esclave des Allemands, en consentant de retirer qui leur déplairait des emplois, et Acquaviva fut chargé de déclarer de la part du roi et de la reine d'Espagne que si les mauvais offices qu'à l'instigation de Gallas Albane rendait continuellement à Aldovrandi faisaient rappeler ce nonce, on n'en recevrait point d'autre en sa place, et que la nonciature demeurerait fermée pendant tout ce pontificat, aussi bien qu'une bonne partie de la daterie.

Albéroni en effet ne pouvait avoir un nonce plus à sa main, ni plus souple à ses volontés qu'Aldovrandi. Celui-ci était persuadé de la nécessité de l'union des deux cours; qu'elle ne pouvait subsister qu'autant qu'il se rendrait agréable à celle où il était envoyé. C'est ce qui l'avait rendu si docile à remettre les brefs d'indults avant l'accommodement, et à ne les point retirer contre les ordres positifs du pape. Le désir de profiter de sa nonciature le fit insister auprès du pape à ne plus parler de ces deux griefs. Les brefs en dépôt entre les mains d'Albéroni et du confesseur y étaient en sûreté; on n'en pouvait de plus faire usage que de l'autorité de la nonciature, par conséquent sans la permission du pape; et de plus le roi s'en pouvait passer, en demandant à son clergé le même don gratuit, qui aimerait mieux se faire un mérite de l'accorder que d'y être forcé par les bulles.

Ce nonce tâchait de persuader au pape que la conquête de la Sardaigne pouvait devenir un moyen de paix par les offices commencés de la France et de l'Angleterre. Il reconnaissait que le roi de Sicile y pouvait contribuer; mais il ne jugeait pas qu'on pût se fier à un prince aussi capable que lui de faire les mêmes manèges à Vienne et à Madrid.

L'abbé del Maro y paraissait, depuis quelque temps, plus souvent à la cour, et Albéroni moins aigre à son égard.

Ce changement qui, mal à propos, fit soupçonner quelque négociation entre les deux cours n'en fit aucun dans l'esprit de cet abbé. Il crut toujours que le projet d'Albéroni avait été la Sicile; que le roi d'Espagne s'y était opposé; que la Sardaigne n'avait été qu'un amusement pour occuper et ne pas laisser la flotte et les troupes inutiles.

Le colonel Stanhope arriva cependant à Madrid, où il trouva Bubb, secrétaire, chargé jusqu'alors des affaires d'Angleterre. Tous deux virent ensemble Albéroni. Ils l'assurèrent d'abord de l'amitié du roi d'Angleterre pour le roi d'Espagne, motivèrent après ses plaintes de l'infraction de la neutralité d'Italie, dirent qu'il espérait que le roi d'Espagne, acceptant sa médiation, enverrait incessamment un ministre à Londres pour y travailler à un bon accommodement pour prévenir un embrasement en Europe; ils ajoutèrent qu'en ce cas le roi d'Angleterre avait les pouvoirs nécessaires pour entamer un traité à des conditions avantageuses et honorables à l'Espagne et utiles pour assurer le repos de l'Europe. Albéroni s'emporta d'abord, invectiva contre le traité d'Utrecht qui, en donnant tant à l'empereur, avait ôté la balance; dit qu'il était contre toute politique et contre l'intérêt général de permettre que l'empereur se rendît maître de l'Italie, et conclut que le roi d'Espagne n'entrerait en aucune négociation, et n'enverrait personne à Londres s'il n'était auparavant informé des conditions qu'on proposait pour l'accommodement. Les Anglais répondirent qu'il s'expliquait d'une manière bien opposée à l'avis du régent, qui de concert avec le roi d'Angleterre avait déjà envoyé l'abbé Dubois à Londres; qu'à l'égard des conditions de l'accommodement ils étaient prêts de les lui expliquer.

Le cardinal les interrompit, et dit que si leurs propositions regardaient les successions de Toscane et de Parme, il en était suffisamment instruit; que le roi d'Espagne ne faisait nul cas de pareilles offres; que, si on prenait de telles mesures, il faudrait que le roi d'Espagne mît une garnison dans Livourne dans le moment que le traité serait conclu; en un mot, qu'il était impossible de rien déterminer si les puissances de l'Europe ne s'accordaient à diminuer et à borner le pouvoir excessif de l'empereur. Les Anglais représentèrent que l'Europe ne s'armerait pas pour dépouiller l'empereur des États qu'il possédait, que les principales puissances s'étaient obligées à lui garantir; que l'unique moyen d'empêcher qu'il fît de nouveaux progrès serait de s'obliger nouvellement par un traité à se déclarer contre ce prince s'il voulait faire quelque entreprise. Ils soutinrent que rien ne serait plus désagréable au grand-duc que de mettre une garnison dans Livourne, mais que cette difficulté ne devait pas rompre un traité si nécessaire à la tranquillité publique.

Malgré ces facilités, les Anglais ne trouvèrent qu'emportements et fureurs. Albéroni protesta que le roi d'Espagne n'aurait jamais l'infamie de faire à sa postérité le tort de céder pour rien ses justes prétentions en Italie: qu'il n'y avait ni confiance ni sûreté à prendre en toutes les garanties du monde, qui n'empêcheraient pas l'empereur de se saisir de ce qu'il voudrait envahir. La conférence finit ainsi sans se persuader.

Albéroni, néanmoins, assez satisfait de la modestie des Anglais, en conclut que le roi d'Angleterre se trouvait embarrassé de s'être trop engagé, et que l'intérêt du commerce ne permettrait pas à son parlement de lui fournir de quoi faire la guerre à l'Espagne pour l'empereur. Il ne doutait pas d'une autre campagne encore en Hongrie; il comptait sur une grande diminution des troupes impériales en ce pays-là, et sur un grand désordre dans ses finances. Sur ce ruineux fondement il résolut de répondre, en général, que le roi d'Espagne serait toujours disposé à la paix quand le traité produirait la sûreté de l'Italie et un juste équilibre en Europe, et qu'il ne pouvait envoyer à Londres que de concert avec le régent qui avait offert ses offices, dont il fallait savoir les sentiments avant de répondre positivement.

Le cardinal avait déjà laissé pénétrer ses mauvaises intentions à l'égard du roi de Sicile. Del Maro avait remarqué son affectation à retarder l'accommodement de quelques différends de peu de conséquence avec ce prince. Il jugea qu'il les réservait peut-être pour servir un jour de prétextes aux projets qu'il méditait.

Le mauvais état de la santé du roi d'Espagne et sa mélancolie profonde n'arrêtait point Albéroni. Il insista toujours sur l'impossibilité de compter sur aucunes garanties par l'exemple de Majorque et de l'évacuation de la Catalogne. Il en concluait que l'empereur, maître de l'Italie, le serait de s'emparer des successions de Toscane et de Parme, et de fomenter encore des troubles dans l'intérieur de l'Espagne; enfin, il déclara que le roi d'Espagne ne consentirait à aucun accommodement, si l'empereur n'était auparavant dépouillé d'une partie des États qu'il possédait en Italie, seul moyen d'assurer la balance absolument nécessaire au bien public de l'Europe. Quand les Anglais opposaient la parole et la garantie de leur maître, il répondait que la parole des princes n'avait lieu qu'autant qu'elle n'était pas contraire au bien public et au bien particulier de leurs peuples, et prétendait faire voir que rien n'était plus préjudiciable aux intérêts de l'Angleterre que de faire la guerre à l'Espagne, même que toute alliance avec l'empereur. Si les Anglais lui représentaient que l'intention de leur maître n'était pas de porter la guerre en Espagne, mais d'accorder à l'empereur un secours de vaisseaux pour garder les côtes d'Italie, il répondait qu'il serait bien singulier de voir l'Angleterre tenir une armée navale dans la Méditerranée, uniquement pour le service de l'empereur, et que si les puissances souffraient l'usurpation de Parme et de Ferrare, que l'empereur projetait, elles commettraient une indignité dont elles auraient tout lieu de se repentir. Les ministres d'Espagne au dehors eurent ordre de s'expliquer dans les mêmes sentiments du premier ministre, avec toute la confiance qu'il faisait paraître dans les forces de l'Espagne. Il craignait les desseins de l'Angleterre et les effets de sa partialité pour l'empereur. Les discours que Stairs tint là-dessus à Paris lui déplurent tellement, qu'il voulut que les ambassadeurs d'Espagne en France et en Angleterre s'en plaignissent formellement.

Celui de Hollande à Madrid tenait une conduite très opposée à celle des Anglais. Il fut le seul des ministres étrangers qui illumina sa maison pour la prise de Cagliari. Ses démonstrations différentes de joie firent soupçonner faussement que sa république avait approuvé cette entreprise sur la Sardaigne. Beretti se flattait d'y trouver beaucoup de penchant pour l'Espagne, et l'Espagne affectait une grande confiance pour la république. Cadogan même en marqua obligeamment sa jalousie à Beretti.

Ce dernier prétendait avoir appris du baron de Rensworde qu'en même temps que la flotte espagnole mit à la voile pour la Sardaigne, le roi de Sicile envoya secrètement déclarer à Vienne qu'il n'avait point de part à l'entreprise; qu'il avait ordonné à tous les ports de Sicile de tout refuser aux Espagnols, et qu'il prendrait avec l'empereur tous les engagements qu'il pourrait désirer, s'il voulait le reconnaître comme roi de Sicile, et approuver le traité fait et ratifié avec l'empereur Léopold en 1703. Beretti se faisait un mérite de ces avis, et se paraît de la confiance intime qu'avaient en lui les principaux membres des États généraux. Il assurait qu'ils ne permettraient point que l'empereur se rendît maître de Livourne, et que l'Angleterre même concourrait à l'empêcher. Il se fondait en raisonnements pour persuader en Espagne que les Hollandais craignaient qu'on traitât à Londres, et voulaient que ce fût dans une ville de leur État. Il inférait de la route que Penterrieder devait prendre pour se rendre à Londres en évitant la Haye, malgré les instances de la république, que l'empereur craignait la partialité des Hollandais, et que les Anglais voulaient se réserver à eux seuls la négociation, et n'en donner connaissance aux Hollandais que lorsque toutes choses seraient absolument réglées. Il se trompait en tous points. Ceux qui étaient au timon de la république étaient dépendants de l'Angleterre et n'osaient s'écarter de ses intérêts. Il était donc nécessaire qu'elle agît de concert avec l'Angleterre. Cadogan en était bien persuadé, et il attendait Penterrieder à la Haye, qu'il avait prié d'y passer.

L'abbé Dubois prévint par son arrivée à Londres celle de Penterrieder. Il y guérit les ministres de la crainte qu'ils avaient conçue que le maréchal d'Huxelles ne fût contraire à la négociation qui s'allait commencer. Le roi d'Angleterre et ses ministres ne cessaient d'assurer Monteléon d'une amitié et d'une correspondance entière avec le roi d'Espagne, et que la négociation tournerait à sa satisfaction, et cet ambassadeur s'en flatta plus encore sur la réponse du roi d'Angleterre à l'envoyé de l'empereur. Ce ministre, en prenant congé de lui, insista sur la garantie, et lui demanda pressement et avec hauteur s'il voulait ou non satisfaire aux traités et donner à l'empereur les secours de troupes et de vaisseaux nécessaires pour conserver les États qu'il possédait en Italie. À quoi le roi d'Angleterre répondit qu'en l'état où se trouvaient les affaires générales de l'Europe, il avait besoin de plus de temps pour faire ses réflexions, avant de prendre une résolution.

D'autre part, l'abbé Dubois assurait Monteléon d'une manière qui lui paraissait sincère que ses ordres du régent étaient très positifs en faveur de l'Espagne, dont il regardait les intérêts comme inséparables de ceux de la France, et l'avait expressément chargé d'y veiller avec une égale attention. Néanmoins Monteléon cherchait à pénétrer s'il disait bien vrai, et si sa mission ne regardait que la négociation qui paraissait, et peut-être en même temps pacifier les troubles du nord, ou s'il y avait quelque cause secrète et quelque mystère plus profond. La confiance qui paraissait entre Stanhope et lui donnait celle de pénétrer ce qu'il en était, parce que Stanhope était le principal acteur. Mais, jusqu'à l'arrivée de Penterrieder, il ne se pouvait agir que de propos généraux. En attendant, Monteléon vantait en Espagne ses services et ses soins, et au duc de Parme, qu'il y croyait tout-puissant, l'attention qu'il apportait à ses intérêts, les conseils qu'il donnait en sa faveur à l'abbé Dubois et les démarches qu'il continuerait de faire en sa faveur, sans que l'Espagne fût instruite de tout ce qu'il faisait à cet égard.

On croyait à Londres que le duc de Parme et les autres princes d'Italie désiraient la conclusion du traité qui allait s'y négocier, pour éviter la guerre dont ils étaient menacés; mais quelques-uns d'eux, qui étaient dans la confiance d'Angleterre, doutaient de la sincère intention de la France, non du régent, dont ils croyaient l'intérêt d'être uni au roi d'Angleterre, mais d'une puissante cabale, fort contraire au régent, et fort attachée au roi d'Espagne.

Bernsdorff, celui des ministres hanovriens qui avait le plus de crédit auprès du roi d'Angleterre, et Robeton, réfugié français, imaginèrent et prièrent Stairs de conseiller au régent de choisir cinq ou six bonnes têtes dévouées à ses intérêts, de se conduire par leur conseil, de les prendre parmi les évêques et les ecclésiastiques réputés jansénistes, où il y avait des gens habiles; qu'étant sans famille, ils seraient plus hardis que les laïques, et qu'ennemis des jésuites, ils tiendraient tête à cette canaille, auteurs de libelles répandus contre lui, en dernier lieu de celui de la Gazette de Rotterdam très certainement sorti de leur boutique. Ces deux hommes attribuaient à cette cabale d'avoir mis et de soutenir en place Châteauneuf en Hollande, Rottembourg en Prusse, Poussin à Hambourg, le comte de La Marck en Suède, Bonac à Constantinople. Ce dernier, disaient-ils, instruit par la cabale, avait proposé une alliance entre la Suède et la Porte pour continuer la guerre en Hongrie, et averti Ragotzi de ce qu'il devait faire pour détourner les Turcs de faire la paix. Châteauneuf menaçait les Hollandais du ressentiment de la France, s'ils accordaient à leurs sujets des lettres de représailles contre les Suédois. La Marck travaillait à une paix particulière contre le czar et la Suède, avec un zèle et une partialité extrême pour celle-ci, tandis qu'elle se plaignait amèrement de l'engagement pris par la France de lui refuser tout subside et tout autre secours après le terme expiré porté par le dernier traité d'alliance. Rottembourg était l'entremetteur d'une négociation secrète entre Ilghen, ministre du roi de Prusse et Goertz, ministre de Suède, auquel il avait offert de le tenir caché dans sa maison. On voit avec surprise et avec quelque chose de plus, jusqu'à quel point l'intérêt et le crédit de l'abbé Dubois et celui de ses croupiers pour le leur à lui plaire, jusqu'à quel point, dis-je, se portait la hardiesse des Anglais dans l'intérieur du régent, d'essayer de lui donner un nouveau conseil à leur gré, et de lui faire changer tous les ministres au dehors, c'est-à-dire de faire de ce prince leur vice-roi en France, et d'y montrer à tous les François qu'aucun ne pouvait espérer aucune de toutes les places du gouvernement au dedans, ni au dehors, ni de conserver dans aucune que par leur choix ou par leur permission. Les imputations faites à ceux du dehors portaient encore cette hardiesse au delà de tout ce qui se pouvait comprendre.

Quelque insensée que fût l'entreprise d'Albéroni sans alliés, le fourreau était jeté, et il était véritable que, si contre toute apparence, elle eût pu réussir, il était de l'intérêt de la France que l'empereur devînt moins puissant en Italie, et que l'Espagne s'y accrût de partie de ce qu'elle y avait perdu. Bonac servait donc utilement de chercher les moyens de prolonger la guerre de Hongrie, de laquelle uniquement l'Espagne pouvait espérer des succès en Italie, et d'obliger l'empereur à se prêter à des conditions de paix désirables.

À l'égard de la Suède, il n'y avait que le désespoir de la pouvoir rétablir, aussi démontré qu'il l'était alors, qui pût faire cesser les efforts de la France en faveur d'un ancien allié, dont la descente en Allemagne avait été la première borne de l'énorme vol que la puissance de la maison d'Autriche avait pris en Europe, et que les possessions demeurées en Allemagne à la Suède avaient sans cesse empêchées de reprendre. Le rétablissement de cette couronne devait donc être infiniment cher à la France, si, dans la ruine des malheurs de Charles XII, elle avait pu la procurer. À ce défaut, l'intérêt de la France, qui l'empêchait de se commettre seule avec toutes les puissances conjurées contre la Suède, était de procurer avec adresse et sagesse une paix qui sauvât à la Suède tout ce qu'il serait possible de ses débris pour la laisser respirer, et en situation d'oser songer à se rétablir un jour dans l'état d'où elle était déchue. C'est ce qui ne se pouvait espérer qu'en travaillant à des paix particulières qui rompissent la ligue qui l'accablait, qui en missent, s'il était possible, les membres aux mains les uns contre les autres, qui intéressassent contre les opiniâtres ceux qui auraient fait leur paix particulière, à soutenir la Suède contre eux, et par ce moyen lui sauver enfin des provinces en Allemagne qui lui laissassent un pied dans l'empire, une voix dans les diètes, et les occasions d'y contracter des alliances et d'y figurer encore, de cheminer vers son rétablissement, et d'y balancer à la fin la puissance de la maison d'Autriche, et la grandeur naissante de la maison de Hanovre.

Ainsi le comte de La Marck et Rottembourg servaient très utilement l'état de travailler à séparer et à brouiller cette ligue du nord, si utile aux vues et à la puissance de l'empereur et de la maison de Hanovre, qui était si occupée de se conserver ses usurpations de Brême et de Verden sur la Suède; et ces ministres ne pouvaient mieux s'y prendre qu'en procurant à la Suède des paix particulières. Châteauneuf aussi avait grande raison d'empêcher, tant qu'il pouvait, la Hollande de se joindre aux ennemis de la Suède, en troublant et infestant le peu de commerce qui lui restait. On ne peut donc assez admirer que l'Angleterre osât vouloir, à visage découvert et sous prétexte d'avis d'amitié, tourner la France à un intérêt si contradictoire à ceux de cette couronne, tonneler le régent en l'effrayant de cabales, et l'obliger à se défaire de ceux qui servaient le mieux les vrais intérêts de leur maître, pour leur en substituer d'autres qui ne prendraient ordres ni instructions que des ministres de Georges, comme on l'a vu depuis pratiquer à découvert après que l'abbé Dubois eut totalement subjugué le régent et par lui tout le royaume.

La paix du nord, sans l'intervention de Georges, aurait été l'événement qui l'aurait le plus sensiblement touché. Il comptait les intérêts et son établissement sur le trône d'Angleterre sujet aux caprices et aux révolutions pour rien en comparaison de ses États d'Allemagne et de leur agrandissement. Le czar désirait sa paix particulière avec la Suède par les avantages qu'il y trouvait, et par la difficulté pécuniaire d'en soutenir plus longtemps la guerre. La base du traité était le rétablissement de Stanislas, de s'emparer de Dantzig, d'y mettre des troupes moscovites et de l'y faire régner pendant la vie de l'électeur de Saxe, dont il aurait été le successeur à la couronne de Pologne, moyennant quoi le czar espérait faire beaucoup relâcher le roi de Suède sur les conditions de sa paix.

Le roi de Prusse entrait dans ce projet; mais, se défiant du czar, il traitait séparément avec la Suède. Il y eut divers projets proposés à Berlin pendant le séjour que le baron de Goertz, ministre confident du roi de Suède, fit en cette ville. Quoique le traité ne fût qu'entre la Suède et la Prusse, ce dernier prince affectait de veiller aux intérêts du czar, son allié. Goertz offrit de laisser au czar Pétersbourg, une lisière des deux côtés du golfe de Finlande avec tous les ports et havres qui en dépendaient en l'état qu'ils se trouvaient alors, et promettait sur Revel qu'on trouverait des expédients pour aplanir la difficulté de cet article. La cession de Stettin et de son district était ce qui touchait le plus le roi de Prusse. Goertz disait qu'il n'avait pouvoir d'y consentir qu'à condition que le roi de Prusse promettrait en même temps la restitution de toutes les conquêtes de ses alliés, excepté Pétersbourg. C'était un engagement qu'il était impossible que le roi de Prusse pût prendre. Le czar avait déclaré positivement qu'à l'exception de la Finlande, il ne restituerait absolument rien. Il avait particulièrement dit qu'il voulait la Livonie et qu'il ferait la guerre plutôt vingt ans encore que de changer quoi que ce soit à la résolution qu'il avait prise.

Goertz augmenta les difficultés en déclarant qu'il ne ferait pas un seul pas dans la négociation si la démolition des fortifications de Wismar n'était suspendue. Le roi de Prusse, qui le connaissait bien, lui fit offrir cent mille écus; mais pour cette fois ce moyen si sûr avec lui ne réussit pas, et on jugea que Goertz avait pris ailleurs des engagements dont il croyait tirer davantage; le soupçon fut que c'était avec le roi de Pologne. En effet, Goertz demeurait en Pologne pendant la négociation; il refusa de se trouver à une conférence avec les ministres de Russie et de Prusse, qui devait se tenir près de Berlin. Il partit brusquement sans dire adieu, sans avertir, sans déclarer où il voulait aller, se rendit à Breslau, terre fort suspecte dans ses conjonctures pour le roi de Prusse et pour ses alliés, parce que le roi d'Angleterre avait averti l'empereur que le czar avait offert à la France d'attaquer les États héréditaires de la maison d'Autriche, si le régent voulait donner des subsides pour entreprendre et pour soutenir cette guerre, qui auraient été bien mieux employés que ceux que l'abbé Dubois lui fit donner bientôt après contre l'Espagne. L'avis ajoutait que la proposition s'était faite avant la prise de Belgrade qui avait fait changer de ton au czar. Mais c'en était bien plus qu'il ne fallait pour le rendre suspect à Vienne, et pour faire craindre à ce prince et à ses alliés que cette cour ne fût informée de l'état de la négociation entamée pour la paix du nord.

Le roi de Prusse, irrité de l'infidélité de Goertz, ne songea plus qu'à se lier plus intimement avec le czar. Il résolut d'envoyer un ministre aux conférences qu'on parlait de tenir aux environs de Pétersbourg, où le czar et lui souhaitèrent également qu'il n'y vînt personne de la part de la France, qui traverserait sûrement le traité si le roi d'Angleterre n'y était compris, avec lequel elle s'était si étroitement liée, et qu'ils accusaient sans doute de l'avoir averti des propositions que le czar lui avait faites, qu'on vient de voir être allées par Georges jusqu'à l'empereur: autre ouvrage de l'abbé Dubois, si le fait était vrai.

Toutefois, il n'y avait pas lors un mois que le roi de Prusse avait exhorté le régent à penser sérieusement à former un parti dans l'empire capable de borner l'autorité de l'empereur; il avait offert d'y donner ses soins et ses offices; il se disait sûr du landgrave de Hesse et du duc de Wurtemberg; il travaillait à s'unir plus étroitement au duc de Mecklembourg qui avait dix ou douze mille hommes; il espérait d'y attirer les Hollandais qui voulaient traiter avec lui; il demandait à la France de travailler à une harmonie parfaite entre le roi d'Angleterre et lui, chose bien contradictoire à tout le reste. Le landgrave était fort lié avec Georges, de l'appui duquel, en Hollande, il espérait procurer au prince de Nassau, gouverneur de Frise, son petit-fils, la charge de stathouder des Sept-Provinces, et celle de capitaine général au prince Guillaume son fils. Le roi de Prusse attribuait le défaut d'intelligence entre le roi son beau-père et lui à l'intérêt particulier de Bernsdorff, et croyait que l'abbé Dubois pourrait terminer ces difficultés particulières; mais la base de tout ce projet était la fin de la guerre du nord ou de celle en particulier du roi de Prusse, pendant la durée de laquelle il ne pouvait rien entreprendre, et se trouvait obligé de ménager l'empereur.

Il n'était pas aisé de faire revenir la cour de Londres sur le roi de Prusse, dont la légèreté et le peu de fidélité ne permettaient pas de compter sur lui avant que les mesures projetées entre l'empereur et la France fussent réglées, et les Anglais mêmes se plaignaient de Rottembourg comme dévoué à Ilghen et à la cour de Berlin. Ils étaient fort attentifs à la négociation commencée entre la Suède et le czar qu'ils croyaient en désir d'une paix avantageuse en abandonnant ses alliés, et qui, haïssant le roi Georges et parlant de lui sans mesure, pourrait former une liaison intime avec la Suède, et faire dans leur traité une condition principale de soutenir les droits du Prétendant et de concourir à son rétablissement. Ces considérations vivement imprimées dans l'esprit des ministres Anglais attachés à Georges, leur faisaient sentir la nécessité de lui attacher les principales puissances de l'Europe, pour s'en assurer contre de nouvelles entreprises de ce malheureux prince, et pour cela même l'importance de procurer par sa médiation la paix entre l'Espagne et l'empereur que, comme chef de l'empire où Georges avait ses plus précieux États, il avait plus besoin d'obliger et de s'acquérir. C'est ce qui avait engagé ces ministres Anglais à ne rien omettre pour engager cette négociation à Londres.

Penterrieder y arriva à la fin d'octobre, fort content des dispositions qu'il croyait avoir remarquées à la Haye d'entrer sans peine dans toutes les mesures que la France et l'Angleterre jugeraient nécessaires pour affermir le repos de l'Europe. Cadogan, qui connaissait mieux que Penterrieder les Hollandais, desquels il avait un long usage, n'en jugeait pas si favorablement que lui; il comptait bien sur leur principe d'intelligence parfaite avec l'Angleterre, et d'entrer autant qu'il serait possible dans les mêmes alliances. Mais, quoique tous les particuliers convinssent en cela, ils différaient dans les voies pour arriver au même but. La Hollande, comme les autres pays, était partagée en partis, en divisions et en subdivisions, et ces différents sentiments se portaient aux États généraux. Cadogan remarquait aussi que Châteauneuf, plus fidèle à ses anciens préjugés qu'à ses derniers ordres, travaillait à détruire plutôt qu'à fortifier la confiance entre l'Angleterre et la Hollande. Beretti, mal instruit des démarches de Penterrieder à la Haye, crut qu'il n'avait traité d'affaires qu'avec Cadogan et Widword, et qu'il s'était contenté de se plaindre aux. États généraux de l'entreprise de l'Espagne en termes fort aigres et fort hauts, que les Anglais avaient approuvés; sur quoi il s'étendit en grands raisonnements en Espagne sur la partialité de Georges et de ses ministres pour l'empereur, à qui Cadogan avait un ancien attachement personnel, et sur la sagesse de la résolution de ne point traiter à Londres, mais à la Haye, où la partialité pour l'empereur serait infiniment moins dangereuse. Cadogan n'avait point caché à Beretti que le roi d'Angleterre travaillait fortement à la paix de l'empereur avec l'Espagne, ni les conditions qui en étaient le fondement.

Elles étaient que l'empereur reconnaîtrait Philippe V roi des Espagnes et des Indes; qu'il donnerait à un des fils de son second mariage l'investiture des États de Toscane et de Parme quand les successions en seraient ouvertes; que les mesures seraient si bien prises que la Toscane n'appartiendrait jamais à l'empereur, ni spécialement Livourne; moyennant quoi l'Espagne y trouverait ses avantages, les princes d'Italie leur sûreté, l'équilibre serait conservé, et la tranquillité publique.

Cadogan, loin d'en demander le secret, dit à Beretti que le régent avait chargé le duc de Saint-Aignan de communiquer ce projet en Espagne, et qu'étant avantageux, il y avait lieu d'en espérer des réponses favorables, dont dépendait tout le succès de la négociation. Beretti en jugea de même, mais il n'osa s'en déclarer, en attendant d'être informé des sentiments d'Albéroni. Ce cardinal, comme on l'a vu, s'était offensé des propos que Stairs avait tenus sur l'entreprise de Sardaigne. Il s'en était plaint en forme par un mémoire qu'il remit au secrétaire d'Angleterre. Stairs, à son tour, se plaignit de la vivacité du mémoire. Cellamare, sans ordre, mais dans l'opinion du grand crédit de Stairs auprès du régent, s'entremit pour le calmer. Stanhope écrivit là-dessus à Albéroni d'une manière respectueuse pour le roi d'Espagne, tendre pour lui, par laquelle il l'assurait que l'Angleterre ne donnerait jamais de secours à l'empereur pour faire la guerre à l'Espagne. Le cardinal goba l'équivoque, triompha, brava, et s'engoua de ses idées plus que jamais.

Parmi tous ces soins, le roi d'Espagne tomba véritablement et dangereusement malade. Albéroni avait eu grand soin de le conserver dans l'habitude que Mme des Ursins lui avait fait prendre d'être continuellement enfermé avec la reine et elle, et de le rendre inaccessible, non seulement à sa cour et aux seigneurs les plus distingués, mais à ceux même dont les charges étaient les plus intérieures. C'était par là qu'elle s'était mise seule en possession du gouvernement de l'État et de disposer de toutes les affaires et de toutes les grâces. Albéroni, qui en avait été témoin du temps de M. de Vendôme et depuis sa mort, comme envoyé de Parme, et de cette sorte de prison du roi, encore plus resserrée depuis la mort de la reine, où il ne voyait que la princesse des Ursins avec qui il passait sa vie perpétuellement enfermé, profita de la leçon pour la nouvelle reine et pour sa propre fortune. Comme l'habitude était prise, il n'eut pas de peine à la faire continuer; mais il resserra le roi bien plus étroitement qu'il ne l'avait été du temps de la première reine, dont l'habitude a duré autant que la vie de Philippe V. C'est un détail que j'aurai lieu de faire à l'occasion de mon ambassade, si Dieu permet que j'achève ces Mémoires. Je me contenterai de dire ici ce qui fait à la matière présente.

Qui que ce soit n'approchait de l'intérieur indispensable du roi d'Espagne, c'est-à-dire lever, coucher, repas; car cet intérieur nécessaire se bornait à trois ou quatre valets français et deux seuls gentilshommes de la chambre; aucun ministre qu'Albéroni, le confesseur un quart d'heure tous les matins à la suite du lever, le duc de Popoli et les autres gouverneurs ou sous-gouverneurs des infants à leur suite, mais un quart d'heure à la toilette de la reine le matin, où le roi allait après avoir congédié son confesseur; le cardinal Borgia, patriarche des Indes, rarement le marquis de Villena, majordome-major, les deux gentilshommes de la chambre, seuls en exercice; les mêmes, excepté les infants et leurs gouverneurs, pouvaient entrer au dîner et au souper sans y rester longtemps. Les soirs, les infants et leurs gouverneurs venaient voir le roi et la reine seuls; leur visite ne durait qu'un moment. Les premiers médecin, chirurgien et apothicaire avaient ces mêmes entrées dont, à l'exception du lever, ils usaient sobrement. De femmes, la nourrice seule voyait la reine au lit quand le roi en sortait, et la chaussait. C'était là le seul moment qu'elle eût seule avec elle, qui s'allongeait tant qu'on pouvait, à la mesure de l'habiller du roi, qui se faisait dans une pièce joignante. La reine passait à sa toilette, où elle trouvait la camarera-mayor, trois ou quatre dames du palais, autant de señoras de honor, et quelques femmes de chambre. À dîner et à souper, la camarera-mayor, deux dames du palais de jour et deux señoras de honor de jour servaient, et les femmes de chambre apportaient de la porte les plats et à boire, et les y rendaient aux officiers. La bouche du roi ne lui préparait rien et était absolument inutile. Il n'était servi que de celle de la reine. Le majordome-major était donc exclu, ainsi que le sommelier du corps, qui est de tous les grands officiers le plus intérieur, et tous les gentilshommes de la chambre, dont il y a une vingtaine, desquels auparavant deux étaient de service par semaine tour à tour. Ainsi le service intérieur était réduit à ce très court nombre de valets et d'officiers de santé, aux deux gentilshommes de la chambre seuls, toujours en fonction, et au majordome-major de la reine, qui était aussi l'un de ces deux gentilshommes de la chambre toujours en service, à ce peu de dames de la reine tour à tour et à ces deux ou trois autres que j'ai nommées, qui, sans service, entraient quelquefois à la toilette ou au dîner: le duc d'Escalope, qu'on appelait toujours marquis de Villena, était majordome-major du roi, un des plus grands seigneurs d'Espagne en tout genre, et le plus respecté et révéré de tous, avec grande raison, par sa vertu, ses emplois et ses services. J'en ai parlé t. III, p. 333, et t. VI, p. 103, et de son fils aîné, le comte de San Estavan de Gormaz, grand d'Espagne aussi, gendre de la camarera-mayor, et premier capitaine des gardes du corps alors.

La maladie du roi fit réduire ce court intérieur dont je viens de parler, à la reine unique de femme et à sa nourrice, aux deux gentilshommes de la chambre toujours en service, aux officiers de santé, qui n'étaient que quatre parce que le premier médecin de la reine y fut admis, et aux quatre ou cinq valets intérieurs, Albéroni sur le tout. Le reste sans exception fut exclus; le P. Daubenton même n'y était admis qu'avec discrétion.

La médecine du roi est tout entière sous la charge de son majordome-major. Elle lui doit rendre compte de tout, il doit être présent à toutes les consultations, et le roi ne doit prendre aucun remède qu'il ne sache, qu'il n'approuve et qu'il ne soit présent. Villena voulut faire sa charge. Albéroni lui fit insinuer que le roi voulait être en liberté, et qu'il ferait mieux sa cour de se tenir chez lui, ou d'avoir la discrétion et la complaisance de ne point entrer où il était, et d'apprendre de ses nouvelles à la porte. Ce fut un langage que le marquis ne voulut point entendre.

On avait tendu au fond du grand cabinet des Miroirs un lit en face de la porte où on avait mis le roi, et comme la pièce est vaste et longue, il y a loin de cette porte, qui donne dans l'extérieur, jusqu'au fond où était le lit. Albéroni fit encore avertir le marquis que ses soins importunaient, qui ne laissa pas d'entrer toujours. À la fin, de concert avec la reine, le cardinal résolut de lui fermer la porte. Le marquis s'y étant présenté une après-dînée, un de ces valets intérieurs l'entrebâilla et lui dit avec beaucoup d'embarras qu'il lui était défendu de le laisser entrer. « Vous êtes un insolent, répondit le marquis, cela ne peut pas être; » pousse la porte sur le valet et entre. Il eut en face la reine, assise au chevet du lit du roi. Le cardinal, debout auprès d'elle, et ce peu d'admis qui n'y étaient pas même tous, fort éloignés du lit. Le marquis, qui était avec beaucoup de gloire fort mal sur ses jambes, comme on l'a vu dans ce que j'ai dit de lui, s'avance à petits pas, appuyé sur son petit bâton. La reine et le cardinal le voient et se regardent. Le roi était trop mal pour prendre garde à rien, et ses rideaux étaient fermés, excepté du côté où était la reine. Voyant approcher le marquis, le cardinal fit signe avec impatience à un des valets de lui dire de s'en aller, et tout de suite, voyant que le marquis sans répondre avançait toujours, il alla à lui, et lui remontra que le roi voulait être seul et le priait de s'en aller. « Cela n'est pas vrai, lui dit le marquis, je vous ai toujours regardé, vous ne vous êtes point approché du lit, et le roi ne vous a rien dit. » Le cardinal, insistant et ne réussissant pas, le prit par le bras pour le faire retourner. Le marquis lui dit qu'il était bien insolent de vouloir l'empêcher de voir le roi et de faire sa charge. Le cardinal, plus fort que lui, le retourna, l'entraînant vers la porte, et se disant mots nouveaux, toutefois le cardinal avec mesure, mais le marquis ne l'épargnant pas. Lassé d'être tiraillé de la sorte, il se débattit, lui dit qu'il n'était qu'un petit faquin, à qui il saurait apprendre le respect qu'il lui devait; et dans cette chaleur et cette pousserie le marquis, qui était faible, tombe heureusement dans un fauteuil qui se trouva là. De colère de sa chute il lève son petit bâton et le laisse tomber de toute sa force dru et menu sur les oreilles et sur les épaules du cardinal, en l'appelant petit coquin, petit faquin, petit impudent qui ne méritait que les étrivières. Le cardinal, qu'il tenait d'une main à son tour, s'en débarrassa comme il put et s'éloigna, le marquis continuant tout haut ses injures, le menaçant avec son bâton. Un des valets vint lui aider à se lever du fauteuil, à gagner la porte, car, après cette expédition, il ne songea plus qu'à s'en aller. La reine regarda de son siège toute cette aventure en plein, sans branler ni mot dire; et le peu qui était dans la chambre, sans oser remuer. Je l'ai su de tout le monde en Espagne, et de plus j'en ai demandé l'histoire et tout le plus exact détail au marquis de Villena, qui était la droiture et la vérité même, qui avait pris de l'amitié pour moi, et qui me l'a contée avec plaisir toute telle que je l'écris. Santa Cruz et l'Arco, les deux gentilshommes de la chambre, qui me l'ont aussi contée, riaient sous cape. Le premier avait refusé de lui aller dire de sortir; et après l'accompagnèrent à la porte. Le rare est que le cardinal, furieux, mais saisi de la dernière surprise des coups de bâton, ne se défendit point, et ne songea qu'à se dépêtrer. Le marquis lui cria de loin que, sans le respect du roi et de l'état où il était, il lui donnerait cent coups de pied dans le ventre et le mettrait dehors par les oreilles. J'oubliais encore cela. Le roi était si mal qu'il ne s'aperçut de rien.

Un quart d'heure après que le marquis fut rentré chez lui, il reçut un ordre de se rendre en une de ses terres à trente lieues de Madrid. Le reste du jour sa maison ne désemplit pas de tout ce qu'il [y] avait de plus considérable à Madrid, à mesure qu'on apprenait l'aventure, qui fit un furieux bruit. Il partit le lendemain avec ses enfants. Le cardinal toutefois demeura si effrayé que, content de l'exil du marquis et de s'en être défait, il n'osa passer aux censures pour en avoir été frappé. Cinq ou six mois après il lui envoya ordre de revenir, sans qu'il en eût fait la plus légère démarche. L'incroyable est que l'aventure, l'exil, le retour ont été entièrement ignorés du roi d'Espagne jusqu'à la chute du cardinal. Le marquis n'a jamais voulu le voir ni ouïr parler de lui, pour quoi que ce pût être, depuis qu'il fut revenu, quoique le cardinal fût absolument le maître, dont l'orgueil fut fort humilié de cette digne et juste hauteur, et d'autant plus piqué qu'il n'oublia rien pour se replâtrer avec lui, sans autre succès qu'en recueillir les mépris, qui accrurent beaucoup encore la considération publique où était ce sage et vertueux seigneur.

Le roi fut assez mal pour faire son testament, dicté par le cardinal et concerté avec la reine. Personne n'en eut connaissance et ne douta que la régence et toute autorité ne lui fût donnée, avec le cardinal pour conseil. Tout fut en trouble, et peu de gens étaient persuadés que la régence d'une belle-mère du successeur fût reconnue si le roi venait à mourir, et une belle-mère aussi haïe que celle-là l'était de toute l'Espagne, et qui n'avait d'appuis que le duc de Parme et Albéroni si parfaitement détesté.

CHAPITRE VIII. §

Opiniâtreté d'Albéroni contre la paix. — Le pape fait imprimer son bref injurieux au roi d'Espagne, qu'Aldovrandi n'avait osé lui présenter. — Ce nonce fait recevoir la constitution aux évêques d'Espagne. — Anecdote différée. — Servitude du pape pour l'empereur, qui le méprise et fait Czaki cardinal. — Le pape fait arrêter le comte de Peterborough; et, menacé par les Anglais, le relâche avec force excuses. — Sa frayeur, et celle du duc de Parme, de l'empereur. — Conseils furieux et fous contre la France de Bentivoglio au pape. — Son extrême embarras entre l'empereur et l'Espagne. — Ses tremblantes mesures. — Le pape avoue son impuissance pour la paix. — Avis à l'Espagne et raisonnements sur Naples. — Mesures militaires d'Albéroni, et sur la paix qu'il ne veut point. — Mystère du testament du roi d'Espagne. — Faiblesse d'esprit du roi d'Espagne guéri. — Vanteries des forces d'Espagne, et conduite d'Albéroni. — Ses mesures. — L'Angleterre arme une escadre. — Forts propos entre le duc de Saint-Aignan et Albéroni. — Chimères de ce cardinal. — Riperda, tout à Albéroni, tient à del Maro d'étranges propos. — Dons faits au cardinal Albéroni, qui est nommé à l'évêché de Malaga, puis à l'archevêché de Séville. — Il montre à del Maro son éloignement de la paix, qui en avertit le roi de Sicile. — Le cardinalat prédit à Albéroni. — Aldovrandi, pensant bien faire d'engager les prélats d'Espagne d'accepter la constitution, est tancé avec ordre de détruire cet ouvrage comme contraire à l'infaillibilité. — Aldovrandi fort malmené. — Griefs du pape contre lui. — Demandes énormes de l'empereur au pape. — Hauteur incroyable de l'empereur avec le pape qui tremble devant lui et qui est pressé par l'Espagne. — Reproches entre le cardinal Acquaviva et le prélat Alamanni de la part du pape. — Mouvements inutiles dans le royaume de Naples. — Soupçons sur le roi de Sicile, qui envoie le comte de Provane à Paris. — Le duc de Modène n'ose donner sa fille au Prétendant qui est pressé de tous côtés de se marier. — Les neveux du pape vendus à l'empereur. — Faiblesse entière du pape pour le cardinal Albane, sans l'aimer ni l'estimer. — Crainte de ce neveu à l'égard d'Aldovrandi. — Gallas et Acquaviva également bien informés par l'intérieur du palais du pape. — [Le pape] veut se mêler de la paix entre l'empereur et l'Espagne. — Hauteur et menaces des Impériaux sur la paix, qui déplaisent eu Hollande. — Manèges intéressés de Beretti. — Friponnerie de l'abbé Dubois. — Manèges intéressés de Monteléon, qui compte sur Chavigny, amené par l'abbé Dubois à Londres, et en est trompé. — Inquiétude chimérique des Anglais d'un mariage du prince de Piémont avec une fille du régent. — Même inquiétude, et personnelle, de La Pérouse. — Il apprend de Penterrieder que l'empereur veut absolument la Sicile, avec force propos hauts et caressants. — Il l'assure de tout l'éloignement de la France pour le roi de Sicile. — Court voyage de l'abbé Dubois à Paris. — Cajoleries du roi d'Angleterre à la reine d'Espagne et à Albéroni, en cas de mort du roi d'Espagne. — Proposition du roi d'Espagne pour entrer en traité avec l'empereur par l'Angleterre. — Manège des ministres du roi d'Angleterre. — Ils n'ont point de secret pour Penterrieder. — Résolution du régent sur le traité, mandée par l'abbé Dubois en Angleterre. — Inquiétude des ministres de Sicile à Londres et à Paris. — Éclat entre le roi d'Angleterre et le prince de Galles. — Manège et embarras de La Pérouse. — L'Angleterre arme doucement une escadre pour la Méditerranée. — Plaintes de Monteléon. — Réponse honnête, mais claire, des ministres anglais. — Chimère imaginée par les ennemis du régent, qu'il voulait obtenir de l'empereur la succession de la Toscane pour M. son fils. — Beretti, trompé par de faux avis, compte avec grande complaisance sur la Hollande, dont il écrit merveilles en Espagne, et de la partialité impériale des Anglais.

Au milieu de ces confusions et du péril où était la vie du roi d'Espagne, le cardinal déclara qu'il ne trouvait pas les propositions des Anglais suffisantes pour assurer le repos de l'Italie, et qu'il n'enverrait point de ministre à Londres. Il dit à ses amis qu'il ne se laisserait point endormir par des négociations apparentes; qu'il avait tout l'hiver devant lui pour prendre ses mesures; qu'il fallait marcher à pas lents, et voir si les nuages du nord ne produiraient pas des tonnerres et des grêles; que, si le roi d'Espagne pouvait armer une bonne flotte, plusieurs pourraient changer de ton. Il comptait sur les assurances que Riperda lui donnait que l'intérêt du commerce ne permettrait point à ses maîtres de s'opposer à l'Espagne; et dans cette confiance Albéroni parlait plus haut même au pape, dont le bref au roi d'Espagne, dont on a parlé, et qu'Aldovrandi n'avait osé lui présenter, avait été imprimé en Hollande par ordre du nonce de Cologne. Aldovrandi, fort embarrassé, chercha à faire sa cour au pape par engager les évêques d'Espagne, à qui il écrivit, d'accepter la constitution. Je n'en dirai pas davantage ici sur cette matière. On verra à l'occasion de mon ambassade en Espagne, ce que l'archevêque de Tolède, qui était lors et qui était le même [à l'époque de mon ambassade], m'en dit lui-même sous le dernier secret. Il est mort depuis cardinal.

Le pape, tremblant devant l'empereur, n'en usait pas avec lui comme il faisait avec la France et l'Espagne, qui avaient une plus dommageable simplicité. Non seulement il faisait à l'instant tout ce qu'il plaisait à l'empereur, mais sans attendre qu'il le demandât, et sans que ce prince daignât même le remercier. Ainsi l'empereur ayant voulu la promotion de Czaki, archevêque de Colveza et évêque de Varadin, et sans nomination aucune de sa part, ce prélat fut déclaré cardinal aussitôt, malgré tant de paroles données du premier chapeau à Gesvres, archevêque de Bourges, qui languissait après depuis si longtemps, et que le pape amusa encore de discours pathétiques.

Une autre affaire embarrassa davantage le pape. Il eut avis que Peterborough, se promenant en Italie, avait de mauvais desseins sur la vie du Prétendant. Il le fit arrêter et garder étroitement dans le fort Urbin. Peterborough était comte d'Angleterre, pair du royaume, chevalier de la Jarretière. Les Anglais prirent feu sur cet affront, et le roi d'Angleterre éclata en menaces de bombarder Civita-Vecchia. Le duc de Parme s'entremit. Le pape eut grand'peur, fit force compliments à Peterborough, le mit en liberté, et l'orage se dissipa. Le duc de Parme était encore bien plus alarmé pour lui-même: il comptait sur l'indignation de l'empereur qui ne demanderait qu'un prétexte pour l'accabler. La proposition d'assurer à un fils de la reine d'Espagne la succession de Toscane, de Parme et de Plaisance lui faisait déjà voir une garnison impériale dans ces deux places, et se croire perdu sous le joug des Allemands. Il eut recours au cardinal Albéroni, et conseilla au roi d'Espagne de s'armer au commencement de l'hiver, et avec éclat, pour tenir les Allemands en crainte.

Cellamare donnait les mêmes conseils, surtout depuis la prise de Cagliari. Le pape était dans les mêmes frayeurs. Il souhaitait ardemment la neutralité de l'Italie; il ne l'espérait que de l'établissement de la paix entre l'empereur et l'Espagne. Il ordonna à son nonce à Paris de presser le régent d'agir pour la procurer, mais par insinuations seulement, tant il redoutait de choquer la cour de Vienne, et d'entretenir sur cette affaire une correspondance exacte avec son nonce à Madrid.

Il se trouvait alors en d'étranges embarras entre les cours de Madrid et de Vienne, par les engagements où la frayeur de la dernière l'avait fait entrer. Bentivoglio, tout nouvellement, n'avait rien oublié pour l'épouvanter des alliances que la France faisait avec les protestants, et pour le presser de se lier avec l'empereur. Il voulait aussi qu'il travaillât au rétablissement du Prétendant, avec son peu de sens et de jugement ordinaire, comme si ce projet avait pu être compatible avec une alliance étroite avec l'empereur, si lié avec le roi d'Angleterre. Les Impériaux, maîtres en Italie, et qui savaient que la frayeur était le seul moyen d'obtenir tout du pape, l'effrayèrent tellement, par la persuasion et la colère qu'ils feignirent de ce qu'il était de concert de l'entreprise de l'Espagne, que, pour s'en laver, il avait écrit ce bref au roi d'Espagne, dont on a parlé, et qu'il avait depuis approuvé son nonce de ne l'avoir pas rendu. Mais menacé de plus en plus, il le fit imprimer, comme on l'a dit, en distribua des copies à tous ses nonces, exigea non seulement de celui d'Espagne de le remettre enfin au roi, mais prétendit encore qu'il en tirât réponse, qu'il se croyait due, pour démentir aux yeux de toute l'Europe l'énorme calomnie qu'on lui imputait d'être de concert de son entreprise contre l'empereur, dont il paraphrasait la nécessité de se laver. Il écrivit d'une manière pathétique et personnelle à Albéroni, dont la promotion n'avait été faite que sur une parole à laquelle il avait si cruellement manqué; et comme les indults qu'il avait accordés au roi d'Espagne sur le clergé d'Espagne et des Indes, qu'il avait révoqués, comme on l'a dit, en même temps qu'il avait écrit ce bref au roi d'Espagne, mais que ces indults étaient entre les mains d'Albéroni et d'Aubenton, il ordonna à Aldovrandi, qu'au cas qu'ils refusassent de les lui remettre, d'écrire à tous les prélats d'Espagne qu'ils étaient révoqués, de leur défendre d'en rien payer, et de montrer à Albéroni la lettre par laquelle il lui ordonnait de le faire. Le pape ne put tellement se couvrir, et se parer du devoir d'impartialité de père commun, et de l'obligation de manifester la pureté de sa conduite, qu'il n'avouât à Aldovrandi sa crainte des plaintes que l'empereur faisait des indults qu'il avait accordés, et de ses menaces, qui suivaient toujours les moindres complaisances de Rome pour l'Espagne. Il était d'autant plus embarrassé que ses différends avec cette cour n'étaient pas terminés: il ne prétendait rien moins que d'obliger le roi d'Espagne d'annuler par un décret tous ceux qu'il avait faits depuis neuf ans contre les prétentions de la juridiction ecclésiastique, et il comptait pour l'obtenir sur la reconnaissance d'Albéroni de sa promotion si nouvelle, sur l'attachement pour lui d'Aubenton, et sur le crédit de tous les deux.

En même temps il fit voir à l'empereur, par son nonce à Vienne, ce bref si offensant qu'il avait écrit au roi d'Espagne, et depuis fait imprimer et répandre, et il espérait par là se laver du soupçon d'intelligence avec l'Espagne, et détourner l'orage qu'il craignait, peut-être même faire accepter sa médiation. Mais la froideur et la sécheresse de la cour de Vienne répondait peu et souvent point à tant de prostitution. La suspension d'armes en Italie, que le pape lui avait proposée de concert avec l'Espagne, ne reçut pas la moindre réponse. Les uns crurent que l'empereur n'y consentirait point par la médiation du pape; d'autres qu'il avait dessein d'envahir l'Italie, dont il ne voulait point perdre l'occasion. Le pape avoua au cardinal Acquaviva que ses démarches n'avaient et n'auraient aucun succès, qu'il n'en fallait attendre que par la France et l'Angleterre, mais que l'empereur était prévenu au dernier point contre tous ceux qui lui parlaient de paix, et qu'il protestait tous les jours qu'il renoncerait plutôt à la couronne impériale qu'à ses prétentions sur celle d'Espagne.

Acquaviva, autant pour son intérêt que pour celui du roi d'Espagne, le sollicitait de profiter du désordre et de la consternation où étaient les Allemands du royaume de Naples, de l'empressement que tous les habitants témoignaient de changer de domination; d'y accorder un pardon général, et l'abolition, non de tout impôt, mais de tous ceux que les Allemands y avaient mis, parce qu'on n'y pouvait rien espérer de la force, mais de la seule bonne volonté des nombreux habitants; de ne pas laisser le temps aux Impériaux de finir la guerre de Hongrie; enfin d'envoyer au commencement du printemps une forte escadre en Italie, et une puissante armée pour y maintenir l'équilibre et protéger le duc de Parme. Mais rien n'était disposé pour entreprendre sur Naples, de sorte qu'Acquaviva ne voulut pas risquer beaucoup de seigneurs napolitains qui s'étaient offerts à lui d'exposer leur vie en se déclarant, et les maintint seulement dans les bonnes dispositions où ils étaient. Acquaviva ajoutait à ses conseils au roi d'Espagne que, s'il n'était pas en état de secourir les princes d'Italie et qu'il voulût faire la paix avec l'empereur, il ne la pouvait obtenir que par la France et l'Angleterre, et ne [devait] point compter sur les offices du pape, que Vienne méprisait parfaitement.

Albéroni jugeait, comme Acquaviva, des propositions que les Napolitains lui faisaient. Il aurait pourtant voulu que le mécontentement général se fit sentir quelquefois pour exciter le châtiment, et par conséquent aliéner encore plus les peuples. Il faisait ses dispositions pour avoir au printemps une escadre de trente navires de guerre, vingt mille hommes de débarquement, un train d'artillerie de cent cinquante pièces de canon. Il envoya en Hollande le chef d'escadre Castañeda pour acheter sept vaisseaux équipés et armés en guerre, et à Ragotzi un François nommé Boissimieux, bien instruit de tout ce que le roi d'Espagne pouvait et voulait faire pour entretenir la guerre en Hongrie, et pour l'être lui-même en quel état elle était et quel fondement il y pouvait faire. Il ne voulait point de paix; mais, comme il ne le pouvait témoigner avec bienséance, il fit part aux cours étrangères de ce qui s'était passé en gros entre le colonel Stanhope et lui sur les propositions de paix. Il y fit entendre que le colonel Stanhope et le sieur Bubb avaient trouvé ses réponses raisonnables, et dépêché en Angleterre. Il se paraît en même temps de la suspension du second embarquement en considération des offices de la France et de l'Angleterre, insistait sur l'équilibre, et sur être en liberté d'agir si la négociation ne réussissait pas. Son but était de ne prendre aucun engagement et de conserver la liberté de prendre, suivant les conjonctures, les partis qu'il jugerait à propos. L'état dangereux du roi d'Espagne les pouvait bientôt changer.

On le crut, ou on le voulut croire si mal qu'on lui fit faire, comme on l'a dit, un testament sur la fin d'octobre, duquel, outre la reine et Albéroni, il n'y eut que le P. Daubenton et le duc de Popoli qui en eussent connaissance. Il fut signé par un notaire de Madrid très obscur. Six grands furent appelés ensuite, qui signèrent que c'était la signature du roi et son testament, mais sans qu'ils sussent rien de ce qu'il contenait. Cela renouvela les bruits ci-devant remarqués sur la reine, et on fit plusieurs réflexions sur la confiance du contenu du testament, dont Popoli était le seul seigneur qui en eût le secret, à l'exclusion même des ministres, ce qui surprit d'autant plus qu'il était gouverneur du prince des Asturies, et publiquement mal avec le cardinal, qu'il se piquait de mépriser.

Ce triste état du roi d'Espagne servit au cardinal à éluder les nouvelles instances du pape, dont on vient de parler, mais il ne parut pas abattre le courage du premier ministre. Ses discours ne témoignèrent ni frayeur ni faiblesse. Il brava même, et fort en détail, sur la puissance qu'on voulait attribuer à l'empereur, en entretenant l'ambassadeur de Sicile. Celui de Hollande parlait comme le cardinal, ce qui faisait croire la Hollande unie avec l'Espagne. La même confiance ne paraissait pas à l'égard de la France, beaucoup moins encore pour l'Angleterre. On ne doutait pas que le cardinal ne choisît la médiation des États généraux.

Vers la fin de novembre, la santé du roi d'Espagne fut tout à fait rétablie: le sommeil, l'appétit, les forces, l'embonpoint; mais l'esprit demeura si frappé de sa fin comme imminente qu'il voulait sans cesse son confesseur auprès de lui. Il le retenait souvent jusqu'au moment qu'il se mettait au lit avec la reine. Souvent encore il l'envoyait chercher au milieu de la nuit; mais cette faiblesse ne s'étendait pas sur d'autres choses, et il ne paraissait pas au dehors qu'il eût été malade.

Albéroni ne pensait qu'à ses préparatifs de guerre. Il publiait qu'en mai suivant le roi d'Espagne aurait cinquante mille hommes de pied effectifs, et quinze mille chevaux, et trente vaisseaux de guerre bien armés, non pour faire aucunes conquêtes, mais pour maintenir ses droits et ses amis, si aucun était molesté en haine de cette amitié. Mais il ne persuadait personne, parce que personne ne pouvait croire que tant de dépense n'eût d'objet que celui qu'Albéroni publiait. Le colonel Stanhope en fut d'autant plus inquiet qu'il le pressait souvent de lui apprendre le motif de l'armement d'une escadre qui se faisait en Angleterre pour la Méditerranée. On disait à Vienne que c'était contre l'Espagne. Monteléon mandait que c'était contre le pape, sur l'affaire de Peterborough. Mais Albéroni avait si peu de confiance en ce ministre qu'on ne doutait pas que, s'il consentait enfin que la paix fût traitée à Londres, il n'y fît passer Beretti.

C'était à quoi ce cardinal pensait bien moins qu'à conserver ses conquêtes, et à en faire de nouvelles. Il fit laisser en Sardaigne neuf bataillons et huit cents chevaux, prit ses mesures pour faire croiser tout l'hiver des frégates depuis les côtes de Toscane jusqu'au phare de Messine, envoya de Gènes à Cagliari trente-cinq mille pistoles, pourvut toutes les places du roi d'Espagne de tout en abondance. Il refusa de traiter, en s'expliquant différemment à l'Angleterre et à la France. Il s'excusa au général Stanhope sur ce qu'il attendait les réponses du régent, sans lesquelles l'union inséparable des deux couronnes l'empêchait de rien faire; au duc de Saint-Aignan que, si le régent tenait le même langage sur l'union des deux couronnes, il jouerait dans le monde un rôle différent de celui qu'il y jouait. Il paraphrasa l'indignité de sa servitude pour l'Angleterre, la terreur panique qu'on prenait de l'empereur, les grandes choses qui résulteraient, à l'avantage des deux couronnes, d'une union effective et stable. Il avait raison sans doute, mais pour cela il aurait fallu chasser Albéroni et Dubois dans les pays les plus éloignés de la France et de l'Espagne, qui toutes les deux n'eussent jamais tant gagné.

Saint-Aignan lui représenta que les choses étaient déjà bien avancées; que le régent était d'accord avec l'Angleterre sur les conditions de la paix; que, si l'Espagne était attaquée, la France ne pourrait la secourir, l'état du royaume obligeant à conserver la paix dont il jouissait. Albéroni répondit que le roi d'Espagne ne s'éloignerait jamais d'un accommodement à des conditions équitables; qu'il se défendrait jusqu'à la dernière goutte de son sang si l'empereur était injuste dans ses demandes; finit en disant qu'il ne pouvait croire que, si le roi d'Espagne était attaqué dans le continent de son royaume, une nation qui l'avait porté et maintenu sur ce trône le voulût voir retourner en France simple duc d'Anjou; que si ce prodige arrivait, il faudrait bien s'accommoder à la nécessité.

Ce discours fit un grand bruit, et fut interprété fort diversement. Ce qui est certain, c'est qu'Albéroni éloigna toujours la négociation; qu'il avait des motifs cachés d'espérance qu'on ne pénétra point; qu'il croyait se faire une ressource d'une ligue qu'il formerait entre le czar et la Suède; qu'il comptait qu'il pouvait naître de jour en jour des événements favorables à l'Espagne. Il jugeait pouvoir faire agir les armées au dehors sans avoir rien à craindre pour les provinces de l'Espagne, et se repaissait ainsi de chimères.

Il désirait sur toutes choses de ménager les Hollandais, de les aigrir contre l'empereur, et de profiter de l'occasion de se délivrer de sa crainte et de ses desseins en modérant sa puissance. Mais ses exhortations étaient vaines. Les Hollandais sentaient la nécessité du repos pour le rétablissement de leur État, et quoiqu'il y eût différents partis dans la république, tous se réunissaient à conserver la paix. Ceux qui y avaient le plus de part aux affaires ne pouvaient sortir de leurs maximes: que l'intérêt de la république était de s'attacher indissolublement à suivre les résolutions de l'Angleterre, et suivre ses mouvements, même avec dépendance.

Rien n'était plus éloigné des sentiments de la république que le concert avec l'Espagne, que les discours de Riperda, tout à Albéroni, faisaient plus que soupçonner. Il parla un jour à l'ambassadeur de Sicile de la formidable puissance que l'Espagne aurait la campagne suivante, supérieure aux forces délabrées de l'empereur, qui ne pouvait faire sa paix avec les Turcs; lui vanta le bonheur de la conjoncture pour établir un équilibre; proposa l'union du roi de Sicile avec le roi d'Espagne, pour attaquer à la fois: l'un l'État de Milan, l'autre le royaume de Naples. Del Maro, étonné d'un pareil propos de l'ambassadeur de Hollande, répondit qu'il faudrait, avant de prendre un engagement dont les suites pouvaient être si périlleuses, être bien assuré des secours que pourraient et voudraient donner la France, l'Angleterre et la Hollande. Riperda osa l'assurer que la France favoriserait secrètement l'exécution de ce qu'il proposait. Sur l'Angleterre, il avoua qu'il n'y fallait pas compter; mais il assura que, outre qu'il ne convenait pas aux Anglais, par l'intérêt de leur commerce, de se brouiller avec l'Espagne, il prévoyait tant d'embarras à Londres, que Georges n'aurait ni le temps ni le moyen de songer ni de se mêler des affaires des autres. À l'égard de sa république, il dit que, encore qu'il ne fût pas de la bonne politique de rompre avec l'empereur dans l'état où elle se trouvait alors, cette extrémité était encore moins fâcheuse que de [se] brouiller avec l'Espagne, son commerce avec elle étant ce que ses maîtres avaient de plus capital à conserver. Son objet à lui était que la Hollande se maintînt neutre, mais en aidant l'Espagne de tout ce qu'il serait possible sans se déclarer. Avec de tels propos de l'ambassadeur de Hollande, il n'est pas surprenant que les soupçons d'intelligence de sa république avec l'Espagne ne grossissent; à. quoi en effet beaucoup furent trompés.

La mort de l'évêque de Malaga donna lieu de nommer Albéroni à cet évêché de trente mille écus de rente, qu'il ne reçut que comme l'introduction aux plus grands et aux plus riches sièges de l'Espagne, quand ils viendraient à vaquer. Le roi d'Espagne lui donna encore vingt mille ducats, à prendre sur les confiscations de ceux qui avaient suivi le parti de l'empereur, et tous les meubles qui avaient appartenu au duc d'Uzeda. Peu de temps après, le cardinal Arias, archevêque de Séville, étant mort, Albéroni fut nommé à ce riche archevêché.

Il s'expliqua, sur la fin de cette année, avec tant d'emportement sur la négociation de Londres pour la paix, à l'abbé del Maro, que ce dernier assura le roi de Sicile qu'il n'y aurait point de paix; que l'Espagne, peu disposée à jeter tant d'argent rial à propos, et qui ne pouvait craindre d'invasion de la part de l'empereur, ne ferait pas des préparatifs si considérables, si ce n'était pour entreprendre; et que ces vues étaient conformes au caractère d'esprit d'Albéroni, dont l'ambition était d'atteindre à la gloire des cardinaux Ximénès et de Richelieu. Il prétendait qu'un nommé Zanchini, qui demeurait à Gênes, lui avait prédit son cardinalat. Quelque temps après y être parvenu, il l'envoya chercher, mais il ne put jamais le retrouver.

Aldovrandi, croyant faire sa cour à Rome de procurer l'acceptation formelle de la constitution par les évêques d'Espagne, y avait souverainement déplu. La folie de l'infaillibilité était souverainement blessée qu'on pût imaginer qu'elle eût besoin d'autre autorité que de la sienne, ni du concours de soumission explicite des évêques, pour donner toute la force nécessaire aux bulles dogmatiques. La seule pensée était un abus si terrible qu'il ne pouvait être compensé par aucune utilité qu'Aldovrandi eût pu imaginer. Il eut donc ordre de détruire son propre ouvrage, et d'empêcher les évêques d'Espagne d'accepter ce qu'ils devaient adorer d'adoration de latrie, les yeux bandés et les oreilles bouchées, provoluti ad pedes, expression si chérie à Rome et si barbare dans l'Église. Ce pauvre nonce était depuis quelque temps si malmené de sa cour que le cardinal Paulucci, secrétaire d'État, en prit honte et pitié, le consolait et lui en faisait comme des excuses. Le manquement de parole d'Albéroni sur la flotte, celui de n'avoir pas présenté ce bref injurieux au roi d'Espagne, la complaisance d'avoir remis au premier ministre et au confesseur les brefs de révocation des indults, les soins du nonce d'excuser toujours Albéroni et les procédés de cette cour, étaient les griefs qui irritaient le pape, dans l'extrême dépit et l'embarras où le jetait la hauteur sans mesure de l'empereur.

Ce monarque, qui sentait ses forces en Italie, et qui connaissait bien à qui il avait affaire, écrivit moins une instruction d'un prince catholique à Gallas, son ambassadeur auprès du souverain pontife, qu'une déclaration de guerre et des lois d'un vainqueur sans ménagement pour le vaincu, et parfaitement impossibles. Il manda à Gallas qu'il voulait bien croire que le pape n'avait point de part à l'entreprise de l'Espagne contre lui; mais qu'il ne suffisait pas qu'il voulût bien avoir pour lui cette complaisance, que ses actions en devaient aussi persuader le monde; que pour y réussir l'empereur demandait ce que le pape prétendait faire contre le roi d'Espagne; mais prévoyant qu'il aurait peine à se porter à des partis extrêmes, Sa Majesté Impériale voulait bien se contenter de lui demander :

Qu'Aldovrandi fût rappelé et privé de tous ses emplois, pour avoir été l'instrument de l'intelligence secrète entre le pape et le roi d'Espagne;

Qu'Albéroni fût cité à Rome pour y rendre compte de sa conduite, ou que le pape fît passer un de ses ministres en Espagne pour lui faire son procès;

Que le roi d'Espagne fût privé de toutes les grâces que le saint-siège avait accordées non seulement à lui, mais à tous ses prédécesseurs;

Que la croisade fût levée au profit de Sa Majesté Impériale dans le royaume de Naples et le duché de Milan;

La promotion au cardinalat du comte d'Althan sur-le-champ et sans aucun délai;

Des quartiers d'hiver dans l'État ecclésiastique pour ses troupes qu'il voulait faire passer incessamment en Italie. Véritablement on voit bien qu'il était difficile de rien demander de plus modeste.

La pape pria Gallas de lui laisser ces demandes par écrit. Il voulait répondre dans le premier mouvement que, si l'empereur en venait à la violence, il irait le recevoir le crucifix à la main. Son nonce en même temps n'était plus admis chez l'empereur. Il eut grande peine à en obtenir audience pour l'informer de la promotion de Czaki. Elle ne lui fut accordée qu'à condition qu'il n'y parlerait d'aucune autre affaire. Quoique l'empereur eût fort désiré et pressé cette promotion, il répondit dédaigneusement au nonce qu'il ne savait encore s'il accepterait la grâce que le pape faisait à cet archevêque. Ainsi la cour de Vienne exigeait avec empire les grâces qu'elle voulait obtenir de Rome, les méprisait après les avoir obtenues, la gouvernait par cette politique, et la tenait toujours tremblante devant le prince qu'elle regardait comme le maître de l'Italie, toujours prête à suivre et à prévenir même ses désirs. Néanmoins les choses s'adoucirent de manière qu'il y eut lieu de soupçonner qu'il y avait eu du concert.

Quoique l'Espagne, en perdant l'Italie, eût perdu en même temps son poids et son ressort principal auprès du pape, ses ministres ne laissaient pas de s'y expliquer avec assez de hauteur pour que le pape s'en trouvât souvent embarrassé. Dès qu'Acquaviva eut appris les demandes que Gallas avait faites, il écrivit au pape pour le presser de répondre enfin au roi d'Espagne sur la médiation qu'il lui avait offerte, de lui mander s'il y avait quelque apparence à cette médiation, ou de lui laisser la liberté d'agir, puisque la cour de Vienne ne songeait qu'à l'amuser, pendant qu'elle prenait ses mesures, et qu'elle faisait les dispositions nécessaires pour envahir l'Italie.

Sur ce billet, le pape envoya à Alamanni, secrétaire des chiffres, dire à Acquaviva qu'il n'avait pu proposer à Vienne la suspension d'armes, parce qu'il n'avait point reçu de réponse du roi d'Espagne, quoiqu'il l'eût prié de lui mander ce qu'il pensait sur cet article; que, dans cette incertitude, il n'avait pu donner aucun projet, d'autant plus que l'empereur avait demandé pour première condition la restitution de la Sardaigne, ce que le pape ne pouvait assurer sans savoir les intentions du roi d'Espagne.

Acquaviva témoigna sa surprise que depuis deux mois que le pape lui faisait accroire qu'il avait proposé sa médiation à Vienne, fondée sur le consentement du roi d'Espagne, il n'eût encore fait aucune démarche à Vienne. Alamanni répondit à cette plainte par celle de l'offre du roi d'Espagne de la médiation aux États généraux, déplora la malheureuse situation du pape. Acquaviva riposta par celle de l'impression du bref injurieux au roi d'Espagne, qui paraissait même dans toutes les gazettes. Ainsi la visite se passa en reproches. Quelle que fût la faiblesse du pape, Acquaviva ne pouvait se persuader qu'il se laissât aller à quelque démarche violente contre le roi d'Espagne, mais bien que ce prince n'avait rien à attendre de Sa Sainteté. Ce cardinal fut en même temps averti de l'intérieur du palais qu'on avait vu sur la table du pape une lettre d'Albéroni, contenant que le roi d'Espagne était suffisamment pourvu de troupes et de vaisseaux pour faire par mer toutes sortes de débarquements et toutes sortes d'entreprises par terre, et que le traité en question serait bientôt conclu.

Acquaviva, bien servi de cet intérieur du palais, en apprit en même temps qu'il s'était trouvé sur la table du pape une lettre du cardinal Pignatelli, archevêque de Naples, qui lui mandait les mouvements de la ville et des provinces, où les partisans d'Espagne étaient partout fort supérieurs à ceux de l'empereur, et que tout était à craindre d'une subite révolution. Acquaviva recevait lui-même souvent les mêmes avis et des sollicitations pressantes d'assistance d'Espagne. Mais cette couronne n'étant pas en état ni préparée à en pouvoir donner, on s'en tint à l'avis déjà pris de n'exposer pas les bien intentionnés pour son service.

On ne pouvait comprendre que l'Espagne pût soutenir la guerre sans alliés, ni qu'à commencer par le pape, aucun prince d'Italie eût le courage ni les forces d'entrer dans cette ligue, ni d'y apporter quelque poids. Ils étaient tous environnés des États de l'empereur dont les derniers progrès en Hongrie fortifiaient leurs chaînes. Il n'y avait que le roi de Sicile qui pût faire pencher la balance du côté qu'il voudrait embrasser. Il envoya le comte de Provane à Paris, et fit en même temps des dispositions pour prendre un corps de Suisses à son service, ce qui fit croire qu'il avait dessein d'entrer dans une alliance avec la France et l'Espagne pour affranchir l'Italie du joug des Allemands.

On a déjà vu les justes frayeurs du duc de Parme, à qui l'empereur ne pardonnait pas son inclination française dans la dernière guerre du feu roi en Italie, et l'attachement naturel que lui donnait le second mariage du roi d'Espagne.

Le duc de Modène, qui avait toujours fort ménagé la cour de Vienne et qui avait eu l'honneur d'être beau-frère de l'empereur Joseph, refusa par cette considération de donner sa fille au Prétendant, qu'Albéroni, le faible parti de ce prince et ses amis pressaient de se marier. Les Anglais même, et protestants, et les plus aliénés de sa maison, le désiraient aussi pour avoir toujours un droit légitime à montrer à leur roi, le faire souvenir de leur choix, et le contenir par cette perspective. Le pape était entré dans ce mariage de Modène, et voulait aller lui-même le célébrer à Lorette, et donner la bénédiction nuptiale, honneur peu conforme aux intérêts du Prétendant en Angleterre, et à un triste état qu'il ne cherchait qu'à cacher.

Outre le pouvoir que donnait à l'empereur sa situation de maître de l'Italie, il y pouvait tout encore par le moyen des neveux du pape. On doutait qu'il fût informé de leurs engagements secrets et des grâces qu'ils en retiraient, mais on parlait tout haut à Rome et avec le dernier scandale de la dépendance du cardinal Albane de la cour de Vienne, et des sommes considérables qu'il touchait sur Naples, dont le payement était régulier ou interrompu, selon que Gallas était satisfait ou mal content de sa conduite. Il avait été suspendu à la promotion d'Albéroni, parce que Gallas trouva qu'Albane ne s'y était pas assez opposé. Dans la suite, ils se raccommodèrent, et le robinet de Naples fut rouvert. On croyait communément que personne n'osait instruire le pape de la vénalité de ses neveux; on voyait sa nonchalance sur un désordre dont l'évidence ne pouvait lui être inconnue. Ceux qui étaient le plus à portée de lui parler savaient certainement qu'ils se perdraient s'ils touchaient cette corde, parce que le cardinal Albane était le maître de les ruiner dans l'esprit de son oncle, quoiqu'il n'eût pour lui ni estime ni tendresse. Ce neveu en était lui-même si persuadé qu'il craignait la vengeance d'Aldovrandi qui, dans la persécution qu'il souffrait des neveux, pour plaire à l'empereur, et soutenu du roi d'Espagne, avait menacé de publier bien des choses, s'il était pressé de faire connaître que ses ennemis étaient ceux qui trahissaient le pape, parce qu'ils étaient vendus à l'empereur. Le cardinal Albane, qui se reconnut aisément à ce portrait, et fort en peine des dénonciations qu'Aldovrandi pouvait produire, fit divers manèges pour l'adoucir, sans toutefois risquer de déplaire aux Allemands qu'il informait des affaires les plus secrètes, que la faiblesse du pape lui confiait sans réserve. Quand il était nécessaire de les instruire avec plus de détail, il ne se faisait aucun scrupule de prendre sur les tables du pape les mémoires qu'on lui donnait et de les remettre à Gallas.

Cet ambassadeur n'était pas le seul bien informé de l'intérieur du palais. Acquaviva l'était fort bien aussi. Il sut qu'Aldovrandi mandait au pape que le roi d'Espagne pourrait consentir à la restitution de la Sardaigne, non comme préliminaire, mais comme acte de concorde, si d'ailleurs il recevait les satisfactions qu'il demandait. Malgré l'obscurité de cette expression, le pape crut avoir beaucoup obtenu. Il s'en servit avec art auprès des Allemands; il dit à Gallas qu'il s'excuserait auprès du roi d'Espagne de se charger de la médiation parce qu'il voyait qu'on se défiait à Vienne des offices qu'il s'était proposés pour la pacification entre les deux cours. Gallas, surpris de la proposition et n'ayant point d'ordre de son maître, n'osa prendre sur soi de la rejeter. Il pria le pape de lui permettre de lui en écrire. Le pape y consentit, et donna ses ordres en même temps à son nonce à Vienne. Mais ces propositions de paix ne suspendirent pas les instances que Gallas faisait au pape de rompre ouvertement avec l'Espagne. Ceux qui connaissaient bien le pape n'étaient pas surpris de l'entendre menacer de se porter à des résolutions extrêmes, et parler imprudemment; mais ils étaient bien persuadés qu'il n'exécuterait rien du tout, et qu'il ne prendrait jamais d'engagements à craindre, tant qu'il serait maître de suivre sa pente naturelle et sa propre volonté.

La restitution de la Sardaigne était en effet la condition que l'empereur posait pour base du traité à faire, s'il y en avait de possible entre lui et l'Espagne. Ses ministres le disaient ainsi partout. Ils comptaient que l'intérêt, personnel du roi d'Angleterre l'emporterait sur celui du commerce des Anglais, et qu'ils ne pourraient l'empêcher d'employer la force pour procurer la restitution de la Sardaigne. Ils ne laissaient pas de craindre l'inquiétude que la nation Anglaise pourrait prendre de cette violence, et que les Hollandais n'eussent le bon sens de profiter de la division de l'Angleterre et de l'Espagne.

Les ministres d'Angleterre tenaient un langage uniforme à celui des Impériaux. Cadogan, prêt à partir de la Haye, dit à Beretti que Penterrieder était à Londres uniquement pour écouter les propositions qui seraient faites à l'empereur, non pour en faire aucune; qu'il n'entrevoit point en négociation, si la restitution de la Sardaigne n'était accordée comme une condition préliminaire du traité, et se jeta de là en reproches mal fondés et en menaces d'invasion facile de l'Italie, où le duc de Parme serait la première victime de l'indignation de l'empereur.

Les propos si impériaux de Cadogan ne plurent pas à Heinsius, qui ne le cacha pas à Beretti. Celui-ci crut voir de la jalousie sur la médiation et Duywenworde, qui se flattait de l'aller exercer à Londres pour les États généraux, en fut encore plus mécontent. Beretti, qui pour que la négociation ne lui échappait pas, la souhaitait à la Haye, n'oublia pas d'insister en Espagne sur la partialité déclarée du roi d'Angleterre et de ses ministres, et sur le danger de traiter à Londres sous leurs yeux. L'abbé Dubois écrivit de Londres à ses amis que ce serait un grand bien, si le roi d'Espagne voulait bien envoyer promptement Beretti en Angleterre, parce que certainement le ministère Anglais travaillerait pour ses intérêts; que les ordres du régent étaient de les soutenir; qu'il le ferait aussi de bonne sorte, et que Beretti en serait convaincu s'il passait la mer. Ce sincère abbé en écrivit autant à Basnage, en Hollande, de manière que Beretti qui avait toujours crié en Espagne contre toute négociation qui se ferait à Londres, n'osa changer subitement d'avis. Mais croyant sur cette lettre de l'abbé Dubois voir jour à y être employé, ce qu'il n'espérait plus, il se contenta de s'offrir en Espagne, si on voulait s'y servir de lui, quoiqu'il fût toujours dans la même opinion sur une négociation traitée à Londres.

Monteléon, que cet emploi regardait si naturellement comme ambassadeur d'Espagne en Angleterre depuis si longtemps, n'en voulait pas manquer l'honneur. Il fit donc entendre qu'outre la confiance des ministres d'Angleterre qu'il avait intimement, il était encore particulièrement instruit des sentiments des ministres de France.

Il prétendait avoir tiré des lumières de Chavigny, que l'abbé Dubois avait amené avec lui à Londres. C'est ce même Chavigny dont j'ai raconté l'impudente et célèbre imposture, et l'éclatante punition qui le déshonora à jamais, l'expatria jusqu'après la mort du roi, et fut sue de toute l'Europe. Quoique ses aventures ne pussent être ignorées de Monteléon, il crut en pouvoir faire usage. Il l'avait vu en Hollande, il le cajola sur ce qu'il le voyait employé dans les affaires étrangères. Il sut de lui que le maréchal d'Huxelles était entièrement pour s'opposer à l'agrandissement et aux entreprises de l'empereur, et que sur ce principe Chavigny prétendait que le maréchal avait soutenu que, si l'empereur refusait de contenter le roi d'Espagne, [ce] qui devait être la première condition du traité, il fallait se préparer à la guerre offensive et défensive en union avec l'Espagne et le roi de Sicile, et que c'était l'avis de presque tous ceux qui composaient le conseil de régence, surtout depuis l'arrivée à Paris du comte de Provane.

Sur cette friponnerie, Monteléon se donnait en Espagne comme pleinement instruit des intentions de la France et de celles de l'Angleterre. Stanhope lui avait dit en confidence que l'empereur ne s'éloignerait pas d'un accommodement, à condition de reconnaissance et de renonciations réciproques; qu'il consentirait à donner des sûretés pour la succession de Toscane, et qu'il entrerait encore en d'autres tempéraments, mais qu'il voulait la cession de la Sicile, et des secours pour la conquérir. Monteléon avertissait l'Espagne que c'était sur ces conditions qu'elle devait régler ses résolutions et ses mesures. Mais cet ambassadeur ne réussissait pas à pénétrer, comme il le croyait, le véritable état de la négociation de l'abbé Dubois et de Stanhope.

Elle était peu avancée avec Penterrieder à la fin de novembre. L'empereur avait personnellement une telle répugnance à renoncer à la monarchie d'Espagne pour toujours, que ses ministres, même Espagnols, n'osaient lui en parler. À peine laissait-il entendre qu'il pourrait renoncer à l'Espagne et aux Indes, en faveur de Philippe V et de sa postérité; mais il ne voulait pas aller plus loin, ni ouïr parler de la postérité d'Anne d'Autriche, quelque juste que cela fût, par les traités et les renonciations. Il voulait bien accorder l'investiture de Parme et de Plaisance à un fils de la reine d'Espagne, mais avec un refus absolu de celle de Toscane. On faisait valoir comme une grande complaisance qu'elle ne pût tomber à la maison d'Autriche, et qu'elle fût assurée au duc de Lorraine. Toutes sortes de manèges étaient employés pour faire consentir à de si déraisonnables articles. Toutefois les Anglais assurèrent l'abbé Dubois qu'il pouvait absolument compter sur la fermeté du roi d'Angleterre, s'il se pouvait promettre celle du régent, et qu'il ne se laisserait point ébranler par la cabale du roi d'Espagne en France. C'était le galimatias que cet abbé écrivit.

Les Anglais étaient en peine du voyage du comte de Provane à Paris, et d'une liaison entre le roi de Sicile qui prenait confiance en ce ministre, et le régent dont le mariage du prince de Piémont avec une fille du régent serait le lien. Le ministre de Sicile à Londres en prit une vive alarme. On a vu qu'il avait lié une négociation directe avec l'empereur, même par le frère de l'envoyé de Modène à Londres qui était à Vienne, et à portée de cette confiance avec l'empereur à ce qu'il prétendait. Un des points de cette négociation était le mariage d'une archiduchesse avec le prince de Piémont, ce qui aurait été renversé si ce qu'on disait de celle du comte de Provane se trouvait véritable. La Pérouse ne cessait d'aliéner son maître du régent; il se défiait beaucoup de l'abbé Dubois, et n'était pas plus content de Penterrieder. Ce dernier parla à l'envoyé de Modène: il ne le laissa en aucun doute qu'il ne fût instruit de la négociation dont La Pérouse avait chargé son frère à Vienne. Il ne lui déguisa point que l'empereur voulait avoir la Sicile de gré ou de force; que, s'il était possible de convenir de cette condition par un traité, il faudrait qu'il y eût un ministre piémontais à Vienne; mais qu'il savait qu'il n'y serait pas reçu s'il n'avait le pouvoir de faire cette cession; que l'empereur avait des moyens sûrs de conquérir cette île, mais qu'il aimait mieux en avoir l'obligation au roi de Sicile, aussi instruit qu'il l'était de la situation des affaires de l'Europe; qu'on prendrait après les mesures nécessaires pour lui conserver les titres d'honneur et d'autres avantages encore dont il aurait lieu d'être content. L'envoyé de Modène eut curiosité de savoir quel serait l'échange, et s'il se prendrait dans le Milanais. Penterrieder répondit que l'empereur ne pouvait céder dans tout cet État un seul pouce de terre, mais qu'en un mot le roi de Sicile serait satisfait. La Pérouse, fort inquiet d'une réponse si générale, pressa son ami de lui en dire davantage. Soit que l'envoyé de Modène en sût plus en effet, ou que ce ne fût qu'un soupçon, il lui fit entendre qu'on proposerait la Sardaigne. Cela fut soutenu de tous les langages fermes, mais caressants et flatteurs, que Penterrieder sut tenir à La Pérouse, en l'assurant bien surtout des mauvaises dispositions de la France pour le roi de Sicile, dont lui-même se citait pour témoin lorsqu'il était à Paris.

L'abbé Dubois s'était embarqué à la fin de novembre pour aller chercher, disait-il, de nouvelles instructions, avec promesse d'un très prompt retour. On le savait trop instruit des intentions du régent pour les croire le motif de son voyage. On crut donc qu'il ne le faisait que pour concilier les différents sentiments de ceux qui composaient le conseil de régence. Comme j'en étais un, je puis assurer que ceux qui le crurent ne rencontrèrent pas mieux.

Pendant cet intervalle de négociation, le colonel Stanhope eut ordre de faire entendre par Albéroni à la reine d'Espagne que si Dieu disposait du roi d'Espagne, qu'on croyait alors très mal, cet événement n'apporterait aucun changement aux dispositions favorables du roi d'Angleterre pour elle et pour lui, et qu'ils devaient compter tous deux sur un appui solide et sur des assistances effectives de sa part; qu'il maintiendrait les dispositions que le roi son mari aurait faites en sa faveur, et pour gage de cette bonne volonté, Stanhope devait citer ce que son maître faisait actuellement pour procurer par le traité de paix les avantages des infants du second lit.

Pendant ce temps-là le roi d'Espagne fit dire à Bubb et au colonel Stanhope, que, pour complaire au roi d'Angleterre, il entrerait dans la négociation qu'il proposait, si l'empereur promettait pour préliminaire de ne point envoyer de troupes en Italie, et de n'y point demander de contributions. Le colonel Stanhope tâcha de persuader à Monteléon son désir que la proposition fût acceptée à Vienne, où Penterrieder venait de l'envoyer par un courrier. Il le prépara aux réponses hautaines de cette cour; mais il ajouta que Georges étant content des bonnes intentions du roi d'Espagne, il faudrait nécessairement que la médiation d'Angleterre, soutenue de celle de France, réduisît les parties intéressées à la raison. Bernsdorff vendu à l'empereur dont il attendait tout, voulut tourner en poison la réponse du roi d'Espagne; dit qu'elle était concertée avec la cabale de France opposée au régent, laquelle voulait traîner la négociation en longueur, en représentant à ce prince que, puisque le roi d'Espagne voulait bien entrer en traité, Son Altesse Royale ne devait rien conclure sans la participation et l'intervention de Sa Majesté Catholique. Bernsdorff savait peut-être que les Impériaux, peu disposés à traiter, se rendraient encore plus difficiles quand ils sauraient cette réponse, et insisteraient plus fortement sur la restitution préliminaire de la Sardaigne. Les Allemands du conseil de l'empereur souhaitaient et lui conseillaient d'accorder la renonciation que le roi d'Angleterre lui demandait comme base du traité. Mais le conseil destiné aux affaires d'Espagne, tout d'Espagnols et d'Italiens rebelles et réfugiés à Vienne, s'y opposaient de toutes leurs forces, et entretenaient l'opiniâtreté de l'empereur là-dessus. Le ministre d'Angleterre relevait toutes ces circonstances, l'embarras et la difficulté de la négociation que leur maître entreprenait, par conséquent le mérite de ses bonnes intentions et de ses peines.

Stanhope, dont la conduite parut toujours la plus franche dans tout le cours de cette affaire, témoigna beaucoup de joie d'apprendre par une lettre que l'abbé Dubois lui écrivit, immédiatement après son arrivée à Paris, que le régent était ferme dans sa résolution de conclure et de signer le traité, même sans l'intervention du roi d'Espagne, pourvu que l'empereur fit la renonciation dans les termes convenables, et qu'il accordât la satisfaction demandée pour le roi d'Espagne sur l'article de la Toscane. Le roi d'Angleterre promit d'appuyer fortement à Vienne des demandes si raisonnables. Les ministres d'Angleterre en usaient avec tant de confiance à l'égard de Penterrieder, qu'elle allait à lui montrer les lettres qu'ils écrivaient et celles qui leur étaient écrites.

Cette union alarmait beaucoup La Pérouse. Plus il voyait ce ministère appliqué à plaire à l'empereur, plus il sentait le danger de remettre la médiation des intérêts du roi de Sicile entre des mains qui les sacrifieraient au désir qu'ils ne cachaient pas de procurer tous les avantages à la maison d'Autriche. Provane n'était pas moins inquiet à Paris. Il n'oubliait rien pour découvrir l'état de la négociation, voyait souvent le régent, hasardait de lui faire des questions. L'arrivée de l'abbé Dubois redoubla sa vigilance. Le régent lui promit que, lorsqu'il renverrait Dubois à Londres, il lui donnerait ordre précis de communiquer à l'envoyé de Sicile tout ce qui, dans la négociation aurait rapport aux intérêts de ce prince. Provane n'en pouvait pas demander davantage; mais sortant de la cour de Turin, il comptait peu sur les promesses et sur la sincérité des princes.

Ce fut en ce temps-ci qu'arriva l'éclat dont on a parlé ailleurs entre le roi d'Angleterre et le prince de Galles, à qui il était né un fils, et qui, mécontent de ce que le roi son père avait nommé le duc de New-Castle pour en être le parrain, s'emporta contre ce seigneur jusqu'à le traiter fort injurieusement. Cette affaire, précédée de la continuelle mésintelligence entre le père et le fils, dont la cause a été aussi expliquée, fit augurer des troubles en Angleterre et des révolutions qui inquiétèrent fort les étrangers sur la possibilité de prendre des liaisons solides avec cette couronne. La Pérouse, qui le pensait comme les autres, était persuadé aussi avec le public du peu de sincérité des négociateurs entre le père et le fils, conseillait au roi de Sicile de ne pas compter sur les offices ni sur la médiation de l'Angleterre, mais de négocier directement à Vienne, et se flattait que, persuadé de la solidité de ce conseil, il en estimerait davantage la négociation directe qu'il y avait entamée par le frère de l'envoyé de Modène à Londres, lequel frère était, comme on l'a vu, à Vienne. L'envoyé, son frère, qui de son côté s'entremettait à Londres entre Penterrieder et La Pérouse, mourut, dans cette conjoncture. Il fallut chercher un autre canal en attendant le retour de l'abbé Dubois, dont l'absence suspendait toutes ces négociations.

L'opinion qu'elles auraient un bon succès engagea le gouvernement d'Angleterre à commencer doucement les dispositions nécessaires pour obliger le roi d'Espagne à souscrire au traité dont la conclusion paraissait prochaine. On travailla donc, quoique lentement, à l'armement d'une escadre pour la Méditerranée. Monteléon, informé de cette destination, déclara à Sunderland que le roi d'Espagne regardait avec raison cet armement comme fait contre ses intérêts. Sunderland répondit que jusqu'alors le roi d'Angleterre n'avait nulle intention d'envoyer cette escadre dans la Méditerranée; qu'on ne l'armait que pour intimider la cour de Rome et la forcer à donner une juste satisfaction sur l'arrêt du comte de Peterborough dans le fort Urbin; que le roi d'Angleterre espérait si bien de la négociation pour la paix qu'il n'y aurait point lieu d'employer aucunes forces maritimes, ce qu'il était bien résolu de ne faire que lorsqu'il verrait toutes voies fermées à la conciliation, parce qu'alors il serait obligé de ne pas laisser allumer en Italie une guerre qui embraserait toute l'Europe. Stanhope tint le même langage à Monteléon; il lui dit de plus que l'abbé Dubois ne différait son retour à Londres que pour savoir les dernières intentions de la cour d'Espagne et pour attendre aussi les réponses de la cour de Vienne. Il lui fit valoir la ferme résistance du roi d'Angleterre aux instances continuelles des Impériaux qui ne cessaient de lui demander la garantie du traité de 1716. Mais le roi d'Angleterre voulait attendre l'effet de l'offre qu'il avait faite à Madrid de sa médiation, conjointement avec celle de la France, et qu'il souhaite que l'Espagne contribue de son côté à un accommodement raisonnable et que la haine du refus retombe sur la cour de Vienne, en sorte que, par ce moyen, l'Angleterre se trouve libre et dégagée de la garantie si répétée et si sollicitée par les Impériaux. Les deux ministres firent fort valoir à Monteléon les peines infinies qu'ils avaient à obtenir de l'empereur la renonciation qu'il avait en horreur, dont néanmoins ils espéraient bien venir à bout, mais qu'ils ne se flattaient pas d'un succès égal sur l'article de la Toscane.

Comme les difficultés augmentaient à Vienne sur cette succession, les ennemis du régent imaginèrent de persuader les Espagnols que ce prince les faisait naître secrètement. Beretti fut averti que le régent ménageait le refus de l'expectative pour l'infant don Carlos, dans la vue de l'obtenir pour le duc de Chartres, et comme Beretti n'avait jamais pu tirer de Stanhope, dans tout leur commerce, sur quel prince le roi d'Angleterre jetait les yeux pour la Toscane, il se confirmait dans ce soupçon. Il cherchait donc avec encore plus d'inquiétude à découvrir les véritables projets. Duywenworde lui dit un jour que la cour de Vienne proposerait bientôt un second plan, qui serait d'ajouter, en faveur de l'empereur, la Sicile à Naples, et Mantoue, avec le petit État de Guastalla, au Milanais; donner la Toscane au duc de Guastalla et la Sardaigne à M. de Savoie. Soit que ce fût de bonne foi ou dans le dessein de pénétrer mieux les pensées de Beretti, il déclama contre la mauvaise volonté des Anglais, dit qu'il savait de bon lieu que le régent appuierait les raisons du roi d'Espagne, que l'abbé Dubois avait ordre de parler de manière à réussir et que, quand ce ne serait pas même le sentiment du régent, il y avait dans le conseil de régence des hommes assez courageux pour lui résister.

Beretti, flatté de ces dispositions de la France, se tenait encore plus assuré de celles de la Hollande. Il les regardait comme son ouvrage, assurait que [les États] ne se laisseraient point entraîner par l'Angleterre contre l'Espagne, laquelle ils serviraient même s'ils pouvaient. Il vantait le changement entier du Pensionnaire à cet égard, qui trouvait très raisonnables les conditions que le roi d'Espagne avait demandées, qui lors de la maladie de ce prince avait marqué beaucoup de tendresse, et qui lui témoignait à lui une confiance entière, au lieu qu'à Londres, où il n'était pas, tout était partial pour l'empereur. Beretti attribuait à cette partialité les plaintes que l'Angleterre avait portées aux États généraux du refus qu'avait fait Riperda de se joindre aux envoyés d'Angleterre, pour faire de concert les représentations que les Anglais avaient faites seuls sur l'entreprise de Sardaigne. Il ajoutait que les principaux de la république, et qui toujours avaient été les plus Anglais, comme Duywenworde et d'autres, ne pouvaient souffrir l'ingratitude de l'Angleterre, qui voulait exclure la Hollande de la négociation. Il répondait de l'inutilité des cabales des Impériaux, qui ne pourraient rien opérer par l'Angleterre sans le concours de la Hollande, et que sûrement Riperda, haï à Londres et à Vienne, parce que ses relations étaient favorables à l'Espagne, n'aurait point d'ordre d'adhérer aux instances ni aux menaces des Anglais qui, dans la bouche de Cadogan, à la Haye, y avaient fort gâté les affaires de l'Angleterre.

Beretti prétendait que les Hollandais ne pardonnaient point aux Anglais la hauteur de vouloir que les ministres de Hollande dans les pays étrangers fussent choisis, envoyés et rappelés suivant le caprice de la cour d'Angleterre, comme ils le voulaient pour Riperda et même pour Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye, qui ne se conduisait pas selon leurs sentiments; et qu'ils disaient qu'il fallait savoir s'il agissait par ceux des mécontents de France ou par ceux du régent, pour s'éclaircir des véritables intentions de ce prince. Widword pourtant, qui semblait plus modéré à Beretti, avouait que ce qu'il y avait de plus sensé dans la république était cordialement disposé à maintenir le régent suivant le traité de la triple alliance, et persuadé que tant que ce prince agirait avec amitié et confiance à l'égard de l'Angleterre et de la Hollande, il n'aurait rien à craindre du dedans ni du dehors.

CHAPITRE IX. §

Mouvements du roi de Prusse à divers égards. — Son caractère et ses embarras. — Tentatives pleines d'illusions de Cellamare, qui découvre avec art la vraie disposition du régent sur les affaires présentes. — Mouvements en Bretagne. — Idées d'Albéroni. — Il s'emporte contre les demandes de l'empereur au pape, surtout sur celle qui le regarde personnellement. — Déclaration du roi d'Espagne sur la paix. — Propos, sentiment, conduite d'Albéroni. — Ses préparatifs. — Son profond secret. — Sa toute-puissance en Espagne. — Monti à Madrid. — Le roi d'Espagne inaccessible. — Souverain mépris d'Albéroni pour Rome. — Sa conduite sur le bref injurieux au roi d'Espagne. — Aldovrandi occupé de rapprocher les deux cours et de se justifier à Rome sur ce qu'il avait fait à l'égard de l'acceptation de la constitution en Espagne. — Délicatesse de Rome étrangement erronée. — Anecdote importante sur la constitution entre l'archevêque de Tolède et moi. — Son caractère. — La nonciature chassée de Naples. — Le pape, n'osant rien contre l'empereur, s'en prend à l'Espagne. — Rare expédient du pape sur la non-résidence d'Albéroni en son évêché de Malaga. — Réflexion. — Délicatesse horrible de Rome. — Fureurs de Bentivoglio qui dégoûtent de lui les siens mêmes. — Il donne au pape des conseils extravagants sur les affaires temporelles. — D. Alexandre Albane passe pour vendu à l'Espagne. — Mauvais gouvernement du pape. — Il refuse les bulles de Séville à Albéroni. — Frayeur du duc de Parme et ses conseils à l'Espagne. — Conduite et sentiments d'Albéroni. — Forces de l'Espagne diversement regardées. — Sage avis de del Maro au roi de Sicile. — Riperda, vendu à Albéroni, lui propose l'union du roi de Sicile au roi d'Espagne. — Singulière aventure d'argent entre Bubb, Riperda et Albéroni. — Triste état personnel du roi d'Espagne et du futur [roi]. — Insolentes vanteries d'Albéroni. — Ses efforts auprès des Hollandais. — Son opinion de l'Angleterre. — Ses bravades. — Riche arrivée des galions. — Haute déclaration des ambassadeurs d'Espagne en France, en Angleterre et ailleurs. — Propos d'Albéroni sur l'Angleterre et la Hollande. — Mesures militaires d'Albéroni. — Il veut engager une guerre générale. — Les Anglais ne laissent pas de le ménager. — Triste état personnel du roi d'Espagne, quoique rétabli. — Mesures d'Albéroni pour être seul et bien le maître de sa personne. — Docteur Servi, médecin parmesan. — Proposition en l'air de marier le prince des Asturies à une fille du prince de Galles. — Roideur de l'empereur soutenu des Anglais. — Inquiétude du roi de Sicile. — Propos de son envoyé en Angleterre avec Stanhope, qui l'augmente. — La Pérouse est la dupe de Penterrieder sur la France. — Le czar prend la protection du duc de Mecklembourg, et rassure le roi de Prusse sur un traité particulier avec la Suède. — Mort de la maréchale de Duras. — Quatre gentilshommes de Bretagne mandés par lettre de cachet pour venir rendre compte de leur conduite.

M. le duc d'Orléans travaillait alors à réunir le roi de Prusse avec les États généraux. Il se faisait un mérite auprès de Son Altesse Royale de presser la république, par déférence pour lui, de conclure l'alliance avec lui, où il aurait désiré d'attirer le roi d'Angleterre. Mais Georges en paraissant éloigné, il priait le régent de presser la Hollande de conclure avec lui sans le roi d'Angleterre. Le roi de Prusse était encore plus agité des affaires du nord. Il souhaitait faire sa paix particulière avec la Suède, et craignait l'abandon de ses alliés, s'ils découvraient ses démarches là-dessus. Le désir d'acquérir et la crainte de perdre ne s'accordaient en lui ni avec ses lumières ni avec son courage. Il ne savait ni se résoudre ni soutenir ses résolutions. Il était, comme on l'a déjà dit, léger, changeant, facile à regarder les mauvaises finesses comme un trait d'habileté, et la mauvaise foi comme la politique la plus fine. Le roi de Pologne avait découvert et publié les propositions qu'il avait faites à l'insu de ses alliés. Lui, avait donné de fausses interprétations à sa négociation. Il n'avait persuadé personne, mais ses alliés ne voulaient pas le perdre, pour ne pas affaiblir le nom et l'apparence de la ligue du nord. Eux-mêmes, chacun à part, se sentaient coupables du même crime.

Le roi de Prusse se plaignit d'avoir été trahi par Goertz, ministre de Suède, voulant faire entendre que, s'il avait voulu traiter secrètement, il n'eût fait que suivre l'exemple du roi d'Angleterre; il fit avertir que le comte de La Mark s'était rendu suspect au roi de Suède, en traitant avec trop de chaleur pour les intérêts de la maison d'Hanovre, et qu'il eût mieux réussi s'il eût commencé à traiter sa paix à lui. Il demanda même qu'en vertu des obligations secrètes, la France cessât de payer des subsides à la Suède. Il représentait le danger de l'agrandissement de l'empereur, et des alliances qu'il contractait dans l'empire, celle surtout avec la maison de Saxe. Il offrait de prendre des mesures contre cette énorme supériorité de l'empereur, la nécessité d'y faire entrer la Suède, et pour cela celle de sa paix avec lui, parce qu'il protestait qu'il ne pouvait rien faire tant qu'il serait occupé de la guerre du nord. On voyait ainsi le caractère du roi de Prusse, qui était tremblant devant l'empereur, bien éloigné d'oser rien entreprendre qui lui pût déplaire, et qui, parlant à la France, déclamait et proposait tout contre lui.

Cellamare, par d'autres motifs, fit à peu près les mêmes représentations au régent. Il le pressa d'agir de concert avec l'Angleterre, pour mettre un frein à l'ambition des Impériaux. Il se flatta de mettre l'abbé Dubois, arrivant de Londres, dans ses intérêts là-dessus. Il voulait persuader que la France, pour trop désirer de conserver la paix, se verrait entraînée à la guerre. S'il trouva l'abbé trop dévoué au ministère d'Angleterre pour le persuader, il gagna du moins à acquérir assez de lumières dans une longue conversation qu'il eut avec lui, pour les communiquer à Madrid, par un courrier exprès. Il voulut voir si les sentiments étaient uniformes entre les principaux du gouvernement. Il mit le maréchal d'Huxelles sur la matière du traité, le contredit, l'opiniâtra exprès, et en tira qu'il ne s'éloignait point des sentiments de l'abbé Dubois. Le maréchal convint de la nécessité de borner l'ambition et l'orgueil des Allemands; mais il soutint que la France et l'Espagne unies, mais seules ensemble, n'étaient pas bastantes pour arrêter les entreprises des Impériaux; que la France était trop épuisée et hors d'état de s'exposer au péril de faire renouveler la dernière ligue contre les deux couronnes. Cellamare combattit ce raisonnement, moins pour convaincre que pour découvrir de plus en plus. Le maréchal demeura ferme dans l'opinion que la France se tînt dans une indifférence apparente, qu'elle achevât de gagner le roi d'Angleterre et ses ministres, déjà bien disposés; que ce serait du même coup gagner la Hollande, inséparable de l'Angleterre; que le roi d'Espagne devait marquer beaucoup de promptitude et de docilité à tout accommodement raisonnable; s'accréditer par quelque démonstration extérieure, comme d'envoyer un ministre à Londres, pour assister à la négociation, avec des instructions secrètes pour faire avec adresse tomber sur les Allemands la haine de former des prétentions déraisonnables. Il n'en fallut pas davantage à Cellamare pour se convaincre des maximes présentes que le gouvernement de France se proposait de suivre. Il conclut que son unique objet était d'éviter une guerre qu'on croyait généralement que la France ne pourrait soutenir, que Cellamare traitait de terreur panique, ce que les mouvements de la Bretagne imprimaient encore plus fortement. Cellamare, qui en voyait un apparent mépris dans le gouvernement, ne les crut ni si méprisables ni si indifférents qu'on les voulait donner. Ils n'étaient pas non plus si considérables ni si pernicieux que les malintentionnés le voulaient persuader. Le plus grand mal, selon cet ambassadeur, était la faiblesse du gouvernement, agité par la diversité des intérêts et des passions, manquant d'argent, et accablé par les dettes de l'État.

Albéroni, véritable roi d'Espagne absolu, et seul, était persuadé que les négociations de Londres seraient sans effet, que l'intérêt du roi d'Espagne était de les regarder avec grande indifférence, et d'attendre du temps les avantages qui seraient refusés par un traité. Il croyait avoir beaucoup fait que d'accepter la médiation du régent et d'y persister; il se faisait un grand mérite, à son égard, d'avoir suspendu le second embarquement, ce qu'il n'avait fait que par impuissance; il comptait que l'Italie ne serait jamais tranquille tant que l'empereur y posséderait un pouce de terre; il se flattait que la conquête de la Sardaigne encouragerait les Turcs à continuer la guerre; il se moquait et se plaignait de la faiblesse du pape, qui était une des sources de la fierté des Allemands et de l'insupportable hauteur de leurs demandes, surtout de celle d'envoyer un commissaire pour lui faire son procès à Madrid; il s'exhala en injures et en épithètes, dit qu'il ne conseillerait pas au pape de le hasarder, parce qu'il ne serait pas sûr que son commissaire fût bien reçu; qu'à l'égard de la citation il pourrait se rendre à Rome si le roi d'Espagne y consentait, mais que ce serait avec une telle compagnie qu'elle pourrait déplaire au pape, et plus encore à l'auteur de la demande, dont il prit occasion de déclamer contre la domination tyrannique que les Allemands entreprenaient d'étendre sur le genre humain, et la nécessité et l'intérêt pressant de toutes les nations de s'unir contre leur ambition. Loin de croire que la négociation de Londres fût propre à la borner, il la décriait comme un artifice concerté entre l'empereur et le roi d'Angleterre pour tenir en panne la France et l'Espagne, et se moquer après de toutes les deux. Mais pour éviter l'odieux de ne vouloir entendre à rien qui pût conduire à la paix, il déclara que le roi d'Espagne était prêt à intervenir dans la négociation par un ministre, quand le régent jugerait que l'empereur se porterait véritablement à une paix solide et sûre pour le repos de l'Italie; mais s'il se voyait obligé d'envoyer un ministre à Londres, Albéroni comptait bien d'y prolonger la négociation, de la suspendre, d'en arrêter la conclusion, suivant qu'il le jugerait à propos, et d'armer pour cela son ministre de propositions équivalentes à celles des Impériaux, comme de prétendre, pour condition préliminaire, le remboursement des dépenses de la conquête de la Catalogne et de Minorque, que l'empereur, contre ses promesses, avait longtemps défendues, même le remboursement de l'expédition de la Sardaigne. Mais son intention, disait-il, était de les tenir secrètes, de laisser à la France et à l'Angleterre le soin de rédiger et de faire les propositions qui pouvaient conduire à la paix, surtout au repos de l'Italie, et de se réserver la faculté de les approuver ou non, selon ce qui conviendrait le mieux aux intérêts du roi d'Espagne. Il ordonna donc à tous les ministres d'Espagne, dans les cours étrangères, de les assurer que Sa Majesté Catholique ne s'éloignerait jamais de contribuer de sa part au repos de l'Europe.

En même temps il songeait à faire acheter en Hollande des vaisseaux de guerre, de la poudre, des boulets, des munitions de marine. Il se flattait de trouver toute facilité dans la république par son intérêt de commerce à l'égard de l'Espagne. Il se répandit un bruit que le roi d'Espagne avait offert aux États généraux de leur céder les Pays-Bas ou la meilleure partie, s'ils voulaient entrer avec lui dans une alliance particulière, et on prétendit que le Pensionnaire en avait averti l'empereur. Albéroni nia le fait avec aigreur, et dit que, si l'Espagne voulait adhérer à de certaines propositions, la Hollande n'y trouverait peut-être pas son compte. Il ne s'expliqua pas davantage; mais il gémissait de voir l'amour de la patrie éteint dans les républiques, leurs divisions, leurs factions, leurs principaux membres sordidement vendus aux puissances étrangères. Il assurait en même temps le colonel Stanhope et Bubb que le roi d'Angleterre connaîtrait bientôt par expérience que la cour de Vienne ne songeait qu'à ses intérêts, et qu'elle n'avait d'égard pour personne.

Il pressait cependant tous les préparatifs pour la campagne et les recrues de l'infanterie, et disposait toutes choses pour embarquer les troupes dès que la saison le permettrait. On disait que le roi d'Espagne voulait avoir des troupes étrangères, engager à son service celles que les Hollandais réformaient, principalement les bataillons suisses. On parlait fort aussi des négociations secrètes d'Albéroni pour engager les Turcs, par le moyen de Ragotzi, à ne faire ni paix ni trêve avec l'empereur.

Mais le secret de ce premier ministre était réservé à lui tout seul. Qui que ce soit n'avait sa confiance, ses accès très difficiles; les ministres étrangers ne lui parlaient que par audiences qu'il leur fallait demander par écrit. Tout le gouvernement était renfermé dans sa seule personne. Chaque secrétaire d'État venait lui rendre compte de son département et recevoir ses ordres. La stampille même était entre ses mains, par lesquelles passaient toutes les expéditions et les ordres secrets du roi d'Espagne, qui était inaccessible, qu'on ne voyait que le moment qu'il s'habillait, et qui ne disait jamais mot à personne. Monti même, l'ami intime d'Albéroni de tous les temps, allé à Madrid pour le plaisir de le voir revêtu de la pourpre, et logeant chez lui, eut peine à voir le roi et la reine d'Espagne. On n'a point su s'il y eut entre ces deux amis quelque affaire particulière et quelque mesure prise par rapport aux affaires de France on remarqua seulement qu'Albéroni affecta de répandre qu'il ne voyait Monti qu'à dîner qui, accoutumé aux sociétés de Paris, s'ennuierait bientôt de la solitude de Madrid. Chalais y arriva alors rappelé par le roi d'Espagne; on crut que c'était pour l'employer dans la marine. Albéroni triomphait du bon et glorieux état où il avait remis l'Espagne, et en insultait au cardinal del Giudice et aux précédents ministères, qui n'avaient pu la tirer de son abattement.

Il témoignait à ses amis que rien ne le surprenait de ce qui se passait à Rome. La reine et lui avaient pour cette cour le plus profond mépris. Il fit déclarer dans toutes les cours étrangères que ce bref injurieux que le pape avait fait imprimer n'avait jamais été présenté au roi d'Espagne, et fit valoir au pape cette déclaration comme un moyen le plus doux qui se pût proposer dans une matière si grave, où à peine la grande piété du roi d'Espagne l'avait empêché d'user des remèdes proportionnés à l'affront qu'il recevait, mais qui deviendraient inévitables si le pape, non content de ce qu'il avait fait, se portait à passer à de nouvelles explications. Albéroni profitait de la commodité d'avoir un nonce persuadé que sa fortune dépendait de l'union entre les deux cours, et qui en écartait autant qu'il le pouvait tout sujet de mésintelligence, et qui représentait sans cesse au pape la nécessité, pour l'intérêt du saint-siège, de ménager le zèle et les bonnes intentions du roi d'Espagne. Il voulut aussi s'excuser sur ce qu'il avait fait pour l'acceptation des prélats d'Espagne de la constitution; il fit entendre que l'Espagne avait aussi ses novateurs, contre lesquels la vigilance des évêques et l'autorité même de l'inquisition ne suffisaient pas, et qui n'étaient retenus que par la crainte du châtiment: galimatias faux dans son principe, faux dans sa conséquence, parce que rien n'est plus redouté en Espagne que l'inquisition, ni plus redoutable, en effet, que sa toute puissance, et que sa cruauté sur laquelle, comme je l'ai vu moi-même, les sollicitations ni l'autorité du roi ne peut rien.

Aldovrandi continuait à tirer de cette prétendue situation de l'Espagne qu'il fallait pour y remédier des choses extraordinaires. Il représenta au pape qu'en partant de Rome le cardinal Fabroni, moteur principal, et le prélat Alamanni, spécialement chargé de l'affaire de la constitution, lui avaient dit tous deux qu'il serait bon, à son arrivée en Espagne, de porter les évêques de marquer leur obéissance au saint-siège par un acte public et par une acceptation formelle de la bulle; que là-dessus il s'était adressé aux universités d'Espagne; que le pape avait approuvé les insinuations qu'il leur avait faites par une lettre qu'il avait reçue de sa part du cardinal Paulucci, dont il lui envoyait copie, et qu'il avait eu une attention particulière à bien mesurer les termes de sa lettre aux évêques pour prévenir les conséquences que les malintentionnés pourraient tirer de la recherche de l'acceptation des évêques d'Espagne, comme si Rome croyait qu'une acceptation de tous les évêques de la chrétienté pût donner la force aux constitutions apostoliques qu'elles avaient par elles-mêmes ou que cette acceptation y fût le moins du monde nécessaire, supposition la plus mal fondée. L'énormité de cette chimère saute aux yeux et porte l'indignation avec elle. C'est à elle néanmoins que Rome sacrifie tout; habile à écarter tout ce qui lui peut porter préjudice et à se parer de tout avantage qu'elle peut usurper.

Elle ne répliqua rien aux raisons du nonce, mais elle lui fit savait qu'il y avait quelques expressions dans la lettre de l'archevêque de Tolède au pape qui lui déplaisaient. Celle-ci surtout: Comme le nonce de Votre Sainteté nous a fait exposer depuis peu. La délicatesse de l'infaillibilité et de l'indépendance du consentement même de l'approbation de l'Église, assemblée ou séparée, était blessée de ce qu'on pouvait inférer de ces ternies que l'archevêque eût été sollicité d'accepter la constitution. Le fond de la lettre plut tellement au pape qu'il promit, si l'archevêque lui écrivit une autre lettre pareille où ces mots fussent omis, non seulement de lui répondre, mais de lui donner toutes les louanges qui lui convenaient. Ainsi se débite l'orviétan de Rome pour en masquer la tyrannie. Le pape suspendit donc sa réponse, parce qu'il s'assurait que l'archevêque de Tolède la mériterait incessamment par une prompte obéissance. Je ne puis mieux placer qu'en cet endroit l'anecdote que j'ai promise, où elle se trouvera plus à propos et plus naturellement que si je la différais au temps de mon ambassade en Espagne, quatre ans après ceci.

Diegue d'Astorga y Cespedez, gentilhomme espagnol, né en 1666, est le prélat duquel il vient d'être parlé. D'inquisiteur de Murcie il fut fait évêque de Barcelone, à la mort de ce furieux cardinal Sala, en 1715, dont j'ai parlé en son lieu, et pour son mérite et ses services signalés à Barcelone, transféré cinq ans après, sans qu'il pût s'en douter, à l'archevêché de Tolède, où je le trouvai placé à mon arrivée à Madrid, qui est du diocèse de Tolède et le séjour ordinaire de ses archevêques. Il fut cardinal de la promotion du 27 novembre 1727, de la nomination du roi d'Espagne. Il n'a point été à Rome, et est mort en 17.. . C'était un homme plein de partout, de taille médiocre, qui, ressemblait parfaitement à tous les portraits de saint François de Sales, dont il avait toute la douceur, l'onction et l'affabilité. Il fréquentait peu la cour, n'[y] allait que par nécessité ou bienséance; fort appliqué à son diocèse, à l'étude, car il était savant, à la prière, aux bonnes oeuvres, étudiait et travaillait toujours; si modeste dans une si grande place qu'il n'en avait d'extérieur que ce qui en était indispensable. Son palais, beau et vaste, dans Madrid, appartenant à son siège, était sans tapisseries ni ornement, que quelques estampes de dévotion, le reste des meubles dans la même simplicité. Il jouissait de plus de huit cent mille livres de rente et ne dépensait pas cent mille francs par an, en toute espèce de dépense. Tout le reste était distribué aux pauvres du diocèse avec tant de promptitude qu'il était rare qu'il ne fût pas réduit aux expédients pour achever chaque année. Il joignait avec aisance la dignité avec l'humilité et il était adoré à la cour et dans tout son diocèse, et dans une singulière vénération. Nous nous visitâmes en cérémonie; bientôt après nous nous vîmes plus librement et nous nous plûmes réciproquement. Un de ses aumôniers nous servait d'interprète. Étant un jour chez lui, il me demanda s'il n'y aurait pas moyen de nous parler latin, pour parler plus librement et nous passer d'interprète. Je lui répondis que je l'entendais passablement, mais qu'il y avait longues années que je ne m'étais avisé de le parler. Il me témoigna tant d'envie de l'essai, que je lui dis que le plaisir de l'entretenir plus librement me ferait passer sur la honte du mauvais latin et de tous les solécismes. Nous renvoyâmes l'interprète, et depuis nous nous vîmes toujours seuls et parlions latin.

Après plusieurs discours sur la cour, le gouvernement d'Espagne, et quelques-uns aussi sur celui de France et sur les personnages, où nous parlions avec confiance, il me mit sur la constitution, et ne pouvait revenir de la frénésie française qui là-dessus l'étonnait au dernier point: « Hélas! me dit-il, que vos évêques se gardent bien de faire comme nous. Peu à peu Rome nous a, non pas subjugués, mais anéantis au point que nous ne sommes plus rien dans nos diocèses. De simples prêtres inquisiteurs nous font la leçon : ils se sont emparés de la doctrine et de l'autorité. Un valet nous apprend tous les jours qu'il y a une ordonnance de doctrine ou de discipline affichée à la porte de nos cathédrales, sans que nous en ayons la moindre connaissance. Il faut obéir sans réplique. Ce qui regarde la correction des moeurs est encore de l'inquisition. Les matières de l'officialité, il ne tient qu'à ceux qui y ont affaire de laisser les officialités et d'aller au tribunal de la nonciature, ou s'ils ne sont pas contents des officialités, d'appeler de leurs jugements au nonce, en sorte qu'il ne nous reste que l'ordination et la confirmation sans aucune sorte d'autorité, et que nous ne sommes plus évêques diocésains. Le pape est diocésain immédiat de tous nos diocèses, et nous n'en sommes que des vicaires sacrés et mitrés uniquement pour faire des prêtres et des fonctions manuelles, sans oser nous mêler que d'être aveuglément soumis à l'inquisition, à la nonciature, à tout ce qui vient de Rome, et s'il arrivait à un évêque de leur déplaire en la moindre chose, le châtiment suit incontinent, sans qu'aucune allégation ni excuse puisse être reçue, parce qu'il faut une soumission muette et de bête. La prison, l'envoi liés et garrottés à l'inquisition, souvent à Rome, sont des exemples devenus rares, parce qu'ils ont été fréquents et qu'on n'ose plus s'exposer à la moindre chose, quoiqu'il y en ait encore eu de récents en cette dernière sorte. Voyez donc, monsieur, ajouta-t-il, quelle force peut donner à la constitution l'acceptation des évêques des pays réduits dans cette soumission d'esclaves tels que nous sommes en Espagne, et en Portugal, et en Italie, à plus forte raison les universités et les docteurs particuliers, et les corps séculiers, réguliers et monastiques. Mais je vous dirai bien pis, ajouta-t-il avec un air pénétré. Croyez-vous que pas un de nous eût osé accepter la constitution, si le pape ne nous l'eût pas fait commander par son nonce? l'accepter eût été un crime qui eût été très sévèrement châtié; c'eût été entreprendre sur l'autorité infaillible et unique du pape dans l'Église, parce que oser accepter ce qu'il décide, c'est juger qu'il décide bien. Or, qui sommes-nous pour joindre notre jugement à celui du pape? Ce serait un attentat dès qu'il parle, nous n'avons que le silence en partage. L'obéissance et la soumission muette et aveugle, baisser la tête sans voir, sans lire, sans nous informer de rien, en pure adoration. Ainsi, même bien loin d'oser contredire, proposer quelque chose, demander quelque explication, il nous est interdit d'approuver, de louer, d'accepter en un mot toute action, tout mouvement, toute marque de sentiment et de vie. Voilà, monsieur, la valeur des acceptations de toutes les Espagnes, le Portugal, l'Italie, dont j'apprends qu'on fait tant de bruit en France, et qu'on y donne comme un jugement libre de toutes les Églises et de toutes les écoles. Ce ne sont que des esclaves à qui leur maître a ouvert la bouche par permission spéciale pour cette fois, qui leur a prescrit les paroles qu'ils devaient prononcer, et qui, sans s'en écarter d'un iota, les ont servilement et littéralement prononcées. Voilà ce que c'est que ce prétendu jugement qu'on fait tant sonner en France que nous avons tous unanimement rendu, parce qu'on nous a prescrit à tous la même chose. » Il s'attendrit sur un malheur si funeste à l'Église et si contraire à la vérité et à la pratique de tous les siècles, et me demanda un secret tel qu'on peut se l'imaginer, que je lui ai fidèlement gardé tant qu'il a vécu, mais que je me suis cru obligé aussi de révéler dès que son passage à une meilleure vie, auquel toute la sienne ne fut qu'une continuelle préparation, l'eut mis hors d'état de rien craindre de m'avoir parlé selon la vérité et la religion.

L'empereur commençait à faire sentir son mécontentement au pape. Le vice-roi de Naples trouva mauvais, par son ordre, que le collecteur apostolique usurpât la qualité de nonce. Il le fit sortir de Naples en vingt-quatre heures, et en quarante-huit de tout le royaume, et avec lui tous les officiers de la nonciature. Rien n'en put retarder l'exécution. Rome, qui la traita d'attentat, n'osa s'en plaindre qu'à l'Espagne comme la partie la plus faible, et déclara que c'était à elle à qui elle attribuait cette offense, pour lui avoir manqué de parole sur l'usage de sa flotte, et donné lieu de croire que le pape était d'intelligence avec elle pour enlever la Sardaigne à l'empereur. Aldovrandi eut ordre de se fonder sur un si beau raisonnement pour demander que les choses fussent remises dans leur ancien état, à faute de quoi le pape déclarait le roi d'Espagne redevable à Dieu et au monde de toutes les vexations où Sa Sainteté se trouverait exposée, laquelle gardait en même temps un silence de frayeur à l'égard de l'empereur.

L'évêché de Malaga avait été proposé en consistoire pour Albéroni par le pape. Il en avait reçu de sanglants reproches des Allemands. Il chercha donc à les apaiser à la première occasion. Elle se présenta bientôt, et la sagacité du pontife y parut incomparable, aussi bien que la délicatesse de la conscience d'Albéroni. Il avait voulu être évêque, bien que cardinal, et avoir quatre-vingt-dix mille livres de rente de l'évêché de Malaga, mais il n'y voulait pas s'ennuyer et perdre sa toute-puissance. Il demanda donc une dispense de ne point résider. Le pape le refusa. Il dit que les motifs qu'il alléguait n'étaient pas suffisants; que, pour l'amour de lui, il avait essuyé tant de désastres, surtout pour sa promotion au cardinalat, qu'il n'avait pas résolu d'exposer davantage sa conscience pour le favoriser. Mais comme il sentait qu'il n'était pas politique de perdre le fruit de tout ce qu'il avait fait pour lui, et de s'aliéner le maître et le dispensateur de toutes choses en Espagne, content d'un refus pour plaire à l'empereur, il fit dire à Albéroni que tout ce qu'il pouvait faire était de lui accorder la permission de s'absenter six mois l'année de son église; que la disposition des conciles lui en permettait l'absence autres six mois, et que, par cet expédient si heureusement trouvé, il aurait ce qu'il demandait de n'y point aller du tout. Ainsi, dans ce temps, on pouvait alléguer les conciles pour dispenser un évêque de six mois par an de résidence; mais Rome regardait comme une erreur et comme une offense à la personne et à la dignité du pape de parler de concile quand il s'agissait de la constitution.

Quelque sujet qu'il eût d'être satisfait du zèle aveugle et emporté que témoignaient pour son autorité et pour la plénitude de sa toute-puissance plusieurs évêques français, il craignait toujours dans leurs écrits quelque marque de leur prévention pour l'autorité de l'Église universelle, soit assemblée, soit dispersée. Rome eût regardé comme un grand manque de respect et comme une erreur punissable si les évêques eussent dit que la constitution faisait loi et obligeait les fidèles parce qu'elle avait été reçue dans l'Église, comme si, disait cette cour, la cause nécessaire qui produisait cet effet était l'acceptation de l'Église. Rome craignait toujours ce qu'elle appelait les maximes et les phrases françaises, et plus encore la frayeur des prélats français vendus à Rome de s'exposer aux attaques des parlements.

Bentivoglio, dont les furieuses folies pour mettre tout à feu et à sang en France pour hâter sa promotion faisaient demander aux plus attachés à Rome un nonce plus traitable et moins enragé, ne put se contenter de parler au pape des choses de France; il voulut lui donner ses conseils sur l'événement de la nonciature de Naples, et après l'avoir si souvent et si fortement importuné de faire une ligue étroite avec l'empereur pour se soumettre la France, il le pressa de chercher à borner l'insupportable ambition et puissance de l'empereur, qui voulait mettre toute l'Europe aux fers. Son jugement parut également en ces deux conseils si contradictoires. Il pressa le pape de former une ligue avec l'Espagne, le roi de Sicile et les Vénitiens également intéressés à diminuer la puissance de l'empereur. Il lui recommanda le secret et la diligence, lui dit que les hérétiques s'armaient contre lui, tandis que ses enfants l'insultaient. Il chercha à l'effrayer de l'escadre que l'Angleterre armait.

Don Alexandre, frère du cardinal Albane, passait pour l'espion secret des Espagnols dans l'intérieur du pape son oncle, et pour avoir reçu d'eux quinze mille pistoles à la fois, sans compter d'autres grâces. Le pape mécontentait tous les princes, n'en ramenait pas un, n'avait encore terminé, aucun de tous les différends nés sous son pontificat. Il semblait éloigner tout accommodement sitôt qu'il était proposé; la France et l'Espagne en fournissaient continuellement des exemples. Il refusa les bulles de Séville à Albéroni. Acquaviva, qui haïssait personnellement Giudice, l'accusa d'y fortifier le pape, qui faisait valoir la prompte expédition des bulles de Malaga, qui lui avait attiré les reproches de faire des grâces à qui méritait des châtiments. Il assurait qu'il essuierait bien pis, s'il accordait les bulles de Séville dans un temps où les soupçons de l'empereur étaient sans bornes, et où il ne cherchait que des prétextes d'opprimer les terres de l'Église. Il tremblait de se voir enlever l'État de Ferrare. Il imputait tousses malheurs à la promotion d'Albéroni, et à sa facilité pour l'Espagne, et se plaignait amèrement que le roi d'Espagne ni ses ministres n'eussent seulement pas pris l'absolution de tant d'entreprises faites contre l'autorité du saint-siège: c'était plutôt de s'être défendus des siennes, et de n'avoir pas la bêtise de croire avoir besoin d'absolution, forge si principale des fers romains.

L'empereur ne menaçait pas moins tous les princes d'Italie que le pape. Le duc de Parme, le plus exposé de tous à sa vengeance, ne cessait d'exhorter l'Espagne de hâter son escadre, et d'augmenter ses troupes de vingt mille hommes, parce que l'empereur augmentait tous les jours celles qu'il avait en Italie. Albéroni affectait d'en douter, de croire une grande diminution dans les troupes impériales, et les Turcs éloignés de faire la paix. Mais il ne laissait pas d'appliquer tous ses soins à hâter tout ce qui était nécessaire pour attaquer les Allemands en Italie, toujours persuadé qu'il n'y avait point de traité à faire avec eux, et que l'Europe ne serait jamais tranquille, tandis que l'empereur aurait un soldat et un pouce de terre en Italie. Son dessein était d'avoir trente vaisseaux de guerre en mer, avec tous les bâtiments nécessaires pour le service de cette flotte, et d'avoir des forces de terre proportionnées. Les ministres étrangers résidents à Madrid étaient étonnés, et quelques-uns bien aises de voir l'Espagne sortir comme par miracle de sa faiblesse et de sa léthargie; d'autres en craignaient les effets, persuadés que si les premiers succès de ces forces répondaient aux désirs du premier ministre, il ne s'y bornerait pas, autant pour son intérêt particulier que pour celui de son maître.

L'abbé del Maro ne cessait d'avertir le roi de Sicile qu'il avait tout à craindre des projets d'Espagne: que tout concourait à croire qu'ils regardaient le royaume de Naples; que s'ils en faisaient la conquête, ils attaqueraient après la Sicile, ces deux royaumes étant nécessaires l'un à l'autre, surtout à l'Espagne, pour s'assurer les successions de Toscane et de Parme, le plus cher objet des vues de la reine d'Espagne. Riperda était l'émissaire le plus secret d'Albéroni auprès des ministres étrangers à Madrid, il alla trouver del Maro, et raisonnant avec lui sur les préparatifs qui faisaient alors la matière de toutes les conversations, il lui fit entendre que le dessein était de faire passer le printemps prochain quarante mille hommes en Italie, pour attaquer le royaume de Naples, et que si le roi de Sicile voulait s'unir au roi d'Espagne pour attaquer le Milanais en même temps, ils chasseraient infailliblement les Allemands de l'Italie. L'ambassadeur de Hollande était connu pour trop partial pour persuader celui de Sicile. D'autres soupçons tombaient encore sur lui. Bubb, résident d'Angleterre, s'était adressé à Riperda pour engager Albéroni à recevoir du roi d'Angleterre une gratification très considérable. Riperda s'était chargé de la commission, à condition que Bubb n'en parlerait jamais directement ni indirectement au cardinal. La somme avait été remise entre les mains de Riperda, mais loin qu'Albéroni en donnât quelques marques indirectes de reconnaissance, il avait, en différentes occasions, et d'un air assez naturel, traité d'infâmes les ministres qui recevaient de l'argent des princes étrangers. Ainsi Riperda, suspect au peu de gens qui surent cette aventure secrète, n'était guère propre à les persuader. Mais qui pouvait répondre qu'Albéroni ne fût pas assez fourbe pour avoir su profiter de l'argent sans y laisser de sa réputation, et sans être tenu de reconnaissance, et que Riperda, trop enfourné avec lui, et mal dans son pays où il ne voulait pas retourner, n'en ait été la dupe, et forcé de se laisser affubler du soupçon d'avoir profité de l'argent?

On doutait alors de la vie du roi d'Espagne, quelque soin qu'Albéroni prit de publier le rétablissement parfait de sa santé. Ses anciennes vapeurs le reprirent sur la fin de décembre, et lui causèrent des faiblesses. On sut que sa tète était ébranlée au point de ne pouvoir ranger un discours; en sorte que, supposé qu'il vécût, il serait incapable de gouverner, et que toute l'autorité demeurerait au cardinal et à la reine, et que la même chose arriverait s'il venait à mourir, parce que le testament qu'il avait fait leur était en tout favorable. Les grands et les peuples anéantis, les conseils pour le moins autant, sans talents, sans moyens, sans courage pour s'affranchir du joug d'Albéroni, maître des troupes et des finances; d'ailleurs, nulle espérance du prince des Asturies, tendrement aimé des Espagnols, qui se flattaient d'apercevoir en lui de bonnes qualités. Mais c'était un enfant, élevé dans la crainte, tenu de fort court par un gouverneur italien perdu d'honneur et de réputation sur tous chapitres, dont le plus grand mérite était d'empêcher que qui que ce soit ne pût parler ni même approcher du prince; capable de tout pour augmenter sa fortune, et qu'on ne doutait pas qu'il ne fût vendu à la reine, même au cardinal, quoique faisant profession de le mépriser. Ce gouverneur était le duc de Popoli, dont j'aurai lieu de parler davantage si j'ai le temps d'écrire jusqu'à mon ambassade. Albéroni, en attendant, se plaignait audacieusement de son sort, disait qu'il n'était retenu d'abandonner le chaos des affaires que par sa tendresse pour le roi et la reine d'Espagne; qu'il trouvait à la vérité des ressources dans la monarchie, et se livrait à des comparaisons pompeuses, et à se donner de l'encens, et jusque de l'encensoir.

Les galions arrivèrent tout à la fin de cette année 1717, fort richement chargés, et apportèrent pour le compte du roi d'Espagne dix-huit cent mille piastres, secours arrivé fort à propos dans une conjoncture où on ne voyait point d'alliés à l'Espagne, pour les entreprises qu'elle méditait.

Albéroni s'épuisait en vain pour s'attirer l'union des Hollandais. Il les prenait par l'intérêt de leur commerce, par la crainte de la puissance et des desseins de l'empereur, par la honte de leur servitude des Anglais, par leur opinion que Georges ne se pouvait maintenir sur le trône sans l'assistance de la France et la leur. Ce même roi, il le regardait comme le plus grand ennemi du roi d'Espagne, qui, par son intérêt de duc d'Hanovre, n'emploierait jamais les forces de l'Angleterre qu'en faveur de l'empereur, ce qui ne se pouvait selon lui empêcher qu'en excitant les troubles dans son royaume et dans l'intérieur de sa cour, qui lui ferait quitter le soin des affaires étrangères, et terminer bientôt les négociations de Londres. Sur quoi il disait que la bonté et la modération excessive du roi d'Espagne, jusqu'alors si peu utile, lui devait servir de leçon pour en changer, et en devait servir aussi aux autres princes à l'égard des Anglais, que cette douceur rendait si insolents. De là à braver, à se vanter, à se louer, à soutenir qu'une conduite tout, opposée était le seul chemin de la paix, non à la mode de l'empereur et de Georges, mais d'une paix raisonnable, sûre et solide, telle que le roi d'Espagne l'offrait, et que la demandaient sa dignité, le bien de ses peuples et celui de toute la chrétienté.

Ce fut en ces termes que les ministres d'Espagne au dehors eurent ordre de s'expliquer aux cours où ils résidaient, Cellamare surtout; Monteléon de renouveler à Londres les protestations du désir d'une paix solide, mais dont la condition principale devait être l'engagement pris par l'empereur de ne plus tirer de contributions d'aucun prince ni Étai d'Italie, et de n'y plus envoyer de troupes; que le mal devenait tel, qu'il ne pourrait plus trouver de frein si la paix se faisait en Hongrie; qu'il ne fallait donc pas perdre un moment pour assurer le bien et le repos de l'Europe. Quoique Albéroni fût bien persuadé de la partialité du roi d'Angleterre, il affectait de répandre qu'il ne pouvait croire que la nation Anglaise prît les intérêts de l'empereur assez à coeur pour se déclarer contre l'Espagne.

Il parlait des Hollandais avec plus d'assurance, se fondant sur l'intérêt de leur commerce; mais il se plaignait qu'ils pussent compter que l'Espagne leur saurait gré de leurs ménagements et de leur neutralité, tandis qu'il fallait agir pour assurer la tranquillité de l'Europe, et prendre des mesures sages telles que l'Espagne se les proposait, non par des négociations, pour arrêter l'ambition de la cour de Vienne, sur laquelle il ne ménageait pas les expressions.

Les mesures qu'il prenait consistaient à faire payer les troupes exactement, à fournir abondamment l'argent pour les recrues, les remontes, les habits, les armes, l'approvisionnement des places, les magasins; quatre fonderies pour des canons de bronze. On en fabriquait en même temps de fer, des fusils et toutes sortes d'armes, six vaisseaux de ligne au Passage, que les constructeurs s'obligèrent à livrer tout prêts en avril 1719, en attendant une remise envoyée en Hollande de quatre cent mille piastres pour acheter six navires. Les seuls revenus du roi d'Espagne suffisaient à ces dépenses sans recourir à aucune voie extraordinaire. Albéroni se faisait honneur d'avoir connu que le malheur de l'Espagne venait d'avoir jusqu'alors dépensé prodiguement en choses inutiles, et de manquer de tout pour les nécessaires. Il s'épuisait sur ses propres louanges; disait que l'Espagne ne se pouvait flatter d'un accommodement raisonnable si elle ne se montrait armée, espérant d'obliger les plus indifférents à entrer en danse, et de faire venir à chacun l'envie de danser par les bons instruments qu'on accordait à Madrid. Ainsi il était évident qu'il ne songeait qu'à la guerre et point à traiter; que sa répugnance était entière pour la médiation d'Angleterre; qu'il ne traiterait même pas par celle des États généraux malgré sa prédilection pour eux. Nonobstant ces notions claires, les Anglais ne laissaient pas de le ménager, et ne désespéraient pas encore de parvenir à leurs fins. Georges fit renouveler à la reine et au cardinal tout ce qu'il leur avait déjà fait promettre en cas de mort du roi d'Espagne.

Sa santé se rétablissait, mais il était plongé dans une mélancolie profonde, et tellement dévoré de scrupules, qu'il ne pouvait se passer un moment de son confesseur, quelquefois même au milieu de la nuit. Albéroni, qui voulait être maître absolu de tous ceux qui approchaient familièrement du roi d'Espagne, fit venir un médecin de Parme, nommé le docteur Servi. Il se défiait du premier médecin, chirurgien et apothicaire du roi, tous trois François, tous trois fort bien dans l'esprit du roi et de la reine; mais le cardinal les trouvait trop rusés et trop adroits pour les laisser en place. Tous les premiers ministres se ressemblent en tous pays. La principale qualité d'un médecin, selon celui-ci et tous les premiers ministres, était de n'être point intrigant; l'intrigue, selon eux, est la peste des cours. Tout est cabale, et en est qui ils veulent en accuser. Le cardinal prétendait que celle d'Espagne en était pleine, et se mettait peu en peine de la capacité du médecin. Celle de Servi était des plus médiocres; mais le hasard y devait suppléer. Le point était qu'il eût du flegme, de la patience, du courage pour éluder les panneaux et les traits des trois François, qui ne manqueraient pas de le tourner en ridicule, et s'ils pouvaient, de le dégoûter assez pour lui faire reprendre le chemin d'Italie. Il s'en est bien gardé. Il a figuré depuis, et a été premier médecin de la reine, et puis du roi jusqu'à sa mort, et l'est encore de la reine sa veuve.

Ces dispositions faites, Albéroni, voyant la santé du roi d'Espagne rétablie, sentit l'inutilité des offres du roi d'Angleterre. Il y répondit comme il devait pour la reine et pour lui, mais sans donner au fond à ces compliments plus de valeur qu'ils n'en méritaient. Il ne parla pas même au colonel Stanhope d'une proposition que le P. Daubenton lui avait faite, et à laquelle il n'aurait eu garde de s'avancer sans l'ordre du cardinal: c'était le mariage du prince des Asturies avec une fille du prince de Galles. Le colonel, qui n'était pas instruit des intentions du roi son maître, n'osa répondre précisément sur une matière dont il sentait les difficultés et les conséquences par rapport à la religion, et à la jalousie que le régent d'une part, et l'empereur de l'autre, en pourraient prendre. Albéroni donc n'en ouvrit pas la bouche; il se contenta dans ses conférences avec le colonel Stanhope de lui faire quelques questions sur la personne et le caractère de la princesse. Ainsi la défiance était mutuelle parmi tous ces témoignages d'amitié. L'escadre qui s'armait en Angleterre l'augmentait beaucoup. Monteléon ne le cacha pas au roi d'Angleterre, qui protesta toujours de son désir de venir à bout de la paix, et que l'escadre ne regardait point le roi d'Espagne, mais l'insulte que la nation Anglaise avait reçue en la personne du comte de Peterborough.

Il paraissait plus d'union et de sincérité entre la France et l'Angleterre. Néanmoins, les ministres de Georges, surtout les Hanovriens, trouvaient mauvais que le régent se montrât si opiniâtre à vouloir la renonciation absolue de l'empereur à la monarchie d'Espagne, et l'assurance des successions de Parme et de Toscane en faveur d'un fils de la reine d'Espagne. Penterrieder assurait que jamais l'empereur ne consentirait à l'une ni à l'autre de ces conditions; que c'était une nouveauté directement contraire au plan dont l'abbé Dubois était convenu lorsqu'il était à Hanovre. Bernsdorff et ceux qui dépendaient de lui secondaient Penterrieder. Ils traitaient la fermeté et les instances du régent de dispositions équivoques de la France, et d'irrésolutions sans fin du régent. Robeton, ce réfugié que Bernsdorff avait insinué dans les affaires, décidait et déclarait que, si le régent ne se relâchait sur ces deux articles, il était inutile de négocier; que ce n'était que par des tempéraments qu'on pouvait conduire les choses à une heureuse fin.

Si les principales puissances intéressées dans la négociation étaient dans une telle défiance réciproque, le roi de Sicile, plus soupçonneux et plus persuadé que qui que ce fût que la défiance est une partie essentielle de la politique, craignait à proportion de son caractère les effets d'une négociation commencée et conduite à son insu, dont vraisemblablement une des premières conditions serait de le dépouiller de la Sicile. On ne lui en avait pas fait encore la moindre ouverture tout à la fin de cette année. Il se plaignit à l'Angleterre d'un mystère si long à son égard, qui ne pouvait lui annoncer rien que de mauvais. Stanhope y répondit qu'il était vrai qu'on avait quelques espérances de procurer le repos à l'Europe, en particulier à l'Italie, mais si faibles jusqu'alors et si incertaines, qu'il était impossible de faire aucun plan et de ne rien dire. La Pérouse représenta que son maître, plein de confiance pour le roi d'Angleterre, aurait dû en espérer un retour réciproque. Il assura que ce prince ne plierait jamais mal à propos, qu'il hasarderait tout plutôt que de souffrir une injustice; que l'Angleterre était garante des avantages qu'elle lui avait procurés par le traité d'Utrecht; qu'ils étaient proprement le fruit des services qu'il avait rendus pendant la grande alliance; qu'ainsi les deux partis tory et whig étaient également engagés à le maintenir dans la possession de la Sicile, qu'il avait acquise par la protection de l'Angleterre. Stanhope répondit en homme embarrassé et qui craignait de s'engager. Il mit des révérences à la place des raisons; dit que pendant le séjour du roi d'Angleterre à Hanovre il avait agi auprès de l'empereur pour procurer la paix au roi de Sicile, inutilement à la vérité, mais que les ministres piémontais en avaient été avertis. Il ne voulut rien dire de plus précis, et moyennant cette circonspection, il laissa La Pérouse pleinement persuadé que la France et l'Angleterre avaient une égale intention de donner atteinte aux traités d'Utrecht. Il jugea même que le roi d'Espagne ne serait pas fâché que ces traités fussent enfreints, pour avoir la liberté de recouvrer les États autrefois dépendants de sa couronne, et pour revenir contre ses renonciations à celle de France. Enfin La Pérouse, soufflé d'ailleurs par les émissaires de Penterrieder, se persuada que la France et l'Espagne s'entendaient ensemble et que le régent n'avait laissé aller Monti à Madrid que pour gagner Albéroni, et qu'il y avait réussi. Cette opinion néanmoins contredisait un autre discours tenu quelques jours auparavant. On disait qu'Albéroni assurait la cour d'Angleterre que si l'empereur voulait renoncer à l'Espagne et promettre pour un fils de la reine d'Espagne l'expectative de Toscane et de Parme, le roi d'Espagne unirait ses forces à celles de l'empereur pour le mettre en possession de la Sicile.

Ainsi tout conspirait, selon l'opinion publique, à l'agrandissement de l'empereur. Toutefois ses ministres prétendaient, mais sans faire pitié à personne, que chacun voulait alors lui faire la loi dans l'empire. Penterrieder le dit ainsi à Londres à l'occasion d'une déclaration que le ministre de Moscovie fit à Bernsdorff. Elle portait que le czar ne pourrait s'empêcher de protéger le duc de Mecklembourg son parent, si on entreprenait de l'opprimer sous de vains prétextés. On croyait alors que la paix entre la Suède et la Moscovie serait incessamment conclue, et comme il n'était question que d'un accommodement particulier, le roi de Prusse avait lieu de se croire abandonné. Mais le czar démentit les bruits publics. Il écrivit au roi de Prusse, et l'assura positivement qu'il détestait les traités secrets, et qu'il n'avait jamais pensé à en conclure.

C'est en cet état que se trouvaient, à la fin de cette année 1717, les affaires générales de l'Europe. Elle finit en France par la mort de la maréchale de Duras à soixante-quinze ou soixante-seize ans, soeur du dernier duc de Ventadour, fort retirée dans une terre près d'Orléans. C'était une femme singulière, boiteuse, fort grosse et de beaucoup d'esprit. J'avais oublié d'en faire mention; car elle mourut dès le mois de septembre. Mais tout à la fin de l'année, on envoya en Bretagne quatre lettres de cachet, pour ordonner à quatre gentilshommes de Bretagne qui y avaient paru les plus opposés aux volontés de la cour, d'y venir rendre compte de leur conduite. Leur nom était MM. de Piré, Bonamour, Noyan et Guesclairs.

CHAPITRE X. §

Manèges du duc de Noailles à l'égard de Law. — Mort de Mornay. — Duc de Noailles obtient sur-le-champ le gouvernement et la capitainerie de Saint-Germain. — Liaison de l'abbé Dubois et de Law, et sa cause. — Duc de Noailles, agité de crainte pour sa place, veut me regagner, et me propose de rétablir le temporel ruiné de La Trappe. — Sourds préparatifs à déposter le duc de Noailles et son ami le chancelier. — Édit en faveur de la compagnie d'Occident; quel. — Le régent travaille à la Raquette avec Law, le chancelier et le duc de Noailles, sur lequel il achève de s'indisposer. — La Raquette et les Biron. — Grâce pécuniaire au Languedoc, d'où Bâville se retire avec douze mille livres de pension. — Inondations vers le nord. — Mme la Duchesse enlève à Mme la maréchale d'Estrées une loge à l'Opéra. — Morville ambassadeur en Hollande. — Mariage de Chauvelin depuis si haut et si bas. — Grâces pécuniaires aux comtes de Roncy et de Médavy. — Le comte de Rieux s'excuse au régent de ses pratiques. — Son caractère. — Mouvements, lettres et députation de Bretagne. — Incidents du maréchal de Montesquiou. — Gentilshommes bretons, mandés, puis exilés. — Embarras et projets sur les tailles. — On me fait; par deux différentes fois, manquer la suppression de la gabelle. — Tout bien impossible en France. — Manèges d'Effiat et du premier président. — Duperie du régent. — Conspiration très organisée pour le culbuter. — Mouvements du parlement. — Singulière colère et propos entre M. le duc d'Orléans et moi sur les entreprises du parlement. — Manèges contre Law du duc de Noailles et du chancelier. — Ma conduite à cet égard. — Abbé Dubois lié de plus en plus avec Law contre le duc de Noailles. — Son double intérêt. — Caractère d'Argenson. — Raisons qui me déterminent pour Argenson, à qui je fais donner les sceaux et les finances. — Je l'en avertis la veille, et tâche de le capter en faveur du cardinal de Noailles. — Le chancelier perd les sceaux; est exilé à Fresnes. — Le duc de Noailles se démet des finances; entre au conseil de régence. — Argenson a les finances et les sceaux. — Politesse fort marquée d'Argenson à mon égard. — Courte digression sur le chancelier. — Survivance de la charge et des gouvernements du duc de Noailles donnée à son fils enfant, sans l'avoir demandée. — Rouillé quitte les finances avec douze mille livres de pension. — Marchault lieutenant de police; son caractère. — Grâces faites à Châteauneuf; à Torcy, qui marie sa fille à Duplessy-Châtillon; au duc d'Albret, qui veut épouser la fille de Barbezieux.

Un événement, que nous verrons bientôt, puisqu'il arriva le 28 janvier de cette année 1718, en laquelle nous allons entrer, m'a paru mériter d'en approcher les choses un peu précédentes qui l'ont préparé, et de préférer pour cette fois une suite plus éclaircissante des choses qui l'ont amené, à un scrupule trop exact des temps même peu éloignés, et qui aurait fait perdre de vue ce qui peu à peu a produit l'événement, lorsqu'il sera temps de le raconter.

On a vu (ci-dessus, p. 129), la brouillerie du duc de Noailles et de Law, le replâtrage qui s'y fit, le gré sensible que M. le duc d'Orléans sut au duc de Noailles de sa complaisance et de ses protestations à cet égard, et l'âpreté avec laquelle il en sut profiter pour en tirer le gouvernement et la capitainerie de Saint-Germain, qu'il avait toute sa vie muguetée, et que la fortune lui livra précisément dans ce favorable instant par la prompte mort de Mornay sans enfants. Il y avait longtemps que Noailles; jaloux de Law, troublait sa banque et ses desseins. Non seulement il le barrait en tout par les manoeuvres et l'autorité de sa place dans les finances; mais il lui suscitait dans les conseils et dans le parlement tous les contradicteurs qu'il pouvait, et qui très souvent arrêtaient et faisaient même échouer ses propositions les plus raisonnables. Law, qui, comme je l'ai expliqué, venait chez moi tous les mardis matin, m'en faisait continuellement ses plaintes, et m'en prouvait d'autant plus aisément la raison et le mal que faisait aux affaires cette contradiction perpétuelle, qu'on a vu, d'une part, comment j'étais avec le duc de Noailles, et, d'autre part, mon incapacité souvent avouée sur la matière des finances. Mais il y a pourtant des choses qui dépendent quelquefois plus du bon sens que de la science; et de plus Law, avec un langage fort écossais, avait le rare don de s'expliquer d'une façon si nette, si claire, si intelligible, qu'il ne laissait rien à désirer pour se faire parfaitement entendre et comprendre.

M. le duc d'Orléans l'aimait et le goûtait. Il le regardait et tout ce qu'il faisait comme l'ouvrage de sa création. Il aimait de plus les voies extraordinaires et détournées, et il s'y attachait d'autant plus volontiers, qu'il voyait échapper les ressources devenues si nécessaires à l'État, et toutes les opérations ordinaires des finances. Ce goût du régent blessait Noailles comme étant pris à ses dépens. Il voulait être seul maître dans les finances. Law y avait une partie indépendante. Cette partie plaisait au régent, et Noailles qui le prétendait gouverner et atteindre par là au premier ministère, dont il ne perdit jamais les vues ni l'espérance, trouvait en Law un obstacle dans sa propre gestion, lui qui empiétait tant qu'il pouvait sur toutes celles des autres. Toutes ses bassesses sans fin et sans mesure prodiguées au maréchal de Villeroy n'avaient pu l'accoutumer à n'être que de nom à la tête du conseil des finances. Ainsi il protégeait souvent Law contre lui, encore qu'il n'aimât pas au fond ce que le régent pouvait rendre utile, et qu'il fomentât sous main les mouvements sourdement commencés du parlement, à qui il fallait des prétextes, et qui se proposait bien de s'en faire un de la gestion des finances et de la singularité de celle de cet étranger.

L'abbé Dubois, qui, pour regagner l'esprit de M. le duc d'Orléans, avait eu besoin d'entours, ne se fut pas plutôt emparé de lui par ses négociations avec l'Angleterre et la Hollande, que ceux dont il s'était servi lui devinrent suspects dès que son crédit n'eut plus besoin du leur. Son plan allait aussi au premier ministère. Il n'y voulait point de concurrents ni de contradicteurs. Celui de tous qu'il craignait davantage était le duc de Noailles, parce qu'il avait le même dessein et bien d'autres moyens que lui pour s'y porter. Il résolut donc de l'écarter de bonne heure sans rien marquer de personnel. La partie eût été trop inégale, et d'ailleurs la soumission du duc de Noailles, qui augmentait pour lui à la mesure du crédit qu'il reprenait auprès de son maître lui en ôtait jusqu'au prétexte. On a vu combien pour lui plaire il avait mérité les louanges des Anglais. Dubois se lia donc avec Law. Leurs intérêts à former cette union étaient pareils. Un étranger, aboyé d'un nombre de gens autorisés par leur être, par leur état, par leurs places, avait à chaque instant tout à craindre de la faiblesse du régent. En le favorisant Dubois flattait le goût de son maître et portait indirectement des bottes à Noailles qu'il voulait perdre, sans oser le montrer et sans que Noailles s'en doutât lui-même, ni dans ces commencements le régent non plus avec tous ses soupçons. Tout se passait à cet égard dans un intérieur que tout l'art de Noailles ne pouvait percer.

Law ne me cacha point cette liaison naissante et l'usage qu'il commençait à en tirer, mais il ne me disait pas ce qu'il lui en coûtait pour l'accroître et pour la rendre tout à fait solide. Il commençait à avoir de l'argent à répandre par ce négoce naissant, si connu depuis et si fatal par l'abus qui s'en fit sous le nom de Mississipi. Il était doux à l'abbé Dubois de trouver une ressource secrète dont il n'eût obligation à personne qu'à celui qui avait autant d'intérêt, pour sa propre défense, d'acheter sa protection, que de lui l'accorder à ce prix et les moyens en même temps d'énerver de bonne heure un compétiteur à la première place de toute autorité et de toute grandeur, à la cheville du pied duquel il ne pouvait encore atteindre.

Telle fut la chaîne qui serra l'amitié entre ces deux hommes et qui les a portés si haut ou si loin l'un et l'autre. Je ne sais si, à travers les ruses et les caresses de Dubois, Noailles s'aperçut de quelque chose, car l'odorat de tous les deux était bien fin. Ce qui me l'a fait soupçonner, c'est ce qui m'arriva et qui, à la façon dont j'étais avec le duc de Noailles, ne lui parlant et ne le saluant jamais et ne lui épargnant pas, comme on l'a vu, les algarades publiques, me jeta dans le dernier étonnement.

Vers la fin de l'été de 1717, étant un samedi après dîner au conseil de régence pour finance, assis, à mon ordinaire, entre le comte de Toulouse et le duc de Noailles, il se mit la bouche dans mon oreille tandis qu'on commençait à opiner sur une affaire qu'il venait de rapporter et me demanda si je n'étais pas toujours fort ami de l'abbaye de la Trappe; un oui tout court, et sans plus que ce monosyllabe, fut toute ma réponse. « Mais, ajouta-t-il, ne sont-ils pas fort mal dans leurs affaires? — On ne saurait plus, répondis-je. — Mais seriez-vous bien aise, continua-t-il, de les rétablir? — Il n'y a rien, dis-je, que je ne souhaitasse davantage. — Oh bien, monsieur, me dit-il, j'aime aussi beaucoup l'abbaye des Septfonts, qui n'est pas mieux dans ses affaires; ayez la bonté de demander à la Trappe un état de leurs dettes et de me le donner, et j'espère trouver moyen de les raccommoder l'une et l'autre. » Je lui dis, mais sans aucune sorte de remerciement, que j'en serais fort aise et que j'écrirais à la Trappe. Les opinions vinrent à nous et il n'en fut pas dit davantage, même en nous levant du conseil.

Le samedi au soir était justement le jour d'y écrire. Je reçus en réponse l'état que je demandais, et je le donnai le samedi suivant au duc de Noailles. En le recevant, assis en place, il me dit de ne rien faire, et qu'il m'avertirait. Le samedi d'après, étant en place, il me dit qu'il avait prévenu M. le duc d'Orléans, et que je ferais bien de lui parler. Je le fis et avec succès, tant la voie se trouva aplanie. Quinze jours après les payements commencèrent à couler par Law. C'était la chose qui me tenait le plus au coeur, et sur laquelle je savais le moins comment m'y prendre avec un homme fait comme l'était M. le duc d'Orléans. La Providence y pourvut de la sorte d'une façon bien singulièrement marquée: il n'est pas temps d'aller plus loin là-dessus.

Le reste de l'année 1717 s'écoula en démêlés continuels entre Law et les finances, c'est-à-dire le duc de Noailles, Rouillé et ceux dont ils se servaient le plus, et en plaidoyers que Law était forcé d'aller faire chez les principaux des conseils et du parlement. L'abbé Dubois, revenu de Londres à Paris où il passa jusqu'au mois de janvier, en sut profiter.

Le chancelier n'avait pas réussi dans cette grande place. Sa servitude pour le duc de Noailles fit peur à tout le monde, jusqu'à M. le duc d'Orléans. Son louche et son gauche en matière d'État le déprisa beaucoup. Son esprit incertain, esclave des formes, puant le parquet en matière de justice et de finance, ennuya et souvent impatienta; ses hoquets continuels à arrêter les opérations de Law déplurent et donnèrent beau jeu à l'abbé Dubois de s'espacer. Comme il connaissait le terrain, il parla au maréchal de Villeroy, à qui il faisait extrêmement sa cour, et l'aiguillonna à parler au régent. Il me montra aussi assez où il en voulait venir sur le duc de Noailles pour m'exciter à en profiter, et Law m'y exhortait pour la nécessité et le bien des affaires, qui, indépendamment de celles que Noailles gâtait entre ses mains, périssaient entre les siennes. Le publie, indigné de la dureté de sa gestion, de l'insolence et des indécences brutales de Rouillé, criait bien haut; les travailleurs effectifs du conseil des finances n'en louaient pas la besogne. Dubois et Law cavaient en dessous auprès du régent et faisaient tout valoir. Villeroy, avec un air d'autorité modeste, se mesurait par eux auprès de lui, et frappait ses coups. Le régent m'en parlait quelquefois, quoique en garde contre ma haine. Je fus peut-être celui de tous qui lui fis le moins de mal, mais je savais par Law et par le maréchal de Villeroy tout ce qui se faisait jour par jour, et quelquefois, quoique avec plus de réserve, par l'abbé Dubois. En voilà assez pour la préparation et pour servir de préface à l'année 1718 dans laquelle nous allons maintenant entrer.

Cette année 1718 s'ouvrit, dès le premier jour, par la publication de l'édit en faveur de la compagnie d'Occident. Son fonds y fut fixé à cent millions, et tout y fut déclaré non saisissable, excepté les cas de banqueroute ou de décès des actionnaires. C'est ce nom qui fut enfin substitué à celui de Mississipi, qui ne laissa pas de prévaloir, dont les actions ruinèrent et enrichirent tant de gens, et où les princes et les princesses du sang, surtout Mme la Duchesse, M. le Duc et M. le prince de Conti trouvèrent plus que les mines du Potosi, dont la durée entre leurs mains a fait celle de cette compagnie si funeste à l'État dont elle a détruit tout le commerce. La protection qu'ils lui ont toute leur vie donnée et publique, envers et contre tous, pareille aux profits immenses qu'ils en ont tirés sans partage d'aucune perte, l'a maintenue à tous risques et périls, et après eux les puissants magistrats des finances qui en ont eu la conduite et l'engrais jusqu'à présent.

Le régent de plus en plus aiguillonné et importuné des entraves continuelles que le duc de Noailles mettait aux opérations de Law, et des points sur les i qu'y mettait son ami le chancelier, qui ajoutait un poids qui accablait Law par l'autorité de sa charge et par celle de sa personne, dont la réputation était lors tout entière, le régent, dis-je, embarrassé à l'excès de ces deux adversaires qui arrêtaient tout, l'un pour le fond, l'autre pour la forme, et malgré ces obstacles déterminé aux vues et aux routes de cet Écossais voulut faire un dernier effort pour les rapprocher de Law et pénétrer lui-même ce qu'il y avait devrai et de bon de part et d'autre. Ce fut pour y travailler sans distraction, avec plus d'application et de loisir, qu'il voulut aller passer avec eux toute une après-dînée à la Raquette, où le duc de Noailles lui donna ensuite à souper. Ce fut le 6 janvier.

La Raquette est une dépendance du faubourg Saint-Antoine, où le duc de Noailles avait emprunté une fort jolie maison d'un financier appelé du Noyer, recrépi d'une charge de greffier du parlement. Ce richard, pour ses péchés, s'était dévoué à la protection des Biron qui, en bref, le sucèrent si parfaitement qu'il est mort sur un fumier, sans que pas un d'eux en ait eu souci ni cure. C'était leur coutume; plusieurs autres les ont enrichis de toute leur substance, et en ont éprouvé le même sort. Mme de Biron en riait comme d'une fine souplesse, et comptait leur avoir fait encore trop d'honneur.

Le chancelier et Law se rendirent de bonne heure à la Raquette. La séance y fut longue et appliquée de tous côtés; mais elle fut l'extrême-onction des deux amis. Le régent prétendit n'avoir trouvé que mauvaise foi dans le duc de Noailles, aheurtement aveugle dans le chancelier esclave de toutes formes contre des raisons péremptoires et les ressources évidentes de Law. Je l'ai déjà dit, cet Écossais, avec une énonciation de langue peu facile, avait une netteté de raisonnement et un lumineux séduisant, avec beaucoup d'esprit naturel qui, sous une surface de simplicité, mettait souvent hors de garde. Il prétendait que les obstacles qui l'arrêtaient à chaque pas faisaient perdre tout le fruit de son système, et il en sut si bien persuader le régent, que ce prince les força tous pour s'abandonner à lui.

Les esprits qui commençaient à s'échauffer en plus d'une province, par les pratiques sourdes qui s'y faisaient, eurent part à une diminution de huit cent mille livres sur la capitation, et à quelques autres grâces accordées aux états de Languedoc. Bâville, depuis trente ans roi et tyran de cette grande province sous le nom d'intendant, y contribua beaucoup; il en était la terreur et l'horreur, si on en excepte un bien petit nombre de personnes. Sa surdité était venue à un point qu'on ne pouvait presque plus s'en faire entendre. Il voulut quitter un emploi qu'il ne pouvait plus exercer, et il désira en sortir avec une apparence de bonne grâce de la province en lui procurant ce soulagement. Il revint, en effet, quelque temps après avec une pension de douze mille livres, et vécut le reste de sa carrière à Paris sans aucune fonction, dont ses oreilles le rendaient incapable, fort retiré dans sa famille, et ne voyant que quelques amis particuliers. C'était un dangereux homme, que les ministres avaient toujours tenu éloigné en le consolant par une autorité absolue, et une des meilleures têtes qu'il y eût en France, dont la capacité et le naturel absolu, avec beaucoup d'esprit, se fit également craindre de tous les gens successivement en place.

On apprit que la mer avait rompu les digues de la Nort-Hollande et inondé beaucoup de pays, et que les environs de Hambourg avaient essuyé une pareille disgrâce.

Mme la Duchesse enleva de haute lutte une petite loge à l'Opéra, qu'avait la maréchale d'Estrées, quoique amie de toute sa vie et dans le commerce le plus intime avec les soeurs du maréchal, et fort bien avec les Noailles. Cela fit grand bruit, et tout ce qui tenait aux Estrées cessa de voir Mme la Duchesse. On eut recours au régent pour décider, qui ne voulut point s'en mêler. Pareille chose avait toute la grâce de la nouveauté, même de n'avoir jamais été imaginée. Mais ce qu'on n'eût osé sous le feu roi, quelque indulgent qu'il fût à ses filles et au respect des princes du sang, se hasarda après d'autres essais de la patience et de la timidité du monde. Mme la duchesse laissa crier et garda sa conquête. Peu à peu ceux qui avaient cessé de la voir y retournèrent, et le maréchal et la maréchale d'Estrées, après s'être assez longtemps soutenus, lâchèrent pied comme les autres. Ainsi la hauteur des princes du sang monta fort au-dessus de celle du feu roi même, qui se piqua toujours d'être fort considéré, jusque dans les choses de cette nature, pour contenir tout dans l'ordre et la raison, et qui ne souffrait ces entreprises dans qui que ce pût être, au point que les plus grands de son sang ne s'y hasardèrent jamais.

Morville, procureur général du grand conseil, fils d'Armenonville, vendit sa charge à Héraut, avocat du roi au Châtelet, et fut nommé ambassadeur en Hollande à la place de Châteauneuf, qui déplaisait aux Anglais, et qui demandait son retour. Je parle de la vente de cette charge parce qu'on a vu depuis Morville secrétaire d'État des affaires étrangères, et Héraut, lieutenant de police, se signaler par son inquisition.

Chauvelin, avocat général, si connu depuis par l'essor de sa fortune et la profondeur de sa chute, épousa la fille et nièce des plus riches marchands d'Orléans, belle et bien et noblement faite. Elle avait été promise à un autre, qu'elle-même aurait voulu épouser. L'autorité de magistrature s'en mêla et l'emporta. Mais la peur qu'ils eurent de quelque parti violent fit garnir par le guet tout le chemin de la maison à la paroisse, ce qui parut fort étrange: autre entreprise qui ne se serait pas tentée sous le feu roi. Mme Chauvelin s'est fait considérer par sa conduite et sa vertu, et a eu à la cour un maintien qui l'a fait estimer, et qui s'est bien soutenu dans la disgrâce en vivant également bien avec un mari qu'elle n'avait pas choisi.

Le comte de Roucy, fort mal dans ses affaires, arracha cinquante mille écus du régent en billets d'État, et Médavy cinquante mille livres sur une vieille prétention d'un brevet de retenue du maréchal de Grancey, son grand-père, sur le gouvernement de Thionville.

Le comte de Rieux eut une audience du régent, pour se justifier d'avoir animé la noblesse de Bretagne. Il y avait conservé, malgré sa pauvreté, beaucoup de considération et de crédit, qu'il entretenait par beaucoup d'esprit et de manèges. Homme obscur, très glorieux de sa grande naissance, toujours travaillant en dessous sans se commettre, lié sourdement avec des personnages et avec la maison de Lorraine, plein des plus hautes pensées et des plus grands projets, heureux à se faire des dupes par son langage, ennemi de tout gouvernement, désireux de faire jouer des mines, et peu retenu par l'honneur, la probité, la vérité, sous le masque des plus vertueux propos. Tout se cuisait de loin en Bretagne. On y flattait les Bretons d'une conquête d'indépendance qui ne serait due qu'à leur union et à leur fermeté. Rieux était à Paris leur homme de confiance; ils ne pouvaient la placer mieux, par l'intérêt qu'il avait, et qu'il se proposait de faire tout à coup une grande figure, et il avait assez d'esprit pour y parvenir, quoiqu'il n'eût jamais vu la guerre, ni la cour, ni le grand monde, si l'affaire eût réussi.

La noblesse de Bretagne écrivit une lettre au régent, soumise et respectueuse en apparence, plus que forte en effet, dont les copies inondèrent Paris. Deux présidents et quatre conseillers, députés du parlement de Bretagne, arrivèrent avec une lettre de, ce parlement au régent, en même sens que celle de la noblesse. Ces députés furent admis, après plusieurs jours, à faire la révérence au régent, mais sans lui parler d'aucune affaire. Le maréchal de Montesquiou, commandant en Bretagne, en avait plusieurs de procédés avec ce parlement, qui en cherchait et entreprenait. Le maréchal, de son côté, avait très mal débuté avec la noblesse. Quatre ou cinq cents gentilshommes étaient allés au-devant de lui à quelque distance de Dinan. Au lieu de s'arrêter à eux, et de monter à cheval pour entrer avec eux à Rennes, il se contenta de mettre la tête hors sa chaise de poste, et de continuer son chemin. La noblesse, avec raison, en fut extrêmement choquée. Néanmoins il en alla un grand nombre le prendre chez lui pour l'accompagner au lieu des états pour leur ouverture. Au lieu d'y aller à pied avec eux, il monta dans sa chaise à porteurs, et acheva ainsi de les offenser, tellement que tout se tourna en procédés, et presque en ‘insultes. MM. de Piré, Noyan, Bonamour et du Guesclairs, venus par lettre de cachet à la cour rendre compte de leur conduite, furent exilés séparément en Bourgogne, Champagne et Picardie. Piré, demeuré malade en Bretagne, évita le voyage de Paris et l'exil.

Les désordres inévitables de la manière de lever les tailles occupaient d'autant plus le régent, que la fermentation devenait palpable, dans le parlement et dans quelques provinces. On avait voulu établir la taille proportionnelle dans la généralité de Paris. Plusieurs personnes y travaillaient depuis un an, sans autre succès qu'une dépense de huit cent mille livres. On pensa ensuite à la dîme royale du maréchal de Vauban, qu'on donna à rectifier à l'abbé Bignon et au petit Renault, qui s'offrit d'aller à ses dépens en faire des essais dans quelques élections, et qui dans la suite y alla en effet. Tous ces essais furent funestes par la dépense qu'ils causèrent sans aucun succès. Soit que les projets fussent vicieux en eux-mêmes, soit qu'ils le devinssent par la manière de les exécuter, peut-être encore par les obstacles qu'y semèrent l'intérêt et la jalousie de la cruelle gent financière, toujours appuyée des magistrats des finances, il est certain que les bonnes intentions du régent, qui en cela ne cherchait que le soulagement du peuple, furent entièrement trompées, et il en fallut revenir à la manière ordinaire de lever les tailles.

Quoique je n'aie jamais voulu me mêler de finances, je n'ai pas laissé d'avoir une expérience personnelle de ce que je viens de dire des financiers, et des intendants et autres magistrats des finances. J'étais demeuré frappé de ce que le président de Maisons m'avait expliqué et montré sur la gabelle, de l'énormité de quatre-vingt mille hommes employés à sa perception, et des horreurs qui se pratiquent là-dessus aux dépens du peuple. Je l'étais encore de cette différence de provinces également sujettes du roi, dans une partie desquelles la gabelle est rigoureusement établie, tandis que le sel est franc dans les autres, dont le roi ne tire pas moins pourtant, et qui jouissent d'une liberté à cet égard qui fait regarder avec raison les autres comme étant dans la plus arbitraire servitude de tous les fripons de gabeleurs, qui ne vivent et ne s'enrichissent que de leurs rapines. Je conçus donc le dessein d'ôter la gabelle, de rendre le sel libre et marchand, et pour cela de faire acheter par le roi, un tiers plus que leur valeur, le peu de salines qui se trouvent appartenir à des particuliers; que le roi les eût toutes; qu'il vendît tout le sel à ses sujets, au taux qui y serait mis, sans obliger personne d'en acheter plus qu'il ne voudrait. Il n'y avait guère que les salines de Brouage à acquérir. Le roi gagnait, par la décharge des frais de cette odieuse ferme, et outre tout ce que le peuple y gagnait par la liberté, et l'affranchissement des pillages sans nombre qu'il souffre de ce nombre monstrueux d'employés, qui mourraient de faim s'ils s'en tenaient à leurs gages; l'État y aurait considérablement profité du côté des bestiaux, comme il se voit à l'oeil, par la différence de ceux à qui on donne un peu de sel, dans les pays qui n'ont point de gabelle, d'avec ceux à qui la cherté de la contrainte du sel empêche d'en donner.

Je le proposai au régent qui y entra avec joie. L'affaire, mise sur le tapis, allait passer, quand Fagon et d'autres magistrats des finances qui n'avaient pu s'y opposer d'abord, prirent si bien leurs mesures qu'ils firent échouer le projet. Quelque temps après j'y voulus revenir, et j'eus tout lieu de croire la chose assurée et qu'elle serait faite dans la huitaine. Les mêmes, qui en eurent le vent, la firent encore avorter. Outre les avantages que je viens d'expliquer, c'en eût été un autre bien essentiel de réduire cette armée de gabeleurs, vivant du sang du peuple, à devenir soldats, artisans ou laboureurs.

Cette occasion m'arrache une vérité que j'ai reconnue pendant que j'ai été dans le conseil, et que je n'aurais pu croire, si une triste expérience ne me l'avait apprise, c'est que tout bien à faire est impossible. Si peu de gens le veulent de bonne foi, tant d'autres ont un intérêt contraire à chaque sorte de bien qu'on peut se proposer. Ceux qui le désirent ignorent les contours, sans quoi rien ne réussit, et ne peuvent parer aux adresses ni au crédit qu'on leur oppose, et ces adresses appuyées de tout le crédit des gens de maniement supérieur et d'autorité, sont tellement multipliées et ténébreuses, que tout le bien possible à faire avorte nécessairement toujours. Cette affligeante vérité, et qui sera toujours telle dans un gouvernement comme est le nôtre, depuis le cardinal Mazarin, devient infiniment consolante pour ceux qui sentent et qui pensent, et qui n'ont plus à se mêler de rien.

La fermentation du parlement augmentait à mesure que les espérances augmentaient du côté de la Bretagne. Cette compagnie, qui a toujours voulu troubler et se mêler du gouvernement avec autorité pendant les régences, avait un chef qui voulait figurer, qui était également nécessiteux et prodigue, qui, dans son ignorance parfaite de son métier de magistrat, avait les propos à la main, l'art de plaire quand il voulait, et la science du grand monde; que les paroles les plus positivement données, que l'honneur, que la probité ne retenaient jamais, et qui regardait la fausseté et l'art de jouer les hommes comme une habileté, même comme une vertu dont on ne se pouvait passer dans les places: en ce dernier point malheureusement homogène au régent jusqu'à lui avoir su plaire par un endroit qui aurait dû lui ôter toute confiance.

Livré, comme on l'a vu, pieds et poings liés au duc et à la duchesse du Maine, il était informé des progrès de ce qu'ils brassaient en Bretagne et partout, et il mettait tout son art à se conduire au parlement en conséquence, mais avec les précautions nécessaires pour se le rendre au régent et tout à la fois le rançonner et le trahir. Il y avait d'autant plus de facilité. que d'Effiat était toujours l'entremetteur dont le régent se servait sur tout ce qui regardait le parlement, d'Effiat, dis-je, tout dévoué de longue main au duc du Maine, et accoutumé à trahir son maître dès le temps du feu roi, de concert avec le duc du Maine, comme on l'a vu lors de la mort de Mgr [le Dauphin] et de Mme la Dauphine, et toujours depuis. Ainsi le régent, avec tout son esprit, avait mis toute sa confiance en deux scélérats qui s'entendaient pour le trahir et le jouer sans qu'il s'en voulût douter le moins du monde, persuadé que l'argent immense que le premier président tira de lui à maintes fortes reprises était un intérêt supérieur à tout, qui l'attachait à lui en effet, en ne gardant pour M. du Maine que les apparences nécessaires de l'ancienne amitié. D'Effiat, intime du premier président et du duc du Maine, l'entretenait dans cette duperie pour continuer la pluie d'or dans la bourse du premier président et une confiance nécessaire aux desseins de ses deux amis. Tel fut l'aveuglement d'un prince qui se persuadait que tout était fripon, excepté le très petit nombre de ceux que l'éducation avait trompés et raccourcis, et qui aimait mieux se servir de fripons connus pour tels que d'autres, persuadé qu'il les manierait mieux et qu'il s'en laisserait moins tromper. Cette préface est nécessaire à ce qui est raconté ici entré le régent et le parlement. Tout se préparait ainsi à donner bien des affaires au régent et à le culbuter.

Les menaces au dedans et au dehors par l'Espagne s'avançaient vers le but que l'ambition et la vengeance se proposaient, et que les prestiges répandus avec art parmi les fous, les ignorants et les sots, qui font toujours le très grand nombre, avançaient à souhait. L'intelligence entre Albéroni et M. et Mme du Maine était parfaite. Leurs liaisons prises dès le temps du feu roi, de M. de Vendôme, de la campagne de Lille, avaient toujours subsisté. L'art employé alors contre Mgr. le duc de Bourgogne, et depuis, à sa mort, contre M. le duc d'Orléans, fut toujours le même et toujours soutenu, et plus ou moins entretenu. On a vu, en parlant des affaires étrangères, quel était le génie d'Albéroni, sa toute puissance en Espagne, sa haine personnelle pour M. le duc d'Orléans, qui avait encore la simplicité de faire entretenir commerce avec lui par d'Effiat, son ancien ami, par les bâtards, enfin la passion du roi et de la reine d'Espagne de venir régner en France s'il arrivait faute du roi, et celle d'Albéroni de leur plaire en flattant ces idées, en en préparant les voies, et en servant la haine qu'il entretenait en eux contre le régent, tant sur les choses personnelles et anciennes, que sur les modernes, en empoisonnant les démarches les plus innocentes du régent, même les plus favorables à l'Espagne.

Cellamare, tout occupé de sa fortune, pour laquelle la haine déclarée et sans mesure des cardinaux del Giudice, son oncle, et Albéroni, le faisait trembler continuellement, et qu'on a vu lui avoir fait faire tant de bassesses, n'en était que plus occupé à plaire au formidable ennemi de son oncle dans le point qui lui était le plus sensible et sur lequel il était éclairé de si près par le duc et la duchesse du Maine, l'âme et les inventeurs et promoteurs de tout ce qui se tramait.

Le maréchal de Villeroy, Villars, et bien d'autres gens qui se donnaient pour fort importants, y donnaient tête baissée par une soif de considération et de figurer que rien de tout ce que le régent faisait sans cesse en leur faveur ne pouvait rassasier ni gagner. Le maréchal de Villeroy, pour marcher mieux en cadence, n'oubliait aucune des plus énormes messéances pour renouveler et autoriser les anciens bruits. Il tenait sous la clef le linge du roi, son pain et diverses autres choses à son usage. Cette clef ne le quittait ni jour ni nuit. Il affectait de faire attendre après pour qu'on remarquât son soin et son exactitude à enfermer ces choses et faire sottement admirer de si sages précautions pour conserver la vie du roi, comme si les viandes et leurs assaisonnements, sa boisson et mille autres choses dont il se servait nécessairement, qui ne pouvaient être sous sa clef, n'eussent pu suppléer au crime. Mais cela faisait et entretenait le bruit, les soupçons, les discours, augmentait les prestiges et tendait toujours au but qu'on se proposait. Villeroy, ayant toujours M. de Beaufort dans la tête et sa royauté des halles, se tenait trop nécessaire pour en essuyer le sort et le court règne, étant, comme il l'était, soutenu du gros du public, trop appuyé du parlement qu'il courtisait avec servitude et qui réciproquement s'appuyait sur lui pour inculquer au roi de bonne heure toutes ses prétentions et pour faire contre au régent, comme il faisait tant qu'il pouvait; il osait le mépriser d'autant plus qu'il en tirait plus de grâces et qu'il s'en trouvait plus considéré et, si je l'ose dire, infatigablement courtisé.

Je voyais clair, dès lors, en la plupart de ces choses, c'est-à-dire au but de M. du Maine, du parlement, du maréchal de Villeroy, en éloignement confus encore l'Espagne, et je gémissais en silence de la mollesse et de l'aveuglement de M. le duc d'Orléans. Outre qu'elle ne lui était que trop naturelle, la misérable crainte du parlement qui de longue main l'avait saisi, comme on l'a vu, lui avait toujours depuis été de plus en plus inculquée par l'intérêt de Canillac, qui s'était figuré de gouverner cette compagnie par le crédit qu'il croyait avoir hérité de Maisons et par celui dont se parait sa veuve qui en tenait chez elle de petites assemblées; par la perfidie d'Effiat, qui servait ses deux amis et qui se rendait un personnage par ses entremises entre son maître et le parlement auquel il le vendait; par la frayeur du duc de Noailles, si longtemps son instrument pour tout et dont les transes l'avaient, comme on l'a vu, jeté dans la bassesse de compter des finances devant des commissaires du parlement, en présence du régent qu'il y avait entraîné avec lui; enfin, par l'écho d'un gros de valets et de bas courtisans qui voulaient plaire à la mode ou qui connaissaient la faiblesse de leur maître. Ce prince, dont la confiance en moi n'était point refroidie, était pourtant en garde contre moi sur tout ce qui regardait le duc de Noailles, d'Effiat, le premier président et le parlement et comme je m'en étais bien aperçu depuis longtemps et que cette prévention rendrait tous mes conseils à ces égards inutiles, depuis longtemps aussi j'évitais avec grand soin de lui en jamais rien dire, et si quelquefois il m'en parlait, je répondais vaguement, courtement, avec une transition prompte et affectée à d'autres choses.

La pièce principale pour l'exécution pourpensée et projetée de toute cette cabale, était le parlement. Il le fallait remuer par les vues du bien public, l'exciter par les profusions et les moeurs du régent. Le système de Law et sa qualité d'étranger de nation et de religion furent d'un grand usage pour en imposer aux honnêtes gens du parlement et au gros de cette compagnie. La vanité de devenir les modérateurs de l'État l'aiguillonnait tout entière. Il fallait cheminer par degrés pour accoutumer le parlement à une résistance qui aigrît le régent ou qui l'abattît, dont on pût tirer de grands avantages et se conduire peu à peu où on tendait, sans que presque personne de ce très grand nombre qu'on pratiquait partout sût jusqu'où on le voulait mener, et le forcer après par la nécessité où on l'aurait poussé, des conjonctures et des engagements. L'autorité des lois et du parlement était un abri nécessaire à qui voulait le plus les enfreindre. Il en fallait nécessairement rendre cette compagnie complice pour les violer impunément: tel fut le projet bien suivi et avec toute apparence du plus grand succès, mais que la Providence, protectrice des États et des rois faibles et enfants, sut confondre.

Ils trouvèrent donc qu'il était temps de commencer. Le parlement sema force plaintes pour préparer le public, tant sur les finances et sur Law, que sur la forme du gouvernement, par les conseils qu'il prétendit allonger fort les affaires et les rendre beaucoup plus coûteuses qu'elles n'étaient avant leur établissement. Ces précautions prises, le parlement s'assembla le matin et le soir du 14 janvier, sous le prétexte d'enregistrer l'édit de création des deux charges, l'une de trésorier des bâtiments, l'autre d'argentier de l'écurie, qu'ils avaient longtemps suspendue, et où ils firent plusieurs modifications. En ces deux assemblées, qui continuèrent le matin et l'après-dînée du lendemain, ils résolurent des remontrances et force demandes des plus hardies, et mandèrent le prévôt des marchands à leur venir rendre compte de l'état des affaires de l'hôtel de ville. Le premier président et les gens du roi vinrent rendre compte au régent de ce qui s'était passé au parlement, au sortir de chacune des deux premières séances.

Les mêmes assemblées continuèrent les deux jours suivants et le troisième encore, mais chez le premier président, pour rédiger leurs remontrances par écrit et leurs demandes. Law, sans y être nommé, y était fortement attaqué, ainsi que l'administration du régent au fond et en la forme. Elles ne tendaient pas à moins qu'à se mêler de tout avec autorité, et à balancer celle du régent de manière à ne lui en laisser bientôt plus qu'une vaine et légère apparence.

Informé à peu près de ce qui se préparait, il m'en parla avec plus de feu et de sensibilité qu'il n'en avait d'ordinaire. Je ne répondis rien. Nous nous promenions tout du long de la galerie de Coypel et du grand salon qui est au bout sur la rue Saint-Honoré. Il insista, et me pressa de lui parler. Alors je lui dis froidement qu'il savait bien qu'il y avait longtemps que je ne lui ouvrais pas la bouche sur le, parlement ni sur rien qui pût y avoir rapport, et que, lorsqu'il m'en avait quelquefois ouvert le propos, j'en avais toujours changé et évité d'entrer en aucun discours là-dessus; que, puisqu'il me forçait aujourd'hui, je lui dirais que rien ne me surprenait dans cette conduite; qu'il se pouvait souvenir que je la lui avais prédite, et que je lui avais dit, il y avait longtemps, que sa mollesse à l'égard du parlement le conduirait enfin à n'être plus régent que de nom, ou à la nécessité d'en reprendre l'autorité et les droits par des tours de force très hasardeux. Là-dessus il s'arrêta, se tourna à moi, rougit, se courba tant soit peu, mit ses deux poings sur ses côtés, et me regardant en vraie et forte colère : « Mort... ! me dit-il, cela vous est bien aisé à dire à vous qui êtes immuable comme Dieu, et qui êtes d'une suite enragée. » Je lui répondis avec un sourire et un froid encore plus marqué que devant: « Vous me faites, monsieur, un grand honneur de me croire tel que vous dites; mais si j'ai trop de suite et de fermeté, je voudrais vous en pouvoir donner mon excédant, cela ferait bientôt deux hommes parfaits, et vous en auriez bon besoin. » Il fut tué à terre, ne répondit mot et continua sa promenade à plus grands pas, la tête basse, comme il avait accoutumé quand il était embarrassé et fâché, et ne proféra pas un mot depuis le salon où cela se passa jusqu'à l'autre bout de la galerie. Au retour, il me parla d'autre chose, que je saisis avidement pour rompre la mesure sur le parlement.

Le 26 janvier, le parlement alla, sur les onze heures du matin, faire ses remontrances au roi en présence de M. le duc d'Orléans. Le premier président les lut tout haut: elles étaient de la dernière force contre le gouvernement, et en faveur des prétentions du parlement, et par plusieurs demandes qui étaient autant d'entreprises les plus fortes: Le régent ne dit pas un mot; le roi, que son chancelier leur rendrait sa réponse; le chancelier, que, lorsque le roi aurait assemblé son conseil, il leur enverrait ses ordres auxquels il espérait (terme bien chétif et bien faible) qu'ils obéiraient sans remise.

Le soir même, M. le duc d'Orléans fit répandre force copies des lettres patentes enregistrées au parlement le 21 février 1641, Louis XIII présent, qui réduisent le parlement aux termes de son devoir et de son institution de simple cour de justice pour juger les procès entre les sujets du roi, sans pouvoir prétendre à plus, et singulièrement à entrer, ni se mêler en sorte quelconque du gouvernement de l'État, ni d'aucune de ses parties: cette défense et réduction, appuyée de citations de pareilles du roi Jean, François Ier, Charles IX, et plusieurs pareilles ordonnances du même Louis XIII. On aurait pu et dû y en ajouter de Louis XIV, surtout lorsqu'il alla seoir au parlement en habit gris, une houssine à la main', dont il le menaça en parlant bien à lui.

Il a fallu faire tout de suite le récit des premières démarches publiques du parlement, pour n'en pas interrompre un autre, dont l'événement éclata le lendemain que le premier président eût rendu compte au parlement de ses remontrances, c'est-à-dire le 28 janvier, surlendemain du jour qu'il les avait été lire au roi aux Tuileries.

À mesure que le régent se trouvait plus embarrassé, il se rapprochait de moi sur les gens et les matières sur lesquelles on l'avait mis en garde. Il m'avait parlé plus d'une fois du duc de Noailles et du chancelier, avant la séance de la Raquette, de la jalousie du premier contre Law, de l'ineptie du second en affaires d'État, de finances, du monde. Il ne m'avait pas caché son dégoût de tous les deux, et d'une union intime qui rendait en tout et pour tout le chancelier esclave volontaire du duc de Noailles. Le langage de celui-ci lui plaisait: son désinvolte et des moeurs toujours à la mode, quelle qu'elle fût, le mettaient à l'aise avec lui. Son esprit et sa tribu si établie lui donnaient de la crainte. D'autre part, Law et son système était ce dont il ne se pouvait déprendre par ce goût naturel des voies détournées, et par ces mines d'or que Law lui faisait voir tout ouvertes et travaillées par ses opérations. À bout d'espoir de faire compatir ensemble le duc de Noailles et Law après tout ce qu'il avait fait pour y parvenir, son malaise devint extrême quand il vit enfin qu'il fallait choisir entre les deux. Il m'en parla souvent, et j'étais instruit par Law de tout ce qui se passait là-dessus.

Quel que fût son système, il y était de la meilleure foi du monde; son intérêt ne le maîtrisait point; il était vrai et simple; il avait de la droiture; il voulait marcher rondement. Il était donc doublement outré des obstacles qui lui étaient suscités à chaque pas par le duc de Noailles, et de la duplicité de sa conduite à son égard; il ne l'était pas moins des lenteurs multipliées du chancelier pour, de concert avec Noailles, arrêter et faire échouer chaque opération; il lui fallait souvent aller persuader des principaux du parlement, son premier président et celui de la chambre des comptes que Noailles suscitait, et dont il faisait peur au régent, et il arrivait que, quand Law les avait persuadés, les ruses ne manquaient pas à Noailles, et les lenteurs affectées au chancelier, pour rendre inutiles les opérations qui semblaient résolues et ne trouver plus de difficulté. Law me venait conter ses chagrins et ses peines, souvent près de tout quitter, et s'allait plaindre au régent à qui il faisait toucher au doigt tous ces manèges. Le régent m'en parlait avec amertume, mais ne tirait de moi que de le plaindre de ces contrastes, et des aveux de mon ignorance en finance qui m'empêchait de lui donner aucun conseil.

Dès avant le départ de l'abbé Dubois pour l'Angleterre, pressé par Law et par son double intérêt, il avait porté de rudes coups à Noailles auprès du régent et au chancelier par contre-coup. Son intérêt en cela était double; il commençait à tirer gros de Law. Ce qu'il en tirait demeurait dans les ténèbres; il pensait déjà au cardinalat, et au besoin qu'il aurait de forcer d'argent à Rome. C'est ce qu'il ne pouvait espérer que de Law, et cela seul l'eût entraîné; mais il en avait un autre: il voulait dès lors, comme je l'ai déjà expliqué, se préparer à gouverner seul son maître. Il fallait pour cela écarter de lui peu à peu ceux qui, de façon ou d'autre, avaient le plus de part en sa confiance. La charge des finances l'entraînait nécessairement, et lui était redoutable dans un homme tel que le duc de Noailles: Il saisit donc l'occasion de l'écarter, persuadé qu'après l'éclat de l'avoir sacrifié à Law, Noailles ne reprendrait plus de, confiance, et ne serait plus un homme qu'il pût craindre.

Je savais par Law que les coups de Dubois avaient porté, et c'était ce qui le désolait de son absence. Il eût bien voulu m'engager à y suppléer; mais je connaissais trop les défiances du régent, pour me presser: il me regardait avec raison comme l'ennemi déclaré et sans mesure du duc de Noailles, mes discours à son égard, auraient porté à faux. D'ailleurs je me trouvais hors d'état de me décider moi-même sur le meilleur parti à prendre pour les finances entre eux, et je ne voulais pas prendre sur moi, quelque haine que j'eusse contre Noailles, de jeter l'État et le régent entre les bras de Law, et d'un système aussi nouveau que le sien. Je laissais donc aller les choses, attentif cependant à en être bien instruit et à me tenir dans un milieu à l'égard du régent, à ne le pas refroidir de me parler là-dessus avec confiance, mais surtout à ne me point avancer et à ne me point commettre. Cette conduite dura jusqu'à la séance de la Raquette, après laquelle je vis le parti pris, et qui n'était retardé que par la faiblesse qui s'arrête toujours au moment d'exécuter.

Alors le maréchal de Villeroy s'ouvrit entièrement à moi, comme à l'ennemi du duc de Noailles, qu'il ne pouvait souffrir par le dépit de n'être qu'un vain nom dans les finances, dont Noailles avait tout le pouvoir et l'administration. Le maréchal m'apprit les bottes qu'il lui portait depuis qu'il le voyait ébranlé, et m'instruisait des divers avancements de sa chute. Pour l'entretenir à m'informer, je lui disais ce que je pouvais lui confier sans crainte de ses indiscrétions, et je voyais un homme ravi de joie, qui n'oubliait rien pour précipiter la chute de celui dont l'autorité dans les finances lui était si odieuse.

À la fin, M. le duc d'Orléans s'expliqua tout à fait avec moi, et mit en délibération à qui il donnerait les finances et les sceaux. Son objet était de disposer des finances, en sorte que Law ne trouvait plus d'obstacle en ses opérations. Law et moi avions souvent traité cette matière. Il avait eu souvent recours à d'Argenson, qui était fort entré dans ses pensées, et c'était à lui qu'il désirait les finances, parce qu'il comptait être avec lui en pleine liberté.

Argenson était un homme d'infiniment d'esprit et d'un esprit souple, qui, pour sa fortune s'accommodait à tout. Il valait mieux, pour la naissance, que la plupart des gens de son état, et il faisait depuis longtemps la police et avec elle l'inquisition d'une manière transcendante. Il était sans frayeur du parlement, qui l'avait souvent attaqué, et il avait sans cesse obligé les gens de qualité, en cachant au feu roi et à Pontchartrain des aventures de leurs enfants et parents, qui n'étaient guère que des jeunesses, mais qui les auraient perdus sans ressource, s'il ne les eût accommodées d'autorité et subitement tiré le rideau dessus. Avec une figure effrayante, qui retraçait celle des trois juges des enfers, il s'égayait de tout avec supériorité d'esprit, et avait mis un tel ordre dans cette innombrable multitude de Paris, qu'il n'y avait nul habitant, dont jour par jour il ne sût la conduite et les habitudes, avec un discernement exquis pour appesantir ou alléger sa main à chaque affaire qui se présentait, penchant toujours aux partis les plus doux avec l'art de faire trembler les plus innocents devant lui. Courageux, hardi, audacieux dans les émeutes, et par là maître du peuple. Ses moeurs tenaient beaucoup de celles qui avaient sans cesse à comparaître devant lui, et je ne sais s'il reconnaissait beaucoup d'autres divinités que celle de la fortune. Au milieu de fonctions pénibles et en apparence toutes de rigueur, l'humanité trouvait aisément grâce devant lui, et quand il était en liberté avec des amis obscurs et d'assez bas étage, auxquels il se fiait plus qu'à des gens plus relevés, il se livrait à la joie, et il était charmant dans ces compagnies. Il avait quelques lettres, mais peu ou point de capacité d'ailleurs en aucun genre, à quoi l'esprit suppléait, et une grande connaissance du monde, chose très rare en un homme de son état .

Il s'était livré sous le feu roi aux jésuites, mais en faisant tout le moins de mal qu'il lui était possible, sous un voile de persécution qu'il se sentait nécessaire pour persécuter moins en effet, et secourir même les persécutés. Comme la fortune était sa boussole, il ménageait également le roi, les ministres, les jésuites, le public., Il avait eu l'art; comme on l'a vu en son lieu, de se faire un grand mérite auprès de M. le duc d'Orléans, alors fort maltraité, de ce cordelier amené d'Espagne par Chalais, qu'il fut chargé d'interroger à la Bastille, et M. le duc d'Orléans n'avait pu l'oublier. Depuis, il m'avait courtisé sans bassesse, sans visites, mais dans toutes les choses où il avait pu me témoigner toute son attention, et il avait bien voulu se laisser charger du temporel fort dérangé du monastère de la Visitation de Chaillot en qualité de commissaire, où Mme de Saint-Simon avait une soeur d'un vrai mérite, que nous aimions fort, monastère d'ailleurs rétabli par la famille de Mme la maréchale de Lorges.

Law avait trouvé beaucoup d'accès auprès de ce magistrat, qui lui-même s'en était fait auprès de l'abbé Dubois, et qui n'aimait point du tout M. de Noailles, sans être pourtant mal avec lui. Le parlement lui en voulait cruellement, dont on a vu des traits bien forts. Sa charge ne le rendait pas réconciliable avec cette compagnie, et le régent et lui avaient eu souvent besoin l'un de l'autre. De sa nature il était royal et fiscal, il tranchait, il était ennemi des longueurs, des formes inutiles ou qu'on pouvait sauter, des États neutres et flottants. Mais comme il cherchait à se concilier tout, il avait, du temps du feu roi, et cultivé depuis, des liaisons avec ses bâtards, beaucoup plus étroites que nous ne nous en doutions M. le duc d'Orléans et moi.

Cette ignorance, les raisons tirées de ce qui vient d'être expliqué de son caractère et de sa conduite, beaucoup aussi l'éloignement extrême qui était entre le parlement et lui dans un temps où il s'agissait d'avoir le dessus sur cette compagnie, qui se mettait en état de dominer, me détermina à lui pour les finances et pour les sceaux, afin de lui donner plus d'autorité, et au régent un garde des sceaux en sa main, ferme, hardi, et qui, pour sa propre vade, se trouverait intéressé à ne pas ménager le parlement. Je m'expliquai donc en sa faveur à Law qui goûta infiniment mes raisons, et au régent à qui je les détaillai. La chose demeura entre nous trois et fut bientôt déterminée. Alors je pressai le régent de finir, dans la crainte de quelque transpiration qui déconcertât la résolution prise, et le coup à frapper fut fixé au vendredi 28 janvier pour laisser passer les remontrances du parlement au roi, dont j'ai parlé avant ceci.

Je priai le régent de me permettre d'avertir et de disposer Argenson. Ce n'était pas que je fusse en peine qu'il n'acceptât une telle décoration, mais je voulais profiter du moment pour concilier le futur garde des sceaux avec le cardinal de Noailles, et que ce prélat ne perdît au chancelier que tout le moins qu'il se pourrait. Je présentai donc au régent la nécessité de faire entendre à d'Argenson d'avance le parfait concert, pour ne rien dire de plus, qu'on souhaitait de lui dans les finances avec Law, et de corriger ce que cela pouvait avoir d'amer par l'éclat des sceaux. M. le duc d'Orléans le trouva bon, de sorte que je mandai par un billet à d'Argenson le jeudi matin de se trouver chez moi le soir même, entre sept et huit heures du soir, pour chose pressée et importante, où je l'attendrais portes fermées. Rien ne transpirait encore, et quoiqu'on commençât depuis deux fois vingt-quatre heures tout au plus à se douter de quelques nuages sur le duc de Noailles et sur le chancelier, on n'avait pas été plus avant.

Argenson se rendit chez moi à l'heure marquée. Je ne le fis pas languir. Je trouvai un homme effarouché du poids des finances, mais bien flatté de la sauce des sceaux, et assez à lui-même, dans cette extrême surprise, pour me faire bien des difficultés sur les finances, sans néanmoins risquer les sceaux. Je lui expliquai au long les volontés du régent par rapport à Law, et je ne m'expliquai pas moins nettement avec lui par rapport au parlement et à tout ce que le régent comptait trouver en lui à cet égard. Law et les finances étaient conditions sine qua non, qu'il fallut bien passer. Pour le parlement, il pensait comme moi et comme M. le duc d'Orléans, et de ce côté-là, il était l'homme qu'il fallait. Ses lumières, la cabale en mouvement, son personnel, tout l'y portait. On peut juger de tout ce qu'il me dit de flatteur sur un honneur tel que celui des sceaux, qu'il crut avec raison me devoir, et sur lequel je fus modeste, mais toutefois en lui laissant sentir toute la part que j'y avais.

J'avais pour cela mes desseins, et, la conversation importante à peu près finie, je saisis un renouvellement de son éternelle reconnaissance et de son attachement entier pour moi, pour lui demander amitié et secours pour le cardinal de Noailles, que je lui déclarai très nettement que je ne distinguais pas de moi-même. Nous entrâmes en matière. Je ne lui cachai pas que j'étais bien instruit de ses liaisons avec les jésuites et avec tout le parti de la constitution; que je comprenais parfaitement que sa place le demandait sous le feu roi, mais que je sentais aussi, qu'il était trop éclairé sur le fond des choses, et encore plus par tant de détails qui avaient passé par ses mains, pour ne porter pas un jugement sain de la chose, par rapport à la religion et à l'État, et de la violence et de la tyrannie des procédés, qui n'avaient de fondement que les plus insignes faussetés et les plus atroces friponneries: par conséquent, que les temps étant changés et lui monté à la première place tout à coup d'une fort subalterne, il ne vît, avec tant d'esprit, d'expérience et de lumière, quel était le bon parti et celui où la religion, l'État, la vérité, l'honneur le devaient attacher sans lever d'étendard, ce qui ne convenait pas à la première place de la magistrature. La discussion là-dessus fut longue, et j'y sentis de sa part plus de discours et de compliments que de réalité. Je me persuadai que la palinodie le retenait, sa vieille et ‘ancienne peau, ses engagements de plusieurs années, et qu'une conversation avec le cardinal de Noailles enlèverait ce que je voyais que je n'emportais pas. Je la lui demandai, et il s'y prêta de bonne grâce; mais il me pria que ce fût chez moi et le soir, pour la dérober à la connaissance du monde, et il me promit de m'avertir et de me donner le premier soir que la nouveauté de l'état où il allait entrer lui laisserait la première liberté. Nous nous séparâmes de la sorte sur les dix heures du soir, avec de grandes protestations de sa part de n'oublier jamais qu'il me devait toute son élévation et sa fortune, et dans l'attente certaine du grand événement du lendemain vendredi 28 janvier.

Ce jour-là La Vrillière, qui avait été mandé au Palais-Royal la veille au soir, assez tard, alla sur les huit heures du matin redemander les sceaux au chancelier et lui dire de la part du régent de s'en aller jusqu'à nouvel ordre en sa maison de Fresnes, sur le chemin de Paris à Meaux. Le chancelier lui dit qu'il portait un nom bien fatal aux chanceliers. Il lui demanda avec fermeté et modestie s'il ne pouvait pas voir le régent, et, sur le refus, de lui écrire; La Vrillière lui dit qu'il se chargerait de la lettre. Le chancelier l'écrivit, la lut à La Vrillière, la ferma devant lui et la lui donna. De là il écrivit un billet d'avis au duc de Noailles et alla apprendre sa disgrâce à sa femme qui était en couche. Il s'en alla le lendemain à Fresnes, n'ayant laissé sa porte ouverte, à Paris, qu'à sa plus étroite famille ou amis plus intimes, et sa femme le fut trouver quand sa santé le lui permit.

Noailles, averti de la bombe par le billet du chancelier, ne douta plus de ce qui allait arriver sur les finances. Il résolut de prévenir le régent et de se mettre en situation d'en tirer bon parti. Il l'alla trouver sur-le-champ et eût la fausseté de lui demander ce que signifieraient les sceaux qu'il voyait sur la table. Le régent eut la bonté de lui dire qu'il les avait envoyé redemander au chancelier. Noailles, d'un air le plus dégagé qu'il put, lui demanda à qui il les donnait, et le régent eut la complaisance de le lui dire. Alors Noailles répliqua qu'il voyait que la cabale l'emportait et qu'il ne pouvait mieux faire que de céder et de rendre sa commission des finances. Tout de suite le régent lui dit : « Ne demandez-vous rien? — Rien du tout, répondit Noailles. — Je vous destine, ajouta le régent, une place dans le conseil de régence. — J'en ferai peu d'usage, » répondit-il arrogamment, profitant de la faiblesse du prince; et mentit bien puamment, car il vint au premier conseil de régence et n'en manqua plus aucun. Il tint sa porte fermée les premiers jours.

Un moment après, d'Argenson arriva mandé par le régent. Il rencontra le duc de Noailles dans les appartements, qui sortait; ils se saluèrent sans se parler. Il fut un peu de temps seul avec le régent. À sa sortie, il fut déclaré garde des sceaux et président des finances. Au sortir de dîner, La Vrillière lui apporta ses commissions, et sur les trois heures, il prêta son serment entre les mains du roi, en présence du régent et en public aux Tuileries, et emporta les sceaux, que le roi lui remit.

J'avais envoyé aux nouvelles au Palais-Royal, parce que j'aime à être assuré que les choses sont faites. Comme j'étais à dîner chez moi en grande compagnie, un valet de chambre d'Argenson m'apporta une lettre de lui. Il imita dans cette lettre, que j'ouvris et montrai à la compagnie, la modestie du célèbre cardinal d'Ossat, qui devait sa fortune et sa promotion à M. de Villeroy, et à qui au sortir de chez le pape qui lui avait donné la barrette, [il] le manda, et pour la dernière fois lui écrivit encore monseigneur. Argenson me traita de même, et me manda qu'il venait d'être déclaré; en même temps que, prévoyant les affaires qu'il aurait toute la journée, il avait été dès le matin de bonne heure à Chaillot, et me rendait compte de ce qu'il y avait fait. Les remerciements et les marques d'attachement et de reconnaissance terminaient la lettre, et toujours monseigneur dessus et dedans.

Ainsi le chancelier fut la victime du duc de Noailles, et le bouc émissaire qui expia les péchés de son ami, et qui lui rendit tous les effets de l'innocence. Noailles se servit de lui comme d'un bouclier, et lui faisait voir et faire tout ce qui lui convenait sans ménagement aucun et sans le plus léger voile. Il abusa ainsi sans cesse de l'amitié, de la reconnaissance, de la confiance entière d'un homme de bien et d'honneur, qui, dans l'ignorance parfaite des finances et du monde, et dans les ténèbres de sa nouvelle vie, ne comptait de guide sûr que celui qui l'avait mis dans cette grande place. Elle lui a été si fatale que, quoique je me sois étendu ailleurs sur son caractère, je ne puis me refuser d'en ramentevoir encore ici quelque chose.

Avec un des plus beaux et des plus lumineux esprits de son siècle, et c'est peu dire, vastement et profondément savant, fait exprès pour être à la tête de toutes les académies et de toutes les bibliothèques de l'Europe, et pour se faire admirer à la tête du parlement, jamais rien de si hermétiquement bouché en fait de finance, d'affaires d'État, de connaissance du monde, ni de si incapable d'y rien entendre. Le parquet, où il avait si longtemps brillé en maître, l'avait gâté pour tout le reste par l'habitude de cet exact et parfait balancement de pour et de contre de toutes les affaires contentieuses. Sa science et ses lumières le rendaient fécond en vues: sa probité, son équité, la délicatesse de sa conscience s'y embarrassaient, en sorte que plus il examinait, plus il voyait, et moins il se déterminait. C'était pour lui un accouchement que de prendre un parti sur les moindres choses. De là, devenu le père des difficultés, c'étaient des longueurs infinies. Il était arrêté ‘tout court par les moindres vétilles, mais surtout par la forme qui le maîtrisait plus qu'un procureur qui en vit, en sorte qu'à qui ne connaissait pas le fonds sincère et solide de sa justice, de sa piété, de l'honneur, même de la bonté dont il était pétri, et véritablement vertueux en tout, on aurait pris sa conduite pour un déni de justice, parce qu'elle en avait tous les dehors et tous les inconvénients. Telle fut la cause et la source des variations en affaires de toutes les sortes, qui du faîte de la plus grande réputation, la plus accomplie, la mieux méritée, l'a précipité dans un état si différent à cet égard, où il est tombé par degrés, et à ce changement si prodigieux de lui-même, qui l'a rendu méconnaissable dans des points capitaux sous lesquels il est demeuré accablé, et dont sa considération et sa réputation ne se relèveront jamais, quoiqu'il n'ait jamais cessé d'être le même. Une correction, une perfection trop curieusement recherchée dans tout ce qu'il veut qui sorte de sa plume, naturellement excellente, décuple son travail, tombe dans la puérilité, dans la préférence de la justesse de la diction sur l'exposition nette et claire des choses, dans une augmentation de longueurs insupportables. Il épuise l'art académique, se consume en des riens, et l'expédition en souffre toutes sortes de préjudices.

Un autre défaut, qui vient du préjugé, de l'habitude de cet orgueil secret que les plus gens de bien ignorent souvent en eux, parce que l'amour-propre, si inhérent en nous, le leur sait cacher, est une prévention si étrange en faveur de tout ce qui porte robe, qu'il n'y a si petit officier de justice la plus subalterne, qui puisse avoir tort à ses yeux, ni friponnerie si avérée qui, par la forme dont il est esclave, ne trouve des échappatoires qui méritent toute sa protection. Est-il enfin à bout de raisons, on le voit qui souffre, que sa souffrance l'affermit en faveur de cette vile robe, dont l'impalliable afflige, sa sensible délicatesse, sans le déprendre de la soutenir. Je dis vile robe, telle qu'un procureur du roi ou un juge royal de justice très subalterne, dont les friponneries et les excès, demeurés à découvert et incapables d'excuses, en trouvent dans son coeur et dans son esprit, et jusque dans sa raison et sa justice, quand elles ont perdu toutes ressources d'ailleurs. Alors il se jette sur les exhortations à pardonner les choses les moins pardonnables et les plus susceptibles de recommencer de nouveau: il allègue comme un grand malheur les conséquences du châtiment qui obscurcit tout un petit siège; sur la nécessité de procéder dans les formes, en attaquant juridiquement ce petit officier, et quelque cher et long que cela puisse être, de se rendre partie contre lui. Ces exemples arrivent tous les jours sur les faits les plus criants, sans qu'aucunes suites qui, pour ce premier exil et première perte des sceaux lui ont été fatales, ni aucunes considérations aient jamais pu avoir aucune prise sur lui à cet égard, d'où naissent des inconvénients sans nombre, par la certitude que toute robe a sa protection, que rien ne peut affaiblir. Oser se pourvoir en cassation d'arrêts des parlements, ou contester quoi que ce soit à ces compagnies en général ou en détail personnel en aucun genre, est une profanation qui lui est insupportable, quoiqu'il ait été plus d'une fois et en face bien mal récompensé de cette espèce de culte et en pleine séance au parlement, sans que rien l'en ait pu détacher. S'il voit que, malgré ce qu'il a pu tenter pour parer, la cassation passe au conseil, il interrompt contre la règle, harangue, se rend l'avocat du parlement et de son arrêt, et cela des autres parlements comme de celui de Paris. Il reprend les voix, il intimide les maîtres des requêtes, cherche à embarrasser le rapporteur et les commissaires, il reprend les avis. Tout le conseil s'en plaint et s'accoutume à lui résister respectueusement mais fermement, et ne s'en cache pas. S'il sent enfin qu'il ne gagne rien, et que l'arrêt passe, il ne peut toutefois se résoudre à prononcer le blasphème de cassation. Il a inventé pour l'éviter une formule jusqu'à lui inconnue. Il prononce que, « sans s'arrêter à l'arrêt du parlement, etc., qui demeurera comme non avenu, etc.; » et les parlements qui sentent et comptent sur cette vénération si loin poussée pour eux, n'ont cessé d'en abuser, et tout cela pourtant de la meilleure foi, et avec l'intégrité la plus parfaite.

On peut juger de là combien d'Aguesseau était peu propre à soutenir l'autorité royale résidente dans un régent, contre les entreprises du parlement; et je ne craindrai point de le dire, combien, à l'entrée de ces mouvements, qui annonçaient tant de choses, il était important de renvoyer ce premier magistrat, d'ailleurs si digne de toute autre place, mais si peu propre à la première de son état, où le duc de Noailles l'avait bombardé en un instant, uniquement pour soi, en abusant en cela, comme en bien d'autres choses, de la facilité du régent, qui, ébloui de la grande réputation de celui qu'il lui proposa à l'instant de la vacance, l'en crut sur sa parole, sans connaissance de celui qu'il mettait si subitement dans une place si importante. Ce prince n'avait guère tardé à se repentir d'un choix si brusque, dont il s'était enivré d'abord; mais il fut sensible au cri public, à la louange du chancelier, et à le plaindre.

Toute la robe, vivement intéressée à un chef qui était véritablement idolâtre d'elle, et tout ce qui cabalait d'ailleurs contre le régent, aidés des échos qui répètent tout ce qu'ils entendent, élevèrent d'autant plus d'Aguesseau que le contre-coup naturel portait davantage en aigre censure contre le régent et contre son gouvernement. Il avait bien et longtemps combattu, avant de se résoudre à ce tour de force. Il n'y était venu qu'à la dernière extrémité. Épuisé de l'avoir fait et abattu, de la manière dont il était reçu du monde, il retomba, dans sa faiblesse naturelle à l'égard de l'autre parti. L'esprit et la tribu de Noailles lui fit peur. Non content d'avoir mis le duc de Noailles dans le conseil de régence, quoique le véritable criminel, tandis qu'il exilait le chancelier et ne lui ôtait les sceaux que pour avoir été l'esclave de Noailles, il jeta tout de suite à la tête de ce dernier la survivance de sa charge et de ses gouvernements pour son fils à la jaquette, qui n'avait pas encore cinq ans, lui fut obligé d'avoir bien voulu l'accepter, et ne lui marqua jamais tant de considération et d'amitié. Si le public s'irrita de la disgrâce du chancelier, il ne se scandalisa pas moins aigrement des grâces prodiguées au duc de Noailles, et n'applaudit dans tout cet événement, qu'à lui voir ôter les finances où il s'était extrêmement fait haïr de tout ce même public et des particuliers. Mais il tenait le bon bout encore. Les propos le touchèrent peu, et il a montré par toute la suite de sa vie et par son propre exemple, le peu de cas qu'on peut et doit faire de sa réputation, qu'il a sans cesse vendue pour ce qu'il a estimé être plus réel.

Par une suite nécessaire, Rouillé du Coudray, qui avait été son bras droit et souvent son conducteur dans les finances, n'y put être conservé. Depuis assez longtemps, il n'y faisait presque plus rien que continuer à se faire mépriser et détester par ses brutalités et ses continuelles indécences, abruti par le vin et par toutes sortes de débauches. Il s'y plongea de plus en plus depuis qu'il n'eut plus l'occupation des finances, et acheva ainsi une assez longue vie dans les vices dont il faisait trophée, laissant admirer qu'avec une capacité très médiocre, une grossièreté et une brutalité extrême, une indécence continuelle qui n'avait honte de rien, il fût devenu sous le feu roi directeur des finances et mille livres de pension.

Machault, maître des requêtes, eut la police dont il fit la moindre de ses occupations, sur le pied plus que scabreux où Argenson l'avait mise. Aussi n'y satisfit-il ni soi ni le régent, et n'y put demeurer longtemps. C'était un homme intègre et capable, exact et dur, magistrat depuis les pieds jusqu'à la tète, fantasque et bourru, qui ne se radoucissait qu'avec des créatures de mauvaise vie, dont il ne se laissait jamais manquer.

Châteauneuf, revenant de Hollande où il avait très bien servi, et qui avait une pension de six mille livres, en eut une pareille en augmentation, une place de conseiller honoraire au parlement, et promesse de la seconde place de conseiller d'État qui vaquerait, la parole de la première étant engagée à Bernage, qui allait intendant en Languedoc, en la place de Bâville.

Torcy eut cent cinquante mille livres d'augmentation de brevet de retenue, qui lui en fit un de quatre cent mille livres sur sa charge des postes, et maria sa seconde fille assez tristement à Duplessis-Châtillon.

Le duc d'Albret, occupé à se marier à une fille de Barbezieux, malgré toute sa famille, et à y intéresser le régent, en obtint une augmentation d'appointements et une de brevet de retenue de cent mille livres sur son gouvernement d'Auvergne.

CHAPITRE XI. §

M. le duc d'Orléans mène M. le duc de Chartres aux conseils de régence et de guerre, sans y opiner. — Entreprises du parlement. — Mort et dépouille de Simiane et du grand fauconnier des Marais. — Madame assiste scandaleusement à la thèse de l'abbé de Saint-Albin. — Ballet du roi, qui s'en dégoûte pour toujours. — M. [le duc] et Mme la duchesse de Lorraine à Paris. — Bassesse de courtisan du duc de Lorraine. — M. le Duc et ensuite Mme la duchesse de Berry donnent une fête à M. et à Mme de Lorraine. — Insolence de Magny punie; quel il était et ce qu'il devint. — M. de Lorraine va voir plaider à la grand'chambre, puis à la Bastille, et dîner chez le maréchal de Villeroy. — Objet et moyens du duc de Lorraine dans ce voyage. — Il est ennemi de la France. — Ses demandes sans droit ni prétexte. — Ses lueurs mises au net par moi au régent. — Altesse royale, pourquoi et quand accordée au duc de Savoie. — Le régent entraîné à tout accorder au duc de Lorraine. — Ses mesures pour l'exécution. — Caractère de Saint-Contest, nommé pour faire le traité avec le duc de Lorraine, qui obtient un grand démembrement en Champagne en souveraineté, et le traitement d'Altesse Royale. — Misère du conseil de régence. — Le régent tâche inutilement, par Saint-Contest et par lui-même, de vaincre ma résistance au traité; vient enfin à me prier de m'absenter du conseil de régence le jour que ce traité y sera porté. — J'y consens. — Il m'en arriva de même lorsque le régent accorda le traitement de Majesté au roi de Danemark, et celui de Hautes Puissances aux États généraux des Provinces-Unies. — Le traité passe sans difficulté au conseil de régence; est de même aussitôt après enregistré au parlement. — Départ de M. et de Mme de Lorraine. — Audacieuse conduite du duc de Lorraine, qui ne voit point le roi. — Le grand-duc [de Toscane] et le duc de Holstein-Gottorp, sur l'exemple du duc de Lorraine, prétendent aussi l'Altesse Royale, et ne l'obtiennent pas. — Bagatelles entre M. le duc d'Orléans et moi. — Mme de Sabran; quelle. — Son bon mot au régent. — Conduite [du régent] avec ses maîtresses.

M. le duc d'Orléans, à l'insu de tout le monde, mena, le 30 janvier, M. son fils au conseil de régence, auquel il fit un petit compliment, et dit qu'il n'opinerait point, qu'il venait seulement pour apprendre. Je n'ai point su qui lui donna ce conseil prématuré, qui n'a pas rendu grand fruit. Il le mena le lendemain au conseil de guerre. M. le Duc y faisait une tracasserie au maréchal de Villars sur la liasse de ce conseil qu'il portait au régent, lequel, par son goût pour les mezzo-termine, régla qu'elle ne lui serait plus portée, et qu'il irait au conseil de guerre tous les quinze jours où il lui serait rendu compte de ce qui s'y serait fait pendant la quinzaine.

Il envoya en ce même temps d'Effiat au premier président, donna des audiences au premier président seul, puis à lui et aux gens du roi ensemble; enfin, une le 7 février aux députés du parlement, qui, par la bouche du premier président attaquèrent fort les divers conseils, comme embarrassant et allongeant les affaires, matière fort étrangère au parlement, où même elle avait passé le jour de la régence. Ils ne laissèrent pas d'être traités plus que fort honnêtement.

Simiane, l'un des deux premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d'Orléans, mourut, et sa charge fut donnée à son frère. Il avait eu à la mort de Grignan, son beau-père, l'unique lieutenance générale de Provence, de vingt-sept mille livres de rente, et un brevet de retenue de deux cent mille livres, et ne laissa point d'enfants. Un mois après elle fut donnée à Brancas, devenu longtemps après grand d'Espagne et maréchal de France, qui était de mes amis, et pour le fils duquel j'en obtins la survivance dans la suite. Des Marais, grand fauconnier, mourut en ce même temps jeune et obscur: on a vu en son lieu comment son fils enfant avait eu sa survivance.

M. le duc d'Orléans avait de la comédienne Florence un bâtard qu'il n'a jamais reconnu et à qui néanmoins il a fait une grande fortune dans l'Église. Il le faisait appeler l'abbé de Saint-Albin. Madame, si ennemie des bâtards et de toute bâtardise, s'était prise d'amitié pour celui-là avec tant de caprice, qu'à l'occasion d'une thèse qu'il soutint en Sorbonne, elle y donna le spectacle le plus scandaleux et le plus nouveau, et en lieu où jamais femme, si grande qu'elle pût être, n'était entrée ni ne l'avait imaginé. Telle était la suite de cette princesse. Toute la cour et la ville fut invitée à la thèse et y afflua. Conflans, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans, en fit les honneurs, et tout s'y passa de ce côté-là comme si M. le duc de Chartres l'eût soutenue. Madame y alla en pompe, reçue et conduite à sa portière par le cardinal de Noailles, sa croix portée devant lui. Madame se plaça sur une estrade qu'on lui avait préparée dans un fauteuil. Les cardinaux-évêques et tout ce qui y vint de distingué se placèrent sur des sièges à dos, au lieu de fauteuils. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans furent les seuls qui n'y allèrent pas, et moi je n'y allai pas non plus. Cette singulière scène fit un grand bruit dans le monde; jamais M. le duc d'Orléans et moi ne nous en sommes parlé.

Le maréchal de Villeroy, adorateur du feu roi jusque dans les bagatelles et très attentif à les faire imiter au roi de bonne heure, lui fit danser un ballet, plaisir qui n'était pas encore de son âge, et lui ôta pour toute sa vie, par cette précipitation, le goût des bals, des ballets, des spectacles et des fêtes, quoique ce divertissement eût tout le succès qu'on s'y pût proposer; mais le roi, se trouva excédé de l'apprendre, d'essayer des habits, encore plus de le danser en public.

Le duc de Lorraine, tout tourné et dévoué qu'il fût à la cour de Vienne, n'était pas homme à négliger les avantages qu'il pourrait tirer de la facilité du régent dont il avait l'honneur d'être beau-frère, et l'amitié tendre de ce prince pour une soeur avec qui il avait été élevé, de sa faiblesse pour Madame, qui n'avait à l'allemande des yeux que pour son gendre et pour sa grandeur. Ce qu'il avait éprouvé là-dessus au voyage qu'il avait fait pour rendre au feu roi son hommage, pour le duché de Bar, lui devint une raison décisive d'en faire un second à Paris, sous l'étrange incognito du nom de comte de Blamont pour voiler tout ce à quoi il ne pouvait atteindre.

Cette petite cour arriva de très grande heure, le vendredi 18 février, rencontrée au deçà de Bondy par Madame, qui avait dans son carrosse M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, M. le duc de Chartres et Mme de Valois, depuis duchesse de Modène. Elle y fit monter M. et Mme de Lorraine qui, n'étant point incognito par son rang décidé de petite-fille de France, et de rang égal à Mme la duchesse d'Orléans qui lui fit les honneurs du carrosse de Madame, se mit au fond avec elle. Mme la duchesse d'Orléans sur le devant avec M. de. Chartres et Mlle de Valois, où M. le duc d'Orléans n'eût pu tenir en troisième avec elle, qui se mit à une portière et le duc de Lorraine à l'autre.

Ils arrivèrent et logèrent au Palais-Royal dans l'appartement de la reine mère, que M. le duc de Chartres leur céda. Un moment après ils allèrent tous à l'Opéra dans la grande loge de Madame, d'où M. le duc d'Orléans mena le duc de Lorraine voir un moment Mme la duchesse de Berry dans la sienne, et le ramena dans la loge de Madame. Au sortir de l'Opéra, Mme la duchesse de Lorraine vit quelques moments du monde dans son appartement, où elle avait trouvé en arrivant une commode pleine des plus riches galanteries, qui fut un présent de Mme la duchesse de Berry, et force belles dentelles, qui en fut un de Mme la duchesse d'Orléans. Elle descendit chez elle, où il y eut grand jeu et grand souper. Avant de se retirer, Mme de Lorraine vit d'une loge le bal de l'Opéra. Le dîner fut toujours chez Madame, et le souper chez Mme la duchesse d'Orléans, où M. le duc d'Orléans soupa fort rarement et ne dînait point. Il prenait du chocolat, entre une heure et deux heures après midi, devant tout le monde: c'était l'heure la plus commode de le voir.

C'est ce qui a dérangé l'heure du dîner depuis, et les dérangements une fois établis ne se réforment plus. Le lendemain de leur arrivée ils virent la comédie italienne sur le théâtre de l'Opéra, après quoi M. le duc d'Orléans les mena à Luxembourg voir Mme la duchesse de Berry, où la visite se passa debout.

Le dimanche, Madame mena Mme la duchesse de Lorraine aux Tuileries. Le roi, qui dînait, se leva de table et alla embrasser Mme la duchesse de Lorraine. Il se remit à table, et elles le virent dîner de dessus leurs tabourets. Lorsque le roi sortit de table elles s'en allèrent dîner chez Madame, où le duc de Lorraine les attendait. Ensuite Madame mena Mme de Lorraine aux Carmélites du faubourg Saint-Germain, où Mme la duchesse de Berry se trouva, qui y avait un appartement. Le lundi après dîner, Mme la duchesse de Lorraine alla voir Mme la grande-duchesse, et le lendemain toutes les princesses du sang, qui toutes l'avaient vue chez elle, se masqua après souper, et alla en bas au bal de l'Opéra. Il y eut toujours beaucoup de dames aux soupers avec elle chez Mme la duchesse d'Orléans.

Le jeudi 24 février, le roi fut au Palais-Royal voir Mme la duchesse de Lorraine. M. de Lorraine, qui n'oubliait rien pour plaire au régent et pour en obtenir ce qu'il se proposait, lui demanda pour le chevalier d'Orléans la lieutenance générale de Provence. Cela ne déplut pas au régent, mais il répondit qu'il avait d'autres vues.

Le samedi 26 février, il y eut un banquet superbe à l'hôtel de Condé pour M. [le duc] et Mme la duchesse de Lorraine. M. le Duc y avait invité grand nombre de dames, qui toutes furent extrêmement parées et Mme de Lorraine aussi. Il y eut beaucoup de tables, toutes magnifiquement servies en gras et en maigre. Ce fut une nouveauté que ce mélange, qui fit quelque bruit. On se masqua après souper.

Le lundi 28 février, Mme la duchesse de Berry donna le soir à M. [le duc] et à Mme la duchesse de Lorraine la plus splendide et la plus complète fête qu'il fût possible en toute espèce de magnificence et de goût. Mme de Saint-Simon, qui l'ordonna toute et qui en fit les honneurs, eut tout l'honneur que de telles bagatelles peuvent apporter par le goût, le choix, l'ordre admirable avec lequel tout fut exécuté. Il y eut une table de cent vingt-cinq couverts pour les dames conviées, toutes superbement parées, et pas une en deuil, et une autre de pareil nombre de couverts pour les hommes invités. Les ambassadeurs, qui le furent tous, ne s'y voulurent pas trouver, parce qu'ils prétendirent manger à la table où seraient les princes du sang, lesquels mangèrent avec le duc de Lorraine, tous sans rang, à la table des dames où était Mme la duchesse de Berry, fille de France, avec qui les ambassadeurs ne pouvaient pas manger, ni, pour en dire la vérité, M. de Lorraine non plus sous son incognito, mais qui y mangea pourtant sans difficulté. Le palais de Luxembourg était admirablement illuminé en dedans et en dehors.

Le souper fut précédé d'une musique et suivi d'un bal en masque, où il n'y eut de confusion que lorsque Mme la duchesse de Berry et Mme de Lorraine en voulurent, pour s'en divertir. Tout Paris y entra masqué. Mlle de Valois ne se trouva point au souper, mais au bal seulement: je n'en ai point su ni deviné la raison. Trois ou quatre personnes non invitées et non faites pour l'être se fourrèrent hardiment à la table des hommes. Saumery, premier maître d'hôtel de Mme la duchesse de Berry, leur en dit son avis, par son ordre, au sortir de table. Ils ne répondirent rien et s'écoulèrent, excepté Magny, qui dit tant d'insolences que Saumery le prit à la cravate pour le conduire à Mme la duchesse de Berry, et l'eût exécuté, si Magny n'eût trouvé moyen de s'en dépêtrer, et de se sauver hors du Luxembourg dans la ville, où le lendemain il continua à débiter force sottises.

Il était fils unique de Foucault, conseiller d'État, qui s'était élevé par les intendances, et qui, par un commerce de médailles, s'était fait une protection du P. de La Chaise. Tous deux s'y connaissaient fort, et en avaient ramassé de belles et curieuses collections. Foucault eut ainsi le crédit de faire succéder ce fils à l'intendance de Caen, lorsqu'il la quitta pour une place de conseiller d'État. Les folies que fit Magny dans une place si sérieuse et les friponneries dont il fut convaincu furent si grossières et si fortes, qu'il fut rappelé avec ignominie, et que, n'osant plus se présenter au conseil ni espérer plus aucune fortune de ce côté-là, il se défit de sa charge de maître des requêtes, prit une épée, battit longtemps le pavé, et après la mort du roi essaya de se raccrocher par une charge d'introducteur des ambassadeurs que le baron de Breteuil lui vendit.

C'est à ce titre qu'il se fourra à table à cette fête, et que par ses insolences il se fit mettre deux jours après à la Bastille, après que Mme la duchesse de Berry en eut fait une honnêteté à Madame, parce que Foucault était chef de son conseil. Magny, au sortir de la Bastille, eut ordre de se défaire de sa charge, qui avait besoin d'un homme plus sage auprès des ministres étrangers. La rage qu'il conçut de ce qu'il méritait et qu'il était allé chercher le jeta parmi les ennemis du gouvernement, qui faisaient alors recrue de tout, et qui trouvèrent en lui de l'esprit et beaucoup de hardiesse. Il s'embarqua en tout, et passa bientôt en Espagne. Il y fut bien reçu et bien traité, et quoiqu'il n'eût jamais été que de robe, il fut colonel, et tôt après brigadier. Je m'étends sur lui, parce que je l'y trouvai majordome de la reine. Il expédiait fort promptement ce qu'il touchait, trouvait fort mauvais de ne faire pas assez tôt fortune, et l'indigence où il se jetait lui-même. La mauvaise humeur le rendit fort impertinent, et le fit honteusement chasser, tellement qu'après la mort du régent, il repassa les Pyrénées dans l'espérance du changement des temps. Mais comme les brouillons n'étaient plus nécessaires à ceux qui les avaient recherchés pendant la vie de ce prince, Magny demeura sur le pavé, chargé de mépris et de dettes pour le malheur d'une fort honnête femme et riche, qu'il avait épousée, lorsqu'il était à Caen, et qu'il avait sucée et abandonnée. Il a depuis traîné une vie obscure et misérable, et [est] retourné enfin en Espagne où le même mépris et la même indigence l'ont suivi.

M. de Lorraine alla courre le cerf à Saint-Germain avec les chiens du prince Charles. Le duc de Noailles n'eut garde de manquer cette occasion de faire sa cour au régent. Il donna à M. de Lorraine un grand retour de chasse au Val. De son côté, Mme la duchesse de Lorraine alla voir deux soeurs du duc d'Elboeuf, religieuses, l'une à Pantemont, l'autre fille de Sainte-Marie à la rue Saint-Jacques. Le lundi 7 mars, le duc de Lorraine alla ouïr plaider dans une des lanternes de la grand'chambre; de la voir la Bastille, puis dîner à l'hôtel de Lesdiguières où le maréchal de Villeroy le traita magnifiquement, avec beaucoup de dames, et leur donna une grande musique. Quelques jours après, M. de Lorraine dîna chez l'ambassadeur de l'empereur: il était là plus dans son centre. Mme la duchesse de Lorraine fut voir danser le ballet du roi, et quelques jours après voir, avec M. de Lorraine, Mlle sa nièce à Chelles, qui y avait pris l'habit, puis avec Madame aux Carmélites, où Mme la duchesse de Berry se trouva. Mme et M. le duc d'Orléans firent chacun un présent magnifique à Mme la duchesse de Lorraine, dont le séjour à Paris fut à diverses fois prolongé. Le 15 mars, Mme la duchesse de Berry alla de bonne heure se baigner à Saint-Cloud; M. le duc d'Orléans y mena Mme la duchesse de Lorraine l'après-dînée. Ils soupèrent tous de fort bonne heure dans la petite maison de Mme de Maré, avec elle, leur ancienne gouvernante, et ce souper fut poussé fort tard. Le duc de Lorraine avait dîné le même jour chez la comtesse d'Harcourt, dont le mari avait eu la pension de seize mille livres de notre monnaie, qu'il donnait au feu prince Camille. M. de Lorraine fut quelques jours après voir Chantilly; après, avec Mme la duchesse de Lorraine, voir Mme la princesse de Conti, fille du roi, à Choisy, et voir encore Mademoiselle à Chelles. Mme la duchesse de Lorraine, étant au Cours, y trouva le roi, et arrêta devant lui comme de raison. Le roi passa dans son carrosse sans lui rien dire. Le lendemain, le duc de Lorraine alla voir la reine d'Angleterre à Saint-Germain, et Mme de Lorraine fut à la comédie française, qu'elle n'avait vue que sur le théâtre de l'Opéra. Le même soir M. le duc d'Orléans soupa avec le duc de Lorraine à Luxembourg chez Mme la duchesse de Berry. Le 29 mars, M. et Mme de Lorraine allèrent voir Versailles, et le 1er avril de bonne heure voir Marly, rabattirent à Saint-Cloud, où M. le duc d'Orléans les promena fort et leur donna à souper dans la petite maison de Mme de Maré, avec elle quelques jours après M. le duc d'Orléans les mena dîner chez d'Antin.

Tout ce voyage et tous ces divers délais n'avaient d'objet que l'arrondissement de la Lorraine, dont aucun duc ne gagna jamais tant, si gros ni à si bon marché que celui-ci, et ne fut pourtant jamais si peu considérable. M. le duc d'Orléans aimait fort Mme sa soeur, avec laquelle il avait été élevé et [avait] vécu jusqu'à son mariage avec le duc de Lorraine. Il avait pour Madame un respect timide, qui opérait une déférence extrême quand elle n'attaquait ni ses goûts ni ses plaisirs, et Madame, qui aimait extrêmement Mme sa fille, avait une passion aveuglément allemande pour le duc de Lorraine son gendre, pour sa famille, pour sa grandeur. Il était parfaitement bien informé de toutes ces choses; il en avait eu de grandes preuves en son premier voyage, comme on l'a vu alors. Tout autrichien qu'il était, il avait eu grand soin de cultiver ces dispositions par toutes les attentions possibles de Mme sa femme et de lui-même, et il en sut tirer le plus grand parti dans cette régence de M. le duc d'Orléans, dont il ne manqua pas la conjoncture. Ainsi dans le temps le plus mort pour lui, où sans placés, sans troupes, environné, enchaîné de toutes parts par la France, il ne pouvait être d'aucun usage à qui que ce soit en aucun temps, il n'en conçut pas moins le dessein de s'étendre très considérablement en Champagne, et d'obtenir du roi le traitement d'Altesse Royale.

Pour le premier il étala de vieilles prétentions usées dans tous les temps, réprouvées même avec l'appui de l'empereur dans les divers traités de paix; enfin anéanties par les derniers, et singulièrement par celui en vertu duquel il était rentré dans la possession de la Lorraine. Il exposa aussi des dédommagements ineptes d'injustices prétendues du temps du vieux duc Charles IV de Lorraine, dont les perfidies avaient tout mérité, et le dépouillement par la France, et bien des années de prison en Espagne, dont il ne sortit qu'à la paix des Pyrénées, dédommagement dont il ne s'était jamais parlé depuis, et que M. de Lorraine n'articula que comme une grâce qu'il espérait de l'amitié et de l'honneur de la proximité. Qui lui aurait proposé à lui-même de restituer les usurpations sans nombre faites par sa maison aux Trois-Évêchés, et le dédommagement de tout ce qui a été arraché et démembré par leurs évêques de la maison de Lorraine et par les ducs de Lorraine aussi, et incorporé jusqu'à aujourd'hui à leur domaine, il aurait été bien confondu par les titres qui lui en pouvaient être représentés en preuves bien solides, et n'aurait pas eu la moindre défense à opposer au droit ni à apporter à la puissance, si la volonté de s'en faire justice y eût été jointe, comme elle devait et pouvait l'être dans la situation présente alors de l'Europe, et avec un prince qui, pendant les plus grands malheurs, de la dernière guerre du feu roi pour la succession d'Espagne, avait, à la Guise, ourdi toutes les perfidies qu'on a vues ici en leur lieu, et les trames les plus funestes au feu roi et à la France, pour élever sa grandeur sur ses ruines; audace et trahison qui ne se devait jamais oublier, suivant la sage maxime qui a toujours rendu si redoutable la maison d'Autriche, jusque dans les temps où elle l'a paru le moins, et qui a été le plus ferme appui de sa solide grandeur et de cette espèce de dictature qu'elle a si longtemps et si utilement pour elle exercée en Europe, dont le démembrement d'Espagne n'a pu encore la déprendre.

À l'égard du traitement, il posait un principe d'exemple dont il sentait bien tout le faux, mais qu'il entortillait et replâtrait avec souplesse, parce qu'il n'est rien de si bas que la hauteur, quand elle est grande mais impuissante, ni bassesse qu'elle ne fasse pour parvenir à ses fins. Son grand moyen était l'exemple du duc de Savoie, beau-frère comme lui de M. le duc d'Orléans, et qui n'était pas de si bonne maison que lui, différence de traitement qu'il ne pouvait regarder que comme très déshonorante entre deux souverains, égaux d'ailleurs en souveraineté et en proximité, comme étant maris des deux soeurs qui par elles-mêmes avaient le traitement d'Altesse Royale, comme petites-filles de France, qu'il était bien dur que la duchesse de Savoie eût communiqué au duc son époux, tandis que lui demeurait privé du même avantage.

Il tâchait ainsi de parer à la réponse sur le traitement même qui se présentait naturellement à lui faire, c'est que Charles II, duc de Lorraine, gendre de Henri II, ne l'avait jamais eu ni prétendu dans le temps même de la plus grande puissance de la Ligue et des plus grands efforts de Catherine de Médicis pour lui préparer la couronne de France au préjudice de son autre gendre, le véritable héritier, qui a été notre roi Henri IV. Henri, duc de Lorraine, son fils, qui épousa la soeur de Henri IV, en janvier 1599, morte sans enfants en février 1604, et qui ne devint duc de Lorraine que quatre ans après par la mort de son père, n'eut et ne prétendit jamais ce traitement; et Charles-Léopold, père du duc de Lorraine dont il s'agit ici, reconnu duc de Lorraine par toute l'Europe (quoiqu'elle lui fût détenue par la France pour en avoir refusé la restitution à certaines conditions), qui fut un des plus grands capitaines de l'Europe et qui rendit les plus grands services à l'empereur Léopold, dans son conseil et à la tête de ses armées; qui de plus avait l'honneur d'avoir épousé sa soeur, reine, veuve de Michel Wiesnowieski, roi de Pologne, qui en eut le traitement toute sa vie, et qu'on appelait la reine-duchesse, ce duc son mari, si grandement considéré à Vienne, n'a jamais eu ni prétendu l'Altesse. Royale à Vienne ni ailleurs. Il est mort en 1690, et la reine-duchesse en 1697. Le duc de Lorraine, qui la prétendait maintenant, n'était pas autre que ses pères, ni plus grandement marié. La réponse était péremptoire, et c'est ce qu'il voulait parer en se fondant sur l'exemple de M. de Savoie, et se plaignant tendrement d'une distinction si flétrissante. C'était un sophisme dont il sentait bien aussi le faux, mais qu'il fournissait comme prétexte à qui le voulait aveuglément combler. Voici le fait :

Aucun duc de Savoie n'avait eu ni prétendu l'Altesse Royale avant le beau-frère de M. le duc d'Orléans, qui est devenu depuis roi de Sicile, puis de Sardaigne. Le fameux Charles-Emmanuel, vaincu à Suze par Louis XIII en personne, ne manquait ni de fierté ni d'audace. Il était gendre et appuyé de Philippe II, roi d'Espagne; jamais il ne l'a eue ni prétendue, non plus que le beau-frère de Louis XIII'. Longtemps avant que le duc de Savoie, beau-frère de M. le duc d'Orléans, en ait montré la première prétention, il avait si bien fait valoir sa chimère de roi de Chypre, par ce qu'il valait lui-même, et par la situation importante de ses États, que ses pères et lui avaient peu à peu continuellement agrandis, qu'il avait enfin obtenu à Rome la salle royale pour ses ambassadeurs, à Vienne le traitement pour eux d'ambassadeurs de tête couronnée, et sur ces deux grands exemples, dans toutes les cours de l'Europe, sans toutefois en avoir aucun traitement pour sa personne, et tel toujours que ses pères l'avaient eu. Il avait été lors marié longtemps sans prétendre au traitement d'Altesse Royale, dont la duchesse son épouse jouissait comme petite-fille de France, et qu'elle ne lui communiqua point. Mais quand il se vit en possession partout du traitement de tête couronnée par ses ambassadeurs, il commença à prétendre un traitement personnel et distingué pour lui-même et par lui-même, qui fut l'Altesse Royale, n'osant porter ses yeux jusqu'à la Majesté. Il l'obtint peu à peu partout assez promptement, et dans la vérité il était difficile de s'en défendre, après avoir accordé à ses ambassadeurs le traitement de ceux des têtes couronnées. La chimère des ducs de Lorraine, prétendus rois de Jérusalem, n'avait pas été si heureuse. Leur faiblesse, ni la situation de leur état n'influait en rien dans l'Europe, dont aucune cour n'avait besoin d'eux. Le duc de Savoie, au contraire, pouvait beaucoup à l'égard de l'Italie et de tous les princes qui y avaient ou y voulaient posséder des États, et qui y voulaient porter ou en éloigner la guerre; c'est ce qui fit toute la différence entre lés chimères d'ailleurs pareilles de Chypre et de Jérusalem. Rien donc de semblable entre ces deux souverains, sinon d'avoir l'un et l'autre épousé deux petites-filles de France, soeurs de M. le duc d'Orléans, jouissant toutes deux du traitement d'Altesse Royale, sans que pas une des deux l'ait communiqué à son époux. Tel était l'état véritable des choses quand le duc de Lorraine crut le temps favorable, et qu'il en voulut profiter.

M. le duc d'Orléans, attaqué par les soumissions en discours et les supplications du duc de Lorraine, par les ruses et les ressorts des gens qui y étaient maîtres en dessous, tels que M. de Vaudemont et ses deux nièces, par les prières et les amitiés continuelles de Mme la duchesse de Lorraine, qui d'ailleurs se fit toute à tous, avec une attention infinie, excepté pour Mme du Maine, M. du Maine et le cardinal de Bissy sur lesquels elle ne se contraignit pas; enfin, emporté par l'impétuosité impérieuse de Madame, qui n'oublia journellement rien pour la grandeur de son gendre, la faiblesse succomba, mais l'exécution l'embarrassait.

Il sentit bien quelle étrange déprédation il allait faire sur la glèbe de la couronne et sur sa majesté, qui lui étaient l'une et l'autre confiées et remises en sa garde pendant la minorité, et sans le moindre prétexte. Il ne sentait pas moins ce qui s'en pourrait dire un jour. Il comprit que dans ces commencements de mouvements qu'il ne pouvait se dissimuler par la cadence de ceux de cette prétendue noblesse, du parlement et de la Bretagne, il trouverait peut-être une opposition dans le maréchal d'Huxelles, qui pouvait le faire échouer, mais que, évitant de le rendre l'artisan du traité, il le pouvait compter plus flexible quand il ne s'agirait simplement que d'opiner.

Il le cajola donc, et lui fit entendre qu'y ayant beaucoup de petites choses locales à ajuster avec le duc de Lorraine et des prétentions à discuter de sa part, il croyait que ces bagatelles, qui voulaient être épluchées, lui donneraient plus de peine qu'elles ne valaient et lui feraient perdre un temps mieux employé; que, de plus, il fallait quelqu'un qui fût au fait de toutes ces choses, qui par conséquent entendrait à demi-mot et qui fût encore rompu dans la connaissance de la petite cour de Lorraine; que ces raisons lui avaient fait jeter les yeux sur Saint-Contest, qui avait été si longtemps intendant de Metz, qui savait par coeur le local, les prétentions et la cour de Lorraine, qui de plus avait été troisième ambassadeur à Bade, où la paix de l'empereur, qui avait tant porté les intérêts du duc de Lorraine, et celle de l'empire avaient reçu leur dernière main, et qu'il pensait que Saint-Contest était celui qu'il pouvait choisir comme le plus instruit et le plus propre à travailler au traité, comme commissaire du roi, avec ceux du duc de Lorraine et en rendre compte après au conseil de régence.

L'affaire n'était pas assez friande pour tenter le maréchal d'Huxelles ni pour lui donner de la jalousie, ravi qu'il fait de tirer son épingle du jeu pour fronder après tout à son aise avec son ami M. du Maine, qui ne demandait pas mieux qu'à voir faire au régent des choses qu'on pût justement lui reprocher, tandis qu'il lui cherchait des crimes dans les plus innocentes, même dans les plus utiles. Huxelles approuva et mit le régent fort à l'aise.

Saint-Contest était l'homme qu'il lui fallait pour ne chercher qu'à lui plaire et ne regarder à rien par delà. Il avait de la capacité et de l'esprit, infiniment de liant, et sous un extérieur lourd, épais, grossier et simple, beaucoup de finesse et d'adresse, une oreille qui entendait à demi-mot, un désir de plaire au-dessus de tout qui ne laissa rien à souhaiter au régent ni au duc de Lorraine dans tout le cours de cette affaire, qui ne fut pas long.

Lorsqu'elle fut bien avancée, M. le duc d'Orléans, à qui il en rendait souvent compte, songea à s'assurer des principaux du conseil de régence. Les princes du sang, avides pour eux-mêmes, et d'ailleurs n'entendant rien et ne sachant rien, n'étaient pas pour lui résister; les bâtards pincés de si frais et qui craignaient pis, encore moins, outre la raison qui vient d'être touchée sur le duc du Maine; le garde des sceaux, à peine en place, ne songeait qu'à s'y conserver; le maréchal de Villeroy, qui aurait eu là de quoi exercer dignement son amertume, était tenu de court dans cette affaire par son beau-frère le grand écuyer, devant lequel de sa vie il n'avait osé branler. Tallard, son protégé, était d'ailleurs tenu aussi de court par les Rohan, soumis à Mme de Remiremont et à Mme d'Espinay. Le duc de Noailles et son ami d'Effiat n'avaient garde de résister quand il ne s'agissait ni du parlement ni de la robe. Le matamore Villars était toujours souple comme un gant. Le maréchal d'Estrées sentait, savait, lâchait quelque demi-mot mais mourait de peur de déplaire, et se dédommageait, ainsi que le maréchal d'Huxelles, en blâmant, tout bas ce qui se faisait aux uns et aux autres, à quoi ils n'avaient pas la force de contredire le régent. La différence était qu'Estrées était fâché du mal sincèrement et en honnête homme; Huxelles, au contraire, pour s'en donner l'honneur, verser son fiel, et quand les choses ne touchaient ni à son personnel ni à ses vues, était ravi des fautes et en riait sous cape, comme il fit en cette occasion, ainsi que M. du Maine. D'Antin était trop bas courtisan et trop mal en selle auprès du régent pour oser souffler. Pour la queue du conseil, elle n'osait donner le moindre signe de vie, sinon Torcy, quelquefois pressé de lumière et de probité, mais si rarement et avec tant de circonspection, que cela passait de bien loin la modestie.

M. le duc d'Orléans, qui n'avait pas oublié mon aventure avec lui au conseil et la convention qui l'avait suivie, que j'ai racontée (t. XIV, p. 187) et qui se douta que je ne serais pas aisé à persuader sur ce traité, m'en parla à trois ou quatre diverses fois avec grande affection. Je lui représentai ce que je viens d'expliquer tant sur le démembrement des parties considérables de la Champagne, que sur le traitement d'Altesse Royale. Je le fis souvenir qu'outre que M. de Lorraine était sans aucun prétexte d'avoir à le ménager pour quoi que ce fût dans la situation particulière où il était, ni dans celle où l'Europe se trouvait alors, même où elle pût être dans la suite; il n'y avait pas si longtemps que les traités de paix d'Utrecht et de Bade avaient passé l'éponge sur toutes ces prétentions et ces dédommagements tant demandés, si appuyés de l'empereur, et toujours si constamment refusés; qu'il ne pouvait l'avoir oublié, et que je ne comprenais point comment il osait les faire renaître, les réaliser de sa pure et personnelle grâce, les faire monter au delà même de toute espérance, comme lorsque, avant les derniers traités de paix générale, les prétentions bonnes ou mauvaises subsistaient en leur entier; s'exposer à faire de son chef un présent, et aussi considérable, purement gratuit, dépouillé de toute cause, raison et prétexte, à un prince son beau-frère, sans force, sans considération, sans la plus légère apparence de droit; abuser de sa régence aux dépens de l'État qui lui était confié pendant la minorité d'un roi qui pourrait un jour lui en demander compte et raison, et qui ne manquerait pas de gens autour de lui qui l'y exciteraient; qu'à l'égard de l'Altesse Royale, dont je lui démêlai le vrai des fausses apparences dont M. de Lorraine l'embrouillait à dessein, que je comprenais aussi peu qu'il voulût avilir la majesté de la couronne, qui ne lui était pas moins confiée que l'État, et la prostituer sans cause, raison ni prétexte quelconque, que de sa bonne volonté de gratifier son beau-frère, en la dégradant, et en même temps la sienne propre, celle de Mme sa soeur et la supériorité des princes du sang sur M. de Lorraine, en lui donnant de sa pleine et unique grâce un traitement si supérieur à celui des princes du sang, et traitement, de plus, qui ne pouvait leur être donné. J'allai jusqu'à lui dire qu'il y avait en lui un aveuglement qui tenait du prestige de préférer de si loin un petit prince totalement inutile et sans la moindre apparence de droit, de maison fatale à la sienne tant et toutes les fois qu'elle l'a pu, et personnellement ennemie, à preuves signalées, et qui depuis ne respirait toujours que la cour de Vienne, le préférer, dis-je, et de si loin, à l'État et à la majesté de la couronne, dont lui était dépositaire, au roi, à soi-même et à sa propre maison; de hasarder les reproches que le roi lui en pourrait faire un jour, et s'exposer au qu'en-dira-t-on public dans un temps où il voyait tant de fermentation contre lui et contre son gouvernement. J'ajoutai, sur l'Altesse Royale, qu'il verrait naître la même prétention, sur cet exemple, des princes qui n'y avaient pas encore pensé, et qu'il se trouverait peut-être, par leur position et par les conjonctures, également embarrassé de satisfaire et de mécontenter.

Ces remontrances, que j'abrège, ne produisirent que de l'embarras et de la tristesse dans son esprit. S'il ne m'avait pas caché le voyage jusqu'au moment qu'il fut consenti et prêt à entreprendre, car le secret en fut généralement observé, et M. de Lorraine en avait bien ses raisons, j'aurais fait de mon mieux pour le détourner, au moins pour y faire mettre la condition expresse qu'il ne s'y ferait aucune sorte de demande, beaucoup moins de traité, et je pense bien aussi que M. le duc d'Orléans ne se douta d'aucune proposition que lorsque, après l'arrivée, elles lui furent faites. Il fit quelques tours la tête basse, et rompit après le silence en me disant qu'il voulait que Saint-Contest vînt chez moi me rapporter l'affaire, que je la trouverais peut-être autre que je ne pensais, et que c'était une complaisance que je ne pouvais lui refuser. Je ne le pus en effet, et tout aussitôt après que j'y eus consenti il me parla d'autre chose.

Saint-Contest était fort de mes amis; son père et son grand-père maternel, doyen du parlement, avaient toujours été fort, attachés à mon père. Saint-Contest vint chez moi, rendez-vous pris. Il y passa depuis la sortie du dîner jusque dans le soir fort tard. Il y déploya tout son bien-dire en homme qui voulait plaire à M. le duc d'Orléans et lui valoir ma conquête. Tout fut détaillé, expliqué, discuté, et le plus ou moins de valeur, et d'autres conséquences de ce qu'on donnait en Champagne à incorporer pour toujours à la Lorraine en toute souveraineté. Je n'eus pas peine à reconnaître qu'il avait ordre de ne rien oublier pour me gagner, et qu'en effet il y mit aussi tous ses talents. Mais son esprit, son adresse, son accortise, ses ambages et ses finesses y échouèrent au point qu'après avoir bien tout dit et répété de part et d'autre, moi avec plus d'étendue et de force que ce que je viens d'exposer, il ne put me donner aucune sorte de raison du démembrement en Champagne, ni du traitement d'Altesse Royale, autre que la qualité de beau-frère de M. le duc d'Orléans, qui se trouvait régent et en état, par conséquent, de lui faire ces grâces. Il sourit à la fin, et par un dernier effort, espérant peut-être m'embarrasser, et par là venir à me réduire, il me demanda franchement ce que, je voulais donc qu'il dît à M. le duc d'Orléans de notre conférence. « Tout ce que je viens de vous dire, répondis-je, que je ne suis ni si hardi ni si prodigue que lui à donner pour rien l'honneur du roi et la substance de l'État, qui lui en demandera compte; que c'est à lui à voir ce qu'il répondra lors, et en attendant comment il soutiendra le cri public et les discours de toute l'Europe; que moi, plus timide et plus Français, plus jaloux de l'intégrité de l'État et de la majesté royale, il ne me serait pas reproché d'avoir consenti à un traité qui attaquait l'un et l'autre de gaieté de coeur, unique par ses fondements en faveur du prince du monde qui, à toutes sortes de titres, en méritait moins les grâces; que je m'y opposerais de toutes mes forces et de toutes mes raisons, quoique parfaitement convaincu que ce serait en vain, mais uniquement pour l'acquit de ma conscience et de mon honneur, que j'y croirais autrement fortement engagés l'un et l'autre. » Saint-Contest, effrayé de ma fermeté, me demanda si je voulais sérieusement qu'il rapportât fidèlement au régent tout ce que je venais de lui dire. Je l'assurai qu'il le pouvait, et que j'avais dit pis encore à M. le duc d'Orléans.

Saint-Contest s'en alla fort consterné et rendit compte à M. le duc d'Orléans de notre conférence. M. le duc d'Orléans m'envoya chercher, et fit encore des efforts pour gagner au moins ma complaisance. Voyant qu'il n'y pouvait réussir, il me pria à la fin de ne me point trouver au conseil de régence, lorsque Saint-Contest y apporterait ce traité. Je le lui promis avec grand soulagement, car mon avis ne l'aurait pas empêché de passer, et aurait fait du bruit et grand'peine à M. le duc d'Orléans. Pareille chose m'arriva lorsque le régent eut la faiblesse d'accorder le traitement égal de Majesté au roi de Danemark, et de Hautes Puissances aux États généraux. Il ne put le gagner, ni moi l'empêcher, et je m'absentai du conseil de régence le jour que M. le duc d'Orléans y fit passer cette dégradation de la couronne de France. Il m'avertit deux jours auparavant. Je me fis excuser par La Vrillière à ce conseil et même au suivant, comme incommodé, pour, qu'il n'y parût pas d'affectation, et je mis le régent fort à l'aise. Le traité passa au conseil, au rapport de Saint-Contest, sans la plus légère contradiction, quoique sans l'approbation de personne, où mon absence ne laissa pas d'être doucement remarquée.

Le parlement, devenu si épineux et bientôt après, si fougueux, l'enregistra tout de suite le 7 avril sans la moindre ombre de difficulté. Il blessait fort le roi et l'État; mais il ne touchait ni à la bourse, ni aux chimères, ni aux prétentions de ces prétendus tuteurs de nos rois mineurs, et protecteurs du royaume et de ses peuples.

M. de Lorraine, ravi d'aise d'avoir obtenu par-dessus même ses espérances, ne voulut point partir avant l'enregistrement fait au parlement. Mais l'affaire ainsi entièrement consommée, il ne songea plus qu'à s'en aller. Sûre de l'enregistrement dès la veille, Mme la duchesse de Lorraine fut aux Tuileries prendre congé du roi, qui le lendemain vint au Palais-Royal lui souhaiter un bon voyage. Elle fut ensuite dire adieu à Mme la duchesse de Berry à Luxembourg, qui le même soir vint au Palais-Royal l'embrasser encore. Le lendemain 8 avril elle partit avec le duc de Lorraine, qui eut de quoi être bien content et se bien moquer de nous.

Il ne laissa pas d'être bien singulièrement étrange que le duc de Lorraine, sous le ridicule incognito de comte de Blamont, soit venu à Paris, y soit demeuré près de deux mois, logé et défrayé de tout au Palais-Royal, y ait paru aux spectacles, au Cours, dans tous les lieux publics, ait été voir Versailles et Marly, ait visité la reine d'Angleterre à Saint-Germain, ait paru publiquement partout, ait reçu plusieurs fêtes, et que le roi étant dans les Tuileries pendant ces deux mois, ce beau comte de Blamont ne l'ait pas vu une seule fois, ni pas un prince, ni une princesse du sang; que cette audace ait été soufferte, dont l'insolence s'est fait d'autant plus remarquer, que Mme la duchesse de Lorraine a rempli et reçu tous les devoirs de son rang, parce qu'il était tout certain, comme petite-fille de France; il ne le fut pas moins qu'il n'y ait pas été seulement question de son hommage de Bar au roi, qui de son règne ne l'avait pas encore reçu. Mais il sembla être arrêté que tout ce voyage serait uniquement consacré à la honte et au grand dommage du roi et du royaume.

Le concours fut grand au Palais-Royal pendant ce voyage; on en crut faire sa cour au régent. M. de Lorraine voyait le monde debout chez Mme la duchesse de Lorraine. Peu de gens allèrent chez lui, et encore sur la fin. C'est où je ne mis pas le pied: j'allai seulement deux fois chez Mme la duchesse de Lorraine; je crus avec cela avoir rempli tout devoir. J'ai voulu couler à fond tout ce voyage de suite, pour n'avoir pas à en interrompre souvent d'autres matières. Je n'y ajouterai que peu de choses nécessaires avant que de reprendre le fil de celles que ce récit a interrompues.

M. le duc d'Orléans ne fut pas longtemps à attendre un des effets de ce qu'il avait accordé, que je lui avais prédits. Le grand-duc [de Toscane], gendre de Gaston, et Mme la grande-duchesse, petite-fille de France, vivante, dont il avait des enfants, se crut avec raison au même droit que M. de Lorraine. Il était plus considérable que lui par l'étendue, la richesse, la position de ses États; il avait toujours été attaché à la France; il en avait donné au feu roi dans tous les temps toutes les preuves que sa sagesse et la politique lui pouvait permettre, et, quoique sa maison ne pût égaler celle de Lorraine, elle avait eu l'honneur au-dessus d'elle de donner deux reines à la France, de la dernière desquelles la branche régnante est issue, et d'avoir les plus proches alliances avec la maison d'Autriche et la plupart des premiers princes de l'Europe, tandis que la reine Louise, fille d'un particulier cadet de Lorraine, n'avait été ni pu être épousée par Henri III que par amour et n'avait jamais eu d'enfants. Le grand-duc fit donc instance pour obtenir aussi le traitement d'Altesse Royale, et il n'y eut pas jusqu'au duc de Holstein-Gottorp qui ne se mît à la prétendre, fondé sur sa proche alliance avec les trois couronnes du nord. Mais ces princes n'avaient pas auprès du régent les mêmes accès du duc de Lorraine aussi ne purent-ils réussir.

Je ne puis, à propos de ce voyage à Paris de M. et de Mme de Lorraine, omettre une bagatelle, parce qu'elle ne laisse pas de montrer de plus en plus le caractère de M. le duc d'Orléans. Un jour que Mme la duchesse d'Orléans était allée à Montmartre, qu'elle quitta bientôt après, me promenant seul avec M. le duc d'Orléans, dans le petit jardin du Palais-Royal, à parler d'affaires assez longtemps et qui n'étaient point du traité de Lorraine, il s'interrompit tout à coup, et se tournant à moi: « Je vais, me dit-il, vous apprendre une chose qui vous fera plaisir. » De là il me conta qu'il était las de la vie qu'il menait; que son âge ni ses besoins ne la demandaient plus, et force choses de cette sorte; qu'il était résolu de rompre ses soirées, de lés passer honnêtement, et plus sobrement et convenablement, quelquefois chez lui, souvent chez Mme la duchesse d'Orléans; que sa santé y gagnerait, et lui du temps pour les affaires, mais qu'il ne ferait ce changement qu'après le départ de M. et de Mme de Lorraine qui serait incessamment, parce qu'il crèverait d'ennui de souper tous les soirs chez Mme la duchesse d'Orléans avec eux et avec une troupe de femmes; mais que, dès qu'ils seraient partis, je pouvais compter qu'il n'y aurait plus de soupers de roués et de putains, ce furent ses propres termes, et qu'il allait mener une vie sage, raisonnable et convenable à son âge et à ce qu'il était.

J'avoue que je me sentis ravi dans mon extrême surprise par le vif intérêt que je prenais en lui. Je le lui témoignai avec effusion de coeur en le remerciant de cette confidence. Je lui dis qu'il savait que depuis bien longtemps je ne lui parlais plus de l'indécence de sa vie ni du temps qu'il y perdait, parce que j'avais reconnu que j'y perdais le mien; que je désespérais depuis longtemps qu'il pût changer de conduite; que j'en avais une grande douleur; qu'il ne pouvait ignorer à quel point je Pavais toujours désiré par tout ce qui s'était passé entre lui et moi là-dessus à bien des reprises, et qu'il pouvait juger de la surprise et de la joie qu'il me donnait. Il m'assura de plus en plus que sa résolution était bien prise, et là-dessus je pris congé parce que l'heure de sa soirée arrivait.

Dès le lendemain je sus par gens à qui les roués venaient de le conter, que M. le duc d'Orléans ne fut pas plutôt à table avec eux qu'il se mit à rire, à s'applaudir et à leur dire qu'il venait de m'en donner d'une bonne où j'avais donné tout de mon long. Il leur fit le récit de notre conversation, dont la joie et l'applaudissement furent merveilleux. C'est la seule fois qu'il se soit diverti à mes dépens, pour ne pas dire aux siens, dans une matière où la bourde qu'il me donna, que j'eus la sottise de gober par une joie subite qui m'ôta la réflexion, me faisait honneur et ne lui en faisait guère. Je ne voulus pas lui donner le plaisir de lui dire que je savais sa plaisanterie ni de le faire souvenir de ce qu'il m'avait dit : aussi n'osa-t-il m'en parler.

Je n'ai jamais démêlé quelle fantaisie lui avait pris de me tenir ce langage pour en aller faire le conte, à moi qui depuis des années ne lui avais pas ouvert la bouche de la vie qu'il menait, dont aussi il se gardait bien de me rien dire ni de rien qui y eût trait. Bien est-il vrai que quelquefois étant seul avec ses valets confidents, il lui est assez rarement échappé quelque plainte, mais jamais devant d'autres, que je le malmenais et lui parlais durement, cela en gros, en deux mots, sans y rien ajouter d'aigre ni que j'eusse tort avec lui. Il disait vrai aussi: quelquefois, quand j'étais poussé à bout sur des déraisons ou des fautes essentielles, en affaires et en choses importantes, qui regardaient ou lui ou l'État, et qu'après encore être convenus par bonnes raisons de quelque chose d'important à éviter ou à faire, lui très persuadé et résolu, sa faiblesse ou sa facilité me tournaient dans la main et lui arrachaient tout le contraire, que lui-même sentait comme moi tel qu'il était, et c'est une des choses qui m'a le plus cruellement exercé avec lui; mais la niche qu'il me faisait volontiers plus tète à tête que devant des tiers, et dont ma vivacité était toujours la dupe, c'était d'interrompre tout à coup un raisonnement important par un sproposito de bouffonnerie. Je n'y tenais point, la colère me prenait quelquefois jusqu'à vouloir m'en aller. Je lui disais que, s'il voulait plaisanter, je plaisanterais tant qu'il voudrait, mais que de mêler les choses les plus sérieuses de parties de main, de bouffonneries, cela était insupportable. Il riait de tout son coeur, et d'autant plus que cela n'étant pas rare, et moi en devant être en garde, je n'y étais jamais et que j'avais dépit et de la chose et de m'en laisser surprendre; et puis il reprenait ce que nous traitions. Il faut bien que les princes se délassent et badinent quelquefois avec ceux qu'ils veulent bien traiter d'amis. Il me connaissait bien tel aussi, et quoiqu'il ne fût pas toujours content de ce qu'il appelait en ces moments dureté en moi, et que sa faiblesse, qui le faisait quelquefois cacher de moi sur des choses qu'il sentait bien que je combattrais, l'entraînât trop souvent, il ne laissait pas d'avoir pour moi toute l'amitié, l'estime, la confiance dont il était capable, qui surnageait toujours aux nuages qui s'élevaient quelquefois et aux manèges et aux attaques de ceux de sa plus grande faveur, comme l'abbé Dubois, Noailles, Canillac et d'autres de ses plus familiers. Ses disparates avec moi, qui étaient très rares et toujours avec grande considération, étaient froid, bouderie, silence. Cela était toujours très court. Il n'y tenait pas lui-même; je m'en apercevais dans le moment; je lui demandais librement à qui il en avait et quelle friponnerie on lui avait dite; il m'avouait la chose avec amitié et il en avait honte, et je me séparais d'avec lui toujours mieux que jamais.

Le hasard m'apprit un jour ce qu'il pensait de moi le plus au naturel. Je le dirai ici, pour sortir une fois pour toutes de ces bagatelles. M. le duc d'Orléans, retournant une après-dînée du conseil de régence des Tuileries au Palais-Royal, avec M. le duc de Chartres et le bailli de Conflans, lors premier gentilhomme de sa chambre, seul en tiers avec eux, se mit à parler de moi dès la cour des Tuileries, fit à M. son fils un éloge de moi tel que je ne l'ose rapporter. Je ne sais plus ce qui s'était passé au conseil ni ce qui y donna lieu. Ce que je dirai seulement, c'est qu'il insista sur son bonheur d'avoir un ami en moi aussi fidèle, aussi constant dans tous les temps, aussi utile que je lui étais et lui avais été en tous, aussi sûr, aussi vrai, aussi désintéressé, aussi ferme, tel qu'il ne s'en trouvait point de pareil, sur qui il avait pu compter dans tous les temps, qui lui avait rendu les plus grands services, et qui lui parlait vrai, droit et franc sur tout, et sans intérêt. Cet éloge dura jusqu'à ce qu'ils missent pied à terre au Palais-Royal, disant à M. son fils qu'il voulait lui apprendre à me connaître, et le bonheur et l'appui, car tout ce qui est rapporté ici fut exactement ses termes, qu'il avait toujours trouvés dans mon amitié et dans mes conseils. Le bailli de Conflans, étonné lui-même de cette abondance, me la rendit le surlendemain sous le secret, et j'avoue que je n'ai pu l'oublier. Aussi est-il vrai que, quoi qu'on ait pu faire, et jusqu'à moi-même, par dégoût et dépit quelquefois de ce que je voyais mal faire, il est toujours revenu à moi, et presque toujours le premier, avec honte, amitié, confiance, et ne s'est jamais trouvé en aucun embarras, qu'il ne m'ait recherché, ouvert son coeur, et consulté de tout avec moi, sans néanmoins m'en avoir cru toujours, détourné après par d'autres. Cela n'arrivait pourtant pas bien souvent, et c'est après où il était honteux et embarrassé avec moi, et où quelquefois je m'échappais un peu avec lui, quand il se trouvait mal de s'être laissé aller à des avis postérieurs différents du mien: on l'a vu souvent ici, et la suite le montrera encore.

Il n'était pas pour se contenter d'une maîtresse. Il fallait de la variété pour piquer son goût. Je n'avais non plus de commerce avec elles qu'avec ses roués. Jamais il ne m'en parlait, ni moi à lui. J'ignorais presque toujours leurs aventures. Ces roués et des valets s'empressaient de lui en présenter, et dans le nombre il se prenait toujours de quelqu'une. Mme de Sabran (Foix-Rabat par elle), et de qui j'ai parlé, lorsque sa mère eut besoin pour ses affaires de paraître quelques moments à la cour, s'était échappée d'elle pour épouser un homme d'un grand nom mais sans biens et sans mérite qui la mît en liberté. Il n'y avait rien de si beau qu'elle, de plus régulier, de plus agréable, de plus touchant, de plus grand air et du plus noble, sans aucune affectation. L'air et les manières simples et naturelles, laissant penser qu'elle ignorait sa beauté et sa taille, qui était grande et la plus belle du monde, et quand il lui plaisait, modeste à tromper. Avec beaucoup d'esprit, elle était insinuante, plaisante, robine, débauchée, point méchante, charmante surtout à table. En un mot elle avait tout ce qu'il fallait à M. le duc d'Orléans, dont elle devint bientôt la maîtresse, sans préjudice des autres.

Comme elle ni son mari n'avaient rien, tout leur fut bon, et si ne firent-ils pas grande fortune. Montigny, frère de Turmenies, un des gardes du trésor royal, était un des chambellans de M. le duc d'Orléans, à six mille livres d'appointements, qui le fit son premier maître d'hôtel à la mort de Matharel qui l'était. Mme de Sabran trouva que six mille livres de rente étaient toujours bonnes à prendre pour son mari, dont elle faisait si peu de cas, qu'en parlant de lui elle ne l'appelait que son mâtin. M. le duc d'Orléans lui donna la charge qu'il paya à Montigny. C'est elle qui, soupant avec M. le duc d'Orléans et ses roués, lui dit fort plaisamment que les princes et les laquais avaient été faits de la même pâte, que Dieu avait dans la création séparée de celle dont il avait tiré tous les autres hommes.

Toutes ses maîtresses, en même temps, avaient chacune leur tour. Ce qu'il y avait d'heureux, c'est qu'elles pouvaient fort peu de chose et n'avaient part en aucun secret d'affaires, mais tiraient de l'argent, encore assez médiocrement; le régent s'en amusait et en faisait le cas qu'il en devait faire. Retournons maintenant d'où le voyage de M. et de Mme de Lorraine et ces bagatelles nous ont détournés.

CHAPITRE XII. §

Mouvement du parlement à l'occasion d'arrêts du conseil sur les billets d'État et les monnaies. — Lettres de cachet à des Bretons. — Députation et conduite du parlement de Bretagne. — Breteuil intendant de Limoges. — Conférence du cardinal de Noailles avec le garde des sceaux chez moi, dont je suis peu content. — Sommes données par le régent aux abbayes de la Trappe et de Septfonts. — Ma conduite à cet égard avec le duc de Noailles et avec M. de Septfonts, avec qui je lie une étroite amitié. — Mariage de Maurepas avec la fille de La Vrillière. — Mort de Fagon, premier médecin du feu roi. — Mort et dispositions de l'abbé d'Estrées. — Conversion admirable de la marquise de Créqui. — Cambrai donné au cardinal de La Trémoille, et Bayeux à l'abbé de Lorraine. — Promotion et confusion militaire. — J'obtiens un régiment pour le marquis de Saint-Simon; qui meurt trois mois après; puis pour son frère. — Broglio l'aîné; son caractère. — Il engage le régent à un projet impossible de casernes et de magasins, et à l'augmentation de la paye des troupes. — Sagesse de l'administration de Louvois. — Les chefs des conseils mis dans celui de régence sans perdre leurs places dans les leurs. — Survivances du gouvernement de Bayonne, etc., et du régiment des gardes, accordées au fils aîné du duc de Guiche, et autres grâces faites à Rion, Maupertuis, La Chaise, Heudicourt. — Nouvelles étrangères. — Légèreté du cardinal de Polignac, qui tâche inutilement de se justifier au régent de beaucoup de choses. — Désordre des heures d'Argenson. — Law et lui font seuls toute la finance. — Il obtient le tabouret pour sa femme, à l'instar de la chancelière, premier exemple dont Chauvelin profita depuis. — Mort de Menars, président à mortier. — Maupeou, aujourd'hui premier président, a sa charge. — Querelles domestiques du parlement suspendues par des considérations plus vastes. — Beaufrémont, de concert avec ceux qui usurpaient le nom collectif de noblesse, insulte impunément les maréchaux de France, qui en essuient l'entière et publique mortification. — Caractère de Baufremont, qui se moque après et aussi publiquement de M. le Duc, et aussi impunément. — Catastrophe de Monasterol. — Mort de La Hire et de l'abbé Abeille. — Mort de Poirier, premier médecin du roi. — Dodart mis en sa place. — Prudente conduite du régent en cette occasion. — Caractère de Dodart et de son père. — Caractère et infamie de Chirac.

Le samedi 12 février, il fut résolu au conseil de régence de faire recevoir à la monnaie les vieilles espèces et matières d'or et d'argent, et d'en prendre un sixième porté en billets d'État, dans l'espérance de remettre beaucoup d'argent dans le commerce, et de moins de perte sur les billets en faveur de qui s'en voulait défaire. On publia le lendemain deux arrêts du conseil sur la monnaie et sur les billets, qui perdirent moins dès le même jour, et presque aussitôt après, un troisième pour recevoir les louis d'or à dix-huit livres qui en valaient vingt-quatre, et au contraire les écus à quatre livres dix sous qui ne valaient que quatre livres. Ces arrêts donnèrent lieu au parlement de remuer. Il résolut des remontrances et les fit au roi le 21 février: le premier président ne dit que trois mots; il n'en fallait pas davantage pour commencer. Il y eut une autre assemblée le lendemain, qui se passa avec assez de chaleur et de bruit. On y fut mal content de la réponse vague du garde des sceaux, et la résolution y fut prise de se rassembler le premier vendredi de carême pour arrêter de nouvelles remontrances. Le premier président et les gens du roi vinrent en rendre compte au régent. Law fut l'objet de ce premier mouvement. L'assemblée projetée se tint au jour arrêté; on ne put s'y accorder il y eut trois différents avis. À la fin ils convinrent de nommer quatorze commissaires, dont sept de la grand'chambre, et un de chacune des cinq chambres des enquêtes et des deux des requêtes, pour examiner ce qu'il convenait à la compagnie de dire et de demander sur cette réponse vague du garde des sceaux aux premières remontrances.

Rochefort, président à mortier du parlement de Bretagne; Lambilly, conseiller du même parlement, et quelques gentilshommes du même pays qui s'assemblaient souvent et fort hautement chez ce président à Rennes, reçurent des lettres de cachet pour venir à Paris rendre compte de leur conduite. Il y arriva une députation du parlement de Bretagne chargée de remontrances au roi, sur le contenu desquelles ils disputèrent fort avec le garde des sceaux et envoyèrent un courrier à leur compagnie. Elle modéra les articles qui avaient causé l'envoi du courrier. Dans tout cet intervalle les gentilshommes bretons mandés et arrivés à Paris furent exilés. La conduite du parlement de Bretagne ayant paru plus respectueuse par la réforme de ses remontrances, le garde des sceaux se chargea de les porter au régent qui, ravi de trouver occasion de douceur, permit aux gentilshommes bretons exilés et au président et au conseiller mandés à Paris, qui y étaient toujours, de retourner chez eux, et il permit aux députés du parlement de Bretagne de faire la révérence au roi et de lui présenter les remontrances dont leur compagnie les avait chargés. Tout cela ne fut pas plutôt exécuté, que le parlement de Bretagne lit de nouvelles entreprises à propos des quatre sous pour livre qu'on avait remis sur les entrées, et que le président de Rochefort et le conseiller Lambilly, renvoyés à Rennes, à condition d'aller en arrivant voir le maréchal de Montesquiou, qui commandait en Bretagne, n'y voulurent pas mettre le pied. Après quelque peu de patience, en espérance de les y réduire, et eux plus fermes que jamais, ils furent exilés, le président à Auch, le conseiller à Tulle. Cinq semaines après, Brillac fit aussi des siennes. Il était premier président du parlement de Bretagne. Sa mauvaise conduite l'avait fait mander à Paris, où on le tenait exprès depuis quelque temps à se morfondre. Voyant que cela ne finissait point, il partit un beau jour et laissa une lettre pour le garde des sceaux, par laquelle il le priait de recevoir ses excuses et de les vouloir bien aussi porter à M. le duc d'Orléans de ce qu'il s'en allait à Rennes, où ses affaires domestiques l'appelaient, sans avoir pris congé. On lui dépêcha sur-le-champ une lettre de cachet par un courrier qui le rencontra à Dreux, d'où, suivant cet ordre, il prit le chemin d'une terre qu'il avait en Poitou. On ne sut ce qui le pressait de retourner en Bretagne, où il était également mal voulu et méprisé. Sa réputation avec de l'esprit et quelque capacité était plus qu'équivoque pour en parler modestement. Celle de sa femme ne l'était pas moins en autre genre. Elle était fort jolie, avait de l'esprit, beaucoup d'intrigue, et avait aspiré de parvenir à plaire au régent; je crois même qu'il en fut quelque chose, et rien de tout cela ne déplaisait à Brillac qui savait tirer parti de tout, et qui la laissa à Paris.

Breteuil, maître des requêtes, fils du conseiller d'État et neveu de l'introducteur des ambassadeurs, fut en ce temps-ci envoyé intendant de Limoges, une des moindres de toutes les intendances. Je le remarque ici parce qu'il y trouva sa fortune, comme on le verra en son lieu.

Le garde des sceaux ne fut pas longtemps sans me tenir parole sur la conférence que je lui avais demandée avec le cardinal de Noailles. Tous deux vinrent chez moi un soir à rendez-vous pris. Nous fûmes longtemps tous trois ensemble. On ne peut mieux dire ni mieux parler que fit le cardinal. À la politesse près, on ne peut rien dire de plus mal que furent les propos coupés et embarrassés du garde des sceaux. J'y mis du mien tout ce que je me crus permis pour réchauffer sa respectueuse glace; mais je vis clairement que le vieux levain prévalait, et qu'il ne se dépouillerait point de cette vieille peau jésuitique, l'aspect que la fortune lui avait fait revêtir sous le feu roi, et que ses fonctions de la police, c'est-à-dire de l'inquisition, avaient de plus en plus collée et encuirassée en lui. Tout ne se passa qu'honnêtement, et tout le fruit qui s'en put tirer fut que le cardinal sentit nettement à qui il avait affaire, et que je compris qu'il y aurait toujours à veiller et à être en garde contre ce magistrat dans tout ce qui regarderait les matières de Rome, le cardinal de Noailles et les jésuites et les croupiers des deux partis.

J'eus lieu d'être plus content de Law. Depuis que le duc de Noailles n'eut plus les finances, ce fut à Law à qui j'eus affaire pour la Trappe et pour Septfonts; il me facilita tout de la meilleure grâce du monde. Les payements coulèrent régulièrement. J'avais soin à chacun de faire la part de Septfonts, et j'eus celui de faire ensuite comprendre cette abbaye dans un supplément que j'obtins du régent pour la Trappe, qui, pour le dire tout de suite, eut en tout quarante mille écus, et Septfonts plus de quatre-vingt mille livres, ce qui sauva ces deux saintes maisons d'une ruine certaine et imminente, et les rétablit. Quelque mal et sans mesure que je fusse avec le duc de Noailles, je ne crus pas devoir oublier qu'il était le premier auteur de cette excellente oeuvre, et la part qu'il prenait en l'abbaye de Septfonts. Toutes les fois donc que je recevais un payement de Law, je tirais le duc de Noailles à part au premier conseil de régence. Je lui disais ce que je venais de recevoir, et le partage que j'en venais de faire. Il me remerciait, me faisait des révérences, et je ne lui parlais ni ne le saluais jusqu'au prochain payement. Ces colloques, quoique courts et rares, devinrent la surprise des spectateurs et la matière des spéculations. À la première fois on nous crut raccommodés. Dans la suite, on ne sut plus que penser. J'en riais et laissais raisonner. L'abbé de Septfonts se trouvait à Paris: c'était à lui que j'envoyais sa part. Il ne s'était pas douté du supplément de la Trappe. Il l'apprit par ce que je lui en envoyai: à quoi il ne s'attendait pas, et dont il fut fort touché. Ce commerce nous fit faire connaissance ensemble, qui bientôt devint une tendre et réciproque amitié. C'était un saint bien aimable. J'aurais trop de choses à en dire ici; elles se trouveront dans les Pièces à la suite de ce qui regarde M. de La Trappe.

Le chancelier de Pontchartrain fit le mariage de Maurepas, son petit-fils, avec la fille de La Vrillière, chez qui il logeait, et y apprenait son métier de secrétaire d'État. Il a bien dépassé son maître et bien profité des leçons de son grand-père, duquel il tient beaucoup. Il exerce encore aujourd'hui cette charge avec tout l'esprit l'agrément et, la capacité possible . Il est de plus ministre d'État. La louange pour lui serait bien médiocre, si je disais, qu'il est de bien loin le meilleur que le roi ait eu dans son conseil depuis la mort de M. le duc d'Orléans. Il a eu le bonheur de trouver une femme à souhait pour l'esprit, la conduite et l'union, et d'en faire le leur l'un et l'autre. Je ne puis plus trouver que ce leur soit un malheur de n'avoir point d'enfants.

Fagon, perdant sa charge de premier médecin, l'unique qui se perde à la mort du roi, s'était retiré au faubourg Saint-Victor, à Paris, dans un bel appartement au Jardin du Roi ou des simples et des plantes rares et médicinales, dont l'administration lui fut laissée. Il y vécut toujours très solitaire dans l'amusement continuel des sciences et des belles-lettres, et des choses de son métier, qu'il avait toujours beaucoup aimées. Il a été ici parlé de lui si souvent, qu'il n'y a rien à y ajouter, sinon qu'il mourut dans une grande piété et dans un grand âge pour une machine aussi contrefaite et aussi cacochyme qu'était la sienne, que son savoir et son incroyable sobriété avaient su conduire si loin, toujours dans le travail et dans l'étude. Il fut surprenant qu'à la liaison intime et l'entière confiance qui avait toujours été entre Mme de Maintenon et lui, qui l'avait fait premier médecin, et toujours soutenu sa faveur, ils ne se soient jamais vus depuis la mort du roi.

On a vu, t. IV, p. 209, le caractère de l'abbé d'Estrées, et il a été parlé de lui et de ses emplois en plusieurs autres endroits. Il jouissait d'une belle santé dans un âge à profiter longtemps de sa fortune et de l'archevêché de Cambrai, dont il attendait les bulles, lorsqu'il fut surpris d'une inflammation d'entrailles pour s'être opiniâtré à prendre, sans aucun besoin, des remèdes d'un empirique, par précaution, duquel il s'était entêté. Un mieux marqué le persuada si bien que son mal n'était rien, qu'il nous donna à plusieurs un grand et bon dîner; mais sur le point de se mettre à table avec nous, les douleurs le reprirent. Néanmoins il voulut nous voir dîner. Peu de moments après que le fruit fut servi, l'extrême changement de son visage nous pressa de le laisser en liberté de penser sérieusement à lui. Une heure après, le cardinal de Noailles, qui en fut averti, vint l'y disposer. Il eut peu de temps à se reconnaître, mais il en profita bien. Il fit son testament de ce dont il n'avait pas encore disposé, reçut ses sacrements le lendemain, et mourut la nuit suivante. Cette mort découvrit des dispositions secrètes, qui n'étaient pas nouvelles, dont son ambition et l'avidité des Noailles furent accusées. Le maréchal d'Estrées et ses soeurs furent très scandalisés de ces dispositions de leur frère à leur insu et à leur préjudice. Leur vanité aussi n'en fut pas moins offensée de sentir qu'il eût cru devoir acheter une protection, dont leur nom et leur considération ne devait pas avoir besoin, et dont l'alliance des Noailles, dont le maréchal d'Estrées avait épousé une, pouvait du moins exclure le payement. Le monde rit un peu de ce petit démêlé domestique, et les Noailles, qui empochèrent gros, en rirent encore plus; mais, en conservant leur proie, ils n'oublièrent rien pour apaiser ce bruit, et en assez peu de temps ils y parvinrent. Outre cent mille écus, dont les Noailles profitèrent, l'abbé d'Estrées donna quarante-cinq mille écus aux pauvres de ses abbayes, récompensa très bien ses domestiques, et fit présent de sa belle bibliothèque aux religieux de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, où il avait logé longtemps avec son oncle, le cardinal d'Estrées, qui en était abbé.

Cette mort opéra subitement une conversion éclatante, durable, et dont les bonnes oeuvres et la pénitence augmentèrent toujours avec une simplicité, une humilité, une aisance dans le peu de commerce qui fut conservé, une paix et une joie singulière parmi les plus grandes et les plus répugnantes austérités: ce fut [celle] de la marquise de Créqui, veuve sans enfants, fille du feu duc d'Aumont et de la sueur de M. de Louvois et du feu archevêque de Reims, qui l'avait enrichie et qu'on avait soupçonné de l'avoir aimée autrement qu'en oncle, auquel l'abbé d'Estrées avait parfaitement succédé. De la plus mondaine de toutes les femmes, la plus occupée de sa personne, de la parure, de toute espèce de commodités et de magnificence et passionnée du plus gros jeu, elle devint la plus retirée, la plus modeste, la plus prodigue aux pauvres et la plus avare pour elle-même; sans cesse en prières chez elle ou à l'église; assidue aux prisons, aux cachots, aux hôpitaux, dans les plus horribles fonctions à la nature, et y a heureusement persévéré jusqu'à sa mort, qui lui a laissé bien des années de pénitence.

Je fus fâché de la mort de l'abbé d'Estrées qui était de mes amis et qui, avec quelque ridicule et un peu de fatuité, avait de bonnes choses, de l'honneur, de la sûreté, de la droiture. M. le duc d'Orléans y perdit un vrai serviteur et me témoigna d'abord son embarras sur Cambrai. Je lui conseillai de trancher court pour se délivrer des demandeurs d'une si belle place, qui par sa situation ne se devait donner qu'avec beaucoup de choix. Je lui proposai tout de suite le cardinal de La Trémoille, sans que j'eusse la moindre connaissance avec lui. Je dis au régent qu'étant chargé des affaires du roi à Rome, sans biens par lui-même et panier percé de plus, il avait besoin de beaucoup de secours en pensions ou en bénéfices; que la richesse de celui-là suppléerait aux grâces qui coûteraient au roi; que son personnel était sans crainte et sans soupçon quand il résiderait à Cambrai, où il était apparent qu'il n'irait jamais, ainsi qu'il est arrivé. Le régent m'en crut et sur-le-champ le lui donna. Ce présent fit vaquer Bayeux qu'il avait. L'abbé de Lorraine avait depuis longtemps fort changé de vie. Il s'était fort attaché au cardinal de Noailles que M. le Grand aimait et respectait fort sans s'en être jamais contraint dans les derniers temps du feu roi. Le cardinal de Noailles désira qu'il eût Bayeux. M. et Aime de Lorraine en pressèrent M. le duc d'Orléans. Il le lui donna.

Le régent, qui faisait litière de ce qui ne lui coûtait rien et trop souvent encore de ce qui coûtait beaucoup, fit, en ce temps de paix, et au commencement de mars, une promotion de vingt-six lieutenants généraux et de trente-six maréchaux de camp. La confusion était déjà montée à tel point qu'il y eut quatre-vingts personnes qui se crurent à portée de demander l'agrément des régiments que la promotion des maréchaux de camp fit vaquer. J'eus celui de Sourches pour le marquis de Saint-Simon, que je tirai des gardes françaises, qui était déjà attaqué de la poitrine et qui mourut trois mois après, dont ce fut grand dommage, car il était plein d'honneur, de valeur, de volonté et d'application, avec une figure fort agréable, et il promettait beaucoup. J'eus à toute peine le régiment pour son frère, parce que c'était un enfant encore sous le fouet au collège.

M. le duc d'Orléans se laissa aller en même temps à deux projets pour les troupes dont il eut tout lieu de se repentir. L'aîné Broglio, gendre du feu chancelier Voysin, était un homme déshonoré sur la valeur, quoique devenu lieutenant-général et directeur d'infanterie par son beau-père, et déshonoré encore sur toutes sortes de chapitres. Méchant, impudent, parlant mal de tout le monde, quoique souvent cruellement corrigé, fort menteur, audacieux à merveilles, sans que les affronts qu'il avait essuyés eussent pu abaisser son air et son ton avantageux; avec cela beaucoup d'esprit et orné, grande opinion de soi et mépris des autres, avare au dernier excès, horriblement débauché et impie; se piquait de n'avoir point de religion; en faisait des leçons. Il parlait bien et le langage qu'il voulait tenir suivant ceux à qui il parlait et quand il lui plaisait; ne manquait pas d'agrément dans la conversation et de politesse. Son intrigue et ses moeurs l'introduisirent parmi les roués, où il s'insinua si bien par la hardiesse de ses discours qu'il devint bientôt de tous les soupers et des plus familiers. On a vu que ce nom était celui que M. le duc d'Orléans donnait aux débauchés de ses soirées. Il prit si bien dans le monde que personne ne les nommait plus autrement. Quand celui-ci se trouva assez bien ancré auprès du régent et de Mme la duchesse de Berry, qui soupait très souvent avec eux, pour oser aspirer plus haut, il imagina de se tourner vers l'importance et de s'ouvrir un chemin dans le cabinet du régent et dans les affaires.

Il conçut pour cela un dessein de remédier aux friponneries des routes, des étapes et des magasins des troupes, par un projet qui ressemblait tout à fait à celui de la comédie des Fâcheux de Molière et à l'avis qu'un de ces fâcheux y donne de mettre toutes les côtes en ports de mer. Broglio proposa par un mémoire d'obliger toutes les villes et autres communautés qui sont sur les passages ordinaires des troupes, de construire à leurs dépens des casernes pour les loger et des magasins fournis pour leur usage, moyennant quoi plus de routes, d'étapiers ni de magasiniers, et leurs friponneries, insignes en effet, coupées par la racine, ce qui donnerait, disait-il, un soulagement infini aux peuples, aux finances, aux troupes. Il sentit bien qu'il avait besoin de quelqu'un de poids pour faire passer un projet si absurde. La merveille fut qu'il sut si accortement courtiser et arraisonner Puységur qu'il l'infatua de son projet.

Puységur, pétri d'honneur, abhorrait toutes ces friponneries, qu'il avait vues sans cesse de ses yeux. Il a été parlé souvent de lui dans ces Mémoires. Il était extrêmement estimé pour sa vertu, sa valeur, sa capacité; très considéré de M. le duc d'Orléans qui, comme on l'a vu, l'avait mis comme un homme principal dans le conseil de guerre, et il est enfin, longtemps après, devenu maréchal de France avec l'acclamation publique.

Broglio, assuré d'un tel appui, proposa au régent son projet avec confiance et travailla plusieurs fois seul avec lui, et après avec Puységur en tiers. Il eut encore l'adresse de profiter de la défiance naturelle du régent, pour le détourner d'en parler au conseil de guerre, pour faire précipiter les ordres aux intendants des provinces pour une prompte exécution, et pour l'armer contre les représentations qu'il s'attendait bien qui lui viendraient de toutes parts, dès que ce projet serait connu. Il en coûta beaucoup en bâtiments aux villes et aux communautés, avant que les personnes employées dans les finances et dans le conseil de guerre, les plus accrédités intendants et beaucoup d'autres gens eussent pu dessiller les yeux au régent et fait abandonner une folie si ruineuse, qui tomba enfin après avoir bien fait du mal.

L'autre projet, pour lequel Broglio crut n'avoir pas besoin de second, ce fut l'augmentation de la paye des troupes telle qu'elle est aujourd'hui. Il en persuada la nécessité au régent par la grande augmentation du prix des choses les plus communes et les plus indispensables à leur subsistance, et qu'il s'en ferait adorer par une grâce si touchante, dont le bien-être le rendrait maître des coeurs de tous les soldats. Il se gardait bien de lui dire qu'on n'avait cessé de les maltraiter et de rogner sur elles depuis la mort du roi, comme sur la partie faible et indéfendue, quoique la force et la ressource de l'État, et qui était la source de l'autorité du roi et de la sûreté de toutes les autres parties de l'État. Il se garda bien aussi de représenter la sagesse de la manutention de Louvois, transmise par son exemple à ses successeurs jusqu'à Voysin exclusivement, qui avait fait sa cour et sa bourse d'une conduite qui avait été suivie depuis, et même de plus en plus appesantie.

Louvois dès lors sentait l'exiguïté de la paye des troupes et de celle des officiers. Il comprenait en même temps de quelles sommes la plus légère augmentation chargerait les finances. Pour éviter un si pesant inconvénient, et subvenir néanmoins raisonnablement à la nécessité des troupes, il les distribuait avec grande connaissance, suivant leurs besoins, en des lieux où le soldat gagnait sa vie et le cavalier se raccommodait, et, comme il en avait le dessein, il fermait les yeux à tout ce qui n'allait ni à pillage, désordre, ou manque de discipline, et les remettait ainsi pour du temps, de laisser à d'autres ces mêmes secours très effectifs quoique peu perceptibles. Il avait la même attention et les mêmes ménagements pour les officiers, qu'il rétablissait de même par les avantages des postes ou des quartiers d'hiver. C'est ce qu'il réglait lui-même et sans y paraître le moins du monde que par des ordres secrets aux intendants, etc. Il avait l'oeil attentif à une exécution précise: c'est à quoi ses bureaux dressés par lui-même suppléèrent après lui sous son fils et sous Chamillart ensuite, quoique peut-être avec moins d'équité et de désintéressement. C'est ce qui prit fin par l'ignorance, la rudesse, la dureté, l'avarice de Voysin, et la parade qu'il fit au feu roi, dans de si malheureux temps, de retrancher ce qu'il traita d'abus au profit de ses finances. C'était donc à cette sage et savante pratique de Louvois qu'il fallait revenir, au lieu de tirer et de grappiller incessamment sur les troupes dans le faux objet de soulager les finances à leurs dépens.

Personne n'eut loisir d'aviser le régent; il s'enivra du projet de Broglio, il n'en voulut partager l'honneur avec personne. La déclaration en parut subitement; elle surprit tout le monde. Les plaintes des non consultés du conseil de guerre et de ceux des finances, du terrible poids ordinaire dont cette augmentation les surchargeait, ne purent se faire entendre qu'après le coup porté de manière à ne pouvoir s'en dédire. Le régent alors sentit toute sa faute, et n'en recueillit pas la plus légère reconnaissance des troupes, qui regardèrent ce bienfait comme dû et de nécessité.

Quand il y aurait eu de bonnes raisons pour cette pesante augmentation de dépense, si M. le duc d'Orléans m'en avait parlé, comme il ne fit point, auparavant ni après, je crois par embarras, ni moi à lui, je lui aurais représenté que ce n'était pas à un régent à charger ainsi les finances fortement et pour toujours, mais à en représenter les raisons au roi, devenu non seulement majeur, mais en âge d'entendre et de se résoudre plus que ne le comporte l'âge précis de la majorité des rois, qui est encore assez longtemps mineure. Il sentit si bien l'inconvénient où il s'était laissé entraîner, que Broglio retomba tout à coup dans le néant dont il avait voulu s'élancer, et fut trop heureux de trouver, par la table et l'effronterie, à se raccrocher à l'état des roués qu'il avait voulu tâcher de laisser loin derrière lui, sans toutefois l'avoir quitté, et n'approcha plus du cabinet de M. le duc d'Orléans ni d'aucun particulier avec lui.

Ce prince mit incontinent après le maréchal de Villars dans le conseil de régence, sans quitter celui de guerre, pour le faire taire. Il était de mauvaise humeur de l'affaire de la liasse dont il a été parlé plus haut, et de quelques autres tracasseries qu'il avait essuyées dans le conseil de guerre. Il était piqué des deux résolutions prises sur les troupes, suggérées par Broglio, sans en avoir ouï parler. Il était secrètement d'avec ceux qui voulaient attaquer le régent d'une manière solide. Il ne contraignit donc pas ses propos sur la folie du projet des casernes et dés magasins, et sur le poids accablant pour les finances de l'augmentation de la paye. Tout en craignant de déplaire et n'osant résister à rien, la gourmette se lâchait aussi, et il parlait avec éloquence, force et une sorte d'autorité qui imposait au gros, et que le régent craignait. À peu de jours de là cet exemple obtint la même grâce, successivement, d'exemple en exemple, aux maréchaux d'Huxelles, puis d'Estrées, enfin à d'Antin aussi, sans perdre leurs places dans leurs conseils. Il ne put refuser à Mme la duchesse de Berry de payer à Rion le régiment de Berry-cavalerie, puis de le lui changer pour les dragons Dauphin. Il donna dix mille livres de pension à Maupertuis, qui avait été capitaine des mousquetaires gris, quoiqu'il eût le gouvernement de Saint-Quentin et la grand'croix de Saint-Louis. Il permit à Heudicourt de céder, par un très vilain marché, sa charge de grand louvetier à son fils. Il accorda à La Chaise la survivance de sa charge de capitaine de la porte pour son fils, qui ne vécut pas, dont le P. de La Chaise lui avait procuré trois cent mille livres de brevet de retenue, et quelques jours après au duc de Guiche les survivances pour son fils aîné du régiment des gardes et de ses gouvernements, au grand déplaisir de la duchesse de Guiche, qui n'en sut rien qu'après, et qui désirait la charge pour son second fils, qui était sa prédilection.

Ce fut ici le temps de l'arrivée de Londres à Paris de Chavigny, envoyé par l'abbé Dubois; du départ de Nancré pour Madrid; de la naissance, le derniers mars, à Madrid de l'infante M. A. Victoire, qui vint depuis à Paris comme future épouse du roi, qui fut le sujet de mon ambassade extraordinaire en Espagne, et qui a depuis épousé le prince du Brésil, avec qui elle vit aujourd'hui à Lisbonne, avec postérité, attendant la couronne de Portugal. C'est aussi le temps où arriva l'horrible catastrophe du czarowitz, si connue de tout le monde, toutes choses qui trouveront mieux qu'ici leur place parmi les affaires étrangères.

Le cardinal de Polignac, qui avait autrefois recommencé jusqu'à trois licences, sans en avoir pu achever aucune, et si ce n'était pas manque de science ni d'esprit, résolut enfin de passer de l'ordre de sous-diacre, où il était demeuré jusqu'alors, dans celui de prêtrise. Je ne sais s'il imagina que cette résolution, qu'il ne tint pas secrète, donnerait du poids à ses protestations, mais il demanda en même temps une audience au régent pour se justifier de beaucoup de choses dont il était plus que soupçonné et, dont à force d'esprit et de grâces, il espéra se bien tirer avec un prince aussi facile que l'était M. le duc d'Orléans. Ce cardinal était depuis longues années dans la plus étroite confiance de Mme la duchesse du Maine, et de M. du Maine par conséquent. Leurs cabinets lui étaient de tout ce temps-là ouverts à toute heure: il était sur le pied avec eux qu'ils ne faisaient rien sans son conseil. Son frère, qui était un imbécile, qu'il gouvernait, venait de sortir de prison pour cette requête en faveur des bâtards, que lui sixième avait présentée au parlement, et qui n'avait pas été faite sans M. et Mme du Maine et sans le cardinal. On peut juger quelle put être sa justification à tout ce qui se brassait, et qu'on n'apercevait pourtant que fort imparfaitement encore, mais assez pour qu'avec le passé le régent sût à quoi s'en tenir avec M. et Mme du Maine, et par conséquent avec lui, qui, depuis, ne cessa de s'enfoncer de plus en plus en leurs criminelles et pernicieuses menées.

Argenson, avec les finances et les sceaux, ne se contraignit point sur ses heures. La place de la police, devenue entre ses mains une véritable inquisition universelle, l'avait accoutumé à travailler sans règle à toutes sortes d'heures du jour et de la nuit, où il était fort souvent réveillé; il ne tint point de table ni d'audiences, ce qui embarrassa fort tout ce qui eut affaire à lui. Les magistrats des finances, les financiers et ses commis ne le furent pas moins. Il leur donnait le plus souvent les heures de la nuit une, deux, trois heures du matin étaient celles qu'il leur donnait le plus souvent; j'en ai vu Fagon désolé bien des fois. M. de La Rochefoucauld, qu'il se piquait de considérer par l'ancien respect de la province, il lui donna une audience à deux heures après minuit. Il prit la coutume, qu'il garda toujours, de dîner dans son carrosse, allant de chez lui, près les Grands-Jésuites, au conseil aux Tuileries, ou travailler l'après-midi au Palais-Royal. Il était depuis longtemps ami intime de Mme de Veni, prieure perpétuelle de la Madeleine de Traisnel, au faubourg Saint-Antoine. Il y avait un appartement au dehors; il avait valu beaucoup à cette maison. Il y couchait souvent étant lieutenant de police. En changeant de place, il ne changea point de coutume à cet égard; dès qu'il avait quelques moments, il y courait, il y couchait tant qu'il pouvait: il lui est arrivé plus d'une fois d'y oublier les sceaux, et d'être obligé de les y aller chercher. Cela lui faisait perdre beaucoup de temps; ce qui, joint à la difficulté de le voir et de lui parler, causa de grands murmures. Si j'avais pu deviner cette conduite avant qu'il eût changé de place, je lui en aurais bien dit mon avis d'avance; mais devenu ce qu'il était, il n'était plus temps. Lui et Law faisaient seuls les finances.

Ils travaillaient souvent avec le régent, presque jamais tous deux ensemble avec lui et d'ordinaire tête à tête, d'où les résolutions et les expéditions suivaient sans autre forme ni consultation. Le duc de La Force, à qui le vain nom de président du conseil des finances et de celui du commerce avait été donné lorsque le duc de Noailles le quitta, n'eut plus de département. Le conseil des finances n'avait plus guère d'occupation, et le conseil de régence du samedi après dîner, l'un des deux qui étaient destinés aux affaires de finances, cessa de s'assembler, faute de matières.

Dans cette première nouveauté de faveur, Argenson en voulut profiter pour obtenir pour sa femme, soeur de Caumartin, le tabouret, à l'instar de la chancelière. On a vu comment Mme Séguier l'obtint, à quelles conditions et qu'elles sont toujours les mêmes. Depuis cet événement il n'y avait eu qu'un seul garde des sceaux marié.

C'était le second chancelier Aligre, qui les eut deux ans, à la mort du chancelier Séguier, pendant lesquels il n'y eut point de chancelier, et au bout desquels il le devint lui-même . Dans cet intervalle ni trace ni vestige quelconque que sa femme ait eu le tabouret, dont les preuves ne manqueraient pas dans la mémoire de main en main ni par écrit sur les registres, si elle l'avait eu. Aligre apparemment n'osa tenter une extension si nouvelle. Il songeait fort à être chancelier. Il avait le pied à l'étrier pour l'être. Il aima mieux apparemment attendre qu'il le frit que de s'exposer à un refus de prétention nouvelle, ou même de mettre un nuage à ses vues si apparentes et si prochaines, par un empressement mal à propos pour ce que l'office de chancelier ferait de soi-même.

Argenson, qui se voyait sur la tête un chancelier bien qu'exilé, plus jeune que lui de beaucoup, n'avait pas la même espérance, et n'eut pas aussi le ménagement d'Aligre. Il voulut profiter de la facilité du régent et de son agréable et importante situation auprès de lui, dans une primeur encore toute radieuse. Il lui représenta l'entière similitude extérieure du chancelier et du garde des sceaux; qu'il suivait de là qu'elle devait être pareille entre leurs femmes, et obtint ainsi le tabouret pour sa femme, qui en prit deux jours après possession aux mêmes conditions que la chancelière.

C'est le premier exemple de cette nouveauté, qui a servi de règle pour donner de même le tabouret longtemps depuis à la femme du garde des sceaux Chauvelin, qui en a joui, même en présence de la chancelière, depuis que d'Aguesseau fut rappelé la seconde fois de Fresne, et qu'il fit les fonctions de chancelier en même temps que Chauvelin faisait celles de garde des sceaux. Armenonville, qui les eut après Argenson et avant Chauvelin, était déjà veuf, et ils furent rendus au chancelier d'Aguesseau, à la chute de Chauvelin.

Maupeou, je le remarque parce qu'il est longtemps depuis devenu premier président, fut président à mortier à la place de Menars, frère de Mme Colbert, qui avait fait sa fortune, mort en ce temps-ci en ce beau lieu de Menars-sur-Loire, près de Blois. C'était une très belle figure d'homme, et un fort bon homme aussi, peu capable, mais plein d'honneur, de probité, d'équité et modeste, prodige dans un président à mortier. Le cardinal de Rohan acheta sa précieuse bibliothèque, qui était celle du célèbre M. de Thou, qui fut pour tous les deux un meuble de fort grande montre, mais de très peu d'usage.

Les enregistrements faits par la grand'chambre seule du rétablissement des quatre sous pour livre et du traité de Lorraine, causèrent une grande rumeur dans les enquêtes et requêtes, qui prétendent être appelées aux enregistrements et qui s'en prirent avec chaleur au premier président. Ces chambres arrêtèrent entre elles que tous les conseillers des enquêtes et requêtes s'abstiendraient d'aller chez lui sans des cas indispensables qui n'arrivent presque jamais. Elles s'assemblèrent plusieurs fois entre elles, et elles entrèrent en la grand'chambre où le président Lamoignon se trouva présider, firent leurs protestations, et les laissèrent par écrit sur le bureau du greffier, à qui il fut défendu après de les mettre dans les registres, tant il est commode d'être juge et partie. Après bien du vacarme domestique, des souplesses du premier président et divers manèges, de plus vastes vues imposèrent à la fin la suspension ordinaire de cette querelle qui se renouvelle assez souvent.

La grand'chambre les laisse crier à moins que quelque intérêt plus grand, comme il arriva alors, ne l'oblige à les ménager. La grand'chambre a des prétentions, les autres chambres s'en offensent et ne prétendent pas être moins que la grand'chambre, parties intégrantes du parlement, sans l'avis desquelles rien ne doit être censé enregistré par leur commune compagnie à toutes qui est le parlement. La grand'chambre répond que c'est à elle qu'il appartient de les faire, puisque c'est chez elle qu'ils se font. Celles-ci répliquent que le local ne donne à la grand'chambre aucun droit privatif aux autres chambres, puisque l'adresse de tout ce [qui] s'envoie pour être enregistré est faite à tout le parlement; qu'elles sont du corps du parlement tout comme en est la grand'chambre, laquelle n'a sur les autres chambres que la primauté de rang; enfin que, lorsque le roi y va seoir, elles y sont toujours mandées. Le point est que la cour, qui est plus aisément maîtresse d'un petit nombre que d'un grand, et des têtes mûres et expérimentées de la grand'chambre que de la jeunesse et de la foule des autres sept chambres, favorise toujours à cet égard la prétention de la grand'chambre, et que le premier président, qui connaît mieux la grand'chambre, où il préside, que les autres sept chambres où il ne va jamais, et où il ne peut rien, tandis que c'est à lui à distribuer les procès aux conseillers de la grand'chambre, dont quantité sont avides du sac, il les manie plus aisément que tout le parlement assemblé, et par cette raison favorise pour soi-même cette même prétention de la grand'chambre contre les sept autres chambres. C'est ce qui a toujours fini cette dispute à l'avantage de la grand'chambre toutes les fois qu'elle s'est élevée, ce qui prouve continûment que ce n'est pas le tout d'avoir raison pour gagner son procès.

Une autre querelle domestique leur fait encore bien du mal, sans que l'orgueil d'aucun des prétendants en ait rien voulu rabattre, quoique chacun en sente l'extrême inconvénient, et que tous de bonne foi en gémissent. Lorsque la ruse ou le hasard fait que tous les présidents à mortier sont absents ou se retirent, c'est sans difficulté au doyen du parlement, ou, s'il n'y est pas, au plus ancien conseiller de la grand'chambre à présider, mais de sa place sans en changer; mais, lorsque ce cas arrive, lorsque toutes les chambres se trouvent assemblées, triple prétention, triple querelle. Le plus ancien des présidents des enquêtes veut présider. Le premier des présidents de la première chambre des enquêtes le lui dispute comme droit de charge et non d'âge ni d'ancienneté, et le doyen du parlement, ou, s'il n'y est pas, le plus ancien des conseillers de la grand'chambre présents, prétend les exclure l'un et l'autre, fondé sur ce que les présidents des chambres des enquêtes et requêtes ne sont que conseillers comme eux, quoiqu'ils aient, mais en cette qualité de conseillers, une commission pour présider en telle ou telle chambre des enquêtes ou des requêtes, ce qui ne change pas même à leur propre égard leur état inhérent, réel, fondamental et personnel de conseillers, beaucoup moins à l'égard des conseillers de la grand'chambre, où lorsque les chambres sont assemblées, ces présidents des enquêtes et requêtes ne les précèdent pas, et ne sont admis avec leurs chambres qu'en qualité de conseillers, d'où il résulte qu'ils ne peuvent jamais présider au préjudice d'aucun des conseillers de la grand'chambre.

Ce sont ces querelles domestiques qui ont toujours affaibli le parlement contre la cour; par exemples fréquents, cette dernière [en a profité]. Toutes les fois qu'on n'a pu empêcher le parlement de s'assembler sur des affaires où la cour voulait s'intéresser en faveur de matières de Rome, de jésuites, de choses ayant trait à la constitution, et que les présidents à mortier voyaient qu'ils n'en seraient pas les maîtres, ils sortaient tous en même temps, ou pas un ne venait à l'assemblée des chambres. Ils livraient ainsi la séance à la division et à la querelle pour la présidence, et la forçaient à se lever et s'en aller sans rien faire faute de présidence, que pas un des prétendants n'a jamais voulu céder.

Les maréchaux de France qui, par leur âge et leur union, s'étaient jusqu'à ce temps-ci assez bien soutenus, sentirent à leur tour l'humiliation du désordre dans lequel le régent se persuadait trouver sa sûreté et sa grandeur. Les maréchaux de France qui n'étaient pas ducs s'étaient doucement unis avec ce qui avait usurpé le nom collectif de la noblesse; celle-ci pour protection et pour se parer du contraste, ceux-là pour tâcher d'en profiter. Mais cette noblesse, devenue fière de son ralliement et de la faiblesse que le régent lui avait montrée, ne tarda pas à faire sentir aux maréchaux ses amis qu'elle ne voulait rien au-dessus d'elle, tant qu'elle pourrait rapprocher le niveau. Le marquis de Beaufremont se chargea de le leur apprendre. Avec de l'esprit et de la valeur et un des premiers noms de Bourgogne, il serait difficile d'être plus hardi, plus entreprenant, plus hasardeux, plus audacieux, plus fou, qu'il l'a été toute sa vie.

Le maréchal de Villars, comme chef du conseil de guerre, écrivait aux colonels la plupart des lettres que sous le feu roi le secrétaire d'État de la guerre avait accoutumé de leur écrire, et on a vu (t. XII, p. 401) sur quel énorme pied Louvois avait su mettre à son avantage l'inégalité extrême du style qui a duré sans exception autant que la vie du feu roi. Personne jusqu'à ce temps-ci ne s'était avisé de se plaindre des lettres du maréchal de Villars. Cette noblesse se mit tout à coup à s'en offenser, et Beaufremont, qui se trouva en avoir reçu une, lui fit une réponse si étrange qu'il en fut mis à la Bastille. Il y coucha à peine deux ou trois nuits, et en sortit se moquant de plus belle des maréchaux de France qui étaient assemblés en ce moment sur cette affaire et ne savaient pas un mot de sa sortie. Ils demandèrent au moins que Beaufremont fît des excuses au maréchal de Villars de la réponse qu'il lui avait faite, sans rien pouvoir tirer du régent. Cette poursuite dura huit jours. Je ne sais sur quel demi-mot qu'il articula mal, je crois, pour se moquer d'eux, ils se persuadèrent que Beaufremont recevrait l'ordre qu'ils demandaient, tellement que le maréchal de Villars, prêt à partir pour Villars, l'attendit chez lui, à Paris, toute la journée, et y coucha, ayant dû s'en aller dès le matin, sans qu'il entendît parler de Beaufremont, qui courait les lieux publics, disant qu'il n'avait nul ordre, et se répandant sans mesure en dérisions. Les maréchaux de France demeurèrent étrangement déconcertés, au point qu'ils n'osèrent plus se plaindre ni rien dire, tandis que Beaufremont les accablait de brocards. Outre la maxime favorite du régent divide et regna, et de tout révolter les uns contre les autres, je crus toujours qu'il y avait du personnel de Villars, et du peu de mesure de ses propos sur les casernes et l'augmentation de la paye.

Quand le régent se fut bien diverti six bonnes semaines de ce scandale public, il fit trouver Beaufremont au Palais-Royal un matin que le maréchal de Villars y travaillait avec lui, le fit entrer, et sans autre façon dit au maréchal que M. de Beaufremont n'avait jamais prétendu lui manquer, qu'il en était caution pour lui, et qu'il fallait oublier de part et d'autre toutes ces petites tracasseries, et tout de suite renvoya Beaufremont, qui sortit riant comme un fou, sans que le maréchal ni lui eussent proféré une seule parole. On peut juger du dépit du maréchal et de MM. ses confrères. Je crois pourtant que Beaufremont eut ordre de se taire et de ne pas pousser les choses plus loin, car il ne parla plus. Il pouvait être content de tout ce qu'il avait débité, et d'en sortir de cette étrange façon.

Les ducs ne prirent aucune part en cette querelle. Quelques-uns en rirent. Il était raisonnable aussi que les maréchaux de France eussent aussi leur tour.

Ce n'est pas à moi à paraphraser cette conduite de M. le duc d'Orléans à l'égard d'un office de la couronne, dont le caractère distinctif est de juger l'honneur de la noblesse, et d'officiers qui ne le peuvent devenir que par leur sang, leurs services et leur mérite, et qui ne peuvent être que des personnages dans l'État. Comme il était grand maître en mezzo-termine, et qu'il voulut toujours favoriser des gens sans mesure, dont le rameutement ne tendait qu'à le culbuter, comme il y parut bientôt, il régla que toutes les lettres désormais seraient en style de mémoire, contenant les ordres à donner, les réponses et les choses à faire, qui seraient signées Villars, et avec lui Biron pour l'infanterie, Lévi pour la cavalerie, et Coigny pour les dragons.

Beaufremont, victorieux des maréchaux de France, le voulut être bientôt après des princes du sang. On vit, moins de deux mois après, les preuves de ses menées en Bourgogne contre le service du roi, et le rang, le crédit et l'autorité de M. le Duc, gouverneur de cette province, qui en était allé tenir les états. Il en rapporta quantité de lettres que Beaufremont y avait écrites dans cet esprit, sans aucun détour, partie surprises, partie livrées par ceux qui les avaient reçues. M. le Duc ne les cacha pas à son retour, ni les plaintes qu'il en porta à M. le duc d'Orléans, mais dont il ne fut autre chose. Les maréchaux de France rirent tout bas à leur tour de se trouver en, si bonne compagnie.

Il a été parlé ici plus d'une fois de Monasterol, envoyé de l'électeur de Bavière, qui a été bien des années avec toute sa confiance à Paris, qu'il quittait fort rarement pour faire quelques courts voyages vers son maître. On a parlé aussi de la belle femme qu'il avait épousée, veuve de La Chétardie, frère du curé de Saint-Sulpice, si bien avec Mme de Maintenon, qui n'influait pas sur la conduite de cette belle-soeur, dont le fils a longtemps fait tant de bruit en Russie, où il fut de la part du roi par deux fois. Monasterol était un Piémontais dont la famille, assez médiocre, s'était transplantée en Bavière comme quelques autres italiennes. C'était un homme fort agréable, toujours bien mis, souvent paré, d'un esprit très médiocre, mais doux, liant, poli, cherchant à plaire, fort galant, qui, en fêtes, en chère, en meubles, en équipages et en bijoux, vivait dans le plus surprenant luxe, et jouait le plus gros jeu du monde. Sa femme, encore plus splendide, augmenta encore sa dépense, et mêla un peu sa compagnie qui auparavant n'était que du meilleur de la cour et de la ville. On ne pouvait comprendre comment un homme de soi si peu avantagé de biens, et ministre d'un prince si longtemps sans États, pouvait soutenir, et tant d'années, un état si généralement magnifique. Il payait tout avec exactitude, et passait pour un fort honnête homme. Outre les affaires dont il était chargé, il l'était encore des pécuniaires de l'électeur, en subsides, pensions, etc., qui allaient tous les ans à de grandes sommes, que son prince tirait de la France. Peu à peu ses comptes languirent. Ceux que l'électeur employa dans ses finances, depuis qu'il fut rétabli, songèrent sérieusement à en réparer les ruines, et voulurent voir clair à la longue administration de celles qui avaient passé et qui continuaient à passer par Monasterol. Il tira de longue tant qu'il put, aidé même de la protection et de la pleine confiance de son maître; mais à la fin, ce prince fut si pressé par ses ministres, qu'il envoya des ordres positifs à Monasterol de venir rendre compte à Munich de toute sa gestion. Alors il n'y eut plus moyen de reculer davantage. Monasterol, d'un air serein, publia que son voyage serait court, laissa sa femme et presque toute sa maison à Paris, et partit. Arrivé à Munich, il fallut compter autres délais. Le soupçon qu'ils donnèrent fit presser davantage; à bout et acculé, il se tira d'affaires un matin par un coup de pistolet qu'il se donna dans la tête dans sa chambre. Il laissa des dettes sans nombre, rien pour les payer, et des comptes en désordre qui firent voir à quel excès il avait abusé et trompé la confiance et la facilité de l'électeur. Ce prince, qui l'avait toujours aimé, voulut encore étouffer la catastrophe, et fit courir le bruit que Monasterol était mort subitement. Sa veuve se trouva bien étonnée, promptement abandonnée et réduite au plus petit pied d'une vie qu'elle a depuis menée fort obscure.

La Hire, connu par toute l'Europe pour un des plus grands astronomes qu'il y ait eu depuis longtemps, mourut à l'Observatoire à près de quatre-vingts ans, jusque alors dans une continuelle et parfaite santé de corps et d'esprit; l'abbé Abeille, presque en même temps, assez âgé: c'était un homme d'esprit et de beaucoup de lettres, qui l'avaient mis dans l'Académie française, qui avait des moeurs, de la religion, de la probité, de la franchise, beaucoup de douceur, de liant, de modestie, et un grand désintéressement, avec une naïveté et une liberté charmante. Il s'était attaché de bonne heure au maréchal de Luxembourg, qu'il suivit en toutes ses campagnes, qui l'avait mis dans le grand monde et dans les meilleures compagnies, où il se fit toujours désirer et dont il ne se laissa point gâter. M. le prince de Conti l'aimait fort. M. de Luxembourg lui avait fait donner des bénéfices. Après sa mort, il demeura avec la même confiance chez M. de Luxembourg, son fils, où il est mort regretté de beaucoup de gens considérables et de tout ce qui le connaissait. C'était en effet un des meilleurs hommes du monde; pour qui j'avais pris de l'amitié, et lui pour moi, pendant la campagne de 1694, que ma séparation éclatante d'avec M. de Luxembourg, sur notre procès de préséance, n'avait pu interrompre.

Poirier, premier médecin du roi, mourut presque subitement. M. le duc d'Orléans déclara aussitôt au duc du Maine et au maréchal de Villeroy qu'ils pouvaient lui choisir un successeur; qu'il ne voulait s'en mêler en aucune façon; qu'il approuverait leur choix quel qu'il fût; qu'il donnait seulement l'exclusion à deux hommes, à Chirac pour l'un, à Boudin pour l'autre, qui avait été premier médecin de Monseigneur, puis de Mme la Dauphine, et duquel j'ai parlé ici quelquefois. J'avais fort exhorté M. le duc d'Orléans à toute cette conduite. Il était d'une part trop inutile à ses intérêts, de l'autre trop délicat pour lui de se mêler du choix d'un premier médecin dans la position où il était et à toutes les infamies qu'on avait répandues contre lui à la mort de nos princes, et qu'on ne cessait de renouveler de temps en temps. Cette même raison fut la cause des deux exclusions qu'il donna à Chirac, son médecin de confiance, qu'il avait toujours gardé auprès de lui depuis qu'il l'avait pris en Languedoc, allant commander l'armée d'Italie. À l'égard de Boudin, je fis souvenir M. le duc d'Orléans des propos énormes et sans mesure qu'il avait eu l'audace de répandre partout, tête levée, lors des pertes dont la France ne se relèvera jamais, et qui lui tournèrent la tête pour son intérêt particulier, auquel il était sordidement attaché; et qu'il était de tout temps, comme il l'était encore, vendu à tous ceux qui lui étaient le plus opposés, et en faisait gloire, outre que c'était un grand intrigant, de beaucoup d'esprit, fort gâté et très audacieux. Ces exclusions firent tomber le choix sur Dodart, qui avait été médecin des enfants de France, et qui avait eu auparavant d'autres emplois de médecin à la cour.

C'était un fort honnête homme, de moeurs bonnes et douces, éloigné de manèges et d'intrigues, d'esprit et de capacité fort médiocre, et modeste. Il était fils d'un très savant et fort saint homme, qui avait été médecin du prince et de la princesse de Conti-Martinozzi, et qui l'était demeuré jusqu'à sa mort de la princesse de Conti, fille du roi, qui avait toujours grande envie de le chasser de la cour pour son grand attachement à Port-Royal, sans avoir jamais pu trouver prise sur la sagesse de sa conduite. Mme la princesse de Conti, qui avait en lui toute confiance, indépendamment de celle de sa santé, et qui ne faisait presque que de le perdre, porta fort son fils à la place de premier médecin.

Poirier n'avait pas eu le temps, depuis la mort de Fagon, de prendre la direction du jardin des simples. Je fus surpris que Chirac vînt un matin chez moi, car je ne crois pas qu'alors je lui eusse jamais parlé ni presque rencontré. Ce fut pour me prier de lui faire donner cette direction. Il me dit qu'avec le bien qu'il avait, et en effet il était extrêmement riche, ce n'était pas pour augmenter son revenu, mais au contraire pour y mettre du sien. Il me peignit si bien l'extrême abandon de l'entretien de tant de plantes curieuses et rares et de tant de choses utiles à la médecine, qu'on devait avoir soin d'y démontrer et d'y composer, qu'un premier médecin, tout occupé de la cour, ne pouvait maintenir dans la règle, encore moins les réparer au point où tout y était tombé, qu'il me persuada que l'utilité publique demandait qu'un autre en fût chargé. Il ajouta que, par devoir et par goût, il prendrait tout le soin nécessaire au rétablissement, à l'entretien et au bon ordre d'un lieu qui, tenu comme il le devait être, honorait la capitale et instruisait médecins, savants et curieux; qu'il serait plus à portée que nul autre d'y faire venir de toutes parts et élever les plantes les plus intéressantes et les plus rares, par les ordres de M. le duc d'Orléans, tant de choses, enfin, que je lui demandai seulement pourquoi, ayant la confiance de son maître, il ne s'adressait pas directement à lui. Il me satisfit là-dessus, car il avait beaucoup de langage, d'éloquence, de tour, d'art et de finesse. C'était le plus savant médecin de son temps, en théorie et en pratique, et, de l'aveu de tous ses confrères et de ceux de la première réputation, leur maître à tous, devant qui ils étaient tous en respect comme des écoliers, et lui avec eux en pleine autorité comme un autre Esculape. C'est ce que personne n'ignorait; mais ce que je ne sus que depuis et ce que l'expérience m'apprit aussi dans la suite, c'est que l'avarice le rongeait en nageant dans les biens; que l'honneur, la probité, peut-être la religion lui étaient inconnus et que son audace était à l'épreuve de tout. Il sentait que son maître le connaissait, et il voulait s'appuyer auprès de lui de qui ne le connaissait pas pour emporter ce qu'il désirait et ce qu'il n'osait espérer de soi-même. J'en parlai deux jours après à M. le duc d'Orléans, qui l'accorda après quelque résistance. Oncques depuis n'ai-je ouï parler de Chirac; mais, ce qu'il fit de pis, c'est qu'il ne mit rien au jardin des simples, n'y entretint quoi que ce soit, en tira pour lui la quintessence, le dévasta, et en mourant le laissa en friche, en sorte qu'il fallut le refaire et le rétablir comme me en entier. J'aurai lieu ailleurs de parler encore de, lui.

CHAPITRE XIII. §

Mort de la duchesse de Vendôme. — Adresses et ruses pour l'obscure garde de son corps, sur même exemple de Mlle de Condé; ce qui n'a pas été tenté depuis. — Le grand prieur sert à la cène le jeudi saint pour la dernière fois, et s'absente, le lendemain, de l'adoration de la croix. — Cardinal de Polignac prétend présenter au roi l'évangile à baiser, de préférence au premier aumônier; est condamné. — Le roi visite Mme la Princesse et Mmes ses deux filles sur la mort de Mme de Vendôme. — Douglas obscur, misérable, fugitif. — Mme la duchesse de Berry parle fort mal à propos au maréchal de Villars; se hasarde de faire sortir Mme de Clermont de l'Opéra, etc.; se raccommode bientôt après avec elle et avec Mme de Beauvau. — Abbé de Saint-Pierre publie un livre qui fait grand bruit, et qui le fait exclure de l'Académie française dont il était. — Incendie au Petit-Pont à Paris. — Mort et caractère de Mme de Castries. — Mme d'Épinai dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans en sa place. — Mort de la reine d'Angleterre à Saint-Germain. — Mort, extraction et famille du duc de Giovenazzo. — Bureau de cinq commissaires du conseil de régence pour examiner les moyens de se passer de bulles. — La peur en prend à Rome qui les accorde toutes, et sans condition, aussitôt. — Mort du comte d'Albemarle. — Sa fortune fatale à celle de Portland. — Mort, caractère, faveur de M. le Grand. — Mort de Mme de Chalmazel et de la duchesse de Montfort. — Mariage du duc d'Albret avec une fille de Barbezieux, et du fils du prince de Guéméné avec une fille du prince de Rohan. — Origine des fiançailles dans le cabinet du roi de ceux qui ont rang de prince étranger. — Mariage du comte d'Agenois et de Mlle de Florensac. — Prince et princesse de Carignan à Paris, où ils se fixent incognito. — Triste éclat de l'évêque de Beauvais. — Yolet, ayant quitté le service depuis treize ou quatorze ans, étant mestre de camp, fait maréchal de camp. — Bruit des mestres de camp de cavalerie sur le style des lettres que le comte d'Évreux leur écrivait, qui finit par un mezzo-termine. — Augmentation de pension à la duchesse de Portsmouth. — Grandes grâces pécuniaires à M. le prince de Conti. — Origine de ce débordement de finances du roi aux princes et princesses du sang. — D'Antin obtient pour ses deux petits-fils les survivances de ses gouvernements, et Silly une place dans le conseil du dedans du royaume. — Grande sédition à Bruxelles. — Affaires étrangères.

Mme de Vendôme mourut à Paris le 11 avril de cette année, sans testament ni sacrements, de s'être blasée sur tout de liqueurs fortes dont elle avait son cabinet rempli. Elle était dans sa quarante-unième année. Tout ce qu'on en peut dire, c'est que ce fut une princesse du sang de moins. Elle était fort riche, parce que M. de Vendôme lui avait donné tous ses biens par son contrat de mariage. On a vu ici, en son lieu, de quelle manière il se fit, lui par orgueil, elle pour s'affranchir, M. du Maine pour relever d'autant la bâtardise. En deux ans de mariage on peut compter au plus par jours ce qu'ils ont été ensemble, et comme il n'y eut point d'enfants et que le grand prieur, son beau-frère, ne pouvait hériter de rien, toute cette grande succession tomba à Mme la Princesse, dont elle était la dernière fille, et à ses autres enfants.

Cette mort donna lieu à une continuation adroite et hardie des princes du sang de faire garder son corps. Jamais autres que reines, dauphines et filles de France n'avaient été gardées jusqu'à Mademoiselle, fille de Gaston, frère de Louis XIII, et de sa première femme, héritière de Montpensier, comme petite-fille de France, morte en 1693, et celle en faveur de qui ce nouveau rang de petit-fils de France fut formé comme on l'a vu, t. VII, p. 167, lequel tient plus du fils de France que du prince du sang. Mlle de Condé étant morte le 23 octobre 1700, M. le Prince, bien plus attentif à usurper qu'aucun autre prince du sang, même que le grand prince de Condé, son père, fit doucement en sorte que quelques dames de médiocre étage gardassent le corps de Mlle sa fille, et à leur exemple quelque peu d'autres d'un peu de meilleur nom, mais hors de tout et de savoir ce qu'on leur faisait faire. Cette nouveauté, bien que si délicatement conduite, ne laissa pas de faire du bruit, quoique M. le Prince n'eût fait inviter les dames que de sa part, n'ayant osé le hasarder de celle du roi, et ce bruit, qui ouvrit les yeux, causa le refus des dernières invitées. Cela fit enrayer tout court. M. le Prince se hâta de faire enterrer Mlle de Condé, pour couper court à l'occasion de la garder. Il profita de l'absence de Blainville, grand maître des cérémonies, qui était sur la frontière des Pays-Bas, où tout se regardait déjà, sur l'extrémité du roi d'Espagne qui mourut le 1er novembre suivant. Desgranges, un des premiers commis de Pontchartrain, était maître des cérémonies, et peu bastant pour faire à M. le Prince la plus légère résistance, qui fit glisser dans son registre ce qu'il voulut.

Sur ce fondement, les princes du sang voulurent continuer l'entreprise; mais ils craignirent Mme la Princesse qui, toute glorieuse qu'elle fût, n'était pas si hardie qu'eux, ni si confiante en leurs forces et en la sottise du public; elle savait comme eux et mieux qu'eux, pour en avoir été témoin, que l'exemple de Mlle de Condé avait été une tentative hardie, adroite, ténébreuse et peu heureuse; ils se doutèrent qu'elle ne voudrait pas se commettre à une seconde. Ils s'avisèrent de la faire tonneler par Dreux, duquel j'ai eu occasion de parler assez pour n'avoir rien à ajouter, et qui n'était pas homme à manquer de faire sa cour à qui il craignait, et à ne pas courir au-devant de tout ce qui leur pouvait plaire. Ils comprirent que la timidité de Mme la Princesse céderait à l'autorité d'un grand maître des cérémonies, sur le témoignage duquel elle aurait toujours, en tout cas, de quoi s'excuser ou à le faire valoir. L'expédient réussit comme ils l'avaient espéré. Néanmoins ils prirent bien garde au choix de dames qui ne pussent connaître ce qu'on leur proposait, ni qui sussent se sentir, bien plus encore de s'adresser à pas une femme titrée ou même simple maréchale de France, ou encore d'un certain air dans le monde, ni qui sussent ce qu'elles étaient par leur qualité. Contents d'une récidive aussi adroite et aussi délicate, qui confirmait la première entreprise, au premier petit bruit qu'ils en entendirent, et qui ne tarda pas, ils imitèrent la prudence de M. le Prince, et en firent cesser l'occasion tout court en se hâtant de faire enterrer le corps de, Mme de Vendôme.

Il fut porté, le 16 avril, aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, conduit par Mlle de Clermont, accompagnée des duchesses de Louvigny et d'Olonne, priées par Mme la Princesse et par M. le Duc, et point du tout de la part du roi. La cérémonie se passa comme celle de Mlle de Condé, où étaient ma mère et la duchesse de Châtillon, priées par M. le Prince, comme on l'a vu t. II, p. 443, et Dreux mit sur ses registres ce qu'il plut aux princes du sang, très peu scrupuleux d'ailleurs sur ce qu'il y écrivait ou omettait. Il est mort depuis bien des princesses du sang, sans qu'il ait plus été parlé de la garde de pas une. Les intéressés ont jugé apparemment qu'il n'était pas à propos de la tenter davantage.

Continuons le récit des entreprises. Le jeudi saint de cette année le grand prieur servit hardiment à la cène comme les princes du sang. Cette récidive de l'inouïe nouveauté de l'année passée, contre la parole expresse du régent, fut l'effet de la même politique qui l'avait permise la première fois. Elle piquait, elle excitait ce qu'il y avait de plus grand les uns contre les autres, qui était son manège favori. Cette année fut pourtant la dernière que cette entreprise eut lieu, quelque respect, comme on l'a expliqué ailleurs, que le régent eût pour le grand prieur, qui ne se présenta pas même le lendemain matin chez le roi, à l'office pour l'adoration de la croix. À la grand'messe de ce même jeudi saint, le cardinal de Polignac, qui eût mieux fait d'être en son archevêché d'Auch, où il n'a mis le pied de sa vie, prétendit présenter le livre des évangiles à baiser au roi, de préférence à l'évêque de Metz, premier aumônier, parce que le grand aumônier cardinal n'y était pas. Cette dispute toute nouvelle empêcha le roi de baiser l'évangile. Deux jours après le régent décida en faveur du premier aumônier, à qui les cardinaux ne l'ont plus disputé depuis. Il est vrai aussi que depuis que je suis chevalier de l'ordre, je me suis trouvé à une fête de l'ordre où il n'y eut ni grand ni premier aumônier, où les cardinaux de Polignac et de Bissy étaient en leurs places de commandeurs, et où le cardinal de Polignac présenta au roi l'évangile à baiser, de préférence aux deux aumôniers de quartier présents en leurs places, qui ne le disputèrent pas. Ce même jeudi saint, après ténèbres, le roi alla voir Mme la Princesse et Mmes ses deux filles, de Conti et du Maine, sur la mort de Mme de Vendôme.

On a vu, t. XIII, p. 291, l'affreuse aventure du Prétendant, échappé à Nonancourt par le courage et la sagacité de la maîtresse de la poste, à Douglas et aux autres assassins, dépêchés sous lui par Stairs après ce prince, et leur impudence après leur coup manqué. Ce Douglas était depuis tombé dans la dernière obscurité, par l'horreur de tous les honnêtes gens; mais il était souffert à Paris sous la protection de Stairs, à qui le régent ne pouvait rien refuser. Douglas, fort misérable, avait fait des dettes de nature à pouvoir être arrêté chez lui. On le tenta, il se sauva par les derrières, et Stairs s'interposa en sa faveur. Mais le répit accordé fut court, et ne servit qu'à lui donner moyen de sortir de Paris et de se cacher ailleurs. On n'en a plus ouï parler depuis, quoiqu'il ait traîné encore du temps en France son infâme et obscure vie, qu'il aurait dû perdre entre quatre chevaux en revenant de Nonancourt. Il avait épousé à Metz une demoiselle qui avait du bien et qu'il a laissée veuve sans enfants il y a bien des années, et presque à la mendicité.

Mme la duchesse de Berry fit presque de suite deux traits qui furent très contradictoires, et qui montrèrent également l'excès de son orgueil et de son peu de jugement. Entraînée par les roués de M. le duc d'Orléans, avec qui, toute fille de France qu'elle était, elle soupait souvent, et dont plusieurs étaient pour se recrépir d'avec cette prétendue noblesse à qui tout était bon, [elle] se hasarda de parler chez elle, publiquement et fort mal à propos, au maréchal de Villars sur ses lettres aux colonels, dont cette prétendue noblesse s'avisait de se plaindre. On fut surpris de la sagesse et de la modération du maréchal, qui n'était pas fait pour recevoir, non pas même du régent, une réprimande publique; cette princesse, transportée d'orgueil, qui se croyait droit de tout, et qui n'avait pourtant pas celui de reprendre personne sur ce qui ne lui manquait pas de respect, et si encore, avec la mesure convenable aux personnes, ne comprit pas qu'elle était en cela l'instrument et le jouet d'un ramas de gens de toutes les sortes, excités adroitement par M. et Mme du Maine et les plus dangereux ennemis de M. le duc d'Orléans, pour le culbuter, et qui, en attendant que leurs conducteurs vissent le moment de les faire frapper au véritable but, se laissaient éblouir du beau dessein de mettre tout dans une égalité qui, en défigurant l'État, le rendant dissemblable à ce qu'il est depuis sa fondation, et à tous les autres États du monde, anéantissait les avantages de la grande, ancienne et véritable noblesse, ôtait les gradations, supprimait les récompenses, détruisait radicalement toute ambition, attaquait l'autorité, le droit et la majesté du trône, à réduisait tout au même niveau, et par une suite nécessaire, dans la dernière confusion, jetait tout dans l'oisiveté, dans la paresse, dans le néant, vidait la cour, désertait les armées, les ambassades, etc., et ne laissait de distinctions et d'avantages qu'aux richesses, par conséquent à la bassesse, à l'avarice, à la cupidité d'en acquérir et de les conserver par toutes sortes de moyens. En même temps elle [ne] vit pas combien par cette folle action elle manquait de respect au roi, eu usurpant, bien que sa sujette, une autorité inséparable de sa couronne, et au régent son père, unique dépositaire, comme régent, de l'autorité du roi mineur, et le seul en France qui eût caractère pour l'exercer en son nom.

Incontinent après s'être si étrangement montrée protectrice de cette écume de noblesse, elle se porta à insulter en public toute la véritable et la haute noblesse, qu'elle offensa toute en la personne de deux dames de cette qualité. On a vu, ci-dessus, p. 64, comment et pourquoi Mmes de Beauvau et de Clermont-Gallerande avaient quitté les places qu'elles avaient auprès d'elle. Elle le leur pardonnait d'autant moins qu'elles en étaient fort approuvées et qu'elles et leurs maris n'en avaient pas été moins bien traités depuis par Madame, et par M. et Mme la duchesse d'Orléans. Étant à l'Opéra, dans sa petite loge, elle se trouva si piquée de voir Mme de Clermont vis-à-vis d'elle dans la petite loge de M. le comte de Toulouse qui n'y était pas, qu'elle envoya sur-le-champ lui défendre par Brassac, exempt de ses gardes, de se trouver jamais dans les lieux où elle serait. C'était bien en dire autant à Mme de Beauvau si elle s'y fût trouvée. Aussitôt Mme de Clermont sortit fort sagement de la loge et s'en alla avec la jeune Mme d'Estampes, qui s'y trouva seule avec elle. Cette action fit un grand bruit dans le monde, et fut en effet un acte de vraie souveraineté, tel qu'il n'appartient qu'au roi, qui seul a le pouvoir d'exiler et de bannir partout de sa présence. C'était attenter aussi à la liberté publique, et se mettre au-dessus de toute mesure, de toute règle, de toute loi. Les propos ne se continrent pas, mais ce fut presque tout. La princesse était fille du régent, on connaissait sa violence et toute, la faiblesse de son père. Madame et lui ne laissèrent pas de lui en dire leur avis.

Après quelques jours de furie contre le scandale du public, elle ne put se dissimuler qu'elle n'en fût embarrassée. C'était dans ses embarras qu'elle s'ouvrait à Mme de Saint-Simon; qui n'était point à cet opéra avec elle, et toutes deux jusqu'alors ne s'étaient pas ouvert la bouche l'une à l'autre de toute cette belle aventure. Elle connaissait la sagesse de ses conseils, quoiqu'elle les prît rarement. Elle savait combien elle était aimée et honorée dans sa maison; elle n'ignorait pas les sentiments de ces deux dames pour elle, qui, avant et depuis leur retraite, ne s'étaient pas cachées, que la seule considération de Mme de Saint-Simon les avait arrêtées longtemps. Mme de Saint-Simon profita de ce trouble de Mme la duchesse de Berry pour lui faire sentir toute sa faute, et lui persuader de finir honnêtement et convenablement des procédés qui étaient insoutenables. Enfin elle la fit consentir à voir les deux dames et les deux maris, avec des manières, des honnêtetés et des propos qui pussent réparer tout ce qui s'était passé. Ce ne fut pas sans peine qu'elle l'amena à ce point; la manière en fut une autre. Cette espèce d'avance en public pesait trop à son orgueil. Elle voulut, pour cette première fois, éviter Luxembourg. Il fut donc convenu entre elles deux que Mme la duchesse de Berry irait deux jours après aux Carmélites du faubourg Saint-Germain où elle avait un appartement; que Mme de Saint-Simon avertirait M. et Mme de Beauvau et M. et Mme de Clermont, et qu'elle-même les mènerait aux Carmélites, où elle serait témoin de la réception.

Cela fut exécuté le 4 juin, six semaines après l'affaire de l'Opéra, arrivé le 25 avril. Ils entrèrent tous dans le monastère, et allèrent droit à l'appartement de Mme la duchesse de Berry qui les y attendait. Chacun de son côté se posséda assez pour que l'accueil fût également obligeant et bien reçu. Les deux hommes demeurèrent peu dans le couvent, parce qu'il est très rare que les hommes y entrent. Mme de Beauvau y fut retenue, et Mme la duchesse de Berry lui fit des merveilles. Mme de Clermont se trouva lors près de Fontainebleau, chez M. le comte de Toulouse, à la Rivière, et n'en put revenir à temps. Dès qu'elle fut revenue, elle alla chez Mme la duchesse de Berry, où tout se passa très bien de part et d'autre; et depuis elles ont toutes deux été, et leurs maris, chez Mme la duchesse de Berry de temps en temps.

Une forte plate chose fit alors un furieux bruit. J'ai parlé quelquefois ici des Saint-Pierre, dont l'un était premier écuyer de Mme la duchesse d'Orléans; l'autre, son frère, premier aumônier de Madame. Celui-ci avait de l'esprit, des lettres et des chimères. Il était de l'Académie française depuis fort longtemps et fort rempli de lui-même, bon homme et honnête homme pourtant, grand faiseur de livres, de projets et de réformations dans la politique et dans le gouvernement en faveur du bien public. Il se crut en liberté par le changement du gouvernement et de donner l'essor à son imagination en faveur du bien public. Il fit donc un livre qu'il intitula la Polysynodie, dans lequel il peignit au naturel le pouvoir despotique et souvent tyrannique que les secrétaires d'État et le contrôleur général des finances exerçaient sous le dernier règne, qu'il appela des vizirs, et leurs départements des vizirats, et s'espaça là-dessus avec plus de vérité que de prudence.

Dès qu'il parut, il causa un soulèvement général de tout l'ancien gouvernement et de tous ceux encore qui se flattaient d'y revenir après la régence. Les anciens courtisans du feu roi se piquèrent aux dépens d'autrui d'une reconnaissance qui ne leur coûtait rien. Le maréchal de Villeroy se signala par un vacarme épouvantable, et de gré ou de force ameuta toute la vieille cour. Hors ceux-là personne ne se scandalisait d'un ouvrage qui pouvait manquer de prudence, mais qui ne manquait en rien à la personne du feu roi, et qui n'exposait que des vérités, dont tout ce qui vivait alors avait été témoin, et dont personne ne pouvait contester l'évidence. Les académies, les autres gens de lettres, le reste du monde, s'indigna même et le montra, que ces messieurs de la vieille cour ne pussent encore souffrir la vérité et la liberté, tant ils s'étaient accoutumés à la servitude. Mais le maréchal de Villeroy fit tant de manèges, de déclamations, de tintamarre, entraîna par ses violences tant de gens à n'oser ne pas crier en écho que M. le duc d'Orléans, qui de longue main n'aimait pas les Saint-Pierre, et à qui le maréchal de Villeroy imposait, ne voulut pas pour eux résister à ce tumulte. L'abbé de Saint-Pierre fut donc chassé de l'Académie française malgré l'Académie, qui n'osa résister jusqu'au bout; mais de peu de maisons, dont à la vérité il en fréquentait peu de considérables. Le livre fut supprimé; mais l'Académie, profitant du goût du régent, pour les mezzo-termine, obtint qu'il ne se ferait point d'élection et que la place de l'abbé de Saint-Pierre ne serait point remplie; ce qui a été exécuté malgré les cris de ses persécuteurs jusqu'à sa mort.

Le feu prit, le 27 avril, au Petit-Pont. Un imprudent, cherchant quelque chose avec une chandelle dans des recoins d'un bateau de foin, l'embrasa. La frayeur qu'il ne communiquât le feu, à plusieurs autres, au milieu desquels il était, le fit pousser à vau-l'eau avec précipitation. Il vint donner contre un pilier des arches de ce Petit-Pont. La flamme, qui s'élevait de dessus, prit à une des maisons du pont, et causa un assez grand incendie. Le duc de Tresmes, gouverneur de Paris, les magistrats de police et beaucoup de gens y coururent. Le cardinal de Noailles y passa une partie de la nuit à faire porter chez lui quantité de malades de l'Hôtel-Dieu, dont les salles étaient en danger, et à les faire secourir chez lui en vrai pasteur et père. L'archevêché en fut tout rempli, et ses appartements ne furent point ménagés. On vit le moment que l'Hôtel-Dieu entier allait être brûlé; mais, par le bon et prompt ordre, il n'y eut que très peu de chose de cet hôpital et une trentaine de maisons brûlées ou abattues. Les capucins s'y signalèrent très utilement. Les cordeliers y servirent aussi fort bien. Le duc de Guiche y fit venir le régiment des gardes, qui rendit de grands devoirs, et le duc de Chaulnes fit garder les meubles et les effets par ses chevau-légers à cheval. On s'y moqua un peu du maréchal de Villars, qui y fit venir du canon pour abattre des maisons, remède qui n'eût pas été moins fâcheux que le mal sur des maisons toutes de bois et si entassées. Le maître des pompes n'y acquit pas d'honneur.

Mme de Castries, dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans, fut trouvée le matin dans son lit sans connaissance, qui, malgré tous les remèdes, ne revint point jusqu'à huit heures du soir, qu'elle mourut sans laisser d'enfants: elle se portait très bien, et Mme de Saint-Simon avait passé une partie du soir de la veille chez elle. Ce qui surprit davantage, c'est que ce n'était qu'esprit et âme sans presque de corps. Le sien était petit et si mince, qu'un souffle l'eût renversée. Ce fut grand dommage: j'ai parlé ailleurs d'elle et de son mari, qui, avec raison, ne s'en est jamais consolé. C'était une petite poupée manquée, foncièrement savante en tout, sans qu'il y parût jamais, mais pétillante d'esprit, souvent aussi de malice, avec toutes les façons, les grâces, et ce tour et cette sorte d'esprit et d'expressions charmantes et uniques, si vantées et si singulièrement propres aux Mortemart. Deux jours après, Mme d'Épinai fut choisie pour lui succéder. Un laquais de Mme de Castries, l'apprenant dans la cour du Palais-Royal: « Ah! ma pauvre maîtresse, s'écria-t-il, dans quel étonnement serait-elle si elle savait qui lui succède! » Mme la duchesse d'Orléans la voulut absolument parce qu'elle était fille de M. d'O. On a souvent parlé ailleurs de toute cette cordelle de bâtardise, Mme la duchesse d'Orléans voulut persuader le monde que ce choix était de M. le duc d'Orléans, qui le nia et lui renvoya la balle, et fut le premier à se moquer du choix. La pauvre femme y fit pourtant fort bien, et s'y fit aimer de tout le monde.

La reine d'Angleterre mourut le 7 mai à Saint-Germain, après dix ou douze jours de maladie. Sa vie, depuis qu'elle fut en France, à la fin de 1688, n'a été qu'une suite de malheurs qu'elle a héroïquement portés jusqu'à la fin, dans l'oblation à Dieu, le détachement, la pénitence, la prière et les bonnes oeuvres continuelles, et toutes les vertus qui consomment les saints. Parmi la plus grande sensibilité naturelle, beaucoup d'esprit et de hauteur naturelle, qu'elle sut captiver étroitement et humilier constamment, avec le plus grand air du monde, le plus majestueux, le plus imposant, avec cela doux et modeste. Sa mort fut aussi sainte qu'avait été sa vie. Sur les six cent mille livres que le roi lui donnait par an, elle s'épargnait tout pour faire subsister les pauvres Anglais, dont Saint-Germain était rempli. Son corps fut porté le surlendemain aux Filles de Sainte-Marie de Chaillot, où il est demeuré en dépôt, et où elle se retirait souvent. La cour ne prit aucun soin ni part en ses obsèques. Le duc de Noailles alla à Saint-Germain comme gouverneur du lieu et comme capitaine des gardes, pour ordonner seulement que tout y fût décent. Le deuil ne fut que de trois semaines.

Cellamare, ambassadeur d'Espagne à Paris, perdit en même temps son père à Madrid, qui s'appelait le duc de Giovenazzo, duquel le grand-père était médecin à Gênes, où il s'enrichit par le commerce. Son fils se transplanta à Naples, y fit de grandes acquisitions, continua le commerce, mais faisant l'homme de qualité, et augmenta beaucoup ses richesses. Ses deux fils se trouvèrent avoir beaucoup d'esprit, surtout l'aîné, qui s'intrigua si bien à la cour d'Espagne, qu'il s'y poussa à tous les emplois, et que Charles II le fit grand de troisième classe, et pour trois races, c'est-à-dire son fils et son petit-fils. Sa capacité très reconnue le fit mettre dans le conseil d'État, qui était lors le dernier comble de fortune. Philippe V le trouva ainsi revêtu, et eut pour lui beaucoup de considération, et il est vrai qu'il était fort compté à Madrid. Il mourut extrêmement vieux, et s'était toujours très bien conduit. Son frère ne s'était pas moins poussé à Rome. Son argent l'éleva de charge en charge, et enfin à la pourpre romaine. C'est le cardinal del Giudice, dont il est parlé ici en tant d'endroits. Il vécut aussi fort vieux, mais pas assez pour voir son neveu cardinal, qui prit aussi le nom de cardinal del Giudice. Celui-ci était frère de Cellamare, et passa sa vie à Rome dans les charges de prélature, puis de la maison du pape, et enfin dans le cardinalat. Pour Cellamare, il donnera ample occasion de parler de lui.

Il y avait longtemps que le pape, persécuté par son nonce Bentivoglio, par les cardinaux de Rohan, surtout de Bissy, et par les plus emportés de ce parti, s'était rendu à eux malgré lui, à refuser des bulles. Grand nombre d'églises étaient sans évêque, quoique nommés la plupart. Il en était de même des abbayes, et le cardinal Fabroni tenait le pape de court avec ses emportements ordinaires, pour empêcher que le pied lui glissât là-dessus. Dans les commencements de cette résolution, ils n'auraient pas été fâchés d'accorder des bulles à des conditions honteuses pour la France et pour des évêques, utiles à la domination romaine, qui est le but où toutes choses tendent en cette cour: des lettres soumises des nommés au pape, des signatures chez le nonce telles qu'il les aurait présentées, exclusion, indépendante de qui ils auraient voulu. Le régent, quelquefois ébranlé, serait assez volontiers entré en composition sur la qualité des conditions; mais le maréchal d'Huxelles, qui avait quelquefois de bons intervalles sur ces matières de Rome, lui en remontra si bien la honte présente, et les conséquences pernicieuses pour l'avenir, qu'il le raffermit contre les manèges de toutes les sortes que la cabale employait auprès de lui. À la fin, pressé par ceux qui avaient plus de sang français dans les veines, il prit un parti dont Rome et les siens ne le jugeaient pas capable, et qui, toutes les fois qu'on en prendra un semblable suivant la nature des affaires, amènera toujours cette cour à raison.

Le régent déclara au conseil de régence qu'il fallait pourvoir à la dureté de la cour de Rome; que, puisqu'elle s'opiniâtrait depuis si longtemps à refuser des bulles contre la loi réciproque du concordat, il fallait chercher et trouver le moyen de se passer d'elle là-dessus; qu'il était d'avis d'établir un bureau de personnes capables défaire les recherches nécessaires à cet effet, d'en rendre compte au conseil de régence le plus tôt qu'il serait possible, et aussitôt après se servir de la voie qui aurait été reconnue la meilleure pour faire sacrer tous les évêques nommés. Le conseil applaudit d'une voix, au grand regret de M. de Troyes, qui n'osa se commettre à se montrer d'avis différent, et qui se contenta de consentir d'une inclination de tête, en faisant la grimace en dessous. Tout de suite le régent proposa le choix qu'il faisait de cinq commissaires pour composer ce bureau, et nomma le maréchal de Villeroy, d'Antin, le maréchal d'Huxelles, Torcy, et moi pour chef de ce bureau qui se tiendrait chez moi, comme l'ancien pair de ce bureau et de tout le conseil de régence, et le choix en fut approuvé. C'était à moi à donner les jours de bureau, et pour cela à en préparer les matières; à moi encore, quand le travail y serait achevé, de le rapporter au conseil de régence.

La matière m'était tout à fait nouvelle, je voulus m'en instruire à fond. Je pris donc soin de m'informer de ceux qui seraient les plus capables de me bien endoctriner. Je les vis au nombre de sept ou huit qui passaient pour l'être le plus en cette matière. J'eus quelques conversations et des mémoires de quelques-uns. Celui de tous qui me satisfit le plus par sa profonde science, sa mémoire sur les faits, son sens et son jugement pour l'application et le raisonnement, et ce que je trouvai assez rare parmi ces doctes, par la politesse et la science du monde, fut un abbé Hennequin, retiré dans une maison d'une des cours de l'abbaye de Sainte-Geneviève. M. Petitpied, qui avait été des années en Hollande, exilé après au loin, puis rapproché près de Paris, me satisfit fort aussi, et un M. Le Gros, qui demeurait en Sorbonne. Je demandai à M. le duc d'Orléans de permettre à M. Petitpied de revenir à Paris, parce que je ne pouvais pas aller souvent le chercher à Asnières. Il me l'accorda, et cela finit son exil.

Je n'eus pas le temps de me rendre bien habile ni de tenir un seul bureau. Rome en prit une telle frayeur que, sans balancer, le pape manda le cardinal de La Trémoille, à qui le régent avait défendu de prendre les bulles de Cambrai, sans que les autres nommés eussent les leurs en même temps. Le pape, sans lui faire de plaintes du parti que le régent prenait, qui avait répandu l'alarme dans Rome, lui déclara qu'il accordait toutes les bulles, et le pria de ne pas différer de dépêcher un courrier à Paris pour y porter cette nouvelle. Elle fit grand plaisir et aurait dû servir d'une grande leçon à l'avenir pour se conduire avec Rome. Les bulles furent expédiées incontinent après, et on n'entendit plus parler à Paris que de sacres d'évêques. Oncques depuis, Rome ne s'est jouée à un pareil refus, ni à faire faire aucune proposition à pas un nommé pour en obtenir. Ainsi finit ce bureau avant de s'être pu assembler, dont nous fûmes tous fort aises, et je pense que l'opinion que de longue main Bentivoglio et les principaux boutefeux avaient donnée à Rome de la plupart des commissaires, sur les matières qui regardent cette cour, et la constitution en particulier, n'y fit guère moins d'impression que la chose même, et que cette cour comprit par là qu'on voulait sérieusement conduire à fin. Il y avait trois archevêchés et douze ou treize évêchés.

On apprit la mort du comte d'Albemarle, gouverneur de Bois-le-Duc, et général des troupes hollandaises. Je le remarque, parce que ce fut lui dont la faveur naissante auprès du roi Guillaume prévalut sur celle de Portland, pendant sa brillante ambassade ici, aussitôt après la paix de Ryswick, et que cette jalousie lui fit abréger le plus qu'il put. La faveur de Portland [fut] la plus ancienne, la plus entière, la plus durable, et qui avait eu la confiance de tous les manèges de ce prince en Hollande, pour s'y rendre peu à peu le maître, comme il le devint, de toutes ses pratiques dans toutes les cours de l'Europe, pour allumer et entretenir la guerre contre la France, enfin de toute l'affaire d'Angleterre, où devenu roi, il le fit comte de Portland, chevalier de la Jarretière, et lui donna des charges et des emplois. Portland, jusqu'à ce qu'il fût pair d'Angleterre, portait le nom de Benting, qui était celui de sa famille. Il était Hollandais, et sa faveur avait commencé dès le temps qu'il était paie de ce même prince d'Orange, et toujours augmenté depuis. Keppel, Hollandais comme lui, le désarçonna pendant sa courte ambassade de France, quoique sa faveur fût nouvelle. Il fut fait comte d'Albemarle. Elle augmenta sans cesse, et dura jusqu'à la mort de Guillaume, auprès duquel Portland n'eut plus que la considération, qu'après une si longue et si entière confiance, son maître ne lui put refuser. Belle leçon pour les courtisans et les favoris. Si un aussi grand homme que Guillaume III a été capable d'une telle légèreté, sans autre cause qu'une légèreté dont il avait paru si incapable, lui si solide et si suivi en tout, et encore à son âge, quel fonds faire sur les autres princes! Portland pensa plusieurs fois à se retirer en Hollande; lui et son émule Albemarle s'y retirèrent tout à fait après la mort de Guillaume.

M. le Grand mourut en même temps à Royaumont, abbaye depuis longtemps dans sa famille, dont son père et lui avaient fait leur maison de plaisance et où il était allé prendre l'air, à près de soixante-dix-sept ans, à même âge et même maladie que le feu roi. Il fut un des exemples, également long et sensible, du mauvais goût de ce prince en favoris, dont il n'eut aucun qui ait joui, d'une si constante et parfaite [faveur], jointe à la considération et à la distinction la plus haute, la plus marquée, la plus invariable. Une très noble et très belle figure; toute la galanterie, la danse, les exercices; les modes de son temps; une assiduité infatigable; la plus basse, la plus puante, la plus continuelle flatterie; toutes les manières et la plus splendide magnificence du plus grand seigneur, avec un air de grandeur naturel qu'il ne déposait jamais avec personne, le roi seul excepté, devant lequel il savait ramper comme par accablement de ses rayons, furent les grâces qui charmèrent ce monarque et qui acquirent, quarante ans durant, à ce favori toutes les distinctions et les privantes, toutes les usurpations qu'il lui plut de tenter, toutes les grâces, pour soi et pour les siens, qu'il prit la peine de désirer, qui réduisirent tous les ministres, je dis les plus, audacieux, les Seignelay, les Louvois et tous leurs successeurs, à se faire un mérite d'aller chez lui et au-devant de tout ce qui lui pouvait plaire, et qu'il recevait avec les façons de supériorité polie comme ce qui lui était dû. Il avait su ployer les princes du sang même, bien plus, jusqu'aux bâtards et bâtardes du roi, à la même considération pour lui et à une sorte d'égalité de maintien avec eux chez lui-même. La goutte, qui lui fut d'abord un prétexte puis une nécessité de ne point sortir de chez lui, une grande et excellente table, soir et matin, et le plus gros jeu du monde, toute la journée, où abondait une grande partie de la cour, lui furent d'un grand secours pour maintenir un air de supériorité si marquée. Il ne sortait que rarement pour se faire porter chez le roi ou pour aller à Marly jouer dans le salon.

Jamais homme si court d'esprit ni si ignorant, autre raison d'avoir mis le roi à son aise avec lui, instruit pourtant de ce qui intéressait sa maison et des choses de la Ligue, dont, avec plus d'esprit, il aurait eu l'âme fort digne. L'usage continuel du plus grand monde et de la cour suppléait à ce peu d'esprit, pour le langage, l'art et la conduite, avec la plus grande politesse, mais la plus choisie, la plus mesurée, la moins prodiguée et l'entregent de captiver quoique avec un mélange de bassesse et de hauteur, tout l'intérieur des principaux valets du roi. D'ailleurs brutal, sans contrainte avec hommes et femmes, surtout au jeu, où il était très fâcheux et lâchait tout plein d'ordures, sur le rare pied que personne ne se fâchait de ses sorties, et que les dames, je dis les princesses du sang, baissaient les yeux et les hommes riaient de ses ordures. Jamais homme encore si gourmand, qui était une autre occasion fréquente de tomber sur hommes et femmes sans ménagements, si le hasard leur faisait prendre un morceau dont il eût envie, ou s'il était prié à manger quelque part ou que lui-même eût demandé un repas et qu'il ne se trouvât pas à sa fantaisie. C'était, de plus, un homme tellement personnel qu'il ne se soucia jamais de pas un de sa famille, à la grandeur près, et qu'à la mort de sa femme et de ses enfants il ne garda aucune bienséance ni sur le deuil, ni sur le jeu, ni sur le grand monde. Au fond, il était bon homme, avait de l'honneur, aimait à servir et avait en affaires d'intérêts les plus nobles et les plus grands procédés qu'il fût possible. Avec tout cela il ne fut regretté de personne. J'ai rapporté en leur temps ici quelques traits de lui singuliers, en bien et en mal. Il n'avait presque servi qu'à la suite du roi dans les armées. Il vécut toujours au milieu du plus grand monde sans amis particuliers, et ne se mêla jamais de rien à la cour que de ce qui regardait le rang de sa maison, dont il fut toujours très sensiblement occupé, sans aucun soin de ses affaires particulières, que Mme d'Armagnac savait très bien gouverner et qu'il laissa conduire à ses gens après elle. Il ne découchait presque jamais des lieux où le roi était, et c'était auprès de lui un autre grand mérite.

Mme de Chalmazel mourut; je le remarque par la singularité d'être soeur de père du maréchal d'Harcourt et de mère de la maréchale sa femme.

Le comte de Grammont, de Franche-Comté, qui y commandait, mourut à Besançon. J'obtins ce commandement pour M. de Lévi, en conservant sa place et son emploi au conseil de guerre, que je me doutais déjà qui ne durerait pas longtemps, non plus que les autres conseils. Ce fut un état assuré, et vingt mille livres d'appointements.

La duchesse de Montfort, fille unique de Dangeau de son premier mariage, mourut au couvent de la Conception, où elle s'était retirée à la mort de son mari, malgré père et beau-père et belle-mère, qui la voulaient garder à l'hôtel de Luynes. C'était une bonne et aimable femme, qui avait de l'esprit, mais à qui des infirmités presque continuelles avaient donné des fantaisies qui avaient un peu altéré ses biens.

Ces morts furent bientôt suivies de trois mariages. Il y avait longtemps que le duc d'Albret voulait épouser Mlle de Culant, qui était fort riche, fille de Barbezieux et de Mlle d'Alègre, sa seconde femme. Toute la famille de M. de Louvois ne le voulait point, et d'Alègre, grand-père, était d'accord avec le duc d'Albret. La fille n'avait ni père ni mère. Les procédés tournés en procès furent arrêtés par les menées de M. le prince de Conti, qui en fit son affaire pour M. d'Albret, et par l'autorité de M. le duc d'Orléans, qui n'y avait que faire, mais qui s'y laissa peu à peu engager, dont M. de La Rochefoucauld et le duc de Villeroy, qui lui parlèrent vivement, furent fort piqués. Enfin, après bien du bruit, du temps et des difficultés, le curé de Saint-Sulpice publia deux bans. Dès que les Louvois le surent, ils s'y opposèrent, et se plaignirent amèrement du curé, qui les étonna fort en leur montrant un ordre du régent. Le troisième ban suivit et la nuit même la célébration du mariage à Saint-Sulpice. L'abbé de Louvois y accourut avec une opposition en forme. On s'en doutait. M. le prince de Conti s'y trouva exprès, alla au-devant de lui et l'arrêta par un ordre qu'il lui fit voir de M. le duc d'Orléans. Peu de gens approuvèrent la chose et la manière.

Le fils aîné du prince de Guéméné épousa la troisième fille du prince de Rohan avec de grandes substitutions. Le mariage se fit dans l'église de Jouars, dont une fille du prince de Rohan était abbesse, et où ils allèrent tous pour éviter des fiançailles publiques. Mme la duchesse de Berry s'était fort choquée d'en voir faire dans le cabinet du roi pour les maisons de Lorraine, Rohan et Bouillon quand le marié et la mariée sont de même rang, ce que la faveur de l'un des deux a étendu quelquefois, comme aux fiançailles de Mme de Tallard, et de cette similitude avec celles des princes et des princesses du sang. Elle s'en était laissé entendre, et les prudents Rohan évitèrent de s'y commettre. Ces fiançailles et même les mariages en présence du roi et de la reine étaient communs à tous les grands seigneurs, même aux gens de faveur. La restriction peu à peu aux princes étrangers fut un des fruits de la Ligue, auquel MM. de Bouillon d'aujourd'hui et de Rohan ont participé, quand l'intérêt du cardinal Mazarin pour les premiers, et la beauté de Mme de Soubise pour les seconds, les a faits princes.

Le comte d'Agenois, fils du marquis de Richelieu, épousa Mlle de Florensac, presque aussi belle que sa mère, qui était Saint-Nectaire. Son père était frère du duc d'Uzès, gendre du duc de Montausier. Elle n'avait plus ni l'un ni l'autre. Ces mariés ont fait depuis du bruit dans le monde lui par ses charmes, dont les intrigues de Mme la princesse de Conti, soeur de M. le Duc, ont récompensé les longs services et très publics, de l'usurpation juridique de la dignité de duc et pair d'Aiguillon, sans cour ni service de guerre; elle, par l'art de gagner force procès, de faire une riche maison et de dominer avec empire sur les savants et les ouvrages d'esprit, qu'elle a accoutumés à ne pouvoir se passer de son attache, et les compagnies les plus recherchées à l'admirer, quoique assez souvent sans la comprendre.

Le prince de Carignan arriva ici. Il était fils unique de ce fameux muet, qui l'était du prince Thomas et de la dernière princesse du sang de la branche de Soissons. Ce prince de Carignan n'avait rien entre les enfants de M. de Savoie et lui, qui était lors roi de Sicile, et il en était regardé comme l'héritier très possible. Ce prince en prit soin comme d'un de ses fils, et ne s'opposa point à l'amour qu'il conçut pour la bâtarde qu'il avait de Mme de Verue, qui le conduisit à l'épouser. Le roi de Sicile, qui aimait tendrement cette fille, en fut ravi, et redoubla pour eux de soins et de grâces. Les moeurs, la conduite et les folles dépenses du prince de Carignan y répondit si mal qu'il se brouilla avec le roi de Sicile, de la cour et des États duquel il s'échappa. Il n'osa, par cette raison, être ici qu'incognito sous le nom de comte del Bosco. On l'y laissa, pour que cette contrainte l'engageât à s'en retourner, comme le roi de Sicile le voulait. Au lieu de cela, Mme de Carignan se sauva de Turin, ou en fit le semblant, pour venir trouver son mari. Celui-ci [y] est demeuré toute sa vie, c'est-à-dire plus de vingt ans, Mme de Carignan y est encore. Mme de Verue sut la dresser, et trouva au delà de ses espérances. Les personnages qu'ils y ont joués, les millions qu'ils y ont pris à toutes mains, ne se peuvent ni expliquer ni nombrer. Tout le monde l'a vu et senti; on n'y a que trop reconnu les louveteaux du cardinal d'Ossat, même les plus grands et les plus affamés. L'incognito a toujours duré et a masqué les prétentions.

Le dérangement éclatant de l'évêque de Beauvais fit un étrange bruit, et ne put être arrêté ni étouffé par tous les soins de la duchesse de Beauvilliers, ni toute la charité du cardinal de Noailles, qui y firent tous deux des prodiges dont je fus témoin de bien près. Ce scandale, qui ne dura que trop longtemps, se termina enfin par la démission de son évêché, qui fut donné à un fils du duc de Tresmes, et le démis fut mis en retraite avec une grosse abbaye et des gens sûrs auprès de lui pour en prendre soin. Mme de Beauvilliers, qui l'avait toujours aimé, et dont la surprise fut aussi grande que celle de tout le monde, en pensa mourir de douleur.

J'aurais dû placer à la suite de la promotion militaire dont j'ai parlé, il n'y a pas longtemps, une grâce que j'obtins de M. le duc d'Orléans, qui fit du bruit, mais qui me fit un plaisir très sensible. Yolet, mestre de camp du régiment de Berry, connu en Auvergne pour être de très bonne et ancienne noblesse, et dans les troupes pour avoir toujours servi avec valeur et application, avait quitté le service il y avait treize ou quatorze ans, piqué de n'avoir pas été fait brigadier, en l'ancienneté de l'être, dans la promotion où le lieutenant-colonel du régiment dont il était mestre de camp l'avait été. Il vendit ce régiment au marquis de Sandricourt, c'est-à-dire à moi pour lui, qui en faisais comme de mon fils, et le marché se fit d'une manière si noble et si aisée de sa part que j'en fus singulièrement content, à propos des hoquets qu'il fallut essuyer du père de Sandricourt. Je suppliai le régent, avec instance, de remettre Yolet dans le service, en lui rendant son ancienneté, et de le faire maréchal de camp. Je l'obtins avec une joie extrême. Yolet était venu faire un tour à Paris pour ses affaires, bien éloigné de plus penser à rien sur le service, depuis qu'il avait quitté. Je le sus à Paris, parce qu'il passa chez moi sans me trouver, depuis son affaire faite, comme j'allais lui écrire. Je le fis chercher, je lui dis qu'il était maréchal de camp, je le présentai à M. le duc d'Orléans. Je ne vis jamais homme si surpris ni si aise. On cria fort de cet avancement, parce qu'il faut toujours crier de tout; mais tant d'autres qui avaient quitté sont rentrés avec conservation de leur ancienneté, Fervaques par exemple, et le beau cordon bleu dont cette grâce a été depuis le prétexte, que je ne troublai pas ma joie de l'envie des jaloux. Le pauvre Yolet n'en eut que le plaisir, j'avais parole qu'il servirait quand il y aurait guerre; je le lui avais dit, il en pétillait, et sûrement il s'y serait fort avancé. Il mourut avant d'avoir vu la première campagne.

Le comte d'Évreux, qui n'avait de commun avec son grand-oncle, M. de Turenne, que d'être l'homme du monde le moins simple en affectant de le paraître le plus, et qui, avec un esprit au-dessous du médiocre, avait le plus d'art, de manèges sous terre et d'application vers ses buts, comme M. de Turenne aussi, le plus attentif au rang qu'ils avaient conquis, et le plus touché d'usurper de plus en plus, était ravi de voir l'étrange fermentation contre les dignités du royaume et les officiers de la couronne, de ce qui s'appelait si faussement la noblesse par le dépit de n'être pas ce qu'ils pouvaient devenir comme ceux qui y étaient parvenus, tandis que cet aveuglement ne leur permettait pas de s'indisposer contre des nouveautés infiniment offensantes, puisque le rang de prince étranger ne porte que sur la différence de la naissance, et que ces messieurs ne trouvaient point mauvais parce qu'ils n'étaient pas nés de maisons souveraines, et ce qui est encore plus rare, parce qu'ils ne pouvaient espérer les mêmes conjonctures, qui avaient fait princes étrangers des gentilshommes comme eux, tels que, depuis si peu d'années, les Bouillon et les Rohan. Le comte d'Évreux, sans cesse appliqué à accroître ses avantages, essaya de profiter de la conjoncture; il exerçait quelques parties de sa charge de colonel général de la cavalerie, et avait par là occasion d'écrire aux mestres de camp. Il hasarda un style qui leur déplut, et qui lui attira des réponses toutes pareilles, avec des propos publics qui firent grand bruit. Il ne fut pas à se repentir de sa tentative; il couvrit le prétendu prince du colonel général, et prétendit que la supériorité de sa charge lui donnait le droit de la conserver dans sa manière d'écrire aux mestres de camp. M. le duc d'Orléans qui craignait bien moins ce qui n'avait point de fondement, et ce qui se pouvait détruire comme ces rangs de princes étrangers, encore moins ceux qui n'en avaient que le rang sans en avoir la naissance comme les Bouillon, les Rohan, que les dignités de l'État et les offices de la couronne, dont les racines sortent de celles de la monarchie même, et qui sont de sa même antiquité, eut recours à ses chers mezzo-termine, où il trouva moyen que le comte d'Évreux ne perdît pas tout ce qu'il aurait dû laisser du sien dans cette belle entreprise.

Le régent accorda à la duchesse de Portsmouth huit mille livres d'augmentation de pension à douze mille livres qu'elle en avait déjà: elle était fort vieille, très convertie et pénitente, très mal dans ses affaires, réduite à vivre dans sa campagne. Il était juste et de bon exemple de se souvenir des services importants et continuels qu'elle avait rendus de très bonne grâce à la France, du temps qu'elle était en Angleterre, maîtresse très puissante de Charles II.

M. le duc d'Orléans fit une autre grâce, et fort grande, à M. le prince de Conti, qui n'eut pas les mêmes raisons. Il augmenta ses pensions de trente mille livres pour qu'il en eût une de cent mille livres comme M. le Duc, et peu de jours après au même prince de Conti, quarante-cinq mille livres d'augmentation d'appointements du gouvernement de Poitou, qui lui en valait trente-six mille, qui firent en tout quatre-vingt-un mille livres, et cent quatre-vingt-un mille livres avec la pension; en sorte que ce fut en quinze jours un présent de soixante-quinze mille livres de rente. Ces débordements furent encore un fruit des bâtards. Le premier prince du sang, comme tel, n'a jamais eu plus de soixante mille livres de pension. Celles des autres princes et princesses du sang, quand ils en ont eu, n'en ont jamais approché. Les bâtards et bâtardes, gorgés de tout, laissèrent longtemps les princes du sang à sec. M. le Prince avec Mme la Princesse avaient un million huit cent mille livres de rente, en comptant son gouvernement de Bourgogne et sa charge de grand maître de France. M. son fils avait eu les deux survivances en épousant Mme la Duchesse, et des pensions, lui et elle en bâtards, dont elle lui communiqua la profusion et à leurs enfants peu à peu. Il n'y avait que M. le prince de Conti de prince du sang, qui n'eût que sa naissance, son mérite, sa réputation, l'amour, l'estime, et la plainte de tout le monde. Quelque dépit que le roi en eût, qui ne lui avait jamais pardonné le voyage de Hongrie, et peut-être moins sa réputation et l'attachement public, par jalousie pour le duc du Maine qui n'eut jamais rien moins, ce contraste à la fin ne put se soutenir, et il fallut lui donner des pensions et à son fils: de là, titre envers le régent, qui leur laissa tout aller, et qui n'eut pas la force de défendre les finances de leurs infatigables assauts.

D'Antin, qui avait perdu son fils aîné, comme on l'a vu, dans le temps de la mort de M. le Dauphin et de Mme la Dauphine, qui avait laissé deux fils, obtint enfin pour l'aîné la survivance de son gouvernement d'Orléanais, etc., et pour le second celle de sa lieutenance générale d'Alsace. Il avait déjà depuis quelque temps celle des bâtiments pour Bellegarde, son second fils, qui l'exerçait sous lui.

Silly, dont j'aurai lieu de parler dans la suite plus à propos qu'ici, obtint d'être mis dans le conseil des affaires du dedans du royaume.

Le marquis de Prié, commandant général des Pays-Bas, excita une grande sédition à Bruxelles qui dura plusieurs mois et à violentes reprises. La cour de Vienne avait fait mettre un impôt extraordinaire sur les corps des métiers par le conseil de finances de Bruxelles. Cet impôt fut refusé avec grande rumeur. On persista à Vienne à ne vouloir point écouter les représentations qui y furent envoyées par les taxés. Ils continuèrent, ce nonobstant, à refuser de payer. Prié leur parla fort hautement, puis les menaça, et s'attira par sa hauteur des réponses qui l'engagèrent à des procédés militaires, qui excitèrent la sédition. Elle ne fut enfin apaisée que parce que Prié n'aurait pu venir à bout d'eux que par des remèdes pires que le mal, et que la cour de Vienne, tout impérieuse et inflexible qu'elle soit, n'osa les pousser à bout. La taxe fut abandonnée, et personne ne fut châtié. C'était le même Prié qu'on a vu ici en son temps ambassadeur de l'empereur à Rome, lorsque le maréchal de Tessé y était de la part du roi, et qu'il en fit partir peu décemment, parce qu'il força le pape, par les exécutions militaires des troupes impériales dans l'État ecclésiastique, de reconnaître l'archiduc comme roi d'Espagne.

Il est temps de passer aux affaires étrangères, et de remonter pour cela au commencement de cette année; mais il est à propos d'avertir, avant cette transition, que beaucoup de petites choses, qui viennent d'être racontées, sont un peu postérieures à d'autres plus importantes, dont la nature et la chaîne demandent de n'être pas séparées des événements qui les ont suivies. C'est ce qui les a fait laisser en arrière pour les exposer sans interruption des moindres choses qui viennent d'être narrées, et qui les fait remettre après le récit de ce qui s'est passé sur les affaires étrangères dans les premiers six mois de cette année.

CHAPITRE XIV. §

État de la négociation à Londres pour traiter la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne. — Deux difficultés principales. — Staremberg le plus opposé à la cession future de la Toscane. — Propositions des Impériaux pleines de jalousie et de haine. — Plaintes artificieuses des Impériaux du régent. — Point de la tranquillité de l'Italie pendant la négociation. — Partialité ouverte des Anglais pour l'empereur. — Leurs hauteurs et leurs menaces au régent. — Le roi d'Angleterre, inquiet sur le nord, s'assure du czar; méprise le roi de Prusse. — La czarine veut s'assurer de la Suède pour la transmission de la succession de Russie à son fils. — Agitations et reproches du czar sur cette affaire. — Le régent pressé par l'Angleterre. — L'Espagne ne pense qu'à se préparer à la guerre; déclare à l'Angleterre qu'elle regardera comme infraction tout envoi d'escadre anglaise dans la Méditerranée. — Albéroni ennemi de la paix. — Ses efforts; ses manèges; sa politique. — Il veut gagner le régent et le roi de Sicile. — Forte conversation d'Albéroni avec le ministre d'Angleterre. — Plaintes et chimères d'Albéroni. — Il écrit au régent avec hardiesse. — Inquiétude sur Nancré. — Albéroni espère du régent, pressé par Cellamare et Provane, d'augmenter l'infanterie et d'envoyer un ministre à Vienne. — Le régent élude enfin leurs demandes. — Reproches de Cellamare à la France; sort peu content d'une audience du régent. — Cellamare, pour vouloir trop pénétrer et approfondir, se trompe grossièrement sur les causes de la conduite du régent.

La paix à faire entre l'empereur et le roi d'Espagne était toujours sur lé tapis et l'objet de l'attention de toute l'Europe. Penterrieder pour l'empereur, et l'abbé Dubois pour la France, la négociaient à Londres avec les ministres du roi d'Angleterre. La Hollande paraissait s'en rapporter à ce monarque, sans charger de rien à cet égard le ministre que la république tenait à Londres. Le Pensionnaire, dévoué en toute dépendance à ce prince, apprenait de lui-même ses volontés, lorsqu'il voulait faire entrer cette république dans les engagements qu'il voulait prendre de concert avec elle. Monteléon, ambassadeur d'Espagne à Londres, très habile et fort expérimenté, aurait été plus capable que personne de servir utilement son maître, si ce prince eût voulu traiter sur le plan qui lui était proposé. Monteléon croyait que la paix convenait à l'Espagne, mais il craignait de dire franchement son avis, persuadé qu'Albéroni ne pensait pas comme lui, et que ce serait se perdre inutilement que de combattre son sentiment et peut-être son intérêt. Il se contenta donc pendant quelque temps de combattre l'espérance que ce tout puissant ministre avait prise de voir bientôt des troubles en Angleterre, en lui démontrant que la désunion du roi d'Angleterre et du prince de Galles ne causerait aucun mouvement dans le royaume, qu'il n'y avait aucun fondement à faire sur les mesures et l'impuissance des mécontents du gouvernement, et que le roi d'Angleterre trouverait dans la suite des séances de son parlement la même soumission à ses volontés qu'il avait éprouvée à leur ouverture. Cet ambassadeur ne se rebuta point d'assurer le roi d'Espagne que les intentions du régent à son égard étaient bonnes, que l'abbé Dubois lui avait répété plusieurs fois que les instructions qu'il attendait formeraient une union et une intelligence parfaites entre Sa Majesté Catholique et Son Altesse Royale; et il représenta, sous le nom de cet abbé, que, si le roi d'Espagne différait à s'expliquer, le ministre de l'empereur gagnerait du terrain à Londres; et il était vrai que les ministres les plus confidents du roi d'Angleterre étaient tous à l'empereur, et traitaient de prétentions injustes les propositions que le régent faisait et appuyait en faveur de l'Espagne.

Les principales difficultés roulèrent sur deux points, tous deux essentiels, que le régent demandait: le premier une renonciation absolue et perpétuelle de la part de l'empereur à tous les États de la monarchie d'Espagne actuellement possédés par Philippe V; le second que, les maisons de Médicis et Farnèse venant à s'éteindre, la succession aux États de Toscane et de Parme fût assurée au fils aîné de la reine d'Espagne, et successivement à ses enfants mâles, cette princesse étant héritière légitime des deux maisons.

Les Impériaux se plaignirent de ce que le régent était plus attentif à procurer les avantages du roi d'Espagne que ce prince n'était à les demander. Ils dirent qu'il était injuste d'exiger une renonciation absolue de l'empereur à ses droits sur la monarchie d'Espagne, pendant qu'on ne lui en offrait pas une pareille du roi d'Espagne aux États d'Italie et des Pays-Bas possédés par Sa Majesté Impériale, regardant comme une sorte de violence de faire subsister les droits d'une partie pendant qu'on éteignait avec tant de soin ceux de l'autre partie.

Ils s'écrièrent encore plus sur les successions de Toscane et de Parme, comme s'il s'agissait de porter la guerre en Italie, et de la faire perdre à l'empereur, par la facilité de débarquer les troupes d'Espagne à Livourne, d'entrer sans peine en Lombardie, tandis que les Impériaux arrêtés par les Apennins ne pourraient pénétrer en Toscane, pour empêcher les Espagnols de s'y fortifier et de s'y faciliter les secours d'Espagne. Ils cédèrent néanmoins, sur l'article de Parme et de Plaisance, parce que ses États éloignés de la mer ne pourraient recevoir de secours étrangers, et dépendraient toujours de l'empereur, enclavés comme ils sont dans les terres, si le prince qui les posséderait tentait de s'agrandir. Mais la Toscane, surtout Livourne, entre les mains d'un prince de la maison de France, leur paraissait d'un péril continuel et inévitable à chasser l'empereur d'Italie toutes les fois que la France et l'Espagne le voudraient.

Le comte de Staremberg, qui avait acquis la plus grande confiance de l'empereur, pour avoir été son conseil et le général sous lui en Espagne, était le plus touché de cette crainte de tous les ministres de la cour de Vienne. Il dit qu'il se croyait en droit plus que personne d'insister fortement au refus de l'article de la Toscane, parce qu'il avait appuyé plus fortement que personne le projet de prendre de justes mesures pour assurer le repos de l'Europe, et qu'il s'était souvent exposé à déplaire à l'empereur en combattant les visions dont on entretenait sa passion de recouvrer la monarchie d'Espagne; que cet article de Toscane, au lieu d'établir une paix solide, entretiendrait une cause de guerre perpétuelle, et ferait perdre l'Italie à l'empereur; qu'il lui conseillerait plutôt que d'y consentir, de faire la paix avec les Turcs aux dépens même de toutes ses conquêtes sur eux, et de regarder comme sa plus capitale affaire d'empêcher l'établissement en Italie d'une branche de la maison de France, et qu'elle y prît des racines assez solides pour donner la loi à la maison d'Autriche; et il n'estimait pas que l'acquisition de la Sicile pût balancer la crainte d'un pareil établissement. Il convenait aussi que l'Europe aurait raison de s'alarmer si l'empereur prétendait s'emparer quelque jour de ces successions; qu'aussi son intention était d'en assurer l'expectative au duc de Lorraine (que Vienne voulait faire regarder comme un prince neutre, quoique de tout temps et lors plus que jamais seule et même chose avec elle) et dont l'agrandissement ne devait donner d'ombrage à aucune puissance. L'empereur, voulait bien qu'il achetât ce bel établissement par la cession du Barrois, mouvant à la France . Néanmoins, les ministres de l'empereur, n'espérant pas qu'on pût se relâcher sur la Toscane en faveur d'un fils de la reine d'Espagne, imaginèrent de la partager avec lui en faisant céder l'État de Pise au duc de Lorraine. Leur grand objet était que le prince d'Espagne n'eût point de ports de mer, et ils prétendaient y intéresser les Anglais par la jalousie du commerce du Levant. Ils renouvelèrent aussi les instances qu'ils avaient inutilement faites aux traités de Rastadt et de Bade, pour la restitution des privilèges de l'Aragon et de la Catalogne, et celle des biens confisqués sur les Espagnols qui avaient suivi le parti de l'empereur. Outre l'honneur de ce prince, ils étaient persuadés que la suppression des privilèges de ces deux provinces augmentait de quatre ou cinq millions le revenu du roi d'Espagne, à qui ils les voulaient faire perdre par ce rétablissement. À l'égard des biens confisqués, l'empereur s'ennuyait de payer libéralement ces rebelles sur ses revenus d'Italie. Ses ministres, qui les haïssaient, se plaignaient aigrement sur cet article des instances trop opiniâtres, disaient-ils, du régent, pour les avantages du roi d'Espagne.

La cour de Vienne, accoutumée à reprocher à ceux avec qui elle traite, le peu de bonne foi dont elle-même ne sait que trop s'aider, la reprochait à ce prince dans cette négociation de Londres. Elle prétendait que Bonnac avait tâché par ses démarches et ses discours d'engager les principaux officiers ottomans de continuer la guerre contre l'empereur; que le régent avait envoyé Ragotzi en Turquie; que Son Altesse Royale n'avait rien oublié pour engager le roi de Prusse à faire un traité avec la France, et en conséquence la guerre à l'empereur, quoique ce traité fût très innocent. Ils accusaient le régent d'avoir communiqué à l'Espagne le plan du traité dressé avec le roi d'Angleterre à Hanovre, et d'être, sinon le promoteur, au moins la cause indirecte de l'entreprise de Sardaigne. Ces mêmes ministres de l'empereur lui faisaient un crime de fortifier de garnisons les places du royaume frontières de l'empire, tandis qu'en amusant Kœnigseck de belles paroles il s'était fait l'agent du roi d'Espagne, mais bien plus habile que lui pour en soutenir les intérêts. Leur conclusion était que l'acquisition de la Sicile ne les mettait pas suffisamment en sûreté; qu'ils n'en pouvaient avoir qu'en maintenant un assez gros corps de troupes en Italie, pour empêcher la maison de France d'y mettre jamais le pied, encore moins de s'y établir en aucune des parties maritimes.

Comme un des points principaux de la négociation était d'assurer, au moins pendant sa durée, le repos de l'Italie, le roi d'Espagne avait demandé que l'empereur promit de n'y point commettre d'hostilité, de n'y lever aucunes contributions, et de n'y point faire passer de troupes pendant le cours de la négociation. L'empereur parut assez disposé aux deux premières demandes; pour la troisième, il prétendit que ce serait abandonner l'Italie à un ennemi qui l'avait attaqué, tandis qu'il était occupé contre les Turcs en Hongrie, qui lui avait enlevé la Sardaigne; qu'il en demandait la restitution si l'Espagne voulait un engagement formel de sa part de n'envoyer point de troupes en Italie. Ses ministres, persuadés que le régent traitait secrètement, et ne songeait qu'à s'unir avec l'Espagne, déclarèrent que leur maître ferait la paix avec le Turc à quelques conditions que ce pût être.

La cour de Londres pressait la négociation. Elle représentait au régent qu'elle était dans sa crise; qu'il ne tenait qu'à lui de la finir par une bonne résolution qui le mettrait pour toujours en sûreté, et le délivrerait de la tutelle insupportable d'une cabale espagnole très puissante en France, et totalement occupée à sa ruine. Les ministres hanovriens soutenaient comme excellent le projet de donner l'État de Pise avec Livourne et Portolongone au duc de Lorraine, en cédant par lui à la France le Barrois mouvant. Ils ne se rebutèrent point du refus. Voyant enfin qu'ils ne réussiraient pas, ils firent un dernier effort sans espérance, mais pour se justifier auprès de l'empereur et le persuader qu'il n'avait pas tenu à leurs soins d'emporter un point qui lui était si capital, qui était le moins, ajoutèrent-ils, qu'ils pussent faire pour Sa Majesté Impériale. Avec une telle partialité on ne devait pas se flatter que l'Angleterre acceptât la proposition que le régent lui fit alors de s'unir à lui et à l'Espagne, pour forcer les oppositions de l'empereur, et d'accepter enfin le projet du traité tel qu'il était proposé. Aussi les ministres hanovriens dirent-ils nettement que, si la proposition était sérieuse, il ne restait que de rompre toute négociation; et se défiant toujours des intentions secrètes du régent, ils déclarèrent que le roi leur maître faisait dresser un plan du traité tel qu'il prétendait qu'il fût signé; que l'article de la renonciation de l'empereur et celui de la succession de la Toscane y seraient compris de la manière que Son Altesse Royale le désirait; qu'on y comprendrait aussi les engagements qu'elle devait prendre pour assurer la Sicile à l'empereur; qu'on la prierait de signer ce plan, qu'il serait ensuite envoyé à Vienne pour le faire signer à l'empereur; qu'enfin, si le régent refusait sa signature, le roi d'Angleterre saurait à quoi s'en tenir, et prendrait d'autres mesures. Ces menaces furent faites à l'abbé Dubois à Londres, en même temps que Stairs eut ordre d'expliquer à Paris, en même sens, les intentions du roi d'Angleterre.

Ce prince avait eu de grandes inquiétudes des négociations du czar avec la Suède, de ses attentions pour le roi de Prusse, de ses préparatifs par mer et par terre qu'on croyait destinés contre les Turcs; et il craignait que, très mal satisfait de lui depuis longtemps, il ne méditât quelque vengeance. Il fut enfin rassuré par la promesse qu'il en tira de fermer tout accès auprès de lui aux Anglais rebelles, et d'interdire l'entrée de Pétersbourg au duc d'Ormont, s'il s'y voulait réfugier. Georges crut savoir avec certitude que les négociations avec la Suède n'étaient fondées que sur les instances de la czarine, pour engager le czar d'écouter le baron de Gœrtz, par sa passion dominante d'assurer la succession au trône de Russie à son fils, au préjudice de son frère aîné du premier mariage. Elle avait pris des mesures auprès du roi de Suède, et engagé le czar à lui restituer une partie de ses conquêtes, moyennant quoi le roi de Suède devait garantir ce nouvel ordre de succession.

Le czar, naturellement opposé à restituer, parut sentir les remords du renversement de l'ordre naturel et légal de la succession, surtout quand il vit la joie de ses peuples au retour d'Italie du czarowitz, qui lui fit craindre même une révolution s'il poussait ce projet en faveur de son jeune fils. Il était tombé dans un chagrin extrême. Il reprochait à la czarine les embarras où le jetait son ambition pour son fils, et les peines que lui coûtait cette malheureuse affaire. Il se plaignait de ses sollicitations de faire sa paix particulière avec la Suède; il craignait la puissance et la vengeance de ses alliés dans cette guerre s'il les abandonnait. Il traitait de scélérat Menzicoff jusqu'alors son favori, avec qui la czarine était fort liée. Il en disait autant de Goertz qui avait traité avec lui de la part de la Suède, et le tenait capable de tromper et lui et son propre maître. Le roi d'Angleterre, informé de ces agitations du czar, ne le croyait pas en état de prendre des liaisons avec la Suède au préjudice de la ligue du nord, à laquelle l'impuissance plus que la volonté l'obligerait de demeurer fidèle; la bonne foi du roi de Prusse lui était également suspecte; mais ses ministres le regardaient comme un zéro (c'était leur expression), capable de rien sans l'appui du czar, ni d'oser déplaire à l'empereur sans des sûretés bien réelles. Ils espéraient tout de la témérité du roi de Suède à la veille de périr dans chacune de ses entreprises. Son entrée en Norvège, à la fin de janvier, leur parut aussi folle qu'elle l'avait semblé à ses ministres et à ses généraux qui s'y étaient tous inutilement opposés, et Gœrtz plus qu'aucun, dans la vue d'intérêt particulier qu'il avait de porter le roi de Suède vers le Holstein, pour rétablir son neveu dans cet État usurpé par le roi de Danemark. Le ministère anglais, uni à celui de Hanovre, se fondait sur ces dispositions des affaires du nord, pour montrer au régent qu'il se flatterait en vain d'y former une ligue capable de tenir tête à l'empereur; qu'il n'y avait d'alliance assurée pour Son Altesse Royale que celle dont il s'agissait actuellement; qu'elle devait donc en aplanir les difficultés; et que l'article de la Toscane n'en était pas une assez importante pour retarder une conclusion si essentielle à la France, et si nécessaire à l'Europe.

Le roi d'Espagne, loin de souscrire an projet dont il s'agissait pour, la paix, ne songeait qu'à se préparer à la guerre. Il déclarait qu'il voulait conserver la bonne intelligence avec l'Angleterre; mais il lui fit en même temps déclarer par son ambassadeur que, si elle envoyait quelque escadre dans la Méditerranée, il regarderait cette expédition comme faite contre ses intérêts, et non pour se venger du pape d'avoir fait arrêter le comte de Peterborough. Enfin, Sa Majesté Catholique exigeait du roi d'Angleterre une déclaration générale à l'égard de toute escadre anglaise qui pourrait être employée dans la Méditerranée. Il semblait qu'Albéroni, en faisant demander toutes ces sûretés, cherchait un prétexte de déclarer la guerre. Il faisait, avec empressement, tous les préparatifs nécessaires pour la commencer, cherchait chez l'étranger ce que l'Espagne ne lui pouvait fournir pour se défendre et pour attaquer, et regardait tout autre soin comme inutile. Néanmoins, malgré les assurances de Beretti, il ne put tirer aucuns vaisseaux des Hollandais. Il menaçait en même temps les Anglais et les Hollandais de la ruine de leur commerce, s'ils donnaient le moindre sujet de plainte à l'Espagne par leurs liaisons avec l'empereur. Il était si persuadé de l'effet de ces menaces qu'il regardait la négociation de Londres comme un vain amusement, et que, lorsqu'il apprit l'envoi de Nancré, il dit qu'il y serait le bienvenu, mais qu'il s'ennuierait bientôt à Madrid, et souhaiterait retourner promptement à Paris, comme il était arrivé à Monti. À l'égard du public, à qui il fallait un leurre, il fondait l'éloignement du roi d'Espagne pour la négociation commencée sur la connaissance qu'il avait des mauvais desseins et de la mauvaise foi des Allemands par la conduite tyrannique qu'ils avaient en Italie, qu'il détaillait, et parce qu'ils bloquaient actuellement les États de Parme et de Plaisance. En même temps, il exhortait le duc de Parme de souffrir ces vexations, de ne point augmenter la garnison de Parme, quoique l'Espagne en voulût bien faire la dépense; qu'il ne convenait point à un petit prince d'irriter l'empereur, main d'attendre que l'oppression de tous les princes d'Italie les obligeât d'implorer unanimement le secours du roi d'Espagne pour les affranchir de la tyrannie de l'empereur. Albéroni, sans nommer personne, espérait gagner incessamment le roi de Sicile. Il fit dire au régent que, s'il voulait s'unir au roi d'Espagne; le roi de Sicile entrerait sur-le-champ dans la même union; qu'elle suffirait pour forcer les Allemands à sortir d'Italie; que les Hollandais verraient cet événement avec plaisir et tranquillité, mais qu'ils auraient souhaité, à ce qu'il prétendait savoir, qu'immédiatement après la conquête de la Sardaigne, le roi d'Espagne eût fait marcher ses troupes à celle du royaume de Naples.

Ce cardinal n'oublia rien pour piquer les médiateurs du point d'honneur. Il leur disait que la conduite de l'empereur était pour eux le dernier mépris, puisque leur seule considération y avait suspendu le progrès des armes d'Espagne, qui sans cela auraient été en état de s'opposer avec plus de vigueur à son ambition; que la reconnaissance qu'il en témoignait à la France et à l'Angleterre était la continuation des mêmes violences, sans nul égard aux offices et à l'honneur de ces deux couronnes; qu'il était étonné que, malgré ce peu d'égards de l'empereur, le ministre d'Angleterre à Madrid lui avait fait des propositions, encore nouvellement, en faveur de l'empereur, et lui avait dit depuis deux jours que, si la médiation du roi, son maître était acceptée, il ferait en sorte d'engager l'empereur à renoncer à l'Espagne aussi bien qu'à la succession de Toscane. Sur quoi il avait répondu qu'un médiateur serait inutile lorsqu'il ne s'agirait que de telles conditions; que le roi d'Espagne ne craignait point d'être attaqué dans le continent de son royaume; que, quant à la succession de Toscane, il la regardait comme un futur contingent, persuadé que, suivant les conjonctures, toute garantie pou voit devenir inutile, dont il citait pour exemple l'effet des garanties promises pour la Catalogne et pour Majorque. L'Anglais défendit son maître par ses engagements pris avec l'empereur. Le cardinal répondit qu'il était malheureux qu'il se souvînt si bien de ses engagements avec l'empereur, et qu'il eût sitôt et si aisément oublié tant de services essentiels et de preuves d'amitié qu'il avait reçues du roi d'Espagne, dont il avait promis une reconnaissance éternelle. Il ajouta que la nation anglaise trouverait peut-être quelque peine à soutenir des engagements pris contre un prince dont elle recevait continuellement tant d'avantages considérables pour son commerce, et pris en faveur d'un autre dont elle ne pouvait que recevoir beaucoup de préjudices. Alors le ministre anglais, oubliant un peu ses ordres et son caractère, répondit, suivant le génie de sa nation, que tout bon Anglais connaissait assez la force des engagements pris avec l'empereur, qui au fond étaient considérés comme s'ils n'existaient pas. Son but néanmoins fut toujours de persuader que rien n'était plus capable d'assurer le repos public que de traiter suivant le plan proposé, et de conclure une paix dont l'exécution serait garantie par les principales puissances de l'Europe. Albéroni protestait des désirs sincères du roi d'Espagne pour une solide paix; qu'il ne faisait point la guerre pour agrandir ses États, mais pour se venger des insultes des Allemands, et pour affranchir le monde, particulièrement l'Italie, de leurs violences; que d'en chasser les Allemands, et de rendre leurs usurpations à la couronne d'Espagne, aurait à la vérité été le moyen d'assurer le repos de l'Italie et l'équilibre de l'Europe; mais que Sa Majesté Catholique, occupée seulement du bien public, était prête d'acquiescer à tout autre expédient qu'on trouverait utile et conduisant également au but qu'elle se proposait.

Albéroni s'élevait souvent contre la léthargie des puissances de l'Europe. Il condamnait l'ignorance crasse, disait-il, de ceux qui croyaient une guerre universelle nécessaire pour mettre l'empereur à la raison. Il formait un projet facile selon lui pour parvenir à ce but. Il demandait seulement que la France fournît quarante mille hommes, et s'unît aux rois d'Espagne et de Sicile pour s'opposer de concert aux entreprises des Allemands. Il assurait que, cette union faite, aucune autre puissance n'aiderait l'empereur; que les Hollandais demeureraient spectateurs; que les Anglais, retenus par l'intérêt du commerce, n'oseraient, pour complaire à leur roi, fournir à l'empereur les secours qu'il lui avait promis. Dans cette confiance, il protestait que rien ne l'empêcherait de suivre son chemin. Il avouait qu'il se flatterait d'un succès certain si la France entrait dans les projets qu'il méditait. Il écrivait au régent qu'il ne pouvait trouver d'intérêt ni de bonheur solide que dans une union avec le roi d'Espagne, la seule que l'honneur et la probité lui indiquaient; que tout autre engagement serait au contraire accompagné de déshonneur et d'opprobre. Il soutenait que l'un et l'autre se trouvaient dans ce qui se proposait à Londres; que les garanties des successions de Parme et de Toscane, dont les souverains et un successeur de chacun étaient pleins de vie, étaient des sûretés imaginaires; qu'il serait nécessaire, avant d'entrer en négociation, de proposer des moyens plus solides d'empêcher ces États de tomber entre les mains de l'empereur lorsque ces successions viendraient à s'ouvrir.

Le bruit du prochain envoi de Nancré à Madrid s'y étant répandu, les ministres étrangers qui y résidaient en prirent de l'inquiétude, et interrogèrent Albéroni sur les dispositions qu'ils crurent voir à quelque nouveau traité. Il répondit qu'il était vrai que Cellamare l'avait averti du voyage que Nancré se disposait à faire, mais que le motif en était inconnu à l'ambassadeur et à lui-même, que le temps l'éclaircirait, et qu'il protestait cependant non comme ministre, mais comme homme d'honneur, qu'il n'en avait pas la moindre connaissance. L'empressement des dispositions qu'il faisait pour la guerre, et qui coûtaient beaucoup, répondait à son éloignement de la paix. On y remarqua néanmoins un ralentissement, qui fut attribué aux scrupules du roi d'Espagne et aux représentations de son confesseur. Mais Aubenton, dont Albéroni était bien sûr, n'aurait osé proposer au roi d'Espagne d'autres points de conscience que ceux qui convenaient aux intérêts du cardinal. Lui-même attendait peut-être quelques changements aux projets dont il était question. Cellamare et le comte de Provane, envoyé du roi de Sicile à Paris, ne cessaient de détourner le régent des mesures qu'il voulait prendre avec l'empereur et l'Angleterre, et de le presser d'en prendre d'autres, qu'ils représentaient comme plus honorables et plus sûres pour s'opposer aux desseins de l'empereur. Ils prétendirent que le régent, acquiesçant à leurs raisons, leur avait promis deux choses: l'une d'augmenter incessamment l'infanterie française, l'autre d'envoyer à Vienne de la part du roi; mais ils n'eurent pas longtemps cette espérance, qui les avait fort flattés, du peu d'effet qu'aurait la négociation d'Angleterre. Il ne fut pas question de l'augmentation de l'infanterie. Cellamare crut avoir pénétré que les ministres des finances et même le maréchal de Villars avaient représenté la facilité de la faire du jour au lendemain, dès que cela serait nécessaire, et l'inconvénient de charger de ce surcroît les finances si chargées de dettes avant la nécessité. Sur ce fondement, il fut répondu à Cellamare que les forces impériales qui étaient en Italie n'étaient pas à craindre, et qu'elles ne passaient pas vingt mille hommes, suivant les traités. Sur l'envoi à Vienne on lui dit qu'il s'y était trouvé deux difficultés: la répugnance invincible de Biron qui avait été choisi, dont l'ambassadeur fut bien aise, parce que Biron était beau-père de Bonneval, et qu'on supposait que les ministres du roi ne jugeaient pas convenable d'envoyer à Vienne, sans charger celui qui y irait de propositions préliminaires pour procurer un accommodement raisonnable entre l'empereur et l'Espagne.

Cellamare se plaignait, comme d'un reproche injuste, [de] celui que la France faisait à l'Espagne de renouveler les hostilités et les troubles de l'Europe. Il reprochait lui-même aux Français de se laisser tellement frapper de la crainte de la puissance des Allemands, qu'il semblait que ceux qui avaient part aux affaires eussent toujours devant les yeux le fantôme formidable de la dernière ligue, qui rendait inutiles les meilleures raisons, en sorte que la terreur des forces ennemies persuadait bien plus que l'intérêt de l'État. Il disait que le régent, seul capable de calmer ces frayeurs, était poussé par une force secrète, dont la source était dans son intérêt particulier différent de celui de l'État. Persuadé que le moyen de l'en détourner était de l'engager à l'exécution des deux points dont on vient de parler, il en obtint, le 13 janvier, une audience particulière, dans laquelle il insista sur ces deux points qu'il prétendit qu'on lui avait promis, et au plus tôt. Sur le premier le régent répondit qu'il donnerait toute son attention à choisir un sujet capable de se bien acquitter de l'emploi de Vienne; que cependant, avant de le nommer, il voulait avoir encore des réponses de l'abbé Dubois, et savoir les intentions du roi d'Angleterre plus précisément qu'il n'en était instruit. Sur le second, il dit à Cellamare, mais comme en confidence intime, que, suivant l'avis de ceux qu'il avait chargés des affaires de la guerre, même de plusieurs officiers généraux, il avait abandonné sa première idée d'augmenter de dix hommes chaque compagnie d'infanterie; que, prenant un expédient plus conforme à l'épuisement des finances, son dessein était de former un corps de soldats de milices de soixante mille hommes commandés par les officiers réformés que le roi entretenait, avec quoi il comptait pouvoir mettre aisément en campagne les cent quatre-vingts bataillons que le roi avait à sa solde. Cellamare combattit ce projet, puis voyant ses objections inutiles, il représenta qu'il ne suffirait pas de prendre des précautions pour la sûreté de l'Italie, si Son Altesse Royale ne les faisait savoir au roi de Sicile à temps, parce que, se croyant abandonné, il était vraisemblable qu'il ferait quelque démarche, où on ne pourrait plus remédier quand une fois l'engagement serait pris. L'ambassadeur obtint du régent promesse d'en parler à Provane; mais, peu content de son audience, il voulut remonter à la source du changement qu'il trouvait. Il crut avoir pénétré que le maréchal de Villars et Broglio avaient proposé l'expédient des milices dans la vue d'empêcher une nouvelle guerre, la France n'ayant rien à craindre du trouble que l'empereur pouvait apporter au repos de l'Italie, ni de ses entreprises contre le roi de Sicile. Cette opinion, frondée par Cellamare, était, disait-il, celle d'un petit nombre de gens peu éclairés, et mal instruits des véritables intérêts de l'Europe, dont le maréchal d'Huxelles et la partie la plus judicieuse du ministère raisonnaient selon lui avec plus de justesse, et trouvaient que le roi avait grand intérêt de s'opposer aux ambitieux desseins des Allemands, quoiqu'il ne dût recourir à la force qu'après avoir tenté tous les moyens possibles de parvenir à un accommodement raisonnable.

Je me suis toujours étonné qu'un homme d'autant d'esprit, de perspicacité, d'application que Cellamare, et qui n'était pas nouvellement arrivé, assez mêlé de plus dans la bonne compagnie, et qui savait en profiter, se trompât si lourdement dans ses conjectures et dans ce qu'il croyait avoir pénétré. Le mystère toutefois n'était pas difficile. L'intérêt particulier ne dominait point le régent qui voulait et allait sincèrement au bien de l'État; mais il l'était par l'abbé Dubois, qui l'avait infatué de bonne heure de l'Angleterre, aidé du duc de Noailles et de Canillac dans les commencements, qui tous trois avaient stylé Stairs à lui parler d'un ton à lui imposer, lequel en avait su si bien profiter qu'il en abusa sans cesse, et réduisit en assez peu de temps le régent à le craindre, et à n'oser, pour ainsi dire, branler devant lui, appuyé de plus en plus, et conduit par l'abbé Dubois à mesure qu'il croissait lui-même. Dubois, qui ne se souciait ni de l'État ni de son maître que pour sa fortune, et qui de grand matin, comme on l'a vu, ne l'avait espérée que par l'Angleterre, la voyait par là en grand train, et nulle espérance par ailleurs. Il avait ainsi repris son ancien ascendant sur M. le duc d'Orléans; cet ascendant se fortifiait sans cesse par le commerce d'affaires qu'il tirait tout à soi, mais qu'il ne pouvait embler que relativement à celles d'Angleterre. L'esprit, les raisons, le bon sens emportaient quelquefois le régent d'un autre côté, mais pour des moments. Un propos de Stairs, qui se faisait jour chez lui avec audace, et qui était informé à point de l'intérieur par les valets affidés à Dubois, une dépêche de cet abbé renversaient à l'instant les idées que le régent avaient prises, et l'attachaient de nouveau à l'Angleterre. C'était l'unique cause du changement que Cellamare cherchait à démêler. Le maréchal de Villars ne fut jamais Anglais, mais toujours Espagnol. D'ailleurs, c'était l'homme du monde que le régent consultait le moins, et qui, pour en dire le vrai, méritait moins de l'être, par son incapacité en affaires et la légèreté de son sens. Broglio n'était plus de rien depuis ses deux projets dont j'ai parlé, et dont M. le duc d'Orléans se repentit toujours. Broglio, retombé au bas étage des roués, fut encore trop heureux d'y être souffert, et n'en remonta plus. Cette remarque suffit pour éclaircir bien des choses sur les affaires étrangères, dont il faut reprendre le cours.

CHAPITRE XV. §

Sage avis de Cellamare au roi d'Espagne. — Est inquiet du prétendu mariage du prince de Piémont avec une fille du régent, dont le régent et le roi de Sicile sont aussi éloignés l'un que l'autre. — Erreur aveugle de Beretti. — Proposition des Anglais sur la Toscane. — Inquiétudes mutuelles. — Division dans la famille du roi d'Angleterre, qui retranche quarante mille livres sterling de rente au prince de Galles, et fait payer cent trente mille livres sterling à l'empereur, qui est fort recherché. — Visions d'Albéroni. — Préliminaires demandés par l'Espagne à l'empereur. — Folle conduite d'Albéroni. — Il fait faire une déclaration menaçante aux Hollandais pour en acheter des vaisseaux. — Riperda rappelé; résolu depuis longtemps de revenir s'établir en Espagne. — Mauvais état de la personne du roi d'Espagne. — Pouvoir sans bornes d'Albéroni. — Aubenton et Aldovrandi excitent l'Espagne en faveur de la constitution. — Fortes démarches et menaces terribles de l'empereur au pape. — Consternation de Rome. — Ses soumises et basses résolutions. — Politique et ruse odieuse de Vienne. — Le pape, dans sa frayeur de l'empereur, tombe pour l'apaiser sur l'Espagne et sur Aldovrandi. — Brefs ne sont point reçus par l'empereur ni par les rois de France et d'Espagne, sans que leurs copies n'aient été vues par leurs ministres, qui les admettent ou les rejettent. — Opinion générale prise du pape à l'égard de l'Espagne. — Les Impériaux veulent qu'Aldovrandi soit rappelé et châtié. — Faibles manèges du pape à cet égard; jugement qu'ils en font porter.

Stairs et Provane dirent tous deux à Cellamare que l'empereur offrait de s'engager à ne point inquiéter les princes d'Italie, de se contenter des domaines qu'il y possédait, de ne pas s'opposer aux droits de la reine d'Espagne sur les États de Parme et de Plaisance, de s'accorder avec les médiateurs pour régler la succession de la Toscane en faveur d'un prince qui ne fût ni de la maison d'Autriche ni de la maison de France, parce que Naples et Milan seraient trop exposés si un des fils de la reine d'Espagne avait la Toscane avec Parme et Plaisance. Quoique ces dispositions ne fussent pas telles qu'il était nécessaire pour conclure, et que Cellamare fût persuadé que l'empereur ne cherchait qu'à suspendre les entreprises du roi d'Espagne, gagner temps et faire sa paix avec le Turc, amuser et cependant se mettre en état d'envahir les princes d'Italie, montrer en attendant que les difficultés ne venaient pas de sa part, et que, si les médiateurs devaient tourner leurs armes contre celui qui rejetterait les propositions d'un accommodement raisonnable, ce n'était pas contre lui qu'elles se devaient employer; cet ambassadeur conseillait au roi son maître de se comporter comme s'il écoutait les propositions de la cour de Vienne, de peur qu'en les rejetant, il lui laissât l'avantage de persuader le monde que les Impériaux étaient véritablement dociles, et que les refus et l'opiniâtreté venait des Espagnols. Cette maxime, bien suivie, lui paraissait une base solide pour établir sur elle à l'avenir des prétentions et des demandes plus essentielles. Il ajoutait que cette conduite ne pouvait engager le roi d'Espagne au delà de ce qu'il voudrait, parce qu'il serait toujours le maître d'éloigner la conclusion tant qu'il voudrait, en demandant des sûretés que vraisemblablement ses ennemis ne lui accorderaient pas; que, par ce refus, il ferait retomber sur eux la haine de voir échouer une négociation regardée comme nécessaire pour assurer la tranquillité générale; que si, contre son opinion, ses ennemis consentaient aux sûretés qu'il leur demanderait, il profiterait par là des avantages qui lui seraient accordés.

Cellamare, inquiet des bruits du mariage du prince de Piémont avec une fille du régent, en parla à Provane, qui lui dit franchement n'en avoir pas fait la moindre insinuation; que les intérêts d'État, non les liens du sang, formaient les chemins qui unissent les princes; et que les mariages se faisaient à la fin non au commencement des comédies et des poèmes. On a vu en son lieu qui avait le premier imaginé ce mariage, comment il fut traité quelque temps entre Plénœuf, retiré à Turin, et moi; combien peu le régent y prit, et je crois aussi peu le roi de Sicile; combien aussi je fus pressé de prier le régent que j'en remisse la négociation à l'abbé Dubois, à son premier retour d'Angleterre, et qu'il n'en fût plus question depuis. Tout ce qui pouvait éloigner le régent des vues de l'Angleterre était odieux à l'abbé Dubois. L'empereur était buté à ravoir la Sicile, qui était la chose que le roi de Sicile craignait le plus. Le roi d'Angleterre, servilement attaché à l'empereur, par rapport à ses États d'Allemagne et à l'affermissement de son usurpation des duchés de Brême et de Verden, aurait été au désespoir de trouver la France trop opposée à ce désir de l'empereur, qu'il favorisait de tout son pouvoir, par conséquent d'un mariage qui, dans son commencement surtout, eût lié le régent au roi de Sicile par intérêt et par honneur, et qui le pouvait jeter dans une alliance avec l'Espagne et les princes d'Italie, qui aurait renversé toute la négociation qui se faisait à Londres. L'abbé Dubois y était un des principaux acteurs; il la regardait comme la base de sa plus haute fortune; il n'avait donc garde de la laisser troubler par le mariage du prince de Piémont avec une fille de M. le duc d'Orléans.

Cellamare et Provane, de concert, ne cessaient de presser le régent de se préparer à la guerre pour arrêter les violences des Impériaux et leurs desseins en Italie. L'ambassadeur d'Espagne en Hollande protestait que, si les Anglais voulaient agir en faveur de l'empereur, ils n'auraient pour eux ni la France ni la Hollande, et que la nation anglaise, trop intéressée pour son commerce, résisterait, en ce cas, à Georges et à ses ministres. Saint-Saphorin, que le roi d'Angleterre faisait négocier à Vienne, était totalement impérial. Il exagérait les difficultés sur la Toscane comme insurmontables; il y était fortement appuyé par les ministres hanovriens.

Ceux-ci firent ordonner à Stairs de presser le régent sur cet article. Il lui proposa même de convenir que la république de Pise serait rétablie, que Livourne lui appartiendrait, et que le fils de la reine d'Espagne se contenterait de Florence et de la partie de la Toscane qui avait autrefois été de la dépendance de cette ville. Ces ministres hanovriens trouvèrent l'abbé Dubois trop aheurté sur cet article. Ils n'oublièrent rien pour persuader le régent, tantôt par les espérances, tantôt par les alarmes des troupes, que l'empereur enverrait incessamment en Italie, et d'une négociation secrète entre ce prince et le roi de Sicile. Le ministre piémontais à Londres se définit de l'abbé Dubois, qui ne lui communiquait rien de la négociation, quoique son maître lui eût positivement écrit que le régent voulait qu'il en fût instruit. Monteléon, qui se loua quelque peu de temps de la conduite de l'abbé Dubois avec lui, de ses assurances de la parfaite intelligence qui allait régner entre le roi d'Espagne et le régent, de ses desseins et de ses promesses de procurer dans la négociation toutes sortes d'avantages à Sa Majesté Catholique, ne trouva bientôt plus que réserve et mystère en ses discours. Il ne recevait aucune instruction d'Espagne; ses ordres se bornaient depuis longtemps à faire connaître à la cour d'Angleterre que le roi son maître regarderait comme une infraction tout envoi d'une escadre anglaise dans la Méditerranée. Stanhope l'assurait toujours que [les Anglais] ne donneraient jamais aucune occasion de plainte ni de soupçon à l'Espagne, mais aussi que le roi et la nation anglaise seraient obligés pour leur honneur de tirer satisfaction de l'enlèvement du comte de Peterborough, si le pape ne la leur donnait lui-même de cet affront qu'il leur avait fait. C'était le voile dont ils couvraient l'armement destiné pour la Méditerranée. Ce voile était bien clair; il y avait longtemps que Peterborough avait été relâché après une détention fort courte, et que le pape épouvanté avait fait toutes les excuses possibles.

Pendant que le roi d'Angleterre se préparait à des guerres étrangères, la division continuait à régner dans sa famille. Nulle négociation n'avait pu lui réconcilier le prince de Galles; il crut donc devoir employer d'autres moyens pour le soumettre. Il lui fit déclarer par Copper, chancelier d'Angleterre, le duc de Kingston et le comte de Stanhope, que, sur les cent mille livres sterling qui lui étaient assignées pour la dépense de sa maison, il lui en retranchait quarante [mille], sous prétexte de la dépense que le roi s'obligeait de faire pour la subsistance des enfants du prince. En même temps Georges fit passer en parleraient qu'on payerait à l'empereur cent trente mille livres sterling pour reste des subsides de la dernière guerre, moyennant une quittance générale de toutes ses prétentions. Ainsi la cour de Vienne profitait de tout. Elle était sûre des ministres confidents de Georges, hanovriens et anglais, et recherchée par le roi de Sicile qui ne songeait qu'à apaiser sa colère, et ne croyait d'alliance solide qu'avec elle. Il agissait en même temps à Paris et à Londres comme ne voulant se conduire que par les médiateurs. Il se plaignait de temps en temps du mystère qu'ils lui faisaient de l'état de la négociation. Provane s'en plaignait encore davantage, et protestait que son maître n'écouterait jamais aucune proposition d'échange du royaume de Sicile. Il voulut se figurer que le régent ne serait jamais favorable à son maître, parce que Son Altesse Royale avait lieu de croire que, le cas arrivant, le roi de Sicile aiderait le roi d'Espagne à monter sur le trône de France, espérant lui-même monter sur celui d'Espagne; et prétendit avoir appris par la comtesse de Verue que le régent traitait le mariage de M. son fils avec l'infante de Portugal, où on s'alarmait des préparatifs de l'Espagne, et où l'envoyé d'Angleterre ne parlait que de guerre et offrait des secours, si l'Espagne l'attaquait. Albéroni calma bientôt cette inquiétude par les assurances positives qu'il y donna, et qu'il en reçut, du désir réciproque de demeurer en bonne intelligence. Il retira même les troupes des frontières de Portugal, dont l'ambassadeur à Madrid offrit de la part de son maître, de réduire à trois cent mille écus les six cent mille écus qu'il demandait depuis longtemps à l'Espagne, si on voulait terminer les différends entre les deux cours. Albéroni jugea à propos de faire connaître les sentiments pacifiques de ces deux cours l'une pour l'autre en France, en Angleterre, en Hollande; en prit occasion d'y faire connaître les intentions du roi d'Espagne, et de publier la chimère qu'on a déjà vue de ses raisonnements sur l'union de la France et de l'Espagne pour abaisser l'empereur, la tranquille joie qu'en aurait la Hollande, et l'inutilité des secours que Georges, démenti par l'intérêt de commerce de la nation anglaise, voudrait donner aux Allemands, flatté de plus que ceux du roi de Sicile, si directement opposés à l'envahissement de l'Italie, le mettraient de son côté.

Persuadé que l'empereur était résolu de sacrifier tout à la paix avec le Turc, pour avoir la liberté de pousser ses projets en Italie, il ordonna à Monteléon de déclarer aux Anglais que les conditions que le roi d'Espagne demandait comme préliminaires avant d'examiner celles de la paix, étaient un engagement formel de la part de l'empereur sur les articles suivants: 1° qu'il n'enverrait plus de troupes en Italie; 2° qu'il n'exigerait aucune contribution, sous quelque prétexte que ce pût être; 3° qu'il promettrait de concourir de bonne foi aux mesures qu'on jugerait nécessaires pour assurer l'équilibre de l'Italie et le repos général de l'Europe. À ces conditions, le roi d'Espagne permit à Monteléon d'écouter les propositions qui lui seraient faites, se réservant à lui donner de nouveaux ordres, si par quelques changements nouveaux Sa Majesté Catholique se croyait obligée de changer aussi de maximes. Le cardinal ne le croyait pas. Son plan était fait; il le voulait suivre, persuadé qu'il était impossible de préserver l'Italie de sa perte totale, tant que les Allemands y conserveraient un pouce de terre, que la conjoncture était la plus favorable, et de ses chimères déjà expliquées sur la France, la Hollande, la nation anglaise et le roi de Sardaigne. Il affectait une grande fermeté à suivre son projet sans s'écarter de son point de vue, disant que le pis qu'il en pût arriver à l'Espagne serait d'avoir à défendre son continent, qui avait des forces suffisantes pour le défendre, et que tout l'enfer ne pouvait attaquer. Dans cette complaisance d'avoir mis l'Espagne en si bon état, ce qu'il regardait comme son ouvrage, il traitait de visions les conditions offertes par les médiateurs, et s'espaçait en dérisions de toute leur négociation. Il redoubla de chaleur pour les préparatifs; et, s'apercevant enfin du peu de volonté des Hollandais de l'accommoder de vaisseaux, il ordonna à Beretti de déclarer aux États généraux que, s'ils y formaient quelque opposition, le roi d'Espagne la regarderait comme une offense publique faite à sa personne, et qu'il pourrait même en venir aux dernières extrémités. Castagneta, chef d'escadre envoyé en Hollande avec tout l'argent comptant nécessaire pour faire ces achats, reçut ordre en même temps de revenir diligemment à Madrid, la chose faite ou manquée, son retour étant un point essentiel d'où dépendaient toutes les autres négociations.

Riperda continuait de flatter le cardinal sur les bonnes dispositions de ses maîtres en tout ce qui regardait l'Espagne; mais il voulait le flatter. Les États venaient de rappeler cet ambassadeur. Il avait pris depuis longtemps la résolution de retourner s'établir en Espagne, après qu'il aurait rendu compte aux États de son ambassade. Il y avait même acquis déjà quelques terres, et une maison appartenant autrefois à l'amirante de Castille et depuis tombée dans la confiscation de ses biens. Quoique le public doutât encore à la fin de janvier si l'Espagne, sans la France et sans aucun allié, oserait et pourrait seule entreprendre la guerre, le dessein d'Albéroni était d'entrer de bonne heure en campagne. Le duc de Parme l'en pressait sans cesse comme de chose nécessaire pour le salut de l'Italie. Mais une raison secrète jetait l'incertitude dans ses résolutions, et le retardement à l'exécution de ses projets. Le roi d'Espagne, bien plus malade d'esprit que de corps, se croyait sur le point de mourir à chaque instant, et persuadé que ses forces l'abandonnaient, il mangeait pour les réparer avec tant d'excès que tout en était à craindre. Il se confessait tous les soirs après son souper, et il retenait son confesseur auprès de son lit jusqu'à ce qu'il se fût endormi. Il n'était pas permis à la reine de le quitter un seul instant. Ce prince étant donc hors d'état d'entendre parler d'aucune affaire, le pouvoir d'Albéroni était plus souverain que jamais. Il réglait tout et disposait de tout au nom du roi; qui que ce soit n'osait lé contredire, et il avait déclaré plusieurs fois aux secrétaires d'État que, si quelqu'un d'eux manquait à son devoir pour l'exécution de ses ordres, il lui en coûterait la vie.

On répandait néanmoins dans le public que la santé du roi était parfaitement rétablie. Le P. Daubenton disait à ses amis que ce prince avait trop de scrupules. Tout occupé qu'il était auprès de lui, il ne laissait pas d'apporter tous ses soins à trouver en Espagne des défenseurs à la constitution. Il y servait d'agent non seulement au pape, mais au cardinal de Bissy. Il avait eu soin de faire tenir ses lettres au patriarche de Lisbonne, aussi bien que de solliciter les évêques et les chapitres d'Espagne d'écrire en faveur de la constitution. Il aurait voulu modérer leur zèle sur l'infaillibilité du pape, et sur la supériorité qu'ils lui attribuaient sur les conciles. Mais cette maxime étant le principe et le fondement de leur soumission sans réserve à la bulle, le jésuite qui l'avait faite avec Fabroni, comme on l'a vu en son lieu, aurait en vain essayé de les empêcher, comme il disait, de fourrer dans leurs écrits des maximes très déplaisantes à la France. Le nonce Aldovrandi pressait de son côté les évêques d'Espagne de faire au plus tôt une acceptation universelle, publique et positive de la constitution. Quoique, par les raisons de domination suprême qu'on a vues ci-devant, Rome n'eût pas approuvé les premières instances qu'il avait faites pour la procurer, il crut qu'il devait les continuer, même les redoubler. Elles lui parurent absolument nécessaires pour remédier au mal qui se répandait dans l'Espagne. Le frein du saint-office retenait encore les malintentionnés, et les obligeait à se cacher; mais on avertissait le nonce qu'il n'en fallait pas moins prendre garde aux progrès qu'ils pourraient faire. Aldovrandi, continuellement occupé de sa fortune, n'était pas fâché de faire voir à la cour de Rome que c'était injustement qu'elle lui avait reproché la démarche qu'il avait faite pour exciter le zèle des évêques d'Espagne, et que cette cour n'avait pas lieu d'être aussi sûre qu'elle le croyait des sentiments de la nation espagnole. Je n'insère ce mot sur la constitution que parce qu'il est nécessaire par rapport à ce nonce sur les autres affaires. Il avait à se justifier sur d'autres articles plus considérables, dont ses ennemis se servaient plus utilement pour le détruire dans l'esprit du pape.

Les Allemands faisaient un crime à Sa Sainteté de l'intelligence que, par le moyen de son nonce, ils lui supposaient avec le roi d'Espagne pour l'entreprise de Sardaigne. Comme leurs reproches étaient ordinairement suivis des effets, le pape les sentait tous par avance, et gémissait de cette horrible calomnie, qui le présentait à l'empereur comme complice du funeste manquement de parole du roi d'Espagne envers Sa Sainteté comme envers toute la chrétienté. Toute frivole et dénuée de tout fondement que le pape la disait, elle venait de lui attirer des réponses de Vienne dont Rome était consternée. L'empereur premièrement avait refusé de recevoir le bref que le pape lui avait écrit. Il avait dit que, le roi d'Espagne ayant refusé celui que le pape lui avait écrit sur l'entreprise de Sardaigne, il voulait tenir la même conduite. Le nonce à Vienne avait inutilement représenté que le bref avait été remis au roi d'Espagne. Les ministres impériaux pour le démentir montrèrent une lettre de l'abbé del Maro, portant en termes formels que, par la collusion d'Aldovrandi avec Albéroni, jamais le bref n'avait été présenté au roi d'Espagne; que le contenu lui en avait été rapporté seulement, preuve, dirent-ils, de l'intelligence du pape avec le roi d'Espagne, et cause, par conséquent, du mauvais état où l'empereur avait laissé la Sardaigne. Ils ajoutèrent des protestations de la plus terrible vengeance. Ils déclarèrent qu'ils feraient la paix avec les Turcs, à quelque prix que ce fût; que la France leur laissait la liberté de faire tout ce qu'ils voudraient, déclarant qu'elle n'y prendrait pas le moindre intérêt. Ainsi l'empereur, ne craignant plus d'obstacle à ses desseins, fit dire au pape qu'il avait donné ordre à ses ministres en Angleterre de cesser toute négociation de paix avec l'Espagne. Il prétendait avoir déjà fait une ligue avec le roi de Sicile, et laissait entendre que l'Italie en était l'objet. Enfin l'empereur, affectant une défiance, qu'il traitait de juste, des intentions du pape, lui demanda pour sûreté de ses protestations et de sa conduite, la ville de Ferrare pour en faire sa place d'armes. Il demanda de plus le logement dans l'État ecclésiastique pour douze mille hommes. Il y joignit plusieurs autres circonstances exigées toutes comme des satisfactions, dont la cour de Rome eut horreur. Tout commerce avec la cour fut en même temps, interdit au nonce; les ministres impériaux lui signifièrent qu'il était libre de se retirer de Vienne ou d'y demeurer, mais que, s'il prenait ce dernier parti, son séjour et sa présence seraient totalement inutiles. L'empereur déclara en même temps que c'était de son pur mouvement, et sans consulter aucun de ses ministres, qu'il avait fait chasser le nonce de Naples; que cet ordre avait été envoyé au comte de Gallas, son ambassadeur à Rome, pour le faire exécuter, si le pape refusait de lui accorder les satisfactions qu'il lui avait demandées.

Ces nouvelles causèrent une étrange consternation dans le palais. Le pape, tremblant, ne connaissait d'autres voies, pour apaiser la colère de l'empereur, que la soumission, même la bassesse, et de lui accorder toutes les satisfactions qu'il imposait. Ses neveux, encore plus consternés, étaient aussi plus empressés que leur oncle, parce qu'il s'agissait pour eux de perdre les revenus dont l'empereur les faisait jouir dans le royaume de Naples, qui était le plus bel article de leurs finances. On ne doutait donc pas des conseils qu'ils donneraient au pape et qu'il ne les suivît; et que, voyant les Impériaux à ses portes, maîtres d'entrer dans l'État ecclésiastique toutes les fois qu'ils le voudraient, et nulles forces d'Espagne encore en Italie, jugeant que la France, dans la crainte de s'engager dans une guerre étrangère, refuserait de se joindre à l'Espagne, tant de raisons pressantes ne l'entraînassent à céder à son penchant naturel de timidité et de faiblesse, indépendamment même de l'intérêt de ses neveux. On ne laissait pas de lui rendre justice sur le prétexte odieux et supposé que les Allemands prenaient de lui faire querelle. Il n'y avait personne qui pût croire que Sa Sainteté eût eu connaissance de l'entreprise sur la Sardaigne, ni que ce secret eût été conservé si la confidence lui en eût été faite.

Comme le pape n'osait se plaindre à Vienne de la conduite des Allemands, il porta ses plaintes à Madrid; et, comme il croyait cette cour plus faible que l'autre, il y joignit les menaces, et fit entendre qu'il serait obligé de recourir aux remèdes extrêmes pour effacer de l'esprit des hommes les soupçons indignes et les calomnies répandues contre le vicaire de Jésus-Christ. Il en représenta les effets pernicieux, l'interdiction du nonce à Vienne, celui de Naples chassé, et l'autorité apostolique totalement abolie dans ce royaume; enfin, les autres menaces encore plus fâcheuses, si par des faits il ne démentait promptement l'imposture. De là, il passait aux supplications, et demandait instamment à la piété du roi d'Espagne de restituer la Sardaigne à l'empereur, comme le seul moyen de persuader ce prince qu'il n'avait jamais concouru à cette invasion. Il demandait pressamment la réponse au bref du 25 août, se plaignait amèrement qu'au lieu de cette réponse, attendue depuis si longtemps, on ne songeait en Espagne qu'à se préparer à la guerre. Aldovrandi reçut en même temps beaucoup de reproches de sa conduite. Le pape l'accusait d'être la cause indirecte de tous ces malheurs, fruits des calomnies répandues contre Sa Sainteté, pour n'avoir pas présenté au roi d'Espagne son bref du 25 août. Il était également tancé d'avoir délivré les brefs pour la levée des subsides ecclésiastiques, et de ce qu'ils avaient eu leur exécution. Pour y remédier, le pape voulut que son nonce pressât le roi d'Espagne de répondre à ce bref du 25 août, parce que son silence le privait d'un moyen très nécessaire et très puissant pour confondre ses calomniateurs. Il lui ordonna de plus très expressément de retirer les brefs contenant les concessions qu'il avait faites au roi d'Espagne, et disait qu'il ne comprenait pas la difficulté à les rendre, puisqu'ils ne pouvaient avoir d'exécution, et n'en devenaient pas plus efficaces pour demeurer entre les mains des ministres de Sa Majesté Catholique. Il déclara en même temps que, si le roi d'Espagne prétendait en faire quelque usage, il ne pourrait s'empêcher de les révoquer expressément pour satisfaire à sa conscience. Il reprocha vivement à Aldovrandi d'avoir négligé de l'informer de l'usage que le P. Daubenton avait fait du pouvoir qu'il lui avait conféré, d'absoudre le roi d'Espagne de ce qu'il avait fait contre l'autorité du saint-siège pendant les différends entre les deux cours; et se plaignit de plus d'être si mal instruit par son nonce, qu'il était obligé de recourir aux lettres particulières, même aux gazettes, pour apprendre ce qui se passait en Espagne; en un mot, il voulait, à quelque prix que ce fût, trouver des sujets de se plaindre, soit de son nonce, soit de l'Espagne. Il croyait que c'était la seule voie d'apaiser les Allemands et de les désabuser de l'opinion qu'ils avaient prise; mais les simples paroles n'y suffisaient pas, et le pape n'avait point d'autre ressource. Plus le péril lui paraissait grand, plus il cherchait les moyens de s'en tirer. J'ajouterai qu'ils étaient d'autant plus difficiles que la colère était factice, politique, utile aux Impériaux de paraître persuadés de ce dont ils ne l'étaient point, pour avoir prétexte de tirer du pape tout ce qu'ils pourraient en places et en subsistances de troupes, et pour l'appesantir sur l'Espagne, au point de causer à cette couronne tous les embarras possibles au dedans et au dehors. Revenons.

Le pape tint devant lui une congrégation formée à dessein de délibérer sur les partis à prendre. On y examina: 1° si le pape devait recevoir Gallas à son audience. Toutes les voix furent pour l'y admettre toutes les fois qu'il la demanderait. Mais loin qu'il en fît instance, pressé quelques jours auparavant de voir le pape par le cardinal Albane, cet ambassadeur déclara avec hauteur qu'il n'irait plus au palais. 2° On agita si le pape devait excommunier les ministres impériaux qui avaient mis les mains sur les revenus ecclésiastiques séquestrés par ordre de l'empereur dans le royaume de Naples, et [il fut] unanimement résolu de temporiser: maxime favorite de tout ce pontificat, surtout quand il s'agissait des Allemands. 3° On délibéra sur les démarches qu'il convenait de faire pour apaiser l'empereur. Il fut conclu qu'il fallait envoyer à Vienne un cardinal, avec des facultés très amples d'accorder à ce prince toutes les grâces qu'il demanderait, et que le chef de l'Église avait le pouvoir de lui accorder. Quant à celles qui ne dépendaient pas de Sa Sainteté, le soin du légat devait être de faire connaître à l'empereur que, si elle ne les accordait pas, c'était uniquement parce qu'elles étaient hors de son pouvoir. Il fut après question du choix. Le cardinal Piazza fut proposé; mais l'opinion publique fut qu'il ne l'accepterait pas. Le pape désirait son neveu, le cardinal Albane, mais il ne voulait pas le témoigner; il voulait paraître forcé à le nommer sur le refus d'un autre. On délibéra ensuite sur la conduite à tenir avec le roi d'Espagne. Il fut résolu que le pape lui écrirait un bref plus doux que celui du 25 août, que ce prince avait refusé de recevoir, et qu'il serait ordonné au nonce Aldovrandi de prendre si bien ses mesures que ce bref parvînt entre les mains de Sa Majesté Catholique.

Albéroni, bien averti de toutes ces délibérations, était maître d'empêcher Aldovrandi de présenter aucun bref sans en avoir auparavant communiqué la copie, ainsi qu'on en usait en France et à Vienne. Le ministre d'Espagne pouvait rejeter le bref ou bien y faire une réponse peu satisfaisante pour Sa Sainteté, mais ce dernier parti n'aurait pas été le plus désagréable pour le pape, parce que, recevant une réponse dure, il en aurait fait usage pour se justifier auprès de l'empereur de la partialité qu'il lui reprochait; et véritablement les Allemands n'étaient pas les seuls qui, raisonnant sur le véritable intérêt du saint-siège et de l'État ecclésiastique, croyaient que le pape regarderait intérieurement comme son salut d'être aidé par l'Espagne; qu'il avait voulu seulement que le public trompé pût croire que les secours qu'il recevrait lui seraient donnés contre sa volonté, et que la source de ce ménagement était la crainte que, les Espagnols ne réussissant pas, toute la fureur allemande ne retombât sur lui. Ils demandaient pressement qu'Aldovrandi fût châtié, le regardant comme le promoteur et le confident de l'intelligence secrète qu'ils supposaient entre le pape et le roi d'Espagne. Sa Sainteté, toujours occupée de ménager les deux partis autant que la crainte du plus fort le lui pouvait permettre, voulait par cette raison complaire aux Impériaux par quelque mortification légère à son nonce, sans toutefois le rappeler par considération pour la cour d'Espagne, comme le voulait celle de Vienne. Le pape crut avoir trouvé ce tempérament en changeant là disposition qu'il avait faite du neveu d'Aldovrandi tout nouvellement arrivé de Madrid à Rome, d'y retourner sur-le-champ porter à Albéroni la barrette. Il ordonna donc à ce neveu de partir dans l'instant non pour Madrid, mais pour Bologne sa patrie, et d'y demeurer malgré toutes les instances du cardinal Acquaviva. Ce neveu fut même accusé d'avoir reçu du roi d'Espagne une pension sur l'évêché de Malaga. Pendant que le cardinal Paulucci était chargé de porter ces refus à Acquaviva, le pape, par des voies souterraines, faisait passer à ce dernier ses gémissements et ses larmes sur l'état et la conduite d'Aldovrandi; et par ce double manège autorisait les discours de ceux qui ne se contraignaient pas de publier que tout n'était que fiction dans Sa Sainteté, excepté la frayeur des Impériaux, et le désir extrême de les apaiser. De là on prévoyait qu'il ne s'accommoderait ni avec la France ni avec le roi de Sicile, parce que cela déplairait à la cour de Vienne, et l'obligerait à changer de langage. Le pape en effet éludait de répondre sur les affaires de Sicile. Pressé par le cardinal de La Trémoille de déclarer ses intentions, il prit pour prétexte de se taire qu'il n'avait point encore de réponse du roi de Sicile; qu'il désirait savoir si La Trémoille pourrait engager ce prince à s'expliquer; et qu'il verrait ensuite s'il ferait quelque proposition qui se pût accepter.

CHAPITRE XVI. §

Négroni, odieux à la France, nommé vice-légat d'Avignon sans participation de la France, contre la coutume établie. — Ottobon veut lier avec Albéroni. — Nouvelles scélératesses de Bentivoglio. — Le pape refuse au cardinal Albéroni les bulles de l'archevêché de Séville. — Audace, plan, propos d'Albéroni uni d'attachement et de sentiment au duc de Parme. — Manèges réciproques entre le régent et Cellamare, qui le veut entraîner dans la guerre avec l'Espagne contre l'empereur. — Concert entre Cellamare et Provane. — Ils découvrent le mariage proposé de M. le duc de Chartres avec une soeur du roi de Portugal sans succès par les difficultés du rang. — Objets des ministres d'Espagne. — Corsini envoyé du grand-duc à Paris; quel; passe à Londres pour y faire des représentations inutiles. — Le régent s'ouvre à Provane de l'état de la négociation de Londres. — Sentiment de Cellamare là-dessus. — Plaintes de la cour de Vienne de la France, et ses propositions sur la Toscane appuyées des Anglais. — Quel était Schaub. — L'empereur répond par de fortes demandes aux demandes préliminaires de l'Espagne, et y est appuyé par l'Angleterre. — Manèges et souplesses de Stanhope. — Langage de l'abbé Dubois à Monteléon. — Il lui envoie avec précaution le modèle d'un billet à Albéroni en faveur de Nancré et de sa négociation, qu'Albéroni méprise, averti par Monteléon. — Conversation de Monteléon avec Stanhope qui le veut tromper, puis éblouir sur la destination de l'escadre anglaise. — Monteléon tâche à prendre d'autres mesures pour arrêter l'effet de cet armement. — Sagacité de Monteléon. — Fermes réponses des ministres de Sicile à Paris et à Londres à l'égard de la conservation de cette île à leur maître. — Plaintes et mouvements de Cellamare. — Monti peu satisfait du régent. — Monteléon, sur des ordres réitérés, fait à Londres les plus fortes déclarations sur la destination de l'escadre. — Efforts d'Albéroni en Hollande. — Ses sentiments sur les traités d'Utrecht. — Ses vanteries. — Cache bien où il veut attaquer. — Sagacité de l'abbé del Maro. — Beretti trompé ou trompeur sur la Hollande. — Sage avis de Cellamare à Albéroni sur la France. — Propos publics de Cellamare; retient sagement Provane; dit à Nancré qu'il ne réussira pas.

Une affaire de peu de conséquence donna lieu à augmenter les brouilleries que la constitution causait depuis trop longtemps entre Rome et la France. La vice-légation d'Avignon vaquait. Avant d'y nommer, les papes faisaient toujours donner au ministre du roi à Rome les noms de ceux entre lesquels il voulait choisir pour n'y pas envoyer un légat désagréable, prévenir le roi sur le nouveau vice-légat, et lui concilier une protection dont il avait besoin dans un État aussi peu étendu, enclavé de toutes parts dans ceux du roi. Malgré cet usage le pape crut devoir profiter d'un temps de faiblesse et de minorité, plus encore d'un temps où on se croyait tout permis à Rome contre la France, pour secouer ce qu'il voulut trouver être servitude. Ainsi il nomma le prélat Négroni sans en avoir rien fait dire au cardinal de La Trémoille. Tout le mérite du nouveau vice-légat était d'être neveu du cardinal Négroni, si noté par l'extravagance de ses emportements contre la France. Apparemment que le pape crut aussi que plus ce vice-légat serait reconnu partial contre la France, plus le public serait persuadé qu'elle n'avait point de part à sa nomination. Quelque attention qu'eût le cardinal de La Trémoille à plaire à Rome et à prévenir les moindres sujets de plaintes, il ne laissa pas de s'apercevoir de l'impossibilité de dissimuler cette innovation. Quelque peu disposé qu'il fût à se plaindre du pape, il osa néanmoins le faire. On se plaignit aussi à Rome de cette prétention, quoique si bien fondée et si établie par l'usage. On ajouta que depuis quelques années les vice-légats d'Avignon étaient au moins soupçonnés en France de favoriser les fabrications de fausse monnaie dans le royaume, et de leur donner asile dans le comtat; que Négroni était rigide, attentif, prudent, fort instruit des matières criminelles, et très propre à écarter les faux-monnayeurs. On comptait à Rome pouvoir impunément entreprendre tout contre la France; ceux même qui devaient être le plus attachés à la couronne par les bienfaits qu'ils en avaient reçus cherchaient des protections étrangères.

Le cardinal Ottobon, qui en était si comblé, écrivit au cardinal Albéroni, sous prétexte de zèle pour le bien de l'Italie, pour lui proposer d'établir et d'entretenir un commerce de lettres avec lui. D'ailleurs aucun des cardinaux regardés comme Français ne s'employait à pacifier les troubles que les véritables ennemis de la France cherchaient à susciter dans le royaume, sous ombre de maintenir la bonne doctrine en soutenant la constitution. Bentivoglio, le plus enragé de tous, ne se contentait pas d'interpréter faussement, à son escient même, les intentions du régent sur les affaires de Rome. Fâché d'avoir eu ordre de le remercier de ses offices en Angleterre sur le ressentiment et les menaces de vengeance de la détention de Peterborough, il prétendit que ce prince n'avait agi que parce qu'il savait parfaitement que le roi d'Angleterre ne songeait nullement à se venger du pape; que si les bruits d'un armement de mer étaient évanouis, on ne le devait attribuer qu'aux menaces de Monteléon, et à la juste crainte des Anglais de voir leur commerce interrompu. Ce nonce ajoutait qu'il fallait faire connaître le juste prix des services que le régent rendait au pape; et sur cette supposition, il se croyait en droit, même obligé de donner de fausses couleurs à toutes les démarches de Son Altesse Royale dont le pape aurait dû lui savoir le plus de gré.

Bentivoglio ramassait tous les discours que le public mal instruit tenait sur les affaires d'Angleterre, et les donnait comme des vérités. Il avançait hardiment que, sous prétexte de concilier et de terminer les différends entre l'empereur et le roi d'Espagne, le régent songeait uniquement à s'unir et à faire des ligues avec les puissances principales de l'Europe, pour être secouru d'elles en cas d'ouverture à la succession à la couronne; qu'il voulait sur toutes choses prévenir une alliance entre l'empereur, le roi d'Espagne et le roi de Sicile, empêcher que ces princes ne convinssent entre eux pour leurs intérêts communs de faire monter le roi d'Espagne sur le trône de France, et celui de Sicile sur le trône d'Espagne, suivant la disposition des traités d'Utrecht. On ne démêlait point encore la vérité de celui qui se négociait à Londres. Toutefois on en savait assez pour donner au nonce lieu de dire qu'on offrait à l'empereur la Sicile, avec promesse de le laisser agir en Italie comme il le jugerait à propos pour ses intérêts sans y former le moindre obstacle; qu'on promettait au roi de Sicile des récompenses dans le Milanais avec le titre de roi de Lombardie; et qu'on espérait endormir le roi d'Espagne, en le flattant d'établir en faveur de ses enfants du second lit des apanages considérables en Italie, tels que les États de Toscane, de Parme et de Plaisance. Bentivoglio, ajoutant ses réflexions à ce qu'il croyait savoir du traité d'alliance, concluait que, si des projets si légèrement formés, si difficiles à exécuter, étaient cependant accomplis, la France en serait la victime, parce qu'elle aurait elle-même contribué à rendre ses ennemis trop puissants; qu'en cet état ils feraient ce qu'ils croiraient le plus avantageux pour eux, non ce qu'ils auraient promis, et ce qu'ils seraient engagés de faire en vertu de l'alliance. Ces affaires, étrangères à celles de la constitution, étaient comme des épisodes que le nonce employait pour animer la cour de Rome contre la conduite du régent, et pour faire comprendre au pape que le nombre de ses partisans augmenterait en France, à mesure que celui des ennemis de Son Altesse Royale grossissait par les négociations qu'elle faisait avec les étrangers. Sur ce fondement, il ne cessait d'empoisonner tout ce qui se passait en France, et de porter le pape à tout ce qu'il pouvait de plus violent sur les affaires de la constitution.

Le pape, continuant de penser qu'il ne pouvait apaiser l'empereur qu'en se montrant irrité contre l'Espagne, voulut le paraître extrêmement contre lés ministres du roi d'Espagne, qui se portaient, disait-il, contre l'autorité ecclésiastique et contre celle du saint-siège. Le roi d'Espagne ayant nommé le cardinal Albéroni à l'archevêché de Séville, Sa Sainteté se porta à un plus grand éclat. Elle lui en refusa les bulles, et lui fit dire qu'elle les lui aurait accordées, si, dans le temps qu'elle était sur le point de les proposer au consistoire, elle n'eût appris que l'évêque de Vich et un autre avaient été chassés violemment de leurs diocèses par ordre du roi d'Espagne. Ce frivole prétexte ne trompa personne; tout le monde pénétra aisément le vrai motif du refus. Il n'y eut que les Impériaux qui ne voulurent pas en convenir; mais les plaintes du pape firent peu d'effet à Madrid. Albéroni insista sur les raisons que le roi d'Espagne avait eues de ne pas répondre au bref du 25 août, parce qu'il n'aurait pu le faire qu'en termes amers, et à peu près dans le sens que le public s'était expliqué sur cette pièce quand il l'avait vue dans les gazettes. Ce cardinal prétendait même avoir rendu un grand service au pape d'avoir gardé ce bref entre ses mains, parce qu'il ne pouvait produire qu'un effet pernicieux. Il s'applaudissait par avance de l'obligation que Rome lui avait de ne s'être pas laissé endormir par les pièges des Impériaux, et de ce que le roi d'Espagne serait incessamment maître de l'Italie; mais il exhortait en vain le pape et les princes d'Italie à profiter, par l'union, la force et le courage, des desseins trop déclaras de l'empereur par ses dernières réponses au nonce de Vienne.

Le duc de Parme, le plus faible et le plus menacé de tous, et qui s'était attiré la colère de l'empereur par le mariage de la reine d'Espagne et par les offices qu'il avait rendus pour la promotion d'Albéroni à Rome, désirait d'être secouru d'argent, pour mettre au moins Plaisance hors d'insulte. Son ministre était maître absolu en Espagne; il lui devait les commencements de cette fortune, et beaucoup encore sur son cardinalat. Il paraissait avoir en vue les intérêts de son premier maître; il suivait ses maximes, et pensait comme lui qu'il était impossible que l'Italie fût tranquille tant que les Allemands y conserveraient une seule place. Sur ce fondement, il traitait de verbiages et d'illusoire le plan proposé à Londres. Il disait qu'il n'était pas étonné de voir le roi d'Angleterre agir sous main en faveur de l'empereur, parce que depuis longtemps les engagements publics et secrets de l'électeur de Hanovre avec la maison d'Autriche étaient parfaitement connus; mais qu'il était difficile de comprendre que le régent, sensible à l'honneur, aimant la gloire et connaissant ses véritables intérêts, prît des partis si opposés à des considérations si puissantes, qu'il choisît des routes si dangereuses pour lui, et que, se laissant aller à des conseils de gens qui ne songeaient qu'à leurs propres intérêts, il fermât les yeux à ses propres lumières pour se laisser conduire dans le précipice. Le cardinal assurait que, loin de réussir par de telles routes, le régent verrait la guerre civile allumée dans le sein de la France. Ce présage alors ne paraissait fondé que sur le génie des Français, portés à se faire la guerre entre eux quand ils ne sont pas occupés par des guerres étrangères; et comme la crainte d'engager le royaume dans une guerre nouvelle avec les étrangers était l'unique motif qui avait obligé Son Altesse Royale à travailler aux moyens de ménager la paix entre l'empereur et l'Espagne, Albéroni, loin d'approuver cette crainte juste mais peu conforme à ses idées, la traitait de terreur panique et s'épuisait en raisonnements. Il croyait intimider le roi d'Angleterre par la fermentation qui régnait chez lui, et se savait gré d'avoir menacé Bubb, à Madrid, de donner de puissants secours au Prétendant. Il voulait engager le régent à parler sur le même ton à Georges. Il disait que, s'unissant au roi d'Espagne, il lui ferait dépenser bien des millions en Italie, qu'il garderait certainement pour des occasions plus éloignées, si Son Altesse Royale s'amusait encore à des négociations frivoles, comme il paraissait par le départ prochain de Nancré pour se rendre à Madrid. En même temps, il tâchait de faire répandre que, sur l'article des négociations pour la paix, il n'était pas maître de l'esprit du roi d'Espagne; que non seulement là-dessus, mais en beaucoup de choses qui ne regardaient que des affaires particulières, il avait fort à le ménager et à compter avec lui.

Ces discours modestes d'Albéroni ne firent nulle impression à Paris ni à Londres; on était très persuadé, parce que lui-même l'avait dit plusieurs fois, qu'en grandes comme en petites choses il disposait absolument de la volonté du roi d'Espagne. L'opinion en était confirmée par les ordres que recevaient les ministres d'Espagne et par la manière dont ils expliquaient les intentions du roi leur maître. Cellamare ne parlait que de tirer la France de sa léthargie. Il employait auprès du régent Monti, nouvellement arrivé d'Espagne, qu'on croyait fort avant dans la confidence d'Albéroni. Il ne s'agissait point de négocier sur aucun plan de paix, de changer ou de modérer les conditions d'un traité. Les vues, et tous les discours de Cellamare au régent n'allaient qu'à le convaincre de la nécessité d'une union inaltérable entre la France et l'Espagne, et de ne pas compter que les insinuations ni les offices des médiateurs détournassent les Allemands des projets qu'ils pourraient faire pour troubler le repos de l'Italie. Le régent convenait de tous les avantages de l'union des deux branches de la maison royale. Il ajoutait même que, si les offices étaient inutiles, la France emploierait ses forces pour empêcher un mal que la persuasion n'aurait pu détourner. Cellamare ne se reposait pas sur de pareilles assurances. Il les trouvait contredites par la conduite de l'abbé Dubois, qui agissait seul à Londres sans aucun concert avec Monteléon, en sorte que le roi d'Espagne ne recevait ni de Paris ni de Londres aucune communication de ce qui se passait à Londres par rapport à ses intérêts. Cellamare faisait les mêmes plaintes pour lui-même, et jugeait de ce silence que les réponses que l'empereur avait faites ne pouvaient être acceptées en Espagne, et que le voyage de Nancré, qu'on pressait de partir pour Madrid, serait inutile. Le régent l'assura cependant qu'il ordonnerait à l'abbé Dubois de confier à Monteléon le plan et l'état de la négociation. Mais Son Altesse Royale ne voulut point s'ouvrir sur les nouvelles qu'elle venait de recevoir de Vienne parle secrétaire de Stanhope, qui tenaient Cellamare dans une grande curiosité. Il en reçut encore une assurance positive que Nancré ne partirait pas de Paris sans porter avec lui un plan de paix dont le roi d'Espagne eût lieu d'être satisfait. L'ambassadeur prétendit que Nancré lui avait dit de plus qu'on obligerait la cour de Vienne de recevoir ce plan de gré ou de force; mais il demeurait persuadé que le régent aurait grand'peine à s'y résoudre, qu'il serait mal secondé par la cour de Londres, dont il était souvent obligé de combattre les idées et les propositions. Le régent lui fit même valoir la fermeté de l'abbé Dubois, et dit que c'était pour s'en plaindre que Stanhope avait envoyé son secrétaire, espérant le trouver plus facile que son ministre. Cellamare ne le croyait pas. Fortifié de Monti, ses représentations ne tendaient point à modifier les conditions du traité, mais à faire voir la nécessité de prendre les armes, et de prévenir la conclusion de la paix entre l'empereur et les Turcs. Elle était encore éloignée. Paris, plein de raisonnements politiques, croyait avec Cellamare qu'elle était aisée à détourner, en employant le crédit et les talents de Ragotzi et la force de ses partisans en Hongrie, et de leur animosité contre la maison d'Autriche. Cellamare disait que c'était par des motifs de passion particulière que des Alleurs, nouvellement revenu de Constantinople, décriait le prince Ragotzi, et que le maréchal de Tessé était au contraire le seul qui jugeât sainement de l'utilité d'une diversion qu'on pourrait exciter en Hongrie par le moyen des mécontents. Il flattait ainsi les idées d'Albéroni, qui semblait compter sur la continuation de la guerre de Hongrie, et sur le secours dont elle lui serait pour l'exécution de ses desseins.

Comme il paraissait encore alors que les intérêts du roi d'Espagne et ceux du roi de Sicile étaient parfaitement unis, la même union régnait aussi entre leurs ministres à Paris. Provane disait à Cellamare que son maître s'exposerait aux plus grands dangers plutôt que de consentir à l'échange de la Sicile. Cellamare faisait agir Provane, soit auprès du régent pour le disposer plus favorablement pour l'Espagne, soit auprès des ministres étrangers résidents lors à Paris, qu'il croyait à propos de ménager. Il sut par là que l'ambassadeur de Portugal avait dit que le régent avait fait proposer le mariage de M. le duc de Chartres avec l'infante, soeur du roi de Portugal, et qu'il s'y trouvait des difficultés sur le rang de M. le duc de Chartres. Cette affaire n'était qu'un incident. Toute l'attention des ministres d'Espagne se portait sur la négociation de Londres. Ils regardaient Georges comme un ennemi, et livré à l'empereur pour ses intérêts d'Allemagne. Ils y voulaient opposer ceux de la nation anglaise pour leur commerce, et persuader les membres du parlement de s'opposer au départ des vaisseaux destinés pour la Méditerranée, comme à une résolution capable de causer une rupture et d'entraîner la ruine totale du commerce. Ils pénétraient, mais ils ne savaient encore qu'imparfaitement les points et les difficultés de la négociation. Cellamare et Provane commençaient à découvrir par les bruits publics qu'il s'agissait d'échanger la Sicile avec la Sardaigne, et se plaignaient tous deux de la liberté que se donnaient les médiateurs de disposer d'États dont ils n'étaient pas les maîtres. Les princes d'Italie, quoique fort alarmés, faisaient peu de mouvements. Enfin, le grand duc envoya ordre à son envoyé à Paris de passer à Londres, et d'y représenter l'injustice de disposer de ses États contre son gré. Ceux qui connaissaient le négociateur jugèrent peu favorablement de son succès. D'ailleurs, les choses étaient trop avancées pour attendre quelque changement. Cet envoyé du grand-duc était Corsini, qui est devenu cardinal et premier ministre à Rome, sous le pontificat de son oncle Clément XII, douze ans après. M. le duc d'Orléans expliqua lors à Provane de quoi il était question, mais verbalement. Provane aurait souhaité le plan du traité par écrit. Il se plaignit à Stairs de l'appui que le roi d'Angleterre donnait à l'échange de la Sicile. La réponse fut simplement en termes fort généraux. Cellamare, instruit par Provane, dit à Nancré que, s'il ne portait à Madrid des propositions plus avantageuses que celles dont on le disait chargé, il ne devait pas être étonné de ne pas réussir. Il se vanta même d'avoir convaincu Nancré, qui néanmoins partit.

La cour de Vienne prétendait que le plan sur lequel on négociait à Londres était absolument différent de celui que l'abbé Dubois avait proposé, et [dont il] était convenu à Hanovre. Elle se plaignait aussi d'entendre dire de tous côtés que, si l'empereur ne consentait pas aux demandes de la France, cette couronne se joindrait à l'Espagne pour lui faire la guerre. Cette espèce de menace blessait sa hauteur. Elle menaçait de son côté de se rendre plus difficile, si elle parvenait à faire la paix avec la Porte avant la conclusion du traité qui se négociait à Londres. Les ministres de Georges semblaient appuyer les menaces des Impériaux. Non seulement Saint-Saphorin les trouvait bien fondées, et tâchait d'alarmer le régent mais Stairs, secondé d'un Suisse, grand fripon, nommé Schaub, qui avait servi de secrétaire à Stanhope et qu'on renvoyait de Londres à Vienne, parlait haut dans les conférences qu'ils eurent tous deux avec le régent. Quelque avantageuse que fût à l'empereur la médiation d'un roi d'Angleterre, électeur de Hanovre, si partial en sa faveur par tant de raisons générales et personnelles, l'empereur n'en paraissait que plus difficile; et retardait l'utilité qu'il devait se promettre de la conclusion du traité, par ses demandes. Il prétendait qu'avant toutes choses le roi d'Espagne retirât ses troupes de la Sardaigne, et qu'il la remît en dépôt entre les mains d'un prince neutre, pour la garder en dépôt jusqu'à ce que toutes les conditions de la paix fussent réglées. Le roi d'Angleterre était le prince que l'empereur indiquait, parce qu'il n'en pouvait choisir un dont il fût plus sûr, et d'ailleurs cet honneur, disait-il, était dû à ce prince par la manière dont il se portait pour le succès de la négociation. Outre ce dépôt, l'empereur demandait que, le grand-duc venant à mourir, ses États fussent démembrés, ne pouvant consentir qu'un prince de la maison de France possédât toute la Toscane telle qu'elle était possédée par la maison de Médicis. Il voulait donc faire revivre l'ancienne république de Pise. Il voulait de plus que Livourne fût érigée en ville libre sous la protection de l'empire. Il comptait par ces propositions engager encore plus en sa faveur les puissances intéressées au commerce du Levant; et véritablement les plus confidents ministres du roi d'Angleterre les appuyaient, jusqu'au point de représenter au régent qu'il s'exposerait à faire échouer la négociation s'il s'opiniâtrait à la totalité de l'expectative des États du grand-duc pour un des fils de la reine d'Espagne, et disaient que souvent on n'obtenait rien pour trop demander. Saint-Saphorin y joignait les menaces, en faisant revenir au régent par l'Angleterre que les conférences pour là paix entre l'empereur et le Grand Seigneur s'allaient ouvrir; que les conditions de part et d'autre en seraient bientôt réglées, les deux parties désirant également la fin de la guerre; que, si ce n'était pas une paix définitive, ce serait une trêve de quatre ou cinq ans, chacun demeurant dans la possession où il se trouvait; que la cour de Vienne, débarrassée de la guerre de Hongrie, deviendrait encore plus difficile avec l'Espagne.

Le roi d'Espagne avait demandé deux conditions préliminaires: l'une que l'empereur promît de ne plus envoyer de troupes en Italie, l'autre de n'y plus exiger de contributions des princes. Les Impériaux répondaient à la première qu'il était étonnant que ce prince prétendît imposer à l'empereur la nécessité de ne point envoyer de troupes en Italie, quand elles y étaient le plus nécessaires pour la conservation de ses États, que l'Espagne avait attaqués au préjudice de la neutralité; qu'elle continuait d'armer, et que, si elle voulait empêcher l'empereur d'envoyer des troupes en Italie, il fallait qu'elle discontinuât auparavant ses armements par mer et par terre, qu'elle promît elle-même de demeurer en repos, et que, pour sûreté de sa parole, elle remît la Sardaigne en dépôt au roi d'Angleterre. Quant aux contributions, il y fut répondu que l'empereur ne les avait demandées qu'en vertu d'un résultat de la diète de l'empire, fondé sur la nécessité de soutenir la guerre contre l'ennemi commun de la chrétienté; qu'il était juste que toute puissance dépendante de l'empire, comme étaient les princes d'Italie, concourussent aux besoins et aux succès de cette guerre; et que ce n'était point agir contre la neutralité que d'exiger d'eux des contributions pour cet effet; qu'enfin, si l'Espagne réparait les infractions qu'elle avait faites à la neutralité, et qu'elle cessât d'en commettre de nouvelles, l'empereur cesserait aussi d'exiger aucunes sommes des princes d'Italie, n'étant pas juste que, pendant que l'empereur se lierait les mains, le roi d'Espagne se crût le maître d'agir librement comme il croirait convenir à ses intérêts. Ces réponses de l'empereur furent non seulement goûtées à Londres, mais particulièrement appuyées du roi d'Angleterre et de ses ministres.

Stanhope n'oublia rien pour intimider Monteléon, et par lui le roi d'Espagne, en lui représentant les suites funestes de la guerre que ce prince voulait allumer en Italie, qui, en deux ans, deviendrait générale, ferait revivre les droits de l'empereur sur l'Espagne, ceux de Philippe sur la France, et qu'il se trouverait peut-être des princes qui prétendraient aussi régler la succession d'Angleterre; et que le seul moyen d'éviter tant de maux était de terminer les différends entre l'empereur et l'Espagne de manière que le roi d'Espagne pût être satisfait, et que la négociation entreprise à Londres eût un heureux succès. Il employait les espérances et les menaces. Quelquefois il promettait que, si l'empereur se rendait trop difficile, le roi d'Angleterre se croirait dégagé de toute garantie; il disait la même chose si les refus venaient de la part du roi d'Espagne. Stanhope cependant avait l'adresse de faire voir un penchant particulier pour l'Espagne; ou bien Monteléon voulait le faire croire à Madrid, soit pour se faire un mérite d'avoir su gagner un des principaux ministres de Georges, soit pour donner plus de poids aux insinuations qu'il faisait de temps en temps au cardinal Albéroni, mais toujours en tremblant pour le porter à la paix: II était persuadé que ce cardinal ne la désirait pas, dont la preuve était le silence qu'il gardait à son égard, à lui qui était le seul ministre du roi d'Espagne à portée de veiller à la négociation; et de ménager les intérêts du roi son maître. Il fallait pour y réussir qu'il fût instruit de ses intentions, et il les ignorait absolument; en sorte que Stanhope le pressant pour savoir enfin ce que Sa Majesté Catholique demandait, il était obligé de répondre en termes généraux, et de se servir de son esprit pour cacher le peu de confiance que sa cour avait en lui. Il était instruit néanmoins de ce qui se passait, mais par Stanhope et par Dubois. Cet abbé l'assurait que le régent communiquerait tout au roi d'Espagne; que c'était le principal objet de la, mission de Nancré; qu'il agirait à Madrid d'un parfait concert avec Albéroni; et que, jusqu'à ce qu'il sût par lui les intentions du roi d'Espagne, le régent différerait de consentir au projet qui lui était proposé par les Anglais. Voulant donner à Monteléon une preuve de la confiance qu'il prenait en lui, il lui dit qu'il reconnaissait en tout la partialité des ministres hanovriens et des Anglais de leur parti pour la cour de Vienne; qu'il remarquait qu'ils oubliaient souvent leurs intérêts pour favoriser celui de l'empereur. Il excitait Monteléon à redoubler ses assiduités auprès de Stanhope, pour animer davantage son penchant pour l'Espagne. Désirant disposer Albéroni favorablement pour Nancré, il pria l'ambassadeur d'en écrire à ce premier ministre en termes qui le disposassent favorablement pour la négociation, et le prévinssent en faveur du négociateur. Il parut même qu'il craignit de s'en rapporter à lui, car il lui envoya par Chavigny le modèle du billet qu'il le pria d'écrire à Madrid, et pour plus de sûreté, de lui en renvoyer la minute. Ce billet était conçu dans les termes suivants :

« L'abbé Dubois, que je sais de bonne part s'intéresser à votre gloire particulière, conjure V. E. de bien peser ce que le sieur de Nancré lui dira, et de ne perdre pas cette occasion de réunir la France, l'Angleterre et la Hollande avec l'Espagne, contre l'empereur, ce qui arrivera infailliblement si elle donne les mains à ce que ces trois puissances lui proposeront, soit qu'ensuite l'empereur l'accepte ou qu'il le refuse. »

Malgré ces précautions prudentes, Albéroni sut que le billet n'était pas du style de Monteléon, que l'abbé Dubois l'avait dicté, et cependant n'en fit pas grand cas. Peut-être Monteléon lui-même eut-il quelque part au peu d'impression que firent les protestations de l'abbé Dubois; car il est certain que cet ambassadeur prétendit avoir découvert (on dit [du] moins qu'il l'écrivit à Madrid) que la France et l'Angleterre s'étaient promis réciproquement de demeurer unies pour soutenir le projet du traité, et d'employer leurs forces pour obliger l'Espagne à l'accepter si elle y résistait.

Quoi qu'il en soit, le roi d'Angleterre continuait d'armer par mer. On disait sans mystère que l'escadre, qui serait de onze navires de guerre, était destinée pour la Méditerranée, où elle se joindrait à sept autres navires que l'Angleterre avait déjà dans cette mer. Le roi d'Espagne fit demander à quel usage l'Angleterre destinait cette escadre; et comme jusqu'alors les ministres anglais s'étaient contentés d'assurer en général que l'intention du roi leur maître était d'entretenir la paix et la bonne intelligence avec Sa Majesté Catholique, Monteléon eut ordre de les engager à lui donner quelque parole plus précise. Il pressa donc Stanhope de lui déclarer par écrit, au nom du roi d'Angleterre, que l'escadre qu'il faisait armer, non seulement ne serait pas employée contre les intérêts du roi d'Espagne, mais même qu'elle ne passerait pas dans la Méditerranée. Comme Stanhope répugnait à donner une pareille déclaration, Monteléon lui proposa, pour tout expédient, d'ordonner au colonel Stanhope, alors envoyé d'Angleterre à Madrid, de la faire, ou tout au moins de s'expliquer clairement au cardinal Albéroni sur la destination de l'escadre. L'une et l'autre de ces propositions fut également rejetée. Stanhope voulut faire croire à Monteléon que le seul objet du roi d'Angleterre était d'obtenir du pape la satisfaction qu'il lui avait demandée pour l'enlèvement de Peterborough; qu'il ne doutait pas qu'elle ne lui fût accordée; mais qu'il fallait presser les délibérations de la cour de Rome, et faire paraître aux côtes d'Italie des forces suffisantes pour obliger le pape, par la crainte, à ce qu'il ne voudrait pas de bonne grâce accorder là-dessus aux instances de l'ambassadeur de l'empereur. Stanhope ajouta qu'il ne croyait pas même qu'il fût nécessaire d'envoyer des vaisseaux dans la Méditerranée pour mettre le pape à la raison; qu'on avait donc travaillé très lentement à l'armement de cette escadre, et que, si depuis quelques jours il y paraissait plus de diligence, la Méditerranée n'en était pas l'objet, mais la mer Baltique, où le roi d'Angleterre prétendait faire passer vingt navires de guerre et dix bâtiments de suite. Monteléon aurait souhaité que Stanhope, lui confiant, disait-il, les véritables intentions du roi d'Angleterre, lui eût promis formellement ce qu'il ne lui disait que comme simple confidence. Il essayait de faire voir à ce ministre qu'il ne devait avoir aucune peine à promettre, pour le bien de la paix, que le roi d'Angleterre n'enverrait point de vaisseaux dans la Méditerranée, puisqu'il n'en avait pas l'intention; mais ces instances furent inutiles. Stanhope lui dit que le roi d'Angleterre ne pouvait donner une telle parole sans manquer formellement aux engagements du traité qu'il avait signé avec l'empereur, dont une des principales conditions était de lui garantir la possession des États dont il jouissait actuellement en Italie. Stanhope déclara nettement que l'intention de son maître était d'y satisfaire ponctuellement, en sorte que personne ne pouvait dire positivement jusqu'à quelle extrémité les choses seraient peut-être portées; qu'il pouvait seulement protester qu'à moins d'un grand malheur, l'Angleterre ne prendrait aucun nouvel engagement capable d'altérer la bonne correspondance qu'elle prétendait entretenir avec l'Espagne. Monteléon répliqua que le moyen de la conserver entre les puissances amies était de s'expliquer franchement; que les réponses ambiguës n'entretenaient point l'amitié; qu'à son égard, il se croyait obligé de dire nettement que, si l'Angleterre envoyait une escadre dans la Méditerranée, le roi d'Espagne ne pourrait s'empêcher de prendre des mesures contraires au commerce des deux nations. Stanhope convint de tous les avantages que ce commerce apportait à l'Angleterre, et comme il affectait en toutes occasions de paraître disposé favorablement pour l'Espagne, il dit à Monteléon, qu'il consentirait de tout son coeur à la proposition qu'il lui avait faite d'ordonner au colonel Stanhope de confier au roi d'Espagne les intentions secrètes du roi d'Angleterre; mais qu'il n'avait que sa voix dans le conseil, composé d'ailleurs de différentes nations, en sorte qu'il ne pouvait répondre ni des délibérations ni de la résolution. Il offrit ce qui était en lui, c'est-à-dire de rendre compte au roi d'Angleterre et à son conseil des propositions de Monteléon.

Cet ambassadeur était trop éclairé et connaissait trop le caractère des Anglais pour se laisser éblouir par des réponses si vagues. Il jugeait donc que si l'intention du roi d'Angleterre et de ses ministres était de se réserver la liberté d'accorder ou de refuser absolument la déclaration sollicitée, suivant le tour que prendraient les affaires générales, une telle incertitude ne pouvant convenir aux intérêts du roi d'Espagne, Monteléon résolut d'agir par d'autres voies: celle qu'il crut la plus sûre fut d'intéresser la nation. Rien ne lui était plus sensible que l'interruption de son commerce avec l'Espagne. Il n'oublia rien pour alarmer les membres du parlement, faisant envisager secrètement à quelques-uns des principaux le péril prochain dont ce commerce serait menacé, si le roi d'Angleterre faisait passer, comme on le disait, une escadre dans la Méditerranée. Il leur insinua, comme un moyen d'éviter ce danger, de presser le roi leur maître de communiquer au parlement tous les traités qu'il avait faits, en sorte que la nation assemblée pût aviser aux moyens de ne pas rompre avec l'Espagne. L'orateur de la chambre basse, frappé de cette crainte, vit secrètement Monteléon; il reçut de lui des instructions, et protesta que la plus grande partie de la nation s'opposerait à toute résolution de la cour, qui tendrait à rompre avec l'Espagne.

Quelques jours après, dans une séance du parlement, on tint quelques discours sur l'escadre que le roi d'Angleterre devait envoyer dans la Méditerranée. Deux députés des communes représentèrent que ce serait ruiner l'Angleterre que de donner occasion à l'Espagne d'interrompre le commerce si avantageusement établi entre les deux nations. Le premier effet des diligences de Monteléon ne l'éblouit pas. Comme il connaissait le caractère et le génie de la nation anglaise, et les passions des particuliers qui avaient le plus de crédit sur l'esprit du roi d'Angleterre, il comprit qu'il ne devait pas compter sur les dispositions apparentes de quelques membres du parlement, parce que la cour saurait bien les gagner si leurs suffrages étaient de quelque poids, sinon que leurs contradictions ne traverseraient pas, ses résolutions. Quant aux ministres, il était persuadé que ce serait inutilement qu'il entreprendrait de faire combattre la raison contre le désir qu'ils avaient de plaire aux Allemands, comme l'unique moyen de parvenir à l'avancement que chacun d'eux se proposait. Ainsi, voyant les choses de près, il n'espérait rien de bon de l'Angleterre pour le roi son maître. Il ne se promettait pas un succès plus heureux de la négociation que la France voulait entamer à Madrid. Toutefois il croyait que, si on pouvait envisager un moyen de sortir d'affaires avec quelque avantage, c'était celui de savoir plier aux conjonctures présentes, et de convenir, s'il était possible, de quelque proposition capable de concilier les intérêts de l'Espagne avec l'empressement que la France et l'Angleterre témoignaient à l'envi de ménager et de conclure la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne.

Raisonnant sur le caractère des ministres de l'empereur, il pensait que la cour de Vienne, inflexible et déraisonnable, disait-il, n'admettrait aucun expédient quand il s'agirait de réduire ses vastes prétentions, et qu'elle découvrirait elle-même son ambition de manière que ses amis même comprendraient les raisons et la nécessité de s'unir pour contraindre les Allemands à sortir de l'Italie. Cette cour, en effet, ne voulait alors entendre à rien sur le point d'assurer l'expectative de la Toscane à un fils de la reine d'Espagne. Le plan du traité lui plaisait en ce qui regardait ses avantages; mais l'empereur considérant ce qui lui était offert comme une restitution d'un bien qui lui appartenait légitimement, croyait que les demandes faites en faveur du roi d'Espagne étaient autant de démembrements que les médiateurs voulaient arracher aux droits légitimes de la maison d'Autriche.

On était à la fin de février; jusqu'alors le détail de la négociation n'avait pas encore passé les cours de Vienne, de France et d'Angleterre. Le roi de Sicile était inquiet d'un traité dont il devait fournir la matière principale, puisque la Sicile était le prix que les négociateurs proposaient à l'empereur pour l'engager à se désister pour toujours de toute prétention sur la monarchie d'Espagne. Il paraissait juste d'avoir le consentement de ce prince, qui possédait actuellement la Sicile en vertu des traités faits seulement depuis cinq ans à Utrecht, dont la France et l'Angleterre étaient également garantes. Toutefois on ne parlait encore clairement au roi de Sicile ni de la disposition de cette île, ni du dédommagement qu'on lui offrirait pour obtenir son consentement. Le comte de Sunderland dit seulement à son envoyé que le roi d'Angleterre songeait aux intérêts du roi de Sicile; qu'il lui en dirait davantage dès le moment qu'il pourrait s'expliquer plus clairement. Bernsdorff, le principal des ministres hanovriens, dit à ce même envoyé qu'il jugeât lui-même s'il était possible au roi d'Angleterre de rien communiquer au roi de Sicile avant de savoir si l'empereur et le roi d'Espagne consentiraient à s'accommoder ensemble; il ajouta qu'un projet n'était pas un traité, qu'avant d'en venir à la conclusion, il y avait toujours beaucoup de choses à changer dans un premier plan; que, lorsqu'elles en seraient à un certain point, le roi de Sicile en aurait une entière communication. L'envoyé fit en cette occasion les protestations que tout ministre croit être du goût de son maître en pareille conjoncture. Il dit que jamais ce prince ne plierait pour quelque raison que ce pût être quand il s'agirait de son honneur, de son avantage, de celui de sa maison; que, plutôt que d'y souffrir volontairement le moindre préjudice, il s'exposerait à toute sorte de péril; que, s'il y succombait, la honte de sa perte tomberait entièrement sur les garants des derniers traités. Provane employait moins de paroles, mais il parlait plus fortement à Paris que La Pérouse ne parlait à Londres; car il laissait entendre que, si son maître manquait de forces ou de volonté, et ne défendait pas pied à pied la Sicile, et s'il n'employait pas pour la conserver tous les moyens que suggère un cas désespéré, il pourrait bien songer à des échanges très douloureux pour la France. Un tel discours n'avait pas besoin d'explications, car il était aisé d'entendre que l'échange qu'il voulait faire craindre était celui des États de Piémont et de Montferrat, que le roi de Sicile céderait à l'empereur pour avoir de lui le royaume de Naples à joindre à la Sicile. Cellamare appuyait les menaces indirectes de Provane. Il se plaignait qu'il ne trouvait que léthargie dans le gouvernement. Il réitérait souvent et vivement ses sollicitations, mais il trouvait que tout le monde criait à la paix, et que personne n'appuyait alors les propositions de l'Espagne.

Peterborough, nouvellement sorti des prisons du pape, vint à Paris dans ces circonstances. Cellamare ne manqua pas de le voir, et crut ne pouvoir mieux employer son éloquence qu'à le persuader que l'Angleterre devait éviter avec soin de rompre avec l'Espagne. Peterborough convint de tout ce que lui dit Cellamare, il lui promit même de soutenir fortement les intérêts de l'Espagne quand il serait en Angleterre. Il ne se contraignit point sur les sujets qu'il avait de se plaindre de la cour de Vienne; mais Cellamare s'aperçut cependant qu'il battait la campagne, et qu'il y avait aussi peu de fondement à faire sur ses raisonnements que sur ses promesses. Comme il perdait peu à peu l'espérance d'interrompre le cours et d'empêcher le succès de la négociation de Londres, il crut devoir faire de nouveaux efforts en France pour détourner le régent de la suivre. Il représenta que le voyage de Nancré était inutile, que ses propositions seraient mal reçues. Il confiait à ses amis que l'air que la cour de Madrid respirait n'était que de guerre. Monti, qui en arrivait nouvellement, parla en même sens au régent. Il lui répondit qu'il avait nouvellement combattu pour procurer au roi d'Espagne les conditions meilleures et les plus avantageuses, et qu'il ne fallait pas exposer au hasard d'une guerre ce qu'on pouvait obtenir par un traité.

Albéroni raisonnait différemment. Le duc de Parme lui représentait souvent qu'il ne fallait pas se laisser endormir par les Impériaux, et le persuadait aisément que, si l'Espagne leur donnait le temps de s'établir en Italie, ils le feraient de manière que bientôt ils se trouveraient maîtres d'exécuter toutes les résolutions violentes qu'il leur plairait de prendre. Ce raisonnement était depuis longtemps celui d'Albéroni, et, pour engager la France à s'y conformer, il disait qu'elle suivait une politique non seulement fausse, mais pernicieuse, même mortelle, en regardant comme un acte de prudence et d'habileté d'éviter de prendre les armes hors les cas de nécessité forcée. Il s'étendait en raisonnements fondés sur ses désirs, tout au plus sur ses espérances, qu'il prétendait appuyées sur des secrets dont lui seul avait la connaissance. Ces secrets étaient ses anciennes chimères de l'éloignement de la paix des Turcs, de celui de la nation anglaise de perdre son commerce qui ne permettrait pas au roi d'Angleterre de rompre avec l'Espagne, de la jalousie secrète des Hollandais qui verraient sans se remuer, même avec joie, attaquer et humilier l'empereur. C'était avec quoi il ne se rebutait point de vouloir persuader au régent de prendre les armes et de s'unir à l'Espagne et au roi de Sicile avec lequel pourtant il n'était rien moins que d'accord. Il voulait cependant faire en sorte, par la France, pour que la haine du refus des propositions de paix ne tombât pas sur l'Espagne, mais sur les Impériaux. Il ne trouvait aucune sûreté pour les garnisons espagnoles à mettre dans les États de Toscane et de Parme contre l'enlèvement que les troupes de l'empereur en pourraient faire d'un moment à l'autre. Il s'écriait contre la violence qu'on voulait exercer contre des princes vivants et possédant justement leurs États, tels que le grand-duc qui avait un fils, le duc de Parme surtout, beau-père et oncle de la reine d'Espagne, lequel avait un frère qui pouvait avoir des enfants, et qu'on voulait amuser et repaître de visions éloignées, et laisser cependant les Allemands si bien prendre leurs mesures qu'ils feraient échouer d'autres projets plus raisonnables et plus capables de maintenir l'équilibre de l'Europe. Tous ces langages furent tenus au régent par Cellamare, qui eut ordre de lui faire voir la lettre d'Albéroni, et par Monti son ami de confiance, chargés tous deux de n'oublier rien pour arracher le régent à la négociation de Londres et l'unir à l'Espagne et au roi de Sicile, duquel ils prétendirent être sûrs.

Albéroni, persuadé qu'il fallait marquer beaucoup de fermeté et de confiance en ses forces pour intimider, envoya ordre à Monteléon de s'expliquer beaucoup plus clairement qu'il ri avait fait sur la destination de l'escadre anglaise.

Ainsi cet ambassadeur déclara que, si elle pas soit dans la Méditerranée, il partirait sur-le-champ et retournerait en Espagne, parce que le roi son maître regarderait cette démarche comme un premier acte d'hostilité de la part du roi d'Angleterre. Monteléon eut ordre d'instruire les membres du parlement, particulièrement les intéressés en la compagnie de l'Asiento, des ordres qu'il avait reçus, et de leur dire nettement qu'après tout ce que le roi d'Espagne avait fait pour le roi Georges et pour la nation anglaise en des temps critiques, il avait lieu d'attendre plus de reconnaissance de leur part; qu'il aurait au moins dû compter sur leur indifférence; qu'il voulait enfin connaître ceux qui seraient ses amis ou ses ennemis, et pour mettre l'épée à la main s'il était nécessaire. Enfin, comme s'il y eût eu lieu de douter de l'exactitude de Monteléon et de le soupçonner de timidité et d'intérêt capable de le retenir ou de le ralentir, il reçut de nouveaux ordres très positifs de parler sans crainte et sans incertitude, et d'autant plus clairement que le roi d'Espagne savait qu'on faisait à Naples et à Lisbonne de grands préparatifs pour l'escadre anglaise qui devait passer dans la Méditerranée.

Beretti, ambassadeur d'Espagne en Hollande, eut ordre, de son côté, de déclarer que le roi son maître ne se laisserait pas amuser par de prétendus médiateurs ni par des propos de paix dont on répandait les conditions dans le monde sans toutefois que Sa Majesté Catholique en eût encore la moindre connaissance; mais que certainement ce serait se tromper que de croire une pareille démence, comme la république de Hollande se tromperait elle-même si elle laissait à la maison d'Autriche la supériorité que les traités d'Utrecht lui avaient procurée. Albéroni s'abandonnait à ses vanteries sur le bon état où il avait déjà mis l'Espagne, qui ne craindrait plus personne dans deux ans. Ses discours annonçaient bien plus la guerre que la paix. Ses préparatifs se poussaient avec la plus grande diligence et le plus impénétrable secret. Il détestait la paix d'Utrecht, il soutenait que le feu roi n'avait point de pouvoir légitime pour faire tomber comme il avait fait tout le poids du traité sur le roi, son petit-fils, et que le consentement qu'y avait donné ce prince n'avait point été libre, mais forcé par une juste crainte pour le roi son grand-père; respect si imprimé dans son coeur qu'il lui aurait donné sa femme et ses enfants, s'il les lui eût demandés, avec la même docilité qu'il avait cédé la Sicile. Il ajoutait que les souverains étaient toujours mineurs, maîtres par conséquent de se délivrer des violences qu'ils avaient souffertes quand la Providence en faisait naître les occasions. La cession de la Sicile, citée par Albéroni comme un exemple de la complaisance du roi d'Espagne pour le roi son grand-père, ne fut pas regardée si simplement par l'abbé del Maro, ambassadeur de Sicile à Madrid. Il soupçonnait depuis longtemps la cour d'Espagne de former des desseins sur ce royaume, et il persista toujours dans sa pensée, quoique l'opinion publique fût que la destination de la flotte fût pour Naples. On disait même que le dessein était d'attaquer cette capitale, sans s'amuser à Gaëte ni à Capoue. On prévoyait cependant que la France et l'Angleterre ne le souffriraient pas tranquillement, et que, s'il était impossible de porter l'Espagne à un accommodement, ces deux puissances prendraient si bien leurs mesures par mer et par terre, qu'elles feraient échouer les projets de l'Espagne. Albéroni aurait bien voulu détruire cette opinion du public en lui laissant croire qu'il y avait entre la France et l'Espagne une intelligence secrète; mais il ne put le tromper. Il réussit mieux à lui cacher son véritable projet; en sorte que bien des gens crurent qu'il pourrait tourner ses armes contre le Portugal, autant que les porter en Italie. Albéroni cependant vantait la puissance de l'Espagne, qui avait sur pied quatre-vingt mille hommes, une bonne marine, ses finances en bon état, et continuait ses déclamations et ses péroraisons contre les propositions des médiateurs, et pour persuader la nécessité, la facilité et les grands fruits de l'union armée de la France, avec l'Espagne.

Le voyagé prochain de Nancré à Madrid paraissait moins une disposition pour rétablir la bonne intelligence entre les deux cours qu'un moyen que celle de France voulait tenter pour déclarer au roi d'Espagne que, s'il n'acceptait le projet concerté avec l'Angleterre, son refus produirait une rupture ouverte entre la France et lui. Mais Albéroni, persuadé qu'il devait en cette conjoncture tenir et montrer bonne contenance, disait que nonobstant tout ce qui pourrait arriver, le roi d'Espagne suivrait son projet; que, s'il ne réussissait pas, il en serait quitte pour se retirer sur son fumier où il attendrait des conjonctures plus favorables. Enfin la résolution était prise de ne faire aucun accommodement avec l'empereur. Monti eut ordre d'Albéroni de le dire au régent et de l'assurer qu'avec un peu de temps il verrait des changements dans les mesures qu'il avait prises avec le roi Georges, que le temps ferait aussi que l'amitié du roi d'Espagne serait recherchée, et d'autres pareilles vanteries. Albéroni comptait sur la neutralité au moins de la Hollande. Beretti, pressé de plaire et de se faire valoir, l'en assurait. Il lui mandait l'assurance qu'il en avait eue de Santen, nouveau bourgmestre d'Amsterdam, que cette ville n'admettrait rien contre le service du roi d'Espagne, et qu'il en avait averti Buys et le Pensionnaire pour les contenir, parce qu'il les savait tous deux très attachés à l'Angleterre et à la maison d'Autriche. La faiblesse où se trouvait cette république, la difficulté de fournir à un armement très nécessaire pour la mer Baltique par les dettes immenses qu'elle avait contractées pendant la guerre terminée par la paix d'Utrecht, lui rendaient les levées de troupes impossibles, à ce que prétendait Beretti. Ces mêmes raisons lui ôtaient aussi toute espérance de porter les États à attaquer l'empereur, et c'est ce qui redoublait le désir d'Albéroni que la France leur en donnât l'exemple. Cellamare ne le laissa pas dans l'abus de cette espérance: il lui manda que, quelques bonnes dispositions que le régent eût fait paraître en différentes occasions pour l'Espagne, son but n'avait jamais varié sur la conservation de la paix, à quelque prix que ce pût être; que ce n'était que pour gagner du temps qu'il avait quelquefois flatté le roi d'Espagne d'espérances agréables; que le moyen d'éviter ces pièges était d'obliger Nancré de s'expliquer tout en arrivant et clairement, et de ne pas remettre à son retour à Paris la décision des affaires. Cellamare crut qu'il était du service du roi son maître, d'en parler comme de chose déjà décidée. Il publia que le roi d'Espagne se vengerait enfin des outrages qu'il avait reçus, et qu'il soutiendrait ses droits quand même il serait abandonné de ceux dont il devait naturellement et raisonnablement attendre du secours. Provane, qui le secondait alors, alla plus loin. Il voulait que le roi d'Espagne demandât passage par la France pour cinquante mille hommes qu'il enverrait défendre l'Italie; mais Cellamare y trouva trop de rodomontade, et crut qu'il fallait ne dire que ce qu'on était à peu près en état de faire. Le bruit se répandit néanmoins que ce passage était demandé pour vingt-cinq mille hommes. Cellamare, sans appuyer ni démentir ce bruit, dit à Nancré avant son départ qu'il ne pouvait faire que de mauvais augures de la négociation dont il était chargé.

CHAPITRE XVII. §

Albéroni continue à poursuivre Giudice; lui fait redoubler les ordres d'ôter les armes d'Espagne de dessus la porte de son palais. — Malice et toute-puissance de ce premier ministre. — État personnel du roi d'Espagne. — Manèges du pape et d'Albéroni sur les bulles de Séville et sur le neveu d'Aldovrandi. — Avidité et prodigalité du cardinal Ottobon. — Avidité et dérèglement des neveux du pape. — Tracasseries à cette occasion, où Giudice se barbouille. — Propos, mémoires, menaces, protestation, forte lutte par écrit entre Acquaviva et le pape sur le refus des bulles de Séville. — Querelle d'Acquaviva avec le gouverneur de Rome. — Hauteur et faiblesse du roi d'Espagne à l'égard de Rome. — Adresse d'Aldovrandi à servir Albéroni. — Le pape embarrassé sur deux ordres venus d'Espagne. — Giudice se déchaîne contre Albéroni, et Giudice et Acquaviva l'un contre l'autre. — Albéroni se méfie de tous les deux. — Del Maro seul va droit au but du dessein militaire d'Albéroni. — Manèges d'Albéroni, résolu à la guerre, à Londres et à Paris; s'ouvre à Cellamare. — Remises et avis d'Albéroni au duc de Parme; se plaint à l'abbé Dubois, par Monteléon, de l'ignorance où on le tient des conditions du traité, et fait des reproches. — Plaintes amères contre le régent des agents anglais entièrement impériaux. — Leur audace et leur imposture. — Sage adresse de Monteléon pour oser donner de bons conseils à Albéroni. — Singulières ouvertures de l'abbé Dubois à Monteléon. — L'empereur veut les successions de Parme et de Toscane pour le duc de Lorraine; on leurre le duc de Modène. — Penterrieder déclare à Londres, à l'envoyé de Sicile, que l'empereur veut la Sicile absolument. — Il indispose tant qu'il peut cet envoyé et son maître contre le régent. — Caractère de Monteléon. — Le grand-duc et le duc de Parme envoient à Londres faire des représentations inutiles. — Désirs des Florentins de retourner en république, et non sans quelque espérance. — Monteléon reçoit des ordres réitérés de faire des menaces sur l'escadre; les communique à Stanhope. — Adresse de celui-ci pour l'amuser. — Adresse de l'autre pour amener l'Espagne au traité. — Points sensibles à Vienne sur le traité. — Monteléon, persuadé du danger de rompre pour l'Espagne, n'oublie rien pour l'en dissuader. — Bruits d'une révolution prochaine en Angleterre, où le ministère est changé. — Ruse inutile d'Albéroni pour opposer la nation anglaise à son roi. — Mécompte de Monteléon. — Cellamare plus au fait. — Stairs s'explique nettement sur l'escadre. — Mouvements contraires dans le parlement d'Angleterre. — Nuages sur la fermeté de la cour de Vienne tournés à Londres avec adresse. — Demandes bien mesurées du grand-duc. — Effort d'Albéroni auprès du régent. — Conduite publique et sourdes cabales de Cellamare. — Il cherche d'ailleurs a remuer le nord contre l'empereur.

Stairs sortit de son naturel insolent autant qu'il put pour tâcher, par les exhortations et les représentations les plus douces, de persuader Cellamare, puis par les menaces en ne se contraignant plus. Ce manège fut inutile. Cellamare savait trop bien que ce serait se perdre auprès d'Albéroni que montrer la moindre inclination à la paix; il n'avait songé qu'à lui plaire dès le commencement de la fortune de ce premier ministre, il n'avait garde de ne pas continuer. Il y était d'autant plus circonspect qu'il craignait toujours de voir retomber sur lui la haine implacable d'Albéroni contre son oncle le cardinal del Giudice, à qui il ne cessait de chercher des raisons et des prétextes de lui faire sentir des marques publiques de l'indignation qu'il inspirait pour lui au roi d'Espagne. Il accusait Giudice d'entretenir à Madrid des correspondances séditieuses et criminelles. On avait même emprisonné quelques particuliers sous ce prétexte. Albéroni se plaignit à Cellamare que son oncle était incorrigible, et lui manda d'un ton d'amitié qu'il avait fallu, du temps que Giudice était à Madrid, les bons offices de quelqu'un qu'il ne voulait pas nommer, et la bonté des maîtres pour les empêcher de prendre contre lui des résolutions violentes. Leurs Majestés Catholiques, continuait-il, étaient irritées de son opiniâtreté à différer d'obéir à leurs [ordres] d'ôter à Rome les armes d'Espagne de dessus la porte de son palais; il en fit craindre les suites à Cellamare, et lui conseilla d'avertir son oncle de ne pas s'exposer plus longtemps à l'insulte de les voir arracher avec violence; il n'en, fallait pas tant pour intimider Cellamare.

Le courroux d'Albéroni était d'autant plus à craindre que tout le monde le regardait comme le maître absolu et unique de l'Espagne. Il laissait au roi le seul extérieur de sa dignité royale, et sous son nom et sans lui disposait absolument des affaires. Soir et matin le cardinal lui présentait tous les jours une liasse de papiers qui demandaient sa signature. Quelquefois il disait en peu de mots la substance de quelques affaires principales, mais jamais il n'entrait dans le détail, et jamais il n'en faisait de lecture. Après un tel compte si superficiellement rendu, la stampille était apposée sur les expéditions. La maladie du roi était le prétexte de lui donner si peu de connaissance des affaires. Sur ce même prétexte, l'entrée de son appartement était interdite à tous ceux dont on voulait juger que la présence lui donnerait la moindre contrainte. Il était donc réduit à passer ses jours entouré de médecins et d'apothicaires, et bannissant toute autre cour, et se crevant toujours de manger. Il s'amusait les soirs à les voir jouer, ou de jouer avec eux. Ces sortes de gens ne faisaient point d'ombrage au cardinal, et ne pouvaient attaquer son pouvoir despotique. Tout autre personnage plus élevé lui était suspect. Il parut même qu'il commençait à se défier du duc de Popoli, quoique le plus soumis et le plus rampant de ceux qui voulaient être considérés comme dépendants de lui. C'est qu'il ménageait trop les Espagnols. Il fut même accusé d'avoir des liaisons secrètes avec quelques-uns des principaux de la nation. On alla jusqu'à dire qu'il inspirait des sentiments peu favorables au prince des Asturies, dont il était gouverneur, pour le cardinal. Il y eut cependant lieu de croire dans les suites qu'ils s'étaient raccommodés.

Malgré le grand pouvoir d'Albéroni, malgré le respect que la cour de Rome a toujours témoigné pour les ministres en faveur, en quelque cour que ce soit, on peut encore ajouter malgré la déclaration publique de ce cardinal pour la constitution et contre les maximes de France, le pape continuait à lui refuser les bulles de Séville. Ce refus était fondé en apparence sur les raisons de se plaindre du gouvernement d'Espagne, en effet sur la crainte de déplaire aux Allemands. Albéroni même n'eut pas lieu d'en douter, car le pape lui offrit; secrètement de lui faire toucher les revenus de Séville s'il voulait bien faire suspendre les instances du roi d'Espagne pour les bulles, et différer pendant quelque temps, sa translation à cet archevêché. Cette complaisance pour les Allemands, qu'Albéroni traitait de bassesse, n'était pas la seule qu'il reprochait à Sa Sainteté. Retenue par la crainte de l'empereur, elle n'osait tenir, la parole qu'elle avait donnée à la cour d'Espagne d'y envoyer le neveu d'Aldovrandi porter le bonnet à Albéroni. C'était un nouveau sujet de plainte qu'Albéroni mettait sur le compte de Leurs Majestés Catholiques, en faisant au pape les compliments les plus soumis et les plus dévoués sur le sien. Mais le roi et la reine d'Espagne étaient inflexibles, et avaient, disait-il, déclaré pie nul autre que ce neveu d'Aldovrandi ne serait reçu en Espagne pour apporter ce bonnet, et lé cardinal Acquaviva eut ordre de faire entendre au pape qu'on pourrait se porter à faire sortir son nonce de l'Espagne. Albéroni citait le P. Daubenton comme premier témoin du peu qu'il s'en était fallu que cette résolution ne fut prise, et plaignait le sort d'Aldovrandi. Le cardinal disait que, si jamais le bref dont il était question arrivait à Madrid, il donnerait le dernier coup pour achever la ruine de ce pauvre prélat qui avait servi le pape avec tant d'honneur et de probité, et tant d'utilité pour le saint-siège. Il lui rendait témoignage de la préférence qu'il donnait à son attachement pour le pape à toute satisfaction personnelle, par les instances que ce nonce avait faites à Leurs Majestés Catholiques de lui permettre de supplier Sa Sainteté de nommer tout autre que son neveu pour apporter cette barette, mais qu'elles avaient répondu que cette affaire n'était plus la sienne, mais la leur, et que toutes ses instances seraient inutiles. Albéroni ne voulant pas se prendre directement au pape de tous les mécontentements qu'il en avait, attribuait sa partialité pour les impériaux aux conseils du cardinal Albane. Il l'accusait de penser trop au présent, de s'aveugler sur l'avenir, de ternir la gloire du pontificat de son oncle au lieu de profiter des exemples passés qu'il avait devant les yeux, qui suffisaient pour corriger les neveux des papes et les rendre sages. En même temps il cherchait à gagner, mais par de simples compliments et des assurances de services, le cardinal Ottobon, neveu du feu pape Alexandre VIII, protecteur des affaires de France à Rome et vice-chancelier de l'Église.

Ottobon s'était attiré ces compliments par les avances qu'il avait faites dans l'espérance de grossir, par le secours de l'Espagne, les grands revenus qu'il tirait de France, soit en pensions ou en bénéfices qui, sans compter ses charges à Rome et ses bénéfices en Italie, ne suffisaient pas encore à ses dépenses. Les neveux du pape n'étaient pas moins avides que ceux qui les avaient précédés, ni moins sujets aux autres défauts que Rome avait souvent reprochés à ceux que la fortune d'un oncle avait élevés dans les premiers postes de l'État, et donnés comme en spectacle aux yeux du public. Le pape, plein de bonnes intentions, principal auteur de la bulle contre le népotisme, faite par son prédécesseur, se flattait que ses neveux, qu'il n'avait pas voulu reconnaître, se feraient une loi inviolable d'imiter sa modération; mais ils ne pensaient pas comme lui. Les passions de toute espèce et le désir de profiter du temps présent, dérangeaient les conseils de leur oncle, et pour lui épargner des chagrins inutiles, on lui cachait avec soin leur dérèglement. Mais il était difficile que ces sortes de secrets fussent fidèlement gardés. On dit qu'une âme simple découvrit au pape le désordre de ses neveux; que le cardinal Albane fut fort chargé; que don Alexandre, le troisième des frères, fut dépeint avec des couleurs encore plus noires. Ils essayèrent de découvrir leur accusateur, et le soupçon répandu sur plusieurs, tomba principalement sur le cardinal del Giudice. Quoique dans un âge avancé, il se permettait un attachement de jeune homme pour la princesse de Carbognano, et lui seul ne remarquait pas le ridicule que le reste du monde voyait évidemment dans ses empressements pour elle. Don Alexandre Albane aimait la connétable Colonne; une querelle particulière entre ces deux dames porta le cardinal del Giudice à venger la princesse de Carbognano, en avertissant indirectement le pape des empressements de don Alexandre pour la connétable Colonne. Ce fut peut-être faussement qu'on accusa Giudice de cet indigne personnage, car il avait beaucoup d'ennemis; et depuis qu'il était sorti d'Espagne, ceux qui voulaient plaire au cardinal Albéroni ne l'épargnaient pas.

Acquaviva, traitant de frivoles les causes alléguées du refus des bulles de Séville, entreprit de les détruire; il prétendit que le roi d'Espagne avait été obligé de tenir la conduite qu'il avait tenue pour arrêter les pratiques de ses sujets rebelles, et empêcher les troubles qu'ils voulaient exciter dans sou royaume sous ombre de la juridiction et des immunités ecclésiastiques, et que, quand même son ministre Albéroni lui aurait donné de mauvais conseils là-dessus, cette raison n'en était pas une de lui refuser des bulles, puisqu'elles ne le pouvaient être dans les règles que pour mauvaises moeurs ou mauvaise doctrine. Il ajouta que, si le pape tenait consistoire sans y proposer l'archevêque de Séville, il protesterait publiquement, et qu'il appellerait en cause tous les princes qui ont droit de nommer aux bénéfices de leurs États, que cette affaire ne regardait pas moins que le roi d'Espagne. Ce mémoire, qu'Acquaviva fit remettre au pape, fut accompagné de menaces de rupture et de protestations dont il fut fort irrité. Il refusa le délai du consistoire, parce qu'il y fallait proposer l'évêché de Nankin, en expédier les bulles, les envoyer diligemment à Lisbonne où les vaisseaux destinés pour les Indes étaient prêts à faire voile. Il dit qu'il proposerait Séville quand le roi d'Espagne lui aurait donné satisfaction sur ses sujets de plainte; et comme il craignit qu'Acquaviva ne rendît pas un compte assez fidèle de ce qu'il lui avait fait dire, il chargea particulièrement son nonce à Madrid de bien expliquer ses intentions à Albéroni; que ce n'était pas un refus, mais un délai pour lui donner le temps d'agir auprès du roi d'Espagne pour lui procurer, de Sa Majesté Catholique, les justes satisfactions qu'il attendait de sa piété: en même temps de bien faire entendre qu'il ne consultait en cela que sa conscience, et nullement la satisfaction des Allemands, en faisant de la peine au roi d'Espagne, comme Acquaviva le lui avait fait reprocher.

Ce dernier cardinal, également insensible aux plaintes et aux justifications du pape, fondé sur quelques exemples de protestations en pareil cas, et récemment en 1710, à l'occasion d'une translation de l'archevêché de Saragosse à l'archevêché de Séville, fit remettre l'acte de sa protestation entre les mains de l'auditeur du pape, par Herrera, auditeur de rote pour la Castille. Le pape, qui avait auparavant dit à Acquaviva qu'il pouvait protester, ne laissa pas d'être fort irrité. Il prétendit qu'il y avait plusieurs propositions fausses dans ce que ce cardinal avançait dans sa protestation, et déclara qu'il avait résolu de disposer des revenus de Séville si utilement, que personne ne pourrait dire qu'il en engraissât la chambre apostolique, ni [qu'il en eût] fait un usage contraire aux saints canons. Il fit remettre à Acquaviva une réponse par écrit à sa protestation, dont le point principal allait à faire voir que les papes ne sont pas obligés d'admettre les nominations des princes dans un consistoire plutôt que dans un autre. Acquaviva répondit à cet article qu'il était vrai que le pape n'était pas obligé à tenir un consistoire le jour même qu'une nomination lui était présentée; mais que, lorsqu'il tenait consistoire, il ne pouvait, sans donner de grands sujets de plaintes légitimes, différer l'effet de la nomination, à moins qu'il n'y eût des empêchements canoniques; autrement, qu'il ne tiendrait qu'à lui d'éluder les grâces que les princes faisaient à leurs sujets, et par conséquent il disposerait indirectement des bénéfices dans les royaumes et dans les pays étrangers. Ce cardinal se plaignit de plus que le pape lui avait manqué de parole. La conduite de Sa Sainteté envers l'Espagne lui sembla pleine d'ingratitude, car il paraissait, en ce même temps, un grand empressement de plaire à Rome de la part de quelques évêques d'Espagne, et celui de Badajos s'était signalé; ce qui n'empêchait pas sa partialité pour les Impériaux marquée dans les plus grandes comme dans les plus petites affaires.

Falconieri, gouverneur de Rome, fort impérial, voulant montrer de l'égalité, fit passer des sbires aux environs du palais de l'empereur, puis autour du palais d'Espagne. Cette dernière marche produisit une querelle. En des soldats qu'Acquaviva y entretenait pour se garantir des violences des Allemands fut arrêté et mis en prison par les sbires. Acquaviva en demanda satisfaction. Il eut pour réponse qu'elle était faite par la délivrance du prisonnier. Piqué contre le pape, et connaissant son caractère timide et faible, il crut devoir repousser la force contre la force, et se venger sur les auteurs de l'emprisonnement de son soldat, si la satisfaction qu'il en avait demandée ne lui était accordée de bonne grâce. Il en demanda la permission en Espagne, et en l'attendant il résolut d'augmenter les gardes du palais d'Espagne, et de le mettre en état de défense s'il était attaqué. Il crut aussi qu'il était bon pour le service du roi d'Espagne, d'entretenir cette querelle, les princes ayant toujours besoin, de prétextes pour rompre quand il leur convient d'en venir à cette extrémité. La France avait fait insérer les droits de la maison Farnèse dans le traité de Pise, conclu pour satisfaire à l'insulte faite par les Corses de la garde du pape au duc de Créqui, ambassadeur de France. On pouvait peut-être tirer de grands avantages de la faiblesse de cette cour toujours éloignée d'accorder des satisfactions, mais souple et disposée à souffrir patiemment toutes les impertinences que les étrangers lui veulent faire supporter. C'était ainsi qu'Acquaviva s'en expliquait, et il en donnait pour exemple l'issue de l'emprisonnement du comte de Peterborough. Quoique Albéroni pensât aussi de même, la conduite du roi d'Espagne n'était pas uniforme à l'égard de Rome. En même temps qu'il soutenait ses droits avec fermeté, et qu'il était sur le point de rompre avec Rome, plutôt que d'en souffrir quelque atteinte à la prérogative de sa couronne, ce prince avait reçu l'absolution, qu'il avait eu la faiblesse de faire demander secrètement au pape, des censures que Sa Sainteté prétendait qu'il avait encourues pour avoir violé par ses décrets l'immunité ecclésiastique.

En même temps le conseil de Castille prenait feu sur les affaires de Rome. Les amis et les protecteurs de Macañas autrefois procureur général, qu'ils disent fiscal de ce conseil, faisaient de grands mouvements pour qu'il lui fût permis de retourner à Madrid, d'où il avait été chassé pour avoir signalé son zèle et sa capacité à soutenir les droits du roi d'Espagne contre les prétentions de Rome, par des écrits d'autant plus désagréables à cette cour qu'ils étaient pleins de raisons et de preuves solides pour maintenir la cause qu'il défendait. Le grand nombre et la considération de ses amis alarma Aldovrandi. Il craignait les suites de leur union et de leurs représentations. Il paraissait déjà quelques écrits capables d'altérer là soumission sans bornes que les Espagnols avaient pour la cour de Rome. Ces questions étaient mauvaises à traiter dans un pays où on avait toujours regardé comme un crime de former des doutes, encore plus des disputes sur la plénitude de puissance et sur l'infaillibilité du pape. Aldovrandi, dont la politique avait toujours été. de s'appuyer pour avancer sa propre fortune du crédit du premier ministre, eut recours à lui pour arrêter le cours du mal qu'il prévoyait, et représenta au pape le besoin qu'il avait de ménager un homme aussi puissant, qui avait toujours été zélé pour le saint-siège, dont l'autorité seule pouvait faire cesser des maux naissants qu'on aurait peine à arrêter dans la suite, lequel pouvait enfin se dégoûter par les traitements personnels qu'il recevait de Sa Sainteté, et grossir, aisément au roi d'Espagne les sujets des plaintes qu'il croyait avoir d'elle.

Acquaviva venait de recevoir deux ordres d'Espagne qui embarrassaient le pape: l'un de lui déclarer que, s'il accordait au marquis de Sainte-Croix les honneurs de grand d'Espagne dont l'empereur lui avait nouvellement conféré le titre, Sa Majesté Catholique regarderait cette complaisance comme un nouveau sujet de dégoût et de plainte l'autre regardait l'ordre que le roi d'Espagne avait donné au cardinal del Giudice d'ôter de dessus la porte de son palais les armes d'Espagne qu'il y avait, comme étant de la faction d'Espagne. Le pape avait montré de la pente à favoriser ce cardinal. Il entrait dans les plaintes qu'il faisait de la malice d'Albéroni et d'Acquaviva, et les accusait de s'être liés ensemble pour attaquer son honneur et sa fidélité, et disait qu'après avoir fait ses efforts de se procurer le repos, il tâcherait enfin de se faire entendre, si ses ennemis prétendaient le pousser à bout. Pour se venger d'Albéroni, il se déchaînait contre la chimère de ses projets qui embraseraient l'Italie sans fruit pour le roi d'Espagne, parce que, la France qui, à quelque prix que ce fût, voulait conserver la paix, n'entrerait pas dans ses desseins. Tandis que d'intelligence avec le régent, il vendait son maître pour l'obliger à confirmer ses renonciations à la couronne de France, Acquaviva, non moins ardent de son côté, accusait Giudice de s'entendre, avec la France par le cardinal de La Trémoille qui avait été longtemps son plus intime ami. Il sut en effet par cette voie que Giudice avait écrit au régent qu'il l'avait supplié d'envoyer et d'appuyer auprès du roi d'Espagne la lettre qu'il écrivait à ce monarque pour lui rendre compte de sa conduite et se justifier des accusations faites contre lui. Le sentiment d'Acquaviva était de lui renvoyer sa lettre sans l'ouvrir et passer en même temps un décret dans les conseils d'Espagne pour le déclarer coupable de désobéissance, et l'arrêter si jamais il était trouvé en pays de l'obéissance du roi d'Espagne. Comme la haine d'un Italien ne se borne pas aisément, Acquaviva voulait que toute la famille de Giudice se ressentît de sa faute. Il proposa de procéder directement contre Cellamare, protestant cependant par bienséance qu'il ne pouvait lé croire capable de manquer de fidélité, quoique son oncle fût dans la disgrâce, et qu'il attendît tout son bien de la part de la France. Après les avoir attaqués l'un et l'autre sur l'honneur, la fidélité, les qualités les plus essentielles, il continua d'attaquer encore Giudice sur des sujets moins importants. Il prétendit qu'ayant passé quelques jours à la campagne avec don Alexandre Albane, il l'avait trouvé persuadé que Giudice était l'auteur des mauvais offices qu'on lui avait rendus auprès du pape, à l'occasion de quelques galanteries avec la connétable Colonne. La guerre était devenue plus vive entre elle et la princesse de Carbognano, et l'extravagance de ces deux femmes préparait Acquaviva au plaisir de voir entre elles des scènes dont Giudice et son neveu le prélat seraient les victimes, parce que le pape, suivant sa coutume, après avoir été mécontent de ses, neveux se raccommodait facilement avec eux.

Giudice, de son côté, tâchait d'inspirer à la cour d'Espagne des soupçons sur la fidélité d'Acquaviva. Un de ses neveux dans la prélature parut à un bal que donnait l'ambassadeur de l'empereur; cela donna lieu à Giudice de publier qu'il y avait bien des réflexions à faire sur l'inclination que de tout temps Acquaviva avait témoignée pour le parti impérial, et sur les sentiments qu'il conservait, quoique les instances qu'il avait faites par le prince d'Avellino pour se réconcilier avec la cour de Vienne n'eussent pas été admises. Albéroni se défiait presque également de ces deux cardinaux. Le caractère de son esprit et de son pays ne lui permettant pas d'avoir en qui que ce soit une confiance absolue, toute la différence qu'il mettait entre l'un et l'autre était que, Acquaviva servant actuellement le roi d'Espagne et voulant obtenir des grâces pour sa famille, ménageait le premier ministre; qu'il ne devait, au contraire, attendre nul ménagement de Giudice déclaré son ennemi capital. Mais il s'agissait alors d'affaires plus importantes pour l'Espagne que celles des querelles et des passions particulières de ces cardinaux. On était au commencement de mars, le printemps s'approchait: Albéroni redoublait ses soins et son application pour hâter les préparatifs de guerre que le roi d'Espagne faisait par terre et par nier.

Il n'était plus douteux qu'il ne voulût tenter le sort des armes; il ne l'était pas aussi que l'Italie n'en fût l'objet, mais il était incertain quelle partie d'Italie ce projet pouvait regarder. On commençait à croire que c'était le royaume de Naples. Le soin que la cour eut d'en appuyer sourdement le bruit confirma del Maro dans ses premiers soupçons que c'était la Sicile qu'Albéroni voulait envahir. D'autres parlaient de Livourne et du duc de Berwick, pour en commander l'expédition, si la France en était d'accord ou voulait bien seulement fermer les yeux. Parmi ces divers bruits, Albéroni laissait en suspens toutes les affaires que l'Angleterre poursuivait en Espagne. Il ne s'expliquait point sur le traité que le roi d'Angleterre proposait, et comme il prévoyait des dispositions de la cour d'Angleterre qu'il aurait bientôt lieu de se plaindre d'elle, il suspendait toutes les affaires particulières qui regardaient le commerce de cette nation. Comme il ne voulait pas encore faire paraître qu'il fût directement opposé au traité, il chargea Monteléon de dire à l'abbé Dubois, lors à Londres, qu'il prendrait une entière confiance en Nancré quand il serait à Madrid; qu'il souhaitait aussi que l'abbé Dubois sortît avec honneur et gloire de la négociation qu'il avait entreprise; mais ce qu'il ferait serait inutile s'il n'assurait un parfait équilibre à l'Europe. Monti, ami particulier d'Albéroni, eut en même temps ordre d'assurer le régent que Nancré, venant de sa part en Espagne, y serait le bienvenu, et qu'on écouterait ses commissions. C'étaient des compliments. Albéroni avertit Cellamare que les réponses qu'il avait faites de la part du roi d'Espagne, seraient les mêmes que Nancré recevrait à Madrid, en sorte qu'il y trouverait, pour ainsi dire, le double de Cellamare; que l'Angleterre avait pris une mauvaise habitude aux conférences d'Utrecht, et que séduite par là douceur qu'elle avait trouvée à régler le sort de l'Europe, elle se croyait en droit de dépouiller et de revêtir à sa fantaisie les princes de différents États; car il jugeait que tout accommodement entre l'empereur et le roi d'Espagne ne serait que plâtré, et qu'il n'était proposé que par ceux qui croyaient que cette apparence de pacification convenait à leurs fins particulières. Il prétendait même que la cour de Vienne était peu satisfaite du projet du roi Georges; qu'elle reprochait à ce prince de proposer de vains accommodements au lieu de satisfaire aux engagements qu'il avait contractés de secourir l'empereur quand ses États d'Italie seraient attaqués. Albéroni comptait beaucoup sur la nation anglaise, intéressée à maintenir, l'union et le commerce avec l'Espagne, et nullement à contribuer par des ligues à l'agrandissement de l'empereur.

Comme il fallait l'empêcher de surprendre des places qui pouvaient le plus étendre et affermir sa puissance en Italie, il fit remettre à Gênes vingt-cinq mille pistoles à la disposition du duc de Parme pour mettre Parme et Plaisance hors d'insulte et d'entreprise, exhortant le duc de Parme dont il regardait chèrement les intérêts de travailler à ses places avec tant de sagesse qu'il ne donnât aucune prise aux Impériaux de lui faire querelle sur ses justes précautions. Il accompagna cela des discours les plus pacifiques. Monteléon eut ordre de dire à l'abbé Dubois qu'apparemment le conseil qu'il avait donné au régent n'avait pas été suivi, puisqu'il n'avait communiqué au roi d'Espagne aucune des conditions du traité que la France et l'Angleterre avaient remis à l'empereur pour l'examiner; que néanmoins Son Altesse Royale aurait dû se souvenir de la déférence que Sa Majesté Catholique avait eue pour elle en suspendant au mois d'août dernier l'exécution infaillible de ses projets (on a déjà remarqué ailleurs que l'embarquement ne s'étant pu faire à temps à Barcelone par faute d'une infinité de chose, Albéroni en avait couvert l'impuissance d'une complaisance, après laquelle il courut, et qu'il se serait bien gardé d'avoir s'il avait pu exécuter ce qu'il avait projeté); que le roi d'Espagne avait eu la complaisance de laisser à la France et à l'Angleterre le temps de lui procurer une juste satisfaction, et d'assurer l'équilibre; que sept mois passés sans la moindre probabilité de parvenir à cette fin avertissaient suffisamment l'abbé Dubois de procéder dans sa négociation avec plus de précaution qu'il n'avait fait jusqu'alors, puisqu'il était évident que l'unique objet de l'empereur était de tirer les choses en longueur jusqu'à ce qu'il vît quel pli prendrait la négociation de la paix avec le Turc. Albéroni ajoutait force raisonnements historiques et politiques à mettre dans la bouche de Monteléon pour l'abbé Dubois, afin de lui inspirer toute la crainte possible de la grandeur de l'empereur, et tout le désir de joindre la France à l'Espagne ne pour s'y opposer.

Pendant que le premier ministre d'Espagne déclamait ainsi contre la conduite et la politique du régent, les ministres d'Angleterre se plaignaient, de leur côté, de l'opiniâtreté de ce prince à demander des conditions trop avantageuses pour le roi d'Espagne, et surtout de la manière dont il insistait sur la succession de la Toscane. Cet article était celui qui déplaisait le plus à Vienne, à qui les agents que le roi d'Angleterre employait dans cette négociation étaient entièrement dévoués et livrés; l'un était Saint-Saphorin, Suisse, dont il a déjà été parlé plusieurs fois, qui résidait à Vienne avec commission de Sa Majesté Britannique; le second était Schaub, Suisse aussi, et du canton de Bâle, qui avait été secrétaire du comte de Stanhope. Outre ces deux personnages, Robetton, réfugié français, en qui le roi d'Angleterre témoignait beaucoup de confiance, avait une part intime dans la négociation. On croyait que Schaub et Saint-Saphorin recevaient pension de l'empereur; mais soit que ce bruit fût vrai ou non, il est certain que ces trois hommes blâmaient également le régent de n'être pas assez complaisant pour les prétentions et les demandes de la cour de Vienne, et qu'ils répétaient souvent qu'il ne devait pas espérer de conclure, si, persistant à soutenir l'Espagne, il laissait le temps à l'empereur de signer la paix avec les Turcs. Ils disaient que les Allemands se défiaient de la fermeté du régent; que le prince Eugène, particulièrement plus éclairé qu'un autre, relevait tous les pas qu'il faisait en faveur de l'Espagne; que Bonac, ambassadeur de France à la Porte, cabalait pour empêcher les Turcs de faire la paix; que ses démarches étaient si publiques que le comte de Koenigseck aurait ordre de s'en plaindre au nom de l'empereur, et même d'en demander satisfaction. Ils ajoutaient que le régent, non content de faire agir l'ambassadeur de France à Constantinople, avait de plus donné au roi d'Espagne un officier français pour le faire passer en Turquie, et pour y seconder, de la part de l'Espagne, les manèges de Bonac; qu'il fallait donc conclure de ce procédé peu sincère que les branches de la maison de France seraient toujours unies entre elles, et constamment liées contre les puissances qui pourraient leur faire ombrage. Ils blâmaient la mauvaise foi de la cour de France, et vantaient la candeur et la droiture de celle de Vienne, et reprochaient au régent les choses où il n'avait point de part; par exemple, qu'un officier grison, nommé Salouste, autrefois dans le service du roi, était alors dans son pays, qu'il y avait été envoyé par le duc du Maine; et que sous son nom cet officier travaillait à renouveler en faveur du roi d'Espagne le capitulat de Milan, même à lever un régiment grison pour le service de Sa Majesté Catholique. Non seulement la cour de Vienne se plaignait de ces envois, où certainement le régent n'avait nulle part, mais elle prétendait encore que l'abbé Dubois, pendant le séjour qu'il avait fait à Paris, s'était laissé gagner ou intimider par la faction espagnole. Saint-Saphorin avertit la cour d'Angleterre que l'abbé Dubois n'aurait plus à son retour à Londres le même empressement de conclure; que, s'il pouvait même, il ferait naître des incidents au traité. Quoique ces soupçons fussent contraires [non seulement] à la vérité, mais même à la vraisemblance, il arriva cependant que, l'abbé Dubois étant de retour à Londres, Monteléon et lui parurent contents l'un de l'autre et agir de concert.

Monteléon désirait en effet que le roi son maître prît de nouveaux engagements avec l'Angleterre plutôt que de rompre avec cette couronne. Il le souhaitait, et pour l'intérêt du roi d'Espagne et pour le sien propre; mais il n'osait déclarer ses sentiments trop ouvertement au cardinal Albéroni dont les sentiments opposés au traité lui étaient parfaitement connus. Il tâchait donc de le ramener avec adresse, et pour y réussir, il lui dépeignait l'abbé Dubois comme plein de bonnes intentions pour les intérêts du roi d'Espagne. Monteléon comptait sur les assurances qu'il en avait reçues que le régent n'approuverait ni ne déclarerait les conditions du projet de traité avant de savoir les intentions de Sa Majesté Catholique, voulant prendre avec elle les mesures les plus convenables pour en assurer le succès; que c'était dans ce dessein que Nancré était envoyé en Espagne. L'abbé Dubois supposait qu'une ou deux conversations entre Albéroni et Nancré suffiraient pour établir entre eux une confiance telle, qu'on pourrait prendre un point fixe sur les conditions d'un accommodement raisonnable, et convenir des moyens d'employer la force des armes si la cour de Vienne ne voulait pas entendre à la négociation. Il regrettait cependant le temps qu'il laissait échapper, se plaignant de perdre chaque jour du terrain auprès des ministres anglais, et des moments d'autant plus précieux qu'il est plus nécessaire [là] que partout ailleurs de profiter de l'occasion à cause de l'inconstance de la nation très conforme à son gouvernement. L'abbé Dubois se plaignait encore à Monteléon du trop d'égard que les ministres de Hanovre avaient pour la cour de Vienne, de la faiblesse et de la variété de sentiment des ministres anglais toujours prêts à changer suivant leurs intérêts particuliers. Il lui confia que Stanhope était le seul qui osât présentement soutenir ouvertement les raisons de l'Espagne, et dire que l'Angleterre ne lui devait jamais donner de justes soupçons ni sujet de mécontentement à cause des inconvénients qui pouvaient en résulter pour le commerce qui était l'idole de la nation.

Monteléon faisait bon usage de ces confidences, car en les rapportant, il insinuait sous le nom d'un autre l'avantage que le roi d'Espagne trouverait à concilier ses intérêts avec les idées des médiateurs. Il représentait que, si Sa Majesté Catholique pouvait convenir d'un projet avec Nancré, assurer dans sa branche les successions de Parme et de Toscane, elle mettrait l'empereur dans son tort, parce que jamais les ministres de ce prince n'accepteraient rien de raisonnable; qu'en ce cas l'Espagne, unie avec la France et le roi de Sicile, aurait non seulement toute la justice de son côté, mais que de plus elle emploierait librement les armes pour forcer les Allemands à sortir d'Italie, et que l'Angleterre, perdant tout prétexte de se mêler de la querelle, serait obligée de demeurer neutre et indifférente. Monteléon ajoutait que, si l'Espagne voulait faire la guerre en Italie, il serait de la dernière importance de la commencer avant que celle de Hongrie fût achevée. Il lui conseillait encore d'apaiser les plaintes des marchands anglais sur le commerce d'Espagne, afin d'engager la nation à s'opposer plus fortement dans les séances du parlement aux résolutions qu'on pourrait y proposer à prendre au préjudice de l'Espagne. Il soutint assez longtemps sans se rebuter les reproches d'Albéroni, et l'impatience que lui causaient des conseils si directement opposés à ses vues. Monteléon, quoique sûr de ne pas plaire, osa représenter que l'abbé Dubois lui avait répété les mêmes choses qu'il lui avait déjà dites sur les intérêts du roi d'Espagne, qu'il continuait à prier le cardinal Albéroni, pour le bien du service de Sa Majesté Catholique, de traiter confidemment avec Nancré comme sûr de la sincérité de ses intentions. L'abbé Dubois assurait en même temps que Nancré avait les instructions nécessaires pour satisfaire Sa Majesté Catholique, et pour concerter avec elle les moyens d'employer la force, si Vienne rejetait les conditions qu'on avait jugé à propos de lui proposer. Monteléon tâcha de faire voir que la conjoncture était d'autant plus favorable et d'autant plus précieuse à ménager qu'il venait d'apprendre de l'abbé Dubois que depuis peu de jours les ministres d'Angleterre commençaient enfin à comprendre qu'ils ne devaient espérer de la part de l'empereur aucun accommodement raisonnable. Il laissait donc envisager l'avantage que l'Espagne retirerait de la complaisance qu'elle aurait témoignée à la France et à l'Angleterre, si le roi d'Angleterre, justement irrité des tours et des refus de la cour de Vienne, laissait agir le roi d'Espagne et ses alliés.

Le duc de Lorraine, si anciennement, si particulièrement, si totalement attaché à la maison d'Autriche, était le prince qu'on ne pouvait douter qu'elle eût en vue de préférer pour la succession de Parme et de Toscane, quoiqu'elle ne laissât pas de leurrer le duc de Modène de cette expectative. Penterrieder, à Londres, parlait plus franchement à l'envoyé de Sicile, à qui il dit que son maître ne devait compter sur l'empereur qu'autant qu'il lui restituerait le bien qu'il lui détenait, la Sicile, qui était un royaume uni à celui de Naples, qui, pour leur sûreté réciproque, devaient être possédés par le même maître. Qu'il fallait donc de deux choses l'une, que son maître tâchât d'acquérir Naples, ou l'empereur la Sicile. Que l'Angleterre se repentait de l'avoir procurée à son maître, et qu'elle y remédierait si ce prince, si habile, ne savait pas se faire un mérite d'une chose qu'il ne pouvait empêcher, qui d'ailleurs était juste, mais dont l'empereur voulait bien cependant lui avoir encore obligation, avantage qu'il devait d'autant moins négliger, qu'il ne serait plus temps d'offrir le sacrifice de la Sicile, quand la France et l'Espagne se seraient unies ensemble, comme elles étaient peut-être sur le point de faire pour la lui enlever. Ainsi parlait le ministre de l'empereur, employé à Londres pour la négociation de la paix et pour la conclusion du traité qui devait assurer la parfaite tranquillité de l'Europe. Il y ajoutait de temps en temps des discours capables d'inspirer au roi de Sicile, naturellement défiant, de grands soupçons de la bonne foi du régent. Il disait, entre autres, que pendant son séjour en France il avait souvent remarqué par lui-même que les dispositions du régent pour le roi de Sicile n'étaient rien moins que favorables. Que depuis qu'il était à Londres, il savait certainement que le roi de Sicile ne devait nullement compter sur ce prince. Si La Pérouse était assez frappé de ce discours pour inspirer à son maître la défiance du régent, il ne se reposait pas davantage sur les dispositions de l'Angleterre, croyant remarquer dans la nation anglaise un tel éloignement pour la guerre, que jamais elle ne s'y déterminerait en faveur de l'empereur, encore moins contre l'Espagne. Comme il paraissait cependant que tout tendait à une rupture entre l'Angleterre et l'Espagne, l'opinion publique était que le ministère de Georges attendrait la séparation du parlement avant d'engager ce prince à cette résolution, pour éviter toute contradiction dans un pays obéré de dettes, plein de divisions intérieures, et d'ailleurs fort attaché au commerce.

Le bruit public annonçait aussi la destination de l'escadre pour agir dans la Méditerranée en faveur de l'empereur. Monteléon en était persuadé; mais il croyait que cela dépendrait du succès de la négociation de Nancré, et que le ministère d'Angleterre souhaitait qu'elle réussît pour éviter cette dépense et une rupture opposée au goût général de la nation. Il essayait de faire comprendre à Albéroni que la paix était entre ses mains; que l'Angleterre n'avait nulle mauvaise intention contre le roi d'Espagne; qu'il était le maître d'assurer le repos de l'Europe et de former pour l'avenir une alliance étroite avec l'Angleterre; mais ces insinuations furent inutiles. Cellamare, au contraire, bien assuré des pensées d'Albéroni, n'avait nulle opinion du voyage de Nancré, et les ministres étrangers, attentifs à découvrir le caractère de ceux qu'ils pratiquent, avait observé qu'il ne fallait pas toujours compter sur ce que disait Monteléon; que souvent il se servait de son esprit pour faire prendre aux autres de fausses idées; qu'on ne pouvait compter de savoir la vérité de lui qu'autant qu'elle lui échappait malgré lui-même par la vivacité de la conversation ou de la dispute, ou bien à force d'encens qu'il recevait avec plaisir, ou par les louanges qu'il cherchait souvent à se donner.

Quelques princes d'Italie, alarmés du projet de traité dont les conditions n'étaient pas encore publiques, crurent devoir s'en informer à Londres, et y représenter leurs droits et leurs intérêts. Corsini y était déjà passé de la part du grand-duc [de Toscane], et le duc de Parme y envoya le même Claudio Ré, ce secrétaire qu'il y avait auparavant employé aux conférences d'Utrecht. Corsini représenta qu'il serait contraire à l'honneur, aux droits, à la souveraineté de son maître des démarches anticipées sur sa succession. Le penchant de cet envoyé, ainsi que de toute la noblesse de Florence, était que leur patrie reprît son ancienne forme de république, si la ligne du grand-duc venait à s'éteindre. Ils espéraient même y être aidés par la maison d'Autriche qui éluderait par là les droits de la maison Farnèse, par conséquent les prétentions des enfants de la reine d'Espagne.

Monteléon eut ordre de renouveler les déclarations qu'il avait déjà faites de sortir d'Angleterre si l'escadre anglaise passait dans la Méditerranée, ce que le roi d'Espagne regarderait comme rupture; ce qu'il ne pouvait plus traiter comme bruits sans fondement par les préparatifs qui se faisaient à Naples et à Lisbonne pour lui fournir des vivres. Avant que d'exécuter ces ordres, l'ambassadeur en fit la confidence à Stanhope qui lui dit que cette déclaration lui paraissait trop forte, d'ailleurs hors de saison, parce que la nouvelle des préparatifs de Naples et de Lisbonne était tout à fait fausse, et que, si le roi d'Angleterre envoyait une escadre dans la Méditerranée, cela ne signifiait pas qu'il voulût agir contre le roi d'Espagne, parce que l'Angleterre pouvait avoir aussi ses intérêts particuliers et que personne n'était en droit ni en pouvoir de lui ôter la faculté et la liberté d'envoyer ses escadres où bon lui semblait; que le départ et la route de cette escadre dépendait de l'issue de la négociation présente; que, si le roi d'Espagne examinait bien ses intérêts, il trouverait des avantages réels et solides dans le projet du traité qui lui avait été communiqué, et qu'en ce cas une escadre anglaise dans la Méditerranée, loin de lui faire ombrage, lui serait utile et deviendrait peut-être à craindre pour ses ennemis. Stanhope ajouta comme un avertissement qu'il donnait en ami à Monteléon, que, s'il exécutait aveuglément les ordres qu'il avait reçus, ils produiraient peut-être un effet tout contraire à ses intentions; que la déclaration positive qu'il prétendait faire serait regardée comme une menace et comme marque d'inconsidération pour l'Angleterre; qu'il pourrait arriver que la réponse serait peu agréable; qu'elle engagerait deux puissances amies à se défier l'une de l'autre; enfin, à rompre sans sujet et sans nécessité. Monteléon lui répondit que ses ordres ne lui laissaient de liberté que sur la manière de les exécuter; qu'il le ferait par écrit, qu'il s'expliquerait en forme de plainte, tendre d'un ami à son ami, sans toutefois altérer la force des raisons qu'il devait employer et des protestations qu'il avait ordre de faire, surtout celle de se retirer si l'escadre avait ordre de passer dans la Méditerranée.

Malgré sa résistance conforme aux intentions et aux ordres qu'il recevait d'Albéroni, il était intérieurement persuadé que les conseils de Stanhope étaient bons, mais il n'osait ni l'avouer ni laisser croire en Espagne que ce fût son sentiment. Il biaisait pour ne pas déplaire, et sa ressource était de représenter dans toute sa forcé, même d'ajouter à ce que Stanhope pouvait lui dire, pour faire comprendre que le roi d'Espagne prendrait un mauvais parti s'il rompait avec le roi d'Angleterre et s'il refusait de souscrire au traité. Stanhope assura que l'empereur ne l'accepterait pas; il dit même qu'il pourrait arriver que ses ministres s'expliqueraient en termes durs et désagréables; que le refus de la cour de Vienne précéderait peut-être la réponse du roi d'Espagne. Monteléon ne perdit pas cette occasion de représenter à Albéroni que, si le roi d'Espagne suspendait au moins sa réponse jusqu'à ce qu'on sût en Angleterre le refus de l'empereur, il pourrait profiter de la dureté de la cour de Vienne pour engager la France et l'Angleterre à se joindre à l'Espagne et prendre de concert les mesures nécessaires pour assurer la tranquillité de l'Europe.

L'abbé Dubois comptait d'avoir fait beaucoup, et, comme disait Monteléon, d'avoir surmonté les mers et les montagnes en réduisant l'Angleterre à consentir à la disposition des successions de Parme et de Toscane en faveur des descendants de la reine d'Espagne. En effet, cette disposition était la seule du projet dont l'empereur pût être blessé. L'idée d'ériger la Toscane en république, si désirée des Florentins, n'aurait pas été contredite à la cour de Vienne, mais le projet dont l'empereur était le plus flatté était celui d'assurer la Toscane au duc de Lorraine pour l'indemniser du Montferrat donné par les alliés au duc de Savoie pendant la dernière guerre, dont l'empereur avait promis un dédommagement au duc de Lorraine, reconnaissant comme valables les droits de ce prince sur cet État. Ainsi Monteléon laissait entrevoir au cardinal ce que le roi d'Espagne pouvait espérer de l'alliance qu'on lui proposait et ce qu'il avait à craindre du refus de l'accepter. Il ajouta même à ces représentations indirectes qu'il avait découvert par les discours de l'abbé Dubois que les ombrages du régent sur les renonciations n'étaient pas dissipés. Il conclut de cette découverte que le cardinal aurait le champ libre pour satisfaire Son Altesse Royale sur cet article et pour l'engager à s'intéresser encore plus en faveur du roi d'Espagne. Monteléon, persuadé qu'il était de l'intérêt de son maître de demeurer uni avec l'Angleterre, n'eut garde d'appuyer les bruits des mouvements où bien des gens s'attendaient dans ce royaume, répandu par les jacobites, d'une entreprise concertée pour le Prétendant avant la fin de mai. Ceux même qui étaient le plus dans le sein de la cour, aussi bien que les ennemis du gouvernement, appuyaient l'opinion d'un projet concerté contre l'Angleterre entre le czar et le roi de Suède. Enfin, il n'y avait sorte de propos positifs qu'on ne tînt sur une révolution prochaine. Comme Stanhope reprit alors sa charge de secrétaire d'État et remit les finances, on dit avec raison que son objet était de suivre Georges en Allemagne, où l'un et l'autre aimaient mieux être pendant la révolution, et de demeurer auprès de lui dans un temps où il aurait autant de besoin d'avoir des ministres fidèles. Sunderland, qui lui céda sa charge de secrétaire d'État, fut fait président du conseil et premier commissaire de la trésorerie. L'autre charge de secrétaire d'État fut ôtée à Addison et donnée à Craggs. Ainsi les ministres changèrent dans un temps où la fidélité devenait douteuse, dans une conjoncture où l'intérêt du commerce soulevait l'esprit général de la nation contre la rupture avec l'Espagne.

Albéroni, pour augmenter l'alarme, ordonna au chevalier Éon, directeur de l'Asiento, de faire à la compagnie du Sud la même déclaration que Monteléon avait faite aux ministres de Georges, et d'informer en même temps cette compagnie de deux avantages nouveaux que le roi d'Espagne voulait bien lui accorder pour le commerce. Mais les promesses non plus que les menaces ne furent pas capables d'apporter le moindre changement à la résolution prise sur l'escadre; le nombre des vaisseaux en fut même augmenté et la diligence à l'armer. Toutefois Monteléon, malgré les ordres qu'il recevait, espérait du voyage de Nancré, persuadé que la France voulait la paix et que c'était, en vain qu'Albéroni l'assurait, même de sa main, que la négociation de Nancré serait infructueuse. Monteléon ne pouvait croire que l'Espagne fît la guerre quand elle serait seule et que la France s'opposerait à ses desseins. Il concluait donc que lorsqu'Albéroni et Nancré se parleraient et qu'ils s'ouvriraient l'un à l'autre avec franchise, ils se concilieraient, et que la paix en serait le fruit.

Cellamare, parfaitement persuadé de tout le contraire, avouait que la difficulté venait moins de la chose que de la disposition de la cour d'Espagne qui voulait absolument la guerre pour ne pas laisser l'Italie dans les fers des Allemands, et multipliait ses plaintes de ce que la France, buttée à vouloir demeurer en paix, manquait une conjoncture si favorable d'abaisser la maison d'Autriche, et s'épuisait en éloquence là-dessus. Stairs disait à Paris que l'escadre passerait dans la Méditerranée parce que l'Angleterre, étant garante des traités d'Utrecht et de la neutralité de l'Italie, ne pouvait se dispenser d'agir quand ils étaient enfreints par le roi d'Espagne. Cellamare trouvait que ce raisonnement était absolument contredit par la question alors agitée dans le parlement d'Angleterre, savoir si la garantie de la neutralité d'Italie de la part des Anglais subsistait, ou si elle était absolument cessée; même si la nation devait avoir égard au traité d'alliance que le roi d'Angleterre avait signé en dernier lieu avec l'empereur. Les discours et la conduite de Cellamare entièrement conformes à l'esprit et au goût d'Albéroni à qui il cherchait à plaire, lui en attiraient des louanges. Cet ambassadeur se mit à décrier toutes les conditions du traité qui selon lui n'offraient à l'Espagne que des avantages limités, douteux, éloignés, exposés à des inconvénients sans nombre, pleins de périls et fort chimériques. Non content de s'expliquer publiquement de la sorte à Paris, il écrivit en même sens à Monteléon, et lui conseilla de confier à Corsini ou à quelque autre ministre étranger à Londres, avec un air de mystère, que le roi d'Espagne était bien résolu de rejeter constamment le projet du traité. La résolution de l'empereur était plus douteuse; Schaub, secrétaire du comte Stanhope, y avait été dépêché pour demander et en rapporter une réponse précise. Les ministres d'Angleterre laissaient entendre qu'elle serait négative et que jamais l'empereur ne consentirait à la proposition d'assurer les successions de Parme et de Plaisance à un des fils d'Espagne; mais ils disaient en même temps que, s'il était possible de vaincre l'opiniâtreté de la cour de Vienne, il fallait en ce cas lui savoir gré de sa complaisance, et que toute la raison se trouvant de son côté, l'Angleterre ne ferait nulle difficulté de rompre avec l'Espagne et de lui faire la guerre de concert avec le régent si le roi d'Espagne refusait de signer un traité qui devait être la tranquillité générale de l'Europe. On ajoutait que le caractère de poltron était de faire des bravades, et que celles d'Albéroni découvraient son caractère. Plusieurs étrangers fort peu au fait trouvaient ces expectatives de successions si avantageuses à l'Espagne qu'ils croyaient un manège caché de propositions bien avantageuses que le roi d'Espagne avait faites au régent pour l'engager à insister si fort sur ce point.

Le grand-duc, voyant ses plaintes inutiles, et se trouvant sans forces pour les appuyer, se borna à demander au moins que la succession de son État fût après lui et après son fils conservée à l'électrice palatine sa fille, et qu'on réglât par avance de concert avec lui et avec le sénat de Florence le choix du prince, pour succéder à la maison de Médicis. Cette proposition du grand-duc était nette; mais le voeu commun des Florentins était en ce cas pour le rétablissement de l'état républicain. Albéroni écrivit à Monti avec ordre de faire voir sa lettre au régent. Elle contenait des offres positives et réelles du roi d'Espagne de prendre de nouveau les engagements les plus favorables et les plus conformes aux intérêts personnels de Son Altesse Royale, si elle voulait rompre ceux qu'elle avait pris avec l'Angleterre, et en prendre de plus convenables au repos de l'Europe, puisqu'ils tendaient à mettre des bornes à la puissance excessive de la maison d'Autriche. Cellamare appuya la commission de Monti; mais cet ambassadeur ne s'en tenait pas à de simples représentations, non plus qu'aux plaintes de la maxime du conseil de France d'éviter la guerre à quelque prix que ce fût. Il exécutait d'autres ordres plus réservés, et laissait croire au public qu'il bornait ses pratiques aux seuls ministres des princes d'Italie. Il excitait de plus la vigilance de Provane; il lui disait que la France commençait à soupçonner le roi de Sicile, qu'elle le croyait actuellement en négociation avec l'empereur; qu'il y avait même actuellement un ministre autrichien à Turin. Enfin ne voulant laisser rien d'intenté, il fit une liaison étroite avec le baron de Schelnitz envoyé du czar à Paris, et avec quelques Suédois, croyant pouvoir tirer de grands avantages du mécontentement que le roi de Suède et le czar, quoique ennemis, témoignaient de la conduite de l'empereur à leur égard, et qu'il ne serait pas impraticable de faire, par le moyen des puissances du nord, une diversion en Allemagne utile à l'Espagne.

CHAPITRE XVIII. §

Affaires du nord. — La France paraît vouloir lier étroitement avec la Prusse. — Hollandais, fort en brassière entre l'Espagne et les autres puissances, veulent conserver la paix. — Adresse de Monteléon dans ses représentations à Albéroni, sous le nom de l'abbé Dubois, en faveur de la paix. — Menaces de l'Espagne méprisées en Angleterre, dont le parlement accorde au roi tout ce qu'il demande pour les dépenses de mer. — Insolence de Penterrieder. — Ses manèges et ses propositions à l'envoyé de Sicile très dangereuses pour la France. — Vanteries et bévues de Beretti. — Le roi de Sicile soupçonné de traiter secrètement avec l'empereur. — Raisonnements d'Albéroni sur ce prince, sur les Impériaux et sur la France. — Fortes protestations et déclarations de l'Espagne à Paris et à Londres. — Efforts et préparatifs d'Albéroni. — Ses plaintes. — Albéroni imagine de susciter la Suède contre l'empereur. — Nancré échoue à Madrid. — Albéroni le veut retenir jusqu'à la réponse de Vienne. — Concert entre Nancré et le colonel Stanhope. — Adresse de ce dernier repoussée par Albéroni. — Grands préparatifs hâtés en Espagne. — Le marquis de Lede et Patiño mandés à Madrid.

Depuis le mois de février on commençait à voir quelque apparence de réconciliation entre le czar et le roi de Suède. Le comte de Gyllembourg, auparavant employé en Angleterre, avait fait quelques propositions de paix de la part du roi de Suède, et le czar avait envoyé deux hommes à Abo, pour écouter et discuter les offres qu'il voudrait faire. Le czar avait eu grand soin auparavant d'assurer le roi de Prusse qu'il ne serait question que de préliminaires, que d'ailleurs il ne traiterait que de concert avec ce prince, et qu'il ne déciderait rien sans savoir auparavant ses sentiments. Les flatteries et les apparences réussissaient à la cour de Berlin, et le roi de Prusse était infiniment plus touché des attentions du czar que de tout ce qu'il pouvait attendre de la part de la France et de l'Angleterre, qui véritablement ne marquaient pas pour lui les mêmes égards. Le régent avait cependant employé les offices du roi et les siens auprès du roi de Suède, pour procurer au roi de Prusse la paix aux conditions qu'il désirait. Mais de simples instances sans effets ne suffisaient pas pour contenter la cour de Berlin. Elle croyait que rien ne se ferait en France que par la direction de l'Angleterre, et que les confidences faites à Son Altesse Royale étaient des confidences faites aux Anglais.

Le roi de Prusse, se croyant donc sûr du czar, et persuadé qu'il ne ferait point de paix séparée, perdit la pensée qu'il avait eue d'envoyer un ministre à Stockholm; mais avant de l'abandonner, les ministres apparemment l'avaient laissé pénétrer, car il eut peine à dissiper les bruits qui se répandirent de la destination du baron de Kniphausen pour cette commission. Il n'oublia rien pour effacer les soupçons que le czar, qu'il voulait ménager, pouvait concevoir de cet envoi. Il fit à peu près les mêmes diligences auprès du régent pour le détromper de cette opinion; il aurait bien voulu l'engager à prendre avec lui des mesures sur les affaires de Pologne. Il craignait l'effet des desseins que le roi Auguste avait formés de rendre cette couronne héréditaire dans sa maison; et comme l'assistance de la France lui paraissait nécessaire pour les traverser, il représenta fortement l'intérêt que le roi avait d'empêcher que l'empereur ne devînt encore plus puissant dans l'empire comme il y serait certainement le maître lorsqu'il aurait absolument lié les maisons de Bavière et de Saxe par le mariage des archiduchesses. Il prétendait avoir pressenti les principaux seigneurs de Pologne, et les avoir trouvés très disposés à traverser les manèges que le roi Auguste pourrait faire pour assurer la couronne héréditairement à son fils. Le roi de Prusse, pour cultiver de si bonnes dispositions, fit demander au régent d'ordonner au baron de Bezenval, envoyé du roi en Pologne, de s'entendre secrètement pour cette affaire avec les ministres de Berlin. Quoique le roi de Prusse, gendre du roi d'Angleterre, dût être lié avec lui, les intérêts différents des deux maisons, ceux de leurs ministres entretenaient entre ces princes la jalousie et la défiance réciproque, et d'autant plus vivement de la part du roi de Prusse, qu'il était le plus faible, et que souvent il avait lieu de croire que son beau-père le méprisait. Il était persuadé que les ministres anglais et hanovriens s'accordaient dans le désir de faire la paix avec la Suède. Il croyait qu'ils cherchaient les moyens de traiter avec elle séparément; que, s'il était possible d'y parvenir, le roi d'Angleterre sacrifierait sans peine les intérêts de son gendre aussi bien que ceux de ses autres alliés. Ainsi le roi de Prusse, qui certainement ne portait pas trop loin sa défiance en cette occasion, se voyait à la veille de perdre tout le fruit de ses peines et des dépenses qu'il avait faites pour usurper, comme ses voisins, la portion qui lui convenait des États de Suède, et profiter comme eux du malheur où elle était réduite.

Rien ne tenait plus au coeur de ce prince que de conserver Stettin et l'étendue de pays qu'il avait fixée comme le district de cette place. La France lui en avait promis la garantie par son dernier traité avec elle; mais il craignait le sort ordinaire des garanties, et l'exécution de celle-ci était d'autant plus difficile, par conséquent d'autant plus douteuse, que l'éloignement des pays était grand; qu'il n'était guère vraisemblable que la France voulût, pour le roi de Prusse, faire la guerre dans les extrémités septentrionales de l'Allemagne, ou l'assister longtemps de subsides suffisants pour le mettre en état de défendre ses conquêtes. Le plus sûr pour lui était donc d'être compris dans la paix que, suivant leurs engagements mutuels, les alliés du nord devaient faire avec la Suède ensemble et de concert. Pour cet effet, n'osant se reposer sur la foi douteuse de son beau-père, il demandait au régent de traverser les manèges que les ministres anglais et hanovriens faisaient pour une paix particulière, négociations dont le succès serait d'autant plus désagréable et plus embarrassant pour la France, que tout le poids de la garantie de Sicile retomberait alors sur elle.

Le régent avait prévu les représentations et les instances du roi de Prusse, et avait déjà agi auprès du czar pour l'engager d'entretenir une étroite union avec ce prince comme le moyen d'établir pareillement cette union entre la France et la Russie, les États du roi de Prusse étant nécessaires pour cette communication. Kniphausen, envoyé de Prusse à Paris, se réjouissait de voir que ceux qui étaient à la tête des affaires pensaient que les alliances les plus naturelles et les plus solides pour la France étaient celles qu'elle formerait avec le roi de Suède et celui de Prusse. Il se flattait même que, s'il était possible de conduire les affaires du nord à une bonne fin, les liaisons que la France prenait avec l'Angleterre ne subsisteraient pas longtemps, parce que l'esprit ni le goût de la nation n'était porté à se lier ni avec l'Angleterre ni avec l'empereur. On croyait d'ailleurs que le régent lui-même était ébranlé sur les affaires d'Espagne, et qu'il pourrait changer de plan si on pouvait gagner du temps. Kniphausen assura son maître qu'il n'y avait rien de visionnaire dans les avis qu'il lui donnait sur ce sujet, qu'ils étaient conformes aux discours que tenaient les principaux et les plus accrédités seigneurs de la cour de France; que même le maréchal d'Huxelles l'avait assuré que le roi n'oublierait rien pour procurer au roi de Prusse les moyens de finir la guerre du nord à l'avantage et à la satisfaction de ce prince; cette base étant nécessaire pour établir ensuite une amitié solide et permanente, qu'elle serait cultivée à l'avenir par l'attention que la France donnerait aux intérêts du roi de Prusse, qu'elle voulait désormais regarder comme les siens propres; qu'elle ferait telle alliance qu'elle souhaiterait, qu'elle y ferait entrer telles puissances qu'elle jugerait à propos; enfin qu'il ne fallait pas qu'il fût étonné ni rebuté par les ménagements que la France avait eus depuis quelque temps, et qu'elle pourrait encore avoir pour l'Angleterre, parce qu'il fallait continuer à tenir la même conduite jusqu'à ce qu'on pût parvenir au but qu'on se proposait. Kniphausen fit d'autant plus de réflexions à ce discours du maréchal d'Huxelles que, lorsqu'il fut fini, il lui demanda un grand secret de tout ce qu'il lui avait confié. L'envoyé entendait d'ailleurs les discours généraux qu'on tenait au sujet de la guerre d'Espagne.

Ce n'était pas seulement en France qu'elle recevait des contradictions; les ministres d'Angleterre trouvaient aussi de fortes oppositions en Hollande. Ils se plaignaient d'y voir un parti favorable aux Espagnols par la seule raison de contredire l'Angleterre en toutes choses. Si ce parti n'était pas assez considérable ni assez puissant pour apporter aucun changement aux maximes suivies depuis longtemps, il l'était cependant assez pour causer beaucoup d'embarras, même d'obstacles aux affaires les plus importantes; il profitait de la disposition de l'État généralement porté à vivre en bonne amitié avec l'Espagne, car alors le seul désir des Hollandais, et le seul point qu'ils croyaient conforme à leurs intérêts, était de conserver la paix, et par ce moyen le commerce de la nation. Malgré cette disposition, les Hollandais, craignant excessivement de déplaire à l'empereur et à l'Angleterre, n'osèrent accorder à l'ambassadeur d'Espagne la permission d'acheter des vaisseaux de guerre; dont le roi d'Espagne voulait faire l'emplette en Hollande; quoique Beretti se vantât toujours que son habileté l'emporterait sur les manèges de tous ceux qui s'y opposaient; que les amirautés d'Amsterdam et de Rotterdam demandaient aux États généraux la permission d'en vendre à l'Espagne, et que le Pensionnaire, loin de s'y opposer, avait répondu: « Si nous en avons trop, pourquoi n'en pas vendre à nos amis? » Ainsi Beretti, se comptant sûr de son fait, n'était plus en peine que du payement; et Schreiner, capitaine de vaisseau en Hollande, lui offrit des matelots et des officiers, et de les conduire en Espagne, tous capables de bien servir. Beretti ne fut pas si content du greffier Fagel, qui lui représenta lés difficultés de cette affaire, et qui ne lui promit que faiblement ses services là-dessus. Il ne fut pas plus gracieux aux plaintes que lui fit Beretti des conditions du traité qui donnaient des États, disait-il, à l'empereur, et du papier au roi d'Espagne. Fagel combattit toujours ses raisons, et lui dit qu'on donnerait de telles sûretés à l'Espagne que les papiers ne seraient pas sujets à la moindre altération. Tout était encore en suspens en attendant le succès de l'envoi de Schaub à Vienne et de Nancré à Madrid. Le projet de traité n'avait pas encore été communiqué en forme aux États généraux; le public en pénétrait les principales conditions, mais en ignorait le détail; on ne savait même jusqu'à quel point la France concourrait aux desseins de l'Angleterre.

Beretti, avec sa prétendue sécurité, ne laissait pas de craindre de ne pouvoir empêcher la Hollande de se soumettre aux idées de l'Angleterre si elle était véritablement d'accord avec la France; cette république se trouvait environnée par terre des États de l'empereur, et son commerce par mer serait ruiné par l'Angleterre, si elle osait contredire ses vues, jointes à celles de la France. On voulait encore douter à Madrid des intentions de cette dernière couronne; ainsi Beretti eut ordre d'agir de concert avec Châteauneuf pour y traverser les négociations du marquis de Prié. Beretti comptait que jamais l'empereur n'obligerait la république de prendre aucun engagement contre l'Espagne, et que les principaux moteurs de la ligue auraient tant d'affaires chez eux qu'il ne leur serait pas libre de se mêler du dehors. Il prévoyait avec les politiques l'union prochaine du czar très mécontent de l'Angleterre avec le roi de Suède et celui de Prusse, qui serait fatale à l'Angleterre et à l'empereur, duquel l'électeur de Bavière devenait l'ennemi, lequel dissimulait son dépit de ne pouvoir obtenir pour le prince électoral son fils une des archiduchesses, porté d'ailleurs pour les intérêts du roi d'Espagne. Ce fut un grand sujet de joie pour Beretti de recevoir dans ces circonstances un projet dressé par la compagnie des Indes occidentales de Hollande pour convenir avec le roi d'Espagne d'un nouveau règlement à faire sur le commerce que les directeurs de cette compagnie croyaient également avantageux de part et d'autre. Ils demandaient le secret, et Beretti regardait comme une victoire d'accoutumer les Hollandais à s'approcher des Espagnols, soit pour le commerce, soit pour le militaire, persuadé que quelque jour les effets en seraient très utiles à l'Espagne.

Monteléon, qui connaissait à quel point Albéroni était éloigné du projet et de la paix, et qui n'osait lui déplaire, craignait une rupture avec l'Angleterre, et continuait sa même adresse de représenter au premier ministre sous le nom de l'abbé Dubois, ce qu'il lui avait dit ou ce qu'il supposait qu'il en avait appris, n'osant hasarder ses représentations sous le sien. Il assura donc Albéroni qu'il savait positivement de cet abbé que la cour de Vienne n'accepterait pas le projet, qu'elle se tiendrait même offensée de la proposition que le roi d'Angleterre lui en avait faite. L'abbé Dubois prétendit même qu'il avait déjà fort pressé le roi d'Angleterre et les ministres anglais particulièrement Stanhope, d'employer enfin la force pour arrêter l'humeur ambitieuse de l'empereur, l'unique moyen d'empêcher qu'il ne mît l'Europe en feu étant que la France, l'Espagne et l'Angleterre unies ensemble, prissent des mesures pour s'y opposer. Monteléon ajouta qu'il savait, mais sous le secret et par un effet de la confiance intime que l'abbé Dubois avait en lui, qu'il gagnait du terrain peu à peu, mais qu'enfin ce progrès serait inutile si l'Espagne, de sort côté, ne s'aidait; qu'elle devait se conformer à la constitution délicate, extravagante et presque inexplicable du gouvernement d'Angleterre, et faciliter au ministère anglais le moyen de se déclarer à découvert contre la cour de Vienne. Ce moyen était que le roi d'Espagne fit voir qu'il ne prenait pas en mauvaise part, et qu'il ne méprisait pas les conditions du projet communiqué par l'Angleterre. Que, si Sa Majesté Catholique y trouvait des difficultés, elle pouvait les représenter, mais sans rompre les liens d'amitié et de confiance avec le roi d'Angleterre; qu'elle devait, au contraire, pour son intérêt laisser une porte ouverte aux expédients sans déclarer une volonté déterminée de vouloir la guerre à toute force; que cette conduite prudente serait totalement contraire à la négative hautaine et absolue que les ministres anglais attendaient de Vienne; qu'ainsi le roi d'Espagne mettrait cette cour dans son tort, et qu'il engagerait la nation anglaise en général à se déclarer pour lui; que le ministère anglais, animé déjà contre les Impériaux, agirait contre eux plus librement lorsqu'il croirait le pouvoir faire avec sûreté; qu'il était encore dans la crainte, parce que, s'il paraissait porté pour l'Espagne sans avoir de sujet évident de se plaindre de l'empereur, les whigs mécontents, qui parlaient alors en faveur de cette couronne, changeraient aussitôt de langage et de sentiment.

Ces discours vrais ou supposés que Monteléon mettait dans la bouche de l'abbé Dubois, étaient tirés, disait-il, de ses conversations avec les ministres anglais, et croyant ces considérations importantes, cet abbé l'avait prié de ne pas perdre un moment à les faire savoir au roi son maître. Toutefois cet ambassadeur, quoique prévenu de l'importance dont il était de faire tomber sur la cour de Vienne la haine du refus, et persuadé de la nécessité de conserver une bonne intelligence avec la cour d'Angleterre, n'avait osé différer de présenter le mémoire qu'Albéroni lui avait ordonné de remettre aux ministres d'Angleterre au sujet de l'escadre anglaise destinée pour la Méditerranée. Le seul effet de ce mémoire fut d'exercer à Londres les raisonnements des politiques; d'ailleurs, il ne suscita pas le moindre obstacle aux desseins du roi d'Angleterre. Ce prince, prévoyant qu'il serait obligé d'augmenter les dépenses de la marine, demanda qu'il fût réglé par un acte du parlement que le parlement suivant abonnerait ces dépenses. Il l'obtint, en sorte que par cet acte il devint le maître d'envoyer des escadres où il le jugerait à propos, les fonds pour la dépense étant déjà assignés. Ainsi Penterrieder n'eut pas la moindre inquiétude ni du mémoire présenté par Monteléon, ni des représentations que quelques négociants, surtout des intéressés dans l'Asiento, firent sur le préjudice que l'interruption de la bonne correspondance avec l'Espagne ferait à leur commerce, car, encore que l'empereur n'eût pas accepté le traité au commencement de mars, il n'en était pas moins sûr de la route que l'escadre anglaise tiendrait vers les côtes d'Italie. Penterrieder en parlait en ces termes à La Pérouse, et pour faire voir la modération et la clémence de Sa Majesté Impériale, il assurait qu'elle n'enverrait pas même de troupes en Italie, ne voulant inquiéter personne, mais faire du bien à tout le monde. Pour le prouver elle avait intention d'accorder au roi d'Angleterre l'investiture de Brême et de Verden, lorsque la campagne serait finie.

Cette bénignité accoutumée de la maison d'Autriche devait engager le roi de Sicile à rechercher les bonnes grâces de l'empereur: c'était au moins le discours de Penterrieder. Il faisait agir auprès de Provane le secrétaire de Modène qui était à Londres; il laissait entrevoir des apparences nouvelles à un accommodement, et faisait espérer que l'empereur pourrait enfin se radoucir, à mesure que le roi de Sicile ferait des pas pour regagner ses bonnes grâces. Il disait qu'il fallait chercher des équivalents pour l'échange de la Sicile; que, s'il était impossible d'en convenir, il ne le serait pas de céder au roi de Sicile le royaume de Naples pour les posséder tous deux ensemble, donnant en échange les autres États qu'il possédait actuellement. La Pérouse, flatté de se trouver chargé d'une négociation sécrète avec le ministre de l'empereur à Londres, pendant que la négociation d'une paix générale occupait toute l'attention publique, n'oubliait rien pour faire croire à son maître que la voie qu'il avait ouverte pour négocier était la plus sûre et la meilleure qu'il pût trouver, et qu'il n'aurait pas même à craindre d'être traversé par les Anglais, quoique promoteurs du projet dont on attendait les réponses de Vienne et de Madrid. Il s'appuyait sur les assurances que Penterrieder lui avait données, que tout le ministère anglais, sans en excepter ni Stanhope, ni Craggs, était entièrement dévoué à l'empereur; que toutes les caresses faites à l'abbé Dubois étaient pures grimaces; que l'escadre destinée pour la Méditerranée partirait au plus tôt; que déjà le consul anglais de Naples avait ordre de faire préparer les provisions pour elle; qu'il n'y avait point à se mettre en peine des murmures de la nation anglaise; qu'au fond, elle craignait peu de rompre avec l'Espagne, parce que cette interruption ne pouvait durer plus d'un an; que, pendant cet espace de temps, il se formerait des compagnies anglaises qui se dédommageraient dans les Indes espagnoles de la saisie que l'Espagne pourrait faire en Europe. Quelques armateurs même offraient à Penterrieder d'arborer le pavillon de l'empereur, et de faire des courses sur les Espagnols dans la Méditerranée, si ce prince voulait leur donner des commissions.

Pendant que le ministre de l'empereur à Londres se croyait si sûr non seulement des ministres de Georges, mais, encore des dispositions générales de la nation anglaise sur la guerre d'Espagne, l'ambassadeur d'Espagne à la Haye se tenait également assuré de la disposition générale des Hollandais en faveur de son maître. Il crut en avoir une preuve dans la permission qu'il obtint à la fin de mars d'acheter les navires, de guerre que Castañeda devait ramener de Hollande en Espagne. Le projet était d'en avoir sept à soixante-dix pièces de canon chacun. Ces navires devaient être achetés sous le nom de marchands espagnols. Beretti en était demeuré d'accord avec le Pensionnaire et d'autres membres du gouvernement. Les États de Hollande avaient autorisé les amirautés de la province à vendre les vaisseaux qu'elles pourraient avoir au delà des trente que la république faisait armer pour la mer Baltique. C'était donc au delà de ce nombre que Beretti se flattait d'en trouver sept à choisir dans les amirautés d'Amsterdam, de Rotterdam et de Zeelande. Il se vantait d'avoir surmonté par son habileté l'opposition des provinces, parce qu'il s'agissait d'armer trente vaisseaux pour le nord. Secondement l'empereur menaçait la république si elle accordait cette permission; enfin les Anglais et les Portugais traversaient secrètement la négociation, et mettaient en usage tant d'intrigues et d'artifices pour en empêcher le succès, que Beretti ne l'attribuait qu'à son savoir-faire, et puis à la bonne volonté que la plus saine partie de la république avait pour le roi d'Espagne. Mais Beretti n'était pas encore au bout de cette affaire, quelque assuré qu'il s'en crût.

On disait publiquement alors que le roi de Sicile entrait dans la ligue, et qu'il traitait avec l'empereur. Le régent avait communiqué en Espagne les avis qu'il avait reçus de cette négociation secrète à Vienne. Cellamare en avait officieusement averti Provane. Ce dernier, quoique peu content, rendait cependant justice au régent. Il était persuadé que ce prince voulait sincèrement procurer la paix, et qu'il la croyait aussi conforme aux intérêts du roi et du royaume qu'aux siens personnels. Albéroni ne douta pas un moment du double manège du roi de Sicile. Persuadé que jamais il n'agissait de bonne foi, il conclut que ce prince s'était proposé de voir enfin la guerre allumée de tous côtés et les Impériaux chassés d'Italie. Mais il remarquait en même temps autant de mauvaise foi de leur part que de faiblesse, accompagnée d'autant d'artifice, pour détourner le mal qu'ils avaient à craindre; et pour éviter le coup qu'il était aisé de leur porter; car ils faisaient voir des pensées de paix, ils sollicitaient la France et l'Angleterre de s'entremettre pour un accommodement; et la seule vue de la cour de Vienne était, disaient-ils, de lier les mains au roi d'Espagne par cet artifice, et d'empêcher les entreprises que vraisemblablement il méditait, et qu'il pouvait aisément exécuter en Italie par les troupes qu'il avait en Sardaigne. L'empereur n'avait pas fait encore la paix avec les Turcs, par conséquent il était trop faible pour défendre les États qu'il possédait en Italie, ses forces principales étant occupées en Hongrie. Il voulait donc par de feintes négociations gagner le temps de la paix, et se déployer après en force sur l'Italie. Il reprochait à l'empereur que l'avidité de conserver et d'étendre ses injustes usurpations sur l'Italie l'engageait à offrir aux Turcs de leur céder Belgrade, et d'aimer mieux en obtenir une paix honteuse dans le cours de ses victoires, qu'à tenir plus longtemps ses troupes éloignées du lieu où il aimait mieux les employer.

Albéroni faisait de temps en temps des réflexions sur l'aveuglement général et l'indolence fatale de tant de princes. Il en exceptait le roi d'Espagne. Il prétendait qu'avec une bonne armée et de bonnes flottes il demeurerait tranquillement chez lui, simple spectateur des maux que la guerre causerait aux autres nations; que, s'il arrivait contre toute apparence, qu'on vît de telles révolutions que ce prince fût contraint de céder à la force, il aurait toujours sa ressource, et que, au pis aller, il se retirerait sur son fumier (en France), résolution qui pourrait un jour faire connaître à certaines gens (M. le duc d'Orléans) que c'était s'égarer sur leurs propres intérêts que d'empêcher Sa Majesté Catholique de porter hors de son continent des troupes et de l'argent pour employer l'un et l'autre sur les frontières de France. Enfin, il disait plus clairement que le régent se repentirait peut-être un jour d'avoir négligé d'établir avec le roi d'Espagne, comme il le pouvait aisément, l'union et la bonne intelligence dont dépendaient et son honneur et son intérêt personnel. Albéroni, prévenu que la France et l'Angleterre demanderaient, pour avancer la paix, que la Sardaigne fût remise en dépôt pendant la négociation, déclara par avance que le roi d'Espagne n'admettrait jamais une pareille proposition. Cette île était l'entrepôt des troupes qu'il voulait envoyer en Italie. Ainsi, loin de la remettre comme en séquestre, il prenait toutes les mesures nécessaires pour la bien garder. Albéroni protestait en même temps que le roi d'Espagne voulait venger ses outrages et soutenir ses droits, quand même il serait seul et dépourvu de tout secours. Les ambassadeurs d'Espagne en France et en Angleterre eurent ordre de parler en même sens. Il fut enjoint particulièrement à Monteléon de renouveler ses protestations, et de ne rien omettre pour faire bien connaître à la nation anglaise le préjudice qu'elle souffrirait de l'engagement qu'on voulait la forcer de prendre avec l'empereur, sans raison et contre l'intérêt de cette nation, enfin dans un temps où les grâces qu'elle avait obtenues du roi d'Espagne étaient trop récentes pour en avoir perdu le souvenir. D'un autre côté, il s'épuisait en vives et fortes représentations à la France; mais, les jugeant fort inutiles, il continuait à prendre les mesures que l'état de l'Espagne pouvait permettre pour se préparer à faire vigoureusement la guerre. Il travaillait principalement à ramasser un nombre de vaisseaux suffisant pour faire croire que l'Espagne avait suffisamment des forcés maritimes. Plus il y travaillait, plus il trouvait que l'entreprise de mettre sur pied une marine était, disait-il, un abîme. Il avait espéré d'acheter des navires en Hollande, de les y trouver tout équipés et en état de servir; cette espérance s'évanouissait, et malgré les belles paroles de Beretti, Albéroni pénétrait qu'il ne devait en attendre rien de réel. Il se plaignait de la négligence de Castañeda, et en général de ne trouver en Espagne personne qui pût le soulager et qu'il pût regarder comme un homme de confiance.

Il se figura que le roi de Suède serait peut-être de quelque secours aux affaires du roi d'Espagne; qu'en aidant aux Suédois à rentrer en Allemagne, on remplacerait avantageusement par cette diversion celle que les Turcs avaient faite jusqu'alors en Hongrie, et qu'une prochaine paix était prête à terminer. Beretti eut ordre d'examiner si le roi de Suède avait en Hollande quelque sujet, homme de mérite, et en ce cas de lui parler et de lui confier que, le roi d'Espagne étant sur le point d'attaquer vivement l'empereur, il serait de l'intérêt de la Suède de profiter de cette conjoncture. Si celui à qui Beretti parlerait représentait que son maître, manquant d'argent, n'était pas en état d'entrer dans de pareils projets, Beretti avait pouvoir de lui offrir, mais seulement comme de lui-même, d'écrire au cardinal, et de le disposer à fournir de l'argent à la Suède, lui proposant de prendre en échange du cuivre ou des bois pour la marine. La paix aurait mis fin à ces agitations, la négociation en était entre les mains d'Albéroni. Nancré, étant arrivé à Madrid vers la fin de mars, lui avait exposé le plan du traité concerté entre la France et l'Angleterre, et communiqué depuis à Vienne. Il n'était pas encore alors aussi avantageux pour le roi d'Espagne qu'il le fut depuis, car les Anglais avaient toujours en tête de démembrer l'État de Toscane, de faire revivre l'ancienne république de Pise, et de comprendre Livourne dans cet État ainsi renouvelé.

Un tel projet fut mal reçu. Albéroni en ayant entendu toutes les conditions le traita de fou et de chimérique; dit qu'en ayant rendu compte à Leurs Majestés Catholiques, elles avaient répondu que jamais elles n'avaient entendu rien de plus indigeste et de plus visionnaire; que la reine surtout était offensée de l'opinion que le régent avait d'elle, et de voir qu'il la crût capable d'une perfidie telle que le serait de penser seulement, non de consentir à dépouiller un prince qui lui tenait lieu de père. Albéroni plaignit Nancré, et dit qu'il était malheureux qu'un homme d'honneur et d'esprit comme lui fût chargé d'une si mauvaise commission; que, si le régent eût jeté plus tôt les yeux sur lui, et que dès l'année précédente il l'eût envoyé en Espagne au lieu de Louville, Son Altesse Royale ne se trouverait pas en des engagements dont les suites et le dénouement ne tourneraient peut-être à l'avantage ni de la France ni de l'Espagne. Albéroni prétendit que Nancré avait représenté l'état de la France si malheureux qu'à peine elle pourrait mettre en cas de guerre deux mille hommes en mouvement. Il avait répondu qu'il trouvait une contradiction manifeste entre cet état de faiblesse et les engagements que le régent avait pris avec l'Angleterre, puisque certainement il se trouverait obligé à mettre plus de deux mille hommes en mouvement s'il voulait tenir sa promesse. Le roi d'Espagne, dans l'audience qu'il donna à Nancré, lui répondit qu'il examinerait les propositions qu'il avait faites. L'intention d'Albéroni était de prendre du temps pour être instruit des réponses de l'empereur, avant que d'en rendre une positive de la part du roi d'Espagne.

Le colonel Stanhope était encore à Madrid, chargé des affaires et des ordres du roi d'Angleterre. Nancré et lui agissant pour la même cause agirent aussi d'un parfait concert, et Albéroni leur répondit également à tous deux. Stanhope lui demanda si le roi d'Espagne enverrait des troupes en Italie, et s'il exercerait des actes d'hostilité pendant qu'on traitait actuellement la paix. Le colonel voulait obtenir une promesse de cessation d'armes de l'Espagne pendant la négociation. Le cardinal parut choqué du discours que le colonel lui tenait entre ses dents. Il répondit que Sa Majesté Catholique ferait passer huit mille hommes en Sardaigne, tant pour se défendre contre les entreprises des Allemands, que, parce que l'empereur envoyait lui-même continuellement des troupes dans l'État de Milan et dans le royaume de Naples; qu'au reste elle n'était pas en état d'exercer présentement aucun acte d'hostilité, et que vraisemblablement les réponses de Vienne arriveraient avant que l'Espagne pût rien entreprendre. En même temps qu'Albéroni faisait voir par ses réponses si peu de dispositions à la paix, il pressait avec plus de diligence que jamais les préparatifs de guerre. Tous les officiers sans exception eurent ordre de se rendre à leurs corps. On disposa toutes les choses nécessaires pour l'embarquement de quatre régiments de dragons qui de Barcelone devaient être transportés en Sardaigne avec leurs chevaux. L'intendant de marine eut ordre de préparer à Barcelone les vivres nécessaires pour l'embarquement de vingt bataillons. On fit venir à Madrid le marquis de Lede et don Joseph Patiño, l'homme de confiance d'Albéroni, pour leur donner les ordres du roi d'Espagne. Tout était en mouvement pour la guerre, jusqu'à Riperda, encore ambassadeur de Hollande, qui promit d'engager au service d'Espagne quelques Hollandais, officiers généraux de mer dans le service de ses maîtres.

CHAPITRE XIX. §

Menaces d'Albéroni sur le refus de ses bulles de Séville. — Il s'emporte contre le cardinal Albane. — Manèges d'Aldovrandi pour le servir et soi-même. — L'empereur s'oppose aux bulles de Séville; accuse Albéroni de traiter avec les Turcs. — Acquaviva embarrasse le pape par une forte demande et très plausible. — Prétendues preuves de l'accusation contre Albéroni. — Secret et scélérat motif d'Albéroni pour la guerre. — Conduite de Cellamare en conséquence. — L'empereur consent à tous les points du traité de Londres. — Cellamare déclare que l'Espagne n'acceptera point le traité. — Le régent dépêche à Londres. — Manèges, inquiétudes, fougues, menaces d'Albéroni. — Ses déclamations. — Son emportement contre le traité de la paix d'Utrecht. — Fureur d'Albéroni sur les propositions de Nancré, surtout contre la cession de la Sicile à l'empereur. — Il proteste que le roi d'Espagne n'acceptera jamais le traité, quoi qu'il en puisse arriver. — Ses vanteries; ses imprécations. — Ne laisse pas de traiter Nancré avec beaucoup de distinction et d'apparente confiance. — Fureur, menaces et manèges d'Albéroni sur le refus de ses bulles de Séville. — Albéroni dépité sur l'achat des vaisseaux en Hollande, ou Beretti se trompe de plus en plus, déclare qu'il n'en a plus que faire; menace. — Manège sur l'escadre anglaise. — Sage conduite de Monteléon. — Négociation secrète du roi de Sicile à Vienne. — Propos de l'abbé Dubois à Monteléon. — Doubles manèges des Anglais sur la paix, avec l'Espagne et avec l'empereur. — Sentiment de Monteléon. — Dangereux manèges du roi de Sicile. — Le roi d'Angleterre s'oppose ouvertement à son désir d'obtenir une archiduchesse pour le prince de Piémont.

Pendant qu'Albéroni se disposait à faire la guerre aux puissances temporelles de l'Europe, il ne ménageait pas beaucoup la spirituelle du pape, et déclarait hautement que Leurs Majestés Catholiques avaient autant de ressentiment qu'ils avaient de mépris de la conduite misérable que la cour de Rome avait à leur égard dans la vue de ménager les Allemands. Albéroni, sous prétexte d'excuser le pape, disait que le peu d'attention de Sa Sainteté pour Leurs Majestés Catholiques, et la complaisance qu'elle avait pour leurs ennemis, procédaient des impertinences du cardinal Albane; qu'il apprenait même, par les lettres de Vienne, que c'était par les conseils de ce cardinal que le comte de Gallas avait en dernier lieu bravé Sa Sainteté. Il ajouta que le roi d'Espagne avait dessein d'envoyer enfin à Rome quelque esprit turbulent, quelque homme de caractère à parler fortement, soit qu'il fallût dire au cardinal Albane quatre mots à l'oreille, soit, qu'il convînt de découvrir au pape le manège que son neveu, conduit par un intérêt vil et sordide, pratiquait avec les Allemands, manège indigne qui déconcertait absolument les serviteurs de Sa Sainteté par les fausses démarches qu'on lui faisait faire, en sorte qu'Albéroni, se mettant à la tête de ceux qui soutenaient avec plus de zèle les intérêts du saint-siège, se plaignait de se voir hors d'état de rien faire d'utile auprès du roi d'Espagne. Le nonce Aldovrandi, toujours attentif à ménager le premier ministre, dont la protection lui paraissait absolument nécessaire pour l'avancement de sa fortune, ne cessait d'exalter ses bonnes intentions, et de conseiller au pape de profiter d'une conjoncture où les dispositions du roi d'Espagne pour l'Église étaient excellentes aussi bien que celles d'Albéroni. Le nonce représenta qu'on irritait l'un et l'autre en refusant si longtemps les bulles de Séville; qu'il était cependant essentiel pour la religion d'entretenir le roi d'Espagne dans les sentiments qu'il avait eus jusqu'alors, et de ne le pas irriter quand il y avait lieu de craindre des divisions déplorables en Espagne; que plusieurs évêques de ce royaume étaient attachés à la doctrine de saint Thomas; que plusieurs de l'université d'Alcala suivaient la même doctrine; qu'ils commençaient à trouver dans la constitution plusieurs articles contraires aux leçons de cette école; que déjà quelques évêques s'excusaient de parler et d'écrire au sujet de la constitution, sous prétexte de leur crainte de se commettre avec le tribunal du saint-office, à qui seul la publication des décrets apostoliques était réservée. Ce nonce, loin d'imiter celui de France, concluait que, si Rome voulait conserver l'Espagne, il fallait ménager non seulement le roi d'Espagne et son ministre, mais de plus qu'il était nécessaire de s'accommoder à la manière de penser des évêques. Ceux dont les intentions étaient les meilleures souhaitaient d'être invités pour avoir lieu de parler, ou de la part du pape, ou du moins de celle de son nonce. Il croyait qu'il ne pouvait leur refuser cette satisfaction, et que, de plus, il serait nécessaire de leur insinuer d'éviter de poser l'infaillibilité du pape pour principe de leurs arguments. Mais parmi ces souplesses pour obtenir ces bulles si désirées, l'empereur vint à la traverse et s'y opposa ouvertement. Il fit dire au pape, par Gallas son ambassadeur, qu'on avait découvert à Vienne, par des lettres interceptées en Transylvanie, qu'Albéroni avait entamé un traité avec Ragotzi par le prince de Cellamare, et qu'il s'agissait de former une ligue entre le roi d'Espagne et la Porte. Gallas déclara qu'il en avait les preuves, et qu'il en instruirait les cardinaux lorsque le pape voudrait proposer Albéroni pour l'archevêché de Séville. La moindre instance faite au pape, de la part de l'empereur, était menace. Il tremblait à la voix des Allemands, le coeur lui manquait. Le point principal de sa politique était de gagner du temps. Acquaviva, connaissant parfaitement son caractère, crut à propos de profiter des apprêts de l'Espagne pour l'Italie, et de parler ferme dans un temps où tout se préparait dans les ports d'Espagne pour faire passer des vaisseaux dans la Méditerranée. Il dit donc, après avoir insisté fortement sur les bulles de Séville, que Sa Majesté Catholique ne doutait pas que Sa Sainteté ne voulût bien accorder aux vaisseaux espagnols les ports d'Ancône et de Civitta-Vecchia, et regarder en cette occasion ce prince comme du même pays. Il ajouta que la proposition était d'autant plus juste que, lorsque les Allemands marchèrent à la conquête du royaume de Naples, Sa Sainteté leur accorda bon passage par toutes les terres de l'Église; qu'elle devait regarder la démarche du roi d'Espagne plutôt comme un avertissement de bienséance que comme une demande, parce qu'il n'était pas à croire que le pape voulût forcer Sa Majesté Catholique à recourir aux armes pour obtenir ce qui lui était dû avec autant de justice. Acquaviva n'eut pas réponse sur-le-champ. Quelques jours après, ayant envoyé l'auditeur de rote, Herrera, la demander à Paulucci, ce cardinal lui dit que le pape n'était pas encore déterminé sur cet article. L'auditeur insistant, Paulucci répliqua que Sa Sainteté n'accordait ni ne refusait encore, qu'elle répondrait dans le cours de la semaine, qu'il paraissait cependant que la chose pouvait recevoir encore quelque difficulté.

Les preuves que Gallas prétendait avoir de la négociation entamée par le cardinal Albéroni avec la Porte ottomane consistaient en deux lettres, qu'on disait que l'ambassadeur turc, aux conférences de la paix, avait remises à Belgrade à l'ambassadeur d'Angleterre. Les Impériaux soutenaient que, pendant qu'Albéroni traitait directement à la Porte pour y exciter à la continuation de la guerre, l'ambassadeur d'Espagne en France avait traité secrètement à Paris pour la même fin avec le prince Ragotzi. Ils soupçonnaient même le régent au sujet de cette négociation secrète, et croyaient que, si Son Altesse Royale ne l'avait pas approuvée, au moins elle ne l'ignorait pas. Cellamare démentit hautement les bruits répandus sur ce sujet par les ministres de l'empereur, faisant toutefois connaître que, quand même le fait dont ils l'accusaient serait vrai, il n'aurait point à s'en justifier.

La cour d'Espagne espérait encore au commencement d'avril que la paix avec les Turcs était encore éloignée. D'autres motifs confirmaient encore cette cour a rejeter les propositions du traité qui se négociait à Londres. Comme la paix ne convenait pas aux vues d'Albéroni, et qu'il croyait que le trouble général de l'Europe était nécessaire pour appuyer ceux qu'il voulait exciter en France, rien n'ébranlait ses résolutions. Il savait que l'empereur envoyait de nouvelles troupes en Italie. On disait que ce prince était sûr du roi de Sicile, qu'il ne dépendait que de la cour de Vienne de conclure, quand elle voudrait, aux conditions qu'il lui plairait d'imposer, le traité que deux Piémontais négociaient secrètement avec cette cour. Ces dispositions, le nombre d'ennemis qui s'unissaient contre l'Espagne, le peu d'espérance d'avoir des alliés utiles, l'apparence morale de succomber étant dénué de tout secours, enfin aucune de toutes les considérations les plus pressantes, ne pouvait faire changer l'opposition que Sa Majesté Catholique, entraînée par son ministre, témoignait pour le projet que la France et l'Angleterre lui proposaient. Cellamare, suivant les ordres du roi son maître, ne perdait aucune occasion de parler contre ce traité. Il disait qu'il ne comprenait pas que les ministres de France eussent pu seulement l'examiner. Il attaquait la disposition faite de la Sicile comme une clause qui détruisait absolument le fondement de la paix d'Utrecht. Stairs pour l'adoucir voulut lui faire sentir l'intérêt que les Napolitains, dont les biens étaient confisqués par l'empereur, trouveraient à la conclusion d'un traité où la restitution réciproque des confiscations serait stipulée comme un des principaux articles; mais Cellamare était trop délié pour témoigner inutilement, avant que la paix fût faite, la satisfaction qu'il aurait de rentrer par cette voie dans la jouissance de ses biens. Il se plaignit au contraire plus fortement et de la négociation et du mystère que l'on faisait au roi d'Espagne de ce qui se passait dans le cours d'une affaire où ce prince avait tant d'intérêt. On commençait à parler d'une rupture prochaine entre la France et l'Espagne. Cellamare dit qu'il n'était pas inquiet de ces bruits, mais qu'il voyait avec déplaisir que le fondement de ces discours, si éloignés des sentiments du roi et de la nation française, et si éloignés des intérêts de Sa Majesté, était la crainte excessive que le gouvernement avait de se trouver engagé dans une guerre nouvelle; que cette crainte était cause que le régent se rendait sourd à toutes les représentations tendantes à l'engager à prendre les armes. Il ajoutait qu'il était à craindre que Son Altesse Royale, agissant sur ce principe, n'offrît aux Anglais des choses aussi peu convenables à son propre honneur qu'elles seraient contraires aux intérêts de l'Espagne; que celui de M. le duc d'Orléans était de ne pas s'opposer aux desseins que Sa Majesté Catholique pouvait former contre les ennemis communs si naturels de sa maison, et de laisser à ce prince le moindre lieu de soupçonner que les sentiments de Son Altesse Royale à son égard ne fussent pas sincères.

Suivant les instructions d'Albéroni, Cellamare traitait de pot-pourri le traité fait à Londres. Il se flattait même d'avoir obligé le maréchal d'Huxelles à convenir de l'importance dont il était de ne pas altérer par quelque résolution imprudente, et par le désir singulier de soutenir, au préjudice du roi d'Espagne, des projets avantageux à l'empereur, l'union qu'il était si nécessaire à maintenir entre les François et les Espagnols. Après cet aveu du maréchal d'Huxelles, Cellamare lui dit qu'on prétendait que l'abbé Dubois et Chavigny, engoués tous deux de leurs négociations, travaillaient à les soutenir par la violence; que leur vue était d'unir le régent au roi d'Angleterre, dont le procédé devenait de jour en jour plus suspect au roi d'Espagne; que cette union n'empêcherait pas cependant que la réception favorable que Nancré avait eue à Madrid ne fût suivie de toutes sortes de bons traitements, quoique d'ailleurs le roi d'Espagne eût lieu de juger que cet envoyé était chargé de propositions peu agréables à Sa Majesté Catholique. Pendant que l'ambassadeur d'Espagne s'expliquait ainsi à celui qui devait en rendre compte au régent, il parlait avec moins de modération aux différents ministres que les princes d'Italie entretenaient à Paris. Il leur disait que le roi son maître détestait la chaîne qu'on prétendait imposer à leurs souverains; que les propositions de la France seraient mal reçues à Madrid; que l'espérance de la succession de Parme était méprisée du roi et de la reine d'Espagne; que l'un et l'autre avaient en horreur le projet de remettre la Sicile entre les mains des Autrichiens, et que Leurs Majestés Catholiques regardaient la proposition de laisser le reste de l'Italie en l'état où elle se trouvait lors comme pernicieuse. Il gémissait ensuite, soit avec ces ministres, soit avec d'autres, sur ce que la France voulait la paix à quelque prix que ce fût, parce que le régent la croyait nécessaire pour la validité des renonciations. C'était une partie des manèges que Cellamare faisait pour acquérir des amis au roi son maître, et pour empêcher l'exécution du traité. La cour de Vienne, qui en devait recueillir les principaux avantages, ne se pressait pas cependant d'y souscrire, et dans la fin de mars les principaux ministres de l'empereur étaient encore partagés sur le parti que ce prince devait prendre. Enfin la conclusion de la paix avec les Turcs devenant plus que jamais probable au commencement d'avril, l'empereur consentit à tous les points du traité. On dit même alors que l'accommodement du roi de Sicile était fait, et que le mariage d'une archiduchesse avec le prince de Piémont était une des principales conditions.

Le prince de Cellamare, suivant ses ordres, déclara que le roi son maître n'accepterait jamais un tel traité; que, tout l'avantage étant pour la maison d'Autriche, l'acceptation de l'empereur ne serait pas un exemple pour Sa Majesté Catholique. Malgré ces protestations, on ne désespéra pas encore de le persuader. Comme le roi d'Espagne n'avait pas refusé positivement, le régent dépêcha un courrier exprès pour porter à Madrid la nouvelle du consentement de l'empereur, espérant que, le roi d'Espagne voyant les principales puissances de l'Europe concourir également à l'exécution de ce projet, Sa Majesté Catholique surmonterait aussi sa répugnance à l'accepter. En effet, elle n'avait point rendu de réponse précise; le cardinal avait seulement amusé Nancré et le colonel Stanhope, en leur disant qu'il fallait attendre la réponse de Vienne avant que le roi d'Espagne prît sa dernière résolution. Ce premier ministre se contentait de combattre le projet de toutes ses forces, en toutes ses parties, et de se retrancher sur la juste horreur que la reine d'Espagne avait conçue sur ce qui se proposait à l'égard de Parme. S'il se contenait un peu en parlant aux ministres de France et d'Angleterre, il se déchaînait avec les autres, et furieusement contre la paix d'Utrecht, et s'emporta même un jour jusqu'à dire à l'ambassadeur de Portugal, que ce ne serait pas le premier traité rompu aussitôt que conclu. Toutefois il affectait de ménager Nancré; il avait avec lui de longues conférences tête à tête; l'accueil que Nancré recevait de la cour était très distingué. Enfin, à juger par les démarches extérieures, on pouvait penser que cette négociation particulière était agréable au roi d'Espagne et à son ministre. Bien des gens même soupçonnèrent qu'il y avait peut-être quelque intelligence secrète entre les deux cours, que celle d'Angleterre ignorait et dont elle serait la dupe. On s'épuisait en raisonnements; on jugeait bien, par l'empressement de tant de préparatifs de guerre, que l'Espagne rejetterait le traité; mais on ne pouvait se figurer qu'elle voulût faire la guerre sans alliés, et on se persuadait qu'elle était assurée de la France ou du roi de Sicile, parce que nulle autre alliance ne lui paraissait si naturelle. Le roi de Sicile venait encore d'envoyer depuis peu le président Lascaris à Madrid, quoiqu'il y eût l'abbé del Maro pour ambassadeur ordinaire. On ne doutait donc point de quelque liaison secrète, ou déjà prise, ou prête à prendre avec lui. Mais ces raisonnements étaient vains, l'Espagne était véritablement sans pas un allié. Son tout-puissant ministre déplorait inutilement l'aveuglement de toute l'Europe, de la France surtout, qui manquait selon lui la plus belle occasion du monde, et la plus facile, de mettre des bornes à la puissance de l'empereur, et de chasser pour toujours les Allemands d'Italie. À l'égard du roi de Sicile, quoiqu'il comptât peu sur l'envoi de Lascaris, et qu'il ne doutât point que ce prince ne traitât avec le ministre arrivé de Vienne à Turin, il avait une telle opinion de l'infidélité de la Savoie, qu'il ne doutait pas que l'empereur n'en fût trompé si la France voulait s'unir contre lui à l'Espagne. Malgré toute l'affectation de fermeté et de tout espérer de la guerre, Albéroni éprouvait de grandes agitations intérieures sur l'incertitude des succès où il allait se livrer. Il avouait que, le roi d'Espagne étant seul, l'entreprise était fort difficile; il disait qu'il satisfaisait au moins à son honneur et montrait le chemin aux autres princes; il laissait échapper des menaces contre ceux qui, après coup, se voudraient joindre à Sa Majesté Catholique; il ajoutait que la guerre n'était point de son goût, et qu'il en avait de bons témoins, et se faisait un mérite de toutes les iniquités qu'il attirait sur soi par le seul zèle de bien servir son maître. C'était par ce zèle qu'il traitait le traité de chimérique, les conditions d'impossibles, et qu'il s'étonnait que l'abbé Dubois eût pu penser que l'Espagne donnât dans des absurdités pareilles, et pût compter sur le frivole de garanties dont on la leurrait. Il dit au colonel Stanhope qu'il croyait de la prudence de faire quelquefois des réflexions sur les variations du gouvernement d'Angleterre, fondées sur ses discussions domestiques et sur le changement de tout le ministère et de tous ses principes, comme il était arrivé à l'avènement et à la mort de la reine Anne, d'où il concluait qu'on ne pouvait jamais compter de sa part sur rien de solide ni de durable. Il déclamait contre la mauvaise foi de la France et de l'Angleterre, convenues de tout, selon lui, avec l'empereur depuis longtemps, dont les offices à Vienne n'étaient que grimaces concertées; que ce projet, communiqué si tard à l'Espagne, et encore par parties, était si peu secret, que toute la teneur en avait été écrite depuis longtemps de Venise et de Rome, jusque-là qu'une gazette de Florence s'en était moquée et s'en était expliquée fort nettement; de là Albéroni s'exhalait en invectives sans mesures, en menaces figurées et en d'autres plus ouvertes, pleines de vanteries, sur la bonté du gouvernement qu'il avait établi et le grand pied où il était venu à bout de remettre l'Espagne; il finissait par des avertissements très malins et menaçants pour M. le duc d'Orléans.

Nancré s'était alors expliqué sur tous les points de sa commission; Albéroni appela cela avoir enfin vomi tout ce qu'il avait apporté, digéré et non digéré après un long secret. Il s'emporta avec fureur contre l'échange de la Sicile pour la Sardaigne, le traita de scandaleux, demanda si la France, non contente d'avoir arraché cette île à l'Espagne, voulait encore la priver du droit de réversion stipulé par le traité d'Utrecht, et mettre le comble à la puissance de l'empereur en lui donnant les moyens de former une marine, la seule chose qui lui manquait, de devenir le maître absolu de la Méditerranée, de l'Adriatique, de l'Archipel, et d'y porter quand il lui plairait toutes les forces du septentrion. Dans sa fureur, il traita ces projets de bestialité, de fous ceux qui les approuvaient, d'abandonnés de Dieu; l'abbé Dubois d'aveugle, de dupe des Anglais, de dépourvu de tout esprit de conseil, et qui entraînait la France et le régent dans le précipice. Il distinguait le maréchal d'Huxelles seul des auteurs et approbateurs d'un si pernicieux conseil. Il protesta que, quoi qu'il pût arriver, le roi d'Espagne ne changerait point de sentiment; qu'avec la fermeté qu'il avait marquée dans les temps les plus malheureux, il ne recevrait pas des lois honteuses avec quatre-vingt mille hommes bien lestes et bien complets, des forces de nier au delà de ce que l'Espagne en avait jamais eu, des finances réglées comme une horloge et le commerce des Indes bien disposé; qu'il mourrait l'épée à la main s'il le fallait plutôt que de laisser les Anglais distribuer et changer les États à leur gré, en maîtres du monde, et que, si le roi d'Espagne y périssait, on dirait que ceux qui avaient un intérêt commun avec lui auraient contribué à sa perte. Il chargea Monteléon de parler à l'abbé Dubois comme il parlait lui-même à Nancré, et de lui faire faire les mêmes réflexions s'il en était capable. Furieux contre la France, il ne l'était pas moins du refus de ses bulles de Séville. Il s'en plaignit en termes très forts à Paulucci, traita l'accusation de Gallas contre lui d'impostures infâmes, sacrilèges, d'invention diabolique; il assura que, quelque mépris que le roi d'Espagne eût pour une si noire calomnie, il s'en vengerait, non par une autre, mais par les armes, cette voie étant la seule dont les rois doivent se servir, et laisser l'imposture aux âmes viles. Il triompha ensuite de désintéressement et de désir de tout sacrifice personnel, mais en déclarant que, l'outrage étant fait aux justes droits de la couronne d'Espagne, le roi catholique les soutiendrait avec la dernière vigueur. Parmi tant de divers emportements, Albéroni traitait Nancré avec tant de distinction et d'apparente confiance, que ceux qui ne voyaient que ces dehors croyaient que la négociation faisait de grands progrès. On voyait néanmoins les préparatifs de guerre pressés avec plus de diligence que jamais, et que les discours des gens qui pouvaient être instruits ne tendaient nullement à la paix.

Castañeda, chef d'escadre, envoyé depuis quelque temps en Hollande, pour y acheter des vaisseaux pour l'Espagne, reçut de nouveaux ordres d'en revenir. Albéroni avait besoin de lui pour l'exécution de ses desseins, et fatigué des difficultés qui, malgré la confiance de Beretti, retardaient toujours cette affaire, le cardinal dit qu'il n'en avait plus besoin, et que l'Espagne avait assez de navires pour se faire respecter dans la Méditerranée, résolue, à quelque prix que ce fût, d'assurer l'équilibre de l'Europe ou de la mettre toute en combustion. Outre les ministres impériaux, ceux d'Angleterre et de Portugal, quoique sans guerre, avaient traversé tant qu'ils avaient pu l'achat des vaisseaux. Beretti ne s'en était pas moins vanté comme on l'a vu; il voulut même prendre à bon augure la nomination qui fut faite de députés pour examiner cette affaire, et dit à Castañeda, qui en jugeait bien plus sainement, que c'était par le peu d'usage qu'il avait de la forme du gouvernement de Hollande. L'armement de cette république pour la Baltique était encore incertain; mais celui de l'escadre anglaise pour la Méditerranée était public avec sa destination pour cette mer, surtout depuis les menaces de Monteléon là-dessus. Les ministres d'Espagne ne savaient quel parti le régent prendrait en cette occasion pour ou contre leur maître, ou s'il demeurerait neutre, et Beretti se plaignait amèrement du silence de Madrid, et de se trouver en des conjonctures si difficiles sans ordres et sans instructions. Monteléon dans Londres n'en recevait pas plus que lui à la Haye. Albéroni désirait peut-être qu'ils fissent des fautes, et croyait utile de conserver la liberté de désavouer les ministres d'Espagne, et les engagements qu'ils auraient pris quand il lui plairait de le faire; il ne s'était encore expliqué précisément que sur l'envoi de l'escadre anglaise, parle mémoire qu'il avait fait présenter par Monteléon. La cour et ses partisans affectaient de souhaiter la paix, et répandaient dans le public que l'envoi de cette escadre n'avait d'autre objet que de faire valoir la médiation de l'Angleterre, et de procurer plus aisément par là une tranquillité générale. Ceux qui étaient opposés à la cour de tout parti favorisaient l'Espagne, pour contredire Georges et ses ministres. Les négociants étaient alarmés dans la vue de l'interdiction prochaine de leur commerce. Monteléon, parmi ces différentes dispositions, continuait de conseiller de faire tomber sur la cour de Vienne le blâme du refus des conditions du traité, en différant une réponse absolument négative, et se contentant, en attendant la réponse de Vienne, de représenter doucement les inconvénients de ces conditions. Lui-même agissait dans cet esprit auprès de l'abbé Dubois, et il interprétait en mal tout ce que l'empereur faisait dire par le roi d'Angleterre, tendant au refus ou à l'acceptation. On savait qu'il y avait à Vienne des émissaires du roi de Sicile, qui traitaient avec le prince Eugène fort secrètement, et la négociation passait pour avancée. Schaub voulut demander quelque éclaircissement là-dessus, mais il n'en put tirer d'autre sinon que la négociation existait. Monteléon n'oublia rien pour rendre les Impériaux suspects à Londres et à l'abbé Dubois quelque parti qu'ils prissent de refuser ou d'accepter. Il voyait souvent l'abbé Dubois même avec une sorte de confidence. Cet abbé l'assura que Georges tiendrait ferme sans se laisser amuser ni tromper par les Impériaux; que, si l'Espagne acceptait, l'escadre anglaise serait à la disposition du roi catholique; si Vienne refusait, l'Angleterre laisserait agir l'Espagne, et prendrait d'autres mesures de concert avec la France, si le roi de Sicile traitait avec l'empereur; en ce cas l'Angleterre pourrait se joindre avec la France et l'Espagne, et les aider à ramener la Sicile sous la domination d'Espagne. Il dit que, si cette couronne avait quelque complaisance, et qu'elle parût disposée à accepter le projet, elle retirerait de grands avantages de cette démonstration; que la conjoncture était d'autant plus favorable que le ministère anglais était mécontent de l'empereur, et qu'il y avait eu de fortes paroles entre Stanhope et Penterrieder. Monteléon était persuadé qu'au point où en étaient les choses, il n'y avait de parti à prendre pour l'Espagne que de céder aux conseils absolus de la France et de l'Angleterre; mais il n'osait avouer ce qu'il pensait. Il savait que ce serait déplaire à Albéroni avec qui il n'était pas assez bien pour lui écrire d'une manière directement opposée aux sentiments d'un homme si porté à la vengeance, si fougueux et si totalement puissant.

Cependant les ministres d'Angleterre, connaissant l'intérêt particulier qu'ils avaient d'empêcher une guerre dont la nation commençait à leur reprocher l'inutilité et les fâcheuses conséquences; essayaient également d'amener l'empereur et le roi d'Espagne à la paix; mais ils négociaient différemment à l'égard de l'un et de l'autre. Ils louèrent Albéroni de la bonne foi dont il avait parlé au colonel Stanhope, et dirent qu'elle avait suspendu la réponse aux instances de Monteléon sur l'escadre, parce qu'il aurait été impossible de n'y pas user de termes qui ne convenaient pas entre deux puissances amies, également intéressées à entretenir entre elles la plus étroite union. Stanhope fit valoir comme une marque d'attention qu'au lieu de répondre au mémoire de Monteléon, il écrivait directement à Albéroni que l'escadre destinée pour la Méditerranée servirait le roi d'Espagne, quelque parti que prît l'empereur de refuser ou d'accepter le projet du traité. Il en exalta de nouveau les avantages et de quelle importance il serait pour le roi d'Espagne d'avoir un pied en Italie, et de mettre actuellement garnison espagnole dans Livourne, assuré de la garantie des principales puissances de l'Europe. Monteléon, flatté par ces discours, était persuadé que le roi son maître réussirait s'il voulait contracter une alliance solide avec la France, l'Angleterre et la Hollande; qu'il ne tiendrait qu'à lui de stipuler de la part de ces puissances un engagement formel d'empêcher à jamais les Impériaux d'exercer des vexations en Italie, et sous des prétextes mendiés d'attaquer ces princes dans leur liberté, leurs biens et leur souveraineté. Mais, pendant que Stanhope lui donnait de si bonnes paroles et de si belles espérances, ce ministre et Sunderland assuraient tous deux Penterrieder que, si l'empereur voulait signer le traité, le roi d'Angleterre en remplirait fidèlement les engagements, et qu'il se porterait aux dernières extrémités contre l'Espagne.

Les ministres d'Angleterre crurent apparemment devoir s'expliquer si clairement pour déterminer la cour de Vienne, parce qu'ils surent que la négociation du roi de Sicile avançait, qu'elle était fortement appuyée par quelques Espagnols impériaux que ce prince avait gagnés, et qu'ils conseillaient à l'empereur de s'emparer de Parme et de Plaisance, pour échanger cet État contre la Sicile. Les ministres piémontais travaillaient également de tous côtés pour traverser le traité de Londres, et pendant qu'ils faisaient leurs efforts à Vienne pour unir leur maître avec l'empereur, ils se liaient eux-mêmes avec les ministres des princes d'Italie, en France et en Angleterre, pour empêcher le succès du projet concerté entre le régent et le roi d'Angleterre. Ce prince connaissait combien les vues du roi de Sicile étaient dangereuses, et par conséquent de quelle importance il était d'empêcher qu'il ne réussît à Vienne, et que par ses manèges il ne parvînt au but qu'il se proposait d'obtenir, une archiduchesse pour le prince de Piémont. Ainsi, pour l'empêcher, le roi d'Angleterre fit connaître aux ministres impériaux que, si les bruits qui couraient de ce mariage se vérifiaient, il lui serait désormais impossible d'entretenir avec l'empereur les mêmes liaisons et la même confiance qu'il avait eues par le passé. Il ajouta même aux ordres qu'il donna là-dessus à Saint-Saphorin des lettres pour l'empereur et pour l'impératrice Amélie, mère des archiduchesses.

NOTE I. LE GARDE DES SCEAUX, D'ARGENSON. §

Le marquis d'Argenson donne dans ses Mémoires des détails assez étendus sur son père. Il ne sera pas sans intérêt de les comparer avec ce que Saint-Simon dit de ce même personnage. C'est un complément indispensable de ses Mémoires. Voici quelques extraits des notes du marquis d'Argenson sur son père.

« Mon père naquit à Venise: il eut la république pour marraine, et pour parrain le prince de Soubise, qui voyageait alors en Italie. J'ai une lettre originale de Balzac sur sa naissance: il prophétise une grande illustration au petit Venise. Mon père, ayant achevé ses études à Paris, revint en Touraine. Il voulait servir; la tendresse paternelle s'y opposa. L'âge gagnait; il était un peu tard pour aborder une autre carrière. Mon père trouva des ressources du côté maternel. M. Houlier, son aïeul maternel, vivait encore; il était lieutenant général au bailliage d'Angoulême: il proposa de lui résigner sa charge; c'était un des beaux ressorts du royaume. Mon père accepta non sans répugnance, mais ne pouvant se faire au désoeuvrement. Mon père eut de tout temps l'amour du travail; j'en possède des preuves multipliées remarques sur ses lectures, dissertations sur la politique, extraits historiques, études du droit public et particulier, j'en ai des volumes. De quoi cela pouvait-il servir à un pauvre gentilhomme campagnard, ou même à un juge de province? Mais cette charge subalterne était déjà une magistrature.

« Cependant mon père était recherché par ce qu'il y avait de meilleure compagnie dans la province; il était de toutes les fêtes, convive aimable et plein d'enjouement, avec cela un esprit nerveux, une âme forte, le coeur aussi courageux que l'esprit, de la finesse dans les aperçus, de la justesse dans le discernement; peut-être ne se connaissait-il pas lui-même; il ignorait la portée de son génie.

« Parfois il éprouvait bien des tracasseries de la part de ceux de sa compagnie: on trouvait qu'il passait vite sur les formes pour en venir plus tôt au fond et, à l'essentiel, c'est-à-dire à la justice. Il accommodait les procès, épargnait les épices aux plaideurs; il faisait beaucoup de bien; c'en était assez pour causer le récri de ces êtres entichés des droits, c'est-à-dire des profits de leurs charges.

« Mais voici le commencement de la fortune de mon père, élévation qu'il ne dut assurément qu'à lui-même et à ses talents, auxquels il ne manquait qu'un plus grand théâtre pour être généralement reconnus. En 1691 ou 1692, on envoya dans les provinces une commission des Grands Jours . L'un des commissaires fut M. de Caumartin, qui est devenu mon oncle. Quand la commission vint à Angoulême, elle fut frappée au premier abord du mérite du lieutenant général; il leur partit bien au-dessus de tout ce qu'ils avaient rencontré dans leur tournée. M. de Caumartin, qui se piquait de connaissances généalogiques, connaissait d'avance notre famille et le rang qu'elle avait tenu en Touraine; il s'engoua particulièrement pour mon père. M. de Caumartin était allié de M. de Pontchartrain, et jouissait d'un grand crédit près de ce ministre. Il pressa mon père de l'accompagner à Paris. Tous les commissaires se joignirent à lui; il n'y eut qu'une voix, offres sincères de service. Mon père refusa quelque temps; il n'aimait point les chimères. Pourtant, au bout de peu de mois, une affaire majeure l'appela à Paris et l'y fit séjourner.

« M. de Caumartin en profita pour le faire connaître de M. de Pontchartrain, pour lors contrôleur général, et depuis chancelier de France. M. de Pontchartrain reconnut la vérité de ce qui lui avait été dit, et retint mon père près de lui. Il le chargea d'abord, pour l'éprouver, de quelques commissions fort épineuses, dont il se tira avec succès. Telle fut celle de réformer les amirautés, de revoir les règlements de marine, de recomposer le tribunal des prises; et dans ces affaires de marine, mon père se rendit si capable en peu de temps, que, M. de Pontchartrain le borgne . Q ayant été reçu en survivance, on lui donna mon père pour instructeur.

« Ensuite il eut la commission de procureur général pour la recherche des francs fiefs et des amortissements. Il y fit des travaux incroyables et fit rentrer au roi plusieurs millions, ne s'attirant que respect et éloge de sa justice et de son intégrité de la part des parties mêmes que l'on recherchait. Mon père se délit alors de sa charge d'Angoulême. M. de Caumartin lui fit épouser sa soeur, et M. de Pontchartrain approuva ce mariage. Mon père avait quarante et un ans; il était bien fait, une physionomie plus expressive qu'agréable. Ma mère eût pu faire un meilleur mariage pour la fortune, mais elle refusa tout autre parti dès qu'elle l'eut connu.

« Ce mariage et l'obligeance de quelques amis mirent mon père en état d'acheter une charge de maître des requêtes, sans laquelle, de son temps, on ne pouvait parvenir à rien; car il régnait alors des principes d'ordre qu'on néglige beaucoup trop sous le règne actuel . Son heureuse étoile voulut qu'elles fussent à très bas prix. Mon père recueillit aussi quelques héritages en ligne collatérale. Le vicomte d'Argenson, son oncle, qui fut, pendant plusieurs années, gouverneur de la Nouvelle-France (ou Canada), lui donna ou assura, en faveur du mariage, la plus grande partie de sa fortune, entre autres son hôtel, vieille rue du Temple, où mon père alla demeurer en 1696.

« Ainsi mon père put s'établir, prendre femme et charge. Peu de temps après, il fut question pour lui de l'intendance de Metz. On préféra lui confier la police de Paris, M. de La Reynie s'étant retiré. On sait comment il s'est acquitté de cette charge, et quels talents il y a déployés. Dans cette charge, mon père était véritablement ministre: il travaillait directement avec le feu roi, et était avec ce monarque en correspondance continuelle. Il a été dis fois question de l'appeler au ministère: la brigue de cour, la ligue des ministres s'y sont toujours opposées, toujours sous le prétexte qu'on ne saurait trouver personne pour le remplacer à la police de Paris en des temps aussi difficiles que ceux de la dernière guerre. On l'a cru l'ami des jésuites beaucoup plus qu'il ne l'était en effet. Il les connaissait mieux que personne, et n'a jamais fait grand'chose pour eux. Or ces gens n'aiment point qu'on ne travaille qu'à demi dans leurs intérêts. Mon père était aussi médiocrement bien avec Mme de Maintenon: elle savait l'apprécier; mais il était peu lié avec cette dame. Il était attaché au maître en droiture. Les ministres le craignaient; les courtisans l'évitaient autant qu'il savait se passer d'eux. M. de Bâville a été précisément clans la même situation en Languedoc, où ses succès l'ont confiné, mais lui ont valu un pouvoir souverain.

« Mon père possédait à la fois la sagesse de volonté et le courage d'exécution. Au milieu du travail immense dont il était surchargé, mon père a toujours été le plus imponctuel de tous les hommes: il ne savait jamais quelle heure il était, et faisait de la nuit le jour et du jour la nuit, selon qu'il lui convenait. Forcé de s'occuper d'une multitude de détails, la plupart très importants, mais de différents genres, il les faisait quand il pouvait ou quand il voulait, à bâtons rompus, et coupait ou interrompait sans cesse l'un pour l'autre. Mais son génie, également sûr et actif, suffisait à tout; il retrouvait toujours le bout de ses fils, quoiqu'il les rompît à tous moments, et saisissait successivement cent objets différents sans les confondre.

« J'ai la conviction que, de tous les hommes qui ont été en place de nos jours, aucun n'a mieux ressemblé au cardinal de Richelieu que mon père. Assurément ce grand ministre n'eût point désavoué le lit de justice des Tuileries (26 août 1718). Il suffit de rappeler les événements qui y donnèrent lieu. Une révolution affreuse était imminente; jamais on n'en fut plus près; il n'y avait plus qu'à mettre le feu aux poudres, suivant l'expression du cardinal Albéroni dans sa lettre interceptée. Le régent, trahi par son propre ministère, l'opiniâtreté des parlements, l'inquiétude des protestants de Poitou, les troubles de Bretagne, la conspiration de Cellamare, dans laquelle étaient impliquées nombre de personnes de Paris, et dont les fils étaient ourdis à l'hôtel du Maine; les querelles entre les princes du sang et les légitimés, entre la noblesse et les ducs et pairs, entre les jansénistes et les molinistes; toutes ces causes de discorde fomentées et soldées par l'argent de l'Espagne; n'est-ce rien que d'avoir sauvé le royaume de cet affreux tumulte, et des guerres civiles qu'eût certainement entraînées la résistance d'un prince aussi courageux que l'était M. le duc d'Orléans?

« Depuis la mort de Louis XIV, mon père avait été en butte à tous ces petits seigneurs qui obsédaient l'esprit du régent. On lui donnait des dégoûts dans sa charge; et pourtant on sait que le régent lui avait des obligations essentielles qu'il n'eût pu oublier sans se rendre coupable de la plus haute ingratitude . Mon père était informé de tout ce qui se tramait; il en avertissait M. le duc d'Orléans. Celui-ci ne voulut reconnaître la vérité que lorsque les choses furent parvenues à une évidence extrême. Mon père avait attendu M. le duc d'Orléans au Palais-Royal jusqu'à deux heures après minuit. Enfin ce prince, de retour d'une partie de plaisir, lui donna audience, et reconnut, à des preuves irrécusables, les dangers de sa position. Il fallait prendre un grand parti: mon père fut fait garde des sceaux et président du conseil des finances. Jamais il n'y eut un coup d'État plus hardi que celui par lequel il sauva son prince et sa patrie. Ce fut, suivant l'expression d'un contemporain, une vraie Catilinade dont mon père fut le Cicéron.

« Personne ne parlait mieux en public que mon père; moins brillant par une érudition de légiste que par une éloquence forte de choses, de grandes maximes et de pensées élevées.

« Il fallut ensuite réparer les brèches ouvertes par les ennemis de l'État. Nul ne savait mon père propre à l'administration des finances comme il se l'est montré; mais la qualité d'homme sage, aimant le bien public, ferme, travailleur et bon économe, est de beaucoup préférable à cette maudite science financière qui a perdu la France. Mon père n'a jamais été la dupe de Law, et je pense même que, s'il n'eût dépendu que de lui, il eût donné la préférence aux projets de MM. Pâris, qui, voulant opposer système à système, avaient un plan d'actions sur les fermes qui devait nécessairement pâlir devant le funeste clinquant des actions mississippiennes. Law et mon père ne s'accordèrent jamais pleinement ensemble. Pourtant mon père fit la faute de remettre au lendemain lorsqu'il reçut l'ordre d'arrêter Law et de l'enfermer à la Bastille, et c'est ce qui décida sa disgrâce. Mon père en fut peu affecté; mais il le fut beaucoup plus lorsqu'il vit que cette défaveur entraînait aussi celle de mon frère, malgré la promesse contraire qu'il avait reçue du régent.

« Mon père conduisait les choses de son ministère avec un secret admirable. En voici la preuve. J'avais soupé en ville; je rentrais chez moi à une heure après minuit; le suisse me dit que M. le garde des sceaux me demandait. Il s'agissait d'écrire quinze lettres circulaires, sur sa minute, à autant d'intendants, et de ne me pas coucher que tout ne fût terminé. Mon frère avait fini sa tâche qui était d'autant, et s'était couché par ordre de mon père. Je pris du café et ne me mis au lit qu'à quatre heures du matin. Il s'agissait d'une augmentation de monnaies qui surprit tout le monde; car on avait fait courir le bruit d'une diminution. Le lendemain cet édit fut publié, et l'on fit porter nos lettres par des courriers. Ainsi mon père ne s'était point fié à la discrétion de ses commis; il avait poussé la prévoyance jusqu'à venir s'assurer par lui-même si nous nous étions couchés tous les deux après avoir terminé nos écritures, l'appât d'un bénéfice sûr pouvant être pour tous autres une violente tentation de divulguer ce secret. »

NOTE II. DIFFICULTÉ DES RÉFORMES AU XVIIIe SIÈCLE. §

Saint-Simon, dans un des plus curieux passages de ses Mémoires, dit que tout bien est impossible en France, et il allègue comme preuve ses vains efforts, lorsqu'il était du conseil de régence, pour détruire certains abus financiers. On trouve à peu près la même opinion exprimée dans les Mémoires du marquis d'Argenson. Il venait de passer par le ministère, et son frère était encore ministre, de la guerre, lorsqu'il écrivit la partie de ses Mémoires inédits que je vais citer. Elle est datée de 1751 (29 juin) :

« Tout le monde dit ici [en France], que le roi devroit retrancher la dépense. Le parlement vient de le lui dire assez hardiment. On fait même l'honneur à M. de Machaut de dire que c'est lui qui le suggère au parlement, et qu'au moins il est bien aise que cela soit dit, pour faire rentrer le roi en lui-même. Mais a-t-on bien réfléchi et connu combien la moindre réforme est difficile en France, sur le pied où sont les choses? Chacun se tient l'un à l'autre. Il faudroit qu'un ministre offensât ce qu'il y a de plus grand à la cour pour toucher aux écuries, aux bâtiments, à la bouche, aux extraordinaires de la maison du roi, aux dépenses des voyages, aux pensions, aux gouvernements donnés à des gens qui ne méritent rien et qui sont riches, et à toutes ces dépenses qui consomment les finances. On choqueroit, on offenseroit par là grièvement la maîtresse, le grand-maître de la maison du roi, le premier maître d'hôtel, le grand écuyer, le premier écuyer, les dames du palais, etc. Leurs cabales, leurs agréments, la cour, les grands, les valets, tout cela se tient l'un à l'autre: ainsi toutes ressources ne sont que des gouttes d'eau dans la mer. C'est ce qui vient d'arriver aux nouveaux emprunts: à peine y a-t-il eu deux millions de portés pour rentes viagères qu'ils ont été mis à payer la maison du roi, à qui l'on doit encore beaucoup par delà.

« Pour ce retranchement des dépenses du roi, il faudroit donc que le caractère de facilité du roi se réformât, ou bien qu'il se donnât un premier ministre bien autorisé, qui fût maître de tout, et que le roi soutînt dans toutes ses opérations avec grande fermeté; ce qui lui est très difficile. Il faudroit que ce vizir ne vît seulement pas la marquise, bien éloigné de recevoir d'elle des ordres à chaque opération, comme on fait aujourd'hui. Ce vizir devroit d'abord former une commission de réformation, composée d'une douzaine de magistrats des plus sévères, qui réduisît toutes les dépenses de la cour au pied le plus juste, et [jugeât] le sujet de renvoi dans les provinces de tous ceux qui n'ont que faire à la cour ni à la ville. Il faudroit que la cour vînt résider à Paris, avec l'usage de quelques maisons de campagne pour le roi, pour la reine et pour la maison royale. »

L'énoncé seul de ces idées prouve combien les réformes étaient alors difficiles, pour ne pas dire impossibles. Le marquis d'Argenson imputait surtout à la cour l'opposition à toutes les améliorations, et la proclamait la cause principale des malheurs de la France à cette époque.

«  La cour! la cour! la cour! Dans ce mot est tout le mal de la nation. La cour est devenue le seul sénat de la nation: le moindre valet de Versailles est sénateur; les femmes de chambre ont part au gouvernement; si ce n'est pour ordonner, c'est du moins pour empêcher les lois et les règles; et, à force d'empêcher, il n'y a plus ni lois, ni ordre, ni ordonnateurs; à plus forte raison quand il s'agiroit de réformation dans l'État. Quand la réforme seroit si nécessaire, tout ministre tremble devant un valet; et combien cela est-il plus vrai, quand une favorite a grand crédit, quand le monarque est facile et trop bon pour ce qui l'entoure?

« Cet ascendant de la cour est venu ainsi, depuis qu'il y a une capitale exprès pour la cour (Versailles). Sous le feu roi, on s'en ressentit, mais moins; car il était haut, ferme, et autorisoitt beaucoup ses ministres, quelque chose qu'on en pût dire. Mais sous lui et sous Louis XV, les ministres, en revanche, ont beaucoup perfectionné l'autorité monarchique, arbitraire, la cour augmentant par là de pouvoir sur la nation. Le goût du luxe s'est accru, de sorte qu'à mesure que la noblesse est devenue plus pauvre, l'honneur de dépenser avec goût, le déshonneur de l'économie, se sont accrus, et nous plongent chaque jour davantage dans la nécessité de dépenser, soit en nous ruinant, soit en rapinant.

« La cour empêche toute réforme dans la finance et en augmente le désordre.

« La cour corrompt l'état militaire de terre et de mer par promotions de faveur, et empêche que les officiers ne s'élèvent au généralat par le mérite et l'émulation.

« La cour empêche le mérite, l'autorité et la permanence aux ministres, et à ceux qui travaillent sous eux aux affaires d'État.

« La cour corrompt les moeurs; elle prêche aux jeunes gens, qui entrent dans leur carrière, l'intrigue et la vénalité, au lieu de l'émulation par la vertu, le mérite et le travail; elle casse le col à la vertu, dès qu'elle se présente.

« Elle nous appauvrit, de sorte que bientôt les financiers mêmes n'auront plus d'argent.

« Elle empêche enfin le roi de régner et de retrouver en lui la vertu qu'il a.

« Elle appauvrit les provinces, attirant à Paris toute la graisse des provinces. »

NOTE III. JOURNAL INÉDIT DE NICOLAS-JOSEPH FOUCAULT. §

On a déjà parlé plus haut (t. XII, p. 502) du journal inédit de Nicolas-Joseph Foucault. Un des passages contient lé récit de l'incendie des vaisseaux français par les Anglais après la bataille navale de la Hougue . Si, comme l'avait demandé Seignelay, la côte de Normandie avait eu son port militaire, la flotte dispersée y aurait trouvé un asile. Mais on a vu que Louvois s'y était opposé. Nicolas-Joseph Foucault, qui était alors intendant de Caen, fut témoin oculaire de cet événement et en adressa la relation au ministre de la marine .

« M. de Tourville arriva à la Hougue avec douze vaisseaux le dernier mai 1692, au matin; il mouilla le soir à la rade, à la portée du canon de terre, le fond du bassin de la Hougue étant très bon pour l'ancrage. Mais M. de Sepville, neveu de M. le maréchal de Bellefonds, qui montait le Terrible, pour avoir voulu ranger de trop près l'île de Tatiou, s'échoua sur une pointe de roche qui paraît de basse mer; et comme nos vaisseaux pouvaient approcher plus près de terre, le sieur de Combes, qui a dressé des plans pour faire un port à la Hougue, fut leur marquer le mouillage, et sur les neuf heures au matin du 1er juin, les douze vaisseaux vinrent chacun prendre leur place, les ennemis demeurant toujours mouillés à deux portées de canon du plus avancé en mer de nos vaisseaux.

« M. de Tourville, accompagné de MM. d'Anfreville et de Villette, vint trouver le roi d'Angleterre à la Hougue pour prendre l'ordre de ce qu'ils avaient à faire. Ils proposèrent tous trois d'attendre l'ennemi et de se défendre. M. de Villette ayant dit, dans son avis, que, si le vaisseau qu'il commandait était marchand ou corsaire, il le ferait échouer, mais que, s'agissant des vaisseaux du roi, il croyait la gloire de Sa Majesté intéressée à les défendre jusques à l'extrémité, le roi d'Angleterre et le maréchal de Bellefonds furent sans balancer de ce sentiment, et il fut résolu que nos vaisseaux demeureraient mouillés et attendraient les ennemis. MM. de Tessé, lieutenant général, Gassion et Sepville, maréchaux de camp, mylord Melford, MM. de Bonrepos et Foucault, furent présents à cette délibération; et MM. de Tourville, Anfreville et Villette retournèrent chacun à son bord pour donner ordre à tout. M. de Foucault y fut avec eux, et entra dans le vaisseau de M. de Villette pour savoir si lui ou les autres capitaines avaient besoin de quelque chose. On lui demanda de la poudre, la plupart des vaisseaux n'en ayant pas suffisamment, et même celle qu'ils avaient eue à Brest étant trop faible, ne poussant pas le boulet de moitié si loin que celle des ennemis. Au surplus, le vaisseau de M. de Villette était en fort bon état, et on assura ledit sieur Foucault qu'aux ancres près, les autres étaient de même.

« On envoya en diligence chercher toute la poudre qui était dans les magasins de Valogne et de Carentan; mais elle ne servit de rien; car la résolution qui avait été prise le matin de se défendre à l'ancre, fut changée le soir par M. le maréchal de Bellefonds en celle de faire échouer les vaisseaux ; et [celle-ci] ne fut néanmoins exécutée que le lendemain, 2 juin, à la pointe du jour, avec beaucoup de précipitation, de désordre et d'épouvante, les matelots ne songeant plus qu'à quitter les vaisseaux et à en tirer tout ce qu'ils purent, depuis la nuit du dimanche 1er juin jusques au lendemain sept heures du soir, que les ennemis, qui n'avaient fait que rôder autour de nos vaisseaux sans en approcher à la portée du canon, pendant qu'ils les avaient vus à flot, envoyèrent des chaloupes sonder et reconnaître l'état où ils étaient.

« Voyant qu'il n'avait été pris aucune précaution pour en défendre l'approche, ils firent avancer avec la marée une chaloupe qui vint mettre le feu au vaisseau de M. de Sepville, qui était le plus avancé en mer et entièrement sur le côté. D'autres chaloupes suivirent cette première avec un brûlot, et vinrent brûler les cinq autres vaisseaux qui étaient échoués sous l'île de Tatiou. On tira, à la vérité, plusieurs coups de canon du fort sur ces chaloupes, mais ce fut sans effet, de même que les coups de mousquet que nos soldats tirèrent du rivage, et les ennemis ramenèrent leur brûlot n'ayant pas été obligés de s'en servir. Tout cela se passa à la vue du roi d'Angleterre et de M. le maréchal de Bellefonds, qui étaient au lieu de Saint-Waast, près la Hougue, où ils demeurèrent fort longtemps à considérer ce triste spectacle.

« Le lendemain, à huit heures du matin, les ennemis revinrent avec la marée du côté de la Hougue, où étaient les six autres vaisseaux échoués sous le canon du fort; ils y envoyèrent plusieurs chaloupes qui les abordèrent et les brûlèrent avec la même facilité qu'ils avaient trouvée la veille pour les six premiers, nonobstant le feu du canon du fort, et celui d'une batterie que M. le chevalier de Gassion avoir fait dresser à barbette, qui seule produisit de l'effet, ayant écarté quelques chaloupes dont elle tua plusieurs hommes.

« Lorsque les ennemis eurent mis le feu à ces six vaisseaux, ils eurent l'audace d'avancer dans une espèce de havre où il y avoir vingt bâtiments marchands, deux frégates légères, un yacht et un grand nombre de chaloupes, tous échoués près de terre, et brûlèrent huit vaisseaux marchands, entrèrent dans une gribane et un autre bâtiment, qu'ils eurent la liberté et le loisir d'appareiller et d'emmener avec eux en criant: Vive le roi! et, sans la mer qui se retirait, ils auraient brûlé ou enlevé le reste. La première expédition ne leur avait pas coûté un homme; il y en a eu peu de tués ou blessés en celle-ci, quoique les ennemis se soient approchés si près du rivage, qui était bordé de mousquetaires, que le cheval du bailli de Montebourg, qui était près du roi d'Angleterre, eut la jambe cassée d'un coup de mousquet tiré des chaloupes anglaises. Elles s'étaient fait suivre par deux brûlots qui, pour s'être trop avancés, échouèrent sur des pêcheries, et les ennemis y mirent le feu en se retirant.

« Il n'y a pas lieu de s'étonner que cette seconde entreprise ait si bien réussi pour eux; il était trop tard, après les premiers vaisseaux brûlés, de prendre des précautions pour sauver les autres, la mer ayant été basse pendant la nuit qui fut l'intervalle des deux actions, et par conséquent il n'aurait pas été possible de se servir de nos frégates et de nos chaloupes qui étaient échouées.

« Mais voici la grande faute que l'on a faite et qui a causé tout le mal: c'est de n'avoir pas pris, dès le 31 mai au soir, que nos vaisseaux arrivèrent, la résolution de les faire échouer . »

On adopta trop tard, comme le prouve le même Journal, les mesures nécessaires pour fortifier la côte de Normandie. Louvois n'était plus là pour s'opposer aux projets de Vauban, et l'on songea à les mettre à exécution en 1694. « Au mois de mai 1694, dit Foucault, M. de Vauban est venu à la Hougue, dont il a visité les fortifications. Il a cru qu'il fallait faire plusieurs redoutes le long de la côte et un camp retranché à la tête de Carentan. » Foucault ajoute: « Il a été imposé cinquante mille livres sur les trois généralités de Normandie pour les ouvrages de la Hougue . » Ces fortifications élevées sur les côtes de Normandie n'empêchèrent pas les ennemis de bombarder Granville en 1695. « Le 18 juillet, écrit Foucault, à neuf heures du matin, les ennemis ont paru devant Granville au nombre de neuf vaisseaux de guerre et neuf galiotes à bombes, qui ont mouillé un peu hors de la portée du canon. Ils ont bombardé la ville jusqu'à six heures du soir, et ont jeté cinq cents bombes. La première galiote a été obligée de se retirer par notre canon. Il y a eu six maisons endommagées dans la ville, et sept à huit couvertes de chaume dans le faubourg. »

NOTE IV. LES CHANCELIERS PENDANT LE RÈGNE DE LOUIS XIV. §

Dans une note du tome X, page 477, des Mémoires de Saint-Simon, nous avons indiqué les chanceliers et gardes des sceaux de France pendant la première moitié du XVIIe siècle. À l'occasion de la mort du chancelier Le Tellier (30 octobre 1685), Saint-Simon caractérise les chanceliers de la fin du siècle . Nous compléterons ce tableau par quelques extraits des Mémoires du marquis d'Argenson. Voici d'abord la note de Saint-Simon :

« Boucherai, qui fut chancelier [à la mort de Le Tellier], n'en avait que la figure, mais telle qu'à peindre un chancelier exprès on n'aurait pu mieux réussir . Il avait été le conseil de M. de Turenne et son ami intime, et cela l'avait fort avancé; du reste, pesant et de fort peu d'esprit et de lumières. Cette alternative semblait fatale aux chanceliers. Séguier, un des grands hommes de la robe en tout genre, l'avait été entre les deux Aligre, père et fils, choisis pour être nuls, et dont la postérité n'a pas été plus espritée. Le Tellier fut délié, adroit, souple, rusé, modeste, toujours entre deux eaux, toujours à son but, plein d'esprit, de force, et en même temps d'agrément, de douceur, de prévoyance; moins savant que lumineux, pénétrant et connaisseur, [il] avait fait et fondé la plus haute fortune. Boucherat délassa de tant de talents, et s'il en avait montré quelqu'un dans le degré de conseiller d'État, ils demeurèrent étouffés dans les replis de sa robe de chancelier. Il ne fut point ministre. »

Saint-Simon parle, dans la suite de cette note, des candidats à la charge de chancelier qui furent opposés à Boucherat, et sur lesquels il l'emporta. Le marquis d'Argenson n'est pas plus favorable que Saint-Simon à Boucherat : « Lorsque je vins au monde (en 1694), il y avait déjà quelques années que le chancelier Le Tellier, père de M. de Louvois, était mort. M. Boucherat était revêtu de cette éminente dignité, qui eût été bien au-dessus de sa capacité, si les temps eussent été plus difficiles, mais le pouvoir de Louis XIV était si bien établi, les parlements si soumis, le droit de remontrances avait été si restreint, ou, pour mieux dire, si bien ôté aux cours supérieures, que l'on avait pu hardiment accorder cette place à un vieux magistrat âgé de soixante et dix ans, et devenu presque le doyen du conseil. Aussi M. Boucherat l'occupa-t-il très pacifiquement jusqu'à l'âge de quatre-vingt-quatre ans qu'il mourut, ne laissant que des filles. Il eut pour successeur M. de Pontchartrain, qui était, depuis 1689, contrôleur général des finances, et, depuis 1690, secrétaire d'État de la marine et du département de Paris.

« M. de Pontchartrain prit la charge de chancelier comme une retraite. Effectivement elle pouvait être regardée comme telle en ces temps de soumission. Il se trouva bien heureux que le roi voulût lui accorder pour successeur, dans le contrôle des finances, M. de Chamillart, et dans ses départements (de la marine et de Paris), M. de Pontchartrain, son fils. L'un et l'autre n'étaient, assurément point capables de le remplacer dignement; mais ils le débarrassaient des soins les plus fatigants. Il fallut pourtant bien qu'il continuât à conseiller son fils, qui ne lui donnait pas toute la satisfaction qu'il en pouvait espérer ; ce qui l'engagea à une retraite totale. Louis XIV était vieux et menaçait ruine; M. de Pontchartrain était précisément du même âge; d'ailleurs il voulait sagement éviter d'être obligé de porter au parlement l'édit qui déclarait les princes légitimés habiles à succéder à la couronne .

« M. Voysin fut chargé de cette opération, qui s'exécuta pourtant avec la soumission que l'on montra pour les ordres de Louis XIV jusqu'au moment de la mort de ce monarque, arrivée, comme chacun sait, le 1er septembre 1715. M. Voysin, chancelier à peu près de la même force que M. Boucherat, mourut fort à propos au mois de février 1717 . Il fut remplacé par M. d'Aguesseau .

« Des trois derniers chanceliers du règne de Louis XIV, M. de Pontchartrain était sans contredit le plus capable. Il avait été conseiller au parlement de Paris. M. de Pontchartrain fut ensuite pendant vingt ans premier président au parlement de Bretagne, et y donna des preuves de fermeté, d'habileté et d'adresse, en ménageant ces têtes bretonnes de tout temps si difficiles à conduire. »

tome XVI §

CHAPITRE PREMIER. §

L'empereur accepte le projet de paix. — Les Anglais haïssent, se plaignent, demandent le rappel de Châteauneuf de Hollande. — Leur impudence à l'égard du régent. — Guidés par Dubois, ils pressent et menacent l'Espagne. — L'empereur ménage enfin les Hollandais. — Erreur de Monteléon. — Difficulté et conduite de la négociation du roi de Sicile à Vienne. — Énormité contre M. le duc d'Orléans des agents du roi de Sicile à Vienne, qui échouent en tout. — Sage conduite et avis de Monteléon. — La Hollande, pressée d'accéder au traité, recule. — Beretti, par ordre d'Albéroni, qui voudrait jeter le Prétendant en Angleterre, tâche à lier l'Espagne avec la Suède et le czar prêts à faire leur paix ensemble. — Sages réflexions de Cellamare. — Son adresse à donner de bons avis pacifiques en Espagne. — Dangereuses propositions pour la France du roi de Sicile à l'empereur. — Provane les traite d'impostures; proteste contre l'abandon de la Sicile, et menace la France dans Paris. — Nouvelles scélératesses du nonce Bentivoglio. — Fortes démarches du pape pour obliger le roi d'Espagne de cesser ses préparatifs de guerre contre l'empereur. — Autres griefs du pape contre le roi d'Espagne. — Menaces de l'Espagne au pape. — Souplesses et lettres de Sa Sainteté en Espagne. — Fortes démarches de l'Espagne sur les bulles de Séville. — Manège d'Aldovrandi.

Enfin les incertitudes de la cour de Vienne cessèrent, et on apprit par un courrier qu'en reçut Penterrieder à Londres que l'empereur acceptait un projet que toute l'Europe regardait comme très avantageux à la maison d'Autriche. Toutefois il s'était fait prier longtemps pour y consentir, et ce n'était qu'avec des peines infinies, au moins en apparence, qu'il s'était désisté de prétendre pour lui-même la succession du grand-duc de Toscane. Ceux qui négociaient de la part du roi d'Angleterre furent si contents d'avoir obtenu ce point, dont ils firent un mérite particulier à Schaub, qu'ils préparaient déjà le régent à se relâcher sur des conditions moins importantes qu'on pourrait lui demander; et pour l'obtenir comme un effet de reconnaissance légitime, ils assuraient que Schaub avait parfaitement bien plaidé la cause de Son Altesse Royale. La nouvelle de l'acceptation de l'empereur causa beaucoup de joie à la cour d'Angleterre, même aux négociants, parce qu'ils se flattèrent que le roi d'Espagne ne pourrait se dispenser d'accepter, par conséquent qu'il n'y aurait point de guerre, et que le commerce deviendrait plus florissant que jamais. Au contraire les torys et généralement tous les mécontents du gouvernement s'élevèrent contre le projet dans le fond, parce que c'était l'ouvrage des ministres, mais en apparence à cause de la disposition de la Sicile, en faveur de l'empereur et de celle de la Sardaigne donnée en échange.

La cour d'Angleterre, après cette nouvelle, résolut de ménager la communication qu'elle devait faire du projet à la Hollande, et de ne lui en apprendre le véritable état que par degrés; mais elle se plaignit que Châteauneuf, ambassadeur de France à la Haye, avait dérangé ces mesures. Elle l'accusait depuis longtemps de mauvaises intentions et d'agir suivant les principes de l'ancien gouvernement de France, crime capital à l'égard des Anglais. Ainsi les ministres d'Angleterre pressèrent le régent de rappeler au plus tôt cet ambassadeur, d'envoyer Morville le relever, nommé depuis quelque temps pour lui succéder, et de le faire aller directement à la Haye sans le faire passer à Londres, où on avait dit qu'il irait pour se mettre au fait des affaires en y recevant les instructions de l'abbé Dubois. Mais les ministres d'Angleterre jugèrent qu'il suffisait qu'il se laissât conduire par Widword, envoyé d'Angleterre en Hollande, et par Cadogan, que cette cour avait résolu d'y faire passer immédiatement après avoir reçu l'acceptation de l'empereur. Ils assuraient donc tous que tout irait le mieux du monde, pourvu que le régent sût bien prendre son parti, et qu'on fût en état de montrer de la vigueur aux. Espagnols, car il n'y avait pas le moindre lieu, disaient-ils, de douter de la sincérité de la cour de Vienne. Sur ce fondement le roi d'Angleterre envoya par un courrier, de nouveaux ordres à son ministre à Madrid de presser plus que jamais le roi d'Espagne de souscrire au traité, et pour le persuader le colonel Stanhope eut ordre de lui déclarer que le départ de l'escadre anglaise ne pouvait plus être différé, et que dans trois semaines au plus tard elle serait en état de mettre à la voile.

Prié, commandant général des Pays-Bas pour le prince Eugène, gouverneur général, reçut des ordres très exprès de terminer au plus tôt les difficultés qui avaient jusqu'alors empêché l'exécution du traité de la Barrière. Prié avait déjà reçu plusieurs ordres de même nature, mais il semblait que plus la cour de Vienne les réitérait, plus il trouvait de moyens d'embrouiller la négociation. L'empereur voulait alors la finir, croyant apparemment qu'il était bon d'engager les Hollandais à souscrire à un traité dont il ne laissait pas de connaître les avantages, quelque peine qu'il eût montrée à consentir à plusieurs de ses conditions. Monteléon quoique habile avait cru lui-même que la cour de Vienne y souscrirait difficilement, car il ne pouvait comprendre qu'elle consentît à laisser au roi d'Espagne les moyens de rentrer en Italie. Il s'échappa même jusqu'à dire, quand il sut que l'empereur acceptait le projet, qu'enfin Sa Majesté Catholique remettrait le pied en Italie, et qu'elle y serait soutenue par un bon et puissant ami. Monteléon se flattait en effet que cette assistance ne pouvait manquer à l'Espagne de la part de la France, et comme il avait jugé que la cour de Vienne en penserait de même, il fut très surpris d'apprendre que, contre son ordinaire, elle se rendit si facile. Il attribua ce changement au peu d'espérance qu'elle avait apparemment de conclure la paix ou la trêve avec les Turcs. Mais il se trompait encore, car alors la conclusion de la paix était prochaine. Il crut aussi que l'empereur, voyant les princes d'Italie las de ses vexations, prêts à s'unir ensemble pour secouer le joug des Allemands, ne voulait pas s'exposer à soutenir une guerre en Italie, pendant que celle de Hongrie durait encore; que d'ailleurs il avait à craindre les mauvaises dispositions des peuples de Naples et de Milan, qui seraient vraisemblablement fomentées par le roi de Sicile, si la négociation que ce prince avait commencée secrètement à Vienne ne finissait pas heureusement. Or il n'y avait pas lieu d'en espérer un bon succès. Une des conditions préliminaires que le roi de Sicile demandait était celle de conserver ce royaume; et l'empereur, de son côté, ne trouvait rien de plus sensible et de plus avantageux pour lui que d'en faire l'acquisition. La résistance des ministres piémontais l'aigrit d'autant plus qu'il parut par leurs discours que leur maître prétendait conserver la Sicile de concert et avec l'assistance du roi d'Espagne. À la vérité ils faisaient paraître plus de confiance en ce secours éloigné qu'ils n'en avaient en effet, connaissant parfaitement la faiblesse de l'Espagne et le peu de réalité des forces dont Albéroni faisait valoir les seules apparences. Mais eux-mêmes les relevant se flattaient que, si l'empereur pouvait croire avoir besoin de leur maître, il se rendrait plus facile sur le mariage d'une archiduchesse qu'il désirait avec ardeur pour le prince de Piémont.

Soit qu'ils crussent que le régent par des vues particulières traverserait ce mariage, soit que ce fût dans leur pensée de faire un mérite à la cour de Vienne de parler contre le gouvernement de France, ils parlaient avec peu de circonspection de la personne de M. le duc d'Orléans. La conclusion de leur discours était qu'il ne serait pas bien difficile d'enlever le roi des mains de Son Altesse Royale. Un de ces Piémontais, nommé Pras, se porta même jusqu'à dire que le projet en était fait, et qu'il osait répondre de l'exécution. Le roi n'avait alors d'autre ministre à Vienne qu'un nommé du Bourg, que le comte du Luc, dont il était secrétaire, avait laissé à cette cour quand il en était parti pour revenir en France. Pras s'imagina que du Bourg était opposé aux intérêts de M. le duc d'Orléans, et plein de confiance ou pressé de parler, il lui dit que le roi de Sicile avait des liaisons très intimes avec le cardinal Albéroni, et que par le moyen de cette union secrète, le roi d'Espagne avait prétendu prendre des mesures avec l'empereur pour disposer ensemble, et de concert, du sort de toute l'Europe. Pras fit de plus voir à du Bourg une lettre horrible contre M. le duc d'Orléans qu'il supposa lui avoir été écrite de Paris. La même lettre fut communiquée à l'empereur par l'intrigue des Piémontais, qui prétendirent que ce prince en avait été fort ému. Ils ne réussirent cependant ni dans leurs desseins ni dans les moyens dont ils se servirent pour y parvenir. Le caractère du roi de Sicile était connu depuis longtemps. Il voulut à son ordinaire frapper à toutes les portes. Il les trouva toutes fermées, parce que l'expérience commune avait appris à tout le monde à se défier également de lui; ainsi chacun se réjouissait de voir qu'il était la victime de ses manèges doubles.

Dans ces circonstances, Monteléon zélé pour son maître, attaché peut-être à l'Angleterre par quelque intérêt particulier, souhaitait ardemment qu'il voulût demeurer uni avec le roi d'Angleterre. Il prévoyait l'embarras où se trouverait l'Espagne si les choses en venaient à une rupture, et connaissant qu'elle ne pouvait soutenir seule un engagement contre les principales puissances de l'Europe, il eût conseillé, s'il l'eût osé, de faire de nécessité vertu, de ne pas mépriser le bénéfice offert, et de rendre grâces pour les offenses; mais la crainte de déplaire au premier ministre le retenait; et c'était avec peine qu'il osait confier à ses amis ce qu'il pensait sur l'état des affaires. Il se contentait lorsqu'il en rendait compte en Espagne de mettre, dans la bouche des autres une partie de ce qu'il n'osait représenter comme de lui, et quand la nouvelle de l'acceptation de l'empereur fut arrivée, il représenta que ce prince avilit beaucoup gagné auprès de la cour d'Angleterre en prévenant par son consentement celui qu'on attendait, et qu'on désirait ardemment du roi d'Espagne.

La France et l'Angleterre, unies et sûres de l'empereur, pressèrent vivement la Hollande de souscrire au traité, et d'entrer avec elles dans les mêmes liaisons; mais cette république dont les délibérations sont ordinairement lentes, redoublait encore de lenteur, retenue par le mauvais état de ses finances et par la mauvaise constitution de son gouvernement. L'une et l'autre de ces raisons, obstacles invincibles à la guerre, faisaient désirer ardemment la conservation de la paix. Ainsi la république désapprouvait la précipitation de l'Angleterre, et trouvait qu'elle avait tort de presser l'armement destiné pour la Méditerranée. Les Hollandais, du moins ceux qui ne dépendaient pas absolument de l'Angleterre, accusaient les Anglais d'une égale imprudence, en donnant à l'empereur les moyens de se rendre insensiblement maître de toute l'Italie.

Beretti soufflait le feu qu'il se flattait, et qu'il se vantait souvent mal à propos d'avoir excité, et, pour se faire un mérite auprès d'Albéroni, faisait des pronostics sur les troubles qu'on verrait bientôt en Écosse, si le Prétendant, s'embarquant en Norvège, passait dans ce royaume avec les secours du roi de Suède et du czar, comme on supposait que les torys et les wighs mécontents, et les jacobites le désiraient et le croyaient. Beretti avait ordre d'Albéroni de fomenter l'exécution de ce projet, et de parler pour cet effet, soit à ceux qui seraient dans la confidence du roi de Suède, soit aux ministres du czar à la Haye. Il s'adressa donc aux uns et aux autres. Le roi de Suède avait en Hollande un secrétaire nommé Preiss, mais ce prince se confiait principalement à un officier polonais attaché au roi Stanislas nommé Poniatowski. Beretti, suivant ses ordres, lui demanda si le roi de Suède consentirait à recevoir quelques sommes d'argent du roi d'Espagne, et s'il donnerait en échange des armes et des provisions nécessaires pour la marine d'Espagne. La proposition ne parut pas nouvelle au Polonais. Il dit qu'elle lui avait déjà été faite en secret à Paris par Monti; que tout ce qu'il à voit pu lui répondre était que, se trouvant pressé de se rendre, auprès du roi de Suède, il fallait laisser l'affaire à traiter entre Beretti et Preiss. Il ajouta comme une chose très secrète, et qu'il prétendait bien savoir, que l'amitié qui paraissait si vive entre le roi d'Angleterre et le régent n'était que masquée; que, si la paix qu'il croyait alors prête à se faire entre le roi de Suède et le czar venait à se conclure, la France changerait de conduite, et qu'elle se comporterait à l'égard de l'Angleterre d'autant plus différemment, que le roi d'Angleterre s'éloignait chaque jour de plus en plus de traiter avec le roi de Suède. Beretti, content des bonnes dispositions que Poniatowski lui laissait entrevoir, le fut encore davantage de celles de l'ambassadeur de Moscovie. Ce ministre lui dit que le temps approchait où le roi d'Espagne pouvait tirer un grand avantage de l'intelligence étroite qu'il établirait avec le czar et le roi de Suède, qui de leur côté profiteraient de ces liaisons réciproques. Beretti jugeait qu'elles étaient d'autant plus nécessaires, que, malgré l'espérance que les agents, du roi de Suède lui avaient donnée que l'union entre la France et l'Angleterre ne serait ni, solide ni de durée, il voyait au contraire les ministres français et anglais agir entre eux d'un grand concert, et presser unanimement les États généraux de souscrire au projet du traité. On se flattait même alors que le cardinal Albéroni deviendrait plus docile; on disait qu'il commençait à mollir. Les Anglais faisaient usage de ces avis en Hollande, et s'en servaient comme de raisons décisives pour engager la république à convenir de ce qu'ils désiraient.

Toutefois Cellamare et Monti, mieux instruits des véritables sentiments d'Albéroni, assurèrent toujours Provane qui était encore à Paris, de la part du roi de Sicile, que certainement le roi d'Espagne rejetterait le projet; qu'il ne se contenterait pas des compliments du roi d'Angleterre ni de ses discours équivoques pendant qu'il travaillait par des réalités à augmenter la puissance de l'empereur. Les discours de Cellamare et de Monti étaient confirmés par les lettres qu'ils montraient d'Albéroni. Cellamare pour lui plaire s'exhalait contre le traité en plaintes et en réflexions à peu près les mêmes qu'on a déjà vues. Mais il avait bon esprit, et les propos qu'il tenait ne l'empêchaient pas de connaître parfaitement que le roi d'Espagne, en rejetant le traité, exposait sa monarchie à de grands dangers. On voyait clairement la liaison intime du roi d'Angleterre, prince de l'empire, avec l'empereur chef de l'empire. Il était apparent que les Anglais lèveraient incessamment le masque de médiateurs, et que, reprenant le personnage de protecteurs de la maison d'Autriche, ils insulteraient pour lui plaire les États d'Espagne en Europe et en Amérique. Cellamare le prévoyait, mais, il aurait mal fait sa cour en Espagne, s'il eût annoncé quelque suite fâcheuse des résolutions où le premier ministre voulait entraîner son maître. Ainsi Cellamare se contenta de mettre dans la bouche des personnes sensées ce qu'il n'osait dire comme son, propre sentiment, encore usa-t-il de la précaution de rapporter ces réflexions comme un effet de la terreur qui s'était emparée de tous les esprits, ou d'une prostitution générale. C'était sous ces couleurs qu'il rapportait les différents jugements qu'on faisait du parti que prendrait le roi d'Espagne.

Cellamare inclinant à la paix, parce qu'il en voyait la nécessité, disait que l'opinion commune était que Sa Majesté Catholique en accepterait les conditions conditionnellement, c'est-à-dire qu'elle les soumettrait à la discussion des ministres assemblés, et que cependant il n'y aurait rien de conclu ni d'exécuté jusqu'à ce que toutes les parties intéressées eussent été entendues. Son idée était de profiter du bénéfice du temps propre à guérir les maladies les plus dangereuses, et pour appuyer ce sentiment il citait l'autorité du comte de Peterborough, qui lui avait dit que l'empereur était très éloigné de renoncer à ses droits imaginaires; que ce prince ne consentait au projet que parce qu'il était bien persuadé qu'il n'aurait pas lieu, que le roi d'Espagne le rejetterait, et que l'empereur par sa docilité apparente se concilierait l'amitié des médiateurs. Ainsi l'ambassadeur d'Espagne conseillait à son maître de combattre ses ennemis par les mêmes armes qu'ils prétendaient employer pour l'attaquer, et de contre-miner leur artifice en affectant de faire paraître encore plus de penchant pour la paix et plus de douceur qu'ils n'en témoignaient pour s'accorder sur les conditions. Son but était de procurer une assemblée où les ministres de toutes les parties intéressées conviendraient des conditions d'une paix générale. C'était dans cette conjoncture que Cellamare jugeait que le roi d'Espagne parviendrait à rompre le dangereux fil de cette trame mal ourdie, qui réunissait tant de puissances contre Sa Majesté Catholique. Jusqu'alors elle n'avait, selon lui, d'autre parti à prendre que de prolonger la négociation, et pour y réussir, il conseillait de demander premièrement une suspension d'armes, parce que le roi d'Espagne ne pouvait seul, et par ses propres forces, établir et conserver l'équilibre de l'Europe, malgré l'aveuglement universel de tous les autres princes. La demande d'une suspension engagerait vraisemblablement les alliés à demander aussi au roi d'Espagne de retirer ses troupes de la Sardaigne, et de la remettre entre les mains d'un tiers pour la garder en dépôt jusqu'à là conclusion du traité de paix. En ce cas, Cellamare conseillait à son maître d'insister sur le dédommagement de l'inexécution des traités que l'empereur avait faits peu d'années auparavant pour retirer ses troupes de Catalogne, sans avoir satisfait aux principales conditions de ces traités. Il prévoyait que les prétentions réciproques sur ces matières donneraient lieu à de longues contestations, et comme les Allemands pourraient cependant en venir aux insultes, que même ils seraient peut-être soutenus par les Anglais, l'avis de Cellamare était que le roi son maître, ne pouvant soutenir une guerre déclarée contre toute l'Europe, devait s'armer assez puissamment pour tenir dans le respect ceux qui songeraient à l'attaquer pendant le cours de la négociation de paix. Comme l'Espagne avait principalement besoin de forces maritimes, et qu'il fallait non seulement pour les mettre sur pied, mais encore pour les faire agir et pour les commander, des officiers expérimentés et capables, dont l'Espagne manquait absolument, Cellamare crut donner une nouvelle agréable au roi d'Espagne en lui annonçant qu'un Anglais nommé Camok, autrefois chef d'escadre en Angleterre, était venu nouvellement lui réitérer les offres de services qu'il avait déjà faites à Sa Majesté Catholique. Camok assurait positivement que, si l'escadre Anglaise entrait dans la Méditerranée, il engagerait sept ou huit capitaines de cette escadre à passer, avec leurs navires et leurs officiers, au service d'Espagne, et ce qui est plus étonnant, de semblables promesses étaient appuyées par le témoignage du lieutenant général Dillon, homme de mérite et de probité. Les préparatifs de guerre étoient d'autant plus nécessaires, qu'il prétendait découvrir chaque jour de nouvelles intrigués et de nouveaux moyens que l'empereur et le roi d'Angleterre employaient pour animer le régent et pour l'engager à faire la guerre à l'Espagne.

Suivant cet ambassadeur, les ministres impériaux avaient confié à Son Altesse Royale que le roi de Sicile offrait de céder la Sicile à leur maître, à condition qu'il emploierait ses forces à placer le roi de Sicile sur le trône d'Espagne, si le roi d'Espagne occupait celui de France en cas d'ouverture à la succession à cette couronne. Les Impériaux, disait-il, ajoutaient encore que, si, ce projet n'avait pas lieu, le roi de Sicile consentirait à céder ce royaume en échange, de la simple assurance des successions de Toscane et de Parme, dont il se contenterait. Provane, que le roi de Sicile laissait encore à Paris, traitait de faussetés et de calomnies inventées contre l'honneur de son maître ces différents bruits de traités et de conventions entre l'empereur et lui. Provane, au contraire, disait que toutes les puissances de l'Europe, réunies ensemble, n'entraîneraient pas son maître à s'immoler lui-même tranquillement et volontairement; que, si elles voulaient se satisfaire, elles seraient obligées d'y employer la forcé; qu'alors elles auraient affaire non à un agneau, mais à un lion, qui se défendrait avec les ongles et avec les dents jusqu'au dernier moment de sa vie. Enfin Provane disait que, si la France réduisait le roi de Sicile au pied du mur, il ferait peut-être des choses qu'elle n'aurait pas prévues, et qu'il pourrait contribuer encore une fois à voir les étendards de la maison d'Autriche dans les provinces de Dauphiné et de Provence.

Le nonce du pape n'était pas moins attentif que les ministres d'Espagne et de Sicile à ce qui regardait le progrès de l'alliance, ni moins ardent à relever et à faire valoir tout ce qu'il croyait contraire aux intérêts de là France et aux vues de M. le duc d'Orléans. Sur ce principe Bentivoglio regardait et répandait comme une bonne nouvelle l'opposition du roi d'Espagne au projet de traité. Il assurait en même temps comme une chose certaine que la ligue était faite entre le czar et le roi de Suède; que les forces de ces deux princes étant réunies, le roi de Suède s'embarquait pour aller faire une descente en Angleterre, et rétablir le roi Jacques sur le trône de ses pères. Tout événement capable de déranger les mesures du gouvernement lui paraissait d'autant plus à souhaiter qu'il croyait, et qu'il tâchait de persuader au pape, qu'il ne devait rien attendre de bon pour Rome de la France, etc.

Le pape était bien moins occupé et touché des affaires de la constitution en France, qu'il ne l'était des affaires d'Espagne. Il tremblait de voir la flotte et les troupes de cette couronne venir fondre en Italie; et de la demande qu'elle lui avait faite de ses ports pour son armée navale, à quoi il ne savait que répondre. Il était bien plus en peine d'apaiser les Allemands qui, sans le croire, l'accusaient d'intelligence contre eux avec l'Espagne, pour le tenir sans cesse dans la frayeur et la souplesse à leur égard, et l'obliger ainsi à n'oublier rien pour détourner l'orage qui les menaçait en Italie, tandis que la Hongrie les occupait encore presque tous. Le pape tâchait donc de toucher le roi d'Espagne par le souvenir de tant de grâces qu'il lui avait faites, sans exiger de lui aucune satisfaction pour les offenses qu'il en avait souffertes pendant huit ans. Sa Sainteté voulait que Sa Majesté Catholique lui tînt compte d'avoir détourné l'empereur de poursuivre ses prétentions par l'avoir engagé à la guerre de Hongrie pendant tout le cours de laquelle il lui avait promis qu'il ne serait point attaqué en Italie. Le pape se plaignit amèrement de l'entreprise de Sardaigne, malgré ces engagements, du mépris de ses représentations et de l'odieux soupçon que cette conduite donnait aux Impériaux, qui l'accusaient d'intelligence avec l'Espagne contre l'empereur. Une vive péroraison se termina par les plus fortes menaces, si le roi d'Espagne ne cessait tous ses préparatifs. Le bruit que fit l'empereur à Rome de l'accusation qu'on a vu plus haut qu'il y avait fait porter contre Albéroni sur un prétendu traité qu'il avait fait avec la Porte, fut vivement renouvelé; obligea le pape d'écrire un bref très fort au roi d'Espagne, qui néanmoins se référait à ce que lui dirait son nonce sur la gravité de l'affaire dont il s'agissait, telle qu'il n'en était point arrivé qui approchât de celle-là, depuis les dix-huit années de son pontificat, ni dont la gloire et la conscience de Sa Majesté Catholique pussent être plus fortement intéressées; ce bref plein d'autres expressions véhémentes était de la main du pape, et devait être présenté au roi d'Espagne par Aldovrandi. Ce nonce eut ordre de représenter en même temps à Sa Majesté Catholique que son honneur et sa conscience exigeaient qu'il rétablît incessamment sa réputation si horriblement attaquée, ce qu'il ne pouvait qu'en se désistant de toute hostilité contre l'empereur, et tournant ses armes contre les infidèles, et de menacer, en cas de refus de déférer à cet avertissement, que Sa Sainteté ne pourrait se dispenser de prendre les résolutions que son devoir lui suggérerait.

Ces résolutions étaient déjà méditées. Le pape, épouvanté de la colère de l'empereur, se persuadait voir déjà les preuves de l'accusation que ce prince avait fait porter par son ambassadeur à Rome contre Albéroni sur son prétendu traité avec les Turcs. Ainsi le pape s'était proposé de priver le roi d'Espagne des grâces que Rome avait accordées à lui et à ses prédécesseurs telles que la crusade, le sussidio, et les millions uniquement destinés à soutenir une guerre continuelle contre les infidèles, et que Sa Sainteté, voyant le roi d'Espagne éloigné et sans forces en Italie, ne croyait pas en conscience [devoir] laisser subsister, pour être employés à faire une diversion à l'empereur, tandis qu'il était occupé contre les Turcs. Le pape avait d'autres griefs contre la cour de Madrid. Il se plaignait inutilement du trouble que recevait en Espagne l'exercice de la juridiction ecclésiastique, et il avait représenté avec aussi peu de succès qu'il n'appartenait pas à Sa Majesté Catholique de disposer des revenus des églises de Tarragone et de Vich, dont Albéroni s'était emparé, sous prétexte qu'ils étaient mal administrés pendant l'absence de ces deux évêques rebelles, et s'était mis peu en peine de satisfaire le pape là-dessus, persuadé que la complaisance pour Rome est un mauvais moyen pour en obtenir les grâces qu'on lui demande. Il sollicitait alors avec chaleur l'expédition de ses bulles de Séville. Le pape alléguait qu'il ne voyait point de raison pour autoriser une translation si prompte à Séville de l'évêché de Malaga. Mais il ajoutait qu'étant à la tête du gouvernement d'Espagne, il passait pour être l'auteur du bouleversement qui arrivait à la prospérité des armes chrétiennes, et pour perturbateur public, accusé publiquement d'intelligence avec la Porte, et d'être le directeur d'une diversion qui produisait tant d'avantages à l'ennemi commun de la chrétienté. Feignant de vouloir bien suspendre encore son jugement sur une dénonciation si énorme, il ne pouvait pourtant la dissimuler ni faire des grâces à celui qui était accusé jusqu'à ce qu'il en eût fait voir la calomnie. Il revenait ensuite à ce prétendu soupçon de l'empereur, si offensant pour Sa Sainteté, de sa prétendue intelligence avec l'Espagne contre lui, coloré par le manquement horrible du roi d'Espagne à sa parole sur son armement et sa destination, l'année précédente.

Ces lamentations du pape n'eurent pas l'effet qu'il s'en était promis. Acquaviva, au contraire, avait déclaré que, puisque Sa Sainteté n'avait aucun égard aux instances du roi d'Espagne sur les bulles de Séville, ce prince allait faire séquestrer les revenus des églises vacantes dans ses États, et défendre à ses sujets de prendre aucune expédition en daterie. À ces menaces Paulucci, principal ministre du pape, avait répondu que Sa Sainteté espérait de la droiture du roi d'Espagne qu'il se laisserait toucher des raisons qu'elle avait de suspendre la translation précipitée d'Albéroni de Malaga à Séville, et que ce prince ne voudrait pas augmenter par de nouvelles offenses l'embarras et la peine où elle se trouvait, non seulement parce qu'il avait manqué à la parole qu'il lui avait donnée l'année dernière, mais encore parce qu'il faisait de nouveaux préparatifs pour continuer une guerre si pernicieuse à la religion et à la tranquillité publique.

Le pape voulut que Paulucci écrivît à Albéroni dans le même sens, et à peu près dans les mêmes termes qu'il avait parlé à Acquaviva. On ne manqua pas de représenter à Albéroni ses devoirs comme créature du pape, l'obligation où il était, par conséquent, d'employer son crédit à travailler à la cause commune de la religion, bien loin de travailler à la diversion des forces de l'empereur occupées contre les infidèles. Paulucci l'excita par tout ce qu'il put de plus fort et de plus touchant, l'assura que le pape le priait, comme bon père et comme créateur (quel blasphème dans ces paroles romaines!) plein d'affection, de penser que l'unique moyen de réparer sa réputation, et de recevoir des marques de la reconnaissance de Sa Sainteté, était non seulement de faire cesser ces hostilités, qui pouvaient retarder les progrès des armes impériales, mais encore d'employer contre les infidèles les mêmes forces que le roi d'Espagne prétendait faire agir contre les princes chrétiens (difficilement vit-on jamais lettre si parfaitement inepte). Comme Albéroni avait déjà reçu le plus grand bienfait qu'il pût attendre du saint-siège, le pape, persuadé que l'espérance fait agir les hommes plus que la reconnaissance, jugea que le confesseur du roi d'Espagne montrerait plus d'ardeur de plaire à Sa Sainteté, et peut-être agirait plus utilement qu'Albéroni, déjà revêtu de la pourpre. Elle voulut donc que, le cardinal Albane écrivit au P. Daubenton, et que, lui témoignant la confiance particulière qu'elle avait en lui, il l'assurât qu'elle ne doutait point de sa sensibilité pour ses peines, et qu'il ne fût plus en état que personne de faire utilement au roi d'Espagne les représentations qui regardaient sa conscience, trop exposée par le feu qu'il était sur le point d'allumer en Italie, au préjudice de la religion. La lettre contenait de plus une récapitulation de ce qui était arrivé depuis l'année précédente. Le pape avait dicté les termes de la lettre; il avait employé, sous le nom de son neveu, les expressions les plus pathétiques pour faire voir quels étaient les devoirs du chef de l'Église en cette triste conjoncture, où la religion (c'est le nom) et l'État ecclésiastique (c'est la chose) se trouvaient également en danger. Il insistait sur l'obligation d'un confesseur du roi d'Espagne, qui devait non seulement tirer Sa Sainteté de l'affliction où elle était plongée, mais, de plus, avertir le roi d'Espagne. Elle ne doutait pas même que ces avis n'eussent un plein effet, puisqu'il s'agissait de faire souvenir ce prince qu'il était assis sur un trône occupé avant lui par des rois à qui le saint-siège (si libéral d'étendre sa puissance par des titres vains, qui ne lui coûtent rien) avait accordé le titre de Catholiques à cause de la guerre irréconciliable qu'ils avaient faite aux ennemis du nom de Jésus-Christ (dont on ne voit ni commandement, ni conseil dans l'Évangile, ni dans les apôtres, ni dans pas un endroit du Nouveau Testament. Guerre d'ailleurs uniquement faite par Ferdinand et Isabelle pour réunir à leurs couronnes toutes celles que les Maures occupaient dans le continent de l'Espagne). De ces raisons, Albane tirait la conséquence que le pape son oncle avait lieu d'espérer d'obtenir du roi d'Espagne l'effet de l'offre que ce prince lui avait faite l'année précédente, c'est-à-dire une suspension de guerre contre les chrétiens. Enfin, c'était le moyen que le cardinal neveu proposait pour détruire totalement les écrits que les ennemis du roi d'Espagne avaient imprimés au désavantage de ce prince et de la nation espagnole. Comme les menaces étaient jointes aux représentations, le pape, craignant de nouveaux engagements, voulut que son nonce à Madrid usât de beaucoup de prudence et de circonspection. Il souhaitait que le roi d'Espagne, frappé de la crainte de voir les grâces que ses prédécesseurs avaient reçues du saint-siège révoquées, prévint en le satisfaisant les effets du ressentiment qu'il voulait lui faire appréhender, et comme il doutait si les moyens qu'il employait pour faire agir Albéroni et Aubenton seraient suffisants, il y employait encore le crédit que le duc de Parme avait sur l'esprit de la reine d'Espagne et sur celui d'Albéroni.

On commençait à regarder en Italie ce prince comme l'auteur de la guerre que l'Espagne méditait. Les Allemands de plus lui imputaient à crime d'avoir contribué à la promotion d'Albéroni. Ils menaçaient de s'en venger bientôt et facilement sur ses États, en sorte qu'ayant intérêt de détourner l'orage qu'il voyait prêt à retomber sur lui, il paraissait un agent très propre pour désarmer par sa persuasion le roi d'Espagne, prêt à commencer une guerre qui ne pouvait être que fatale à l'Italie. Ses représentations lui valurent vingt-cinq mille pistoles, que le roi d'Espagne lui fit toucher pour mettre ses places en état de défense, et le besoin que le pape crut avoir du P. Daubenton valut à son neveu le gratis des bulles d'une abbaye que le régent lui avait donnée en considération de son oncle.

Mais il eût fallu des moyens plus puissants pour adoucir le roi, d'Espagne, ou plutôt son premier ministre, personnellement irrité du refus de ses bulles de Séville. Albéroni voulut intéresser la nation espagnole dans sa cause particulière, et, pour faire voir que c'était une affaire d'État, il la fit renvoyer au conseil de Castille avec ordre d'en dire son sentiment. Ceux, qui le composaient profitèrent d'une occasion de signaler sans risque leur zèle pour le maintien des droits de la couronne d'Espagne, donnèrent leurs voeux; et la consulte formée sur leurs avis, très forte contre les prétentions de la cour de Rome, fut rendue publique, et fut accompagnée d'une consultation signée de plusieurs docteurs en théologie et en droit canon. Albéroni, comme revêtu de ces armes, fit dépêcher un courrier à Rome pour intimer au pape un temps fatal pour l'expédition des bulles de Séville, menaçant Sa Sainteté que, si elle différait au delà de ce terme de les faire expédier, le roi d'Espagne emploierait les moyens que le conseil de Castille lui avait suggérés pour ranger la cour de Rome à son devoir. Aldovrandi fut effrayé ou feignit de l'être de la réponse du conseil de Castille. Il représenta donc au pape l'embarras où il se trouvait, voyant augmenter un feu que Sa Sainteté avait intérêt d'éteindre, surtout dans une conjoncture où elle voulait, par ses offices et par sa médiation, tâcher de prévenir la guerre entre les princes chrétiens. Il prévoyait qu'une rupture, même une simple froideur entre les cours de Rome et de Madrid, l'empêcherait bientôt de traiter avec le ministre du roi d'Espagne; qu'il demeurerait sans action, hors d'état d'exécuter les ordres du pape, et par conséquent de faire valoir ses services. Cette situation lui paraissait d'autant plus fâcheuse, que vers la fin du mois d'avril où on était pour lors, on croyait voir quelque disposition à un accommodement entre l'empereur et le roi d'Espagne.

CHAPITRE II §

Étrange caractère du roi de Sicile. — Entretien curieux entre le secrétaire de son ambassade et Albéroni. — Lascaris, envoyé de Sicile, malmené par Albéroni. — Plaintes hypocrites d'Albéroni. — Il déclame contre le traité et tâche de circonvenir le maréchal d'Huxelles. — Albéroni menace; veut reculer le traité et gagner les Hollandais. — Caractère de Beretti. — Embarras des ministres d'Espagne au dehors. — La France et l'Angleterre communiquent ensemble le projet du traité aux États généraux. — Conduite de Beretti. — Son avis à Albéroni et sa jalousie contre Monteléon. — La nation anglaise et la Hollande partagées pour et contre la traité. — Triste prodige de conduite de la France. — Conduite de Châteauneuf en Hollande. — Duplicité des ministres d'Angleterre à l'égard du régent. — Hauteur de Craggs à l'égard du ministre de Sicile. — Efforts du roi de Sicile pour lier avec l'empereur et obtenir une archiduchesse pour le prince de Piémont. — Conduite de la cour de Vienne. — Artificieuse conduite des ministres anglais à l'égard du régent. — Manèges de Penterrieder à Londres. — L'Espagne voudrait au moins conserver la Sardaigne; mal servie par la France. — L'Angleterre s'y oppose avec hauteur. — Triste état de Monteléon. — Les ministres anglais plus impériaux que les Impériaux mêmes. — Ministres espagnols protestent dans toutes les cours que l'Espagne ne consent point au traité. — Efforts de Beretti pour détourner les Hollandais d'y souscrire. — Cris de cet ambassadeur contre la France. — Ses plaintes. — Fâcheuse situation de la Hollande. — Le roi d'Espagne rejette avec hauteur le projet du traité communiqué enfin par Nancré, et se plaint amèrement. — Conduite et avis de Cellamare. — Son attention aux affaires de Bretagne.

L'opinion publique était fondée sur les traitements distingués et les marques de confiance que Nancré recevait d'Albéroni; et comme l'empereur avait accepté le traité, on jugeait que le roi d'Espagne ne voudrait pas s'engager à soutenir seul la guerre contre la France et contre les autres puissances principales de l'Europe. Toutefois les préparatifs de guerre n'étaient point ralentis. L'Espagne pressait son armement avec plus de chaleur que jamais: elle devait avoir vingt navires de guerre, outre les brûlots et les galiotes à bombes; mais les apprêts par mer et les forces par terre n'approchaient pas des forces que le roi d'Espagne pouvait prévoir qu'il aurait à combattre; car, en effet, il n'avait point d'alliés, et c'était sans fondement que le public s'était figuré un traité entré Sa Majesté Catholique et le roi de Sicile. Elle soupçonnait au contraire le roi de Sicile d'être d'accord avec l'empereur, et croyait que la condition principale de leur engagement était celle du mariage du prince de Piémont avec une archiduchesse. Il y avait alors trois ministres piémontais à Madrid: l'abbé del Maro était ambassadeur ordinaire; le roi son maître, peu content de lui et se défiant du compte qu'il lui rendait, avait envoyé Lascaris, soit pour découvrir les véritables sentiments d'Albéroni, soit pour faire avec lui un traité secret; enfin, ce prince soupçonneux et toujours en garde contre ses propres ministres, les faisait épier, l'un et l'autre par le secrétaire de l'ambassade, nommé Corderi, et donnait directement à ce dernier des ordres et des instructions dont la connaissance était cachée à Lascaris comme à del Maro. Immédiatement après l'arrivée de Lascaris à Madrid, Corderi fut chargé d'en aller donner part à Albéroni. Ce premier ministre répondit qu'il était très aise que cette voie lui fût ouverte pour donner au roi de Sicile des preuves effectives d'une confiance très sincère, et pour le persuader de l'attachement naturel qu'il avait pour la personne et pour les intérêts de ce prince; il ajouta que, comme ils ne pouvaient être séparés dans la conjoncture présente des intérêts de la couronne d'Espagne, il se ferait un devoir d'en user à l'égard de Lascaris avec autant d'ouverture et de confiance que les obligations de son ministère le lui pourraient permettre. Les deux agents du roi de Sicile conçurent une merveilleuse espérance d'une si favorable réponse.

Peu de jours après, le secrétaire Corderi retourna chez Albéroni ; il avait à l'instruire des intentions de son maître sur la mission de Lascaris. Le cardinal avait demandé quelles étaient ses instructions, afin de pouvoir traiter avec lui sur les affaires courantes, et Corderi, ayant reçu les ordres du roi de Sicile sur cette question, lui dit que ce prince répondait que, pour fixer les instructions qu'il donnerait à son ministre, il était nécessaire en premier lieu qu'il fût lui-même éclairci sur la diversité des sentiments entre la cour d'Espagne et les cours de Franche et d'Angleterre; en second lieu, qu'il sût en détail quels étaient les projets de guerre du roi d'Espagne, et surtout quels moyens Sa Majesté Catholique avait d'en assurer le succès. Il ajoutait que jusqu'alors le cardinal ne lui avait communiqué que des idées vagues et générales, en sorte que ce prince était demeuré non seulement dans sa première obscurité, mais tombé dans une autre plus grande encore qu'auparavant, voyant la France et l'Angleterre plus déterminées que jamais à procurer l'acceptation du projet qu'elles avaient formé pour la paix générale. Albéroni répondit à cette espèce de reproché qu'il s'était ouvert de reste sur les projets de l'Espagne, et soutint à Corderi qu'il lui avait dit en détail tout ce qu'il pouvait lui confier sur cette matière; souriant ensuite, il fit connaître qu'il soupçonnait les doutes du roi de Sicile, et qu'il les regardait comme un prétexte affecté pour colorer l'accommodement que ce prince avait fait avec l'empereur. Corderi le nia: entre autres raisons qu'il employa pour se défendre, il allégua la nomination que le roi de Sicile venait de faire du comte de Vernon pour l'envoyer en Espagne: le cardinal répondit qu'il n'avait rien à répliquer sur cette nomination; que c'était toutefois une démonstration extérieure assez ordinairement usitée en pareille conjoncture; qu'il avait d'ailleurs de bons avis et réitérés par le ministère de France, qui l'avertissait particulièrement de se garder de s'ouvrir aux ministres du roi de Sicile. Enfin, Albéroni, se laissant aller aux mouvements de son impatience naturelle, dit avec impétuosité que le roi de Sicile ne connaissait point d'autres liens que ceux qui pouvaient convenir à ses intérêts, mais qu'un tel avantage n'était pas de durée; que, si ce n'était pas le père, ce serait un jour le fils qui serait obligé de supplier à genoux le roi catholique de le secourir et de le délivrer de la tyrannie et de l'oppression des Allemands. Corderi ne douta pas que la colère du cardinal ne fût un prétexte pour couvrir ses desseins et pour manquer de parole au roi de Sicile. Une telle conversation ne promettait pas à Lascaris une audience plus favorable, et l'effet répondit aux apparences. Il voulut représenter au cardinal les promesses qu'il avait faites au roi de Sicile de lui communiquer ce qui se passerait dans les négociations de la paix. Lascaris dit que son maître ne pouvait douter qu'elle fût fort avancée, étant informé des longues conférences que Nancré et le colonel Stanhope avaient avec le cardinal. Il répondit avec chaleur qu'il n'était plus obligé à ses promesses, puisque le roi de Sicile avait peut-être déjà signé son traité avec l'empereur, et que le roi d'Espagne en avait des avis certains et positifs. Lascaris voulut en vain combattre et détruire une opinion si injurieuse à son maître; il soutint que ce prince n'avait fait aucune démarche contraire aux derniers traités; qu'on ne devait donc ajouter, aucune foi à des avis qui blessaient sa réputation. Ses répliques furent inutiles; Albéroni rompit l'audience, et, se levant, dit qu'il était obligé de se rendre auprès du roi d'Espagne. Lascaris en tira la conséquence que la, paix était bien avancée et les intérêts de son maître sacrifiés.

Soit feinte, soit vérité, Albéroni déplorait avec ses amis la situation où il se trouvait, la plus scabreuse, disait-il, et la plus critique qu'il fût possible. Il se plaignait que sa fortune ne servait qu'à lui faire passer de mauvais jours et de fâcheuses nuits; il voulait qu'on le crût détrompé du monde, mais forcé d'y vivre pour se conformer et se soumettre aux ordres de la Providence. Il était bien éloigné; comme les Piémontais l'en soupçonnaient, d'entrer dans le traité de paix. C'était sincèrement qu'il déclamait contre, et quoique le détail des conditions secrètes n'eût pas encore été communiqué au roi d'Espagne, Albéroni prétendait que Nancré s'était expliqué assez clairement pour ne laisser aucune curiosité, pas même celle d'ouvrir et de lire les lettres qu'il écrivait en France. Il protestait que le roi d'Espagne perdrait plutôt quarante couronnes que de faire un pareil traité.

Il disait, que, si l'empereur possédait une fois les royaumes de Naples et de Sicile, il serait maître quand il voudrait du reste de l'Italie, et que, si jamais les garnisons espagnoles étaient, admises dans les États de Toscane et de Parme, l'Espagne sentirait le préjudice de la sortie des troupes qu'il faudrait tirer de chez elle sans aucune utilité, parce que la supériorité des Allemands serait telle qu'ils auraient envahi ces mêmes États avant que la nouvelle de leur entreprise fût parvenue en Espagne. Ainsi, le roi d'Espagne perdrait inutilement ses troupes et la dépense pour les transporter. Albéroni, persuadé que le maréchal d'Huxelles n'approuvait pas un traité dont un autre que lui avait été le promoteur et l'agent, chargea Cellamare de lui dire que le roi d'Espagne connaissait trop son esprit, son jugement et sa probité pour le soupçonner d'avoir parlé en cette occasion suivant sa pensée; que si le maréchal convenait que la fraude et l'injustice avaient été employées de manière à forcer Sa Majesté Catholique à s'accommoder à des lois dures et barbares, il aurait raison; mais s'il disait qu'un projet dont le fruit était d'agrandir l'empereur, et d'augmenter sa puissance au delà de ses justes bornes, était un moyen capable d'établir une paix solide, un tel discours répugnerait absolument au bon sens et aux lumières de tout homme sage, instruit des affaires du monde; que si Huxelles regardait cet ouvrage comme un pot-pourri, et comme une trame de l'abbé Dubois, conforme à son génie et à sa personne, les gens sages le croiraient; mais qu'ils ne se figureraient jamais qu'un homme dont la probité et la réputation étaient suffisamment établies pût approuver un projet préjudiciable à l'Espagne, fatal à la France, déshonorant pour le nom du régent, en un mot, scandaleux au monde entier, et capable d'exercer les galants discours qu'on ne manquerait pas de tenir sur un si beau sujet.

Albéroni cependant proposa de former une assemblée pour examiner ce projet, regardant cet expédient comme la seule voie à prendre pour ne se pas éloigner de l'équité, et ne pas offenser la liberté des gens. Et comme le colonel Stanhope le pressait d'entrer dans le traité, il lui répondit seulement qu'il avait écrit en France, et qu'il en attendait les réponses, mais qu'il s'expliquerait plus librement à d'autres. Sur l'injustice prétendue du projet, il disait que les vues de ceux qui en étaient les promoteurs étaient suffisamment connues; que le roi d'Espagne en conserverait le souvenir, s'il était forcé à la dure nécessité de subir la loi qu'on lui imposait; qu'il attendrait un meilleur temps et des conjonctures plus favorables pour se dédommager, et pourvoir lui-même à son indemnité. Comme il voyait les principales puissances unies pour forcer l'Espagne à souscrire aux conditions de là paix, il chercha l'appui de la Hollande, qui reculait à entrer dans le traité. Il fit représenter à ceux qui passaient pour les meilleurs républicains qu'ils devaient par honneur et par intérêt s'éloigner de l'infamie qu'on leur proposait; que les Anglais, depuis quelques années, se croyaient en droit comme en possession de partager le monde à leur fantaisie, d'enlever les États à leurs légitimes possesseurs, et de les distribuer à d'autres selon qu'il convenait à leurs intérêts; que l'exécution de ce traité exécrable ne pouvait être que fatale à la liberté de l'Europe, dont les Hollandais sentiraient les premiers effets, parce que l'empereur, rejoignant la Sicile à Naples, aurait bientôt une marine, et s'emparerait du commerce du Levant, et que les puissances les plus éloignées se ressentiraient bientôt de l'esprit de domination sans bornes de la maison d'Autriche, dès qu'elle se trouverait en possession de l'Italie. Il fit espérer aux Hollandais d'entrer dans les projets que leur compagnie des Indes occidentales lui avait fait proposer pour le commerce de l'Amérique, et tâcha d'augmenter leur jalousie et leur défiance des Anglais sur un article si intéressant.

Beretti, tout occupé des intérêts du roi d'Espagne, et guère moins de se vanter et de faire valoir jusqu'à ses moindres démarches, aurait voulu qu'on lui sût gré à Madrid jusque de son inaction et de son silence. Il trouvait qu'il ne recevait jamais d'ordres à temps, et véritablement ayant à répondre à un ministre difficile, qui souvent désirait rejeter la faute de l'obscurité de ses lettres sur l'exécution de ceux qui les recevaient, Beretti, comme les autres ministres d'Espagne au dehors, était souvent embarrassé du parti qu'il devait prendre autant pour plaire à sa cour que pour le bien des affaires qui lui étaient commises. Il se trouva dans cet embarras, lorsqu'à la fin d'avril l'ambassadeur de France et l'envoyé d'Angleterre allèrent ensemble communiquer aux États généraux le projet du traité de la quadruple alliance. Beretti n'avait pas encore reçu des ordres suffisants, pour régler sa conduite; il jugea qu'en cette conjoncture il ne pouvait rien faire de mieux que de gagner du temps et d'empêcher la république de prendre aucun engagement. Il demanda donc une conférence avec les députés des États, leur tint à son ordinaire force verbiages, et parut content des assurances qu'il en reçut de rapporter à leurs maîtres ce qu'il leur avait dit, et de leur désir de conserver les bonnes grâces de l'Espagne. Beretti les trouvait folles et générales; il crut agir prudemment d'avouer à Albéroni que son inquiétude était extrême depuis que l'ambassadeur de France marchait avec l'envoyé d'Angleterre. Il fit remarquer que cette cour gagnait la supériorité dans le parlement, depuis qu'on savait que M. le duc d'Orléans concourait avec elle. Qu'on avait bien prévu que les Hollandais seraient invités d'entrer dans l'alliance; mais que de plus on était persuadé que, s'ils y résistaient, ils seraient forcés d'y souscrire. On ajoutait, disait-il, que le régent ferait une ligue avec l'empereur; que, quoique la chose ne lui parût pas vraisemblable, tout était possible, s'espaçait contre la France et le traité, et concluait qu'en attendant qu'il reçût des ordres pour régler sa conduite, il ferait tout son possible pour empêcher la république de s'engager. Il supposa que ces ordres lui étaient d'autant plus nécessaires, qu'il avait lieu de se défier des conseils que Monteléon lui donnait. Cet ambassadeur était l'objet de sa jalousie, car, outre que Monteléon était supérieur par son esprit et par son expérience, il avait encore paru que le roi d'Espagne avait pour lui beaucoup de goût, et comme il était Espagnol, il était vraisemblable que ce prince lui donnerait la préférence pour les emplois sur un Italien, qui n'était pas né son sujet. Ainsi Beretti profitait de toutes les occasions d'inspirer en Espagne des soupçons sur la fidélité de Monteléon: la chose n'était pas difficile, c'était faire sa cour au premier ministre de décrier Monteléon. Beretti le représenta comme entrant dans toutes les vues de l'Angleterre, jurant qu'elle n'avait nulle intention de favoriser l'empereur; que séduit par elle, il voulait faire passer le projet de paix comme un ouvrage avantageux au roi d'Espagne qui, par là, remettrait le pied en Italie, et aurait des troupes dans les États de Toscane et de Parme; que la cour de Vienne, qui en prévoyait les conséquences et sentait bien les avantages que l'Espagne en retirerait, n'eût jamais accepté le projet si elle n'avait regardé comme une nécessité de prévenir en l'acceptant les liaisons qui se tramaient contre elle entre la France et l'Angleterre. Ainsi Beretti, tournant en ridicule la fausse politique de Monteléon, soutenait qu'en suivant ses avis on faciliterait à l'empereur les moyens de tout envahir, dont déjà son ministre triomphait.

Il paraissait en effet en Hollande une lettre de Londres de Penterrieder, qui disait que le projet était tel que l'empereur le pouvait jamais désirer, et que l'Angleterre enverrait vingt-six vaisseaux dans la Méditerranée malgré l'opposition de la nation Anglaise. En effet, bien des gens en Angleterre traversaient cette expédition, les uns du parti contraire à la cour, les autres craignant qu'entrant en guerre avec l'Espagne, et la Hollande résistant à se déclarer ne profitât pour son commerce de la neutralité qu'elle affectait de vouloir conserver pour l'Espagne, et véritablement cette considération partageait la Hollande. Ceux qui depuis longtemps étaient dévoués à l'Angleterre ne connaissaient que ses volontés. Les républicains, au contraire, mettaient tous leurs soins à gagner du temps pour éviter que leur État se mêlât d'une affaire commencée sans sa participation par la France et l'Angleterre. Ils représentaient que les sollicitations de ces couronnes n'étaient pas une preuve de leur considération pour leur république, et qu'elles seraient certainement demeurées à leur égard dans le silence si le roi d'Espagne eût souscrit comme l'empereur au traité.

On vit alors ce qui n'aurait pas paru vraisemblable quelques années auparavant: l'ambassadeur de France combattre, conjointement avec l'envoyé d'Angleterre, pour terrasser, de concert avec le Pensionnaire de Hollande, le parti républicain, et ramener aux volontés de l'Angleterre ceux qui, ne regardant que l'intérêt de leur patrie et le maintien du commerce, craignaient d'entrer en de nouveaux engagements que la république serait obligée de soutenir par des dépenses qu'elle était hors d'état de faire, et dont elle ne pouvait attendre pour fruit que de nouveaux troubles et de nouveaux malheurs. Châteauneuf employait cependant tout son crédit pour persuader ceux que lui-même avait autrefois le plus exhortés à secouer le joug de la domination Anglaise. Il agissait en cette occasion avec d'autant plus d'ardeur, que les ministres d'Angleterre s'étaient déclarés hautement contre lui, l'accusant d'être si prévenu des anciennes maximes de France, et, des instructions que le feu roi lui avait données en l'envoyant en Hollande, qu'il était impossible que jamais ils prissent confiance en lui. Châteauneuf n'oublia donc rien pour détruire ces accusations, et y réussit en partie, en forçant Widword, envoyé d'Angleterre à la Haye, d'écrire à Stairs qu'il était content de la vigueur et de l'habileté de l'ambassadeur de France dans la négociation présente. Les ministres du roi d'Angleterre affectaient aussi de dire à Londres que leur maître ne pouvait se défier de la bonne foi du régent, et qu'ils étaient persuadés que l'union entre ces deux princes était parfaite: cette confiance n'était qu'ostensible. Ils parlèrent avec moins de contrainte à La Pérouse. Cet envoyé s'étant plaint de la manière injuste dont le roi de Sicile était traité dans le projet d'alliance, Craggs lui demanda si ce prince n'était entré dans nulle liaison pour détrôner le roi Georges; l'étonnement, les protestations ne furent pas épargnés de la part de La Pérouse; il promit de faire voir la fausseté de ces avis, si le secrétaire d'État, à qui il parlait, voulait bien lui faire part de quelques circonstances. Craggs lui répondit seulement qu'on avait averti le roi Georges que le complot se tramait à Londres, qu'il n'était pas impossible que l'avis fût sans réalité pour tirer quelque récompense, et ne se mit pas en peine de dissiper autrement la crainte de l'envoyé de Sicile, en sorte que ce dernier se figura que la cour de Londres cherchait seulement un prétexte pour obliger le roi de Sicile de révoquer, à l'occasion d'un nouveau traité, la protestation que la reine de Sicile avait fait remettre au parlement d'Angleterre pour conserver ses droits sur cette couronne.

Il y avait cependant encore une autre cause de mécontentement et de jalousie entre la cour de Londres et, celle de Turin. La première craignait les négociations du roi de Sicile à Vienne, et en traversait le succès; et le roi de Sicile faisait tous ses efforts pour se lier avec l'empereur et pour obtenir l'aînée des archiduchesses pour le prince de Piémont; il offrit à l'empereur de le laisser maître des conditions du traité; il avait su gagner le comte d'Althan, dont la faveur auprès de l'empereur était grande. Il semblait que naturellement il devait compter sur le prince Eugène; toutefois ce dernier s'était déclaré contre la négociation des Savoyards. Quoi qu'il eût fait, cependant on le soupçonnait d'avoir agi contre sa pensée, et bien des gens croyaient qu'il souhaitait intérieurement que la négociation du roi de Sicile réussît. Staremberg était un des ministres de l'empereur qui s'opposait le plus fortement à ce mariage. La cour de Vienne, lente à prendre ses résolutions, joignait à ce penchant naturel, beaucoup de politique, non seulement à l'égard de la négociation de Savoie, mais encore à l'égard de l'alliance négociée par l'Angleterre. L'empereur faisait marcher l'une et l'autre du même pas, et comptait tirer de cette lenteur un avantage considérable, car en même temps qu'il obligeait le roi de Sicile de lui offrir la carte blanche, par le désir de ce prince de prévenir, par un traité particulier, la conclusion de la quadruple alliance, on en suspendait les expéditions que Schaub devait porter en Angleterre.

Les ministres de Georges, voulant favoriser l'empereur, aiguisaient, pour ainsi dire, le désir qu'on avait en France de voir cette négociation incessamment finie. Ils représentaient qu'il était de la dernière importance de conclure sans laisser à l'empereur le loisir de changer de sentiment. Ils assument que jamais la cour de Vienne n'avait eu plus de répugnance à aucune résolution qu'à la souscription de ce traité. Ils protestèrent qu'ils ne pouvaient répondre de rien, si le régent s'arrêtait à des bagatelles. Ils le pressèrent de conclure sans perdre de temps, le moyen le plus sûr de faire échouer la négociation de Savoie étant d'assurer la Sicile à l'empereur, sans qu'il eût besoin du roi de Sicile. Il fallait encore pour appuyer les représentations des Anglais faire voir que les affaires de Georges étaient en bon état. La guerre du nord était pour lui l'affaire la plus importante, parce qu'il était beaucoup plus sensible à ce qui regardait ses États d'Allemagne qu'aux intérêts d'une couronne qu'intérieurement il regardait, sinon comme usurpée, au moins comme incertaine sur sa tête, et peut-être passagère. On eut donc soin de faire savoir au régent que le roi de Suède était également disposé à s'accommoder avec Georges et avec le czar, que l'animosité de la Suède tombait principalement sur les rois de Danemark et de Prusse, mais que cette couronne était hors d'état de se venger, faute de marine; que le roi d'Angleterre la tiendrait encore en bride par une escadre avec laquelle l'amiral Norris allait passer dans la mer Baltique. On assurait de plus que le czar avait nouvellement, promis de ne faire point de paix séparée; qu'il avait protesté qu'il n'avait pas eu la moindre pensée de marier une de ses nièces au Prétendant, et que les bruits répandus sur ce sujet étaient les effets des intrigues d'Erskin, son médecin. Il fallait joindre à ces insinuations des apparences de ménagement, même de partialité pour les intérêts du régent. Les Anglais connaissaient que la persuasion était facile; ils croyaient aussi qu'il convenait à leurs intérêts de préférer cette voie à d'autres plus dures; ils employèrent donc les raisons personnelles qui pouvaient le toucher, et ne cessèrent de lui représenter que le moment était favorable et qu'il ne devait pas le laisser perdre. Quelquefois ils affectaient de condamner les prétentions de la cour de Vienne; ils laissèrent entendre que, si cette cour après tant de délais voulait apporter quelque changement aux conditions du traité, le roi d'Angleterre ne le souffrirait pas. Ils savaient que ce prince, bien sûr des intentions de l'empereur, ne s'engageait à rien. Un jour ils assuraient que la négociation de Savoie était prête à échouer, et que, si les Impériaux entretenaient encore les Piémontais par des espérances vagues, ce n'était qu'artifice et dessein d'empêcher que ce prince ne prît un parti de désespoir pendant que l'empereur avait peu de forces en Italie. Un autre jour les Anglais faisaient entendre que la négociation de Savoie s'avançait, et que le comte de Zinzendorff était un des ministres qui l'appuyait le plus fermement auprès de l'empereur.

Penterrieder, de son côté, excita, étant à Londres, de nouveaux soupçons sur cette alliance; il se servit du secrétaire de Modène pour entamer une espèce de négociation avec La Pérouse à qui il fit dire que l'année précédente, pendant que le roi d'Angleterre était en Allemagne, le comte de Schullembourg lui avait offert, de la part du roi de Sicile, de céder cette île à l'empereur; que Sunderland, Stanhope, Bernsdorff et l'abbé Dubois étaient également instruits de cette offre. Penterrieder conclut que les mêmes raisons qui l'année précédente engageaient ce prince à cette cession subsistaient encore, et qu'il devait être également touché des avantages qu'il envisageait alors et des périls où il s'exposerait, s'il perdait l'occasion de regagner l'amitié de l'empereur.

Nonobstant ces insinuations, Penterrieder ménageait avec soin la confiance des ministres d'Angleterre. Il était très content de les voir persuadés que l'union et la vigueur des puissances contractantes était le seul moyen de réduire l'Espagne à des sentiments plus modérés, et de l'obliger à se relâcher sur les difficultés qu'elle apportait encore au traité. Une des principales était la prétention du roi d'Espagne de retenir la Sardaigne. Ce prince ayant demandé au régent de lui aider à obtenir cette condition, Dubois dit à Monteléon qu'il en avait l'ordre exprès de Son Altesse Royale, qu'elle voulait qu'il fît tous ses efforts pour y réussir, qu'elle en avait même écrit au roi d'Angleterre, qu'il craignait cependant que les instances qu'il ferait en exécution de ses ordres ne fussent infructueuses. Monteléon s'étendit en représentations sur l'excès de la puissance de l'empereur. Il les avait souvent faites aux ministres d'Angleterre, mais ils répondaient seulement qu'ils croyaient favoriser l'Espagne en contribuant à la paix. Monteléon pensait de même; il le laissait entrevoir sans oser l'avouer. C'était cependant un grand démérite pour lui en Espagne, et quand il faisait entendre qu'il serait très fâché si les médiateurs, perdant toute confiance pour l'Espagne, signaient enfin le traité entre eux, Albéroni faisait passer cet aveu pour une preuve convaincante que Monteléon était gagné par l'Angleterre.

Cette cour était très opposée à ce que l'Espagne exigeait de conserver la Sardaigne. Les ministres confiaient à Penterrieder qu'ils croyaient que le dessein d'Albéroni était non seulement d'embarrasser l'exécution du traité par cette proposition, mais que, de plus, il voulait garder la Sardaigne comme un entrepôt nécessaire pour les entreprises qu'il méditait et qu'il espérait d'exécuter sur l'Italie, lorsque les temps et les conjonctures seraient plus favorables. Ils envoyèrent au colonel Stanhope de nouveaux ordres de renouveler ses instances auprès du roi d'Espagne pour l'engager à faire cesser ses préparatifs pour la campagne. L'objet des Anglais, de concert avec le ministre de l'empereur, était de procurer à l'escadre Anglaise le loisir d'arriver dans la Méditerranée avant que les Espagnols eussent le temps de commettre aucune hostilité. Ils promirent donc à Penterrieder de concerter avec lui les instructions qui seraient données au commandant de cette escadre, et comme Penterrieder témoignait quelque inquiétude des changements qu'on avait faits à Vienne à quelques expressions dans les actes dressés en conséquence du traité, ils l'assurèrent que le régent ne s'arrêterait pas à de simples formalités, l'empereur, en sa considération, ayant passé avec tant de générosité sur l'essentiel des points qui lui devaient paraître, si durs après qu'on s'était, sitôt écarté du premier plan d'Hanovre.

Les difficultés de la part de l'empereur, augmentaient à proportion des facilités que la cour d'Angleterre trouvait en France. Les ministres d'Espagne dans les cours étrangères avaient ordre de se tenir sur leurs gardes. Ils s'avertissaient mutuellement, et déclaraient en même temps à ceux des princes d'Italie qui se trouvaient dans les mêmes cours qu'il était absolument faux que le roi leur maître eût accepté comme on le publiait le plan du traité, et que ce prince, convenant du projet général, ne se rendît difficile que sur les conditions plus ou moins avantageuses. Ils agissaient conformément à cette déclaration; car en Hollande Beretti travaillait ouvertement à détourner les États d'acquiescer à la proposition que les ministres de France et d'Angleterre faisaient à la république d'admettre l'empereur dans la triple alliance conclue l'année précédente. Après avoir exagéré l'horreur de voir la France, oubliant ce qu'elle avait fait pour placer un prince de la maison royale sur le trône d'Espagne, servir actuellement de lien entre l'empereur et le roi d'Angleterre pour faire la guerre à ce même prince, sorti du sang de ses rois, Beretti conseillait aux principaux ministres de la république d'éluder au moins les instances pressantes des puissances alliées s'ils ne se sentaient pas assez forts, et peut-être assez fermes pour les rejeter ouvertement. Il proposa donc au Pensionnaire comme un moyen de gagner du temps de répondre que ses maîtres avant de prendre un parti décisif, voulaient aussi faire des représentations au roi d'Espagne, et qu'ils enverraient un ministre à Madrid pour essayer de résoudre Sa Majesté Catholique de se rendre plus facile aux conditions qui lui étaient offertes. Beretti croyait que, si cet expédient réussissait, il serait utile aux intérêts du roi son maître d'avoir, avant que de se déterminer, un temps aussi considérable qu'il le désirerait, puisqu'il serait maître de retarder autant qu'il lui plairait la réponse qu'il aurait promise. Dans cette vue Beretti s'attacha principalement à faire nommer un ambassadeur pour Madrid. Il représenta que le roi son maître prendrait plus de confiance en un seul Hollandais qu'en cinq cents ministres Anglais unis ensemble, et pour ne rien omettre de ce qui pouvait animer la jalousie des deux nations, il eut soin de rappeler le souvenir du traité que le comte de Stanhope étant à Barcelone avait fait avec l'empereur, et dont les conditions faisaient voir combien les Anglais étaient attentifs à profiter de toutes les occasions favorables qu'ils croyaient avoir d'obtenir quelque avantage pour leur commerce au préjudice de celui des Hollandais. On dit que, partant pour Amsterdam, il porta ce traité, comptant s'en servir comme d'une pièce excellente pour faire voir à cette puissante ville, si jalouse du commerce qui est la base de sa grandeur, ce qu'elle avait à craindre en tout temps de la part des Anglais, ses rivaux irréconciliables. C'était le temps où elle donne des instructions aux députés qu'elle a coutume d'envoyer aux états de la province: ainsi Beretti regardait comme un point capital de prévenir en faveur du roi d'Espagne une ville qui donne la règle et le mouvement à la Hollande, comme la Hollande le donne aux six autres provinces de l'Union.

Malgré ces diligences qu'il eut grand soin de faire valoir en Espagne, il avoua cependant qu'il ne pouvait espérer rien de bon depuis que la France et l'Angleterre, unies contre le roi d'Espagne, travaillaient et réussissaient à réunir les deux partis de cette république, opposés l'un à l'autre depuis tant d'années. Il semblait que cet ambassadeur n'eût de ressourcé que de se plaindre comme d'une chose qui faisait, disait-il, mal au coeur de voir l'ambassadeur de France aller de porte en porte avec le ministre d'Angleterre, solliciter les députés aux États généraux d'accepter un traité uniquement avantageux à l'empereur, et que ce prince affectait de regarder avec indifférence. Toute vigueur semblait éteinte dans la république, parce qu'elle était en effet dans une situation très fâcheuse. La dernière guerre avait épuisé ses finances. Pendant son cours les Anglais, dominant en Hollande, avaient profité de la conjoncture pour usurper sur les Hollandais beaucoup d'avantages dans le commerce, qu'ils avaient conservés après la paix. La sûreté que les Provinces-Unies crurent trouver par leur Barrière en exigeant de la France et de l'Espagne de laisser les Pays-Bas à l'empereur, les assujettissait à dépendre des Impériaux, en sorte que cette république dont les résolutions étaient autrefois d'un si grand poids dans les affaires de l'Europe, paraissait réduite à suivre encore longtemps les mouvements de l'Angleterre, et à recevoir la loi d'elle et de l'empereur. Toutefois les ministres Anglais trouvaient plus de difficulté qu'ils ne se l'étaient figuré à persuader les provinces, surtout celle de Hollande, et particulièrement les villes d'Amsterdam et de Rotterdam, d'entrer dans le traité de la quadruple alliance. Elles espéraient que, si l'Angleterre rompait enfin avec l'Espagne, elles profiteraient de cette rupture pour faire ensuite plus avantageusement le commerce d'Espagne et des Indes. Elles craignaient en même temps de perdre ce commerce si nécessaire, si la république prenait des liaisons, et si elle entrait dans un projet désagréable au roi catholique. La province de Frise, et ensuite celle de Gueldre, moins touchées de l'intérêt du commerce, et plus accoutumé à suivre et à seconder les vues des Anglais, résolurent les premières d'entrer dans le traité.

Si cette démarche donna de nouvelles espérances aux ministres d'Angleterre, elle n'ébranla pas le roi d'Espagne. Le nombre des puissances prêtes à signer l'alliance augmentait. Il se formait, par conséquent, autant d'ennemis nouveaux prêts à se déclarer contre l'Espagne, sous prétexte qu'elle seule s'opposait au bien commun de l'Europe, en s'opposant à la paix générale. Nonobstant le péril dont le roi catholique paraissait menacé, il rejeta avec hauteur le projet entier du traité que Nancré avait eu enfin ordre de lui confier. Plusieurs conditions de ce projet furent traitées, sous le nom du roi et de la reine d'Espagne, de propositions violentes, injustes, impraticables et pernicieuses. On eut soin de répandre que Leurs Majestés Catholiques en avaient été scandalisées et irritées. Cellamare eut ordre non seulement de s'en plaindre, mais il lui fut enjoint en termes exprès de jeter les hauts cris aussi bien sur les propositions que sur la manière artificieuse dont elles avaient été faites. Il exécuta sans peine un tel ordre, et ne se contraignit pas en déclamant contre les erreurs du gouvernement. Toutefois il crut apercevoir au travers de tout le fief dont les lettres de la cour d'Espagne étaient pleines, qu'elle ne s'éloignerait pas d'avaler la pilule, si elle était, disait-il, mieux dorée et présentée en forme plus civile; mais quelque parti que cette cour voulût prendre, Cellamare conseillait de ne pas se relâcher sur les préparatifs de la guerre et de la marine, persuadé que le moyen le plus sûr de réussir en toute négociation était de traiter les armes à la main.

CHAPITRE III. §

La Sardaigne en achoppement à la paix. — Attention de Cellamare aux affaires de Bretagne. — Adresse de l'avis de Monteléon à Albéroni. — Manège du roi de Sicile. — Penterrieder en profite. — Bassesse du roi de Sicile pour l'Angleterre, qui le méprise et qui veut procurer la Sicile à l'empereur. — Sage avis de Monteléon. — Erreur de Beretti. — Cadogan le désabuse. — Intérêt personnel de l'abbé Dubois. — Plaintes malignes des Piémontais. — Cellamare déclare, tant qu'il peut, que l'Espagne n'acceptera point le projet de traité. — Beretti et Cadogan vont, l'un après l'autre, travailler à Amsterdam pour mettre cette ville dans leurs intérêts contraires. — Nancré rend le roi de Sicile suspect à l'empereur. — Albéroni raisonne sainement sur la Sicile et sur le roi Georges; très malignement sur le régent; artificieusement sur le roi de Sicile; déclame contre le traité, contre lequel il fait faire partout les déclarations les plus fortes; presse les préparatifs. — Secret impénétrable sur la destination de son entreprise. — Continue à bien traiter Nancré et à conférer avec lui et avec le colonel Stanhope. — Le colonel Stanhope pense juste sur l'opiniâtreté d'Albéroni. — Réponse de ce cardinal à une lettre du comte Stanhope, qui le pressait d'accepter le traité. — Plaintes et vanteries d'Albéroni. — Forces actuelles de l'Espagne. — Crédit de ce premier ministre sur Sa Majesté Catholique. — Albéroni menace Gallas, les Allemands et le pape. — Vanteries de ce cardinal. — Vaines espérances de Giudice qui s'indispose contre Cellamare. — Bassesses de ce neveu. — Chimères attribuées à Giudice, qui font du bruit et du mal à Madrid. — Il les désavoue et déclame contre les chimères et le gouvernement d'Albéroni. — Fausse et basse politique du pape. — Cellamare se fait bassement, gratuitement et mal à propos l'apologiste d'Albéroni à Rome. — Il en reçoit de justes reproches de son oncle. — Esprit de la pour de Vienne.

On crut que le régent était embarrassé du refus du roi d'Espagne, et que Son Altesse Royale s'était flattée que la reine d'Espagne aurait engagé le roi son mari à signer un traité qui assurait aux enfants de cette princesse la succession de deux États considérables en Italie. Il y avait encore une voie pour satisfaire le roi catholique, c'était de lui conserver la possession de la Sardaigne; mais la chose ne pouvait se faire qu'au préjudice du duc de Savoie, à qui ce royaume était destiné en dédommagement de celui de Sicile. Le régent dépêcha cependant un courrier à Londres, portant ordre à l'abbé Dubois de le proposer au roi d'Angleterre. Cellamare comptait que ce changement au traité apaiserait le roi son maître et l'engagerait à signer. Il avertit Monteléon de travailler sous main et sans paraître à faciliter le succès de cette prétention nouvelle, sûr que, si elle ne réussissait pas, la signature était inévitable. Peut-être la craignait-il; mais la prévoyant, il donnait une attention très particulière à ce qui se passait en Bretagne, et ne manquait pas d'avertir que, les affaires s'aigrissant, les mouvements de cette province devenaient chaque jour plus considérables. Le roi d'Angleterre ne goûta pas la proposition de laisser la Sardaigne à l'Espagne; il jugea qu'un tel changement au projet de traité exciterait non seulement de nouvelles disputes, mais produirait peut-être des difficultés insurmontables. L'empereur voulait la Sicile à quelque prix que ce fût. Georges voulait le satisfaire, et ne trouvait déjà que trop de peines à réduire le duc de Savoie, sans lés augmenter encore en rétractant l'offre de l'équivalent proposé à ce prince pour la cession de la Sicile. Ainsi le courrier du régent étant arrivé à Londres, le roi d'Angleterre tint pour la forme seulement deux conseils, comme pour délibérer sur cette proposition nouvelle. Il y fut décidé qu'il ne convenait pas d'altérer la substance du projet accepté par l'une des parties; que ce serait s'exposer à des disputes inutiles avec la cour de Vienne; qu'on pouvait même regarder ces contestations comme dangereuses, après avoir eu tant de peine d'engager l'empereur à consentir au projet.

Les ministres d'Angleterre instruisirent Monteléon de cette délibération. Il avait bien jugé que la demande de retenir la Sardaigne ne réussirait pas, mais il n'avait osé s'expliquer sur une proposition dont le roi son maître désirait le succès, et que le premier ministre avait particulièrement à coeur, parce que la Sardaigne était l'unique fruit de tant de dépenses qu'il avait fait faire à l'Espagne. Il fallait, pour combattre l'opinion du prince et du ministre, faire semblant d'y acquiescer, leur en exposer toutefois les inconvénients d'une manière si palpable qu'ils reconnussent clairement par eux-mêmes ce que l'ambassadeur n'osait dire, de peur de s'exposer à déplaire. C'est ce que Monteléon avait souvent pratiqué, mais le succès n'avait pas répondu à ses intentions, non plus qu'à ses ménagements. Il avertit Albéroni en cette dernière occasion que La Pérouse lui avait dit, après l'arrivée d'un courrier dépêché de Turin, que le roi son maître ne se laisserait pas dépouiller de son royaume, sans faire auparavant, pour le conserver, tous les efforts que son honneur et ses droits demandaient. Monteléon, donnant cet avis au cardinal, lui laissait en même temps espérer qu'une résolution si ferme pourrait déconcerter l'exécution d'un projet odieux au roi d'Espagne; mais après avoir fait entrevoir ce rayon d'espérance, il essaya de le détruire lui-même en représentant qu'il n'était pas permis de prendre confiance en la sincérité du roi de Sicile, non seulement par la connaissance que tout le monde avait du caractère de ce prince, mais encore parce que dans le temps même qu'il se récriait si fort contre les dispositions du projet, il tenait à Vienne un ministre caché, et sollicitait fortement l'empereur d'accorder la seconde archiduchesse sa nièce en mariage au prince de Piémont. Monteléon pouvait encore ajouter que Penterrieder continuait d'entretenir une espèce de négociation à Londres avec La Pérouse, et soit sincérité, soit dessein de l'amuser, Penterrieder l'assurait que, si l'empereur avait voulu consentir à laisser la Sardaigne au roi d'Espagne, Sa Majesté Catholique aurait sans hésiter promis d'unir ses armes aux armes impériales pour enlever la Sicile au duc de Savoie, et la donner à l'empereur. Penterrieder, faisant valoir ici l'équité de son maître, et son attention aux intérêts du roi de Sicile, conclut que le mieux pour l'un et pour l'autre serait de s'accommoder ensemble sans l'intervention de la France ni de l'Angleterre.

Le roi de Sicile, attentif à ses intérêts et toujours agissant dans cette vue, ne se reposait pas uniquement sur le succès incertain de la négociation secrète qu'il avait entamée à Vienne. Il écrivit donc au roi d'Angleterre pour lui demander pressement que le projet du traité lui fût communiqué, n'ayant d'autre intention que de concourir et de procurer la tranquillité publique autant qu'il serait en son pouvoir. Il ajouta qu'il était persuadé que le principal fondement de ce projet, était l'observation des traités d'Utrecht et leur garantie; qu'il avait d'autant plus de raison de le croire que jamais il ne s'était écarté de la volonté et des intentions de l'Angleterre, les ayant toujours aveuglément suivies; qu'il protestait aussi que cette maxime serait toujours la règle inviolable de sa conduite. Cette lettre demeura longtemps sans réponse.

Monteléon fit usage de la connaissance qu'il en eut pour convaincre encore le cardinal Albéroni, et du peu de fond qu'on devait faire sur le roi de Sicile qui agissait si différemment de tous côtés, et de l'opiniâtreté de la cour d'Angleterre à conserver toutes les conditions du projet sans y faire le moindre changement; et comme il aurait désiré sur toutes choses que le roi d'Espagne fût entré dans le traité d'alliance, n'osant le dire ouvertement de peur de déplaire, il ne perdit pas cette nouvelle occasion de représenter que, si le roi son maître était contraint de céder à la dure nécessité du temps, et des conjonctures, il était au moins à souhaiter qu'en s'y soumettant, il le fit avec le moins de préjudice qu'il serait possible pour le présent, et avec des dispositions favorables pour l'avenir. Monteléon était persuadé qu'il était impossible de changer dans le moment présent aucune condition d'une convention acceptée et signée par l'empereur; que, si on pouvait espérer quelque modification, ce ne serait tout au plus que dans la suite, par les offices qu'on emploierait avant son exécution, ou plus certainement encore par les offres qu'on pourrait faire et les sommes qu'on distribuerait à Vienne pour arracher le consentement de cette cour. Il regrettait le temps qu'on avait perdu, et soutenait que, si les ministres d'Espagne étaient entrés dans la négociation au moment qu'elle avait commencé avec les ministres d'Angleterre et l'abbé Dubois, le roi d'Espagne aurait peut-être obtenu ce qu'il désirait, et fait changer en mieux les conditions du traité. Mais le nuage s'était formé de manière qu'il n'était plus possible de le dissiper et d'espérer de gagner au moins du temps; seule ressource qui aurait pu rendre meilleure la condition de l'Espagne. Il ne comptait nullement sur l'effet des offices que le régent avait promis d'interposer à Londres et à Vienne, pour obtenir des modifications au traité telles que le roi d'Espagne eût lieu d'être satisfait.

Beretti s'était flatté que de pareils offices seraient d'un grand poids, et que la cour de Vienne, ayant tant de raisons particulières de marquer sa considération pour le régent, ne pourrait se dispenser de déférer à ses instances. Cadogan, nouvellement arrivé de Londres à la Haye, dit avec beaucoup de franchise à Beretti qu'il devait se désabuser d'une espérance si vaine; que, si le régent faisait quelque représentation, il ne la ferait que pour la forme, pour sauver un reste d'honneur, mais sans insister; qu'il ne le pouvait étant totalement engagé. Cadogan poussant plus loin la confidence (c'est-à-dire le mépris de l'Espagne livrée par la France, gouvernée et muselée par l'abbé Dubois qui ne songeait qu'à son chapeau qu'il ne pouvait obtenir que par l'autorité de l'empereur sur le pape, et par la recommandation forte du roi d'Angleterre auprès de l'empereur), dit encore à cet ambassadeur d'Espagne que l'Angleterre n'avait nul penchant pour le roi de Sicile, parce que le souvenir des manèges qu'il avait faits pendant les guerres passées était toujours présent; que, de plus, on savait à Londres que ce prince avait à Madrid un ministre caché, dans le même temps qu'il négociait à Vienne. Si les Anglais regardaient le roi de Sicile comme un prince dont la foi devait toujours être suspecte, les Piémontais se plaignaient réciproquement du régent et du roi d'Angleterre. Ils disaient que Son Altesse Royale, de concert avec Stairs, jouait également le roi d'Espagne et le roi de Sicile; qu'on faisait entendre au roi d'Espagne, pour le porter à l'acceptation du traité, que le roi de Sicile était près de faire son accommodement avec l'empereur; qu'on disait en même temps au roi de Sicile que le roi d'Espagne accepterait le plan, si les demandés qu'il faisait au préjudice de la maison de Savoie lui étaient accordées.

Dans cette situation, Provane qui était encore à Paris, sous prétexte de travailler au règlement des limites, se lia plus étroitement que jamais avec Cellamare. Il l'assura que la répugnance que son maître avait à souscrire au projet était invincible, et Cellamare ne manqua pas de le fortifier dans ces sentiments. Ils étaient conformes aux intentions du roi d'Espagne, car nouvellement encore il avait ordonné à cet ambassadeur de déclarer qu'il trouvait le plan injuste et détestable; que, si jamais il y souscrivait, ce ne serait jamais que forcé par la violence et par la fatalité malheureuse d'être abandonné de tout le monde. Cellamare fit voir à Provane et à beaucoup d'autres les ordres qu'il avait reçus. Il crut d'autant plus nécessaire de s'en expliquer qu'on répandait à Paris et à Londres que le roi d'Espagne consentait au traité, en y changeant seulement quelques conditions. On donnait aux nouvelles propositions que le roi d'Espagne avait faites le nom d'acceptation limitée, et comme le régent avait envoyé à Nancré de nouveaux ordres de presser le roi d'Espagne, plus que jamais, d'accepter le projet, son ambassadeur à Paris, incertain du succès que ces nouvelles instances pourraient avoir, croyait dans cet intervalle être obligé de, rassurer ceux qui désiraient que le roi d'Espagne voulût persister avec fermeté dans ses premières résolutions.

Beretti en usait de même en Hollande. Il fit un voyage à Amsterdam, où il eut des conférences avec les deux pensionnaires Buys et Bassecourt, et les bourgmestres Tropp, Pautras et Sautin. Outre les raisons pour les empêcher d'accéder au traité, il employa les promesses; celles qui regardaient le commerce firent assez d'impression pour empêcher la régence de cette ville de prendre aucune résolution. Heureusement pour Beretti, l'ambassadeur de France n'avait point reçu d'ordre depuis que le courrier que le régent avait dépêché à Madrid était de retour à Paris. Son silence favorisa les discours de l'ambassadeur d'Espagne. Les ministres d'Angleterre s'en plaignirent, et Cadogan se crut obligé d'aller à Amsterdam réparer le mal que Beretti y avait causé. Ce dernier craignait Cadogan, persuadé que le roi d'Angleterre avait remis entre ses mains des sommes très considérables pour gagner des suffrages en Hollande. D'ailleurs il le regardait moins comme Anglais que comme ministre de l'empereur, dont il avait la patente de feld-maréchal.

Les nouvelles représentations que Nancré fit en Espagne ne produisirent pas plus d'impression que celles qu'il avait faites jusqu'alors. Il y ajouta cependant de nouvelles raisons capables de rendre les intentions du roi de Sicile très suspectes. Il avertit Albéroni qu'aussitôt que ce prince avait appris que la France et l'Angleterre offraient la Sicile à l'empereur, il avait dépêché à Vienne, pour l'offrir aussi, mais à condition que la complaisance qu'il témoignait en cette occasion pour l'empereur faciliterait le mariage du prince de Piémont avec l'une des archiduchesses. Nancré dit de plus que l'offre n'était pas nouvelle; que le même duc de Savoie, qui la renouvelait aujourd'hui, l'avait déjà faite peu de temps avant la mort du feu roi; que d'autres difficultés avaient empêché la conclusion du traité qu'il sollicitait à Vienne.

Albéroni était persuadé que l'empereur désirait ardemment la Sicile, et que, depuis la paix d'Utrecht, il n'avait pensé qu'aux moyens de l'acquérir pour s'assurer la conservation du royaume de Naples. Les forces de mer étoient les seules qui manquaient à ce prince; ces deux royaumes entre ses mains lui donnaient moyen d'avoir des forces considérables dans la Méditerranée. Albéroni se vantait d'avoir jugé si sainement des vues de la cour de Vienne, qu'il avait parié, dès qu'il fut question du projet, que l'empereur l'accepterait. Il ne s'étonnait pas, disait-il, que le roi Georges eut voulu faire un tel présent à la maison d'Autriche, parce qu'étant Allemand, et voulant conserver l'injuste acquisition de Brême et de Verden, il devait, pour y réussir, acquérir par une autre injustice les bonnes grâces du chef de l'empire. C'était par cette raison que le roi d'Angleterre, suivant le raisonnement (en cela très juste) d'Albéroni, travaillait à l'augmentation d'une puissance que les Français et les Anglais trouvaient déjà trop grande, et qu'ils convenaient mutuellement qu'il faudrait abaisser dans son temps. Toutefois il paraissait que la cour d'Angleterre n'avait en vue que d'être invitée par l'empereur de rompre avec l'Espagne. La preuve évidente de ce dessein était, selon le cardinal, la résolution prise à Londres d'envoyer une escadre dans la Méditerranée, le tout pour l'intérêt particulier du roi Georges. Albéroni affectait de répandre que ces raisons secrètes et personnelles avaient beaucoup plus de part aux changements projetés dans l'Europe que les raisons d'État, et c'était à cette cause unique qu'il attribuait la résolution surprenante que la France avait prise de concourir à l'agrandissement de la maison d'Autriche. Quelque mauvaise opinion qu'il eut du duc de Savoie; il voulut paraître invincible aux nouveaux soupçons que Nancré essaya de lui inspirer des intentions et de la conduite de ce prince. Il ne les rejeta pas entièrement, mais il dit que le duc de Savoie le faisait assurer que la seule négociation qu'il eût à Vienne était bornée au mariage du prince de Piémont, et que cette cour elle-même lui avait offert une archiduchesse; qu'il déclarait en même temps que jamais il ne consentirait à céder la Sicile, et qu'il priait instamment le roi d'Espagne de s'y opposer. Le cardinal demanda l'explication d'un pareil galimatias, qui ne pouvait servir qu'à couvrir beaucoup de tromperies et de mauvaise foi; car en même temps qu'on voulait persuader au roi d'Espagne que le duc de Savoie offrait volontairement la Sicile, ce même prince conjurait Sa Majesté Catholique de refuser son consentement à une condition si dure. On voulait donc, disait Albéroni, tromper le roi d'Espagne, et le traiter comme un enfant; on lui montrait de loin une babiole, et s'il ne l'acceptait pas, on le menaçait de lui déclarer la guerre; mais il assurait que ce prince était résolu de prendre patience, de ne céder que, dans le cas d'une nécessité indispensable, et de se livrer aux partis les plus extrêmes avant que d'entrer dans un projet, non seulement imaginaire, mais dont l'exécution serait injuste, puisque les princes à qui on désignait, malgré eux, des successeurs, déclaraient hautement qu'ils ne consentiraient jamais à laisser entrer, tant qu'ils vivraient, des garnisons espagnoles dans leurs places. Cette condition, étant une de celles qu'on offrait au roi d'Espagne comme une sûreté de l'exécution du traité, elle donnait aussi lieu à Albéroni de s'écrier que ce plan était un pot-pourri infâme, qui disposait contre toutes les règles et tyranniquement des biens et de l'état des souverains; que les Anglais voulaient être les maîtres du monde pour le partager à leur fantaisie, et que cette malheureuse France, concourant à des maximes si impies, aidant elle-même à se forger des fers, oubliant ses maximes fondamentales, rejetait absolument les résolutions qu'elle avait constamment suivies jusqu'alors de réprimer la barbarie allemande et l'insolence des Anglais.

Les ministres d'Espagne eurent ordre de s'expliquer à peu près dans les mêmes termes en France et en Angleterre. Beretti devait parler de même en Hollande, et déclarer au Pensionnaire, que, si le roi d'Espagne avait à mourir, qu'il ne mourrait que l'épée à la main, et qu'il ne céderait qu'à la dernière extrémité; qu'enfin Sa Majesté Catholique ferait connaître que, si elle avait reçu la loi en souscrivant au traité d'Utrecht, elle se l'était elle-même imposée par sa déférence respectueuse pour les conseils du roi son grand-père. Beretti eut ordre d'ajouter que, si la république de Hollande entrait dans un complot aussi indigne que celui qu'on avait tramé, il dépendait d'elle de le faire, mais qu'elle pouvait s'assurer que jamais le roi son maître n'oublierait une telle injure. Les ministres d'Espagne eurent en même temps soin de faire connaître que jamais le roi d'Espagne n'avait promis de suspendre l'exécution des projets qu'il méditait. En effet on pressait plus que jamais l'armement de la flotte, et vers le commencement de mai, on disait à Madrid qu'elle serait prête à mettre à la voile le 20 du même mois. Bien des gens croyaient le débarquement destiné pour Naples, persuadés que le roi d'Espagne avait un parti puissant dans ce royaume; d'autres assuraient que la reine d'Espagne, en particulier, souhaitait qu'on introduisît des garnisons dans les places du grand-duc et du duc de Parme. Il est certain que le secret avait été gardé très exactement, et que les agents du roi de Sicile, malgré leur activité, ne découvraient encore que ce que le public savait du nombre et de la qualité des troupes qu'on faisait embarquer; mais ils ignoraient absolument le but de l'entreprise, et se trompaient comme les autres dans leurs conjectures.

Albéroni continuait d'avoir beaucoup d'égards pour Nancré. Ils avaient souvent de longues conférences. Le colonel Stanhope était introduit à quelques-unes. Il en avait aussi de particulières avec le cardinal. Les courriers dépêchés continuellement de Paris à Madrid, et de Madrid à Paris, donnaient lieu de croire que la France et l'Espagne agissaient de concert; que, si ce n'était pour l'exécution du traité, ce serait pour la guerre. Les ministres anglais, bien instruits de la manière dont le régent pensait, ne témoignaient nulle jalousie de ses négociations à Madrid; mais le colonel Stanhope était persuadé que ni les instances des François ni les siennes n'apporteraient de changement à la résolution que le roi d'Espagne avait prise de faire la guerre. Il remit au cardinal une lettre qu'il avait reçue pour lui du comte de Stanhope, son cousin, contenant de nouvelles instances pour l'acceptation du projet. Albéroni y répondit dans les termes suivants :

« Si les prémisses que Votre Excellence établit dans sa lettre du 29 du passé étaient vraies, les conséquences seraient infaillibles; mais il est question que laboramus in principiis. Enfin le roi catholique est malheureux, puisque après avoir donné les dernières marques d'amitié au roi de la Grande-Bretagne, et de sa bienveillance à la nation anglaise, non seulement il ne peut tirer de l'un et de l'autre une juste reconnaissance; mais l'état même, d'indifférence lui sera refusé. Je me rapporte à tout ce que le marquis de Monteléon lui dira là-dessus de ma part. »

Albéroni se récriait souvent sur l'ingratitude des Anglais; il voulait faire, croire qu'il recevait souvent des reproches du roi et de la reine d'Espagne, de la vivacité qu'il avait témoignée lorsqu'il avait été question de conclure les deux derniers traités avec le roi Georges. Il prétendait que Leurs Majestés Catholiques lui répétaient fréquemment qu'il s'était laissé trop facilement séduire par les promesses des Anglais. Il se consolait par l'espérance de faire bientôt éclater aux yeux du monde la puissance où l'Espagne s'était élevée depuis le peu de temps qu'il la gouvernait. On était à la veille de voir dans la Méditerranée trois cents voiles sous pavillon d'Espagne, trente-trois mille hommes de débarquement, cent pièces de canon de vingt-quatre, vingt autres de campagne, vingt mille quintaux de poudre, cent mille boulets, trois cent soixante-six mille outils à remuer la terre, des bombes et des grenades à proportion. Il s'applaudissait en songeant qu'on verrait en peu d'histoires un débarquement de trente-trois mille hommes avec un train semblable, particulièrement six mille chevaux. Il se flattait d'être absolument maître de ces troupes, parce qu'elles avaient été payées avec profusion, et parce qu'il avait avancé plusieurs officiers de mérite. Le trésor pour l'armée et pour la flotte montait à un million et demi d'écus. Indépendamment de cette somme, Albéroni avait encore fait remettre à Gênes vingt-cinq mille pistoles pour le duc de Parme.

Tant de dispositions faites dans un temps où l'Espagne n'avait encore donné nulle marque de sa nouvelle puissance, étaient pour son ministre autant de sujets de croire que par son travail et par son industrie, en élevant son maître, il s'était lui-même mis au-dessus de ses ennemis personnels; qu'il n'avait rien à craindre de leurs traits; qu'en vain ils s'efforçaient de le noircir, d'employer la calomnie pour le rendre odieux, soit à l'Espagne, soit au duc de Parme; qu'ils ne réussiraient pas à détruire le crédit et la réputation, que son mérite confirmé par ses grands services lui avait acquis. Le roi et la reine d'Espagne, dont il possédait alors la faveur et la confiance, l'entretenaient dans la bonne opinion qu'il avait plus que personne et de ses talents et de l'étendue de son génie. Comme il était maître d'employer comme il voulait le nom de Leurs Majestés Catholiques, il ne manqua pas de dire qu'elles avaient regardé avec autant d'indignité que de mépris le libelle infâme divulgué contre lui par l'ambassadeur de l'empereur à la cour de Rome. Albéroni promit de se venger du perfide ministre de la cour de Vienne, accoutumé, disait-il, à se servir d'impostures, et de faire la guerre aux Allemands de manière que cette barbare nation s'en sentirait longtemps.

Il ne menaçait pas moins le pape que, l'empereur, quoique ce fût en termes plus doux. Il déplorait le peu de courage que le chef de l'Église montrait lorsqu'il s'agissait de défendre la religion. Albéroni, plein de zèle, gémissait de voir les Allemands profiter de la faiblesse du saint-père, et l'engager à faire chaque jour quelque demande contraire à sa conscience et à son honneur. Il laissait entrevoir que Sa Sainteté aurait lieu de se repentir de la manière dont elle en usait à son égard, autant que de la partialité qu'elle témoignait pour l'empereur. Elle suspendait encore les bulles de Séville; mais Albéroni, déjà pourvu de l'évêché de Malaga, jouissait du revenu des deux églises. Il se vanta qu'ils lui suffiraient pour vivre commodément à Madrid à la barbe de Pantalon et pour aller en avant. Il voulut de plus faire connaître à la cour de Rome qu'il pouvait compter sur les égards que la cour de France aurait pour lui, et qu'il n'avait point à craindre que le régent entreprît de le traverser; la preuve dont il se servit fut de révéler à ses amis que le cardinal del Giudice s'étant adressé au régent pour se justifier auprès du roi d'Espagne par l'intercession de Son Altesse Royale, non seulement elle ne lui avait rendu aucun office, mais même avait envoyé les lettres tout ouvertes de Giudice à Albéroni, sans les accompagner de la moindre ligne ni pour lui ni pour Sa Majesté Catholique.

Toutefois Giudice comptait beaucoup sur les offices de M. le duc d'Orléans; il était même si persuadé qu'ils réussiraient, qu'en attendant la réponse de Son Altesse Royale, il différait à exécuter les ordres qu'il avait reçus d'ôter les armes d'Espagne de dessus la porte de son palais. En vain Cellamare, son neveu, le pressait d'obéir, il attribuait ses instances au désir lâche et bas de plaire au premier ministre. Giudice lui reprocha plusieurs fois la déférence excessive qu'il avait pour les folies furieuses d'Albéroni, et le peu d'attention qu'il faisait aux représentations que le régent s'était chargé de faire, dont il convenait par toutes sortes de raisons d'attendre le succès. Ces reproches renouvelèrent d'autres plaintes plus anciennes que Giudice croyait avoir lieu de faire de son neveu, et rappelant ce qui s'était passé entre eux quelques années auparavant, il compara les insinuations que Cellamare lui faisait alors à celles que ce même neveu, si zélé pour son oncle, lui avait faites à Bayonne pour l'engager à signer l'infâme projet d'Orry sans y changer un iota. Le bruit se répandit que Giudice avait fait des projets et pris des mesures pour retourner en Espagne en cas que le roi catholique vînt à mourir, comptant beaucoup sur la tendresse, du prince des Asturies pour lui, et sur la faveur dont il jouirait auprès de lui s'il montait sur le trône. Ces projets vrais ou faux, et les soupçons des correspondances que ce cardinal entretenait en Espagne, causèrent la prison d'un nommé don François d'Aguilar, que le roi d'Espagne fit arrêter comme principal entremetteur de cette correspondance. Giudice la désavoua, et, traitant de calomnie inventée par Albéroni ce qu'on avait faussement publié de ses dangereuses pratiques, il déclara à son neveu que, s'il ne pouvait espérer de le guérir de la frayeur que le pouvoir d'un premier ministre lui inspirait, et comme courtisan et comme ambassadeur, il le priait au moins et lui conseillait d'épargner tant de ruses inutilement employées pour attirer dans ses sentiments un oncle vieilli dans les affaires, assez instruit du mérite d'Albéroni pour mépriser sa personne et sa toute puissance. En même temps il tournait en ridicule les projets de l'Espagne; il disait que tout le monde riait de voir que cette couronne prétendît donner la loi quand elle était elle-même exposée et sur le point d'être forcée de la recevoir; qu'il semblait par les discours de ses ministres à Rome que le royaume de Naples fût déjà conquis, le Milanais englouti, l'infant don Carlos grand-duc de Toscane et duc de Parme et de Plaisance; qu'il ne manquait rien à ces progrès si rapides que la petite circonstance qu'il n'y avait pas la moindre ombre de vérité; qu'au lieu de ces fables, la monarchie d'Espagne était tellement ruinée par des dépenses capricieuses et folles que le roi d'Espagne, trompé par les espérances dont on l'amusait de recouvrer les domaines d'Italie, emploierait seulement ses richesses à défendre et enrichir le duc de Parme.

Cellamare, très attentif à sa fortune, voulait en même temps plaire à la cour d'Espagne et ménager son oncle; l'événement lui fit voir que l'un et l'autre ensemble était impossible; mais avant qu'il en eût fait l'expérience entière, ne pouvant rien mander à son oncle d'agréable de la part de l'Espagne, il essaya de le consoler et de l'adoucir en l'assurant que la cour de France était très satisfaite de la conduite qu'il tenait à l'égard de la constitution, etc.

Il est certain que le pape connaissait l'intérêt qu'il avait de ménager les couronnes dans une conjoncture où il s'agissait de donner à plusieurs États d'Italie une nouvelle face par le traité de paix qu'on proposait de faire entre l'empereur et le roi d'Espagne. Les droits du saint-siège étaient particulièrement intéressés dans les dispositions projetées, et le pape prévoyait assez qu'il aurait à souffrir s'il n'avait pour lui les princes dont le secours et la puissance pouvaient le garantir du préjudice dont il était menacé. Sa Sainteté, connaissant ses intérêts, se contentait cependant de simples paroles; elle faisait dire qu'elle désirait sincèrement la paix entre l'empereur et le roi d'Espagne; elle avertissait qu'une paix contraire à la justice ne pouvait être bonne, mais loin de se concilier avec aucun des princes intéressés à la conclu de ces grands différends. La seule règle de sa politique était de faire par pure crainte tout ce que l'empereur exigeait d'elle, pendant qu'elle montrait beaucoup de vigueur dans toutes les affaires qui regardaient la France et l'Espagne. Véritablement on aurait tort de condamner la fermeté que le pape fit paraître aux instances réitérées fréquemment que le roi d'Espagne lui fit d'accorder au cardinal Albéroni les bulles de l'archevêché de Séville. Sa Majesté Catholique eut lieu de s'en repentir dans les suites aussi bien que du cardinalat qu'elle avait procuré à cet étrange sujet. Mais alors il gouvernait la monarchie d'Espagne, et les affaires d'un tel ministre devenaient les intérêts les plus importants et du prince et de la couronne. Après cette affaire principale, sollicitée vivement par le cardinal Acquaviva, il y en avait encore une autre où Albéroni avait intérêt; c'était celle de l'accusation que les Allemands avaient intentée contre lui auprès du pape, fondée sur les négociations prétendues de ce premier ministre avec la Porte.

Le prince de Cellamare, quoique dans un emploi qui ne l'engageait nullement à prendre connaissance de ce que les Allemands faisaient à Rome, encore moins de répondre aux invectives qu'ils y publiaient contre Albéroni, crut cependant faire un trait de bon courtisan, et marquer son zèle pour la gloire du premier ministre de son maître, en répondant à l'écrit imprimé et publié par les Allemands. Il le fit par une lettre qu'il écrivit à Acquaviva, et ce dernier, n'osant la rendre publique sans en avoir demandé un ordre précis au roi, son maître, la fit voir au pape, et ne lui en demanda pas le secret. Ce cardinal était naturellement ennemi du cardinal del Giudice; et Giudice ne douta pas un moment que, sous le faux prétexte de faire honneur à Cellamare, Acquaviva n'eût été bien aise d'avoir une pièce entre les mains capable d'irriter à jamais la cour de Vienne contre Cellamare, et d'empêcher qu'il ne fût rétabli dans ses biens, que leur situation dans le royaume de Naples soumettrait par la paix à la domination des Allemands. Il en fit des reproches à son neveu, trouvant que, pour un homme sage, il avait agi trop légèrement, et sans réflexion sur les conséquences dangereuses d'accuser si souvent et si clairement les ministres impériaux de fausseté et de supposition. Giudice ne s'était pas encore déclaré pour l'empereur, mais vraisemblablement il en avait déjà pris la résolution, et, l'écrit de Cellamare paraissant dans une pareille conjoncture, en était d'autant plus désagréable à son oncle; car il savait que le démérite d'un seul devient à la cour de Vienne celui de toute une famille, que les Impériaux ne pardonnent jamais, et que le ressentiment et la vengeance de leur part s'étendent à toute la race tant que les générations subsistent. Giudice, mécontent du roi d'Espagne et de son gouvernement, continuait à le décrier de toute son éloquence, en séparant toujours avec respect le roi de son premier ministre.

CHAPITRE IV. §

Forces d'Espagne en Sardaigne. — Disposition de la Sicile. — Le roi Jacques fait proposer au roi d'Espagne un projet pour gagner l'escadre anglaise et tendant à son rétablissement. — Le cardinal Acquaviva l'appuie en Espagne. — Albéroni fait étaler les forces d'Espagne aux Hollandais. — Albéroni continue ses déclamations contre le traité et contre le régent; accuse Monteléon, qu'il hait, de lâcheté, de paresse; lui fait d'autres reproches; en fait d'assez justes à l'Angleterre et au régent. — Le roi d'Espagne veut demander compte aux États généraux du royaume de la conduite du régent; ne se fie point aux protestations du roi de Sicile. — Divers faux raisonnements. — Malignité insultante et la plus partiale des ministres anglais pour l'empereur sur la Sardaigne et sur les garnisons. — Monteléon de plus en plus mal en Espagne. — Friponnerie anglaise de l'abbé Dubois sur les garnisons. — Maligne et insultante partialité des ministres anglais pour l'empereur sur la Sicile. — Fausseté insigne d'Albéroni à l'égard de la Sardaigne, ainsi qu'il avait fait sur les garnisons. — Les Impériaux inquiets sur la bonne foi des ministres anglais, très mal à propos. — Efforts de Cadogan et de Beretti pour entraîner et pour détourner les Hollandais d'entrer dans le traité. — Tous deux avouent que le régent seul en peut emporter la balance. — Beretti appliqué à décrier Monteléon en Espagne. — Ouverture et plainte, avis et réflexions du grand-duc, confiés par Corsini à Monteléon pour le roi d'Espagne. — Faible supériorité impériale sur les États de Toscane. — Roideur des Anglais sur la Sardaigne, et leur fausseté sur les garnisons espagnoles. — Mouvements de Beretti et de Cellamare. — Fourberie d'Albéroni. — Sa fausseté sur la Sardaigne. — Fureur d'Albéroni contre Monteléon; aime les flatteurs; écarte la vérité. — Chimères, discours, étalages d'Albéroni. — Friponnerie d'Albéroni sur les garnisons. — Il fait le marquis de Lede général de l'armée, et se moque de Pio et l'amuse.

Ce prince [Philippe V], de son côté, très éloigné d'accepter les conditions de la paix qu'on lui proposait, se préparait à l'exécution d'une entreprise dont, en mai 1718, l'objet était encore ignoré de toute l'Europe. On commençait véritablement à soupçonner qu'elle pouvait regarder la Sicile. Les forces espagnoles étaient grandes; il y avait en Sardaigne un corps de dix-sept mille hommes effectifs; dont trois mille cinq cents hommes étaient cavalerie ou dragons, outre ce qui devait être embarqué sur la flotte qu'on attendait d'Espagne. Les troupes du duc de Savoie en Sicile se réduisaient à huit mille hommes, composés en partie de gens du pays mal affectionnés à leur prince, et disposés à se soulever dès que les vaisseaux d'Espagne paraîtraient à la côte. On supposait alors qu'ils y arriveraient facilement longtemps auparavant que la flotte qu'on préparait en Angleterre pût venir au secours du roi de Sicile.

Cette disposition prochaine de nouvelles guerres rendit l'espérance au roi Jacques. Il ne pouvait se flatter d'aucun secours tant que l'Europe demeurerait tranquille. L'union de la France avec la Grande-Bretagne assurait l'état de la maison d'Hanovre. Ce prince ne voyait donc de ressource pour lui que de la part de l'Espagne, car il était évident que l'empereur et le roi d'Angleterre demeureraient unis inviolablement, moins pour satisfaire à leurs engagements réciproques, faible barrière pour arrêter le roi Georges, que par la raison de leurs intérêts communs. Le roi d'Espagne étant sur le point d'attaquer l'empereur, il était comme impossible que l'Angleterre armant, ne prît et ne voulût prendre part à la guerre. Ainsi le roi Jacques, attendant désormais son salut de l'Espagne, s'empressa de lui rendre service autant qu'il dépendait de son pouvoir, borné dans une sphère très limitée. Un Anglais, officier de marine, dont ce prince prétendait connaître parfaitement le courage et la fidélité, lui proposait d'aller par son ordre à Madrid communiquer au cardinal Albéroni un projet dont le succès presque sûr serait également avantageux aux deux rois. Commock était le nom de cet officier.

Son plan était d'avoir des pouvoirs et du roi son maître et du roi d'Espagne, pour traiter secrètement, soit avec l'amiral Bing commandant l'escadre anglaise, soit avec d'autres officiers de cette escadre. Il promettait de les engager à se déclarer en faveur du roi Jacques, et pour le servir, à se joindre à la flotte d'Espagne. Commock demandait, pour assurer l'effet de sa négociation, une promesse du roi d'Espagne d'ouvrir ses ports et d'y donner retraite aux navires anglais, dont les capitaines s'y rendraient à dessein de joindre la flotte d'Espagne et de se déclarer en faveur de leur souverain légitime. Il désirait de la part de son maître une lettre au chevalier Bing, écrite en termes obligeants, avec promesse, si Bing y déférait, de cent mille livres sterling, et de le revêtir du titre de duc d'Albemarle. Au refus de Bing, le négociateur demandait le pouvoir de faire les mêmes offres à l'officier qui commanderait sous les ordres ou au défaut de l'amiral. Il voulait de plus une lettre circulaire à tous les capitaines de l'escadre, une déclaration en faveur des officiers et des matelots, la permission de promettre à chacun des récompenses proportionnées à son rang et à ses services, à condition cependant que ceux qui voudraient les obtenir s'expliqueraient dans le terme que cette déclaration prescrirait. La récompense était vingt mille livres sterling, qui seraient payées par le roi d'Espagne à chaque capitaine de vaisseau de ligne qui amènerait son navire au service de Sa Majesté Catholique, et se déclarerait pour le roi Jacques; de plus une commission d'officier général. Tout lieutenant de vaisseau qui saisirait son capitaine refusant les offres, et amènerait le navire dans un port d'Espagne, devait avoir la commission de capitaine, le titre de chevalier, et cinq mille livres sterling que le roi d'Espagne lui payerait. On promettait aux subalternes un avancement proportionné à leur mérite, une médaille, et deux mille livres sterling de récompense. Quant aux matelots, outre le payement de la somme qui leur serait due, ils auraient encore cinq livres sterling de gratification. Outre ces offres générales, Commock demandait une lettre particulière du roi son maître pour un capitaine nommé Scott dont il vantait fort le crédit, et pour l'engager, il fallait lui promettre de le faire comte d'Angleterre, amiral de l'escadre bleue, et lui, payer trente mille livres sterling quand il joindrait la flotte d'Espagne, ou bien quand il entrevoit dans quelqu'un des ports de ce royaume. Le point principal était le secret et la diligence. Le roi Jacques ne risquait rien à tenter le succès des visions de Commock; il adressa donc au cardinal Acquaviva le projet de cet officier, le pria de le communiquer incessamment au roi d'Espagne, ce plan intéressant Sa Majesté Catholique autant que lui-même; et comme elle pouvait trouver que les dépenses proposées par Commock monteraient à des sommes trop considérables, le roi Jacques offrit de les rembourser quand il serait rétabli.

Acquaviva appuya ces vues, soit qu'elles lui parussent solides, soit qu'il voulût faire plaisir à ce prince que la fortune persécutait depuis qu'il était né. Le cardinal observa seulement que les gens attachés au roi Jacques étaient gens abattus par leurs malheurs, presque au désespoir, plus remplis de bonne volonté que de force pour exécuter; qu'enfin ceux qui désirent voient pour l'ordinaire les choses plus faciles que les indifférents. La conjoncture était favorable pour faire écouter, même admettre à la cour de Madrid toute proposition capable de faciliter au roi d'Espagne les moyens de soutenir la guerre. Ce prince, déjà embarqué bien avant, voulait à quelque prix que ce fût, persister dans l'engagement qu'il avait pris. Toutefois il était seul; les puissances principales de l'Europe s'opposaient à ses desseins; Albéroni déplorait leur aveuglement; il prévoyait que le succès de la guerre serait au moins incertain.

Au défaut d'alliés, il fallait diminuer le nombre d'ennemis; et quoique les neutres et les tièdes soient de la même classe, par conséquent également rejetés, le premier ministre d'Espagne aspirait à maintenir les Hollandais dans l'inclination qu'ils témoignaient pour la neutralité. C'était donc en Hollande principalement qu'il faisait publier et la résolution que le roi d'Espagne avait prise de ne pas subir le joug des Anglais, et le détail des forces que ce prince avait, et qu'il emploierait à soutenir son honneur aussi bien que ses intérêts.

Beretti eut ordre de déclarer à la Haye que son maître hasarderait tout plutôt que de recevoir les conditions que l'Angleterre prétendait lui imposer, et voir la Sicile entre les mains de l'empereur. Quant aux forces de l'Espagne, l'ambassadeur devait dire qu'elles se montaient, à l'égard des troupes, à quatre-vingt mille hommes; que le roi d'Espagne avait trente navires de guerre, qu'on en construisait encore actuellement onze dans les ports d'Espagne, chaque navire de quatre-vingts pièces de canon. Suivant ce même récit, il y avait trente-trois mille hommes de troupes réglées destinées pour le débarquement, au lieu où il serait jugé à propos de le faire. Le payement de ces troupes et de l'armée navale était assuré pour le cours entier de l'année. Enfin on établissait comme chose certaine que Sa Majesté Catholique n'avait encore consommé que sept mois de son revenu des rentes générales et provinciales, et qu'elle attendait le retour de soixante-treize vaisseaux qui revenaient des Indes. Avec ces belles ressources, Albéroni concluait qu'il y aurait poltronnerie et bassesse à céder, hors un cas de nécessité absolue; qu'il fallait auparavant éprouver toutes sortes de contretemps; même s'il était nécessaire de périr, périr les armes à la main; et qu'avant qu'être réduit à cette extrémité, le roi d'Espagne verrait et connaîtrait ses véritables amis, en sorte qu'après cette épreuve, il serait en état de prendre à leur égard des mesures certaines; car il persistait toujours à conclure que le projet était chimérique en ce qui regardait les conditions proposées pour le roi d'Espagne, et qu'on devait le nommer monstrueux à l'égard des avantages accordés à l'empereur; en sorte qu'il paraissait clairement que la raison ni la justice n'avaient pas dirigé un tel ouvrage, et qu'il était seulement forgé par la passion et par l'intérêt particulier de ceux qui l'avaient imaginé. Voulant fortifier son avis par le témoignage de tous les gens sensés, il assurait, qu'il n'y en avait aucun qui ne fût surpris de voir les principales puissances de l'Europe, comme conjurées ensemble, concourir aveuglément à l'agrandissement d'un prince qu'elles devaient craindre par toutes sortes de raisons, et tâcher, par conséquent, d'abaisser en cette occasion. Il donnait aux bons Français le premier rang parmi les gens sensés, soutenant qu'ils regardaient le projet avec horreur, et qu'ils [étaient] pénétrés de douleur de voir la conduite du gouvernement, si directement opposée aux anciennes maximes que la France avait suivies et soutenues par de si longues guerres pour tenir en bride la puissance autrichienne.

Albéroni, depuis longtemps ennemi de Monteléon, l'accusait de ne parler que par l'organe de l'abbé Dubois. La lâcheté de cet ambassadeur, disait le cardinal, allait jusqu'au point de dire que, considérant la fierté de l'empereur, il était étonné qu'il eût accepté le projet. Enfin le roi, la reine, ni le premier ministre d'Espagne, ne pouvaient lire ses lettres sans indignation. Albéroni, dans ces dispositions à l'égard de Monteléon, lui reprocha durement la tranquillité qu'il faisait paraître en parlant du projet du traité. Il ne lui déguisa pas que Leurs Majestés Catholiques avaient parfaitement reconnu qu'il se rendait l'organe de l'abbé Dubois, pendant que les autres ministres détestaient son plan comme abominable par les conséquences, fatal à la liberté des souverains, totalement opposé à la raison d'État; renversant tout principe d'établir un équilibre en Europe, et d'assurer le repos de l'Italie, malheureusement ensevelie sous la dure servitude d'un prince trop puissant et d'une nation insatiable: réflexion qu'un ministre né en Lombardie devait faire encore, plus naturellement, que tout autre. À ces reproches, il en ajouta d'autres fondés sur la lenteur de Monteléon à faire savoir en Espagne ce qui regardait l'armement et la destination de l'escadre anglaise, car il était persuadé que la cour de Londres, ayant mis toute son étude à tromper le roi d'Espagne par un projet idéal que le cardinal nommait un hircocerf, attendait seulement le moment de se déclarer en faveur de l'empereur, afin de le mettre en possession de la plus belle partie de l'Italie, et de lui donner ce nouveau moyen d'usurper les autres États de cette partie de l'Europe sans que qui que ce soit pût l'empêcher. Ainsi, disait-il, les Anglais traitent le roi d'Espagne comme un roi de plâtre; ils croient pouvoir lui imposer toutes sortes de lois; ils se figurent encore que, après bien des vexations et des insultes, ils obligeront ce prince à leur rendre grâces d'avoir forgé un projet chimérique, absolument impossible dans son exécution. Les reproches d'Albéroni tombaient encore moins sur l'Angleterre que sur le régent. Ce prince sollicitait fortement les Hollandais d'entrer dans l'alliance. Albéroni déclara que ses instances avaient achevé entièrement d'irriter le roi et la reine d'Espagne; qu'elles prouvaient authentiquement que la conduite du régent n'était pas celle d'un médiateur, mais celle d'une partie intéressée aux avantages de l'ennemi irréconciliable des deux couronnes, celle enfin d'un prince qui récemment avait assez fait voir le désir qu'il aurait de les anéantir s'il en avait le pouvoir; et d'ailleurs, disait-il, quelle raison pour les médiateurs de faire la guerre parce que le prince à qui ils offrent des visions ne les accepte pas comme une proposition réelle et avantageuse? Il ajoutait que le roi d'Espagne ne pouvait donner ce caractère de solidité à l'offre qu'on lui faisait de mettre des garnisons espagnoles dans Parme et dans Plaisance, parce que, si ces garnisons étaient fortes et telles que le besoin le demandait, il serait impossible que le pays pût fournir à leur subsistance; que si elles étaient faibles, elles seraient sacrifiées d'un moment à l'autre, et qu'autant de soldats et d'officiers dont elles seraient composées deviendraient autant de prisonniers qui entreraient dans ces places à la discrétion des Allemands.

Le roi d'Espagne, ayant donc bien examiné toutes choses, voulait voir si la France lèverait le masque, et se porterait jusqu'au point de lui déclarer la guerre ouvertement. Cellamare eut ordre de répandre dans Paris que son maître ne recevrait la loi de personne, encore moins du régent que de qui que ce soit; que Sa Majesté Catholique croyait pouvoir s'adresser aux états généraux du royaume, et leur demander compte de la conduite de M. le duc d'Orléans, les choses étant réduites au point qu'elle pouvait désormais se porter aux plus grandes extrémités. Tout expédient, tout tempérament devait être désormais proscrit, parce que le coeur était ulcéré par la conduite que le régent avait tenue, et par ses engagements si contraires aux intérêts d'honneur, et [à] la réputation de Leurs Majestés Catholiques. Albéroni était cependant embarrassé de la conclusion d'un traité entre l'empereur et le roi de Sicile. On disait que ces princes étaient convenus entre eux de l'échange du royaume de Naples avec les États héréditaires de la maison de Savoie. Cette nouvelle vraisemblable était regardée comme vraie parce que le caractère du duc de Savoie donnait lieu d'ajouter foi à tout ce qu'on publiait de ses négociations secrètes, quoiqu'on pût dire de contraire aux assurances que ses ministres donnaient en même temps de sa fidélité envers les princes dont il souhaitait de ménager l'amitié. Ainsi Lascaris, qui paraissait être son ministre de confiance à Madrid, à l'exclusion de l'abbé del Maro, son ambassadeur ordinaire, protestait que son maître était libre, et qu'il n'avait fait aucun traité avec l'empereur; que, si jamais il entrait en quelque accommodement avec ce prince; il ne perdrait point de vue les traités qu'il avait signés avec le roi d'Espagne; qu'ils seraient sa règle; qu'il ne prendrait aucun engagement qui leur fût contraire; et qu'enfin il ne conclurait rien sans l'avoir auparavant communiqué à Sa Majesté Catholique. Mais ces protestations étaient de peu de poids, et le cardinal, persuadé que le ministre confident du roi de Sicile serait le premier que ce prince tromperait pour mieux tromper le roi d'Espagne, répondit seulement qu'il rendrait compte à Sa Majesté Catholique des nouvelles assurances qu'il lui donnait de la part de son maître; qu'il pouvait aussi lui écrire qu'elle ne conclurait rien avec l'empereur sans la participation du roi de Sicile. Albéroni prétendit que les avis de ces traités lui avaient été donnés comme certains par les ministres de France et d'Angleterre; mais il ajouta qu'ils étaient suspects, parce que le régent et le roi Georges, désiraient uniquement pour leurs intérêts l'embrasement de toute l'Europe, et particulièrement celui de l'Italie. Malgré les déclamations continuelles et publiques, et le déchaînement d'Albéroni contre la France, on disait sourdement qu'il y avait une intelligence secrète entre cette couronne et celle d'Espagne. Bien des gens, à la vérité, croyaient que ces bruits étaient artificieux, qu'ils étaient répandus par le premier ministre pour mieux cacher ses entreprises et pour leur donner plus de crédit. Cette opinion paraissait confirmée par la douceur qui régnait dans les conférences fréquentes que le cardinal avait avec Nancré. On n'y découvrait pas la moindre émotion ni le moindre commencement de froideur. On supposait donc qu'il y avait dans le projet de traité des articles secrets infiniment plus avantageux pour l'Espagne que ceux qu'on avait laissés paraître. On ajoutait que la France ni l'Angleterre ne s'opposaient pas au départ de la flotte espagnole. On allait jusqu'à dire que l'escadre anglaise agirait de concert avec elle pour l'exécution du projet, dont la connaissance n'était pas encore livrée au public. D'autres, moins crédules et plus défiants, soupçonnaient également la foi de la cour de France et de celle d'Espagne. Ils se persuadaient que toutes deux voulaient sonder et découvrir réciproquement ce que l'autre pensait, gagner du temps, et que ces manèges si contraires à la bonne intelligence finiraient par une rupture. Ils étaient persuadés que la cour de France était bien éloignée de souhaiter que le roi d'Espagne fit des conquêtes; qu'elle désirait seulement de le voir engagé à faire la guerre en Italie, et forcé de s'épuiser pour la soutenir. Comme le roi d'Espagne avait frété un grand nombre de bâtiments français pour servir au transport de ses troupes, ceux qui prétendaient que le régent verrait avec plaisir commencer la guerre en Italie, regardèrent comme une preuve de leur opinion, et comme une collusion secrète, la permission tacite qu'il semblait donner aux sujets du roi, d'employer leurs vaisseaux au service de Sa Majesté Catholique. Enfin chacun raisonnait à sa manière, et peu de gens croyaient que l'Espagne, seule et sans certitude d'alliés, voulût entreprendre la guerre.

On eut lieu de croire que le roi d'Espagne, paraissant difficile sur le projet de traité en général, avait seulement en vue d'obtenir quelque avantage particulier, car Albéroni dit clairement au colonel Stanhope que ce prince accepterait le projet s'il obtenait de conserver la Sardaigne. Le colonel ayant fait savoir en Angleterre la proposition qui lui avait été faite, les ministres anglais assurèrent Monteléon que leur maître était très affligé de ne pouvoir acquiescer à une demande si raisonnable. Ils se plaignirent du silence que le roi d'Espagne avait gardé jusqu'alors sur cette prétention, et feignirent d'en être d'autant plus touchés que, selon eux, il y aurait eu moyen de satisfaire Sa Majesté Catholique si elle eût déclaré plus tôt ses prétentions; que l'argent aurait été bien employé pour y parvenir, et que l'Angleterre aurait volontiers concouru avec la France pour assembler fine somme telle qu'on eût obtenu ce que désirait le roi d'Espagne; mais malheureusement cette conjoncture favorable était, disaient-ils, passée, parce que l'engagement était pris avec l'empereur, qu'il était impossible d'y rien changer, que ce prince se trouvait dans une telle situation qu'il rejetterait avec hauteur toute proposition d'altérer la moindre clause du traité; qu'il se voyait d'un côté sûr, et comme à la veille de conclure la paix avec le Turc; que, d'un autre côté, le roi de Sicile continuait de faire des propositions avantageuses à la maison d'Autriche et que la cour de Vienne accepterait si l'Angleterre lui donnait quelque occasion de retirer sa parole: inconvénients que le roi d'Angleterre voulait surtout éviter par affection et par tendresse pour le roi d'Espagne, car il prétendait que Sa Majesté Catholique devait lui savoir beaucoup de gré de ce qu'il avait fait pour elle et les ministres anglais feignaient de ne pouvoir comprendre l'injustice que la cour de Madrid leur faisait, de les accuser de partialité pour l'empereur, quand ils servaient réellement l'Espagne, et qu'ils faisaient voir par les effets la préférence qu'ils donnaient à ses intérêts sur ceux de la maison d'Autriche.

Monteléon se vanta d'avoir essuyé des reproches de leur part, et prétendit qu'ils l'accusaient d'être auteur des soupçons injustes que le roi son maître faisait paraître à leur égard. Mais ces accusations ne le disculpaient pas à Madrid. Albéroni avait trop de soin de le représenter au roi et à la reine d'Espagne comme vendu aux Anglais; et quand le cardinal n'aurait pas eu le crédit et l'autorité d'un premier ministre absolu, il aurait cependant persuadé d'autant plus aisément que la cour d'Angleterre, donnant de grandes espérances au roi d'Espagne, ne tenait rien de ce qu'elle avait promis quand il s'agissait de l'exécution. C'est ainsi que les, ministres anglais promirent à l'abbé Dubois qu'il serait permis au roi d'Espagne de mettre des garnisons espagnoles dans les places des États du grand-duc et du duc de Parme. Monteléon fit des instances pour obtenir que la déclaration d'une condition si essentielle, qui n'était pas comprise dans le projet, lui fût donnée par écrit. L'abbé Dubois lui promit de refuser sa signature au projet, si cette condition n'était auparavant bien assurée. Nonobstant les assurances et les promesses, les Anglais refusèrent de la passer, et dans le temps qu'ils éludaient la parole donnée au roi d'Espagne, ils assuraient son ambassadeur que l'objet du roi leur maître, en armant une escadre pour la Méditerranée, était d'autoriser et d'employer ces vaisseaux suivant les réponses dont il doutait, et qu'il attendait de la cour de Vienne. Monteléon désirait que leurs intentions fussent droites. Il était de son honneur et de son intérêt que la correspondance s'établît parfaitement entre la cour d'Espagne et celle d'Angleterre, et profitant de la disposition de son coeur, ne se contraignait pas lorsqu'il était question de ménager d'autres princes au préjudice de Sa Majesté Catholique. Les ministres d'Angleterre, pressés de conserver la Sardaigne à ce prince, s'étaient excusés d'y travailler, alléguant pour prétexte que l'empereur ne souffrirait jamais que le traité reçût la moindre altération dans les conditions dont les parties intéressées étaient convenues. La crainte d'un changement de la part de l'empereur, était le motif qu'ils employaient pour autoriser le refus d'une condition demandée par le roi d'Espagne, comme un moyen de lever toute difficulté, et de conclure un, traité qu'on proposait comme la décision du repos général de l'Europe. Mais en même temps qu'ils parlaient ainsi à l'ambassadeur d'Espagne, Stanhope, impatient des reproches que lui faisait le ministre de Savoie, répondit aux plaintes de cet envoyé que le duc de Savoie, qui se plaignait d'être abandonné par l'Angleterre, ne savait pas reconnaître les obligations qu'il avait à cette couronne; qu'elle soutenait seule les intérêts de ce prince, bien résolue de ne se pas relâcher sur un point qu'elle avait si fort à coeur; que le projet serait accepté par le roi d'Espagne, si le roi d'Angleterre consentait à lui laisser la Sardaigne; mais qu'il était trop attentif aux intérêts du roi de Sicile pour y laisser donner quelque atteinte, nonobstant les difficultés qu'il trouvait de tous côtés lors qu'il était question de soutenir ces mêmes intérêts; et qu'actuellement sa plus grande peine à Vienne était de vaincre la répugnance presque insurmontable, que l'empereur montrait à renoncer à ses droits sur la monarchie d'Espagne en faveur de la maison de Savoie.

Si les Anglais cherchaient à faire valoir en même temps leurs soins et leurs peines pour des princes dont les intérêts étaient directement opposés, la conduite d'Albéroni n'était pas plus sincère que celle de la cour d'Angleterre, car il demandait au roi Georges la conservation de la Sardaigne pour le roi d'Espagne; et pendant qu'il insistait sur cette condition, comme sur un moyen sûr d'engager ce prince de souscrire au traité, il donnait ordre à Cellamare de confier à Provane, qui était lors encore à Paris de la part du roi de Sicile, que, nonobstant la déclaration que Sa Majesté Catholique avait faite à l'égard de la Sardaigne, elle n'avait nulle intention d'accepter le projet, quand même cette condition lui serait accordée; qu'elle voulait seulement, par une telle demande, exclure la proposition de l'échange de la Sicile. Toutefois les ministres de l'empereur ne se croyaient pas encore assez sûrs de la bonne foi du roi d'Angleterre pour demeurer tranquilles sur les propositions nouvelles que faisait le roi d'Espagne, et sur les conférences secrètes et fréquentes que l'abbé Dubois avait à Londres avec Monteléon. Penterrieder était encore en cette cour de la part de l'empereur. Il parut très inquiet de la demande faite par Sa Majesté Catholique, et de la prétention qu'elle formait de mettre actuellement des garnisons espagnoles dans les places de Toscane et de Parme. Il était surtout alarmé de l'attention que le régent donnait à ces nouveautés, que Penterrieder traitait d'extravagantes; et, pour en trancher le cours, il disait que, si elles étaient écoutées, les ennemis de la paix auraient le plaisir de la renverser et de l'étouffer dans sa naissance. Quelque inquiétude qu'il fît paraître, les ministres anglais ne lui donnaient aucun sujet de soupçonner ni leur conduite ni leurs intentions en faveur de ce prince. Ils n'oubliaient rien pour consommer l'ouvrage qu'ils avaient entrepris, et pour conduire à sa perfection le projet de la quadruple alliance. Il fallait pour la rendre parfaite persuader les Hollandais d'y souscrire; et la chose était encore difficile, nonobstant l'habitude, que cette république avait contractée depuis longtemps de suivre aveuglément les volontés de l'Angleterre.

Cadogan, alors ambassadeur d'Angleterre en Hollande, se donnait beaucoup de mouvements pour entraîner les États généraux à se conformer aux intentions de son maître. On prétendait qu'il répandait de l'argent que le prince, naturellement aussi ménager que l'ambassadeur, n'épargnait pas dans une occasion où il s'agissait de gagner les bourgmestres et les magistrats d'Amsterdam. Cadogan s'était marié dans cette ville, et les parents de sa femme agissaient pour contribuer au succès de sa négociation. Beretti agissait de son côté pour le traverser; il parlait mal à propos, donnait des mémoires mal composés, souvent peu sensés. Toutefois la crainte que les Hollandais avaient de s'engager dans une nouvelle guerre était si forte et si puissante, que Beretti avait lieu de croire que son éloquence l'emporterait sur la dextérité de Cadogan, sur ses libéralités, ses profusions, et sur le crédit de ses amis. Les États de Hollande s'assemblaient, mais ils se séparaient sans décider sur le point de l'alliance; en sorte que Cadogan, reconnaissant que l'autorité de l'Angleterre était désormais trop faible pour déterminer les États généraux, se voyait, chose nouvelle! réduit à recourir aux offices de la France. Il craignait que le régent ne laissât paraître quelque indécision dans ses résolutions. Il demandait pressement que Son Altesse Royale ne se lassât point d'envoyer à Châteauneuf, ambassadeur du roi en Hollande, des ordres clairs et positifs, tels qu'il convenait de les donner pour assurer les États généraux qu'il était incapable de changer; car il avouait qu'au moindre doute les affaires seraient absolument ruinées, au lieu, disait-il, que ses soins et ses diligences avaient si bien réussi à Amsterdam que cette ville était prête à concourir avec les nobles et les autres villes principales de la province à la signature de l'alliance; en sorte que l'affaire serait conclue la semaine suivante, nonobstant les représentations de Beretti et les raisonnements faibles et mal fondés dont il prétendait les appuyer.

Ces deux ambassadeurs, directement opposés l'un à l'autre, convenaient également que le régent seul pouvait entraîner la balance du côté qu'il voudrait favoriser, et que les Hollandais, encore incertains du parti qu'ils prendraient, seraient déterminés par le mouvement que Son Altesse Royale leur donnerait. L'objet de Beretti était de gagner du temps et de maintenir autant qu'il serait possible la Hollande neutre au milieu de tant de puissances opposées. Mais un point encore plus sensible pour lui était de décrier Monteléon en toutes occasions, de le rendre suspect à son maître, et d'attribuer au dévouement qu'il avait pour les Anglais, les conseils faibles et timides de s'accommoder au temps, de céder à la nécessité, et de remettre à négocier aux conférences de la paix les conditions que le roi d'Espagne ne pouvait se flatter d'obtenir avant le traité, telle que celle de conserver la Sardaigne.

Il est certain que Monteléon, raisonnant politiquement sur la situation où les affaires étaient alors, donnait lieu à son antagoniste de lui porter secrètement des coups qui le ruinaient à la cour de Madrid, d'autant plus sûrement, qu'en attaquant sa fidélité, on était sûr de plaire au premier ministre. Toutefois la réputation du génie, de l'expérience, de la capacité de Monteléon, étant mieux établie que celle de Beretti, bien des gens, surtout les princes d'Italie, ne balançaient pas à s'ouvrir à l'un plutôt qu'à l'autre, et confiaient à Monteléon ce qu'ils voulaient faire savoir au roi d'Espagne. Ainsi l'envoyé du grand-duc lui dit, de la part de son maître, que ce prince et son fils auraient désiré tous deux, pour leur honneur et pour leur satisfaction, qu'avant de faire un projet pour disposer de leur succession, on leur en eût communiqué l'idée; ils auraient eu au moins la satisfaction de faire connaître en concourant au même but leurs sentiments pour le roi d'Espagne et pour la maison de France, et de découvrir sans crainte l'inclination que les conjonctures des temps les avaient obligés de tenir cachée au fond de leurs coeurs. Corsini ajouta que son maître et le prince son fils, malheureusement privés de succession, ne pouvaient recevoir de consolation plus touchante pour eux que de voir l'infant don Carlos destiné, par le concours des principales puissances de l'Europe, à recueillir après eux la succession de leurs États; qu'ils prévoyaient les avantages que cette disposition apporterait à leurs sujets. La satisfaction qu'ils en avaient était cependant troublée, disait-il, par la loi nouvelle et dure; qu'on imposait à l'infant de recevoir de l'empereur l'investiture de tous les États dont la maison de Médicis était en possession. La liberté du domaine de Florence était indubitable, et depuis Côme de Médicis il ne s'était fait aucun acte capable d'y porter le moindre préjudice. La seule démarche que ce prince, aussi bien qu'Alexandre son prédécesseur, eussent faite à l'égard de l'empereur, avait été de recevoir la confirmation impériale de l'élection que la république de Florence avait faite de leurs personnes; mais les Florentins prétendaient que cet acte, reçu pour d'autres fins, ne pouvait passer pour une investiture féodale. Ainsi le prince et les sujets seraient également affligés de se voir assujettis sous une loi si déshonorante; et comme il n'était ni juste ni convenable que la Toscane, gouvernée par un prince de la maison de France, devînt de pire condition qu'elle ne l'était sous le gouvernement des Médicis, le grand-duc et son fils priaient le roi d'Espagne de réfléchir sur les inconvénients qui retomberaient sur l'infant d'une disposition si contraire à son honneur et à ses intérêts.

Ils représentaient en même temps ceux de l'électrice palatine douairière, reconnue pour héritière des États de Toscane; et le grand-duc disait qu'il ne pouvait croire que le roi d'Espagne, plein d'équité, voulût s'opposer au droit de cette princesse, et empêcher l'effet de la tendresse légitime d'un père envers une fille douée de tant de mérite et de tant de vertu. D'ailleurs, si on jugeait par le cours de nature, elle ne devait pas survivre à son frère, étant âgée de quatre ans plus que lui. Mais quand même elle en hériterait, le grand-duc représentait qu'il serait de l'intérêt du roi d'Espagne d'établir le droit de succession en faveur des filles, parce qu'il arriverait peut-être que l'infante, nouvellement née, profiterait un jour de la loi que Sa Majesté Catholique appuierait pour la succession des États de Toscane. Enfin le grand-duc regardait comme un déshonneur pour lui qu'il fût stipulé dans le traité que le roi d'Espagne mettrait des garnisons espagnoles dans les places de Toscane. C'était, disait-il, douter de sa bonne foi que d'exiger de telles précautions lorsqu'il aurait une fois consenti aux dispositions faites pour la succession de ses États; et s'il était nécessaire d'augmenter les garnisons de ses places, les moyens de les grossir ne lui manqueraient pas, sans troubler le repos de ses sujets. Monteléon, instruit de l'opposition que le roi d'Espagne et son premier ministre apportaient au projet du traité, répondit à Corsini que tout ce qu'il savait des intentions de son maître était qu'il trouvait ce projet impraticable, injuste et préjudiciable à ses intérêts, parce qu'il était contraire à l'équilibre, au repos et à la liberté de l'Italie.

Albéroni avait cependant laissé entendre en Angleterre que tant de répugnance et tant d'opposition de la part du roi d'Espagne seraient surmontées, s'il était possible de faire insérer dans le traité la condition de lui laisser la Sardaigne, et d'introduire des garnisons espagnoles dans les places du grand-duc et du duc de Parme. Mais la première de ces conditions ne pouvait convenir aux vues des ministres anglais, attentifs à plaire à l'empereur, et craignant la hauteur de la cour de Vienne lorsqu'elle croyait avoir lieu de se plaindre. Ils répondirent donc à l'égard de la Sardaigne, que, ni le roi leur maître ni le régent ne pouvaient se départir du plan proposé tel qu'il avait été accepté par l'empereur; que la résolution était prise de signer le traité conformément à ce plan et sans y rien changer; que la moindre variation renverserait absolument un projet qui avait coûté tant de peine. Ils prétendirent que, si on faisait à l'empereur quelque proposition sur ce sujet, ce prince regarderait toute négociation nouvelle comme une rupture; que, se croyant affranchi des engagements qu'il avait pris, il serait en état d'en prendre de contraires avec le roi de Sicile, de qui il obtiendrait facilement cette île, conservant lui-même ses droits et ses prétentions sur l'Espagne; que le fruit d'une telle union serait de rendre l'empereur et le duc de Savoie maîtres absolus en Italie, en sorte que l'Espagne, persistant à refuser le projet du traité comme contraire au repos public, attirerait sur elle-même et sur toute l'Europe le malheur que cette couronne semblait appréhender de l'excès de puissance de la maison d'Autriche. La conclusion de ce raisonnement était qu'il n'y avait de remède aux maux qu'on craignait, que de lier les mains à l'empereur, et de profiter pour cet effet du consentement qu'il y donnait lui-même; qu'il serait de la dernière imprudence de lui laisser la liberté de se dégager, dans une conjoncture où il était assuré de faire la paix avec le Turc, et maître de traiter comme il voudrait avec le roi de Sicile.

Les Anglais ajoutèrent à ces raisons un motif d'intérêt et de considération personnelle pour la reine d'Espagne et pour Albéroni. Ils firent entendre à l'un et à l'autre que l'état incertain de la santé du roi d'Espagne devait les porter tous deux à suivre en cette occasion les conseils du roi d'Angleterre. Les ministres anglais se montrèrent plus faciles sur l'article des garnisons espagnoles. Ils déclarèrent que le roi d'Angleterre consentirait à la demande du roi d'Espagne d'introduire ses troupes dans les places du grand-duc et du duc de Parme, pourvu toutefois qu'il en obtînt le consentement de ces princes. Il fallait, disaient-ils, ménager avec beaucoup d'attention une telle clause, capable de renverser le traité si elle était mise en négociation avant que l'empereur eût signé. Mais au fond, les Anglais savaient bien qu'ils ne risquaient rien en donnant cette apparence de satisfaction au roi d'Espagne, et que les deux princes dont ils exigeaient le consentement préalable ne le donneraient jamais volontairement. Ils pouvaient compter pareillement sur la disposition intérieure et véritable du roi d'Espagne, résolu de tenter les hasards d'une guerre, et d'essayer s'il pourrait profiter de la conjoncture qu'il trouvait si favorable et si propre à réparer les pertes qu'il avait faites de ses États d'Italie.

Les ministres d'Espagne dans les cours étrangères ne permettaient pas de douter de ses intentions. Cellamare à Paris, et Beretti en Hollande, s'en expliquaient hautement, et déclamaient sans mesure contre le projet du traité. Tous deux se flattaient de réussir. Beretti se vantait de suspendre par sa dextérité l'accession des États généraux vivement pressés par la France et l'Angleterre. Cellamare laissait entendre en Espagne que le régent, touché de ses remontrances, pourrait bien faire quelques pas en arrière pour sortir des engagements où il s'était imprudemment jeté. Cet ambassadeur faisait valoir à sa cour les démarches qu'il avait faites auprès des principaux ministres de la régence. Il prétendait qu'ils étaient également touchés de ses représentations, nonobstant la diversité, de leurs réponses; que quelques-uns, plus courtisans que sincères, défendaient le projet, mais si faiblement qu'il y avait lieu de croire qu'ils parlaient autrement quand ils se trouvaient tête à tête avec le régent; que d'autres approuvaient les réflexions qu'il leur faisait faire; que les Français hors du ministère louaient ses raisonnements, et que la nation en général, ennemie du nom autrichien, montrait ouvertement son respect et son attachement pour le roi d'Espagne (et tout cela était parfaitement vrai, mais parfaitement inutile).

Les ministres du roi de Sicile croyaient encore devoir faire cause commune avec ceux d'Espagne, et Cellamare était persuadé qu'il était du service de son maître de ne pas aliéner le seul prince qui parût disposé à résister avec Sa Majesté Catholique aux desseins de leurs ennemis communs. Albéroni voulait ménager encore les Piémontais, mais ses vues étaient différentes de celles de Cellamare. Il fallait tromper le duc de Savoie jusqu'à ce que le moment fût arrivé de faire éclater le véritable objet de l'armement du roi d'Espagne. Son premier ministre se contenait de dire qu'on verrait bientôt si le duc de Savoie, demandant à s'unir avec l'Espagne, parlait sincèrement, et que le public connaîtrait pareillement, avant qu'il fût peu de jours, que Sa Majesté Catholique rejetait totalement le projet, sans laisser entendre qu'elle consentît jamais à l'accepter, quelque offre avantageuse qu'on lui fît pour la persuader; car il n'avait tenu qu'à elle, disait le cardinal, d'obtenir des médiateurs la condition de conserver la Sardaigne, si elle eût voulu, moyennant cette addition, souscrire aux engagements du traité. Il prétendit même que le colonel Stanhope, lui offrant depuis peu cette nouvelle condition, avait employé toute son éloquence pour le convaincre que le roi d'Espagne devait se contenter de l'avantage qu'on lui proposait, et qu'il ferait bien mieux de l'accepter que d'employer inutilement ses trésors à faire armer tant de vaisseaux et transporter tant de troupes en Italie.

Ces offres prétendues étaient bien opposées aux discours que les ministres anglais avaient tenus à Londres à Monteléon. Les réponses, les démarches et les insinuations dont ses lettres étaient remplies, toutes tendantes à porter le roi son maître à la paix, déplaisaient tellement au cardinal qu'il ne cessait de décrier la conduite d'un ambassadeur qui depuis longtemps lui était odieux, peut-être parce qu'il trouvait en lui trop de talents propres à bien servir son maître; et non content de l'accuser souvent d'infidélité, il lui reprochait encore son incapacité, jusqu'au point de dire que les réponses, qu'il faisait au sujet du traité, étaient discours d'un homme ivre, et que le roi d'Espagne ne pouvait avouer ce qui sortait de la bouche d'un ministre assez indifférent pour traiter le projet avec tranquillité; pendant que les autres le regardaient avec scandale et avec abomination. Celui qui a tout pouvoir ne manque jamais de flatteurs et de complaisants prêts à louer toutes ses vues, à applaudir à tous ses projets, et empressés d'aplanir en lui parlant les difficultés qui semblent s'opposer à l'exécution de ses desseins. Telles gens, dont l'espèce subsistera toujours dans les cours, étaient écoutés avec plaisir par Albéroni; d'autres plus sages, mais en moindre nombre, ne pénétraient pas jusqu'à lui. On écartait avec soin ceux qui, pesant avec raison la qualité de l'engagement que le roi d'Espagne prenait, et faisaient de tristes réflexions sur le succès d'une entreprise prématurée, ne pouvaient, en approchant du roi et de la reine, parler sincèrement, et découvrir à Leurs Majestés Catholiques le péril où le royaume allait être exposé. La nation, en général, était moins touchée de la crainte de l'avenir que de l'espérance de se remettre en honneur et en crédit par le succès de l'entreprise. Les Espagnols, jaloux de ce point d'honneur, se flattaient de chasser les Allemands d'Italie, et d'en recouvrer les États qu'ils regardaient toujours comme dépendants de la couronne d'Espagne.

Albéroni, sans alliés, se flattait que tous les événements seconderaient ses desseins. Il se figurait que l'empereur serait obligé de faire encore une campagne en Hongrie; et quoiqu'il n'eût pas lieu de douter du désir que les Turcs avaient de conclure la paix, il voulait se persuader qu'ils n'avaient demandé une suspension d'armes que pour gagner du temps, résolus cependant d'attendre le succès de la descente qu'on supposait alors que le roi de Suède ferait au premier jour dans le Mecklembourg. Il espérait que les Hollandais, quoique dépendants depuis un grand nombre d'années des volontés de l'Angleterre, secoueraient enfin le joug qu'ils s'étaient laissé imposer, et que les menaces de la France, jointes en cette occasion à celles des Anglais, n'ébranleraient pas la fermeté des bons républicains, qui gémissaient de voir la France et l'Angleterre unies pour forger des chaînes, à l'Europe, et détestaient, disait-il, le régent, le regardant comme l'auteur des pertes que leur patrie souffrirait, si elle permettait que la puissance de l'empereur franchît les bornes où naturellement elle devait être renfermée pour le bien commun de toutes les nations de l'Europe. Flatté de cette idée, Albéroni croyait que, lors qu'il serait question de faire déclarer la guerre à l'Espagne au nom de là France, le régent y penserait plus d'une fois, nonobstant les vues secrètes qu'il attribuait à Son Altesse Royale, car il ne feignait pas de dire que c'était se tromper que de croire que le régent et le roi d'Angleterre fissent la moindre attention à l'équilibre de l'Europe et à la sûreté de l'Italie. L'un de ces princes, disait-il, songe à se maintenir roi, l'autre à le devenir: tous deux croient avoir besoin de l'empereur, et tous deux sont prêts, pour leurs fins particulières, à sacrifier le tiers et le quart. Non seulement ils ne pensent pas à retirer Mantoue des mains des Allemands, mais ils concourront encore à les introduire en d'autres places d'Italie. Albéroni prétendait le prouver par le concours de la France et de l'Angleterre, unies l'une et l'autre à procurer à l'empereur la Sicile, unique objet de ses désirs. Il osait enfin traiter de visionnaire l'abbé Dubois, qu'il nommait l'instrument de toutes les mauvaises intentions du régent (mais c'était le régent qui était l'instrument de toutes les mauvaises intentions de l'abbé Dubois; souvent entraîné, contre ses propres lumières et contre sa volonté, par l'ascendant qu'il avait laissé prendre sur lui à l'abbé Dubois, l'Albéroni de la France, qui pour soi n'était rien moins que visionnaire, et qui, sciens et volens, sacrifiait la France, l'Espagne, la réputation de son maître à son ambition de se faire cardinal, par les voies que j'ai déjà expliquées, d'être tout Anglais et tout impérial). Comme Albéroni ne pouvait susciter assez d'opposition aux succès des vues du régent, il employait l'ascendant qu'il croyait avoir sur l'esprit du duc de Parme pour lui persuader de protester qu'il ne recevrait jamais de garnison espagnole dans ses places.

Il n'est pas difficile d'inspirer aux petits princes la crainte de cesser d'être maîtres chez eux en admettant dans leurs places les troupes de quelque grande puissance. Celle d'Espagne devenait formidable, si on en croyait l'énumération qu'Albéroni faisait de ses forces tant de terre que de mer. Il en répandait de tous côtés un détail magnifique. Il publiait que l'armée navale du roi d'Espagne était composée de trente-trois navires ou frégates; que le moindre de ces vaisseaux portait quarante-cinq pièces de canon; que la flotte était fournie d'argent et de vivres pour plus de cinq mois. Les troupes, selon lui, formaient trente-trois mille hommes effectifs, payés jusqu'au moment de leur embarquement, habillés de neuf et bien armés, l'artillerie en bon état, et dix-huit mille fusils de réserve prêts à distribuer aux gens de bonne volonté, s'il s'en trouvait qui offrissent de servir le roi d'Espagne et la cause commune de l'Italie. Albéroni, satisfait de tant de grandes dispositions dont il croyait le succès infaillible, disait en s'applaudissant que la flotte et l'armée de terre marchaient avec les fiocques . Il avouait cependant que Dieu était sur tout, et que sans son aide tous les soins deviendraient inutiles. Le marquis de Lede fut nommé général de cette armée, et la flotte partit de Cadix pour Barcelone le 15 mai. Le prince Pio, alors vice-roi de Catalogne, s'était flatté d'être chargé de l'exécution de l'entreprise dont il s'agissait. Albéroni, pour l'en consoler, lui fit dire que Leurs Majestés Catholiques avaient besoin de garder en Espagne un homme tel que lui, dans une conjoncture si critique, et qu'il verrait par la destination qu'elles avaient faite in petto sur son sujet, si les choses prenaient un certain pli, l'opinion qu'elles avaient de son mérite et de ses talents. Le cardinal voulait que Pio reçût ces assurances enveloppées comme des marques certaines de la franchise de coeur et de la sincérité dont il usait en lui parlant.

CHAPITRE V. §

Riche prise de contrebandiers de Saint-Malo dans la mer du Sud. — Albéroni inquiet de la santé du roi d'Espagne. — Adresse d'Aldovrandi pour servir Albéroni à Rome. — Faiblesse singulière du roi d'Espagne; abus qui s'en fait. — Frayeur du pape. — Cellamare fait des pratiques secrètes pour soulever la France contre le régent. — Sentiment de Cellamare sur le roi de Sicile. — Il confie à son ministre l'ordre qu'il a de faire une étrange déclaration au régent. — Forte déclaration de Beretti en Hollande. — Scélératesse d'Albéroni à l'égard du roi de Sicile. — Audace des Impériaux, et sur quoi fondée. — Nouvelle difficulté sur les garnisons. — Scélératesse de Stairs. — Fausseté et pis des ministres anglais à l'égard de l'Espagne. — Le czar s'offre à l'Espagne. — Intérêt et inaction des Hollandais. — Vanteries, conseils, intérêt de Beretti. — Succès des menées de Cadogan en Hollande. — Menteries, avis, fanfaronnades, embarras de Beretti qui tombe sur Cellamare. — Le duc de Lorraine demande le dédommagement promis du Montferrat. — Manèges de Beretti. — Sa coupable envie contre Monteléon. — Manèges et bas intérêt de Beretti qui veut perdre Monteléon. — Audace des ministres impériaux. — Abbé Dubois bien connu de Penterrieder. — Embarras du roi de Sicile et ses vaines démarches et de ses ministres au dehors. — Monteléon intéressé avec les négociants anglais. — Ses bons avis en Espagne lui tournent à mal; il s'en plaint. — Superbe de l'empereur. — Partialité des ministres anglais pour lui. — Leur insigne duplicité à l'égard de l'Espagne. — Les ministres anglais pensent juste sur le traité d'Utrecht, malgré les Impériaux. — L'Angleterre subjuguée par le roi Georges. — Les ministres anglais contents de Châteauneuf. — Conduite et manèges de Beretti. — Conduite, avis et manèges de Cellamare. — Vagues raisonnements. — Monteléon en vient aux menaces. — Stanhope emploie en ses réponses les artifices les plus odieux; lui donne enfin une réponse par écrit, devenue nécessaire à Monteléon. — Surveillants de Monteléon à Londres; sa conduite avec eux.

Avant le départ de la flotte, on reçut à Madrid la nouvelle de la prise que Martinet, officier français, servant le roi d'Espagne dans sa marine, avait faite aux Indes occidentales de quelques vaisseaux de Saint-Malo. Le vice-roi du Pérou écrivit que le produit des vaisseaux pris montait à deux millions huit cent mille pièces de huit, tant en argent comptant qu'en marchandises d'Europe et de la Chine, qu'il avait fait mettre dans les magasins de Lima. Un tel secours venait fort à propos pour fournir aux frais de l'expédition. Outre l'argent le roi d'Espagne profitait encore des vaisseaux pris. Il en choisit les trois meilleurs pour les joindre à deux autres qu'il avait dans la mer du Sud, et pour en former ensemble une escadre destinée à empêcher la contrebande. Ce succès, et l'espérance d'en obtenir de plus grands en Italie, ne contrebalançaient pas la peine et l'inquiétude que le dérangement de la santé du roi d'Espagne causait à Albéroni. Il prévoyait ce qu'il aurait à craindre si ce prince, attaqué depuis quelque temps d'une fièvre dont les médecins semblaient ignorer la cause et la nature, venait à manquer. Il pouvait juger que les Espagnols lui demanderaient un compte sévère de son administration, et qu'il lui serait peut-être difficile de se justifier d'avoir engagé témérairement la nation dans une guerre dont on ne pénétrait pas encore l'objet ni l'utilité. L'ambassadeur de Sicile à Madrid ne fut pas le seul qui avertit son maître de prendre garde aux desseins du roi d'Espagne. Le nonce, qui les ignorait, avertit aussi le pape de prendre ses précautions, parce qu'il pourrait arriver que le débarquement des troupes d'Espagne se ferait en quelque endroit de l'État ecclésiastique. Il l'écrivit, peut-être pour servir Albéroni, en intimidant le saint père, comme un moyen sûr de vaincre le refus des bulles de Séville. Le nonce dépeignait donc la nation espagnole comme également irritée de ce refus. Il représenta qu'il était essentiel dans ces circonstances d'apporter toutes les précautions nécessaires pour prévenir le mal qui pourrait arriver; qu'il fallait user d'une extrême vigilance, d'autant plus que le pape ne pouvait espérer de personne de recevoir des avis sûrs et certains; que le duc de Parme, qui aurait pu lui en donner, ignorait lui-même les desseins du roi d'Espagne; et qu'enfin Sa Majesté Catholique, irritée vraisemblablement par les instigations de son ministre, venait de mettre en séquestre les revenus des églises de Séville et de Malaga, et d'établir un économe pour les percevoir à l'avenir et les régir. Une telle résolution devint dans la suite un des chefs principaux des plaintes et des poursuites que le pape fit contre le cardinal Albéroni. En effet c'était à lui seul qu'il pouvait attribuer un séquestre, qu'il regardait comme une violence faite aux privilèges et immunités ecclésiastiques, étant bien assuré que les intentions du roi d'Espagne étaient très éloignées des voies que son ministre lui faisait prendre.

Ce prince avait donné une preuve singulière de ses sentiments à l'égard des biens d'Église, car ayant des scrupules de conscience qu'il ne pouvait surmonter sur l'usage qu'il avait été forcé de faire des revenus de quelques églises vacantes de son royaume, pendant les temps malheureux de la dernière guerre, il avait fait demander secrètement au pape l'absolution de l'excommunication qu'il croyait avoir encourue pour avoir appliqué aux besoins de l'État les revenus de ces églises pendant ces conjonctures fâcheuses. La cour de Rome ne s'était pas rendue difficile, et tout pouvoir d'absoudre ce prince avait été envoyé au P. Daubenton son confesseur. Le pape avait, de plus, remercié par une lettre particulière, et loué ce religieux, en des termes capables de lui faire espérer les plus hautes récompenses du zèle qu'il avait fait paraître en cette occasion. Il y avait donc lieu de croire qu'un roi si pieux, dont la conscience était si timorée qu'il avait demandé secrètement l'absolution d'une résolution prise et exécutée dans une nécessité pressante et pour sauver son État, ne se porterait jamais de lui-même à toucher de nouveau, et sans nul besoin., aux biens et aux revenus de l'Église. Avant que le pape sût le séquestre des revenus de Séville et de Malaga, il voulut s'informer de deux circonstances seulement, pour la sûreté de la conscience du roi d'Espagne. Sa Sainteté demanda au P. Daubenton : premièrement, quelles raisons il avait eues de restreindre l'absolution, dont le pouvoir lui avait été envoyé de Rome, et de la réduire au seul cas de l'appropriation des revenus vacants. Le pape prétendait qu'il y avait bien d'autres cas où le roi d'Espagne n'avait pas moins offensé l'immunité ecclésiastique et l'autorité du saint-siège; et par conséquent il ne comprenait pas pourquoi le P. Daubenton n'avait pas usé de l'ample faculté qui lui avait été donnée d'absoudre de tous ces cas. Sa Sainteté se plaignait en second lieu qu'il ne l'eût pas informée de ce qu'il avait réglé avec Sa Majesté Catholique, au sujet des satisfactions dues à la chambre apostolique. Le pape ne pouvait croire qu'il se fût avancé à donner l'absolution sans cette condition, à laquelle la faculté d'absoudre était littéralement limitée. Ces plaintes, au reste, ne diminuaient en rien son affection pour ce jésuite. Il crut même lui donner une preuve distinguée de sa confiance, en s'adressant uniquement à lui, pour avoir ces éclaircissements sans les demander à son nonce à Madrid, à qui il ne voulut pas en écrire, pour mieux observer le secret que le roi d'Espagne avait demandé. Sa Sainteté exigea cependant du confesseur de communiquer à ce ministre ce qui s'était passé, et de plus, d'envoyer à Rome un témoignage authentique du concordat que le confesseur devait avoir fait avec le roi d'Espagne, soit avant, soit après l'absolution donnée selon les facultés qu'il en avait reçues. Cette cour, si sûre du roi d'Espagne, craignait seulement son premier ministre, nonobstant la dignité de cardinal qui devait l'attacher plus particulièrement aux intérêts du saint-siège.

L'opinion publique était que le pape craignait moins encore les entreprises qu'Albéroni méditait, que Sa Sainteté ne craignait le ressentiment de l'empereur, persuadé ou faisant semblant de croire que le projet du roi d'Espagne était concerté avec elle. Le pape désirait donc, comme une grâce principale, que Sa Majesté Catholique lui fit quelque honneur à. la cour de Vienne de la paix qu'on disait prête à se conclure entre ces deux princes; et le nonce Aldovrandi eut ordre de représenter au roi d'Espagne que ce serait, faire à Sa Sainteté un plaisir, qui ne coûterait guère à Sa Majesté Catholique, que de répondre à la lettre que Sa Sainteté lui avait écrite de sa main, et de marquer dans cette réponse que les remontrances paternelles du chef de l'Église avaient engagé ce prince à faciliter la conclusion de la paix avec l'empereur, dans la vue de ne point mettre d'obstacle aux progrès des armes chrétiennes en Hongrie. Une telle réponse, que le devoir et la bienséance seuls semblaient exiger, était cependant si désirée de Sa Sainteté qu'elle déclara que, dans son esprit, elle tiendrait lieu de la satisfaction qu'elle avait jusqu'alors inutilement demandée pour le manquement, disait-elle, de l'année précédente, dont le souvenir demeurerait toujours profondément gravé dans sa mémoire.

Les arrêts opposés du conseil et du parlement, qui faisaient alors du bruit, firent croire à ceux qui, comme le nonce Bentivoglio, désiraient le désordre, qu'ils étaient au moment de voir leurs souhaits réussir. Cellamare, qui travaillait alors dans cette vue, ne manqua pas d'avertir le roi son maître que, s'il y avait en France des flambeaux pour allumer le feu, l'affaire de la monnaie pourrait exciter un incendie funeste au royaume. Il est ordinaire à ceux qui sont occupés d'une affaire principale de croire qu'elle occupe également tous les esprits. Cellamare était donc persuadé que généralement toute la nation française songeait uniquement à l'alliance que le régent négociait, et que généralement aussi toute la nation, à la réserve de peu de personnes admises dans le cabinet de Son Altesse Royale pour seconder ses maximes, désapprouvait cette négociation, même au point de prendre des partis extrêmes pour en prévenir le succès. Sur ce fondement, il s'était émancipé dans ses discours; et quoique jusqu'alors il n'eût agi que secrètement, il s'était donné la liberté de parler de manière qu'il avait aigri le régent. Il voulut réparer auprès de lui ce qu'il avait dit, mais toutefois il n'abandonna pas les pratiques secrètes qu'il avait commencées; et pendant qu'il voulait faire croire au régent qu'il ne désirait que l'union et la bonne intelligence entre Sa Majesté Catholique et Son Altesse Royale, il conjurait le roi son maître de croire qu'à Londres et à Paris on persisterait dans les résolutions prises, l'intention des deux princes étant d'établir sur les fondements de la paix générale, l'un ses espérances, l'autre sa sûreté sur le trône.

La foi du roi de Sicile, quoique douteuse, ne la paraissait plus à Cellamare, parce qu'étant persuadé que le roi d'Espagne, ayant besoin de ce prince, ne devait rien oublier pour ménager ses bonnes dispositions, ainsi la confiance était grande entre l'ambassadeur d'Espagne et le comte de Provane, chargé pour lors à Paris des affaires du roi de Sicile. Cellamare lui apprit qu'il avait reçu par un courrier un ordre positif de déclarer au régent qu'il était inutile de laisser plus longtemps Nancré auprès de Sa Majesté Catholique, parce qu'elle ne voulait accepter ni le projet ni tel autre qu'on pourrait lui proposer, quand même la cession du royaume de Naples y serait comprise; qu'elle voulait uniquement se venger de ceux qui osaient prétendre lui imposer des lois et disposer de sa volonté à leur fantaisie; qu'elle tâcherait en même temps d'ouvrir les yeux aux bons François, et leur faire connaître le mauvais usage que M. le duc d'Orléans faisait de l'autorité de sa régence, combien, par conséquent, leur fidélité était intéressée à ne plus tolérer de semblables abus.

L'ambassadeur d'Espagne en Hollande eut en même temps ordre de déclarer que son maître ne recevrait jamais la loi barbare, que ses plus grands amis, et ceux qui avaient reçu de lui plus de bienfaits prétendaient lui imposer; que le seul cas de la dernière extrémité pourrait le réduire à cette nécessité; mais qu'il mettait sa confiance en Dieu, et que la Providence divine saurait ouvrir à la monarchie espagnole les chemins pour parvenir à la plus grande gloire, et pour obliger au repentir ceux qui refusaient aveuglément de profiter de l'amitié que Sa Majesté Catholique leur offrait. À cette déclaration, [Beretti] ajouta que le but de Georges et du régent était connu de toute l'Europe; qu'au reste, l'Espagne n'était plus une puissance si faible et si abattue qu'elle dût souffrir le manquement de foi et les mortifications qu'elle avait essuyés en d'autres conjonctures; qu'elle pouvait enfin faire respecter ses résolutions, et le parti qu'elle choisirait, de quelque côté qu'elle voulût faire pencher la balance.

Pendant qu'Albéroni tâchait d'éblouir les nations étrangères par l'éclat de la puissance nouvelle où il prétendait avoir élevé l'Espagne, il voulut endormir le roi de Sicile par de fausses confidences. Ainsi, en même temps qu'on dépêcha de Madrid un courrier au prince de Cellamare, avec l'ordre de parler si décisivement au régent, le cardinal fit partir un autre courrier pour avertir le roi de Sicile que le roi d'Espagne faisait partir sa flotte; que l'intention de Sa Majesté Catholique était de faire tous ses efforts pour, garantir ce prince des insultes de l'empereur et de ses alliés. L'armement d'Espagne ne causait nulle alarme à la cour de Vienne. Si elle en eût eu la moindre inquiétude; il dépendait de l'empereur de s'assurer des secours de France et d'Angleterre, en acceptant le traité que ces deux couronnes lui offraient. Il était si avantageux à ce prince que le public était persuadé qu'il y souscrirait, non seulement sans balancer, mais encore avec l'empressement que produit ordinairement la crainte de perdre une conjoncture heureuse, qu'on ne retrouve pas après l'avoir laissée mal à propos échapper. Toutefois les ministres de l'empereur, bien persuadés que les ministres d'Angleterre, encore moins le roi leur maître, ne leur manqueraient pas, et que, par le moyen des Anglais, l'empereur obtiendrait de la France ce qu'il désirerait, firent des difficultés, même des changements, sur le projet que le Suisse Schaub leur avait présenté. Il revint en France rendre compte de sa négociation, et des obstacles qui suspendaient encore la conclusion du traité. Stairs, ambassadeur d'Angleterre à Paris, ne trouva pas qu'ils fussent considérables. Toutefois l'empereur demandait, par un nouvel article qu'il avait ajouté au projet, que les alliés consentissent qu'il mît des garnisons impériales dans les places des États de Toscane et de Parme; et le seul adoucissement qu'il apportait à cette proposition dure était qu'au moins on convînt de toutes parts qu'il n'entrerait dans ces places ni garnisons françaises, ni espagnoles, ni soudoyées au nom du prince à qui l'expectative des États de Toscane et de Parme devait être donnée.

Stairs et Schaub insistèrent, pour la satisfaction de l'empereur, sur ce second point, dans une audience que le régent leur donna et qui dura trois heures. Son Altesse Royale convint avec eux que les garnisons ne seraient ni françaises ni espagnoles. Il proposa des troupes neutres; il lui vint même en pensée de prier le roi d'Angleterre de garder par des troupes à lui les places dont il était question. En attendant que la contestation fût réglée, ces troupes auraient prêté serment au grand-duc et au duc de Parme. Stairs se chargea d'en écrire au roi d'Angleterre, et le régent dit qu'il attendrait la réponse avant d'en faire la proposition à Vienne, Cependant Stairs n'oublia rien pour lui faire craindre que l'empereur, bien disposé à souscrire le traité, ne changeât de sentiment si l'expédition préparée par l'Espagne venait à échouer. Les avantages offerts pour l'agrandissement de l'empereur ne suffisaient pas, si l'on en voulait croire Stairs. Pour borner les désirs de ce prince, il demanderait de nouvelles conditions, et ne se croirait pas obligé aux premières, si l'entreprise du roi d'Espagne, dont le succès était très incertain, venait à échouer. L'empereur prétendait aussi de nouvelles renonciations de la part du roi d'Espagne. Stairs trouvait tant de justice dans toutes ses demandes, tant de dispositions en France à les passer, qu'il regardait le traité comme fait, puisque la conclusion ne dépendait que d'un seul article, peu important suivant son opinion, tel, enfin, que le régent ne pouvait refuser de l'admettre, non plus que les autres demandes de la cour de Vienne, toutes si évidemment raisonnables. C'était un triomphe pour un ministre anglais que d'obliger la France et l'Espagne à demander des troupes anglaises pour garder les placés des États de Toscane et de Parme. Il était vraisemblable que l'empereur, sûr de la cour d'Angleterre, ne récuserait pas de pareils gardiens. Ainsi, Stairs était personnellement flatté de la pensée que M. le duc d'Orléans avait eue, de proposer lui-même à l'empereur de confier ces places aux Anglais, et d'y laisser leurs garnisons jusqu'à ce qu'on fût convenu d'un projet pour les relever par des troupes neutres choisies à la satisfaction des parties intéressées. Mais il n'eut pas longtemps le plaisir d'espérer que cette idée serait suivie de la réalité. Le régent, au lieu de troupes anglaises, proposa des Suisses, et pour ôter toute ombre de soupçon, il ajouta qu'ils seraient payés par le corps helvétique, et que chaque canton recevrait des parties intéressées un subside suffisant pour le payement de cette solde.

Une proposition si juste ne pouvait être rejetée. Stairs n'osa la condamner en elle-même; mais il fit entendre au roi son maître qu'elle était dangereuse, en ce qu'elle prolongerait la négociation, et que les délais pourraient faire échouer le traité; que tout devait être suspect de la part des ministres de France; qu'ils étaient les auteurs de la proposition nouvelle des garnisons suisses; et que, quoiqu'on ne pût la dire mauvaise en elle-même, ces ministres donnaient, disait-il, dans ce qu'il y avait de plus mauvais sans en faire semblant; qu'on pouvait porter ce jugement de leurs intentions secrètes sans blesser la charité, puisqu'ils avaient saisi toutes les occasions de s'opposer au traité dès le commencement; qu'ils différeraient le plus qu'il serait possible d'envoyer à Londres la résolution du régent, pour la faire passer à Vienne si elle était approuvée du roi d'Angleterre, et que peut-être ils donneraient pour motif de retardement l'embarras survenu à Paris au sujet de l'affaire de la monnaie. Cet incident, que les ministres étrangers regardaient comme un commencement de brouillerie éclatante entre le régent et le parlement, était pour eux un sujet important de réflexions et d'attention sur les suites qu'un tel démêlé pouvait avoir.

Le roi d'Angleterre, soit par ce motif, soit par l'intérêt capital qu'il avait de conserver à ses sujets la liberté du commerce d'Espagne, essayait de maintenir un reste de bonne intelligence avec le roi d'Espagne, quoique la flotte anglaise fût déjà sortie de la Manche, envoyée à dessein et avec des ordres exprès de traverser les entreprises que l'armée d'Espagne pourrait tenter en Italie. Les ministres anglais tâchaient de justifier par des paroles la conduite que leur maître tenait à l'égard de l'Espagne; mais l'apologie en étant difficile, ils se plaignaient d'Albéroni, attribuant au procédé de ce ministre l'aigreur déraisonnable que le roi d'Espagne faisait paraître à l'égard du roi d'Angleterre. Comme il était au moins douteux que ces plaintes réussissent à Madrid, et que le roi d'Espagne se laissât persuader de l'amitié des Anglais malgré les preuves qu'il recevait de leur inimitié, les ministres anglais avaient soin d'avertir leurs marchands à Cadix et dans les autres ports d'Espagne de se tenir sur leurs gardes, et de prendre des mesures pour mettre à couvert leurs effets en cas de rupture: toutes choses y paraissaient disposées, et cependant le roi d'Espagne manquait absolument d'alliés. Un prince, dont la puissance était grande, mais trop éloignée pour être utile à l'Espagne, s'offrit à la seconder. Le czar fit dire à Cellamare qu'il était prêt de reconnaître le roi d'Espagne pour médiateur des différends du Nord; que, de plus, il ferait dire clairement au régent qu'étant mal satisfait des Autrichiens et du roi d'Angleterre, il était résolu d'appuyer les intérêts du roi d'Espagne. Il eût été plus utile pour ce dernier monarque que les Provinces-Unies en eussent entrepris la défense; mais l'objet principal de cette république était alors de conserver la paix et de se ménager également envers toutes les puissances, dont les intérêts différents pouvaient rallumer la guerre en Europe.

Cette république demeurait dans une espèce d'inaction, et paraissait également sourde aux instances de la France et de l'Angleterre, et à celles de l'Espagne. On attendait de temps à autre quelque effet de différentes députations des villes de la province de Hollande, des assemblées des états de la même province. Mais il n'en sortait aucune résolution. Beretti s'applaudissait d'une lenteur qu'il croyait insupportable aux cours de France et d'Angleterre. Il attribuait à sa dextérité, la longue incertitude des Hollandais, et pour se rendre encore plus agréable à Albéroni, il renchérissait par de nouvelles invectives sur celles dont ce cardinal usait familièrement en parlant de la conduite de la France. Beretti, non content de parler, faisait encore agir le résident de Sicile à la Haye, et démentait par cet homme qu'il envoyait de porte en porte le bruit qui s'était répandu d'un accommodement déjà fait entre l'empereur et le duc de Savoie. Il assurait en même temps que le roi d'Espagne se défendrait jusqu'à la dernière extrémité; que plutôt que céder, il mettrait l'épée à la main, résolu toutefois d'écouter et d'admettre les bons offices, que la république interposerait pour la paix quand ils seraient, disait-il, portés dans les termes et avec la possibilité convenables. Il se croyait assuré, ou peut-être feignait-il de l'être pour se rendre plus agréable à Madrid, que, si la république employait ses offices, elle userait de phrases telles que la France et l'Angleterre et la cour de Vienne en seraient également satisfaites, sans toutefois que les États généraux prissent le moindre engagement sur la matière du projet que le roi d'Espagne n'accepterait ni ne voulait accepter. Ainsi ce prince, admettant seulement les offices d'une république zélée pour la conservation de la paix, devait, suivant l'idée de son ambassadeur, faire le beau personnage de prince pacifique sans se lier, sans discontinuer s'il le voulait ses entreprises, libre et maître de faire ce qu'il lui plairait dans la situation avantageuse d'attendre les offices, de répondre comme il le trouverait à propos, et de dire non quand bon lui semblerait.

Beretti conseillait, de plus, de rendre des réponses plausibles, d'amuser le tapis et de gagner du temps, excellent moyen pour exciter les soupçons et la division entre les puissances qui se liguaient contre l'Espagne, car il croyait que la France se défierait des promesses du roi d'Angleterre, dès qu'elle s'apercevrait que ce prince, qui avait répondu que les Hollandais entreraient dans l'alliance, n'avait pas eu en Hollande le crédit dont il s'était vanté, ou bien qu'il manquait à sa parole. Pour appuyer ces conseils Beretti représenta que si le roi d'Espagne refusait sèchement le projet sans ajouter comme un lénitif que la Hollande pourrait employer ses offices, le parti français, anglais, autrichien, celui des ignorants et des autres qui veulent tout savoir tomberaient tous ensemble sur l'Espagne, au lieu que le torrent serait détourné par le moyen qu'il proposait; que la conjoncture était d'autant plus favorable que Cadogan, par ses bravades et par ses menaces, avait irrité les bourgmestres d'Amsterdam, aussi bien que les membres des États de Hollande, et qu'enfin quatre des principales villes de cette province demandaient déjà des grâces au roi d'Espagne pour le commerce, s'engageant de procurer en ce cas la neutralité des États généraux.

Cadogan, de son côté, paraissait très content du succès de ces mêmes négociations que Beretti disait échouées, et pendant que ce dernier se donnait à Madrid comme le promoteur des dégoûts qu'il supposait que son antagoniste recevait en Hollande, Cadogan écrivait à Londres que, par sa dextérité et par le crédit de ses amis dans la province de Hollande, il avait réussi à persuader les villes d'Amsterdam, Dorth, Harlem, Tergaw et Gorcum de prendre enfin la résolution de signer le projet; que la plus grande partie des villes de la même province suivrait l'exemple de ces premières, en sorte que, lorsque chaque ville aurait donné son consentement particulier, rien ne retarderait plus la résolution unanime de la province, et la chose paraissait d'autant plus sûre que le Pensionnaire et les amis de l'Angleterre, alors très nombreux, y travaillaient de tout leur pouvoir avec espérance de réussir avant la séparation de l'assemblée des États de Hollande. La province d'Utrecht donnait les mêmes espérances. Déjà ses ecclésiastiques et ses nobles consentaient au projet, et on ne doutait pas que la ville d'Utrecht n'y consentit aussi dans l'assemblée qui devait se tenir le 26 juin. Mais malgré ces dispositions Beretti, persuadé que la voie la plus sûre de plaire était de rapporter des choses agréables, persistait à assurer le roi son maître que les Hollandais ne feraient aucune démarche qui pût lui déplaire. Il prétendait le savoir en confidence des députés les plus graves. C'était selon lui l'effet des ménagements qu'il avait eus à l'égard de ceux de la république capables de rendre de bons services; mais en vantant son attention pour eux et le fruit qu'il tirait de son industrie, il voulut aussi laisser croire que le dernier mémoire qu'il avait délivré aux États généraux avait fait sur l'esprit de l'assemblée une impression si heureuse qu'on devait attribuer à ce rare ouvrage une partie principale du succès.

Beretti relevait l'utilité de ce mémoire avec d'autant plus de soin qu'il s'était avancé sans ordre de promettre que le roi d'Espagne accepterait les bons offices de la république. Il n'était pas sans inquiétude des suites que pourrait avoir à Madrid une démarche faite sans la participation du premier ministre, jaloux à l'excès de son autorité, très éloigné d'approuver de pareilles licences, et de permettre aux ambassadeurs d'Espagne de les prendre à son insu. Ainsi Beretti n'oublia rien pour faire comprendre au cardinal Albéroni que, s'il s'était émancipé, il ne l'avait fait que parce qu'il avait connu clairement qu'une telle déclaration était, disait-il, le moyen unique de mettre une digue au torrent impétueux des instances de la France et de l'Angleterre, et qu'en effet par cet expédient employé à propos, il avait obtenu les délais et le bénéfice du temps dont Cadogan paraissait actuellement désespéré: car il était arrivé à la Haye en figure de dictateur, accompagné de pompes, de festins, de livres sterling en quantité prodigieuse. Il se trouvait, chose singulière, secondé par les François et les Autrichiens. Outre l'argent, il faisait agir les prédicants, et remuait par leur moyen, ajoutait Beretti, les passions du bigotisme protestant, de manière que les peuples étaient persuadés que la religion de l'État ne pouvait être en sûreté, si la république n'adhérait en tout aux sentiments du roi Georges. Il semblait donc aux ministres français et anglais qu'ils devaient commander à baguette à la république de Hollande. Telles étaient les relations que l'ambassadeur d'Espagne faisait à la cour de Madrid. Il les ornait de temps en temps de quelques nouvelles découvertes. Il supposait que les alliés avaient gagné de certains magistrats d'Amsterdam. Souvent il taisait leurs noms, se faisant honneur de l'espèce de discrétion que l'ignorance des faits ne lui permettait pas de violer. Quelqu'un lui, dit que Paneras, bourgmestre d'Amsterdam, et Buys, pensionnaire de la même ville, avaient été gagnés par l'argent d'Angleterre; il fut moins discret à leur égard. Il chargea surtout Buys, le nommant l'orateur des Anglais. Malgré ses ennemis, il se vantait de faire face à tout. Comme il doutait cependant du succès de ses assurances et de ses prédictions, il ne voulait pas s'en rendre absolument garant envers le roi son maître. Il avertit ce prince qu'il était impossible de répondre du parti que prendrait la république depuis que la France était entrée en danse, rejetant indirectement sur Cellamare le démérite de n'avoir pas empêché l'union entre le régent et le roi d'Angleterre.

Beretti, fertile en expédients bons ou mauvais, conseilla à Albéroni de faire courir le bruit qu'il serait ordonné aux négociants espagnols de remettre à ceux que Sa Majesté Catholique commettrait un registre fidèle de tous les effets confiés à ces négociants appartenant aux Anglais et aux Hollandais. Il représenta que cette simple formalité donnerait lieu à bien des réflexions, et que la démarche pouvait être utile, parce que Buys soutenait en Hollande que les négociants espagnols étaient si fidèles que jamais ils ne découvriraient les effets appartenant à leurs correspondants. Enfin la principale vue de Beretti étant toujours de gagner du temps, il souhaitait comme une chose avantageuse au roi son maître que les États généraux, sans en être sollicités de la part de ce prince, lui écrivissent pour lui proposer non seulement d'être médiateurs, mais encore arbitres des différends présents, car il serait facile en ce cas de laisser écouler deux mois entre la proposition et la réponse; et pendant cet intervalle, comme on était alors au mois de juin, le roi d'Espagne aurait éprouvé le succès de son entreprise. S'il était heureux, disait Beretti, Sa Majesté Catholique serait en état de soutenir ses droits et ses prétentions, et s'il était malheureux, plus on approcherait de la fin de la campagne, et plus on aurait le temps de négocier. Ce ministre, de son côté, prétendait ne rien négliger, soit pour détourner les villes de Hollande de prendre aucun engagement contraire aux intérêts du roi son maître, soit pour semer la défiance, source de discorde, entre les puissances liguées ou prêtes à se liguer ensemble contre l'Espagne.

Comme le duc de Savoie n'avait pris encore aucun engagement, Beretti crut faire beaucoup d'inspirer à l'agent que ce prince avait en Hollande des soupçons sur les desseins que l'alliance prête à éclater pouvait former au préjudice de la maison de Savoie. Le duc de Lorraine avait écrit au roi d'Angleterre, et pareillement aux États généraux, représentant à l'une et à l'autre puissance que, pendant la guerre terminée par le traité d'Utrecht, les alliés lui avaient promis de l'indemniser de ses prétentions sur le Montferrat donné au duc de Savoie sans autre raison que celle du bien de la cause commune. Le roi d'Angleterre avait déjà répondu qu'il fallait attendre un temps plus favorable, la conjoncture présente ne permettant pas d'agir pour les intérêts du duc de Lorraine, si le duc de Savoie n'y donnait occasion par sa résistance à souscrire au traité.

La Hollande, plus lente dans ses réponses, n'en avait fait aucune au duc de Lorraine. Le public ignorait même que ce prince lui eût écrit quand Beretti révéla cette espèce de secret à l'agent de Sicile à la Haye, et prétendit par cette confidence lui donner une preuve de l'attention que le roi d'Espagne aurait toujours aux intérêts du roi de Sicile quand ce dernier aurait un procédé sincère à l'égard de Sa Majesté Catholique. Beretti, voulant toujours pénétrer les motifs secrets, dit à l'agent de Sicile que comme le duc de Lorraine ne remuait pas la prunelle sans la volonté de l'empereur, on devait regarder les lettres qu'il avait écrites en Angleterre et en Hollande comme une insinuation procédant de quelque stratagème politique de la cour de Vienne, soit pour faire peur au roi de Sicile, soit pour se venger de lui, supposé qu'elle crût que ce prince se conduisît de bonne foi à l'égard du roi d'Espagne. Beretti, content de tout ce qu'il remarquait d'ingénieux dans sa propre conduite, satisfait de son zèle et de son attention à profiter des moindres occasions de servir utilement son maître, et, persuadé que la cour, de Madrid ne pouvait lui refuser la justice qu'il se faisait à lui-même, croyait aussi qu'il ne lui manquait pour posséder toute la confiance du roi d'Espagne dans les affaires étrangères que de décrier et de vaincre Monteléon, son ancien ami, mais qu'il haïssait alors, parce que tous deux couraient la même carrière, et que, dans l'esprit du public, Monteléon avait sur lui de grands avantages: c'en était un pour Beretti de savoir que son émule était mal dans l'esprit du roi et de la reine d'Espagne et d'Albéroni. Avec une pareille avance, il ne doutait pas de perdre un compétiteur si dangereux, et pour y parvenir, il ne cessait de se plaindre des lettres qu'il recevait de Monteléon, contenant des avis si superficiels et si obscurs qu'après les avoir lus, il n'en était pas plus instruit. Beretti l'accusait de faire l'avocat perpétuel des Anglais, si changés à son égard qu'ils célébraient ses louanges après en avoir dit beaucoup de mal, il n'y avait pas encore longtemps. Beretti se vantait d'être devenu, au contraire, l'objet de leur haine et de celle des François, nonobstant les civilités feintes et affectées qu'il recevait de leur part.

Il est certain que les ministres de la cour d'Angleterre décriaient ou élevaient alors ceux de France et d'Espagne, selon qu'ils pliaient ou qu'ils résistaient aux volontés du roi d'Angleterre. Nancré était alors regardé comme absolument gagné par Albéroni; l'abbé Dubois était célébré quoique Penterrieder, alors ministre de l'empereur à Londres, eût très mauvaise opinion de lui et que même il ne se mît pas en peine de cacher ce qu'il en pensait: car il suffisait d'être agent de l'empereur pour se croire en droit de parler avec autorité, de trancher et de décider souverainement sur toutes les difficultés d'une négociation, même sur le mérite du négociateur. Penterrieder trouva mauvais que l'abbé Dubois eût proposé à la cour d'Angleterre d'essayer les moyens de douceur pour fléchir le roi d'Espagne et lui persuader de souscrire au traité moyennant la promesse que les alliés lui feraient de permettre qu'il mit des garnisons espagnoles dans les places de Toscane. Une telle proposition choquait la cour de Vienne, et Penterrieder, sans attendre de nouveaux ordres, déclara que, s'il en était question, il ne fallait plus parler de sociétés, son maître étant résolu de se porter à toutes sortes d'extrémités plutôt que d'admettre de telles conditions; il ajouta que ces complaisances ne servaient qu'à augmenter la fierté d'Albéroni; que son but était de retrancher aux ministres anglais la connaissance des affaires d'Espagne, et que, bien loin de se rapprocher de leur manière de penser, on apprenait par les dernières lettres de Madrid qu'il demandait pour le roi d'Espagne la Sicile et la Sardaigne, et qu'il prétendait encore prendre le duc de Savoie sous sa protection. Ainsi cet homme n'ayant en vue que de renverser la disposition des traités, il fallait, suivant le raisonnement de Penterrieder, agir avec vigueur pour le prévenir et pour détruire ses projets. La conséquence de ce raisonnement était la nécessité de faire partir au plus tôt l'escadre anglaise destinée pour la Méditerranée. Les instances de l'envoyé de l'empereur étaient favorablement écoutées; le roi d'Angleterre lui promit à la fin de mai que cette escadre partirait avant la fin de la semaine, et que le commandant, qui avait reçu des instructions conformes aux engagements de l'Angleterre, promettait de faire le voyage en quinze jours si le vent était favorable.

Il n'y a [pas] pour les souverains de situation plus embarrassante que celle d'un prince faible, dont les États sont enviés par des puissances supérieures à la sienne, ennemies entre elles, mais désirant également l'une et l'autre s'enrichir de ses dépouilles. Le duc de Savoie se trouvait dans cette situation à l'égard de l'empereur et du roi d'Espagne; il ne pouvait espérer d'empêcher par la force l'exécution de leurs desseins; sa seule ressource était celle de la négociation; il l'avait employée à Vienne et à Madrid, mais sa dextérité ne pouvait suppléer à l'opinion que toute l'Europe avait de sa foi, et comme il n'y avait point de cour où elle ne fût également suspecte, ses ministres étaient plus souvent occupés à faire des apologies qu'ils ne l'étaient à négocier. Ils ne réussirent pas à Vienne, et leurs justifications à Madrid n'eurent pas un meilleur succès. Ils avouèrent au roi d'Espagne que leur maître avait négocié à Vienne, mais ils soutinrent que Sa Majesté Catholique n'avait pas lieu de s'en plaindre puisque ce prince lui avait donné part et de l'objet et du peu de succès de sa négociation. L'objet en avait été le mariage du prince de Piémont avec une des archiduchesses filles du défunt empereur Joseph. Le roi de Sicile prétendait encore de s'assurer par le même traité la possession de la Sicile, ou tout au moins d'en obtenir un équivalent juste et raisonnable si l'échange était jugé absolument nécessaire au repos de l'Europe ainsi qu'à l'accomplissement des vues des puissances engagées dans l'alliance. Il donnait comme une marque de sa bonne foi le soin qu'il avait eu de communiquer à ces mêmes puissances ainsi qu'au roi d'Espagne le peu de succès de cette négociation; mais, prévoyant qu'on douterait de la ‘sincérité de ses expressions, il y ajouta que, si quelque puissance le voulait attaquer il repousserait la force par la force, qu'il mettait la Sicile en état de faire une résistance ferme et vigoureuse, et qu'il en usait de même à l'égard des places de Piémont; qu'il avait fait la revue de ses troupes, qu'il était résolu de tout risquer si quelque ennemi l'attaquait, et qu'enfin la défense qu'il ferait serait digne de lui. Ce fut en ces termes que le marquis du Bourg, un de ses principaux ministres, déclara les intentions du roi son maître au marquis de Villamayor, alors ambassadeur d'Espagne à Turin.

Monteléon, instruit de cette déclaration par Villamayor, et croyant savoir les intentions du roi d'Espagne, jugea que Sa Majesté Catholique et le roi de Sicile ayant une égale horreur du traité proposé, il ne risquait rien en s'ouvrant à La Pérouse, résident de ce prince à Londres, comme au ministre d'un prince qui pensait comme le roi d'Espagne, et qui, par conséquent, devait avoir le même intérêt, ayant le même objet. Il lui dit donc qu'il avait reçu un ordre précis d'Albéroni de déclarer et de prouver que le roi d'Espagne ne pouvait accepter les propositions qui lui étaient faites par la France et par l'Angleterre. La Pérouse remarqua une sorte d'affectation de la part de Monteléon à ne pas dire que Sa Majesté Catholique ne voulait pas accepter les propositions. Tout est suspect à un ministre chargé des affaires de son maître, et les soupçons souvent contraires au bon succès des négociations sont permis quand on traite dans une cour dont les intentions sont au moins douteuses, et avec gens qu'on a raison de croire gagnés et conduits par leur intérêt particulier. La Pérouse était persuadé que, si jamais le ministère anglais procurait quelque avantage au roi de Sicile, ce ne serait que par hasard, par caprice et par passion de la part des ministres; mais que, lorsqu'ils agiraient de sang-froid et de propos délibéré, ils travailleraient directement contre les intérêts de ce prince et à son désavantage. Il n'était pas plus sûr de l'ambassadeur d'Espagne, car enfin Monteléon avait acheté des actions; il était lié intimement avec les principaux négociants anglais; sa partialité pour eux paraissait en toutes occasions. Son union était grande avec l'abbé Dubois. Il différait autant qu'il lui était possible à déclarer les intentions du roi son maître au sujet du traité, et lorsqu'il avait déclaré à La Pérouse les derniers ordres qu'il avait reçus de Madrid, la conclusion de son discours avait été qu'il ne pouvait se promettre un heureux succès du parti que prenait le roi d'Espagne, et qu'il n'y avait rien à espérer de pareilles entreprises si la France ne faisait quelque chose de plus que de demeurer neutre.

Les lettres de Monteléon en Espagne étaient de même style, et comme elles contrariaient directement la résolution du roi catholique, non seulement, elles déplaisaient, mais elles fortifiaient les soupçons qu'Albéroni avait conçus, que Beretti avait augmentés, et que tant de circonstances semblaient confirmer au sujet de la fidélité de l'ambassadeur. Il n'était pas difficile à Monteléon de reconnaître par les lettres qu'il recevait les fâcheuses idées que la cour de Madrid avait prises à son égard. Il s'en plaignait, persuadé qu'il avait bien servi son maître, et lui représentait les inconvénients que le refus du traité entraînerait, les difficultés de soutenir longtemps un semblable refus, enfin, indiquant les mesures qu'il était nécessaire de prendre, et dont l'omission était cause du mauvais état où se trouvait actuellement l'Espagne, car il craignait tout pour sa flotte, celle d'Angleterre étant prête à mettre à la voile pour la Méditerranée, et le roi Georges ayant donné de nouveaux ordres pour en hâter le départ. Malgré les injustices dont il prétendait que ses services étaient payés, il se vantait de se comporter en homme d'honneur et en ministre fidèle de son maître, lorsqu'il était question pour satisfaire à ses ordres de parler avec fermeté aux ministres d'Angleterre, même à l'abbé Dubois, car il témoignait également à tous la juste indignation que Sa Majesté Catholique ressentait et du projet de traité et de la conduite tenue dans le cours de la négociation; mais se plaindre et menacer était pour l'Espagne crier dans le désert.

La cour de Londres n'avait d'attention que pour l'empereur. Il se faisait solliciter pour accepter les avantages qu'elle voulait lui procurer. Ses ministres faisaient des difficultés, non sur des choses essentielles, car ils étaient satisfaits, mais sur les termes les plus indifférents de la traduction du traité. Les ministres anglais attendaient que ces difficultés fussent levées pour faire partir la flotte, et témoignaient la même impatience de les voir aplanies, que si l'empereur en eût attendu la décision pour appuyer de toute sa puissance le roi d'Angleterre et conquérir en faveur de ce prince une nouvelle couronne. Toutefois ils ne négligeaient pas le roi d'Espagne, et pendant qu'on armait dans les ports d'Angleterre pour le combattre, le colonel Stanhope recevait des ordres précis d'assurer Albéroni que Georges avait soutenu les intérêts de l'Espagne comme les siens propres; que les peines qu'il s'était données pour amener la cour de Vienne à la raison ne se pouvaient exprimer, et qu'il ne pouvait dire aussi les difficultés sans nombre qu'il avait essuyées et surmontées de la part de l'empereur pour le fléchir et le réduire à peu près au point que Sa Majesté Catholique le désirait, chose d'autant plus difficile, que la paix avec la Porte était comme assurée, et que l'empereur n'était pas moins sûr de conclure un traité avec le roi de Sicile en tel temps et à telles conditions qu'il conviendrait aux intérêts de la maison d'Autriche. Ainsi l'envoyé, d'Angleterre devait faire voir que, sans les bons offices du roi son maître, le roi d'Espagne n'aurait pas eu le moindre lieu d'espérer qu'il trouverait tant de docilité de la part de la cour de Vienne.

Le roi d'Angleterre prétendait aussi qu'il n'aurait pu se flatter de réussir, s'il n'eût fait naître dans l'esprit de l'empereur ces bonnes dispositions, en lui faisant voir que lui-même était réciproquement disposé à lui donner toutes sortes de secours contre les perturbateurs du repos public. C'était le motif que les ministres anglais alléguaient pour justifier l'armement de l'escadre prête à faire voile au premier vent. Ils décidaient en même temps que quelques changements que l'empereur désirait au projet lui devaient être accordés; qu'aucun ne devait faire la moindre peine, même à l'égard de la forme, ni à la France ni à l'Angleterre. Ils jugèrent seulement que la France pourrait avoir quelque répugnance à consentir à l'idée que les ministres de l'empereur avaient d'exiger du roi une renonciation nouvelle à ses droits sur la couronne d'Espagne et sur les États qui en dépendent, et de faire assembler les états du royaume pour autoriser cette renonciation. Ces ministres Anglais s'objectaient eux-mêmes qu'un tel acte fait par un prince mineur serait nul; que s'il paraissait qu'on eût, quelque doute sur la solidité du traité d'Utrecht, l'incertitude sur la foi qui faisait la base de tout l'édifice affaiblirait toutes les précautions nouvelles qu'on prendrait pour les soutenir; qu'il était enfin plus à propos de s'abandonner à la disposition de ce traité, et de croire que la clause insérée en faveur de la maison de Savoie, valait une renonciation du roi et du régent que de troubler la France en lui demandant une assemblée d'états, dangereuse et principalement odieuse dans un temps de minorité. Ainsi rien ne les embarrassait, pas même les murmures de la nation, qui voyait avec peine les apprêts d'une guerre prochaine avec l'Espagne. Les négociants, uniquement touchés de l'intérêt du commerce, ne dissimulaient pas à quel point leur déplaisait une rupture sans prétexte, sans avantage pour les Îles Britanniques, uniquement utile aux intérêts de l'empereur, et par conséquent aux vues d'agrandissement et d'affermissement qu'un roi d'Angleterre, duc de Hanovre, pouvait avoir en Allemagne. De telles vues paraissaient très dangereuses, bien loin d'être conformes à l'intérêt et à la liberté de la nation; mais étant assujettie, et n'ayant d'autre pouvoir que de former des voeux, elle souhaitait et elle espérait qu'une guerre si mal entreprise produirait la ruine du ministère, consolation et ressource ordinaire des Anglais.

Les ministres d'Angleterre parurent alors aussi contents du mouvement que Châteauneuf se donnait en Hollande pour engager la république à souscrire à l'alliance, qu'ils avaient paru précédemment mal satisfaits de la mollesse et de la partialité dont ils avaient accusé plusieurs fois cet ambassadeur dans les plaintes qu'ils en avaient portées au régent. Ils commencèrent à louer son zèle, sa vigilance, son industrie, sa sincérité à leur égard, la vigueur qu'il faisait paraître dans ses discours. Ils lui donnèrent ces louanges comme à dessein de réparer ce qu'ils en avaient dit précédemment à son préjudice, et comme un effet de la justice qu'ils croyaient devoir à ses bonnes intentions présentes et à son activité. Ce nouveau langage tenu par les Anglais fut une raison nouvelle à Beretti de changer de style à l'égard de Châteauneuf. Beretti avait assuré plusieurs fois en Espagne qu'il ferait si bien par ses manèges, que la Hollande ne souscrirait pas au projet proposé par l'Angleterre. Il voyait qu'il ne pouvait plus parler si affirmativement, et que chaque fois que les états de la province de Hollande s'assemblaient, il avait lieu de craindre qu'ils ne prissent la résolution de souscrire au traité. Il fallait donc pour son honneur préparer la cour d'Espagne à un événement qui pouvait arriver d'un jour à l'autre, et comme c'était pour lui une espèce de rétractation que d'annoncer ce qu'il craignait, le seul moyen d'éviter de se rendre garant de ce qu'il avait avancé était d'attribuer le changement des Hollandais aux sollicitations impétueuses, disait-il, de la France, assurant que, si cette couronne ne s'était mêlée de la négociation commencée par les Anglais, jamais leurs propositions n'auraient été écoutées, qu'elles n'auraient pas même été mises en délibération, car outre que les États généraux étaient bien résolus d'éviter tout engagement capable d'entraîner une rupture avec le roi d'Espagne, et de causer, par conséquent, un préjudice extrême à leur commerce, la défiance qu'ils avaient depuis longtemps des Anglais augmentait tous les jours.

Beretti prétendait qu'elle était montée d'un nouveau degré depuis qu'il avait découvert aux députés de la province de Hollande que l'Angleterre offrait au roi d'Espagne de lui remettre Gibraltar. Une telle offre faisait juger que le roi d'Angleterre obtiendrait de nouvelles prérogatives pour le commerce de la nation; que même il était déjà sûr des avantages que le roi d'Espagne lui accorderait, puisqu'il n'était pas vraisemblable que sans cette considération, un prince tenace désirant toujours d'acquérir, ayant à répondre à des peuples également avides, voulût abandonner et céder gratuitement une acquisition que la couronne d'Angleterre avait faite sous le règne précédent. Le mystère de cette négociation inconnue aux Hollandais fournit encore à Beretti matière à leur faire soupçonner des embûches, et d'exciter de leur part la jalousie si facile et si naturelle entre deux nations si intéressées au commerce. Toute défiance sur cet article est un moyen sûr d'inquiéter et d'alarmer la république de Hollande. Ainsi, Beretti fit répandre le bruit dans les provinces maritimes que le roi d'Espagne prenait déjà des mesures pour découvrir dans son royaume les effets appartenant aux négociants nationaux des royaumes et pays qui avaient abusé des grâces que Sa Majesté Catholique accordait pour la facilité de leur commerce. Mais, malgré l'industrie dont Beretti se vantait, il s'apercevait que, les moyens qu'il employait étaient de faibles ressources. Il avouait donc que la cabale contre l'Espagne était trop forte, et ne trouvait en quelque façon de consolation que dans la honte qui rejaillissait, disait-il, sur la France des démarches que son ambassadeur faisait à la Haye, démarches si basses, disait-il, qu'elle avait été obligée de les dénier dans le temps même qu'elles se faisaient. Il les attribuait à l'abbé Dubois, grand moteur de la machine, dont il prétendait connaître parfaitement la manoeuvre et le mauvais esprit, et avoir averti plusieurs fois Cellamare de prendre garde aux intentions et à la conduite de la France.

Cellamare, de son côté, assura le roi son maître que, suivant ses ordres, il avait parlé très fortement au maréchal d'Huxelles; qu'il n'avait pas ménagé les termes; qu'il avait clairement fait connaître les sujets que le roi d'Espagne avait de se plaindre des instances que la France faisait pour engager la république de Hollande dans une alliance, et vraisemblablement dans une guerre contre Sa Majesté Catholique, instances plus vives et plus pressantes que ne l'étaient celles que l'Angleterre même faisait à cette république. À ces représentations l'ambassadeur d'Espagne avait ajouté quelque espèce de menaces; mais il ne comptait nullement sur l'effet que ses plaintes, ses protestations et ses clameurs pourraient produire. L'engagement était pris, et Cellamare comprenait que, quoi qu'il pût dire pour décrier la quadruple alliance, ses discours n'obligeraient pas le régent à faire le moindre pas en arrière; qu'en vain les ministres d'Espagne répandraient de tous côtés qu'un tel traité scandalisait toute l'Europe, Son Altesse Royale suivrait toujours son objet; qu'elle travaillait constamment à l'affermissement d'une paix qui assurait ses intérêts particuliers, et qu'elle ne s'embarrasserait que des moyens de faire réussir ses vues. Il y avait peu detemps qu'on avait reçu avis en France que Martinet, Français, officier de marine, actuellement au service d'Espagne avait pris dans la mer du Sud six vaisseaux français qui faisaient le commerce de la contrebande. Il paraissait impossible d'obtenir la restitution de ces vaisseaux. Cellamare avertit le roi d'Espagne que les particuliers intéressés en cette perte, jugeant bien que toute négociation sur un point si délicat pour l'Espagne serait absolument inutile, prenaient le parti d'armer en Hollande et en Angleterre quatre frégates, qu'ils enverraient sous le pavillon de l'empereur au-devant des vaisseaux espagnols chargés des effets pris, et qu'après avoir enlevé leurs charges, ces frégates les rapporteraient dans les ports de France. Si l'ambassadeur d'Espagne servait fidèlement son maître en lui donnant de pareils avis, il s'en fallait beaucoup qu'il ne rendit des services aussi utiles à ce prince, lorsque, croyant lui faire sa cour, il l'assurait que les Français, presque généralement, détestaient la conduite du régent; qu'ils ne pouvaient souffrir qu'il n'eût pas pris le parti sage, et seul convenable, de s'unir à l'Espagne, et d'agir de concert avec elle et le roi de Sicile contre la maison d'Autriche. Les suites firent voir que Cellamare ne s'en tint pas à ces simples assurances. Toutefois il se défiait lui-même de ce qu'il avançait à la cour de Madrid, dans la seule vue vraisemblablement de plaire et de flatter; car en même temps il exhortait son oncle à Rome à demeurer dans une espèce de neutralité, persuadé que toute détermination serait dangereuse d'un côté ou d'autre, jusqu'à ce que le sort douteux de la Sicile fût décidé.

On ignorait encore si l'armement d'Espagne avait pour objet la conquête de cette île. Ceux des ministres du roi de Sicile, qui croyaient avoir plus lieu de le craindre, se flattaient que l'empereur s'opposerait au succès d'un e pareille entreprise, et que les forces qu'il avait en Italie suffiraient pour l'empêcher. D'ailleurs on ne comptait point à Turin sur l'assistance de la France; et Provane, qui était à Paris, ne cessait d'assurer son maître que le régent sacrifierait sans peine les intérêts de la maison de Savoie, quand il le croirait nécessaire, persuadé qu'il n'avait rien à craindre ni à espérer d'elle. Toutefois Provane demeura longtemps incertain des véritables sentiments de Son Altesse Royale. Il crut qu'elle était inquiète des menaces personnelles que l'ambassadeur d'Espagne laissait entendre qu'il lui avait faites du ressentiment du roi d'Espagne, et qu'alarmée des suites, elle désirerait n'avoir pas pris d'engagement sur le plan proposé par la cour d'Angleterre. Il y avait même des gens qui assuraient Provane qu'elle s'en dégagerait volontiers si elle trouvait quelque bon expédient pour rompre cette liaison fatale, parce qu'elle commençait à connaître que c'était en vain qu'elle s'était flattée d'obliger le roi d'Espagne de souscrire au projet, et qu'enfin ni l'espérance de la succession des États de Parme et de Toscane, ni la crainte de la quadruple alliance, ni celle de l'accommodement prétendu du roi de Sicile avec l'empereur, que le régent avait regardé comme un moyen, infaillible de persuader Sa Majesté Catholique, ne suffisaient pas pour faire impression sur son esprit.

Mais Provane, et ceux qui lui donnaient dés avis, se trompaient également, et dans le temps qu'ils supposaient quelque incertitude dans l'esprit du régent, Stairs louait, au contraire, la fermeté de Son Altesse Royale, étant sûr qu'elle était résolue à signer le traité, dès le moment que Penterrieder aurait reçu l'ordre de le signer au nom, de l'empereur, événement d'autant plus important que les ministres d'Angleterre étaient alors persuadés que l'objet principal de la reine d'Espagne et d'Albéroni était de ménager et de se conserver toujours une ouverture à la succession de la couronne de France, se flattant l'un et l'autre que la branche d'Espagne avait un grand parti dans le royaume; que, cultivant ceux qui lui étaient attachés, et se faisant de nouveaux amis, elle y serait un jour assez puissante pour exclure M. le duc d'Orléans, et y placer un des fils du roi d'Espagne, système absolument opposé aux dispositions que l'Angleterre et la Hollande avaient faites pour empêcher à jamais l'union des deux couronnes, même la trop grande intelligence entre les deux branches de la maison royale, et maintenir en les divisant l'équilibre de l'Europe, objet que le ministère d'Angleterre présentait pour faire valoir aux autres nations ce que le roi Georges, prince d'Allemagne, porté par les vues de son intérêt particulier à ménager l'empereur, faisait aux dépens des Anglais pour agrandir la puissance de la maison d'Autriche; car en même temps qu'il protestait au roi d'Espagne que ses intentions et ses vues concouraient toutes au véritable intérêt de Sa Majesté Catholique, les Anglais déclaraient, avec beaucoup de franchise, que l'escadre armée dans leurs ports était destinée à s'opposer à toutes entreprises que les Espagnols tenteraient en Italie. En vain les ministres d'Espagne en France et en Hollande tâchaient de profiter au moins du bénéfice du temps, leurs ménagements, leurs instances, les représentations réitérées qu'ils faisaient, lorsqu'ils croyaient que quelque difficulté survenue à la négociation pouvait en interrompre le cours, rien de leur part ne produisait l'effet qu'ils désiraient; et Cellamare avouait qu'il regardait comme absolument inutiles les sollicitations les plus fortes qu'il faisait, parce que le régent était tellement aheurté à mettre l'Espagne en, paix, malgré qu'elle en eût, que ni promesses, ni menaces de la part du roi d'Espagne ne pouvaient détourner Son Altesse Royale du projet qu'elle avait formé.

Les instances de l'ambassadeur d'Espagne en Angleterre ne furent pas plus heureuses. Monteléon, pressé par les ordres réitérés qu'il recevait de la cour de Madrid, fut enfin obligé, malgré lui, d'en venir aux menaces. Il déclara donc au comte de Stanhope que, si l'escadre Anglaise destinée pour la Méditerranée faisait la moindre, hostilité, ou si elle causait le moindre dommage à l'Espagne, toute la nation Anglaise généralement s'en ressentirait, et que le prochain parlement de la Grande-Bretagne vengerait Sa Majesté Catholique. Stanhope, facile à prendre feu, n'écouta pas tranquillement les menaces de l'Espagne; il suivit son penchant naturel, et renchérit, par un emportement qui ne lui coûtait rien, sur les discours que Monteléon lui avait tenus. Tous deux se calmèrent, l'un plus facilement que l'autre; et Stanhope, revenu avec peine, tâcha de faire voir que le roi son maître, plein de bonnes intentions pour le roi d'Espagne, agissait pour le véritable bien de Sa Majesté Catholique en faisant passer une escadre dans la Méditerranée. Pour soutenir un tel paradoxe, il établit, comme un principe incontestable, que le projet du traité était ce qu'on pouvait imaginer de mieux pour le roi d'Espagne; qu'il était indubitable par cette raison que l'empereur s'opposerait à sa conclusion, et que cette opinion n'était que trop bien fondée, puisque ce prince hésitait encore à souscrire à l'alliance. Comme elle était tout à l'avantage de l'Espagne, suivant les principes de Stanhope, le roi d'Angleterre avait essentiellement travaillé pour les véritables intérêts du roi d'Espagne en armant une escadre et la faisant actuellement passer dans la Méditerranée, uniquement à dessein de s'opposer à la mauvaise volonté de l'empereur, et d'empêcher le trouble que ce prince apporterait à l'exécution des vues formées pour l'avantage du roi d'Espagne, si les Allemands avaient la liberté d'agir, et s'ils n'étaient retenus par une puissance telle que serait celle que l'Angleterre ferait agir par mer. Mais comme il était juste que cette couronne tînt une balance à peu près égale entre l'empereur et le roi d'Espagne, Stanhope ajouta que ce serait abuser Sa Majesté Catholique que de lui laisser croire que l'Angleterre, faisant autant qu'elle faisait pour la maison royale d'Espagne, pût demeurer dans l'indifférence, si les armes espagnoles se portaient à quelque entreprise contraire à la tranquillité des États que l'empereur possédait en Italie. On croit que Stanhope poussa le raisonnement jusqu'à vouloir prouver à Monteléon que c'était servir réellement le roi d'Espagne que de traverser et faire échouer toutes les entreprises de cette nature, parce qu'elles rallumeraient la guerre en Italie, et qu'il était de l'intérêt essentiel de ce prince d'y maintenir la paix.

Monteléon, persuadé ou non, demanda une réponse par écrit. Elle lui fut promise; et quelques jours après, ayant réitéré la même demande dans une conférence qu'il eut avec les trois ministres principaux du roi d'Angleterre, Stanhope, Sunderland et Craggs, la réponse par écrit lui fut remise, mieux digérée et disposée avec plus d'ordre qu'il ne l'avait reçue de Stanhope. Monteléon désira de l'avoir pour sa justification personnelle auprès du roi son maître, car Albéroni ne cessait de lui reprocher une tranquillité coupable sur les intérêts de Sa Majesté Catholique, et une confiance outrée aux paroles et aux conseils de l'abbé Dubois. Il fallait donc faire voir, par un écrit des ministres d'Angleterre, que les comptes qu'il rendait de leurs, sentiments et de leurs expressions était exact et fidèle. Il avait d'ailleurs à Londres des surveillants très attentifs à sa conduite, observant jusqu'à la moindre de ses démarches. L'un était l'agent de Sicile, l'autre celui du duc de Parme. Tous deux l'interrogeaient sur chaque pas qu'il faisait et sur les ordres qu'il recevait. Il se croyait obligé de ménager le ministre de Parme, dans la vue de se conserver la protection du duc de Parme auprès de la reine; mais quelque inclination qu'il eût pour le roi de Sicile, il était un peu plus réservé à l'égard de son ministre. Toutefois Monteléon, affectant à son égard une apparence de confiance, l'informait des choses qu'il ne pouvait lui cacher. Il y ajoutait souvent que, pourvu que le roi de Sicile tînt ferme avec l'Espagne, on pourrait enfin dissiper le nuage; mais cette apparente cordialité n'alla pas jusqu'au point de lui communiquer la réponse par écrit des ministres d'Angleterre. Monteléon se fit un mérite auprès d'Albéroni de sa discrétion. Il assura le premier ministre qu'il avait voulu le laisser maître de communiquer cette réponse à l'ambassadeur de Sicile à Madrid, ou de lui en dérober la connaissance suivant qu'il le jugerait plus à propos; et pour se justifier du reproche de trop de confiance en l'abbé Dubois, il assura qu'il évitait de le voir, chose aisée, parce qu'alors l'abbé Dubois demeurait renfermé dans sa maison à Londres, et ne se montrait ni à la cour ni ailleurs.

CHAPITRE VI. §

Départ de l'escadre anglaise pour la Méditerranée. — Fourberie de Stanhope à Monteléon. — Propos d'Albéroni. — Maladie et guérison du roi d'Espagne. — Vanteries d'Albéroni. — Secret du dessein de son expédition. — Défiance du roi de Sicile de ceux même qu'il emploie au dehors. — Leurs différents avis. — Ministres d'Espagne au dehors déclarent que le roi d'Espagne n'acceptera point le traité. — Détail des forces d'Espagne fait en Angleterre avec menaces. — Albéroni déclame contre le roi d'Angleterre et contre le régent. — Albéroni se loue de Nancré; lui impose silence sur le traité; peint bien l'abbé Dubois; menace; donne aux Espagnols des louanges artificieuses. — Il a un fort entretien avec le colonel Stanhope, qui avertit tous les consuls anglais de retirer les effets de leurs négociants. — Inquiétude des ministres de Sicile à Madrid. — Fourberie insigne d'Albéroni. — Forte et menaçante déclaration de l'Espagne aux Hollandais. — Avis contradictoire d'Aldovrandi au pape sur Albéroni. — Plaintes du pape contre l'Espagne qui rompt avec lui, sur le refus des bulles de Séville pour Albéroni. — Conduite de Giudice à l'occasion de la rupture de l'Espagne, avec Rome. — Il ôte enfin les armes d'Espagne de dessus sa porte; craint les Impériaux et meurt d'envie de s'attacher à eux; avertit et blâme la conduite de Cellamare à leur égard. — Le pape menacé par l'ambassadeur de l'empereur. — Malice d'Acquaviva contre les Giudice. — Dangereuses pratiques de Cellamare en France. — Secret et précautions. — Ses espérances. — Embarras domestiques du régent, considérés différemment par les ministres étrangers à Paris. — Koenigseck, ambassadeur de l'empereur à Paris, gémit de la cour de Vienne et de ses ministres. — Garnisons. — Conduite insolente de Stairs.

Enfin le moment du départ de l'escadre anglaise destinée pour la Méditerranée arriva. Comme elle était prête à mettre à la voile, Stanhope dit à Monteléon que l'amiral Bing, qui la commandait, avait ordre d'user d'une bonne correspondance avec l'Espagne. Monteléon demanda si le cas fatal aux deux rois et aux deux nations arriverait, et si l'Angleterre s'opposerait aux desseins du roi d'Espagne. Stanhope répondit, en termes généraux, qu'il espérait que cette occasion ne se présenterait pas; que le roi d'Angleterre et son ministère avaient toujours devant les yeux combien il leur importait de maintenir l'amitié et la bonne correspondance avec l'Espagne, aussi bien que les inconvénients et le préjudice d'une rupture; que le temps et les effets dissiperaient, les mauvaises impressions et l'opinion sinistre qu'on avait à Madrid de leurs intentions. En effet, cette opinion ne pouvait être plus mauvaise. Le roi d'Espagne était non seulement persuadé de la partialité du roi d'Angleterre pour l'empereur, mais de plus Sa Majesté Catholique déplorait le malheur général de l'Europe et l'esclavage dont plusieurs nations étaient menacées, si les projets que la France et l'Angleterre soutenaient avec tant d'efforts réussissaient en faveur de la maison d'Autriche.

Albéroni, pour lors arbitre absolu des sentiments et des décisions de son maître, protestait que jamais ce prince ne subirait la dure loi que ceux qui se disaient ses meilleurs amis voulaient lui imposer; que s'il cédait, ce ne serait que lorsqu'il y serait forcé par la nécessité et qu'il ne serait plus maître d'agir contre ses propres intérêts; qu'il adorait les jugements impénétrables de Dieu, et qu'il prévoyait que quelque jour les mêmes puissances, qui travaillaient à augmenter celle d'un prince dont elles devaient redouter les desseins ambitieux, regretteraient amèrement les secours qu'elles lui donnaient avec tant de zèle pour s'élever à leur préjudice. Le cardinal prétendait que Nancré même, venu à la cour d'Espagne comme ministre confident du régent, était honteux de sa commission; que, ne pouvant répondre aux justes plaintes que le roi d'Espagne faisait de la conduite et des démarches de ce prince, il se contentait de lever les épaules et de dire qu'il était trop engagé pour reculer, et d'avouer en même temps qu'il avait bien prévu que son voyage en Espagne aurait un triste succès.

Cette cour, ou pour mieux dire la reine et le premier ministre, avaient eu de grands sujets d'alarme causés par une maladie opiniâtre du foi d'Espagne, dont les médecins auguraient mal et ne pouvaient le guérir. Sa santé se rétablit enfin d'elle-même sans remèdes, et la fièvre le quitta après beaucoup d'accès et différentes rechutes. On ne manqua pas de publier avec soin sa guérison; et Albéroni réitéra, surtout en Italie, les descriptions magnifiques qu'il avait déjà faites de l'état de la flotte espagnole, de celui de l'armement destiné à faire une descente, des provisions de vivres, d'artillerie, et généralement de toutes les précautions qu'il avait prises pour assurer le dessein dont il gardait encore le secret. Enfin il voulait que le monde vît que l'Espagne n'était plus un cadavre, et que l'administration d'un ministre habile, pendant un an et demi, avait mis ce royaume en état d'armer et habiller soixante-cinq mille hommes effectifs, et de former une marine, de construire actuellement douze navires chacun de quatre-vingts pièces de canon, de fondre cent cinquante pièces d'artillerie, et de bâtir à Barcelone une des plus belles citadelles de l'Europe. Il envisageait comme un moyen de fournir à tant de dépenses le retour prochain de quatorze vaisseaux envoyés en Amérique pour le compte seul du roi d'Espagne, et ce qui marquait à quel point la puissance de ce prince imposait au dehors était l'empressement que le duc de Savoie témoignait de s'unir à Sa Majesté Catholique, offrant d'envoyer exprès à Madrid un ministre muni de pouvoirs pour traiter. Il aurait été le quatrième de ceux que ce prince avait à la cour d'Espagne. L'abbé del Maro, son ambassadeur, quoique rappelé, n'en était pas encore parti. Il y avait envoyé quelque temps auparavant Lascaris comme ministre de confiance, dont il n'avait cependant que l'apparence. Un nommé Corderi, secrétaire d'ambassade, paraissait être plus du goût du roi son maître; toutefois il n'avait pas encore son secret. Aucun de ces ministres et agents du roi de Sicile n'avait pu pénétrer quel était le véritable objet de l'armement d'Espagne. Del Maro, mécontent de cette cour, assurait depuis longtemps que l'entreprise regardait la Sicile; Lascaris, espérant encore de réussir où l'ambassadeur avait échoué, assurait son maître que c'était Naples. Il élevait le bon état et la puissance de l'Espagne, et par ses relations il insinuait à son maître que le meilleur parti qu'il eût à prendre était de traiter avec cette couronne. Corderi, souhaitant de prolonger son emploi, écrivait douteusement. Il représentait le roi d'Espagne comme encore indéterminé dans ses résolutions; il répandait des doutes sur l'état de la négociation de Nancré; et n'étant pas informé de ce qu'il s'y passait, il croyait utile à ses vues particulières de laisser entrevoir à son maître qu'Albéroni et Nancré étaient entre eux plus d'accord que le public n'avait lieu de le croire; il était d'ailleurs l'espion de Lascaris. Moyennant les différentes affections de ces trois ministres, le roi de Sicile était très mal informé d'un projet dont la connaissance était si importante à ses intérêts.

Si la bonne foi d'Albéroni eût été moins suspecte, qui que ce soit n'aurait douté de la résolution ferme et constante, que le roi d'Espagne avait prise, de rompre toute négociation et d'entrer incessamment en guerre; car il n'y avait pas d'occasion où le cardinal ne déclarât nettement les intentions de Sa Majesté Catholique sur ce sujet. Ses ministres au dehors avaient ordre d'en parler avec la même franchise. Monteléon, peut-être parce qu'il était plus suspect, reçut des ordres plus précis qu'aucun autre de déclarer que le roi son maître ne consentirait jamais à l'indigne projet qu'on lui proposait, son honneur exigeant qu'il pérît plutôt que de recevoir une loi dont sa dignité et l'intérêt de sa couronne souffriraient un égal préjudice, loi très fatale d'ailleurs au bien général de l'Europe. Monteléon devait dire aussi que Sa Majesté Catholique attendait de savoir quels ordres le roi d'Angleterre donnerait à l'escadre qu'il faisait passer dans la Méditerranée, afin de régler de son côté les mesures, qu'elle aurait à prendre; que, si elle, n'avait pu gagner l'amitié du roi Georges, elle voulait au moins gagner son estime. Pour appuyer une telle déclaration, Albéroni fit une nouvelle énumération des forces d'Espagne. Cette couronne, disait-il, réveillée de sa léthargie, fait ce que nulle puissance n'a fait encore. Elle a plus de trois cent soixante voiles, trente-trois mille hommes effectifs de débarquement, cent pièces de canon de vingt-quatre, trente de campagne, quarante mortiers, trente mille bombes et grenades, le reste à proportion; vingt mille quintaux de poudre, quatre-vingt mille outils à remuer la terre, dix-huit mille fusils de réserve, des vivres pour l'armée de terre et de mer jusqu'à la fin du mois d'octobre, toutes les troupes armées, montées et vêtues de neuf; enfin deux millions de pièces de huit embarquées, c'est-à-dire, un million trois cent mille pièces en monnaie d'or et d'argent, le reste en lettres de change sur Gènes et sur Livourne. Outre ces troupes, il demeure quarante-deux mille hommes en Espagne. C'est en ces termes qu'Albéroni s'expliquait à Monteléon au commencement de juin 1718, avouant cependant que les hommes ayant fait ce qu'ils pouvaient, le succès dépendait de la bénédiction de Dieu; mais ces dispositions suffisaient, disait le cardinal, pour faire voir au roi d'Angleterre qu'il se trompait s'il croyait traiter un roi d'Espagne à l'allemande; car enfin Sa Majesté Catholique se mettait en état de faire de temps en temps de ces sortes de coups qui devraient donner à penser à quelqu'un, et si, plutôt que de porter ses forces en Italie, elle les eût fait passer en Écosse sous le commandement de ce galant homme pour lors relégué à Urbin et demandant secours à tout le monde, peut-être que le roi Georges eût fait ses réflexions avant que d'envoyer une escadre dans la Méditerranée; mais il paraissait que Dieu aveuglait ce seigneur, permettant qu'il travaille contre son propre bien, et comme conduit par un esprit d'erreur qui ne lui permettait pas de se laisser persuader par les raisons les plus claires, les plus convaincantes et les plus conformes à ses véritables intérêts.

Albéroni ne traitait pas le régent plus favorablement que le roi d'Angleterre: tous deux selon lui ne pensaient qu'à leurs intérêts particuliers, et tous deux prenaient, disait-il, de fausses routes pour arriver à leur but. L'un, selon lui, sacrifiait à cet objet la nation Anglaise, et, l'autre la française. Enfin, sortant des bornes du simple raisonnement, il se porta jusqu'à dire à Nancré, de la part du roi d'Espagne, de cesser absolument de parler du projet à Sa Majesté Catholique, pour ne pas obliger sa patience royale à sortir des règles usitées à l'égard des ministres étrangers. Cette espèce de menace ne regardait pas personnellement Nancré, car Albéroni déclara souvent qu'il avait lieu d'être content de sa conduite; qu'elle ne pouvait être plus sage ni plus mesurée, ayant une mauvaise cause à défendre. Il ajoutait à cet éloge un parallèle peu obligeant pour l'abbé Dubois, qu'il traitait de nouveau ministre, d'artisan de chimères, agent des passions d'autrui (point du tout, mais des siennes), d'homme qui avait mis tout son génie à vendre et à débiter ses artifices par cabale et par mille menteries (c'était bien là le vrai portrait de tous les deux), mais dont l'orviétan trouvait peu de débit, parce que tout homme d'honneur était persuadé que ses manèges n'aboutiraient qu'à décréditer son maître et à l'engager dans le précipice. La conséquence et la conclusion de tous ces discours étaient que ceux qui se donnaient pour amis du roi d'Espagne avaient enfui poussé son flegme au point de jouer à jeu découvert, et de prendre en main toutes les armes qu'il croirait utiles à la défense de son honneur et de la monarchie; qu'il serait vaillamment secondé par la nation espagnole généralement occupée du désir de contribuer de son sang, de son bien, enfin de tout ce qu'elle possédait, pour servir le roi son maître, qu'elle était transportée de joie de voir une narine et tant de forces, que Sa Majesté Catholique avait mises sur pied; que les Espagnols disaient unanimement: si l'on avait tant fait en peu de temps, que pourrait-on faire à l'avenir? que le moindre d'entre eux se croyait conquérant de nouveaux mondes; que l'Espagne enfin était en pleine mer, et qu'il fallait ou périr ou parvenir au port. Albéroni s'expliqua dans le même sens et dans les mêmes termes à peu près avec le colonel Stanhope.

Cet envoyé avait reçu de Londres l'ordre de représenter les raisons qui empêchaient le roi d'Angleterre d'acquiescer à la proposition que le roi d'Espagne avait faite, de garder la Sardaigne en souscrivant au projet du traité. Stanhope crut adoucir ce refus en l'ornant de toutes les expositions que le roi son maître lui avait prescrites, pour persuader le cardinal que ce prince était plus touché que personne de l'honneur et des intérêts de Sa Majesté Catholique, et que c'était même en cette considération qu'il croyait important de ne rien innover au projet de traité, parce qu'il fallait éviter de fournir à l'empereur le moindre prétexte de changer de sentiment, au moment qu'il dépendait de lui de faire la paix avec les Turcs. Albéroni ne parut point touché de ces marques de considération., que Stanhope lui voulait faire valoir. Il répondit qu'il regardait toujours le plan comme désavantageux, déshonorant pour l'Espagne, et comme dressé avec beaucoup de partialité en faveur de l'empereur; que, si le roi d'Angleterre et le régent étaient résolus à refuser tout changement, le roi d'Espagne l'était aussi de rejeter tout l'ouvrage, et que, par cette raison, il était inutile de traiter davantage; qu'il attaquerait l'empereur avec toute la vigueur possible, quand même toute l'Europe le menacerait de lui déclarer la guerre, qu'il en attendait l'effet avant que de changer de résolution; que, si les événements lui étaient contraires, il se retirerait auprès de sa cheminée, et tâcherait de s'y défendre, n'étant pas assez don Quichotte pour attaquer tout le genre humain; mais aussi qu'il aurait l'avantage de connaître ses ennemis, et que peut-être il trouverait le temps et l'occasion de faire sentir sa vengeance; qu'il préférait donc un parti honorable à celui de se soumettre à des conditions infâmes. Cette déclaration fut soutenue d'une description pompeuse des forces d'Espagne. Si le pouvoir de cette couronne était demeuré comme éclipsé pendant plusieurs siècles, la faute; dit Albéroni, devait en être imputée, à ceux qui, se trouvant à la tête des affaires, les avaient follement et pitoyablement administrées. Mais au moment présent les finances du roi d'Espagne étaient dans un état florissant. Ce prince ne devait rien, son bonheur ayant été de manquer de crédit pour emprunter dans les conjonctures fatales où il aurait regardé comme un bien les moyens de se ruiner. Il pouvait donc, disait le cardinal, soutenir désormais la guerre sans le secours de personne, et déjà les fonds étaient réglés pour les dépenses d'une seconde campagne.

L'ostentation d'un pouvoir, dont il était permis aux étrangers de douter, aurait peut-être fait peu d'impression sur les Anglais. Comme il fallait les toucher par quelque intérêt plus sensible et plus pressant pour la nation, Albéroni déclara nettement à l'envoyé d'Angleterre que le roi d'Espagne ne permettrait pas à la compagnie Anglaise du Sud d'envoyer dans le cours de cette même année le vaisseau qu'elle avait droit de faire passer tous les ans dans les Indes espagnoles, en vertu du traité d'Utrecht. Ce refus n'était ni l'effet ni l'apparence d'une rupture prochaine. Albéroni prit pour prétexte l'excès des marchandises d'Europe portées aux Indes en contrebande, et promit qu'au lieu d'un vaisseau les Anglais auraient l'année suivante permission d'en envoyer deux dans la mer du Sud. Mais en même temps qu'il relevait l'avantage que la nation Anglaise retirerait de ce changement, il ne put s'empêcher de laisser échapper avec colère, soit malgré lui, soit à dessein; que l'Espagne n'aurait plus d'égard aux traités faits avec l'Angleterre; que Stanhope ne recevrait désormais aucune réponse favorable sur les mémoires qu'il pourrait donner, parce que, dans la situation où se trouvaient les affaires, le roi catholique n'avait que trop de sujets de regarder le roi d'Angleterre comme ennemi. Stanhope, étonné de l'emportement du cardinal, et persuadé que les menaces qu'il laissait échapper seraient suivies de l'effet prochain, crut à propos de lui représenter qu'au moins, en cas de rupture, les traités fixaient un temps aux marchands des deux nations pour retirer leurs personnes et leurs effets. Albéroni répondit avec encore plus de chaleur qu'auparavant, que sitôt que l'escadre Anglaise paraîtrait dans la Méditerranée, les Anglais devaient s'attendre à être maltraités dans toutes les circonstances imaginables. Les vivacités d'Albéroni furent mêlées de mots entrecoupés du prétendant, de dispositions que le parlement prochain de la Grande-Bretagne témoignerait vraisemblablement à l'égard de la guerre d'Espagne, de raisonnements et de pronostics sur la nécessité où l'Espagne et l'Angleterre se trouveraient indispensablement réduites de périr l'une ou l'autre; enfin de tant de mouvements de colère, et si vifs, de la part du premier ministre, que Stanhope, au sortir de l'audience, dépêcha sur-le-champ des courriers aux consuls Anglais de tous les ports d'Espagne pour leur enjoindre de mettre sous leur garde tous les effets appartenant aux marchands de leur nation. On doutait cependant encore à Madrid des intentions du roi d'Espagne. Quelques ordres donnés pour différer de quelques jours le départ de la flotte fit croire que Sa Majesté Catholique pourrait enfin accepter le projet, malgré tant de démonstrations contraires qu'elle avait données au public. Les ministres de Sicile parurent plus inquiets et plus alarmés du soupçon qu'ils eurent d'une intelligence prochaine du roi d'Espagne avec l'empereur, que de la crainte qu'ils avaient eue que la Sicile ne fût effectivement l'objet de l'entreprise. Lascaris, entre autres, observa qu'Albéroni ne donnait que le titre de duc de Savoie au roi de Sicile, dans une lettre que ce premier ministre lui communiqua, et qu'il écrivait au prince de Cellamare. C'était un grand sujet de réflexions pour les ministres d'un prince défiant, qui d'ailleurs soupçonnaient avec beaucoup de raison la bonne foi et la sincérité du cardinal.

Il était parvenu à persuader au nonce Aldovrandi que c'était contre son avis et contre son sentiment que le roi d'Espagne s'engageait dans la guerre. Il se lit même honneur d'avoir disposé ce prince à l'accommodement; mais il prétendit que toutes ses mesures avaient été rompues par l'opiniâtreté de la reine, si entêtée du projet de guerre, et des avantages particuliers qu'elle se proposait d'en tirer, qu'il y avait eu à cette occasion une contestation très vive entre le roi et elle; que, se regardant elle-même, elle ne pouvait renoncer aux vastes espérances qu'elle avait conçues du succès, et que, quoique tout le monde le regardât comme impossible, elle persistait cependant dans l'idée qu'elle avait formée dès le commencement; qu'elle se fiait en la force des armées de terre et de mer jusqu'au point de croire que la France ne pressait la paix que poussée par la crainte qu'elle avait des succès et du pouvoir du roi d'Espagne. C'était à cette raison que le cardinal attribua l'inutilité des dernières instances de Nancré, qui avait déclaré formellement que la France et l'Angleterre s'opposeraient de toutes leurs forces aux entreprises de l'Espagne. L'autorité de la reine avait tout entraîné sans laisser le moindre crédit aux, avis contraires au sien. Albéroni, voulant flatter Rome, laissa croire qu'il avait proposé au roi d'Espagne de faire passer sa flotte en Afrique, d'employer ses troupes à faire la conquête d'Oran, à délivrer Ceuta, et ruiner Alger par les bombes. Il demanda cependant un profond secret d'un projet qui pouvait réussir encore si le roi d'Espagne faisait la paix avec l'empereur. Albéroni savait bien qu'un tel mystère serait de peu de durée, car en même temps il fit savoir aux ministres d'Espagne employés au dehors qu'il n'était plus question de parler d'un traité si contraire à l'honneur du roi d'Espagne, et si fatal à ses intérêts; qu'il ne céderait donc qu'au seul cas de la dernière extrémité, et que, se conformant alors à la nécessité des temps, il attendrait des conjonctures plus favorables pour reprendre les délibérations, et les mesures qui conviendraient le mieux à son honneur.

Beretti eut ordre de déclarer particulièrement aux États-généraux les sentiments du roi d'Espagne. Ce prince voulut qu'il leur dît en termes clairs que jamais il ne se soumettrait à la loi dure et inique que la France et l'Angleterre prétendaient lui imposer; qu'il n'admettait ni n'admettrait jamais les conditions honteuses d'un projet qui blessait également son honneur et sa satisfaction. Sa Majesté Catholique voulut que son ambassadeur avertît les États généraux, comme puissance amie, des engagements où le roi d'Angleterre et le régent avaient dessein de les entraîner; qu'il ouvrît les yeux à ceux qui gouvernaient la république, afin de leur découvrir et de leur faire éviter le piège où on voulait les faire tomber, d'autant plus dangereux que ces deux princes prétendaient pour leurs fins particulières conduire effectivement cette république à sa ruine, sous l'apparence trompeuse de ne vouloir point de guerre aux dépens même d'une paix de peu de durée. Beretti eut ordre d'ajouter que le roi son maître serait affligé, même offensé, si les États généraux se conduisaient en cette occasion d'une manière contraire au bien public et à la continuation de l'amitié et de la bonne correspondance; car ils forceraient Sa Majesté Catholique à faire usage des conjonctures que le temps et la justice de sa cause lui fourniraient, et ce serait à regret qu'elle se verrait obligée de prendre les mesures et les résolutions qui lui conviendraient davantage.

La flotte avait déjà mis à la voile pour faire le trajet de Cadix à Barcelone, lorsque ces déclarations furent faites. Aldovrandi avait déjà employé son industrie à persuader le pape que les intentions d'Albéroni étaient bonnes, et que, si les effets n'y répondaient pas, on devait l'attribuer à la situation présente de l'Espagne, qui ne permettait pas au premier ministre de faire généralement tout ce qu'il voulait, car il avait à combattre les préventions de la reine, persuadée que son intérêt ‘et celui de ses enfants était que la guerre se fît en Italie. Mais lorsque la flotte fut partie, Aldovrandi, désabusé trop tard, changea de sentiment à l'égard d'Albéroni. L'objet de l'entreprise était encore un secret; mais le nonce ne douta plus que, quel que fût le dessein du roi d'Espagne, l'Italie n'en sentît, le principal dommage, et tel que la paix qui ne pouvait être éloignée ne réparerait pas les pertes, et peut-être la destruction totale que la guerre lui aurait causée. Il avertit le pape qu'il ne fallait compter ni sur la piété, ni sur les bonnes intentions du roi d'Espagne, parce que ce prince souvent malade était hors d'état de s'appliquer aux affaires, et qu'elles étaient souverainement gouvernées par un premier ministre plein de ressentiment, et vivement piqué des refus qu'il essuyait de la cour de Rome. Tout était à craindre de sa vengeance, et le pape, naturellement porté à s'alarmer facilement, avait lieu d'être encore plus intimidé par les prédictions fâcheuses que lui faisait son ministre à Madrid, et par les avis réitérés qu'il lui donnait de veiller sur toutes choses à prévenir les premières tentatives que les troupes espagnoles pourraient faire sur l'État ecclésiastique. Albéroni, de son côté, n'oubliait rien pour augmenter les frayeurs du nonce et celles du pape. Il faisait dire à Sa Sainteté que c'était elle qui servait plutôt que le roi d'Espagne, en la pressant d'accorder les bulles de Séville, lui laissant assez entendre ce qu'elle avait à craindre d'un plus long refus. Elle y persistait cependant, et le cardinal Acquaviva, ayant inutilement insisté pour vaincre sa résistance, se crut enfin obligé d'exécuter les ordres qu'il avait reçus à Madrid, de rompre ouvertement avec la cour de Rome. Avant que d'en venir à cette extrémité, il avait pris toutes les voies qu'il croyait propres à persuader au pape de l'éviter; un accommodement avec l'Espagne ne convenait pas à Sa Sainteté; elle était moins alarmée des effets incertains du ressentiment du roi d'Espagne, qu'elle n'était effrayée de la vengeance prochaine et facile dont les Allemands la menaçaient continuellement, soit que l'empereur fût véritablement persuadé d'une intelligence secrète entre la cour de Rome et celle de Madrid, soit que ce prince crût de son intérêt de conserver longtemps un pareil prétexte, dont il se servait utilement pour intimider lepapeetpour le tenir dans une dépendance continuelle.

Les vues de l'empereur réussirent si bien qu'Acquaviva devint l'objet de toute la colère de Sa Sainteté. Il ne reçut d'elle que des réponses dures. Lorsqu'il insistait sur les bulles de Séville, il demandait des réparations publiques et authentiques de tous les affronts et de tout le préjudice que l'immunité ecclésiastique avait reçus en Espagne. Un des principaux chefs sur cet article était le séquestre et l'emploi que le roi d'Espagne avait fait pour son usage des revenus des églises vacantes de Vich et de Tarragone, et la jouissance des revenus de celles de Malaga et de Séville qu'Albéroni s'était en même temps attribués. Toutefois, ne voulant pas que la rupture vînt de sa part, et suivant en cette occasion son caractère incertain et indécis, [le pape] dit à Acquaviva de conférer avec le cardinal Albane. Mais ces conférences ne conduisirent à rien de certain, en sorte que les ordres du roi d'Espagne étant précis et pressants, Acquaviva jugea qu'il devait enfin les exécuter, et pour cet effet, il fit dire à tous les Espagnols qui étaient à Rome d'en sortir incessamment. Ils obéirent tous, et leur soumission surprit la cour de Rome. Le pape parut embarrassé, et laissa voir qu'il n'aurait jamais cru que le roi d'Espagne prît une telle résolution, et qu'il croyait encore moins que les ordres de Sa Majesté Catholique fussent exécutés et suivis avec autant d'exactitude.

Le cardinal del Giudice, moins prompt à obéir, voulut tourner en ridicule, et la résolution prise à Madrid, et l'effet qu'elle avait eu à Rome. Il dit que cette expédition éclatante avait fait rire tout le monde; que ceux qui voulaient flatter le conseil d'Espagne disaient qu'elle avait été concertée avec le pape, et que le véritable dessein était de tromper les Allemands et de leur déguiser l'intelligence secrète que. Sa Sainteté avait avec le roi d'Espagne; qu'il serait cependant difficile de les abuser longtemps, et que, si le nonce demeurait encore à Madrid sous quelque prétexte et sous quelque figure que ce pût être, son séjour en cette cour découvrirait la vérité. Giudice, tournant en dérision l'obéissance des Espagnols envers le roi leur maître, croyait justifier le refus qu'il faisait depuis quelque temps d'obéir à l'ordre qu'Acquaviva lui avait fait présenter de la part du roi d'Espagne de faire ôter le tableau des armes d'Espagne qu'il avait sur la porte de son palais, ainsi que les cardinaux et les ministres des princes étrangers ont coutume d'élever sur la porte des leurs les armes des princes qu'ils servent ou à qui ils sont attachés véritablement. Il avait espéré que le régent intercéderait pour lui auprès du roi d'Espagne, et que ses puissants offices procureraient la révocation d'un ordre qu'il attribuait au crédit absolu de son plus mortel ennemi; mais l'ordre n'ayant pas été révoqué, il fallut enfin se soumettre. Le pape même le pressa de prendre ce parti nécessaire, un particulier ne pouvant longtemps tenir tête à un grand roi. Giudice, en obéissant, protesta que jamais il n'arborerait les armes d'une couronne qui rejetait ses services, et se félicitant d'être libre désormais, il paraissait résolu d'éviter tout commerce avec les Allemands; mais, soit désir de les servir, soit qu'il craignît effectivement les effets de leur ressentiment à l'égard de sa famille, il avertit souvent Cellamare, son neveu, de songer sérieusement aux mauvais offices qu'on lui avait rendus à Vienne, et de prévenir les suites qu'ils pourraient avoir.

Cette cour avait envoyé au comte de Gallas, ambassadeur de l'empereur à Rome, plusieurs pièces, dont on disait que les unes étaient originales et les autres légalisées, toutes servant à prouver une intelligence secrète entre le roi d'Espagne et le Grand Seigneur, liée et contractée par le moyen de Cellamare. Le bruit courait que, parmi, ces pièces, il y avait plusieurs lettres originales de lui et du prince Ragotzi. Gallas, en les communiquant au pape, lui avait dit en forme de menace que l'empereur serait attentif à la conduite de Sa Sainteté, et qu'elle servirait de règle aux mesures qu'il croirait devoir prendre. C'en était assez pour faire trembler Rome, et plus qu'il n'en fallait pour faire trembler en particulier un Italien dont les biens étaient situés dans le royaume de Naples, sous la domination de l'empereur. Cellamare avait encore ajouté un autre motif à la colère de ce prince. Il avait écrit une lettre où, rejetant comme calomnie ce que les Allemands avaient publié de ses négociations avec la Porte, il s'était répandu en invectives sur la mauvaise foi de la cour de Vienne. Acquaviva communiqua cette lettre au pape, en distribua différentes copies, et pour la rendre plus intelligible aux Romains, il la fit traduire en italien. Il dit même qu'il la ferait imprimer; en sorte que, sous prétexte de relever et de faire valoir le zèle de l'ambassadeur d'Espagne pour son maître, il suscitait en effet, et faisait retomber toute la vengeance de l'empereur sur la famille des Giudice. Le cardinal, persuadé que tout ce que faisait Acquaviva n'était que par malignité, avertit son neveu de prendre garde aux conséquences fâcheuses qu'il devait craindre d'un pareil écrit, le danger étant pour lui d'autant plus grand que le roi d'Espagne venait d'ordonner à son ministre à Rome de mépriser les vains discours des Allemands. Ainsi l'ambassadeur d'Espagne paraissait en quelque façon abandonné du roi son maître, et livré à ce que voudraient faire contre lui les ministres de l'empereur qui trouveraient également à satisfaire et leur vengeance et leur avidité, en retenant, lors d'un traité de paix, les biens confisqués dont ils étaient en possession dans le royaume de Naples; mais cet ambassadeur était alors moins occupé de ses propres intérêts du côté de l'Italie qu'il ne l'était d'animer et de fortifier les intrigues et les cabales secrètes qu'il entretenait depuis quelque temps à la cour de France, sous l'espérance de secours infaillibles et puissants de la part du roi d'Espagne.

Cellamare se flattait que, s'il réussissait dans l'affaire du monde qui touchait le plus sensiblement le roi d'Espagne, et qui satisfaisait en même temps le goût et la vengeance de son premier ministre, la récompense qu'il tirerait d'un pareil service le dédommagerait abondamment des pertes qu'il comptait avoir déjà faites dans le royaume de Naples. Il travaillait donc, et connaissant parfaitement la nécessité du secret, il aimait mieux laisser le roi son maître quelque temps dans l'ignorance du progrès de ses manèges que s'en expliquer autrement que par des voies bien sûres, telles par exemple que les voyages que quelques officiers espagnols ou wallons avaient occasion de faire à Paris et à Madrid, et c'était ordinairement par les mêmes voies qu'il recevait les réponses et les ordres de Sa Majesté Catholique. Il se défiait même des courriers, en sorte que, lorsqu'il était obligé d'écrire par cette voie, il ne s'expliquait jamais clairement; mais, enveloppant ses relations de voiles, il disait, par exemple, qu'il préparait les matériaux nécessaires et qu'il s'en servirait en cas de besoin, que les ouvriers contribuaient cordialement à les lui fournir. Quelquefois il laissait entendre qu'il se défiait de quelques-uns de ceux qui entraient dans ces intrigues. Enfin il cachait le mieux qu'il lui était possible, sous différentes expressions figurées ce qu'il voulait et ce qu'il n'osait exposer clairement aux yeux de son maître. Deux circonstances flattaient alors l'ambassadeur d'Espagne, et lui faisaient espérer un succès infaillible des intrigues qu'il avait formées. L'une était la division qui éclatait ouvertement entre le régent et le parlement de Paris. Cellamare, persuadé du poids que l'exemple et l'autorité de cette compagnie devait avoir dans les affaires publiques, traitait de héros les officiers qui la composaient. Il assurait que leur constance surpassait toute croyance; que ceux d'entre eux qui souffraient quelque mortification s'en réjouissaient comme s'ils étaient couronnés parla gloire du martyre; que jusqu'alors ils n'étaient soutenus que par la bienveillance et par les applaudissements du public, mais que bientôt l'intérêt commun et le bien de l'État unirait les autres parlements du royaume à celui de Paris, et que cette union mutuelle causerait immanquablement des nouveautés imprévues.

L'autre circonstance dont l'ambassadeur d'Espagne espérait profiter pour les intérêts du roi son maître était celle de la division que la bulle Unigenitus excitait plus fortement que jamais, non seulement dans le clergé, mais encore dans tous les états du royaume. Il semblait que l'expédition des bulles nouvellement accordées, par le pape devait calmer pour quelque temps cette agitation. Mais le nonce Bentivoglio était le premier à détruire le bon effet que cette démarche sage du pape aurait dû produire, et les déclamations imprudentes de ce ministre rallumaient le feu dans le temps que son maître témoignait avoir intention de l'apaiser. Ainsi les partisans de Rome qui désiraient le véritable bien de cette cour commençaient à craindre les résolutions que la France serait obligée de prendre pour prévenir celles du Vatican. Ils ne doutaient pas que le régent ne consentît enfin à l'appel général de la nation, etc.

D'un autre côté, le régent avait sur les bras des affaires qui pouvaient devenir très sérieuses, et l'embarrasser de manière qu'il se trouverait dans un triste état, s'il avait en même temps à soutenir des démêlés avec la cour de Rome. Ces affaires étaient celles qui survinrent alors à l'occasion des monnaies. Le nonce, ajoutant foi aux bruits de ville; croyait, ainsi que les autres ministres étrangers, que la cour et le parlement prenaient réciproquement des engagements dont les suites seraient considérables. Ces ministres en attendaient l'événement avec différentes vues. L'ambassadeur d'Espagne se flattait que l'opposition du parlement aux résolutions que le régent prenait sur la monnaie donnait à penser à Son Altesse Royale sur la négociation du traité d'alliance, et que la réflexion qu'elle faisait sur la disposition générale des esprits ne contribuait pas moins que les représentations de la cour d'Espagne à ralentir l'ardeur qu'on avait fait voir en France pour la conclusion de ce traité. Les agents du roi d'Angleterre jugeaient, au contraire, que les embarras suscités au régent par le parlement le persuaderaient encore davantage du besoin qu'il avait de se faire des amis; qu'il comprendrait qu'il ne pouvait en avoir de plus puissants que l'empereur et le roi d'Angleterre; que ce serait, par conséquent, une nouvelle raison pour lui de s'unir avec ces princes, trouvant chez lui si peu de satisfaction.

Le comte de Kœnigseck, ambassadeur de l'empereur, suivant le génie des ministres autrichiens, voulait, quoique d'ailleurs honnête homme, trouver à redire et donner un tour de mauvaise foi à toute la conduite du régent. Le style de la cour de Vienne, et le moyen de lui plaire est depuis longtemps d'interpréter à mal toutes les démarches de la France, et la suprême habileté d'un ministre de l'empereur est de croire, d'écouter de fausses finesses et de secondes intentions dans les résolutions les plus simples. Ainsi Koenigseck prétendait avoir découvert que le régent commençait à changer de langage; que Son Altesse Royale ne lui parlait plus avec la franchise et la vivacité qui faisaient juger quelque temps auparavant la prompte conclusion du traité. Il remarquait, comme une preuve indubitable de ce changement et du désir de ralentir la négociation, les différentes propositions que ce prince avait faites pour assurer les principales conditions de l'alliance. Comme un des articles les plus essentiels était celui de la succession des États de Parme et de Toscane, Son Altesse Royale avait proposé que la garde des places fortes de ces deux États fût commise à des garnisons suisses. Rien n'était moins du goût des ministres de l'empereur. Koenigseck crut avoir pénétré par les discours de Stairs que, les garnisons suisses rejetées, on proposerait de substituer en leur place des garnisons Anglaises et Hollandaises. L'empereur, qui n'en voulait aucune, ne s'en serait pas mieux accommodé; mais son ambassadeur lui conseilla de l'accepter, persuadé que la France elle-même n'y consentirait jamais. Les variations de la cour au sujet de l'alliance étaient, selon lui, le triomphe des anciens ministres toujours opposés à ce projet; mais il prévoyait que le régent serait la victime de la victoire qu'ils remportaient, et que ces mêmes ministres, dévoués à l'Espagne, l'entraîneraient insensiblement en de tristes affaires.

Il y avait alors grand nombre de gens, et principalement les étrangers, qui regardaient comme un abîme ouvert sous les pieds du régent les brouilleries que l'affaire des monnaies excitait entre la cour et le parlement, et ces mêmes gens étaient persuadés que les autres parlements du royaume suivraient incessamment l'exemple de celui de Paris. Stairs, de son côté, paraissait mécontent de quelque refroidissement qu'il avait cru remarquer dans la confiance que le régent lui avait témoignée jusqu'alors. Son Altesse Royale lui avait communiqué un mémoire qu'elle voulait envoyer en Angleterre; comme il y fit quelques remarques, elle eut égard à ses représentations et promit de s'y conformer. Il prétendit qu'elle lui avait promis de lui faire voir une seconde fois le projet quand il serait changé. Toutefois les changements faits, elle envoya ce projet en Angleterre, même avec quelques additions, sans le communiquer, et ce ne fut qu'après le départ du courrier que Stairs en reçut la copie. Il s'en plaignit. Le régent lui répondit qu'il avait apostillé chaque article du mémoire de sa propre main. Stairs, peu satisfait de la réponse, fit partir sur-le-champ un courrier pour informer son maître de ce qu'il s'était passé, et de plus, il obligea Schaub, l'homme de confiance de Stanhope, de passer lui-même en Angleterre pour instruire plus particulièrement les ministres de cette cour de la situation et du véritable état des affaires de France.

CHAPITRE VII. §

Avis peu uniformes de Monteléon en Espagne sur l'escadre anglaise. — Forfanteries de Beretti. — Les ministres d'Angleterre veulent faire rappeler Châteauneuf de Hollande. — Comte de Stanhope à Paris, content du régent, mécontent des Hollandais. — Le czar se veut réunir aux rois de Suède et de Prusse contre l'empereur et l'Angleterre. — Conférence de Monteléon avec les ministres d'Angleterre sur les ordres de l'escadre anglaise, qu'il ne lui déguise pas. — Ils résistent à toutes ses instances. — Faux et odieux discours du colonel Stanhope à Albéroni. — Opinion des Anglais du régent, de ceux qu'il employait et d'Albéroni. — Albéroni tente de surprendre le roi de Sicile et de le tromper cruellement, en tâchant de lui persuader de livrer ses places de Sicile à l'armée espagnole. — Artificieuses lettres d'Albéroni à ce prince. — Albéroni compte sur ses pratiques dans le nord, encore plus sur celles qu'il employait en France contre le régent. — Il les confie en gros au roi de Sicile. — Albéroni envoie à Cellamare la copie de ses deux lettres au roi de Sicile. — Il propose frauduleusement au colonel Stanhope quelques changements au traité pour y faire consentir le roi d'Espagne, et, sur le refus, éclate en menaces. — Lui seul veut la guerre et a besoin d'adresse pour y entraîner le roi et la reine d'Espagne, fort tentés d'accepter le traité pour la succession de Toscane et de Parme. — Albéroni s'applaudit au duc de Parme d'avoir empêché la paix, et lui confie le projet de l'expédition de Sicile et sur les troubles intérieurs à exciter en France et en Angleterre. — Artifices et menaces d'Albéroni sur le refus des bulles de Séville. — Aldovrandi, malmené par Albéroni sur le refus des bulles de Séville, lui écrit; n'en reçoit point de réponse; s'adresse, mais vaguement, à Daubenton sur un courrier du pape, et ferme la nonciature, sans en avertir. — Sur quoi il est gardé à vue, et Albéroni devient son plus cruel ennemi, quoiqu'il l'eût toujours infiniment servi. — Étranges artifices d'Albéroni sur Rome et contre Aldovrandi. — Reproches réciproques des cours de Rome et de Madrid. — La flotte espagnole arrivée en Sardaigne; crue aller à Naples. — Triste état de ce royaume pour l'empereur.

L'escadre Anglaise était alors partie des ports d'Angleterre; elle avait mis à la voile le 13 juin; on comptait quinze jours environ de navigation pour arriver au détroit, et peut-être quatre semaines en tout pour se rendre au port Mahon. Monteléon, avec le secours des amis dont il se vantait, ne put pénétrer les ordres de l'amiral Bing qui la commandait. Il se flattait, et même il en assura le roi d'Espagne, que les Anglais éviteraient tout engagement avec la flotte espagnole. Il prétendit savoir que les ministres autrichiens étaient bien loin d'espérer que les vaisseaux d'Angleterre allassent à toutes voiles chercher et combattre ceux d'Espagne. Toutefois, en habile ministre, il ne devait compter que jusqu'à un certain point sur les avis qu'il recevait. Il écrivit au roi son maître que, suivant les conjonctures, le roi d'Angleterre pouvait envoyer de nouveaux ordres. Monteléon s'apercevait alors du changement de cette cour par les traitements qu'il y recevait très différents de ceux qu'il y avait précédemment reçus, et comme les ministres d'Angleterre avaient peu de communication avec lui, celui de France (Dubois) encore moins, il avouait qu'il ne pouvait plus découvrir leur intrigue ni leurs intentions.

Beretti se flattait de servir l'Espagne avec plus de succès en Hollande. Chaque fois que les états de la province se séparaient sans avoir pris de résolution sur l'alliance proposée, Beretti l'attribuait à ses pratiques secrètes et aux ressorts qu'il savait faire jouer à propos pour traverser les ennemis de son maître. Si quelque député donnait sa voix pour l'alliance; Beretti assurait aussitôt qu'il avait été gagné par argent. Cadogan, de son côté, se moquait de la vanité de Beretti, et triomphait quand quelqu'une des villes de la province de Hollande paraissait disposée à l'acceptation de l'alliance; chacun des deux se croyait assuré de ses partisans, et si Cadogan comptait sur les villes de Leyde et de Rotterdam, Beretti se vantait d'avoir persuadé les députés de Delft, d'autant plus difficiles à ramener qu'ils avaient paru les plus empressés pour l'alliance. Comme il ne convenait pas de se borner à la seule province de Hollande, Beretti voulut gagner le baron de Welderen, tout puissant, croyait-il, dans la province de Gueldre. Il lui promit un présent considérable si, par son crédit, il empêchait les États généraux d'entrer dans l'alliance, et persuadé qu'il ne pouvait faire une meilleure acquisition pour le service du roi son maître, il écrivit à Albéroni qu'il vendrait son bien pour satisfaire la promesse qu'il avait faite si le roi d'Espagne désapprouvait l'engagement qu'il avait pris pour son service. Le bruit se répandit alors que ce prince avait donné ordre à ses sujets négociants, sous peine de la vie, de remettre un registre exact et fidèle des effets qu'ils avaient entre les mains appartenant à des étrangers de quelque nation qu'ils fussent. Une telle nouvelle causa quelque alarme à la Haye. Beretti se flatta d'en avoir profité, et d'avoir utilement augmenté la frayeur que les apparences d'une guerre prochaine et de, la ruine du commerce produisaient déjà dans les esprits, mais son zèle et l'attention qu'il avait à le faire valoir à la cour de Madrid y réussissait mal. Il eut plusieurs fois lieu de se plaindre de la manière dont il était traité par Albéroni. Il gémissait donc, mais inutilement, d'essuyer mille dégoûts de la cour d'Espagne, ou pour mieux dire du premier ministre de cette cour, pendant qu'il se donnait tout entier au service de son maître, et que, sans en recevoir aucun secours, il employait uniquement ses talents, son industrie, ses manèges, comme les seules armes qu'il eût pour combattre l'ambassadeur d'Angleterre, soutenu par de puissants amis et répandant l'or avec profusion pour gagner ceux qu'il savait être autorisés dans la république. Beretti comprenait dans ce nombre Pancras, bourgmestre, régent d'Amsterdam, et Buys, pensionnaire de la même ville. Le dernier, disait-il, menait l'autre par le nez. La liste des magistrats et députés gagnés par l'Angleterre était bien plus nombreuse si on ajoutait foi à un écrit imprimé qu'on distribuait sous main à la Haye, spécifiant par nom et par surnom tous ceux qui recevaient des pensions ou des gratifications de cette couronne. Beretti se vantait que, malgré tant de dépenses faites et continuées par les ennemis de Sa Majesté Catholique, il était parvenu par son activité et par ses amis à faire en sorte que la province de Hollande avait déjà séparé cinq fois ses assemblées sans rien résoudre au sujet de l'alliance. Cadogan parlait en même temps très différemment, car il dit avec plus de vérité que les états de cette province avaient pris unanimement la résolution d'entrer dans le traité. Il est vrai cependant que les députés des principales villes déclarèrent à l'assemblée que leur instruction portait de consentir à la quadruple alliance quand l'affaire serait mise en délibération; mais le temps de cette délibération fut prolongé.

Les ministres d'Angleterre, se défiant toujours de Châteauneuf, ambassadeur de France en Hollande, pressaient plus que jamais son rappel et l'envoi du successeur qui lui était désigné. Ils comptaient de tout obtenir du régent par le moyen du comte Stanhope nouvellement arrivé à Paris. Son Altesse Royale lui avait fait un accueil très favorable; elle avait pris soin de lui persuader qu'elle souhaitait ardemment la conclusion du traité et qu'elle n'oublierait rien pour en faciliter la signature. Ainsi les Anglais comptaient qu'elle ne serait désormais retardée qu'autant de temps qu'il en fallait pour traduire le traité en latin. Ils approuvaient quelques changements que le régent demandait, et comptaient que la cour de Vienne ne pourrait avec raison y refuser son approbation. Il s'en fallait beaucoup que les ministres d'Angleterre fussent aussi contents de la conduite des Hollandais. On commençait à dire que la république, après avoir longtemps biaisé; après avoir laissé entrevoir exprès une diversité apparente de sentiments entre les villes de la province de Hollande, terminerait ces incertitudes affectées par une offre simple et toujours inutile d'interposer ses offices pour mettre en paix les principales puissances de l'Europe. Une telle offre aurait été un, refus honnête d'accéder au traité, et les ministres Anglais avaient un intérêt personnel de faire voir à la nation Anglaise que le projet de la quadruple alliance était un projet sage, solide, approuvé généralement des principales puissances de l'Europe et de celles qui pouvaient donner le plus de poids aux affaires.

Une telle opinion était pour eux d'autant plus nécessaire à établir qu'il était alors vraisemblable que le czar, cherchant à faire un personnage dans les affaires de l'Europe, animé d'ailleurs contre le roi d'Angleterre, voulût s'opposer à la quadruple alliance et secourir le roi d'Espagne par quelque diversion puissante. On assurait déjà que la paix était faite entre la Suède et la Moscovie et le roi de Prusse; que les mesures étaient prises entres ces princes pour s'opposer de concert aux desseins de l'empereur et du roi Georges. Ce qui n'était encore que bruits incertains parut se confirmer et devenir réel suivant un discours que le ministre du czar à Paris, tint à Cellamare. Le Moscovite l'assura que son maître, voulant s'opposer aux desseins de l'Angleterre, avait fait sa paix avec le roi de Suède; qu'il ménageait celle du roi de Prusse, et qu'une des principales conditions du traité serait une ligue offensive et défensive contre l'empereur et contre le roi Georges. Il ajouta qu'il sollicitait actuellement le régent d'entrer dans la ligue ou tout au moins de demeurer neutre. Ce ministre ne se contenta pas de ce qu'il avait dit à l'ambassadeur d'Espagne, il crut le devoir dire encore au comte de Provane, chargé pour lors des affaires du roi de Sicile à Paris. À son récit il ajouta des réflexions sur l'utilité que le roi de Sicile tirerait de la diversion que le czar ferait des forces de l'empereur. Il pressa Provane de lui découvrir les intentions du roi son maître au sujet de l'alliance, et les liaisons qu'il avait prises avec le roi d'Espagne. Ce discours ne servit qu'à faire voir quelles étaient alors les dispositions du czar.

Son animosité contre le roi d'Angleterre n'empêcha pas les ministres de cette cour de suivre le plan qu'ils avaient formé pour traverser l'entreprise que le roi d'Espagne était sur le point de tenter en Italie. Ils jugeaient alors qu'elle regardait le Milanais et qu'apparemment il agirait de concert avec le roi de Sicile. Comme l'escadre Anglaise était partie des ports d'Angleterre. L'ambassadeur d'Espagne, suivant les ordres qu'il en avait reçus du roi son maître, demanda une conférence aux ministres d'Angleterre pour savoir d'eux positivement quelles étaient les instructions que l'amiral Bing, commandant de l'escadre, avait reçues avant son départ. La conférence fut tenue le 24 juin; Stanhope n'était pas encore parti pour la France; ainsi Monteléon le vit aussi bien que Sunderland et Craggs, et leur dit que ce serait apparemment une des dernières fois qu'il leur parlerait d'affaires puisqu'il se croyait à la veille d'aller à Douvres s'embarquer, prévoyant quelque hostilité imminente quand l'escadre Anglaise paraîtrait dans la Méditerranée. Ayant ensuite demandé quels étaient les ordres dont l'amiral Bing était chargé, Stanhope lui répondit que les instructions données à Bing lui prescrivaient d'observer toute la bonne correspondance que le roi son maître prétendait entretenir avec l'Espagne; qu'il avait ordre de donner toutes sortes de marques d'attention à l'égard des officiers du roi d'Espagne, soit de terre, soit de mer; que, s'il trouvait quelque convoi faisant voile en Sardaigne, à Portolongone, même en Sicile, il n'en troublerait pas la navigation mais s'il arrivait que la flotte espagnole entreprît de débarquer des troupes dans le royaume de Naples ou sur quelque autre terre, dont l'empereur était en possession en Italie, en ce cas l'amiral anglais déclarerait aux commandants espagnols qu'il s'opposerait à leur entreprise, le roi d'Angleterre ne pouvant permettre qu'il s'en fît aucune au préjudice de la neutralité d'Italie dont il s'était rendu garant envers l'empereur. Stanhope ajouta, de plus, à cet aveu que, si les bonnes raisons ne suffisaient pas, les Anglais emploieraient la force et qu'ils s'opposeraient ouvertement à l'entreprise de l'Espagne. Monteléon, peu content de cette explication, voulut cependant pousser les questions plus loin: il supposa que la flotte d'Espagne eût mis le débarquement à terre avant que l'escadre Anglaise fût arrivée, et demanda si Bing traiterait en ce cas les vaisseaux espagnols comme ennemis. Stanhope répondit à cette question nouvelle qu'il était impossible de prévoir tous les accidents qui pouvaient arriver; et, revenant à son principe, il dit que l'ordre général donné à l'amiral Bing était de s'opposer à toute entreprise que l'Espagne ferait contre l'Italie.

L'explication était claire et nette: ainsi Monteléon, suffisamment instruit des intentions de la cour d'Angleterre, ne trouva de ressources pour les faire changer que dans son éloquence; mais il l'employa vainement. Les raisons, quand le parti est pris, sont d'un faible secours, et l'ambassadeur d'Espagne s'étendit assez inutilement sur l'aveuglement et l'ingratitude de l'Angleterre qui renonçait aux avantages du commerce d'Espagne, perdait en un moment le souvenir de ceux que le roi catholique lui avait nouvellement accordés, le tout pour agrandir l'empereur sans utilité pour la nation Anglaise, même au préjudice du roi Georges intéressé comme électeur de l'empire à modérer la puissance de la maison d'Autriche; il reprit en détail tout le projet de l'alliance et efforça ça de faire voir qu'elle était absolument contraire au but d'établir le repos public et l'équilibre nécessaire pour le maintenir, comme on affectait de se le proposer, car il n'y avait rien de si opposé à la tranquillité générale qu'une rupture entre l'Espagne et l'Angleterre, et les facilités que le roi d'Angleterre donnait à l'empereur de subjuguer l'Italie. Monteléon ne garda pas le silence sur l'état de la France et la conduite du régent; il insista sur le changement des ordres donnés à Bing; il demanda qu'il lui fût défendu de faire la moindre hostilité ou tout au moins qu'il fût averti que, si les Espagnols avaient débarqué leurs troupes avant leur arrivée, le sujet de sa mission étant fini, l'intention du roi son maître était qu'il évitât tout engagement, surtout la déclaration d'une guerre ouverte contre l'Espagne. L'ambassadeur essaya de flatter les ministres d'Angleterre de la gloire qui reviendrait au roi leur maître de faire le personnage d'arbitre dans une négociation prochaine pour la paix. Il tenta même de les piquer contre les ministres de Hanovre accusés, dit-il, par les Anglais, d'être les instigateurs de la partialité que le roi d'Angleterre témoignait pour l'empereur, même de sa dépendance pour la cour de Vienne. Mais enfin la conférence finit sans se persuader de part ni d'antre, comme il arrive en semblables conjonctures, et les ministres Anglais, n'acceptant aucune des propositions de Monteléon, protestèrent seulement que l'intention du roi leur maître était de faire ce qui dépendrait de lui pour ne pas rompre avec l'Espagne.

Le colonel Stanhope eut ordre de parler dans le même sens à Albéroni, et de joindre aux plaintes et même aux menaces des reproches tendres de l'ingratitude que l'Espagne témoignait à l'égard de l'Angleterre. Le roi Georges prétendait avoir travaillé si puissamment pour procurer au roi d'Espagne une paix avantageuse, que l'empereur était mécontent des efforts qu'il avait faits pour la satisfaction de Sa Majesté Catholique, et qu'ils avaient été regardés à Vienne comme une marque évidente de partialité; que cette cour se plaignait encore amèrement des délais du roi d'Angleterre à satisfaire aux conditions principales du traité, et des prétextes dont il s'était servi jusqu'alors pour éviter d'envoyer le secours qu'il avait promis; condition que l'Espagne n'ignorait pas, puisque la copie de ce même traité lui avait été communiquée de bonne foi par l'envoyé d'Angleterre. Ce ministre eut ordre de se plaindre du peu de retour que l'Angleterre trouvait de la part de l'Espagne à tant de marques d'attention et d'amitié qu'elle recevait de la part du roi d'Angleterre et de la nation Anglaise; car, au lieu de témoignages réciproques d'amitié et de confiance, le roi d'Espagne se conduisait comme envisageant une rupture prochaine entre les deux couronnes. Il semblait même qu'elle était déjà résolue dans son esprit, puisqu'il refusait d'exécuter les derniers traités de paix, et que les Anglais étaient presque regardés comme ennemis dans les, ports et dans les îles de la domination d'Espagne. La cour d'Angleterre établissait pour premier sujet de plaintes le refus que le roi d'Espagne faisait d'accorder la permission stipulée par le traité d'Utrecht pour le vaisseau Anglais qui devait être envoyé tous les ans à la mer du Sud. Il n'appartenait pas à l'Espagne, disaient les Anglais, de décider si le traité devait être accompli ou son exécution suspendue, et d'en juger par la seule raison de ce qui convenait ou non aux intérêts de cette couronne. Les Anglais se plaignaient encore des poursuites injustes et dures, disaient-ils, que l'on faisait en Espagne contre les négociants de leur nation. Ils ajoutaient que nouvellement le roi d'Espagne avait fait enlever dans les ports de son royaume un grand nombre de bâtiments Anglais, qui depuis avaient été employés, par ses ordres, à transporter ses troupes en Italie. Enfin les Espagnols venaient de s'emparer, dans les Indes occidentales, de l'île de Crab, dont l'Angleterre était en possession; ils en avaient chassé les habitants, enlevé plusieurs bâtiments Anglais, soit à l'ancre, soit en pleine mer. Ils menaçaient encore plusieurs autres îles de traitements semblables.

Malgré tant de griefs le colonel Stanhope eut ordre de protester que le roi son maître voulait maintenir la paix, et qu'il l'observerait ponctuellement, si malheureusement l'Espagne ne le forçait à la rompre; qu'il oublierait les sujets particuliers qu'il avait de se plaindre; qu'il garderait le silence sur l'entreprise faite contre l'empereur au préjudice de la neutralité de l'Italie, dont l'Angleterre était garante, pourvu que le roi d'Espagne voulût, de son côté, renoncer au dessein de troubler l'Europe, et donner à un roi qui voulait cultiver avec Sa Majesté Catholique la plus sincère amitié les témoignages qu'il devait attendre d'une confiance et d'une amitié réciproques; que, s'il en arrivait autrement, il saurait conserver la dignité de sa couronne, la sûreté de ses sujets et la foi des traités; que jusqu'alors il avait souffert, et que ses sujets recevant tout le dommage de la part de l'Espagne, il n'avait causé aucun mal à cette couronne; qu'il avait prié pendant qu'il était menacé; que l'événement ferait peut-être connaître que le langage qu'il avait tenu était dicté par l'amitié et non par la crainte; et qu'enfin, ne manquant ni de raisons de rupture ni de moyens de se venger, il n'appartenait pas au cardinal Albéroni de croire et de se vanter qu'il pouvait intimider un roi d'Angleterre, de qui l'inimitié pouvait être fatale à ceux qui se flatteraient vainement de pouvoir aider ses ennemis. Les ministres d'Angleterre étaient persuadés que si celui d'Espagne menaçait l'Angleterre des entreprises du prétendant, l'empereur était à l'égard de l'Espagne un prétendant au moins aussi dangereux, et que l'état présent de ces deux monarchies donnait à celle d'Angleterre une supériorité bien marquée sur celle d'Espagne. On ne craignait à Londres aucune traverse de la part de la France mais en même temps qu'on était persuadé de la sincérité du régent, on se défiait des ministres qu'il employait. Nancré surtout était suspect. Stanhope fut averti de veiller sur sa conduite comme sur celle d'un homme qu'Albéroni avait gagné, car il passait pour constant que rien ne coûtait au premier ministre d'Espagne; qu'il était maître en l'art de séduire et de tromper; il s'en faisait lui-même honneur, et, persuadé de sa supériorité en cet art, il amusait depuis longtemps le roi de Sicile sous la feinte apparence d'une négociation qu'il jugea nécessaire pour surprendre ce prince, et pour l'empêcher de veiller à la conservation du royaume dont il était alors en possession.

Le roi de Sicile, prince très éclairé, très attentif à ses intérêts, facilita cependant à Albéroni les moyens de le surprendre. Ce prince, accoutumé à se défier de ses ministres, en employait souvent plusieurs de différents ordres dans la même cour. Lascaris était le dernier qu'il avait envoyé à Madrid, pour lier à l'insu de son ambassadeur, une négociation secrète qu'il n'avait peut-être pas envie de conclure. On ne pénétra pas le détail des propositions faites par Lascaris, mais il est certain qu'elles ne convinrent pas aux desseins d'Albéroni. Comme il ne se rapportait pas absolument au compte que Lascaris rendait à son maître de cette négociation secrète, il écrivit lui-même au roi de Sicile que les offres faites par son ministre éclaircissaient un peu l'état des affaires présentes; qu'elles donnaient lieu d'embarrasser le projet de l'alliance, et de faire voir à tout le monde l'injustice et la tromperie de ceux qui voulaient pour leur intérêt particulier s'ériger en maîtres de partager l'univers à leur fantaisie, et sans autre raison que celle de leur volonté se rendre arbitres du sort des princes, et les dépouilles des États qu'ils avaient reçus de leurs ancêtres.

Albéroni assura ce prince que le roi d'Espagne ne recevrait la loi de personne, qu'il se défendrait jusqu'à la dernière extrémité, ajoutant qu'une bonne union avec Sa Majesté Catholique obligerait peut-être le roi Georges et le régent à changer de pensée, l'un et l'autre connaissant ce qu'ils auraient à craindre d'une telle liaison. Albéroni conclut de ce principe qu'il n'y avait point de temps à perdre, et qu'il était nécessaire de prendre et d'exécuter au plus tôt les mesures proposées en conséquence. Il pressa le roi de Sicile de remettre incessamment quelques places de ce royaume, on n'a pas su lesquelles, entre les mains du roi d'Espagne; car alors rien n'empêcherait de passer sur-le-champ dans le royaume de Naples, dont la conquête serait prompte et facile par le moyen des intelligences pratiquées dans ce royaume qui seraient appuyées d'une grosse armée abondamment pourvue de tout l'attirail et de toutes les provisions nécessaires pour assurer le succès de l'entreprise. La remise des places de Sicile entre les mains des Espagnols étant donc la base et le fondement du traité proposé, Albéroni promit au roi de Sicile que, s'il consentait à cette condition essentielle, et s'il voulait envoyer au plus tôt ses ordres aux gouverneurs de ses places, et les remettre sans délai au commandant de l'armée espagnole, on profiterait non seulement de l'alarme et de la confusion où cet événement jetterait les Allemands dans le royaume de Naples, mais que de plus Sa Majesté Catholique ne perdrait pas un instant à faire passer un corps considérable de ses troupes, en tel endroit de Lombardie que le roi de Sicile jugerait à propos; qu'elles y seraient payées aux dépens de l'Espagne, et quant aux places de Sicile que le roi d'Espagne les recevrait comme un dépôt sacré qu'il garderait à telles conditions que le roi de Sicile voudrait prescrire, ne les demandant que pour assurer le succès du projet, puisque tous les États que les Allemands possédaient en Italie étaient incertains et vacillants entre leurs mains s'ils ne s'emparaient de la Sicile dont la conquête les mettrait en état de subjuguer le reste; mais il ne fallait pas, dit-il, perdre un instant; tout moment était précieux, et le moindre délai pouvait devenir fatal; parce que le moyen de rendre inutile la dépense que l'Angleterre avait faite pour armer sa flotte, était de débarquer promptement l'armée d'Espagne en Sicile, et d'occuper incessamment la place de Messine.

Albéroni pratiquait depuis longtemps des alliances dans le nord. Il tramait des intelligences en France, un grand royaume fournissant toujours et des mécontents et des gens qui n'ayant rien à perdre se repaissent d'espérances chimériques d'obtenir de grands avantages dans un changement produit par le trouble et la confusion. Cette seconde ressource était celle qui flattait le plus Albéroni; il était persuadé que le roi d'Espagne avait en France un parti puissant très affectionné aux intérêts de Sa Majesté Catholique; qu'il n'y avait pas le moindre lieu de douter des bonnes intentions de ceux qui le composaient. Comme le cardinal s'applaudissait de l'avoir heureusement ménagé, il fit valoir au roi de Sicile l'importance dont il était de pouvoir compter sur un tel secours, et de se trouver en état de donner au régent une occupation si sérieuse, qu'il penserait plus d'une fois à s'engager à faire une guerre ouverte à l'Espagne pour une cause, ajoutait Albéroni, si injuste et si peu honorable à Son Altesse Royale. Il espérait, de plus, que les Hollandais, instruits des dispositions intérieures de la France, craindraient moins les menaces que cette couronne et celle d'Angleterre ne cessaient de leur faire pour les obliger d'approuver le traité d'alliance, et de s'engager à le soutenir. Enfin, il comptait tellement sur les mouvements que ses négociations secrètes exciteraient dans le nord, qu'il n'était plus question, selon lui, que de seconder et d'aider de la part du roi d'Espagne les sages dispositions que ce ministre avait faites. Il se proposait pour en assurer le succès d'employer présentement à lever des Suisses l'argent qu'il attendait des Indes. Il assura le roi de Sicile que la seule représaille faite depuis peu sur les François dans la mer du Sud, avait produit plus d'un million d'écus. Ce secours, casuel n'était qu'un commencement, Albéroni comptait que la monarchie d'Espagne lui fournirait d'autres assistances pareilles, et que le bon usage qu'il en ferait lui donnerait les moyens de prouver aux alliés du roi son maître que ce prince voulait agir de bonne foi, avec sincérité, honneur et probité; ainsi, que chaque démarche de générosité que ferait le roi de Sicile, le roi d'Espagne y répondrait avec une générosité égale et réciproque, avec reconnaissance, et Sa Majesté Catholique, suivant les assurances de son ministre, ferait fidèlement tous ses efforts pour procurer les avantages, l'honneur et la gloire des deux rois également offensés, également intéressés à ne consentir jamais que les Allemands maintinssent leur autorité en Italie, au préjudice du repos et de la liberté de cette partie de l'Europe.

Ces projets et ces espérances dont le cardinal fit part au roi de Sicile par une lettre qu'il lui écrivit de sa main, le 22 mai, furent nouvellement confirmés par une seconde lettre de ce ministre au même prince du 30 du même mois. Mais il développa ses intentions dans cette seconde lettre plus clairement que dans la première. L'une avait été écrite pour donner une grande idée des forces du roi d'Espagne, et pour faire envisager à ceux qui s'uniraient à Sa Majesté Catholique, les avantages singuliers qu'ils devaient se promettre de son alliance. La seconde lettre fit voir que le roi d'Espagne avait besoin du concours du roi de Sicile, et que les projets du cardinal ne pouvaient réussir, si les places principales de la Sicile n'étaient confiées à la garde des commandants et des troupes d'Espagne. Il n'était pas aisé de faire goûter une pareille proposition à un prince aussi défiant que le roi de Sicile. Toutefois Albéroni, s'appuyant apparemment sur la supériorité de son génie, entreprit de persuader à ce prince qu'un acte de confiance aussi opposé à son caractère qu'il l'était à la prudence, devenait une démarche nécessaire et conforme à ses intérêts. Il employa toute son éloquence à convaincre ce prince que l'unique moyen de délivrer l'Italie de l'oppression des Allemands, était qu'il s'abandonnât lui-même avec une confiance généreuse à la bonne foi, sincérité, probité du roi d'Espagne, n'ayant d'autres vues que d'assurer la liberté de l'Italie. Une fin si glorieuse était impossible, disait le cardinal, sans cette pleine confiance. Il avouait même que, si elle manquait, on serait forcé d'accepter le parti proposé par les médiateurs, car il fallait nécessairement être sûr d'une retraite avant que d'exposer les troupes espagnoles, et là retraite n'était sûre qu'autant qu'elles seraient en possession des places de Sicile. Le roi d'Espagne les demandait, non pour en demeurer le maître et pour recouvrer un État qu'il avait perdu, mais par la seule nécessité d'assurer ses projets, dont l'exécution serait encore plus avantageuse au roi de Sicile qu'à l'Espagne. Ce prince, suivant le raisonnement d'Albéroni, contribuerait infiniment à les avancer s'il déclarait par la remise de ses places son union avec l'Espagne, car il donnerait une telle inquiétude aux Allemands, qu'ils n'oseraient dégarnir l'État de Milan pour envoyer du secours à Naples; et suivant le plan d'Albéroni, le soulèvement entier et subit de ce royaume était indubitable, si les Napolitains voyaient les armes d'Espagne et de Sicile, et les places de cette île entre les mains du roi d'Espagne qui promettait de les garder purement et simplement comme un dépôt, et de les rendre fidèlement au roi de Sicile après la lin de la guerre. Naples soumise, le roi d'Espagne détacherait un gros corps de ses troupes et l'enverrait en Lombardie en tel lieu que le roi de Sicile le jugerait à propos, l'intention de Sa Majesté Catholique étant de travailler autant pour l'intérêt d'un prince qu'elle aimait, et qui faisait la première figure en Italie, que par la gloire de rendre à cette partie de l'Europe son ancienne liberté. Albéroni attribuait à ces deux motifs détachés de tout désir de faire des conquêtes, l'armement que le roi d'Espagne avait fait, et comme le succès de l'entreprise serait apparemment utile au roi de Sicile, il voulait persuader à ce prince qu'il était le premier obligé à faciliter une expédition dont il retirerait le plus grand avantage. Son union, disait Albéroni, et l'aveu public de ses liaisons avec le roi d'Espagne, ne laisserait pas d'étourdir et de rompre les mesures de ceux qui s'étaient figurés qu'ils étaient les maîtres de couper le monde en morceaux.

Comme ces exhortations générales ne suffisaient pas pour persuader un prince attentif à ses intérêts, qui pesait lés engagements avant de les prendre, Albéroni ne voulant peut-être pas lui faire par écrit des offres précises, ajouta que, si le roi de Sicile voulait envoyer à Madrid quelque personne de confiance munie de pouvoirs nécessaires pour conclure et signer un traité, le roi d'Espagne ne ferait aucune difficulté de lui accorder tout ce qu'il pourrait prétendre et désirer; que Lascaris, bien informé des forces d'Espagne et du gouvernement actuel de cette monarchie, ne lui aurait pas laissé ignorer qu'elle était en état de faire figure dans le monde; que certainement il l'aurait informé des conférences que le cardinal et lui avaient eues ensemble, et qu'enfin le temps était passé où les affaires qu'on traitait à Madrid étaient affaiblies ou déchirées par la longueur des conseils; que le roi d'Espagne les examinait présentement par lui-même; que la décision de celles qui regarderaient le roi de Sicile serait également prompte; que la même diligence se trouverait dans l'exécution, parce que le succès en dépendait, et, par cette raison, Sa Majesté Catholique priait le roi de Sicile d'avertir de ce qu'il ferait Patino, intendant de l'armée d'Espagne, en sorte qu'on évitât de faire plusieurs débarquements, surtout d'artillerie, et que l'armée d'Espagne pût au plus tôt descendre au royaume de Naples. Ainsi le roi d'Espagne, ne doutant pas que le roi de Sicile ne profitât des dispositions où Sa Majesté Catholique se trouvait à son égard, avait, par avance, ordonné à Patino de se conformer aux avis qu'il recevrait de ce prince, et de les suivre comme la règle la plus sûre des mouvements que l'armée aurait à faire.

Le cardinal chargea Lascaris d'envoyer cette lettre à son maître, priant Dieu, dit-il, de persuader ce prince de faire attention à des insinuations dont le seul objet était de l'agrandir et de pourvoir à sa gloire et à la sûreté de l'Italie. Il ajouta que jamais l'occasion ne serait si belle; que, si le roi de Sicile, prudent et politique, la laissait échapper, il ne devait pas compter de retrouver en d'autres temps un roi qui voulût bien employer ses forces et son argent dans un pays où lui-même n'avait nulle prétention, ni de trouver auprès de ce même roi un ministre italien transporté de l'amour de sa patrie, et résolu de faire tous ses efforts pour seconder les intentions de son maître. La copie de ces deux lettres fut envoyée par Albéroni à Cellamare; car, alors, le cardinal avait une attention particulière à bien instruire l'ambassadeur d'Espagne en France des projets et des résolutions du roi son maître, l'assurant toujours que jamais ce prince n'accepterait la proposition de la quadruple alliance, qu'il traitait de projet inique en sa substance et indigne en sa manière. Il parut toutefois que le roi d'Espagne, quoique déterminé à le rejeter, voulait cependant avoir un prétexte assez spécieux pour justifier envers le public le refus qu'il faisait de concourir à la tranquillité de l'Europe, et fit proposer au colonel Stanhope quelques changements [afin], dit Albéroni, d'adoucir Sa Majesté Catholique, et de la porter à souscrire aux engagements que la France et l'Angleterre avaient déjà pris ensemble. Le colonel en ayant rendu compte en Angleterre répondit, suivant les ordres qu'il en reçut, que son maître n'avait pas osé faire savoir à Vienne que l'Espagne voulût altérer une seule syllabe dans le projet. Sur cette réponse Albéroni déclara que le roi d'Espagne rejetait entièrement le plan du traité, et qu'il attaquerait l'empereur avec toute la vigueur possible. Il dit, de plus, au colonel Stanhope que les marchands Anglais établis en Espagne étaient comme entre les bras de l'escadre de leur nation, parce que, si elle faisait la moindre hostilité, les effets de ces négociants seraient arrêtés sans égard au temps que le dernier traité leur donnait pour se retirer en cas de rupture entre les deux couronnes. Malgré tant de menaces, et malgré ces déclarations si souvent répétées de la fermeté du roi d'Espagne, Albéroni n'avait pas été sans inquiétude et sans crainte au sujet de l'offre faite au roi d'Espagne des États de Parme et de Toscane, dont la succession devait être assurée à l'infant don Carlos. Il avoua que la tentation avait été grande, et que l'espérance d'un tel héritage, destiné au fils de la reine d'Espagne, avait fait une impression très vive sur l'esprit de cette princesse. Il confia ses alarmes au duc de Parme, mais s'applaudissant en même temps d'avoir si habilement et si heureusement travaillé, qu'il avait fait connaître à Leurs Majesté Catholiques que l'idée était chimérique, l'offre trompeuse et sans fondement. Après les avoir entraînés dans son sentiment, craignant apparemment quelque changement de leur part, il avait protesté en France et en Angleterre que le roi d'Espagne ne consentirait jamais à laisser la Sicile entre les mains de l'empereur; enfin il avait établi comme un principe de politique dont Sa Majesté Catholique ne devait jamais s'écarter, que la paix avec l'empereur lui serait toujours préjudiciable, qu'une guerre éternelle était au contraire conforme aux véritables intérêts de l'Espagne, ces événements ne pouvant jamais nuire à cette couronne, au lieu qu'il en pouvait arriver de tels que l'empereur en recevrait un préjudice considérable.

Le temps approchait, et le secret de l'entreprise depuis longtemps méditée par le roi d'Espagne allait être dévoilé. On était près de la fin du mois de juin, et la flotte était prête à mettre en mer. Albéroni, sujet du duc de Parme, et parvenu par sa protection à la fortune où il était monté, ne lui avait pas jusqu'alors confié l'objet de l'armement d'Espagne. Il ne lui en donna part que le 20 juin, et il lui apprit que la foudre allait tomber sur la Sicile. La raison que le roi d'Espagne avait de s'en emparer était que, s'il ne s'en rendait maître, il ne pouvait le devenir du royaume de Naples, ni se promettre d'éviter les pièges et les tromperies ordinaires du duc de Savoie. Si Sa Majesté Catholique se faisait un ennemi de plus, elle croyait en être dédommagée par une conquête facile à conserver, et qui donnerait le temps de semer pendant l'hiver la discorde en France et en Angleterre; c'est ainsi qu'Albéroni s'en expliquait, persuadé qu'il trouverait dans l'un et dans l'autre royaume des dispositions favorables au succès de ses intrigues, et prévenu que les mouvements dont il entendait parler, soit en France soit en Angleterre, produiraient des révolutions.

Sur ce fondement, il pria le duc de Parme de vivre en repos et sûr qu'il ne recevrait pas le moindre préjudice tant qu'Albéroni subsisterait; il promit pareillement de faire valoir en temps et lieu ses droits sur le duché de Castro. Le cardinal comptait déjà les Allemands chassés d'Italie, convaincu que sans leur expulsion totale cette belle partie de l'Europe ne jouirait jamais de la paix et de la liberté. Il se donnait pour désirer ardemment de procurer l'une et l'autre à sa patrie, nonobstant les raisons générales et personnelles qu'il avait de se plaindre des traitements que le roi d'Espagne et lui recevaient du pape; car il unissait autant qu'il était possible les intérêts de Leurs Majestés Catholiques aux siens, et leurs plaintes étaient selon lui plus vives que les siennes sur le refus des bulles de Séville. Le roi et la reine d'Espagne étaient, disait-il, persuadés que ce refus n'était qu'un prétexte à de nouvelles offenses que la cour de Rome voulait leur faire pour plaire à celle de Vienne. Ainsi Leurs Majestés Catholiques, lasses de se voir sur ce sujet l'entretien des gazettes, avaient résolu de garder désormais le silence et d'employer les moyens qu'elles jugeraient à propos à maintenir les droits de la royauté et de leur honneur, ayant toutefois peine à comprendre que le pape vît avec tant de sérénité d'esprit une rupture entre les deux cours. Sa Sainteté, disait le cardinal, refusait quatre baïoques et voyait tranquillement la confiscation de tous les revenus des églises vacantes en Espagne et de ce qu'on appelle le spoglio des évêques chassés du royaume, sûr que, quelque accommodement qu'il se fît à l'avenir, la chambre apostolique n'en retirerait pas un maravedis . Le scandale d'une rupture ouverte était trop éminent; la patience du roi et de la reine d'Espagne éprouvée pendant huit mois était enfin à son dernier période; la modération chrétienne avait suffisamment éclaté de leur part; il était temps que Leurs Majestés Catholiques prissent les résolutions nécessaires pour défendre leurs droits, les souverains étant obligés en honneur et en conscience d'employer à les soutenir les moyens que Dieu leur avait mis en main. C'est ce qu'Albéroni disait et qu'il écrivait en même temps à Rome pour intimider cette cour, toutefois avec la précaution de se représenter lui-même au pape comme un instrument de paix, de protester qu'il n'avait rien omis de ce qui pouvait dépendre de lui pour éviter les maux qu'il prévoyait, et que la cour de Rome s'était trompée quand elle avait regardé comme un effet d'impatience excessive les démarches qu'il avait faites dans la seule vise de conserver l'union entre le saint-père et le roi catholique.

Albéroni savait que le P. Daubenton, très attentif à se faire un mérite à Rome des saintes dispositions du roi d'Espagne, assurait fréquemment le pape que ce prince ne prendrait jamais de résolution contraire à la soumission qu'il devait à Sa Sainteté. Le cardinal voulait détruire cette confiance, et comme, il fallait une action d'éclat, il résolut et menaça de chasser de Madrid le nonce Aldovrandi; c'était par une telle voie qu'il voulait, disait-il, mériter à l'avenir, de la part du pape, l'estime due à un cardinal et à un gentilhomme (il était public qu'il était de la dernière lie du peuple et fils d'un jardinier) alors à la tête des affaires d'une monarchie qui pouvait se rendre arbitre des cours de l'Europe, puisqu'il n'avait pu mériter par ses services (quels?) la moindre attention de la part de Sa Sainteté (qui l'avait fait cardinal). Le pauvre nonce était à plaindre, mais ces termes de compassion furent les seules marques qu'il reçut de la reconnaissance d'Albéroni. La principale affaire de ce premier ministre était non seulement de se venger des refus qu'il essuyait de la part du pape, mais encore de faire voir à Sa Sainteté qu'elle s'était absolument trompée en appuyant ses espérances à la cour d'Espagne sur la correspondance et sur le crédit d'Aubenton: car il était essentiel au cardinal d'établir à Rome qu'il n'y avait à Madrid qu'une unique source pour les affaires, et que toutes les cours de l'Europe étaient instruites de cette vérité par la pratique et par les négociations conduites à leur fin sans qu'il en eût été parlé à âme vivante, hors à une seule.

Les dispositions du premier ministre ne laissaient pas espérer au nonce beaucoup de succès des raisons que le pape lui avait ordonné d'employer pour autoriser le refus des bulles de Séville. En effet, Albéroni reçut si mal ces représentations, et la conférence entre eux fut si vive, que depuis, Aldovrandi, homme sage, ne jugea pas à propos de retourner à la cour. Il fallait cependant savoir quelle résolution le roi d'Espagne prendrait après avoir su celle du pape. Le nonce écrivit au cardinal, mais inutilement; la lettre demeura sans réponse. Ce silence fut un pronostic de ce qui devait bientôt arriver. Le nonce, s'y préparant, avertit le pape que, s'il était chassé de Madrid, il irait directement à Rome, suivant les ordres de Sa Sainteté; qu'il croyait cependant convenable à son service de laisser une personne de confiance à portée d'entendre les propositions que la cour d'Espagne pourrait faire, et capable d'entrer dans les expédients propres à réunir les deux cours, car il regardait les conséquences d'une rupture comme plus fatales à la religion qu'on ne le pensait peut-être à Rome, et sur ce fondement il était persuadé que rien ne serait plus dangereux que de fermer toute voie à la conciliation. Il s'était plaint déjà plusieurs fois du peu d'égards que Rome avait eu à ses représentations. Il enchérit encore sur les plaintes précédentes, assurant que, si la cour de Madrid en venait aux démarches violentes qu'il prévoyait, bien des gens verraient clair sur les fausses suppositions qu'ils avaient faites, en attribuant ses représentations à des motifs d'intérêt personnel; qu'il n'avait rien à espérer d'Albéroni, et que, lorsqu'il avait ménagé et cultivé sa confiance, il n'avait eu d'autres vues que le service du saint-siège; que l'autorité était tout entière entre les mains de ce ministre, et son pouvoir augmenté considérablement depuis que le roi d'Espagne, attaqué par de fréquentes maladies, était hors d'état de s'appliquer aux affaires; que ce serait désormais mal raisonner que de compter sur la piété et sur la religion du roi catholique; que tout dépendait d'un premier ministre vindicatif et irrité; que les ordres qu'il donnerait seraient les seuls que les troupes d'Espagne recevraient; que le secret en était observé si exactement, qu'on ne les savait qu'après qu'ils étaient exécutés, et qu'enfin les dispositions étaient telles qu'il ne serait pas surpris si les Espagnols, débarqués en Italie; faisaient quelque entreprise au préjudice de l'État ecclésiastique. La rupture prévue parle nonce arriva, et, malgré la sagesse de ses conseils, Rome et Madrid firent tomber sur lui toute l'iniquité d'un événement qu'il avait tâché de prévenir. La nouvelle du refus des bulles de Séville fut confirmée par les lettres du cardinal Acquaviva apportées par un courrier extraordinaire. Le nonce en reçut en même temps un du pape, et comme ce ministre n'avait point eu de réponse à la lettre qu'il avait écrite à Albéroni, la cour étant alors à Balsaïm, il demanda une audience au P. Daubenton, qui était demeuré à Madrid. Il dit seulement à ce religieux que, quoique ses lettres de Rome ne fussent pas encore déchiffrées, il en voyait assez pour juger qu'il serait obligé d'exécuter des ordres peu avantageux à la cour d'Espagne et à la personne, du cardinal Albéroni. En effet, dès le lendemain, il fit fermer le tribunal de la nonciature sans en donner auparavant le moindre avis et sans faire paraître aucune marque d'égards et de respects pour le roi d'Espagne.

Albéroni affecta de répandre que ce prince était aussi vivement que justement indigné de la conduite du nonce, et, pour en donner une démonstration publique, Sa Majesté Catholique commanda qu'il fût gardé à vue jusqu'à ce qu'elle eût consulté le conseil de Castille, son tribunal supprimé, sur les mesures qu'elle avait à prendre pour repousser les entreprises téméraires du ministre de la cour de Rome. Le conseil de Castille consulté fut d'avis que le roi d'Espagne démit faire arrêter le nonce, fondé sur ce que ce ministre du pape, n'ayant pas l'autorité par lui-même d'ouvrir le tribunal de la nonciature et ne pouvant le faire sans la permission du roi d'Espagne, né pouvait aussi le fermer sans la connaissance et la permission de Sa Majesté Catholique. On ne douta plus à la cour d'Espagne que la rupture, dont, cette cour faisait retomber la haine sur le pape, ne fût depuis longtemps préméditée comme le seul moyen que Sa Sainteté et ses ministres eussent imaginé de persuader les Allemands qu'elle n'avait aucune liaison secrète avec l'Espagne, et, par conséquent, nulle part aux entreprises de cette couronne en Italie. On disait qu'il y avait plus de trois mois que le nonce faisait emballer ce qu'il avait de plus précieux dans sa maison, et, qu'étant dans l'habitude de faire valoir son argent, il avait pris depuis quelque temps ses mesures pour retirer des mains des négociants les sommes qu'il leur avait données à intérêt; on ajoutait que le courrier, dépêché de Rome au nonce, avait eu l'indiscrétion, en passant à Barcelone, de dire au prince Pio que le cardinal Albane l'avait fait partir avec un extrême secret, qu'il lui avait donné deux cents pistoles pour sa course, le chargeant de dire au nonce qu'ils se verraient bientôt, et de l'assurer qu'il serait content, parce qu'il trouverait de bons amis à Rome. Le même courrier avait dit aux domestiques de ce prélat que les nouvelles de Rome étaient bonnes pour leur maître, et qu'il serait bientôt élevé à la pourpre.

Albéroni chargeait encore sur ces bruits dont il était le secret auteur. Il ajoutait que les Allemands avaient reconnu qu'ils devaient gagner Aldovrandi comme un agent nécessaire pour engager le pape à rompre avec l'Espagne, et qu'Aldovrandi, de son côté, persuadé que toute sa fortune dépendait de se réconcilier avec la cour de Vienne, avait oublié facilement tout ce qu'il devait au cardinal et au confesseur, aussi bien que les protestations qu'il avait tant de fois faites d'une reconnaissance éternelle, jusqu'au point de dire qu'étant assuré de l'amitié et de la protection du cardinal il se moquait de ses ennemis à Rome, et ces ennemis n'étaient pas des personnages de peu de considération, car il avait attaqué directement le cardinal Albane, il l'avait traité de vil mercenaire des Allemands, d'homme ingrat et sans foi qui trahissait l'honneur de l'Église et celui du pape, son oncle, pour l'intérêt sordide d'une pension de vingt-quatre mille écus assignée sur les revenus du royaume de Naples, dont le payement était suspendu toutes les fois qu'il ne servait pas les ministres de l'empereur à leur fantaisie. Cette accusation n'était ni secrète ni portée au pape par des voies obscures. Albéroni prétendait savoir que le nonce l'avait écrite dans une lettre signée de lui et envoyée à Rome à dessein qu'elle fût montrée à Sa Sainteté. Il concluait qu'un homme, si déclaré contre le cardinal neveu, n'aurait pas osé renoncer à la protection du roi d'Espagne, et tenir à son égard une conduite indigne, s'il n'était sûr que la protection de l'empereur ne lui manquerait pas au défaut de celle de Sa Majesté Catholique. C'était donc en se déclarant contre l'Espagne, disait le cardinal, qu'Aldovrandi s'était réconcilié avec la cour de Vienne, et le pape, au moins aussi timide que le nonce, essayait de regagner les bonnes grâces de l'empereur en refusant les bulles de Séville.

Ces sortes de refus étaient les voies que les ministres impériaux traçaient à Sa Sainteté pour plaire à leur maître. Ils s'étaient précédemment opposés à l'expédition des bulles qu'Albéroni avait demandées pour l'évêché de Malaga. Leurs oppositions ayant été inutiles, ils avaient fait des instances si pressantes pour empêcher que les bulles de Séville ne fussent données, que le pape, timide, mais toutefois ne voulant pas paraître céder aux menaces des Allemands, avait cherché des prétextes pour autoriser le refus d'une grâce toute simple que le roi d'Espagne lui demandait. Ces prétextes, traités à Madrid de frivoles, étaient que les évêques de Vich et de Sassari étaient chassés de leurs sièges et privés de leurs revenus; que ceux de l'église de Tarragone étaient confisqués, et qu'Albéroni en jouissait; que ce ministre, revêtu de la pourpre, oubliait les intérêts de la chrétienté jusqu'au point de négocier une ligue entre le roi son maître et le Grand Seigneur. C'était sur ces reproches que le refus des bulles de Séville était fondé. Le pape avant de les accorder voulait que le roi d'Espagne rétablît les évêques de Sassari et de Vich sur leurs sièges. Il jugeait bien que les conjonctures ne permettaient pas qu'il rétablît deux prélats manifestement rebelles. Les ministres d'Espagne lui avaient souvent exposé les raisons du roi leur maître à l'égard de l'un et de l'autre, et quant aux revenus confisqués de Tarragone, Albéroni s'étonnait des reproches que Sa Sainteté lui faisait sur cet article, elle qui n'avait jamais rien dit sur la confiscation des revenus de l'église de Valence, dont plusieurs particuliers jouissaient, entre autres le cardinal Acquaviva, à qui le roi d'Espagne avait donné une pension de deux mille pistoles sur cet archevêché. Ainsi Albéroni faisant tomber sur la cour de Rome toute la haine de la rupture, dit que cette cour avait cru faire un sacrifice à celle de Vienne en ordonnant au nonce d'y procéder d'une manière offensante pour Leurs Majestés Catholiques; qu'elles étaient indignées de la manière dont ce prélat s'était conduit, et que son imprudence avait forcé lé roi d'Espagne à suivre l'avis que le conseil de Castille avait donné de le faire arrêter.

L'ordre fut envoyé en même temps au cardinal Acquaviva de signifier généralement à tous les Espagnols qui étaient à Rome d'en sortir incessamment. L'une et l'autre cour croyait avoir également raison de se tenir vivement offensée. Si celle de Madrid se plaignait, Rome prétendait, de son côté, que les menaces et la conduite du roi d'Espagne ne justifiaient que trop le pape sur les délais qu'il avait prudemment apportés à la translation que le cardinal Albéroni demandait de l'église de Malaga en celle de Séville. C'était à ces mêmes menaces que Sa Sainteté attribuait la résolution qu'elle avait prise de refuser absolument la grâce que le cardinal prétendait arracher d'elle en l'intimidant; car il serait, disait-elle, pernicieux à l'autorité apostolique, aussi bien qu'aux lois les plus sacrées de l'Église, d'admettre et de couronner un tel exemple de violence, et la conquête de l'église de Séville était si différente de celle de Sardaigne, que les moyens qui avaient été bons pour l'une étaient exécrables pour l'autre. Le pape s'expliquant ainsi protestait qu'il n'oublierait jamais la manière terrible dont la cour d'Espagne avait abusé de sa crédulité l'année précédente, ni le préjudice que le saint-siège et la religion en avaient reçu. Sa Sainteté plus attentive alors aux affaires d'Espagne, et surtout aux desseins de cette couronne sur l'Italie, qu'à toute autre affaire de l'Europe, différait de s'expliquer encore sur celles de France, et par ses délais excitait l'impatience du nonce Bentivoglio, etc.

Cependant la flotte d'Espagne était en nier, et le 15 juin elle entra dans le, port de Cagliari. Toute l'Italie était persuadée que la conquête du royaume de Naples était l'objet de l'entreprise du roi d'Espagne. On supputait le temps nécessaire pour l'exécution, et on comptait que les Espagnols ne seraient pas en état d'agir avant le 20 juillet. Les agents du roi d'Angleterre en Italie se flattaient que la flotte du roi leur maître ferait une navigation assez heureuse pour arriver avant ce terme aux côtes du royaume de Naples, et s'opposer aux desseins de l'Espagne. Le secours des Anglais était d'autant plus nécessaire que les Allemands ne paraissaient pas assez forts pour, s'opposer avec succès au grand nombre de troupes que le roi d'Espagne avait fait embarquer. Le comte de Thaun, vice-roi de Naples, ayant rassemblé dans un même camp toutes celles que l'empereur avait dans ce royaume, il s'était trouvé seulement six mille fantassins et quinze cents chevaux qu'il avait ensuite distribués dans Capoue et dans Gaëte pour la défense de ces deux places. On remarqua même à cette occasion l'indifférence que la noblesse du royaume témoigna pour la domination de l'empereur, qui que ce soit de ce corps ne s'étant fait voir au camp.

Fin des six premiers mois de l'année 1718.

CHAPITRE VIII §

Scélératesses semées contre M. le duc d'Orléans. — Manèges et forte déclaration de Cellamare. — Manège des Anglais pour brouiller toujours la France et l'Espagne, et l'une et l'autre avec le roi de Sicile. — Cellamare se sert de la Russie. — Projet du czar. — Son ministre en parle au régent et lui fait inutilement des représentations contre la quadruple alliance. — Cellamare s'applique tout entier à troubler intérieurement la France. — Le traité s'achemine à conclusion. — Manèges à l'égard du roi de Sicile. — Le régent parle clair au ministre de Sicile sur l'invasion prochaine de cette île par l'Espagne, et peu confidemment sur le traité. — Convention entre la France et l'Angleterre de signer le traité sans changement, à laquelle le maréchal d'Huxelles refuse sa signature. — Cellamare présente et répand un peu un excellent mémoire contre le traité, et se flatte vainement. — Le ministre de Sicile de plus en plus alarmé. — Folie et présomption d'Albéroni. — Efforts de l'Espagne à détourner les Hollandais de la quadruple alliance. — Albéroni tombe rudement sur Monteléon. — Succès des intrigues de Cadogan et de l'argent de l'Angleterre en Hollande. — Châteauneuf non suspect aux Anglais, qui gardent là-dessus peu de mesures. — Courte inquiétude sur le nord. — Le czar songe à se rapprocher du roi Georges. — Intérêt de ce dernier d'être bien avec le czar et d'éviter toute guerre. — Ses protestations sur l'Espagne. — Les Anglais veulent la paix avec l'Espagne, et la faire entre l'Espagne et l'empereur, mais à leur mot et au sien. — Monteléon y sert le comte Stanhope outre mesure. — Le régent, par l'abbé Dubois, aveuglément soumis en tout et partout à l'Angleterre, et le ministère d'Angleterre à l'empereur. — Embarras de Cellamare et de Provane. — Bruits, jugements et raisonnements, vagues instances et menées inutiles. — Menées sourdes du maréchal de Tessé avec les Espagnols et les Russes. — Le régent les lui reproche. — Le régent menace Huxelles de lui ôter les affaires étrangères, et le maréchal signe la convention avec les Anglais, à qui Châteauneuf est subordonné en tout en Hollande. — Efforts de Beretti à la Haye. — Embarras de Cellamare à Paris.

Pendant que le pape aussi bien que toute l'Europe, donnait sa principale attention aux desseins de l'Espagne prêts à éclore, et aux succès qu'auraient les entreprises de cette couronne, Bentivoglio, nonce de Sa Sainteté à Paris, occupé des affaires de la constitution, condamnait le silence de Sa Sainteté, et ne cessait de lui représenter, etc.

La conservation si précieuse de la personne sacrée du roi était aussi ce qui servait de prétexte aux discours que les malintentionnés répandaient sans beaucoup de ménagements pour alarmer le public et pour l'animer contre M. le duc d'Orléans. Les faux bruits qu'ils suscitaient étaient fomentés par Cellamare, ambassadeur d'Espagne à Paris. Son but apparent était d'empêcher la conclusion de la quadruple alliance; et, pour y réussir, il se croyait tout permis. Il crut qu'il n'avait pas un moment à perdre quand il vit arriver à Paris le comte Stanhope, secrétaire d'État et ministre confident du roi d'Angleterre. Comme il devait ensuite passer à Madrid, Cellamare se donna de nouveaux mouvements, non seulement auprès des ministres étrangers, mais encore dans l'intérieur du royaume, pour traverser l'union et la consommation des projets du régent et du roi d'Angleterre. Cellamare, immédiatement après l'arrivée du comte de Stanhope, déclara que, si le régent entrait dans les propositions de cette couronne au sujet de la quadruple alliance ou dans quelque autre engagement contraire aux dispositions du roi d'Espagne, les liaisons que prendrait Son Altesse Royale produiraient une rupture ouverte entre Sa Majesté Catholique et elle, des maux infinis à la couronne de France, aussi bien qu'à celle d'Espagne, et certainement un préjudice égal aux intérêts particuliers et personnels de l'un et de l'autre de ces princes. Provane, ministre de Savoie, excité par Cellamare, fit ses représentations, avec tant de force que tous deux se flattèrent que le régent s'était borné à donner à Stanhope de bonnes paroles, et que Son Altesse Royale sans rien conclure gagnerait du temps, remettant à décider jusqu'à ce qu'elle eût reçu les réponses de Vienne, et vu quel serait le succès de l'arrivée de la flotte d'Espagne aux côtes d'Italie, et du débarquement des troupes espagnoles. Il ne tenait qu'à Cellamare de se détromper de ces idées. Stanhope qu'il vit ne lui dissimula pas ses sentiments; il parut défenseur très âcre du projet de la quadruple alliance, regardée pour lors comme le moyen infaillible de maintenir la paix de l'Europe.

Cellamare déploya son éloquence pour combattre ce plan et pour en faire voir l'injustice; il ne réussit qu'à s'assurer que Stanhope, ainsi que les autres ministres Anglais, s'étudiait à semer la jalousie entre les cours de France et d'Espagne, et que, dans la vue de les priver l'une et l'autre des secours du roi de Sicile, ses artifices tendaient à rendre ce prince également suspect à Paris et à Madrid. Il en avertit Provane, qui d'ailleurs parut alarmé par les discours positifs que tenait le ministre d'Angleterre, car il assurait sans le moindre doute que le roi d'Espagne accepterait sans hésiter le projet qu'il allait incessamment lui porter. Stanhope prétendait le savoir certainement de l'envoyé du roi son maître à Madrid. Il ajoutât avec la même certitude que Sa Majesté Catholique abandonnerait les intérêts du roi de Sicile, et que pour le dépouiller de son nouveau royaume elle unirait ses armes à celles des alliés, si le roi d'Angleterre se relâchait sur l'article de la Sardaigne. Cellamare fit encore agir l'envoyé de Moscovie. Le czar, impatient de faire figure en Allemagne, et de se mêler des affaires de l'empire, prétendait réussir en son dessein en se liant au roi de Suède, et prenant pour prétexte de soutenir les droits du duc de Mecklembourg. Il étendait encore ses vues plus loin: son intention était de se venger du roi d'Angleterre, en faisant valoir les droits du roi Jacques. Il voulait porter ce prince à la guerre en Écosse, le soutenir par une armée de soixante mille hommes, pendant que le czar maintiendrait pour l'appuyer une flotte de quarante navires de ligne dans la mer Baltique et plusieurs galères.

Ce projet étant concerté avec le roi de Suède qui n'était pas moins irrité contre le roi Georges, et qui ne désirait pas moins se venger de sa perfidie que le czar, Cellamare avait, par ordre de son maître, fait passer un émissaire secret à Stockholm, et cependant l'union était intime entre le ministre d'Espagne et celui de Moscovie résidant tous deux à Paris. Ce dernier parla donc au régent dans les termes que lui prescrivit Cellamare, et pour appuyer les représentations qu'il fit à Son Altesse Royale contre la quadruple alliance, il l'assura que tout était disposé à former incessamment une alliance entre les princes du nord, qui serait également utile à la France et au maintien de la paix, puisqu'elle empêcherait également et l'empereur et le roi d'Angleterre de troubler l'une et l'autre; qu'il serait, par conséquent, plus utile au roi et plus avantageux de favoriser ces liaisons et d'y entrer, que de persister à soutenir le projet proposé par le roi d'Angleterre. Ces représentations inutiles furent éludées par une réponse douce et honnête du régent, dont l'envoyé de Moscovie ne fut pas content. Il pria Cellamare d'en informer le roi d'Espagne, et de lui demander des ordres positifs aussi bien que des pouvoirs, pour traiter ensemble quand les réponses du czar arriveraient, et pour former une ligue capable de tenir tête à celle des François et des Anglais, puisqu'on ne pouvait plus douter que le projet pernicieux de la France et de l'Angleterre n'eût incessamment son exécution. Les Hollandais commençaient même à se montrer plus faciles, et les ministres de la régence, voyant la conduite de l'ambassadeur de France à la Haye, semblaient se laisser entraîner au torrent.

Cellamare commençait donc à réduire et à fonder ses espérances uniquement sur les dispositions qu'il croyait voir en France en faveur du roi d'Espagne. Il ramassait les discours qu'on tenait dans le public, et, soit pour plaire à Sa Majesté Catholique, soit pour faire sa cour à Albéroni, il assurait que les François parlaient avec autant de joie que d'étonnement de la flotte que l'Espagne avait mise en mer, que les voeux, publics étaient pour le succès heureux de cette entreprise, et que, si la cour pensait différemment, les intérêts particuliers de ceux qui gouvernaient n'empêchaient pas la nation de faire voir ses sentiments. Dans ces favorables dispositions, Cellamare continuait, disait-il, de cultiver la vigne sans toutefois porter la main à cueillir les fruits qui n'étaient pas encore mûrs. On vendait déjà publiquement les premiers raisins destinés à adoucir la bouche de ceux qui devaient tirer le vin, on se disposait ensuite à porter chaque jour au marché les autres qui demeuraient sur la paille. C'était sous ces expressions figurées que Cellamare cachait ses manèges secrets, mais, il ne dissimulait pas l'espérance qu'il avait conçue d'une division prochaine entre la cour et le parlement, dont il se persuadait que les suites éclatantes produiraient de grands changements. Il comptait que le parlement était appuyé par le duc du Maine, le comte de Toulouse et les maréchaux de Villeroy et de Villars, et qu'enfin, dans la disposition où les esprits étaient, le régent craindrait au moins autant que les Anglais d'en venir à une rupture ouverte avec l'Espagne, événement que les ministres de Sa Majesté Catholique croyaient que le roi d'Angleterre éviterait avec la dernière attention, persuadés même que le voyage du comte de Stanhope à Madrid était une preuve du désir que la cour d'Angleterre avait de trouver quelque expédient pour n'en pas venir à une rupture qui certainement déplairait fort à la nation Anglaise.

Cette crainte faisait peu d'impression sur l'esprit du régent et du roi Georges. Stanhope régla les articles du traité; les difficultés qui suspendaient son exécution s'aplanirent. La principale était celle qui regardait les garnisons qui seraient mises dans les places de Toscane. Le ministre d'Angleterre le dressa de manière qu'il ne douta plus qu'elle ne dût passer au moyen des ménagements qu'il se flattait d'y avoir apportés. L'ambassadeur de l'empereur en parut content, et comme, la satisfaction de ce prince était le point de vue du roi d'Angleterre, Stanhope crut tout achevé si le traité plaisait à la cour de Vienne. Il s'embarrassait beaucoup moins de celle d'Espagne, et si Albéroni prétendait exécuter les menaces qu'il avait faites de se porter aux dernières violences à l'égard des Anglais, négociants en Espagne, l'expédient dont le ministre d'Angleterre prétendait user pour réprimer ces violences était d'en informer sur-le-champ l'amiral Bing. Il fallait aussi rompre toute intelligence entre le roi d'Espagne et le roi de Sicile, car il était assez incertain quelles liaisons ces princes pouvaient avoir prises ensemble.

Le roi de Sicile aimant toujours à négocier, avait eu à Madrid des ministres avec caractère public, et plusieurs agents secrets. Provane était encore à Paris sans caractère, mais très attentif à toutes les démarches de Stanhope, et très exact à faire savoir à son maître ce qu'il pouvait en découvrir. Il croyait encore que l'intérêt de ce prince et celui du roi d'Espagne était le même, et par cette raison, il cultivait avec soin l'ambassadeur d'Espagne. Ce dernier était persuadé de son côté que le roi son maître devait ménager le roi de Sicile, et sur ce fondement, il n'oubliait rien pour fortifier Provane dans les sentiments qu'il témoignait, et pour le mettre en garde contre les artifices qu'il disait que la France et l'Angleterre employaient pour semer les soupçons, et faire naître la mauvaise intelligence entre la cour de Madrid et celle de Turin. Il fit donc voir à Provane la réponse nette et décisive qu'Albéroni avait rendue au colonel Stanhope au sujet du projet du traité. Cette preuve toutefois ne fut pas assez forte pour déraciner les défiances d'un ministre du duc de Savoie, et Provane, persuadé qu'il convenait aussi au roi d'Espagne d'être parfaitement uni avec le roi de Sicile, douta néanmoins si Sa Majesté Catholique s'intéresserait pour lui vivement et sincèrement. Stanhope ne manqua pas d'ajouter par ses discours de nouvelles inquiétudes à celles que Provane lui fit paraître. Il lui dit que ce prince devait craindre les promesses trompeuses d'Albéroni; que le roi d'Espagne aurait déjà souscrit au projet de paix si la cession eût été ajoutée en sa faveur aux conditions proposées à Sa Majesté Catholique. Stanhope ajouta qu'Albéroni en avait fait la confidence au colonel Stanhope, son cousin, envoyé d'Angleterre à Madrid, offrant même d'accepter encore, nonobstant le débarquement que la flotte d'Espagne avait peut-être fait alors en Italie; qu'il avait dit de plus que cette flotte se joindrait à l'escadre Anglaise pour faire ensemble la conquête de la Sicile. Provane étonné combattit le discours de Stanhope, en disant que Cellamare lui avait communiqué les lettres d'Albéroni, directement contraires aux relations du colonel Stanhope. Le comte de Stanhope répondit qu'Albéroni tenait deux langages; qu'il tromperait les Anglais si la flotte réussissait; que, si l'entreprise manquait, le roi de Sicile serait sacrifié; que d'ailleurs un prince si prudent, si éclairé, devait connaître qu'il ne pouvait espérer aucun avantage solide en Italie de l'union qu'il formerait avec l'Espagne, parce que l'année suivante l'empereur se vengerait des liaisons prises à son préjudice; que l'unique voie d'obtenir des avantages dont la durée serait sûre était d'entrer dans l'alliance proposée.

Le régent parla plus clairement encore à Provane, et voyant qu'il flottait encore entre les derniers discours du comte de Stanhope et les assurances contraires d'Albéroni, lui offrit de parier que la flotte d'Espagne faisait voile vers la Sicile, et qu'elle débarquerait sur les côtes de cette île. Ce prince ajouta qu'on soupçonnait le roi de Sicile d'être en cette occasion de concert avec le roi d'Espagne, et même disposé de remettre entre les mains des Espagnols quelques places de Sicile pour la sûreté du traité. Provane, surpris, voulut effacer un tel soupçon comme injurieux à son maître. Il assura que ce prince seconderait de toutes ses forces l'opposition que le régent apporterait aux desseins du roi d'Espagne si Son Altesse Royale voulait en concerter les moyens; mais elle répondit qu'elle réglerait ses démarches suivant les événements que produirait l'entreprise de la flotte d'Espagne, la paix de l'empereur avec les Turcs, et la ligue du nord; que, jusqu'au dénouement de ces grandes affaires, il ne convenait pas aux intérêts du roi de prendre aucun parti décisif; que, sur ce fondement, elle venait de déclarer au comte de Stanhope qu'elle ne signerait la quadruple alliance qu'après que l'empereur se serait désisté de la difficulté qu'il formait sur le projet de la paix, et qu'après que les Hollandais se seraient engagés dans l'alliance comme garants des promesses du roi d'Angleterre; elle ajouta qu'elle prévoyait qu'ils auraient peine à s'en charger, et que, d'un autre côté, elle trouverait les Anglais opposés à rompre les premiers avec l'Espagne, et retenus par la crainte d'exposer leur commerce. Tout était cependant réglé entre les cours de France et d'Angleterre, on s'obligeait de part et d'autre à signer une convention portant que le roi et le roi d'Angleterre ne souffriraient aucun changement au projet du traité de paix. Il devait être inséré de mot à mot dans la convention, aussi bien que la promesse de le signer dès que le ministre de l'empereur à Londres aurait pouvoir de le signer pareillement au nom de son maître.

Ce fut à cette occasion que le maréchal d'Huxelles, président du conseil établi pour les affaires étrangères, refusa sa signature. Le comte de Cheverny, conseiller du même conseil, qui subsistait encore, se montra plus facile. L'ambassadeur d'Espagne, persuadé des dispositions du premier, comptait toujours que les sollicitations de Stanhope seraient infructueuses, et que la cour de France était encore éloignée de souscrire à la quadruple alliance. Il voyait cependant, disait-il, un nuage épais et noir, qu'il fallait dissiper; mais se confiant en son éloquence, il se flatta d'éclaircir les ténèbres par un mémoire qu'il fit pour combattre les oppositions d'Angleterre, et la négociation qu'il s'agissait alors de conclure. On disait à Paris qu'elle l'avait été peu de jours auparavant dans un souper que le régent avait donné à Stanhope au château de Saint-Cloud. Cellamare ne le pouvait croire, persuadé que Son Altesse Royale attendait le retour d'un courrier dépêché à Vienne, et que jusqu'à son arrivée les instances de Stanhope n'ébranleraient pas la volonté du régent. Ainsi le moment lui parut propre à communiquer à Son Altesse Royale, ensuite aux maréchaux d'Huxelles et de Villeroy, le mémoire qu'il avait fait contre les propositions du ministre d'Angleterre. Outre la force des raisons contenues dans ce mémoire, Cellamare espérait beaucoup des ministres de Moscovie et de Sicile. Le premier s'opposait ouvertement à la quadruple alliance jusqu'au point d'avoir présenté un mémoire au régent pour la combattre. Le second n'avait rien oublié pour détourner Son Altesse Royale de s'unir si étroitement avec les Anglais. Il avait peint le génie et les maximes de la nation avec les couleurs qui convenaient le mieux pour détourner tout Français de prendre confiance en elle; mais la ferveur de Provane se ralentissait, il ne savait plus quel langage il devait tenir, et depuis quelques jours, il paraissait tout hors de lui, et consterné d'avoir appris de Stairs que la flotte d'Espagne faisait voile vers la Sicile.

Cellamare n'avait pu opposer aux assurances certaines de Stairs que des raisonnements vagues et des présomptions, que les forces d'Espagne n'agiraient que de concert avec le roi de Sicile, avouant au reste qu'il ignorait absolument les ordres dont les commandants de la flotte et des troupes étaient chargés. Il était vrai qu'Albéroni ne l'en avait pas instruit; mais il lui avait communiqué, sous un grand secret et par des voies détournées, les propositions dures que le roi d'Espagne avait faites au roi de Sicile, et Cellamare avait pénétré que, nonobstant le secret qui lui était recommandé, le régent avait eu connaissance de ces propositions. Ce ne pou voit être par la cour de Turin, car alors le roi de Sicile se flattait encore de réussir dans sa négociation à Madrid; il croyait avoir fait toutes les offres que le roi d'Espagne pouvait attendre et désirer de sa part, et si le roi d'Espagne avait gardé si longtemps le silence, le roi de Sicile ne semblait l'attribuer qu'au désir qu'il avait de voir, avant conclure, quel serait le succès de ses premières expéditions. Il était persuadé, et même plusieurs ministres d'Espagne croyaient pareillement que, sans une union intime avec lui, l'Espagne ne réussirait pas dans ses projets; que, si l'intelligence était bien établie, et les entreprises faites de concert, le Milanais serait bientôt enlevé aux Impériaux, qui déjà même songeaient à retirer leurs troupes à Pizzighittone et à Mantoue. Mais Albéroni prévenu de ses propres talents, enivré de ce qu'il croyait avoir fait pour l'Espagne, comptait de pouvoir se passer de l'alliance et des secours de tous les potentats de l'Europe; sûr du succès de ses projets, il n'était plus occupé que de savoir ce qu'on disait de lui dans les pays étrangers. Il espérait que sa curiosité serait payée par les louanges qu'on donnerait de toutes parts à ses lumières, à sa vigilance, à son activité, et par la comparaison flatteuse que chacun selon lui devait faire de la misère précédente où les rois d'Espagne s'étaient vus depuis longtemps réduits, avec l'état de splendeur, de force et de puissance où ses soins avaient enfin fait remonter le roi Philippe. C'était aux talents d'un tel ministre, infiniment supérieur dans sa pensée à tous ceux qui l'avaient précédé en de pareils postes, que Sa Majesté Catholique devait, disait-il, le bonheur d'être désormais regardée avec respect et non traitée comme un petit compagnon.

Il voulait que ces hautes idées fussent principalement données en Hollande, parce que l'accession de la république à la quadruple alliance était toujours douteuse. Ainsi, Cellamare, Monteléon et Beretti, comme étant les ministres du roi d'Espagne qui se trouvaient le plus à portée d'agir utilement auprès des États généraux, soit par écrit, soit par leurs discours, reçurent des ordres nouveaux et pressants d'employer tout leur savoir-faire pour exciter toute l'attention de la république sur les suites funestes qu'elle devait craindre pour son gouvernement, si elle se laissait entraîner aux sollicitations qu'on ne cessait de lui faire d'entrer dans la quadruple alliance. Ces ministres devaient en parler sans ménagement comme d'un projet injuste, abominable, criminel, dont l'unique but était de soutenir les intérêts particuliers et personnels du roi Georges et ceux du régent; projet si détestable, disait Albéroni, que l'univers était étonné que la Hollande l'eût seulement écouté; que bientôt elle s'en repentirait et confesserait humblement qu'en l'écoutant seulement elle se mettait la corde au cou. Ces invectives, et tant d'épithètes que la passion dictait à Albéroni, seraient cependant tombées, même de son aveu, si les Anglais eussent offert la restitution de Gibraltar; mais, pour l'obtenir, il fallait, suivant la pensée d'Albéroni, un ambassadeur à Londres plus fidèle à son maître que Monteléon ne l'était au roi d'Espagne. Le cardinal l'accusait de faire en Angleterre le métier de marchand bien plus que celui de ministre. Il lui reprochait de dire que l'air de Londres lui était mauvais, que sa santé y dépérissait, prétexte qu'il cherchait pour aller jouir quelque part en repos de ses gains illicites, aussi condamnable dans sa sphère que l'était dans la sienne Cadogan, insigne voleur, fripon achevé, qui avait enlevé de Flandre plus de deux cents mille pistoles, indépendamment des autres vols ignorés, enfin vrai ministre d'iniquité.

Pendant qu'Albéroni déclamait à Madrid, Cadogan agissait en Hollande, et pour engager cette république à souscrire à la quadruple alliance, il n'épargnait ni présents ni promesses. Les parents de sa femme, puissants à Amsterdam, travaillaient à rendre utiles les moyens qu'il mettait en usage pour assurer le succès de ses négociations. Les personnes privées, les magistrats mêmes, touchés de l'appât d'un gain que peut-être ils ne croyaient pas contraire aux intérêts de leur patrie, se permettaient sans scrupule d'agir et de conseiller au préjudice de l'Espagne. Beretti, malgré sa vivacité, cédait à la nécessité du temps; il conseillait à son maître de dissimuler, de suspendre tout ressentiment, et de remarquer seulement ceux qui, dans ces temps difficiles, feraient paraître de bonnes intentions. Il mettait dans ce nombre Vander Dussen, chef de la députation de la province de Zélande, qui tout nouvellement l'avait assuré que cette province désirait toutes sortes d'avantages au roi d'Espagne, et que l'expérience ferait voir comment elle se comporterait. Beretti s'appuyait encore sur l'éloignement et sur la crainte que la province de Hollande et la ville d'Amsterdam en particulier avaient témoignée jusqu'alors, d'engager la république à soutenir une partie des frais de la guerre que le traité proposé pourrait entraîner, d'autant plus que ces dépenses retomberaient principalement sur la ville et sur la province, qui, dans les répartitions, supportent toujours le poids le plus pesant des charges de l'État.

En effet, il s'était tenu quelque temps auparavant une conférence entre les deux ministres d'Angleterre en Hollande, Paneras, bourgmestre régent, et Buys, pensionnaire de la ville d'Amsterdam. Ce dernier avait représenté aux Anglais qu'une des clauses du projet de l'alliance portait : « Que, si malheureusement toutes les conditions n'étaient pas acceptées, les alliés prendraient les mesures convenables pour en procurer l'accomplissement et le rétablissement du repos de l'Italie. » Qu'une telle clause causait une juste inquiétude aux Provinces-Unies en leur donnant lieu de craindre qu'elles ne fussent liées et forcées d'entrer dans toutes les mesures que l'Angleterre proposerait dans la suite. Pancras et Buys protestèrent qu'un pareil scrupule venait moins d'eux que des autres députés, mais qu'il était absolument nécessaire de le lever. Les ministres Anglais condescendirent à la proposition des deux magistrats, et pour dissiper l'alarme des Provinces-Unies, ils assurèrent qu'elles ne seraient engagées, en cas de refus, qu'à réunir leurs soins, leurs instances, leurs démarches, avec les alliés, et concerter avec eux les mesures qui seraient jugées les plus convenables; qu'elles auraient, par conséquent, une entière liberté d'agréer ou de rejeter les mesures qu'on leur proposerait, aussi bien que de proposer celles qu'ils croiraient plus conformes, soit à l'intérêt de leur État, soit à l'accomplissement du principal objet du traité. Unetelle déclaration, faite verbalement aux députés des affaires secrètes, parut suffisante pour calmer les soupçons d'esprits faibles et difficultueux, et pour engager la province de Hollande à souscrire au traité. Ce pas fait, les Anglais se promettaient que les États généraux se trouveraient trop engagés pour reculer. Ils étaient contents de la franchise et de la bonne volonté de Pancras et de Buys; ils ne le furent pas moins de celle de Duywenworde, appelé depuis à la consultation de la même affaire. Tous convinrent unanimement qu'il ne suffisait pas que l'Angleterre seule fît la déclaration proposée; qu'il était nécessaire que la France la fît en même temps par son ambassadeur. Ils crurent que Châteauneuf ne répugnerait pas à la faire telle qu'ils la désiraient, parce qu'il avait déjà dit aux députés d'Amsterdam l'équivalent de ce qu'on lui demandait. Mais, s'agissant de faire une déclaration au nom du roi, ils comprirent que le ministre de Sa Majesté avait besoin d'un ordre particulier et précis, pour s'en expliquer avec les députés aux affaires secrètes, et pour obtenir cet ordre du régent, ils avertirent les ministres du roi d'Angleterre à Londres qu'il était nécessaire d'engager l'abbé Dubois d'en écrire fortement à Son Altesse Royale. Les intentions et la conduite de Châteauneuf leur étaient fort suspectes; ils observaient jusqu'à ses moindres démarches. S'il dépêchait un courrier en France, ils l'accusaient de travailler secrètement à séduire la cour par de fausses représentations. Il parut en Hollande un écrit contre l'alliance; le nommé d'Épine, agent du duc de Savoie auprès des États généraux, passa pour en être l'auteur; les ministres anglais répandirent qu'il avait été composé de concert avec l'ambassadeur de France, et que son neveu jésuite avait eu part à l'ouvrage. Ils se plaignirent ouvertement des discours que Châteauneuf avait tenus au greffier Fagel, prétendant que ce ministre avait dit que les changements étaient si fréquents en Angleterre que le régent ne pouvait compter sur les secours de cette couronne, et qu'il serait contre la, prudence d'entrer en des engagements qui certainement conduiraient là France à la guerre, si les États généraux ne se liaient avec elle. Châteauneuf leur avait dit à eux-mêmes que le roi comptait que la république entrerait ouvertement et franchement dans la dépense et les risques, et comme le régent devait donner son bon argent, il s'attendait aussi que l'État en devait faire de même quant à sa proposition; que jamais Son Altesse Royale ne se serait embarquée en cette affaire si elle n'avait été positivement assurée qu'il en serait ainsi. Sur de tels discours les Anglais se crurent en droit de dire que Châteauneuf avait prévariqué, car enfin c'était un crime, à leur avis, de presser les États généraux de consentir à ce qui devait être réservé pour faire la matière des articles secrets, avant que la république eût pris sa résolution sur l'alliance; c'était agir contre les mesures prises, c'était gâter les affaires en Hollande, où le moyen infaillible de les perdre était de les précipiter; un négociateur habile et sincère devait savoir qu'on ne pouvait amener l'État que par degrés à consentir au projet du traité; il devait agir sur ce principe, et par conséquent Châteauneuf n'était pas excusable, puisqu'il savait, que les députés d'Amsterdam entendaient que leurs signatures les engageaient à prendre part à toutes les mesures qu'on jugerait nécessaires pour l'exécution du traité, toutefois autant que leurs divisions et le mauvais état de leurs finances le pourraient permettre. Nonobstant cette clause qu'on pouvait effectivement regarder comme un moyen, que le roi d'Angleterre laissait aux Hollandais de s'exempter de toute contribution aux frais de la guerre que le traité pouvait exciter, les ministres de ce prince ne pouvaient pardonner à Châteauneuf d'avoir laissé entendre au régent que les États généraux, entrant dans le traité, ne seraient tenus qu'à la simple interposition, de leurs bons offices. C'était à leur avis un crime à l'ambassadeur de France d'avoir donné lieu par sa conduite et par ses discours aux soupçons injurieux formés contre la pureté des intentions du régent; ils assurèrent le roi leur maître que la déclaration demandée par quelques députés était un acte qui n'engageait ni la France ni l'Angleterre, qu'il n'en avait pas même été fait mention sur le registre des états; que le Pensionnaire avait seulement spécifié dans ses notes particulières, au bas du registre, en quels termes les députés désiraient que la déclaration fût conçue. Les termes étaient les suivants: « Que si, contre toute attente, les rois d'Espagne et de Sicile refusaient d'accepter les conditions stipulées pour eux dans ledit traité et qu'il fût nécessaire de prendre des mesures ultérieures, les États généraux seraient dans une entière liberté de délibérer par rapport auxdites mesures, comme ils étaient avant que d'avoir signé le traité. »

Ainsi, disaient Cadogan et Widword, c'était une malice noire et un dessein formé d'embrouiller le traité que le retardement que Châteauneuf apportait à s'expliquer comme eux aux députés des affaires secrètes; qu'un tel retardement pouvait faire naître des jalousies incroyables; et, sur ce fondement, ils pressèrent le roi leur maître de solliciter vivement cette déclaration de la part de la France, comme un moyen nécessaire pour fixer enfin l'incertitude de quelques provinces qui hésitaient encore de signer le projet de l'alliance, quoique la plus grande partie des députés des principales villes de Hollande fussent autorisés à consentir au traité. Le pensionnaire Heinsius et les autres ministres de Hollande qu'on avait toujours regardés comme amis et partisans de l'Angleterre, employaient tous leurs soins à vaincre le répugnance de quelques magistrats d'Amsterdam, trop persuadés que, le principal bien de la république consistant à demeurer en repos, il ne lui convenait pas de s'engager dans les nouveaux embarras que le projet dont il s'agissait pouvait produire. Quelques autres magistrats des autres grandes villes de la province de Hollande étaient aussi de la même opinion. Il fallait ramener ces esprits difficiles, et leur inspirer avant l'assemblée des États de la province l'unanimité de sentiments pour concourir tous à l'acceptation du traité.

Chaque jour la chose devenait plus pressante: car alors le czar inquiétait toutes les puissances du nord par les mouvements qu'il faisait faire à sa flotte. Le roi d'Angleterre et les Hollandais étaient également alarmés des apparences qu'ils croyaient voir à une paix prochaine, suivie de liaisons secrètes entre le roi de Suède et le Moscovite. Quelques voyages du baron de Gœrtz, ministre confident du roi de Suède, autorisaient les soupçons qu'on avait d'une alliance entre ces deux princes, et de la jonction de leurs flottes. L'ambassadeur d'Espagne en Hollande se flattait plus que personne d'une diversion du côté du nord, et s'attribuait tout le mérite de ce qu'elle produirait de favorable aux intérêts de son maître, se donnant aussi la gloire de l'incertitude et même de la répugnance que la province de Hollande témoignait à l'acceptation du traité, chaque fois que les États de la province se séparaient sans avoir de résolution sur ce sujet. Mais l'inquiétude que les négociations secrètes entre le roi de Suède et le czar avaient causée cessa bientôt. Le czar ne voulait pas abandonner le roi de Prusse, et le roi de Suède refusait alors de traiter avec les amis du czar. La conjoncture n'était pas favorable pour retirer ce que le roi de Prusse avait acquis en Poméranie. Le roi de Suède, attendant un moment heureux, ne put s'accorder avec les Moscovites. Ainsi le czar, changeant de pensée, fit quelques démarches pour se réconcilier avec le roi d'Angleterre. Rien n'était plus à souhaiter pour le roi Georges. Il n'y avait qu'à perdre pour lui et pour les Anglais dans une guerre contre la Moscovie; les conséquences en pouvaient être fatales à ses États d'Allemagne, et quant aux Anglais, elle ruinait sans profit un commerce avantageux à la nation. Il était d'ailleurs de l'intérêt de ce prince de conserver la paix en Europe, et la guerre pouvait donner lieu à des révolutions dans la Grande-Bretagne. Persuadé de cette vérité, il témoignait un désir ardent d'éviter toute rupture avec l'Espagne. Il vantait les bons offices qu'il avait rendus à cette couronne pour établir la paix générale en Europe. Il se plaignait des mauvais traitements qu'il recevait de la cour d'Espagne, en échange de ses attentions et de ses empressements pour elle. Mais il s'en plaignait tendrement, et Stanhope eut ordre de mesurer les discours qu'il tiendrait à Madrid, et de faire ses représentations de manière que le roi d'Espagne, persuadé des bonnes raisons et de l'amitié du roi d'Angleterre, voulût bien, se porter à changer de conduite à son égard. Nancré était suspect aux ministres d'Angleterre. Stanhope eut ordre de le prier d'être témoin des représentations qu'il ferait, et de l'accompagner à l'audience d'Albéroni. Monteléon, ami de Stanhope, soupçonné même d'être intéressé à plaire au roi d'Angleterre et à ses ministres, n'avait rien oublié pour préparer au négociateur un accueil favorable à la cour de Madrid, persuadé d'ailleurs qu'il se ressentirait à Londres de la manière dont ce comte, ministre confident du roi d'Angleterre, serait reçu en Espagne. Il assura donc, sur sa propre connaissance, que le comte de Stanhope avait toujours été particulièrement porté pour les intérêts de l'Espagne, qu'il les regardait comme inséparables de ceux de l'Angleterre, et sur la foi de Craggs, l'autre secrétaire d'État d'Angleterre, il répondit hardiment que le motif du voyage de Stanhope à Madrid était de porter à Sa Majesté Catholique non seulement des assurances, mais des preuves de l'amitié que le roi d'Angleterre avait pour elle, et de l'attention très particulière de ce prince aux intérêts de l'Espagne. Ainsi, dans cette vue, Stanhope tenterait tous les moyens possibles pour établir la tranquillité publique par une paix stable entre l'empereur et le roi d'Espagne; autrement un ministre de cette sphère demeurerait tranquillement auprès de son maître et ne s'exposerait pas aux risques d'une longue absence, simplement pour être porteur de propositions peu convenables à l'honneur et à la satisfaction d'un grand roi tel que le roi d'Espagne, et par ces considérations Monteléon conclut que ce voyage ne pouvait causer aucun préjudice à l'Espagne. Toutefois, exagérant l'affection singulière du roi Georges aussi bien que son zèle et la droiture de ses intentions pour la paix, il avait dit très clairement, et comme une preuve incontestable des sentiments de ce prince, qu'il se déclarerait ennemi de celui qui refuserait d'accepter la proposition qu'il avait faite.

Le public avait lieu de juger que le refus ne viendrait pas de la part de l'empereur, et Monteléon, bien instruit de l'état des affaires de l'Europe, aurait eu peine à penser différemment. Mais comme il lui convenait que le roi son maître fût persuadé de la sincérité du roi d'Angleterre et de ses ministres, il assura que la menace de ce prince regardait uniquement la cour de Vienne, fondé sur ce que Craggs avait dit que cette cour était inflexible sur les conditions du projet, qu'elle refusait opiniâtrement les sûretés demandées pour les successions de Parme et de Toscane, qu'elle rejetait avec une hauteur égale les changements proposés, enfin les autres conditions jugées si nécessaires, que sans elles les médiateurs ne pouvaient se charger de faire exécuter les traités; mais que, si elle se rendait trop difficile, flattée par l'espérance d'une paix prochaine avec les Turcs, ses prétentions étant connues, le plan serait facile à changer; qu'alors le roi d'Espagne connaîtrait l'injustice de ceux qui lui dépeignaient le ministère d'Angleterre comme partial pour l'empereur. Il y a des moments où les princes les plus liés d'intérêt pensent différemment, mais l'union entre eux est intime. Cette diversité de sentiments n'est qu'un nuage qui obscurcit la lumière du soleil pendant quelques instants sans l'éteindre. Le conseil de Vienne avait fait plusieurs changements au projet envoyé de Londres. Les ministres Anglais avaient désapprouvé cette contradiction de la part des Allemands, mais les ratures faites ensuite par les ministres d'Angleterre ne pouvaient altérer l'union entre les deux cours; et celle de Londres, travaillant uniquement pour la grandeur et les avantages de la maison d'Autriche, était bien assurée que l'empereur serait docile à ses décisions: elle n'était pas moins sûre de la docilité de la France. L'abbé Dubois avait déclaré qu'elle ferait tout ce que voudrait le roi d'Angleterre, que le régent lui commandait de signer tout ce que Sa Majesté Britannique jugerait à propos de lui prescrire. Ainsi les ministres d'Angleterre, maîtres de la conclusion, ne la différaient que pour essayer d'amener l'empereur à se désister des conditions qu'il avait ajoutées au projet, ou pour se faire honneur des tentatives, même inutiles, qu'ils feraient encore à Vienne; mais qui que ce soit ne croyait que cette cour consentît à la condition que la France demandait, comme condition capitale, de mettre dans les places des duchés de Toscane et de Parme des garnisons suisses entretenues et payées aux dépens de la France et de l'Angleterre. Monteléon disait lui-même que, si l'empereur y consentait, le roi d'Espagne ne pouvait se dispenser d'accepter le projet. Ces raisonnements incertains ne faisaient rien au fond de l'affaire. L'union était intime entre le roi d'Angleterre et le régent, et Stanhope avec Stairs trouvaient à Paris les mêmes dispositions, les mêmes sentiments, les mêmes facilités dont l'abbé Dubois à Londres ne cessait de renouveler les assurances. Le régent et le maréchal d'Huxelles évitaient encore d'avouer aux ministres étrangers l'état véritable de la négociation. Cellamare importunait par ses représentations et par ses questions pressantes: on lui répondait sèchement que le traité de la quadruple alliance n'était pas encore signé, mais qu'il fallait prendre les mesures nécessaires pour assurer le repos de l'Europe. C'en était assez pour instruire un homme d'esprit du fait qu'il voulait pénétrer. Il conclut donc sans peine qu'on travaillait vivement à finir le traité; faute de ressources, il attendait du secours du bénéfice du temps ou des inégalités de la Hollande, enfin des succès que l'armée d'Espagne aurait peut-être en Italie. Albéroni lui laissait ignorer l'objet de cette expédition; mais les nouvelles publiques de la route que tenait la flotte commençaient à dissiper les doutes, et on jugeait, avec apparence de certitude, que le dessein du roi d'Espagne regardait la Sicile. On croyait le roi de Sicile de concert avec Sa Majesté Catholique, parce qu'il ne paraissait pas vraisemblable qu'elle entreprît une guerre éloignée sans alliés, qu'il fallait soutenir par mer, et qu'elle voulût attaquer en même temps la maison d'Autriche et celle de Savoie. On supposait donc, des traités secrets entre le roi d'Espagne et le roi de Sicile, parce que la prudence et la raison d'État le voulait ainsi. Le récent dit à Provane qu'il savait sûrement que le roi de Sicile avait retiré ses troupes du château de Palerme, de Trapani, de Syracuse, pour y laisser entrer apparemment les troupes espagnoles. Provane, de son côté, mettait toute son application à pénétrer les intentions et le dessein du régent, et remarquant seulement des contradictions fréquentes dans les discours et dans les démarches de ce prince, il en inférait que la vue principale, même l'unique vue de Son Altesse Royale, était d'assurer la paix à la France pour s'assurer à lui-même la couronne. Fondé sur ce principe, Provane avertit son maître que le roi d'Angleterre pour se maintenir tranquillement sur le trône, et M. le duc d'Orléans pour y monter, procureraient de tout leur pouvoir les avantages du roi d'Espagne; qu'ils sacrifieraient à leurs desseins les intérêts, du roi de Sicile, s'ils pouvaient à ce prix engager Sa Majesté Catholique à l'alliance proposée. Comme la conclusion en demeurait encore secrète, les ministres intéressés à la traverser continuaient d'agir auprès du régent pour en représenter les inconvénients à ce prince. L'envoyé du czar réitéra ses instances, et lui dit qu'en vain son maître s'était proposé de mettre l'équilibre dans l'Europe, si Son Altesse Royale renversait par les conditions dont elle convenait les dispositions que le czar avait faites pour empêcher que la paix générale ne fût troublée par l'ambition des princes dont la puissance n'était déjà que trop augmentée. Le régent répondit qu'il n'avait pas signé la quadruple alliance; que la ligue qu'il avait faite avec l'Angleterre ne l'empêchait en aucune manière de s'unir avec le czar, et de concourir aux bonnes intentions de ce prince. Son Altesse Royale ajouta qu'elle souhaiterait de le voir dès ce moment réuni parfaitement avec les rois de Suède et de Prusse, la triple alliance entre eux signée, et ces princes déjà prêts à entrer en action: discours qui ne coûtaient rien à tenir, mais si peu conformes aux dispositions où se trouvait alors le régent, qu'il reprocha au maréchal de Tessé d'avoir formé les entrevues secrètes entre le prince de Cellamare et le ministre moscovite; et ces reproches, dont le comte de Provane fut bientôt instruit, parvinrent bientôt à la connaissance du roi de Sicile. Toutefois l'attention que Provane apportait à découvrir ce [qui] se passait dans une conjoncture si critique et si délicate pour son maître, ses liaisons avec les ministres étrangers résidant lors à Paris, ses soins, ses peines, ses intrigues, ses amis, tous les moyens enfin qu'il employait pour pénétrer la vérité et la situation des affaires, étaient moyens inutiles pour lui apprendre certainement et l'objet véritable de l'armement d'Espagne et l'état du traité d'alliance entre la France et l'Angleterre. Il ignorait encore l'un et l'autre le 15 juillet. Il inclinait à croire avec tout Paris que l'alliance était signée. Mais le régent l'assurait si positivement du contraire qu'il se réduisait à penser que Son Altesse Royale avait simplement signé une convention particulière avec Stanhope pour assurer la garantie de la France, en faveur des États que le roi Georges possédait en Allemagne, clause omise dans le traité fait avec ce prince deux ans auparavant. L'expédition de deux courriers extraordinaires dépêchés en même temps, l'un à Londres par Stanhope, l'autre à Vienne par Koenigseck, confirmait le mouvement qui paraissait dans les affaires, mais dont la qualité ne se démêlait pas encore; Cellamare crut que le régent attendrait, pour signer l'alliance, le retour du courrier dépêché à Vienne. On disait qu'elle l'avait été après un souper que le régent avait donné à Stanhope à Saint-Cloud, mais on en doutait, et les politiques assuraient que le régent mesurerait un peu plus ses pas, surtout après l'éclat que le maréchal d'Huxelles avait fait en refusant de signer. Le bruit que fit ce refus cessa bientôt et ne produisit nul effet. Les deux ministres Anglais eurentla satisfaction de voir le régent, excité par leurs plaintes, prendre feu et ordonner au maréchal d'Huxelles de signer ou de se démettre de son emploi, et le maréchal signer. Ils obtinrent aussi des ordres précis à Châteauneuf de se conformer à ce que les ministres d'Angleterre feraient à la Haye, et jugeraient à propos qu'il fît lui-même auprès des États généraux. Ainsi les ministres d'Espagne se flattaient inutilement de quelque résolution favorable et de quelque secours du côté de la Hollande. Ils interprétaient à leur avantage les délais que cette république apportait à s'expliquer. Le soin qu'elle avait de gagner du temps était, selon eux, une marque évidente du désir qu'elle avait de se retirer du labyrinthe dangereux où on tâchait de l'engager. Cellamare excitait Beretti à continuer de représenter aux États généraux qu'il était de leur prudence autant que leur intérêt d'observer une neutralité parfaite, et d'éviter non seulement les dépenses, mais de plus le danger où on voulait les entraîner uniquement pour favoriser et pour soutenir les vues et les intérêts de deux princes, dont l'un voulait monter sur le trône, l'autre se maintenir sur celui où la fortune l'avait élevé. Les Hollandais différaient à se résoudre; mais la crainte seule les retenant, on jugeait assez que le côté où elle serait la plus forte serait celui où la balance pencherait. Les instructions manquaient aux ambassadeurs d'Espagne dans les cours étrangères. Albéroni, persuadé que le moyen le plus sûr de garder son secret était de ne le communiquer à personne, les laissait dans une ignorance totale des desseins, même des résolutions du roi leur maître. Cellamare, mécontent des Anglais, surtout de Stairs, était réduit à le rechercher, à l'inviter à des repas chez lui, à demander à ce même Stairs à dîner dans sa maison de campagne, espérant par un tel commerce pouvoir au moins découvrir quelque circonstance de ce qu'il se passait, plus certaine que les nouvelles qu'on en répandait dans le public. Le mois de juillet s'avançait, et tout ce que Cellamare savait encore de la flotte d'Espagne était qu'on avait appris par des lettres de Marseille qu'elle était arrivée à Cagliari le 23 juin; que l'opinion commune était qu'elle ferait le débarquement des troupes espagnoles en Sicile.

CHAPITRE IX. §

Albéroni confie à Cellamare les folles propositions du roi de Sicile au roi d'Espagne, qui n'en veut plus ouïr parler. — Duplicité du roi de Sicile. — Ragotzi peu considéré en Turquie. — Chimère d'Albéroni. — Il renie Cammock au colonel Stanhope. — Albéroni dément le colonel Stanhope sur la Sardaigne. — Éclat entre Rome et Madrid. — Raisons contradictoires. — Vigueur du conseil d'Espagne. — Sagesse et précautions d'Aldovrandi. — Ses représentations au pape. — Sordide intérêt du cardinal Albane. — Timidité naturelle du pape. — Partage de la peau du lion, avant qu'il soit tué. — Le secret de l'entreprise demeuré secret jusqu'à la prise de Palerme. — Déclaration menaçante de l'amiral Bing à Cadix, sur laquelle Monteléon a ordre de déclarer l'artificieuse rupture en Angleterre et la révocation des grâces du commerce. — Sentiments d'Albéroni à l'égard de Monteléon et de Beretti. — Albéroni, dégoûté des espérances du nord, s'applique de plus en plus à troubler l'intérieur de la France; ne peut se tenir de montrer sa passion d'y faire régner le roi d'Espagne, le cas arrivant. — Aventuriers étrangers dont il se défie. — Rupture éclatante entre le pape et le roi d'Espagne. — Raisonnements.

Enfin, Albéroni s'ouvrit à cet ambassadeur, et lui confiant les propositions que le roi de Sicile avait faites au roi d'Espagne, il étendit la confiance jusqu'à lui apprendre que Sa Majesté Catholique ne voulait plus en entendre parler. Ces propositions étaient, que le roi d'Espagne attaquerait le royaume de Naples, ferait en même temps passer dix mille hommes en Lombardie pour y agir sous les ordres du roi de Sicile. Il demandait que dans les places qui seraient prises, et dans le royaume de Naples, et dans l'État de Milan, les garnisons fussent composées moitié de troupes espagnoles, moitié de troupes savoyardes sous le commandement d'un officier savoyard à qui la garde de la place serait confiée; qu'après la conquête du royaume de Naples, le roi d'Espagne fit passer vingt mille hommes en Lombardie, que Sa Majesté Catholique payerait; que, pour suppléer à l'artillerie et, aux munitions, qu'elle ne pouvait envoyer dans le Milanais, elle payerait les sommes d'argent, dont on conviendrait pour en tenir lieu. Le roi de Sicile exigeait de plus un million d'avance pour faire marcher son armée, et par mois soixante mille écus de subsides tant que la guerre durerait. Il voulait commander également toutes les troupes, celles de l'Espagne aussi absolument que les siennes, disposer pleinement des quartiers d'hiver. Il consentait à partager les contributions qui se lèveraient sur le pays ennemi, et se contentant de la moitié, il laissait l'autre à l'Espagne. Des conditions si dures, dictées en maître, irritèrent le roi d'Espagne et son premier ministre, d'autant plus qu'ils savaient que, pendant que le roi de Sicile les faisait à Madrid, il travaillait à Vienne, et, pressait vivement la conclusion d'une ligue avec l'empereur. Les Anglais même en avertirent Albéroni, et le ministre de Sicile à Madrid, ne pouvant nier une négociation entamée à Vienne, se défendit en assurant qu'elle ne roulait que sur les propositions de mariage d'une archiduchesse avec le prince de Piémont; que d'ailleurs il n'était nullement question de la Sicile, comme de fausses nouvelles le supposaient. Ainsi l'Espagne, mécontente du roi de Sicile, entreprenait, sans alliés, de chasser les Allemands de l'Italie. Le roi d'Espagne ne pouvait même se flatter de l'espérance d'aucune diversion favorable au succès de ses desseins. Albéroni était désabusé des projets et des entreprises du czar et du roi de Suède. Il en avait reconnu la chimère aussi bien que celle qu'il s'était faite de susciter à l'empereur de dangereux ennemis par le moyen et par le crédit du prince Ragotzi à la Porte; car, au lieu de la considération que Ragotzi s'était vanté qu'il trouverait auprès des Turcs, il avait été obligé de dire, pour se relever auprès du Grand Seigneur et de ses ministres, que le roi d'Espagne lui proposait de quitter la Turquie, et de venir prendre le commandement des troupes espagnoles que Sa Majesté Catholique voulait lui confier. Pour autoriser la supposition, il avait fait croire qu'un nommé Boischimène, envoyé véritablement auprès de lui par Albéroni, était venu exprès lui faire cette proposition. Il avait affecté de persuader à la Porte qu'il entretenait une correspondance avec la cour de Madrid, assez vive pour y dépêcher des courriers; et pour y réussir, il avait nouvellement profité, de la bonne volonté ou plutôt de l'empressement et de l'impatience qu'un officier français eut de sortir pour jamais de Constantinople, où il s'était rendu avec un égal empressement, attiré et persuadé par l'espérance qu'il s'était formée de s'élever à une haute fortune par la protection de Ragotzi. Cet officier, nommé Montgaillard, lui offrit de porter en Espagne les lettres qu'il voudrait écrire au cardinal Albéroni. L'offre acceptée, l'officier partit bien résolu de ne rentrer jamais dans un tel labyrinthe, et, pour n'y plus retomber, il se mit au service du roi d'Espagne, et prit de l'emploi dans un régiment d'infanterie wallonne.

Le roi d'Espagne, dénué d'alliés, persista cependant dans la résolution qu'il avait fortement prise d'essayer une campagne, déclarant que, quelque succès qu'eussent ses armes, il serait également porté à recevoir des propositions de paix lorsqu'elles seraient honorables pour lui, et telles que le demandait la sûreté de l'Europe, dont il voulait maintenir le repos et la liberté. C'est ce qu'Albéroni répondit aux instances du colonel Stanhope, l'assurant en même temps que le plan proposé à Sa Majesté Catholique par la France et par l'Angleterre, pour, un traité, était si contraire à son idée, que jamais elle n'accepterait un tel projet. Malgré tant de fermeté le colonel ne laissait pas de remarquer que le cardinal sachant la flotte Anglaise à la voile parlait avec plus de modération et de retenue sur l'article des Anglais négociants en Espagne. « Leur sort, disait-il, dépendra des ordres que l'amiral Bing a reçus du roi d'Angleterre. » Ce ministre était persuadé qu'ils étaient bornés à traverser le passage et le débarquement des troupes espagnoles en Italie. L'un et l'autre étant exécutés suivant son calcul, il supposait que l'Angleterre croirait, en envoyant sa flotte, avoir satisfait aux engagements qu'elle avait pris avec l'empereur sans être obligée de les étendre plus loin, et de faire de gaieté de coeur la guerre à l'Espagne. Il voulait ménager la cour d'Angleterre et la nation Anglaise; il conservait l'espérance d'y réussir, dans le temps même qu'il voyait les forces navales de cette couronne couvrir les mers pour soutenir les intérêts de l'empereur, et lui porter de puissants secours contre les entreprises du roi d'Espagne. Un officier de marine Anglais s'était donné à Sa Majesté Catholique. Son nom était Camock, et le projet dont il avait flatté le cardinal était de corrompre environ quarante officiers de la flotte Anglaise, de les faire passer au service d'Espagne, quelques-uns même avec les vaisseaux qu'ils commandaient. Stanhope se plaignit qu'une telle proposition eût été acceptée dans un temps de paix et d'union entre les couronnes d'Espagne et d'Angleterre. Albéroni répondit à ces plaintes en niant qu'elles fussent légitimes; il traita Camock de visionnaire, dit que son projet était celui d'un fou et d'un enragé; que le roi d'Espagne avait actuellement à son service plus d'officiers de marine qu'il ne pouvait en employer. Il assura que jamais il n'avait eu de correspondance avec ce Camock; qu'il ne le connaissait pas, quoique véritablement il eût reçu de Paris plusieurs lettres en sa faveur, et que Cellamare le lui eût recommandé particulièrement. Il n'avait point encore le projet du roi d'Espagne, et le mois de juillet s'avançait sans que le colonel Stanhope sût autrement que par les conjectures et par les raisonnements vagues du public quelle était la destination de l'escadre espagnole. On jugeait qu'elle aborderait aux côtes de Naples ou de Sicile, et on jugeait par les conférences fréquentes que le ministre de, Sicile avait avec le cardinal, apparences d'autant plus capables de tromper, qu'il était vraisemblable que le roi d'Espagne, voulant porter la guerre en Italie, aurait apparemment pris ses liaisons, et concerté ses projets avec le seul prince de qui l'union, la conduite et les forces pouvaient assurer le succès de l'entreprise, et rendre inutile l'opposition des Allemands. C'était pour le cardinal un sujet de triomphe, non seulement de cacher ses desseins, mais de tromper par de fausses avances ceux même qu'il désirait le plus de ménager. Le colonel Stanhope l'avait éprouvé, et pour lors il avait eu besoin de tout le crédit du comte de Stanhope son cousin pour se justifier auprès du roi d'Angleterre d'avoir écrit trop légèrement que le roi d'Espagne accepterait le traité si la Sardaigne lui était laissée. Il citait Nancré comme témoin de l'aveu que le cardinal leur en avait fait. Nancré, de son côté, convenait qu'ils avaient souvent, Stanhope et lui, rebattu cet article avec Albéroni, que jamais ce ministre n'avait rien dit qui pût tendre à désavouer la proposition qu'il en avait précédemment approuvée; mais Albéroni nia le fait absolument: sa confiance était dans les événements qu'il se flattait d'avoir préparés avec tant de prudence, qu'il serait difficile que le succès ne répondît pas à son attente, et comme la décision en était imminente, il comptait d'être incessamment débarrassé des instances importunes du roi d'Angleterre, des ménagements qu'il se croyait obligé de garder avec ce prince aussi bien que délivré de toute crainte des menaces du pape. Il espérait enfin de se venger, avant qu'il fût peu, du refus absolu de sa translation à Séville, et de venger le roi son maître des ordres rigides que Sa Sainteté venait d'envoyer à son nonce à Madrid.

En vertu de ces ordres, dont Rome menaçait depuis longtemps la cour d'Espagne, le nonce Aldovrandi fit fermer, le 15 juin, le tribunal de la nonciature. Il avertit les évêques du royaume par des écrits, portant le nom de monitoires, que le pape suspendait toutes les grâces qu'il avait accordées au roi d'Espagne. La cause de cette suspension était l'usage que Sa Majesté Catholique avait fait des sommes qu'elle en retirait, très différent de l'exposé qu'elle avait fait en obtenant ces grâces et très opposé aux intentions de Sa Sainteté. Car elle prétendait qu'en permettant au clergé d'Espagne d'aider de ses revenus le roi catholique, c'était afin de le mettre en état d'armer l'escadre qu'il avait promis d'envoyer dans les mers du Levant pour la joindre à la flotte vénitienne, et faire ensemble la guerre contre les Turcs: au lieu que, sous le faux prétexte du secours promis, l'Espagne avait effectivement armé et fait partir sa flotte pour porter la guerre en Italie. Albéroni prétendait que le roi son maître ne méritait en aucune manière les reproches que le pape lui faisait. « Ils sont injustes, disait-il, puisque Sa Majesté Catholique soutient actuellement contre les Maures d'Afrique les sièges de Ceuta et de Melilla; qu'en défendant ces deux places comme les dehors de l'Espagne, elle préserve le royaume de l'irruption des infidèles, que de plus une de ses escadres est en course contre les corsaires d'Alger. » Ces raisons dites, Albéroni jugea qu'il fallait employer d'autres moyens pour soutenir l'honneur du roi son ‘maître, et maintenir en Espagne son autorité contre les entreprises de la cour de Rome; elle ne pouvait être mieux défendue que par le premier tribunal du royaume. Ainsi le premier ministre fit décider par le conseil de Castille que le nonce, en fermant la nonciature en conséquence des ordres du pape, s'était dépouillé lui-même de son caractère; qu'après cette abdication, il ne devait plus être souffert en Espagne; que tolérer plus longtemps son séjour, ce serait offenser Sa Majesté et causer un notable préjudice à son service. Le même conseil décréta que tous monitoires répandus en Espagne par le nonce seraient incessamment retirés des mains de ceux qui les avaient reçus, et que la prétendue suspension des grâces accordées par le saint-siège à Sa Majesté Catholique serait déclarée insuffisante. Tout commerce entre Rome et l'Espagne étant ainsi rompu, on résolut de former une junte, de la composer de conseillers du conseil de Castille et de canonistes, et de les charger d'examiner l'origine de plusieurs introductions et pratiques prétendues abusives et aussi avantageuses à la cour de Rome que contraires au bien du royaume d'Espagne. Leurs Majestés Catholiques voulurent elles-mêmes parler en secret à quelques ministres, en sorte qu'il parut que cette affaire très sérieuse, et dont les suites deviendraient considérables, était leur propre affaire, non, celle du cardinal Albéroni; et, soit qu'il voulût alarmer le pape par des avis secrets, soit qu'il écrivît naturellement la vérité telle qu'il croyait la voir, il confia au duc de Parme que le feu était allumé de manière que sans la main de Dieu on ne verrait pas sitôt la fin de l'incendie.

Quelques agents de Rome à Madrid, ou séduits par le cardinal, ou formant leur jugement sur les discours qu'ils entendaient, pensaient aussi que les engagements que le roi d'Espagne prenait pourraient faire une plaie considérable à l'Église; ils condamnaient la précipitation du pape, très opposée à la patience, si convenable au père commun, et très dangereuse pour le saint-siège et pour l'Espagne, qu'elle exposait également, au lieu que Sa Sainteté temporisant, comme elle le pouvait aisément et comme elle le devait, jusqu'à la fin de la campagne, aurait pris sûrement les résolutions qu'elle aurait jugé à propos de prendre selon sa prudence et selon les événements. Ils l'accusaient d'avoir trop écouté et suivi les mouvements de sa vengeance contre le cardinal Acquaviva, car le pape se plaignait amèrement de lui, persuadé qu'il lui avait manqué de parole, et sur ce fondement Sa Sainteté avait déclaré qu'elle ne traiterait jamais avec lui d'aucune affaire.

Aldovrandi, homme sage, et nonce aimant la paix, assez expérimenté pour prévoir qu'une division entre les cours de Rome et de Madrid serait encore plus fatale à sa fortune particulière qu'elle ne la serait aux affaires publiques, voulut ménager les choses, de manière qu'en obéissant fidèlement à son maître, il prévînt, s'il était possible, l'éclat d'une rupture entre le pape et le roi d'Espagne. Deux grands princes se réconcilient, mais le ministre de la rupture demeure souvent sacrifié. Aldovrandi ferma donc la nonciature suivant ses ordres, et envoya les lettres monitoires dont on a parlé pour avertir tous les évêques d'Espagne de la suspension des grâces accordées au roi d'Espagne par le pape. Le nonce observa d'employer différentes mains pour écrire les inscriptions de ces lettres, persuadé que toutes, et certainement celles des ministres étrangers, étaient ouvertes à Madrid, et que le passage libre n'était accordé qu'à celles qui n'intéressaient pas la cour; il fit porter à Cadix, par un homme sûr, celles qui étaient adressées aux évêques des Indes. Ces précautions prises, après avoir obéi à son maître, il lui représenta vivement les inconvénients d'une rupture et l'embarras où Sa Sainteté se jetait par les engagements qu'elle venait de prendre. Elle voulait se venger du roi d'Espagne et de son ministre, non de la nation espagnole dont le saint-père n'avait point à se plaindre, et, par l'événement, la vengeance tombait uniquement sur les Espagnols. Les revenus de la Crusade et des autres grâces de Rome étaient affermés; le roi d'Espagne en était payé d'avance, et les fermiers attendaient, sans beaucoup d'inquiétude, que la querelle, qui ne pouvait durer longtemps, finît. Mais un grand nombre de particuliers avaient payé pour jouir des grâces du saint-siège; par exemple, pour obtenir pendant le cours d'une année les dispenses accordées par la bulle de la croisade, l'argent était donné, les dispenses et autres grâces étaient révoquées. Le nonce appuya beaucoup à Rome sur les plaintes que cette révocation subite et inopinée lui avait attirées; il différa, d'ailleurs, le plus qu'il lui fut possible son départ de Madrid, et, soit vérité, soit artifice employé à bonne intention, il excusa ce retardement sur ce que le roi d'Espagne lui avait fait proposer d'attendre encore et d'examiner s'il ne serait pas possible de trouver quelque expédient pour conduire les affaires à la paix. Un tel délai parut au nonce moins dangereux et moins contraire aux intentions du pape que ne le serait un départ trop précipité, capable de fermer la porté à tout accommodement; mais s'il jugeait sainement des intentions de Sa Sainteté, il y a lieu de croire qu'il n'était pas assez bien informé de tous les ressorts que les Allemands faisaient agir auprès d'elle pour l'intimider au point de la forcer à rompre totalement avec l'Espagne.

Le pape avait résisté aux menaces de Gallas, ambassadeur de l'empereur; Sa Sainteté ne put résister à celles de son neveu, le cardinal Albane, plus foudroyantes que celles du ministre allemand. Ce cardinal ne cessait, depuis longtemps, de dire au saint-père que la cour de Vienne avait des sujets très légitimes de se plaindre de la conduite ou partiale ou tout au moins molle que Sa Sainteté tenait à l'égard du roi d'Espagne. Il avait promis d'envoyer ses vaisseaux dans la mer du Levant; il avait manqué de parole, et Sa Sainteté, insensible à un tel affront, n'avait rien fait encore ni contre ce prince ni contre son ministre. Albane représentait à son oncle ce qu'il devait craindre d'un gouvernement tel que celui de Vienne, justement irrité, qui donnait des marques terribles de son ressentiment et de sa vengeance, quand même les prétextes de se plaindre lui manquaient. Un tel solliciteur servait mieux l'empereur que ses ministres, et les biens que ce prince lui faisait dans le royaume de Naples l'assuraient de sa fidélité. Le roi d'Espagne ne pouvait pas et peut-être n'aurait pas voulu lui accorder des bienfaits supérieurs à ceux qu'il recevait de Vienne; c'était l'unique moyen de le faire changer de parti. L'amitié ni la haine ne le conduisaient pas; l'intérêt présent le déterminait, et d'un moment à l'autre il embrassait, suivant ce qu'il croyait lui convenir davantage, des sentiments contraires à ceux qu'il avait suivis précédemment. Son intérêt, ses espérances pour sa famille, l'attachaient à l'empereur. Aucune autre puissance ne combattant ces motifs par d'autres plus forts et de même nature, le cardinal Albane travaillait avec succès pour le parti qu'il avait embrassé; il réussissait moins par la confiance que le pape avait en lui, que parce que le caractère d'esprit de Sa Sainteté était timide, et qu'il était facile de l'obliger par la crainte à faire les choses même qui paraissaient le plus opposées à sa manière de penser. Ce moyen, employé à propos, força Sa Sainteté de rompre avec l'Espagne, et cependant elle écrivit au roi catholique une lettre où, mêlant les plaintes aux menaces, laissant entrevoir des sujets d'espérance, évitant de s'engager, il paraissait qu'elle craignait les suites de la démarche qu'on lui faisait faire, et que, si elle eût, suivi son génie, elle aurait simplement taché de gagner du temps pour voir quels seraient les événements de la campagne et se déterminer en faveur du plus heureux.

Il y avait alors lieu de douter de quel côté la fortune se déclarerait. L'Italie était persuadée que le roi d'Espagne était secrètement d'accord avec le roi de Sicile, parce qu'il n'était pas vraisemblable que le roi d'Espagne entreprît, seul et sans alliés; une guerre difficile, et que les Allemands, maîtres de Naples et de Milan, les soutiendraient aisément avec les forces qu'ils avaient dans ces deux États. On croyait à Rome que la ligue était signée; le nonce l'avait écrit de Madrid au pape. Les partisans de la couronne d'Espagne commençaient à donner des conseils sur la conduite qu'elle devait tenir pour se réconcilier avec les Italiens, et regagner leur affection qu'elle avait perdue en faisant précédemment la guerre conjointement avec la France. Deux moyens selon eux suffisaient pour y parvenir. Le premier était de délivrer le pape des vexations qu'il essuyait de la part des Allemands, l'une au sujet de Comachio que l'empereur avait usurpé sur l'Église, et qu'il retendit, injustement; l'autre en faveur du duc de Modène que les Impériaux protégeaient aux dépens de la ville et du territoire de Bologne, à l'occasion des eaux dont le Bolonais courait risque d'être inondé. Les amis de l'Espagne comptaient qu'il lui serait facile de faire restituer au saint-siège la ville et les dépendances de Comachio, encore plus aisé de ranger à son devoir un petit prince tel que le duc de Modène; qu'un tel service rendu à l'Église, dans le temps même que le pape en usait si mal à l'égard de Sa Majesté Catholique, ferait d'autant plus éclater sa piété; qu'il augmenterait les soupçons que les Allemands avaient déjà des intentions de Sa Sainteté, au point qu'elle n'aurait plus d'autre parti à prendre que de se jeter entre les bras d'un prince qui se déclarait son protecteur, lorsqu'il avait le plus de sujet de se plaindre de la partialité qu'elle témoignait pour ses ennemis.

Selon ces mêmes conseils, rien n'était plus facile que de s'emparer de l'État de Modène, de forcer le duc à restituer l'usurpation qu'il avait faite de la Mirandole; et comme le prince qu'il avait privé de ce petit État était alors grand écuyer du roi d'Espagne, on supposait que le duc de Modène, privé de son pays, irait à son tour à Vienne briguer la charge de grand écuyer de l'empereur. On intéressait dans ces projets la reine d'Espagne, et pour la flatter, on voulait aussi que le duc de Modène rendît au duc de Parme quelque usurpation faite sur le Parmesan. Les restitutions ne coûtaient rien à ceux qui les conseillaient; ainsi rien ne les empêchait de les étendre encore eu faveur du duc de Guastalla, et de forcer l'empereur à lui rendre Mantoue comme le patrimoine de la maison Gonzague, usurpé et retenu très injustement par les Allemands. Le roi d'Espagne devenu le protecteur non seulement des princes d'Italie, mais le réparateur des pertes et des injustices qu'ils avaient souffertes, les engagerait aisément dans son alliance, et le même intérêt les unirait pour fermer à jamais aux Allemands les portes de l'Italie. Pour achever sans inquiétude de telles entreprises proposées somme un moyen sûr d'établir solidement la paix et l'équilibre du monde, on demandait seulement que, pendant que les troupes d'Espagne s'ouvriraient un chemin en Lombardie, le roi d'Espagne fit croiser quelques vaisseaux de sa flotte dans les mers de Naples, afin d'empêcher le transport des secours que les Impériaux ne manqueraient pas d'en tirer pour la défense du Milanais, si le passage demeurait libre. On se promettait, de plus, que la ville de Naples, bientôt affamée, serait obligée de se rendre à son souverain légitime sans être attaquée. Enfin ceux qui désiraient de voir le roi d'Espagne engagé à faire la guerre en Italie, soit par zèle pour le bien public, soit par des raisons d'intérêt particulier, lui représentaient et l'assuraient que les Allemands étaient consternés, qu'ils ne doutaient pas que l'orage ne tombât sur l'État de Milan; mais ne sachant pas certainement où ils auraient à se défendre, que leurs commandants n'avaient d'autres ordres que de se tenir sur leurs gardes, et lorsque l'entreprise serait déterminée, de secourir l'État que les Espagnols attaqueraient.

L'opinion publique était que l'armée d'Espagne devait attaquer cet État. Un des ministres de Savoie à Madrid assura son maître que, malgré le secret exact et rigoureux qu'on observait encore sur la destination de l'armée d'Espagne, il savait qu'elle débarquerait à Saint-Pierre-d'Arena et à Final. Albéroni lui avait cependant confié que depuis qu'il était appelé au ministère, il avait écrit et chiffré de sa main tout ce qui concernait les négociations et les affaires secrètes. Le cardinal ne fut pas trahi, en cette occasion. C'était le 11 juillet que le ministre du roi de Sicile avertit son maître que le débarquement se ferait à Saint-Pierre-d'Arena, et le 16 du même mois on sut à Turin par un courrier dépêché de Rome, que les Espagnols descendus en Sicile avaient pris la ville de Palerme.

Environ le même temps, l'amiral Bing commandant la flotte anglaise, arriva à Cadix. Aussitôt il déclara de la part du roi d'Angleterre que ses ordres étaient d'insister auprès du roi d'Espagne, pour en obtenir une suspension d'armes, et cessation de toutes hostilités, comme un moyen nécessaire pour avancer la négociation de la paix; que, si le débarquement des troupes espagnoles était déjà fait en tout ou en partie en Italie, il avait ordre d'offrir le secours de la flotte qu'il commandait pour les retirer en toute sûreté; qu'il offrait aussi la continuation de la médiation du roi son maître, pour concilier le roi d'Espagne avec l'empereur; que, si Sa majesté Catholique la refusant, attaquait les États que l'empereur possédait en Italie, ses ordres en ce cas l'obligeraient d'employer pour la défense de ces mêmes États et pour le maintien de la neutralité, les forces qu'il avait sous son commandement. Bing prétendait qu'une telle déclaration était fondée sur le traité signé à Utrecht, pour la neutralité de l'Italie, aussi bien que sur le traité de Londres signé le, 25 mai, entre l'empereur et le roi d'Angleterre. Les offres ni les menaces des Anglais n'ébranlèrent point le roi d'Espagne. Son ministre répondit que Bing pouvait exécuter les ordres dont il était chargé, et regardant comme rupture la déclaration que cet amiral avait faite, il écrivit à Monteléon qu'il était juste et raisonnable que tout engagement pris par le roi d'Espagne avec le roi d'Angleterre, fût rompu réciproquement; que Sa Majesté Catholique cessait donc d'accorder aux négociants Anglais les avantages qu'elle avait prodigués si généreusement en faveur de cette nation; que la conduite prescrite à l'amiral Bing était la seule cause d'un changement que le roi d'Espagne faisait à regret, et qu'ayant suivi son inclination particulière en distinguant les Anglais des autres nations par les grâces singulières qu'il leur avait faites, c'était aussi contre son gré qu'il en suspendait les effets, même dans un temps où Sa Majesté Catholique voulait, nonobstant les représentations du commerce de Cadix, accorder la permission que les ministres d'Angleterre avaient instamment sollicitée, pour le départ du vaisseau que la compagnie du Sud devait envoyer aux Indes. Les Anglais en avaient obtenu la faculté parle traité de paix conclu à Utrecht entre l'Espagne et l'Angleterre. Le roi d'Espagne n'avait pas jusqu'à cette année refusé l'exécution de cette condition. Il ne prétendait pas la refuser encore, mais seulement en différer l'effet jusqu'à l'année suivante, et la raison du délai était que le voyage serait inutile et infructueux, la contrebande ayant introduit en Amérique tant de marchandises d'Europe, que le commerce de Cadix jugeant de la perte qu'il y aurait pour les négociants d'envoyer aux Indes de nouvelles marchandises avant que les précédentes fussent vendues, avait obtenu sur ses remontrances que le départ des galions, serait différé jusqu'à l'année suivante. Le roi d'Espagne avait par la même raison remis aussi à l'autre année le départ du vaisseau Anglais, et, pour dédommager les intéressés, il avait résolu de leur permettre d'envoyer deux vaisseaux au lieu d'un seul. Enfin il était sur le point de porter l'indulgence plus loin, même au préjudice du commerce de Cadix, quand l'entrée de la flotté Anglaise changea ces dispositions.

Monteléon devait expliquer bien clairement aux négociants de Londres, intéressés dans le commerce de la mer du Sud, les intentions favorables du roi d'Espagne, et la raison qui les rendait inutiles. Il devait même chercher dans leurs maisons ceux qui n'auraient pas la curiosité de lui demander la cause d'un tel changement, et les en instruire. Albéroni se promettait de leur part quelque mouvement, si ce n'était un soulèvement général contre les ministres qui donnaient au roi d'Angleterre des conseils si pernicieux aux avantages du commerce de la nation: soit haine, soit défiance, il laissait peu de liberté à Monteléon sur l'exécution des ordres qu'il lui prescrivait. Les exhortations fréquentes de cet ambassadeur à la paix, ses représentations sur les maux que la guerre entraînerait étaient mal interprétées. Albéroni les regardait comme des preuves ou d'infidélité, ou tout au moins d'une fidélité très équivoque, et disait que c'était mal connaître le roi d'Espagne que de croire amollir ses résolutions par la terreur des périls, dont on prétendait en vain l'effrayer. Beretti, sans être estimé du cardinal, était bien plus de son goût. Il louait le zèle extrême de cet ambassadeur pour le service du roi son maître, et lui accordait de montrer au moins un bon coeur, persuadé cependant que si tes Hollandais résistaient jusqu'alors aux instances de la France et de l'Angleterre, on ne le devait pas attribuer aux négociations de Beretti, non plus qu'au crédit de ses prétendus amis, mais seulement à la sagesse de la république, trop prudente pour souscrire à des engagements dangereux, surtout dans une conjoncture très critique.

L'inaction des Provinces-Unies était tout ce qu'Albéroni désirait de leur part. Il avait espéré davantage des princes du nord, mais il commençait à se détromper des différentes idées qu'il avait formées sur les secours et sur les diversions du czar, du roi de Prusse et du roi de Suède; car il avait porté ses vues sur les uns et sur les autres, et désabusé de ces projets, il avouait qu'il n'entendait plus parler de ces princes qu'avec dégoût. Il se flattait de réussir plus heureusement en attaquant la France par elle-même; il entretenait dans le royaume des intelligences secrètes qu'il croyait capables d'allumer le flambeau de la guerre civile, et connaissant peu le crédit des conspirateurs, il attendait les nouvelles du progrès de leurs complots avec la même impatience que si leurs trames eussent dû faire triompher le roi d'Espagne de tous ses ennemis. Cellamare avait ordre de dépêcher des courriers pour instruire le roi son maître de tout ce qui regarderait cette affaire capitale. La conjoncture paraissait favorable aux désirs de ceux qui souhaitaient de voir régner la division en France; ils comptaient beaucoup sur le mécontentement du parlement de Paris, sur les vues qu'on lui attribuait de profiter d'un temps de faiblesse du gouvernement pour étendre l'autorité de cette compagnie. Ses entreprises, quand même elles ne réussiraient pas, seraient toujours autant de piqûres à l'autorité de la régence, et les corps dont le crédit [était] établi par une longue suite de temps, étaient, suivant l'opinion d'Albéroni, un puissant correctif au gouvernement despotique. Le temps lui paraissait un grand modérateur dans toutes les affaires, et savoir le gagner était un grand art. Un aventurier qui se faisait nommer le comte Marini, vint le trouver, envoyé, disait-il, par un autre aventurier danois qu'on nommait, le comte Schleiber, trop connu pour son honneur sous le règne du feu roi, Marini proposa, de concert avec son ami, une ligue entre le roi d'Espagne et le roi de Prusse.

Albéroni, en garde contre l'industrie de ces sortes de gens, avertit Cellamare que Marini partait pour Paris, et le pria d'éclaircir ce que c'était que cet aventurier et quelle foi on pouvait donner à ses paroles. Il est naturel à celui qui fait un grand usage d'espions de croire qu'on lui rend la pareille, et que plusieurs inconnus qui lui offrent ses services n'ont pour objet que de pénétrer ses secrets et d'en informer ceux qui les emploient. Les principales vues d'Albéroni étaient sur la succession du roi d'Espagne à la couronne de France; et quoiqu'il fût de la prudence de cacher ces vues avec beaucoup de soin, il ne put s'empêcher de dire un jour à un des ministres du roi de Sicile que, si le cas arrivait, le parti du roi d'Espagne en France serait plus fort que celui du régent.

La rupture entre les cours de Rome et de Madrid acheva d'éclater par l'ordre que le nonce reçut de la part du roi d'Espagne, au commencement de juillet, de sortir des États de Sa Majesté Catholique; et comme le motif de cet ordre était principalement le refus des bulles de l'archevêché de Séville pour le cardinal Albéroni, cette cause parut si légère que bien des gens crurent la chose concertée entre les deux cours uniquement pour cacher à l'empereur leur intelligence secrète. Mais ces politiques, comme il arrive souvent, se trompaient dans leurs raisonnements, et la rupture était sérieuse; le sort du pape était de passer le cours de son pontificat brouillé avec les premières puissances catholiques, la France, etc.

CHAPITRE X. §

Soupçons mal fondés d'intelligence du roi de Sicile avec le roi d'Espagne. — Frayeurs du pape, qui le font éclater contre l'Espagne et contre Albéroni, pour se réconcilier l'empereur avec un masque d'hypocrisie. — Ambition d'Aubenton vers la pourpre romaine. — Albéroni, de plus en plus irrité contre Aldovrandi, est déclaré par le pape avoir encouru les censures. — Rage, réponse, menaces d'Albéroni au pape. — Les deux Albane, neveux du pape, opposés de parti. — Le cadet avait douze mille livres de pension du feu roi. — Vanteries d'Albéroni et menaces. — Secret de l'expédition poussé au dernier point. — Vanité folle d'Albéroni. — Il espère et travaille de plus en plus à brouiller la France. — Le régent serre la mesure et se moque de Cellamare et de ses croupiers, qui sont enfin détrompés. — Conduite du roi de Sicile avec l'ambassadeur d'Espagne, à la nouvelle de la prise de Palerme. — Cellamare fait le crédule avec Stanhope, pour éviter de quitter Paris et d'y abandonner ses menées criminelles. — Ses précautions. — Conduite du comte de Stanhope avec Provane. — Situation du roi de Sicile. — Abandon plus qu'aveugle de la France à l'Angleterre. — Rage des Anglais contre Châteauneuf. — Pratiques, situation et conduite du roi de Sicile sur la garantie. — Blâme fort public de la politique du régent. — Il est informé des secrètes machinations de Cellamare. — Triste état du duc de Savoie. — Infatuation de Monteléon sur l'Angleterre. — Albéroni fait secrètement des propositions à l'empereur, qui les découvre à l'Angleterre et les refuse. — Le roi de Sicile et Albéroni crus de concert, et crus de rien partout.

L'armée d'Espagne, débarquée en Sicile sous le commandement du marquis de Lede, avait pris Palerme le 2 juillet. Maffeï, vice roi de l'île, s'était retiré à Messine, et personne ne doutait que cette ville, attaquée par les Espagnols, ne se rendît aussi facilement que Palerme. On doutait encore si le roi de Sicile, averti depuis longtemps par l'abbé, del Maro son ambassadeur à Madrid, des dispositions, de l'Espagne, n'était pas secrètement de concert avec Sa Majesté Catholique, et si ce ne serait pas en conséquence de cette intelligence secrète que les troupes du Piémont avaient été augmentées depuis peu jusqu'au nombre de quatorze mille hommes. De tels doutes augmentaient plutôt que de calmer les agitations du pape. Les armes du roi d'Espagne offensé paraissaient de nouveau comme aux portes de Rome, puisqu'il ne savait pas encore quel progrès elles pourraient faire. Le duc de Savoie, s'il était son allié, pouvait faciliter le succès; il ne pouvait les empêcher s'il était ennemi. L'empereur voulait croire qu'il y avait intelligence et liaison étroite entre le pape et le roi d'Espagne, et que les Espagnols n'avaient rien entrepris que de concert avec Sa Sainteté. La vengeance des Allemands, plus prochaine, plus facile et plus dure que toute autre, lui paraissait aussi la plus à craindre; elle crut par ces raisons que son intérêt principal et celui du saint-siège était de tout employer pour en prévenir les effets. Il fallait pour calmer le ressentiment vrai où feint que l'empereur témoignait, que le pape fit voir évidemment qu'il n'avait pas la moindre part à l'entreprise du roi d'Espagne; que jamais le projet ne lui en avait été communiqué, et que même Sa Sainteté avait été abusée par les mensonges d'Albéroni; qu'elle était irritée au point de rompre ouvertement avec le roi d'Espagne. Elle lui écrivit donc un bref fulminant, et pour justifier ses plaintes et sa conduite, en même temps que ce bref fut imprimé; elle rendit publique une lettre que ce prince lui avait écrite le 29 novembre de l'année précédente. Il promettait expressément par cette lettre d'observer exactement la neutralité d'Italie sans inquiéter les États que l'empereur y possédait, et sans y porter la guerre, pendant que les Turcs continueraient de faire la guerre en Hongrie. Sur une parole si précise, le pape avait exhorté et pressé l'empereur de poursuivre les avantages que Dieu lui donnait sur les infidèles; Sa Sainteté s'était positivement engagée à ce prince qu'il ne serait troublé par aucune diversion; que, s'il se livrait entièrement à la guerre du Seigneur, nulle autre n'interromprait le cours de ses victoires. Elle justifiait la cour de Vienne des infractions à la neutralité que les ministres d'Espagne lui imputaient. Ces prétendus chefs de plaintes étaient, disait-elle, antérieurs à la promesse solennelle que Sa Majesté Catholique avait faite, et le seul incident à reprocher aux Allemands était l'enlèvement de Molinez arrêté et conduit au château de Milan, retournant à Madrid de Rome où il avait rempli pendant plusieurs années la place d'auditeur et de doyen de la rote. Mais l'aventure d'un particulier, sujette à discussion, ne dégageait pas le roi d'Espagne de la parole qu'il avait donnée et dont le pape était le dépositaire. Sa Sainteté, persuadée qu'il était de son honneur comme de son devoir d'en procurer l'effet, voulait que dans le temps qu'elle traitait le plus durement le roi d'Espagne, ce prince lui sût gré des ménagements qu'elle avait eus pour lui. Elle alléguait donc, comme preuves de considération portée peut-être trop loin, l'inaction où elle était demeurée tout l'hiver; le parti qu'elle avait pris, au lieu d'instances vives et pressantes, au lieu d'user de menaces et de passer aux effets, de se borner à des insinuations tendres et pathétiques, mais inutiles, dont les réponses avaient été injures et nouvelles offenses; qu'elle était donc forcée de publier ce bref terrible, comme la dernière ressource et le dernier moyen qu'elle pouvait avoir encore pour vaincre l'opiniâtreté du roi d'Espagne; arrêter dans son commencement une guerre si fatale à la chrétienté, empêcher enfin le mauvais usage des grâces que le saint-siège avait accordées à cette couronne, dont le produit devait être employé, contre les infidèles, et par un abus intolérable servait à faire une diversion utile et avantageuse, au rétablissement de leurs affaires. On croyait encore à Rome que les mêmes intérêts unissaient les cours de France et d'Espagne, et le pape craignait que le régent ne prît vivement le parti du roi catholique. Mais depuis, la régence les maximes étaient changées. Sa Sainteté pouvait agir librement à l'égard de l'Espagne; la France ne songeait pas à détourner ni même à retarder les coups qui menaçaient Madrid. Toutefois le pape prit la précaution superflue d'avertir son nonce à Paris, et de ses résolutions et de ses motifs. Le seul était l'obligation et le désir de faire son devoir; car il importe bien plus, disait Sa Sainteté, de ne pas tomber entre les mains du Dieu vivant que de tomber entre les mains des hommes. Cette nécessité, détachée de tout intérêt et de toute vue humaine, l'avait fait agir. Nulle réflexion sur la cour de Vienne n'avait part à sa conduite. Elle n'en était pas mieux traitée que celle d'Espagne. Elle recevait également des injures de l'une et de l'autre. Mais dans le cas présent la justice et la raison de se plaindre étaient du côté de l'empereur, qui, se croyait trompé par la confiance qu'il avait prise en la parole du roi d'Espagne, garantie par Sa Sainteté. Aldovrandi avait ordre de s'expliquer ainsi à Madrid, au sujet des résolutions de son maître; mais tout accès lui étant fermé, il fallut se contenter d'une longue conférence qu'il eut avant son départ avec le P. Daubenton, confesseur du roi d'Espagne. On sut que ce jésuite lui avait conseillé de marcher lentement, de régler chacune de ses journées à quatre lieues, et de s'arrêter à la frontière de France. Le reste demeura secret. Aubenton avait de grandes vues. Son élévation dépendait de la cour de Rome; la rupture avec celle d'Espagne renversait ses projets. Il voulut faire le pacificateur. Un tel rôle déplut à Albéroni, personnellement offensé, et autant irrité contre Aldovrandi que contre le pape. Il se plaignit du nonce comme ayant manqué de confiance pour lui; et c'était à cette défiance que ce ministre, disait Albéroni, devait attribuer son malheur qu'il aurait évité par une meilleure conduite, s'il n'avait pas perdu la tramontane.

Le pape offensait Albéroni en faisant déclarer qu'il avait encouru les censures. Le cardinal voulut croire son honneur attaqué par une telle déclaration. Il aurait désiré persuader le public que ce point était ce qu'il avait de plus cher au monde; et, comme le croyant lui-même, il dit hautement qu'il ne lui était plus permis de se taire; qu'il avait gardé le silence tant que le pape, ajoutant foi aux calomnies des ministres impériaux, avait seulement essayé de le faire mourir de faim; que la même retenue devenait impossible à conserver, s'agissant d'accusations énormes portées contre lui, effet ordinaire de la haine et de l'artifice infâme et grossier des Allemands; que le motif des censures si formidables de la cour de Rome était apparemment le profit de quatre baïoques qu'il avait retiré de l'évêché de Tarragone; qu'il ne connaissait pas d'autre prétexte pour appuyer un jugement si rigoureux; qu'il était triste pour lui que le pape le réduisît à la fâcheuse nécessité d'oublier qu'il était sa créature; mais peut-être que cette extrémité ne serait pas moins désagréable pour Sa Sainteté; que Leurs Majestés Catholiques soutiendraient leur engagement, et que de sa part il ferait tout ce que les lois divines et humaines lui suggéreraient; que, s'il secondait seulement le génie de certaines gens, on verrait bientôt de si belles scènes, que le pape regretterait d'y avoir donné lieu. Le cardinal Albane, neveu du pape, était dévoué à l'empereur. Don Alexandre Albane, frère cadet du cardinal, qui n'était pas encore honoré de la pourpre, avait pris une route contraire à celle que suivait son aîné; et, soit par antipathie, soit par une politique assez ordinaire dans les familles papales, il avait reçu du feu roi une pension secrète de douze mille livres. Il continuait par les mêmes motifs de se dire attaché à la France et à l'Espagne. Albéroni lui fit part de ses, plaintes. Il affectait de ne pouvoir croire que le pape voulut ajouter foi à la calomnie dont les Allemands prétendaient le noircir dans l'esprit de Sa Sainteté; mais il protestait en même temps que, si elle était assez faible pour se porter à quelque résolution contraire à la dignité comme à la réputation d'un cardinal, il avait reçu de Dieu assez de force comme assez de courage pour se défendre; qu'on verrait de belles scènes, et qu'elle serait fâchée d'y avoir donné lieu. Il fit prier don Alexandre de ne rien cacher au pape, même de lui dire que, si les choses continuaient comme elles avaient commencé, le marquis de Lede serait aux portes de Rome avant le mois d'octobre. Albéroni louait la reine d'Espagne d'avoir dit que le saint-père abusait de la bonté, de la piété et de la religion du roi catholique. Ce ministre annonçait une division prochaine, qui ne serait pas honorable pour le pape, parce qu'enfin Sa Majesté Catholique, se voyant forcée d'exposer par un manifeste ce qu'elle avait souffert; rouvrirait des plaies refermées, qu'il serait plus à propos pour Sa Sainteté de laisser oublier; que le public disait déjà que le pape ne refusait les bulles de Séville, que parce que le comte de Gallas avait menacé Sa Sainteté de se retirer si elle les accordait, et annoncé qu'en ce cas le nonce serait chassé de Vienne; mais Albéroni prétendait que l'Espagne pouvait aussi menacer à plus juste titre. Il se plaisait à parler de la flotte qu'il avait équipée et, mise en mer, des forces de cette couronne, et de sa puissance qu'il se vantait d'avoir relevée. L'Europe devait avoir de plus grands efforts et de plus grands succès l'année suivante, et dès lors, il prenait les mesures nécessaires pour y réussir. Des machines en l'air devaient produire des scènes curieuses, et tel, qui se croyait alors obligé à des respects humains, jouerait un autre jeu, s'il pénétrait dans l'avenir. C'était ainsi qu'Albéroni s'applaudissait de ses projets et des ordres qu'il avait donnés pour leur exécution, s'expliquant mystérieusement, même à ceux qui devaient concourir au succès de ces grands desseins.

Le marquis de Lede, général de l'armée, ignorait en s'embarquant, quelle en était la destination. Il devait, quand il serait à la hauteur de l'île de Sardaigne, ouvrir un paquet écrit de la main d'Albéroni, signé du roi d'Espagne. Il y trouverait seulement le lieu du rendez-vous de la flotte indiqué aux îles de Lipari. En y arrivant, il ouvrirait une seconde enveloppe, qui renfermait les ordres de Sa Majesté Catholique. C'était ainsi que le cardinal prétendait conserver le secret, l'âne des grandes entreprises, et pour y parvenir il se plaignait de se voir obligé de faire en même temps les fonctions de ministre, de secrétaire et d'écrivain, d'être réduit à ne sortir de son appartement que pour aller en ceux de Sa Majesté Catholique et des princes, consolé cependant dans cette vie pénible, par la satisfaction que le roi d'Espagne goûtait du changement subit qu'il voyait dans sa monarchie. En cet état florissant, le cardinal ne pouvait croire que l'amiral Bing, commandant la flotte Anglaise, eût l'ordre ni la hardiesse d'en venir à des actes d'hostilité. Il croyait voir, la crainte et l'agitation du gouvernement d'Angleterre clairement marquées par l'arrivée du comte de Stanhope à Paris, en intention de passer à Madrid. Il supposait que ce ministre ne se serait pas engagé à faire le voyage d'Espagne, si le roi d'Angleterre pensait à rompre avec le roi catholique. Toutefois Cellamare eut ordre de persuader, s'il pouvait, au régent de suspendre tout engagement jusqu'à ce que Son Altesse Royale eût vu l'effet que produirait à Madrid l'éloquence du comte de Stanhope. De part et d'autre, on voulait gagner du temps. Le ministre d'Espagne embrassait beaucoup d'affaires; il était fertile en projets, se flattait aisément de les voir tous réussir. Aucun cependant ne s'accomplissait. Cellamare, par ordre du roi son maître, cultivait le ministre du czar à Paris. Jamais, disait-il, Sa Majesté Catholique n'accepterait le traité qu'on lui proposait; elle le regardait comme injuste, offensant son honneur. Elle était prête, au contraire, à travailler avec le czar. Elle s'obligeait à mettre en mer trente vaisseaux de guerre, en même temps qu'elle agirait par terre avec une armée de trente ou quarante mille hommes. Une telle parole était plus aisée à donner qu'à exécuter; mais Albéroni n'était point avare de promesses qui ne lui coûtaient rien. Il fallait aussi [ajouter] que, s'il ne pouvait y satisfaire, les mouvements qu'il comptait de susciter en France le dédommageaient assez de ce qu'il perdait en manquant de parole aux alliés de son maître. Il espérait alors beaucoup des liaisons que Cellamare avait formées. Il fallait les conduire avec prudence, ménager les intérêts, la considération, le crédit, le rang, la fortune de ceux qui entraient dans ces intrigues, leur laisser le loisir de les conduire sagement, et de profiter des conjonctures. Le temps était donc nécessaire, et pour les alliances à contracter et pour les trames secrètes dont Albéroni espérait encore plus que des alliances et des secours des étrangers.

Le régent, méprisant les discours du public et les raisonnements sur l'intérêt particulier qui portait Son Altesse Royale à rechercher avec tant d'empressement l'alliance du roi d'Angleterre, pressait la négociation, et quoiqu'elle fût près de sa conclusion, le temps était nécessaire aussi pour lui donner sa perfection. Ainsi ce prince dissimulait si bien l'état où elle était, que les ministres les plus intéressés à le savoir l'ignoraient. Celui d'Espagne faisait des représentations et des déclarations très inutiles; il ameutait quelques ministres étrangers et faisait valoir à Madrid, comme fruits de ses soins, quelques déclamations vaines des ministres du czar et du duc de Holstein contre la quadruple alliance. Il ne leur coûtait rien de les faire; elles ne faisaient aussi nulle impression. Le régent laissait cependant à Cellamare le plaisir de croire que ses manèges et ses représentations réussissaient; il l'assurait, de temps en temps, que les bruits répandus sur la conclusion de l'alliance étaient faux, et suivant le penchant qui conduit à croire ce qui flatte et ce qu'on souhaite, Cellamare voulait se persuader que ces assurances qu'il trouvait fondées en raison étaient vraies, parce qu'elles lui paraissaient vraisemblables. Le parlement faisait alors de fréquentes remontrances, souvent sans sujet, quelquefois avec raison. L'extérieur suffisait pour donner des espérances à l'ambassadeur d'Espagne, et comme le bruit se répandit bientôt que le procureur général appellerait comme d'abus de tout ce que le pape pourrait faire au préjudice des libertés de l'Église gallicane et contre les évêques opposés à la bulle Unigenitus, ce ministre espéra de voir aussi, à cette occasion, des mouvements dans le royaume: car il comprenait qu'un tel dénouement devenait enfin nécessaire pour arrêter cette fatale négociation qu'il ne pouvait rompre, et que le roi d'Espagne son maître ne pouvait approuver. Les avis que Cellamare recevait sans cesse, et de différents endroits, l'emportaient enfin sur les assurances que le régent lui avait données. Il commençait à croire, malgré ce que Son Altesse Royale lui avait dit au contraire, que la proposition de la quadruple alliance avait été portée au conseil de régence, qu'elle y avait été approuvée à la pluralité des voix, nonobstant l'opposition [de] quelques ministres bien intentionnés. Il n'osait cependant rien affirmer encore, parce que le régent continuait de nier également aux autres ministres étrangers qu'il y eût rien de conclu. Provane, ministre de Sicile, sur les assurances du régent, doutait comme Cellamare; mais bientôt tous deux furent éclaircis, l'un de manière à ne conserver ni doute ni espérance; l'autre, voulant se flatter et se réserver un prétexte de prolonger son séjour en France, trouva dans les discours qui lui furent tenus les moyens qu'il cherchait de parvenir à son but.

Un courrier, dépêché par l'ambassadeur de France à Turin, apporta la nouvelle du débarquement des troupes d'Espagne, descendues le 3 juillet près de Palerme. Elles s'étaient emparées de la ville sans résistance. Dans un événement que le roi de Sicile n'avait pas prévu, il fit arrêter le marquis de Villamayor, ambassadeur d'Espagne, et, s'adressant au régent et au roi d'Angleterre, il demanda l'effet de la garantie du traité d'Utrecht, promise par la France et par l'Angleterre. Villamayor donna parole de demeurer dans les États du roi de Sicile, jusqu'à ce que les ministres piémontais qui étaient alors à Madrid sortissent d'Espagne. Après cet engagement, il ne fut plus gardé. Provane jugea sans peine que c'était demande et sollicitation inutile, que celle de la garantie de la France et de l'Angleterre. Cellamare, au contraire, voulait faire croire qu'il ajoutait foi aux promesses que lui fit le comte de Stanhope, avant que de passer de Paris à Madrid. Elles n'auraient pas abusé un ministre moins clairvoyant que lui; mais il y a des conjonctures où on ne veut pas voir, et Cellamare, ménageant à Paris des affaires secrètes où sa présence était nécessaire, voulut prendre pour de assurances réelles et solides les vains discours de Stanhope, croire ou faire semblant de croire, comme lui disait cet Anglais, qu'il y avait dans le nouveau projet de traité des changements tels, qu'ils étaient beaucoup plus conformes à ce que le roi d'Espagne désirait, qu'aux espérances de la cour de Vienne. Stanhope n'expliqua ni la qualité des engagements, ni celle des propositions avantageuses dont il se disait chargé. Il ajouta seulement qu'il avait dépêché un courrier à Vienne, et qu'il espérait, lorsqu'il serait à Madrid, surmonter les grandes difficultés que les médiateurs avaient trouvées jusqu'alors de la part de cette cour. Cellamare, recevant pour bon et valable tout ce qu'il plut à Stanhope de lui dire, avertit cependant le roi son maître qu'il y avait une alliance intime et particulière entre le régent et le roi d'Angleterre, et, se défiant des sujets de querelle qu'on lui susciterait en France, il pria instamment Beretti, de qui la prudence lui était très suspecte, de ne lui adresser aucun paquet de Hollande capable d'exciter des soupçons, ou de lui attirer la moindre affaire, voulant en éviter avec une attention extrême, non seulement les causes, mais même les prétextes. Il aurait été difficile alors de désabuser le public de l'opinion généralement répandue d'une alliance secrète entre le roi d'Espagne et le roi de Sicile. L'entreprise des Espagnols était regardée comme un jeu joué entre ces deux princes, et quoique l'un agît réellement en ennemi, pour dépouiller l'autre d'un royaume, dont il était en possession, il semblait qu'il ne fût pas permis de douter de l'intelligence qui était entre eux, pour donner une apparence de guerre, capable de cacher leurs conventions secrètes. Stanhope, bien instruit de la vérité, dit à Provane que, si le roi approuvait le projet de paix, sitôt qu'il en ferait remettre la déclaration entre les mains de Stairs, Provane en échange recevrait des mains [de] ce ministre un ordre du roi d'Angleterre à l'amiral Bing de faire ce que le roi de Sicile lui commanderait pour s'opposer aux Espagnols. Ces offres, loin de plaire à Provane, zélé pour les intérêts de son maître, le firent gémir sur l'étrange situation où se trouvait ce prince, forcé d'accepter un projet qu'il ne pouvait goûter, ou de perdre la Sicile dont la perte devenait encore plus malheureuse que n'en avait été l'acquisition. Le régent ajouta aux discours de Stanhope, qu'il déclarerait incessamment au roi d'Espagne que, s'il ne retirait ses troupes de la Sicile, la France ne pouvait refuser l'effet de sa garantie. Stanhope partit pour Madrid, portant à ceux qui étaient chargés des affaires de France en cette cour-là les ordres que lui-même avait dictés. Ce n'était pas seulement en Espagne que le ministère d'Angleterre les prescrivait, comme il n'a que trop continué, et même depuis que l'intérêt particulier a changé. En tout endroit de l'Europe où la France tenait un ministre, s'il voulait plaire et conserver son poste, il fallait qu'il fût non seulement subordonné, mais obéissant aux Anglais, et de cette obéissance qu'ils appellent passive. Châteauneuf, ambassadeur en Hollande, leur était insupportable parce que, ce joug lui étant nouveau, il semblait quelquefois vouloir y résister. Les Anglais ne cessaient donc de représenter que, tant que cet homme demeurerait à la Haye, il embarrasserait la négociation. Ils l'accusèrent d'intelligence avec le secrétaire de Savoie, avec le baron de Norwick du collège des nobles, partisan d'Espagne, et avec beaucoup d'autres amis de cette couronne. Ils prétendaient que tout ce qu'ils communiquaient de plus important et de plus secret, était aussitôt révélé par l'ambassadeur de France.

On pressait vivement la conclusion de la triple alliance entre cette couronne, l'empereur et l'Angleterre. Stairs, ardent à exécuter les ordres qu'il recevait de Londres, était parvenu à régler les conditions du traité au commencement du mois de juillet. S'il y restait encore quelques difficultés de la part de l'empereur, elles devaient être aplanies par Penterrieder, son envoyé à Londres, muni des pouvoirs nécessaires pour signer au plus tôt un traité que ce prince regardait comme avantageux pour lui et pour sa maison. L'avis de ses ministres était conforme au sien, et, selon eux, cette alliance était l'unique moyen d'assurer à leur maître la conservation des États qu'il possédait en Italie; ils jugeaient en même temps qu'il était de l'intérêt de l'empereur de s'opposer au succès des pratiques du duc de Savoie, qui n'avait rien oublié pour engager le roi d'Espagne dans ses intérêts, et ne désespérait pas encore d'y réussir, nonobstant la descente des Espagnols en Sicile. En effet, jusqu'alors le ministre d'Espagne à Vienne s'était intéressé en faveur de ce prince, et ne cessait d'appuyer la proposition d'une alliance entré l'empereur, le roi d'Espagne et le roi de Sicile; mais alors Sa Majesté Catholique se désistait de cette proposition, et demandait qu'en l'abandonnant l'empereur consentît à laisser à l'Espagne l'île de Sardaigne, offrant en échange de consentir réciproquement que Sa Majesté Impériale reprît la partie du Milanais qu'elle avait cédée au duc de Savoie, et que le Montferrat y fût encore ajouté. Un Suisse, nommé Saint-Saphorin, homme plus intrigant qu'il n'appartient à la franchise de sa nation, employé autrefois par le roi Guillaume et toujours opposé aux intérêts de la France, était encore employé par le roi Georges, et même avait gagné trop de confiance de la part du régent. Cet homme, devenu négociateur, soutenait qu'il était de l'intérêt de toutes les puissances de l'Europe d'abaisser celle du duc de Savoie. Ce prince, étonné de la descente imprévue des Espagnols en Sicile, suivie de la prise de Palerme, écrivit aussitôt au régent pour lui demander, en exécution du traité d'Utrecht, les secours de troupes que la France était obligée de fournir pour la garantie du repos de l'Italie; le courrier, dépêché à Paris au comte de Provane, remit aussi au comte de Stanhope, qui s'y trouvait encore alors, une lettre pour le roi d'Angleterre, contenant les mêmes instances. Cellamare ne manqua pas, de s'y opposer; mais le régent lui répondit que par le traité d'Utrecht le roi était également garant et du repos de l'Italie et de la réversion de la Sicile à la couronne d'Espagne; que Sa Majesté, manquant à l'un de ses engagements, ne pourrait se croire obligée à l'autre, stipulé par le même traité. Son Altesse Royale offrit donc des secours à Provane; mais on jugeait par la manière dont ce prince les offrait qu'il n'avait nulle intention d'exécuter ce qu'il promettait; on sut même qu'il avait fait quelques railleries de l'état où, se trouvait le duc de Savoie, et il revint dans le public qu'il avait dit que le renard était tombé dans le piège, que le trompeur avait été trompé, enfin plusieurs discours dont ceux qui les avaient entendus n'avaient pas gardé le secret. La discrétion n'était pas plus grande alors sur les affaires d'État, dont les particuliers n'ont pas, droit de raisonner, encore moins de censurer les résolutions du gouvernement; on condamnait librement et sans la moindre contrainte tant de traités différents, tant d'engagements opposés les uns aux autres, tant de liaisons avec les ennemis anciens et naturels de la France, prises secrètement et sans la connaissance du conseil de régence. On ne blâmait pas moins les dépenses immenses faites mal à propos pour s'assurer de la foi légère et de la constance plus que douteuse de ces puissances, et les raisonneurs concluaient qu'il était difficile de comprendre comment et par quelle maxime on se séparait de l'Espagne dont l'alliance, loin d'être à charge à la France, serait toujours très utile à ses amis, et qu'on l'abandonnait dans la fausse vue d'acquérir chèrement des amis très infidèles. Cellamare était préparé à faire cette réponse au régent, s'il lui eût parlé, comme il s'y attendait, des bruits répandus alors d'un parti considérable que le roi d'Espagne avait en France; mais ce n'était pas par un aveu de l'ambassadeur d'Espagne que Son Altesse Royale comptait de découvrir toutes les circonstances des trames secrètes, dont elle savait déjà la plus grande partie. Le duc de Savoie, s'adressant de tous côtés pour être secouru, ne trouva pas en Angleterre plus de compassion de son état qu'il en avait trouvé en France. La Pérouse, son envoyé à Londres, exposait le triste état de son maître. Il demandait inutilement en conséquence du traité d'Utrecht, des secours contre l'invasion que les Espagnols faisaient de la Sicile. Loin de toucher et de persuader par ses représentations, l'opinion commune à Londres, comme à Paris, était que le roi d'Espagne et le roi de Sicile agissaient de concert; et sur ce fondement les ministres d'Angleterre répondirent à La Pérouse que l'escadre Anglaise secourrait son maître au moment qu'il aurait signé le traité d'alliance que le roi d'Angleterre lui avait proposé. Monteléon persistait cependant à croire que le roi d'Espagne n'avait rien à craindre de la part de l'Angleterre, et soit persuasion, soit désir de flatter Albéroni et de lui plaire, il l'assura que le comte de Stanhope, nouvellement parti pour Madrid, joignait à son penchant pour l'Espagne une estime singulière pour ce cardinal, en sorte que, possédant la confiance intime du roi d'Angleterre, son voyage à Madrid ne pouvait produire que de bons effets. Albéroni ne donnait à qui que ce soit sa confiance entière, et l'aurait encore moins donnée à Monteléon qu'à tout autre ministre. Il se défiait généralement de tous ceux que le roi d'Espagne employait dans les cours étrangères. Alors il avait envoyé secrètement à Vienne un ecclésiastique, qu'il avait chargé de proposer à l'empereur un accommodement particulier avec le roi d'Espagne, sans intervention de médiateur. Les conditions étaient que la Sardaigne serait laissée au roi d'Espagne; qu'en même temps l'empereur lui donnerait l'investiture des duchés de Toscane et de Parme; que le roi d'Espagne réciproquement mettrait l'empereur en possession de la Sicile; et que, de plus, il l'aiderait à recouvrer la partie de l'État de Milan, qu'il avait cédée au duc de Savoie. Enfin on procurerait de concert la propriété du Montferrat au duc de Lorraine.

CHAPITRE XI. §

Belle et véritable maxime, et bien propre à Torcy. — Les Anglais frémissent des succès des Espagnols en Sicile et veulent détruire leur flotte. — Étranges et vains applaudissements et projets d'Albéroni. — Son opiniâtreté. — Menace le régent. — Ivresse d'Albéroni. — Il menace le pape et les siens. — Son insolence sur les grands d'Espagne. — Le pape désapprouve la clôture du tribunal de la nonciature faite par Aldovrandi. — Exécrable caractère du nonce Bentivoglio. — Sagesse d'Aldovrandi. — Représentations d'Aubenton à ce nonce pour le pape. — Audacieuse déclaration d'Albéroni à Nancré. — Le traité entre la France, l'Angleterre et l'empereur, signé à Londres. — Trêve ou paix conclue entre l'empereur et les Turcs. — Idées du régent sur le nord. — Cellamare travaille à unir le czar et le roi de Suède pour rétablir le roi Jacques. — Artifices des Anglais pour alarmer tous les commerces par la jalousie des forces maritimes des Espagnols. — Attention d'Albéroni à rassurer là-dessus. — Inquiétude et projets d'Albéroni. — Albéroni se déchaîne contre M. le duc d'Orléans. — Fautes en Sicile. — Projets d'Albéroni. — Il se moque des propositions faites à l'Espagne par le roi de Sicile. — Albéroni pense à entretenir dix mille hommes de troupes étrangères en Espagne; fait traiter par leurs Majestés Catholiques, comme leurs ennemis personnels, tous ceux qui s'opposent à lui. — Inquiet de la lenteur de l'expédition de Sicile, il introduit une négociation d'accommodement avec Rome. — Son artifice. — Les Espagnols dans la ville de Messine.

Ce siècle était celui des négociations, en même temps celui où régnait entre les souverains une défiance réciproque, leurs ministres bannissant la bonne foi et se croyant habiles autant qu'ils savaient le mieux tromper. L'empereur, persuadé que nulle alliance n'était aussi solide pour lui que celle d'Angleterre, ne perdit pas de temps à communiquer au roi d'Angleterre les propositions secrètes d'Albéroni. La droiture et la sincérité du ministre n'étaient pas mieux établies que celles du duc de Savoie. Ainsi l'opinion commune à Londres comme à Vienne était que, malgré les apparences, tous deux agissaient de concert, et que l'Espagne n'envahissait la Sicile que du consentement secret du duc de Savoie, quelque soin que prît ce prince de déguiser une convention cachée, et de demander des garanties qu'il serait fâché d'obtenir. Sur ce fondement l'empereur répondit aux propositions d'Albéroni qu'il en accepterait le projet, lorsqu'il serait sûr du consentement et du concours des médiateurs. Mais l'artifice d'un ministre tel qu'Albéroni, dont la bonne foi était plus que douteuse, et suspectée également dans toutes les cours, loin de suspendre, comme il l'espérait, la conclusion du traité de la triple alliance, en pressa la signature: car il ne suffit pas que la probité des princes soit connue et hors de doute, si la réputation de ceux dont ils se servent dans leurs affaires les plus importantes n'est aussi sans tache ni susceptible parleur conduite passée d'accusation ni même de soupçon. Albéroni ne jouissait pas de cette réputation si flatteuse et si nécessaire au succès des affaires dont un ministre est chargé. La cour de Rome ne se plaignait pas moins que le duc de Savoie de la fausseté des promesses et des assurances qu'il avait faites et données à l'une et à l'autre de ces deux cours.

Leurs plaintes n'arrêtaient pas le progrès des Espagnols, et la Sicile était soumise au roi d'Espagne à la fin de juillet. Cette conquête si rapide et si facile déplaisait aux Anglais, à mesure du peu d'opposition que les Espagnols trouvaient à s'emparer totalement de l'île. Les agents d'Angleterre en différents lieux d'Italie représentaient qu'il était de l'intérêt de cette couronne d'anéantir la flotte d'Espagne, sinon qu'elle serait bientôt employée en faveur du prétendant; qu'on devait se souvenir à Londres du projet formé en sa faveur peu de temps auparavant avec les princes du nord et de l'arrêt du comte de Gyllembourg, alors ambassadeur du roi de Suède; qu'on ne devait pas non plus oublier que Monteléon était instruit de son dessein; que, ruinant la flotte d'Espagne, chose facile, non seulement l'Angleterre aurait la gloire et l'avantage de secourir le duc de Savoie, mais qu'il serait impossible à l'Espagne de réparer la perte qu'elle aurait faite et de ses vaisseaux et de son armée, au lieu que, laissant à cette couronne la liberté entière de poursuivre ses desseins, elle joindrait bientôt la conquête du royaume de Naples à celle de la Sicile. Les ennemis de l'Espagne craignaient le génie de son premier ministre, et n'oubliaient rien pour inspirer de tous côtés la crainte des projets et des entreprises qu'il était capable de former et d'exécuter. Mais pendant qu'ils travaillaient à décrier Albéroni, il s'applaudissait à Madrid du succès étonnant des mesures prises et des ordres donnés pour la conquête de la Sicile. Il admirait qu'une flotte de cinq cents voiles, partie de Barcelone le 27 juin, eût débarqué heureusement dans le port de Palerme, le 3 juillet, toutes les troupes dont elle était chargée avec l'attirail nécessaire pour une descente. Cet heureux début lui ouvrit de grandes vues pour l'avenir. Comme il fallait cependant donner une couleur à cette entreprise et justifier une expédition faite en pleine paix, au préjudice des traités, Albéroni supposa que le roi d'Angleterre, médiateur de la triple alliance qui se négociait actuellement, avait intention d'engager le duc de Savoie de livrer la Sicile à l'archiduc, contre les dispositions du traité d'Utrecht, portant expressément que cette île retournerait au pouvoir de l'Espagne au défaut d'héritiers mâles du duc de Savoie à qui la Sicile était cédée. Albéroni voulait persuader qu'une telle contravention aux traités de paix avait forcé le roi d'Espagne à prévenir le coup en s'assurant d'un royaume qui lui appartenait par toutes les raisons de droit divin et humain.

Le projet d'Albéroni était d'entretenir en Sicile une armée de trente-six mille hommes, nombre de troupes suffisant non seulement pour conserver sa conquête, mais encore pour tenir en inquiétude les Allemands dans le royaume de Naples et leur faire sentir les incommodités d'un pareil voisinage. La conquête de la Sicile, l'espérance de la conserver, de passer facilement à celle de Naples, et l'idée de chasser ensuite les Allemands de toute l'Italie, devinrent pour le roi d'Espagne de nouveaux motifs de rejeter absolument le traité d'alliance proposé par le roi d'Angleterre et de s'irriter de la facilité que le régent a voit eue d'acquiescer aux propositions de ce prince, d'envoyer même Nancré à Madrid pour appuyer les instances que le comte de Stanhope devait faire, et persuader à Sa Majesté Catholique d'y consentir. Albéroni prétendit que, bien loin que tant de mouvements dussent toucher Sa Majesté Catholique, ils faisaient voir, au contraire, quelle était l'agitation des ministres du roi d'Angleterre, la crainte qu'ils avaient des recherches d'un nouveau parlement qui s'élèverait contre une conduite si contraire aux véritables intérêts de la nation, enfin la partialité. déclarée du roi Georges pour l'empereur et sa maison. « On ne comprend pas, disait Albéroni, comment le régent ne connaît pas une vérité si évidente, comment il veut s'unir à un ministère si incertain et avec une nation sur qui on ne peut pas compter. » De ces réflexions Albéroni passait à une espèce de menace: « Si, disait-il, Son Altesse Royale veut signer une ligue si détestable, le roi d'Espagne fera les pas qu'il estimera convenables aux intérêts du roi son neveu, aussi bien qu'à la conservation d'une monarchie et d'une nation qu'il protégera et qu'il défendra jusqu'à la dernière goutte de son sang. Sa Majesté Catholique pourra dire qu'elle a satisfait à tous ses devoirs par les représentations qu'elle a faites pour mettre le régent dans le chemin de la justice. Enfin cvravimus Babyloneni.  » Albéroni ajoutait: « Dieu sait ma peine à modérer la juste indignation du roi d'Espagne, quand il a su les sollicitations du régent envers la Hollande; je suis las de parler davantage de modération, Leurs Majestés Catholiques commencèrent à s'ennuyer de cette chanson. » Cet échantillon des conférences de Nancré avec Albéroni peint à peu près le fruit qu'il remporta de sa mission en Espagne, où il avait été envoyé principalement pour appuyer et seconder les instances de Stanhope. Albéroni disait que le régent aurait été convaincu de la solidité des réponses du roi d'Espagne, s'il eût été question de persuader l'entendement et non la volonté.

Le cardinal, encore plus piqué du refus des bulles de Séville que des négociations du régent avec le roi d'Angleterre, ne doutait pas que la conquête de la Sicile ne lui donnât les moyens de se venger du pape personnellement, aussi bien que des principaux personnages, de la cour de Rome. Il menaçait déjà la maison Albane d'une estafilade que le roi d'Espagne pouvait aisément lui donner. Il voulut aussi avoir une liste exacte des cardinaux et prélats romains possesseurs d'abbayes ou de pensions ecclésiastiques dans la Sicile. Ébloui du désir de vengeance, il bravait par avance les censures de Rome, et disait que, puisque Sa Sainteté n'avait pas osé en lancer la moindre contre le cardinal de Noailles, qui s'était fait chef d'une hérésie en France, elle oserait encore moins faire un coup d'éclat contre le roi d'Espagne, bien informé que l'acharnement de la cour de Rome contre lui était tel, que Sa Majesté Catholique devait penser à la réprimer à quelque prix que ce pût être. Elle se trompait, selon lui, si elle comptait sur l'ancienne superstition espagnole. Altri tempi, etc. Ces superstitions étaient l'ouvrage des grands, persuadés qu'il était de leur intérêt de les imprimer dans l'esprit des peuples; mais ces mêmes grands étaient sans autorité, sans crédit, toujours dans la crainte et le tremblement, enfin comptant pour beaucoup de vivre en repos. Albéroni donc ajoutait que, le roi son maître ayant fait connaître qu'il n'était pas un zéro, et que ceux qui l'avaient méprisé auraient un jour à s'en repentir, trouverait des amis; que plusieurs même s'empresseraient d'être admis dans ce nombre. « Du temps, disait-il, de la santé et de la patience! » Il savait que le pape avait désapprouvé la demande que le nonce, Aldovrandi avait faite de fermer, sans ordre de Sa Sainteté, le tribunal de la nonciature à Madrid, et véritablement le ministre de Sa Sainteté faisait tort à la juridiction que le saint-siège s'était attribuée et maintenait dans ce royaume. Ainsi le pape fit voir par un bref postérieur que son intention avait été seulement de suspendre les grâces et privilèges que ses prédécesseurs avaient accordés aux rois d'Espagne. Le nonce Bentivoglio, averti de ce bref et de ce qu'il contenait, jugea que la cour de France s'intéresserait peu à l'embarras qu'il pourrait causer à celle d'Espagne, et de plus, que le régent ne serait pas fâché de voir croître en même temps le nombre des ennemis du pape et les oppositions que le roi d'Espagne trouverait à l'exécution de ses projets. Le caractère de ce nonce impétueux, violent, sans érudition, uniquement occupé que du désir effréné de parvenir au cardinalat, se montrait, dans toute sa conduite, persuadé que le moyen le plus sûr, le plus prompt, le plus aisé d'obtenir cette dignité était d'irriter le pape et de mettre le feu dans l'Église de France; il n'oubliait rien pour arriver à son but, etc.

Le nonce du pape à Madrid, plus sage que celui qui résidait en France, avait aussi mieux connu de quelle importance il était pour le saint-siège de ménager les grandes couronnes; il jugea donc qu'il était essentiel pour le bien de l'Église de conserver une voie à l'accommodement, lorsque le temps aurait un peu calmé l'aigreur de part et d'autre. Aubenton, jésuite, confesseur du roi d'Espagne, ouvrit cette voie, Il vint trouver Aldovrandi la veille de son départ de Madrid, et le priant de ne le nommer jamais dans ses lettres, il le chargea bien expressément de bien représenter au pape quel mal il ferait s'il fermait la voie à tout accommodement; que déjà la cour d'Espagne se croyait méprisée, et qu'elle s'irriterait au point de perdre le respect et l'obéissance due au saint-siège, si Sa Sainteté n'y prenait garde et n'adoucissait par sa prudence les différends survenus au sujet des bulles de Séville; il représenta que l'intérêt d'un particulier tel qu'Albéroni ne devait point causer de pareils désordres.

La cour d'Espagne était alors occupée d'affaires plus sensibles pour elle que ne l'étaient celles de Rome. La mission de Nancré n'avait pas eu tout, le succès que le régent s'en était promis, et le cardinal avait déclaré à cet envoyé que le roi d'Espagne, informé de la résolution que son Altesse Royale a voit prise de signer un traité d'alliance avec l'empereur et le roi d'Angleterre, souhaitait qu'elle voulût abandonner un tel projet ou tout au moins en suspendre l'exécution. En ce cas, Sa Majesté Catholique s'engagerait à regarder les intérêts du régent comme les siens propres. Au contraire, le ressentiment d'un refus serait tel que ni le temps ni même les services ne le pourraient effacer, et qu'il aurait en toute occasion le roi d'Espagne pour ennemi personnel. Nancré, pressé par le cardinal d'envoyer un courrier à Paris porter une telle déclaration, le refusa, et dit de plus que, quand même il se pourrait charger d'en rendre compte, il serait inutile, parce que le traité devait être déjà signé. Albéroni répliqua que, lorsque le roi d'Espagne serait assuré de la signature, Nancré ne demeurerait pas encore un quart d'heure à Madrid. Albéroni ne s'expliquait pas moins clairement aux ministres d'Angleterre qu'il avait parlé à Nancré au sujet du traité dont le roi d'Espagne rejetait toute proposition. Ainsi le colonel Stanhope, ne pouvant douter de la résolution de Sa Majesté Catholique, détournait le comte de Stanhope son cousin, ministre confident du roi d'Angleterre, de faire le voyage de Madrid, prévoyant que la peine en serait inutile, ainsi que les fréquentes déclarations du cardinal réitérées à toute occasion ne permettaient pas d'en douter. En effet, le traité était signé à Londres, et le roi d'Angleterre avait conseillé au duc de Savoie d'y souscrire comme le meilleur parti qu'il pût prendre pour résister à l'invasion des Espagnols.

La flotte Anglaise naviguait en même temps vers la Sicile; et déjà les ministres d'Angleterre avaient déclaré à Monteléon que le roi leur maître n'avait pu se dispenser d'envoyer ses vaisseaux pour maintenir la neutralité d'Italie, et défendre, en conséquence des traités, les États possédés par l'empereur; que cependant Sa Majesté Britannique attendait encore quel serait le succès du voyage que le comte de Stanhope ferait à Madrid, d'où dépendait la paix générale ou une malheureuse rupture. Quoique le roi de Sicile n'eût de secours à espérer que de la part de l'Angleterre, il hésitait cependant à l'accepter avec la condition d'accéder au traité d'alliance, comme le demandait le roi d'Angleterre. Stairs, son ambassadeur en France, offrait à Provane, ministre de Savoie à Paris, de lui remettre l'ordre par écrit de Sa Majesté Britannique, adressé à l'amiral Bing pour attaquer les Espagnols sitôt que le duc de Savoie aurait accepté le projet de traité, et Provane n'était pas autorisé à promettre que cette acceptation serait faite. Il se bornait à demander au régent la garantie de la Sicile; instances inutiles. Son Altesse Royale lui répondait que la France n'avait point d'armée navale. Le mariage d'une des princesses ses filles avec le prince de Piémont était alors une de ses vues, et c'était vraisemblablement un moyen d'y réussir que de dégager le duc de Savoie de la guerre de Sicile en persuadant au roi d'Espagne de consentir aux propositions de Stanhope. Deux motifs pouvaient y porter Sa Majesté Catholique. L'un était la difficulté de réduire les places de Sicile; l'autre motif, la conclusion d'une trêve entre l'empereur et les Turcs, dont la nouvelle était récemment arrivée.

Ces apparences de pacification et d'assurer là tranquillité générale de l'Europe, n'empêchaient pas le régent de chercher encore d'autres moyens d'en assurer le repos, et soit pour en être plus sûr, soit que le génie dominant du siècle fût de négocier, Son Altesse Royale voulait que les monarques du nord, particulièrement le czar, crussent que la conclusion du traité proposé au roi d'Espagne ne l'empêcherait pas de s'unir avec ces princes; même, s'il était nécessaire, qu'elle renouvellerait de concert avec eux la guerre contre l'empereur; mais, soit vérité, soit dessein d'amuser, les ministres de ces princes, principalement celui du czar, ajoutèrent peu de foi à de tels discours. Ce dernier assura Cellamare que le czar ne pouvant approuver les liaisons nouvelles de la France avec l'Angleterre et la maison d'Autriche, voulait de concert avec le roi de Suède, unir leurs intérêts communs à ceux du roi d'Espagne. On attribuait à de mauvais conseils (Dubois) la confiance que le régent avait prise aux promesses du roi d'Angleterre, et Cellamare, persuadé de l'utilité dont une ligue des princes du nord pouvait être à son maître, pressait le ministre du czar de le représenter à Son Altesse Royale, et de l'engager, s'il était possible, à fomenter lés troubles qu'on croyait prêts à s'élever en Écosse.

Le duc d'Ormond, nouvellement arrivé à Paris, où il se tenait caché, prétendait qu'il y avait en Angleterre un parti pour le roi Jacques plus ardent que jamais pour les intérêts de ce prince. L'argent pour le soutenir et le fortifier était absolument nécessaire, et ne pouvant en espérer de France, il s'était adressé à l'ambassadeur d'Espagne pour obtenir l'assistance de Sa Majesté Catholique. Ce ministre ne doutait pas de la bonne volonté de son maître, mais il connaissait l'état de l'Espagne et son impuissance. Étant donc persuadé qu'elle ne pouvait fournir les sommes nécessaires pour le succès d'une si grande entreprise, son objet était de la faire goûter au czar, mécontent du roi d'Angleterre, et de l'engager à s'unir avec le roi de Suède pour se venger tous deux de concert des sujets qu'ils pouvaient avoir d'être mécontents de la conduite de ce prince à leur égard. Le temps était précieux, et Cellamare connaissant l'importance d'en ménager tous les moments, n'en perdit aucun pour animer le ministre de Moscovie. Il alla secrètement le trouver à la campagne où il était auprès de Paris, et l'ayant informé des dispositions du roi d'Espagne, il le pressa de dépêcher au plus tôt un courrier à Pétersbourg pour instruire le czar des dispositions de Sa Majesté Catholique, et demander des instructions sur une négociation dont il connaissait parfaitement toutes les conséquences. Cellamare informa le roi de Suède par une voie détournée des mêmes avis qu'il donnait au czar, et non content d'exciter les puissances étrangères à traverser les desseins du régent, il cherchait encore à détacher du service du roi des gens dont le nom, plutôt que le mérite peu connu, pouvait faire plus d'impression dans les pays étrangers qu'ils n'en faisaient en France.

Si la descente des Espagnols en Sicile, la conquête facile de Palerme et celle de toute l'île qu'on regardait déjà comme assurée, avait surpris toute l'Europe, on ne l'était pas moins d'avoir vu paraître, et comme sortir du fond de la mer une flotte en ordre, armée par une couronne qui ne s'était pas distinguée par ses armements de mer depuis le règne de Philippe II. Cette nouvelle puissance maritime alarmait déjà les Anglais. Ils croyaient aisément, et publiaient que la véritable vue du conseil d'Espagne en relevant ses forces de mer, était de s'opposer généralement à tout commerce que les nations étrangères pourraient faire aux Indes occidentales. Il était facile qu'un tel soupçon fît en peu de temps un grand progrès en Hollande et en Angleterre. Albéroni, prévoyant l'effet que la jalousie du commerce pourrait causer dans l'un et l'autre pays, écrivit par l'ordre du roi d'Espagne à son ambassadeur en Hollande d'assurer non seulement les négociants Hollandais, mais encore les Anglais qui se trouveraient dans ce pays, et généralement tout homme de commerce, que jamais Sa Majesté Catholique n'altérerait les lois établies, et ne manquerait aux traités. Ce ministre devait aussi leur dire que le peu de forces que le roi son maître avait en mer était seulement pour la sûreté de ses côtes dans la Méditerranée, aussi bien que pour la défense et la conduite de ses galions; qu'à la vérité, Sa Majesté Catholique avait lieu de se plaindre de la déclaration des Anglais; mais un tel procédé de leur part n'avait pas empêché qu'elle n'eût donné ordre de ne pas toucher aux effets qui appartiendraient aux Anglais sur la flotte nouvellement arrivée à Cadix, l'intention de Sa Majesté Catholique étant de faire remettre à chacun des intéressés ce qui pouvait leur appartenir.

Le ministre d'Espagne n'était pas cependant sans inquiétude du succès qu'aurait la descente des Espagnols en Sicile, et de la suite de leur premier succès. Son projet n'était pas encore bien formé, et ses résolutions incertaines dépendaient de l'événement. Albéroni voulait croire que la Sicile serait soumise en peu de temps; il se proposait de faire ensuite passer l'armée d'Espagne; mais il sentait, et l'avouait même, que c'était uniquement aux officiers généraux qui commandaient l'armée à délibérer et décider des résolutions qu'il conviendrait de prendre. L'escadre Anglaise lui donnait de justes inquiétudes; il savait qu'elle voguait vers le Levant, mais depuis assez longtemps il ignorait sa route, et les premiers jours d'août, il n'en savait de nouvelles que du 14 juillet, écrites de Malaga. Ce même jour 14, le château de Palerme se rendit aux Espagnols. Le vice-roi de Naples faisait quelques mouvements, comme ayant dessein d'envoyer en Sicile un détachement des troupes de l'empereur pour fortifier la garnison de Messine. Ce secours paraissait difficile, et l'opinion publique était que les ministres allemands ne faisaient ces démonstrations que pour satisfaire par des apparences les ministres de Savoie, et d'ailleurs, le public était persuadé que, si les troupes allemandes marchaient effectivement et secouraient Messine, ce ne serait pas pour la rendre aux Piémontais. La défiance était généralement répandue dans toutes les cours, et les sentiments du pape n'étaient pas exempts de soupçon, en sorte que, quelques brouilleries qu'il y eût actuellement entre la cour de Rome et celle de Madrid, l'opinion publique était qu'il régnait secrètement une union intime entre Sa Sainteté et le roi d'Espagne. Les troupes de ce prince, après une légère résistance à Palerme, dont elles s'étaient emparées, avaient marché vers Messine, et les galères du duc de Savoie s'étaient retirées à leur approche.

Jusqu'alors l'entreprise de la Sicile réussissait comme le roi d'Espagne et son ministre le pouvaient désirer, et ces succès heureux augmentant la fierté du ministre, irrité du refus constant des bulles de Séville, il se déchaîna sans mesure contre Sa Sainteté, et l'accusait de se laisser conduire par les conseils du comte de Gallas, ambassadeur de l'empereur auprès d'elle, qui, de son côté, prétendait que le pape était secrètement uni avec le roi d'Espagne. Mais Albéroni s'élevait sans ménagement contre la personne de M. le duc d'Orléans et l'empressement qu'il avait fait paraître à signer le traité de la quadruple alliance. « Ainsi, disait Albéroni, ce prince s'est déclaré à la face de tout l'univers ami d'une puissance ennemie d'un roi son parent, et le temps est venu où vraisemblablement il sera obligé à se porter contre ce même roi à des actes d'hostilité. Le maréchal d'Huxelles, qui a consenti à cette alliance pour n'avoir point de guerre, verra la France agir contre le roi d'Espagne, qui, de son côté, sera ferme à continuer éternellement la guerre plutôt que de consentir à l'infâme projet, et tant qu'il aura de vie et de forces, il se vengera de ceux qui prétendent le forcer à l'accepter. Si Stanhope veut parler du ton de législateur, il sera mal reçu. Le passeport qu'il a demandé a été expédié, on entendra ses propositions; mais il sera difficile de les écouter si elles ne sont pas différentes en tout de la substance du projet. Stanhope, ajoutait-il, sera surpris d'entendre, que le roi d'Espagne ne veut pas qu'on parle présentement des États de Toscane et de Parme, se réservant d'user de ses droits en temps et lieu. » Albéroni, s'expliquant hautement contre le traité de la quadruple alliance, voulut en même temps faire voir aux Anglais que, si le roi d'Espagne rejetait un pareil projet, il n'en était pas moins prêt à donner à la nation Anglaise des preuves de son affection pour elle; que c'était un témoignage bien sensible de cette affection, que la modération dont Sa Majesté Catholique donnait une preuve évidente en défendant à ses sujets d'exercer aucun acte d'hostilité contre les négociants Anglais demeurant dans ses États, quoiqu'on dût l'attendre comme une suite naturelle de la rupture faite à contretemps par le commandant de la flotte Anglaise.

Albéroni, flatté des premiers succès de l'entreprise de Sicile, ne laissait pas de remarquer les fautes que le marquis de Lede avait faites dans cette expédition, et de prévoir les suites funestes qu'il y avait lieu de craindre du flegme de ce général, et de sa lenteur à finir une conquête aisée. Tout délai en cette occasion était d'autant plus à craindre que l'escadre Anglaise faisait voile vers la Sicile. Il fallait donc prévenir son arrivée, et sans perdre de temps faire marcher les troupes vers Messine, dont il serait désormais difficile de s'emparer, le coup de la prise de Palerme ayant mis en mouvement, suivant l'expression du cardinal, toutes les puissances infernales, et les mesures étant prises de tous côtés pour embarrasser l'Espagne. Il reprochait encore au marquis de Lede, général de l'armée d'Espagne, d'avoir laissé au comte Maffeï, vice-roi de l'île pour le duc de Savoie, la liberté entière de se retirer à Syracuse, qu'on devait regarder non seulement comme la meilleure forteresse du royaume, mais qu'on savait de plus être en état de recevoir les secours d'hommes et de vivres proportionnés au besoin qu'elle en, aurait. Il était encore de la prudence de faire suivre Maffeï par un détachement de cavalerie; et quoique fatiguée, ce n'était pas une raison pour l'exempter de marcher, la conjoncture étant si importante qu'il n'était pas permis de ménager les troupes, quand même il aurait été sûr qu'elles périraient dans la marche. D. Jos. Patiño était alors intendant de l'armée. Albéroni l'exhorta pour l'amour de Dieu, disait-il, à donner un peu plus de chaleur au naturel froid de son ami le marquis de Lede. « S'il est bon, disait le cardinal, d'épargner les troupes quand on le peut, il faut aussi songer qu'elles sont faites pour fatiguer et pour crever quand il convient; qu'à plus forte raison, on doit en user de même à l'égard des bêtes. » La facilité de faire passer des troupes de Naples en Sicile augmentait les difficultés que les Espagnols trouvaient à s'emparer de Messine dont ils auraient pu se rendre maîtres sans peine, si leur général, à qui Dieu pardonne son indolence, n'avait perdu le temps à prendre Palerme, ville sans résistance. Albéroni comptait déjà que la France, l'Angleterre, l'empereur et le duc de Savoie, s'uniraient contre l'Espagne; le projet du cardinal était en ce cas de laisser quinze mille hommes en Sicile, pour en faire la conquête entière; et lorsqu'elle serait achevée, il prétendait transporter toutes ces troupes en Espagne. Il soutenait que le duc de Savoie n'avait songé qu'à tromper le roi d'Espagne, employant différentes voies pour l'amuser par de vaines propositions de traité; qu'enfin Lascaris, le dernier des ministres que ce prince avait employés, était venu, au moment que la flotte partait, déclarer qu'il avait un pouvoir de son maître dans la forme la plus solennelle, pour conclure avec le roi d'Espagne une ligue offensive et défensive à des conditions véritablement à faire rire; ce qu'on en sait est, que la première de ces conditions était deux millions d'écus que le duc de Savoie demandait pour se mettre en campagne, et par mois soixante mille écus de subside; la seconde, que le roi d'Espagne fît passer en Italie douze mille hommes, pour les unir aux troupes de Savoie et faire la guerre dans l'État de Milan. Mais Albéroni, persuadé qu'on ne pouvait s'assurer sur la foi du duc de Savoie tant qu'il serait maître de la Sicile, avait jugé nécessaire que le roi d'Espagne s'en rendît maître soit pour la garder, soit pour la rendre au duc de Savoie si Sa Majesté Catholique, faisant la guerre aux Allemands, ne pouvait procurer à ce prince une récompense plus avantageuse de son alliance avec l'Espagne.

Le cardinal, persuadé qu'il était de l'honneur et de l'intérêt de cette couronne d'avoir toujours un corps de troupes en Espagne, prenait alors des mesures pour maintenir sur pied huit ou dix mille hommes de troupes étrangères. Ce fut à Cellamare qu'il s'adressa, pour savoir de lui quelles mesures il jugerait nécessaires à prendre pour accomplir ce dessein. Cette marque de confiance ne s'accordait guère avec le traitement que le cardinal del Giudice, oncle de Cellamare, recevait alors de la cour d'Espagne, tous les revenus des bénéfices qu'il possédait en Sicile ayant été mis en séquestre. Il est vrai que les revenus des bénéfices que d'autres cardinaux et prélats avaient dans le même royaume eurent aussi le même sort, depuis la descente des Espagnols en Sicile; mais le vrai motif était l'animosité particulière d'Albéroni qui ne cessait d'aigrir Leurs Majestés Catholiques contre Giudice, car il n'oubliait rien pour les engager à regarder et à traiter comme leurs ennemis personnels ceux qui se déclaraient contre leur premier, ministre. Il n'avait pas même ménagé le pape, désirant se venger du refus constant qu'il lui faisait des bulles de Séville. Il changea cependant de conduite, lorsque la lenteur de l'expédition de Sicile lui donna lieu de craindre qu'après de beaux commencements, la fin de l'entreprise ne répondît pas à ses espérances. Alors il jugea nécessaire de ménager la cour de Rome, et de la prudence d'introduire, une négociation pour un accommodement entre cette cour et celle d'Espagne. Le cardinal Acquaviva eut ordre de le confier à D. Alexandre Albane, second neveu du pape. Il fallait flatter ce jeune homme, neveu chéri de Clément XI, en lui faisant entendre que le roi d'Espagne n'ayant encore formé aucune prétention au préjudice de la cour de Rome, tous différends entre les deux cours étaient faciles à terminer; que D. Alexandre en aurait l'honneur, par conséquent avancerait sa promotion, au cardinalat si son oncle, profitant d'une conjoncture heureuse, l'envoyait nonce à Madrid. Mais pour y réussir sûrement, il serait absolument nécessaire qu'il y vînt porteur des bulles de Séville, préliminaire indispensable pour finir à son entière satisfaction toutes les affaires qu'il trouverait à régler. Autrement Leurs Majestés Catholiques deviendraient inexorables, et s'engageraient sans retour à suivre les projets formés par le conseil de Castille, et par la junte des théologiens et des canonistes. Albéroni, voulant mêler à cette espèce de menace quelque espérance de toucher le pape, instruisit Acquaviva de ce qu'il avait fait pour détromper Leurs Majestés Catholiques de l'opinion où, elles étaient que, Sa Sainteté offrait même d'envoyer un nouveau nonce, soit ordinaire, soit extraordinaire, comme il plairait le plus à Leurs Majestés Catholiques. Albéroni, s'applaudissant d'avoir eu le bonheur, grâce à Dieu, de leur persuader que cette démarche du pape était fort honorable, concluait que Sa Sainteté devait profiter d'une porte qui lui était ouverte pour sortir d'un engagement qui durerait autant que sa vie, s'il négligeait ce moyen facile de s'en débarrasser; que ce serait une satisfaction, pour un ministre revêtu de la pourpre, d'avoir donné cette nouvelle preuve de son respect et de son obéissance au pape et au saint-siège; mais que Sa Sainteté devait aussi commencer par un acte de générosité tel que serait l'expédition et l'envoi des bulles de Séville, grâce légère, telle qu'on ne la pouvait refuser aux services importants d'un ministre dont le travail assidu avait mis les finances du roi son maître en si bon état que, non seulement il n'était rien dû à personne, mais qu'il restait encore quelques sommes pour les dépenses journalières et casuelles outre les consignations données sur les provinces pour le payement des troupes, en sorte qu'il n'avait pas été détourné ni employé un seul maravedis sur les fonds de l'année suivante.

Pendant que la cour de Rome cherchait les moyens d'apaiser celle d'Espagne, et qu'il s'en fallait peu qu'Albéroni ne dictât les conditions, dont le premier article était de lui accorder une grâce contraire aux plus saintes règles, le pape n'en usait pas de même à beaucoup près à l'égard des prélats qui tenaient le premier rang dans l'Église de France, etc.

On apprit en France au commencement d'août que les Espagnols, continuant leurs progrès en Sicile, étaient entrés sans résistance dans la ville de Messine, aux acclamations unanimes du sénat et du peuple, les troupes piémontaises s'étant retirées dans la citadelle. Mais en même temps on apprit que la flotte Anglaise était à Naples, événements dignes d'occuper l'attention des princes de l'Europe et de leurs ministres. Il est par conséquent à propos de rappeler ce qui s'était passé depuis l'année 1716.

CHAPITRE XII. §

Court exposé depuis 1716. — Négociation secrète de Cellamare avec le duc d'Ormond caché dans Paris, où cet ambassadeur continue soigneusement ses criminelles pratiques, que le régent n'ignore pas. — Avis, vues et conduite de Cellamare. — Fâcheux état du gouvernement en France. — Quadruple alliance signée à Londres le 2 août, puis à Vienne et à la Haye. — Ses prétextes et sa cause. — Dubois. — Morville en Hollande très soumis aux Anglais. — Conduite de Beretti et de Monteléon. — Plaintes réciproques des Espagnols et des Anglais sur le commerce. — Violence du czar contre le résident de Hollande. — Plaintes et défiances du roi de Sicile. — Conduite de l'Angleterre à son égard, et de la Hollande à l'égard du roi d'Espagne. — Projets de l'Espagne avec la Suède contre l'Angleterre. — Mouvements partout causés par l'expédition de Sicile. — Vues, artifices, peu de ménagement de l'abbé Dubois pour M. le duc d'Orléans. — Conduite et propos d'Albéroni. — Sa scélérate duplicité sur la guerre, aux dépens du roi et de la reine d'Espagne. — Ses artificieux discours au comte de Stanhope, qui n'en est pas un moment la dupe. — Albéroni et Riperda en dispute sur un présent du roi d'Angleterre au cardinal. — Embarras de Rome. — Le pape et le roi d'Espagne fortement commis l'un contre l'autre. — Poison très dangereux du cardinalat. — Lit de justice des Tuileries qui rend au régent toute son autorité. — Les Espagnols défaits; leur flotte détruite par Bing. — Fausse joie de Stairs. — Sages et raisonnables désirs. — Cellamare de plus en plus appliqué à plaire en Espagne par ses criminelles menées à Paris. — Galions arrivés à Cadix. — Demandes du roi d'Espagne impossibles. — Le comte de Stanhope part de Madrid pour Londres, par Paris. — Fin des nouvelles étrangères.

La république de Venise, alors attaquée par les Turcs, engage l'empereur à la secourir en vertu des traités et de l'alliance qu'il avait contractée avec elle; il déclara donc la guerre au Grand Seigneur, et le roi d'Espagne uniquement par zèle pour la religion joignit sa flotte à celle de la république, si à propos, que ce secours préserva Corfou de l'extrême danger de tomber sous la puissance des infidèles. L'année 1717, le roi d'Espagne mit encore une flotte en mer. Elle paraissait destinée à porter des secours aux Vénitiens, mais elle fut employée à enlever la Sardaigne à l'empereur; le prétexte de cette invasion fut que ce prince manquait à la parole qu'il avait donnée de retirer ses troupes de la Catalogne et de l'Île de Majorque. L'entreprise faite en Sicile en 1718 était la suite de l'invasion de la Sardaigne, et fondée sur le même prétexte. Le comte de Koenigseck était alors à Paris ambassadeur de l'empereur auprès du roi. On peut juger de l'attention d'un ministre éclairé et vigilant, attentif à pénétrer quelle part la France pouvait avoir à l'entreprise des Espagnols, aussi bien qu'à découvrir les résolutions qu'elle prendrait pour ou contre le duc de Savoie. Le bruit commun était que ce prince avait signé un traité d'alliance offensive et défensive avec l'empereur; mais son ambassadeur à Paris l'ignorait, et quoiqu'il ne pût douter que le régent ne fût très disposé à cultiver une intelligence parfaite avec l'empereur, Koenigseck, soupçonnant l'intention des ministres, était scandalisé du peu de joie que la cour avait fait paraître à la nouvelle de la conclusion de la paix entre l'empereur et le Turc. Le désir de cet ambassadeur était alors d'obtenir comme récompense de ses services la vice-royauté de Sicile, persuadé que la possession de cette île retournerait immanquablement à l'empereur.

Les mouvements du parlement contre la banque de Law attiraient dans ces conjonctures l'attention particulière des ministres étrangers résidents à Paris. Celui d'Espagne continuait ses conférences secrètes avec le duc d'Ormond, et ce dernier, suivant le génie ordinaire des bannis, espérait toujours, et se promettait des révolutions sûres en Angleterre, si les mécontents du gouvernement étaient soutenus; il demandait, pour les secourir avec succès, douze vaisseaux, six mille hommes de débarquement, quinze mille fusils, des armes pour mille dragons, et des munitions de guerre; il ajoutait à ces demandes l'assurance d'une retraite en quelque ville de Biscaye, et son projet était d'y faire passer le roi Jacques pour le conduire ensuite comme en triomphe en Angleterre, où il assurait que les deux tiers de la nation se déclareraient pour lui. Le duc d'Ormond, caché aux environs de Paris et changeant souvent de demeure, comptait d'attendre ainsi la réponse d'Espagne à ces mêmes propositions, que le cardinal Acquaviva avait déjà communiquées au cardinal Albéroni, et qui depuis avaient été portées à Madrid par un capitaine de vaisseau Anglais nommé Camok, dévoué au roi Jacques.

L'objet d'exciter ou de fomenter des troubles en Angleterre n'était pas le principal dont Cellamare fût alors occupé; il savait qu'Albéroni donnait sa première attention à la suite des mouvements qu'il espérait qu'on verrait incessamment éclore en France, article qui touchait le plus sensiblement le roi et la reine d'Espagne et leur premier ministre. C'était, par conséquent, l'affaire que Cellamare suivait avec le plus de soin, et qu'il croyait traiter avec le plus de secret, quoique M. le duc d'Orléans fût bien informé de ses démarches et des noms de ceux qui croyaient faire ou avancer leur fortune en s'engageant imprudemment avec le ministre d'une, cour étrangère. L'ambassadeur d'Espagne envoyait à Madrid, sous le nom de Pattes, le rapport des conférences qu'il avait avec eux, et par le récit favorable qu'il leur faisait des réponses de Leurs Majestés Catholiques, il s'appliquait à fortifier de plus en plus les engagements imprudents qu'ils avaient déjà pris. Cellamare n'oubliait rien aussi pour faire entendre au roi son maître la nécessité de les appuyer, si ce prince voulait maintenir leur bonne volonté et les mettre en état d'agir avec succès. La France était alors dans une profonde paix, et comme on ne voyait nulle apparence d'une guerre prochaine, plusieurs officiers sans emploi désiraient de passer au service d'Espagne. Cellamare, persuadé qu'il était de l'intérêt de son maître d'avoir à son service non seulement des officiers, mais encore un corps de troupes françaises, et sachant qu'Albéroni avait dessein de lever jusqu'au nombre de huit mille étrangers, lui proposa de former un corps de soldats qu'on lèverait aisément en France, et qu'on enrôlerait dans les régiments wallons et irlandais que le roi d'Espagne avait actuellement à son service. Il y avait en effet lieu de croire que plusieurs officiers se trouvant sans emploi ne demanderaient pas mieux que d'en obtenir en Espagne, et Cellamare en était persuadé par les demandes fréquentes de ceux qui s'adressaient à lui pour être reçus dans le service d'Espagne. Le chevalier Folard était du nombre; mais il pouvait auparavant faire ses conditions et ne pas passer comme aventurier.

L'ambassadeur connaissait ses talents et lui rendit justice, ajoutant seulement qu'il battait beaucoup la campagne, et que par cette raison il avait jugé à propos d'éluder sa proposition. On pouvait encore, suivant l'avis de l'ambassadeur, former quelques nouveaux régiments français, et, pour cet effet, recevoir sur la frontière de Catalogne, d'Aragon et de Navarre, ceux qui se présenteraient pour s'enrôler sous des commandants de leur nation. Outre les avantages du service, il s'en trouverait encore d'autres par rapport à la politique. Cellamare ne laissait pas d'être effrayé de la difficulté qu'il prévoyait à puiser des eaux hors de leur source, et vaincre les obstacles que le gouvernement de France apporterait à de telles levées. Comme on reçut alors la nouvelle de l'entrée des troupes d'Espagne dans Messine, il assura Albéroni que toute la nation française s'était réjouie de cet événement, qu'on ne parlait à Paris que de la gloire du roi d'Espagne, et qu'il serait à souhaiter que le régent eût les mêmes sentiments, au moins intérieurement; mais Cellamare, persuadé que Son Altesse Royale en était bien éloignée, ramassait avec soin tous les discours de la ville, comptant faire sa cour en Espagne en rendant compte exact non seulement de ce qui était, mais encore des faits qu'on supposait contre le gouvernement du régent.

Les nouveautés introduites dans l'administration des finances, l'établissement de la banque, les projets qu'on attribuait à Law, l'abus que le régent avait fait de toutes ces nouveautés, l'opposition du parlement, une espèce de guerre entre les arrêts du conseil et les arrêts de cette compagnie pour les annuler, donnaient lieu d'ajouter foi à toutes les funestes prédictions qui se débitaient d'une guerre intestine et prochaine non seulement dans la capitale, mais encore dans toutes les parties du royaume. Cellamare recueillait avec joie les faux avis et les étudiait avec d'autant plus de soin qu'il croyait, en les donnant à Albéroni, effacer l'impression que ce premier ministre pourrait avoir prise contre le neveu du cardinal del Giudice, tel que l'était Cellamare. Il grossissait donc tous les objets et croyait donner une bonne nouvelle à Madrid en assurant que le régent faisait venir autour de Paris plusieurs régiments; que l'ordre était donné aux gardes ainsi qu'aux mousquetaires de se tenir prêts. Il espérait en même temps que la république de Hollande refuserait d'entrer dans le traité qui se négociait à Londres, pour former l'alliance dont il était question depuis longtemps entre l'empereur, la France, l'Angleterre et les États généraux; traité dans lequel on s'efforçait inutilement de faire entrer le roi d'Espagne, et dont la négociation était le sujet de l'envoi du sieur de Nancré à Madrid de la part de la France, et de celui du comte de Stanhope, de la part de l'Angleterre.

Mais pendant que l'ambassadeur d'Espagne se flattait de tant de vaines espérances, le traité de la quadruple alliance négocié à Londres fut signé premièrement dans cette ville le 2 août, et ensuite à Vienne et à la Haye, le roi d'Espagne ayant refusé d'y entrer, nonobstant les vives instances qui lui en avaient été faites. Le prétexte de cette quadruple alliance était premièrement de réparer les troubles apportés, soit à la paix conclue à Bade en septembre 1714, soit à la neutralité d'Italie établie par le traité d'Utrecht en 1713. Une paix solide, bien affermie et soutenue par les principales puissances de l'Europe était le but que celles qui contractaient semblaient se proposer, et pour y parvenir, elles réglaient entre elles non seulement de quelle manière la France accomplirait parfaitement la démolition du port et des fortifications de Dunkerque promise par le traité d'Utrecht; comment elle détruirait le canal de Mardick dont l'Angleterre regardait l'ouverture comme une infraction faite à ce même traité. On disposait de plus de différents États souverains situés en Italie; on donnait des successeurs aux princes qui possédaient encore les mêmes États, lorsque ces possesseurs actuels viendraient à mourir; en sorte que, suivant ces dispositions, nul des changements qui renouvellent ordinairement les guerres ne troublerait désormais le repos de l'Europe. Mais ce grand objet du bien et de la tranquillité publique n'était pas le seul de tant de mesures prises en apparence pour en assurer le repos: un intérêt particulier et trop à découvert était le ressort de cette alliance.

Le régent, persuadé que, si malheureusement le roi encore enfant était enlevé aux désirs comme aux voeux que ses sujets formaient pour sa conservation, Son Altesse Royale aurait peine à faire valoir les renonciations exigées du roi d'Espagne, elle avait jugé que le meilleur moyen d'en assurer la validité était de se préparer des défenseurs tels que le roi d'Angleterre et les États généraux pour soutenir la disposition faite à Utrecht pour le bien de la paix, mais contre toutes les lois et la constitution inviolable du royaume. Celles de la Grande-Bretagne n'avaient pas été moins violées en faveur de la maison de Hanovre, et le prince appelé en Angleterre au préjudice du roi légitime n'avait pas moins à craindre une révolution qui le priverait quelque jour, lui ou sa postérité, du trône qu'il avait usurpé. Ainsi, l'intérêt réciproque unissant le roi d'Angleterre avec le régent, tous deux consentirent sans peine à garantir, l'un le maintien des renonciations du roi d'Espagne à la succession de France, l'autre l'ordre de succession à la couronne établi nouvellement en Angleterre au préjudice du véritable roi de la Grande-Bretagne et de ses héritiers légitimes. On peut ajouter à ces grands intérêts l'ambition du négociateur employé par M. le duc d'Orléans, qui de valet d'un docteur de Sorbonne était parvenu, par ses intrigues et ses fourberies, à devenir précepteur de ce prince, et que le caprice de la fortune ou plutôt la juste colère de Dieu, éleva depuis à l'archevêché de Cambrai et à la dignité de cardinal, enfin au poste de premier ministre, avec une telle autorité que, lorsqu'il mourut au mois d'août 1723, Son Altesse Royale avait lieu de craindre, le pouvoir excessif dont elle voyait clairement qu'il était prêt d'abuser contre son maître et son bienfaiteur.

Les États généraux des Provinces-Unies entrèrent sans peine dans les vues de la France et de l'Angleterre, et les ministres Anglais en Hollande parurent d'autant plus contents de Morville, nouvellement arrivé à la Haye en qualité d'ambassadeur de France, qu'ils le trouvèrent soumis à leurs conseils, pour ne pas dire à leurs ordres, conduite très différente de celle de Châteauneuf son prédécesseur, dont ils avaient souvent éprouvé la contrariété et qu'ils avaient enfin fait révoquer. Beretti, ambassadeur d'Espagne, travaillait inutilement à traverser les ministres de France et d'Angleterre. Ses instances, qu'il exaltait à Madrid, étaient tournées en ridicule à la Haye et ne persuadaient personne. Il interprétait à sa fantaisie les démarches les plus indifférentes, et si chacune des Provinces-Unies, si les États étaient assemblés, ou si chaque province délibérait séparément, Beretti se persuadait, et voulait se persuader, que c'était pour l'intérêt du roi son maître, et s'attribuait l'honneur et l'utilité prétendue des résolutions prises sans qu'il y eût la moindre part. Pendant qu'il se vantait des heureux effets de sa vigilance, de son industrie et du crédit de ses amis eu Hollande, la signature du traité d'alliance démentit les éloges qu'il donnait à tant de démarches qu'il supposait avoir faites. Il est vrai que le traité ne fut pas si aisément signé, nonobstant le désir unanime et l'intérêt qui pressait les parties contractantes de le conclure au plus tôt; mais plus cette conclusion était ardemment désirée, plus on voulait aussi prévoir et prévenir toutes les difficultés capables d'ébranler une alliance qui devait être le fondement solide de la paix générale de l'Europe. Comme il est plus aisé de prévoir le mal que d'empêcher qu'il n'arrive, on voulut, avant de conclure le traité, remédier, à chacun des inconvénients qui se présentaient à la pensée. La multitude en était si grande, que le résident de l'empereur à la cour d'Angleterre prétendit savoir que les ministres du roi d'Angleterre avaient apposé vingt-quatre fois leurs signatures et leurs cachets aux articles de ce traité, secrets et séparés. Monteléon, sans témoigner d'inquiétude de cette alliance, demanda qu'elle lui fût communiquée, et s'adressa pour cela à Craggs, alors secrétaire d'État: il répondit à l'ambassadeur d'Espagne que, s'il en voulait voir tous les articles, il ne lui en serait fait aucun mystère; que, s'il voulait en informer le roi d'Espagne, le comte de Stanhope, encore à Madrid, le communiquerait à Sa Majesté Catholique sans la moindre réserve. Monteléon répondit que, n'ayant jamais eu de curiosité de ce qui s'était traité et conclu, il rendrait simplement compte au cardinal Albéroni de la réponse du secrétaire d'État d'Angleterre.

Le traité de la quadruple alliance n'était pas le seul sujet d'aigreur qu'il y eût alors entre l'Espagne et l'Angleterre: Les esprits s'aliénèrent de part et d'autre à l'occasion des prérogatives que l'Espagne avait accordées à l'Angleterre pour son commerce aux Indes. Les Espagnols se plaignaient de l'abus que les Anglais faisaient des conditions avantageuses que l'Angleterre avait exigées et obtenues par le traité d'Utrecht; et réciproquement, on prétendait en Angleterre que ces conditions n'étaient pas exécutées de la part de l'Espagne, principalement en ce qui regardait le privilège de la traite des nègres, en sorte que le préjudice, que le commerce des sujets de la Grande-Bretagne en souffrait, aigrissait une nation également superbe et avare, plus facile à blesser qu'il n'est facile de l'adoucir. Les Hollandais eurent en même temps sujet de craindre un trait de la vengeance du czar, aussi facile au moins que les Anglais à s'irriter, et plus difficile à calmer. Le résident de Hollande auprès de lui avait dit imprudemment, et même écrit, que le czarowitz était mort de mort violente, et que le penchant à la révolte était général en Moscovie. Le czar, offensé d'un pareil discours, avait fait arrêter ce résident sans égard au droit des gens, et s'était emparé de tous ses papiers. Non content d'une expédition si violente et si contraire à la sûreté dont un ministre étranger doit jouir, ce prince demanda satisfaction à la république de Hollande, déclarant qu'il ferait arrêter tous les vaisseaux Hollandais allant dans les ports de Suède, et qu'il retiendrait en prison le résident de la république, jusqu'à ce qu'il eût nommé ceux dont il tenait de tels avis.

Quoique l'esprit de paix dût régner dans les principaux États de l'Europe, après avoir essuyé de longues guerres, dont le temps et le repos étaient les seuls moyens de réparer les dommages, la défiance réciproque entre les princes était telle, qu'aucun d'eux ne s'assurait sur la bonne foi de ceux même que l'intérêt commun et le désir de la paix engageaient à se secourir. Ainsi le roi de Sicile se défiait et de la France et de l'Angleterre, et différait d'accepter les assistances qui lui étaient offertes de part et d'autre, s'il souscrivait au projet que ces deux puissances lui proposait. Il ne voulait s'expliquer que lorsqu'il serait établi dans la possession tranquille du royaume de Sicile, et que l'Espagne aurait restitué la Sardaigne à l'empereur. En vain l'Angleterre le menaçait de lui refuser tout secours s'il ne s'expliquait. Il se plaignait également de la France et de l'Angleterre. Ses ministres prétendaient que le régent manquait aux promesses qu'il avait faites à leur maître, et Provane attribuait cette variation aux vues secrètes que le régent conservait encore de marier une des princesses ses filles au prince de Piémont. Toutefois, dans la suite de la négociation, le roi d'Angleterre voulut que son ministre à Vienne appuyât celle du marquis de Saint-Thomas auprès de l'empereur, à condition que, si le roi d'Espagne rejetait le projet de paix, et qu'il fût accepté par le duc de Savoie, ce prince aurait, en considération de son acceptation, la Sardaigne qui lui serait cédée absolument sans la condition de retour en faveur de l'Espagne, et de plus encore quelques autres avantages que ses alliés lui procureraient. La république de Hollande soumise aux décisions de l'Angleterre, et désirant néanmoins pour son intérêt particulier, de conserver les bonnes grâces du roi d'Espagne, amusait l'ambassadeur de ce prince, en l'assurant que toutes les provinces étaient persuadées qu'il était de l'intérêt du public et des particuliers de se conserver les bonnes grâces de Sa Majesté Catholique, et que certainement ce serait suivant cette maxime que les États généraux se conduiraient. Celle de Beretti était de faire sa cour au premier ministre, et par conséquent de lui donner les nouvelles et les assurances qui étaient le plus à son goût. Craignant cependant que l'événement ne démentît ce qu'il avait écrit, il faisait observer que la conduite de la république était amphibie, et que sa politique tendait à ne pas déplaire au roi d'Espagne, en même temps qu'elle voulait éviter avec beaucoup de soin de se rendre suspecte aux autres puissances.

Le roi d'Espagne comptait alors sur les projets de Charles XII, roi de Suède, et sur les grands armements que ce héros du nord faisait pour les exécuter. L'envoyé de Suède en Hollande assura Beretti que son maître avait sur pied soixante-quinze mille hommes effectifs et vingt-deux navires armés; mais l'argent lui manquait, et c'était le seul secours qu'il eût à demander à ses alliés pour l'aider à faire la guerre au roi d'Angleterre. Le roi d'Espagne, ayant les mêmes vues, promettait au roi de Suède trente mille hommes et trente vaisseaux de guerre; et c'était par une diversion si puissante que Sa Majesté Catholique pouvait avec raison se flatter de renverser et d'anéantir les projets de la quadruple alliance, surtout s'il était possible d'engager le czar et le roi de Prusse à s'unir avec le roi de Suède pour exécuter de concert de si grands projets. Ils causaient peu d'inquiétude en Angleterre. Le roi de Sicile continuait ses instances à cette cour pour en obtenir des secours. Elle pressait, de son côté, le régent de faire cause commune avec elle pour sauver la Sicile et la garantir de l'invasion totale de la part des Espagnols. Stairs, ministre d'Angleterre, appuyé par les lettres de l'abbé Dubois, prêt à partir de Londres pour retourner en France, agissait fortement, et ne désespérait pas d'obtenir, au moins comme préliminaire, que Son Altesse Royale fit mettre au moins pour quelque temps à la Bastille le, duc d'Ormond, qui pour lors était à Paris.

Les deux ambassadeurs d'Espagne, l'un à Londres, l'autre à la Haye, pensaient bien différemment sur l'état où les affaires se trouvaient alors. Le premier déplaisait et s'était rendu suspect au premier ministre du roi son maître en représentant ce qu'il voyait des forces de l'Angleterre et des intentions de son roi et de ses ministres. Beretti ne déplaisait pas moins par l'exagération continuelle de son crédit en Hollande et des services importants selon lui qu'il y rendait au roi son maître. Monteléon pressait Albéroni de, terminer le plus tôt qu'il serait possible l'affaire de Sicile. Il ne cessait de représenter combien les moments étaient chers et les conséquences fâcheuses de laisser traîner cette expédition. Le duc de Savoie sollicitait vivement des secours de la part de l'empereur, et demandait au roi d'Angleterre d'ordonner à l'amiral Bing de passer incessamment à Naples avec l'escadre Anglaise qu'il commandait. Il n'y avait pas lieu de douter que ce prince n'obtînt des demandes si conformes aux sentiments comme à l'inclination de la cour de Vienne et de celle d'Angleterre. L'unique moyen d'en empêcher l'effet était que le roi d'Espagne souscrivît au traité de la quadruple alliance. Monteléon l'avait toujours conseillé et désiré, et ses instances réitérées le rendaient odieux à Albéroni, dont il était obligé de combattre les vues et les raisonnements, principalement pendant le séjour que le comte de Stanhope faisait encore à Madrid, et l'événement de la négociation étant regardé comme une décision certaine ou de l'affermissement de la paix, ou d'une rupture ouverte entre l'Espagne et l'Angleterre. L'envoyé de Savoie à Londres, pressant vivement les ministres d'Angleterre de garantir les États possédés par le roi son maître, obtint enfin l'assurance du secours que l'amiral Bing lui donnerait. Il était parti du port Mahon le 22 juillet pour se rendre à Naples, déclarant que, s'il rencontrait la flotte d'Espagne, il ne pourrait pas se résoudre à demeurer simple spectateur des entreprises des Espagnols, par conséquent faire une mauvaise figure à la tête d'une flotte Anglaise.

L'abbé Dubois, partant de Londres pour retourner en France, n'oublia rien pour persuader le ministre de Savoie de ce qu'il avait fait et voulu faire pour le service de ce prince, et les protestations de son zèle allèrent au point de contredire à Londres ce que M. le duc d'Orléans avait dit à Paris, en sorte que l'envoyé de Savoie en conclut qu'il fallait qu'il y eût nécessairement un mensonge, soit de la part de Son Altesse Royale qu'on ne devait pas en soupçonner, soit de la part de son agent en Angleterre. Le même accident arrivait souvent dans un temps où les traités fréquents qu'on était curieux de négocier se contredisaient assez ordinairement, et que des gens peu instruits des affaires politiques désiraient pour leur intérêt personnel d'être employés à les administrer.

L'incertitude des événements de Sicile et du succès qu'aurait l'entreprise des Espagnols suspendait toute décision de la négociation du comte de Stanhope à Madrid. L'intention d'Albéroni était de la prolonger et de la régler suivant les nouvelles qu'il recevrait d'Italie, persuadé que d'ailleurs on ne pouvait être trop en garde contre les artifices de la cour de Vienne, dont toute la conduite, disait-il, était un tissu de momeries, et dans l'opinion qu'il n'y avait à la cour d'Espagne que des stupides et des insensés. Peut-être ne pensait-il pas mieux de ceux qui se mêlaient en France des affaires les plus importantes; car en parlant du maréchal d'Huxelles, il disait « que ce pauvre vieux maréchal avançait comme un trait de politique profonde que, la supériorité de l'empereur étant bien connue, il fallait travailler à l'augmenter. » Raisonnement et conséquence qu'il était assez difficile de comprendre. Un ministre éclairé et pénétrant, tel que l'était Stanhope, comprit aisément et dès les premières conférences qu'il eut avec Albéroni, que, malgré les protestations de ce cardinal de son adversion pour la guerre et du désir d'établir une paix solide, on ne devait cependant attendre de sa part aucune facilité pour un accommodement. Albéroni, rejetant sur son maître tout ce qu'il y avait d'odieux dans le désir de la guerre, protestait qu'il n'en était pas l'auteur, et que, s'il en était le maître, la paix régnerait bientôt dans toute l'Europe, qu'il ne désirait pour le roi d'Espagne aucune augmentation d'États en Italie parce que, gouvernant bien son royaume renfermé dans son continent, et possédant les Indes, il serait beaucoup plus puissant qu'en dispersant ses forces. Oran, suivant la pensée d'Albéroni, valait mieux que l'Italie. Leurs Majestés Catholiques avaient cependant pris à coeur, les affaires d'Italie, et ne souffriraient pas que l'empereur se rendît maître d'une si belle partie de l'Europe. À ces vues politiques, le cardinal ajoutait que la paix et l'amitié des puissances voisines était ce qui convenait le mieux à ses intérêts particuliers et personnels. Sans cette union, il était impossible de soutenir la forme de gouvernement qu'il avait établie en Espagne, et qui ne subsisterait pas toujours quand il aurait abandonné la pénible administration des affaires; mais la paix, l'amitié des voisins convenaient à l'Espagne, et il n'importait pas moins aux autres puissances d'empêcher que l'empereur s'agrandît en Italie; et c'était pour elles une fausse politique que celle de s'opposer à un monarque qui, loin d'agir par un motif d'ambition, employait contre ses propres intérêts les forces de son royaume pour établir et maintenir un juste équilibre en Europe. Stanhope et Nancré vécurent dans une grande intelligence pendant que tous deux demeurèrent à Madrid, et se communiquèrent réciproquement le peu de succès de leur négociation.

Quelque temps auparavant le roi d'Angleterre avait fait remettre au baron de Riperda, ambassadeur de Hollande, une somme de quatorze mille pistoles pour les donner au cardinal Albéroni de la part de Sa Majesté Britannique, et jamais Albéroni n'en avait entendu parler. Il envoya chercher Riperda pour approfondir cette affaire, dont on ignore quel a été l'éclaircissement. Si le cardinal reçut cette somme, elle fut mal employée; car il témoigna toujours la même opposition à la quadruple alliance, aussi peu goûtée dans les cours qui n'y furent pas invitées qu'elle l'avait été à la cour d'Espagne. Celle de Rome crut avoir lieu de craindre l'association des deux premiers princes de l'Europe avec les principales puissances protestantes, et, voyant la guerre à ses portes, elle ne savait à qui recourir, ni de quel côté elle attendrait du secours contre les événements qui intéresseraient infailliblement les États de l'Église.

Le roi d'Espagne, mécontent du pape, et qu'Albéroni ne cessait d'animer contre Sa Sainteté, avait ordonné aux réguliers ses sujets, étant à Rome, d'en sortir, et de retourner, en leur pays. Sa Sainteté leur avait, au contraire, défendu de se retirer, et fait la même défense à tout Espagnol, sous peine d'excommunication et autres peines spirituelles. On devait s'attendre que le roi d'Espagne défendrait réciproquement à ses sujets d'obéir aux ordres du pape, et [que], par conséquent, les deux cours, loin de se concilier, s'aigriraient chaque jour de plus en plus. Sa Sainteté n'espérait guère de meilleures dispositions de la part de la France, malgré le grand nombre de partisans que Rome avait dans le clergé du royaume, et leur empressement à rechercher et à pratiquer tous les moyens de lui plaire, aux dépens même de la paix et de l'union de l'Église; ils croyaient s'avancer, obtenir des grâces particulières, parvenir à ces dignités supérieures, si capables d'éblouir et d'aveugler les ecclésiastiques; dignités qui ne dépendent que du pape, et que les rois, contre leur propre intérêt, ont admises et honorées en leurs cours. Ces vues éloignées et différentes, suivant le rang de ceux dont elles faisaient l'objet, les animaient également à chercher et employer les moyens de plaire à Rome; les uns comme zélés défenseurs des maximes et de l'autorité du saint-siège; d'autres, d'un plus bas étage, comme espions, et capables de donner, soit au nonce, soit aux autres agents, des avis importants de ce qu'il se passait en France, et des résolutions que le pape devait prendre pour maintenir ses droits et son autorité. Ils y avait longtemps qu'ils pressaient le pape de, etc.

Dans ces circonstances, le roi tint son lit de justice. Il n'y fut pas question des affaires de Rome, mais des prétentions des princes légitimés, et de leurs contestations avec les princes du sang. L'opposition du parlement à la création d'un garde des sceaux ne fut pas écoutée; il fallut obéir et enregistrer les lettres. L'autorité du régent, attaquée par le parlement, parut par le succès qu'il avait eu au lit de justice, et les étrangers le considérèrent comme un premier fruit des traités que ce prince avait signés dernièrement.

La résistance du roi d'Espagne à souscrire à ces mêmes traités fit échouer son entreprise en Sicile, et de plus, elle lui coûta la perte de sa flotte. Elle était partie du Phare de Messine le 9 août, à quatre heures du matin, pendant que l'armée espagnole continuait de bombarder la citadelle de Messine. Cette flotte, fuyant celle d'Angleterre commandée par l'amiral Bing, faisait voile vers Catane. Le lendemain 10 août, les vaisseaux Anglais arrivèrent à deux heures après midi dans le Phare, et, le vent manquant à la flotte d'Espagne, ils l'atteignirent à douze lieues de Syracuse, vers le cap Passaro. Les meilleurs vaisseaux espagnols très maltraités, étaient encore poursuivis par Bing le 11 août à midi, et six ou sept navires Anglais, demeurés en arrière pour attaquer l'arrière-garde espagnole, avaient déjà coulé bas quatre navires, cinq autres étaient sautés en l'air à la vue de Syracuse, et l'amiral Bing avait envoyé dire à Maffeï, vice-roi de l'île, que le reste de la flotte était réduit à ne pouvoir ni fuir ni se défendre. La nouvelle de la défaite de la flotte d'Espagne ne causa nulle peine au régent; au contraire, l'union était si bien cimentée entre Son Altesse Royale et le roi d'Angleterre que l'un et l'autre réciproquement se regardaient comme intéressés dans la même cause.

Stairs se réjouissait de la faiblesse du parti opposé au régent, de l'union du gouvernement, et de penser que Son Altesse Royale ne serait plus exposée à l'infinité d'inconvénients et de dangers intestins dont elle était sans cesse environnée; enfin que ses amis au dehors pourraient se reposer sur lui et compter sur sa conservation. Peut-être Stairs écrivait et disait ce qu'il ne pensait pas, et souhaitait, au contraire, de voir le feu de la division embraser tout le royaume; mais il était loin d'avoir cette satisfaction. L'esprit de paix régnait en France, celui de sédition en était banni, et ceux qui connaissaient le bonheur d'y voir la tranquillité maintenue désiraient seulement que Dieu voulût donner à la régence l'esprit de conseil, et de profiter des avantages que la France et l'Espagne trouveraient à bien vivre ensemble dans une parfaite intelligence. C'était ainsi que s'expliquait l'ambassadeur d'Espagne à Paris; mais secrètement il agissait différemment. Appliqué à l'exécution ponctuelle des commissions secrètes qu'il recevait, il assurait Albéroni de ses soins à bien instruire ceux qu'il nommait les artisans, comment et quand ils devaient faire leurs travaux. Il tâchait, disait-il, de les tenir contents et disposés à servir de bon coeur. Il gardait entre ses mains les matériaux qu'il recevait du cardinal, et s'en servirait seulement dans les temps convenables. Lorsqu'il serait nécessaire d'envoyer de nouveaux modèles, il ne le ferait pas par la voie ordinaire, parce qu'elle était évidemment pernicieuse.

Les mémoires secrets et nécessaires pour achever le récit de ce qui s'est passé de particulier dans le reste de l'année 1718 manquent depuis la fin du mois d'août; on sait seulement par les écrits publics que le comte de Stanhope, après avoir espéré un heureux succès de sa commission, cessa de se flatter lorsque les nouvelles arrivèrent à Madrid, où il était, de la destruction de la flotte espagnole par les Anglais dans les mers de Sicile, et de l'arrivée des galions à Cadix. Albéroni avait demandé pour conditions de l'accession du roi d'Espagne au traité de la quadruple alliance, que la propriété des îles de Sardaigne et de Sicile fût laissée et cédée au roi catholique moyennant un équivalent pour la Sicile que l'empereur donnerait au duc de Savoie dans le Milanais; que, de plus, Sa Majesté Catholique eût à satisfaire les princes d'Italie sur toutes leurs prétentions ;

À rappeler les troupes qu'elle faisait alors marcher en Italie;

Fixer le nombre de celles qu'il y maintiendrait à l'avenir;

S'engager à ne se pas mêler de la succession de la Toscane;

Renoncer à toute prétention sur les fiefs de l'empire.

La flotte d'Angleterre venait de causer trop de dommages à l'Espagne pour la laisser tranquillement séjourner dans la Méditerranée. Albéroni exigeait donc que le roi d'Angleterre eût à la rappeler incessamment.

Ces demandes soutenues avec opiniâtreté et si contraires aux instructions données au comte de Stanhope, aussi bien qu'aux pouvoirs qu'il avait reçus du roi son maître, l'obligèrent à partir d'une cour où désormais il ne pouvait que perdre son temps. Il prit donc congé du roi et de la reine d'Espagne, et retournant en France le 26 août; il trouva que le traité de la quadruple alliance entre la France, l'empereur, l'Angleterre et la Hollande, avait été signé le 22 du même mois de la même année 1718.

CHAPITRE XIII. §

J'ai pris tout ce qui est d'affaires étrangères de ce que M. de Torcy m'a communiqué. — Matériaux indiqués sur la suite de l'affaire de la constitution, très curieux par eux-mêmes et par leur exacte vérité. — Religion sur la vérité des choses que je rapporte. — Réflexions sur ce qui vient d'être rapporté des affaires étrangères. — Albéroni et Dubois. — État de la France et de l'Espagne avant et après les traités d'Utrecht. — Fortune d'Albéroni. — Caractère du roi et de la reine d'Espagne. — Gouvernement d'Albéroni. — Court pinceau de M. le duc d'Orléans et de l'abbé Dubois, des degrés de sa fortune. — Perspective de l'extinction de la maison d'Autriche, nouveau motif à la France de conserver la paix et d'en profiter. — Considération sur l'Angleterre, son intérêt et ses objets à l'égard de la France, et de la France au sien. — Folle ambition de l'abbé Dubois de se faire cardinal, dès ses premiers commencements. — Artifices de Dubois pour se rendre seul maître du secret de la négociation d'Angleterre, et son perfide manège à ne la traiter que pour son intérêt personnel, aux dépens de tout autre. — Dubois vendu à l'Angleterre et à l'empereur pour une pension secrète de quarante mille livres sterling et un chapeau, aux dépens comme éternels de la France et de l'Espagne. — Avantages que l'Angleterre en tire pour sa marine et son commerce, et le roi d'Angleterre pour s'assurer de ses parlements.

On a vu en plusieurs endroits de ces Mémoires que j'y ai toujours parlé sur les affaires étrangères d'après Torcy. Il les avait administrées avec son père et son beau-père, puis seul après eux jusqu'à la mort du roi: ensuite il en avait conservé le fil par le secret de la poste dont il était demeuré directeur, puis devenu surintendant. Quelque part qu'il plût au régent de m'y donner dans son cabinet depuis que le conseil de régence n'était plus devenu qu'une forme à qui tout était dérobé en ce genre jusqu'à conclusion résolue, ma mémoire n'aurait pu m'en fournir la suite et les dates parmi tant de faits croisés, avec l'exactitude et la précision nécessaire si je n'avais eu d'autre secours. Torcy s'était fait à mesure un extrait de toutes les lettres qu'il continua jusqu'à la fin d'août 1718, et c'est un dommage irréparable, et que je lui ai bien reproché depuis, de ne l'avoir pas continué tant qu'il a eu les postes, que nous verrons que le cardinal Dubois lui arracha en 1721. On y verrait jusque-là dans ces trois années bien des choses curieuses qui demeureront ensevelies, et tout le manège et l'intrigue de la chute d'Albéroni et du double mariage d'Espagne. Torcy m'a prêté ses extraits; c'est d'où j'ai puisé le détail du récit que j'ai donné depuis la mort du roi, de la suite et du détail des affaires étrangères. Je les ai abrégées et n'ai rapporté que le nécessaire. Mais ce qui s'est passé en 1718 m'a paru si curieux et si important que j'ai cru devoir non pas abréger ni extraire, mais m'astreindre à copier fidèlement tout et n'en pas omettre un mot; j'ai seulement laissé tout ce qui regarde la constitution, comme j'avais fait dans les extraits que j'ai abrégés sur les années précédentes, parce que je me suis fait une règle ainsi que je l'ai dit plusieurs fois, de ne point traiter cette matière; mais j'ai conservé la copie exacte et entière de tous les extraits des lettres que M. de Torcy m'a prêtés et qu'il a faits, dans lesquels on pourra justifier tout ce que je rapporte des affaires étrangères, et voir, de plus, ce qui regarde la suite de l'affaire de la constitution, de laquelle je n'ai rien dit, et où on verra des horreurs à faire dresser les cheveux à la tète de la part du nonce Bentivoglio, des cardinaux de Rohan et de Bissy, et des principaux athlètes de cette déplorable bulle, de tout ordre et de toute espèce, avec une suite, une exactitude, une précision qui ôtent tout moyen de s'inscrire en faux contre la moindre circonstance de tant de faits secrets et profonds et presque tous plus scélérats et plus abominables les uns que les autres, et le parfait contradictoire en plein en droiture, candeur, douceur, vérité, et trop de patience et de mesure dans le cardinal de Noailles et les principaux qui ont figuré de ce côté avec lui et sous lui.

Quoique la netteté, le coulant, la noblesse et la correction du style que j'ai copié, fasse par son agrément et sa douceur sauter aux yeux sa différence d'avec le mien, je n'ai pas voulu toutefois laisser ignorer au lecteur, si jamais ces Mémoires en trouvent, ce qui n'est pas de moi, par le mépris que j'ai pour les plagiaires, et lui donner en même temps la confiance la plus entière dans ce que je rapporte des affaires étrangères, en lui expliquant d'où je l'ai pris pour suivre fidèlement la règle que je me suis imposée, de ne rien exposer dans ces Mémoires qui n'ait passé par mes mains ou sous mes yeux, ou qui ne soit tiré des sources les plus certaines que je nomme en exprimant de quelle manière je l'y ai puisé. Reste maintenant, avant que de reprendre le fil des événements de cette année 1718, à faire quelques courtes réflexions sur ce qu'on vient de voir des affaires étrangères. Ce n'est pas que j'ignore le peu de place et la rareté dont les réflexions doivent occuper qui fait et qui lit des histoires, et plus encore des Mémoires, parce qu'on veut suivre les événements, et que la curiosité ne soit pas interrompue pour ne voir que des raisonnements souvent communs, insipides et pédants, et ce que celui qui écrit veut donner à penser de son esprit et de son jugement. Ce n'est point aussi ce qui me conduit à donner ici quelques réflexions, mais l'importance de la matière et les suites funestes de l'enchaînement qu'elles ont formé, sous lesquelles la France gémira peut-être des siècles.

J'ai souvent ouï dire au P. de La Tour, général de l'Oratoire, qui était un homme de beaucoup de sens, d'esprit et de savoir, et d'une grande conduite et piété, qu'il fallait que les hommes fussent bien peu de chose devant Dieu, à considérer, dans la plupart des empereurs romains, quels maîtres il avait donnés à l'univers alors connu, et en comparaison desquels les plus puissants monarques de ces derniers siècles n'égalent pas en puissance et en étendue de gouvernement les premiers officiers que ces empereurs employaient sous eux au gouvernement de l'empire. Si, de ces monarques universels, on descend à ceux qui leur ont succédé dans la suite des siècles et dans les diverses divisions qu'a successivement formées la chute de l'empire romain, on y retrouvera en petit la même réflexion à faire, et on s'étonnera de qui les divers royaumes sont devenus la proie et le jouet sous les rois particuliers. Je ne sais si c'est que le spectacle frappe plus que la lecture, mais rien ne m'a fait tant d'impression que ce qui vient d'être exposé sur les affaires étrangères. On y voit les deux plus puissantes monarchies gouvernées, par deux princes entièrement différents, dont le très différent caractère s'aperçait pleinement en tout avec une supériorité d'esprit transcendante, et très pénétrante dans l'un des deux, également conduits comme deux enfants par deux hommes de la lie du peuple, qui font tranquillement et sans obstacle chacun leur maître et la monarchie qu'il domine, l'esclave et le jouet de leur ambition particulière contre les intérêts les plus évidents des deux princes et des deux monarchies. Deux hommes sans la moindre expérience, sans quoi que ce soit de recommandable, sans le plus léger agrément personnel, sans autre appui chacun que de soi, qui ne daignent ou ne peuvent cacher leur intérêt et leur ambition à leur maître, ni leur fougue et leurs fureurs, et qui presque dès le premier degré ne ménagent personne, et ne montrent que de la terreur. Un court détail trouvera son application importante.

Il faut premièrement se rappeler ce qui s'est passé dans la guerre qui a suivi l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, les funestes revers qui ont ébranlé les trônes du grand-père et du petit-fils, les circonstances affreuses et déplorables où ils se sont trouvés de ne pouvoir ni soutenir la guerre davantage ni obtenir la paix; l'un prêt à passer la Loire pour se retirer vers la Guyenne et le Languedoc, l'autre à s'embarquer avec sa famille pour les Indes; l'énormité et la mauvaise foi des propositions faites à Torcy dans la Haye, et à nos plénipotentiaires à Gertruydemberg; enfin les miracles de Londres, qui tirèrent ces deux monarques des abîmes par la paix d'Utrecht, et finalement par celles de Rastadt et de Bade. C'est ce qui se voit dans ces Mémoires pour les événements et pour les pourparlers de paix et les traités, par les copies des Pièces originales que Torcy, par qui tout a passé, m'a prêtées, et dont j'ai parlé plus d'une fois; on les trouvera dans les Pièces. D'une situation si forcée et si cruelle, des conditions affreuses ardemment désirées pour en sortir du temps du voyage de Torcy à la Haye, et de la négociation de Gertruydemberg à l'état où la paix d'Utrecht et sa suite de Rastadt et de Bade ont laissé la France et l'Espagne, la disproportion est telle que de là mort à la vie. Tout conspirait donc à persuader la jouissance d'un si grand bien, et si peu espérable ; d'en profiter pour la longue réparation des deux royaumes, que de si grands et si longs revers avaient mis aux abois, et se garantir cependant avec sagesse de tout ce qui pouvait troubler cette heureuse tranquillité, et exposer l'épuisement où on était encore à de nouveaux hasards. La droite raison, le simple sens commun démontrent que ce but était ce qui devait faire l'entière et la continuelle application du gouvernement de la France et de l'Espagne. Celle-ci à la vérité n'était pas comme la France en paix avec toute l'Europe.

L'empereur seul, séparé à son égard de toutes les autres puissances, n'avait consenti qu'à une longue trêve, mais aussi bien cimentée qu'une paix, et pour les conditions et pour les garanties. L'Espagne en jouissait paisiblement, en attendant que les temps et les conjonctures devinssent assez favorables pour convertir cette trêve en une paix. Le roi d'Espagne ne pensait qu'à en jouir cependant, et à réparer son royaume et ses forces. Il y était également convié par le dedans qui en avait grand besoin, et par le dehors où il n'aurait pu compter que sur la France, qui sentait ses besoins et qui voulait conserver la paix; qui de plus avait perdu Louis XIV; qui était ainsi tombée dans une minorité; enfin qui, au lieu d'un grand roi, aïeul paternel de Philippe V, était gouvernée par un régent, que Mme des Ursins avait, comme on l'a vu, brouillé avec lui jusqu'à un degré peu commun entre princes, et sur lequel il n'était rien moins qu'apparent qu'il pût compter. C'est dans cette situation qu'Albéroni parvint à être le maître absolu de l'Espagne, par les prompts degrés qu'on a vu que la fortune lui dressa. Le néant de son extraction, ses premiers commencements auprès du duc de Vendôme, ses moeurs, sa vie, son caractère, la disgrâce de ce prétendu héros qui le conduisit à sa suite en Espagne, le fatal hasard du second mariage de Philippe V à la fille de son maître, la chute de la princesse des Ursins, l'usage qu'il sut faire d'être sujet et après ministre de Parme en Espagne, et de l'exacte clôture où la politique de Mme des Ursins avait su enfermer et accoutumer Philippe V, en sorte qu'il n'eût qu'à continuer ce qu'il trouvait en usage, et qui ne lui était pas moins nécessaire qu'il avait été utile à celle qui l'avait établie: Gibraltar, demeuré aux Anglais pour n'avoir jamais voulu laisser approcher Louville, arrivé à Madrid de la part du régent, comme on l'a vu ici en son temps, est un fatal monument de cette exacte et jalouse clôture; tout cela a été raconté en son temps avec exactitude, en sorte qu'il n'y a qu'à s'en souvenir ou le repasser dans ces Mémoires sans en rien retoucher ici.

Albéroni trouve un roi solitaire, enfermé, livré par son tempérament au besoin d'une épouse, dévot et dévoré de scrupules, peu mémoratif des grands principes de la religion et abandonné à son écorce, timide, opiniâtre, quoique doux et facile à conduire, sans imagination, paresseux d'esprit, accoutumé à s'abandonner à la conduite d'un autre, commode au dernier point pour la certitude de ne parler à personne ni de se laisser approcher, ni encore moins parler par personne et pour la sécurité de ne songer jamais à autre femme qu'à la sienne, glorieux pourtant, haut et touché de conquérir et d'être compté en Europe, et, ce qui est incompréhensible, sans penser avec de la valeur à sortir de Madrid, et content de la vie du monde la plus triste, la plus la même tous les jours, sans penser jamais à la varier ni à donner le moindre amusement à son humeur mélancolique que dès battues, et tête à tête avec la reine en chemin, et dans la feuillée destiné à tirer sur les bêtes qu'on y faisait passer; une reine pleine d'esprit, de grâces; de hauteur, d'ambition, de volonté de gouverner et de dominer sans partage, à qui rien ne coûta pour s'y porter et s'y maintenir; hardie, entreprenante, jalouse, inquiète, ayant toujours en perspective le triste état des reines veuves d'Espagne, pour l'éviter à quelque, prix que ce pût être, et voulant pour cela à quelque prix que ce fût aussi, former à un de ses fils un État souverain, et à plus d'un dans la suite; haïssant les Espagnols à visage découvert, abhorrée d'eux de même, et n'ayant de ressource que dans les Italiens qu'elle avança tant qu'elle put; de conseil et de confiance qu'au sujet et au ministre de Parme qui l'était allé chercher et était venu avec elle; d'ailleurs ignorant toutes choses, élevée dans un grenier du palais de Parme par une mère austère, qui ne lui donna connaissance de rien, et ne la laissa voir ni approcher de personne, et passée de là sans milieu dans la spelonque du roi d'Espagne où elle demeura tant qu'elle vécut, sans communication avec qui que ce pût être; réduite ainsi à ne voir que par les yeux d'Albéroni, le seul à qui elle fût accoutumée par le temps du voyage, le seul à qui elle crût pouvoir se confier par sa qualité de sujet et de ministre de Parme en Espagne, le seul dont elle voulût se servir pour gouverner le roi et la monarchie, parce que, n'ayant point d'État, il ne pourrait se passer d'elle, ni jamais à son avis lui manquer ni lui porter ombrage. Tel fut le champ offert et présenté à Albéroni pour travailler à sa fortune sans émule et sans contradicteur. Telle fut la source de sa sécurité à tout entreprendre au dedans et au dehors, à s'enrichir dans les ténèbres d'une administration difficile à découvrir, impossible à révéler, à se rendre redoutable, sans nulle sorte d'égard pour ne trouver aucun obstacle à commettre sans ménagement le roi et la reine d'Espagne pour son cardinalat avec les plus grands et les plus scandaleux éclats, et depuis pour l'archevêché de Séville, qui fut le commencement de son déclin, enfin à engager, une guerre folle contre l'empereur malgré toute l'Europe et abandonné de toute l'Europe; et l'empereur, au contraire, puissamment secouru et aidé vigoureusement par la France, l'Angleterre et la Hollande. De là les efforts prodigieux pour soutenir une guerre si follement entreprise, pour se rendre nécessaire et se maintenir dans le souverain pouvoir et dans les moyens de s'enrichir, et de pêcher en eau trouble dans les marchés, les fournitures, les entreprises de toutes les sortes dont il disposait seul; de là cette opiniâtreté funeste à rejeter tout accommodement que l'Espagne n'eût osé espérer, et qui établissait un fils de la reine dès lors en Italie avec promesse et toute apparence de le voir bientôt en possession des États de Parme et de Toscane par les offices de l'Angleterre sur l'empereur, laquelle voulait éviter une guerre qui la privait du commerce de l'Espagne et des Indes.

Ces efforts qui achevèrent d'épuiser inutilement l'Espagne, anéantirent sa marine qui venait de se relever, d'où cette couronne souffrit après, par un enchaînement de circonstances, un préjudice accablant dans les Indes, dont il est bien à craindre qu'elle ne puisse jamais se relever. C'est ce qu'opéra le tout-puissant règne de ce premier ministre en Espagne, quoique fort court, qui après avoir insulté toute l'Espagne, traité Rome indignement, offensé toutes les puissances de l'Europe et très dangereusement le régent de France en particulier, contre lequel il voulut soulever tout le royaume, chassé enfin honteusement d'Espagne, s'en trouva quitte après quelques mois d'embarras; et à l'abri de sa pourpre et de ses immenses richesses qu'il s'était bien gardé de placer en Espagne, figura à Rome dans les premiers emplois, et s'y moqua pleinement de la colère de toute l'Europe qu'il avait excitée contre lui, et méprisa impudemment celle de ses maîtres, qui de la plus vile poussière l'avaient élevé jusqu'au point de ne pouvoir lui nuire ni se venger de lui. Cette leçon toutefois, quelque forte qu'elle fût, ni la connaissance qu'eut le roi d'Espagne de tous les criminels et fous déportements d'Albéroni, après qu'il l'eut chassé, et que les langues furent déliées, ne fut pas capable de le dégoûter de l'abandon à un seul. La paresse et l'habitude furent plus fortes; on vit encore en Espagne quelque chose, sinon de plus violent, au moins de plus ridicule dans le règne du Hollandais qui succéda à la toute-puissance d'Albéroni, et qui, chassé à son tour, en fut combler la mesure chez les corsaires de Barbarie, où, faute d'autre retraite, il alla finir ses jours; mais rien ne put déprendre Philippe V du faux et ruineux repos d'un premier ministre, dont il n'a pu se passer jusqu'à sa mort, au grand malheur de sa réputation et de sa monarchie.

La France ne fut pas plus heureuse, et ce qui est incompréhensible, sous un prince à qui rien ne manqua pour le plus excellent gouvernement, connaissances de toutes les sortes, connaissance des hommes, expérience personnelle et longue tandis qu'il ne fut que particulier; traverses les moins communes, réflexions sur le gouvernement des différents pays, et surtout sur le nôtre; mémoire qui n'oubliait et qui ne confondait jamais; lumières infinies; nulle passion incorporelle, et les autres sans aucune prise sur son secret, ni sur son administration; discernement exquis, défiance extrême, facilité surprenante de travail, compréhension vive, une éloquence naturelle et noble, avec une justesse et une facilité incomparable de parler en tout genre; infiniment d'esprit, et je l'ai dit ailleurs, un sens si droit et si juste, qu'il ne [se] serait jamais trompé si en chaque affaire et en chaque chose il avait suivi la première lumière et la première appréhension de son esprit. Personne n'a jamais eu tant ni une si longue expérience que lui et l'abbé Dubois; personne aussi ne l'a-t-il jamais si bien connu; et quand je me rappelle ce qu'il m'en a dit dans tous les temps de ma vie et dans le moment même qu'il le déclara premier ministre, et encore depuis, il m'est impossible de comprendre ce qu'il en a fait, et l'abandon total où il s'est mis de lui. On en verra encore d'étranges traits dans la suite. Il est inutile de reprendre ici ce qu'on a vu dans ces Mémoires de l'infime bassesse, des serviles et abjects commencements, de l'esprit, des moeurs, du caractère de l'abbé Dubois, des divers degrés qui le tirèrent de la boue, et de sa vie jusqu'à la régence de M. le duc d'Orléans. On l'a même conduit plus loin: on a exposé son profond projet d'arriver à tout par Stanhope et par l'Angleterre; le commencement de son exécution par son adresse et ses manèges à infatuer le régent du besoin réciproque que le roi d'Angleterre et lui auraient l'un de l'autre; enfin ces Mémoires l'ont conduit à Hanovre et à Londres, et c'est ce fil qu'il ne faut pas perdre de vue depuis son commencement. Voilà donc M. le duc d'Orléans totalement livré à un homme de néant, qu'il connaissait pleinement pour un cerveau brûlé, étroit, fougueux outre mesure; pour un fripon livré à tout mensonge et à tout intérêt, à qui homme vivant ne s'était jamais fié, perdu de débauches, d'honneur, de réputation sur tous chapitres, dont les discours et les manières n'avaient rien que de rebutant, et qui sentait le faux en tout et partout à pleine bouche, un homme enfin qui n'eut jamais rien de sacré; à qui a connu l'un et l'autre, cette fascination ne peut paraître qu'un prodige du premier ordre, augmenté encore par les avertissements de toutes parts.

La France n'avait besoin que d'un gouvernement sage au dedans pour en réparer les vastes ruines, et au dehors pour conserver la paix; son épuisement et la minorité, qui est toujours un état de faiblesse, le demandaient. Il n'était pas temps de songer à revenir sur les cessions que les traités de Londres et d'Utrecht avaient exigées, et nulle puissance n'avait à former de prétentions contre elle. Outre la nécessité de profiter de la paix pour la réparation des finances et de la dépopulation du royaume, une perspective éloignée y engageait d'autant plus qu'on devait être instruit par la faute de la guerre terminée par la paix de Ryswick, uniquement due à l'ambition personnelle de Louvois, qui l'avait allumée, comme il a été remarqué dans ces Mémoires. On aurait dû prévoir alors l'importance de se tenir en force, de profiter de l'ouverture de la succession d'Espagne, que la santé menaçante de Charles II faisait regarder comme peu éloignée, et en attendant ne pas alarmer l'Europe par l'ambition de faire les armes à la main un électeur de Cologne et rétablir un roi d'Angleterre, et s'affaiblir par une longue guerre, dont deux ans de paix entre le traité de Ryswick et la mort de Charles II n'avaient pas eu le temps de remettre la France, ni de refroidir cette formidable alliance de toute l'Europe contre elle, qui se rejoignit comme d'elle-même après la mort de Charles II. L'empereur se trouvait le dernier mâle de la maison d'Autriche avec peu ou point d'espérance de postérité; son âge et sa santé pouvaient faire espérer une longue vie. Mais il n'en est pas des États comme des hommes; quelque longue que pût être la vie de l'empereur il [était] toujours certain que la France le survivrait. Comme elle n'avait point de prétentions à former à sa mort sur l'empire, ni sur pas un de ses États, elle n'avait pas à craindre la même jalousie qui lui avait attiré toute l'Europe sur les bras à l'ouverture de la succession d'Espagne. Il était néanmoins de son plus pressant intérêt d'empêcher que des cendres de la maison d'Autriche il n'en naquît une autre aussi puissante, aussi ennemie, aussi dangereuse, qu'elle avait éprouvé celle-là depuis Maximilien et les rois catholiques, et, pour l'empêcher, profiter des occasions d'alliance d'une part, et se mettre intérieurement en état de l'autre de soutenir utilement des alliés pour diviser cette puissance, en morcelant les nombreux États de la maison d'Autriche.

Il n'est pas besoin d'un grand fonds de politique pour comprendre l'intérêt en ce cas-là tout opposé de l'Angleterre. Sa position la rend inaccessible à l'invasion étrangère quand elle-même n'y donne pas les mains. Elle est riche et puissante par son étendue, et beaucoup plus par son commerce; mais elle ne peut figurer par elle-même que sur mer et par la mer. Sa jalousie contre la France est connue depuis qu'elle en a possédé plus de la moitié, et qu'elle n'y a plus rien. Par terre elle ne peut donc rien, et sa ressource ne peut être que dans l'alliance d'une grande puissance jalouse aussi de la France, et terrienne, qui ait en hommes et en pays de quoi lui faire la guerre, et qui manquant d'argent, et n'en pouvant tirer que de l'Angleterre, ait tout le reste. C'est ce que l'Angleterre a trouvé dans la maison d'Autriche, dont toutes deux ont si bien su profiter; et c'est pour cela même qu'il n'était pas difficile de prévoir l'intérêt pressant de l'Angleterre, de voir renaître des cendres de la maison d'Autriche, le cas arrivant, une autre puissance non moins grande ni moins redoutable dont elle pût faire le même usage contre la France qu'elle avait fait de la maison d'Autriche. Ce n'est pas qu'en attendant il ne fût à propos de bien vivre avec l'Angleterre comme avec tout le reste de l'Europe, mais toutefois sans y compter jamais, et beaucoup moins se livrer à elle et se mettre dans, sa dépendance; mais se conduire avec elle honnêtement, sans bassesse, et intérieurement la considérer toujours comme une ennemie naturelle qui ne se cachait pas depuis longues années de vouloir détruire notre commerce, et de s'opposer avec audace et acharnement à tout ce que la France a de temps en temps essayé de faire sur ses propres côtes en faveur de sa marine, dont tout ce qui s'est sans cesse passé à l'égard de Dunkerque est un bel exemple et une grande leçon, tandis qu'à nos portes ils font, à Jersey et à Guernesey, tous les ports, les fortifications et les magasins qu'il leur plaît, et cela de l'aveu du cardinal Fleury qui leur permit d'en prendre tous les matériaux en France, plus proche de ces dangereuses îles que l'Angleterre; complaisance qui ne se peut imaginer. Il fallait donc dans un royaume flanqué des deux mers, et qui borde la Manche si près, et vis-à-vis de l'Angleterre, et un royaume si propre au plus florissant commerce par la position et par l'abondance de ses productions de toutes espèces nécessaires à la vie, porter toute son application à relever la marine et à se mettre peu à peu en état de se faire considérer à la mer, et non l'abandonner à l'Angleterre, et la mettre ainsi en état de porter l'alarme à son gré tout le long de nos côtes, et le joug anglais, à menacer et envahir nos colonies. Il fallait exciter l'Espagne au même soin et au même empressement d'avoir une bonne marine, et se mettre conjointement en état de ne plus recevoir la loi de l'Angleterre sur la mer dans le commerce, ni à l'égard des colonies françaises et des États espagnols, delà les mers, et pour cela favoriser sous main toute invasion, tout trouble domestique en Angleterre le plus qu'il serait possible, et il n'y avait lors qu'à le vouloir, ce que le ministère d'Angleterre sentait parfaitement. C'était là le vrai, le grand, le solide intérêt de la France malheureusement ce n'était pas celui de l'abbé Dubois. Le sien était tout contraire, et c'est celui-là qui a prévalu.

On a vu en son temps dans ces Mémoires qu'après que le chevalier de Lorraine et le marquis d'Effiat se furent servis de lui pour faire consentir son maître à son mariage avec la dernière fille du roi et de Mme de Montespan, l'ambition lui fit tourner la tête au point de se flatter qu'il méritait les plus grandes récompenses, et que, peu content d'une bonne abbaye qu'il eut sur-le-champ, il demanda et il obtint une audience du roi dans laquelle il eut l'audace de lui demander sa nomination au cardinalat, dont le roi fut si surpris et si indigné qu'il lui tourna le dos sans lui répondre, et ne l'a jamais pu souffrir depuis. Si dès lors il osa penser au chapeau, il n'est pas surprenant qu'il y ait visé du moment qu'il a vu jour à s'introduire dans les affaires par l'Angleterre, et qu'il n'y ait tout sacrifié pour y parvenir, comme il est aussi très apparent qu'il n'a imaginé les moyens de s'introduire dans les affaires par l'Angleterre, que pour y trouver ceux qu'il espérait le pouvoir conduire à ce but si anciennement, quoique si follement désiré.

Possesseur de l'esprit de son maître, il le fut jusqu'à ne lui en laisser pas la liberté et à l'entraîner par un ascendant incompréhensible à son avis, à son sentiment, et pour tout dire à sa volonté, souvent tous contraires par le bon esprit et le grand sens, la justesse et la perspicacité de ce prince. Il devint ainsi seul maître de toute la machine des affaires étrangères, dont le maréchal d'Huxelles n'eut plus dès lors qu'une vaine écorce, le conseil des affaires étrangères encore moins, et les serviteurs les plus confidents du régent quelques légères participations rares par morceaux et par simples récits, courts, destitués de tout raisonnement, encore plus de consultation la plus légère. Dubois donc n'eut plus d'entraves, et sut profiter de sa liberté pour en user dans son entier, et se délivrer de tout instrument qui l'eût pu contraindre, il voulut aller à Hanovre, puis à Londres, et n'avoir avec son maître qu'une correspondance immédiate, pour sevrer Huxelles son conseil et tout autre de toute connaissance de sa négociation, dont il ne leur laissa voir que les dehors, et il choisit pour la remise de ses lettres au régent et du régent à lui un homme dont il était sûr, qui espérait tout par lui, qu'il trompa quand il n'en eut plus que faire, selon sa coutume, et qu'il fit enfin chasser, parce que cet homme s'avisa de se plaindre de lui. C'était Nocé, dont j'ai parlé quelquefois, et dont j'ai fait connaître le caractère, pour qui M. le duc d'Orléans avait de tout temps de l'amitié et de la familiarité, mais qu'il connaissait assez pour se contenter de lui faire du bien, et de l'amusement de sa conversation et de ses fougues souvent justes et plaisantes, car il avait beaucoup d'esprit et de singularité, mais pour se garder de l'employer dans aucune sorte d'affaire. C'est ce que l'abbé Dubois cherchait; il y trouvait de plus un homme fort accoutumé au prince, et en état de lui rendre fidèlement compte de la mine, de l'air et du visage du régent, quand il lui rendait ses lettres, et qu'il recevait de sa main celles qu'il devait envoyer en réponse. Ces réponses, excepté pour l'écorce ou pour les choses que l'un et l'autre ne se souciaient pas de cacher, comme il s'en trouve toujours dans le cours d'une négociation longue, étaient toujours de la main de M. le duc d'Orléans. Il avait la vue fort basse; elle peinait surtout en écrivant, et regardait son papier de si près que le bout de sa plume s'engageait toujours dans sa perruque aussi n'écrivait-[il] jamais de sa main que dans la nécessité et le plus courtement qu'il lui était possible. C'était encore un artifice de l'abbé Dubois, et pour n'admettre personne entre lui et son maître dans le secret de sa négociation, et pour profiter de cette difficulté d'écrire qui jointe de la paresse en ce genre, et à cet ascendant que le prince avait laissé prendre à l'abbé Dubois sur lui, opérait une contradiction légère et un raisonnement étranglé quand il arrivait que le régent n'était pas de son avis, et qui par l'opiniâtreté, la fougue et l'ascendant de Dubois finissait toujours par se rendre à ce qu'il voulait.

Dans cette position, l'infidèle ministre ne pensa plus qu'à profiter de la conjoncture, faire en effet tout ce qui conviendrait à l'Angleterre, le faire de manière qu'à lui seul elle en eût toute l'obligation, lui bien faire sentir ses forces auprès de son maître, et faire son marché aux dépens du régent et du royaume. Il n'ignorait pas que le commerce était la partie la plus sensible à l'Angleterre; il ne pouvait ignorer sa jalousie du nôtre. Il l'avait déjà bien servie en persuadant au régent de laisser tomber la marine pour ôter toute jalousie au roi Georges, dans ce beau système tant répété du besoin réciproque qu'ils avaient de l'union la, plus intime, de concert avec Canillac séduit par les hommages de Stairs, et par le duc de Noailles que cela soulageait dans sa finance et qui fit toujours bassement sa cour à Dubois. Je ne fais que remettre ces choses qui se trouvent expliquées en leur temps. Il fallait continuer cet important service, mais ce n'était pas tout; il fallait l'étendre jusque sur l'Espagne, si la folie de son premier ministre se roidissait jusqu'au bout à ne vouloir point de paix, ou à prétendre de l'empereur des conditions qu'il ne voudrait jamais passer, ce qui était la même chose. Rien de si essentiel à l'Angleterre pour se saisir de tout commercé et pour se fonder solidement dans les Indes; et c'était de l'abbé Dubois uniquement que l'Angleterre dépendait pour arriver à un si grand but, tel qu'elle n'aurait jamais osé l'espérer. Dubois n'oublia rien aussi pour en bien persuader Georges et ses ministres, qui en sentirent enfin la vérité. Dubois ainsi les amena à son point, et ce point était double, de l'argent et le chapeau. Le premier n'était pas difficile, on donne volontiers un écu pour avoir un million; mais, l'autre n'était pas en la puissance immédiate des ministres d'Angleterre; aussi les laissa-t-il longtemps dans la détresse de deviner par où le prendre, quoiqu'il se montrât en prise. Il voulait échauffer la volonté par le besoin, afin de ne trouver plus de difficulté dès qu'il jugerait qu'il pourrait s'expliquer. Le roi d'Angleterre était bien plus occupé de ses établissements d'Allemagne que des intérêts de la couronne à laquelle il était parvenu. Brême et Verden à attacher à ses États personnels par les lois et les formes de l'empire, était son objet principal. L'empereur, fort occupé de la paix du nord dont il voulait être le dictateur, se sentait des entraves qui l'empêchaient de donner cette investiture à Georges qui soupirait après et qui faisait tout pour l'empereur dans la négociation de sa paix avec l'Espagne, avec peu de retenue de montrer toute sa partialité. Moins l'empereur était prêt à satisfaire Georges sur un point si désiré, plus il le caressait d'ailleurs dans le besoin qu'il en avait contre l'Espagne, pour se maintenir dans toutes ses possessions d'Italie. Il avait entièrement gagné les ministres hanovriens de Georges, par des bienfaits et par des espérances dont il pouvait disposer à leur égard dans l'empire. Il s'était acquis aussi les ministres Anglais qui sentaient le goût et l'intérêt de leur maître. Dans cette situation réciproque, le roi d'Angleterre et ses ministres pouvaient compter d'obtenir de l'empereur tout ce qui ne lui coûtait rien, et l'empereur lui-même désirait ces occasions faciles de s'attacher l'Angleterre de plus en plus; il pouvait tout à Rome, et on a vu dans l'extrait des lettres sur les affaires étrangères de cette année jusqu'à quel point Rome et le pape tremblaient devant lui, et jusqu'à quel point encore il savait profiter et abuser de cette frayeur démesurée. Demander et obtenir était pour lui même chose; il avait réduit le pape à craindre qu'il ne dédaignât et qu'il ne renvoyât même les chapeaux qu'il lui avait accordés.

L'abbé Dubois, parfaitement au fait de l'intérieur de toutes ces cours, voulait obliger Georges et ses ministres d'employer l'autorité de l'empereur à lui obtenir un chapeau. Dans la passion ardente de l'avoir, il ne lui parut pas suffisant d'y disposer efficacement les Anglais par ses complaisances qui ne tendaient qu'à ce but, s'il ne se rendait encore assez agréable à l'empereur dans le cours de la négociation, non seulement pour éviter un obstacle personnel à la demande des Anglais en sa faveur, mais encore pour se rendre ce prince assez favorable, pour être bien aise de faire ce plaisir à Georges et à ses ministres, et s'acquérir à si bon marché celui qui disposait de la France et qui d'avance lui aurait montré de la bonne volonté dans la négociation. C'est ce qui y fit toute l'application de l'abbé Dubois, ce qui la tourna toute au gré des Anglais et à celui de l'empereur, aux dépens de la France et de l'Espagne, et ce qui lui valut une pension secrète de l'Angleterre, de quarante mille livres sterling, qui est une somme prodigieuse, mais légère pour disposer de la France, et, comme on verra bientôt, ce chapeau si passionnément désiré, que, pressé par Georges et par ses ministres, et par les bons offices de Penterrieder, témoin des facilités de Dubois pour l'empereur dans la négociation, ce prince lui fit donner peu après par son autorité sur le pape. Le sceau de cette grande affaire fut l'engagement de faire déclarer la France contre l'Espagne, non seulement par des subsides et par souffrir que la flotte Anglaise, non contente de secourir la Sicile, poursuivît et détruisît l'espagnole qui avait tant coûté, mais encore de faire porter les armes françaises dans le Guipuscoa, moins pour y faire les faciles conquêtes qu'elles y firent et qu'on ne pouvait se proposer de conserver, que pour anéantir à forfait la marine d'Espagne en brûlant ses vaisseaux dans ses ports et ses chantiers, ses amas et ses magasins au port du Passage, comme nous le verrons, pour donner champ libre à la marine d'Angleterre, la délivrer de la jalousie de celle d'Espagne, lui assurer l'empire de toutes les mers, et lui faciliter celui des Indes en y détruisant celui de l'Espagne.

Qui ne croirait que l'Angleterre ne dût être satisfaite d'un marché avantageux pour elle jusqu'au prodige, et si promptement exécuté, comme on le verra bientôt en son lieu? Mais le ministère Anglais l'ayant si belle, était trop habile pour en demeurer là; il n'avait pas donné une pension si immense au maître des démarches de la France, pour n'en pas tirer un parti proportionné, tant que durerait la toute puissance du ministre de France qui la recevait. Nous verrons bientôt qu'ils en tirèrent la complaisance non seulement de souffrir tranquillement que les escadres Anglaises assiégeassent celles d'Espagne dans les ports espagnols des Indes, un an durant et plus, les y fissent périr, y empêchassent tout secours et fissent cependant tout le commerce des Indes par contrebande; mais encore de tirer de la France tous les subsides suffisants à l'armement et à l'entretien des escadres Anglaises, tant qu'il leur plut de maintenir ce blocus qui se fit tout entier à nos dépens en toutes les sortes je dis en toutes les sortes pour la réputation, parce que de la France à l'Espagne rien ne pouvait avoir moins de prétexte ni être plus odieux, et à la fin de plus difficile à cacher, puisque l'intérêt des Anglais à tenir toujours brouillées les deux branches royales de la maison de France, n'avait garde d'être de moitié du secret que le régent du moins aurait voulu garder et qu'il crut vainement exiger d'eux; et parce que rien n'était plus ruineux à l'Espagne et à la France que de livrer les mers, tout le commerce et le nouveau monde aux Anglais. Cette ruine ne sera pas sitôt réparée; les Espagnols sont encore aujourd'hui aux prises avec les Anglais pour le commerce des Indes, et par l'affaiblissement que leur a causé l'abbé Dubois, ils ont vainement acheté quelques intervalles de paix par les plus avantageuses concessions de commerce et d'établissements aux Anglais, qui ne s'en sont fait que des degrés et des titres pour en obtenir davantage, et qui enfin, les armes à la main, se servent de tout ce qu'ils ont acquis sur le commerce et sur les établissements; pour s'y accroître de plus en plus, et devenir enfin les seuls maîtres de toutes les mers et de tout le commerce, et dominer l'Espagne dans les Indes, tandis que sa faible marine n'a pu se relever de tant de pertes et que la nôtre est enfin anéantie; l'un et l'autre par l'intérêt et le fait de Dubois.

C'étaient sans doute de grands coups, incomparables pour la grandeur solide de l'Angleterre aux dépens de toutes les nations de l'Europe, de celles surtout dont elle avait le plus à craindre et le plus de jalousie, la française et l'espagnole, avec l'avantage encore de les brouiller et de les diviser. Mais le grappin une fois attaché sur celui qui peut tout, qui attend un chapeau pour lequel il brûle de désir depuis tant d'années, et qui a tous les ans quarante mille livres sterling à recevoir, dont il n'ose rien montrer, et dont il redoute au contraire jusqu'au soupçon, qui craint, par conséquent, des retardements, et plus encore une soustraction dont il n'oserait ouvrir la bouche, il n'est rien qu'on ne puisse obtenir. Georges et ses ministres, peu satisfaits de tout ce qu'ils tiraient de la France, et incapables de se dire: C'est assez, voulurent se donner les moyens de se rendre pour longues années les maîtres de leurs parlements. La liste civile et ce qu'ils savaient prendre d'ailleurs leur servait à gagner des élections dans les provinces et des voix dans le parlement; mais elle ne suffisait pas pour s'en rendre maîtres par le très grand nombre, et leurs manèges dans le parlement y trouvaient souvent des résistances importunes et même quelquefois de fâcheuses oppositions, dont l'expérience les rendait retenus à entreprendre. Ils se servirent donc du bénéfice du temps, et se firent donner par la France de monstrueux subsides, et en outre des sommes prodigieuses où tout notre argent alla; et c'est de cette source que la cour d'Angleterre a tiré les trésors qui lui ont servi, et lui servent peut-être encore, tant l'amas en a été grand, à faire élire qui elle a voulu dans les provinces, et faire voter à son gré dans les divers parlements avec cette supériorité presque totale de voix qui anéantit enfin la liberté de la nation, et rend le roi despotique sous le masque de quelques mesures et de quelques formes, et la politique de ne tenir pas ferme sur tout ce qui ne l'intéresse pas précisément.

CHAPITRE XIV. §

Gouvernement de M. le Duc, mené par Mme de Prie, à qui l'Angleterre donne la pension de quarante mille livres sterling du feu cardinal Dubois. — Époque et cause de la résolution de renvoyer l'infante et de marier brusquement le roi. — Gouvernement du cardinal Fleury. — Chaînes dont Fleury se laisse lier par l'Angleterre. — Fleury sans la moindre teinture des affaires, lorsqu'il en saisit le timon. — Aventure dite d'Issy. — Fleury parfaitement désintéressé sur l'argent et les biens. — Lui et moi nous nous parlons librement de toutes les affaires. — Avarice sordide de Fleury, non pour soi, mais pour le roi, l'État et les particuliers. — Fleury met sa personne en la place de l'importance de celle qu'il occupe, et en devient cruellement la dupe. — Walpole, ambassadeur d'Angleterre, l'ensorcelle. — Trois objets des Anglais. — Avarice du cardinal ne veut point de marine, et, à d'autres égards, encore pernicieuse à l'État. — Il est personnellement éloigné de l'Espagne, et la reine d'Espagne et lui brouillés sans retour jusqu'au scandale. — Premiers ministres funestes aux États qu'ils gouvernent. — L'Angleterre ennemie de la France, à force titres anciens et nouveaux. — Intérêt de la France à l'égard de l'Angleterre. — Perte radicale de la marine, etc., de France et d'Espagne; l'empire de la mer et tout le commerce passé à l'Angleterre, fruits du gouvernement des premiers ministres de France et d'Espagne, avec bien d'autres maux. — Comparaison du gouvernement des premiers ministres de France et d'Espagne, et de leur conseil, avec celui des conseils de Vienne, Londres, Turin, et de leurs fruits. — Sarcasme qui fit enfin dédommager le chapitre de Denain des dommages qu'il a soufferts du combat de Denain.

Dubois mort ne laissa de regrets qu'à l'Angleterre. Les subsides établis continuèrent les quatre mois que M. le duc d'Orléans survécut. M. le Duc, bombardé en sa place par Fleury, ancien évêque de Fréjus, et précepteur du roi, qui compta faire de ce prince plus que borné un fantôme de premier ministre, et devenir lui-même le maître de l'État; M. le Duc, dis-je, fut un homme fait exprès pour la fortune de l'Angleterre, possédé aveuglément qu'il était par la marquise de Prie. Avec de la beauté, l'air et la taille de nymphe, beaucoup d'esprit, et pour son âge et son état de la lecture, et des connaissances, c'était un prodige de l'excès des plus funestes passions: ambition, avarice, haine, vengeance, domination sans ménagement, sans mesure, et depuis que M. le Duc fut le maître, sans vouloir souffrir la moindre contradiction, ce qui rendit son règne un règne de sang et de confusion. Les Anglais, bien au fait de notre intérieur, se hâtèrent de la gagner, et moyennant la même pension qu'avait d'eux le cardinal Dubois, tout fut bientôt conclu. Ils ne perdirent donc rien en perdant le cardinal Dubois, tant que dura le ministère de M. le Duc qui, mené par cette Médée, marcha totalement sur les traces de Dubois, par rapport à l'Angleterre. Le bonheur de cette couronne fut tel que bientôt après M. le Duc crut avoir grand besoin, d'elle. Le roi tomba malade, et quoique le mal ne fût pas menaçant et qu'il finit en peu de jours, M. le Duc en fut tellement effrayé qu'il se releva une nuit tout nu, en robe de chambre, et monta dans la dernière antichambre du roi de l'appartement bas de feu Monseigneur, où M. le duc d'Orléans était mort, et que M. le Duc avait eu ensuite. Il était seul une bougie à la main. Il trouva Maréchal qui passait cette nuit-là dans cette antichambre, qui me le conta peu de jours après, et qui, étonné de cette apparition, alla à lui et lui demanda ce qu'il venait faire. Il trouva un homme égaré, hors de soi, qui ne put se rassurer sur ce que Maréchal lui dit de la maladie, et à qui enfin d'effroi et de plénitude, il échappa: « Que deviendrais-je, répondant entre haut et bas à son bonnet de nuit; je n'y serai pas repris s'il en réchappe; il faut le marier. » Maréchal avec qui il était seul à l'écart ne fit pas semblant de l'entendre; il tâcha de lui remettre l'esprit, et le renvoya se coucher. Ce fut l'époque du renvoi de l'infante. M. le Duc en a voit indignement usé avec le fils de feu M. le duc d'Orléans, qui l'avait comblé de considération et de grâces, et y avait eu beau jeu et à bon marché avec [ce] prince. Il redoutait comme la mort de se voir soumis à lui; et, pour l'éviter, il voulut mettre le roi en état d'avoir promptement des enfants. Ainsi, faisant à l'Espagne une aussi cruelle injure, que la tromperie jusqu'au moment et la manière de l'exécution rendirent encore plus sensible, il compta bien sur une haine irréconciliable, et se jeta de plus en plus à l'Angleterre.

Son règne trop violent pour durer, se termina comme on sait par n'avoir pu se résoudre à se séparer de Mme de Prie, ni elle à laisser gouverner Fleury qui se lassa d'avoir compté vainement d'en avoir la réalité, et d'en laisser à M. le Duc la figure et, l'apparence. Ce prince succéda à M. le duc d'Orléans à l'instant de sa mort, le 23 décembre 1723, et finit le lundi de la Pentecôte 1726, par l'ordre que lui porta le duc de Charost, capitaine des gardes du corps, un moment après que le roi fut parti de Versailles pour aller à Rambouillet, de se retirer sur-le-champ à Chantilly, où il alla à l'heure même accompagné par un lieutenant des gardes du corps.

Le cardinal Fleury, qui ne l'était pas encore, mais qui le devint six semaines ou deux mois après, prit donc le jour même les rênes du gouvernement, et ne les a quittées avec la vie que tout à la fin de janvier 1743. Jamais roi de France, non pas même Louis XIV, n'a régné, d'une manière si absolue, si sûre, si éloignée de toute contradiction, et n'a embrassé si pleinement et si despotiquement toutes les différentes parties du gouvernement, de l'État et de la cour, jusqu'aux plus grandes bagatelles. Le feu roi éprouva souvent des embarras par la guerre domestiqué de ses ministres, et quelquefois par les représentations de ses généraux d'armée et de quelques grands distingués de sa cour. Fleury les tint tous à la même mesure sans consultation, sans voix de représentation, sans oser hasarder nul débat entre eux. Il ne les faisait que pour recevoir et exécuter ses ordres; sans la plus légère réplique, pour les exécuter très ponctuellement et lui en rendre simplement compte sans s'échapper une ligne au delà, et sans que pas un d'eux ni des seigneurs de la cour, des dames ni des valets qui approchaient le plus du roi, osassent proférer une seule parole à ce prince de quoi que ce, soit, qui ne fût bagatelle entièrement indifférente. Comment il gouverna, c'est ce qui dépasse de loin le temps que ces Mémoires doivent embrasser. Je dirai seulement ici ce qui fait la suite nécessaire de cette digression.

Il trouva le gouvernement entièrement monté au ton de l'Angleterre, et un ambassadeur de cette couronne bien plus mesuré, mais aussi bien plus habile que n'avait été Stairs, auquel il avait succédé. C'était Horace Walpole, frère de Robert, qui gouvernait alors principalement en Angleterre. La partie n'était pas égale entre eux. Horace, nourri dans les affaires comme le sont tous les Anglais, mais de plus, frère et ami de celui qui les conduisait toutes, qui les consultait avec lui de longue main, et qui le dirigeait de Londres, étaient l'un et l'autre deux génies très distingués. Je dirai seulement qu'il avait passé sa vie d'abord dans l'intimité, après à se pousser et à faire sa cour à tout le monde, puis dans les ruelles, les parties, les bonnes compagnies, loin de toute étude, de toute affaire, de toute espèce d'application; enfin évêque, de la manière qu'on l'a vu dans ces Mémoires, et depuis qu'il le fut confiné quelquefois dans un trou solitaire, tel qu'est Fréjus, mais la plupart du temps dans les bonnes villes et les meilleures maisons de la Provence et du Languedoc avec la bonne compagnie, dont il se fit toujours désirer. Il n'avait donc pas la plus légère notion d'affaires, lorsqu'il prit tout à coup le timon de toutes. Il avait alors soixante-douze ou soixante-treize ans, et de ce moment, il en fut toujours moins occupé, quoiqu'il en disposât seul et uniquement de toutes, que de se maintenir dans cette autorité, et de la porter au comble où, dix-huit ans durant, on l'a vue sans le plus petit nuage. Le léger travail de M. le Duc avec le roi lorsqu'il était premier ministre, où Fleury s'était introduit en tiers d'abord, n'avait pu lui donner la moindre teinture d'affaires. Il ne s'y agissait que des grâces à distribuer, en présenter la liste toute faite, en dire deux mots fort courts, car M. le Duc n'avait pas le don de la parole, et faire mettre le bon du roi au bas de la feuille. Cela donnait lieu seulement à Fleury de dire quelque chose surs les sujets et de l'emporter quelquefois aussi quand il s'agissait de bénéfices.

M. le Duc, peut-être mieux Mme de Prie, qui le gouvernait et qui était elle-même conduite par les Pâris, s'ennuya de ce témoin unique de ce travail, et pour s'en défaire pratiqua un jour, qu'au moment que M. le Duc allait arriver pour le travail, et que le cardinal était déjà entré, le roi prit son chapeau, et sans rien dire au cardinal s'en alla chez la reine qu'il trouva dans son cabinet, qui l'attendait avec M. le Duc. Le cardinal demeura seul plus d'une heure dans le cabinet du roi à se morfondre. Voyant le temps du travail bien dépassé il s'en alla chez lui, envoya chercher son carrosse et s'en alla coucher à Issy au séminaire de Saint-Sulpice, où il s'était fait une retraite pour s'y reposer quelquefois. En attendant son carrosse il écrivit au roi en homme piqué, et très résolu de partir sans le voir pour s'en aller pour toujours dans ses abbayes. Il l'envoya à Nyert, premier valet de chambre en quartier. Quelque temps après le roi revint chez lui et Nyert lui donna la lettre. Les larmes, car, il était bien jeune, le gagnèrent en la lisant, il se crut perdu n'ayant plus son précepteur, et s'alla cacher sur sa chaise percée. Le duc de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre en année, arriva là-dessus. Nyert lui conta ce qui était arrivé du travail, de la lettre, des larmes, et de la fuite sur la chaise percée. Le duc de Mortemart y entra et le trouva dans la plus grande désolation. Il eut peine à tirer de lui ce qui l'affligeait de la sorte. Dès qu'il le sut, il représenta au roi qu'il était bien bon de pleurer pour cela, puisqu'il était le maître d'ordonner à M. le Duc d'envoyer de la part de Sa Majesté chercher Fleury, qui sûrement ne demanderait pas mieux, et dans l'extrême embarras où il vit le roi là-dessus, il s'offrit d'en aller porter sur-le-champ l'ordre à M. le Duc. Le roi délivré sur l'exécution l'accepta, et le duc de Mortemart alla tout aussitôt chez M. le Duc qui se trouva fort étourdi, et qui après une courte dispute obéit à l'ordre du roi. Comme la chose était arrivée avant le soir sur la fin de l'après-dînée elle fit grand bruit et force dupes, car on ne douta pas que Fleury ne fût perdu et chassé sans retour, qui n'eût été cardinal ni premier ministre de sa vie, si M. le Duc l'eût fait paqueter sur le chemin d'Issy et fait gagner pays toute la nuit. Le roi aurait bien pleuré, mais la chose serait demeurée faite; M. de Mortemart n'aurait pas porté l'ordre à temps. Après cet éclat il fallait que l'un chassât l'autre. L'un était prince du sang, premier ministre et sur les lieux, tandis que l'autre, sans nul appui courait la poste, ou pour le moins les champs vers un exil. Qui que ce soit n'eût osé faire tête à M. le Duc, ni peut-être voulu quand on l'aurait pu, et l'un demeurait perdu et l'autre pour toujours le maître. Voici pourquoi je raconte ici cette anecdote, qui outrepasse le temps que ces Mémoires doivent embrasser. Walpole, averti de tout à temps, le fut de cette aventure; il ménageait Fleury comme un homme qui pointait, et que l'amitié de mie pouvait conduire loin. Il alla sur-le-champ à Issy, et par cette démarche se dévoua personnellement le cardinal à un point qui est inexprimable, et dont je ne puis douter comme on va le voir.

Fleury était incapable non seulement d'accepter des présents et des pensions étrangères, mais hors de toute mesure qu'on osât lui en présenter. Ce ne fut donc pas cette voie qui le gagna, c'est peu dire, qui le livra à l'Angleterre, et encore sans penser à elle ni à l'intérêt de cette couronne, et c'est ce qu'il faut maintenant expliquer. Pour le bien faire il faut dire ici que je fus toujours en usage que lui et moi nous nous parlions de tout. Il trouva toujours très bon que je lui demandasse à quoi il en était avec telle ou telle puissance; il m'y répondait toujours franchement et avec détail. Très ordinairement aussi il m'en parlait le premier, si bien même qu'allant chez lui pour lui parler de choses qui me regardaient, et craignant d'y être interrompu, faute de temps, par l'heure pour lui d'aller chez le roi, ou par quelque autre nécessité semblable, je lui fermais souvent la bouche sur les affaires, en lui disant que j'étais là pour les miennes, que je craignais de manquer de temps, et qu'après que je lui aurais expliqué ce qui m'amenait, je serais ravi d'apprendre ensuite ce qu'il voudrait bien me dire; et en effet, quand j'avais achevé, il revenait à me parler d'affaires d'État, quelquefois de cour, mais jamais qu'en récit, en raisonnements de sa part et de la mienne, sans rien qui approchât de la consultation. Cela suffit ici; on pourra voir dans la suite ce qui m'avait mis et établi dans cette stérile confiance. J'ajouterai seulement que jamais en aucun temps ni moment son cabinet ne me fut fermé, et qu'à moins de cause majeure et rare c'était toujours moi qui le quittais; qu'il ne me montra jamais qu'il trouvât que c'était assez demeurer avec lui, et que souvent il me retenait, me demandait pourquoi je m'en allais, causait en me suivant à la porte, et assez souvent encore quelque peu debout devant la porte avant de l'ouvrir.

Ce ministre tourna une vertu en défaut que je lui ai souvent reproché. La vie pauvre qu'il avait menée jusqu'à son épiscopat, car il avait d'ailleurs très peu de bénéfices, celle surtout qu'il avait menée dans sa jeunesse dans les collèges et les séminaires, l'avait accoutumé à une vie dure, à se passer de tout, et à une grande épargne; mais cette habitude n'avait point dégénéré en, lui comme en presque tous ceux qui sortent d'une longue pauvreté, surtout destituée de naissance, en soif d'argent, de biens, de bénéfices, d'entasser et d'accumuler des revenus, ou en avarice crasse et sordide. C'était l'homme du monde qui se souciait le moins d'avoir, et qui, maître de se procurer tout ce qu'il aurait voulu, s'est le moins donné, comme il y a paru dans tout le cours de son long et toujours tout-puissant ministère. Mais avec ce désintéressement personnel et cette simplicité même portée trop loin, de table, de maison, de meubles et d'équipages, et libéral du sien aux pauvres, à sa famille, même à quelques amis, sans faire pour soi le moindre cas de l'argent, il l'estima trop en lui-même, et non content d'une sage et discrète économie, choqué à l'excès des profusions des ministères qui avaient précédé le sien, il tomba dans une avarice pour l'État et pour les particuliers, dont les suites ont été très funestes. Quelque curieux et important que cela soit, ce n'est pas ici le lieu de traiter cette matière, qui peut-être se pourra retrouver ailleurs. Il suffit de dire ici qu'il excellait aux ménages de collège et de séminaire, et qu'on pardonne ce mot bas, au ménage des bouts de chandelle, parce qu'à la lettre il a fait pratiquer ce dernier, dont le roi pourtant se lassa, dans ses cabinets, et dont un malheureux valet se rompit le cou sur un degré du grand commun. Un autre défaut encore trop commun à ceux qui occupent de grandes places, et qui a mené le cardinal Fleury bien loin, sans s'en être pu corriger par les fatales expériences, c'est qu'il prenait aisément les hommages, les avances, les louanges, les fausses protestations des étrangers et des souverains, pour réels et pour estime, de sa personne, pour confiance en lui, même pour amitié véritable, sans songer qu'il ne les devait qu'à l'importance de sa place et au besoin qu'ils avaient de lui, ou [au] désir de le gagner et de le tromper, comme il l'a été de presque toutes les puissances de l'Europe l'une après l'autre.

Pensant et agissant de la sorte, Walpole, qui en savait bien plus que lui, se le dévoua et au gouvernement d'Angleterre. Il joignit à ses adorations, à ses hommages, à son air de respect, d'attachement et d'admiration personnels, ceux de son frère qui gouvernait l'Angleterre, et tous deux parvinrent à le persuader qu'ils ne se gouvernaient que par ses conseils. Leur grand objet était triple, et ils le remplirent triplement et complètement: empêcher que la France ne relevât sa marine et leur donnât d'inquiétude sur Dunkerque, etc., et se conserver par là l'empire de la mer et du commerce, en sapant doucement ce qui nous en restait; tenir la France et l'Espagne en jalousie et mal ensemble, tant par celle de toute l'Europe de l'union des deux branches royales, et de ses suites, que pour saper aussi le commerce d'Espagne de plus en plus, et à continuer à s'établir à ses dépens et à sa ruine dans les Indes; enfin par rapport à Hanovre et autres États du roi Georges en Allemagne, se rendre considérables à l'empereur par disposer à son égard de la France: tous ces trois points furent aisés à Walpole. Indépendamment de ses manèges auprès du cardinal, l'avarice de celui-ci l'empêcha non seulement de vouloir rien écouter sur le rétablissement de la marine; mais elle le poussa à tous les ménages qui en achevèrent la destruction. Pour le commerce, la crainte de blesser les Anglais qu'il croyait gouverner faisait avorter les mesures et les propositions les plus sages, et lui fermait les oreilles aux plaintes les plus criantes, dont j'ai vu sans cesse Fagon désolé, qui était un conseiller d'État très distingué, mon ami, qui avait deux fois refusé la place de contrôleur général, qui avait grande autorité dans les finances et qui était à la tête du commerce, par qui j'en ai su des détails infinis.

L'article de l'Espagne ne fut pas plus difficile. Comme je ne dis que ce que je sais, et, que j'avoue sans honte, et pour l'amour de la vérité ce que j'ignore, je suivrai ici la même route. Dès l'entrée du cardinal dans les affaires, il s'éleva des nuages entre l'Espagne et lui personnellement, dont j'ai toujours ignoré la cause, quoique j'aie tâché de la découvrir. Ces nuages allèrent toujours croissant, et mirent enfin un mur de séparation personnelle entre la reine d'Espagne et lui, qui monta jusqu'à l'aversion des deux côtés, et réciproquement peu ménagés jusqu'à l'indécence. J'ai toujours cru que le renvoi de l'infante en était la source, qui en effet n'eût pu se faire sans lui, quoique M. le Duc eût enfin fait sa paix apparente par l'abbé de Montgon, qu'il envoya en Espagne, exprès sous une autre couleur. Mais ces choses, qui ne sont pas de l'espace de ces Mémoires, nous mèneraient ici trop loin. On peut juger que Walpole, trouvant de telles dispositions, à l'égard de l'Espagne, n'eut pas de plus grand soin que de jeter de l'huile sur ce feu; et il eut la joie sous tout ce ministère de voir la France et l'Espagne intérieurement dans le plus funeste éloignement, quoi que l'Espagne pût quelquefois faire, et qu'osassent doucement hasarder le peu de gens qui, pouvant quelquefois dire quelque mot au cardinal, pensaient que le plus essentiel intérêt de la France, comme le plus véritable, était l'union intime avec l'Espagne, comme il m'est souvent et toujours inutilement arrivé. Ces deux points gagnés, le dernier n'était pas difficile, et les Anglais parvinrent aisément à lui persuader que ce n'était que par eux qu'il pouvait amener l'empereur aux choses qui conviendraient à la France, tellement, qu'enivré de leur encens et de leur discours, il se conduisit entièrement à leur gré sur toutes choses, jusqu'à ce qu'après plusieurs années ils le méprisèrent, parce qu'ils n'en avaient plus besoin, et qu'ils avaient formé aux dépens de la France des alliances qui leur convenaient davantage. Ils passèrent donc pour flatter les Anglais et leurs nouveaux confédérés jusqu'à montrer en plein parlement les lettres qu'ils avaient gardées de lui, et en faire des dérisions publiques. Souvent j'avais hasardé de lui parler de marine, de commerce et de cet abandon aux Anglais, nos plus ardents et invétérés ennemis; car les torys qui nous avaient sauvés sous la reine Anne, étaient en butte aux whigs depuis sa mort et anéantis, et l'abbé Dubois, secondé de Canillac et du duc de Noailles, les avait fait abandonner publiquement et sacrifier par M. le duc d'Orléans. C'étaient donc ceux qui avaient appelé le roi Guillaume et la ligue protestante, c'est-à-dire les plus envenimés ennemis de la France, qui régnaient en Angleterre, et qui depuis la mort du feu roi gouvernaient la France à leur plaisir. Quand je pressais le cardinal Fleury. « Vous n'y êtes pas, me répondait-il avec un sourire de complaisance. Horace Walpole est mon ami personnel. Il est le seul qui ait osé me venir voir à Issy, lorsque j'y étais prêt à partir me retirer dans mes abbayes. Il a toute confiance en moi. Croiriez-vous qu'il me montre les lettres qu'il reçoit d'Angleterre, et toutes celles qu'il y écrit, que je les corrige, et que souvent je les dicte. Je sais bien ce que je fais. Son frère a la même confiance. Il faut laisser dire que je m'abandonne à eux, et moi je vous dis que je les gouverne, et que je fais de l'Angleterre tout ce que je veux. » Jamais il n'a pu se mettre dans l'esprit qu'un ministre d'Angleterre ne risquait rien de l'aller voir à Issy. S'il était chassé, c'était un coup d'épée dans l'eau, qui ne mettait Walpole en nulle crise de M. le Duc, sous la coupe duquel il ne pouvait être en aucune sorte; et si le cardinal était rappelé, comme il arriva, c'était s'être fait un mérite auprès de lui sans le moindre risque et à très grand marché. Il put aussi peu se déprendre de l'opinion qu'il gouvernait les Walpole, qu'après l'éclat dont je viens de parler, qui le mit au désespoir d'une telle duperie, mais dont il se garda bien de se plaindre à moi ni à personne, et moi aussi de lui en parler depuis.

De tout ce récit abrégé de la fortune de l'Angleterre par l'abbé Dubois, puis par Mme de Prie sous M. le Duc, enfin du temps du cardinal Fleury en France et de ce qui s'est passé en Espagne sous Albéroni et ses successeurs, tous gens, et en France et en Espagne, qui, par le néant de leur naissance et par leur isolement personnel, n'étaient pas pour prendre grand intérêt à l'État qu'ils ont gouverné, ni pour être touchés d'aucun autre que du leur propre sans le plus léger balancement ni remords, on voit de quel funeste poison est un premier ministre à un royaume. Soit par intérêt, soit par aveuglement, quel qu'il soit, il tend avant tout et aux dépens de tout à conserver, affermir, augmenter sa puissance; par conséquent son intérêt, ne peut être celui de l'État qu'autant qu'il peut concourir ou compatir avec le sien particulier. Il ne peut donc chercher qu'à circonvenir son maître, à fermer tout accès à lui, pour être le seul qui lui parle et qui soit uniquement le maître de donner aux choses et aux personnes le ton et la couleur qui lui convient, et pour cela se rendre terrible et funeste à quiconque oserait dire au roi le moindre mot qui ne fût pas de la plus indifférente bagatelle. Cet intérêt de parler seul et d'être écouté seul lui est si cher et si principal, qu'il n'est rien qu'il n'entreprenne et qu'il n'exécute pour s'affranchir là-dessus de toute inquiétude. L'artifice et la violence ne lui coûtent rien pour perdre quiconque lui peut causer la moindre jalousie sur un point délicat, et pour donner une si terrible leçon là-dessus, que nul sans exception ni distinction n'ose s'y commettre. Par même raison, moins il est supérieur en capacité et en expérience, moins veut-il s'exposer à consulter, à se laisser représenter, à choisir sous lui de bons ministres, soit pour le dedans, soit pour le dehors. Il sent qu'ayant un intérêt autre que celui de l'État, il réfuterait mal les objections qu'ils pourraient lui faire, parce que son opposition à s'y rendre viendrait de cet intérêt personnel qu'il veut cacher; c'est par cette raison et par celle de craindre d'être jamais pénétré qu'il ne veut choisir que des gens bornés et sans expérience; qu'il écarte tout mérite avec le plus grand soin; qu'il redoute les personnes d'esprit, les gens capables et d'expérience; d'où il résulte qu'un gouvernement de premier ministre ne peut être que pernicieux. Je ne fais ici qu'écorcher la matière que j'aurai lieu ailleurs d'étendre davantage; venons au point qui m'a engagé à cette digression; il est bien court, bien fatal. Le voici :

L'expérience de plusieurs siècles doit avoir appris ce qu'est l'Angleterre à la France; ennemie de prétentions à nos ports et à nos provinces, ennemie d'empire de la mer, ennemie de voisinage, ennemie de commerce, ennemie de colonies, ennemie de forme de gouvernement; et cette mesure comblée par l'inimitié de la religion, par les tentatives d'avoir voulu rétablir la maison Stuart sur le trône malgré la nation, ce qu'elle a de commun avec le reste de l'Europe, ce qui l'a unie avec les autres puissances contre la nôtre, et qui en maintient l'union; la jalousie extrême de voir l'Espagne dans la maison de France, et la terreur que toute l'Europe conçoit de ce que pourrait l'union des deux branches royales pour leur commune grandeur, si elles avaient être guidées par la sagesse de l'esprit, qui a sans cesse présidé aux conseils des deux branches couronnées de la maison d'Autriche en Allemagne et en Espagne, et qui les a portées à un tel degré de grandeur et de puissance malgré la vaste séparation de leurs États, inconvénient qui l'a sans cesse embarrassée, et qui ne se trouve point entre la France et l'Espagne dont les terres et les mers sont contiguës. La même expérience apprend aussi que la France a toujours eu tout à craindre de l'Angleterre tant qu'elle a été paisible au dedans; que la France même, sans s'en mêler, a tiré les plus grands avantages des longues et cruelles divisions de la Rose blanche et de la Rose rouge, et depuis, des secousses par intervalles que l'autorité et les passions de Henri VIII y ont, causées; enfin des longs troubles qui y ont porté Cromwell à la suprême puissance. Marie a peu régné, et dans l'embarras de rétablir la religion catholique après le court règne de son frère mineur. Élisabeth, cette reine si fameuse, était personnellement amie de Henri IV, et d'ailleurs, elle ne laissait pas de se trouver embarrassée de l'Écosse, de l'Irlande même, et de son sexe encore avec des sujets qui la pressaient de se marier, n'osant les refuser, et ne voulant pourtant partager son trône avec personne. La faiblesse de Jacques Ier, sa maladie d'être auteur et d'exceller en savoir, sa passion pour la chasse, son dégoût pour les affaires, empêchèrent de son temps l'Angleterre d'être redoutable. Son petit-fils, rétabli après de si étranges révolutions, était ami personnel du feu roi, et eut pourtant la main forcée par son parlement pour lui déclarer la guerre, et eut beaucoup de mouvements domestiques à essuyer. Du court règne de Jacques II, ce n'est pas la peine d'en parler. La France a cruellement senti tout le règne de Guillaume; et, si les fins de celui de la reine Anne l'en ont consolée, ce n'a pas été sans le payer chèrement par Dunkerque, et toutes les entraves de cette côte mise à découvert. On voit de plus quel fut l'esprit des Anglais à son égard après la paix, et en haine de là paix. Il n'y a qu'à lire ce que Torcy en rapporte et qu'on trouvera ici dans les Pièces.

Il est donc clair que l'intérêt sensible de la France, est autant qu'elle le peut sagement, d'exciter et d'entretenir les troubles domestiques parmi une nation qui y est elle-même si portée. C'est ce que le feu roi projetait, et que la mort l'empêcha d'exécuter. Tout était prêt. Il n'y avait qu'à suivre, lorsque l'intérêt de l'abbé Dubois l'empêcha par Canillac et par le duc de Noailles. Il n'y a qu'à lire ce qui est rapporté dans ces Mémoires, d'après Torcy, sur les affaires étrangères pour voir que l'Angleterre fût continuellement agitée dans l'intérieur, qu'elle avait tout à craindre de l'entreprise, d'une révolution, à laquelle la position de la France à son égard pouvait donner le plus grand branle; que l'Angleterre avait infiniment plus besoin de la France que la France de l'Angleterre; que cette dernière le sentait parfaitement, et payait de l'audace de Stairs et, de l'artifice de ceux qu'ils avaient gagnés auprès du régent, et que depuis que l'abbé Dubois eut pris le grand vol dès son premier passage en Angleterre, cette dernière couronne n'eut plus, non seulement rien à craindre de la France, mais lui commanda despotiquement par l'intérêt de l'abbé Dubois, par celui de Mme de Prie ensuite, enfin par l'avarice si mal entendue du cardinal de Fleury pour la marine, et sur le reste par l'ensorcellement que Horace Walpole eut l'art de lui jeter. Dans tous ces temps, on a pu troubler l'Angleterre par le prétendant, comme on peut en tirer les preuves des extraits des lettres faits par Torcy et depuis la régence encore. En aucun temps on en a jamais fait que de misérables et très rares semblants. L'affaire infâme de Nonancourt déshonorera toujours le temps où elle arriva; et l'entreprise échouée du prince de Galles, en 1746, est une chose qui ne peut avoir de nom.

Ce qui résulte de tout ce qu'on vient de voir, c'est que la marine de France se trouve radicalement détruite, son commerce par conséquent, tous les magasins épuisés, les constructions impossibles; qu'elle ne peut hasarder de vaisseaux à la mer qu'ils ne soient pourchassés en quelque endroit que ce soit, de toute la vaste étendue des mers de l'un et de l'autre monde; que ses ports et ses côtes sont exactement bloqués, ses meilleures colonies enlevées, ce qui lui en reste très menacé et à la discrétion des Anglais, quand il leur plaira d'en prendre sérieusement la peine. Nul contrepoids à la puissance maritime de l'Angleterre, qui couvre toutes les mers de ses navires. La Hollande, qui en gémit intérieurement, n'ose pas même le montrer. L'Espagne ne pourra de longtemps se relever de la fatale assistance que nous avons prêtée à l'Angleterre de ruiner sa marine et d'estropier son commerce et ses établissements des Indes; et il faudrait à la France trente ans de paix et du plus sage gouvernement pour remonter sa marine au point que Colbert et Seignelay l'ont laissée. C'est, avec bien d'autres maux, ce que la France doit aux premiers ministres qui l'ont gouvernée depuis la mort du feu roi. Ainsi l'Angleterre triomphe de notre ineptie. Tandis qu'elle étourdit le monde de ce grand mot de contre-poids et d'équilibre de puissance en Europe, elle a usurpé le plein empire de toutes les mers et de tout commerce. L'abondance des richesses qu'elle en retire la met en état d'exécuter tout ce qui lui convient, et de payer la reine de Hongrie, la Hollande, le roi de Sardaigne contre la France, de faire renaître une seconde maison d'Autriche des cendres de la première, et de faire à la France la plus cruelle guerre, en laquelle le cardinal Fleury s'est imbécilement laissé engager par l'intérêt d'un très simple particulier (Belle-Ile), qu'il haïssait, et dont il se défiait, sans que contre tant de puissances ennemies on puisse encore apercevoir une fin possible, ni à quel prix la France pourra obtenir la paix, après des victoires et des conquêtes qui ne l'en éloignent guère moins que n'ont fait les tristes et profondes pertes qu'elle a faites en Allemagne et en Italie .

Comparons maintenant le gouvernement de nos ennemis avec le nôtre, et tâchons de voir enfin la source déplorable de nos malheurs. La France et l'Espagne, gouvernées par des gens de robe et de peu, ensuite par des premiers ministres encore moindres; les uns et les autres en garde continuelle contre la naissance, l'esprit, le mérite, l'expérience, uniquement occupés à les écarter, et de leur cabinet à gouverner ceux qu'ils employaient au dehors, et à commander les armées. Je n'en dis pas davantage, et je renvoie sur cette importante matière à ce qui s'en trouve ici sur le règne du feu roi, et à ce qui vient d'être courtement dit des premiers ministres, qui depuis sa mort ont gouverné la France et l'Espagne. Les cours de Turin, de Londres et de Vienne ont le bonheur de détester de tout temps cette sorte de gouvernement; les premiers ministres y sont inconnus depuis des siècles, et la robe y est avec l'honneur qu'elle mérite dans les fonctions qui lui sont propres; mais la nécessité de porter un rabat pour être capable de toutes les parties civiles, politiques, militaires du gouvernement, privativement à toute autre condition et profession, est une gangrène dont ces cours n'ont jamais été susceptibles, et dont notre fatal exemple les saura de plus en plus préserver.

Ces puissances n'emploient dans leurs conseils que, des gens de qualité, et le plus qu'il se peut distinguée, persuadées qu'elles sont que la noblesse des sentiments et l'attachement à la prospérité de l'État auquel ils tiennent par leur naissance, leurs terres, leurs alliances, leur état en tout genre, est un gage certain de leur conduite qui les éloigne de l'indifférence pour le général, et de l'ardeur pour la fortune prompte et particulière, des nuisibles efforts de rapide élévation dont l'honneur et la position des personnes de qualité les préserve. On s'y garde bien des choix au hasard, surtout de confier les plus importants ministères à qui n'en a aucune notion. Ces cours qui n'ont jamais été tachées de la pernicieuse persuasion que leur pouvoir et leur prospérité consiste à faire que tout soit peuple, et peuple ignorant et sans émulation, sont au contraire appliquées à essayer des sujets pour les divers ministères de toutes les parties du gouvernement, à les employer par degrés dans le civil et le politique, comme dans le militaire, à laisser promptement tomber les ineptes, à pousser les autres, suivant leurs talents, à ne laisser pas languir ceux qui montrent valoir dans la lenteur des degrés et des grades; et par cette conduite elles ont toujours à choisir pour le grand en tout genre. Avant les malheurs de Lintz, de Prague, etc., que serait devenue la reine de Hongrie, réduite à quitter Vienne, si son conseil ou plutôt ses conseils avaient été uniquement composés de quatre ou cinq ministres de l'espèce du nôtre? Les siens, attachés de père en fils à sa maison par leurs alliances, par leurs terres, par leur état qui se perdait avec le sien, tous généraux d'armée ou expérimentés en maniement d'affaires, tous en dignités et en considération par leur naissance, se sont surpassés en efforts pour la soutenir, et de la situation la plus désespérée l'ont ramenée à celle où on la voit aujourd'hui par leur science politique et militaire, et par l'autorité de leur naissance, de leurs alliances, de leur crédit dans les provinces héréditaires et dans le reste de l'Allemagne. Je n'irai pas plus loin dans une matière également importante et inutile. Théorie, comparaison, expérience, tout en montre l'importance; et le pli fatal que la France a pris là-dessus, l'inutilité d'espérer un changement si salutaire. Le fil des choses m'a naturellement emporté à cette digression, et la douleur de la situation présente de la France à n'en pas taire les causes. À mon âge et dans l'état où est ma famille, on peut juger que les vérités que j'explique ne sont mêlées d'aucun intérêt. Je serais bien à plaindre, si c'était par regret d'être demeuré oisif depuis la mort de M. le duc d'Orléans. J'ai appris dans les affaires que s'en mêler n'est beau et agréable qu'au dehors, et de plus, si j'y étais resté, à quelles conditions? et il serait temps de m'en retirer à présent où je n'aurais plus qu'à envisager le compte que j'aurais à en rendre à celui qui domine le temps et l'éternité, et qu'il demandera bien plus rigoureusement aux grands effectifs et aux puissants de ce monde, qu'à ceux qui se sont mêlés de peu ou de rien.

Avant de prendre sérieusement la suite de ces Mémoires où cette digression l'a interrompue, je ne veux pas oublier une bagatelle, parce qu'elle caractérise M. le duc d'Orléans, et qu'elle m'a échappé et m'échapperait encore si je ne la saisissais dans cet intervalle de choses, au moment qu'elle me revient dans l'esprit. La dernière année de la vie du feu roi, le chapitre de Denain députa deux de ses chanoinesses pour venir représenter ici les dommages et la ruine que leurs biens et leur maison avait souffert du combat qui s'était donné chez elles, et dont la victoire fut le commencement de la résurrection de la France. Je les avais souvent vues dans les tribunes à la messe du roi, et su qui elles étaient et pourquoi venues. Mme de Dangeau les protégea, mais le roi mourut sans qu'on eût songé à elles. La régence formée, elles s'adressèrent aux maréchaux de Villeroy et de Villars, et au duc de Noailles, parce que leur demande allait aux finances à cause de la guerre. Elles frappèrent encore à d'autres portes inutilement plus d'un an, et souvent, à ce qu'elles m'ont dit depuis, très mal reçues et éconduites. Lassées d'un séjour si long, si infructueux et si coûteux pour l'état où elles étaient, et voulant apparemment ne laisser rien qu'elles n'eussent tenté, elles vinrent me parler. L'une s'appelait Mme de Vignacourt, l'autre Mme d'Haudion. Je les reçus avec l'ouverture qu'on doit à des personnes pressées et malheureuses, et avec la politesse et les égards que leur naissance et leur état demandait. Elles en furent assez surprises pour que je le pusse remarquer; c'est qu'elles n'y avaient pas été accoutumées, à ce qu'elles me dirent depuis, par ceux à qui elles s'étaient auparavant adressées, et j'en fus d'autant plus étonné du duc de Noailles particulièrement, qu'encore que sa naissance n'ait pas besoin d'appuis, il montre le cas qu'il fait de la bricole un peu fâcheuse de l'alliance de Vignacourt par le portrait en pied qu'il a chez lui, en grand honneur et montre, d'un des deux grands maîtres de Malte du nom de Vignacourt, qui étaient oncles de Française de Vignacourt qui, faute de bien apparemment, épousa Antoine Boyer, dont elle eut Louise Boyer, mère du cardinal, du bailli, et du maréchal de Noailles, et de la marquise de Lavardin, femme d'une rare vertu et d'un singulier mérite, qui a été l'unique mais forte mésalliance des aînés de Noailles de père en fils. Elle était sueur de la vieille Tambonneau, dont j'ai parlé ici en son temps, et de Mme de Ligny dont le mari était aussi fort peu de chose, et qui fut mère de la princesse de Fürstemberg, dont j'ai parlé aussi. Pour revenir aux chanoinesses, je m'instruisis de leur affaire; j'en rendis compte à M. le duc d'Orléans, et lui représentai la justice de leur demande, le mérite de son origine, qui avait commencé le salut de l'État chancelant, l'indécence d'une si longue poursuite et la réputation bonne ou mauvaise qui en résultait dans le pays étranger. J'ajoutai ce qu'il y avait à dire sur la considération du chapitre et du besoin pressant de ces filles de qualité, surtout des deux députées qui se consommaient en frais à Paris. Tout cela fut bien reçu, bien écouté; mais je fus six mois à poursuivre cette affaire.

Ces chanoinesses, qui n'espéraient plus rien que de mon côté, et que je consolais de mon mieux, que j'avais accoutumées à venir dîner assez souvent chez moi, me témoignèrent de plus en plus de l'ouverture, et finalement m'avouèrent qu'on les allait mettre hors de leur logis, sans savoir que devenir. J'allai le lendemain exprès de bonne heure chez Mme la duchesse d'Orléans, que je voyais de règle une fois ou deux la semaine seule ou tout au plus. Mme Sforze et quelquefois M. le comte de Toulouse en tiers. Je trouvai M.. le duc d'Orléans seul avec elle, à l'entrée de son petit jardin en dehors, où ils étaient assis auprès du fond de l'appartement; je m'y assis avec eux, et la conversation dura assez longtemps. Comme je voulus m'en aller, je priai M. le duc d'Orléans de me donner deux écus, avec un sérieux qui augmenta la surprise de la demande. Après m'être bien laissé faire des questions sur cette plaisanterie, moi toujours insistant que ce n'en était point une, que très véritablement je lui demandais deux écus et que je ne croyais pas qu'il voulût me les refuser; à la fin je lui dis l'état où ces deux chanoinesses étaient réduites par la longueur de leur séjour à Paris et la lenteur sans fin de leur rendre justice; que de moi elles ne prendraient pas de l'argent, que de lui elles n'en feraient pas difficulté; que les deux écus que je lui demandais étaient pour les leur donner de sa part, afin qu'elles eussent au moins pour quelques jours à dîner de quelque gargote. Tous deux se mirent à rire, et moi de moraliser sur une situation si extrême pour ne vouloir pas décider et finir. Je m'en allai avec promesse plus satisfaisante que je n'en avais encore pu tirer; j'eus soin d'en presser l'effet. Au bout d'un mois j'eus l'expédition de ce que le chapitre demandait, une gratification honnête aux deux chanoinesses, pour les sortir de Paris et les reconduire chez elles, et leur fis faire leur payement. Je n'ai jamais vu deux filles si aises ni plus reconnaissantes; je leur contai ce sarcasme des deux écus qui avaient enfin terminé leur affaire, dont elles rirent de bon coeur. J'eus de grands remerciements de l'abbesse et du chapitre, et tous les ans une lettre de souvenir des deux chanoinesses tant qu'elles ont vécu. Revenons maintenant à des choses plus sérieuses.

CHAPITRE XV. §

Mouvements audacieux du parlement contre l'édit des monnaies. — Le parlement rend un arrêt contre l'édit des monnaies, lequel est cassé le même jour par le conseil de régence. — Prétextes du parlement, qui fait au roi de fortes remontrances. — Conseils de régence là-dessus. — Ferme et majestueuse réponse au parlement en public, qui fait de nouvelles remontrances. — Le don gratuit accordé à l'ordinaire, par acclamation, aux états de Bretagne. — Leurs exilés renvoyés. — Question d'apanages jugée en leur faveur au conseil de régence. — Absences singulières. — Cinq mille livres de menus plaisirs par mois, faisant en tout dix mille livres, rendues au roi. — Manèges du parlement pour brouiller, imités en Bretagne. — Saint-Nectaire, maréchal de camp, fait seul lieutenant général longtemps après avoir quitté le service. — Son caractère. — Mme d'Orléans fait profession à Chelles fort simplement. — Arrêt étrange du parlement en tous ses chefs. — Le parlement de Paris a la Bretagne en cadence. — Le syndic des états est exilé. — Audacieuse visite de la duchesse du Maine au régent. — Fureur et menées du duc et de la duchesse du Maine et du maréchal de Villeroy. — Commission étrange sur les finances donnée aux gens du roi par le parlement. — Bruits de lit de justice; sur quoi fondés. — Mémoires de la dernière régence fort à la mode, tournent les têtes. — Misère et léthargie du régent. — L'abbé Dubois, Argenson, Law et M. le Duc, de concert, chacun pour leur intérêt, ouvrent les yeux au régent et le tirent de sa léthargie. — M. le duc d'Orléans me force à lui parler sur le parlement. — Duc de La Force presse contre le parlement par Law, espère par là d'entrer au conseil de régence. — Mesures du parlement pour faire prendre et pendre Law secrètement, en trois heures de temps. — Le régent envoie le duc de La Force et Fagon conférer avec moi et Law. — Frayeur extrême et raisonnable de Law. — Je lui conseille de se retirer au Palais-Royal, et pourquoi. — Il s'y retire le jour même. — Je propose un lit de justice aux Tuileries, et pourquoi là. — Plan pris dans cette conférence. — Abbé Dubois vacillant et tout changé.

Il y avait déjà du temps qu'on se plaignait dans les fermes générales de beaucoup de faux sauniers; les précautions y furent peu utiles; on vit de ces gens-là paraître en troupes et armés. Ce désordre ne fit que s'augmenter. Il y eut un vrai combat dans la forêt de Chantilly entre eux, des archers et des Suisses postés des garnisons voisines sur leur marche qu'on avait éventée, et les faux sauniers furent battus, leur sel pris et leurs prisonniers branchés, mais beaucoup de Suisses et d'archers tués. Les exécutions ne firent qu'en accroître le nombre, les aguerrir, les discipliner; en sorte que, ne faisant d'ailleurs de mal à personne, ils étaient favorisés et avertis partout. La chose alla si loin que des personnes principales furent plus que soupçonnées de les soutenir et de les encourager, pour s'en faire des troupes dans le besoin. Le comté d'Eu en fourmillait et en répandait un grand nombre.

Le parlement, avec les secours qu'il se promettait de M. et de Mme du Maine, de ce qui s'appelait la noblesse, des maréchaux Villeroy, de Tessé, d'Huxelles, du dépit et des respects du duc de Noailles, et de ce qui se brassait en Bretagne, n'était occupé qu'à faire contre au régent, à établir son autorité sur les ruines de la sienne, à l'ombre de sa faiblesse et de la trahison d'Effiat, de Besons et de ceux qui avaient sa confiance sur les choses qui regardaient le parlement. Dans cette vue et de faire les pères du peuple, comme l'affectent tous ceux qui pour leurs intérêts particuliers veulent brouiller et troubler l'État, [ils] mandèrent Trudaine, prévôt des marchands et conseiller d'État, à leur venir rendre compte de l'état des rentes de l'hôtel de ville, lequel prétendit qu'elles n'avaient jamais été si bien payées, et qu'il n'y avait aucun lieu de s'en plaindre. De là, ils s'en prirent à un édit rendu depuis peu sur la monnaie. Il fut proposé d'envoyer les gens du roi représenter au régent qu'il était très préjudiciable au royaume; mais, pour avoir l'air plus mesuré, ils députèrent des commissaires à l'examen de l'édit. La cour prétendait, qu'ayant été enregistré à la cour des monnaies, le parlement n'avait pas droit de s'en mêler. Dans une nouvelle assemblée du parlement, il suivit les errements qu'il avait pris dans la dernière régence et qui eurent de si grandes suites. Il résolut de demander à la chambre des comptes, à la cour des aides et à celle des monnaies, leur adjonction au parlement sur cette affaire pour des remontrances communes, et manda les six corps des marchands, et six banquiers principaux pour leur faire représenter le préjudice que ce nouvel édit apportait à leurs intérêts et en général au commerce. J'abrège et abrégerai tous ces manèges, parce que si je voulais entrer dans tous ceux qui furent pratiqués au parlement et dans les intérêts et les intrigues de tant de conducteurs de toutes ces pratiques, il faudrait en écrire un volume à part, et qui serait fort gros.

Les six banquiers et les députés des six corps des marchands comparurent à la grand'chambre, qui leur demanda des mémoires. Ils répondirent que l'affaire était assez importante pour en communiquer encore entre eux, et qu'ils les apporteraient le lendemain. Les six banquiers particuliers et affidés avaient lés leurs tout prêts qu'ils présentèrent; mais il leur fut répondu d'attendre au lendemain à les fournir avec les marchands. Ce lendemain qui fut le mercredi 15 juin, les uns et les autres apportèrent leurs mémoires, mais la lecture en fut remise au vendredi suivant, pour en conférer avec les autres cours, si elles se joignaient au parlement. La chambre des comptes avait répondu qu'elle ne pouvait rien sans avoir assemblé les deux semestres, et avoir su si ces démarches seraient agréables au régent; la cour des aides, qu'elle avait été assemblée tout le matin sans avoir pu prendre de résolution; que ce serait pour le vendredi, et qu'elle enverrait en attendant à M. le duc d'Orléans; celle des monnaies, qu'elle avait reçu une lettre de cachet pour ne se point trouver au parlement. Le vendredi 17, le parlement s'assembla le matin et l'après-dînée, puis députa au régent pour lui demander la suspension de l'édit du changement des monnaies, qu'on y fasse les changements dont le parlement sera d'avis, et qu'il lui soit envoyé ensuite pour y être enregistré. La cour des aides s'excusa de la jonction, et n'y voulut pas entendre; la chambre des comptes l'imita incontinent après, dont le parlement fut fort fâché. Il le fut aussi de ce que les six corps des marchands ne se plaignirent point de l'édit. Il n'eut donc que les six banquiers pratiqués, qui se plaignirent du ton qui leur fut inspiré. Le lendemain samedi, le parlement s'assembla encore le matin et l'après-dînée. Il envoya les gens du roi dire au régent qu'il ne se séparerait point qu'il n'eût en sa réponse. Elle fut que Son Altesse Royale était fort lasse des tracasseries du parlement; il pouvait employer un autre terme plus juste; qu'il avait ordonné à toutes les troupes de la maison du roi qui sont à Paris et autour, de se tenir prêtes à marcher, et qu'il fallait que le roi fût obéi. L'ordre en effet en fut donné, et de se pourvoir de poudre et de balles. Le lendemain dimanche, le premier président, accompagné de tous les présidents à mortier et de plusieurs conseillers, fut au Palais-Royal. Il était l'homme de M. et de Mme du Maine, et le moteur des troubles; mais il y voulait aussi pêcher, se tenir bien avec le régent, pour en tirer et se rendre nécessaire, conserver en même temps crédit sur sa compagnie pour la faire agir à son gré. Son discours commença donc par force louanges et flatteries pour préparer à trois belles demandes qu'il fit : première, que l'édit des monnaies fût envoyé au parlement pour l'examiner, y faire les changements qu'il croirait y devoir apporter et après l'enregistrer; seconde, que le roi eût égard à leurs remontrances dans une affaire de cette conséquence, et que le parlement croit fort préjudiciable à l'État; troisième, qu'on suspendit à la monnaie le travail qu'on y faisait pour la conversion des espèces. Le régent répondit à la première, que l'édit avait été enregistré à la cour des monnaies, qui est cour supérieure, conséquemment suffisante pour cet enregistrement; qu'il n'y avait qu'un seul exemple de règlement pour les monnaies porté au parlement; qu'il n'y avait envoyé celui-ci que par pure (il pouvait ajouter très sotte et dangereuse) complaisance pour ses faux et traîtres confidents, valets du parlement, tels que les maréchaux de Villeroy, d'Huxelles, et de Besons, Canillac, Effiat et Noailles: à la seconde, que l'affaire avait été bien examinée et les inconvénients pesés; qu'il était du bien du service du roi que l'édit eût son entier effet: à la troisième, qu'on continuerait à travailler à la conversion des espèces à la monnaie, et qu'il fallait que le roi fût obéi.

Le lendemain lundi, le parlement s'assembla et rendit un arrêt contre l'édit des monnaies. Le conseil de régence, qui se tint l'après-dînée du même jour, cassa l'arrêt du parlement. Il fut défendu d'imprimer et d'afficher ce bel arrêt du parlement, et on répandit des soldats du régiment des gardes dans les marchés pour empêcher que la nouvelle monnaie y fût refusée. Le parlement saisit une occasion spéciale, en ce [que] les louis valant trente livres étaient pris à trente-six livrés, et les écus de cent sous à six livres par, cet édit qui faisait de plus passer des billets d'État, avec une certaine proportion d'argent nouvellement refondu et fabriqué, quand la refonte aurait de quoi en fournir à mesure. Cela soulageait le roi d'autant de papier, et il gagnait gros à la refonte. Mais le particulier perdait à cette rehausse qui excédait de beaucoup la valeur intrinsèque, et qui donnait lieu à tout renchérir. Ainsi le parlement, pour se faire valoir, et ses moteurs pour troubler, avaient beau jeu à prendre le masque de l'intérêt public, et à tâcher d'ôter cette ressource aux finances qui n'en trouvaient point d'autre. Aussi n'en manquèrent-ils pas l'occasion. On surprit la nuit un conseiller au parlement, nommé la Ville-aux-Clercs, qui, à cheval par les rues, arrachait et déchirait les affiches de l'arrêt du conseil de régence, qui cassait l'arrêt du parlement rendu contre l'édit des monnaies. Il fut conduit en prison. Le dimanche 26 juin, les six corps des marchands vinrent déclarer au régent qu'ils ne se plaignaient point de l'édit des monnaies, mais qu'ils le suppliaient seulement, lorsqu'il jugerait à propos de diminuer les monnaies, que cela se fit peu à peu. Le lundi 27 juin, le premier président à la tête de tous les, présidents à mortier, et d'une quarantaine de conseillers, alla aux Tuileries, où il lut au roi, en présence du régent, les remontrances fort ampoulées du parlement. Le garde des sceaux lui dit que dans quelques jours le roi leur ferait répondre. Cela se passa le matin à l'issue du conseil de régence, qui se rassembla encore l'après-dînée là-dessus. Il y en eut un autre extraordinaire le jeudi 30 au matin; le garde des sceaux y lut un résumé plus de lui que des précédents conseils sur cette affaire. Je m'y tins en tout fort réservé et fort concis. J'étais en garde contre l'opinion que M. le duc d'Orléans avait prise, que je haïssais le parlement depuis le bonnet. J'étais piqué de la façon dont il s'était conduit dans cette affaire. Je l'étais de sa mollesse à son propre égard, et de l'autorité du roi dans les diverses échappées du parlement à ces égards, et je lui avais bien déclaré que jamais je ne lui ouvrirais la bouche sur cette matière. Je tins parole avec la plus ferme exactitude, et je ne voulus dire au conseil que ce que je ne pouvais m'empêcher d'opiner, mais dans le plus simple et court laconique, et peu fâché, car il faut l'avouer, de l'embarras du régent avec le parlement. Au sortir de ce conseil, la chambre des comptes, et après elle la cour des aides, vinrent faire leurs remontrances au roi, mais fort mesurées, sur le même édit.

Le samedi 2 juillet, la même députation du parlement vint aux Tuileries recevoir la réponse du roi; le garde des sceaux la fit en sa présence, et de tout ce qui voulut s'y trouver. Le régent et tous les princes du sang y étaient, les bâtards aussi. Argenson, si souvent malmené, et même fortement attaqué par cette compagnie étant lieutenant de police, lui fit bien sentir sa supériorité sur elle, et les bornes de l'autorité que le roi lui donnait de juger les procès des particuliers sans qu'elle pût s'ingérer de se mêler d'affaires d'État. Il finit par leur dire qu'il ne serait rien changé à l'édit des monnaies, et qu'il aurait son effet tout entier sans aucun changement. Ces, messieurs du parlement ne s'attendaient pas à une réponse si ferme, et se retirèrent fort mortifiés.

Pendant cette contestation les états de Bretagne, dès le premier ou le second jour qu'ils furent assemblés, accordèrent le don gratuit par acclamation à l'ordinaire . Cela se fit plus par le clergé et le tiers état, que par la noblesse, laquelle insista fort à demander le rappel de ses commissaires exilés, et qui envoya un courrier pour le demander au régent. Outre le point d'honneur, l'attachement à se servir d'eux pour l'examen des comptes de Montaran, leur receveur général, frère du capitaine aux gardes, était leur principal objet. Les gens du roi vinrent le mardi matin 11 juillet, demander au régent la permission que le parlement fît au roi des remontrances sur sa réponse aux premières. Cette demande forma unie nouvelle agitation. Le régent mené par ses perfides confidents, l'accorda à la fin, mais avec différentes remises. Le premier président, assez peu accompagné de députés du parlement, les fit par un écrit qu'il présenta au roi le mardi matin 26 juillet, en présence du régent, du garde des sceaux et de beaucoup de monde en public, et quelques jours après les sieurs du Guesclair, de Bonamour et de Noyan, demeurés à Paris par ordre du roi, eurent liberté de retourner chez eux en Bretagne, mais avec défense d'aller aux états. Rochefort et Lambilly, l'un président à mortier, l'autre conseiller au parlement de Rennes, eurent aussi permission de retourner chez eux.

Il s'était présenté une question à juger sur les apanages, qui intéressait Madame et M. le duc d'Orléans, et qui fut jugée en leur faveur le samedi 30 juillet, au conseil de régence. Il n'y vint pas, parce qu'il s'agissait de son intérêt, ni M. du Maine non plus, ce qui parut très singulier de celui-ci. M. le Duc y présida; l'affaire fut fort balancée. M. de Troyes et le marquis d'Effiat s'en abstinrent, parce que les conseillers d'État qui avaient examiné l'affaire dans un bureau exprès vinrent à ce conseil pour y opiner, lesquels, suivant leur moderne prétention, et la faiblesse du régent, n'y cédaient qu'aux ducs et aux officiers de la couronne.

Parmi tous ces mouvements du parlement et ceux de Bretagne, M. le duc d'Orléans rétablit au roi devenu plus grand les cinq mille livres par mois, qui lui avaient été retranchées depuis quelque temps, en sorte qu'il eut comme auparavant dix mille livres par mois pour ses menus plaisirs et aumônes, à quoi le bas étage de son service, qui en tirait par-ci par-là, fut fort sensible.

Trudaine, conseiller d'État et prévôt des marchands, alla mandé chez le premier président le jeudi 4 août, pour y rendre compte de l'état de l'hôtel de ville aux commissaires du parlement, qui y étaient assemblés. Échoués sur l'affaire des monnaies, ils cherchèrent à ressasser les rentes pour s'attacher les rentiers et s'en servir s'ils pouvaient, comme ils firent dans la dernière minorité, à commencer des troubles et à usurper l'autorité. La Bretagne de concert marchait du même pied et préparait de nouvelles brouilleries.

Ce fut dans ces circonstances que l'abbé Dubois revint de Londres après y avoir achevé ce qu'on a ci-devant vu sur les affaires étrangères. En même temps, Saint-Nectaire, maréchal de camp, qui avait quitté le service quelques campagnes avant la fin de la dernière guerre, fut fait seul lieutenant général. C'était un très bon officier général et de beaucoup d'esprit et d'intrigue, qui faisait fort sa cour à qui pouvait l'avancer, et qui avec tous les autres avait un air de philosophe et de censeur. Il avait toujours été fort du grand monde et de la meilleure compagnie. Ceux qu'il fréquentait le plus étaient La Feuillade, M. de Liancourt, les ducs de La Rochefoucauld et de Villeroy. Mais à la fin ils l'avaient démêlé et écarté. C'était un homme à qui personne, avec raison, ne voulait se fier. Cette promotion, d'abord secrète, ne réussit pas dans le monde lorsqu'elle y fut sue. Mais Saint-Nectaire n'en était plus à son approbation, et comme que ce pût être voulait cheminer, M. le duc d'Orléans n'alla point à la procession de l'Assomption, comme il l'avait fait l'année précédente. Il consentit enfin à la profession de Mlle sa fille. Le cardinal reçut ses voeux en l'abbaye de Chelles dans la fin d'août. Madame, ni M. [le duc], ni Mme la duchesse d'Orléans n'y furent, ni aucun prince ni princesse du sang. Il n'y eut même que très peu de personnes du Palais-Royal qui s'y trouvèrent et quelques autres dames. Mme la duchesse d'Orléans alla passer quelque temps à Saint-Cloud, où Madame demeurait six mois tous les étés.

Le parlement s'assembla le 11 et le 12 août, et rendit enfin tout son venin par l'arrêt célèbre dont voici le prononcé : « La cour ordonne que les ordonnances et édits, portant création d'offices de finances et lettres patentes concernant la banque registrées en la cour, seront exécutés. Ce faisant, que la Banque demeurera réduite aux termes et aux opérations portées par les lettres patentes des 2 et 20 mai 1716; et en conséquence, fait défenses de garder ni de retenir directement ni indirectement aucuns deniers royaux de la caisse de la Banque, ni d'en faire aucun usage ni emploi pour le compte de la Banque et au profit de ceux qui la tiennent, sous les peines portées par lés ordonnances; ordonne que les deniers royaux seront remis et portés directement à tous les officiers comptables, pour être par eux employés au fait de leurs charges, et que tous les officiers et autres maniant les finances demeureront garants et responsables en leurs propres et privés noms, chacun à leur égard, de tous les deniers qui leur seront remis et portés par la voie de la Banque; fait défenses en outre à tous étrangers, même naturalisés, de s'immiscer directement ni indirectement, et de participer sous des noms interposés au maniement ou dans l'administration des deniers royaux, sous les peines portées par les ordonnances et les déclarations enregistrées en la cour. Enjoint au procureur général du roi, etc. »

On peut juger du bruit que fit cet arrêt; ce n'était rien moins qu'ôter de pleine et seule autorité du parlement toute administration des finances, les mettre sous la coupe de cette compagnie, rendre comptables à son gré tous ceux que le régent y employait et lui-même, interdire personnellement Law, et le mettre à la discrétion du parlement qui aurait été sûrement plus qu'indiscrète. Après ce coup d'essai, il n'y avait plus qu'un pas à faire pour que le parlement devînt en effet, comme de prétention folle, le tuteur du roi et le maître du royaume, et le régent plus en sa tutelle que le roi, et peut-être aussi exposé que le roi Charles Ier d'Angleterre. Messieurs du parlement ne s'y prenaient pas plus faiblement que le parlement d'Angleterre fit au commencement; et quoique simple cour de justice, bornée dans un ressort comme les autres cours du royaume à juger les procès entre particuliers, à force de vent et de jouer sur le mot de parlement, ils ne se croyaient pas moins que le parlement d'Angleterre, qui est l'assemblée législative et représentante de toute la nation .

Le prévôt des marchands fut mandé le 17 au parlement, où il fut traité doucement; la compagnie, contente de sa vigueur, voulait régner, mais capter les corps. Elle s'assembla presque continuellement pour délibérer des moyens de se faire obéir et d'aller toujours en avant; les états de Bretagne marchèrent en cadence et devinrent très audacieux; Coetlogon-Mejusseaume fut exilé par une lettre de cachet: il était syndic des états.

Dans tout ce bruit, Mme la duchesse du Maine eut l'audace de s'aller plaindre fort hautement à M. le duc d'Orléans, de ce qu'elle apprenait qu'il lui imputait beaucoup de choses. Par ce qui éclata incontinent après, on peut juger de sa justification, que son timide et dangereux époux n'osa hasarder lui-même. Le jugement du conseil de régence, qui ôta aux bâtards la succession à la couronne, que M. du Maine avait arrachée au feu roi, que toutes leurs menées n'avaient pu empêcher, avait outré, à n'en jamais revenir, le mari et la femme, qui ne songea plus qu'à exécuter ce qu'on a vu qu'elle avait dit à Sceaux aux ducs de La Force et d'Aumont : Qu'elle mettrait tout le royaume en feu et en combustion pour ne pas perdre cette prérogative. Les adoucissements énormes que M. le duc d'Orléans y mit après l'arrêt, de son autorité absolue et pleine puissance, comme s'il eût été roi, et dans le moment même, ne leur avaient paru qu'une marque de sa faiblesse et une preuve de sa crainte, conséquemment une raison de plus d'en profiter. Ils s'estimaient en trop beau chemin pour ne pas pousser leur pointe. Tout riait à leurs projets cette partie de la noblesse séduite, la Bretagne, le parlement de Paris, au point où ils le voulaient contre le régent; l'Espagne, où ils disposaient d'Albéroni; la révolte de tous les esprits contre la quadruple alliance et contre l'administration des finances; le crédit que donnait au renouvellement des infâmes bruits, l'affectation fastueuse et maligne des plus folles précautions du maréchal de Villeroy sur le manger et le linge du roi. Il ne s'agissait que d'endormir, en attendant les moyens très prochains d'une exécution si flatteuse à la vengeance et à l'ambition. Ce fut aussi à répandre ces mortifères pavots, très nécessaires pour gagner un temps si cher et non encore tout à fait imminent, que le rang, le sexe, l'esprit, l'éloquence, l'adresse, l'audace de la duchesse du Maine lui parurent devoir être employés. Elle sortit du cabinet, du régent, contente de leur effet, et le laissa plus content encore de lui avoir persuadé de l'être.

Le parlement, assemblé le matin du 22 août, ordonna aux gens du roi de savoir « ce que sont devenus les billets d'État qui ont passé à la chambre de justice; ceux qui ont été donnés pour les loteries qui se font tous les mois; ceux qui ont été donnés pour le Mississipi ou la compagnie d'Occident; enfin ceux qui ont été portés à la monnaie depuis le changement des espèces. » Les gens du roi allèrent au sortir du palais dire au régent de quoi ils étaient chargés. Il leur répondit froidement qu'ils n'avaient qu'à exécuter leur commission; ils voulurent lui demander quelque instruction là-dessus. Le régent pour toute réponse leur tourna le dos et s'en alla dans ses cabinets, dont ils demeurèrent assez étourdis. Racontons maintenant comment le régent remit le frein à ces chevaux qui avaient si bien pris le mors aux dents, et qui se préparaient hautement à exciter les plus grands désordres. Le détail en est curieux.

Aussitôt après la commission donnée par le parlement aux gens du roi, dont on vient de parler, le bruit commença à se répandre d'un prochain lit de justice. Ce n'était pas que le régent y eût encore pensé; il n'était fondé que sur les monstrueuses entreprises du parlement dont l'une n'attendait pas l'autre sur l'autorité royale, sur la nécessité que les uns voyaient du seul moyen de les réprimer, sur la crainte qu'en avaient les autres; mais ce qui était le grand ressort de tant d'audace était l'opinion juste et générale qui avait prévalu de la faiblesse du régent fondée sur toute sa conduite, surtout à l'égard de ce qui se passait depuis longtemps à Paris et en Bretagne. Cela donnait aux factieux la confiance de regarder un lit de justice comme une entreprise à laquelle le régent n'oserait jamais se commettre, au point où il avait laissé monter les liaisons et les entreprises. La lecture des Mémoires du cardinal de Retz, de Joly, de Mme de Motteville, avaient tourné toutes les têtes. Ces livres étaient devenus si à la mode, qu'il n'y avait homme ni femme de tous états qui ne les eût continuellement entre les mains. L'ambition, le désir de la nouveauté, l'adresse des entrepreneurs qui leur donnait cette vogue, faisait espérer à la plupart le plaisir et l'honneur de figurer et d'arriver; et persuadait qu'on ne manquait non plus de personnages que dans la dernière minorité. On croyait trouver le cardinal Mazarin dans Law, étranger comme lui, et la Fronde dans le parti du duc et de la duchesse du Maine; la faiblesse de M. le duc d'Orléans était comparée à celle de la reine mère, avec la différence de plus de la qualité de mère d'avec celle de cousin germain du grand-père du roi.

Les intérêts divers et la division des ministres et de leurs conseils paraissaient les mêmes que sous Louis XIV enfant. Le maréchal de Villeroy se donnait pour un duc de Beaufort, avec l'avantage de plus de sa place auprès du roi, et de son crédit dans le parlement, sur qui on ne comptait guère moins que sur celui de la dernière minorité. On imaginait plusieurs Broussel, et on était assuré d'un premier président tout à la dévotion de la Fronde moderne. La paix au dehors, dont l'autre minorité ne jouissait pas, donnait un autre avantage à des gens qui comptaient d'opposer au régent le roi d'Espagne, irrité contre lui en bien des façons, avec les droits de sa naissance. Les manèges de la Ligue contre Henri III n'étaient pas oubliés. M. du Maine, à la valeur près, était un duc de Guise, et Mme sa femme une duchesse de Montpensier. Pour en dire la vérité, tout tendait à l'extrême, et il était plus que temps que le régent se réveillât d'un assoupissement qui le rendait méprisable, et qui enhardissait ses ennemis et ceux de l'État à tout oser et à tout entreprendre. Cette léthargie du régent jetait ses serviteurs dans l'abattement et dans l'impossibilité de tout bien. Elle l'avait conduit enfin sur le bord du précipice, et le royaume qu'il gouvernait, à la veille de la plus grande confusion.

Le régent, sans avoir eu l'horrible vice ni les mignons de Henri III, avait encore plus que lui affiché la débauche journalière, l'indécence et l'impiété, et, comme Henri III, était trahi dans le plus intérieur de son conseil et de son domestique. Comme à Henri III, cette trahison lui plaisait, parce qu'elle allait à le porter à ne rien faire, tantôt par crainte, tantôt par intérêt, tantôt par mépris, tantôt par politique. Cet engourdissement lui était agréable, parce qu'il se trouvait conforme à son humeur et à son goût, et qu'il en regardait les conseillers comme des gens sages, modérés, éclairés, que l'intérêt particulier n'offusquait point, et qui voyaient nettement les choses telles qu'elles étaient, tandis qu'il se trouvait importuné des avis qui allaient à lui découvrir la véritable situation des choses, et qui lui en proposaient les remèdes. Il regardait ceux-ci comme des gens vifs, qui précipitaient tout, qui grossissaient tout, qui voulaient tirer sur le temps pour satisfaire leur ambition, leurs aversions, leurs passions différentes. Il se tenait en garde contre eux, il s'applaudissait de n'être pas leur dupe. Tantôt il se moquait d'eux, souvent il leur laissait croire qu'il goûtait leurs raisons, qu'il allait agir et sortir de sa léthargie. Il les amusait ainsi, tirait de long, et s'en divertissait après avec les autres. Quelquefois il leur répondait sèchement, et quand ils le pressaient trop, il leur laissait voir des soupçons.

Il y avait longtemps que je m'étais aperçu de la façon d'être là-dessus de M. le duc d'Orléans. Je l'avais averti, comme on l'a vu, des premiers mouvements du parlement, des bâtards, et de ce qui avait usurpé le nom de la noblesse. J'avais redoublé, sitôt que j'en avais vu la cadence et l'harmonie. Je lui en avais fait sentir tous les desseins, les suites, combien il était aisé d'y remédier dans ces commencements, et difficile après, surtout pour un homme de son humeur et de son caractère. Mais je n'étais pas l'homme qu'il lui fallait là-dessus. J'étais bien le plus ancien, le plus attaché, le plus libre avec lui de tous ses serviteurs; je lui en avais donné les preuves les plus fortes, dans tous les divers temps les plus critiques de sa vie et de son abandon universel; il s'était toujours bien trouvé des conseils que je lui avais donnés dans ces fâcheux temps; il était accoutumé d'avoir en moi une confiance entière; mais quelque opinion qu'il eût de moi et de ma vérité et probité, dont il a souvent rendu de grands témoignages, il était en garde contre ce qu'il appelait ma vivacité, contre l'amour que j'avais pour ma dignité si attaquée par les usurpations des bâtards, les entreprises du parlement, et les modernes imaginations de cette prétendue noblesse. Dès que je m'aperçus de ses soupçons, je les lui dis, et j'ajoutai que, content d'avoir fait mon devoir comme citoyen et comme son serviteur, je ne lui en parlerais pas davantage. Je lui tins parole; il y avait plus d'un an que je ne lui en avais ouvert la bouche de moi-même. Si quelquefois on lui en parlait devant moi, sans que je pusse garder un total silence, qui eût été pris en pique et en bouderie, je disais nonchalamment et faiblement quelque mot qui signifiait le moins qu'il m'était possible, et qui allait à faire tomber le propos.

Le retour d'Angleterre de l'abbé Dubois, dont la fortune ne s'accommodait pas de la diminution de son maître, la frayeur que Law eut raison de prendre que le parlement ne lui mît la main sur le collet, et de se voir abandonné, la crainte pour sa place que conçut le garde des sceaux, si haï du parlement pendant qu'il eut la police, firent une réunion, à laquelle Law attira M. le Duc, si grandement intéressé dans le système, lequel se proposa de saisir la conjoncture de culbuter le duc du Maine, satisfaire sa haine et occuper sa place auprès du roi. Ce concert de différents intérêts, qui aboutissaient au même point, forma un effort qui entraîna le régent, et qui lui fit voir tout d'un coup son danger et son unique remède, et le persuada qu'il n'y avait plus un moment à perdre. Dubois et Law l'investirent contre ceux dont il n avait que trop goûté et suivi les dangereux avis, et tout fut si promptement résolu, que personne n'en eut aucun soupçon. C'est ce qu'il s'agit maintenant d'exposer.

Dans ces circonstances que j'ignorais, travaillant à mon ordinaire une après-dînée avec M. le duc d'Orléans, je fus surpris qu'interrompant ce sur quoi nous en étions, il me parla avec amertume des entreprises du parlement. J'en usai dans ma réponse avec ma froideur et mon air de négligence accoutumé sur cette matière, et continuai tout de suite où j'en étais. Il m'arrêta; me dit qu'il voyait bien que je ne voulais pas lui répondre sur le parlement. Je lui avouai, qu'il était vrai, et qu'il y avait longtemps qu'il pouvait s'en être aperçu. Pressé enfin, et pressé outre mesure, je lui dis froidement qu'il pouvait se souvenir de ce que je lui avais dit et conseillé avant et depuis sa régence sur le parlement; que d'autres conseils, ou traîtres, ou pour le moins intéressés à se faire valoir et à s'agrandir, en balançant le parlement et lui, l'un par l'autre, avaient prévalu sur les miens; que, de plus, il s'était laissé persuader que l'affaire du bonnet et ses suites ne me laissaient pas la liberté de penser de sang-froid sur le parlement ni sur les bâtards, tellement que cela m'avait fermé la bouche comme je l'en avais averti, et au point que j'aurais beaucoup de peine à la rouvrir sur cette matière; que néanmoins je voyais s'avancer à grands pas l'accomplissement de la prophétie que je lui avais faite; que de maître qu'il avait été longtemps de réprimer et de contenir le parlement d'un seul froncement de sourcil, sa molle débonnaireté lui en avait tant laissé faire, et de plus en plus entreprendre, qu'elle l'avait conduit par degrés à ce détroit auquel il se trouvait maintenant, de se laisser ôter toute l'autorité de sa régence, et peut-être encore de courir le risque d'être obligé de rendre compte de l'usage qu'il en avait fait, ou, de la revendiquer par des coups forcés, mais si violents qu'ils ne seraient pas trop sûrs, et en même temps fort difficiles; que plus il tarderait et pis ce serait; que, c'était donc à lui premièrement à se bien sonder lui-même, y bien penser, ne se point flatter ni sur la chose ni sur ce que lui-même se pouvait promettre de lui-même, et se déterminer d'un côté ou d'un autre, et si tant était qu'il prît le parti de vouloir ravoir son autorité, ne se pas livrer légèrement à le prendre pour, une fois pris, ne pas tomber dans la faiblesse infiniment plus grande et plus dangereuse, qui serait de commencer et ne pas achever, et se livrer par là au dernier mépris, et conséquemment dans l'abîme. Un discours si fort et si rare depuis longtemps dans ma bouche, arraché par lui malgré moi, et prononcé avec une ferme et lente froideur, et comme indifférente au parti qu'il voudrait prendre, lui fit sentir combien peu je le croyais capable du bon, et de le soutenir jusqu'au bout, et combien aussi je me mettais peu en peine de l'y induire. Il en fut intérieurement piqué, et comme il était tenu à la suite de l'impression que Dubois, Law et Argenson lui avaient faite et que j'ignorais parfaitement, il opéra un effet merveilleux.

Le duc de La Force, lié à Law, poussait contre le parlement. Outre les raisons générales, il espérait entrer par cette porte dans le conseil de régence. Il me vint trouver pour l'y aider, et me dit que le régent lui avait promis de l'y faire entrer tout à fait. On a vu d'ailleurs que je n'avais pas approuvé qu'il fût entré dans le conseil des finances, encore moins le personnage qu'il y avait fait, de sorte que je m'étais fort refroidi avec lui. Il avait excité Law et d'Argenson, à qui il avait fait peur, que son peu d'union avec Law, si vivement attaqué par le parlement, ne donnât des soupçons au régent contre lui, s'il le trouvait mou là-dessus. Il parlait à des gens qui avaient pour le moins autant d'envie que lui pour leurs intérêts personnels de pousser le régent, mais qui ne le lui disaient pas, et encore moins leurs démarches là-dessus, que je sus par Law, presque aussitôt que le régent m'eût parlé, comme je viens de le raconter. L'arrêt du parlement que j'ai transcrit n'avait point été publié. Il transpira, il fut suivi de cette commission de recherche par les gens du roi, et ce fut le coup qui précipita les choses, et qui acheva de déterminer le régent. On sut que le parlement, en défiance du procureur général, avait nommé d'autres commissaires en son lieu, pour informer d'office; qu'on y instrumentait très secrètement; qu'il y avait déjà beaucoup de témoins ouïs de la sorte: que tout s'y mettait très sourdement en état d'envoyer un matin quérir Law par des huissiers, ayant en main décret de prise de corps, après ajournement personnel soufflé, et le faire pendre en trois heures de temps, dans l'enclos du palais.

Sur ces avis, qui suivirent de près la publication de l'arrêt susdit, le duc de La Force, et Fagon, conseiller d'État, dont j'ai parlé plus d'une fois, allèrent le vendredi mâtin 19 août trouver le régent, et le pressèrent tant qu'il leur ordonna de se trouver tous deux, dans la journée, chez moi avec Law, pour aviser ensemble à ce qu'il fallait faire. Ils y vinrent en effet, et ce fut le premier avertissement, que j'eus que M. le duc d'Orléans commençait à sentir son mal et à consentir à faire quelque chose. En cette conférence chez moi, je vis la fermeté jusqu'alors grande de Law ébranlée jusqu'aux larmes, qui lui échappèrent. Nos raisonnements ne nous satisfirent point d'abord, parce qu'il était question de force, et que nous ne comptions pas sur celle du régent. Le sauf-conduit dont Law s'était muni n'eût pas arrêté le parlement un moment. De casser ses arrêts, point d'enregistrement à en espérer; de lui signifier ces cassations, faiblesse que le parlement mépriserait et qui l'encouragerait à aller plus avant. Embarras donc de tous côtés. Law, plus mort que vif, ne savait que dire, beaucoup moins que devenir. Son état pressant nous parut le plus pressé à assurer. S'il eût été pris, son affaire aurait été faite avant que les voies de négociation qui auraient été les premières suggérées et suivies par le goût et la faiblesse du régent eussent fait place aux autres, sûrement, avant qu'on eût eu loisir de se résoudre à mieux et d'enfoncer le palais avec le régiment des gardes, moyen critique en telle cause, et toujours fâcheux au dernier point, même en réussissant; épouvantable si, au lieu de Law, on n'eût trouvé que le cadavre avec sa corde. Je conseillai donc à Law de se retirer dès lors même dans la chambre de Nancré au Palais-Royal, qui était fort son ami et actuellement en Espagne, et je lui rendis la vie par ce conseil que le duc de La Force et Fagon approuvèrent et que Law exécuta au sortir de chez moi. Il y avait bien moyen de le mettre en sûreté en le faisant loger à la Banque; mais je crus que la retraite au Palais-Royal ayant plus d'éclat frapperait et engagerait le régent davantage et nous fournirait un véhicule assuré et nécessaire par la facilité que Law aurait de lui parler à toute heure et de le presser.

Cela conclu, le lit de justice fut par moi proposé et embrassé par les trois autres comme le seul moyen qui restait de faire enregistrer la cassation des arrêts du parlement. Mais, tandis que les raisonnements se poussaient, je les arrêtai tout court par une réflexion qui me vint dans l'esprit; je leur représentai que le duc du Maine, moteur si principal des entreprises du parlement, et le maréchal de Villeroy d'autant plus lié avec lui là-dessus qu'il s'en cachait plus soigneusement, ne voudraient jamais d'un lit de justice si contraire à leurs vues, à leurs menées, à leurs projets; que pour le rompre ils allégueraient la chaleur qui en effet était extrême, la crainte de la foule, de la fatigue, du mauvais air; qu'ils prendraient le ton, pathétique sur la santé du roi très propre à embarrasser le régent; que, s'il persistait à le vouloir, ils protesteraient contre ce qui en pouvait arriver au roi, déclareraient peut-être que, pour n'y point participer, ils ne l'y accompagneraient pas; que le roi, préparé par eux, s'effaroucherait peut-être et ne voudrait pas aller au parlement sans eux; alors tout tomberait, et l'impuissance du régent si nettement manifestée pouvait conduire bien loin et bien rapidement; que, si le lit de justice n'était que disputé, ces deux hommes auraient encore à faire débiter et répandre à la suite de toutes lés artificieuses précautions nouvellement prises pour la conservation du roi avec une affection si marquée, qu'entre le roi et Law le régent balançait d'autant moins qu'un lit de justice dans une saison si dangereuse était un moyen simple et doux à tenter, qui avait flatté le régent et qui lui en pouvait épargner de plus difficiles. Ces réflexions arrêtèrent tout court, mais j'en montrai aussitôt après le remède, par la proposition que je fis de tenir le lit de justice aux Tuileries. Par cet expédient, nulle nécessité d'avertir personne que le matin même qu'il se tiendrait, et par ce secret chacun hors de mesure et de garde nul prétexte par rapport au roi, et toute liberté, soit par rapport au peuple, soit par rapport à la force dont on pourrait avoir besoin, laquelle serait plus crainte et plus sûre, sans sortir de chez le roi qu'au palais. Ce fut à quoi nous nous arrêtâmes, et Law parti, je dictai un mémoire à Fagon de tout ce que j'estimais nécessaire tant pour conduire ce dessein avec secret, que pour en assurer l'exécution, et en prévenir tous les obstacles. Sur les neuf heures du soir nous eûmes fait; je lui conseillai de le porter à l'abbé Dubois, revenu d'Angleterre avec un crédit nouveau sur l'esprit de son maître. J'avais su par Law, avant cette conférence, ce que j'ai expliqué ci-dessus des sentiments de cet abbé et du garde des sceaux, et de leur résolution de presser le récent de se tirer de page. Dans la visite que Dubois me rendit le surlendemain de son arrivée, où il me rendit poliment compte de sa négociation en homme qui ne demande pas mieux pour s'attirer des applaudissements, nous traitâmes après la matière du parlement. Il m'y avait paru dans de bons sentiments. C'était un personnage duquel on ne pouvait espérer de se passer dans sa situation présente auprès du régent, et nous comptions de nous en servir pour achever de déterminer son maître. Tel fut le plan du vendredi 19 août, qui fut le premier jour que j'entendis pour la première fois parler sérieusement que le régent, enfin alarmé, voulait faire quelque chose pour se tirer des pattes de la cabale et de celles du parlement. Il faut remarquer que depuis le 12 août, jour de son arrêt célèbre, nous étions bien avertis de ce qui se brassait pour aller vigoureusement en avant, et de sa résolution de commettre pour l'information susdite de ce qu'étaient devenus les différents billets d'État, quoiqu'elle né fût consommée et annoncée au régent par les gens du roi que le 22 août, trois jours après la conférence dont je viens de parler, tenue chez moi le vendredi 19 août, qui dura toute l'après-dînée jusqu'à neuf heures du soir.

Le lendemain samedi 20 août, sur la fin de la matinée, M. le duc d'Orléans me manda de me trouver chez lui sur les quatre heures de l'après-dînée du même jour. Un peu après, Fagon me vint dire qu'il avait trouvé l'abbé Dubois tout vacillant, et à propos de rien tout d'Aguesseau, dont il était auparavant ennemi; qu'il lui avait parlé du parlement en modérateur, et tenu de mauvais propos d'Argenson, qui était pourtant son ami particulier. Cela me donna fort à penser d'un cerveau étroit, qui tremble sur le point d'une exécution nécessaire, d'un homme jaloux de ce que son maître avait, sans lui en parler, envoyé le duc de La Force, Fagon et Law conférer chez moi; enfin qu'ambitieux sans mesure, fier de la conclusion de son traité de Londres, il voulût en tirer le fruit, imaginait peut-être de faire tomber les cris universellement émus contre ce traité et contre lui, en se mettant entre le régent et le parlement, comme un homme tout neuf; se faire honneur d'une sorte de misérable conciliation, dont le régent serait la dupe, flatter le parlement et le parti janséniste (car pour se faire entendre il faut adopter les termes), en ramenant de Fresnes le chancelier. Ce n'était pas pour avancer notre dessein, ni pour tirer le régent de page. Fagon et le duc de La Force qui survint en parurent inquiets, quoique contents de la situation d'esprit en laquelle ils venaient de laisser le régent, à qui ils avaient rendu compte de ce qui s'était passé chez moi la veille. Ils le furent beaucoup davantage de ce que je leur appris que j'étais mandé au Palais-Royal pour l'après-dînée, dont le régent avec ses demi-confidences accoutumées leur avait fait le secret. Fagon, en habile homme, s'était bien gardé de confier notre mémoire à l'abbé Dubois; sur la lecture qu'il lui en fit, il le laissa dans le goût d'en faire un autre. L'abbé le lui avait apporté le matin. Il était plus détaillé, mais il contenait des parties beaucoup moins fermes. Je ne m'arrête point à ces mémoires; le récit de l'événement fera voir à quoi ils aboutirent.

CHAPITRE XVI. §

Le régent m'envoie chercher. — Conférence avec lui tête à tête, où j'insiste à n'attaquer que le parlement, et point à la fois le duc du Maine, ni le premier président, comme M. le Duc le veut. — Marché de M. le Duc, moyennant une nouvelle pension de cent cinquante mille livres. — Conférence entre M. le duc d'Orléans, le garde des sceaux, La Vrillière, l'abbé Dubois et moi, à l'issue de la mienne tête à tête. — M. le Duc survient; M. le duc d'Orléans le va entretenir, et nous nous promenons dans la galerie. — Propos entre M. le duc d'Orléans, M. le Duc et moi, seuls, devant et après la conférence recommencée avec lui. — Je vais chez Fontanieu, garde-meuble de la couronne, pour la construction très secrète du matériel du lit de justice. — Contre-temps que j'y essuie. — Effroi de Fontanieu, qui fait après merveilles. — M. le Duc m'écrit, me demande un entretien dans la matinée chez lui ou chez moi, à mon choix. — Je vais sur-le-champ à l'hôtel de Condé. — Long entretien entre M. le Duc et moi. — Ses raisons d'ôter à M. du Maine l'éducation du roi. — Les miennes pour ne le pas faire alors. — M. le Duc me propose le dépouillement de M. du Maine. — Je m'y oppose de toutes mes forces; mais je voulais pis à la mort du roi. — Mes raisons. — Dissertation entre M. le Duc et moi sur le comte de Toulouse. — M. le Duc propose la réduction des bâtards, si l'on veut, à leur rang de pairs parmi les pairs. — M. le Duc veut avoir l'éducation du roi, sans faire semblant de s'en soucier. — Raisons que je lui objecte. — Discussion entre M. le Duc et moi, sur l'absence de M. le comte de Charolais. — M. le Duc me sonde sur la régence, en cas que M. le duc d'Orléans vînt à manquer, et sur les idées de Mme la duchesse d'Orléans là-dessus pour faire M. son fils régent, et le comte de Toulouse lieutenant général du royaume. — Je rassure M. le Duc sur ce qu'en ce cas la régence lui appartient. — Conclusion de la conversation. — M. le Duc déclare que son attachement au régent dépend de l'éducation. — Je donne chez moi à Fontanieu un nouvel éclaircissement sur la mécanique dont il était chargé.

Je me rendis sur les quatre heures au Palais-Royal; un moment après, La Vrillière y vint, qui me soulagea de la compagnie de Grancey et de Broglio, deux des roués, que j'avais trouvés dans le grand cabinet au frais, familièrement, sans perruques. Nous ne fûmes pas longtemps sans être avertis d'entrer dans la galerie neuve, peinte par Coypel, où nous trouvâmes quantité de cartes et de plans des Pyrénées, qu'Asfeld montrait au régent et au maréchal de Villeroy, M. le duc d'Orléans me reçut avec une ouverture et des caresses qui sentaient le besoin. Un moment après, il me dit bas qu'il avait fort à m'entretenir avant que nous fussions assemblés, mais qu'il fallait laisser sortir le maréchal c'était le premier mot que j'entendais d'assemblée; je ne savais donc avec qui; La Vrillière me demanda si j'avais affaire au régent. Je lui dis que oui. Il me répondit qu'il était mandé à quatre heures. « Et moi aussi, » répartis-je. Le maréchal me prit après en particulier, avec ses bavarderies et ses protestations accoutumées sur les précautions qu'il venait de prendre sur la personne du roi, avec une sorte d'éclat plat et malin, et sur les avis anonymes qui lui pleuvaient, et dont M. du Maine et lui étaient peut-être les auteurs. Enfin il s'en alla avec la compagnie. Alors M. le duc d'Orléans se mit à respirer, et me mena dans les cabinets derrière le grand salon sur la rue de Richelieu.

En y entrant, il me prit par le bras, et me dit qu'il était à la crise de sa régence, et qu'il s'agissait de tout pour lui en cette occasion. Je répondis que je ne le voyais que trop; que le tout ne dépendait que de lui dans une conjoncture si critique. Nous étions à peine assis que l'abbé Dubois entra, qui lui parla par énigmes sur le parlement. Il me parut qu'il y était question de menées, de découvertes, du duc de Noailles, et du président. Le régent reçut assez mal l'abbé Dubois, en homme pressé de s'en défaire, le renvoya, défendit qu'on l'interrompît, excepté pour l'avertir de l'arrivée du garde des sceaux; et encore à travers la porte qu'il alla fermer au verrou. Alors je lui dis qu'avant d'entrer en matière, j'avais à l'avertir de ce que Fagon avait remarqué le matin en l'abbé Dubois, sur le chancelier et le garde des sceaux; et que Dubois avait marché comme sur des oeufs à l'égard du parlement. J'y ajoutai mes réflexions. Le régent me répondit que cela se rapportait à ce que lui-même avait aperçu de l'abbé, qui ne lui avait loué que le chancelier, qu'il avait tant haï auparavant, fort mal parlé du garde des sceaux, et du parlement, en effet, comme en marchant sur des oeufs. Mes réflexions lui parurent fondées: c'étaient les mêmes que je viens d'expliquer. Je l'exhortai à la défiance sur cet article d'un homme si promptement changé, et sans cause apparente. Il m'assura que Dubois ne le trahirait pas; mais il convint aussi que la sonde à la main sur les matières présentes était le meilleur parti. Après ce court préambule, nous entrâmes en matière. Il me dit qu'il était résolu à frapper un grand coup sur le parlement; qu'il approuvait beaucoup le lit de justice aux Tuileries, par les raisons qui me l'avaient fait proposer là plutôt qu'au palais; qu'il était assuré de M. le Duc, moyennant une nouvelle pension de cent cinquante mille livres, comme chef du conseil de régence, et qu'il avait aussi de ce matin la parole de M. de Conti; que M. le Duc voulait que l'éducation du roi fût ôtée au duc du Maine, chose qui était aussi de son intérêt à lui, parce que le roi avançait en âge et en connaissance; qu'il lui était important d'ôter de là son ennemi; qu'ainsi il avait envie de tenir le lit de justice, s'il le pouvait, dès le mardi suivant, et là d'ôter l'éducation au duc du Maine.

Je l'interrompis, et lui dis nettement que ce n'était point là mon avis. « Eh! pourquoi n'est-ce pas votre avis, m'interrompant à son tour. — Parce, lui dis-je, que c'est trop entreprendre à la fois. Quelle est maintenant votre affaire urgente avant toute autre, et qui ne souffre point de délais? C'est celle du parlement: voilà le grand point; contentez-vous-en. Frappant dessus un grand coup, et le sachant soutenir après, vous regagnez en un instant toute votre autorité, après quoi vous aurez tout le temps de penser au duc du Maine. Ne le confondez point avec le parlement; ne l'identifiez point avec lui: par leur disgrâce commune, vous les joignez d'intérêt. Il sera et se professera le martyr du parlement; conséquemment du public dans l'esprit qu'ils ont su y répandre. Voyez donc auparavant ce que le public fera et pensera de l'éclat que vous allez faire contre le parlement. Vous n'avez pas voulu abattre M. du Maine, lorsque vous le pouviez et le deviez, lorsque le public et le parlement s'y attendaient et le désiraient ouvertement; vous avez laissé pratiquer l'un et l'autre au duc du Maine à son aise, et vous le voulez ôter à contre-temps. D'ailleurs, espérez-vous que cet affront ne vous conduise pas plus loin? Mais de plus, M. le Duc veut-il l'éducation ou se contente-t-il de l'ôter à M. du Maine? — Il ne s'en soucie pas, me répondit le régent. — À la bonne heure, lui dis-je; mais tâchez donc de lui faire entendre raison sur le moment présent qui vous engage à un trop fort mouvement. Pensez encore, monsieur, ajoutai-je, que quand je m'oppose à l'abaissement de M. du Maine, je combats mon intérêt le plus cher: de l'éducation au rang il n'y a pas loin: vous connaissez sur ce point l'ardeur de mes désirs, et que d'ailleurs je hais parfaitement M. du Maine, qui nous a, par noirceur profonde et pourpensée, induits forcément au bonnet, et, de dessein prémédité, nous a coûté tout ce qui s'en est suivi; mais le bien de l'État et le vôtre m'est plus cher que mon rang et ma vengeance, et je vous conjure d'y bien faire toutes vos réflexions. »

Le régent fut surpris autant peut-être de ma force sur moi-même que de celle de mes raisons. Il m'embrassa, me céda tout court; me dit que je lui parlais en ami, non en duc et pair. J'en pris occasion de quelques légers reproches de ses soupçons à cet égard. Nous convînmes donc de laisser le duc du Maine pour une autre fois non compliquée. M. le duc d'Orléans revint au parlement et me proposa de chasser le premier président. Je m'y opposai de même, et lui dis que cet homme tenait trop au duc du Maine pour frapper sur lui en laissant l'autre entier; que rien n'était plus dangereux que d'offenser à demi un homme aussi puissamment établi et aussi méchant que le duc du plaine; qu'il fallait attendre pour l'un comme pour l'autre; qu'en cela encore je lui parlais en ami, contre moi-même, puisque mon plaisir le plus sensible serait de perdre un scélérat, auteur et instrument de toutes les horreurs qui nous étaient arrivées; qu'il fallait, au contraire, le caresser en apparence et faire accroire, malgré lui, au parlement qu'il avait été dans la bouteille, pour achever de le perdre dans sa compagnie et achever après de le déshonorer par faire publier tout l'argent qu'il a eu depuis la régence et ses infamies avec Bourvalais; qu'éreinté de la sorte, on s'en déferait après bien aisément, quand il serait temps de tomber sur le duc du Maine. Le régent me loua et me remercia encore, et convint que j'avais raison. Il me dit qu'il était résolu de suivre le mémoire que j'avais dicté à Fagon et point celui de l'abbé Dubois. Celui-ci voulait différer le lit de justice jusqu'après la Saint-Martin, se contenter maintenant de casser les arrêts du parlement, et attendre aux vacances à exiler plusieurs membres mutins de cette compagnie. Et moi, au contraire, je voulais précipiter les coups; tant sur le général que sur les particuliers. Après avoir bien discuté tous les inconvénients et leurs remèdes, nous vînmes à la mécanique. Je la lui expliquai telle que je l'imaginais, et je me chargeai, à la prière du régent, de la machine matérielle du lit de justice, par Fontanieu, garde meuble de la couronne, à l'insu de tout le monde, et particulièrement du duc d'Aumont, son supérieur comme premier gentilhomme de la chambre en année, et valet à gage de M. du Maine et du premier président.

Il y avait déjà longtemps que le barde des sceaux était annoncé. Tout ceci concerté, le régent passa dans le salon qui joignait les cabinets où nous étions, et de la porte appela le garde des sceaux, La Vrillière et l'abbé Dubois, qui attendaient dans le salon à l'autre bout, où ils étaient seuls. C'était le lieu où M. le duc d'Orléans travaillait l'été. Il était le dos à la muraille du cabinet de devant, assis au milieu de la longueur d'un grand bureau en travers devant lui il prit sa place ordinaire, moi à côté de lui, le garde des sceaux et l'abbé Dubois vis-à-vis, la largeur du bureau entre eux et nous, La Vrillière au bout le plus proche de moi. Après une assez courte conversation sur la matière, le garde des sceaux lut le projet d'un arrêt du conseil de régence et de lettres patentes, tel que ces pièces furent imprimées après, en cassation des arrêts du parlement, etc., où nous ne fîmes que quelques légers changements. L'abbé Dubois contredit tout, au point que, pour l'adresse, je le crus animé de l'esprit double et parlementaire du chancelier. Nous disputâmes tous et tout d'une voix contre lui. Il en fut enfin embarrassé, mais non pas jusqu'à changer rien de sa surprenante contradiction. Comme la lecture venait de finir, M. le Duc fut annoncé. M. le duc d'Orléans prit, sa perruque et l'alla voir dans le cabinet de devant. Le garde des sceaux nous proposa de nous promener cependant dans la galerie. Nous y fîmes deux ou trois tours pendant lesquels la dispute ne cessa point entre Argenson et Dubois. La Vrillière et moi en haussions les épaules et soutenions le garde des sceaux. La Vrillière cependant me montra un projet de déclaration de suppression de charges nouvelles du parlement, qui me parut très bon.

Peu après j'entendis ouvrir la porte du salon qui donne dans ce grand cabinet, où Son Altesse Royale était allée trouver M. le Duc; j'avançai devant les autres, et vis, le régent et M. le Duc derrière lui; j'allai à eux, et comme j'étais au fait de leur intelligence, je demandai en riant à M. le duc d'Orléans ce qu'il voulait faire de M. le Duc, et pourquoi l'amener ainsi dans son intérieur pour nous embarrasser. « Vous l'y voyez, me répondit-il, en prenant M. le Duc par le bras, et vous l'y verrez encore bien davantage. » Alors les regardant tous deux, je leur témoignai ma joie de leur union, et j'ajoutai que c'était leur véritable intérêt, et non pas de se joindre à la bâtardise. « Oh! pour celui-ci, dit le régent à M. le Duc, en me prenant par les épaules, vous pouvez parler en toute confiance, car c'est bien l'homme du monde qui aime le mieux les légitimes et leur union, et qui hait le plus cordialement les bâtards. » Je souris, et répondis une confirmation nette et ferme; M. le Duc, des respects à Son. Altesse Royale, et des honnêtetés à moi. Nous nous approchâmes du bureau. Les autres cependant, restés dans le bout le plus proche de la galerie, me parurent fort étonnés de ce qu'ils voyaient lorsque je me retournai vers eux; ils s'approchèrent, et en même temps nous reprîmes nos places au bureau. M. le Duc se mit entre M. le duc d'Orléans et moi. Son Altesse Royale, après un petit mot très léger sur M. le Duc, pria le garde des sceaux de recommencer sa lecture; elle se fit presque de suite avec très peu d'interruption. M. le Duc l'approuva fort et m'en parlait bas de fois à autre. Quand elle fut achevée, M. le duc d'Orléans se leva, appela M. le Duc, le mena à l'autre bout du salon, et m'y appela un moment après. Là, il me dit qu'ils allaient raisonner sur la mécanique, que la plus pressée de toutes ses différentes parties était celle du lit de justice, et qu'il me priait de m'en aller sur-le-champ chez Fontanieu pour cela. En les quittant, j'élevai la voix et dis à Son Altesse Royale que La Vrillière m'avait montré dans la galerie un projet de déclaration fort bon à voir.

Comme je fus à la galerie des hommes illustres, je m'entendis appeler; c'était l'abbé Dubois. Il ne me fit point de question, ni moi à lui; mais nous avions envie de savoir tous deux pourquoi chacun de nous sortait, et nous ne nous le dîmes point. Comme j'allais monter en carrosse, un laquais de Law, en embuscade me dit que son maître me priait instamment d'entrer dans sa chambre qui était tout contre: c'était le logement de Nancré. Je l'y trouvai seul avec sa femme, qui sortit aussitôt; je lui dis que tout allait bien, et que M. le Duc avait été avec nous et était demeuré chez Son Altesse Royale; je savais par elle que c'était Law qui avait été l'instrument de leur union. J'ajoutai que j'étais pressé pour une commission nécessaire à ce dont il s'agissait; qu'il en saurait davantage par Son Altesse Royale ou par moi dès que je le pourrais. Il me parut respirer; je m'en allai delà chez Fontanieu à la place de Vendôme.

On a vu au temps de la chambre de justice dont les taxes furent portées au conseil de la régence, que Fontanieu en fut quitte à bon marché par le service que je lui fis. Il avait marié sa fille à Castelmoron, fils d'une soeur de M. de Lauzun qui m'en avait instamment prié. M. et Mme de Lauzun avaient lors, une affaire pour l'acquisition, par une sorte de retrait lignager, de la terre de Randan, du feu duc de Foix, laquelle devait demeurer à Mme de Lauzun après son mari. Cela se décidait devant des avocats commis, et Fontanieu conduisait toute cette affaire. On me dit chez lui qu'il y était allé, et c'était au fond du Marais que ces avocats s'assemblaient. Le portier me vit si fâché de l'aller chercher là, qu'il me dit que, si je voulais voir Mme de Fontanieu, il irait voir si son maître n'était point encore dans le voisinage où il était allé d'abord, pour de là aller au Marais. J'allai donc voir Mme de Fontanieu qui était souvent à l'hôtel de Lauzun et que je trouvai seule. J'eus donc le passe-temps de l'entretenir, avec tout ce que j'avais dans la tête, de cette, affaire de Mme de Lauzun; ce fut mon prétexte d'avoir à parler à Fontanieu d'un incident pressé qui y, était survenu. Fontanieu, qu'on trouva encore au voisinage, arriva bientôt; ce fut un autre embarras que de me dépêtrer de leurs instances à tous les deux de traiter là cette affaire sans me donner la peine de descendre chez Fontanieu, et comme la femme en était informée autant que le mari, je vis le moment que je ne m'en tirerais pas. J'emmenai pourtant à la fin Fontanieu chez lui, à force de compliments à la femme de ne la vouloir pas importuner de la discussion de cette affaire de Randan.

Quand nous fûmes, Fontanieu et moi, en bas de son cabinet, je demeurai quelques moments à lui parler de cela pour laisser retirer les valets qui nous avaient ouvert les portes. Puis, à son grand étonnement, j'allai dehors voir s'ils étaient sortis, et je fermai bien les portes. Je dis après à Fontanieu qu'il n'était pas question de l'affaire de Mme de Lauzun, mais d'une autre toute différente, qui demandait toute son industrie et un secret à toute épreuve, que M. le duc d'Orléans me chargeait de lui communiquer: mais qu'avant de m'expliquer, il fallait savoir si Son Altesse Royale pouvait compter entièrement sur lui. C'est une chose étrange que l'impression des plus hautes sottises, dont la noirceur est répandue avec art. Le premier mouvement de Fontanieu fut de trembler réellement de tout son corps et de devenir plus blanc que son linge. Il balbutia à peine quelques mots, qu'il était à Son Altesse Royale tant que son devoir le lui permettrait. Je souris en le regardant fixement, et ce sourire l'avertit apparemment qu'il me devait excuses de n'être pas en pleine assurance quand une affaire passait par moi, car il m'en fit tout de suite, et avec l'embarras d'un homme qui sent bien que la première vue lui a offusqué la seconde, et qui, plein de cette première vue, n'ose rien montrer et laisse tout voir. Je le rassurai de mon mieux, lui dis que j'avais répondu de lui à M. le duc d'Orléans, et après, qu'il s'agissait d'un lit de justice pour la construction duquel et sa position nous avions besoin de lui. À peine m'en fus-je expliqué, que le pauvre homme se prit à respirer tout haut, comme qui sort d'une oppression étouffante, et qu'on lui eût ôté une pierre de taille de dessus l'estomac, et cela à quatre ou cinq reprises tout de suite, en me demandant autant de fois si ce n'était que cela qu'on lui voulait. Il promit tout dans la joie d'en être quitte à si bon marché, et dans la vérité, il tint bien tout ce qu'il promit, et pour le secret et pour l'ouvrage, il n'avait jamais vu de lit de justice et n'en avait pas la moindre notion. Je me mis à son bureau et lui en dessinai la séance. Je lui en dictai les explications à côté parce que je ne voulus pas qu'elles fussent de ma main. Je raisonnai plus d'une heure avec lui; je lui dérangeai ses meubles pour lui mieux inculquer l'ordre de la séance et ce qu'il avait à faire faire en conséquence avec assez de justesse pour n'avoir qu'à être transporté et dressé tout prêt aux Tuileries en fort peu de moments. Quand je crus m'être suffisamment expliqué, et lui avoir bien tout compris, je m'en retournai au Palais-Royal comme par un souvenir, étant déjà dans les rues, pour tromper mes gens. Un garçon rouge m'attendait au haut du degré, et d'Ibagnet, concierge du Palais-Royal, à l'entrée de l'appartement de M. le duc d'Orléans, avec ordre de me prier de lui écrire. C'était l'heure sacrée des roués et du souper, contre laquelle point d'affaire qui ne se brisât. Je lui écrivis donc dans son cabinet d'hiver ce que je venais de faire, non sans indignation qu'il n'eût pu différer ses plaisirs pour une chose de cette importance. Je fus réduit encore à prier d'Ibagnet de prendre garde à ne lui donner mon billet que quand il serait en état de le lire et de le brûler après. Je m'en fus de là chez Fagon, que je ne trouvai pas, et après chez moi, où il était venu. Bientôt après M. de La Force y arriva aux nouvelles, dont il fut fort satisfait.

Le lendemain dimanche 21, sortant de mon lit à sept heures et demie, on m'annonça un valet de chambre de M. le Duc, qui avait une lettre de lui à me rendre en main propre, qui était déjà venu plus matin, et qui était allé ouïr la messe aux Jacobins en attendant mon réveil. Je n'étais lors ni n'avais jamais été en aucun commerce direct ni indirect avec lui. J'en avais eu très peu lors, de son affaire contre les bâtards, mais comme nous n'en avions pu tirer aucun parti pour la nôtre, j'avais perdu de vue tous ces princes jusqu'à la messéance. Je passai dans mon cabinet avec ce valet de chambre, et j'y lus la lettre que M. le Duc m'écrivait de sa main, que voici:

« Je crois, monsieur, qu'il est absolument nécessaire que j'aie une conversation avec vous sur l'affaire que vous savez; je crois aussi que le plus tôt sera le mieux. Ainsi je voudrais bien, si cela se peut, que ce fût demain dimanche, dans la matinée; voyez à quelle heure vous voulez venir chez moi ou que j'aille chez vous; choisissez celui que vous croirez qui marquera le moins, parce qu'il est inutile de donner à penser au public. J'attendrai demain matin votre réponse, et vous prie en attendant de compter sur mon amitié en me continuant la vôtre.

«  Signé : H. de Bourbon. »

Je rêvai quelques moments après l'avoir lue, et je me déterminai à voir M. le Duc, que je ne pouvais éconduire, après quelques questions au valet de chambre sur l'heure et le monde de son lever, à en tenter le hasard plutôt que celui de le faire remarquer à ma porte par le président Portail, qui en logeait vis-à-vis, et qui pouvait être chez lui un dimanche matin. Je ne voulus point écrire, et je me contentai de charger le valet de chambre de lui dire que je serais chez lui à l'issue de son lever. Je n'étais pas achevé d'habiller que Fagon vint savoir des nouvelles de la veille. Il en fut ravi, et encore plus du message de M. le Duc par l'espérance que lui donnait cette suite pour un homme de plus, et de ce poids par sa naissance, à soutenir M. le duc d'Orléans. Je renvoyai Fagon promptement, et me rendis à l'hôtel de Condé, où je trouvai M. le Duc qui achevait de s'habiller, et qui n'avait heureusement que ses gens autour de lui, comme son valet de chambre me l'avait fait espérer sur ce qu'il se devait lever ce jour-là plus tôt que son ordinaire. Il me reçut en homme sage pour son âge, poliment, mais sans empressement. Il me dit même que c'était une nouveauté que de me voir. Je répondis que les conseils ayant presque toujours été le matin, et lui peu à Paris les autres jours, je profitais avec plaisir du changement de leur heure pour avoir l'honneur de le voir. Il fut achevé d'habiller aussitôt, me pria de passer dans son cabinet, en ferma la porte, me présenta un fauteuil, en prit un autre pareil, et nous nous assîmes de la sorte vis à vis l'un de l'autre; il commença par des excuses d'en avoir usé avec moi avec liberté, et après quelques compliments il entra en matière.

Il me dit qu'il avait cru nécessaire de ne perdre point de temps à m'entretenir sur l'affaire de la veille aussi nécessaire que pressante, et que d'abord il me voulait demander avec confiance si je ne pensais pas, comme lui le croyait, que ce n'était rien faire de frapper sur le parlement, si du même coup on ne frappait pas sur son principal moteur, et si M. le duc d'Orléans n'en jugeait pas de même. À ce que le régent m'avait dit la veille, je m'étais bien douté du dessein de M. le Duc sur moi; mais sans lui paraître stupide, je ne fus pas fâché de lui faire nommer le premier le duc du Maine. J'en vins à bout par quelques souris en balbutiant, et puis je lui demandai comment il l'entendait de frapper sur M. du Maine. « En lui ôtant l'éducation, » me dit-il. Je répondis que l'éducation se pouvait ôter indépendamment d'un lit de justice, et les deux choses se faire à deux fois. Il repartit que M. le duc d'Orléans était persuadé que cet emploi ayant été conféré ou confirmé au duc du Maine dans un lit de justice, il ne se pouvait ôter que dans un autre lit de justice. Je contestai un peu, mais il trancha court en me disant que telle était l'opinion du régent, et l'opinion arrêtée, qu'il le lui avait dit ainsi, sur quoi il était question de se servir de l'occasion naturelle de celui qu'on allait tenir, d'autant qu'elle ne reviendrait pas sitôt, et qu'il voulait savoir ce que je pensais là-dessus.

Je battis un peu la campagne; mais je fus incontinent ramené par des politesses de M. le Duc sur la confiance, et par une prière précise d'examiner présentement avec lui, s'il n'était pas bon d'ôter le roi d'entre les mains de M. du Maine par rapport à l'État et à l'intérêt même de M. le duc d'Orléans, et supposé que cela fût, s'il ne valait pas mieux le faire plus tôt que plus tard, et ne se pas commettre aux irrésolutions du régent, au prétexte de la nécessité d'un autre lit de justice, aux longueurs de le déterminer. Il fallut donc entrer tout de bon en lice. J'avoue que plus j'avais réfléchi à ce qui regardait le duc du Maine, et moins je croyais de sagesse à l'entreprendre. J'étais en garde infiniment contre mon inclination là-dessus, et peut-être que la rigueur que je m'y tenais m'en grossissait les inconvénients. J'avais horreur de tremper dans les suites funestes à l'État d'une chose quoique juste en elle-même par des intérêts particuliers, et plus cet intérêt m'était cher et sensible, plus aussi je m'en détournais avec force pour ne rien faire qu'en homme de bien. Je ne m'amusai donc plus au verbiage, pressé comme je l'étais. Je répondis nettement à M. le Duc que les deux points qu'il me proposait à discuter étaient infiniment différents; qu'aucun esprit impartial et raisonnable ne pouvait nier qu'il ne fût expédient à l'État, au roi, au régent, d'ôter l'éducation à M. du Maine, mais que j'estimais qu'il n'y en avait aucun aussi qui n'en considérât la démarche comme infiniment dangereuse. De là je lui détaillai avec beaucoup d'étendue ce que je n'en avais dit qu'en raccourci à M. le duc d'Orléans, parce qu'il s'était rendu d'abord, et que je voyais bien que celui-ci n'était pas pour en faire de même. Je lui fis sentir de quel prix l'éducation du roi était à M. du Maine, conséquemment quel coup pour lui que de vouloir y toucher; quelle puissance il avait en gouvernements et en charges pour la disputer, du moins pour brouiller l'État; quelle force lui pouvait être ajoutée par le parlement frappé du même coup pour leurs intrigues communes et leurs menées; quelle autorité la réputation encore plus que les établissements du comte de Toulouse apporterait à ce parti; que rien n'était plus à craindre, conséquemment plus à éviter qu'une guerre civile, dont le chemin le plus prompt serait d'attaquer M. du Maine.

M. le Duc m'écouta fort attentivement, et me répondit que pour lui il croyait que l'attaquer était le seul remède contre la guerre civile. Je le priai de m'expliquer cette proposition si contradictoire à la mienne, et de me dire auparavant avec franchise ce qu'il pensait de la guerre civile dans la situation où le royaume se trouvait; il m'avoua que ce serait sa perte. Mais plein de son idée, il revint à ce que je lui avais avoué qu'il était utile d'ôter le roi des mains de M. du Maine; que cela posé, il fallait voir s'il y avait espérance certaine de le faire dans un autre temps, et de le faire alors avec moins de danger; que plus on laisserait le duc du Maine auprès du roi, plus le roi s'accoutumerait à lui, et qu'on trouverait dans le roi un obstacle, qui par son âge n'existait pas encore; que plus M. du Maine avait gagné de terrain depuis la régence par la seule considération de l'éducation qui le faisait regarder comme le maître de l'État à la majorité, plus il en gagnerait de nouveau à mesure que le roi avancerait en âge, plus il serait difficile et dangereux de l'attaquer; que son frère sûrement ne remuerait point par probité et par nature; qu'à la vérité la complication du parlement était une chose fâcheuse, mais que c'était un mauvais pas à sauter; qu'il me parlerait sur M. le duc d'Orléans, non comme à son ami intime, mais comme à un fort honnête homme et à un homme sûr, en qui il savait qu'on pouvait se fier de tout; que, s'il était persuadé d'obtenir une autre fois de lui l'éloignement de M. du Maine d'auprès du roi, il n'insisterait pas à le vouloir à cette heure; mais que je savais moi-même ce qui en était, et me priait de lui dire si, cette occasion passée, il y devait compter; qu'il avait [eu] sa parole de le faire à la mort du roi, puis le lendemain de la première séance au parlement, enfin lors du procès des princes du sang; que tant de manquements de parole et à une parole si précise et si souvent réitérée non vaguement, mais pour des temps préfix, lui ôtaient l'espérance, s'il laissait échapper l'occasion qui se présentait, et que de là venait ce que je pouvais prendre pour opiniâtreté; et qui pourtant n'était que nécessité véritable; que le régent était perdu si M. du Maine demeurait auprès du roi jusqu'à la majorité; que les princes du sang et lui nommément ne l'étaient pas moins; que cette vérité ne pouvait pas être révoquée, en doute; qu'il y avait donc de la folie à s'y commettre et à ne pas profiter de l'expérience et de l'occasion; et qu'on se sentait assez de l'affermissement de M. du Maine, pour ne le laisser pas affermir davantage.

Cela dit plus diffusément que je ne le rapporte, M. le Duc me pria de lui répondre précisément. Je ne pus disconvenir des vérités qu'il avait avancées. « Mais, lui dis-je, monsieur, cela empêche-t-il une guerre civile? Tout cela montre bien l'énormité de la faute d'avoir laissé subsister les bâtards à la mort du roi, et encore un peu depuis. Chacun comptait sur leur chute et la souhaitait; mais à présent que les choses ont changé de face par l'habitude et encore plus par le titre qui leur semble donné, par le jugement intervenu entre les princes du sang et eux, on est où on en était, et ce qui était sage à faire à la mort du roi, et tôt après encore ou dans le jugement des princes du sang et d'eux, ne nous précipitera-t-il pas dans des troubles en le faisant présentement? Vous dites que la nature et la probité de M. le comte de Toulouse l'empêchera de remuer: c'est une prophétie. Est-il apparent qu'il ne s'intéresse pas en la chute de son frère; qu'il ne la regarde pas comme sienne par nature, par intérêt, par honneur, par réputation, qui à son égard mettra sa probité à couvert? Mais il y a plus, monsieur; espérez-vous en demeurer là, et concevez-vous comme possible de laisser l'artillerie et tout ce qui en dépend, les Suisses et les autres troupes que M. du Maine commande avec la Guyenne et le Languedoc, ces grandes et remuantes provinces dans la position où elles sont par rapport à l'Espagne, entre les mains d'un homme aussi cruellement offensé, à qui vous ravissez par la soustraction de l'éducation sa sûreté et sa considération présente, et ses vastes vues pour l'avenir? — Hé bien, monsieur, interrompit M. le Duc, il n'y a qu'à le dépouiller. — Mais y pensez-vous, monsieur? lui dis-je. Voilà comme de l'un on s'engage à l'autre. Il faut au moins un crime pour dépouiller; et ce crime, où le prendre? Ce serait pour l'unir encore plus avec le parlement, en alléguant pour crime ses menées, ses manèges et ses intelligences avec cette compagnie. Et dans le temps présent oserez-vous lui en faire un capital de ses liaisons avec l'Espagne, supposé qu'on eût de quoi les prouver? L'un passera pour une protection généreuse du bien public, l'autre pour un péché personnel contre le régent, qui n'a rien de commun avec le roi et l'État. Que deviendrez-vous donc si, après l'éducation ôtée, vous êtes réduit à en demeurer là? Voilà pourquoi je les voulais culbuter dès la mort du roi, et pour les dépouiller, leur faire justement alors un crime de lèse-majesté d'avoir attenté à la couronne par s'en être fait déclarer capables, leur faire grâce de la vie, de la liberté, des biens, de leur dignité de duc et pair au rang de leur ancienneté du temps qu'ils l'ont obtenue, et les priver de tout le reste; à cela personne qui n'eût applaudi alors, personne qui n'eût trouvé le traitement doux, personne qui n'eût vu avec joie la sagesse d'un frein qui empêcherait à jamais qui que ce soit de lever les yeux jusqu'au trône. Le comte de Toulouse lui-même, après avoir rendu ses sentiments publics là-dessus dans le temps, eût été bien embarrassé d'agir contre, et voilà le cas où sa probité et sa nature aurait pu suivre librement son penchant; mais d'avoir, trois ans durant, accoutumé le monde à les confondre avec les princes du sang, après avoir reculé au delà de l'injustice et de l'indécence à juger entre les princes du sang et eux, après avoir par ce jugement même confirmé, canonisé leur état, leurs rangs, tout ce qu'ils sont et ont, excepté l'habilité à succéder à la couronne, et qui pis est, laissé entrevoir que cette habilité de succéder à la couronne n'est que faiblement retranchée et pour un temps très indifférent, puisque par le même arrêt on leur laisse les rangs et les honneurs qui n'ont jamais eu et ne peuvent jamais avoir que cette habilité pour base et pour principe, et qui sont inouïs pour tout ce qui n'est pas né prince du sang; puisqu'on leur laisse encore par l'éducation un moyen clair et certain de revenir à cette habilité dans quatre ans, puisqu'on fortifie ainsi l'habitude publique de les identifier avec les princes du sang par un extérieur entièrement semblable, quel moyen de pouvoir revenir à leur faire un crime de cet attentat à la couronne et un crime digne du dépouillement? Or le dépouillement sans crime est une tyrannie qui attaque chacun, parce que tout homme revêtu craint le même sort quand il en voit l'exemple, et s'irrite d'un si dangereux déploiement de l'autorité. Ne les dépouillez pas, ils auront lieu de craindre de l'être, ils auront raison de remuer pour leur propre sûreté; sans compter la vengeance, la rage, les fureurs de Mme du Maine qui n'a pas craint ni feint de dire du vivant du roi, que, quand on avait le rang, les honneurs, l'habilité à la couronne qu'avait obtenus M. du Maine, il fallait renverser l'État plutôt que s'en laisser dépouiller. Après cela, monsieur, continuai-je avec moins de chaleur mais avec autant de force, vous devez croire que je suis vivement pénétré de ces raisons et du bien de l'État pour persévérer dans l'avis dont je suis, qu'il ne faut pas toucher à M. du Maine. Vous me faites l'honneur de me parler avec confiance, je vous en dois au moins une pareille; comptez que je sens très bien que le rang des bâtards est inaltérable tant que l'éducation demeure à M. du Maine, et qu'en la lui ôtant ce rang ne peut subsister. Pour cela il ne faut point de crime, il ne faut que juger un procès intenté par notre requête, présentée en corps au roi et au régent lors de votre procès. Il ne serait donc pas sage de ne le pas faire en ôtant l'éducation, et ce serait les laisser trop grands et trop respectables par leur extérieur; or, je veux bien vous avouer que ma passion la plus vive et la plus chère est celle de ma dignité et de mon rang, ma fortune ne va que bien loin après, et je la sacrifierais et présente et future avec transport de joie pour quelque rétablissement de ma dignité. Rien ne l'a tant et si profondément avilie que les bâtards, rien ne me toucherait tant que de les précéder. Je le leur ai, dit en face, et à Mme d'Orléans et à ses frères, non pas une fois, mais plusieurs fois, et du vivant du feu roi, et depuis; personne ne nous a tant procuré d'horreurs que M. du Maine par l'affaire du bonnet; il n'y a donc personne dont j'aie un plus vif désir de me venger que de lui; quand donc j'étouffe tous ces sentiments pour le soutenir, il faut que le bien de l'État me paroisse bien évident et bien fort, et je ne sais point pour moi d'argument plus démonstratif à vous faire. »

M. le Duc, qui m'avait écouté avec une extrême attention, en fut effectivement frappé et demeura quelques moments en silence; puis d'un ton doux et ferme, que je crains infiniment en affaires, parce qu'il marque que le parti est pris, et qu'il ne dépend d'aucun obstacle, lorsqu'il suit tous ceux qu'on a montrés, me dit: « Monsieur, je conçois très bien toutes les difficultés que vous faites, et je conviens qu'elles sont grandes; mais il y en a deux autres qui me semblent à moi incomparablement plus grandes de l'autre côté: l'une, que M. le duc d'Orléans et moi sommes perdus à la majorité, si l'éducation demeure à M. du Maine jusqu'alors; l'autre, qu'elle lui demeurera certainement, si à l'occasion présente elle ne lui est ôtée. Ajustez cela tout comme il vous plaira, mais voilà le fait: car de me fier à ce que M. le duc d'Orléans me promettra, c'est un panneau où je ne donnerai plus, et de me jouer à être perdu dans quatre ans, c'est ce que je ne ferai jamais. — Mais la guerre civile, lui repartis je. — La guerre civile, me répliqua-t-il, voici ce que j'en crois: M. du Maine sera sage ou ne le sera pas. De cela on s'en apercevra bientôt en le suivant de près. S'il est sage, comme je le crois, point de troubles. S'il ne l'est pas, plus de difficulté à le dépouiller. — Mais son frère, interrompis-je, dont le gouvernement est demi-soulevé, s'il s'y jette? — Non, me dit-il, il est trop honnête homme, il n'en fera rien. Mais il le faudra observer et l'empêcher d'y aller. — En l'arrêtant donc? ajoutai-je. — Bien entendu, me dit-il, et alors il n'y a pas d'autre moyen, et il le méritera, car il faut commencer par le lui défendre. — Mais, monsieur, lui dis-je, sentez-vous où cela vous conduit? À pousser dans la révolte forcée et dans le précipice d'autrui un homme adoré et adorable par son équité, sa vertu, son amour pour l'État, son éloignement des folles vues de son frère, dans le soutien duquel il se perdra par honneur, comme vous avez vu qu'il s'est donné tout entier à leur procès contre vous, bien qu'il en sentît tout le faible, et qu'il en eût toujours désapprouvé l'engagement. Je vous avoue que l'estime que j'ai conçue pour lui depuis la mort du roi est telle qu'elle a gagné mon affection, et ce dont je m'émerveille, qu'elle a eu la force d'émousser l'ardeur de mon rang à son égard. Vous, qui êtes son neveu, et dont il a pris soin à votre première entrée dans le monde, n'êtes-vous point touché de sa considération? — Moi, me dit-il, j'aime M. le comte de Toulouse de tout mon cœur, je donnerais toutes choses pour le sauver de là. Mais quand c'est nécessité, et qu'il y va de ma perte et de troubler l'État.... Car enfin, monsieur, me laisserai-je écraser dans quatre ans; et en verrai-je quatre ans durant la perspective tranquillement? Mettez-vous en ma place: troubles pour troubles, il y en aura moins à présent qu'en différant, parce qu'ils croîtront toujours en considération et en cabales, et peut-être, comme je le crois, n'y en aura-t-il point du tout à cette heure. Eh bien ! que, pensez-vous de tout ceci, et à quoi vous arrêtez-vous? » Je voulus lui donner le temps de la réflexion par une parenthèse, et à moi qui le voyais hors d'espérance de démordre. Je voulus aussi le sonder sur ce qui nous regardait. Je lui dis que je pensais qu'il avait fait une grande faute lors de son affaire avec les bâtards, de n'avoir point voulu nous mettre à la suite des princes du sang; que quelque différence qu'il y eût d'eux à nous, un tel accompagnement eût bien embarrassé le régent, et l'eût forcé à remettre les bâtards en leur rang de pairie; que par cela seul ils étaient perdus, et qu'alors la disposition publique du monde, et celle du parlement en particulier, était d'y applaudir; mais qu'il avait pris une fausse idée, que nous savions bien, et que nous n'ignorions pas qui nous avait perdus, qui est de mettre un rang intermédiaire entre les princes du sang et nous; que cette faute était grossière, en ce que jamais nous ne pouvions nous égaler aux princes du sang, au lieu que tout rang intermédiaire se parangonnait à eux, comme ils l'avaient vu arriver par degrés, presque en tout, de MM. de Vendôme, et en tout sans exception, des bâtards et batardeaux du feu roi, même depuis leur habilité à la couronne retranchée. Il en convint très franchement, et il ajouta qu'il était prêt de réparer cette faute; que son amitié pour le comte de Toulouse duquel je lui parlais tout à l'heure, en avait été un peu cause, mais qu'il consentirait à présent à leur réduction entière à leur rang de pairie. Il me dit, de plus, qu'il ne me ferait point de finesse, qu'il en avait parlé au régent sans s'en soucier, mais comme d'une facilité; et que pour la lui donner tout entière, il avait proposé trois parties différentes: 1° ôter l'éducation; 2° le rang intermédiaire; 3° réduction à celui de l'ancienneté de la pairie, et tout autre rang retranché; que M. le duc d'Orléans lui avait demandé des projets d'édits et de déclaration, qu'il les avait fait dresser et les lui avait remis. Il faut ici dire la vérité: l'humanité se fit sentir à moi tout entière et sentir assez pour me faire peur. Je repris néanmoins mes forces, et après quelques courts propos là-dessus, je lui demandai comment il l'entendait pour l'éducation : « La demander, me répondit-il avec vivacité. — J'entends bien, lui repartis je, mais vous souciez-vous de l'avoir? — Moi, non, me dit-il, vous jugez bien qu'à mon âge, je n'ai pas envie de me faire prisonnier; mais je ne vois point d'autre moyen de l'ôter à M. du Maine que de me la donner. — Pardonnez-moi, lui répondis-je, n'y mettre personne, car cela ne sert à rien. Y laisser le maréchal de Villeroy; sans supérieur, qu'il faut bien y laisser, quoi qu'il fasse avec tous les bruits anciens et nouveaux. — Fort bien, me dit-il, mais ôterez-vous l'éducation à M. du Maine si personne ne la demande? et il n'y a que moi à la demander. — Mais, lui dis-je, la demander et la vouloir ce sont deux choses. Ne la pouvez-vous pas demander pour faire qu'on l'ôte à M. du Maine, et convenir avec M. le duc d'Orléans que personne ne l'aura? Il me semble même que Son Altesse Royale me dit hier que vous ne vous en souciez pas, et à mon avis ce serait bien le mieux. — Il est vrai, me répondit-il, que je ne m'en soucie point du tout, et que je l'aimerais autant ainsi; mais, il ne me convient pas de la demander et de ne la pas avoir. Il faut que je la demande, et par conséquent que je l'aie. » J'avais senti tout l'inconvénient d'agrandir un prince du sang, et le second homme de l'État de l'éducation du roi, c'est ce qui m'avait porté à cette tentative. Comme je vis mon homme si indifférent, et pourtant si résolu à l'avoir, j'essayai un autre tour pour l'en déprendre. « Monsieur, lui dis-je, cette conversation demande toute confiance. Vous m'avez parlé librement sur M. le duc d'Orléans, la nécessité me force à en user, de même. Vous ne le connaissez pas, quand vous voulez l'éducation du roi. Rien de meilleur pour M. du Maine et pour sa poltronnerie naturelle; car par là il loge chez le roi, ne le quitte point, et se trouve à couvert de tout. En second lieu, pour soutenir son état monstrueux, qui ne peut subsister que par faveur insigne et manèges continuels. Mais vous, qu'en avez-vous besoin? vous êtes le second homme de l'État. Cet emploi ne peut donc vous agrandir ni vous servir de bouclier dont vous n'avez que faire. Il peut seulement vous brouiller avec M. le duc d'Orléans, qui, puisqu'il faut le dire, est de tous les hommes le plus défiant et le plus aisé à prendre des impressions fâcheuses, qu'on sera toute la journée attentif à lui présenter sur vous; et vous, monsieur, vous vous piquerez du défaut de confiance, d'attention, de considération. Vous ne manquerez non plus de gens pour vous mettre ces idées-là dans la tête et pour vous y confirmer que Son Altesse Royale en manquera de sa part, et vous voilà brouillés. Vous vous raccommoderez peut-être; mais ces brouilleries et ces raccommodements ne laisseront que de l'extérieur: votre solide et vraie grandeur consiste dans une vraie et solide union avec le régent. L'union ou le défaut d'union avec lui sera votre salut ou votre perte, autant que gens comme vous peuvent se perdre. Il faut entre vous deux une union sans taches, sans rides, sans fautes, et qui ne s'alarme pas aisément. Sans l'éducation, nulle occasion à l'entamer, avec l'éducation cent mille. Il en naîtra partout, et vous le connaîtrez trop tard. » J'eus beau dire, M. le Duc s'en tint à son peu de goût pour l'avoir, à son point d'honneur de l'obtenir dès qu'il la demandait, et à la nécessité de la demander sans qu'il fût possible de le déranger de pas un de ces trois points qu'il s'était bien mis dans la tête. Comme je l'y vis inflexible, je voulus du moins ranger une très fâcheuse épine ou m'en servir pour revenir à mon but de sauver M. du Maine, par tous les inconvénients que je craignais de l'attaquer; je dis à M. le Duc qu'il fallait donc pousser la confiance à bout, et qu'il me pardonnât un détail de sa famille où j'allais nécessairement entrer. Après cette préface, qui fut reçue avec toute la politesse d'un homme qui veut plaire et gagner, je lui dis: « Monsieur, puisque vous me le permettez, expliquez-vous donc en deux mots sur M. votre frère.

« A la conduite qu'il tient par ses voyages, sa marche incertaine, et par les bruits qui se répandent, où en sommes-nous à cet égard? — Monsieur, me répondit M. le Duc, je n'en sais rien moi-même. Mon frère est un étourdi et un enfant qui prend son parti, l'exécute, puis le mande voilà ce que c'est. — Et moi, monsieur, lui répondis-je, je trouve que ne savoir où vous en êtes, c'est en savoir beaucoup, car je n'aurai jamais assez mauvaise opinion de M. le comte de Charolais pour le croire capable de prendre un si grand parti sans vous et sans Mme la Duchesse; elle est la mère commune. Tous, quoique fort jeune, vous avez plusieurs années plus que lui, et par toutes sortes de règles, vous lui devez tenir lieu de père: éclaircissez-moi ce point, car il est capital. » À cela, pour réponse, M. le Duc prend sur sa table une lettre de ce prince qui lui marquait, en quatre lignes, sa route pour Gênes, et c'était tout. Il me la lut, puis me pressa de la lire moi-même, protestant qu'il n'en savait pas davantage. Néanmoins, pressé par moi, il lui échappa que son frère n'avait aucun établissement, et que, s'il en trouvait un en Espagne, comme on le débitait, il ne trouverait point qu'un cadet; sans bien et sans établissement, fît mal de le prendre. « Fort bien, monsieur, lui répartis-je vivement; ce cadet a soixante mille livres de pension, n'est-ce rien à son âge pour vivre dans l'hôtel de Condé et à Chantilly avec vous, où il est décemment et avec tous les plaisirs, sans dépense ? Mais quand il sera vice-roi de Catalogne, le voilà au roi d'Espagne. Comment vous plaît-il après cela que M. le duc d'Orléans se fie à vous? Vous aurez alors jambe deçà, jambe delà; vous serez, ou tout au moins vous passerez, à très juste titre, pour le bureau d'adresse de tout homme considérable qui, sans se montrer, voudra traiter avec l'Espagne; non seulement vous, mais vos domestiques principaux, et à votre insu, si l'on veut; et avec une telle épine, et si prégnante pour M. le duc d'Orléans, vous voulez qu'il vous sacrifie les bâtards pour se lier intimement avec vous. Monsieur, pensez-y bien, ajoutai-je, je vous prends à mon tour par vos propres paroles sur M. du Maine. Le feriez-vous à la place de M. le duc d'Orléans, et vous rendriez-vous, de gaieté de coeur, les bâtards irréconciliables pour ne pouvoir jamais compter sur les princes du sang? Monsieur, encore une fois, pensez-y bien, ajoutai-je d'un ton ferme: à tout le moins si faut-il l'un ou l'autre, et non pas se mettre follement, comme l'on dit, le cul entre deux selles, à terre. »

M. le Duc le sentit bien, et revint à me jeter tous les doutes qu'il put sur ces établissements: moi, toujours à lui demander s'il en voulait répondre; enfin je lui déclarai qu'il fallait de la netteté en de telles affaires, et savoir qui on aurait pour ami ou pour ennemi. Là-dessus, il me dit qu'avec un établissement son frère reviendrait. « Hé bien! repris-je, voilà donc l'enclouure, et je n'avais pas tort de vous presser; mais au moins ne faut-il pas demander l'impossible. Où sont les établissements présents pour M. de Charolais? » M. le Duc se mit à déplorer les survivances et les brevets de retenue qui, véritablement, ne le pouvaient être assez; mais ce n'en était pas là le temps. Je proposai l'engagement du premier gouvernement, et enfin de donner une récompense de l'Ile-de-France au duc d'Estrées, lequel ne valait ni l'un ni l'autre, et de donner ce gouvernement à M. de Charolais. M. le Duc n'y eut pas de goût. Alors je lui citai le Poitou, donné à M. le prince de Conti, et que M. de Charolais et lui étaient, deux cadets tout pareils. Cela arrêta un moment M. le Duc; il me proposa le mariage de Mlle de Valois, que son frère avait toujours désiré.

Comme je traitais alors très secrètement celui du prince de Piémont avec elle, qui dépendait de convenances d'échange d'États sur l'échange de la Sicile, et qui pouvait traîner en longueur, je m'étais bien gardé de rien dire qui fît naître cette ouverture; mais il fallut répondre. Je dis donc assez crûment qu'ils étaient tous deux de bonne maison et bien sortables, mais que ce serait la faim qui épouserait la soif. M. le Duc l'avoua, et ajouta qu'en ce cas c'était au régent à pourvoir sa fille convenablement à un mari qui n'aurait rien de lui-même. Je repartis que l'état du royaume ne permettait pas de faire un mariage à ses dépens. M. le Duc en voulut disconvenir en faveur des princes du sang. « Tant d'égards pour eux qu'il vous plaira, monsieur, lui répondis-je; mais approfondissez et voyez qui s'accommodera en France, en l'état où on est, de contribuer aux mariages de princes du sang qui n'ont rien, et qui, à l'essor qu'ils ont pris, ne vivront pas avec quatre millions pour eux deux. » Il contesta sur la nécessité de quatre millions au moins, mais il n'insista plus tant sur savoir où les prendre. Je me crus bien alors, mais ce bien ne dura que pendant quelques verbiages sur les dépenses des princes du sang d'autrefois, et de ceux d'aujourd'hui ou que nous avons vus.

Après cela M. le Duc tourna court, et me dit que M. du Maine fournissait à tout, si M. le duc d'Orléans le voulait, même à M. de Chartres, qui n'était revêtu de quoi que ce soit; qu'il lui pouvait donner les Suisses et l'un des deux gouvernements, et l'autre à son frère. « J'entends bien, repartis-je, mais un gouvernement, est-ce de quoi se marier? — Mais au moins, répondit-il, c'est de quoi vivre et revenir ici. Après cela on a du temps pour voir au mariage. — Monsieur, lui dis-je, vous voyez quel train nous allons de l'éducation au dépouillement, et il est vrai qu'il n'est pas sage de faire l'un sans l'autre. Mais faites-vous attention que l'artillerie est office de la couronne, et ne se peut ôter que par voie juridique et criminelle? — Qu'est-ce que cela? répliqua-t-il vivement; l'artillerie n'est rien, il n'y a qu'à la lui laisser jusqu'à ce qu'il donne lieu à en user autrement, avoir attention qu'il né s'y passe rien, à en disperser les troupes avec d'autres dont on soit sûr. Et les carabiniers ? ajouta-t-il. — Voici, répartis-je, une belle distribution. Mais si elle avait lieu, je tiendrais dangereux de renvoyer les carabiniers dans leurs régiments; non que cette invention de les avoir mis en corps ne soit pernicieuse aux corps, et très mauvaise au service, mais il ne faut pas jeter des créatures de M. du Maine dans tous les régiments de cavalerie; ainsi j'aimerais mieux par cette seule raison, les laisser comme ils sont, et les donner à M. le prince de Conti pour qu'il eût aussi quelque chose, et qu'il ne criât pas si fort de n'avoir rien. » M. le Duc l'approuva en souriant, comme comptant peu son beau-frère, et me demanda si je ne parlerais pas à M. le duc d'Orléans ce jour-là même, parce qu'il s'agissait du surlendemain mardi; je lui répondis que je ferais ce qu'il m'ordonnerait, mais qu'il fallait auparavant savoir que lui dire et comment lui dire, et pour cela résumer notre conversation pour convenir de nos faits; que je le suppliais de se souvenir de toutes les grandes et fortes raisons que je lui avais alléguées pour ne rien faire présentement contre M. du Maine; que quelque intérêt que je trouvasse à le voir attaquer, je ne pouvais promettre ni de changer d'avis sur ce que je venais d'entendre, ni porter Son Altesse Royale à l'attaquer tant que je ne semis pas persuadé; que, du reste, il n'avait qu'à voir quel usage il voulait que je fisse de cette conversation, et qu'il serait fidèlement obéi. Il prit cette occasion de me dire que j'en usais si franchement avec lui, qu'il me voulait parler d'une chose sur laquelle il espérait que je voudrais bien lui répondre de même.

Il me dit donc qu'il voudrait bien savoir ce que je pensais sur la régence, non qu'il y, eût aucune apparence de mauvaise santé dans M. le duc d'Orléans, mais qu'enfin on promenait son imagination sur des choses plus éloignées, à la vie que ce prince menait, trop capable de le tuer, ce qu'il regarderait comme le plus grand malheur qui pût arriver à l'État et à lui-même. Je lui répondis que je n'userais d'aucun détour, pourvu qu'il me promît un secret inviolable; et après qu'il m'en eût donné sa parole, je lui dis qu'il y avait une loi pour l'âge de la majorité très singulière, mais qui avait été reconnue si sage, par les inconvénients plus grands auxquels elle remédiait que ceux dont elle est susceptible, que la solennité avec laquelle un des plus sages de nos rois l'avait faite et l'heureuse expérience l'avait tournée en loi fondamentale de l'État, dont il n'était plus permis d'appeler, et qui depuis Charles IX avait encore été interprétée d'une année de moins. Mais que pour les régences n'y en ayant aucune, il fallait suivre la loi commune du plus proche du sang, dont l'âge n'eût plus besoin de tuteur pour lui-même; conséquemment qu'il n'y avait que lui par qui, en cas de malheur; la régence pût être exercée. « Vous me soulagez infiniment, me répondit M. le Duc, d'un air ouvert et de joie, car je ne vous dissimulerai pas que je sais qu'on pense à M. le duc de Chartres; que Mme la duchesse d'Orléans a cela dans la tête, qu'elle y travaille, qu'il y a cabale toute formée pour cela, et qu'on m'avait assuré que vous étiez à la tête. » Je souris et voulus parler; mais il continua avec précipitation: « J'en étais fort fâché, dit-il, non que je sois en peine de mon droit, mais il y a de certaines gens qu'on est toujours fâché de trouver en son chemin, et je n'étais pas surpris de vous, parce que je sais combien vous êtes des amis de Mme la duchesse d'Orléans. Je vous voyais outre cela en grande liaison avec M. le comte de Toulouse; vous parlez toujours tous deux au conseil, quelquefois en particulier, devant ou après, et on parle aussi en ce cas de faire le comte de Toulouse lieutenant général du royaume, et Mme la duchesse d'Orléans tutrice de son fils. J'ai cru que vous étiez par elle réuni aux bâtards, et fort avant dans toutes ces vues. Toute notre conversation m'a montré avec un grand plaisir que vous ne tenez point aux bâtards; et cela m'a encouragé à vous parler du reste dont j'ai une extrême joie de m'être expliqué librement avec vous. »

Je souris encore: « Monsieur, interrompis-je enfin, expliquez-vous davantage, on m'aura donné à vous comme une manière d'ennemi; vous voyez ce qui en est, et de quelle façon j'ai l'honneur de vous parler. Mais il faut en deux mots; que vous sachiez que j'ai eu un procès contre feu Mme de Lussan qui était une grande friponne, et qu'il fallut démasquer. Je le fis après toutes les mesures possibles de respect que M. le Prince reçut à merveille, et ne s'en mêla point. Mme la Princesse, M. votre père et Mme la Duchesse ne voulurent point m'entendre, ni me voir, ni écouter personne; rien ne conduit plus loin que le respect méprisé, et il est vrai que je ne me contraignis guère. Je n'ai jamais vu feu M. le Duc depuis chez lui, et point ou fort peu depuis sa mort Mme la Duchesse. Voilà le fait, monsieur, qui m'a brouillé avec l'hôtel de Condé, et qui y aura fait trouver tout le monde enclin à vous mal persuader de moi; mais défiez-vous de ce qui vous sera dit, et croyez les faits. » Là-dessus, politesses infinies de M. le Duc, désirs de mériter mon amitié, excuses de la liberté qu'il avait prise, joie pourtant de tout ce qui en résultait, en un mot rien de plus liant et de moins prince. J'y répondis avec tout le respect que je devais, et puis lui dis: « Voyez-vous, monsieur, il y a déjà quelque temps que je suis dans le monde, je sais aimer avec attachement, mais nul attachement ne m'a encore fait faire d'injustice ni de folie à mon su. Je tâcherai de m'en garder encore, et pour vous tout dire en un mot, je tiens que ce serait l'un et l'autre que de donner ma voix à M. le duc de Chartres pour la régence, qui dans le malheur possible que nous, espérons qui n'arrivera pas, n'est due qu'à vous seul : voilà pour le fond. Pour le goût, j'aime M. le comte de Toulouse, vous l'avez bien vu en cette conversation. Je l'aime par une estime singulière. Ma séance au conseil auprès de lui a formé ces liens; nous nous y parlons des choses du conseil, et rarement d'autres. Je ne le vois point chez lui que par nécessité qui n'arrive pas souvent, et cette nécessité me déplaît à cause du cérémonial auquel je ne puis me ployer. Je lui souhaite toutes sortes d'avantages; mais quelque mérite que je lui sente avec goût, il est bâtard, monsieur, il est injurieusement au-dessus de moi, jamais je ne consentirai à faire un bâtard lieutenant général du royaume, beaucoup moins au préjudice des princes du sang. Voilà mes sentiments, comptez-y. N'en parlez jamais, je vous en conjure encore, parce que je ne veux pas me brouiller avec Mme la duchesse d'Orléans, pour un futur contingent qui n'arrivera, j'espère, jamais. Je ne puis douter de son entêtement là-dessus. J'y ai répondu obliquement et me suis ainsi tiré d'affaire, vous ne voudriez pas m'en faire avec elle. » Là-dessus nouvelles protestations du secret, nouvelles honnêtetés, et je coupai la parenthèse, de laquelle néanmoins je ne fus point du tout fâché, par supplier M. le Duc que nous convinssions enfin de quelque chose pour ne pas demeurer inutilement ensemble, et donner lieu à la curiosité de ceux qui peut-être l'attendaient déjà.

Il me dit que toute la présomption de sa part n'allait qu'à ôter M. du Maine d'auprès du roi, à me prier de voir M. le duc d'Orléans ce matin même pour lui en parler de mon mieux, et que, pour ce faire, il consentait à celui des trois édits, dont il avait porté les projets au récent, qu'il voudrait préférer. Ce peu de paroles ne fut pas si court que dans ce narré il n'y eut beaucoup de choses rebattues, après lesquelles M. le Duc me déclara nettement que de cela dépendait son attachement à M. le duc d'Orléans, ou de ne faire pas un pas ni pour ni contre lui. Contre, parce qu'il en était incapable; pour, parce qu'il le deviendrait par ce dernier manquement à tant de paroles données, à l'accomplissement desquelles l'intérêt personnel du régent n'était pas moins formel que le sien. J'avais bien ouï, par-ci par-là, divers propos dans la conversation qui semblaient dire la même chose, mais celui-ci fut si clair, qu'il n'y eut pas moyen de ne le pas entendre. C'est ce qui me fit proposer à. M. le Duc d'aller ce même matin au Palais-Royal, afin que le régent ne pût douter de toute, la force de sa volonté déterminée; mais d'y aller après moi parce que je voulais me donner le temps de préparer M. le duc d'Orléans, et d'essayer s'il n'aurait pas plus d'autorité sur M. le Duc que mes raisons ne m'en avaient, donné. Je promis donc d'être à onze heures et demie au Palais-Royal, et lui me dit qu'il s'y trouverait à midi et demi. En le quittant je lui dis que je n'oublierais rien de toutes les raisons qu'il m'avait alléguées, que je n'en diminuerais la force en quoi que ce fût, que j'appuierais sur la détermination en laquelle il me paraissait; mais que je ne m'engageais à rien de plus, que je demeurais dans la liberté des sentiments où il m'avait vu du danger de toucher alors à M. du Maine, que j'examinerais fidèlement les deux avis, qu'après ce serait entre eux deux à se déterminer. M. le Duc fut content de cette franchise, et nous nous séparâmes avec toute la politesse qu'il y put mettre, jusqu'à me demander mon amitié à plusieurs reprises avec toutes les manières d'un particulier qui la désire, et du ton et du style des princes du sang d'autrefois. Je payai de respects et de toute l'ouverture que ce procédé demandait. Il voulut me conduire, même après que j'eus passé exprès devant lui la porte de son cabinet pour l'en empêcher, et j'eus peine à l'arrêter dans sa chambre où heureusement il n'y avait presque personne.

Je vins chez moi, et allai à la messe aux Jacobins, où j'entrais de mon jardin. Ce ne fut pas sans distraction. Mais Dieu me fit la grâce de l'y prier, de bon coeur et d'un coeur droit, de me conduire pour sa gloire et pour le bien de l'État sans intérêt particulier. Je dirai même que je reçus celle d'intéresser des gens de bien dans cette affaire sans la leur désigner ni qu'ils pussent former aucune idée, pour m'obtenir droiture et lumière et force dans l'une et l'autre contre mon penchant; et, pour le dire une fois pour toutes, je fus exaucé dans ce bon désir, et je n'eus rien à me reprocher dans toute la suite de cette affaire où je suivis toujours les vues du bien de l'État; sans me détourner ni à droite ni à gauche.

Fontanieu m'attendait chez moi au retour de la messe. Il fallut essuyer ses questions sur sa mécanique, et y répondre comme si je n'eusse eu que cela dans l'esprit. J'arrangeai ma chambre en lit de justice avec des nappes, je lui fis entendre plusieurs choses locales du cérémonial qu'il n'avait pas comprises, et qu'il était essentiel de ne pas omettre. Je lui avais dit de voir le régent ce matin-là; mais il le fallait éclaircir auparavant, et il reçut ses ordres l'après-dînée.

CHAPITRE XVII. §

Contre-temps au Palais-Royal. — Je rends compte au régent de ma longue conversation avec M. le Duc. — Reproches de ma part; aveux de la sienne. — Lit de justice différé de trois jours. — Le régent tourne la conversation sur le parlement; convient de ses fautes, que je lui reproche fortement; avoue qu'il a été assiégé, et sa faiblesse. — Soupçons sur la tenue du lit de justice. — Contre-temps, qui me fait manquer un rendez-vous aux Tuileries avec M. le Duc. — Ducs de La Force et de Guiche singulièrement dans la régence. — M. le duc d'Orléans me rend sa conversation avec M. le Duc, qui veut l'éducation du roi et un établissement pour M. le comte de Charolais. — Découverte d'assemblées secrètes chez le maréchal de Villeroy. — Je renoue, pour le soir, le rendez-vous des Tuileries. — Dissertation entre M. le Duc et moi sur M. le comte de Charolais, sur l'éducation du roi qu'il veut ôter sur-le-champ au duc du Maine, et l'avoir. — Point d'Espagne sur M. de Charolais. — M. le Duc me charge obstinément de la plus forte déclaration, de sa part, au régent sur l'éducation. — M. le Duc convient avec moi de la réduction des bâtards en leur rang de pairie, au prochain lit de justice. — Nous nous donnons le même rendez-vous pour le lendemain.

J'arrivai au Palais-Royal à onze heures et demie, et comme les contre-temps sont toujours de toutes les grandes affaires, je trouvai M. le duc d'Orléans enfermé avec le maréchal d'Huxelles et les cardinaux de Rohan et de Bissy qui lui lisaient chacun une grande paperasse de sa façon, ou soi-disant, sous le spécieux nom de ramener le cardinal de Noailles à leur volonté. J'attendis, en bonne compagnie, dans le grand cabinet devant le salon où se faisait cette lecture et où nous étions la veille, et j'étais sur les épines; mais j'y fus bien davantage lorsque je vis M. le Duc y entrer à midi et demi à la montre. Il ne voulut pas faire avertir M. le duc d'Orléans, néanmoins au bout d'un quart d'heure il y consentit. J'enrageais de le voir parler devant moi: il ne resta qu'un demi-quart d'heure, et dit en sortant que M. le duc d'Orléans lui avait dit qu'il en avait encore pour plus d'une heure avec les cardinaux; sur quoi il avait pris son parti de s'en aller pour revenir avant le conseil. J'oublie que j'étais convenu de le voir le soir au Tuileries, dans l'allée d'en bas de la grande terrasse, si je le jugeais à propos par ma conversation avec M. le duc d'Orléans, et que je le lui dirais au conseil en tournant autour de lui. Nous ne nous donnâmes presque aucun signe de vie lui et moi au Palais-Royal, et je fus soulagé de le voir partir sans qu'il eût eu loisir d'enfoncer la matière.

Cependant, je jugeai que je retomberais dans le même inconvénient que je venais de craindre, si je ne forçais le cabinet. Je m'y résolus donc après avoir dit que je m'en allais aussi, et que ce n'était que pour prendre l'ordre d'une autre heure, parce que la fin de la matinée des dimanches était une des miennes, depuis que l'après-dînée, qui l'était, était remplie par le conseil qui se tenait auparavant le matin. J'usai donc de la liberté d'interrompre Son Altesse Royale, mais au lieu d'entrer j'aimai mieux l'envoyer supplier, par le premier valet de chambre, de me venir dire un mot pressé. Il parut aussitôt; je le pris dans la fenêtre, et lui dis que, tandis qu'il s'amusait entre ces deux cardinaux qui lui faisaient perdre un temps infiniment pressé et précieux pour un accommodement qu'ils ne voulaient point faire, j'avais à lui rendre un compte fort long, et avant qu'il vît M. le Duc qui allait, revenir d'une grande et très importante conversation que j'avais eue avec lui ce matin même sur un billet que j'en avais reçu. Il me répondit qu'il s'en doutait bien, parce que M. le Duc lui venait de dire qu'il m'avait écrit et vu, que c'était pour gagner le temps de me voir qu'il s'en était défait sur le compte de l'affaire des cardinaux qui en effet devait durer encore plus d'une heure, mais qu'il me priait de rester et qu'il allait les renvoyer. Il rentra, leur dit qu'il était las, que cette affaire s'entendrait mieux en deux fois qu'en une, et en moins d'un demi-quart d'heure ils sortirent avec leur portefeuille sous le bras. J'entrai en leur place, et portes fermées nous demeurâmes à nous promener dans la galerie, M. le duc d'Orléans et moi, jusqu'à trois heures après midi, c'est-à-dire plus de deux bonnes heures.

Quelque longue qu'eût été ma conversation avec M. le Duc, je la rendis tout entière à M. le duc d'Orléans sans en oublier rien, et chemin faisant j'y ajoutai mes réflexions. Il fut surpris de la force de mes raisons pour ne pas tomber sur M. du Maine, et fort effarouché de la ténacité de M. le Duc sur ce point. Il me dit qu'il était vrai, qu'il lui avait demandé les trois projets d'édits différents, et qu'il les lui avait donnés, sans se soucier duquel ni l'un ni l'autre, mais pour voir simplement lequel conviendrait mieux pour assurer seulement l'éloignement du duc du Maine. Alors je sentis qu'il s'y était engagé tout de nouveau. Il n'osa me l'avouer, mais il n'échappa pas à mon reproche. « Hé bien! monsieur, lui dis-je trop brusquement, vous voilà dans le bourbier que je vous ai prédit tant de fois; voue n'avez pas voulu culbuter les bâtards quand les princesse du sang, le parlement, le public entier n'avaient qu'un cri pour le faire, et que tout le monde s'y attendait. Que vous dis-je alors, et que ne vous ai-je pas souvent répété depuis, qu'il vous arriverait tôt ou tard d'y être forcé par les princes du sang dans des temps où cela ne conviendrait plus, et que ce serait un faire le faut à toutes risques? Par quel bout sortirez-vous donc d'ici? Croyez-moi, continuai-je, mal pour mal, celui-ci est si dangereux, et vous avez si souvent et si gratuitement manqué de parole sur ce chapitre, que, si vous pouvez encore échapper, n'oubliez rien pour le faire. M. le Duc vous dit tout à la fois qu'il ne se soucie, pas de l'éducation du roi, mais qu'il la veut dès qu'il la demande, et qu'on ne la peut ôter à M. du Maine que parce qu'il la demandera. Sentez-vous bien, monsieur, toute la force de cette phrase si simple en apparence? C'est le second homme de l'État qui ne veut faire semblant que de sa haine en apparence, et veut se fortifier de l'éducation sans vous montrer rien qui vous donne de l'ombrage. Après, quand il l'aura, ce sera à vous à compter avec lui, parce que vous ne lui ôterez pas l'éducation comme à M. du Maine, et comprenez ce que c'est pour un régent qu'avoir à compter avec quelqu'un, et encore d'avoir à y compter par son propre fait. Encore un coup, voilà ce que c'est que n'avoir pas renversé les bâtards à la mort du roi. Alors plus de surintendant de l'éducation du roi, et M. le Duc hors de portée par son âge de la demander, trop content d'ailleurs d'une telle déconfiture; le maréchal de Villeroy, gouverneur en seul, et vous maître d'un tel particulier, si grand qu'il soit et de l'éducation par conséquent; quelle différence! »

Le régent gémit, convint et me demanda ce que je pensais qu'il y eût à faire. Je répondis que je venais de le lui dire; que je ne servais point M. le Duc à plats couverts, qu'en le quittant je lui avais promis de rendre à Son Altesse Royale toute notre conversation et toutes ses raisons dans toute leur force, mais que je m'étais expressément réservé la liberté de faire valoir aussi les miennes dans toute la leur. Je dis ensuite au régent que, pour éviter d'ôter M. du Maine si à contre-temps, je ne voyais de fourchette à la descente que M. de Charolais; qu'il fallait insister sur son retour, que ce retour était très peu, praticable, à la manière de penser de l'hôtel de Condé, par le défaut d'établissements présents, puisque le gouvernement de l'Ile-de-France ne leur convenait pas, et par la difficulté de doter suffisamment Mlle de Valois; qu'il n'y avait qu'à tenir ferme sur ce point; qu'il ne pouvait pas n'être pas trouvé essentiel par eux-mêmes, puisqu'il s'agissait de savoir si on pouvait compter sur les princes du sang en sacrifiant le duc du Maine, et qu'il était évident qu'on ne pouvait y compter tant que M. de Charolais serait hors de France, et en état de prendre en Espagne l'établissement de Catalogne dont on parlait.

M. le duc d'Orléans goûta avec avidité cet expédient, si fort né de la matière même que je ne croyais pas qu'il fallût le lui suggérer. Il donnait à croire que le lit de justice était pour le surlendemain, au pis aller dans quatre jours, terme trop étranglé pour qu'ils pussent prendre un parti sur ce retour, ou que, le prenant M. de Charolais pût être arrivé, et l'occasion passée, on avait du temps devant soi, car l'affaire du parlement était si instante que M. le Duc lui-même ne pouvait pas proposer de différer le lit de justice. Le régent m'assura qu'il tiendrait ferme là-dessus avec M. le Duc; ajouta qu'il serait très à propos que je le visse le soir aux Tuileries pour voir quel effet Son Altesse Royale aurait fait sur lui, à qui j'en rendrais compte le lendemain.

Ensuite il me dit qu'il doutait que le lit de justice pût être pour le surlendemain mardi, parce que le garde des sceaux doutait lui-même d'être prêt pour tout ce qu'il y aurait à faire. Ce délai me déplut; je craignis qu'il ne fût un prélude de délai plus long et puis de changement. Je lui demandai à quand donc il prétendait remettre, que ces coups résolus, puis manqués se savaient toujours et faisaient des effets épouvantables. « A vendredi, me dit-il, car mercredi et jeudi sont fêtes, et on ne le peut plus tôt. — À la bonne heure, répartis-je, pourvu qu'à tout rompre ce soit vendredi. » Et je l'y vis bien déterminé. Je lui rendis compte après plus en détail que par mon billet de la veille de ce que j'avais fait avec Fontanieu, et puis il me parla du parlement avec amertume.

« Vous n'avez, monsieur, lui répondis-je, que ce que vous avez bien voulu avoir. Si dès l'abord, indépendamment même des autres fautes à cet égard, vous aviez jugé notre bonnet, et si vous ne nous aviez pas sacrifiés au parlement pour l'honneur de ses bonnes grâces, et avec nous votre parole, votre honneur et votre autorité, l'arrêt de la régence, vous lui eussiez montré que vous êtes régent, au lieu que vous lui avez appris à le vouloir être, et votre faiblesse le lui a fait espérer. — Cela est vrai, me repartit-il vivement, mais en ce temps-là j'étais environné de gens qui se relayaient les uns les autres pour le parlement contre vous autres et qui ne me laissaient pas respirer. — Oui, lui dis-je, et qui, pour l'intérêt particulier, vous éloignaient de vos vrais serviteurs, de moi, par exemple, pour qui tout cela se faisait, et qui vous disaient sans cesse que je n'étais que duc et pair; vous le voyez, et si je n'avais pas raison pour lors, et si maintenant je vous parle en duc et pair quand le bien de l'État et le vôtre me semblent opposés à mon intérêt de dignité; je vous somme de me dire si jamais je vous ai parlé qu'en serviteur, indépendamment d'être duc et pair. — Oh! quelquefois, » me dit-il en homme moins persuadé que peiné d'être acculé. Je ne voulus pas le battre à terre. « Monsieur, lui dis-je, allez, vous me rendez plus de justice, mais au moins pour cette fois vous voyez si je songe au bonnet, tandis que vous êtes piqué contre le parlement, et si je ne soutiens pas les bâtards de toutes mes forces. Pesez cette conduite avec mon goût, que je n'ai jamais caché, mais aussi n'oubliez pas jusqu'à quel point vous vous êtes aliéné les ducs et de quelle conséquence et en même temps de quelle facilité il est de les regagner si le pied vous glisse avec M. le Duc sur M. du Maine; car si vous faites la faute de lui ôter l'éducation, tablez que de lui ôter son rang avec ne vous l'éloignera pas plus que le seul dépouillement de l'éducation, son rempart présent et ses vastes espérances, et que cela nous est si capital que vous vous en raccommoderez avec nous. — Pour cela, me dit-il, il n'y aura pas grand inconvénient; mais c'est qu'il faut éviter d'ôter l'éducation à cette heure. Il est de mon intérêt de le faire une autre fois, et alors comme alors, mais aujourd'hui il n'est pas de saison et vous avez la plus grande raison du monde. Ce M. le Duc me fait peur, il en veut trop et trop fermement. — Mais comment l'entendez-vous ? lui répartis-je; ne me dîtes-vous pas hier que M. le Duc vous avait assuré qu'il ne se souciait point de l'éducation et qu'il ne l'aurait pas? — Je l'entends, me répondit-il, qu'il me le dit, mais vous voyez comme il a son dit et son dédit. Il ne s'en soucie pas, mais c'est à condition qu'il l'aura et ce n'est pas mon compte. — Monsieur, lui dis-je d'un ton ferme, ce ne l'est point du tout, mais mettez-le-vous donc si bien dans la tête qu'il ne l'ait pas, car je vous déclare que s'il l'a fait, comme vous êtes, vous vous en défierez, lui s'en apercevra, d'honnêtes gens se fourreront entre vous deux pour vous éloigner l'un de l'autre, et puis ce sera le diable entre vous deux, qui influera sur l'État, sur le présent, sur l'avenir; vous ne sauriez trop y penser, et par rapport à sa qualité de premier des princes du sang en âge et par rapport à l'opiniâtreté de ses volontés. Avec ces réflexions je vous quitte pour m'en aller dîner. — Voici mon gourmand, me dit-il, de belles réflexions et le dîner au bout! — Oui, dis-je, en riant aussi, le dîner et non pas tant le souper; mais, puisqu'il vous plaît de ne point dîner, ruminez bien tout ceci en attendant M. le Duc, qui ne tardera guère, et préparez-vous bien à l'assaut. »

En effet je m'en allai dîner, et non sans cause, car je n'en pouvais plus. Comme il était fort tard il fallut, au sortir de table, aller au conseil. Il ne commença qu'à prés de cinq heures; l'entretien de M. le Duc avec M. le duc d'Orléans en fut cause. Je tournai autour de M. le Duc et lui dis bas que j'irais. C'était le mot convenu pour les Tuileries. Rentrant chez moi, je trouvai Fagon; nous dissertâmes notre lit de justice. Il me jeta des soupçons sur le garde des sceaux dont les propos lui faisaient autant de peine que le délai. Il me conta de plus qu'il avait passé presque toute la matinée avec lui et d'autres du conseil des finances à des futilités, au lieu de la donner à la préparation de ce qu'il avait à faire pour le lit de justice. M. de La Force survint qui fortifia ces soupçons. Cependant le jour tombait et mon rendez-vous pressait. Je priai Fagon de me mener dans son carrosse à la porte des Tuileries, au bout du pont Royal, et donnai au mien et à mes gens rendez-vous à l'autre bout du pont. J'eus toutes les peines du monde à finir la conversation. Enfin nous nous embarquâmes Fagon et moi.

Comme nous étions encore sous ma porte: « Arrête, arrête! » C'était l'abbé Dubois. Force fut de reculer et de descendre. Je lui dis que nous avions bien affaire pour quelque chose qui regardait Mme de Lauzun, dont Fagon se voulait bien mêler. Cela devint ma défaite ordinaire, parce que je me souvenais de m'en être servi chez Fontanieu. Fagon croyait que j'allais simplement raisonner avec M. le Duc pour fortifier le régent contre le parlement et sur le lit de justice. Mais ce commerce de M. le Duc eût davantage surpris et aiguisé la curiosité de l'abbé Dubois, grand fureteur. Je n'eus donc garde de lui en rien dire. Mal m'en prit en un sens, qui fut que je ne pus jamais me défaire de lui à temps. Enfin pourtant je le renvoyai, et montai devant lui dans le carrosse de Fagon, comme j'avais fait la première fois devant M. de La Force.

Je descendis aux Tuileries, et Fagon les traversa pour ne rien montrer à ses gens. Je courus toute l'allée du rendez-vous marqué. Je regardais les gens sous le nez. Je parcourus trois fois l'allée et même le bout du jardin. Ne trouvant rien, je sortis pour chercher parmi les carrosses si celui de M. le Duc y était. Je trouve mes laquais qui crient et me font faire place. Je les aurais battus de bon coeur. Je leur demandai doucement pourtant ce qu'ils faisaient là, et leur dis de m'aller attendre où je leur avais marqué. Je rentrai honteux dans le jardin, et de tout ce manège je ne gagnai que de la sueur.

Remontons maintenant pour un moment à la première origine de cette affaire, c'est-à-dire à la cause principale qui la mit en mouvement. J'ai dit que ce fut l'intérêt particulier de Law, d'Argenson, de l'abbé Dubois. Mais ce fut celui du duc de La Force, pour être du conseil de régence, qui excita Law qui s'endormait, et, par lui, M. le Duc et l'abbé Dubois, ami de Law, et enfin Argenson, par M. de La Force d'une part, et par l'abbé Dubois de l'autre. Tant il est vrai que, dans les affaires qui semblent parler et presser d'elles-mêmes, et en général toutes les grandes affaires, si on les recherche bien, il se trouvera que rien n'est plus léger que leur première cause, et toujours un intérêt très incapable, ce semble, de causer de tels effets.

Le régent, avec sa facilité et sa timidité ordinaires, se défiait du conseil de régence sur le parlement, et ne pouvait s'en passer dans cette lutte avec cette compagnie, où il s'agissait de casser en forme ses arrêts, comme il était parvenu à s'en passer en presque toutes les affaires. M. de La Force, pour se rendre nécessaire, lui avait grossi les objets de cette timidité à cet égard, et tiré en conséquence fort facilement promesse de lui d'être appelé au conseil de régence lorsqu'il s'y agirait des matières du parlement, et après lui avait laissé espérer qu'entré une fois en ce conseil il y demeurerait toujours. Telle était la cause de la chaleur du duc de La Force contre le parlement, et de celle que, par lui et par les bricoles que je viens d'expliquer, il avait tâché, d'inspirer au régent.

Ce prince, souvent trop lent, quelquefois aussi trop peu, voulut que dès le dimanche où nous sommes encore, et dont je n'ai pas voulu interrompre les récits importants pour cet épisode, voulut, dis-je, qu'on parlât au conseil de régence de casser les arrêts du parlement. Il m'en parla le matin après que je lui eus rendu compte de ma visite à l'hôtel de Condé. Je lui représentai l'inconvénient d'annoncer sitôt la cassation de ces arrêts, puisqu'il me disait que le lit de justice était remis au vendredi suivant. Il l'avait dans la tête, de manière à y souffrir aussi peu de réplique qu'il en était capable, s'appuyant là-dessus de l'avis du garde des sceaux. Ce fut aussi l'une des choses qui jointe au délai du lit de justice, me fit plus craindre quelque dessous de cartes, car je ne voyais pas à quoi cette précipitation était bonne, sinon à divulguer un parti pris, à en laisser entrevoir le moment, conséquemment à le faire échouer, avec quatre jours devant soi à donner lieu d'y travailler.

Il n'y eut pas moyen de l'empêcher. M. de La Force, qui n'était pas moins sur les épaules du régent que sur les miennes, le sut de lui, et me pria de faire en sorte qu'il fût mandé. C'était là mon moindre soin, mais il y remédia par les siens, et il arracha du régent l'ordre de venir au conseil de régence, avec quelques paperasses de finances pour couvrir la chose, bien qu'il eût été éconduit d'y rapporter dès l'entrée du garde des sceaux dans les finances. Chacun, avant de prendre séance, se regarda quand on l'y vit arriver; et le maréchal de Villeroy, grand formaliste, ne fut pas content de ce rapport à son insu, comme chef du conseil des finances. Ce rapport de balle achevé en peu de mots, le duc de La Force resta en place, et le régent proposa de délibérer sur les arrêts du parlement. Le garde des sceaux les lut et les paraphrasa légèrement, puis conclut à les casser. Il n'y eut qu'une voix là-dessus. Ainsi les mémoires de M. de La Force demeurèrent dans sa poche. Ensuite M. le duc d'Orléans dit qu'il fallait dresser l'arrêt pour cette cassation, mais que, cette affaire n'étant pas encore prête, il la croyait assez importante pour voir cet arrêt de cassation, dans un autre conseil avant de le publier, et qu'on s'assemblerait pour cela dans deux ou trois jours, quand le garde des sceaux l'aurait dressé. Dès le soir même il fut public que les arrêts du parlement seraient cassés. On s'y attendait tellement qu'on était surpris de ce qu'ils ne l'étaient pas encore, et Dieu voulut qu'on ne pénétrât pas plus avant.

Question fut après pour M. de La Force de demeurer dans le conseil de régence, et d'y assister le lendemain lundi. M. le duc d'Orléans ne s'en souciait guère, et la cassation des arrêts du parlement avait si légèrement passé qu'il n'était point tenu d'en récompenser M. de La Force. Celui-ci le sentit bien et, vint me crier à l'aide avec une importunité étrange. J'avais bien d'autres choses dans la tête. Je ne me souciais du tout point de faire entrer M. de La Force dans la régence. Je sentais bien que, s'il y entrait, on ne manquerait pas de me l'attribuer. Il s'était mis dans une situation à rendre ce service pis que ridicule. Il l'était de plus d'augmenter le conseil, déjà absurdement nombreux. M. le duc d'Orléans le voyait bien; je ne voulais pourtant pas tromper le duc de La Force.

Dans cet embarras insupportable avec de plus grands, j'allai le lundi matin 22 août à onze heures et demie au Palais-Royal, sous prétexte que je n'avais pas achevé ma besogne ordinaire de la veille. Je commençai par dire au régent qu'il n'avait pas eu grand'peine à faire passer la cassation des arrêts du parlement, et que les munitions de M. de La Force s'étaient trouvées heureusement inutiles. Le régent sentit ce mot et me dit que, pour qu'il ne parût pas qu'il l'eût fait venir exprès, il lui avait fait rapporter une bagatelle de finance. « Oui, dis-je, mais si bagatelle que personne n'a compris pourquoi il était venu la rapporter, ni pourquoi, après l'avoir rapportée, il était demeuré au conseil. Mais qu'en faites-vous aujourd'hui? — Il a bien envie d'entrer en la régence, me répondit-il en souriant et comme cherchant mon suffrage. — Je le sais bien, répartis-je, mais nous sommes beaucoup. — Vraiment, oui, me dit-il, et beaucoup trop. » Je me tus pour ne faire ni bien ni mal, content d'avoir mis le doigt sur la lettre, pour le pouvoir dire au duc de La Force. Un moment après M. le duc d'Orléans ajouta comme par réflexion: « Mais ce n'est qu'un de plus. — Oui, dis-je, mais le duc de Guiche, vice-président de la guerre, comme l'autre l'est des finances, et colonel des gardes de plus; comment le laisser en arrière? — Ma foi, vous avez raison; dit le régent; allons, je n'y mettrai pas M. de La Force. »

Je l'avais dit exprès, et puis le remords de conscience me prit d'avoir ainsi exclus un homme qui s'était fié à moi. Après quelque débat en moi-même, je dis au régent, comme fruit de mon silence: « Mais si vous le lui aviez promis. — Il en est bien quelque chose, me répondit-il. — Voyez donc, répartis-je; car pour moi, je me contente de vous représenter et de vous faire souvenir d'un homme qu'oublier en ce cas-là, ce serait une injure. — Vous me faites plaisir, me dit-il, cela ne se peut pas l'un sans l'autre. » Et après un peu de silence: « Mais au bout du compte, continua-t-il, pour ce qu'on y fait, et au nombre qu'il y a deux de plus ou de moins, n'y font pas grand'chose. — Eh bien! le voulez-vous, lui dis-je? — Ma foi, j'en ai envie, me dit-il. — Si cela est, répondis-je, n'en faites donc pas à deux fois pour le faire au moins de bonne grâce. Le duc de Guiche est là dedans: voulez-vous que je l'appelle! — Je le veux bien, » dit-il aussitôt.

J'ouvris la porte, et j'appelai le duc de Guiche assez haut, parce qu'il était assis assez loin avec M. Le Blanc. Pendant qu'il venait, M. le duc d'Orléans s'avança assez près de moi, et puis au duc de Guiche. Je fermai la porte, et me tins à quelque distance d'eux. La chose était simple, et devint pourtant une scène dont je fus seul témoin.

M. le duc d'Orléans, je l'entendis, pria le duc de Guiche de vouloir bien être de la régence, lui demanda si cela ne l'incommoderait point, lui dit que l'assiduité n'était que de deux fois la semaine, et encore que ce ne serait pour lui qu'autant qu'il voudrait; que cela ne le contraindrait point pour sa maison de Puteaux; qu'il vît franchement si cela lui convenait, qu'il ne lui demandait cela qu'autant que la chose ne l'embarrasserait pas et ne le détournerait point du conseil de la guerre. À toutes ces supplications si étrangement placées, le duc de Guiche éperdu, non de la grâce, mais de la manière, se submergeait en bredouillages et en plongeons jusqu'à terre. Je ne vis jamais tant de compliments d'une part ni de révérences de l'autre. À la fin M. le duc d'Orléans révérencia aussi, et tous deux, à bout de dire, se complimentaient de gestes à fournir une scène au théâtre; enfin, las de rire à part moi, et impatienté à l'excès, je les séparai par complimenter le duc de Guiche.

En sortant, il me serra la main, et pour le dire tout de suite, il m'attendit jusqu'à ce que je sortisse, et cela ne fut pas court. Il me dit qu'il voyait bien à qui il avait l'obligation d'entrer au conseil de régence. Il le dit à sa famille et à ses amis, et il était vrai que, sans moi, M. le duc d'Orléans n'y songeait pas, mais ce que le duc de Guiche ne fit pas si bien, c'est qu'il fit presque des excuses d'avoir accepté. Au moins ses propos furent ainsi traduits dans le monde, et n'y firent pas un bon effet. Il était vrai qu'il n'y pensait point, et qu'il en fut prié comme d'une grâce, mais il n'en fallait pas rendre compte au public.

On goûta peu cette nouvelle multiplication. Le duc de La Force s'était décrié; le duc de Guiche ne passait pas pour augmenter beaucoup les lumières du conseil. Ceux qui [en] étaient [du conseil] étaient fâchés de devenir presque un bataillon, et ceux qui n'en étaient pas, étaient à chercher l'occasion qui était nulle, et en trouvaient encore plus ridicule cette augmentation à propos de rien. J'eus l'endosse de tous les deux. Mais il m'en plut incontinent une autre qui fit disparaître celle-là.

Le duc de Guiche sorti, je demandai à M. le duc d'Orléans à quoi il en était avec M. le Duc, et lui dis comme je l'avais manqué aux Tuileries. Il me répondit en s'arrêtant et se tournant vers moi, car nous marchions vers la grande galerie, qu'il n'avait jamais vu un homme si têtu, et que cet homme lui faisait peur. « Mais enfin? lui dis-je. — Mais enfin, me répondit-il, il veut l'éducation du roi, et n'en veut point démordre. — Et son frère? interrompis-je. — Et son frère, me répondit-il, c'est toujours la même chanson. Mais il s'est coupé à force de dire, et je vois bien qu'ils s'entendent tous comme larrons en foire, car tantôt il dit, comme à vous, que c'est un enfant et un étourdi, qui fait tout à sa tête sans consulter, et dont il ne peut répondre, et quand je l'ai pressé sur l'établissement, et si en ce cas-là il reviendrait et si on y pourrait compter, il lui est échappé qu'il en répondrait alors, et s'en faisait fort et son affaire. Je lui ai serré le bouton et fait remarquer la différence de ce qu'il me disait. Cela l'a embarrassé; mais il n'en a pas tenu moins ferme, et je n'en suis pas plus avancé. — C'est-à-dire, repris-je, que vous ne savez par là que ce dont vous ne pouviez douter, qu'ils sont de concert, et que M. le Duc est maître de son frère; mais, c'est-à-dire aussi que c'est le fer chaud du pont Neuf, à ce que je vois, et que pour avoir M. le Duc il faut deux choses: lui donner l'éducation du roi, et un établissement à son frère. Comment ferez-vous pour tout cela, monsieur, et par où en sortirez-vous? L'éducation est encore pis que l'établissement, et si l'établissement, je ne le vois pas. — Tout cela ne m'embarrasse pas, me dit le régent. D'établissement, je n'en sais point faire quand il n'en vaque pas, et la réponse est sans réplique. Je ne crains point l'établissement d'Espagne; Albéroni y regardera à deux fois à se mettre un prince du sang sur le corps, lequel n'a rien, et qui voudra autorité et biens, et au bout du compte, ils prendront garde aussi qu'un peu vaut mieux ici que plus et beaucoup là-bas, et l'espérance ici avec les difficultés de l'autre côté les retiendra, et nous donnera du temps. Pour l'éducation, je n'en ferai rien, et j'ai un homme bien à moi à cette heure, qui ôtera à M. le Duc cette fantaisie de la tête, car il le gouverne, et je le dois voir tantôt. — Mais, monsieur, lui dis-je, qui est cet homme? — C'est La Faye, me répondit-il, qui est son secrétaire, qu'il consulte, et croit surtout, et entre nous, je lui graisse la patte. — À la bonne heure, lui dis-je, faites tout comme il vous plaira, pourvu que vous sauviez l'éducation. »

Là-dessus, nous nous mîmes à rebattre cette matière, puis celle du parlement; et revenant à M. le Duc, je lui fis sentir la différence d'un mariage où il aurait tout à faire, et encore à essuyer les aventures domestiques, d'avec celui du prince de Piémont, oncle du roi. Il le comprit très bien, et conclut par se très bien affermir dans le parti de ne céder point à M. le Duc. Il me dit là-dessus qu'il lui avait très bien expliqué que la pension de cent cinquante mille livres qu'il venait de lui accorder, comme chef du conseil, n'avait jamais été donnée en cette qualité à son bisaïeul dans, la dernière minorité, mais bien comme premier prince du sang, qui était la même pension qu'en la même qualité avait encore M. le duc de Chartres; que M. le Duc lui avait encore demandé l'effet rétroactif depuis la régence; et qu'il l'avait accordé à condition qu'on le payerait comme on pourrait de ces arrérages supposés. Il ajouta qu'avec tout cet argent il fallait bien que M. le Duc se contentât et entendît raison; que je ferais bien de tâcher à renouer le rendez-vous des Tuileries, pour voir l'effet de leur conversation; et nous convînmes que je lui en rendrais compte le lendemain matin par la porte de derrière, pour ne point donner de soupçon, parce que je n'avais pas accoutumé de le voir ainsi tous les jours. Il faut se souvenir que ceci se passa le lundi matin 22 août.

En, rentrant chez moi, je mandai à M. de La Force de se trouver au conseil de régence de l'après-dînée, dont il était désormais. Il vint aussitôt chez moi. Je n'ai point vu d'homme plus aise. Je m'en défis aussitôt que je pus. Cette entrée au conseil produisit une découverte. M. de La Force le voulut aller dire au maréchal de Villeroy, et alla l'après-dînée chez lui avant l'heure du conseil. Il y voulut entrer par le grand cabinet où on allait le tenir. Le maréchal de Tallard, qui lui en vit prendre le chemin lui demanda où il allait, et lui dit que, s'étant trouvé tête à tête avec le maréchal de Villeroy, il s'était endormi; sur quoi, il était venu ‘dans ce cabinet attendre. M. de La Force, qui craignait les secouades du maréchal, s'y achemina toujours pour s'y faire écrire; en entrant il trouva Falconnet, médecin de Lyon, qui était toujours chez lui, qui lui demanda où il allait. Il le lui dit, et ce que lui avait dit aussi le maréchal de Tallard. Le bonhomme, qui n'y entendait pas finesse, lui répondit : « Ses gens le disent; qu'il dort, mais, comme j'étais avec lui, M. le duc du Maine est entré, un instant après M. le maréchal de Villars, et aussitôt on a fermé la porte, et il y a déjà du temps. »

Dès que je fus arrivé, ce fut la première chose que me dit le duc de La Force. Un peu après nous vîmes venir le maréchal de Villars, par la porte ordinaire, qui avait fait le tour; puis, à distance raisonnable, M. du Maine par la porte de chez le roi; enfin le maréchal de Villeroy après lui. Cette manière d'entrer me frappa, et me fit presser M. de La Force de le dire à M. le duc d'Orléans dès qu'il arriverait; il le fit. Moi, cependant, je fus pris par M. le Duc, qui me dit qu'il m'avait cherché aux Tuileries. Je le priai de s'y trouver le soir, et que je n'y manquerais pas; que j'y avais été la veille trop tard, et que je lui dirais pourquoi. Je coupai court ainsi, et me séparai de lui en hâte de peur d'être remarqué, ce qu'on craint toujours quand on sent qu'il y a de quoi. Après le conseil, M. le duc d'Orléans pria fort à propos les princes, qui toutes les semaines allaient chasser chez eux, de ne s'absenter point à cause de l'examen de l'arrêt du conseil en cassation de ceux du parlement, et indiqua un conseil extraordinaire de régence pour le jeudi suivant après dîner, qu'il colora même de l'expédition de quelques affaires du conseil qui finissait, et qu'il laissa exprès en arrière. On ne peut croire combien ce conseil indiqué au jeudi après dîner servit à couvrir le projet.

Rentré chez moi, je ne songeai qu'à compasser mon heure des Tuileries pour ne pas manquer M. le Duc une seconde fois. Je priai Louville de m'y conduire pour dépayser mes gens qui ne m'avaient jamais vu aller aux promenades publiques. Louville traversa le jardin, et je trouvai M. le Duc au second tour de l'allée du rendez-vous. Je lui fis d'abord mes excuses de la veille, et lui dis ce qui me l'avait fait manquer. Après je lui demandai à quoi il en était avec Son Altesse Royale. Il me dit qu'il avait peine à se résoudre. Je lui répondis que je ne m'en étonnais pas, que l'article de M. son frère était une grande enclouure, et que c'était à lui à l'ôter. Il se récria comme il avait accoutumé de faire là-dessus, me fit le récit, tel qu'il lui plut, de sa sortie de France, et en conclut ce qu'il voulut. Je repris son narré, et lui fis remarquer que ce qu'il me faisait l'honneur de me dire était vrai sans doute, puisqu'il me le donnait pour tel; mais qu'il fallait pourtant qu'il m'avouât que c'était une de ces vérités qui ne sont pas vraisemblables, qu'un prince de cet âge fît une première sortie, et pour pays étranger si éloigné, sans en rien dire à Mme sa mère ni à lui, et que, faisant cette équipée, il trouvât d'anciens domestiques de la maison pour le suivre sans en avertir, un gentilhomme entre autres, dont il me faisait l'éloge; que, de plus, cette sortie était arrivée lors du plus opiniâtre déni de justice et de jugement de leur procès avec les bâtards; que je le suppliais de bien remarquer combien cette circonstance était aggravante.

Je vis sourire M. le Duc, autant que l'obscurité me le put permettre, et non seulement il se démêla mal de la réponse, mais je sentis qu'il ne cherchait pas trop à bien sortir de l'embarras de mon argument. Il sauta à me dire que le tout dépendait de M. le duc d'Orléans; qu'un établissement trancherait tout, et s'échauffant de raisonnement là-dessus, il passa jusqu'à me répondre du retour de son frère, pourvu qu'il fût seulement bien assuré d'un grand gouvernement il me l'avait déjà dit à l'hôtel de Condé. J'insistai sur sa caution, et quand je l'eus bien prise, je souris à mon tour, et lui prouvai par son dire qu'il sentait donc bien qu'il était maître du retour de son frère, de quelque manière qu'il se fût éloigné de lui. Cette conséquence l'embarrassa davantage; il allégua des distinctions comme il put, mais toujours buté à un établissement sûr, et donnant pour expédient le dépouillement de M. du Maine.

Là-dessus longs propos, la plupart tenus de part et d'autre dès l'hôtel de Condé. J'insistai principalement sur deux points, le danger des mouvements dans l'état et la considération du comte de Toulouse; mais rien n'y fit. Je trouvai un homme fermé à ne pas manquer une occasion, peut-être unique, d'aller à son but et à ne se plus fier aux paroles du régent. Il me le répéta vingt fois, convenant que ce qui regardait le duc du Maine eût été mieux à remettre, mais protestant qu'il ne serait plus assez sot pour s'y exposer. Il ajouta que de cette affaire M. le duc d'Orléans saurait à quoi s'en tenir avec lui; qu'il était vrai que Son Altesse Royale n'avait guère affaire de lui; mais que, comme que ce fût, de l'éducation dans le vendredi suivant dépendait son attachement sans réserve ou son éloignement pareil. Je répondis que le régent et le second homme de l'État avaient besoin l'un de l'autre, l'un à la vérité bien plus et l'autre beaucoup moins, mais toujours un besoin réciproque d'union, de satisfaction, qui influait sur l'État; que l'intérêt de tous les deux était d'ôter au duc du Maine l'éducation du roi par toutes les raisons déjà tant répétées; conséquemment que je croyais aussi qu'il devait s'en reposer sur Son Altesse Royale, et ne la pas réduire à l'impossible sur M. de Charolais, au danger de la guerre civile pour le temps mal choisi. « Voyez-vous, monsieur, reprit M. le Duc avec vivacité, tout ceci n'est qu'un cercle. La guerre civile, je vous l'ai déjà dit, elle n'est pas à craindre; et danger pour danger, elle la serait moins à cette heure qu'en différant, parce que plus les bâtards iront en avant, plus ils fortifieront leur parti. Il faudra bien finir par ôter l'éducation à M. du Maine de votre aveu et de celui de M. le duc d'Orléans, qui sans cela est le premier perdu; or, s'il se veut bien perdre en différant toujours, tantôt pour une raison, tantôt pour une autre, comme il fait malgré tant de paroles données depuis la mort du roi, je ne veux pas me perdre, moi; et la guerre civile, soit pour me conserver contre les bâtards, soit contre eux, en les ayant laissés trop croître, sera cent fois pis qu'à présent: de plus c'est que je n'en crois point. Le comte de Toulouse est trop sage, et son frère trop timide. Cette raison, ne la rebattons donc plus. [Pour] mon frère, que M. le duc d'Orléans s'engage, et qu'il s'en fie à moi. Le lit de justice tenu, il aura le temps d'arranger ce qu'il faut à mon frère, qui reviendra du moment que l'arrangement sera prêt. — Mais, monsieur, lui dis-je, faut-il trahir un secret? Vous êtes assez honnête homme pour pouvoir vous tout confier; mais gardez-vous d'en laisser rien voir à M. le duc d'Orléans; car c'est de lui que je le tiens, et je crois nécessaire de vous en informer pour vous montrer que nous en savons plus que vous ne pensez sur M. votre frère. — Qu'y a-t-il donc? » me répondit-il avec émotion et avec toute assurance de garder le secret.

Je ne m'en souciais guère; mais il était à propos de le lui beaucoup demander, pour lui faire une impression plus forte. Je lui dis donc que nous ne pouvions pas douter, par des lettres interceptées, et ce que je ne lui dis pas par des lettres d'Albéroni au duc de Parme, que, parmi les remises qui se faisaient d'Espagne en Italie pour le projet qui est sur le tapis, il y en eût dix mille pistoles pour un seul particulier. Je dis particulier, et lui spécifiai bien, comme il était vrai, que ce n'était ni potentat, ni fournisseur, ni banquier, d'où la conclusion était aisée à tirer que cette gratification si forte ne pouvait regarder un particulier moindre que M. le comte de Charolais.

Là-dessus M. le Duc me témoigna le plaisir que je lui faisais de cette confiance, et me fit le détail de la suite légère de M. son frère, telle qu'il ne se pourrait passer pour quoi que ce fût de tant soit peu important et encore pour des choses pécuniaires du sieur de Billy, cet ancien gentilhomme de leur maison, qu'il m'avait tant vanté. Il ajouta que Billy était entièrement incapable d'entrer en rien ni de savoir quoi que ce fût, sans lui en rendre compte, et puis me protesta non seulement avec serment, mais avec un air de vérité et de sincérité qui me convainquit, qu'il n'en avait pas la moindre notion, ni même aucune que son frère fût en commerce avec le cardinal Albéroni ni avec personne en Espagne. Cela me soulagea fort à savoir, et je ne le lui dissimulai pas. Il me parla encore de Mlle de Valois, et sur cela je battis la campagne tant que je pus à cause du prince de Piémont. M. le Duc ne m'en pressa pas tant qu'il avait fait à l'hôtel de Condé, soit qu'il eût réfléchi sur la difficulté d'une dot pour deux, ou que, tout occupé de son affaire, il se passât volontiers à un gouvernement pour M. son frère.

Il me pressa ensuite de voir M. le duc d'Orléans le lendemain matin chez lequel il devait aller ce même lendemain l'après-dînée, de me mettre en sa place sur le peu de réalité de ses paroles, et sur le danger qu'il y aurait en attendant; puis me répéta avec feu que, [de] ce qui se passerait le vendredi prochain, et non un jour plus tard, dépendrait aussi de son dévouement ardent et entier pour M. le duc d'Orléans, ou de ne vouloir pas aller pour son service d'où nous étions au grand rond des Tuileries, au bord presque duquel nous nous entretenions pour pouvoir voir dans l'obscurité autour de nous. Il ne se contenta pas de me répéter la même déclaration; mais il me pria de la faire de sa part au régent, et d'y ajouter que, s'il n'avait l'éducation le vendredi suivant, il lui en resterait un ressentiment dans le coeur, dont il sentait bien qu'il ne serait pas maître, et qui lui durerait toute sa vie.

Je me débattis encore là-dessus tant que je pus; mais enfin il me força par me dire que, puisqu'il trouvait fort bon que j'appuyasse mes raisons, il avait droit aussi d'exiger de moi que je ne cachasse rien à M. le duc d'Orléans de ce qu'il désirait qui passât à lui par moi de sa part. À bout donc sur ce beau message je crus, à voir une détermination si forte, qu'à tout hasard je devais l'entretenir dans la bonne humeur où je l'avais laissé sur nôtre rang à l'égard des bâtards. Je finis la conversation par là, et il me promit de lui-même, sans que je l'en priasse, de dire le lendemain à M. le duc d'Orléans que, toute réflexion faite, leur réduction à leur rang de pairie parmi les pairs était ce qui lui paraissait le meilleur à suivre des trois projets de déclarations ou d'édits qu'il lui avait présentés. Je sentis bien qu'en effet je l'en avais persuadé dès l'hôtel de Condé; mais je ne sentis pas moins qu'il voulait me plaire et me toucher par un endroit aussi sensible pour émousser mes raisons de ne pas toucher au duc du Maine.

Nous nous séparâmes avec un rendez-vous à la même heure et au même lieu pour le lendemain, afin de nous dire l'un à l'autre ce qui se serait passé avec M. le duc d'Orléans; et M. le Duc, en me quittant, me fit excuses de toutes les peines qu'il me donnait, et les compliments de la plus grande politesse, à quoi je répondis par tous les respects dus. Je lui fis excuse de ne l'accompagner pas dans le jardin; il prit par une allée, moi par une autre; et, pour cette fois, je trouvai mes gens où je leur avais dis, et je m'en retournai chez moi.

CHAPITRE XVIII. §

Je rends compte au régent de ma conversation avec M. le Duc. — Hoquet du régent sur l'élévation des sièges hauts comme à la grand'chambre, qui m'inquiète sur sa volonté d'un lit de justice. — Récit d'une conversation du régent avec le comte de Toulouse, bien considérable. — Probité du comte, scélératesse de son frère. — Misère et frayeur du maréchal de Villeroy. — Nécessité de n'y pas toucher. — Je tâche de fortifier le régent à ne pas toucher à M. du Maine. — Propos sur le rang avec Son Altesse Royale. — Mes réflexions sur le rang. — Conférence chez le duc de La Force. — Sage prévoyance de Fagon et de l'abbé Dubois. — Inquiétude de Fontanieu pour le secret. — Il remédie aux sièges hauts. — Entretien entre M. le Duc et moi dans le jardin des Tuileries, qui veut l'éducation plus fermement que jamais. — Je lui fais une proposition pour la différer, qu'il refuse. — Sur quoi je le presse avec la dernière force. — Outre l'honneur, suites funestes des manquements de parole. — Disposition de Mme la Duchesse sur ses frères toute différente de Mme la duchesse d'Orléans. — Prince de Conti à compter pour rien. — J'essaye à déranger l'opiniâtreté de M. le Duc sur avoir actuellement l'éducation, par les réflexions sur l'embarras de la mécanique. — Je presse vivement M. le Duc. — Il demeure inébranlable. — Ses raisons. — Je fais expliquer M. le Duc sur la réduction des bâtards au rang de leur pairie. — Il y consent. — Je ne m'en contente pas. — Je veux qu'il en fasse son affaire, comme de l'éducation même, et je le pousse fortement. — Trahison des Lassai. — M. le Duc désire que je voie les trois divers projets d'édits, qu'il avait donnés au régent. — Millain; quel. — Je déclare à M. le Duc que je sais du régent que la réduction du rang des bâtards est en ses mains, et que le régent la trouve juste. — Je presse fortement M. le Duc. — M. le Duc me donne sa parole de la réduction des bâtards au rang de leur pairie. — Je propose à M. le Duc de conserver le rang sans changement au comte de Toulouse par un rétablissement uniquement personnel. — Mes raisons. — M. le Duc consent à ma proposition en faveur du comte de Toulouse, et d'en faire dresser la déclaration. — Je la veux faire aussi, et pourquoi. — Raisonnement encore sur la mécanique. — Renouvellement de la parole de M. le Duc de la réduction susdite des bâtards. — Dernier effort de ma part pour le détourner de l'éducation et de toucher au duc du Maine.

Le lendemain mardi 23 août, je fus entre neuf et dix dit matin chez M. le duc d'Orléans, par la porte de derrière, introduit par d'Ibagnet, qui m'attendait. Il le fut avertir dans son grand cabinet, et le trouva déjà à la messe, au retour de laquelle Son Altesse Royale fit fermer ses portes et me vint trouver. Nous nous promenâmes dans sa grande galerie, où je lui rendis compte de ce qui s'était passé entre M. le Duc et moi la veille dans le jardin des Tuileries. Il approuva fort la confidence que je lui avais faite des dix mille pistoles, et je remarquai que M. le duc d'Orléans fut très soulagé de ce qu'il y avait lieu de croire que cette somme n'était pas pour M. le comte de Charolais et que ce prince n'avait point encore de commerce en Espagne.

Nous rebattîmes la plupart des choses principales en question, et il me parut qu'il regardait son mariage avec sa fille comme assez praticable. Je lui remontrai là-dessus toute la différence de celui du prince de Piémont pour la réputation de sa régence, pour se faire une nouvelle et plus prochaine alliance avec un prince tel que le roi de Sicile, et si bienséante par rapport à leurs qualités de grand-père et d'oncle du roi, de père et de frère d'une princesse qui lui avait rendu un si grand service par le mariage de Mme la duchesse de Berry. J'ajoutai la considération qu'il devait à Mme la duchesse d'Orléans pour qui le coup de poignard serait doublement affreux de sceller la perte de ses frères par le mariage de sa fille avec le fils d'une soeur qu'elle haïssait à mort, et le frère de celui qui culbutait le sien et qui profitait de sa plus chère dépouille. Enfin je n'omis rien de tout ce que je crus de plus propre à donner des forces à M. le duc d'Orléans pour combattre les raisons de M. le Duc. Mais, je sentis que deux choses lui faisaient une impression forte. Ce que je viens de rapporter sur M. le comte de Charolais et l'Espagne, et la dure protestation de M. le Duc, qu'il fallut bien lui rapporter dans toute sa force. Je ne lui dissimulai pas non plus que le nombre accumulé de ses manquements de parole à M. le Duc sur l'éducation faisait toute sa roideur à la vouloir à cette heure. Le régent les contesta, dit qu'il ne disait pas vrai, puis laissa voir, ce dont je me doutais bien, qu'il n'y avait rien à rabattre des justes plaintes de M. le Duc à cet égard.

Ensuite, passant au mécanique, car cette conversation fut très sautillante, je lui dis, et je ne sais pas trop comment je m'en avisai, que les sièges hauts du lit de justice n'auraient qu'une marche, par la difficulté de les élever davantage; mais que je croyais que cela suffisait pour marquer seulement des hauts et des bas sièges. Là-dessus il s'éleva, me dit que cela ne pouvait passer de la sorte, que les hauts sièges de la grand'chambre avaient cinq degrés. J'eus beau lui représenter la difficulté mécanique, et lui dire enfin que puisque moi, à son avis si pair, j'en étais convenu, il pouvait bien le trouver bon. Point du tout. Le voilà à entrer dans tous les expédients de cet ouvrage sans en trouver pas un, et pour fin à me charger de voir Fontanieu pour remédier en toutes sortes à cet inconvénient. Cela pensa me désespérer, car jamais, pour le trancher court, M. le duc d'Orléans n'eut de dignité; et ne s'en soucia pour soi-même ni pour les autres. Pour lui, un peu plus ou moins d'élévation aux hauts sièges ne faisait rien à un régent du royaume qui, au lit de justice, n'a que la première place sur le banc des laïques, sans distance ni différence quelconque d'avec eux; et pour les pairs, il les avait trop maltraités pour croire que cette seule fois il fût devenu tout à coup épris de leur dignité et de l'honneur de leur séance. Je soupçonnai donc fortement que M. le duc d'Orléans, battu de M. le Duc, au pied du mur pour un lit de justice de grande exécution; cherchait quelque voie de le rompre. Le délai de trois jours m'en avait donné l'inquiétude, et ceci si fort contraire à son génie me l'augmenta beaucoup. Je craignis que, n'osant rompre à découvert un projet de cette sorte, n'ayant plus par où le différer au delà du vendredi, ni moins encore rien à alléguer pour changer une résolution si concertée, il se jetait où il pouvait pour former un délai, dans l'espérance de faire ébruiter, puis échouer la chose. Cela me mit dans un grand malaise; je cherchai dans le reste de la conversation à m'éclaircir de ce grand point, mais je compris bien que mes soins seraient inutiles, et que, si le régent en avait la pensée, il me la cacherait avec plus de précaution qu'à nul autre.

Delà, il passa à un récit bien considérable. « Vous ai-je dit, me demanda-t-il, la conversation que j'ai eue mardi dernier avec le comte de Toulouse? » Et sur ce que je lui répondis que non, il me conta qu'après avoir travaillé avec le maréchal d'Estrées et lui, il resta seul, et lui demanda s'il pouvait lui faire une question, et que cette question fut s'il était content de lui et de sa conduite; que sur les assurances de toute satisfaction suivies de réponses du comte de Toulouse les plus convenables, même les plus nettes, il lui dit que, puisqu'il en était ainsi, il en avait encore une autre à lui faire sur son frère, qui était dans l'inquiétude d'un bruit répandu qu'il le voulait faire arrêter et le maréchal de Villeroy. Son Altesse Royale s'était mise à rire comme d'une chose qui ne méritait que cela; il fut pressé; il répondit qu'il n'y avait songé. Le comte lui demanda s'il en pouvait assurer son frère, et sur le oui, lui demanda s'il en était mécontent, et d'où pouvait venir ce bruit. Le régent répondit que pour le bruit il en ignorait la cause, mais que, pour content, il ne pouvait l'être. Le comte voulut approfondir; sur quoi M. le duc d'Orléans lui demanda ce qu'il penserait de remuer le parlement. Le comte lui répondit avec franchise que cela lui paraîtrait très criminel, et s'informa s'il y en avait quelque chose sur le compte de son frère. M. le duc d'Orléans répondit qu'il n'en pouvait douter par des preuves très sûres, et tout de suite lui demanda que lui semblerait d'un commerce en Espagne, et avec le cardinal Albéroni. « Encore pis, répondit nettement le comte, je ne regarderais pas cela différemment d'un crime d'État; » et sur ce que M. le duc d'Orléans lui laissa entendre qu'il en savait le duc du Maine coupable, le comte lui dit qu'il ne pouvait soupçonner son frère jusqu'à ce point; qu'il le suppliait de bien prendre garde à la vérité de ce qui en pouvait être; que pour lui, il lui avait donné sa parole, parce qu'il considérait l'État et Son Altesse Royale comme une seule et même chose; qu'ainsi il lui répondait de soi, mais qu'il ne lui répondait pas de son frère.

Cette conversation me parut infiniment importante, et les réflexions que j'y fis allongèrent fort la nôtre. Je dis à M. le duc d'Orléans que je ne voyais rien de si net ni de plus estimable que le procédé du comte de Toulouse, en, même temps rien de si fort contre le duc du Maine que ce que son frère, si engagé à le soutenir, lui déclarait pourtant qu'il n'en pouvait répondre. Le régent me parut y faire beaucoup d'attention. Je lui dis qu'un tel propos la méritait tout entière, et lui faisait sentir la grandeur de sa faute d'avoir laissé le duc du Maine entier; que néanmoins il ne devait pas s'en frapper jusqu'à perdre de vue l'espèce présente, je veux dire l'union du duc du Maine avec le parlement, et le danger de les châtier ensemble; que ces conjonctures demandaient toutes ses plus mûres réflexions. Après quelques séjours là-dessus, moi ne voulant plus trop m'expliquer; et flottant entre le danger nouveau, démontré par l'aveu du comte de Toulouse, et la crainte extrême de moi-même sur ma vengeance et la restitution de notre rang, le régent me conta que le maréchal de Villeroy lui avait parlé lui-même de ce bruit de le faire arrêter avec M. du Maine, d'un ton fort humble et fort alarmé; qu'il en avait été dire autant à l'abbé Dubois, et qu'il était dans la dernière peine, quoi qu'on pût faire pour le rassurer. Je dis à M. le duc d'Orléans que polir celui-là, quoi qu'il pût faire, il fallait le laisser; qu'après les bruits anciens et nouveaux, il n'y avait ni grâce ni sûreté à l'ôter d'auprès du roi, auquel s'il arrivait malheur dans la suite, chacun renouvellerait d'horreurs contre Son Altesse Royale.

Il en convint, et me témoigna d'ailleurs que l'âge et le peu de mérite, du maréchal de Villeroy rendaient sa place très indifférente. J'ajoutai que je regarderais sa mort, si elle arrivait devant la majorité, comme un malheur pour Son Altesse Royale, parce qu'alors ce serait bien force d'en nommer un autre; que je ne savais pas trop bien qui de mérite propre à cette place en voudrait, et que ce serait en revenir presque au même danger s'il arrivait malheur au roi.

Il en convint encore; puis nous revînmes à M. le Duc, moi bien aise de prendre ma mission pour sentir où il en était sur le duc du Maine, et en même temps sur notre rang. Il me parla faiblement sur l'un et sur l'autre. Je le conjurai de nouveau de bien penser aux suites d'attaquer le duc du Maine dans une partie aussi sensible que l'éducation, et de la confier à un prince du sang de l'humeur arrêtée de M. le Duc, et, après quelques raisonnements faits et abrégés là-dessus, je le suppliai de sentir que, s'il faisait tant que d'ôter au duc du Maine l'éducation du roi, il ne serait ni moins enragé ni moins irréconciliable d'y ajouter sa réduction à son rang de pairie. Il me répondit qu'il l'avait déjà voulu une fois; que M. le Duc s'y était opposé par l'idée de se séparer de nous par mettre entre deux un rang intermédiaire; qu'il était bien aise de me le dire nettement pour que je ne m'amusasse pas aux propos de M. le Duc, avec lequel il faudrait bien voir, s'il se portait à lui donner l'éducation du roi, mais sans lequel cela était impossible. Avec cela je m'en allai avec un commencement d'espérance, dont voici le raisonnement, supposé l'éducation changée de main.

Je comprenais de reste que ni M. le duc d'Orléans, ni M. le Duc ne se souciaient de la restitution de notre rang. Je comptais bien même qu'ils tâcheraient de l'éluder l'un par l'autre, le régent surtout, grand maître en ces sortes de tours d'apparente souplesse qui se démêlent avec exécration bientôt après; mais je sentis aussi qu'il ne résisterait non plus à M. le Duc en ce point, si celui-ci se le mettait dans la tète, que dans l'affaire de l'éducation, a fortiori, et qu'il n'était rien moins qu'impossible d'y déterminer M. le Duc qui croyait avoir un besoin capital de moi, se conduisait avec moi de même, était convaincu de son aveu fait à moi-même de la fausseté de son ancienne idée de rang intermédiaire, et tacitement encore par ne le vouloir pas dire par gloire, de la sottise qu'il avait faite de ne nous avoir pas mis à leur suite contre les bâtards. Or il était à même de réparer l'une et l'autre faute; lui-même y avait pensé, puisqu'il l'avait proposé par l'un des trois projets d'édits. Il n'était donc plus question que de lui parler ferme, et de me servir de sa passion démesurée de l'éducation pour servir la mienne de la restitution de notre rang. C'est une des choses que je roulai le plus dans ma tête le reste de la journée, mais qui n'y roula qu'en second, tant j'eus peur de moi-même, et de ne pas éloigner avec le désintéressement d'un coeur pur tout ce qui pouvait nuire à l'État et y causer des troubles.

Plein de ces pensées, le duc de Chaulnes força ma porte au sortir de dîner, que je tenais fermée en ces jours si occupés à tout ce qui n'était point du secret. Fils et neveu des ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, notre union était intime. Je l'avais, comme on l'a vu, fait duc et pair; il ne l'oublia jamais, et il était aussi sensible que moi à ce qui était de cette dignité. Il venait, sur les bruits qui couraient de la colère du régent contre le parlement, raisonner avec moi si nous ne pourrions pas en tirer quelque parti. J'eus regret de ne pouvoir lui rien dire; je battis la campagne sur les difficultés générales, et je m'en défis le plus tôt que je pus.

J'étais attendu chez M. de La Force où Fagon et l'abbé Dubois devaient se trouver. En les attendant, car je logeais fort près de lui et les autres fort loin, je dissertai avec lui [sur] mes soupçons renouvelés le matin par ce hoquet bizarre que M. le duc d'Orléans m'avait fait des hauts sièges aux Tuileries. Il en fut effrayé comme moi. Fagon vint qui ne le fut pas moins. Nous relûmes avec lui le mémoire que je lui avais dicté chez moi, qui fut le fondement de toute cette affaire. Il y avait ajouté diverses choses de pratique, mais importantes, sur l'interdiction du parlement s'il refusait de venir aux Tuileries, les scellés à mettre en différents lieux du palais et autres choses de cette nature. L'abbé Dubois arriva après s'être fait attendre assez longtemps avec d'excellentes notes d'ordres à donner pour l'exécution mécanique de tous les ordres possibles, les signaux des ordres pour les pouvoir donner en séance sans qu'il y parût, comme en cas que le parlement voulût sortir du lit de justice, l'arrêter tout entier ou quelques membres seulement, et quels, et mille choses de cette nature qu'on ne peut trop soigneusement prévoir, et qui mettent en désarroi quand elles arrivent sans qu'on y ait prévu d'avance.

Je n'eus pas le temps d'achever avec eux. Les sièges hauts me tenaient en cervelle; je voulais ôter à M. le duc d'Orléans ce prétexte que je redoutais. J'avais mandé à Fontanieu de m'attendre chez lui, et je m'étais arrangé pour avoir, fait avec lui à temps de ne manquer pas mon rendez-vous des Tuileries. Je trouvai moyen avec Fontanieu que les sièges hauts eussent trois bonnes marches. Il se désolait du délai du lit de justice, parce que dans l'intervalle, il craignait ses ouvriers qui ne comprenaient point ce qu'il leur faisait faire, et qui mouraient d'envie de le savoir et de s'en informer. Sortant de chez lui, je dis à mes gens: « Au logis! » mais en passant devant ce pont tournant, du bout du jardin des Tuileries, je tirai mon cordon, m'y fis descendre comme séduit par le beau temps, et j'envoyai mon carrosse m'attendre au bout du pont Royal.

Je ne tardai pas à trouver M. le Duc dans notre allée ordinaire, le long du bas de la terrasse de la rivière. Comme c'était la seconde fois au même lieu, je craignis les aventures imprévues et les remarques. Je lui fis ôter son cordon bleu qu'il mit dans sa poche. Il avait vu M. le duc d'Orléans le matin depuis moi, et je reconnus bientôt qu'il l'avait trouvé beaucoup plus facile. Cela me fâcha, parce que j'en sentis la conséquence et que je ne viendrais pas à bout d'un homme si arrêté dès qu'il espérerait obtenir ce qu'il prétendait. Il me conta d'abord que le régent lui avait fait la confidence des dix mille pistoles et la lui avait faite entière en lui nommant le duc de Parme, dont je fus surpris, parce que cela n'y ajoutait rien et découvrait ce qu'il ne fallait pas, et me dit que Son Altesse Royale était demeurée persuadée sur ce qu'il lui en avait dit que cette remise n'était pas pour M. le comte de Charolais; je le pressai sur le retour de ce prince et sur l'établissement. Lui se tint ferme à le différer jusqu'à un établissement prêt, à en répondre dès qu'il le serait et à trouver qu'il n'y en pouvait avoir que par le dépouillement du duc du Maine. Je le suppliai de nouveau d'en sentir toutes les conséquences que je lui remis devant les yeux. Nous les discutâmes encore, et ce ne fut de part et d'autre que redites de nos précédentes conversations, parmi lesquelles il me répéta à diverses reprises les manquements de parole qu'il avait essuyés là-dessus et auxquelles il ne pouvait plus se fier, et sa protestation encore plus durement que la veille d'attachement au régent ou de ne faire pas un pas pour son service, selon que l'éducation lui serait ou ne lui serait pas donnée dans le vendredi prochain.

Voyant que c'était perdre temps que d'espérer davantage de le ramener là-dessus, il me vint dans l'esprit de lui faire une proposition qui me parut devoir être goûtée: « Monsieur, lui dis-je, je vois bien ce qui vous tient, vous ne voulez plus tâter des paroles et vous voulez user de l'occasion présente; vous avez raison; mais vous convenez aussi que si vous n'aviez pas été si souvent trompé, vous ne vous opiniâtreriez pas à vouloir l'éducation dans la même séance qui doit si fort mortifier le parlement, parce que vous en sentez toutes les dangereuses conséquences. — Cela est vrai, me répondit-il: je voudrais de bon coeur pouvoir séparer l'un de l'autre; mais, après ce qui s'est passé tant de fois, quelle sûreté aurais je et quelle folie à moi de m'y laisser aller? — Attendez, monsieur, répliquai-je. Il me vient sur-le-champ une idée dans la tête que je ne vous réponds pas que M. le duc d'Orléans adopte, mais que je vous réponds de lui proposer, si vous la goûtez, et comme je la crois raisonnable de faire tout ce qui est en moi pour qu'il l'exécute. Je voudrais que M. le duc d'Orléans vous écrivît un billet signé de lui, par lequel il vous donnât sa parole de vous donner l'éducation du roi à la rentrée du parlement. Par là elle vous est immanquable; car, s'il vous tient parole, vous avez votre but, s'il y voulait manquer, vous avez en main de quoi le rendre tout aussi irréconciliable avec M. du Maine que s'il lui avait ôté l'éducation, et par là vous le forcez à le faire, pour ne demeurer pas tout à la fois brouillé avec vous et brouillé avec eux, si vous, hors de toute mesure avec lui, montriez le billet de sa main. — Monsieur, me repartit M. le Duc d'un ton ferme, je ne me fie non plus aux écrits et aux signatures de M. le duc d'Orléans qu'à ses paroles. Il m'a trompé trop de fois, et ce serait être trop dupe. » Je contestai, mais ce fut en vain, et il demeura ferme à vouloir l'éducation et rien autre.

Dépourvu de cette ressource qui s'était présentée à moi tout à coup comme bonne, j'eus recours aux péroraisons. Je lui rebattis ce que je crus de plus touchant sur le comte de Toulouse, et enfin sur les mouvements qui pouvaient agiter l'État. Il me parut toujours le même, c'est-à-dire inébranlable, et me dit qu'il devait écrire le lendemain matin au régent pour le voir commodément l'après-dînée, et en venir ensemble à une résolution; qu'il me priait de l'y préparer dans la matinée, et de compter encore une fois que de l'éducation dépendrait son attachement pour Son Altesse Royale, où le contraire avec un ressentiment dans le coeur dont il ne serait pas le maître, et qui durerait autant que lui: « Monsieur, lui répondis-je avec feu, vous devez me connaître à présent sur les bâtards et sur mon rang. Je ne suis point né prince du sang et habile à la couronne; cependant mon amour pour ma patrie, que je crains de voir troubler bien dangereusement, me fait combattre mon intérêt de rang le plus sensible et le plus précieux, et ma vengeance la plus vive et la plus passionnément désirée. Vous donc qui devez prendre d'autant plus de part que moi en cet État qui est votre patrie comme la mienne, mais qui est de plus votre patrimoine possible dont la couronne est dans votre maison depuis tant de siècles, et ne peut tomber que sur vous et sur vos descendants à tour chacun d'aînesse, je vous adjure par votre qualité de Français, par votre qualité de prince du sang qui doit vous faire regarder la France avec des yeux de tendresse et de propriété, je vous adjure de passer cette nuit et demain toute la matinée à peser votre intérêt contre le duc du Maine avec l'intérêt de l'État, d'être plus Français qu'intéressé dans son abaissement, de vous représenter sans cesse les suites et les conséquences de ce que vous, voulez faire; et quel serait votre juste repentir, si par haine seulement ou par intérêt personnel vous nous allez jeter dans des troubles et dans une guerre civile que vous convenez vous-même qui perdrait l'État dans la situation où il se trouve! Cela vaut bien la peine de prendre sur votre sommeil. Après cela vous ferez ce que vous estimerez devoir faire, mais n'ayez pas à vous reprocher aucune légèreté. »

Il me parut ému de ce discours si fort, et pour en profiter, je lui parlai encore du comte de Toulouse, et lui demandai si cela ne touchait point Mme la Duchesse, et s'il était d'accord avec M. le prince de Conti. Il me répondit que pour Mme la Duchesse, elle était là-dessus toute différente de Mme la duchesse d'Orléans; que l'une était toute bâtarde, l'autre toute princesse du sang; que, pour ce dont il s'agissait, Mme la Duchesse n'en savait rien, parce qu'elle l'avait prié de faire tout ce qu'il jugerait à propos contre ses frères, pourvu qu'il ne lui en fit point de part, et qu'elle pût dire que c'était à son insu, mais qu'il était assuré qu'elle en serait bien aise, parce qu'elle sentait bien ce qu'elle était, et qu'avec elle ils parlaient tout le jour de bâtards et de bâtardise; qu'il était vrai qu'elle aimait le comte de Toulouse, quoique depuis leurs affaires il se fût fort éloigné d'elle, mais que, pour le duc du Maine, elle le connaissait trop pour l'aimer après ses procédés sur la succession de M. le Prince et sur le rang; qu'à l'égard de M. le prince de Conti, il m'en parlerait avec peine; que je voyais bien ce que c'était, qu'il ne lui avait rien dit; et moins par des paroles que par des manières et des tons il me fit bien comprendre, et qu'on n'y devait pas compter, et qu'on, ne devait pas aussi s'en embarrasser. Tandis que nous en étions sur ces espèces de parenthèses, il me vint dans l'esprit d'essayer à déranger M. le Duc par la mécanique à la suite de l'émotion que je lui, avais causée, par ce que je lui avais représenté de touchant.

Je lui dis donc que ce n'était pas le tout que vouloir et résoudre, qu'il fallait descendre dans le détail, et voir comment arriver à ce qu'il se proposait; que je sentais mieux que personne le néant du conseil de régence et des personnes qui le composaient; que cependant il ne fallait pas compter qu'on pût faire à l'éducation du roi un changement de cette importance sans en parler à la régence, qu'il voyait que les bâtards y prenaient pied comme ailleurs. Je lui contai là-dessus ce que j'avais su de M. de La Force, et j'ajoutai qu'il devait regarder les maréchaux de Tallard et d'Huxelles comme étant tout à fait à eux, le premier par le maréchal de Villeroy, l'autre par lui-même, et par le premier écuyer et le premier président, ses amis les plus intimes; que d'Effiat, tout premier écuyer du régent [qu'] il était, il était si lié, et de si longue main à M. du Maine qu'il le comptait beaucoup plus à lui qu'à son maître; que Besons ne voyait et ne pensait que par Effiat, et que le garde des sceaux était fort uni aux bâtards du temps du feu roi; que, si quelqu'un d'eux venait à prendre la parole à la régence, les autres du même parti le soutiendraient; que le maréchal de Villeroy était capable de le prendre sur un ton pathétique par rapport au feu roi, dont il couvrirait sa cabale; que, quel qu'il fût, il était considéré, et imposait en présence à M. le duc d'Orléans qui s'en dédommageait mal en s'en moquant en absence; que le maréchal de Villars, ennemi d'abord du duc du Maine, par d'anciens faits, s'était laissé regagner à lui, moins par ses souplesses que par la façon dont lui, M. le Duc, l'avait traité.

Il m'interrompit pour m'en parler avec mépris, dire qu'il avait eu raison, et que le maréchal était un misérable d'être demeuré à la tête du conseil de guerre avec tous les dégoûts qu'il y avait reçus. « Tant de mépris qu'il vous plaira, monsieur, lui répartis-je; personne ne sait mieux que moi le peu qu'est né le maréchal de Villars, et n'a senti plus vivement que moi la honte que nous avons reçue quand il a été fait duc et pair. J'en ai été malade de honte et de dépit. Mais, après tout, c'est le seul homme en France que vous ayez qui ait gagné des batailles, qui n'en ait point perdu absolument parlant; et c'est encore lui qui, par tant de bonheur qu'il vous plaira, a le nom d'avoir sauvé à Denain la France prête à se voir la proie et le partage de ses ennemis, et qui, par les traités de Rastadt et de Bade, a mis le dernier sceau à celui d'Utrecht. C'est donc l'homme le plus glorieux qui soit en existence et par des faits célèbres, et pardonnez-moi le terme, il est insensé à vous de vous acharner après un tel homme, qui est tout ce que celui-ci est, et vous voyez aussi ce qui vous en arrive. Il se prend à tout, à un fer rouge; de rage il s'unit à M. du Maine, comme on n'en peut plus douter après ce qu'a dit M. de La Force. Il tient des propos hardis en faveur du chancelier et du parlement, et voilà un homme que votre fantaisie a rendu votre ennemi et a écarté du régent par les niches que vous lui avez fait faire. Or cet homme n'entend rien en affaires, cela est vrai; mais il n'est pas moins vrai qu'il est éloquent, hardi, piqué, outré; qu'il se déconcerte moins qu'homme du monde; que les paroles lui viennent comme il lui plaît, et qu'un discours fort pour laisser les choses comme elles sont, dans la bouche d'un homme aussi décoré d'actions, d'emplois et des plus grands honneurs, ne ferait pas un médiocre embarras. Le maréchal d'Huxelles parlera peu, mais avec poids. Pensez-vous que ces gens-là n'entraînent personne, et pensez-vous encore qu'entre ceux qu'ils n'ébranleront pas, il y en ait de pressés de prendre la parole pour faire contre? Monsieur, ceci est bien important, et vous ne connaissez pas la faiblesse de M. le duc d'Orléans. — En effet, me répondit M. le Duc, je n'avais pas songé à cet embarras, et j'avoue qu'il est grand. » Et après un peu de silence que je ne voulus pas troubler pour laisser fortifier l'impression qu'il me semblait que je venais de faire. « Mais, reprit-il, monsieur, en parlera-t-on à la régence? car ces bâtards y sont. — Voilà, monsieur, lui dis-je, où je vous attendais. Comment en parler devant eux et comment l'éviter? Si c'est en face, se tairont-ils, et M. le duc d'Orléans sera-t-il ferme? Ils parleront sans doute, et vous avez bien vu M. du Maine parler à moins et en plus grande compagnie, en plein parlement. Il y contesta au régent le commandement des troupes de la maison du roi et celui de tous ses officiers, même de ceux qui sont sous votre charge. Le comte de Toulouse le laissa faire. Mais ici, où il s'agit de la totalité, non comme alors d'une partie seulement et ajoutée, ne soutiendra-t-il point son frère ? Ceux qui leur sont unis de cabale et de parti oseront-ils les abandonner, ou plutôt joints à eux comme ils sont, s'abandonneront-ils eux-mêmes? Sentez-vous le bruit que cela fera dans le conseil? Comptez-vous sur quelqu'un pour tenir tête? Vous flattez-vous que. M. le duc d'Orléans saura imposer? — Mais, me dit-il, le plus court est de n'en point parler à la régence; car il est vrai que cet inconvénient est très grand, et que je n'y avais pas fait réflexion. Il n'y a qu'à ne parler à la régence que de l'affaire du parlement; l'autre ne sera que plus secrète. Je n'y vois que cela, qu'en pensez-vous? — Monsieur, lui répondis-je, angustiae undique. Si aucun membre du conseil de régence n'avait de séance au lit de justice, ce serait un tour de passe-passe à tenter effrontément. Le parlement croirait que le conseil y aurait passé, et le conseil n'en saurait rien que tout enregistré et quand il n'y aurait plus de remède. Mais songez-vous que la régence entière sied au lit de justice, excepté trois ou quatre, et y opine? Que diront donc des gens à la pluralité de l'avis desquels le régent s'est engagé en plein parlement de déférer pour affaires, lorsqu'en plein parlement et au sortir du conseil de régence; ils entendront une affaire de la qualité de l'éducation dont ils n'auront su chose quelconque et dans le temps où le parlement s'excuse de tout ce qu'il fait sur le peu de part qu'on donne des affaires au conseil de régence, et ne feint pas de dire qu'il est poussé par plusieurs de ce conseil? Qu'arrivera-t-il si un maréchal de Villeroy, de dessus son tabouret de service de gouverneur du roi, s'écrie que cela lui est tout nouveau, qu'un maréchal de Villars harangue, que les autres maréchaux de France, qui tous tiennent aux bâtards, clabaudent? Que sais-je, si des pairs même ne s'en mêleraient pas de dépit contre vous sûr le rang intermédiaire que vous voulûtes lors de votre procès, qui a valu celui de princes du sang aux bâtards, et de dépit encore du bonnet contre M. le duc d'Orléans ? N'est-ce pas une voie toute simple aux uns de se venger, aux autres de faire une plainte oblique, mais pourtant solennelle de l'anéantissement du conseil de régence dans une compagnie aigrie, à ce moment si blessée? Et puisqu'elle a enregistré les conseils et les engagements que le régent s'est fait à cet égard, n'est-elle pas très intéressée à soutenir celui de régence? Les amis et la cabale des bâtards n'aura-t-elle pas beau jeu; et comment M. le duc d'Orléans soutiendra-t-il les clameurs du conseil non consulté dans la forme, et de la délibération qu'on en voudra prendre pour le fond? Et si, les bâtards y sont, monsieur, que sera-ce à votre avis et quelle force de plus? — Les bâtards n'y seront point, me dit-il; car, depuis notre arrêt, ils ne vont point au parlement pour qu'il ne soit pas dit qu'ils l'exécutent. — Mais s'ils en ont le vent, ils y iront pour parer ce coup de partie. De plus, entrant et sortant avec le roi, rien dans l'exécution de votre arrêt qui les empêche d'y aller, parce qu'alors point d'huissier devant vous tous, et que tout l'accompagnement du roi traverse, quoique nouvellement et fort mal à propos, le parquet, et ceux qui ont séance en haut y montent et en descendent avec le roi par la même nouveauté: ainsi nul embarras aux bâtards pour monter et sortir de séance. — Ils n'auront le vent de rien, me dit-il, et de plus, s'ils y viennent, je n'ai qu'à sortir et à demander qu'ils sortent. —A la bonne heure, répondis-je, c'est un expédient; mais cela fera mouvement; et dans ce mouvement on aura le temps de se parler, de se fortifier contre le premier étonnement. Ceux qui seront pour vous n'auront plus votre présence, et, comme il s'agit de nouveauté en votre faveur et de détruire l'effet de la volonté domestique du feu roi enregistrée en lit de justice, il faut bien plus pour l'emporter que pour l'empêcher. Monsieur, ceci est capital au moins, et cette mécanique est bien à balancer; car entamer une telle affaire et en recevoir l'affront, vous voyez où cela jette. Je n'ai pas besoin de vous le commenter. Et si à tout ce bruit et à quelque sottise que peut fort bien dire le maréchal de Villeroy, le roi se prend à pleurer et à dire qu'il veut M. du Maine, où tout ceci aboutira-t-il? Monsieur, je vous le répète, je vous adjure comme Français, comme successeur possible à la couronne par le droit de votre naissance, comme enfant de la maison, que votre haine pour M. du Maine n'y mette pas le feu. Quand vous l'y aurez porté, votre douleur tardive ne l'éteindra pas, et vous ne vous consolerez jamais d'avoir mis le comble aux maux d'un État qui, à tant de titres, vous doit être si précieux et si cher. » Je me tus pour lui laisser faire ses réflexions.

Après quelques moments de silence il me dit que ces difficultés lui étaient nouvelles, et que M. le duc d'Orléans ne les lui avait point faites; que pourtant il y fallait penser et trouver un remède avant de nous séparer; qu'il me le répétait donc aussi que ce seraient troubles pour troubles, parce que ces deux choses étaient également et très exactement vraies; qu'il était perdu si l'éducation demeurait au duc du Maine, et qu'il ne verrait pas quatre ans durant venir sa perte sans mettre le tout pour le tout pour l'empêcher; que tout bien considéré encore, il n'était pas moins vrai que plus le temps s'avancerait plus les bâtards aussi se fortifieraient, et plus l'éducation deviendrait dangereuse à leur ôter, plus les connaissances du roi qui croîtraient avec l'âge deviendraient périlleuses, et pour se porter à vouloir garder le duc du Maine, et pour prendre toutes les impressions qu'il lui voudrait donner; qu'il y avait plus qu'il ne risquait rien à me le dire, quoique, M. le duc d'Orléans le lui eût donné sous le secret, et après m'avoir conté la conversation du régent avec M. le comte de Toulouse, il ajouta que Son Altesse Royale avait conçu tout ce qu'il y avait à juger du duc du Maine par l'aveu de son frère qui n'en répondait point.

Comme je le visse fonder en raisonnements là-dessus, et compter de m'ébranler par la nouveauté d'un fait si considérable, je lui avouai que M. le duc d'Orléans me l'avait raconté aussi, mais que ce fait, tout considérable qu'il était, ne levait aucune des difficultés que je venais de lui montrer, et prouvait seulement l'ineptie consommée de n'avoir pas traité les bâtards comme je le voulais à la mort du roi. « Oui, monsieur, reprit vivement M. le Duc, et en homme qui a pris son parti, vous aviez grande raison, sans doute; mais plus vous aviez raison alors et moins vous l'avez aujourd'hui. Pardonnez-moi si je vous parle si librement, car votre raisonnement ne va qu'à nous laisser égorger par ces MM. les bâtards à leur bon point et aisément, et en attendant qu'ils le puissent par la majorité, à leur en laisser tranquillement tous les moyens et toutes les forces. Or, si M. le duc d'Orléans est de cette humeur-là pour sa vade, je ne suis pas si paisible pour la mienne. Il est si grand qu'il espère apparemment leur échapper d'une façon ou d'une autre, par force ou par reconnaissance de ne les avoir pas écrasés, en quoi je crois qu'il se trouverait pris pour dupé. Moi qui n'ai ni les mêmes ressources ni la même grandeur, encore un coup je n'en crois point de trouble, et je ne crois point, leur affaire assez arrangée; mais troubles pour troubles ils seront pires en différant; et, en un mot, comme que ce soit l'éducation vendredi, monsieur! Alors je suis un à jamais avec M. le duc d'Orléans, et nous verrons, tous les princes du sang unis, ce que pourront les bâtards; autrement mon ressentiment sera plus fort que moi; il ne sortira jamais de mon coeur, et je me sens dès à présent en ce cas incapable de marcher d'où je suis jusqu'à vous, et si il n'y a pas loin, pour son service. Je sais toute la différence qu'il y a de lui à moi, mais au bout c'est à lui à savoir s'il me veut ou s'il ne se soucie pas de me perdre. Je n'en sais pas davantage. Il est régent, il doit être le maître pour des choses qui, tout à la fois, sont justes et raisonnables et de son intérêt personnel. C'est donc à lui à les vouloir et à les savoir faire, sinon ce n'est pas la peine d'être à lui. » C'était là trancher toutes difficultés et non pas les lever.

J'allais répondre lorsque après un moment de silence : « Monsieur, reprit-il d'un air doux, modéré et flatteur, je vous demande pardon de vous parler si ferme et je sens très bien que je pourrais fort bien passer dans votre esprit pour une tête de fer et bien opiniâtre. Je serais bien fâché que vous eussiez si méchante opinion de moi, mais je vous prie de vous mettre en ma place, de peser l'état où je me trouve, tous les manquements de parole que j'ai essuyés là-dessus qui me jettent où nous voici. Je compte sur votre amitié; me conseilleriez-vous de me perdre, et voyez-vous ceci passé un bout et une fin à l'établissement de M. du Maine auprès du roi? Voilà ce qui me rend si ferme; et si vous voulez bien peser ce qui peut vous paraître opiniâtreté vous trouverez que c'est nécessité. »

Ce propos m'embarrassa extrêmement, non par sa politesse que j'aurais payée de respects, mais par une solidité trop effective et d'autant plus fâcheuse, qu'elle nous mettait entre deux écueils. Son aliénation capable de tout en France et en Espagne d'une part, et d'autre part la difficulté de réussir et les troubles qui en pouvaient naître: détestable fruit de cette débonnaireté insensible qui, contre le souvenir des plus énormes offenses et des plus grands dangers, contre tout intérêt, toute raison, toute justice, contre toute facilité, tout cri public et universel, tout sens commun, avait à la mort du roi laissé subsister les bâtards. Je me recueillis autant qu'une conversation si importante et si vive me le put permettre, et je connus bien que cette décision de M. le Duc, venue avec impétuosité au bout de mes difficultés si fortes pour toute réponse à leur embarras avoué, et les raisons apportées ensuite en excuses de cette impétuosité, démontraient qu'il n'y avait plus rien à espérer de M. le Duc, d'autant plus raffermi par les confidences que M. le duc d'Orléans lui avait faites, surtout celle de sa conversation avec le comte de Toulouse dont il eût si bien pu se passer, et encore plus de lui laisser sentir toute l'impression qu'elle lui avait laissée. Dans cette conviction je cessai de tenter l'impossible, et content en moi-même du témoignage de ma conscience, par tous les efforts si sérieux que j'avais faits pour le déprendre ou pour éluder son dessein contre le duc du Maine, je me crus permis de profiter au moins pour nous de ce que je ne pouvais empêcher pour le bien de l'État.

Je dis donc à M. le Duc qu'après lui avoir dit et représenté tout ce que j'estimais du danger en soi, et des difficultés de cette grande affaire, j'abuserais vainement de son temps à lui rebattre les mêmes choses, n'ayant plus rien de nouveau à lui alléguer; que je voyais avec douleur que, quoiqu'il sentît les embarras infinis et de la chose et de sa mécanique, son parti était pris; que, cela étant, j'en souhaitais passionnément le succès, puisqu'il n'y avait point de remède, mais qu'avant de le quitter, je le suppliais de vouloir bien s'expliquer avec moi sur la réduction des bâtards à leur rang de pairie.

Il me répondit qu'il consentait volontiers qu'ils n'en eussent point d'autre, et que je savais bien que c'était un des trois projets d'édits qu'il avait proposés et donnés à M. le duc d'Orléans. « J'entends bien, lui répliquai-je; mais autre chose est de laisser faire, autre chose de vouloir. Je vous supplie de ne pas perdre le souvenir que le rang intermédiaire qu'on vous avait mis dans la tête lors de votre procès avec les bâtards leur a valu celui de princes du sang qu'ils ont encore comme à la mort du roi, et de demeurer en outre dans toute la grandeur que vous redoutez aujourd'hui avec tant de sujet, et dans laquelle vous les voulez, attaquer par la moelle, qui est l'éducation. Vous fûtes trahi depuis le commencement de cette affaire jusqu'à la fin. Ne retombez pas dans les pièges qui vous furent tendus par des gens payés par M. et Mme du Maine, que vous vous croyiez avec raison très attachés. — Je vous nommerai bien qui ? interrompit M. le Duc; c'est Lassai qui nous trompa toujours. — Puisque vous le nommez, monsieur, lui dis-je, nommez-les, tous deux le père et le fils, et tout le monde s'en aperçut bien hors vous. C'est encore quelque chose que vous n'en soyez plus la dupe. Or, je vous le répète, la faute radicale, et qui sauva les bâtards, ce fut de ne nous avoir voulu ni à votre suite, ni protéger. En ce cas ils étaient réduits en leur rang de pairie. Par là plus de place au conseil de régence, sans les en chasser, plus de moyen d'imposer au monde le respect qu'ils avaient accoutumé, plus d'éducation, car en quel honneur le maréchal de Villeroy eût-il pu demeurer sous M. du Maine? Lorsque votre procès fut jugé, j'en parlai fortement à M. de Villeroy et lui demandai comment il pouvait rester sous un homme qui n'était plus prince du sang habile à la couronne. Il en fut si embarrassé qu'il me parut ébranlé. Qu'eût-ce donc été s'ils avaient fait le saut, et nous en honneur, et par là en force de faire chanter le maréchal de Villeroy, quand bien même il n'eût pas voulu? Alors quelle facilité à M. le duc d'Orléans de satisfaire son intérêt, en ôtant M. du Maine d'auprès du roi ! Quelle facilité encore de l'y pousser, et quel embarras même au duc du Maine d'y rester sans les honneurs et le service de prince du sang, et avec tous les affronts de changement et de chute de rang, dont les occasions chez le roi lui eussent été continuelles ! — Tout cela est vrai, me dit M. le Duc, aussi voyez-vous que je consens et que je propose même la réduction que vous voulez. — Mais, monsieur, repris-je, cela ne suffit pas; me permettez-vous de vous parler librement; comptez que par cette idée de rang intermédiaire lors de votre procès, vous vous êtes aliéné tous les ducs, je dis tous ceux qui ont du sang aux ongles. Je ne vous parle pas de misérables comme un duc d'Estrées, un M. Mazarin, un M. d'Aumont, mais de tout ce qui se sent et se tient, et parmi ceux-là les ducs qui étaient le plus à l'hôtel de Condé par l'ancien chrême de père en fils de guerres civiles. Nous ne paraissons pas, parce que nous sommes cent fois pis que sous la tyrannie passée, mais nous ne nous en sentons pas moins, et nous ne nous en tenons pas moins ensemble, comme vous l'avez pu remarquer en toutes les occasions. Vous êtes bien grand, monsieur, par votre naissance de prince du sang, et par la situation où vous vous trouvez; mais croyez-moi, et ne pensez pas pour cela que nous voulions vous rapprocher de trop près: quelque élevé que vous soyez, il ne vous doit pas être indifférent que tout ce qu'il y a de ducs et pairs sensés et sensibles soient à vous ou n'y soient pas, et voici une occasion de vous les dévouer. Ne la manquez pas, et réparez par là le passé envers eux, car je ne vous le déguiserai point, que M. le duc d'Orléans serré de près ne leur a pas laissé ignorer, que, sans votre résistance, leur requête eût été jugée avec la vôtre, et les bâtards réduits à leur rang de pairie unique: et toute la haine en est tombée sur vous. »

M. le Duc fut un moment sans répondre, puis me dit qu'il avait bien envie que je visse les trois projets d'édits qu'il avait donnés à M. le duc d'Orléans; que celui, par qui il les avait fait dresser était fort connu de moi, et désirait fort que je lui voulusse donner une heure chez moi le plus tôt que je pourrais; que c'était Millain que j'avais fort connu secrétaire du chancelier de Pontchartrain qui les avait dressés; qu'il était très capable et très honnête homme; qu'il se fiait fort en lui, et que je pourrais lui parler en toute confiance.

Je saisis cette ouverture avec une avidité intérieure que je couvris de politesse et de complaisance. Millain était fort homme d'honneur, de règle et de sens, et par son mérite fort au-dessus de son état. Les distinctions que je lui avais témoignées chez M. le chancelier de Pontchartrain, fondées sur l'estime qu'il en faisait et après sur ce que j'en connus par moi-même, me l'avaient attaché. À la retraite du chancelier, il avait voulu continuer à prendre soin de ses affaires et ce n'avait été qu'à condition de ne pas cesser qu'il avait cédé à l'empressement du chancelier Voysin de l'avoir auprès de lui, et ensuite à passer chez M. le Duc. Il était toujours demeuré dans les mêmes termes avec moi, quoique les occasions de nous voir fussent devenues fort rares depuis la retraite de son premier maître que j'allais voir souvent, mais chez qui je ne le rencontrais plus. Il me parut à souhait à mettre entre M. le Duc et moi et à m'en servir auprès de lui. Nous convînmes donc qu'il viendrait le lendemain matin chez moi avec ces trois projets, et cette promptitude me parut faire plaisir à M. le Duc.

Après propos là-dessus, que je laissai aller pour laisser mâcher à M. le duc ce que je lui venais de dire de fort, et pour mettre un intervalle à ce que j'avais dessein d'ajouter, je crus lui devoir serrer la mesure. Je lui dis donc que je le suppliais de ne pas regarder comme manque de respect, mais bien comme une confiance que l'affaire exigeait, et, que celle dont il m'honorait dans tout ceci me donnait droit de prendre en lui avec un aveu naturel que je lui allais faire dont je le conjurais de ne se point avantager d'une part et de ne le point trouver mauvais de l'autre; que, voyant sa fermeté à vouloir l'éducation, j'avais déjà soupçonné qu'on ne viendrait pas à bout de l'en déprendre, et que dans cette crainte j'avais voulu à tout hasard ce matin même sonder le régent à fond sur la réduction des bâtards à leur simple rang de pairie; que le régent pressé m'avait laissé voir que cela dépendrait de ce que lui M. le Duc voudrait; et que serré de plus près il m'avait dit qu'il doutait de la volonté par l'expérience contraire qu'il en avait; que poussé par degrés j'en avais tiré l'aveu que, s'il le demandait formellement, Son Altesse Royale le trouvait juste et utile et n'y ferait aucune difficulté. Puis, sans donner à M. le Duc le temps de penser, je continuai tout de suite d'un ton de désir et de respect : « Vous voyez donc, monsieur, que notre sort est entre vos mains; nous abandonnerez-vous encore une fois, et les grands du royaume qui le demeureront quoi qu'on fasse et dont beaucoup sont grandement établis, ne vous paraîtront-ils pas dignes d'être recueillis par vous? Je vous dirai plus, monsieur, leur intérêt est si grand ici que je croirai bien principal si on leur fait une justice si désirée qu'ils la sussent en entrant en séance. En ce moment plus de péril pour le secret quand ils seraient capables d'en manquer contre eux-mêmes, puisqu'ils ne peuvent se déplacer, et ce serait un véhicule certain pour tourner en votre faveur tout ce que vous avez lieu de craindre en haine de ce qui s'est passé et en vengeance du bonnet contre le régent même. Près d'obtenir ce qui leur tient le plus vivement au coeur de l'équité de Son Altesse Royale par votre seul secours, comptez pour vous tout le banc des pairs s'il s'agit de parler, et croyez qu'en un lit de justice cette portion est bien capitale à avoir et impose grandement au reste de ce qui s'y trouve. »

Cela dit, je pris un autre ton, et je continuai tout de suite avec un air de chaleur et de force: « Après cela, monsieur, je ne puis vous tromper; tout ceci, vous le voyez, vous le sentez comme moi. Mais mettez-vous en notre place, comment seriez-vous touché pour qui vous tirerait d'opprobre ou qui vous y laisserait? Je ne vous le dissimule point, je dois trop à mes confrères, je dois trop à moi-même pour ne les pas instruire à fond de ce qui se sera passé, pour qu'ils ne sachent point par moi que c'est de votre main qu'ils tiendront ou leur honneur rendu ou leur ignominie. Et moi, monsieur, qui ai l'honneur de vous parler, permettez-moi de me servir de vos propres paroles sur M. le duc d'Orléans, quoiqu'il y ait bien plus loin de nous à vous que de vous à lui. Si vous nous abandonnez, je sens en moi un ressentiment contre vous dont je ne serai point maître, qui durera autant que moi et que ma dignité, qui se perpétuera dans tous ceux qui en sont revêtus, qui nous éloignera de vous pour jamais, et qui, se ployant au seul respect extérieur qui ne vous peut être refusé, me détournera le premier, et tous les autres avec moi, des plus petites choses de votre service. Que si, au contraire, vous nous remettez en honneur et les bâtards en règle, moi plus que tous, et tous avec moi, sommes à vous, monsieur, pour jamais et sans mesure, parce que je vous crois très incapable de rien vouloir faire contre l'État, le roi et le régent, et je vous mène dans l'hôtel de Condé tous les pairs de France vous vouer leur service, et des leurs, et toute leur puissance dans leurs charges et leurs gouvernements. Pesez, monsieur, pesez l'un avec l'autre, pesez bien ce qu'il vous en coûtera, comptez bien sur la solidité de tout ce que je vous dis en l'un comme dans l'autre cas, et puis choisissez. » Je me tus tout court après cette option si vivement offerte, bien fâché que l'obscurité empêchât M. le Duc de bien distinguer le feu de mes yeux, et moi-même de perdre par la même raison toute la finesse de la connaissance que j'aurais pu tirer de son visage et de son maintien dans sa réponse.

Il me dit tout aussitôt, et voici les propres paroles: « Monsieur, j'ai toujours honoré votre dignité et la plupart de ceux qui en sont revêtus. Je sens très bien quelle est pour moi la différence de les avoir pour amis ou pour indifférents, encore pis pour ennemis. Je vous l'ai déjà avoué, j'ai fait une faute à votre égard, messieurs, et j'ai envie de la réparer; je sens encore qu'il est juste qu'il n'y ait rien entre nous et vous. Mais M. le duc d'Orléans vous parle-t-il bien sincèrement quand il vous promet la réduction des bâtards à leur rang de pairie si je la lui demande? Car ne m'allez pas charger d'une iniquité qui ne serait pas mienne. — Monsieur, lui répondis-je, c'est mon affaire; la vôtre est d'opter nettement. Voulez-vous de nous à ce prix, ou vous paraît-il trop cher? — Moi, monsieur, interrompit-il avec vivacité, de tout mon coeur; mais en faisant de mon mieux, vous aurai-je, ou dépendrai je du succès? » J'interrompis aussi avec véhémence: « Point de cette distinction, s'il vous plaît. Le succès est en vos mains; il ne s'agit que de demander la réduction du rang, du ton et de la force dont vous demandez l'éducation; ne les séparez point, insistez également; vous en sentez les raisons, en elles-mêmes bonnes et vraies; vous en devez sentir autant les raisons particulières à vous. En vous y prenant de la sorte, c'est moi qui vous en réponds. M. le duc d'Orléans, vous accordant le plus difficile, ne peut vous refuser le plus simple et le plus aisé, le jugement équitable, avoué tel de lui et de vous, d'un procès pendant. — Oh bien, monsieur, reprit M. le Duc, je vous en donne ma parole; j'y ferai comme pour l'éducation dans demain; mais promettez-moi aussi de faire de votre, mieux. — Doucement, monsieur, repris-je; avec cette parole vous avez la mienne, et j'ose vous dire celle de tous les ducs, d'être à vous sans mesure, le roi, l'État et le régent, exceptés, qui sont la même chose, et contre qui vous ne voudrez jamais rien. Mais sur M. du Maine je ne puis vous promettre que ce que j'ai déjà fait, de proposer à M. le duc d'Orléans les raisons pour et contre; et, s'il se détermine à ce que vous désirez, de m'y mettre jusqu'au, cou pour le succès. » Là-dessus, protestations, embrassades et retour aux moyens sur les inconvénients mécaniques.

Je lui dis que je croyais qu'il fallait séparer les deux frères, et pour le bien de l'État qu'il nous en coûtât le rang du comte de Toulouse tel qu'il l'avoir. M. le Duc me demanda avec surprise comment je l'entendais. « Le voici, dis-je: je ne puis m'ôter de l'esprit que celui-ci ne mette le tout pour le tout en cette occasion par toutes les raisons que je vous en ai alléguées, ni que sa jonction et personnelle et par ses charges ne donne un grand poids à leur parti. Écartons donc cet écueil par notre propre sacrifice, qui n'en est pas un pour vous, et au lieu de ce poids donné au duc, du Maine, accablons-l'en. Mettons le monde de notre côté, et tâchons de jeter entre les deux frères une division dont ils ne reviennent jamais. — De tout mon coeur, s'écria M. le Duc; vous voyez si j'aime le comte de Toulouse, et dès que vous le voudrez bien, de tout mon coeur je contribuerai à le laisser comme il est. Mais en serons-nous plus avancés? — Oui, monsieur, lui dis-je; écoutez-moi de suite, et puis vous verrez ce qu'il vous en semblera. Je voudrais, par un seul et même acte, faire la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et par un autre, tout au même instant, rendre au comte de Toulouse seul, et pour sa seule personne, le rang entier dont il jouit aujourd'hui; ne rien omettre dans le premier de tout ce qui le peut rendre plus fort; insérer dans le second tout ce que l'exception peut avoir de plus flatteur, et en même temps de plus uniquement personnel et de plus confirmatif de la règle du premier. Par là nul retour pour le rang en soi; les enfants exclus s'il vient à se marier et à en avoir; par là un honneur sans exemple fait à la personne du cadet, qui retombe à plomb en opprobre sur l'aîné, qui lui devient un outrage à toujours à lui et à ses enfants à cause de lui, qui met sa femme dans une fureur à n'en jamais revenir contre son beau-frère, et qui constitue ce beau-frère dans une situation très embarrassante dont nous n'avons qu'à profiter, quoi qu'il fasse; car, monsieur, suivez-moi, je vous prie, ce comte de Toulouse, si droit, si honnête homme, si sage, si considéré, que deviendra-t-il dans un cas si inouï et auquel il n'aura pu se préparer? Il n'aura que deux partis à prendre, et à prendre sur-le-champ: refuser ou accepter. Refuser, il y pensera plus de quatre fois de sacrifier tout ce qu'il est et une distinction aussi éclatante à un frère qu'il n'aima ni n'estima jamais, qui, contre son avis, s'est exposé à tout ceci par un essor effréné d'ambition, que celui-ci a blâmé en public et en particulier; de se dévouer ainsi aux caprices, aux folies, aux fureurs d'une belle-sœur qu'il abhorre comme une folle, une furieuse, une enragée, qui a poussé son frère aux entreprises dont voici l'issue; au danger de passer de la simple ingratitude à la révolte ouverte. Attaché au sort de son frère conduit et mené par sa femme, à tout le moins mal avec eux s'il ne suit leur fortune et toutes leurs entreprises, et plongé, pour le reste d'une vie encore peu avancée, dans une retraite oisive et volontaire, point différente d'un exil, dont la solitude lui deviendra tous les jours plus pesante, qui ne le nourrira que des regrets les plus cuisants de ce qu'il aura abandonné pour rien, croyez-vous que cette idée, branchue et affreuse dans l'une et dans l'autre de ses deux branches, ne l'effrayera point, et que cette indolence naturelle, cette probité, cet honneur, se laisseront porter aisément à embrasser ce parti? S'il s'y précipite, plus rien à craindre du public en sa faveur pour révoquer la déclaration et le traiter sûr le rang comme son frère. Il l'aura mérité alors, parce qu'il l'aura voulu, en méprisant une grâce sans exemple, et grâce uniquement fondée sur l'estime que sa conduite alors démentira publiquement; alors il ne sera pas plus à craindre que son frère, et il ne lui ajoutera personnellement aucun poids. Le gouvernement sera pleinement disculpé à cet égard, et les amis du comte de Toulouse seront les premiers à le blâmer parce qu'il sera blâmable, et par leur chagrin de se voir privés de son appui par la sottise de son choix. Le danger prévenu n'en paraîtra qu'avec plus d'évidence, parce qu'on verra alors la force et le nerf de la cabale se montrer supérieur à l'éclat inouï et aux devoirs les plus grands et les plus nouveaux de la reconnaissance, dont la seule estime avait été si puissante. Cette estime tombera, et avec elle la distinction offerte éclatera par la modération et la sagesse, et acquerra une pleine liberté de se tourner contre les effets d'une passion si dangereuse dans des bâtards sans mesure agrandis et ménagés sans mesure. Si le comte de Toulouse accepte, rien à craindre de lui, tout au moins en ayant attention sur sa conduite. Il est dès lors, par ce choix, hors de portée d'agir pour son frère contre le gouvernement sans se déshonorer, ce qu'il ne fera jamais; tout son poids non plus réuni à son frère, mais retombé à plomb sur lui. Ce frère et encore plus Mme du Maine, accablés de la douleur et de la rage de ce poids qui les écrasera, de cette séparation qui leur ôtera tant de, force, de cette distinction si injurieuse pour eux et si pesante à leurs enfants, tourneront une partie de leur fureur secrète contre le comte de Toulouse, avec lequel désormais ils ne pourront jamais plus avoir ni liaison ni confiance. Tout ce qui est personnellement uni au comte de Toulouse, ravi de le voir si glorieusement échappé, rira des éclats de la duchesse du Maine et des désolations de son mari. Par cette voie, rien à craindre de la Bretagne demi soulevée, ni de ce peu de marine, ni du public amoureux de la vertu du comte de Toulouse, parce que cette vertu devient sans force s'il refuse, et s'il accepte, se trouve récompensée outre mesure; et avec cela plus de reproches à se faire, quelque parti qu'il prenne, de l'avoir forcé à la révolte et précipité dans le malheur. Plus on ira en avant, plus l'aigreur s'augmentera entre les frères et entre leurs maisons; plus le comte de Toulouse achèvera de se dégoûter de M. et de Mme du Maine, et s'applaudira intérieurement de la différence de son état au leur, plus ses amis et ses principaux domestiques la lui feront sentir et mettront peine à l'empêcher de tomber dans les filets qui lui seront tendus de, cette part. Tout le monde, qui aime et estime l'un, et qui méprise et déteste les autres, applaudira, les uns par goût, les autres par équité, à la modération de cette différence, qui, devenue la pomme de la discorde entre les deux frères, rassurera contre eux. Voilà, monsieur, ce que j'imagine aux dépens de mon rang pour le bien de l'État et pour sauver un homme dont le mérite simple m'a captivé; qu'en pensez-vous? — Rien de mieux, me dit M. le Duc, mon amitié y trouve son compte; et en effet le comte de Toulouse sera bien embarrassé. S'il refuse, il s'attire tout, et n'aura que ce qu'il mérite, dont le public sera juge et témoin; s'il accepte, et je le crois à cette heure que j'ai tout entendu, nous avons notre but; mais j'avoue que d'abord j'ai cru qu'il n'accepterait pas. — Mais, monsieur, repris je, il serait fou de refuser, et il a des gens auprès de lui qui, pour leur part, y perdraient trop et qui n'oublieront rien pour qu'il accepte. Quoi qu'il fasse, son sort sera entre ses mains. Cela nous doit satisfaire pour le coeur; mis pour l'esprit, l'êtes-vous, et trouvez-vous quelque difficulté ou quelque autre chose à y faire ? — Non, me dit-il, monsieur, et je suis charmé de cette vue; je vais dire à Millain de travailler à un projet de déclaration pour cela. — Et moi, monsieur, j'en raisonnerai demain matin avec lui; mais j'en veux dresser une aussi; et qu'il soit dit que, pour le bien de l'État, des pairs l'aient faite eux-mêmes contre eux-mêmes. »

Il loua ce désintéressement si peu commun, et les différentes raisons et vues de ce projet de distinction du comte de Toulouse, après quoi il me remit sur les difficultés mécaniques que moi-même j'avais formées. Je lui dis qu'il y fallait bien penser, les proposer à M. le duc d'Orléans, et sonder surtout ce qu'on pouvait attendre de sa fermeté, qui serait perpétuellement et principalement en jeu dans toute cette grande exécution; que maintenant qu'il me donnait sa parole pour ce qui regardait notre rang, je ne craignais pas de lui engager celle de tous, les pairs d'être pour lui au lit de justice; que parmi eux, le duc de Villeroy, par ordre du maréchal son père, donné à lui de ma connaissance, et le maréchal de Villars, tenants principaux du duc du Maine, avaient signé la requête que nous avions présentée au roi et au régent en corps contre les bâtards, qui était pour eux en cette occasion une furieuse entrave; que les pairs pour lui entraîneraient presque tous les autres au lit de justice; que je doutais que les autres maréchaux de France, destitués de ceux-là, osassent y faire, du bruit; mais que les deux grands embarras consistaient à dire ou à taire à la régence les déclarations ou édits sur les bâtards, et à savoir que faire tant au conseil qu'au lit de justice, si les bâtards s'y trouvaient.

Après avoir bien raisonné, nous crûmes pouvoir espérer assez de la misère de messieurs de la régence pour préférer de n'y hasarder point ce qui regarderait les bâtards, s'ils étaient au conseil, et ne le déclarer qu'au lit de justice, et que là, si les bâtards y étaient, c'était au régent à payer de fermeté.

En nous quittant, je pris encore la parole positive de M. le Duc qu'il ferait auprès du régent sa propre affaire de la réduction des bâtards au rang de leur pairie, comme de l'éducation même, et je l'adjurai encore comme Français et comme prince du sang, de passer la nuit et la matinée prochaines à méditer sur de si grandes choses, et à préférer le bien de l'État à ce qui lui était personnel. Il me le promit, me dit encore mille choses obligeantes, et me demanda l'heure pour Millain, que je lui donnai pour le lendemain matin entre huit et neuf heures. Il me pria de voir le régent dans la matinée, et quoique je lui répétasse que ce serait sans plaider sa cause, mais en remontrant les dangers pour et contre, il ne laissa pas que de me faire encore l'honneur de m'embrasser. Il était fort tard, et, sans l'accompagner de peur de rencontre, j'enfilai l'allée basse sous la terrasse de la rivière, et revins chez moi dans une grande espérance pour notre rang, mais la tête bien pleine du grand coup de dé que je voyais sur le point de se hasarder.

CHAPITRE XIX. §

Millain chez moi, avec ses trois projets d'édits, me confirme la parole de M. le Duc sur le rang; me promet de revenir le lendemain matin. — Satisfaction réciproque. — Je rends compte au régent de ma conversation avec M. le Duc. — Son Altesse Royale déterminée à lui donner l'éducation. — Je proteste avec force contre la résolution de toucher au duc du Maine; mais, ce parti pris, je demande alors très vivement la réduction des bâtards au rang de leur pairie. — Cavillations du régent. — Je le force dans tous ses retranchements. — Je propose au régent le rétablissement du comte de Toulouse, qu'il approuve. — Reproches de ma part. — Je propose au régent les inconvénients mécaniques, et les discute avec lui. — Je l'exhorte à fermeté. — Avis d'un projet peu apparent de finir la régence, que je mande au régent. — M. le Duc vient chez moi me dire qu'il a demandé au régent la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et s'éclaircir de sa part sur l'avis que je lui avais donné. — J'apprends chez moi au duc de La Force à quoi en sont les bâtards à notre égard, et le prie de dresser la déclaration en faveur du comte de Toulouse. — Frayeur du parlement. — Ses bassesses auprès de Law. — Infamie effrontée du duc d'Aumont. — Frayeur et bassesses du maréchal de Villeroy. — Conférence chez moi avec Fagon et l'abbé Dubois sur tous les inconvénients et leurs remèdes. — Fagon m'avise sagement de remettre au samedi d'arrêter les membres du parlement, qui le devaient être le vendredi. — Le duc de La Force et Millain chez moi avec la déclaration en faveur du comte de Toulouse. — Millain m'avertit de la part de M. le Duc, chargé par le régent, de me trouver le soir à huit heures chez le régent, pour achever de tout résumer avec lui et M. le Duc en tiers, et d'y mener Millain. — Je parle à Millain sur la réduction des bâtards à leur rang de pairie avec la dernière force, et je le charge de le dire mot pour mot à M. le Duc. — Contre-temps à la porte secrète de M. le duc d'Orléans. — Je lui fais approuver le court délai d'arrêter quelques membres du parlement. — Discussion entre le régent et moi sur plusieurs inconvénients dans l'exécution du lendemain. — M. le Duc survient en tiers. — Je les prends tous deux à témoin de mon avis et de ma conduite en toute cette affaire. — Je les exhorte à l'union et à la confiance réciproque. — Je leur parle de la réduction des bâtards au rang de leur pairie avec force et comme ne pouvant plus en douter, en ayant leur parole à tous les deux. — Ils m'avertissent de ne pas manquer à revenir le soir au rendez-vous avec eux deux. — M. le Duc m'envoie par Millain la certitude de la réduction des bâtards au rang de leur pairie, dont j'engage M. le Duc à s'assurer de plus en plus. — Conférence chez moi avec le duc de La Force, Fagon et l'abbé Dubois. — Tout prévu et remédié autant que possible. — Conférence, le soir, entre M. le duc d'Orléans, M. le Duc et moi, seuls, où Millain fut en partie seul avec nous, où tout se résume pour le lendemain et les derniers partis sont pris. — Je suis effrayé de trouver le régent au lit avec la fièvre. — Solutions en cas de refus obstiné du parlement d'opiner. — Pairs de France, de droit, et officiers de la couronne, de grâce et d'usage, ont seuls voix délibérative au lit de justice et en matière d'État, et les magistrats au plus consultative, le chancelier ou garde des sceaux excepté. — Je confie, avec permission de Son Altesse Royale, les événements si prochains au duc de Chaulnes. — Contade fait très à propos souvenir du régiment des gardes suisses. — Frayeur du duc du Maine d'être arrêté par lui. — On avertit du lit de justice à six heures du matin ceux qui y doivent assister. — Le parlement répond qu'il obéira. — Discrétion de mon habit de parlement. — Je fais avertir le comte de Toulouse d'être sage et qu'il ne perdra pas un cheveu. — Valincourt; quel.

Le lendemain mercredi 24 août, Millain entra chez moi précisément à l'heure donnée avec les trois projets qu'il avait dressés. Il me fit mille compliments de la part de M. le Duc, et me dit la joie qu'il sentait de le savoir maintenant convaincu du panneau du rang intermédiaire, qu'il avait inutilement tâché de lui démontrer lors du procès des princes du sang avec les bâtards. Après être entrés en matière avec les propos de gens qui se connaissent de longue main, et qui, à différents égards, sont bien aises de se retrouver ensemble en affaires, il me conta que le matin même, M. le Duc l'avait envoyé chercher, lui avait rendu le précis de nos conversations, et lui avait avoué qu'il n'avait pas fermé l'oeil de toute la nuit dans l'angoisse en laquelle il se trouvait; que néanmoins, son parti était pris par les raisons qu'il m'avait dites; qu'il me tiendrait parole aussi sur notre rang; et que lui Millain m'apportait les projets d'édits qu'il avait toujours désiré pouvoir me communiquer. Nous les lûmes: premièrement, celui pour le seul changement de la surintendance de l'éducation du roi; après, celui du rang intermédiaire; enfin, celui de la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, révoquant tout ce qui avait été fait au contraire en leur faveur. J'entendis le second avec peine; et ne m'arrêtai qu'au premier et au dernier qui étaient parfaitement bien dressés, le dernier surtout, selon mon sens, et tel qu'il a paru depuis. Je dis à Millain qu'il fallait travailler à celui du rétablissement du comte de Toulouse, sans préjudice de celui que je voulus aussi dresser; et que, s'il voulait revenir le lendemain à pareille heure, nous nous montrerions notre thème l'un à l'autre, pour convenir de l'un des deux ou d'un troisième pris sur l'un et sur l'autre. Je le chargeai de bien entretenir M. le Duc dans la fermeté nécessaire sur ce qui nous regardait, en lui en inculquant les conséquences, et, après une assez longue conférence, nous nous séparâmes.

Aussitôt après j'allai au Palais-Royal, par la porte de derrière, où j'étais attendu pour rendre compte au régent de ma conversation avec M. le Duc. Il ferma la porte de son grand cabinet, et nous nous promenâmes dans la grande galerie. Dès le premier demi-quart d'heure je m'aperçus que son parti était pris sur l'éducation en faveur de M. le Duc, et que je n'avais pas eu tort la veille, aux Tuileries, de l'avoir soupçonné de s'être trop ouvert et trop laissé aller à ce prince, comme je m'en étais bien aperçu avec lui dans ce jardin. Mes objections furent vaines. L'éclaircissement sur M. le comte de Charolais et l'aveu du comte de Toulouse sur son frère avaient fait des impressions, que le repentir d'avoir différé et les raisons et les empressements de M. le Duc, dans la conjoncture présente et si critique, avaient approfondies. Je ne laissai pas de représenter à Son Altesse Royale le danger évident d'attaquer le duc du Maine à demi, les embarras qu'il trouverait chez lui-même à le dépouiller, celui de retirer M. le comte de Charolais des pays étrangers par un grand gouvernement s'il ne le trouvait chez le duc du Maine. Le régent convint de tout cela, et, dans le désir d'ôter l'éducation à ce dernier, son dépouillement lui parut facile, parce qu'il ne le considéra qu'en éloignement et ne voulut point ouïr parler de tout faire ensemble, encore qu'il n'y eût point de comparaison, et dans ce dépouillement il trouvait à tenir parole au comte de Charolais.

Je le vis si arrêté dans ces pensées que je crus inutile de disputer davantage. Je me contentai de le supplier de se souvenir que ce qu'il méditait contre le duc du Maine était contre mon sentiment, et de le sommer de n'oublier pas que, contre mon intérêt le plus précieux et ma vengeance la plus chère, j'avais lutté de toutes mes forces contre lui et contre M. le Duc en faveur du duc du Maine, parce que je croyais dangereux au repos de l'État de l'attaquer avec le parlement.

Ensuite, je lui proposai la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et je me gardai bien de lui laisser entrevoir ce dont j'étais convenu là-dessus avec M. le Duc. J'étais bien fort par les preuves que je donnais sans cesse depuis cinq jours de mon désintéressement à cet égard, et par la raison évidente que le duc du Maine, chassé d'auprès du roi, et dans l'idée présente près d'être dépouillé de tous ses établissements, n'était bon qu'à affaiblir d'autant. J'y ajoutai l'ancienne et palpable raison que cette réduction de rang de plus ou de moins ne rendrait le duc du Maine ni plus outré ni moins irréconciliable, et la justice et la facilité de cette opération qui ne consistait qu'à prononcer sur un procès pendant et instruit.

Le régent me passa tout, hors ce dernier point; il me voulut soutenir que le procès existait bien à la vérité par la présentation de notre requête en corps signée au roi et à lui lors du procès des princes du sang et des bâtards; mais il me contesta les formes. La réponse fut aisée: point de formes devant le roi, notre requête admise, puisque le roi et lui l'avaient reçue, et que lui-même l'avait communiquée aux bâtards; qu'il n'y en avait point eu d'autres au procès long et célèbre que les pairs eurent et gagnèrent en 1664 devant le roi contre les présidents à mortier au parlement de Paris et le premier président, sur la préopinion aux lits de justice. Cela ferma la bouche à M. le duc d'Orléans, mais il se rejeta à m'objecter que les bâtards n'avaient pas répondu. Je répliquai qu'ils en avaient eu tout le temps, et que, si cette raison était admise, il ne tiendrait qu'à celui qui aurait un mauvais procès devant le roi de ne répondre jamais, puisqu'il n'y avait point de formalités pour l'y forcer, moyennant quoi il n'en verrait jamais la fin. Après quelques légères disputes, il se rendit et m'ouvrit la carrière à lui représenter, pour ne pas dire reprocher, ses méfaits à notre égard sur le bonnet et sur tant d'autres choses. Il m'allégua pour dernier retranchement la noblesse qu'il ne voulait pas soulever. Je lui remontrai, avec une indignation que je ne pus contraindre, que c'était lui-même qui l'avait soulevée, et qui s'en était trouvé bien empêché après; que la noblesse n'avait que voir ni aucun intérêt à ce que le duc du Maine nous précédât ou que nous le précédassions; que toutes les lois et les exemples étaient pour nous, et qu'il n'y avait que son acharnement à lui régent contre nous, jusque contre son intérêt propre, qui nous pût être contraire. Enfin je le réduisis à m'avouer que ce que je lui demandais était plutôt bon que mauvais, que la noblesse n'avait ni intérêt ni droit de s'en mêler, et qu'il était vrai encore que notre demande était juste; mais il m'objecta M. le Duc, et c'était où je l'attendais. Je le laissai dire là-dessus, et comme prendre haleine de l'acculement où j'avais réduit son incomparable fausseté, et je le contredis faiblement pour l'attirer à la confiance en cet obstacle, à avouer que c'était le seul.

Quand je l'y tins de manière à ne pouvoir échapper, je lui dis que M. le Duc sentait mieux que lui la conséquence de nous avoir tous pour amis, et de réparer par là le mal qu'il nous avait fait; qu'il n'ignorait pas que Son Altesse Royale avait eu la bonté, lors de son procès avec les bâtards, de se décharger sur lui de toute notre haine; qu'il désirait la faire cesser, d'autant plus qu'il sentait maintenant l'illusion et la faute du rang intermédiaire; qu'il lui demanderait expressément la réduction des bâtards au rang d'ancienneté de leurs pairies, et que nous verrions alors jusqu'où Son Altesse Royale pousserait sa mauvaise volonté à notre égard; que, pour moi, je lui avouais que j'étais tous les jours étonné de moi-même de ce que je pouvais le voir, lui parler, lui demeurer attaché, avec la rage que j'aurais dans le coeur contre tout autre qui nous aurait traités comme il avait fait; que c'était le fruit de trente années d'habitude et d'amitié, dont je m'émerveillais tous les jours de ma vie; mais qu'il ne fallait pas qu'il jugeât du coeur des autres par le mien à son égard, qui n'étaient pas retenus par les mêmes prestiges, et qu'il avait grand besoin de se rattacher.

Je me tus alors et m'attachai moins à écouter sa réponse qu'à examiner à son visage l'effet d'un discours si sincère, et qui, pour en dire la vérité, aurait pu l'être davantage. Je le vis rêveur et triste, la tête basse, et comme un homme flottant entre ses remords et sa faiblesse, et en qui même sa faiblesse combattait de part et d'autre. Je ne voulus pas le presser pour lui donner lieu de sentir une sorte d'indignation qui aurait usurpé un autre nom avec un autre homme, et que j'estimai qui ferait une plus forte impression sur lui que plus de paroles et de véhémence. Néanmoins, le voyant toujours pensif et taciturne un temps assez long: « Eh bien! monsieur, lui dis-je, nous égorgerez-vous encore et malgré M. le Duc. » Il se prit à sourire, et répondit d'un air flatteur qu'il n'en avait pas du tout envie; qu'il verrait si M. le Duc le voulait tout de bon, et que, cela étant, il le ferait: « Je n'en suis point en peine, repris-je, si vous tenez parole; car vous verrez ce que M. le Duc vous dira, mais le ferez-vous? — Oui assurément, repartit-il; je vous dis que j'en ai envie, et que je l'eusse fait dès l'autre fois sans lui, et je le ferai celle-ci s'il le veut. » Je craignis l'échappatoire, mais je ne voulus pas le pousser plus loin. Je répondis que c'était ce qu'il pouvait faire de plus sage et de plus de son intérêt, et je tournai sur le comte de Toulouse.

Je lui déduisis ma pensée, mon projet, mes raisons. Il les approuva toutes et parce qu'elles étaient bonnes, et parce, encore plus, que cela le déchargeait de la moitié de la besogne. Après je m'avantageai d'une proposition qui nous ôtait la moitié de notre rétablissement, et lui fis honte qu'il eût besoin de la demande de M. le Duc pour nous faire une justice reconnue telle par lui-même et de son intérêt, tandis que je m'étais si fortement opposé au mien le plus cher sur le duc du haine pour l'amour de l'État, que je ne revendiquais que sur ce qu'il n'y pouvait plus nuire dès que M. du Maine perdait l'éducation, et tandis encore que je proposais moi-même de conserver le rang au comte de Toulouse par la même considération du repos du royaume. Il ne put désavouer des vérités si présentes, que je ne crus pas devoir presser davantage, et je passai aux inconvénients mécaniques que j'avais objectés à M. le Duc.

Le régent n'y avait pas fait la plus petite réflexion. Je les lui présentai tous. Nous convînmes que, s'il pouvait compter sur les pairs au lit de justice, il valait mieux risquer le paquet de ne point parler des bâtards au conseil de régence. Cela me donna lieu de lui faire faire légèrement attention au besoin qu'il avait des pairs, et sur l'utilité que je leur pusse dire en entrant en séance la justice qui leur était préparée. Il en convint. Après, nous traitâmes la grande question, qui fut sa fermeté à y soutenir la présence des bâtards, et ce qui, par eux et par leurs adhérents, pourrait être disputé en leur faveur. Je lui proposai l'expédient de faire sortir M. le Duc, que ce prince m'avait fourni, pour faire aussi sortir les bâtards. Le régent l'approuva fort et promit merveilles de lui-même, espérant toujours que les deux frères ne viendraient pas au lit de justice pour n'y pas exécuter le dernier arrêt. Je lui fis sentir le frivole de cette espérance, par les mêmes raisons dont j'en avais désabusé M. le Duc. Mais le régent, toujours porté à l'espérance, voulut toujours se flatter là-dessus.

Je l'exhortai à se préparer à bien payer de sa personne; je lui inculquai que du succès de ce lit de justice dépendait toute son autorité au dedans et toute sa considération au dehors. Il le sentit très bien et promit merveilles; mais ma défiance ne laissait pas de demeurer extrême. Je le suppliai de se souvenir de toute la faiblesse qu'il montra en la première séance de la déclaration de sa régence où tout lui était si favorable, des propos bas et embarrassés qu'il y tint pour le parlement, qui en tirait maintenant de si grands avantages, jusqu'à en fonder de nouvelles prétentions et lui alléguer ces faits devant le roi en pleines remontrances. Je lui rappelai de plus l'état où dans cette première séance le réduisit l'insolente contestation du duc du Maine sur le commandement des troupes de la maison du roi, dans laquelle il eût succombé si je ne lui avais pas fait rompre la séance, et remettre à l'après-dînée, et dans l'entre-deux si je ne lui avais pas fait concerter tout ce qu'il y avait à dire et à faire. J'ajoutai que, maintenant qu'il s'agissait du tout pour le duc du Maine, il devait ranimer et ramasser toutes ses forces pour résister à un homme qui, ayant su l'embarrasser dans un temps où tout était contre lui, mettrait ici le tout pour le tout, appuyé d'un parlement aigri et pratiqué, et sentant lui-même ses propres forces. Le régent entra bien dans toutes ces réflexions, essaya de s'excuser sur la nouveauté pour lui de cette première séance, et promit de soi plus je pense qu'il n'en espérait.

Nous descendîmes ensuite dans une autre sorte de mécanique à l'égard du parlement, et nous convînmes qu'il prendrait ses mesures à tous égards là-dessus dans la journée avec le garde des sceaux. Il me dit que l'abbé Dubois était allé en conférer avec lui, et avait fait un mémoire de tout ce qui pourrait arriver de difficultés de la part du parlement. Il ajouta qu'il désirait que j'en conférasse avec ceux du secret, et s'efforça de me montrer une résolution entière. Il n'oublia pas de me demander avec grand soin si j'avais remédié à l'élévation des hauts sièges. Il eut bien de la peine à se contenter des trois marches qu'ils devaient avoir; c'est une grippe, pour user de ce mauvais mot, que je n'ai jamais pu démêler en lui. En le quittant, je lui dis encore un mot de la réduction des bâtards au rang de leur pairie. Il me la promit, mais ma défiance me fit élever la voix et lui répondre: « Monsieur, vous n'en ferez rien, et vous vous en repentirez toute votre vie, comme vous vous repentez de n'avoir pas culbuté les bâtards à la mort du roi. » Il était déjà à la porte de son grand cabinet pour l'ouvrir, et je gagnai les petits pour m'en revenir chez moi dîner.

Au sortir de table j'eus avis d'une cabale du duc du Maine et de plusieurs du parlement, prête à éclater, pour déclarer le roi majeur, et former immédiatement sous Sa Majesté un conseil de leurs confidents et de quelques membres du parlement, dont le duc du Maine serait chef. Cela me parut insensé, parce que toutes les lois y résistaient, ainsi que l'usage et le bon sens. Mais les menées de tous ces gens-là, l'aversion, le mépris de la faiblesse du régent, dont on n'avait pris une idée que trop juste; le manteau du bien public par rapport aux choses de finance, la frayeur du duc du Maine, l'audace effrénée de son épouse, et son extrême hardiesse, la terreur du maréchal de Villeroy, leurs intrigues avec le prince de Cellamare, ambassadeur d'Espagne et le cardinal Albéroni, lié de tout temps avec le duc du Maine par le feu duc de Vendôme son maître, et toujours cultivé depuis; le grand mot du comte de Toulouse à M. le duc d'Orléans sur son frère; tout cela me parut pouvoir donner de la solidité à ce qui n'en pouvait avoir par nature, et dans le cours ordinaire. Je le mandai par un billet au régent, et demeurai tout le jour chez moi avec le duc d'Humières et Louville, barricadé pour tout ce qui n'était point du secret.

Entre quatre et cinq de l'après-dînée, on m'avertit que M. le Duc sortait de ma porte, où il avait fait beaucoup d'instances pour entrer, et qu'il était allé chez le duc de La Force; fort près de chez moi. J'avais demandé le matin au régent la permission de confier au duc de La Force ce qui regardait les bâtards, dont jusqu'alors il n'avait pas su un mot, parce que j'en avais besoin pour dresser la déclaration en faveur du comte de Toulouse, et je compris que M. le Duc, ne m'ayant pu voir, était allé raisonner avec lui sur le lit de justice. J'envoyai aussitôt à l'hôtel de La Force dire à M. le Duc que je ne m'étais pas attendu à l'honneur de sa visite, et s'il avait agréable de me faire celui de revenir. Il arriva sur-le-champ. J'avais grande curiosité de ce qui pouvait l'amener. Je lui fis mes excuses de la clôture de ma porte, où l'affaire présente me tenait, et où ne devinant point qu'il pourrait venir, je ne l'avais point excepté comme les autres du secret, et deux ou trois autres mes intimes amis, pour qui elle n'était jamais fermée, de peur de donner inutilement à penser à mes gens. Après cela je lui demandai des nouvelles.

Il me dit, avec la politesse d'un particulier, qu'il venait me rendre compte de ce qu'il avait fait avec Son Altesse Royale, à qui il avait demandé la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, comme l'éducation, et qu'il l'espérait; mais qu'il venait aussi envoyé par elle, sur le billet que je lui avais écrit l'après-midi, et savoir de moi ce que j'avais appris.

Je lui répondis qu'il ne pouvait venir plus à propos, parce que [ce que] j'en savais, je le tenais du duc d'Humières, que j'avais fait passer avec Louville dans un autre cabinet. Je l'allai chercher, et il dit à M. le Duc que M. de Boulainvilliers l'avait ouï dire à des gens du parlement, et l'en avait averti aussitôt. J'ajoutai que M. le duc d'Orléans pouvait envoyer chercher Boulainvilliers, et remonter à la source. Avec cela M. le Duc retourna au Palais-Royal. Je fus bien aise de la démarche qu'il y avait faite pour notre rang, mais je restai en doute si ç'avait été avec suffisance.

M. de La Force vint après, à qui M. le Duc n'avait pas eu le temps de rien dire, et que je n'avais pas vu depuis le Palais-Royal, où j'avais eu la permission de lui confier ce qui regardait les bâtards. Je [le] lui appris donc alors. Je ne sais ce qui l'emporta en lui, de l'extrême surprise ou de la vive joie d'un événement si peu attendu et si prochain. Je l'informai de tout ce à quoi j'en étais là-dessus, et je le priai de travailler tout à l'heure à la déclaration en faveur du comte de Toulouse; de prendre garde à y bien restreindre ce rétablissement de rang à lui seul, à l'exclusion bien formelle des enfants qu'il pourrait avoir et de tous autres quelconques, et de ne pas manquer d'y insérer que c'était du consentement des princes du sang et à la réquisition des pairs, pour bien mettre notre droit à couvert. Je le renvoyai promptement la dresser, et je passai le reste de la journée chez moi avec Law, Fagon et l'abbé Dubois ensemble et séparément.

Law était depuis quelques jours retourné chez lui, où, au lieu d'attendre les huissiers, pour le mener pendre, le parlement, étonné du grand silence qui avait succédé à la résolution prise au conseil de régence de casser tous leurs arrêts, cette compagnie lui avait envoyé de ses membres, pour entrer en conférence avec lui, et lui faire l'apologie de Blamont, président d'une des chambres des enquêtes, et des intentions du parlement; et, dans la matinée de ce jour mercredi, le duc d'Aumont avait été le haranguer, pour s'entremettre avec lui dans cette affaire et raccommoder le parlement avec le régent. Law nous en conta des détails tout à fait ridicules, qui montrèrent combien promptement la peur avait succédé à l'insolence, et combien aisément quelque peu de fermeté eût prévenu ces orages et y pouvait aussi remédier.

Le duc d'Aumont, valet du duc du Maine et du premier président, chercha à justifier ce dernier auprès de Law et à se fourrer dans l'intrigue. Il lui dit qu'il en avait parlé au régent, qu'il lui avait demandé de l'en entretenir à fond, lequel lui avait donné samedi ou dimanche pour cela; qu'il espérait que tous les malentendus se raccommoderaient aisément, et qu'il fallait aussi se servir de gens comme lui sans intérêt, qui n'avait point voulu prendre de part à toutes ces sottises du bonnet et cent verbiages de la sorte pour vanter sa bassesse, voiler sa turpitude, son infamie, ses trahisons; se faire rechercher, s'il eût pu, surtout tirer de l'argent, comme son premier président et lui s'en étaient déjà fait donner quantité, l'un pour se faire acheter, l'autre par l'importunité la plus effrontée. L'abbé Dubois me dit que le maréchal de Villeroy mourait de peur d'être arrêté, au point que rien ne le pouvait rassurer; qu'il avait été lui conter ses frayeurs, son apologie, vanter son attachement pour feu Monsieur et cent mille vieilles rapsodies. De toutes ces choses je conclus que ces gens-là n'étaient pas encore en ordre de bataille, qu'on les prenait encore au dépourvu, qu'il fallait frapper, tant sur le parlement que sur cet exécrable bâtard, avec une fermeté qui assurât l'autorité et la tranquillité du reste de la régence. L'abbé Dubois, Fagon et moi concertâmes tout ce dont nous pûmes nous aviser sur toute espèce d'inconvénient et de remède, à quoi le premier alla achever de méditer chez lui, pour en corriger et augmenter son mémoire. Nous convînmes cependant de plusieurs déclarations et arrêts du conseil signés et scellés, qu'à tout événement le garde des, sceaux aurait dans son sac avec les sceaux hors de leur cassette, pour qu'on ne s'en aperçût pas et être en état de sceller sur-le-champ, s'il en était besoin, avec la mécanique nécessaire, toute prête et portée dans une pièce voisine. Demeurés et repassant toute notre affaire, il me fit faire réflexion que le délai du mardi au vendredi et la résolution prise en la régence de casser les arrêts du parlement pouvait rendre dangereuse, tout au moins embarrassante, la capture des membres du parlement, qu'on avait résolu de punir par une prison dure et éloignée, si on persistait à la faire le matin même du lit de justice; que le parlement, qui en serait, ou n'oserait s'assembler, ou refuserait de venir aux Tuileries, ou y ferait des remontrances sur ce châtiment qui ne conviendraient pas au temps; que tous ces partis étaient embarrassants, tellement qu'après avoir bien raisonné et balancé, nous résolûmes à différer au samedi matin: ce qui donnerait lieu de mieux connaître par la séance du lit de justice à qui on avait affaire, et je me chargeai de le faire agréer ainsi à M. le duc d'Orléans. Je lui mandai donc que j'avais à lui parler le lendemain matin par la porte de derrière, pour qu'elle me fût ouverte, et je me retirai si las de penser, d'espérer, de craindre par la nature de celui qui devait donner consistance et mouvement à tout, que je n'en pouvais plus.

Le lendemain, jeudi 25 août, le duc de La Force vint dès le matin chez moi avec sa déclaration dressée en faveur du comte de Toulouse. Elle était bien et tout à fait dans mon sens. Ce fut celle qui fut imprimée, ainsi que l'instrument que Millain m'avait montré la veille pour la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. Il entra peu après M. de La Force, et se retint dès qu'il le vit, mais je lui dis que M. de La Force était maintenant de tout le secret: ainsi nous lûmes les deux déclarations que chacun d'eux avait dressées en faveur du comte de Toulouse. Nous raisonnâmes sur la totalité de la grande affaire du lendemain. Millain me dit de la part de M. le Duc qu'il me priait de me trouver le soir à huit heures, par la petite porte, chez M. le duc d'Orléans, tandis que lui y entrevoit par la porte ordinaire, pour prendre là tous trois ensemble nos dernières mesures sur le point de l'exécution. Il ajouta que M. le duc d'Orléans avait chargé M. le Duc de m'en avertir, et qu'il me priait, lui Millain, de trouver bon qu'il m'accompagnât pour être introduit secrètement par moi en cas qu'on eût besoin de lui pour les formes.

J'acceptai le tout avec joie et bon augure; mais non assez nettement éclairci sur notre rang, j'en voulus avoir le coeur net. Je demandai donc à Millain où en était son maître sur cela. Il ne me dit que les mêmes choses que M. le Duc m'avait dites chez moi la veille. Je me mis à répéter à Millain toutes les raisons dont j'avais battu et convaincu M. le Duc là-dessus, dans lesquelles Millain entra très bien, en quoi je ne fus que médiocrement aidé de M. de La Force. Ne croyant pas me devoir abandonner à ce que M. le Duc avait fait la veille avec M. le duc d'Orléans, qui ne me mettait pas suffisamment à mon aise, je fis sentir à Millain le juste éloignement où nous étions tous de M. le Duc, par l'excuse que M. le Duc d'Orléans nous avait faite de nous avoir laissés dans la nasse lors du procès des princes du sang contre les bâtards; l'ébranlement avoué de Son Altesse Royale pour réparer cette faute, si M. le duc le désirait; l'état de rage ou, d'attachement où M. le Duc avait le choix actuel de nous mettre à son égard; son intérêt de nous avoir pour amis; l'engagement formel et net où il était entré là-dessus avec moi. Quand je crus avoir suffisamment persuadé mon homme par la tranquille solidité de mes raisons, je crus pouvoir le mener avec plus de véhémence. « Vous m'avez donc bien entendu, lui dis-je, et par moi tous les pairs de France, qui ne sont pas moins sensibles que moi. Rendez-en compte de ma part à M. le Duc; vous ne lui pouvez trop fortement déclarer que je sais précisément de M. le duc d'Orléans, et que tous les pairs de France le sauront par moi, quoi qu'il arrive, que notre sort est entre ses mains; que du succès de demain dépend notre honneur ou notre ignominie; que l'un ou l'autre nous le devrons à M. le Duc, avec les plus vifs sentiments et les plus durables, et les partis les plus conformes à ce que nous lui devrons; qu'il n'en regarde pas la déclaration réitérée par vous comme un discours frivole (il sera suivi et comme substitué en maxime et en actions par nous et par les nôtres) ni comme un manque de respect ni un air de menace, mais qu'il le considère comme les mouvements véritables de l'honneur et d'une sincérité qui ne veut point le laisser ni se tromper ni se séduire. Monsieur, dites-le-lui bien. S'il nous abandonne, je me sens capable, et avec moi tous les pairs, de nous jeter à M. du Maine contre lui; car, au moins, dans tous les maux que nous a faits M. du Maine, il lui en est résulté un bien et des avantages qu'il a jugés préférables à tout. Mais M. le Duc, qui ne peut rien craindre de nous en matière de rang, avec lequel non pas la préséance, mais l'égalité est impossible, son abandon dans une telle crise serait nous vouloir le plus grand mal qui se puisse, et nous le faire encore sans cause, sans intérêt, sans raison, sans excuse, d'une manière purement gratuite, avec tout l'odieux du malum quia malum appetere, qui est tel que les philosophes prétendent que la méchanceté humaine ne peut aller jusque-là. Or, si nous l'éprouvons, il n'y a fer rouge, désespoir, bâtardise, à quoi nous ne nous prenions contre lui, et moi à la tête de tous; comme aussi, s'il nous restitue en rang contre son ennemi, je n'ai point de paroles pour vous témoigner notre abandon à lui et jusqu'à quel point il sera maître de nos coeurs. Vous m'entendez. Ceci est clair. N'en oubliez pas une parole, et revenez, s'il vous plaît, nous articuler sur quoi nous devons compter. » J'eus peine à achever cette phrase si décisive et à entendre les protestations de Millain, parce qu'un valet de chambre, que j'avais envoyé au Palais-Royal, me vint dire que M. le duc d'Orléans m'attendait, et que Millain lui-même était pressé d'aller retrouver M. le Duc. M. de La Force me servit plutôt de témoin que d'appui en cette forte conversation, dont il me parut effrayé. J'achevai promptement de m'habiller et m'en allai au Palais-Royal par la petite porte.

Ibagnet, qui m'attendait, me conduisit à l'ordinaire; mais comme il m'ouvrait la porte secrète des cabinets, La Serre, écuyer ordinaire de Mme la duchesse d'Orléans, passa sur le degré et me vit là avec un étonnement que je lus sur son visage. Cette rencontre me fâcha fort d'abord; mais Mme la duchesse d'Orléans était à Saint-Cloud heureusement, et je pris courage par la réflexion qu'il n'y avait plus que vingt-quatre heures à ramer. Je trouvai le régent qui travaillait avec La Vrillière, lequel se voulut retirer. Je l'arrêtai et dis à Son Altesse Royale que je serais bien aise de lui faire faire une réflexion devant lui. C'était celle de Fagon, qui fut extrêmement goûtée. M. le duc d'Orléans me dit qu'il l'avait faite dans la nuit qu'il avait passée avec un peu de fièvre, incommodité qui m'alarma infiniment et qui me présenta tout le déconcertement du projet qu'elle pouvait opérer. Il fut donc arrêté là que ceux qui devaient être arrêtés le lendemain ne le seraient que le surlendemain matin, et il était temps de s'en aviser, car La Vrillière allait donner les ordres qu'il remit au lendemain au soir. Il s'en alla et je demeurai seul avec M. le duc d'Orléans à nous promener dans sa grande galerie.

Il me parla d'abord du projet dont je lui avais écrit la veille, qu'il m'assura être sans fondement; ensuite il vint à la grande journée du lendemain. Il avait fait dire qu'il y aurait conseil de régence cette même après-dînée, qui était celui qu'il avait annoncé extraordinaire le lundi précédent, pour voir l'arrêt du conseil qui cassait ceux du parlement.

Je le fis souvenir qu'il avait oublié de le contre-mander; il le fit sur-le-champ en le mandant pour le lendemain après dîner. Tout cela n'était que pour couvrir le projet en amusant même les parties nécessaires, ce qui fut très à propos; mais les deux pénibles difficultés restaient toujours, savoir le silence au conseil de régence sur les bâtards, et leur présence très possible au lit de justice. Je m'avisai d'une solution qui me vint dans l'esprit sur-le-champ. Je lui proposai que le lit de justice se tînt à portes ouvertes, parce qu'alors les affaires s'y traitent comme aux audiences et que le garde des sceaux y prend les voix tout bas, allant le long des bancs, merveilleuse commodité pour fermer la bouche à qui n'a pas la hardiesse de faire une chose insolite en voulant parler tout haut et non moins sûre pour rapporter les avis comme il plaît au maître; nous étions sûrs du garde des sceaux; ainsi, nul risque pour les opinions du timide conseil de régence ni même du parlement: car il eût fallu y trouver des gueules bien fortes et bien ferrées pour vouloir opiner haut, contre les formes, en face du roi et de son garde des sceaux et au milieu des gardes du roi, dans les Tuileries.

Restait l'embarras des bâtards présents. Il n'était pas levé par la sortie de M. le Duc qui eût demandé la leur, car ils pouvaient, avant de le suivre, demander qu'il ne fût rien statué à leur égard sans les avoir ouïs; mais cette sortie en levait la plus embarrassante partie pour la faiblesse du régent, en ce qu'elle ôtait le face-à-face. Aller au delà, c'était passer le but, et impossibilité entière. Restait à se vouer à la fermeté du régent, en laquelle ma confiance était légère. Il promit pourtant merveilles, et, dans la vérité, il tint même et bien au delà de ce qu'il avait promis.

Parmi ces discussions M. le Duc arriva: nous les continuâmes tous trois ensemble, et nous conclûmes la cadence des grands coups du lendemain, qu'il est inutile de marquer ici parce que chaque chose sera racontée en son ordre.

Après cela je pris la liberté de leur déclarer à tous les deux que je les prenais tous les deux à témoin de mon avis et de ma conduite dans cette affaire, et que je les y prenais l'un devant l'autre; qu'ils savaient tous deux combien j'avais été contraire à rien ôter au duc du Maine dans la crainte de l'unir trop au parlement, et de frapper un coup dont le trop grand ébranlement remuât et troublât l'État; que je leur répétais de nouveau que tel était encore mon sentiment, bien que je n'en espérasse plus rien après tout ce que je leur avais représenté là-dessus; que j'avais aussi été d'avis, et que j'y persistais, que l'éducation ôtée au duc du Maine ne devait être donnée à personne en sa place; mais que, puisqu'il en était résolu autrement, je les suppliais de me permettre de les exhorter à une union intime, qui ne pourrait subsister sans la confiance et une attention infinie à écarter les soupçons et les fripons qui seraient appliqués à les brouiller; que leur gloire, leur repos, le salut de l'État dépendaient de leur intelligence, ainsi que la grandeur ou la perte de leurs communs ennemis. Là-dessus, protestations de reconnaissance, d'attachement et de toutes les sortes de M. le Duc, et politesses, avances même de M. le duc d'Orléans. J'étendis ces propos à mesure que les compliments y donnèrent lieu, après quoi je vins à mon fait du rang; non plus en homme qui doute, mais en homme qui a pour soi le sacrifice qu'il a voulu faire à l'État de son plus cher intérêt, qui le premier a proposé ensuite le sacrifice d'une partie en conservant le comte de Toulouse entier, choses dont je les pris encore tous les deux à témoin; en homme enfin qui a pour soi justice, raison politique, paroles de tous les deux; et avec cet air de confiance entière, je les quittai en souhaitant toute fermeté à l'un, toute fidélité à l'autre, tout succès aux grands coups qui s'allaient ruer.

Comme je m'éloignais déjà d'eux, ils me rappelèrent pour me dire de ne manquer pas au rendez-vous du soir, à huit heures, par la petite porte, et M. le Duc ajouta si je n'avais pas vu Millain, qui m'y suivrait. C'était pour résumer tout, et prendre tous trois ensemble nos dernières mesures sur tout ce qui pouvait arriver. Je leur rendis compte alors de la déclaration en faveur du comte de Toulouse, que j'avais fait faire, et que je l'avais laissée à Millain avec celle qu'il avait faite, duquel je louai aussi l'ouvrage pour la réduction des bâtards à leur rang de pairie; je l'avais oublié dans la conversation. Le nom de Millain, quand M. le Duc me demanda si je l'avais vu, m'en fit souvenir.

Je m'en revins chez moi plus content et plus tranquille que je n'avais encore été. Je croyais notre besogne aussi arrangée qu'il était possible, les inconvénients prévus et prévenus le plus qu'il se trouvait dans la nature des choses; la nôtre à nous tout à fait assurée, le régent prenant force et courage, nul de nous ne se démentir, le secret encore tout entier, la mécanique toute prête et les moments s'approcher. Satisfait de moi-même d'avoir sincèrement fait tout ce qui avait été en moi, de front, de biais, par adresse et de toutes parts, tant envers le régent qu'auprès de M. le Duc, pour sauver le duc du Maine, dans la seule vue du bien de l'État, malgré mes intérêts communs et personnels les plus sensibles, je me crus permis de me réjouir enfin de ce qui était résolu malgré moi, et plus encore de ce qui en allait être le fruit. Toutefois, je n'osais encore m'abandonner à des pensées si douces sans avoir une plus grande certitude de cette si désirée réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et je demeurai près de deux heures dans ce resserrement de joie, à laquelle je ne pouvais me résoudre de laisser prendre un plein essor. Libre alors des grandes affaires dont l'arrangement était pris, j'étais tout occupé de procurer moi seul aux pairs de France un rétablissement auquel nous n'avions pu, arriver par nos efforts communs, et que je voyais sur le point d'éclater, à leur insu et en leur présence.

Tandis que tout cela me roulait dans la tête, Millain arriva chez moi; il me dit que M. le Duc le renvoyait m'assurer qu'il avait la parole du régent pour la réduction des bâtards à leur rang d'ancienneté de leurs pairies; qu'il en avait envoyé la déclaration avec celle en faveur du comte de Toulouse à La Vrillière, telle que je les avais vues et au garde des sceaux pour les expédier, et qu'il était en état de me répondre qu'elles passeraient le lendemain. Jamais baiser donné à une belle maîtresse ne fut plus doux que celui que j'appuyai sur le gros et vieux visage de ce charmant messager. Une embrassade étroite et redoublée fut ma première réponse, suivie après de l'effusion de mon coeur pour M. le Duc et pour Millain même, qui nous avait dignement servis dans ce grand coup de partie. Mais au milieu de ce transport je ne perdis pas le jugement; je dis à Millain que La Vrillière, tout mon ami qu'il était, et le garde des sceaux, se sentaient du vieux chrême du feu roi; que le dernier était de tout temps lié avec les bâtards; que l'un et l'autre avaient fait des difficultés sur notre affaire au régent qui me l'avait dit la veille; qu'il fallait que M. le Duc couronnât son oeuvre d'une nouvelle obligation sur nous; que j'exigeais de son amitié qu'il prît la peine d'aller de ce pas lui-même chez l'un et chez l'autre leur témoigner qu'il ne regardait pas la réduction des bâtards au rang de leurs pairies différemment de l'éducation, et que, par la manière dont ils en useraient pour faciliter cette réduction telle qu'il la leur avait envoyée, il connaîtrait et sentirait jusqu'où ils le voudraient obliger et comment il devrait aussi se conduire dans la suite avec eux. Millain n'y fit point de difficulté, et m'assura que M. le Duc n'y en ferait point non plus. Il ajouta même qu'il l'y accompagnerait pour voir avec lui les deux déclarations et si on n'y avait rien changé. Je redoublai mes remerciements, lui dis qu'il fallait absolument que M. le Duc trouvât ces deux hommes chez eux, et me hâtai de le renvoyer pour n'y pas perdre un instant.

Le reste du jour se passa chez moi avec l'abbé Dubois, Fagon et le duc de La Force, l'un après l'autre, à remâcher encore toute notre besogne. Tout était prévu, et les remèdes à chaque inconvénient tout dressés: si le parlement refusait de venir aux Tuileries, l'interdiction prête, avec attribution des causes y pendantes et des autres de son ressort au grand conseil, les maîtres des requêtes choisis pour l'aller signifier et mettre le scellé partout les lieux où il était nécessaire; les officiers des gardes du corps choisis, et les détachements du régiment des gardes destinés pour les y accompagner; si une partie du parlement venait et une autre refusait, même punition pour les refusants; si le parlement venu refusait d'entendre et voulait sortir, même punition; si une partie restait, une autre s'en allait, de même pour les sortants, c'est-à-dire si c'était des chambres entières, sinon interdiction seulement des membres sortis; si refus d'opiner, passer outre, de même pour peu qu'il restât de membres du parlement; au cas que tous fussent sortis, tenir également le lit de justice, et huit jours après en tenir un autre au grand conseil pour y enregistrer ce qui aurait été fait; si les bâtards ou quelque autre seigneur branlaient, les arrêter dans la séance, si l'éclat était grand, sinon à la sortie de séance; s'ils sortaient de Paris les arrêter de même. Tout cela bien arrangé et les destinations et les expéditions faites, l'abbé Dubois fit une petite liste de signaux, comme croiser les jambes, secouer un mouchoir, et autres gestes simples, pour la donner dans le premier matin aux officiers des gardes du corps choisis pour les exécutions, qui, répondus dans la salle du lit de justice, devaient continuellement regarder le régent pour obéir au moindre signal, et entendre ce qu'ils auraient à faire. Il fit plus, car, pour décharger M. le duc d'Orléans, il lui dressa, pour ainsi dire, une horloge, c'est-à-dire des heures auxquelles il devait mander ceux à qui il aurait nécessairement des ordres à donner pour ne les pas mander un moment plus tôt que le précisément nécessaire, et de ce qu'il aurait à leur dire pour n'aller pas au delà, n'en oublier aucun et donner chaque ordre en son temps et en sa cadence, ce qui contribua infiniment à conserver le secret jusqu'au dernier instant.

Vers huit heures du soir, Millain me vint trouver pour le rendez-vous du Palais-Royal. Il me dit que M. le Duc avait été chez le garde des sceaux et chez La Vrillière; qu'il avait pris leur parole sur notre affaire, et vu chez eux les deux déclarations telles qu'il les leur avait envoyées signées et scellées. Après les remerciements, j'envoyai Millain m'attendre à la petite porte à cause de mes gens; et, un moment après, je l'y suivis sans flambeaux. Ibagnet nous attendait, et nous introduisit à tâtons de peur de rencontre: Je fus effrayé de trouver M. le duc d'Orléans au lit, qui me dit qu'il avait la fièvre. J'avoue que je ne sus si ce n'était point celle du lendemain. Je lui pris le pouls assez brusquement, il l'avait en effet. Je lui dis que ce n'était que fatigue de corps et d'esprit, dont il serait soulagé dans vingt-quatre heures; lui, de sa part, protesta que, quoi que ce fût, il tiendrait le lit de justice. M. le Duc, qui venait d'entrer, était au chevet de son lit, et une seule bougie dans la chambre où il n'y avait que nous quatre. Nous nous assîmes, M. le Duc et moi, et repassâmes les ordres donnés et à donner, non sans une grande inquiétude à part moi de cette fièvre venue si étrangement mal à propos à l'homme du monde le plus sain, et qui ne l'avait jamais.

Là il fut résolu que le lit de justice serait institué à six heures du matin au parlement pour, entre neuf et dix, aux Tuileries; le conseil de régence, annoncé la surveille pour l'après-dînée, mandé pour sept heures du matin pour être tenu à huit, et les chefs des conseils avertis d'y porter toutes leurs affaires pressées, afin de le prolonger autant qu'on le jugerait à propos; que Son Altesse Royale prendrait les avis contre l'ordinaire par la tête, pour montrer son concert avec les princes du sang, et pour intimider quiconque aurait envie de parler mal à propos. Je proposai qu'au cas que le conseil manquât d'affaires avant que la séance du lit de justice fût prête, Son Altesse Royale ordonnât que chacun demeurât en place, et défendît surtout à qui que ce soit de sortir sous quelque prétexte que ce fût.

Ensuite, M. le Duc voulut lire ce qu'il avait préparé pour demander l'éducation. Il le venait de faire de sa main à peu près tel qu'il a paru depuis. Son Altesse Royale y changea quelque chose et moi aussi, et puis je m'avisai qu'il y fallait flatter la vanité du maréchal de Villeroy, et je dictai à M. le Duc ce qui y est là-dessus, sur une niche à chien que j'allai chercher faute de table portative.

Après, grande question sur les bâtards. Décidé: qu'à cause de leur présence, on ne dirait rien au conseil de ce qui les regardait; que, pour les éviter au lit de justice, ils n'en seraient point avertis, sous prétexte que, depuis l'arrêt intervenu entre les princes du sang et eux, ils ne voulaient plus aller au parlement. M. le duc d'Orléans, toujours enclin à l'espérance, voulut se figurer que cette raison les en empêcherait; que, de plus, pris au dépourvu, ils n'y pourraient venir faute de rabat et de manteau. Je soutins que c'était s'abuser; que le duc du Maine logeait sous l'appartement du roi; que le duc de Villeroy était en quartier de capitaine des gardes, logé aussi aux Tuileries, qu'on ne se pouvait passer de lui pour la mécanique de la séance, que jusqu'à un certain temps; qu'averti, il avertirait son père couché dans la chambre du roi, s'il lui était possible; qu'au même instant M. du Maine le serait par le père ou par le fils, et aussitôt après le comte de Toulouse par le duc du Maine; par conséquent qu'ils auraient tout loisir depuis six heures du matin de prendre leur parti, et l'habit convenable à ce qu'ils voudraient faire; que plus leur entreprise serait grande, plus ils devaient être résolus à se trouver au lit de justice pour s'y défendre courageusement, à quoi le remède ne pouvait se trouver que dans la force de M. le duc d'Orléans en face, sans colère, sans émotion, quoi qu'il pût arriver, mais aussi sans mollir sur quoi que ce fût, en lieu et en état de faire justice, en droit de la rendre et de faire valoir l'autorité royale déposée en ses mains.

Après cela, je me mis à chercher dans la forme de marcher en place les moyens de les exclure par embarras; mais nous eûmes beau faire : la raison que j'avais déjà trouvée et ce bel arrêt de plus rendu entre les princes du sang et eux, qui leur laissait tous leurs honneurs, les maintenait aussi dans celui de traverser le parquet, tellement que, de façon ni d'autre, nous n'y pûmes trouver de remède.

Il fut convenu que j'avais eu raison de ne vouloir point de M. le duc de Chartres en ce lit de justice, pour ne s'y point charger d'un enfant en tout ce qu'il pouvait y arriver, ne point avertir Mme la duchesse d'Orléans, avec laquelle il était à Saint-Cloud, de si bonne heure que ses soupçons et ses inquiétudes ne lui fissent avertir ses frères, surtout pour ne point séparer dans la séance M. le Duc de M. le duc d'Orléans, qui pourraient avoir à se parler bas et à se concerter sur-le-champ.

Ensuite, je remis sur le tapis l'affaire de la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. Le régent et M. le Duc me dirent nettement qu'elle était ordonnée et les instruments signés et scellés tels que je les avais vus; sur quoi, remerciements et louanges de ma part. Je proposai qu'il me fût permis, entrant en séance, d'en dire un mot aux pairs, qui alors lie le pouvaient communiquer à personne. Il fut jugé qu'il était bon que je le fisse pour les bien disposer, et j'en répondis hardiment. Mais pour m'assurer davantage de quelques douteux, soit de cabale, soit de silence gardé à cet égard et à celui de l'éducation jusqu'au lit de justice, je demandai à M. le duc d'Orléans et à M. le Duc si à tout hasard, je ne ferais pas bien de mettre dans ma poche notre requête contre les bâtards sur laquelle il serait fait droit, qui entre autres, était signée du duc de Villeroy, par ordre de son père, et par le maréchal de Villars, desquels nous avions tous soupçons : cela fut fort approuvé, et dans la vérité je crus voir dans l'exécution que la précaution n'avait pas été inutile.

Une autre question fut après traitée, savoir, ce qu'on ferait en cas de refus du parlement d'opiner. J'y donnai deux solutions: au refus silencieux et modeste, le prendre pour avoir opiné, le garde des sceaux continuant également d'aller de banc en banc, et ne faisant aucun semblant qu'on n'opinât point. Ce cas, et bien plus celui de s'opposer aux enregistrements, avait été l'objet de la résolution prise, et que j'avais pour cela suggéré de tenir un lit de justice, et à huis ouvert, à la manière des audiences, pour y prendre bas les avis, allant le long des bancs. Au cas de refus d'opiner, déclaré tout haut, soit de quelques-uns du parlement, soit du premier président, et du banc des présidents, en manière de protestation pour la compagnie, passer outre, et déclarer que le roi n'est point tenu de prendre ni de se conformer aux avis du parlement; qu'il les demandait par bonté et pour honorer la compagnie; mais, qu'étant le maître et les sujets n'ayant qu'à obéir à la volonté connue du souverain, il les avait mandés pour l'entendre déclarer et l'enregistrer avec soumission; et tenir ferme. M. le duc d'Orléans m'objecta qu'encore bien qu'il n'y eût que cela à faire, il m'avait bien des fois ouï disputer le contraire, et qu'au lit de justice il y avait voix non simplement consultative, mais délibérative.

Je lui répondis que je le soutenais bien encore, mais qu'il fallait distinguer les personnes et les cas; que, pour les personnes, il n'y avait que les pairs assesseurs et conseillers nés de la couronne et des rois, laterales regis, qui eussent droit de délibérer sur les affaires d'État, à parler étroitement, et pour s'élargir au plus qu'il était possible, les officiers de la couronne avec eux, par la dignité, encore plus par l'importance de leurs offices, par grâce toutefois, dont la marque évidente ainsi que du droit des pairs, est que les officiers de la couronne ne peuvent venir au lit de justice que mandés, et n'y entrer qu'à la suite du roi, non pas même un seul instant devant lui, à la différence des pairs qui ont et ont toujours eu séance par leur dignité, sont mandés par nécessité, et qui, sans être mandés, ont droit égal de s'y trouver, y entrent avant le roi, et sont en place quand il arrive; mais qu'à l'égard des officiers du parlement, ils sont et ont toujours été les assesseurs des pairs, de la présence desquels ils tirent uniquement la liberté d'opiner en matière d'État, d'où est venue la nécessité de la clause insérée toujours et jusqu'à aujourd'hui dans ces sortes d'arrêts, la cour suffisamment garnie de pairs. De là vient encore l'essentielle différence de leur serment d'avec celui des pairs, d'où résulte que la tolérance à ces officiers du parlement et autres magistrats ou seigneurs d'opiner en matière d'État, ne leur y donne que voix consultative, la délibérative y demeurant inhérente de droit aux seuls pairs, et de grâce avec eux aux officiers de la couronne, desquels il plaît au roi de se faire accompagner. Pour la matière, qu'il ne s'en agissait ici que de deux sortes: la première, si le roi serait obéi; ou, si le parlement l'emporterait sur lui. Si c'était un procès, le parlement n'en pouvait être juge et partie; sinon, il avait rempli tout devoir et pouvoir par ses remontrances. Il n'avait pu décider, et sans aucuns pairs de France, d'affaires concernant l'État, telles que sont les arrêts rendus par le parlement, qu'il s'agit de casser. Il n'avait donc pas voix délibérative sur les édits qu'il s'agit d'enregistrer, encore moins sur l'édit en forme de règlement pour réprimer leurs désobéissances; que l'éducation était encore une autre matière d'État à laquelle ils n'avaient que voir, et qui même, absolument parlant, n'avait besoin d'aucune forme; que, pour ce qui était du droit à faire à notre requête, le roi pouvait, à meilleur titre, se passer d'eux pour, de son seul mouvement et de son autorité, remettre les choses en règle; que le feu roi, par cette seule voie, les en avait pu tirer; que formes, lois divines et humaines, exemples, tout y était tellement en notre faveur, qu'il n'y avait pas à craindre que le parlement y pût rien opposer; que, par toutes ces raisons, je persistais à soutenir mon opinion ancienne et continuelle sur le lit de justice, et à être en même temps persuadé que, ne trouvant point de résistance dans les hauts sièges, omettant le garde des sceaux qui parlait pour le roi en sa place, il n'y avait nulle voix délibérative à reconnaître dans l'es bas sièges, et toute vérité de droit à passer outre, quoi que les bas sièges pussent dire et faire. M. le duc d'Orléans n'eut rien à répliquer, et convint de la force de ces raisons, que j'eusse infiniment fortifiées s'il en eût été besoin et loisir, et se résolut aussi à suivre cet avis .

Je lui demandai si les mesures étaient bien réglées à prendre dans la nuit avec les gens du roi. Il me dit qu'ils seraient avertis d'être sages en même temps que le parlement le serait du lit de justice, et en particulier Blancmesnil, premier avocat général, frère de Lamoignon, président à mortier, et que toute sa fortune répondrait à l'instant de la moindre ambiguïté de ses conclusions sur tout ce qui serait proposé, sans lui rien expliquer davantage.

De là M. le duc d'Orléans nous expliqua en gros l'horloge de sa nuit jusqu'à huit heures du matin, qu'il se rendrait chez le roi en manteau. Je l'exhortai à se reposer cependant le plus qu'il pourrait, et à constituer le salut de sa régence dans les exécutions du lendemain, et celui de ces exécutions dans sa résolution, sa fermeté, sa présence d'esprit, son attention aux plus petites choses, surtout à se posséder entièrement. Avec cela je lui souhaitai bonne nuit, et, me retirant vers le pied du lit, je remerciai M. le Duc des visites qu'il avait faites, avec des protestations qui partirent du coeur, qui furent suivies des siennes et de deux embrassades les plus étroites. Millain avait assisté debout, et très judicieusement parlé pendant une partie de cette conférence. Avant de sortir je me rapprochai du lit et je demandai à M. le duc d'Orléans permission de confier tout le mystère au duc de Chaulnes, puisque aussi bien [il] le devait apprendre pour l'écorce de Son Altesse Royale dans la nuit pour l'ordre aux chevau-légers dont il était le capitaine, et il y consentit. Je lui pris le pouls, non sans inquiétude. Je l'assurai toujours que ce ne serait rien, sans en être trop sûr moi-même. Je pris congé enfin et me retirai à dix heures précises, avec Millain, par où nous étions entrés, et M. le Duc par la porte ordinaire. Quand je me vis seul avec Millain dans le cabinet par où nous passions, je l'embrassai avec un plaisir extrême. Ces effusions de coeur avec M. le Duc et lui furent suffoquées pour n'être pas entendues, les unes du régent, au pied du lit duquel nous étions, les autres par d'Ibagnet, qui nous attendait dans les cabinets voisins pour nous éclairer et ouvrir sur le degré que nous descendîmes à tâtons, comme nous l'avions monté; et après une embrassade en bas, dont je ne pus me refuser le plaisir, nous nous séparâmes pour nous en revenir chacun chez nous.

J'arrêtai tout près de chez moi devant l'hôtel de Luynes, où j'envoyai prier le duc de Chaulnes de me venir parler à mon carrosse. Il y vint sans chapeau, y monta, et aussitôt le cocher, qui avait l'ordre, marcha et nous mena chez moi, sans que jusque dans mon cabinet je dise un mot au duc de Chaulnes, fort surpris de se voir enlevé de la sorte. Il le fut bien davantage lorsque, après avoir fermé mes portes, je lui appris le grand spectacle préparé pour le lendemain matin. Nous nous livrâmes, lui et moi, au ravissement d'un rétablissement si imprévu, si subit, si prochain, si secret, dont la seule espérance, fondée comme que ce fût, nous avait uniquement soutenus sous l'horrible marteau du feu roi. La dissipation et la fonte de ces montagnes entassées l'une sur l'autre, par degrés infinis, sur notre dignité par ces géants de bâtards, ces Titans de la France; leur état prochain, la commune surprise, mais si différente, si extrême en eux et dans les pairs; notre renaissance, notre réexistence des anéantissements passés, cent vues à la fois, nous dilatèrent le coeur d'une manière à ne le pouvoir rendre, la juste rétribution des profondes noirceurs si pourpensées du duc du Maine sur le bonnet et l'accomplissement d'une partie de la menace que je lui avais faite chez lui à l'avortement de cette affaire, qu'on a vue ici en son lieu. M. le Duc ne fut pas oublié, ni Millain même, dans ce tête-à-tête. Nous nous séparâmes enfin dans cette grande attente.

J'avais retenu quelques jours auparavant Contade, major des gardes, homme sûr et fort intelligent, que le hasard m'avait appris devoir aller passer quelque temps chez lui en Anjou. Je le rencontrai au Palais-Royal, comme je descendais de carrosse. Il me donna la main, je lui dis à l'oreille que je lui conseillais et le priais de différer son départ sans faire semblant de rien. Il me le promit, et le tint sans que je lui en disse davantage, et me dit qu'il n'en parlerait point. Bien nous prit de cette prévoyance. Depuis une heure après minuit, M. le duc d'Orléans manda successivement les ducs de Guiche, de Villeroy et de Chaulnes, colonel des gardes, capitaine des gardes du corps en quartier, capitaine des chevau-légers de la garde; Artagnan et Canillac, capitaines des deux compagnies des mousquetaires, et en l'absence de Dreux, qui était à Courcelles, chez Chamillart son beau-père, des Granges, maître des cérémonies, pour leur donner ses ordres, tandis que La Vrillière les donnait à tout l'intérieur de la ville et aux expéditions nécessaires.

On avait pensé à tout, excepté aux Suisses, car il échappe toujours quelque chose, et souvent d'important. Contade, averti par le duc de Guiche, s'en avisa sur ce que le duc de Guiche lui dit que le régent ne lui en avait point parlé, et alla trouver Son Altesse Royale pour en prendre ses ordres. Il lui fit entendre que, par l'affection fidèle du régiment des gardes suisses, le commandement et la supériorité en nombre du régiment des gardes françaises sur l'autre, il n'y avait rien à craindre, et qu'on l'offenserait par une marque de défiance. Il reçut donc ordre d'y pourvoir. Sur les quatre heures du matin, Contade alla aux Tuileries, éveiller le duc du Maine, colonel général des Suisses. Il n'y avait pas une heure qu'il était couché, revenant d'une fête que Mme du Maine s'était donnée à l'Arsenal, où elle était encore. Le duc du Maine fut sans doute étonné, mais il se contint, et dans sa frayeur cachée, il demanda d'un air assez libre si Contade était seul, qui l'entendit de la porte. Il se rassura sur ce qu'il apprit qu'il était seul, et le fit entrer. Contade lui expliqua son ordre de la part de M. le duc d'Orléans, et aussitôt le duc du Maine envoya avertir les compagnies du régiment des gardes suisses. Je pense qu'il dormit mal depuis, dans l'incertitude de ce qui allait arriver, mais je n'ai point su ce qu'il fit depuis, non plus que la duchesse du Maine.

Vers cinq heures du matin on commença d'entendre des tambours par la ville, et bientôt après d'y voir des soldats en mouvement. À six heures des Granges fut au parlement rendre sa lettre de cachet. Messieurs, pour parler leur langage, ne faisaient que de s'assembler. Ils mandèrent le premier président, qui fit assembler les chambres. Tout cela dura une demi-heure. Ils répondirent après qu'ils obéiraient: après ils débattirent en quelle forme ils iraient aux Tuileries en carrosse ou à pied. Le dernier prévalut, comme étant la forme la plus ordinaire, et dans l'espoir d'émouvoir le peuple et d'arriver aux Tuileries avec une foule hurlante. Le reste sera raconté mieux en sa place plus bas. En même temps des gens à cheval allèrent chez tous les pairs et les officiers de la couronne, et chez ceux des chevaliers de l'ordre, et des gouverneurs ou lieutenants généraux des provinces dont on voulut accompagner le roi, pour les avertir du lit de justice, des Granges, dans ce subit embarras, n'ayant pas eu le temps d'aller lui-même. Le comte de Toulouse était allé souper auprès de Saint-Denis, chez M. de Nevers, et ne revint qu'assez avant dans la nuit. Les gardes françaises et suisses furent sous les armes en divers quartiers, le guet des chevau-légers, et les deux compagnies des mousquetaires tout prêts dans leurs hôtels; rien des gens d'armes qui n'ont point de guet, et la seule garde ordinaire des régiments des gardes françaises et suisses aux Tuileries.

Si j'avais peu dormi depuis huit jours, je dormis encore moins cette dernière nuit, si proche d'événements si considérables. Je me levai avant six heures, et peu après je reçus mon billet d'avertissement pour le lit de justice, au dos duquel il y avait de ne me point éveiller, politesse de des Granges, à ce qu'il me dit depuis; dans la persuasion que ce billet ne pouvait me rien apprendre. On avait marqué d'éveiller tous les autres, dont la surprise fut telle qu'il se peut penser. Vers sept heures, un huissier de M. le duc d'Orléans vint m'avertir du conseil de régence pour huit heures, et d'y venir en manteau. Je m'habillai de noir, parce que je n'avais que cette sorte d'habit en manteau, et un autre d'étoffe d'or magnifique, que je ne voulus pas prendre, pour ne pas donner lieu à dire, quoique fort mal à propos, que j'insultais au parlement et au duc du Maine. Je pris avec moi deux gentilshommes dans mon carrosse, et j'allai être témoin de tout ce qui allait s'exécuter. J'étais en même temps plein de crainte, d'espérance, de joie, de réflexions, de défiance de la faiblesse de M. le duc d'Orléans, et de tout ce qui en pourrait résulter. J'étais aussi dans une ferme résolution de servir de mon mieux sur tout ce qui pourrait se présenter, mais sans paraître instruit de rien, et sans empressement, et je me fondai en présence d'esprit, en attention, en circonspection, en modestie et en grand air de modération.

Sortant de chez moi j'allai à la porte de Valincourt, qui logeait vis-à-vis la porte de derrière de l'hôtel de Toulouse. C'était un homme fort d'honneur, de beaucoup d'esprit, mêlé avec la meilleure compagnie, secrétaire général de la marine, qui était au comte de Toulouse depuis sa première jeunesse, et toujours depuis dans sa plus grande confiance. Je ne voulus laisser aucune peur personnelle au comte de Toulouse ni l'exposer à se laisser entraîner par son frère. J'envoyai donc prier Valincourt, que je connaissais fort, de me venir parler. Il vint effrayé, demi-habillé, de la rumeur des rues, et d'abordée me demanda ce que c'était que tout cela. Je le pris par la tête, et je lui dis: « Écoutez-moi bien, et ne perdez pas un mot. Allez de ce pas dire de ma part à M. le comte de Toulouse qu'il se fie en ma parole, qu'il soit sage, qu'il va arriver des choses qui pourront lui déplaire par rapport à autrui; mais qu'il compte avec assurance qu'il n'y perdra pas un cheveu; je ne veux pas qu'il puisse en avoir un instant d'inquiétude, allez, et ne perdez pas un instant. » Valincourt me serra tant qu'il put. « Ah! monsieur, me dit-il, nous avions bien prévu qu'à la fin il y aurait un orage. On le mérite bien, mais non pas M. le comte, qui vous doit être éternellement obligé. » Il l'alla avertir sur-le-champ, et le comte de Toulouse, qui sut après que je l'avais sauvé de la chute de son frère, ne l'a jamais oublié.

CHAPITRE XX. §

J'arrive aux Tuileries. — Le lit de justice posé promptement et très secrètement. — J'entre, sans le savoir, dans la chambre où se tenaient, seuls, le garde des sceaux et La Vrillière. — Tranquillité du garde des sceaux. — Le régent arrive aux Tuileries. — Duc du Maine en manteau. — J'entre dans le cabinet du conseil. — Bon maintien et bonne résolution du régent. — Maintien de ceux du conseil. — Divers mouvements en attendant qu'il commence. — Le comte de Toulouse arrive en manteau. — Le régent a envie de lui parler. — Je tâche de l'en détourner. — Colloque entre le duc du Maine et le comte de Toulouse, puis du comte de Toulouse avec le régent, après du comte de Toulouse avec le duc du Maine. — Le régent me rend son colloque avec le comte de Toulouse; me déclare qu'il lui a comme tout dit. — Les bâtards sortent et se retirent. — Le conseil se met en place. — Séance et pièce du conseil dessinée pour mieux éclaircir ce qui s'y passa le vendredi matin 26 août 1718. — Remarques sur la séance. — Discours du régent. — Lecture des lettres du garde des sceaux. — Tableau du conseil. — Discours du régent et du garde des sceaux. — Lecture de l'arrêt du conseil de régence en cassation de ceux du parlement. — Opinions marquées. — Légers mouvements au conseil sur l'obéissance du parlement. — Discours du régent sur la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. — Effet du discours du régent. — Lecture de la déclaration qui réduit les bâtards au rang de leur pairie. — Effet de cette lecture dans le conseil. — Je mets devant moi sur la table la requête des pairs contre les bâtards ouverte à l'endroit des signatures. — Opinions. — Je fais au régent le remerciement des pairs de sa justice, et je m'abstiens d'opiner. — Le régent saute de moi au maréchal d'Estrées. — Discours de M. le duc d'Orléans sur le rétablissement du comte de Toulouse, purement personnel. — Impression de ce discours sur ceux du conseil. — Lecture de la déclaration en faveur du comte de Toulouse. — Opinions. — M. le duc d'Orléans dit deux mots sur M. le Duc, qui demande aussitôt après l'éducation du roi. — Mouvements dans le conseil. — Opinions. — Le maréchal de Villeroy se plaint en deux mots du renversement des dispositions du feu roi et du malheur du duc du Maine, sur lequel le régent lance un coup de tonnerre qui épouvante la compagnie. — Le garde des sceaux, et par lui le régent, est averti que le premier président tâche d'empêcher le parlement d'obéir. — Le régent le dit au conseil; montre qu'il ne s'en embarrasse pas. — Mouvements et opinions là-dessus. — Le parlement, en marche à pied, pour venir aux Tuileries. — Attention du régent pour le comte de Toulouse et pour les enregistrements. — Le maréchal de Villars, contre son ordinaire, rapporte très bien une affaire du conseil de guerre. — Le conseil finit. — Mouvements. — Divers colloques. — D'Antin obtient du régent de n'assister point au lit de justice. — Je parle à Tallard sur le maréchal de Villeroy. — La Vrillière bien courtisan. — La Maintenon désolée. — Mouvements dans la pièce du conseil. — Je propose au régent d'écrire à Mme la duchesse d'Orléans, etc.

J'arrivai sur les huit heures dans la grande cour des Tuileries, sans avoir rien remarqué d'extraordinaire en chemin. Les carrosses du duc de Noailles et des maréchaux de Villars et d'Huxelles et de quelques autres, y étaient déjà. Je montai sans trouver beaucoup de monde, et je me fis ouvrir les deux portes d'entrée et de sortie de la salle des gardes, qui étaient fermées. Le lit de justice était préparé dans la grande antichambre où le roi avait accoutumé de manger. Je m'y arrêtai un peu, à bien considérer si tout y était dans l'ordre, et j'en félicitai Fontanieu à l'oreille. Il me dit de même qu'il n'était arrivé qu'à six heures du matin aux Tuileries, avec ses ouvriers et ses matériaux; que tout s'était si heureusement construit et passé que le roi n'en avait rien entendu du tout; que le premier valet de chambre étant sorti pour quelque besoin de la chambre du roi, sur les sept heures du matin, avait été bien étonné de voir cet appareil; que le maréchal de Villeroy ne l'avait appris que par lui, et qu'il y avait eu si peu de bruit à le dresser, que personne ne s'en était aperçu. Après avoir bien tout examiné de l'oeil, j'avançai jusqu'au trône qu'on achevait de préparer; voulant entrer dans la seconde antichambre, des garçons bleus vinrent après me dire qu'on n'y passait point, et qu'elle était fermée. Je demandai où on se tenait en attendant le conseil, et où étaient ceux dont j'avais vu les carrosses dans la cour. Plusieurs s'offrirent de me mener en haut où ils étaient. Le fils de Coste me mena par un petit degré, au haut duquel il y avait beaucoup de gens de toutes sortes et d'officiers de chancellerie. Il me fit aller à une porte qu'on tenait, et qui me fut ouverte dès que je parus. J'y trouvai le garde des sceaux et La Vrillière avec toutes leurs bucoliques. Nous fûmes bien aises de nous trouver encore seuls ensemble pour nous bien recorder avant les opérations. Ce n'était pourtant pas ce que je m'étais proposé. Je n'avais remarqué dans la cour de carrosses que de gens suspects. Sous prétexte de ne les avoir point pour tels, et d'ignorer tout moi-même, sans affectation toutefois, je voulais aller où ils étaient, pour déranger leur conférence, et y apprendre par leurs mouvements tout ce qu'il se pourrait. Tombé par hasard en la chambre du garde des sceaux, je crus qu'il y aurait de l'affectation de demander d'aller ailleurs; ainsi j'abandonnai ma première vue.

Le garde des sceaux était debout, tenant une croûte de pain, aussi à lui-même que s'il n'eût été question que d'un conseil ordinaire, sans embarras de tout ce qui allait rouler sur lui ni d'avoir à parler en public sur des matières aussi différentes, aussi importantes et aussi susceptibles d'inconvénients. Il me parut seulement en peine de la fermeté du régent et rempli avec raison de la pensée qu'il ne s'agissait plus de mollir, beaucoup moins de reculer d'une ligne. Je le rassurai là-dessus beaucoup plus que je ne l'étais moi-même. Je leur demandai si leurs mesures étaient bien prises pour être avertis à tout instant de ce qui se passerait au parlement. Ils m'en répondirent et furent en effet très bien servis. Je voulus ensuite non pas lire, car cela était inutile, mais voir tous les instruments à enregistrer; ils me les montrèrent en leur ordre. Je voulus aussi voir de plus près que les autres celui de la réduction des bâtards au rang d'ancienneté de leurs pairies. « Tenez, me dit le garde des sceaux en me le montrant, voici votre affaire. » Je le remarque exprès, parce que cela me fut redit dans la suite comme une preuve que j'étais dû secret entendu apparemment par quelque curieux collé derrière la porte; car nous étions tous trois seuls à porte fermée. Je voulais parcourir les endroits capitaux; ils m'assurèrent qu'il n'y avait été changé aucune chose, et je le reconnus parfaitement lorsque j'en entendis après la lecture. J'eus la même curiosité sur la déclaration en faveur de M. le comte de Toulouse, avec même réponse et même succès. Puis je me fis montrer les sceaux à nu dans le sac de velours et les instruments de précaution signés et scellés, tout prêts en cas de besoin. Il y avait deux gros sacs de velours, tout remplis, qu'il ne quitta point de vue et qui furent toujours portés sous ses yeux et mis à ses pieds, tant au conseil qu'au lit de justice, parce que les sceaux y étaient. Qui que ce soit ne le sut que le régent, M. le Duc, le garde des sceaux La Vrillière et moi. Son chauffe-cire et sa boutique étaient dans une chambre à part, et tout proche, avec de l'eau et du feu tout allumé, tout prêt sans que personne s'en fût aperçu. Comme nous achevions ainsi notre inventaire, toujours raisonnant sur ce qui pouvait arriver, on le vint avertir de la venue de M. le duc d'Orléans. Nous achevâmes en un moment ce que nous avions encore à voir et à nous dire, et, tandis qu'il prit sa robe du lit de justice pour n'avoir pas à en changer après le conseil, je descendis pour ne paraître pas venir d'avec lui. Je voulus même que La Vrillière demeurât, pour ne pas entrer ensemble dans le lieu du conseil.

Depuis les grandes chaleurs on l'avait tenu dans cette pièce, qui est la dernière du reste de l'enfilade, parce que le roi, incommodé dans sa très petite chambre, était venu coucher dans le cabinet du conseil; mais, ce grand jour-ci, dès que le roi fut hors de son lit, on le mena s'habiller dans sa petite chambre et de là dans ses cabinets. On tira les housses de son lit et celui du maréchal de Villeroy, au pied desquels on mit la table du conseil, et il y fut tenu. En entrant dans la pièce de devant, j'y trouvai beaucoup de monde que le premier bruit d'une chose si peu attendue avait sans doute amené, et parmi ce monde quelques-uns du conseil. M. le duc d'Orléans était dans un gros de gens au bas bout de cette pièce et, ce que je sus depuis, sortait de chez le roi, où il avait vu le duc du Maine en manteau, qui l'avait suivi jusqu'à la porte, comme il sortait, sans s'être dit un mot l'un à l'autre.

Après un assez léger coup d'oeil sur cette demi-foule, j'entrai dans le cabinet du conseil. J'y trouvai épars la plupart de ceux qui le composaient avec un sérieux et un air de contention d'esprit qui augmenta la mienne. Personne presque ne se parlait, et chacun, debout ou assis, çà et là, se tenait assez en sa place. Je ne joignis personne pour mieux examiner. Un moment après M. le duc d'Orléans entra d'un air gai, libre, sans aucune émotion, qui regarda la compagnie d'un air souriant: cela me fut d'un bon augure. Un moment après je lui demandai de ses nouvelles. Il me répondit tout haut qu'il était assez bien; puis, s'approchant de mon oreille, il ajouta que, hors les réveils qui avaient été fréquents pour les ordres, il avait très bien dormi et qu'il venait délibéré de ne point mollir. Cela me plut infiniment, car il me sembla, à son maintien, qu'il me disait vrai et je l'y exhortai en deux paroles.

Vint après M. le Duc, qui ne tarda pas à s'approcher de moi et à me demander si j'augurais bien du régent et qu'il fût ferme. Celui-ci avait un air de gaieté haute qui se faisait un peu sentir à qui était au fait. Le prince de Conti, morosif, distrait, envieux de son beau-frère, ne paraissait qu'occupé, mais de rien. Le duc de Noailles dévorait tout des yeux et les avait étincelants de colère de se voir au parterre dans un si grand jour, car il ne savait chose quelconque. Je l'avais ainsi demandé à M. le Duc expressément, croyant leur liaison plus grande que je ne la trouvai. Il en pensait avec défiance, sans estime, encore moins d'amitié, indépendamment de ce qu'il y avait nouvellement à craindre de lui avec M. du Maine.

Celui-ci parut à son tour en manteau, et entra par la petite porte du roi. Jamais il ne fit tant et de si profondes révérences, quoiqu'il n'en fût pas avare, et se tint seul perché sur son bâton, près de la table du conseil, du côté des lits, considérant tout le monde. Ce fut là, où, de vis-à-vis de lui, la table entre deux, je lui tirai la plus riante révérence que je lui eusse faite de ma vie, avec la plus sensible volupté. Il me la rendit pareille et continua d'observer chacun avec des yeux tirant au fixe, un visage agité, partant tout seul presque toujours.

Presque personne ne se demandait qu'est-ce que c'était que tout cela; tous savaient la résolution prise de casser les arrêts du parlement pour avoir assisté à cette délibération. Ce conseil était l'extraordinaire, indiqué puis remis, pour y voir l'arrêt du conseil en cassation. Il fut donc clair à tous que c'était ce qu'on allait voir pour le faire enregistrer tout de suite, non peut-être sans peine d'un lit de justice de surprise, surtout pour quelques-uns qui se croient privilégiés auprès du régent. M. le Duc revint encore à moi assez de suite me témoigner sa peine de voir là le duc du Maine en manteau et pour m'exhorter à fortifier M. le duc d'Orléans, puis le garde des sceaux vint à moi pour la même chose. Un moment après M. le duc d'Orléans m'en vint parler, assez empêché de ce manteau, mais sans témoigner de faiblesse. Je lui représentai que je lui avais toujours dit qu'il devait s'y attendre; que mollir serait sa perte; que le Rubicon était passé. J'ajoutai ce que je pus de plus fort et de plus concis pour le soutenir et pour ne paraître pas aussi trop longtemps en conférence avec lui. Aussitôt que je me fus séparé de lui, M. le Duc impatient et inquiet me vint demander en quelle disposition d'esprit était le régent. Je lui dis bonne, en monosyllabe, et l'envoyai l'y entretenir.

Je ne sais si ces mouvements, sur lesquels chacun commençait d'avoir les yeux, effarouchèrent le duc du Maine; mais à peine M. le Duc eut-il, en me quittant, joint le régent, que le duc du Maine alla parler au maréchal de Villeroy et à d'Effiat, assis l'un près de l'autre au bas bout vers la petite porte du roi, le dos à la muraille. Ils ne se levèrent point pour le duc du Maine, qui demeura debout vis-à-vis et tout près d'eux, où ils tinrent tous trois des propos bas assez longs, comme gens qui délibèrent avec embarras et surprise, à ce qu'il me paraissait au visage des deux assis que je voyais assez bien, et que je tâchais à ne pas perdre de vue. Pendant ce temps-là M. le Duc d'Orléans et M. le Duc se parlaient vers la fenêtre, près de la porte ordinaire d'entrée, ayant le barde des sceaux assez près d'eux, qui les joignit. M. le Duc, en ce moment, se tourna un peu, ce qui me donna moyen de lui faire signe de l'autre conférence, qu'il avisa aussitôt. J'étais seul vers la table du conseil, très attentif à tout, et les autres, épars, commencèrent à le devenir davantage. Un peu après le duc du Maine vint se remettre d'où il était parti, les deux étant restés assis où ils étaient. M. du Maine alors se retrouva vis-à-vis de moi, la table entre deux. J'observai qu'il avait l'air égaré, et qu'il parlait tout seul plus que devant.

Le comte de Toulouse arriva en manteau, comme le régent venait de quitter les deux avec qui il était. Le comte de Toulouse était en manteau, et salua la compagnie d'un air grave et concentré, n'abordant ni abordé de personne. M. le duc d'Orléans se trouva vis-à-vis de lui et se tourna vers moi, quoiqu'à quelque distance, comme me le montrant et m'en témoignant sa peine. Je baissai un peu la tête en le regardant fixement, comme pour lui dire: « Eh bien, quoi? » M. le duc d'Orléans s'avança au comte de Toulouse, et lui dit tout haut, devant tout ce qui était là proche, qu'il était surpris de le voir en manteau; qu'il n'avait pas voulu le faire avertir du lit de justice, parce qu'il savait que, depuis leur dernier arrêt, il n'aimait pas aller au parlement. Le comte de Toulouse répondit qu'il était vrai; mais que, quand il s'agissait du bien de l'État, il mettait toute autre considération à part. M. le duc d'Orléans se tourna sur-le-champ sans rien répliquer, vint à moi, et me dit tout bas en me poussant plus loin: « Voilà un homme qui me perce le coeur. Savez-vous bien ce qu'il vient de me dire ? » et me le répéta. Je louai le procédé de l'un, le sentiment de l'autre; lui remontrai que le rétablissement du comte de Toulouse étant résolu, et pour la même séance, son état ne devait pas lui faire de peine, et je me mis doucement à le réconforter. Il m'interrompit pour me dire l'envie qu'il avait de lui parler. Je lui représentai que cela était bien délicat, et qu'au moins avant de s'y résoudre, fallait-il attendre à toute extrémité. Je me tournai aussitôt pour le ramener vers le gros du monde, pour abréger ce particulier que je craignis qui ne fût trop remarqué. Le comte de Toulouse nous voyait et était resté à la même place, et chacun nous voyait aussi, cantonné à part soi.

Le duc du Maine était retourné au maréchal de Villeroy et à d'Effiat, eux assis sans branler en la même place, et lui debout devant eux, comme l'autre fois. Je vis ce petit conciliabule très ému. Il dura quelque espace, pendant lequel M. le Duc me vint parler, puis le garde des sceaux nous joignit, inquiets tous deux de ce qu'avait produit l'arrivée du comte de Toulouse, sur laquelle M. le duc d'Orléans m'avait pris en particulier. Je le leur dis, et me séparai d'eux le plus tôt que je pus. Ce qui m'en hâta encore, fut que je venais de m'apercevoir que le duc de Noailles n'ôtait pas les yeux de dessus moi, et me suivait de la vue, quelque mouvement que je fisse, changeant même de place ou de posture pour se trouver toujours en situation de me voir. Le duc de La Force me voulut joindre alors; cela fut cause que je l'éconduisis promptement; La Vrillière ensuite, à qui je dis quelque chose, et l'envoyai au garde des sceaux pour qu'il fortifiât le régent. Cependant M. du Maine quitta ses deux hommes et fit signe à son frère de le venir trouver au pied du lit du maréchal de Villeroy où il venait de se poster. Il lui parla avec agitation assez peu, l'autre répliqua de même, comme n'étant pas trop d'accord. Le duc du Maine redoubla; puis le comte de Toulouse alla entre les pieds des deux lits et la table gagner la cheminée, où M. le duc d'Orléans était avec M. le Duc, et s'arrêta à distance, en homme qui attend pour parler. M. le duc d'Orléans, qui s'en aperçut, quitta M. le Duc quelques moments après, et alla au comte de Toulouse. Ils se tournèrent le nez tout à fait à la muraille, et cela dura assez longtemps sans qu'on en pût rien juger, parce qu'on ne voyait que leur dos, et qu'il n'y parut ni émotion ni presque aucun geste.

Le duc du Maine était demeuré seul où il avait parlé à son frère. Il présentait un visage demi-mort, regardait comme à la dérobée le colloque qu'il avait envoyé faire, puis passait des yeux égarés sur la compagnie avec un trouble de coupable et une agitation de condamné. Alors le maréchal d'Huxelles m'appela. Il était vis-à-vis du duc du Maine, la table entre deux, y avait le dos tourné, par conséquent au duc du Maine. Le maréchal était là en groupe avec les maréchaux de Tallard et d'Estrées et l'ancien évêque de Troyes, desquels le duc de Noailles s'approcha en même temps que moi.

Huxelles me demanda ce que c'était donc que toutes ces allées et venues, et sur ce que je lui en fis pour réponse la même question à lui-même, il me demanda s'il y avait quelque difficulté au lit de justice pour ces princes ou peut-être pour les enfants de M. du Maine. Je lui répondis que, pour MM. du Maine et de Toulouse, il n'y en pouvait avoir, parce que l'arrêt intervenu entre les princes du sang et eux les laissait dans la jouissance de tous les honneurs qu'ils avaient; mais que, pour les enfants du duc du Maine, nous ne les y souffririons pas.

Nous restâmes quelque peu ainsi en groupe, moi occupé à regarder M. du Maine, et de me tourner quelquefois à regarder le colloque du régent et du comte de Toulouse, qui persévérait. Il se sépara enfin, et j'eus le temps de bien remarquer les deux frères, parce que le comte de Toulouse revint vers nous, la table entre-deux, le long des pieds des lits, trouver son frère, toujours resté seul debout sur son bâton, au pied du lit du maréchal de Villeroy, à la même place d'où il n'avait bougé. Le comte de Toulouse avait l'air fort peiné, même colère. Le duc du Maine, le voyant venir à lui de la sorte, changea tout à fait de couleur.

Je demeurais là bien attentif, les considérant se joindre, sans que le duc du Maine eût branlé de sa place, pour pénétrer leur conversation de mes yeux, lorsque je m'entendis appeler. C'était M. le duc d'Orléans qui, après avoir fait quelques pas seul le long de la cheminée, me voulait parler. Je le joignis et le trouvai en trouble de coeur. « Je lui viens de tout dire, me déclara-t-il à l'instant, je n'ai pu y tenir; c'est le plus honnête homme du monde et qui me perce le plus le coeur. — Comment, monsieur, repris-je, et que lui avez-vous dit ? — Il m'est venu trouver, me répondit-il, de la part de son frère, qui venait de lui parler, pour me dire l'embarras où il se trouvait; qu'il voyait bien qu'il y avait quelque chose de préparé; qu'il voyait bien aussi qu'il n'était pas bien avec moi; qu'il l'avait prié de me venir demander franchement si je voulais qu'il demeurât, ou s'il ne ferait pas aussi bien de ne pas rester. Je vous avoue que j'ai cru bien faire de lui dire qu'il ferait aussi bien de s'en aller, puisqu'il me le demandait. Là-dessus, le comte de Toulouse a voulu entrer en explication; j'ai coupé court, et lui ai dit que, pour lui, il pouvait rester en sûreté, parce qu'il demeurerait tel qu'il est sans nulle altération; mais qu'il pourrait se passer des choses désagréables à M. du Maine, dont il ferait aussi bien de n'être pas témoin. Le comte de Toulouse a insisté comment il pouvait rester comme il est dès qu'on attaquait son frère, et qu'ils n'étaient qu'un parce qu'ils étaient frères, et par honneur. J'ai répondu que j'en étais bien fâché; que tout ce que je pouvais était de distinguer le mérite et la vertu, et de la séparer, et puis quelques propos et des amitiés qu'il a reçues assez froidement, et de là l'est allé dire à son frère. Trouvez-vous que j'aie mal fait? — Non, lui dis-je, car il n'était plus question d'en délibérer, ni moins encore d'embarrasser un homme qu'il ne s'agissait que de fortifier; j'en suis bien aise, ajoutai-je, c'est parler net en homme qui a ses mesures bien prises et qui ne craint rien. Aussi faut-il montrer toute fermeté encore plus avec cet engagement pris. » Il m'y parut très résolu; mais en même temps très désireux que les bâtards s'en allassent, qui fut, à ce que je crus voir, le vrai motif de ce qu'il venait de faire.

M. le Duc vint à nous, je demeurai avec eux le moins que je pus, et je leur conseillai de se séparer aussi, d'autant que toute la compagnie partageait ses regards entre nous et les deux frères.

Le duc du Maine, pâle et comme mort, me parut près de se trouver mal; il s'ébranla à peine pour gagner le bas bout de la table, dont il était assez près, pendant quoi le comte de Toulouse vint dire un mot très court au régent, et se mit en marche le long du cabinet. Tous ces mouvements se firent en un clin d'oeil. Le régent, qui était auprès du fauteuil du roi, dit haut: « Allons messieurs, prenons nos places. » Chacun s'approcha de la sienne, et comme je regardais de derrière la mienne, je vis les deux frères auprès de la porte ordinaire d'entrée comme des gens qui allaient sortir. Je sautai, pour ainsi dire, entre le fauteuil du roi et M. le duc d'Orléans pour n'être pas entendu du prince de Conti, et je dis à l'oreille avec émotion au régent, qui était déjà en place: « Monsieur, les voilà qui sortent. — Je le sais bien, me répondit-il tranquillement. — Oui, répliquai-je avec vivacité, mais savez-vous ce qu'ils feront quand ils seront dehors? — Rien du tout, me dit-il; le comte de Toulouse m'est venu demander permission de sortir avec son frère; il m'a assuré qu'ils seront sages. — Et s'ils ne le sont pas? répliquai-je. — Mais ils le seront, et s'ils ne le sont pas, il y a de bons ordres de les bien observer. — Mais s'ils font sottise ou qu'ils sortent de Paris. — On les arrêtera, il y a de bons ordres, je vous en réponds. » Là-dessus, plus tranquille, je me mis en place; à peine y fus-je qu'il me rappela, et me dit que, puisqu'ils sortaient, il changeait d'avis, et avait envie de dire ce qui les regardait au conseil. Je lui répondis que le seul inconvénient qui l'en empêchait étant levé par cette sortie, je croirais que ce serait très mal fait de ne le pas dire à la régence. Il le communiqua à M. le Duc, tout bas à travers la table et le fauteuil du roi, puis appela le garde des sceaux, qui tous deux l'approuvèrent, et alors nous nous mîmes tout à fait en place.

Tous ces mouvements avaient augmenté le trouble et la curiosité de chacun. Les yeux de tous occupés sur le régent, avaient fait tourner le dos à la porte ordinaire d'entrée, et on ne s'aperçut point pour la plupart que les bâtards n'y étaient plus. À mesure que chacun ne les vit point en se plaçant, il les cherchait des yeux, et restait debout en attendant. Je me mis au siège du comte de Toulouse. Le duc de Guiche, qui était à mon autre côté, laissa un siège entre nous deux, le nez haut, attendant toujours les bâtards. Il me dit de m'approcher de lui, et que je me méprenais de siège. Je ne répondais mot, en considérant la compagnie qui était un vrai spectacle. À la seconde ou troisième semonce, je lui répondis qu'au contraire il s'approchât de moi. « Et M. le comte de Toulouse, répliqua-t-il. — Approchez-vous, » repris-je, et le voyant immobile d'étonnement, regardant vis-à-vis où était le duc du Maine, dont le garde des sceaux avait pris la place, je le tirai par son habit, moi tout assis, en lui disant: « Venez çà et asseyez-vous. » Je le tirai si fort qu'il s'assit près de moi sans comprendre. « Mais qu'est-ce que ceci, me dit-il dès qu'il fut assis, où sont donc ces messieurs? — Je n'en sais rien, repris-je d'impatience, mais ils n'y sont pas. » En même temps le duc de Noailles, qui joignait le duc de Guiche, et qui, enragé de n'être de rien dans une aussi grande préparation de journée, avait apparemment compris à force de regarder et d'examiner que j'étais dans la bouteille, et vaincu par sa curiosité, s'allongea sur la table par-devant le duc de Guiche, et me dit : « Au nom de Dieu, monsieur le duc, faites-moi la grâce de me dire ce que c'est donc que tout ceci. » Je n'étais en nulle mesure avec lui, comme on l'a vu souvent, mais bien en usage de le traiter très mal. Je me tournai à lui d'un air froid et dédaigneux, et, après l'avoir ouï et regardé, je retournai la tête. Ce fut là toute ma réponse. Le duc de Guiche me pressa de lui dire quelque chose, jusqu'à me dire que je savais tout. Je le niai toujours, et cependant chacun se plaçait lentement, parce qu'on ne songeait qu'à regarder et à deviner ce que tout cela pouvait être, et qu'on fut longtemps à comprendre qu'il fallait se placer sans les bâtards, bien qu'aucun n'en ouvrît la bouche.

Avant d'entrer dans ce qui se passa au conseil, il en faut donner la séance de ce jour-là, et la disposition de la pièce où il se tint, pour mieux faire entendre ce qui vient d'être raconté, et donner plus de jour à ce qui va l'être.

Il faut remarquer, sur la séance, que le maréchal d'Huxelles se mettait toujours à droite, pour mieux lire les dépêches à contre-jour, et M. de Troyes toujours auprès de lui, pour le soulager dans cette lecture. Ils s'y mirent ce jour-là par habitude, quoiqu'ils n'eussent rien à lire, et intervertirent ainsi le bas bout de la séance, ce qui n'empêcha pas néanmoins que les avis ne fussent pris au rang où ils devaient l'être. Il faut remarquer encore que la table du conseil n'étant pas assez longue pour que chacune des deux rangées y fût commodément, d'Effiat et Torcy étaient au bout, de manière qu'Effiat était presque au milieu du bout, pour laisser plus de terrain à La Vrillière pour écrire commodément. M. le duc d'Orléans, à l'autre bout, s'y tourna aussi un peu vers le fauteuil vide du roi, pour voir mieux des deux côtés, ce qu'il ne faisait jamais. Mais, outre que ce jour-là il voulait voir son côté, il ne fut pas fâché de l'affecter, et de le laisser voir. Le garde des sceaux avait à ses pieds, à terre, le sac de velours noir où étaient les sceaux à nu, avec les instruments de précaution, signés et scellés, et l'autre sac devant lui sur la table où il avait rangé tout ce qu'il devait lire au conseil, dans l'ordre où chaque chose devait l'être, et ce qui devait [être] enregistré, toutes choses et pièces qui furent aussi lues au lit de justice. Le roi cependant était dans ses cabinets et ne parut point du tout dans le lieu où se tint ce conseil ni dans les pièces qui y tenaient.

Lorsqu'on fut tout à fait assis en place, et que M. le duc d'Orléans eut un moment considéré toute l'assistance dont tous les yeux étaient fichés sur lui, il dit qu'il avait assemblé ce conseil de régence pour y entendre la lecture de ce qui avait été résolu au dernier; qu'il avait cru qu'il n'y avait d'expédient pour faire enregistrer l'arrêt du conseil dont on allait entendre la lecture que de tenir un lit de justice, et que les chaleurs ne permettant pas de commettre la santé du roi à la foule du palais, il avait estimé devoir suivre l'exemple du feu roi, qui avait fait quelquefois venir son parlement aux Tuileries; que, puisqu'il fallait tenir un lit de justice, il avait jugé devoir profiter de cette occasion pour y faire enregistrer les lettres de provision de garde des sceaux, et commencer par là cette séance, et il ordonna au garde des sceaux de les lire.

Pendant cette lecture, qui n'avait d'autre importance que de saisir une occasion de forcer le parlement de reconnaître le garde des sceaux dont la compagnie haïssait la personne et la commission, je m'occupai cependant à considérer les mines. Je vis en M. le duc d'Orléans un air d'autorité et d'attention, qui me fut si nouveau, que j'en demeurai frappé. M. le Duc, gai et brillant, paraissait ne douter de rien. Le prince de Conti, étonné, distrait, concentré, ne semblait rien voir ni prendre part à rien. Le garde des sceaux, grave et pensif, paraissait avoir trop de choses, dans la tête; aussi en avait-il beaucoup à faire et pour un coup d'essai. Néanmoins, il se déploya avec son sac en homme bien net, bien décidé, bien ferme. Le duc de La Force, les yeux en dessous, examinait les visages. Les maréchaux de Villeroy et de Villars se parlaient des instants: ils avaient tous deux l'oeil irrité et le visage abattu. Nul ne se composa mieux que le maréchal de Tallard; mais il ne put étouffer une agitation intérieure qui étincela souvent au dehors. Le maréchal d'Estrées avait l'air stupéfait et de ne voir qu'un étang. Le maréchal de Besons, enveloppé plus que d'ordinaire dans sa grosse perruque, paraissait tout concentré, et l'oeil bas et colère. Pelletier, très dégagé, simple, curieux, regardait tout. Torcy, plus empesé trois fois que de coutume, semblait considérer tout à la dérobée. Effiat, vif, piqué, outré, prêt à bondir, le sourcil froncé à tout le monde, l'oeil hagard, qu'il passait avec précipitation et par élans de tous côtés. Ceux de mon côté, je ne pouvais les bien examiner je ne les voyais que des moments par des changements de postures des uns et des autres, et si la curiosité me faisait m'avancer sur la table et me tourner vers eux pour en regarder l'enfilade, ce n'était que bien rarement et bien courtement. J'ai déjà parlé de l'étonnement du duc de Guiche, du dépit et de la curiosité du duc de Noailles. D'Antin, toujours si libre dans sa taille, me parut tout emprunté et tout effarouché. Le maréchal d'Huxelles cherchait à faire bonne mine, et ne pouvait couvrir le désespoir qui le perçait. Le vieux Troyes, tout ébahi, ne montrait que de la surprise, de l'embarras, et de ne savoir proprement où il en était.

Dès l'instant de cette première lecture chacun vit bien, au départ des bâtards, après tout ce qui s'était passé dans ce cabinet du conseil avant la séance, qu'il s'agirait de quelque chose contre eux. La nature et le plus ou le moins de ce quelque chose tenaient tous les esprits en suspens, et cela joint à un lit de justice aussitôt éclaté et prêt qu'annoncé, marquait une grande résolution prise contre le parlement, annonçait aussi tant de fermeté et de mesures dans un prince si reconnu pour en être entièrement incapable que tous en perdaient terre. Chacun, suivant ce qu'il était affecté de bâtardise ou de parlement, semblait attendre avec frayeur ce qui allait éclore. Beaucoup d'autres paraissaient vivement blessés de n'avoir eu part à rien, de se trouver dans la surprise commune, et que le régent leur eût échappé. Jamais visages si universellement allongés, ni d'embarras plus général ni plus marqué. Dans ce premier trouble, je crois que peu de gens prêtèrent l'oreille aux lettres dont le garde des sceaux faisait la lecture. Quand elle fut achevée, M. le duc d'Orléans dit qu'il ne croyait pas que ce fût la peine de prendre les voix un à un, ni sur leur contenu ni sur leur enregistrement, et qu'il pensait que tous seraient d'avis de commencer la séance du lit de justice par là.

Après une petite pause, mais marquée, le régent exposa en peu de mots les raisons qui avaient fait résoudre au dernier conseil de régence de casser les arrêts du parlement qu'on y avait lus, et de le faire par un arrêt du conseil de régence. Il ajouta qu'à la conduite présente du parlement, c'eût été commettre de nouveau l'autorité du roi d'envoyer cet arrêt au parlement, qui eût donné au public une désobéissance formelle en refusant sûrement de l'enregistrer; que n'y ayant que la voie du lit de justice pour y parvenir, il avait estimé le devoir faire tenir fort secret pour ne pas donner lieu aux cabales et aux malintentionnés d'y essayer à continuer la désobéissance, en leur donnant le temps de s'y préparer; qu'il avait cru, avec M. le garde des sceaux, que la fréquence et la manière des remontrances du parlement méritait que cette compagnie fût remise dans les bornes du devoir, que depuis quelque temps elle avait perdu de vue; que M. le garde des sceaux allait lire au conseil un arrêt qui contenait la cassation délibérée et les règles qu'elle devait observer à l'avenir. Puis, regardant le garde des sceaux: « Monsieur, lui dit-il, vous l'expliquerez mieux que moi à ces messieurs: prenez la peine de le faire avant que de lire l'arrêt. »

Le garde des sceaux prit la parole, et paraphrasa ce que Son Altesse Royale avait dit plus courtement; il expliqua ce que c'était que l'usage des remontrances, d'où il venait, ses utilités, ses inconvénients, ses bornes, la grâce de les avoir rendues, l'abus qui en était fait, la distinction de la puissance royale d'avec l'autorité du parlement émanée du roi, l'incompétence des tribunaux en matière d'État et de finances, et la nécessité de la réprimer par une manière de code (ce fut le terme dont il se servit), qui fût à l'avenir la règle invariable du fond et de la forme de leurs remontrances. Cela expliqué sans longueur, avec justesse et grâce, il se mit à lire l'arrêt tel qu'il est imprimé, et entre les mains de tout le monde, à quelques bagatelles près, mais si légères, que leur ténuité me les a fait échapper.

La lecture achevée, le régent, contre sa coutume, montra son avis par les louanges qu'il donna à cette pièce; puis, prenant un air et un ton de régent que personne ne lui avait encore vu, qui acheva d'étonner la compagnie, il ajouta : « Pour aujourd'hui, messieurs, je m'écarterai de la règle ordinaire pour prendre les voix, et je pense qu'il sera bon que j'en use ainsi pour tout ce conseil. » Puis, après un léger coup d'oeil passé sur les deux côtés de la table, pendant lequel on eût entendu un ciron marcher, il se tourna vers M. le Duc, et lui demanda son avis. M. le Duc opina pour l'arrêt, alléguant plusieurs raisons courtes, mais fortes. Le prince de Conti parla aussi en même sens. Moi ensuite, car le garde des sceaux avait opiné tout de suite après sa lecture. Je fus du même avis, mais plus généralement, quoique aussi fortement, pour ne pas tomber inutilement sur le parlement, et pour ne m'arroger pas d'appuyer Son Altesse Royale à la manière des princes du sang. Le duc de La Force s'étendit davantage. Tous parlèrent, mais la plupart très peu; et quelques-uns, tels que les maréchaux de Villeroy, Villars, Estrées, Besons, M. de Troyes et d'Effiat laissèrent voir leur douleur de n'oser résister au parti pris, dont il était clair qu'il n'y avait pas à espérer d'en rien rabattre. L'abattement se peignit sur leurs visages, et vit qui voulut que celui du parlement n'était ni ce qu'ils désiraient ni ce qu'ils avaient cru qui pouvait arriver. Tallard fut le seul d'eux qui en cela ne parut pas; mais le monosyllabe suffoqué du maréchal d'Huxelles fit tomber ce qu'il lui restait de masque. Le duc de Noailles se contint avec tant de peine qu'il parla plus qu'il ne voulait, et avec une angoisse digne de Fresnes . M. le duc d'Orléans opina le dernier, mais avec une force très insolite; puis fit encore une pause, repassant tout le conseil sous ses yeux.

En ce moment le maréchal de Villeroy, plein de sa pensée, se demanda entre ses dents: « Mais viendront-ils? » Cela fut doucement relevé. M. le duc d'Orléans dit qu'ils en avaient assuré des Granges, et ajouta qu'il n'en doutait pas, et tout de suite qu'il faudrait faire avertir quand on les saurait en marche. Le garde des sceaux répondit qu'il le serait. M. le duc d'Orléans reprit qu'il le faudrait toujours faire dire à la porte; et, tout aussitôt voilà M. de Troyes debout. La peur me prit si brusque qu'il n'allât jaser à la porte, que j'y courus plus tôt que lui. Comme je revenais, d'Antin, qui s'était tourné pour me guetter au passage, me pria en grâce de lui dire ce que c'était que ceci. Je coulai, disant que je n'en savais rien: « Bon, reprit-il, à d'autres! » Remis en place, M. le duc d'Orléans dit encore je ne sais plus quoi; et M. de Troyes encore en l'air, moi aussi comme l'autre fois. En passant je dis à La Vrillière de se saisir de toutes les commissions pour aller à la porte, de peur du babil de M. de Troyes ou de quelque autre, parce que de l'éloignement d'où j'étais assis, cela marquait trop. En effet, cela était essentiel, et La Vrillière le fit depuis. Retournant en ma place, encore d'Antin en embuscade, m'interpellant, au nom de Dieu et les mains jointes, je tins bon, et lui dis: « Vous allez voir. » Le duc de Guiche à mon retour en place me pressa aussi inutilement, jusqu'à me dire qu'on voyait bien que j'étais dans la bouteille: je demeurai sourd.

Ces petits mouvements passés, M. le duc d'Orléans, redressé sur son siège d'un demi-pied, dit à la compagnie, d'un ton encore plus ferme et plus de maître qu'à la première affaire, qu'il y en avait une autre à proposer bien plus importante que celle qu'on venait d'entendre. Ce prélude renouvela l'étonnement des visages, et rendit les assistants immobiles. Après un moment de silence, le régent dit qu'il avait jugé le procès qui s'était élevé entre les princes du sang et les légitimés: ce fut le terme dont il usa sans y ajouter celui de princes; qu'il avait eu alors ses raisons pour n'en pas faire davantage; mais qu'il n'était pas moins obligé de faire justice aux pairs de France, qui l'avaient demandée en même temps au roi par une requête en corps, que Sa Majesté avait reçue elle-même, et que lui-même régent avait communiquée aux légitimés; que cette justice ne se pouvait plus différer à un corps aussi illustre, composé de tous les grands du royaume, des premiers seigneurs de l'État, des personnes les plus grandement revêtues, et dont la plupart s'étaient distingués par les services qu'ils avaient rendus; que, s'il avait estimé au temps de leur requête n'y devoir pas répondre, il ne se sentait que plus pressé de ne plus différer une justice qui ne pouvait plus demeurer suspendue, et que tous les pairs désiraient de préférence à tout; que c'était avec douleur qu'il voyait des gens (ce fut le mot dont il se servit) qui lui étaient si proches, montés à un rang dont ils étaient les premiers exemples, et qui avait continuellement augmenté contre toutes les lois; qu'il ne pouvait se fermer les yeux à la vérité; que la faveur de quelques princes, et encore bien nouvellement, à voit interverti le rang des pairs; que ce préjudice fait à cette dignité n'avait duré qu'autant que l'autorité qui avait forcé les lois; qu'ainsi les ducs de Joyeuse et d'Épernon, ainsi MM. de Vendôme avaient été remis en règle et en leur rang d'ancienneté parmi les pairs, aussitôt après la mort de Henri III et de Henri IV; que M. de Beaufort n'avait point eu d'autre rang sous les yeux du feu roi, ni M. de Verneuil, que le roi fit duc et pair, en 1663, avec treize autres, et qui fut reçu au parlement, le roi y tenant son lit de justice, avec eux, et y prit place après tous les pairs ses anciens y séants; et n'y en a jamais eu d'autre; que, l'équité, le bon ordre, la cause de tant de personnes si considérables et la première dignité de l'État ne lui permettaient pas un plus long déni de justice; que les légitimés avaient eu tout le temps de répondre, mais qu'ils ne pouvaient alléguer rien de valable contre la force des lois et des exemples; qu'il ne s'agissait que de faire droit sur une requête pour un procès existant et pendant, qu'on ne pouvait pas dire qui ne fût pas instruit; que, pour y prononcer, il avait fait dresser la déclaration dont M. le garde des sceaux allait faire la lecture, pour la faire enregistrer après au lit de justice que le roi allait tenir.

Un silence profond succéda à un discours si peu attendu et qui commença à développer l'énigme de la sortie des bâtards. Il se peignit un brun sombre sur quantité de visages. La colère étincela sur celui des maréchaux de Villars et de Besons, d'Effiat, même du maréchal d'Estrées. Tallard devint stupide quelques moments, et le maréchal de Villeroy perdit toute contenance. Je ne pus voir celle du maréchal d'Huxelles, que je regrettai beaucoup, ni du duc de Noailles que de biais par-ci, par-là. J'avais la mienne à composer, sur qui tous les yeux passaient successivement. J'avais mis sur mon visage une couche de plus de gravité et de modestie. Je gouvernais mes yeux avec lenteur, et ne regardais qu'horizontalement pour le plus haut. Dès que le régent ouvrit la bouche sur cette affaire, M. le Duc m'avait jeté un regard triomphant, qui pensa démonter tout mon sérieux, qui m'avertit de le redoubler et de ne m'exposer plus à trouver ses yeux sous les miens. Contenu de la sorte, attentif à dévorer l'air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile, collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d'une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d'angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même était d'une volupté que je n'ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. Que les plaisirs des sens sont inférieurs à ceux de l'esprit, et qu'il est véritable que la proportion des maux est celle-là même des biens qui les finissent.

Un moment après que le régent eut cessé de parler il dit au garde des sceaux de lire la déclaration. Il la lut tout de suite, sans discourir auparavant, comme il avait fait dans l'affaire précédente. Pendant cette lecture qu'aucune musique ne pouvait égaler à mes oreilles, mon attention fut partagée à reconnaître si elle était entièrement la même que Millain avait dressée et qu'il m'avait montrée, et j'eus la satisfaction de la trouver la même parfaitement, et à examiner l'impression qu'elle faisait sur les assistants; peu d'instants me découvrirent, par la nouvelle altération de leurs visages, ce qui se passait dans leur âme, et peu d'autres m'avertirent, à l'air de désespoir qui saisit le maréchal de Villeroy, et de fureur qui surprit Villars, qu'il fallait apporter un remède à ce que le désordre, dont ils ne paraissaient plus les maîtres, pouvait leur arracher. Je l'avais dans ma poche et je l'en tirai alors. C'était notre requête contre les bâtards que je mis devant moi sur la table et que j'y laissai ouverte au dernier feuillet, qui contenait toutes nos signatures imprimées en gros caractères majuscules. Elles furent incontinent regardées par ces deux maréchaux et reconnues sans doute, au farouche abattu de leurs yeux qui succéda sur-le-champ et qui éteignit je ne sais quel air de menace, surtout dans le maréchal de Villars. Mes deux voisins me demandèrent ce que c'était que ce papier, je le leur dis en leur montrant les signatures. Chacun regarda ce bizarre papier sans que personne s'informât d'une chose si reconnaissable, et que la seule facilité du voisinage me l'avait fait demander par le prince de Conti et le duc de Guiche, deux hommes qui, chacun fort différemment l'un de l'autre, ne voyaient guère ce qu'ils voyaient. J'avais balancé cette démonstration entre la crainte de trop montrer par là que j'étais du secret et le hasard du bruit que je voyais ces maréchaux si près de faire et du succès que ce bruit pouvait avoir. Rien n'était plus propre à les contenir que l'exhibition de leur propre signature. Mais [ne] la faire qu'après qu'ils auraient eu parlé, cela n'eût servi qu'à leur faire honte et point à arrêter ce qu'ils auraient excité. J'allai donc au plus sûr, et j'eus lieu de juger que j'avais fait utilement. Toute cette lecture fut écoutée avec la dernière attention jointe à la dernière émotion. Quand elle fut achevée, M. le duc d'Orléans dit qu'il était bien fâché de cette nécessité, qu'il s'agissait de ses beaux-frères, mais qu'il ne devait pas moins justice aux pairs qu'aux princes du sang; puis, se tournant au garde des sceaux, lui ordonna d'opiner. Celui ci parla peu, dignement, en bons termes, mais comme un chien qui court sur de la braise, et conclut à l'enregistrement. Après, Son Altesse Royale, regardant tout le monde, dit qu'il continuerait de prendre les avis par la tête, et fit opiner M. le Duc. Il fut court, mais nerveux et poli pour les pairs; M. le prince de Conti de même avis, mais plus brièvement; puis M. le duc d'Orléans me demanda mon avis. Je fis, contre ma coutume, une inclination profonde, mais sans me lever, et dis qu'ayant l'honneur de me trouver l'ancien des pairs du conseil, je faisais à Son Altesse Royale mes très humbles remerciements, les leurs et ceux de tous les pairs de France, de la justice si ardemment désirée qu'elle prenait la résolution de nous rendre sur ce qui importait le plus essentiellement à notre dignité et qui touchait le plus sensiblement nos personnes; que je la suppliais de vouloir bien être persuadée de toute notre reconnaissance et de compter sur tout l'attachement possible à sa personne pour un acte d'équité si souhaité et si complet; qu'en cette expression sincère de nos sentiments consisterait toute une opinion, parce qu'étant parties il ne nous était pas permis d'être juges; je terminai ce peu de mots par une inclination profonde, sans me lever, que le duc de La Force imita seul en même temps. Je portai aussitôt mon attention à voir à qui le régent demanderait l'avis, pour interrompre, si c'était à un pair, afin d'ôter les plus légers prétextes de formes aux bâtards pour en revenir, mais je ne fus pas en cette peine. M. le duc d'Orléans m'avait bien entendu et compris, il sauta au maréchal d'Estrées. Lui et tous les autres opinèrent presque sans parler, en approuvant ce qui ne leur plaisait guère pour la plupart. J'avais tâché de ménager mon ton de voix de manière qu'il ne fût que suffisant pour être entendu de tout le monde, préférant même de ne l'être pas des plus éloignés, à l'inconvénient de parler trop haut, et je composai toute ma personne au plus de gravité, de modestie et d'air simple de reconnaissance qu'il me fut possible. M. le Duc me fit malicieusement signe, en souriant, que j'avais bien dit; mais je gardai mon sérieux et me tournai à examiner tous les autres. On ne peut rendre les mines ni les contenances des assistants. Ce que j'en ai raconté, et les impressions qui les occupaient se fortifièrent de plus en plus. On ne voyait que gens oppressés et dans une surprise qui les accablait, concentrés, agités, quelques-uns irrités, quelque peu bien aises, comme La Force, et Guiche qui me le dit aussitôt très librement.

Les avis pris presque aussitôt que demandés, M. le duc d'Orléans dit: « Messieurs, voilà donc qui a passé; la justice est faite, et les droits de MM. les pairs en sûreté. J'ai à présent un acte de grâce à vous proposer, et je le fais avec d'autant plus de confiance, que j'ai eu soin de consulter les parties intéressées, qui y veulent bien donner les mains, et que je l'ai fait dresser en sorte qu'il ne pût blesser personne. Ce que je vais exposer regarde la seule personne de M. le comte de Toulouse. Personne n'ignore combien il a désapprouvé tout ce qui a été fait en leur faveur, et qu'il ne l'a soutenu depuis la régence que par respect pour la volonté du feu roi. Tout le monde aussi connaît sa vertu, son mérite, son application, sa probité, son désintéressement. Cependant je n'ai pu éviter de le comprendre dans la déclaration que vous venez d'entendre. La justice ne fournit point d'exception en sa faveur, et il fallait assurer le droit des pairs. Maintenant qu'il ne peut plus souffrir d'atteinte, j'ai cru pouvoir rendre par grâce au mérite ce que j'ôte par équité à la naissance, et faire une exception personnelle de M. le comte de Toulouse, qui, en confirmant la règle, le laissera lui seul dans tous les honneurs dont il jouit, à l'exclusion de tous autres, et sans que cela puisse passer à ses enfants s'il se marie et qu'il en ait, ni être tiré à conséquence pour personne sans exception. J'ai le plaisir que les princes du sang y consentent, et que ceux des pairs à qui j'ai pu m'en ouvrir sont entrés dans mes sentiments et ont bien voulu même m'en prier. Je ne doute point que l'estime qu'il s'est acquise ici ne vous rende cette proposition agréable; » et se tournant au garde des sceaux: « Monsieur, continua-t-il, voulez-vous bien lire la déclaration? » lequel, sans rien ajouter, se mit incontinent à la lire.

J'avais pendant le discours de Son Altesse Royale porté toute mon attention à examiner l'impression qu'il faisait sur les esprits. L'étonnement qu'il y causa fut général; il fut tel, qu'il semblait, à voir ceux à qui il s'adressait, qu'ils ne le comprenaient pas, et ils ne s'en remirent point de toute la lecture. Ceux surtout que la précédente avait le plus affligés témoignèrent à celle-ci une consternation qui fit le panégyrique de cette distinction des deux frères, en ce qu'en affligeant davantage ceux de ce parti, ce premier mouvement involontaire marquait le parti même, non l'affection des personnes, qui leur eût été ici un motif de consolation, au lieu que ce leur fut une très vive irritation de douleur, par l'approfondissement où cette distinction plongeait le duc du Maine et le privait du secours de son frère, au moins avec grâce de la part d'un cadet si hautement distingué. Je triomphai en moi-même d'un succès si évidemment démontré, et je ne reçus pas trop bien le duc de Guiche, qui me témoigna le désapprouver. Villeroy confondu, Villars rageant, Effiat roulant les yeux, Estrées hors de soi de surprise, furent les plus marqués. Tallard, la tête en avant, suçait pour ainsi dire toutes les paroles du régent à mesure qu'elles étaient proférées, et toutes celles de la déclaration à mesure que le garde des sceaux la lisait. Noailles, éperdu en lui-même, ne le cachait pas même au dehors. Huxelles, tout occupé à se rendre maître de soi, ne sourcillait pas. Je partageai mon application entre le maintien de l'assistance et la lecture de la déclaration, et j'eus la satisfaction de l'entendre parfaitement conforme à celle que le duc de La Force avait dressée, et avec les deux clauses expresses du consentement des princes du sang et à la réquisition des pairs, que j'y fis insérer sous prétexte d'assurer à toujours l'état personnel du comte de Toulouse, et en effet pour mettre le droit des pairs en sûreté avec honneur, clauses qui réveillèrent d'une dose de plus les affections de ceux dont je viens de parler.

La déclaration lue, M. le duc d'Orléans la loua en deux mots, et dit après au garde des sceaux d'opiner. Il le fit en deux mots, à la louange du comte de Toulouse. M. le Duc, après quelques louanges du même, témoigna sa satisfaction par estime et par amitié. M. le prince de Conti ne dit que deux mots. Après lui, je témoignai à Son Altesse Royale ma joie de lui voir concilier la justice et la sûreté du droit des pairs avec la grâce inouïe qu'il faisait à la vertu de M. le comte de Toulouse, qui la méritait par sa modération, sa vérité, son attachement au bien de l'État; que plus il avait reconnu l'injustice du rang auquel il avait été élevé, plus il s'en rendait digne, puis il était avantageux aux pairs de céder le personnel au mérite, lorsque cette exception était renfermée à sa seule personne, avec les précautions si formelles et si législatives contenues dans la déclaration, et de contribuer ainsi du nôtre volontairement à une élévation sans exemple, d'autant plus flatteuse qu'elle n'avait de fondement que la vertu, pour exciter cette même vertu de plus en plus au service et à l'utilité de l'État; que j'opinais donc avec joie à l'enregistrement de la déclaration, et que je ne craignais point d'y ajouter les très humbles remerciements des pairs, puisque j'avais l'honneur de me trouver l'ancien de ceux qui étaient présents. En fermant la bouche, je jetai les yeux vis-à-vis de moi, et je remarquai aisément que mon applaudissement n'y plaisait pas, et peut-être mon remerciement encore moins. Ils y opinèrent en baissant la tête à un coup si sensible; fort peu marmottèrent je ne sais quoi entre leurs dents, mais le coup de foudre sur la cabale fut de plus en plus senti, et à mesure que la réflexion succéda à la première surprise, à mesure aussi une douleur aigre et amère se manifesta sur les visages d'une manière si marquée, qu'il fut aisé de juger qu'il était temps de frapper.

Les opinions finies, M. le Duc me jeta une oeillade brillante, et voulut parler; mais le garde des sceaux qui, à son côté, ne s'en aperçut pas, voulant aussi dire quelque chose, M. le duc d'Orléans lui dit que M. le Duc voulait parler, et tout de suite, sans lui en donner le temps, et se redressant avec majesté sur son siège: « Messieurs, dit-il, M. le Duc a une proposition à vous faire; je l'ai trouvée juste et raisonnable; je ne doute pas que vous n'en jugiez comme moi. » Et se tournant vers lui: « Monsieur, lui dit-il, voulez-vous bien l'expliquer? » Le mouvement que ce peu de paroles jeta dans l'assemblée est inexprimable. Je crus voir des gens poursuivis de toutes parts et surpris d'un ennemi nouveau qui naît du milieu d'eux dans l'asile où ils arrivent hors d'haleine: « Monsieur, dit M. le Duc, en s'adressant au régent à l'ordinaire, puisque vous faites justice à MM. les ducs, je crois être en droit de vous la demander pour moi-même le feu roi a donné l'éducation de Sa Majesté à M. le duc du Maine. J'étais mineur, et dans l'idée du feu roi M. du Maine était prince du sang, et habile à succéder à la couronne. Présentement je suis majeur, et non seulement M. du Maine n'est plus prince du sang, mais il est réduit à son rang de pairie. M. le maréchal de Villeroy est aujourd'hui son ancien et le précède partout: il ne peut donc plus demeurer gouverneur du roi, sous la surintendance de M. du Maine. Je vous demande cette place que je ne crois pas qui puisse être refusée à mon âge, à ma qualité, ni à mon attachement pour la personne du roi et pour l'État. J'espère, ajouta-t-il en se tournant vers sa gauche, que je profiterai des leçons de M. le maréchal de Villeroy pour m'en bien acquitter, et mériter son amitié. »

À ce discours, M. le maréchal de Villeroy fit presque le plongeon, dès qu'il entendit prononcer le mot de surintendance de l'éducation; il s'appuya le front sur son bâton, et demeura plusieurs moments en cette posture. Il parut même qu'il n'entendit rien du reste du discours. Villars, Besons, Effiat ployèrent les épaules comme gens qui ont reçu les derniers coups; je ne pus voir personne de mon côté que le seul duc de Guiche, qui approuva à travers son étonnement prodigieux. Estrées revint à soi le premier, se secoua, s'ébroua, regarda la compagnie comme un homme qui revient de l'autre monde.

Dès que M. le Duc eut fini, M. le duc d'Orléans passa des yeux toute la compagnie en revue, puis dit que la demande de M. le Duc était juste; qu'il ne croyait pas qu'elle pût être refusée; qu'on ne pouvait faire le tort à M. le maréchal de Villeroy de le laisser sous M. du Maine, puisqu'il le précédait à cette heure; que la surintendance de l'éducation du roi ne pouvait être plus dignement remplie que de la personne de M. le Duc, et qu'il était persuadé que cela irait tout d'une voix, et tout de suite demanda l'avis à M. le prince de Conti, qui opina en deux mots, après au garde des sceaux, qui ne fut pas plus long, ensuite à moi. Je dis seulement, en regardant M. le Duc, que j'y opinais de tout mon coeur. Tous les autres, excepté M. de La Force qui dit un mot, opinèrent sans parler, en s'inclinant simplement, les maréchaux à peine, d'Effiat aussi, ses yeux et ceux de Villars étincelant de fureur.

Les opinions prises, le régent, se tournant vers M. le Duc : « Monsieur, lui dit-il, je crois que vous voulez lire ce que vous avez dessein de dire au roi au lit de justice. » Là-dessus M. le Duc le lut tel qu'il est imprimé. Quelques moments de silence morne et profond succédèrent à cette lecture, pendant lesquels le maréchal de Villeroy, pâle et agité, marmottait tout seul. Enfin, comme un homme qui prend son parti, il se tourna vers le régent, la tête basse, les yeux mourants, la voix faible: « Je ne dirai que ces deux mots-là, dit-il: voilà toutes les dispositions du roi renversées, je ne le puis voir sans douleur. M. du Maine est bien malheureux. — Monsieur, répondit le régent d'un ton vif et haut, M. du Maine est mon beau-frère, mais j'aime mieux un ennemi découvert que caché. » À ce grand mot plusieurs baissèrent la tête. Effiat secoua fort la sienne de côté et d'autre. Le maréchal de Villeroy fut près de s'évanouir, les soupirs commencèrent vis-à-vis de moi à se faire entendre par-ci, par-là, comme à la dérobée; chacun sentit qu'à ce coup le fourreau était jeté et ne savait plus s'il y aurait d'enrayure. Le garde des sceaux, pour faire quelque diversion, proposa de lire le discours qu'il avait préparé pour servir de préface à l'arrêt de cassation de ceux du parlement et qu'il prononça au lit de justice avant de proposer l'arrêt. Comme il le finissait on entra pour lui dire que quelqu'un le demandait à la porte.

Il sortit et revint fort peu après, non à sa place, mais à M. le duc d'Orléans, qu'il tira dans une fenêtre, et cependant, grand concentrement de presque tous. Le régent remis en place dit à la compagnie qu'il recevait avis que toutes les chambres assemblées, le premier président, nonobstant ce qu'il avait répondu à des Granges, avait proposé de n'aller point aux Tuileries et demandé ce qu'ils iraient faire en ce lieu où ils n'auraient point de liberté; qu'il fallait mander au roi que son parlement entendrait sa volonté dans son lieu de séance ordinaire, quand il lui plairait lui faire cet honneur que d'y venir ou de la lui envoyer dire; que cela avait fait du bruit et qu'on délibérait actuellement. Le conseil parut fort étourdi de cette nouvelle, mais Son Altesse Royale dit, d'un air très libre, qu'il doutait d'un refus et ordonna au garde des sceaux de proposer néanmoins ce qu'il croyait qu'il y aurait à faire au cas que l'avis du premier président prévalût.

Le garde des sceaux témoigna qu'il ne pouvait croire que le parlement se portât à cette désobéissance; qu'en ce cas elle serait formelle et contraire également au droit et à l'usage. Il s'étendit un peu à montrer que rien n'était si pernicieux que de commettre l'autorité du roi pour en avoir le démenti, et conclut à l'interdiction du parlement sur-le-champ s'il tombait dans cette faute. M. le duc d'Orléans ajouta qu'il n'y avait point à balancer, et prit l'avis de M. le Duc, qui y opina fortement; M. le prince de Conti aussi, moi de même, MM. de La Force et de Guiche encore plus. Le maréchal de Villeroy, d'une voix cassée, cherchant de grands mots qui ne venaient pas à temps, déplora cette extrémité et fit tout ce qu'il put pour éviter de donner une opinion précise. Forcé enfin par le régent de s'expliquer, il n'osa contredire, mais il ajouta que c'était à regret, et voulut en étaler les suites fâcheuses. Mais le régent l'interrompit encore, dit qu'il ne s'en embarrassait pas; qu'il avait prévu à tout; qu'il serait bien fâcheux d'avoir le démenti, et demanda tout de suite l'avis au duc de Noailles, qui répondit tout court, d'un ton contrit, que cela serait bien triste, mais qu'il en était d'avis. Villars voulut paraphraser, mais il se contint, et dit qu'il espérait que le parlement obéirait. Pressé par le régent, il proposa d'attendre des nouvelles avant qu'on opinât; mais, pressé de plus près, il fut pour l'interdiction avec un air de chaleur et de dépit extrêmement marqué. Personne après n'osa branler et la plupart n'opinèrent que de la tête.

L'avis passé, cette nouvelle donna lieu à M. le duc d'Orléans de traiter la manière de l'interdiction, et les différentes manières de se conduire selon les divers contre-temps, tel que je l'ai exposé plus haut, excepté qu'il ne fut parlé de signaux ni d'arrêter personne. Seulement il fut agité ce que l'on ferait sur une remontrance, si le parlement s'en avisait. Le garde des sceaux proposa d'aller au roi, puis de prononcer que le roi voulait être obéi sur-le-champ. Cela fut approuvé.

Peu après, des Granges entra et vint dire à M. le duc d'Orléans que le parlement était en marche, à pied, et commençait à déboucher le palais. Cette nouvelle rafraîchit fort le sang à la compagnie, plus encore à M. le duc d'Orléans qu'à aucun autre.

Des Granges retiré, avec ordre d'avertir quand le parlement approcherait, M. le duc d'Orléans dit au garde des sceaux que, lorsqu'il proposerait au lit de justice l'affaire des légitimés, il eût soin de le faire en sorte qu'on ne fût pas un moment en suspens sur l'état du comte de Toulouse, parce qu'ayant dessein de le rétablir au même instant, il ne convenait pas qu'il souffrît la moindre flétrissure. Ce soin si marqué, et en de tels termes, frappa un nouveau coup sur l'aîné des deux frères, et j'observai bien que ses partisans en parurent accablés de nouveau. Le régent fit encore souvenir le garde des sceaux de ne pas manquer de faire faire les enregistrements au lit de justice, la séance tenant, et sous ses yeux; et l'importance de cette dernière consommation, en présence du roi, fut très remarquée.

Ensuite le régent dit, d'un air libre, aux présidents des conseils de rapporter leurs affaires, mais aucun n'ayant été averti d'en apporter, quoique l'ordre en eût été donné, tous avaient jugé qu'il ne s'agissait que de la cassation des arrêts du parlement, et pas un n'en avait. Le maréchal de Villars dit qu'il pouvait en rapporter une, quoiqu'il n'en eût pas les papiers, et en effet il en rendit un compte le plus juste et le plus net que je lui eusse encore entendu rendre d'aucune autre, car cette fonction n'était pas son fort. Je fus infiniment surpris qu'il s'en acquittât de la sorte dans une agitation d'esprit aussi étrange que celle où je le voyais, soit que cette agitation même y contribuât, en réveillant fortement ses idées et sa facilité de parler, soit effort de réflexion et de prudence, pour paraître plus à soi-même. Il ne fut pas même trop court; mais quoique rapportant très bien, je crois que peu l'entendirent. On était trop fortement occupé de choses peu intéressantes, et chacun fut de son avis sans parler. Ce fut un bonheur pour ceux qui avaient des affaires, de n'être pas rapportés ce jour-là; peu de rapporteurs peut-être eussent su ce qu'ils auraient dit, et moins encore d'auditeurs.

Le conseil fini de la sorte faute de matière, il se fit un mouvement pour le lever à l'ordinaire. Je m'avançai par-devant M. le prince de Conti sur la table à M. le duc d'Orléans qui m'entendit, et qui pria la compagnie de demeurer en place. La Vrillière, par son ordre, sortit aux nouvelles, mais rien ne paraissait encore. Il était un peu plus de dix heures. On resta ainsi une bonne demi-heure en place avec assez de silence, chacun avec ses voisins, se parlant peu entre soi. Après, l'inquiétude commença à prendre quelques-uns qui se levèrent pour aller vers les fenêtres. M. le duc d'Orléans les contint tant qu'il put; mais des Granges étant venu dire que le premier président était déjà arrivé en carrosse, et que le parlement s'avançait assez près, à peine fut-il retiré, que le conseil se leva par parties, et qu'il n'y eut plus moyen de le retenir. M. le duc d'Orléans se leva enfin lui-même, et tout ce qu'il put fut de défendre tout haut que qui que ce soit sortît sous quelque prétexte que ce pût être, ce qu'il répéta deux ou trois fois ensuite en divers temps.

À peine fûmes-nous levés, que M. le Duc vint à moi, joyeux du succès, et soulagé au dernier point de l'absence des bâtards, et de ce qu'elle avait permis qu'il eût été parlé de leur affaire à la régence, ce qui prévenait les inconvénients à craindre au lit de justice. Je lui dis en peu de mots ce que j'avais remarqué des visages. Je ne voulus pas être longtemps avec lui. Peu après l'avoir quitté, M. le duc d'Orléans me vint prendre dans la plénitude des mêmes sentiments. Je lui expliquai plus qu'à M. le Duc, ce qui m'avait paru dans la mine et la contenance de chacun, et lui assenai bien celle de son d'Effiat, dont il ne fut point surpris; il le parut davantage de Besons, dont il déplora la faiblesse et l'abandon pour d'Effiat, qui, dès avant la mort du roi, était devenu sa boussole. Je demandai au régent s'il ne craignait point que les bâtards instrumentassent actuellement avec le parlement et leurs amis, et ne vinssent même au lit de justice. Sa confiance accoutumée, qui abrégeait soins, réflexions, inquiétudes, ne lui permit pas d'en avoir le moindre soupçon; dans la vérité le duc du Maine m'avait paru si mort, et ses amis du conseil si déconcertés, que je n'en craignis rien moi-même; mais, de peur de surprise, j'y voulus préparer et fortifier le régent.

Je le quittai après, et vis les maréchaux de Villeroy et de Villars assis auprès d'Effiat, se parlant moins que réfléchissant ensemble en gens pris au dépourvu, enragés, mais abattus. Besons et le maréchal d'Estrées après s'y joignirent, puis ils se séparèrent, et se rapprochèrent, en sorte que les deux, trois, ou les quatre ensemble, ne furent presque point mêlés avec d'autres. Tallard les joignit, non ensemble, mais quelques-uns d'eux par-ci, par-là, courtement et à la dérobée; Huxelles aussi, et Le pelletier; le garde des sceaux, assez seul, méditant son affaire, souvent avec M. le duc d'Orléans et M. le Duc, quelquefois avec moi, souvent avec La Vrillière, quand il joignait quelqu'un. Je me promenais cependant lentement et incessamment sans m'attacher à personne, pour essayer que rien ne m'échappât, avec une attention principale aux portes. Je me servis de ce long toupillage pour parler aux uns et aux autres, passer continuellement auprès des suspects, pour écumer et interrompre leurs conciliabules, d'Antin, fort seul, souvent joint par le duc de Noailles. Celui-ci avait repris sa façon du matin, de me suivre toujours des yeux. Il avait l'air consterné, agité, et une contenance fort embarrassée, lui ordinairement si libre et si maître du tripot. D'Antin me prit à part pour me témoigner son embarras d'assister au lit de justice, par rapport aux bâtards, et me consulter s'il hasarderait de demander au régent de l'en dispenser. Sa situation à cet égard me fit juger que cela pouvait se faire. Il me pria de m'en charger; je ne pus le faire sitôt, parce que le colloque d'Effiat et des siens me parut se forlonger, et que je m'en allai vers eux. Je m'y assis même un peu. D'Effiat, d'abordée, ne put s'empêcher de me dire que nous venions d'entendre d'étranges résolutions; qu'il ne savait qui les avait conseillées; qu'il priait Dieu que M. le duc d'Orléans s'en trouvât bien. Je lui répondis que ces résolutions-là étaient assurément fortes et bien grandes; que cela même me faisait juger qu'il fallait que les raisons qui y avaient déterminé le fussent également; que j'en étais dans la même surprise et dans les mêmes souhaits. Le maréchal de Villeroy poussa des soupirs profonds, et fit quelques exclamations vides et muettes, qu'il soutint de secouements de perruque. Villars parla un peu plus, blâma aigrement, mais courtement, laissa voir son désespoir sur le duc du Maine; mais il débiaisa sur le parlement, pour moins montrer sa vraie douleur. Je payai de mines et de gestes, je ne contredis rien, mais je ne dis rien aussi, parce que je ne m'étais pas mis là pour parler ni persuader, mais pour voir et entendre. De tout ce que j'ouïs d'eux, je recueillis que c'était gens en désarroi, de cabale non préparée, qui n'espéraient rien du parlement, aussi peu préparé qu'eux.

Je les quittai pour ne rien affecter, et fis la commission de d'Antin; le régent me dit qu'il lui avait parlé; qu'il approuvait son embarras et sa délicatesse; qu'il lui avait permis de ne venir point au lit de justice, à condition qu'il ne le dirait à personne: qu'il demeurerait dans le cabinet du conseil, comme devant y aller, et que, pendant le lit de justice, il ne sortirait point du même cabinet qu'après que toute la séance serait finie. J'allai après à d'Antin, qui me le redit, et qui l'exécuta très bien. En effet, le fils légitime de Mme de Montespan, mêlé de société au point où il l'était avec tous les bâtards et bâtardes de sa mère, ne pouvait honnêtement se trouver à ce lit de justice.

Après je pris Tallard sur l'inquiétude où je ne laissais pas d'être des soupirs, des exclamations et du désespoir évident du maréchal de Villeroy, [de] ce mot qu'il avait dit des dispositions du roi renversées et du malheur de M. du Maine, en plein conseil et si hors de temps. Je joignais à cela la peur terrible que nous lui savions d'être arrêté. Tout cela me fit craindre qu'il n'en regardât comme l'avant-coureur la chute du duc du Maine, et que son peu d'esprit et de sens ne lui persuadât qu'il serait beau d'amplifier au lit de justice le pathos qu'il avait suffoqué au conseil pour se faire un mérite au parlement et auprès de leur cabale, et un de reconnaissance auprès du public, qui le rendrait peut-être plus difficile à arrêter, au moins plus considérable. Or, un pathos d'un homme dans ces places, au milieu d'un parlement enragé, était meilleur à empêcher qu'à hasarder de le laisser faire. Je dis donc à Tallard que, ne pouvant parler là longtemps au maréchal de Villeroy, je le priais de le joindre quand il le pourrait, et de lui dire de ma part que je ne pouvais m'empêcher de me moquer beaucoup de lui de l'inquiétude qu'il avait témoignée d'être arrêté, ce que je paraphrasai de tout ce qui pouvait flatter sa vanité personnelle, sans rien dire qui la pût exciter à autre titre, ni conséquemment lui donner du courage, mais seulement de la confiance en l'estime et l'amitié du régent. J'ajoutai que Son Altesse Royale, en me le racontant, m'avait parlé de lui d'une manière à lui devoir donner de la honte de ses soupçons, et que, quand je pourrais l'entretenir, je ne m'empêcherais pas de la lui faire tout entière. En effet, il n'y avait ni sens ni raison à l'arrêter, et par n'en valoir pas la peine, et par les tristes qu'en dira-t-on du monde d'ôter tous les deux hommes distingués à la fois, mis auprès du roi par le roi, son bisaïeul mourant. Je crus donc qu'il n'était que bon de rassurer celui-ci, et par là de lui ôter l'envie de dire quelque sottise au lit de justice, par lui faire sentir qu'il n'en avait pas besoin pour rendre sa capture plus difficile, et que cette sottise le gâterait tout à fait, puisqu'il avait à perdre dans l'estime et la confiance du régent. Tallard ne me nia point les inquiétudes de son cousin, et glissa sur tout en homme de beaucoup d'esprit, sans me montrer que lui-même crût les inquiétudes fondées ou non. Il me remercia néanmoins beaucoup de mon attention pleine d'amitié, qui lui faisait grand plaisir, et qui en ferait beaucoup au maréchal de Villeroy dès qu'il pourrait la lui apprendre. Il ne tarda pas à le faire, car dès la première fois que je le revis après, il me dit, que le maréchal de Tallard lui avait parlé, et me remercia diffusément; mais ce qu'il me conta lors n'est pas du sujet présent.

À peine eus-je fait avec Tallard, que La Vrillière, qui me guettait depuis quelques moments, me prit à part. Il s'était aperçu sans doute de ma liaison nouvelle avec M. le Duc, qui n'avait que trop paru avant et depuis le conseil fini, outre la visite qu'il lui avait faite la veille, sur la réduction des bâtards au rang de leurs pairies. La Vrillière donc me pria de témoigner à M. le Duc sa satisfaction et sa joie, et de l'assurer de son attachement, parce qu'il n'osait aller lui parler devant le monde. Jamais compliment ne fut plus de courtisan. La Vrillière était tout feu roi, conséquemment tout bâtard, lié avec eux par la Maintenon, leur ébreneuse, qui, pour le dire en passant, tomba bien malade et pleura bien plus longtemps et plus amèrement cette déconfiture de son bel ouvrage, qu'elle n'avait fait la mort du feu roi dont sa santé ne fut pas même altérée. La Vrillière avait eu des prises avec M. le Duc sur la Bourgogne, où il avait eu les ongles rognés, de manière qu'il avait besoin de se raccommoder avec un prince à qui il voyait prendre un commencement de grand vol. Je m'en acquittai volontiers.

Cependant, on s'ennuyait fort de la lenteur du parlement, et on envoyait souvent aux nouvelles. Plusieurs, tentés de sortir, peut-être de jaser, se proposèrent; mais le régent ne voulut laisser sortir que La Vrillière, et voyant que le désir de sortir croissait, il se mit lui-même à la porte. J'eus avec lui plusieurs entretiens sur les remarques des divers personnages, avec M. le Duc, avec le garde des sceaux. Je fis réitérer plusieurs fois au régent la défense de sortir. Dans un de ces courts entretiens à l'écart, je lui parlai de la douleur qu'aurait Mme la duchesse d'Orléans; combien il y devait compatir, et la laisser libre, et qu'il ne devait avoir rien de plus pressé que de lui écrire une lettre pleine de tendresse. Je lui proposai même de l'écrire sur la table du conseil, tandis qu'il n'avait rien à faire, mais il me dit qu'il n'y avait pas moyen parmi tout ce monde. Il fut assez aisément disposé à compatir à sa peine, mais il m'en parut assez peu touché; néanmoins, il me promit de lui écrire dans la journée, au premier moment de liberté qu'il aurait. J'étais inquiet de ce que faisaient les bâtards, mais je n'osais trop le lui marquer. Il parlait aux uns et aux autres d'un air libre, comme dans une journée ordinaire, et il faut dire qu'il fut le seul de tous qui conserva cette sérénité sans l'affecter.

CHAPITRE XXI. §

Le parlement arrive aux Tuileries. — Attention sur les sorties du cabinet du conseil et sur ce qui s'y passe. — On va prendre le roi. — Marche au lit de justice. — Le roi sans manteau ni rabat. — Séance et pièce du lit de justice aux Tuileries dessinée, pour mieux éclaircir ce qui s'y passa le vendredi matin 26 août 1718. — J'entre au lit de justice, et, allant en place, je confie l'affaire des bâtards à quelques pairs. — Spectacle du lit de justice. — Maintien de M. le duc d'Orléans, de M. le Duc et de M. le prince de Conti. — Maintien du roi et du garde des sceaux. — Lettres de garde des sceaux. — Discours du garde des sceaux au parlement sur sa conduite et ses devoirs. — Cassation de ses arrêts. — Présence d'esprit et capacité d'esprit de Blancmesnil, premier avocat général. — Remontrance envenimée du premier président, confondue. — Réduction des bâtards au rang de leurs pairies. — Rétablissement uniquement personnel du comte de Toulouse. — M. de Metz et quelques autres pairs mécontents sur le rétablissement du comte de Toulouse. — Je refuse d'une façon très marquée d'opiner, tant moi que tous les pairs, comme étant parties, dans l'affaire des bâtards. — Discours du régent et de M. le Duc pour demander l'éducation du roi. — Lourde faute d'attention de ces deux princes en parlant. — M. le Duc obtient sa demande. — Enregistrement en plein lit de justice de tout. — Le roi très indifférent pour le duc du Maine. — Levée du lit de justice.

Enfin le parlement arriva, et, comme des enfants, nous voilà tous deux aux fenêtres. Il venait en robes rouges, deux à deux, par la grande porte de la cour qu'il croisa pour aller gagner la salle des Ambassadeurs, où le premier président, venu en carrosse avec le président d'Aligre, les attendait. Il avait traversé de la petite cour d'auprès, pour avoir moins de chemin à faire à pied. Tandis que nos deux fenêtres s'entassaient de spectateurs, j'eus soin de ne pas perdre de vue le dedans du cabinet, à cause des conférences et de peur des sorties. Des Granges vint à diverses fois dire à quoi les choses en étaient, sans qu'il y eût de difficultés, moi toujours me promenant et considérant tout avec attention. Soit besoin, soit désir du défendu, quelques-uns demandèrent l'un après l'autre à sortir pour des besoins. Le régent le permit à condition du silence et du retour sur-le-champ. Il proposa même à La Vrillière de s'aller précautionner en même temps que le maréchal d'Huxelles et quelques autres suspects; mais en effet pour ne les perdre pas de vue, et il l'entendit et l'exécuta très bien. J'en usai de même avec les maréchaux de Villars et Tallard, et, ayant vu Effiat ouvrant la petite porte du roi pour le maréchal de Villeroy, j'y courus, sous prétexte de lui aider, mais au vrai pour empêcher qu'il ne parlât à la porte et qu'il n'envoyât quelques messages aux bâtards. J'y restai même avec Effiat jusqu'à ce que le maréchal de Villeroy fût rentré, pour éviter le même inconvénient à cette autre ouverture de la porte, que je refermai bien après; et il faut avouer que cette occupation de tête et de corps, d'examen et d'attention continuelle à interrompre, à prévenir, à être en garde sur toute une vaste pièce et un nombre de gens qu'on veut contenir et déranger sans qu'il y paroisse, ne fut pas un petit soin ni une petite fatigue. M. le duc d'Orléans, M. le Duc et La Vrillière en portaient leur part, qui ne diminuait guère la mienne.

Enfin le parlement en place, les pairs arrivés, et les présidents ayant été en deux fois prendre leurs fourrures derrière des paravents disposés dans la pièce voisine, des Granges vint avertir que tout était prêt. Il avait été agité si le roi dînerait en attendant, et j'avais obtenu que non, dans la crainte qu'entrant aussitôt après au lit de justice, et ayant mangé avant son heure ordinaire, il ne se trouvât mal, qui eût été un grand inconvénient. Dès que des Granges eut annoncé au régent qu'il pouvait se mettre en marche, Son Altesse Royale lui dit de faire avertir le parlement, pour la députation à recevoir le roi, au lieu du bout de la pièce des Suisses, où elle avait été réglée, et dit tout haut à la compagnie qu'il fallait aller prendre le roi.

À ces paroles, je sentis un trouble de joie du grand spectacle qui s'allait passer en ma présence, qui m'avertit de redoubler mon attention sur moi. J'avais averti Villars de marcher avec nous, et Tallard de se joindre aux maréchaux de France, et de céder à ses anciens, parce qu'en ces occasions les ducs vérifiés n'existent pas. Je tâchai de me munir de la plus forte dose que je pus de sérieux, de gravité, de modestie. Je suivis M. le duc d'Orléans, qui entra chez le roi par la petite porte, et qui trouva le roi dans son cabinet. Chemin faisant, le duc d'Albret et quelques autres me firent des compliments très marqués, avec grand désir de découvrir quelque chose. Je payai de politesse, de plaintes de la foule, de l'embarras de mon habit, et je gagnai le cabinet du roi.

Il était sans manteau ni rabat, vêtu à son ordinaire. Après que M. le duc d'Orléans eut été quelques moments auprès de lui, il lui demanda s'il lui plaisait d'aller: aussitôt on fit faire place. Le peu de courtisans revenus là, faute d'avoir trouvé où se fourrer dans le lieu de la séance, s'écarta, et je fis signe au maréchal de Villars, qui prit lentement le chemin de la porte, le duc de La Force derrière lui, et moi après, qui observai bien de marcher immédiatement avant M. le prince de Conti. Monsieur le duc le suivait, et M. le duc d'Orléans après. Derrière lui les huissiers de la chambre du roi avec leurs masses, puis le roi environné des quatre capitaines des gardes du corps, du duc d'Albret grand chambellan, et du maréchal de Villeroy son gouverneur. Derrière, venait le garde des sceaux, parce qu'il n'était pas enregistré au parlement, puis les maréchaux d'Estrées, Huxelles, Tallard et Besons, qui ne pouvaient entrer en séance qu'à la suite, et non devant Sa Majesté. Ils étaient suivis de ceux des chevaliers de l'ordre et des gouverneurs et lieutenants généraux des provinces qu'on avait avertis pour le cortège du roi, qui devaient seoir en bas, découverts et sans voix, sur le banc des baillis. On prit en cet ordre le chemin de la terrasse jusqu'à la salle des Suisses, au bas de laquelle se trouva la députation du parlement, de quatre présidents à mortier et de quatre conseillers à l'accoutumée.

Tandis qu'ils s'approchèrent du roi, je dis au duc de La Force et au maréchal de Villars que nous ferions mieux d'aller toujours nous mettre en place, pour éviter l'embarras de l'entrée avec le roi. Ils me suivirent alors un à un en rang d'ancienneté, marchant en cérémonie. Il n'y avait que nous trois à pouvoir marcher comme nous fîmes, parce que d'Antin n'y venait pas; le duc de Guiche était démis, Tallard point pair, et les quatre capitaines des gardes étaient autour du roi avec le bâton en ces grandes cérémonies. Mais avant d'en dire davantage, je crois à propos de donner le dessin figuré du lit de justice dont la disposition éclaircira d'un coup d'oeil ce qui va être raconté.

EXPLICATION.
A. Le roi sur son trône.
B. Marches du trône avec son tapis et ses carreaux.
C. Le grand chambellan couché sur ces carreaux, sur les marches, couvert et opinant.
D. Hauts sièges à droite et à gauche.
E. Petit degré du roi couvert de la queue de son tapis de pied sans carreaux.
F. Le prévôt de Paris avec son bâton, couché sur ces degrés.
G. Les huissiers de la chambre du roi à genoux, leurs masses de vermeil sur le col.
H. Le garde des sceaux dans sa chaire à bras sans dos.
J. Un petit bureau devant lui.
K. Marches pour monter aux hauts sièges.
L. Porte d'entrée ordinaire, mais condamnée ce jour-là, par laquelle MM. de Troyes et de Fréjus et M. de Torcy virent la séance debout et reculés. Devant eux, un peu à côté en dedans, M. d'Harcourt debout et découvert, avec le bâton de capitaine des gardes sans opiner.
M. Fenêtres à gradins pour les spectateurs; les duchesses de Ventadour et de La Ferté, les sous-gouverneurs du roi, le premier gentilhomme de la chambre et le capitaine des gardes du régent étaient dans celle de derrière lui.
N. Le maréchal de Villeroy sur un tabouret, comme gouverneur du roi, couvert et opinant.
O. Le duc de Villeroy, capitaine des gardes, assis, en quartier, couvert et opinant.
P. Beringhen, premier écuyer, tenant la place du grand écuyer, assis, mais découvert, sans opiner.
Ces deux places à cause de l'âge du roi, ainsi que celle de son gouverneur.
Q. Les hérauts d'armes en cotte, etc.
R. Le grand maître ou le maître des cérémonies, assis mais découvert, sans opiner.
S. Entrée des hauts sièges à gauche pour les évêques-pairs et les officiers de la couronne.
T. Parquet ou espace vide au milieu de la séance.
V. Passage de plain-pied aux sièges hauts qui les communique des deux côtés.
Y. Banc redoublé dans les sièges en cas de besoin pour les pairs laïques.
Z. Greffier en chef du parlement enregistrant les déclarations à la fin.

Je pense qu'il serait inutile d'entrer dans une explication plus détaillée de la séance, et que celle-ci suffit, tant pour la faire entendre que pour éclaircir par le local ce qui va être raconté. J'ai seulement observé d'y nommer les pairs par le nom de leurs pairies, comme il se pratique en prenant leurs voix, et non par celui qu'ils portent d'ordinaire, et sous lequel ils sont connus dans le monde. M. de Laon était Clermont-Chattes, et M. de Noyon Châteauneuf-Rochebonne, mort depuis archevêque de Lyon avec brevet de conservation de rangs et d'honneurs. Il n'y eut sur le banc redoublé des pairs laïques que les ducs de La Feuillade et de Valentinois qui s'y mirent après que le roi fut arrivé.

Comme le parlement était en place et que le roi allait arriver, j'entrai par la même porte. Le passage se trouva assez libre, les officiers des gardes du corps me firent faire place, et au duc de La Force, et au maréchal de Villars, qui me suivaient un à un. Je m'arrêtai un moment en ce passage, à l'entrée du parquet, saisi de joie de voir ce grand spectacle, et les moments si précieux s'approcher. J'en eus besoin aussi, afin de me remettre assez pour voir distinctement ce que je considérais, et pour reprendre une nouvelle couche de sérieux et de modestie. Je m'attendais bien que je serais attentivement examiné par une compagnie dont on avait pris soin de ne me pas faire aimer, et par le spectateur curieux, dans l'attente de ce qui allait éclore d'un secret si profond, dans une si importante assemblée, mandée si fort à l'instant. De plus, personne n'y pouvait ignorer que je n'en fusse instruit, du moins par le conseil de régence dont je sortais.

Je ne me trompai pas: sitôt que je parus, tous les yeux s'arrêtèrent sur moi. J'avançai lentement vers le greffier en chef, et reployant entre les deux bancs, je traversai la largeur de la salle par-devant les gens du roi qui me saluèrent d'un air riant, et je montai nos trois marches des sièges hauts où tous les pairs, que je marque, étaient en place, qui se levèrent, dès que j'approchai du degré; je les saluai avec respect du haut de la troisième marche. En m'avançant lentement, je pris La Feuillade par l'épaule, quoique sans liaison avec lui, et lui dis à l'oreille de me bien écouter et de prendre garde à ne pas donner signe de vie; qu'il allait entendre une déclaration à l'égard du parlement, après laquelle il y en aurait deux autres; qu'enfin nous touchions aux plus heureux moments et les plus inespérés; que les bâtards étaient réduits au simple rang d'ancienneté de leurs pairies, le comte de Toulouse seul rétabli sans conséquence, pas même pour ses enfants. La Feuillade fut un instant sans comprendre, et saisi de joie à ne pouvoir parler. Il se serra contre moi, et comme je le quittais, il me dit: « Mais comment, le comte de Toulouse? — Vous le verrez, » lui répondis-je, et passai, mais en passant devant le duc d'Aumont, je me souvins de ce beau rendez-vous qu'il avait pour l'après-dînée ou le lendemain, avec M. le duc d'Orléans, pour le raccommoder avec le parlement, et finir galamment tous ces malentendus, et je ne pus m'empêcher, en le bien regardant, de lui lâcher un sourire moqueur. Je m'arrêtai entre M. de Metz, duc de Coislin, et le duc de Tresmes, à qui j'en dis autant. Le premier renifla, l'autre fut ravi et me le fit répéter d'aise et de surprise. J'en dis autant au duc de Louvigny, qui n'en fut pas si étonné que les autres, mais au moins aussi transporté. Enfin, j'arrivai à ma place entre les ducs de Sully et de La Rochefoucauld. Je les saluai, et nous nous assîmes tout de suite; je donnai un coup d'oeil au spectacle, et tout aussitôt je fis approcher les têtes de mes deux voisins de la mienne, à qui j'annonçai la même chose. Sully y fut sensible au dernier point; l'autre me demanda sèchement pourquoi l'exception du comte de Toulouse. J'avais plusieurs raisons de réserve avec lui, et bien que depuis l'arrêt de préséance que j'avais obtenu sur lui, il en eût parfaitement usé à cet égard, je sentais bien que cette préséance lui faisait mal au coeur. Je me contentai donc de lui répondre que je n'en savais rien, et sur le fait, ce que je pus pour le lui faire goûter. Mais, s'il trouvait ma préséance indigeste, il pardonnait beaucoup moins au comte de Toulouse d'avoir eu sa charge de grand veneur. Son froid fut tel, que je ne pus m'empêcher de lui en demander la cause, et de le faire souvenir de toute l'ardeur qu'il avait témoignée sur cette même affaire dans nos premières assemblées chez M. de Luxembourg, au temps qu'il avait la goutte, et dans les autres dont notre requête contre les bâtards était sortie et dont il allait, au delà de nos espérances, voir enregistrer les conclusions. Il répondit ce qu'il put, toujours sec et morne; je ne pris plus la peine de lui parler.

Assis en place dans un lieu élevé, personne devant moi aux hauts des sièges, parce que le banc redoublé pour les pairs, qui n'auraient pas eu place sur le nôtre, n'avançait pas jusqu'au duc de La Force, j'eus moyen de bien considérer tous les assistants. Je le fis aussi de toute l'étendue et de tout le perçant de mes yeux. Une seule chose me contraignit, ce fut de n'oser me fixer à mon gré sur certains objets particuliers; je craignais le feu et le brillant significatif de mes regards si goûtés; et plus je m'apercevais que je rencontrais ceux de presque tout le monde sous les miens, plus j'étais averti de sevrer leur curiosité par ma retenue. J'assenai néanmoins une prunelle étincelante sur le premier président et le grand banc, à l'égard duquel j'étais placé à souhait. Je la promenai sur tout le parlement; j'y vis un étonnement, un silence, une consternation auxquels je ne me serais pas attendu, qui me fut de bon augure. Le premier président, insolemment abattu, les présidents déconcertés, attentifs à tout considérer, me fournissaient le spectacle le plus agréable. Les simples curieux, parmi lesquels je range tout ce qui n'opine point, ne paraissaient pas moins surpris, mais sans l'égarement des autres, et d'une surprise calme; en un mot, tout sentait une grande attente, et cherchait à l'avancer en devinant ceux qui sortaient du conseil.

Je n'eus guère de loisir en cet examen, incontinent le roi arriva. Le brouhaha de cette entrée dans la séance, qui dura jusqu'à ce que Sa Majesté, et tout ce qui l'accompagnait, fût en place, devint une autre espèce de singularité. Chacun cherchait à pénétrer le régent, le garde des sceaux et les principaux personnages. La sortie des bâtards du cabinet du conseil avait redoublé l'attention, mais tous ne la savaient pas, et tous alors s'aperçurent de leur absence. La consternation des maréchaux, de leur doyen sur tous dans sa place de gouverneur du roi, fut évidente. Elle augmenta l'abattement du premier président, qui, ne voyant point là son maître, le duc du Maine, jeta un regard affreux sur M. de Sully et sur moi, qui occupions les places des deux frères précisément. En un instant tous les yeux de l'assemblée se posèrent tout à la fois sur nous, et je remarquai que le concentrement et l'air d'attente de quelque chose de grand redoubla sur tous les visages. Celui du régent avait un air de majesté douce, mais résolue, qui lui fut tout nouveau, des yeux attentifs, un maintien grave mais aisé; M. le Duc, sage, mesuré, mais environné de je ne sais quel brillant qui ornait toute sa personne et qu'on sentait retenu. M. le prince de Conti triste, pensif, voyageant peut-être en des espaces éloignés. Je ne pus guère, pendant la séance, les voir qu'à reprises et sous prétexte de regarder le roi, qui était sérieux, majestueux, et en même temps le plus joli qu'il fût possible, grave avec grâce dans tout son maintien, l'air attentif et point du tout ennuyé, représentant très bien et sans aucun embarras.

Quand tout fut posé et rassis, le garde des sceaux demeura quelques minutes dans sa chaire, immobile, regardant en dessous, et ce feu d'esprit qui lui sortait des yeux semblait percer toutes les poitrines. Un silence extrême annonçait éloquemment la crainte, l'attention, le trouble, la curiosité de toutes les diverses attentes. Ce parlement, qui sous le feu roi même avait souvent mandé ce même d'Argenson et lui avait, comme lieutenant de police, donné ses ordres debout et découvert à la barre; ce parlement, qui depuis la régence avait déployé sa mauvaise volonté contre lui, jusqu'à donner tout à penser, et qui retenait encore des prisonniers et des papiers pour lui donner de l'inquiétude; ce premier président, si supérieur à lui, si orgueilleux, si fier de son duc du Maine, si fort en espérance des sceaux; ce Lamoignon qui s'était vanté de le faire pendre à sa chambre de justice, où lui-même s'était si complètement déshonoré, ils le virent revêtu des ornements de la première place de la robe, les présider, les effacer, et entrant en fonction, les remettre en leur devoir et leur en faire leçon publique et forte, dès la première fois qu'il se trouvait à leur tête. On voyait ces vains présidents détourner leurs regards de dessus cet homme qui imposait si fort à leur morgue, et qui anéantissait leur arrogance dans le lieu même d'où ils la tiraient, et rendus stupides par les siens qu'ils ne pouvaient soutenir.

Après que le garde des sceaux se fut, à la manière des prédicateurs, accoutumé à cet auguste auditoire, il se découvrit, se leva, monta au roi, se mit à genoux sur les marches du trône, à côté du milieu des mêmes marches où le grand chambellan était couché sur des oreillers, et prit l'ordre du roi, descendit, se mit dans sa chaire et se couvrit. Il faut dire une fois pour toutes qu'il fit la même cérémonie à chaque commencement d'affaire, et pareillement avant de prendre les opinions sur chacune et après; qu'au lit de justice lui ou le chancelier ne parlent jamais au roi autrement, et qu'à chaque fois qu'il alla au roi en celui-ci, le régent se leva et s'en approcha pour l'entendre et suggérer les ordres. Remis en place après quelques moments de silence, il ouvrit cette grande scène par un discours. Le procès-verbal de ce lit de justice, fait par le parlement et imprimé, qui est entre les mains de tout le monde, me dispensera de rapporter ici les discours du garde des sceaux, celui du premier président, ceux des gens du roi et les différentes pièces qui y furent lues et enregistrées. Je me contenterai seulement de quelques observations. Ce premier discours, la lecture des lettres de garde des sceaux et le discours de l'avocat général Blancmesnil qui la suivit, les opinions prises, le prononcé par le garde des sceaux, l'ordre donné, quelquefois réitéré, d'ouvrir, puis de tenir ouvertes les deux doubles portes, ne surprirent personne, ne servirent que comme de préface à tout le reste, à en aiguiser la curiosité de plus en plus, à mesure que les moments approchaient de la satisfaire.

Ce premier acte fini, le second fut annoncé par le discours du garde des sceaux, dont la force pénétra tout le parlement. Une consternation générale se répandit sur tous leurs visages. Presque aucun de tant de membres n'osa parler à son voisin. Je remarquai seulement que l'abbé Pucelle, qui, bien que conseiller-clerc, était dans les bancs vis-à-vis de moi, fut toujours debout toutes les fois que le garde des sceaux parla, pour mieux entendre. Une douleur amère et qu'on voyait pleine de dépit, obscurcit le visage du premier président. La honte et la confusion s'y peignit. Ce que le jargon du palais appelle le grand banc pour encenser les mortiers qui l'occupent, baissa la tête à la fois comme par un signal, et bien que le garde des sceaux ménageât le ton de sa voix, pour ne la rendre qu'intelligible, il le fit pourtant en telle sorte qu'on ne perdit dans toute l'assemblée aucune de ses paroles, dont aussi n'y en eut-il aucune qui ne portât. Ce fut bien pis à la lecture de la déclaration. Chaque période semblait redoubler à la fois l'attention et la désolation de tous les officiers du parlement, et ces magistrats si altiers, dont les remontrances superbes ne satisfaisaient pas encore l'orgueil et l'ambition, frappés d'un châtiment si fort et si public, se virent ramenés au vrai de leur état avec cette ignominie, sans être plaints que de leur petite cabale. D'exprimer ce qu'un seul coup d'oeil rendit dans ces moments si curieux, c'est ce qu'il est impossible de faire, et, si j'eus la satisfaction que rien ne m'échappa, j'ai la douleur de ne le pouvoir rendre. La présence d'esprit de Blancmesnil me surprit au dernier point. Il parla sur chaque chose où son ministère le requit, avec une contenance modeste et sagement embarrassée, sans être moins maître de son discours, aussi délicatement ménagé que s'il eût été préparé .

Après les opinions, comme le garde des sceaux eut prononcé, je vis ce prétendu grand banc s'émouvoir. C'était le premier président qui voulait parler et faire la remontrance qui a paru pleine de la malice la plus raffinée, d'impudence à l'égard du régent et d'insolence pour le roi. Le scélérat tremblait toutefois en la prononçant. Sa voix entrecoupée, la contrainte de ses yeux, le saisissement et le trouble visible de toute sa personne, démentaient ce reste de venin dont il ne put refuser la libation à lui-même et à sa compagnie. Ce fut là où je savourai avec toutes les délices qu'on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes, qui osent nous refuser le salut, prosternés à genoux, et rendre à nos pieds un hommage au trône, tandis qu'assis et couverts, sur les hauts sièges aux côtés du même trône, ces situations et ces postures, si grandement disproportionnées, plaident seules avec tout le perçant de l'évidence la cause de ceux qui, véritablement et d'effet, sont laterales regis contre ce vas electum du tiers état. Mes yeux fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée, qui ne finissait que par le commandement du roi par la bouche du garde des sceaux, vil petit gris qui voudrait contrefaire l'hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds. La remontrance finie, le garde des sceaux monta au roi, puis, sans prendre aucuns avis, se remit en place, jeta les yeux sur le premier président, et prononça: « Le roi veut être obéi, et obéi sur-le-champ. » Ce grand mot fut un coup de foudre qui atterra présidents et conseillers de la façon la plus marquée. Tous baissèrent la tête, et la plupart furent longtemps sans la relever. Le reste des spectateurs, excepté les maréchaux de France, parurent peu sensibles à cette désolation.

Mais ce ne fut rien que ce triomphe ordinaire en comparaison de celui qui l'allait suivre immédiatement. Le garde des sceaux ayant, par ce dernier prononcé, terminé ce second acte, il passa au troisième. Lorsqu'il repassa devant moi, venant d'achever de prendre l'avis des pairs sur l'arrêt concernant le parlement, je l'avais averti de ne prendre point leur avis sur l'affaire qui allait suivre, et il m'avait répondu qu'il ne le prendrait pas. C'était une précaution que j'avais prise contre la distraction à cet égard. Après quelques moments d'intervalle depuis la dernière prononciation sur le parlement, le garde des sceaux remonta au roi, et, remis en place, y demeura encore quelques instants en silence. Alors tout le monde vit bien que l'affaire du parlement étant achevée, il y en allait avoir une autre. Chacun, en suspens, tâchait à la prévenir par la pensée. On a su depuis, que tout le parlement s'attendit à la décision du bonnet en notre faveur, et j'expliquerai après pourquoi il n'en fut pas mention. D'autres, avertis par leurs yeux de l'absence des bâtards, jugèrent plus juste qu'il allait s'agir de quelque chose qui les regardait; mais personne ne devina quoi, beaucoup moins toute l'étendue.

Enfin le garde des sceaux ouvrit la bouche, et dès la première période il annonça la chute d'un des frères et la conservation de l'autre. L'effet de cette période sur tous les visages est inexprimable. Quelque occupé que je fusse à contenir le mien, je n'en perdis pourtant aucune chose. L'étonnement prévalut aux autres passions. Beaucoup parurent aises, soit équité, soit haine pour le duc du Maine, soit affection pour le comte de Toulouse; plusieurs consternés. Le premier président perdit toute contenance; son visage, si suffisant et si audacieux, fut saisi d'un mouvement convulsif; l'excès seul de sa rage le préserva de l'évanouissement. Ce fut bien pis à la lecture de la déclaration. Chaque mot était législatif et portait une chute nouvelle. L'attention était générale, tenait chacun immobile pour n'en pas perdre un mot, et les yeux sur le greffier qui lisait. Vers le tiers de cette lecture, le premier président, grinçant le peu de dents qui lui restaient, se laissa tomber le front sur son bâton, qu'il tenait à deux mains, et, en cette singulière posture et si marquée, acheva d'entendre cette lecture si accablante pour lui, si résurrective pour nous.

Moi cependant je me mourais de joie. J'en étais à craindre la défaillance; mon coeur, dilaté à l'excès, ne trouvait plus d'espace à s'étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux. Je comparais les années et les temps de servitude, les jours funestes où, traîné au parlement en victime, j'y avais servi de triomphe aux bâtards à plusieurs fois, les degrés divers par lesquels ils étaient montés à ce comble sur nos têtes; je les comparais, dis-je, à ce jour de justice et de règle, à cette chute épouvantable, qui du même coup nous relevait par la force de ressort. Je repassais, avec le plus puissant charme, ce que j'avais osé annoncer au duc du Haine le jour du scandale du bonnet, sous le despotisme de son père. Mes yeux voyaient enfin l'effet et l'accomplissement de cette menace. Je me devais, je me remerciais de ce que c'était par moi qu'elle s'effectuait. J'en considérais la rayonnante splendeur en présence du roi et d'une assemblée si auguste. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance; je jouissais du plein accomplissement des désirs les plus véhéments et les plus continus de toute ma vie. J'étais tenté de ne me plus soucier de rien. Toutefois je ne laissais pas d'entendre cette vivifiante lecture dont tous les mots résonnaient sur mon coeur comme l'archet sur un instrument, et d'examiner en même temps les impressions différentes qu'elle faisait sur chacun.

Au premier mot que le garde des sceaux dit de cette affaire, les yeux des deux évêques pairs rencontrèrent les miens. Jamais je n'ai vu surprise pareille à la leur, ni un transport de joie si marqué. Je n'avais pu les préparer à cause de l'éloignement de nos places, et ils ne purent résister au mouvement qui les saisit subitement. J'avalai par les yeux un délicieux trait de leur joie, et je détournai les miens des leurs, de peur de succomber à ce surcroît, et je n'osai plus les regarder.

Cette lecture achevée, l'autre déclaration en faveur du comte de Toulouse fut commencée tout de suite par le greffier, suivant le commandement que lui en avait fait le garde des sceaux en les lui donnant toutes deux ensemble. Elle sembla achever de confondre le premier président et les amis du duc du Maine, par le contraste des deux frères. Celle-ci surprit plus que pas une, et à qui n'était pas au fait, la différence était inintelligible: les amis du comte de Toulouse ravis, les indifférents bien aises de son exception, mais la trouvant sans fondement et sans justice. Je remarquai des mouvements très divers et plus d'aisance à se parler les uns aux autres pendant cette lecture, à laquelle néanmoins on fut très attentif.

Les importantes clauses du consentement des princes du sang et de la réquisition des pairs de France réveillèrent l'application générale, et firent lever le nez au premier président de dessus son bâton, qui s'y était remis. Quelques pairs même, excités par M. de Metz, grommelèrent entre leurs dents, chagrins, à ce qu'ils expliquèrent à leurs confrères voisins, de n'avoir pas été consultés en assemblée générale sur un fait de cette importance, sur lequel néanmoins on les faisait parler et requérir. Mais quel moyen de hasarder un secret de cette nature dans une assemblée de pairs de tous âges, pour n'en rien dire de plus, encore moins d'y en discuter les raisons? Le très peu de ceux qui en furent choqués alléguèrent que ceux de la régence avaient apparemment répondu pour les autres sans mission, et cette petite jalousie les piquait peut-être autant que la conservation au rang, etc., du comte de Toulouse. Cela fut apaisé aussitôt que né: mais rien en ce monde sans quelque contradiction.

Après que l'avocat général eut parlé, le garde des sceaux monta au roi, prit l'avis des princes du sang, puis vint au duc de Sully et à moi. Heureusement j'eus plus de mémoire qu'il n'en voulut avoir: aussi était-ce mon affaire. Je lui présentai mon chapeau à bouquet de plumes au-devant, d'une façon exprès très marquée, en lui disant assez haut : « Non, monsieur, nous ne pouvons être juges, nous sommes parties, et nous n'avons qu'à rendre grâces au roi de la justice qu'il veut bien nous faire. » Il sourit et me fit excuse. Je le repoussai avant que le duc de Sully eût eu loisir d'ouvrir la bouche; et regardant aussitôt de part et d'autre, je vis avec plaisir que ce refus d'opiner avait été remarqué de tout le monde. Le garde des sceaux retourna tout court sur ses pas, et sans prendre l'avis des pairs en place de service, ni des deux évêques pairs, fut aux maréchaux de France, puis descendit au premier président et aux présidents à mortier, puis alla au reste des bas sièges; après quoi, remonté au roi et redescendu en place, il prononça l'arrêt d'enregistrement, et mit le dernier comble à ma joie.

Aussitôt après M. le Duc se leva, et, après avoir fait la révérence au roi, il oublia de s'asseoir et de se couvrir pour parler, suivant le droit et l'usage non interrompu des pairs de France: aussi nous ne nous levâmes pas un. Il fit donc debout et découvert le discours, qui a paru imprimé à la suite des discours précédents, et le lut peu intelligiblement, parce que l'organe n'était pas favorable. Dès qu'il eut fini, M. le duc d'Orléans se leva et commit la même faute. Il dit donc, aussi debout et découvert, que la demande de M. le Duc lui paraissait juste; et après quelques louanges ajouta que, présentement que M. le duc du Maine se trouvait en son rang d'ancienneté de pairie, M. le maréchal de Villeroy, son ancien, ne pouvait plus demeurer sous lui, ce qui était une nouvelle et très forte raison, outre celles que M. le Duc avait alléguées. Cette demande avait porté au dernier comble l'étonnement de toute l'assemblée, au désespoir du premier président et de ce peu de gens qui, à leur déconcertement, paraissaient s'intéresser au duc du Maine. Le maréchal de Villeroy, sans sourciller, fit toujours mauvaise mine, et les yeux du premier écuyer s'inondèrent souvent de larmes. Je ne pus bien distinguer le maintien de son cousin et ami intime le maréchal d'Huxelles, qui se mit à l'abri des vastes bords de son chapeau enfoncé sur ses yeux, et qui d'ailleurs ne branla pas. Le premier président, assommé de ce dernier coup de foudre, se démonta le visage à vis, et je crus un moment son menton tombé sur ses genoux.

Cependant le garde des sceaux ayant dit aux gens du roi de parler, ils répondirent qu'ils n'avaient pas ouï la proposition de M. le Duc, sur quoi, de main en main, on leur envoya son papier, pendant quoi le garde des sceaux répéta fort haut ce que le régent avait ajouté sur l'ancienneté de pairie du maréchal de Villeroy au-dessus du duc du Maine. Blancmesnil ne fit que jeter les yeux sur le papier de M. le Duc et parla, après quoi le garde des sceaux fut aux voix. Je donnai la mienne assez haut et dis: « Pour cette affaire-ci, monsieur, j'y opine de bon coeur à donner la surintendance de l'éducation du roi à M. le Duc. » 

La prononciation faite, le garde des sceaux appela le greffier en chef, lui ordonna d'apporter ses papiers et son petit bureau près du sien pour faire tout présentement et tout de suite, et en présence du roi, tous les enregistrements de tout ce qui venait d'être lu et ordonné, et les signer. Cela se fit sans difficulté aucune, dans toutes les formes, sous les yeux du garde des sceaux, qui ne les levait pas de dessus; mais, comme il y avait cinq ou six pièces à enregistrer, cela fut long à faire.

J'avais fort observé le roi lorsqu'il fut question de son éducation, je ne remarquai en lui aucune sorte d'altération, de changement, pas même de contrainte. Ç'avait été le dernier acte du spectacle, il en était tout frais lorsque les enregistrements s'écrivirent. Cependant, comme il n'y avait plus de discours qui occupassent, il se mit à rire avec ceux qui se trouvèrent à portée de lui, à s'amuser de tout, jusqu'à remarquer que le duc de Louvigny, quoique assez éloigné de son trône, avait un habit de velours, à se moquer de la chaleur qu'il en avait, et tout cela avec grâce. Cette indifférence pour M. du Maine frappa tout le monde et démentit publiquement ce que ses partisans essayèrent de répandre que les yeux lui avaient rougi, mais que, ni au lit de justice ni depuis, il n'en avait osé rien témoigner. Or, dans la vérité, il eut toujours les yeux secs et sereins et il ne prononça le nom du duc de Maine qu'une seule fois depuis, qui fut l'après-dînée du même jour, qu'il demanda où il allait d'un air très indifférent, sans en rien dire davantage, ni depuis ni nommer ses enfants; aussi ceux-ci ne prenaient guère la peine de le voir, et, quand ils y allaient, c'était pour avoir jusqu'en sa présence leur petite cour à part et se divertir entre eux. Pour le duc du Maine, soit politique, soit qu'il crût qu'il n'en était pas encore temps, il ne le voyait que les matins, quelque temps à son lit, et plus du tout de la journée, hors les fonctions d'apparat.

Pendant l'enregistrement je promenoir mes yeux doucement de toutes parts, et, si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m'en dédommager sur le premier président, je l'accablai donc à cent reprises, dans la séance, de mes regards assenés et forlongés avec persévérance. L'insulte, le mépris, le dédain, le triomphe lui furent lancés de mes yeux jusqu'en ses moelles; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards; une fois ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à l'outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage et je me délectais à le lui faire sentir. Je me jouais de lui quelquefois avec mes deux voisins, en le leur montrant d'un clin d'oeil, quand il pouvait s'en apercevoir; en un mot, je m'espaçai sur lui sans ménagement aucun autant qu'il ne fut possible.

Enfin, les enregistrements achevés, le roi descendit de son trône et dans les bas sièges, par son petit degré, derrière la chaire du garde des sceaux, suivi du régent et des deux princes du sang et des seigneurs de sa suite nécessaire. En même temps les maréchaux de France descendirent par le bout de leurs hauts sièges, et, tandis que le roi traversait le parquet, accompagné de la députation qui avait été le recevoir, ils passèrent entre les bancs des conseillers, vis-à-vis de nous, pour se mettre à la suite du roi, à la porte de la séance par laquelle Sa Majesté sortit comme elle y était entrée; en même temps aussi les deux évêques pairs, passant devant le trône, vinrent se mettre à notre tête et me serrèrent les mains et la tête, en passant devant moi, avec une vive conjouissance. Nous les suivîmes, reployant deux à deux le long de nos bancs, les anciens les premiers, et descendus des hauts sièges par le degré du bout. Nous continuâmes tout droit, et sortîmes par la porte vis-à-vis. Le parlement se mit après en marche, et sorti par l'autre porte, qui était celle par où nous étions entrés séparément et par où le roi était entré et sorti. On nous fit faire place jusqu'au degré. La foule, le monde, le spectacle resserrèrent nos discours et notre joie. J'en étais navré. Je gagnai aussitôt mon carrosse, que je trouvai sous ma main, et qui me sortit très heureusement de la cour, en sorte que je n'eus point d'embarras, et que de la séance chez moi je ne mis pas un quart d'heure.

NOTE I. COMPARAISON ENTRE LES PARLEMENTS DE FRANCE ET D'ANGLETERRE. §

La comparaison entre les parlements de France et d'Angleterre, dont parle Saint-Simon, a été tentée à plusieurs époques, quoique, dans la réalité, il fût impossible d'assimiler des corps de magistrature, dont les charges étaient vénales, avec des assemblées élues par la nation pour représenter ses intérêts. Au XVIe siècle, Michel de Castelnau, qui écrivit en Angleterre la plus grande partie de ses Mémoires, exalte la puissance des parlements français; il en parle « comme de huit colonnes fortes et puissantes, sur lesquelles est appuyée cette grande monarchie de France . » Il les compare positivement au parlement d'Angleterre, et leur subordonne en quelque sorte la puissance royale, lorsqu'il ajoute que « les édits ordinaires n'ont point force et ne sont approuvés des autres magistrats, s'ils ne sont reçus et vérifiés des parlements, qui est une règle d'État, par le moyen de laquelle le roi ne pourrait, quand il voudrait faire des lois injustes, que bientôt après elles ne fussent rejetées. »

Les prétentions des parlements trouvaient une sorte de sanction dans une décision des états de Blois (1577), qui avaient déclaré que « tous les édits devoient être vérifiés et comme contrôlés ès cours de parlement, lesquelles, combien qu'elles ne soient qu'une forme des trois états, raccourcie au petit pied, ont pouvoir de suspendre, modifier et refuser les édits . »A la faveur des troubles des guerres de religion, le parlement accrut considérablement son pouvoir. L'ambassadeur autrichien, Büsbeck, qui résida à la cour de Henri III, écrivait, en 1584, « qu'en France les parlements ne règnent pas moins que le roi lui-même . » Deux minorités fortifièrent encore l'autorité du parlement de Paris. Il en vint, pendant la Fronde, à se regarder comme supérieur aux états généraux. À l'occasion d'une lettre du parlement de Rouen, qui demandait au parlement de Paris, s'il devait envoyer une députation à l'assemblée projetée des états généraux, M. de Mesmes dit : « que les parlements n'y avaient jamais député, étant composés des trois états; qu'ils tenaient un rang au-dessus des états généraux, étant juges de ce qui y était arrêté, par la vérification; que les états généraux n'agissaient que par prières et ne parlaient qu'à genoux, comme les peuples et sujets; mais que les parlements tenaient un rang au-dessus d'eux, étant comme médiateurs entre le peuple et le roi . »Ces prétentions hautaines des parlements furent réprimées par Louis XIV; mais elles reparurent pendant la régence, et provoquèrent, des plaintes dont Saint-Simon s'est fait l'interprète.

NOTE II. QUERELLE ENTRE LES PRÉSIDENTS DU PARLEMENT ET LES DUCS-PAIRS. §

La querelle des présidents du parlement et des ducs et pairs, sur laquelle Saint-Simon revient si souvent, était déjà ancienne. Un manuscrit des Archives de l'empire (sect. judiciaires, U. 96, f° 199 et suiv.) fournit quelques renseignements sur ces discussions, et donne les arrêts et requêtes dont parle Saint-Simon.

L'extrait que nous donnons de ce manuscrit, est le complément naturel des Mémoires de Saint-Simon. L'auteur anonyme parle d'abord de l'arrêt rendu en avril 1664 :

« Les mémoires des ducs furent communiqués aux présidents, et, après que la matière eut été amplement discutée par plusieurs arrêts imprimés de part et d'autre, et alors remis entre les mains de M. le chancelier le 26 avril 1664, le roi, par un arrêt de son conseil d'État, où il était présent en personne, décida cette contestation, maintint et garda les pairs au droit d'opiner et dire leurs avis avant les présidents au parlement de Paris, lorsque Sa Majesté y tiendrait son lit de justice, sans qu'ils y puissent être troublés pour quelque cause et occasion que ce soit. Cet arrêt fut enregistré au parlement, le roi séant en son lit de justice, le mardi 29 avril 1664, et exécuté le même jour par M. le chancelier, qui prit l'avis de MM. les pairs avant que de le prendre de MM. les présidents. »

«  Arrêt du conseil d'État portant règlement entre les ducs et pairs et les présidents du parlement de Paris sur leur droit d'opiner lorsque le roi tient son lit de justice. (26 août 1664. — Enregistré au parlement le 29 dudit mois et an. — Extrait des registres du conseil d'État.)

« Le roi s'étant fait représenter, en son conseil, les mémoires mis entre les mains de M. le chancelier, tant par les officiers de la cour du parlement de Paris que par les pairs de France, suivant le commandement qu'ils en avaient reçu de Sa Majesté; et, ayant vu par lesdits mémoires les raisons, par lesquelles le parlement prétend que les présidents en icelui doivent opiner avant les pairs, lorsque Sa Majesté y tient son lit de justice, comme aussi les moyens dont les pairs se servent pour appuyer le droit par eux prétendu de dire leurs avis en de pareilles séances avant les présidents; Sa Majesté voulant terminer ce différend, et prévenir les difficultés qui pourraient naître en de semblables occasions, étant en son conseil, a maintenu et gardé, maintient et garde les pairs de France au droit d'opiner et dire leurs avis avant les présidents au parlement de Paris, lorsque Sa Majesté y tiendra son lit de justice, sans qu'ils puissent être troublés pour quelque cause et occasion que ce soit; veut pour cette fin Sa Majesté que le présent arrêt soit enregistré ès registres de ladite cour. Fait au conseil du roi, Sa Majesté y étant, tenu le 26 avril 1664. Signé: deGuénégaud.

« Et attendu que, depuis l'arrêt du conseil du 26 avril 1664, il y a de nouvelles contestations entre les ducs et les présidents, il est a propos de rapporter en cet endroit les conclusions des requêtes, qui sont à juger au conseil entre les ducs et les présidents, à l'occasion de leurs séances et opinions aux lits de justice, où ces contestations ont été formées.

«  Extrait des conclusions des requêtes présentées par MM. les ducs au roi Louis XV et à M. le régent, au sujet de nouvelles contestations formées par MM. les présidents à mortier contre MM. les ducs, depuis l'arrêt du règlement du 26 avril 1664.

PREMIÈRE REQUÊTE.

« Les ducs demandent, par leur première requête qu'ils ont présentée au roi et à M. le régent, et par leurs mémoires, imprimés chez Urbain Coutelier, libraire, et par les conclusions de ladite requête, qu'il soit ordonné: 1° que le premier président sera tenu, aux séances de rapport, de prendre l'avis des pairs, en les saluant; 2° qu'à ces mêmes séances de rapport et aux audiences des bas sièges, l'ordre de séances des pairs ne pourra, sous quelque prétexte que ce soit, être interrompu par des conseillers placés à l'extrémité des bancs remplis par les pairs; 3° que les réceptions des pairs se feront dorénavant aux lits de justice ou bien aux audiences des hauts sièges, suivant l'usage constamment pratiqué avant l'année 1643; 4° que dans toutes les affaires, où les pairs auront été invités, leur présence sera exprimée dans le prononcé de l'arrêt par l'ancienne formule : La cour suffisamment garnie de pairs.

SECONDE REQUÊTE.

« Les pairs demandent, par les conclusions de leur requête et mémoires, qu'en attendant son jugement sur les contestations avec les présidents, Sa Majesté ordonne que l'arrêt du parlement de 1715, rendu avant l'arrivée des pairs, pour leur ôter voix délibérative dans cette séance, au cas qu'ils voulussent, en opinant, interrompre l'usurpation des présidents, sera déclaré attentatoire à l'autorité de Votre Majesté, contraire à toutes les lois, et, en conséquence, comme tel, il sera dès à présent rayé et biffé des registres du parlement, et cancellé.

« L'arrêt du 2 septembre 1715 portait que, si les pairs persistaient à demander le salut, c'est-à-dire que le premier président ôtât son bonnet en leur demandant leur opinion, ou donnaient leurs avis le chapeau sur la tête, leurs voix ne seraient pas comptées. »

tome XVII §

CHAPITRE PREMIER. §

Message étrange que M. le duc d'Orléans m'envoie par le marquis de Biron, au sortir du lit de justice. — Dispute entre M. le duc d'Orléans et moi, qui me force d'aller à Saint-Cloud annoncer à Mme la duchesse d'Orléans la chute de son frère, interrompue par les conjouissances de l'abbé Dubois et les nouvelles de l'abattement du parlement. — La dispute fortement reprise après; puis raisonnements et ordres sur ce voyage. — Ma prudence confondue par celle d'un page. — Folie de Mme la duchesse d'Orléans sur sa bâtardise. — On ignore à Saint-Cloud tout ce qui s'est passé au lit de justice. — J'entre chez Mme la duchesse d'Orléans. — Je quitte Mme la duchesse d'Orléans et vais chez Madame. — Menace folle et impudente de la duchesse du Maine au régent, que j'apprends par Madame. — Mme la duchesse d'Orléans m'envoie chercher chez Madame, qui me prie de revenir après chez elle. — Lettre de Mme la duchesse d'Orléans, écrite en partie de sa main, en partie de la mienne (dictée par elle), singulièrement belle. — J'achève avec Madame, que Mme la duchesse d'Orléans envoie prier de descendre chez elle. — J'entretiens la duchesse Sforze. — Je rends compte de mon voyage à M. le duc d'Orléans. — Conversation sur l'imminente arrivée de Mme la duchesse d'Orléans de Saint-Cloud. — Entrevue de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans, arrivant de Saint-Cloud, et de Mme la duchesse de Berry, après avoir vu ses frères qui l'attendaient chez elle. — Force et but de Mme la duchesse d'Orléans, qui sort après de toute mesure. — Misère de M. le duc d'Orléans. — Je demeure brouillé de ce moment avec Mme la duchesse d'Orléans, sans la revoir, depuis Saint-Cloud. — Je vais à l'hôtel de Condé; tout m'y rit. — Mme de L'Aigle me presse inutilement de lier avec Mme la Duchesse.

J'oublie qu'un peu devant que nous sortissions du cabinet du conseil pour le lit de justice, raisonnant à part, M. le duc d'Orléans, M. le Duc et moi, ils convinrent de se trouver ensemble avec le garde des sceaux au Palais-Royal au sortir du lit de justice, et me proposèrent d'y aller. J'y résistai un peu; mais ils le voulurent pour raisonner sur ce qui se serait passé. Comme je vis qu'il ne s'était rien ému ni entrepris, je me crus libre de cette conférence, bien aise aussi de n'ajouter pas cette preuve de plus que j'avais été d'un secret qui n'était pas sans envieux. Entrant chez moi sur les deux heures et demie, je trouvai au bas du degré le duc d'Humières, Louville et toute ma famille jusqu'à ma mère, que la curiosité arrachait de sa chambre, d'où elle n'était pas sortie depuis l'entrée de l'hiver. Nous demeurâmes en bas dans mon appartement, où, en changeant d'habit et de chemise, je répondais à leurs questions empressées, lorsqu'on vint m'annoncer M. de Biron, qui força ma porte, que j'avais défendue pour me reposer un peu en liberté. Biron mit la tête dans mon cabinet, et me pria qu'il me pût dire un mot. Je passai demi rhabillé dans ma chambre avec lui. Il me dit que M. le duc d'Orléans s'attendait que j'irais au Palais-Royal tout droit des Tuileries, que je le lui avais promis, et qu'il avait été surpris de ne m'y point voir; que néanmoins il n'y avait pas grand mal, et qu'il n'avait été qu'un moment avec M. le Duc et le garde des sceaux; que Son Altesse Royale lui avait ordonné de me venir dire d'aller tout présentement au Palais-Royal pour quelque chose qu'elle désirait que je fisse. Je demandai à Biron s'il savait de quoi il s'agissait. Il me répondit que c'était pour aller à Saint-Cloud annoncer de sa part la nouvelle à Mme la duchesse d'Orléans. Ce fut pour moi un coup de foudre. Je disputai avec Biron, qui convint avec moi de la douleur de cette commission, mais qui m'exhorta à ne pas perdre de temps à aller au Palais-Royal où j'étais attendu avec impatience. Il ajouta que c'était une confiance pénible, mais que M. le duc d'Orléans lui avait dit ne pouvoir prendre qu'en moi, et le lui avait dit de manière à ne lui pas laisser d'espérance de m'en excuser ni de grâce à le faire avec trop d'obstination. Je rentrai avec lui dans mon cabinet si changé, que Mme de Saint-Simon s'écria, et crut qu'il était arrivé quelque chose de sinistre. Je leur dis ce que je venais d'apprendre, et, après que Biron eut causé un moment et m'eut encore pressé d'aller promptement et exhorté à l'obéissance, il s'en alla dîner. Le nôtre était servi. Je demeurai un peu à me remettre du premier étourdissement, et je conclus à ne pas opiniâtrer M. le duc d'Orléans par ma lenteur à faire ce qu'il voudrait absolument, en même temps à n'oublier rien pour détourner de moi un message si dur et si pénible. J'avalai du potage et un oeuf, et m'en allai au Palais-Royal.

Je trouvai M. le duc d'Orléans seul dans son grand cabinet, qui m'attendait avec impatience, et qui se promenait à grands pas. Dès que je parus, il vint à moi et me demanda si je n'avais pas vu Biron. Je lui dis que oui, et qu'aussitôt je venais recevoir ses ordres: il me demanda si Biron ne m'avait pas dit ce qu'il me voulait; je lui dis que oui; que, pour lui marquer mon obéissance, j'étais venu dans le moment à six chevaux, pour être prêt à tout ce qu'il voudrait, mais que je croyais qu'il n'y avait pas bien fait réflexion. Sur cela, l'abbé Dubois entra, qui le félicita du succès de cette grande matinée, qui en prit occasion de l'exhorter à fermeté et à se montrer maître; je me joignis à ces deux parties de son discours; je louai Son Altesse Royale de l'air dégagé et néanmoins appliqué et majestueux qu'il avait fait paraître, de la netteté, de la justesse, de la précision de ses discours au conseil, et de tout ce que je crus susceptible de louanges véritables. Je voulais l'encourager pour les suites et le capter pour le mettre bien à son aise avec moi, et m'en avantager pour rompre mon détestable message. L'abbé Dubois s'étendit sur la frayeur du parlement, sur le peu de satisfaction qu'il avait eu du peuple par les rues, où qui que ce soit ne l'avait suivi, et où des boutiques il avait pu entendre des propos très différents de ceux dont il s'était flatté; en effet, cela était vrai, et la peur saisit tellement quelques membres de la compagnie, que plusieurs n'osèrent aller jusqu'aux Tuileries, et que, ce signalé séditieux de Blamont, président aux enquêtes, déserta sur le degré des Tuileries, se jeta dans la chapelle, s'y trouva si faible et si mal, qu'il fallut avoir recours au vin des messes à la sacristie, et aux liqueurs spiritueuses.

Ces propos de conjouissance finis, l'abbé Dubois se retira et nous reprîmes ceux qu'il avait interrompus. M. le duc d'Orléans me dit qu'il comprenait bien que j'avais beaucoup de peine d'apprendre à me résoudre à Mme la duchesse d'Orléans une nouvelle aussi affligeante pour elle dans sa manière de penser, mais qu'il m'avouait qu'il ne pouvait lui écrire; qu'ils n'étaient point ensemble sur le tour de tendresse; que cette lettre serait gardée et montrée; qu'il valait mieux ne s'y pas exposer; que j'avais toujours été le conciliateur entre eux deux, avec une confiance égale là-dessus de part et d'autre, et toujours avec succès; que cela, joint à l'amitié que j'avais pour l'un et pour l'autre, le déterminait à me prier, pour l'amour de tous les deux, à me charger de la commission.

Je lui répondis, après les compliments et les respects requis, que, de tous les hommes du monde, aucun n'était moins propre que moi à cette commission, même à titre singulier; que j'étais extrêmement sensible et attaché aux droits de ma dignité; que le rang des bâtards m'avait toujours été insupportable; que j'avais sans cesse et ardemment soupiré après ce qu'il venait d'arriver; que je l'avais dit cent fois à Mme la duchesse d'Orléans, et plusieurs fois à M. du Maine, du vivant du feu roi et depuis sa mort, et une à Mme la duchesse du Maine, à Paris, la seule fois que je lui eusse parlé; diverses fois encore à M. le comte de Toulouse; que Mme la duchesse d'Orléans ne pouvait donc ignorer que je ne fusse aujourd'hui au comble de ma joie; que, dans cette situation, c'était non pas seulement un grand manquement de respect, mais encore une insulte à moi d'aller lui annoncer une nouvelle qui faisait tout à la fois sa plus vive douleur, et ma joie connue d'elle pour la plus sensible. « Vous avez tort, me répondit M. le duc d'Orléans, et ce n'est pas là raisonner; c'est justement parce que vous avez toujours parlé franchement là-dessus aux bâtards et à Mme d'Orléans elle-même, et que vous vous êtes conduit tête levée à cet égard, que vous êtes plus propre qu'un autre à ce que je vous demande. Vous avez dit là-dessus votre sentiment et votre goût à Mme d'Orléans; elle ne vous en a pas su mauvais gré; au contraire, elle vous l'a su bon de votre franchise et de la netteté de votre procédé, fâchée et très fâchée de la chose en soi, mais non point contre vous. Elle a beaucoup d'amitié pour vous. Elle sait que vous voulez la paix et l'union du ménage; il n'y a personne dont elle le reçoive mieux que de vous, et il n'y a personne de plus propre que vous à le bien faire, vous qui êtes dans tout l'intérieur de la famille, et à qui elle et moi, chacun de notre côté, parlons à coeur ouvert les uns sur les autres. Ne me refusez point cette marque-là d'amitié; je sens parfaitement combien le message est désagréable; mais dans les choses importantes, il ne faut pas refuser ses amis. »

Je contestai, je protestai; grands verbiages de part et d'autre; bref, nul moyen de m'en défendre. J'eus beau lui dire que cela me brouillerait avec elle; que le monde trouverait très étrange que je me chargeasse de cette ambassade, point d'oreilles à tout cela, et empressements si redoublés qu'il fallut céder.

Le voyage conclu, je lui demandai ses ordres. Il me dit que le tout ne consistait qu'à lui dire le fait de sa part, et d'y ajouter précisément que, sans des preuves bien fortes contre son frère, il ne se serait pas porté à cette extrémité. Je lui dis qu'il devait s'attendre à tout de la douleur de sa femme, et en trouver tout bon dans ces premiers jours; lui laisser la liberté de Saint-Cloud, de Bagnolet, de Paris, de Montmartre, de le voir ou de ne le point voir; se mettre en sa place et adoucir un si grand coup par toutes les complaisances et les attentions imaginables; donner lieu et plein champ aux caprices et aux fantaisies, et ne craindre point d'aller trop loin là-dessus. Il y entra avec amitié et compassion pour Mme la duchesse d'Orléans, sentant, et revenant souvent au travers qu'elle avait si avant sur sa bâtardise, moi rompant la mesure, et disant qu'il n'était pas maintenant saison de le trouver mauvais. Je lui demandai aussi de ne point trouver mauvais ni étrange si Mme la duchesse d'Orléans, sachant ce que je lui portais, refusait de me voir. Il me permit, en ce cas, de n'insister point, et me promit de ne s'en fâcher pas contre elle. Après ces précautions, de la dernière desquelles je méditais de faire usage, je le priai de me dire si, Madame étant à Saint-Cloud, il me chargeait de la voir ou non. Il me remercia d'y avoir pensé, et me pria de lui rendre compte de sa part de toute sa matinée, et surtout me recommanda de revenir tout droit lui dire comment le tout se serait passé. Je protestai encore de l'abus qu'il faisait de mon obéissance, de ma juste répugnance, de mes raisons personnelles et particulières de résistance, des propos du monde auxquels il m'exposait; et finalement je le quittai comblé de ses amitiés et de douleur de ce qu'il exigeait de la mienne.

Sortant d'avec lui, je trouvai un page de Mme la duchesse d'Orléans, tout botté, qui arrivait de Saint-Cloud. Je le priai d'y retourner sur-le-champ au galop, de dire en arrivant à la duchesse Sforze que j'y arrivais de la part de M. le duc d'Orléans; que je la suppliais que je la trouvasse en descendant de carrosse, et que je la pusse entretenir en particulier avant que je visse Mme la duchesse d'Orléans ni personne. Mon projet était de ne voir qu'elle, de la charger du paquet, sous couleur de plus de respect pour Mme la duchesse d'Orléans, de ne la point voir, puisque je m'étais assuré que M. le duc d'Orléans ne trouverait pas mauvais qu'elle refusât de me voir, et de lui faire trouver bon à mon retour que j'en eusse usé de la sorte. Mais toute ma pauvre prudence fut confondue par celle du page, qui n'en eut pas moins que moi. Il se garda bien d'être porteur de telles nouvelles qu'il venait d'apprendre au Palais-Royal, et qui étaient publiques partout. Il se contenta de dire que j'arrivais, envoyé par M. le duc d'Orléans, ne sonna mot à Mme Sforze, et disparut tout aussitôt. C'est ce que j'appris par la suite, et ce que je vis presque aussi clairement en arrivant à Saint-Cloud.

J'y étais allé au petit trot pour donner loisir au page d'arriver devant moi, et à la duchesse Sforze de me recevoir. Pendant le chemin, je m'applaudissais de mon adresse; mais je ne laissais pas d'appréhender qu'il faudrait voir Mme la duchesse d'Orléans après Mme Sforze. Je ne pouvais pas m'imaginer que Saint-Cloud fût encore en ignorance des faits principaux de la matinée, et néanmoins j'étais dans une angoisse qui ne se peut exprimer, et qui redoublait à mesure que j'approchais du terme de ce triste voyage. Je me représentais le désespoir d'une princesse folle de ses frères, au point que, sans les aimer, surtout le duc du Maine, elle n'estimait sa propre grandeur qu'en tant qu'elle relevait et protégeait la leur, avec laquelle rien n'avait de proportion dans son esprit, et pour laquelle rien n'était injuste; qui, accoutumée à une égalité de famille par les intolérables préférences du feu roi pour ses bâtards sur ses enfants légitimes, considérait son mariage comme pour le moins égal, et l'état royal de ses frères comme un état naturel, simple, ordinaire, de droit, sans la plus légère idée que cela pût être autrement, et qui regardait avec compassion dans moi, et avec un mépris amer dans les autres, quiconque imaginait quelque chose de différent à ce qu'elle pensait à cet égard; qui verrait ce colosse monstrueux de grandeur présente et future, solennellement abattu par son mari, et qui me verrait venir de sa part sur cette nouvelle, moi qui étais dans sa confidence la plus intime et la plus étroite sur toutes choses, moi dont elle ne pouvait ignorer l'excès de ma joie de cela même qui ferait sa plus mortelle douleur. S'il est rude d'annoncer de fâcheuses nouvelles aux plus indifférents, combien plus à des personnes en qui l'estime et l'amitié véritable et le respect du rang se trouvent réunis, et quel embarras de plus dans une espèce si singulière !

Pénétré de ces sentiments douloureux, mon carrosse arrive au fond de la grande cour de Saint-Cloud, et je vois tout le monde aux fenêtres et accourir de toutes parts. Je mets pied à terre, et je demande au premier que je trouve de me mener chez Mme Sforze, dont j'ignorais le logement. On y court: on me dit qu'elle est au salut avec Mme la duchesse d'Orléans, dont l'appartement n'était séparé de la chapelle que par un vestibule, à l'entrée duquel j'étais. Je me jette chez la maréchale de Rochefort, dont le logement donnait aussi sur ce vestibule, et je prie qu'on m'y fasse venir Mme Sforze. Un moment après, on me vint dire qu'on ne savait ce qu'elle était devenue, et que Mme la duchesse d'Orléans, sur mon arrivée, retournait m'attendre dans son appartement. Un autre tout aussitôt me vint chercher de sa part; puis un second coup sur coup. Je n'avais qu'un cri après la duchesse Sforze, résolu de l'attendre, lorsque incontinent la maréchale de Rochefort arriva, clopinant sur son bâton, que Mme la duchesse d'Orléans envoyait elle-même pour m'amener chez elle. Grande dispute avec elle, voulant toujours voir Mme Sforze, qui ne se trouvait point. Je voulus aller chez elle pour m'éloigner et me donner du temps; mais la maréchale inexorable me tirait par les bras, me demandant toujours les nouvelles que j'apportais. À bout enfin, je lui dis: « Celles que vous savez. — Comment! reprit-elle, c'est que nous ne savons chose au monde, si ce n'est qu'il y a eu un lit de justice, et nous sommes sur les charbons de savoir pourquoi, et ce qui s'y est passé. » Moi, dans un étonnement extrême, je me fis répéter à quatre fois et jurer par elle qu'il était vrai qu'on ne savait rien dans Saint-Cloud. Je lui dis de quoi il s'agissait, et à son tour elle pensa tomber à la renverse. J'en fis effort pour n'aller point chez Mme la duchesse d'Orléans; mais jusqu'à six ou sept messages redoublés pendant cette dispute me forcèrent d'aller avec la maréchale, qui me tenait par le poing, s'épouvantait du cas, et me plaignait bien de la scène que j'allais voir ou plutôt faire.

J'entrai donc à la fin, mais glacé, dans cet appartement des goulottes de Mme la duchesse d'Orléans, où ses gens assemblés me regardèrent avec frayeur par celle qui était peinte sur mon visage. En entrant dans la chambre à coucher la maréchale me laissa. On me dit que Son Altesse Royale était dans un salon de marbre qui y tient et est plus bas de trois marches. J'y tournai, et du plus loin que je la vis, je la saluai d'un air tout différent de mon ordinaire. Elle ne s'en aperçut pas d'abord, et me pria de m'approcher, d'un air gai et naturel. Me voyant après arrêté au bas de ces marches: « Mon Dieu, monsieur, s'écria-t-elle, quel visage vous avez! Que m'apportez-vous ? » Voyant que je demeurais sans bouger et sans répondre, elle s'émut davantage en redoublant sa question. Je fis lentement quelques pas vers elle, et à sa troisième question: « Madame, lui dis-je, est-ce que vous ne savez rien? — Non, monsieur, je ne sais quoi que ce soit au monde qu'un lit de justice, et rien de ce qui s'est passé. — Ah! madame, interrompis-je en me détournant à demi, je suis donc encore bien plus malheureux que je ne pensais l'être! — Quoi donc, monsieur? reprit-elle, dites vivement: qu'y a-t-il donc? » En se levant à son séant d'un canapé sur lequel elle était couchée: « Approchez-vous donc, asseyez-vous. » Je m'approchai, et lui dis que j'étais au désespoir. Elle, de plus en plus émue, me dit: « Mais parlez donc; il vaut mieux apprendre les mauvaises nouvelles par ses amis que par d'autres. » Ce mot me perça le coeur et ne me rendit sensible qu'à la douleur que je lui allais donner. Je m'avançai encore vers elle, et lui dis enfin que M. le duc d'Orléans avait réduit M. le duc du Mairie au rang unique d'ancienneté de sa pairie, et en même temps rétabli M. le comte de Toulouse dans tous les honneurs dont il jouissait. Je fis en cet endroit une pause d'un moment, puis j'ajoutai qu'il avait donné à M. le Duc la surintendance de l'éducation du roi.

Les larmes commencèrent à couler avec abondance. Elle ne me répondit point, ne s'écria point, mais pleura amèrement. Elle me montra un siège et je m'assis, les yeux fichés à terre pendant quelques instants. Ensuite je lui dis que M. le duc d'Orléans, qui m'avait plutôt forcé que chargé d'une commission si triste, m'avait expressément ordonné de lui dire qu'il avait des preuves en main très fortes contre M. du Maine; que sa considération à elle l'avait retenu longtemps, mais qu'il n'avait pu différer davantage. Elle me répondit avec douceur que son frère était un malheureux, et peu après me demanda si je savais son crime et de quelle espèce. Je lui dis que M. le duc d'Orléans ne m'en avait du tout appris que ce que je venais de lui rendre; que je n'avais osé le questionner sur une matière de cette nature, voyant qu'il ne m'en disait pas plus.

Un moment après je lui dis que M. le duc d'Orléans m'avait expressément chargé de lui témoigner la douleur très vive qu'il ressentait de la sienne; à quoi j'ajoutai tout ce que le trouble où j'étais me put permettre de m'aviser pour adoucir un compliment si terrible, et après quelques interstices, je lui témoignai ma douleur particulière de la sienne, toute la répugnance que j'avais eue à ce triste message, toute la résistance que j'y avais apportée, à quoi elle ne me répondit [que] par des signes et quelques mots obligeants entrecoupés de sanglots. Je finis, suivant l'expresse permission que j'en avais de M. le duc d'Orléans, par lui glisser que j'avais essayé de parer ce coup. Sur quoi elle me dit que pour le présent je la voudrais bien dispenser de la reconnaissance. Je repris qu'il était trop juste qu'elle ne pensât qu'à sa douleur, et à chercher tout ce qui la pourrait soulager; que tout ce qui y contribuerait serait bon à M. le duc d'Orléans: le voir, ne le point voir que lorsqu'elle le désirerait; demeurer à Saint-Cloud, aller à Bagnolet ou à Montmartre, d'y demeurer tant qu'il plairait, en un mot tout ce qu'elle désirerait faire; que j'avais charge expresse de la prier de ne se contraindre sur rien et de faire tout ce qu'il lui conviendrait davantage. Là-dessus elle me demanda si je ne savais point ce que M. le duc d'Orléans voudrait sur ses frères, et qu'elle ne les verrait point si cela ne lui convenait pas. Je répondis que, n'ayant nul ordre à cet égard, c'était une marque qu'il trouverait fort bon qu'elle les vît; qu'à l'égard de M. le comte de Toulouse, conservé en entier, il n'y pouvait avoir aucune matière à difficulté, et que pour M. le duc du Maine, je n'y en croyais pas davantage, que je hasarderais même de lui en répondre s'il en était besoin. Elle me parla encore de celui-ci; qu'il fallait qu'il fût bien criminel; qu'elle était réduite à le souhaiter. Un redoublement de larmes suivit ces dernières paroles.

Je restai quelque temps sur mon siège, n'osant lever les yeux dans l'état du monde le plus pénible, incertain de demeurer ou de m'en aller. Enfin je lui dis mon embarras; que je croyais néanmoins qu'elle serait bien aise d'être seule quelque temps avant de me donner ses ordres, mais que le respect me tenait dans un égal suspens de rester ou de la laisser. Après un peu de silence, elle témoigna qu'elle désirait ses femmes. Je me levai, les lui envoyai et leur dis que, si Son Altesse Royale me demandait, on me trouverait chez Madame, chez la duchesse Sforze ou chez la maréchale de Rochefort. Je ne trouvai ni l'une ni l'autre de ces deux dames, et je montai chez Madame.

Je vis bien en entrant qu'on s'y attendait à me voir et qu'on en avait même impatience. Je fus environné du peu de monde qui était dans sa chambre, à qui je ne m'ouvris de rien, tandis qu'on l'avertissait dans son cabinet, où elle écrivait, comme elle faisait presque toujours, et me fit entrer dans l'instant. Elle se leva dès que je parus, et me dit avec empressement: « Hé bien! monsieur, voilà bien des nouvelles! » En même temps ses dames sortirent, et je demeurai seul avec elle. Je lui fis mes excuses de n'être pas venu d'abord chez elle comme le devoir le voulait, sur ce que M. le duc d'Orléans m'avait assuré qu'elle trouverait bon que je commençasse par Mme la duchesse d'Orléans. Elle le trouva très bon en effet, puis me demanda les nouvelles avec grand empressement. Ma surprise fut extrême lorsque je connus enfin qu'elle n'en savait nulle autre que le lit de justice et chose aucune de ce qui s'y était passé. Je lui dis donc l'éducation du roi donnée à M. le Duc, la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, et le rétablissement du comte de Toulouse. La joie se peignit sur son visage. Elle me répondit avec un grand enfin redoublé qu'il y avait longtemps que son fils aurait dû l'avoir fait, mais qu'il était trop bon. Je la fis souvenir qu'elle était debout; mais par politesse elle y voulut rester. Elle me dit que c'était où la folie de Mme du Maine avait conduit son mari, me parla du procès des princes du sang contre les bâtards, et me conta l'extravagance de Mme du Maine, qui, après l'arrêt intervenu entre eux, avait dit en face à M. le duc d'Orléans, en lui montrant ses deux fils, qu'elle les élevait dans le souvenir et dans le désir de venger le tort qu'il leur avait fait.

Après quelques propos de part et d'autre sur la haine, le discours, les mauvais offices et pis encore du duc et de Mme la duchesse du Maine contre M. le duc d'Orléans, Madame me pria de lui conter de fil en aiguille (ce fut son terme) le détail de cette célèbre matinée. Je la fis encore inutilement souvenir qu'elle était debout et lui représentai que ce qu'elle désirait apprendre serait long à raconter; mais son ardeur de le savoir était extrême. M. le duc d'Orléans m'avait ordonné de lui tout dire, tant ce qui s'était passé au conseil qu'au lit de justice. Je le fis donc à commencer dès le matin. Au bout d'un quart d'heure Madame s'assit, mais avec la plus grande politesse. Je fus près d'une heure avec elle à toujours parler et quelquefois à répondre à quelques questions, elle ravie de l'humiliation du parlement et de celle des bâtards, et que M. son fils eût enfin montré de la fermeté.

La maréchale de Rochefort fit demander à entrer; et après des excuses de Mme la duchesse d'Orléans à Madame, elle lui demanda permission de m'emmener, parce que Son Altesse Royale me voulait parler. Madame m'y envoya sur-le-champ, mais en me priant bien fort de revenir chez elle dès que j'aurais fait avec Mme la duchesse d'Orléans. Je descendis donc avec la maréchale. En entrant dans l'appartement de Son Altesse royale, ses femmes et tous ses gens m'environnèrent pour que je l'empêchasse d'aller à Montmartre, où elle venait de dire qu'elle s'en allait. Je les assurai que mon message était bien assez fâcheux sans que j'y ajoutasse de moi-même; que Son Altesse Royale n'était point dans un état à la contraindre ni à la contredire; que j'avais bien prévu qu'elle voudrait aller à Montmartre, et pris mes précautions là-dessus; que M. le duc d'Orléans trouvait bon cela et toute autre chose qui serait au soulagement et à la consolation de Son Altesse Royale, et qu'ainsi je n'en dirais pas une parole.

J'avançai, toujours importuné là-dessus, et je trouvai Mme la duchesse d'Orléans sur le même canapé où je l'avais laissée, une écritoire sur ses genoux et la plume à la main. Dès qu'elle me vit, elle me dit qu'elle s'en allait à Montmartre, puisque je l'avais assurée que M. le duc d'Orléans le trouvait bon; qu'elle lui écrivait pour lui en demander pourtant la permission, et me lut sa lettre, commencée de six ou sept lignes de grande écriture sur de petit papier; puis, me regardant avec un air de douceur et d'amitié : « Les larmes me gagnent, me dit-elle; je vous ai prié de descendre pour me rendre un office: la main ne va pas bien; je vous prie d'achever d'écrire pour moi; » et me tendit l'écritoire et sa lettre dessus. Je la pris, et elle m'en dicta le reste, que j'écrivis tout de suite à ce qu'elle avait écrit.

Je fus frappé du dernier étonnement d'une lettre si concise, si expressive, des sentiments les plus convenables, des termes si choisis, tout enfin dans un ordre et une justesse qu'auraient à peine produits dans le meilleur écrivain les réflexions les plus tranquilles, et cela couler de source parmi le plus violent trouble, l'agitation la plus subite et le plus grand mouvement de toutes les passions, à travers les sanglots et un torrent de larmes. Elle finissait qu'elle allait pour quelque temps à Montmartre pleurer le malheur de ses frères et prier Dieu pour sa prospérité. J'aurai regret toute ma vie de ne l'avoir pas transcrite. Tout y était si digne, si juste, si compassé que tout y était également dans le vrai et dans le devoir, une lettre enfin si parfaitement belle qu'encore que je me souvienne en gros de ce qu'elle contenait, je n'ose l'écrire de peur de la défigurer. Quel profond dommage que tant d'esprit, de sens, de justesse, qu'un esprit si capable de se posséder dans les moments premiers si peu susceptibles de frein, se soit rendu inutile à tout et pis encore, par cette fureur de bâtardise qui perdit et consuma tout!

La lettre écrite, je la lui lus. Elle ne la voulut point fermer, et me pria de la rendre. Je lui dis que je remontais chez Madame, et qu'avant partir, je saurais de Son Altesse Royale si elle n'avait plus rien à m'ordonner. Comme j'achevais avec Madame, la duchesse Sforze vint lui parler de la part de Mme la duchesse d'Orléans sur son voyage de Montmartre, pour la prier de garder avec elle Mlle de Valois. La mère et la fille n'étaient pas trop bien ensemble, et celle-ci haïssait souverainement les bâtards et leur rang. Madame avec bonté approuva tout ce que voudrait Mme la duchesse d'Orléans, plaignant sa douleur. Après cette parenthèse, je repris mon narré.

Comme il finissait, la maréchale de Rochefort revint prier Madame de vouloir bien descendre chez Mme la duchesse d'Orléans, qui, en l'état où elle était, ne pouvait monter, et nous dit qu'elle changeait d'avis pour Montmartre, et resterait à Saint-Cloud. La maréchale sortie, je finis et je suivis Madame. Je ne voulus point entrer avec elle chez Mme la duchesse d'Orléans pour les laisser plus libres. Mme Sforze en sortit, qui me dit que le voyage était encore changé, et qu'elle allait à Paris. Là-dessus je la priai de rendre à Son Altesse Royale la lettre qu'elle m'avait donnée pour M. le duc d'Orléans, et de savoir si elle n'avait rien à m'ordonner.

Mme Sforze revint aussitôt, me mena chez elle, puis prendre l'air au bord de ce beau bassin qui est devant le degré du château. Nous nous assîmes du côté des goulottes, où il me fallut encore bien conter. Je n'oubliai pas de me servir de la permission de M. le duc d'Orléans pour lui dire ce que j'avais fait pour sauver le duc du Maine; mais je voulus y ajouter que, voyant l'éducation sans ressource, j'avais voulu la réduction au rang des pairies, et fait faire en même temps le rétablissement du comte de Toulouse. J'appuyai sur ce que j'avais toujours professé nettement à cet égard avec les bâtards, même et surtout avec Mme la duchesse d'Orléans, auxquels je ne tenais pas parole, puisque j'en sauvais un, n'ayant pu empêcher la privation de l'éducation à l'autre contre mon plus sensible intérêt. Mme Sforze, femme très sûre et fort mon amie, qui avait ses raisons personnelles de n'aimer ni M. ni Mme du Maine, et n'était fâchée que de la douleur de Mme la duchesse d'Orléans, me dit qu'elle voulait ignorer ce que j'avais fait pour obtenir la réduction du rang, mais qu'elle ferait usage du reste. J'étais attaché d'amitié à Mme la duchesse d'Orléans. Elle me témoignait toute confiance. Elle me devait de la reconnaissance en toutes les façons possibles. Je n'étais pas inutile entre elle et M. le duc d'Orléans. Je désirais fort demeurer en état de contribuer à leur union et au bien intérieur de la famille. Après de longs propos je la priai de se charger auprès de Mme la duchesse d'Orléans de ce que je n'attendais point que Madame fût sortie de chez elle pour la voir encore, puisqu'elle allait à Paris, et je m'en allai droit au Palais-Royal, où je trouvai M. le duc d'Orléans avec Mme la duchesse de Berry. Il me vint trouver dans ce même grand cabinet dès qu'il m'y sut, où je lui rendis compte de tout ce qui s'était passé.

Il fut ravi de la joie, que Madame m'avait témoignée sur le duc du Maine, et me dit que celle de Mme la duchesse de Lorraine ne serait pas moindre. Il en venait de recevoir une lettre toute là-dessus, pour l'en presser, et Madame me venait de dire qu'elle en avait une d'elle, toute sur le même sujet. Mais il ne fut pas si content de l'arrivée si prochaine de Mme la duchesse d'Orléans, dont il me parut fort empêtré. Je lui dis, outre la vérité, ce que je crus le plus propre à le toucher, et lui faire valoir son respect, son obéissance, sa soumission à ses sentiments, et toute la douceur et la soumission qu'elle avait fait paraître dès les premiers moments. Je lui vantai surtout sa lettre, et je n'oubliai pas aussi ce que je lui avais glissé par sa permission, et dit encore à Mme Sforze, sur mon compte, à l'égard des bâtards. Il me demanda conseil s'il la verrait en arrivant. Je lui dis que je croyais qu'il devait descendre dans son cabinet au moment de son arrivée; faire appeler Mme Sforze, la charger de dire à Mme la duchesse d'Orléans qu'il était là pour la voir ou ne la point voir, tout comme elle l'aimerait mieux, sans nulle contrainte, savoir de ses nouvelles, et faire après tout ce qu'elle voudrait là-dessus; que, s'il la voyait, il fallait lui faire toutes les amitiés possibles; s'attendre à la froideur, peut-être aux reproches, sûrement aux larmes et aux cris; mais qu'il était de l'humanité, de plus, de son devoir d'honnête homme de souffrir tout cela, en cette occasion, avec toute sorte de douceur et de patience, et, quoi qu'elle pût dire ou faire, ne l'en traiter que mieux. Je lui inculquai bien cela dans la tête, et, après m'être un peu vengé à lui reprocher l'abus qu'il venait de faire de moi, je le laissai dans l'attente de cette importune arrivée, et m'en allai me reposer, excédé et poussé à bout, après une telle huitaine, d'une dernière journée si complète en fatigue de corps et d'esprit, et j'entrai chez moi qu'il était presque nuit.

Je sus après que Mme la duchesse d'Orléans était arrivée au Palais-Royal une demi-heure après que j'en fus sorti. Ses frères l'attendaient dans son appartement. Dès qu'elle les aperçut, elle leur demanda s'ils avaient la permission de la voir, et, les yeux secs, leur déclara qu'elle ne les verrait jamais si M. le duc d'Orléans le désirait. Ensuite ils s'enfermèrent une heure ensemble. Dès qu'ils furent sortis, M. le duc d'Orléans y descendit avec Mme la duchesse de Berry, qui était restée pour le soutenir dans cet assaut. Jamais tant de force ni de raison. Elle dit à M. le duc d'Orléans qu'elle sentait trop l'extrême honneur qu'il lui avait fait en l'épousant, pour que tout autre sentiment ne cédât pas à celui-là. C'était la première fois depuis trente ans qu'elle lui parlait de la sorte. Puis s'attendrissant, elle lui demanda pardon de pleurer le malheur de son frère, qu'elle croyait très coupable, et qu'elle désirait tel puisqu'il l'avait jugé digne d'un si grand châtiment. Là-dessus pleurs, sanglots, cris de la femme, de la fille, du mari même, qui se surpassèrent en cette occasion. Cette triste scène dura une heure. Ensuite Mme la duchesse d'Orléans se mit au lit, et M, le duc d'Orléans et Mme la duchesse [de Berry] remontèrent le degré. Le soulagement alors fut grand de toutes parts.

Le lendemain et le jour suivant se passèrent en douceur, après lesquels Mme la duchesse d'Orléans, succombant aux efforts qu'elle s'était faits, commença d'aller au but qu'elle s'était proposé, de savoir les crimes de son frère, puis de tâcher de lui ménager une audience de son mari, espérant tout du face à face; enfin de proposer la publication de ses méfaits ou son rétablissement. À mesure qu'elle ne réussissait pas, chagrins, larmes, aigreur, emportements, fureurs, et fureurs sans mesure. Elle s'enferma sans vouloir voir le jour ni son fils même, qu'elle aimait avec passion, et porta les choses au delà de toute sorte de mesure. Elle savait bien à qui elle avait affaire. Tout autre que M. le duc d'Orléans, se voyant à bout de complaisance et d'égards, lui eût demandé, une bonne fois et bien ferme, lequel elle aimait le mieux et de préférence de lui ou de son frère: si lui, qu'elle ne devait avoir d'autres intérêts que les siens, et ne lui parler jamais de son frère ni de rien qui en approchât, ce qu'il lui défendait très expressément, et ne pas troubler le repos et l'intelligence de leur union par ce qui ne pouvait que la rompre; si son frère, qu'elle pouvait se retirer au lieu qu'il lui marquerait et avec la suite et les gens qu'il choisirait, et compter d'y passer sa vie sans entendre jamais parler de ses frères, non plus que de lui ni de leurs enfants (avec ce sage et nécessaire compliment, et une conduite soutenue, M. le duc d'Orléans se serait bien épargné des scènes, des chagrins, des dépits, des importunités, des malais ses et des misères, et à Mme la duchesse d'Orléans aussi), et chasser sur-le-champ Mme de Châtillon, les Saint-Pierre et quelques bas domestiques qui faisaient leur cour à Mme la duchesse d'Orléans de l'entretenir en cette humeur, et qui étaient son conseil là-dessus, pour la gouverner dans tout le reste.

Ce n'était pas à moi à inspirer une si salutaire conduite à M. le duc d'Orléans. Aussi me gardai-je très soigneusement de lui en laisser apercevoir la plus petite lueur. Je fus d'autant plus réservé à ne lui jamais parler de Mme la duchesse d'Orléans là-dessus, et à laisser tomber tout discours quand il m'en faisait ses plaintes, qu'ayant dit à Mme Sforze, à Saint-Cloud, que je la priais de dire à Mme la duchesse d'Orléans que je croyais plus respectueux de la laisser ces premiers jours sans l'importuner peut-être, j'attendrais à avoir l'honneur de la voir jusqu'à ce que Son Altesse Royale me fît dire par elle d'y aller. Le lendemain j'allai seulement savoir de ses nouvelles sans entrer. Je vis après Mme Sforze, qui me dit que Son Altesse Royale me priait de ne pas trouver mauvais, si elle avait quelque peine à me voir dans ces premiers jours. J'y entrai fort bien, et compris le contraste que faisait en elle la joie, qu'elle ne pouvait douter que j'eusse, avec sa douleur. Mais ces quelques jours n'ont point eu de fin, et de ce moment je demeurai brouillé avec elle. J'aurai lieu d'en parler plus d'une fois.

Rentrant chez moi, de Saint-Cloud, je pensai qu'il fallait aller à l'hôtel de Condé, où j'appris que tout le monde était accouru aux compliments. J'y trouvai Mme la Duchesse au lit, qui avait pris médecine, dont le jour avait été mal choisi. Je fus reçu à l'hôtel de Condé à peu près comme je l'avais été à Saint-Cloud le jour de la déclaration du mariage de Mme la duchesse de Berry. Telle est la vicissitude de ce monde. M. le Duc m'y prit en particulier; chacun m'y arrêtait. Ceux que je fréquentais le moins, les plus commensaux de la maison, m'y firent merveilles. Je ne savais plus en quel lieu j'étais. J'y causai longtemps en particulier avec d'Antin, puis avec Torcy, que j'exhortai à voir son ami Valincourt, comme je comptais bien faire de mon côté, pour retenir le comte de Toulouse. En sortant je fus pressé par Mme de L'Aigle de lier avec Mme la Duchesse; mais je n'y voulus point entendre, et je répondis nettement que je Pavais toujours trop été avec Mme la duchesse d'Orléans, et les deux soeurs trop mal ensemble. Bien que Mme la Duchesse n'eût rien su ni voulu savoir de toute cette trame, et qu'elle eût mieux aimé que son frère eût conservé un rang supérieur au nôtre, la haine de Mme la duchesse d'Orléans redoubla pour elle et pour tous les siens au point le plus public et le plus excessif.

CHAPITRE II §

Conduite des bâtards. — O et Hautefort détournent le comte de Toulouse de suivre la fortune de son frère. — Caractère et propos d'Hautefort à son maître. — Conversation entre Valincourt et moi sur le comte de Toulouse et les bâtards. — Il revient aussi me faire les remercîments du comte de Toulouse et m'assurer qu'il s'en tiendra à sa conservation. — Le comte de Toulouse voit le régent, vient au conseil. — Le duc et la duchesse du Maine se retirent à Sceaux. — Le comte de Toulouse et Mme Sforze blâment fortement et souvent Mme la duchesse d'Orléans de ne me point voir. — Elle est outrée qu'il n'ait pas suivi le duc du Maine, qui est fort mal traité par sa femme. — Séditieux et clandestin usage de feuilles volantes en registres secrets du parlement. — Le premier président mandé et cruellement traité par la duchesse du Maine. — Blamont, président aux enquêtes, et deux conseillers enlevés et conduits en diverses îles du royaume. — Mouvements inutiles du parlement. — Effet de ce lit de justice au dehors et au dedans du royaume Raisons qui me détournèrent de penser alors à l'affaire du bonnet. — M. le Duc en possession de la surintendance de l'éducation du roi. — Sage avis de Mme d'Aligre. — Mauvaise sécurité du régent. — Création personnelle d'un second lieutenant général des galères en faveur du chevalier de Rancé. — Folie du duc de Mortemart, qui envoie au régent la démission de sa charge pour la seconde fois. — Je la fais déchirer avec peine, et j'obtiens après la survivance de sa charge pour son fils. — Ma dédaigneuse franchise avec le duc de Mortemart. — Survivances des gouvernements du duc de Charost à son fils; de grand maître de la garde-robe; des gouvernements de Normandie et de Limousin, aux fils des ducs de La Rochefoucauld, de Luxembourg et de Berwick, et du pays de Foix au fils de Ségur, qui épouse une bâtarde, non reconnue, de M. le duc d'Orléans. — La Fare, lieutenant général de Languedoc, et l'abbé de Vauréal maître de l'oratoire. — Gouvernement de Douai à d'Estaing. — Mme la duchesse d'Orléans, qui s'était tenue enfermée depuis le lit de justice, revoit le monde et joue.

Le duc du Maine et le comte de Toulouse, au sortir du cabinet du conseil, descendirent dans l'appartement du duc du Maine, où ils s'enfermèrent avec leurs plus confidents. Ils les surent si bien choisir, que nul n'a su ce qu'il s'y passa. On peut, je crois, sans jugement téméraire, imaginer qu'il s'y proposa bien des choses que la sagesse du comte de Toulouse empêcha moins que le peu d'ordre et de préparation de la cabale, et la prompte venue du parlement en trouble, qui ne donna pas loisir d'y faire des pratiques. Le cardinal de Polignac y fut toujours avec eux et leurs principaux amis en très petit nombre. Je n'ai jamais compris comment ils ne tentèrent pas de se trouver au lit de justice, pour y parler et y faire tous leurs efforts. La faiblesse qu'ils connaissaient si bien dans le régent, surtout en face, les y devait convier puissamment; mais la peur extrême, qui fut visible dans le duc du Maine, ne lui permit pas sans doute d'y penser, encore moins de se hasarder à rien. Il avait vu le régent si libre dans sa taille, qu'il ne douta jamais qu'il ne fût bien préparé à tout; et moins un grand coup, et si secrètement préparé était de son génie, plus il redouta tout ce qu'il en ignorait. Quoi qu'il en soit, le comte de Toulouse n'en sortit pour aller chez lui qu'après cinq heures du soir, où il fit contenance de vouloir s'en aller à la suite de son frère. Ils n'avaient rien su de précis qu'après le lit de justice, et ils avaient eu trois heures à raisonner ensemble depuis.

La différence mise entre les deux frères combla la douleur de l'aîné et le dépit de sa femme, et les remua plus que tout le reste à persuader au comte de Toulouse de suivre leur fortune. Il témoigna chez lui son penchant à le faire; mais d'O, qui avait conservé sur son esprit comme dans sa maison une espèce de majordomat d'ancien gouverneur, l'en détourna. Ce n'était pas qu'il ne fût fort attaché au duc du Maine; mais il l'était plus encore à son intérêt, qui n'était pas d'anéantir son maître et de le confiner à la campagne. On sut après que la franchise avec laquelle le chevalier d'Hautefort lui avait parlé acheva de lui faire prendre le bon parti. Le chevalier d'Hautefort était son écuyer et lieutenant général de mer, frère du premier écuyer de Mme la duchesse de Berry, de Surville, qui avait eu le régiment du roi, si connu par ses disgrâces, et d'Hautefort, lieutenant général, mort depuis chevalier de l'ordre, fort fâché avec raison de n'être pas maréchal de France. Hautefort, [écuyer] du comte de Toulouse, était un rustre qui, sans aucune vertu ni philosophie, s'était persuadé d'affecter l'une et l'autre pour se faire admirer aux sots, et sa place auprès du comte de Toulouse l'avait fait arriver à bon marché dans la marine. Il lui dit nettement qu'il était la dupe de gens qui ne l'avaient jamais aimé, qui avaient toujours tout fait sans lui, qui s'étaient mis eux et leurs enfants sur sa tête, et dont les entreprises folles les avaient conduits au point où ils se trouvaient; que, quelque douloureuse que lui fût une chute, elle lui valait une distinction inouïe et la plus flatteuse; que c'était à lui à peser s'il voulait abandonner et perdre cette même distinction et toutes les fonctions de ses charges, pour suivre une folle et un homme qui en eux-mêmes s'en moqueraient de lui, et s'enterrer tout vif dans Rambouillet avant quarante ans, où, après les premiers jours d'admiration des sots, chacun le laisserait là et trouverait son choix ridicule, dont il aurait tout le temps de s'ennuyer et de se repentir. Que pour lui, il lui disait librement qu'ayant tant fait que d'être à lui, il avait compté être avec un prince du sang, vrai ou d'apparence, non à un particulier, et être avec un amiral auprès de qui il mènerait dans son métier une vie agréable et considérée; qu'il serait ravi sur ce pied-là de demeurer toute sa vie avec lui, mais que, pour s'enfouir tout vivant dans Rambouillet, il le priait de n'y pas compter; que tout ce qu'il y avait de bon chez lui pensait de même, et prendrait son parti les uns après les autres; que pour lui, il aimait mieux le lui dire tout d'un coup.

On assure que rien ne donna tant à penser au comte de Toulouse que cette déclaration si prompte. Il se considéra tout seul à Rambouillet hors d'état et de volonté de rien entreprendre, en risque d'être dégradé comme son frère, pour son refus d'accepter le bénéfice de la déclaration en sa faveur; tiraillé entre la reconnaissance qu'elle méritait, même aux yeux du monde et la dépendance de la fortune et des caprices d'une folle qu'il abhorrait, et d'un frère qu'il n'aimait ni n'estimait. Les suites le firent trembler, et il prit son parti de conserver son rang et son état ordinaire. Lui et son frère allèrent le soir au Palais-Royal voir Mme la duchesse d'Orléans, comme je l'ai dit, tandis que Mme du Maine et ses enfants se retirèrent à l'hôtel de Toulouse, où ils les trouvèrent au retour. On peut juger de la soirée; le maréchal de Villeroy, M. de Fréjus et très peu d'autres les y virent. Le lendemain, samedi, Mme la duchesse d'Orléans y alla; nouvelles douleurs, Mme du Maine au lit, immobile comme une statue.

Ce même samedi, lendemain du lit de justice, j'envoyai prier Valincourt de venir chez moi. Il y vint. Je lui parlai franchement sur le choix que le comte de Toulouse avait à faire. Je ne lui dissimulai point ce que j'avais voulu parer, et que n'ayant pu sauver l'éducation, ce que j'avais obtenu sur le rang; que c'était moi qui avais imaginé, proposé, et fait agréer la déclaration en faveur du comte de Toulouse. Je le fis souvenir que je ne m'étais jamais caché sur le rang des bâtards, et je le priai de parler si fortement à son maître, qu'il ne se perdît pas pour son frère. Valincourt convint que j'avais raison, et me pria qu'il pût dire au comte de Toulouse l'obligation qu'il m'avait. C'était bien mon dessein; surtout je le pressai de faire que, dès le lendemain dimanche, le comte de Toulouse se trouvât au conseil de régence, et qu'il se défit de ses hôtes au plus tôt. Valincourt en était déjà ennuyé: il revint peu après me faire les remercîments du comte de Toulouse, et me dire que, malgré sa douleur et toutes les persécutions de famille, il demeurerait et se trouverait le lendemain au conseil. Cela me rafraîchit fort le sang, car j'en prévoyais l'affaiblissement et la chute même du parti du duc et de la duchesse du Maine, et la division prochaine des deux frères. Il me laissa entendre que le séjour de M. et de Mme du Maine à l'hôtel de Toulouse pesait à tous, et que le lendemain matin, dimanche, ils s'en iraient à Sceaux, où il trouvait indécent qu'ils ne fussent pas encore; je priai Valincourt de savoir du comte de Toulouse s'il voulait compliment ou silence de ma part et de celle de M. le Duc qui en était en peine, qui mourait d'envie de lui marquer son amitié personnelle, et qui s'était adressé à moi pour savoir comment il en devait user à son égard. Valincourt me dit qu'il croyait que le silence conviendrait mieux d'abord, mais qu'il le demanderait franchement de ma part et de celle de M. le Duc, à M. le comte de Toulouse, et qu'il me le ferait savoir. En effet, il m'écrivit dans le soir même que M. le comte de Toulouse sentait moins sa distinction que le malheur de son frère auquel même elle le rendait plus sensible, et qu'il désirait que M. le Duc et moi ne lui dissions rien. Je le fis savoir à M. Duc, et je rendis compte à M. le duc d'Orléans de ce que j'avais fait avec Valincourt, qui fut très aise du parti que prenait le comte de Toulouse, lequel alla voir le régent, le samedi au soir. Cela se passa courtement, mais bien entre eux, à ce que me dit M. le duc d'Orléans.

Le lendemain dimanche, M. et Mme du Maine s'en allèrent à Sceaux. Après leur départ, le comte de Toulouse tint le conseil de marine à l'ordinaire, et vint l'après-dînée au conseil de régence avec un air froid, sérieux et concentré. Il y eut des gens surpris et fâchés de l'y voir. Peu s'approchèrent de lui, et peu après son arrivée, on se mit en place. Dès que je fus assis, je lui dis à l'oreille qu'il était servi comme il l'avait désiré, que je ne lui dirais qu'un seul mot dont je ne pouvais me passer: que c'était, ce jour-là, la première fois que je m'asseyais au-dessous de lui avec plaisir. Son remercîment tint de sa nature; il fut très froid; je ne lui parlai plus de tout le conseil. Ce froid dura quelque temps. Je pense aussi qu'il y crut de la bienséance, et je ne me pressai pas de le réchauffer, mais peu à peu nous revînmes ensemble en notre premier état. Je sus même, par la duchesse Sforze, qu'il blâmait fort Mme la duchesse d'Orléans de ne me point voir, jusqu'à l'en avoir bien fait pleurer, par tout ce que lui et Mme Sforze lui avaient souvent dit là-dessus. Mme la duchesse d'Orléans était outrée de ce qu'il était demeuré, et n'avait rien oublié pour l'engager à suivre le sort de son frère et servir la passion du duc du Maine et la rage de la duchesse du Maine. Plusieurs se firent écrire à l'hôtel de Toulouse. M. le comte de Toulouse, comme je l'ai dit, ne voulut recevoir de compliment de personne, ni M. et Mme du plaine. J'étais quitte du mien par Valincourt, et à l'égard du duc et de la duchesse du Maine, je ne crus pas devoir leur donner aucun signe de vie. Je sus depuis qu'ils se prirent fort à moi de ce qui leur était arrivé, quoique fort sobres en discours. Je me contentai à leur égard d'avoir préféré le bien de l'État à tout le reste, et satisfait de moi-même sur ce point principal, je jouis dans toute son étendue du plaisir de notre triomphe, sans me lâcher aussi en propos, et laissai M. du Maine en proie à ses perfidies, et Mme du Maine à ses folies, tantôt immobile de douleur, tantôt hurlante de rage, et son pauvre mari pleurant journellement comme un veau des reproches sanglants et des injures étranges qu'il avait sans cesse à essuyer de ses emportements contre lui.

Le parlement, retourné à pied des Tuileries au palais, avec aussi peu de satisfaction, par les rues, qu'il en avait eu en venant, y respira de la frayeur et de la honte qu'il avait essuyées, et tâcha de s'en venger clandestinement, en faisant écrire sur une feuille volante de registres secrets et fugitifs, qu'il n'avait ni pu ni dû opiner au lit de justice, et sa protestation contre tout ce qui s'y était fait. Mme du Maine avait envoyé chercher le premier président, sitôt qu'il fut rentré chez lui où on l'attendait de sa part. Il n'osa désobéir, et s'y en alla. Il fut reçu avec un torrent d'injures et de reproches, et traité comme le dernier valet qu'on eût surpris en friponnerie; il n'eut jamais le temps de s'excuser ni de répondre. Elle se prit à lui de n'avoir pas tout empêché et arrêté, et l'accabla de mépris et de duretés les plus cruelles, en sorte qu'après une heure de ce torrent d'horreurs, qu'il lui fallut essuyer, il s'en revint chez lui avec ce surcroît de rage. Nous le sûmes dès le lendemain; on peut juger si je le plaignis, et dans la vérité il leur était trop indignement et abandonnément vendu pour être plaint de personne. Un moins malhonnête homme que lui en serait crevé.

Le lendemain du lit de justice, lundi 29 août, vingt-sept mousquetaires, commandés par leurs officiers, et partagés en trois détachements, avec un maître des requêtes à chacun, allèrent, avant quatre heures du matin, enlever de leur lit et de leurs maisons, Blamont, président aux enquêtes, et les conseillers Saint-Martin et Feydeau de Calendes. Leur frayeur fut mortelle, mais leur résistance nulle. Ils furent mis chacun dans un carrosse, qu'on tenait tous prêts, et séparément conduits, le premier aux îles d'Hyères, le second à Belle-Ile, le troisième dans l'île d'Oléron, sans parler à personne sur la route ni dans le lieu de la prison, et mortellement effrayés de se voir le Mississipi pour leur plus prochaine terre. On ne trouva rien qui valût chez les deux conseillers, mais infiniment chez Blamont, tant à Paris qu'en sa maison de campagne, où un autre maître des requêtes s'était transporté en même temps, en sorte qu'il y eut de quoi admirer l'imprudence ou la sécurité d'un homme qui semblait chercher ce qui lui arriva par ses menées et par l'éclat de sa conduite, et n'avoir pas eu plus de soin à mettre ses papiers à couvert.

Cette capture, qui aurait pu se faire avec moins d'appareil, ne fut pas plutôt sue au palais, que les chambres s'assemblèrent et résolurent une députation aux femmes des exilés pour leur témoigner la part que la compagnie prenait en leur détention, et une autre la plus nombreuse qu'il se pourrait au roi et au régent, pour s'en plaindre. Ils furent donc dès le dimanche matin au Palais-Royal, et l'après-dînée aux Tuileries. Leur harangue, prononcée par le premier président, fut pressante, mais en termes très mesurés et très respectueux. La réponse à toutes les deux fut à peu près de même, grave et vague. Le lundi et le mardi le palais fut fermé, et un avocat, ayant plaidé à la cour des aides, pensa, être chassé de sa compagnie, qui avait résolu de cesser ses fonctions; cependant cette grande résolution, qui allait à suspendre tout cours de justice, qui tendait à soulever le monde et à essayer un second tome du fameux Broussel, de la dernière minorité, ne put se soutenir. Dès le mercredi le parlement reprit de lui-même ses ordinaires fonctions; mais il ordonna aux gens du roi de se trouver tous les matins au Palais-Royal, pour insister sur le rappel de leurs membres. Ce manége, aussi ridicule qu'infructueux, dura jusqu'au 7 septembre. Comme les extrémités sont du goût des Français, il se débita que, la cessation de l'exercice de la justice n'ayant pas réussi, le parlement entreprendrait de ne se point séparer aux vacances, et de continuer à s'assembler après la Notre-Dame de septembre. Néanmoins il n'osa l'attenter. Il laissa seulement commission au président qui devait tenir la chambre des vacations d'aller souvent solliciter auprès du régent le retour de leurs membres. Ce président vit bien, par l'éloignement des lieux, où on sut enfin qu'ils étaient arrivés et détenus sans parler à personne, qu'ils n'étaient pas pour en sortir sitôt, vit le régent deux ou trois fois, et lui épargna ensuite une importunité inutile.

Ainsi finit cette grande affaire, et si importante que le repos de l'État en dépendait, par le consolidement de l'autorité royale entre les mains du régent, en empêchant un partage qui ne lui eût bientôt laissé qu'une représentation vaine et vide, et qui eût attiré toutes sortes de confusions, affaire compliquée dont le succès fut également dû à la diligence et au profond secret, au peu d'arrangement de la cabale qui se formait, et à la faiblesse de ses principales têtes.

L'honneur que cette exécution fit au régent dans les pays étrangers est incroyable. On commença à s'y rassurer de la crainte de ne pouvoir traiter solidement avec un prince qui, semblait se laisser arracher son pouvoir par des légistes : c'est ainsi que le roi de Sicile s'en expliqua en propres ternes à Turin, et que les autres puissances ne s'en laissèrent pas moins clairement entendre.

La consternation du parlement ne fit pas un moindre effet dans le royaume. Les autres parlements, qui tous avaient été sondés, et dont quelques-uns n'avaient pas voulu se joindre à celui de Paris, s'affermirent dans l'obéissance, et les provinces séduites par des pratiques et depuis par l'exemple de l'indépendance, n'osèrent plus montrer d'audace. La Bretagne, dont les états assemblés et le parlement se tournaient ouvertement à la révolte, commença par ce coup à rentrer peu à peu dans l'obéissance, et, s'il y eut nombre de particuliers entraînés depuis par de folles espérances qui se précipitèrent dans la rébellion, le nombre en fut si médiocre, l'espèce si méprisable, les moyens si nuls, et la terreur et les cris si pitoyables dès qu'ils se virent découverts, qu'il n'y eut qu'a les châtier par les voies ordinaires de la justice, sans aucune sorte d'inconvénient ni de suites à en craindre. Voilà comme la fermeté est le salut des États, et comme une débonnaireté et une facilité qui dégénère en faiblesse, opère le mépris et les attentats, précipite tout en dangers et en ruine, et ne se peut relever que par des coups de force où le bonheur ne préside guère moins que la conduite. J'avais tout appréhendé d'un coup double frappé à la fois sur le parlement et sur le duc du Maine, et en effet tout en était à craindre. Le besoin que, dans cette extrémité d'affaires, le régent eut de l'union avec M. le Duc; l'opiniâtreté de M. le Duc à ne plus laisser échapper la surintendance de l'éducation du roi et qui sentit ses forces en cette occasion après tant de fois que M. le duc d'Orléans lui avait donné et manqué de paroles les plus positives là-dessus; ces intérêts divers, mais alors réunis de ces deux princes, chacun pour son but, l'emportèrent sur les plus sages considérations. Le favorable succès me combla de joie, et le délicieux fruit du rang que j'en recueillis me fut d'autant plus précieux que ce grand objet ne me séduisit ni l'esprit ni le coeur, et que je le pus goûter avec toute la paix qu'une conscience pure répand dans l'âme d'un homme de bien qui a sincèrement préféré l'État à soi-même.

Pour achever un morceau si curieux de l'histoire de cette régence, il faut dire pourquoi je ne crus pas à propos de profiter de cette occasion pour le bonnet. Je crus qu'il ne fallait pas surcharger la faiblesse du régent de tant de choses à la fois et ne pas embarrasser l'affaire si principale de la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, dont il fallait presque abandonner l'espérance, si nous ne l'obtenions pas à l'occasion du changement de main de l'éducation; ne l'embarrasser pas, dis-je, d'une autre affaire si inférieure à celle-là. Je pensai que le bonnet était une affaire si ridicule en soi du côté des bonnets, et si entamée, qu'il était impossible, que, près ou loin, une chose si juste nous fût refusée, et qu'il était même peu décent pour nous de ne l'obtenir que comme une vengeance du régent dont nous profiterions. Je craignis que le parlement, outré de l'affront qu'il allait recevoir, uni avec le duc du Maine enragé de sa chute, et que l'éclat commun resserrait de plus en plus, se portât à des extrémités dont le monde ne manquerait pas de nous charger, si notre intérêt devenait une des amertumes de cette compagnie. Je sentis toute la différence pour la solidité d'un avantage tel que la réduction des bâtards au rang de leurs pairies, qui aurait M. le Duc pour garant qui, au lieu d'avoir le parlement pour partie, était au contraire conforme à ses usages et à ses règles, d'avec un avantage qui, portant directement sur les présidents à mortier, et par leur intrigue sur le parlement, à qui ils le feraient accroire, n'aurait de garantie que la durée de la colère et de la fermeté d'un régent qui ne connaissait ni l'une ni l'autre, surtout pour les intérêts d'autrui, et qui, suivant son goût, entendrait si volontiers aux prétendus mezzo-termine, rapatriages, conciliations, qui lui pouvaient être opposés dans la suite, par lesquels le régent et le parlement seraient peut-être ravis de sortir d'affaire l'un d'avec l'autre à nos dépens. Ces considérations me firent estimer que l'affaire du bonnet n'était pas de saison, et qu'il fallait quelquefois savoir demeurer en souffrance. Je pensai enfin, mais sans être déterminé par cette raison surabondante et assez peu apparente, que le parlement, touché de cette modération de notre part, sentirait peut-être enfin l'excès, la nouveauté, l'injustice si évidente de l'usurpation de ses présidents à cet égard, et qui n'intéressait le corps du parlement en nulle sorte, l'engagerait à y prendre peu de part si cette affaire venait à être jugée, comme celle de la préopinion sur les présidents et le premier président le fut en notre faveur en 1664, peut-être même à se porter à nous faire justice comme le parti le plus honorable sur un point si criant, et ôter le mur de séparation et de division d'entre les pairs et le parlement par l'inconvénient duquel cette compagnie n'avait cessé d'être continuellement flétrie, au lieu du lustre peut-être excessif, où son union avec les pairs l'avait élevée et établie avant ces usurpations.

Dès le lendemain du lit de justice, M. le Duc prit possession de la surintendance de l'éducation du roi et en fit les fonctions. Il s'établit peu de jours après dans l'appartement que le duc du Maine occupait aux Tuileries. L'après-dînée du jour du lit de justice le maréchal de Villeroy, accompagné de M. de Fréjus et de toute l'éducation, alla piaffant, quoique enrageant, à l'hôtel de Condé, où les souples respects d'une part, et les faux compliments de l'autre, donnèrent une autre sorte de spectacle. Dès le lendemain, le roi s'alla promener au Cours où M. le Duc l'accompagna, au lieu du duc du Maine, et entra publiquement en fonction.

Mme d'Alègre ne tarda pas à me venir voir. Elle m'avoua enfin, parmi toutes ses enveloppes ordinaires, ses phrases suspendues et souvent coupées sans les achever, que ses avis si souvent réitérés et si fort hiéroglyphiques, n'avaient tendu qu'à m'avertir, et le régent par moi, de la dangereuse cabale qui se brassait de longue main, qui se fortifiait tous les jours, et qu'il était grand temps d'abattre par le grand coup qui venait d'être frappé; en même temps elle m'avertit, pour le bien inculquer au régent, de ne se pas trop reposer sur une exécution si importante; qu'elle connaissait les allures des gens à qui elle avait affaire; que, quelque étourdis qu'ils fussent d'un coup auquel ils ne s'attendaient pas de la conduite et de la faiblesse du régent, ils n'en seraient que plus enragés et plus unis; que ce coup même leur apprenait à changer leur sécurité, leur lenteur, leur négligence en mesures plus justes, plus serrées, plus fortes, pour atteindre au grand but qu'ils s'étaient proposé, de profiter de plus en plus des dispositions de l'Espagne, irritée au dernier point du dernier traité avec l'empereur et les puissances maritimes, et du dépit général qui s'en répandait par toute la France. Je ne manquai pas d'en rendre un compte exact à M. le duc d'Orléans, et d'y ajouter mes réflexions. Je trouvai un homme si à son aise d'être au lendemain de cette grande crise, si étouffé encore d'un tour de force aussi contraire à son naturel, qu'il s'y était replongé tout à fait comme un homme qui s'étend dans son lit en arrivant d'une grande course, et qui ne veut pas ouïr parler d'autre chose que de repos. Il me chargea de bien remercier Mme d'Alègre et m'assura en même temps qu'après une telle touche il n'avait rien à craindre de personne, sans que je le pusse jamais tirer pour lors d'un si dangereux préjugé. Je fis à Mme d'Alègre plus de compliments que je n'en étais chargé, et je ne craignis pas d'outrepasser ma commission, en la priant fort de la part du régent d'avoir les yeux bien ouverts, et de m'avertir de tout ce qu'elle pourrait soupçonner ou découvrir. J'y joignis les louanges et les flatteries qui pouvaient le plus l'y engager, et notre commerce demeura enseveli dans le même secret dans lequel il l'avait toujours profondément été.

J'obtins en ce temps-ci deux grâces que je ne puis oublier, parce que je n'en ai point reçu qui m'aient fait tant ni de si sensible plaisir. On a pu voir, dans les commencements de ces Mémoires, que le saint et fameux abbé de la Trappe avait été l'homme que j'avais le plus profondément admiré et respecté, et le plus tendrement et réciproquement aimé: il avait laissé un frère que je n'avais jamais vu, et avec qui je n'avais jamais eu aucun commerce: il était de bien loin, et en tout genre, le plus ancien officier de toutes les galères; il y avait acquis de la réputation et l'affection du corps: il en était premier chef d'escadre, commandant du port de Marseille depuis bien des années, et à plus de quatre-vingt-quatre ou quatre-vingt-cinq ans il avait toute sa tête et toute sa santé. La fantaisie le prit d'en profiter pour venir faire un tour à Paris, où il n'était jamais venu de ma connaissance. Ce fut M. de Troyes, dont il était cousin germain de son père, enfants des deux frères, qui m'apprit son arrivée. Il s'appelait le chevalier de Rancé. Je me hâtai de l'aller voir et de le convier à dîner: il ressemblait tant à M. de la Trappe, que je dirai sans scandale que j'en devins amoureux, et qu'on riait de voir que je ne pouvais cesser de le regarder. Ses propos ne sentaient le vieillard que par leur sagesse, avec tout l'air et la politesse du monde. Tout à coup j'imaginai de faire pour lui la chose la plus singulière et la plus agréable: jamais il n'y eut qu'un seul lieutenant général des galères, charge qui se vend et qu'avait le marquis de Roye. Je résolus de demander au régent d'en faire un second en la personne du chevalier de Rancé, à condition qu'après lui sa place ne serait plus remplie, et que les choses à cet égard reviendraient sur le pied où elles étaient auparavant. J'en parlai à M. de Troyes, à l'insu duquel il n'aurait pas été honnête de m'employer. Il fut charmé de ma pensée, et me promit de m'y seconder. En même temps je le priai que le secret en demeurât entre nous deux pour ne pas donner une espérance vaine et un chagrin sûr s'il y avait un refus que nous ne pussions vaincre: l'amitié, quand elle est forte, rend pathétique. Je représentai si bien à M. le duc d'Orléans les services, le mérite, la qualité de frère de M. de la Trappe, le grand âge du chevalier de Rancé, dont l'avancement extraordinaire ne pouvait faire tort ni servir d'exemple à personne, qu'en présence de M. de Troyes, qui m'appuya légèrement, peut-être parce que je ne lui en laissai pas trop le loisir, j'emportai la création d'un second lieutenant général des galères, sans pouvoir être remplie après le chevalier de Rancé, et dix mille livres d'appointement en outre de ce qu'il en avait. Je fus transporté de la plus vive joie qui, contre mon attente, s'augmenta encore par celle du chevalier de Rancé, dont la surprise fut incroyable. On peut juger que je pris soin que l'expédition fût bien libellée. Il passa deux mois à Paris, beaucoup moins que je n'aurais désiré, et il jouit encore de son nouvel état quelques années. Mais, comme les exemples sont dangereux en France, l'âge, l'ancienneté, les services, la naissance du chevalier de Roannais, premier chef d'escadre des galères, crièrent tant à la mort du chevalier de Rancé, qu'il parvint enfin à succéder à sa charge, qui, néanmoins, a fini avec lui. L'autre grâce, voici quelle elle fut.

On a pu voir (t VII, p. 63), l'étrange trait du duc de Mortemart à mon égard, à l'occasion de la mort de Mme de Soubise, ce qui fut sur le point d'en arriver, et que M. de Beauvilliers lui ordonna de sortir de chez lui dès que j'y entrerais, et de n'y jamais entrer tant que j'y serais: ce qui a duré presque jusqu'à la fin de sa vie, c'est-à-dire plusieurs années, qu'il me demanda de souffrir son gendre chez lui. On a pu voir (t. IX, p. 56), l'autre trait qu'il me fit dans le salon de Marly, sur notre requête contre d'Antin. Je ne le voyais donc en aucune occasion, quoique ami intime de toute sa famille, même de sa mère. Il s'était déjà pris une fois de bec avec le maréchal de Villeroy sur les fonctions de leurs charges. On a vu (t. XV, p. 133), que le service en manqua plusieurs jours, et qu'il voulut donner la démission de sa charge. Cette disparate avait éloigné de lui M. le duc d'Orléans. Un peu après l'affaire du chevalier de Rancé, il s'éleva une autre dispute entre le duc de Mortemart et le maréchal de Villeroy, où le premier poussa les choses d'autant plus loin qu'il avait plus de tort, et le maréchal demeura d'autant plus sage qu'il se sentait toute la raison de son côté. L'affaire portée au régent, il décida en faveur du maréchal, et blâma d'autant plus l'autre, qu'il l'avait indisposé par sa première dispute, par sa première démission et par d'autres disputes moins importantes, mais fréquentes, pour des vétilles, avec les uns et les autres. Mortemart, piqué d'avoir succombé après l'éclat qu'il avait fait, peut-être autant d'avoir été tancé plus que M. le régent n'avait accoutumé de faire, n'en fit pas à deux fois et lui envoya la démission de sa charge de premier gentilhomme de la chambre, avec une lettre fort peu ménagée.

Heureusement c'était un jour que je travaillais avec M. le duc d'Orléans, et que j'arrivai comme il venait de la lire. Je trouvai ce prince en furie, qui d'abordée me conta la chose, et conclut que, pour cette fois, Mortemart serait pris au mot, et lui délivré de toutes ses impertinences; tout de suite, en me regardant, il me fit entendre que j'étais venu tout à propos. L'horreur que je sentis de la dépouille de M. de Beauvilliers, et de m'en revêtir aux dépens de ses petits-fils, m'inspira la plus nerveuse éloquence. Je représentai au régent que ce n'était pas M. de Mortemart qu'il devait regarder, mais la mémoire de M. de Beauvilliers, et les obligations étroites, importantes, continuelles, qu'il lui avait à l'égard de Mgr le duc de Bourgogne, lorsqu'il allait tout gouverner, puis à la mort de ce prince, et précédemment encore lors du mariage de Mme la duchesse de Berry. Je m'espaçai sur ces matières avec la dernière force, et je finis par lui dire qu'il était fait et payé, tout régent qu'il était, pour souffrir toutes les sottises et tous les égarements du gendre de M. de Beauvilliers. Il disputa, me fit sentir encore que l'occasion était belle et unique. Mon indignation redoubla, dont la fin fut que la démission fut sur-le-champ mise en pièces.

Au sortir du Palais-Royal, j'allai dire à la duchesse de Mortemart la folie que son fils venait de faire, la peine que j'avais eue à l'en sauver, et le soin extrême qu'elle devait d'en empêcher une troisième récidive, qui sûrement serait plus forte que moi, ou se brusquerait à mon insu, puisque c'était le plus grand hasard du monde que celle-ci fût arrivée le même jour et si peu de temps avant que je vinsse travailler avec M. le duc d'Orléans. Le duc de Mortemart, revenu de sa fougue par l'avoir satisfaite, sentit tout le péril où elle l'avait jeté, et se trouva heureux de n'avoir pas perdu sa charge. Je fus très surpris, trois jours après, de le voir entrer dans ma chambre, où il me fit de grands remercîments. Je lui répondis froidement qu'il ne m'en devait aucun, parce que je n'avais rien fait pour lui, mais tout par mon tendre, fidèle et reconnaissant souvenir de M. le duc de Beauvilliers, dont la famille me serait toujours infiniment chère, et pour conserver sa charge à ses petits-fils, et je l'exhortai en peu de mots à ne se plus jouer à mettre la patience de M. le duc d'Orléans à de pareilles épreuves. On peut juger que la franchise d'une si sèche réponse abrégea la visite, qui finit froidement, mais poliment, sans que depuis j'aie ouï parler de lui. Le lendemain matin, sa femme, qu'il tenait étrangement captive, dont la vertu, la piété, l'esprit et la conduite méritaient un tout autre mari, vint chez moi me remercier avec la plus grande effusion de cœur. Je l'assurai que j'étais tellement payé d'avance par tout ce que j'avais reçu de son père, que je ne méritais nul remercîment, mais d'être félicité d'avoir eu occasion de témoigner à sa mémoire le plus tendre et le plus vif attachement, et de la tirer elle-même de la peine de voir passer sa charge en d'autres mains. Je n'ajouterai point ce qu'elle me dit sur l'occasion si aisée de la prendre pour moi, ni ce que ses tantes m'en témoignèrent, car sa belle-mère était sa tante aussi. Nous nous embrassâmes de bon coeur, qui fut la fin de la visite et la dernière fois que je la vis; elle mourut bientôt après, sans que son mari sentit une si grande perte.

J'achèverai tout de suite, pour n'avoir plus à y revenir. La sombre folie du duc de Mortemart m'inquiétait toujours pour sa charge. On ne pouvait se flatter qu'elle ne lui causât encore des querelles aussi mal fondées que les dernières; qu'elles ne lui tournassent la tête comme elles avaient déjà fait, et que M. le duc d'Orléans, excédé de lui, ne pût être arrêté, pour s'en défaire, à la difficulté que j'y avais éprouvée. Cela me revint si souvent dans l'esprit, qu'au bout de deux mois je pris ma résolution, sans en parler à personne, de demander à M. le duc d'Orléans la survivance de sa charge pour son fils qui n'avait pas sept ans. Par là je ne craignais plus les frasques du père. Il ne pouvait plus la vendre, et s'il s'avisait encore une fois de se piquer et d'envoyer sa démission, il n'y avait plus à courir après, son fils devenait le titulaire. Je pris donc cette résolution, et je l'exécutai si bien que j'emportai la survivance. Comblé de joie d'avoir mis en sûreté le petit-fils du duc de Beauvilliers pour sa charge, j'allai, au sortir du Palais-Royal, l'apprendre aux duchesses de Beauvilliers, de Mortemart et de Chevreuse, chacune chez elle, dont la surprise, la joie et les expressions ne se peuvent rendre. Je dis aux deux premières qu'il était très essentiel de bien constater la chose par leur remercîment public. Dès le lendemain, quoiqu'elles n'allassent plus en aucun lieu, depuis bien des années, au delà de leur famille et d'un très petit nombre d'amis particuliers, je les accompagnai au Palais-Royal. J'avertis M. le duc d'Orléans, dans son cabinet, qu'elles l'attendaient pour lui faire leur remercîment. Il vint aussitôt les trouver; il se passa le mieux du monde, et la survivance fut expédiée le lendemain. Ce remerciement la rendit publique. Rien au monde ne m'a jamais tant fait de plaisir, et toute cette famille n'a jamais oublié ce service.

Cette survivance en occasionna d'autres, que je mets tout de suite comme elles furent données aussi. Le duc de Charost, mon ami, comme on l'a vu, depuis bien des années, me pria de demander la survivance de sa charge de capitaine des gardes du corps pour son fils; je lui dis que ce n'était pas celle-là qu'il devait désirer pour lors, mais celle de ses gouvernements de Calais et de Dourlens, et de sa seule lieutenance générale de Picardie, qui est une grâce de quatre-vingt mille livres de rente, et des emplois dont l'importance attirerait après très facilement celle de sa charge. Il me crut, et je l'obtins deux jours après. Là-dessus le duc de La Rochefoucauld eut celle de grand maître de la garde-robe, pour son fils; le duc de Luxembourg, celle de gouverneur de Normandie pour le sien; et le duc de Berwick, arrivé de son commandement de Guyenne depuis deux jours, celle de son gouvernement de Limousin pour son fils. La Fare acheta une lieutenance générale de Languedoc du comte du Roure, qui obtint son gouvernement du Pont-Saint-Esprit pour son fils en s'en démettant, et l'abbé de Vauréal eut permission d'acheter de l'évêque de Saint-Omer la charge de maître de l'oratoire, qui n'a point de fonctions, mais les entrées de la chambre, et cinq ou six mille livres d'appointements.

Je ne ferais pas mention de cette dernière bagatelle, sans la singulière et fort étrange fortune que ce Vauréal a faite depuis. C'est un grand drôle, d'esprit et d'intrigue, d'effronterie sans pareil, grand et fort bien fait, et qui en soit user avec peu de contrainte, riche et de la lie du peuple, qui, à la faveur du petit collet, voulut s'accrocher à la cour; son nom est Guérapin, et son état premier franc galopin. Ségur, maître de la garde-robe de M. le duc d'Orléans, et qui depuis a bien poussé sa fortune, épousa la bâtarde non reconnue de M. le duc d'Orléans et de la comédienne Desmares; ce prince lui donna de l'argent, et la survivance du gouvernement du pays de Foix qu'avait son père qui était lieutenant général et grand'croix de Saint-Louis. Il avait acheté ce gouvernement du maréchal de Tallard à qui le feu roi l'avait donné à vendre. Il avait perdu une jambe à la guerre, et était encore, à près de quatre-vingts ans, beau et bien fait. C'est ce mousquetaire qui jouait si bien du luth dont on a vu en son lieu l'aventure avec l'abbesse de La Joie, soeur du duc de Beauvilliers. Ces différentes grâces arrivées, lors de la survivance du duc de Mortemart, m'ont emporté trop loin. Rétrogradons maintenant deux bons mois; on y verra des choses plus importantes.

Il y faut pourtant ajouter le gouvernement de Douai au marquis d'Estaing, lieutenant général qui avait servi en Italie et en Espagne sous M. le duc d'Orléans, et qu'il aimait et estimait fort avec raison, qui vaquait par la mort du vieux Pomereu, lieutenant général, ancien capitaine aux gardes, frère du feu conseiller d'État, et au conseil royal des finances. Dernière bagatelle: Mme la duchesse d'Orléans qui s'était tenue sous clef depuis le lit de justice, s'en ennuya enfin, et rouvrit ses portes et son jeu à l'ordinaire. Retournons maintenant sur nos pas.

CHAPITRE III. §

Efforts du duc du Maine, inutiles, pour obtenir de voir M. le duc d'Orléans et se justifier. — Députation du parlement au régent sur ses membres prisonniers. — Le parlement de Bretagne écrit en leur faveur au régent. — Le parlement de Bretagne écrit à celui de Paris, qui lui répond. — Le régent demeure ferme. — Menées en Bretagne. — Le régent entraîné maintient très mal à propos Montaran, trésorier des états de Bretagne, qui le voulaient faire compter et lui ôter cet emploi. — Le comte Stanhope passe trois semaines à Paris revenant d'Espagne en Angleterre. — Riche flotte d'Amérique arrivée à Cadix. — Les conseils sur leur fin, par l'intérêt de l'abbé Dubois et de Law. — Appel du cardinal de Noailles, etc., de la constitution Unigenitus. — Il se démet de sa place de chef du conseil de conscience. — Tous les conseils particuliers cassés. — L'abbé Dubois fait secrétaire d'État des affaires étrangères, et Le Blanc secrétaire d'État de la guerre. — Brancas et le premier écuyer conservent leurs départements; plusieurs des conseils leurs appointements. — Canillac entre au conseil de régence. — La Vrillière a la feuille des bénéfices. — Le comte d'Évreux, Coigny, Biron, Asfeld, demeurent comme ils étaient. — Admirable mandement publié par le cardinal de Noailles sur son appel de la constitution. — Fêtes données à Chantilly à Mme la duchesse de Berry. — Le frère du roi de Portugal incognito à Paris. — Mariage du roi Jacques d'Angleterre, dit le chevalier de Saint-Georges, avec une Sobieska, qui, en allant le trouver avec la princesse sa mère, est arrêtée à Inspruck par ordre de l'empereur. — Tyrannie étendue à cet égard. — Faiblesse du régent pour le traitement du duc du Maine. — Autres gens des conseils récompensés. — Bonamour et sept membres du parlement de Bretagne exilés, puis quatre autres encore. — Mme la duchesse d'Orléans à l'Opéra. — Curiosité sur les tapis. — Mort du maréchal-duc d'Harcourt et de l'abbé de Louvois. — Conseillers d'État pointilleux et moqués. — Koenigseck ambassadeur de l'empereur à Paris. — Époque singulière de l'entier silence de tout ce qui eut trait à la constitution au conseil de régence. — Retour des conseillers du parlement de Paris exilés, non du président Blamont. — Faux sauniers nombreux excités. — Mézières avec des troupes est envoyé contre eux. — Le duc du Maine achète une maison à Paris. — Meudon donné à Mme la duchesse de Berry. — Rion en a d'elle le gouvernement. — Du Mont, qui l'avait, en conserve les appointements. — Chauvelin, longtemps garde des sceaux si puissant, et chassé, devient président à mortier; Gilbert avocat général, et l'abbé Bignon bibliothécaire du roi. — Nangis veut se défaire du régiment du roi. — J'en obtiens l'agrément pour Pezé, et aussitôt Nangis ne veut plus vendre. — Le duc de Saint-Aignan, ambassadeur en Espagne, reçoit ordre du régent de revenir. — Je lui assure à son insu une place en arrivant au conseil de régence. — Berwick accepte de servir contre l'Espagne. — Asfeld s'en excuse. — Six mille livres de pension à Mlle d'Espinoy; autant à Mlle de Melun; quatre mille livres à Meuse; autant à Béthune le Polonais. — Six mille livres à Méliant, maître des requêtes, en mariant sa fille unique au fils aîné du garde des sceaux. — Dix mille livres au marquis de La Vère, frère du prince de Chimay. — Huit mille livres à Vertamont, premier président du grand conseil. — Mme la duchesse de Berry en reine à l'Opéra, une seule fois. — Elle donne audience de cérémonie à l'ambassadeur de Venise sur une estrade de trois marches. — Force plaintes. — Elle n'y retourne plus.

La fermentation se cachait, mais subsistait toujours, M. du Maine, fort abandonné à Sceaux, où il avait déclaré qu'il ne voulait voir personne, protestait qu'il ne se sentait coupable de rien. Mme la duchesse d'Orléans l'y allait voir. Ils faisaient tous leurs efforts pour lui obtenir une audience de M. le duc d'Orléans, dans laquelle il prétendait se justifier, et ces efforts furent inutiles.

Le parlement de Bretagne écrivit au régent pour lui demander la liberté des trois prisonniers du parlement de Paris, et en même temps à ce parlement pour lui rendre compte de cet office, et pour louer et approuver toute la conduite du parlement de Paris. Celui-ci, en même temps, députa au régent le premier président et huit conseillers pour lui demander la liberté de leurs trois confrères. Il leur répondit que la conduite qu'aurait désormais le parlement réglerait la sienne à l'égard des prisonniers, et mortifia beaucoup par cette réponse des gens qui s'étaient tout promis de cette démarche vers le régent sans aller au roi, et de la facilité de M. le duc d'Orléans dont ils avaient tant et si longuement abusé. Il ne fit aucune réponse au parlement de Bretagne, et trouva son interposition et sa lettre au parlement de Paris fort impertinente et séditieuse. Le parlement de Paris abattu de ce qui s'était passé au lit de justice, de la prison de trois de ses membres et de la réponse qu'il venait de recevoir sur leur liberté, n'osa répondre au parlement de Bretagne qu'en termes fort mesurés et après avoir montré sa réponse au régent. Ce qui s'était passé à Paris avait influé sur la Bretagne. De plus, à ce qu'il s'y méditait, il n'était pas temps de rien témoigner. Le feu s'y entretenait avec art et mesure. Ce fut pour cela qu'il lui fallut donner quelque pâture par ces lettres du parlement de Bretagne dont on vient de parler. Leur mauvais succès et la réponse du parlement de Paris au parlement de Bretagne, qui se sentait si fort de la touche que le parlement de Paris avait reçue, et dont il était encore dans le premier étourdissement, fit sentir à la Bretagne la nécessité d'amuser la cour par une déférence qui n'altérait point ses sourdes mesures. Ainsi les états nommèrent les députés que la cour avait choisis pour apporter à l'ordinaire leurs cahiers à Paris, en finissant leurs séances; ils avaient précédemment obtenu qu'une députation par chaque diocèse s'y pût assembler entre deux tenues d'États, pour l'exécution de ce qui y était ordonné.

Cela était tout nouveau. Le spécieux de préparer et d'abréger les matières pour les États suivants, avait surpris la facilité du régent. L'occupation présentée n'était pas celle qu'on s'y proposait; le dessein, comme les suites ne le firent que trop évidemment reconnaître, était de s'organiser entre eux, d'accroître le nombre pour remuer, embarquer, se fournir des moyens de soutenir des troubles, choisir les chefs et les affidés de chaque diocèse, de concerter leurs mesures pour conduire les états au but qu'ils se proposaient en fascinant la multitude du bien public, de la restitution de leurs anciens privilèges, de la facilité des conjonctures. C'est ce qui causa tant de bruit et tant de prétentions aux états qui suivirent et qui, enfin reconnus, porta le régent à supprimer ces nouvelles et si dangereuses députations diocésaines qui s'assemblaient, tant qu'il leur plaisait, d'une tenue d'États à l'autre et qui s'entre-communiquaient et s'entendaient secrètement. Le coup frappé par le lit de justice opéra sans bruit cette suppression et termina les États de même. Mais le mal que ces députations diocésaines avaient fait, subsistant avec le dépit de ne pouvoir user de la même et si grande et commode facilité pour le pousser à leur gré. Ce fut à revenir par d'autres voies et plus couvertes qu'il fallut travailler, et c'était l'embarras où se trouvèrent alors les secrets conducteurs de ces sourdes pratiques. Ils les continuèrent donc comme ils purent par les connaissances, les liaisons et les mesures que ces députations diocésaines leur avaient donné lieu de prendre, et la conjoncture présente qui demandait une surface soumise et paisible ne leur permit pas d'agir autrement pour un temps.

Le gouvernement fit aussi une grande faute et pour des intérêts particuliers, à laquelle je m'opposai vainement, par la déplorable facilité et sécurité du régent. La province entière était mécontente de Montaran, son trésorier, et le voulait ôter, et dans ce mécontentement il n'entrait rien qui eût trait à aucune autre chose qu'à un détail pécuniaire entièrement domestique et entièrement étranger aux intérêts politiques ou pécuniaires du roi ni à aucune forme publique. Montaran, qui était fort riche, regardait avec raison son emploi comme sa fortune par les énormes profits qui y étaient ou attachés ou tirés. Sa magnificence et son attention à obliger de sa bourse les gens de la cour et beaucoup encore de son crédit, lui acquirent la protection des dames et de beaucoup de gens considérables; il se trouvait de plus soutenu par son frère, capitaine aux gardes, estimé dans son métier, fort gros et fort honnête joueur, et par là mêlé depuis longtemps avec le meilleur et le plus grand monde. Par ces appuis le trésorier se maintint contre les cris de toute la province, qui alléguait avec raison qu'il était inouï, chez les particuliers, que, par autorité supérieure, un trésorier empêchât son maître de le faire compter avec lui et de le renvoyer quand il le voulait; que cette liberté commune à tout le monde était la moindre chose qu'elle pût espérer en faveur, du moins, de ce qu'elle payait au roi sans murmure, qui ne tendait qu'à voir clair en ses affaires et en pouvoir charger qui bon lui semblerait. Ces raisons étaient vraiment sans réplique, mais le crédit de Montaran l'emporta. Il n'est pas croyable à quel point la province en fut aigrie et l'usage qu'en surent tirer les instruments des menées, même envers les plus éloignés d'avoir connaissance ni part encore moins à ce qui se tramait.

Milord Stanhope arriva de Madrid à Paris au commencement de septembre, peu content, comme on l'a pu voir, du voyage qu'un ministre d'Angleterre aussi accrédité que lui avait pris la peine d'y faire, [au moment] où la flotte d'Amérique, très richement chargée, venait d'arriver à Cadix. Ce ministre demeura trois semaines à Paris, où, conduit par l'abbé Dubois vendu à l'Angleterre, il vit souvent M. le duc d'Orléans, et s'en retourna reprendre sa place dans le conseil secret du roi son maître.

Cet abbé, plus puissant que jamais auprès du sien, n'y perdait pas son temps pour sa fortune. [Être] conseiller d'État et entré dans le conseil des affaires étrangères, dont il ne lui laissait que la plus grossière écorce, ne le satisfaisait pas. Cette légère écorce le gênait; il lui importait, pour son but du chapeau, que l'Angleterre et l'empereur le vissent maître unique, et sans fantômes de compagnons, de toutes les affaires étrangères. Law ne se trouvait guère moins gêné du conseil des finances. Celui de la guerre était devenu une pétaudière, et dès qu'il était intérieurement résolu de laisser de plus en plus tomber le peu qu'il restait de marine, le conseil qui en portait le nom était fort vide et très inutile; celui des affaires du dedans du royaume ne tenait qu'à un bouton par sa matière et par le peu de compte que M. le duc d'Orléans faisait de d'Antin. Enfin, celui de conscience ne pouvait plus subsister, comme on le verra tout à l'heure. En général, ces conseils avaient été fort mal arrangés dès le commencement, par les menées du duc de Noailles qui n'oublia rien pour confondre et mêler leurs fonctions, et les commettre ensemble pour les rendre ridicules et importuns, pour les détruire et se faire premier ministre. S'il ne réussit pas à le devenir, il réussit du moins à énerver les conseils et à frayer le chemin à l'abbé Dubois pour s'en défaire et arriver ainsi au but qu'il s'était proposé vainement pour lui-même.

M. le duc d'Orléans m'en parla avec dégoût, et me témoigna qu'il les voulait casser. Dubois et Law y avaient trop d'intérêt et le tenaient de trop près et de trop court pour espérer de l'empêcher. Je me contentai de lui dire que faire et défaire était un grand inconvénient dans le gouvernement et qui n'attirait pas le respect ni la confiance du dedans ni du dehors, et je lui reprochai en détail les fautes qu'il avait voulu faire dans la manière de leur établissement, et celles où, à leur égard, il s'était sans cesse laissé entraîner depuis. Je lui représentai le dégoût qu'il allait gratuitement donner à ceux qui les composaient, et la considération de les avoir lui-même proposés et fait passer au parlement le jour qu'il y prit la solennelle possession de la régence. Enfin, je le priai de réfléchir sur tout ce qu'il avait eu la faiblesse de fourrer dans le conseil de régence, où par conséquent il ne se pouvait plus rien traiter d'important, et que, dénué de ce nombre de conseils dont les affaires s'y référaient, excepté l'important étranger et certains coups de finance, et destitué de ce groupe de personnes de tous états qui les composaient, celui de régence tomberait dans un vide qui mécontenterait tout le monde, et dans un mépris qui montrerait trop à découvert qu'il voulait gouverner tout seul de son cabinet. Le défaut des personnes faciles et faibles est de tout craindre et tout ménager au point de se laisser acculer, et, sortis du danger, se croire invulnérables et tomber tout à coup dans l'autre extrémité, si l'intérêt de ceux à qui cette même faiblesse les livre le demande et les y pousse. C'est ce qui arriva au régent, que Dubois et Law, d'intelligence ensemble, entraînèrent.

Le cardinal de Noailles, arrêté par le P. de La Tour, général de l'Oratoire, qui eut après tout lieu de se repentir d'une prudence dont les vues étaient droites, mais trop courtes avec tout son bon esprit, le cardinal de Noailles, dis-je, avait fait, malgré ses vrais amis, ceux de la vérité, et qui voyaient le plus clair, la faute capitale de n'avoir pas déclaré son appel de la constitution Unigenitus, lors de celui des quatre célèbres évêques en pleine Sorbonne avec elle, et en ce même temps que tant d'universités et de grands corps réguliers et séculiers firent publiquement le leur. Je lui exposai chez moi toutes les raisons importantes, pressantes, évidentes de déclarer son appel en si bonne compagnie qui l'aurait augmentée encore d'un grand nombre, à l'appui de son nom, et qui, selon les apparences, eût emporté celui du parlement de Paris et de quelques autres; mes exhortations furent vaines, et ceux qui aimaient l'Église et l'État, et qui voyaient les suites d'un délai si pernicieux, en gémirent. Il faut, ici se souvenir de la conversation que j'eus là-dessus alors avec M. le duc d'Orléans, dans sa petite loge de l'Opéra, enfermés tête-à-tête, lieu étrange à traiter d'affaires pareilles, qui est rapporté tome XIV, page 267. L'intérêt de l'abbé Dubois, pour son chapeau, l'avait changé, et son maître, qui ne traitait cette affaire qu'en politique, se laissa entraîner à la sienne et à la cabale intérieure que les chefs de la constitution avaient su se faire auprès de lui, et plus que par elle, par le duc de Noailles qui vendit son oncle à sa fortune, je ne dirai pas ses sentiments premiers, l'Église et l'État; il a fait toutes ses preuves qu'il ne se soucie guère ni de l'une ni de l'autre. Toutes ces choses ont été expliquées au même lieu indiqué. Les affaires s'étant depuis continuellement aigries par l'intérêt des chefs de la constitution en France, malgré Rome qui leur résistait, le cardinal de Noailles sentit enfin la faute énorme qu'il avait faite, et crut ne pouvoir plus trouver d'abri que par la déclaration de son appel. Il en rendit compte au régent, bien résolu à cette fois de ne se plus laisser gagner, et se démit en même temps de sa place de chef du conseil de conscience qui, de ce moment, ne s'assembla plus à l'archevêché, mais chez l'archevêque de Bordeaux qui y était en second. L'appel du cardinal de Noailles fut donc rendu public, dès le lendemain, 23 septembre. Il fut incontinent suivi de celui du chapitre de Notre-Dame, de presque tous les curés de Paris et du grand nombre du reste du diocèse, de plusieurs communautés séculières et régulières, et d'une foule immense d'ecclésiastiques particuliers, aux acclamations générales et publiques, avec tout le bruit et le fracas qu'on peut se représenter.

Cet éclat donna le dernier coup aux conseils. Celui de conscience ne s'assembla qu'une fois chez l'archevêque de Bordeaux, et fut cassé. Sa chute précipita celle des autres; le régent envoya à chacun de leurs chefs une lettre du roi pour les remercier, et fit en même temps l'abbé Dubois secrétaire d'État des affaires étrangères, et Leblanc secrétaire d'État de la guerre; j'eus grande part au choix de ce dernier, qui était du conseil de guerre dès son établissement, à la mort du roi, en sorte que la forme du gouvernement de ce prince, que le régent avait voulu détruire à sa mort, dut, trois ans après, son rétablissement au même régent, tant il est vrai qu'il n'est en ce monde que bas et petit intérêt particulier, et que tout est cercle et période; il y eut pourtant des gens qui, tout d'abord, se sauvèrent du naufrage. Le premier écuyer demeura chargé des ponts, chaussées, grands chemins, pavés de Paris, et y acquit toujours beaucoup d'honneur, et le marquis de Brancas, des haras qu'il laissa achever de ruiner. Ils conservèrent leurs appointements avec quelque augmentation. Ils étaient du conseil du dedans du royaume. Asfeld demeura de même chargé des fortifications et des ingénieurs, et le détail de la cavalerie et des dragons fut laissé au comte d'Évreux et à Coigny, leurs colonels généraux. On laissa à plusieurs conseillers réformés des conseils leurs appointements. Canillac refusa les siens. Il voulait mieux et l'obtint bientôt; il conduisit M. le duc d'Orléans à le prier de vouloir bien entrer dans le conseil de régence; et Canillac, pour cette fois, voulut bien être complaisant.

Le cardinal de Noailles publia un mandement sur son appel, qui fut applaudi comme un chef-d'oeuvre en tout genre. Quoique fort gros, il n'était que la première partie du total en attendant la seconde. Je n'en dirai pas davantage pour ne pas enfreindre la loi que je me suis faite de ne point entrer ici dans l'affaire de la constitution par les raisons que j'en ai alléguées. Il fit grand bruit et grand effet. Ce cardinal vit toujours M. le duc d'Orléans.

M. le Duc, qui voulait plaire à M. le duc d'Orléans, dont il était extrêmement content depuis le dernier lit de justice, voulut donner une fête à Mme la duchesse de Berry, qu'il convia d'aller passer quelques jours à Chantilly. Ce voyage dura dix jours, et chaque jour eut différentes fêtes. La profusion, le bon goût, la galanterie, la magnificence, les inventions, l'art, l'agrément des diverses surprises s'y disputèrent à l'envi. Mme la duchesse de Berry y fut accompagnée de toute sa cour. Elle ne fit pas grâce d'une ligne de toute sa grandeur, qui eut lieu d'être satisfaite de tous les honneurs et de tous les respects qu'elle y reçut. Elle y eut, sans y déroger en rien, toute sorte de politesse pour M. le Duc et pour Mme la Duchesse douairière. À l'égard de l'épouse de M. le Duc, elle affecta une hauteur dédaigneuse, et partit de Chantilly sans lui avoir dit un seul mot. Elle ne lui pardonna jamais d'avoir fait rompre le mariage du prince de Conti avec Mlle sa sueur, comme je l'ai raconté, tome X, page 413 et suiv. Lassai, qui depuis bien des années était chez Mme la Duchesse la mère ce que Rion était devenu chez Mme la duchesse de Berry, fut chargé de lui faire particulièrement les honneurs de Chantilly. Il tenait une table particulière pour lui; il y avait une calèche et des relais pour eux deux, et cette attention fut marquée jusqu'au plus plaisant ridicule.

Il pensa y arriver une aventure tragique au milieu de tant de somptueux plaisirs. M. le Duc avait de l'autre côté du canal une très belle ménagerie, remplie en très grande quantité des oiseaux et des bêtes les plus rares. Un grand et fort beau tigre s'échappa et courut les jardins de ce même côté de la ménagerie, tandis que les musiciens et les comédiens, hommes et femmes, s'y promenaient. On peut juger de leur effroi et de l'inquiétude de toute cette cour rassemblée. Le maître du tigre accourut, le rapprocha et le remena adroitement dans sa loge, sans qu'il eût fait aucun autre mal à personne que la plus grande peur.

Pendant ces superbes fêtes, et qui eurent tout le gracieux qui leur manque si ordinairement, arriva de Hollande à Paris, incognito, le frère du roi de Portugal, qui avait fait avec réputation les deux dernières campagnes en Hongrie, et descendit chez l'ambassadeur du roi son frère. L'accueil qu'on lui lit fut nul jusqu'au scandale. Aussi séjourna-t-il ici le moins qu'il put, quoique mal avec le roi de Portugal, auprès duquel il ne voulut pas retourner. Cette raison fit que le régent ne se soucia pas de s'en contraindre ni d'en importuner le roi. Paris, les étrangers, le Portugal même, ne laissèrent pas d'en être fort choqués; mais le prince ni l'ambassadeur n'en témoignèrent pas la moindre chose, je crois par un air de mépris et de grandeur qui fut fort approuvé.

Le chevalier de Saint-Georges, pressé enfin de se marier pour avoir postérité, et maintenir par là l'espérance du parti qui lui restait en Angleterre, et son malheureux sort l'empêchant de trouver une alliance proportionnée à ce qu'il aurait dû être en effet comme il l'était de droit, conclut son mariage avec la fille du prince Jacques Sobieski et de la sœur de l'impératrice épouse de l'empereur Léopold, de la duchesse de Parme mère de la reine d'Espagne, et de l'électeur palatin. Le prince Jacques était fils aîné du fameux Jean Sobieski, roi de Pologne, et de [Marie-Casimire] de La Grange, fille du cardinal d'Arquien . Il était chevalier de la Toison d'or et gouverneur de Styrie, et demeurait à Olaw, en Silésie, où il avait de grands biens. Il donna six cent mille livres de dot, et le pape neuf cent mille livres, avec quatre-vingt mille livres de pension, et des meubles. L'épouse, mariée par procureur, partit d'Olaw le 12 septembre, accompagnée de sa mère, pour aller à Rome; mais arrivées à Inspruch, elles furent arrêtées toutes deux par ordre de l'empereur, qui, pour mieux et plus bassement faire sa cour au roi Georges, ôta en même temps au prince Jacques la pension qu'il lui donnait, lui envoya ordre de sortir de ses États, et défendit au duc de Modène d'accomplir le mariage signé entre le prince de Modène son fils et une autre fille du prince Jacques Sobieski. C'était pousser la persécution bien loin et d'une manière que toute l'Europe, même en Angleterre, trouva bien peu honorable, pour en parler modestement, et dont le pape fut indigné.

L'évêque de Viviers, député des états de Languedoc, n'avait point fait sa harangue au prince de Dombes, gouverneur de cette province en survivance, qui avait été absent. Viviers était frère de Chambonnas, qui était à M. du Maine, et sa femme dame d'honneur de Mme du Maine. Embarrassé du traitement depuis leur chute au dernier lit de justice, il demanda au régent comment il lui plaisait qu'il en usât. Le régent lui dit d'en user à l'ordinaire: tellement que le prélat le traita d'Altesse Sérénissime. MM. le duc d'Orléans, parfaitement sans fiel comme la colombe, croyait que les autres étaient comme lui. Il ne tenait pourtant qu'à lui de bien savoir à quoi s'en tenir sur le duc du Maine: mais il ne pouvait ni faire de mal à ceux qu'il savait être le plus ses ennemis, ni soutenir celui qu'il n'avait pu s'empêcher de leur faire. Sa nature, de plus, n'était pas d'être conséquent en rien. Il se flattait de regagner, et, par cette faiblesse, il augmentait le courage et l'audace, et ne réussissait qu'à perdre davantage avec amis et ennemis, sans qu'aucune expérience pût l'en corriger.

Canillac avait gagné huit mille livres de rente en refusant ses appointements du conseil des affaires étrangères, et obtenu une place dans la régence. Sur cet exemple, tous les gens de quelque considération qui avaient eu des places dans les conseils en tirèrent pied ou aile. L'archevêque de Bordeaux eut les économats et conserva ses appointements. Bonrepos garda aussi les siens et un brevet de conseiller d'État d'épée. Biron continua à se mêler du détail de l'infanterie, avec dix mille livres d'appointements pour cela, outre ceux du conseil de guerre qu'on lui laissa. Cheverny entra au conseil des parties comme conseiller d'État d'épée surnuméraire, en attendant vacance, et eut les appointements de ce conseil, outre ceux qu'il avait pour celui des affaires étrangères, et La Vrillière eut l'expédition de tous les bénéfices, qui, sous le feu roi, s'expédiaient par le secrétaire d'État qui se trouvait en mois. Je ne parle point des diverses formes que prirent ceux du conseil des finances.

Bonamour, gentilhomme de Bretagne, qui avait été exilé, puis rappelé, fut exilé de nouveau avec sept membres du parlement de la même province, dont les menées ne purent être si cachées qu'elles ne fussent découvertes; quatre autres le furent encore bientôt après.

Mme la duchesse d'Orléans, malgré sa douleur sur l'état du duc du Maine, alla à l'Opéra dans la petite loge de M. le duc d'Orléans, parce qu'elle n'allait jamais dans la grande loge qu'avec Madame. La raison en est que Madame y a un tapis et que Mme la duchesse d'Orléans n'y en peut avoir. On voit donc que jusqu'alors le tapis était réservé aux seuls fils de France. Les princesses du sang en ont depuis franchi le saut à leurs tribunes dans les églises de Paris, mais elles n'ont encore osé en mettre à leurs loges aux spectacles. On n'en comprend pas bien la différence, si ce n'est qu'elles vont seules aux églises, et qu'au spectacle elles mènent les dames qui seraient avec elles sur le tapis, à moins que les princesses du sang fussent seules sur le banc de devant, ce qu'elles n'ont encore osé faire; mais l'expédient qu'elles y ont trouvé est de n'aller plus aux loges ordinaires, et d'en louer à l'année de petites, reculées sur le théâtre, où elles ne paraissent point en spectacle. Ainsi, tapis et non tapis est évité, et c'est la solution de l'enlèvement que fit Mme la Duchesse la mère, avec la violence qu'on a vue en son lieu, de la petite loge qu'avait la maréchale d'Estrées.

Le maréchal d'Harcourt mourut enfin le 19 octobre, n'ayant que cinquante-cinq ans. Plusieurs apoplexies redoublées l'avaient réduit à ne pouvoir articuler une syllabe, à marquer avec une baguette les lettres d'un grand alphabet placé devant lui, qu'un secrétaire, toujours au guet, écrivait à mesure et réduisait en mots, et à toutes les impatiences et les désespoirs imaginables. Il ne voyait plus depuis longtemps que sa plus étroite famille et deux ou trois amis intimes. Telle fut la terrible fin d'un homme si fait exprès pour les affaires et les premières places par son esprit et sa capacité, et autant encore par son art, et si propre encore par la délicatesse, la douceur et l'agrément de son esprit et de ses manières à faire les délices de la société. Il a été si souvent mention de lui dans ces mémoires, que je n'en dirai pas davantage. Il laissa peu de bien et tirait du roi plus de soixante mille livres de rente, dont rien de susceptible de passer à son fils aîné, et il avait plusieurs enfants. L'abbé de Louvois le suivit de fort près. Il mourut de la taille. Ce fut dommage: un homme d'esprit, savant, aimable, que les jésuites empêchèrent d'être placé, et qui eût été un très digne évêque, et qui aurait honoré et paré l'épiscopat.

Les conseillers d'État, de jour en jour devenus plus pointilleux par la tolérance de leurs prétentions, dont on n'avait jamais ouï parler avant la difficulté que fit La Houssaye d'être en troisième après le comte du Luc au traité de Bade, qui mit le dernier sceau à la paix d'Utrecht, se plaignirent amèrement de ce que deux conseillers d'État commissaires généraux des finances depuis l'extinction des conseils, venus rapporter en manteau court des affaires de finances au conseil de régence, y avaient eu place au bout de la table, et y avaient opiné les derniers. M. le duc d'Orléans les amusa et s'amusa d'eux, et ces messieurs n'y gagnèrent rien que de faire rire.

Le comte de Koenigseck, ambassadeur de l'empereur, fit une entrée magnifique. Il se mêla fort avec la bonne compagnie, fit belle, mais sage dépense, et tant par la manière de traiter les affaires, que par sa conduite dans le monde, et l'agrément de la société, il se fit fort estimer et compter. Il n'a pas moins acquis de réputation à la tète des armées impériales.

Je ne rapporterais pas la bagatelle suivante, si elle n'était l'époque du silence entier, qui fut depuis elle religieusement gardé au conseil de régence, sur l'affaire de la constitution, dont on y parlait souvent par rapport aux querelles des évêques constitutionnaires dans leurs diocèses et avec les parlements, et dont on ne dit plus un seul mot depuis; car du fond de l'affaire, il y avait longtemps qu'elle ne se traitait plus que dans le cabinet du régent. Les chefs de la constitution avaient raison d'éviter le grand jour dans une matière devenue toute de manége et de la plus étrange tyrannie de leur part, où leur fortune et l'amour de la domination en avait tant, et la religion nulle, qui n'en était que le voile, jusque-là que Rome, contente de l'obéissance qu'elle avait emportée, était outrée de tout ce qui se passait en France, qui, à son égard, n'était plus bon qu'à des éclaircissements de ses entreprises, des lois de l'Église, des pratiques de tous les temps, et à ventiler et rendre odieuse la puissance arbitraire et infaillible que cette cour se voulait arroger. J'ai parlé en son lieu d'Aubigny, parent factice de Mme de Maintenon; de sa découverte par Godet, évêque de Chartres; de sa promotion à l'évêché de Noyon, puis à l'archevêché de Rouen; homme sincèrement de bien et d'honneur, mais ignorantissime, grossier, entêté, excrément de séminaire, fanatique sur la constitution, et accoutumé par l'autorité de Mme de Maintenon à toutes sortes de violences dans son diocèse, qu'il n'avait cessé de désoler, farci d'ailleurs de toutes les plus misérables minuties de Saint-Sulpice, la moindre contravention desquelles était à son égard crime sans rémission. La mort du roi et la chute de l'autorité, qui lui donnait celle de faire tout ce qu'il voulait, ne put le rendre plus traitable, et ne fit que lui procurer des dégoûts sans le corriger dans ses entreprises. Il en fit une très violente contre des curés fort estimés, qu'il poursuivit à son officialité, par laquelle il les fit interdire. Ils se pourvurent à la chambre des vacations du parlement de Rouen, qui cassa l'interdiction, et les renvoya à leurs fonctions. Elle tança l'official et mit l'archevêque en furie. Il accourut à Paris pour faire casser l'arrêt et réprimander la chambre des vacations qui l'avait rendu. Le garde des sceaux, plein de son ancien chrême et aussi ardent que lui sur la matière, quoique bien mesuré, parce qu'il avait bien de l'esprit, lui promit tout et ne douta pas d'emporter l'affaire d'emblée.

J'ignorais parfaitement l'affaire, lorsque, arrivant au Palais-Royal, le mardi 23 octobre, pour travailler avec M. le duc d'Orléans avant le conseil de régence qui se devait tenir immédiatement après, je trouvai en descendant de carrosse l'archevêque de Rouen, qui attendait le sien, tout agité et tout bouffi, si occupé qu'il ne me dit mot, à moi qui étais fort de sa connaissance, et bien avec lui depuis qu'il avait été mon évêque à Noyon. Je passai mon chemin après l'avoir salué assez inutilement, dans la distraction où il était. Cela me fit soupçonner qu'il avait quelque affaire pressante, dont il venait apparemment de parler au régent, et conséquemment qu'il s'agissait de quelque vexation sur la constitution.

Je contai, en arrivant, ma rencontre à M. le duc d'Orléans, et lui demandai si ce prélat l'avait vu, et s'il savait ce qui l'occupait si fort. Il me dit qu'il sortait d'avec lui; qu'il était en effet fort en colère contre la chambre des vacations du parlement de Rouen, qui avait reçu l'appel comme d'abus d'une interdiction de curés qu'elle avait cassée; que l'archevêque en demandait justice, et qu'on en allait parler tout à l'heure au conseil de régence. À la façon, quoiqu'en deux mots, dont M. le duc d'Orléans m'en parla, je le vis prévenu pour l'archevêque; que le garde des sceaux l'en avait entretenu, et que la cassation de l'arrêt, et la réprimande à la chambre qui l'avait rendu, allaient passer d'emblée. Je ne dis mot, mais j'abrégeai mon travail et m'en allai du Palais-Royal descendre chez M. le Duc aux Tuileries, à qui je dis ce que je venais de voir et d'apprendre, et qu'il ne fallait pas laisser passer cette affaire sans y voir clair. Il fut du même sentiment, et me dit qu'il en parlerait à quelques-uns du conseil, avant qu'on prît place.

Je montai où il se tenait pour les voir arriver. Je parlai au comte de Toulouse qui pensa de même, et à plusieurs autres que je mis de mon côté. Le duc de La Force, grand constitutionnaire de politique et de parti, voulut me résister. Je lui parlai ferme et net, et lui dis que, ne voulant que voir clair dans une affaire, et empêcher qu'elle ne fût étranglée, sans demander qu'on fût pour une partie ou pour l'autre, j'avais droit, justice et raison d'exiger qu'il fût de cet avis. Il eut peur de moi, et me promit d'en être.

M. le duc d'Orléans et tout le monde arrivé et en place, il dit à la compagnie qu'avant d'entamer aucune affaire, M. le garde des sceaux avait à rendre compte d'une qui était provisoire, et qui regardait M. l'archevêque de Rouen, et tout de suite se tournant au garde des sceaux, lui fit signe de parler. Argenson rapporta l'affaire avec tout l'art et toute la force qu'il y put mettre, pour l'archevêque, sans dire un seul mot des raisons des curés, et conclut, comme je l'avais prévu, à la cassation de l'arrêt, confirmation de la sentence de l'official de Rouen, tancement au moins des curés, et réprimande à la chambre qui avait rendu l'arrêt. Dès qu'il eut cessé de parler, M. le duc d'Orléans dit: « Monsieur de Canillac, » qui voulut opiner, et qui était le dernier du conseil. Je l'interrompis à l'instant, et me tournant au régent, je lui dis que M. le garde des sceaux avait parfaitement rapporté toutes les raisons de M. l'archevêque de Rouen. Je m'étendis un peu en louange sur la netteté et l'éloquence du rapport, mais j'ajoutai qu'étant aussi parfaitement instruits des raisons de l'archevêque, nous ne l'étions point du tout de celles des curés, par conséquent de celles de l'arrêt dont il s'agissait, dont M. le garde des sceaux ne nous avait pas dit un mot; que, bonnes ou mauvaises, il fallait bien que la chambre des vacations du parlement de Rouen en eût eu pour rendre l'arrêt dont la plainte nous était portée; qu'instruits d'un côté, point du tout de l'autre, nous n'étions pas en état de porter un jugement; que par cette raison il me semblait que ce n'était pas sur l'arrêt, dont nous ignorions les raisons, que nous pouvions opiner; mais seulement si Son Altesse Royale l'avait agréable, s'il était à propos, comme je le croyais, de demander à la chambre des vacations du parlement de Rouen les motifs qu'elle avait eus de le rendre, pour nous mettre en état, par cette instruction, d'opiner en connaissance de cause sur la cassation ou la manutention de cet arrêt. Je vis tout le conseil dresser les oreilles tandis que je parlais, et le garde des sceaux se secouer comme un homme fort mécontent.

Mon avis frappa M. le duc d'Orléans si bien qu'il dit que j'avais raison et qu'il n'y avait qu'à opiner là-dessus. Il demanda l'avis à Canillac, puis aux autres: tous furent de mon avis, jusqu'à d'Effiat et à M. de Troyes, qui n'osèrent montrer la corde, voyant bien que cela passerait tout de suite. Le garde des sceaux même se contenta de faire le plongeon au lieu d'opiner. Quand ce fut à M. le duc d'Orléans: « Cela passe, dit-il, de toutes les voix. » Puis, se tournant au garde des sceaux: « Monsieur, lui dit-il, demandez les motifs de son arrêt à la chambre des vacations du parlement de Rouen. » Au lieu de répondre, Argenson fit une pirouette sur son siège, puis dit tout bas au duc de La Force, qui me le rendit après: « Monsieur, il n'y a plus moyen de parler ici de rien qui touche à la constitution; aussi vous promets-je bien qu'on n'y en parlera plus. » Il tint exactement parole, et oncques depuis il n'y en a été parlé, pas même de cette affaire commencée. Mais, assez longtemps après, Pontcarré, premier président du parlement de Rouen, qui était de mes amis, m'apprit, à ma grande surprise, qu'ils savaient tous dans leur compagnie qu'ils m'avaient l'obligation d'avoir sauvé leur arrêt; qu'il avait tenu et qu'il avait fait mettre dans leurs registres ce que j'avais fait pour eux au conseil de régence.

M. le duc d'Orléans accorda la liberté de revenir aux deux conseillers du parlement de Paris, mais il ne voulut pas ouïr parler du président Blamont, qui s'était distingué en sédition. Il s'en fomentait beaucoup dans le royaume par le moyen de faux sauniers. Ces gens, qui ne songeaient qu'à leur profit dans ce dangereux négoce, grossirent peu à peu. Il y avait longtemps que ceux qui méditaient des troubles les avaient pratiqués; mais ces espèces de troupes se grossirent et se disciplinèrent à tel point qu'on [ne] put enfin se fermer assez les yeux pour n'y pas apercevoir des troupes qui se rendaient redoutables par leur valeur et par leur conduite, qui s'attiraient les peuples en ne prenant rien sur eux, qui en étaient favorisés par l'utilité d'acheter d'eux du sel à bon marché, qui s'en irritaient encore plus contre la gabelle et les autres impôts, enfin, que ces faux sauniers, répandus par tout le royaume et marchant souvent en grosses troupes qui battaient tout ce qui s'opposait à eux, étaient des gens devenus dangereux, qui avaient des chefs avec eux et des conducteurs inconnus, qui, par ces chefs, les faisaient mouvoir, animaient les peuples et leur présentaient une protection toute prête. Le mépris d'eux, qu'on n'avait pu ôter au régent, se changea enfin en inquiétude trop juste, mais trop tardive, et l'obligea à prendre des mesures pour arrêter un désordre fomenté par des vues fort criminelles. Il y avait plus de cinq mille de ces faux sauniers qui faisaient le faux saunage haut à la main, en Champagne et en Picardie. Mezières, lieutenant général et gouverneur d'Amiens, fut envoyé contre eux avec des troupes pour les dissiper.

Quoique le duc du Maine n'eût rien moins qu'aucune des qualités du fameux amiral de Coligny, qui, trois jours avant l'affaire de Meaux, fut trouvé, par celui que la cour envoya chez lui examiner ce qu'il s'y passait, seul et sans armes, dans sa maison de Châtillon-sur-Loing, taillant ses arbres dans son jardin; M. du Maine, dis-je, prit ce temps précisément pour faire le marché d'une maison que Mme la princesse de Conti avait fait bâtir et de deux ou trois voisines qu'il acheta six cent mille livres avec ce qu'il y fallut ajouter, dont il fit l'hôtel du Maine, au bout de la rue de Bourbon, l'Arsenal n'ayant paru à Mme la duchesse du Maine qu'une maison propre à y aller seulement faire quelques soupers.

Le roi étant fort jeune et avec beaucoup de belles maisons, et Mme la duchesse de Berry, veuve et sans enfants, elle eut envie d'avoir Meudon, et l'obtint de M. le duc d'Orléans en échange du château d'Amboise qu'elle avait pour habitation par son contrat de mariage. Cette espèce de présent ne laissa pas de faire du bruit; elle en donna le gouvernement à Rion, et du Mont qui l'avait, ne laissa pas de conserver les mêmes appointements qu'il en avait.

Chauvelin, avocat général depuis la mort de son frère aîné, acheta la charge de président à mortier de Le Bailleul qui ne la faisait point, et qui d'ailleurs la déshonorait par sa vie et sa conduite, et vendit la sienne à Gilbert de Voisins, maître des requêtes du conseil des finances. Je ne marquerais pas cette bagatelle, si ce même Chauvelin n'était devenu depuis le jouet de la fortune, qui, après l'avoir élevé tout à coup au plus haut point, le précipita au plus bas. Gilbert déjà fort estimé, acquit une grande réputation dans la place d'avocat général. L'abbé Bignon eut la bibliothèque du roi qu'avait l'abbé de Louvois, avec le même brevet de retenue de douze mille livres.

Pezé, parent du maréchal de Tessé, et fort proche de la feue maréchale de La Mothe, rapidement devenu capitaine aux gardes et gentilhomme de la manche du roi, était un homme de beaucoup d'esprit et de talents. Il savait cheminer, et avait une grande ambition. Le roi paraissait avoir pour lui une bonté particulière qu'il savait grossir et faire valoir. Il sut que Nangis à qui le régiment du roi ne donnait plus le même crédit, ni les mêmes privances sous un roi enfant, en avait traité avec le duc de Richelieu, et que le marché s'était rompu. Pezé qui comptait bien faire grand usage de ce régiment quand le roi aurait plus d'âge, employa le duc d'Humières auprès de moi pour en avoir l'agrément. Je l'obtins; mais quand Pezé voulut traiter avec Nangis, il trouva un homme de travers qui se fâcha qu'il en eût demandé l'agrément, avant d'avoir commencé par savoir s'il le voulait vendre, et n'en voulut jamais ouïr parler, disant qu'il voulait garder le régiment. Ce procédé parut tout à fait ridicule. Pezé outré, me pria de le représenter à M. le duc d'Orléans; je le fis, mais le régent n'eut pas la force d'imposer, et Nangis ne me l'a jamais pardonné, dont je ne me souciai guère. La suite fera voir que la mauvaise humeur de Nangis ne tendait qu'à rançonner le régent dans cette affaire.

Tout tournait à la rupture avec l'Espagne, le duc de Saint-Aignan y était devenu odieux au cardinal Albéroni, et y était sur un pied fort triste. Il eut ordre de revenir. Comme ce n'était pas par sa faute que les affaires s'y brouillaient, j'obtins de M. le duc d'Orléans de le faire entrer en arrivant au conseil de régence, sans que M. de Saint-Aignan y eût songé. Le duc de Berwick, en retournant à son commandement de Guyenne, s'engagea au régent, d'accepter le commandement de l'armée qui devait agir contre le roi d'Espagne sur cette frontière en cas de rupture. Il avait la grandesse et la Toison; son fils aîné établi avec l'une et l'autre en Espagne, y avait épousé la sueur du duc de Veraguas non marié et sans enfants; elle était dame du palais de la reine, et lui gentilhomme de la chambre du roi; son père lui avait cédé les duchés de Liria et de Quiriça dont il avait eu le don avec la grandesse, après la bataille qu'il gagna contre les Impériaux et les Anglais à Almanza. On fut étonné qu'avec tant de liens qui devaient l'attacher au roi d'Espagne, il eût accepté un emploi pour lequel il n'était pas l'unique, et qui lui attira l'indignation de Leurs Majestés Catholiques, dont, pour toujours, quoi qu'on ait pu faire depuis, elles n'ont jamais du revenir, et qui nuisit fort pendant assez longtemps au duc de Liria son fils, quoiqu'il servît dans l'armée d'Espagne opposée à celle de son père. M. le duc d'Orléans aussi n'oublia jamais ce service du duc de Berwick. Il estimait fort Asfeld, et Berwick qui l'estimait et l'aimait beaucoup aussi, le désirait dans son armée. Le duc d'Orléans en parla à Asfeld, dont la délicatesse fut plus grande. « Monseigneur, répondit-il au régent, je suis Français, je vous dois tout, je n'attends rien que de vous; » mais prenant sa Toison dans sa main et la lui montrant: « Que voulez-vous que je fasse de ceci que je tiens du roi d'Espagne, avec la permission du roi, si je sers contre l'Espagne, et qui est le plus grand honneur que j'aie pu recevoir? » Il paraphrasa si bien sa répugnance, et l'adoucit de tant d'attachement pour M. le duc d'Orléans, qu'il fut dispensé de servir contre l'Espagne, en promettant d'aller à Bordeaux avant que le maréchal en partît pour l'armée, si la rupture arrivait, et de s'y tenir pour avoir soin d'amasser et de faire voiturer à l'armée tout ce qu'il serait nécessaire, sans néanmoins de sa personne sortir de Bordeaux. Cela fut par la suite exécuté de la sorte. Asfeld y servit très utilement, et sa délicatesse fut généralement applaudie en France et en Espagne; le régent ne l'en aima pas moins et l'en estima davantage, et le roi d'Espagne lui en sut beaucoup de gré.

Je voyais ces dispositions avec regret, et j'en parlais souvent à M. le duc d'Orléans, qui tâchait de me persuader que ce n'était que des semblants pour amener l'Espagne à entrer enfin dans les propositions de paix qui lui étaient faites, et lui-même se le figura ainsi fort longtemps. Nancré arriva d'Espagne en admiration d'Albéroni: aussi ne valaient-ils pas mieux l'un que l'autre.

Mlle d'Espinoy et Mlle de Melun, sa soeur, qui étaient pauvres, obtinrent chacune six mille livres de pension du roi. Meuse en eut quatre mille, et Béthune, fils de la sœur de la feue reine de Pologne, autant: c'étaient deux hommes de grande qualité, aussi fort mal dans leurs affaires; et le marquis de La Vire qui était officier général de beaucoup de réputation, en Espagne, dont il avait quitté le service, à l'occasion de l'affaire du régiment des gardes wallonnes, dont il a été parlé en son temps, eut aussi une pension de dix mille livres. Il avait été fait lieutenant général en arrivant il était frère du prince de Chimay, lequel était grand d'Espagne et chevalier de la Toison d'or, et qui depuis a été mon gendre. Méliant, depuis conseiller d'État, à mon instante prière, eut aussi six mille livres de pension, en mariant sa fille unique, très riche, au fils aîné du garde des sceaux. Vertamont, premier président du grand conseil, fort riche, en obtint une de huit mille livres contre laquelle on cria fort, et non sans raison.

La banque de Law fut déclarée royale le 4 décembre, pour lui donner plus de crédit et d'autorité. Le dernier, sans doute; pour le crédit, elle y en perdit.

Mme la duchesse de Berry hasarda une chose jusqu'alors sans exemple, et qui fut si mal reçue, qu'elle n'osa plus la réitérer. Elle fut à l'Opéra dans l'amphithéâtre, dont on ôta plusieurs bancs. Elle s'y plaça sur une estrade, dans un fauteuil, au milieu de sa maison et de trente dames, dont les places étaient séparées du reste de l'amphithéâtre, par une barrière. Ce qui parut de plus étonnant, c'est qu'elle y parut autorisée parla présence de Madame et de M. le duc d'Orléans, qui étaient en public dans la grande loge du Palais-Royal. Le roi, dans Paris, fit paraître l'entreprise encore plus hardie.

Elle en fit une autre qui ne le fut pas moins, mais qui fit tant de bruit, ainsi que la précédente, qu'elle n'osa y retourner. Elle s'avisa de donner audience publique de cérémonie à un ambassadeur de Venise, dans un fauteuil, placé sur une estrade de trois marches, quoi que Mme de Saint-Simon pût lui représenter. La surprise des dames assises et debout, venues à cette audience, fut extrême et telle, que plusieurs voulaient s'en retourner, qu'on eut peine à retenir. L'ambassadeur, étonné, s'arrêta à cette vue étrange, et demeura quelques moments incertain. Il approcha néanmoins, comme prenant son audience, pour éviter l'éclat; mais, après sa dernière révérence et quelques moments de silence, il tourna le dos et s'en alla sans avoir fait son compliment. Au sortir de Luxembourg, il fit grand bruit, et, le jour même, tous les ambassadeurs protestèrent contre cette entreprise et protestèrent encore qu'aucun ambassadeur ne se présenterait plus chez Mme la duchesse de Berry qu'ils ne fussent assurés, avec certitude, que cette entreprise ne se réitérerait plus. Ils s'abstinrent tous de la voir, et ne s'apaisèrent qu'avec peine et au bout d'assez longtemps sur les assurances les plus fortes qu'on pût leur donner que pareille chose n'arriverait jamais. On remarquera, en passant, que jamais reine de France n'a donné d'audience en cérémonie, sur une estrade, pas même sur un simple tapis de pied.

CHAPITRE IV. §

Conversation entre M. le duc d'Orléans [et moi], sur ses subsides secrets contre l'Espagne, qui la voulut avoir enfermé seul avec moi dans sa petite loge à l'Opéra. — Conversation forte entre M. le duc d'Orléans et moi, dans son cabinet, tête à tête, sur la rupture avec l'Espagne. — Faiblesse étrange du régent, qui rompt avec l'Espagne, contre sa persuasion et sa résolution. — Launay gouverneur de la Bastille. — Projet d'Albéroni et travail de Cellamare contre le régent. — Précautions de Cellamare pour pouvoir parler clairement à Madrid, et prendre les dernières mesures. — Je suis mal instruit de la grande affaire dont je vais parler. — Cause étrange de cette ignorance. — Les dépêches de Cellamare, envoyées avec tant de précautions, arrêtées à Poitiers et apportées à l'abbé Dubois, qui, dans cette affaire surtout, en fait un pernicieux usage; et le secret de tout enfoui. — Résultat bien reconnu des ténèbres de cette affaire. — Instruments de la conjuration pitoyables. — Cellamare arrêté; sa conduite. — J'apprends de M. le duc d'Orléans ce qui vient d'être raconté de Cellamare, du duc et de la duchesse du Maine, et du projet vaguement. — Conseil de régence sur l'arrêt de l'ambassadeur d'Espagne, où deux de ses lettres au cardinal Albéroni sont lues. — Pompadour et Saint-Geniez mis à la Bastille. — Députation du parlement au régent, inutile, en faveur du président de Blamont. — Abbé Brigault à la Bastille. — D'Aydie et Magny en fuite. — La charge du dernier donnée à vendre à son père. — Tous les ministres étrangers, au Palais-Royal, sans aucune plainte. — On leur donne à tous des copies des deux lettres de Cellamare à Albéroni, qui avaient été lues au conseil de régence.

J'étais inquiet de voir que tout se préparait à rompre avec l'Espagne. L'intérêt de l'abbé Dubois y était tout entier; on a vu, dans ce que j'ai donné de M. de Torcy, quelle fut sa conduite en Angleterre. Il n'avait osé y conduire son maître que par degrés, et ce fut à ce premier degré, dont je prévis l'entraînement et les suites, que je crus devoir m'opposer à temps. Il n'était alors question que de subsides de la France à l'Angleterre, se déclarant contre l'Espagne, conjointement avec l'empereur, et ces subsides devaient être secrets. Après avoir effleuré cette matière avec M. le duc d'Orléans, nous convînmes, lui et moi, de la traiter à fond. Il en usa pour cette affaire comme il avait fait pour celle des appels, et me traîna, malgré tout ce que je lui pus représenter, dans sa petite loge de l'Opéra. Il en ferma la porte après avoir défendu qu'on y frappât, et là, tête à tête, nous ne songeâmes à rien moins qu'à l'opéra. Je lui représentai le danger d'élever l'empereur, à l'abaissement duquel et de sa maison la France avait sans cesse travaillé depuis les grands coups que le cardinal de Richelieu lui avait su porter, toutes les fois que l'État n'avait pas été trahi par l'intérêt et l'autorité des reines mères italiennes ou espagnoles; de l'empereur qui, de plus, ne pardonnerait jamais à la France d'avoir enlevé l'Espagne et les Indes à sa maison et à lui-même, de l'empereur enfin qui avait mis la France à deux doigts de sa perte, et qui, lorsque la reine Anne la sauva, fit l'impossible contre elle, et fut le dernier de tous les alliés à signer la paix; que l'agrandissement de l'Angleterre et du roi Georges n'était pas moins redoutable, qui, sous les trompeuses apparences d'une feinte amitié, étaient nos plus anciens et plus naturels ennemis, que l'épreuve de cette vérité était de tous les siècles, si on en excepte des instants comme entre Henri IV et Élisabeth, et les moments d'autorité de Charles II et du changement du conseil de la reine Anne; que leur double intérêt revenait au même: celui du roi Georges, de tout faire pour l'empereur, par la raison de ses États d'Allemagne, et par l'investiture de Brême et de Verden, après laquelle il soupirait depuis si longtemps, et que l'empereur lui faisait attendre pour le tenir en ses mains et s'en servir sûrement dans toutes ses vues; de la nation, qui n'avait d'objet que le commerce, que de ruiner celui d'Espagne et le nôtre en même temps, peu inquiets de celui du Portugal où ils étaient les maîtres, de celui de Hollande qu'ils avaient à demi ruiné et dont ils dominaient la république, et que nous avions grand intérêt de ne pas laisser achever de ruiner, parce qu'il ne pouvait nous être contraire au point où il se trouvait réduit. J'ajoutai l'intérêt commun de toute l'Europe, de brouiller sans cesse et irrémédiablement, si elle le pouvait, les deux branches de la maison de France; dont la jalousie était telle, depuis que la couronne d'Espagne y était entrée, qu'il n'était efforts qu'elle n'eût faits pour l'en arracher, et depuis ne l'avoir pu par les armes, pour brouiller les deux couronnes et y semer sans cesse la zizanie depuis la mort du roi; que cet objet était si grand pour l'empereur et pour l'Angleterre, qu'il ne fallait pas croire que nulle difficulté pût les rebuter, et d'autre part aussi tellement visible que tous leurs artifices ne pouvaient qu'être grossiers; que l'intérêt si grand, si évident, si naturel de notre union avec l'Espagne, nous était appris par leur acharnement à tout tenter pour la rompre, quand nous ne sentirions pas jusqu'à quel point il était capital à la France d'entretenir une union indissoluble avec l'Espagne, d'avoir mêmes amis et mêmes ennemis, et, comme je le lui avais si souvent représenté dans son cabinet et en plein conseil, d'imiter l'union des deux branches de la maison d'Autriche, qui avait mis le sceau à sa grandeur, et dont l'identité continuelle tant que celle d'Espagne avait duré l'avait conservée.

Je lui fis remarquer avec détail que l'empereur et l'Angleterre ne pouvaient être que de faux amis, et encore de moments, parce que ces deux puissances avaient et auraient toujours des intérêts directement contraires à ceux de la France, au lieu qu'outre le même sang et la proximité, nul intérêt essentiel ne pouvait jamais aliéner la France de l'Espagne, depuis qu'elle n'obéissait plus à un roi de la maison d'Autriche, ni l'Espagne de la France. Je lui touchai après son intérêt personnel, de ne se pas mettre au hasard de rompre avec l'Espagne, après tout ce qui s'était passé vers la fin du feu roi sur son compte avec l'Espagne. Ensuite je lui fis sentir la grossièreté du piége qu'on lui tendait; que des subsides secrets étaient un engagement qui l'entraînerait à la rupture, qu'on n'osait lui proposer d'abord, et où on l'amènerait par degrés; qu'il était honteux et très nuisible à la France, de payer les ennemis de l'Espagne pour lui faire la guerre, et plus honteux à lui personnellement, après ce qui s'était passé de personnel, qu'à tout autre qui aurait le timon de l'État; que l'intérêt, le but, les vues de l'entraîner à la rupture étaient trop grands et trop évidents pour qu'il dût espérer que l'empereur et l'Angleterre ne trahissent pas le prétendu secret des subsides qu'il donnerait, et qu'il devait compter qu'eux-mêmes auraient grand soin de faire revenir à l'Espagne qu'il leur en fournissait; que dès lors il devait s'attendre aux plus vifs reproches, aux emportements de la reine, à tout le venin d'Albéroni, dont l'abbé Dubois saurait bien profiter pour l'aigrir, pour emporter ainsi ce qu'il n'ose proposer encore; qu'alors, Son Altesse Royale donnerait beau jeu aux brouillons qui ne cherchaient qu'à ranimer les haines amorties de l'Espagne contre sa personne pour s'en avantager à l'abri de la naissance et de la puissance du roi d'Espagne, et faire payer bien cher la complaisance pour l'abbé Dubois, qui, n'osant aller directement où il aspire, ne songeait, pour y parvenir, qu'à servir si utilement nos ennemis naturels contre des amis que tout nous doit faire à jamais considérer comme des frères, et j'ajoutai avec feu: « Qu'il obtienne donc la pourpre par le crédit de l'empereur qui peut maintenant tout à Rome, et par celui du roi Georges, qui peut infiniment sur l'empereur ! »

M. le duc d'Orléans, qui jusque-là m'avait écouté attentivement et tranquillement, excepté quelques applaudissements sur ne pas rompre avec l'Espagne, s'écria que voilà comme j'étais, suivant toujours mes idées aussi loin qu'elles pouvaient aller; que Dubois était un plaisant petit drôle pour imaginer de se faire cardinal; qu'il n'était pas assez fou pour que cette chimère lui entrât dans la tête, ni lui, si elle y entrait jamais, pour le souffrir; que pour son intérêt personnel, il ne risquerait rien, parce qu'il ne s'agissait que de subsides secrets qui seraient toujours ignorés de l'Espagne, et qu'à l'égard de celui de l'État, il se garderait bien de lâcher aux Anglais ni à l'empereur la courroie assez longue pour que la puissance de l'empereur pût s'augmenter, ni le commerce des Anglais s'accroître. Je ne me payai point de ces raisons; j'assurai le régent qu'en de telles liaisons on était toujours mené plus loin qu'on ne pensait et qu'on ne voulait, et pour le secret de ses subsides, je lui maintins que l'intérêt de ces deux puissances était si capital de le brouiller avec l'Espagne, qu'elles se garderaient bien de ne le pas publier comme le moyen le plus court et le plus certain d'arriver à leur but principal, qui était de le forcer à la rupture ouverte, et par là même à une liaison avec elles de nécessité et de dépendance.

Tout cela agité, approfondi, discuté et disputé entre nous deux, tant que l'opéra dura sans le voir ni l'entendre, nous laissa chacun dans sa persuasion. M. le duc d'Orléans, qu'il demeurerait très sûrement maître de son secret et de son aiguière, et que, par cette complaisance, il s'assurerait d'autant plus d'être le modérateur de l'Europe; moi, au contraire, que le secret et l'aiguière lui échapperaient l'un et l'autre, et bientôt, et qu'il se trouverait dans un embarquement dont il aurait tout lieu et tout le temps de se bien repentir. En effet, de là à la rupture, il s'écoula peu de mois. Il arriva, comme je l'avais prévu, que l'Espagne fut promptement informée de l'engagement que le régent avait pris avec l'empereur et l'Angleterre, et qu'elle redoubla tout aussitôt ses soins à donner à M. le duc d'Orléans tant d'affaires domestiques, qu'il ne fut plus à craindre pour celles du dehors, dont on verra bientôt les effets, mais qui heureusement ne firent que montrer l'étendue des projets et de ses ressorts.

La rupture s'approchait par les ruses de l'abbé Dubois, qui n'en laissait voir à personne que ce qu'il ne pouvait empêcher, par l'extérieur de mesures qui ne se qualifiaient que de simples précautions; et il avait fermé la bouche là-dessus à M. le duc d'Orléans, jusque avec le très petit nombre de ceux avec qui il s'ouvrait le plus sur différentes affaires; car nul n'eut jamais sa confiance sur toutes que l'abbé Dubois, depuis qu'il s'y fut tout à fait abandonné.

Dubois ne put pourtant si bien faire que le secret m'en fût gardé jusqu'au bout. Une après-dînée que j'allai au Palais-Royal pour mon travail ordinaire, tête à tête, comme j'avais accoutumé un jour au moins de chaque semaine, et que je commençais à en mettre les papiers sur le bureau de M. le duc d'Orléans, il me dit qu'avant de commencer, il avait chose bien plus importante à me dire, sur laquelle il voulait raisonner à fond avec moi; et, tout de suite, m'expliqua la situation en laquelle il se trouvait avec l'empereur, l'Angleterre et l'Espagne, et combien il était vivement pressé de se déclarer ouvertement et par les armes contre la dernière.

Après avoir bien écouté tout son récit, je le fis souvenir de ce que je lui avais dit et prédit à l'Opéra, quand, tête à tête, nous y agitâmes, dans sa petite Loge, l'affaire des subsides secrets, et je lui rappelai fort en détail tout ce que je lui avais allégué alors contre la rupture avec l'Espagne dont il avait été si bien convaincu, qu'il n'avait persisté à donner les subsides contre mon avis que dans la prétendue certitude du secret et de nul danger d'engagement plus fort, ni que les choses pussent aller trop loin de la part de l'empereur et de l'Angleterre contre l'Espagne, choses que je lui avais toujours fortement contestées. La rupture à laquelle il était violemment poussé par l'abbé Dubois fut longuement et fortement discutée.

Le régent ne trouva point de réponse valable à mes raisons; mais il était embarrassé de l'empereur, enchanté par l'Angleterre, plus que tout entraîné par sa faiblesse pour l'abbé Dubois, qui comptait la fortune après laquelle il soupirait avec de si vifs élans indissolublement attachée à la rupture. Voyant donc le régent convaincu, mais pourtant point persuadé, et gémissant intérieurement des chaînes dans lesquelles il se sentait entravé, j'imaginai tout à coup de les lui faire rompre par quelque chose d'extraordinaire. Je lui dis donc avec feu que je le suppliais de vouloir bien ne se pas effaroucher d'une supposition impossible, de m'écouter tout du long et de suivre mon raisonnement: « S'il vous était aussi évident, lui dis-je, qu'il y eût quelque part à portée de vous un devin ou un prophète qui sût clairement l'avenir, et qui fût en pouvoir et en volonté de répondre à vos consultations, comme il est évident que cela n'est pas, n'est-il pas vrai qu'il y aurait de la folie d'entreprendre une guerre sans avoir su de lui auparavant quel en serait le succès? Si ce prophète ne vous annonçait que places et batailles perdues, n'est-il pas vrai encore que vous n'entreprendriez pas cette guerre, et que rien ne vous y pourrait entraîner? Et moi je vous dis que sur celle dont il s'agit votre résolution devrait être aussi fermement la même, si cet homme merveilleux ne vous promettait que victoires et que succès, et en voici mes raisons: dans l'un et dans l'autre cas, vous affaiblissez l'État, vous en agrandissez d'autant les ennemis naturels par qui vous vous laissez entraîner à la guerre; vous tentez toute une nation, accoutumée depuis qu'elle existe dans le pays où elle est, à l'aînesse dans la maison de ses rois; vous hasardez un pouvoir précaire et vous donnez lieu de publier que vous ne l'employez que pour votre intérêt personnel, et pour acheter aux dépens de l'État, de son plus naturel intérêt et de tout le sang et les trésors répandus depuis la mort du feu roi d'Espagne, pour acheter, dis-je, un appui étranger contre les droits de Philippe V sur la France, dont par là vous avouez toute la force et toute votre crainte. Et au cas d'heureux succès, que ces mêmes puissances vous forcent à pousser plus loin que vous ne voudrez, où en seriez-vous si le roi d'Espagne, à bout de moyens, et de dépit, vous laissait faire, entrait en France désarmé, publiait qu'il vient se livrer à ces mêmes Français qui l'ont mis et qui l'ont maintenu sur le trône, qui sont les sujets de ses pères et de son propre neveu paternel; qu'il ne vient que pour le secourir et en prendre la régence que sa naissance lui donne, sitôt que son absence ne l'en exclut plus, et l'arracher lui, sa nation et son héritage à un gouvernement tel qu'il lui plaira de le représenter? Je ne sais, ajoutai-je, quelle en pourrait être la révolution; mais je vous confesse, monsieur, à vous tout seul, que pour moi, qui n'ai jamais été connu du roi d'Espagne que pour avoir joué aux barres avec lui et à des jeux de cet âge, qui n'en ai pas ouï parler depuis qu'il est en Espagne, ni lui beaucoup moins de moi, et qui n'y connais qui que ce soit; moi, qui suis à vous dès l'enfance, et qui savez à quel point j'y suis; qui ai tout à attendre de vous, et quoi que ce soit de nul autre, je vous confesse, dis-je, que, si les choses venaient à ce point, je prendrais congé de vous avec larmes, j'irais trouver le roi d'Espagne, je le tiendrais pour le vrai régent et le dépositaire légitime de l'autorité et de la puissance du roi mineur; que si moi, tel que je suis pour vous, pense et sens de la sorte, qu'espéreriez-vous de tous les autres vrais Français? »

La sincérité, la vérité, la force de ce discours accabla le régent, et le tint assez longtemps en silence, la tête et le visage entre ses deux mains, les coudes sur son bureau, comme il se mettait toujours quand il était fort en peine; puis il avoua sans détour que j'avais raison, et que je lui rendais un grand service de lui parler de la sorte.

Là-dessus, M. le Duc entra. Le régent le mena d'abord dans la galerie, et je demeurai dans le grand salon à me promener, où, assis et le bureau entre deux, la conversation s'était passée. La visite de M. le Duc fut très courte, et M. le duc d'Orléans et moi nous remîmes aussitôt à son bureau. J'y voulus déployer les papiers que j'y avais mis, mais il ne me le permit pas, et me dit qu'il fallait continuer notre raisonnement qui roulait sur des choses bien plus importantes. Il se leva, et nous nous promenâmes dans le salon et dans la galerie.

Je lui dis que je n'avais point de nouveau raisonnement à faire, que je lui avais tout dit, que redire ne serait que répéter et rebattre, mais que je croyais aussi en avoir assez dit pour avoir dû le persuader et l'empêcher de tomber dans le précipice par les pièges de l'ambition de l'abbé Dubois, qui, de l'un à l'autre, l'engageait où il ne devait jamais se laisser aller. Le régent me protesta qu'il le ferait mettre dans un cachot, s'il osait jamais faire un pas vers la pourpre, et convint avec moi de ne point rompre avec l'Espagne. Je tâchai de l'y affermir de plus en plus; puis je lui dis : « Vous voilà donc bien persuadé et bien convaincu, mais je ne serai pas sorti d'ici que l'abbé Dubois vous reprendra et vous retournera, verra que c'est depuis que je vous ai entretenu que vous ne voulez plus vous déclarer contre l'Espagne, fera si bien qu'il vous changera et vous tiendra de si près qu'il viendra à bout de ce qu'il s'est mis dans la tête, et vous fera déclarer contre l'Espagne. » Le régent m'assura que sa résolution de n'en rien faire était si bien prise, que rien ne la lui ferait changer, et toutefois au bout de huit jours, la guerre à l'Espagne fut déclarée.

Pendant ces huit jours, je fis ce que je n'ai jamais fait pendant toute la régence: j'allai trois ou quatre fois chez M. le duc d'Orléans, et, ce qui ne m'est jamais arrivé qu'alors, jamais je ne le pus voir. L'inquiétude de la guerre, qui m'y avait conduit, augmenta par cette clôture, où je vis bien que Dubois le tenait enfermé pour moi. Je lui écrivis pour demander à le voir: point de réponse; je récrivis de nouveau: il me fit dire verbalement que, dès qu'il me pourrait voir, il me le manderait. Alors je jugeai la chose désespérée, et je ne me trompai pas.

Le jour que la nouvelle éclata, il me manda qu'il me verrait quand je voudrais. J'allai au Palais-Royal, je trouvai un homme embarrassé, la tête basse, qui de honte n'osait me regarder. Mon abord fut froid, aussi le silence dura assez longtemps. Il le rompit enfin d'une voix basse par un « Que dirons-nous? — Rien du tout, lui répondis-je, parce qu'aux choses faites il n'y a plus à parler, il n'y a qu'à souhaiter que vous vous en trouviez bien. Du reste, je vous supplie de croire que, pour quelque intérêt particulier ou personnel que ce pût être, je ne vous aurais pas pourchassé comme j'ai fait inutilement depuis huit jours. Vous savez que mon goût ni ma coutume n'est pas de vouloir forcer les portes; mais j'ai cru que mon attachement pour vous et mon devoir à l'égard du bien de l'État me devaient faire sortir de mon naturel et de toutes bornes. Vous n'avez pas jugé à propos de me voir, je m'en lave les mains; parlons maintenant d'autre chose; » et tout de suite je tire des papiers de mes poches et je les étends sur son bureau. Il en fit le tour pour s'y aller asseoir sans dire une parole, et tant que je fus avec lui je ne vis qu'embarras, souplesses et caresses; de mon côté, je ne montrai point d'humeur. Il fallut après du temps, pour en parler à la régence et pour dresser et lui montrer la déclaration de guerre, ce qui se fit en même temps. J'y reviendrai ensuite, parce que j'ai prévenu le temps de ma conversation du Palais-Royal, comme j'ai retardé celle de l'Opéra, parce que j'ai voulu les mettre tout de suite toutes les deux, quoique séparées d'un long intervalle pour mettre tout à la fois sous les yeux ce qui se passa entre M. le duc d'Orléans et moi sur la guerre d'Espagne. Retournons maintenant un peu sur nos pas.

Le colonel Stanhope, depuis longtemps envoyé d'Angleterre en Espagne, arriva à Paris, retournant en Angleterre.

Barnaville, qui, de lieutenant de roi de Vincennes, avec la charge de confiance des prisonniers, avait passé au gouvernement de la Bastille, venait de mourir. Launay, qui en était lieutenant de roi, eut ce gouvernement, et ce fut un très bon choix. J'en parle ici, parce qu'il y fut mis dans un temps important et critique.

Cellamare, ambassadeur d'Espagne, de beaucoup de sens et d'esprit, s'employait depuis longtemps à préparer bien des brouilleries, comme on le voit par ce que j'ai donné des extraits des lettres de la poste faits par M. de Torcy. On y voit combien le cardinal Albéroni avait cette affaire dans la tête, et avec quel empressement Cellamare y répondait pour lui plaire. Le projet n'était pas de moins que de révolter tout le royaume contre le gouvernement de M. le duc d'Orléans, et, sans avoir vu clair à ce qu'ils comptaient faire de sa personne, ils voulaient mettre le roi d'Espagne à la tête des affaires de France, avec un conseil et des ministres nommés par lui et un lieutenant sous lui de la régence qui aurait été le véritable régent, et qui n'était autre que le duc du Maine. Ils comptaient sur les parlements, à l'exemple de celui de Paris; sur les chefs et les principaux moteurs de la constitution, sur la Bretagne entière, sur toute l'ancienne cour accoutumée au joug des bâtards et de Mme de Maintenon, et depuis longtemps ils ne cessaient d'attacher tous ceux qu'ils pouvaient à l'Espagne par toutes sortes de prestiges, de promesses et d'espérances. On verra que leurs mesures répondirent mal à l'importance de ce projet. Il est vrai qu'ils ne purent pas attendre sa maturité. La rupture de la France avec l'Espagne était imminente, il en fallait arrêter les suites au plus tôt et différer la révolte tout le moins qu'il leur serait possible. Ils furent découverts comme ils prenaient leurs dernières mesures; mais le régent et l'État y furent étrangement trahis, et M. le duc d'Orléans y montra une incroyable faiblesse.

Les choses étant à ce point du côté de l'Espagne et de ceux qui s'étaient dévoués à leur vengeance ou à leurs propres espérances, il fallut parler clair à Madrid sur l'état des choses et sur les noms. Cellamare, trop sage pour confier à pas un de ses gens un paquet de cette conséquence, voulut que le courrier fût choisi à Madrid, et que ce fût quelqu'un au-dessus d'un courrier, qui eût en même temps dans sa personne et dans sa qualité de quoi ôter toute défiance. Pour mieux cacher un secret si important, ils choisirent à Madrid un jeune ecclésiastique qui s'appelait ou se fit appeler l'abbé Portocarrero, à qui ils donnèrent pour adjoint le fils de Monteléon. Rien de mieux imaginé que deux jeunes gens que le hasard semblait faire rencontrer à Paris, l'un venant de Madrid, l'autre de la Haye, et se joindre après pour retourner de compagnie en Espagne. Le nom de Portocarrero imprimait et, depuis le fameux cardinal Portocarrero, portait avec soi sa faveur de la France. L'autre était le fils de l'ambassadeur d'Espagne, depuis longtemps en Angleterre, qui avait été assez longtemps en France et y avait laissé des amis considérables. Il était déclaré de tout temps pour la France, et pour que l'Espagne ne s'en séparât jamais; on le savait; l'abbé Dubois en avait été souvent témoin à Londres, et que cet attachement lui avait mal réussi auprès d'Albéroni. On a vu, par ces extraits de lettres de la poste de M. de Torcy, que Monteléon fut là-dessus inébranlable. Monteléon, sorti d'Angleterre par la rupture et les actions de la flotte anglaise contre l'Espagne dans la Méditerranée, était allé à la Haye attendre ce que sa cour voudrait faire de lui, et il paraissait qu'il envoyait son fils en Espagne pour cette affaire particulière. Deux jeunes gens de noms agréables à la France et qui semblaient si bien se rencontrer de pur hasard à Paris, l'un venant de Madrid, l'autre de la Haye, et qu'il était si naturel qu'ils s'en retournassent ensemble, avaient tout ce qu'il fallait pour ôter tout soupçon qu'ils pussent être chargés d'aucun paquet de conséquence par l'ambassadeur, qui avait ses propres courriers et le renvoi de ceux qu'il recevait d'Espagne. On peut juger aussi que ces jeunes gens eux-mêmes ignoraient parfaitement ce dont ils étaient chargés, et il était tout simple que, s'en allant en Espagne, l'ambassadeur les chargeât de quelque paquet par occasion.

Ils partirent donc, munis de passeports du roi, à cause de la conjoncture de rupture prochaine, les premiers jours de décembre, avec un banquier espagnol établi en Angleterre, qui y venait de faire une fort grande banqueroute, et que les Anglais avaient obtenu du régent de pouvoir faire arrêter partout où ils pourvoient en France. On me trouvera bien mal instruit dans tout le cours de cette grande affaire, mais je ne puis ni ne veux dire que ce que j'en ai su, et du reste je donnerai mes conjectures . L'abbé Dubois, de plus en plus maître de M. le duc d'Orléans, le voulait être du secret de tout, pour n'avoir ni contradicteur ni même de compagnon, et M. le duc d'Orléans lui fut fidèle en obéissance. Lui-même, comme on le verra, n'en sut que ce qu'il plut ou ce qu'il convint à l'abbé Dubois.

Soit que l'arrivée de l'abbé Portocarrero, et le peu de jours qu'il demeura à Paris fût suspect à l'abbé Dubois et à ses émissaires, soit qu'il eût corrompu quelqu'un de principal auprès de l'ambassadeur d'Espagne, par qui il fut averti que ces jeunes gens étaient chargés d'un paquet important, soit qu'il n'y eût pas d'autre mystère que la mauvaise compagnie du banqueroutier parti avec eux, et l'attention de l'abbé Dubois à obliger les Anglais en le faisant arrêter, et qu'il eût ordonné de les arrêter tous trois, et d'enlever tous leurs papiers, de peur que le banqueroutier ne leur eût donné les siens pour ne les pas perdre s'il venait à être pris; quoi qu'il en soit, l'abbé Dubois fit courre après eux, et ils furent arrêtés à Poitiers, tous leurs papiers enlevés et apportés à l'abbé Dubois par le courrier qui, aussitôt après leur capture, fut dépêché de Poitiers pour lui en apporter la nouvelle. Les hasards font souvent de grandes choses. Le courrier de Poitiers entra chez l'abbé Dubois comme M. le duc d'Orléans entrait à l'Opéra. Dubois parcourut les papiers, et dit la nouvelle de la capture à M. le duc d'Orléans comme il sortait de sa loge. Ce prince, qui avait accoutumé de s'enfermer alors tout de suite avec ses roués, en usa de même ce jour-là, sous prétexte que l'abbé Dubois n'avait pas eu le temps d'examiner les papiers, avec une incurie à laquelle tout cédait. Les premières heures de ses matinées étaient peu libres. Sa tête, offusquée encore des fumées du vin et de la digestion des viandes du souper, n'était pas en état de comprendre, et les secrétaires d'État m'ont souvent dit que c'était un temps où il ne tenait qu'à eux de lui faire signer tout ce qu'ils auraient voulu. Ce temps fut pris par l'abbé Dubois pour lui rendre compte des papiers arrivés de Poitiers, tel qu'il jugea à propos. Il n'en dit et n'en montra que ce qu'il voulut, et ne se dessaisit jamais d'aucun entre les mains du régent, aussi peu de pas un autre. La confiance aveugle, et la négligence abandonnée de ce prince en cette occasion fut incompréhensible; et ce qui l'est encore plus, c'est que l'une et l'autre régna dans toute la suite de cette affaire et dans toutes ses parties, et rendit l'abbé Dubois le maître unique des preuves, des soupçons, de la conviction, de l'absolution, de la punition.

Il n'admit dans cette affaire que le garde des sceaux et Le Blanc, parce qu'il ne put s'en passer, mais sans leur dire qu'autant et si peu qu'il lui convenait. Le premier était dans son intimité et dans son entière et absolue dépendance; le second n'était que dans la même dépendance, et se flattait mal à propos de l'intimité; tous deux, dans la stupeur de sa conduite dans cette affaire, et dans la frayeur de lui faire la moindre question et d'outrepasser ses ordres d'une ligne. C'était de sa seule volonté que leurs places dépendaient; il le leur faisait sentir tous les jours. Ils comptaient donc le maître pour rien et le valet pour tout. Leurs démarches, leurs interrogatoires, les comptes qu'ils rendirent au régent dans tout le cours de cette affaire, ce qu'ils poussèrent, ce qu'ils firent semblant de pousser, ce qu'ils laissèrent échapper ou tomber, ce qu'ils favorisèrent, ce qu'ils dirent au régent et ce qu'ils lui turent, en un mot toute leur conduite, leurs démarches, jusqu'à leurs paroles, et tout cela jusque dans le dernier détail et dans la précision la plus exacte, fut à chaque pas réglé par Dubois. Cet abbé fut le seul, l'unique, le suprême conducteur et modérateur, avec un empire et une jalousie que rien ne troubla, et qui ne trouva que soumission aveugle la plus exacte dans la frayeur et le tremblement de ces deux hommes, qui reçurent dans cette servile disposition les ordres qu'ils en attendaient à chaque instant, et jusque pour chaque minutie, uniquement occupés d'une obéissance littérale et aveugle, à laquelle ce maître terrible ne leur laissa pas ignorer que leur fortune était singulièrement attachée. Ainsi la connaissance entière et effective de cette profonde affaire et de toutes ses différentes parties demeura uniquement à l'abbé Dubois tout seul, qui ne s'y servit aussi que de ces deux seuls hommes, auxquels il ne communiqua que par mesure et que ce qu'il lui convint de leur communiquer. Il ne traita pas M. le duc d'Orléans avec plus de confiance, à qui le garde des sceaux et Le Blanc n'osèrent jamais rien rendre que les leçons précises, et bien exactement, qu'ils recevaient pour cela de l'abbé Dubois, et au temps, au ton et à la mesure qu'il leur prescrivait à chaque fois. Par cette conduite, je ne puis assez le répéter, Dubois demeura seul instruit et maître absolu du fond de tout le secret de l'affaire, du degré et du sort des coupables, d'en augmenter et d'en diminuer le nombre et le poids à sa volonté, sans crainte de pouvoir être démenti, ni même contredit, ni traversé en la moindre chose. On arrêtait les gens et on les relâchait sur les ordres du roi donnés par le régent, dont l'abbé Dubois disposait seul et absolument, sans que jamais il y ait eu de démarches ni de procédures juridiques, parce qu'elles n'auraient pas pu être également dans sa main.

Le garde des sceaux, qui avait le plus de part en la confiance de l'abbé Dubois et qui en a toujours espéré et été ménagé pendant sa disgrâce, est mort avant lui dans ces dispositions et a emporté avec lui ce qu'il savait de ce secret. Le Blanc, déjà poussé et chassé par Dubois avant sa mort, et tombé au bord de l'abîme, dont il essuya depuis toutes les horreurs, avait beaucoup moins su de tout cela que le garde des sceaux, qui était le seul dont Dubois pût prendre quelque conseil dans la nécessité; et Le Blanc, de retour enfin au monde et à la fortune sur une terre nouvelle et sous d'autres cieux, s'est bien gardé de dire [rien] de ce qu'il pouvait savoir d'une affaire dont les principaux et les plus grands coupables étaient, non seulement sortis de prison et de toute inquiétude dès avant sa plus profonde chute, mais rétablis en leur premier état, grandeur et splendeur, ainsi que tous les autres accusés et soupçonnés.

Soit que M. le régent en ait plus su qu'il n'a voulu le montrer, et que la crainte du nombre et du nom, des établissements et de la considération de ceux qui ont trempé dans cette affaire, lui ait fait prendre le parti qu'il y a pris: soit que sa négligence continuelle et son prodigieux asservissement sous le joug que l'abbé Dubois avait su lui imposer, l'eût laissé, comme je l'ai cru, dans l'ignorance du vrai fond et des circonstances importantes de l'affaire et de la plupart des gens considérables qui y étaient entrés, ou pour ménager la faiblesse du prince qu'il connaissait si parfaitement, ou pour se faire peu à peu, en temps et lieu, un mérite auprès de ceux dont il avait tu les noms, ni moi ni personne n'avons rien pu tirer de M. le duc d'Orléans au delà du récit ténébreux que je vais faire. Mais toujours, d'une obscurité si étrangement profonde résulte bien certainement un complot de M. et de Mme du Maine, laquelle y travailla longtemps avant le dernier lit de justice et dès l'entrée de la régence par l'ameutement de la prétendue noblesse, du parlement, de la Bretagne, et tout ce qu'elle sut mettre en oeuvre pour tenir ce qu'on a vu (t. XI, p. 421) qu'elle avait déclaré si nettement aux ducs de La Force et d'Aumont lorsqu'ils furent forcés de la voir à Sceaux, sur l'affaire du bonnet: « Que quand on avait une fois acquis, comme que ce fût, la qualité de prince du sang et l'habilité de succéder à la couronne, il fallait bouleverser l'État et mettre tout en feu plutôt que se les laisser arracher. »

Ces ameutements, en apparence contre les ducs, ou le gros des ameutés furent les premiers trompés, ne furent en effet pratiqués que pour se fortifier contre les princes du sang depuis que l'aigreur se fut mise entre eux par le procès de la succession de M. le Prince, et empêcher le régent de juger la demande formée contre eux par les princes du sang et d'en rayer la qualité avec le prétendu droit d'habilité factice de succéder à la couronne. Aussi réussirent-ils à lui faire une telle peur qu'il en éluda le jugement contre ses paroles souvent données, contre toute justice, raison et bienséance, et qu'il ne céda, après tant de délais, de subterfuges, de tours de souplesse, qu'aux cris et à une véritable obsession des princes du sang, qui se relevèrent à rie le pas laisser respirer. C'est ce qui parut mieux encore par la démarche beaucoup plus que hardie, à laquelle se porta le duc du Maine, d'invoquer avec éclat la majorité du roi et les états généraux comme seuls compétents d'un jugement de cette nature; qui n'était pas moins faire qu'anéantir les lois autant qu'il était en lui, l'autorité du roi mineur et celle du régent du royaume, et en donner à tous les sujets le dangereux et très coupable exemple. Enfin ce qui se peut appeler le premier tocsin de l'éclat dont nous allons parler, fut la fameuse requête signée de cette prétendue noblesse, dont M. le duc d'Orléans avait été si longtemps et si volontiers la dupe, ainsi qu'elle-même en gros, par rapport aux ducs, et présentée au parlement par six seigneurs, desquels six la plupart portaient sur le front l'attachement au duc du Maine; tocsin, dis-je, de ce qui se tramait, si le régent passait outre au jugement par lequel le duc et la duchesse du Maine sentaient bien que la qualité de princes du sang et l'habilité donnée aux bâtards par le feu roi de succéder à la couronne ne pouvait manquer d'être anéantie. Depuis le moment de l'arrêt qui prononça cet anéantissement, et son enregistrement, le Rubicon fut intérieurement passé, et tout montra sans cesse depuis qu'il ne s'agissait plus que de mettre la main à l'oeuvre. Et quelle était cette oeuvre? La vengeance contre les juges et les parties, c'est-à-dire contre tout le sang royal légitime qui était en France; détruire le régent; revêtir le roi d'Espagne et le duc du Maine, sous lui, de la régence; abolir les renonciations; réveiller les cendres du procès de la branche éteinte de Soissons contre l'état de celle de Condé, dont M. le Duc m'a souvent dit que Mme du Maine ne s'était point cachée, et dont j'ai très bien su d'ailleurs qu'elle avait parlé plus d'une fois comme d'une pièce dont elle prétendait bien s'aider, et qui, à son compte, ne laissait devant son mari que les infants d'Espagne; réussir à tout cela pour le soulèvement de la noblesse, des parlements, par les ressorts constitutionnaires; introduire les forces d'Espagne, en soulevant tout le royaume, au moins par mer; sûrs de la Bretagne par l'idée flatteuse d'états généraux, d'union des parlements, et des autres tribunaux par les cris excités contre l'administration des finances et contre les moeurs du régent, et en dernier lieu en tirant tous les avantages possibles de sa mésintelligence avec l'Espagne, et tout cela fortifié de plusieurs gens considérables, de l'affectation si follement et si publiquement marquée du maréchal de Villeroy par ses éclatantes précautions contre le poison, de tout craindre et sans cesse pour la vie du roi, par un premier président du parlement de Paris, tout à eux et parfaitement sans âme, et par l'affolement de sa compagnie, de se prétendre les tuteurs des rois, irritée contre le régent, et brûlante de domination et de vengeance, par la Bretagne, infatuée du rétablissement de ses anciens privilèges et de l'honneur de rendre la liberté à toute la France en recevant les troupes d'Espagne dans ses ports, et leur servant de places d'armes, d'entrepôt et de magasins; mais les instruments à faire réussir de si beaux projets ne répondirent pas à leur importance ni à leur étendue. L'étonnement fut grand quand on vit des chefs d'entreprise si risibles, et les personnages du complot si dignes de mépris.

Le lendemain de l'arrivée du courrier de Poitiers à l'abbé Dubois, le prince de Cellamare, averti de son côté d'un événement fâcheux, mais qui se flattait encore que la compagnie du banquier banqueroutier avait pu être la cause de l'arrêt des deux jeunes voyageurs et de l'enlèvement de leurs papiers, cacha son inquiétude sous une apparence fort tranquille, et alla à une heure après-midi chez M. Le Blanc redemander un paquet de lettres qu'il leur avait donné par l'occasion de leur retour en Espagne et munis de passeports du roi. Le Blanc, qui avait sa leçon faite de plus d'une façon par l'abbé Dubois qu'il avait vu le matin chez lui, et après de M. le duc d'Orléans, qu'ils avaient vu ensemble, sur la conduite à tenir dans les divers cas qui étaient possibles à l'égard de l'ambassadeur, lui répondit que le paquet avait été vu, qu'il y avait des choses importantes, et que, loin de lui être rendu, il avait ordre de le remener lui-même en son hôtel avec M. l'abbé Dubois, qui, averti à l'instant de l'arrivée de Cellamare chez Le Blanc, y était promptement accouru. Ils le firent donc monter dans le carrosse de M. Le Blanc, et y entrèrent avec lui. L'ambassadeur, qui sentit bien qu'un pareil compliment ne se hasardait pas sans s'être précautionné sur l'exécution, ne fit aucune difficulté, et ne perdit pas un moment de sang-froid et d'air de tranquillité, pendant les trois heures au moins qu'ils passèrent chez lui à fouiller tous ses bureaux et ses cassettes et séparer les papiers qu'ils voulurent, en homme qui ne craint rien et qui est assuré dans sa conduite. Il traita toujours M. Le Blanc fort civilement; pour l'abbé Dubois, avec qui il sentit bien qu'il n'avait rien à ménager, et que tout son complot était découvert, il affecta de le traiter avec le dernier mépris, jusque-là que, Le Blanc se mettant après une petite cassette: « Monsieur Le Blanc, monsieur Le Blanc, laissez cela, lui dit-il, cela n'est pas pour vous; cela est bon pour l'abbé Dubois, » qui était là présent; puis, en le regardant, il ajouta: « Il a été maquereau toute sa vie, ce ne sont là dedans que lettres de femmes. » L'abbé se mit à rire, n'osant pas se fâcher. Ce fut apparemment un bon mot que Cellamare voulut lâcher. Il était vieux déjà, il le paraissait encore plus que son âge. Il avait beaucoup d'esprit, de savoir et de capacité, et tout cela tourné au solide, nulle sorte de débauche, et toute sa galanterie n'était que pour le commerce du grand monde, pénétrer ce qu'il voulait savoir, faire et entretenir des partisans au roi d'Espagne et semer sans imprudence le mécontentement du régent; c'était donc là uniquement ce qui l'engageait à se mêler avec choix dans les meilleures compagnies. Du reste, fort retiré chez lui à lire ou à travailler. Au moment de son arrivée chez lui avec ses deux acolytes, un détachement de mousquetaires s'empara des portes et de la maison.

Quand tout fut visité, le scellé du roi et le cachet de l'ambassadeur furent mis sur tous les bureaux et les cassettes qui renfermaient des papiers . L'abbé Dubois et Le Blanc s'en allèrent ensemble rendre compte au régent, et laissèrent auprès de l'ambassadeur les mousquetaires pour le garder lui et ses domestiques, et du Libois, un des gentilshommes ordinaires du roi, comme il se pratique toujours d'en laisser un auprès des ambassadeurs dans les fâcheuses occasions. Celui-ci avait beaucoup d'esprit et d'entendement, et avait presque toujours été choisi pour ces tristes commissions.

J'appris ce matin chez moi la capture de Poitiers, sans avoir rien su de ceux qui y furent arrêtés. Comme j'étais à table, il vint un garçon rouge me dire de la part de M. le duc d'Orléans de me trouver à quatre heures aux Tuileries pour le conseil de régence. Comme ce n'était pas jour d'en tenir, je lui demandai ce qu'il y avait donc de nouveau. À son tour, il fut surpris de mon ignorance, et m'apprit que l'ambassadeur d'Espagne était arrêté. Dès que j'eus mangé un morceau, je quittai la compagnie, et m'en allai au Palais-Royal, où j'appris de M. le duc d'Orléans tout ce que je viens de raconter. Je lui parlai des papiers; il me dit que l'abbé Dubois les avait; qu'il n'avait pas eu le temps encore de les examiner, ni de lui en rendre compte; qu'il allait seulement montrer quelque chose au conseil de régence, qu'il avait voulu instruire lui-même sur cet éclat. Ces propos et divers autres aussi vagues gagnèrent le temps, et je m'en allai l'attendre aux Tuileries. J'y trouvai de l'étonnement sur plusieurs visages, quelques petits pelotons de deux, de trois et de quatre ensemble; en général, des gens frappés de l'éclat de l'arrêt d'un ambassadeur d'Espagne, et peu enclins à l'approuver.

M. le duc d'Orléans arriva peu après. Il avait, mieux qu'homme que j'aie connu, le talent de la parole, et, sans avoir besoin d'aucune préparation, il disait ce qu'il voulait, ni plus ni moins; les termes étaient justes et précis, une grâce naturelle les accompagnait, avec l'air de ce qu'il était, toujours mêlé d'un air de politesse. Il ouvrit le conseil par un discours sur les personnes et les papiers arrêtés à Poitiers, qui avaient découvert une conspiration fort dangereuse contre l'État, prête à éclater, dont l'ambassadeur d'Espagne était le principal promoteur. Son Altesse Royale allégua les raisons pressantes qu'il avait eues de s'assurer de la personne de cet ambassadeur, de faire visiter ses papiers, de le faire garder par du Libois et par les mousquetaires. Il s'étendit à montrer que la protection du droit des gens ne s'étendait pas jusqu'aux conspirations; que les ambassadeurs s'en rendaient indignes quand ils entraient, encore plus quand ils excitaient des complots contre l'État où ils résidaient. Il cita plusieurs exemples d'ambassadeurs arrêtés pour moins. Il expliqua les ordres qu'il avait donnés pour informer de sa part tous les ministres étrangers qui étaient à Paris, de cette affaire, et il ordonna à l'abbé Dubois de rendre compte au conseil de ce qu'il avait fait chez Cellamare, de quelle façon cela s'était passé avec cet ambassadeur, et de lire ensuite au conseil deux lettres de ce ministre au cardinal Albéroni, trouvées dans les papiers apportés de Poitiers.

L'abbé Dubois balbutia un récit court et mal en ordre de ce qu'il avait fait chez l'ambassadeur, et s'étendit davantage sur l'importance de la découverte et sur celle de ce qu'on voyait déjà de la conspiration. Les deux lettres qu'il lut ne laissèrent point douter que Cellamare ne fût à la tête de cette affaire, et qu'Albéroni n'y entrât aussi avant que lui. On fut aussi très scandalisé des expressions de ces lettres sur M. le duc d'Orléans, qui n'étaient ménagées ni en choses ni en termes.

Ce prince reprit la parole pour témoigner avec beaucoup de modération qu'il ne soupçonnait point le roi ni la reine d'Espagne d'entrer dans une affaire de cette nature; qu'il ne l'attribuait qu'à la passion d'Albéroni et à celle de l'ambassadeur pour lui plaire, et qu'il en demanderait justice à Leurs Majestés Catholiques. Il remontra ensuite l'importance de ne rien négliger pour l'entier éclaircissement d'une affaire si capitale au repos et à la tranquillité du royaume, et finit par dire que, jusqu'à ce qu'il en sût davantage, il ne voulait nommer personne de ceux qui pouvaient y être entrés. Tout ce discours fut fort applaudi, et je crois qu'il s'en trouva dans la compagnie qui se sentirent bien à leur aise quand ils entendirent que le régent ne voulait nommer ni laisser répandre de soupçons sur personne jusqu'à ce qu'il fût plus éclairci.

Néanmoins, dès le lendemain matin, samedi dix décembre, Pompadour fut arrêté à huit heures, comme il se levait, et conduit à la Bastille. Mme de Pompadour et Mme de Courcillon, sa fille, et belle-fille de Dangeau, allèrent au Palais-Royal. M. le duc d'Orléans leur fit faire excuse de ce qu'il ne pouvait leur parler par le maréchal de Villeroy, qui était avec lui, avec des compliments vagues qui ne signifiaient rien.

Pompadour était un grand homme, triste et froid, qui avait passé avec sa femme, fille du maréchal de Navailles, la plus grande partie de sa vie sans cour et sans servir, dans une grande obscurité à Paris, où il n'avait pas laissé de se ruiner, et qui n'avait reparu dans le monde que par le mariage de sa fille, qui était une beauté et fort jeune, avec Courcillon, qui y trouvait une alliance qui l'honorait fort, et des biens à venir, dont le père et la mère n'avaient pu dissiper les fonds. Par ce mariage, ils entrèrent à la cour. Dangeau donna à Pompadour sa place de menin de Monseigneur, qui ne lui servait à rien, et Pompadour vécut à la cour sans être de rien et sans considération aucune. Il avait de l'esprit et de la lecture; mais il n'en sut jamais rien faire. Ses conseils et son crédit ne pouvaient fortifier un parti, et chacun rit et s'étonna qu'il fût entré dans celui-ci. Sa femme avait le petit manége. À l'appui de Mme de Dangeau et de la décoration de la duchesse d'Elboeuf, sa soeur, elle fit une cour basse à Mme de Maintenon, et à Mme des Ursins quand elle fit ici ce voyage triomphant dont il a été parlé, et se fit ainsi gouvernante des enfants de lime la duchesse de Berry. Sa fonction ne fut que d'un moment, et la mort du roi la fit retomber et son mari dans le néant, dont le mariage de leur fille les avait tirés.

Ce même samedi 10 décembre, Saint-Geniez fut aussi arrêté et conduit à la Bastille. Saint-Geniez était une espèce d'aventurier, bâtard de Saint-Geniez, mort en 1685, lieutenant général, gouverneur de Saint-Omer, et frère du maréchal de Navailles, mort en 1684. Il avait eu deux fils d'A. Drouart, morte en 1671, qu'il fit légitimer, en 1678, par lettres patentes du roi enregistrées, et que par son testament il appelle ses enfants naturels et légitimés. Le cadet eut une abbaye; je ne sais ce qu'il est devenu. Celui dont il s'agit ici servit toute sa vie avec beaucoup de valeur, et s'attacha fort au maréchal de Villeroy, qui lui fit donner un brevet de colonel de dragons en 1704. Il épousa, en 1695, une fille de Rolland, fermier général, manière d'aventurière aussi et grande danseuse. En 1717, il s'avisa de vouloir être légitime, et demanda, par un placet au roi et au régent, que les enregistrements de ses lettres de légitimation, obtenues par son père, fussent rayés. On se moqua de lui. C'était un bon garçon, sans cervelle, uniquement propre à un coup de main. Il n'eut que deux filles. Je ne sais ce que tout cela est devenu depuis la fin de l'affaire qui me fait parler de lui.

Le même jour, les députés du parlement vinrent au Palais-Royal demander la liberté du président Blamont. Le régent leur répondit qu'il avait fait arrêter l'ambassadeur d'Espagne pour une conspiration, qu'il le renvoyait à Madrid, et qu'il en demandait justice au roi d'Espagne, qu'il voulait être éclairci sur ceux qui y étaient entrés, et que, pour le présent, il ne pouvait répondre à ce qu'ils demandaient. Le moment de cette députation fut trouvé mal choisi.

D'Aydie, veuf de la soeur de Rion, et de même nom que lui, et qui logeait à Luxembourg, disparut. Un abbé Brigault, fort dans le bas étage, qui était en fuite, fut pris à Nemours et conduit à la Bastille. Magny, introducteur des ambassadeurs, prit aussi la fuite. Sa charge fut donnée à vendre à Foucault, son père, conseiller d'État, chef du conseil de Madame. On a vu ailleurs que ce Magny n'était qu'un misérable fou. Ces trois hommes n'étaient pas pour fortifier beaucoup un parti. À la naissance près d'Aydie, on ne comprenait pas ce qu'un parti en pouvait faire.

Le mardi 13 décembre, jour que tous les ministres étrangers allaient au Palais-Royal, et qui était le premier mardi d'après la détention de Cellamare, ils y furent tous, ambassadeurs et autres. Aucun ne fit de plaintes de ce qui était arrivé; on leur donna à tous la copie des deux lettres qui avaient été lues au conseil. L'après-dînée, on fit monter l'ambassadeur d'Espagne dans un carrosse avec du Libois, un capitaine de cavalerie et un capitaine de dragons, choisis pour le conduire à Blois, et y rester auprès de lui jusqu'à ce qu'on eût nouvelle de l'arrivée du duc de Saint-Aignan en France. Quelques jours après, Sandraski, brigadier de cavalerie et colonel de hussards, Seret, autre colonel de hussards, et quelques autres moindres officiers, furent conduits à la Bastille.

CHAPITRE V. §

Évêques et cardinaux en débat sur les carreaux à la chapelle du roi, pour le sacre de Massillon, évêque de Clermont, qui s'y fit devant le roi, qui lui donna trente mille livres de gratification, en attendant une abbaye. — Le parlement refuse d'enregistrer la banque royale. — Le régent s'en passe, le méprise, la publie et l'établit. — Menille à la Bastille. — Cellamare écrit très inutilement aux ministres étrangers résidant à Paris. — Conseil secret au Palais-Royal, qui se réduit après à M. le Duc et à moi, à qui le régent confie que le duc et la duchesse du Maine sont des plus avant dans la conspiration, et qui délibère avec nous ce qu'il doit faire. — Nous concluons tous trois à les faire arrêter; conduire M. du Maine à Dourlens, et Mme du Maine au château de Dijon, bien gardés et resserrés. — M. le Duc dispute un peu sur Dijon et se rend. — M. et Mme du Maine et leurs affidés ont tout le temps de mettre leurs papiers à couvert et en profitent. — Perfidie de l'abbé Dubois. — Conseil secret entre M. le duc d'Orléans, M. le Duc, l'abbé Dubois, Le Blanc et moi, où tout est résolu pour le lendemain. — Le duc du Maine arrêté à Sceaux par La Billarderie, lieutenant des gardes du corps, et conduit dans la citadelle de Dourlens. — Mme la duchesse du Maine arrêtée par le duc d'Ancenis, capitaine des gardes du corps, et conduite au château de Dijon. — Enfants du duc du Maine exilés. — Cardinal de Polignac exilé à Anchin. — Un gentilhomme ordinaire du roi est mis auprès de lui. — Davisard et autres gens attachés ou domestiques du duc et de la duchesse du Maine, mis à la Bastille. — Excellente et nette conduite du comte de Toulouse. — Le duc de Saint-Aignan se retire habilement d'Espagne, où on voulait le retenir. — Mort du comte de Solre, sans nulle prétention toute sa vie. — Son fils et sa belle-fille s'en figurent de toutes nouvelles et inutiles. — Mort de Nointel, conseiller d'État, et du vieux Heudicourt. — Belle-Ile; sa famille; son île. — Caractère de Belle-Ile. — Caractère du chevalier de Belle-Ile. — Union des deux frères Belle-Ile; leur conduite domestique; leur liaison avec moi. — L'aîné commence à pointer et fait avec le roi l'échange de Belle-Ile. — Raison de s'être étendu sur les deux frères Belle-Ile.

Deux incidents arrivés le vendredi 16 décembre méritent d'être rapportés, et n'interrompront pas longtemps l'affaire de la conspiration. Le premier fut ecclésiastique: le P. Massillon, de l'Oratoire, excellent prédicateur, avait reçu ses bulles pour l'évêché de Clermont, auquel le roi l'avait nommé. Il avait fort plu à la cour par des sermons à la portée de l'âge et de l'état du roi, qu'il avait précédemment prêchés à la chapelle. Le roi eut curiosité de voir son sacre. Il fut dit que, pour sa commodité, il se ferait dans la chapelle. Les évêques, toujours très attentifs à usurper, tirèrent sur le temps et déclarèrent que pas un n'assisterait à ce sacre s'il s'y trouvait des cardinaux. Il n'y avait point d'exemple de sacre dans la chapelle du roi, très peu ailleurs, où le roi ou la reine eussent été; et lorsque cela était arrivé, c'était dans des tribunes. La difficulté des évêques était qu'ils n'osaient prétendre des carreaux dans la chapelle, et que, n'en ayant point, ils n'en voulaient pas voir aux cardinaux. Mais la difficulté était ridicule. Les évêques se trouvent continuellement à la messe du roi et à celle de la reine, et à toutes les cérémonies et offices qui se font à la chapelle en présence de Leurs Majestés. Ils n'y ont jamais eu ni prétendu de carreau, et y en ont toujours vu aux cardinaux, sans parler des ducs et des duchesses. Quelle différence donc d'un sacre dans la chapelle, ou de la simple messe du roi, ou d'une autre cérémonie? C'est qu'ils sentaient leurs forces, la faiblesse du régent, la situation actuelle des cardinaux, et qu'ils cherchaient à se fabriquer un titre de leur ridicule difficulté.

Le cardinal de Noailles était éreinté par l'appel qu'il venait de publier, et le grand aumônier lui disputait de faire porter sa croix devant lui dans la chapelle; il ne pouvait donc songer à y aller. Polignac était encore moins en état d'y paraître et de disputer, comme on le verra incontinent; Rohan et Bissy en étaient à faire leur cour aux évêques pour les attirer à faire tous les pas de fureur qui leur convenaient dans la circonstance toute fraîche de la déclaration de l'appel du cardinal de Noailles et de plusieurs évêques et corps, etc., en même temps. Bissy, dans la foule qu'il travaillait à exciter, et qui n'espérait de succès à Rome que par celui qu'il opérerait ici par les évêques de France, se trouva, heureusement pour leur prétention, le seul des cardinaux qui pût se trouver à ce sacre.

Il le leur sacrifia d'autant plus volontiers, que cette complaisance de ne s'y point trouver n'altérait point la possession des cardinaux, et ne donnait aucun titre aux évêques, qui, contents de ne point voir de carreaux dans la chapelle, parce que le roi, pour voir mieux, y devait être dans sa tribune, qui contient aisément toute sa suite, ne purent trouver mauvais qu'il y eût là des carreaux, qui ne se pouvaient voir d'en bas, et par conséquent que le cardinal y eût le sien auprès du roi, comme le grand chambellan, le premier gentilhomme de la chambre, le gouverneur du roi et son capitaine des gardes, tous ducs, etc.; pour le cardinal de Gesvres, c'était avec de l'esprit, du savoir et une rage d'être cardinal, qui avait occupé toute sa vie un hypocondriaque de sa santé, qui, dès qu'il fut parvenu à la pourpre, se renferma presque aussitôt et ne se trouva plus à rien. Mais je préviens sa promotion, qui n'arriva que dans l'année suivante. Ainsi, le P. Massillon fut sacré dans la chapelle par M. de Fréjus, précepteur du roi, assisté des évêques de Nantes, premier aumônier de M. le duc d'Orléans, et de Vannes. Le roi était dans sa tribune, accompagné de sa suite, parmi laquelle était le cardinal de Rohan, douze ou quinze évêques en bas, et point de cardinaux; la cérémonie s'en fit le 21 décembre. Le nouvel évêque eut dix mille écus de gratification en attendant une abbaye.

L'autre incident fut d'une autre espèce. Quelque abattu que fût le parlement du dernier lit de justice, il était encore plus irrité et commençait à reprendre ses esprits. Le fracas de l'arrêt de l'ambassadeur d'Espagne, le mouvement des emprisonnements qui suivirent de si près, lui donnèrent du courage pour résister à l'enregistrement de la banque royale, d'autant plus qu'elle était fort mal reçue du public. Le premier président alla donc rendre compte au régent de la difficulté que sa compagnie apportait à cet enregistrement. M. le duc d'Orléans méprisa l'un et l'autre, et, à peu de jours de là, fit publier la banque royale, l'établit très bien, et montra au parlement qu'il savait se passer de son enregistrement.

Le samedi 17, le garde des sceaux alla à la Bastille; il y dîna même et y demeura longtemps. Le soir, Menille y fut conduit. Il était ami particulier de l'abbé Brigault, et avait été longtemps gentilhomme servant du feu roi. Son esprit ni sa société n'était pas au-dessus de sa charge. On haussait les épaules de pareils conjurés. Cellamare, avant partir, avait écrit aux ambassadeurs et autres ministres étrangers, pour les intéresser dans sa détention. Ses lettres leur furent rendues; pas un d'eux ne s'en émut ni ne fit le moindre pas en conséquence, pas même ce boute-feu de Bentivoglio, trop occupé des mines à charger sous les pieds du cardinal de Noailles et de tous ceux qui venaient d'appeler en même temps.

Le dimanche 25 décembre, jour de Noël, M. le duc d'Orléans me manda de me trouver l'après-dînée chez lui, sur les quatre heures. M. le Duc, le duc d'Antin, le garde des sceaux, Torcy et l'abbé Dubois s'y trouvèrent. On y discuta plusieurs choses sur Cellamare et son voyage, sur les mesures pour éviter les plaintes des ministres étrangers, qui n'en avaient aucune envie; sur la manière de demander au roi d'Espagne une justice qu'on n'en espérait point; enfin sur la manière de passer à côté de l'enregistrement du parlement, et d'établir sûrement sans cela la banque royale. Tout cela s'agita avec une tranquillité et une liberté d'esprit de la part du régent, qui ne me laissa pas soupçonner qu'il se pût agir d'autre chose. Ce petit conseil dura assez longtemps. Quand il fut fini, chacun s'en alla. Comme je m'ébranlais pour sortir comme les autres, M. le duc d'Orléans m'appela; cependant les autres sortirent, et je me trouvai seul avec M le duc d'Orléans et M. le Duc. Nous nous rassîmes. C'était dans le petit cabinet d'hiver, au bout de la petite galerie. Après un moment de silence, il me dit de regarder s'il n'était demeuré personne dans cette petite galerie, et si la porte du bout, par où on y entrait de l'appartement où il couchait, était fermée. J'y allai voir; elle l'était, et personne dans la galerie.

Cela constaté, M. le duc d'Orléans nous dit que nous ne serions pas surpris d'apprendre que M. et Mme du Maine se trouvaient tout de leur long dans l'affaire de l'ambassadeur d'Espagne, qu'il en avait les preuves par écrit, qu'il ne s'agissait pas de moins dans leur projet que de ce que j'en ai expliqué plus haut. Il ajouta qu'il avait bien défendu au garde des sceaux, à l'abbé Dubois et à Le Blanc, qui seuls le savaient, de faire le plus léger semblant de cette connaissance, nous recommanda à tous deux le même secret et la même précaution, et ajouta qu'il avait voulu, avant de se déterminer à rien, consulter avec M. le Duc et moi seuls le parti qu'il avait à prendre. Je pensai bien en moi-même que, puisque ces trois autres hommes savaient la chose, il n'était pas sans en avoir raisonné avec eux, et peut-être déjà pris son parti avec l'abbé Dubois; qu'il voulait flatter M. le Duc de la confiance et le mettre de moitié de tout ce qu'il ferait là-dessus; à mon égard, débattre réellement avec moi ce qu'il y avait à faire pour ne s'en pas tenir à ces trois autres seuls, et parce qu'il avait toujours accoutumé, comme on l'a toujours vu ici, de me faire part des choses secrètes les plus importantes qui demandaient des partis instants à prendre et qui l'embarrassaient le plus. M. le Duc sur-le-champ alla droit au fait, et dit qu'il fallait les arrêter tous deux et les mettre en lieu dont on ne pût rien craindre. J'appuyai cet avis et les périlleux inconvénients de ne le pas exécuter incessamment, tant pour étourdir et mettre en confusion tout le complot en lui ôtant ses chefs, tels que ces deux-là et Cellamare déjà arrêté et parti, et se parer des coups précipités et de désespoir qu'il y avait lieu de craindre de gens si appuyés qui se voyaient découverts, et qui, en quelque état que fussent leurs mesures, sentaient qu'on en arrêterait et qu'on [en] découvrirait tous les jours, et que conséquemment ils n'avaient pas un instant à perdre pour exécuter tout ce qui pouvait être en leur possibilité, et tenter même l'impossible qui réussit quelquefois et qu'il faut toujours hasarder dans des cas désespérés, tels que celui dans lequel ils se rencontraient.

M. le duc d'Orléans trouva que ce serait en effet tout le meilleur parti, mais il insista sur la qualité de Mme du Maine, moins je pense en effet, que pour faire parler le fils de son frère. Ce doute réussit fort bien par la haine qu'il portait personnellement à sa tante et à son mari, et qu'il faut avouer que tous deux avaient largement méritée, et par la nature aussi de l'affaire qui allait à bouleverser l'État, et les renonciations qui délivraient sa branche à son tour de l'aînesse de celle d'Espagne. M. le Duc répondit à l'objection proposée que ce serait à lui à la faire, mais, que loin de trouver qu'elle dût arrêter, c'était une raison de plus pour se hâter d'exécuter; que ce ne serait pas la première ni peut-être la vingtième fois qu'on eût arrêté des princes du sang; que plus ils étaient grands et naturellement attachés à l'État par leur naissance, plus ils étaient coupables quand ils s'en prévalaient pour le troubler, et qu'il n'y avait à son sens rien de plus pressé que d'étourdir leurs complices par un coup de cet éclat, et les priver subitement de toutes les machines que la rage et l'esprit du mari et de la femme savaient remuer. Je louai fort la droiture, l'attachement et le grand sens de l'avis de M. le Duc; je l'étendis; j'insistai sur le courage et la fermeté que le régent devait montrer dans une occasion si critique, et où on en voulait à lui si personnellement, et sur la nécessité d'effrayer par là toute cette pernicieuse cabale, de leur ôter leur grand appui et de nom et d'intrigue et de moyens, et les rendre par ce grand coup pour ainsi dire orphelins, sans chefs et sans point de réunion ni de subordination, avant qu'ils eussent le temps d'aviser aux remèdes, si ce mal leur arrivait comme ils le devaient désormais craindre continuellement. M. le duc d'Orléans regarda M. le Duc qui reprit la parole et insista de nouveau sur son avis et le mien. Le régent alors se rendit et n'y eut pas de peine.

Après quelques propos sur cette résolution, on agita où on les gîterait. La Bastille et Vincennes ne parurent pas convenables, il fallait éviter tentation si prochaine aux partisans qu'ils avaient dans Paris, aux humeurs du parlement, aux manéges qu'y ferait le premier président. On discuta des places, car les arrêter, et les séparer l'un de l'autre, fut résolu tout à la fois; il s'agit d'abord du gîte du duc du Maine. Entre les lieux agités, M. le duc d'Orléans parla de Dourlens. Je saisis ce nom, j'alléguai que Charost et son fils en étaient gouverneurs, qu'ils l'étaient de Calais, place peu éloignée de l'autre et avaient l'unique lieutenance générale de Picardie, que c'étaient des hommes d'une race fidèle, et personnellement d'une probité, d'une vertu, d'un attachement à l'État dont je ne craignais pas de répondre, et Charost de tout temps mon ami particulier. Sur ce propos, il fut convenu d'envoyer le duc du Maine à Dourlens, et de l'y tenir serré, et bien étroitement gardé.

Ensuite on passa au gîte de Mme du Maine. Je représentai que celui-là était bien plus délicat à choisir par la qualité, le sexe et l'humeur de celle dont il s'agissait, propre à tout entreprendre pour se sauver et pour faire rage sans crainte, et par son courage et sa fougue naturelle, et par ne rien craindre pour elle-même par son sexe et sa naissance, au lieu que son mari, si dangereux en dessous, si méprisable à découvert, tomberait dans le dernier abattement et ne branlerait pas dans sa prison où il tremblerait de tout son corps dans la frayeur continuelle de l'échafaud. Divers lieux discutés, M. le duc d'Orléans se mit à sourire, à regarder M. le Duc et à lui dire qu'il fallait bien qu'il l'aidât, qu'il se prêtât de son côté, que c'était l'affaire de l'État et guère moins la sienne que celle de lui régent, et tout de suite lui proposa le château de Dijon. M. le Duc trouva la proposition étrange, convint qu'il fallait mettre Mme du Maine en lieu extrêmement sûr, mais que de le faire geôlier de sa tante, cela ne se pouvait accepter. Toutefois il le dit aussi en souriant, et, par sa contenance, donna lieu au régent d'insister. M. le Duc se défendit, je ne disais mot, et je regardais de tous mes yeux. À la fin M. le Duc me demanda s'il n'avait pas raison. Je me mis à sourire aussi et je répondis que je ne pouvais nier qu'il n'eût raison ni moins encore que M. le duc d'Orléans ne l'eût et plus grande et meilleure. J'avais fort pensé et pesé pendant la petite dispute, et je trouvai un grand avantage pour M. le duc d'Orléans de rendre M. le Duc son compersonnier dans le fait de la prison de Mme du Maine, et par conséquent du duc du Maine aussi, et elle en lieu plus sûr et plus sans espérance de fuite et de ressource qu'aucun, dans le milieu du gouvernement de M. le Duc, et dans une place de son entière dépendance; je ne dissimulerai pas, non plus, un peu de nature, et de trouver la rocambole plaisante après tous les élans du procès, tant de la succession de M. le Prince que pour la qualité de prince du sang et pour l'habilité de succéder à la couronne, de voir cette femme qui avait tant osé assurer qu'elle renverserait l'État et mettrait le feu partout pour conserver ces avantages si étrangement acquis, de la voir, dis-je, rager entre quatre murailles de la dition de M. le Duc . Il hésita longtemps à tout ce que M. le duc d'Orléans et moi pûmes lui dire, à quoi la bienséance eut plus de part après tout ce qui s'était passé entre eux, que la vraie répugnance. Aussi se laissa-t-il vaincre à la fin, et consentit à l'étroite prison de sa chère tante dans la prison de Dijon; tout cela résolu, et pour l'exécuter en bref, nous nous séparâmes.

Le lundi et mardi suivants, 26 et 27 décembre, se passèrent à prendre les mesures et donner les ordres nécessaires, avec tout le secret qu'il se put; mais M. et Mme du Maine, qui voyaient l'ambassadeur d'Espagne conduit à Blois, ses paquets pris, ses papiers visités et bien des gens arrêtés, n'étaient pas sans appréhension de l'être, et avaient eu tout le loisir de donner à leurs papiers tout l'ordre qu'ils jugèrent à propos. Avec cette précaution leur crainte diminua, quoi qu'il pût arriver. L'abbé en savait autant sur leur compte lorsqu'il reçut les papiers de Blois qu'il montra en avoir appris depuis par l'examen de ces mêmes papiers, et s'il avait été droit en besogne il n'eût pas différé de les montrer au régent ni d'arrêter M. et Mme du Maine au même instant que l'ambassadeur d'Espagne au plus tard, et par cette diligence il eût prévenu la leur et eût saisi leurs papiers importants; mais ce n'était pas son intérêt particulier de servir si bien l'État ni son maître, et le scélérat ne songea jamais qu'à soi.

Le mercredi 28 décembre, je fus mandé au Palais-Royal, pour l'après-dînée, par M. le duc d'Orléans, avec M. le Duc, l'abbé Dubois et Le Blanc, dans le petit cabinet d'hiver. C'était pour prendre les dernières mesures et résumer toutes celles qui avaient été prises. Pendant que nous conférions, le duc du Maine vint de Sceaux voir Mme la duchesse d'Orléans au Palais-Royal, et, au bout d'une heure de conversation avec elle, s'en retourna à Sceaux. Mme du Maine était demeurée depuis quelques jours à Paris, dans une maison assez médiocre de la rue Saint-Honoré, qu'ils avaient louée. C'était le centre de Paris. Elle était là aux aguets et le bureau d'adresse des siens, à quoi le peureux époux n'avait osé se confier. La conférence chez M. le duc d'Orléans fut assez longue. Tout y fut compassé et définitivement réglé pour l'exécution du lendemain. Tous les cas possibles prévus et les ordres convenus jusque sur les bagatelles, il arriva pourtant que les ordres donnés au régiment des gardes et aux deux compagnies des mousquetaires, qui pourtant ne branlèrent pas de leurs quartiers ni de leurs hôtels, ne laissèrent pas de transpirer sur le soir, et de faire juger à ce qui en fut instruit qu'il se méditait quelque chose de considérable. En sortant du cabinet, je convins avec Le Blanc qu'aussitôt que le coup serait fait, il enverrait simplement un laquais savoir de mes nouvelles.

Le lendemain, sur les dix heures du matin, ayant fait filer des gardes du corps tout à l'entour de Sceaux sans bruit et sans paraître, La Billarderie, lieutenant des gardes du corps, y alla et arrêta le duc du Maine, comme il sortait d'entendre la messe dans sa chapelle, et fort respectueusement le pria de ne pas rentrer chez lui, et de monter tout de suite dans un carrosse qui l'avait amené. M. du Maine, qui avait mis bon ordre qu'on ne trouvât rien chez lui ni chez pas un de ses gens, et qui était seul à Sceaux avec ses domestiques, ne fit pas la moindre résistance. Il répondit qu'il s'attendait depuis quelques jours à ce compliment, et monta sur-le-champ dans le carrosse. La Billarderie s'y mit à côté de lui, et sur le devant un exempt des gardes du corps et Favancourt, brigadier dans la première compagnie des mousquetaires, destiné à le garder dans sa prison.

Comme ils ne parurent devant le duc du Maine que dans le moment qu'ils montèrent en carrosse, le duc du Maine parut surpris et ému de voir Favancourt. Il ne l'aurait pas été de l'exempt des gardes; mais la vue de l'autre l'abattit. Il demanda à La Billarderie ce que cela voulait dire, qui alors ne put lui dissimuler que Favancourt avait ordre de l'accompagner et de rester avec lui dans le lieu où ils allaient. Favancourt prit ce moment pour faire son compliment comme il put, auquel le duc du Maine ne répondit presque rien, mais d'une manière civile et craintive. Ces propos les conduisirent au bout de l'avenue de Sceaux, où les gardes du corps parurent. L'aspect en fit changer de couleur au duc du Maine.

Le silence fut peu interrompu dans le carrosse. Par-ci, par-là M. du Maine disait qu'il était très innocent des soupçons qu'on avait contre lui, qu'il était très attaché au roi, qu'il ne l'était pas moins à M. le duc d'Orléans, qui ne pourrait s'empêcher de le reconnaître, et qu'il était bien malheureux que Son Altesse Royale donnât créance à ses ennemis, mais sans jamais nommer personne: tout cela par hoquets et parmi force soupirs, de temps en temps des signes de croix et de marmottages bas comme de prières, et des plongeons de sa part à chaque église ou à chaque croix par où ils passaient. Il mangea avec eux dans le carrosse assez peu, tout seul le soir, force précautions à la couchée. Il ne sut que le lendemain qu'il allait à Dourlens. Il ne témoigna rien là-dessus. J'ai su toutes ces circonstances et celles de sa prison après qu'il en fut sorti, par ce même Favancourt que je connaissais fort, parce que c'était lui qui m'avait appris l'exercice, et qui était sous-brigadier de la brigade de Crenay, dans la première compagnie des mousquetaires, dans le temps que j'y étais dans cette même brigade, et qui m'avait toujours courtisé depuis. M. du Maine eut deux valets avec lui et fut presque toujours gardé à vue.

Au même instant qu'il fut arrêté, Ancenis, qui venait d'avoir la survivance de la charge de capitaine des gardes du corps du duc de Charost, son père, alla arrêter la duchesse du Maine dans sa maison, rue Saint-Honoré. Un lieutenant et un exempt des gardes du corps à pied, et une troupe de gardes du corps parurent en même temps et se saisirent de la maison et des portes. Le compliment du duc d'Ancenis fut aigrement reçu. Mme du Maine voulut prendre des cassettes. Ancenis s'y opposa. Elle réclama au moins ses pierreries: altercation fort haute d'une part, fort modeste de l'autre; mais il fallut céder. Elle s'emporta contre la violence faite à une personne de son rang, sans rien dire de trop désobligeant à M. d'Ancenis et sans nommer personne. Elle différa de partir tant qu'elle put, malgré les instances d'Ancenis, qui à la fin lui présenta la main, et lui dit poliment, mais fermement, qu'il fallait partir. Elle trouva à sa porte deux carrosses de remise, tous deux à six chevaux, dont la vue la scandalisa fort. Il fallut pourtant y monter. Ancenis se mit à côté d'elle, le lieutenant et l'exempt des gardes sur le devant, deux femmes de chambre, qu'elle choisit, avec ses hardes, qu'on visita, dans l'autre carrosse. On prit le rempart; on évita les grandes rues: qui que ce soit n'y branla, dont elle ne put s'empêcher de marquer sa surprise et son dépit, ne jeta pas une larme, et déclama en général par hoquets contre la violence qui lui était faite. Elle se plaignit souvent de la rudesse et de l'indignité de la voiture, et demanda de fois à autre où on la menait. On se contenta de lui dire qu'elle coucherait à Essonne, sans lui rien dire de plus. Ses trois gardiens gardèrent un profond silence. On prit à la couchée toutes les précautions nécessaires. Lorsqu'elle partit le lendemain, le duc d'Ancenis prit congé d'elle, et la laissa au lieutenant et à l'exempt des gardes du corps avec des gardes du corps pour la conduire. Elle lui demanda où on la menait: il répondit simplement : « à Fontainebleau, » et vint rendre compte au régent. L'inquiétude de Mme du Maine augmenta à mesure qu'elle s'éloignait de Paris; mais, quand elle [se] vit en Bourgogne, et qu'elle sut enfin qu'on la menait à Dijon, elle déclama beaucoup.

Ce fut bien pis quand il fallut entrer dans le château, et qu'elle s'y vit prisonnière sous la clef de M. le Duc. La fureur la suffoqua. Elle dit rage de son neveu, et de l'horreur du choix de ce lieu. Néanmoins, après ces premiers transports, elle revint à elle, et à comprendre qu'elle n'était ni en lieu ni en situation de faire tant de l'enragée. Sa rage extrême se renferma en elle-même, elle n'affecta plus que de l'indifférence pour tout et une dédaigneuse sécurité. Le lieutenant de roi du château, absolument à M. le Duc, la tint fort serrée, et la veilla et ses deux femmes de chambre de fort près. Le prince de Dombes et le comte d'Eu furent en même temps exilés à Eu, où ils eurent un gentilhomme ordinaire toujours auprès d'eux, et Mlle du Maine envoyée à Maubuisson.

Son bon ami, le cardinal de Polignac, qu'on crut être de tout avec elle, eut ordre le même matin de partir sur-le-champ pour son abbaye d'Anchin, accompagné d'un des gentilshommes ordinaires du roi, qui demeura auprès de lui tant qu'il fut en Flandre; le cardinal partit sur la fin de la matinée même. Dans le même moment, Davisard, avocat général du parlement de Toulouse, qui s'était signalé par ses factums pour le duc du Maine contre les princes du sang; deux fameux avocats de Paris, dont l'un se nommait Bargetton, qui y avaient fort travaillé avec lui; une Mlle de Montauban, attachée à Mme du Maine en manière de fille d'honneur, et une principale femme de chambre, favorite, confidente, et sur le pied de bel esprit, avec quelques autres domestiques de M. et de Mme du Maine, furent aussi menés à la Bastille. Il fut résolu d'envoyer Mlle du Maine à l'abbaye de Maubuisson, et ses deux frères à Eu, avec un gentilhomme ordinaire du roi auprès d'eux.

Le Blanc me tint parole. J'étais chez moi à huis clos, inquiet de l'exécution, et n'osant pas ouvrir la bouche, me promenant dans mon cabinet et regardant à tous moments ma pendule, lorsqu'un laquais vint de sa part savoir simplement de mes nouvelles. Je fus fort soulagé, quoique dans l'ignorance comment tout se serait passé. Mon carrosse était tout attelé. Je ne fis que monter dedans pour aller chez M. le duc d'Orléans. Je le trouvai seul aussi, qui se promenait dans sa galerie. Il était près de onze heures, Le Blanc et l'abbé Dubois sortaient d'avec lui. Je le trouvai fort empêché de son entrevue avec Mme la duchesse d'Orléans, et moi bien à mon aise de n'être plus à portée avec elle qu'il pût me charger du paquet. Je l'encourageai de mon mieux, et, au bout d'une demi-heure, je m'en allai sur l'annonce du comte de Toulouse.

Je sus après de M. le duc d'Orléans qu'il lui avait parlé à merveille, protesté qu'il ne savait pas un mot de cette affaire, et que Son Altesse Royale ne le trouverait jamais mêlé en rien contre son service ni contre la tranquillité de l'État, qu'il ne pouvait n'être pas sensible au malheur de M. et de Mme du Maine; qu'il ne pouvait se persuader, non plus, que Son Altesse Royale ne les crût fort coupables, puisqu'elle en était venue à cette extrémité avec eux; que, pour lui, il n'osait demander d'éclaircissement; qu'il craignait bien quelque imprudence de M. du Maine, mais qu'il ne se résoudrait jamais à croire son frère coupable qu'il n'en eût bien vu les preuves; qu'en attendant il se tiendrait dans un silence exact, et ne ferait aucune démarche que de l'agrément de Son Altesse Royale. Le régent fut content au dernier point de ce discours d'un homme sur la vérité et la probité duquel on pouvait compter avec certitude. Il lui dit tout ce qu'il crut de plus honnête en général, et en particulier pour lui, sans entrer en rien sur l'affaire, lui fit beaucoup d'amitiés, et se séparèrent très bien ensemble. La conduite du comte de Toulouse répondit exactement à son discours. Madame était à Paris, ainsi M. le duc d'Orléans lui parla lui-même. Pour Mme la duchesse d'Orléans on peut juger, à l'état où elle fut à la chute de son frère au dernier lit de justice, de celui où cette nouvelle la mit.

Le duc de Saint-Aignan était, comme on le peut juger, très désagréablement à Madrid, par la situation où les deux cours étaient ensemble, et par la haine qu'Albéroni s'était fait un principe d'entretenir en Espagne contre M. le duc d'Orléans, de décrier toutes ses actions, son gouvernement, sa conduite personnelle, ses actions les plus innocentes, et d'empoisonner jusqu'à ses démarches les plus favorables à l'Espagne, et qui tendaient le plus à se la rapprocher. Ce premier ministre ne gardait plus même depuis longtemps aucunes mesures avec le duc de Saint-Aignan, jusqu'au scandale de toute la cour de Madrid, même des moins bien disposés pour la France. Son ambassadeur ne se maintenait que par la sagesse de sa conduite, et fut ravi des ordres qui le rappelaient. Il demanda donc son audience de congé, et le prit, en attendant, de tous ses amis et de toute la cour. Albéroni, qui attendait à tous moments des nouvelles de Cellamare décisives sur la conspiration, voulait demeurer maître de la personne de l'ambassadeur de France, pour, en cas d'accident, mettre à couvert celle de l'ambassadeur d'Espagne de ce qui lui pouvait arriver. Il différa donc cette audience de congé sous différents prétextes. À la fin Saint-Aignan, pressé par ses ordres réitérés, et d'autant plus positifs qu'on commençait à se douter qu'il pourrait arriver dans peu un éclat sur Cellamare, parla ferme au cardinal, et déclara que, si on ne voulait pas lui accorder son audience de congé, il saurait s'en passer. Là-dessus, le cardinal en colère lui répondit en le menaçant qu'il saurait bien l'en empêcher. Saint-Aignan fut sage et se contint; mais voyant à quel homme il était exposé, et jugeant avec raison du mystère à le retenir à Madrid, il prit si bien et si secrètement ses mesures, qu'il partit la nuit même, et gagna pays avec son plus nécessaire équipage, et qu'il arriva au pied des Pyrénées avant qu'on eût pu le joindre et l'arrêter, comme il se doutait bien qu'Albéroni, qui était un homme sans mesure, ne manquerait pas d'envoyer après lui pour l'arrêter.

Saint-Aignan, déjà si heureusement avancé, ne jugea pas à propos de s'y exposer plus longtemps, et dans l'embarras des voitures parmi ces montagnes. Lui et la duchesse sa femme, suivis d'une femme de chambre et de trois valets, avec un guide bien assuré, se mirent tous sur des mules pour gagner Saint-Jean-Pied-de-Port sans s'arrêter en chemin que des moments nécessaires pour repaître. Il ordonna à son équipage d'aller à Pampelune à leur aise, et mit dans son carrosse un valet de chambre et une femme de chambre intelligents, avec ordre de se faire passer pour l'ambassadeur et l'ambassadrice, au cas qu'on les vînt arrêter, et de crier bien haut. La chose ne manqua pas d'arriver. Les gens qu'Albéroni avait détachés après eux rejoignirent l'équipage fort tôt après. Les prétendus ambassadeur et ambassadrice jouèrent très bien leur personnage, et ceux qui les arrêtèrent ne doutèrent pas d'avoir fait leur capture, dont ils dépêchèrent l'avis à Madrid, et la gardèrent bien dans Pampelune où ils l'avaient fait rebrousser.

Cette tromperie sauva M. et Mme de Saint-Aignan et leur donna moyen d'arriver à Saint-Jean-Pied-de-Port. Dès qu'ils y furent ils envoyèrent chercher du secours et des voitures à Bayonne, où ils se rendirent en sûreté et s'y reposèrent de leurs fatigues. Le duc de Saint-Aignan en donna avis à M. le duc d'Orléans par un courrier, et envoya dire son arrivée à Bayonne au gouverneur de Pampelune et le prier de lui renvoyer ses équipages: on y fut bien honteux d'avoir été dupés. Les équipages furent renvoyés à Bayonne. Mais Albéroni, lorsqu'il le sut, entra dans un emportement furieux et fit rudement châtier la méprise.

Le comte de Solre, lieutenant général et gouverneur de Péronne, mourut à soixante-dix-sept ans. C'était un fort petit homme de corps et d'esprit. La valeur, la probité, la fidélité, la naissance et le service de toute sa vie y suppléaient. Il était de la maison de Croï et sa femme de celle de Bournonville, la maréchale de Noailles et elle filles des deux frères. Elle était souvent à la cour, debout parmi les dames de qualité, aux soupers du roi et aux toilettes de Mme la Dauphine sans aucune prétention ni son mari non plus, qui fut reçu chevalier de l'ordre, le cinquante-neuvième dans la promotion du dernier décembre 1688, et y marcha sans difficulté depuis dans toutes les fêtes de l'ordre parmi les gentilshommes. Longtemps après le mari et la femme se brouillèrent, et pour ne point donner de scène en se séparant, la comtesse de Solre prit l'occasion du mariage de sa fille avec le prince de Robecque, qui s'était attaché à l'Espagne, où il avait obtenu la grandesse et la Toison. Elle lui mena sa fille, qu'elle aimait fort, qui en arrivant fut dame du palais de la reine, et toutes deux ont passé le reste de leur vie en Espagne, où je les ai beaucoup vues. Le fils aîné du comte de Solre, qui était maréchal de camp, quitta le service après la mort de son père, se fit appeler le prince de Croï, ne quitta plus la Flandre, où il avait beaucoup de terres, y épousa Mlle de Mylandon, riche héritière, et firent les princes chez eux. Cette dame, devenue veuve, vint avec son fils à Paris pour le mettre dans le service, et tâcha d'éblouir le cardinal Fleury de ses prétentions. Elle n'y réussit que pour obtenir plus tôt l'agrément d'un régiment pour son fils, et ses prétentions l'ont exclue de la cour; elle est restée à Paris, toujours princesse, mais uniquement pour ses valets, et son fils pareillement.

Nointel, conseiller d'État, mourut aussi. Il était fils de Bechameil, surintendant de feu Monsieur, beau-père de Louville et beau-frère du feu duc de Brissac, père de celui-ci, et de Desmarets, qui avait été contrôleur général et ministre. Ce conseiller d'État était un bon homme et un fort homme d'honneur.

Le vieux Heudicourt, qui avait été grand louvetier et mari de cette Mme d'Heudicourt dont il a été parlé quelquefois ici, que j'appelais le mauvais ange de Mme de Maintenon, mourut chez lui à sa campagne. C'était un vieux débauché, gros et vilain joueur, dont personne ne fit jamais le moindre cas. Son fils, dont il a été parlé aussi, ne valut pas mieux, mais bien plus dangereux par son esprit, ses saillies et sa méchanceté.

Il a été quelquefois mention ici, en diverses occasions, de Belle-Ile. Il est temps de commencer à faire connaître un homme qui, de naissance plébéienne, et de plus disgraciée de tous points, est parvenu à tout par des fortunes si étranges, qu'il se peut dire à la lettre que sa vie est un roman. Ces Fouquet sont Bretons, et les père et grand-père du fameux surintendant étaient conseillers au parlement de Bretagne. On sait qu'il y a des charges de conseillers qu'on appelle bretonnes, dont les titulaires ont été longtemps et doivent être toujours gentilshommes de noms et d'armes. Souvent il y a eu parmi eux des gens de qualité distinguée de la province. Il y a aussi des charges qu'on appelle angevines, toujours possédées comme le sont les mêmes charges de conseillers dans tous les parlements. Cela fait en Bretagne une grande différence entre les charges et leurs titulaires, quoiqu'il n'y en ait aucune entre eux pour le rang, le service et les fonctions. Je n'ai pas recherché si les charges de ces conseillers Fouquet étaient bretonnes ou angevines. La fortune, la chute et les malheurs du surintendant Fouquet sont trop connus pour s'y arrêter ici; mais il faut expliquer comment il eut Belle-Ile et comment Belle-Ile est venue à son petit-fils, duquel il s'agit ici.

Cette île qui a six lieues de long sur deux de large, séparée par six lieues de mer des côtes de Vannes, appartenait à l'abbaye de Sainte-Croix de Quimper. Charles IX la lui ôta et s'en empara, comme il est arrivé souvent à nos rois de faire de ces démembrements en des lieux dangereux et suspects comme l'est cette île par rapport à l'Angleterre, et dans des temps de troubles, de guerres civiles et de religion, comme du temps de Charles IX. Le comte de Retz, en grande faveur auprès du roi et de Catherine de Médicis, sa mère, et depuis maréchal de France, et enfin duc et pair, obtint d'eux Belle-Ile, partie en don, partie en payant, et la fit ériger en marquisat. La position de cette île a souvent donné envie aux rois successeurs de l'acquérir, et il y a eu en divers temps des échanges projetés et même fort avancés, qui n'ont point eu d'exécution. Fouquet, devenu surintendant des finances, en fit l'acquisition de la maison de Retz. À sa disgrâce, Belle-Ile fut adjugée à sa femme pour ses reprises.

Le père du surintendant, de conseiller de Bretagne s'était fait maître des requêtes et devint conseiller d'État. Sa femme, mère du surintendant, était Maupeou, dont le père était intendant des finances. La vertu, le courage, la singulière piété de cette dame, mère des pauvres, et dont le nom vit encore, fut inébranlable à la fortune et aux malheurs de son fils, dont la première dura huit ans et les autres dix-huit. Il mourut dans sa prison de Pignerol en mars 1680, à soixante-cinq ans, et sa vertueuse mère, et qui avait aussi beaucoup d'esprit, le survécut un an et en avait quatre-vingt-onze. Il avait épousé une héritière de Bretagne, qui s'appelait Fourché, dont il n'eut qu'une fille, mariée en 1657 au comte de Charost, mort duc et pair, etc., dont elle eut le duc de Charost, gouverneur du roi d'aujourd'hui, à la disgrâce du maréchal de Villeroy.

Le surintendant se remaria à la fille unique de Castille, président aux requêtes du palais, et c'est elle à qui Belle-Ile fut adjugée pour ses reprises. Elle eut d'elle Nicolas Fouquet, qui servit quelque temps sous le nom de comte de Vaux, qui était considéré pour son mérite, mais qui, par le malheur de son père, n'ayant pu avancer, quitta de bonne heure, et est mort en 1705 sans enfants de la fille de la fameuse Mme Guyon, laquelle fille est morte longtemps depuis duchesse de Sully, sans enfants. Ce fut un mariage d'amour, longtemps secret, déclaré enfin après que, de cadet et pauvre, le chevalier de Sully eut recueilli la dignité et les biens de son frère. Le second fils du surintendant, célèbre père de l'Oratoire et fort riche, légua tout son bien au neveu dont il s'agit ici. Le troisième fut un homme de beaucoup d'esprit et de savoir, que les malheurs de sa famille exclurent de toute sorte d'emploi, qui n'avait rien et qui a été obscur et sauvage au dernier point de toute sa vie. L'amour, et plus tôt satisfait que de raison, lui valut une grande alliance. Le marquis de Lévi, grand-père du duc de Lévi, n'eut d'autre parti à prendre que de lui laisser épouser sa fille, de la chasser de chez lui et de ne vouloir jamais entendre parler d'eux. Ils furent donc réduits à suivre le pot et les exils de l'évêque d'Agde, frère du surintendant, et de vivre après de celui de sa mère, retirée aux dehors du Val-de-Grâce, qui a élevé ses deux fils Belle-Ile, dont il s'agit ici, et le chevalier son frère.

J'ai parlé en son temps de l'application de Belle-Ile au service, à plaire, à capter, à se rendre utile aux généraux; comment il eut un régiment de dragons; combien il se distingua dans Lille; comment il devint mestre de camp général des dragons. J'ai parlé aussi de deux mariages, le premier sans enfants, l'autre à une Béthune, fille du fils de la sueur de la reine de Pologne (Arquien), et de la sueur du maréchal-duc d'Harcourt. Ainsi Belle-Ile se trouva cousin germain des ducs de Charost et de Lévi, et neveu du maréchal-duc d'Harcourt, cousin issu de germain des électeurs de Cologne et de Bavière, fils de la fille de la reine de Pologne (Arquien), et au même degré du roi Jacques d'Angleterre, et du duc de Bouillon; très proche encore du roi de Pologne, père de la reine par les Jablonowski, du duc Ossolinski, du prince de Talmont et de beaucoup des plus grands seigneurs de Pologne, et il sut tirer un grand parti de ces singulières et si proches alliances. La soeur de son père avait épousé un Crussol-Monsalez, dont il y a des enfants.

La mort du vieux marquis de Lévi et le temps qui amène tout, avait réconcilié son fils le marquis de Charlus avec sa soeur et son mari Belle-Ile. C'était une femme qui n'avait jamais eu d'autre inclination que celle qui fit son mariage et qui vécut avec son mari comme un ange, toute sa vie dans la pauvreté et dans la disgrâce. Revenue après bien des années à Paris, et raccommodée avec sa famille, elle chercha à en profiter. Elle avait de l'esprit et de la piété. Les malheurs dans lesquels elle avait vécu l'avaient accoutumé à la dépendance, aux besoins, à ne point sortir de l'état où son mariage l'avait mise. Son caractère était la douceur et l'insinuation. Aimée et fort considérée dans la famille de son mari, et seulement soufferte dans la sienne, elle fit si bien qu'elle s'en fit enfin aimer. Elle comprit l'utilité qu'elle pouvait espérer pour ses enfants de la situation de Mme de Lévi à la cour, qui était fille du duc de Chevreuse, et qui, en épousant son neveu fils de son frère, avait été faite dame du palais. À la considération où étaient M. et Mme de Chevreuse et M. et Mme de Beauvilliers qui n'étaient qu'un, succéda la considération personnelle de Mme de Lévi par l'amitié que Mme de Maintenon et le roi prirent pour elle et les fréquentes parties particulières dont elle fut toujours avec eux jusqu'à la mort du roi, et la fortune voulut encore qu'elle fût après l'amie intime du cardinal Fleury, avec Mme de Dangeau son amie et sa compagne dans sa place de dame du palais et dans les continuelles privances de Mme de Maintenon et du roi. Mme de Lévi, avec infiniment d'esprit et beaucoup de piété solide, avait le défaut de l'entêtement; et le sien était toujours poussé sans bornes. Avec cela une vivacité de salpêtre. Prise d'affection et pour l'avouer franchement de compassion pour sa tante de Belle-Ile, cette femme adroite qui lui faisait sa cour, introduisit ses enfants en son amitié. Bientôt elle les aima aussi pour eux-mêmes, se prit de leur mérite et de leurs talents, et l'entêtement n'eut tôt après plus de bornes et n'en a jamais eu depuis jusqu'à sa mort. Aussi cultivèrent-ils bien soigneusement une affection si capitale et du mari et surtout de la femme. Leur bonheur voulut qu'ils n'affolèrent pas moins le duc de Charost et son fils. Mais le pouvoir de ceux-là ne fut pas tel que celui de Mme de Lévi.

Il faut maintenant venir au caractère des deux frères. L'aîné, grand, bien fait, poli, respectueux, entrant, insinuant et aussi honnête homme que le peut permettre l'ambition quand elle est effrénée, et telle était la sienne, avait précisément la sorte d'esprit dont il avait besoin pour la servir. Il n'en voulait point montrer, il ne lui en paraissait que pour plaire, jamais pour embarrasser, encore moins pour effrayer; un fonds naturel de douceur et de complaisance, une juste mesure entre l'aisance dans toutes ses manières et la retenue, un art infini, mais toujours caché dans ses propos et ses démarches, une insinuation délicate et rarement aperçue; une attention et une précaution continuelle dans tous ses pas et dans ses discours, jusqu'au langage des femmes et au badinage léger, lui ouvrirent une infinité de portes. Il ne négligea ni les cochères, ni les carrées, ni les rondes. Il voulait plaire au maître et aux valets, à la bourgeoise et au prêtre de paroisse ou de séminaire quand le hasard lui en faisait rencontrer, à plus forte raison au général et à son écuyer, aux ministres et aux derniers commis. Une accortise qui coulait de source, un langage toujours tout prêt et des langages de toutes les sortes, mais tous parés d'une naturelle simplicité, affable aux officiers, essentiellement officieux, mais avec choix et relativement à soi, et beaucoup de valeur sans aucune ostentation: tel fut Belle-Ile tant qu'il demeura in minoribus; sans se démentir en rien de ce caractère, il se développa davantage à mesure que la fortune l'éleva. C'est où nous n'en sommes pas encore; ce qu'il pratiqua dans tous les temps de sa vie fut une application infatigable à discerner ceux dont il pouvait avoir besoin, à ne rien oublier pour les gagner, et après les infatuer de lui avec les plus simples et les plus doux contours, à en tirer tous les avantages qu'il put, et à ne jamais faire un pas, une visite, même une partie ou un voyage de plaisir que par choix réfléchi, pour l'avancement de ses vues et de sa fortune, et chemin faisant, appliqué sans cesse à s'instruire de tout sans qu'il y parût le moins du monde.

Le chevalier de Belle-Ile avait bien des conformités avec son frère, et encore plus de dissemblances. Sa figure n'était pas si bien, et l'air ouvert et naturellement simple et libre dans l'aîné, manquait au cadet. Il avait toutefois l'entrant et l'insinuant de son frère, mais qui ne s'annonçait pas à son maintien comme l'aîné. Il fallait qu'il commençât à parler pour le sentir, encore lorsqu'il s'agissait ou d'affaires ou de gens à qui il importait de ne pas déplaire, car pour le gros, il était naturellement cynique, peu complaisant, contredisant, mordant; mais avec ceux qu'il croyait devoir ménager, et il savait en ménager beaucoup, il était aussi maniable et aussi complaisant et mesuré que son frère, sans toutefois que cela parût couler de source, ni aussi naturel qu'à l'aîné; beaucoup plus d'esprit et d'étendue que lui, peut-être aussi l'esprit et les vues plus indigestes et nulle douceur dans les moeurs que forcée, et on l'apercevait; plus de justesse néanmoins et de discernement que son frère et incomparablement plus difficile à tromper, peut-être aussi moins parfaitement honnête homme, mais beaucoup plus capable et intelligent en toutes sortes d'affaires, et rancunier implacable, ce que le frère n'avait pas. Le chevalier avait aussi le jargon des femmes, mais point de liant, quoique plus de tour et d'adresse à découvrir ce qu'il voulait savoir et toute l'application possible à s'instruire et de toutes et des différentes parties de la guerre; il voulait que rien ne lui échappât, et comme son frère, ni pas ni discours qui n'eût sa vue particulière, et toutes vues tournées à une ambition plus vaste, et, s'il était possible, plus effrénée que celle de son frère, et tous deux d'une suite que rien ne dérangeait et d'un courage d'esprit invincible. Celui-ci avait plus de ruse et de profondeur que l'autre, et moins capable que lui encore de se rebuter et de démordre. Il avait un froid de glace, mais qui en dedans cachait une disposition toute contraire, et un air compassé et de sagesse arrangée qui n'attirait pas. Avec autant de valeur que son frère et possédant comme lui tous les détails militaires et de subsistances et de dépôts, il le surpassait peut-être en celui de toute espèce d'arrangements; personne n'a eu comme eux l'art imperceptible d'amener de loin et de près les hommes et les choses à leurs fins, et de savoir profiter de tout. Le cadet, avec un flegme plus obstiné que son frère, était bien plus propre que lui à gouverner et à régler les dépenses et l'économie domestique, à dresser des mémoires d'affaires d'intérêt, à conduire dans les tribunaux celles qu'il y fallait porter, et à leur donner le tour et la subtilité dont elles pouvaient avoir besoin; enfin la présence d'esprit et la souplesse à l'attaque et à la défense judiciaire, avec le style éloquent, coulant et net. Tous deux enfin sans cesse occupés et parmi cette application continuelle, vivement et continuellement les yeux ouverts à se faire des protecteurs, des amis et des créatures avec choix, et très mesurés dans leurs paroles et ne se lâchant jamais dans les entretiens qu'avec une grande mesure et un grand choix.

L'union de ces deux frères ne fit des deux qu'un coeur et une âme, sans la plus légère lacune, et dans la plus parfaite indivisibilité et tout commun entre eux, biens, secrets, conseils, sans partage ni réserve, même volonté en tout, même autorité domestique sans partage, toute leur vie. Le cadet, moins à portée que l'aîné, ne songea qu'à sa fortune, et s'occupa principalement du domestique et des affaires de la maison, et l'aîné du dehors; mais tout se référa toujours de l'un à l'autre, et tout fut conduit comme par un seul. On ne saurait ajouter au respect, à l'amitié, aux soins, à l'attachement qu'ils eurent toujours pour leur père, et à la confiance qu'ils eurent pour leur mère, qui trouvèrent enfin leur bonheur par eux. L'aîné, fort sobre; la cadet aimait à souper et à boire le petit coup, mais sans excès et sans préjudice aux occupations sérieuses auxquelles il avait toujours l'esprit bandé.

Mme de Lévi, et par sa plus intime famille et personnellement notre amie intime, les initia peu à peu avec Mme de Saint-Simon et avec moi. Le duc de Charost y contribua aussi; ils nous cultivèrent fort. J'y trouvai beaucoup de ce qu'on ne trouvait plus, et ils devinrent enfin nos amis. Ils me furent souvent utiles à m'apprendre bien des choses, et j'eus souvent le plaisir de leur rendre des services. Nous étions sur ce pied-là dans le temps duquel j'écris, et l'amitié entre nous s'est toujours depuis conservée la même. Belle-Ile avait fait en Flandre connaissance avec Le Blanc, qui se tourna en la plus intime amitié et confiance. Le Blanc l'introduisit auprès de l'abbé Dubois chez lequel il fut bientôt en privance et en apparence de confiance. Il fut bien aussi avec le garde des sceaux et peu à peu avec beaucoup d'autres. M. le Duc le prit en grande amitié, tellement que Belle-Ile profita de cette situation pour réveiller les anciens projets de l'échange de Belle-Ile. Avant de rien proposer là-dessus, il s'était assuré de Law par l'abbé Dubois et Le Blanc, et du garde des sceaux par les mêmes. Il pouvait compter sur M. le Duc et sur le comte de Toulouse, qui fut toujours de ses amis déclarés. Il se saisit de Fagon qui avait une autorité dans les finances, qui alla toujours en croissant, et qui toute sa vie lui fut totalement dévoué; il s'assura encore de plusieurs autres. Il pointait dès lors assez pour attirer les yeux, et il se trouva gens du plus haut parage qui trouvèrent qu'il croissait trop vite, qui voulurent l'arrêter de bonne heure, et que ses hommages ne purent émousser. Je ne sais par où la vieille cour l'avaient pris en grippe de si bonne heure, et si loin de pouvoir même espérer d'offusquer. Les maréchaux de Villeroy, Villars et Huxelles furent les principaux à le traverser, quoique la maréchale de Villars émoussât quelquefois son mari sur cet éloignement sans cause. Néanmoins l'échange parut utile au roi, et Belle-Ile fit si bien, qu'il se le rendit prodigieusement avantageux. Il eut le comté de Gisors, Vernon et tous les domaines du roi qui en dépendent, en sorte qu'il eut pour le moins autant de terres que M. de Bouillon en avait par les comtés d'Évreux et de Beaumont, mais avec un revenu beaucoup moindre, parce que les forêts d'Évreux, etc., avaient été données à M. de Bouillon, et que Belle-Ile n'eut pas celles de ce qui lui fut cédé; ce fut pour quelque sorte de compensation qu'on lui donna beaucoup de domaines en Languedoc et de grand revenu.

Cet échange ne se conclut pas tout d'une voix des commissaires chargés de le régler. Les difficultés que quelques-uns firent, arrêtèrent; le monde cria qu'on lui donnait de vrais États pour une île comme déserte et inutile au roi qui y avait un gouverneur, un état-major et une garnison. Il ne fallut pas peu de temps, de patience et d'adresse pour vaincre ces difficultés. Une autre s'éleva encore par les mouvements que se donnèrent un grand nombre de gens distingués de la noblesse et de la robe qui relevaient du roi, et qui se trouvèrent très offensés d'avoir à relever désormais de Belle-Ile qui exercerait sur eux tous les droits du roi, et avec une rigueur en usage entre particuliers en tout genre utile, de chasse et honorifique, qui sont peu perceptibles avec le roi. Ces nouveaux cris arrêtèrent encore; on trouvait Belle-Ile bien léger pour être seigneur d'un domaine aussi étendu, aussi brillant, aussi noble, et pour l'exercer en plein sur tant et de tels vassaux. Le détroit fut encore long et difficile à passer. Mais l'adresse des Belle-Ile en vint encore à bout sans le plus léger retranchement ni modification.

La chose passée vint au conseil de régence. Les maréchaux, soutenus du duc de Noailles et de Canillac, s'élevèrent; le prince de Conti les appuya. Quoique les contradicteurs fissent le moindre nombre, leur poids arrêta M. le duc d'Orléans: il dit qu'il fallait remettre la décision à une autre fois. Belle-Ile, en homme avisé, ne voulut pas presser l'affaire, pour laisser refroidir les esprits; mais six semaines après, en entrant au conseil de régence, et auparavant averti par Belle-Ile, M. le Duc me donna le mot, et je le donnai tout bas au comte de Toulouse pendant le conseil. On n'y dit pas un mot de l'affaire. Comme il se levait, M. le Duc dit à M. le duc d'Orléans, déjà debout, s'il ne voulait pas finir l'échange de Belle-Ile; et, me regardant, ajouta : « Les commissaires en sont d'avis, presque tout le monde en a été d'avis ici. » Je répondis que ce n'était pas la peine de se rasseoir, puisque la chose avait passé ici déjà à la pluralité. Le comte de Toulouse ajouta: « Mais cela est vrai. » M. le Duc reprit, en regardant en riant M. le duc d'Orléans: « Monsieur, vous voulez aller à l'Opéra et moi aussi. Il est plus de cinq heures; prononcez donc, et allons-nous-en. » Tout cela se fit debout, à la surprise de tout le monde, sans que les contradicteurs dans l'autre conseil eussent le temps de reprendre leurs esprits, ou osassent se prendre de bec avec M. le Duc et le comte de Toulouse, et croyant peut-être que cela se faisait de concert avec M. le duc d'Orléans, qui n'en savait pas un mot, et qui dans sa surprise se laissa entraîner: « Oui, dit-il, il me semble que cela a passé; » regarda le conseil tout autour, qui ne souffla pas, puis ordonna à La Vrillière d'écrire sur le registre du conseil que cela passait, et de faire expédier l'échange et s'en alla. M. le Duc et moi en rîmes en sortant du conseil; j'en avais déjà ri avec le comte de Toulouse. Un jugement si leste ne plut à personne du conseil, moins encore aux contradicteurs, qui grommelèrent, et dirent que c'était une moquerie.

Belle-Ile fut aussi bien servi dans la promptitude de l'expédition. Il s'était fait des amis au parlement qui ne laissa pas de se rendre difficile à l'enregistrement pur et simple; mais il le fit sans trop de délais. La chambre des comptes fut plus épineuse et plus longue; mais Belle-Ile à la fin en vint à bout: toutefois, il était bien loin d'être au bout de ses peines, malgré cette consommation.

C'est s'être bien étendu sur deux particuliers alors si peu considérables; mais ils le devinrent tellement dans leur suite par leurs malheurs et les genres de périls qu'ils coururent, par la manière dont ils en sortirent, par les effets prodigieux de la plus singulière fortune, et qui devint enfin la plus haute en tous genres, dont ils ont été les seuls artisans, que j'ai cru devoir bien faire connaître, et de bonne heure, deux hommes si rares qui, devenus des personnages en France, même en Europe, ont été les plus extraordinaires de leur siècle, de quelque côté qu'on puisse les envisager.

CHAPITRE VI. §

1719. Conduite du duc du Maine. — Conduite de Mme du Maine. — Mme la Princesse obtient quelques adoucissements à Mme du Maine, et à Mme de Chambonnas, sa dame d'honneur, de s'aller enfermer avec elle; puis son médecin. — Commotion de la découverte de la conspiration. — Conduite du duc de Noailles. — Netteté de discours et de procédé du comte de Toulouse. — Faux sauniers soumis d'eux-mêmes. — Adresse de l'abbé Dubois. — Il fait faire par Fontenelle le manifeste contre l'Espagne. — Il est examiné dans un conseil secret au Palais-Royal, passé après en celui de régence, et suivi aussitôt de la publication de la quadruple alliance imprimée, et de la déclaration de guerre contre l'Espagne. — Le tout très mal reçu du public. — Pièces répandues contre le régent sous le faux nom du roi d'Espagne, très faiblement tancées par le parlement. — Incendie du château de Lunéville. — Conspiration contre le czar découverte. — Le roi de Suède tué. — Prétendants à cette couronne, qui redevient élective, et la soeur du feu roi élue reine avec peu de pouvoir, qui obtient après l'association au trône du prince de Hesse, son époux, mais avec force entraves contre l'hérédité et le pouvoir. — Baron de Goertz est décapité, et le baron Van der Nath mis en prison perpétuelle. — M. le duc de Chartres a voix au conseil de régence, où il entrait depuis quelque temps. — Saint-Nectaire ambassadeur en Angleterre. — Rareté de son instruction et de celle des autres ministres de France au dehors. — Maligne plaisanterie du duc de Lauzun fait cinq ans après le vieux Broglio maréchal de France. — Officiers généraux et particuliers nommés pour l'armée du maréchal de Berwick. — M. le prince de Conti obtient d'y servir de lieutenant général et de commandant de la cavalerie, et de monstrueuses gratifications. — Prodigalités immenses aux princes et princesses du sang, excepté aux enfants du régent. — Prodigalités au grand prieur. — Il veut inutilement entrer au conseil de régence; mais ce fut quelque temps après être revenu d'exil; et cela avait été oublié ici en son temps. — L'infant de Portugal retourne de Paris à Vienne. — Le duc de Saint-Aignan entre en arrivant au conseil de régence. — Mort et caractère de Saint-Germain Beaupré. — Mort du prince d'Harcourt. — Mort et aventure de Mme de Charlus. — Mort de M. de Charlus. — Jeux de hasard défendus. — Blamont, président aux enquêtes revient de son exil en une de ses terres. — Le grand prévôt obtient la survivance de sa charge pour son fils qui a six ans. — Milice levée.

Le duc du Maine, outre l'aîné La Billarderie, lieutenant des gardes du corps qui l'avait arrêté, fut conduit et gardé à Dourlens par Favancourt, maréchal des logis des mousquetaires gris et qui était sous-brigadier de mon temps dans la brigade où j'étais; il m'avait toujours vu depuis de temps en temps, et néanmoins il fut chargé de ce triste emploi sans que je le susse et sans même que j'eusse pensé à personne pour cela. Je n'eus aussi aucun commerce avec lui direct ni indirect pendant tout le temps qu'il le garda, et il fut auprès de lui jusqu'à sa sortie. Quoique gentilhomme de Picardie, il était fin et désinvolte à merveilles, et s'acquitta si bien de son emploi qu'il satisfit ceux qui l'y avaient mis et en même temps le duc du Maine, qui a depuis particulièrement protégé sa famille.

Au retour de Favancourt, je fus curieux de l'entretenir à fond. Il me conta que la mort était peinte sur le visage du duc du Maine pendant tout le voyage depuis Sceaux jusqu'à Dourlens; qu'il ne lui échappa ni plainte, ni discours, ni question, mais force soupirs. Il ne parla point du tout les premières cinq ou six heures et fort peu le reste du voyage, et dans ce peu presque toujours des choses qui s'offraient aux yeux en passant. À chaque église devant quoi on passait, il joignait les mains, s'inclinait profondément et faisait force signes de croix, et par-ci, par-là, marmottait tout bas des prières avec des signes de croix. Jamais il ne nomma personne, ni Mme la duchesse du Maine, ni ses enfants, ni pas un de ses domestiques, ni qui que ce soit. À Dourlens il faisait ou montrait faire de longues prières, se prosternait souvent, était petit et dépendant de Favancourt comme un très jeune écolier devant son maître, avait trois valets avec lui avec qui il s'amusait, quelques livres, point de quoi écrire; il en demanda fort rarement, et donnait à lire et à cacheter à Favancourt ce qu'il avait écrit. Au moindre bruit, au plus léger mouvement extraordinaire, il pâlissait et se croyait mort. Il sentait bien ce qu'il avait mérité et jugeait par lui-même de ce qu'il avait lieu de craindre d'un prince qu'il avait pourtant dû avoir reconnu plus d'une fois être si prodigieusement différent de lui. Pendant le voyage et à Dourlens il mangea toujours seul.

Mme la duchesse du Maine, conduite par le cadet La Billarderie, aussi lieutenant des gardes du corps, trouva en lui de la complaisance. Elle en abusa et M. le duc d'Orléans le souffrit avec cette débonnaireté si accoutumée. On eût dit, pendant la route, que c'était une fille de France qu'une haine sans cause et sans droit traitait avec la dernière indignité. L'héroïne de roman, farcie des pièces de théâtre qu'elle jouait elle-même à Sceaux depuis plus de vingt ans, ne parlait que leur langage, où les plus fortes épithètes ne suffisaient pas à son gré à la prétendue justice de ses plaintes. Elles redoublèrent en éclats les plus violents quand, à la troisième journée, elle apprit enfin qu'on la conduisait à Dijon. Ses projets connus et renversés, l'insolence qu'elle disait éprouver d'être arrêtée, tous les insupportables accompagnements de sa captivité dont elle n'avait cessé de se plaindre en furie, ne furent rien en comparaison de se voir mener dans la forteresse de la capitale du gouvernement de M. le Duc, où il était parfaitement le maître; elle vomit contre lui tout ce que la rage soutenue d'esprit peut imaginer de plus injurieux; elle oublia qu'elle était soeur de M. son père; elle n'épargna pas leur origine commune, et triompha de bien dire sur l'enfant de treize mois. Elle fit la malade, changea de voiture, s'arrêta à Auxerre et partout où elle put, dans l'espérance que Mme la Princesse pourrait obtenir un changement de lieu, peut-être dans celle de faire peur de ses transports. En effet, Mme sa mère importuna tant M. le duc d'Orléans, qu'on lui envoya trois femmes de chambre et que Mme de Chambonnas, sa dame d'honneur, obtint la permission de s'aller enfermer avec elle, puis son médecin et une autre fille à elle; mais ce fut dans le château de Dijon, sur lequel tout changement fut refusé. Ces égards étaient du bien perdu. M. le duc d'Orléans ne pouvait l'ignorer, mais telle était sa déplorable faiblesse.

Plusieurs gens, mais de peu, furent successivement arrêtés et mis à la Bastille et à Vincennes. La commotion de la prison de M. et de Mme du Maine fut grande; elle allongea bien des visages de gens que le lit de justice des Tuileries avait déjà bien abattus. Le premier président et d'Effiat, qui de concert avaient ourdi tant de trames et tenu si longtemps le régent dans leurs filets; le maréchal de Villeroy, qui en lui parlant se figurait toujours de parler à M. le duc de Chartres, du temps de feu Monsieur, et qui se persuadait être le duc de Beaufort de cette régence; le maréchal de Villars, qui piaffait en conquérant; le maréchal d'Huxelles, tout important dans son lourd silence, tout du Maine, tout premier président, et qui, lié aux autres par ces mêmes liens, se persuadait être le Mentor de la cabale et en sûreté avec ces personnages; Tallard, qui avec tout son esprit ne fut jamais que le frère au chapeau du maréchal de Villeroy et le valet des Rohan; Mme de Ventadour, transie par son vieil galant et bien d'autres en sous-ordre, pas un n'osait dire un seul mot; ils évitaient de se rencontrer; leur frayeur peinte sur leurs mornes visages les décelait. Ils ne sortaient de chez eux que par nécessité. L'importunité qu'ils recevaient de ce qui allait les voir se montrait malgré eux. La morgue était déposée; ils étaient devenus polis, caressants, ils mangeaient dans la main, et, par ce changement subit et l'embarras qui le perçait, ils se trahissaient eux-mêmes.

Je ne puis dire de quelle livrée fut le duc de Noailles, mais il se soutint mieux que les autres, quoique avec un embarras marqué, malgré son masque ordinaire, et il s'aida fort à propos de son enfermerie à laquelle tout le monde était accoutumé. S'il était ou n'était pas de l'intrigue, je n'ai pu le démêler; mais ce qui fut visible, c'est qu'il fut fort fâché de la découverte. La perte des finances, le triomphe de Law n'avaient pu être compensés par toutes les grâces dont le régent l'accabla. Il fut outré de plus de n'avoir été de rien sur le lit de justice, ni sur l'arrêt de M. et Mme du Maine, et je crois qu'il aurait voulu jouir de l'embarras du régent par quelque succès de la conspiration. D'un autre côté, il était trop connu et trop méprisé des principaux personnages pour que je me puisse persuader qu'ils lui eussent fait part de leurs secrets.

Le comte de Toulouse, toujours le même, vint, aussitôt l'arrêt du duc et de la duchesse du Maine, trouver M. le duc d'Orléans. Il lui dit nettement qu'il regardait le roi, le régent et l'État comme une seule et même chose; qu'il l'assurait sans crainte et sans détour qu'on ne le trouverait jamais en rien de contraire au service et à la fidélité qu'il leur devait, ni en cabale ni intrigue; qu'il était bien fâché de ce qui arrivait à son frère, mais duquel, il ajouta tout de suite, il ne répondait pas. Le régent me le redit le jour même, et me parut, avec raison, charmé de cette droiture et de cette franchise. J'ai touché plus haut cette conversation.

Ce coup frappé sur M. et Mme du Maine acheva d'éparpiller cette prétendue noblesse dont ils s'étaient joués et servis avec tant d'art, de succès et de profondeur; le gros ouvrit enfin les yeux sans que personne en prit la peine; le petit nombre des confidents, et qui servaient à mener et aveugler les autres, tombèrent dans la consternation et l'effroi. De ce moment, les faux sauniers, qui s'étaient peu à peu mis en troupes, et qui avaient souvent battu celles qu'on leur avait opposées, mirent partout armes bas, et demandèrent et obtinrent pardon. Cette promptitude mit tout à fait au clair qui les employait et ce qu'on en prétendait faire. Je l'avais inutilement dit, il y avait longtemps, à M. le duc d'Orléans, qui de lui-même m'avoua alors que j'avais eu raison; mais malheureusement je l'avais trop souvent et trop inutilement avec lui.

Pendant toute cette commotion, l'affaire du traité contre l'Espagne était publique. Stairs, Koenigseck et l'abbé Dubois avaient pris soin de la répandre dès que la résolution en fut prise, afin qu'il n'y eût plus à en revenir, de forcer le régent à une prompte déclaration de guerre, et à agir aussitôt après en conséquence. Dubois, qui se servait toujours de la plume de Fontenelle, si connu par son esprit, la pureté de son langage et ses ouvrages académiques, le chargea de la composition du manifeste qui devait précéder immédiatement la déclaration de guerre. Avant que le montrer au conseil de régence, M. le duc d'Orléans assembla dans son cabinet M. le Duc, le garde des sceaux, l'abbé Dubois, Le Blanc et moi, pour l'examiner. Je fus surpris de l'ordre qu'il m'en donna après tout ce que je lui avais si fortement représenté contre cette guerre. M. le Duc, si étroitement lié avec le régent depuis le lit de justice, était là pour la forme, et Argenson et Le Blanc, comme les deux acolytes de l'abbé Dubois. Je ne compris donc point ce qui m'y faisait admettre en cinquième, à moins que Dubois n'ait voulu orner son triomphe d'un captif qu'il n'osait et ne pouvait mépriser, et montrer à son maître qu'il n'était point blessé contre ceux qui n'étoient point de son avis, ou que le régent, honteux avec moi, m'eût voulu faire cette petite civilité, et peut-être s'appuyer de moi pour adoucir des termes trop forts du manifeste.

Le Blanc fit posément la lecture de la pièce. On voulut l'interrompre pour y faire quelque changement. Je proposai qu'on l'entendît tout de suite pour en prendre le total et le sens, faire chacun à part soi ses remarques, et à la seconde lecture interrompre et dire ce qu'on jugerait à propos: cela fut exécuté de la sorte. Cette pièce fut ce qu'elle devait être, c'est-à-dire masquée, fardée, mais pitoyable jusqu'à montrer la corde, parce que nul art ne pouvait couvrir le fond ni produire au public rien de plausible; du reste, écrite aussi bien qu'il était possible, parce que Fontenelle ne pouvait mal écrire. On raisonna assez, on conclut peu, on y fit peu de changements. Ce beau manifeste fut porté deux jours après au conseil de régence. Il y passa tout d'une voix, comme tout ce que le régent y présentait. Le public ne fut pas si docile. Il le fut encore moins à la déclaration de la guerre, qui suivit de près le manifeste contre l'Espagne. Cela ne servit qu'à montrer quelle était la disposition de la nation; mais comme rien n'était organisé, et que ceux qui auraient voulu brouiller se trouvaient étourdis et effrayés du lit de justice des Tuileries et du coup de tonnerre tombé tôt après sur le duc et la duchesse du Maine et sur l'ambassadeur d'Espagne, tout se borna à une fermentation qui ne put faire peur au gouvernement. Le traité de la quadruple alliance fut imprimé bientôt après, qui ne trouva point d'approbateurs. L'Angleterre déclara en même temps la guerre à l'Espagne, et la Hollande ne tarda pas à accéder à la quadruple alliance, c'est-à-dire de la France, l'empereur, l'Angleterre et la Hollande. Il ne laissa pas de paraître une lettre du roi d'Espagne, fabriquée à Paris, très offensante pour M. le duc d'Orléans, et qui tout aussitôt se trouva fort répandue à Paris et dans les provinces, tandis que le roi d'Espagne ignorait ce que c'était, ainsi que toute l'Espagne. Elle fut incontinent après suivie d'une autre pièce, faite dans quelque grenier de Paris, pour essayer d'exciter des troubles à l'occasion de la guerre contre l'Espagne, de l'indisposition générale contre l'administration des finances, et des partis pour et contre la constitution, où les moeurs et la conduite du régent n'étaient pas épargnées. Elle portait le faux nom de Déclaration du roi catholique du 25 décembre 1718. Le parlement, qui se souvenait amèrement du dernier lit de justice, et qui en même temps en tremblait encore, n'osa demeurer dans le silence sur ce second libelle, comme il avait fait sur le premier, mais aussi se contenta-t-il de supprimer comme séditieuse et fausse une pièce qui méritait les plus grandes rigueurs de la justice. M. le duc d'Orléans méprisa également la pièce et le jugement du parlement; aussi ne fit-elle aucune fortune.

Il y eut un grand incendie à Lunéville. Le duc de Lorraine y avait bâti un beau et grand château qu'il avait bien meublé et fort orné. Presque tout le château et tous les meubles furent brûlés.

Le czar découvrit une grande conspiration contre lui et contre toute sa famille. Il y eut force personnes arrêtées, quelques-unes punies de mort, plusieurs reléguées en Sibérie, d'autres confinées en diverses prisons.

Charles XII, roi de Suède, de la maison palatine, dont les exploits et les merveilles avaient étonné et effrayé l'Europe et ruiné radicalement ses États, fut tué la nuit du 11 au 12 décembre devant Frédéricshall en Norvège, appartenant au roi de Danemark, dont il faisait opiniâtrement le siège à la tête de dix-huit cents à deux mille hommes. Il était allé la nuit aux travaux avec un aide de camp et un page pour toute suite, et regardant, au clair de la lune, entre deux gabions, un boulet perdu lui fracassa le menton et l'épaule, et le tua roide. Il n'avait que trente-sept ans et n'avait point été marié.

Ce funeste accident enleva un héros à l'Europe et à la Suède un fléau . Le roi son père en avait été un obscur, qui avait désolé son royaume, ruiné les lois, abattu le sénat, anéanti l'ancienne noblesse avec tout l'artifice et l'acharnement des tyrans les plus détestés. Aussi mourut-il jeune et empoisonné dans de longues et cruelles douleurs. La fin du roi, son fils parut aux Suédois une autre délivrance, dont ils surent profiter pour se relever de leur dégradation domestique, en attendant que les années et la suite des temps d'un gouvernement plus sage prit relever les affaires du dehors, qui pour le présent paraissaient sans ressource. Ils commencèrent par se remettre en possession de leur droit d'élire leurs rois qu'ils avaient perdu d'effet, il y avait près d'un siècle, et depuis par une renonciation expresse que le père du roi qui venait de mourir leur avait extorquée.

Charles XII, unique mâle de sa branche, avait eu deux soeurs. L'aînée, qui était morte veuve du duc de Holstein, tué en une des premières batailles du roi du Suède, avait laissé des enfants, dont l'aîné duc de Holstein était au siège de Frédéricshall. Ulrique, l'autre soeur, avait épousé le fils du landgrave de Hesse qui était aussi à ce siège. C'est le même qui servit longtemps dans les troupes de Hollande, qui fit contre la France toute la guerre qui a fini par la paix d'Utrecht, qui perdit en Italie un grand combat contre Médavy quelques jours après la bataille de Turin, et qui commandait l'armée que le maréchal de Tallard battit à Spire. Cette mort du roi de Suède combla la grandeur naissante de la Russie. Le duc de Holstein, comme fils de la soeur aînée, prétendait succéder à la couronne de Suède; le prince de Hesse aussi, comme mari de l'unique soeur vivante. Tous deux avaient leur parti, mais la jeunesse du duc de Holstein et la mort de sa mère lui portèrent un grand préjudice, peut-être encore plus l'ancienne haine des deux couronnes du nord. Il était de même maison que le roi de Danemark, mais de deux branches presque toujours brouillées sur l'administration dés États qu'elles avaient en commun.

Cette source de division entre elles ne put rassurer les Suédois, dont l'armée voulut proclamer le prince de Hesse. Il brusqua sur-le-champ une trêve avec les Danois, et se rendit au plus vite à Stockholm où peu de jours après l'élection fut rétablie, et la princesse Ulrique élue reine, sans faire mention du prince de Hesse son époux. En même temps le pouvoir de la reine fut tellement limité qu'il ne lui en resta que l'ombre. Tout l'exercice et l'autorité en fut transmis au sénat, et aux quatre ordres des états généraux de la nation plus entièrement et avec beaucoup plus de précautions qu'autrefois. Il est vrai, pour le dire ici tout de suite, qu'ils accordèrent quelque temps après aux prières de leur reine de lui associer son époux, mais ils ne le firent qu'avec les mêmes précautions contre son autorité et contre la succession, et ils se sont depuis si bien soutenus dans cette sage jalousie qu'il n'est roi de Pologne, ni doge plus entravé qu'il l'est demeuré.

Trois mois après l'élection de la reine de Suède, le baron de Gœrtz, dont il a été assez parlé ci-devant sur les affaires étrangères, paya chèrement l'entière confiance que le roi de Suède avait en lui depuis plusieurs années. La haine que la ruine de la Suède y avait allumée contre le gouvernement du feu roi de Suède tomba sur son principal ministre, dont la fortune, les biens, les hauteurs avaient excité l'envie. Il fut accusé de malversations bien ou mal fondées; il fut arrêté, son procès lui fut fait, et il eut la tête coupée; et le baron Van der [Nath], impliqué dans la même affaire, fut condamné et mis en prison perpétuelle.

M. le duc d'Orléans, qui avait fait entrer depuis quelque temps M. le duc de Chartres au conseil de régence et au conseil de guerre sans voix, la lui donna. Il parut qu'il s'en repentit, en l'entendant opiner, bien des fois. Saint-Nectaire fut nommé ambassadeur en Angleterre et pressé de se rendre à Hanovre où était le roi Georges. Quand il demanda ses instructions, l'abbé Dubois lui répondit sans détour de n'en point attendre de lui, mais de les prendre des ministres du roi Georges, et d'être bien exact à s'y conformer. Ainsi les Anglais nous gouvernaient sans voile, et par l'abbé Dubois le régent leur était aveuglément soumis. En Hollande, Morville avait le même ordre. Tous deux s'y conformèrent très exactement; les autres ministres au dehors eurent les mêmes ordres.

Broglio, qui n'avait pas servi depuis la défaite du maréchal de Créqui à Consarbruck, et que le crédit de Bâville, son beau-frère, avait fait lieutenant général et commandant en Languedoc pour y être, lui-même Bâville, le maître absolu et sans contradiction, comme il le fut bien des années, s'avisa de demander, sur les bruits de guerre, le bâton de maréchal de France à M. le duc d'Orléans, sous le beau prétexte qu'il était le plus ancien lieutenant général. Le régent se mit à rire, et lui dit que M. de Lauzun l'était avant lui. Une plaisanterie de M. de Lauzun avait donné lieu à cette demande qui fut alors très justement et très unanimement moquée, mais qui, toute ridicule qu'elle fût, eut son effet dans la suite. La guerre donna lieu à des bruits d'une promotion de maréchaux de France, parce que le duc de Berwick était le seul d'entre ceux qui l'étaient, en état de servir. Le monde en nomma à son gré de toutes les sortes et plusieurs fort étranges. Cela donna lieu au duc de Lauzun, toujours prêt aux malices, de les désarçonner tous par un sarcasme, bien plus dangereux en ces occasions-là que les plus mauvais offices. Il alla donc trouver le régent, et, de ce ton bas, modeste et doux, qu'il avait si bien fait sien, il lui représenta qu'au cas qu'il y eût une promotion de maréchaux de France comme le voulait le public, et qu'il en fît d'inutiles, de vouloir bien se souvenir qu'il était depuis bien des années le premier des lieutenants généraux. M. le duc d'Orléans, qui était l'homme du monde qui sentait le mieux le sel et la malignité, se mit à éclater de rire, et lui promit, qu'au cas qu'il exposait il ne serait pas oublié. Il en fit après le conte à tout le monde, dont les prétendus candidats se trouvèrent bien fâchés, et Broglio affublé de tout le ridicule que M. de Lauzun avait prétendu donner. Mais le rare est que ce qui lui attira la déraison publique alors le fit maréchal de France cinq ans après; il est vrai que la dérision fut pareille, mais il le fut.

En Languedoc, où le crédit et l'intérêt de Bâville l'avait mis et soutenu après une longue oisiveté, on était fort las de lui. Le mépris s'y joignit, les sottises qu'il fit au passage du prince royal de Danemark le pensèrent perdre, comme on l'a vu en son lieu. Enfin, le crédit de la jadis belle duchesse de Roquelaure, et l'embarras que faire de son mari après sa triste déconfiture des lignes de Flandre, avaient fait rappeler Broglio et mettre Roquelaure en Languedoc. De retour à Paris, il y languit dans l'obscurité et arriva à une longue et saine vieillesse, lorsque son second fils, qui fut depuis maréchal de France et bien pis encore, se trouva assez à portée de M. le Duc, premier ministre, et de ce qui le gouvernait, pour faire valoir la primauté de lieutenant général de son père, et leur faire accroire que c'était obliger tous les officiers généraux que le faire maréchal de France.

Par cette qualité, Broglio voulut comme que ce fût illustrer sa famille dans l'avenir, laquelle, en effet, en avait grand besoin, tandis que son frère aîné, pétri d'envie et de haine, déplorait, disait-il, cette sottise et un ridicule dont son pauvre père se serait bien passé. En effet, il fut complet de tous points, et, pour qu'il n'y en manquât aucun, il fut remarqué que La Feuillade, qui avait très peu servi avant Turin et point du tout depuis, et le duc de Grammont, qui furent tous deux maréchaux de France en la même promotion, n'étaient entrés tous deux dans le service qu'au siège de Philippsbourg, fait par Monseigneur en 1688, c'est-à-dire treize ans complets depuis que Broglio l'eut quitté, c'est-à-dire cessa d'être employé, n'étant que maréchal de camp.

Beaucoup de régiments de gens distingués et plusieurs officiers généraux eurent ordre de se rendre à Bayonne pour servir contre l'Espagne sous Berwick, à qui le roi d'Espagne ne pardonna jamais. M. le prince de Conti obtint d'être fait lieutenant général, de servir dans l'armée du duc de Berwick et d'y commander la cavalerie. Il s'y montra étrangement dissemblable à M. son père et au sang de Bourbon, jusque-là que toutes les troupes, jusqu'aux soldats n'en purent retenir leur scandale. Sa conduite d'ailleurs ne répara rien, et jusqu'à beaucoup d'esprit qu'il avait lui tourna à malheur. Il eut cent cinquante mille livres de gratification et beaucoup de vaisselle d'argent en présent. Il se fit encore payer ses postes, qu'il courut avec une petite partie de sa suite aux dépens du roi, tant en allant qu'en revenant. Ce n'est pas que le roi n'eût acheté et payé pour lui gouvernement et régiment, et qu'il ne se fût fait lourdement partager d'actions de la banque de Law qui ne lui coûtèrent rien. On rit un peu de l'invention de se faire payer les postes et de la dispute là-dessus qui retarda son départ de dix ou douze jours. À la fin son opiniâtreté l'emporta. Gouvernements et régiments [furent] achetés par le roi pour les princes du sang, les appointements de ces gouvernements triplés pour eux, pensions énormes et gratifications pareilles, sans nombre et sans mesure; des monts d'or au Mississipi, dont tout le fonds donné et payé par le roi; les princesses du sang, femmes et filles, traitées pareillement, excepté les seuls enfants de M. le duc d'Orléans, Madame et Mme sa femme, laquelle pourtant sur la fin en tira quelque parti, mais pour elle seule.

Un mois ou six semaines après cette rafle de M. le prince de Conti, Mlle de Charolais eut une augmentation de pension de quarante mille livres, et Mme de Bourbon, sa soeur, religieuse à Fontevrault, une de dix mille francs.

Le grand prieur, pour qui M. le duc d'Orléans avait un faible, même un respect fort singulier, comme l'impie et le débauché le plus constant et le plus insigne qu'il eût jamais vu, après la tolérance de plusieurs entreprises de princes du sang qui furent enfin tout à fait arrêtées, fut au moins traité en prince du sang quant aux libéralités. J'ai oublié de dire que, environ un an ou quinze mois après son retour, il voulut entrer au conseil de régence, et j'eus vent que M. le duc d'Orléans y consentirait. Je lui en parlai, et son embarras me montra que l'avis que j'avais eu était bon. Je lui montrai l'infamie d'admettre au conseil de régence un homme sans moeurs, sans honneur, sans principe, sans religion, qui depuis trente ans ne s'était couché qu'ivre, qui ne voyait que des brigands, des débauchés comme lui, des gens sans aveu et sans nom; un homme déshonoré sur le courage et le pillage, qui avait volé son frère, et capable de prendre dans les poches; enfin un homme que ses infamies avaient tenu exilé une partie de sa vie, et nouvellement les dix dernières années du feu roi. M. le duc d'Orléans ne put disconvenir de pas un de ces articles, y ajouta même, voulut tourner la chose en plaisanterie, puis me dit que je prenais l'alarme chaude, parce que le grand prieur voudrait me précéder au conseil. Je lui répondis que le grand prieur était bien assez insolent pour le prétendre, et lui régent assez faible pour le souffrir, mais, comme que ce fût, qu'il pouvait s'assurer que ni moi ni pas un autre due ne céderions au grand prieur. Le régent, au lieu de se fâcher, se remit à plaisanter, mais en évitant toujours d'articuler rien de certain.

L'objet de cette façon de répondre était premièrement de ne se point engager contre ce qu'il voulait faire, puis de me donner à croire que ce qu'il me répondait n'était que pour se divertir à m'impatienter, comme il lui arrivait quelquefois; mais je le connaissais trop pour m'y méprendre. Je sentis que le parti était pris, mais que l'embarras de l'exécution la différait. Je profitai du temps, et tout de suite j'informai de cette conversation et de ce que je pressentais les maréchaux de Villeroy, Harcourt et Villars, et d'Antin, parce que ces deux derniers venaient rapporter à la régence les affaires de leurs conseils. Je n'eus pas de peine à les exciter. Nous convînmes qu'ils parleraient tous quatre séparément au régent en même sens que j'avais fait, et qu'ils finiraient par lui déclarer que, dans le moment que le grand prieur entrevoit dans le cabinet du conseil pour y prendre place, nous en sortirions tous, et lui remettrions les nôtres. Ils exécutèrent très bien et très fortement ce qui avait été résolu, et mirent le régent dans le plus grand embarras du monde.

Je vins après eux et lui demandai de leurs nouvelles. Je vis un homme rouge bien plus qu'à son ordinaire, empêtré, et qui n'avait plus envie de plaisanter. J'avais su du maréchal de Villeroy qu'il l'avait bourré et imposé, des deux autres maréchaux qu'ils l'avaient extrêmement embarrassé, et de tous les quatre que la déclaration de leur retraite l'avait mis aux abois; qu'il avait tâché de leur persuader qu'ils prenaient l'alarme mal à propos; leur avait fait tout plein de caresses, assuré qu'il n'était point question de cela, mais sans jamais leur dire que cela ne serait point. Chacun lui répéta sa protestation de retraite si cela arrivait jamais, pour le lui mieux inculquer.

Le régent me dit que ces messieurs lui avaient parlé fort vivement; puis me donna du même verbiage dont il les avait servis, sans me parler de la retraite. Je lui répondis froidement qu'il devait savoir maintenant dans quelle estime le grand prieur était dans le monde, quand il l'aurait pu ignorer auparavant, depuis ce que ces messieurs lui en avaient dit; qu'il me taisait le plus important de leur conversation, quoiqu'il pût bien juger que je ne l'ignorais pas; que c'était maintenant à lui à peser le mérite du grand prieur contre celui du maréchal d'Harcourt si universellement reconnu, contre ses emplois et ceux du maréchal de Villeroy pendant toute sa vie, contre ceux du maréchal de Villars, tous trois si magnifiquement traités dans le testament du feu roi, si grandement établis et si fort considérés dans le monde; que je ne lui parlais plus de leur dignité à la façon dont il s'en était joué, mais qui à force d'injures pouvaient s'en souvenir à propos; que je me contentais du parallèle de ces trois hommes avec le grand prieur, et de le supplier comme son serviteur, faisant abstraction de tout autre intérêt que le sien, de réfléchir un peu sur l'effet que ferait dans le monde le troc qu'il ferait au conseil de régence de ces trois hommes-là pour y mettre un bandit, un homme de sac et de corde, à qui, depuis tant d'années, il n'y avait pas un honnête homme qui voulût lui parler.

Jamais je ne vis homme plus embarrassé que M. le duc d'Orléans le fut de ce discours, que je lui fis lentement, tranquillement, posément, et qu'il écouta sans m'interrompre. Il demeura court, et le silence dura un peu. « Monsieur, lui dis-je; en le rompant le premier, nous savons tous le respect que nous devons à un petit-fils de France et à un régent du royaume; ainsi nos représentations seront toujours parfaitement respectueuses. Nous sommes aussi parfaitement éloignés de nous écarter assez de notre devoir pour oser vous faire une menace; mais rendre compte à Votre Altesse Royale d'une résolution prise, et très fermement, et des raisons qui nous engagent à la prendre, est un respect que nous vous rendons pour que, le cas avenant, vous ne soyez pas surpris de l'exécution. Ayez donc la bonté de ne vous pas méprendre en croyant qu'on veut vous faire peur de vous remettre nos emplois à l'instant, et que, le cas arrivant, nous nous en garderions bien; mais persuadez-vous au contraire que nous le ferons, ainsi que ces messieurs et moi avons eu l'honneur de vous le dire; que nous nous déshonorerions autrement; que, de plus, nous nous en sommes donné réciproquement parole positive, et que, quoi qu'il en pût arriver, nous l'exécuterons, avec résolution de ne rien écouter, pas pour une minute, et de rendre le public, même le pays étranger, juge de la préférence. »

Cette réplique, prononcée avec le même sang-froid, acheva d'accabler M. le duc d'Orléans. Il demeura encore quelques moments en silence, puis me dit que c'était bien du bruit pour une imagination. « Si cela est, monsieur, repris-je, mettez-vous à votre aise et nous aussi: promettez à chacun de ces messieurs et à moi, et donnez clairement et nettement votre parole que jamais le grand prieur n'entrera dans le conseil de régence, et trouvez bon en même temps que nous disions que vous nous l'avez promis. » Il fit quelques pas, car nous étions debout, mais sans marcher, puis revint à moi et me dit: « Mais volontiers, je vous la donne, et vous le pouvez dire à ceux qui m'ont parlé: — Non pas, s'il vous plait, monsieur; mais, si vous le trouvez bon, je leur dirai de votre part de la venir prendre de vous-même. »

Il rageait à part soi et ne le voulait pas montrer pour nous persuader qu'il n'avait jamais songé à mettre le grand prieur dans le conseil, mais à qui il l'avait promis et dont il ne savait comment se défaire. Il voulut donc me faire entendre qu'il n'était pas besoin qu'il reparlât à ces messieurs, qui ne pourraient, sans m'offenser, ne pas ajouter foi à ce que je leur dirais de sa part. Je répondis qu'en telles matières je ne m'offensais pas si aisément, mais qu'il me permettrait de lui dire avec une respectueuse franchise qu'eux et moi désirions sûreté entière, qui ne se pouvait trouver pour nous que dans ce que je lui proposais. « Voilà un homme bien entêté et bien opiniâtre, » me dit-il; puis tout de suite, avec un peu d'air de dépit: « Oh bien, ajouta-t-il, je la leur donnerai s'ils veulent; » puis changea tout court de conversation.

Après qu'elle eut un peu duré, et que je le vis remis avec moi à son ordinaire, je pris congé et j'allai ce soir-là et le lendemain rendre compte à d'Antin et aux trois maréchaux de ce que je venais d'emporter. Tous me louèrent fort d'avoir insisté sur la parole à donner à chacun d'eux, et sur la permission de n'en pas faire un mystère. Je m'en applaudis plus qu'eux parce que j'évitai par là d'en être la dupe, de voir entrer le grand prieur au conseil et M. le duc d'Orléans nier sa parole. Ces quatre ducs ne tardèrent pas à aller recevoir la parole positive de M. le duc d'Orléans, qui la leur donna très nette d'un air aisé, et qui après leur voulut persuader qu'elle ne lui coûtait rien sur une chose qu'il n'avait jamais pensé à faire. Ces messieurs prirent tout pour bon, mais le supplièrent, en se retirant, de n'oublier pas qu'ils avaient sa parole. On peut juger que nous n'en gardâmes pas longtemps le secret avec la permission que j'en avais arrachée. Cela mit le grand prieur aux champs, et M. le duc d'Orléans en proie à ses reproches, qui en fut quitte pour un peu d'argent, avec quoi il fit taire le grand prieur, lequel, se voyant la porte du conseil tout à fait fermée, fut encore bien aise d'en tirer ce parti. Revenons maintenant où nous en étions, après cet oubli réparé.

Le frère du roi de Portugal, lassé d'être depuis quelques mois à Paris logé chez l'ambassadeur de cette couronne, sans distinction et sans recevoir aucune honnêteté du roi, du régent, ni du monde à leur exemple, songea à se raccommoder avec le roi son frère, qui lui envoya de l'argent pour revenir à sa cour. Ce prince, toutefois, n'osa s'y fier et s'en retourna à Vienne. Il avait fait deux campagnes en Hongrie avec réputation.

Le duc de Saint-Aignan arriva d'Espagne et entra au premier conseil de régence qui se tint après.

Saint-Germain-Beaupré, ennuyeux et plat important qui n'avait jamais été de rien, mourut chez lui. Il avait cédé son petit gouvernement de la marche à son fils, homme fort obscur, en le mariant à la fille de Doublet de Persan, conseiller au parlement, qui trouva le moyen de percer partout et d'être du plus grand monde.

Le prince d'Harcourt mourut aussi à Monjeu chez sa belle-fille, après avoir mené une longue vie de bandit et presque toujours loin de la cour et de Paris. Il en a été ici parlé ailleurs assez pour n'avoir rien à y ajouter.

La marquise de Charlus, soeur de Mezières et mère du marquis de Lévi, devenu depuis duc et pair, mourut riche et vieille. Elle était toujours faite comme une crieuse de vieux chapeaux, ce qui lui fit essuyer maintes avanies parce qu'on ne la connaissait pas, et qu'elle trouvait fort mauvaises. Pour se délasser un moment du sérieux, je rapporterai une aventure d'elle d'un autre genre.

Elle était très avare et grande joueuse. Elle y aurait passé les nuits les pieds dans l'eau. On jouait à Paris les soirs gros jeu au lansquenet chez Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince. Mme de Charlus y soupait un vendredi, entre deux reprises, avec assez de monde. Elle n'y était pas mieux mise qu'ailleurs, et on portait en ce temps-là des coiffures qu'on appelait des commodes, qui ne s'attachaient point et qui se mettaient et ôtaient comme les hommes mettent et ôtent une perruque et un bonnet de nuit, et la mode était que toutes les coiffures de femmes étaient fort hautes. Mme de Charlus était auprès de l'archevêque de Reims, Le Tellier. Elle prit un oeuf à la coque qu'elle ouvrit, et, en s'avançant après pour prendre du sel, mit sa coiffure en feu, d'une bougie voisine, sans s'en apercevoir. L'archevêque, qui la vit tout en feu, se jeta à sa coiffure et la jeta par terre. Mme de Charlus, dans la surprise et l'indignation de se voir ainsi décoiffée sans savoir pourquoi, jeta son oeuf au visage de l'archevêque, qui lui découla partout. Il ne fit qu'en rire, et toute la compagnie fut aux éclats de la tête grise, sale et chenue de Mme de Charlus et de l'omelette de l'archevêque, surtout de la furie et des injures de Mme de Charlus qui croyait qu'il lui avait fait un affront et qui fut du temps sans vouloir en entendre la cause, et après de se trouver ainsi pelée devant tout le monde. La coiffure était brûlée, Mme la princesse de Conti lui en fit donner une, mais avant qu'elle l'eût sur la tête on eut tout le temps d'en contempler les charmes et elle de rognonner toujours en furie. M. de Charlus, son mari, la suivit trois mois après. M. de Lévi crut trouver des trésors; il y en avait eu, mais ils se trouvèrent envolés.

Les jeux de hasard furent de nouveau sévèrement défendus .

M. le duc d'Orléans permit au président de Blamont de revenir du lieu de son exil en une de ses terres; et il accorda au grand prévôt la survivance de sa charge pour son fils, qui n'avait que six ans, et donna quelques petites pensions. Il ordonna aussi une grande levée de milices pour suppléer, mêlées avec quelques troupes, aux garnisons des places en temps de guerre.

CHAPITRE VII. §

Quatre pièces, soi-disant venues d'Espagne, assez faiblement condamnées par le parlement; discutées. — Prétendue lettre circulaire du roi d'Espagne aux parlements. — Prétendu manifeste du roi d'Espagne adressé aux trois états. — Prétendue requête des états généraux de France au roi d'Espagne. — Prétendue lettre du roi d'Espagne au roi. — Philippiques. La Peyronie premier chirurgien du roi. — Belle entrée de Stairs, ambassadeur d'Angleterre. — Ses vaines entreprises, et chez le roi et à l'égard des princes du sang. — Mort de Mme de Seignelay. — La bibliothèque de feu M. Colbert achetée par le roi. — Archevêque de Malines; quel. — L'empereur lui impose silence sur la constitution. — Sage et ferme conduite du roi de Sardaigne sur la même matière. — Le P. Tellier exilé à la Flèche, où il meurt au bout de six mois. — Ingratitude domestique des jésuites. — Promotion d'officiers généraux. — Duc de Mortemart vend au duc de Saint-Aignan le gouvernement du Havre. — Dix mille livres de pension au vicomte de Beaune, et vingt mille livres au duc de Tresmes, au lieu de son jeu, qui se rétablit après, et la pension lui demeure. — L'abbaye de Bourgueil à l'abbé Dubois. — Mariage de M. de Bournonville avec Mlle de Guiche. — Profusion au grand prieur. — Mariage du prince électoral de Saxe déclaré avec une archiduchesse. — Le roi Jacques en Espagne. — Retour de Turin et grâce faite à M. de Prie. — Rémond; quel; son caractère. — Mimeur; quel; son caractère; sa mort. — Mort et caractère de Térat. — La Houssaye, conseiller d'État, lui succède. — Mort d'un fils de l'électeur de Bavière, élu évêque de Munster. — Mort et caractère de Puysieux. — Belle-Ile s'accommode lestement de son gouvernement d'Huningue. — Cheverny a sa place de conseiller d'État d'épée.

Le parlement rendit, le 4 février, un arrêt qui se contente de supprimer quatre fort étranges pièces et qui défend de les imprimer, vendre ou débiter, sous peine d'être poursuivis comme perturbateurs du repos public et criminels de lèse-majesté. La première intitulée: Copie d'une lettre du roi Catholique, écrite de sa main, que le prince de Cellamare, ambassadeur, avait ordre de présenter au roi Très Chrétien, du 3 septembre 1718. La seconde intitulée: Copie d'une lettre circulaire du roi d'Espagne à tous les parlements de France, datée du 4 septembre 1718. La troisième intitulée: Manifeste du roi Catholique adressé aux trois états de la France, du 6 septembre 1718. La quatrième intitulée: Requête présentée au roi Catholique au nom des trois états de la France.

Il ne fallait pas être bien connaisseur pour s'apercevoir que pas une de ces quatre pièces n'était venue d'Espagne. On ne pouvait les avoir trouvées dans les valises de l'abbé Portocarrero ni de son compagnon, ni dans les papiers de Cellamare qui avaient été pris les premiers à Poitiers, les autres chez l'ambassadeur même, qui, dans la plus tranquille confiance, ne se défiait de rien et se reposait pleinement sur ses précautions, quand cet abbé et lui furent arrêtés et leurs papiers pris, et qui, dans cette entière sécurité, ne les aurait confiés à personne.

D'Espagne ils ne furent point avoués, quelque colère qui y fût allumée. Outre que le style était peu digne d'un grand roi, on y était trop instruit du gouvernement de France, de tous les siècles et de tous les temps, pour confondre nos parlements d'aujourd'hui avec ce qui très anciennement s'appelait le parlement de France, qui était l'assemblée législative de la nation et à qui n'ont jamais ressemblé les états généraux du royaume, qui ne sont connus que longtemps depuis, et qui n'ont jamais eu que la voix de remontrance et quelquefois aussi consultative, mais simplement et seulement quand il a plu aux rois de les consulter, et limitée de plus à la chose qui faisait la matière de la consultation et non davantage; on n'a pu encore moins confondre ces anciennes et primordiales assemblées connues sous le nom de parlements de France, avec les cours de justice si modernement et si fort par degrés établies telles qu'elles sont aujourd'hui sous le nom de parlement de Paris, parlement de Toulouse, etc., si modernement, dis-je, en comparaison de ces anciens parlements de France.

On savait en Espagne, aussi bien qu'en France, que ces anciens parlements ignoraient les légistes décorés à la fin du nom de magistrats, qu'ils n'étaient composés que du roi et de ses grands et immédiats vassaux; que là se décidaient en peu de jours les grandes questions de fief, car la chicane était encore à naître, et cette infinité de lois et de coutumes locales qui nourrissent et bouffissent tant de rabats; que là se décidait la paix ou la guerre, et là les moyens de celle-ci et les conclusions de celle-là; et que si on y prenait la résolution de faire la guerre, c'était de l'assemblée même que l'on partait pour attaquer l'ennemi ou pour défendre les frontières; enfin là même que se proposaient les lois à faire et qu'elles s'y faisaient quand il en était besoin.

On n'ignorait pas aussi en Espagne quelles sont nos cours judiciaires, aujourd'hui connues sous le nom de parlements, et que ces cours, égales entre elles, parfaitement indépendantes les unes des autres, sont établies par les rois sur certains districts, plus ou moins étendus, qu'on appelle ressorts, pour y connaître des affaires et des procès de tous les sujets du roi du district qui leur a été affecté, et pour les juger suivant les lois et ordonnances des rois et les coutumes des lieux, au nom du roi, mais sans puissance législative, et seulement coactive pour l'exécution de leurs arrêts, lesquels toutefois ne laissent pas d'être cassés au conseil privé du roi, si la partie qui se prétend mal jugée prouve que l'arrêt prononcé est en contradiction avec une ou plusieurs des ordonnances des rois qui sont en vigueur: par où il est évident que les parlements ont en ce conseil un supérieur, et combien mal à propos ils avaient usurpé et s'étaient parés du nom de cour souveraine, lorsque le feu roi le leur fit rayer avec d'autant plus de justice, que ces cours ne tiennent leurs charges et leur autorité que du roi, seul souverain dans son royaume, et ne peuvent prononcer d'arrêts qu'en son nom. L'Espagne sait aussi bien que la France que ces tribunaux ne sont compétents que des matières judiciaires, qu'ils ne le sont en aucune sorte de celles d'État ni de celles du gouvernement, et que toutes les fois qu'à la faveur des temps de besoins ou de troubles, ils ont essayé de s'en arroger quelque connaissance, les rois les ont promptement et souvent rudement repris et renfermés dans leurs bornes judiciaires. L'Espagne, ainsi que la France, était parfaitement au fait de ce que sont les enregistrements des édits, déclarations, ordonnances, règlements que font les rois et des traités de paix.

On ne prend point en Espagne non plus qu'en France le change que ces compagnies présentent si volontiers en jouant sur la chose et sur le mot, comme elles ont tâché de faire sur celui de parlement commun à l'ancien parlement de France, dont on vient de parler, et au parlement d'Angleterre, qui est l'assemblée qui en représente toute la nation avec un pouvoir législatif et de l'étendue que tout le monde sait. Les enregistrements des parlements sont connus en Espagne comme en France pour ce qu'ils valent intrinsèquement, c'est-à-dire comme n'ayant aucun trait à ajouter rien à l'autorité du roi, devant laquelle toute autre disparaît en France; mais simplement ut notum sit, c'est-à-dire pour rendre publique et solennellement publique la teneur de la pièce qui s'enregistre, et pour faire une loi au parlement qui l'enregistre d'y conformer ses jugements. Que si les rois ont permis les remontrances aux parlements, chose dont l'usage ou l'exclusion dépend uniquement de la volonté des rois, ce n'est que pour éviter les surprises et connaître avec plus de justesse et de réflexion les conséquences du tout ou de partie de la pièce envoyée pour enregistrer, qui se retire ou qui est modifiée, si le roi est touché des raisons qui font la matière des remontrances, ou s'il ne l'est pas, qui s'enregistre, nonobstant une ou plusieurs remontrances.

À l'égard du rang que les parlements tiennent dans l'État, on le peut voir plus haut, tome XI, pages 366 et suiv., et on y verra que ces compagnies n'y en tiennent et n'y en ont jamais tenu, et qu'elles y sont confondues dans le tiers état, sans jamais avoir fait corps à part. Que si, dans des temps de troubles, comme dans ceux de la minorité de Louis XIV et dans quelques autres, ceux qui voulaient troubler se soient adressés au parlement de Paris, cela ne peut donner à cette compagnie un droit de se mêler du gouvernement, qu'elle n'a pas; cela montre seulement des gens qui vont à la seule assemblée toujours existante, mais seulement pour juger des procès, qui la flattent dans sa chimère d'être les tuteurs des rois, les protecteurs des peuples, le milieu entre le roi et le peuple; des gens qui se veulent parer du nom et de l'appui du parlement, et le parlement qui saisit les moments de figurer, de se faire compter et d'essayer de se faire un titre d'autorité et de puissance, qui s'évanouit avec les troubles dont la fin remet cette compagnie en règle et dans son état naturel. Il en est en un autre sens de même des trois dernières régences, les seules qui aient été déclarées dans le parlement, comme on le pourra voir aux lieux ci-dessus où je renvoie. Il est donc évident que rien n'était plus inutile au projet de l'Espagne que d'écrire aux parlements, qui ne sont dans le royaume que de simples juges supérieurs, dont tout le pouvoir et la fonction n'est uniquement que de juger les procès, au nom et par l'autorité du roi, de ceux de ses sujets qui sont dans leur ressort, à quoi ils sont tellement bornés que c'est une autre cour [pour] les grands et immédiats feudataires de la couronne, qui reçoit les hommages qu'ils doivent au roi de leurs fiefs, ou le seul chancelier au choix des feudataires, mais dont les hommages sont enregistrés dans cette autre cour, qui est la chambre des comptes, laquelle aussi examine privativement au parlement et à toutes autres cours les comptes des comptables du roi, les punit ou les approuve. Mais M. du Maine et le premier président n'avaient garde de manquer une si belle occasion de flatter le parlement, de tâcher de l'engager avec eux, et d'éblouir le monde ignorant de ce vain nom en telle matière; et Cellamare, qui regardait M. et Mme du Maine comme les chefs et l'âme du parti qu'il voulait former, n'avait garde aussi de s'éloigner en rien de ce qui leur convenait et de ce qu'ils désiraient.

Le manifeste du roi d'Espagne adressé aux trois états de la France est de même espèce que la lettre aux parlements. On vient de voir, et on a vu plus haut, en plusieurs endroits, ce que c'est que les états généraux, et qu'ils n'ont dans l'État ni puissance ni autorité quelconque; qu'ils ne peuvent s'assembler que par la volonté et la convocation du roi, ou, s'il est mineur, du régent, pour faire leurs cahiers de plaintes et de représentations, et répondre uniquement aux consultations, et non entamer rien au delà, quand il plaît au roi ou au régent, le roi étant mineur, de leur en faire, et qui les sépare, quand et comme il lui plaît. L'Espagne ne pouvait donc ignorer ces choses fondamentales, ni se promettre plus qu'un vain bruit de l'adresse de ce manifeste; mais que peut-on dire de l'adresse de ce manifeste aux états généraux, qui n'étaient ni assemblés ni même convoqués, et qui, par conséquent, n'étaient lors qu'un être de raison, puisque les états généraux n'ont d'existence que lorsqu'ils sont convoqués, et actuellement assemblés par et sous l'autorité du roi, ou, s'il est mineur, du régent? C'était donc une adresse purement en l'air, qui ne portait sur rien, et de laquelle il ne se pouvait rien attendre, par conséquent ridicule, inepte, indigne de la majesté du roi d'Espagne.

Mais il en fut comme des lettres au parlement. Le duc du Maine, à faute de mieux, voulait du bruit, éblouir, imposer par de grands noms aux ignorants, qui font le très grand nombre. Cette méthode lui avait réussi à museler et à se jouer de cette prétendue noblesse qu'il avait enivrée des charmes de croire figurer et représenter le second ordre de l'État, qu'il ravala ensuite avec la même facilité, jusqu'à présenter en son prétendu corps une requête à nosseigneurs de parlement, en faveur de celui qui la mettait à tous usages, et qui enfin osa demander à n'être jugé contre les princes du sang que par les états généraux qui n'ont ni pouvoir ni autorité de juger rien. Le duc du Maine n'était pas en mesure de parler des pairs; il y était trop avec le parlement pour s'adresser ou faire adresser le roi d'Espagne à la noblesse seule ou au clergé. Il fallut donc supposer des états généraux qui n'existaient point, et qui, quand ils sont assemblés par et sous l'autorité royale, comprennent l'un et l'autre avec le tiers état, mais duquel il eut le soin de distinguer les parlements par cette lettre circulaire dont on vient de parler.

La plus folle de ces quatre pièces est sans doute la requête au roi d'Espagne des états généraux de la France, qui n'étaient point, qui n'existaient point, puisqu'ils n'étaient ni assemblés ni convoqués. C'était donc un fantôme qui parlait en leur nom, et comme un de ces rôles joués sur les théâtres, par ces héros morts depuis mille ans. La simple inspection d'une puérilité qui en effet ne pouvait tromper que des enfants ne permet pas d'imaginer que le cardinal Albéroni pût être tombé dans des sottises si grossières. Mais tout était bon à M. du Maine à qui l'aveuglement qu'il avait jeté sur cette prétendue noblesse avait fait espérer qu'il aurait le même bonheur à infatuer tout le royaume.

À l'égard de la lettre du roi d'Espagne au roi, que Cellamare avait ordre de lui présenter en main propre, qui est une voie usitée entre souverains de se parler et de se faire des représentations, elle n'aurait rien contre la vraisemblance, si le style pouvait convenir entre deux grands monarques. C'est donc la simple lecture de cette pièce si étrange qui la rend indigne de passer pour venir du roi d'Espagne, et très digne de l'esprit et de l'éloquence du cabinet de Sceaux. Ces pièces firent du bruit, et tombèrent bientôt d'elles-mêmes. M. le duc d'Orléans les méprisa, et n'en fut point affecté.

Il n'en fut pas de même d'une pièce de vers qui parut presque dans le même temps sous le nom de Philippiques, et qui fut distribuée avec une promptitude et une abondance extraordinaire. La Grange, élevé autrefois page de lime la princesse de Conti fille du roi, eu fut l'auteur, et ne le désavouait pas. Tout ce que l'enfer peut vomir de vrai et de faux y était exprimé dans les plus beaux vers, le style le plus poétique, et tout l'art et l'esprit qu'on peut imaginer. M. le duc d'Orléans le sut et voulut voir ce poème, car la pièce était longue, et n'en put venir à bout, parce que personne n'osa la lui montrer.

Il m'en parla plusieurs fois, et à la fin il exigea si fort que je la lui apporterais, qu'il n'y eut pas moyen de m'en défendre. Je la lui apportai donc, mais de la lui lire, je lui déclarai que je ne le ferais jamais. Il la prit donc, et la lut bas debout dans la fenêtre de son petit cabinet d'hiver où nous étions. Il la trouva tout en la lisant telle qu'elle était, car il s'arrêtait de fois à autre pour m'en parler sans en paraître fort ému. Mais tout d'un coup, je le vis changer de visage et se tourner à moi les larmes aux yeux, et près de se trouver mal. « Ah! me dit-il, c'en est trop, cette horreur est plus forte que moi. » C'est qu'il était à l'endroit où le scélérat montre M. le duc d'Orléans dans le dessein d'empoisonner le roi, et tout prêt d'exécuter son crime. C'est où l'auteur redouble d'énergie, de poésie, d'invocations, de beautés effrayantes et terribles, d'invectives, de peintures hideuses, de portraits touchants de la jeunesse, de l'innocence du roi et des espérances qu'il donnait, d'adjurations à la nation de sauver une si chère victime de la barbarie du meurtrier; en un mot tout ce que l'art a de plus délicat, de plus tendre, de plus fort et de plus noir, de plus pompeux et de plus remuant. Je voulus profiter du morne silence où M. le duc [d'Orléans] tomba pour lui ôter cet exécrable papier, mais je ne pus en venir à bout; il se répandit en justes plaintes d'une si horrible noirceur, en tendresse sur le roi, puis voulut achever sa lecture, qu'il interrompit encore plus d'une fois pour m'en parler. Je n'ai point vu jamais homme si pénétré, si intimement touché, si accablé d'une injustice si énorme et si suivie. Moi-même, je m'en trouvai hors de moi. À le voir, les plus prévenus, pourvu qu'ils ne le fussent que de bonne foi, se seraient rendus à l'éclat de l'innocence et de l'horreur du crime dans laquelle il était plongé. C'est tout dire que j'eus peine à me remettre, et que j'eus toutes les peines du monde à le remettre un peu.

Ce La Grange, qui de sa personne ne valait rien en quelque genre que ce fût, mais qui était bon poète, et n'était que cela, et n'avait jamais été autre chose, s'était par là insinué à Sceaux, où il était devenu un des grands favoris de Mme du Maine. Elle et son mari en connurent la vie, la conduite, les moeurs et la mercenaire scélératesse. Ils la surent bien employer. Il fut arrêté peu après et envoyé aux îles de Sainte-Marguerite, d'où à la fin il obtint de sortir avant la fin de la régence. Il eut l'audace de se montrer partout dans Paris, et, tandis qu'il y paraissait aux spectacles et dans tous les lieux publics, on eut l'impudence de répandre que M. le duc d'Orléans l'avait fait tuer. Les ennemis de M. le duc d'Orléans et ce prince ont été également infatigables; les premiers en toutes les plus noires horreurs, lui à la plus infructueuse clémence, pour ne lui pas donner un nom plus expressif.

Maréchal, premier chirurgien du roi, dont le fils avait la survivance, mais si dégoûté du métier, qu'il ne voulait plus l'exercer, s'accommoda de sa charge avec La Peyronie, fort grand chirurgien, qui parut depuis grand et habile courtisan, et qui fit grand bruit à la cour et dans le monde. Il avait beaucoup d'esprit et d'ambition.

Stairs fit une superbe entrée. Soit ignorance que les ambassadeurs n'entrent à Paris dans la cour du roi qu'à deux chevaux, ou entreprise, ses carrosses, attelés de huit chevaux, prétendirent entrer. La contestation fut vive, mais enfin il fallut entrer à deux chevaux, et dételer les six autres. Les jours suivants il alla voir les princes du sang suivant l'usage. M. le prince de Conti lui rendit sa visite; mais ne voyant pas Stairs au bas de son escalier, pour le recevoir, comme c'est la règle, il attendit un peu dans son carrosse, puis le fit tourner, et alla au Palais-Royal se plaindre de cette innovation. Stairs avait déjà envoyé demander une audience à Mmes les princesses de Conti, à qui M. le duc d'Orléans manda de ne le point recevoir qu'il n'eût reçu les princes du sang comme il devait. M. le Duc suspendit aussi la visite qu'il devait lui rendre. Stairs prétendit que la réception au bas du degré n'était pas dans son protocole. Il s'en fit approuver par les autres ambassadeurs, et blâmer par eux d'en avoir trop fait pour M. le duc de Chartres, qui, quoique premier prince du sang, ne devait pas être traité différemment des autres princes du sang. Enfin au bout de deux mois de lutte et de négociations, M. le Duc et M. le prince de Conti rendirent séparément leur visite à Stairs, qui les reçut au bas de son degré. L'audace de cet ambassadeur d'Angleterre, qu'il portait également peinte dans sa personne, dans ses discours et dans ses actions, avait révolté toute la France. On a vu en son lieu que le régent, d'abord par Canillac et par le duc de Noailles, puis par l'abbé Dubois, dès qu'il fut à portée d'agir par lui-même, en fut subjugué, et Stairs se crut assez le maître du terrain pour hasarder, seul de tous les ambassadeurs des têtes couronnées, une entreprise sur les princes du sang, dont la longue dispute fut honteuse à notre cour. Elle finit pourtant sans innovation, mais uniquement par la persévérance des princes du sang, et sans que Stairs en fût plus mal à Londres ni au Palais-Royal.

Mme de Seignelay-Walsassine mourut en couche. Elle avait épousé le dernier fils de Seignelay, ministre et secrétaire d'État, qui avait quitté le petit collet, et qui ne servit point. Il avait eu dans son partage l'admirable bibliothèque de M. Colbert, son grand-père, qu'il vendit longtemps après au roi.

L'archevêque de Malines, qui était Hennin-Liétard, des comtes de Bossut, frère du prince de Chimay, était de ces ambitieux et ignorants dévots, qui avait fait ses études à Rome. Il y avait jeté les fondements de la fortune que dès lors il se proposait, en se dévouant aveuglément aux jésuites et à toutes les chimères ultramontaines. Ses dévots manéges, aidés de sa naissance, l'avaient mis à Malines, et obtenu de plus de riches abbayes. La constitution lui parut une occasion de gagner la pourpre, bien importante à ne pas manquer. Il s'y livra donc avec fureur, et il trouva des travailleurs qui suppléèrent à son ignorance par des écrits qui parurent sous son nom. L'empereur, moins dupe que Louis XIV, et qui n'avait ni Maintenon ni Tellier, ne s'accommoda pas de tout ce bruit, qu'il fit taire à l'instant par une lettre du prince Eugène à ce prélat, qui lui manda que l'empereur lui défendait d'écrire et parler sur la constitution.

Le roi de Sardaigne avait encore mieux fait chez lui dès les commencements de cette affaire. Il sut qu'elle se glissait dans ses États, et qu'elle commençait à y exciter des disputes. Il n'en fit pas à deux fois. Il manda les supérieurs des jésuites de Turin et des maisons les plus proches. Il leur dit ce qu'il apprenait, qu'il ne voulait point se laisser mener comme la France, qu'il leur déclarait que, s'il entendait parler davantage de cette affaire dans ses États, il en chasserait tous les jésuites. Les bons pères lui protestèrent que ce n'étaient point eux qui remuaient ces questions, et qu'ils seraient bien malheureux d'être soupçonnés de ce qui se faisait sans eux et dont ils ne se mêlaient point. Le roi de Sardaigne leur répondit qu'il ne disputerait point avec eux; mais, encore une fois, qu'ils pouvaient compter qu'au premier mot qu'il en entendrait parler, il les chasserait tous de ses États et sans retour; et sans leur laisser l'instant d'ouvrir la bouche, leur tourna le dos et s'en alla. Les révérends pères le savaient homme de parole et de fermeté, et ne s'y jouèrent pas. Oncques depuis il n'a été mention quelconque de la constitution dans tous les États du roi de Sardaigne.

On a vu en son lieu le conseil que j'avais donné à M. le duc d'Orléans sur le traitement à faire au P. Tellier, où je voulais accommoder la reconnaissance des services qu'il en avait reçus avec la tranquillité publique. Il l'approuva fort et en usa tout autrement. La pension fut modérée, et la liberté ne la fut point. Il voulut aller chez l'évêque d'Amiens, son intime confident, et l'obtint. Il en abusa en boute-feu furieux et enragé de n'être plus le maître. Ses commerces en France, ses intrigues aux Pays-Bas, ses cabales partout, ses machinations diverses ne purent demeurer secrètes. Il se déroba, pour aller lui-même animer le parti en Flandre, trop languissant pour son feu. Il en fit tant que l'évêque d'Amiens fut fort réprimandé, et que le P. Tellier fut confiné à la Flèche. Ce tyran de l'Église, indigné de ne pouvoir plus remuer, ce qui était la seule consolation de la fin de son règne et de sa terrible domination, se trouva dans une réduction à la Flèche également nouvelle et insupportable.

Les jésuites, espions les uns des autres, et jaloux et envieux de ceux qui ont le secret, l'autorité et la considération qu'elle leur donne bien au-dessus des provinciaux et des autres supérieurs, sont encore merveilleusement ingrats envers ceux mêmes qui, ayant été dans les premières places ou qui ayant servi leur compagnie avec le plus grand travail et le plus de succès, lui deviennent inutiles par leur âge ou par leurs infirmités. Ils les regardent alors avec mépris et bien loin des égards pour leur âge, leurs services et leur mérite, ils les laissent dans la plus triste solitude et leur plaignent tout jusqu'à la nourriture. J'en ai vu trois exemples de mes yeux dans trois jésuites, gens d'honneur et de grande piété, qui avaient eu les emplois de talents et de confiance, et à qui j'étais lié successivement d'une grande amitié. Le premier avait été recteur de leur maison professe à Paris, provincial de la même province, distingué par d'excellents livres de piété, plusieurs années assistant du général à Rome, à la mort duquel il revint à Paris, parce que leur usage est que le nouveau général a aussi de nouveaux assistants. De retour à la maison professe à Paris à quatre-vingts ans et plus, ils le logèrent sous les tuiles au plus haut étage, dans la solitude, le mépris et le manquement. La direction avait été la principale occupation des deux autres, dont l'un fut même proposé pour être confesseur de Mme la Dauphine, lui troisième, par les jésuites, quand le P. le Comte fut renvoyé. Celui-là fut longtemps malade, dont il mourut. Il n'était pas nourri, et je lui envoyai plus de cinq mois, tous les jours, à dîner, parce que j'avais vu sa pitance, et jusqu'à des remèdes, et qu'il ne put s'empêcher de m'avouer ce qu'il souffrait du traitement qu'on lui faisait. Le dernier, fort vieux et fort infirme, n'eut pas un meilleur sort. À la fin, n'y pouvant plus résister, et me le laissant entendre, il me demanda retraite dans ma maison de Versailles, sous prétexte chez eux d'aller prendre l'air. Il y demeura plusieurs mois, et mourut au noviciat, à Paris, quinze jours après qu'il y fut revenu. Tel est le sort de tous les jésuites sans exception des plus fameux, si on en excepte quelques-uns qui, ayant brillé à la cour et dans le monde par leurs sermons et leur mérite, et s'y étant fait beaucoup d'amis, comme les PP. Bourdaloue, La Rue, Gaillard, ont été garantis de la disgrâce générale, parce que, étant visités souvent par des personnes principales de la cour et de la ville, la politique ne permettait pas de les traiter à l'ordinaire, de peur de faire crier tant de gens considérables qui s'en seraient bientôt aperçus, et qui ne l'auraient pas souffert sans bruit et sans scandale.

C'est donc cet abandon, ce mépris et ce reproche tacite de tout soulagement qu'éprouva le P. Tellier à la Flèche quoiqu'il eût quatre mille livres de pension. Il avait maltraité jusqu'aux jésuites. Aucun d'eux n'approchait de lui qu'en tremblant du temps qu'il était confesseur; encore n'y avait-il que quelques gros bonnets et en très petit nombre. Les premiers supérieurs, qu'il gouvernait à baguette, éprouvaient ses duretés, et tous sa domination, sans la moindre ouverture. Le général même fut réduit à ployer devant lui ce despotisme absolu qu'il exerce sur toute la compagnie et sur tous les jésuites en particulier. Tous, et ils me l'ont dit dans ces temps-là bien des fois, désapprouvaient la violence de sa conduite et en étaient fort alarmés pour la société; tous le haïssaient comme on déteste un maître grossier, dur, inaccessible, plein de soi-même, qui se plaît à faire sentir son pouvoir et son mépris. Son exil et la conduite qui le lui attira leur fut un nouveau motif de dépit par le dévoilement des intrigues secrètes où ils avaient grande part et qu'ils avaient grand intérêt à cacher. Tout cela ensemble ne rendit pas au P. Tellier la retraite forcée de la Flèche agréable. Il y trouva des supérieurs et des confrères aigris qui, au lieu de la terreur générale qu'il avait imposée aux jésuites mêmes, n'eurent plus que du mépris pour lui, et se plurent à le lui faire sentir. Ce roi de l'Église et en partie de l'État, en particulier de sa société, redevint un jésuite comme les autres, et sous ses supérieurs on peut juger quel enfer ce fut à un homme aussi impétueux et aussi accoutumé à une domination sans réplique et sans bornes et à en abuser en toutes façons. Aussi ne la fit-il pas longue. On n'entendit plus parler de lui depuis, et il mourut au bout de six mois qu'il fut à la Flèche.

Il parut une promotion de six lieutenants généraux et d'un grand nombre de maréchaux de camp et de brigadiers; ce qui fit aussi de nouveaux colonels.

Le duc de Mortemart, piqué de ce que la lieutenance de roi vacante du Havre de Grâce ne fût pas donnée à celui pour qui il la demandait, vendit ce gouvernement au duc de Saint-Aignan. M. le duc d'Orléans donna l'abbaye de Bourgueil à l'abbé Dubois; dix mille livres de pension, en attendant un gouvernement, au vicomte de Beaune, à la sollicitation pressante de M. le Duc et de Mme sa mère, et une de vingt mille livres au duc de Tresmes. Comme gouverneur de Paris, il avait un jeu public dans une maison qu'il louait pour cela, et dont il tirait fort gros. Il l'avait prétendu comme un droit depuis qu'il en avait vu s'établir d'autres par licence, et quelques-uns, depuis la régence, par permission. Ces jeux étaient devenus des coupe-gorges qui excitèrent tant de cris publics, qu'ils furent tous défendus, et celui du duc de Tresmes comme les autres. Ce fut en dédommagement de ce jeu que la pension lui fut donnée. Il ne laissa pas de s'en introduire de temps en temps, mais plus modestement. Tout ayant changé de face sous le gouvernement de M. le Duc, premier ministre, Mme de Carignan, arrivée, ancrée, et point du tout oisive pour son intérêt, obtint un jeu à l'hôtel de Soissons, qui lui valut extrêmement. Sur cet exemple, le duc de Tresmes prétendit et obtint le rétablissement du sien. Le rare fut qu'il ne laissa pas de conserver la pension de vingt mille livres qu'il n'avait eue que pour le lui ôter.

Le jeune Bournonville, petit-fils, par sa mère, du duc de Luynes et d'une soeur de M. de Soubise, et fils du cousin germain paternel de la maréchale de Noailles, et frère de la duchesse de Duras, épousa la seconde fille du duc de Guiche, mort maréchal duc de Grammont; c'est celle qui épousa depuis mon fils aîné.

Le grand prieur attrapa de M. le duc d'Orléans un don sur les loteries de Paris de plus de vingt-cinq mille écus de rente.

Le mariage du prince électoral de Saxe fut arrêté et déclaré avec une des archiduchesses.

Le roi Jacques partit assez publiquement de Rome, s'embarqua à Nettuno, 8 février, et aborda en Espagne, d'où il se rendit à Madrid.

Prie revint avec sa femme de son ambassade de Turin. Je ne remarque ce retour que par le bruit et le mal que fit cette femme, qui fut maîtresse publique de M. le Duc, et de la cour, et de l'État, quand et tant qu'il fut premier ministre. Prie eut douze mille livres de pension et quatre-vingt-dix mille livres de gratification.

Rémond, dont il a été parlé ailleurs, fut introducteur des ambassadeurs. Comme il devint une espèce de petit personnage, et, quoique subalterne, fort dangereux, il est à propos de le faire encore mieux connaître. Il était fils de Rémond, fermier général, connu sous le nom de Rémond le Diable. Ce fils était un petit homme qui n'était pas achevé de faire, et comme un biscuit manqué, avec un gros nez, de gros yeux ronds sortants, de gros vilains traits, et une voix enrouée comme un homme réveillé en pleine nuit en sursaut.

Il avait beaucoup d'esprit, il avait aussi de la lecture et des lettres, et faisait des vers. Il avait encore plus d'effronterie, d'opinion de soi et de mépris des autres. Il se piquait de tout savoir, prose, poésie, philosophie, histoire, même galanterie; ce qui lui procura force ridicules aventures et brocards. Ce qu'il sut le mieux, fut de tacher de faire fortune, pour quoi tous moyens lui furent bons. Il fut le savant des uns, le confident et le commode des autres, et de plus d'une façon, et ne se cachait pas de la détestable; le rapporteur quand on le voulut et que cela lui parut utile. Il s'attacha à Canillac, à Nocé, aux ducs de Brancas, puis de Noailles, surtout à l'abbé Dubois, dont il allait disant pis que pendre, pour faire parler les gens et le lui aller redire; enfin à Stairs, dont il devint le panégyriste et l'homme à tout faire. Sa souplesse, l'ornement de son esprit, son aisance à parler et à frapper, sa facilité à adopter le goût de chacun, une sorte d'agrément qu'on trouvait dans sa singularité, le mirent quelque temps fort à la mode, dont il sut tirer un grand parti pécuniaire. Il en avait espéré d'autres qui s'évanouirent avec son cardinal Dubois. Tel qu'il était, il ne laissa pas de trouver et de conserver des entrées et de la familiarité dans plusieurs maisons distinguées. Il a fini par épouser une fille du joaillier Rondé, en quoi il n'y a eu ni disparité ni mésalliance, et par donner souvent des soupers à bonne et honorable compagnie. Il avait eu la charge de Magny. Il ne la garda pas longtemps, voyant ses espérances trompées et qu'elle ne le menait à rien.

Mimeur mourut officier général, dont je crois avoir parlé ailleurs. Il était fils d'un président du parlement de Dijon. Je ne sais par quelle protection il avait été attaché à Monseigneur dès sa jeunesse, chez qui il avait les entrées; mais il n'alla jamais dans aucun lieu où on mangeât avec lui. Son esprit souvent plaisant sans songer à l'être, et l'ornement de son esprit joint ‘à beaucoup de modestie et de savoir-vivre, l'avait mêlé avec le grand monde et fait désirer dans les meilleures compagnies. Il était aimé et estimé sur un pied agréable, et le méritait; il était honnête homme et fort brave, sans se piquer de rien, et fort doux, aimable et sûr dans le commerce; il servit toute sa vie, presque toujours dans la gendarmerie, avec réputation; il se maria à la fin de sa vie et fut regretté de beaucoup d'amis.

Térat, chancelier et surintendant des affaires et finances de M. le duc d'Orléans, mourut en même temps. Il avait un râpé de l'ordre. Il était fort vieux et fort riche, fort homme d'honneur et fort désintéressé. Il était chancelier de Monsieur quand, à la mort de Bechameil, qui était surintendant, il eut sa charge, dont il refusa absolument les appointements. Ce fut une perte pour M. le duc d'Orléans, dont il gouvernait très bien les affaires. Il vivait fort honorablement et n'était déplacé en rien; il était généralement aimé et estimé, et ne laissa point d'enfants. Je n'ai point su qui il était; je crois que c'était peu de chose; aussi était-il fort éloigné de s'en faire accroire. Houssaye, conseiller d'État, eut les deux charges de Térat chez M. le duc d'Orléans, qui le conduisirent à être enfin contrôleur général des finances.

Un fils de l'électeur de Bavière fut élu évêque de Munster. Il était allé se promener en Italie, et mourut à Rome sans avoir su son élection.

La mort de Puysieux, duquel on a déjà parlé lorsque son esprit et son adresse le firent si singulièrement chevalier de l'ordre, devint le commencement et la base de la prodigieuse fortune de Belle-Ile. Les chartreux, qui sont accoutumés à donner quelquefois de grands repas, en donnèrent un à beaucoup de gens distingués de la cour et des conseils. J'en fus prié, et Puysieux, que tout le monde aimait, et qui était bon et joyeux convive, en fut aussi. Le repas fut également grand et bon, et la compagnie, quoique fort nombreuse, de très bonne humeur. Puysieux en fit la joie; mais pour un homme fort près de quatre-vingts ans, gros et court, il y mangea beaucoup, et tant que, la nuit même, il se sentit d'une indigestion et de fièvre qui l'emporta en fort peu de jours. Ce fut grand dommage pour sa probité, sa valeur, sa modestie, l'ornement de son esprit, qui avait également l'agréable et le solide, et qui en faisait tout à la fois un homme de guerre, un homme capable de bien manier les affaires les plus délicates et un homme de la meilleure compagnie, qui était estimé partout et recherché de ce qui était le plus distingué. Son père s'était ruiné à ne rien faire; il était resté bien peu de bien à Puysieux, et son frère, qui n'avait presque rien, avait été trop heureux d'être écuyer de M. le prince de Conti, qui le traita toujours avec distinction. Puysieux était conseiller d'État d'épée, dont Cheverny eut la place; il avait aussi le gouvernement d'Huningue. Sa famille le voyant moribond, et n'ayant que des filles, songea promptement à profiter de la facilité du temps pour en faire une pièce d'argent, et Belle-Ile, fort à l'affût de tout ce qui pouvait l'avancer, conclut bientôt ce marché. Il était ami intime de Le Blanc, qui l'avait mis dans quelque privance avec l'abbé Dubois et Law. Il ne faisait qu'être maréchal de camp, par conséquent fort loin d'un gouvernement, bien plus d'un de cette importance. Ces trois protecteurs, avec le maréchal de Besons, frère de la mère de Le Blanc, qui entraîna d'Effiat, joints avec la famille de Puysieux, emportèrent d'emblée l'agrément du régent, et toute l'affaire fut menée si brusquement et si secrètement, qu'on ne la sut que lorsqu'elle fut consommée, la veille de la mort de Puysieux.

Une grâce si singulière excita les cris de tout ce qui se proposait de demander cette récompense dès qu'elle serait vacante. L'adresse de Belle-Ile excita ceux des moins à portée et le blâme des importants, parmi lesquels les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles, se signalèrent autant que leur frayeur de toute la suite de l'affaire du duc du Maine le leur permit, c'est-à-dire qu'ils ne se contraignirent pas avec leurs familiers; qu'ils encouragèrent secrètement les plaintes, et qu'ils se contentèrent d'ailleurs d'un silence de désapprobation. Tant de bruit, et la réflexion tardive sur sa matière, fit assez repentir le régent pour être tenté de révoquer la permission; mais le marché était signé et l'argent compté; il ne se trouvait d'autre moyen que l'autorité, par un changement subit de volonté qui ne pouvait se couvrir de surprise. Ceux qui avaient obtenu cette permission du régent lui firent honte de reculer, et Belle-Ile demeura paisible gouverneur d'Huningue; mais il en resta une dent contre lui à M. le duc d'Orléans, qu'il lui a toujours, mais assez inutilement gardée.

CHAPITRE VIII. §

Inquiétude des maréchaux de Villeroy, Villars et Huxelles-Villars, dans la frayeur, me prie de parler à M. le duc d'Orléans. — Je le fais, et le veux rassurer. — Manége et secret sur les prisonniers. — Politique de l'abbé Dubois sur l'affaire du duc et de la duchesse du Maine et des leurs. — La même politique fausse et très dangereuse pour M. le duc d'Orléans. — Je le lui représente très fortement, ainsi que l'énorme conduite à son égard du duc du Maine et de ses principaux croupiers, et le danger d'une continuelle impunité. — Je ne trouve que défaites et misères. — Trois crimes du duc du Maine à punir à la fois: premièrement, attentat d'usurper l'habilité de succéder à la couronne; secondement, les moyens pris pour soutenir cette usurpation; troisièmement, sa conspiration avec l'Espagne. — Conduite à tenir à l'égard du duc et de la duchesse du Maine, de leurs principaux complices et des enfants du duc du Maine. — Mollesse, faiblesse, ensorcellement du régent par Dubois. — Je cesse de parler au régent du duc du Maine, qui peu à peu est rétabli. — Adroit manége de Le Blanc et de Belle-Ile. — Duc de Richelieu et Saillant à la Bastille. — Leur folie. — Traité du premier. — Ils sont bientôt élargis. — Singularité de la promotion de l'ordre, dont je fus moins de dix ans après.

Ce qui tenait de si court les trois maréchaux dont on vient de parler, était ce qu'ils sentaient en leur âme et conscience sur l'affaire du duc du Maine. Orseau, des postes, avait été arrêté; Boisdavid en Saintonge, et amené à la Bastille, où il arrivait journellement des gens pris dans les provinces; même le duc de Richelieu fut mis à la Bastille. La peur était grande que quelqu'un d'eux ne parlât, et qu'on ne mît la main sur le collet à des gens de leur connaissance qui en savaient encore plus, qui étaient encore libres, et tâchaient de faire bonne contenance. Il courut même un bruit que le maréchal de Villars allait être arrêté. Sa frayeur éclata sur son visage et dans sa conduite. Il n'osait plus sortir de chez lui, et il s'informait de ce qui se disait sur lui avec une inquiétude indécente.

Lui et sa femme m'avaient toujours extrêmement ménagé de tout temps. Ils avaient fermé les yeux et les oreilles à mes façons et à mes propos sur leur duché, et depuis encore sur leur pairie, et m'avaient sans cesse également cultivé et Mme de Saint-Simon. Ils m'envoyèrent prier d'aller chez eux, avec instance. J'y allai, et je trouvai le maréchal dans des transes et dans un abattement incroyable. Il me dit sans façon qu'il savait qu'il allait être arrêté, qu'il s'y attendait à tous les instants, que ce n'était qu'avec la dernière inquiétude qu'il sortait de chez lui pour le conseil de régence ou pour aller au Palais-Royal le moins qu'il pouvait, même sans se croire en sûreté chez lui. Que cela prenait fort sur sa santé, que les avis lui en venaient de toutes parts, que le bruit en était public, qu'il n'y avait pas moyen de vivre de la sorte; qu'il s'apercevait depuis du temps que M. le duc d'Orléans ne le voyait plus de bon oeil, et qu'il était embarrassé et froid avec lui, qu'il ne savait quel mauvais office on lui avait rendu; s'étendit sur son attachement et sa fidélité, et me conjura de parler à M. le duc d'Orléans, et de tâcher à le faire expliquer sur son compte. Sa femme, beaucoup plus tranquille que lui, me pria de la même chose. Je les assurai, comme il est vrai, que je n'avais rien remarqué en M. le duc d'Orléans qui eût pu donner lieu aux bruits qui couraient, et que je croyais qu'il se faisait tort à lui-même d'en avoir de l'inquiétude.

Ce n'était pas que je fusse persuadé qu'il dût être dans la sécurité. On a vu comme le hasard fit savoir si peu avant le lit de justice l'assemblée mystérieuse du duc du Maine avec lui chez le maréchal de Villeroy, et toutes ses liaisons y étaient conformes. Mais M. le duc d'Orléans était si étouffé des deux tours de force qu'il n'avait pu éviter de faire coup sur coup, si éloigné de ces coups d'éclat, si peu capable encore de les soutenir, beaucoup moins de les oser pousser, que j'ai toujours cru les gros complices en pleine sûreté, même les plus médiocres. Je parlai donc à M. le duc d'Orléans qui n'était pas fâché de la peur que le maréchal avait prise, mais qui me répondit ce qu'il fallait pour le rassurer. Ils me remercièrent beaucoup tous deux, mais le maréchal toujours fort dans l'inquiétude. Elle fit une telle impression sur lui, qu'il en maigrit à vue d'oeil. Son sang se corrompit, il lui vint un mal au cou qui menaça d'un cancer. Le remède de Garrus l'en garantit, dont il prit souvent depuis, et en porta toujours dans sa poche. Mais il languit toujours jusqu'à l'élargissement du duc et de la duchesse du Maine, après quoi il reprit bientôt son embonpoint et sa première santé, en sorte que la cause de son mal fut manifestement visible.

Le Blanc allait souvent à la Bastille et à Vincennes, et sans que je le lui eusse demandé ne manquait point de venir le même jour, le soir, chez moi me rendre compte de ce qu'il avait appris des prisonniers, et de ce qu'il s'était passé entre eux et lui, ainsi que de tout ce qui lui revenait sur cette affaire; mais les prisonniers, à ce qu'il m'assurait toujours, ne disaient rien ou que les riens qu'il me rapportait. Belle-Ile, qui s'était fort initié chez moi par Charost et par Mme de Lévi, qui n'était qu'un avec Le Blanc et qui entrait dans tout ce qu'il pouvait, venait raisonner avec moi en cadence des visites de Le Blanc. Je ne fus pas longtemps à démêler que je n'en saurais jamais davantage, comme il arriva en effet, excepté ce qu'il fallut tout à la fin en dire au conseil de régence pour excuser les emprisonnements et les exécutions de Bretagne. M. le duc d'Orléans n'en savait pas plus que moi, ou si on lui en disait quelque chose de plus, ce fut sous un secret recommandé plus pour moi que pour personne. L'abbé Dubois, maître absolu de M. le duc d'Orléans, faisait trembler, excepté moi, tout ce qui approchait ce prince. L'abbé craignait le nerf de mes conversations et de n'être pas le maître de son aiguière, s'il venait jusqu'à moi des découvertes dont je pusse battre le régent, et venir à bout de son incurie et de sa débonnaireté. On a vu, lors de l'arrêt de l'abbé Portocarrero, l'adresse et la hardiesse dont Dubois se saisit de tous les papiers. Il n'eut pas de soin de s'emparer de ceux de Cellamare, que Le Blanc, qui l'y accompagnait, n'était pas pour lui disputer. Il s'était donc ainsi rendu seul maître du secret et du fond de l'affaire, et tellement que M. le duc d'Orléans ni personne n'en pouvaient savoir que ce qu'il voulait bien leur dire. Le garde des sceaux, qui allait rarement interroger les prisonniers, et Le Blanc, qui les voyait bien plus souvent et à qui venaient tous les avis sur cette affaire, étaient dans l'entière frayeur et la plus soumise dépendance de l'abbé Dubois, avec lequel ils concertaient chaque jour ce qu'ils devaient dire à M. le duc d'Orléans sur les avis et sur ce qu'ils avaient tiré ou n'avaient pu tirer des prisonniers, et rendaient compte„ au sortir d'avec lui, au redoutable abbé de tout ce qui s'était passé entre eux et le régent.

Dubois voulait faire la peur entière au duc et à la duchesse du Maine et aux prisonniers pour tirer tout d'eux, et y mettre si bon ordre qu'il n'y eût plus rien à craindre; il voulait aussi épouvanter les maréchaux pour les humilier et les contenir. Mais il était bien éloigné d'aller plus loin. Il voulait régner sans trouble et parvenir à la pourpre et à la place et à toute l'autorité de premier ministre sans embarras au dedans, pour n'avoir à vaincre que sur le chapeau, qui le conduisait à l'autre, que les difficultés du dehors. Il voulait de plus se préparer une domination absolue, sans contradiction. Il sentait quel serait le cri public, le dépit et l'impétuosité de M. le Duc sur un second maître et de son intimité; de combien de personnages il serait escorté dans un mécontentement qui serait universel. Il y redoutait les mouvements que le parlement y pourrait faire, à qui, dans un cas si étrange, chacun se réunirait. Il se proposait donc de mettre entre ses seules mains la vie et toute la fortune du duc du Maine et de ses enfants et celle de ses complices, pour s'acquérir sur eux l'obligation de leur avoir lui seul rendu le tout, et à ses plus importants croupiers, pour s'en faire une protection sûre contre le cri public et contre les princes du sang, et s'acquérir le parlement, au moins l'arrêter et le rendre neutre et sans mouvement par le crédit du duc et de la duchesse du Maine sur le premier président, qui s'y trouvait en son particulier tout de son long, et sur les principaux moteurs de la compagnie.

Je ne répondrais pas aussi que, sans s'être commis à confier le fond du sac à M. le duc d'Orléans, il n'ait profité de son incroyable faiblesse, de son insensibilité aux plus cruelles injures encore plus incroyable, de son penchant à ne rien pousser et à des mezzo-termine déplorables, pour lui persuader cette politique à l'égard de tous ceux qui avaient trempé dans le complot; et que, profitant des soeurs que l'opiniâtre impétuosité de M. le Duc avait données au régent, lorsqu'il lui força la main au dernier lit de justice sur la destitution du duc du Maine, sur l'éducation du roi, sur un établissement pour M. le comte de Charolais, sur une augmentation d'une pension de cent cinquante mille livres pour soi-même, il n'ait fait comprendre au régent la nécessité indispensable d'une barrière contre la hauteur et l'avidité des prince du sang, et que cette barrière ne se pouvait trouver que dans la conservation du duc du Maine, de ses rangs, de ses établissements, et de ses complices les plus considérables. Je ne doute pas non plus qu'il n'ait fait peur à son maître des maréchaux de Villeroy, dont Tallard serait inséparable, Villars et Huxelles, du premier président et de nombre d'autres qui venant à être publiquement convaincus, feraient avec le duc du Maine un groupe formidable dont le régent serait d'autant plus embarrassé par le nombre, les établissements, la parentelle et le poids dans le mondé, que, criminels par les lois, il resterait vrai toutefois qu'ils ne l'étaient directement que contre le régent, subsidiairement contre l'État, mais pour le sauver du prétendu mauvais gouvernement, point du tout contre la personne du roi, dont la conservation contre les périls du poison deviendrait leur prétendue apologie, et produirait tôt ou tard de funestes effets. Il n'en fallait pas tant pour étourdir un prince au fond timide, ennemi des grands coups, parfaitement insensible aux plus cruelles et aux plus dangereuses injures, bon et doux par nature, choisissant toujours le plus aisé comme tel, par faiblesse, dans les affaires grandes ou épineuses, et par incapacité de les suivre et d'en soutenir le poids, enfin livré et abandonné à l'abbé Dubois, auquel il ne pouvait plus résister sur quoi que ce fût.

Mais cette politique, si bonne et si fort dans le vrai pour la fortune où tendait l'abbé Dubois, n'était ni bonne ni dans le vrai pour son maître. Plus M. du Maine et ses plus considérables complices lui auraient une obligation signalée de la vie, des honneurs, des établissements, plus cette obligation à ne jamais l'oublier serait aux dépens de M. le duc d'Orléans. Quelques marques de clémence et de misère, quand elle est gratuitement poussée à l'extrême, que ce prince eût données, jamais de grands coupables ne pardonnent à ceux contre qui ils ont commis de grands crimes, et il était tout naturel qu'ils fussent persuadés et que l'abbé Dubois leur fit délicatement entendre qu'il les avait habilement arrachés des mains de son maître, sans quoi ils étaient perdus. Le coup double et prodigieux que le régent venait si nouvellement de frapper au dernier lit de justice sur le parlement et sur le duc du Maine, n'avait causé ni trouble ni rumeur, mais une frayeur extrême, un silence de tremblement, une soumission entière. Cet exemple devait donc l'encourager, puisque c'était aux mêmes gens qu'il avait affaire et prévenus de plus du crime d'État. C'est ce que je lui avais représenté plus d'une fois, et que le pardon, ni le semblant de manquer de preuves quand on en a, ne réconcilient jamais ceux qui ont manqué un grand coup à celui contre qui il était préparé; que le péril couru, plus il est grand, plus il irrite; qu'un tel bienfait reçu redouble la haine et la rage de qui s'est vu dans la main et à la merci de qui les pouvait exterminer, leur fait mépriser une générosité qu'ils imputent à la faiblesse, qui les excite à prendre mieux leurs mesures, ou s'ils ne le peuvent pendant le reste de la régence, à renverser le régent auprès du roi majeur, avec d'autant plus de hardiesse qu'alors il n'y a plus de crime; qu'il n'est point de régence dont le gouvernement ne puisse être attaqué, ni de vie et de moeurs telles que celles de M. le duc d'Orléans à couvert sous l'abri de son rang.

Je m'étendis un peu avec le régent sur les points de son gouvernement, qu'on pourrait rendre très répréhensibles aux yeux d'un jeune roi majeur, avec le secours d'une bonne et secrète cabale, en quoi le duc du Maine était un grand et dangereux ouvrier, en quoi les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles, par leurs emplois dans la régence, comme témoins de près, et d'autres joints à eux, aideraient le duc du Maine: Law et sa banque; l'alliance d'Angleterre jusqu'à l'ensorcellement, pour la fortune de l'abbé Dubois, conséquemment avec l'empereur, les deux plus grands et plus naturels ennemis de la France; la rupture pour eux seuls, et malgré la Hollande, entraînée de force contre l'Espagne, après tant de sang et de trésors répandus pour la conserver, et avec qui la plus étroite union était si naturelle et si utile; la facilité de fasciner les yeux d'un jeune roi et de lui tourner toute cette conduite à intérêt particulier contre celui de l'État, pour monter sur le trône sans obstacle, s'il fût mésarrivé au roi ou s'il lui mésarrivait encore sans enfant mâle, et de l à. revenir aux anciennes horreurs pour lui faire craindre pour sa vie, tant que son précédent régent ne serait pas mis en lieu de sûreté. Je ne trouvai que faiblesse ou dissimulation.

Cela ne m'arrêta pas. Je lui demandai quel retour il trouvait dans le maréchal de Villeroy pour l'avoir traité avec une distinction qui ne différait pas du respect, sans jamais aucun refus ni aucun délai à toutes ses demandes qui étaient continuelles pour faire montre de son crédit et de sa protection, souvent en choses considérables; pour avoir accru son autorité à Lyon fort au delà de raison et d'usage, au point qu'il y était uniquement et absolument le maître de tout; enfin pour l'avoir admis fort dangereusement au secret de la poste, et à la lecture que Torcy lui venait faire des extraits, et encore en d'autres confidences. Je lui demandai quel retour il trouvait dans le maréchal d'Huxelles pour avoir comblé ses désirs en lui confiant le secret et l'administration des affaires étrangères, et de son ami, le premier président, en l'accablant d'argent et outre cela de pensions. Enfin je vins au duc du Maine, et je lui demandai quel los il en avait reçu, pour ne l'avoir pas destitué à la mort du roi, comme tout le monde, tous les seigneurs, le parlement même s'y attendait et le désirait alors avec un empressement qu'il ne pouvait ignorer: « Mais, me répondit-il d'une voix basse, honteuse et faible, c'est mon beau-frère. — Comment votre beau-frère! repris-je avec feu: est-ce donc un titre à lui pour vous étrangler comme il y a tâché et butté toute sa vie? Avez-vous oublié la honte et le désespoir de Monsieur, le vôtre alors à vous-même, la fureur et les larmes publiques de Madame d'un mariage si étrangement disproportionné? Avez-vous oublié que l'intérêt de ce beau-frère vous a éloigné du commandement des armées, dont Monsieur mourut de colère et de dépit après la prise qu'il en avait eue avec le roi le jour même? Avez-vous oublié jusqu'à quel point il intéressa Mme de Maintenon à votre perte, lors de votre affaire d'Espagne, malgré tous les efforts de Mme la duchesse de Bourgogne auprès d'elle en votre faveur et de combien près vous frisâtes les derniers malheurs? Avez-vous oublié les horreurs dont ce cher beau-frère vous affubla à la mort de Mgr le Dauphin et de Mme la Dauphine, du petit prince leur fils, et de M. le duc de Berry ensuite; qu'il en persuada le roi par Mme de Maintenon, et qu'ils l'ont toujours été, la cour, Paris, les provinces, les pays étrangers; l'art et le soin de répandre cette opinion jusqu'à en rendre le doute ridicule, et le soin vigilant de la renouveler de temps en temps et de lui donner une couleur nouvelle ? Enfin avez-vous oublié le testament et le codicille du roi, la dispute si forte de M. du Maine en plein parlement contre vous, et si impudemment soutenue en faveur du codicille, et ce que vous seriez devenu, si l'une de ces deux pièces que personne n'ignore que le roi fit malgré lui, avait subsisté, bien pis si toutes deux avaient été exécutées ? Tous ces crimes à votre égard sont antérieurs à votre régence, sans que vous ayez jamais donné le moindre ombrage à M. du Maine, que celui qu'il a voulu prendre de votre naissance et de votre droit. Vous avez cru par la conduite que vous avez si longtemps soutenue et tant que vous l'avez pu à son égard, aux dépens des princes du sang et de toute justice, regagner ce bâtard brûlant de la soif de régner. Il vous en a payé dans le temps même qu'il jouissait de votre plus grand déni de justice par la requête au parlement de cette prétendue noblesse, et par son appel aux états généraux ou au roi majeur, avec la criminelle audace de vous attaquer vous-même sur l'incompétence et le défaut de pouvoir d'un régent. Enfin vous voyez ce qu'il vient de brasser, et par tant d'expériences anciennes et nouvelles ce que vous devez attendre de lui, si vous le laissez en état de continuer . »

Ces propos, que je renouvelais de temps en temps, jetaient M. le duc d'Orléans dans un trouble extrême. Il sentait tout le poids de mes raisons; mais il était enchaîné par les prestiges de l'abbé Dubois. Tantôt il s'excusait sur le défaut de preuves, et je lui remettais ce qu'il en avait dit à M. le Duc et à moi, que M. et Mme du Maine étaient des plus avant dans la conspiration, comme je l'ai rapporté en son temps. Une autre fois, il alléguait le danger d'entreprendre un homme si grandement établi, et je lui démontrais qu'après le grand pas de l'avoir fait arrêter lui et Mme du Maine, et confinés en deux prisons éloignées, le danger du retour serait bien plus grand, mortellement offensés qu'ils seraient, et que de plus ils se le devaient montrer comme innocents. Enfin retranché sur l'embarras de leurs enfants, aussi grandement établis que le père, dont ils avaient les survivances, et le gouvernement de Guyenne de plus, qui sûrement ne trempaient point dans le complot du père, et que par conséquent on ne pouvait dépouiller; je lui demandai où il avait vu ou lu qu'on eût jamais laissé aux fils des criminels d'État, convaincus et punis comme tels, des établissements dont ils pussent abuser; qu'il prît garde qu'une telle condamnation emportait confiscation des biens patrimoniaux, quoique les enfants ne fussent pas coupables, à plus forte raison l'extinction des titres, honneurs, etc., et la privation des gouvernements et des charges dans le père, et des survivances dans ses fils, lesquels, bien que non coupables, perdaient par la condamnation du père la succession entière du patrimoine, qui, sans cela, leur était de tout droit acquis, à plus forte raison des grâces dont le père était justement dépouillé; qu'il était du plus évident danger de les leur laisser, et sur lesquelles ils ne pouvaient avoir un droit en rien comparable au droit qu'ils avaient aux biens de leur père, qui était leur patrimoine, duquel toutefois ils ne laissaient pas d'être de tout droit totalement privés par la confiscation inséparable de la condamnation; qu'à la vérité on n'y touchait jamais au bien et aux reprises de la mère, qui demeuraient après elle aux enfants; mais ici, la mère se trouvant aussi coupable que le père, la condamnation emportait confiscation de tout le bien maternel comme du bien paternel.

À cette réponse, M. le duc d'Orléans n'eut point de réplique, baissa la tête et demeura quelque temps rêveur, puis me dit: « Mais Mme du Maine, vous ne sauriez nier qu'elle ne soit princesse du sang? — Non, certes, lui répondis-je; mais vous ne me prouverez pas aussi qu'elle la soit davantage que les deux ducs d'Alençon, père et fils, que le connétable de Bourbon, que M, le Prince, propre grand-père de Mme du Maine, qui tous aussi étaient princes du sang, bien reconnus pour tels, et néanmoins atteints, convaincus, et solennellement jugés et condamnés comme criminels d'État. Vous savez après combien de prison et à quelles conditions l'un de ces ducs d'Alençon eut sa grâce; ce que devint lé connétable de Bourbon, et que, quel désir qu'on eût d'une paix aussi avantageuse que fut alors celle des Pyrénées, la passion extrême de la reine votre grand'mère du mariage du roi avec l'infante sa nièce, quelque pressé qu'en fût le cardinal Mazarin et la reine même, dans la frayeur qu'ils avaient eue l'un et l'autre de ce qui avait pensé arriver de la nièce du cardinal, qui épousa depuis le connétable Colone, et de ce qui était toujours possible à l'égard de quelque autre, tant que le roi ne serait pas marié; l'on aima mieux hasarder la paix et le mariage, essuyer toutes les longueurs à conclure, les persécutions et les propositions de toutes les sortes de don Louis de Haro en faveur de M. le Prince, même aux dépens du roi d'Espagne, que de souffrir qu'il tirât aucune sorte d'établissement des Espagnols, ni qu'il rentrât dans son gouvernement, ni dans sa charge de grand maître de France, qui à la fin, mais sans stipulation, furent donnés à M. son fils, mais quelque temps après; grâce dont pour conclure on n'était convenu que verbalement, secrètement et comme une grâce et une galanterie personnelle au roi d'Espagne et à son ministre. Aujourd'hui que vous commencez la guerre, vous ne traitez ni mariage nécessaire et pressé, vous ne traitez point la paix, vous ne sauriez craindre qu'on se persuade au dedans ni au dehors, après l'éclat fait sur l'ambassadeur d'Espagne et ce que vous savez déjà sur M. et Mme du Maine de leurs complots avec lui, qu'on leur fasse accroire des crimes pour les perdre, et vous en saurez bien davantage quand il plaira à l'abbé Dubois de vous instruire à fond par les papiers dont vous convenez qu'il s'est saisi, qu'il a vus lui seul, et qu'il ne vous a pas montrés. Grand Dieu ! ajoutai-je avec dépit de ne trouver que de la filasse pour ne pas dire du fumier, grand Dieu! quel précieux présent avez-vous fait à ce prince de la plus difficile vertu du christianisme, de cette vertu tellement surhumaine, si contraire à la nature et à la plus droite raison quand elle n'est pas miséricordieusement éclairée et entraînée par votre grâce toute-puissante, cette vertu, l'écueil des plus grands hommes, le plus dur et le plus continuel combat des plus grands saints, cette vertu toutefois à qui vous prescrivez des bornes pour la conservation des États et des hommes, enfin ce pardon des ennemis, sans lequel, ô mon Dieu, nul ne vous verra; et vous l'accorderez à un prince qui vit comme un homme, qui compte pour rien le bonheur éternel de vous voir. O profondeur immense de vos jugements terribles qui, par l'usage et en même temps par le mépris d'un présent si rare et si exquis, va faire tout ce qui le peut conduire aux plus redoutables malheurs, et le va faire non seulement sans éprouver en soi la plus légère violence qu'éprouvent si fortement en ces occasions les personnes les plus à Dieu, mais avec l'incurie, la facilité, l'insensibilité la plus prodigieuse, la plus incroyable, la plus unique! »

Une si violente exclamation, précédée d'aussi fortes raisons, ébranla assez M. le duc d'Orléans pour se mettre à raisonner sur le dépouillement. Alors quoique sans espérance par sa mollesse, son peu de tenue, l'intérêt et l'ensorcellement de l'abbé Dubois, mais pour n'avoir rien à me reprocher à moi-même, je lui dis qu'il avait beau jeu à réparer les fautes précédentes qui lui avaient fait tout pardonner au plus cruel et au plus gratuit ennemi qui fut jamais, et au plus continuellement acharné contre ses droits, son honneur et sa vie, ce que lui-même ne se pouvait dissimuler; qu'au crime présent pour lequel le duc du Maine se trouvait maintenant arrêté, il en pouvait rappeler deux autres, et les faire d'autant mieux valoir, que le criminel avait d'autant plus pernicieusement abusé du silence et de la patience à l'égard de tous les deux: le premier, d'avoir attenté à se faire prince du sang, puis à se faire déclarer capable de succéder à la couronne, contre l'honneur de la loi de Dieu, contre la loi unanime de la France et de tous les pays chrétiens, où le fils d'un double adultère ne peut, en aucun cas, recueillir rien des biens de la famille dont il est sorti, combien moins une couronne: contre le droit de la nation en cas d'extinction de tous les mâles de la race régnante, contre le respect et le droit des princes du sang, enfin contre la précieuse vénération due à la loi salique qui distingue si grandement la couronne de France de toutes les autres couronnes. Je le fis souvenir de ce que je lui avais proposé à cet égard vers la fin de la vie du roi, pour l'exécuter dès qu'il ne serait plus, et de la nécessité que je lui en avais prouvée et de laquelle il n'était pas disconvenu de mettre un tel frein à l'ambition de pouvoir être rendu capable de succéder à la couronne, que la vue certaine de la profondeur du précipice retînt bâtards, sujets trop puissants, premiers ministres, favoris démesurés, princes étrangers trop établis et appuyés, d'attenter à ce crime qui en prépare tant d'autres, et d'abuser ou de la folle tendresse, ou de la faible complaisance, ou de l'âge, ou de l'imbécillité d'un roi, ou de l'entêtement extravagant de sa toute-puissance même, pour renverser l'État; que le silence sous lequel il l'avait laissé couler, avait donné le temps au duc du Maine de commettre le second, de le tromper par ce ramas de prétendue noblesse, dont plusieurs étaient, et de son aveu à lui et des principaux de sa maison, en apparence, quoi qu'on eût pu lui dire et follement, contre les ducs, en effet contre lui-même, comme il y avait bientôt paru par leur belle requête au parlement, et de là par l'appel des bâtards du régent, comme incompétent et impuissant, aux états généraux ou au roi devenu majeur, autre crime d'État et toujours connu et puni comme, tel de contester la puissance royale et d'en faire aucune distinction du roi mineur ou majeur, et par là, M. du Maine l'avait réduit en la presse où il s'était trouvé entre les princes du sang et les bâtards, et après une longue et criante injustice, ou déni de justice, en faveur des bâtards, forcé par leur audace à ventiler son pouvoir de régent, de les déclarer déchus et non habiles à succéder à la couronne, mais avec de tels ménagements de rangs et contre les termes exprès de l'arrêt qu'il venait de rendre, que cette faiblesse avait encouragé M. et Mme du Maine à entreprendre ce qui les retenait maintenant en prison, dans la rage de n'avoir pas été maintenus ou soufferts dans l'habilité de succéder à la couronne, et dans le mépris de tout ce qui leur était conservé, compté par eux pour rien, sinon pour une faiblesse sur laquelle ils pouvaient compter, quelque chose qu'ils osassent entreprendre.

Après ce tableau ramassé et raccourci, je représentai à M. le duc d'Orléans qu'au moins pouvait-il maintenant mettre deux aussi lourdes fautes à profit et les faire bien payer à ces deux premiers crimes à l'appui du troisième qui en était la suite et le fruit: reprendre le premier, en montrer l'énormité, le danger extrême de l'exemple dans un royaume très chrétien et l'unique qui suive la loi salique comme loi fondamentale pour la succession à la couronne depuis tant de siècles, l'exposer au sort de la Russie, à l'ambition de quiconque aurait la force des établissements en main et qui posséderait un roi; faire sentir que de se faire prince du sang et habile à succéder à la couronne, après tous les princes du sang, comme fils de roi, de le transmettre à sa postérité, à se faire préférer aux princes du sang, comme bien plus proches qu'eux, par la qualité de fils du roi, il n'y avait guère de distance, avec la force en main, et à quiconque obtient ce droit, une violente tentation de se faire place nette et s'abréger le chemin du trône; dire que le respect pour la mémoire du roi et la considération d'une alliance, quoiqu'elle n'eût jamais dû être, l'estime de la probité du comte de Toulouse, qui n'avait eu ni voulu avoir aucune part aux démarches de son frère pour s'élever aussi monstrueusement, avait arrêté Son Altesse Royale sur la justice qu'il devait aux princes du sang, à la nation entière, à soi-même, d'une entreprise si criminelle, qui ri allait à rien moins qu'à déshonorer la mémoire du feu roi, quoiqu'on sût bien qu'il avait eu là-dessus la main forcée comme sur les dispositions de son testament et de son codicille en faveur du duc du Maine; que, le cas avenant, cette prétention à la couronne pouvait renverser l'État par le choc des forces de l'intrus et de celles de la nation qui ne se laisserait pas priver d'un si beau droit, qui lui était si certainement et si constamment acquis, et dont les étrangers sauraient profiter pour s'agrandir des provinces à leur bienséance; et de là s'étendre sur la nécessité d'un châtiment tel qu'il ôtât pour toujours un pareil dessein de la tête des plus ambitieux et des plus puissants, et de celle des rois par orgueil ou par faiblesse, auxquels le royaume n'appartient point comme une terre à un particulier, mais comme un fidéicommis qui est perpétuellement affecté à l'aîné de génération en génération, à moins qu'une couronne présente, une vaste monarchie, un trône étranger vacant où un prince français est appelé, par le testament du dernier roi mort sans postérité de lui ni de ses prédécesseurs rois de sa maison, testament appuyé de l'exprès consentement et des voeux de toute cette nation, ne fasse préférer une couronne présente aux futurs les plus contingents, et que toute l'Europe, avec la monarchie vacante, ne stipule la renonciation à la possible succession, avec le gré et le consentement du roi de France et les solennités célébrées pour cette renonciation; qu'un roi de France n'a pas le pouvoir de disposer de sa couronne, laquelle suit de droit et par elle-même cette aînesse de génération en génération; et si la race masculine vient à manquer, le droit commun acquiert alors tout son droit, qui donne à la nation celui de se choisir un roi et sa postérité légitime masculine pour lui succéder tant qu'elle durera de génération en génération par aînesse; appuyer sur l'attentat de troubler cet ordre, et sur tous les points qui viennent d'être mis sous les yeux.

Passer de là au second crime: ameutement de gens à qui on fait usurper le nom de la noblesse, sans convocation du roi, ou du régent en son nom, s'il est mineur, à qui seul elle appartient, par conséquent sans légitimes assemblées des bailliages pour le choix des députés, par conséquent sans mission, sans pouvoir de personne, des gens ramassés de toutes parts pour faire nombre, et dont plusieurs se trouveraient bien empêchés de prouver leur noblesse; éblouir des gens distingués par la leur à fraterniser en égaux avec ce vil mélange; abuser des fantaisies qu'on leur a inspirées de loin pour les ramasser et les animer, se les dévouer après à soi pour tout faire, jusqu'à avilir le nom du second, mais du plus illustre des trois états, que ce ramas se prétend être, par une requête au parlement, plus basse et plus humble que celle du moindre particulier; de traiter le parlement de nosseigneurs, en nom collectif de la noblesse, et avoir recours à sa justice, à son autorité, à sa protection, au nom de la noblesse, et en chose où ces mêmes suppliants prétendent le droit de juger. Se peut-il rien de plus contradictoire en soi, de plus injurieux au second corps de l'État, en tous les points et en tous les genres, de plus insultant au pouvoir du régent et à la majesté royale, de plus visiblement et prochainement tendant à révolte et à félonie, et sous un roi mineur, à nier toute autorité, pour n'en reconnaître qu'autant qu'on le veut bien, et qu'elle peut et veut bien servir aux vues qu'on s'est formées? Montrer enfin l'énormité de cet attentat, le crime et le danger de ses diverses branches, qui ne viennent d'être touchées qu'en deux mots.

Joindre à ces deux crimes le troisième qui a fait arrêter le duc et la duchesse du Maine. Les preuves des deux premiers sont claires. De ce dernier, qui est le fruit des deux premiers, les preuves seront évidentes quand il plaira à l'abbé Dubois de montrer les papiers de Cellamare et ceux de l'abbé Portocarrero, qui n'ont été vus que de lui seul, et qui ne sont pas sortis de sous sa clef, et quand il plaira à son maître de se faire l'effort de le lui commander de façon à se faire obéir .

C'était bombarder rudement la faiblesse du régent, et tâcher à l'exciter à force de boulets rouges. Je lui laissai prendre haleine et voulus voir quel effet la batterie aurait produit. Il m'avait laissé tout dire sans aucune interruption, et je lui voyais l'âme fort en peine. Nous fûmes quelques moments en silence. Il le rompit le premier pour me répondre que ce que je lui avais représenté était bel et bon sur M. et Mme du Maine, mais que je ne prenais pas garde à ce qui était avec eux de personnages engagés peut-être dans la même affaire et sous les mêmes preuves, et à faire un si grand coup de filet, que le filet en pourrait rompre.

Ma réplique fut prompte. Je l'assurai qu'il ne devait pas avoir assez mauvaise opinion de mon jugement de n'avoir pas pensé à une partie si principale de cette affaire, dont j'avais bien compté de l'entretenir, après avoir achevé sur M. et Mme du Maine; que pour venir à cette autre partie, je le suppliais de se représenter toutes les conspirations qu'il avait lues, dont il n'y avait aucune qui n'eût son chef, et des complices principaux et distingués par la force qu'ils y pouvaient ajouter, outre le nombre des autres, dont les personnes étaient de peu ou rien; qu'en cela on dépendait des preuves; qu'il n'était pas permis de retrancher ni de grossir; que plus le nombre des complices considérables serait grand, plus le crime du chef le serait, et le danger de l'État aussi, plus la punition très sévère deviendrait indispensable; plus la clémence et la justice devraient marcher de front; plus le crime des personnages que le chef de la conspiration aurait débauchés de leur devoir devait à plomb retomber sur sa tête; plus la bonté du régent aurait de quoi se satisfaire, en montrant ne chercher que la sûreté présente et future du royaume, et de la succession à la couronne, par la punition du chef et du criminel de trois grands crimes, comme du plus grand coupable, du plus dangereux ou du seul dangereux, de celui qui ferait exemple à la postérité, et en pardonnant généreusement aux personnages qu'il aurait entraînés, qui, ensemble et par eux-mêmes, n'étaient point à craindre, et par la timidité qu'il en avait éprouvée, et par les qualités de leur esprit, et par l'impuissance de leurs établissements qui ne sont plus que des noms, sans force et sans autorité dangereuse; qu'il prît bien garde que passer les yeux clos à côté d'un tel complot, précédé de tant d'autres par le même, était la plus insigne preuve de crainte et de faiblesse, et le plus puissant convi à recommencer avec plus de succès; que voir le crime d'une façon publique, telle que de mettre en prison le duc et la duchesse du Maine, et leur pardonner après sans plus d'examen, revient au premier; mais qu'articuler les preuves juridiquement, ne punir que le chef et pardonner aux autres, si ce n'est à quelques gens obscurs trop signalés, c'est courage, c'est justice, c'est exemple, c'est sûreté, c'est générosité, c est clémence, c'est rendre à jamais les personnages pardonnés hors de mesure d'oser remuer, et quelque malveillants qu'ils puissent être, hors d'état de toute sorte d'opposition, et par crainte et par honneur, en un mot c'est savoir discerner, laisser les boucheries aux Christiern et aux Cromwell, ne vouloir que l'indispensable à l'exemple et à la sûreté, n'être sévère que par la nécessité, et clément et généreux par grandeur et par nature. Mais pour arriver à ce point il faut un jugement juridique, où tous les pairs soient juridiquement convoqués et sans excuses admises, parce qu'en cas de pairie et de crime, nulle sorte de cause de récusation ne peut en exclure aucun; et appeler avec eux les officiers de la couronne. J'ajoutai que le comte de Toulouse, n'ayant trempé dans aucun des trois crimes de son frère, sa considération ne devait ni ne pouvait retenir, puisqu'il était en pleine innocence, et qu'à l'égard même de Mme du Maine, sa condamnation se pouvait commuer à passer le reste de sa vie bien et sûrement enfermée, sans communication avec personne, en faveur de sa qualité de princesse du sang.

Le régent écouta tout, puis me dit: « Mais les enfants, qui sont innocents, qu'en ferez-vous? — Les enfants, repris-je, il est vrai qu'ils sont innocents; mais il les faut empêcher de devenir coupables, et leur ôter les ongles pour qu'ils ne pussent venger leurs malheurs domestiques, ne leur laisser ni charge, ni gouvernement, ni le comté d'Eu, petite province trop sur le bord de la mer et d'un petit port, et trop voisine de l'Angleterre; ni Dombes, trop près de Savoie, qui ne fut jamais qu'un franc alleu, encore tout au plus, que les ducs de Montpensier ont par degrés fait souveraineté, Mademoiselle encore plus, à quoi M. du Mairie a fait mettre la dernière main, depuis le don que Mademoiselle fut forcée de lui en faire, avec Eu et d'autres encore, pour tirer M. de Lauzun de Pignerol. Il restera encore le duché d'Aumale et de grands biens aux enfants de M. du Maine, dont vous leur ferez prisent sur la confiscation, sans compter l'immensité de meubles, les maisons et les pierreries, dont vous savez que lime du Maine en cacha et en emporta pour un million, que La Billarderie découvrit et qu'il rapporta, ce qui, pour le dire en passant, vous montre bien que Mme du Maine n'avait perdu ni jugement ni desseins, pour être arrêtée, et que ce million de pierreries n'était pas destiné à la parer dans sa prison. J'appelle cela, ajoutai-je, faire un bon et grand parti aux enfants qui sont innocents, et les mettre seulement hors d'état de devenir criminels. »

M. le duc d'Orléans fut un peu ébranlé de ce plan et des raisons qui le soutenaient. Il raisonna assez dessus avec moi. Mais je n'en conçus pas une meilleure espérance. Ce plan, tout juste, tout sage, tout nécessaire qu'il me paraissait, se trouvait en contradiction avec le naturel du maître et, qui bien pis, avec les vues et l'intérêt de l'abbé Dubois, et ce valet avait ensorcelé M. le duc d'Orléans. Je ne me trompai pas. Je retrouvai ce prince s'affaiblissant tous les jours sur cette affaire, de sorte que, content d'avoir fait ce que je croyais de mon devoir à tous égards, je ne lui en parlai plus, et le mis ainsi fort à son aise sur les divers et prompts adoucissements qu'il donna par reprises au duc et à la duchesse du Maine jusqu'à leur liberté, et depuis. Je l'avais pourtant fort flatté sur la distribution de leurs charges et gouvernements, et je lui avais bien déclaré que je ne voulais d'aucun de ces grands morceaux, ni même de leurs cascades, parce que je lui parlais là-dessus sans aucun intérêt.

Je ne songeai donc plus à percer les mystères du complot et des complices que l'abbé Dubois se réservait à lui seul, ni les dispositions des prisonniers, dont Le Blanc ne me disait que des riens souvent absurdes, parce qu'il ne lui était pas permis de me dire mieux; mais, après le retour du duc et de la duchesse du Maine en leur précédent état, je n'eus pas de peine à m'apercevoir, par l'amitié qu'ils ont toujours depuis témoignée à Belle-Ile et à Le Blanc, qu'ils les avaient bien et efficacement servis, même auprès de l'abbé Dubois, dont ils avaient très bien suivi l'esprit et imité la politique. Elle réussit si bien que bientôt, c'est-à-dire au commencement d'avril, Mine la Princesse obtint que Mme du Maine, qui faisait la malade, fût conduite de Dijon à Châlon-sur-Saône, avec la permission de l'y aller voir.

On sut néanmoins en ce même temps par M. le duc d'Orléans, qui le rendit public, qu'il avait quatre lettres au cardinal Albéroni du duc de Richelieu, dont trois étaient signées de lui, qu'il s'engageait à livrer Bayonne, où son régiment et celui de Saillant étaient en garnison, pour quoi Saillant, qui était du complot, avait été mis à la Bastille, et que le marché du duc de Richelieu était d'avoir le régiment des gardes. Le rare est que, quatre jours après ce récit public de M. le duc d'Orléans, auquel il ajouta que, si M. de Richelieu avait quatre têtes, il avait dans sa poche de quoi les faire couper toutes quatre, on donna à M. de Richelieu un de ses valets de chambre, des livres, un trictrac et une basse de viole, qu'il demanda. On se moqua dans le monde avec raison de la belle idée de deux jeunes colonels qui se crurent assez maîtres de leurs régiments, et leurs régiments assez maîtres de Bayonne, pour se figurer de pouvoir livrer cette place . Qui m'aurait dit que, moins de dix ans après, je serais chevalier de l'ordre, en même promotion de huit que les deux fils du duc du Maine en princes du sang, M. de Richelieu, Cellamare et d'Alègre, m'aurait bien étonné .

CHAPITRE IX. §

Conduite étrange de Mme la duchesse de Berry, de Rion et de la Mouchy. — Conduite de Mme de Saint-Simon. — Scandaleuse maladie de Mme la duchesse de Berry, à [au] Luxembourg. — Rion, conduit par le duc de Lauzun, son grand-oncle, épouse secrètement Mme la duchesse de Berry. — Mme la duchesse de Berry rouvre le jardin de Luxembourg; se voue au blanc pour six mois; change de capitaine des gardes. — Canillac et le marquis de Brancas entrent au conseil des parties. — Prince Clément de Bavière est [élu] évêque de Munster et de Paderborn. — Le cardinal Albano est fait camerlingue. — Le duc d'Albret épouse de nouveau la fille de feu Barbezieux. — Mort de Mme de Maintenon. — Sa vie et sa conduite à Saint-Cyr. — Mort d'Aubigny, archevêque de Rouen. — Besons, archevêque de Bordeaux, lui succède; et le frère du garde des sceaux, à Besons. — Érection de grands officiers de l'ordre de Saint-Louis à l'instar de ceux de l'ordre du Saint-Esprit. — Nouveaux règlements sur l'ordre de Saint-Louis, et leurs inconvénients. — Extraction, caractère, fortune de Monti. — Laval, dit la Mentonnière, mis, à la Bastille. — Cellamare, duc de Giovenazzo, arrive en Espagne; est aussitôt fait vice-roi de Navarre. — Rare baptême de Marton. — L'abbesse de Chelles, soeur du maréchal de Villars, se démet et se retire dans un couvent à Paris avec une pension de douze mille livres du roi. — Mme d'Orléans lui succède, se démet, se retire à la Madeleine. — Leur caractère. — Diminution d'espèces. — Élargissement du quai du Louvre. — Guichet, place et fontaine du Palais-Royal. — Efforts peu heureux sur l'Écosse. — Tyrannie maritime des Anglais. — Cilly prend le port du Passage et y brûle toute la marine renaissante de l'Espagne. — Les plus confidents du duc et de la duchesse du Maine sortent de la Bastille et sont mis en pleine liberté. — Merveilles du Mississipi. — Law et le régent me pressent d'en recevoir. — Je le refuse, mais je reçois le payement d'anciens billets de l'épargne. — Blamont, rappelé à sa charge, devient l'espion du régent, et le mépris et l'horreur du parlement. — Mort de Pécoil père, digne d'un avare, mais affreuse. — Digne refus, belle et sainte retraite, curieuse, mais inintelligible déclaration, de l'abbé Vittement, sur le règne sans bornes et sans épines du cardinal Fleury. — Douze mille livres d'augmentation d'appointements et de gouvernement à Castries.

Mme la duchesse de Berry vivait à son ordinaire dans le mélange de la plus altière grandeur, et de la bassesse et de la servitude la plus honteuse; des retraites les plus austères, fréquentes, mais courtes aux Carmélites du faubourg Saint-Germain, et des soupers les plus profanés par la vile compagnie, et la saleté et l'impiété des propos; de la débauche la plus effrontée, et de la plus horrible frayeur du diable et de la mort, lorsqu'elle tomba malade à Luxembourg. Il faut tout dire, puisque cela sert à l'histoire, d'autant plus qu'on ne trouvera dans ces Mémoires aucunes autres galanteries répandues, que celles qui tiennent nécessairement à l'intelligence nécessaire de ce qu'il s'est passé d'important ou d'intéressant dans le cours des années qu'ils renferment. Mme la duchesse de Berry ne voulait se contraindre sur rien; elle était indignée que le monde osât parler de ce qu'elle-même ne prenait pas la peine de lui cacher, et toutefois elle était désolée de ce que sa conduite était connue. Elle était grosse de Rion, elle s'en cachait tant qu'elle pouvait. Mme de Mouchy était leur commode, quoique les choses à cet égard se passassent tambour battant. Rion et la Mouchy étaient amoureux l'un de l'autre, et vivaient avec toute sorte de privances et de facilité pour les avoir. Ils se moquaient ensemble de la princesse qui était leur dupe, et de qui ils tiraient de concert tout ce qu'ils pouvaient. En un mot, ils étaient les maîtres d'elle et de sa maison, et l'étaient avec insolence, jusque-là que M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans qui les connaissaient et les haïssaient, les craignaient et les ménageaient. Mme de Saint-Simon, fort à l'abri de tout cela, extrêmement aimée et respectée de foute la maison, et respectée même de ce couple qui se faisait tant redouter et compter, ne voyait Mme la duchesse de Berry que pour les moments de représentation qu'elle arrivait à Luxembourg, dont elle revenait dès qu'elle était finie, et ignorait parfaitement tout ce qu'il s'y passait, quoiqu'elle en fût parfaitement instruite.

La grossesse vint à terme, et ce terme mal préparé par les soupers continuels fort arrosés de vins et de liqueurs les plus fortes devint orageux et promptement dangereux. Mme de Saint-Simon ne put éviter de s'y rendre assidue dès que le péril parut, mais jamais elle ne céda aux instances de M. [le duc] et de Mme la duchesse d'Orléans et de toute la maison, ni pour y coucher dans l'appartement qu'on lui avait toujours réservé, et où elle ne mit jamais le pied, ni même pour y passer les journées, sous prétexte de venir se reposer chez elle. Elle trouva Mme la duchesse de Berry retranchée dans une petite chambre de son appartement, qui avait des dégagements commodes et hors de portée, et qui que ce fût dans cette chambre que la Mouchy et Rion et une femme ou deux de garde-robe affidées. Le nécessaire au secours avait les dégagements libres. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, Madame même n'entraient pas quand ils voulaient, à plus forte raison la dame d'honneur ni les autres dames, la première femme de chambre ni les médecins. Tout cela entrait de fois à autre, mais des instants. Un grand mal de tête ou le besoin de sommeil les faisait souvent prier de vouloir bien ne point entrer, et quand ils entraient de s'en aller après quelques instants. Eux-mêmes, qui ne voyaient que trop de quoi il s'agissait, ne se présentaient pas le plus souvent pour entrer, se contentaient de savoir des nouvelles par Mme de Mouchy qui entre-bâillait à peine la porte, et ce manége ridicule qui se passait devant la foule du Luxembourg, du Palais-Royal, et de beaucoup d'autres gens qui, par bienséance ou par curiosité venaient savoir des nouvelles, devint la conversation de tout le monde.

Le danger redoublant, Languet, célèbre curé de Saint-Sulpice, qui déjà s'était rendu assidu, parla des sacrements à M. le duc d'Orléans. La difficulté fut qu'il pût entrer pour les proposer à Mme la duchesse de Berry. Mais il s'en trouva bientôt une plus grande. C'est que le curé, en homme instruit de ses devoirs, déclara qu'il ne les administrerait point, ni ne souffrirait qu'ils lui fussent administrés, tant que Rion et Mme de Mouchy seraient non seulement dans sa chambre, mais dans le Luxembourg. Il le fit tout haut, et devant tout le monde, exprès à M. le duc d'Orléans qui en fut moins choqué qu'embarrassé. Il prit le curé à part, et le tint longtemps à tâcher de lui faire goûter quelques tempéraments. Le voyant inflexible, il lui proposa à la fin de s'en rapporter au cardinal de Noailles. Le curé l'accepta sur-le-champ, et promit de déférer à ses ordres comme étant son évêque, pourvu qu'il eût la liberté de lui expliquer ses raisons. L'affaire pressait, et Mme la duchesse de Berry se confessait pendant cette dispute à un cordelier son confesseur. M. le duc d'Orléans se flatta sans doute de trouver le diocésain plus flexible que le curé avec lequel il était très opposé de sentiment sur la constitution, et qui pour la même affaire était si fort entre les mains du régent; s'il l'espéra, il se trompa.

Le cardinal de Noailles arriva; M. le duc d'Orléans le prit à l'écart avec le curé, et la conversation dura plus d'une demi-heure. Comme la déclaration du curé avait été publique, le cardinal-archevêque de Paris jugea à propos que la sienne la fût aussi. En se rapprochant tous les trois du monde et de la porte de la chambre, le cardinal de Noailles dit tout haut au curé qu'il avait fait très dignement son devoir, qu'il n'en attendait pas moins d'un homme de bien, éclairé comme il l'était, et de son expérience; qu'il le louait de ce qu'il exigeait, avant d'administrer ou de laisser administrer les sacrements à Mme la duchesse de Berry; qu'il l'exhortait à ne s'en pas départir et à ne se laisser pas tromper sur une chose aussi importante; que, s'il avait besoin de quelque chose de plus pour être autorisé, il lui défendait, comme son évêque diocésain et son supérieur, de laisser administrer ou d'administrer lui-même les sacrements à Mme la duchesse de Berry, tant que M. de Rion et Mme de Mouchy seraient dans la chambre, même dans le Luxembourg, et n'en seraient pas congédiés. On peut juger de l'éclat d'un si indispensable scandale, de l'effet qu'il fit dans cette pièce si remplie, de l'embarras de M. le duc d'Orléans, du bruit que cela fit incontinent partout. Qui que ce soit, pas même les chefs de la constitution, les plus violents ennemis du cardinal de Noailles, les évêques du plus bel air, les femmes du plus grand monde, les libertins même, pas un seul ne blâma ni le curé ni son archevêque, les uns par savoir les règles ou par n'oser les impugner, le gros et le plus nombreux par l'horreur de la conduite de Mme la duchesse de Berry, et par la haine que son orgueil lui attirait.

Question après entre le régent, le cardinal et le curé, tous trois dans le coin de la porte, qui d'eux porterait cette résolution à Mme la duchesse de Berry, qui ne s'attendait à rien moins, et qui toute confessée, comptait à tous moments de voir entrer le saint sacrement et le recevoir. Après un court colloque, que l'état de la malade pressa, le cardinal et le curé s'éloignèrent un peu tandis que M. le duc d'Orléans se fit entr'ouvrir la porte et appeler Mme de Mouchy. Là, toujours la porte entr'ouverte, elle dedans, lui dehors, il lui déclara de quoi il était question. La Mouchy, bien étonnée, encore plus indignée, le prit sur le haut ton, dit ce qu'il lui plut sur son mérite et sur l'affront que des cagots entreprenaient de lui faire et à Mme la duchesse de Berry, qui ne le souffrirait et n'y consentirait jamais, et qui la ferait mourir dans l'état où elle était, si on avait l'imprudence et la cruauté de le lui dire. La conclusion pourtant fut que la Mouchy se chargea d'aller dire à Mme la duchesse de Berry ce qui était résolu sur les sacrements; on peut juger ce qu'elle y sut ajouter du sien. La réponse négative ne tarda pas à être rendue par la même à M. le duc d'Orléans, en entre-bâillant la porte. Avec une telle commissionnaire, il devait bien s'attendre à la réponse qu'il en reçut. Aussitôt après, il fut la rendre au cardinal et au curé; le curé ayant là son archevêque, et de même avis que lui, se contenta de hausser les épaules. Mais le cardinal dit à M. le duc d'Orléans que Mme de Mouchy, l'une des deux personnes indispensables à renvoyer et sans retour, n'était guère propre à faire entendre règle et raison à Mme la duchesse de Berry; que c'était à lui, son père, à lui porter cette parole et à la porter à faire le devoir d'une chrétienne, si près de paraître devant Dieu, et le pressa d'aller lui parler. On n'aura pas peine à croire que son éloquence n'y gagna rien. Ce prince craignait trop sa fille et aurait été un faible apôtre avec elle.

Le refus réitéré fit prendre sur-le-champ au cardinal le parti de parler lui-même à Mme la duchesse de Berry, accompagné du curé; et comme il voulait s'y acheminer tout de suite, M. le duc d'Orléans, qui n'osa l'en empêcher, mais qui eut peur de quelque révolution subite et dangereuse dans Mme sa fille, à l'aspect et au discours des deux pasteurs, le conjura d'attendre qu'on l'eût disposée à les voir. Il alla donc faire un autre colloque dans cette porte qu'il se fit entre-bâiller, dont le succès fut pareil au précédent. Mme la duchesse de Berry se mit en furie, répondit des emportements contre ces cafards qui abusaient de son état et de leur caractère pour la déshonorer par un éclat inouï, et n'épargna pas M. son père de sa sottise et de sa faiblesse de le souffrir. Qui l'aurait crue, on aurait fait sauter les degrés au cardinal et au curé. M. le duc d'Orléans revint à eux fort petit et fort en peine, et qui ne savait que faire entre sa fille et eux. Il leur dit qu'elle était si faible et si souffrante qu'il fallait qu'ils différassent, et les entretint comme il put. L'attention et la curiosité de tout ce grand monde qui remplissait cette pièce était extrême, qui sut enfin ce détail par-ci par-là, et tout de suite après dans la journée. Mme de Saint-Simon, avec quelques dames de Mme la duchesse de Berry, et quelques autres qui étaient venues savoir des nouvelles, était assise dans une embrasure de fenêtre, un peu au loin, qui voyait tout ce manége, et qui de temps en temps était instruite de ce qui se passait.

Le cardinal de Noailles demeura plus de deux heures avec M. le duc d'Orléans, desquels à la fin le monde principal se rapprocha. Le cardinal voyant enfin qu'il ne pouvait entrer dans la chambre, sans une sorte de violence et fort contraire à la persuasion, trouva indécent d'attendre inutilement davantage. En s'en allant il réitéra ses ordres au curé, et lui recommanda de veiller à n'être point trompé sur les sacrements qu'on tenterait peut-être d'administrer clandestinement. Il s'approcha ensuite de Mme de Saint-Simon, la prit en particulier, lui conta ce qui s'était passé, s'en affligea avec elle et de tout l'éclat qu'il n'avait pu éviter. M. le duc d'Orléans se hâta d'annoncer à Mme sa fille le départ du cardinal, dont lui-même se trouva fort soulagé. Mais en sortant de la chambre, il fut étonné de trouver le curé collé tout près de la porte, et encore plus de la déclaration qu'il lui fit que c'était là le poste qu'il avait pris et dont rien ne le ferait sortir, parce qu'il ne voulait pas être trompé sur les sacrements. En effet, il y demeura ferme quatre jours, et les nuits de même, excepté de courts intervalles pour la nourriture et quelque repos qu'il allait prendre chez lui, fort près de Luxembourg, et laissait en son poste deux prêtres jusqu'à son retour; enfin, le danger passé, il leva le siège.

Mme la duchesse de Berry, bien accouchée d'une fille, n'eut plus qu'à se rétablir, mais dans un emportement égal contre le curé et contre le cardinal de Noailles auxquels elle ne l'a jamais pardonné, et fut de plus en plus ensorcelée des deux amants qui se moquaient d'elle, et qui ne lui étaient attachés que pour leur fortune et leur intérêt, qui restèrent encore du temps enfermés avec elle sans voir M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans qu'à peine et des moments, Madame de même, mais qui, excepté les premiers jours, n'y allait presque point .

Mme la duchesse de Berry ne se voulait pas montrer à qui que ce fût en couche, ni se contraindre là-dessus pour personne. Personne aussi, à commencer par Mme de Saint-Simon, n'eut d'empressement à la voir, parce que personne n'ignorait ce qui tenait la porte close. Mme de Saint-Simon la vit pourtant des instants, mais c'était toujours Mme la duchesse de Berry qui lui mandait d'entrer, sans que Mme de Saint-Simon lui en eût fait rien dire, ni qu'elle s'y fût présentée; elle y demeurait des moments, prenait pour bon ce que Mme la duchesse de Berry lui disait de sa santé, et se retirait au plus vite.

Rion, comme on l'a dit, cadet de Gascogne qui n'avait rien, quoique de bonne maison, était petit-fils d'une soeur du duc de Lauzun, dont les aventures avec Mademoiselle, qui voulut l'épouser, ne sont ignorées de personne. Cette parité de son neveu et de lui leur mit en tête le même mariage. Cette pensée délectait l'oncle qui se croyait revivre en la personne de son neveu, et qui le conduisait dans cette trame. L'empire absolu qu'il avait usurpé sur cette impérieuse princesse, à qui, de propos délibéré, il faisait chaque jour essuyer des caprices qui lui ôtaient jusqu'à la moindre liberté, et des humeurs brutales qui la faisaient pleurer tous les jours et plus d'une fois, le danger qu'elle avait couru dans sa couche, l'horreur de l'éclat où elle s'était vue entre les derniers sacrements, et la rupture entière avec ce dont elle était affolée, la peur du diable qui la mettait hors d'elle-même au moindre coup de tonnerre, qu'elle n'avait jamais craint jusqu'alors, enhardirent l'oncle et le neveu. C'était l'oncle qui avait conseillé à son neveu de traiter sa princesse comme il avait lui-même traité Mademoiselle. Sa maxime était que les Bourbons voulaient être rudoyés et menés le bâton haut, sans quoi on ne pouvait se conserver sur eux aucun empire. Rion, maître du coeur de la Mouchy, qui l'était de l'esprit de leur princesse, lui fut d'un merveilleux usage à son dessein. Tous deux y trouvaient leur compte. Ils avaient tremblé de l'éclat qui venait d'arriver sur eux, dont l'occasion pouvait revenir encore et les perdre. La peur du diable et des réflexions pouvaient à la fin produire le même effet, au lieu que Rion n'avait plus rien à craindre et n'avait [qu'à] jouir de la plus incompréhensible fortune en réussissant à épouser, et la Mouchy à se tout promettre d'une union où elle aurait tant de part et tous deux sûrs de se posséder l'un l'autre, sans appréhender rien pour leurs secrets plaisirs. Je m'en tiens ici à cette préparation de scène, qui commença au plus tard à l'époque de cette maladie et de l'éclat dont on vient de parler. Il n'est pas temps encore d'en dire davantage.

Mme la duchesse de Berry, infiniment peinée de la façon dont tout le monde, jusqu'au peuple, avait pris sa maladie et ce qu'il s'y était passé, crut regagner quelque chose en faisant rouvrir au public les portes du jardin de Luxembourg, qu'elle avait fait fermer il y avait longtemps. On en fut bien aise: on en profita; mais ce fut tout. Elle se voua au blanc pour six mois. Ce voeu fit un peu rire le monde. Il survint quelques piques avec le marquis de La Rochefoucauld, qui remit sa place de capitaine des gardes, que Mme la duchesse de Berry donna au comte d'Uzès, car, pourvu qu'elle eût des noms, elle n'en cherchait pas davantage.

Canillac et le marquis de Brancas, qui avaient des expectatives de conseiller d'État, obtinrent, en attendant les places, d'en faire les fonctions avec les appointements.

Le prince Clément fut élu évêque de Munster, au lieu de son frère, mort à Rome, et aussitôt après, de Paderborn. Le pape donna au cardinal Albano, son neveu, la charge de camerlingue, [vacante] par la mort du cardinal Spinola.

Le duc d'Albret, qui avait épousé une fille de feu M. et Mme de Barbezieux, malgré toute la famille, et plaidé fortement là-dessus au parlement, puis au conseil de régence, refit son mariage, suivant l'arrêt de ce conseil. Il épousa donc une seconde fois sa femme chez Caumartin, conseiller d'État, dont le frère, évêque de Vannes, leur donna à minuit la bénédiction nuptiale dans la chapelle de la maison. Si on savait et si on se souciait en l'autre monde de ce qui se passe en celui-ci, je pense que M. de Turenne et M. de Louvois seraient tous deux bien étonnés.

Le samedi au soir 15 avril, veille de la Quasimodo, mourut à Saint-Cyr la célèbre et fatale Mme de Maintenon. Quel bruit cet événement en Europe, s'il fût arrivé quelques années plus tôt! On l'ignora peut-être à Versailles, qui en est si proche; à peine en parla-t-on à Paris. On s'est tant étendu sur cette femme trop et si malheureusement fameuse, à l'occasion de la mort du roi, qu'il ne reste rien à en dire que depuis cette époque. Elle a tant, si puissamment et si funestement figuré pendant trente-cinq années, sans la moindre lacune, que tout, jusqu'à ses dernières années de retraite, en est curieux.

Elle se retira à Saint-Cyr au moment même de la mort du roi, et eut le bon sens de s'y réputer morte au monde, et de n'avoir jamais mis le pied hors de la clôture de cette maison. Elle ne voulut y voir personne du dehors sans exception, que du très petit nombre dont on va parler, rien demander, ni recommander à personne, ni se mêler de rien où son nom pût être mêlé. Mme de Caylus, Mme de Dangeau, Mme de Lévi étaient admises, mais peu souvent, les deux dernières encore plus rarement, à dîner. Le cardinal de Rohan la voyait toutes les semaines, le duc du Maine aussi, et passait trois et quatre heures avec elle tête à tête. Tout lui riait quand on le lui annonçait. Elle embrassait son mignon avec la dernière tendresse, quoiqu'il puât bien fort, car elle l'appelait toujours ainsi. Assez souvent le duc de Noailles, dont elle paraissait se soucier médiocrement, de sa femme encore moins, quoique sa propre nièce, qui y allait fort rarement et d'un air contraint, et mal volontiers; aussi la réception était pareille; le maréchal de Villeroy, tant qu'il en pouvait prendre le temps et toujours avec grand accueil; presque point le cardinal de Bissy; quelques évêques obscurs et fanatiques quelquefois; assez souvent l'archevêque de Rouen, Aubigny; Bloin de temps en temps; et l'évêque de Chartres, Mérinville, diocésain et supérieur de la maison.

Une fois la semaine, quand la reine d'Angleterre était à Saint-Germain, [elle] allait dîner avec elle, mais de Chaillot, où elle passait des temps considérables, elle n'y allait pas. Elles avaient chacune leur fauteuil égal, vis-à-vis l'une de l'autre. À l'heure du dîner, on mettait une table entre elles deux, leur couvert, les premiers plats et une cloche. C'était les jeunes demoiselles de la chambre qui faisaient tout ce ménage, et qui leur servaient à boire, des assiettes et un nouveau service quand la cloche les appelait; la reine leur témoignait toujours quelques bontés. Le repas fini, elles desservaient et ôtaient tout de la chambre, puis apportaient et rapportaient le café. La reine y passait deux ou trois heures tête à tête, puis elles s'embrassaient; Mme de Maintenon faisait trois ou quatre pas en la recevant et en la conduisant; les demoiselles, qui étaient dans l'antichambre, l'accompagnaient à son carrosse, et l'aimaient fort, parce qu'elle leur était fort gracieuse.

Elles étaient charmées surtout du cardinal de Rohan, qui ne venait jamais les mains vides, et qui leur apportait des pâtisseries et des bonbons de quoi les régaler plusieurs jours. Ces bagatelles faisaient plaisir à Mme de Maintenon. Il est pourtant vrai qu'avec ce peu de visites, qui ne se hasardaient point qu'elle n'en marquât le jour et l'heure, qu'on envoyait lui demander, excepté son mignon, toujours reçu à bras ouverts, il arrivait rarement des journées où elle n'eût personne. Ces temps-là et les vides des matinées étaient remplis par beaucoup de lettres qu'elle recevait et de réponses qu'elle faisait, presque toutes à des supérieurs de communautés de prêtres ou de séminaires, à des abbesses, même à de simples religieuses; car le goût de direction surnagea toujours à tout, et comme elle écrivait singulièrement bien et facilement, elle se plaisait à dicter ses lettres. Tous ces détails, je les ai sus de Mme de Tibouville, qui était Rochechouart, sans aucun bien, et mise enfant à Saint-Cyr.

Mme de Maintenon, outre ses femmes de chambre, car nul homme de ses gens n'entrait dans la clôture, avait deux, quelquefois trois anciennes demoiselles et six jeunes pour être de sa chambre, dont, vieilles et jeunes, elle changeait quelquefois. Mlle de Rochechouart fut une des jeunes; elle la prit en amitié, et autant en une sorte de petite confiance que son âge le pouvait permettre; et comme elle lui trouvait de l'esprit et la main bonne, c'était à elle qu'elle dictait toujours. Elle n'est sortie de Saint-Cyr qu'après la mort de Mme de Maintenon, qu'elle a toujours fort regrettée, quoiqu'elle ne lui ait rien donné. Le mariage que son total manquement de bien fit faire pour elle à d'Antin, qui l'eut toujours chez lui depuis sa sortie de Saint-Cyr, ne fut pas heureux. Tibouville mangea son bien à ne rien faire, quoique très considérable, vendit son régiment dès que la guerre pointa, et se conduisit de façon que sa femme n'eut de ressource qu'à se retirer chez l'évêque d'Évreux, son frère. La maison de campagne de l'évêché d'Évreux n'est qu'à cinq petites lieues de la Ferté; nous voisinions continuellement, et ils passaient souvent des mois entiers à la Ferté. Ce détail est peu intéressant; mais ce que je n'ai pas vu ou manié moi-même, je veux citer comment je le sais, et d'où je l'ai pris.

Mme de Maintenon, comme à la cour, se levait matin et se couchait de bonne heure. Ses prières duraient longtemps; elle lisait aussi elle-même des livres de piété, quelquefois elle se faisait lire quelque peu d'histoire par ses jeunes filles, et se plaisait à les faire raisonner dessus et à les instruire. Elle entendait la messe d'une tribune tout contre sa chambre, souvent quelques offices, très rarement dans le choeur. Elle communiait, non comme le dit Dangeau dans ses Mémoires, ni tous les deux jours, ni à minuit, mais deux fois la semaine, ordinairement entre sept et huit heures du matin, puis revenait dans sa tribune, où ces jours-là elle demeurait longtemps.

Son dîner était simple, mais délicat et recherché dans sa simplicité, et très abondant en tout. Le duc de Noailles, après Mornay et Bloin, ne la laissaient pas manquer de gibier de Saint-Germain et de Versailles, ni les bâtiments de fruits. Quand elle n'avait point de dames de dehors, elle mangeait seule, servie par ces demoiselles de sa chambre, dont elle faisait mettre quelques-unes à table trois ou quatre fois l'an tout au plus. Mlle d'Aumale, qui était vieille, et qu'elle avait eue longtemps à la cour, n'était pas de ce côté la plus distinguée. Il y avait un souper neuf pour cette Mlle d'Aumale et pour les demoiselles de la chambre, dont elle était comme la gouvernante. Mme de Maintenon ne prenait rien le soir; quelquefois, dans les fort beaux jours sans vent, elle se promenait un peu dans le jardin.

Elle nommait toutes les supérieures, première et subalternes, et toutes les officières. On lui rendait un compte succinct du courant; mais, de tout ce qui était au delà, la première supérieure prenait ses ordres. Elle était Madame tout court dans la maison, où tout était en sa main; et, quoiqu'elle eût des manières honnêtes et douces avec les dames de Saint-Cyr, et de bonté avec les demoiselles, toutes tremblaient devant elle. Il était infiniment rare qu'elle en vît d'autres que les supérieures et les officières, encore n'était-ce que lorsqu'elle en envoyait chercher, ou, encore plus rarement, quand quelqu'une se hasardait de lui faire demander une audience, qu'elle ne refusait pas. La première supérieure venait chez elle quand elle voulait, mais sans en abuser; elle lui rendait compte de tout et recevait ses ordres sur tout. Mme de Maintenon ne voyait guère qu'elle. Jamais abbesse, fille de France, comme il y en a eu autrefois, n'a été si absolue, si ponctuellement obéie, si crainte, si respectée, et, avec cela, elle était aimée de presque tout ce qui était enfermé dans Saint-Cyr. Les prêtres du dehors étaient dans la même soumission et dans la même dépendance. Jamais, devant ses demoiselles, elle ne parlait de rien qui pût approcher du gouvernement ni de la cour, assez souvent du feu roi avec éloge, mais sans enfoncer rien, et ne parlant jamais des intrigues, des cabales, ni des affaires.

On a vu que lorsque, après la déclaration de la régence, M. le duc d'Orléans alla voir Mme de Maintenon à Saint-Cyr, elle ne lui demanda quoi que ce soit, que sa protection pour cette maison. Il l'assura, elle, Mme de Maintenon, que les quatre mille livres que le roi lui donnait tous les mois lui seraient payées de même avec exactitude chaque premier jour des mois, et cela fut toujours très ponctuellement exécuté. Ainsi, elle avait du roi quarante-huit mille livres de pension. Je ne sais même si elle n'avait pas conservé celle de gouvernante des enfants du roi et de Mme de Montespan, quelques autres qu'elle avait dans ce temps-là, et les appointements de seconde dame d'atours de Mme la dauphine-Bavière, comme la maréchale de Rochefort, première dame d'atours de la même, conservait encore les siens, et comme la duchesse d'Arpajon, dame d'honneur, avait touché les siens tant qu'elle avait vécu, depuis la mort de Mme la dauphine-Bavière. Outre cela, Mme de Maintenon jouissait de la terre de Maintenon et de quelques autres biens. Saint-Cyr, par sa fondation, était chargé, en cas qu'elle s'y retirât, de la loger, elle et tous ses domestiques et équipages, et de les nourrir, gens et chevaux, tant qu'elle en voudrait avoir, pour rien, aux dépens de la maison, ce qui fut fidèlement exécuté jusqu'aux bois, charbon, bougie, chandelle, en un mot, sans que, pour elle, ni pour pas un de ses gens ni chevaux, il lui en coûtât un sou, en aucune sorte que ce puisse être, que pour l'habillement de sa personne et de sa livrée. Elle avait au dehors un maître d'hôtel, un valet de chambre, des gens pour l'office et la cuisine, un carrosse, un attelage de sept ou huit chevaux, et un ou deux de selle, et, au dedans, Mlle d'Aumale et ses femmes de chambre, et les demoiselles dont on a parlé, mais qui étaient de Saint-Cyr: toute sa dépense n'était donc qu'en bonnes oeuvres et en gages de ses domestiques.

J'ai souvent admiré que les maréchaux, d'Harcourt si intrinsèquement lié avec elle, Tallard, Villars qui lui devait tant, Mme du Maine et ses enfants pour qui elle avait fait fouler aux pieds toutes les lois divines et humaines, le prince de Rohan et tant d'autres ne l'aient jamais vue.

La chute du duc du Maine au lit de justice des Tuileries lui donna le premier coup de mort. Ce n'est pas trop présumer que de se persuader qu'elle était bien instruite des mesures et des desseins de ce mignon, et que cette espérance l'ait soutenue, mais quand elle le vit arrêté, elle succomba; la fièvre continue la prit, et elle mourut à quatre-vingt-trois ans, avec toute sa tête et tout son esprit.

Les regrets de sa perte, qui ne furent pas universels dans Saint-Cyr, n'en passèrent guère les murailles. Je n'ai su qu'Aubigny, archevêque de Rouen, son prétendu cousin, qui fut assez sot pour en mourir. Il fut tellement saisi de cette perte qu'il en tomba malade et la suivit bientôt. Besons, archevêque de Bordeaux, passa à Rouen, et Argenson, archevêque d'Embrun, frère du garde des sceaux, passa à l'archevêché de Bordeaux.

M. le duc d'Orléans fit ériger des officiers de l'ordre de Saint-Louis presqu'à l'instar de celui du Saint-Esprit, avec des appointements et des marques, moyennant finance à proportion. Le garde des sceaux fut chancelier et garde des sceaux de cet ordre; Le Blanc, prévôt et maître des cérémonies; Armenonville, en râpé; et Morville, son fils, en titre de greffier. Bientôt après, le garde des sceaux, conservant les marques, fit passer sa charge à son second fils, dont l'aîné eut le râpé. Tous ceux-là portèrent le grand cordon rouge et la croix brodée d'or, cousue sur leurs habits. Trois gros trésoriers de la marine et de l'extraordinaire des guerres furent trésoriers de l'ordre et portèrent le grand cordon rouge comme les commandeurs, mais non la croix brodée sur leurs habits, comme les grand'croix et comme les trois principales charges, ci-devant dites. D'autres gens moindres, la plupart des bureaux, eurent les autres petites charges avec la croix à la boutonnière, comme les simples chevaliers. Bientôt après il fut réglé, au conseil de régence, que les rachats qui revenaient au roi seraient affectés par un édit enregistré à l'ordre de Saint-Louis, et que les grand'croix commandeurs et même les chevaliers de Saint-Louis qui avaient des pensions sur cet ordre les perdraient s'ils devenaient chevaliers du Saint-Esprit.

Ces deux règlements passèrent: le premier en forme, l'autre par l'usage, malgré leurs inconvénients. Celui du premier regardait essentiellement tout le monde, parce qu'il ôtait au roi la liberté de remettre les rachats qui lui étaient dus, et à ses sujets de toute qualité une gratification qui s'accordait aisément pour peu que les débiteurs de ces rachats fussent graciables par leurs services ou par leur considération; le second, parce que le cordon bleu ne valant que mille écus; et les grandes croix, les unes six mille livres, les autres huit mille livres; les commanderies, les unes quatre mille livres, les autres six mille livres; et les pensions des chevaliers, plusieurs de mille livres, de quinze cents livres et de deux milles livres, il se pouvait trouver parmi tous ceux-là des maréchaux de France et d'autres à être chevaliers du Saint-Esprit, mais pauvres, qui perdraient, à devenir chevaliers du Saint-Esprit, un revenu qui faisait toute leur aisance, comme il arriva en effet. Il fut réglé aussi qu'ils demeureraient par simple honneur ce qu'ils étaient dans l'ordre de Saint-Louis, et que leurs pensions seraient distribuées en détail dans le même ordre. Au moins eût-il mieux valu rendre vacant ce qu'ils y étaient, pour faire en leur place d'autres grand'croix et d'autres commandeurs, puisque, recevant l'ordre du Saint-Esprit, ils quittaient la croix d'or brodée sur leurs habits pour y porter celle d'argent du Saint-Esprit, et tous le grand cordon rouge, et ne gardaient que le petit ruban rouge et la petite croix de Saint-Louis attachés au bas du cordon bleu. On fut encore choqué de voir des hommes de robe et des gens de plume et de finances porter, pour de l'argent, des marques précisément militaires et des croix sur eux et à leurs armes (car qui n'a pas des armes aujourd'hui?) sur lesquelles on voyait écrites ces paroles en lettres d'or: Praemium bellicae virtutis.

Monti, dont il a souvent été parlé ici dans ce qui y a été copié de M. de Torcy sur les affaires étrangères, eut ordre, par une lettre de cachet, de sortir incessamment du royaume, et défense en même temps d'aller en Espagne. Il était colonel réformé, et comme il avait de l'esprit et du sens, il était bien reçu dans les meilleures compagnies, et avec cela fort honnête homme quoique ami intime d'Albéroni. Il était pauvre et de Bologne, où il avait plusieurs frères et un à Rome, fort distingué dans la prélature, qui à la fin est devenu cardinal. Il y a deux familles Monti, qui ne sont point parentes: l'une ancienne et fort noble, l'autre qui n'est ni l'un ni l'autre, dont était celui dont il s'agit ici. Son mérite, et des hasards qui dépassent de beaucoup le temps de ces Mémoires, lui procurèrent des emplois fort importants au dehors et un très principal lors de la seconde catastrophe du roi Stanislas en Pologne, dont il s'acquitta très judicieusement . Il y avait la disposition de grandes sommes fournies par la France, dont il rapporta plus d'un million, qu'il pouvait très aisément s'approprier sans qu'on en pût avoir nulle connaissance. Le ministère même fut très agréablement surpris de revoir ce million, auquel il était bien loin de s'attendre. Monti, qui avait déjà le régiment Royal-Italien, fut fait chevalier de l'ordre, mais ce fut tout. On le laissa mourir de faim, et il en mourut en effet peu après, quoique en grande considération et en grande estime. Le ministère lui parlait même quelquefois des affaires. Il était encore dans la force de l'âge quand il mourut de déplaisir de sa misère, et n'avait point été marié. Il fut fort regretté et mérita de l'être.

M. de Laval, dit la Mentonnière, d'une blessure qu'il avait reçue au menton, qui lui en faisait porter une par besoin ou pour se faire remarquer, fut mis à la Bastille. Cette détention renouvela très vivement et d'une façon marquée les alarmes de ceux qui ne sentaient pas nets de l'affaire de Cellamare et du duc du Maine. Il venait d'attraper une pension, et il se trouva à la fin qu'il était une clef de meute et le plus coupable de tous, sans qu'il lui en soit rien arrivé qu'une courte prison. C'est le même Laval dont il a été parlé à propos de la prétendue noblesse et de l'effronterie de ses mensonges en confondant hardiment les Laval-Montfort avec les Laval-Montmorency dont il était, et neveu paternel de la duchesse de Roquelaure.

Peu de temps après le prince de Cellamare, conduit par du Libois, gentilhomme ordinaire du roi, qui ne l'avait point quitté depuis le jour qu'il fut arrêté à Paris, arriva à la frontière et passa en Espagne. Il fut aussitôt déclaré vice-roi de Navarre, et comme son père était mort il prit tout à fait le nom de duc de Giovenazzo, auquel on n'avait pu s'accoutumer en France par l'usage de l'y avoir toujours appelé prince de Cellamare.

Je ne puis passer sous silence une bagatelle de soi très peu intéressante, mais parfaitement ridicule, pour ne rien dire de pis. On obtint mille écus de pension pour Marton, fils de Blansac, et colonel du régiment de Conti. Il avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Quand il fallut lui expédier sa pension, point de nom de baptême. On chercha, il se trouva qu'il avait été ondoyé tout au plus. On suppléa donc les cérémonies pour lui donner un nom. On le dispensa de l'habit blanc; il fut tenu par M. le prince de Conti et Mme la duchesse de Sully.

Mme d'Orléans, religieuse professe à Chelles par fantaisie, humeur et enfance, ne put durer qu'en régnant où elle était venue pour obéir. L'abbesse, fille de beaucoup de mérite, soeur du maréchal de Villars, se lassa bientôt d'une lutte où Dieu et les hommes étaient pour elle, mais qui lui était devenue insupportable, et qui troublait toute la paix et la régularité de sa maison. Elle ne songea donc qu'à céder et à avoir de quoi vivre ailleurs. Elle obtint douze mille livres de pension du roi, vint à Paris loger chez son frère en attendant un appartement dans un couvent. Elle le trouva chez les Bénédictines du Cherche-Midi, près la Croix-Rouge; elle s'y retira, elle y vécut plusieurs années faisant l'exemple et les délices de la maison, et y est enfin morte fort regrettée. Pour achever de suite une matière qui ne vaut pas la peine d'être reprise, et dont la fin passe les bornes du temps de ces Mémoires, la princesse qui lui succéda se lassa bientôt de sa place. Tantôt austère à l'excès, tantôt n'ayant de religieuse que l'habit, musicienne, chirurgienne, théologienne, directrice, et tout cela par sauts et par bonds, mais avec beaucoup d'esprit, toujours fatiguée et dégoûtée de ses diverses situations, incapable de persévérer en aucune, aspirant à d'autres règles et plus encore à la liberté, mais sans vouloir quitter son état de religieuse, se procura enfin la permission de se démettre et de faire nommer à sa place une de ses meilleures amies de la maison, dans laquelle néanmoins elle ne put durer longtemps. Elle vint donc s'établir pour toujours dans un bel appartement du couvent des Bénédictines de la Madeleine de Tresnel, auprès duquel Mme la duchesse d'Orléans, qui avait quitté Montmartre, s'était fait un établissement magnifique et délicieux, avec une entrée dans la maison, où elle allait passer les bonnes fêtes et quelquefois se promener. Mme de Chelles peu à peu reprit la dévotion et la régularité, et, quoique en princesse, mena une vie qui édifia toujours de plus en plus jusqu'à sa mort, qui n'arriva que plusieurs années après dans la même maison sans en être sortie.

On diminua les espèces par un arrêt du conseil. On commença aussi le très nécessaire élargissement du quai le long du vieux Louvre, et d'accommoder la place du Palais-Royal en symétrie d'architecture en face, avec une fontaine et un grand réservoir. Je fis tout ce que je pus auprès de M. le duc d'Orléans pour faire changer le guichet du Louvre, le mettre vis-à-vis la rue Saint-Nicaise, et le faire de la largeur de cette rue, sans avoir pu, en faveur d'une telle commodité pour un passage qui fait la communication d'une partie de Paris, surmonter la rare considération du régent pour Launay, fameux et très riche orfèvre du roi, qui était logé dans l'emplacement de ce guichet, et qu'il aurait fallu déranger et Loger ailleurs.

Le chevalier de Saint-Georges avait été très bien reçu en Espagne. Albéroni, enragé contre l'Angleterre, et qui n'avait de ressource qu'à y jeter des troubles, fit équiper une flotte, mais, à peine fut-elle en mer qu'une tempête la dispersa et la maltraita fort. Cependant les lords Maréchal, Tullybaldine et Seaford, partis du port du Passage sur des frégates avec beaucoup d'armes, étaient heureusement arrivés en Écosse.

Ce port du Passage qu'Albéroni avait entrepris de fortifier et où il avait le dépôt principal de construction pour l'Océan, était le point secret de la jalousie de l'Angleterre depuis que ce cardinal s'était sérieusement appliqué à rétablir la marine d'Espagne. Les Anglais ne voulaient souffrir de marine à aucune puissance de l'Europe. Elle était venue à bout par l'intérêt de l'abbé Dubois à obtenir formellement qu'il ne s'en format point en France, et qu'on y laissât tomber le peu qui en restait. La ruine de la flotte d'Espagne par une anglaise très supérieure avait été l'objet du secours de Naples et de Sicile pour le moins autant que l'attachement aux intérêts de l'empereur; et la guerre déclarée à l'Espagne en conséquence de la quadruple alliance avait en point de vue principal la destruction de la marine d'Espagne renaissante au Passage. L'union de l'Angleterre avec la Hollande n'empêchait pas cette couronne d'abuser de sa supériorité sur la république, et de lui donner souvent des occasions de plaintes sur le trouble de ses navigations et de son commerce, et les plus clairvoyants de ces pays de liberté sentaient le poids de cette alliance léonine, et que, si l'Angleterre avait jamais autant de moyens que de volonté, elle ne traiterait pas mieux leur marine, pour en avoir seule en Europe, et c'est ce qui avait rendu les Hollandais si rétifs à la quadruple alliance dans laquelle ils n'étaient enfin entrés qu'après coup, malgré eux et faiblement, parce qu'ils étaient fâchés de la destruction de la marine renaissante de l'Espagne, à quoi ils voyaient que tout tendait principalement. En effet, dès que Cilly se fut emparé de quelques petits forts sur la Bidassoa, il marcha secrètement et brusquement au port du Passage, le prit et les forts commencés pour le défendre, brûla six vaisseaux qui étaient sur les chantiers, un amas immense d'autres bois et de toutes les choses nécessaires aux constructions et n'y laissa chose quelconque dont on pût faire le moindre usage. Ce coup fit exulter l'Angleterre, et fixa la certitude du chapeau sur la tête de Dubois. Il montra une joie odieuse de cette funeste expédition, et toute la France une douleur dont personne ne se contraignit, et qui embarrassa le régent pendant quelques jours. Le grand but se trouvant rempli, on se soucia médiocrement depuis des expéditions militaires sur la frontière d'Espagne. Dans cette satisfaction anglaise et si peu française de l'abbé Dubois et de son maître, Mlle de Montauban fort attachée à Mme du Maine, le fils de Malézieu, Davisart et l'avocat Bargetton, qui étaient à la Bastille, furent mis en pleine liberté, quoique Saillant, en sortant de cette prison, eût été exilé chez son père en Auvergne.

Law faisait toujours merveilles avec son Mississipi. On avait fait comme une langue pour entendre ce manège et pour savoir s'y conduire, que je n'entreprendrai pas d'expliquer, non plus que les autres opérations de finances. C'était à qui aurait du Mississipi. Il s'y faisait presque tout à coup des fortunes immenses. Law, assiégé chez lui de suppliants et de soupirants, voyait forcer sa porte, entrer du jardin par ses fenêtres, tomber dans son cabinet par sa cheminée. On ne parlait que par millions. Law, qui, comme je l'ai dit, venait chez moi tous les mardis entre onze heures et midi, m'avait souvent pressé d'en recevoir sans qu'il m'en coûtât rien, et de le gouverner sans que je m'en mélasse pour me valoir plusieurs millions. Tant de gens de toute espèce y en avaient gagné plusieurs par leur seule industrie, qu'il n'était pas douteux que Law ne m'en fit gagner encore plus et plus rapidement; mais je ne voulus jamais m'y prêter. Law s'adressa à Mme de Saint-Simon, qu'il trouva aussi inflexible. Enrichir pour enrichir, il eût bien mieux aimé m'enrichir que tant d'autres, et m'attacher nécessairement à lui par cet intérêt dans la situation où il me voyait auprès du régent. Il lui en parla donc pour essayer de me vaincre par cette autorité. Le régent m'en parla plus d'une fois: j'éludai toujours.

Enfin, un jour qu'il m'avait donné rendez-vous à Saint-Cloud, où il était allé travailler pour s'y promener après, étant tous deux assis sur la balustrade de l'orangerie qui couvre la descente dans le bois des Goulottes, il me parla encore du Mississipi, et me pressa infiniment d'en recevoir de Law; plus je résistai, plus il me pressa, plus il s'étendit en raisonnements; à la fin il se fâcha, et me dit que c'était être trop glorieux aussi, parmi tant de gens de ma qualité et de ma dignité qui couraient après, de refuser obstinément ce que le roi me voulait donner, au nom duquel tout se faisait. Je lui répondis que cette conduite serait d'un sot et d'un impertinent encore plus que d'un glorieux; que ce n'était pas aussi la mienne; que, puisqu'il me pressait tant, je lui dirais donc mes raisons; qu'elles étaient que, depuis la fable du roi Midas, je n'avais lu nulle part, et encore moins vu, que personne eût la faculté de convertir en or tout ce qu'il touchait; que je ne croyais pas aussi que cette vertu fût donnée à Law, mais que je pensais que tout son savoir était un savant jeu, un habile et nouveau tour de passe-passe, qui mettait le bien de Pierre dans la poche de Jean, et qui n'enrichissait les uns que des dépouilles des autres; que tôt ou tard cela tarirait, le jeu se verrait à découvert, qu'une infinité de gens demeureraient ruinés, que je sentais toute la difficulté, souvent l'impossibilité des restitutions, et de plus à qui restituer cette sorte de gain; que j'abhorrais le bien d'autrui, et que pour rien je ne m'en voulais charger, même d'équivoque.

M. le duc d'Orléans ne sut trop que me répondre, mais néanmoins, parlant, rebattant et mécontent, revenant toujours à son idée de refuser les bienfaits du roi. L'impatience heureusement me prit: je lui dis que j'étais si éloigné de cette folie que je lui ferais une proposition dont je ne lui aurais jamais parlé sans tout ce qu'il me disait, et dont non seulement je ne m'étais pas avisé, mais, comme il était vrai, qui me tombait en ce moment dans l'esprit pour la première fois. Je lui expliquai ce qu'autrefois je lui avais conté, dans nos conversations inutiles, des dépenses qui avaient ruiné mon père à la défense de Blaye contre le parti de M. le Prince, à y être bloqué dix-huit mois, à avoir payé la garnison, fourni des vivres, fait fondre du canon, muni la place, entretenu dedans cinq cents gentilshommes qu'il y avait ramassés, et fait plusieurs dépenses pour la conserver au roi sans rien prendre sur le pays, et n'ayant tiré que du sien; qu'après les troubles on lui avait expédié pour cinq cent mille livres d'ordonnances dont il n'avait jamais eu un sou, et dont M. Fouquet allait entrer en payement lorsqu'il fut arrêté. Je dis après à M. le duc d'Orléans que, s'il voulait entrer dans la perte de cette somme et dans celle d'un si long temps sans en rien toucher, tandis que mon père et moi portions, pour ce service essentiel rendu au roi, bien plus que la somme, et de plus les intérêts tous les ans depuis, ce serait une justice que je tiendrais à grande grâce, et que je recevrais avec beaucoup de reconnaissance, en lui rapportant mes ordonnances à mesure des payements pour être brûlées devant lui. M. le duc d'Orléans le voulut bien il en parla dès le lendemain à Law; mes billets et ordonnances furent peu à peu brûlés dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, et c'est ce qui a payé ce que j'ai fait à la Ferté.

Le président Blamont eut permission de revenir à Paris et d'y faire sa charge aux enquêtes; il avait fait son marché avec le régent qui, moyennant quelque gratification secrète, fit de ce beau magistrat, si ferme et si zélé pour sa compagnie, un très bon espion qui lui rendit compte depuis avec exactitude de tout ce qui se passait de plus intérieur dans le parlement. Il en fut reçu comme le défenseur et le martyr, et jouit quelque temps des applaudissements républicains; mais à la fin il fut découvert et parfaitement haï, méprisé et déshonoré dans sa compagnie et dans le monde.

Pécoil mourut en ce temps-ci. C'était un vieux et plat maître des requêtes, qui n'avait jamais su rapporter un procès ni aller en intendance, fort obscur et riche à millions, ne laissant qu'une fille. Cet article ne semble pas fait pour tenir place ici, mais l'étrange singularité au rapport de laquelle il donne lieu m'a engagé à ne pas l'omettre. Ce Pécoil était petit-fils d'un regrattier de Lyon, dont le fils, père du maître des requêtes, travailla si bien et fut si prodigieusement avare qu'il gagna des millions, mourant de faim et de froid auprès, n'habillant presque pas ni soi ni sa famille; et le magot croissant toujours. Il avait fait chez lui à Lyon une cave pour y déposer son argent avec toutes les précautions possibles, avec plusieurs portes dont lui seul gardait les clefs. La dernière était de fer et avait un secret à la serrure qui ri était connu que de lui et de celui qui l'avait fait, qui était difficile et sans lequel cette porte ne pouvait s'ouvrir. De temps en temps il y allait visiter son argent et y en porter de nouveau, tellement qu'on ne laissa pas de s'apercevoir chez lui qu'il allait quelquefois dans cette cave, qu'on soupçonna exister par ces voyages à la dérobée.

Un jour qu'il y était allé, il ne reparut plus. Sa femme, son fils, un ou deux valets qu'ils avaient, le cherchèrent partout, et ne le trouvant ni chez lui ni dans le peu d'endroits où quelquefois il allait, se doutèrent qu'il était allé dans cette cave. Ils ne la connaissaient que par sa première porte qu'ils avaient découverte dans un recoin de la cave ordinaire. Ils l'enfoncèrent avec grand'peine, puis une autre et parvinrent à la porte de fer; ils y frappèrent, prièrent, appelèrent ne sachant comment l'ouvrir ou la rompre. N'entendant rien, la crainte redoubla; ils se mirent à tâcher d'enfoncer la porte; mais elle était trop épaisse et trop bien prise dans la muraille pour en venir à bout; il fallut du secours. Avec [celui] de leurs voisins et un pénible travail ils se firent un passage; mais que trouvèrent-ils? des coffres forts de fer bien armés de grosses barres et le misérable vieillard le long de ces coffres, les bras un peu mangés, le désespoir peint encore sur ce visage livide, une lanterne près de lui dont la chandelle était usée, et la clef dans la porte qu'il n'avait pu ouvrir cette fois après l'avoir ouverte tant d'autres. Telle fut l'horrible fin de cet avare. L'horreur et l'effroi les firent bientôt remonter; mais les voisins qui avaient aidé au travail et les mesures qu'il fallut prendre quoique avec le moindre bruit qu'il fût possible, empêchèrent que l'affaire fût assez étouffée. Elle est si épouvantable et le châtiment y est si terriblement marqué que j'ai cru qu'elle ne devait pas être oubliée .

La fille unique de Pécoil et d'une fille de Le Gendre, riche, honnête et fameux marchand de Rouen, épousa depuis le duc de Brissac, car, excepté ma soeur et la Gondi, sa belle-mère, il est vrai que MM. de Brissac n'ont pas été heureux ni délicats en alliances.

On a parlé ailleurs de l'abbé Vittement, que son seul mérite fit sous-précepteur du roi, chose bien rare à la cour, et sans qu'il y pensât ni personne pour lui. Il y vécut en solitaire, mais sans être farouche ni singulier et s'y fit généralement aimer et fort estimer. Il vaqua en ce temps-ci une abbaye de douze mille livres de rente. M. le duc d'Orléans proposa au roi de la lui donner et de le lui apprendre lui-même. Le roi en fut ravi, l'envoya chercher sur-le-champ et le lui dit. Vittement lui témoigna toute sa reconnaissance, et le supplia avec modestie de le dispenser de l'accepter. Il fut pressé par le roi, par le régent, par le maréchal de Villeroy qui était présent. Il répondit qu'il avait suffisamment de quoi vivre. Le maréchal insista, et lui dit qu'il en ferait des aumônes. Vittement répondit humblement que ce n'était pas la peine de recevoir la charité pour la faire, tint bon et se retira.

Cette action, qui a si peu d'exemples et faite avec tant de simplicité, fit grand bruit et augmenta l'estime et le respect même, que sa vertu lui avait acquis. Mais elle incommoda M. de Fréjus, qui voyait croître l'affection du roi pour Vittement. Dès que celui-ci s'en aperçut, il compta sa vocation finie, d'autant plus que, s'il avait su se faire aimer et goûter, il n'en espérait rien pour le but qu'il avait uniquement en vue. Bientôt après, M. de Fréjus, qui s'inquiétait de lui, lui conseilla doucement la retraite. Il la fit sur-le-champ avec joie à la Doctrine chrétienne, d'où il ne sortit plus, et où il ne voulut presque recevoir personne.

On a de lui une prophétie aussi célèbre que surprenante, dont on a vainement cherché la clef, et que Bidault m'a contée. Bidault était un des valets de chambre que le duc de Beauvilliers avait choisis pour mettre auprès de Mgr le duc de Bourgogne. Il avait de l'esprit, des lettres, du sens, encore plus de vraie et solide piété. Son mérite, joint à une grande et respectueuse modestie, l'avait distingué dans son état. M. de Beauvilliers l'aimait, et Mgr le duc de Bourgogne avait beaucoup de bonté pour lui. Il avait le soin de ses livres; cela me l'avait fait connaître et encore plus familièrement depuis le soin dont il voulut bien se charger des affaires que la Trappe pouvait avoir à Paris. On le mit auprès du roi dès son enfance, et quand il commença à avoir quelques livres il en fut chargé. Cela lui donna du rapport avec Vittement et les lia bientôt d'amitié et de confiance. Bidault venait chez moi quelquefois et voyait Vittement dans sa retraite. Effrayé des premiers rayons de la toute-puissance de Fréjus, devenu tout nouvellement cardinal, il en parla à Vittement qui, sans surprise aucune, le laissa dire. Bidault, étonné du froid tranquille et silencieux dont il était écouté, pressa Vittement de lui en dire la cause. « Sa toute puissance, répondit-il tranquillement, durera autant que sa vie, et son règne sera sans mesure et sans trouble. Il a su lier le roi par des liens si forts, que le roi ne les peut jamais rompre. Ce que je vous dis là, c'est que je le sais bien. Je ne puis vous en dire davantage; mais si le cardinal meurt avant moi, je vous expliquerai ce que je ne puis faire pendant sa vie. » Bidault me le conta quelques jours après, et j'ai su depuis que Vittement avait parlé en mêmes termes à d'autres. Malheureusement il est mort avant le cardinal et a emporté ce curieux secret avec lui. La suite n'a que trop montré combien Vittement avait dit vrai .

Jamais, depuis sa retraite, il n'a songé à voir le roi ni à visiter personne. Il a vécu dans la Doctrine chrétienne, dans la pénitence et dans la médiocrité la plus frugale, dans une séparation entière, dans une préparation continuelle à une meilleure vie, et il y est saintement mort au bout de quelques années. Le maréchal de Villeroy l'allait voir quelquefois malgré lui, et en revenait toujours charmé, quoiqu'il y trouvât souvent des morales courtes mais bien placées, que peut-être il n'y cherchait pas.

Castries, gouverneur de Montpellier et chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, et dont il a été parlé quelquefois ici, obtint que le port de Cette fût mis en gouvernement pour lui, uni à celui de Montpellier, avec des appointements particuliers de douze mille livres payés par la province.

CHAPITRE X. §

Mme la duchesse de Berry va demeurer à Meudon, où sa maladie empire, et sa volonté de déclarer son mariage augmente. — M. le duc d'Orléans me le confie et fait subitement partir Rion pour l'armée du maréchal de Berwick. — Mme la duchesse de Berry, déjà considérablement mal, se fait transporter à la Muette. — Mort d'Effiat. — Singularité étrange de sa dernière maladie. — Biron premier écuyer de M. le duc d'Orléans. — Mort de La Vieuville et de Mme de Leuville; quelle elle était. — Pensions données à Coettenfao, à Fourille, à Ruffey, à Savine, à Béthune, à La Billarderie. — La duchesse du Maine à Châlon-sur-Saône, presque en pleine liberté. — L'épouse du roi Jacques se sauve d'Inspruck, est reçue à Rome en reine. — Le roi en pompe à Notre-Dame. — Étrange arrangement de son carrosse. — Siège de Fontarabie. — Folle lettre anonyme à M. le prince de Conti. — Mort du fils de d'Estaing. — Prise de Fontarabie, puis de Saint-Sébastien. — On brûle à Santona trois vaisseaux espagnols prêts à être lancés à la mer. — Mort, fortune et caractère de La Berchère, archevêque de Narbonne. — Beauvau, archevêque de Toulouse, lui succède. — Mort, caractère et infortune de Dupin. — Misère de notre conduite à l'égard de Rome. — Impudence des Te Deum. Mort, fortune et caractère de Nyert. Le roi à l'hôtel de ville, voit le feu de la Saint-Jean. Fatuités du maréchal de Villeroy. Mort et caractère de Chamlay. La cour des monnaies obtient la noblesse. Le chevalier de Bouillon obtient trente mille livres de gratification. Sainte-Menehould brûlée. Autre incendie à Francfort-sur-le-Mein. Mort et caractère de Nancré. Mort de la duchesse d'Albret (Le Tellier). Clermont-Chattes; quel; est capitaine des Suisses de M. le duc d'Orléans. Le garde des sceaux marie son second fils; perd sa femme; pousse ses deux fils. Mort de Chauvelin, conseiller d'État. Mort, extraction, fortune du duc de Schomberg. Mort, fortune et caractère de Bonrepos.

La maladie de Mme la duchesse de Berry, dont on a parlé, la prit le 26 mars, et le jour de Pâques se trouva le 9 avril. Elle était tout à fait bien, mais sans vouloir voir personne. La semaine de Pâques après la semaine sainte était fâcheuse à Paris, après le scandale qu'on a raconté. D'ailleurs les visites de M. le duc d'Orléans devenaient rares et pesantes. Le mariage de Rion causait de violentes querelles et force pleurs. Pour s'en délivrer et sortir en même temps de l'embarras des Pâques, elle résolut de s'aller établir à Meudon le lundi de Pâques. On eut beau lui représenter le danger de l'air, du mouvement du carrosse et du changement de lieu au bout de quinze jours, et de beaucoup moins depuis le grand danger où elle s'était vue, rien ne put lui faire supporter Paris plus longtemps. Elle partit donc, suivie de Rion et de la plupart de ses dames et de sa maison.

M. le duc d'Orléans m'apprit alors le dessein arrêté de Mme la duchesse de Berry de déclarer le mariage secret qu'elle avait fait avec Rion. Mme la duchesse d'Orléans était à Montmartre pour quelques jours, et nous nous promenions dans le petit jardin de son appartement. Le mariage ne me surprit que médiocrement par cet assemblage de passion et de peur du diable, et par le scandale qui venait d'arriver. Mais je fus étonné au dernier point de cette fureur de le déclarer dans une personne si superbement glorieuse. M. le duc d'Orléans s'étendit avec moi sur mon embarras, sa colère, celle de Madame, qui se voulait porter aux dernières extrémités, le dépit extrême de Mme la duchesse d'Orléans. Heureusement le gros des officiers destinés à servir sur les frontières d'Espagne partaient tous les jours, et Rion n'était resté qu'à cause de la maladie de Mme la duchesse de Berry. M. le duc d'Orléans trouva plus court de se donner une espérance de délai en faisant partir Rion, se flattant que cette déclaration se différerait plus aisément en absence qu'en présence. J'approuvai fort cette pensée, et dès le lendemain Rion reçut à Meudon un ordre sec et positif de partir sur-le-champ pour joindre son régiment dans l'armée du duc de Berwick. Mme la duchesse de Berry en fut d'autant plus outrée qu'elle en sentit la raison et par conséquent son impuissance de retarder le départ, à quoi Rion, de son côté, n'osa se commettre. Il obéit donc; et M. le duc d'Orléans, qui n'avait pas encore été à Meudon, fut plusieurs jours sans y aller.

Ils se craignaient l'un l'autre, et ce départ n'avait pas mis d'onction entre eux. Elle lui avait dit et répété qu'elle était veuve, riche, maîtresse de ses actions, indépendante de lui, répétait ce qu'elle avait ouï dire des propos de Mademoiselle quand elle voulut épouser M. de Lauzun, grand-oncle de Rion; y ajoutait les biens, les honneurs, les grandeurs qu'elle prétendait pour Rion dès que leur mariage serait déclaré, et se mettait en furie jusqu'à maltraiter fortement de paroles M. le duc d'Orléans, dont elle ne pouvait supporter les raisons ni les oppositions. Il avait essuyé de ces scènes à Luxembourg dès qu'elle fut mieux, et il n'en essuya pas de moins fortes à Meudon dans le peu de visites qu'il lui fit. Elle y voulait déclarer son mariage, et tout l'esprit, l'art, la douceur, la colère, les menaces, les prières et les instances les plus vives de M. le duc d'Orléans ne purent qu'à grand'peine pousser en délais le temps avec l'épaule. Si on en avait cru Madame, l'affaire aurait été finie avant le voyage de Meudon, car M. le duc d'Orléans aurait fait jeter Rion par les fenêtres de Luxembourg.

Le voyage si prématuré de Meudon et des scènes si vives n'étaient pas pour rétablir une santé si nouvellement revenue des portes de la mort. Le désir extrême qu'elle eut de cacher son état au public et de soustraire à sa connaissance la situation où elle se trouvait avec M. son père, dont on remarquait la rareté des visites qu'il lui faisait, l'engagèrent à lui donner un souper sur la terrasse de Meudon, sur les sept heures du soir. En vain on lui représenta le danger du serein et du frais du soir sitôt après l'état où elle avait été et dans l'état chancelant où sa santé se trouvait encore. Ce fut pour cela même qu'elle s'y opiniâtra dans la pensée qu'un souper sur la terrasse, sitôt après l'extrémité où elle avait été, ôterait à tout le monde la persuasion de sa couche et ferait croire qu'elle était toujours avec M. le duc d'Orléans comme elle y avait été, nonobstant la rareté inusitée de ses visites, qui avait été remarquée. Ce souper en plein air ne lui réussit pas. Dès la nuit même elle se trouva mal. Elle fut attaquée d'accidents causés par l'état où elle était encore et par une fièvre irrégulière, que la contradiction qu'elle trouvait à la déclaration de son mariage ne contribuait pas à diminuer. Elle se dégoûta de Meudon comme les malades de corps et d'esprit, qui, dans leur chagrin, se prennent à l'air et aux lieux.

Elle était embarrassée de ce que les visites de M. le duc d'Orléans ne se rapprochaient point, et de ce que Madame et Mme la duchesse d'Orléans n'allaient presque point la voir, quoique considérablement malade. Son orgueil en souffrait plus que sa tendresse, qui était nulle pour ces princesses, et qui commençait à se tourner en haine par leur résistance à ses plus ardents désirs. La même raison commençait à lui faire prendre les mêmes sentiments pour M. son père; mais elle espérait le ramener à ses volontés par l'empire qu'elle avait sur lui, et elle était de plus peinée que le monde s'aperçût de la rareté de ses visites et ne diminuât la considération qu'elle tirait du pouvoir si connu qu'elle avait sur lui, quand il paraîtrait qu'il n'était plus le même. Quelque contraire que lui fût l'air, le mouvement, le changement de lieu dans l'état où elle se trouvait, rien ne put l'empêcher de se faire transporter de Meudon à la Muette, couchée entre deux draps, dans un grand carrosse, le dimanche 14 mai, où elle espéra que la proximité de Paris engagerait M. le duc d'Orléans à la venir voir plus souvent, et Mme la duchesse d'Orléans aussi, au moins par bienséance. Ce voyage fut pénible par les douleurs qui s'étaient jointes aux autres accidents que ce trajet augmenta et que le séjour de la Muette ni les divers remèdes ne purent apaiser que par de courts intervalles, et qui devinrent très violentes.

Le marquis d'Effiat, dont on a parlé ici en plusieurs endroits et suffisamment pour le faire connaître, se trouva fort mal à quatre-vingt-un ans dans sa belle maison de Chilly, près Paris, où il était allé prendre du lait. Il fut ramené à Paris le 23 mai, mais si mal qu'on n'en espérait plus. Le maréchal de Villeroy, son bon ami et sa dupe en bien des choses, courut chez lui, et pour se donner le vernis de sa conversion, si convenable à sa place de gouverneur du roi, vint à bout de lui faire recevoir ses sacrements sur-le-champ. Sa maladie diminua et traîna. C'était, comme on l'a vu ici, un homme dont le fond de la vie était obscur par goût, par habitude et par la plus sordide avarice. Il avait toujours quelques femmes de rien et de mauvaise vie qui l'amusaient, qui en espéraient et qui lui coûtaient peu. Il avait la meute de Monsieur, que M. le duc d'Orléans lui avait conservée. Il était maître de leur écurie comme leur premier écuyer. Ainsi c'était à leurs dépens qu'il courait le cerf, tous les étés, chez lui à Montrichard, ou dans les forêts voisines de Montargis dont il était capitaine. Il y voyait peu de noblesse du pays, à qui il faisait très courte chère.

La chasse et les filles l'avaient peu à peu apprivoisé avec du Palais, qui chassait les étés avec lui et le voyait les hivers. Il n'en voyait guère d'autres avec familiarité, et malgré cette liaison, du Palais, qui avait de l'esprit et du monde, était honnête homme, connu pour tel, et voyait bonne compagnie à Paris, et avait très bien servi. Il eut grand soin d'Effiat pendant sa maladie, qui ne voulut voir que lui. Tous les jours sur les sept heures du soir, Effiat le renvoyait et, comme par politesse et amitié, il le forçait de s'en aller. Du Palais, au bout de quelques jours, s'aperçut de la régularité de l'heure et de l'inquiétude d'Effiat à se défaire de lui. Comme de longue main il était familier dans la maison, il en parla aux valets de chambre. Ils se regardèrent et lui dirent ensuite qu'ils étaient dans le même cas et dans la même curiosité; qu'eux-mêmes étaient chassés de la chambre à cette même heure, avec des défenses si expresses d'y rentrer et d'y laisser personne sans exception quelconque, et par quelque raison que ce pût être, jusqu'à ce qu'il sonnât, qu'ils ne savaient ce que ce pouvait être. Mais ce qu'ils ajoutèrent est bien plus étrange. Ils dirent à du Palais qu'ils s'étaient mis à écouter à la porte; que tantôt plus tôt, tantôt plus tard, ils y entendaient parler leur maître et une autre voix avec lui, étant très sûrs qu'il n'y avait et ne pouvait y avoir que le malade dans la chambre; qu'ils ne pouvaient distinguer que rarement quelques mots qui leur avaient paru indifférents, que ce colloque durait souvent une heure et plus, très rarement court; que rentrant dans la chambre au bruit de la sonnette, ils n'y remarquaient aucun changement en rien, mais leur maître fort concentré en lui-même, et d'ailleurs comme ils l'avaient laissé. Ce récit augmenta tellement la curiosité de du Palais, qu'il accepta la proposition que lui firent les valets de chambre d'éprouver lui-même ce qu'ils lui racontaient. Du Palais sortant de chez d'Effiat qui à l'ordinaire l'avait congédié, demeura avec eux, écouta, et entendit comme eux parler d'Effiat et l'autre voix, et quelquefois l'élever l'un et l'autre, mais sans en entendre que quelques mots rares, indifférents et seuls. Du Palais voulut se donner encore le même passe-temps, et se le donna deux ou trois fois encore. Il raisonna avec les valets de chambre, et ne purent deviner ce que ce pouvait être, d'autant que du Palais, qui connaissait cet appartement comme le sien, savait comme eux que, depuis sa sortie de la chambre d'Effiat, il était impossible que par aucune voie il s'y fût glissé personne.

Il fut tenté de tourner d'Effiat là-dessus; mais n'osant trop, il se contenta de lui montrer sa surprise de l'heure fixe de son renvoi. Effiat fit la sourde oreille, puis battit la campagne sur l'heure de la société, et qu'il ne voulait pas abuser de son amitié et de son assiduité; puis l'heure venue, le renvoya comme de coutume. Du Palais fit semblant de sortir, et demeura près de la porte; un peu après, du Palais ne sait s'il lui échappa quelque mouvement; mais d'Effiat s'aperçut qu'il était là, se mit en colère, lui dit que, quand il le priait de s'en aller, il voulait qu'il s'en allât; qu'il ne savait par quel esprit il se cachait dans sa chambre; que c'était l'offenser cruellement; qu'en un mot, s'il voulait continuer à le voir, et qu'il demeurât son ami, il le priait de sortir sur-le-champ, et de ne lui faire pareil tour de sa vie. Du Palais répondit d'où il était ce qu'il put, l'autre à répéter avec empressement: « Sortez donc; mais sortez. » Il sortit en effet, et se tint en dehors de la porte. Le colloque, à ce qu'il entendit, ne tarda pas à commencer. Ni lui ni les valets de chambre n'en ont jamais pu découvrir davantage.

Sur les neuf heures, quelque femme de l'espèce dont j'ai parlé, et quelque complaisant, venaient l'amuser. Quelquefois du Palais y revenait. Effiat ne sortait point de son lit, et eut sa tête libre et entière jusqu'à sa mort qui arriva le 3 juin. Il laissa un prodigieux argent comptant, de grands biens et de belles terres, fit des legs considérables, et des fondations fort utiles pour l'éducation de pauvres gentilshommes. Il donna Chilly à M. le duc d'Orléans, qui ne le voulut pas accepter, et le rendit à la famille. Le duc Mazarin, fils de sa soeur, en hérita, et de la plupart de ses biens. Il fit du Palais exécuteur de son testament, et lui donna un diamant de mille pistoles. Il avait beaucoup de pierreries. C'est le premier particulier à qui j'aie vu une croix du Saint-Esprit de diamants fort belle sur son habit, au lieu de la croix d'argent brodée, et tout l'habit garni de boutons et de boutonnières de diamants. À la considération que M. le duc d'Orléans lui avait toujours témoignée, on fut surpris et lui mortifié de ce qu'il ne l'alla point voir, et il parut si peu touché de sa maladie et de sa mort, que les maréchaux de Villeroy, Villars, Tessé, Huxelles et autres en prirent une nouvelle inquiétude. L'écurie et les équipages de M. le duc d'Orléans qu'Effiat entretenait moyennant une somme, se trouvèrent dans un grand délabrement. Biron fut deux jours après choisi par M. le duc d'Orléans pour remplir cette charge lucrative.

Il faut dire maintenant où j'ai pris ce récit curieux; car j'étais fort éloigné d'avoir jamais eu aucun commerce avec d'Effiat. Du Palais avait épousé la mère de Lanmary, et vivait avec lui dans la plus étroite amitié, contre l'ordinaire de telles parentelles; il conta tout ce que je viens d'écrire à Lanmary qui était fort de mes amis et en est encore, qui me le rendit incontinent après.

La Vieuville mourut à Paris; il était veuf de la dame d'atours de Mme la duchesse de Berry, et avait été chevalier d'honneur de la reine, mais le plus pauvre et le plus obscur homme du monde.

Mme de Leuville mourut aussi à soixante-sept ans. Son mari, mort très jeune, était frère de la femme d'Effiat, duquel on vient de parler, morte jeune aussi et tous deux sans enfants. Le chancelier Olivier était leur trisaïeul paternel, mort en 1560, dont le père fut premier président du parlement de Paris, après avoir été avocat du roi, comme on parlait alors, c'est-à-dire avocat général, et président à mortier. Ce fut lui qui commença la race, car son père, qui était de Bourgneuf, près de la Rochelle, ne fut jamais que procureur au parlement. Mme de Leuville dont on parle ici était nièce de Laigues, un des importants de la Fronde, qu'on prétendit que la fameuse Mme de Chevreuse avait, à la fin, épousé secrètement. Sa nièce tâcha aussi d'être importante. Elle avait beaucoup d'esprit, de domination, d'intrigue et d'amis qui se rassemblaient chez elle et qui lui donnaient de la considération. C'était une femme qui, sans tenir à rien, eut l'art de se faire compter: elle était riche et médiocrement bonne.

Je fis rendre à Coettenfao une ancienne pension qu'il avait eue du feu roi de six mille livres, et donner parole de l'ordre, par M. le duc d'Orléans, pour la première promotion qui se ferait. Fourille, aveugle, et ancien capitaine aux gardes, fort pauvre, eut quatre mille livres de pension, et Ruffey, sous-gouverneur du roi, une de six mille. Savine obtint six mille livres d'augmentation d'appointements à son gouvernement d'Embrun. Béthune, distingué dans la marine, eut une pension de trois mille livres, et La Billarderie, conducteur de Mme du Maine à Dijon, en eut une de six mille livres. Trois semaines après, il y fut chercher la même avec un chirurgien et deux femmes de chambre, et la mena à Châlon-sur-Saône presque en pleine liberté; elle y arriva le 24 mai.

La fille aînée du prince Jacques Sobieski, arrêtée avec sa mère à Inspruck par ordre de l'empereur, depuis quelques mois, allant à Rome épouser le roi Jacques, trouva moyen de se sauver la nuit en chaise de poste escortée par quatre hommes à cheval. On trouva sur sa table un écrit par lequel elle marquait que c'était par ordre de sa famille. Elle arriva le 2 mai à Bologne; elle y fut épousée le 7 par lord Murray, chargé de la procuration du roi Jacques, en partit le 9 pour Rome où elle fut reçue et traitée en reine.

Quelle que fût la persécution sans bornes et sans mesure et ouverte depuis si longtemps et avec une si scandaleuse animosité contre le cardinal de Noailles, elle ne put empêcher que le roi fît une démarche publique qui ne sentait ni le prélat réprouvé ni son Église hérétique. Il fut, l'après-dînée du jour de la Pentecôte, après avoir entendu le sermon aux Tuileries, à Notre-Dame en pompe. Il fut reçu à la porte par le cardinal de Noailles pontificalement revêtu, à la tête de son chapitre, avec les cérémonies accoutumées, et par lui conduit au choeur où ce prélat entonna le Te Deum, qui fut continué par la musique et terminé par la bénédiction que le cardinal donna. Le choeur était nouvellement achevé et la chapelle de la Vierge aussi, qui fut trouvée très magnifique, laquelle fut toute aux dépens du cardinal, ainsi que l'admirable vitrage sur la porte collatérale, que le cardinal avait tout refait, quoiqu'il ne fût obligé à aucune de ces deux grandes dépenses. Après la bénédiction, il conduisit le roi autour du choeur et à cette chapelle, et de là à son carrosse. Le roi y était avec peu de dignité et comme si on eût voulu le mettre incognito, malgré la pompe de sa suite. Il y fut entre M. le duc d'Orléans et M. le comte de Clermont sur le derrière; le prince Charles, grand écuyer, sur le devant, entre M. le duc de Chartres et M. le Duc; le maréchal de Villeroy, gouverneur, et le duc de Charost, capitaine des gardes en quartier aux portières. On fut très étonné de cet arrangement; le roi en cérémonie, comme il était là, devait être seul sur le derrière. M. le duc d'Orléans, régent, et M. le Duc, surintendant de l'éducation, seuls sur le devant, les portières comme elles étaient. M. le duc de Chartres et M. le comte de Clermont n'y avaient que faire pour offusquer le roi, et faire de son carrosse un coche, le prince Charles encore moins. Bien est vrai que le grand écuyer entre les grands officiers y a la première place, mais il n'en est pas moins vrai que le grand chambellan, le premier gentilhomme de la chambre, et le même premier écuyer y entrent de préférence à lui; c'est ce qui a été expliqué ailleurs ici assez clairement pour n'avoir pas besoin d'être répété. On trouva aussi fort singulier que M. le duc de Chartres fût sur le devant, tandis que M. le comte de Clermont était sur le derrière. Il avait neuf ans et M. de Chartres quinze, qui, de la taille dont il était, n'aurait pas plus pressé le roi que M. le comte de Clermont.

Le maréchal de Berwick fit ouvrir la tranchée le 27 mai devant Fontarabie. Pendant ce siège, où était M. le prince de Conti, il reçut une lettre anonyme par laquelle on lui promettait de le faire roi de Sicile, s'il voulait passer en Espagne. Il s'en moqua avec raison, et l'envoya à M. le duc d'Orléans. La proposition ne pouvait venir d'Espagne. M. le prince de Conti n'avait ni place, ni suite, ni parti, ni réputation; son acquisition n'eût pas valu que l'Espagne se dépouillât de la Sicile pour l'avoir, et il n'y aurait été que fort à charge. La proposition de plus était ridicule; quinze mille Impériaux venaient d'y passer de Naples, et avaient déjà obligé le marquis de Lede de leur abandonner son camp de Melazzo, avec ses malades, ses blessés et toutes les provisions de vivres et de fourrage qu'il y avait amassées. Il y recommanda ceux qu'il y laissait au général Zumzungen, qui, aussitôt après, laissa le commandement de l'armée impériale à Mercy, et la Sicile ne fut pas longtemps à changer de maître. Mais la conjuration du duc et de la duchesse du Maine enhardie après les frayeurs des emprisonnements, par leur courte durée, et par la conduite du régent et de l'abbé Dubois à cet égard, faisait bois de toute flèche et ne désespérait pas encore de réussir.

Le fils unique d'Estaing, aide de camp de Joffreville, fut tué devant Fontarabie, sans enfants de la fille unique de Mme de Fontaine-Martel. L'armée d'Espagne était vers Tafalla à trois lieues de Fontarabie. Coigny, par ordre du duc de Berwick, visitait cependant, avec un léger détachement, les gorges et les passages de toute la chaîne des Pyrénées pour les bien reconnaître. Fontarabie capitula le 16 juin. Tresnel, gendre de Le Blanc, en apporta la nouvelle. Le duc de Berwick fit aussitôt après le siège de Saint-Sébastien. Il y eut quelque désertion dans ses troupes, mais pas d'aucun officier. L'armée d'Espagne n'était pas en état de se commettre avec celle du maréchal de Berwick. Saint-Sébastien capitula le 1er août. Bulkley, frère de la maréchale de Berwick, en apporta la nouvelle. Quinze jours après, M. de Soubise apporta celle du château, et qu'on avait brûlé, dans, un petit port près de Bilbao, nommé Santona, trois gros vaisseaux espagnols, qui étaient sur le chantier prêts à être lancés à la mer.

L'archevêque de Narbonne mourut dans son diocèse. Il s'appelait Le Goust: il était frère de La Berchère qui avait passé sa vie maître des requêtes, dont le fils, guère plus esprité mais fort riche, était devenu conseiller d'État et chancelier de M. le duc de Berry, parce qu'il avait épousé une fille du chancelier Voysin. Le prélat avait été évêque de Lavaur, puis archevêque d'Aix, après de Toulouse, enfin de Narbonne. C'était un grand vilain homme, sec et noir avec des yeux bigles, qui avait été ami intime du P. de La Chaise. L'âme en était aussi belle que le corps en était désagréable; très bon évêque et pieux, sans fantaisie et sans faire peine à personne, adoré partout où il avait été, beaucoup d'esprit et facile, et l'esprit d'affaires et sage, possédant au dernier point toutes celles du clergé, et venant à bout des plus difficiles sans faire peine à personne, allant au bien, parlant franchement aux ministres et en étant cru et considéré. Ce fut une perte qui ne fut pas réparée par M. de Beauvau qui lui succéda, après avoir été évêque de Bayonne, ensuite de Tournay, puis archevêque de Toulouse.

Dupin, célèbre docteur de Sorbonne par sa vaste et profonde érudition, et par le grand nombre et la qualité de ses ouvrages, mourut en même temps. Il fut un étrange exemple de la conduite, si funestement répétée en France par la suggestion des jésuites et de leurs adhérents. Dans les temps de brouillerie avec Rome, sur les propositions de l'assemblée du clergé de 1682, etc., la cour se servit très avantageusement de sa plume, et, pour plaire à Rome depuis, le laissa manger aux poux. Il fut réduit à imprimer pour vivre: c'est ce qui a rendu ses ouvrages si précipités, peu corrects, et ce qui enfin le blasa de travail et d'eau-de-vie qu'il prenait en écrivant pour se ranimer, et pour épargner d'autant sa nourriture, bel et bon esprit, juste, judicieux quand il avait le temps de l'être, et un puits de science et de doctrine, avec de la droiture, de la vérité et des moeurs.

Mme la Duchesse, qui avait été longtemps fort mal, fut si considérablement mieux qu'on la crut guérie. Il y eut pour cela un Te Deum aux Cordeliers, que l'hôtel de Condé fit chanter plus que très mal à propos. Le Te Deum est une action publique jusqu'alors réservée au public et aux rois pour remercier Dieu solennellement, au nom du public, des grâces qui intéressent l'un ou l'autre, ou plutôt inséparablement tous les deux. Celui-ci ne porta pas bonheur à Mme la Duchesse. C'était la jeune, soeur de M. le prince de Conti; des princes du sang on les vit tôt après tomber aux moindres particuliers.

Nyert, premier valet de chambre, mourut en ce même temps: c'était un des plus méchants singes, auquel il ressemblait fort, et des plus gratuitement dangereux qu'il y eût parmi ce qu'on pouvait appeler les affranchis du feu roi, qui, par leurs entrées à toute heure et leur familiarité avec lui, étaient des personnages fort comptés et redoutables aux ministres mêmes. Celui-ci l'amusait aux dépens de tout le monde avec le jugement d'un valet d'esprit et d'expérience. Aussi l'avarice, l'envie et la haine étaient peintes sur son visage décharné.

Il était fils d'un excellent musicien dont la voix et le luth étaient admirables; il était au marquis de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre de Louis XIII, du temps que mon père l'était aussi, père de la trop fameuse Mme de Montespan, et duc et pair des quatorze de 1663. Louis XIII, s'opiniâtrant dans les Alpes en 1629, à forcer le célèbre pas de Suze malgré la nature, et ce qui était peut-être plus, malgré le cardinal de Richelieu, et malgré tous ses généraux qui jugeaient l'entreprise impraticable, s'ennuyait fort les soirs au retour de ses recherches assidues des passages, parce que le cardinal lui écartait le monde à dessein, dans l'espérance de l'abandon plus prompt d'un projet que tous jugeaient impossible. Mon père, alors en grandes charges et en grande faveur, cherchait à amuser le roi qui aimait fort la musique, et lui proposa, dans cette solitude des soirs, d'entendre Nyert. Le roi le goûta fort, tellement qu'au retour de ce triomphant voyage où le roi s'était couvert de lauriers si purs et si uniquement dus à lui seul, mon père trouva jour à lui donner Nyert; il en parla à M. de Mortemart avant de rien entreprendre, qui fut ravi de faire cette fortune, et qui même pria mon père d'en parler au roi. Le héros le prit, et mon père, dans la suite, le fit premier valet de chambre. Son fils, dont on parle ici, ne lui ressembla en rien, et le fils que celui-ci laissa ressembla encore moins au père. Il fut modeste, très honnête homme, et un saint; il dura peu, il laissa deux fils de même caractère que lui, qui ne durèrent pas non plus. Le singe qui a donné lieu à cet article avait attrapé le petit gouvernement de Limoges et celui des Tuileries, lequel passa à son fils avec sa charge de premier valet de chambre.

On donna le plaisir au roi d'aller voir le feu de la Saint-Jean à l'hôtel de ville, qui fut, à cause de lui, beaucoup plus beau qu'à l'ordinaire. Quantité de dames de la cour et de seigneurs y furent conviés par le duc de Tresmes; on ne doutait point que le roi ayant huit ans, la galanterie dont le maréchal de Villeroy s'était piqué toute sa vie et se piquait encore, ne fit manger les dames avec lui. La pédanterie de gouverneur l'emporta. Il fit souper le roi seul dans une chambre particulière, et à son heure accoutumée: le premier maître d'hôtel, soutenu de M. le Duc comme grand maître, prétendit le servir, parce que le souper du roi fut fait par la bouche. Le prévôt des marchands revendiqua son droit; un mezzo-termine, si chéri du régent, finit la dispute. Il fit signer un billet au prévôt des marchands, par lequel il reconnut que ce serait sans conséquence à l'égard du premier maître d'hôtel qu'il servirait le roi, et en effet il le servit. Après ce solitaire souper, la fatuité du maréchal de Villeroy se déploya tout entière. Il fit faire au roi la prière comme s'il allait se coucher, et se fit moquer par tout le monde. Après, le roi vit le feu. Le roi parti, il y eut plusieurs tables magnifiquement servies pour tout ce qui avait été convié, et un bal à l'hôtel de ville termina la fête.

On a tant parlé de Chamlay dans ces Mémoires, qu'on n'a rien à y ajouter. Il était extrêmement gros; sa grande sobriété et un exercice à pied journalier et prodigieux ne purent le garantir de l'apoplexie. Il en eut plusieurs attaques qui lui avaient fort abattu le corps et l'esprit. Il en mourut à Bourbon. C'était un homme d'un mérite très rare, qui, en quelque état qu'il fût, fut fort regretté. Il était grand'croix de Saint-Louis, dès la fondation de l'ordre, et maréchal général des logis des armées du roi, qu'il avait exercé avec la plus grande capacité et distinction, et la confiance de M. de Turenne et des meilleurs généraux des armées. On a vu ailleurs combien il eut toujours la confiance du roi, et la probité, la modestie, et le désintéressement avec lequel il en usa.

M. le duc d'Orléans, à qui tout coulait d'entre les doigts, accorda la noblesse aux officiers de la cour des monnaies, et dix mille écus au chevalier de Bouillon. Il y eut un grand incendie à Francfort-sur-le-Mein, et en Champagne toute la ville de Sainte-Menehould fut brûlée.

On a souvent parlé de Nancré, assez nouvellement revenu d'Espagne, charmé d'Albéroni avec qui il était aussi assez homogène, lorsqu'il vint mourir ici en vingt-quatre heures. C'était un des hommes du monde le plus raffiné et dont le coeur et l'âme étaient le plus parfaitement corrompus, avec beaucoup d'esprit, des connaissances et beaucoup de souplesse et de liant. Il avait servi, puis fait le philosophe; après, s'était accroché au Palais-Royal par Canillac et par les maîtresses, de là à M. de Torcy, et le plus sourdement qu'il avait pu à tout ce qui approchait du feu roi; il ne tint pas à lui d'en devenir l'espion, puis l'organe. On a vu ici qu'il le fut bien étrangement lors des renonciations. Valet de Nocé, enfin âme damnée de l'abbé Dubois qui le porta aux négociations étrangères, et à d'autres plus intérieures. Nocé comptait voler haut, lorsque tout à coup il lui fallut quitter ce monde.

Ce n'était pas la peine de tant de bruit de part et d'autre, d'importuner les tribunaux, le régent et le conseil de régence sur le mariage du duc d'Albret avec une fille de Barbezieux. Elle mourut presque incontinent après en couche d'un fils qui mourut dix ou douze ans après.

M. le duc d'Orléans remplit dignement la place de Nancré, capitaine de ses Suisses, de vingt mille livres de rente par les profits. Nancré n'était point marié, était sans suite, et n'avait point de brevet de retenue. Le régent la donna à Clermont-Chattes, frère de Roussillon et de l'évêque-duc de Laon, qui n'avait rien vaillant, et qui, des plus riantes espérances, était tombé dans la plus cruelle disgrâce, à laquelle la mort de Monseigneur avait mis le dernier sceau, et qui a été racontée ici sous l'an [1694] avec l'aventure célèbre de Mlle Choin et de Mme la princesse de Conti. Clermont, en naissance, en honneur, en probité, était le parfait contraste de Nancré. Ce choix fut fort applaudi.

Le garde des sceaux maria son second fils à la fille, fort riche, du président Larcher. Ce mariage ne fut pas heureux, mais le jeune époux fit dans la suite la plus brillante fortune de son état. Le mariage de son père avec une soeur de Caumartin, intendant des finances, fort accrédité et conseiller d'État, n'avait pas été, non plus, fort heureux; il perdit sa femme de la petite vérole quelques mois après le mariage de son fils. Il en avait deux fils: celui-ci plein d'esprit et d'ambition, et fort galant de plus, et un aîné qui était et fut toujours un balourd . Le père ne fut pas longtemps à les mettre dans les emplois de leur état, et, malgré leur jeunesse, à les faire conseillers d'État, tous deux à peu de distance l'un de l'autre.

Chauvelin, conseiller d'État, mourut aussi. Il avait été intendant de Picardie, avec peu de lumières, mais beaucoup de probité. Il était père de l'avocat général, dont il a été parlé ici, et de Chauvelin, dont la prodigieuse élévation et la lourde chute ont fait depuis tant de bruit.

Le duc de Schomberg mourut subitement en une de ses maisons, près de Londres, à soixante-dix-neuf ans. Il était fils du dernier maréchal de Schomberg, qui avait commandé les armées de Portugal, et depuis celles de France avec réputation. Il était Allemand et gentilhomme, mais point du tout parent des deux précédents maréchaux de Schomberg, père et fils, lequel fut duc et pair d'Halluyn, en épousant l'héritière, par de nouvelles lettres.

Ce dernier maréchal de Schomberg dont on parle ici était huguenot, et se retira en Allemagne avec sa famille, à la révocation de l'édit de Nantes. L'électeur de Brandebourg le mit à la tête de son conseil et de ses troupes, et le donna après au prince d'Orange comme un homme utile dans les affaires et dans les armées. Lorsqu'il fut question de la révolution d'Angleterre, le maréchal en eut le secret tout d'abord et en dirigea la mécanique avec le prince d'Orange. Il passa avec lui en Angleterre, puis avec lui en Irlande, où il commanda son armée sous lui, et fut tué à la bataille de La Boyne, que le prince d'Orange gagna contre le roi d'Angleterre, laquelle fut le dernier coup de son accablement.

Le fils du maréchal de Schomberg fut fait duc par le roi Guillaume, et commanda les troupes anglaises en chef en divers pays et diverses armées, et se retira à la fin mécontent. Il avait épousé une soeur bâtarde de Madame, que l'électeur palatin avait eue d'une demoiselle de Degenfeldt, et qu'il fit faire comtesse par l'empereur.

Bonrepos mourut subitement dans sa maison à Paris, dans une heureuse vieillesse, sain de corps et d'esprit, sans avoir été marié. Il avait été longtemps dans les bureaux de la marine, du temps de M. Colbert, ensuite un des premiers commis de Seignelay, dont il eut la confiance. À sa mort il se retira des bureaux, qui lui avaient servi à se faire à la cour des amis et à être depuis bien reçu dans toute la bonne compagnie. Il alla en Angleterre faire un traité de commerce, puis aux villes hanséatiques, enfin ambassadeur en Danemark, puis en Hollande, où il réussit fort bien. Le roi le traitait avec bonté, Mme de Maintenon aussi; il était estimé, et sur un pied de considération dans le monde, avec de l'esprit, de l'honneur, de la capacité et des talents. Bonac, fils de son frère aîné, hérita de lui. Il était gendre de Biron, qui lors n'avait rien à donner à ses filles, et à Constantinople où il était ambassadeur. Bonrepos avait près de trente mille livres du roi.

CHAPITRE XI. §

Mme la duchesse de Berry se fait transporter de Meudon à la Muette. — Conduite de Mme de Saint-Simon à l'égard de Mme la duchesse de Berry. — Raccourci de Mme la duchesse de Berry. — Mme la duchesse de Berry reçoit superbement ses sacrements, fait après à Mme de Mouchy présent d'un baguier de deux cent mille écus. — M. le duc d'Orléans le prend, et elle demeure perdue. — Mme la duchesse de Berry reçoit une seconde fois ses sacrements, et pieusement. — Scélératesse insigne de Chirac, impunie. — Ma conduite à l'égard de Mme la duchesse de Berry en sa dernière extrémité. — Je vais à la Muette auprès de M. le duc d'Orléans. — Il me charge de ses ordres sur tout ce qui devait suivre la mort. — J'empêche toute cérémonie et l'oraison funèbre. — Mort de Mme la duchesse de Berry regrettée, sans exception, de personne que de M. le duc d'Orléans, et encore peu de jours. — Scellés mis par La Vrillière, secrétaire d'État. — Convois du coeur et du corps. — Ni manteaux ni mantes au Palais-Royal. — Les appointements et logements continués à toutes les dames de Mme la duchesse de Berry. — Mouchy et sa femme chassés. — Gouvernement de Meudon rendu à du Mont. — Désespoir de Rion, qui à la fin se console. — Maladie de Mme de Saint-Simon à Passy. — Le régent nous prête le château neuf de Meudon. — Deuil de la cour prolongé six semaines au delà de celui du roi. — Il visite Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. — Le roi au Louvre, en visite toutes les académies pendant qu'on nettoie les Tuileries. — M. et Mme du Maine fort relâchés. — Aveux de la duchesse du Maine. — Misérable comédie entre elle et son mari. — Le secrétaire du prince de Cellamare mis au château de Saumur. — MM. d'Allemans, Renaud et le P. Malebranche; quels. — Mémoires d'Allemans sur la manière de lever la taille. — La Muette donnée au roi, et le gouvernement à Pezé. — Vingt mille livres de pension à Mme la princesse de Conti la mère. — Cent cinquante mille livres de brevet de retenue à Lautrec sur la lieutenance générale de Guyenne. — Toutes pensions se payent. — Forte augmentation de troupes. — M. le duc d'Orléans achète pour M. le duc de Chartres le gouvernement de Dauphiné, de La Feuillade, qu'il accable d'argent. — La Vrillière présente au roi les députés des états de Languedoc, de préférence à Maillebois, lieutenant général de la province. — Extraction de Maillebois. — Belle action des moines d'Orcamp. — Mme la duchesse d'Orléans refuse audience à tous députés d'états, depuis la prison du duc du Maine. — Le duc de Richelieu peu à peu en liberté.

Mme la duchesse de Berry était à Meudon du lendemain de Pâques, 10 avril, d'où elle s'était fait transporter à la Muette le 14 mai, couchée dans un carrosse entre deux draps. Elle ne s'y trouva point soulagée. Le mal eut son cours, les accidents et les douleurs augmentèrent avec des intervalles courts et légers, et la fièvre le plus ordinairement marquée et souvent forte. Des irrégularités de crainte et d'espérance se soutinrent jusqu'au commencement de juillet. Cet état, où les temps de soulagement passaient si promptement et où la souffrance était si durable, donna des trêves à l'ardeur [de] déclarer le mariage de Rion, et engagea, outre la proximité de lieu, M. le duc d'Orléans à rapprocher ses visites, et même Mme la duchesse d'Orléans et Madame aussi, laquelle passait l'été à Saint-Cloud. Le mois de juillet devint plus menaçant par la suite continuelle des accidents et des douleurs et par beaucoup de fièvre. Ces maux augmentèrent tellement le 14 juillet, qu'on commença tout de bon à tout craindre.

La nuit fut si orageuse qu'on envoya éveiller M. le duc d'Orléans au Palais-Royal. En même temps, Mme de Pons écrivit à Mme de Saint-Simon, et la pressa d'aller s'établir à la Muette. On a vu qu'elle ne voyait Mme la duchesse de Berry que pour des cérémonies, et les soirs pour l'heure de sa cour, où elle ne soupait presque jamais, et retenait seulement les dames qui étaient choisies pour y souper, entre celles qui s'y trouvaient ou au jeu ou à voir jouer, ce qui était le temps de sa cour publique. Elle ne la suivait guère que chez le roi, ce qui était rare; et quoiqu'elle eût un logement à la Muette, elle n'y allait comme point; c'était excès de complaisance si elle y couchait une nuit, quoique la princesse et sa maison n'y fussent occupées que d'elle, et que ce fût une fête et toutes sortes de soins quand elle faisait tant que d'y aller une fois, et rarement deux pendant tout le séjour qu'on y faisait. Elle se rendit à l'avis de Mme de Pons, et s'y en alla sur-le-champ pour y demeurer.

Elle trouva le danger grand. Il y eut une saignée faite au bras, puis au pied ce même jour 15 juillet, et on envoya chercher un cordelier son confesseur. J'interromps ici la suite de cette maladie, qui dura encore sept jours, et qui finit le 21 juillet, parce que ce qui reste à en rapporter s'entendra mieux après avoir vu d'un même coup d'oeil cette princesse tout entière, au hasard peut-être de quelques légères redites de ce qui se trouve d'elle ici en différents endroits.

Mme la duchesse de Berry a fait tant de bruit dans l'espace d'une très courte vie que, encore que la matière en soit triste, elle est curieuse et mérite qu'on s'y arrête un peu. Née avec un esprit supérieur, et, quand elle le voulait, également agréable et aimable, et une figure qui imposait et qui arrêtait les yeux avec plaisir, mais que sur la fin le trop d'embonpoint gâta un peu, elle parlait avec une grâce singulière, une éloquence naturelle qui lui était particulière, et qui coulait avec aisance et de source, enfin avec une justesse d'expressions qui surprenait et charmait. Que n'eût-elle point fait de ces talents avec le roi et Mme de Maintenon, qui ne voulaient que l'aimer, avec Mme la duchesse de Bourgogne, qui l'avait mariée, et qui en faisait sa propre chose, et depuis avec un père régent du royaume, qui n'eut des yeux que pour elle, si les vices du coeur, de l'esprit et de l'âme, et le plus violent tempérament n'avaient tourné tant de belles choses en poison le plus dangereux. L'orgueil le plus démesuré et la fausseté la plus continuelle, elle les prit pour des vertus, dont elle se piqua toujours, et l'irréligion, dont elle croyait parer son esprit, mit le comble à tout le reste.

On a vu en plus d'un endroit ici son étrange conduite avec M. le duc de Berry, son horreur pour une mère bâtarde; ses mépris pour un père qu'elle avait dompté; ses extravagantes idées à l'égard de Monseigneur; son désespoir de rang et d'ingratitude pour M. [le duc] et Mme la duchesse de Bourgogne, à qui elle devait tout; son peu d'égards pour le roi et pour Mme de Maintenon; sa haine déclarée pour tous ceux qui avaient contribué à son mariage, parce que, disait-elle, il lui était insupportable d'avoir obligation à quelqu'un; ses grossières tromperies et ses hauteurs; l'inégalité d'une conduite si peu d'accord avec elle-même; enfin jusqu'à la honte de l'ivrognerie complète et de tout ce qui accompagne la plus basse crapule en convives, en ordures et en impiétés. On a vu que, dès les premiers jours du mariage, la force du tempérament ne tarda pas à se déclarer, les indécences journalières en public, ses courses après plusieurs jeunes gens avec peu ou point de mesure, et jusqu'à quelles folies fut porté son abandon à La Haye, ensuite à Rion, enfin ses projets d'avoir de grands noms et des braves dans sa maison pour se faire compter entre l'Espagne et son père, se tourner du côté qui lui semblerait le plus avantageux des deux, se figurer que cela lui serait possible, usurper aussi le rang de reine en plusieurs occasions, et une fois de plus que reine, avec les ambassadeurs.

Ce qui parut de plus extraordinaire fut l'étonnant contraste d'un orgueil qui la portait sur les nues, et de la débauche qui la faisait manger non seulement avec quelques gens de qualité, elle dont le rang ne souffrait point d'autres hommes à sa table que des princes du sang, même en particulier uniquement et à des parties de campagne, mais d'y admettre le P. Riglet, jésuite, qui en savait dire des meilleures, et d'autres espèces de canailles, qui n'auraient été admis dans aucune honnête maison, et souper souvent avec les roués de M. le duc d'Orléans, avec lui et sans lui, et se plaire à exciter leurs gueulées et leurs impiétés. Ce court crayon rappelle en peu de mots ce qu'on a vu épars ici plus au long à mesure que les occasions s'en sont présentées, quoique écrit le plus succinctement qu'il a été possible, qui a montré jusqu'à quel point elle manquait de tout jugement et de tout honnête, même naturel sentiment.

Parmi une dépravation si universelle et si publique, elle était indignée qu'on osât en parler. Elle débitait hardiment qu'il n'était jamais permis de parler des personnes de son rang, non pas même de blâmer ce qui pouvait le mériter dans leurs actions les plus publiques, et qu'on aurait vues soi-même, combien moins de ce qui ne se passait qu'en particulier. C'est ce qui l'irritait contre tout le monde, comme d'un droit sacré violé en sa personne, le plus criminel manquement de respect, le plus indigne de pardon. Sa mort aussi fut un étrange spectacle. C'est maintenant à quoi il faut revenir.

Les longues douleurs dont elle fut accablée ne purent la persuader de penser à cette vie par un régime nécessaire à son état, ni à celle qui la devait bientôt suivre, jusqu'à ce qu'enfin parents et médecins se crurent obligés de lui parler un langage qu'on ne tient aux princes de ce rang qu'à grand'peine dans la plus urgente extrémité, mais que l'impiété de Chirac déconcerta. Néanmoins, comme il fut seul de son avis, et que tous les autres, qui avaient parlé, continuèrent à le faire, elle se soumit aux remèdes pour ce monde et pour l'autre. Elle reçut ses sacrements à portes ouvertes, et parla aux assistants sur sa vie et sur son état, mais en reine de l'une et de l'autre. Après que ce spectacle fut fini, et qu'elle se fut renfermée avec ses familiers, elle s'applaudit avec eux de la fermeté qu'elle avait montrée, et leur demanda si elle n'avait pas bien parlé, et si ce n'était pas mourir avec grandeur et avec courage.

Un peu après, elle ne retint que Mme de Mouchy, lui indiqua clef et cassette, et lui dit de lui apporter son baguier; il fut apporté, et ouvert. Mme la duchesse de Berry lui en fit un présent après quantité d'autres; car, outre ce qu'elle avait eu souvent, il n'y avait guère de jours, depuis qu'elle était malade, qu'elle n'en tirât tout ce qu'elle pouvait, souvent de l'argent et des pierreries: le moins était des bijoux. Ce baguier valait seul plus de deux cent mille écus. La Mouchy, tout avide qu'elle était, ne laissa pas d'en être étourdie. Elle sortit et le montra à son mari. C'était le soir. M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans étaient partis. Le mari et la femme eurent peur d'être accusés de vol, tant leur réputation était bonne. Ils crurent donc en devoir dire quelque chose à ce qui leur était le moins opposé dans la maison, où ils étaient généralement haïs et méprisés.

De l'un à l'autre la chose fut bientôt sue, et vint à Mme de Saint-Simon. Elle connaissait ce baguier et en fut si étonnée, qu'elle crut en devoir informer M. le duc d'Orléans, à qui elle le manda sur-le-champ. L'état où était Mme la duchesse de Berry faisait qu'on ne se couchait guère à la Muette, où on se tenait dans un salon. Mme de Mouchy, voyant que l'affaire du baguier devenait publique et réussissait mal, s'approcha fort embarrassée de Mme de Saint-Simon, lui conta comment cela s'était passé, tira le baguier de sa poche, et le lui montra. Mme de Saint-Simon appela les dames les plus proches d'où elle était pour le voir aussi, et devant elles (car elle ne les avait appelées que dans ce dessein), elle dit à Mme de Mouchy que c'était là un beau présent, mais qu'il était si beau qu'elle lui conseillait d'en aller rendre compte au plus tôt à M. le duc d'Orléans, et [de] le lui porter. Ce conseil, et donné en présence de témoins, embarrassa étrangement Mme de Mouchy. Elle répondit néanmoins qu'elle le ferait, et alla retrouver son mari, avec qui elle monta dans sa chambre.

Le lendemain matin ils furent ensemble au Palais-Royal, et demandèrent à parler à M. le duc d'Orléans, qui, averti par Mme de Saint-Simon, les fit aussitôt entrer, et sortir le peu qui était dans son cabinet; car il était fort matin. Mme de Mouchy, son mari présent, fit son compliment comme elle put. M. le duc d'Orléans, pour toute réponse, lui demanda où était le baguier. Elle le tira de sa poche et le lui présenta. M. le duc d'Orléans le prit, l'ouvrit, considéra bien si rien n'y manquait, car il le connaissait parfaitement, le referma, tira une clef de sa poche, l'enferma dans un tiroir de son bureau, puis les congédia par un signe de tête, sans dire un mot, ni eux non plus. Ils firent la révérence, et se retirèrent également outrés et confus. Oncques depuis ils ne reparurent à la Muette. Bientôt après M. le duc d'Orléans y arriva, qui, dès qu'il eut vu un moment Mme sa fille, prit Mme de Saint-Simon en particulier, la remercia beaucoup de ce qu'elle lui avait mandé et fait, lui conta ce qu'il venait de faire, et que le baguier ne sortirait plus de ses mains. Il était si en colère de cette effronterie, qu'il ne put se tenir d'en parler dans le salon en termes fort désavantageux pour M. et Mme de Mouchy, au grand applaudissement de toute la compagnie, même jusque des valets.

Je ne sais si l'absence de la Mouchy fit quelque impression heureuse sur Mme la duchesse de Berry; mais elle n'en parla jamais, et peu après elle parut fort rentrée en elle-même, et souhaita de recevoir encore une fois Notre-Seigneur. Elle le reçut, à ce qu'il parut, avec beaucoup de piété, et tout différemment de la première fois. Ce fut l'abbé de Castries, son premier aumônier, nommé à l'archevêché de Tours, qui le fut après d'Albi, et enfin commandeur de l'ordre, qui le lui administra et qui le fut chercher à la paroisse de Passy, et l'y reporta, suivi de M. le duc d'Orléans et de M. le duc de Chartres. Cet abbé fit une exhortation courte, belle, touchante et tellement convenable, qu'elle fut admirée de tout ce qui l'entendit.

Dans cette extrémité où les médecins ne savent plus que faire et où on a recours à tout, on parla de l'élixir d'un nommé Garus, qui faisait alors beaucoup de bruit, et dont le roi a depuis acheté le secret. Garus fut donc mandé et arriva bientôt après. Il trouva Mme la duchesse de Berry si mal qu'il ne voulut répondre de rien. Le remède fut donné et réussit au delà de toute espérance. Il ne s'agissait plus que de continuer. Sur toutes choses, Garus avait demandé que rien sans exception ne fût donné à Mme la duchesse de Berry que par lui, et cela même avait été très expressément commandé par M. [le duc] et par Mme la duchesse d'Orléans. Mme la duchesse de Berry continua d'être de plus en plus soulagée, et si revenue à elle-même que Chirac craignit d'en avoir l'affront. Il prit son temps que Garus dormait sur un sofa, et avec son impétuosité présenta un purgatif à Mme la duchesse de Berry, qu'il lui fit avaler sans en dire mot à personne et sans que deux garde-malades, qu'on avait prises pour la servir, et qui seules étaient présentes, osassent branler devant lui. L'audace fut aussi complète que la scélératesse, car M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans étaient dans le salon de la Muette. De ce moment à celui de retomber pis que l'état d'où l'élixir l'avait tirée, il n'y eut presque pas d'intervalle. Garus fut réveillé et appelé. Voyant ce désordre, il s'écria qu'on avait donné un purgatif qui, quel qu'il fût, était un poison dans l'état de la princesse. Il voulut s'en aller, on le retint, on le mena à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans. Grand vacarme devant eux, cris de Garus, impudence de Chirac et hardiesse sans égale à soutenir ce qu'il avait fait. Il ne pouvait le nier, parce que les deux gardes avaient été interrogées et l'avaient dit. Mme la duchesse de Berry, pendant ce débat, tendait à sa fin sans que Chirac ni Garus eussent de ressource. Elle dura cependant le reste de la journée et ne mourut que sur le minuit. Chirac, voyant avancer l'agonie, traversa la chambre, et faisant une révérence d'insulte au pied du lit, qui était ouvert, lui souhaita un bon voyage en termes équivalents, et de ce pas s'en alla à Paris. La merveille est qu'il n'en fut autre chose, et qu'il demeura auprès de M. le duc d'Orléans comme auparavant.

Depuis la légèreté, pour ne pas employer un autre nom, que M. le duc d'Orléans avait eue de parler à Mme la duchesse de Berry d'un avis que je lui avais donné, si important à l'un et à l'autre, au lieu d'en profiter, et de la haine qu'elle en conçut, ce qui arriva dès les premiers mois de son mariage, je ne la vis plus qu'aux occasions indispensables, qui n'arrivaient presque jamais, et d'ailleurs quand il n'en arrivait point, une fois ou deux l'an tout au plus, à une heure publique, et un instant à chaque fois. Mme de Saint-Simon, voyant que la fin s'approchait, et qu'il n'y avait personne à la Muette avec qui M. le duc d'Orléans fût bien libre, me manda qu'elle me conseillait d'y venir pour être auprès de lui dans ces tristes moments. Il me parut en effet que mon arrivée lui fit plaisir, et que je ne lui fus pas inutile au soulagement de s'épancher en liberté avec moi. Le reste du jour se passa ainsi et à entrer des moments dans la chambre. Le soir je fus presque toujours seul auprès de lui.

Il voulut que je me chargeasse de tout ce qui devait se faire après que Mme la duchesse de Berry [serait morte], sur l'ouverture de son corps, et le secret en cas qu'elle se trouvât grosse, sur tous les détails qui demandaient ses ordres et sa décision, pour n'être point importuné de ces choses touchantes, et de tout ce qui regardait les funérailles et les ordres qu'il y avait à y donner. Il me parla avec toute sorte d'amitié et de confiance, ne voulut point qu'ensuite je lui demandasse ses ordres sur rien, et dit en passant à toute la maison de la princesse, qui se trouvait là toute rassemblée, qu'il m'avait donné ses ordres, et que c'était à moi, qu'il en avait chargé, à les donner sur tout ce qui pourrait demander les siens. Il me dit, de plus, qu'il ne comptait plus Mme de Mouchy pour être de la maison, avec sa chimère de charge de seconde dame d'atours; qu'elle avait perdu sa fille, qu'elle l'avait pillée, n'oublia pas le baguier qu'il lui avait ôté, et me chargea, conjointement avec Mme de Saint-Simon, d'empêcher qu'elle demeurât à la Muette si elle s'y présentait, encore plus de lui laisser faire aucune fonction, ni d'entrer dans les carrosses pour accompagner le corps à Saint-Denis, ou le coeur au Val-de-Grâce.

Je proposai à M. le duc d'Orléans qu'il n'y eût ni garde du corps, ni eau bénite, ni aucune cérémonie; que le convoi fût décent, mais au plus simple, et les suites de même, surtout qu'au service de Saint-Denis, où on ne pouvait éviter le cérémonial ordinaire, il n'y eût point d'oraison funèbre: je lui en touchai légèrement les raisons, qu'il sentit très bien, me remercia, et convint avec moi que les choses se passeraient ainsi, et que de sa part je les ordonnasse de la sorte. Je fus le plus court que je pus avec lui sur ces funèbres matières, et je le promenais tant que je pouvais de temps en temps dans les pièces de suite de la maison et dans l'entrée du jardin, et le détournais de la chambre de la mourante autant qu'il me fut possible.

Le soir bien avancé, et Mme la duchesse de Berry de plus en plus mal et sans connaissance depuis que Chirac l'avait empoisonnée, comme on a vu en son lieu que les médecins de la cour en firent autant au maréchal de Boufflers, en pareil cas, à Fontainebleau, et avec même succès, M. le duc d'Orléans rentra dans la chambre et approcha du chevet du lit, dont tous les rideaux étaient ouverts; je ne l'y laissai que quelques moments et le poussai dans le cabinet, où il n'y avait personne. Les fenêtres y étaient ouvertes, il s'y mit appuyé sur le balustre de fer, et ses pleurs y redoublèrent au point que j'eus peur qu'il ne suffoquât. Quand ce grand accès se fut un peu passé, il se mit à me parler des malheurs de ce monde et du peu de durée de ce qui est de plus agréable. J'en pris occasion de lui dire ce que Dieu me donna, avec toute la douceur, l'onction et la tendresse qu'il me fut possible. Non seulement il reçut bien ce que je lui disais, mais il y répondit et en prolongea la conversation.

Après avoir été là plus d'une heure, Mme de Saint-Simon me fit avertir doucement qu'il était temps que je tâchasse d'emmener M. le duc d'Orléans, d'autant plus qu'on ne pouvait sortir de ce cabinet que par la chambre. Son carrosse était prêt, que Mme de Saint-Simon avait eu soin de faire venir. Ce ne fut pas sans peine que je pus venir doucement à bout d'arracher de là M. le duc d'Orléans plongé dans la plus amère douleur. Je lui fis traverser la chambre tout de suite, et le suppliai de s'en retourner à Paris. Ce fut une autre peine à l'y résoudre. À la fin il se rendit. Il voulut que je demeurasse pour tous les ordres. Il pria Mme de Saint-Simon avec beaucoup de politesse d'être présente à tous les scellés, après quoi je le mis dans son carrosse, et il s'en alla. Je rendis ensuite à Mme de Saint-Simon les ordres qu'il m'avait donnés sur l'ouverture du corps, pour qu'elle les fît exécuter, et sur tout le reste, et je l'empêchai de demeurer dans le spectacle de cette chambre où il n'y avait plus que de l'horreur.

Enfin sur le minuit du 21 juillet, Mme la duchesse de Berry mourut, deux jours après le forfait de Chirac. M. le duc d'Orléans fut le seul touché. Quelques perdants s'affligèrent; mais qui d'entre eux eut de quoi subsister ne parut pas même regretter sa perte. Mme la duchesse d'Orléans sentit sa délivrance, mais avec toutes les mesures de la bienséance. Madame ne s'en contraignit que médiocrement. Quelque affligé que fût M. le duc d'Orléans, la consolation ne tarda guère. Le joug auquel il s'était livré et qu'il trouvait souvent pesant, était rompu. Surtout il se trouvait affranchi des affres de la déclaration du mariage de Rion et de ses suites, embarras d'autant plus grand, qu'à l'ouverture du corps, la pauvre princesse fut trouvée grosse; on trouva aussi un dérangement dans son cerveau. Cela ne promettait que de grandes peines et fut soigneusement étouffé pour le temps.

Sur les cinq heures du matin, c'est-à-dire cinq heures après cette mort, La Vrillière arriva à la Muette, où il mit le scellé en présence de Mme de Saint-Simon. Dès que cela fut fait, elle monta dans son carrosse avec lui, que les gens nécessaires au scellé suivirent dans le carrosse de La Vrillière, et s'en allèrent en faire autant à Meudon, puis au Luxembourg, de là au Palais-Royal en rendre compte à M. le duc d'Orléans, après quoi Mme de Saint-Simon revint à la Muette, où une plus cruelle nuit l'attendait par l'horreur de ses fonctions à l'ouverture du corps, de laquelle j'allai rendre compte à M. le duc d'Orléans, et de l'exécution de ses ordres. Le corps fut déposé ensuite dans la chapelle de la Muette sans être gardé, où les messes basses furent continuelles tous les matins.

Je m'établis à Passy chez M. et Mme de Lauzun pour être plus près de la Muette, sans y être toujours, d'où j'allais presque tous les jours voir M. le duc d'Orléans, outre les jours de conseil de régence. Comme il n'y eut point de cérémonie, tout le monde fut dispensé des manteaux et des mantes au Palais-Royal, où on se présenta en deuil, mais en habits ordinaires. Il ne se trouva point de testament, et Mme la duchesse de Berry ne donna rien à personne, que ce que Mme de Mouchy s'était fait donner. Elle jouissait de sept cent mille livres de rente, sans ce que depuis la régence elle tirait de M. le duc d'Orléans.

Le soir du samedi 22, l'abbé de Castries, nommé à l'archevêché de Tours et son premier aumônier, porta le coeur au Val-de-Grâce, ayant à sa gauche Mlle de La Roche-sur-Yon, Mme de Saint-Simon au-devant et la duchesse de Louvigny nommée par le roi. Mme de Brassac, dame de Mme la duchesse de Berry, à une portière, et ce qui fut fort étrange, la dame d'honneur de Mme la princesse de Conti, mère de Mlle de La Roche-sur-Yon, à l'autre. Le deuil du roi fut de six semaines, celui du Palais-Royal de trois mois par respect du rang, et Mme de Saint-Simon drapa pour six mois, parce qu'elle avait, comme on l'a vu en son lieu, drapé par excès de complaisance à d'autres deuils où M. le duc de Berry drapait sans que le roi drapât.

Le dimanche 23 juillet, sur les dix heures du soir, le corps de Mme la duchesse de Berry fut mis dans un carrosse dont les huit chevaux étaient caparaçonnés. Il n'y eut aucune tenture à la Muette. L'abbé de Castries et les prêtres suivaient dans un autre carrosse, et les dames de Mme la duchesse de Berry dans un autre. Il n'y eut qu'une quarantaine de flambeaux portés par ses pages et ses gardes. Le convoi passa par le bois de Boulogne et la plaine de Saint-Denis, avec beaucoup de simplicité, et fut reçu de même dans l'église de l'abbaye.

La veille du convoi, M. le duc d'Orléans, sans que je lui en parlasse, me dit que le roi conservait à Mme de Saint-Simon ses appointements en entier qui étaient de vingt et un mille livres. Je l'en remerciai, et en même temps je lui dis que ce serait faire à Mme de Saint-Simon et à moi la grâce entière, de conserver aux dames de Mme la duchesse de Berry leurs appointements; il me les accorda sur-le-champ; ensuite je lui demandai la même grâce pour la première femme de chambre qui était une fille d'un singulier mérite, je l'obtins aussi. Au sortir du Palais-Royal, j'allai à la Muette, où je dis à Mme de Saint-Simon ce que je venais de faire; elle envoya prier toutes les dames de venir dans sa chambre, et leur manda que j'y étais et que j'avais à leur parler. J'eus la malice de ne leur rien dire jusqu'à ce que toutes fussent arrivées; alors je leur appris les grâces du régent qui leur conserva aussi en même temps leurs logements au Luxembourg. La joie fut grande et sans contrainte, et je fus bien embarrassé; je leur conseillai d'aller toutes ensemble le lendemain remercier M. le duc d'Orléans; elles le firent et furent reçues de très bonne grâce. En même temps, Mme de Saint-Simon lui remit l'appartement qu'elle avait au Luxembourg, et lui demanda de le rendre à Mille de Langeais et à ses frères qui l'avaient auparavant, et elle l'obtint. On a vu ailleurs que Mme de Saint-Simon ne s'en était jamais servie, mais on n'avait pas voulu le reprendre, et qu'il parût qu'elle n'avait point d'appartement au Luxembourg.

Mme de Mouchy fit demander une audience à M. le duc d'Orléans qui ne voulut pas la voir, et lui fit dire d'aller parler à La Vrillière. Elle y fut donc avec son mari. Elle y reçut l'ordre de sortir tous deux en vingt-quatre heures de Paris et de n'y pas revenir. Longtemps après ils y revinrent, mais aucun des événements arrivés dans la suite n'a pu les rétablir dans le monde, ni les tirer d'obscurité, de mépris et d'oubli.

Les spectacles furent interrompus huit jours à Paris.

M. le duc d'Orléans, dès les premiers jours, envoya chercher du Mont, lui rendit le gouvernement de Meudon, et lui ordonna d'y faire revenir tous les gens qui y étaient lorsque Mme la duchesse de Berry eut Meudon, et que leurs emplois leur seraient rendus. On peut juger en quel état tomba Rion en apprenant à l'armée une aussi terrible nouvelle pour lui; quel affreux dénouement d'une aventure plus que romanesque, au point qu'il touchait à tout ce que l'ambition peut procurer même de plus imaginaire; aussi fut-il plus d'une fois sur le point de se tuer, et longtemps gardé à vue par des amis que la pitié lui fit. Il vendit bientôt après la fin de la campagne son régiment et son gouvernement. Comme il avait été doux et poli avec ses amis, il en conserva, et fit bonne chère avec eux pour se consoler. Mais au fond, il demeura obscur, et cette obscurité l'absorba.

Le service de Mme la duchesse de Berry se fit à Saint-Denis avec les cérémonies accoutumées, mais sans oraison funèbre, les premiers jours de septembre.

Mme de Saint-Simon, qui, comme on l'a vu en son lieu, avait été forcée, et moi aussi, à consentir qu'elle fût dame d'honneur de Mme la duchesse de Berry, n'avait pu, en aucun temps, trouver le moindre jour à quitter cette triste place. On avait pour elle toute sorte de considération, et on lui laissait toute sorte de liberté; mais tout cela ne la consolait point de cette place, de sorte qu'elle sentit tout le plaisir, pour ne pas dire toute la satisfaction, d'une délivrance qu'elle n'attendait pas d'une princesse de vingt-quatre ans. Mais l'extrême fatigue des derniers jours de la maladie, et de ceux qui suivirent la mort, lui causèrent une fièvre maligne dont elle fut six semaines à l'extrémité dans une maison que Fontanieu lui avait prêtée à Passy pour prendre l'air et des eaux de Forges, et s'y reposer; elle fut deux mois à s'en remettre. Cet accident, qui me pensa tourner la tête, me séquestra de tout pendant deux mois sans sortir de cette maison et presque de sa chambre, sans ouïr parler de rien, et sans voir que le peu de proches ou d'amis indispensables. Lorsqu'elle commença à se rétablir, je demandai à M. le duc d'Orléans quelques logements au château neuf de Meudon. Il me le prêta tout entier et tout meublé. Nous y passâmes le reste de l'été et plusieurs autres depuis. C'est un lieu charmant pour toute espèce de promenades. Nous comptions de n'y voir que nos amis, mais la proximité nous accabla de monde, en sorte que tout le château neuf fut souvent tout rempli, sans les gens de simple passage.

Pour ne plus revenir à la même matière, le deuil de Mme la duchesse de Berry eut une chose jusqu'alors sans exemple, et qui n'en a pas eu depuis: c'est que le roi, ne le portant que six semaines, la cour ne comptait pas le porter davantage, parce que les deuils de cour ne se portent que par respect pour le roi, et se prennent et se quittent en même temps que lui. Cependant il y eut ordre de le continuer au delà du roi et de le porter trois mois, c'est-à-dire autant que M. le duc d'Orléans le porta.

Les logements au Luxembourg furent conservés aux deux premiers officiers, et au premier maître d'hôtel; et le chevalier d'Hautefort, premier écuyer, obtint de conserver les livrées et un carrosse aux armes de Mme la duchesse de Berry sur le dernier exemple de Sainte-Maure, premier écuyer de feu M. le duc de Berry.

Le roi alla voir sur cette mort Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans.

Le roi, qui était depuis trois semaines dans l'appartement de la reine mère au Louvre pour laisser nettoyer les Tuileries, alla, pendant ce séjour, voir toutes les académies et le balancier. Le maréchal de Villeroy voulut parler aux Académies française, des sciences et des belles-lettres; on ne comprit ni pourquoi ni trop ce qu'il y dit; les directeurs de ces académies firent chacun une harangue au roi, qui retourna après aux Tuileries.

Mme du Maine obtint d'aller demeurer dans un château voisin de Châlon-sur-Saône où La Billarderie la fut conduire, et le duc du Maine, celle de chasser autour de Dourlens, mais sans en découcher. En même temps le secrétaire du prince de Cellamare, qui avait eu enfin permission de retourner en Espagne, fut arrêté en chemin à Orléans, et mené dans le château de Saumur. C'est que la duchesse du Maine avait enfin commencé à parler, à avouer beaucoup de choses, peut-être à en cacher davantage; car, comme je l'ai dit au commencement de cette affaire, et pourquoi, je n'y ai jamais vu bien clair, et je suis très persuadé que M. le duc d'Orléans, qui sûrement en a su davantage, en a ignoré plus qu'il n'en a su, et que l'abbé Dubois s'est bien gardé de ne retenir pas pour soi tout seul le fond et le très fond de l'affaire, n'en a dit à son maître que ce qu'il n'a pu lui cacher, et lui a soigneusement tu tout ce qui ne le conduisait pas aux vues que j'ai expliquées.

Mme du Maine avoua donc enfin, par une espèce de mémoire qu'elle envoya, signé d'elle, à M. le duc d'Orléans, que le projet d'Espagne était véritable, nomma comme complices ceux dont j'ai parlé, mais fort diversement. Elle y traita Pompadour avec un grand mépris, et les gens de peu qui étaient arrêtés, confirma la chimère du duc de Richelieu sur Bayonne pour avoir le régiment des gardes, et de Saillant qui y avait aussi son régiment, et qui s'était laissé entraîner. Boisdavid y était fort chargé, et Laval plus qu'aucun autre, comme la clef de meute, l'homme de confiance et d'expédients, qui conduisait Cellamare en beaucoup de choses, le seul qui allât directement de lui à elle et d'elle à lui, qui avait la créance de la noblesse qui leur était attachée, et qu'il savait conduire où il convenait sans leur rien dire qu'avec grande mesure pour les temps et pour le choix des personnes; enfin qu'ils avaient compté de faire une révolte à Paris et dans les provinces contre le gouvernement, de le changer, d'y faire déclarer le roi d'Espagne régent, de mettre à la tête de toutes les affaires et de toutes les troupes celui que le roi d'Espagne nommerait pour exercer la régence en son nom et en sa place, de faire enregistrer ces changements dans tous les parlements, et que pour opérer ces choses, ils avaient formé un grand parti en Bretagne avec promesse réciproque que le roi d'Espagne leur rendrait tous leurs privilèges, tels qu'ils en jouissaient du temps d'Anne de Bretagne et des deux rois successivement ses époux, Charles VIII et Louis XII, et que la Bretagne recevrait toutes les troupes que l'Espagne voudrait envoyer en France, et lui livrerait le Port-Louis pour en être le seul maître absolu. Plusieurs Bretons furent nommés; je n'ai point su qu'aucun membre des parlements de Paris et de Rennes l'aient été, peut-être bien M. le duc d'Orléans l'a-t-il ignoré lui-même. Si elle a chargé des seigneurs de la cour qui ont montré avoir grand'peur, mais qui ne furent pas arrêtés, c'est encore ce qui n'est pas venu jusqu'à moi.

Laval, interrogé à la Bastille sur ces aveux, entra en furie contre la duchesse du Maine, jusqu'à lui donner toutes sortes de noms, s'écria que c'était bien la dernière personne dont il aurait soupçonné la faiblesse et l'infamie de révéler et de perdre ses amis, qu'il y avait plus de dix ou douze ans qu'il la voyait peu en public, très fréquemment en secret; que c'était elle qui l'avait embarqué dans toute cette affaire, dont la colère lui fit dire plusieurs détails, sans que ces détails soient revenus à moi ni à personne qu'à M. le duc d'Orléans, qui, à ce que je crus voir, n'en fut même que légèrement instruit, et ne les approfondit pas.

Un seul fut su: c'est qu'une nuit, qu'après avoir été souper à l'Arsenal, Mme du Maine allait en bonne fortune voir Cellamare sans valets, n'ayant que quelques gens affidés dedans et derrière son carrosse, et Laval le menant au lieu de cocher et sans flambeaux, elle fut accrochée par un autre carrosse, dont ils eurent toutes les peines du monde à se débarrasser, et la plus grande frayeur d'en être reconnus.

Ce furent ces aveux qui valurent plus de liberté à M. et à Mme du Maine, et qui firent mettre à Saumur le secrétaire de Cellamare. Ce fut aussi où commença cette comédie entre eux deux, dont qui que ce soit ne put être la dupe. Ces aveux furent accompagnés de toutes sortes d'assurances et de protestations que le duc du Maine n'avait jamais su un mot de toute cette affaire; qu'ils n'avaient garde d'en rien laisser apercevoir à sa timidité naturelle, car, pour le sauver, elle ne le ménageait pas; qu'ils se seraient exposés à voir rompre leur projet à l'instant, et très possiblement encore à la révélation qu'il en aurait faite dans la peur où il en aurait été; que leur plus épineux embarras avait été de se cacher de lui, ce qui avait souvent retardé et quelquefois déconcerté toutes leurs mesures par les contre-temps des rendez-vous et la fréquente nécessité de les abréger. Ce fut à cette momerie que tout l'esprit de la duchesse du Maine s'aiguisa, comme celui du duc du Maine, quand il apprit ces aveux, à jurer de son ignorance, de son aveuglement, de son imbécillité à ne s'être ni aperçu ni même douté de rien, à détester le projet et ceux qui y avaient embarqué sa femme, et à se déchaîner contre elle avec peu de ménagement.

M. le duc d'Orléans me conta toutes ces choses en attendant qu'il en parlât au conseil de régence. Il eut l'air avec moi de mépriser la conspiration, et de rire de la comédie entre le mari et la femme, de la male-peur du duc du Maine et de l'usage que Mme du Maine ne doutait pas de faire de son esprit à cet égard, et de son sexe et de sa naissance pour elle-même, et du plein succès qu'elle s'en promettait sûrement. Je me contentai de sourire et de lui répondre un peu dédaigneusement que je serais bien de moitié avec elle, parce qu'il n'est rien de si certain que de persuader qui veut absolument être persuadé, et aussitôt je changeai de discours. Il y avait longtemps que nous ne nous étions parlé de cette affaire. Il sentait bien que j'avais raison; mais il sentait encore plus le poids du joug de l'abbé Dubois, et j'avais bien reconnu, comme je l'ai dit plus haut, à quoi aboutirait tout ce vacarme, et l'indignation m'avait fermé la bouche là-dessus. On verra bientôt les suites de ces aveux sur la Bretagne, et à quel point la comédie fut poussée entre M. et Mme du Maine.

Quoique je fasse profession dans ces Mémoires de ne les charger pas de deux matières, dont l'une a produit une infinité de volumes, qui sont entre les mains de tout le monde, et dont l'autre n'en fournirait guère moins par son étendue et l'excès de ses révolutions, je veux dire la constitution Unigenitus et la finance, il se trouve néanmoins en mon chemin des choses là-dessus que je me crois quelquefois obligé de raconter.

La taille et la manière de la lever plus à charge que la taille même avaient été un objet sur lequel on avait sans cesse médité depuis la régence . Les inconvénients en étaient extrêmement moindres en Languedoc et en Bretagne; mais c'étaient les seuls pays d'états; car le peu d'autres pays d'états sont si petits, et objets si peu considérables, que ce n'étaient pas des objets. M. d'Allemans, qui était un homme fort distingué parmi la noblesse du Périgord par la sienne et par son mérite, et qui, depuis qu'il s'y était retiré, y était considéré par tout ce qui y vivait, comme un arbitre général, à qui chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses manières, et comme un coq de province, où il vivait très honorablement, était venu faire un tour à Paris, revoir ses anciens amis, et il en avait beaucoup, et quelques-uns fort considérables; car il avait longtemps vécu à la cour et à Paris, où il s'était fait généralement estimer. Il était des miens dès ma jeunesse, et son fils aussi, qui est devenu lieutenant-colonel du régiment du roi infanterie, brigadier et commandeur de Saint-Louis, et qui n'a quitté que par une grande blessure à la bataille de Parme, avec des pensions, parce qu'elle l'avait mis hors d'état de servir. Le père et le fils avaient beaucoup d'esprit, de savoir et de monde. Je les avais connus chez le célèbre P. Malebranche, de l'Oratoire, dont la science et les ouvrages ont fait tant de bruit, et la modestie, la rare simplicité, la piété solide ont tant édifié, et dont la mort dans un âge avancé a été si sainte, la même année de la mort du roi. D'autres circonstances l'avaient fait connaître à mon père et à ma mère. Il avait bien voulu quelquefois se mêler de mes études; enfin il m'avait pris en amitié, et moi lui, qui a duré autant que sa vie. Le goût des mêmes sciences l'avait fait ami intime de MM. d'Allemans père et fils, et c'était chez lui que j'étais devenu le leur. Cette préface semble bien étrangère à ce qui est annoncé. Elle y va pourtant paraître nécessaire, parce qu'elle y montre là raison qui m'a fait mêler d'un projet de finance, moi dont le goût et l'aptitude en sont si éloignés.

M. d'Allemans, excellent citoyen, qui était depuis longtemps témoin oculaire des malheurs de la campagne, chercha des remèdes à ces maux. Il crut en avoir trouvé un dans une manière de taille proportionnelle. Il travailla son projet, et il en apporta des mémoires à Paris. Il me vint voir et il m'en parla. Je lui dis que le petit Renaud avait eu une idée pareille, et que M. le duc d'Orléans aussi l'avait envoyé en quelques provinces faire quelques essais sur des paroisses en petit nombre, et Silly d'un autre côté, qui s'y était présenté, qui est le même Silly dont j'ai ailleurs raconté par avance la fortune et la catastrophe. Je crois avoir aussi fait connaître ailleurs ce petit Renaud, que tout le monde, et le meilleur, avec qui son mérite l'avait mêlé, appelait ainsi de sa très petite taille. Il était très savant, très homme d'honneur, modeste, désintéressé, zélé citoyen, avec de l'esprit et du monde, des distractions plaisantes de géomètre, consommé dans toutes les parties de la marine, fort brave, lieutenant général des armées navales, grand'croix de Saint-Louis, qui avait fait en chef diverses expéditions, fort estimé du feu roi dont il avait des pensions, et de ses ministres, et de tout temps aimé de M. le duc d'Orléans. Il était ami intime de Louville. Il était des miens, et, comme il était grand disciple du P. Malebranche, il avait connu aussi M. d'Allemans. Ce dernier me lut un mémoire tiré de ses observations. Louville, qui le connaissait, et qui avait dîné avec lui chez moi, demeura présent à cette lecture.

Le mémoire était beau et solide et nous parut mériter d'aller plus loin; mais avant d'en parler à M. le duc d'Orléans, nous jugeâmes qu'il fallait éviter d'être croisés, et qu'il était à propos de rassembler les lumières. Renaud était venu faire un tour à Paris; nous en voulûmes profiter. Louville aboucha d'Allemans avec lui; ils eurent plusieurs conférences chez Louville et une dernière chez moi. Réciproquement ils approuvèrent leurs vues et leurs moyens de les remplir. Réciproquement aussi ils trouvèrent des embarras et des obstacles. Deux hommes d'honneur et d'esprit qui sincèrement ne cherchent que le bien et ne se proposent aucun but particulier conviennent aisément, même sur ce qui reste en dispute entre eux; ainsi, tout bien examiné, ils jugèrent tous deux que ce plan devait être proposé et lu en leur présence, pour qu'il jugeât lui-même des points qui demeuraient indécis entre eux. Louville n'avait pas laissé de travailler aussi à la refonte des points convenus, sur plusieurs desquels Renaud et d'Allemans s'étaient conciliés; il entendait bien la matière, et nous crûmes qu'il ne serait pas inutile.

Je parlai donc à M. le duc d'Orléans de ce mémoire et je lui proposai d'en entendre la lecture en présence de ces trois hommes pour en raisonner en même temps avec eux. Il me parut que la proposition lui plut, il l'accepta avec plaisir, il voulut aussi que j'y assistasse, et me donna jour au 2 août, trois ou quatre jours après; nous allâmes donc ce jour-là de bonne heure l'après-dînée chez lui. Lecture ou conférence durèrent quatre bonnes heures sans dispute et chacun ne cherchant que les meilleurs moyens à lever les embarras et les difficultés. La conclusion fut louanges et remercîments du régent et approbation du mémoire; mais il fut convenu de voir pendant un an les difficultés et les succès de Renaud dans la généralité de la Rochelle, et de Silly dans une des élections de Normandie, où ils travaillaient à établir la taille proportionnelle, pour ensuite revoir avec eux ce même mémoire, et sur l'expérience de leur travail et les lumières que donnait le mémoire, se déterminer, se fixer et travailler en conséquence dans tout le royaume sur la manière de lever la taille.

Ce projet, qui fut de l'avis de tous, et qui était sage, n'eut pas le temps d'être exécuté. Renaud, malade de fatigue et du chagrin que lui causaient les obstacles qu'il rencontrait dans la généralité de la Rochelle, et de la haine que, sans savoir pourquoi, la nouveauté qu'il voulait introduire avait excitée contre lui, malgré la netteté de ses mains très reconnue, parce que toute nouveauté est suspecte en matière d'impôts et de levée, Renaud, dis-je, voulut se presser de retourner à son travail. Il voulut prendre des eaux de Pougues; il en prit par excès, car par principe, comme le père Malebranche, il était grand buveur d'eau, et mourut à Pougues les derniers jours de septembre. M. d'Allemans, retourné chez lui, ne le survécut que de peu de mois; ainsi tout ce projet s'en alla en fumée.

M. le duc d'Orléans fit au roi une galanterie très convenable à son âge, ce fut de lui proposer de prendre la maison de la Muette pour s'en amuser, et y aller faire des collations. Le roi en fut ravi. Il crut avoir quelque chose personnellement à lui, et se fit un plaisir d'y aller, d'en avoir du pain, du lait, des fruits, des légumes, et de s'y amuser de ce qui divertit à cet âge. Ce lieu changeant de maître changea aussi de gouverneur. Le duc d'Humières me parla pour Pezé; je le lui fis donner, et il en sut tirer parti pour se rendre de plus en plus agréable au roi. Il eut aussi la capitainerie du bois de Boulogne, comme Rion avait l'un et l'autre.

M. le Duc, qui avait un procès fort aigre avec Mme la princesse de Conti sa tante, l'accommoda; mais ce fut aux dépens du roi à qui il en coûta une pension de vingt mille livres à Mme la princesse de Conti, outre celles qu'elle avait déjà. M. le duc d'Orléans accorda aussi à Lautrec cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur sa lieutenance générale de Guyenne. Il profita aussi du bon état de la banque de Law pour faire payer toutes les pensions, vieux et courant. Il fit aussi une grande augmentation de troupes pour environ sept à huit millions.

Peu de jours après, il fit un marché qui scandalisa étrangement, après tout ce qui s'était passé à Turin de La Feuillade à lui, et les exécrables propos que ce dernier s'était piqué de tenir à tous venants sur la mort de M. le Dauphin et de Mme la Dauphine. Ils furent tels et si publics et si connus, que j'eus toutes les peines du monde à empêcher M. le duc d'Orléans de lui faire donner des coups de bâton, lui, si insensible à tout ce qui s'est fait et dit contre lui, comme on le voit en tant d'endroits de ces Mémoires. Mais Canillac, ami intime de La Feuillade de tout temps, voulut faire éclater son crédit et la puissance de sa protection aux dépens de M. le duc d'Orléans même, raccommoder avec lui un homme si gratuitement et si démesurément coupable envers lui, et lui ouvrir un large robinet d'argent. Il persuada donc à M. le duc d'Orléans, qui ne songeait à rien moins, d'acheter de La Feuillade, pour M. le duc de Chartres, le gouvernement de Dauphiné cinq cent cinquante mille livres comptant, trois cent mille livres en outre pour le brevet de retenue que La Feuillade avait, et de plus les appointements d'ambassadeur à Rome depuis le jour que le même Canillac l'avait fait nommer, en obtenant son pardon jusqu'à son départ. Ce fut donc près d'un million pour un gouvernement de soixante mille livres de rente, et dix ans d'appointements d'ambassadeur à Rome où il n'alla jamais. On verra, dans la suite, la rare reconnaissance de ce galant homme, le plus corrompu et le plus méprisable que j'aie jamais connu. Clermont qui, comme on l'a dit, avait les Suisses de M. le duc d'Orléans, fut aussi capitaine des gardes de M. le duc de Chartres, comme gouverneur de Dauphiné: il n'avait rien et grand besoin de subsistance.

L'audience ordinaire du roi à la députation des états de Languedoc donna lieu à une étrange dispute à qui les présenterait, par l'absence du duc du Maine et du prince de Dombes, gouverneurs de cette province, entre Maillebois qui en était un des lieutenants généraux, et La Vrillière, secrétaire d'État, qui avait le Languedoc dans son département, qui, plus étrangement encore, l'emporta. Voilà ce que perdent les charges à tomber à des gens infimes. On n'a jamais contesté au lieutenant général d'une province d'y faire les fonctions de gouverneur en son absence, quand le lieutenant général y est de l'agrément du roi. Or, c'en est une constante de présenter au roi les députés des états en l'absence du gouverneur, et qui n'a pas besoin de l'agrément du roi, parce que cette fonction est très passagère, et n'emporte ni détail ni commandement. Toutefois La Vrillière osa la prétendre, et l'emporta parce qu'il n'eut affaire qu'à Maillebois, et de là en avant, voilà cette fonction ôtée aux lieutenants généraux par les secrétaires d'État, dans un pays où rien de suivi par règle, par principes, par maximes, tout par exemple et par considération.

À ce propos, puisque dans la suite ce Maillebois a voulu faire du seigneur, si faut-il que je dise au vrai d'où il vient. Desmarets était laboureur de l'abbaye d'Orcamp, comme l'avait été son père. Peu à peu il en prit des ferres et s'y enrichit. M. Colbert, fort petit compagnon alors, mais déjà dans les bureaux, n'avait pas encore oublié Reims, sa patrie ni ses environs. Il sut que ces Desmarets, père et fils, étaient devenus de gros marchands de blés, et qu'ils y avaient fait fortune. Il trouva le nid bon pour sa soeur, et la leur fit proposer pour le fils. Les Desmarets ne se firent pas prier pour s'allier à un homme qui travaillait dans les bureaux du premier ministre, et le mariage se fit. Colbert, de degré en degré, parvenu à la place d'intendant des affaires du cardinal Mazarin et d'intendant des finances, voulut recrépir son beau-frère. Il lui fit acheter une charge de trésorier de France à Soissons, où il alla s'établir, sans avoir jamais monté plus haut, et ne laissa pas tout doucement de continuer son commerce et d'accumuler. Il eut trois fils de la soeur de Colbert, dont l'aîné fut Desmarets dont il a été suffisamment parlé en plusieurs endroits ici pour n'avoir rien de plus à en dire, et qui, à la mort du roi, était ministre d'État et contrôleur général des finances, lequel, d'une fille de Bechameil, surintendant de Monsieur, a eu Maillebois, qui a donné lieu à ce récit.

Le même, mot pour mot, m'a été fait dans l'abbaye d'Orcamp par le prieur et par ses principaux religieux, et m'a été confirmé unanimement par tout le pays. Ce qu'ils ne m'ont pas dit, et ce que j'ai appris de tout leur voisinage, mérite de n'être pas oublié, pour la beauté et encore plus pour l'extrême rareté de l'action. Il y avait trente ans, lorsque je l'appris, que le prieur et les principaux religieux de l'abbaye d'Orcamp surent que deux enfants gentilshommes, dont les ascendants paternels avaient fait de grands biens à leur abbaye et l'avaient presque fondée, étaient tombés dans la nécessité. Ils les prirent chez eux, les élevèrent, et leur firent apprendre tout ce qui convenait à leur état; ensuite ils trouvèrent moyen de les faire officiers, leur achetèrent après des compagnies, et tous les hivers défrayaient leurs équipages chez eux; enfin au printemps leur faisaient une bourse pour leur campagne, et ont toujours continué tant que ces gentilshommes ont eu besoin et ont bien voulu recevoir ce secours. Aussi ces moines, tout riches qu'ils sont, en ont recueilli la vénération de tout leur pays: ils la méritent sans doute et d'être proposés en exemple. J'ai regret d'avoir oublié le nom de ces gentilshommes, qui doivent être d'ancienne race. Orcamp est si près de Paris que ce nom est aisé à retrouver.

Avant de quitter Maillebois et la députation des états de Languedoc, il ne faut pas oublier cette singularité. Cette députation, après avoir fait sa harangue au roi, allait toujours en faire une à Madame, et à M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans, ainsi que les députés des états de Bretagne. Cela se pratiquait de même sous le feu roi. Mme la duchesse d'Orléans ne voulut point la recevoir cette année, pour marquer le deuil qu'elle demenait de la situation du duc du Maine, quoique si étrangement adoucie, d'une manière plus solennelle et plus publique.

Peu de jours après, le duc de Richelieu sortit de la Bastille et alla coucher à Conflans chez le cardinal de Noailles. Il était veuf sans enfants de sa nièce, mais, par son traité avec l'Espagne, il avait voulu dépouiller le duc de Guiche, autre neveu du cardinal de Noailles, du régiment des gardes, et l'avoir. Il devait s'en aller à Richelieu; il obtint d'aller faire une pause à Saint-Germain, où il avait une maison, puis d'y demeurer, après d'être à Paris sans voir le roi ni le régent;au bout de trois mois il eut permission de les saluer, et tout fut bientôt oublié.

CHAPITRE XII. §

Paix de la Suède avec l'Angleterre. — Le duc de Lorraine échoue pour l'érection de Nancy en évêché. — Vaudemont en tombe fort malade à Paris. — Maximes absurdes, mais suivies toujours et inhérentes, du parlement sur son autorité. — J'empêche le régent d'en rembourser toutes les charges avec le papier de Law. — Raisons secrètes contre le remboursement des charges du parlement. — Seconde tentative du projet du remboursement des charges du parlement finalement avortée. — Le parlement informé du risque qu'il a couru, qui le lui a paré, et qui y a poussé. — Duchesse du Maine à Chamlay, où Mme la Princesse la visite. — Officiers du sang, et leur date. — Usurpations et richesses. — Le chevalier de Vendôme vend au bâtard reconnu de M. le duc d'Orléans le grand prieuré de France, et veut inutilement se marier. — Retour de Plénoeuf en France. — Raisons d'en parler. — Plénoeuf, sa femme et sa fille; quels. — Courte reprise de sa négociation de Turin avortée par l'intérêt personnel et la ruse singulière de l'abbé Dubois. — Étrange trait de franchise de Madame, qui rompt tout court la négociation de Turin. — Digression sur les maisons d'Este et Farnèse. — Maison d'Este. — Bâtards d'Este, ducs de Modène et de Reggio jusqu'à aujourd'hui. — Maison Farnèse. — Farnèse bâtards, duc de Parme et de Plaisance.

Enfin l'alliance du nord se démancha. Le roi de Suède n'était plus, et la faiblesse où son règne avait réduit ce royaume contribua beaucoup à la paix qu'il conclut enfin avec le roi d'Angleterre. Le czar, déjà adouci par la même raison, même du temps dernier de Charles XII, était plus occupé du dedans que du dehors; le roi de Danemark demeura seul, faisant la guerre en Norvège. C'est grand dommage que les Mémoires de M. de Torcy ne soient pas venus jusqu'à ce temps-ci, et que le joug de l'abbé Dubois n'ait pas laissé la liberté à M. le duc d'Orléans de me parler aussi librement, qu'il avait accoutumé de l'intérieur, des affaires étrangères: c'est ce qui m'y rendra sec désormais, parce que je ne veux dire que ce que je sais par moi-même ou par des gens assez instruits pour que je puisse m'y fier, et les citer pour garants.

Le roi d'Espagne, qui s'était approché de son armée, et qui même l'était venu voir, s'en retourna à Madrid. Le prince Pio, qui la commandait, ne se trouva pas en état de s'opposer à rien. Il se contenta de bien faire rompre autour de l'abbaye de Roncevaux les chemins qu'on y avait faits à grand'peine pour le canon et les autres voitures, dans un temps où on n'imaginait pas qu'il pût jamais arriver de rupture avec Philippe V.

On vit au conseil de régence tous les ressorts que le duc de Lorraine remuait pour obtenir l'érection d'un évêché à Nancy. Cet objet avait été celui de ses pères et le sien pour se tirer du spirituel de l'évêché de Toul, à quoi, par la raison contraire, la France s'était toujours opposée. Il était temps d'arrêter les menées là-dessus. Le pape, qui tremblait toujours devant l'empereur, le lui avait comme accordé. Il espérait brusquer l'affaire avant que la France intervînt. Je ne sais si M. le duc d'Orléans, abandonné ou plutôt entraîné comme il l'était à tout ce qui convenait au duc de Lorraine par Madame, par Mme la duchesse de Lorraine et par d'autres gens, en aurait été bien fâché. J'ai soupçonné que l'affaire n'avait pu être conduite si près du but sans qu'il en eût su quelque chose, et qu'il l'avait voulu ignorer ou négliger. Mais enfin l'abbé Dubois, qui n'avait rien personnellement à y gagner, ne crut pas devoir salir son ministère d'une tolérance si préjudiciable et qui ferait crier contre lui, de sorte qu'il y fit former à Rome une opposition solennelle et parler si ferme au pape et au duc de Lorraine qu'il abandonna ses poursuites. Ainsi le voyage précipité de Commercy ici, où M. de Vaudemont venait d'arriver, fut inutile; deux jours après il tomba malade à l'extrémité. Le dépit du peu de succès de sa conversation avec le régent le piqua. Il n'avait pas l'habitude d'être contredit. Il n'avait pas compté avoir grand'peine à tirer le consentement, au moins tacite, à une chose si avancée et que le duc de Lorraine désirait si ardemment. Il y fut trompé et ne fut plaint que de ses chères nièces, aussi dépitées que lui, et de ses complaisants, dont quelques-uns encore étaient ou se réputaient du plus haut parage.

Le parlement, comme on l'a déjà dit, plus irrité du lit de justice des Tuileries, qu'abattu, était revenu du premier étourdissement. Après quelque temps d'inaction et de crainte il ne trouva dans la conduite du régent à l'égard du duc du Maine, que de quoi se rassurer. Il ne s'appliqua donc plus qu'à éluder tout ce qui le regardait dans les enregistrements que le roi avait fait faire en sa présence. Cette compagnie est très conséquente pour ses intérêts: elle se prétend, quoique très absurdement, la modératrice de l'autorité des rois mineurs, même majeurs. Quoique si souvent battue sur ce grand point, elle n'a garde de l'abandonner. De cette maxime factice, elle en tire une autre sur les enregistrements; elle ne les prend point comme une publication qui oblige parce qu'elle ne peut être ignorée; elle n'en regarde point la nécessité comme étant celle de la notoriété, de laquelle résulte l'obéissance à des lois qu'on ne peut plus ignorer; mais elle prétend que l'enregistrement est en genre de lois, d'ordonnances, de levées, etc., l'ajoutement d'une autorité nécessaire et supérieure à l'autorité qui peut faire les lois, les ordonnances, etc., mais qui, en les faisant, ne peut les faire valoir ni les faire exécuter sans le concours de la première autorité, qui est celle que le parlement ajoute par son enregistrement à l'autorité du roi, laquelle par son concours rend celle-ci exécutrice, sans laquelle l'autorité du roi ne la serait pas. De cette dernière maxime suit, dans les mêmes principes, que tout effet d'autorité nécessaire, mais forcée, est nul de droit; par conséquent que tout ce que le roi porte au parlement et y fait enregistrer par crainte et par force, est vainement enregistré, est nul de soi et sans force : enfin qu'il n'y a d'enregistrement valable et donnant aux édits, déclarations, règlements, lois, levées, etc., l'ajoutement nécessaire à l'autorité du roi qui les a faits, l'autorité qui les passe en loi et qui les rende exécutoires, que l'enregistrement libre, et qu'il n'est libre qu'autant que ce qui se porte au parlement pour y être enregistré y soit communiqué, examiné et approuvé; ou que, porté directement par le roi au lit de justice, y est, non pas approuvé du bonnet, parce que nul n'ose parler, mais discuté en pleine liberté pour être admis ou rejeté.

Dans cet esprit, il était très naturel et parfaitement conséquent que non seulement le parlement ne se crût pas tenu d'observer rien de tout ce qui avait été enregistré au lit de justice des Tuileries malgré lui et contre ses prétentions, mais encore qu'il se crût en droit d'agir d'une manière tout opposée à la teneur de ce qui y avait été ainsi enregistré. C'est aussi ce que le parlement fit pas à pas, avec toute la suite et la fermeté possible, et toute la circonspection aussi qui pût assurer l'effet de son intention, en s'opposant à tous les enregistrements nécessaires aux diverses opérations de Law, et vainement tentées sous toutes les formes.

M. le duc d'Orléans était exactement informé et très peiné de cette conduite, et Law infiniment embarrassé; il avait bien des manèges et des opérations à faire qui demandaient un parlement soumis, et il avait affaire à un régent qui n'aimait pas les tours de force, et qui semblait épuisé sur ce point par ceux où il avait été contraint d'avoir recours. Dans cette perplexité Law imagina de trancher ce noeud gordien. Il se trouvait au plus haut point de son papier: le feu du François y était; il n'y avait que peu de gens, en comparaison du grand nombre, qui préférassent l'argent à ce papier. Il proposa donc à M. le duc d'Orléans de rembourser avec ce papier toutes les charges du parlement de gré ou de force, de se parer à l'égard du public d'ôter la vénalité des charges qui a tant fait crier autrefois, et qui nécessairement entraîne de si grands abus; de les remettre toutes en la main du roi pour n'en plus disposer que gratuitement, comme avant que les charges fussent vénales, et le rendre ainsi maître du parlement, par de simples commissions qu'il donnerait, pour le tenir d'une vacance à l'autre, et qui seraient ou continuées ou changées à chaque tenue du parlement, en faveur dés mêmes, ou d'autres sujets, selon son bon plaisir.

Un spécieux si avantageux, et sans bourse délier, éblouit le régent. Le duc de La Force appuya cette idée de concert avec l'abbé Dubois qui n'y voulait pas trop paraître, mais qui faisait agir, et qui, dans la crainte des revers et dans la connaissance qu'il avait et du parlement et de son maître, se tenait derrière la tapisserie d'où il dirigeait ses émissaires. Lui-même trouvait son compte à ce remboursement, dans ses vues de se rendre maître absolu du gouvernement sous le nom du régent, et tout de suite après sous le nom du roi majeur; mais il sentait tous les hasards de la transition, et ne voulait pas se commettre.

Law, qui, comme je l'ai déjà dit, venait chez moi tous les mardis matin, ne m'avait pas ouvert la bouche de rien qui pût me faire sentir ce projet; j'ai lieu de croire, sans pourtant rien d'évident, qu'ils n'osèrent se hasarder à un examen de ma part, et qu'ils voulurent surprendre ce qu'ils imaginaient de mon goût, de ma haine, de mon intérêt par la proposition que m'en ferait M. le duc d'Orléans, et m'engager ainsi à l'improviste à une approbation qui se tournerait incontinent en impulsion. C'est ce qui m'a toujours fait pencher à croire que ce fut de cet artifice que vint à M. le duc d'Orléans la volonté de me consulter là-dessus. Ils me connaissaient tous pour être un des hommes du monde qui portait le plus impatiemment les prétentions et les entreprises sur l'autorité royale, et qui, par attachement à ma dignité, demeurait le plus ouvertement et le plus publiquement ulcéré de toutes les usurpations que cette compagnie lui avait faites, et de tout ce qui s'était passé en dernier lieu sur le bonnet dans les fins du feu roi et depuis sa mort. C'était aussi par là que M. le duc d'Orléans, dont les soupçons n'épargnaient pas les plus honnêtes gens ni ses plus éprouvés serviteurs, avait regardé de cet oeil tout ce que je lui avais dit dans les commencements des entreprises du parlement sur son autorité, et pourquoi j'étais demeuré depuis à cet égard dans un silence entier et opiniâtre avec lui, et qui n'avait été que forcément rompu de ma part, quand il me parla du lit de justice peu de jours avant qu'il fût tenu aux Tuileries, comme il a été rapporté en son lieu. Les mêmes raisons, les mêmes soupçons, le même naturel de M. le duc d'Orléans le devaient éloigner de me parler du remboursement du parlement, s'il n'y avait été poussé d'ailleurs. Mais si j'étais celui contre lequel, à son sens, il devait être le plus en garde là-dessus, c'était, à ce qu'il pouvait sembler aux intéressés, un coup de partie d'engager M. le duc d'Orléans à consulter un homme qu'ils comptaient être si fait exprès pour seconder leurs désirs, et qui rassemblait en soi tout ce qu'il fallait pour les faire réussir pleinement et avec promptitude.

Quoi qu'il en fût, une après-dînée que je travaillais à mon ordinaire tête à tête avec M. le duc d'Orléans, il se mit avec moi sur le parlement sans que rien n'y eût donné lieu, et à me conter et à m'expliquer les entraves que cette compagnie lui donnait sans cesse, le peu de compte qu'elle faisait publiquement du lit de justice des Tuileries, le peu de fruit qu'il en tirait, puis tout de suite me proposa l'expédient qu'on lui avait trouvé, et en même temps tira de sa poche un mémoire bien raisonné du projet, dont jusqu'à ce moment il ne m'était pas revenu la moindre chose. J'entrai fort dans ses plaintes de la conduite du parlement, et dans les raisons de le ranger à son devoir à l'égard de l'autorité royale. Je n'oubliai pas d'alléguer les causes personnelles de mon désir de le voir mortifier et remis dans les bornes où il devait être, et les avantages que ma dignité ne pouvait manquer de trouver dans l'exécution de ce projet; mais j'ajoutai tout de suite que de première vue il me paraissait d'un côté bien injuste, et de l'autre bien hardi, et que ce n'était pas là matière à prendre une résolution sans beaucoup de mûre délibération, et sans en avoir bien reconnu et pesé toutes les grandes suites et l'importance très étendue. Il ne m'en laissa pas dire davantage, et voulut lire le mémoire d'abord de suite et sans interruption, malgré sa mauvaise vue, puis une seconde fois en s'arrêtant et raisonnant dessus.

Cette lecture première me confirma dans l'éloignement que j'avais conçu du projet dès sa première proposition, et que je n'avais pu tout à fait cacher. Quand ce fut à la seconde lecture je raisonnai, et mes raisonnements allaient toujours à la réfutation. M. le duc d'Orléans, surpris au dernier point de m'y trouver contraire, mais déjà entraîné et enchanté du projet, ne fut pas content de ma résistance. Il me témoigna l'un et l'autre; il n'oublia rien pour me piquer, et me ramener par l'intérêt de ma dignité, me dit qu'il fallait donc laisser le parlement le maître, ou en venir à bout par l'unique moyen qu'on en avait, puis se répandit sur l'odieux et les inconvénients infinis de la vénalité dès charges, sur le bonheur public que ce changement apporterait, et sur les acclamations qu'on en devait attendre.

Le voyant si prévenu, et reployer le mémoire pour le remettre dans sa poche, je sentis tout le danger où on l'allait embarquer. Je lui dis donc qu'encore qu'il y eût déjà fort longtemps que nous en étions là-dessus, cette matière était pour ou contre trop importante pour n'être pas examinée plus mûrement; que j'avais dit ce qui s'était présenté d'abord à mon esprit; qu'en y pensant davantage, et faisant tout seul plus de réflexion sur ce mémoire, et avec plus de loisir, peut-être que je changerais d'avis; que je le souhaitais passionnément pour lui complaire, pour l'intérêt de ma dignité, pour l'extrême plaisir de ma vengeance personnelle, mais qu'il ne devait pas avoir oublié aussi ce que je lui avais protesté en plus d'une occasion, et qu'il m'avait vu pratiquer si fermement et si opiniâtrement, quoique presque si inutilement sur celle du changement de main de l'éducation du roi, et sur la réduction des bâtards au rang et ancienneté de leurs pairies; que je le lui répétais en celle-ci, que j'aimais incomparablement mieux ma dignité que ma fortune, mais que l'une et l'autre ne me seraient jamais rien en comparaison de l'État. Je le priai ensuite que je pusse emporter le mémoire pour le mieux considérer tout à mon aise. Il y consentit à condition qu'il ne serait vu que de moi seul. Il me le donna, mais avec promesse de le lui rapporter le surlendemain, sans m'avoir jamais voulu accorder un plus long terme.

Je tins parole et plus, car je fis de ma main une réponse si péremptoire que je lus à M. le duc d'Orléans, qu'il demeura convaincu que le projet était la chimère du monde la plus dangereuse. Cette réponse, je l'ai encore; elle se trouvera parmi les Pièces. En effet, il ne fut plus parlé du projet. Ceux qui l'avaient fait et conseillé trouvèrent M. le duc d'Orléans si armé contre leurs raisons, qu'ils n'y trouvèrent point de réplique, et qu'ils se continrent dans le silence; mais ce ne fut pas pour toujours.

Outre les raisons contre ce remboursement, expliquées dans le mémoire qui persuada alors M. le duc d'Orléans, trop long pour être inséré ici, mais qu'il faut voir dans les Pièces, j'en eus deux autres non moins puissantes, non moins inhérentes à l'intérêt de l'État, mais qui n'étaient pas de nature à mettre dans mon mémoire: la première est que, quelque fausses et absurdes que soient les maximes du parlement qui viennent d'être expliquées, et quelque abus énorme et séditieux qu'il en ait fait trop souvent, surtout dans la minorité du feu roi, il ne fallait pas oublier le service si essentiel qu'il rendit dans le temps de la Ligue, ni se priver d'un pareil secours dans les temps qui pouvaient revenir, puisqu'on les avait déjà éprouvés, en même temps ne pas ôter toute entrave aux excès de la puissance royale tyranniquement exercée quelquefois sous des rois faibles, par des ministres, des favoris, des maîtresses, des valets même, pour leurs intérêts particuliers contre celui de l'État, de tous les particuliers, de ceux d'un roi même qui les autoriserait à tout faire et à employer son nom sacré et son autorité entière à la ruine de son État, de ses sujets et de sa réputation. Mon autre raison fut l'importance d'opposer l'unique barrière que l'État pût avoir contre les entreprises de Rome, du clergé de France, d'un régulier impétueux qui gouvernerait la conscience d'un roi ignorant, faible, timide, ou qui n'étant d'ailleurs ni timide ni faible, le serait par la grossièreté d'une conscience délicate et ténébreuse sur toutes les matières ecclésiastiques, ou qu'on lui donnerait pour l'être. Il n'y a qu'à ouvrir les histoires de tous les pays et du nôtre en particulier, pour voir la solidité de ces raisons. Celles de mon mémoire ne me parurent ni moins fortes ni moins solides, mais celles-ci qui ne s'y pouvaient mettre, me semblèrent encore plus importantes.

Tandis que je suis sur cette matière, je suis d'avis de l'achever pour n'avoir pas à y revenir sur l'année prochaine, où il n'y aurait qu'un mot à en dire. Ce projet était trop cher à Law et à l'abbé Dubois pour l'abandonner: à Dubois pour s'ôter toutes sortes d'obstacles présents et à venir pour l'établissement et la conservation de sa toute-puissance; à Law pour son propre soutien par ce prodigieux débouchement de papier dont il sentait de loin tout le poids en quelque vogue qu'il fût alors. On verra sur l'année prochaine, qu'elle se passa en luttes entre le gouvernement et le parlement. Ces luttes donnèrent lieu aux promoteurs du projet abandonné de tâcher de le ressusciter, sans qu'en aucun temps ni l'un ni l'autre m'en ait parlé, sinon une fois ou deux quelques regrets échappés courtement à Law d'un si bon coup manqué.

J'étais allé, dans l'été, passer quelques jours à la Ferté, dans un intervalle d'affaires et du conseil de régence. Peut-être que mon absence leur fit naître l'espérance de le brusquer. Le lendemain de mon arrivée, j'allai faire ma cour à M. le duc d'Orléans, comme je faisais à tous mes retours. Je le trouvai avec assez de monde. Après quelques moments de conversation générale, M. le duc d'Orléans me tira à part dans un coin; il me dit qu'il avait bien à m'entretenir de choses instantes et pressées, et que ce serait pour le lendemain. Je le pressai de m'en dire la matière; il eut quelque peine à s'expliquer, puis me dit qu'il était excédé du parlement, qu'il fallait reprendre le projet du remboursement et voir enfin aux moyens de l'exécuter. Je lui témoignai toute ma surprise de le voir revenir encore une fois à un expédient si ruineux, et de l'abandon duquel il était demeuré si pleinement convaincu. Le régent insista, mais coupa court, et me donna son heure pour le lendemain; je lui dis que j'étais tout prêt, mais que je n'avais rien de nouveau à lui exposer sur cette matière, et que je serais surpris si on lui en proposait quelque solution praticable. La nuit suivante, la fièvre me prit assez forte; je m'envoyai donc excuser d'aller au Palais-Royal. Le jour d'après, M. le duc d'Orléans envoya savoir de mes nouvelles, et quand je pourrais le voir. Ce fut une fièvre double-tierce, qui impatienta d'autant plus les promoteurs du projet qu'apparemment ils trouvèrent le régent arrêté à n'y avancer pas sans moi, car deux jours après, le duc de La Force vint forcer ma porte de la part de M. le duc d'Orléans. Il me trouva au lit, dans l'accès, et hors d'état de raisonner sur la mission qui l'amenait, et qu'il me dit être le projet du remboursement du parlement. Il me demanda avec empressement quand il en pourrait conférer avec moi, parce que l'affaire pressait. Je sus après que c'était la première fois que M. le duc d'Orléans lui en avait parlé. Je répondis au duc de La Force que je ne prévoyais pas être sitôt en état de raisonner, ni d'aller au Palais-Royal, mais que si l'affaire pressait tant, que j'avais tellement dit à M. le duc d'Orléans, il y avait plus d'un an, tout ce que je pouvais lui en dire, que je n'avais plus rien à y ajouter; que tout ce que je pouvais faire, c'était de lui prêter à lire un mémoire que j'avais fait là-dessus et que par hasard j'avais gardé. En effet, je le lui envoyai l'après-dînée du même jour. Apparemment qu'ils le trouvèrent péremptoire, car le duc de La Force me le rapporta quelques jours après. Je n'étais pas lors encore trop en état de parler d'affaires, et moins en volonté d'entrer sur celle-là en matière avec lui, aussi n'y insista-t-il pas, et se contenta d'avouer en général que le mémoire était bon. Ils n'y purent apparemment rien répondre, parce que la première fois ensuite que je vis M. le duc d'Orléans, il me dit d'abord qu'il n'y avait pas moyen de songer davantage à ce projet, et en effet il n'en fut plus du tout parlé depuis.

Ce qui ne peut se comprendre, et qui pourtant est arrivé quelquefois dans la régence, c'est que tout cela fut su en ce même détail par le premier président avec qui j'étais demeuré en rupture plus qu'ouverte, sans le saluer, et quelquefois pis encore, depuis l'affaire du bonnet, dès avant la mort du roi. Peu après ceci, le parlement, comme on le verra en son lieu, fut envoyé à Pontoise. Le premier président, en y allant avec sa famille, dit en carrosse à Mme de Fontenelle, sa sueur, le risque que le parlement avait couru, et lui donna à deviner qui l'avait sauvé, dont il ne sortait pas de surprise, et me nomma. Sa soeur n'en fut pas moins étonnée; elle-même me l'a raconté après que nous fûmes raccommodés. Ils surent aussi la part contradictoire que le duc de La Force y avait eue, et surent après s'en venger cruellement. Pour moi, qui n'avais pas prétendu à leur reconnaissance, je demeurai avec eux tel que j'étais auparavant, et eux avec moi.

Mme la Princesse fut refusée du séjour d'Anet pour la duchesse du Maine, où elle aurait voulu la faire venir et y passer quelque temps avec elle. Mais peu après elle obtint le séjour du château de Chamlay, près de Joigny, qui était à vendre depuis la mort de Chamlay; et comme cette mort était récente, le lieu qu'il avait fort accommodé était encore entretenu et meublé. Mme la Princesse eut permission d'y aller voir Mme sa fille.

À propos de princes du sang, il faut réparer ici, bien ou mal à propos, l'oubli d'une remarque qui aurait dû être placée lors de l'achat du gouvernement du Dauphiné, et que Clermont-Chattes, capitaine des Suisses de M. le duc d'Orléans, fut aussi capitaine des gardes de M. le duc de Chartres, comme gouverneur du Dauphiné. Les princes du sang, comme tels, n'ont ni gardes ni capitaines des gardes, mais quand ils sont gouverneurs de province, ils ont en cette qualité des gardes, mais dans leur province, et un capitaine des gardes comme en ont tous les autres gouverneurs de province. Le seul premier prince du sang a un gentilhomme de la chambre. Ils l'appellent maintenant premier gentilhomme de la chambre et en ont tous un. La date de cette nouveauté, peu après imperceptiblement introduite, est depuis la mort du roi, et n'a paru que longtemps après. Qui voudrait expliquer leurs diverses usurpations en tous genres depuis la mort du roi, et les millions qu'ils ont eus, et les augmentations immenses en sus de pensions, ferait un volume.

Le chevalier de Vendôme, grand prieur de France, dont on a assez parlé ailleurs pour le faire connaître, avait passé sa vie à se ruiner et à manger tout ce qu'il avait pu d'ailleurs. Les biens du grand prieuré étaient tombés dans le dernier désordre, et l'ordre de Malte avait à cet égard une action toujours prête contre lui. Il avait tiré infiniment de Law, et n'était pas d'avis d'en réparer ses bénéfices. Les accroissements prodigieux et parfaitement inattendus qu'il avait vu arriver à son rang par le feu roi, à cause de ses bâtards, et que son impudence avait augmentés depuis par les tentatives hardies, que la faiblesse, ou peut-être la prétendue politique de M. le duc d'Orléans, avait souffertes, lui avaient tellement tourné la tête, que la chute de ce rang arrivée au dernier lit de justice des Tuileries n'avait pu le rappeler à la première moitié de sa vie, ni le détacher de la folle espérance de revenir au rang de prince du sang. Il la combla par vouloir avoir postérité, et ne put comprendre que cette postérité même serait un obstacle de plus à ses désirs. Il s'abandonna donc à sa chimère, et Law, son ami et son confident, en profita pour faire sa cour au régent, et procurer au bâtard qu'il avait reconnu de Mme d'Argenton le grand prieuré de France. Le marché en fut bientôt fait et payé gros. Pas un de ceux qui y entrèrent de part et d'autre n'étaient pas pour en avoir plus de scrupule que du marché d'une terre ou d'une charge, et l'ordre de Malte, ni le grand maître, pour oser refuser un régent de France. L'affaire se fit donc avec si peu de difficulté qu'on la sut consommée avant d'en avoir eu la moindre idée. Il s'en trouva davantage pour la dispense des voeux du chevalier de Vendôme, et pour celle de se pouvoir marier; mais il l'obtint enfin par la protection de M. le duc d'Orléans, et au moyen des sûretés qu'il donna à la maison de Condé de ne répéter rien de la succession du feu duc de Vendôme, son frère, qui par la donation entre vifs de son contrat de mariage avec la dernière fille de feu M. le Prince, fondée sur la profession de cet unique frère, était passée tout entière aux héritiers de la feue duchesse de Vendôme, excepté ce qui se trouva réversible à la couronne. Cela fait, il chercha partout à se marier, et partout personne ne voulut d'un vieux ivrogne de soixante-quatre ou soixante-cinq ans, pourri de vérole, vivant de rapines, sans autre fonds de bien que le portefeuille qu'il s'était fait et dont tout le mérite ne consistait que dans son extrême impudence; lui, au contraire se persuadait qu'il n'y avait rien de trop bon pour lui. Il chercha donc en vain et si longtemps qu'il se lassa enfin d'une recherche vaine et ridicule. 11 continua sa vie accoutumée qu'il était incapable de quitter, qui l'obscurcit de plus en plus, et qui ne dura que peu d'années depuis cette dernière scène de sa vie.

Ce fut en ce temps-ci que Plénoeuf revint en France en pleine liberté, après s'être accommodé avec ses créanciers à peu près comme il voulut. Je ne barbouillerais pas ces Mémoires du nom et du retour de ce bas financier sans les raisons curieuses qui s'en présenteront d'elles-mêmes en cet article, et qui m'engageront même à une courte, mais nécessaire répétition. Il était de la famille des Berthelot, tous gens d'affaires, et frère de la femme du maréchal de Matignon. Il entra dans plusieurs affaires, enfin dans les vivres et les hôpitaux des armées, où tant de soldats périrent par son pillage, et où il amassa tant de trésors. Embarrassé de tant de proie, il se mit à l'abri en se faisant connaître à Voysin comme un homme consommé dans la science des vivres et des fourrages, qui le fit un de ses premiers commis. Il ne s'oublia pas dans cet emploi, et en profita dans le peu qu'il dura pour cacher si bien tout ce qu'il avait amassé que lorsqu'il se vit recherché par la chambre de justice, après la mort du roi, il fit une banqueroute frauduleuse et prodigieuse, se sauva hors du royaume, et ne craignit point qu'on trouvât ce qu'il avait caché. Ce fut d'au delà des Alpes qu'il plaida en sûreté et mains garnies, et qu'il se servit sans qu'il lui en coûtât rien, de ce qui corrompt tant de gens, de l'argent et de la beauté.

Sa femme en avait, des agréments encore plus, tout l'esprit, et la sorte d'esprit de suite, d'insinuation et d'intrigue, qui est la plus propre au grand monde, et à y régner autant que le pouvait une bourgeoise que sa figure, son esprit, ses manières, ses richesses y avaient mêlée d'une façon fort au-dessus de son état, et avec un empire qu'elle ne déployait qu'avec discrétion, mais qu'elle eut toujours l'art de faire aimer à ceux qu'elle avait entrepris d'y soumettre. Elle était mère de la trop fameuse Mme de Prie, qui avait autant d'esprit et d'ambition qu'elle, et plus de beauté. Elle enchaîna M. le Duc, le gouverna entièrement, et pendant qu'il fut premier ministre fit des maux infinis à la cour et à l'État, dont il se peut dire que les trésors immenses qu'elle ramassa de toutes parts fut le moindre mal qu'elle fit, si on excepte la pension d'Angleterre, pareille à celle qu'avait eue l'abbé Dubois, et qui ne coûta guère moins cher au royaume. La rivalité de beauté brouilla la mère et la fille, les rendit ennemies implacables, et [elles] y entraînèrent leurs adorateurs. C'est ce qui mit Le Blanc et Belle-Ile à une ligne de leur perte après une longue et dure prison. On se contente d'en faire ici la remarque; le règne funeste et cruel de Mme de Prie dépasse le temps de ces Mémoires, qui ne doivent pas aller plus loin que la vie de M. le duc d'Orléans.

Plénoeuf, d'extérieur grossier, lourd, stupide, était le plus délié matois, qui allait le mieux et le plus à ses fins, qui n'était retenu par aucun scrupule et dont l'esprit financier était propre aussi aux affaires et à l'intrigue. Ce dernier talent l'initia dans la cour de Turin, et le mit en situation de mettre sur le tapis le mariage de Mlle de Valois avec le prince de Piémont, sans en avoir nulle charge. On a vu ailleurs ce qui se passa là-dessus, comme je fus chargé malgré moi de la correspondance sur cette affaire avec Plénœuf, comme sa femme s'insinua chez Mme la duchesse d'Orléans et chez moi, sous prétexte de rendre elle-même les lettres de son mari, et comme, l'affaire avortée, elle sut se maintenir toujours auprès de Mme la duchesse d'Orléans et m'a toujours cultivé depuis. On a vu aussi qu'alors l'abbé Dubois était auprès du roi d'Angleterre, et que, dès qu'il fut arrivé, las de la correspondance avec un homme tel que Plénœuf, et connaissant la jalousie de l'abbé Dubois et la faiblesse de M. le duc d'Orléans pour lui, enfin qu'il goûtait très médiocrement ce mariage, quoique très mal à propos, je lui proposai de ne pas faire un pot à part de cette seule affaire étrangère, et de trouver bon que je la remisse à l'abbé Dubois, pour ne m'en plus mêler, ce que je fis en même temps, au grand regret de Mme la duchesse d'Orléans, et dont Mme de Plénoeuf fut aussi bien fâchée, mais à ma grande satisfaction. Celle-ci bâtissait déjà beaucoup en espérance, si son mari concluait ce mariage. Mme la duchesse d'Orléans le désirait passionnément; elle était informée de tout par moi, ce qu'elle n'espérait pas de l'abbé Dubois, et craignait tout de lui, avec raison, pour le faire manquer. Mme de Plénœuf, le voyant en de telles mains, le comptait déjà rompu et ses espérances perdues.

En effet ce mariage n'était pas le compte personnel de l'abbé Dubois. Sa boussole était sa fortune particulière, comme on l'a remarqué ici bien des fois, et ses vues étaient trop avancées pour leur tourner le dos par quelque considération que ce pût être. Il avait sacrifié l'Espagne, sa marine et la nôtre à l'Angleterre; il ne restait plus qu'à sacrifier la même Espagne et le roi de Sicile à l'empereur. Le sacrifice déjà fait aux dépens de l'État et à ceux de son maître lui avait assuré les offices de l'Angleterre les plus efficaces auprès de l'empereur, qui en profitait, et qui alors était très intimement avec le roi Georges. Le sacrifice qui restait à faire étant directement à l'empereur, le rendait son obligé et le disposait personnellement à ce que le roi Georges lui demandait, qui ne lui coûtait rien que de faire dire au pape, qui tremblait devant lui et qui ne cherchait qu'à prévenir ses désirs, qu'il voulait, et promptement, un chapeau pour l'abbé Dubois. Dans cette position, l'abbé Dubois n'avait dans la tête que la quadruple alliance, dont la Sicile devait être le premier fruit pour l'empereur, aux dépens du roi de Sicile à qui était destiné, aux dépens encore de l'Espagne, le triste dédommagement de la Sardaigne, pour lui conserver le titre et le rang de roi. Dubois n'avait donc garde de vouloir le mariage à la veille de le dépouiller. Il fit donc languir la négociation pour se préparer à la rompre, la laissa transpirer exprès et revenir à Madame, sans y paraître, parce qu'il en était méprisé et haï, mais dans l'espérance de quelque trait de férocité allemande. Il la connaissait et il devina.

Madame était la droiture, la vérité, la franchise même, avec de grands défauts, dont l'un était de pousser à l'extrême les vertus dont on vient de parler. Aussi, dans cette occasion, n'en fit-elle pas à deux fois. Elle aimait tellement à écrire à ses parents et à ses amis, comme on l'a pu voir ici, par ce qui lui en arriva à la mort de Monsieur, qu'elle y passait sa vie . La reine de Sicile et elle s'écrivaient toutes les semaines. Madame lui manda sans détour qu'elle apprenait qu'il était sérieusement question du mariage du prince de Piémont avec Mlle de Valois; qu'elle l'aimait trop pour lui vouloir un si mauvais présent et pour la tromper; qu'elle l'avertissait donc, etc. ; et lui raconta tout de suite tout ce qu'elle en savait, ou ce qu'elle en croyait savoir; puis, la lettre partie et hors de portée de pouvoir être arrêtée et prise, elle dit tout ce qu'elle contenait à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, qui en fut outrée. M. le duc d'Orléans, qui n'avait jamais été de bon pied en cette affaire, et beaucoup moins depuis qu'elle avait été remise à l'abbé Dubois, ne lit qu'en rire, et Dubois rit encore de bien meilleur coeur de ce rare et subit effet de son artifice. Ce mariage tomba donc de la sorte.

Plénœuf en fut éconduit avec assez peu de ménagement; ses affaires en France s'étaient accommodées; il se hâta de quitter Turin et revint avec l'air de l'importance, le fruit et la sécurité de sa banqueroute. Il n'en jouit pas longtemps et ne vécut pas longues années.

Six semaines après cette aventure, M. le duc d'Orléans, qui avait ses raisons de se soucier peu de Mlle de Valois, et beaucoup de s'en défaire, conclut et déclara son mariage avec le fils aîné du duc de Modène. Personne malheureusement n'ignorait pourquoi le régent se hâtait tant de se défaire de cette princesse et avec si peu de choix. Je ne pus m'empêcher pourtant de le lui reprocher. « Pourquoi ne mérite-t-elle pas mieux? me répondit-il: tout m'est bon, pourvu que je m'en défasse. » Il n'y eut rien qui n'y parût : on lui donnait un des plus petits princes d'Italie quant à la puissance et aux richesses, qui avait à attendre longtemps à être souverain, et dont le père était connu pour être d'un caractère et d'une humeur fort difficile, comme il le leur montra bien tant qu'il vécut. Il est vrai que la reine d'Espagne ri était pas de meilleure maison, et que Philippe V était fort au-dessus de Mlle de Valois en bien des manières. Aussi on a vu ici en son lieu de quelle façon ce mariage se fit, et que le feu roi ne le pardonna pas à Mme des Ursins. Il n'est peut-être pas inutile d'expliquer ici en peu de mots ce que sont les d'Este d'aujourd'hui, et ce que sont aussi les Farnèse.

Je ne me donne pas pour être généalogiste, mais je suivrai Imhoff qui passe pour exact et savant sur les maisons allemandes, espagnoles et italiennes, et fort peu l'un et l'autre sur les françaises. Peut-être que si nous connaissions autant ces maisons étrangères que nous faisons celles de notre pays, cet auteur n'aurait pas pris tant de réputation; mais ce qui regarde l'origine des Farnèse et l'étrange déchet des Este d'aujourd'hui est si moderne et si connu qu'il n'y a pas de méprise à craindre.

Imhoff donne pour tige, dont la maison d'Este est sortie, Azon, seigneur d'Este, marchis en Lombardie, c'est-à-dire général et gardien des marches ou des frontières de ces pays, qui épousa en premières noces Cunégonde, qui était Allemande et héritière de sa maison, (héritage difficile à entendre dans une fille en Germanie à la fin du Xe siècle où cela se passait); et en secondes noces Ermengarde, fille du comte du Maine en France. Du premier lit il eut Guelfe, héritier des biens de sa mère. Il fut créé duc de Bavière en 1071, répudia sa première femme, fille d'Otton le Saxon, duc de Bavière, épousa ensuite Judith, fille de Baudouin le Pieux, comte de Flandre, mourut en 1101 dans l'île de Chypre, laissa deux fils: Guelfe l'aîné, duc de Bavière, mort sans postérité en 1119; et Henri, dit le Noir, duc de Bavière après son frère. Il épousa Walflide, fille de Magnus, duc de Saxe, mourut 1123, et laissa un fils nommé Henri comme lui, qui fut duc de Bavière et de Saxe. Celui-ci épousa Gertrude, fille de l'empereur Lothaire II, et de ce mariage est sortie la maison de Brunswick et Lunebourg, à ce qu'on prétend.

Hugues, second fils d'Azon tige de cette maison, et fils de son second lit, hérita des biens de sa mère, fut comte du Maine en France, et vécut peu; il ne lui paraît point de postérité, et le comté du Maine disparaît avec lui.

Son frère Foulques fut seigneur d'Este et marchis. Obizzo son fils eut les mêmes titres, y ajouta en 1177 celui de podestat de Pavie, et de Ferrare l'année suivante. Il mourut en 1196. Son fils Azon II devint en 1196 marquis d'Este et de Ferrare, en 1199 podestat de Padoue, en 1207 podestat de Vérone, en 1208 marquis d'Ancône; il mourut en 1212. Son fils Obizzo III devint premier marquis d'Este et de Ferrare, fut aussi seigneur de Modène et de Parme. Il épousa Élisabeth, fille d'Albert duc de Saxe, électeur. Nicolas, fils de son fils, ajouta à ces titres ceux de seigneur de Reggio, Forli et Romandiole. Borsus son fils fut créé duc de Modène et de Reggio par l'empereur Frédéric III, 18 mai 1452, et duc de Ferrare par le pape Paul III (Farnèse), 14 avril 1470. Borsus ne se maria point, et mourut en 1471. Hercule son frère lui succéda; il fut gendre de Ferdinand d'Aragon, roi de Naples, et mourut en 1505.

Son fils Alphonsele lui succéda. Il épousa en premières noces Anne Sforce, fille de Galéas Marie duc de Milan; en secondes noces Lucrèce Borgia, fille du pape Alexandre VI. Il faut ici expliquer sa famille avant d'aller plus loin. De trois frères qu'il eut, deux ne se marièrent point, tous deux moururent longtemps avant lui, dont un des deux en prison. L'autre frère fut évêque de Ferrare, archevêque de Strigonie, de Milan, de Capoue, de Narbonne, fut cardinal en 1493, mourut en 1520. Cet Alphonse Ier, frère aîné de ce cardinal, eut un fils de Laure Eustochie degli Dianti, dont le père était un artisan de Ferrare. Il avait perdu ses deux femmes longtemps avant sa mort. On a prétendu qu'il épousa enfin cette maîtresse; mais il n'est pas contesté que le fils qu'il en eut, et qui s'appela aussi Alphonse, ne soit né avant ce dernier mariage, si tant est qu'il ait été fait. Le duc Alphonse Ier mourut en 1534 et laissa: Hercule II qui lui succéda; Hippolyte, élevé en France, évêque de Ferrare, de Tréguier, d'Autun, de Saint-Jean de Maurienne, archevêque de Strigonie, de Milan, de Capoue, de Narbonne, d'Arles, de Lyon, cardinal en 1538, mort en décembre 1572, à soixante-trois ans; un fils qui n'eut que deux filles; le bâtard Alphonse susdit; un fils mort dès 1545 sans alliance; et une fille religieuse.

Hercule II, fils aîné susdit d'Alphonse Ier, fut son successeur, duc de Ferrare, de Modène et de Reggio. Il épousa, en 1527, Renée de France, fille du roi Louis XII, et ce mariage fut peu concordant. Il mourut en octobre 1558 à cinquante ans. Renée se retira en France, où elle mourut en juin 1571 avec un grand apanage et une grande considération. Elle fut la protectrice des savants; et quoique belle-mère du duc de Guise, elle protégea aussi les huguenots. De ce mariage, deux fils et quatre filles: Alphonse II, successeur de son père, Louis, évêque de Ferrare, archevêque d'Auch, cardinal, 1561, mort à Rome 3 décembre 1586, chargé des affaires de France, après son oncle Hippolyte, et toujours très français et très opposé à la Ligue et aux Guise ses cousins germains. Les filles, leurs soeurs, furent la trop célèbre Anne d'Este, duchesse de Guise, née en 1531, mariée décembre 1549, veuve par l'assassinat de Poltrot, février 1563; remariée, 1566, à Jacques de Savoie, duc de Nemours, mère des duc et cardinal de Guise, tués, décembre 1588, aux derniers états de Blois, du duc de Mayenne, de la duchesse de Montpensier, etc., et du duc de Nemours, et du marquis de Saint-Sorlin, duc de Nemours après son frère; elle mourut mai 1607, à soixante-dix-sept ans; Lucrèce, épouse de François-Marie della Rovere, duc d'Urbin, en 1570, morte en 1598; Marfise et Bradamante, mariées aux marquis de Carrare-Cibo et comte Bevilaqua.

Alphonse II, duc de Ferrare, de Modène et de Reggio, fils aîné et successeur d'Hercule II, épousa, en février 1560, Lucrèce, fille de Cosme de Médicis, grand-duc de Toscane; en février 1565, Barbe d'Autriche, fille de l'empereur Ferdinand Ier; enfin, Marguerite, fille de Guillaume Gonzague, marquis de Mantoue. Il mourut sans enfants, 27 octobre 1597, à soixante-quatre ans, le dernier de la véritable et illustre maison d'Este.

Ici commence la maison bâtarde d'Este, présentement régnante.

Alphonse, fils du duc Alphonse Ier et de la fille de cet artisan de Ferrare, était frère bâtard du duc Hercule, gendre du roi Louis XII et oncle de son fils Alphonse II, mort sans enfants, en 1597. Ce bâtard avait pourtant épousé, en 1549, Julie, fille de François-Marie della Rovere, duc d'Urbin. Elle mourut en 1563 et lui en 1582, quinze ans avant le dernier duc de Ferrare, de Modène et de Reggio, de la véritable maison d'Este. Ce bâtard Alphonse laissa César, son aîné, et Alexandre, évêque de Reggio, cardinal, 1598, mort 1624, et deux filles mariées, l'une à Charles Gesualdo, prince de Venose au royaume de Naples, l'autre à Frédéric Pic, prince de la Mirandole.

César, fils aîné du bâtard, se trouva le seul à prétendre à la succession de son cousin germain le duc Alphonse II, mort sans enfants en 1597 et le dernier de l'ancienne et véritable maison d'Este. Il fut protégé par l'empereur, et, sans difficulté, duc de Modène et de Reggio. Clément VIII ne fut pas si facile pour Ferrare qui ne relevait pas de l'Empire comme Modène et Reggio, mais du saint-siège, et qu'il prétendit lui être dévolu faute d'hoirs légitimes. Il ne voulut pas voir l'envoyé de César, lequel prit les armes pour soutenir sa prétention et se maintenir dans Ferrare. Le pape s'arma de son côté, et n'oublia pas en même temps de se servir des foudres de l'Église. Henri IV, qui avait grand intérêt de se montrer ami du pape, lui offrit le secours de ses armes. Cette démonstration finit tout. César, hors d'état de résister, ne pensa plus qu'à tirer de sa soumission le meilleur parti qu'il pût. Il conclut donc un traité avec le pape à la fin de 1597, par lequel il céda au pape la ville et le duché de Ferrare avec la Romandiole. Le pape lui céda quelques terres dans le Bolonais, lui laissa ses biens allodiaux, lui garantit ses biens mouvants de l'Empire, lui accorda le rang à Rome que les ducs ses prédécesseurs y avaient eu, enfin donna à son frère Alexandre, évêque de Reggio, le chapeau de cardinal, en mars 1598, lequel mourut en mai 1624. Après ce traité, Clément VIII alla lui-même à Ferrare prendre possession de la ville et du duché qui fait encore aujourd'hui une des plus belles possessions de l'État ecclésiastique. César, seulement duc de Parme et de Reggio, épousa, en 1586, Virginie, fille de Cosme de Médicis, grand-duc de Toscane, qui mourut en 1615, et César en 1628 à soixante-six ans.

Alphonse, son fils, épousa en 1608 Isabelle, fille de Charles-Emmanuel duc de Savoie, et la perdit en 1626. Il se dégoûta en moins d'un an de la souveraineté à laquelle il avait succédé à son père, et s'alla faire capucin à Munich en Bavière en 1629, et mourut dans cet ordre en 1644, à cinquante-trois ans, ayant porté cet habit quinze ans. Il laissa entre autres enfants François, son aîné, qui lui succéda; Renaud, évêque de Reggio, cardinal 1641, mort 1672, qui fut attaché à la France, chargé de ses affaires à Rome, et qui l'était lors de l'insulte que les Corses de la garde du pape firent au duc de Créquy, ambassadeur de France en [1662], et qui sut en tirer un si bon parti pour sa maison par l'accommodement de cette affaire; et une fille mariée à ce fameux muet prince de Carignan.

François duc de Modène et de Reggio, par la retraite d'Alphonse, son père, épousa les deux filles de Ranuce Farnèse duc de Parme, l'une après l'autre, en 1630 et 1648, et en troisièmes noces Lucrèce fille de Tadée Barberin prince de Palestrina en 1654. Il mourut en 1658 à quarante-huit ans, et sa dernière femme en 1699. Entre autres enfants il laissa Alphonse II, son fils aîné et son successeur; François, cardinal, puis duc de Parme à son tour, et deux filles qui, l'une après l'autre, furent la seconde et la troisième femme de Ranuce Farnèse duc de Parme.

Alphonse II, fils et successeur de François, duc de Modène et de Reggio. Il épousa en 1655 Laure, fille de Jérôme Martinozzi et de Marguerite soeur du cardinal Mazarin. Il mourut en juillet 1662, et son épouse qui était soeur de Mme la princesse de Conti, mourut à Rome, 19 juillet 1687. De ce mariage il n'y eut qu'un fils et une fille à remarquer: François II, successeur; et Marie Béatrix qui épousa en 1673 le duc d'York, depuis roi d'Angleterre, Jacques II, et détrôné par le prince d'Orange, réfugié en France, mort à Saint-Germain [16 septembre 1701], et elle morte aussi à Saint-Germain [7 mai 1718], mère de Jacques III, réfugié et traité en roi à Rome.

François II fils et successeur d'Alphonse II, duc de Modène et de Reggio, gendre de Ranuce II Farnèse duc de Parme, mort sans enfants 1694, à trente-quatre ans.

Renaud, frère d'Alphonse II, oncle paternel de François II, cardinal en 1686 à trente un ans, n'entra point dans les ordres sacrés. Il succéda en 1694 à François II, duc de Parme et de Reggio, son neveu, remit son chapeau au pape, épousa en février 1696 Charlotte-Félicité, soeur de l'impératrice Amélie, femme de l'empereur Joseph, qui ne l'épousa que depuis; filles de Joseph Frédéric, duc de Brunswick-Lunebourg, et de la soeur de la princesse de Salm, dont le mari avait été gouverneur et grand maître de l'archiduc, puis empereur Joseph, et de Mme la princesse de Condé, femme du dernier M. le Prince.

François Marie, fils et depuis successeur de Renaud duc de Parme et de Reggio, né en 1698, qui a épousé Mlle de Valois, fille de M. le duc d'Orléans, lors régent de France.

Ainsi la bâtardise de ces derniers Este ne peut être plus clairement ni plus évidemment prouvée. Passons maintenant à la maison Farnèse.

Elle est d'Orvieto et a pris le nom de son fief de Farnèse en Toscane. On prétend qu'ils ont paru dès l'an 1000 entre les principaux citadins d'Orvieto. Ce qui est certain, c'est qu'ils en ont été, plusieurs de suite, consuls, et vers 1226 podestats. De là ils ont commandé les troupes de Bologne, puis celles de Florence. On en connaît en tout cinq générations avant le pape qui a fait les ducs de Parme, et six générations légitimes sorties du père ou de l'oncle paternel de ce pape, et qui ont duré jusque vers 1700 qu'elles se sont éteintes, la plupart connues par des emplois militaires distingués, par des fiefs qui l'étaient aussi, par des alliances bonnes, et plusieurs grandes, comme des maisons Olonne, Ursins, Savelli, Conti, Acquaviva, Piccolomini, Sforce, etc. On parle ici des Farnèse légitimes; venons maintenant aux bâtards qui seuls des Farnèse ont été ducs de Parme et de Plaisance, de Castro et de Camerino aux dépens de l'Église.

Alexandre, second fils de Louis Farnèse, seigneur de Montalte et de Jeanne Cajetan, fille de Jacques seigneur de Sermoneta, né dernier février 1468, cardinal 1493, évêque de Parme, puis d'Ostie, et doyen du sacré collège, pape 1534, sous le nom de Paul III, mort 2 novembre 1549 à quatre-vingt-un ans; il eut un frère aîné, Barthélemy Farnèse qui, de Violente Monaldeschi de Corvara, laissa une postérité légitime qui a été illustre, et qui, avec celle de ses autres frères et cousins, n'a fini qu'un peu avant 1700, et avec elle toute la maison Farnèse légitime. Ce pape eut aussi deux soeurs dont l'aînée épousa Jules des Ursins de Bracciano, et l'autre un Pucci de Florence, puis Gilles comte de l'Anguilliara.

Farnèse bâtards: Alexandre Farnèse, depuis pape Paul III, avait commencé par être évêque de Montefiascone et de Corneto. Étant cardinal et évêque sacré, il eut deux bâtards Pierre-Louis et Ranuce, et une bâtarde, Constance, qu'il maria depuis qu'il fut pape à Étienne Colone, prince de Palestrine.

Ce pape acheta de Lucrèce della Rovere, veuve de Marc-Antoine Colone, la terre de Frescati qu'elle avait eue en dot du pape son oncle, puis il échangea avec l'Église Frescati pour les terres de Castro et de Ronciglione qu'il donna à son bâtard Pierre-Louis. Ensuite il acheta chèrement Camerino de ceux qui y avaient droit, se fondant sur ce que ce fief était dévolu à l'Église par la mort de Jean-Marie Varani sans enfants mâles, et qu'il avait droit de l'ôter aux héritiers de Guidobaldo della Rovere, son gendre, qui était mort. Il maria son bâtard Pierre-Louis à une fille de Louis des Ursins comte de Petigliano, et Ranuce, son autre bâtard, à Virginie Gambara. Il fut général des Vénitiens en 1526, du pape son père en 1527, du roi de France 1529; il mourut sans postérité.

Il maria Octave, fils de Pierre-Louis, qu'il fit duc de Camerino, à Marguerite, bâtarde de l'empereur Charles-Quint, veuve d'Alexandre de Médicis, et ne se flatta pas de moins que d'obtenir le duché de Milan en dot de ce mariage. Cette espérance fut le grand motif de la conférence de Nice entre ce pape et Charles-Quint. Il y fut trompé: il se réduisit donc à l'échange de Camerino avec Parme et Plaisance que Léon X avait réclamés et acquis à l'Église comme ayant fait partie de l'exarchat de Ravenne; son prétexte fut la proximité de Camerino qui par là convenait mieux à l'Église que Parme et Plaisance qui étaient éloignés et qui ne pouvaient s'entretenir et se conserver qu'avec beaucoup de dépense. La plupart des cardinaux s'y opposèrent, mais le pape passa outre, fit remettre à l'Église Camerino par Octave, fils de Pierre-Louis, et le retira aussitôt après et le redonna au même Octave, avec la qualité de duc et de duché, en le soumettant envers l'Église au tribut annuel de dix mille écus d'or.

Ainsi ce bon pape fit ses deux bâtards l'un duc de Parme et de Plaisance, l'autre duc de Castro, et le fils de son bâtard aîné duc de Camerino, en attendant qu'il eût la succession de son père.

Pierre-Louis, bâtard aîné de Paul III, ne fut pas deux ans duc de Parme et de Plaisance. C'était un homme perdu de toutes sortes de débauches et de crimes, et qui s'était enrichi au pillage de Rome, par l'armée du connétable de Bourbon, quoiqu'il ne fût point dans les troupes. Un dernier crime énorme et de la nature de ceux qu'on ne peut nommer, mit le comble à l'exécration publique. Il se fit une conjuration dont le pape son père l'avertit; l'un et l'autre étaient fort enclins à la magie. On prétend que Pierre sut par cette voie qu'il trouverait le nom des conspirateurs écrits sur sa monnaie. Elle portait cette inscription P. Aloïs. Farn. Parm. et Place. Dux. Il eut beau l'examiner, il n'en fut pas plus savant. Il se trouva pourtant que les quatre premières lettres, P. Aloïs, les désignaient. Les comtes Camille Palavicin, Jean Anguisciola, Auguste Landi et Jean Louis gonfalonier, surprirent la forteresse de Plaisance, tuèrent les gardes, et Anguisciola le tua dans sa chambre. Aussitôt après cette exécution qui se fit le 10 septembre 1547, les Impériaux envoyés au voisinage par Gonzague, qui était du complot, se saisirent de Plaisance pour l'empereur. Octave, fils de l'assassiné, se retira auprès du pape son grand-père, qui pourvut à la conservation de Parme, par les troupes qu'il y envoya sous Camille des Ursins. Quelque temps après Octave, à l'insu du pape, tenta d'être reçu dans la citadelle de Parme, comme dans son héritage, et en fut refusé par Camille des Ursins, qui la gardait pour le pape. Octave menaça le pape de s'accommoder avec Ferdinand Gonzague et de se rendre maître de Parme par son secours, si le pape refusait de lui faire remettre la place. Le pape entra sur cette menace dans une si étrange colère, qu'il en mourut le 2 novembre 1549, s'écriant et répétant ce verset du psaume 18 : « Si mei non fuissent dominati tunc immaculatus essem et emundatus a delicto maximo. » Louis XIV, qui se trouvait dans le même cas, y mit le comble en mourant, bien loin du repentir de ce pape, entre les bras de ses bâtards déifiés, de la Maintenon leur gouvernante, du jésuite Tellier, des cardinaux de Rohan et de Bissy, et de Voysin, leur fidèle ministre, et leur immola de plus son royaume, autant qu'il fut en lui, et l'éducation du roi son successeur et son arrière-petit-fils, en plein.

Les enfants de Pierre-Louis furent: Octave, qui lui succéda; Alexandre et Ranuce à dix ans l'un l'autre, que le pape leur grand-père fit cardinaux, chacun à quinze ans, et leur donna force grands évêchés et archevêchés, et les premières charges de la cour de Rome, dont ils furent l'un et l'autre l'ornement à tous égards: Alexandre mourut en 1589, à soixante-neuf ans, doyen du sacré collège, et Ranuce en 1565, à quarante-cinq ans; Horace duc de Castro, tué à la guerre en 1554, un an après avoir épousé Diane, bâtarde d'Henri II, et de Diane de Poitiers, laquelle fut remariée au duc de Montmorency maréchal de France, fils et frère des deux derniers connétables de Montmorency; elle n'eut point d'enfants de ses deux maris: enfin une fille Victoire mariée à Guidobaldo della Rovere duc d'Urbin.

Octave avait épousé en 1535, comme on l'a déjà dit, Marguerite, bâtarde de l'empereur Charles-Quint, qui ne fut pas heureuse avec lui. Brouillé avec Charles-Quint, lors de la mort du pape son grand-père, il se jeta dans le service de France jusqu'à ce qu'il se fut raccommodé avec lui en 1556. Il joignit alors le duché de Plaisance à celui de Parme; mais il ne put jamais avoir la citadelle de Plaisance. Il servit toute sa vie la maison d'Autriche dans toutes ses guerres, et vint mourir à Parme, en octobre 1586, à soixante-deux ans. Marguerite, son épouse, fut la célèbre gouvernante des Pays-Bas pendant huit ans, à qui succéda le duc d'Albe; elle vint se retirer à Ortone, dans le royaume de Naples, qu'elle avait eu en dot, et y mourut dans la plus haute réputation en tout genre, en janvier 1586. Ils laissèrent Alexandre, leur fils unique, qui fut duc de Parme et de Plaisance, et quatre filles. L'aînée épousa Jules Cesarini, puis Marc Pio, marquis de Sassolo; les trois autres, Alexandre marquis Palavicini, Renaud comte Borromée, Alexandre Sforce comte de Borgonovo.

Alexandre, duc de Parme et de Plaisance, fut un des plus grands capitaines de son siècle, si connu par la guerre qu'il fit dans les Pays-Bas pour l'Espagne, et en France pour la Ligue. Il épousa, en 1566, Marie, fille d'Édouard, prince de Portugal, qui mourut en 1577, et lui en Artois, 11 décembre 1592, à quarante-sept ans. Ils laissèrent deux fils et une fille Ranuce qui succéda à son père; Odoard, cardinal 1591, mort 1626, à soixante-deux ans; et Marguerite, mariée à Vincent Gonzague, duc de Mantoue; elle en fut séparée pour cause de parenté et se fit religieuse à Plaisance.

Ranuce, duc de Parme et de Plaisance, après le fameux Alexandre son père, épousa Marguerite Aldobrandin, fille du frère de Clément VIII. Il fut gonfalonier de l'Église, et mourut plus craint qu'aimé, en 1622, à cinquante-deux ans, et sa femme en 1646. Ils laissèrent deux fils et deux filles Odoard qui succéda; François-Marie, cardinal, 1645, mort, 1647, à trente ans; Marie, femme de François d'Este, duc de Modène, et Victoire, seconde femme du même. Ranuce laissa encore une bâtarde, qu'il maria à Jules-César Colone, prince de Palestrine.

Odoard, duc de Parme et de Plaisance, après Ranuce son père, épousa, en 1628, Marguerite de Médicis, fille de Cosme II, grand duc de Toscane. Il se brouilla avec les Espagnols, qui lui firent une cruelle guère; il en essuya une autre des Barberins, non moins fâcheuse, du temps d'Urbin VIII; il mena une vie fort agitée, et la finit, en 1646, à trente-quatre ans. Sa femme mourut en 1679. Leurs enfants furent, Ranuce II, qui succéda; Alexandre, qui fut vice-roi de Navarre, puis gouverneur des Pays-Bas en 1680, et qui mourut sans alliance, en 1689, à cinquante-quatre ans ; et Horace, général des Vénitiens, mort sans alliance, en 1656, à vingt ans.

Ranuce II, duc de Parme et de Plaisance, épousa, en 1660, Marguerite, fille de Victor-Amédée, duc de Savoie, et la perdit en 1663; en secondes noces, en 1664, Isabelle d'Este, fille de François duc de Modène, qu'il perdit en 1666; en troisièmes noces, en 1668, Marie d'Este, soeur de la dernière : elle mourut en 1684. Ranuce ne fut pas moins embarrassé de la guerre de Castro que son père l'avait été, et des crimes d'un favori de néant. Il fut malheureux et battu, et réduit à souffrir l'incamération de Castro. Sa vie ne fut pas moins agitée, mais plus triste encore que celle de son père; il mourut, en 1694, à soixante-deux ans. Il eut une fille, mariée, en 1692, à François d'Este, duc de Modène, et deux fils qui lui succédèrent l'un après l'autre.

Odoard II, qui épousa, en 1690, Dorothée-Sophie, fille de Philippe-Guillaume, électeur palatin, duc de Neubourg: de ce mariage une fille unique, seconde femme de Philippe V, roi d'Espagne. Odoard mourut en 1693, à trente-trois ans. Son frère François lui succéda. Il épousa sa veuve, dont il n'eut point d'enfants. Il mourut en [1727] et en lui finirent les ducs de Parme et de Plaisance bâtards de la maison Farnèse.

On voit ainsi qu'Élisabeth Farnèse, fille unique d'Odoard II, duc de Parme et de Plaisance, est la seule héritière de ses États et de ceux de Toscane par la grand'mère de son père.

CHAPITRE XIII. §

Le roi Jacques repasse en Italie. — Le prince électoral de Saxe épouse une archiduchesse, Joséphine. — Bénédiction de Mme de Chelles. — Mort de Marillac, doyen du conseil; de Mme de Croissy; son caractère. — Mort de Courcillon; de Louvois, capitaine des Cent-Suisses. — Sa charge donnée à son fils à la mamelle. — Mort du comte de Reckem, du duc de Bisaccia; sa famille. — Mort du marquis de Crussol; de l'évêque d'Avranches, Coettenfao; d'Orry; de Mme de Bellegarde, puis de son mari; du duc de La Trémoille. — Mort de Mme de Coigny; extraction de son mari. — Mort de l'abbé de Montmorel. — Mort du président Tambonneau. — M. le comte de Charolais comblé d'argent du roi, fait gouverneur de Touraine. — Comte d'Évreux achète le gouvernement de l'Ile-de-France et la capitainerie de Monceaux, où il désole le cardinal de Bissy. — Le nonce Bentivoglio, près d'être cardinal, prend congé et part. — Ses horreurs. — L'abbé de Lorraine et l'abbé de Castries obtiennent enfin leurs bulles de Bayeux et de Tours, et sont sacrés par le cardinal de Noailles. — Commission de juges du conseil envoyée à Nantes. — Bretons arrêtés; d'autres en fuite. — Berwick en Roussillon, prend la Ceu-Urgel; y finit la campagne. — Le Guerchois gouverneur d'Urgel. — M. le duc d'Orléans se fait appeler mon oncle. — Le feu roi n'apparentait que lui, Monsieur et la vieille Mademoiselle. — Conseil de régence entièrement tombé. — Besons, archevêque de Rouen, puis l'abbé Dubois, y entrent. — Je propose à M. le duc d'Orléans un conseil étroit, en laissant subsister celui de régence; [chose] que l'abbé Dubois empêcha. — Davisard mis en liberté. — La Chapelle; quel; exilé, aussitôt rappelé, mort peu après. — Quatre millions payés en Bavière; trois en Suède. — Quatre-vingt mille livres données à Meuse, et huit cent mille francs à Mme de Châteauthiers, dame d'atours de Madame. — Abbé Alary; quel; obtient deux mille livres de pension. — Le marquis de Brancas obtient quatre mille livres de pension pour son jeune frère, et la survivance de sa lieutenance générale de Provence à son fils, à neuf ans. — Maréchal de Matignon obtient six mille livres d'augmentation d'appointements de son gouvernement. — Fureur du Mississipi et de la rue Quincampoix. — Diminution d'espèces; refonte. — Prince de Conti retire Mercoeur à Lassai. — Largesses aux officiers employés contre l'Espagne. — Affaires de cour à Vienne. — Prince d'Elboeuf: quel; obtient son abolition et revient en France. — Nominations d'évêchés où l'abbé d'Auvergne et le jésuite Lafitau sont compris. — Conduite de ce dernier.

Le roi Jacques, qui avait été bien reçu en Espagne, et qui avait tenté avec son secours de passer en Écosse, essuya une tempête qui endommagea et sépara toute la flotte d'Espagne. La mort du roi de Suède et les affaires domestiques de Russie avaient fort déconcerté ses projets: ainsi il repassa en Italie, et s'en retourna à Rome achever son mariage, où la fille du prince Sobieski, qu'il avait épousée par procureur, l'attendait. C'était la crainte de cette tentative et de son succès qui avait si fort pressé l'abbé Dubois de la déclaration de la guerre à l'Espagne.

Le prince électoral de Saxe épousa à Vienne l'archiduchesse, fille aînée du feu empereur Joseph avec les plus fortes renonciations en faveur de la maison d'Autriche, contenues dans le contrat de mariage, et solennellement ratifiées devant et après la célébration.

Mme de Chelles fut enfin bénite à Chelles par le cardinal de Noailles au milieu de trente abbesses. Il y eut des tables pour six cents personnes. Elle en tint une de cinquante couverts. M. le duc d'Orléans mangea en particulier avec quelques dames qu'il avait menées. Madame n'y alla point, et Mme la duchesse d'Orléans passa toute cette journée dans sa nouvelle maison de Bagnolet.

Il mourut en ce temps-ci un grand nombre de personnes distinguées ou connues: Marillac, doyen du conseil, en la place duquel Pelletier de Sousi monta. On a vu ailleurs que la conversion forcée des huguenots fit Marillac conseiller d'État, qui était intendant à Poitiers, et Vérac, chevalier de l'ordre, qui était lieutenant général de Poitou. Marillac fut le dernier de cette famille assez récemment sortie d'un avocat, que l'élévation et les malheurs du garde des sceaux et du maréchal de Marillac, frères, avaient fort décorée.

Mme de Croissy, mère de Torcy, qui était fort vieille, mais tout entière de corps et d'esprit, dont elle avait beaucoup. Elle était fille unique de Braud, qui de médecin s'était fait grand audiencier, après être devenu fort riche. Les ambassades de son mari l'avaient fort accoutumée au grand monde, et la cour ensuite lorsqu'il fut devenu secrétaire d'État; elle y était fort propre. Son goût était d'accord avec son génie pour la grande représentation, la magnificence et le jeu, qui l'avaient suivie à Paris dans son veuvage. Elle y tint toujours une grande et florissante maison où la cour, ce qu'il y avait de meilleur dans la ville, et tous les étrangers de distinction, étaient toujours. Elle excellait à la tenir et en bien faire les honneurs, avec une politesse et un discernement particulier; hors de chez elle impérieuse et insupportable. Son démêlé sur un rien, car il ne s'agissait ni de cérémonial ni encore moins d'affaires, avec la femme du comte Olivencrantz, premier ambassadeur de Suède, et dont une dispute au jeu fut le plus essentiel, se poussa si loin, que les maris prirent parti, dont les suites ne furent pas heureuses pour la France par la haine que cet ambassadeur remporta chez lui, et qu'il inspira au conseil de son maître.

Courcillon mourut de la petite vérole. On a eu lieu de parler de lui ici assez pour n'avoir rien à y ajouter. C'était un homme très singulier, qu'une cuisse de moins n'avait pu attrister; qui, par faveur de sa mère et la sienne personnelle auprès de Mme de Maintenon, et son état mutilé, s'était mis sur le pied de tout dire et de tout faire, et qui en faisait d'inouïes avec beaucoup d'esprit et une inépuisable plaisanterie et facétie. Il avait aussi beaucoup de lecture, de valeur et de courage d'esprit, mais au fond ne valait rien, et de la plus étrange débauche et la plus outrée. Sa femme, fille unique de Pompadour, belle comme le jour, eut de quoi être toute consolée. Dangeau et sa femme, qui n'avaient point d'autres enfants, en furent très affligés. Courcillon ne laissa qu'une fille unique.

Louvois mourut aussi de la petite vérole à Rambouillet, chez le comte de Toulouse. Il était fils de Courtenvaux, fils aîné du trop célèbre Louvois, et d'une fille et soeur des deux derniers maréchaux d'Estrées, et capitaine des Cent-Suisses de la garde du roi, que son père lui avait cédés. Il avait épousé une fille de la maréchale de Noailles, dont il laissa un fils qui n'avait que seize mois. Le lendemain de sa mort le maréchal de Villeroy, le duc de Noailles et le maréchal d'Estrées n'eurent pas honte de demander la charge pour un enfant à la mamelle, ni M. le duc d'Orléans de la leur accorder. Ajoutez à cela la naissance, les services, le mérite de Courtenvaux et de son fils, et on trouvera cette grâce encore mieux placée.

Le comte de Reckem, chanoine de Strasbourg, avec deux belles abbayes. Il avait servi assez longtemps à la tête d'un des régiments du cardinal de Fürstemberg quoique dans les ordres. Dès que le roi le sut il le lui fit quitter.

Le duc de Bisaccia (Pignatelli). Il avait été pris à Gaëte avec le marquis de Villena, vice-roi de Naples, par les Impériaux, conduit avec lui à Pizzighitone, et chargé comme lui de chaînes, en haine de la belle défense qu'ils avaient faite et avaient été pris combattant. Après une longue prison, il était venu à Paris. C'était un très galant homme. Sa mère était del Giudice, et sa femme la dernière de cette grande et illustre maison d'Egmont. Elle était morte, et en avait laissé le nom, les armes, la grandesse et les biens à son fils, que le père avait marié, comme on l'a vu, à la seconde fille du feu duc de Duras. Il avait aussi marié sa fille au duc d'Aremberg-Ligne, un des plus grands seigneurs de Flandre.

La petite vérole emporta encore le comte de Crussol, à Villacerf, chez son beau-père. Il était jeune et avait un régiment. Il était fils de Florensac, qui était menin de Monseigneur et frère du duc d'Uzès, gendre du duc de Montausier. Le comte de Crussol laissa des enfants.

Coettenfao, dont il a été parlé ici plusieurs fois, et fort de mes amis, perdit son frère, évêque d'Avranches, très bon et digne prélat.

Orry mourut enfin dans son lit, après avoir frisé de si près, et par deux fois, la corde qu'il méritait à tant de titres. Il avait été fermier de Villequier, puis solliciteur de procès, après homme d'affaire de la duchesse de Portsmouth, qui le chassa pour ses friponneries. Il a depuis été par deux fois maître de l'Espagne sous la princesse des Ursins. Il y a eu lieu ici d'en parler assez pour n'avoir rien à y ajouter.

Mme de Bellegarde, femme du second fils d'Antin, depuis assez peu, fille unique et héritière de Vertamont, premier président du grand conseil, mourut de la petite vérole également riche et laide, mais bonne créature. Elle n'eut point d'enfants. Son mari, qui avait la survivance des bâtiments, fut fort sensible à cette perte, et mourut quatre ou cinq mois après.

Le duc de La Trémoille mourut de la petite vérole, laissant un seul fils, enfant, survivancier de sa charge de premier gentilhomme de la chambre.

Mme de Coigny mourut aussi fort vieille: elle était soeur du comte de Matignon, chevalier de l'ordre, et du maréchal de Matignon. On l'avait mariée à grand regret, mais pour rien à Coigny qui était fort riche. Le fâcheux était qu'il les avaisinait, et que ce qu'il était ne pouvait être ignoré dans la Normandie. Son nom est Guillot, et lors du mariage, tout était plein de gens dans le pays qui avaient vu ses pères avocats et procureurs du roi, des petites juridictions royales, puis présidents de ces juridictions subalternes. Ils s'enrichirent et parvinrent à cette alliance des Matignon. Coigny se trouva un honnête homme, bon homme de guerre, qui ne se méconnut point, et qui mérita l'amitié de ses beaux-frères; c'est lui qu'on a vu en son lieu refuser le bâton de maréchal de France, sans le savoir, en refusant de passer en Bavière, dont il mourut peu après de douleur. Marsin en avait profité. Coigny s'arrondit plus que n'avaient fait ses pères. Il acheta tout près de son bien la terre de Franquetot de gens de condition en Normandie. Il vit cette maison s'éteindre. Alors il obtint des lettres patentes pour changer son nom de Guillot en celui de Franquetot, et les fit enregistrer au parlement, etc., de Normandie, par quoi son ancien nom, conséquemment son ancien état, est pour toujours solennellement constaté. Que dirait cette dame de Coigny si elle revendit au monde? Pourrait-elle croire la fortune de son fils et la voir sans en pâmer d'effroi et sans en mourir aussitôt de joie ?

L'abbé de Montmorel, qui avait été aumônier de la dernière Dauphine et proposé pour être confesseur du roi. Son rare mérite l'avait fort distingué, duquel il s'était toujours contenté avec grande modestie. On a de lui plusieurs ouvrages de piété pleins d'érudition et d'onction, deux choses qu'on allie rarement.

Tambonneau, qui avait été président à la chambre des comptes et longtemps ambassadeur en Suisse où il avait bien fait. Il était fils de la vieille Tombonneau, soeur de la mère du feu maréchal et du cardinal de Noailles, qui avait eu l'art de se faire un tribunal dans Paris, où abondait chez elle, jusqu'à sa mort, la fleur de la cour et de la ville. On en a parlé ici en son temps. Son fils, dont elle ne fit jamais aucun cas, se fourra tant qu'il put dans le monde, et sa femme aurait bien voulu imiter sa belle-mère, mais les phénomènes ne se redoublent pas. Tambonneau était bon homme et honnête homme.

Dangeau n'ayant plus d'enfants, M. le Duc obtint de M. le duc d'Orléans que le roi payât comptant quatre cent mille livres à Dangeau pour le gouvernement de Touraine qu'il avait acheté autrefois peu de chose, je ne me souviens plus de qui, et qui avait toujours été sur le pied des petits gouvernements de province, d'environ vingt mille livres au plus d'appointements, et de le donner à M. le comte de Charolais sur le pied des grands, c'est-à-dire de soixante mille livres d'appointements au moins; ce n'était pas que M. de Charolais n'eût de grosses pensions du roi et pour immensément d'actions en pur présent, à faire valoir sur le roi au centuple.

Le comte d'Évreux acheta du duc d'Estrées le gouvernement de l'Ile-de-France, et du duc de Tresmes la capitainerie de Monceaux, avec laquelle il désola le cardinal de Bissy sur la chasse, par cent procès et procédés, pour sa maison de campagne de son évêché de Meaux.

Le nonce Bentivoglio, près enfin d'être cardinal et sûr de trouver sa calotte en entrant en Italie, prit congé du roi et du régent, après avoir fait, ou voulu et travaillé à faire tous les maux dont les chiens et les loups enragés peuvent être capables. Il emporta le mépris et la malédiction publique, même de ceux de son parti. Il ne fut regretté que d'une fille de l'Opéra qu'il entretenait chèrement, et dont il eut une fille, qui à son tour monta sur le théâtre de l'Opéra, où elle a été fort connue et toujours sous le nom de la Constitution, en mémoire de son éminentissime père, qui en tout était un fou et un scélérat qui aurait mis le feu aux quatre coins de l'Europe, s'il avait cru et pu en hâter sa promotion d'un jour. Il avait si bien noirci à Rome l'abbé de Lorraine, nommé à Bayeux, et l'abbé de Castries, nommé à Tours, que le pape leur refusa leurs bulles. D'autres, nommés par compagnie, essuyèrent la même vexation. Je m'étais employé pour l'abbé de Castries, conjointement avec Mme la duchesse d'Orléans qui m'en avait prié avant que nous fussions brouillés, et l'amitié pour cet abbé et pour son frère m'y aurait bien porté seul. On voit par cette date combien ces bulles se différèrent. Enfin, on fit parler si haut à Rome, qu'à la fin les bulles arrivèrent; le grand crime de ces deux nommés était leur liaison d'amitié avec le cardinal de Noailles. Tous deux s'en moquèrent devant et après; tous deux se firent sacrer par le cardinal de Noailles, l'abbé de Castries, à l'ordinaire, dans la chapelle de l'archevêché; l'abbé de Lorraine, quelque peu après, dans le choeur de Notre-Dame à la prière du chapitre, ce qui, depuis l'épiscopat du cardinal de Noailles, ne s'était fait que pour son frère, qui lui succéda à l'évêché de Châlon.

Les déclarations de la duchesse du Maine qu'on a vues ici en son lieu donnèrent lieu à des découvertes importantes en Bretagne, et enfin à une commission de douze maîtres des requêtes, à la tête desquels Châteauneuf, conseiller d'État, de retour de ses ambassades, fut mis. Vattan, maître des requêtes, en fut le procureur général, et deux conseillers du Châtelet pour substituts. Plusieurs gentilshommes furent arrêtés en Bretagne, d'autres en fuite, entre ces derniers Pontcallet, Bonamour, du Poulduc de la maison de Rohan. La commission se rendit à Nantes; on avait eu soin auparavant de prendre des prétextes pour la faire soutenir par des troupes, et pour que l'arrivée de ces troupes n'effarouchât personne.

Le maréchal de Berwick, n'ayant plus rien à exécuter du côté de la Navarre, était passé en Roussillon, où il prit la Ceu-d'Urgel et nettoya divers postes en présence du prince Pio, qui l'avait suivi à la tête de l'armée d'Espagne par le dedans du pays, et ce fut là que finit la campagne. Le Guerchois, lieutenant général, en eut le gouvernement avec douze mille livres d'appointements.

Sur la fin d'octobre, M. le duc d'Orléans, je n'ai point su à l'instigation de qui, car il n'était guère capable d'y penser lui-même, désira que le roi, parlant à lui, l'appelât mon oncle, au lieu de lui dire Monsieur, et cela fut ainsi désormais. Le feu roi n'apparentait personne sans exception que Monsieur et M. le duc d'Orléans. Il les appelait mon frère et mon neveu, parlant à eux et parlant d'eux. Il appelait aussi ma cousine et disait ma cousine en parlant de Mademoiselle, fille de Gaston, morte en 1693; jamais ses petits-fils ni Monseigneur. Il était très rare qu'il lui dît quelquefois mon fils ou en parlant de lui; jamais Madame ni pas un prince ni princesse du sang.

Besons, archevêque de Rouen, entra en ce même temps au conseil de régence, où il se disait et ne se faisait presque plus rien d'important. L'abbé Dubois, qui n'y entrait que pour les affaires étrangères depuis qu'il en était secrétaire d'État, y entra bientôt après tout à fait. Le ridicule où ce conseil commençait à tomber, et que je prévis devoir s'augmenter par la facilité de M. le duc d'Orléans à y admettre, parce qu'on n'y faisait rien, et qu'il s'en moquait tout bas le premier, me fit sentir de plus en plus le danger de son cabinet, où tout se réglait, et celui du crédit de l'abbé Dubois qui y était le maître, et qui n'y laissait rien communiquer à personne qu'à ceux-là seulement, dont il ne pouvait [se] passer pour l'exécution, et encore pour le moment du besoin; rarement, M. le duc d'Orléans prenait la liberté d'étendre cette confiance. Je lui parlai de l'indécence du conseil de régence, du dégoût de ceux qui le composaient principalement, des inconvénients de son cabinet, où tout passait et se réglait, et qui donnait aux mécontents une toute autre prise que si les affaires se portaient dans un conseil de régence sérieux et peu nombreux, à l'exception des choses rares qui avaient besoin d'un entier secret, comme cela était dans les deux premières années. Je lui représentai que la confiance ne pouvait plus être la même; qu'il donnait lieu par là à tous les soupçons qu'on voudrait prendre et qu'on prenait en effet, et beau jeu dans la suite à prévenir le roi contre lui, et peut-être à lui demander des comptes et à lui imputer bien des choses, dont il se trouverait embarrassé.

C'était l'homme du monde qui convenait le plus aisément de ce qu'on lui disait de vrai, mais qui en convenait le plus inutilement. Il m'avoua que je pouvais avoir raison, et ajouta qu'à tout ce qui était dans le conseil de régence, il n'y avait plus moyen d'y rien porter que des choses de forme. Alors je souris et lui demandai à qui en était la faute, ainsi que de la confusion des autres conseils qui les avait fait supprimer: « Cela est encore vrai, me dit-il en riant, mais cela est rait, et quel remède? — Quel remède? repris-je, il est bien nécessaire, et en même temps bien aisé; mais il faut le vouloir, et ne s'arrêter pas à des considérations personnelles de gens qui, s'ils pouvaient vous tenir, n'en auraient aucune pour vous, comme vous-même n'en sauriez douter; et la fermeté après de ne pas retomber dans l'inconvénient où peu à peu votre facilité a mis le conseil de régence: c'est le laissant tel qu'il est, mais n'y ajoutant plus personne et continuant à y porter les choses de forme, vous faire un conseil de quatre personnes, et vous en cinquième, les bien choisir à vous, mais tels aussi que le monde en puisse approuver le choix, et y prendre confiance; que ce soit tous gens de tel état qu'il vous plaira, mais qui n'aient aucun département, et ne soient point entraînés par cet intérêt d'un côté plus que d'un autre; que tout sans exception passe par ce conseil, et que vous vous gardiez surtout de lui rien cacher, et de ces petits pots à part de travail avec un homme et avec un autre, surtout avec aucun qui ait un département, et qui ne manqueront pas de prétexte. À cela, vous avez beau jeu. Il n'est personne, à commencer par ceux du conseil de régence, qui ne sente qu'à son nombre et à sa composition, il n'est plus possible d'y traiter rien de sérieux, et qui n'aime mieux vous voir avec un conseil particulier qu'entre les seules mains de l'abbé Dubois, et par-ci par-là, du premier venu pour d'autres affaires. Vous n'êtes point gêné en ce choix, comme vous l'avez été pour le conseil de régence, d'y mettre des gens de contrebande, même en le formant, et de l'un à l'autre depuis, d'autres parfaitement inutiles ou même embarrassants. Vous avez eu depuis la mort du roi sans parler des temps qui l'ont précédée, vous avez eu, dis-je, le temps et les occasions de connaître le fort et le faible, la conduite et les inclinations de tout ce qui peut être choisi. Choisissez donc bien et avec mûre réflexion, mais sans lenteur, parce que vous avez toutes les connaissances, et qu'il ne s'agit que de repasser les différentes personnes dans votre esprit, et ce que vous connaissez de chacune d'elles ; d'en faire le triage, et de vous déterminer. Vous n'avez point à craindre là-dessus ce qui a passé au parlement sur votre régence. Vous avez supprimé les conseils particuliers sans lui, quoique établis avec lui, et le parlement n'en a pas soufflé; en laissant donc le conseil de régence comme il est, et y portant les choses seulement de forme, comme aujourd'hui il ne s'y en porte guère d'autres, le parlement n'a rien à dire. Vous travaillez chez vous avec qui il vous plaît ; que ce soit toujours avec les mêmes gens ou avec un seul, ou quelquefois avec différentes personnes, le parlement n'a que voir à cela. Il n'a rien dit là-dessus jusqu'à cette heure. À l'humeur qu'il vous a montrée, il aurait bien dit là-dessus, s'il avait cru pouvoir l'entreprendre ; il ne s'agit donc que de votre volonté et d'aucune autre difficulté. Je trouve la chose si nécessaire que, pour vous en persuader mieux, je vous déclare de très bonne foi, et vous ne sauriez me nier que je vous aie parlé toute ma vie de même, je vous déclare, dis-je, que je ne veux point être de ce conseil, par conséquent qu'aucune autre vue ne me meut à vous le proposer, que le bien de l'État et que le vôtre. »

M. le duc d'Orléans se promena trois ou quatre tours dans sa petite galerie, devant son cabinet d'hiver, et moi avec lui sans dire un mot et la tête basse, comme il avait accoutumé quand il était embarrassé, puis il se tourna à moi qui ne disais mot, et me dit que cela avait du bon, et qu'il y fallait penser. « Penser, soit, lui répondis-je, pourvu que cela ait son terme court, car les raisons en sautent aux yeux et je n'en vois pas une contre; il ne s'agit que de prendre une résolution, vous déterminer sur le choix, et exécuter. »

Je laissai le régent pensif et mal à son aise; il sentait combien ce que je proposais blesserait l'abbé Dubois, et l'abbé Dubois était son maître. Il ne se pouvait défendre aussi de sentir le ridicule du conseil de régence, et le murmure général que tout passât par l'abbé Dubois et rien que par lui; et pour le danger, s'il le sentait, le Rubicon en était passé par les chaînes anglaises dont il s'était laissé entraver et de concomitance par les impériales, et cette folle et funeste guerre contre l'Espagne, qui en était la suite nécessaire, et qui, formant et laissant une haine personnelle contre le régent et l'Espagne, l'en séparait pour toujours, et nécessairement par cela même le livrait pour les suites de plus en plus à l'Angleterre, et par l'Angleterre à l'empereur, qui était le but où l'abbé Dubois avait toujours tendu pour son chapeau, et de là pour être premier ministre. C'est ce que le conseil que je proposais aurait utilement empêché, s'il avait été établi à temps, mais dont l'établissement alors aurait du moins prévenu les funestes suites et celles du chapeau et de la toute-puissance; par conséquent, ce conseil était ce qui pouvait être proposé de plus contradictoire et de plus odieux à l'abbé Dubois, à l'opposition duquel et de toutes ses forces il fallait s'attendre. Aussi en regardai-je l'établissement comme une chimère, mais chimère toutefois que le devoir ne me permettait pas de ne pas proposer, et de ne pas poursuivre auprès d'un prince, duquel l'expérience montrait qu'il ne fallait ou plutôt qu'on pouvait n'espérer et ne désespérer de rien.

Il permit à Davisard, cette plume si hardie du duc et de la duchesse du Maine, malade ou qui le faisait, de sortir de la Bastille, c'est-à-dire qu'il fut mis en liberté. En même temps il exila à Bourges La Chapelle, secrétaire de M. le prince de Conti, qui cria tant qu'il le fit revenir au bout d'un mois. Je n'ai point su quelle sottise ce compagnon avait faite. C'était un très hardi et très dangereux fripon, recrépi de bel esprit, et de l'Académie française. Il ne vécut pas longtemps depuis son retour.

L'argent était en telle abondance, c'est-à-dire les billets de la banque de Law qu'on préférait alors à l'argent, qu'on paya quatre millions à l'électeur de Bavière et trois millions à la Suède, la plupart d'anciennes dettes. Peu après M. le duc d'Orléans fit donner quatre-vingt mille francs à Meuse, et huit cent mille livres à Mme de Châteauthiers, dame d'atours de Madame, qui l'aimait fort depuis bien des années. L'abbé Alary obtint deux mille livres de pension. Il était fils d'un apothicaire de Paris, et une dangereuse espèce, avec de l'esprit et de l'érudition, du monde et de la politesse . Il trouva depuis le moyen de se faire des amis, de se fourrer à la cour, d'avoir des bénéfices. Il intrigua tant qu'après quelques années il se fit chasser.

Le marquis de Brancas, mon ami depuis longtemps, avait eu, comme on l'a vu en son temps, la lieutenance générale unique de Provence, à la mort de Simiane, gendre du vieux comte de Grignan. Brancas en voulait avoir la survivance pour son fils qui n'avait que neuf ans, et il venait d'obtenir une pension de quatre mille livres pour son jeune frère, le comte de Cereste; je ne sais pourquoi il me pria d'en parler à M. le duc d'Orléans, duquel il était très à portée de l'obtenir directement; je le fis et cela ne fut pas difficile; M. le duc d'Orléans la lui donna.

Le maréchal de Matignon, on ne sait pas pourquoi, eut une augmentation d'appointements de six mille livres sur son gouvernement du pays d'Aunis.

Le commerce des actions de la Compagnie des Indes, appelé communément du Mississipi, établi depuis plusieurs mois dans la rue Quincampoix, de laquelle chevaux et carrosses furent bannis, augmenta tellement qu'on s'y portait toute la journée, et qu'il fallut placer des gardes aux deux bouts de cette rue, y mettre des tambours et des cloches pour avertir à sept heures du matin de l'ouverture de ce commerce et de la retraite à la nuit, enfin redoubler les défenses d'y aller les dimanches et les fêtes. Jamais on n'avait ouï parler de folie ni de fureur qui approchât de celle-là. Aussi M. le duc d'Orléans fit-il une large distribution de ces actions à tous les officiers généraux et particuliers, par grades, employés en la guerre contre l'Espagne. Un mois après on commença à diminuer les espèces à trois reprises de mois en mois, puis une refonte générale de toutes. M. le prince de Conti retira forcément le duché de Mercoeur, que Lassai avait acheté huit cent mille livres. Lassai fut au désespoir, et la chose se passa de manière qu'elle ne fit pas honneur à M. le prince de Conti.

La cour de Vienne eut ses orages. Le prince Eugène y était envié; son mérite l'y avait mis à la tête du conseil de guerre, qui est la première place et de la plus grande autorité. Tout ce qui avait été attaché au feu prince Herman de Bade et au feu prince Louis son neveu, qui n'avait pas été sans jalousie de l'éclat naissant du prince Eugène, et qui malgré ses grandes actions s'en était trouvé obscurci, et tout ce qui avait tenu au feu duc de Lorraine, était contraire au prince Eugène. Il se forma donc une cabale puissante, mais qui fut découverte et dissipée avant que d'avoir pu lui nuire efficacement. En ce même temps le comte de Koenigseck, ambassadeur de l'empereur ici, fut rappelé pour aller exercer sa charge de grand maître de la princesse électorale de Saxe, et Penterrieder vint ici prendre soin des affaires de l'empereur, avec le simple titre de ministre plénipotentiaire. Il n'était pas d'étoffe à être élevé même jusque-là, mais sa capacité était fort reconnue. Koenigseck emporta la réputation d'un homme sage et poli, et qui servait bien son maître, sans avoir ce rebut de fierté et de roguerie de presque tous les Impériaux.

M. le duc d'Orléans ne fut pas plus sévère pour le prince Emmanuel, frère du duc d'Elboeuf, qu'il l'avait été pour Bonneval. La maison d'Autriche a toujours eu de grands attraits pour la maison de Lorraine. Sans remonter à la Ligue et aux temps qui en sont voisins, on a vu sous le feu roi la désertion du prince de Commercy et des fils du prince d'Harcourt. Le prince d'Elboeuf, traité par le roi avec toute sorte de bonté, crut faire ailleurs plus de fortune et déserta. Il fut juridiquement pendu en effigie à la Grève, comme on l'a rapporté ici en son temps. C'était une manière de brigand, mais à langue dorée, avec beaucoup d'esprit, qui fit tant de frasques qu'il perdit les emplois qu'il avait obtenus. Il avait été général de la cavalerie impériale au royaume de Naples, où il avait épousé, en 1713, Marie-Thérèse, fille unique de Jean-Vincent Stramboni, duc de Salza, avec qui il vécut fort mal et n'en eut point d'enfants. Ne sachant plus que devenir ni de quoi subsister, il obtint des lettres d'abolition et revint. Il mena en France sa vie accoutumée, et peu à peu s'introduisit à Lunéville, où il suça le duc de Lorraine tant qu'il put, et il en tira fort gros et même des terres. Le duc d'Elboeuf le méprisait et le souffrait avec peine, et ceux de sa maison établis ici n'en faisaient pas plus de cas.

M. le duc d'Orléans fit une distribution de bénéfices qui mérite d'avoir place ici. Beauvau, d'abord évêque de Bayonne, après de Tournay, puis archevêque de Toulouse, comme on l'a vu ici en son temps, eut Narbonne. Son nom et sa conduite méritaient bien ce grand siège; mais sa tête n'était pas assez forte pour être à la tête des états de Languedoc et de toutes les affaires de ce pays-là. Nesmond, archevêque d'Alby, passa à Toulouse, et Castries, archevêque de Tours, à Alby. L'abbé de Thesut, qui avait la feuille des bénéfices depuis la cessation du conseil de conscience, procura l'archevêché d'Embrun à son parent et son ami l'évêque d'Alais, qui était Hennin-Liétard, et homme de bien, de savoir et de mérite. Tours fut donné à l'abbé d'Auvergne. À ce nom, l'abbé de Thesut s'écria. M. le duc d'Orléans lui dit qu'il avait raison, qu'il ne voulait pas le lui donner, en déclama autant que l'abbé de Thesut, qui insista sur le scandale et l'indignité de ce choix. M. le duc d'Orléans répondit qu'il y avait quatre jours que les Bouillon ne le quittaient point de vue; qu'ils se relayaient; qu'ils le persécutaient; qu'il voulait enfin acheter repos.

Un autre sujet aussi bon, mais drôle d'esprit et de manège, eut Sisteron. Ce fut Lafitau, ce fripon de jésuite qui fit cette course légère dans la chaise du cardinal de La Trémoille, de Rome à Paris et de Paris à Rome, pour faire échouer le voyage que le régent avait fait faire à Rome à l'abbé Chevalier sur la constitution, et qui, par sa conduite droite, patiente, mais ferme, avait forcé toutes les barricades qu'on avait multipliées contre lui. Lafitau était aussi chargé de la secrète négociation personnelle de l'abbé Dubois pour son chapeau, aux dépens duquel ce bon père entretenait une fille en chambre, en pleine Rome, et y donnait de fort bons soupers sans s'en cacher beaucoup, à ce que m'a conté à moi-même le cardinal de Rohan, et que les jésuites, dont ce compère était parvenu par ses intrigues à s'en faire craindre et ménager, n'osaient souffler. Ce que j'ai admiré, c'est que, depuis que le cardinal de Rohan m'eut fait ce récit et que Lafitau fut évêque, il le fit prêcher un carême devant le roi, qui alors était à Versailles. L'abbé Dubois découvrit que Lafitau le trahissait au lieu de le servir. Il n'osa éclater, dans l'état douteux où il était encore, contre un homme à tout faire et qui avait son secret; mais il songea à l'éloigner de Rome sans le rapprocher de Paris, et le tenir ainsi à l'écart. C'est ce qui lui fit donner l'évêché de Sisteron, à son extrême déplaisir. Il se plaignit amèrement. Il lui fâchait beaucoup de cesser d'être personnage et libertin à son gré pour un aussi petit morceau et si reculé. Aussi voulut-il refuser; mais il fut apaisé à force d'espérances, et quand il fut à Sisteron on l'y laissa. Les jésuites, dont la politique ne veut point d'évêques de leur compagnie, firent aussi les fâchés, mais dans le fond bien aises d'être défaits d'un drôle qui avait su gagner l'indépendance et leur forcer la main. Avranches fut donné à un frère de Le blanc, secrétaire d'État, qui était moine et curé de Dammartin.

CHAPITRE XIV. §

Mississipi tourne les têtes. — Law se veut pousser, et pour cela se faire catholique. — L'abbé Tencin l'instruit et reçoit sans bruit son abjuration. — Digression sur cet abbé et sa soeur la religieuse. — Caractère de celle-ci. — Elle devient maîtresse de l'abbé Dubois. — Caractère de l'abbé Tencin. — Il va à Rome pour le chapeau de l'abbé Dubois; est admonesté en plein parlement en partant. — Law achète l'hôtel Mazarin et y établit sa banque. — Mort de Conflans; du célèbre P. Quesnel; de Blécourt dont Louville obtient le gouvernement de Navarreins. — Mort de la princesse de Guéméné. — Retour du maréchal de Berwick. — Porteurs de lettres en Espagne arrêtés. — Vaisseaux espagnols aux côtes de Bretagne. — Bretons en fuite; d'autres arrêtés. — Profusions du régent. — Prince d'Auvergne épouse une aventurière anglaise. — Law se fait garder chez lui. — Caractère et fortune de Nangis et de Pezé, qui obtient le régiment du roi d'infanterie, et Nangis force grâces. — Ma situation avec Fleury, évêque de Fréjus, avant et depuis qu'il fut précepteur. — Caractère de Mme de Lévi. — Je propose à M. de Fréjus une manière singulière, aisée, agréable et utile d'instruction pour le roi, et je reconnais tôt qu'il ne lui en veut donner aucune. — Je m'engage à faire Fréjus cardinal. — Grâces pécuniaires au duc de Brancas. — Six mille livres de pension à Béthune, chef d'escadre. — Torcy obtient l'abbaye de Maubuisson pour sa soeur. — Madame de Bourbon, depuis abbesse de Saint-Antoine; quelle. — Mort et état de l'abbé Morel.

La banque de Law et son Mississipi étaient lors au plus haut point. La confiance y était entière. On se précipitait à changer terres et maisons en papier, et ce papier faisait que les moindres choses étaient devenues hors de prix. Toutes les têtes étaient tournées. Les étrangers enviaient notre bonheur, et n'oubliaient rien pour y avoir part. Les Anglais même, si habiles et si consommés en banques, en compagnies, en commerce, s'y laissèrent prendre, et s'en repentirent bien depuis. Law, quoique froid et sage, sentit broncher sa modestie. Il se lassa d'être subalterne. Il visa au grand parmi cette splendeur, et plus que lui, l'abbé Dubois pour lui, et M. le duc d'Orléans; néanmoins il n'y avait aucun moyen pour cela qu'on n'eût rangé deux obstacles la qualité d'étranger et celle d'hérétique, et la première ne pouvait se changer par la naturalisation sans une abjuration préalable. Pour cela il fallut un convertisseur qui n'y prît pas garde de si près, et duquel on fût bien assuré avant de s'y commettre. L'abbé Dubois l'avait tout trouvé, pour ainsi dire, dans sa poche. C'était l'abbé Tencin que le diable a poussé depuis à une si étonnante fortune (tant il est vrai qu'il sort quelquefois de ses règles ordinaires pour bien récompenser les siens, et par ces exemples éclatants en éblouir d'autres et se les acquérir), que je ne puis me refuser de m'y étendre.

Cet abbé Tencin était prêtre et gueux, arrière-petit-fils d'un orfèvre, fils et frère de présidents au parlement de Grenoble. Guérin était son nom et Tencin celui d'une petite terre qui servait à toute la famille. Il avait deux soeurs l'une qui a passé sa vie à Paris dans les meilleures compagnies, femme d'un Ferriol assez ignoré, frère de Ferriol qui a été ambassadeur à Constantinople, qui n'a point été marié; l'autre soeur religieuse professe pendant bien des années dans les Augustines de Montfleury aux environs de Grenoble, toutes deux belles et fort aimables; Mme Ferriol avec plus de douceur et de galanterie, l'autre avec infiniment plus d'esprit, d'intrigue et de débauche. Elle attira bientôt la meilleure compagnie de Grenoble à son couvent, dont la facilité de l'entrée et de la conduite ne put jamais être réprimée par tous les soins du cardinal Le Camus. Rien n'y contribuait davantage que l'agrément et la commodité de trouver au bout de la plus belle promenade d'autour de Grenoble un lieu de soi-même charmant, où toutes les meilleures familles de la ville avaient des religieuses. Tant de commodités, dont Mme Tencin abusa largement, ne firent que lui appesantir le peu de chaînes qu'elle portait. On la venait trouver avec tout le succès qu'on eût pu désirer ailleurs. Mais un habit de religieuse, une ombre de régularité quoique peu contrainte, une clôture bien qu'accessible à toutes les visites des deux sexes, mais d'où elle ne pouvait sortir que de temps en temps, était une gêne insupportable à qui voulait nager en grande eau, et qui se sentait des talents pour faire un personnage par l'intrigue. Quelques raisons pressantes de dérober la suite de ses plaisirs à une communauté qui ne peut s'empêcher de se montrer scandalisée des éclats du désordre et d'agir en conséquence, hâtèrent la Tencin de sortir de son couvent sous quelque prétexte, avec ferme résolution de n'y plus retourner.

L'abbé Tencin et elle ne furent jamais qu'un coeur et qu'une âme par la conformité des leurs, si tant est que cela se puisse dire en avoir. Il fut son confident toute sa vie; elle de lui. Il sut la servir si bien par son esprit et ses intrigues qu'il la soutint bien des années au milieu de la vie, du monde, des plaisirs et des désordres, dont il prenait bien sa part, dans la province, et jusqu'au milieu de Paris, sans avoir changé d'état; elle fit même beaucoup de bruit par son esprit et par ses aventures sous le nom de la religieuse Tencin. Le frère et la soeur, qui vécurent toujours ensemble, eurent l'art que personne ne l'entreprît sur cette vie vagabonde et débauchée d'une religieuse professe, qui en avait même quitté l'habit de sa seule autorité. On ferait un livre de ce couple honnête, qui ne laissèrent pas de se faire des amis par leur agrément extérieur et par les artifices de leur esprit. Vers la fin de la vie du roi ils trouvèrent enfin moyen d'obtenir de Rome un changement d'état, et de religieuse la faire chanoinesse, je ne sais d'où et où elle n'alla jamais. Cette solution demeura imperceptible en nom, en habit, en conduite, et ne fit ni bruit ni changement. C'est l'état où elle se trouva à la mort du roi. Bientôt après elle devint maîtresse de l'abbé Dubois, et ne tarda guère à devenir sa confidente, puis la directrice de la plupart de ses desseins et de ses secrets. Cela demeura assez longtemps caché, et tant que la fortune de l'abbé Dubois eut besoin de quelques mesures; mais depuis qu'il fut archevêque, encore plus lorsqu'il fut cardinal, elle devint maîtresse publique, dominant chez lui à découvert, et tenant une cour chez elle, comme étant le véritable canal des grâces et de la fortune. Ce fut donc elle qui commença celle de son frère bien-aimé; elle le fit connaître à son amant secret, qui ne tarda pas à le goûter comme un homme si fait exprès pour le seconder en toutes choses, et lui être singulièrement utile.

L'abbé Tencin avait un esprit entreprenant et hardi qui le fit prendre pour un esprit vaste et mâle. Sa patience était celle de plusieurs vies et toujours agissante vers le but qu'il se proposait, sans s'en détourner jamais, et surtout incapable d'être rebutée par aucune difficulté; un esprit si fertile en ressorts et en ressources qu'il en acquit faussement la réputation d'une grande capacité; infiniment souple, fin, discret, doux ou âpre selon le besoin, capable sans effort de toutes sortes de formes, maître signalé en artifices, retenu par rien, contempteur souverain de tout honneur et de toute religion, en gardant soigneusement les dehors de l'un et de l'autre; fier et abject selon les gens et les conjonctures, et toujours avec esprit et discernement; jamais d'humeur, jamais de goût qui le détournât le moins du monde, mais d'une ambition démesurée; surtout altéré d'or, non par avarice ni par désir de dépenser et de paraître, mais comme voie de parvenir à tout dans le sentiment de son néant. Il joignait quelque légère écorce de savoir à la politesse, et aux agréments de la conversation des manières et du commerce, une singulière accortise et un grand art de cacher ce qu'il ne voulait pas être aperçu, et à distinguer avec jugement entre la diversité des moyens et des routes. Ce ne fut donc pas merveilles si, produit et secondé par une soeur maîtresse du ministre effectivement déjà dominant, il fut admis par ce ministre avec lequel il avait de si naturels rapports, et en même temps si essentiels. Tel fut l'apôtre d'un prosélyte tel que Law que lui administra l'abbé Dubois. Leur connaissance était déjà bien faite. La soeur, dont le crédit n'était pas ignoré de Law dès le commencement de l'amour de l'abbé Dubois pour elle, n'avait pas négligé de se l'acquérir. Elle n'était plus débauchée que par intérêt et par ambition avec un reste d'habitude. Elle avait trop d'esprit pour ne pas sentir qu'à son âge et à son état, une ambition personnelle ne pouvait la mener bien loin. Son ambition était donc toute tournée sur ce cher frère, et suivant son principe, elle le fit gorger par Law, et le gorgé sut de bonne heure mettre son papier en or. Ils en étaient là quand il fut question de ramener au giron de l'Église un protestant ou anglican; car lui-même ne savait guère ce qu'il était. On peut juger que l'oeuvre ne fut pas difficile, mais ils eurent le sens de la faire et de la consommer en secret, de sorte que ce fut quelque temps un problème, et qu'ils sauvèrent par ce moyen les bienséances du temps de l'instruction et de la persuasion, et une partie du scandale et du ridicule d'une telle conversion opérée par un tel convertisseur.

Quelque habile à se couvrir que fût l'abbé Tencin, ses débauches et ses diverses aventures l'avaient déshonoré dans le bas étage, parmi lequel il avait vécu. Sa réputation d'ailleurs avait beaucoup souffert de celle de sa soeur et de son identité avec elle. Il n'avait pu dérober toutes leurs aventures au public, il en avait eu d'autres pour des marchés de bénéfices qui avaient transpiré. On savait aussi, quoique en gros, qu'il avait tiré immensément de Law. Enfin il lui avait été impossible de cacher jusqu'alors ses pernicieux talents à tout le monde. Il y passait aussi pour un scélérat très dangereux que son esprit ployant et ses grâces rendaient agréable dans un certain commerce général, où il était souffert par ceux qui le connaissaient, et désiré par ceux qui, n'étant pas instruits, se prenaient aisément par des dehors flatteurs. Choisi par l'abbé Dubois pour succéder à Lafitau, et aller à Rome presser sa pourpre encore fort secrète, il dédaigna d'accommoder un procès qui lui était intenté en simonie par l'abbé de Vessière, et de plus en friponnerie pour avoir dérobé une partie du marché qu'il avait fait d'un prieuré. Dans la faveur où il se trouvait, et à la veille d'aller à Rome par ordre apparent du régent, mais en effet par celui de l'abbé Dubois déjà devenu redoutable, il ne put soupçonner que sa partie osât le pousser, aussi peu que le parlement imaginât de le condamner dans la brillante position où il était. Ce brillant même l'aveugla, et n'effraya point sa partie, qui poussa le procès à la grand'chambre. Tencin le soutint; il fit du bruit, le bruit se répandit et devint un objet de curiosité. La cause était à l'audience du matin à la grand'chambre. Plusieurs personnes voulurent se divertir de ce qui se passerait à ce jugement dont le jour fut su. M. le prince de Conti, dont la malice ne dédaignait aucune occasion de se signaler, y entraîna quelques pairs qui prirent leurs places en séance avec lui et d'autres gens de qualité qui remplirent les lanternes et le banc des gens du roi, lesquels étaient présents en leurs places. Aubry, avocat, qui plaidait contre l'abbé Tencin, poussa le sien et l'engagea peu à peu en des assertions assez fortes. Le premier, qui avait son dessein, faiblit, l'autre reprit des forces, sur quoi le premier avocat l'engagea doucement à des négatives. Le premier répliqua qu'elles étaient sèches et ne prouvaient rien, destituées de preuves, à moins que Tencin là présent ne les attestât par serment. Cette dispute, qui donnait gain de cause à l'abbé en faisant serment, lui parut une ouverture à saisir pour le gain certain de sa cause. Il se leva, demanda la permission de parler et l'obtint. Il parla donc et très bien, s'écria à l'injure et à la calomnie, protesta qu'il n'avait jamais traité du prieuré dont il s'agissait, négative qui emportait la friponnerie dont il était accusé, puisqu'elle ne pouvait porter que sur un marché qu'il protestait être faux, et déclara enfin qu'il était prêt de lever la main s'il plaisait à la cour, et de l'affirmer tel, et qu'il n'en avait jamais fait aucun. C'était où l'attendait sa partie et le piège qu'elle lui avait tendu. L'avocat qui en avait eu l'adresse le provoqua au serment sur l'offre qu'il en faisait lui-même; il la réitéra, et dit qu'il n'attendait pour le faire que la permission de la cour. « Ce n'est pas la peine, dit alors ce même avocat, puisque vous y êtes résolu, et que vous l'offrez de si bonne grâce. Voilà, ajouta-t-il, en secouant sa manche, qui cachait sa main et un papier qu'elle tenait, voilà une pièce entièrement décisive, dont je demande à la cour de faire la lecture; » et tout de suite il la fit. C'était le marché original du prieuré, signé de l'abbé Tencin, qui prouvait la simonie et la friponnerie à n'avoir pas un mot à répliquer. La pièce passa aussitôt entre les mains des juges, qui furent indignés de la scélératesse et de la hardiesse de Tencin. L'auditoire en frémit, qui, excité par M. le prince de Conti, fit une risée et une huée à plusieurs reprises. Tencin, confondu, perdit toute contenance, fit le plongeon, et tenta de s'évader; mais sa partie, qui s'était flattée de l'enferrer comme elle fit, s'était à tout événement pourvu de trois ou quatre gaillards, qui, sans faire semblant de rien, s'étaient mis à portée de l'abbé, et l'empêchèrent de sortir de sa place. Cependant Mesmes, premier président, alla aux opinions, qui ne durèrent qu'un instant, et où M. le prince de Conti ni les pairs qu'il avait menés ne furent point, parce qu'ils n'avaient pas assisté aux plaidoiries précédentes. Le premier président remis en place prononça un arrêt sanglant contre Tencin avec dépens et amende, qui est une flétrissure, puis fit avancer Tencin, et l'admonesta cruellement sans épargner les termes les plus fâcheux, et de la voix la plus intelligible. Il la finit par le condamner à une aumône, qui est une peine infamante. Alors les huées recommencèrent; et, comme il n'y avait plus rien à ajouter, l'abbé Tencin ne trouva plus d'obstacle pour se couler honteusement dans la presse et se dérober aux regards des honnêtes gens et aux insultes de la canaille. Ce jugement se répandit à l'instant par tout Paris avec l'éclat et le scandale qui en était inséparable.

Tout autre que l'abbé Dubois aurait changé d'agent pour Rome, mais celui-ci se trouvait tellement à son point et dans ses moeurs, et ses talents lui semblèrent si difficiles à rassembler dans un autre, qu'il le fit partir dès le lendemain pour le faire disparaître, et par là faire cesser plus tôt ce que sa présence eût renouvelé. Dubois eut raison sans doute. Ce n'était ni du mérite ni de la vertu qu'il attendait le cardinalat. Son négociateur était supérieur à tout autre pour faire valoir utilement l'or, l'intrigue et les divers ressorts où l'abbé Dubois avait établi toutes ses espérances. Les manèges de son agent à Rome se trouveront en leur lieu. Law fut fort touché d'une aventure si infâme et si publique arrivée à son convertisseur, qui ne fit pas honneur à sa conversion, qui avait déjà bien fait parler le monde. Il acheta un million l'hôtel Mazarin pour y mettre sa banque qui avait été jusqu'alors dans la maison qu'il louait pour cela du premier président, et dont il n'avait pas besoin par sa place qui donne un magnifique logement au palais aux premiers présidents du parlement. Law acheta en même temps cinq cent cinquante mille livres la maison du comte de Tessé. Conflans, homme de beaucoup d'esprit et de savoir, mourut assez jeune. Il exerçait une des deux charges de premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans pour le fils encore enfant d'Armentières son frère qui l'avait, et cet enfant après sa mort. Le chevalier de Conflans, troisième frère, en eut l'exercice, très savant aussi, avec beaucoup d'esprit.

Le fameux P. Quesnel mourut à Amsterdam où la persécution l'avait fait retirer. Si la violence lui avait refusé d'être écouté sur son livre si singulièrement condamné par la constitution Unigenitus, et refusé plusieurs fois malgré toutes ses instances, ses lettres au pape et toute la soumission la plus entière, chose qu'on ne refuse pas aux hérétiques ni aux hérésiarques qu'on presse même de s'expliquer, il eut au moins la consolation d'avoir vécu et de mourir en bon catholique, et de faire en mourant une profession de foi qui fut aussitôt rendue publique, et qui se trouva tellement orthodoxe qu'on ne put jamais y toucher. Ce savant homme et si éclairé s'est acquis une si grande réputation partout, que je ne m'y étendrai pas davantage. Il avait plus de quatre-vingts ans et travaillait toujours dans la solitude, la prière et la pénitence.

Blécourt mourut fort vieux. C'était un ancien officier fort attaché au maréchal d'Harcourt qui l'avait mené avec lui en Espagne. Il y fut chargé des affaires du roi pendant les absences d'Harcourt, et il était seul à Madrid à la mort de Charles II, comme on l'a vu ici en son temps. Le gouvernement des Navarreins qu'il avait fut donné à Louville.

La princesse de Guéméné qui était Vaucelas, mourut en même temps encore assez jeune.

Le maréchal de Berwick, qui avait fini sa campagne par la prise d'Urgel et de Rose, arriva. On arrêta des gens au pied des Pyrénées, qui cherchaient à se couler en Espagne par des chemins détournés. On les trouva chargés de beaucoup de lettres: c'est tout ce qu'on en a su. La politique de l'abbé Dubois, qui a été expliquée en son lieu, sur le duc et la duchesse du Maine, fit un secret et des lettres et de qui elles étaient. Cela fut étouffé sous un air de mépris. Je ne pris pas la peine d'en parler à M. le duc d'Orléans. Je crois que je le soulageai, car il ne m'en parla qu'en ce sens et en passant.

Il résolut pourtant et travailla bientôt après à une grande augmentation de troupes, dont il ne fut pas longtemps à reconnaître qu'il n'avait pas besoin. Il avait paru sur les côtes de Bretagne quelques vaisseaux espagnols. Le maréchal de Montesquiou fit marcher des troupes pour leur empêcher le débarquement. Sur quoi, après diverses tentatives, ils se retirèrent. C'étaient des vaisseaux de guerre qu'on sut chargés de troupes de débarquement et de beaucoup d'armes. Noyan, gentilhomme de Bretagne qui avait été exilé et rappelé, et qui était à Paris, fut mis à la Bastille. Peu de jours après les femmes de Bonamour et de Landivy, dont les maris étaient en fuite, furent arrêtées en Bretagne. Pontcallet s'en sauva en même temps. On courut inutilement après lui.

M. le duc d'Orléans ne se laissait point de profusions ni de faire des ingrats. Il donna plus de quatre cent mille livres à la maréchale de Rochefort, dame d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans; cent mille livres à Blansac, son gendre; autant à la comtesse de Tonnerre sa petite-fille; trois cent mille livres à La Châtre; autant au duc de Tresmes; deux cent mille livres à Rouillé du Coudray, conseiller d'État, qui avait été l'âme des finances sous le duc de Noailles; cent cinquante mille livres au chevalier de Marcieu; enfin à tant d'autres que j'oublie ou que j'ignore que cela ne peut se nombrer; sans ce que ses maîtresses et ses roués lui en arrachaient, et de plus, lui en prenaient les soirs dans ses poches, car tous ces présents étaient en billets qui valaient tout courant leur montant en or, mais qu'on lui préférait.

Cette soif de l'or fit faire un singulier mariage au prince d'Auvergne, nom que le chevalier de Bouillon avait pris depuis quelque temps. Une Mme Trent, Anglaise, qui se disait demoiselle, et prétendait être à Paris à cause de la religion, s'était fourrée par là chez Mme d'Aligre, de laquelle j'ai parlé plus d'une fois. Elle retira chez elle cette fille d'abord par charité, et la garda longtemps, charmée de son ramage. Elle ne tarda pas à se faire connaître par ses intrigues et par son esprit souple, liant, entreprenant, hardi, qui surtout voulait faire fortune. Elle attrapa lestement force Mississipi de Law, qu'elle sut faire très bien valoir. Ce grand bien donna dans l'oeil au prince d'Auvergne, qui avait tout fricassé. Il cherchait à se marier sans pouvoir trouver à qui; le décri profond et public où ses débauches l'avaient fait tomber, et d'autres aventures fort étranges, ni sa gueuserie n'épouvantèrent point l'aventurière anglaise. Le mariage se fit au grand déplaisir des Bouillon. Elle mena toujours depuis son mari par le nez, et acquit avec lui des richesses immenses par ce même Mississipi. Il est pourtant mort avec peu de bien, parce qu'il avait été soulagé de presque tout son portefeuille que sa femme avait eu l'adresse de lui faire prêter, et qu'elle a été fort accusée d'avoir mis de côté. Quoi qu'il en soit, il a été perdu pour le mari et pour les siens, sans moyens contre la femme qui en demeura brouillée avec tous les Bouillon et qui n'a point eu d'enfants qui aient vécu. Elle chercha, avant et depuis la mort de son mari, à faire un personnage, mais la défiance la fit rejeter partout. Elle se retrancha donc sur la dévotion, la philosophie, la chimie qui la tua à la fin, au bel esprit surtout, dans un très petit cercle de ce qu'elle put à faute de mieux. Avec tout ce florissant Mississipi, il y eut des avis qu'on voulait tuer Law, sur quoi on mit seize Suisses du régiment des gardes chez lui, et huit chez son frère qui était depuis quelque temps à Paris.

J'ai différé à ce temps, où Pezé eut enfin le régiment du roi infanterie, à parler plus à fond de lui et de Nangis qui le lui vendit, parce que tous deux ont fait en leur temps une fortune singulière. Celui-ci, porté haut sur les ailes de l'amour et de l'intrigue, déchut toujours; celui-là avec peu de secours, mais par de grands talents, monta toujours, et par eux touchait à la plus haute et à la plus flatteuse fortune, lorsque, arrêté au milieu de sa course, il mourut au lit d'honneur environné de gloire et d'honneurs qui, lui promettant les plus élevés et les plus distingués, lui laissèrent en même temps voir la vanité des fortunes et le néant de ce monde.

Nangis, avec une aimable figure dans sa jeunesse, le jargon du monde et des femmes, une famille qui faisait elle-même le grand monde, une valeur brillante et les propos d'officier niais sans esprit et sans talent pour la guerre, une ambition de toutes les sortes et de cette espèce de gloire sotte et envieuse qui se perd en bassesses pour arriver, a longtemps fait une figure flatteuse et singulière par l'élévation de ses heureuses galanteries et par le grand vol des femmes, du courtisan, de l'officier. Ce groupe tout ensemble forma un nuage qui le porta longtemps avec éclat, mais qui, dissipé par l'âge et par les changements, laissa voir à plein le tuf et le squelette. Il avait le régiment d'infanterie du roi, qui sous le feu roi était un emploi de grande faveur, et qui semblait devoir mener à la fortune par les distinctions et l'affection particulière qu'il donnait à ce régiment par-dessus tout autre, et par les privances attachées à l'état du colonel qui travaillait directement avec le roi sur tous les détails de ce corps, sur lequel nul inspecteur ni le secrétaire d'État de la guerre n'avaient rien à voir. Après la mort du roi, l'âge de son successeur et l'incertitude éloignée du goût et du soin qu'il prendrait de ce régiment dégoûtèrent Nangis. On a vu ici en son temps qu'il le voulut vendre au duc de Richelieu, puis à Pezé, et de quelle façon capricieuse et pire il cessa de le vouloir vendre. Il ne lui avait rien coûté, non plus qu'à ses prédécesseurs, et le vendre était une grâce que M. le duc d'Orléans aurait bien pu, pour ne pas dire dû, se passer de lui faire. On a vu aussi en son lieu comment et pourquoi j'y étais fort entré pour Pezé, auquel il faut venir maintenant, aux dépens peut-être de quelque répétition, pour mettre mieux le tout ensemble.

Pezé était du pays du Maine, bien gentilhomme mais tout simple, parent éloigné du maréchal de Tessé par la généalogie et tout au plus près par la galanterie: il avait une mère que le maréchal avait trouvée aimable. Pezé était un cadet; il en prit soin et le mit de fort bonne heure page de Mme la duchesse de Bourgogne dont il était premier écuyer. Courtalvert, frère aîné de Pezé, avait du bien, mais pour soi seul, et plantait ses choux chez lui. Leur grand-père avait épousé la fille aînée d'Artus de Saint-Gelais, seigneur de Lansac et d'une fille du maréchal de Souvré dont la famille s'était crue heureuse de se défaire honnêtement de la sorte par la disgrâce de son corps, et le mari qui la prit s'estima très honoré de faire cette alliance à quelque prix que ce fût. L'autre fille de M. et de Mme de Lansac épousa Louis de Prie, seigneur de Toucy, et de ce mariage vint Mme de Bullion, grand-mère de Fervaques, chevalier de l'ordre en 1724, et la maréchale de La Mothe, laquelle était ainsi cousine germaine du père de Pezé, et lui, par conséquent, issu de germain des duchesses d'Aumont, mère du duc d'Humières, de Ventadour et de La Ferté, toutes trois filles de la maréchale de La Mothe. Cette alliance si proche le tira du régiment des gardes où il était entré en sortant de page, et le fit gentilhomme de la manche du roi. C'était un jeune homme de figure commune avec beaucoup d'esprit et de physionomie, plein de manèges, d'adresses, de finesse, de ressources dans l'esprit, liant et agréable, le ton du grand monde et de la bonne compagnie où il était agréable et bien reçu, et d'une ambition qui lui fit trouver toutes sortes de talents pour arriver à la plus haute fortune. Il fit si bien qu'il persuada au monde que le roi l'avait pris en amitié, que cette raison le fit compter, lui acquit des amis considérables à qui il ne manqua jamais en aucun temps, et lui fraya le chemin à tout. Je crois avoir reçu la dernière lettre qu'il ait jamais écrite; il m'a vu toujours très soigneusement et m'a toujours parlé de tout à coeur ouvert. On a vu en son temps que le duc d'Humières fit que je lui fis obtenir le gouvernement de la Muette dès que le roi eut cette maison, puis le régiment du roi quand Nangis eut la permission de le vendre, et Pezé ne l'oublia jamais. Enfin Nangis, lassé de ne point vendre, chercha à profiter du désir de Pezé et de l'incroyable facilité de M. le duc d'Orléans, à laquelle je n'eus point de part, mais bien à l'agrément d'acheter exclusif de tout autre. Pezé donna donc cent vingt mille livres desquelles Nangis donna soixante-cinq mille livres à Saint-Abre, qui, moyennant cette somme, lui céda le gouvernement de Salces, en Languedoc, qu'il avait. Il était de dix mille livres d'appointements, il fut mis à seize mille livres en même temps pour Nangis qui, outre sa pension de six mille livres comme colonel du régiment du roi qui lui fut conservée, en eut une autre pour son frère le chevalier de Nangis, de quatre mille livres, qui était capitaine de vaisseau. Saint-Abre eut par le marché une pension du roi de cinq mille livres, dont deux mille livres furent assurées à une de ses filles après lui. Ainsi Nangis tira plus de quinze mille livres de rente de ce qui ne lui avait jamais rien coûté et qu'il désirait de vendre, et avec cela fut assez sot pour m'en bouder toute sa vie, et fit le mécontent. Aussi lui et Pezé n'ont jamais été bien ensemble.

Nangis, à force de restes mourants de sa figure passée, devint pour rien chevalier d'honneur de la reine à son mariage, sans cesser de servir, fut chevalier de l'ordre, et quoique sans considération, et ayant paru un très ignorant officier général, son ancienneté parmi les autres pouliée par sa charge, le fit enfin maréchal de France, pour ne point servir et achever sa vie sans considération et comme dans la solitude au milieu de la cour, s'ennuyant et ennuyant les autres, et ne paraissant guère que pour les fonctions journalières de sa charge. Pezé, au contraire, passé en Italie avec le régiment du roi, y montra tant de talents naturels pour la guerre qu'il y saisit d'abord toute la confiance des généraux des armées, et devint en très peu de temps l'âme des projets et des exécutions. Il força par sa valeur et par ses lumières l'envie à lui rendre justice. Il mourut des blessures qu'il avait reçues à la bataille de Guastalla, avec l'ordre du Saint-Esprit qui lui fut envoyé en récompense de tout ce qu'il avait fait en Italie, et il allait rapidement au commandement en chef des armées comme généralement reconnu le plus capable, à quoi il s'était élevé en fort peu de temps.

Pezé me fait souvenir, et on verra bientôt pourquoi, que j'ai dépassé le temps où je devais rapporter la situation où Fleury, évêque de Fréjus, et moi, étions ensemble. Ses allures, ses sociétés et les miennes du vivant du feu roi, furent toujours différentes. Quoique nous eussions des amis communs, il n'y avait nul commerce entre nous, mais sans aucun éloignement de part et d'autre, et politesse quand nous nous rencontrions. À la fin de son dernier voyage à la cour, vers la fin de la vie du feu roi, je le rencontrai assez souvent chez Mme de Saint-Géran; il brassait alors bien sourdement la place de précepteur; il sentit apparemment que je pourrais quelque chose dans la régence que tout le monde voyait s'approcher de plus en plus par l'état où le roi paraissait. Le prélat me parut me rechercher, mais avec adresse, et je répondis avec civilité, mais sans passer les termes de conversations et de plaisanteries générales et indifférentes et sans nous chercher. Revenu démis de son évêché et précepteur, nous nous trouvâmes occupés tous deux à des choses différentes. Vincennes fit encore une séparation de lieu, et il se passa encore quelques mois après l'arrivée du roi à Paris sans que nous nous approchassions l'un de l'autre que par des civilités générales et passagères, quand rarement nous nous rencontrions. J'eus lieu de croire que cela ne satisfit pas M. de Fréjus.

On a vu ici toute la part qu'eut Mme de Lévi à le faire précepteur. C'était une femme de beaucoup d'esprit, vive à l'excès, toujours passionnée, et ne voyant ni gens ni choses qu'à travers la passion, qui en bien ou en mal la possédait sur les choses et sur les personnes; elle s'était donc coiffée de M. de Fréjus, en vérité jusqu'à la folie, en vérité aussi en tout bien et honneur; car cette femme, avec tous ses transports d'affection ou du contraire, était foncièrement pétrie d'honneur, de vertu, de religion et de toute bienséance. Elle était fille du feu duc de Chevreuse, par conséquent intimement mon amie, et de tout temps dans la plus étroite liaison avec Mme de Saint-Simon. Causant un soir avec elle, elle se mit sur le propos de M. de Fréjus, et me reprocha que je ne l'aimais point. Je lui en témoignai ma surprise, parce qu'en effet je n'avais nulle raison de l'aimer, ni de ne l'aimer pas. Le hasard ne me l'avait point fait rencontrer chez elle dans les derniers temps du feu roi, où leur amitié se lia, et elle était presque la seule personne fort de mes amies qui fut la sienne, et depuis la régence, lui et moi occupés de choses toutes différentes, n'avions point eu d'occasions de nous voir. Cela ne la satisfit pas; elle revint d'autres fois à la charge. Je jugeai donc que c'était de concert avec M. de Fréjus, qui de loin voulait ranger tous obstacles. Je répondis toujours honnêtement pour lui, parce que je n'avais nulle raison de répondre autrement, tellement qu'enfin il m'attaqua de politesse, puis de courte conversation chez le roi, et peu de jours après vint chez moi à l'heure du dîner m'en demander. De là, il vint assez souvent chez moi, souvent aussi dîner, et je l'allai voir quelquefois les soirs. Il était, comme on l'a dit ailleurs, de bonne conversation et de bonne compagnie, et il avait passé sa vie dans le monde le plus choisi. À force de nous voir, les raisonnements sur bien des choses entrèrent dans nos conversations.

Un soir assez tard que j'étais chez lui, quelque temps après qu'il eut commencé ses fonctions de précepteur, on lui apporta un paquet. Comme il était tard, et lui en robe de chambre et en bonnet de nuit au coin de son feu, je voulus m'en aller pour lui laisser ouvrir le paquet. Il m'en empêcha, et me dit que ce n'était rien que les thèmes du roi qu'il faisait faire aux jésuites qui les lui envoyaient. Il avait raison de prendre ce secours; car il ne savait du tout rien que grand monde, ruelle et galanterie. Sur ce propos des thèmes du roi, je lui demandai, comme ne l'approuvant pas, s'il projetait de lui mettre bien du latin dans la tête. Il me répondit que non, mais seulement pour qu'il en sût assez pour ne l'ignorer pas entièrement; et nous convînmes aisément que l'histoire, surtout celle de France générale et particulière, était [ce] à quoi il le fallait appliquer le plus. Là-dessus il me vint une pensée que je lui dis tout de suite pour apprendre au roi mille choses particulières et très instructives pour lui dans tous les temps de sa vie, et en se divertissant, qui ne pouvaient guère lui être montrées autrement.

Je lui dis que Gaignières, savant et judicieux curieux, avait passé sa vie en toutes sortes de recherches historiques, et qu'avec beaucoup de soins, de frais et de voyages qu'il avait fait exprès, il avait ramassé un très grand nombre de portraits, de ce qui en tout genre et en hommes et en femmes, avait figuré en France, surtout à la cour, dans les affaires et dans les armées, depuis Louis XI; et de même, mais en beaucoup moindre quantité dés pays étrangers, que j'avais souvent vus chez lui en partie, parce qu'il y en avait tant qu'il n'avait pas pu les placer, quoique dans une maison fort vaste où il logeait seul vis-à-vis des Incurables; que Gaignières en mourant avait donné au roi tout ce curieux amas . Le cabinet du roi aux Tuileries avait une porte qui entrait dans une belle et fort longue galerie, mais toute nue. On avait muré cette porte, on avait fait quelques retranchements de simples planches dans cette galerie, et on y avait mis les valets du maréchal de Villeroy. Je proposai donc à M. de Fréjus de leur faire louer des chambres dans le voisinage, à quoi mille francs auraient été bien loin, d'ouvrir la porte de communication du roi, et de tapisser toute cette galerie de ces portraits de Gaignières, qui pourrissaient peut-être dans quelque garde-meuble; de dire aux précepteurs des petits garçons qui venaient faire leur cour au roi, de parcourir un peu ces personnages dans les histoires et les mémoires, et de dresser avec soin leurs pupilles à les connaître assez pour en pouvoir d'abord dire quelque chose, et ensuite avec plus de détail pour en causer les uns avec les autres, en suivant le roi dans cette galerie, en même temps que M. de Fréjus en entretiendrait le roi plus à fond; que de cette manière il apprendrait un crayon de suite d'histoire, et mille anecdotes importantes à un roi qu'il ne pourrait tirer aisément d'ailleurs; qu'il serait frappé de la singularité des figures et des habillements qui l'aideraient à retenir les faits et les dates de ces personnages ; qu'il y serait aiguisé par l'émulation des enfants de sa cour, les uns à l'égard des autres, et la sienne à lui-même, de savoir mieux et plus juste qu'eux; que le christianisme ni la politique ne contraindraient en rien sur la naissance, la fortune, les actions, la conduite de gens, morts eux et tout ce qui a tenu à eux, et que par là, peu à peu le roi apprendrait les services et les desservices, les friponneries, les scélératesses, comment les fortunes se font et se ruinent, l'art et les détours pour arriver à ses fins, tromper, gouverner, museler les rois, se faire des partis et des créatures, écarter le mérite, l'esprit, la capacité, la vertu, en un mot les manéges des cours dont la vie de ces personnages fournissent des exemples de toute espèce, conduire cet amusement jusque vers Henri IV, alors piquer le roi d'honneur en lui faisant entendre que ce qui regarde les personnages au-dessous de cet âge ne doit plus être que pour lui, parce qu'il en existe encore des familles et des tenants, et tête à tête les lui dévoiler; mais comme il s'en trouve quantité aussi de ceux-là dont il ne reste plus rien, les petits garçons y pourraient être admis comme aux précédents; enfin, que cela mettrait historiquement dans la tête du roi mille choses importantes dont il ne sentirait que les choses, sans s'apercevoir d'instruction, laquelle serait peut-être une des plus importantes qu'il pût recevoir pour la suite de sa vie, dont la vue de ces portraits le ferait souvenir dans tous les temps, et lui acquerrait de plus une grande facilité pour une étude plus sérieuse, plus suivie, et plus liée de l'histoire, parce qu'il s'y trouverait partout avec gens de sa connaissance depuis Louis XI, et cela sans le dégoût du cabinet et de l'étude, et en se promenant et s'amusant. M. de Fréjus me témoigna être charmé de cet avis, et le goûter extrêmement. Toutefois il n'en fit rien, et dès lors je compris ce qui arriverait de l'éducation du roi, et je ne parlai plus à M. de Fréjus de portraits ni de galerie, où les valets du maréchal de Villeroy demeurèrent tranquillement.

Il témoignait à Pezé beaucoup d'amitié. Pezé, qui me voyait fort en liaison avec lui, me proposa de chercher à le faire cardinal; si de lui-même, ou si le prélat lui en avait laissé sentir quelque chose, je ne l'ai point démêlé. C'étaient deux hommes extrêmement propres à s'entendre et à se comprendre sans s'expliquer. Pezé voulait que ce fût à l'insu de M. le duc d'Orléans; car la chose ne pouvant s'acheminer promptement, l'abbé Dubois pouvait croître en attendant, peut-être quelque autre qui aurait barré Fréjus. Réflexion faite, je crus pouvoir tâter le pavé, et me conduire suivant ce que je trouverais. On a vu ici en son lieu l'étroite liaison où j'avais été avec le nonce Gualterio. Depuis sa promotion au cardinalat et son départ tout de suite, nous étions en usage de nous écrire toutes les semaines, et assez souvent en chiffre. Je le dis à Pezé, et que je sonderais le gué par cette voie, non que le cardinal Gualterio fût en crédit à Rome bastant pour s'en servir; mais il était fort au fait de tout, et propre à indiquer et à conduire. Cette menée dura plusieurs mois sans beaucoup de moyens ni d'apparence, jusqu'à ce que Pezé me pria de la part de Fréjus d'abandonner l'affaire qu'il avait reconnue impossible à cacher au régent jusqu'au bout, et qui pourrait lui tourner à mal; le rare est que jamais il ne m'en a parlé qu'une fois unique, qui fut pour me dire lui-même ce que Pezé m'avait dit de sa part, et me remercier à merveilles sans jamais m'en avoir parlé ni devant ni après, ni moi à lui. Cela néanmoins serra la liaison de sorte qu'il me parlait de tout très librement, et qu'il a continué depuis jusqu'à sa mort la même ouverture sur les gens, les choses, les affaires à un point qui me surprenait toujours, d'autant plus que ce n'était jamais que récits ou dissertations sans me demander mon avis sur rien ni encore moins d'envie de m'approcher ni des affaires ni de la cour, à quoi je lui donnais beau jeu par n'en avoir pas plus d'envie que lui. Ce court récit suffit maintenant. Il servira à éclaircir bien des choses qu'il n'est pas encore temps de raconter.

Le duc de Brancas eut une pension, de l'argent comptant, un logement à Luxembourg. Béthune, chef d'escadre, eut une pension de six mille livres, et Torcy obtint pour sa soeur l'abbesse de Panthemont, à Paris, celle de Maubuisson que Mme de Bourbon avait refusée. Elle était fille aînée de M. le Duc et de Mme la Duchesse, fort contrefaite, fort méchante, avec de l'esprit. Elle était religieuse de Fontevrault, dont elle voulait être coadjutrice. Mme de Mortemart, qui en était abbesse et qui la connaissait bien, s'y opposa toujours. À la fin elle vint au Val-de-Grâce où elle désola le couvent, et fut enfin abbesse de Saint-Antoine. Elle en traita cruellement les religieuses, dissipa les biens, quoique avec une forte pension du roi, et en fit tant qu'à la prière de Mme la Duchesse, de M. le Duc son frère, de toute sa famille, le roi la fit enlever un matin par le duc de Noailles, capitaine des gardes du corps, et conduire en une petite abbaye, où elle est demeurée depuis honnêtement prisonnière.

L'abbé Morel mourut fort vieux. C'était un homme d'esprit et fort instruit que la débauche avait lié avec Saint-Pouange en leur jeunesse, et toute leur vie le goût du plaisir. Saint-Pouange qui lui reconnut des talents le fit connaître à Louvois, qui en essaya pour négocier des affaires secrètes qu'il soufflait tant qu'il pouvait au ministre des affaires étrangères. Il s'en trouva si bien qu'il en parla au roi, qui s'en servit souvent depuis la mort de Louvois, et lui parlait souvent aussi dans son cabinet, où il le faisait venir par les derrières. Il disparaissait quelquefois, et j'entendais dire qu'on l'avait envoyé en commission secrète. Le roi et les ministres en furent toujours contents, et ses voyages furent toujours impénétrables. Il avait pensions et abbayes, voyait bonne compagnie, paraissait quelquefois à la cour, et le roi en public lui parlait souvent et avec un air de bonté : en son genre c'était un personnage et un honnête homme aussi.

CHAPITRE XV. §

Promotion de dix cardinaux. — Leur discussion. — Spinola, Althan, Perreira. — Gesvres. — Sagesse et dignité des évêques polonais. — Bentivoglio. — Bossu, dit Alsace, et comment; est malmené par l'empereur. — Belluga; sa double et sainte magnanimité. — Salerne. — Mailly; son ambition; sa conduite. — Pourquoi les nonces de France, devenant cardinaux, n'en reçoivent plus les marques qu'en rentrant en Italie. — Tout commerce étroitement et sagement défendu aux évêques, etc., de France avec Rome, et comment enfin permis. — Haine de Mailly contre le cardinal de Noailles, et ses causes. — Sentiments de Mailly étranges sur la constitution. — Comment transféré d'Arles à Reims. — Sa conduite dans ce nouveau siège.

Le pape fit une promotion de dix cardinaux dont un réservé in petto. La France n'en eut point, parce que Bissy avait passé sur son compte dans les derniers temps de la vie du roi, à la faveur de la constitution. Les neuf déclarés furent Gesvres, archevêque de Bourges pour la Pologne; Mailly, archevêque de Reims, proprio motu; Spinola, nonce à Vienne; Bentivoglio, nonce à Paris; Bossu, archevêque de Malines, proprio motu; Perreira y la Cerda pour le Portugal; Althan pour l'empereur, frère de son favori et évêque de Vaccia; Belluga, évêque de Murcie pour l'Espagne, et le P. Salerne jésuite. Il n'y a point de remarque à faire sur Spinola, nonce à Vienne, ni sur Althan et Perreira, nommés par l'empereur et par le roi de Portugal; il y en a sur les six autres. On n'en pervertira le rang que sur Mailly dont on parlera le dernier.

Gesvres avait plus de soixante ans, il avait été jeune à Rome, il s'y était initié au Vatican. Innocent XI, Odeschalchi, tout ennemi de la France qu'il fut toujours, l'avait tellement pris en affection qu'il lui donna une place de camérier d'honneur. Le nouveau prélat sut lui plaire et à toute sa cour, dont il prit si bien les manières qu'il ne s'en est jamais défait depuis, habitude, goût ou politique. Tout lui riait à Rome; il y passait pour un des prélats favoris, et qui touchait de plus près à la pourpre; et personne ne douta ni à Rome ni en France qu'il ne l'eût obtenue à la première promotion, lorsque les démêlés sur les franchises entre le pape et le feu roi vinrent au point que le marquis de Lavardin, son ambassadeur à Rome, ne put jamais obtenir audience, qu'il fût excommunié, et que tous les François eurent ordre de sortir de Rome. Gesvres obéit comme les autres, mais à son grand regret et à celui du pape et de toute sa cour. Phélypeaux, archevêque de Bourges, frère de Châteauneuf, secrétaire d'État, venait de mourir tout à propos. Bourges fut donné à Gesvres en arrivant pour prix de son obéissance et de l'abandon de ses espérances à Rome; il fut le premier abbé qui de ce règne fut fait archevêque tout d'un coup; il ne regarda ce poste que comme une planche après le naufrage, et ne songea qu'à s'en faire un échelon pour arriver où il tendait, aussitôt que les affaires seraient accommodées entre la France et Rome. Il perdit son protecteur en Innocent XI. Ottobon, qui lui succéda sous le nom d'Alexandre VIII, fit passer le roi par où il voulut, puis se moqua de lui. Son pontificat fut trop court pour donner lieu à Gesvres de travailler utilement pour soi. Pignatelli, dit Innocent XII, lui succéda, régna plus longtemps. Il témoigna de l'estime et de la bonté à Gesvres, mais il n'était plus à Rome ni dans la prélature. Gesvres sentait qu'il lui fallait une nomination. Il n'oublia rien pour se lier étroitement avec Pomponne, Croissy et Torcy, fils du dernier, gendre de l'autre, qui avaient en commun les affaires étrangères. Il y réussit parfaitement, et il brigua la nomination du roi Jacques d'Angleterre. Mais elle ne put réussir. Il se tourna vers celle de M. le prince de Conti, qui venait d'être élu roi de Pologne et qui partait pour se rendre en ce pays-là. On a vu en son lieu le peu de goût de ce prince pour cette couronne, et son prompt retour. Gesvres ne se rebuta point. Les évêques polonais, tous sénateurs du royaume, ont eu le bon sens de ne céder point aux cardinaux, en sorte qu'il n'y a guère que l'archevêque de Gnesne qui le puisse être, parce qu'étant primat du royaume et régent dans l'interrègne il n'y a point de difficulté avec lui; c'est ce qui rend la nomination de Pologne facile à obtenir aux étrangers. Gesvres sut si bien manéger qu'il eut celle de l'électeur de Saxe, élu roi de Pologne au lieu de M. le prince de Conti. Dans la suite le victorieux roi de Suède l'ayant forcé à céder sa couronne à l'heureux Stanislas Leczinski, Gesvres fit encore si bien qu'il eut sa nomination; et ce nouveau roi ayant été précipité du trône par un retour de fortune et l'électeur de Saxe y étant remonté, Gesvres eut encore une nouvelle confirmation de sa précédente nomination, et tout cela avec le consentement du roi. Il passa donc plus de trente ans de sa vie à pourchasser le cardinalat et à n'avoir autre chose dans le coeur et dans la tête.

Archevêque de nom sans presque jamais de résidence, épargnant tout pour ses agents à Rome et pour ses vues du cardinalat, il avait tout démeublé ou vendu à Bourges depuis la mort du roi, et déclaré qu'il n'y retournerait plus. Parvenu enfin à la pourpre si ardemment et si persévéramment souhaitée, et transporté de joie après tant de soins, de peines et de travaux, qui eût cru qu'arrivé enfin à l'unique but de toute sa vie, il n'en eût pas joui pleinement? Mais voilà de ces traits des jugements de Dieu qui confondent les hommes. Gesvres fut encore moins cardinal qu'il n'avait été archevêque. Idolâtre de sa santé et de ses écus, il ne pensa qu'à éviter d'aller à Rome, et, pour en montrer son impossibilité, n'alla presque point à Versailles quand la cour y fut retournée, et dînait en chemin. Il s'abstint des thèses, des sacres, de toutes cérémonies, même de celles du Saint-Esprit, après qu'il eut été admis à l'ordre, du conseil de conscience formé ad honores, et de toutes sortes d'affaires. Il vécut dans sa maison solitaire où sa pourpre ne lui fut d'aucun usage, que pour la voir dans ses miroirs et s'entendre donner de l'Éminence par ses valets. Point de visites; en recevait très peu, mangeait seul, très sobrement et médicinalement, avec une très bonne santé, donnait deux ou trois dîners l'année avec peu de choix, voyait quelques nouvellistes italiens et quelques savants obscurs, car il n'était pas sans savoir ni sans lumière pour les affaires; se promenait les matins aux Tuileries pour prendre l'air avec des gens la plupart inconnus, et se défit enfin de son archevêché en faveur de l'abbé de Roye, qu'il voulut mordicus, et pas un autre, non pas même de son neveu, quoique fort bien avec lui et avec le duc de Tresmes, son frère, parce qu'il crut que l'abbé de Roye y ferait plus de bien et ne tourmenterait personne sur la constitution, qu'il n'avait jamais honorée que des lèvres, et fit toujours de grandes aumônes dans l'archevêché de Bourges.

Bentivoglio avait quitté tard un régiment de cavalerie qu'il commandait au service de l'empereur, pour entrer en prélature. Sa naissance lui valut en moins de rien la nonciature de France, où il se signala par toute la débauche, les emportements, les fureurs dont on a parlé ici et qu'on ne répétera pas. Il ne les signala pas moins à l'unique conclave où il se trouva, et assez peu après il mourut d'un emportement de colère qui l'étouffa et en délivra le monde.

Bossu, dont le nom était Hennin-Liétard, était frère du prince de Chimay, mort mon gendre, que Charles II avait fait tout jeune chevalier de la Toison, qui servit depuis Philippe V en Espagne; qui le fit lieutenant général et grand d'Espagne. Bossu fut envoyé tout jeune faire ses études à Rome, et livré aux jésuites pour avoir soin de son éducation et de sa fortune. Ils suppléèrent à ses talents qui en tout genre étaient nuls, mais ils en firent un grand dévot et se l'acquirent sans réserve. Des aveugles-nés de grande naissance qui les peut élever à tout avec du secours, sont merveilleusement propres à la société qui n'en laisse guère échapper de ceux dont ils se peuvent saisir, et les familles, qui espèrent bien y trouver leur compte, les leur offrent volontiers. Elles mettent ainsi de grands bénéfices et de grandes dignités dans leur maison, et les jésuites règnent avec autorité par des sujets grandement établis, qui ne se connaissent pas eux-mêmes. Bossu revint [de] Rome parfaitement jésuite; c'était toute l'instruction qu'il y avait acquise, la seule dont son génie pût être susceptible, l'unique dont l'intérêt de sa famille et celui de ses instituteurs pût élever sa fortune : aussi lui valut-elle, promptement l'archevêché de Malines et une belle et très riche abbaye dans Malines même, dont les jésuites furent en effet archevêques et abbés. Ils se trouvèrent si bien d'un disciple si entièrement abandonné à eux, qu'ils n'oublièrent rien pour le faire valoir à Rome et le porter à la pourpre dont ils tireraient encore plus d'éclat et de fruit. Il aurait eu des concurrents qui lui auraient coupé chemin, si on se fût douté à Vienne qu'il pût être sur les rangs d'une promotion. Quelque zèle et quelque soumission que les jésuites aient de tout temps pour la cour impériale, leurs intérêts leur sont encore plus chers, et le coup frappé ils ne manquent point de ressources pour le cacher ou le faire oublier. Cette considération, bien loin de les arrêter, ne fit qu'aiguiser leurs sourdes intrigues. Ils firent comprendre Bossu dans cette promotion sans aucune participation de la cour de Vienne, et l'ignorant et dévot Bossu, transporté de joie de sa promotion, en prit à l'instant toutes les marques dans Malines, sans en demander, ni encore moins en attendre la permission de l'empereur. Ce monarque, accoutumé à dominer également et ses sujets et la cour de Rome, entra en grande colère, menaça Rome, saisit les revenus du nouveau cardinal et le traita avec toute la hauteur d'un souverain justement irrité. Les jésuites qui s'y étaient attendus firent le plongeon comme des serviteurs fidèles qui n'avaient point de part en ce choix, et firent rendre à leur créature rougie les plus grandes soumissions à l'empereur et à ses ministres. L'affaire était faite, il ne s'agissait plus que d'en sortir: avec toutes ces soumissions, Bossu n'en garda pas moins toutes les marques et le rang de sa nouvelle dignité. Sa conscience ne lui permettait pas de manquer au pape qui la lui avait conférée, mais en même temps il trahit son humilité. Il prit le nom de cardinal d'Alsace. Il prétendit le premier de sa maison sortir par mâles des anciens comtes d'Alsace. On en rit en Flandre; mais partout ailleurs il ne put le faire passer et ne fut jamais que le cardinal de Bossu. L'empereur eut grand'peine à lui permettre d'aller à Rome pour le conclave. Il ne lui donna main levée de ses revenus pour ce voyage qu'à condition de venir à Vienne directement de Rome, dès que le pape serait élu et couronné, demander pardon de sa faute. Il y alla donc, y fut retenu six mois, y reçut tous les dégoûts dont on put s'aviser, qui le poursuivirent toujours depuis en Flandre. La constitution venue on peut juger avec quelle aveugle fureur cette créature des jésuites s'y signala.

Belluga arriva à la pourpre par des sentiers plus droits; c'était un bon gentilhomme castillan que sa rare piété avait fait choisir à Philippe V au commencement de son règne pour l'évêché de Murcie. Il s'y conduisit comme on s'y était attendu, et y fut en exemple à toute l'Espagne. Quelques années après, la guerre y fut portée jusque dans ses entrailles. Le roi et la reine, contraints d'abandonner Madrid sans argent, sans subsistance pour ce qui leur restait de troupes, sans espérance d'en pouvoir lever, avec fort peu de sauver aucune pièce de la monarchie. Dans cette extrémité, qui fit si grandement éclater l'attachement et la fidélité espagnole à jamais mémorable, l'évêque de Murcie se signala entre les seigneurs et les prélats. Il fournit seul, gratuitement, deux mois de subsistance à l'armée, ou du sien qu'il épuisa et engagea, ou du fonds de ses diocésains qu'il toucha par l'ardeur de ses prédications, et encore plus par son exemple; et il donna, de plus, de quoi payer aux troupes plusieurs prêts qui leur étaient dus. Le sort des armes et les efforts de cette héroïque nation ayant raffermi le trône et rendu la couronne à Philippe V, l'évêque de Murcie ne crut pas qu'il lui fût rien dû; il compta n'avoir fait que remplir son devoir, ne songea ni à se montrer ni à faire parler de lui; demeura, comme il avait fait auparavant, renfermé dans son diocèse, uniquement occupé du soin de son salut et de celui de ses ouailles, sans que la cour aussi parût penser à lui. L'épuisement où tant et de si cruelles secousses avaient mis les finances fit chercher les moyens de les réparer un peu. La Crusade parut d'un secours plus prompt et plus net, on l'augmenta fort d'un trait de plume. C'est une imposition sur le clergé que les papes, dominant en Espagne ainsi que dans tous les pays d'obédience, et surtout dans ceux d'inquisition, ont accordée souvent aux rois d'Espagne pour la guerre des Mores, et depuis leur expulsion, souvent encore sous prétexte de leur faire la guerre en Afrique. Comme l'Espagne y a toujours eu quelques places, qui ont soutenu des sièges sans fin, parce que les Mores n'entendent rien à l'attaque des places, cette imposition, plus ou moins forte, a presque toujours subsisté et comme passé en ordinaire; mais la surtaxe, et de la seule autorité du roi, émut le clergé et l'évêque de Murcie plus qu'aucun. C'était un grand homme de bien, mais de peu de lumière; il ne crut pas pouvoir en conscience livrer au roi un bien consacré aux autels et aux pauvres. Il fit grand bruit; il résista avec la plus grande fermeté aux ordres réitérés du roi, et comme son exemple à lui donner dans sa nécessité avait été grand et en spectacle à toute l'Espagne, celui de sa résistance n'eut pas moins de crédit pour le refus. Le roi, embarrassé, s'écrie et menace; Belluga, inébranlable, porta ses plaintes à Rome, et fut cause que l'affaire devint très considérable et ne put finir que par un accommodement.

Lors de son plus grand feu la promotion se fit, et Belluga, célèbre à Rome par son zèle et sa fermeté pour l'autorité du pape et pour l'immunité du clergé, y fut compris sans qu'il y eût jamais pensé. Il le montra bien; il n'en apprit la nouvelle qu'avec surprise, et tout aussitôt déclara qu'il n'accepterait jamais la pourpre sans la permission du roi, qu'il n'espérait pas dans la disgrâce où il se trouvait. En effet, le roi d'Espagne regarda la promotion de Belluga comme une injure qui lui était faite, et lui envoya défendre de l'accepter. Mais le refus de Belluga avait prévenu la défense. Le pape, piqué à son tour, dépêcha un courrier à Belluga avec un bref impératif d'accepter en vertu de la sainte obéissance. Mais ce bref ne put tenter ni ébranler même ce sublime Espagnol. Il répondit modestement au bref, qu'il n'y allait ni de la religion ni de l'Église qu'il fût cardinal ou qu'il ne le fût pas, mais qu'il y allait du devoir et de la conscience d'un sujet d'obéir à son roi, de lui être fidèle et soumis, dont nulle puissance ne le pouvait délier ni le faire départir. C'est qu'il ne s'agissait ici que d'une dignité; s'il y avait eu de la religion ou de l'hérésie mêlée, je ne sais si on penserait au delà des Pyrénées comme on pense en deçà, et comme toute l'antiquité a pensé en tout pays. Quoi qu'il en soit, telle fut la digne réponse du grand évêque de Murcie, dans laquelle il persévéra, malgré tout ce que Rome commise y employa de caresses et de menaces. Ce spectacle plaisait fort à Madrid, qui laissait faire, sans se remuer, et qui le laissa durer plusieurs mois. Belluga ne se remua pas davantage; il ne fit ni ne laissa faire la plus petite démarche auprès du roi d'Espagne; il ne fut pas moins tranquille ni moins absorbé dans ses devoirs et dans les occupations de sa vie accoutumée. Rome aussi dédaignait d'agir auprès du roi d'Espagne, ou plutôt n'osait se commettre à un refus. Lorsque Belluga n'y songeait plus et que la longueur du spectacle l'eut fait tomber, le roi d'Espagne dépêcha deux courriers, l'un à Belluga, avec ordre d'accepter; l'autre au pape, portant sa nomination au cardinalat en faveur de Belluga. Ainsi l'affaire fut finie avec une gloire sans égale pour Belluga, qui, sans se hâter ni changer rien à son habit ni à sa calotte, vint présenter sa barrette au roi d'Espagne, la recevoir de sa main, et l'en remercier comme ne la tenant que de ses bienfaits. Ce contraste fut un peu fort pour les cardinaux d'Alsace et de Mailly, et il fut célébré partout.

Dans la suite Belluga, qui avait plus de zèle que de lumière, voulut entreprendre des réformes que les évêques d'Espagne ne purent souffrir. Ils s'élevèrent contre avec d'autant plus de succès que leur résidence, leurs moeurs, leurs aumônes, leur vie pleinement et uniquement épiscopale est en exemple de tout temps soutenu à tous les évêques du monde. Belluga, ne pouvant procurer à son pays le bien qu'il s'était proposé, se dégoûta tellement qu'il fit trouver bon au roi qu'il lui remît l'évêché de Murcie, et qu'il se retirât à Rome. Il y fut comme à Murcie, sujet très attaché à son roi, chargé même de ses affaires dans des entre-temps, et y a eu part dans tous, et sa vertu qui surnagea toujours aux lumières, surtout politiques, lui acquit une vénération, et même pendant toute sa longue vie une considération que celles-ci ne peuvent atteindre, quoique plus dans leur centre en cette capitale du monde que partout ailleurs.

Salerne était un jésuite italien du royaume de Naples, transporté je ne sais par quelle aventure en Allemagne, ni par quelle autre fort bien dans les bonnes grâces de Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, en la conversion duquel il eut beaucoup de part; mais je ne sais s'il y eut plus de peine que le Tencin à celle de Law. L'électeur de Saxe voulait être roi de Pologne, et il ne pouvait être élu sans être catholique. Nul sujet du duché de Saxe ne pouvait embrasser la religion catholique sans perdre à l'instant tous les biens qu'il y possédait. La qualité de chef et de protecteur né de tous les protestants d'Allemagne est attachée à la dignité d'électeur de Saxe, qui est chargé de tous leurs griefs, de les faire redresser, de leur faire maintenir et rétablir tout ce que les diverses paix et pacifications leur ont accordé. Un titre qui a des fonctions si continuelles et si importantes, et qui le met à la tête du corps protestant, et en moyen de le mouvoir, lui donne la première considération dans l'Empire et dans toute l'Allemagne, et une autorité et un crédit qui le fait fort ménager par tous les souverains d'Allemagne et beaucoup par les empereurs. Auguste ne voulait pas perdre de si grands avantages ni se commettre avec ses propres États passionnés pour le luthéranisme. Son domestique n'était pas plus aisé sur ce point. Le détail de cette grande affaire n'appartient point à ces Mémoires. Il s'y faut contenter de l'exposition du fait, et de dire qu'Auguste fut assez habile ou assez heureux pour concilier des choses si fort opposées. Il fut catholique et roi de Pologne; il ne se brouilla ni avec ses sujets ni avec le corps des protestants; il demeura toujours leur chef et leur protecteur, dont il conserva toujours la considération, le crédit et l'autorité en Allemagne. Sa mère était fille de Frédéric III, roi de Danemark, qui survécut vingt ans à son couronnement à Cracovie, et qui ne le voulut jamais voir depuis. Il avait épousé en 1693 Christine-Évérardine, fille de Christian-Ernest de Brandebourg, marquis de Bareith, qui se retira dans un château à la campagne dès qu'elle sut sa conversion, ne prit jamais les marques de reine ni n'en voulut admettre les traitements, fut plusieurs années sans pouvoir se résoudre à le voir quand il venait en Saxe, et ne le vit enfin que comme en visites très courtes et très froides, sans avoir jamais voulu approcher des frontières de Pologne. L'électeur s'en consola aisément, mais il avait encore un autre dessein à exécuter. C'était de convertir son fils aîné et de lui assurer la couronne de Pologne, sans perdre après lui la précieuse qualité de chef et protecteur né des protestants. Pour arriver à ce but, il fallait séparer doucement le jeune prince d'une mère si entêtée de sa religion, sans montrer ses desseins sur lui, et le confier à des personnes assez sûres et assez intelligentes pour tourner le prince électoral suivant ses vues. C'est à quoi il eut encore le bonheur de réussir, et ce qui le détermina à le dépayser de Saxe par de longs voyages. Le P. Salerne eut l'honneur de la conversion du fils comme il avait eu celle du père. Il accompagna le jeune prince dans tous ses voyages, déguisé en cavalier; il le confessait et le dirigeait, et comme il n'était pas encore temps que sa conversion parût, il lui disait la messe avant que la suite du prince le sût éveillé, dont il avait une permission du pape. Au retour de ses voyages, la conversion, comme on l'a vu ici, fut déclarée, et presque en même temps son mariage avec une archiduchesse. Salerne en porta la nouvelle au pape qui le récompensa du chapeau. C'était, comme on le voit, un homme d'esprit et d'intrigue, doux, honnête, insinuant et dont les moeurs et la conduite n'ont point reçu de blâme. Il mourut à Rome chez les jésuites où il voulut toujours loger, neuf ans après sa promotion, toujours fort considéré et chargé des affaires de ses prosélytes.

Mailly, sans ailes comme en avait eu Gesvres, ne visa pas moins haut et n'y travailla pas moins que lui. Mis dans l'Église malgré lui par un père et une mère violents et absolus dans leur famille, il fit de nécessité vertu à travers les plus cuisants regrets, et ne prit d'ecclésiastique que ce qu'il n'en put laisser; ni étude ni savoir d'aucune espèce ni aptitude ni volonté d'en acquérir, ni piété ni moeurs que ce qu'il en fallait à l'extérieur pour ne pas ruiner les espérances de l'état forcé qu'on lui avait fait embrasser. Il vécut longtemps les coudes percés dans un recoin de Saint-Victor, parce qu'il en coûtait moins à son père, et que cette demeure l'écartait davantage du monde, et donnait une écorce plus régulière. Le mariage du comte de Mailly son frère avec une nièce à la mode de Bretagne de Mme de Maintenon, mais dont elle prenait soin comme de sa véritable nièce, et qu'elle fit dame d'atours de Mme la duchesse d'Orléans, puis de Mme la duchesse de Bourgogne, valut enfin une légère abbaye à ce malheureux reclus, et quelque liberté ensuite par une place d'aumônier du roi. Nos maisons, du même pays, étaient anciennement et plusieurs fois alliées ; l'amitié et les liaisons s'étaient toujours conservées entre elles.

J'étais fort des amis du comte de Mailly et de sa femme. Je le devins de l'abbé de Mailly dès qu'il parut à la cour. Il parvint à force de bras à l'archevêché d'Arles, à la mort du dernier Grignan. À peine y fut-il nommé qu'il songea à mettre à profit le voisinage d'Avignon et la facilité de la mer pour le commerce avec Rome. Il fit toutes sortes d'avances à Gualterio, vice-légat d'Avignon, qui y répondit en homme de beaucoup d'esprit et fort liant, qui n'ignorait pas ce qu'était l'archevêque d'Arles et la comtesse de Mailly, sa belle-soeur. Le grand but de ces vice-légats, et qui leur fait souhaiter cette vice-légation, est d'en sortir par la nonciature de France qui leur assure le cardinalat. Pour cela il faut s'y rendre agréable, parce qu'une des distinctions des trois grandes couronnes, l'Empire, la France et l'Espagne, est l'exclusion pour leur nonciature de tout sujet qui leur déplaît, et le choix pour la remplir entre trois ou quatre sujets que Rome leur propose. La liaison fut donc bientôt formée entre les deux prélats par leurs vues et leurs besoins respectifs, qui se tourna dans la suite en amitié intime qui ne finit qu'avec leur vie, on l'a vu ici ailleurs, et que ce fut leur amitié qui forma la mienne avec Gualterio, qui a duré jusqu'à la mort. Il vint bientôt nonce en France. Il y plut extrêmement, et sut gagner si bien les bonnes grâces du roi, que, devenu cardinal, il lui donna l'abbaye de Saint-Victor à Paris. On a vu ici en son temps qu'il s'était noyé à Rome, par la visite qu'il fit en partant de France aux bâtards; ce qui a fait que depuis lui aucun nonce n'a reçu la calotte rouge à Paris, et que sur le point de leur promotion, ils ont toujours, été rappelés et ne l'ont reçue qu'à l'entrée de l'Italie. Quelques années après sa promotion, Gualterio revint de Rome tout exprès pour voir le roi, et on a vu en son lieu ici avec quelle distinction il y fut reçu, jusqu'à donner de la jalousie par l'exemple du cardinal Mazarin. Il retourna à Rome avec parole du roi de l'ordre du Saint-Esprit à la première promotion. Le roi mourut sans la faire. M. le Duc en acquitta la promesse en 1724. Mailly, pendant ces années, tâchait de les employer sourdement par le commerce caché qu'il entretenait à Rome, où il se faisait des amis tant qu'il pouvait. Il trouva moyen de se procurer des occasions d'écrire au pape et de s'en attirer des brefs, mais tout cela dans le plus ténébreux secret. Depuis la fin de la Ligue, et la force du règne de Henri IV, il était aussi sagement qu'étroitement défendu à tous évêques, bénéficiers et ecclésiastiques d'avoir aucun commerce avec Rome, sans une permission expresse qui passait par celui des secrétaires d'État qui avait les affaires étrangères, qui l'accordait difficilement, qui limitait le temps, et qui ne s'étendait jamais au delà de l'affaire pour laquelle elle était accordée. C'était un crime et sévèrement châtié, qu'y écrire même une seule fois sans en avoir obtenu permission, parce que toutes les affaires ordinaires comme bulles, dispenses, etc., s'y faisaient par la seule entremise des banquiers en cour de Rome. Le roi était fort jaloux sur ce point. Ce n'a été que tout à la fin de son règne que l'affaire de la constitution, qui fit tant de fripons, d'ambitieux et de fortunes, et le crédit et l'intérêt du P. Tellier énervèrent cette loi si salutaire, puis l'anéantirent, dont la France sent encore tout le poids et le malheur. On a vu ailleurs ici combien il y eut de peine et de travail à sauver M. d'Arles, surpris en cette faute à l'occasion des reliques de saint Trophime, dont il avait envoyé un présent au pape qu'il s'était fait demander, dont il fut sur le point d'être perdu. Cet orage, que Mme de Maintenon eut grande peine à calmer, et qui fit grand bruit à la cour, rendit l'archevêque d'Arles plus timide, mais sans lâcher prise, et lui servit à Rome. On peut juger qu'un homme d'ambition si suivie n'avait pas négligé de se dévouer aux jésuites et de se les acquérir. Une haine commune les unissait.

La comtesse de Mailly, et les Mailly leurrés et accoutumés à la voir la nièce favorite de Mme de Maintenon, n'avaient pu digérer la fortune si supérieure de la nièce véritable, et ce que les Noailles avaient tiré de ce mariage. N'osant s'en prendre à Mme de Maintenon, ils s'en prenaient aux Noailles qu'ils haïssaient parfaitement; l'archevêque d'Arles en était irrité plus qu'aucun d'eux. Il ne pouvait supporter l'éclat du cardinal de Noailles, dont les avances et la douceur ne le purent jamais ramener, en sorte que, se trouvant d'une assemblée du clergé où le cardinal de Noailles, lors en pleine faveur, présidait, il prit à tâche, sourdement étayé des jésuites, de lui faire contre en toute occasion, sans que la patience et tout ce que le cardinal put faire pour le rendre plus traitable, y put réussir, tellement que l'archevêque leva le masque et lui rompit publiquement en visière. Le cardinal, tout modéré qu'il était, ne crut pas devoir souffrir cette insulte. Il la repoussa avec sagesse, mais avec la hauteur qui convenait à sa place, et comme au fond il avait raison, et qu'il sut bien l'expliquer et le démontrer, il confondit l'archevêque, qui ne sut que balbutier, et qui fut blâmé publiquement de toute l'assemblée. Cet éclat obligea le cardinal d'en rendre compte au roi. Le roi lava doucement la tête à l'archevêque, et l'obligea d'aller faire des excuses au cardinal, sans que les jésuites osassent dire un mot en sa faveur, ni que lui eût pu gagner Mme de Maintenon qui le tança fortement. Voilà ce qu'il ne pardonna jamais aux Noailles, et qui le rendit l'ennemi ardent et irréconciliable du cardinal de Noailles tout le reste de sa vie, jusqu'à m'avoir dit à moi-même dans le feu de l'affaire de la constitution, et lui cardinal, sur laquelle nous n'étions pas d'accord, qu'il ne se souciait de la constitution comme telle en façon du monde; qu'il ne l'avait jamais soutenue avec ardeur, comme il ferait toujours, que parce que le cardinal de Noailles était contre, et qu'il aurait été contre avec la même violence, si le cardinal de Noailles avait été pour. Il ne me dissimula pas aussi que la vue prochaine du chapeau lui avait fait faire les fortes démarches qu'il avait crues utiles pour se l'assurer et se l'accélérer.

Le Tellier, fils du chancelier de ce nom, et frère de Louvois, étant mort en 1710, archevêque de Reims depuis longues années, et toute sa vie peu ami des jésuites, le P. Tellier se fit un capital de le remplacer d'un homme à tout faire pour les jésuites, et à réparer dans ce diocèse les longues pertes qu'ils y avaient faites. Il y voulut aussi avec autant de choix un ennemi du cardinal de Noailles, qui, par l'éminence de ce grand siège, devînt un personnage nécessaire, sûr en même temps pour eux et propre à lui opposer. D'autres qualités, il ne s'en embarrassa guère, l'autorité et la violence suppléant aisément à tout. Dès qu'il ne s'agissait que des deux premières il ne lui fallut pas chercher beaucoup pour trouver son fait. La naissance, les entours de Mailly, le siège d'Arles qu'il occupait depuis longtemps, et où il avait presque toujours résidé, rendirent facile sa translation à Reims. Mailly gagna tout à ce changement, et n'y perdit pas même la facilité qu'il avait à Arles pour son commence et ses intrigues à Rome, sur lequel la rigueur de la cour était peu à peu tombée par les manéges du P. Tellier, aux vues duquel cette liberté était devenue nécessaire. Ainsi Mailly, devenu plus considérable à Rome par l'éclat de son nouveau siège et par sa proximité de Paris et de la cour, redoubla d'efforts à Rome, et n'oublia rien ici, pour en mériter l'objet de ses désirs. L'affaire de la constitution lui en présenta tous les moyens qu'il en saisit avec avidité, et qui lui fournit ceux d'exercer sa haine contre le cardinal de Noailles. L'orgueil souffrait toutefois de se voir avec son siège, son zèle, son affinité avec Mme de Maintenon, si loin derrière les cardinaux de Rohan et de Bissy, et confondu avec d'autres évêques; mais ce fut une épreuve qu'il fallut essuyer dans l'espérance du chemin qu'elle lui ferait faire. Ainsi s'écoulèrent les restes du règne du roi et les premiers temps de la régence. La constitution y ayant enfin pris le dessus, Mailly s'unit étroitement à Bentivoglio, tous deux dévorés du désir de la pourpre, et tous deux persuadés qu'ils ne se la pouvaient accélérer qu'en mettant tout en feu. Mailly donc n'aspira plus qu'à se faire le martyr de Rome, ne garda plus de mesures, abandonna Rohan, Bissy et les plus violents évêques, comme de tièdes politiques, qui abandonnaient le saint-siège et la cause de l'Église. De là ses lettres et ses mandements multipliés, le double mérite qu'il recueillit à Rome d'avoir osé les faire et les publier, et de n'avoir pu être arrêté par tous les ménagements que le régent avait eus pour lui. Ce n'était pas des ménagements qu'il souhaitait, c'était tout le contraire, pour acquérir à Rome la qualité de martyr et en recueillir le fruit. Aussi en fit-il tant que l'emportement d'une de ses lettres la fit brûler par arrêt du parlement; aussi en fit-il éclater sa joie et son mépris un peu sacrilègement. Il fonda une messe à perpétuité dans son église, à pareil jour, pour remercier Dieu d'avoir été trouvé digne de participer aux opprobres de son fils unique pour la justice; il espérait sans doute engager à quelque violence d'éclat, par cette étrange fondation, qui le conduirait plus tôt à son but: il y fut trompé.

Le châtiment alors ne pouvait tomber que sur sa personne, et on ne peut agir contre la personne d'un pair qu'au parlement, toutes les chambres assemblées et les pairs convoqués. Outre l'embarras d'une affaire de cette qualité, la constitution et ses suites étaient détestées, et on ne craignait rien tant là-dessus que l'assemblée du parlement. On laissa donc tomber l'éclat où l'archevêque voulait engager. Sa conduite, qui scandalisa jusqu'aux plus emportés constitutionnaires, le décrédita même dans leur parti; mais les prélats ne donnaient pas les chapeaux; ce n'était qu'à Rome qu'ils se distribuaient, et ce n'était que vers Rome que toutes ses démarches se dirigeaient. Enfin il fut content par la promotion dont il s'agit ici; lui et son ami Bentivoglio y furent compris tous deux. Ces violents procédés ne le servirent peut-être pas mieux que ses flatteries. Le pape se piquait singulièrement de bien parler et de bien écrire en latin; il voulait s'approcher de saint Léon et de saint Grégoire, ses très illustres prédécesseurs; il s'était mis à faire des homélies; il les prononçait, puis les montrait avec complaisance; pour l'ordinaire, on les trouvait pitoyables, mais on l'assurait qu'elles effaçaient celles des pères de l'Église les plus savants, les plus élégants et les plus solides. Mailly s'empressa d'en avoir, et encore plus de se distiller en remercîments et en éloges. Ils achevèrent de gagner et de déterminer le pape, qui le fit cardinal, sans participation de la France ni de pas un de ses parents ou amis de ce pays-ci.

CHAPITRE XVI. §

M. le duc d'Orléans, fort irrité de la promotion de l'archevêque de Reims, me mande, me l'apprend et dispute cette affaire avec Le Blanc et moi, où La Vrillière, gendre du frère de l'archevêque, survient. — Velleron dépêché à l'archevêque avec défense de porter aucune marque de cardinal et de sortir de son diocèse. — Ridicule aventure et dépit de Languet, évêque de Soissons. — Son état, son ambition, ses écrits, sa conduite. — Conduite de l'archevêque de Reims. — Il obéit aux ordres que Velleron lui porte. — Quel était Velleron. — Ma conduite avec le régent sur l'archevêque de Reims. — Rare et insigne friponnerie des abbés Dubois et de La Fare-Lopis à l'égard l'un de l'autre. — L'archevêque de Reims clandestinement à Paris. — Mystère très singulier de ce retour. — Faiblesse et ambition de l'archevêque de Reims. — Son premier succès et ma duperie. — Manége de Dubois à l'égard de l'archevêque de Reims, dont je suis encore parfaitement la dupe. — Comment Mailly, archevêque de Reims, obtint enfin de recevoir des mains du roi sa calotte rouge, où je le conduisis.

M. le duc d'Orléans m'envoya chercher un peu après midi; il n'y avait pas une heure qu'il avait reçu la nouvelle de la promotion; l'abbé Dubois qui la lui avait portée n'était déjà plus avec lui. C'était le dimanche 10 décembre; je le trouvai seul avec Le Blanc; La Vrillière y vint une demi-heure après. M. le duc d'Orléans était fort en colère; il m'apprit la promotion, et tout de suite qu'il dépêchait à Reims, où était l'archevêque, le chevalier de Velleron, enseigne des gardes du corps, avec un ordre du roi de l'empêcher de sortir de Reims, de l'y faire retourner s'il le rencontrait en chemin, de lui défendre de porter la calotte rouge ni aucune marque ni titre de cardinal, et de la lui ôter de dessus la tête en cas qu'il l'y eût mise. Je sentis tout le crime d'une ambition désordonnée, qui m'était connue depuis si longtemps. Je sentis aussi toute la faiblesse du régent après le premier feu passé, qui le portait lors aux extrémités, et tous les embarras à l'égard d'une dignité que les couronnes ont mise en possession paisible de toute indépendance, de toute infidélité et de toute vraie impunité. Je sentis encore que la chose était à ce point qu'il fallait perdre cet homme, qui était mon parent, et, tel qu'il fût, mon ami depuis si longtemps, ou le laisser en possession de son larcin. Je me conduisis donc en conséquence ; je montrai autant de colère que M. le duc d'Orléans, je ne le contredis en rien, je discutai avec lui tous les plus violents partis sans en exclure ni en inclure pas un. Je donnai à sa colère tout le jeu et tout l'essor qu'elle voulut prendre, et j'applaudis à tout. J'aurais tout gâté à faire autrement; il n'était pas temps de chercher à diminuer ce feu, je l'aurais embrasé davantage, et j'aurais ôté la force à ce que je me proposais bien de lui représenter peu après. Ces délibérations d'extrémités fort en l'air et peu digérées durèrent jusqu'à près de trois heures. Je ne voulus rien abréger pour laisser évaporer tout le feu, et parus être aussi fâché que lui. Je l'étais en effet, parce que rien n'est plus préjudiciable à l'État ni plus directement opposé au droit des rois sur leurs sujets qu'une telle porte ouverte à l'ambition des ecclésiastiques, qui, au mépris du souverain, de son autorité, de ses intérêts, se livrent à une puissance étrangère, souvent ennemie, pour en obtenir une dignité amphibie qui les élève à un rang monstrueux, les met à la tête du clergé, les soustrait à tout châtiment et à toute poursuite, quelque félonie qu'ils puissent commettre, leur donne un crédit, une considération, une autorité infinie, avec le droit certain d'avoir pour deux et trois cent mille livres de rente en bénéfices, et d'obtenir tout ce qui leur convient à leur famille, sans rendre le plus léger service à l'État ni à l'Église, séduit une infinité d'autres par l'espérance, et rend le pape plus maître du clergé que le roi; mais Mailly, de plus ou de moins, n'augmentait guère cette plaie; il était mon parent et mon ami; je ne voulais pas laisser casser la corde sur lui; et d'ailleurs je connaissais trop le régent pour le sentir capable de lui tenir la même rigueur qu'en pareil et même moindre cas le roi tint au cardinal Le Camus. À la fin le régent se souvint que nous n'avions pas dîné, et nous congédia.

Le Blanc, que M. le duc d'Orléans employait pour le moins [autant] en espionnages et en choses secrètes qu'à son fait de secrétaire d'État de la guerre, était fort souvent au Palais-Royal. Il avait accoutumé sa femme à faire mettre à table la compagnie chez lui sans lui, quand il n'était pas rentré à deux heures, et comme il en était près de trois quand il arriva ce jour-là, il trouva le dîner avancé, et la compagnie en peine de ce qui pouvait l'avoir tant retardé. Le hasard le fit placer à table vis-à-vis Languet, évêque de Soissons. Le Blanc fit ses excuses, et dit qu'il ne cacherait point ce qui l'avait retenu si tard au Palais-Royal, parce que la chose allait être publique: chacun dressa les oreilles et demanda de quoi il s'agissait. Le Blanc répondit que c'était de la promotion que le pape venait de faire. À ce mot, Languet se met presque en pied et s'écrie les yeux allumés: « Et qui, et qui? » Le Blanc nomme les nouveaux cardinaux; Mailly fut nommé le second, comme il l'était dans la liste. À ce nom, Languet tombe sur sa chaise, la tête sur son assiette, se la prend à deux mains, et s'écrie tout haut: « Ah! il m'a pris mon chapeau. » Un éclat de rire de la compagnie, mal étouffé et surpris, après quelques moments de silence, réveilla le désintéressé prélat. Il demeura déconcerté, laissa raisonner sur la promotion, balbutia tard, courtement, rarement, tortilla quelques bouchées lentement, et de loin à loin, pour faire quelque chose, devint le spectacle de la compagnie, et la quitta lorsqu'on fut hors de table tout le plus tôt qu'il put. Cette aventure fut bientôt publique, et me fut contée le lendemain par le chevalier de Tourouvre, qui vint dîner chez moi, et qui s'était trouvé la veille à table chez Le Blanc, à côté de Languet. Qui eût dit du plat abbé Languet, bourgeois de Dijon, languissant dans les antichambres de Versailles, où je l'ai vu cent fois entrant chez le maître ou la maîtresse de l'appartement, et le retrouvant en sortant sur le même coffre de l'antichambre; qui croyait, avec raison, avoir fait fortune par une place pécuniaire d'aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, et une de grand vicaire d'Autun; qui croirait, dis-je, que, non content d'être arrivé à se voir évêque, et évêque de Soissons, il ne se serait pas trouvé au comble, et eût osé lever les yeux jusqu'à la pourpre et en approcher en effet de fort près? Saint-Sulpice d'abord, dont l'illustre curé était son frère, bien différent de lui, et la constitution après qui le fit évêque, en se livrant corps et âme au P. Tellier, lui tournèrent la tète d'ambition. Peu de gens osèrent se déshonorer au commencement de cette affaire par un abandon à découvert. Il fut des premiers, et bientôt après il se signala par ces fameux avertissements ou tocsins, qui firent tant de bruit et de scandale, dont il se donna constamment pour l'auteur tout aussitôt qu'ils parurent sous son nom.

Mailly, archevêque de Reims, me vint conter, mourant de rire, que Tourneli, docteur de Sorbonne, qui les avait faits, mais qui, pour leur donner du poids, les voulait donner sous le nom d'un évêque, était allé les lui porter, et le prier, jusqu'à l'importunité, de les adopter et d'y laisser mettre son nom pour les publier comme son ouvrage; qu'il ne voulut tâter ni de l'ouvrage, ni du mensonge, ni de se revêtir du travail d'autrui, et que sa surprise avait été sans égale, lorsque peu après il les voyait imprimés sous le nom de Languet, évêque de Soissons, qui s'en déclarait publiquement l'auteur. Tant que Tourneli vécut, ce prélat s'illustra de sa plume parmi les siens; mais quand la mort la lui eut enlevée, le tuf parut à plein dans les compositions de Languet. Il était très vrai qu'il briguait sourdement la pourpre; mais on ne laissa pas à la fin de le savoir, et on l'en crut même fort proche. Rome, suivant sa politique, l'entretenait d'espérances, sans la vouloir prostituer à un sujet aussi infime, et duquel, à beaucoup moins, elle était bien sûre de tirer toutes les folies et toutes les fureurs qu'elle voudrait ; aussi ne s'y est-elle pas trompée, et la suite en a donné la pleine démonstration même fort au delà des intentions de Rome. En effet, il se trouvera bien peu d'auteurs et encore moins d'évêques aussi hardis à citer faux, à tronquer les passages, à en tirer le contraire précis de ce qu'on y lit lorsqu'on y joint ce qui précède et ce qui suit, à présenter effrontément des sophismes avec une fécondité surprenante, à offrir en thèse la proposition réfutée; à supposer des faits et des mensonges clairs avec la dernière audace, à remettre en principe certain le faux dont il a été convaincu. C'est trop en dire pour n'en pas citer au moins un [exemple] d'une si grande foule.

Transféré à l'archevêché de Sens par des voies peu correctes, il y trouva des suffragants d'un autre aloi que lui. Caylus, évêque d'Auxerre, dont la vie si épiscopale, et les savants écrits et la conduite sur l'affaire de la constitution, ont si avantageusement réparé une légère et courte complaisance pour la cour et pour Mme de Maintenon qui l'avait placé, et qui lui ont fait un si grand nom, était depuis longtemps exilé de son diocèse et en butte à tous les opprobres des jésuites et des tenants de la constitution. Cet état le fit choisir entre les autres suffragants de Sens par l'intègre métropolitain, pour hasarder un éclat dont il ne présumait pas que l'opprimé prélat osât former la moindre plainte. Languet publia donc un mandement plein de charité et de zèle, par lequel supposant qu'il avait reçu des plaintes et des requêtes de tous les curés et chanoines du diocèse d'Auxerre, contre la doctrine de leur évêque, et pour lui demander protection contre la violence qu'il faisait à leur foi et à leur obéissance à celle de l'Église, il avait résisté longtemps pour donner lieu par sa patience à la résipiscence de son suffragant; mais qu'enfin, ne pouvant plus être sourd à tant d'instances et de cris redoublés de tous les pasteurs et chanoines du diocèse d'Auxerre, il était forcé de rompre le silence pour aller à leur secours, etc. Qui est l'homme assez hardi pour oser douter de la vérité d'un fait de cette nature si nettement et si expressément exposé par un mandement imprimé et répandu partout, dont ce fait si bien énoncé est l'unique matière? Toutefois une si raisonnable confiance ne dura pas longtemps. Trois semaines après que ce mandement fut répandu, il en parut un de l'évêque d'Auxerre, par lequel il témoigne à ses diocésains l'extrême surprise où il est du roman dont son métropolitain abuse le public, sous la forme d'un mandement, et joint, pour en démontrer la calomnie et l'imposture, une lettre à lui évêque d'Auxerre, écrite et signée par tous les curés et chanoines de son diocèse, à l'exception de quatre, par laquelle ils se plaignent amèrement de la fiction de Languet, protestent que pas un d'eux ne lui a fait de plainte ni adressé de requête, déclarent à leur évêque qu'ils ont la même foi que lui, et qu'ils ont toujours adhéré, adhèrent et adhéreront toujours à ses sentiments qu'il a si doctement et si clairement manifestés par ses instructions pastorales, mandements et autres ouvrages consentent et demandent que cette présente lettre soit rendue publique, comme contenant la plus pure vérité et leurs véritables sentiments. Cette lettre, imprimée à la suite du mandement de l'évêque d'Auxerre, fit le bruit qui se peut imaginer, avec une surprise inexprimable.

L'archevêque de Sens, confondu et hors d'état de la moindre réplique, se tut à la vérité et se tint quelque temps en silence et assez retiré, mais bientôt il reprit vigueur avec son impudence accoutumée, sans toutefois oser remettre sur le tapis rien qui pût avoir trait, au démenti si public qui l'avait déshonoré si à plein. Cette prudence ne lui était pas ordinaire: convaincu cent fois de passages tronqués, de citations fausses et frauduleuses, et de tout ce qui en est dit plus haut, il avait très ordinairement osé, après quelque intervalle, remettre en preuves décisives ce sur quoi il avait été convaincu de faux, avec un front d'airain qui ne cherchait qu'à surprendre et qui ne rougissait jamais. Mais c'est assez s'arrêter sur un prélat qui, tout vil qu'il est en tout genre, doit pourtant être montré tel qu'il est par les personnages qu'il a faits et qu'il n'a cessé, quoique vainement, de vouloir faire; car sa misérable Marie Alacoque, faite par un jésuite, et si longtemps depuis imprimée sous son nom, n'a jamais été adoptée par Languet comme son ouvrage, que pour revenir à la pourpre par des détours qu'il a crus sûrs et qui le paraissaient, mais qui sont tout à fait hors et au delà des matières de ces Mémoires qu'il faut maintenant reprendre.

Dans le moment que La Vrillière sut la commission résolue pour le chevalier de Velleron, dont j'ai parlé ci-dessus, il dépêcha un courrier à Reims pour en avertir l'archevêque, et qu'il se perdrait sans ressource si cet officier le trouvait avec la calotte rouge, qu'il avait ordre en ce cas de lui ôter de gré ou de force, l'exhorta à obéir aux ordres qu'il lui portait, et lui manda qu'il n'y avait que ce moyen de calmer l'orage et de parvenir ensuite par degrés au consentement de son cardinalat. La Vrillière était gendre du feu comte de Mailly, frère de l'archevêque, qui me conta l'après-dînée du même jour la précaution qu'il avait prise, et raisonna avec moi des mesures de conduite auprès du régent et à l'égard de la tête opiniâtre et enivrée de la pourpre, qu'il fallait tâcher d'empêcher de se jeter dans des précipices. L'avis réussit et arriva à temps; l'archevêque avait déjà fait quelque chose de bien et quelque chose de mal. Il avait reçu la calotte par le courrier du pape, au lieu de l'envoyer tout de suite au régent. Mais il n'avait voulu recevoir à Reims aucun compliment de personne, il avait fermé sa porte et il était parti pour Paris. Velleron le trouva en deçà de Soissons, sans calotte rouge ni aucune marque de cardinal. Velleron, content de n'avoir point à le faire dépouiller, se contenta de lui déclarer la défense dont il était chargé en lui montrant ses ordres. Ils disputèrent un peu de temps dans le chemin tous deux pied à terre, l'archevêque voulant continuer sa route pour remettre lui-même sa calotte au régent, Velleron insistant sur l'ordre de retourner à Reims et d'y demeurer jusqu'à nouvel ordre. Enfin il l'emporta et il fit retourner l'archevêque à Soissons, où il l'accompagna et où ils couchèrent. L'archevêque écrivit de là au régent, pour lui rendre compte de sa conduite et de son obéissance, et l'assurer qu'il s'en retournerait à Reims, où il attendrait ses ordres. Velleron le crut de bonne foi. C'était un cadet de Provence, d'une médiocre naissance, fils pourtant d'une soeur du feu cardinal de Janson. Il avait du monde, de la politesse, de la figure, de l'honneur et de la valeur, mais rien du tout au delà; les dames le portèrent, il fit fortune et il est mort ambassadeur en Angleterre, chevalier de l'ordre, sous le nom de comte de Cambis. Il partit donc de Soissons pour Paris en même temps que l'archevêque pour Reims, quoiqu'il eût ordre de rester auprès de lui. L'archevêque, qui avait son dessein, sut s'en défaire. Il fut tancé d'être revenu, mais on ne le renvoya ni lui ni aucun autre à Reims. Ils avaient séjourné un jour à Soissons, qui s'était passé en disputes et en représentations qui avaient enfin abouti à ce qui vient d'être expliqué, tellement que Velleron arriva le 14 décembre, le cinquième jour après que le régent eut su la promotion.

Je n'avais pas perdu ce temps-là. J'avais vu souvent M. le duc d'Orléans, et agité avec lui plus à tête reposée, la diversité des extrémités où on pouvait se porter et les inconvénients de chacune, et comme j'étais fort incertain de ce qui arriverait du voyage de Velleron, je me contentai de me servir de tous les embarras résultants des partis extrêmes, pour laisser le régent dans celui du choix sans lui montrer aucune affection pour l'archevêque, pour profiter avec plus de force de ce que ce prélat pouvait faire de satisfaisant et de la faiblesse du régent à prendre sérieusement, beaucoup plus à soutenir un parti extrême de longue haleine. Le succès du voyage de Velleron me mit en état d'entamer un autre langage. Je fis valoir le respect de l'archevêque, même avant d'avoir reçu ni pu recevoir aucun ordre qui lui avait fait refuser de recevoir aucun compliment à Reims, et de n'avoir pris aucune marque de cardinal, ainsi que Velleron l'avait trouvé avec sa calotte noire et son habit ordinaire. Je convins de la sottise d'avoir reçu la calotte rouge du courrier du pape au lieu de l'avoir envoyée tout de suite; mais je tâchai de la couvrir de la joie, de la surprise, de la pensée qu'il était peut-être plus respectueux de l'apporter lui-même, puisqu'il ne l'avait pas mise sur sa tête, ainsi que je le supposais, puisqu'il en avait refusé les compliments, fermé sa porte à tout le monde, et que Velleron l'avait rencontré en chemin sans en être paré. Enfin je fis valoir son obéissance d'être retourné à Reims.

Quelque furieux que fût l'abbé Dubois de la promotion de deux François, dont l'une était inattendue, qui pourrait porter un grand préjudice à un troisième, qui était lui-même, sans oser encore le dire tout haut, et qui, dans cette fougue, animait tant qu'il pouvait M. le duc d'Orléans, et par lui-même même et par ses émissaires, je m'aperçus incontinent du bon effet de la conduite de l'archevêque qui ouvrait une porte à M. le duc d'Orléans pour sortir de cette affaire sans violence; mais non seulement l'archevêque avait contre lui Dubois, les envieux de sa pourpre, ceux qui raisonnaient bien sur la manière dont il l'obtenait, et tous ceux qui étaient opposés à la constitution, mais les plus ardents de ceux qui la favorisaient, les uns dans le dépit de se voir gagnés de la main, et reculés avec peu d'espérance, les autres piqués de voir leur égal, leur compersonnier dans le maniement de cette affaire, en devenir un des chefs, et les laisser si loin derrière ; les chefs même de se trouver un égal qui voudrait partager leur autorité en partageant leur rang et leurs distinctions, avec qui ce même rang les forcerait de compter, avec des égards qu'il saurait bien se faire rendre; qu'ils seraient contraints de ménager même du côté de Rome, et qui ne se détacherait pas facilement de ses idées particulières de se faire un parti dans le leur, et qui chercherait sans cesse à pointer et à primer, ce que la naissance ni le siège du cardinal de Bissy ne lui avaient pas permis de tenter à l'égard du cardinal de Rohan. Tant d'obstacles ne me rebutèrent point. Tous ceux-là avaient à combattre une chose faite, l'engagement solennel de la cour de Rome, la faiblesse du régent qui était la meilleure pièce en faveur de l'archevêque; je m'en servis utilement pour lui faire sentir que Rome ne reculerait pas, et qu'à chose faite, et qui malheureusement n'était pas sans exemple, il était de la prudence de se prendre à tout ce qui pouvait sauver l'honneur et les apparences, et d'éviter une longue suite des plus épineux embarras dont on ne pouvait prévoir ni le terme, ni la fin, ni tout ce qu'ils en pouvaient faire naître de plus fâcheux encore. Ces représentations étaient tellement conformes au naturel de M. le duc d'Orléans qu'elles firent plus de progrès et plus prompts que je ne l'avais espéré.

Les choses en étaient là quand le mercredi matin du 20 décembre, La Vrillière me vint dire que l'archevêque de Reims était arrivé la veille fort tard à Paris. Ce voyage sans aucun concert avec nous, et fait à l'insu de tout ce qui lui appartenait, nous parut une équipée qui romprait toutes nos mesures et rejetterait M. le duc d'Orléans dans sa première colère, pour être venu du lieu de son exil sans sa permission. Nous nous trompions tous: l'abbé de La Fare-Lopis, son grand vicaire et son homme à tout faire, était un fripon du premier ordre, plein d'esprit et de ressources, qui jusqu'alors s'était présenté à tout vainement, parce qu'il s'était tellement décrié par son abandon au P. Tellier et aux jésuites, que jusqu'aux chefs de la constitution en avaient en même temps peur et mépris, et l'avaient écarté de tout. La promotion admise de Mailly lui parut une planche après le naufrage, si elle pouvait l'être par son industrie. Il s'était affronté là-dessus à l'abbé Dubois avec toute la hardiesse et la délicatesse possible, et avait eu l'art d'en essuyer les plus énormes pouilles en face, sans se fâcher qu'à propos et par mesure. Il eut celui de lui faire revenir qu'il se méprenait beaucoup sur ses vues du côté de Rome, de s'élever si fortement contre ce qu'elle venait de faire en faveur de Mailly, au lieu de s'y faire un mérite de l'y servir, de l'aider à la tirer de l'embarras de l'engagement si public où elle venait de se jeter, et à Mailly de s'acquérir sur lui le service de lui faciliter le prompt consentement du régent, au lieu d'irriter ce prélat par ses fougues, duquel il voyait avec évidence quel était son crédit et sa considération à Rome qui hasardait sciemment tout pour lui, et qui pouvait lui nuire ou le servir si puissamment pour son chapeau. Ce funeste chapeau était la boussole de Dubois, et plus funestement encore Dubois était devenu la boussole du régent. Réflexion faite, le chapeau séducteur, quoique encore vu de si loin, changea subitement Dubois. Il manda l'abbé de La Fare, lui fit cent amitiés, et à force de prolonger des verbiages, chercha à le faire parler pour profiter du ton qu'il prendrait.

La Fare plus fin que lui encore parce que, sans fougue et maître de lui-même, rien ne le détournait des moyens de son but, se mit à rire, et lui dit qu'il n'avait jamais été un moment la dupe des emportements qu'il lui avait témoignés; qu'il avait senti tout d'abord que ces mêmes emportements étaient le ton et le langage indispensable d'un ministre en tel cas; qu'il n'en avait donc rien du tout sur le coeur, ni pour soi ni pour Mailly, et tout de suite ajouta qu'il avait encore soupçonné que ce grand appareil d'éclat, qui était bon pour le monde, pouvait n'être pas inutile au désir qu'il ne croyait pas impossible qu'eut Dubois de servir Mailly auprès du régent par des réflexions qu'il lui ferait naître, et d'autant moins suspectes que la colère de lui Dubois n'avait pas été moindre, et avait encore paru avec beaucoup moins de mesures que celle du régent. À cette ouverture, Dubois, transporté de croire avoir trompé qui le trompait en effet, embrasse l'abbé de La Fare, avoue qu'il l'a deviné, s'écrie qu'un génie supérieur tel que le sien mériterait le ministère, l'accable de louanges et de protestations pour Mailly, et, plein de ses désirs qu'il ne peut cacher, lui montre à découvert tout ce qu'il attend à Rome de la reconnaissance de Mailly, et le plus profond secret en l'une et l'autre cour. La Fare, ravi de tenir l'abbé Dubois pris dans le filet qu'il lui avait tendu, lui promet tout, exagère le crédit de Mailly à Rome, ce que Dubois peut tirer de sa reconnaissance, mais en même temps demande tout. Bref ils ne se quittèrent point sans paroles réciproques, dont le gage fut de la part de La Fare des propos en l'air qui ne coûtaient rien, tandis que Dubois lui dit de mander à Mailly de venir secrètement sans en avertir aucun des siens, de se tenir caché dans sa maison sans y voir que trois ou quatre personnes au plus de ses plus proches ou de ses plus intimes, et qu'il se chargeait lui Dubois de le renvoyer bientôt à peu près content, et en chemin de l'être dans peu tout à fait, parce que cette affaire ne se pouvait conduire à bien que par degrés. Ce mystère demeura religieusement renfermé entre l'abbé Dubois, l'abbé de La Fare et Mailly, archevêque de Reims, qui laissa pleinement croire à La Vrillière, à moi, qui le vîmes tous les jours, et au peu de ce qui le vit, qu'il était venu à l'aventure et au hasard de tout ce qui pourrait en arriver. Cependant, quoique venu de la sorte, nous ne crûmes pas prudent, quelque caché qu'il se tînt chez lui, de laisser apprendre à M. le duc d'Orléans son arrivée par d'autres qui la pourraient découvrir, et qui en la lui disant n'iraient pas à la parade de la colère qui en serait l'effet. Mailly qui avait ses raisons qu'il ne nous disait pas, approuva fort que nous révélassions son arrivée. La Vrillière n'osa s'en charger, le paquet en tomba sur moi. Mailly était en calotte noire; mais il avait la rouge dans sa poche; il l'en tirait de fois à autre devant moi, la considérait, avec ravissement, par-ci, par-là la baisait, puis me disait les yeux enflammés qu'il [ne] se la laisserait pas du moins arracher de ses mains; en vérité je crois qu'il couchait avec elle, comme font les enfants avec une poupée qu'on vient de leur donner. Je parlai donc dès le lendemain à M. le duc d'Orléans, de l'arrivée subite et clandestine de l'archevêque.

Ma surprise fut grande de le voir sourire et me dire d'un air affable: « Il a bien envie de porter sa calotte. » Je cherchai à lui faire un mérite de ce qu'il ne l'avait que dans sa poche, et nulle autre marque de cardinal; puis voyant le régent en si belle humeur, j'en profitai pour m'étendre sur le respect, l'obéissance, l'attachement de l'archevêque, dont il pouvait profiter en le traitant avec bonté, pour éviter des embarras infinis avec Rome sur sa promotion; pour y faire sûrement passer et valoir tout ce qu'il voudrait sans la connaissance des cardinaux de Rohan et de Bissy, lequel l'avait si traîtreusement trompé, comme lui-même l'avait vu, le lui avait reproché, et me l'avait dit, par ses lettres prises au courrier de Rome, toutes contraires, et avec fureur, à celles qu'il lui avait donné sa parole formelle d'écrire. Enfin je flattai le régent par son goût d'opposer, dans le même parti, des chefs les uns aux autres. À mesure que je sentais que mes raisons prenaient, je m'applaudissais de mon bien-dire, tandis que mes discours n'avaient pas la moindre part à leur succès. J'ignorais pleinement l'abbé Dubois gagné et auteur du voyage, qu'il avait tout aplani en telle sorte que le régent n'attendait que la première confidence de l'arrivée de l'archevêque et l'accompagnement de quelques propos là-dessus, pour en venir à la composition résolue entre l'abbé Dubois et lui. Ce fut donc sans peine, et avec grand étonnement, que je crus obtenir que M. le duc d'Orléans verrait l'archevêque, recevrait ses respects, ses pardons, ses excuses, lui prescrirait ses volontés et les conditions sous lesquelles, après un délai raisonnable, il lui permettrait d'être cardinal. Celle que M. le duc d'Orléans mit pour lors fut que je lui amènerais le lendemain, entre six et sept heures du soir, l'archevêque par les derrières, que je serais seul en tiers, et que l'archevêque viendrait et s'en retournerait seul avec moi dans mon carrosse, et sans flambeaux.

Je crus avoir remporté une incroyable victoire, et j'admirais avec quelle facilité La Vrillière, à qui je la contai, n'en pouvait revenir, et trouvait mon crédit suprême. Mailly joua en apparence le même personnage que La Vrillière faisait tout de bon, et il est vrai que je m'en applaudissais, quoique j'y sentisse toute la faiblesse de M. le duc d'Orléans, mais sans me douter le moins du monde de l'influence de l'abbé Dubois. Je menai donc l'archevêque au régent avec le mystère qui m'avait été prescrit. Tous deux d'abord parurent embarrassés l'un de l'autre. Je me mis de la conversation en chancelier de l'archevêque. Ils se remirent et parlèrent convenablement tous deux. J'avais fort fait le bec à l'archevêque, dont je craignais la hauteur et l'indiscrète vivacité autre panneau où je tombai encore. Il avait pris sa leçon de Dubois même par l'abbé de La Fare que je ne vis ni n'aperçus jamais dans toute cette affaire, que longtemps après cette présentation. Les propos finis, M. le duc d'Orléans déclara à l'archevêque les conditions auxquelles il voulut qu'il se soumît pour arriver au consentement du roi d'accepter publiquement la pourpre : n'en porter ni la qualité, ni calotte, ni aucune marque sur soi, à ses armes, ni dans ses titres, jusqu'à ce qu'il eût reçu la calotte des mains du roi, retourner aussitôt à Reims, et ne point sortir de son diocèse sans être mandé; de n'écrire à personne en France que dans son style ordinaire, et ne signer que l'archevêque duc de Reims. Néanmoins permis à lui d'écrire aux étrangers hors du royaume en cardinal, et de signer ces lettres-là: le cardinal de Mailly. C'était là un si grand pas que j'en demeurai étourdi. Je me jetai dans les remercîments, et je ne sortais point d'étonnement d'en trouver si peu dans l'archevêque. Je l'attribuai à sa vanité, et n'imaginai jamais qu'il eût en entrant la plus légère idée de ce qui se passerait, tandis qu'intérieurement il se moquait de ma simplicité, et sûrement M. le duc d'Orléans beaucoup davantage; et je ne sus avoir été joué de la sorte que des années après que le roi eut donné la calotte au cardinal de Mailly.

Achevons tout de suite ce qui regarde ce cardinal presque éclos jusqu'à ce qu'il le soit tout à fait, pour n'avoir pas à revenir à une matière et à un personnage qui n'a guère d'autre part en celles de ces Mémoires que sa promotion. Dubois, résolu de profiter de sa situation, le laissa languir cinq mois dans son diocèse dans cet état amphibie, en attendant une occasion utile de l'en tirer et le préparer cependant par l'ennui et l'impatience, à se rendre flexible à tout ce qu'il pourrait en exiger. De temps en temps je pressais le régent de finir sa peine; il me répondait qu'à la façon dont l'archevêque s'était fait cardinal, il n'avait pas à se plaindre d'un délai et d'un séjour dans son diocèse, qui le laissait cardinal au dehors du royaume, et qui lui répondait enfin d'obtenir sûrement sa calotte des mains du roi. Je sentais cette vérité peut-être plus encore que ne faisait celui qui me la disait. Je laissais un intervalle, puis je demandais quand cet état finirait; à la fin j'obtins, à ce que je crus, le retour de l'archevêque et qu'en arrivant, la calotte lui serait donnée, et je me remerciais de ce que mon éloquence et ma persévérance avait enfin réussi. La Vrillière ne se laissait point de me remercier, et toute la famille et les amis; autre duperie et tout aussi lourde que la première. Je n'eus pas plus de part à la conclusion que je n'en avais eue à l'ébauche, et le rare est que sur toutes les deux La Vrillière soit mort dans l'erreur et qu'il y a fort peu de gens qui n'y soient encore. Voici donc ce qui mit enfin publiquement la calotte rouge sur la tête du cardinal.

J'ai fait mention plus haut, par anticipation, du corps de doctrine du cardinal de Noailles, approuvé par les cardinaux de Rohan et de Bissy, et par une assemblée d'évêques, tenue par eux à Paris. Sur quoi je dois avouer que j'ai confondu une autre affaire de même genre, sur laquelle le cardinal de Bissy écrivit à Rome avec fureur, tout le contraire de ce qu'il avait formellement promis à M. le duc d'Orléans, duquel la défiance fit arrêter le courrier un peu en deçà de Lyon, et prendre les lettres de Bissy que M. le duc d'Orléans montra à ce cardinal, avec les reproches que méritait sa perfidie. Ce corps de doctrine ainsi approuvé, et que la même perfidie redoublée des cardinaux de Rohan et de Bissy fit aussi échouer, il fut question de le faire approuver par tous les autres évêques absents, avant de l'envoyer à Rome. Pour y parvenir, on choisit plusieurs du second ordre bien dévoués à la constitution et à faire fortune par elle, qu'on endoctrina et qu'on chargea de porter ce corps de doctrine chacun à un nombre d'évêques qu'on leur assigna. L'abbé de La Fare-Lopis n'avait garde de n'être pas du nombre de ces courriers, et il était naturel qu'étant grand vicaire et l'homme de confiance de l'archevêque de Reims, il eût la commission de lui porter le corps de doctrine à signer. On craignait qu'il ne se rendît plus difficile qu'aucun, par sa haine personnelle contre le cardinal de Noailles et par ses ménagements pour Rome dans la conjoncture où il se trouvait, à laquelle on n'avait point encore fait part d'un ouvrage qui touchait ses prétentions de si près. L'abbé de La Fare, à qui le voyage de Reims fut destiné, saisit en habile compagnon la difficulté qu'on craignait, la grossit tant qu'il put, effraya l'abbé Dubois de l'effet du refus du prélat, de la vigueur et du peu de ménagement de l'archevêque, assis sur un siège tel que celui de Reims, que le pape venait de faire cardinal et qui était sans doute de fort mauvaise humeur du hoquet qu'on faisait durer si longtemps, à lui en laisser prendre les marques, la qualité et le rang.

La Fare n'oublia rien pour augmenter l'embarras de l'abbé Dubois, et le laissa quelques jours dans cette peine. Dubois le mandait sans cesse pour chercher quelque expédient. Quand La Fare le jugea à son point, il lui dit qu'après bien des réflexions, il croyait lui en pouvoir proposer un; mais qu'il était unique, et à son avis causa sine qua non. Il verbiagea un peu avant de s'en ouvrir, pour exciter le désir de Dubois; puis, l'ayant amené à ne rien refuser, il lui dit que, puisqu'il regardait comme si essentiel d'amener l'archevêque à signer l'approbation d'un corps de doctrine fait par son ennemi et inconnu encore à Rome, il fallait flatter sa vanité dans la manière et à la fin le satisfaire; que, pour cela, il fallait le distinguer des autres prélats, à qui on envoyait des gens du second ordre, et lui députer à lui l'évêque de Soissons; que cela était tout naturel, parce qu'il était son premier suffragant, ardent constitutionnaire, d'ailleurs son voisin, dont le voyage serait imperceptible d'ailleurs, Soissons étant sur le chemin de Paris à Reims; que cela aurait un tout autre poids auprès de l'archevêque, que non pas lui La Fare, son grand vicaire, quoique son ami; mais que cela ne suffisait pas encore; qu'il fallait toucher l'archevêque par son intérêt le plus vif et le plus pressant, profiter de l'occasion de mettre fin à un état de souffrance qui ne pouvait pas toujours durer; que pour cela il fallait encore s'y prendre avec la délicatesse que demandait la vanité; qu'après avoir bien tout pesé et balancé, il croyait qu'il fallait charger Languet de deux lettres de M. le duc d'Orléans pour l'archevêque: par l'une le presser de signer en termes qui flattassent son orgueil, y ajouter que ce n'était point comme condition que la signature lui était demandée, et que, signant ou refusant, il pouvait venir, quand il voudrait, recevoir sa calotte des mains du roi; par l'autre lettre lui mander qu'il fallait signer nettement et sur-le-champ ou compter qu'il demeurerait exilé et sans calotte pour toujours; l'une pour lui faire un sauve-l'honneur qu'il pût montrer, et donner en même temps plus de poids ici et à Rome à sa signature; l'autre pour lui parler François et lui serrer le bouton par son plus sensible et à découvert. L'abbé Dubois goûta l'expédient, le fit approuver par M. le duc d'Orléans, qui écrivit les deux lettres. Languet, évêque de Soissons, si outré que l'archevêque lui eût pris son chapeau, eut le goupillon de le lui aller assurer; il porta les deux lettres à l'archevêque, qui empocha l'une et se para de l'autre. Il signa tout de suite, et se hâta d'accourir jouir en plein de son cardinalat.

Toute difficulté étant ainsi levée, je menai le cardinal, mais encore en calotte noire, à M. le duc d'Orléans. L'accueil fut très gracieux; le régent lui dit qu'il prendrait le lendemain les ordres du roi pour le jour et l'heure de lui donner la calotte. Je ne vis jamais homme si transporté de joie de se voir enfin au bout de ses longs et persévérants travaux. Ce fut donc le surlendemain que j'allai prendre l'archevêque chez lui sur les dix heures du matin; je le menai dans mon carrosse aux Tuileries. Comme il était archevêque de Reims, cardinal ou non, je n'avais point d'embarras avec lui: nous fûmes aussitôt introduits dans le cabinet du roi, qui y était seul avec M. le duc d'Orléans, le maréchal de Villeroy, M. de Fréjus et deux ou trois autres. M, le duc d'Orléans le présenta au roi, ne le nommant qu'archevêque, mais ajoutant ce qui l'amenait avec quelques propos obligeants. Aussitôt l'archevêque qui avait à la main sa calotte rouge, la présenta au roi, ôta la noire qu'il avait sur la tête, se baissa tout le plus bas qu'il lui fut possible, et reçut sur sa tête la rouge des mains du roi, après quoi il lui fit une profonde révérence, et quelques mots de remercîment. Alors M. le duc d'Orléans l'appela M. le cardinal, lui fit son compliment, et ce qui était dans la chambre. Tout cela fut extrêmement court : nous fîmes tous deux la révérence, et nous nous en allâmes. Le cardinal se contint tant qu'il put; mais il ne touchait pas à terre. Je le remenai chez lui au bout du Pont-Royal. Ainsi finit cette longue et mystérieuse affaire.

CHAPITRE XVII. §

Sécheresse où ces Mémoires vont tomber, et ses causes. — Chute du cardinal Albéroni qui se retire en Italie. — Dona Laura Piscatori nourrice et assafeta de la reine d'Espagne. — Son caractère. — Albéroni arrêté en chemin, emportant le testament original de Charles II et quelques autres papiers importants, qu'il ne rend qu'à force de menaces. — Joie publique en Espagne de sa chute, et dans toute l'Europe. — Marcieu garde honnêtement à vue le cardinal Albéroni jusqu'à son embarquement à Marseille, qui ne reçoit nulle part ni honneur ni civilité. — Sa conduite en ce voyage. — Folles lettres d'Albéroni au régent sans réponse. — Aveuglement étrange de souffrir dans le gouvernement aucun ecclésiastique, encore pis des cardinaux. — Cause de la rage d'Albéroni. — But de tout ministre d'État ecclésiastique ou qui parvient à se mêler d'affaires. — Disposition du roi très différente, et sa cause, pour M. le duc d'Orléans et pour l'abbé Dubois, également haïs du maréchal de Villeroy et de l'évêque de Fréjus. — Conduite de tout cet intérieur. — M. le duc d'Orléans résolu de chasser le maréchal de Villeroy et de me faire gouverneur du roi. — Il me le dit. — Je l'en détourne.

Nous voici arrivés à une époque bien curieuse; mais quel dommage que Torcy n'ait pas poussé plus loin qu'il n'a fait le recueil des extraits des lettres que le secret de la poste lui ouvrait, et quel déplaisir de ce que le crédit imposant et toujours augmentant de l'abbé Dubois sur M. le duc d'Orléans ne lui permettait plus sa confiance accoutumée pour ceux qui lui étaient le plus fidèlement attachés! Ce double malheur privera désormais ces Mémoires des plus curieuses connaissances. Je n'y veux et n'y puis écrire que ce qui a passé sous mes yeux ou ce que j'ai appris de ceux-là mêmes par qui ont passé les affaires. J'aime mieux avouer franchement mon ignorance que de hasarder des conjectures qui sont souvent peu différentes des romans; c'est où j'en serai souvent réduit désormais; mais je préfère la honte de l'avouer et d'en avertir pour le reste de ces Mémoires, à me faire de déplorables illusions, et tromper ainsi mes lecteurs, si tant est que ces Mémoires voient jamais le jour.

Les tyrans et les scélérats ont leur terme, ils ne peuvent outrepasser celui que leur a prescrit l'arbitre éternel de toutes choses. On a si amplement vu qu'Albéroni était l'un et l'autre par tout ce qui d'après Torcy a été ici rapporté de lui, qu'il n'y a plus rien à ajouter sur ce monstrueux personnage. L'Europe entière, victime de ses forfaits par un endroit ou par un autre, détestait un maître absolu de l'Espagne, dont la perfidie, l'ambition, l'intérêt personnel, les vues toujours obliques, souvent les caprices, quelquefois même la folie, étaient les guides, et dont l'unique intérêt continuellement varié et diversifié selon que la fantaisie le lui montrait, se cachait sous des projets toujours incertains, et dont la plupart étaient d'exécution impossible. Accoutumé à tenir le roi et la reine d'Espagne dans ses fers et dans la prison la plus étroite et la plus obscure, où il avait su les renfermer sans communication avec personne, à ne voir, à ne sentir, à ne respirer que par lui, et à revêtir toutes ses volontés en aveugles, il faisait trembler toute l'Espagne, et avait anéanti tout ce qu'elle avait de plus grand par ses violences. Accoutumé à n'y garder aucune sorte de mesure, méprisant son maître et sa maîtresse, dont il avait absorbé toutes les volontés et tout le pouvoir, il brava successivement toutes les puissances de l'Europe, et ne se proposa rien moins que de les tromper toutes, puis de les dominer, de les faire servir à tout ce qu'il imagina, et se voyant enfin à bout de toutes ses ruses, à exécuter seul et sans alliés le plan qu'il s'était formé. Ce plan n'était rien moins que d'enlever à l'empereur tout ce que la paix d'Utrecht lui avait laissé en Italie, de ce que la maison d'Autriche espagnole y avait possédé, d'y dominer le pape, le roi de Sicile, auquel il voulait ôter cette île comme arrachée à l'Espagne par la même paix, dépouiller l'empereur du secours de la France et de l'Angleterre en soulevant la première contre le régent par les menées de l'ambassadeur Cellamare et du duc du Maine, et jetant le roi Jacques en Angleterre par le secours du Nord, occuper le roi Georges par une guerre civile; enfin de profiter pour soi de ces désordres pour transporter sûrement en Italie, que son cardinalat lui faisait regarder comme un asile assuré contre tous les revers, l'argent immense qu'il avait pillé et ramassé en Espagne, sous prétexte d'y faire passer les sommes nécessaires au roi d'Espagne pour y soutenir la guerre et les conquêtes qu'il y ferait, et cet objet d'Albéroni était peut-être le moteur en lui de ses vastes projets. Leur folie ne put être comprise ; ce ne fut qu'avec le temps qu'on découvrit enfin avec le plus grand étonnement que son obstination dans son plan, et à rejeter toutes les propositions les plus raisonnables n'avait point d'autre fondement que sa folie, ni d'autres ressources que les seules forces de l'Espagne contre celles de l'empereur, de la France, de l'Angleterre et de la Hollande, que cette dernière couronne entraîna après soi. Pour comble d'extravagance, la découverte de la conspiration brassée en France, et le bon ordre qui y fut mis aussitôt, ni les contretemps arrivés dans le Nord, qui ne laissèrent plus d'espérance à Albéroni d'occuper ces deux couronnes chez elles assez puissamment pour leur faire quitter prise au dehors, ne le purent déprendre de pousser la guerre et ses projets, dont les prodigieux préparatifs avaient entièrement achevé d'épuiser l'Espagne sans l'avoir pu mettre en état de tenir un moment contre toute l'Europe, neutre ou alliée pour soutenir l'empereur en Italie, qui à la fin y gagna Naples, la Sicile et quelques restes de la Lombardie qu'il n'y possédait pas.

Albéroni abhorré en Espagne en tyran cruel de la monarchie qu'il s'appropriait uniquement, en France, en Angleterre, à Rome, et par l'empereur comme un ennemi implacable et personnel, semblait n'avoir pas la moindre inquiétude. Il était pourtant impossible que le roi et la reine d'Espagne ignorassent les malheurs de leurs troupes et de leur flotte en Sicile, le danger prochain de la révolution de Naples, l'impossibilité de réparer tant de pertes, et de soutenir avec les seules forces de l'Espagne, qui n'en avait plus aucune, toutes celles de l'empereur, de la France et de l'Angleterre, même la Hollande, unies, et les cris du pape et de toute l'Italie. Le régent et l'abbé Dubois, qui n'avaient que trop de raisons de regarder depuis longtemps Albéroni comme leur ennemi personnel à chacun d'eux, étaient sans cesse sourdement occupés des moyens de sa chute; ils crurent ce moment favorable, ils surent en profiter. Le comment, c'est le curieux détail qui n'est pas venu jusqu'à moi, et qui mérite d'être bien regretté. M. le duc d'Orléans a survécu Dubois de trop peu de mois pour que j'aie pu ressasser avec lui beaucoup de choses, et celle-ci est une de celles que je n'ai point mises sur le tapis depuis que sa confiance me fut rouverte, entraîné par le courant et par d'autres choses, et comptant toujours d'avoir le temps d'y revenir. Tout ce que j'ai su avec connaissance par M. le duc d'Orléans dans le temps même, mais en deux mots, et depuis en Espagne, sans y avoir trouvé plus d'éclaircissement et de détails, c'est ce qu'on a vu dans ce qui a été rapporté ici de Torcy, qu'Albéroni avait toujours redouté, [et qui] lui arriva. Il tremblait du moindre Parmesan qui arrivait à Madrid; il n'omit rien par le duc de Parme et par tous les autres moyens qu'il put imaginer pour les empêcher d'y venir; il regarda sans cesse avec tremblement le peu de ceux dont il n'avait pu rompre le voyage ni procurer le renvoi.

Parmi ceux-ci, il ne craignit rien tant que la nourrice de la reine, à laquelle, parmi ses ménagements, il lâchait quelquefois des coups de caveçon pour la contenir, où le raisonnement politique avait peut-être moins de part que l'humeur. Cette nourrice qui était une grosse paysanne du pays de Parme, s'appelait Dona Laura Piscatori; elle n'était venue en Espagne que quelques années après la reine qui l'avait toujours aimée, et qui la fit peu après son assafeta, c'est-à-dire sa première femme de chambre, mais qui en Espagne est tout autrement considérable qu'ici. Laura avait amené son mari, paysan de tous points, que personne ne voyait et ne connaissait; mais Laura avait de l'esprit, de la ruse, du tour, des vues à travers la grossièreté extérieure de ses manières, qu'elle avait conservées ou par habitude, peut-être aussi par politique pour se faire moins soupçonner, et comme les personnes de cette extraction, parfaitement intéressée. Elle n'ignorait pas combien impatiemment Albéroni souffrait sa présence et craignait sa faveur auprès de la reine, qu'il voulait posséder seul; et plus sensible aux coups de patte qu'elle recevait de lui de temps en temps qu'à ses ménagements ordinaires, elle ne le regardait que comme un ennemi très redoutable, qui la retenait dans d'étroites bornes, qui l'empêchait de profiter de sa faveur en contenant là-dessus la reine elle-même, et duquel le dessein était de la faire renvoyer à Parme, et de n'oublier rien pour y réussir. Voilà tout ce que j'ai pu apprendre sans autre détail, sinon que voyant la conjoncture favorable, par ce qui vient d'être représenté de la situation des affaires d'Espagne, où la tyrannie d'Albéroni était généralement abhorrée, elle fut aisément gagnée par l'argent du régent, et l'intrigue de l'abbé Dubois pour hasarder d'attaquer Albéroni auprès de la reine, et par elle auprès du roi, comme un ministre qui avait ruiné l'Espagne, qui était l'unique obstacle de la paix pour ses vues personnelles, auxquelles il avait sacrifié sans cesse Leurs Majestés Catholiques et les avait commises seules contre toutes les puissances de l'Europe. Comme je ne raconte que ce que je sais, je serai bien court sur un événement si intéressant.

Laura réussit. Albéroni, au moment le moins attendu, reçut un billet du roi d'Espagne, par lequel il lui ordonnait de se retirer à l'instant sans voir ni écrire à lui ni à la reine, et de partir dans deux fois vingt-quatre heures pour sortir d'Espagne; et cependant un officier des gardes du corps fut envoyé auprès de lui jusqu'à son départ. Comment cet ordre accablant fut reçu, ce que fit et ce que devint le cardinal, je l'ignore; je sais seulement qu'il obéit et qu'il prit son chemin par l'Aragon. On eut si peu de précaution à l'égard de ses papiers et des choses qu'il emportait qui furent immenses en argent et en pierreries, que ce ne fut qu'après les premières journées que le roi d'Espagne fut averti que le testament original de Charles II ne se trouvait plus. On jugea aussitôt qu'Albéroni avait emporté ce titre si précieux par lequel Charles II nommait Philippe V roi d'Espagne, et lui léguait tous ses vastes États, pour s'en servir peut-être à gagner les bonnes grâces et la protection de l'empereur, en lui faisant un sacrifice. On envoya arrêter Albéroni. Ce ne fut pas sans peine et sans les plus terribles menaces qu'il rendit enfin le testament, en jetant les plus hauts cris, et quelques autres papiers importants qu'on s'était aperçu en même temps qui manquaient. La terreur qu'il avait imprimée l'était si profondément, que jusqu'à ce moment personne n'osa parler ni montrer sa joie, quoique parti. Mais cet événement rassurant contre le retour, ce fut un débordement sans exemple d'allégresse universelle, d'imprécations et de rapports contre lui au roi et à la reine, tant des choses les plus publiques qu'eux seuls ignoraient, que d'une infinité de forfaits particuliers qui ne sont plus bons qu'à passer sous silence.

M. le duc d'Orléans ne contraignit point sa joie, moins encore l'abbé Dubois: c'était leur ouvrage qui renversait leur ennemi personnel, et avec lui le mur de séparation si fortement élevé par Albéroni entre le régent et le roi d'Espagne, et du même coup l'obstacle unique de la paix. Cette dernière raison fit éclater la même joie en Italie, à Vienne, à Londres; les puissances alliées s'en félicitèrent; jusqu'aux Hollandais furent ravis d'être délivrés d'un ministère si double, si impétueux, si puissant, et on espéra à Turin trouver des ressources de politique et de ruses qu'Albéroni avait tant contribué à rendre suspectes ou inutiles. M. le duc d'Orléans dépêcha le chevalier de Marcieu, homme fort adroit, fort intelligent, et fort dans la main de l'abbé Dubois aux derniers confins de la frontière pour y attendre Albéroni, l'accompagner jusqu'au moment de son embarquement en Provence pour l'Italie, ne le pas perdre de vue, lui faire éviter les grandes villes et même les gros lieux autant qu'il serait possible, ne pas souffrir qu'il lui fût rendu aucune sorte d'honneur, surtout empêcher quelque communication que ce pût être avec lui sans exception de personne, en un mot, le conduire civilement comme un prisonnier gardé à vue. Marcieu exécuta à la lettre cette commission désagréable, mais d'autant plus nécessaire que, tout disgracié qu'était Albéroni, on en craignait encore les dangereuses pratiques, traversant une grande partie de la France, où tout ce qui était contraire au régent, avait eu recours à lui, et où l'affaire de Bretagne n'était pas encore finie, et ce ne fut pas sans grande raison que toute sorte de liberté, d'accès, de curiosité même lui fut soigneusement retranchée.

On peut juger ce qu'en souffrit un homme si impétueux et si accoutumé à tout pouvoir et à tout faire; mais il sut s'accommoder à un si grand et si prompt changement d'état, se posséder, ne se hasarder à aucun refus, être sage et mesuré en toutes ses manières, très réservé en ses paroles, avoir l'air de ne prendre garde à rien, à s'accommoder de tout singulièrement, sans questions, sans prétentions, sans plaintes, dissimulant tout, et montrant, sans s'en lasser, de prendre Marcieu comme un accompagnement d'honneur. Il ne reçut donc aucune civilité de la part du régent, de Dubois, ni de personne, et fit, sans s'arrêter, avec presque nulle suite, les journées marquées par Marcieu, jusqu'au bord de la Méditerranée, où il s'embarqua en arrivant, et passa à la côte de Gênes. Ce fut dans ce voyage où Marcieu apprit de lui l'anecdote si curieuse touchant la disgrâce de la princesse des Ursins, convenue entre les deux rois, dont la nouvelle reine d'Espagne fut chargée pour la manière de l'exécution, qui a été ici racontée au temps de cette disgrâce, et que je sus du marquis, depuis maréchal de Brancas, à qui Marcieu l'avait depuis racontée. Albéroni, délivré de son Argus et arrivé en Italie, s'y trouva aussitôt en d'autres embarras par la colère de l'empereur, qui ne l'y voulut souffrir nulle part, et par l'indignation de la cour de Rome, qui se trouva l'emporter, en cette occasion, sur sa jalousie du respect de sa pourpre. Il fut réduit à se tenir longtemps errant et caché, et il ne put approcher de Rome que par la mort du pape. Le surplus de la vie de cet homme si extraordinaire n'est plus matière de ces Mémoires. Mais ce qui n'y doit pas être oublié est la dernière marque de rage, de désespoir et de folie, qu'il donna en traversant la France. Il écrivit de Montpellier, à M. le duc d'Orléans, des offres de lui donner les moyens de faire la plus dangereuse guerre à l'Espagne; et de Marseille, prêt à s'embarquer, il lui écrivit de nouveau pour lui réitérer et le presser sur les mêmes offres. Il garda peu de décence sur le roi et la reine d'Espagne, et ne put s'empêcher d'ajouter que le pape, l'empereur et Leurs Majestés Catholiques rendraient compte à Dieu de l'avoir empêché d'avoir les bulles de l'archevêché de Séville.

On ne peut s'empêcher de s'arrêter ici une dernière fois sur Albéroni et sur l'aveuglement de souffrir des ecclésiastiques dans les affaires, surtout des cardinaux, dont le privilège le plus spécial est l'impunité de tout ce qui est de plus infamant et de plus criminel en tout genre. Ingratitude, infidélité, révolte, félonie, indépendance, sans qu'il en soit rien, pas même le plus souvent dans la conduite de personne à l'égard de ces éminents coupables, même assez peu perceptiblement dans l'opinion commune qui s'y est accoutumée par les exemples de tous les temps. Il fallait qu'Albéroni eût la tête bien étrangement tournée par la rage et le désespoir, pour faire cette plainte si fort inutile sur Séville. Il avait voulu soulever l'Europe entière contre l'empereur pour lui arracher l'Italie, sans s'être jamais rendu à aucune sorte de composition pour l'Espagne, ni de raison ; devait-il s'étonner que l'empereur, qui le regardait comme son ennemi personnel, s'opposât à ce qui augmentait son pouvoir et sa grandeur? Il avait traité vingt fois le pape avec la dernière indignité; était-il surprenant qu'il ne le trouvât pas favorable pour les bulles de Séville? Que ne devait-il pas à Leurs Majestés Catholiques, de quelle poussière ne l'avaient-ils pas tiré, à quel degré de puissance et de grandeur ne l'avaient-ils pas élevé, et à quoi et combien de fois ne s'étaient-ils pas commis avec la plus extrême persévérance pour lui obtenir le chapeau? Et il en parle avec le dernier mépris, et s'offre à faire servir à leur ruine la connaissance intime que leur aveugle bonté lui a donnée de toutes leurs affaires, en le faisant régner absolument et si longtemps en Espagne. À qui fait-il des offres si abominables? À un prince qu'il a forcé à devenir leur ennemi, dont lui-même a fait tout ce qui a été en lui pour renverser la régence par les plus indignes pratiques, et qu'il ne peut douter qu'il n'ait contribué à sa chute, à tout le moins qu'il ne la regarde comme un des plus grands bonheurs qui pussent lui arriver. Voilà donc tout à la fois le comble du crime et de la folie. Aussi M. le duc d'Orléans ne lui fit aucune réponse. Mais il faut dévoiler ici le grand motif de cette rage et de ce désespoir à qui il ne put refuser de s'exhaler par ces deux lettres.

Tout ecclésiastique qui arrive, de quelque bassesse que ce puisse être, à mettre le pied dans les affaires, a pour but d'être cardinal et d'y sacrifier tout sans réserve. Cette vérité est si certaine, et tellement fortifiée d'exemples de tous les temps jusqu'aux nôtres, qu'elle ne peut être considérée que comme un axiome le plus évident et le plus certain. On a vu dans ce qu'on a donné ici d'après Torcy, les ressorts sans nombre et sans mesure qu'Albéroni inventa et fit jouer pour arracher du pape le cardinalat, et s'acquérir ainsi tout droit d'impunité la plus étendue, quoi qu'il commît, de la plus sûre et de la plus ferme considération, et les moyens de revenir toujours à figurer où que ce fût. Mais ce n'était qu'un degré: ses vues étaient plus vastes, il voulait Tolède, et pour y arriver il se fit donner le riche évêché de Malaga et se fit sacrer. Tolède ne vacant point, il saisit l'instant de la mort de l'illustre cardinal Arias, archevêque de Séville, et en attendant Tolède, il se fit nommer à se second archevêché d'Espagne. De là à Tolède, il n'y avait plus qu'un pas; mais demeurant même archevêque de Séville avec sa pourpre, il était à la tête du clergé d'Espagne. La puissance où il s'était établi lui donnait tous les moyens nécessaires à le pratiquer sans bruit et se l'attacher. Cardinal et archevêque, rien ne le pouvait plus tirer d'Espagne; ce nouveau titre l'affermissait dans la place de premier et de tout-puissant ministre. Appuyé de la sorte il arrivait au but qu'il s'était proposé de se faire redouter par le roi et la reine, et de devenir même à découvert le tyran de l'Espagne; et si, par impossible à ses yeux, il tombait enfin du premier ministère, inviolable par sa pourpre, et à la tête du clergé qu'il se serait attaché, quel odieux personnage, mais quel puissant ne fût-il pas demeuré en un pays où le clergé a une autorité si grande, qu'il oblige le roi de compter avec lui sur les levées et sur toutes autres choses à tous moments! C'est ce dessein, bien qu'avorté par l'opiniâtre et heureux refus des bulles de Séville, suivi de si près par sa chute, qui le rendit si longtemps inflexible à la démission de Malaga, que le pape et le roi d'Espagne lui demandèrent; c'était tenir encore par un filet ce projet qui lui était si cher, qui tout chimérique qu'il fût par n'avoir pas eu le temps de le laisser mûrir et de le faire éclore, était toujours le plus avant dans son coeur; et c'est, pour le dire en passant, le danger extrême du gouvernement des ecclésiastiques qui se rendent si facilement indépendants de leur roi, et qui, ce grand pas fait, ont des moyens de se maintenir par une force, contre laquelle toute la temporelle a la honte de lutter ou de souffrir tout, quelquefois d'étranges inconvénients à subir, et toujours en plein spectacle. Sans remonter pour la France aux cardinaux Balue, Lorraine, Guise et autres encore, les cardinaux de Retz, Bouillon, et celui-ci en rafraîchissent l'importante leçon que le cardinal Dubois, s'il eût vécu, eût certainement renouvelée aux dépens de M. le duc d'Orléans, s'il l'avait pu. Ce n'est pas idée, imagination, mais réalité effective, dont il prenait déjà sourdement toutes les mesures et les dimensions. Mais le roi ne le put jamais aimer, de quoi son gouverneur et son précepteur, en cela parfaitement de concert, surent parfaitement le garder et l'éloigner, et M. le duc d'Orléans, qui gémissait sur les fins sous l'empire de sa créature, tout faible à l'excès qu'il fût, ne lui aurait pas laissé le temps de l'expulser, connaissant surtout les dispositions du roi qui l'aimait et le montrait à demi, malgré les deux mêmes et sa disposition contraire à l'égard de Dubois.

Si on s'étonne de cette différence à l'égard de deux hommes si principaux, qui étaient également l'objet de la haine du maréchal de Villeroy et de l'évêque de Fréjus, un mot d'éclaircissement ne peut être que curieux. Rien de si désagréable que l'énonciation, le forcé et faux palpable de toutes les manières et de tout l'extérieur de l'abbé Dubois, même en voulant plaire. Rien de plus gracieux ni de plus agréable que l'énonciation, l'extérieur et toutes les manières de M. le duc d'Orléans, même sans penser à plaire; cette différence qui fait une impression naturelle sur tout le monde, frappe et affecte encore plus un roi de dix ans. Rien encore de si naturellement glorieux que les enfants, combien plus un enfant couronné et gâté! Le roi était en effet très glorieux, très sensible, très susceptible là-dessus, où rien ne lui échappait sans le montrer. Dubois ne travaillait point avec lui, mais il le voyait et lui parlait avec un air de familiarité et de liberté qui le choquait et qui découvrait aisément le dessein de s'emparer de lui peu à peu, ce que le maréchal de Villeroy et Fréjus encore plus redoutaient comme la mort.

Tous deux faisaient remarquer au roi et lui exagéraient les airs peu respectueux et indécents de l'abbé Dubois à son égard, et l'éloignaient de lui, pour ainsi dire à la tâche, en lui en inspirant de la crainte. Ils n'étaient pas en de meilleures dispositions pour M. le duc d'Orléans. Le maréchal de Villeroy entre le roi et lui, ou le seul Fréjus en tiers, donnaient carrière à sa haine. Mais le roi le craignait et ne l'aimait point. L'autorité seule lui donnait quelque créance, mais faiblement. Fréjus qu'il aimait et qui avait captivé et obtenu toute sa confiance, aurait été dangereux s'il avait aidé le maréchal contre le régent, comme il le secondait contre Dubois. Mais il se contentait d'éviter d'être suspect au maréchal, se reposait sur son bien-dire, sentait par l'événement du duc du Maine le danger de s'exposer. Il n'imaginait pas lors qu'une mort si prématurée le porterait au pouvoir le plus suprême, le plus arbitraire, le plus long, le moins contredit; mais il ne voulait pas nuire à ses vues de grandes places et de grand crédit, sous M. le duc d'Orléans, par l'affection du roi, et par elle peu à peu de le faire compter avec lui; enfin si l'art et la fortune le pouvaient porter jusque-là, à chasser M. le duc d'Orléans et à s'emparer de toutes les affaires. Pour arriver là, il fallait donc deux choses: la première ne se pas faire chasser avant le temps, et se trouver perdu sans retour avant d'avoir pu commencer à être; la seconde, se conduire de façon à ne pas étranger de lui M. le duc d'Orléans le moins du monde, pour en pouvoir espérer facilité à ses desseins d'être; devenir en effet sous ses auspices, sans lesquels le roi quoique majeur ne l'aurait pas mis dans le conseil, encore moins en influence et en autorité, et pour cela ménager le régent avec un extrême soin, mais sans rien, non seulement d'affecté, mais encore d'apparent, et se reposer contre lui sur le maréchal de Villeroy, avec une approbation la plus tacite qu'il pourrait, en attendant un âge fait du roi, un progrès plus solide dans sa confiance, une place dans son conseil, qui lui donnât moyen et caractère de profiter, même de faire naître des conjonctures, qui lui donnassent ouverture à devenir le maître et à renvoyer M. le duc d'Orléans à ses plaisirs. Moins plein de soi et plus clairvoyant que le maréchal de Villeroy, il sentait le goût intérieur du roi pour M. le duc d'Orléans.

Ce prince n'approchait jamais de lui en public et en quelque particulier qu'ils fussent, qu'avec le même air de respect qu'il se présentait devant le feu roi. Jamais la moindre liberté, bien moins de familiarité, mais avec grâce, sans rien d'imposant par l'âge et la place, conversation à sa portée, et à lui et devant lui, avec quelque gaieté, mais très mesurée et qui ne faisait que bannir les rides du sérieux et doucement apprivoiser l'enfant. Travaillant avec lui, il le faisait légèrement, pour lui marquer que rien [ne se faisait] sans lui en rendre compte, ce qu'il proportionnait et courtement à la portée de l'âge, et toujours avec l'air du ministre sous le roi. Sur les choses à donner, gouvernements, places de toutes sortes, bénéfices, pensions, il les proposait, parcourait brèvement les raisons des demandeurs, proposait celui qui devait être préféré, ne manquait jamais d'ajouter qu'il lui disait son avis comme il y était obligé, mais que ce n'était pas à lui à donner, que le roi était le maître, et qu'il n'avait qu'à choisir et à décider. Quelquefois même il l'en pressait quand le choix était peu important; et si rarement le roi lui paraissait pencher pour quelqu'un, car il était trop glorieux et trop timide pour s'en bien expliquer, et M. le duc d'Orléans y avait toujours grande attention, il lui disait avec grâce qu'il se doutait de son goût, et tout de suite: « Mais n'êtes-vous pas le maître? Je ne suis ici que pour vous rendre compte, vous proposer, recevoir vos ordres et les exécuter. » Et à l'instant la chose était légèrement donnée sans la faire valoir le moins du monde, et [il] passait aussitôt à autre chose. Cette conduite en public et en particulier, surtout cette manière de travailler avec le roi, charmait le petit monarque; il se croyait un homme, il comptait régner et en sentait tout le gré à celui qui le faisait ainsi régner.

Le régent ni les particuliers n'y couraient pas grand risque; le roi se souciait peu et rarement, et comme il a été remarqué, était trop glorieux et trop timide pour le montrer souvent, beaucoup moins pour rien demander. M. le duc d'Orléans était encore fort attentif à bien traiter tout ce qui environnait le roi de près, avec familiarité, pour s'en faire un groupe bienveillant, et à chercher à faire des grâces à ceux pour qui on pouvait croire que le roi avait quelque affection. Cela servait encore merveilleusement à M. le duc d'Orléans, dans des occasions de grâces et de places peu importantes, sur lesquelles le roi aurait montré un goût d'enfant. Comme il était prévenu par l'expérience, de la façon dont M. le duc d'Orléans en usait toujours là-dessus avec lui, cela donnait à ce prince la liberté et la facilité de lui représenter l'importance du poste et les qualités nécessaires pour le remplir, d'insister, mais en lui disant toujours qu'il était le maître, qu'il n'avait qu'à prononcer; qu'il le suppliait seulement de ne pas trouver mauvais qu'il lui eût dit ses raisons, parce qu'il était de son devoir de le faire, et après de lui obéir. Il n'en fallait pas davantage, le roi se rendait sans chagrin et gaiement; mais ces sortes de cas n'arrivaient presque jamais. Le maréchal de Villeroy était toujours en tiers à ce travail, par lui ou par le roi; il était difficile que M. de Fréjus ne sût ce qu'il se passait à chaque travail, de cette conduite du régent, et que le roi qui avait des tête-à-tête avec son précepteur, que le maréchal de Villeroy qui en enrageait, ne pouvait empêcher, ne lui témoignât souvent combien il était content de M. le duc d'Orléans; il n'en fallait pas davantage pour le tenir en bride et laisser au maréchal, qu'il voulait doucement primer et ruiner, les discours contre le régent, qui ne pouvaient plaire au roi dans la disposition favorable où M. le duc d'Orléans le tenait continuellement pour lui.

Ce prince, délivré d'Albéroni, voyait la paix et sa réconciliation prochaine avec l'Espagne, ce prétexte et les vaines espérances de ce côté-là ôtées aux brouillons, le duc et la duchesse du Maine hors de toute mesure d'oser plus branler, leurs adhérents de la cour reconnus épouvantés et hors d'état et de moyens de plus branler, les autres atterrés ; enfin Pontcallet et d'autres nouvellement ou précédemment arrêtés en Bretagne, prêts à subir un jugement de mort, qui achèverait de faire rentrer partout chacun en soi-même, et de rétablir la tranquillité. Il lui restait l'embarras des finances et de l'administration de Law, et d'achever de vaincre le parlement pour n'y avoir plus d'entraves, qui tout étourdi qu'il avait été du grand coup porté sur lui au lit de justice des Tuileries, reprenait peu à peu ses esprits, et ce caractère si cher, mais si dangereusement usurpé, de modérateur avec autorité entre le roi et le peuple. Les mêmes seigneurs, liés secrètement avec M. et Mme du Maine, découverts et déconcertés, et qui l'étaient aussi avec cette compagnie, n'avaient pas renoncé à chercher de figurer avec elle et par elle. Le maréchal de Villeroy était comme leur chef, il était tombé dans le dernier abattement, ainsi que les maréchaux de Villars et d'Huxelles, lorsque M. et Mme du Maine furent arrêtés. Ils y étaient longtemps demeurés; mais la ridicule issue d'un si grand et si juste éclat, leur avait rendu quelque petit courage, et Villeroy avait repris tous ses grands airs et ses tons de roi de théâtre, appuyé de sa place et gâté par les pitoyables ménagements de M. le duc d'Orléans, qui s'en croyait dédommagé en se moquant de lui en son absence, tandis qu'il en était dominé en présence avec la plus méprisante hauteur du maréchal, qui avait l'audace de s'en parer au public, et de s'en faire valoir au parlement et aux halles où il voulait toujours représenter M. de Beaufort.

Tout cela pesait à M. le duc d'Orléans; il craignait un ralliement public avec le parlement sur le désordre de Law, qui entraînerait tout le monde et par l'intérêt particulier et pécuniaire de chacun, et par le fantôme du bien de l'État qu'ils auraient pour eux, et qui tiendrait M. le duc d'Orléans en bride. Je crois que Law, qui sentait mieux que personne l'état où il avait mis les finances et son propre danger, et [mieux] que M. le duc d'Orléans même, le lui grossit, et le pressa de songer à le parer à temps, et qu'il s'y fit aider par M. le Duc et par ses autres confidents tels que l'abbé Dubois et autres de l'intérieur. Je dis que je le crois, parce qu'aucun d'eux ne m'en parla, et que je n'ai pu me persuader que, sans une grande et puissante impulsion, M. le duc d'Orléans pût prendre la résolution de chasser le maréchal de Villeroy. C'était dans un temps où l'abbé Dubois, qui était tout à fait maître, éloignait ce prince de moi, et où je m'éloignais de lui encore davantage, piqué du retour du duc et de la duchesse du Maine, et indigné de voir Dubois en pleine possession de son esprit. Ainsi tout se passait tellement sans moi que je n'eus pas la moindre idée qu'il fût question de se défaire du maréchal de Villeroy.

Travaillant un jour à mon ordinaire tout à la fin de cette année avec M. le duc d'Orléans, il m'interrompit un quart d'heure au plus après avoir commencé, pour me faire ses plaintes du maréchal de Villeroy. Cela lui arrivait quelquefois; mais de là s'échauffant en discours de plus forts en plus forts, il se leva tout d'un coup, et me dit que cela n'était plus tenable, car ce fut son expression; qu'il voulait et allait le chasser, et tout de suite, que je fusse gouverneur du roi. Ma surprise fut extrême, mais je ne perdis pas le jugement. Je me mis à sourire et répondis doucement qu'il n'y pensait pas. « Comment, reprit-il, j'y pense très bien, et si bien que je veux que cela soit, et ne pas différer ce qui devrait être fait il y a longtemps. Qu'est-ce donc que vous trouvez à cela? » Se mit à se promener ou plutôt à toupiller dans ce petit cabinet d'hiver. Alors je lui demandai s'il y avait bien mûrement pensé. Là-dessus il m'étala toutes ses raisons pour ôter le maréchal et toutes celles de me mettre en sa place, trop flatteuses pour les rapporter ici. Je le laissai dire tant qu'il voulut, puis je parlai à mon tour sans vouloir être interrompu. Je convins de tout sur le maréchal de Villeroy, parce qu'en effet il n'y avait pas moyen de disconvenir d'aucune de ses plaintes, de ses raisons et de ses conséquences; mais je m'opposai fortement à l'ôter. Je fis d'abord souvenir M. le duc d'Orléans de toutes les raisons que je lui avais alléguées pour le détourner d'ôter à M. du Maine la surintendance de l'éducation du roi, combien lui-même les avait trouvées sages et bonnes, combien il en était demeuré persuadé, et qu'il n'avait cédé qu'à la force et à la constante persécution de M. le Duc. Je lui distinguai bien les raisons communes avec ce qui regardait M. le Duc d'une part, le parlement de l'autre, d'avec celles qui ne regardaient que le duc du Maine et lui-même, le danger d'intervertir la disposition du feu roi à l'égard d'une personne aussi chère et précieuse que celle de son successeur. De là, j'entrai en comparaison des personnages; je lui fis sentir la différence d'ôter un homme quelque grand et établi qu'il fût, mais haï, mais envié, mais abhorré des princes du sang et du gros du monde, mais toutefois très dangereux à conserver par son esprit, ses vues, sa cabale, d'avec un autre homme mis pareillement de la main du roi mort entre ses bras, sans esprit ni mérite, peu dangereux par conséquent, adoré du peuple et du gros du monde, orné du masque d'honnête homme et [tenu] pour incapable de pouvoir et de vouloir remuer et faire un parti dans l'État, chéri du parlement et de toute la magistrature par les soins qu'il en avait pris de longue main, toutes choses, excepté le point du parlement, diamétralement contraires entre le maréchal de Villeroy et le duc du Maine. Je m'étendis là-dessus, et je répondis à toutes ses répliques.

Je lui dis que le maréchal de Villeroy n'était à son égard que ce qu'il le faisait être, et ce que tout autre serait avec autant de vent et de fatuité, et aussi peu d'esprit et de sens; qu'il l'avait gâté et le gâtait sans cesse, dont le maréchal savait se prévaloir; qu'on ne s'accoutumait ni en public ni en particulier à voir combien il lui imposait, l'air de supériorité du maréchal avec lui comme s'il eût été encore au temps de Monsieur, et lui en celui de sa première jeunesse; que pour lui, pour les siens, pour Lyon, pour tous ceux pour qui le maréchal daignait non pas demander, mais témoigner quelque petit désir, [tout] était accordé sur-le-champ et sans mesure, et que résolu de lui cacher tout, il lui disait une infinité de choses, et l'admettait continuellement dans le secret de la poste; qu'avec cette conduite que l'affaire du duc du Maine n'avait que légèrement altérée et encore pour fort peu de temps, il ne devait pas être surpris des avantages que le maréchal en savait prendre; qu'il n'y avait qu'à changer une conduite aussi étrange et aussi dangereuse, et tenir ferme dans ce changement, sans se donner la peine d'aller plus loin; qu'il verrait tout aussitôt le maréchal de Villeroy se croire perdu, tremblant, petit et respectueux, souple, tel enfin qu'il s'était montré à la disgrâce, et bien plus encore à l'éclat de l'affaire du duc et de la duchesse du Maine; que la durée de ce changement achèverait de le déconcerter, de le renverser, de le décréditer en lui ôtant l'opinion du monde que le maréchal lui imposait, et que lui n'osait lui résister; que déchu de la sorte et toujours tremblant pour son sort, il ne pourrait jamais lui nuire; que dépouillé de [ce] qui le rehaussait, non de sa place, il y paraîtrait tel qu'il était, par conséquent méprisable et méprisé; que c'était dans cette réduction qui était entre ses mains qu'il fallait mettre et tenir toujours le maréchal, qui, en cette posture, lui serait bien meilleur demeurant dans sa place, que destitué, parce qu'il y serait nu et seul, au lieu que destitué il aurait pour lui l'aboiement de tout le monde, l'air et l'honneur de martyr du bien public, celui dont la présence était incompatible avec les derniers excès de Law et la ruine universelle; qu'en laissant le maréchal de Villeroy sans y toucher, mais en le traitant constamment comme je venais de le proposer, il l'anéantissait; que, le chassant, il en faisait un personnage, une idole du parlement, du peuple, des provinces, un point de ralliement sinon dangereux, du moins embarrassant, d'autant plus qu'il avait laissé passer le moment de l'envelopper avec le duc et la duchesse du Maine; qu'il ne se pouvait donc plus agir ici du bien et de la tranquillité de l'État ni d'intelligences étrangères et criminelles, comme à l'égard du duc et de la duchesse du Maine, et du parti qu'ils avaient formé, mais uniquement de l'intérêt et des soupçons de lui régent, et d'un sacrifice qu'il se ferait à lui-même du seigneur le plus marqué du royaume, chargé de toute la confiance du feu roi jusqu'à sa mort, mis uniquement par là auprès du roi son successeur, de sa main, dont Son Altesse Royale intervertirait pour la seconde fois les dernières, les plus intimes et les plus sacrées dispositions.

Ébranlé, mais non dépris encore de sa résolution, il essaya de m'affaiblir en redoublant la tentation de la place de gouverneur du roi, et me comblant sur tout ce qu'il me prodigua là-dessus. Je lui témoignai ma reconnaissance en homme qui sentait très bien le prix de la place et celui de l'assaisonnement qu'il y mettait, mais qui n'en était pas ébloui. Tout de suite je le suppliai de se rappeler de ce qui s'était passé entre lui et moi dès avant qu'on sût que le roi écrivait tant de sa main, et qu'on en soupçonnât une disposition testamentaire; qu'il se souvînt que je lui avais dit qu'il était à présumer, même à désirer pour Son Altesse Royale, que le roi disposât des places de l'éducation du roi son successeur; mais que si, contre toute apparence, il vînt à manquer sans l'avoir fait, jamais lui régent, lui successeur immédiat par le droit des renonciations, si le jeune monarque mourait sans postérité masculine, jamais lui, si cruellement, si iniquement, mais si universellement accusé de toutes les horreurs alors récentes, et dont le souvenir se renouvelait depuis de temps en temps avec tant d'art et d'audace, ne devait jamais nommer un gouverneur ni aux autres places de l'éducation et du service intime, personne qui lui fût particulièrement attaché; que plus un homme le serait ou anciennement ou intimement, encore pis l'un et l'autre, plus il en devait être exclus, quand il aurait d'ailleurs pour ce grand emploi un talent unique, et tous les autres qui s'y pouvaient souhaiter; qu'il était entré dans mon sentiment, et qu'il était convenu avec moi de le suivre; que je le sommais donc maintenant de s'en souvenir et de ne pas s'écarter d'une résolution qui lui avait paru alors si salutaire, et qui par tout ce qui s'était passé depuis, surtout par l'expulsion du duc du Maine, l'était devenue de plus en plus. Enfin que ce raisonnement si vrai et si fort, résultant de la perverse nature des choses, me rendait par excellence l'homme de toute la France sur qui le choix devait le moins tomber, et qui en était le plus radicalement exclus par nature; qu'aussi croirais-je lui rendre le plus mauvais et le plus dangereux office de l'accepter.

M. le duc d'Orléans qui était l'homme que j'aie connu qui avait les réponses les plus prêtes à la main, et qui s'embarrassait le moins, même n'ayant rien qui valût à répondre, fut si surpris ou de la force de mes raisons, ou de la fermeté de mon refus, qu'il resta court et pensif, se promenant la tête basse sept ou huit pas en avant et autant en arrière, parce que ce cabinet était fort petit. Je demeurai debout sans le suivre et sans parler, pour laisser opérer ses réflexions que je ne voulais pas troubler par des redites inutiles, puisqu'en effet j'avais tout dit l'essentiel. Ce silence dura assez longtemps: puis il me dit qu'il y avait bien du bon dans ce que je lui avais exposé, mais que le maréchal de Villeroy était tellement devenu insupportable, et que j'étais si fait exprès pour l'emploi en tout sens, sur quoi il s'étendit encore, qu'il avait bien de la peine à changer d'avis. Les mêmes choses se rebattirent assez longtemps encore; les propos finirent par me dire que nous nous reverrions là-dessus. Je lui répondis que, pour ce qui me regardait, cela était tout vu de ma part, et que très certainement je ne serais point gouverneur du roi; qu'à l'égard du maréchal, il prît bien garde aux impulsions d'autrui, et à la sienne propre à lui-même, et qu'il se gardât bien de faire un si grand pas de clerc. Nous n'en dîmes pas davantage. Il m'en reparla près à près deux ou trois autres fois, mais toujours plus faiblement, moi toujours de même, et gagnant toujours du terrain sur lui, jusqu'à ce que, la dernière fois, il convint avec moi qu'il n'y songerait plus, et qu'il en userait avec le maréchal de Villeroy comme je le lui avais proposé; mais il n'en eut pas la force. Il le traita toujours de même, et le maréchal, par conséquent, toujours sur le haut ton avec lui. J'en étais dépité, mais je n'osai lui en faire de reproches, de peur de ranimer l'envie de le chasser. D'ailleurs tout allait tellement de travers, l'abbé Dubois si fort et si publiquement le maître absolu, que cela joint à la déplorable issue de l'affaire de M. et de Mme du Maine, mon dégoût allait à ne vouloir plus me mêler de rien, et à voir M. le duc d'Orléans courtement et précisément pour le nécessaire, et pour, ne rien marquer au monde si attentif à tout. Ainsi finit l'année 1719.

CHAPITRE XVIII. §

1720. — Comédie entre le duc et la duchesse du Maine, qui ne trompe personne. — Changement de dame d'honneur de Mme la Duchesse la jeune; pourquoi raconté. — Caractère de M. et de Mme de Pons. — Abbé d'Entragues; son extraction; son singulier caractère; ses aventures. — Law, contrôleur général des finances. — Grâces singulières faites aux enfants d'Argenson. — Machaut et Angervilliers conseillers d'État en expectative. — Law maltraité par l'avidité du prince de Conti, qui en est fortement réprimandé par M. le duc d'Orléans. — Ballet du roi. — Force grâces pécuniaires. — J'obtiens douze mille livres d'augmentation d'appointements sur mon gouvernement de Senlis, qui n'en valait que trois mille. — Je fais les derniers efforts pour un conseil étroit, fort inutilement. — Mariage de Soyecourt avec Mlle de Feuquières. — Réflexions sur les mariages des filles de qualité avec des vilains. — Mort du comte de Vienne; son caractère, son extraction. — Mort du prince de Murbach. — Mort de l'impératrice mère, veuve de l'empereur Léopold. — Son deuil et son caractère. — Mort du cardinal de La Trémoille. — Étrange friponnerie et bien effrontée de l'abbé d'Auvergne pour lui escroquer son archevêché de Cambrai. — Digression sur les alliances étrangères du maréchal de Bouillon et de sa postérité. — Abbé d'Auvergne; comment fait archevêque de Tours, puis de Vienne.

Cette année commença par une comédie fort ridicule dont personne ne fut la dupe, ni le public, ni ceux pour qui elle fut principalement jouée, ni ceux qui la jouèrent, si ce n'est peut-être la seule Mme la Princesse qui y fit un personnage principal, et qui était faite pour l'être de tout. Le duc et la duchesse du Maine, qui par la perfidie de l'abbé Dubois avaient eu, comme on l'a vu ici, tout le temps nécessaire, et beaucoup au delà pour sauver leurs papiers, et pour s'arranger ensemble depuis que Cellamare fut arrêté chez lui jusqu'au jour qu'ils le furent eux-mêmes, avaient très bien pris leur parti, et chacun d'eux suivant leur caractère. Mme du Maine appuyée de son sexe et de sa naissance, s'affubla de tout dans ses réponses aux interrogatoires qu'elle subit, et dont on lut ce qu'il plut à l'abbé Dubois au conseil de régence, accusa fortement Cellamare, Laval, etc., sauva tant qu'elle put les Malézieu, Davisard, et ses intimes créatures, son mari surtout, pour qui elle se fit fort, et stipula tout sans, disait-elle, lui en avoir donné connaissance, c'est-à-dire, sans lui avoir jamais laissé entrevoir ni intelligence en Espagne, ni parti, ni rien qui pût aller à brouiller l'État, ni à attaquer le régent, mais seulement à lui procurer des remontrances assez fortes et assez nombreuses pour l'engager doucement à réformer lui-même beaucoup de choses dont on se plaignait de son administration. Quoi qu'elle avouât, elle ne craignait rien pour sa tête ni même pour une prison dure et longue. Les exemples des princes de Condé la rassuraient dans toutes les générations, qui s'étaient trouvés en termes encore plus forts.

Le duc du Maine, déchu de l'état et de la qualité de prince du sang, tremblait pour sa vie. Ses crimes contre l'État, contre le sang royal, contre la personne du régent, si longuement, si artificieusement, si cruellement offensée, le troublaient d'autant plus qu'il sentait tout ce que raison, justice, exemple, devoir à l'égard de l'état et du sang royal, vengeance enfin exigeaient de lui. Il songea donc de bonne heure à se mettre à couvert sous la jupe de sa femme. Ses réponses et tous ses propos furent constamment les mêmes d'une parfaite ignorance et dans le plus grand concert entre eux deux. Il n'avait vu en effet que ses domestiques les plus affidés, Cellamare presque point, et dans le dernier secret, dans le cabinet de Mme du Maine, inaccessible à tous autres de leur confidence, à qui il ne parlait que par la duchesse du Maine: ainsi, ni papiers ni dépositions à craindre. Ainsi, quand elle eut parlé, avoué, raconté, Laval aussi de rage de ce qu'elle avait dit, et peu d'autres; le duc du Maine, à qui cela fut communiqué à Dourlens, s'exclama contre sa femme, dit rage de sa folie et de sa félonie, du malheur d'avoir une femme capable de conspirer, et assez hardie pour le mettre de tout sans lui en avoir jamais parlé, le faire criminel sans qu'il le fût le moins du monde, et si fort hors de tout soupçon des menées de sa femme, qu'il était resté hors d'état de les arrêter, de lui imposer, d'avertir même M. le duc d'Orléans s'il eût trouvé les choses poussées au point de le devoir faire. Dès lors le duc du Maine ne voulut plus ouïr parler d'une femme qui à son insu avait jeté lui et ses enfants dans cet abîme, et quand, à leur sortie de prison, il leur fut permis de s'écrire et de s'envoyer visiter, il ne voulut rien recevoir de sa part, ni lui donner aucun signe de vie. Mme du Maine s'affligeait en apparence du traitement qu'elle en recevait, en avouant toutefois combien elle était coupable envers lui de l'avoir engagé à son insu et trompé de la sorte. Ils en étaient là ensemble quand on les rapprocha de Paris. Le duc du Maine alla demeurer à Clagny, château bâti autrefois tout près de Versailles pour Mme de Montespan, et Mme du Maine à Sceaux. Ils virent ensuite M. le duc d'Orléans séparément sans coucher à Paris, où ils soutinrent chacun leur personnage, et comme l'abbé Dubois avait jugé que le temps était venu de se donner auprès d'eux le mérite de finir leur disgrâce, tout fut bon auprès de M. le duc d'Orléans qui voulut bien leur paraître persuadé de l'ignorance du duc du Maine. Pendant leur séjour en ces deux maisons de campagne où ils ne virent que fort peu de gens, Mme du Maine se donna pour faire diverses tentatives auprès du duc du Maine, et lui pour les rebuter. Cette farce dura depuis le mois de janvier qu'ils arrivèrent à Sceaux et à Clagny, jusque tout à la fin de juillet. Alors ils crurent que le jeu avait assez duré pour y mettre une fin. Ils s'en étaient trouvés quittes à si bon marché, et comptaient tellement sur l'abbé Dubois, qu'ils pensaient déjà à se remonter en grande partie, et, pour y travailler utilement, il fallait être en mesure de se voir et de se concerter et commencer par pouvoir être à Paris comme ils voudraient, où ils ne pouvaient pas ne pas loger ensemble.

L'apparente brouillerie avait été portée jusqu'à ce point, que les deux fils du duc du Maine, revenus d'Eu à Clagny peu de jours après lui, furent longtemps sans aller voir Mme du Maine, et ne la virent depuis que très rarement et sans coucher à Sceaux. Enfin, le parti pris de mettre fin à cette comédie, voici comme ils la terminèrent par une autre. Mme la Princesse prit un rendez-vous avec le duc du Maine, le dernier juillet, à Vaugirard, dans la maison de Landais, trésorier de l'artillerie; elle y arriva un peu après lui avec la duchesse du Maine qu'elle laissa dans son carrosse. Elle dit à M. du Maine qu'elle avait amené une dame qui avait grande envie de le voir. La chose n'était pas difficile à entendre, le concert était pris. Ils mandèrent la duchesse du Maine. L'apparent raccommodement se passa entre eux trois. Ils furent longtemps ensemble. Un reste de comédie les tint encore séparés, mais se voyant et se rapprochant par degrés jusqu'à ce qu'à la fin le duc du Maine retourna demeurer à Sceaux avec elle.

Pendant ces six mois, on acheva peu à peu de vider la Bastille des prisonniers de cette affaire, dont quelques-uns furent légèrement et courtement exilés. Laval fut plus maltraité, ou pour mieux dire le moins bien traité. Il avait été l'âme au dehors de toute la conspiration et dans tout le secret du duc et de la duchesse du Maine qui en dit assez dans ses interrogatoires, c'est-à-dire dans le peu de ceux qui furent lus au conseil de régence, et sur lesquels l'avis ne fut demandé à personne et où personne aussi n'opina, pour prouver complètement cela contre lui. Aussi sortit-il de la Bastille enragé contre elle, et ne le lui a pas pardonné, dont elle se soucia aussi peu que font tous les princes et princesses, quand ils n'ont plus besoin des gens, parce qu'ils se persuadent que tout est fait pour eux, et eux uniquement pour eux-mêmes. Le courant de la vie dans tous les temps, et les conspirations de tous les siècles en sont la preuve et la leçon.

On ne s'aviserait pas de faire ici mention du changement des domestiques de l'hôtel de Condé, si elle ne servait à montrer l'étrange contraste de la conduite des gens de qualité la plus distinguée, ainsi que de celle de ceux qui en sont les singes: conduite si nouvelle, et en contraste si grand et si public avec elle-même. On a vu en son lieu à quel point le duc et la duchesse du Maine les avaient enivrés, et jusqu'à quelles folies ils les avaient jetés en se moquant d'eux pour arriver à leur but personnel, avec toute cette gloire dont M. et Mme du Maine avaient fait leur instrument pour les tromper et les conduire en aveugles. La femme de l'aîné de la maison de Montmorency, de laquelle M. le Prince, père du héros, était gendre, et dont les dépouilles ont constitué ses grands biens, était dame d'honneur de Mme la Duchesse la jeune, et y eut tant de dégoûts qu'elle se retira. Il est vrai que son mari était pauvre en tout genre, et elle, avec beaucoup de mérite, de très petite étoffe. Mme de Pons lui succéda avec empressement; son mari était l'aîné de cette grande et illustre maison de Pons, mais si pauvre que M. de La Rochefoucauld, le favori de Louis XIV, prit soin de lui jusqu'à son logement, son vêtement et sa nourriture. Il avait de la grâce, une éloquence naturelle, beaucoup d'esprit et fort orné ; beaucoup de politesse, mais à travers laquelle transpirait même grossièrement une extrême gloire et une opinion de soi-même rebutante. Il eut du roi une charge dans la gendarmerie où il servit comme point, et ne vit guère plus de cour que de guerre. Il avait un des plus beaux visages qu'on pût voir. Ce visage, soutenu de son esprit, donna dans les yeux de Mme de La Baume qui l'épousa. Elle était fille unique de M. de Verdun et riche héritière, parce qu'elle était restée seule des enfants de son père, qui n'avait point paru à la guerre ni à la cour, qui était riche, et qui avait beaucoup amassé. Lui et le maréchal de Tallard étaient fils des deux frères, Verdun de l'aîné, et avait de grandes prétentions contre Tallard, ce qui les engagea à marier leurs enfants.

Le mariage ne dura guère. La Baume, fils aîné du maréchal, et qui promettait beaucoup, mourut sans enfants des blessures qu'il reçut à la bataille d'Hochstedt, perdue par son père comme on l'a vu en son lieu, n'ayant été marié que six mois. Sa veuve se remaria en 1710 à M. de Pons, à qui elle porta de grands biens et force procès et prétentions, dont ils tourmentèrent tant le maréchal de Tallard, qu'ils en tirèrent à peu près ce qu'ils voulurent. La femme était aussi dépiteusement laide que le mari était beau, et aussi riche qu'il était pauvre; d'ailleurs autant de gloire, d'esprit, de débit et d'avarice l'un que l'autre. Cette avarice et leur procès l'emporta sur leur gloire; ils briguèrent la place que Mme de Montmorency-Fosseux quittait, et l'obtinrent: leurs affaires liquidées, Mme de Pons s'en lassa et s'en retira. Elle était très méchante, très difficile à vivre, maîtresse absolue de son mari, dont l'humeur était pourtant dominante, et qui régnait tant qu'il pouvait sur tous ceux qu'il fréquentait. Cette humeur peu compatible avec celle de MM. de La Rochefoucauld, moins encore avec tous les secours qu'il en avait reçus, rendit le commerce rare et froid entre eux, dès qu'il n'en eut plus besoin. Le chevalier de Dampierre, écuyer de M. le Duc, qui était Cugnac, bonne noblesse, qui a eu un chevalier du Saint-Esprit en 1595, et lieutenant général d'Orléanais sous Henri IV, présenta la femme de son frère. Cet écuyer imposait aisément à son maître par l'énormité de sa prestance, beaucoup d'esprit et fort avantageux, quoique soutenu d'aucune qualité personnelle, glorieux à l'excès, et qui avait persuadé M. le Duc qu'il était, comme on dit, de la côte de saint Louis. Moyennant ce caquet sa belle-soeur eut la place; ils en avaient grand besoin, car ils n'avaient pas de chausses; et voilà comme l'excès de l'orgueil et de la bassesse s'accommodent presque toujours.

La singularité du personnage et d'un événement arrivé en ce même temps, mérite de n'être pas oubliée. L'abbé d'Entragues était un homme qui avait été extrêmement du grand monde; il n'était rien moins que Balzac; je ne sais d'où ce nom d'Entragues leur était venu, car les Balzac sont fondus dans les Illiers. Le nom de celui-ci était Crémeaux, gentilhomme, tout ordinaire, du côté de Lyon; ce qui les mit au monde fut le mariage de son frère avec la soeur utérine de Mine de La Vallière, maîtresse du roi, du nom de Courtalvel, de la plus petite noblesse. Le père de cette soeur s'appelait Saint-Remy, premier maître d'hôtel de Gaston frère de Louis XIII. Il épousa la veuve de La Vallière, qui s'appelait Le Prévost, et qui n'était rien, veuve en premières noces de Bernard-Rezay, conseiller au parlement, dont elle n'avait point eu d'enfants. De La Vallière elle eut la maîtresse du roi, et le grand-père du duc de La Vallière d'aujourd'hui; de son dernier mari, cette Mme d'Entragues, belle-soeur de l'abbé dont il s'agit.

La différence d'une mère avouée que n'avaient pas les enfants de Mme de Montespan, et l'attachement dont Mme la princesse de Conti se piqua toujours pour sa mère et pour tous ses parents, les distingua. Ce fut donc la protection de Mme d'Entragues, propre tante de Mme la princesse de Conti qui introduisit chez elle l'abbé d'Entragues. Elle aima toujours beaucoup Mme d'Entragues, qui était aussi fort aimable par son esprit fait pour le grand monde dont elle fut toujours. De là, l'abbé d'Entragues se mit dans les bonnes compagnies dont il avait le ton et le langage, avec une plaisante singularité, qui le rendait encore plus amusant, qui était son vrai caractère; mais ce caractère n'était pas sûr; il était méchant, se plaisait aux tracasseries et à brouiller les gens, ce qui le fit chasser de beaucoup de maisons considérables; il eut abbayes et prieurés, mais jamais d'ordres. C'était un grand homme, très bien fait, d'une pilleur singulière, qu'il entretenait exprès à force de saignées, qu'il appelait sa friandise; dormait les bras attachés en haut pour avoir de plus belles mains; et, quoique vêtu en abbé, il était mis si singulièrement qu'il se faisait regarder avec surprise. Ses débauches le firent exiler plus d'une fois. L'étant à Caen, il y vint des Grands Jours, parmi lesquels était Pelletier de Sousy, qui a eu depuis les fortifications, père de des Forts, qui a été ministre et contrôleur général des finances. Pelletier, qui avait connu l'abbé d'Entragues quoique assez médiocrement, crut qu'arrivant au lieu de son exil, il était honnête de l'aller voir. Il y fut donc sur le midi; il trouva une chambre fort propre, un lit de même, ouvert de tous côtés, une personne dedans à son séant, galamment mise, qui travaillait en tapisserie, coiffée en coiffure de nuit de femme, avec une cornette à dentelle, force fontanges, de la parure, une échelle de rubans à son corset, un manteau de lit volant et des mouches. À cet aspect Pelletier recula, se crut chez une femme de peu de vertu, fit des excuses, et voulut gagner la porte, dont il n'était pas éloigné. Cette personne l'appela, le pria de s'approcher, se nomma, se mit à rire : c'était l'abbé d'Entragues, qui se couchait très ordinairement dans cet accoutrement, mais toujours en cornettes de femme plus ou moins ajustées. Il y aurait tant d'autres contes à faire de lui qu'on ne finirait pas. Avec cela beaucoup de fonds d'esprit et de conversation, beaucoup de lecture et de mémoire, du savoir même, de l'élégance naturelle et de la pureté de langage; fort sobre, excepté de fruit et d'eau.

Dans le temps dont il s'agit, il passait sa vie chez Mme la princesse de Conti, chez Beringhen, premier écuyer, et dans plusieurs maisons considérables qui lui étaient restées. On sut, sans que rien eût pu en faire douter, qu'il avait été faire la cène un dimanche au prêche chez l'ambassadeur de Hollande; il s'en vanta même, et dit qu'il avait eu enfin le bonheur de faire la cène avec ses frères. On en fut d'autant plus surpris qu'il était de race catholique, et qu'aucune religion n'avait jusqu'alors paru l'occuper ni le retenir. L'éclat de cette folie, et le bruit qu'en fit le clergé, ne permit pas à M. le duc d'Orléans de se contenter d'en rire comme il eût bien voulu. Il donna donc ordre, au bout de trois ou quatre jours, de l'arrêter et de le mener à la Bastille; mais dans l'intervalle, il avait pris le large et gagné Anchin pour sortir du royaume ; de là à Tournay, rien de plus court ni de plus aisé. La fantaisie le prit d'aller à Lille et de se nommer chez le commandant. On avait averti aux frontières, et celle-là, comme la plus proche, l'était déjà. Le commandant s'assura de lui et en rendit compte à M. le duc d'Orléans, qui le fit mettre dans la citadelle. L'abbé d'Entragues s'en lassa, et fit là son abjuration, après laquelle il revint enfin à Paris sans qu'il en fût autre chose, ni à son égard, ni à celui de ses bénéfices. Comme on ne pouvait rien imaginer de sérieux d'un homme si frivole, il fut reçu chez Mme la Duchesse, chez Mme la princesse de Conti, chez Mme du Maine, et dans toutes les maisons qu'il avait accoutumé de fréquenter, et où il était très familier, et reçu comme s'il ne lui était rien arrivé. Il affecta quelque temps de se montrer à la messe avec un grand bréviaire, puis revint peu à peu à sa vie et à sa conduite ordinaire. Il ne laissait pas, avec toute la dépravation de ses moeurs et un jeu qui l'avait souvent dérangé, de donner toute sa vie considérablement aux pauvres, et avec tous les fruits et la glace qu'il avalait de passer quatre-vingts ans sans infirmité. Il soutint avec beaucoup de courage et de piété la longue maladie dont il mourut, et il finit fort chrétiennement une vie fort peu chrétienne.

Le désordre des finances augmentait chaque jour, ainsi que les démêlés d'Argenson et de Law, qui s'en prenaient l'un à l'autre. Celui-ci avait l'abord gracieux; il tenait par son papier un robinet de finance qu'il laissait couler à propos sur qui le pouvait soutenir. M. le Duc, Mme la Duchesse, Lassai, Mme de Verue y avaient puisé force millions et en tiraient encore. L'abbé Dubois y en prenait à discrétion. C'étaient de grands appuis, outre le goût de M. le duc d'Orléans qui ne s'en pouvait déprendre. Les audiences du garde des sceaux, plus de nuit que de jour, désespéraient ceux qui travaillaient sous lui et ceux qui y avaient affaire. La difficulté des finances et ses luttes contre Law lui avaient donné de l'humeur qui se répandait dans ses refus. Les choses en étaient venues au point qu'il fallait que l'un des deux cédât à l'autre une administration où leur concurrence achevait de mettre la confusion. Quelque liaison, même intime, qui subsistât entre lui et l'abbé Dubois qui avait échoué à les faire compatir ensemble, la vue du cardinalat et la nécessité de beaucoup d'argent à y répandre ne permit pas à Dubois de balancer dans cette extrémité qui ne pouvait plus se soutenir. La conversion de Law avait un but auquel il était temps qu'il arrivât. Il était pénétré de la bonté de son système, et il s'en promettait des merveilles de la meilleure foi du monde, sitôt qu'il ne serait plus traversé.

Argenson voyait l'orage s'approcher; il se sentait dans une place non moins fragile que relevée; il voulait la sauver. Il avait trop d'esprit et trop de connaissance du monde, et de ceux à qui il avait affaire, pour ne pas sentir que, s'opiniâtrant aux finances, elles entraîneraient les sceaux. Il céda donc à Law, qui fut enfin déclaré contrôleur général des finances, et qui, dans cette élévation si singulière pour lui, continua à venir chez moi tous les mardis matin, me voulant toujours persuader ses miracles passés et ceux qu'il allait faire. Argenson demeura garde des sceaux, et se servit habilement du sacrifice des finances pour faire passer sur la tête de son fils aîné sa charge de chancelier de l'ordre de Saint-Louis, et le titre effectif sur son cadet. Sa place de conseiller d'État qu'il avait conservée, il la fit donner à son aîné avec l'intendance de Maubeuge, et fit son cadet lieutenant de police. Le murmure fut grand de voir un étranger contrôleur général, et tout livré en France à un système dont on commençait beaucoup à se défier. Mais les Français s'accoutument à tout et la plupart se consolèrent de n'avoir plus affaire aux heures bizarres et à l'humeur aigre d'Argenson. M. le duc d'Orléans me dit bien d'avance ce qu'il allait faire, mais sans consultation. L'abbé Dubois avait tout envahi, et j'évitais au lieu de m'avancer à rien. On verra bientôt quel fut le succès de ce choix. Les enfants d'Argenson furent les seuls qui en profitèrent. On n'avait jamais ouï parler d'un conseiller d'État et intendant de Hainaut de vingt-quatre ans, ni d'un lieutenant de police encore plus jeune. On changea en même temps la face et les départements du conseil des finances, dont le duc de La Force déjà entré dans celui de régence, ne fut plus. On donna une expectative de conseiller d'État à Machaut, qui quitta volontiers la place de lieutenant de police pour celle-ci, et pour les cinquante mille écus qu'il avait donnés au garde des sceaux, qu'il lui rendit. Angervilliers, intendant d'Alsace, puis de Paris, eut en même temps une pareille expectative. On en fait ici mention à cause qu'on le vit depuis ministre et secrétaire d'État ayant le département de la guerre, et que sa capacité le distingua extrêmement dans tous ses emplois ainsi que sa probité.

La place de contrôleur général que Law occupait si nouvellement ne le mit pas à l'abri du pistolet sur la gorge, pour ainsi dire, de M. le prince de Conti. Plus avide que pas un des siens, et que n'est-ce point dire? il avait tiré des monts d'or de la facilité de M. le duc d'Orléans, et d'autres encore de Law en particulier. Non content encore, il voulut continuer. M. le duc d'Orléans s'en lassa, il n'était pas content de lui. Le parlement recommençait sourdement ses menées: elles commençaient même à se montrer, et le prince de Conti s'intriguait à tâcher d'y faire un personnage indécent à sa naissance, peu convenable à son âge, honteux après les monstrueuses grâces dont il était sans cesse comblé. Rebuté par le régent, il espéra mieux de Law; il fut trompé en son attente; les prières, les souplesses, les bassesses, car rien ne lui coûtait pour de l'argent, n'ayant rien opéré, il essaya la vive force, et n'épargna à Law ni les injures ni les menaces. En effet, il lui, fit une telle peur: le prince de Conti, ne pouvant lui pis faire pour renverser sa banque, y fut avec trois fourgons qu'il ramena pleins d'argent pour le papier qu'il avait, que Law n'osa refuser à ses emportements, et manifester par ce refus la sécheresse de ses fonds effectifs. Mais craignant d'accoutumer à ces hauteurs et à cette tyrannie un prince aussi insatiable, il ne le vit pas plutôt parti avec son convoi, qu'il en fut porter ses plaintes à M. le duc d'Orléans. Le régent en fut piqué; il sentit les dangereuses suites et le pernicieux exemple d'un procédé si violent à l'égard d'un étranger sans appui qu'il venait de faire contrôleur général bien légèrement. Il se mit en colère, envoya chercher le prince de Conti, et contre son naturel lui lava si bien la tête qu'il n'osa branler, et eut recours aux pardons; mais outré d'avoir échoué, peut-être plus encore que de la plus que très verte réprimande, il eut recours au soulagement des femmes. Il se répandit en propos contre Law, qui ne lui firent plus de peur et moins de mal encore, mais qui firent peu d'honneur à M. le prince de Conti, parce que la cause en était connue, et qu'on n'ignorait pas en gros tout ce qu'il avait tiré de Law; le blâme fut général et d'autant plus pesant que Law était fort déchu de la faveur et de l'éblouissement public qu'une bagatelle tourna en dépit et en indignation.

Le maréchal de Villeroy, incapable d'inspirer rien au roi de solide, adorateur du feu roi jusqu'au culte, plein de vent et de frivole, et de la douceur du souvenir de ses jeunes années, de ses grâces aux fêtes et aux ballets, de ses belles galanteries, voulut qu'à l'imitation du feu roi, le roi dansât un ballet. C'était s'en aviser trop tôt. Ce plaisir était trop pénible pour l'âge du roi, et il fallait vaincre sa timidité peu à peu et l'accoutumer au monde qu'il craignait, avant de l'engager à représenter en public, et à danser des entrées sur un théâtre. Le feu roi élevé dans une cour brillante où la règle et la grandeur se voyaient avec distinction, et où le commerce continuel des dames de la reine mère et des autres de la cour l'avait enhardi et façonné de bonne heure, avait primé et goûté ces sortes de fêtes et d'amusements parmi une troupe de jeunes gens des deux sexes, qui tous portaient avec droit le nom de seigneurs et de dames, et où il ne se trouvait que bien peu ou même point de mélange, parce qu'on ne peut appeler ainsi trois ou quatre peut-être de médiocre étoffe, qui n'y étaient admis visiblement, que pour être la force et la parure du ballet, par la grâce de leur figure et l'excellence de leur danse, avec quelques maîtres à danser, pour y donner la règle et le ton. De ce temps-là à celui d'alors, il y avait bien loin. L'éducation de ce temps passé formait chacun à la grâce, à l'adresse, à tous les exercices, au respect, à la politesse proportionnée et délicate, à la fine et honnête galanterie. On voit d'un coup d'oeil toutes les étranges différences sans s'arrêter ici à les marquer. La réflexion n'était pas la vertu principale du maréchal de Villeroy. Il ne pensa à aucun des obstacles, soit du côté du roi, soit du côté de la chose, et déclara que le roi danserait un ballet.

Tout fut bientôt prêt pour l'exécution. Il n'en fut pas de même pour l'action. Il fallut chercher des jeunes gens qui dansassent, bientôt se contenter qu'ils dansassent bien ou mal; enfin prendre qui on put, par conséquent marchandise fort mêlée; plusieurs qui n'étaient pas pour y être admis le furent si facilement que de l'un à l'autre Law, au point où il était parvenu, se hasarda de demander à M. le duc d'Orléans que son fils en pût être, qui dansait bien, et qui était d'âge à y pouvoir entrer. M. le duc d'Orléans, toujours facile, toujours entêté de Law, et, pour en dire la vérité, contribuant de dessein à toute confusion autant qu'il lui était possible, l'accorda tout de plain-pied, et se chargea de le dire au maréchal de Villeroy. Le maréchal, qui haïssait et traversait Law de toutes ses forces, rougit de colère, et représenta au régent ce qu'il y avait en effet à dire là-dessus; le régent lui en nomma qui, quoique d'espèce fort supérieure, n'en étaient pourtant pas à être du ballet; et quoique les réponses fussent aisées à l'égard de l'exclusion du petit Law, le maréchal n'en trouva que dans de vaines exclamations. Il ne put donc résister au régent, se trouvant sans ressources du côté de M. le Duc, surintendant de l'éducation du roi, grand protecteur de Law et des confusions, tellement que le fils de Law fut nommé pour être du ballet.

On ne peut exprimer la révolte publique que cette bagatelle excita, dont chacun se tint offensé. On ne parla d'autre chose pendant quelques jours, et sans ménagement, non sans quelques éclaboussures sur quelques autres du ballet. Enfin le public fut content, la petite vérole prit au fils de Law, et, à cause du ballet dont il ne pouvait plus être, ce fut une joie publique. Ce ballet fut dansé plusieurs fois, et le succès ne répondit en rien aux désirs du maréchal de Villeroy. Le roi fut si ennuyé et si fatigué d'apprendre, de répéter et de danser ce ballet, qu'il en prit une aversion pour ces fêtes et pour tout ce qui est spectacle, qui lui a toujours duré depuis, ce qui ne laisse pas de faire un vide dans une cour, en sorte qu'il cessa plus tôt qu'on ne l'avait résolu, et que le maréchal de Villeroy n'en osa plus proposer depuis.

M. le duc d'Orléans, par sa facilité ordinaire ou pour adoucir au monde la nouvelle élévation de Law à la place de contrôleur général, fit quantité de grâces pécuniaires; il donna six cent mille livres à La Fare, capitaine de ses gardes ; cent mille livres à Castries, chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans; deux cent mille livres au vieux prince de Courtenay, qui en avait grand besoin; vingt mille livres de pension au prince de Talmont; six mille livres à la marquise de Bellefonds, qui en avait déjà une pareille, et à force de cris de M. le prince de Conti une de soixante mille livres au comte de La Marche son fils, âgé à peine de trois ans; il en donna encore de petites à différentes personnes. Voyant tant de déprédation et nulle vacance à espérer, je demandai à M. le duc d'Orléans d'attacher douze mille livres en augmentation d'appointements à mon gouvernement de Senlis, qui ne valait que mille écus, et dont mon second fils avait la survivance, et je l'obtins sur-le-champ.

Tout ce que je voyais de jour en jour du gouvernement et des embarquements de M. le duc d'Orléans, au dedans et au dehors, m'affligeait de plus en plus et me convainquait de plus qu'il n'y avait de remède que par le conseil étroit que je lui avais proposé, tel qu'on l'a vu plus haut. Plus j'en sentais la difficulté par la légèreté de M. le duc d'Orléans et par l'intérêt capital de l'abbé Dubois si fort devenu son maître, plus j'y insistais souvent, quoique je me retirasse de tout le plus qu'il m'était possible, et que M. le duc d'Orléans m'y donnât beau jeu pour complaire à la jalousie de Dubois, qui craignait tout, et moi sur tous autres. J'allai même jusqu'à presser M. le duc d'Orléans de mettre dans ce conseil étroit le duc de Noailles, Canillac, et tout ce qu'il me savait le plus opposé, non pas que j'estimasse leur probité ni leur capacité, comme je le lui dis, mais pour lui marquer à quel point je croyais cet établissement important et pressant à faire, et que, tels que fussent ceux que je lui nommais, j'aimerais mieux les y voir et que ce conseil fût établi. L'argument était pressant, aussi M. le duc d'Orléans en fut-il surpris et embarrassé, parce qu'il en sentit toute la bonne foi de ma part, conséquemment toute l'énergie. Il ne se défendait point, mais tirait de longue. Je revenais de temps en temps à la charge.

Une des dernières fois que je le pressais le plus et qu'il ne savait que répondre, et c'était encore en nous promenant tous deux dans sa petite galerie, devant son petit cabinet d'hiver, il se tourna tout d'un coup à moi et me dit avec quelque vivacité: « Mais vous me pressez toujours là-dessus; vous voulez ce conseil à tel point que vous consentez que j'y mette qui je voudrai, jusqu'à ceux que vous haïssez le plus, et vous, vous n'en voulez pas être; franchement, n'est-ce point que vous sentez qu'il sera pour le moins aussi bon et plus sûr de n'en avoir point été, quand le roi sera devenu grand? » À l'instant je lui saisis le bras, et d'un ton bien ferme, en le regardant entre les deux yeux, je lui répondis: « Oh! monsieur, puisque cette idée vous entre dans la tête, je vous demande d'être de ce conseil, et je vous déclare que j'en veux être. Je vous ai toujours dit que je n'y voulais point entrer, parce que je vous connais, que vous auriez cru que je ne vous proposais et pressais d'établir ce conseil étroit, que parce que, tout devant y passer, je voulais augmenter par là mon autorité, mon crédit et me mêler avec poids de toutes les affaires à mon sens et à mon gré, et que cette opinion vous aurait éloigné d'un établissement si nécessaire, dans votre idée que je ne vous le proposais et vous en pressais que pour mon intérêt particulier, au lieu que, n'en voulant pas être, je vous ôtais toute défiance d'intérêt particulier, que par cela même je donnais plus de poids à ma proposition, et qu'elle devait vous sembler d'autant plus pure, que ni vous ni moi ne pouvions pas nous dissimuler que faisant ce conseil et ne m'en mettant pas, c'était pour moi un dégoût public, une diminution très grande, très marquée, très publique de ma situation auprès de vous, parce que peu de gens sauraient que je n'en avais pas voulu être; et qu'entre ce peu-là, la plupart seraient persuadés que c'était un discours, et qu'en effet je n'avais pu y entrer. Mais, puisque votre défiance se tourne du côté que vous me la montrez, je vous répète que je veux être de ce conseil, que je vous le demande, et que, dès que je fais tant que d'insister auprès de vous pour y entrer, vous ne pouvez me le refuser. Reste donc à nommer les trois autres; il y a longtemps que je vous presse de le composer, toutes vos réflexions sur le choix doivent être faites, nommez-les donc, et, au nom de Dieu, finissons ce qui devrait être fini et établi huit jours après que je vous en ai parlé la première fois. » Il demeura atterré et immobile, honteux je crois de m'avoir montré une défiance si injuste, pour ne dire pis, et si nettement repoussée; plus embarrassé encore entre la salubrité de ce dont je le pressais, contre laquelle il sentait qu'il n'avait aucune sorte de raison à opposer, et l'intérêt radicalement contraire de l'abbé Dubois qui n'oubliait rien pour l'en empêcher, et qui le tenait très et trop réellement dans ses fers. J'insistai encore d'autres fois pour cet établissement, et toujours depuis cette conversation pour en être, et toujours inutilement. À la fin je m'en lassai et abandonnai la barque aux courants. J'ai rapporté de suite ce qui se passa là-dessus à diverses reprises pour n'avoir point à revenir inutilement sur une chose qui n'a point eu d'exécution.

Mme la princesse de Conti fit le mariage de la fille unique de Mme de Feuquières, sa dame d'honneur, avec Boisfranc, du nom de son père, frère de la défunte femme du duc de Tresmes, qui se faisait appeler Soyecourt, dont était sa mère, qui, mariée pour rien à ce vilain, hérita, comme on l'a vu ici en son temps, de tous les biens de sa maison par la mort de ses deux frères sans alliance, tués tous deux à la bataille de Fleurus. À ces grands biens, il en venait d'ajouter de plus considérables depuis peu d'années par l'héritage entier de tous ceux du président de Maisons. Ce Soyecourt en masque et vilain en effet, était donc extraordinairement riche et avait de très belles terres. Mme de Feuquières, veuve de celui qui a laissé de si bons Mémoires de guerre, avait des affaires si délabrées qu'elle avait été réduite à se mettre ainsi en condition pour vivre, et pour une protection qui lui aidât à débrouiller les biens de la maison d'Hocquincourt, dont elle était aussi la dernière et l'héritière, et ceux de la maison de Pas, dont sa fille était aussi la dernière et l'héritière, le frère de son père étant cadet, qui avait épousé la fille de Mignard, peintre célèbre, pour sa beauté, qui avait plus de quatre-vingts ans, et qui n'avait point eu d'enfants. Il y avait de grands restes et bons dans ces deux successions, mais il fallait du temps, de la peine, du crédit, de l'argent pour les liquider et en jouir; et c'est ce qui faisait, en attendant, mourir de faim Mme et Mlle de Feuquières et la marier comme elle le fut. Ainsi ce Seiglière, car c'était le nom de la famille de ce faux Soyecourt, joignit encore les biens de ces deux maisons à ceux dont il avait déjà hérité. On le marqua encore ici à dessein de montrer de plus en plus le désastre, l'ignominie, la déprédation des mésalliances si honteuses des filles de qualité dont on croit se défaire pour leur noblesse sans leur rien donner, et dont le sort ordinaire est de porter tous les biens de leurs maisons, dont elles deviennent héritières, par une punition marquée, à la lie qu'on leur a fait épouser, en victimes de la conservation de tous ces biens à leurs frères qui meurent sans postérité. Pour rendre complet le malheur de ce mariage, Soyecourt avec de l'esprit, de la figure, de l'emploi à la guerre, se perdit de débauches, de jeu, de toutes sortes d'infamies, tellement que, de juste frayeur des arrêts qui le pouvaient conduire au gibet, il sortit de France peu d'années après, se cacha longtemps dans les pays étrangers, et mourut enfin en Italie au grand soulagement de sa femme, de ses enfants et de MM. de Gesvres.

Le comte de Vienne mourut assez subitement dans un âge peu avancé. C'était un fort honnête homme, qui avait de l'esprit et de la grâce, qui était fort du monde, au contraire de son frère aîné, le marquis de La Vieuville, dont la femme était dame d'atours de Mme la duchesse de Berry. Leur nom est Cokseart ;ils sont Bretons, et rien moins que des La Vieuville de Flandre, dont ils ont pris le nom et les armes qu'ils ont avec raison trouvés meilleurs que les leurs. On en a parlé ailleurs. Le comte de Vienne n'eut point d'enfants de sa femme dont il portait le nom, et qu'on [a] vu, il n'y a pas longtemps ici, qu'il avait perdue subitement. Le prince de Murbach mourut en même temps vers Cologne; il était frère de Mme de Dangeau, bien fait et de bonne compagnie; il avait fait plusieurs séjours à la cour, il avait force bénéfices et était riche: le nom qu'il portait était celui de son abbaye commendataire de Murbach, qui donne titre de prince de l'empire, mais qui en France n'opère aucun rang.

L'impératrice mère, veuve de l'empereur Léopold, et soeur de l'électeur palatin, etc., mourut à Vienne d'apoplexie, qui fut un deuil de six semaines pour le roi. C'était une princesse fort haute et fort absolue dans sa cour et dans sa famille, qui avait eu un grand crédit sur l'esprit de l'empereur Léopold, et plus encore sur celui de l'empereur son fils, ce qui lui avait donné et conservé une grande considération. Sa prédilection, de tout temps marquée pour ce prince son second fils, et l'humeur impétueuse de l'empereur Joseph, son fils aîné, l'avait fort écartée sous son règne. Elle était haute, fière, altière, grossière, avec de l'esprit; elle aimait et protégea tant qu'elle put sa maison, et fut toujours fort opposée à la France. Sans être du conseil, elle entra fort dans les affaires, excepté pendant le règne de l'empereur Joseph, et y donna un grand crédit à l'électeur palatin, même à ses autres frères.

Le cardinal de La Trémoille mourut à Rome assez méprisé et à peu près banqueroutier. Il avait pourtant des pensions du roi, et les fortes rétributions attachées au cardinal chargé des affaires du roi, le riche archevêché de Cambrai et cinq abbayes, dont deux fort grosses, Saint-Amand et Saint-Étienne de Caen. Son ignorance, ses moeurs, l'indécence de sa vie, sa figure étrange, ses facéties déplacées, le désordre de sa conduite, ne purent être couverts par son nom, sa dignité, son emploi, la considération de sa fameuse soeur la princesse des Ursins, quoique raccommodé avec elle par sa promotion qu'elle avait arrachée. C'était un homme qui ne se souciait de rien, et qui pourtant craignait tout, tant il était inconséquent, et qui, pour plaire ou de peur de déplaire, n'avait sur rien d'opinion à lui. On a assez parlé ici de lui, en d'autres endroits, pour n'avoir rien à en dire davantage. Sa mort me fait réparer un oubli qui mérite de trouver place ici, et qui, à l'esprit près, montrera la parfaite ressemblance de l'abbé d'Auvergne au cardinal de Bouillon.

On se souviendra ici de ce qu'il y a été dit du duc de Noirmoutiers, aveugle, frère de Mme des Ursins et du cardinal de La Trémoille, de son esprit et de toute la bonne compagnie qui abonda toujours chez lui; qu'il se mêlait d'une infinité de choses et d'affaires importantes; que, quoique souvent fraîchement avec Mme des Ursins, il était toujours par le besoin son plus intime correspondant, et il l'était pareillement du cardinal de La Trémoille. Les Bouillon se piquaient fort d'être de ses amis, et le voyaient tous sur le pied d'amitié particulière de tout temps. L'abbé d'Auvergne était sur le même pied et tâchait même d'en tirer avantage dans le monde. Un an à peu près après que Cambrai eut été donné au cardinal de La Trémoille, M. de Noirmoutiers, dont la maison joignait la mienne, qui, comme moi, avait une porte dans le jardin des Jacobins de la rue Saint-Dominique, m'envoya prier de vouloir bien lui donner un moment chez moi, et, par l'état où il était, de lui marquer un temps où, s'il se pouvait, il n'y aurait personne. Quoiqu'il vît beaucoup de monde chez lui, mais choisi, il n'aimait pas à sortir, ni à se montrer à personne. C'était presque au sortir de dîner; je demandai à son valet de chambre s'il avait du monde chez lui et ce qu'il faisait. Il me dit qu'il était seul avec la duchesse de Noirmoutiers. C'était une femme d'esprit, de sens et de mérite, en qui il avait toute confiance, et qui suppléait en tout à son aveuglement. Je dis au valet de chambre que je ne voulais pas donner la peine à M. de Noirmoutiers de venir chez moi, qu'il me fît ouvrir sa porte sur le jardin des Jacobins, et je m'y en allais par la mienne.

M. de Noirmoutiers fut d'autant plus sensible à cette honnêteté que je ne le connaissais en façon du monde, et ne lui avais jamais parlé ni été chez lui. Après les premiers compliments il m'en fit un sur la confiance que lui donnait ma réputation, sans me connaître, de s'ouvrir à moi de la chose du monde qui le peinait et l'embarrassait le plus, lui et le cardinal de La Trémoille, et qu'après avoir bien pensé, cherché et réfléchi, il n'avait trouvé que moi à qui il pût avoir recours. Si ce début me surprit, la suite m'étonna bien davantage. Il commença par me prier de lui parler sans déguisement, et de ne rien donner à la politesse et aux mesures dans ma réponse à la question qu'il m'allait faire, et tout de suite me pria de lui dire sans détour comment son frère était dans l'esprit de M. le duc d'Orléans, et s'il était ou n'était pas content de lui. Je lui répondis que, pour le faire aussi correctement qu'il le désirait, il y avait du temps que rien ne s'était présenté entre M. le duc d'Orléans et moi, où il fût question de lui, mais qu'il m'en avait toujours paru content. Il insista et me conjura de lui dire si le cardinal n'avait point eu le malheur de lui déplaire. Sur ce que je le rassurai fort là-dessus, il me dit que cela augmentait sa surprise; alors il me dit que l'abbé d'Auvergne, qu'il voyait très souvent, parce qu'il était ami particulier de tout temps de toute sa famille, et qui se donnait pour être fort le sien et celui du cardinal de La Trémoille, avait fait proposer à ce cardinal de lui donner la démission de l'archevêché de Cambrai, et fait entendre que M. le duc d'Orléans le voulait ainsi; mais qu'il aimait mieux n'y pas paraître; que le cardinal, à qui cela avait semblé extraordinaire, n'y avait pas ajouté grande foi, mais que les instances s'étant redoublées avec des avertissements qui dénonçaient la menace, il n'avait pu croire que l'abbé d'Auvergne allât jusque-là de soi-même; que, dans cette inquiétude, il lui en avait écrit, à lui duc, pour savoir ce qu'il plaisait au régent, à qui il donnerait sa démission pure et simple toutes les fois qu'il le désirerait, puisqu'il tenait la place du roi, et que c'était de sa grâce qu'il avait reçu cet archevêché; que cette affaire les affligeait fort l'un et l'autre; qu'il avait cherché les moyens d'être éclairci des volontés du régent sans avoir pu trouver de voie sûre; que, tandis qu'il les cherchait, les instances s'étaient redoublées avec un équivalent de menaces des conseils de céder, de s'en faire un mérite, et des protestations de la peine et de la douleur où cette volonté déterminée du régent le jetait lui-même abbé d'Auvergne, son ami, son parent, son serviteur de lui et de son frère, de tous les temps ainsi que de toute sa famille, etc. Que dans cette crise, ne sachant au monde à qui s'adresser, il avait imaginé la voie qu'il prenait avec confiance, et le compliment au bout.

Ma surprise fut telle que je me fis répéter la chose deux autres fois, sur quoi la duchesse de Noirmoutiers alla chercher les lettres du cardinal, et m'en lut les articles qui regardaient et qui énonçaient ces faits, et la perplexité où ils le mettaient. Je leur dis que je leur rendrais confiance pour confiance dès cette première fois, mais sous le même secret qu'ils m'avaient demandé; qu'à la mort de l'abbé d'Estrées, nommé à Cambrai, M. le duc d'Orléans s'était hâté de donner cet archevêché au cardinal de La Trémoille pour le bien donner par la dignité, la naissance et l'actuel service à Rome; mais en même temps pour se délivrer de la demande que la maison de Lorraine aurait pu lui en faire pour l'abbé de Lorraine, à qui il ne voulait pas donner ce grand poste si frontière, et de celle aussi des Bouillon pour l'abbé d'Auvergne, à qui il l'aurait moins donné qu'à qui ce fût, à cause de sa mère, de sa belle-mère, de sa belle-soeur, de sa nièce toutes des Pays-Bas et de leurs biens et alliances; que j'étais parfaitement sûr de cette disposition de M. le duc d'Orléans, qui me l'avait dite dans le temps même, et que je n'avais rien aperçu depuis qui l'eût pu faire changer de sentiment; que de plus c'était un prince si éloigné de toute violence qu'il serait fort difficile d'imaginer qu'il songeât à en faire une de telle nature et à un homme de l'état et de la naissance du cardinal de La Trémoille, et dont je ne l'avais point vu mécontent. M. de Noirmoutiers se sentit fort soulagé de cette opinion d'un homme aussi avant que je l'étais dans la confiance de M. le duc d'Orléans; mais il désira davantage, et me demanda si ce ne serait point abuser de moi dès la première fois, que de me prier d'en parler franchement au régent. J'y consentis, mais en avertissant Noirmoutiers que je ne le pouvais qu'en faisant à M. le duc d'Orléans la confidence entière, à quoi il me répondit qu'il l'entendait bien ainsi, en le suppliant du secret, et lui offrant la démission du cardinal, dont il avait pouvoir, si elle lui était agréable. Je lui dis que j'étais fâché de n'avoir pas été averti deux heures plus tôt, parce que je sortais d'avec M. le duc d'Orléans, qui en effet m'avait envoyé chercher tout à la fin de la matinée, auquel j'en aurais parlé. Là-dessus M. de Noirmoutiers se mit aux regrets à cause de l'ordinaire de Rome . Je voulus lui faire le plaisir entier et retournai sur-le-champ au Palais-Royal.

Le régent, surpris d'un retour si prompt et si peu accoutumé, m'en demanda la cause; je la lui dis, et le voilà à rire aux éclats, et à se récrier sur l'insigne friponnerie et l'impudence sans pareille. Il me chargea de dire de sa part au duc de Noirmoutiers que jamais il n'avait ouï parler de rien d'approchant ni n'en avait eu la moindre pensée; qu'il était très content du cardinal de La Trémoille, et très éloigné de se repentir de lui avoir donné Cambrai; qu'il le priait donc de le garder sans aucune inquiétude; mais qu'il les priait aussi l'un et l'autre d'être de plus bien persuadés que, quand bien même il serait possible que la volonté de s'en démettre vînt au cardinal, et qu'on ne pût l'en empêcher, il n'y avait en France évêque ni abbé à qui il ne donnât Cambrai plutôt qu'à l'abbé d'Auvergne. Comme l'heure des plaisirs du soir approchait, je ne fis pas durer la conversation, et je me hâtai d'aller délivrer M. et Mme de Noirmoutiers, qui se dilatèrent merveilleusement à mon récit. On peut juger ce qu'il fut dit entre nous trois de leur bon parent et ami l'abbé d'Auvergne, auquel toutefois ils résolurent de n'en pas faire semblant, mais de lui faire écrire par le cardinal de La Trémoille une négative si nette et si sèche, qu'il n'osât plus retourner à la charge, et qui lui fît sentir qu'il était découvert. Il le sentit en effet si bien qu'il demeura tout court, mais sans cesser de voir M. de Noirmoutiers, comme si jamais il n'eût été question de cette affaire, avec une effronterie en vérité incroyable.

Quelque hardies, quelque peu imaginables, quelque finement ourdies que fussent les friponneries de ce bon ecclésiastique et de son oncle, elles ne furent pas heureuses. On a vu ici (t. II, p. 110) la double friponnerie par laquelle le cardinal de Bouillon, chargé lors des affaires du roi à Rome, et surtout de s'opposer en son nom à la promotion du duc de Saxe-Zeits, évêque de Javarin, que l'empereur voulait absolument porter à la pourpre, la double friponnerie, dis-je, par laquelle il pensa tromper le pape et le roi, en faisant passer l'évêque et l'abbé d'Auvergne avec lui, disant au pape que le roi ne consentirait à l'évêque qu'à cette seule condition en faveur de son neveu par amitié pour lui, et mandant au roi que, ne pouvant plus empêcher la promotion de l'évêque, il avait au moins obtenu qu'un Français fût promu avec l'impérial, à quoi le pape n'avait jamais voulu consentir que pour l'abbé d'Auvergne, par amitié pour lui, cardinal de Bouillon. Le pape, depuis si longtemps arrêté sur la promotion de l'évêque de Javarin par les plus fortes protestations du roi, qui n'avait jamais voulu écouter nulle condition là-dessus, fut si étonné de la proposition du cardinal de Bouillon, dont l'ambition était connue et la probité fort démasquée, que Sa Sainteté prit le parti de mander le fait au roi par un billet de sa main, pour être éclairci par sa réponse, et de faire passer ce billet droit à Torcy pour le remettre au roi sans aucune participation de son nonce ni de ses principaux ministres à Rome. Le roi lui répondit de sa main par la même voie, le remercia, lui témoigna toute son indignation, et, insistant également contre la promotion de l'évêque de Javarin, lui déclara qu'il aimerait mieux qu'il le fît cardinal seul que de faire avec lui l'abbé d'Auvergne; qu'il ne souffrirait pas qu'il le fût. Ce mot n'est que pour en rappeler ici la mémoire; l'histoire entière se trouve mieux au temps où elle arriva et où elle a été ici rapportée.

Mais à propos des raisons d'exclusion de l'abbé d'Auvergne sur Cambrai par rapport à sa famille, je ne puis m'empêcher de remarquer ici, puisque cela s'y présente naturellement, l'esprit suivi des Bouillon depuis que Henri IV eut fait la fortune du vicomte de Turenne en lui faisant épouser l'héritière de Sedan, le fit maréchal de France pour y atteindre, et le soutint pour en conserver les biens contre l'oncle paternel et ses enfants, quoique le maréchal n'eût point eu d'enfants de leur nièce et cousine. Je ne parle point de tout ce qu'il fit contre Henri IV et contre Louis XIII depuis qu'il se figura être prince, ni de ce que firent ses enfants. Je me borne ici à dire un mot de leurs mariages, pour se fortifier au dehors pour leurs félonies dont la vie de ce maréchal, depuis cette époque, et celle de ses fils n'a été qu'un tissu, et les mariages de leur postérité, quoique leur faiblesse et la puissance de Louis XIV depuis la paix des Pyrénées ne leur ait laissé que la volonté d'imiter leurs pères sans leur en laisser les moyens. Ce n'est pas leur rien prêter: on le prouve par la désertion du prince d'Auvergne en pleine guerre, en plein camp, sans mécontentement aucun, et par la seule et folle espérance de devenir stathouder de Hollande en se signalant comme il fit contre le roi en propos et en service. On le prouve par la félonie du cardinal de Bouillon. On le prouve par le refus de se reconnaître sujets du roi, comme le cardinal eut le front de le lui écrire, et comme son frère aîné aima mieux risquer tout que de s'avouer tel, comme cela est expliqué ici (t. VI, p. 395) et l'adresse fort étrange par laquelle d'Aguesseau, lors procureur général, le sauva sans s'avouer sujet. Mais revenons à leurs mariages.

H. de La Tour, vicomte de Turenne, qui se fit huguenot, à quoi il gagna tant, et qui servit si bien Henri IV jusqu'à ce que ce prince lui fit épouser l'héritière de La Marck, dame de Bouillon, Sedan, etc., et qui lui fut depuis si perfide, si ingrat et si félon, lui et sa postérité [à Henri IV] et à celle de ce monarque qui l'avait fait maréchal de France pour ce mariage, si connu auparavant sous le nom de vicomte de Turenne, et depuis sous celui de maréchal de Bouillon, n'avait point eu de mères que de la noblesse française. Veuf sans enfants de cette héritière qui avait un frère de son père et des cousins germains, il conserva par force et par la protection de Henri IV qui s'en repentit bien depuis, comme on le voit par les Mémoires de Sully, et par tous ceux et les histoires de ce temps-là; il conserva, dis-je, toute la succession de l'héritière qui lui servit à figurer contre son roi et son bienfaiteur au dedans et au dehors du royaume, en s'appuyant des huguenots Français et étrangers, et par des mariages étrangers qu'ils lui facilitèrent. Ainsi il se remaria à la fille puînée du célèbre Guillaume de Nassau, prince d'Orange, fondateur de la république des Provinces-Unies, qui, cherchant de son côté à s'assurer des huguenots de France, pour se faciliter et se continuer l'appui si nécessaire de cette couronne à sa république naissante et à la continuité de la grandeur et de la puissance qu'il y avait acquises et la transmettre aux siens, fit volontiers ce mariage de sa fille et d'une autre encore fort peu après, avec Charles de La Trémoille, second duc de Thouars, pair de France, qui étaient les deux plus grands seigneurs huguenots de France. Mais, pour montrer quelles alliances celle-là leur donna au dehors, il faut voir ici les enfants que ce célèbre prince d'Orange eut de quatre femmes qu'il épousa successivement: d'Anne d'Egmont, fille du comte de Buren, il laissa Philippe-Guillaume, qui à sa mort en 1582, par un assassin, à cinquante un ans était entre les mains des Espagnols, fut catholique et attaché à eux toute sa vie, et n'eut point d'enfants d'une fille du prince de Condé, mort à Saint-Jean d'Angély, et de Charlotte de La Trémoille. Il était mort particulier en 1618, un an avant son épouse. Sa soeur unique de même lit fut la comtesse d'Hohenlohe. D'Anne, fille de Maurice, électeur de Saxe, il eut Maurice, prince d'Orange, qui succéda à ses charges et à sa puissance, dans la république des Provinces-Unies, et ne s'y rendit pas moins célèbre, mais il ne se maria point, et mourut en 1625, à cinquante-huit ans; Louis, comte de Nassau, mort sans alliance aux guerres des Pays-Bas; et une fille mariée à un bâtard du bâtard don Antoine, prieur de Crato, qui se prétendit roi de Portugal, après la mort du cardinal-roi, lorsque Philippe II envahit cette couronne sur la branche de Bragance, qui y fut depuis rétablie. Ce gendre du prince d'Orange courut les mers en qualité de vice-roi des Indes, et n'eut point de postérité. De Charlotte de Bourbon, professe et abbesse de Jouarre, qui en sauta les murs, se fit huguenote et se sauva chez l'électeur palatin, fille du premier duc de Montpensier, mariée en 1572, morte en 1582 de la peur qu'elle eut à Anvers du premier assassinat de son mari, manqué et blessé légèrement d'un coup de pistolet, à table auprès d'elle, il eut Louise-Julienne, épouse de Frédéric IV, électeur palatin, qui de luthérien se fit calviniste, et qui mourut en 1610. Il eut d'elle quantité d'enfants, entre autres Frédéric V, électeur palatin, qui se perdit en usurpant la couronne de Bohême, et fut grand-père de Mme la Princesse, etc., la duchesse des Deux-Ponts, l'électrice de Brandebourg, épouse de l'électeur J. Guillaume. De ce même lit, le prince d'Orange eut la maréchale de Bouillon, morte en 1642, la comtesse d'Hanau, la duchesse de La Trémoille, une abbesse de Sainte-Croix de Poitiers, qui se sauva de l'hérésie, et une autre fille mariée à un prince palatin de Lensberg. Enfin de Louise, fille du célèbre amiral de Coligny, veuve sans enfants du seigneur de Téligny, il laissa Henri-Frédéric, prince d'Orange, qui succéda à ses charges et à son autorité en Hollande, mort en 1647, et qui fut grand-père du fameux Guillaume, prince d'Orange, mort dernier de cette branche, sur le trône d'Angleterre, 19 mars 1702. On voit d'un coup d'oeil quelles et combien d'alliances étrangères son mariage donna au maréchal de Bouillon parmi les protestants.

Ceux de ses filles et du célèbre vicomte de Turenne, son second fils, qui n'eut point d'enfants, ne lui en procurèrent pas moins en leur genre, parmi ce qu'il y eut de plus considérable parmi les protestants de France, de tous lesquels le père et les enfants surent tirer de grands et de continuels avantages au dedans et au dehors; c'est ce qui détermina le cardinal Mazarin, effrayé des dangers qu'il avait courus et dans lesquels il avait entraîné le royaume, à s'attacher deux hommes tels que les deux fils du maréchal de Bouillon, mort à Sedan, en mars 1623, à soixante-huit ans, et à ne rien épargner pour s'en faire un bouclier personnel, en leur donnant par le traité de l'échange de Sedan, qu'ils avaient perdu et qu'ils ne pouvaient ravoir ni le conserver après tant et de si étranges félonies, en leur donnant, dis-je, des millions, des terres qui se peuvent appeler des États, des emplois les plus importants et un rang inconnu en France, qui en souleva toute la noblesse, et qui était inouï, même si nouveau pour ceux de maison effectivement souveraine, composé d'usurpations, de ruses, de violences, parmi les troubles, les tourbillons et les forfaits de la Ligue.

Le duc de Bouillon, fils aîné du maréchal, épousa en 1634 une fille de Frédéric, comte de Berg, gouverneur de Frise, qui n'avait pas moins d'esprit, de courage, d'entreprise et d'intrigues que son mari, ni moins de capacité à les ourdir et à les conduire; avec de la beauté, de la vertu, un mérite aimable et soutenu et de la grandeur d'âme; elle mourut à quarante-deux ans, en 1657, et M. de Bouillon à Pontoise, où était la cour, en 1652, à quarante-sept ans.

M. de Turenne son frère prit soin de ses neveux et de ses nièces. On a vu à quelle fortune il porta ses trois neveux; les deux autres furent tués en duel avant qu'il eût le temps de les agrandir. Dès cinq nièces, l'une ne daigna pas se marier, et mourut à quarante-trois ans, sans avoir trouvé parti digne d'elle ; deux furent religieuses de Sainte-Marie, les deux autres mariées, l'aînée au duc d'Elboeuf, dont les deux derniers ducs d'Elboeuf; la dernière, en 1668, à Maximilien, frère de l'électeur de Bavière, père des électeurs de Cologne et de Bavière, mis au banc de l'empire pour s'être attachés à la France. Ce duc Maximilien n'en eut point d'enfants; il mourut à Turckheim, en 1605, et elle au même lieu, en 1606, à quarante-deux ans .

M. de Bouillon, frère du cardinal, et ses enfants: leurs mariages sont connus, au moins épousa-t-il une Italienne, soeur de la connétable Colonne; et un de ses fils, une Irlandaise fort intrigante.

Mais on ne peut s'empêcher d'admirer la profonde réflexion de son fils qui lui fit dénicher un parti très singulier pour son fils, l'art et la dépense qu'il sut employer pour l'obtenir, et ce fils mort aussitôt après la consommation du mariage, tout ce qu'il mit en oeuvre pour obtenir dispense de la faire épouser à son second fils. On supprime ici l'étonnement où elle fut de se trouver ici bourgeoise du quai Malaquais, comme elle l'osa dire, ayant compté d'épouser un souverain, et de tenir une cour. Aussi le mariage fut-il peu heureux, et après quelques années [elle] finit par retourner en Silésie au grand contentement de son mari et au sien, d'où elle n'est plus revenue.

Le comte d'Auvergne (on a expliqué ici, t. V, p. 313, 320 et 321, ces noms de comte et de prince d'Auvergne), frère du duc et du cardinal de Bouillon, fut marié, par M. de Turenne, son oncle, en 1662, à la fille unique de Frédéric de Hohenzollern et d'Élisabeth héritière de Berg-op-Zoom, qui lui apporta dès lors cette grande terre, et d'autres biens en mariage avec les alliances d'Allemagne et des Pays-Bas. Elle mourut à Berg-op-Zoom, où elle était allée faire un voyage en 1698, laissant plusieurs enfants. Il se remaria dès 1699, et toujours en Hollande, et il épousa à la Haye Élisabeth Wassenaer, qui se fit depuis catholique à Paris, et qui y mourut sans enfants peu d'années après. Le comte d'Auvergne mourut ensuite à Paris, à la fin de 1707 à soixante-sept ans. Le seul de ses enfants, fils et filles, qui se soit marié, est le prince d'Auvergne, dont la désertion et la conduite ont été rapportées ici, (t. IV, p. 3), en leur temps. Passé sans cause que de folles espérances de sa maison, fondées sur leurs alliances en Allemagne et en Hollande, de la tête de son régiment au camp ennemi dès l'entrée de la campagne, il fut trouver d'abord sa tante en Bavière, et deux mois après se mit au service des États généraux. Ce fut lui qui, à la tête d'un gros détachement, alla recevoir le cardinal de Bouillon, dont la fuite aux ennemis était concertée. Il épousa, en 1707, la soeur du duc d'Arenberg, et mourut en 1710, à trente-cinq ans; c'était un gros garçon, fort épais de corps et d'esprit, grossier, et qui comptait sottement devenir stathouder des Provinces-Unies. Il ne laissa point de garçons; sa fille épousa, en 1722, J. Christian, prince palatin de Sultzbach, morte à Hippolstein, en 1728, à vingt ans, laissant un fils unique, Charles-Philippe, prince de Sultzbach, par la mort de son père, en 1733, et devenu électeur palatin à la fin de 1742. C'est de ces alliances palatines dont le duc de Bouillon d'aujourd'hui cherche à s'appuyer, en se parant du nouvel ordre de l'électeur palatin.

Tels ont été l'esprit et les vues constantes de cette branche de la maison de La Tour depuis que par l'usurpation de Sedan elle a tâché sans cesse de se séparer de son être, de ne vouloir plus faire partie de la noblesse française, et de démentir son origine et leurs pères qui de cette origine ont tiré tout leur honneur et leur lustre, qui ont vécu parmi elle sans prétention, qui se sont toujours glorifiés d'être sujets de nos rois. Les réflexions sur tout cela se présentent en foule et bien naturellement d'elles-mêmes.

Encore un mot sur l'abbé d'Auvergne. Lorsque l'abbé de Castries, sacré archevêque de Tours, passa peu après à l'archevêché d'Albi, l'abbé d'Auvergne eut celui de Tours. L'abbé de Thesut, secrétaire des commandements de M. le duc d'Orléans, qui avait alors la feuille, travaillant avec ce prince, fit un cri épouvantable quand il entendit cette nomination, dont il dit son avis par l'horreur qu'elle lui fit. Le régent convint de tout, y ajouta même le récit d'aventures de laquais fort étranges et assez nouvelles, et comme cet énorme genre de débauche n'était pas la sienne, il avoua à Thesut qu'il avait eu toutes les peines du monde à faire l'abbé d'Auvergne évêque, mais qu'il en était depuis longtemps si persécuté par les Bouillon, qu'il fallait à la fin se rédimer de vexation. Thesut insista encore, puis écrivit la nomination sur la feuille en haussant les épaules; c'est lui-même qui me raconta ce fait deux jours après. Cela n'a pas empêché peu après la translation de l'abbé d'Auvergne, sacré archevêque de Tours à l'archevêché de Vienne, qu'il aima mieux. Tel fut le digne choix du cardinal Fleury pour la pourpre à la nomination du roi, dont le scandale fut si éclatant et si universel, que le cardinal Fleury n'en put cacher sa honte. On se contentera ici de ce mot pour achever de présenter la fortune de l'un et montrer le digne goût de l'autre, parce que cette promotion dépasse les bornes de ces Mémoires.

CHAPITRE XIX. §

Comte Stanhope à Paris. — Paix d'Espagne. — Grimaldo supplée presque en tout aux fonctions de premier ministre d'Espagne, sous le titre de secrétaire des dépêches universelles. — Sa fortune, son caractère. — Digression déplacée, mais fort curieuse, sur le premier président de Mesmes. — Duchesse de Villars et dames nommées pour conduire la princesse de Modène jusqu'à Antibes. — Remarques sur le cérémonial, le voyage et l'accompagnement. — Fiançailles et mariage de cette princesse. — Désordre du système et de la banque de Law se manifeste et produit des suites les plus fâcheuses et infinies. — Commencements et fortune des quatre frères Pâris. — Nouveaux prisonniers à Nantes. — Vingt-six présidents ou conseillers remboursés et supprimés, choisis dans le parlement de Bretagne.

Le comte Stanhope, ministre d'État fort accrédité du roi d'Angleterre, dont il a été fait si souvent mention dans ce qui a été rapporté ci-devant d'après Torcy sur les affaires étrangères, vint de Londres conférer avec l'abbé Dubois et M. le duc d'Orléans à l'occasion de la paix où l'Espagne ne tarda pas d'accéder dès qu'Albéroni fut chassé. Cette grande démarche fut même accompagnée d'une lettre très amiable du roi d'Espagne au régent, en sorte que la bonne intelligence parut rétablie. La place de premier ministre d'Espagne ne fut point remplie. Albéroni en avait dégoûté Leurs Majestés Catholiques, et leurs sujets exultèrent de n'en avoir plus; mais elle fut en quelque sorte remplacée sans titre et sans puissance personnelle par un homme qui doucement en fit toutes les fonctions d'une manière plus agréable; c'est-à-dire, qu'il fut comme le seul qui travaillât avec le roi sur toutes les matières des autres bureaux dont les secrétaires d'État lui envoyaient les affaires qui se devaient rapporter, à qui il les renvoyait avec l'ordre du roi sur chacune. Ainsi les autres secrétaires d'État travaillaient; c'était à eux qu'on s'adressait pour les affaires de leur département; la direction et le détail leur en demeurait; mais ils n'allaient au roi presque que par Grimaldo, hors des occasions fort rares, et c'était toujours à lui à qui il en fallait dire un mot, et tâcher de l'avoir favorable, après avoir sollicité les autres secrétaires d'État, chacun selon que l'affaire le regardait, et qu'elle était envoyée à Grimaldo pour en parler au roi.

Ce Grimaldo était un Biscayen de la plus obscure naissance et d'une figure tout à fait ridicule et comique, surtout pour un Espagnol; c'était un fort petit homme blond comme un bassin, gros et fort pansu, avec deux petites mains appliquées sur son ventre, qui, sans s'en décoller, gesticulaient toujours, avec un parler doucereux, des yeux bleus, un sourire, un vacillement de tête qui donnaient l'accompagnement du visage à son ton et à son discours, avec beaucoup d'esprit; il l'avait très fin, très adroit, très insinuant, très politique, bas et haut à merveilles, suivant ce qui lui convenait et à qui il convenait, et avait l'art de ne s'y point méprendre. La première fois que le duc de Berwick qui me l'a conté fut en Espagne, on le lui voulut donner pour secrétaire espagnol, et il l'aurait pris s'il eût su l'espagnol, dont il ne savait pas un mot alors, ou si Grimaldo eût entendu tant soit peu le français. Hors d'espérance de cette condition, il en chercha une autre, et il entra commis dans les bureaux d'Orry avant qu'Orry fût devenu homme principal en Espagne. Il goûta Grimaldo par son esprit et sa douceur, plus encore parce qu'il le trouva net et infatigable au travail, fécond en ressources, et ne se rebutant jamais de rien. Ces qualités le portèrent à la tête d'un des bureaux de son maître, et ce bureau crût en commis sous lui et en affaires à mesure qu'Orry crût en autorité et en puissance. Orry le fit goûter et connaître à la princesse des Ursins, et par eux du roi et de la reine. Approché d'eux, et peu à peu admis à travailler avec eux au lieu d'Orry, quand celui-ci n'en avait pas le temps ou ne voulait pas le prendre. De là il parvint à être secrétaire d'État avec le département de la guerre, où il n'avait rien à faire qu'à recevoir et à exécuter les ordres d'Orry et de Mme des Ursins, auxquels il faut dire à son honneur qu'il demeura fidèle à tous les deux après leur chute, et à leurs amis et créatures tant qu'il a vécu. Dans une telle dépendance, on peut juger qu'il fut un des premiers dont Albéroni se défit, et qu'il ne le laissa pas approcher tant qu'il fut le maître. Dans cette espèce d'exil, Grimaldo, toujours titulaire de son emploi, mais dont il n'exerçait aucune partie, demeura retiré dans sa maison de Madrid, ayant conservé l'affection publique et beaucoup d'amis par les manières gracieuses et polies dont il avait usé avec tout le monde, et son caractère obligeant qui le portait à servir, toutefois presque sans aucun commerce, tant on craignait Albéroni, et ce peu de commerce avec ses meilleurs amis ne subsistait qu'avec de grandes mesures.

Le roi d'Espagne, malgré cet éloignement, n'avait point changé pour lui; il le fit même venir deux ou trois fois parler à lui la nuit et dans le plus profond secret. Don Alonzo Manriquez, de tout temps favori du roi et ami intime de Grimaldo, était le dépositaire de ce secret et le conducteur de Grimaldo au palais. C'est cet Alonzo, dont on aura à parler dans la suite, qui ne ploya jamais devant Albéroni, dont Albéroni ne put jamais se défaire; connu depuis sous le nom de duc del Arco, grand d'Espagne et grand écuyer, qui est l'une des trois grandes charges. Grimaldo, demeuré dans cette situation secrète auprès du roi d'Espagne, fut remis en place à l'instant de la chute d'Albéroni, et de secrétaire d'État de la guerre, dont le seul titre lui était demeuré, fut fait secrétaire des dépêches universelles, ce qui le fit travailler seul avec le roi à l'exclusion de tous les autres secrétaires d'État ou chefs de ce peu qui restait de conseils, et porter sans eux leurs affaires au roi, comme il a été expliqué plus haut, ainsi que toutes les grâces, et en particulier toutes les affaires étrangères qui ne passaient que par lui et ne se traitaient qu'avec lui. Il revint le même qu'il avait été. Le crédit et l'autorité supérieure ne le gâtèrent point, il se fit considérer, respecter et aimer de tout le monde, si on en excepte un petit nombre d'envieux, car jusqu'aux refus il les savait assaisonner avec tant de grâce qu'on ne pouvait lui en savoir mauvais gré. Il faut pourtant dire que dans cette élévation il ne put résister à la faiblesse de vouloir être homme de qualité. Il joua donc sur le mot, s'entêta de la proximité de nom de Grimaldo à Grimaldi ; il voulut être de cette maison, il en prit les armes pleines, et, quand avec les années il crut y avoir accoutumé le monde, il osa quoique inutilement aspirer à la grandesse. C'en est assez sur lui pour à présent. Je le trouvai en Espagne dans ce grand emploi et dans toute la faveur et la confiance du roi d'Espagne. Ce fut donc avec lui que j'eus à traiter, et j'aurai occasion d'en parler davantage lors de mon ambassade. J'ajouterai seulement ici que la reine qui avait chassé Mme des Ursins, et Orry par conséquent, et qui avait mis Albéroni en leur place, dont toutes les impressions en mal lui restèrent toujours, n'aima jamais Grimaldo, mais le traita comme si elle l'aimait, parce qu'elle n'avait pu l'ébranler auprès du roi d'Espagne, qu'il ne donnait pas la moindre prise sur lui, qu'il n'était haï de personne, mais aimé et estimé de tous, et que son estime passa partout au dehors par la manière dont il se conduisit toujours et dont il mania les affaires.

Comme j'en étais à cet endroit, j'appris de M. Joly de Fleury, procureur général, une anecdote trop singulière et trop curieuse pour ne la pas mettre ici, quoique hors de place, et que j'aurais insérée si je l'avais sue peu de jours après que le duc et la duchesse du Maine furent arrêtés. Il m'apprit donc, causant ensemble de ces temps passés, que Mlle de Chausseraye, celle dont il a été parlé plus d'une fois ici, et qui toute sa vie s'est mêlée de tant de choses, que le premier président de Mesmes, inquiet au dernier point, peu après que M. et Mme du Maine furent arrêtés, la pressa de lui obtenir une audience de M. le duc d'Orléans, qui fut secrète, et qu'il n'osait lui-même demander; elle la demanda donc, et ne put en venir à bout qu'avec peine. Au jour et heure marquée, elle se rendit au Palais-Royal, et M. le duc d'Orléans eut la complaisance de donner à son valet de chambre, qu'elle avait amené exprès, nommé du Plessis, fort connu de lui et de tout le monde, sa clef d'une de ses portes secrètes, car il en avait plusieurs qui, des rues qui environnent le Palais-Royal, conduisaient droit et secrètement à ses appartements. Ce du Plessis fut donc ouvrir au premier président, qui pour se mieux cacher était en manteau et point en robe, et l'amena à M. le duc d'Orléans qui l'attendait seul et enfermé avec Mlle de Chausseraye. Là le premier président, qui était beau diseur et qui avait fort la parole en main, fit à M. le duc d'Orléans les protestations les plus fortes de fidélité et d'attachement, à l'occasion des occurrences alors présentes, et comme l'esprit ne lui manquait non plus que le langage, il n'oublia rien pour démêler, dans l'air froid et sérieux qu'il trouva, si M. le duc d'Orléans était instruit à son égard de quelque chose, sans y avoir pu réussir, tant le régent sut se contenir, se mesurer et ne lui pas laisser apercevoir la moindre chose. Il prit même plaisir à lui donner lieu de redoubler ses protestations, et à tout son bien-dire. Quand il en eut assez, il tira une lettre de sa poche, et tout à coup: « Monsieur, lui dit-il, d'un ton irrité; tenez, lisez cela; le connaissez-vous? » À l'instant le premier président fondit à deux genoux, lui embrassant non pas les jambes mais les pieds, et se mit aux pardons, aux regrets, aux repentirs, et n'eut si belle peur de sa vie. M. le duc d'Orléans reprit la lettre, se dépêtra les pieds de ses bras, et sans dire un mot s'en alla dans un autre cabinet. C'était une lettre de sa main, par laquelle il répondait du parlement à l'Espagne, et parlait sans ménagements et sur la chose et sur les moyens.

Éperdu et sans parole, il eut peine à se reconnaître et à se relever de ce prosternement où il était. Mlle de Chausseraye, guère moins éperdue, mais d'étonnement, lui reprocha la folle hardiesse de l'avoir commise à lui obtenir cette audience, lui se sentant aussi coupable; toute sa réponse fut de la conjurer de le sauver et d'aller trouver M. le duc d'Orléans. Elle y alla, et le trouva seul dans la dernière indignation de l'audace, de l'effronterie de l'audience, de la scélératesse, de la tromperie et des protestations, avec une telle pièce écrite de la main du premier président, qu'il lui dit qu'il allait faire arrêter. La Chausseraye qui connaissait bien à qui elle avait affaire, se prit à sourire: « Bon, lui dit-elle, le faire arrêter, il le mérite bien, et pis; mais avec cette pièce en main, et l'aveu qu'il n'a pu dénier, voilà un homme qui ne peut plus qu'être à vous à vendre et à dépendre, et c'est la meilleure aventure qui vous pût arriver, parce que désormais vous en ferez tout ce qu'il vous plaira sans qu'il ose souffler, ni s'exposer à ne pas être à plaît-il maître sans réserve. » Quoique rien ne fût plus selon l'esprit et le goût de M. le duc d'Orléans qui aimait, sur toutes autres, ces voies obliques, et dans son caractère encore d'éviter les grands engagements, tels que faire faire le procès à ce scélérat si fort du premier ordre, mais qui était premier président, quoique le procès ne pût être douteux, et un procès qui par ses dépositions aurait embarrassé non seulement le duc et la duchesse du Maine, mais bien d'autres gens encore du plus haut parage, elle eut toutes les peines du monde à suspendre la résolution. Le temps durait cependant au premier président d'une étrange sorte, qui se trouvait entre la mort et la vie, car, pour le déshonneur et l'infamie, il y était accoutumé de longue main; enfin Chausseraye le vint trouver, et après lui avoir dit ce qu'elle jugea à propos pour le rassurer assez pour lui faire retrouver les jambes, et qu'il en pût faire usage pour s'en retourner, elle alla appeler du Plessis, et le renvoya par où il était venu. Il fut longtemps encore dans les transes de la mort, avec la nécessité de paraître aux fonctions de sa charge et y faire bonne mine, et parmi les gens qu'il voyait, quoiqu'avec M. le duc d'Orléans, qui avait du temps, [il] pouvait compter de bien sortir d'affaire, comme il arriva en effet.

L'abbé Dubois, à qui sûrement le régent ne cacha pas une chose si importante, n'avait garde de le pousser; il voulait être maître de l'affaire en total, par les raisons qui en ont été rapportées; et non seulement il ne l'était plus en poussant le premier président, mais il ne pouvait douter que ses dépositions apprendraient à M. le duc d'Orléans tout ce que lui Dubois lui avait caché de toute cette conspiration pour en demeurer lui seul le maître, et c'en était bien plus qu'il n'en fallait pour sauver le premier président, parce que ce n'était pas moins que de se sauver lui-même d'une si perfide et noire infidélité. Ainsi toute pensée d'agir contre de Mesmes tomba bientôt, et la chose demeura entièrement secrète ; c'est la Chausseraye elle-même qui la conta longtemps depuis au procureur général telle que je la viens d'écrire, et je l'ai écrite aussitôt qu'il me l'a eu racontée, pour l'insérer ici dans l'exactitude précise qu'il me l'a rendue bien des années après la mort de M. le duc d'Orléans, de ce coquin de Mesmes, si fort scélérat par excellence, et si prodigieusement impudent, qui mourut avant le régent comme il avait vécu, et de la Chausseraye, qui mourut longtemps après.

Il n'est pas étrange que M. le duc d'Orléans ne m'ait jamais parlé de cette terrible aventure, tenu d'aussi court qu'il l'était alors par l'abbé Dubois qui le détournait avec empire de tous ceux de sa confiance, et de moi plus que de pas un, parce que la sienne pour moi était plus entière, plus fondée, plus de tous les temps, surtout qu'il l'empêchât de s'ouvrir à moi sur une matière dont il s'était rendu seul maître, et sur laquelle ma haine pour le duc du Maine et pour le premier président, qui aurait pu augmenter ma force et ma liberté ordinaire de parler à M. le duc d'Orléans, aurait fait courir à Dubois le risque de se voir forcer la main, par conséquent celui de sa ruine, par la manifestation de tout ce qu'il avait caché au régent, et que les dépositions du premier président et de bien d'autres nécessairement arrêtés sur les siennes, auraient mis au net et au grand jour; mais ce qui est, on ne sait si plus inconcevable ou plus déplorable, peu de mois passèrent si bien non pas l'éponge, mais effacèrent si bien les pointes de l'impression de cette affaire dans M. le duc d'Orléans, qu'il se servit depuis du premier président, qui le trompa encore, et qu'après en avoir été servi de la sorte, et conduit par là à la nécessité de faire l'éclat d'envoyer le parlement à Pontoise, moins de quatre mois après, le premier président eut le front, et assez de mépris pour soi-même et pour le régent, pour oser lui demander de l'argent, et en quantité, en dédommagement de ce qu'il lui en avait coûté à Pontoise à tenir table ouverte à tout le parlement, à s'y moquer de lui avec cette compagnie de la manière la plus indécente, et la moins mesurée, comme on le verra en son lieu, et que l'extrême merveille est qu'il en obtint plus de quatre cent mille francs à la vérité en cachette, mais non pas telle, que je ne l'aie su dès lors et bien d'autres gens avec moi. Voilà de ces prodiges que je comprends qu'on a bien de la peine à croire, quand on ne les a pas vus, et pour ainsi dire quand on ne les a pas touchés avec la main, et qui caractérisent le régent d'une façon bien étrange.

La duchesse de Villars fut nommée pour conduire Mille de Valois, avec deux dames de qualité qui furent Mmes de Simiane, de Goyon et de Bacqueville dont on parlera après.

Mme de Villars, qui voyait tous les jours contester les choses les plus établies et les plus certaines, ne voulut pas s'exposer à aucune difficulté et fit décider jusqu'à ce qui n'avait pas besoin de l'être: il le fut donc qu'elle aurait partout le même traitement que Mille de Valois, à la main près, c'est-à-dire un fauteuil, un cadenas à table, une soucoupe, un verre couvert, les cuillers, fourchette et couteau de vermeil, les assiettes de même, le tout pareil à ceux de la princesse. Mlle de Valois en avait, et le même genre de domestiques qu'elle pour la servir à table, et rien de tout cela pour aucune des dames de qualité qui mangeaient avec Mlle de Valois et la duchesse de Villars; ces distinctions déplurent à ces dames ; mais ne les pouvant empêcher, elles firent en sorte que Mlle de Valois, qui s'arrêtait partout et allongeait tant qu'elle put son voyage jusqu'à un excès dont on se plaignit de Modène à M. le duc d'Orléans, se mit souvent à manger seule en public. La duchesse de Villars sentit l'affectation, mais ne voulut pourtant pas prendre le cadenas et les autres distinctions en mangeant avec les dames, lorsque Mlle de Valois mangeait seule, quoique les duchesses les eussent toujours prises dans la vie ordinaire et commune jusque vers le milieu du règne du feu roi; elle se contenta donc de rendre compte de l'affectation de manger souvent seule en public, sur quoi Mlle de Valois reçut un ordre de M. son père de manger toujours avec la duchesse de Villars et les dames, ce qui fut toujours exécuté depuis je dis ceci d'avance, pour n'avoir plus à y revenir, ainsi que tout ce qui regarde ce mariage.

Les fiançailles se firent à l'ordinaire dans le cabinet du roi, sur les six heures du soir, le dimanche Il février, par le cardinal de Rohan; la queue de Mlle de Valois portée par Mlle de Montpensier sa soeur, depuis reine d'Espagne; M. le duc de Chartres chargé de la procuration du prince de Modène. Il ne se trouva personne ou comme personne de la cour aux fiançailles, parce que rien n'est pareil aux fantaisies, aux hauts et aux bas des François. Il est très certain que les princes et les princesses du sang ont toujours prié à leurs fiançailles ; il ne l'est pas moins que les fils de France n'ont jamais prié aux fiançailles de leurs enfants. M. le duc d'Orléans était le premier petit-fils de France qui eût à marier ses enfants. Mme la duchesse de Berry épousant un fils de France n'était pas dans le cas; il ne se présentait qu'ici pour la première fois, et M. le duc d'Orléans, supérieur en rang aux princes du sang, et régent, ne songea pas à faire prier personne, de manière que les fiançailles se firent fort solitairement, et cette foule qui l'environnait, hommes et femmes et de toutes qualités, jusqu'aux plus grands qui lui prostituaient toutes sortes de bassesses pour en obtenir et souvent en arracher des grâces, se tint chacun chez soi comme de concert pour n'avoir pas été conviée. Mme la duchesse d'Orléans le sentit et le régent s'en moqua. Le roi donna à Mlle de Valois un beau collier de diamants et de perles, et, une heure après les fiançailles, alla lui dire adieu au Palais-Royal, et voir Madame et M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Le lendemain à midi le mariage fut célébré à la messe du roi avec la même assistance que la veille, et non plus. Au sortir de la messe le roi donna la main à la mariée et la conduisit à son carrosse, qui était au roi, et dit au cocher: « A Modène, » suivant l'usage. Le cortège était autour comme si elle fût partie en effet; elle retourna au Palais-Royal, y eut quelque temps après la rougeole, ne reçut ni devant ni après aucunes visites de cérémonie, différa tant qu'elle put, partit enfin, abrégea toutes ses journées, augmenta les séjours et les allongea. Elle reçut divers avis de M. le duc d'Orléans sur cette conduite qui n'eurent pas grand effet, jusqu'à ce que, sur les plaintes réitérées du duc de Modène, le régent envoya des ordres si absolus qu'ils firent doubler le pas. Elle s'embarqua à Antibes où la duchesse de Villars et les dames prirent congé d'elle et prirent le chemin du retour.

Mme de Simiane, fille du comte de Grignan, chevalier de l'ordre, et de la fille de Mme de Sévigné, si connue par son esprit et par ses lettres, et veuve de M. de Simiane, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d'Orléans et lieutenant général de Provence, après son beau-père, demeura en Provence et n'en revint plus. Mme Goyon était fille de Mme Desbordes, qui avait passé sa vie sous-gouvernante des enfants et des petits-enfants de Monsieur, quoique femme d'un huissier de la chambre, mais elle avait un vrai mérite, et quoique le mari de sa fille ne fût qu'écuyer de la grande écurie, il ne laissait pas d'être homme de qualité, et de même nom que MM. de Matignon. D'ailleurs elle avait été élevée auprès des filles de M. le duc d'Orléans, qui l'aimaient toutes beaucoup. Pour Mme de Bacqueville, il n'y eut personne qui n'en fût scandalisé. À la vérité, elle était fille de M. de Châtillon, chevalier de l'ordre, premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, etc., mais comme elle n'avait rien, on l'avait mariée à ce Bacqueville qui était riche, mais le néant. Son nom est Boyvin. Son père, qui s'appelait Bonnetot, était premier président de la chambre des comptes de Rouen, d'une avarice sordide, dont le père était un fermier laboureur en son jeune temps, qui s'était enrichi au commerce des blés. Ce Bacqueville voulut être homme d'épée; son mariage lui valut un régiment. Il y montra de la valeur, mais tant d'avarice et de folies qu'il fut cassé. Il se brouilla bientôt avec sa femme à qui il ne donnait rien, et qu'il accablait d'extravagances; qui les fit séparer. Il n'en a pas moins fait depuis dans l'obscurité où il est tombé. Sa soeur avait épousé Aligre, président à mortier, dont elle a été la seconde femme. Je ne sais ce qu'on donna à ces dames pour leur voyage. La duchesse de Villars eut cent mille francs. Son choix fut une nouveauté; jamais duchesse n'avait conduit de princesse du sang. Cet honneur jusqu'alors avait été réservé aux filles de France et aux petites-filles de France depuis qu'il y en eut; mais c'était la fille du régent qui venait de faire duc et pair le beau-père de la duchesse de Villars et son mari par conséquent, dont on a vu l'histoire ici en son lieu, et le duc de Brancas, presque tous les soirs des soupers de M. le duc d'Orléans, et familièrement bien avec lui de toute sa vie. Mme la grande-duchesse [de Toscane] embrassant la princesse de Modène pour lui dire adieu: « Allez, mon enfant, lui dit-elle, et souvenez-vous de faire comme j'ai fait; ayez un enfant ou deux, et faites si bien que vous reveniez en France; il n'y a de bon parti que celui-là. » Leçon étrange, mais dont la princesse de Modène ne sut que trop bien profiter.

Le système de Law tirait à sa fin. Si on se fût contenté de sa banque, et de sa banque réduite en de justes bornes et sages, on aurait doublé tout l'argent du royaume et porté une facilité infinie à son commerce et à celui des particuliers entre eux, parce que, la banque toujours en état de faire face partout, des billets continuellement payables de toute leur valeur auraient été de l'argent comptant et souvent préférables à l'argent comptant par la facilité du transport. Encore faut-il convenir, comme je le soutins à M. le duc d'Orléans dans son cabinet, et comme je le dis hardiment en plein conseil de régence, quand la banque y passa, comme on l'a vu ici alors, que, tout bon que pût être cet établissement en soi, il ne pouvait l'être que dans une république, ou que dans une monarchie telle qu'est l'Angleterre, dont les finances se gouvernent absolument par ceux-là seuls qui les fournissent et qui n'en fournissent qu'autant et que comme il leur plaît; mais dans un État léger, changeant, plus qu'absolu, tel qu'est la France, la solidité y manquait nécessairement, par conséquent la confiance au moins juste et sage, puisqu'un roi, et sous son nom une maîtresse, un ministre, des favoris, plus encore d'extrêmes nécessités, comme celles où le feu roi se trouva dans les années 1707, 1708, 1709 et 1710, cent choses enfin pouvaient renverser la banque, dont l'appât était trop grand et en même temps trop facile. Mais d'ajouter comme on fit au réel de cette banque la chimère du Mississipi, de ses actions, de sa langue toute particulière, de sa science, c'est-à-dire un tour de passe-passe continuel pour tirer l'argent des uns et le donner aux autres, il fallait bien, puisqu'on n'avait ni mines ni pierre philosophale, que ces actions, à la fin, portassent à faux, et que le petit nombre se trouvât enrichi de la ruine entière du grand nombre comme il arriva. Ce qui hâta la culbute de la banque et du système fut l'inconcevable prodigalité de M. le duc d'Orléans qui, sans bornes et plus s'il se peut sans choix, ne pouvait résister à l'importunité jusque de ceux qu'il savait à n'en pouvoir douter lui avoir toujours été, lui être encore les plus contraires, et en même temps fort à mépriser, donnait à toutes mains, plus souvent se laissait arracher par des gens qui s'en moquaient et n'en savaient gré qu'à leur effronterie. On a peine à croire ce qu'on a vu, et la postérité considérera comme une fable ce que nous-mêmes nous ne nous remettons que comme un songe. Enfin, tant fut donné à une nation avide et prodigue, toujours désireuse et nécessiteuse par son luxe, son désordre, la confusion des états, que le papier manqua et que les moulins n'en purent assez fournir. On peut juger par là de l'inimaginable abus de ce qui était établi comme une ressource toujours prête, et qui ne pouvait subsister telle qu'en ajustant ensemble les deux bouts et de préférence à tout, se conservant toujours de quoi répondre sur-le-champ à tous venants. C'est ce dont je m'informais à Law tous les mardis matin qu'il venait toujours chez moi; il m'amusa longtemps avant de m'avouer son embarras, et de se plaindre modestement et timidement à moi que le régent jetait tout par les fenêtres. J'en savais par le dehors plus qu'il ne pensait, et c'était ce qui me faisait insister et le presser sur son bilan. En m'avouant enfin, quoique légèrement, ce qu'il ne pouvait plus me cacher, il m'assurait qu'il ne manquait pas de ressources, pourvu que M. le duc d'Orléans le laissât faire. Cela ne me persuada pas. Alors les billets commencèrent à perdre, un moment après à se décrier, et le décri à devenir public. De là, nécessité de les soutenir par la force, puisqu'on ne le pouvait plus par industrie, et, dès que la force se fut montrée, chacun désespéra de son salut. On vint à vouloir d'autorité coactive, à supprimer tout usage d'or, d'argent et de pierreries, je dis d'argent monnayé, à prétendre persuader que depuis Abraham, qui paya argent complant la sépulture de Sara, jusqu'à nos temps, on avait été dans l'illusion et dans l'erreur la plus grossière dans toutes les nations policées du monde, sur la monnaie et les métaux dont on la fait; que le papier était le seul utile et le seul nécessaire; qu'on ne pouvait faire un plus grand mal à nos voisins, jaloux de notre grandeur et de nos avantages, que de verser et faire passer chez eux tout notre argent et toutes nos pierreries; mais comme à ceci il n'y avait point d'enveloppe, et qu'il fut permis à la compagnie de Indes de faire visiter dans toutes les maisons, même royales, d'y confisquer tous les louis d'or et tous les écus qui s'y trouveraient, et de n'y laisser que des pièces de vingt sous et au-dessous, et encore jusqu'à deux cents francs pour les appoints des billets et pour acheter le nécessaire des moindres denrées, avec défenses et de fortes punitions d'en garder davantage, en sorte qu'il fallut porter tout ce qu'on avait à la banque de peur d'être décelé par un valet, personne ne se laissa persuader, et de là recours à l'autorité de plus en plus, qui ouvrit toutes les maisons des particuliers aux visites et aux délations pour n'y laisser aucun argent, et pour punir très sévèrement quiconque en réserverait de caché. Jamais souveraine puissance ne s'était si violemment essayée et n'avait attaqué rien de si sensible ni de si indispensablement nécessaire pour le temporel. Aussi fut-ce un prodige plutôt qu'un effort de gouvernement et de conduite, que des ordonnances si terriblement nouvelles n'aient pas produit non seulement les révolutions les plus tristes et les plus entières, mais qu'il n'en ait pas seulement été question, et que, de tant de millions de gens, ou absolument ruinés ou mourant de faim et des derniers besoins auprès de leur bien, et sans moyens aucuns pour leur subsistance et leur vie journalière, il ne soit sorti que des plaintes et des gémissements. La violence toutefois était trop excessive et en tous genres trop insoutenable pour pouvoir subsister longtemps, il en fallut donc revenir à de nouveaux papiers et à de nouveaux tours de passe-passe; on les connut tels, on les sentit, mais on les subit plutôt que de n'avoir pas vingt écus en sûreté chez soi, et une violence plus grande en fit souffrir volontiers une moindre. De là tant de manèges, tant de faces différentes en finance, et toutes tendantes à fondre un genre de papier par un autre, c'est-à-dire faire toujours perdre les porteurs de ces différents papiers, et ces porteurs l'étaient par force, et la multitude universelle. C'est ce qui en finance occupa tout le reste du gouvernement et de la vie de M. le duc d'Orléans, ce qui chassa Law du royaume, ce qui sextupla toute marchandise, toute denrée, jusqu'aux plus viles, ce qui fit une augmentation ruineuse de toute espèce de salaire, ce qui ruina le commerce général et le particulier, ce qui fit, aux dépens du public, la subite richesse de quelques seigneurs qui les dissipèrent, et n'en furent que plus pauvres, en fort peu de temps, et ce qui fit les énormes fortunes de toute espèce d'employés en divers degrés en cette confusion, et qui valut des millions à une multitude de gens de la plus basse lie du peuple, du métier de traitants et de commis ou employés de financiers, qui surent profiter promptement et habilement du Mississipi et de ses suites; c'est ce qui occupa encore le gouvernement plusieurs années après la mort de M. le duc d'Orléans; c'est enfin ce dont la France ne se relèvera jamais, quoiqu'il soit vrai que les terres en soient considérablement augmentées. Pour dernière plaie les gens tout puissants, princes et princesses du sang surtout, qui ne s'étaient fait faute du Mississipi, et qui ont mis toute leur autorité à s'en sauver sans rien perdre, l'ont rétabli sur ce qu'ils ont appelé la compagnie d'Occident qui, avec les mêmes tours de passe-passe particuliers, et un commerce exclusif aux Indes, achève d'anéantir celui du royaume, sacrifié à l'énorme intérêt d'un petit nombre de particuliers dont le gouvernement n'a osé s'attirer la haine et la vengeance en attaquant un article si délicat.

Il se fit cependant plusieurs exécutions violentes et des confiscations de sommes considérables trouvées dans les maisons visitées. Un nommé Adine, employé à la banque, en fut pour dix mille écus confisqués, dix mille francs d'amende, et son emploi ôté. Beaucoup de gens cachèrent leur argent avec tant de secret, qu'étant morts sans avoir pu dire où ils l'avaient mis, ces petits trésors sont demeurés enfouis et perdus pour les héritiers. On ôta les emplois qu'on avait donnés aux quatre frères Pâris depuis quelque temps, et on les éloigna de Paris, soupçonnés de cabaler contre Law parmi les gens de finance. Ils étaient fils d'un hôtelier qui tenait un cabaret au pied des Alpes, qui était seul et sans village ni hameau, dont l'enseigne était à la Montagne; ses fils lui servaient, et aux passants, de garçons de cabaret, pansaient leurs chevaux et servaient dans les chambres, tous quatre fort grands et bien faits; l'un d'eux se fit soldat aux gardes, et l'a été assez longtemps: une aventure singulière les fit connaître. Bouchu intendant de Grenoble, dont il a été parlé ici quelquefois, était aussi intendant de l'armée d'Italie, lorsque, après la capture du maréchal de Villeroy à Crémone, le duc de Vendôme lui succéda dans le commandement de l'armée. Bouchu, quoique âgé et fort goutteux, mais qui avait été beau et bien fait, n'avait pas perdu le goût de la galanterie; il se trouva que le principal commis des munitionnaires chargé de tout ce détail, et de faire tout passer à l'armée, était galant aussi, et qu'il eut la hardiesse de s'adresser à celle que M. l'intendant aimait, et qu'il lui coupa l'herbe sous le pied, parce qu'il était plus jeune et plus aimable. Bouchu, outré contre lui, résolut de s'en venger, et, pour cela, retarda tant et si bien le transport de toutes choses par toutes les remises et toutes les difficultés qu'il fit naître, quelque chose que pût dire et faire ce commis pour le presser, que le duc de Vendôme ne trouva rien en arrivant à l'armée, ou plutôt dès qu'il la voulut mouvoir. Le commis, qui se vit perdu et qui ne douta point de la cause, courut le long des Alpes chercher quelques moyens de faire passer ce qu'il pourrait en attendant le reste. Heureusement pour lui et pour l'armée, il passa à ce cabaret esseulé de la Montagne, et s'informa là comme il faisait partout. Le maître hôtelier lui parut [avoir] de l'esprit, et lui fit espérer qu'au retour de ses fils qui étaient aux champs, ils pourraient lui trouver quelque passage. Vers la fin du jour, ils revinrent à la maison. Conseil tenu, le commis leur trouva de l'intelligence et des ressources, tellement qu'il se livra à eux, et eux se chargèrent du transport qu'il désirait. Il manda son convoi de mulets au plus vite, et il passa avec eux conduits par les frères Pâris, qui prirent des chemins qu'eux seuls et leurs voisins connaissaient, à la vérité fort difficiles, mais courts, en sorte que sans perdre une seule charge le convoi joignit M. de Vendôme arrêté tout court faute de pain, et qui jurait et pestait étrangement contre les munitionnaires, sur qui Bouchu avait rejeté toute la faute. Après les premiers emportements, le duc de Vendôme, ravi d'avoir des vivres et de pouvoir marcher et exécuter ce qu'il avait projeté, se trouva plus traitable. Il voulut bien écouter ce commis, qui lui fit valoir sa vigilance, son industrie et sa diligence à traverser des lieux inconnus et affreux, et qui lui prouva par plusieurs réponses de M. Bouchu, qu'il avait gardées et portées, combien il l'avait pressé de faire passer les munitions et les farines à temps; que c'était la faute unique de l'intendant à cet égard qui avait mis l'armée dans la détresse où elle s'était trouvée; et fit en même temps confidence au général de la haine de Bouchu, jusqu'à hasarder l'armée pour le perdre, et la cause ridicule de cette haine; en même temps se loua beaucoup de l'intelligence et de la volonté de l'hôtelier et de ses fils, auxquels il devait l'invention et le bonheur du passage de son convoi. Le duc de Vendôme alors tourna toute sa colère contre Bouchu, l'envoya chercher, lui reprocha devant tout le monde ce qu'il venait d'apprendre, conclut par lui dire qu'il ne savait à quoi il tenait qu'il ne le fît pendre pour avoir joué à perdre l'armée du roi. Ce fut le commencement de la disgrâce de Bouchu, qui ne se soutint plus qu'à force de bassesses, et qui au bout de deux ans se vit forcé de se retirer; ce fut aussi le premier commencement de la fortune de ces frères Pâris. Les munitionnaires en chef les récompensèrent, leur donnèrent de l'emploi, et, par la façon dont ils s'en acquittèrent, les avancèrent promptement, leur donnèrent leur confiance, et leur valurent de gros profits; enfin ils devinrent munitionnaires eux-mêmes, s'enrichirent, vinrent à Paris chercher une plus grande fortune, et l'y trouvèrent. Elle devint telle dans les suites, qu'ils gouvernèrent en plein et à découvert sous M. le Duc, et qu'après de courtes éclipses, ils sont redevenus les maîtres des finances et des contrôleurs généraux, et ont acquis des biens immenses, fait et défait des ministres et d'autres fortunes, et ont vu la cour à leurs pieds, la ville et les provinces.

Le roi vint pour la première fois au conseil de régence, le dimanche 18 février. Il ne dit rien en y entrant ni pendant le conseil, ni en sortant, sinon que M. le duc d'Orléans, lui ayant proposé d'en sortir, de peur qu'il ne s'y ennuyât, il voulut y demeurer jusqu'à la fin. Depuis il ne vint pas à tous, mais assez souvent, toujours jusqu'au bout, et sans remuer ni parler. Sa présence ne changea rien à la séance, parce que son fauteuil y était toujours seul au bout de la table, et que M. le duc d'Orléans, le roi présent ou non, n'avait qu'un tabouret pareil à ceux de tout ce qui y assistait. Le maréchal de Villeroy ne changea point sa séance accoutumée. Peu de jours après le duc de Berwick y entra aussi; on en murmura dans le monde, parce qu'il était étranger; mais cet étranger se trouvait nécessairement proscrit, expatrié, naturalisé François, en France depuis trente-deux ans, dans un continuel service, duc, pair, maréchal de France, grand d'Espagne, général des armées des deux couronnes, et une fidélité plus qu'éprouvée; de plus, pour ce qui se passait alors au conseil de régence, n'importait plus qui en fût; nous étions déjà quinze, il fit le seizième. Une fois que le roi y vint, un petit chat qu'il avait le suivit, et quelque temps après, sauta sur lui, et de là sur la table, où il se mit à se promener, et aussitôt le duc de Noailles à crier, parce qu'il craignait les chats. M. le duc d'Orléans se mit aussitôt en peine pour l'ôter, et moi à sourire, et à lui dire: « Eh, monsieur, laissez ce petit chat, il fera le dix-septième! » M. le duc d'Orléans se mit à rire de tout son coeur, et à regarder la compagnie qui en rit, et le roi aussi, qui m'en parla le lendemain à son petit lever, comme en ayant senti la plaisanterie, mais en deux mots, ce qui courut Paris aussitôt.

Il y eut beaucoup de nouveaux prisonniers à Nantes, et on supprima vingt-six présidents ou conseillers du parlement de Bretagne, qu'on remboursa avec du papier. Ce ne furent point les vingt-six charges des dernières augmentations; ce furent les personnes en jardinant (comme on dit des coupes de futaies), choisies dans cette compagnie desquelles on était mécontent. Cela n'y causa pas le plus petit mouvement, la commission du conseil se rendait redoutable à Nantes, et il y avait des troupes répandues dans la province.

CHAPITRE XX. §

Abbé Dubois obtient l'archevêché de Cambrai. — L'abbé Dubois refusé d'un dimissoire par le cardinal de Noailles, en obtient un de Besons, archevêque de Rouen, et va dans un village de son diocèse, près de Pontoise, recevoir tous les ordres à la fois de Tressan, évêque de Nantes; se compare là-dessus à saint Ambroise. — Mot du duc Mazarin. — Singulière anecdote sur le pouvoir de l'abbé Dubois sur M. le duc d'Orléans, à l'occasion du sacre de cet abbé. — Sacre de l'abbé Dubois par le cardinal de Rohan. — Les Anglais opposés au roi Georges, ou jacobites, chassés de France à son de trompe. — Politique terrible de la cour de Rome sur le cardinalat. — Mort de Mme de Lislebonne. — Douze mille livres de pension, qu'elle avait, [sont] données à Mme de Remiremont, sa fille. — Mort et successeur du grand maître de Malte. — Mort et caractère du P. Cloche, général de l'ordre de Saint-Dominique. — Mort de Fourille; sa pension donnée à sa veuve. — Mort et caractère de Mme de La Hoguette. — Mort de Mortagne, chevalier d'honneur de Madame. — Mort de Mme la Duchesse, brusquement enterrée. — Visites et manteaux chez M. le Duc. — Testament, etc.

Cambrai vaquait, comme on l'a vu naguère, par la mort à Rome du cardinal de La Trémoille, c'est-à-dire le plus riche archevêché et un des plus grands postes de l'Église. L'abbé Dubois n'était que tonsuré ; cent cinquante mille livres de rente le tentèrent, et peut-être bien autant ce degré pour s'élever moins difficilement au cardinalat. Quelque impudent qu'il fût, quel que fût l'empire qu'il avait pris sur son maître, il se trouva fort embarrassé et masqua son effronterie de ruse, il dit à M. le duc d'Orléans qu'il avait fait un plaisant rêve, et lui conta qu'il avait rêvé qu'il était archevêque de Cambrai. Le régent qui sentit où cela allait fit la pirouette et ne répondit rien. Dubois, de plus en plus embarrassé, bégaya et paraphrasa son rêve; puis, se rassurant d'effort, demanda brusquement pourquoi il ne l'obtiendrait pas, Son Altesse Royale de sa seule volonté pouvant ainsi faire sa fortune. M. le duc d'Orléans fut indigné, même effrayé, quelque peu scrupuleux qu'il fût au choix des évêques, et d'un ton de mépris, lui répondit: « Qui! toi, archevêque de Cambrai! » en lui faisant sentir sa bassesse et plus encore le débordement et le scandale de sa vie. Dubois s'était trop avancé pour demeurer en si beau chemin; lui cita des exemples. Malheureusement il n'y en avait que trop, et en bassesse et en étranges moeurs, grâce comme on l'a vu ailleurs à Godet, évêque de Chartres, avec ses séminaristes de néant et ignorants dont il remplit les évêchés, au P. Tellier et à la constitution, pour bassesse, ignorance, et mauvaises moeurs tout à la fois, et à ceux qui l'ont suivi.

M. le duc d'Orléans, moins touché de raisons si mauvaises qu'embarrassé de résister à l'ardeur de la poursuite d'un homme qu'il n'avait plus accoutumé d'oser contredire sur rien, chercha à se tirer d'affaire, et lui dit : « Mais tu es un sacre, et qui est l'autre sacre qui voudra te sacrer? — Ah ! s'il ne tient qu'à cela, reprit vivement l'abbé, l'affaire est faite ; je sais bien qui me sacrera, il n'est pas loin d'ici. — Et qui diable est celui-là, répondit le régent, qui osera te sacrer? — Voulez-vous le savoir? répliqua l'abbé; et ne tient-il qu'à cela encore une fois? — Eh bien! qui? dit le régent. — Votre premier aumônier, reprit Dubois, qui est là dehors; il ne demandera pas mieux; je m'en vais le lui dire; » embrasse les jambes de M. le duc d'Orléans, qui demeure court et pris sans avoir la force du refus, sort, tire l'évêque de Nantes à part, lui dit qu'il a Cambrai, le prie de le sacrer, qui le lui promet à l'instant; rentre, caracole, dit à M. le duc d'Orléans qu'il vient de parler à son premier aumônier, qui lui a promis de le sacrer, remercie, loue, admire, scelle de plus en plus son affaire, en la comptant faite et en persuadant le régent qui n'osa jamais dire que non c'est de la sorte que Dubois se fit archevêque de Cambrai.

L'extrême scandale de cette nomination fit un étrange bruit. Tout impudent que fût Dubois, il en fut extrêmement embarrassé, et M. le duc d'Orléans si honteux qu'on remarqua bientôt qu'on lui faisait peine de lui en parler. Question fut bientôt de prendre les ordres. Dubois se flatta que, dans la posture où il se trouvait et le besoin que le cardinal [de Noailles] avait et aurait continuellement de lui dans la situation si, pénible où l'affaire de la constitution, menée comme elle l'était, le mettait, lui ferait faire envers lui toutes les avances, avec d'autant plus d'empressement que le cardinal avait lieu d'être fort mal content de lui et de toute la protection qu'il donnait à ses ennemis, qu'il ménageait de loin pour son cardinalat; et que le cardinal, dans l'espérance de se le ramener, au moins de l'adoucir, s'en ferait un mérite auprès de M. le duc d'Orléans et de lui, et envers le public d'un si bon procédé à l'égard d'un homme qui l'avait si peu mérité de lui. Il se trompa; la chair et le sang n'eurent jamais de part à la conduite du cardinal de Noailles. Les vices d'esprit et de coeur et les moeurs si publiques de l'abbé Dubois lui étaient connus. Il eut horreur de contribuer en rien à le faire entrer dans les ordres sacrés. Il sentit toute la pesanteur du nouveau poids dont son refus l'allait charger de la part d'un homme devenu tout-puissant sur son maître, qui sentirait dans toute étendue l'insigne affront qu'il recevrait, et quelles en seraient les suites pour le reste de leur vie. Rien ne l'arrêta, il refusa le dimissoire pour les ordres avec un air de douleur et de modestie, sans que rien le pût ébranler, et garda là-dessus un parfait silence, content d'avoir rempli son devoir, et y voulant mettre tout ce que ce même devoir y pouvait accorder à la charité, à la simplicité, à la modestie. On peut juger des fureurs où cet affront fit entrer Dubois, qui de sa vie ne le pardonna au cardinal de Noailles, lequel en fut universellement applaudi, et d'autant plus loué et admiré qu'il ne le voulut point être. Il fallut donc se tourner ailleurs.

Besons, frère du maréchal, tous deux si attachés et si bien traités et récompensés de M. le duc d'Orléans, tous deux sous leur air rustre, lourd et grossier, si bons courtisans, avait été transféré de l'archevêché de Bordeaux à celui de Rouen, et Pontoise est de ce dernier diocèse, qui touche ainsi celui de Paris, et s'approche de cette ville à peu de lieues en deçà de Pontoise même. L'abbé Dubois voulait gagner le temps et s'éviter la honte d'un voyage marqué. Les Besons lui parurent devoir être de meilleure composition que le cardinal de Noailles; ils en furent en effet. L'archevêque de Rouen donna le dimissoire. Dubois, sous prétexte des affaires dont il était chargé, obtint un bref pour recevoir à la fois tous les ordres, et se dispensa lui-même de toute retraite pour s'y préparer. Il alla donc un matin à quatre ou cinq lieues de Paris, où dans une église paroissiale du diocèse de Rouen, du grand vicariat de Pontoise, Tressan, évêque de Nantes, premier aumônier de M. le duc d'Orléans, donna dans la même messe basse, qu'il célébra extra tempora, le sous-diaconat, le diaconat et la prêtrise à l'abbé Dubois, et en fut après récompensé de l'archevêché de Rouen et des économats à la mort de Besons qui avait l'un et l'autre, et qui ne le fit pas longtemps attendre. On cria fort contre les deux prélats, et l'archevêque, qui était estimé et considéré avec raison, y eut à perdre. Pour l'autre, il n'y fit que gagner.

Le même jour que l'abbé Dubois prit ainsi tous les ordres à la fois, il y eut conseil de régence l'après-dînée au vieux Louvre, parce que toutes les rougeoles qui couraient, même dans le Palais-Royal, empêchaient qu'il se tînt à l'ordinaire aux Tuileries. On fut surpris d'un conseil de régence sans l'abbé Dubois, qui y rapportait ce qu'il lui plaisait des affaires étrangères, mais on le fut bien davantage de l'y voir arriver. Il n'avait pas perdu de temps en actions de grâces de tout ce qu'il venait de recevoir. Ce fut un nouveau scandale qui réveilla et qui aggrava le premier. Il venait, à ce que dit plaisamment le duc Mazarin, de faire sa première communion. Tout le monde était déjà arrivé dans le cabinet du conseil, et M. le duc d'Orléans aussi, et on y était debout et épars. J'étais dans un coin du bas bout, qui causais avec M. le prince de Conti, le maréchal de Tallard et un autre qui m'échappe, lorsque je vis entrer l'abbé Dubois en habit court, avec son maintien ordinaire. Nous ne l'attendions point en tel jour, ce qui fit que naturellement nous nous écriâmes. Cela lui fit tourner la tête, et voyant M. le prince de Conti venir à lui, qui de son côté, avec ce ricanement de M. son père, mais qui, assurément était bien éloigné d'en avoir les grâces, et au contraire était cynique, s'avança deux pas à lui, lui parla de tous les ordres si brusquement reçus le matin même tous à la fois, de sa prompte arrivée au conseil si peu de moments après cette cérémonie, quoique faite au loin de Paris, de son sacre qui allait suivre de si près, de sa surprise et de celle de tout le monde, et tout de suite lui fit un pathos avec tout l'esprit et la malignité possible qui tenait d'un assez plaisant sermon, et qui aurait plus que démonté tout autre. Dubois, qui n'avait pas eu l'instant de placer une seule parole, le laissa dire, puis répondit froidement que, s'il était un peu plus instruit de l'antiquité, il trouverait ce qui l'étonnait fort peu étrange, puisque lui abbé ne faisait que suivre l'exemple de saint Ambroise, dont il se mit à raconter l'ordination qu'il étala. Je n'en entendis pas le récit, car dans le moment que j'ouïs saint Ambroise, je m'enfuis brusquement à l'autre bout du cabinet, de l'horreur de la comparaison et de la peur de ne pouvoir m'empêcher de lui dire d'achever, car je sentais que cela me prenait à la gorge, et de dire combien peu saint Ambroise se pouvait défier d'être ainsi saisi et ordonné, quelle résistance il y fit, et avec combien d'éloignement et de frayeur, enfin toute la violence qui lui fut unanimement faite. Cette impie citation de saint Ambroise courut bientôt le monde avec l'effet qu'on peut penser. La nomination et cette ordination se firent dans la fin de février.

J'achèverai tout de suite ce qui regarde cette matière pour ne la pas séparer, et n'avoir pas à y revenir. On y trouvera une anecdote curieuse sur l'autorité de l'abbé Dubois, sur son maître et sur la frayeur et le danger de lui déplaire. Il eut ses bulles au commencement de mai, et fut sacré le dimanche 9 juin. Tout Paris et toute la cour y fut conviée. Je ne le fus point; j'étais lors mal avec lui, parce que je ne le ménageais guère avec M. le duc d'Orléans, sur ses vues du cardinalat et sur son abandon dans les affaires à ce qui convenait aux Anglais et à l'empereur, par lesquels il comptait d'arriver à la pourpre romaine. Comme il redoutait ma liberté, ma franchise, ma façon de parler à M. le duc d'Orléans qui lui faisait de fréquentes impressions, quoique je m'en donnasse assez rarement la peine, et qu'il avait celle de les effacer, il revenait à moi de temps en temps, me ménageait, me courtisait, toujours pourtant détournant tant qu'il pouvait la confiance de M. le duc d'Orléans en moi, qu'il resserrait sans cesse, mais qu'il ne pouvait arrêter totalement ni même longtemps, quoique, comme je l'ai dit, je me retirasse beaucoup par le dégoût de tout ce que je voyais. Ainsi nous étions bien en apparence quelquefois, et souvent mal.

Ce sacre devait être magnifique, et M. le duc d'Orléans y devait assister. J'en dirai quelques mots dans la suite. Plus la nomination et l'ordination de l'abbé Dubois avait fait de bruit, de scandale et d'horreur, plus les préparatifs superbes de son sacre les augmentaient, et plus l'indignation en éclatait contre M. le duc d'Orléans. Je fus donc le trouver la veille de cet étrange sacre, et d'abordée je lui dis ce qui m'amenait. Je le fis souvenir que je ne lui avais jamais parlé de la nomination de l'abbé Dubois à Cambrai, parce qu'il savait bien que je ne lui parlais jamais des choses faites; que je ne lui en parlerais pas encore, si je n'avais appris qu'il devait aller le lendemain à son sacre; que je me tairais avec lui de la façon dont il se faisait, telle qu'il ne pourrait mieux, si l'usage était encore de faire des princes du sang évêques, et qu'il fût question de son second fils, parce que je regardais cela comme chose déjà faite, mais que mon attachement pour lui ne me permettait pas de lui cacher l'épouvantable effet que faisait universellement une nomination de tous points si scandaleuse, une ordination si sacrilège, des préparatifs de sacre si inouïs pour un homme de l'extraction, de l'état, des moeurs et de la vie de l'abbé Dubois, non pour lui reprocher ce qui n'était plus réparable, mais pour qu'il sût à quel point en était la générale indignation contre lui, et que de là il conclût ce que ce serait pour lui d'y mettre le comble en allant lui-même à ce sacre; je le conjurai de sentir quel serait ce contraste avec l'usage, non seulement des fils de France, mais des princes du sang, de n'aller jamais à aucun sacre, parce que je n'appelais pas y aller la curiosité d'en voir un une fois en leur vie, que les rois et les personnes royales avaient eue quelquefois; j'ajoutai qu'à l'opinion que sa vie et ses discours ne donnaient que trop continuellement de son défaut de toute religion, on ne manquerait pas de dire, de croire et de répandre qu'il allait à ce sacre pour se moquer de Dieu et insulter son Église; que l'effet de cela était horrible et toujours fort à craindre, et qu'on y ajouterait avec raison que l'orgueil de l'abbé Dubois abusait de lui en tout, et que ce trait public de dépendance, par une démarche si étrangement nouvelle et déplacée, lui attirerait une haine, un mépris, une honte dont les suites étaient à redouter; que je ne lui en parlais qu'en serviteur entièrement désintéressé; que son absence ou sa présence à ce sacre ne changerait rien à la fortune de l'abbé Dubois, qui ne serait ni plus ni moins archevêque de Cambrai, et n'obscurcirait en rien la splendeur préparée pour ce sacre, telle qu'elle ne pourrait être plus grande, si on avait un fils de France à sacrer; qu'en vérité c'en était bien assez pour un Dubois, sans prostituer son maître aux yeux de toute la France, et bientôt après de toute l'Europe, par la bassesse inouïe d'une démarche, où on verrait bien que l'extrême pouvoir de Dubois sur lui l'aurait entraîné de force. Je finis par le conjurer de n'y point aller, et par lui dire qu'il savait en quels termes actuels l'abbé Dubois et moi étions ensemble; que j'étais le seul homme de marque qu'il n'eût point convié; que nonobstant tout cela, s'il me voulait promettre et rie tenir sa parole de n'aller point à ce sacre, je lui donnais la mienne d'y aller, moi, et d'y demeurer tout du long, quelque horreur que j'en eusse et quelque blessé que je fusse de ce que cela ferait sûrement débiter que ce trait de courtisan était pour me raccommoder avec lui, moi si éloigné d'une pareille misère et qui osai me vanter, puisqu'il le fallait aujourd'hui, d'avoir jusqu'à ce moment conservé chèrement toute ma vie mon pucelage entier sur les bassesses.

Ce propos, vivement prononcé et encore plus librement et plus énergiquement étendu, fut écouté d'un bout à l'autre. Je fus surpris qu'il me dit que j'avais raison, que je lui ouvrais les yeux, plus encore qu'il m'embrassa, me dit que je lui parlais en véritable ami, et qu'il me donnait sa parole et me la tiendrait de n'y point aller. Nous nous séparâmes là-dessus, moi le confirmant encore, lui promettant de nouveau que j'irais, et lui me remerciant de cet effort. Il n'eut nulle impatience, nulle envie que je m'en allasse, car je le connaissais bien, et je l'examinais jusqu'au fond de l'âme, et ce fut moi qui le quittai, bien content de l'avoir détourné d'une si honteuse démarche et si extraordinaire. Qui n'eût dit qu'il ne m'eût tenu parole? car on va voir qu'il le voulait; mais voici ce qui arriva.

Quoique je me crusse bien assuré là-dessus, néanmoins la facilité et l'extrême faiblesse du prince, et l'empire sur lui et l'orgueil de l'abbé Dubois, m'engagèrent à prendre le plus sûr avant d'aller au sacre. J'envoyai aux nouvelles le lendemain matin au Palais-Royal, et cependant je fis tenir mon carrosse tout prêt pour tenir ma parole. Mais je fus bien confus, quelque accoutumé que je fusse aux misères de M. le duc d'Orléans, quand celui que j'avais envoyé voir ce qui se passait revint et me rapporta qu'il venait de voir M. le duc d'Orléans monter dans son carrosse et environné de toute la pompe des rares jours de cérémonie, partir pour aller au sacre. Je fis ôter mes chevaux, et m'enfonçai dans mon cabinet.

Le surlendemain j'appris par un coucheur favori de Mme de Parabère, qui était lors la régnante, mais qui n'était pas fidèle, qu'étant couchée la nuit qui précéda le sacre avec M. le duc d'Orléans, au Palais-Royal, entre deux draps, ce qui n'arrivait guère ainsi dans la chambre et le lit de M. le duc d'Orléans, mais presque toujours chez elle, il s'était avisé de lui parler de moi avec éloge, que je ne rapporterai pas, et avec sentiment sur mon amitié pour lui, et que, plein de ce que je lui venais de représenter, il n'irait point au sacre, dont il me savait le meilleur gré du monde. La Parabère me loua, convint que j'avais raison, mais sa conclusion fut qu'il irait. M. le duc d'Orléans, surpris, lui dit qu'elle était donc folle. « Folle, soit, répondit-elle, mais vous irez. — Et moi, reprit-il, je vous dis que je n'irai pas. — Si, vous dis-je, dit-elle, et vous irez. — Mais, reprit-il, cela est admirable, tu dis que M. de Saint-Simon a raison, et au bout, pourquoi donc irais-je? — Parce que je le veux, dit-elle. — En voici d'une autre, répliqua-t-il, et pourquoi veux-tu que j'y aille, quelle folie est cela? — Pourquoi, dit-elle, parce que. — Oh ! parce que, répondit-il, parce que, ce n'est pas là parler; dis donc pourquoi si tu peux. » Après quelque dispute: « Voulez-vous donc absolument le savoir? c'est que vous n'ignorez pas que l'abbé Dubois et moi avons eu, il n'y a pas quatre jours, maille à partir ensemble, et qui n'est pas encore bien finie. C'est un diable qui furette tout; il saura que nous avons couché ici cette nuit ensemble. Si demain vous n'allez pas à son sacre, il ne manquera pas de croire que c'est moi qui vous en ai empêché; rien ne le lui pourra ôter de la tête, il ne me le pardonnera pas; il me fera cent tracasseries et cent noirceurs auprès de vous, et finira promptement par nous brouiller; or, c'est ce que je ne veux pas, et c'est pour cela que je veux que vous alliez à son sacre, quoique M. de Saint-Simon ait raison. » Là-dessus, débat assez faible, puis résolution et promesse d'aller au sacre, qui fut bien fidèlement exécutée.

La nuit suivante la Parabère coucha chez elle avec son greluchon, à qui elle raconta cette histoire tant elle la trouvait plaisante. Par cette même raison le greluchon la rendit à Biron, qui le soir même me la conta. Je déplorai avec lui les chaînes du régent, à qui je n'ai jamais parlé depuis de ce sacre, ni lui à moi; mais il fut après bien honteux et bien embarrassé avec moi. Je n'ai point su s'il poussa la faiblesse jusqu'à conter à l'abbé Dubois ce que je lui avais dit pour l'empêcher d'aller à son sacre, ou s'il en fut informé par la Parabère, pour se faire un mérite auprès de lui d'avoir fait changer M. le duc d'Orléans là-dessus et faire montre de son crédit. Mais il en fut très parfaitement informé et ne me l'a jamais pardonné, et j'ai su depuis par Belle-Ile qu'il avait dit à M. Le Blanc et à lui que, de toutes les contradictions que je lui avais fait essuyer, même du danger pressant où je l'avais mis quelquefois, rien ne l'avait si profondément touché et blessé, et jusqu'au fond de l'âme, que d'avoir voulu empêcher M. le duc d'Orléans d'assister à son sacre, duquel il est maintenant temps de parler.

Tout y parut également superbe et choisi pour faire éclater la faveur démesurée d'un ministre éperdu d'orgueil et d'ambition sans bornes, la servitude la plus publique et la plus démesurée où il avait réduit son maître, et l'audace effrénée de s'en parer en la manifestant aux yeux de toute la France avec le plus grand éclat, et de là ceux de toute l'Europe, à qui il voulait apprendre de la manière la plus éclatante que lui était entièrement le maître de la France, soit pour le dedans, soit pour le dehors, sous un nom qui n'était qu'une vaine écorce, et qu'à lui seul il fallait s'adresser pour quelque grâce et pour quelque affaire que ce fût, comme à l'unique dispensateur et au seul véritable arbitre de toutes choses en France.

Le Val-de-Grâce fut choisi pour y faire le sacre comme étant un monastère royal, le plus magnifique de Paris et l'église la plus singulière. Le cardinal de Rohan, ravi de faire contre en tout au cardinal de Noailles et de profiter du refus qu'il avait fait à l'abbé Dubois de lui permettre d'être ordonné dans son diocèse, saisit un si précieux moment de faire bien sa cour au régent et de s'attacher son ministre, en s'empressant pour faire la cérémonie. En effet un cardinal de sa naissance, évêque de Strasbourg, et brillant de toutes sortes d'avantages, était un consécrateur fort au-dessus de tous ceux que l'abbé Dubois aurait pu désirer. Il n'y a guère en fait d'honneur que la première démarche de chère; Rohan avait franchi le saut quand, à la persuasion intéressée du maréchal de Tallard, comme on l'a vu ici en son lieu, il subit la loi que lui fit le P. Tellier, pour le faire grand aumônier, et se livra, contre le cardinal de Noailles, ses propres lumières et la vérité à lui parfaitement connue et reconnue, à toutes les scélératesses et à toutes les violences dont ce terrible jésuite le rendit son ministre, et que l'intérêt et l'orgueil d'être chef de parti et de n'en abandonner pas l'honneur et le profit au cardinal de Bissy, lui fit continuer depuis en premier. Avec le revêtement constant d'un tel personnage, il ne fallait pas s'attendre qu'aucune considération de honte ni d'infamie retînt le cardinal de Rohan d'une si étrange prostitution, moins encore que sa conscience l'arrêtait un moment sur le sacrilège dont il allait se rendre le ministre. L'abbé Dubois fut donc comblé de l'honneur qu'il lui voulut bien faire; M. le duc d'Orléans témoigna au cardinal toute la part qu'il y prenait, et Rohan, charmé des espérances qu'il conçut de ce grand trait de politique, plus sensibles pour sa maison que pour sa cause, laquelle ne fut jamais que pour servir aux avantages de l'autre, se rit de tous les discours, du bruit de l'improbation générale et nullement retenue que cette fonction excita, et qu'il ne regarda que comme des raisons de plus et des fondements d'augmentation à ses espérances pour tout ce qu'il pouvait désirer d'un homme tout-puissant, pour l'amour duquel il [se] livrait à tant d'opprobres.

À l'égard des deux évêques assistants, Nantes y avait un tel droit par l'ordination qu'il avait osé donner à l'abbé Dubois, qu'il n'y avait pas moyen de lui préférer personne. Pour l'autre assistant, Dubois crut en devoir chercher un dont la vie et la conduite pût être en contre-poids. Il voulut Massillon, célèbre prêtre de l'Oratoire, que sa vertu, son savoir, ses grands talents pour la chaire, avaient fait évêque de Clermont, parce qu'il en passait quelquefois, quoique rarement, quelque bon parmi le grand nombre des autres qu'on faisait évêques. Massillon au pied du mur, étourdi, sans ressources étrangères, sentit l'indignité de ce qui lui était proposé, balbutia, n'osa refuser. Mais qu'eût pu faire un homme aussi mince, selon le siècle, vis-à-vis d'un régent, de son ministre et du cardinal de Rohan? Il fut blâmé néanmoins et beaucoup dans le monde, surtout des gens de bien de tout parti, car en ce point l'excès du scandale les avait réunis. Les plus raisonnables, qui ne laissèrent pas de se trouver en nombre, se contentèrent de le plaindre, et on convint enfin assez généralement d'une sorte d'impossibilité de s'en dispenser et de refuser.

L'église fut superbement parée, toute la France invitée; personne n'osa hasarder de ne s'y pas montrer, et tout ce qui le put pendant toute la cérémonie. Il y eut des tribunes à jalousies préparées pour les ambassadeurs et autres ministres protestants. Il y en eut une autre plus magnifique pour M. le duc d'Orléans et M. le duc de Chartres qu'il y mena. Il y en eut pour les dames, et comme M. le duc d'Orléans entra par le monastère, et que sa tribune se trouva au dedans, il fut ouvert à tous venants, tellement que le dehors et le dedans fut rempli de rafraîchissements de toutes les sortes et d'officiers qui les faisaient et distribuaient avec profusion. Ce désordre continua tout le reste du jour par le grand nombre de tables qui furent servies dehors et dedans pour tout le subalterne de la fête et pour tout ce qui s'y voulut fourrer. Les premiers gentilshommes de la chambre de M. le duc d'Orléans et ses premiers officiers firent les honneurs de la cérémonie, placèrent les gens distingués, les reçurent, les conduisirent, et d'autres de ses officiers prirent les mêmes soins à l'égard des gens moins considérables, tandis que tout le guet et toute la police était occupée à faire aborder, ranger, sortir les carrosses sans nombre avec tout l'ordre et la commodité possible. Pendant le sacre qui fut peu décent de la part du consacré et des spectateurs, surtout en sortant de la cérémonie, M. le duc d'Orléans témoigna sa satisfaction à ce qu'il trouva sous sa main de gens considérables de la peine qu'ils avaient prise, et s'en alla dîner à Asnières avec Mme de Parabère, bien contente de l'avoir fait aller au sacre qu'il vit, et à ce qu'on lui imposa peut-être trop véritablement, qu'il vit, dis-je, peu décemment depuis le commencement jusqu'à la fin. Tous les prélats, les abbés distingués, et quantité de laïques considérables furent invités pendant la cérémonie par les premiers officiers de M. le duc d'Orléans à dîner au Palais-Royal. Les mêmes firent les honneurs du festin qui fut servi avec la plus splendide abondance et délicatesse, et apprêté et servi par les officiers de M. le duc d'Orléans et à ses dépens. Il eut deux tables de trente couverts chacune dans une grande pièce du grand appartement, qui furent remplies de ce qu'il y avait de plus considérable à Paris, et plusieurs autres tables également bien servies en d'autres pièces voisines pour des gens moins distingués. M. le duc d'Orléans donna au nouvel archevêque un diamant de grand prix pour lui servir d'anneau. Toute cette journée fut livrée à cette sorte de triomphe qui n'attira pas l'approbation des hommes ni la bénédiction de Dieu. Je n'en vis pas la moindre chose, et jamais M. le duc d'Orléans et moi ne nous en sommes parlé.

Dans le même temps que Dubois fut nommé à l'archevêché de Cambrai, on publia à son de trompe une ordonnance pour faire sortir en huit jours de toutes les terres de l'obéissance du roi tous les étrangers rebelles, qui, en conséquence, furent recherchés et punis avec la dernière rigueur. Ces étrangers rebelles n'étaient autres que des Anglais, et ce fut un des effets du voyage à Paris du comte Stanhope; ce ne fut que l'exécution jusqu'alors tacitement suspendue d'une clause infâme du traité fait par Dubois avec l'Angleterre qui y gagnait tout, et la France rien, rien que la plus dangereuse ignominie. Les Français, depuis la révocation de l'édit de Nantes réfugiés en Angleterre, ne pouvaient donner la plus légère inquiétude en France, où personne n'avait droit à la couronne que celui qui la portait, et sa maison d'aîné mâle en aîné, et le réciproque stipulé par ce même traité ne pouvait avoir d'application aux François, dont pas un n'était rebelle, ni opposé à la maison régnante. Ce réciproque n'était donc qu'un voile, ou plutôt une toile d'araignée pour faire passer, non l'intérêt des Anglais, mais celui du roi d'Angleterre et de ses ministres qui craignaient jusqu'à l'ombre du véritable et légitime roi, bien que confiné à Rome, et des Anglais de son parti, ou qui par mécontentement favorisaient ce parti sans se soucier du parti même. La cour sentait que quelque éloignement qu'eût toute la nation anglaise de revoir sur le trône le fils d'un roi catholique qu'elle avait chassé, d'un roi qui avait attaqué tous leurs privilèges, un roi élevé en France qui avait pris les leçons du roi son père, qui y avait été nourri au milieu de l'exercice le plus constant et le moins contredit du pouvoir plus qu'absolu, la nation toutefois ne désirait pas l'extinction de sa famille, sentait la justice de son droit, voulait y trouver un appui, et de quoi montrer sans cesse à la maison d'Hanovre que son élévation sur le trône n'était que l'ouvrage de sa volonté qui également la pouvait chasser, et bien plus justement qu'elle n'avait ôté la couronne aux Stuarts, et tenir ainsi en bride perpétuelle le roi Georges, sa famille et ses ministres. La position de la France à l'égard de l'Angleterre les inquiétait sans cesse sur les jacobites qui s'y étoient réfugiés par la facilité de leurs commerces et de leurs intelligences en Angleterre, et par la facilité d'y passer promptement.

Quelque honteuses preuves qu'eût le gouvernement d'Angleterre de l'abandon de celui de France à ses volontés, depuis que Dubois en était devenu l'arbitre unique, ces habiles ministres sentaient combien cette conduite était personnelle; qu'elle ne tenait qu'au désir de la pourpre que Dubois espérait du crédit du roi Georges auprès de l'empereur qui, en effet, pouvait tout à Rome; que cette conduite était essentiellement contraire à l'intérêt de la France et singulièrement odieuse à toute la nation française, grands et petits; conséquemment qu'elle pouvait facilement changer, et qu'il était de l'intérêt le plus pressant de la maison d'Hanovre et de ses ministres de profiter de leur situation présente avec la France pour la mettre à jamais, autant qu'il était possible, hors de moyens de troubler l'Angleterre, d'y favoriser utilement les jacobites, encore plus d'y faire des partis et quelque invasion en faveur des Stuarts. Pour arriver à ce point, il fallait deux choses, s'ôter toute inquiétude à l'égard de la France en la dépouillant de tous ceux qui leur en pouvaient donner, et ruiner en Angleterre tout crédit et toute confiance en la France, par la rendre conjointement avec eux la persécutrice publique et déclarée du ministère de la reine Anne, et de tout ce parti qui seul avait sauvé la France des plus profonds malheurs par la paix particulière de Londres, la séparation de l'Angleterre d'avec ses alliés, enfin par la paix d'Utrecht, dont la reine Anne s'était rendue la dictatrice et la maîtresse, et qui avait sauvé la France au moment qu'elle allait être envahie, et la couronne d'Espagne à Philippe V, à l'instant qu'il l'allait perdre sans la pouvoir sauver.

Le ministère du roi Georges avait voulu faire sauter les têtes de ce ministère précédent, précisément pour avoir fait la paix de Londres et forcé les alliés aux conditions de celle d'Utrecht, et n'avait cessé depuis de persécuter ce parti avec la dernière fureur. Mettre la France de moitié de cette persécution effective d'un parti à qui elle devait si publiquement et si récemment son salut et la conservation de la couronne d'Espagne à Philippe, par complaisance pour le parti opposé, qui ne respira jamais que sa ruine radicale, et qui était parvenu à y toucher, c'était couvrir la France d'une infamie éternelle à tous égards, et la perdre tellement d'honneur, de réputation, de confiance en Angleterre, vis-à-vis le parti qu'elle contribuait à y accabler en reconnaissance d'en avoir été sauvée elle-même, qu'une démarche si contraire à tout honneur, pudeur et intérêt, lui aliénerait à jamais ce parti, qui l'avait sauvée, avec plus de rage que n'en pouvait avoir le parti régnant qui l'avait voulu perdre, qui pour trouver la France si déplorablement complaisante, ne l'en haïssait pas moins, et qui par là trouvait le moyen de la mettre hors d'état d'en recevoir aucune inquiétude, sans toutefois avoir acheté une démarche si destructive de tout intérêt et de tout honneur, par le plus léger service, par la plus légère apparence de refroidissement avec ses alliés que la France devait toujours regarder comme véritables ennemis, par la plus petite justice à l'égard de l'Espagne, par la moindre reconnaissance de la servitude par laquelle nous avions pour leur complaire laissé volontairement et si préjudiciable ment éteindre et anéantir notre marine, en un mot, rien autre que d'avoir reconnu le pouvoir sans bornes de l'abbé Dubois sur son maître, et d'en savoir profiter pour en tirer tout, en lui faisant espérer le chapeau.

Je n'avais rien cédé de tout cela à M. le duc d'Orléans, dès le premier traité où cette infamie fut stipulée. On a vu en son lieu combien je m'y opposai dans son cabinet, et depuis au conseil de régence; je n'oubliai aucune des raisons qu'on vient de voir, je les paraphrasai plus fortement encore. Le maréchal d'Huxelles, maréchal d'Estrées, plusieurs autres, qui n'osèrent traiter la matière qu'en tremblant, ne laissèrent pas de laisser voir ce qu'ils en pensaient; Torcy même, dont ces deux paix de Londres et d'Utrecht étaient l'ouvrage, s'éleva plus que sa douceur et sa timidité naturelles ne le lui permettaient; tout cela ne changea point l'article du traité, mais en suspendit l'effet. Le gouvernement d'Angleterre y consentit, peut-être tacitement informé de la révolte des esprits et du murmure général; mais les temps étaient venus de ne plus rien ménager. L'affaire du parlement, puis la conspiration du duc du Maine découverte et finie, la paix d'Espagne faite, l'abbé Dubois plus maître que jamais, ses amis les Anglais le sommèrent de sa parole; il fallut bien la tenir dans la vue plus prochaine de la pourpre; la proscription effective fut accordée et publiée sans qu'il fût possible à personne de l'empêcher. Les cris publics et l'horreur qui en fut généralement marquée n'en causa aucun repentir; ce ne fut qu'un sacrifice de plus que Dubois eut à présenter à la cour de Londres pour accélérer sa pourpre, qui ne fut pas plus goûté par tous les Anglais de tous partis, hors celui des ministres, qu'il le fut en France, et on peut ajouter dans tout le reste de l'Europe, qui nous en méprisa, tandis que tout le gros de l'Angleterre nous en détesta ouvertement, et que le parti de son ministère se moqua de notre misérable facilité.

Le roi d'Espagne, qui avait tant fait et laissé faire de choses en son nom, et avec tant de persévérance pour élever Albéroni à la pourpre, en fit de plus étranges pour l'en faire priver. Il n'y eut point d'instances qu'il n'en fît faire au pape, qu'il ne lui en fît de sa main, et pour l'engager encore de l'enfermer au château Saint-Ange, s'il entrait dans l'État ecclésiastique. Peu content du succès de tant de démarches, et si empressées, il profita de la paix qu'il venait de faire avec le roi et avec l'empereur, pour les presser de joindre leurs plus fortes démarches et leurs offices les plus vifs aux siens, auprès du pape, pour en obtenir cette privation du chapeau; mais cela fut éludé à Rome, où on obtiendrait plutôt une douzaine de chapeaux à la fois, quelque chère et difficile que soit cette marchandise, car c'en est une en effet, que la privation d'un seul. Cette cour qui a élevé si haut cette dignité si vide de sa nature, et qui, à force de la revêtir et de la décorer des dépouilles des plus hautes dignités sacrées et profanes, sans être elle-même d'aucun de ces deux genres, est parvenue avec tout l'art de sa politique à en faire l'appui de sa grandeur, en fascinant le monde de chimères, qui à la fin sont devenues l'objet de l'ambition de toutes les nations, par les richesses, les honneurs, les rangs et le solide, dont elles se sont réalisées; et de là, montant toujours, cette pourpre est arrivée à rendre inviolables les crimes les plus atroces, et les félonies les plus horribles de ceux qui en sont revêtus. C'est le point le plus cher et le plus appuyé des usurpations de leurs privilèges, parce que c'est lui qui est le plus important à l'orgueil et à l'intérêt de Rome qui se sert de l'espérance du chapeau pour dominer toutes les cours catholiques, qui, par ce chapeau, soustrait les sujets à leur roi, à tous juges pour quoi que ce puisse être, qui domine tous les clergés, qui est seule juge et la souveraine de ces chapeaux rouges, qui leur fait tout entreprendre et brasser impunément, et qui se trouve par là si intéressée à soutenir leur impunité, qu'elle ne peut se résoudre à y faire la moindre brèche en choses dont le fond ne l'intéresse point, comme les crimes qui lui sont étrangers, même ceux qui ont offensé les papes, comme Albéroni avait fait avec si peu de ménagement, tant de fois, de peur que la privation du chapeau devint et pût passer en exemple, et privât les papes des pernicieux usages qu'ils ont si souvent faits des cardinaux, que la vue de pouvoir être dépouillés de la pourpre arrêterait en beaucoup d'occasions.

Ce raisonnement est tellement celui de la cour de Rome, qu'on a vu des papes faire tuer, noyer, empoisonner des cardinaux, plutôt que leur ôter le chapeau. Les Caraffe, les Colonne et bien d'autres en sont des exemples dont l'histoire n'est point à contester; on n'en voit point de privation du chapeau, car on ne peut pas compter pour telle les temps de schismes, et ce que les papes et les antipapes faisaient contre les cardinaux les uns des autres. Ainsi le roi d'Espagne, heurtant ainsi la partie la plus sensible et la plus essentielle de l'intérêt des papes et de la cour de Rome, se donna vainement en spectacle de lutte et d'impuissance, contre un homme de la lie du peuple, pour l'élévation duquel il avait tout épuisé, et qu'il ne put détruire. Tout ce que ses instances purent obtenir, encore aidées de la haine personnelle du pape et de la cour de Rome contre Albéroni, fut de le réduire à errer, souvent inconnu, jusqu'à la mort du pape; alors l'intérêt des cardinaux l'appela au conclave où il entra comme triomphant, et est depuis demeuré en splendeur, ou à Rome, ou dans les différentes légations qu'il a obtenues. Ces leçons sont grandes, elles sont fréquentes, elles sont bien importantes; elles n'en demeureront pas moins inutiles par l'ambition des plus accrédités auprès des rois, et la faiblesse des rois à leur procurer cette pourpre si fatale aux États, aux rois et à l'Église.

Plusieurs personnes moururent à peu près en ce même temps: la comtesse de Lislebonne, qui avait pris depuis plusieurs années le nom de princesse de Lislebonne, mourut à quatre-vingt-deux ans; elle était bâtarde de Charles IV, duc de Lorraine, si connu par ses innombrables perfidies, et de la comtesse de Cantecroix, et veuve du frère cadet du duc d'Elboeuf. Il y a eu occasion de parler ici d'elle quelquefois, et de la faire assez connaître pour n'avoir plus besoin de s'y étendre; avec beaucoup de vertu, de dignité, de toute bienséance, et non moins d'esprit et de manége, elle ne céda à aucun des Guise en cette ambition et cet esprit qui leur a été si terriblement propre, et eût été admise utilement pour eux aux plus profonds conseils de la Ligue. Aussi Mlle de Guise, le chevalier de Lorraine et elle n'avaient-ils été qu'un; aussi donna-t-elle ce même esprit à Mme de Remiremont, sa fille aînée, et Mme d'Espinoy sa cadette y tourna, et y mit tout ce qu'elle en avait. Cette perte fut infiniment sensible à ses deux filles, à Vaudemont, son frère de même amour, encore plus dangereusement Guisard, si faire se pouvait. Aussi logeaient-ils tous ensemble à Paris, dans l'hôtel de Mayenne, ce temple de la Ligue, où ils ont conservé ce cabinet appelé de la Ligue, sans y avoir rien changé, par la vénération, pour ne pas dire le culte d'un lieu où s'étaient tenus les plus secrets et les plus intimes conseils de la Ligue, dont la vue continuelle entretenait leurs regrets et en ranimait l'esprit, ce que prouvent les faits divers qui ont été rapportés d'eux en tant d'endroits de ces Mémoires, et tout le tissu de leur conduite; ainsi on ne leur prête rien. Mais comme toute impunité, et au contraire toute considération, était devenue de si longue main leur plus constant apanage, la pension de douze mille livres qu'avait Mme de Lislebonne, fut donnée à Mme de Remiremont;

Le grand maître de Malte, Perellos y Roccafull, Espagnol de beaucoup de mérite, qui eut le frère du cardinal Zandodari pour successeur ;

Le père Cloche, depuis quarante ans général de l'ordre de Saint-Dominique, avec la plus grande réputation et la considération à Rome la plus distinguée et la plus soutenue, et beaucoup d'autorité dans toutes les affaires; aimé, respecté, estimé et consulté par tous les papes et les cardinaux. Il aurait été cent fois cardinal, s'il n'avait pas été François et très bon François; il avait été confesseur de mon père jusqu'à son départ pour l'Italie;

Fourille, aveugle, qui avait beaucoup d'esprit et fort orné, et longtemps capitaine aux gardes, estimé et fort dans la bonne compagnie. Sa pension fut donnée à sa veuve, qui demeurait pauvre avec des enfants, à l'un desquels on a vu ici que j'avais fait donner une abbaye sans les connaître;

Mme de La Hoguette, veuve d'un lieutenant général sous-lieutenant des mousquetaires, mort aux précédentes guerres du feu roi en Italie, qui était un fort galant homme et très estimé. Cette femme était fort riche, avare, dévote pharisaïque, toute merveilleuse, du plus prude maintien, et qui sentait la profession de ce métier de fort loin avec de l'esprit et de la vertu, si elle eût bien voulu n'imposer pas tant au monde; elle était très peu de chose, et toutefois merveilleusement glorieuse. Son mari était neveu de La Hoguette, archevêque de Sens, si estimé et si considéré sans le rechercher, et qui refusa l'ordre du Saint-Esprit avec une humilité si modeste, comme on l'a vu en son lieu ici. La fille unique de Mme de La Hoguette, qui avait épousé Nangis, fut sa seule héritière, et avec beaucoup de patience et de vertu n'en fut pas plus heureuse ;

Mortagne, officier général, qui s'était fait estimer dans la gendarmerie et dans le monde. Il en a été parlé sur ses deux mariages, l'un et l'autre assez singuliers. Il s'était fait chevalier d'honneur de Madame. C'était un fort honnête homme, mais de fort obscure naissance. Son père était un riche maître de forges devers Liée, qui laissa à son fils un nom qui n'était pas à lui. Il laissa une fille unique et une veuve assez digne du duc de Montbazon, mort enfermé à Liège, père de son père, dont la plupart de la postérité s'est sentie peu ou beaucoup.

Mme la Duchesse, soeur de M. le prince de Conti et de Mlle de La Roche-sur-Yon, mourut le 21 mars à Paris, dans l'hôtel de Condé, après une fort longue maladie, à trente et un ans, au bout de sept ans de mariage, dont il a été parlé ici en son temps, pendant lequel elle ne s'était pas contrainte: elle fut plainte sans être regrettée. Les princes du sang rebutés de leurs tentatives inutiles de faire garder le corps de ces princesses, l'usage de brusquer l'enterrement, pris depuis ce peu de succès, fut continué en cette occasion. Le surlendemain de sa mort, sans qu'il y eût eu aucune cérémonie à l'hôtel de Condé que le pur nécessaire, elle fut portée aux Carmélites de la rue Saint-Jacques où elle fut enterrée. Le convoi fut très magnifique. Mlle de Clermont accompagna le corps avec la duchesse de Sully et de Tallard, que M. le Duc et Mme sa mère en avaient priées. Quelques jours après, M. le Duc reçut les visites de tout le monde, avec la précaution ordinaire d'un magasin de manteaux dans son antichambre, et l'indécence ordinaire et affectée contre cette nouvelle pratique, qui a été marquée ici à son commencement. Mme la Duchesse, qui ne laissa point d'enfants, fit un testament et Mme de La Roche-surYon sa légatrice universelle. Il y avait beaucoup à rendre et force pierreries, parce que feu M. le prince de Conti avait fort avantagé cette princesse qui était sa fille aînée. Mlle de La Roche-sur-Yon ne se trouva pas la plus forte. M. le Duc s'en tira lestement, mais peu d'années avant sa mort il pensa sérieusement, et fit pleine justice à Mlle de La Roche-sur-Yon qui n'avait osé le plaider, et qui ne pensait plus depuis longtemps à cette affaire. Le deuil du roi ne fut que de cinq jours pour Mme la Duchesse.

CHAPITRE XXI. §

Maison de Horn ou Hornes. — Catastrophe du comte de Horn à Paris. — Jugement et exécutions à Nantes. — Mort, famille et extraction du prince de Berghes. — Mort du duc de Perth. — Mariage du comte de Grammont avec une fille de Biron. — Mariage de Mailly avec une soeur de la duchesse de Duras, [Mlle de] Bournonville. — Mariage du duc de Fitz-James avec Mlle de Duras. — Mariage de Chalmazel avec Mlle de Bonneval. — Mariage du prince d'Isenghien avec la seconde fille du prince de Monaco. — Mariage du marquis de Matignon avec Mlle de Brenne, et de sa soeur à lui avec Basleroy. — Naissance de l'infant don Philippe. — Maulevrier-Langeron, envoyé en Espagne, lui porte le cordon bleu. — Affaire et caractère de l'abbé de Gamaches, auditeur de rote. — Sa conduite à Rome, où il mourut dans cet emploi. — Ce que c'est que la rote.

Le comte de Horn était à Paris depuis environ deux mois, menant une vie obscure de jeu et de débauche. C'était un homme de vingt-deux ans, grand et fort bien fait, de cette ancienne et grande maison de Horn, connue dès le XIe siècle parmi ces petits dynastes des Pays-Bas, et depuis par une longue suite de générations illustres. La petite ville et la seigneurie de Horn en Brabant, près de Ruremonde, a donné l'origine et le nom à cette maison. Elle est du territoire de Liége, et relevait de l'ancien comté de Looss. Des trois branches de cette maison J., second fils de Jacques, fait comte de Horn par l'empereur Frédéric III, et frère puîné d'autre Jacques qui eut des enfants, sans postérité, recueillit la succession de son frère et de ses neveux. Il quitta la prévôté de Liège pour épouser Anne d'Egmont, fille de Floris, comte de Buren, chevalier de la Toison d'or, et veuve avec des enfants de Joseph de Montmorency, seigneur de Nivelle. Elle captiva si bien son second mari que, se voyant sans enfants, et le dernier de la branche aînée de Horn, il adopta les deux enfants de sa femme, Philippe et Floris de Montmorency, qui furent tous deux illustres par leurs grands emplois, tous deux chevaliers de l'ordre de la Toison d'or, tous deux victimes des cruautés exercées dans les Pays-Bas, tous deux sans avoir laissé de postérité. Philippe prit le nom de comte de Horn. C'est lui à qui le duc d'Albe, gouverneur des Pays-Bas, fit couper la tête avec le comte d'Egmont, et qui furent exécutés ensemble à Bruxelles, le 5 juin 1568. Floris, son frère, porta le nom de baron de Montigny, député pour la seconde fois en Espagne, pour supplier Philippe II de ne point établir l'inquisition aux Pays-Bas, fut arrêté en septembre 1567, puis transféré du château de Ségovie en celui de Simancas, où il eut la tête tranchée en octobre 1570. Leurs deux soeurs furent mariées toutes deux dans la maison de Lalaing.

Thierry de Horn, frère puîné du trisaïeul du dernier de la branche aînée, fit la seconde branche qui finit à sa dixième génération.

J. de Horn fut chef de la troisième et dernière branche, et portait le nom de seigneur de Baussignie. Il était second fils de Philippe, seigneur de Gaësbeck, arrière-petit-fils de Thierry, chef de la seconde branche. Eugène Max, sa cinquième génération directe, fut fait prince de Horn. Son fils unique, Philippe-Emmanuel, prince de Horn, eut les charges, les emplois et les distinctions les plus considérables, civiles et militaires, sous Charles II, roi d'Espagne, dont il reconnut le testament, servit de lieutenant général aux sièges de Brisach sous Mgr le duc de Bourgogne, de Landau, sous le maréchal de Tallard, se distingua fort sous le même à la bataille de Spire, puis sous le maréchal de Villeroy, fut blessé de sept coups et prisonnier à la bataille de Ramilies. D'Antoinette, fille du prince de Ligne, chevalier de la Toison d'or et grand d'Espagne, il a laissé deux fils: Maximilien-Emmanuel qui a suivi la révolution des Pays-Bas, où tous ses biens sont situés, et où il porte le nom de prince de Horn, et Antoine-Joseph portant le nom de comte de Horn dont il s'agit ici, et qui n'était encore que capitaine réformé dans les troupes autrichiennes, moins par sa jeunesse que par être fort mauvais sujet, et fort embarrassant pour sa mère et pour son frère. Ils apprirent tant de choses fâcheuses de sa conduite à Paris depuis le peu de temps qu'il y était arrivé, qu'ils y envoyèrent un gentilhomme de confiance avec de l'argent pour y payer ses dettes, lui persuader de s'en retourner en Flandre, et, s'il n'en pouvait venir à bout, implorer l'autorité du régent, à qui ils avaient l'honneur d'appartenir par Madame, pour leur être renvoyé. Le malheur voulut que ce gentilhomme arriva le lendemain qu'il eut commis le crime qui va être raconté.

Le comte de Horn alla le vendredi de la Passion, 22 mars, dans la rue Quincampoix, voulant, disait-il, acheter cent mille écus d'actions, et y donna pour cela rendez-vous à un agioteur dans un cabaret. L'agioteur s'y trouva avec son portefeuille et des actions, et le comte de Horn accompagné, lui dit-il, de deux de ses amis; un moment après ils se jetèrent tous trois sur ce malheureux agioteur; le comte de Horn lui donna plusieurs coups de poignard, et prit son portefeuille; un de ses deux prétendus amis qui était Piémontais, nommé Mille, voyant que l'agioteur n'était pas mort, acheva de le tuer. Au bruit qu'ils firent, les gens du cabaret accoururent, non assez prestement pour ne pas trouver le meurtre fait, mais assez tôt pour se rendre maîtres des assassins et les arrêter. Parmi cette bagarre, l'autre coupe-jarret se sauva; mais le comte de Horn et Mille ne purent s'échapper. Les gens du cabaret envoyèrent chercher la justice, aux officiers de laquelle ils les remirent, qui les conduisirent à la Conciergerie. Cet horrible crime, commis ainsi en plein jour, fit aussitôt grand bruit, et aussitôt plusieurs personnes considérables, parents de cette illustre maison, allèrent crier miséricorde à M. le duc d'Orléans, qui évita tant qu'il put de leur parler, et qui avec raison ordonna qu'il en fût fait bonne et prompte justice. Enfin les parents percèrent jusqu'au régent; ils tâchèrent de faire passer le comte de Horn pour fou, disant même qu'il avait un oncle enfermé, et demandèrent qu'il fût enfermé aux Petites-Maisons, ou chez les pères de la Charité, à Charenton, chez qui on met aussi des fous; mais la réponse fut qu'on ne pouvait se défaire trop tôt des fous qui portent la folie jusqu'à la fureur. Éconduits de leur demande, ils représentèrent quelle infamie ce serait que l'instruction du procès et ses suites pour une maison illustre, qui appartenait à tout ce qu'il y avait de plus grand, et à presque tous les souverains de l'Europe. Mais M. le duc d'Orléans leur répondit que l'infamie était dans le crime et non dans le supplice. Ils le pressèrent sur l'honneur que cette maison avait de lui appartenir à lui-même. « Eh bien, messieurs, leur dit-il, fort bien; j'en partagerai la honte avec vous. »

Le procès n'était ni long ni difficile. Law et l'abbé Dubois, si intéressés à la sûreté des agioteurs, sans laquelle le papier tombait tout court et sans ressource, prirent fait et cause auprès de M. le duc d'Orléans, pour le rendre inexorable; et lui pour éviter la persécution qu'il essuyait sans cesse pour faire grâce, eux dans la crainte qu'il ne s'y laissât enfin aller, n'oublièrent rien pour presser le parlement de juger; l'affaire allait grand train, et n'allait à rien moins qu'à la roue. Les parents, hors d'espoir de sauver le criminel, ne pensèrent plus qu'à obtenir une commutation de peine. Quelques-uns d'eux me vinrent trouver, pour m'engager de les y servir, quoique je n'aie point de parenté avec la maison de Horn; ils m'expliquèrent que la roue mettrait au désespoir toute cette maison, et tout ce qui tenait à elle, dans les Pays-Bas et en Allemagne, parce qu'il y avait en ces pays-là une grande et très importante différence entre les supplices des personnes de qualité qui avaient commis des crimes; que la tête tranchée n'influait rien sur la famille de l'exécuté, mais que la roue y infligeait une telle infamie, que les oncles, les tantes, les frères et soeurs, et les trois premières générations suivantes, étaient exclus d'entrer dans aucun noble chapitre, [ce] qui, outre la honte, était une privation très dommageable, et qui empêchait la décharge, l'établissement et les espérances de la famille, pour parvenir aux abbayes de chanoinesses, et aux évêchés souverains; cette raison me toucha, et je leur promis de la représenter de mon mieux à M. le duc d'Orléans, mais sans m'engager en rien au delà pour la grâce.

J'allais partir pour la Ferté, y profiter du loisir de la semaine sainte. J'allai donc trouver M. le duc d'Orléans, à qui j'expliquai ce que je venais d'apprendre. Je lui dis ensuite que quiconque lui demanderait la vie du comte de Horn, après un crime si détestable en tous ses points, ne se soucierait que de la maison de Horn, et ne serait pas son serviteur; que je croyais aussi que ne serait pas son serviteur quiconque s'acharnerait à l'exécution de la roue, à quoi le comte de Horn ne pouvait manquer d'être condamné; que je croyais qu'il y avait un mezzo-termine àprendre, lui qui les aimait tant, qui remplirait toute justice et toute raisonnable attente, du public; qui éviterait le honteux et si dommageable rejaillissement de l'infamie sur une maison si illustre et grandement alliée, et qui lui dévouerait cette maison et tous ceux à qui elle tenait, qui au fond sentaient bien que la grâce de la vie était impraticable, au lieu du désespoir et de la rage où tous entreraient contre lui, et qui se perpétuerait et s'aigrirait même à chaque occasion perdue d'entrer dans les chapitres où la soeur du comte de Horn était sur le point d'être reçue. Je lui représentai que ce moyen était bien simple. C'était de laisser rendre et prononcer l'arrêt de mort sur la roue, de tenir toute prête la commutation de peine toute signée et scellée pour n'avoir que la date à y mettre à l'instant de l'arrêt, et sur-le-champ l'envoyer à qui il appartient, puis le jour même faire couper la tête au comte de Horn. Par là toute justice est accomplie, et l'arrêt de roue prononcé, le public est satisfait, puisque le comte de Horn est en effet puni de mort, auquel public, l'arrêt rendu, il n'importe plus du supplice, pourvu qu'il soit à mort, et la maison de Horn et tout ce qui y tient, trop raisonnables pour avoir espéré une grâce de la vie qu'eux-mêmes en la place du régent n'auraient pas accordée, lui seraient à jamais redevables d'avoir sauvé leur honneur et les moyens de l'établissement des filles et des cadets. M. le duc d'Orléans trouva que j'avais raison, la goûta, sentit son intérêt de ne pas jeter dans le désespoir contre lui tant de gens si considérables en accomplissant toutefois toute justice et l'attente du public, et me promit qu'il le ferait ainsi. Je lui dis que je partais le lendemain; que Law et l'abbé Dubois, acharnés à la roue, la lui arracheraient; il me promit de nouveau de tenir ferme à la commutation de peine, m'en dit là-dessus autant que je lui en aurais pu dire; en m'étendant là-dessus je lui déclarai que je n'étais ni parent ni en la moindre connaissance avec la maison de Horn, ni en liaison avec aucun de ceux qui se remuaient pour elle; que c'était uniquement raison et attachement à sa personne et à son intérêt qui me faisait insister, et que je le conjurais de demeurer ferme dans la résolution qu'il me témoignait, puisqu'il en sentait tout le bon et toutes les tristes suites du contraire, et de ne se point laisser entraîner aux raisonnements faux et intéressés de Law et de l'abbé Dubois, qui se relayeraient pour arracher de lui ce qu'ils voulaient. Il me le promit de nouveau, et comme je le connaissais bien, je vis que c'était de bonne foi. Je pris congé et partis le lendemain.

Ce que j'avais prévu ne manqua pas. Dubois et Law l'assiégèrent, et le retournèrent si bien que la première nouvelle que j'appris à la Ferté fut que le comte de Horn et son scélérat de Mille avaient été roués en Grève, vifs, et avaient expiré sur la roue le mardi saint, 26 mars, sur les quatre heures après midi, sur le même échafaud, après avoir été appliqués à la question. Le succès en fut tel aussi que je l'avais représenté à M. le duc d'Orléans. La maison de Horn et toute la grande noblesse des Pays-Bas, même d'Allemagne, furent outrées, et ne se continrent ni de paroles ni par écrit. Il y eut même par mieux d'étranges partis de vengeance, pourpensés, et, longtemps depuis la mort de M. le duc d'Orléans, j'ai trouvé de ces messieurs-là, qui n'ont pu se tenir de m'en parler ni se contenir de répandre le venin qu'ils en conservaient dans le coeur.

Le même jour, mardi 26 mars, que le comte de Horn fut exécuté à Paris, plusieurs Bretons le furent à Nantes par arrêt de la commission du conseil. Les sieurs de Pontcallet, de Talhouet, Montlouis et Coëdic, capitaine de dragons, y eurent la tête coupée. Il y en eut seize autres qu'on ne tenait pas qui l'eurent en même temps en effigie, qui furent les deux frères Rohan du Poulduc, les deux frères du Groesker, les sieurs de Rosconan, Bourgneuf-Trevelec fils, Talhouet de Boisoran et Talhouet de Bonamour, La Boissière, Kerpedron de Villeglé, La Beraye, La Houssaye père, Croser, Kerentré de Goëllo, Melac-Hervieux et Lambilly, conseiller au parlement de Rennes. Les prisonniers avaient avoué la conspiration et les mesures prises pour livrer les ports de la Bretagne à l'Espagne, et y en recevoir les troupes, marcher en armes en France, etc., le tout juridiquement avoué et prouvé. On les avait éblouis de les remettre comme au temps de leur duchesse héritière Anne, et de trouver la plupart de la noblesse de France prête à se joindre à eux pour la réformation du royaume sous l'autorité du roi d'Espagne, représentée en France par le duc du Maine. La bouche fut soigneusement fermée aux commissaires les plus instruits, et l'abbé Dubois sut mettre bon ordre à la conservation du secret, des détails sur le duc et duchesse du Maine qu'il avait eu grand soin de faire élargir, et revenir avant d'achever les procès criminels de Nantes. Il se trouva tant de gens arrêtés et à arrêter sur les dépositions des prisonniers qu'après l'exécution réelle de ces quatre, et en effigie de ces seize, on envoya une amnistie pour tous les prisonniers et accusés non arrêtés, les uns et les autres non encore jugés, dont dix seulement furent exceptés, qui sont les deux frères Lescoët, les sieurs de Roscoët, Kersoson, Salarieuc l'aîné, Karanguen-Hiroët, Coargan, Boissy-Bec-de-Lièvre, Kervasi l'aîné, et les frères Fontainepers. Noyau, qui était prisonnier, fut mis en liberté par l'amnistie. Rochefort, président à mortier, et La Bédoyère, procureur général, et quelques autres du même parlement de Bretagne, eurent ordre de se défaire de leurs charges, et l'arrêt de la commission du conseil à Nantes fut rendu public. Plusieurs de ces Bretons coupables, qui se sauvèrent à temps, se retirèrent par mer en Espagne, où tous eurent des emplois ou des pensions. Peu y firent quelque petite fortune qui ne les consola pas de leur pays ni du peu qu'ils y avaient quitté. Beaucoup y vécurent misérables et méprisés par la plus que médiocrité, à quoi se réduisit bientôt ce qu'on leur avait donné. Quelques-uns revinrent en France après la mort de M. le duc d'Orléans et le changement de toutes choses, mais fort obscurément chez eux; la plupart sont morts en terre étrangère. Telle est presque toujours l'issue des conspirations et le sort de tant de gens qui, en celle-ci, perdirent la tête ou leur état, leurs biens, leur famille, pour errer en terre étrangère, et y demander leur pain, et le recevoir bien court pour l'intérêt, les vues, l'ambition du duc et de la duchesse du Maine qui les avaient si bien ensorcelés, et qui n'en perdirent pas un cheveu de leur tête. Il fut même remarqué que, peu de jours après, le duc du Maine vit pour la première fois M. le duc d'Orléans à Saint-Cloud.

Le prince de Berghes mourut chez lui en Flandre. Il n'était point de l'ancienne maison de ce nom, mais des bâtards de Berghes et frère de Mlle de Montigny, cette maîtresse si longtemps aimée et publiquement par l'électeur de Bavière, qu'il fit enfin épouser au comte d'Albert, comme on l'a vu ici en son lieu. Elle avait fait en sorte que l'électeur avait obtenu la grandesse d'Espagne et la Toison d'Or de Philippe V, pour son frère qui était aussi petit et vilain qu'elle était belle et bien faite. Il avait épousé une fille du duc de Rohan qui ne voulait pas lui donner grand'chose, dont il n'eut point d'enfants, et qui a été une femme de mérite et d'une belle figure. Le père de ce prince de Berghes était gouverneur de Mons, qu'il défendit quand le roi le prit, et il est mort chevalier de la Toison d'or et gouverneur de Bruxelles.

Le duc de Perth mourut presque en même temps dans le château de Saint-Germain où il était demeuré. C'était un seigneur qui avait quitté de grands établissements en Écosse, par fidélité pour le roi Jacques qui le fit gouverneur du prince de Galles. Sa femme était morte à Saint-Germain, dame d'honneur de la reine d'Angleterre, dont il était grand écuyer. C'était un homme d'honneur et de beaucoup de piété, qui valait bien mieux que le duc de Melford son frère. Le roi Jacques les fit ducs tous deux, le dernier en mourant, comme on l'a vu en son lieu, et leur donna à tous deux la Jarretière.

Il se fit aussi plusieurs mariages. Mme de Biron, qui ne négligeait rien, avait su profiter de la place de son mari auprès de M. le duc d'Orléans, et captiver Law pour avoir gros, comme auparavant elle avait su sucer plusieurs financiers, et quelques-uns jusqu'au sec pour sa protection. Le duc de Guiche, moyennant le besoin que le régent crut toujours avoir du régiment des gardes avait tiré des monts d'or de Law. Il avait déjà marié sa fille aînée au fils aîné de Biron. Ils firent encore un mariage d'une fille de Biron avec le second fils du duc de Guiche qu'on appelait le comte de Grammont. En faveur de cette affaire M. le duc d'Orléans donna huit mille livres de pension à la nouvelle épouse.

Mlle de Bournonville, soeur de la duchesse de Duras, mais qui ne lui ressemblait en rien, épousa l'aîné de la maison de Mailly, duquel la mère était soeur du cardinal de Mailly; ni l'un ni l'autre n'étaient pas faits pour la fortune, aussi pour des gens comme eux sont-ils demeurés dans l'obscurité.

La même duchesse de Duras et son mari marièrent leur fille aînée, qui n'avait que quatorze [ans], au fils aîné du duc et de la duchesse de Berwick qu'on appela duc de Fitz-James, qui était aussi fort jeune, qui eut en se mariant dix mille livres de pension. Il mourut peu d'années après sans enfants. Sa veuve s'est depuis remariée au duc d'Aumont dont elle a des enfants.

Peu après, Chalmazel épousa Mlle de Bonneval, fille du frère aîné de celui qui a passé en Turquie, tous deux de bonne maison. Chalmazel était fils d'une soeur de Chamarande, goutteux, veuf et sans enfants, qui était riche; mais lui était Talaru qui est une fort ancienne maison devers le Lyonnais, alliée à toutes les meilleures des provinces voisines.

Le prince d'Isenghien, qui n'avait point d'enfants de ses deux femmes, épousa Mlle de Monaco, soeur de la duchesse de Valentinois, qui en fit la noce chez le comte de Matignon, son beau-père, avec qui elle demeurait. M. de Monaco était à Monaco et n'en sortait plus.

Parlant des Matignon, la seconde fille du maréchal de Matignon qui n'était plus jeune, et s'ennuyait de n'être point mariée, épousa Basleroy, colonel de dragons. Son nom était La Cour, et si peu de chose, que son père, qui était riche, épousa pour rien la soeur de Caumartin, conseiller d'État, et se fit maître des requêtes; il n'alla pas plus loin. Les Matignon outrés furent fort longtemps sans vouloir ouïr parler de Basleroy et de sa femme, et à la fin les virent et leur pardonnèrent. Le second fils du maréchal de Matignon épousa aussi Mlle de Brenne, fille d'une soeur de la duchesse de Noirmoutiers, qui en la mariant la fit son héritière.

La reine d'Espagne accoucha d'un prince qui fut appelé don Philippe, à qui on envoya le cordon bleu à l'exemple du feu roi qui en avait usé ainsi envers les infants aînés de celui-ci, et les avait ainsi comme fils de roi traités en fils de France, quoique, à le prendre en rigueur de naissance, ils ne fussent que fils d'un fils de France cadet, et par conséquent petits-fils de France. Maulevrier-Langeron, dont le nom est Andrault, neveu de l'abbé de Maulevrier, aumônier du roi, duquel on a parlé ici quelquefois, fut destiné à porter ce cordon bleu, et à être envoyé du roi en Espagne. Ce fut son oncle qui lui procura cet emploi. Il venait d'être fait lieutenant général dans une promotion de dix-sept, dont fut aussi le duc de Duras. Ces Andrault étaient de Bourbonnais, attachés, mais fort en sous-ordre, à la maison de Condé. On a vu en son lieu que Langeron, lieutenant général des armées navales, l'était fort au duc du Maine. On verra que M. le duc d'Orléans aurait pu faire un meilleur choix, si Dieu me donne le temps d'écrire ici mon ambassade en Espagne.

L'abbé de Gamaches était à Rome depuis assez longtemps, qu'il y avait été envoyé succéder au cardinal de Polignac, à la place d'auditeur de rote pour la France. Il était fils de Gamaches qui avait été mis auprès de Mgr le duc de Bourgogne avec Cheverny, d'O et Saumery, en qualité de menins. Le frère de cet abbé avait épousé une fille de Pomponne, frère de Mme de Torcy, et Torcy ministre et secrétaire d'État des affaires étrangères lui avait valu cet emploi. Le père de Gamaches était chevalier de l'ordre de 1661, et tous deux avaient épousé les soeurs de MM. de Loménie et de Brienne, père et fils, et secrétaires d'État des affaires étrangères, que le fils quitta parce que sa tête se dérangea, et a vécu longtemps et est mort enfermé. Le nom de l'abbé de Gamaches est Rouault. Il était fort glorieux, encore plus ambitieux et fort plein de lui-même; il faut dire aussi qu'il n'était pas sans mérite, et qu'il avait du savoir et de l'esprit pour toute sa race; mais il ne souffrait pas aisément de supérieur, ne démordait point de ce qu'il avait entrepris, et savait parfaitement être ami et ennemi. Avec ces qualités il s'appliqua fort à la rote, et y acquit la réputation d'un des plus capables de ce tribunal. Quand il s'y fut ancré et qu'il eut acquis des amis et de la considération dans Rome, son génie et son humeur se déployèrent, et son ambition se développa. Il ne songea qu'à plaire à la cour de Rome et à ceux qui la gouvernaient ou qui pourraient la gouverner à leur tour, et se mit en tête de se faire cardinal par cette voie. Dans ce plan de conduite il ne craignit pas de se lier étroitement avec les personnages principaux et autres qu'il se crut utiles, quoique déclarés contre la France, et de marcher ainsi tête levée dans toutes les routes qui pouvaient favoriser son projet.

L'abbé Dubois avait des agents secrets à Rome pour son chapeau. Gamaches les découvrit, les suivit, chercha inutilement à avoir par eux quelque part en leurs menées. Il fut pique du mystère qu'ils lui en firent, se brouilla avec eux, se mit à les traverser de dépit, et aussi pour faire sentir à l'abbé Dubois qu'il avait besoin de lui. Dubois en fut bientôt averti; la fureur le saisit contre l'abbé de Gamaches, qu'il trouva plus court de rappeler, dans la puissance où il se trouvait de tout faire. Un autre que Gamaches aurait été accablé, mais il l'avait prévu et s'était préparé à en soutenir le choc. Il commença par s'excuser, continua par se plaindre; mais comme il s'aperçut que cette conduite n'opérait pas de changement à son rappel, il chaussa le cothurne et osa se déclarer; il déclara donc à l'abbé Dubois que ce rappel n'était point en sa puissance, pour couler doucement qu'elle n'était pas en celle du régent, par conséquent en celle du roi même. Il avança nettement que le feu roi, en le nommant à l'auditorat de rote pour la France, avait consommé son pouvoir; que du moment qu'il était pourvu, agréé à Rome et en possession, il était devenu magistrat d'un des premiers tribunaux du monde; que dès là il ne dépendait plus du roi, ni pour sa place, ni pour ses fonctions, ni pour sa personne; que si on pouvait juridiquement prouver des crimes, un auditeur de rote comme tout autre magistrat en subissait la punition, mais instruite devant le pape et prononcée par lui, lequel était le souverain de Rome et de la rote, sous l'autorité et la protection duquel elle faisait ses fonctions; que de crimes ni même de mauvaise conduite, il ne craignait point qu'on lui en pût imputer, encore moins prouver ; qu'il s'en tenait là avec d'autant plus d'assurance qu'il n'avait à répondre que devant le pape, de l'intégrité et de la bonté duquel il ne pouvait prendre de défiance. À cette dépêche Dubois sauta en l'air; mais quand il eut bien tempêté, il craignit de se commettre avec une cour dont il espérait tout et de s'y rendre odieux. Il écouta donc volontiers ce qu'on lui voulut dire en faveur de l'abbé de Gamaches. Mais comme il désirait passionnément aussi de tirer de Rome un homme qui lui pouvait beaucoup nuire, et qui était sur les pistes de tous ses agents, car il en entretenait trois ou quatre à Rome inconnus les uns aux autres, il lui offrit l'archevêché d'Embrun, vacant par la mort de Brûlart-Genlis, le plus ancien prélat de France, et un des plus saints et des plus résidents évêques. Gamaches, incapable d'abandonner ses vues, le refusa tout net, et déclara qu'il ne voulait quitter ni Rome ni la rote; mais profitant avec esprit de cet adoucissement, il fit le reconnaissant, offrit ses services à Dubois, et lui en rendit en effet pour le gagner et de fort bons. Avec tous ces manéges, il demeura auditeur de rote; mais il en résulta un véritable scandale.

Jamais auditeur de rote n'avait encore imaginé ne pouvoir être rappelé. C'est un tribunal où, non sans abus, il se porte des affaires, et souvent très considérables, de toutes les parties de la catholicité; c'est pour cela qu'il est composé de juges de toutes les nations catholiques, et que chaque roi, ou république, même quelques villes qui l'ont été autrefois, ont la nomination du juge de sa nation. Ce juge est son sujet; il cesse si peu de l'être par sa nomination, qu'il n'en fait les fonctions qu'à ce titre, et à titre de sujet, par conséquent révocable, par le pouvoir d'un souverain sur son sujet. Cet exemple de prétention de ne pouvoir l'être était donc monstrueux et très punissable; mais la punir n'était pas l'intérêt du maître des affaires de France, qui les tournait toutes, et les sacrifiait pour avoir un chapeau. Cette affaire fit donc grand bruit et peu d'honneur à l'autorité du roi, à laquelle elle a porté une blessure qui doit bien faire prendre garde à l'avenir au choix des auditeurs de rote. Quoique toutes les puissances qui en nomment aient le même intérêt, on n'a vu autre chose que Rome s'avantager de tout, et l'emporter sur choses bien plus essentielles, et s'il se peut encore moins fondées contre l'intérêt général, et quelquefois le plus important et le plus sensible de toutes les puissances de sa communion.

Gamaches, enflé d'un succès qu'il devait à sa hardiesse, et aux conjonctures qui viennent d'être expliquées, ne se contint plus. Il avait toujours devant les yeux les exemples de MM. Séraphin, La Trémoille et Polignac, qui d'auditeurs de rote pour la France étaient devenus cardinaux; mais c'en était trois seuls, et en plus d'un siècle. Il se brouilla dans la suite avec le cardinal de Polignac, chargé des affaires du roi à Rome, dont les défauts n'étaient pas de manquer de douceur, d'agréments, et de tout mettre de sa part dans le commerce d'affaires, et de société. La brouillerie s'augmenta avec tant d'éclat, que Gamaches perdit tout respect et toute mesure en discours publics et en conduite à son égard, ne le vit plus, et cessa de lui rendre tous les devoirs auxquels il était obligé envers lui comme cardinal, et comme ministre public du roi; il ne vécut pas mieux avec d'autres cardinaux attachés à la France, pour avoir pris le parti du cardinal de Polignac; tout cela fut su et souffert, parce qu'on avait laissé gagner ce terrain à Gamaches, et dans les fins aussi, parce qu'ici on se plut à mortifier le cardinal de Polignac. Ce n'était pas que depuis quelques années Gamaches n'eût donné de fortes prises sur soi, et même une qui dura longtemps, et qui fit du bruit à Rome, mais dont il ne fut autre chose. Gamaches, que rien n'arrêtait pour aller à son but, avait quantité d'amis dans le sacré collège, dans la prélature, dans la principale noblesse, dans l'intérieur de la maison du pape, dans le subalterne important et accrédité; quoiqu'il ne fût pas sans ennemis, on pouvait dire que tout riait à ses espérances. C'est la situation où le duc de Saint-Aignan le trouva en arrivant à Rome, avec le caractère d'ambassadeur de France. Ils n'eurent guère le temps de savoir comment ils s'accommoderaient l'un de l'autre, l'abbé de Gamaches étant mort peu de temps après d'une maladie ordinaire, mais qui fut fort courte, et qui mit fin à tous ses grands projets. Il était riche, et entre ses bénéfices il avait l'abbaye de Montmajour d'Arles qui est très considérable.

CHAPITRE XXII. §

Débordement de pensions, et pensions fixées au grade d'officier général. — M. le duc d'Orléans m'apprend le mariage du duc de Lorges avec la fille du premier président. — Ma conduite là-dessus. — Édit de réduction des intérêts des rentes. — Mouvements du parlement là-dessus. — Remontrances. — Retour de Rion à Paris, où il tombe dans l'obscurité. — Enlèvements pour peupler le pays dit Mississipi, et leur triste succès. — La commission du conseil, de retour de Nantes, s'assemble encore à l'Arsenal; peu après le maréchal de Montesquiou rappelé de son commandement de Bretagne. — Retour du comte de Charolais de ses voyages. — Bon mot de Turménies. — Quel était Turménies. — Retrait de l'hôtel de Marsan. — Mariage de La Noue avec Mme de Chevry. — Quelles gens c'étaient. — Fruits amers du Mississipi. — Rare contrat de mariage du marquis d'Oyse. — Dreux obtient la survivance de sa charge de grand maître des cérémonies pour son fils, et le marie malheureusement. — Mort du prince Vaïni. — Mort et caractère du comte de Peyre. — Sa charge de lieutenant général de Languedoc donnée pour rien à Canillac. — Mort de la comtesse du Rouvre; curiosités sur elle. — Mort et singularités de la marquise d'Alluy. — Mort de l'abbé Gautier. — Mort et détails du célèbre Valero y Losa, de curé de campagne devenu, sans s'en être douté, évêque, puis archevêque de Tolède. — Éloge du P. Robinet, confesseur du roi d'Espagne, et son renvoi. — Division entre le roi d'Angleterre et le prince de Galles; sa cause; leur apparent raccommodement. — Duc de La Force, choisi pour aller faire les compliments à Londres, n'y va point, parce que le roi d'Angleterre ne veut point de cet éclat. — Masseï à Paris, depuis nonce en France; sa fortune, son caractère. — Les Vénitiens se raccommodent avec le roi et rétablissent les Ottobon. — État, intrigues, audace des bâtards du prince de Montbéliard, qui veulent être ses héritiers et légitimes.

Malgré la situation des finances, il reprit à M. le duc d'Orléans un nouveau débordement de pensions. Il en donna une de six mille livres, et une autre de quatre mille livres attachée au grade de lieutenant général et à celui maréchal de camp, avec cette explication: qu'elles seraient incompatibles avec un gouvernement ou avec une autre pension; mais que, si la pension était moindre, elle serait portée jusqu'à cette fixation. Cela allait bien loin au grand nombre et n'en obligeait aucun en particulier. La vieille Montauban, dont il a été quelquefois parlé ici, en eut une de vingt mille livres, et M. de Montauban, cadet du prince de Guéméné, une de six mille. La duchesse de Brissac, soeur de Vertamont, qui était fort pauvre, et que son frère, premier président du grand conseil, logeait et nourrissait, en eut une aussi de six mille livres. Mme de Coetquen, du Puy-Vauban, Polastron, la fille de feu Puysieux, veuve de Blanchefort, grand joueur, et son fils, en eurent chacun une de quatre mille livres; et huit ou dix autres personnes qui trois, qui deux mille francs. J'en obtins une de huit mille livres pour Mme la maréchale de Lorges, et une de six mille livres pour la maréchale de Chamilly, dont le Mississipi avait fort dérangé les affaires. M. de Soubise et le marquis de Noailles eurent chacun deux cent mille livres en présent. Jusqu'à Saint-Geniez, sortant de la Bastille et relégué à Beauvais, ayant d'abord été destiné fort loin, eut une pension de mille francs. Tout le monde, en effet, aurait eu besoin d'une augmentation de revenu, par l'extrême cherté où les choses les plus communes et les plus indispensables, et toutes autres natures de choses étaient montées, qui, quoiqu'à la fin peu à peu diminuées, sont demeurées jusqu'à aujourd'hui bien au-dessus de ce qu'elles étaient avant ce Mississipi. Le marquis de Châtillon, qui a fait depuis une si grande fortune, eut aussi six mille livres de pension en quittant son inspection de cavalerie; enfin, La Peyronnie, premier chirurgien du roi en survivance de Maréchal, eut huit mille livres de pension.

Un jour de vers la fin d'avril, travaillant avec M. le duc d'Orléans, il m'apprit le mariage du duc de Lorges avec Mlle de Mesmes, et que le premier président lui en avait demandé son agrément. Je n'en avais pas ouï dire un mot, et la vérité est que je me mis dans une étrange colère. On a vu, en différentes occasions, ce que j'ai fait pour ce beau-frère, et ce qui m'arriva pour l'avoir fait capitaine des gardes, qu'il était, s'il avait voulu se priver de sa petite maison de Livry, dont la vente était nécessaire pour parfaire les cinq cent mille livres à donner au maréchal d'Harcourt, qu'il aima mieux garder. Il m'était cruel de lui voir épouser la fille d'un homme que je faisais profession d'abhorrer, et que je ne rencontrais jamais au Palais-Royal sans le lui témoigner, et quelquefois par les choses les plus fortement marquées. Je m'en retournai à Meudon où nous étions déjà établis. J'appris à Mme de Saint-Simon cette énormité de son frère, dont elle ne fut pas moins surprise ni touchée que moi. Je lui déclarai que de ma vie je ne le verrais ni sa femme, et que je ne verrais jamais non plus Mme la maréchale de Lorges, ni M. ni Mme de Lauzun, s'ils signaient le contrat de mariage et s'ils se trouvaient à cette noce. Je le dis tout haut partout, et je m'espaçai sur le beau-père et le gendre sans aucune sorte de mesure. Cet éclat, qui fut le plus grand qu'il me fut possible, et qui mit un grand désordre dans une famille jusqu'alors toujours si intimement unie, et qui vivait sans cesse ensemble, arrêta le mariage tout court pour un temps; mais sans que je visse le duc de Lorges, qui se flattait de me ramener par ses soeurs, et qui, dans l'embarras à mon égard de ne vouloir pas rompre ce beau mariage, n'osa se hasarder à me voir.

M. le duc d'Orléans, persuadé par ceux en qui il avait le plus de confiance sur les finances, résolut de réduire à deux pour cent toutes les rentes. Cela soulageait fort les débiteurs; mais c'était un grand retranchement de revenu pour les créanciers qui, sur la foi publique, le taux approuvé et usité, et la loi des contrats d'emprunts, avaient prêté à cinq pour cent, et en avaient toujours paisiblement joui. M. le duc d'Orléans assembla au Palais-Royal plusieurs personnes de divers états de finance, et résolut enfin avec eux d'en porter l'édit. Il fit du bruit au parlement, qui résolut des remontrances. Aligre présidait ce jour-là. Le premier président s'en était allé à sa campagne pour y faire, disait-il, des remèdes. Il est vrai qu'il avait eu une légère attaque d'apoplexie pour laquelle il avait été un an auparavant à Vichy. Il fut bien aise d'éviter de se commettre avec M. le duc d'Orléans après la cruelle aventure qu'il avait eue avec lui, mais sans quitter prise, et de laisser agir le parlement, qu'il sentait bien comme tout le monde que l'imbécillité d'Aligre et le peu de cas qu'en faisait la compagnie ne serait pas capable de retenir. Mesmes, ravi de voir se préparer de nouvelles altercations entre le régent et le parlement, [leur] voulait laisser la liberté de se reproduire sans y être présent, et ne revenir qu'ensuite pour y jouer son personnage accoutumé de modérateur et de compositeur entre sa compagnie et le régent, pour en tirer de l'argent; ce qu'il ne désespérait pas encore de sa facilité, et souffler le feu sous main. Huit jours après la résolution prise des remontrances, Aligre, à la tête de la députation du parlement, les porta par écrit au roi, et les lui laissa, après lui avoir fait un fort plat compliment; c'était le 17 avril. Ces remontrances n'ayant point eu de succès, le parlement s'assembla le 22 et résolut de ne point enregistrer l'édit, et de faire de nouvelles remontrances. Au sortir de la séance, les gens du roi vinrent au Palais-Royal rendre compte de ce qui venait d'être résolu. M. le duc d'Orléans leur répondit court et sec qu'on ne changerait rien à la résolution qui avait été prise, et les laissa aussitôt.

Il permit à Rion de revenir à Paris, dont il avait reçu défense de s'approcher, étant à l'armée du maréchal de Berwick en Navarre, lors de la mort de Mme la duchesse de Berry. Sa présence au retour de cette campagne, sitôt après cette mort, aurait réveillé bien des discours. On crut l'intervalle assez long pour qu'on ne songeât plus à rien. Sa présence, après tout ce qui s'était passé, ne pouvait pas être agréable au Palais-Royal, et devait l'embarrasser lui-même. Il ne fit donc qu'y paraître, se montra peu ailleurs, et mena une vie conforme à son humeur, c'est-à-dire de plaisir, mais particulière, fort voisine de l'obscurité. Il était fort à son aise, quoique le Mississipi fût venu un peu tard pour lui; il ne garda guère son régiment et ne songea plus à servir.

À force de tourner et retourner ce Mississipi de tout sens, pour ne pas dire à force de jouer des gobelets sous ce nom, on eut envie, à l'exemple des Anglais, de faire dans ces vastes pays des établissements effectifs. Ce fut pour les peupler qu'on fit à Paris et dans tout le royaume des enlèvements de gens sans aveu et des mendiants valides, hommes et femmes, et de quantité de créatures publiques. Si cela eût été exécuté avec sagesse, discernement, les mesures et les précautions nécessaires, cela aurait rempli l'objet qu'on se proposait, et soulagé Paris et les provinces d'un lourd fardeau inutile et souvent dangereux; mais on s'y prit à Paris et partout ailleurs avec tant de violence et tant de friponnerie encore pour enlever qui on voulait, que cela excita de grands murmures. On n'avait pas eu le moindre soin de pourvoir à la subsistance de tant de malheureux sur les chemins, ni même dans les lieux destinés à leur embarquement; on les enfermait les nuits dans des granges sans leur donner à manger, et dans les fossés des lieux où il s'en trouvait, d'où ils ne pussent sortir. Ils faisaient des cris qui excitaient la pitié et l'indignation; mais les aumônes n'y pouvant suffire, moins encore le peu que les conducteurs leur donnaient, [cela] en fit mourir partout un nombre effroyable. Cette inhumanité, jointe à la barbarie des conducteurs, à une violence d'espèce jusqu'alors inconnue et à la friponnerie d'enlèvement de gens qui n'étaient point de la qualité prescrite, mais dont on se voulait défaire, en disant le mot à l'oreille et mettant de l'argent dans la main des préposés aux enlèvements, [de sorte] que les bruits s'élevèrent avec tant de fracas, et avec des termes et des tons si imposants qu'on trouva que la chose ne se pouvait plus soutenir. Il s'en était embarqué quelques troupes, qui ne furent guère mieux traitées dans la traversée. Ce qui ne l'était pas encore fut lâché et devint ce qu'il put, et on cessa d'enlever personne. Law, regardé comme l'auteur de ces enlèvements, devint fort odieux, et M. le duc d'Orléans eut à se repentir de s'y être laissé entraîner.

Châteauneuf, qui avait présidé à la commission de Nantes, revint en ce temps-ci avec tous ceux qui l'avaient composée, mais pour subsister encore, et s'assembler à l'Arsenal pour achever de juger ceux des exceptés de l'amnistie qui ne l'avaient pas été à Nantes; et peu après le maréchal de Montesquiou fut rappelé du commandement de Bretagne, où il avait eu le malheur de se barbouiller beaucoup et de ne contenter personne.

M. le comte de Charolais arriva enfin de ses longs voyages, M. le Duc, content de ce qu'il avait obtenu pour lui, lui avait mandé de revenir, et le fut attendre à Chantilly avec les familiers de la maison. Turménies s'y trouva avec eux, il avait été maître des requêtes et intendant de province avec réputation, et y aurait fait son chemin au gré de tout le monde; mais à la mort de son père, qui était garde du trésor royal, il préféra le solide si abondant de cette charge aux espérances des emplois qu'il avait. C'était un garçon de beaucoup d'esprit, de lecture et de connaissances, d'un naturel libre et gai, aimant le plaisir, mais avec mesure et pour la compagnie et pour le temps, fort mêlé avec la meilleure compagnie de la cour et de la ville, habile, capable, droit et obligeant dans sa charge, sans se faire valoir, estimé et accrédité avec les ministres, fort bien avec le régent, et sur un pied de telle familiarité avec M. le duc et M. le prince de Conti pères et fils, qu'ils vouvaient tout bon de lui, et ce qu'ils n'auraient souffert de personne. Le voisinage de l'Ile-Adam, la chasse, la table, l'avait mis sur ce ton avec les pères; il avait su se le conserver avec les fils. C'était un homme qui sentait très bien la force de ses paroles, mais qui ne retenait pas aisément un bon mot. L'impunité avait aiguisé sa hardiesse, qui d'ailleurs n'était que liberté, sans aucun air d'insolence et sans jamais se déplacer avec personne. Il était petit, grosset, le cou fort court, la tête dans les épaules, avec de grands cheveux blonds qui lui donnaient encore l'air plus engoncé, et qui lui avaient valu le sobriquet de Courtcollet. M. le Duc, averti que M. son frère arrivait, alla, suivi de toute la compagnie, le recevoir au débarquer de sa voiture et l'embrasser. Tout ce qui était là les environna et s'empressa à faire sa révérence; après les premiers mots entre les deux frères, M. le Duc lui présenta la compagnie, que M. le comte de Charolais se contenta de regarder fort indifféremment sans dire un seul mot à personne, pendant un assez long temps que ce cercle demeura autour d'eux, dans la place où il avait mis pied à terre dans la cour. Turménies, voyant ce qui se passait et s'en ennuyant, se tourne à la compagnie: « Messieurs, lui dit-il froidement, mais tout haut, faites voyager vos enfants, et dépensez-y bien de l'argent, » et tout de suite passa d'un autre côté. Cet apophtegme fit du bruit, et courut fort. Il ne s'en défendit point, et M. le Duc et M. le comte de Charolais n'en firent que rire. M. le Duc devait y être accoutumé.

Au commencement des actions de Law, M. le Duc se vanta chez lui, devant assez de monde, et avec complaisance d'une quantité considérable qu'il en avait eue. Chacun se taisait, lorsque Courtcollet, impatienté: « Fi, monsieur, répondit-il, votre bisaïeul n'en a jamais eu que cinq ou six, mais qui valaient bien mieux que toutes les vôtres. » Chacun baissa les yeux, et M. le Duc se prit à rire, sans lui en savoir plus mauvais gré. Il en a quelquefois lâché de bonnes à des ministres du feu roi, et depuis la régence à M. le duc d'Orléans lui-même, qui n'en faisait que rire aussi. Il ne vécut que peu d'années après, quoique point vieux, et fut fort regretté même pour les affaires de sa gestion. Il ne laissa point d'enfants. M. de Laval, le même de la conspiration du duc et de la duchesse du Maine, épousa sa soeur qui était veuve de Bayez, dont il a eu beaucoup de biens et des enfants. Les apophtegmes de Turménies n'étaient pas réservés aux princes du sang. Il ne s'en contraignait guère pour personne et avec cela rien moins qu'impertinent; il avait trop d'esprit et de monde pour l'être.

Une affaire purement particulière fit alors grand bruit dans le monde. Matignon et M. de Marsan avaient épousé les deux soeurs, filles uniques et sans frères du frère aîné de Matignon: lui l'aînée, M. de Marsan la cadette, veuve alors avec des enfants de M. de Seignelay, ministre et secrétaire d'État, fils aîné de M. Colbert. Un intérêt commun les avait étroitement unis, c'était l'amitié de Chamillart, dont ils avaient tiré des trésors en toute espèce d'affaires de finance. Le comte de Marsan fit par son testament M. de Matignon tuteur de ses enfants, avec l'autorité la plus étendue et les plus grandes marques de confiance; et tout le monde est convenu que le comte de Matignon y répondit sans cesse par tous les soins, l'application et les tendresses d'un véritable père, et le succès d'un homme habile et accrédité. Le comte de Marsan, qui n'avait de soi point de bien, ne s'en était fait que d'industrie, de grâces et de rapines, avait mangé à l'avenant, et laissé ses affaires en mauvais état. Matignon estima qu'un effet tel que l'hôtel de Marsan, à Paris, était trop pesant pour des enfants en bas âge, dont le prix aiderait fort à liquider les biens, et crut aussi, à la conduite qu'il avait eue dans leurs affaires, la pouvoir acheter quoique tuteur. Il l'acheta donc, y dépensa beaucoup, y alla loger et céda la sienne au maréchal son frère. M. de Marsan était mort en 1708, veuf pour la seconde fois depuis près de neuf ans. Le prince de Pons, son fils aîné, était né en 1696; par conséquent il avait vingt-quatre ans en cette année 1720, et il était marié en 1714 à la fille cadette du duc de Roquelaure. Il pria le duc d'Elboeuf d'aller dire à Matignon de sa part qu'il se croyait obligé de retirer l'hôtel de Matignon, qui était l'hôtel de Marsan que le comte de Matignon avait achetée et payée, mais qu'il ne voulait point que M. de Matignon songeât à en sortir, et qu'il l'y laisserait toute sa vie. Le comte de Matignon, aussi surpris qu'indigné du compliment, répondit tout court qu'il espérait d'assez bonnes raisons pour ne devoir pas craindre ce retrait; qu'il le remerciait de la manière polie dont il lui avait parlé; mais qu'il l'assurait en même temps qu'il ne profiterait pas de la grâce que le prince de Pons prétendait lui faire; et qu'il pouvait lui dire que, s'il était assez malheureux pour perdre ce procès, il quitterait sa maison le lendemain et n'y remettrait jamais le pied. Les procédures ne tardèrent pas après de la part du prince de Pons, qui en fut extrêmement blâmé, et universellement de tout le monde. Matignon soutint le procès; tout y était pour lui, hors la lettre de la règle. Il le perdit donc, uniquement par la qualité de tuteur qui acquiert de son mineur, et ce fut au grand regret du public et des juges mêmes. Le jour même de l'arrêt, Matignon retourna loger chez le maréchal son frère, et de dépit acheta et rebâtit presque la superbe maison que son fils occupe, et qu'il a si grandement augmentée et ornée. Le comte de Matignon n'eut pas le temps d'y loger. Elle était tout près de le pouvoir recevoir lorsqu'il mourut chez le maréchal son frère, en janvier 1725. Ce ne fut qu'à sa mort qu'il revit le prince de Pons et son frère, avec qui les Matignon sont depuis demeurés fraîchement.

Il y a des choses qui occupent dans leur temps et qui vieillissant s'anéantissent. Je n'en puis toutefois omettre une de ce genre. Il y avait une petite nièce par femmes de M. de Fénelon, archevêque de Cambrai, qui déjà veuve à peine mariée, sans enfants et sans biens, avait une figure aimable, l'air et le goût du monde, un manége infini et beaucoup d'intrigue, et qui, sans avoir été religieuse et coureuse comme la Tencin, eut cette similitude avec elle qu'elle fit pour M. de Cambrai et son petit troupeau, conséquemment pour Mme Guyon et sa petite église, le même personnage que l'ambition du frère et de la soeur fit faire à celle-ci pour la constitution. La veuve dont je parle avait trouvé ainsi le moyen de rassembler chez elle bonne compagnie, mais elle mourait de faim. Elle persuada à un vieil aveugle qui était riche et qui s'appelait Chevry de l'épouser pour avoir compagnie et charmer l'ennui de son état. Il y consentit et lui fit toutes sortes d'avantages. Il se flatta d'autant plus de mener avec elle une vie agréable qu'elle aimait le monde, le jeu, la parure, et néanmoins fort dévote, se disait-elle, et disaient ses amis, et il le fallait bien puisque en cela consistait toute son existence et sa considération. Chevry, presque aveugle quand il l'épousa, le devint bientôt après tout à fait. Il fut doux, bon homme, s'accommoda de tout, et quoique compté presque pour rien, il avait toute sorte de complaisances, hors celle de mourir, et il ennuyait fort sa femme et cette troupe d'amis. Il mourut enfin, et ce fut un grand soulagement dans la maison, et une grande joie pour les amis qui trouvaient là une bonne maison et opulente, où rien ne contrariait plus leur conversation. Mais les vapeurs qui avaient gagné la dame pendant la vie de son aveugle ne s'en allèrent pas avec lui. À ces vapeurs, qui étaient devenues énormes, se joignit la gravelle, qui, mêlées, la nettoient dans des états étranges, après quoi, presque en un instant, il n'y paraissait pas. Une pointe de merveilleux faisait merveilles parmi ce monde qui abondait chez elle; elle était les délices et la vénération de toute cette petite église et le ralliement de tout ce qui y tenait. C'était là où se tenait le conseil secret; et comme il s'y joignait souvent d'autre bonne compagnie, sa maison était devenue un petit tribunal qui ne laissait pas d'être compté dans Paris; tout cela flattait sa vanité, l'amusait et l'occupait agréablement, avec ce talent de s'attirer du monde avec choix et de soutenir cet abord par la bonne chère. Mais elle n'avait jamais eu de mari, et elle s'en donna un dont on ne l'aurait jamais soupçonnée, la petite église par vénération, les autres commensaux par la croire de meilleur goût, tous par l'état de sa santé. La Noue, espèce de chevalier d'industrie, s'était introduit chez elle par hasard, la table l'y attira souvent. Il était frère de Teligny, que la faim avait fait gouverneur de M. le comte de Clermont, et d'un lieutenant des gardes du corps. C'étaient de fort simples gentilshommes et fort pauvres, leur nom est Cordouan; j'en ai parlé ailleurs. Il n'avait d'esprit qu'un simple usage de médiocre monde, et anciennement de jeu et de galanterie bourgeoise, et rien plus, avec un peu d'effronterie. Il avait servi toute sa vie dans le subalterne, avait attrapé une place d'écuyer à l'hôtel de Conti, puis le régiment de ce prince dont la jalousie lui ôta l'un et l'autre en le chassant de chez lui. M. le duc d'Orléans en eut pitié, et lui donna une inspection. Ce fut donc ce vieux belâtre qu'elle épousa, mais dans le dernier secret, tant elle en fut honteuse. Ce secret dura quatre ans, après lesquels ce beau mariage se déclara. Ce fut un étrange vacarme parmi les amis de la maison qui, de ce moment, ne fut plus, ni depuis, à beaucoup près, si fréquentée, et déchut enfin de cet état de tribunal où tout ce qui se passait était jugé, et où elle présidait avec empire. Le mari, déclaré, fut toujours amant soumis et respectueux, mais cela ne dura guère, elle ne put soutenir une telle décadence. Elle mourut, et La Noue ne profita de rien.

L'extrême folie d'une part, et l'énorme cupidité de l'autre, firent en ce temps-ci le plus étrange contrat de mariage qui se soit peut-être jamais vu. C'est un échantillon de celle que le système de Law alluma en France, et qui mérite d'avoir place ici. Qui pourrait, et qui en voudrait raconter les effets, les transmutations de papiers, les marchés incroyables, les nombreuses fortunes dans leur immensité, et encore dans leur inconcevable rapidité, la chute prompte de la plupart de ces enrichis par leur luxe et leur démence, la ruine de tout le reste du royaume, et les plaies profondes qu'il en a reçues et qui ne guériront jamais, ferait sans doute la plus curieuse et la plus amusante histoire, mais la plus horrible en même temps, et la plus monstrueuse qui fût jamais. Voici donc, entre autres prodiges, le mariage dont il s'agit. Le contrat en fut dressé et signé entre le marquis d'Oyse, âgé lors de trente-trois ans, fils et frère cadet des ducs de Villars-Brancas, avec la fille d'André, fameux Mississipien qui y avait gagné des monts d'or, laquelle n'avait que trois ans, à condition de célébrer le mariage dès qu'elle en aurait douze. Les conditions furent cent mille écus, actuellement payés; vingt mille livres par an jusqu'au jour du mariage; un bien immense par millions lors de la consommation; et profusions en attendant aux ducs de Brancas père et fils. Les discours ne furent pas épargnés sur ce beau mariage. Que ne fait point faire auri sacra fames? Mais l'affaire avorta avant la fin de la bouillie de la future épouse, par la culbute de Law. Les Brancas, qui s'en étaient doutés, le père et les deux fils, s'étaient bien fait payer d'avance; le comble fut que les suites de cette affaire produisirent des procès plus de quinze ans après, qui furent soutenus sans honte. Ces Brancas-là n'y étaient pas sujets.

M. le duc d'Orléans, qui prodiguait tout de plus en plus, accorda à Dreux la survivance de sa charge pour son fils. Ce n'était pas pour le mérite du père qui n'était pas imposant, et dont la conduite pleine d'ignorance, de brutalité, et qui pis est d'infidélité dans cette charge, n'en méritait pas la conservation, bien loin d'une survivance à un fils de vingt ans. Ce ne pouvait être le désir de gratifier le parlement en une de ses bonnes et anciennes familles; celle-ci qui venait de peu y était toute nouvelle, et les services militaires du père, aussi borné qu'il l'était, n'auraient pu durer longtemps sans l'appui de Chamillart son beau-père qui le poussa, et par la considération duquel, même après sa chute, sort gendre continua d'être employé dans l'état des armées parmi le grand nombre, et où, à la valeur près, il fut toujours compté pour rien. Ce fut donc à Chamillart encore que cette survivance fut accordée. Cette charge de grand maître des cérémonies fut créée par Henri III pour M. de Rhodes, et il est vrai qu'elle ne convient qu'à des gens de la première qualité. MM. de Rhodes l'ont conservée jusqu'au dernier, qui, se voyant perclus de goutte et sans enfants, la vendit à Blainville, frère de Saignelay, ministre et secrétaire d'État, duquel Chamillart la fit acheter par son gendre pour le recrépir et pour, à l'abri fictif de cette charge et plus du crédit du beau-père qui fit tout et qui était lors à l'apogée de sa faveur, faire entrer sa fille dans les carrosses, manger et aller à Marly. Peu après cette survivance, Dreux maria son fils à une autre Dreux, fille du frère aîné de Nancré, mort capitaine des Suisses de M. le duc d'Orléans, dont il a été fait plus d'une fois mention. Cette fille était puissamment riche et tenue de si court qu'on ne la voyait presque jamais, et non sans cause, mais qu'on avait su cacher si bien que personne n'en eut de soupçon. Elle éclata dès le lendemain des noces par un accès public d'extrême folie qui, suivi de quantité d'autres, obligèrent de l'enfermer dans un couvent. Mais le mari par leur parenté hérita d'elle.

Le prince Vaïni, chevalier de l'ordre par la belle cause qui en a été rapportée ici en son temps, mourut à Rome. On a suffisamment fait connaître quel il était pour n'avoir rien à y ajouter. Le merveilleux est que, ayant été trompé à son titre, à sa naissance, à son mérite, à sa considération à Rome qui était nulle, le fils y fut fait aussi chevalier de l'ordre et reçu par le duc de Saint-Aignan pendant son ambassade, lequel fils n'y brilla pas plus que le père.

Le vieux comte de Peyre mourut enfin chez lui, en Languedoc, où il était l'un des trois lieutenants généraux de cette province, mais sans fonction. C'était un grand homme de bonne mine, riche et grand tyran de province, et avec lequel il ne faisait bon pour personne d'avoir affaire. Il n'avait point de brevet de retenue. Sa charge, qui est de vingt mille livres, fut donnée sur-le-champ à Canillac, à qui M. le duc d'Orléans l'avait déjà accordée une fois sur un faux bruit qui se répandit de la mort de ce comte de Peyre.

En même temps et en même pays mourut aussi la vieille comtesse du Roure, qui était fille de Claude Marie du Guast, dit le comte d'Artigny et de Marie Cottelier . Elle fut fille d'honneur de Madame, première femme de Monsieur, sous le nom de Mlle d'Artigny, compagne et amie intime de Mlle de La Vallière, dont la faveur lui fit épouser en 1666 Pierre Scipion de Beauvoir de Grimoard, frère de la mère du cardinal de Polignac et fils aîné du comte du Roure, chevalier de l'ordre en 1661, ainsi que le vicomte de Polignac, son beau-frère, duquel le père l'avait été aussi en 1633. Par ce mariage le comte du Roure fit passer à son fils sa charge de lieutenant général de Languedoc et son gouvernement du Pont-Saint-Esprit. Il y eut plusieurs enfants de ce mariage de Mlle d'Artigny avec le comte du Roure, dont l'aîné eut aussi la lieutenance générale de Languedoc et le gouvernement du Pont-Saint-Esprit en épousant la fille du duc de La Force dont Monseigneur avait été publiquement amoureux, et le fils de ce dernier mariage, qui n'a point eu les charges de son père tué à la bataille de Fleurus, a épousé une fille du maréchal duc de Biron qui est dame du palais de Mme la Dauphine. Cette vieille comtesse du Roure-Artigny, occasion de cet article, était une intrigante de beaucoup d'esprit et que la faveur de Mlle de La Vallière avait accoutumée à beaucoup de hauteur. Elle se trouva mêlée dans beaucoup de choses avec la comtesse de Soissons, qui les firent chasser de la cour, puis avec la même dans les dépositions de la Voisin qui firent sortir la comtesse de Soissons du royaume pour toujours. Cette dernière aventure pensa mener loin la comtesse du Roure. Elle en fut quitte néanmoins pour l'exil en Languedoc, où elle a passé le reste de sa vie, excepté un voyage de peu de mois qu'elle obtint de faire à Paris quelques années avant sa mort. On la craignait partout. Elle vivait d'ordinaire dans un château, et son mari dans un autre.

La marquise d'Alluye mourut en même temps au Palais-Royal à Paris. Elle s'appelait de Meaux du Fouilloux, avait été aussi fille d'honneur de Madame, première femme de Monsieur, et amie de Pille d'Artigny dont on vient de parler, et sa compagne; elle épousa, en 1667, n'étant plus jeune, mais belle, le marquis d'Alluye, fils et frère de Charles et de François d'Escoubleau, marquis de Sourdis, chevaliers de l'ordre, l'un en 33, l'autre en 88. D'Alluye, qui était l'aîné, eut le gouvernement d'Orléanais de son père, fut encore plus mêlé que sa femme dans l'affaire de la Voisin, furent longtemps exilés, et le mari, qui mourut sans enfants en 1690, n'eut jamais permission de voir le roi, quoique revenu à Paris. Sa femme, amie intime de la comtesse de Soissons et des duchesses de Bouillon et Mazarin, passa sa vie dans les intrigues de galanterie, et quand son âge l'en exclut pour elle-même, dans celles d'autrui. Le marquis d'Effiat, dont il a été si souvent mention ici, avait épousé une soeur de son mari, dont il n'avait point eu d'enfants, et qu'il perdit de bonne heure. Il protégea la marquise d'Alluye dans la cour de Monsieur, avec qui elle fut fort bien, et avec Madame toute sa vie. C'était une femme qui n'était point méchante; qui n'avait d'intrigues que de galanterie, mais qui les aimait tant que, jusqu'à sa mort, elle était le rendez-vous et la confidente des galanteries de Paris, dont, tous les matins, les intéressés lui rendaient compte. Elle aimait le monde et le jeu passionnément, avait peu de bien et le réservait pour son jeu. Le matin, tout en discourant avec les galants qui lui contaient les nouvelles de la ville, ou les leurs, elle envoyait chercher une tranche de pâté ou de jambon, quel que fois un peu de salé ou des petits pâtés, et les mangeait. Le soir, elle allait souper et jouer où elle pouvait, rentrait à quatre heures du matin, et a vécu de la sorte grasse et fraîche, sans nulle infirmité jusqu'à plus de quatre-vingts ans qu'elle mourut d'une assez courte maladie, après une aussi longue vie, sans souci, sans contrainte et uniquement de plaisir. D'estime, elle ne s'en était jamais mise en peine, sinon d'être sûre et secrète au dernier point; avec cela, tout le monde l'aimait, mais il n'allait guère de femmes chez elle. La singularité de cette vie m'a fait étendre sur elle.

L'abbé Gautier, dont il est si bien et si souvent parlé dans ce qui a été donné ici, d'après M. de Torcy, sur les négociations de la paix avec la reine Anne, et de celle d'Utrecht, mourut dans un appartement que le feu roi lui avait donné dans le château neuf de Saint-Germain, avec des pensions et une bonne abbaye. Il s'y était retiré aussitôt après ces négociations où il avait été si heureusement employé, après en avoir ouvert lui-même le premier chemin, et rentra en homme de bien modeste et humble, dans son état naturel, et y vécut comme s'il ne se fût jamais mêlé de rien, avec une rare simplicité, et qui a peu d'exemples en des gens de sa sorte, qui, dans le maniement des affaires les plus importantes et les plus secrètes, dont lui-même avait donné la première clef, sans s'intriguer, s'était concilié l'estime et l'affection du roi et de ses ministres, de la reine Anne et des siens, et des plénipotentiaires qui travaillèrent à ces deux paix.

Le célèbre archevêque de Tolède mourut aussi en ce même temps; il s'appelait don Francisco Valero y Losa, et il était simple curé d'une petite bourgade. Il y rendit des services si importants pour soutenir les peuples dans le fort de la guerre et des malheurs, les exciter en faveur du roi d'Espagne, trouver des expédients pour les marches et les subsistances, avoir des avis sûrs de ce que faisaient et projetaient les ennemis, que les généraux et les ministres ne pouvaient assez louer son zèle, son industrie, sa vigilance et sa sagesse. Rien de tant de soins ne dérangea sa piété, les devoirs de sa paroisse, sa modestie, son désintéressement. Ses amis, l'orage passé, le pressèrent vainement d'aller à la cour représenter ses services. Il ne prit pas seulement la peine d'en faire souvenir. Dans cette inaction qui relevait si grandement son mérite, le P. Robinet, lors confesseur du roi d'Espagne, qui ne l'avait pas oublié, en fit souvenir Sa Majesté Catholique à la vacance de l'évêché de Badajoz, qui le lui donna. Le bon curé, qui n'y avait jamais songé, l'accepta, s'y retira, et y vécut en excellent évêque. Ce fut de ce siège que le même confesseur le fit passer à celui de Tolède, avec l'applaudissement de toute la cour et l'acclamation de toute l'Espagne. Le prélat y avait aussi peu songé qu'il avait fait à celui de Badajoz. Il fut dans ce premier siège de toutes les Espagnes aussi modeste qu'il avait été dans sa cure, et il y fut l'exemple de tous les évêques d'Espagne, l'exemple de la cour et celui de tout le royaume. Sa promotion à Tolède perdit le confesseur.

Le cardinal del Giudice, aussi étroitement uni à la princesse des Ursins alors, qu'ils devinrent ennemis dans la suite, voulait ce riche et grand archevêché; il le demandait hautement, et Mme des Ursins en fit sa propre affaire. Le roi y consentait, lorsque son confesseur osa lui représenter avec la plus généreuse fermeté quel affront il ferait à la nation espagnole, à l'amour et aux prodiges d'efforts de laquelle il devait sa couronne, s'il la frustrait du premier et du plus grand archevêché, pour le donner à un étranger, qui déjà tenait de lui le riche archevêché de Montreal en Sicile, et tant de pensions et d'autres grâces, et fit si bien valoir le mérite, les services, la piété, le désintéressement de l'évêque de Badajoz, qu'il emporta pour lui l'archevêché de Tolède. Ce trait et les louanges qu'il en reçut outra le cardinal, et plus que lui encore Mme des Ursins qui ne pouvait souffrir de résistance à son pouvoir et à ses volontés. Ce père ne se mêlait de rien que des bénéfices, ne lui donnait nul ombrage, vivait avec tout le respect, la modestie, la retenue possible avec elle, avec le cardinal, avec tous les gens en place; mais, comme il ne tenait point à la sienne, il ne faisait sa cour à personne. Mme des Ursins, qui avait déjà éprouvé quelque peu de sa droiture et de sa fermeté, qui le voyait estimé et adoré de tout le monde, craignit tout de ce dernier trait, outre l'extrême dépit de se voir vaincue après s'être déclarée; aussi ne lui pardonnât-elle pas. Elle sut si bien travailler qu'elle fit renvoyer cet excellent homme environ un an après, et fit à l'Espagne une double et profonde plaie par la perte qu'elle lit d'un homme si digne d'une si importante place, et par donner lieu au choix d'un successeur si différent, et qu'elle-même avait déjà chassé de cette même place. Ce fut le P. Daubenton, dont on a suffisamment parlé ici dans ce qui y a été donné d'après M. de Torcy, pour voir qu'on ne dit rien de trop sur le choix de ce terrible jésuite, dont j'aurai encore lieu de parler, si Dieu me donne le temps d'écrire mon ambassade d'Espagne et de conduire ces Mémoires jusqu'au but que je me suis proposé.

Le P. Robinet, véritablement soulagé de n'être plus dans une cour et dans les affaires, revint en France, et ne se soucia ni de lieu ni d'emploi. Il fut envoyé à Strasbourg, où il se fit aimer et estimer comme il avait fait partout, y vécut dans une grande retraite et dans une grande tranquillité, et y mourut saintement après plusieurs années. On le regrettait encore en Espagne lorsque j'y ai été, et j'en ai ouï souvent faire l'éloge. Il faut dire que ce P. Robinet est le seul confesseur du roi d'Espagne qui ait mérité de l'être, qui en fût digne à tous égards, et qui ait été goûté, aimé, estimé et honoré de toute la cour et de toute l'Espagne sans aucune exception.

Il y avait eu depuis longtemps une espèce de guerre déclarée entre le roi d'Angleterre et le prince de Galles, qui avait éclaté avec de fréquents scandales, et qui avait partialisé la cour et fait du bruit dans le parlement. Georges s'était emporté plus d'une fois contre son fils avec indécence. Il y avait longtemps qu'il l'avait fait sortir de son palais et qu'il ne le voyait plus. Il lui avait tellement retranché ses pensions qu'il avait peine à subsister, tellement que le roi eut le dégoût que le parlement lui en assigna, même abondamment. Jamais le père n'avait pu souffrir ce fils, parce qu'il ne le croyait point à lui. Il avait plus que soupçonné la duchesse sa femme, fille du duc de Wolfenbuttel, d'être en commerce avec le comte Koenigsmarck. Il le surprit un matin sortant de sa chambre, le fit jeter sur-le-champ dans un four chaud, et enferma sa femme dans un château, bien resserrée et gardée, où elle a passé le reste de sa vie. Le prince de Galles, qui se sentait maltraité pour une cause dont il était personnellement innocent, avait toujours porté avec impatience la prison de sa mère et les effets de l'aversion de son père. La princesse de Galles, qui avait beaucoup de sens, d'esprit, de tour et de grâces, avait adouci les choses tant qu'elle avait pu, et le roi n'avait pu lui refuser son estime, ni se défendre même de l'aimer. Elle s'était concilié toute l'Angleterre, et sa cour, toujours grosse, l'était aussi en ce qu'il y avait de plus accrédité et de plus distingué. Le prince de Galles s'en autorisait, ne ménageait plus son père, s'en prenait à ses ministres avec une hauteur et des discours qui à la fin les alarmèrent. Ils craignirent le crédit de la princesse de Galles, et de se voir attaqués par le parlement qui se donne souvent ce plaisir. Ces considérations devinrent de plus en plus pressantes par tout ce qu'ils découvrirent qui se brassait contre eux, et qui aurait nécessairement rejailli sur le roi. Ils lui communiquèrent leurs craintes, ils les lui donnèrent, et le conduisirent à se raccommoder avec son fils à certaines conditions, par l'entremise de la princesse de Galles, qui de son côté sentait tous les embarras de faire et de soutenir un parti contre le roi, et qui a voit toujours sincèrement désiré la paix dans la famille royale. Elle profita de la conjoncture, se servit de l'ascendant qu'elle avait sur son mari, et l'accommodement fut conclu. Le roi donna gros au prince de Galles, et le vit; les ministres se sauvèrent, et tout parut oublié.

L'excès où les choses avaient été portées entre eux, qui tenait toute la nation britannique attentive aux désordres intestins prêts à en éclore, n'avait pas fait moins de bruit en toute l'Europe, où chaque puissance, attentive à ce qui en résulterait, tâchait de souffler ce feu, ou de l'apaiser, suivant son intérêt. La réconciliation fut donc une nouvelle intéressante pour toute l'Europe. L'archevêque de Cambrai, que je continuerai d'appeler l'abbé Dubois, parce qu'il ne porta pas longtemps le nom de son église que son cardinalat vint effacer, en était lors dans la crise, et très sensible à ce qui se passait à Londres, d'où il attendait son chapeau par le ricochet du crédit alors très grand du roi d'Angleterre sur l'empereur, et de la toute-puissance de l'empereur sur la cour de Rome qui tremblait devant lui, et n'osait lui rien refuser. Dans la joie du raccommodement entre le père et le fils, Dubois la voulut témoigner d'une façon éclatante pour faire sa cour au roi d'Angleterre. Le duc de La Force, qui ne se mêlait plus de finance, qui voulait toujours se mêler de quelque chose, et qui n'en trouvait pas d'occasion dans le conseil de régence, où il ne se portait plus rien d'effectif depuis que la faiblesse du régent l'avait rendu peu à peu si nombreux, le duc de La Force, dis-je, qui était toujours à l'affût, eut le vent de ce dessein, et se proposa à Dubois pour aller en Angleterre par le chausse-pied d'y aller voir sa mère qui y était retirée depuis longues années à cause de la religion, mais qu'il n'avait pas songé jusqu'alors d'aller voir depuis qu'elle était sortie du royaume avec la permission du feu roi. Law servit le duc de La Force auprès de Dubois, et il fut nommé pour aller en Angleterre faire les compliments du roi et du régent sur cette réconciliation, sans qu'on pensât à l'inconvénient de montrer à l'église française de Londres un seigneur catholique, né et élevé leur frère, qui les avait depuis persécutés, et qui en avait su tirer parti du feu roi. On sut incontinent en Angleterre la démonstration de joie qui venait d'être résolue en France. Georges, outré du retentissement que les éclats de son domestique avaient faits par toute l'Europe, ne s'accommoda pas de les voir prolonger par le bruit que ferait cet envoi solennel. Il fit donc prier le régent de ne lui en envoyer aucun. Comme on ne l'avait imaginé que pour lui plaire, le voyage du duc de La Force fut presque aussitôt rompu que déclaré. Il en fut pour un commencement assez considérable de dépense, et pour faire revenir beaucoup d'équipages qu'il avait déjà fait partir, et l'abbé Dubois en recueillit auprès du roi d'Angleterre le double fruit de cet éclat de joie, et de l'avoir arrêté également pour lui plaire.

Masseï, qui avait apporté la barrette au cardinal de Bissy un peu avant la mort du roi, arriva à Paris. Il était fils du trompette de la ville de Florence, et avait été petit garçon parmi les bas domestiques du pape, alors simple prélat. Son esprit et sa sagesse percèrent ; il s'éleva peu à peu dans la maison, et de degré en degré devint le secrétaire confident de son maître, et enfin son maître de chambre quand il fut cardinal. Sa douceur et sa modestie le firent aimer dans la cour romaine où son emploi le fit connaître. Il le perdit à l'exaltation de son maître; il était de trop bas aloi pour être maître de chambre du pape, mais il en conserva toute la faveur et la confiance; le pape lui parlait presque de tout, le consultait et se trouva bien de ses avis. Il le fit archevêque in partibus, pour le mettre à portée d'une grande nonciature. Il l'avait envoyé dans ce dessein porter la barrette au cardinal de Bissy, dans l'apogée de la faveur de cet ambitieux brouillon, et s'en était servi pour s'assurer de l'agrément de la France pour le recevoir nonce, quand le Bentivoglio, qui l'était, laisserait la place vacante. En effet il lui succéda, et comme il était honnête homme il ne lui ressembla en rien. Il se conduisit durant le plus grand feu de la constitution avec beaucoup de modération, d'honneur et de sagesse, et se fit généralement aimer et estimer. Il languit longtemps nonce parce qu'il n'y eut point de promotion pour les nonces pendant le reste de ce pontificat, et que Benoît XIII, qui était si fort singulier, et qui eût été meilleur sous-prieur de dominicains que pape, ne voulut jamais faire aucun nonce cardinal, et disait d'eux qu'ils n'étaient que des nouvellistes.

Masseï ne montrait pas la moindre impatience, mais en attendant il mourait de faim; car les nonces ont fort peu, et, à ce qu'était celui-ci, son patrimoine ni ses bénéfices n'y suppléaient pas. Il ne s'endetta pas le moins du monde, supporta son indigence avec dignité, mais il l'avouait pour être excusé de la frugalité de sa vie, et s'en alla sans rien devoir, véritablement regretté de tout le monde. Il s'était tellement accommodé de la vie de ce pays-ci et du commerce des honnêtes gens et des personnes considérables qu'il avait su s'attirer, qu'il était outré de sentir que cela finirait. Il disait franchement que, s'il était assuré de sa nonciature pour toute sa vie, avec de quoi la soutenir honnêtement, il ne voudrait jamais la quitter pour la pourpre, et s'en aller. Aussi fut-il très affligé, quoique arrivé au cardinalat et tout de suite à la légation de la Romagne. Le nouveau cérémonial des bâtards, dont Gualterio s'était si mal trouvé, car ils étaient rétablis alors, empêcha que la calotte lui arrivât à Paris. Dès que la promotion fut sur le point de se faire, il reçut ordre de prendre congé, de partir, et d'arriver dans un temps marqué et fort court à Forli, sa patrie, où il trouverait sa calotte rouge, comme il l'y trouva en effet; ce fut en 1730. Il vécut encore plusieurs années, et passa quatre-vingts ans. C'était un homme très raisonnable, droit, modeste, et qui toute sa vie avait eu de fort bonnes moeurs.

Les Vénitiens, brouillés depuis longtemps avec le feu roi, par conséquent avec le roi son successeur, s'en lassèrent à la fin, et se raccommodèrent en ce temps-ci. Ottoboni, père du pape Alexandre VIII, était chancelier de Venise qui est une grande charge et fort importante, mais attachée à l'état de citadin et la plus haute où les citadins puissent arriver; la promotion de son fils au pontificat fit inscrire les Ottobon au livre d'or, et par conséquent ils devinrent nobles Vénitiens. Le cardinal Ottoboni, après la mort du pape son oncle, accepta la protection de France sans en avoir obtenu la permission du sénat, ce qui est un crime à Venise. De là la colère des Vénitiens, qui effacèrent lui et tous les Ottobon du livre d'or; et le roi, qui s'en offensa, rompit tout commerce avec eux. On a rapporté cette affaire ici en son temps et ce que c'est que la protection. On ne fait donc qu'en rafraîchir la mémoire. La république envoya deux ambassadeurs extraordinaires en France faire excuse de ce qui s'était passé, et rentrer dans l'honneur des bonnes grâces du roi en rétablissant préalablement le cardinal et les Ottobon dans le livre d'or et dans l'état et le rang de nobles Vénitiens, le cardinal demeurant toujours également protecteur de France sans aucune interruption de ce titre ni de ses fonctions.

Le prince de Montbéliard, cadet de la maison de Wurtemberg, vint à Paris pour demander que ses enfants fussent reconnus légitimes et princes, quoiqu'il les eût de trois femmes qu'il avait eues à la fois, dont deux étaient actuellement vivantes et chez lui à Montbéliard, tout contre la Franche-Comté, où il faisait appeler l'une la douairière et l'autre la régnante, et prétendait que les lois de l'Empire et les règles du luthéranisme qu'il professait lui permettaient ces mariages. Le comte de La Marck, comme versé dans les lois allemandes, fut chargé d'examiner cette affaire avec Armenonville. Qu'une folie de cette nature ait passé par la tête de quelqu'un, il y a de quoi s'en étonner, mais de la faire examiner comme chose susceptible de l'être sérieusement, cela fait voir à quel point le régent était facile à ce qui n'avait point de contradicteur. M. de Montbéliard du temps du feu roi s'était contenté de vouloir faire légitimer ses enfants et en avait été refusé; maintenant il veut qu'ils soient non pas légitimés, mais déclarés légitimes. On se moqua de lui et il s'en retourna chez lui. Qui ne croirait cette chimère finie? Elle reparut à Vienne avec les mêmes prétentions; elle y fut foudroyée par le conseil aulique qui déclara tous ces enfants bâtards. Ce ne fut pas tout. Le prince de Montbéliard maria un de ses fils à une de ses filles, sous prétexte que la mère de cette fille l'avait eue d'un mari à qui il l'avait enlevée, puis épousée, et longtemps après il fut vérifié que cette fille était de lui, quoiqu'ils ne l'aient pas avouée et que le mariage ait subsisté. Après ce sceau de réprobation, M. de Montbéliard mourut.

Le duc de Wurtemberg, à qui ce partage de cadet de sa maison revenait par l'extinction de cette branche, voulut s'en mettre en possession; les bâtards se barricadèrent et portèrent leurs prétentions au parlement de Paris. Ils étaient réunis contre le duc de Wurtemberg, mais divisés entre eux, ceux de chacune des deux prétendues femmes se traitant réciproquement de bâtards. Le frère et la soeur mariés vinrent à Paris; le mari n'était qu'un lourdaud, mais sa femme une maîtresse intrigante. Ces sortes de créatures se sentent de loin les unes les autres. Mme de Mezières, dont il a été parlé quelquefois ici et qui excellait en intrigues, avait marié une de ses filles à M. de Montauban, cadet du feu prince de Guéméné, au grand regret des Rohan, qui pourtant, l'affaire faite, jugèrent à propos de s'aider d'une si dangereuse créature, pour ne l'avoir pas contraire dans leur famille, et tirer parti de sa fertilité. Elle et cette bâtarde qui avait épousé son propre frère firent connaissance; la Mezières, bien avertie que la bâtarde avait mis la main sur le riche magot du prince de Montbéliard, fit espérer sa protection et celle de ses amis, mais à des conditions. La princesse de Carignan, quoique d'une espèce bien différente par le mariage qu'elle avait fait, n'était ni moins intrigante ni moins intéressée que tentes les deux; elle entra de part avec elles moyennant sa protection. Ces deux femmes et leur suite donnèrent dans l'oeil de la bâtarde; elle sentait bien qu'il lui fallait un crédit très supérieur pour réussir; elle crut l'avoir trouvé, le marché se conclut. Les conditions furent une grosse somme comptant dès lors à la Mezières, et une moindre à Mme de Carignan, et le mariage arrêté entre le fils de la bâtarde et une fille de Mme de Montauban, qui n'aurait lieu qu'en cas de plein succès de l'affaire ; qu'on ne donnerait rien ou presque rien pour la dot; mais que par le gain du procès, le bâtard, frère et mari tout à la fois de cette bâtarde, père et mère du gendre futur de Mme de Montauban, étant déclaré légitime et héritier de la comté de Montbéliard, par conséquent de la maison de Wurtemberg, la Mezières, tous les Rohan et Mme de Carignan lui feraient obtenir le rang de prince étranger; et que, dès ce moment du marché, ils feraient tous leur propre affaire de la sienne. Ce marché était excellent pour toutes les parties, dont chacune y trouvait merveilleusement son compte, mais les deux maîtresses intrigantes surtout, qui empochaient gros dès lors quoi qu'il pût arriver.

Les choses ainsi réglées, les protectrices du frère et de la soeur, mari et femme, leur firent prendre effrontément le nom, le titre, les armes et les livrées du feu prince de Montbéliard, leur père, avec un équipage sortable à ce nouvel état, qui de leur propre autorité préjugeait le fond du procès. Tous les Rohan se mirent en pièces, Mme de Carignan remua tous les Luynes et fit agir la duchesse de Lévi, et Mme de Dangeau auprès du cardinal; elle-même travailla auprès du garde des sceaux Chauvelin avec ses bassesses et ses adresses accoutumées et auprès duquel elle avait grand crédit. Pour remuer tous les dévots à la mode, c'est-à-dire les jésuites et toute la constitution, les nouveaux Montbéliard adjurèrent le luthéranisme, et quoique frère et soeur mariés ensemble, devinrent une merveille de piété. L'effet répondit aux espérances de cette belle conversion; tout ce côté-là s'intrigua pour eux, et prit leur parti jusqu'au fanatisme. Mais lorsque le succès paraissait infaillible par tous les ressorts que l'artifice avait su faire jouer, l'empereur, excité par le duc de Wurtemberg, se fâcha. Il fit dire au roi, c'est-à-dire au cardinal Fleury, qu'il trouvait fort étrange qu'on prétendît juger en France une affaire jugée en son conseil aulique, seul compétent de connaître de l'état des princes de l'empire et de leurs successions. Il se trouva qu'on était lors en désir et en termes de conclure la paix avec lui.

Le cardinal, à qui Chauvelin avait, pour son intérêt particulier, qui n'est pas de ce sujet, fait entreprendre très légèrement et fort mal à propos cette guerre, en était fort las, quoiqu'elle n'eût guère duré, tellement que toutes les intrigues ne purent étouffer les égards qu'on crut devoir aux plaintes de l'empereur, et l'affaire fut arrêtée. L'intérêt de ces prétendus Montbéliard et de leurs protecteurs était trop grand pour quitter prise. Ils espérèrent trouver et profiter d'autres conjonctures, et, en attendant, continuèrent à porter les nom, armes, titre et livrées qu'ils avaient arborés, ils se rabattirent à se faire plaindre et à entretenir leurs amis et leur cabale. Cela dura des années, qui éclaircirent leur plus puissante protection. Les Rohan, seuls en vigueur, leur restaient et les manèges de la Mezières; mais tout vieillissait; et s'engourdissait. Je ne sais comment le duc de Wurtemberg consentit à revenir procéder au parlement de Paris. Il est vrai que le roi avait eu lieu d'être fort content de lui pour empêcher tant qu'il avait pu, et avec succès, les cercles du Rhin de se déclarer lors de la guerre que la mort de l'empereur avait fait renaître. Le procès fut donc repris au parlement, mais les choses étaient trop changées pour les faux Montbéliard. Cette affaire si singulière avait fait trop de bruit et avait trop duré; elle avait à la fin été éclaircie de tous les artifices dont elle avait été voilée. L'état de cette bâtardise était connu, celui de cet incestueux et abominable mariage ne le fut pas moins. Le monde s'indigna qu'une prétention si monstrueuse fût soufferte; les dévots eurent honte à leur tour de l'avoir tant protégée; tellement qu'il intervint enfin un arrêt contradictoire en la grand'chambre qui replongea cette canaille infâme dans le néant, d'où elle n'aurait jamais dû sortir, et cela sans plus d'espérance ni de ressource. La singularité de la chose et des personnages m'a engagé de couler cette affaire à fond, quoique sa durée et sa fin dépassent le but que je me suis proposé de bien des années. Le rare est que, malgré cet arrêt et son exécution pour le comté de Montbéliard, dont le duc de Wurtemberg fut mis en possession, cette rare bâtarde a eu l'impudence de conserver dans Paris son prétendu nom, titre, armes et livrées, qu'elle va traînant où elle peut, sans être presque plus reçue de personne. Reprenons maintenant le fil de notre narration.

NOTE I. TAILLE. §

On trouve des détails curieux sur la taille et sur la manière de la lever dans un manuscrit de la bibliothèque de l'Arsenal, qui a été rédigé vers 1725. Le passage suivant pourra servir de commentaire aux Mémoires de Saint-Simon, qui se borne à mentionner cet impôt.

« La taille, dit l'auteur anonyme, est une imposition sur chaque particulier. Elle se divise en taille personnelle, réelle et mixte, selon les pays.

« La taille personnelle est imposée sur le bien fonds que chacun possède, selon la quantité d'arpents et la bonté du terrain, dont il a été fait une estimation qui s'appelle cadastre, qui la divise en trois espèces: le bon, le moyen et le mauvais. Sur quoi il y a seulement à observer que les fonds nobles en sont exempts, quoique le possesseur soit roturier, et que le fonds roturier la paye, quoique le possesseur soit noble.

« La taille mixte est en même temps personnelle et réelle, c'est-à-dire imposée arbitrairement sur la personne à raison des fonds qu'elle exploite. L'homme noble a le privilège de pouvoir faire exploiter par des valets quelques charrues sans payer, mais ses fermiers ou métayers payent la taille pour tous les autres fonds.

« Le conseil détermine, sur les besoins de l'État, la somme qu'il faut imposer pour l'année suivante; c'est ce qui s'appelle le brevet de taille. Il détermine aussi, sur les avis des intendants, la somme que chaque généralité doit payer, dont il envoie la commission à l'intendant, qui en fait l'imposition dans chaque élection, dont il doit connaître l'étendue et la valeur. Il y a des tribunaux établis pour juger de tout ce qui concerne cette imposition et ceux qui en sont chargés.

« Les parlements étaient si contraires aux intérêts du roi dans cette partie qu'on a été obligé de créer d'autres juridictions uniquement pour cela.

« Le tribunal supérieur s'appelle la cour des aides; les juridictions inférieures sont l'élection, la chambre de grenier à sel, les juges de ports et des traites. Elles connaissent des différents droits dont nous parlerons dans l'occasion, et toutes relèvent en dernier ressort de la cour des aides.

« Il y a un autre tribunal appelé les trésoriers de France, qui originairement faisaient les fonctions d'intendants dans les provinces; ils étaient chargés des finances, des ponts et chaussées et des chemins. Il ne leur reste plus qu'une très petite ombre de cette autorité entière dévolue aux intendants.

« La commission de la taille s'enregistre dans leur bureau, et pareillement tous les états de payements assignés sur les tailles.

« Nous avons dit que les intendants faisaient faire l'imposition de la taille dans chaque élection. Les élus en font la distribution par paroisses de leur ressort, et les habitants de chaque paroisse choisissent des collecteurs qui font l'imposition sur chaque particulier. Ils sont chargés personnellement et par corps du recouvrement, qu'ils remettent aux receveurs des tailles de l'élection; celui-ci les remet au receveur général, qui les porte au trésorier royal.

« Il a été établi depuis peu un autre bureau par où on fait passer les fonds qu'on appelle la caisse commune.

« Il faut observer que ni les pays d'états, ni les pays conquis, ne payent point cette taille, ou ne la payent point de la même manière; ils s'imposent eux-mêmes, selon les dons gratuits que le roi leur a demandés.

« A considérer le royaume par rapport à cette imposition, il est divisé en vingt généralités, en pays d'états et en pays conquis. Les pays d'états sont la Bourgogne et la Bretagne, le Languedoc, le Béarn et l'Artois. Quoique la Provence ait perdu son privilège d'état, toutes les impositions s'y lèvent à peu près de la même manière. Les pays conquis sont la Flandre, les Trois-Évêchés (Toul, Metz et Verdun), l'Alsace et la Franche-Comté. Le reste du royaume contient les vingt généralités et un bureau des finances [par généralité]. C'est par généralité, et non par province, que les intendants sont distribués; ainsi la Normandie en a trois: Rouen, Caen et Alençon, et il n'y en a qu'un pour les provinces de Limousin et Angoumois.

« Les intendants sont des commissaires tirés du conseil pour rendre compte aux ministres de tout ce qui se passe dans leur district; et quoiqu'ils prennent la qualité de commissaire de justice, police et finance, leur autorité ne s'étend point sur les contestations ou procès ordinaires; ce n'est qu'autant qu'ils ont rapport aux habitants des lieux où sont les troupes.

« De ce que nous avons dit sur la manière dont s'impose la taille, il en résulte un arbitraire qui arrête toute industrie, et qui non seulement empêche la culture des terres, nais encore les fait abandonner. Un seigneur n'oublie rien pour obtenir de l'intendant une diminution sur la taille de son village, et il l'obtient à proportion de son crédit à la cour.

« Dans les répartitions particulières, le crédit de l'homme en charge ou riche épouvante le collecteur, qui est obligé de faire tomber tout le fardeau sur le pauvre; la haine et la vengeance achèvent l'injustice de cette imposition, et le pauvre laboureur, hors d'état de la payer, abandonne sa terre et va mendier avec toute sa famille.

« Dans un état qui m'a été remis des impositions de la taille dans la généralité de Paris en 1720, j'ai vu avec étonnement que, dans des paroisses contiguës, l'une paye jusqu'à quinze sous par livre du bail à ferme, tandis que l'autre ne paye que trois sous.

« Si, à la face de la cour et des ministres, il se commet de pareilles injustices, qu'est-ce qu'on doit penser des provinces? Je sais aussi qu'il y a environ trois ans qu'un particulier avait établi une manufacture de savon à Bagnolet, qu'il a été obligé d'abandonner, par la taille exorbitante où il avait été imposé; dommage encore plus grand pour la paroisse que pour ce particulier, qui portera son industrie ailleurs, peut-être chez nos voisins.

« Dans l'imposition de la taille sont compris le taillon destiné au payement de l'ordinaire des guerres, les fonds pour l'entretien des ponts et chaussées, et, en, temps de guerre, le quartier d'hiver, dont les répartitions se font au sou la livre sur les taillables.

« La capitation, qui est une imposition par tête sans exception, et qui a commencé sous le feu roi, s'impose aussi au sou la livre sur les taillables, et arbitrairement sur tous les autres particuliers.

« Il y a à observer qu'actuellement elle s'impose à Paris uniquement par le prévôt des marchands, à l'exclusion des échevins, et en cela on augmente le produit, parce que les échevins, abusant de leur ministère, favorisaient et leurs parents et presque tous les bourgeois; mais on est tombé dans un inconvénient encore plus pernicieux. Car ceux dont on se sert pour cette imposition, ayant intérêt à la grossir, exigent au delà de la faculté de chacun, et pour la faculté des payements, ils ont obtenu que les rentes, même viagères, ne seraient payées qu'aux porteurs de quittances de capitation, contre la foi des arrêts qui les exemptent de toute saisie, même pour les deniers de Sa Majesté.

« Ces manques de foi, qui sont la cause du grand discrédit des effets royaux, ne coûtent rien à la plupart des ministres, et ils le font si légèrement, qu'on ne peut s'empêcher de les soupçonner ou d'ignorance ou d'intérêt particulier.

« C'est ici le lieu de faire quelques observations sur l'impôt personnel et arbitraire.

« On a vu l'inconvénient de cet impôt dans l'injustice des répartitions. Il n'est pas moindre dans la difficulté du recouvrement: on n'en donnera pas d'autre exemple que celui de la capitation dont nous venons de parler. On a de la peine à arracher vingt sous par an de capitation d'un artisan, tandis qu'il paye sans attention cinquante livres annuellement pour un minot de sel, et à proportion pour le vin et la viande. C'est que l'impôt réparti sur la denrée ne paraît qu'une plus value de denrée enchérie également pour tout le monde, au lieu que, dans l'impôt personnel, on croit toujours être taxé injustement, et l'on ne manque point d'objets de comparaison qui le persuadent. »

Les faits confirment pleinement ce que l'auteur dit des abus et des inconvénients de la taille. Les Mémoires du marquis d'Argenson en fournissent de nombreuses preuves; ainsi il parle souvent de la misère des campagnes et même de famines, qu'il attribue aux impôts excessifs. Il écrit dans ses Mémoires encore inédits, à la date du 8 juin 1751:

« Je suis présentement dans mes terres, à quatre-vingts lieues de Paris. Les apparences de la récolte ne sont que d'une demi-année au plus, pourvu cependant qu'il fasse du chaud; tous les fruits sont perdus; la vigne a quelque apparence. On laisse encore sortir le blé, qui va par la Loire à Nantes, et de là en Hollande. Sans cette permission continuée, il n'y aurait pas un sol pour payer les tailles ni les propriétaires des terres. Le poids de la taille est plus fatigant que jamais; elle est beaucoup plus forte que dans la généralité de Paris. Les corvées pour les chemins et le sel achèvent de les écraser. Les contraintes des receveurs des tailles sont une autre taille pire que la première: voilà ce que j'entends dire de tous côtés.

« Mercredi 16 juin. — J'ai recueilli dans ma province ce que j'entends (lire d'impartial sur l'état des habitants; il s'ensuit que la misère augmente et augmentera de plus en plus, par les mauvais principes et le faux travail du ministère et des intendants. Je dis faux travail; car on se donne bien de la peine pour faire plus mal.

« Si on laissait faire, on ne détournerait point de l'agriculture pour porter à des arts inutiles; on ne ferait pas de la campagne un séjour affreux comme on fait. Par ce qu'on fait, la campagne se dépeuple; ce qui augmente chaque jour.

« Les grands chemins et belles routes sont bonnes, mais ceux qui les dirigent ont impatience d'avancer, et précipitent ce travail par des corvées qui achèvent d'écraser les villages voisins à quatre lieues à la ronde. Je vois ces pauvres gens y périr de misère : on leur paye quinze sols ce qui vaut un écu, pour leurs voitures. Ainsi en a-t-on encore pour longtemps chez moi à faire des vingt voitures de huit lieues chacune, qui met les habitants à l'aumône.

« On ne voit que villages ruinés et abattus, et nulles maisons qui se relèvent; ce qui augmente.

« Les receveurs des tailles et du sel font chaque année des frais pour la moitié en sus de l'imposition. Les pauvres sont en retard de payer par impuissance, et supportent ces frais. Les riches n'osent pas payer les receveurs mieux qu'ils ne font, de peur d'être surimposés; toute la communauté craint le surhaussement l'année suivante, et paye mal exprès; ainsi la misère s'accroît.

« Tout l'argent du revenu des terres va à Paris; il ne revient au plat pays (à la campagne) que quelque argent des étrangers pour le blé qu'on envoie. Mais gare une mauvaise récolte t tout périrait. »

Ailleurs, le marquis d'Argenson met en opposition le triste état des campagnes et le luxe de la cour :

« On n'a toujours que des choses fâcheuses, et même funestes, à dire du dedans du royaume. La maladie s'est jetée dans les moutons, à cause de la grande humidité de la terre; il en périt quantité de troupeaux, surtout dans quelques provinces comme le Berry. On n'a donné encore aucun ordre sur la cherté des blés, et on laisse subsister la permission de les sortir du royaume; on en donne même des passeports; je sais une dame qui vient d'en avoir un.

« Le roi vient d'accorder au duc de Chaulnes un don de deux cent soixante mille livres, pour indemnité des dépenses qu'il a faites aux derniers états de Bretagne, outre les revenus et émoluments ordinaires de cette place.

« On a prétendu que l'hôtel de la chancellerie de France serait mieux avec un appartement de plain-pied; l'on y change l'escalier à la porte d'entrée; ce qui coûtera grande dépense, et M. le chancelier va être une année sans pouvoir habiter cet hôtel. Mais le pire est que cela coûte à l'État; ce qui scandalise le public.

« La marquise de Pompadour paraîtra à Marly avec une robe qui est garnie de dentelles d'Angleterre pour plus de vingt-deux mille cinq cents livres.

« Tous payements sont retardés. M. le duc d'Orléans m'a dit hier que ses pensions et tout ce qu'il reçoit au trésor royal étaient retardés présentement de deux années et un quartier, ce qui est de cinq quartiers plus qu'à l'ordinaire. »

Et ailleurs:

« Les receveurs des tailles font de grosses fortunes en peu de temps par les frais énormes des recouvrements: chaque habitant est à leur merci et craint l'augmentation de la taille chaque année. Ils sont surchargés d'impôts, gagnent peu, voient tout l'argent aller à Paris; toute industrie, toute aisance est découragée : de là vient cette ruine générale en France. »

NOTE II. VÉNALITÉ DES CHARGES. §

Il est souvent question dans les Mémoires de Saint-Simon, et notamment dans le présent volume, de la vénalité des charges Comme cet abus de l'ancienne France remontait à une époque reculée, et que les détails n'en sont pas connus de tous les lecteurs, il est nécessaire d'en rappeler l'origine et le caractère.

En 1512, Louis XII, manquant de ressources pécuniaires pour soutenir la guerre contre la maison d'Autriche, commença à vendre des offices de finances et même quelques charges de judicature, par exemple des offices de baillis et de conseillers au parlement. Au premier aspect, on s'indigne d'un trafic qui livrait au plus offrant les charges d'où dépendent la vie et l'honneur des citoyens, et il faut bien reconnaître que, dans la suite, la vénalité des offices fut féconde en abus et en scandales. Cependant on ne doit pas oublier que ce fut une des principales causes de l'élévation des classes inférieures, qui, enrichies par le commerce, purent acquérir des charges de magistrature. Un des contemporains de Louis XII, Claude de Seyssel, était déjà frappé de cette révolution. Après avoir indiqué que la nation française est divisée en trois classes, tiers état, magistrature et noblesse, il ajoute : « Si peut un chacun du dernier état parvenir au second, par vertu et par diligence, sans autre moyen de grâce ni de privilège. » Ce second état donnait souvent l'avantage sur la noblesse, placée au premier rang. « On voit tous les jours, ajoute le même écrivain, les officiers et les ministres de la justice acquérir les héritages et seigneuries des barons et nobles hommes, et iceux nobles venir à telle pauvreté et nécessité qu'ils ne peuvent entretenir l'état de noblesse. »

Sous François Ier, les abus de la vénalité des charges commencèrent à se manifester de la manière la plus scandaleuse. Ce prince créa jusqu'à des chambres entières du parlement, composées d'un grand nombre de magistrats. Ainsi, en 1524, la création et la vente de vingt charges de conseillers au parlement de Paris lui valut soixante-dix mille livres tournois (monnaie du temps) . La création de seize commissaires au Châtelet, de quarante notaires à Paris, de baillis, etc.,, fut encore une mesure fiscale. Plusieurs de ces juges ne se faisaient pas scrupule de revendre en détail ce qu'ils avaient acheté en gros. « Il y en a, dit l'ambassadeur vénitien, Marino Cavalli, qui poussent si loin l'envie d'exploiter leur position, qu'ils se font pendre tout bonnement à Montfaucon; ce qui arrive lorsqu'ils ne savent pas se conduire avec un peu de prudence; car, jusqu'à un certain point, tout est toléré, principalement si les parties ne s'en plaignent pas. »Le même ambassadeur dit que la longueur des procès était souvent une spéculation des juges : « Une cause de mille écus en exige deux mille de frais; elle dure dix ans. »

Ces abus, qui ne firent que s'accroître sous les règnes suivants, provoquèrent les plaintes les plus vives. Bodin, dans son traité de la République, et Montaigne, dans ses Essais, s'élevèrent contre un trafic scandaleux. Mais il fut surtout attaqué par François Hotman ; il ravale la vénalité des charges par une comparaison ignoble empruntée à la boucherie. Il assimile le trafic de ces offices, que l'on achetait en gros et que l'on revendait en détail, au commerce d'un boucher qui, après avoir acheté un boeuf, le dépèce et en vend les morceaux . Ces attaques amenèrent d'utiles réformes: la vénalité des charges ne fut pas détruite, mais elle fut soumise à des conditions de moralité et de capacité . Grâce à ces réformes, que l'on dut surtout au chancelier de L'Hôpital, les inconvénients de la vénalité des offices de judicature furent atténués. La science et la vertu se transmirent avec les charges dans les familles parlementaires: les Lamoignon, les de Harlay, les Molé, pour ne citer que les plus illustres, datent de la fin du XVIe siècle.

Henri IV et son ministre Sully régularisèrent cette propriété des offices dans les familles parlementaires. Il fut décidé, en 1604, que les magistrats, pour en devenir propriétaires, payeraient chaque année un soixantième du prix de leur charge. Le premier fermier de cet impôt fut le financier Paulet, d'où vint à la taxe le nom de paulette. Le premier bail pour cet impôt fut conclu pour neuf ans, et rapporta au trésor deux millions deux cent soixante-trois mille livres (monnaie du temps). Antérieurement, pour que la vente d'un office fût valable, il fallait que celui qui le résignait survécût quarante jours à la transaction. Henri IV déclara que, pour les offices dont les titulaires auraient payé la paulette, la mort n'entraînerait point la déchéance; les héritiers pouvaient disposer de la charge.

Au XVIIe siècle, la vénalité des charges fut plusieurs fois attaquée. Richelieu songea à la supprimer: « Il ne faut plus rétablir la paulette, dit-il dans ses Mémoires ; il faut abaisser les compagnies, qui, par une prétendue souveraineté, s'opposent tous les jours au bien du royaume. » Colbert eut la même pensée, comme le prouve un mémoire qu'il présenta à Louis XIV en 1665 ;mais comme son projet rencontra des résistances insurmontables, il sut se contenter des réformes qui pouvaient être immédiatement appliquées; il diminua le prix des offices et en limita le nombre . Malgré ces réformes, le prix des charges de judicature était encore très élevé: un office de président à mortier se vendait trois cent cinquante mille livres; les charges de maître des requêtes et d'avocat général, cent cinquante mille livres; de conseiller au parlement, quatre-vingt-dix à cent mille livres; de premier président de la chambre des comptes; quatre cent mille livres; de président de la même chambre, deux cent mille livres; de maître des comptes, cent vingt mille livres .

Pendant la dernière partie du règne de Louis XIV, les abus de la vénalité des charges se renouvelèrent de la manière la plus scandaleuse, et Saint-Simon, qui retrace surtout l'histoire de cette période, en parle souvent. Mais c'est surtout dans le Journal inédit de Foucault que l'on trouve la preuve de ces créations d'offices, multipliées par la fiscalité. Il suffira d'en citer quelques passages: « En février 1693, j'ai reçu l'édit et l'arrêt du conseil que M. de Pontchartrain m'a envoyé au sujet des charges de contrôleur commissaire et trésorier de l'arrière-ban . — Le roi a créé des charges d'essayeurs d'étain. — En 1694, il a été créé, par un édit, des colonels, majors et autres officiers de milices bourgeoises des villes et bourgs du royaume. J'ai proposé de les faire prendre (ces charges) par les mieux accommodés des bourgeois . — Le 9 janvier, M. de Pontchartrain m'a envoyé l'édit portant création des certificateurs des criées. — Le roi a créé des médecins et chirurgiens royaux. — Il a été créé des offices de greffiers alternatifs des rôles des tailles dans les paroisses. — Au mois d'octobre 1696, le roi a créé, par un édit, des offices de gouverneurs héréditaires dans toutes les villes closes du royaume, à l'exception de celles où il y a des provisions du roi et des appointements employés dans les États de Sa Majesté. Ces charges ont été fort recherchées et bien vendues. »

Cette nomenclature, qu'il serait facile de prolonger, prouve à quel excès avait été portée la vénalité des charges. Elle s'étendait à l'armée, et Saint-Simon a dit avec raison: « Cette vénalité est une grande plaie dans le militaire, et arrête bien des gens qui seraient d'excellents sujets. C'est une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l'État. » Malgré ces abus, la vénalité des charges trouva des apologistes au XVIIIe siècle. Montesquieu l'a défendue dans le passage suivant de l'Esprit des Lois; « Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques, parce qu'elle fait faire, comme un métier de famille, ce qu'on ne voudrait pas entreprendre pour la vertu; qu'elle destine chacun à son devoir, et rend les ordres de l'État plus permanents. » La vénalité des charges de judicature, supprimée en 1771, par le président Maupeou, fut rétablie en 1774, et a duré jusqu'à la révolution française.

tome XVIII §

CHAPITRE PREMIER. §

Le roi commence à monter à cheval et à tirer. — L'Espagne remet la Sicile à l'empereur, et le roi de Sicile devient roi de Sardaigne. — Mariage du duc d'Albret avec Mlle de Gordes. — Suite de ses mariages. — Fortune prodigieuse de M. et de Mme de Beauvau par le duc de Lorraine. — Pension de dix mille livres à la nouvelle duchesse d'Albret. — Survivance du gouvernement de Franche-Comté au duc de Tallard, et de sous-gouverneur du roi au fils aîné de Saumery. — Mariage de M. de Mailloc avec une fille de la maréchale d'Harcourt. — Duc de Noailles s'accommode avec Bloin, pour son second fils, de la survivance d'intendant des ville, châteaux et parcs de Versailles et de Marly. — M. le comte de Charolais et le maréchal de Montesquiou entrent au conseil de régence. — Mort de Mme de Coetquen, et curiosités sur elle. — Chabot. — Mort et caractère de l'abbé de Chaulieu. — Mort de Sousternon. — Arrêt du conseil du 22 mai 1720, qui manifeste le désordre des actions de la banque, et qui a de tristes suites. — Malice noire d'Argenson. — Mouvements du parlement. — L'arrêt est révoqué, dont l'effet entraîne à la fin la perte de Law. — Conduite de l'abbé Dubois à l'égard de Law. — M. le duc d'Orléans me confie, et à deux autres avec moi, l'arrêt avant de le donner. — Je tâche en vain de l'en détourner. — Conduite du parlement et de M. le duc d'Orléans. — Arrêt qui révoque au bout de six jours celui du 22 mai. — Law est ôté du contrôle général des finances. — Beuzwaldt, avec seize Suisses, en garde chez lui. — Il voit le régent après un refus simulé; travaille avec lui et en est traité avec la bonté ordinaire. — La garde se retire de chez lui. — L'agio est transféré de la rue Quincampoix en la place de Vendôme. — M. le duc d'Orléans me veut donner les sceaux, et m'en presse deux jours durant. — Je tiens ferme à les refuser. — Law et le chevalier de Conflans envoyés sonder et persuader le chancelier. — Ils réussissent et le ramènent de Fresnes. — Les sceaux redemandés à Argenson et rendus au chancelier. — Retraite d'Argenson en très bon ordre et fort singulière.

Le roi commença a monter a cheval au pas, et galopa un peu quelque temps après, puis commença à tirer.

Les Espagnols évacuèrent la Sicile, dont l'empereur prit possession, et de tous les droits du tribunal fameux, dit de la monarchie, dont Rome n'osa lui disputer la moindre partie, après tout ce qui en était arrivé entre cette cour et le duc de Savoie, qu'on a vu ici en son temps. Ce prince, qui avec toute son adresse n'avait pu parer ce fâcheux coup, renonça malgré lui à la Sicile, en eut la faible compensation de la Sardaigne, dont [il] prit le titre de roi, au lieu de celui de roi de Sicile.

Le duc d'Albret épousa Mlle de Gordes, de la maison de Simiane, fille unique du premier mariage de Mme de Rhodes, qui était Simiane aussi, et veuve en secondes noces de M. de Rhodes, dernier de la maison de Pot, qui avait été autrefois grand maître des cérémonies, et fort de la cour et du grand monde, avec beaucoup d'esprit et de galanterie, depuis perdu de goutte et fort retiré, mort depuis longtemps. M. d'Albret perdit cette troisième femme au bout de deux ans. Il avait deux fils de sa première femme, et un de la seconde, mais il était infatigable en mariages. Il épousa en quatrièmes noces, en 1725, une fille du comte d'Harcourt-Lorraine, qui prit le nom postiche de Guise, si odieux aux vrais François, mais si cher à cette maison. Il avait obtenu en don une terre en Lorraine du duc de Lorraine, à laquelle il fit donner le nom de Guise, d'où il prit le nom de comte, puis de prince de Guise. Il n'y eut point d'enfants de ces deux derniers mariages du duc d'Albret, qu'une fille fort contrefaite, qui a depuis épousé le fils aîné de M. de Beauvau, qui, lui et sa femme, ont fait une si prodigieuse fortune par la faveur du dernier duc Léopold de Lorraine, et qui s'est fait grand d'Espagne, prince de l'empire, chevalier de la Toison d'Or, gouverneur de la Toscane, avec d'immenses biens.

M. le duc d'Orléans donna à la nouvelle duchesse d'Albret une pension de dix mille livres, la survivance du gouvernement de Franche-Comté au duc de Tallard, et celle de sous-gouverneur du roi au fils aîné de Saumery, qui valait beaucoup mieux que le père, car il était sage, instruit, honnête homme, et dans les bornes de ce qu'il était; mais pour ce genre de survivance, et d'un père plein de santé, qui n'avait pas besoin de secours, mais qui en voulait perpétuer les appointements dans sa famille, c'est une invention qui n'avait point d'exemple pour de pareils emplois, et que le père qui l'obtint était bien loin de mériter par le peu qu'il valait, dont il avait fait force preuves et des plus étranges, comme on l'a vu ici en son lieu, et moins encore de la grâce de M. le duc d'Orléans que de qui que ce pût être. Le maréchal de Tallard ni les siens n'en avaient pas mieux mérité.

Le vieux marquis de Mailloc, riche, mais fort extraordinaire, épousa peu après une fille de la maréchale d'Harcourt, à qui elle n'avait pas grand'chose à donner. Il n'y en eut point d'enfants.

Le duc de Noailles, toujours à l'affût de tout, trouva que Versailles et Saint-Germain, dont il avait le gouvernement et la capitainerie, étaient faits l'un pour l'autre. Il tourna donc Bloin, dont il acheta pour son second fils la survivance d'intendant des ville, châteaux et parcs de Versailles et de Marly. Il prévoyait que dans quelques années ce morceau serait bon à s'en être nanti, et il ne se trompa pas.

M. le comte de Charolais fut admis au conseil de régence, dont il ne fit pas grand usage; il vit d'abord ce que c'était. Le maréchal de Montesquiou y entra aussi en même temps; il y fit le trentième.

Mme de Coetquen mourut en Bretagne, où elle s'était retirée depuis assez longtemps dans ses terres. Elle était Chabot, fille de l'héritière de Rohan, et soeur du duc de Rohan, de la belle et habile Mme de Soubise, et de Mme d'Espinoy, cadette de l'une, aînée de l'autre. La beauté de Mme de Soubise avait fait son mari prince; et que ne fit-elle pas? Mme d'Espinoy jouissait du tabouret de grâce que le crédit du vieux Charost avait obtenu, lorsque le prince d'Espinoy épousa sa fille en premières noces. Cela faisait dire à Mme de Coetquen assez plaisamment qu'elle était par terre entre deux tabourets. C'était une femme d'esprit, de fort grande mine, avec de la beauté, qui avait fait du bruit, haute et impérieuse, fort unie a ses sueurs. Elle est célèbre par la passion que M. de Turenne eut pour elle, qui lui arracha le secret du siège de Gand, que le roi n'avait confié qu'à lui et à Louvois. Mme de Coetquen le laissa échapper à dessein de se parer de son empire sur M. de Turenne, mais à quelqu'un d'assez discret, et qui en sentit assez la conséquence pour qu'il n'allât pas plus loin. Le roi ne laissa pas d'être averti qu'il avait transpiré. Il le dit à Louvois, qui lui protesta qu'il n'en était pas coupable. Le roi envoya quérir M. de Turenne, qui était alors aux couteaux tirés avec Louvois. Il eut alors plus de probité que de haine: il rougit et avoua sa faiblesse, et lui en demanda pardon. Le roi, qui n'ignorait pas quel est l'empire de l'amour, se contenta d'en rire un peu et de s'amuser aux dépens de M. de Turenne et avec lui, de le trouver encore si sensible à son âge. Il le chargea de faire en sorte que Mme de Coetquen fut plus secrète et tâchât de fermer la bouche à qui elle avait eu l'indiscrétion de parler, car le roi n'apprit que par M. de Turenne que c'était par Mme de Coetquen, à qui il avait confié ce secret, qu'il s'était su. Mais heureusement il n'avait pas été plus loin, et cette aventure ne porta aucun préjudice à cette grande exécution. Le feu roi considérait Mme de Coetquen; elle était dans la confidence de sa soeur et fut assez avant en beaucoup de choses; elle était faite pour la cour et pour le grand monde, où elle figura longtemps.

L'abbé de Chaulieu mourut quelques jours après: c'était un agréable débauché de fort bonne compagnie, qui faisait aisément de jolis vers, beaucoup du grand monde, et qui ne se piquait pas de religion. Il montra malgré lui qu'il n'était guère plus attaché à l'honneur. Il l'était depuis bien des années à MM. de Vendôme, et fut très longtemps le maître de leur maison et de leurs affaires. Le duc de Vendôme s'en reposait entièrement sur le grand prieur son frère et sur l'abbé de Chaulieu sous lui. On a vu ici en son temps que M. de Vendôme se trouva ruiné, que son frère et l'abbé de Chaulieu s'entendaient et le volaient; qu'il chassa Chaulieu de chez lui, se brouilla avec le grand prieur, lui ôta tout maniement de ses affaires et de la dépense de sa maison, et eut recours au roi, qui chargea Crozat l'aîné, beau-père depuis du comte d'Évreux, de l'administration des affaires et de la maison de M. de Vendôme. Chaulieu n'en rabattit rien de son ton dans le monde, demeura de plus en plus étroitement lié avec le grand prieur, et se moqua de tout ce qu'on en pouvait dire avec l'impudence qui lui était naturelle. Mais cependant il n'osait plus paraître à la cour, quoiqu'on n'en eût pas fait assez de cas pour le lui défendre. Il n'était que tonsuré, se prétendait gentilhomme, et avait fourré un neveu dans la gendarmerie, qui ne s'est point poussé. Cette noblesse était pour le moins obscure, et le bien de la famille fort court. Cette friponnerie lui fit perdre beaucoup de sociétés.

Sousternon mourut subitement chez M. de Biron qu'il était allé voir. Il était fils d'un frère du feu P. de La Chaise, ancien lieutenant général fort borné, en sorte qu'il lui était arrivé des malheurs à la guerre. Il était aussi capitaine des gardes du comte de Toulouse, comme gouverneur de Bretagne.

Le 22 mai de cette année devint célèbre par la publication d'un arrêt du conseil d'État concernant les actions de la compagnie des Indes, qui est ce qu'on connaissait sous le nom de Mississipi, et sur les billets de banque. Cet arrêt diminuait par degrés les actions et les billets de mois en mois, en sorte qu'à la fin de l'année ils se trouveraient diminués chacun de la moitié de leur valeur. Cela fit ce qu'on appelle en matière de finance et de banqueroute montrer le cul, et cet arrêt le montra tellement à découvert qu'on crut tout perdu beaucoup plus à fond qu'il ne se trouva, et parce que ce n'était pas même un remède au dernier des malheurs. Argenson, qui par l'occasion de Law était arrivé aux finances, et parvenu aux sceaux, qui, dans sa gestion, l'avait finement barré en tout ce qu'il avait pu, et qui enfin s'était vu nécessité de lui quitter les finances, fut très accusé d'avoir suggéré cet arrêt par malice et en prévoyant bien tous les maux. Le vacarme fut général et fut épouvantable. Personne de riche qui ne se crut ruiné sans ressource ou en droiture, ou par un nécessaire contre-coup; personne de pauvre qui ne se vit réduit à la mendicité. Le parlement, si ennemi du système par son système, n'eut garde de manquer une si belle occasion. Il se rendit protecteur du public par le refus de l'enregistrement et par les remontrances les plus promptes et les plus fortes, et le public crut lui devoir en partie la subite révocation de l'arrêt, tandis qu'elle ne fut donnée qu'aux gémissements universels et à la tardive découverte de la faute qu'on avait commise en le donnant. Ce remède ne fit que montrer un vain repentir d'avoir manifesté l'état intérieur des opérations de Law, sans en apporter de véritable. Le peu de confiance qui restait fut radicalement éteint, jamais aucun débris ne put être remis à flot.

Dans cet état forcé, il fallut faire de Law un bouc émissaire. C'était aussi ce que le garde des sceaux avait prétendu; mais, content de sa ruse et de sa vengeance, il se garda bien de se déceler en reprenant ce qu'il avait été obligé de quitter. Il était trop habile pour vouloir des finances en chef, en l'état ou elles se trouvaient. En peu de temps de gestion, on eut oublié Law, et on s'en serait pris à lui; il en savait trop aussi pour souffrir un nouveau contrôleur général, qui, pour le temps qu'il aurait duré, eut été le maître; et c'est ce qui en fit partager l'emploi en cinq départements. Véritablement, il choisit celui qu'il voulut, et ayant ainsi remis un pied dans la finance, ses quatre collègues le furent moins que ses dépendants. Ce fut une autre comédie, que celle que donna le régent, en refusant de voir Law, amené par le, duc de La Force par la portée ordinaire, et peut-être par une suggestion du garde des sceaux, qui les haïssait tous deux, pour leur en donner la mortification; puis de voir le même Law amené des le lendemain par Sassenage, par les derrières, et reçu. M. le Duc, Mme sa mère, et tout leur entour, étaient trop avant intéressés dans les affaires de Law, et en tiraient trop gros pour l'abandonner. Ils accoururent de Chantilly, et ce fut un autre genre de vacarme que M. le duc d'Orléans eut à soutenir. L'abbé Dubois, tout absorbé dans sa fortune ecclésiastique, qui courait enfin à grands pas à lui, avait été la dupe de l'arrêt, puis n'osa soutenir Law contre l'universalité du monde. Il se contenta de demeurer neutre et inutile ami, sans que Law encore osât s'en plaindre. D'un autre côté, Dubois n'avait garde de se brouiller avec un homme dont il avait si immensément tiré, et qui, n'ayant plus d'espérance, se pouvait dépiquer à le dire. Dubois aussi n'avait garde de le protéger ouvertement contre un public entier aux abois et déchaîné. Tout cela tint encore quelque temps Law comme suspendu par les cheveux, mais sans avoir pied nulle part, ni consistance, jusqu'à ce que, comme on le verra bientôt, il fallut céder et changer encore une fois de pays.

Cet arrêt fut donné et rétracté pendant une courte vacance du conseil de régence, que j'allai passer à la Ferté. La veille de mon départ, étant allé prendre congé de M. le duc d'Orléans, je le trouvai dans sa petite galerie avec peu de monde. Il nous tira à part, le maréchal d'Estrées, moi et je ne sais plus qui encore, et nous apprit cet arrêt qu'il avait résolu. Je lui dis qu'encore que je me donnasse pour n'entendre rien en finance, cet arrêt me semblait fort hasardeux; que le public ne se verrait pas tranquillement frustrer de la moitié de son bien, avec d'autant plus de raison qu'il craindrait tout pour l'autre; qu'il n'y avait si mauvaise emplâtre qui ne valut mieux que celle-là, dont sûrement il se repentirait. On voit, par bien des endroits de ces Mémoires, que je disais souvent bien sans en être cru, et sans que les événements que j'avais prédits et qui arrivent corrigeassent pour d'autres fois. M. le duc d'Orléans me répondit d'un air serein en pleine sécurité. Les deux autres parurent de mon avis, sans dire grand'chose. Je m'en allai le lendemain, et il arriva ce que je viens de raconter.

Des que M. le duc d'Orléans eut vu Law, comme il vient d'être dit, il travailla souvent avec lui, et le mena même, le samedi 25, dans sa petite loge de l'Opéra, où il parut fort tranquille. Toutefois les écrits séditieux et les mémoires raisonnés et raisonnables pleuvaient de tous côtés, et la consternation était générale.

Le parlement s'assembla le lundi 27 mai au matin, et nomma le premier président, les présidents Aligre et Portail, et les abbés Pucelle et Menguy pour aller faire des remontrances. Sur le midi du même jour, M. le duc d'Orléans envoya La Vrillière dire au parlement qu'il révoquait l'arrêt du mercredi 22 mai, et que les actions et les billets de banque demeureraient comme ils étaient auparavant. La Vrillière, trouvant la séance levée, alla chez le premier président lui dire ce dont il était chargé. L'après-dînée, les cinq députés susdits aillèrent au Palais-Royal, furent bien reçus; M. le duc d'Orléans leur confirma ce qu'il leur avait mandé par La Vrillière, leur dit de plus qu'il voulait rétablir des rentes sur l'hôtel de ville à deux et demi pour cent. Les députés lui répondirent qu'il était de sa bonté et de sa justice de les mettre au moins à trois pour cent. M. le duc d'Orléans leur répondit qu'il voudrait non seulement les mettre à trois, mais à quatre et à cinq pour cent; mais que les affaires ne permettaient pas qu'on put passer les deux et demi. Le lendemain 28 mai on publia l'arrêt qui remit les billets de la banque au même état ou ils étaient avant l'arrêt du 22 mai, qui fut ainsi révoqué au bout de six jours, après avoir fait un si étrange effet.

Le mercredi 29, La Houssaye et Fagon, conseillers d'État et intendants des finances, furent, avec Trudaine, prévôt des marchands, visiter la banque; en même temps Le Blanc, secrétaire d'État, alla chez Law, à qui il dit que M. le duc d'Orléans le déchargeait de l'emploi de contrôleur général des finances et le remerciait des soins qu'il s'y était donnés, et que, comme bien des gens ne l'aimaient pas dans Paris, il croyait devoir mettre auprès de lui un officier de mérite et connu, pour empêcher qu'il ne lui arrivât quelque malheur. En même temps Beuzwaldt, major du régiment des gardes suisses, qui avait été averti, arriva avec seize Suisses pour rester jour et nuit dans la maison de Law. Il ne s'attendait à rien moins qu'à sa destitution ni à cette garde; mais il parut fort tranquille sur l'une et sur l'autre, et ne sortit en rien de son sang-froid accoutumé. Ce fut le lendemain que le duc de La Force mena Law chez M. le duc d'Orléans par la porte ordinaire, qui ne voulut pas le voir, et qui le vit le lendemain, conduit par Sassenage, par les derrières; depuis quoi il continua de travailler avec lui, sans s'en cacher, et à le traiter avec sa bonté ordinaire. J'ai rapporté plus haut cette comédie que donna le régent, mais d'avance et en gros, pour mettre toute la scène sous un même coup d'oeil. Le dimanche 2 juin, Beuzwaldt et ses seize Suisses se retirèrent de chez Law. On ôta l'agiotage qui se faisait dans la rue Quincampoix, et on l'établit dans la place Vendôme. Il y fut en effet plus au large et sans empêcher les passants. Ceux qui demeuraient dans cette place ne l'y trouvèrent pas si commode. Le roi abandonna à la banque les cent millions d'actions qu'il y avait.

Pendant tous ces embarras, M. le duc d'Orléans, piqué contre Argenson, auteur de l'arrêt du 22 mai, qui les avait causés, et dont les suites avaient conduit nécessairement à la destitution de Law malgré Son Altesse Royale, voulut ôter les sceaux à Argenson. Il m'en parla une après-dînée que j'étais venu de Meudon travailler avec lui, m'expliqua ses raisons en homme qui avait pris son parti, et tout de suite me proposa de me les donner. Je me mis à rire; il me dit qu'il n'y avait point à rire de cela, qu'il ne voyait que moi qu'il put en charger. Je lui témoignai ma surprise d'une idée qui me paraissait si étrange, comme s'il ne se pouvait trouver personne dans ce grand nombre de magistrats, qui put en faire dignement les fonctions, à leur défaut par impossible, par un prélat, et avoir recours à un homme d'épée qui ne savait ni ne pouvait savoir un mot de lois, de règles et des formes pour l'administration des sceaux. Il me répondit: qu'il n'y avait rien de plus simple ni de plus aisé; que cette administration n'était qu'une routine que j'apprendrais en moins d'une heure, et qui s'apprenait toute seule en tenant le sceau. J'insistai à lui faire chercher quel qu'un. Il prit donc l'Almanach royal, et eut la patience de me lire nom par nom la liste de tous les magistrats principaux par leurs places ou par leur simple réputation, et de me détailler sur chacun ses raisons d'exclusion. De la, il passa au conseil de régence avec les mêmes raisons d'exclusion sur chacun; enfin aux prélats, mais légèrement, parce qu'en effet il n'y en avait point sur qui on put s'arrêter.

Je lui contestai plusieurs exclusions de magistrats, celle surtout, du chancelier. J'insistai même sur quelques-uns du parlement, comme sur Gilbert de Voisins, mais sans pouvoir nous persuader l'un l'autre. Je lui dis que je comprenais que les sceaux étaient pour un magistrat une fortune par l'autorité, le rang, la décoration pour leur famille à laquelle ils ne pouvaient résister; que je ne pouvais être touché de pas une de ces raisons, parce qu'aucune ne pouvait me regarder; que les sceaux ne décoreraient point ma maison, qu'ils n'apporteraient aucun changement à mon rang, à mon habit, à mes manières, mais qu'ils m'exposeraient à la risée de ceux qui me verraient tenir le sceau, et à me casser la tête à apprendre un métier que je cesserais de faire avant que d'en savoir à peine l'écorce; que de plus je ne voulais hasarder ni ma conscience, ni mon honneur, ni le bien précieux de son amitié, en scellant ou refusant bien ou mal à propos des édits et des déclarations qu'il m'enverrait ou des signatures à faire d'arrêts du conseil rendus sous la cheminée. Le régent ne se paya d'aucune de ces raisons. Il essaya de m'exciter par la singularité de la chose et par les exemples du premier maréchal de Biron et du connétable de Luynes . Ils ne m'ébranlèrent point, de sorte que la discussion dura plus de trois grosses heures. Je voulus m'en aller plusieurs fois sous prétexte qu'il y avait loin à Meudon, et toujours je fus retenu. À la fin, de guerre lasse, il me permit de m'en aller, mais à condition qu'il m'enverrait le lendemain deux hommes à Meudon, qu'il ne me nomma point, qui peut-être me persuaderaient, et qu'il me demandait instamment d'entretenir et d'écouter tant qu'ils voudraient; il fallut bien y consentir, et cerne fut encore après qu'avec peine qu'il me laissa aller.

Le lendemain matin je ne vis point de harangueur arriver; mais à la moitié du dîner, où j'avais toujours bien du monde, je vis entrer le duc de La Force et Canillac. Ce dernier me surprit fort. Je n'avais jamais eu de commerce avec lui que de rencontres rares, je l'avais vu chez moi et chez lui quatre ou cinq fois dans la première quinzaine de la régence; oncques depuis nous ne nous étions vus que d'un bout de table à l'autre, au conseil de régence, depuis qu'il y fut entré, et sans nous approcher devant ni après, ni nous rencontrer ailleurs. On a vu ici qu'il s'était livré à l'abbé Dubois, au duc de Noailles, à Stairs, et qu'il l'était totalement au parlement, et on y a vu aussi son caractère. Leur arrivée n'allongea pas le repas. Ils mangèrent en gens pressés de finir, et à peine le café pris ils me prièrent de passer dans mon cabinet. Ils étaient venus ferrés à glace, et je ne pus douter que M. le duc d'Orléans ne leur eût rendu tout le détail de la si longue discussion que j'avais eue avec lui sur les sceaux, l'après-dînée de la veille. M. de La Force ouvrit non pas la conférence, mais le plaidoyer qui ne fut pas court. Canillac ensuite, qui se plaisait à parler et qui parlait bien, mais sans cesse, se donna toute liberté. Leur grand argument fut: l'absolue nécessité de se défaire entièrement du garde des sceaux, dont l'infidélité causée par sa jalousie de Law, avait produit ce fatal arrêt du 22 mai, uniquement pour perdre Law, sans se soucier du péril où il jetait M. le duc d'Orléans, en mettant au net ce qui ne pouvait être tenu trop caché, et qui de plus était en partie le fruit de toutes les entraves qu'il avait jetées sans cesse à toute l'administration de Law et a ses opérations; les menées du parlement plus envenimées que jamais contre M. le duc d'Orléans, et plus organisées, devenu plus habile en ce genre et plus précautionné, en même temps plus furieux par la leçon que lui avait donné le lit de justice des Tuileries, qu'il ne pardonnerait jamais; l'impossibilité, par conséquent, de choisir qui que ce put être de cette compagnie pour les sceaux, exclusion qui regardait également le chancelier par son attachement extrême et irrémédiable pour ce corps dont il sortait et dont il faisait sa divinité; qu'il fallait dans les conjonctures présentes un garde des sceaux dont l'attachement à M. le duc d'Orléans fut tel, qu'il n'en put jamais douter, que rien ne put ébranler, qui fut connu pour tel, et qui imposât par la une crainte et un embarras qui troublât la cabale et ses résolutions. Avec cela ils me faisaient beaucoup d'honneur; mais rien ne coûte quand on veut persuader avec des propos tels qu'ils me dirent, un homme de tête, d'esprit, de courage, de réputation intacte sur l'honneur, la vérité, l'intérêt ; surtout connu pour n'en avoir jamais voulu avoir avec les actions ni la banque; intact sur les finances dont il ne se serait jamais voulu mêler, qui eut de la dignité, qui la connut, qui fut jaloux de l'autorité royale, enfin qui eut la parole à la main et qui fut incapable de crainte pour savoir soutenir les remontrances et les divers efforts du parlement, le contenir par ses réponses et préserver le régent de faiblesse qui lui serait soufflée de toutes parts, à laquelle il n'était que trop naturellement enclin, et qui serait sa perte certaine et bien projetée dans les circonstances présentes. Qu'il ne fallait point se flatter de trouver dans le conseil aucun magistrat capable de ce poids, qui ne sentît la robe, qui n'aimât ou ne craignît le parlement, qui ne fut entraîné à mollir à l'aspect de l'état des finances, qui fut bien supérieur au plaisir de voir l'embarras ou on était tombé pour s'être opiniâtrement écarté de toutes les routes connues et battues; qui ne fut affaibli par les cris que les menées du parlement et de ses adjoints aigrissaient et augmentaient sans cesse; qui par-dessus tout ne songeât a sa conservation et qui ne fut effrayé de ce qu'on lui ferait envisager au bout de la régence, qui ne le fut même des hasards de l'intérieur du régent avant même la fin de la régence. Qu'il était également inutile de rien espérer d'aucun de ceux qui composaient le conseil de régence, presque tous incapables, faibles, effrayés, entraînés, le reste ou ignorants ou plus que très suspects, et dont l'esprit et la capacité serait extrêmement dangereuse. M. de La Force reprit la parole, mais je leur, proposai alors d'aller achever la conversation qui avait déjà duré près de trois heures, en prenant l'air sur la terrasse qui mène aux Capucins.

Chemin faisant M. de La Force essaya de me tenter tout bas par le plaisir de mortifier le parlement et le premier président par moi-même, après tout ce qui s'était passé sur le bonnet, et de me montrer à eux sous le visage sévère, et supérieur que j'emprunterais des sceaux dont il m'étala les occasions continuelles et la satisfaction que j'aurais d'en profiter en servant bien l'État et M. le duc d'Orléans. Canillac s'était peu à peu écarté en sorte qu'il ne pouvait entendre, jeu ne sais si ce fut de hasard ou de concert, mais il se rapprocha et il fut de la fin de cette sorte de conversation avec la légèreté d'un homme d'esprit qui, sans s'éloigner de ses préjugés, ne laisse pas de profiter de tout pour arriver au but qu'il s'était proposé à mon égard. Le beau temps et la belle vue de cette terrasse firent quelques moments de trêve au sérieux que nous traitions; nous gagnâmes ainsi le bout de la terrasse et ce qu'on appelle le bastion des Capucins; là nous nous assîmes, et quoique la vue y soit encore plus admirable, la conversation se reprit incontinent.

On peut juger que jusqu'alors ils n'avaient pas parlé seuls et que j'avais pris quelquefois la parole, quoique avec Canillac il fut aisé de la laisser reposer. Ce fut ici ou ils m'exposèrent le plus au long le péril dont M. le duc d'Orléans était menacé, les vues et les menées du parlement appuyé de beaucoup de gens considérables, du mécontentement, public, du désordre des affaires, de la perspective de la majorité, qui n'était plus éloignée que de trois ans moins quelques mois. L'exposé fut long et vif, les noms des gens considérables suspects et plus que suspects; leurs intrigues, leurs vues, leurs intérêts n'y furent pas oubliés; j'y admirai souvent que Canillac consentît a tout ce qui était allégué là-dessus par le duc de La Force, et que lui-même, protecteur public du parlement, du premier président, lui, ami du maréchal de Villeroy, qui a force de recherches l'avait gagné, et si enclin au duc du Maine, chargeât encore le tableau sur leur compte. Je ne pus m'empêcher de lui dire quelquefois que, si j'en avais été cru, et si je n'avais pas trouvé des contrebatteries si fortes, qui avaient fait jouer tant de ressorts en tout temps auprès de M. le duc d'Orléans, ni le parlement, ni pas un de tous ceux dont ils me parlaient et dont ils ne me cachaient pas les noms, ne serait pas maintenant en situation de se faire considérer, ni de causer la moindre réflexion à faire, et je regardais Canillac qui baissait les yeux. Il était vrai que le parlement, et tous ceux qui, avec M. et Mme du Maine, avaient été si déconcertés et si effrayés, avaient enfin peu à peu repris leurs esprits et travaillèrent de nouveau, fondés sur le mépris de la mollesse qui avait suivi tant d'éclat de si près. Mais je ne voyais pas en quoi les sceaux entre mes mains pouvaient remédier à ces menées dont le décri et le dévoilement des affaires était le trop apparent fondement, la légèreté et la faiblesse naturelles de M. le duc d'Orléans, l'appui: ce fut là tout l'argument de ma défense. Je leur fis les mêmes réponses que j'avais faites la veille a M. le duc d'Orléans, et les priai de remarquer que les cris publics sur l'état des finances, démasqué par l'arrêt du 22 mai, éclataient principalement contre les routes détournées de la conduite des finances, que ce n'était donc pas le temps d'en prendre une autre, pour une autre partie du ministère et de l'administration, qui, pour n'avoir pas le même danger ni la même conséquence, n'en paraîtrait pas moins extraordinaire et insolite, et ne ferait qu'augmenter le murmure contre ce goût du nouveau, quand on verrait un homme d'épée avoir les sceaux, et son ignorance à les tenir exposée aux brocards du dépit de toute la robe de les voir hors de ses mains.

Je ne finirais point si je voulais rapporter tout ce qui fut dit et discuté de part et d'autre. Je me contenterai de dire que je fus pressé par ces deux hommes, qui y employèrent tout leur esprit, comme si d'accepter ou de refuser les sceaux, la fortune, le salut, la vie de M. le duc d'Orléans eut été entre mes mains, et n'eut dépendu que du parti qu'à cet égard j'allais prendre; je n'en pus être persuadé, et je ne me rendis point. Enfin la nuit nous gagnant, et il faut remarquer que c'était dans la fin de mai, par le plus beau temps du monde, je leur proposai le retour. Tout le chemin fut encore employé de leur part au pathétique, à la fin aux regrets, à m'annoncer ceux que les événements que j'aurais empêchés me causeraient, et à tous les propos de gens qui s'étaient promis de réussir, et qui s'en voyaient déçus. En arrivant au château neuf, je me gardai bien d'entrer chez moi; je les conduisis où était la compagnie, avec laquelle je me mêlai pour me défaire de mes deux hommes, qui près de sept heures durant m'avaient fatigué à l'excès. Leur voiture les attendait depuis longtemps, ils causèrent un peu debout avec le monde, enfin me dirent adieu et s'en aillèrent.

Je n'ai jamais compris cette fantaisie de M. le duc d'Orléans, encore moins l'acharnement de Canillac à me persuader. J'ai toujours cru que, M. le duc d'Orléans y allait de bonne foi, pour avoir dans la place des sceaux un homme parfaitement sur et ferme qui l'aiderait et le fortifierait à se débarrasser des menées et des entreprises du parlement, et qui toutefois par ce qu'il en avait expérimenté sur l'affaire du duc du Maine lors du lit de justice des Tuileries, et sur la personne aussi du premier président, ne le mènerait pas trop loin; M. de La Force aussi, ravi d'être chargé de quelque commission que ce fut, bien aise de voir ôter les sceaux à la robe, et d'y voir un duc ulcéré contre le premier président et le parlement, en place de les barrer et de les mortifier. L'abbé Dubois, avec qui je n'étais pas bien, et que j'avais depuis outré par l'aventure que j'ai racontée sur son sacre, sans lequel rien d'important ne se faisait alors, aurait, je crois, voulu m'embarquer dans quelque ânerie, me commettre avec le parlement, et le raccommoder avec le régent à mes dépens, pour de pique me faire abandonner la partie, et me retirer tout à fait. Law, de son côté, qui m'avait toujours courtisé, et qui savait qu'il ne lui en avait rien coûté, quelque presse qu'il m'en eut faite et fait faire par M. le duc d'Orléans, et qui était bien sur que je ne voulais en aucune sorte me mêler de finance, me voulait aux sceaux comme un homme sûr et ferme qui ne mollirait point, qui ne le barrerait et ne le tracasserait point, qui tiendrait en bride ceux des départements des finances qui le voudraient faire, quand je verrais la raison de son côté, qu'il serait à portée de me faire entendre; de qui il n'aurait à craindre ni la haine, ni la jalousie, ni l'envie auprès de M. le duc d'Orléans, et qui donnerait du courage et de la dignité à ce prince à l'égard du parlement et de la cabale qui lui était unie. Ces réflexions ne me vinrent qu'après cette conférence si longue de Meudon, dont la persécution les produisit le lendemain. Canillac me haïssait de jalousie de la confiance de M. le duc d'Orléans, et de ricochet du duc de Noailles, du premier président, etc. Son ambassade et la prodigalité de son éloquence à me persuader ne pouvaient venir de sa part que de l'espérance de me jeter dans quelque sottise dans l'administration des sceaux, dont lui et ses amis pussent profiter avec avantage. Mais rien de tout cela n'eut part à mon refus. Ces raisonnements ne se présentèrent à moi qu'après coup: faire un métier important et fort éclairé dont j'ignorais les premiers éléments, m'exposer à expédier des édits, déclarations, arrêts, mauvais, iniques, peut-être pernicieux, sans en connaître la force, le danger, les suites, ou les refuser nettement, voila les raisons qui me frappèrent d'abord, et dont rien ne put me faire revenir. Une autre raison, mais qui aurait cédé à de meilleures, fut d'éviter de me donner une singularité passagère qui ferait encore raisonner sur le goût des choses inusitées, laquelle ne me donnait ni rang, ni illustration, ni rien, dont je susse que faire, et qui ne m'apportait qu'un travail aveugle par mon ignorance en ce genre, et fort ingrat d'ailleurs.

Mon refus, sans plus d'espérance de me persuader, rapporté à M. le duc d'Orléans dans ces moments critiques où il n'en fallait perdre aucun pour prendre un parti, devint la matière d'une délibération subite où je ne fus point appelé, et qui ne se prit qu'entre M. le duc d'Orléans, l'abbé Dubois et Law. Le résultat fut que Law irait trouver le chancelier qu'on savait qui se mourait d'ennui d'être à Fresnes; que le chevalier de Conflans, cousin germain, ami intime du chancelier, et raisonneur fort avec beaucoup d'esprit, l'accompagnerait de la part de M. le duc d'Orléans, dont il était premier gentilhomme de la chambre; que Law expliquerait l'état présent des affaires, sonderait si le chancelier se rendrait traitable, et si on pouvait compter que la cire deviendrait molle entre ses mains, ses dispositions pour lui Law; enfin si on pourrait se fier à lui à l'égard du parlement, non sur sa probité dont on ne pouvait être en peine, mais bien de son goût, de son affection et de son espèce de culte à l'égard de cette compagnie. Conflans devait essayer de l'effrayer par la menace d'une continuation d'exil sans fin et sans terme, même après la régence, que la fin de tout crédit de M. le duc d'Orléans, et lui en faire briller aux yeux les grâces, la confiance, le retour actuel avec les sceaux, s'il se voulait résoudre de bonne grâce à ce qu'on désirait de lui. Trois ans et demi de séjour à Fresnes avaient adouci les moeurs d'un chancelier de cinquante ans, qui avait compté que, parvenu de si bonne heure à la première place, il en jouirait et avancerait sa famille. Ces espérances se trouvaient ruinées par l'exil, et il se trouvait beaucoup plus éloigné de l'avancer et d'accommoder ses affaires domestiques que s'il fut demeuré procureur général. Conflans profita de ces dispositions qui ne lui étaient pas inconnues, et que l'ennui de l'exil grossissait. Le beau parler de Law trouva des oreilles bien disposées. Le chancelier s'accommoda à tout, et le publie, quand il fut informé, le reçut froidement et s'écria : Et homo factus est

M. le duc d'Orléans, certain du bon succès du voyage, envoya, le vendredi 7 juin, l'abbé Dubois demander les sceaux à Argenson, qui les rapporta à M. le duc d'Orléans l'après-dînée du même jour, et comme il les avait non en commission à l'ordinaire, mais en charge, enregistrée au lit de justice des Tuileries, il en remit en même temps sa démission. Il ne jouit donc pas longtemps du fruit de son insigne malice. Les amis de Law après le premier feu passé la firent sentir au régent, tirèrent sur le temps et culbutèrent le garde des sceaux sans que l'abbé Dubois, qui, entre lui et Law, nageait entre deux eaux, osât soutenir son ancien ami. Le chancelier arriva dans la nuit qui suivit la remise des sceaux, alla sur le midi au Palais-Royal, suivit M. le duc d'Orléans aux Tuileries où le roi lui remit les sceaux; mais comme il les dut à Law, qui le ramena de Fresnes, ce retour fit la première brèche à une réputation jusque-là la plus heureuse, et qui n'a cessé de baisser depuis et de tomber tout à fait par divers degrés et par différents événements. Argenson n'avait pas perdu son temps; il était né pauvre, il se retira riche, ses enfants tous jeunes bien pourvus, en place avant l'âge, son frère chargé de bénéfices. Il témoigna une grande tranquillité, qui dans peu lui coûta la vie, sort ordinaire de presque tous ceux qui se survivent à eux-mêmes. Sa retraite fut sans exemple. Ce fut dans un couvent de filles dans le faubourg Saint-Antoine, qui s'appelle la Madeleine de Tresnel, ou il s'était accommodé depuis longtemps un appartement dans le dehors qu'il avait rendu beau et complet, commode comme une maison, ou il allait tant qu'il pouvait depuis longues années. Il avait procuré, même donné beaucoup à ce couvent, à cause d'une Mme de Veni, qui en était supérieure, qu'il disait sa parente, et qu'il aimait beaucoup. C'était une personne fort attrayante, et qui avait infiniment d'esprit, dont on ne s'est pas avisé de mal parler. Tous les Argenson lui faisaient leur cour; mais ce qui était étrange, c'est qu'étant lieutenant de police, elle sortait lorsqu'il était malade pour venir chez lui et demeurer auprès de lui. Il conserva le rang, l'habit et toutes les marques de garde des sceaux, mais pour sa chambre; car il n'en sortit plus que deux ou trois fois pour aller voir M. le duc d'Orléans par les derrières, qui lui continua toujours beaucoup de considération; l'abbé Dubois aussi qui le fut voir plusieurs fois. Hors deux ou trois amis particuliers et sa plus étroite famille, il ne voulut voir personne, et s'ennuya cruellement; c'est ce même couvent dont après sa mort, et cette même Mme de Veni, dont Mme la duchesse d'Orléans a depuis fait ses délices.

CHAPITRE II. §

Conférence de finance singulière au Palais-Royal. — Création de rentes à deux et demi pour cent enregistrées. — Diminution des espèces. — Des Forts presque contrôleur général. — Les quatre frères Pâris exilés. — Papiers publics solennellement brûlés à l'hôtel de ville. — Caractère de Trudaine, prévôt des marchands. — M. le duc d'Orléans m'apprend sa résolution d'ôter le prévôt des marchands, de mettre Châteauneuf en sa place, de chasser le maréchal de Villeroy et de me faire gouverneur du roi; à quoi je m'oppose avec la dernière force, et je l'emporte: mais il ne me tient parole que sur le dernier. — Trudaine remercié. — Châteauneuf prévôt des marchands. — Trudaine et le maréchal de Villeroy sont tôt informés au juste de tout ce tête-à-tête, sans qu'on puisse imaginer comment, et avec des sentiments bien différents l'un de l'autre. — Conduite étrange du maréchal de Villeroy. — Il est visité par les harengères dans une attaque de goutte. — Emplois des enfants d'Argenson. — Baudry lieutenant de police. — M. le duc d'Orléans renvoie gracieusement les députés du parlement au chancelier. — Arrêt célèbre sur les pierreries. — Sutton succède à Stairs. — Courtes réflexions. — Continuation de la brûlerie par le nouveau prévôt des marchands. — Édit pour rendre la compagnie des Indes, connue sous le nom de Mississipi, compagnie exclusivement de commerce. — Effets funestes de cet édit. — Gens étouffés à la banque. — Le Palais-Royal menacé. — Law insulté par les rues; ses glaces et ses vitres cassées. — Il est logé au Palais-Royal. — Le parlement refuse d'enregistrer l'édit. — Ordonnance du roi étrange. — Précautions; troupes approchées de Paris. — Conférence au Palais-Royal entre M. le duc d'Orléans et moi. — Petit conseil tenu au Palais-Royal. — Impudence de Silly. — Translation du parlement à Pontoise. — Effronterie du premier président, qui tire plus de trois cent mille livres de la facilité de M. le duc d'Orléans, pour le tromper, s'en moquer, et se raccommoder avec le parlement à ses dépens. — Le parlement refuse d'enregistrer sa translation, puis l'enregistre en termes les plus étranges. — Arrêt de cet enregistrement. — Conduite du premier président. — Dérision du parlement à Pontoise, et des avocats pareille. — Foule d'opérations de finance. — Des Forts en est comme contrôleur général. — Profusion de pensions. — Maréchal de Villars cruellement hué dans la place de Vendôme. — L'agiotage qui y est établi transporté dans le jardin de l'hôtel de Soissons. — Avidité sans pareille de M. et de Mme de Carignan. — Law, retourné du Palais-Royal chez lui, fort visité. — Les troupes approchées de Paris renvoyées. — Peste de Marseille.

L'après-dînée du jour que les sceaux furent rendus au chancelier d'Aguesseau, il assista a une assemblée fort singulière qui fut tenue par M. le duc d'Orléans, ou se trouvèrent le maréchal de Villeroy, seul du conseil de régence, des Forts, Ormesson, beau-frère du chancelier, et Caumont, tous trois conseillers d'État, et ayant des départements de finance de la dépouille de Law, les cinq députés du parlement susdits pour les remontrances qui étaient: le premier président, les présidents Aligre et Portail, et deux conseillers clercs de la grand'chambre, les abbés Pucelle et Menguy, et La Vrillière, en cas qu'on eut besoin de plume et qu'il y eut des ordres a donner ou des expéditions a faire. Le fruit de cette conférence fut l'enregistrement de l'édit de création de rentes sur l'hôtel de ville à deux et demi pour cent, qui fut fait au parlement le surlendemain lundi 10 juin, qui fut publié le lendemain; on publia en même temps un arrêt pour la diminution des monnaies à commencer au 1er juillet suivant. Par la retraite d'Argenson, des Forts, sans en avoir le titre ni la fonction précise devint comme contrôleur général. À l'égard de force arrêts et autres opérations de finance, et de mutations de départements et de bureaux, c'est de quoi je continuerai a ne pas charger ces Mémoires. Je dirai seulement que les quatre frère Paris, dont j'ai parlé ailleurs, furent exilés en Dauphiné. Ils ont depuis été les maîtres du royaume sous M. le Duc, et ils le sont à peu près redevenus aujourd'hui, c'est-à-dire les deux qui sont demeurés en vie .

On cherchait depuis quelque temps à ranimer quelque confiance, et on crut qu'un des plus utiles moyens d'y parvenir serait d'anéantir si authentiquement les papiers publics acquittés, qu'il ne pût rester le moindre soupçon qu'on en pût remettre aucun dans le commerce et gagner dessus de nouveau. On prit donc le parti de les remettre toutes les semaines par compte au prévôt des marchands, qui les brûlait solennellement à l'hôtel de ville en présence de tout le corps de ville et de quiconque y voulait assister, même bourgeois et peuple. Trudaine, conseiller d'État, était prévôt des marchands : c'était un homme dur, exact, sans entregent et sans politesse, médiocrement éclairé, aussi peu politique, mais pétri d'honneur et de justice, et universellement reconnu pour tel: il devait tout ce qu'il était au feu chancelier Voysin, mari de sa soeur, et il n'avait pas pris d'estime, ni encore moins d'affection dans ce tripot-là pour M. le duc d'Orléans, ni pour son gouvernement. Il ne s'était point caché de toute l'horreur qu'il avait pour le système et pour tout ce qui s'était fait en conséquence. Ce magistrat s'expliqua si crûment à l'occasion de ce brûlement de billets et de quelques méprises qui s'y commirent de la part de ceux dont il les recevait, que ces messieurs offensés aigrirent M. le duc d'Orléans, et lui persuadèrent qu'au temps scabreux ou on était du côté de la confiance et du peuple, l'emploi de prévôt des marchands ne pouvait être en de plus dangereuses mains. À cette disposition, Trudaine mit le comble par un propos imprudent qui lui échappa de surprise en public à un brûlement de billets, comme si quelques-uns de ceux-là lui eussent déjà passé par les mains. Tout aussi [tôt] M. le duc d'Orléans en fut informé, et il est vrai que ce discours fut promptement débité et commenté, et qu'il ne fit pas un bon effet pour la confiance. Un jour ou deux après, je vins de Meudon travailler avec M. le duc d'Orléans à mon ordinaire; dès que je parus (et le premier président était seul dans une grande pièce du grand appartement qui donne dans le petit): « Je vous attends avec impatience, me dit le régent, pour vous parler de choses importantes; » et s'enfonçant dans cette autre vaste pièce où était l'estrade et le dais, se mit à se promener avec moi et me conta toute l'affaire de l'hôtel de ville comme on la lui avait rendue, ajouta tout de suite que c'était un complot du maréchal de Villeroy et du prévôt des marchands, et qu'il avait résolu de les chasser tous deux.

Je lui laissai jeter son feu, puis j'essayai à lui ôter ce complot de la tête, en lui faisant le portrait de Trudaine. Je condamnai sa rusticité, je blâmai surtout son imprudence, en remontrant qu'elle ne méritait ni un éclat ni un affront tel que de l'ôter de place avant la fin de sa prévôté, mais bien un avertissement un peu ferme d'être plus mesuré dans ses paroles. Pour donner plus de poids aux miennes, je lui dis que ce n'était point par amitié pour Trudaine que je lui parlais, puisqu'il pouvait se souvenir qu'il m'avait accordé son agrément d'une place d'échevin de Paris pour Boulduc, apothicaire du roi, très distingué dans son métier, et que j'aimais mois beaucoup de tout temps; que là-dessus je l'avais demandée à Trudaine, qui me l'avait refusée avec la dernière brutalité. Le régent s'en souvint très bien, mais insista toujours, et moi aussi. L'altercation fut encore plus vive sur le maréchal de Villeroy. Je lui représentai le double danger, dans un temps aussi critique, de toucher pour la seconde fois à l'éducation du roi, après l'avoir ôtée au duc du Maine, et quels affreux discours cela ferait renouveler dans un public outré du désespoir de sa fortune pécuniaire et parmi un peuple qu'on cherchait à soulever; à l'égard du prévôt des marchands, que ce serait confirmer toute l'induction que les malintentionnés voudraient tirer de son imprudence, et perdre toute confiance et tout crédit à jamais que d'ôter à cette occasion un homme de cette réputation d'honneur, de probité, de justice et d'amour pour la droiture; qu'on ne manquerait pas d'en conclure qu'on avait voulu jouer encore des gobelets et imposer au monde en brûlant de faux papiers, et remettre les véritables dans le public; enfin, que c'était une violence sans exemple d'ôter un prévôt des marchands avant l'expiration de son temps, parce que celui-ci n'avait pu se prêter à une si indigne supercherie.

M. le duc d'Orléans, résistant à toutes ces remontrances par la persuasion du danger encore plus grand ou il s'exposait en laissant ces deux hommes en place, me déclara que son parti était pris, et de me faire gouverneur du roi, et Châteauneuf prévôt des marchands. Je m'écriai que jamais je n'accepterais la place de gouverneur du roi, que plus je lui étais attaché, à lui régent, moins j'en étais susceptible; qu'il devait se souvenir qu'il en était convenu, lorsque, avant la mort du roi, nous traitions cette matière; qu'il ne pouvait pas avoir oublié tout ce que je lui en avais dit encore, il n'y avait pas si longtemps, quand il avait voulu alors ce qu'il voulait de nouveau aujourd'hui. Venant après à l'autre point, je le priai de considérer que Châteauneuf était Savoyard de famille, né en Savoie, où il avait été président de la cour supérieure de Chambéry, étranger par conséquent, et bien que naturalisé, ci-devant ambassadeur à la Porte, en Portugal, en Hollande, conseiller au parlement et maintenant conseiller d'État, il était exclu par les lois municipales de la ville de Paris; que quelque justice et bon et sage devoir qu'il eut fait à Nantes, à la tête de la commission du conseil, cette commission était en gros triste et fâcheuse pour servir de degré à revêtir les dépouilles d'un magistrat populaire, cher par sa vertu, et [que c'était] offenser doublement Paris en le lui ôtant, pour mettre un étranger à sa place, contre toutes les règles et les lois de la ville et contre tout exemple. M. le duc d'Orléans, demeurant ferme sur tous les points, et avec une vivacité qui m'effraya, je me jetai à ses genoux, je les embrassai de mes deux bras, je le conjurai par tout ce qui me vint de plus touchant, tandis qu'il trépignait d'embarras pour me faire quitter prise; je protestai que je ne me relèverais point qu'il ne m'eût donné sa parole de ne pas toucher au maréchal de Villeroy et à Trudaine et de les laisser dans leurs places. Enfin, il se laissa toucher ou arracher, et il me le promit à plusieurs reprises, que j'exigeai avant de me vouloir relever. Quoique j'abrège fort ici le récit de cette longue scène, j'en rapporte tout l'essentiel. Nous travaillâmes ensuite assez longtemps et je m'en retournai à Meudon, où je passais tous les étés en bonne compagnie et ne venais à Paris que pour les affaires, sans y toucher.

Le lendemain, sans aller plus loin, le prince de Tingry entre autres vint dîner à Meudon, qui d'abordée nous dit la nouvelle qui s'était répandue comme il allait partir, que Trudaine était remercié et Châteauneuf mis en sa place. Je cachai ma surprise autant qu'il me fut possible et mon trouble secret sur le maréchal de Villeroy. Je compris bien qu'il n'y avait rien encore à son égard, puisqu'on n'en parlait point; mais un manquement de parole si prompt sur l'un m'inquiéta fort pour l'autre, non par estime ni par amitié, non pour moi, qui étais bien résolu à refuser très nettement et constamment la place de gouverneur du roi, mais pour M. le duc d'Orléans et toutes les suites que je prévoyais de l'ôter de cette place. Mais heureusement il n'en fut plus question pour lors. Je ne sais si la parole que j'avais moins obtenue qu'arrachée ne fut donnée que pour se dépêtrer de moi, ou si les mêmes qui lui avaient fait prendre ces résolutions le poussèrent de nouveau depuis que je l'eus quitté. Je croirais plutôt le premier, et que, si M. le duc d'Orléans avait eu un successeur tout prêt pour le maréchal de Villeroy comme il en avait un pour Trudaine, le maréchal eut sauté avec lui. L'abbé Dubois aimait Châteauneuf depuis qu'il l'avait pratiqué en Hollande, quoiqu'il y fut peu au gré des Anglais. Il était pauvre et mangeur; ses ambassades l'avaient incommodé, malgré celle de la Porte; il avait [des besoins] ; la prévôté des marchands était propre à les remplir, et M. le duc d'Orléans avait toujours eu du goût pour lui.

À quatre jours de là, il y eut conseil de régence et j'étais de mois pour les placets. J'allai donc aux Tuileries un peu avant le conseil me mettre dans la pièce qui précédait celle où on le tenait, derrière le fauteuil du roi et la table des placets, entre deux maîtres des requêtes pour les recevoir, c'est-à-dire pour les voir jeter sur la table et les voir prendre après par les maîtres des requêtes et m'en rendre compte, et après tous trois à M. le duc d'Orléans, après les avoir entièrement dégrossis. L'un de ces deux maîtres des requêtes se trouva être Bignon, mort jeune depuis conseiller d'État, fils du conseiller d'État intendant de Paris, ami intime de Mlle Choin, duquel j'ai parlé à l'occasion du mariage de Mme la duchesse de Berry, ou on a vu ma liaison avec les Bignon et son ancienne cause. Il était neveu de Bignon, aussi conseiller d'État, qui avait été prévôt des marchands. Il me dit que son oncle ne se portait pas bien, mais qu'il ne laisserait pas de m'aller chercher à Meudon s'il pouvait, qu'il avait à me parler, qu'il en était même pressé, et qu'il l'avait chargé de savoir de moi si et quand il me pourrait trouver chez moi à Paris. Je le priai de dire à son oncle que je passerais chez lui au sortir du conseil avant de retourner à Meudon. J'y allai donc. Des que Bignon me vit, il me dit que, si Trudaine avait osé aller à Meudon, il y aurait couru me témoigner toute sa reconnaissance; que, ne pouvant la contenir, il l'avait chargé de m'assurer que je m'étais acquis en lui un serviteur à jamais, et de là un torrent de louanges et de remerciements; moi, qui de ma vie n'avais eu le moindre commerce avec Trudaine, et qui n'imaginais pas ce que Bignon me voulait dire, je demeurai fort surpris. Il me dit que je ne devais pas être si réservé, qu'ils savaient tout, et de la me raconta de mot à mot toute la conversation entière que j'avais eue avec M. le duc d'Orléans tête à tête, et que je viens de rapporter en gros; alors mon étonnement fut extrême. Je niai d'abord tant que je pus, mais je n'y gagnai rien. Le récit de tout fut exact, et pour l'ordre jusque pour la plupart des termes; enfin, l'action de la fin, tout me fut rendu par Bignon dans une si étrange justesse que je ne pus malgré moi désavouer, et que je fus réduit à lui demander et à Trudaine le secret pour toute reconnaissance. Ils me le gardèrent sur le maréchal de Villeroy, dont Bignon sentit la conséquence; mais ils ne s'y purent soumettre sur l'autre point; ils publièrent ce que Trudaine me devait. Il me vint voir au bout de quelque temps et m'a cultivé toute sa vie. Il faut dire, à l'honneur de son fils, que jusqu'à aujourd'hui il ne l'a pas oublié. D'imaginer après comment cela s'est su: si un valet relaissé entre deux portes où M. le duc d'Orléans lui-même aurait rendu la conversation et avec cette longueur et cette justesse, c'est ce que je n'ai jamais pu démêler. Je ne voulus pas en parler à M. le duc d'Orléans, et je n'ai pu tirer de Bignon ni de Trudaine comment ils l'avaient sue quoi que j'aie pu faire. Comme elle vint à eux, il n'est pas surprenant qu'elle ne transpirât jusqu'au maréchal de Villeroy. Ce que j'y gagnai fut rare: sa malveillance, qui ne put me pardonner d'avoir pu remplir sa place, non pas même en faveur de ce que je l'avais refusée et que je la lui avais fait conserver. Il avait déjà eu la même crainte à mon égard, car ceci était une récidive; mais il n'en avait eu que le soupçon et non la certitude, comme en celle-ci qui produisit en lui ce sentiment bas à force d'orgueil et d'insolence, et si opposé a celui d'un honnête homme. On le lui verra bien renouveler dans quelque temps.

Ce n'était pas sans raison, comme on a déjà vu en bien des endroits, mais raison toute récente, que le maréchal de Villeroy pesait rudement à M. le duc d'Orléans dans la place de gouverneur du roi. Il n'y avait rien qu'il n'eût mis en usage depuis la régence pour se rendre agréable au parlement et au peuple. M. de Beaufort lui avait tourné la tête. Il crut qu'avec la confiance que le feu roi lui avait marquée dans les derniers temps de sa vie, ce qu'il pouvait penser attendre des troupes qu'il avait si longtemps commandées, se trouvant doyen des maréchaux de France, et le roi entre ses mains, le gouvernement de Lyon, où il était de longue main maître absolu et son fils entièrement dans sa dépendance capitaine des gardes du corps, c'était de quoi balancer l'autorité du régent et faire en France le premier personnage. Par cette raison il affecta de s'opposer à tous les édits bursaux, à Law, aux divers arrangements de finances, à tout ce que le parlement répugnait à enregistrer. Il rendit, tant qu'il put, la vie dure au duc de Noailles tant que celui-ci eut les finances, quoique encore plus indécent et bas valet du parlement que lui, quoiqu'il ne s'en mêlât que bien superficiellement, ainsi que de toutes autres affaires. On a vu son attachement au duc du Maine, le désespoir qu'il marqua quand l'éducation lui fut ôtée, son engagement et ses frayeurs quand ce bâtard fut arrêté, avec quelle bassesse et quelle importunité pour le roi il en faisait les honneurs et le montrait aux magistrats à toutes heures qu'ils se présentaient, comme il les distinguait sur qui que ce put être, l'affectation avec laquelle il faisait voir le roi au peuple qui s'en était pris de passion à proportion qu'il s'était pris de haine contre le feu roi, et que les ennemis de M. le duc d'Orléans le décréditaient parmi ce même peuple.

Ce fut aussi de ce dernier article que le maréchal se servit le plus dangereusement. Il portait sur lui la clef d'une armoire ou il faisait mettre le pain et le beurre de la Muette dont le roi mangeait, avec le même soin et bien plus d'apparat que le garde des sceaux celle de la cassette qui les renferme, et fit un jour une sortie d'éclat parce que le roi en avait mangé d'autre, comme si tous les vivres dont il usait nécessairement tous les jours, la viande, le potage, le poisson, les assaisonnements, les légumes, tout ce qui sert aux fruits, l'eau, le vin n'eussent pas été susceptibles des mêmes soupçons. Il fit une autre fois le même vacarme pour les mouchoirs du roi, qu'il gardait aussi; comme si ses chemises, ses draps, en un mot, tout son vêtement, ses gants, n'eussent pas été aussi dangereux, que néanmoins il ne pouvait avoir sous clef et les distribuer lui-même. C'était ainsi des superfluités d'impudentes précautions vides de sens, pleines de vues les plus intéressées et les plus noires, qui indignaient les honnêtes gens, qui faisaient rire les autres, mais qui frappaient le peuple et les sots, et qui avaient ce double effet de renouveler sans cesse les dits horribles qu'on entretenait soigneusement contre M. le duc d'Orléans, et que c'était aux soins et à la vigilance d'un gouverneur si fidèle et si attaché qu'on était redevable de la conservation du roi et dont dépendait sa vie. C'est ce qu'il voulait bien établir dans l'opinion du parlement et du peuple, et peu à peu dans l'esprit du roi, et c'est à quoi il s'en fallut bien peu qu'il ne parvînt parfaitement. C'est ce qui lui attachait tellement ce peuple, qu'ayant eu tout nouvellement une violente attaque de goutte qu'il avait toujours fort courtes, le peuple en fut en émoi, et les halles lui députèrent les harengères qui voulurent le voir. On peut juger comment ces ambassadrices furent reçues. Il les combla de caresses et de présents, et il en fut comblé de joie et d'audace, et c'était la ce qui avait ranimé dans M. le duc d'Orléans la volonté et la résolution de l'ôter d'auprès du roi. Le maréchal de Villeroy comptait encore s'attacher le roi et le public par ces odieuses précautions de manière à se persuader que, quoi qu'il put faire, jamais le régent n'oserait le chasser, et que, s'il l'entreprenait, le roi, tout enfant qu'il était, l'empêcherait par ses cris, dans la conviction qu'il lui inspirait que sa vie était attachée à ses soins et que ce ne serait que pour se procurer les moyens d'y pouvoir attenter qu'on l'éloignerait de sa personne. On verra en son temps que ce raisonnement infernal n'était pas mal juste, et qu'il fut fort près de lui réussir.

Le fils aîné d'Argenson, qui tout jeune avait eu sa place de conseiller d'État, était intendant à Maubeuge, où il ne demeura pas longtemps. Le cadet était lieutenant de police, il en fut remercié; Baudry eut cette place et le jeune Argenson eut tôt après l'intendance de Tours, ou il demeura peu. Les deux frères sont depuis parvenus au ministère, et [à] être secrétaires d'État .

M. le duc d'Orléans reçut les remontrances du parlement le mieux du monde. Elles ne furent que générales, sur la situation des finances; il les renvoya au chancelier pour voir avec lui ce qu'il serait de plus à propos à faire.

Il y eut le 5 juillet, un arrêt du conseil, portant défense d'avoir des pierreries, d'en garder chez soi, ni d'en vendre qu'aux étrangers. On peut juger du bruit qui en résulta. Cet arrêt, enté sur tant d'autres, allaient trop visiblement tous à s'emparer de tout l'argent pour du papier décrié, et auquel on ne pouvait plus avoir la moindre confiance. En vain M. le duc d'Orléans, M. le Duc, et Mme sa mère, voulurent-ils persuader qu'ils en donnaient l'exemple, en se défaisant de leurs immenses pierreries dans les pays étrangers; en vain y en envoyèrent-ils en effet, mais seulement en voyage; qui que ce soit ne fut la dupe, et qui ne cachât bien soigneusement les siennes, qui en avait, ce qui se put par le petit volume, bien plus aisément que l'or et l'argent. Cette éclipse de pierreries ne fut pas de longue durée.

Stairs enfin prit congé après avoir régné ici sans voile avec une domination absolue, dont le commerce et la marine de France et d'Espagne se ressentiront longtemps, et même l'Angleterre, par la supériorité que son roi a acquise sur la nation, moyennant les subsides immenses qu'il à tirés de nous, qui l'ont mis en état de se rendre le maître de ses parlements, et de n'y trouver plus de barrière à ses volontés, grâces à l'ambition de l'abbé Dubois, à l'aveuglement de Canillac, à la perfidie politique personnelle du duc de Noailles, et à l'entraînement de M. le duc d'Orléans. Stairs se pressa de passer la mer des que le chevalier Sutton, son successeur, fut arrivé, pour trouver le roi d'Angleterre, qui s'en allait dans ses États d'Allemagne. Jamais l'audace, l'insolence, l'impudence ne furent portées en aucun pays au point ou cet ambassadeur les porta, ni avec tant de succès; malheureusement il ne savait que trop à qui il avait affaire. Encore une fois, voila le fruit de se livrer à un seul, à un seul de l'espèce de l'abbé Dubois encore, enfin à un premier ministre qui veut être cardinal.

Le nouveau prévôt des marchands continua à brûler publiquement à l'hôtel de ville les actions et les billets de banque, jusqu'à la réduction qu'on avait résolue.

Tandis que les députés du parlement travaillaient souvent chez le chancelier sans conclure, on projeta un édit pour rendre la compagnie des Indes compagnie de commerce, laquelle s'obligeait, ce moyennant, à rembourser dans un an, pour six cents millions de billets de banque, en payant cinquante millions par mois: telle fut la dernière ressource de Law et de son système. Aux tours de passe-passe du Mississipi il avait fallu chercher à substituer quelque chose de réel, surtout depuis l'événement de l'arrêt du 22 mai dernier, si célèbre et si funeste au papier. On voulut donc substituer aux chimères une compagnie réelle des Indes, et ce fut ce nom et cette chose qui succéda, et qui prit la place de ce qui ne se connaissait auparavant que sous le nom de Mississipi. On avait eu beau donner à cette compagnie la ferme du tabac et quantité d'autres revenus immenses, ce n'était rien pour faire face au papier répandu dans le public, quelques soins qu'on eût pris de le diminuer à tous hasards, à toutes restes .

Il fallut chercher d'autres expédients. Il ne s'en trouva point que de rendre cette compagnie de commerce; c'était sous un nom plus doux, mais obscur et simple, lui attribuer le commerce exclusif en entier. On peut juger comment une telle résolution put être reçue dans le public, poussé à bout de la défense sévère, sous de grandes peines, d'avoir plus de cinq cents livres en argent chez soi, d'y être visité et fouillé partout, et de ne pouvoir user que de billets de banque pour payer journellement les choses les plus médiocres et les plus nécessaires à la vie. Aussi opéra-t-elle deux choses: une aigreur qui s'aigrit tellement par la difficulté de toucher son propre argent, jour par jour, pour sa subsistance journalière, que ce fut merveille comment l'émeute s'apaisa et que tout Paris ne se révoltât pas tout à la fois; l'autre, que le parlement, prenant pied sur cette émotion publique, tînt ferme jusqu'au bout contre l'enregistrement de l'édit. Le 15 juillet, le chancelier montra chez lui le projet de l'édit aux députés du parlement, qui furent chez lui jusqu'à neuf heures du soir sans s'être laissé persuader. Le lendemain 16, le projet de l'édit fut montré au conseil de régence. M. le duc d'Orléans, soutenu de M. le Duc, y parla bien, parce qu'il ne pouvait parler mal, même dans les plus mauvaises thèses. Personne ne dit mot, et on ploya les épaules. Il fut résolu de la sorte d'envoyer le lendemain, 17 juillet, l'édit au parlement.

Ce même jour 17, au matin, il y eut une telle foule à la banque et dans les rues voisines pour avoir chacun de quoi aller au marché, qu'il y eut dix ou douze personnes étouffées. On porta tumultuairement trois de ces corps morts à la porte du Palais-Royal, ou le peuple voulait entrer à grands cris. On y fit promptement marcher un détachement des compagnies de la garde du roi, des Tuileries. La Vrillière et Le Blanc haranguèrent séparément ce peuple. Le lieutenant de police y accourut; on fit venir des brigades du guet . On fit après emporter les corps morts, et par douceur et cajoleries on vint enfin à bout de renvoyer le peuple, et le détachement de la garde du roi s'en retourna aux Tuileries. Sur les dix heures du matin, que tout cela finissait, Law s'avisa d'aller au Palais-Royal; il reçut force imprécations par les rues, M. le duc d'Orléans ne jugea pas à propos de le laisser sortir du Palais-Royal, ou, deux jours après, il lui donna un logement. Il renvoya son carrosse, dont les glaces furent cassées à coups de pierres. Son logis en fut attaqué aussi avec grand fracas de vitres. Tout cela fut su si tard dans notre quartier des Jacobins de la rue Saint-Dominique, qu'il n'y avait plus apparence de rien quand j'arrivai au Palais-Royal, où M. le duc d'Orléans, en très courte compagnie, était fort tranquille et montrait que ce n'était pas lui plaire que de ne l'être pas. Ainsi je n'y fus pas longtemps, n'y ayant rien à faire ni à dire. Ce même matin l'édit fut porté au parlement; il refusa de l'enregistrer et envoya les gens du roi à M. le duc d'Orléans pour lui rendre compte de leurs raisons, lequel demeura fort piqué de ce refus. On publia le lendemain par la ville une ordonnance du roi, portant défense au peuple de s'assembler, sous de grandes peines, et qu'à cause des inconvénients arrivés la veille à la banque, on n'y donnerait point d'argent et qu'elle serait fermée jusqu'à nouvel ordre. On fut plus heureux que sage; car, de quoi vivre en attendant? et si rien ne branla, ce qui marque bien la bonté et l'obéissance de ce peuple qu'on mettait à tant et de si étranges épreuves. On fit néanmoins venir des troupes auprès de Charenton, qui étaient à travailler au canal de Montargis, quelques régiments de cavalerie et de dragons à Saint-Denis, et le régiment du roi sur les hauteurs de Chaillot. On envoya de l'argent à Gonesse, pour faire venir les boulangers comme à l'ordinaire, de peur de leur refus de prendre des billets, comme faisaient presque tous les marchands et les ouvriers de Paris, qui ne voulaient plus recevoir de papier. Le régiment des gardes eut ordre de se tenir prêt, et les mousquetaires de ne s'éloigner point de leurs deux hôtels et de tenir leurs chevaux bridés.

Ce même jour du refus du parlement d'enregistrer l'édit, je fus mandé au Palais-Royal sur les cinq heures après midi. M. le duc d'Orléans m'apprit la plupart des choses faites ou résolues qui viennent d'être rapportées, se plaignit fort de la mollesse du chancelier avec le parlement et dans les conférences chez lui avec les députés de cette compagnie; et de la force reproches de l'embarras où je le mettais par mon opiniâtreté à ne vouloir point des sceaux. Je lui répondis qu'avec sa permission je pensais tout autrement. « Comment, m'interrompit-il vivement, me ferez-vous accroire que vous auriez été aussi mou que le chancelier, et que vous ne leur eussiez pas fait peur? — Ce n'est pas cela, repris-je; mais vous n'ignorez pas à quel point je suis avec le premier président et que je ne suis pas agréable au parlement depuis la belle affaire du bonnet, où votre mollesse et votre peur du parlement, vous qui aujourd'hui la reprochez aux autres, nous à mis dans la fange, et vous dans le bourbier, par l'audace et l'intérêt du parlement, du premier président et de leur cabale, après qu'ils ont eu reconnu par là, dès l'entrée de votre régence, à qui ils avaient affaire et comment vous manier; aussi s'y sont-ils donné ample carrière; vous les aviez abattus par le lit de justice des Tuileries, vous ne l'avez pas soutenu; cette conduite leur à remis les esprits, et la cabale tremblante à repris force et vigueur. Cette courte récapitulation ne serait pas inutile, si à la fin vous en pouviez et saviez profiter. Mais revenons à moi et aux sceaux. Persuadez-vous, monsieur, que, si ces gens-là se montrent si revêches à un magistrat nourri dans leur sein, qui est leur chef et leur supérieur naturel, qu'ils aiment et dont ils se savent aimés, persuadez-vous, dis-je, qu'ils se seraient montrés encore plus intraitables avec un supérieur précaire, regardé par eux comme un supérieur de violence, sans qualité pour l'être, revêtu d'une dignité qu'ils haïssent et qu'ils persécutent avec la dernière audace et la plus impunie; homme d'épée, qui est leur jalousie et leur mépris tout à la fois; et homme que personnellement ils haïssent et dont ils se croient haïs. Ils auraient pris pour une insulte d'avoir à traiter avec moi; leur cabale aurait répandu cent mauvais discours; les députés, par leurs propos, auraient exprès excité les miens, et tout le monde vous aurait reproché et la singularité d'un garde des sceaux d'épée, et le mauvais choix d'une manière d'ennemi pour travailler à une conciliation. Voila ce qui en serait résulté, c'est-à-dire un bien plus grand embarras pour vous, et un très désagréable pour moi. Ainsi, n'ayez nul regret à mon refus. Tenez-le, au contraire, pour un avantage, qui vous est clairement démontré par l'occasion présente, et ne regrettez que de n'avoir pas eu sous la main un magistrat estimé royaliste et non parlementaire à faire garde des sceaux; mais cela ne s'étant pu trouver, vous avez fait la seule chose naturelle à faire, en rappelant et rendant les sceaux au chancelier, et à un homme de ce mérite et de cette réputation, puisque, pour d'autres raisons, vous les avez voulu ôter à celui qui les avait, et qui était votre vrai homme tel qu'il vous le fallait dans les circonstances présentes, et, pour le bien dire, au vol que le parlement à pris et veut rendre de plus en plus, l'homme pour qui les sceaux étaient le plus faits pendant une régence; mais il faut partir d'ou on est: avez-vous quelque plan formé pour sortir bien du détroit ou vous êtes? Il faut laisser le passé, et voir ce qu'il y a à faire. »

M. le duc d'Orléans demeura muet sur les sceaux, se rabattit encore sur le chancelier, et me dit qu'il ne voyait autre chose à faire que d'envoyer le parlement à Blois. Je lui dis que cela était bon faute de mieux, non que j'imaginasse ce mieux, mais que je voyais avec peine que, par cet exil, le parlement était puni, mais n'était ni ramené ni dompté. Le régent en convint, mais il espéra que ces magistrats, accoutumés à Paris dans leurs maisons, leurs familles, leurs amis, se lasseraient bientôt d'en être séparés, se dégoûteraient de n'être plus qu'entre eux, s'ennuieraient encore plus de la dépense, de l'éloignement de chez eux et de la diminution du sac par celle des affaires qui suivrait nécessairement leur transplantation. Cela était vrai, et comme on ne pouvait autre chose, il fallait bien s'en contenter. Je lui proposai ensuite de bien examiner tout ce qui pouvait arriver, les remèdes prompts et sûrs à y apporter, parce qu'il valait sans comparaison mieux ne rien entreprendre que demeurer court et avoir le démenti de ce qu'on aurait entrepris, qui serait la perte radicale de toute l'autorité. Il me dit qu'il y avait déjà pensé, qu'il y réfléchirait encore, qu'il comptait tenir un petit conseil le lendemain au Palais-Royal, où il voulait que j'assistasse, où tout serait discuté. Il se mit après sur les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles et sur quelques autres moins marqués, et ces propos terminèrent cette conversation.

J'allai donc le lendemain jeudi 18 juillet, sur les quatre heures, au Palais-Royal. Ce conseil fut tenu dans une pièce du grand appartement, la plus proche du grand salon, avec M. le Duc, le duc de La Force, le chancelier, l'abbé Dubois, Canillac, La Vrillière et Le Blanc. On était assis vers une des fenêtres, presque sans ordre, et M. le duc d'Orléans sur un tabouret comme nous et sans table. Comme on commençait à s'asseoir, M. le duc d'Orléans dit qu'il allait voir si quelqu'un n'était point là auprès, qu'il ne serait pas fâché de faire venir, et l'alla chercher. Ce quelqu'un était Silly, de la catastrophe duquel j'ai parlé ailleurs, d'avance ami intime de Law, de Lassai, de Mme la Duchesse, qui le fit chevalier de l'ordre depuis, et qui était fort intéressé avec eux. Il entra donc à la suite de M. le duc d'Orléans qui l'avait relaissé dans son petit appartement d'hiver, et vint jusque tout contre nous. Je ne sais, et j'ai depuis négligé d'apprendre ce qu'il avait contre Le Blanc. Mais dès qu'il l'avisa : « Monseigneur, dit-il en haussant la voix à M. le duc d'Orléans, je vois ici un homme, en regardant Le Blanc, devant qui on ne peut parler, et avec lequel Votre Altesse Royale trouvera bon que je ne demeure pas. Elle m'avait fait la grâce de me dire que je ne le trouverais pas ici. » Nôtre surprise à tous fut grande, et Le Blanc fort étonné. « Bon ! bon! répondit M. le duc d'Orléans, qu'est-ce que cela fait? Demeurez, demeurez. — Non pas, s'il vous plaît, monseigneur, » reprit Silly, et s'en alla. Cette incartade nous fit tous regarder l'un l'autre. L'abbé Dubois courut après, le prit par le bras pour le ramener. Comme la pièce est fort grande, nous voyions Silly secouer Dubois et continuer son chemin, enfin passer la porte, et Dubois après lui. « Mais quelle folie! » disait M. le duc d'Orléans, qui avait l'air embarrassé, et qui que ce soit qui dît un mot, excepté Le Blanc, qui offrit à M. le duc d'Orléans de se retirer, qui ne le voulut, pas à la fin M. le duc d'Orléans alla chercher Silly; son absence dura près d'un quart d'heure apparemment à catéchiser Silly, qui méritait mieux pour cette insolence d'être jeté par les fenêtres, comme lui-même s'y jeta depuis. Enfin M. le duc d'Orléans rentra, suivi de Silly et de l'abbé Dubois.

Pendant l'absence personne n'avait presque rien dit que s'étonner un peu de l'incartade et de la bonté de M. le duc d'Orléans. M. le Duc ne proféra pas un mot. Silly se mit donc dans le cercle au plus loin qu'il put de Le Blanc, et en s'asseyant combla l'impudence par dire à M. le duc d'Orléans que c'était par pure obéissance, mais qu'il ne dirait rien, parce qu'il ne le pouvait devant M. Le Blanc. M. le duc d'Orléans ne lui répondit rien, et tout de suite ouvrit la conférence par expliquer ce qui la lui avait fait assembler par un récit fort net de l'état des choses, de la nécessité de prendre promptement un parti, de celui qui paraissait le seul à pouvoir être pris, et finit par ordonner au chancelier de rendre compte à l'assemblée de tout ce qui s'était passé chez lui avec les cinq députés du parlement susdits. Le chancelier en fit le rapport assez étendu avec l'embarras d'un arrivant d'exil qui n'y veut pas retourner, et d'un protecteur secret, mais de cœur et de toute son âme, du parlement qu'il voyait bien ne pouvoir sauver. Ce ne fut donc qu'en balbutiant qu'il conclut la fin de son discours: que les conjonctures forcées où on se trouvait jetaient dans une nécessité triste et fâcheuse, sur quoi il n'avait qu'à se rapporter à la prudence et à la bonté de Son Altesse Royale. Tous opinèrent à l'avis de M. le duc d'Orléans qui s'était ouvert sur envoyer le parlement à Blois. M. le Duc, le duc de La Force et l'abbé Dubois parlèrent fortement; les autres, quoique de même avis, se mesurèrent davantage et furent courts. Je crus ne devoir dire que deux mots sur une affaire résolue qui regardait le parlement. Silly tint parole, et ne fit qu'une inclination profonde quand ce fut à lui à opiner; de là on parla sommairement des précautions à prendre pour être sûrement obéi, puis on se leva. Alors le chancelier s'approcha de M. le duc d'Orléans et lui parla quelque temps en particulier. L'abbé Dubois s'y joignit sur la fin, et cependant chacun s'écoulait. M. le Duc fut appelé, enfin je sus qu'il s'agissait de Pontoise au lieu de Blois, et cela fut emporté le lendemain matin. Ainsi le châtiment devint ridicule et ne fit que montrer la faiblesse du gouvernement, et encourager le parlement qui s'en moqua. Néanmoins ce qui s'était passé en ce petit conseil demeura tellement secret, que le parlement n'eut pas la plus légère connaissance de ce qui y fut résolu que par l'exécution.

Le dimanche 21 juillet, des escouades du régiment des gardes avec des officiers à leur tête se saisirent à quatre heures du matin de toutes les portes du palais. Des mousquetaires des deux compagnies avec des officiers s'emparèrent en même temps des portes de la grand'chambre, tandis que d'autres investirent la maison du premier président qui eut grand'peur pendant la première heure, et cependant d'autres mousquetaires des deux compagnies aillèrent séparément quatre à quatre chez tous les officiers du parlement leur rendre en main propre l'ordre du roi de se rendre à Pontoise dans deux fois vingt-quatre heures. Tout se passa poliment de part et d'autre, en sorte qu'il n'y eut pas la moindre plainte; plusieurs obéirent dès le même jour et s'en aillèrent à Pontoise. Le soir assez tard, M. le duc d'Orléans fit porter au procureur général cent mille francs en argent, et autant en billets de banque de cent livres et de dix livres pour en donner à ceux qui en auraient besoin pour le voyage, mais non en don. Le premier président fut plus effronté et plus heureux: il fit tant de promesses, de bassesses, employa tant de fripons pour abuser de la faiblesse et de la facilité de M. le duc d'Orléans, dont il sut bien se moquer, que ce voyage lui valut plus de cent mille écus, que le pauvre prince lui fit compter sous la cheminée à deux ou trois diverses reprises, et trouva bon que le duc de Bouillon lui prêtât sa maison de Pontoise toute meublée, dont le jardin est admirable et immense au bord de la rivière, chef-d'oeuvre en son genre, qui avait fait les délices du cardinal de Bouillon, et qui fut peut-être la seule chose qu'il regretta en France. Avec de si beaux secours, le premier président, mal avec sa compagnie qui le méprisait ouvertement depuis quelque temps, se raccommoda parfaitement avec elle. Il y tint tous les jours table ouverte pour tout le parlement qu'il mit sur le pied d'y venir tous les jours en foule, en sorte qu'il y eut toujours plusieurs tables servies également délicatement et splendidement, et envoyait, à ceux qui voulaient envoyer chercher chez lui, tout ce qu'ils pouvaient désirer de vin, de liqueurs et de toutes choses. Les rafraîchissements et les fruits de toutes sortes étaient servis abondamment tant que les après-dînées duraient, et il y avait force petits chariots à un et à deux chevaux toujours prêts pour les dames et les vieillards qui voulaient se promener, et force tables de jeu dans les appartements jusqu'au souper. Mesmes, sa, soeur et ses filles faisaient les honneurs, et lui, avec cet air d'aisance, de magnificence, de politesse, de prévenance et d'attention, en homme qui saisissait l'occasion de regagner ainsi ce qu'il avait perdu, en quoi il réussit pleinement; mais ce fut aux doubles dépens du régent, de l'argent duquel il fournissait à cette prodigieuse dépense, et se moquait encore de lui avec messieurs du parlement, tant en brocards couverts ou à l'oreille, qu'en trahissant une confiance si chèrement et si indiscrètement achetée, dont il leur faisait sa cour, tant en la leur sacrifiant en dérision qu'en s'amalgamant à eux, à tenir ferme, et faisant tomber le régent dans tous leurs panneaux par la perfidie du premier président, à qui M. le duc d'Orléans croyait finement se pouvoir fier à force d'argent, et de cacher cette intelligence dont le secret servait à ce scélérat de couverture aux insolentes plaisanteries qu'il faisait du régent et du gouvernement avec ses confrères, qui ne pouvaient pas toutes échapper à M. le duc d'Orléans, et que le premier président et ses traîtres de protecteurs donnaient au régent comme nécessaires à cacher leur intelligence. Lui vouloir ouvrir les yeux sur une conduite si grossière eût été temps perdu, de sorte que je ne lui en dis pas une parole. Je lui aurais été suspect plus que personne sur le premier président qui se joua de lui de la sorte, et qui, sans le moindre adoucissement dans la roideur du parlement, le fit revenir à Paris quand, pour son intérêt personnel, et après s'être pleinement rétabli avec sa compagnie, et mieux avec elle qu'il n'y eut jamais été, et maître de la tourner à son gré, il jugea à propos de procurer ce retour. Quelques principaux magistrats du parlement firent demander à voir M. le duc d'Orléans avant Paris, et en furent refusés.

Le parlement avait refusé l'enregistrement de l'édit de sa translation à Pontoise. On lui en envoya de nouveau une déclaration dans laquelle on osa avoir le courage de laisser échapper quelques expressions qui ne devaient pas lui plaire. Néanmoins il l'enregistra, mais avec la dérision la plus marquée et la plus à découvert. Comme cet enregistrement ne contient pas un seul mot qui ne la porté avec le ton et les termes du plus parfait mépris et de la résolution la plus ferme de ne reculer pas d'une ligne, j'ai cru devoir l'insérer ici.

« Registrées, ouï ce requérant le procureur général du roi, pour continuer par la cour ses fonctions ordinaires, et être rendu au roi le service accoutumé tel qu'il à été rendu jusqu'à présent, avec la même attention et le même attachement pour le bien de l'État et du public qu'elle à eu dans tous les temps; continuant ladite cour de donner au roi les marques de la même fidélité qu'elle a eue pour les rois ses prédécesseurs et pour ledit seigneur roi, depuis son avènement à la couronne jusqu'à ce jour, dont elle ne se départira jamais. Et sera ledit seigneur roi très humblement supplié de faire attention à tous les inconvénients et conséquences de la présente déclaration, et de recevoir le présent enregistrement comme une nouvelle preuve de sa profonde soumission. Et seront copies collationnées de la présente déclaration et du présent enregistrement envoyées aux bailliages et sénéchaussées du ressort, pour y être lues, publiées et enregistrées. Enjoint aux substituts du procureur général du roi d'y tenir la main et d'en certifier la cour dans un mois, suivant l'arrêt de ce jour à Pontoise, en parlement y séant, le 27 juillet 1720. Signé Gilbert. »

Les paroles et le tour de cet arrêt sont tellement expressifs et frappants, que ce serait les affaiblir qu'en faire le commentaire. Le régent n'en parut pas touché ni y faire la moindre attention. Je suivis la résolution que j'avais prise, je ne pris pas la peine de lui en dire un mot. Tout se soutint en conséquence à Pontoise. Les avocats, de concert avec le parlement, ne feignirent point de répandre qu'ils étaient gens libres, qu'ils profiteraient de cette liberté pour aller à la campagne se reposer, au lieu d'aller dépenser leur argent à Pontoise, ou ils seraient mal logés et fort mal à leur aise. En effet aucun bon avocat n'y mit le pied; il n'y eut que quelques jeunes d'entre eux et en fort petit nombre, destinés à monter cette garde de fatigue; parce qu'encore que le parlement eut résolu de ne rien faire de sérieux, il ne voulut pas toutefois, après avoir enregistré sa translation, n'entrer point du tout, et pour entrer il fallait bien quelque pâture légère comme quelque défaut, quelque appointé à mettre et autres bagatelles pareilles qui les tenaient assemblés une demi-heure, rarement une heure et souvent ils n'entraient pas. Ils en riaient entre eux, et malheur à qui avait des procès; quelque peu de présidents riches tinrent quelquefois des tables. En un mot on n'y songea qu'à se divertir, surtout à n'y rien faire, à le montrer même et à s'y moquer du régent et du gouvernement.

Cette translation fut suivie de différentes opérations de finance et de plusieurs changements dans les emplois des finances. Des Forts en eut le principal, il exerça le contrôle général en toute autorité sans en avoir le nom. Je n'entrerai point, selon ma coutume, dans tout ce nouveau détail de finances. Leur désordre n'arrêta point les étranges libéralités, ou pour mieux dire facilités de M. le duc d'Orléans à l'égard de gens ou sans mérite ou sans besoin, et de pas un desquels il ne pouvait se soucier; il donna à Mme la grande-duchesse une augmentation de quarante mille livres de ses pensions, une de huit mille livres à Trudaine, une de neuf mille livres à Châteauneuf, qu'il venait de faire prévôt des marchands, une de huit mille livres à Bontems, premier valet de chambre du roi, une de six mille livres à la maréchale de Montesquiou, une de trois mille livres à Foucault, président du parlement de Toulouse, une de neuf mille livres à la veuve du duc d'Albemarle, remariée secrètement au fils de Mahoni, dont il à été fort parlé ici à propos de l'affaire de Crémone, où le maréchal de Villeroy fut pris. Cette femme était fille de Lussan, dont il a été fait aussi mention ici à propos du procès que me fit sa mère, qui me brouilla pour toujours avec M. le Duc et Mme la Duchesse.

L'agiotage public était toujours établi dans la place de Vendôme, où on l'avait transporté de la rue Quincampoix. Ce Mississipi avait tenté tout le monde: c'était à qui en remplirait ses poches à millions par M. le duc d'Orléans et par Law. Les princes et les princesses du sang en avaient donné les plus merveilleux exemples. On ne comptait de gens à portée d'en avoir tant qu'ils en auraient voulu, que le chancelier, les maréchaux de Villeroy et de Villars, et les ducs de Villeroy, de La Rochefoucauld et moi qui eussions constamment refusé d'en recevoir quoi que ce fut. Ces deux maréchaux et La Rochefoucauld étaient frondeurs de projet et d'effet, et le duc de Villeroy suivait le bateau de sel. Ils étaient liés ensemble pour leur fronde, pensant mieux faire leurs affaires par là, et devenir de plus des personnages avec qui le gouvernement serait forcé de compter. Ce n'était pas que La Rochefoucauld eut par soi, ni par sa charge, de quoi arriver à ce but, mais riche à millions, fier de son grand-père dans la dernière minorité, plus étroitement et de tout temps uni au duc de Villeroy, que parleur proximité de beaux-frères, il suivait les Villeroy en tout; et cet air de désintéressement et d'éloignement du régent, sans toutefois cesser d'être devant lui ventre à terre, leur donnait dans le parlement et auprès du peuple, les plus vastes espérances.

Un jour que le maréchal de Villars traversait la place de Vendôme dans un beau carrosse, chargé de pages et de laquais, où la foule d'agioteurs avait peine à faire place, le maréchal se mit à crier par la portière contre l'agio, et avec son air de fanfaron à haranguer le monde sur la honte que c'était. Jusque-là on le laissa dire, mais s'étant avisé d'ajouter que pour lui il en avait les mains nettes, qu'il n'en avait jamais voulu; il s'éleva une voix forte qui s'écria : « Eh ! les sauvegardes ! » Toute la foule répéta ce mot, dont le maréchal honteux et confondu, malgré son audace ordinaire, s'enfonça dans son carrosse, et acheva de traverser la place au petit pas, au bruit de cette huée qui le suivit encore au delà, et divertit Paris plusieurs jours à ses dépens sans être plaint de personne.

À la fin on trouva que cet agiotage embarrassait trop la place de Vendôme et le passage public; on le transporta dans le vaste jardin de l'hôtel de Soissons . C'était en effet son lieu propre. M. et Mme de Carignan qui occupaient l'hôtel de Soissons à qui il appartenait, tiraient à toutes mains de toutes parts. Des profits de cent francs, ce qu'on aurait peine à croire s'il n'était très reconnu, ne leur semblaient pas au-dessous d'eux, je ne dis pas pour leurs domestiques, mais pour eux-mêmes, et des gains de millions dont ils avaient tiré plusieurs de ce Mississipi, sans en compter d'autres pris d'ailleurs, ne leur paraissaient pas au-dessus de leur mérite, qu'en effet ils avaient porté au dernier comble dans la science d'acquérir avec toutes les bassesses les plus rampantes, les plus viles, les plus continuelles. Ils gagnèrent en cette translation un grand louage, de nouvelles facilités et de nouveaux tributs. Law, leur grand ami, qui avait logé quelques jours au Palais-Royal, était retourné chez lui où il recevait force visites. Le roi alla voir à diverses reprises les troupes qu'on avait fait approcher de Paris, après quoi elles furent renvoyées. Celles qui avaient formé un petit camp à Charenton retournèrent au leur de Montargis travailler au canal qu'on y faisait.

Law avait obtenu depuis quelque temps par des raisons de commerce que Marseille fut port franc. Cette franchise qui y fit abonder les vaisseaux, surtout les bâtiments du Levant, y apporta la peste faute de précaution, qui dura longtemps, et qui désola Marseille, la Provence, et les provinces les plus voisines . Les soins et les précautions qu'on prit la restreignirent autant qu'il fut possible, mais ne l'empêchèrent pas de durer fort longtemps, et de faire d'affreux désordres. Ce sont des détails si connus qu'on se dispensera d'y entrer ici.

CHAPITRE III. §

Déclaration pour recevoir la constitution Unigenitus lue au conseil de régence sans prendre là-dessus les avis de personne. — Mort, fortune et caractère du chevalier de Broglio. — Comte de Saxe entre au service de France; fait presque aussitôt maréchal de camp. — Mariage d'Alincourt et de Mlle de Boufflers. — Cellamare, ou le duc de Giovenazzo, disgracié depuis son retour, rappelé à la cour d'Espagne et bien traité. — La place du parlement absent laissée vide par les autres cours à la procession de l'Assomption. — Le parlement refuse d'enregistrer la déclaration en faveur de la constitution Unigenitus. — Le régent la porte au grand conseil, y fait trouver les princes du sang, les ducs et pairs et maréchaux de France, me prie de ne m'y point trouver, et l'y fait enregistrer à peine. — Nullité de cet enregistrement. — Mort et caractère de La Brue, évêque de Mirepoix; de l'évêque-comte de Châlon, frère du cardinal de Noailles; de Heinsius, pensionnaire de Hollande. — Hoornbeck, pensionnaire de Rotterdam, fait pensionnaire de Hollande. — Mort de Saint-Olon. — Mort de Mme Dacier. — Mort, extraction, fortune, famille, caractère et Mémoires de Dangeau. — Raisons de s'y étendre. — Duc de Chartres grand maître des ordres de Notre-Dame du mont Carmel et de Saint-Lazare. — Mort du duc de Grammont; son nom et ses armes. — Mort de Mme de Nogent, soeur du duc de Lauzun. — Réflexion.

L'abbé Dubois qui ne pensait qu'à faciliter sa promotion au cardinalat, et qui y sacrifiait l'État, le régent, et toutes choses, fit si bien, que nous fumes tous surpris qu'au conseil de régence tenu l'après-dînée du dimanche 4 août, M. le chancelier tira de sa poche des lettres patentes pour accepter la constitution Unigenitus, et les lut par ordre de M. le duc d'Orléans, qui ne prit les voix de personne, dont je fus aussi aise que surpris. Cette nouveauté de ne prendre point les avis frappa tout le monde, et marqua bien solennellement qu'ils n'auraient point été pour la déclaration et le tour de passe-passe et de violence d'en user hardiment de la sorte pour les faire passer pour approuvées, dans la certitude que personne n'oserait réclamer. Ce fut un grand mérite que Dubois s'acquit auprès des jésuites et de toute la cabale de la constitution.

Le chevalier de Broglio, frère du premier maréchal, oncle de l'autre, mourut fort vieux en ce temps-ci, et aurait été bien étonné s'il eut vu leur fortune. C'était un homme très bien fait, qui avait passé les trois quarts de sa vie dans le subalterne de la guerre, l'extrême pauvreté, assez pourtant dans la bonne compagnie, entretenu par les dames, vivant sur le commun, qui presque tout à coup perça jusqu'à devenir lieutenant général, grand'croix de Saint-Louis et riche par la mort de son frère Revel et par un mariage dont il ne laissa qu'une fille qui est morte sans s'être mariée.

Ce fut en ce temps-ci que le comte de Saxe, bâtard du roi de Pologne, électeur de Saxe, et de Mlle de Konigsmarck, qui s'est fait depuis un si grand nom à la tête de nos armées, vint se mettre au service de France, et fut fait maréchal de camp parce qu'il l'était dans les troupes de Saxe. Alincourt, second fils du duc de Villeroy et le favori du maréchal son grand-père, épousa la fille de la maréchale de Boufflers dont le fils était gendre du duc de Villeroy. Cela devint donc un double mariage où la magnificence du maréchal de Villeroy fut déployée.

En ce même temps, Cellamare, qui fut arrêté ici pendant son ambassade, et qui, après la mort de son père, avait pris le nom de duc de Giovenazzo, eut permission de venir saluer le roi d'Espagne à l'Escurial qui, depuis son retour de France, n'avait pas voulu le voir, et l'avait tenu exilé, mais dans son gouvernement. Il fut bien reçu, et peu après fit sa couverture comme grand d'Espagne après son père, et demeura en cette cour, faisant les fonctions de sa charge de grand écuyer de la reine.

La procession accoutumée de la Notre-Dame d'août se fit à l'ordinaire, ou le cardinal de Noailles officia. La chambre des comptes et la cour des aides y laissèrent vides les places que le parlement a coutumé d'y remplir, qui était lors à Pontoise.

Le parlement ne voulant point enregistrer la déclaration du roi pour l'acceptation de la constitution Unigenitus, et l'abbé Dubois, pressé par l'intérêt de son chapeau de donner des marques éclatantes de son zèle à Rome et aux jésuites, fit prendre la résolution à M. le duc d'Orléans de la faire enregistrer au grand conseil, et pour n'y point trouver les obstacles qu'il y craignait, d'y aller lui-même et d'y mener tous les princes du sang, autres pairs et maréchaux de France, parce qu'en ce tribunal tous les officiers de la couronne y ont séance et voix délibérative, à la différence des parlements où ils ne l'ont que quand le roi y va et qu'il les y mène. Arrivant de Meudon au Palais-Royal pour travailler avec M. le duc d'Orléans, je le trouvai seul dans son grand appartement, donnant des ordres à des garçons rouges pour aller avertir et convier ces messieurs pour le lendemain matin. J'ignorais parfaitement de quoi il s'agissait. Dubois avait peur que je n'eusse fait manquer la chose et persuadé M. le duc d'Orléans de la faiblesse et de l'indécence d'une démarche si solennelle, si nouvelle et si inutile. Je demandai donc à M. le duc d'Orléans de quoi il s'agissait; il me le dit et tout de suite souriant et étendant ses bras vers moi, il me pria de ne me trouver point au grand conseil. Je me mis à rire aussi, et lui répondis qu'il ne pouvait me donner un ordre plus agréable et que j'exécutasse plus volontiers, parce qu'il m'épargnait la douleur de m'élever publiquement contre sa volonté et d'opiner de toute ma force contre elle. Il me dit qu'il s'en doutait bien et que c'était pour cela qu'il m'avait prié de n'y point venir. Je ne laissai pas, quoique de chose faite, de lui dire en deux mots qu'on lui faisait faire un pas de clerc, afficher son impuissance pour un enregistrement valable in loco majorum dans le seul tribunal, j'entends les autres parlements comme celui de Paris pour leur ressort, en caractère d'enregistrer les édits et les déclarations et de les faire enregistrer par ses arrêts dans les tribunaux inférieurs ressortissant à lui; conséquemment que le grand conseil, et tout tribunal non parlement, n'en avait le pouvoir que pour des choses intérieures à sa juridiction qui n'est pas universelle pour les choses publiques et générales, par la non obligatoires à personne, nouveauté étrangère au grand conseil et qui ne lui donnait ni droit ni puissance par soi-même de tenir la main à l'exécution de son enregistrement. Je me contentai de ces deux mots parce qu'il n'était pas question d'espérer de rompre un parti pris si avancé, qui se devait exécuter le lendemain matin, et que l'abbé Dubois regardait comme sa propre et plus capitale affaire. Je fis ensuite ce que j'avais à faire avec M. le duc d'Orléans, et je m'en retournai à Meudon, fâché de ce qu'on lui faisait faire, mais très soulagé d'être dispensé, et, sans l'avoir demandé, d'aller au grand conseil. Le lendemain, 23 septembre, le régent s'y rendit en pompe et y trouva les princes du sang, les autres pairs et les maréchaux de France en aussi grand nombre qu'il s'en trouva à Paris.

L'affaire ne se passa pas sans bruit. Plusieurs magistrats du grand conseil opinèrent contre avec beaucoup de lumière, de force et d'étendue, et ne s'étonnèrent point de quelques interruptions que leur fit le régent, auquel ils répondirent avec respect, mais avec encore plus de raisons et de nerf, et il fut avéré par le compte des voix que la chose ne fut emportée que par le nombre de pairs et de maréchaux, qui tous avec très peu de magistrats du grand conseil emportèrent la balance. Je sus que mon absence fut extrêmement remarquée, et que beaucoup de gens aillèrent et envoyèrent visiter l'amas de carrosses pour voir si le mien y était. Je n'ose dire que le monde applaudit à mon absence, et qu'elle fâcha fort l'abbé Dubois, quoiqu'il ne m'en eut point parlé, et qu'il fut fort surpris quand il sut de M. le duc d'Orléans que c'était lui qui m'avait prié de n'y point aller, en m'apprenant la chose. Le succès fut tel que je le lui avais prédit. On se moqua et de la chose et de son appareil; on la regarda comme un épouvantail inutile, une faiblesse avouée, une bassesse pour Rome. On ne s'y méprit pas à l'intérêt de l'abbé Dubois, et il n'y eut personne qui ne regardât cet enregistrement comme sans aucune force ni autorité dans le royaume, à commencer par le grand conseil même.

La Brue, évêque de Mirepoix, mourut dans ces entrefaites. C'était un excellent évêque, résidant, aumônier, édifiant, instruisant, prêchant ses ouailles, dont il était adoré et de tout le pays, et d'ailleurs très savant et fort éloquent. Il fut l'un des quatre évêques qui firent leur appel en Sorbonne, et qui en furent chassés de Paris.

L'évêque comte de Châlon mourut en même temps d'une si courte maladie, que le cardinal de Noailles son frère, parti, dès qu'il le sut malade, pour l'aller trouver, apprit sa mort en chemin. C'était un prélat d'un grand exemple, d'une rare piété et d'une grande fermeté contre la bulle Unigenitus. Son savoir et ses lumières étaient médiocres.

La France perdit aussi un de ses plus implacables ennemis, mais dans un temps où il ne pouvait plus lui nuire, par la mort du célèbre Heinsius, pensionnaire de Hollande, duquel il à souvent été fait mention. Il avait quatre-vingt-un an, la tête et le sens comme à quarante, la santé ferme. Il fut emporté par une maladie de peu de jours, à la Haye, à quoi le chagrin eut grande part. Créature, puis confident intime, conseiller le plus accrédité du prince d'Orange, et l'instrument de l'autorité et du pouvoir sans bornes qu'il s'était acquis dans les Provinces-Unies, il en avait épousé tous les intérêts, ses affections et ses haines. On a vu ici ailleurs, et pourquoi, le prince d'Orange était devenu l'ennemi personnel du roi, et le plus grand ennemi de la France. Heinsius succéda non à ses charges et à l'autorité qu'elles donnent, mais à tout son crédit sur les esprits et à son art de gouverner et de devenir le premier mobile et comme le maître de toutes les délibérations importantes de sa république. Entraîné par son grand objet d'humilier la France et la personne du roi, flatté par la cour rampante que lui faisaient sans ménagement le prince Eugène et le duc de Marlborough, jusqu'à attendre quelquefois deux heures dans son antichambre, il ne voulut jamais la paix, et tous trois ne visèrent pas à moins, au milieu de leurs énormes succès, qu'à réduire la France au-dessous de la paix de Vervins.

Les finances de l'empereur, quoique le plus intéressé, étaient toujours fort courtes. Quelque animés que fussent les Anglais, leur parlement sentait avec peine le poids d'une distribution si inégale, et n'allait pas à beaucoup près à ce qu'il était nécessaire d'en tirer. Ce fut donc à la Hollande à suppléer pour ces deux puissances. La haine d'Heinsius, et les cajoleries des deux héros du temps l'aveuglèrent, acheva de ruiner sa république, que son crédit et son autorité entraîna. Il fut trente ans pensionnaire, et jamais pensionnaire n'a été si maître de toutes les affaires, on pourrait dire si absolu, si la forme du gouvernement n'eût demandé des insinuations lumineuses et adroites, mais qui avaient toujours un plein succès. On peut juger par là de la capacité, des connaissances, de la dextérité, de l'éloquence, de l'expérience et de la force de tête de ce ministre, qui, n'[y] ayant point de stathouder depuis la mort du roi Guillaume, se trouvait en tout genre le chef et le premier homme de sa république, de longue main si accoutumée du temps du roi Guillaume, et depuis, à suivre comme aveuglément ses impulsions et ses sentiments. Mais la paix faite, la république, désenivrée d'espérances fondées sur une guerre heureuse jusqu'au prodige, et ramenée sur elle-même, aperçut enfin jusqu'où la passion d'Heinsius l'avait menée, et vit avec horreur la profondeur des engagements où il l'avait jetée et l'immensité de dettes dont elle se trouva accablée. Les yeux s'ouvrirent donc sur la conduite d'Heinsius, le mécontentement ne se contraignit pas, le crédit du ministre tomba, ses embarras à se défendre d'avoir précipité la république dans cet abîme se multiplièrent, les dégoûts devinrent fréquents, puis continuels, qui le conduisirent amèrement au tombeau. Outre la place de pensionnaire, il avait aussi les sceaux pour que rien ne manquât à son autorité. Les États généraux séparèrent ces deux grands emplois, et, après avoir délibéré six semaines et davantage, ils donnèrent, le 20 septembre, la garde du grand sceau au baron de Wassenaer-Stattenberg, et l'importante place de pensionnaire de Hollande et de West-Frise à Hoornbeck, pensionnaire de la ville de Rotterdam.

Saint-Olon mourut fort vieux. Son nom était Pidou, et de fort bas aloi. Il était gentilhomme ordinaire chez le roi; on n'en parle ici que parce qu'il avait été longtemps employé en des voyages en pays étranger avec confiance et succès, et avait été aussi envoyé du roi à Maroc et à Alger, où il vint à bout d'affaires difficiles et même fort périlleuses pour lui, avec une grande fermeté et beaucoup d'adresse et de capacité, d'ailleurs fort honnête homme, et qui ne s'en faisait point accroire.

La mort de Mme Dacier fut regrettée des savants et des honnêtes gens. Elle était fille d'un père qui était l'un et l'autre, et qui l'avait instruite. Il s'appelait Lefèvre, était de Caen et protestant. Sa fille se fit catholique après sa mort, et se maria à Dacier, garde des livres du cabinet du roi, qui était de toutes les académies, savant en grec et en latin, auteur et traducteur. Sa femme passait pour en savoir plus que lui en ces deux langues, en antiquités, en critique, et a laissé quantité d'ouvrages fort estimés. Elle n'était savante que dans son cabinet ou avec des savants, partout ailleurs simple, unie, avec de l'esprit, agréable dans la conversation, où on ne se serait pas douté qu'elle sût rien de plus que les femmes les plus ordinaires. Elle mourut dans de grands sentiments de piété, à soixante-huit ans; son mari, deux ans après elle, à soixante-onze ans.

Philippe de Courcillon, dit le marquis de Dangeau, mourut à Paris à quatre-vingt-quatre ans, le 7 septembre, ce fut une espèce de personnage en détrempe, sur lequel, à l'occasion de ses singuliers Mémoires, la curiosité engage à s'étendre un peu ici. Sa noblesse était fort courte, du pays Chartrain, et sa famille était huguenote. Il se fit catholique de bonne heure, et s'occupa fort de percer et de faire fortune. Entre tant de profondes plaies que le ministère du cardinal Mazarin a faites et laissées à la France, le gros jeu et ses friponneries en fut une à laquelle il accoutuma bientôt tout le monde, grands et petits. Ce fut une des sources où il puisa largement, et un des meilleurs moyens de ruiner les seigneurs qu'il haïssait et qu'il méprisait, ainsi que toute la nation française, et dont il voulait abattre tout ce qui était grand par soi-même, ainsi que sur ses documents on y a sans cesse travaillé depuis sa mort jusqu'au parfait succès que l'on voit aujourd'hui, et qui présage si sûrement la fin et la dissolution prochaine de cette monarchie. Le jeu était donc extrêmement à la mode à la cour, à la ville et partout, quand Dangeau commença à se produire.

C'était un grand homme, fort bien fait, devenu gros avec l'âge, ayant toujours le visage agréable, mais qui promettait ce qu'il tenait, une fadeur à faire vomir. Il n'avait rien, ou fort peu de chose; il s'appliqua à savoir parfaitement tous les jeux qu'on jouait alors: le piquet, la bête, l'hombre, grande et petite prime, le hoc, le reversi, le brelan, et à approfondir toutes les combinaisons des jeux et celles des cartes, qu'il parvint à posséder jusqu'à s'y tromper rarement, même au lansquenet et à la bassette, à les juger avec justesse et à charger celles qu'il trouvait devoir gagner. Cette science lui valut beaucoup, et ses gains le mirent à portée de s'introduire dans les bonnes maisons, et peu à peu à la cour, dans les bonnes compagnies. Il était doux, complaisant, flatteur, avait l'air, l'esprit, les manières du monde, de prompt et excellent compte au jeu, où, quelques gros gains qu'il ait faits, et qui ont fait son grand bien et la base et les moyens de sa fortune, jamais il n'a été soupçonné, et sa réputation toujours entière et nette. La nécessité de trouver de fort gros joueurs pour le jeu du roi et pour celui de Mme de Montespan, l'y fit admettre; et c'était de lui, quand il fut tout à fait initié, que Mme de Montespan disait plaisamment qu'on ne pouvait s'empêcher de l'aimer ni de s'en moquer, et cela était parfaitement vrai. On l'aimait parce qu'il ne lui échappait jamais rien contre personne, qu'il était doux, complaisant, sûr dans le commerce, fort honnête homme, obligeant, honorable; mais d'ailleurs si plat, si fade, si grand admirateur de riens, pourvu que ces riens tinssent au roi ou aux gens en place ou en faveur; si bas adulateur des mêmes, et depuis qu'il s'éleva, si bouffi d'orgueil et de fadaises, sans toutefois manquer à personne, ni être moins bas, si occupé de faire entendre et valoir ses prétendues distinctions, qu'on ne pouvait pas s'empêcher d'en rire.

Établi dans les jeux du roi et de sa maîtresse, il en profita pour se décorer, et comprit qu'il ne le pouvait qu'à force d'argent. Il en donna donc à M. de Vivonne, à ce qu'il me semble, car ce fait est de 1670, tout ce qu'il voulut du gouvernement de Tours et de Touraine, et il acheta, peu de mois après, une des deux charges de lecteur du roi, parce qu'elles donnent les entrées, si rares et si utiles sous Louis XIV. Son argent commença donc à en faire un homme du petit coucher, un gouverneur de province, et un familier dans les parties du roi et de Mme de Montespan, qui jouaient presque tous les jours. Avec peu d'esprit, mais celui du grand monde et de savoir être toujours dans la bonne compagnie, il ne laissait pas de rimailler. Le roi s'amusait quelquefois alors à donner des bouts-rimés à remplir. Dangeau souhaitait ardemment un logement qui étaient rares dans les premiers temps que le roi s'établit à Versailles.

Un jour qu'il était au jeu avec Mme de Montespan, Dangeau soupirait fadement en parlant de son désir d'un logement à quelqu'un, assez haut pour que le roi et Mme de Montespan le pussent entendre; ils l'entendirent effectivement et s'en divertirent, puis trouvèrent plaisant de mettre Dangeau sur le gril, en lui composant sur-le-champ les bouts-rimés les plus étranges qu'ils pussent imaginer, les donnèrent à Dangeau, et comptant bien qu'il ne pourrait jamais en venir à bout, lui promirent un logement s'il les remplissait sans sortir du jeu et avant qu'il finît. Ce fut le roi et Mme de Montespan qui en furent les dupes. Les muses favorisèrent Dangeau, il conquit un logement, et en eut un sur-le-champ. Il avait été capitaine de cavalerie; il obtint le régiment du roi; puis la guerre étant moins son fait que la cour, non qu'il ait été accusé de poltronnerie, il fut employé auprès de quelques princes en Allemagne, puis en Italie. Au mariage de Mgr le Dauphin, il fit si bien qu'il fut un de ses menins, quoique tous les autres fussent de qualité distinguée. On a pu voir ici que Mme de Maintenon, qui voulait environner la Dauphine de gens à elle, fit passer la duchesse de Richelieu, dame d'honneur de la reine, à Mme la Dauphine, et que, pour adoucir cette complaisance, elle fit donner la charge de chevalier d'honneur de cette princesse au duc de Richelieu, avec promesse qu'après l'avoir gardée quelque temps, il la vendrait tout ce qu'il la pourrait vendre à qui il voudrait qui serait agréé, Il s'était étrangement incommodé au jeu. Dangeau, déjà menin et gouverneur de province, fut son homme; il en tira cinq cent mille livres. Dangeau devint ainsi chevalier d'honneur de Mme la Dauphine, et nécessairement par là chevalier de l'ordre, en la grande promotion, trois ans après, le premier jour de l'an 1689 .

Il avait épousé en 1682 une fille fort riche, d'un partisan qu'on appelait Morin le Juif, qui le fit beau-frère du maréchal d'Estrées, mari de l'autre. Dangeau en eut une fille unique, qu'il maria au duc de Montfort, fils aîné du duc de Chevreuse, dont il se bouffit fort. Étant devenu veuf, il se trouva assez riche pour se remarier à une comtesse de Loewenstein, fille d'honneur de Mme la Dauphine, et fille d'une soeur du cardinal de Fürstemberg, laquelle avait des soeurs grandement mariées en Allemagne, et des frères en grands emplois. On a vu ailleurs quels sont les Loewenstein, et le bruit que fit Madame, et même Mme la Dauphine, de voir les armes palatines accolées à celles de Courcillon, à la chaise de Mme de Dangeau, et combien il fut avec raison inutile. Mme de Dangeau n'avait rien vaillant, mais elle était charmante de visage, de taille et de grâces. On en a parlé souvent ici ailleurs. C'était un plaisir de voir avec quel enchantement Dangeau se pavanait en portant le deuil des parents de sa femme, et en débitait les grandeurs. Enfin, à force de revêtements l'un sur l'autre, voilà un seigneur, et qui en affectait toutes les manières à faire mourir de rire. Aussi La Bruyère disait-il, dans ses excellents Caractères de Théophraste, que Dangeau n'était pas un seigneur, mais d'après un seigneur.

Je fus brouillé avec lui longtemps, pour un fou rire qui partit malgré moi, et que j'ai eu lieu de croire qu'il ne m'a jamais bien pardonné. Il faisait magnifiquement les honneurs de la cour, où sa maison et sa table, tous les jours grande et bonne, était ouverte à tous les étrangers de considération. Il m'avait prié à dîner. Plusieurs ambassadeurs et d'autres étrangers s'y trouvèrent, et le maréchal de Villeroy, qui était fort de ses amis, et chez qui sa noce s'était faite. Il fit peu à peu tomber à table la conversation sur les gouvernements et les gouverneurs de province; puis, se balançant avec complaisance, se mit à dire à la compagnie : « Il faut dire la vérité : de tous nous autres gouverneurs de provinces, il n'y a que M. le maréchal, en regardant Villeroy, qui soit demeuré maître de la sienne. » Les yeux de Mme de Dangeau et les miens se rencontrèrent dans cet instant; elle sourit, et moi je fis pis, quelque effort que je pusse faire, car il était bon homme, et je ne voulais pas le fâcher, mais cette fatuité fut plus forte que moi. Un an après la mort de M. de Louvois, le roi se lassa d'être grand maître des ordres de Saint-Lazare, et de Notre-Dame du mont Carmel, dont Louvois avait toute la gestion en qualité de grand vicaire, et donna cette grande maîtrise à Dangeau. L'envie de s'en divertir eut grande part à ce choix. Il traitait bien Dangeau, mais il s'en moquait volontiers. Il connaissait ses fadeurs, sa vanité, sa fatuité. Cette grâce en devint une source. On a vu ici ailleurs avec quelle dignité il tâcha d'imiter le roi donnant l'ordre du Saint-Esprit, en donnant celui de Saint-Lazare, combien le prie-Dieu était bien imité dans Saint-Germain des Prés, comment ses prêtres de l'ordre, placés comme le sont les évêques et les abbés au prie-Dieu du roi, représentaient bien les cardinaux avec leurs soutanes et leurs camails rouges; avec quelle grâce et quel air de satisfaction et de bonté Dangeau faisait la roue au milieu de cette pompe et de toute la cour, hommes et femmes, qui y allaient sur des échafauds parés, et y riaient scandaleusement. Le roi après s'amusait du récit qu'il lui en faisait faire chez Mme de Maintenon, et il était ou, se montrait transporté de la privance de ces conversations et des applaudissements qu'il en recevait. Il est pourtant vrai qu'il faisait un très noble usage de sa commanderie magistrale, qui était bonne, et qu'il abandonna tout entière, pour y élever de pauvres gentilshommes, qui y apprenaient gratuitement tout ce qui peut convenir à leur état, et y étaient fort honnêtement nourris et entretenus.

On a vu ici en son temps ce qui regarde le fils unique qu'il eut de sa seconde femme, qu'il maria à la fille unique du dernier de la maison de Pompadour et d'une fille de M. et de Mme de Navailles, par conséquent soeur de la duchesse d'Elboeuf, mère de la dernière duchesse de Mantoue. Je ne fais ici que renouveler le souvenir de toutes ces alliances de sa femme et de son fils, nécessaires à savoir avant de parler de ses Mémoires. En 1696 il fut conseiller d'État d'épée, et on a vu ici en son lieu qu'au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, le roi lui rendit la charge de chevalier d'honneur qu'il avait perdue à la mort de la Dauphine, et fit sa femme dame du palais, dont elle fut la première par la charge de son mari, n'y ayant point eu alors de duchesse, et on n'a pas oublié de remarquer les privances et la faveur de Mme de Dangeau auprès de Mme de Maintenon, qui lui attirèrent celles du roi. Tout cela enfla Dangeau et en augmenta merveilleusement les ridicules. Il adorait le roi et Mme de Maintenon ; il adorait les ministres et le gouvernement; son culte, à force de le montrer, s'était glissé jusque dans ses moelles. Leurs goûts, leurs affections, leurs éloignements, il se les adaptait entièrement. Tout ce que le roi faisait, en quelque genre que ce fût, et quelquefois de plus étrange, transportait Dangeau d'admiration, qui passait du dehors jusqu'à l'intérieur. Il en était de même de tout ce qu'il voyait que Mme de Maintenon aimait, avançait ou écartait, et il s'incrusta si bien de tout cela qu'il en fit sa propre chose, même après leur mort. De là vient la partialité que toute sa tremblante politique n'a pu cacher dans ses Mémoires contre M. le duc d'Orléans et pour les bâtards en général, et spécialement pour la personne du duc du Maine, [pour] tout ce que l'ambition, ou le mécontentement, ou l'aveuglement lui avait attaché, et pour tout ce qui se montrait ou était contraire à M. le duc d'Orléans.

Par même raison, et par plusieurs autres, il était grand partisan du parlement, des bâtards et des princes étrangers, vrais et faux; grand ennemi de la dignité des ducs, avec l'ignorance la plus profonde jusqu'à être surprenante dans un homme qui avait passé sa vie à la cour, en sorte qu'il n'a pu se retenir là-dessus dans ses Mémoires, jusqu'à y avoir sacrifié la vérité bien des fois à cet égard, et d'autres fois passé grossièrement à côté, n'osant hasarder les négatives, et d'autres fois omettant ce qui s'était passé sous ses yeux. Cette aversion des ducs lui venait de celle de Mme de Maintenon, la mie ancienne et la protectrice des bâtards, qui, pour leur ranger tout obstacle, eût voulu anéantir la première dignité du royaume. Ainsi, tout ce qui s'opposait à elle, en tout genre, pour nouveau et pour étrange qu'il fût, trouvait appui en elle. Dangeau ne pouvait se consoler de l'inutilité de tout ce qu'il avait tenté pour se faire faire duc, et en avait pris une haine particulière contre la dignité à laquelle il n'avait pu atteindre ; il croyait ainsi s'en dédommager. Les alliances de sa femme qui, en vraie Allemande, croyait que rien ne pouvait égaler un prince ni même un ancien comte de l'empire; l'alliance de son fils, si proche avec les duchesses d'Elboeuf et de Mantoue, lui avaient tout à fait tourné la tête là-dessus. On a vu en son lieu l'étroite liaison de la comtesse de Fürstemberg avec Mme de Soubise et la cause de cette union, et quelle était Mme de Soubise à l'égard du roi et même de Mme de Maintenon. On a vu aussi quelle était cette comtesse de Fürstemberg à l'égard du cardinal, frère du père de son mari et de la mère de Mme de Dangeau, qui vivait avec eux en intimité de famille. Il n'en fallut pas davantage à Dangeau pour être comme à genoux devant les Rohan, et, par concomitance, devant les Bouillon, en ce que ces deux maisons avaient de commun ensemble. C'est ce qui paraît par sa partialité extrême dans ses Mémoires, par ses louanges ou son aridité, enfin par ses méprises ou d'ignorance ou de pis, et par ses réticences. Après ses remarques nécessaires, venons aux Mémoires qu'il a laissés, qui le peignent si parfaitement lui-même, et si fort d'après nature.

Dès les commencements qu'il vint à la cour, c'est-à-dire vers la mort de la reine mère, il se mit à écrire tous les soirs les nouvelles de la journée, et il a été fidèle à ce travail jusqu'à sa mort. Il le fut aussi à les écrire comme une gazette sans aucun raisonnement, en sorte qu'on n'y voit que les événements avec une date exacte, sans un mot de leur cause, encore moins d'aucune intrigue ni d'aucune sorte de mouvement de cour ni d'entre les particuliers. La bassesse d'un humble courtisan, le culte du maître et de tout ce qui est ou sent la faveur, la prodigalité des plus fades et dés plus misérables louanges, l'encens éternel et suffoquant jusque des actions du roi les plus indifférentes, la terreur et la faveur suprême qui ne l'abandonnent nulle part pour ne blesser personne, excuser tout, principalement dans les généraux et les autres personnes du goût du roi, de Mme de Maintenon, des ministres, toutes ces choses éclatent dans toutes les pages, dont il est rare que chaque journée en remplisse plus d'une, et dégoûtent merveilleusement. Tout ce que le roi a fait chaque jour, même de plus indifférent, et souvent les premiers princes et les ministres les plus accrédités, quelquefois d'autres sortes de personnages, s'y trouvent avec sécheresse pour les faits, mais tant qu'il se peut avec les plus serviles louanges, et pour des choses que nul autre que lui ne s'aviserait de louer.

Il est difficile de comprendre comment un homme a pu avoir la patience et la persévérance d'écrire un pareil ouvrage tous les jours pendant plus de cinquante ans, si maigre, si sec, si contraint, si précautionné, si littéral, à n'écrire que des écorces de la plus repoussante aridité. Mais il faut dire aussi qu'il eût été difficile à Dangeau d'écrire de vrais Mémoires qui demandent qu'on soit au fait de l'intérieur et des diverses machines d'un cour. Quoiqu'il n'en sortit presque jamais, et encore pour des moments, quoiqu'il y fût avec distinction et dans les bonnes compagnies, quoiqu'il y fût aimé, et même estimé du côté de l'honneur et du secret, il est pourtant vrai qu'il ne fut jamais au fait d'aucune chose ni initié dans quoi que ce fût. Sa vie frivole et d'écorce était telle que ses Mémoires; il ne savait rien au delà de ce que tout le monde voyait; il se contentait aussi d'être des festins et des fêtes, sa vanité a grand soin de l'y montrer dans ses Mémoires, mais il ne fut jamais de rien de particulier. Ce n'est pas qu'il ne fût instruit quelquefois de ce qui pouvait regarder ses amis, par eux-mêmes, qui, étant quelques-uns des gens considérables, pouvaient lui donner quelques connaissances relatives, mais cela était rare et court. Ceux qui étaient de ses amis de ce genre, en très petit nombre, connaissaient trop la légèreté de son étoffe pour perdre leur temps avec lui.

Dangeau était un esprit au-dessous du médiocre, très futile, très incapable en tout genre, prenant volontiers l'ombre pour le corps, qui ne se repaissait que de vent, et qui s'en contentait parfaitement. Toute sa capacité n'allait qu'à se bien conduire, ne blesser personne, multiplier les bouffées de vent qui le flattaient, acquérir, conserver et jouir d'une sorte de considération, sans vouloir s'apercevoir qu'à commencer par le roi, ses vanités et ses fatuités divertissaient souvent les compagnies, ni des panneaux où on le faisait tomber souvent là-dessus. Avec tout cela, ses Mémoires sont remplis de faits que taisent les gazettes, gagneront beaucoup en vieillissant, serviront beaucoup à qui voudra écrire plus solidement, pour l'exactitude de la chronologie, et pour éviter confusion. Enfin ils représentent, avec la plus désirable précision, le tableau extérieur de la cour, des journées, de tout ce qui la compose, les occupations, les amusements, le partage de la vie du roi, le gros de celle de tout le monde, en sorte que rien ne serait plus désirable pour l'histoire que d'avoir de semblables Mémoires de tous les règnes, s'il était possible, depuis Charles V, qui jetteraient une lumière merveilleuse parmi cette futilité sur tout ce qui a été écrit de ces règnes.

Encore deux mots sur ce singulier auteur. Il ne se cachait point de faire ce journal, parce qu'il le faisait de manière qu'il n'en avait rien à craindre; mais il ne le montrait pas; on ne l'a vu que depuis sa mort. Il n'a point été imprimé jusqu'à présent, et il est entre les mains du duc de Luynes, son petit-fils, qui en a laissé prendre quelques copies. Dangeau, qui ne méprisait rien, et qui voulait être de tout, avait brigué et obtenu de bonne heure une place dans l'Académie française, dont il est mort doyen, et une dans l'Académie des sciences, quoiqu'il ne sût rien du tout en aucun genre, quoiqu'il s'enorgueillît d'être de ces compagnies et de fréquenter les illustres qui en étaient. Il se trouve dans ses Mémoires des grossièretés d'ignorance sur les duchés et sur les dignités de la cour d'Espagne qui surprennent au dernier point. Il essuya la grande opération de la fistule, dont il pensa mourir, et fut taillé d'une fort grosse pierre. Il a vécu depuis sans aucune incommodité de la première, et longues années, parfaitement guéri et sans aucune suite de l'autre.

Deux ans avant sa mort, il fut taillé pour la seconde fois; la pierre n'était pas grosse, à peine eut-il quelques heures de fièvre; il fut guéri en un mois, et s'en est bien porté depuis. À la fin, le grand âge, et peut-être l'ennui de ne voir plus de cour ni de grand monde, termina sa vie par une maladie de peu de jours.

N'attendons pas le temps de la mort de l'abbé de Dangeau son frère, qui arriva le 1er janvier 1723, pour parler de lui tout de suite. Il naquit huguenot, il y persévéra plus longtemps que son frère, et je ne sais s'il y a jamais bien renoncé. Il avait plus d'esprit que son aîné, et quoiqu'il eût assez de belles-lettres qu'il professa toute sa vie, il n'eut ni moins de fadeur ni moins de futilité que lui; il parvint de bonne heure à être des académies. Les bagatelles de l'orthographe et de ce qu'on entend par la matière des rudiments et du Despotère furent l'occupation et le travail sérieux de toute sa vie . Il eut plusieurs bénéfices, vit force gens de lettres et d'autre assez bonne compagnie, honnête homme, bon et doux dans le commerce, et fort uni avec son frère. Il avait été envoyé étant jeune en Pologne, et il avait trouvé le moyen de se faire décorer d'un titre de camérier d'honneur par Clément X qu'il avait connu en Pologne, non à Rome où il n'alla jamais, et de se le faire renouveler par Innocent XII; il avait aussi acheté une des deux charges de lecteur du roi pour en conserver les entrées, et y venait de temps en temps à la cour; il y était peu; n'y sortait guère de chez son frère, et y avait peu d'habitude.

Je ne sais de quoi M. le duc d'Orléans s'avisa de faire donner à M. son fils la grande maîtrise de Saint-Lazare. On lui fit sans doute accroire que cela donnerait des créatures à ce jeune prince. Ceux qui prenaient cet ordre si dégradé de biens et d'honneurs n'étaient pas pour lui en faire. Le régent ne m'en parla point, et la chose faite, je ne lui en dis rien non plus.

Le duc de Grammont mourut en même temps à Paris, à près de quatre-vingts ans; il en est tant parlé ici à l'occasion de son étrange et second mariage, et de son ambassade en Espagne, qu'il n'y a rien à y ajouter. Il était frère cadet du célèbre comte de Guiche, qui a tant fait parler de lui, et fils et père des deux maréchaux de Grammont. Leur nom est Aure, connus par la possession de plusieurs fiefs et du vicomté d'Arboust, vers 1380; Sauce Garcie d'Aure servit le roi en 1405, sous J. de Bourbon, à la conquête de Guyenne, avec dix-neuf écuyers. Menaud d'Aure, fils d'une bâtarde de Béarn, épousa en 1523 Claire de Grammont, qui était de cette maison de Grammont si illustre en Béarn, Gascogne, Navarre et Aragon, et par les guerres qu'elle y soutint si longtemps contre la maison de Beaumont, bâtards de la maison de France, qui s'étaient grandement élevés en ces pays-là. Cette Claire de Grammont, lorsqu'elle fut mariée, avait des frères et des neveux desquels tous elle devint héritière. Antoine d'Aure, son fils, vicomte d'Aster, prit gratuitement le nom et les armes de Grammont, car, quoi qu'en dise le Moréri, il le fit sans aucune obligation, et il composa son écusson d'une manière à montrer qu'il ne faisait pas grand cas de ses armes. Il porta au premier quartier d'or un lion d'azur qui est Grammont, au second et troisième les trois flèches en pal, la pointe en bas, d'Aster, et d'Aure au quatrième qui est d'argent à la levrette de sable, à la bordure de sable chargée de huit besants d'or. L'héritière d'Aster était la grand'mère paternelle de ce Mahaut d'Aure qui quitta son nom pour prendre le nom de Grammont. Son mariage est de 1525, et sa mort est de 1534; sa femme Claire de Grammont le survécut plus de vingt ans. Antoine d'Aure qui, comme on vient de le dire, prit volontairement le nom de Grammont et abandonna le sien, comme fit sa postérité après lui, eut un fils aîné, dit Antoine de Grammont, qui épousa Hélène de Clermont, dame de Traves et de Toulongeon. Leur fils aîné, Philibert, dit de Grammont, épousa la fille unique de Paul d'Andouins, vicomte de Louvigny et seigneur de Lescun. C'est la belle Corisande dont Henri IV en sa jeunesse fut si amoureux, qu'il disparut aussitôt après sa victoire de Coutras, et, suivi d'un seul page, alla lui présenter son épée, ce qui lui fit perdre tous les avantages qu'il pouvait tirer de ce grand succès, où le duc de Joyeuse, général de l'armée catholique, et tant d'autres gens de marque avaient été tués, [lui] qui avait défait cette armée et en avait mis les restes en désarroi. Celle des huguenots, quoique victorieuse, demeura sans rien faire dans l'étonnement de la disparition du roi de Navarre aussitôt après le combat, ne sachant s'il était tué, pris ou ce qu'il était devenu pendant six ou sept jours qu'il revint après ce fatal tour de jeunesse. Cet amour valut au mari de la belle le gouvernement de Bayonne et la charge de sénéchal de Béarn. Il s'était marié en 1567, et il fut tué à vingt-six ans devant la Fère, en 1580. Sa femme le survécut longtemps et rendit des services considérables à son royal amant, pendant les guerres de religion. De son mariage vint la grand'mère paternelle du duc de Lauzun et le père du premier maréchal de Grammont.

Mme de Nouent mourut aussi à quatre-vingt-huit ans. Elle était soeur du duc de Lauzun. Elle était fille de la reine, et n'avait rien, lorsqu'en 1663, elle épousa Bautru, dit le comte de Nogent, capitaine de la porte, puis maître de la garde-robe du roi, qui fut tué lieutenant général au passage du Rhin, 12 juin 1672, dont elle porta le premier grand deuil le reste de sa vie. Son fils est mort sans enfants, et sa fille épousa Biron, devenu enfin duc, pair et maréchal de France, qui, du chef de cette Bautru par sa mère, a hérité de plus de un million deux cent mille livres des ducs de Foix et de Lauzun. Autre exemple terrible des mariages de filles de qualité pour rien avec des gens aussi de rien et qui deviennent héritières. Heureusement que c'est Biron et non pas un Bautru qui en a profité, mais par le plus grand hasard du monde.

CHAPITRE IV. §

Lede, fait grand d'Espagne, est victorieux en Afrique. — Mortification du cardinal del Giudice à Rome dépouillé de la protection d'Allemagne en faveur du cardinal d'Althan, qu'il courtise bassement. — Princesse des Ursins à Rome pour toujours, où elle est considérée. — Barbarigo, Borgia et Cienfuegos faits cardinaux, quels. — Saint-Étienne de Caen au cardinal de Mailly. — La survivance des gouvernements du duc d'Uzès à son fils. — Voyage et retour à Paris de la duchesse d'Hanovre. — Sa nullité à Vienne; son changement de nom; son état ambigu et délaissé à Paris. — Nouveautés étranges, mais sans suite à son égard. — La Houssaye contrôleur général; quel. — Triste fin et mort de Guiscard. — Mort et caractère de Caumartin. — Époque du velours en habits ordinaires pour les gens de robe. — Le parlement enregistre la déclaration pour recevoir la constitution, et revient à Paris. — Chambre établie aux Grands-Augustins pour vider force procès. — Mariage du duc de Lorges avec Mlle de Mesmes. — Mariage du duc de Brissac avec Mlle Pécoil. — Mort étrange du vieux Pécoil. — Ambassadeur du Grand Seigneur en France. — Congrès de Cambrai inutile. — Saint-Contest et Morville y vont ambassadeurs plénipotentiaires. — Sage pensée du cardinal Gualterio. — Maulevrier-Langeron en Espagne. — Law sort enfin du royaume. — Son caractère; sa fin; sa famille.

On a vu ici en son lieu que l'extrême supériorité des Anglais par mer et des Impériaux par terre, joints à eux, avaient fait avorter les grands desseins de l'Espagne sur l'Italie et le traité qui s'ensuivit. Le marquis de Lede, tout faible qu'il fût à la tête de l'armée d'Espagne, s'y était montré grand, vaillant et habile capitaine. Le roi d'Espagne, qui aimait à faire la guerre, ne voulut pas laisser ses troupes inutiles ni les licencier. Il était avec raison fort content du marquis de Lede. Il le fit grand d'Espagne et le fit passer en Afrique avec l'armée qu'il commandait. Il fit lever aux Mores le siège de Ceuta qu'ils faisaient depuis longtemps, reprit Oran, gagna plusieurs victoires et revint en Espagne avec la plus grande réputation, où il reçut l'ordre de la Toison d'Or. J'aurai occasion de parler de lui si j'ai le temps d'écrire mon ambassade en Espagne où je l'ai beaucoup vu.

Le cardinal del Giudice, dont il a été tant parlé ici, reçut en ce temps-ci une grande mortification. Transfuge forcé par Albéroni du service du roi d'Espagne, il s'était jeté dans celui de l'empereur, dont il n'avait pas honte d'être chargé des affaires à Rome où il se baignait d'aise de l'état d'Albéroni, vagabond caché et accusé juridiquement devant le pape, depuis qu'il avait été chassé d'Espagne. L'empereur avait un favori. C'était le comte d'Althan qui était devenu le martre de son coeur et de son esprit. Il avait fait son frère cardinal, et ce nouveau cardinal arriva à Rome pour prendre le chapeau, et être chargé en même temps des affaires de l'empereur, dont il dépouilla Giudice avec toute la hauteur d'un favori allemand. Giudice, qui n'avait plus de ressource ni de nouveau maître à prendre, ploya les épaules, et eut la bassesse de donner chez lui une fête magnifique au cardinal d'Althan. Cette douleur fut incontinent suivie d'une petite consolation. Il vit arriver à Rome la princesse des Ursins, qui, lassée enfin du séjour de Gênes, s'était déterminée à venir fixer son séjour dans son ancienne demeure, où elle fut reçue avec beaucoup de considération du pape et de sa cour, du roi et de la reine d'Angleterre, à qui elle s'attacha, du sacré collège, et de tout ce qu'il y avait de principal et de plus grand à Rome; mais Giudice ne la vit pas. Le pape fit presque en même temps trois cardinaux: Barbarigo, Vénitien, évêque de Brescia, réservé in petto de la dernière promotion; Borgia, Espagnol, patriarche des Indes, que j'ai fort vu en Espagne, et dont j'espère parler, et le fameux jésuite espagnol Cienfuegos, homme de tant d'esprit et d'intrigue, qui débaucha l'amirante de Castille, dont il était confesseur, et qui l'accompagna dans sa fuite en Portugal, comme il a été dit ici en son temps. Il s'était depuis retiré à Vienne où l'empereur l'employait en beaucoup d'affaires. Ces trois cardinaux étaient de la nomination de l'empereur, du roi d'Espagne et de la république de Venise.

J'obtins l'abbaye de Saint-Étienne de Caen pour le cardinal de Mailly, et la survivance des gouverneurs de Saintonge et d'Angoumois du duc d'Uzès pour son fils.

On a vu, vers les commencements de ces Mémoires, que la duchesse de Hanovre était depuis longtemps en France avec ses deux filles sans aucune sorte de distinction, la mortifiante aventure qui, de dépit, la fit se retirer en Allemagne, d'où elle fit le mariage de son aînée avec le duc de Modène, qui, par la mort de son neveu aîné, avait eu sa succession, et quitté le chapeau de cardinal, et c'est de ce mariage qu'est venu le duc de Modène, gendre de M. le duc d'Orléans. On y a vu en même temps par quel bonheur de conjonctures et d'intrigues sa seconde fille épousa l'empereur Joseph. On y a vu encore que, arrivée peu après à Vienne dans l'espérance d'y recevoir les plus grands honneurs, elle y fut tellement trompée qu'elle ne put jamais se montrer à la cour, ni voir sa fille, ni les personnes impériales que par un escalier secret, en particulier, et cela encore rarement et courtement, tant qu'enfin, dépitée de ne réussir en pas une de ses prétentions, et de n'être même visitée de personne, elle prit assez promptement le parti de se retirer à Modène auprès de son autre fille, qui, au bout de quelques années, mourut entre ses bras en septembre 1710. La duchesse de Hanovre, qui ne savait où se retirer, demeura à Modène, sous prétexte d'y élever ses deux petites-filles; elle avait aussi deux petits-fils. Mais, lasse au bout de dix ans des caprices de son gendre, elle résolut de tenter encore une fois fortune à Vienne, et, si elle n'y réussissait pas, de venir en France, où elle n'ignorait pas que tout avait changé de face, les prétentions les plus absurdes bien reçues, tout désordre et toute confusion protégée, tout ordre, toute règle, tout droit proscrit; elle espéra donc tout du crédit de M. le Duc, par sa soeur, Mme la Princesse, et s'achemina lentement en Allemagne, où elle n'avait point de demeure que triste et solitaire, où elle ne put se résoudre d'habiter. En approchant de Vienne, elle apprit qu'elle n'y pouvait aller. On s'y souvenait avec dégoût des prétentions qu'elle y avait montrées, et quoiqu'elles n'eussent eu aucun succès, la cour de Vienne aima mieux ne l'y point voir que de les voir renouveler; on la fit donc demeurer à Aschau à quelques journées de Vienne, où l'impératrice sa fille l'alla voir, et l'y fit recevoir par ses officiers. Elle n'y demeura que quelques jours avec elle, et s'en retourna à Vienne. L'empereur offrit à la duchesse de Hanovre la demeure du château et de la ville de Lintz, ou dans tel autre appartenant à la maison d'Autriche qu'elle aimerait le mieux; mais les espérances de France la touchèrent davantage. Elle partit d'Aschau le même jour que l'impératrice, et prit le chemin de France par Munich à petites journées, pour s'assurer en chemin de ce qu'elle espérait.

Elle crut faire oublier la façon dont elle y avait été traitée, en changeant de nom, et prit en chemin celui de duchesse de Brunschweig, que les François prononcent Brunswick. Mme la Princesse obtint pour elle l'un des deux grands appartements de Luxembourg, avec les logements nécessaires pour sa suite et son service, parce que, depuis la mort de Mme la duchesse de Berry, les deux grands appartements étaient vides, et les autres n'étaient occupés que par des particuliers, dont plusieurs furent délogés peu de jours après son arrivée. On vit une chose sans exemple, que l'abbé Dubois, pour l'intérêt de son chapeau, arracha de M. le duc d'Orléans, dans la pensée d'en faire bien sa cour au roi d'Angleterre, qui était de la maison de Brunswick, mais d'une branche fort éloignée de celle du mari de cette prétendue nouvelle hôtesse de la France. Le roi l'alla voir, à l'étonnement public et quelque chose de plus. La visite se passa debout et fut de peu de moments, puis alla voir Madame nouvellement revenue de Saint-Cloud. Deux jours après, la duchesse de Brunswick eut la bonté de faire l'honneur au roi de lui rendre sa visite. Elle se passa comme l'autre, et depuis elle ne le vit plus chez elle, et une ou deux fois l'année au plus chez lui.

Ce début lui fit prendre de grands airs et vouloir se donner tous les avantages dont jouissent les princesses du sang, et même en usurper davantage. Soutenue de la maison de Condé, de la faiblesse et de l'indifférence de M. le duc d'Orléans, et de la chimère de l'abbé Dubois de plaire au roi d'Angleterre, qui pourtant ne montra jamais prendre le plus léger intérêt en ceux de cette cousine, elle se mit sur le pied qu'elle voulut; mais elle n'y put mettre le monde, malgré la sottise si ordinaire en ce genre aux François. Qui que ce soit, hommes ni femmes, ne lui donna signe de vie; elle ne put apprivoiser que des gens de rien et des bourgeoises inconnues, ravies de se croire admises à une petite cour où elles faisaient bonne chère et jouaient un petit jeu à leur portée. Force étrangers y fréquentèrent aussi ; d'autres gens, pas un. Mme la Princesse, qui logeait au petit Luxembourg qu'elle avait acheté et magnifiquement rebâti, lui était de quelque ressource; elle était sa plus proche voisine; mais elles ne se voyaient qu'en particulier et ne mangeaient jamais l'une chez l'autre. Pour les enfants et petits-enfants de Mme la Princesse, ils ne la voyaient que fort rarement et courtement en particulier; mais elle était riche, se repaissait de ses chimères et vivait contente dans sa petite et mauvaise compagnie, où elle jouait la petite souveraine. Elle vit aussi Madame fort rarement, et comme point M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans.

Tout à la fin de l'année, Pelletier de La Houssaye fut contrôleur général. Il n'était pas de la même famille que Pelletier des Forts, fils de Pelletier de Sousy, qui était du conseil de régence, lequel était frère de Pelletier qui avait été contrôleur général après M. Colbert, et ministre d'État, père et grand-père de deux premiers présidents du parlement de Paris. La Houssaye était frère de la femme d'Amelot, si estimé dans ses ambassades, duquel il a été souvent parlé ici. Ce La Houssaye étant conseiller d'État et intendant d'Alsace, est le même qui fut nommé troisième ambassadeur avec le maréchal de Villars et le comte du Luc, pour aller signer la paix à Bade, qui se fit moquer de lui en refusant de céder au comte du Luc, et comme il n'y a en France qu'à prétendre et entreprendre pour réussir, pourvu qu'on ait tort, fit la planche par ce refus que les conseillers d'État ne veulent plus céder qu'aux ducs et aux officiers de la couronne. On tortille depuis là-dessus, on le trouve ridicule, mais on le souffre. La Houssaye avait fort réussi en Alsace, il en écrivait des lettres de sa main et des mémoires, dont la netteté et la capacité étaient merveilleuses. Cette réputation l'en fit rappeler pour le mettre dans les grandes commissions des finances. C'était un grand homme, très bien fait, de fort bonne mine, dont l'air et le ton était imposant. Mais à travers cette écorce et la réputation qu'il avait usurpée, il montra bientôt le tuf. On découvrit qu'il avait un secrétaire extrêmement capable qui lui était fort attaché, qui contrefaisait son écriture, à ne les pouvoir distinguer, qui envoyait d'Alsace ces lettres et ces mémoires, qu'on admirait comme étant de la main de La Houssaye qui se divertissait pendant que [son] secrétaire travaillait pour lui, car il était homme de plaisir en tout genre, et qui ne se contraignait pas, sans même en trop craindre l'indécence. Cela même suppléa à sa capacité. Il plut à M. le duc d'Orléans, il s'attacha à l'abbé Dubois, et fut ainsi contrôleur général, où il prit beaucoup de morgue et d'insolence, et montra l'épaisseur de son esprit et de sa compréhension, jusqu'à n'entendre pas la moindre affaire.

Guiscard mourut en ce temps-ci d'une manière étrange. Il était gouverneur de Sedan, et l'avait été de Dinan et de Namur, dont la défense sous le maréchal de Boufflers lui valut le collier de l'ordre. On a souvent ici parlé de lui. Il avait été après d'Avaux ambassadeur de Suède, et il avait marié sa fille unique, qui était très riche, à Villequier, fils aîné du duc d'Aumont; il avait eu plus de malheur que de part à la défaite du maréchal de Villeroy à Ramillies, mais il ne put revenir sur l'eau, comme il lit. Il était fort des amis du maréchal de Villeroy, qui, après son retour dans la faveur du roi par Mme de Maintenon, eut grand'peine à obtenir qu'il revint à la cour. Le roi l'y reçut mal, et ne put revenir sur son compte. Il était frère de ces deux scélérats de La Bourlie, dont il a été parlé ici, où leur naissance et leur fortune a été expliquée. Guiscard était bon homme, honnête homme, doux et d'un commerce agréable et fort honorable. Avec ses biens, son cordon bleu, ses amis, car il en avait, l'alliance de sa fille, il se pouvait passer de la cour et mener une vie agréable; mais il avait de l'honneur et de l'ambition. Sa disgrâce et plus encore la cause de sa disgrâce troublait tout son repos et tous les agréments de l'état où sa fortune l'avait mis. La mort du roi et le brillant du maréchal de Villeroy dans la régence avaient fait renaître ses espérances. Il se flatta longtemps, je ne sais de quoi ni pourquoi. Voyant enfin qu'on ne songeait à lui pour rien, il se retira tout à fait en Picardie auprès de Chaulnes, dans une terre qui s'appelait Magny, à qui il avait fait donner le nom de Guiscard, dont il avait rendu la demeure fort agréable. La mélancolie l'y gagna de plus en plus. Au bout de dix-huit mois, il eut un peu de goutte légère. Sa fille l'alla voir; il quitta son appartement sans cause de caprice, peut-être pis, et s'alla mettre dans une tour à l'autre bout de la cour. Il y fut quelques jours sans sortir de sa chambre, où il ne se laissa voir qu'à sa fille et aux valets purement nécessaires. Il ne lui paraissait ni fièvre ni aucun autre mal, et cependant gardait son lit. Sa fille, au bout de quelques jours, le pressa de se lever. Il lui répondit que ce n'était plus la peine, et lui tint quelques discours ambigus. La conclusion fut que, sans nul accident qui parût, il mourut le soir de ce même jour à soixante-onze ou douze ans.

Caumartin, conseiller d'État et intendant des finances, mourut aussi en ce même temps à soixante-cinq ou six ans. C'était un grand homme très bien fait et de fort bonne mine; on voyait bien encore qu'il avait été beau; il avait pris tous les grands airs et les manières du maréchal de Villeroy, et s'était fait par là un extérieur également ridicule et rebutant. Il avait l'écorce de hauteur d'un sot grand seigneur, il en avait aussi le langage, et le ton d'un courtisan qui se fait parade de l'être; ces façons lui aliénèrent beaucoup de gens. Il était fort proche parent et ami intime du chancelier de Pontchartrain; il eut toute sa confiance: tant qu'il fut contrôleur général toute la finance passait par ses mains. C'est ce qui gâta encore ses façons. Le dedans était tout autre que le dehors; c'était un très bon homme, doux, sociable, serviable, et qui s'en faisait un plaisir, qui aimait la règle et l'équité, autant que les besoins et les lois financières le pouvaient permettre; et au fond honnête homme, fort instruit dans son métier de magistrature et dans celui de finance, avec beaucoup d'esprit, et d'un esprit accort, gai, agréable. Il savait infiniment d'histoire, de généalogie, d'anciens événements de la cour. Il n'avait jamais lu que la plume ou un crayon à la main; il avait infiniment lu, et n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait lu, jusqu'à en citer le livre et la page. Son père, aussi conseiller d'État, avait été l'ami le plus confident et le conseil du cardinal de Retz. Le fils, dès sa première jeunesse, s'était mis par là dans les compagnies les plus choisies et les plus à la mode de ces temps-là. Cela lui en avait donné le goût et le ton, et de l'un à l'autre il passa sa vie avec tout ce qu'il y avait de meilleur en ce genre. Il était lui-même d'excellente compagnie, et avait beaucoup d'amis à la cour et à la ville. Il se piquait de connaître, d'aimer, de servir les gens de qualité, avec lesquels il était à sa place, et point du tout glorieux, et parfaitement libre des chimères de la robe, avec cela très honorable et même magnifique, point conteur, mais très amusant, et quand on voulait un répertoire, le plus instructif et le plus agréable. Il aimait et faisait fort bonne chère, et il n'avait pas été indifférent pour les dames. C'est le premier homme de robe qui ait hasardé de paraître en justaucorps et manteau de velours dans les dernières années du roi. Ce fut d'abord une huée à Versailles; il la soutint, on s'y accoutuma; nul autre n'osa l'imiter de longtemps, et puis peu à peu ce n'est plus que velours pour les magistrats, qui d'eux a gagné les avocats, les médecins, les notaires, les marchands, les apothicaires et jusqu'aux gros procureurs.

L'abbé Dubois et M. le duc d'Orléans, celui-ci par faiblesse, l'autre pour son chapeau, avaient toujours en tête leur déclaration pour faire recevoir la constitution Unigenitus. Ils ne furent pas longtemps à s'apercevoir de l'inutilité et du ridicule effet d'avoir avec tant de pompe et de seigneurs bas et flatteurs, forcé le grand conseil à l'enregistrer; ils se mirent bientôt après à reprendre leurs négociations avec le parlement; elles durèrent trois mois, et ces trois mois furent une mine et une abondante veine d'or pour le premier président, qui vendait le régent à sa compagnie, pour s'y réaccréditer, et qui enfin la vendit au régent. Quand il se crut au point qu'il désirait avec le parlement aux dépens du régent, qui fournissait à ses profusions et à ses brocards, et qu'il comprit qu'il était temps de finir l'affaire, pour ne pas tarir cette veine, et ne pas passer l'hiver à Pontoise, au hasard, s'il poussait le régent à bout, de lui fermer la main, de se voir forcé à mettre bas sa table, et à tomber de l'énorme splendeur qu'il avait soutenue jusqu'alors, il se fit valoir à sa compagnie, fort lasse de l'éloignement de ses foyers qu'il la ramenait à Paris, si elle voulait enregistrer une déclaration qu'ils sauraient toujours bien expliquer dans la pratique, et qui au fond ne donnerait guère plus à la constitution, qui avait un si nombreux parti dans l'Église, et toute l'autorité du gouvernement pour elle. Il en vint à bout; le parlement l'enregistra le 4 décembre, et deux jours après il eut son rappel à Paris, où il revint incontinent reprendre sa séance ordinaire, et se remettre tout de bon à écouter et à juger les procès.

Quelque temps avant le retour du parlement à Paris, on établit aux Grands-Augustins une chambre pour juger en dernier ressort quantité de procès restés depuis longtemps aux rôles et divers autres encore restés en arrière. Armenonville fut choisi pour y présider, avec six autres conseillers d'État ses cadets, dix maîtres des requêtes et un onzième pour servir de procureur général. On douta si les parties s'y présenteraient volontiers dans la crainte que le parlement de retour prétendit invalider tout ce qui y aurait été instruit et jugé. Néanmoins, peu à peu les affaires s'y portèrent. Le parlement de retour consentit à cette juridiction extraordinaire, pour un temps, parce qu'il sentit qu'il était si chargé et si arriéré de procès, à force de s'être abandonné aux affaires publiques et à ne rien faire à Pontoise, qu'il était indispensable d'y pourvoir autrement. Ce nouveau tribunal, qui dura assez longtemps, se rendit recommandable par son équité, son travail et son expédition; il vida tout ce qui y fut porté, et Armenonville en particulier s'y acquit beaucoup d'honneur.

Vers le milieu du séjour du parlement à Pontoise, travaillant, une après-dînée, seul avec M. le duc d'Orléans, il m'apprit que le premier président lui avait demandé son agrément pour le mariage de sa fille aînée arrêté avec le duc de Lorges. Ma surprise et ma colère me firent lever brusquement et jeter mon tabouret à l'autre bout du petit cabinet d'hiver où nous étions. Il n'y avait sorte de plaisirs essentiels que je n'eusse faits toute ma vie à ce beau-frère, non pour l'amour de lui, car je le connaissais bien, mais par rapport à Mme de Saint-Simon. On a vu en son lieu que je l'avais fait capitaine des gardes et ce qu'il m'en arriva, et comme j'obtins pour rien un régiment pour son fils aîné à qui il n'en eût jamais acheté, et combien peu il en fut touché. J'ajouterai ici qu'à la mort de M. le maréchal de Lorges, je lui quittai près de dix mille écus qui, sans dispute ni difficulté, revenaient à Mme de Saint-Simon, sur le brevet de retenue de la charge de capitaine des gardes qu'eut le maréchal d'Harcourt; et malgré une conduite étrange et misérable, j'avais toujours très bien vécu avec lui. Je n'avais donc garde de m'attendre qu'il choisît la fille d'un homme que je traitais en ennemi déclaré, à qui je refusais publiquement le salut, duquel je parlais sans aucune mesure et à qui je faisais des insultes publiques tout autant que l'occasion s'en présentait, ce qui arrivait le plus ordinairement au Palais-Royal, n'ayant guère ou point d'occasion de le rencontrer ailleurs. Je ne me contraignis donc pas avec M. le duc d'Orléans sur un mariage qui m'offensait si vivement. M. le duc d'Orléans n'osa trop rire du torrent que je débondai, me voyant si outré; il trouva pourtant que j'avais raison.

Je venais nouvellement de sauver une cruelle affaire au duc de Lorges. Il avait une maison dans le village de Livry où il se croyait tout permis. Non content de désoler Livry sur les chasses, et Livry en était capitaine et seigneur du lieu avec qui je le raccommodai bien des fois, il s'avisa d'ouvrir, devant une grille de son jardin, une route prodigieusement large tout à travers de la forêt de Livry et de faire cette expédition avec tant d'ouvriers qu'elle fut achevée avant qu'on s'en fût aperçu. On peut juger des cris des officiers des eaux et forêts et de l'intendant des finances qui les avait dans son département, et des suites ruineuses et même personnelles de leurs procédures, si la bonté de M. le duc d'Orléans pour moi ne leur eût imposé silence tout aussitôt et fait rendre un arrêt du conseil antidaté qui ordonnait cette ouverture et cette coupe de bois du roi. De cela et de tant d'autres bottes que j'avais parées au duc de Lorges, et de tant d'autres choses faites pour lui, tel fut le salaire. Je retournai à Meudon où j'appris ce beau mariage à Mme de Saint-Simon qui en fut consternée. Je lui déclarai qu'elle ni moi ne verrions jamais son frère, ni celle qu'il allait épouser, et qu'elle fit savoir à Mme la maréchale de Lorges et à M. et à Mme de Lauzun que, s'ils signaient le contrat de mariage ou s'ils assistaient à cette noce, nous ne les verrions de notre vie. Dans le public, je m'expliquai sans aucune sorte de ménagement ni en choses ni en termes. Le contrat ne fût point signé de Mme la maréchale de Lorges ni de M. et de Mme de Lauzun, et ils n'allèrent point à ce mariage qui se fit à Pontoise avec toute la magnificence du premier président qui y convia tout le parlement, lequel il fit signer au contrat de mariage.

Parmi tout ce vacarme que je fis, rien n'échappa au premier président ni aux siens. Au contraire, force regrets de ma colère, force désirs de l'apaiser, force respects, malgré toute leur gloire. Il faut achever cet épisode tout de suite. Après quelque temps et qu'ils se flattèrent que leur conduite à mon égard, tandis que je ne me refusais rien, aurait pu émousser ma colère, ils me firent parler par plusieurs de mes amis dans les termes les plus propres à se faire écouter. Cela dura longtemps sans autre réponse que mes propos accoutumés sur le beau-père et le gendre. À la fin ce fut quelque chose de plus intime et de plus cher qui m'abattit plutôt qu'il ne me gagna. Mme de Saint-Simon ne cessait de répandre des larmes en silence; elle ne mangeait et ne dormait plus; sa santé délicate s'altérait visiblement. Cet état, qui ne pouvait se changer que par une réconciliation, fit en moi un combat intérieur, dont les fougues et les élans ne se peuvent décrire entre ce que je respectais et que j'aimais le plus tendrement, entre une douleur continuelle qui la minait et qui me perçait le coeur, et de me réconcilier avec deux hommes qui avec tant de raison m'étaient si démesurément odieux, et qui ne m'étaient pas moins méprisables. Enfin, pour abréger, je fis à la conservation de Mme de Saint-Simon un sacrifice vraiment sanglant, et au bout de six ou sept mois, la réconciliation se fit en cette sorte. Je consentis que le contrat fût signé, et de voir la duchesse de Lorges à l'hôtel de Lauzun, sans personne que la duchesse de Lauzun. Cela se passa debout en un moment, et fort cavalièrement de ma part. Le lendemain le premier président vint chez moi en robe de cérémonie, où il m'accabla de compliments et de respects. Je fus sec, mais poli, comme je m'y étais engagé. Les jours suivants Mme de Fontenilles sa soeur, le bailli de Mesmes et leurs plus proches vinrent au logis où je les reçus civilement, mais très froidement; le premier président y revint encore sur ce que j'avais déclaré que je ne voulais point voir son gendre. C'était lui pourtant qu'il fallait que je revisse pour essuyer les larmes de Mme de Saint-Simon; et enfin j'y consentis. Il vint chez moi, conduit par elle. Je le reçus fort mal, quoique le moins mal que je pus gagner sur moi. J'allai après chez le premier président qui me reçut avec des empressements et des civilités extrêmes. Il n'épargna ni le terme de respect ni celui de reconnaissance; en un mot, il continua d'oublier sa morgue, et se répandit en bien dire.

Mme de Lorges et sa soeur étaient venues chez moi, menées par Mme de Lauzun, dès que j'eus vu la duchesse de Lorges à l'hôtel de Lauzun; puis peu à peu j'allai voir la soeur, le frère et la belle-mère du premier président. Il désira avec grande ardeur donner une espèce de repas de noce où je voulusse bien être avec Mme de Saint-Simon, qu'il avait visitée dans son appartement toutes les fois, et dès la première qu'il était venu chez moi, et mes enfants aussi; enfin j'y consentis encore; le repas fut excellent et magnifique, et accompagné, de la part du premier président et des siens, de tout ce qui me pouvait plaire en façons et en discours. De l'un à l'autre on se laisse conduire à tout. Mme de Saint-Simon désira si fort que nous leur donnassions un repas aussi comme de noce, qu'il fallut bien y consentir. Le premier président ne l'osait espérer, et en parut transporté de joie. Il fut des mêmes personnes qui avaient été de celui du premier président, et je m'y donnai la torture pour y faire médiocrement bien. Ainsi finit la division atroce qui me séparait du premier président, avec tant d'éclat si continuellement soutenu depuis l'affaire du bonnet, et que ce mariage avait comblée de nouveau. Dans la suite le premier président vint de temps en temps chez moi, puis plus souvent, moi quelquefois chez lui, jusqu'à la fin de sa vie; on peut croire qu'il n'y eut que de la civilité et que la conversation n'était pas intéressante. Mais pour Mme de Fontenilles nous nous accommodâmes d'elle et elle de nous peu à peu, en telle sorte que nous sentîmes tout son mérite, sa vertu, son esprit, les agréments et la sûreté de son commerce, et que la liaison et l'amitié se forma étroite et a toujours duré depuis.

Le duc de Brissac épousa en même temps Mlle Pécoil, très riche héritière, dont le père était mort maître des requêtes, et la mère était fille de Le Gendre, très riche négociant de Rouen. Le père de Pécoil était un bourgeois de Lyon, gros marchand et d'une avarice extrême. Il avait un grand coffre-fort rempli d'argent dans un fond de cave, fermé d'une porte de fer à secret où on n'arrivait qu'en passant d'autres portes. Il disparut un jour si longtemps que sa femme et deux ou trois valets ou servantes qu'ils avaient le cherchèrent partout. Ils savaient bien qu'il avait une cache, parce qu'ils l'avaient quelquefois surpris descendant dans sa cave un martinet à la main, mais jamais personne ne l'y avait osé suivre. En peine de ce qu'il était devenu, ils y descendirent, enfoncèrent les dernières portes et trouvèrent enfin celle de fer. Il fallut des ouvriers pour l'enfoncer ou l'ouvrir, en attaquant les côtés de la muraille où elle tenait. Après un long travail ils entrèrent et trouvèrent le vieil avare mort auprès de son coffre fort, qui apparemment n'avait pu retrouver le secret de la serrure après s'être enfermé en dedans, et n'avait pu l'ouvrir: fin bien horrible en toutes manières . MM. de Brissac ne sont pas délicats depuis longtemps en alliances, et toutefois n'en paraissent pas plus riches. Les écus s'envolent, la crasse demeure.

Le Grand Seigneur avait nommé et fait partir un ambassadeur pour venir complimenter le roi sur son avènement à la couronne. Comme c'est une chose fort peu usitée à l'orgueil de la Porte, notre cour en fut extrêmement flattée. Outre l'honneur et la considération des lieux saints de la Palestine, l'intérêt du commerce et de la bannière de France dans la Méditerranée, ne contribua pas moins à en être touché; il débarqua à Toulon, et à cause de la peste on l'obligea à la quarantaine, et on le fit venir par Toulouse à Bordeaux et de là à Paris.

On était près d'ouvrir le congrès de Cambrai dont l'objet était de régler ce qui ne l'avait pu être entre l'empereur et l'Espagne et quelques suites de ce qui l'avait été à Bade. Saint-Contest, qui, comme on l'a vu et pourquoi, avait été troisième ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Bade, le fut en premier à Cambrai avec Morville, fils d'Armenonville, ambassadeur en Hollande. Toutes les puissances de l'Europe y envoyèrent. Cette assemblée dura longtemps, où les cuisiniers eurent plus d'affaires que leurs maîtres. Elle se sépara à la fin sans avoir rien fait. Le cardinal Gualterio, avec qui j'étais en commerce réglé toutes les semaines, m'écrivit pendant ce congrès une chose très sensée: c'était de profiter de cette assemblée des ministres de toutes les grandes puissances de l'Europe, pour convenir entre elles des entrées et de la suite de leurs ambassadeurs dans toutes les cours, dont la dépense toujours plus grande croissant toujours, à qui aura plus de carrosses et d'équipages les plus magnifiques et le plus de gentilshommes de suite, de riche et nombreuse livrée de toutes façons, ruine les ambassadeurs en coûtant fort cher à leurs maîtres, de mettre ainsi des bornes à l'émulation et à la dépense.

L'abbé de Maulevrier qui avait été aumônier du roi, dont il a été parlé plus d'une fois ici, fit tant qu'il persuada à l'abbé Dubois d'envoyer en Espagne Maulevrier, son neveu, qui était lieutenant général. Leur nom est Andrault, fort léger: ils sont du Bourbonnais, originaires d'autour de Lyon, très attachés de tout temps aux Villeroy, domestiques de l'hôtel de Condé, et celui qui était mort lieutenant général des armées navales et sa famille tout à M. et à Mme du Maine. Ce n'était pas là des titres à faire valoir à M. le duc d'Orléans pour être envoyé du roi en Espagne; néanmoins il le fut. On lui joignit, mais sans titre, une espèce de financier marchand qui s'appelait Robin, pour les affaires du commerce. On verra dans la suite si j'ai le temps d'écrire mon ambassade en Espagne, qu'il lui en aurait fallu encore un autre pour la négociation.

La maladie du pape, qu'on crut trop tôt désespérée, attira l'ordre à nos cardinaux de se préparer diligemment à partir, et le retour du cardinal de Polignac de son abbaye d'Anchin en Flandre, où on a vu qu'il était exilé. L'alarme cessée suspendit leur départ, et le cardinal de Polignac eut permission de saluer le roi et M. le duc d'Orléans, et de demeurer à Paris en attendant des nouvelles de Rome plus pressantes.

L'année finit par le départ subit et secret de Law, qui n'avait plus de ressources, et qu'il fallut enfin sacrifier au public. On ne le sut que parce que le fils aîné d'Argenson, intendant à Maubeuge, eut la bêtise de l'arrêter . Le courrier qu'il envoya pour en donner avis lui fut redépêché sur-le-champ avec une forte réprimande de n'avoir pas déféré aux passeports que M. le duc d'Orléans lui avait fait expédier. Son fils était avec lui; ils allèrent à Bruxelles, où le marquis de Prié, gouverneur des Pays-Bas impériaux, le reçut très bien, et le régala; il s'y arrêta peu, gagna Liège et l'Allemagne, où il alla offrir ses talents à quelques princes qui tous le remercièrent. Après avoir ainsi rôdé, il passa par le Tyrol, vit quelques cours d'Italie, dont pas une ne l'arrêta, et enfin se retira à Venise, où cette république n'en fit aucun usage. Sa femme et sa fille le suivirent quelque temps après ; je n'ai point su ce qu'elles sont devenues, ni même son fils. Law était Écossais, fort douteusement gentilhomme, grand et fort bien fait, d'un visage et d'une physionomie agréables, galant et fort bien avec les dames de tous pays où il avait fort voyagé. Sa femme n'était point sa femme, elle était de bonne maison d'Angleterre et bien apparentée, qui avait suivi Law par amour, en avait eu un fils et une fille, et qui passait pour sa femme et en portait le nom sans l'avoir épousé. On s'en doutait sur les fins: après leur départ cela devint certain. Cette femme avait un oeil et le haut de la joue couverts d'une vilaine tache de vin, du reste bien faite, haute, altière, impertinente en ses discours et en ses manières recevant les hommages, rendant peu ou point, et faisant rarement quelques visites choisies, et vivait avec autorité dans sa maison. Je ne sais si son crédit était grand sur son mari; mais il paraissait plein d'égards, de soins et de respect pour elle. Tous deux avaient lors de leur départ entre quarante-cinq et cinquante ans. Law laissa en partant sa procuration générale au grand prieur de Vendôme et à Bully, qui avaient bien gagné avec lui. Il avait fait force acquisitions de toutes sortes, et encore plus de dettes, de façon que ce chaos n'est pas encore débrouillé par une commission du conseil nommé pour régler ses affaires avec ses créanciers. J'ai dit ici ailleurs, et je le répète, qu'il n'y eut ni avarice ni friponnerie en son fait. C'était un homme doux, bon, respectueux, que l'excès du crédit et de la fortune n'avait point gâté, et dont le maintien, l'équipage, la table et les meubles ne purent scandaliser personne. Il souffrit avec une patience et une suite singulière toutes les traverses qui furent suscitées à ses opérations, jusqu'à ce que vers la fin, se voyant court de moyens, et toutefois en cherchant et voulant faire face, il devint sec, l'humeur le prit, et ses réponses furent souvent mal mesurées. C'était un homme de système, de calcul, de comparaison, fort instruit et profond en ce genre, qui, sans jamais tromper, avait partout gagné infiniment au jeu à force de posséder, ce qui me semble incroyable, la combinaison des cartes.

Sa banque, comme je l'ai dit ailleurs, était une chose excellente, dans une république ou dans un pays comme l'Angleterre, où la finance est en république. Son Mississipi, il en fut la dupe, et crut de bonne foi faire de grands et riches établissements en Amérique. Il raisonnait comme un Anglais, et ignorait combien est contraire au commerce et à ces sortes d'établissements la légèreté de la nation, son inexpérience, l'avidité de s'enrichir tout d'un coup, les inconvénients d'un gouvernement despotique, qui met la main sur tout, qui n'a que peu ou point de suite, et où ce que fait un ministre est toujours détruit et changé par son successeur. Sa proscription d'espèces, puis de pierreries, pour n'avoir que du papier en France, est un système que je n'ai jamais compris ni personne, je pense, dans tous les siècles qui se sont écoulés depuis celui d'Abraham, qui acheta un sépulcre en argent pour Sara quand il la perdit, pour lui et pour ses enfants. Mais Law était un homme à système, et si profond, qu'on n'y entendait rien, quoique naturellement clair et d'une élocution facile, quoiqu'il y eût beaucoup d'Anglais dans son français. Il vécut plusieurs années à Venise avec fort peu de bien, et y mourut catholique, ayant vécu honnêtement, quoique fort médiocrement, sagement et modestement, et reçut avec piété les sacrements de l'Église. Ainsi se termina l'année 1720.

CHAPITRE V. §

1721. — Chaos des finances. — Retraite de Pelletier de Sousy. — Conseil de régence curieux sur les finances et la sortie de Law du royaume. — Réflexions sur ce conseil de régence. — Prince de Conti débanque Law. — Continuation de ce conseil de régence, orageux entre le régent et M. le Duc, à l'occasion de la retraite de Law. — M. le duc d'Orléans veut de nouveau ôter au maréchal de Villeroy la place de gouverneur du roi et me la donner. — Il s'y associe M. le Duc. — Je refuse. — Le combat dure plus d'un mois. — Je demeure si ferme, que le maréchal de Villeroy conserve sa place auprès du roi, faute de qui la remplir. — Sa misère là-dessus. — Le maréchal de Villeroy découvre le péril qu'il a couru pour sa place. — Il ne me pardonne pas d'avoir pu la remplir, si je l'avais voulu. — Je le méprise.

Depuis le changement du ministère des finances et la disjonction de tous les droits et revenus royaux d'avec la compagnie des Indes, excepté la ferme du tabac qui lui demeura unie, tout était resté dans l'inaction qui, jointe au défaut de confiance, achevait de perdre le crédit du roi et laissait une incertitude extrême dans la fortune des particuliers. Tout en ce genre se passait entre le régent et La Houssaye, nouveau contrôleur général qui, outre le chaos des finances, n'y avait trouvé ni registres, ni notions, ni qui que ce fût en aucune place, ni personne qui s'y présentât, parce qu'avec Law étaient tombés ceux qu'il y avait mis. Toute circulation se trouvait arrêtée, enfin un épuisement et une confusion au delà de tout ce qu'il s'en [peut] imaginer. Le duc de Noailles, lorsqu'il était chargé des finances, avait montré l'exemple d'en communiquer les affaires tout le moins qu'il le pouvait au conseil de régence, quoique vrai conseil alors, surtout dans la fin de son administration que ce conseil commençait à tomber. Argenson qui lui succéda, avec l'autorité des sceaux, l'imita par une soustraction entière qui fut incontinent suivie de celle de toutes les autres véritables matières. Law, qui dans la suite administra les finances en diverses façons, passa jusqu'à ne donner pas même connaissance au conseil de régence des édits, des déclarations ni des arrêts qui étaient affichés en foule par les rues. La Houssaye commença son administration de la môme manière, et notamment par disjoindre de la compagnie des Indes tout ce qui y avait été uni des droits et revenus royaux.

Résolu d'aller plus avant, il crut apparemment devoir s'appuyer du nom du conseil de régence, quelque vain que ce conseil fût devenu, tellement que la première fois qu'il y entra en qualité de contrôleur général des finances, ce fut un jour ou il se passa des choses qui méritent bien d'être rapportées, que j'écrivis dès que j'en fus sorti pour n'en pas perdre une exacte mémoire, le voici :

CONSEIL LE RÉGENCE TENU AUX TUILERIES LE DIMANCHE 24 JANVIER 1721, À QUATRE HEURES APRÈS-MIDI; PRÉSENTS ET SÉANTS EN CETTE SORTE :

LeRoi.
M. le duc d'Orléans, régent. M. le prince de Conti.
M. le Duc, chef du conseil de régence. M. le chancelier.
M. le comte de Toulouse. M. le duc de La Force.
M. le duc de Saint-Simon. M. le maréchal duc de Villeroy.
M. le maréchal duc de Grammont. M. le duc de Noailles.
M. le duc de Saint-Aignan. M. le duc d'Antin.
M. le maréchal duc de Villars. M. le maréchal d'Estrées.
M. le maréchal duc de Tallard. M. le maréchal de Bosons était malade et absent.
M. le maréchal d'Huxelles. M. l'ancien évêque de Troyes (Bouthillier).
M. de Torcy. M. de La Vrillière, secrétaire d'État.
M. l'archevêque de Rouen (Besons). M. l'archevêque de Cambrai (Dubois), secrétaire d'État.
M. de La Houssaye, contrôleur général, mandé. M, d'Armenonville, secrétaire d'État.
M. le marquis de Canillac. M. Le Blanc, secrétaire d'État.
M. le duc de Chartres.

M. Le Pelletier de Sousy, doyen du conseil, qui était aussi du conseil de régence, avait obtenu depuis quatre jours la permission de ne plus faire aucune fonction de ses emplois, à cause de son âge, qui passait quatre-vingts [ans], mais avec la tête bonne et la santé aussi, chagrin contre des Forts, son [frère], avec qui il logeait, et alla se retirer à Saint-Victor, où l'ennui le gagna bientôt et peut-être le repentir.

Tout le monde assis, M. le duc d'Orléans dit au roi qu'il y avait une affaire fort importante à délibérer qui regardait la compagnie des Indes, et qui concernait les papiers royaux, laquelle méritait toute l'attention du conseil, dont M. de La Houssaye allait rendre compte. Il ajouta vaguement deux périodes, après quoi M. le comte de Toulouse rapporta une bagatelle concernant une augmentation à la ville de Saint-Malo, laquelle finie, le régent donna la parole à La Houssaye.

En cet instant, M. le Duc se leva, contre l'usage de ceux qui opinent ou qui veulent parler, fit signe à La Houssaye d'attendre, se rassit et dit au roi qu'il n'était informé que de ce matin même de ce qui se devait présentement proposer au conseil; qu'intéressé comme il l'était avec la compagnie des Indes, il s'était d'abord proposé de ne point opiner, pour éviter que ce qu'il dirait pût être interprété d'intérêt particulier; mais que depuis il avait estimé plus convenable de se mettre en liberté pour pouvoir dire ce qu'il croyait utile pour le bien de l'État; qu'il avait eu et déposé quinze cents actions; qu'en outre il en avait encore quatre-vingt-quatre sous son nom qui ne lui appartenaient pas; que, si celui qui en était chargé se fût trouvé chez lui, il aurait déjà porté les siennes à M. le duc d'Orléans pour qu'il eût la bonté de les remettre à Sa Majesté, ou à la compagnie, ou bien de les brûler, comme il aurait voulu; que ce qu'il n'avait pu exécuter cejourd'hui il le ferait le lendemain dans la matinée, et que, le déclarant en si bonne compagnie, il se croyait dès lors pouvoir compter hors d'intérêt et en état de pouvoir dire son sentiment sur la matière qu'on avait à traiter, d'autant plus qu'il n'avait jamais été pour la compagnie qu'autant qu'il avait cru le devoir pour le service de Sa Majesté et pour le bien de ses sujets.

M. le prince de Conti prit alors la parole et dit que tout le monde savait bien que depuis longtemps il n'avait point d'actions, que ce qu'il en avait eu il l'avait rendu à Law, et qu'il offrait de remettre le duché de Mercœur qui en était le bénéfice. M. le Duc répondit assez bas que des offres vagues ne suffisaient pas, qu'il en fallait la réalité et l'exécution.

La Houssaye commença son discours sur les comptes de la compagnie avec le roi: tout son rapport fut parfaitement beau. Il conclut que la compagnie fût déclarée redevable de tous les billets de banque, et que ceux qui ne seraient point éteints par les quinze cents millions de récépissés retirés par la compagnie, elle devrait au roi l'excédant, attendu que le roi s'en charge; que c'était une suite naturelle de l'union qui avait été faite de la banque à la compagnie des Indes au mois de février dernier, où le roi avait donné à la compagnie le bénéfice et la charge de la banque.

M. le Duc prit alors la parole, et dit que, par la même assemblée de la compagnie, il avait été réglé qu'on ne ferait plus d'achats d'actions, et qu'il ne serait point fait de billets de banque, sinon par une assemblée générale; qu'il n'y en a point eu; que, s'il a été fait des achats d'actions et de billets, ç'a été par ordres du roi et arrêts du conseil du propre mouvement, qu'ainsi c'est le roi qui en doit être tenu.

M. le duc d'Orléans a répliqué que M. Law était l'homme de la compagnie, aussi bien que celui du roi; que ce qu'il avait fait, il le croyait du bien de la compagnie; que cela est si vrai que dans l'arrêt qui ordonne l'achat des actions, il est dit que la dividende accroîtra aux autres actionnaires; que c'était aussi Law qui avait fait faire des billets de banque pour cet emploi, afin de faire valoir les actions.

M. le Duc a répondu que M. Law ne pouvait pas engager la compagnie, puisqu'il était l'homme du roi comme contrôleur général; qu'il n'y avait d'arrêts que pour douze cents millions de billets de banque; qu'il avait même été dit dans l'assemblée générale qu'on supprimerait les billets de banque de dix livres; que, loin de cela, on en avait fait pour plus de cent millions des mêmes, et qu'il y avait dans le public pour plus de deux milliards sept cents millions de billets de banque; que cela ne pouvait jamais être regardé comme un fait de la compagnie.

M. le duc d'Orléans expliqua que l'excédant des billets de banque avait été fait par des arrêts du conseil, rendus sous la cheminée; que le grand malheur venait de ce que M. Law en avait fait pour douze cents millions au delà de ce qu'il en fallait; que les premiers six cents millions n'avaient pas fait grand mal, parce qu'on les avait enfermés dans la banque; mais qu'après l'arrêt du 21 mai dernier, lorsqu'on donna des commissaires à la banque, il se trouva pour autres six cents millions de billets de banque que Law avait fait faire et répandu dans le public, à son insu de lui régent, et sans y être autorisé par aucun arrêt, pour quoi M. Law méritait d'être pendu; mais que, lui régent l'ayant su, il l'avait tiré d'embarras par un arrêt qu'il fit expédier et antidater, qui ordonnait la confection de cette quantité de billets.

Là-dessus M. le Duc dit à M. le régent: « Mais, monsieur, comment, sachant cela, l'avez-vous laissé sortir du royaume? — C'est vous, monsieur, répliqua le régent, qui lui en avez fourni les moyens. — Je ne vous ai jamais demandé, répondit M. le Duc, de le faire sortir du royaume. — Mais, insista le régent, c'est vous-même qui lui avez envoyé les passeports. — Il est vrai, monsieur, répondit M. le Duc, mais c'est vous qui me les avez remis pour les lui envoyer; mais je ne vous les ai jamais demandés, ni qu'il sortit du royaume. Je sais qu'on m'a voulu jeter le chat aux jambes dans le public là-dessus, et je suis bien aise d'expliquer ici ce qui en est puisque j'en ai l'occasion. Je me suis opposé qu'on mit M. Law à la Bastille, ou dans quelque autre prison, comme on le voulait, parce que je ne croyais pas qu'il fût de votre intérêt de l'y laisser mettre après vous en être servi comme vous avez fait; mais je ne vous ai jamais demandé qu'il sortît du royaume, et, je vous prie, monsieur, de vouloir bien dire en la présence du roi, et devant tous ces messieurs, si je vous l'ai jamais demandé. — Il est vrai, répondit M. le régent, que vous ne me l'avez pas demandé; je l'ai fait sortir, parce que j'ai cru que sa présence en France nuirait au crédit publie et aux opérations qu'on voulait faire. — Je suis, reprit M. le Duc, si éloigné, monsieur, de vous l'avoir demandé, que, si vous m'aviez fait l'honneur de m'en demander mon avis, je vous aurais conseillé de vous bien garder de le laisser sortir du royaume. »

La Houssaye continua ensuite son rapport. Il lut la requête de la compagnie à ce que la banque lui fût unie, et que tous les profits d'icelle lui fussent donnés. On lut aussi les deux articles de l'arrêt du conseil qui intervint le lendemain de la requête qui faisaient à la question, et La Houssaye conclut que la compagnie serait débitrice envers le roi des billets de banque.

Armenonville proposa là-dessus une opinion que la compagnie fût entendue. Le maréchal d'Estrées appuya cet avis; le régent y fit des objections très fortes, et tout le conseil, excepté ces deux, furent de l'avis de M. de La Houssaye.

Ensuite il proposa que, comme il y avait plusieurs particuliers qui avaient mis tout leur bien dans les actions sur la foi publique, il n'était pas juste que par la dette immense de la compagnie envers le roi ils se trouvassent ruinés, et que réciproquement ceux qui étaient sortis de la compagnie dans le bon temps, qui avaient converti leurs actions en billets ou qui les avaient achetées à vil prix sur la place, ou employées en rentes perpétuelles ou viagères, ou en comptes en banque, profitassent du malheur des actionnaires de bonne foi; qu'ainsi il fallait nommer des commissaires pour liquider tous ces papiers et parchemins, et annuler ceux qui ne procéderaient point de biens réels.

M. le Duc dit à cela: « Il y a quatre-vingt mille familles au moins dont tout le bien consiste en ces effets: de quoi vivront-elles pendant cette liquidation? » La Houssaye répondit qu'on nommerait tant de commissaires, que cela serait bientôt fait.

M. le Duc dit ensuite que, s'il y avait des gens à liquider, ce n'étaient pas ceux qui étaient anciens porteurs des effets publics; que le discrédit les ruinerait assez; mais qu'il fallait chercher ceux qui avaient réalisé en argent ou en terres ou en maisons, ou qui avaient vendu leurs meubles à des prix exorbitants, ou qui avaient arrangé leurs affaires aux dépens de leurs créanciers.

La Houssaye dit qu'on les taxerait aussi par rapport à ceux qui avaient des immeubles, mais que, par rapport à ceux qui avaient réalisé en argent, c'était une chose fâcheuse par la peine qu'il y avait à les connaître; qu'il arriveront cependant un bien de l'arrangement qu'on proposait aujourd'hui, parce que le roi reprenant un nouveau crédit par la liquidation, et absorbant une partie des dettes, les réaliseurs en argent le mettraient au jour pour le prêter au roi, vu la facilité des billets payables au porteur.

M. de La Houssaye continua son discours. Après qu'il fut fini, il fut arrêté tout d'une voix qu'il serait nommé des commissaires pour liquider les rentes sur le roi tant perpétuelles que viagères, les actions rentières et intéressées, les comptes en banque et les billets de banque.

M. le duc d'Orléans dit qu'il fallait faire un règlement qui serait porté au premier conseil de régence pour prescrire aux commissaires les règles qu'on devait tenir, après quoi il ne s'en mêlerait en aucune façon, renverrait tout aux commissaires, et ne ferait grâce à personne.

M. le Duc lui dit là-dessus que ce serait le moyen que tout se passât dans la règle; sur quoi le régent, s'adressant au roi, le supplia de lui permettre de dire qu'il lui avait défendu de s'en mêler, et ordonné de laisser tout faire par les commissaires.

Le maréchal de Villeroy s'écria, en s'adressant à M. le duc d'Orléans: « N'êtes-vous pas revêtu de toute son autorité, parlant de celle du roi, et n'en avez-vous pas aussi toute la confiance? » et à l'instant on leva le conseil.

On a omis plusieurs propos de ceux qui n'ont aucune importance, mais il ne faut pas oublier que le comte de Toulouse offrit ses actions, que le régent ne voulut pas accepter, comme provenant effectivement des remboursements qu'il avait reçus.

Le duc d'Antin déclara aussi qu'il en avait quatre cents qu'il rapporterait le lendemain.

L'étonnement fut grand dans tous ceux qui se trouvèrent à ce conseil. Personne n'ignorait en gros le désordre des finances; mais le détail de tant de millions factices, qui ruinaient le roi ou les particuliers, ou pour mieux dire l'un et l'autre, effraya tout le monde. On vit alors à découvert où avait conduit un jeu de gobelets, dont toute la France avait été séduite, et quelle avait été la prodigalité du régent, par la facilité de battre monnaie avec du papier, et de tromper ainsi l'avidité publique. Il y fallait un remède, parce que les choses étaient arrivées à un dernier période, et ce remède, qui allait au dernier détriment des actionnaires et des porteurs des billets de banque, ne se pouvait trouver que par le dévoilement de tout le mal, si longtemps tenu caché, autant qu'il avait été possible, pour que chacun vît enfin où on en était au vrai, et la nécessité pressante aussi bien que les difficultés du remède.

Depuis l'arrêt du 22 mai, qui fut l'époque de la décadence de ce qui était connu sous les noms de Mississipi et de banque, et la perte de toute confiance par la triste découverte qu'il n'y avait plus de quoi faire face au payement des billets, par leur excédant prodigieux au delà de l'argent, chaque pas n'avait été qu'un trébuchement, chaque opération qu'un palliatif très faible. On n'avait pu chercher qu'à gagner des jours et des semaines, dans des ténèbres qu'on épaississait à dessein, dans l'horreur qu'on avait de laisser voir au jour tant de séduction et de monstres de ruine publique. Law ne pouvait se laver à la face du monde d'en avoir été l'inventeur et l'instrument, et il aurait couru grand risque, au moment de ce terrible et public dévoilement; et M. le duc d'Orléans, qui, pour suffire à sa propre facilité et prodigalité, et satisfaire à l'avidité prodigieuse de chacun, avait forcé la main à Law et l'avait débanqué de tant de millions, au delà de tous moyens d'y faire face, et l'avait précipité dans cet abîme, ne pouvait se mettre au hasard de l'y laisser périr, et moins encore, pour le sauver, se déclarer le vrai coupable. Ce fut donc pour se tirer de ce premier et si mauvais pas, qu'il fit sortir Law du royaume, lorsqu'il se vit acculé et forcé de montrer à la lumière l'état des finances et de cette énorme gestion qui n'était que tromperie. Cette manifestation qui intéressait si fort les actionnaires et les porteurs de billets de banque en général, mais bien plus vivement ceux qui les tenaient de leur autorité ou de leur faveur, et qui n'en pouvaient montrer d'autre origine, les mit tous au désespoir. Les plus importants, comme les princes du sang, les plus avant dans ces affaires, comme d'Antin, le maréchal d'Estrées, Lassai, Mme la Duchesse, Mme de Verue et d'autres en petit nombre, qui y avaient si gros, et dont les profits jusqu'alors avaient été immenses, avaient, de force ou d'industrie, arrêté cette manifestation tant qu'ils avaient pu, soutenu ce puissant mur qui s'écroulait malgré eux, et suspendu le moment si funeste pour eux. Comme ils savaient à peu près le fond des choses, ils voyaient que le moment qu'elles seraient connues finirait ces gains prodigieux et mettrait à néant les papiers dont ils s'étaient farcis à toutes mains et pur profit, sans y avoir mis un sou du leur pour les acquérir. C'est ce qui engagea M. le duc d'Orléans à leur cacher le jour de cette manifestation, pour éviter d'être importuné d'eux pour différer ce qui ne pouvait plus l'être, et pour, en les surprenant, leur ôter le temps de se préparer à former des difficultés et des réponses aux opérations que La Houssaye avait à proposer à leurs dépens. C'est aussi ce qui mit M. le Duc en fureur, et qui causa cette scène étrange entre lui et M. le duc d'Orléans, qui scandalisa et qui effraya tous ceux qui dans ce conseil en furent témoins; tous deux y firent un mauvais personnage.

M. le Duc débuta par une vaine parade de la remise de ses actions, qu'il ne pouvait plus garder, parce qu'elles étaient sans origine, et il ne fit qu'en manifester l'énorme quantité. Il crut par là imposer et se mettre en liberté de protéger la compagnie de toutes ses forces, parce qu'il y avait le plus gros intérêt personnellement, ainsi que Mme la Duchesse sa mère. Personne ne l'ignorait, aussi n'imposa-t-il à personne. Il haïssait et méprisait le prince de Conti au dernier point. Il est vrai qu'en cela il était du sentiment unanime. Aussi ne put-il pas s'empêcher de relever l'offre de la remise du duché de Mercœur, volé à Lassai par un retrait et un procès indigne, offre qu'il était bien sûr qui ne serait pas acceptée. Ce prince avait raison d'avancer que tout le monde savait bien qu'il n'avait point d'actions. Mais un peu de jugement l'aurait retenu de faire une protestation qui faisait souvenir tout le monde qu'il avait porté le premier et le plus mortel coup à la banque, en se faisant tout à coup rembourser en argent de tout son papier, dont Law ne s'est pu relever depuis. On vit arriver publiquement à l'hôtel de Conti quatre surtouts chargés d'argent, et le prince de Conti pendu à ses fenêtres pour les voir entrer chez lui.

M. le duc d'Orléans, qui de goût et depuis par nécessité vivait de ruses et de finesses, crut avoir fait merveilles d'avoir chargé M. le Duc des passeports de Law, et d'avoir caché ce qui se devait traiter dans ce conseil de régence. Il voulait affubler M. le Duc de la retraite de Law hors du royaume, et le prendre au dépourvu en ce conseil, pour lui ôter les moyens de contredire. Il en fut cruellement la dupe; la matière touchait à M. le Duc d'un si grand intérêt, qu'il était par lui, et par d'autres principaux intéressés, continuellement alerte sur ce qui devait se proposer, et il arriva qu'il fut assez tôt averti pour bien apprendre sa leçon. La hardiesse et la fermeté ne lui manquaient pas; il n'avait rien à craindre, il connaissait d'ailleurs par une expérience continuelle l'extrême faiblesse de M. le duc d'Orléans, il en voulut profiter, et puisque tout ce mystère d'iniquité se devait enfin révéler en présence du roi et du conseil (et nombreux comme il l'était c'était dire au public), il se proposa de ne garder aucun ménagement pour tirer son épingle du jeu, faire retomber tout sur M. le duc d'Orléans, et se montrer soi comme le beau personnage, piqué de plus du secret qui lui avait été fait de ce qui se devait proposer en ce conseil, plus encore peut-être de la proposition même si contraire à la compagnie, et au grand intérêt qu'il y avait; piqué de plus de ce que M. le duc d'Orléans avait adroitement fait passer à Law ses passeports par lui, pour donner lieu au monde de se persuader que M. le Duc les avait demandés, conséquemment que c'était lui qui avait obtenu de M. le duc d'Orléans sa sortie du royaume. Aussi fut-ce là-dessus qu'il pressa impitoyablement M. le duc d'Orléans, qu'il l'interpella, et qu'il le força d'avouer qu'il ne lui avait jamais demandé cette sortie, qu'il protesta que, s'il en avait été consulté, il n'en aurait jamais été d'avis, et qu'il reprocha si durement à M. le duc d'Orléans d'avoir laissé sortir Law du royaume, après avoir fait de son chef pour six cents millions de billets de banque contre les défenses si expresses de les multiplier davantage. Ce conseil donc nous apprit deux choses: que Law était mis à la Bastille sans M. le Duc, et qu'à l'insu du régent Law avait fait et répandu dans le public pour six cents millions de billets de banque, non seulement sans y être autorisé par aucun arrêt, mais contre les défenses expresses.

Pour la première, je ne sais qui avait pu donner un conseil si dangereux à M. le duc d'Orléans, qui au ton qu'il avait laissé prendre au parlement, et que le parlement ne quittait point malgré le lit de justice et son voyage de Pontoise, aurait profité du désordre connu des finances et de leur incroyable déprédation, et plus encore du mécontentement public pour en prendre connaissance et se venger enfin de Law, qui depuis si longtemps était sa bête, et par lui de M. le duc d'Orléans, qui se serait trouvé bien empêché, et peut-être hors d'état de le tirer de prison, après l'y avoir mis, et de l'arracher au parlement qui se serait fait honneur et délice de le faire pendre malgré le régent. Il y avait bien de quoi, puisque le régent acculé par M. le Duc, l'avoua en plein conseil, et que, pour le tirer de péril, il avait fait rendre un arrêt du conseil antidaté, qui ordonnait cette confection si prodigieuse de billets de banque faits et répandus par Law de sa propre autorité. Mais quel aveu d'un régent du royaume, en présence du roi et d'un si nombreux conseil, dont la plupart ne lui étaient rien moins qu'attachés! Et à qui espéra-t-il avec quelque raison de persuader que Law eût fait un coup si hardi, et de cette importance, à l'insu de lui régent, son seul appui contre le public ruiné, et contre le parlement, qui ne cherchait qu'à le perdre, et cela, pour la première opération qu'il eût jamais faite, sans l'aveu et l'approbation du régent? Voilà pourtant oh les finesses dont ce prince se repaissait le conduisirent, et le dépit et la férocité de M. le Duc le forcèrent à un si étonnant aveu, et si dangereux, en présence du roi et d'une telle assemblée. J'en frémis en l'entendant faire, et il est incroyable que ce terrible aveu n'ait pas eu la moindre des suites que j'en craignis.

Pour la personne de Law, M. le Duc, tout bouché qu'il fût de soi-même, était trop éclairé par le grand intérêt qu'il avait au papier, et trop bien conseillé par les siens qui n'y en avaient pas un moindre, qui étaient habiles et avaient les yeux bien ouverts, pour laisser mettre Law en prison, exposé à des suites aisément funestes, à tout le moins destructives de ce qu'ils comptaient bien sauver du naufrage et que par l'événement ils en sauvèrent en effet. À l'égard de la sortie de Law hors du royaume, c'est une obscurité entre M. le duc d'Orléans et M. le Duc, que je n'ai pu démêler. Bien ai-je expliqué ci-dessus les raisons qui m'ont paru celles qui engagèrent M. le duc d'Orléans à faire sortir Law du royaume, et sa petite finesse de lui en faire mettre les passeports entre les mains par M. le Duc, pour se décharger sur lui de cette sortie: car de tout cela M. le duc d'Orléans ne m'en dit rien, et la chose faite, je ne cherchai pas à en rien apprendre de lui; mais que M. le Duc, qui avait pour ses trésors de lui et des siens le même intérêt de ne pas exposer Law, non seulement à sa perte, mais encore à la nécessité de répondre juridiquement, et de parler, comme on dit des criminels, fût contraire à sa sortie du royaume, j'avoue que c'est ce que je n'entends pas; moins encore qu'y étant si contraire, il ne l'ait pas témoigné à M. le duc d'Orléans, et fait effort pour l'empêcher lorsqu'il reçut de lui les passeports pour les remettre à Law, dont l'occasion était si naturelle, puisqu'il savait bien que ces passeports étaient pour sortir du royaume; qu'il ne l'ait pas fait alors, cela est clair, puisqu'il ne s'en serait pas tu en ce conseil, et d'autre part, que M. le duc d'Orléans, si malmené par lui sur cette sortie, ne lui ait pas reproché ce silence en lui remettant les passeports, c'est encore ce que je ne puis comprendre.

Autre chose encore difficile à entendre. Quelque bouché et peu préparé que pût être M. le Duc à cette remise des passeports entre ses mains pour les donner à Law, comment voulut-il s'en charger, et comment ne sentit-il pas le but de ce passage par ses mains? Quelle autre raison de ce passage put-elle se présenter à lui? et tout homme en place de finance, ou Le Blanc, ou un autre secrétaire d'État, n'étaient-ils pas aussi bons et bien plus naturels que non pas M. le Duc, pour remettre à Law ses passeports? En un mot, ce sont des ténèbres que j'avoue que je n'ai pu percer. Du reste, M. le Duc était venu bien préparé pour soutenir la compagnie en laquelle lui et les siens se trouvaient si grandement intéressés. Aussi faut-il convenir qu'il plaida bien cette cause, et qu'il n'obtint rien de plausible de tout ce qu'il se pouvait dire en sa faveur. Le rare est qu'après une scène si forte, si poussée, si scandaleuse, si publique, il n'y parut pas entre M. le Duc et M. le duc d'Orléans. Le régent sentait le poids énorme dont sa gestion était chargée par la confiance aveugle jusqu'au bout, et la protection si déclarée qu'il avait donnée à Law envers et contre tous. Il était faible, je le dis à regret; il craignait M. le Duc, ses fougues, sa férocité, son peu de mesure, quoique d'ailleurs il connût bien le peu qu'il était. Cette débonnaireté, que je lui ai si souvent reprochée, lui fit avaler ce calice comme du lait, et le porta à vivre à l'ordinaire avec M. le Duc pour ne le point aigrir davantage, et à ne l'aliéner pas de lui. À l'égard de M. le Duc, ce n'était pas à lui à se fâcher, il avait poussé M. le duc d'Orléans à bout sans le plus léger ménagement, toujours l'attaquant, toujours le faisant battre en retraite, jusqu'à lui avoir arraché l'aveu le plus étonnant et le plus dangereux. Il était donc content de l'issue de ce combat d'homme à homme, mais il n'avait garde de l'être des résolutions prises au conseil, quoi qu'il eût pu dire en faveur de la compagnie, et par là il sentit le besoin qu'il aurait de M. le duc d'Orléans pour soi et pour les siens, pour n'être pas enveloppés dans la fortune commune des porteurs de papiers, et pour sauver les leurs du naufrage, comme il arriva en effet; car ces quinze cents actions de la remise desquelles il fit tant de parade, quelque énorme qu'en fit le nombre, n'étaient rien en comparaison de celles qui lui restaient sous d'autres formes, et pareillement à Mme la Duchesse, à Lassai, à Mme de Verue, et à d'autres des siens, et qui profitèrent depuis si furieusement et pour longtemps encore. Ce n'est donc pas merveilles si, après une si étrange scène où il avait eu tout l'avantage sur M. lé duc d'Orléans, il ne chercha depuis qu'à la lui faire oublier.

La fin de ce conseil ne fut pas plus heureuse pour M. le duc d'Orléans. Il s'y montra battu de l'oiseau, en protestant, je n'oserais dire bassement, qu'il laisserait faire aux commissaires la liquidation dont ils seraient chargés, en pleine liberté, sans s'en mêler; encore pis, quand M. le Duc lui fit comme une nouvelle injure par la façon dont il l'approuva et l'y exhorta en deux mots si énergiques, de se tourner au roi, et lui demander permission de publier que Sa Majesté lui avait défendu de se mêler des liquidations. C'était avouer le peu de confiance que le public pouvait prendre en lui et s'en moquer en même temps, en demandant cette permission ridicule à un roi sans pouvoir, par le défaut de son âge, d'ordonner ni de défendre rien d'important, et moins encore qu'à qui que ce fût, au dépositaire de toute son autorité . Aussi le maréchal de Villeroy ne put-il contenir cette exclamation également ironique et satirique qui marquait combien il trouvait l'autorité du roi mal déposée, et le ridicule d'une confiance que le roi n'était pas en état d'accorder ni de refuser.

Je ne sais si cette dérision du maréchal de Villeroy, si impertinente et si publique, réveilla dans M. le duc d'Orléans le désir de le déplacer, mais peu après il me fit en général ses plaintes de la conduite du maréchal de Villeroy à son égard, de ses liaisons, de ses vues folles, mais dangereuses, et du péril pour lui régent de laisser croître le roi entre ses mains, et les conclut par me déclarer résolument qu'il me voulait mettre en sa place. Je lui opposai les mêmes raisons que je lui avais alléguées les autres fois que cette même tentation l'avait surpris. Je le fis souvenir combien il avait approuvé le conseil que je lui avais donné vers la fin de la vie du feu roi, qu'au cas qu'avant sa mort, ou par testament, il ne disposât pas de la place de gouverneur de son successeur, lui, M. le duc d'Orléans, après toutes les horreurs qu'on avait eu tant de soin de répandre partout, devait se garder sur toutes choses de mettre en une place si immédiate à la personne du jeune roi aucun de ceux qui étaient publiquement ses serviteurs particuliers, moi moins que pas un, qui, dans tous les temps, ne m'étais jamais caché de l'être, et le seul qui eût continué à le voir hardiment, publiquement et continuellement dans l'abandon général où il s'était trouvé. J'insistai que ces mêmes raisons qui m'avaient engagé à le remercier avec opiniâtreté les autres fois qu'il m'avait pressé d'accepter cette place, subsistaient toutes pour me la faire encore refuser. J'ajoutai que, convenant avec lui de tout sur le maréchal de Villeroy ces mêmes raisons qui m'éloignaient de lui vouloir succéder, militaient toutes pour l'y faire conserver; que, de plus, le désordre dévoilé des finances, et la sortie de Law du royaume, auquel le maréchal de Villeroy s'était opposé dans tous les temps avec éclat, n'était pas le moment de l'ôter d'auprès du roi, et qu'il serait tôt ou tard trop dangereux, après avoir renvoyé le duc du Maine, de réunir en faveur du maréchal de Villeroy et contre Son Altesse Royale le renouvellement des plus affreux soupçons, et le spécieux martyr du bien public, et de l'ennemi de Law et des ruines dont il avait accablé l'État, mettre en furie Paris qui croyait la vie du roi attachée à sa vigilance, le parti du duc du Maine caché sous la cendre, tout ce qui s'appelait la vieille cour, c'est-à-dire presque tous les plus grands seigneurs, enfin le parlement et toute la robe que le maréchal de Villeroy avait toujours bassement courtisée, et qui l'aimait et le considérait comme un protecteur.

Quelque fortes que fussent ces raisons, elles ne persuadèrent point M. le duc d'Orléans: il ne sut trop que répondre, parce qu'elles étaient péremptoires, mais le maréchal de Villeroy était une guêpe qui l'infestait et que la vue du futur auprès du roi lui rendait encore plus odieuse. Voir, par rapport à Son Altesse Royale, ce jeune monarque entre les mains du maréchal de Villeroy ou entre les miennes, était un contraste si puissant sur lui qu'il ne s'en put déprendre, et qui forma deux longues conversations fort vives entre lui et moi. Depuis le lit de justice des Tuileries, j'étais demeuré en grande familiarité, et même fort en confiance avec M. le Duc. Le régent en était bien aise, et tous deux se servaient de moi l'un envers l'autre assez souvent. M. le duc d'Orléans espéra apparemment plus de force sur moi en joignant M. le Duc à lui; car je vis entrer Millain chez moi un matin deux jours après, qui, à ma grande surprise, me dit que M. le Duc l'avait chargé de me dire que M. le duc d'Orléans ne lui avait pas caché son désir de me faire gouverneur du roi, et ma résistance; qu'il trouvait que M. le duc d'Orléans avait toutes sortes de raisons les plus solides d'ôter le maréchal de Villeroy d'auprès du roi, et n'avait pas un meilleur choix, ni un autre choix à faire que de moi pour mettre en cette place, ni de qui que ce pût être que lui, M. le Duc, désirât davantage. Là-dessus, Millain se mit sur son bien-dire, tant pour l'expulsion du maréchal de Villeroy que pour me cajoler, m'enivrer, s'il avait pu, de louanges et de persuasions, sans avoir pu faire ni l'un ni l'autre ne le priai d'abord de témoigner à M. le Duc combien j'étais sensible à une si grande marque de son estime et de sa bienveillance, et que, si quelque chose, après la volonté de M. le duc d'Orléans et son service, me pouvait tenter d'accepter la place de gouverneur du roi, [ce] serait d'avoir à compter d'une éducation si importante avec un surintendant, non bâtard, mais prince du sang, et tel que M. le Duc; mais que je le suppliais de considérer toutes les raisons que j'avais alléguées à M. le duc d'Orléans, tant contre le déplacement du maréchal de Villeroy que contre le choix à faire de moi pour remplir sa place. Je les détaillai toutes à Millain, je n'oubliai ni force ni étendue, et je conclus par le prier de faire observer à M. le Duc que je méritais d'autant plus d'être cru, qu'il n'ignorait pas que, si je m'opposais au déplacement du maréchal de Villeroy, ce n'était ni par estime ni par amitié, et que, si je tenais ferme au refus, ce n'était pas que je ne sentisse tout l'honneur du choix des deux princes, et tout l'avantage et la considération que cette grande place, et si importante, apporterait à moi et aux miens.

Millain, bien instruit par M. le Duc; qui m'aimait depuis que je l'avais connu chez le chancelier de Pontchartrain, et qui, depuis le lit de justice des Tuileries, était demeuré dans l'habitude de suppléer, tant que cela se pouvait, aux conférences entre M. le Duc et moi, contesta mes raisons plus de deux grosses heures sans me faire perdre une ligne de terrain. Les deux princes furent étonnés et fâchés de cette résistance, tous deux me le témoignèrent. La dispute recommença, M. le duc d'Orléans s'y prit de toutes les façons et à force reprises; Millain m'assiégeait sans cesse chez moi. Enfin, ils me déclarèrent qu'ils ne quitteraient point prise que je n'eusse accepté, et que cette lutte durerait tant qu'il me plairait, et jusqu'à ce que je la voulusse finir de la sorte elle dura ainsi cinq semaines. J'en étais excédé, et en même temps peiné de répondre si durement à l'amitié, à la confiance, à leur sentiment intime de la nécessité, surtout pour l'avenir si délicat et si important pour M. le duc d'Orléans. Ces considérations toutefois, quelque fortes qu'elles fussent, n'ébranlèrent aucune de mes raisons: elles ne faisaient qu'accroître mon malaise, et l'importunité que je recevais d'entendre et de répéter les mêmes raisons presque tous les jours.

À la fin je voulus terminer une contestation si journalière et si longue, et finir par Millain pour finir avec plus de mesure et moins durement. Je dis donc à Millain que, sans me départir d'aucune des raisons que j'avais si souvent alléguées aux deux princes et à lui, tant contre le déplacement du maréchal de Villeroy que contre le choix à faire de moi pour remplir sa place auprès du roi, que je croyais péremptoires et sans réplique devant tout homme éclairé et indifférent, je lui en dirais une autre, à moi plus personnelle et plus intime, que j'avais expliquée à M. le duc d'Orléans, et qu'il fallait donc aussi que M. le Duc sût, puisqu'il me pressait avec tant de force et de persévérance. C'était en deux mots que, quelque attaché que je fusse à M. le duc d'Orléans, et quelque serviteur que je fusse de M. le Duc, mon honneur m'était plus cher que l'un ni l'autre, et que tout ce que la plus grande fortune me pourrait présenter; qu'il savait lui Millain, que personne n'ignorait ce que de tout temps j'étais à M. le duc d'Orléans; qu'il n'ignorait pas aussi les horreurs si souvent renouvelées et répandues contre ce prince depuis leur première invention; que, mis par lui en la place du maréchal de Villeroy, l'effroi factice des joueurs de ressorts de ces horreurs éclaterait de plus belle contre le régent, et le contre-coup sur moi; que nul ne pouvait me garantir que le roi fût exempt de tout accident et de toute maladie tant qu'il serait entre mes mains; que cette garantie se pouvait étendre aussi peu sur sa vie, puisqu'il était mortel comme tous les autres hommes de son âge; que, s'il lui arrivait accident ou maladie, je me sentais incapable de soutenir tout ce qui se répandrait sur M. le duc d'Orléans, et qui en plein rejaillirait sur moi; que, si malheur arrivait au roi, je courais toutes sortes de risques d'entendre publier qu'il n'aurait été mis entre mes mains que pour avoir plus de liberté de s'en défaire, soit par ma négligence, soit par ma connivence, à quoi je me sentais radicalement incapable de survivre un moment; par conséquent qu'il voyait, et que M. le Duc verrait à plein par le compte qu'il allait lui rendre, combien radicalement aussi j'étais incapable de me laisser vaincre par quoi que ce pût être pour accepter la place de gouverneur du roi, même quand elle vaquerait par mort.

Millain, tout consterné qu'il me parût d'une résistance si ferme et si bien causée, ne se tint point battu; il se mit à tâcher de m'éblouir, à vanter ma réputation, qui ne pouvait être attaquée; à m'alléguer qu'elle était demeurée intacte à la mort de nos princes, lors de la plus grande fureur et des discours les plus horribles répandus contre M. le duc d'Orléans; et lorsqu'il avait été si longtemps dans le décri et dans un abandon si général, que qui que ce soit, sans exception, n'osait le voir ni même lui parler, tandis que moi, unique, n'avoir jamais cessé un moment de le voir et de l'entretenir chez lui et jusque sous les yeux du roi, dans le salon et dans les jardins de Marly, à Versailles, et partout, sans que pas un de ceux qui m'aimaient le moins ait jamais ni dit ni laissé entendre quoi que ce pût être qui pût m'intéresser. Il pressa tant qu'il put cet argument qu'il trouvait si fort. En effet, ce qu'il disait était vrai, et j'eus ce rare bonheur que les inventeurs, les instigateurs, les prôneurs de ces horreurs contre M. le duc d'Orléans, qui d'ailleurs et de plus, par mon attachement pour lui, étaient mes ennemis, n'imaginèrent jamais de laisser tomber sur moi l'ombre du soupçon le plus léger, ni le public à qui ils donnaient l'impulsion. Je convins avec Millain de cette vérité, mais je pus être persuadé que cette vérité, pour flatteuse qu'elle pût être, me mit à couvert sur ce qui pouvait arriver du roi entre mes mains. Raisonnant un moment comme les inventeurs et les semeurs des bruits horribles si étrangement répandus contre M. le duc d'Orléans à la mort de nos princes, M. le duc d'Orléans non seulement n'avait aucun besoin de moi pour l'exécution de tels crimes, mais au contraire grand besoin de s'en cacher de moi. « Je laisse, dis-je à Millain, la religion, l'honneur, la probité; je ne toucherai que l'intérêt. »

Monseigneur était mort: le roi avait pris toute confiance dans le nouveau Dauphin, il lui renvoyait les ministres et les affaires, il donnait les plus grandes charges à son choix, témoin le duc de Charost. Ce prince par ses vertus, son application, l'autorité que le roi lui faisait prendre; la Dauphine par ses charmes envers tout le monde, qu'elle animait partout, était l'objet de la tendresse de son époux, de celle du roi, de celle de tout le monde. Le duc de Beauvilliers se trouvait dans la plus brande splendeur, par l'influence entière qu'il avait conservée sur son ancien pupille. Personne n'ignorait à la cour, et M. le duc d'Orléans moins qu'aucun, que le duc de Beauvilliers m'aimait plus qu'un fils et me confiait presque toutes choses, depuis bien des années que sa confiance allait toujours croissant. Il avait transpiré malgré toutes nos précautions qu'il m'avait initié dans celle du Dauphin, que la Dauphine voulait que Mme de Saint-Simon succédât à la duchesse du Lude, fort âgée déjà, et accablée de goutte. La couronne ne pouvait tarder longtemps à tomber sur la tète du Dauphin. Que n'avais-je donc point à perdre en le perdant, comme j'y ai tout perdu en effet, sans compter ce qui est mille fois plus cher que les fortunes. C'était cette perspective charmante que le monde voyait s'ouvrir devant moi, qui m'en attirait l'envie et la jalousie, et qui était incompatible avec le partage ou la confidence des crimes dont on accablait la réputation de M. le duc d'Orléans, dont le règne, s'il fut arrivé même sans trouble, quelque favorable qu'il me pût être, ne pouvait jamais me dédommager du personnel incomparable du Dauphin, ni pour la fortune de ce que j'en pouvais attendre, sans compter ce que m'eût été de voir la couronne sur la tête d'une bâtarde de Mme de Montespan, au lieu de cette Dauphine si aimable, et de là sur les petits-fils de cette Montespan. Par conséquent quel rejaillissement sur ses frères, sur ses neveux, et quel éternel désespoir pour l'antipode si déclaré de la bâtardise! M. le Duc était trop éloigné de la couronne, pour que ce propos fût déplacé, et M. le duc d'Orléans, trop frivole, trop peu touché par soi-même de la possibilité de régner, enfin trop accoutumé à moi, à mes sentiments, à mes manières pour en être embarrassé avec lui. J'ajoutai à Millain qu'il prît garde à la différence des temps et des circonstances pour en faire la comparaison, et porter un jugement sain de mon refus; qu'il était clair que j'avais tout à perdre en perdant le Dauphin et la Dauphine; qu'il ne l'était guère moins, pour continuer à ne traiter que l'intérêt et faire abstraction de toute autre considération, [que] je n'avais rien à perdre que de commun avec toute la France, si le roi lui était ravi, tandis qu'en mon particulier je ne perdrais que l'espérance très légère du crédit, qu'un gouverneur nouveau venu pourrait fonder de s'acquérir auprès d'un enfant qui avant quatorze ans serait son maître, environné de gens qui ne songeraient qu'à l'entraîner, et à lui rendre son gouverneur odieux, tout au moins contraignant, importun et ridicule, tandis que j'avais tout à me promettre de M. le duc d'Orléans devenu roi. J'insistai avec raison et force sur cette si extrême différence des temps et des circonstances; d'où je conclus que si ma réputation était demeurée intacte à la mort de nos princes, j'avais tout lien de craindre qu'elle ne la demeurât pas si, étant gouverneur du roi, j'avais le malheur de le perdre de quelque accident et de quelque maladie que ce pût être, pour palpablement naturelle qu'elle fût et qu'elle parût. Enfin qu'il fit considérer à M. le Duc une raison si touchante, que rien dans le monde ne me ferait passer pardessus.

Millain, étourdi de la solidité de cette raison finale, ne laissa pas de se reprendre aux branches et d'insister sur ma réputation, qui ne pouvait jamais être tant soit peu attaquée. Je lui répondis que je m'en flattais parce que je m'étais conduit toute ma vie principalement vers ce but, mais que le moyen le plus certain de la conserver entière, sans tache et sans rides, était de ne l'exposer pas à aucun des cas qui pourrait la gâter quelque injustement que ce pût être, et de n'être ni assez présomptueux à cet égard, ni assez ambitieux pour risquer quoi que ce pût être, qui pût entraîner sur elle le doute le plus léger, quoique le plus visiblement mal fondé. Je finis une conversation qui consomma presque toute cette matinée, par l'assurer que je ne serais ébranlé par rien, que j'étais las de tant de redites, sur une matière plus qu'épuisée; que je conjurais M. le Duc que je n'en entendisse plus parler et que je ferais la même déclaration à M. le duc d'Orléans; je la lui fis en effet deux jours après, sur ce qu'il me pressa encore. Néanmoins, il se fonda encore en raisonnements, c'est-à-dire que les mêmes sur le maréchal de Villeroy et sur moi furent amplement rebattus, parce qu'il n'y avait plus rien de nouveau à en dire. Il me demanda plusieurs fois si je le voulais livrer en proie au maréchal de Villeroy, et je vis combien il était touché et frappé de la différence, pour lui, de voir le roi entre de telles mains ou entre les miennes. En cela il n'avait pas tort; mais, comme je l'ai déjà dit, d'autres considérations plus fortes par un grand malheur devaient l'emporter pour conserver le maréchal de Villeroy dans sa place; et quoique véritablement sensible à la peine de M. le duc d'Orléans de mon refus, ma réputation et mon honneur m'étaient trop chers pour les exposer le moins du monde, outre mes autres raisons, qui ont été expliquées.

Je comptai donc l'affaire finie à mon égard, et que faute de trouver quelque autre bien à point, le maréchal de Villeroy conserverait sa place, comme en effet il arriva. Mais à mon égard, la persécution, si j'ose me servir de ce terme, n'était pas finie. Millain eut ordre de revenir encore à la charge, et il s'en acquitta si bien qu'il me mit enfin en colère; je lui dis que c'était une tyrannie qu'exiger d'un serviteur, sur qui on a raison de compter, d'exposer son honneur et sa réputation, au hasard d'un futur contingent que j'espérais bien qui n'arriverait pas, mais qui n'était que trop possible par les accidents communs à tous les hommes, et par la rougeole et la petite-vérole que le roi n'avait point eues, et qui tourneraient la tête aux médecins. Qu'outre un si cher intérêt que celui de mon honneur et de ma réputation, j'avais allégué plusieurs fois à ces princes des raisons qui regardaient M. le duc d'Orléans, si péremptoires pour laisser le maréchal de Villeroy dans sa place, et pour, quoi qu'il arrivât de lui, ne me la jamais donner, que je ne pouvais attribuer cette opiniâtreté qu'à une espèce d'ensorcellement; mais qu'en un mot, je l'avertissais pour le rendre à M. le Duc, et M. le Duc à M. le duc d'Orléans, si bon lui semblait, que je ne me défendrais plus; que de mon silence, ils en inféreraient tout ce qu'il leur plairait; que, si le maréchal de Villeroy était ôté d'auprès du roi, je ne dirais pas une parole, mais que, si j'étais nommé pour la remplir, je refuserais ferme et net; que ce refus m'attirerait les applaudissements de tout le monde aux dépens de M. le duc d'Orléans, et peut-être de M. le Duc, qui pourraient bien m'envoyer à la Bastille et me retirer l'honneur de leurs bonnes grâces; que je serais au désespoir d'être loué à leurs dépens, mais que, ne me restant plus que ce moyen pour me garantir d'une place qui pouvait devenir funeste à mon honneur et à ma réputation, quelque faussement et injustement que ce pût être, je l'embrasserais comme un fer rouge, plutôt que de m'y exposer, que je ne les trompais point en cela, puisque je le lui disais à lui, pour qu'ils en fussent avertis, après quoi je n'ouvrirais plus la bouche sur une affaire si longuement rebattue, et qui aurait dû être finie et abandonnée depuis longtemps. Cela dit avec quelque force, je me levai, et par ma contenance, je fis entendre à Millain que tout était épuisé, et civilement qu'il n'avait qu'à s'en aller. Telle fut la fin finale de cette affaire dont les deux princes ni Millain ne me parlèrent plus. M. le duc d'Orléans fut un peu fâché; mais avec moi surtout ses fâcheries étaient légères et courtes. Pour M. le Duc, il me parut qu'il se paya, quoique à regret, de raison. Mon refus opéra la conservation du maréchal de Villeroy auprès du roi, faute, comme je l'ai dit, de trouver de qui la remplir.

M. le duc d'Orléans conta tout cela à l'abbé Dubois; je l'appelle toujours ainsi, quoique sacré archevêque de Cambrai. On a vu ailleurs ici que souvent les choses intérieures les plus secrètes transpiraient du Palais-Royal et se savaient au dehors. Le maréchal de Villeroy apprit le risque qu'il avait couru, et qu'il n'avait tenu qu'à moi d'avoir sa place. Tout autre que lui aurait pu en être piqué contre M. le duc d'Orléans et contre M. le Duc, mais m'aurait su gré de mon refus et de ma conduite qui l'avait conservé, d'autant que ce n'était pas pour la première fois, ni même pour la seconde, que pareil cas était arrivé, comme on, l'a pu voir ici en son temps, quoique avec moins de dispute et de longueur.

Ce sentiment à mon égard ne fut pas celui du maréchal de Villeroy. Trop fâché pour se contenir, trop bas et trop timide pour s'en prendre au régent, quoique si hardi en d'autres choses, mais qui allaient à ses projets, dont la cheville ouvrière était sa place auprès du roi, qu'il ne voulait pas hasarder par une scène avec M. le duc d'Orléans, des intentions duquel et de celles de M. le Duc il ne pouvait douter, il s'en prit honteusement à la partie faible, dont pourtant l'opiniâtre refus l'avait sauvé. Il renouvela donc ses anciennes plaintes là-dessus et son ancien dépit contre moi. Malheureusement pour lui il ne sut et ne put par ou me prendre. Il eut recours à de misérables généralités et à aboyer à la lune. Cela me revint bientôt et de plusieurs côtés. Je ne voulais pas avouer, non plus que les précédentes fois, que la place de gouverneur du roi m'avait été offerte; je ne crus pas aussi devoir, comme la dernière fois, rassurer le maréchal de Villeroy, qui payait si mal le service si essentiel que je lui avais rendu, et dont la basse jalousie allumait l'ingratitude. Je pris le parti de mépriser ses discours, comme je faisais de tout temps sa personne, mais sans me lâcher sur lui en rien. Je me contentai d'en hausser les épaules et de traiter de radotage ce qu'on m'en contait. Je n'avais jamais eu de commerce avec lui que de rare et légère bienséance pendant et depuis le dernier règne, excepté les derniers temps de la vie du feu roi, qu'on a vu en son lieu qu'il se jeta à moi pour essayer de me pomper avec une importunité extrême. J'allais peu chez le roi, dont l'âge ne comportait pas l'assiduité du mien, et où encore je ne le rencontrais presque point, tellement que je ne le voyais qu'au conseil, où nous ne nous abordions guère, au plus que des moments, et où il était difficile, par l'ordre de la séance, que nous nous trouvassions l'un auprès de l'autre; je n'eus donc rien à changer dans ma conduite à son égard, et je me contentai de piquer de plus en plus, par mon parfait silence, son orgueil et sa vanité blessée.

CHAPITRE VI. §

Forte conversation entre M. le duc d'Orléans et moi, qui ébranle l'abbé Dubois fortement, mais inutilement. — Faiblesse étrange de M. le duc d'Orléans, qui dit tout à l'abbé Dubois, se laisse irriter contre moi jusqu'à me faire de singuliers reproches, dont à la fin il demeure honteux; m'avoue sa faiblesse et défend à l'abbé Dubois de lui jamais parler de moi. — Étrange trait sur le chapeau de Dubois entre M. le duc d'Orléans et Torcy. — Naissance du prince de Galles à Rome. — Sentiments anglais sur cette naissance. — Mort du comte de Stanhope et de Craggs, secrétaires d'État d'Angleterre, succédés (sic) par Townsend et Carteret. — Leur caractère. — Mort du docteur Sachewerell. — Mort et caractère de Huet, ancien évêque d'Avranches; de la duchesse de Luynes; de la duchesse de Sully (Coislin); de la duchesse de Brissac (Vertamont). — Embrasement de Rennes. — Cailloux singuliers.

Quoique M. le duc d'Orléans ne me mit plus au fait de tout comme avant que l'abbé Dubois se fût entièrement et ouvertement rendu le maître de toutes les affaires du dehors et du dedans, et fût parvenu à tenir de court son maître et à le resserrer avec ses plus sûrs serviteurs, avec moi surtout dont il craignait la liberté et l'ancienne habitude avec ce prince, il ne put néanmoins le tenir de si court à mon égard, que, quelque réservé que je me rendisse depuis que j'avais aperçu la réserve insolite de M. le duc d'Orléans avec moi, l'abbé Dubois, dis-je, ne put si bien faire qu'il n'échappa toujours quelque chose à l'habitude et à la confiance pour moi. Je l'ai déjà dit et il faut le répéter ici, les petits chagrins que ce prince avait quelquefois contre moi, étaient légers et courts. Ainsi celui qu'il avait pris de mon opiniâtre refus de la place de gouverneur du roi tomba incontinent après. Une après-dînée que je travaillais avec lui, seul à mon ordinaire, il me parla du traité entre l'Espagne et l'Angleterre qui s'avançait fort, et m'en apprit les détails qui donnaient les plus grands avantages au commerce de l'Angleterre, aux dépens de l'Espagne qui avait grand'peine à y consentir, et qui ruinaient celui de France, en transportant aux Anglais tous les avantages que les François y avaient eus depuis l'avènement de Philippe V à la couronne, la plupart conservés de façon ou d'autre depuis la paix d'Utrecht. Nous y avions perdu à la vérité la traite des nègres; mais le vaisseau de permission et beaucoup d'autres avantages nous étoient restés, que l'Angleterre prétendait nous faire ôter et les obtenir, et desquels l'abbé Dubois ne leur faisait pas moins litière qu'il ne pressait l'Espagne de se couper la gorge à elle-même en faveur des Anglais.

Dès les commencements de la régence, on a pu voir ici et plusieurs fois depuis combien ce joug Anglais me pesait; plus il s'appesantissait, plus il me devenait insupportable. Je ne pus donc tenir au récit que me fit M. le duc d'Orléans. Je lui fis sentir le préjudice extrême que le commerce de France allait recevoir et l'Espagne elle-même si elle se laissait entraîner aux conditions qu'il m'exposait, et combien lui-même serait un jour comptable au roi et à la nation d'avoir souffert que l'abbé Dubois vendit des intérêts si grands et si chers à l'Angleterre, qui saurait bien dans tous les temps se conserver ce qui lui serait accordé. Je l'exhortai du moins à laisser traiter cette affaire au congrès de Cambrai qui s'allait ouvrir, où presque tous les ministres des premières puissances étrangères étaient arrivés, duquel l'objet n'était pas moins de régler les difficultés entre l'Angleterre et l'Espagne sur le commerce et avec nous-mêmes, que de tacher d'ajuster l'Espagne avec l'empereur et de parvenir à une paix entre eux. Que là, en présence de tant de ministres, des Hollandais surtout, quoique si liés à l'Angleterre par terre, mais jaloux et si las de leurs progrès au delà des mers, l'Espagne trouverait des secours et l'Angleterre des embarras et des difficultés très profitables; à tout le moins lui, régent, éviterait le blâme de s'être hâté d'égorger la France et l'Espagne sous la cheminée, en procurant à l'Angleterre toutes ses nouvelles et très injustes prétentions. Le détail fut long sur les plaies qui étaient portées par les conditions demandées par les Anglais à l'Espagne; et au commerce de France qu'elles ruinaient, et à celui de toute l'Europe qu'elles attaquaient et qui en demeurerait extrêmement affaibli si elles étaient accordées, et sur la certitude qu'elles demeureraient toujours aux Anglais, si elles tombaient une fois entre les serres d'une nation si avide, si avantageuse, si puissante par mer, si fort née pour les colonies et pour le commerce, si jalouse d'y dominer, si suivie, si pénétrée de son intérêt, du commerce, dis-je, qui intéresse chaque particulier et qui est tout entier et dans toutes ses parties entre les mains de la nation, dans les parlements et absolument hors de prise à leur roi et à ses ministres. J'insistai donc sur le grand intérêt de la France et de l'Espagne de laisser porter ces prétentions au congrès de Cambrai, où l'intérêt palpable du commerce de toute l'Europe tiendrait les yeux de tous les ministres ouverts, et formerait des obstacles et des entraves aux Anglais, dont le régent n'aurait point le démérite, tout au plus ne ferait que le partager avec toutes les autres puissances, et sauverait ainsi en tout ou en la plus grande partie le commerce de France, celui d'Espagne et le commerce de toute l'Europe dont l'Angleterre se voulait emparer, et deviendrait enfin la maîtresse de l'Europe, puisqu'elle en posséderait seule tout l'argent, qui par le commerce s'est jusqu'ici distribué en toutes ses parties plus ou moins inégalement à proportion du commerce de chacune.

Ce discours plus fort et bien plus détaillé, et plus long que je ne le rapporte, fit une grande impression à M. le duc d'Orléans. Il entra en discussion, il convint avec moi de beaucoup de choses, et peu à peu que j'avais raison. Cela m'encouragea, de sorte qu'après l'avoir battu sur ses objections par rapport à ses entraves avec l'Angleterre, je lui dis qu'il n'avait qu'à voir où l'intérêt personnel de l'abbé Dubois l'avait conduit; que je lui avais souvent dit qu'il ne songeait qu'à être cardinal, et que toujours, lui régent, s'était récrié d'indignation, vraie ou feinte, et qu'il le ferait mettre dans un cul de basse-fosse s'il le surprenait dans une telle pensée; que néanmoins rien n'était plus vrai; que je ne lui enviais le cardinalat en aucune sorte, qu'il ne serait pas le premier cuistre ni le centième qui le serait devenu; qu'un régent de France, tel qu'il l'était, devait assez se sentir et être en effet assez considérable pour pouvoir récompenser d'un chapeau qui que ce fût, surtout un homme qui avait le vernis d'avoir été son précepteur, et acquis depuis le caractère épiscopal d'un grand siège et celui de ministre très principal; mais qu'il était vrai que je ne pouvais souffrir que l'abbé Dubois se fît cardinal par l'autorité que l'empereur exerçait despotiquement à Rome, et par le crédit tout-puissant du roi d'Angleterre sur l'empereur. Que pour se rendre le roi d'Angleterre et ses ministres non seulement favorables à Vienne, mais pour leur faire épouser son intérêt par le leur, il n'avait songé qu'à lier lui régent à l'Angleterre, à se rendre nécessaire pour serrer cette union, faire plusieurs voyages à Hanovre et à Londres parce qu'on dit ce qu'on n'ose écrire, peu après engager la rupture, puis la guerre entre la France et l'Espagne, sans autre intérêt que le sien, pour flatter Londres et Vienne, non seulement contre l'intérêt de la France, mais en exposant lui régent personnellement, aux derniers dangers, comme je le lui avais prédit dans le temps, comme il en [a] éprouvé une partie dans l'affaire de Cellamare, et comme il a hasardé bien pis, si la guerre eût duré et se fût échauffée. Que lui seul n'avait pas voulu voir ce qui fut clair alors à toute l'Europe, que cette guerre n'eut jamais d'autre objet que de satisfaire la jalousie des Anglais sur la marine renaissante d'Espagne dont le maréchal de Berwick eut l'ordre, qu'il exécuta, de brûler tous les vaisseaux, tous les chantiers, tous les magasins des ports du Ferrol et des autres voisins, ce qui anéantit toute la marine d'Espagne; tout aussitôt après quoi l'abbé Dubois termina cette déplorable guerre. « De là, ajoutai-je, il vous a fait entièrement passer sous le joug des Anglais, a été leur homme auprès de vous plus que ne le fut jamais l'impudent Stairs, son bon ami; et maintenant il vend, pour son chapeau, la France, l'Espagne, le commerce de toutes les nations de l'Europe à l'Angleterre sans le moindre retour; se vend en même temps à eux et s'applaudit de sa trahison et de sa ruse, qui lui va incessamment procurer le chapeau auquel votre considération n'aura pas la moindre part, mais la seule autorité de l'empereur, parla vive et pressante entremise du roi d'Angleterre, ou plutôt en vertu du traité secret de ses ministres avec l'abbé Dubois. »

L'impression de ce vif et trop vrai raccourci de la conduite de l'abbé Dubois, si pourpensée et si bien suivie, frappa le régent au delà de ce que je l'ai jamais vu. Il s'appuya les coudes sur la table qui était entre lui et moi, se prit la tète entre ses deux mains et y demeura quelque peu en silence, le nez presque sur la table. C'était sa façon quand il était assis et fort agité. Enfin il se leva tout à coup, fit quelques pas sans parler, puis se prit à se dire à soi-même : « Il faut chasser ce coquin. — Mieux tard que jamais, repris-je; mais vous n'en ferez rien. » Il se promena un peu en silence avec moi. Je l'examinais cependant, et je lisais sur son visage et dans toute sa contenance la vive persuasion de son esprit, même de sa volonté, combattue par le sentiment de sa faiblesse, et de l'empire absolu qu'il avait laissé prendre sur lui. Il répéta ensuite deux ou trois fois: « Il faut l'ôter, » et comme l'habitude me le faisait connaître très distinctement, je croyais à son ton et à son maintien entendre tout à la fois l'expression la plus forte d'une nécessité instante et de l'insurmontable embarras d'avoir la force de l'exécuter; dans cet état, je vis clairement qu'il ne me restait plus rien à dire pour arriver à la conviction parfaite de la nécessité urgente de chasser l'abbé Dubois; mais que pour lui en inspirer la force, mes paroles seraient inutiles, et ne feraient qu'affaiblir celles qui lui avaient fait une si forte impression, parce qu'elles ne feraient que le dépiter en lui faisant sentir plus fortement sa faiblesse, sans lui donner la force de la surmonter. Cela m'engagea à me retirer pour le laisser à lui-même, et le soulager de la peine et de la honte de me voir le témoin de ce combat intérieur. Je lui dis donc que je n'avais plus rien à ajouter à une matière si importante à l'État, à toute l'Europe, singulièrement à lui-même, que je le laissais à ses réflexions, et qu'il ne me restait qu'à désirer qu'elles eussent sur lui tout le pouvoir qu'elles devaient avoir. Il était si occupé qu'à peine me répondit-il je ne sais quoi, et me laissa aller sans peine contre son ordinaire toutes les fois qu'il se trouvait fort agité. Je m'en allai content d'avoir rempli mon devoir par une conversation si forte et si nécessaire, mais avec peu d'espérance du fruit qu'elle devait si naturellement produire.

Achevons cette matière tout de suite trop intéressante et trop curieuse pour être interrompue et en faire à deux fois; trois semaines à peu près se passèrent sans que j'aperçusse rien que d'ordinaire en M. le duc d'Orléans avec moi. Dans mes jours de travail, il ne me parla ni d'affaires étrangères ni de l'abbé Dubois; de mon côté, je me gardai bien de lui en ouvrir la bouche. Néanmoins, j'avais su que le lendemain de la conversation que je viens de raconter, il y avait [eu] tant de bruit et si long par reprises entre M. le duc d'Orléans et l'abbé Dubois, que les chambres voisines s'en étaient fortement aperçues, malgré des pièces vides entredeux, et je fus informé aussi que M. le duc d'Orléans avait paru longtemps occupé et de mauvaise humeur, lui qui n'en montrait et n'en avait même comme jamais; en même temps que l'abbé. Dubois était plus furieux et plus intraitable qu'il ne l'avait jamais paru. J'en conclus de plus en plus la volonté et la faiblesse; qu'il y avait eu des reproches et des éclats qui ne menaient à rien, car il n'y avait qu'à le chasser sans le voir et sans donner prise à la faiblesse; enfin que cette faiblesse l'emporterait sur les plus importantes considérations, et que l'abbé Dubois demeurerait le maître. Je ne me trompai pas.

Vers la fin des trois semaines depuis la conversation, allant travailler avec M. le duc d'Orléans, je le trouvai seul qui se promenait dans la pièce de son grand appartement la plus proche du passage de son petit appartement. Il me reçut contre son ordinaire d'un air si froid et si embarrassé, qu'après quelque peu de mots indifférents je lui demandai franchement à qui il en avait, et que je voyais bien qu'il y avait quelque chose sur mon compte. Il balança, il tergiversa. Je le pressai, l'apostume creva. Il me dit donc, puisque je voulais le savoir, qu'il était fort peiné contre moi, et tout de suite me débagoula, car c'est le terme qui convient à la façon dont il se déchargea, que je voulais qu'il fit tout ce qu'il me plaisait, et que je refusais de faire tout ce qui ne me plaisait pas; que j'avais refusé les finances, la place de chef du conseil des affaires du dedans, depuis de me trouver avec lui et tous les pairs et les maréchaux de France au grand conseil, les sceaux après, et trois fois de le délivrer de la plus fâcheuse épine en refusant autant de fois la place de gouverneur du roi. « N'y a-t-il que cela, lui répondis-je, qui vous mette en cette humeur contre moi? — Non, reprit-il vivement, il me semble que c'est bien assez. — Or bien, monsieur, lui dis-je, il faut commencer par les refus que vous me reprochez, parce que ce sont des faits; nous viendrons après à la plainte vague de vouloir vous faire faire tout ce qu'il me plaît. Des deux premiers refus, souvenez-vous s'il vous plaît qu'il n'y en a qu'un qui porte, qui est celui des finances. Il est vrai que vous fûtes fâché, il est plus vrai encore que vous l'auriez été davantage, si je les avais acceptées; ma raison de les refuser fut mon incapacité et mon dégoût naturel de ces matières, j'y aurais fait autant de fautes que de pas, et en finances il n'y a point de petites fautes. Si je n'entends rien aux finances ordinaires, comment aurais-je pu comprendre les diverses opérations de Law, et tenir ce timon qui a enfin rompu entre vos mains à vous-même; et si la souplesse et la bassesse du duc de Noailles pour le parlement, jusqu'à rendre compte des finances à ses commissaires, n'a pu émousser ses entreprises à cet égard, pensez-vous que ma conduite lui eût été plus agréable avec l'affaire du bonnet et ma rupture sans nul ménagement avec le premier président? Voilà donc, monsieur, pour les finances. À quoi on n'a jamais imputé à mal à personne le refus d'une place grande par son autorité, son importance et ce qu'elle vaut, ni l'aveu d'une incapacité véritable. J'oserais dire, s'il s'agissait d'un autre, que ce refus mériterait louange et estime, et qu'il n'est pas commun. La place de président du conseil des affaires du dedans, il est vrai que je la refusai, parce que je la trouvais trop forte et trop laborieuse à me charger du détail de tout ce qui vient de procès, de disputes, de règlements au conseil de dépêches, et de les rapporter au conseil de régence; souvenez-vous du peu d'ambition que je témoignai dans la formation des conseils: vous me demandâtes sur ces deux refus ce que je voulais donc prendre, et j'eus l'honneur de vous répondre que c'était à moi à vous laisser disposer de moi, mais que, si vous vouliez m'employer à quelque chose, et me mettre à ce dont je croirais m'acquitter le moins mal, ce serait de me donner une place dans ce même conseil des affaires du dedans, sur quoi vous vous moquâtes de moi, et me dites avec bonté, que, ne voulant ni des finances ni de la place de chef de ce conseil du dedans, il n'y en avait point d'autre pour moi, que dans le conseil où vous seriez vous-même. J'ai donc raison de dire que ce refus-ci ne porte pas, puisque je me contentais de bien moins dans le même conseil et que vous n'avez pas eu lieu de vous plaindre du travail, de l'onction, de la capacité de d'Antin, que je vous proposai pour chef de ce conseil, et que vous en chargeâtes. Quant au grand conseil, dites-moi, monsieur, en avez-vous sitôt perdu la mémoire? Si cela est, rappelez-vous, s'il vous plaît, que je ne savais pas un mot de cette belle séance, lorsque j'arrivai de Meudon, pour travailler avec vous; que je vous trouvai dans cette même pièce-ci, donnant vous-même des commissions à des garçons rouges et à d'autres de vos gens; que je vous demandai ce que c'était que tout cela que je n'entendais qu'à bâtons rompus; que vous me l'expliquâtes, et tout de suite me dites en souriant qu'à mon égard ce serait le contraire des autres pairs mandés; que vous me priiez de ne me pas trouver au grand conseil, parce que sûrement je ne serais pas de l'avis que vous vouliez qui y passât et que je disputerais contre comme un diable; à quoi j'eus l'honneur de vous répondre que je réputais à grâce très particulière cette défense qui me délivrait de la nécessité de vous déplaire en public, et peut-être de vous embarrasser beaucoup, pour suivre le mouvement de ma conscience et de mon honneur pour le service de l'État, et en particulier de l'Église et de la vérité. Vous vous mîtes à rire de ma réponse avec votre légèreté ordinaire; là-dessus la conversation se fit ensuite sur cette séance du lendemain, que je ne pus approuver; j'eus ensuite l'honneur de travailler avec vous. Vous ne fûtes fâché ni alors ni depuis, et aujourd'hui est la première fois que vous vous en avisez: franchement, monsieur, pardonnez-moi si je vous le dis cela est-il raisonnable? Passons maintenant aux sceaux, permettez-moi de vous dire que je n'ai jamais compris quelle a été la fantaisie de me les vouloir donner, et une fantaisie aussi opiniâtre: faire une sorte d'insulte à toute la magistrature de les donner à un homme d'épée, à un homme entièrement ignorant du sceau et de tout ce qui y a rapport, à un homme pour être entre vous et le parlement, répondre à ses remontrances et à ses entreprises, y présider, y parler, y prononcer, en cas de lit de justice, toutes choses très difficiles à allier, pour ne pas dire incompatibles, avec la séance et la fonction de pair; et de tous les pairs choisir l'ennemi déclaré du premier président, avec qui, en tant d'occasions, il faut conférer, et de plus des moins agréables au parlement, et, par rapport à vous, montrer une légèreté singulière en ôtant les sceaux au chancelier à qui vous veniez si nouvellement de les rendre, et de le rappeler de Fresnes où vous l'aviez exilé. Mon refus, que j'ose dire avoir été sage, fit laisser les sceaux au chancelier, et vous avez vu qu'il ne vous en est pas arrivé le moindre inconvénient ni le moindre embarras. Reste donc la place de gouverneur du roi; mais cette place n'est-elle pas assez importante, assez brillante? ne tire-t-elle pas naturellement d'assez grandes suites pour tenter un homme de mon âge, qui a une famille, qui n'est revêtu que de sa dignité de duc et pair, et qui n'a jamais été avec le maréchal de Villeroy sur aucun pied de sentir le moindre embarras de recevoir sa place, avec la satisfaction de ne l'avoir ni demandée ni désirée. Enfin, cette place, en honneur, en confiance, en considération, en toutes sortes d'avantages réels, peut-elle [être] refusée et refusée jusqu'à trois différentes fois sans des considérations de contre-poids les plus fortes et les plus démontrées? Leur base est une suite d'horreurs dont il a fallu vous remettre trop souvent [le tableau] devant les yeux pour vous les renouveler encore. Mais au nom de Dieu, monsieur, faites-y réflexion, et je m'assure que vous me rendrez justice. »

Jusqu'ici M. le duc d'Orléans m'avait laissé parler sans m'interrompre. Ou il n'avait pas trouvé de réplique à mes réponses, ou ces refus ne l'avaient affecté que dans le moment que l'abbé Dubois l'avait poussé, dont mes réponses effaçaient l'impression; mais l'importunité qu'il recevait du maréchal de Villeroy, que rien de sa part n'avait pu gagner, et ce qu'il en craignait auprès du roi dans les suites, lui tenaient au coeur. Il ne put donc se satisfaire de mes réponses sur mon refus si opiniâtre et si constant de la place de gouverneur du roi. Il m'en fit des plaintes amères, et me contraignit de reprendre avec lui les raisons de mon refus, qu'on a vues ici, avec beaucoup plus d'étendue. Comme cette longue explication ne roula que sur les mêmes principes, tant à l'égard des raisons de ne point ôter le maréchal de Villeroy de cette place, quelque mal qu'il s'en acquittât, quelque incapable qu'il en parût, et qu'il en fût, quelque dangereux qu'il y pût être au régent, et sur celles de ne m'y point mettre quand même elle deviendrait vacante par mort, je n'en allongerai pas ce récit. Je me contenterai de dire que je mis enfin M. le duc d'Orléans à bout sur cet article, après une longue et forte discussion, et que je le forçai de convenir que tous mes refus ne méritaient point de reproches, et que j'avais eu raison de les faire. De là, j'eus beau jeu sur le reproche général que je ne voulais rien faire que ce qui me plaisait, et que je voulais lui faire faire tout ce que bon me semblait.

Sur la première partie, je le fis souvenir de la façon dont je m'étais conduit chez le chancelier dans ce comité de finances dont il voulut si absolument que je fusse, quoi que j'eusse pu dire et supplier au contraire plusieurs fois dans son cabinet de ma juste répugnance, par mon incapacité sur les finances où je n'entendais rien, de mon ignorance de la gestion du duc de Noailles qui en cachait tout au conseil de régence, et sur le personnel du duc de Noailles, avec lequel j'étais hors de toute mesure, qui avait apparemment ses raisons pour vouloir que je fusse de ce comité, et que je ne me rendis qu'au commandement inattendu et absolu qu'il m'en fit en nommant les commissaires de ce comité au conseil de régence, dans lequel je protestai de mon incapacité en cette matière, et de mon inutilité en choses où je n'entendais rien. Je le priai encore de se souvenir de diverses autres choses qu'il avait exigées de mon obéissance, à quoi je m'étais soumis malgré moi, et du commerce qu'il avait si fortement voulu que j'eusse une fois au moins la semaine avec Law sur sa banque et son Mississipi, auxquels il savait que je m'étais si fort opposé dans son cabinet, et en plein conseil de régence, lorsqu'il fut question de les établir. « Vous m'avez, malgré tout ce que je pus faire, dire et prédire, forcé par une violence d'autorité absolue d'aller apprendre à Mme la duchesse d'Orléans la chute de son frère, au sortir du lit de justice des Tuileries, ce qui depuis m'a brouillé entièrement avec elle, comme je le prévis et ne pus vous en persuader. Enfin, monsieur, ajoutai-je, je n'ai refusé rien de tout ce que vous avez désiré de moi, en choses générales et faisables, tant qu'il m'a été possible, et vous ne m'en sauriez citer une seule que j'aie refusée, sans que vous ayez trouvé que j'eusse raison: voilà pour la première partie de votre reproche général. À l'égard de la seconde, vous savez si je vous ai importuné pour moi ou pour les miens. Pour ce qui est des autres, je ne vous ai jamais rien demandé que de juste ou de convenable à votre réputation pour les choix, et à votre intérêt, très souvent sans égard à mon amitié pour les personnes, témoin les chefs des conseils et plusieurs membres que je vous ai proposés et que vous avez faits. Si vous et moi pouvions nous souvenir de quantité de grâces que j'ai procurées, par les représentations que j'ai cru vous devoir faire, vous trouveriez que le même principe m'a conduit, et que vous en trouveriez fort peu, et encore de celles-là de conséquence indifférente, où mon amitié ou ma considération pour les gens aient eu toute la part; si de là vous passez à vous rappeler les affaires, vous trouverez que celles que j'ai eues le plus à coeur ne sont pas celles qui ont réussi, comme le rang des bâtards, l'affaire du bonnet, si criantes et si souvent et solennellement promises, les autres querelles du parlement, ses entreprises sur vous-même, les dangereuses et folles démarches de cette prétendue noblesse, toutes choses où vous vous êtes laissé abuser, dont vous vous êtes très mal tiré, qui en ont enfanté de pires, comme je vous l'avais prédit, et dont vous ne sauriez me nier que vous ne vous soyez repenti de la conduite que vous y avez tenue, puisque vous me l'avez avoué vous-même, et, traité de fripons ceux qui vous y ont entraîné. Souvenez-vous donc, s'il vous plaît, que rien ne m'a jamais si vivement intéressé que ces choses-là, mais qu'après vous avoir pressé à mesure sur chacune, et remontré tout ce que j'ai cru vous devoir être représenté, j'ai embrassé tellement le parti du silence que je ne vous en ai depuis ouvert la bouche une seule fois, et que, quand vous avez voulu quelquefois me mettre sur ces chapitres, je n'y ai jamais pris, et toujours détourné la conversation à autre chose sur-le-champ. Est-ce donc là, monsieur, vouloir vous faire faire tout ce qui me plaisait, et quand vous a plu à vous de faire si souvent tout l'opposé de ce qui m'affectait le plus, m'avez-vous vu après moins attaché à vous et moins occupé de votre intérêt et de votre avantage? Sur les affaires publiques, vous m'avez trouvé également fidèle à ce que j'ai cru de l'intérêt de l'État, à vous le représenter, tout le plus fortement de raisons qu'il m'a été possible, à demeurer inébranlable dans mon avis quand ce que vous ou vos ministres y ont opposé ne [m'a] pas paru solide, à vous proposer de m'abstenir du conseil quand vous y craindriez que mon opposition préjudiciât à ce que vous aviez à coeur d'y faire passer, et à m'en abstenir en effet, sous prétexte de quelque incommodité; toutes les fois que vous l'avez désiré; il me semble donc, monsieur, que mes réponses à vos reproches, tant en gros qu'en détail, sont catégoriques, plus que suffisantes et sans aucune sorte de réplique. J'attends la vôtre, si tant est que vous en trouviez, et cependant je n'en puis être en peine. »

M. le duc d'Orléans demeura quelque temps sans parler. Il était la tête basse comme quand il se sentait embarrassé et peiné, tantôt marchant, tantôt nous arrêtant pendant cette conversation. Rompant enfin le silence, il se tourna à moi, et me dit en souriant que tout ce que j'avais dit était vrai, et qu'il ne fallait plus penser à tout cela; qu'il était vrai que ce groupe de refus s'était présenté à lui sous une autre face, et l'avait fâché, et que je voyais qu'il n'avait pas été longtemps sans me le dire franchement; mais qu'encore une fois il n'y fallait plus penser et parler d'autre chose. « Très volontiers, lui répondis-je, monsieur, mais qu'il me soit permis aussi de vous parler franchement à mon tour. Vous avez été conter à l'abbé Dubois ce que je vous dis dernièrement du traité d'Angleterre et d'Espagne, et de sa conduite énorme pour obtenir un chapeau par le ricochet du roi d'Angleterre à l'empereur et de l'empereur au pape, et de là cet honnête prêtre et si désintéressé vous a mis dans la tête tous ces potages réchauffés que vous venez si bien de m'étaler et que j'ai encore mieux fait fondre. Avouez-moi la vérité. — Mais, me répondit-il d'un air honteux et embarrassé au dernier point, cela est vrai, c'est l'abbé Dubois qui m'a rabâché tous ces refus, qui m'a poussé et qui m'a fâché contre vous. — Hé bien! monsieur, lui répliquai-je, mes réponses vous ont-elles pleinement satisfait? — Oui, me dit-il, il n'y a rien à y répondre; je le savais bien, mais il m'a embrouillé l'esprit. »

La même faiblesse qui lui avait fait tout dire à l'abbé Dubois, et recevoir de lui, malgré toute sa connaissance, les impressions qu'il avait voulu lui donner contre moi, fit le même effet lorsqu'à mon tour je le tins tête à tête, opéra le renouvellement de sa première conviction sur ma conduite, dès que je la lui justifiai ainsi en détail, enfin l'aveu implicite d'avoir révélé à l'abbé Dubois ce que je lui avais dit de lui, et l'aveu formel que c'était l'abbé Dubois qui lui avait aigri l'esprit contre moi et fourni les reproches qu'il m'avait faits. Alors je le suppliai de réfléchir en quelles mains il s'était livré, et si qui que ce soit leur pouvait échapper, si son plus ancien et son plus assuré serviteur n'en était pas hors de prise, et sur choses hors de toute sorte de raison et connues pour telles par Son Altesse Royale, et ce que pourrait devenir tout homme hors de portée de sa privance et d'explications avec elle, toutes les fois qu'il plairait à l'abbé Dubois de l'écarter et de le perdre. « Vous avez raison, me répondit M. le duc d'Orléans dans la dernière honte, à ce qu'il me parut; je lui défendrai si bien et si sec de me parler de vous que cela ne lui arrivera plus. Allons, qu'avez-vous pour aujourd'hui? » J'eus pitié, si je l'ose dire, de l'état où je le vis. Je ne répondis rien, et je me mis à lui rendre compte de ce que j'avais pour ce jour-là. Peu après il entra dans son petit cabinet. J'y travaillai avec lui assez courtement, parce que l'entretien que je viens de rapporter avait été fort long; et sans plus en rien remettre en avant, nous nous séparâmes le mieux du monde sans qu'il y ait du tout paru depuis, et j'eus lieu de croire par la suite que M. le duc d'Orléans m'avait tenu parole, et défendu à l'abbé Dubois de lui parler de moi. On peut juger des dispositions de ce bon ecclésiastique à mon égard, après une pareille confidence de son maître, de ce que je lui avais dit de lui, entées sur tant d'autres choses, qui m'avaient mis fort mal avec lui. Le récit simple, tel qu'on vient de le voir de cette dernière, supplée à toute réflexion, et peint au naturel quels étaient le maître et le valet à l'égard l'un de l'autre.

Mais, pour achever le coup de pinceau, je joindrai ici ce qui arriva peu après à Torcy, et qu'il m'a conté lui-même. Quelques mesures que prit Dubois pour cacher ses machines à Rome, Torcy vit tant de choses par le secret de la poste, qu'il crut devoir avertir M. le duc d'Orléans des menées de l'abbé Dubois à Rome. Il lui dit donc, avec sa mesure accoutumée, que si cet abbé y travaillait pour son chapeau de l'aveu de Son Altesse Royale, il n'avait rien à dire; mais que, dans l'incertitude, il avait cru de son devoir de l'avertir de ce qu'il en voyait. M. le duc d'Orléans se mit à rire. « Cardinal! répondit-il, ce petit faquin! vous vous moquez de moi; il n'oserait y avoir jamais songé. » Et sur ce que Torcy insista et montra les preuves, le régent se mit en colère, et dit que, si ce petit impudent se mettait cette folie dans la tête, il le ferait mettre dans un cul de basse-fosse. Ce même propos fut répété à Torcy deux ou trois fois, c'est-à-dire toutes celles que Torcy lui rendait un nouveau compte de ce qu'il trouvait dans les lettres étrangères sur la continuation de l'intrigue pour ce chapeau. Enfin, la dernière fois, qui fut proche du temps que ce chapeau fut obtenu, Torcy reçut la même réponse avec la même colère; mais le lendemain précis de cette réponse, Torcy étant allé au Palais-Royal, M. le duc d'Orléans l'appela, le tira dans un coin et lui dit: « A propos, monsieur, il faut écrire de ma part à Rome pour le chapeau de M. de Cambrai; voyez à cela, il n'y a pas de temps à perdre. » Torcy demeura sans parole comme une statue, et le régent le quitta dès qu'il lui eut donné cet ordre avec le même sang-froid que s'il ne se fût pas emporté là-dessus avec Torcy, la veille, et qu'il eût toujours été question entre lui et Torcy de favoriser l'abbé Dubois à Rome. C'est bien de ceci qu'on peut dire ce mauvais proverbe: Cela lève la paille . Aussi Torcy n'en pouvait-il revenir, non de la conduite actuelle de M. le duc d'Orléans sur ce chapeau, non qu'il n'eût toujours soupçonné de la comédie dans les réponses menaçantes de M. le duc d'Orléans là-dessus, mais de la transition en vingt-quatre [heures] de ces mêmes menaces de cul de basse-fosse, tout archevêque qu'il fût, à ordonner à Torcy, qui ne lui en donnait aucune occasion, et qu'il appela exprès, d'écrire à Rome en son nom, de lui régent, pour favoriser le chapeau de l'abbé Dubois, avec la tranquillité la plus parfaite : tel était le terrain d'alors.

Rome me fait souvenir qu'on apprit alors la naissance du prince de Galles, le dernier décembre 1720. Les cardinaux Paulucci, secrétaire d'État, Barberin, chef de l'ordre des cardinaux-prêtres, Sacripanti, protecteur d'Écosse, Gualterio, protecteur d'Angleterre, Imperiali, protecteur d'Irlande, Ottoboni, protecteur de France et vice-chancelier de l'Église, n'y ayant point de chancelier, et Albane, neveu du pape et camerlingue de l'Église, tous cardinaux des plus distingués du sacré collège, se trouvèrent à ces couches, par ordre et de la part du pape. Le sénat romain y fit assister de sa part les évêques de Segni et de Monte-Fiascone, Falconieri, gouverneur de Rome, depuis cardinal, Colligola et Ruspoli, protonotaires apostoliques . Les ambassadeurs de Bologne et de Ferrare s'y trouvèrent aussi. Les princesses des Ursins, Piombino, Palestrine et Giustiniani, et les duchesses de Fiano et Salviati. Le prince fut baptisé sur-le-champ par l'évêque de Monte-Fiascone, et nommé Charles. Le pape envoya complimenter ces Majestés Britanniques, et porter au roi d'Angleterre dix mille écus romains, un brevet à vie de jouissance de la maison de campagne jusqu'alors prêtée à Albano, et deux mille écus pour la meubler. On chanta un Te Deum dans la chapelle du pape, en sa présence, et il y eut des réjouissances à Rome. Lorsque la reine d'Angleterre vit du monde, le cardinal Tanara la fut complimenter en cérémonie de la part du sacré collège. Le décanat vaquait alors, contesté entre Tanara, qui l'emporta enfin, et Giudice, par un jugement contradictoire du pape et du sacré collège. Cette naissance fut très sensible à la cour d'Angleterre et aux papistes et jacobites de ce pays, en sentiments fort différents: non seulement les catholiques et les protestants, ennemis du gouvernement, en furent ravis, mais presque tous les trois royaumes en marquèrent; de la joie autant qu'ils osèrent, non par attachement pour la maison détrônée, mais par la satisfaction de voir continuer une lignée dont ils pussent toujours menacer leurs rois et leur famille, et la leur pouvoir opposer. On n'osa en France rien marquer là-dessus, on y était trop sujet de l'Angleterre, et le régent et Dubois trop grands serviteurs de la maison d'Hanovre, dans le point surtout où Dubois en était pour son chapeau.

L'Angleterre perdit en ce même temps deux ministres, dont on a vu ci-devant beaucoup de choses en rapportant les affaires étrangères, le comte Stanhope et Craggs, les deux secrétaires d'État, qui moururent à peu de jours l'un de l'autre. Craggs était violent et emporté; Stanhope ne perdait point le sang-froid, rarement la politesse, avait beaucoup d'esprit, de génie et de ressources. Ils furent remplacés par Townsend et Carteret, deux grands ennemis de la France, indépendamment de la raison d'État. Un autre personnage singulier qui avait fait grand bruit en son temps, les suivit de fort près, le docteur Sachewerell qui, par ses sermons sous la reine Anne, commença à attaquer le ministère et le système d'alors, qui ne voulait que la guerre, dont la reine se défit après.

En même temps, il y eut aussi en ce pays-ci plusieurs morts: Huet, si connu de toutes sortes de savants, à quatre-vingt-huit ans, avec la tête encore entière et travaillant toujours. Sa science vaste et nette, et sa sage et sûre critique, avec de très bonnes moeurs, l'avaient fait associer au célèbre Fléchier, depuis évêque de Nîmes, dans la place de sous-précepteur de Monseigneur. Huet eut ensuite l'évêché de Soissons, qu'il troqua pour celui d'Avranches avec Sillery, frère de Puysieux, qui se voulait rapprocher de la cour. L'étude, qui était la passion dominante d'Huet, comme la fortune était celle de Sillery, le fit défaire enfin de son évêché d'Avranches pour une abbaye; il se retira à Paris dans un appartement que lui donnèrent les jésuites, dans leur maison professe, pour y jouir à son aise de leur belle bibliothèque et de la conversation de leurs savants. Il y mourut après y avoir passé un grand nombre d'années, toujours dans l'étude, sans presque sortir, et menant une vie très frugale. Il y voyait beaucoup de savants, et n'avait point d'autre plaisir ni de commerce.

La duchesse de Luynes à vingt-quatre ans, dont ce fut grand dommage, qui laissa des enfants et beaucoup de regrets. Elle était fille unique d'un bâtard obscur du dernier comte de Soissons, prince du sang, tué à la bataille de Sedan ou la Maffée. Mme de Nemours, irritée contre M. le prince de Conti et contre tous ses héritiers, fit légitimer ce bâtard, lui donna tout ce qu'elle put, qui fut immense, et lui fit épouser la fille du maréchal duc de Luxembourg.

La duchesse de Sully à cinquante-six ans: elle était fille et nièce du duc et du cardinal de Coislin, la meilleure femme du monde, et qui serait morte de faim sans son frère l'évêque de Metz. Sa mort ne démentit point son nom: il lui vint un abcès en lieu que la modestie ne lui permit pas de montrer à un chirurgien. Une femme de chambre la pansa quelque temps en cachette, puis expliqua le mal aux chirurgiens. Ce n'était rien s'ils eussent pu la traiter comme une autre; mais jamais personne ne put gagner cela sur elle. La femme de chambre disait l'état du mal à travers la porte aux chirurgiens, et faisait ce qu'ils lui prescrivaient; mais cette manière de traiter par procureur la conduisit bientôt au tombeau. Elle était veuve sans enfants.

La duchesse de Brissac à soixante-trois ans. C'était une petite bossue, soeur de Vertamont, premier président du grand conseil, extrêmement riche, que le duc de Brissac, frère de la dernière maréchale de Villeroy, veuf sans enfants de ma soeur, avait épousée pour son bien, qu'il mangea. Devenue veuve et parfaitement ruinée, son frère la prit chez lui et lui donnait jusqu'à des souliers. Elle avait beaucoup de vertu, infiniment d'esprit, de conversation agréable et de lecture. La duchesse de Lesdiguières-Gondi, qui l'aimait fort, lui avait donné en mourant une pension assez honnête.

On n'a jamais su par quel accident l'embrasement d'une maison d'artisan embrasa toute la ville de Rennes; le malheur fut complet, pour la vie et les biens. La ville a été rebâtie depuis beaucoup mieux qu'elle ne l'était auparavant, et avec bien plus d'ordre et de commodités publiques. Il se trouva parmi l'ancien pavé des cailloux précieux par leurs couleurs et leur vivacité et variété, dont on f t beaucoup de tabatières de différentes formes, qui égalèrent presque les plus belles de ces sortes de beaux cailloux.

CHAPITRE VII. §

Affaire du duc de La Force. — Saint-Contest et Morville, plénipotentiaires au congrès de Cambrai. — Mort, fortune et caractère de Foucault, conseiller d'État. — Méliant, Harlay, Ormesson, conseillers d'État. — Alliance des Neuville et des Harlay. — Mort de Coettensao; de Joffreville; d'Ambres; son caractère. — Mort de la comtesse de Matignon. — Ambassadeur extraordinaire du Grand Seigneur à Paris. — Son entrée. — Sa première audience. — Vienne, en Autriche, archevêché. — Mort de la reine de Danemark (Mecklembourg). — Dix-huit jours après, le roi épouse la Rewenclaw, sa maîtresse. — Duperie étrange du cardinal de Rohan par Dubois. — Mort de Clément XI (Albane). — Innocent XIII (Conti) élu. — Condition étrange de son exaltation. — Albéroni à Rome et rétabli. — Intérêt des cardinaux. — Robert Walpole comme grand trésorier d'Angleterre. — M. le duc de Chartres colonel général de l'infanterie. — Survivance [de la charge] de premier écuyer et du gouvernement de Marseille au fils de Beringhen, et des bâtiments au fils de d'Antin. — Perfidie du maréchal de Villeroy à Torcy et à moi.

En ce temps-ci commença une affaire si honteuse à la faiblesse de M. le duc d'Orléans, si fort ignominieuse à celle des pairs, si scandaleuse au parlement, à son animosité et à ses entreprises, si scélérate au premier président, si abominable à l'avarice du prince de Conti, en un mot si infâme en toutes ses parties, que je crois devoir me contenter de l'énoncer et tirer le rideau sur les horreurs qui s'y passèrent pendant le reste, de cette année. Les apparences très prochaines de la déroute de Law et de ses suites nécessaires, hâtèrent ceux qui étaient le plus à portée de les prévoir de réaliser promptement leurs papiers. Le prince de Conti, qui en avait amassé à toutes mains, et à qui il en restait encore après avoir asséché Law du plus gros par les quatre surtouts d'argent en espèces qu'on a vu naguère qu'il se fit payer tout à la fois à la banque et voiturer tout à la fois chez lui, cherchait à employer encore des papiers qui lui restaient. Il sut que le duc de La Force était prêt d'acheter une terre obscure, mais considérable pour sa valeur; il courut sur son marché déjà conclu. Il trouva de la résistance, et l'orgueil joint à l'avarice ne la put pardonner. Il avait toujours fait une cour basse au parlement et au premier président de Mesures, pour essayer de donner de l'ombrage à M. le Duc et à M. le duc d'Orléans même, qui le méprisèrent trop pour en prendre jamais. Mesmes et le parlement, bien aises d'avoir un client prince du sang, le cultivaient; il se promettait tout d'eux. Law parti et la banque et la compagnie en désarroi, le prince de Conti imagina de faire faire une insulte juridique au duc de La Force, sous prétexte de monopole, bien assuré que Mesmes et le parlement se porteraient de grand cour à faire cet affront à un duc et pair. Il ne se trouva à la fin que de la Chine, des paravents et quelques autres colifichets semblables, qui montrèrent en plein l'iniquité, l'excès et l'abus de la passion. Il ne s'en fallut rien dans le cours de l'affaire que le maréchal d'Estrées ne fût attaqué; la prise y était tout entière, quoiqu'il n'y eût jamais pensé mal; mais M. le duc d'Orléans imposa, et comme il n'était pas duc et pair, et ne le fut qu'en juillet 1723, par la mort du dernier duc d'Estrées, en directe gendre du duc de Nevers, le parlement ni le premier président ne se soucièrent pas de cette poursuite.

Saint-Contest, qui avait été troisième ambassadeur plénipotentiaire à Bade, et Morville, ambassadeur à la Haye, furent nommés plénipotentiaires au congrès de Cambrai, et partirent incontinent pour s'y rendre.

La mort de Foucault, qui avait été intendant de Caen et chargé des affaires de Madame, fit vaquer une troisième place de conseiller d'État. On a vu en son lieu combien j'avais été content de Méliant, maître des requêtes, dans une grande affaire que je gagnai au conseil, contre le duc de Brissac, la duchesse d'Aumont, etc., dont il était rapporteur, et que je gagnai depuis au fond au parlement de Rouen. Je désirais depuis longtemps qu'il fût conseiller d'État. Il avait été intendant de l'armée en Espagne sous M. le duc d'Orléans, et l'était alors de Lille. Cette place et son ancienneté l'y portaient naturellement. Il était, de plus, sans aucun reproche. Il avait déplu en Espagne aux valets de M. le duc d'Orléans, qui lui en avaient donné de mauvaises impressions, en sorte que j'eus toutes les peines du monde à lui faire rendre cette justice. Le maréchal de Villeroy, qui dans le mécontentement extrême dont était M. le duc d'Orléans de lui, en obtenait d'autorité tout ce qu'il voulait, fit donner la seconde de ces trois places à Harlay, fils du premier ambassadeur plénipotentiaire à Ryswick. Celui-ci était un fou plein d'esprit, plaisant, dangereux, et peut-être la plus indécente créature qu'on pût rencontrer, de plus ivrogne, crapuleux et d'une débauche débordée; il avait été intendant de Metz, puis d'Alsace; la capacité ne lui manquait pas, mais il ne prenait pas la peine de rien faire; ses secrétaires faisaient tout; il lui était arrivé partout mille scandales publics, et il était si accoutumé et si heureux à s'en tirer, et à monter toujours de place en place jusqu'à l'intendance de Paris, qu'il disait: « Encore une sottise, et je serai secrétaire d'État. » Le maréchal de Villeroy le protégeait hautement; il avait été fort ami du premier président Harlay, et parent des Harlay, qui s'en faisaient honneur réciproquement. Alincourt, fils de Villeroy, secrétaire d'État, avait épousé la fille unique de Mandelot, gouverneur de Lyon, etc., et d'une Robertet. La Ligue avait fait ce mariage, et Alincourt eut la survivance du gouvernement de son beau-père. Il n'eut qu'une fille unique de ce mariage, qui épousa le marquis de Courtenvaux, chevalier du Saint-Esprit, premier gentilhomme de la chambre, fils du maréchal de Souvré, dont une fille unique, que le premier maréchal de Villeroy sacrifia à la faveur, et maria, étant son tuteur, à M. de Louvois.

M. d'Alincourt, veuf de la Mandelot, épousa la fille aînée du célèbre Harlay-Sancy, dont il eut le premier maréchal de Villeroy; enfin le chancelier, à qui les sceaux avaient pensé être ôtés, comme on l'a vu, depuis si peu de temps, ne laissa pas d'avoir le crédit de faire donner la troisième place à d'Ormesson, intendant des finances, frère de sa femme.

Foucault, conseiller d'État, qui venait de mourir, était un honnête homme, savant en antiquités et en médailles, dont il avait un beau cabinet. Ce goût commun avec le P. de La Chaise lui en acquit la connaissance, puis l'amitié, qui l'avança et le protégea toujours . Il était père de ce Magny, dont il a été parlé en soin lieu, et qui passa en Espagne, où je le trouvai.

Je perdis en ce temps-là Coettenfao, brave gentilhomme et très galant homme, fort mon ami, lieutenant général, que j'avais fait chevalier d'honneur de Mme la duchesse de Berry. Il n'était point vieux et n'eut point d'enfants.

Joffreville, lieutenant général distingué, mourut aussi. Il était fort bien avec M. le duc d'Orléans et fort ami du maréchal de Berwick, sous qui il avait servi en Espagne. Le feu roi l'avait nommé, par son testament, sous-gouverneur du roi d'aujourd'hui; il était aussi fort bien avec le duc du Maine; il vit promptement la difficulté de ce double attachement dans cette place auprès du jeune roi. C'était un honnête homme et sage; il refusa sous prétexte de sa santé; et Ruffey, qui se disait Damas et ne l'était point, eut cette place: il était du pays de Dombes, extrêmement attaché à M. du Maine.

Le marquis d'Ambres mourut en même temps à quatre-vingt-deux ans. C'était un grand homme très bien fait, du nom de Gelas, très brave homme, qui avait grande mine, de l'esprit, beaucoup de hauteur, qui quitta le service pour ne pas écrire monseigneur à Louvois, qui ne lui pardonna jamais, ni le roi non plus. Il avait de grandes terres, où il fit le petit tyran de province, comme autrefois, s'y fit des affaires désagréables, et eut force dégoûts dans sa charge de lieutenant général de Guienne. Son père fut chevalier de l'ordre en 1633; il ennuyait souvent le peu de monde qu'il voyait à la cour, où, quoique mal, il allait souvent. Après la mort du roi, il tint chez lui, à Paris, quelques jours de la semaine, une petite assemblée de vieux ennuyeux comme lui, où se débitaient les nouvelles et la critique d'esprits chagrins.

Le comte de Matignon, chevalier de l'ordre, dont le fils épousa Mlle de Monaco, avec de nouvelles lettres de duc et pair de Valentinois, comme on l'a vu en son lieu, promises par le feu roi et depuis exécutées, perdit sa femme, fille aînée de son frère aîné, qui lui en avait apporté tous les biens. C'était une femme peu propre au monde, et qui vécut toujours fort retirée.

Paris vit un spectacle peu accoutumé, le dimanche 28 mars, qui donna beaucoup de jalousie aux premières puissances de l'Europe. Le Grand Seigneur, qui ne leur envoie jamais d'ambassades, sinon si rarement à Vienne, à quelque grande occasion de traité de paix, en résolut une, sans en être sollicité, pour féliciter le roi sur son avènement à la couronne, et fit aussitôt partir Méhémet-Effendi Tefderdar, c'est-à-dire grand trésorier de l'empire, en qualité d'ambassadeur extraordinaire, avec une grande suite, qui s'embarquèrent sur des vaisseaux du roi, qui se trouvèrent fortuitement dans le port de Constantinople. Il débarqua au port de Sète, en Languedoc, parce que la peste était encore en Provence. Il lit même quarantaine et le détour par Bordeaux pour venir à Paris, défrayé de tout depuis son débarquement, où il fut reçu par un gentilhomme ordinaire du roi et des interprètes de langues, qui l'accompagnèrent jusqu'à Paris. Il y arriva le 8 mars, au faubourg Saint-Antoine, où il demeura huit jours, complimenté de la part du roi, etc., comme les ambassadeurs extraordinaires des monarques de l'Europe.

Le dimanche 16 mars, le maréchal d'Estrées et Rémond, introducteur des ambassadeurs, l'allèrent prendre à une heure après midi. Dès qu'ils furent arrivés, ils montèrent à cheval avec l'ambassadeur entre eux deux. Deux carrosses du maréchal, force valets de pied, pages, gentilshommes, chevaux de main, la police avec trompettes et timbales, trois escadrons d'Orléans-Dragons, douze chevaux de main des écuries du roi, trente-six Turcs à cheval deux à deux, portant des fusils et des lances, Merlin, aide introducteur, à cheval, puis les principaux officiers de l'ambassade, quatre trompettes de la chambre du roi, six chevaux de main de l'ambassadeur, harnachés à la turque, et tout cela extrêmement magnifique; enfin l'interprète du roi, précédant immédiatement l'ambassadeur, dont le cheval était harnaché à la turque. Il marchait de front avec le maréchal et l'introducteur, environnés de leur livrée et de valets de pied turcs. L'écuyer de l'ambassadeur marchait à cheval derrière lui, portant son sabre, et vingt martres du Colonel-général les côtoyaient à droite et à gauche; venaient ensuite les grenadiers à cheval, le régiment Colonel-général, puis les carrosses du roi et les autres qui vont aux entrées, côtoyés par la connétablie . Le régiment d'infanterie du roi, la compagnie de la Bastille, celle des fusiliers, se trouvèrent en haie jusqu'à la place Royale; l'ambassadeur fut conduit par de longs détours à la rue Saint-Denis, Saint-Honoré, etc., et partout des pelotons, des escouades du guet. Il trouva la compagnie du prévôt de la monnaie en haie dans cette rue, le guet à cheval sur le pont Neuf bordé du régiment des gardes, et force trompettes et timbales autour de la statue d'Henri IV. La compagnie du lieutenant de robe courte, et celle du prévôt de l'île, se trouvèrent dans les rues Dauphine et de Vaugirard. Arrivés à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires, rue Tournon, ils mirent pied à terre dans la cour. Le maréchal accompagna l'ambassadeur jusque dans sa chambre, qui aussitôt après, lui donnant la main, le conduisit à son carrosse, et le vit sortir de sa cour. Tous les chevaux que montèrent l'ambassadeur et sa suite étaient des écuries du roi, et les chevaux de main de l'ambassadeur aussi, menés par des Turcs à cheval.

Le vendredi 21 du même mois, le prince de Lambesc et Rémond, introducteur des ambassadeurs, allèrent dans le carrosse du roi prendre l'ambassadeur à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires, où il fut toujours logé et défrayé avec toute sa nombreuse suite, tant qu'il fut à Paris, et aussitôt ils se mirent en marche pour aller à l'audience du roi la compagnie de la police avec ses timbales et ses trompettes à cheval, le carrosse de l'introducteur, celui du prince de Lambesc, entourés de leur livrée, précédés de six chevaux de main, et de huit gentilshommes à cheval, trois escadrons d'Orléans, douze chevaux de main, menés par des palefreniers du roi à cheval, trente-quatre Turcs à cheval, deux à deux, sans armes, puis Merlin, aide introducteur, et huit des principaux Turcs à cheval, le fils de l'ambassadeur à cheval, seul, portant sur ses mains la lettre du Grand Seigneur dans une étoffe de soie, six chevaux de main, harnachés à la turque, menés par six Turcs à cheval, quatre trompettes du roi à cheval; l'ambassadeur entre le prince de Lambesc et l'introducteur, tous trois de front à cheval, environnés de valets de pied turcs et de leurs livrées, côtoyés de vingt maîtres du régiment Colonel-général; ce même régiment, précédé des grenadiers à cheval, suivait; puis le carrosse du roi et la connétablie. Les mêmes escouades et compagnies ci-devant nommées à l'entrée se trouvèrent postées dans les rues du passage, dans la rue Dauphine, sur le pont Neuf, dans les rues de la Monnaie et Saint-Honoré, à la place de Vendôme, devant le Palais-Royal, à la porte Saint-Honoré, avec leurs trompettes et timbales; depuis cette porte en dehors jusqu'à l'esplanade, le régiment d'infanterie du roi en haie des deux côtés, et dans l'esplanade les détachements des gardes du corps, des gens d'armes, des chevau-légers, et les deux compagnies entières des mousquetaires. Arrivés en cet endroit, les troupes de la marche et les carrosses allèrent se ranger sur le quai, sous la terrasse des Tuileries: l'ambassadeur, avec tout ce qui l'accompagnait et toute sa suite à cheval, entra par le pont tournant dans le jardin des Tuileries, depuis lequel jusqu'au palais des Tuileries, les régiments des gardes françaises et suisses étaient en haie des deux côtés, les tambours rappelant et les drapeaux déployés. L'ambassadeur et tout ce qui l'accompagnait passa ainsi à cheval le long de la grande allée, entre ces deux haies, jusqu'au pied de la terrasse, où il mit pied à terre, et fut conduit dans un appartement en bas, préparé pour l'y faire reposer en attendant l'heure de l'audience.

À midi, l'ambassadeur, accompagné du prince de Lambesc et de l'introducteur, sortit de cet appartement avec tout son cortège, précédé de son fils, qui portait la lettre du Grand Seigneur sur ses mains élevées, et suivait l'aide introducteur. Il trouva, comme les autres ambassadeurs extraordinaires, le grand maître et le maître des cérémonies au bas de l'escalier, bordé jusqu'au haut par les Cent-Suisses; il en trouva d'autres en haie dans leur salle, leur drapeau déployé, et Courtenvaux à l'entrée pour le recevoir, qui faisait la charge de leur capitaine pour son neveu enfant. Le duc de Noailles, capitaine des gardes en quartier, le reçut à l'entrée de la salle des gardes, en haie et sous les armes. Il traversa le grand appartement jusqu'à la galerie. Elle était tendue des plus belles tapisseries de la couronne; les dames fort parées remplissaient les gradins magnifiquement ornés, et la galerie, couverte de beaux tapis de pied, était fort remplie d'hommes. Au fond, elle était traversée de trois marches, et au bout de quelque espace, de deux autres sur lesquelles était le trône du roi; à ses côtés étaient, à droite et à gauche, M. le duc d'Orléans et les princes du sang, debout et toujours découverts. Le grand chambellan, le premier gentilhomme de la chambre, le grand maître de la garde-robe et le maréchal de Villeroy, étaient tous quatre derrière le roi; l'archevêque de Cambrai au bas des deux premières marches; à droite et plus reculés, les trois autres secrétaires d'État sur le même plain-pied.

Dès que l'ambassadeur put être aperçu du roi, il s'inclina très profondément à l'orientale, sa main droite sur sa poitrine. Alors le roi se leva sans se découvrir, et l'ambassadeur s'avança au pied des trois premières marches, où il fit sa seconde révérence. Il monta ensuite ces trois degrés, ayant à sa droite le prince de Lambesc et le duc de Noailles ensemble de front, à gauche l'introducteur et l'interprète, derrière lui son fils, portant la lettre du Grand Seigneur en la manière qu'on a dit; l'ambassadeur fit là sa troisième révérence, prit des mains de son fils la lettre du Grand Seigneur, qu'il éleva sur sa tête, puis la remit à l'archevêque de Cambrai, comme secrétaire d'État des affaires étrangères, lequel la posa sur une table près et à la droite du trône, couverte de brocard d'or. L'ambassadeur fit au roi son compliment de très bonne grâce, d'un air fort respectueux, mais point timide ni embarrassé. L'interprète l'expliqua. Le roi ne parla point ni M. le duc d'Orléans; le maréchal de Villeroy fit une courte réponse que l'interprète rendit à l'ambassadeur. Alors il fit sa révérence et se retira à reculons, sans tourner le dos tant qu'il put être vu du roi, fit ses deux autres révérences où il les avait faites en venant, puis s'en alla lentement, regardant fort et d'un air très assuré tout ce qui s'offrait à sa vue. Le prince de Lambesc le conduisit à l'appartement où il était entré d'abord et y prit congé de lui. L'ambassadeur s'y reposa un peu; puis l'introducteur à côté de lui, à sa gauche, il traversa la terrasse du palais des Tuileries, monta à cheval avec tout ce qui l'accompagnait, trouva dans la grande allée, au pont tournant, à l'esplanade, les mêmes troupes dans les mêmes postes et les mêmes honneurs qu'en venant, le régiment du roi d'infanterie en haie jusqu'à la porte de la Conférence, les troupes qui l'avaient accompagné rangées sur le quai des Tuileries, et les carrosses, qui se remirent en marche dans le même ordre qu'en venant. Il passa sur le pont Royal, le quai des Théatins, devant le collège Mazarin, la rue Dauphine, et trouva partout, jusqu'à la porte de l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires, les mêmes troupes et détachements, instruments de guerre qu'il avait trouvés allant à l'audience, pendant laquelle elles s'étaient postées sur les lieux de son retour. La singularité de la cérémonie m'a engagé à l'insérer ici, quoiqu'elle se trouve dans les gazettes.

On approuva fort le chemin qu'on fit prendre à cet ambassadeur, surtout celui du jardin des Tuileries, avec tout cet air si martial de ce grand nombre des plus belles troupes, et de l'avoir fait retourner par le quai des Tuileries et par celui des Théatins, qui sont les endroits où Paris paraît le mieux. Que serait-ce si on dépouillait le pont Neuf de ces misérables échoppes, et tous les autres ponts de maisons et les quais de celles qui sont du côté de la rivière? Peu de jours après l'ambassadeur turc fut au Palais-Royal, à l'audience de M. le duc d'Orléans, mais tout simplement, et reçu comme les ambassadeurs extraordinaires, conduit sans troupes et avec peu de cortège par l'introducteur de M. le duc d'Orléans.

L'empereur obtint enfin l'érection de l'évêché de Vienne en archevêché, avec un petit démembrement des diocèses de Passau et de Salzbourg. Ces deux prélats et leurs chapitres s'y étaient longuement opposés à Vienne et à Rome.

La reine de Danemark mourut à Copenhague d'une longue maladie, à cinquante-quatre ans. Elle était fille de Gustave-Adolphe de Mecklembourg-Gustrow et d'une Holstein-Gottorp. Elle avait épousé, en décembre 1695, Frédéric IV, roi de Danemark, le même qui voyagea et vint en France étant prince royal. Elle mourut le 15 mars de cette année 1721. Elle ne laissa que le feu roi de Danemark, Christian-Frédéric, mort en 1746, père du régnant, gendre du roi d'Angleterre, et Charlotte-Amélie, encore vivante sans alliance. Frédéric, amoureux depuis longtemps de la fille du comte de Rewenclaw, chancelier de Danemark, dont il avait eu une bâtarde en 1709, donna en 1712 le titre de duchesse de Sleswig à cette maîtresse, et n'eut pas honte de déclarer son mariage avec elle le 4 avril, c'est-à-dire dix-huit jours après la mort de la reine sa femme, et l'épousa en effet publiquement à Copenhague le même jour. Le 7 du même mois, c'est-à-dire trois jours après, le prince et la princesse ses enfants se retirèrent à Jarespries en Jutland. Tels sont les funestes effets des amours des rois; plût à Dieu que ceux-ci fussent les plus grands!

Il y avait déjà quelque temps que l'abbé Dubois avait persuadé au cardinal de Rohan qu'il le ferait premier ministre, s'il voulait aller à Rome presser son chapeau, et Rohan se préparait au départ avec de grandes sommes que Dubois lui faisait donner par M. le duc d'Orléans, pour le défrai de son voyage, lorsqu'on apprit par un courrier du jésuite Lafitau, évêque de Sisteron, que Dubois tenait à Rome avec d'autres agents encore, la mort du pape Clément XI, le 19 mars, n'ayant guère été que vingt-quatre heures malade, à soixante et onze ans, près d'onze ans de cardinalat et un peu plus de vingt ans de pontificat. Il était de Pezaro, où les Albani étaient peu de chose. La manière dont il a gouverné se voit si bien dans ce qui a été rapporté ici des affaires étrangères par Torcy, qu'il serait superflu de s'étendre sur son caractère. Nos cardinaux se pressèrent d'arriver à Rome, où Rohan trouva le pape fait . Tencin et Lafitau avaient fait leur cabale et tiré un billet de la main du cardinal Conti, par lequel il promettait, s'il était élu pape, de faire incontinent après Dubois cardinal; ce billet fut donné assez longtemps avant la maladie du pape pour avoir le loisir de former la cabale.

Clément XI, qui avait plusieurs descentes, menaçait d'une fin prochaine et prompte. Il était fort gros, rompu aussi au nombril, relié de partout et soutenu par une espèce de ventre d'argent, en sorte que l'accident le plus léger et le plus imprévu suffisait pour l'emporter brusquement, comme il arriva en effet. Dubois, informé du billet et du succès de la cabale, fut si transporté de joie de la mort du pape, qu'il ne la put contenir ni l'imprudence de dire qu'il ne fallait point d'autre pape que Conti. M. le duc d'Orléans m'en parla aussi comme d'un sujet qu'il désirait passionnément, sur lequel il pouvait compter, et qui, selon toutes les mesures et les apparences, serait élu, mais sans me rien dire de la convention du cardinalat. Conti fut élu en effet le 8 mai au matin, le trente-huitième jour du conclave. La joie de M. le duc d'Orléans parut grande à cette nouvelle; Dubois ne se possédait pas, et ne fut pas trois mois sans recevoir cette calotte si ardemment désirée et si monstrueusement procurée.

La mort de Clément XI termina les affaires d'Albéroni à Rome, où on travaillait à le priver juridiquement du chapeau. Il fut mandé au conclave errant encore et caché en Italie. La voix au conclave, qui fait la base de la grandeur et de l'importance des cardinaux, leur est trop chère pour souffrir qu'aucun en soit privé pour quelque cause que ce puisse être. Albéroni était l'opprobre du sacré collège qui le sentait vivement; il était actuellement in reatu, puisqu'à Rome son procès s'instruisait juridiquement pour le dépouiller de la pourpre. Le roi et la reine d'Espagne poursuivaient publiquement et ardemment cette affaire. Le pape, indignement outragé par Albéroni dès qu'il eut son chapeau, et qu'il n'eut plus besoin de lui, le poussait sous main de toutes ses forces; il n'était protégé d'aucune couronne ni d'aucune puissance, qu'il avait toutes insultées; mais il avait le chapeau, et ses collègues, devant qui son procès s'instruisait, quelque indignés qu'ils fussent de sa promotion contre laquelle devant et depuis ils avaient tous si fortement et si unanimement crié, excepté les Espagnols et les Français par la crainte de leurs maîtres, mais qui sous main l'avaient éloignée tant qu'ils avaient pu, ne s'accommodaient point du dépouillement d'un cardinal de la pourpre. Ils en regardaient l'exemple comme très funeste qui les rendait trop dépendants de leurs rois et des papes.

L'indépendance est leur point capital; ils y étaient peu à peu parvenus; ils n'avaient garde de contribuer à en déchoir pour quelque considération que ce pût être. Qu'un cardinal prince ou fort grand seigneur remette le chapeau pour se marier quand l'état de sa maison l'exige, à la bonne heure; mais de voir un cardinal se priver du chapeau par pénitence et comme mal acquis (comme le voulut faire le cardinal de Retz, quand Dieu l'eut touché, et qu'il se retira), c'est ce que les cardinaux ne veulent pas souffrir (comme il arriva au même cardinal de Retz, dont la demande fut rejetée, et qui demeura cardinal, malgré lui), beaucoup moins par privation du chapeau. C'est ce qui fit marcher si lentement la congrégation établie pour le jugement d'Albéroni qui, malgré tous les efforts de l'Espagne, secondés de toute la volonté et de tout ce que le pape put faire, prolongea ce procès dans l'espérance des futurs contingents, de la mort du pape surtout, comme il arriva. Question se mut alors si Albéroni fugitif, caché, actuellement, bien qu'absent, sur la sellette devant cette congrégation établie pour le juger, le procès fort avancé, il pouvait être admis ou exclu du conclave. Ce même intérêt des cardinaux les engagea tout aussitôt à déclarer que la situation en laquelle il se trouvait ne pouvait l'exclure du conclave; que, s'il en était déclaré exclu, il serait en droit d'en appeler, et cependant de protester contre toute élection de pape, faite sans lui; que cet acte rendrait l'élection irrégulière et douteuse, et pouvait conduire à un schisme, tellement qu'il fut invité à deux reprises de venir au conclave, et d'y donner sa voix. Il différa pour éviter l'air d'empressement, et montrer la prétendue justice de sa cause, en ne venant au conclave qu'après une invitation réitérée de ceux-là même qui étaient naguère ses juges en privation du chapeau. Il arriva donc à Rome, mais sans entrée, dans son propre carrosse, et fut reçu dans le conclave avec les mêmes honneurs que tous les autres cardinaux où il fit toutes les fonctions de sa dignité.

Peu de jours après l'élection, il s'absenta de Rome comme pourvoir s'il serait encore question de son affaire, mais elle tomba d'elle-même. Le nouveau pape n'y avait nul intérêt. Celui des cardinaux était tout entier qu'il ne s'en parlât plus. L'Espagne comprit enfin l'inutilité désormais de ses cris. Dubois sentait qu'il n'allait pas moins déshonorer le sacré collège et le pape qui l'y allait mettre, qu'avait fait Albéroni; avait intérêt que le rideau fût tiré sur ce confrère, tellement qu'après une courte absence, Albéroni loua dans Rome un magnifique palais, et y revint pour toujours avec une suite, une dépense et une hauteur que lui fournissaient les dépouilles de l'Espagne. Il s'y trouva donc vis-à-vis du cardinal del Giudice et tous deux vis-à-vis de la princesse des Ursins, triangle rare qui fit souvent à Rome un spectacle singulier. Dans les suites Albéroni qui les vit mourir tous deux parvint à être légat de Ferrare, et s'y faire continuer longtemps, toutefois peu compté et peu considéré à Rome, où il est encore vivant et sain de tête et de corps à quatre-vingt-six ans .

Quant au nouveau pape, il avait soixante-six ans et quatorze de cardinalat, avait été nonce en Suisse, puis en Portugal, pour lequel il avait conservé un grand attachement. Il était d'une des quatre premières maisons romaines, allant de pair sans difficulté avec les Ursins, les Colonne et les Savelli; ces derniers sont éteints et ayant donné beaucoup de papes et de cardinaux. Sa naissance avait un peu suppléé à ses talents. C'était un homme doux, bon, timide, qui aimait fort sa maison, et qui parut peu sur le siège apostolique. Tencin dès lors pensait au cardinalat. Trop petit compagnon pour oser montrer y prétendre, il se renferma dans les basses ruses qui l'avaient porté jusqu'où il se trouvait. Il agit donc sous terre; il fut amusé; il s'en aperçut enfin et menaça le pape, s'il ne le contentait, de rendre public l'écrit qu'il avait de sa main, qui l'avait fait pape, par lequel il s'engageait, s'il le devenait, de faire incontinent après Dubois cardinal. Le pape se trouva donc dans de doubles horreurs, ou de faire Tencin cardinal motu proprio sans qu'aucune puissance s'y intéressât, sur l'autorité de laquelle il pût excuser une promotion de tous points si indigne, ou de se voir déshonoré en plein par la publicité de ce billet de sa main. L'embarras, le dépit, la douleur de se voir réduit en de si cruelles extrémités, altérèrent tellement sa santé qu'il en mourut, et finit ainsi sa vie sans être tombé dans aucune des deux infamies, dont la juste frayeur et horreur le précipita dans le tombeau un peu plus de deux ans après qu'il fut monté sur la chaire de saint Pierre.

Ce fut vers ce temps-ci que Robert Walpole fut fait premier commissaire de la trésorerie d'Angleterre et chancelier de l'Échiquier; c'est-à-dire, grand trésorier sans en avoir le titre, et n'y en ayant point. Ce ministre l'a été si longtemps, et a fait tant de bruit dans le monde par sa capacité, que j'ai cru devoir marquer cette époque.

Le maréchal de Villeroy fit en ce temps-ci un tour de courtisan supérieur à lui. Je ne sais qui lui en donna le conseil trop fort pour que je l'aie cru pris de lui-même. Dans la situation où il se voyait avec M. le duc d'Orléans et dans le mépris qu'il faisait de la timidité et de la faiblesse de ce prince, qui, en même temps qu'il mourait d'envie et d'impatience de le chasser, ne savait lui refuser aucune chose et le recevait avec ouverture et respect, il l'entraîna dans la plus grande faute qu'il pût faire, pour du même coup lui persuader son attachement et le rendre odieux au roi et suspect à toute la France. Il proposa à M. le duc d'Orléans de ressusciter le puissant office de la couronne de colonel général de l'infanterie, en faveur de M. le duc de Chartres, et l'assomma de tant d'autorité et d'exclamations qu'il en vint à bout sur-le-champ, et dans le plus grand secret pour éviter que quelqu'un n'ouvrît les yeux au régent, si, avant que cette affaire fût faite, il venait à en parler à qui que ce fût. Parler au roi et l'obtenir ne fut comme on peut le croire, que l'affaire d'un instant. Le Blanc eut ordre d'en dresser l'édit et les patentes dans le même secret et avec la même diligence. Personne ne le sut donc que par le remerciement que M. le duc de Chartres en fit publiquement au roi, mené par M. le duc d'Orléans en même temps que le parlement l'enregistrait.

Cette compagnie, conduite par le premier président, à qui sans doute le maréchal de Villeroy avait parlé à l'oreille, n'eut garde de faire la moindre difficulté et de ne pas faire sa cour au régent, d'une chose qui pouvait si aisément servir dans la suite de matière à l'étrangler. En effet on a vu quelle importante figure a su faire le fameux duc d'Épernon, par cette charge qui dispose de tous les emplois de l'infanterie, et des états-majors des places et des régiments d'infanterie, seule alternativement avec le roi, même de celui des gardes, qui décide souverainement de tous les détails des corps et des garnisons et avec qui il faut que la cour compte sur tout ce qui regarde l'infanterie. On laisse à penser ce qu'une telle charge pouvait devenir entre les mains d'un premier prince du sang, fils unique du régent, et à l'âge de l'un et de l'autre, avec le gouvernement du Dauphiné et la parenté si proche de Savoie. Il est vrai que le régiment des gardes et celui du roi furent soustraits à cet office par sa réérection. Mais cela marquait plus la faiblesse du régent que la diminution d'un pouvoir énorme sans cela, et que M. de Chartres serait toujours en état de reprendre dans la suite sur ces deux corps exceptés sans droit de leur part. La surprise générale fut grande, et les réflexions peu avantageuses qui ne furent ni tues ni épargnées. Le maréchal de Villeroy n'avait pas l'esprit d'en cacher sa maligne joie, et M. le duc d'Orléans fut longtemps à s'apercevoir du tort extrême qu'il s'était fait. Il ne me parla point de l'affaire avant qu'elle fût faite, parce qu'elle la fut dans un tourne-main. Peut-être attendit-il après que je lui en fisse mon compliment, comme tout le monde: s'il l'attendit, il se trompa; je ne lui en dis jamais une parole, et je n'allai point chez M. son fils. On a pu voir ici en plusieurs endroits que j'avais pour maxime de ne lui parler jamais des choses qu'il avait mal faites, quand il ne m'en parlait pas le premier. Je me contentai donc sur celle-ci de lui montrer par mon silence combien je la désapprouvais. Ainsi nous ne nous en sommes jamais parlé l'un à l'autre.

Ce prince donna en même temps à Beringhen la survivance de sa charge de premier écuyer et de son gouvernement des forts et citadelle de Marseille, pour son fils. D'Antin obtint en même temps pour le sien sa survivance des bâtiments.

L'autorité de Dubois devenait tous les jours plus extrême. C'était un premier ministre en plein, qui gardait même peu de bienséance pour son maître. Tout le monde en souffrait et en gémissait; ceux qui voyaient les choses de plus près, ceux qui aimaient l'État, ceux qui étaient vraiment attachés à M. le duc d'Orléans, plus que les autres. Ce trait de malice du maréchal de Villeroy, et d'autorité sur M. le duc d'Orléans, frappa Torcy. Peu de jours après sortant du conseil de récence, il me demanda une conversation particulière et prompte. J'allai chez lui le lendemain, pour être moins interrompu que chez moi, ou [de crainte] que fermant ma porte, ce tête-à-tête pût faire bruit. Torcy me parla sur l'excès de l'abandon de M. le duc d'Orléans à Dubois, avec cette sagesse, cette lumière, cette précision qui lui étaient si naturelles, et m'en exposa tous les dangers pour les dehors et pour les dedans. Je ne m'arrêterai point à ce qu'il m'en dit: cent endroits de ces Mémoires marquent assez ce qu'il m'en put dire; nous ne nous apprenions rien l'un à l'autre là-dessus, et nos avis étaient très uniformes; mais la question fut du remède; nous nous contâmes réciproquement ce qui nous était arrivé avec M. le duc d'Orléans, à l'égard de Dubois, et nous conclûmes aisément qu'il n'y avait que quelque chose de fort qui frappât M. le duc d'Orléans, non quant aux choses, après toutes celles que je lui avais dites, mais quant au poids des personnes réunies à lui en parler. Torcy s'étendit sur la faiblesse du régent pour le maréchal de Villeroy, dont les preuves se voyaient sans cesse et nouvellement par cette charge de l'infanterie, dont la plus légère réflexion lui aurait fait sentir le piège, et sur la crainte qu'il prenait si aisément de M. le Duc, témoin nouvellement l'étrange scène qui se passa entre eux à ce conseil de régence, que j'ai rapportée ci-dessus. M. de Torcy me proposa donc de nous concerter avec M. le Duc, et avec le maréchal de Villeroy, pour parler tous quatre ensemble à M. le duc d'Orléans sur l'abbé Dubois, pour essayer en dernier remède l'impression que ce groupe ainsi réuni pourrait faire. Lui et moi étions lors à portée de tout avec M. le Duc, lui anciennement par les liaisons intimes, et de tout temps de Mme de Bouzols, sa sueur, avec Mme la Duchesse mère, et avec les Lassai, moi par les raisons qu'on a vues.

M. le Duc ne pouvait souffrir le grand vol que prenait Dubois, et d'être obligé lui-même de compter sur toutes choses avec lui; et le maréchal de Villeroy le haïssait à mort, et ne s'en cachait à personne. On a vu que de tout temps j'étais peu à portée de lui, et nouvellement moins que jamais, par le travers que son orgueil lui avait fait prendre, au lieu de me savoir gré de n'avoir jamais voulu le déplacer ni être gouverneur du roi. Je le dis alors à Torcy, pour éviter de fausses mesures. Cela ne l'arrêta point, il trouvait le maréchal si frivole qu'il était persuadé que cette aventure de gouverneur du roi ne ferait aucun obstacle quand il s'agirait de servir sa haine contre Dubois, étayé du poids de M. le Duc sur M. le duc d'Orléans, de ma privance avec ce prince et de la confiance qu'il avait en moi, et de lui, Torcy, fondé sur les lettres étrangères. Je ne pouvais me rendre à cette pensée; je lui représentai fortement que je gâterais tout, et que le récent dépit de cette place de gouverneur, qu'il rageait de devoir à mes refus, l'emporterait chez lui sur toute autre considération. Je voulais donc qu'ils parlassent tous trois, et n'en être pas avec eux; mais Torcy s'opiniâtra à contester que tout échouerait sans moi, parce que M. le duc d'Orléans regarderait cet effort comme venant de mains ennemies, et Torcy entraîné par elles, bien de tout temps avec M. le Duc et avec le maréchal de Villeroy, ce qui n'arriverait pas s'il me voyait avec eux, parce qu'il ne présumerait jamais que j'eusse agi de concert avec eux à mauvaise intention ni par entraînement, et qu'il ne pourrait méconnaître ce que je lui avais dit souvent tête à tête, et récemment cette dernière fois si forte que j'ai rapportée; qu'il ne pourrait dire méconnaître ces mêmes choses dans ce que nous lui dirions ensemble, et qu'il verrait, au contraire, l'homme du monde en moi, duquel il se pouvait le moins méfier, s'unir à eux pour lui tenir le même langage, qui appuierait si fortement ce que le secret de la poste avait fourni, à lui Torcy, de raisons qui lui seraient alors étalées avec plus de force et moins de ménagement que Torcy n'avait osé employer avec lui tête à tête.

Après un long débat, je me rendis, malgré moi, à l'autorité de Torcy, l'homme du monde le plus sage, le plus prudent, le plus modéré, le plus éloigné des partis forts tant qu'il en pouvait prendre d'autres, et par lui-même naturellement fort retenu et timide; bref, je ne me rendis point, mais je cédai. Il voulut commencer par le maréchal de Villeroy pour entraîner plus facilement M. le Duc, dont la férocité n'empêchait pas toujours la timidité, surtout dans un intérêt d'État général et non un intérêt particulier fort grand. Nous convînmes donc que nous irions, Torcy et moi, parler au maréchal de Villeroy au sortir du premier conseil de régence, parce qu'il logeait aux Tuileries, et que cette visite ensemble serait moins remarquée en y allant ainsi de plain-pied, et nous trouvant tous deux naturellement ensemble. Nous nous amusâmes donc tous deux exprès après le conseil de régence pour laisser écouler le monde, et donner le temps au maréchal de rentrer dans son appartement, avec convention que Torcy porterait la parole.

Le hasard fit que nous trouvâmes le maréchal de Villeroy seul dans sa chambre. Dès qu'il nous vit il se douta de quelque chose d'extraordinaire, et nous demanda ce qui nous amenait ainsi tous deux. Nous avancions cependant vers lui; il répéta sa demande; le valet de chambre qui nous avait ouvert la porte sortit, et avant de nous asseoir, Torcy, comme pour lui répondre commença à lui faire entendre le sujet de notre visite. Au premier mot que le maréchal en sentit: « Messieurs, dit-il, je suis votre serviteur, mais point de cabale, vous ferez sans moi tout ce que bon vous semblera. Mais d'aller ainsi en cohorte, c'est ce que vous ne me persuaderez point, et je ne sais d'où cette idée vous est entrée dans la tête. Je vois sur l'abbé Dubois tout ce qu'il y a à voir, j'en parle peut-être autant, et plus fortement que vous au régent, mais tète à tète, car autrement ce sont cabales que je n'entends point, et où vous ne me ferez jamais entrer. » Delà, il se met en colère, balbutie, interrompt, ne veut rien écouter, et nous éconduit avec hauteur. Hors de sa chambre, nous nous regardâmes Torcy et moi, confondus de la sottise et de l'impertinence de l'homme, et Torcy découragé ne jugea pas à propos de voir M. le Duc, ni d'aller plus loin; il convint que j'avais mieux jugé du maréchal que lui. « Mais après tout, me dit-il, il n'y a rien de gâté, c'est un coup d'épée dans l'eau. » Pour moi, je n'avais été qu'acolyte sans qu'il me fût sorti un seul mot de la bouche.

Trois jours après, allant travailler avec M. le duc d'Orléans, je le trouvai d'abordée, instruit par le maréchal de Villeroy qui, en vil courtisan qu'il était, avec toute son arrogance et sa morgue, était allé se faire un mérite de son refus et sacrifier son ancien ami Torcy, qui toutefois le connaissait bien, et ne l'estimait guère, pour me nuire, et me perdre s'il avait pu. Quelque surpris que je fusse d'une si basse et si noire trahison, je dis à M. le duc d'Orléans qu'après tout ce que je lui avais si souvent fait toucher au doigt de l'abbé Dubois sans aucun fruit qu'une conviction inutile, et pénétré du tort extrême que cet homme faisait à Son Altesse Royale et aux affaires pour son unique intérêt, il était vrai que j e m'en étais ouvert à Torcy, qui, par ce qu'il voyait du secret de la poste, en était encore plus touché et plus convaincu que moi; que la raison d'État si manifeste, et notre attachement particulier pour sa personne nous avait fait chercher quelque moyen de lui faire enfin une impression utile dont il nous devait savoir gré, et sentir la différence de gens qui comme Torcy et moi lui disions ce que nous voyions sur l'abbé Dubois, sans jamais crier contre l'autorité dont il abusait, et qui uniquement, poussés par l'intérêt pressant de l'État et le sien, voulions lui faire une impression plus forte, d'avec un chien enragé comme le maréchal de Villeroy, qui criait à tout le monde contre le maître et le valet, ravi du mécontentement public qu'il ne cherchait qu'à augmenter, et qui, au lieu de chercher comme nous à y apporter un remède respectueux, secret, utile, venait à lui faire le bon valet, et un infâme et misérable rapport pour l'éloigner de ses vrais serviteurs, et en profiter s'il pouvait à sa ruine.

Cette réponse ferme et sans balancer fit une si grande impression sur M. le duc d'Orléans qu'il se rasséréna tout d'un coup, et me parla du maréchal de Villeroy avec le dernier mépris, qui fut tout ce qu'il remporta d'une délation si misérable. M. le duc d'Orléans n'en conserva aucune mauvaise impression contre moi ni contre Torcy, à qui il parla la première fois qu'il le vit en mêmes termes du maréchal de Villeroy. Je ne fis jamais depuis aucun semblant au maréchal de sa perfidie ni Torcy non plus, et il ne nous a jamais aussi reparlé de notre proposition. Au sortir d'avec le régent, j'allai trouver Torcy, je lui rendis ce qui se venait de passer entre ce prince et moi, et quoi que je lui pusse dire pour le rassurer, il en demeura fort en peine, et s'exclama fort, tout sage et tout mesuré qu'il fût, sur la trahison du maréchal de Villeroy. À son tour, dès qu'il eût vu M. le duc d'Orléans, il me vint dire combien cela s'était passé à souhait, et à cette fois, il demeura parfaitement rassuré. Il faut convenir que voilà une étrange et bien vilaine aventure, et qui ne se pouvait pas imaginer; mais ce qu'elle eut de triste, c'est que Dubois contre qui elle devait porter en plein, même manquée comme elle le fut, n'en diminua pas d'une ligne, et fut sans doute instruit du fait par le régent qui lui disait tout aussi verrons-nous bientôt qu'il la garda bonne à Torcy, que jusque-là il avait fait profession d'estimer et de considérer, apparemment pour se faire honneur à lui-même: quant à moi, on a pu voir que j'étais avec lui de manière que cette façon de plus n'y pouvait guère ajouter.

CHAPITRE VIII. §

Le duc de Sully déclare son mariage secret avec Mme de Vaux. — Leur caractère. — Mort de Chamillart; raccourci de sa fortune et de son caractère. — Mort de Desmarets; abrégé de son caractère. — Mort d'Argenson; abrégé de son caractère. — Mort de Maupertuis; abrégé de son caractère. — Mort de Mézières; son caractère. — Mort de Serignan; de l'abbé de Mornay; son caractère et sa fortune. — Mort de l'abbé de Lyonne; de Bullion. — Le grand écuyer se sépare pour toujours de sa femme, qu'il renvoie au duc de Noailles, son père. — Breteuil, maître des requêtes, prévôt et maître des cérémonies de l'ordre. — La Houssaye, contrôleur général, en a le râpé. — Breteuil, frère du précédent, tué en duel par Gravelle. — Traité d'Angleterre, à son mot, avec l'Espagne. — M. le duc d'Orléans me confie le traité fait du mariage du roi avec l'infante d'Espagne, et de sa fille avec le prince des Asturies. — Conversation curieuse entre lui et moi là-dessus. — J'obtiens l'ambassade d'Espagne pour faire mon second fils grand d'Espagne. — J'obtiens pour ma dernière belle-soeur l'abbaye de Saint-Amant de Rouen. — Audience de congé, caractère et traitement de l'ambassadeur turc. — Prince de Lixin fait grand maître de Lorraine en épousant une fille de M. et de Mme de Craon. — Son caractère et sa fin. — Mariage du marquis de Villars avec une fille du duc de Noailles. — Caractère de cette dame. — Mariage du duc de Boufflers avec une fille du duc de Villeroy.

Le chevalier de Sully, devenu duc et pair par la mort, sans enfants, de son frère aîné, dont la veuve venait de mourir, était depuis bien des années amoureux de la fille de la fameuse Guyon, dont il a été parlé ici en son temps, qu'elle avait mariée à de Vaux, fils aîné de l'infortuné surintendant Fouquet, dont elle était veuve sans enfants depuis plusieurs années. Il y avait longtemps que la duchesse du Lude, veuve, riche, sans enfants, qui avait été dame d'honneur de Mme la duchesse de Bourgogne pressait et faisait presser le duc de Sully, fils de son frère, de se marier. Son attachement pour Mme de Vaux la désolait, elle en craignait la vile alliance qui par l'âge, plus encore par l'excessif embonpoint, ne promettait pas d'enfants, qu'elle souhaitait passionnément de voir à son neveu. Elle lui promettait de lui donner tout son bien par un mariage sortable, et le menaçait de l'en priver, s'il poussait à bout un attachement si disproportionné et apparemment stérile ; mais l'affaire en était faite dans le plus grand secret, pour ne pas révolter la duchesse du Lude, et couler ainsi le temps en écartant tous les mariages jusqu'à sa mort, que l'âge et une goutte continuelle laissaient voir peu éloignée. Ce manège dura si longtemps, qu'il les ennuya tous trois. Sully, plus attaché que jamais à celle qu'il avait épousée, ne pouvait plus user sa vie dans la contrainte de ce secret. L'épouse aimée l'y poussait dans l'extrême désir du rang et de l'état qui serait la suite nécessaire et immédiate de la déclaration du mariage. Enfin la duchesse du Lude, excédée de la fermeté de son neveu, à esquiver et à rejeter tous les mariages, aima mieux savoir enfin où elle en était là-dessus. Il fallut employer bien des amis, des préparations, des motifs de conscience pour disposer la duchesse du Lude à souffrir un aveu si amer. Toutefois on y parvint, elle prit la chose en pénitence, reçut froidement son neveu, lui permit de déclarer son mariage et ne lui fit point de mal.

On eut plus de peine à la résoudre de voir la nouvelle duchesse de Sully, qui se hâta de prendre son tabouret, et qui prit sans peine tout le maintien d'une grande dame avec assez d'esprit pour ne blesser personne par un si grand changement. Elle en avait en effet beaucoup, beaucoup de monde, de la lecture et de l'ornement, une beauté romaine, de beaux traits, un beau teint, et la conversation très aimable, avec beaucoup d'amis de tous les genres, et assez choisis en hommes et en femmes. Sa réputation fut toujours sans reproche; elle n'eut jamais d'autre attachement que celui qui fut couronné par la persévérance, et depuis même que le mariage secret leur avait tout permis, les bienséances et les dehors furent si exactement observés qu'il ne se put rien apercevoir entre eux. Le commerce de l'un et de l'autre avec leurs amis était honnête, et sûr; le duc de Sully en avait beaucoup et avait toujours été fort au goût du monde, mais jamais de celui du roi. Quoique gros, c'était le meilleur danseur de son temps, son visage et sa figure étaient agréables, avec beaucoup de grâce et de douceur. Toujours pauvre, toujours rangé, et se soutenant de peu avec honneur, peu d'esprit mais sage, et avait servi toute sa vie avec beaucoup de valeur, et peu de fortune. Je n'ai jamais su pourquoi le roi l'avait pris en une sorte d'aversion, si ce n'est qu'il ne fut jamais fort assidu à la cour, et qu'il était fort des amis de M. le prince de Conti. À la fin, les respects, les mesures, la patience de la duchesse de Sully, gagnèrent la duchesse du Lude, qui s'accoutuma à elle, et la vit chez elle avec une sorte d'amitié.

Plusieurs personnages et quelques autres moururent cette année. Chamillart commença, à soixante et dix ans. On a vu ailleurs sa fortune et sa chute, et en plusieurs endroits son caractère. Il succéda à Pontchartrain aux finances, lorsque ce dernier devint chancelier par la mort de Boucherat en septembre 1699; ministre d'État, septembre 1700, par la mort de Pomponne; secrétaire d'État au département de la guerre, sans quitter les finances, en janvier 1701 par la mort de Barbezieux, cinq ans après grand trésorier de l'ordre; remit les finances en juin 1709 à Desmarest; fut congédié un an après, et sa charge de secrétaire d'État donnée à Voysin. On a vu aussi avec quel courage et quelle tranquillité il soutint sa disgrâce, et il la soutint également jusqu'à sa mort. C'était un homme aimable, obligeant, modeste, compatissant, doux dans le commerce et sur, jamais enflé, encore moins gâté par la faveur et l'autorité, d'abord facile et honnête à tous, mais à la vérité impar oneri, peu d'esprit et de lumière, peu de discernement, aisé à prévenir, à s'entêter, à croire tout voir et savoir, du plus parfait désintéressement, tenant au roi par attachement de coeur en tous les temps, et point du tout à ses places. Depuis son retour à Paris, il y vécut toujours en la meilleure compagnie de la cour et de la ville; donnait tous les jours à dîner et à souper sans faste, mais bonne chère; ne sortait presque point de chez lui, sinon quelquefois pour venir chez moi, et chez un nombre fort étroit d'amis particuliers; passait deux mois à Courcelles où toute la province abondait, et sans rien montrer, pensait solidement à son salut. Toutes les fois que je venais à Paris, je mangeais une fois chez lui et le voyais tous les jours, que j'y demeurais, qui étaient toujours rares et courts. J'étais à la Ferté lorsqu'il mourut à Paris, et je le regrettai beaucoup.

Le 4 mai suivant, mourut à Paris Desmarets, à soixante-treize ans, dix-huit jours après Chamillart. On a vu ailleurs ses revers et sa fortune. Bon Dieu, dans quel étonnement serait-il de celle de son fils ! Je le vis toujours jusqu'à sa mort depuis que nous nous étions raccommodés, comme on l'a vu en son lieu. C'était un homme qui avait plus de sens que d'esprit, et qui montrait plus de sens qu'il n'en avait en effet; quelque chose de lourd et de lent, parlant bien et avec agrément, dur, emporté, dominé par une humeur intraitable, et l'antipode de Chamillart en ce que ce dernier avait une qualité bien rare d'être excellent ami, et point du tout ennemi. Desmarets n'était ami que par intérêt, et souvent beaucoup moins que son intérêt le voulait. On a vu ici son caractère en plusieurs endroits.

Deux jours après, le 6 mai, mourut d'Argenson dans sa singulière retraite, au dehors de la maison des Filles de la Croix, au faubourg Saint-Antoine. C'était un homme de beaucoup d'esprit, de connaissance du monde, de nulle d'affaires d'État, de finances, de magistrature, qui pensait noblement et honnêtement, et qui aurait été bon en grand s'il y avait été élevé. Mais son esprit s'était rétréci et tellement accoutumé au petit qu'il ne put jamais s'étendre et s'élever. Il avait passé sa jeunesse dans le chétif exercice de la charge de lieutenant général d'Angoulême qu'avait eue son père. Il était pauvre et de meilleure condition que la plupart des gens de robe, aussi s'en piquait-il, aussi respectait et aimait à obliger les gens de qualité et la noblesse dont il se prétendait avant que ses pères eussent pris la robe. Devenu maître des requêtes, il épousa une soeur de Caumartin qui s'en fit honneur, et qui, par le chancelier de Pontchartrain, alors contrôleur général, le fit lieutenant de police. C'est où il excella, et où il sauva bien des gens de qualité et des enfants de famille. Il était obligeant, poli, respectueux, sous une écorce quelquefois brusque et dure, et une figure de Rhadamante, mais dont les yeux pétillaient d'esprit et réparaient tout le reste. Il ne put soutenir sa chute, et ne sortit plus de sa chambre ou du parloir. On a suffisamment parlé de lui ailleurs. Il commença sur les fins à signer de Voyer au lieu de Le Voyer, qui est son nom. Ses enfants, qui ont depuis fait une si grande fortune et qui veulent pousser leurs enfants dans une d'un autre genre, imitent soigneusement la dernière façon de signer de leur père et de faire appeler leurs enfants.

Maupertuis, des bâtards de Melun, mourut à quatre-vingt-sept ans, jusqu'alors dans une santé parfaite. Il était lieutenant général, grand'croix de Saint-Louis, gouverneur de Toul, et avait été longtemps capitaine de la première compagnie des mousquetaires, où il était parvenu rapidement de maréchal des logis. C'était un homme dont j'ai parlé tout au commencement de ces Mémoires, plein d'honneur, de valeur et de vertu; de petitesses aussi, d'exactitude et de pédanterie, fort court d'esprit, par conséquent fort au goût du feu roi. Il ne laissa point d'enfants.

Mezières, lieutenant général et gouverneur d'Amiens et de Corbie. C'était un petit bossu devant et derrière à faire peur, avec un visage très livide, qui ressemblait fort à une grenouille. De la valeur, assez d'esprit, encore plus d'effronterie, de hardiesse, de confiance, d'impudence, l'avaient poussé. Il s'ajustait et se regardait avec complaisance dans les miroirs, était galant, attaquait les femmes, se croyait digne et prétendait à toutes les fortunes de la guerre, de la cour, même de la galanterie. Il était frère de la mère du marquis, depuis duc de Lévi, et n'était pas éloigné de prétendre que cette alliance honorait ce neveu. Boulainvilliers m'a pourtant dit que ces Béthisy, c'était le nom de Mezières, étaient anoblis, mais pas trop anciennement; lui et sa femme, maîtresse et dangereuse intrigante, dont j'ai parlé lors de son mariage, s'étaient bien nantis au Mississipi. Il laissa des fils et des filles, lesquelles n'ont pas été moins intrigantes ni moins dangereuses que leur mère. Canillac, lieutenant général et capitaine de la seconde compagnie des mousquetaires, eut le gouvernement d'Amiens.

Sérignan, gouverneur de Ham, qui avait passé la plupart de sa vie aide-major des gardes du corps, et qui fort au goût du roi avait eu le secret de bien des choses, mourut à quatre-vingt-quatorze ans, depuis longtemps retiré, ayant jusqu'au bout conservé sa tête et santé.

L'abbé de Mornay, passant à Madrid, revenant de Lisbonne, ou il était ambassadeur depuis longtemps. Il était fils de M. et de Mme de Montchevreuil, l'un et l'autre si favoris de Mme de Maintenon et du roi, desquels j'ai parlé en leur temps. Toutefois cette faveur si grande ne put faire leur fils évêque; c'était pourtant un homme d'esprit et de mérite, sage et capable, et qui n'avait point fait parler de ses moeurs; mais sa figure le perdit, et le commerce ordinaire et tout simple des dames de la cour comme des hommes. C'était un grand homme blond, fort bien fait, de visage agréable, qui capriça le roi et que rien ne put vaincre. Cette opiniâtreté d'une part, et la considération du père et de la mère de l'autre, lui firent donner l'ambassade de Portugal, où il réussit très bien et s'y fit fort estimer. M. le duc d'Orléans lui avait donné l'archevêché de Besançon. Peu avant de partir de Lisbonne, il perdit presque les yeux d'une fluxion, et en chemin il les perdit tout à fait. Arrivant à Madrid il se trouva mal, et en peu de jours y mourut, dont ce fut grand dommage. Son archevêché fut donné au frère du prince de Monaco, qui avait été prêtre de l'Oratoire, puis jésuite, qui en était sorti béat fort glorieux et très ignorant, qui n'était propre ni au monde ni à l'Église.

L'abbé de Lyonne peu après, fils du célèbre ministre et secrétaire d'État, auquel il ne ressembla en rien. Il avait les abbayes de Marmoutiers, de Chalis et de Cercamp; avec le prieuré de Saint-Martin des Champs dans Paris, où il avait passé sa vie, sans voir presque personne, et où il mourut aussi obscurément qu'il avait vécu. Il avait été débauché et accusé de vendre ses collations . J'en ai parlé ailleurs. Il buvait tous les matins plus de vingt pintes d'eau de la Seine depuis fort longtemps.

Bullion, duquel j'ai parlé ailleurs. Il avait fait plusieurs folies à Versailles, où on sut qu'il en était attaqué depuis longtemps. Il était enfermé depuis quelques années dans une de ses maisons en Beauce, où personne ne le voyait. Son fils aîné obtint, par la duchesse de Ventadour, leur proche parente, son gouvernement du Perche et du Maine. Un de ses cadets était dès lors prévôt de Paris sur sa démission.

Le grand écuyer, qui, dédaignant de s'appeler M. le Grand, comme son père l'avait toujours été, se faisait nommer le prince Charles et sa femme Mme d'Armagnac, se brouilla avec elle sur quelque jalousie qu'il en prit à Saint-Germain, chez le duc de Noailles son père, à qui, un beau matin, il la renvoya sans autre façon, sans en avoir voulu ouïr parler depuis ni d'aucun Noailles. On prétendit que le duc d'Elboeuf, à qui la soif de l'argent avait fait faire ce mariage, en voyant la source tarie par le déplacement du duc de Noailles, contribua fort à cet éclat. Il n'y avait guère qu'un an qu'elle était chez son mari, parce qu'elle était fort jeune; personne ne la crut coupable, et sa conduite y a fort bien répondu depuis. Elle voulut se retirer auprès de sa tante, fille de Sainte-Marie, au faubourg Saint-Germain, où elle est demeurée, sans en vouloir sortir, plusieurs années. Toute la maison de Lorraine, jusqu'à Mlle d'Armagnac, soeur du prince Charles et ses autres proches, le blâmèrent publiquement et virent toujours sa femme, excepté le duc d'Elboeuf, ce qui les brouilla avec lui. En sorte qu'il n'a pas vu depuis Mlle d'Armagnac, avec qui il avait toujours été fort uni. Il faut pourtant dire que, sans esprit du tout, le prince Charles est un très honnête homme, et dont partout ailleurs les procédés ont toujours été fort bons et surtout fort nobles dans sa charge.

Le Camus, premier président de la cour des aides, qui avait acheté, en 1709, de Pontchartrain fils, la charge de prévôt et maître des cérémonies de l'ordre, eut permission en ce temps-ci de la vendre à Breteuil, maître des requêtes, et de conserver le cordon bleu. La Houssaye, contrôleur général des finances et surintendant des maisons, affaires et finances de M. le duc d'Orléans, en eut le râpé. Breteuil est celui qui fut depuis secrétaire d'État de la guerre à deux reprises.

Il avait un frère dans le régiment des gardes, avec qui Gravelle, autre officier aux gardes, querelleur et fort en gueule, eut des paroles. Breteuil en serait demeuré là sans ses camarades et sans sa famille qui le forcèrent à se battre. Ils n'y firent pas grande façon, le combat se fit en plein midi, dans la rue de Richelieu; en un tournemain Breteuil fut tué, et il n'en fut pas autre chose. M. le duc d'Orléans, pour le dire faiblement, ne haïssait pas les duels. Gravelle était capitaine aux gardes; Breteuil, qui l'était aussi, venait de vendre sa compagnie.

Enfin l'Espagne, non seulement abandonnée par la France, mais pressée à l'excès de signer son accommodement avec l'Angleterre, y consentit, ne pouvant mieux, par lequel les Anglais obtinrent tous les avantages qu'ils s'étoient proposés pour leur commerce et la ruine de celui de toutes les autres nations, singulièrement de celui de France et au grand détriment de l'Espagne. Les Anglais, en outre, eurent l'asiento à leur mot, un vaisseau de permission; conservèrent Port-Mahon et toute l'île avec Gibraltar. Véritablement ils restituèrent quelques vaisseaux nouvellement pris à l'Espagne, et la gratifièrent d'autres bagatelles. Moyennant ce traité, l'empereur, à l'ardente prière du roi d'Angleterre, redoubla ses instances à Rome, qui, aidées de l'étrange engagement qu'on vient de voir qu'avait pris le pape pour son exaltation, mirent enfin les choses au point où Dubois les désirait pour recevoir incessamment la pourpre.

Ayant mis ainsi le couteau à la gorge de l'Espagne pour l'entière et l'énorme satisfaction des Anglais, ou plutôt pour celle de Dubois, j'avoue que je ne comprends pas comment le traité du double mariage entre la France et l'Espagne put suivre si brusquement. Le secret en fut si entier qu'aucune puissance ni aucun particulier ne s'en douta. Depuis longtemps l'abbé Dubois avait fermé la bouche à mon égard à son maître sur les affaires étrangères, et plus étroitement encore depuis ce que j'ai raconté ici il n'y a pas longtemps. Cela n'empêchait pourtant pas qu'il n'en échappât toujours à M. le duc d'Orléans quelque bribe avec moi, mais avec peu de détail et de suite, et de mon côté je demeurais fort réservé. Étant allé les premiers jours de juin pour travailler avec M. le duc d'Orléans, je le trouvai qui se promenait seul dans son grand appartement. Dès qu'il me vit : « Ho çà ! me dit-il me prenant par la main, je ne puis vous faire un secret de la chose du monde que je désirais et qui m'importait le plus et qui vous fera la même joie; mais je vous demande le plus grand secret. » Puis, se mettant à rire : « Si M. de Cambrai savait que je vous l'ai dit, il ne me le pardonnerait pas. » Tout de suite il m'apprit sa réconciliation faite avec le roi et la reine d'Espagne; le mariage du roi et de l'infante, dès qu'elle serait nubile, arrêté, et celui du prince des Asturies conclu avec Mlle de Chartres.

Si ma joie fut grande, mon étonnement la surpassa. M. le duc d'Orléans m'embrassa, et après les premières réflexions des avantages personnels pour lui d'une si grande affaire, et sur l'extrême convenance du mariage du roi, je lui demandai comment il avait pu faire pour la faire réussir, surtout le mariage de sa fille. Il me dit que tout cela s'était fait en un tournemain, que l'abbé Dubois avait le diable au corps pour les choses qu'il voulait absolument; que le roi d'Espagne avait été transporté que le roi son neveu demandât l'infante; et que le mariage du prince des Asturies avait été la condition sine qua non du mariage de l'infante qui avait fait sauter le bâton au roi d'Espagne. Après nous être bien étendus et bien éjouis là-dessus, je lui dis qu'il fallait que le secret du mariage de sa fille fût entièrement gardé jusqu'au moment de son départ, et celui du mariage du roi jusqu'au moment où les années permettraient son exécution, pour empêcher la jalousie de toute l'Europe de cette réunion si grande et si étroite des deux branches de la maison royale, dont l'union avait toujours été [sa] terreur, et la désunion l'objet de toute [sa] politique, à laquelle les souverains n'étoient que trop et trop longtemps parvenus, et dans la confiance de laquelle il les fallait laisser aussi longtemps qu'il serait possible, l'infante surtout n'ayant que trois ans, car elle est née à Madrid le 30 mars 1718 au matin, ce qui donnait des années devant soi à laisser calmer les inquiétudes de l'Europe sur le mariage de sa fille avec le prince des Asturies, qui même par rapport à l'âge, se pouvait un peu différer, le prince étant de 1707 en août, ce qui ne faisait que quatorze ans, et Mlle de Chartres, car elle avait pris ce nom depuis la profession de Mme de Chelles, n'en ayant pas douze, étant de décembre 1709. « Vous avez bien raison, me répondit M. le duc d'Orléans, mais il n'y a pas moyen, parce qu'ils veulent en Espagne la déclaration tout à l'heure, et envoyer ici l'infante, dès que la demande sera faite et le contrat de mariage signé. — Quelle folie m'écriai-je, et à quoi ce tocsin peut-il être bon qu'à mettre toute l'Europe en cervelle et en mouvement? Il leur faut faire entendre cela, et y tenir ferme, rien n'est si important. — Tout cela est vrai, répliqua M. le duc d'Orléans; je le pense tout comme vous, mais ils sont têtus en Espagne, ils l'ont voulu de la sorte, on l'a accordé. C'est une chose faite, convenue et arrêtée; l'affaire est si grande pour moi à tous égards que vous ne m'auriez pas conseillé de rompre sur cette fantaisie. » J'en convins en haussant les épaules sur une impatience si à contre-temps.

Après quelques raisonnements là-dessus, je lui demandai ce qu'il prétendait faire de cette enfant, quand elle serait ici. Il me dit qu'il la mettrait au Louvre. Je lui répondis qu'à mon sens il fallait en faire toute autre chose; qu'au Louvre, table, suite, etc., seraient d'une grande dépense, et très inutile; qu'en croissant la dépense croîtrait, et qu'elle verrait nécessairement des compagnies à éviter le plus longtemps qu'il serait possible. Pis que tout cela, il faudrait que le roi lui rendit des soins; qu'il en verrait des enfances; elle, en croissant, en remarquerait de lui; qu'il y aurait entre eux ou trop de familiarité, ou trop de contrainte, qu'ils se rebuteraient l'un de l'autre, s'ennuyeraient, se dégoûteraient, le roi surtout, [ce] qui serait le souverain malheur; qu'il serait de plus impossible que la petite princesse, croissant au milieu du monde et de la cour, ne fût gâtée; qu'il était bien difficile que tout cela ne causât de grands maux ; que pour moi, mon avis serait, puisque le sort en était jeté, et qu'il fallait qu'elle arrivât bientôt, qu'on la mit au Val-de-Grâce, dans le bel appartement de la reine mère qu'il connaissait et moi aussi, pour y être entré allant y voir Mme de Chelles; que le dedans et le dehors de ce monastère étaient magnifiques, le monastère royal, fondé par la reine mère, et bâti par elle à plaisir; que le jardin était beau, très grand, en très bon air; qu'il fallait mettre auprès d'elle la duchesse de Beauvilliers, veuve et sans famille, dont le mari avait été gouverneur du roi d'Espagne; que sa vertu, sa piété, son esprit, sa connaissance; de la cour et du monde, où elle avait passé sa vie, dans la plus haute considération et réputation, la rendaient l'unique personne à choisir; que je croyais bien qu'elle s'en défendrait tant qu'elle pourrait, mais qu'elle ne résisterait pas aux instances du roi d'Espagne, à qui il fallait représenter toutes ces choses, ne mettre personne en dames ni en officiers principaux, et laisser la duchesse de Beauvilliers mettre et ôter les femmes de chambre et celles-ci en petit nombre, être seule maîtresse de l'éducation en tout genre, même de là cuisine. Ni chevaux, ni carrosses, ni gardes, ni quoi que ce soit; une ou deux fois l'année une visite du roi d'un quart d'heure, autant d'elle au roi, et alors lui envoyer des carrosses et des gardes du roi, et lui faire faire quelques tours dans Paris, ou au Cours, en allant ou revenant, et lorsque peu à peu elle sera en âge de commencer à voir quelques dames, quelles soient du choix de la duchesse de Beauvilliers, ainsi que pour le nombre et le temps; que de cette manière elle recevra une éducation à souhait, en lieu digne et décent, à couvert des mauvaises compagnies, sans dépense, en un lieu de s'amuser, se promener, et faire des enfances qui ne porteront aucun coup, et le roi et elle hors de portée de se familiariser ou de s'ennuyer l'un de l'autre, de se mépriser par leurs enfances, de se dégoûter; et ne la sortir du Val-de-Grâce que la veille de la célébration de son mariage, où elle trouverait toute sa maison faite, et toute, quant aux dames et aux femmes, de l'avis de la duchesse de Beauvilliers.

M. le duc d'Orléans écouta tout fort tranquillement, me dit que j'avais raison, que ce serait bien le mieux, mais que cette place ne se pouvait ôter à la duchesse de Ventadour, gouvernante des enfants de France. « Mais elle ne l'est pas des enfants d'Espagne, repris-je vivement. — Non, me dit-il, mais elle l'a été du roi, et l'infante élevée ici pour l'épouser ne saurait être mise en d'autres mains, et Mme de Ventadour n'est pas femme à s'enfermer au Val-de-Grâce. — C'est donc à dire, répliquai-je, qu'il faut sacrifier l'infante, et tout ce qui en peut arriver, que je vous viens de représenter, avec toute la dépense, à Mme de Ventadour, à sa charge, à ses complexions, qui la gâtera et en fera tout ce que l'enfant et les femmes qui l'obséderont en voudront être ; Mme de Ventadour votre ennemie, elle et tous ses entours et son maréchal de Villeroy qui, de votre aveu à moi et du su de chacun, vous ont fait et vous font encore tout du pis qu'ils ont pu et qu'ils peuvent et sûrement qu'ils pourront. Je contestai encore un peu et fort inutilement, puis je me tus, sentant bien que ce choix venait de l'abbé Dubois, par rapport aux Rohan et à ce qu'il espérait du cardinal de Rohan pour accélérer son chapeau, et qui lors était tout porté à Rome.

Pendant tous ces raisonnements divers, je ne laissais pas de penser à moi, et à l'occasion si naturelle de faire la fortune de mon second fils. Je lui dis donc que, puisque les choses en étaient nécessairement au point qu'il me les apprenait, il devenait donc instant d'envoyer faire la demande solennelle de l'infante, et en signer le contrat de mariage, qu'il y fallait un seigneur de marque et titré, et que je le suppliais de me donner cette ambassade avec sa protection et sa recommandation auprès du roi d'Espagne pour faire grand d'Espagne le marquis de Ruffec; qu'il avait fait pair La Feuillade, son plus grand et son plus insolent ennemi, parce qu'il l'avait plu ainsi à son ami Canillac, au grand scandale de tout le monde, le seul homme contre qui je l'avais jamais vu outré jusqu'à lui vouloir faire donner des coups de bâton, dont il pouvait se souvenir que je l'avais empêché avec peine, et de plus lui avait donné beaucoup d'argent sous le frivole prétexte de l'ambassade de Rome où il ne fut jamais question de l'envoyer; qu'en même temps il avait aussi fait pair le duc de Brancas; que je lui avouais que ni du côté du monde ni par rapport à lui je n'avais pas l'humilité de m'estimer de niveau ni du père ni du fils; que tout à l'heure il venait de faire duc et pair M. de Nevers, à côté duquel je ne croyais pas être; que j'omettais les grâces sans nombre qu'il avait répandues à pleines mains, en particulier la capitainerie de Saint-Germain et de Versailles, qu'avait eue mon père, au duc de Noailles et à ses enfants; que revêtu de rien que de petits gouvernements dont j'avais eu la survivance comme tout l'univers en avait obtenues, je ne voyais pas ce qu'il me pourrait donner; que je ne lui avais pas demandé de faire mon second fils duc, quoiqu'il ne l'eût pas offensé en cent façons éclatantes comme La Feuillade, quoique MM. de Brancas et de Nevers n'eussent que point ou peu, et comment, servi ; ce qui ne se pouvait reprocher à l'âge de mon fils: « Mais je vous demande pour lui une chose sans conséquence pour qui que ce soit, qui lui donne le rang et les honneurs de duc, qui est une suite naturelle d'une ambassade pour faire le mariage du roi, et que personne ne peut qu'approuver que vous me la donniez et en vue de cette grandesse. » M. le duc d'Orléans eut peine à me laisser achever, me l'accorda tout de suite et tout ce qu'il fallait de sa part pour obtenir la grandesse pour le marquis de Ruffec, l'assaisonna de beaucoup d'amitié, et m'en demanda un secret sans réserve et de ne rien montrer par aucun préparatif qu'il ne m'avertit d'en faire.

J'entendis bien qu'outre le secret de l'affaire même il voulait avoir le temps de tourner son Dubois et de lui en faire avaler la pilule. Mes remerciements faits, je lui demandai deux grâces, l'une de ne me point donner d'appointements d'ambassadeur, mais de quoi en gros en faire la dépense sans m'y ruiner, l'autre de ne me charger d'aucune affaire, ne voulant pas le quitter, et d'une affaire à l'autre prendre racine en Espagne, d'autant que je n'y voulais aller que pour avoir la grandesse pour mon second fils et revenir tout court après. C'est que je craignis que Dubois, ne pouvant empêcher l'ambassade, m'y retînt en exil pour se défaire de moi ici, sous prétexte d'affaires en Espagne, et je vis bien par l'événement, que la précaution n'avait pas été inutile. M. le duc d'Orléans m'accorda l'un et l'autre avec force propos obligeants sur ce qu'il ne désirait pas que mon absence fût longue. Je crus ainsi avoir fait une grande affaire pour ma maison et me retirai chez moi fort content. Mais, mon Dieu, qu'est-ce des projets et des succès des hommes !

Peu de jours après il m'accorda l'abbaye de Saint-Amand dans Rouen pour la dernière soeur de Mme de Saint-Simon, religieuse du même ordre à Conflans, très bonne religieuse, qui eut bien de la peine à se résoudre à l'accepter, et qui tant qu'elle a eu quelque santé a été une excellente abbesse, fille d'esprit et de sens, parfaitement bien faite et d'un visage fort agréable.

Le 12 juillet l'ambassadeur turc eut son audience de congé. L'après-dînée le prince de Lambesc et le chevalier Sainctot, introducteur des ambassadeurs, l'allèrent prendre chez lui, dans le carrosse du roi, dans lequel il monta, ayant le prince de Lambesc à sa gauche, l'introducteur vis-à-vis de lui, le fils de l'ambassadeur vis-à-vis du prince de Lambesc, et l'interprète à la portière, du côté de l'ambassadeur. L'accompagnement fut comme à la première audience, mais sans troupes qu'un détachement des dragons d'Orléans devant et derrière le carrosse du roi entouré de la livrée de l'introducteur à droite, et de celle du prince de Lambesc à gauche. Le carrosse de l'ambassadeur suivait, puis la connétablie. La marche gagna le quai de Conti jusqu'au pont Royal, puis le long des galeries du Louvre, passa par le premier guichet et par la rue Saint-Nicaise aux Tuileries. Les mêmes pelotons qui avaient garni les rues de son passage pour sa première audience les garnirent de même pour celle-ci, les régiments des gardes françaises et suisses tenaient le pont Royal, le quai des galeries du Louvre, la rue Saint-Nicaise; la garde du roi à l'ordinaire sous les armes, les tambours rappelant, les deux compagnies des mousquetaires en bataille dans la place du Carrousel.

L'ambassadeur se reposa dans un appartement bas qu'on lui avait préparé jusqu'à quatre heures et demie qu'il fut conduit à l'audience comme la première fois. Il y fut reçu de même partout, et la galerie et le trône du roi disposés comme ils l'avaient été et environnés de même des princes du sang, etc.; et comme la première fois, le roi se leva sans se découvrir et personne ne se couvrit. L'ambassadeur marcha, salua, se plaça comme à sa première audience, fit son compliment, le maréchal de Villeroy la réponse, le roi mot; après quoi le maréchal de Villeroy prit, sur une table couverte de brocart d'or, la lettre du roi au Grand Seigneur, enveloppée dans une étoffe d'or, et la présenta au roi, qui la donna à l'archevêque de Cambrai, et celui-ci à l'ambassadeur, qui la porta sur sa tête, la baisa et la donna à son fils à porter qui était derrière lui, puis l'ambassadeur se retira à reculons, comme la première fois, et retourna dans l'appartement où il était descendu, où le prince de Lambesc prit congé de lui; un peu après l'ambassadeur monta dans le carrosse du roi, l'introducteur à sa gauche, le fils de l'ambassadeur et l'interprète sur le devant; il retourna chez lui par le même chemin qu'il était venu, avec le même cortège, et trouva dans tous les lieux de son passage les mêmes troupes et les mêmes pelotons qu'il y avait trouvés en venant. Il fut encore un mois à Paris.

Pendant ces quatre mois de séjour il vit avec goût et discernement tout ce que Paris lui put offrir de curieux et les maisons royales d'alentour, où il fut magnifiquement traité et reçu. Il parut entendre les machines, les manufactures, surtout les médailles et l'imprimerie; il vit aussi avec grand plaisir les plans en relief des places du roi et sa bibliothèque, où il parut savoir et avoir beaucoup de connaissance de l'histoire et des bons livres. Il était ami particulier du grand vizir, et se proposait à son retour d'établir à Constantinople une imprimerie et une bibliothèque, malgré l'aversion des Turcs, et il y réussit. Les dames de la cour et de la ville se familiarisèrent à l'aller voir; il les régala souvent de café et de confitures, et, moyennant l'interprète, il fournissait très galamment à la conversation. Il en visita aussi quelques-unes. M. de Lauzun, qui aimait les choses singulières et tous les étrangers, lui donna chez lui, à Paris, une grande collation avec un biribi . Ce fut là où je le vis à mon aise. Il me parut au plus de moyenne taille, gros et d'environ soixante ans, un beau visage et majestueux, la démarche fière, le regard haut et perçant. Il entra où était la compagnie comme le maître du monde; de la politesse, mais plus encore de grandeur; il se mit sans façon à la première place, au milieu des dames, qu'il sut fort bien entretenir, sans le moindre embarras et l'air fort à son aise. Il ne savait ce que c'était que le biribi et n'en avait jamais vu. Ces tableaux l'amusèrent fort; il se divertit à voir jouer; on lui fit entendre ce jeu comme on put; il voulut jouer après, il gagna deux ou trois pleins et en parut ravi. On lui avait préparé un cabinet avec un tapis pour l'heure de sa prière. Nous la lui vîmes faire très dévotement avec leurs prostrations et toutes leurs façons. Elle fut courte; il but et mangea très bien, et toute sa suite fut magnifiquement régalée. Tout cela dura bien deux heures. Il s'en alla fort content de la réception et de la compagnie, et la laissa très satisfaite de lui.

Il fut très exact à ne boire ni vin, ni liqueur; mais retiré dans sa chambre, on dit qu'il ne se faisait faute de bien avaler du vin en secret; son fils et sa suite en usaient avec moins de réserve. Sa suite ne commit pas le plus léger désordre, et il se comporta en tout très décemment et en homme d'esprit; quelques ministres le régalèrent. La procession de la petite Fête-Dieu de Saint-Sulpice passa devant sa porte. Il ne fit aucune difficulté de tendre tout le devant de sa maison, et d'orner ses fenêtres de tapis d'où il vit passer la procession. Pendant toute cette matinée, il tint tout son monde enfermé chez lui et sa grande porte à la clef. Il eut, peu de jours après son audience de congé du roi, celle de M. le duc d'Orléans, qui se passa comme la première. Il ne vit point Madame, ni Mme la duchesse d'Orléans, ni pas un prince ni princesse du sang. Comme il n'avait vu le roi qu'à ses audiences, il eut grande envie de le voir plus à son plaisir. On lui proposa d'aller voir les pierreries de la couronne chez le maréchal de Villeroy. Il y alla, et sur la fin le roi y vint et y demeura quelque temps, dont l'ambassadeur fut charmé. Il fut reconduit à son embarquement, comme il en avait été amené. On lui donna des fêtes dans les villes les plus considérables. Lyon s'y surpassa, où il alla droit de Paris. Des vaisseaux du roi le portèrent avec sa suite à Constantinople où il ne sut quelle chère faire et procurer à tous les officiers de son passage et à tous les autres François. La fortune lui rit tant que son ami demeura grand vizir; il eut part à sa disgrâce; mais il se raccrocha, et a vécu plusieurs années depuis en place et en considération, toujours ami des Français.

Le chevalier de Lorraine, frère du prince de Pons, quitta la croix de Malte, pour épouser Mlle de Beauvau, fille de M. et de Mme de Craon, qui pouvaient tout en Lorraine, moyennant quoi M. de Lorraine le fit grand maître de sa maison, comme l'avait été le feu prince Camille, son cousin germain, fils de M. le Grand. Il prit le nom de prince de Lixin, et continua de servir en France. C'était un homme très poli et fort brave, mais haut et pointilleux à l'excès. Sur une dispute d'un point d'histoire fort indifférent qu'il eut avec M. de Ligneville, frère de Mme de Craon, sa belle-mère, aussi peu endurant que lui, ils se battirent, et le prince de Lixin le tua. Il fut payé en même monnaie pour s'être avisé seul, et dernier cadet de sa maison, de trouver mauvais que le duc de Richelieu sur la naissance duquel il s'espaça, eût épousé une fille de M. de Guise, soeur de la duchesse de Bouillon. M. de Richelieu, après avoir fait tout ce qu'il avait pu pour le ramener, se lassa enfin de ces procédés, se battit avec lui, et le tua tout au commencement du siège de Philipsbourg par le maréchal de Berwick, qui y fut tué lui-même.

Le maréchal de Villars maria son fils unique à une fille du duc de Noailles, extrêmement jolie, et depuis dame du palais, et après dame d'atours de la reine, femme de beaucoup d'esprit et d'agrément, devenue dévote à ravir, et dans tous les temps intrigante et cheminant à merveille.

Le duc de Boufflers épousa en même temps une fille du duc de Villeroy, dont le maréchal de Villeroy fit magnifiquement la noce.

CHAPITRE IX. §

Dubois enfin cardinal. — Sa conduite en cette occasion. — Conduite réciproque entre lui et moi. — Il sort à merveille de ses audiences. — Croix pectorale. — Embarras de M. de Fréjus. — Imprudence de Mme de Torcy. — Dubois, informé de mon ambassade, me rapproche par Belle-Ile pour me tromper et me nuire. — Je le sens et ne puis l'éviter. — Liaison plus qu'intime de Belle-Ile avec Le Blanc. — Leur servitude sous Dubois. — Maladie du roi. — Audace pestilentielle de la duchesse de La Ferté. — Conduite étrange du maréchal de Villeroy. — Affectation de Te Deum sans fin. — Instruction abominable et publique du maréchal de Villeroy au roi. — Excellente conduite de M. le duc d'Orléans et des siens dans la maladie du roi. — Mort de Trudaine; du duc de Bouillon; son caractère. — Mort de Thury; son caractère. — Mort du P. Lelong, de l'Oratoire. — Armenonville obtient la survivance de sa charge de secrétaire d'État pour son fils; la duchesse celle de gouvernante des enfants de France pour Mme de Soubise, sa petite fille; Saumery, de la sienne de sous-gouverneur du roi pour son fils aîné, chose sans exemple. — Leur caractère. — Mort et caractère, vie et conduite de Mme la grande-duchesse [de Toscane]. — La conduite avec moi du cardinal Dubois m'affranchit des conditions de notre raccommodement. — Familiarité, liberté, confiance conservée entre M le Duc et moi, depuis le lit de justice des Tuileries. — Conversation importante et très curieuse entre M. le Duc et moi.

À mesure que le temps s'écoulait depuis l'exaltation du pape, et qu'il était vivement pressé de tenir à l'abbé Dubois la parole qu'il lui avait donnée par écrit au cas qu'il fût élu pape, l'impatience de Dubois croissait avec ses espérances, et ne lui laissait plus de repos. Il se trouva bien étourdi quand il apprit que le pape avait fait cardinal tout seul, le 16 juin, son frère, évêque de Terracine depuis dix ans, moine bénédictin du mont Cassin. Dubois s'attendait qu'il ne se ferait point de promotion sans qu'il en fût, et jeta feu et flammes. Son attente ne fut pas longue : un mois après, le 16 juillet, le pape le fit cardinal avec don Alexandre Albane, neveu du feu pape et frère du cardinal camerlingue. Il en reçut la nouvelle et les compliments avec une joie extrême, mais qu'il sut contenir dans quelque décence, et en donner tout l'honneur à la protection de M. le duc d'Orléans, qui, comme on l'a vu, y eut peu ou point de part. Mais il ne se put empêcher de débiter à tout le monde que ce qui l'honorait plus que la pourpre romaine était le voeu unanime, et l'empressement de toutes les puissances à la lui procurer, à en presser le pape, et à désirer que sa promotion fût avancée sans attendre leur nomination ni la promotion des couronnes. Il s'éventait là-dessus, et ne pouvait finir sur ce chapitre qu'il recommençait à tout moment, et dont personne ne fut la dupe.

Quoique nous fussions au point où on l'a vu ici, je crus devoir mettre M. le duc d'Orléans à son aise entre Dubois et moi, avec lequel j'allais avoir un commerce nécessaire et forcé dans mon ambassade. J'allai donc chez lui où il me combla de respects, de compliments, de protestations de reconnaissance de l'honneur que je lui faisais, sans parler du passé. Quoiqu'à la façon dont nous étions ensemble, et à l'occasion qui m'amenait chez lui, la visite fût de cérémonie, et qu'il y eût un monde infini, il en usa avec sa calotte rouge qu'il venait de recevoir des mains du roi, comme si elle eût été encore noire, me fit litière de la main, de termes de respect, de conduite jusque tout bout de son appartement, et à la petite cour où il aboutissait. M. le duc d'Orléans me témoigna beaucoup de gré de cette démarche de ma part, et je ne rencontrai plus le nouveau cardinal chez ce prince qu'il ne vint à moi, se reculât aux portes et ne me fît merveilles, auxquelles je n'avais garde de me fier. En recevant sa calotte des mains du roi, il détacha de son cou sa croix épiscopale, la présenta à l'évêque de Fréjus, lui dit qu'elle portait bonheur, et que c'était pour cela qu'il le priait de la porter pour l'amour de lui. Fréjus rougit et la reçut avec beaucoup d'embarras. Cette croix, quoique faite comme toutes les autres avait pourtant une façon très remarquable, et qui la faisait parfaitement distinguer. Fréjus, exposé à rencontrer très fréquemment le cardinal nouveau chez le roi, n'osa ne pas porter cette croix assez souvent.

Dînant dans ces premiers jours, ayant cette croix à son cou chez la duchesse du Lude, avec M. et Mme de Torcy et bonne compagnie, Mme de Torcy qui n'aimait pas Dubois, et qui fort Arnauld était fort mécontente de l'ardente conduite de Fréjus sur la constitution, et contre ce qu'on taxait de jansénisme, et accoutumée à l'avoir vu si longtemps poirier, commensal et complaisant de sa maison, l'entreprit sur cette croix à table avec beaucoup d'esprit, de licence et d'aigreur, tombant sur tous les deux avec une finesse aiguë, et mit Fréjus dans un tel désordre qu'il ne savait plus où il en était, sans que la compagnie qui s'en aperçut et qui souffrait de cette scène en pleine table, pût rompre les chiens de cette chasse qui dura fort longtemps, et que Fréjus n'a jamais pardonnée à Mme de Torcy, ni même à son mari, quoiqu'il n'y eût rien mis du sien. Il était trop sage et trop mesuré pour n'en avoir pas été très embarrassé lui-même, et à la vérité ce fut une grande imprudence à Mme de Torcy.

L'abbé Passarini, camérier d'honneur du pape, étant arrivé avec le bonnet, le nouveau cardinal le reçut des mains du roi, et fit ses visites au sang royal avec les cérémonies accoutumées. Il avait eu près de deux mois à s'y préparer, et il faut avouer qu'il en profita bien. Il avait un compliment à faire à Madame et à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, dans l'audience de cérémonie qu'il en eut; car pour les visites aux princes et princesses du sang, ce ne sont que visites et compliments en cérémonie, mais ce ne sont pas des audiences avec un compliment en forme qui est une petite harangue. Il devait bien s'attendre à ce que Madame souffrirait de le recevoir en cérémonie, de le saluer et de lui donner un tabouret, et Mme la duchesse d'Orléans, de lui donner un siège à dos; après l'avoir vu si longuement si petit compagnon, et Madame qui ne lui avait jamais pardonné le mariage de son fils, qui l'avait traité toujours avec le plus grand mépris, parlé de lui sans mesure, et demandé comme on l'a vu pour toute grâce à M. le duc d'Orléans, le jour de sa régence de n'employer à rien ce petit fripon-là qui le vendrait et le déshonorerait. Le cardinal Dubois se composa, parut devant Madame pénétré de respect et d'embarras. Il se prosterna comme elle s'avança pour le saluer, s'assit au milieu du cercle, se couvrit un instant de son bonnet rouge qu'il ôta aussitôt, et fit son compliment. Il commença par sa propre surprise de se trouver en cet état devant Madame, parla de la bassesse de sa naissance et de ses premiers emplois, les employa avec beaucoup d'esprit et en termes fort choisis à relever d'autant plus la bonté, le coeur et la puissance de M. le duc d'Orléans, qui de si bas l'avait élevé où il se voyait, se fit une leçon de n'oublier jamais ce qu'il avait été, pour sentir toujours plus vivement ce qu'il devait à ce prince, et employer tout ce qui pouvait être en lui, sans se louer ni s'applaudir le moins du monde, pour le servir, car la modestie surnagea toujours dans ses discours d'audiences, donna un encens délicat à Madame, enfin se confondit en respects les plus profonds et en reconnaissance. Il parla si judicieusement et si bien que quelque indignation qu'on eût contre sa personne et sa fortune, tous ceux qui l'entendirent en furent charmés, et Madame elle-même ne put s'empêcher, après qu'il fut sorti, de louer son discours et sa contenance, tout en ajoutant qu'elle enrageait de le voir où il était.

Ses audiences de M. le duc d'Orléans et de Mme la duchesse d'Orléans se passèrent avec le même succès; ce fut le même fond en d'autres termes. Je me suis étendu sur celle de Madame comme la plus difficile et la plus curieuse, et j'ai voulu rapporter tout de suite ce qui regarde cette réception du cardinalat.

Il ne fut pas longtemps sans que M. le duc d'Orléans lui apprit qu'il m'avait promis l'ambassade d'Espagne et de me protéger pour une grandesse pour mon second fils. À chose faite point de remède. Le cardinal Dubois le comprit bien, il en fut outré et résolut bien de me faire du pis qu'il pourrait en tous genres. Pour cela il fallut couvrir son jeu, ne point montrer de mécontentement à M. le duc d'Orléans et me combler de gentillesses pour me mieux tromper. Il n'était pas encore cardinal lorsque cela arriva, mais il le fut tôt après. Il avait fait de Le Blanc comme son secrétaire, pour ne pas dire comme son valet, l'avait rendu assidu auprès de lui jusqu'à l'esclavage, tout secrétaire d'État de la guerre qu'il était, et s'en servait à toutes mains, surtout depuis l'affaire de M. et de Mme du Maine, dont il eut seul tout le secret parce qu'il fut l'instrument dont il se servit uniquement.

Belle-Ile était ami de Le Blanc. Le commerce des femmes et leur attachement commun au char de Mme de Plénoeuf les avait liés. Le Blanc était un esprit doux, fort inférieur à celui de Belle-Ile, qui s'attacha de plus en plus à lui pour le gouverner et en tirer, dès qu'il le vit en place, et qui en serra les liens à mesure qu'il le vit dans tout ce qu'il était en Dubois de donner de confiance. Par Le Blanc, il s'approcha de Dubois, et si bien que Dubois ne les regarda plus que comme ne faisant qu'un et qu'il eut part à la même confiance, jusque-là que tous les soirs ils entraient tous deux seuls chez Dubois, et que, entre eux trois, il se disait et se passait bien des choses. Dubois, qui n'ignorait rien en matière de commerce et de liaisons, connaissait les miennes avec Mme de Lévi et le duc de Charost, conséquemment avec Belle-Ile, tellement que ce fut de lui qu'il se servit pour me rapprocher.

Je ne savais point encore que M. le duc d'Orléans eût parlé de mon ambassade à Dubois, et je n'en avais moi-même ouvert la bouche à qui que ce soit, lorsque je vis entrer Belle-Ile chez moi, qui, après un court préambule, me parla de mon ambassade en homme qui n'en ignorait rien. Ma surprise fut grande, elle ne m'empêcha pas de demeurer ignorant et boutonné. Alors Belle-Ile me dit que je pouvais lui en parler franchement, parce qu'il savait tout par l'abbé Dubois, à qui M. le duc d'Orléans l'avait dit, et tout de suite me demanda comment j'entendais me conduire là-dessus avec l'abbé Dubois, qui avait seul les affaires étrangères, qui n'attendait que le moment de sa promotion, dont je ne pouvais me dissimuler le crédit et l'ascendant entier sur M. le duc d'Orléans, qui, après mon départ, demeurerait sans contre-poids le maître de son maître, et qui me pouvait servir ou nuire infiniment; qu'au demeurant il ne me dissimulerait pas qu'il m'apportait le choix de la paix ou de la guerre; que Dubois était infiniment ulcéré de tout ce que j'avais dit tant de fois à M. le duc d'Orléans contre lui; que, malgré cela, il ne s'éloignerait pas de revenir à moi, et de se raccommoder, d'y vivre sur l'ancien pied, mais à de certaines conditions, et de me servir utilement et franchement dans le cours de mon ambassade, et pour l'objet qui me l'avait fait désirer. L'exhortation amicale suivit, et cependant je faisais mes réflexions.

Je connaissais trop le terrain pour ne pas sentir que Belle-Ile disait vrai en tout, excepté sur la sincérité d'une âme si double et offensée; mais que ne me pas prêter à un raccommodement offert donnerait beau jeu à Dubois auprès de M. le duc d'Orléans, qui serait également embarrassé et importuné de ce contraste, et qui surtout en mon absence, je veux dire Dubois, [en] saurait bien profiter; de plus, comment éviter le commerce réglé de lettres avec l'homme chargé seul des affaires étrangères, et comment le soutenir avec un homme avec qui on est brouillé et avec qui on n'a pas voulu se raccommoder? Ces considérations si évidentes ployèrent ma raideur; mais je voulus savoir ce que c'était que les conditions dont il m'avait parlé. Belle-Ile me dit qu'elles n'étaient pas difficiles: d'oublier de part et d'autre tout ce qui s'était passé, ne nous en jamais parler, promesse de ne plus rien dire en public contre lui ni en particulier à M. le duc d'Orléans, nous revoir et traiter ensemble à l'avenir avec ouverture et liberté, et que je verrais que Dubois, ravi de n'avoir plus à me compter au nombre de ses ennemis, irait au-devant de tout ce qui me pourrait plaire. Belle-Ile, tout de suite, sans me laisser le temps de parler, me fit l'analyse de ces conditions telle que je la sentais moi-même: la nécessité du raccommodement avec un homme qui me l'offrait, avec qui il fallait concerter tout ce qui pouvait regarder mon ambassade, et avoir avec lui un commerce de lettres réglé toutes les semaines, tant qu'elle durerait, sans possibilité de le faire passer par un autre; le raccommodement fait, l'indécence de parler mal en public d'un homme avec qui on s'est raccommodé, enfin d'en parler mal à M. le duc d'Orléans en particulier; l'expérience de l'inutilité, même du danger, me devait convaincre là-dessus et la raison me démontrer qu'il était déjà le maître des affaires, des grâces de tout l'intérieur; combien plus l'allait-il devenir quand il serait élevé à la pourpre, qui peut-être était déjà en chemin par un courrier! À l'égard de la bonne foi, quelque difficulté que je pusse avoir d'y prendre confiance, je lui liais les bras par ce raccommodement, quitte à marcher avec les précautions raisonnables, et à voir de jour à autre comment il se conduirait avec moi, parti sage en tous ses points, dont je ne pourrais jamais me faire de reproche dans ma position présente, et bien différent d'une brouillerie ouverte dans la situation où je me trouvais.

Ces mêmes raisons m'avaient déjà sauté aux yeux, de sorte que je renvoyai Belle-Ile content de sa négociation, qui, deux jours après, me vint dire merveilles de la part de Dubois. Là-dessus sa calotte arriva. Je fus le voir comme je l'ai dit, et le surlendemain il vint chez moi. Sa barrette arrivée, il ne tarda pas à y revenir encore en habit long et rouge. On peut juger quelle put être notre confiance réciproque: aussi n'eûmes-nous pas sitôt entamé les propos de l'ambassade, et ils le furent dès lors, que je vis clairement son venin et sa duplicité. Aussi me crus je dispensé à son égard de tout ce que la prudence me pouvait permettre. Pour ne point interrompre ce qui se passa sur mon ambassade, avant mon départ, je le remettrai tout de suite au temps de mon départ même, quoique les propos et la tyrannie en aient commencé dès ce temps-ci, presque aussitôt que nous nous fûmes vus. Passons à un événement qui fut court, mais qui effraya beaucoup.

Le dernier juillet, le roi, jusqu'alors dans une santé parfaite, se réveilla avec mal à la tête et à la gorge; un frisson survint, et sur l'après-midi, le mal de tête et de gorge ayant augmenté, il se mit au lit. J'allai le lendemain, sur le midi, savoir de ses nouvelles. Je trouvai que la nuit avait été mauvaise et qu'il y avait depuis deux heures un redoublement assez fort. Je vis partout une grande consternation. J'avais les grandes entrées, ainsi j'entrai dans sa chambre. Je la trouvai fort vide, M. le duc d'Orléans, assis au coin de la cheminée, fort esseulé et fort triste. Je m'approchai de lui un moment, puis j'allai au lit du roi. Dans ce moment Boulduc, un de ses apothicaires, lui présentait quelque chose à prendre. La duchesse de La Ferté, qui, par la duchesse de Ventadour sa soeur, avait toutes les entrées comme marraine du roi, était sur les épaules de Boulduc, et s'étant tournée pour voir qui approchait, elle me vit, et tout aussitôt me dit entre haut et bas: « Il est empoisonné, il est empoisonné. — Taisez-vous donc, madame, lui répondis-je, cela est horrible! » Elle redoubla et si bien et si haut, que j'eus peur que le roi ne l'entendit. Boulduc et moi nous nous regardâmes, et je me retirai aussitôt d'auprès du lit et de cette enragée avec qui je n'avais nul commerce. Pendant cette maladie, qui ne dura que cinq jours, mais dont les trois premiers furent violents, j'étais fort fâché et fort en peine; mais en même temps si aise d'avoir opiniâtrement refusé d'être gouverneur du roi, et si agité en me représentant l'être, et en quel état je serais, que je m'en réveillais la nuit en sursaut, et ces réveils étaient pour moi de la joie la plus sensible de ne l'être pas. La maladie ne fut pas longue et la convalescence fut prompte, qui rendit la tranquillité et la joie, et causa un débordement de Te Deum et de réjouissances. Helvétius en eut tout l'honneur, les médecins avaient perdu la tête; il conserva seul la sienne, il opiniâtra une saignée au pied dans une consultation où M. le duc d'Orléans fut présent; il l'emporta: le mieux très marqué suivit incontinent et la guérison bientôt après.

Le maréchal de Villeroy ne manqua pas cette occasion de signaler tout son venin et sa bassesse; il n'oublia rien pour afficher des soupçons, des soins, des inquiétudes extrêmes, et pour faire sa cour à la robe. Il ne vint point si petit magistrat aux Tuileries qu'il ne se fit avertir pour lui aller dire lui-même des nouvelles du roi et le caresser, tandis qu'il était inaccessible aux premiers seigneurs. Les magistrats plus considérables, j'entends toujours du parlement, ou les chefs des autres compagnies, ou leurs gens du parquet, il les faisait entrer à toute heure dans la chambre du roi et tout auprès de son lit pour qu'ils le vissent, tandis qu'à peine ceux qui avaient les grandes entrées jouissaient de la même privance. Il en usa de même dans la première convalescence, qu'il prolongea le plus qu'il put pour donner la même distinction aux magistrats à quelque heure qu'il en vint, et privativement aux plus grands de la cour et aux ambassadeurs ; il se croyait tribun du peuple et aspirait à leur faveur et à leur dangereuse puissance. De là il se tourna à une autre affectation, qui avait le même but contre M. le duc d'Orléans. Il multiplia les Te Deum, qu'il incita les divers états des petits officiers du roi de faire chanter en différents jours et en différentes églises, assista à tous, y mena tout ce qu'il put, et courut encore plus de six semaines les Te Deum qui se chantèrent dans toutes les églises de Paris. Il ne parlait d'autre chose, et sur sa joie véritable de la guérison, il en entait une fausse qui puait le parti et le dessein à ne s'y pouvoir méprendre. Il fit faire force fêtes à Lyon et à son fils l'archevêque, dont il eut soin de faire répandre les relations.

Le roi alla en cérémonie remercier Dieu à Notre-Dame et à Sainte-Geneviève. Ces momeries, ainsi allongées, gagnèrent la fin du mois d'août et la Saint-Louis. Il y a tous les ans ce jour-là un concert le soir dans le jardin. Le maréchal de Villeroy prit soin que ce concert devint une manière de fête, à laquelle il fit ajouter un feu d'artifice. Il n'en faut pas tant pour attirer la foule; elle fut telle, qu'une épingle ne serait pas tombée à terre dans tout le parterre. Lés fenêtres des Tuileries étaient parées et remplies, et tous les toits du Carrousel pleins de tout ce qui put y tenir, ainsi que la place. Le maréchal de Villeroy se baignait dans cette affluence, qui importunait le roi qui se cachait dans des coins à tout moment; le maréchal l'en tirait par le bras et le menait tantôt aux fenêtres d'où il voyait la cour et la place du Carrousel toute pleine, et tous les toits jonchés de monde; tantôt à celles qui donnaient sur le jardin, et sur cette innombrable foule qui y attendait la fête. Tout cela criait vive le roi ! à mesure qu'il en était aperçu, et le maréchal retenant le roi qui se voulait toujours aller cacher: « Voyez donc, mon maître, tout ce monde et tout ce peuple, tout cela est à vous, tout cela vous appartient, vous en êtes le maître; regardez-les donc un peu pour les contenter, car ils sont tous à vous; vous êtes maître de tout cela. » Belle leçon pour un gouverneur, qu'il ne se lassait point de lui inculquer à chaque fois qu'il le menait aux fenêtres, tant il avait peur qu'il l'oubliât! Aussi l'a-t-il très pleinement retenue. Je ne sais s'il en a reçu d'autres de ceux qui ont eu la charge de son éducation. Enfin le maréchal le mena sur sa terrasse, où dessous un dais il entendit la fin du concert et vit après le feu d'artifice. La leçon du maréchal de Villeroy si souvent et si publiquement répétée, fit grand bruit et à lui peu d'honneur. Lui-même a éprouvé le premier effet de ses belles instructions.

M. le duc d'Orléans se conduisit d'une manière si simple et si sage qu'il y gagna beaucoup. Des soins et une inquiétude raisonnable mais mesurée, une grande réserve dans ses discours, une attention exacte et soutenue en propos et en contenance, qui [ne] laissa rien échapper qui sentît le moins du monde qu'il était le successeur, surtout à ne jamais montrer croire le roi trop bien ni trop mal, et laisser aucun lieu qu'il le craignit trop bien et qu'il le souhaitât mal. Il ne pouvait douter qu'une conjoncture si critique pour lui ne fixât sur lui les regards les plus perçants et l'attention de tout le monde, et comme dans la vérité il ne souhaita jamais la couronne, quelque peu vraisemblable que cela paroisse, il n'eut besoin que de s'observer et point du tout de se contraindre ; aussi n'eut-il besoin d'aucun conseil là-dessus, et son intérieur le plus libre et le plus familier, moi par exemple, le vit toujours là-dessus tel que le publie le vit. Cela fut aussi fort remarqué, et la cabale opposée fut entièrement réduite au silence, qui se préparait bien à faire valoir jusqu'aux riens qu'elle aurait aperçus. Il fut heureux que ceux qui lui étaient particulièrement attachés et qui auraient pu se flatter le plus d'un événement sinistre aient tous gardé toute la même conduite que lui, sans qu'aucun d'eux, jusqu'aux valets, et c'est une merveille, aient laissé échapper de quoi faire naître le plus léger soupçon.

Trudaine, conseiller d'État, à qui M. le duc d'Orléans avait fort mal à propos ôté la prévôté des marchands, dont il a été parlé ici en son lieu, mourut à soixante-deux ans. Ce n'était pas un aigle, mais un très honnête homme, intègre, désintéressé, vertueux.

Le duc de Bouillon mourut en même temps, à quatre-vingt-deux ans, s'étant démis, depuis la régence, de sa charge de grand chambellan et de son gouvernement d'Auvergne en faveur du duc d'Albret, son fils aîné, qui prit le nom de duc de Bouillon, à qui le feu roi ne les aurait jamais laissé passer, et qui, comme on l'a vu ici en son temps, avait eu de grands procès contre son père et avait été fort mal avec lui. Le père était fort bon homme, prince tant qu'il pouvait, du reste fort valet, mais du roi seulement, et d'une assiduité qui, jointe avec un esprit extrêmement court, lui avait entièrement gagné le roi, quoique des aventures de sa femme et du cardinal son frère l'eussent fait éloigner plus d'une fois de la cour. On a vu ici en son lieu que beaucoup d'art, quelque chose de pis de la part du procureur général d'Aguesseau, depuis chancelier, l'habitude et l'affection du roi, sauvèrent sa prétendue principauté, à l'évasion du cardinal de Bouillon du royaume.

Thury mourut aussi à soixante-deux ans, sans avoir été marié, ayant donné ou plutôt trafiqué tout ce qu'il avait avec le maréchal d'Harcourt. Ils étaient fils des deux frères, mais totalement différents. Thury était noir, méchant, cynique, atrabilaire, avec beaucoup d'esprit insolent et dangereux; et quoique avec méchante réputation à la guerre et dans le monde, reçu en de bonnes compagnies. Il est pourtant vrai qu'un soufflet que le duc d'Elboeuf lui appliqua à table, avec une épaule de mouton, dont il ne fut autre chose, était resté imprimé sur sa mauvaise physionomie.

Ils furent suivis du P. Lelong, prêtre de l'Oratoire, bibliothécaire de leur maison de Saint-Honoré, à Paris, où il mourut, à cinquante-six ans, regretté de tous les gens de bien, des savants et des hommes de lettres. Il avait donné, sous le nom de Bibliothèque historique, [un ouvrage] contenant avec une grande exactitude, une liste, en différentes classes, de tous les ouvrages qui ont rapport à l'histoire de France, sacrée ou profane, et un autre sous le titre latin de Bibliotheca sacra, où il a donné le catalogue des manuscrits et des éditions des textes originaux de la Bible et des versions, en toutes sortes de langues, et des auteurs qui ont écrit sur la Bible.

Armenonville obtint pour son fils Morville la survivance de sa charge de secrétaire d'État, et Mme de Ventadour celle de sa charge de gouvernante des enfants de France, pour Mme de Soubise, femme de son petit-fils, quoique très jeune, mais très sage et très convenable à cette place.

Saumery, l'un des sous-gouverneurs du roi, dont il a été parlé ici en plus d'un endroit, comblé déjà de grâces, avec tout ce qu'il fallait pour n'en obtenir aucune en aucun temps, et qui en celui-ci était lié avec toute la cabale opposée à M. le duc d'Orléans, en obtint de lui une sans exemple ce fut la survivance de sa place de sous-gouverneur du roi pour son fils aîné, qui valait en tout mieux que lui, car il était fort honnête homme, avec du sens, avait bien servi et était envoyé du roi quelque temps à Munich. C'était grossièrement lui faire passer les entrées et les appointements de sous-gouverneur, parce que le père était de santé à n'y avoir pas besoin d'aide, et à achever, et bien au delà, comme il fit, le temps que le roi avait à être sous des gouverneurs.

Mme la grande-duchesse [de Toscane] mourut à soixante-dix-sept ans, après plusieurs apoplexies, et fut enterrée, comme elle l'avait ordonné, parmi les religieuses de Picpus, dans leur cloître. Elle était fille aînée du second mariage de Gaston, frère de Louis XIII, avec la soeur de Charles IV, duc de Lorraine. Mme la grande-duchesse avait été fort belle, et très bien faite et grande: on le voyait bien encore; bonne et peu d'esprit, mais arrêtée en son sens sans pouvoir être persuadée. Elle épousa, en 1661, Cosme de Médicis, grand-duc de Toscane, avec un esprit de retour que rien ne put amortir. Elle vécut fort mal avec le grand-duc, dont la patience et les soins pour la ramener furent continuels, plus mal encore avec la grande-duchesse sa belle-mère, qui était La Rovère-Urbin, morte en 1694, à soixante-douze ans.

Elle voulait vivre en liberté à la française, et se moquait de toutes les manières italiennes. Elle eut assez promptement trois enfants: l'aîné qui mourut longtemps avant son père, sans enfants de la soeur de Mme la dauphine de Bavière; J. Gaston, marié à une fille du dernier duc de Saxe-Lauenbourg, et dernière elle-même de cette grande et si ancienne maison, avec qui il se brouilla, n'en eut point d'enfants, succéda au grand-duc son père, mort à quatre-vingt-deux ans, en 1723, et mourut sans postérité en [1737] et finit les Médicis, grands-ducs de Toscane, après avoir vu souvent et diversement disposer, pour après lui, de ses États, de son vivant; enfin l'électrice Palatine, veuve sans enfants, et depuis son veuvage retirée à Florence.

Après avoir eu ces enfants, la grande-duchesse redoubla d'humeur exprès, et de conduite étrange en Italie, avec tant d'éclat que le roi y mit la main, par ses envoyés, diverses fois, et par les cardinaux d'Estrées et Bonzi, allant et revenant de Rome, sans pouvoir lui rien persuader. Elle en fit tant que le grand-duc consentit enfin à son retour en France, mais sous des conditions qui lui donnèrent plus de contrainte qu'elle n'en aurait eue à Florence en vivant bien avec son mari et sa belle-mère, et que le roi lui fit scrupuleusement observer toujours, parce qu'il était informé de sa conduite et très content de toute celle que le grand-duc avait eue avec elle. Il lui assigna une pension telle qu'il plut au roi, voulut qu'elle fût dans un couvent hors de Paris, qu'elle ne couchât jamais à Paris et qu'elle y vint rarement, qu'elle n'allât jamais à la cour que mandée ou pour quelque devoir très nécessaire de famille, dont à chaque fois le roi déciderait, et sans y coucher, à moins que cela ne fût indispensable, au jugement du roi, et encore pour une seule nuit. Elle revint donc de la sorte, vers 1669, fort peu accueillie, confinée au couvent de Picpus, où elle vit très peu de monde. Après bien des années, elle se mit à venir souvent à Paris, chez qui elle pouvait passer quelques heures, ou à quelques dévotions, sans crédit et avec peu ou point de considération.

Sur la fin de la vie de Monsieur, qui en avait pitié, elle obtint la liberté de passer à Saint-Cloud le temps qu'il y était. Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans lui firent toujours fort bien. Mademoiselle, sa soeur de père, la méprisa toujours parfaitement, et Mme de Guise, sa soeur de père et de mère, n'en fit jamais grand cas; elle jouit de son rang de petite-fille de France et de tous les honneurs qui y sont attachés. Sur les fins, elle quitta Picpus pour le couvent de Saint-Mandé, et après la mort du roi, le grand-duc son mari accorda à M. le duc d'Orléans qu'elle pût loger à Paris. Elle y loua en très -simple particulière une maison à la place Royale, où elle mourut dans une grande dévotion à sa manière depuis longtemps, et, quoique avare, fort appliquée aux bonnes oeuvres; elle était fort polie et bonne avec tout le monde.

J'étais alors aux prises avec le cardinal Dubois sur ce qui regardait mon ambassade, et je voyais en plein ses bonnes intentions qui n'allaient à rien moins qu'à me ruiner et me perdre, en me suscitant des embarras en Espagne les plus ridicules, les plus fous et les plus difficiles à. m'en tirer. Je ne dis que ce mot à cause de ce qui va suivre, pour en raconter le détail de suite lors de mon départ, et ne plus interrompre la matière de l'ambassade. Le cardinal, depuis fort peu après que nous nous fûmes revus, comme je l'ai dit plus haut, me montra à découvert ce que j'en devais attendre, et me délivra ainsi des conditions de notre raccommodement, sur quoi néanmoins il fallut me conduire avec la prudence que demandait la nécessité de passer sans cesse par lui, jusqu'à mon départ, et dans tout le cours de mon ambassade, et l'incroyable ascendant dont il était en pleine possession sur M. le duc d'Orléans. Depuis le commerce étroit et plein de confiance que l'affaire du lit de justice des Tuileries m'avait procuré avec M. le Duc, il avait toujours duré le même. M. le duc d'Orléans et M. le Duc l'avaient tous deux désiré, et j'étais souvent entre eux deux pour conserver leur union nécessaire.

Un jour que je causais fort librement avec M. le Duc, il me parla fort librement aussi de beaucoup de choses de sa famille. Nous avions souvent traité ensemble le fameux chapitre de l'enfant de treize mois, dans les temps que la duchesse du Maine ne se faisait faute d'en parler dans ses grands éclats du procès de la succession de M. le Prince et des disputes sur la qualité de prince du sang que la maison de Condé fit rayer au duc du Maine, et lorsque les bâtards perdirent leur prétendue habilité de succéder à la couronne, que le duc du Maine et Mine de Maintenon avaient arrachée à la mourante faiblesse du feu roi. M. le Duc, à la mort de Mme sa femme, arrivée dans les premiers mois de l'année précédente, avait retenu des actions et force pierreries de sa succession, malgré les plaintes de Mlle de La Roche-sur-Yon, sa belle-soeur, qui avaient fait et faisaient encore grand bruit dans le monde, et qu'il lui rendit longtemps après quand il commença à songer à sa manière sérieusement à son salut. Ce chapitre avait été effleuré entre lui et moi, et j'étais peiné qu'il se fit ce tort dans le monde. Je lui proposai donc la nécessité de se remarier pour avoir des enfants, puisque MM. ses frères n'y voulaient point entendre, et pour couper court à toute cette affaire de la succession de Mme sa femme, d'épouser Mlle de La Roche-sur-Yon. Il se mit à sourire, et me répondit que, pour des Conti, il en avait sa suffisance, et me parla de la conduite de feu Mme la Duchesse, qui en effet ne s'était pas contrainte sur les mesures, et qu'il avait soufferte avec une patience qu'on n'aurait pas attendue de lui, et qu'il n'étendit pas depuis à celle de sa seconde femme. De propos en propos, il me fit des plaintes du peu de confiance de M. le duc d'Orléans, qui d'ordinaire ne lui disait les choses que lorsqu'elles ne se pouvaient plus cacher. J'excusai cela comme je pus, tant qu'enfin acculé par les faits qu'il m'allégua, je me mis à sourire, et lui dis que, s'il me promettait de ne le point trouver mauvais, je lui en dirais bien la raison, et le moyen d'établir la plus entière confiance. Après quelques propos généraux et réciproques là-dessus, et qu'il m'eut fort pressé de lui parler en ami, et avec une franchise dont il n'aurait garde de se déplaire je lui dis que, s'il voulait en user comme faisait M. le duc d'Orléans, ils seraient bientôt contents l'un de l'autre. Après l'avoir un peu tenu là-dessus, je lui dis qu'il avait une maîtresse la plus parfaitement choisie pour les charmes du corps et de l'esprit; qu'à cela je n'avais rien à lui dire; que c'était l'affaire de son confesseur; mais que M. le duc d'Orléans était persuadé qu'il n'avait point de secrets pour elle; que cela faisait qu'il en avait pour lui; que, s'il pouvait être comme M. le duc d'Orléans, qui s'amusait avec ses maîtresses, avec qui il ne lui échappait jamais rien de sérieux, je lui répondais qu'il serait content de la confiance de ce prince. Il se défendit de ce soupçon du régent assez mal, et avec un air peiné dit que c'était excuse et prétexte, en sorte que je lui dis que, si je m'étais expliqué si ouvertement avec lui, ce n'était que par le désir que j'avais de voir leur union parfaite, si utile au bien de l'État, mais qui au fond lui était bien plus nécessaire qu'à M. le duc d'Orléans. On verra dans la suite qu'il rapporta ce point jaloux de notre conversation à Mme de Prie, sa maîtresse, qui ne me le pardonna pas. Revenu bien à lui de ce petit nuage, il jeta tout ce défaut de confiance sur le cardinal Dubois, qui, tant qu'il pouvait, n'en permettait que pour soi â son maître, et se mit à pleurer l'aveuglement et la faiblesse de M. le duc d'Orléans pour ce valet indigne, qui en abusait sans cesse si énormément. Ces propos me firent naître la pensée de revenir par un autre biais à ce que Torcy avait pensé, et que la sottise du maréchal de Villeroy avait fait manquer, comme je l'ai expliqué il n'y a pas longtemps.

Il paraissait dans ce temps-là que le roi aimait M. le Duc. Je lui en parlai comme en étant fort aise, et tout de suite je lui dis qu'il devrait bien profiter de cette affection du roi pour le bonheur de l'État et de M. le duc d'Orléans lui-même, en faisant bien connaître au roi le danger de cette autorité que le cardinal Dubois avait usurpée; la facilité que Sa: Majesté avait de montrer de l'aversion pour lui, et d'engager M. le duc d'Orléans, qui avait si grandement fait pour lui, de l'envoyer à Cambrai avec sa calotte rouge, et gorgé d'abbayes pour ne plus revenir à la cour et n'avoir plus aucune part aux affaires. M. le Duc se mit à rire à cette proposition. « Je suis bien aise, me dit-il, qu'on croie que le roi a de l'amitié pour moi et de la confiance, et en effet il m'en témoigne autant qu'il en est capable. Mais tout cela roule sur des riens, et je le connais bien, sans se soucier de moi que par l'habitude de me voir et de me parler, et je puis vous répondre que, si je venais à mourir aujourd'hui, il ne s'en soucierait non plus que de Mme la grande-duchesse, dont nous portons le deuil, et ne parlerait que des causes de mort qu'on m'aurait trouvées avec la même indifférence qu'il s'entretient de l'ouverture de cette princesse qu'à peine avait-il vue. » Tout de suite il me parla de ce qu'il remarquait du roi que son assiduité lui faisait sentir, quelque peu d'esprit qu'il eût, ce qui n'est pas matière de ces Mémoires. Mais le résultat de la conversation fut la parfaite et très certaine inutilité, peut-être même le danger de cette tentative à laquelle le roi était radicalement incapable de prendre, quoiqu'on vit bien qu'il avait une sorte d'éloignement du cardinal Dubois.

CHAPITRE X. §

Mort, caractère, conduite du cardinal de Mailly. — Il obtient que son neveu de Nesle porte la queue du grand manteau de l'ordre du roi à Reims. — Il ne va point à Rome, arrêté par une opération instante au moment de son départ. — Réflexions. — Reims persévéramment offert à Fréjus, obstinément refusé. — Motifs de l'un et de l'autre. — Sa conduite à l'égard du roi, du régent, du maréchal de Villeroy, du monde. — Raison à moi particulière de désirer que Fréjus acceptât Reims. — Sagacité très singulière d'une femme de chambre. — Fréjus accepte à grand'peine l'abbaye de Saint-Étienne de Caen. — Fréjus point avide de biens. — Fréjus, parfaitement ingrat, empêche que Reims soit donné à Castries, archevêque d'Albi. — Abbé de Guéméné archevêque de Reims. — Retraite et caractère du duc de Brancas. — Mort, fortune et caractère de l'abbé de Camps. — Mort de l'évêque-duc de Laon, Clermont-Chattes. — Ses deux premiers successeurs. — Mort et caractère de l'archevêque de Rouen, Besons. — Son successeur. — Mort du duc de Fitz-James; de Mlle de La Rochefoucauld; de Mme de Polignac, mère du cardinal; de Prior, à Londres.

Le cardinal de Mailly était mort quatre jours avant Mme la grande-duchesse dans l'abbaye de Saint-Thierry, unie à l'archevêché de Reims, à soixante-trois ans. Cette mort était bien propre à faire faire de grandes réflexions. J'ai parlé plus d'une fois de ce prélat, de ma liaison étroite avec lui, de ses causes et de ses suites, quoique lui et moi pensassions bien différemment sur l'affaire de la constitution; du peu de vocation à son état, de son ambition et de sa passion démesurée pour le cardinalat dès ses premiers commencements; de ses démarches hardies et continuelles pour y parvenir; de sa haine jusqu'à la fureur pour le cardinal de Noailles, et de ses faibles et injustes causes; de son déchaînement forcené pour la constitution, par toutes ces raisons, et uniquement de son aveu à moi par ces raisons, jusqu'à m'avoir dit, dans ses plus grands emportements sur cette affaire, que, si le cardinal de Noailles avait été pour la constitution, lui Mailly aurait été contre avec la même rage qu'il était pour cette bulle. Un léger abrégé suffira donc sur ce qui le regarde, puisqu'on a vu en son lieu comment d'aumônier du roi, et vieux pour cet emploi, avec une abbaye fort mince, il devint tout d'un coup archevêque d'Arles, puis de Reims, par quels étranges chemins cardinal, puis reconnu tel en France, enfin abbé de Saint-Étienne de Caen. Il eut Arles en 1697, Reims en 1710; le chapeau, 19 novembre 1719, reconnu cardinal plusieurs mois après par le régent et le roi avec grand'peine. Quoique d'une santé ferme et que je n'ai vue altérée en rien jusqu'à l'événement dont je vais parler, il vivait depuis qu'il fut cardinal dans le plus exact régime, et sur ses heures, et sur le choix et la mesure de son manger et sur mille sortes de bagatelles, tant il désirait jouir longtemps de sa fortune. Il voyait le sacre instant et un conclave peu éloigné. Ces cérémonies et la figure qu'il y allait faire le transportaient. Il ne songea qu'à partir brusquement dès qu'on eut la nouvelle de la mort du pape; mais il eut l'avisement de profiter de la circonstance. En prenant congé du régent, il lui représenta que le sacre était fort proche, qu'il aurait l'honneur de le faire, et de conférer le lendemain l'ordre du Saint-Esprit au roi qui ne l'avait pas encore reçu; que le roi choisissait toujours un seigneur pour porter ce jour-là, et le lendemain qu'il faisait des chevaliers, la queue de son grand manteau de l'ordre, ce qui lui donnait droit, quelque âge qu'il eût, d'être compris dans la promotion suivante, comme il était arrivé de M. de Nevers en 1661, à la première fleur de son âge, et là-dessus demanda et obtint que son neveu le marquis de Nesle fût choisi pour cette fonction. La promesse en fut si publique que, quoique le cardinal de Mailly fût mort lorsque le roi fut sacré, la parole fut tenue, et le marquis de Nesle fut chevalier de l'ordre de la promotion de 1724, si nombreuse et si peu choisie, quelques années avant l'âge.

Je passai avec le cardinal de Mailly toute la soirée de la veille qu'il devait partir pour Rome; je ne vis jamais un homme si content. Je le quittai tard, se portant très bien. Le lendemain sur le midi, je fus bien étonné d'apprendre par un homme qu'il m'envoya qu'il s'était trouvé si mal la nuit, que dès le grand matin, il avait envoyé chercher du secours, lequel lui avait trouvé la fistule, et si pressée à y travailler que sans autre préparation l'opération lui avait été faite fort heureusement, qu'il était aussi bien qu'il était possible, et qu'il me priait de l'aller voir. Je le trouvai en effet fort bien pour son état, mais bien touché de n'aller point à Rome. Le sacre prochain le consolait et l'espérance de voir un autre conclave. Je ne m'étais jamais aperçu qu'il fût attaqué d'aucun mal, et lui-même n'en avait jamais parlé; il croyait de temps en temps avoir des hémorroïdes à ce qu'il dit depuis, et n'en faisait point de cas. Je ne sais comment cette opération fut faite; mais on apprit depuis sa mort qu'il lui était demeuré un écoulement qu'on lui avait bien recommandé d'entretenir. Il vit bientôt le monde, tant sa guérison s'avança sans aucun accident, et en peu de temps reprit sa vie accoutumée. Cinq mois se passèrent de la sorte. Il s'en alla à Reims où il n'était pas à son aise, et qu'il avait accablé de lettres de cachet. Il se retira bientôt après à Saint-Thierry qui n'en est qu'à quelques lieues, qui lui servait de maison de campagne, ne respirant que feu et sang contre les opposants à la constitution, et sa vengeance particulière de ceux qui osaient encore lui résister, lorsque tout à coup cet écoulement s'arrêta, et fit une révolution à la tête, où il sentit des douleurs à crier les hauts cris. À peine ce tourment eut-il duré quatorze ou quinze heures, malgré les saignées et tout ce qu'on put employer, qu'il perdit la connaissance et la parole, et mourut dix ou douze heures après, sans avoir eu un moment à penser à sa conscience. Quelle fin de vie dans un prêtre et dans un évêque, toute d'ambition et persécuteur effréné par ambition et par haine! Il passionna les honneurs, il goûta seulement des plus grands comme pour s'y attacher davantage. Ce qu'ils avaient pour lui de plus flatteur lui fut montré et porté, pour ainsi dire, jusqu'au bord de ses lèvres. La coupe lui en fut subitement retirée sans qu'il y pût toucher au moment d'y mettre la bouche et d'en boire à longs traits. Livré à des douleurs cruelles, puis à un état de mort, et paraître devant Dieu tout vivant de la vie du monde, sans avoir eu un moment à penser qu'il l'allait quitter et paraître devant son juge voilà le monde, son tourbillon, ses faveurs, sa tromperie et sa fin !

Fréjus tout appliqué au futur, mais au futur de ce monde, ne songeait qu'à s'attacher le roi et y faisait les plus grands progrès et les plus visibles. Quoique au fond très contraire au régent, il se conduisait à son égard avec une grande circonspection; et en cultivant le parti opposé, il le faisait avec une grande mesure. Le maréchal de Villeroy en était le coryphée. Il était l'objet de la plus jalouse attention de Fréjus; il ne voulait pas sa grandeur, qu'il regardait comme ruineuse à ses projets de s'emparer du roi avec une autorité sans partage; il sentait toute la disproportion et le poids du maréchal d'avec lui, et personnellement empêtré de tout ce qu'il lui devait d'attachement et de reconnaissance, parce que personne n'en ignorait les raisons. Il n'était pas temps de sortir de ces liens, mais il n'avait garde de travailler à les augmenter, en servant et encourageant contre le gouvernement et la personne de M. le duc d'Orléans, un parti timide au fond, et mal organisé pour les exécutions, abattu de celles qu'il avait essuyées, mais plein de la plus ardente volonté, et qui, pouvant compter sur le roi par Fréjus, aurait bientôt repris forces et courage, mais dont le fruit principal serait recueilli par le maréchal de Villeroy, et par sa place auprès du roi, et parce qu'il était à la tête de ce parti, ce qui était fort éloigné de l'intérêt et de la volonté de Fréjus, qui travaillait de loin à se rendre le maître, et qui se serait vu asservi sous le maréchal, dont il regardait la ruine dans l'esprit du roi comme essentielle à la grandeur qu'il méditait dès lors pour soi-même.

Ses progrès auprès du roi étaient si visibles qu'ils commençaient à faire de lui un personnage que chacun voulait ménager de loin. S'il sentait toute la supériorité d'état que le maréchal de Villeroy avait sur lui, à plus forte raison sentait-il celle de M. le duc d'Orléans, le poids de sa naissance, de sa place, de ses talents, de son âge, qui devaient naturellement perpétuer son autorité encore plus de trente ans après la fin de sa régence, et qui, ayant ôté le duc du Maine d'auprès du roi, pouvait quand il voudrait l'en chasser lui-même, sans craindre d'exciter aucun mouvement dans l'État, comme il y avait eu lieu de l'appréhender sur M. du Maine, et de renverser par là ses espérances et ses projets pour toujours. C'est ce qui le contenait à l'égard du régent dans de si exactes mesures; c'est ce qui l'engageait à me cultiver avec tant de soin et tant d'écorce de confiance, parce que j'étais le seul dans l'intime confiance du régent que pût fréquenter sur le pied d'amitié particulière un évêque qui voulait se parer des vertus et d'une conduite de son état, et en tirer un grand parti dans la suite. C'est aussi ce qui redoublait son application et son activité pour s'attacher le roi de plus en plus et parvenir, s'il le pouvait, au point de se faire un bouclier assuré de l'affection du roi pour lui en cas qu'il prit envie au régent de le chasser.

Je voyais clairement tout ce manège de cour, et j'en instruisais les négligences de M. le duc d'Orléans. Il lui importait de ménager le seul homme pour qui l'amitié et la confiance du roi se déclarait de plus en plus, et qui intérieurement était plus que détaché du maréchal de Villeroy. Je le savais par les choses qu'il m'en disait souvent, et je n'en pouvais douter par mille traits journaliers de bagatelles intérieures, qui nous revenaient par les valets du dedans, qui étaient à M. le duc d'Orléans, parce qu'il les traitait fort bien, et qu'outre les miches qu'il leur élargissait volontiers, ils sentaient, avec toute la disproportion des personnes, toute la différence de la hauteur du maréchal de Villeroy avec eux, et de la douceur, pour ne dire pas la politesse et la facilité qu'ils éprouvaient dans l'accès de M. le duc d'Orléans. Je conseillai à ce prince de donner à Fréjus l'archevêché de Reims, pour faire une chose agréable au roi, pour s'attacher Fréjus par un présent si disproportionné de lui, au moins pour lui montrer amitié et bonne volonté et le tenir par là hors de mesure de lui être contraire, sans que cette grandeur lui pût donner rien de réel qui ajoutât rien à l'amitié et à la confiance du roi, qui, avec ou sans Reims, était la seule chose qui pût le rendre considérable présentement et plus encore à mesure que le roi avancerait en âge, et par son âge deviendrait le maître. Le régent me crut, alla trouver le roi, et le lui proposa pour que lui-même eût le plaisir de le donner et de l'apprendre à M. de Fréjus. Il l'envoya quérir sur-le-champ dans son cabinet, où en présence de M. le duc d'Orléans et du maréchal de Villeroy, il le lui dit. Fréjus témoigna sa gratitude, sa disproportion d'un siège si relevé, l'incompatibilité des fonctions épiscopales avec les siennes auprès du roi, et refusa avec fermeté, appuyant de plus sur son âge, qui ne lui permettait plus le travail du gouvernement d'un nouveau diocèse. Le roi parut mortifié. M. le duc d'Orléans insista qu'on ne prétendait pas que Reims l'éloignât du roi; qu'il aurait des grands vicaires qui lui rendraient compte de tout et gouverneraient par ses ordres et un évêque in partibus, qu'on pourvoirait d'abbayes, qui ferait sur les lieux les ordinations et les autres fonctions réservées aux évêques; que plusieurs prélats avaient des évêques in partibus pour faire ces fonctions pour eux dans leurs diocèses; que cela était en usage de tout temps pour ceux qui croyaient en avoir besoin; qu'entre ces besoins, il n'y en avait pas un plus légitime que ses fonctions auprès du roi, et qu'il n'en devait faire aucune difficulté. Fréjus se confondit en remerciements; mais toujours ferme au refus, répondit qu'il était plus court et plus dans l'ordre de ne point acquérir de pareils besoins que de s'en servir, et qu'il ne se tiendrait point en sûreté de conscience d'accepter un évêché dans l'intention de le laisser gouverner par d'autres, et de n'y point faire de résidence. Le bon prélat n'avait pas pensé, et n'en avait pas usé ainsi pour Fréjus, où il ne résida comme point, et n'osant être à Paris, courait sans cesse le Languedoc et la Provence. Quoi que le roi, le régent et le maréchal de Villeroy pussent dire et faire, ils ne purent ébranler Fréjus, tellement que M. le duc d'Orléans finit ce long débat par lui dire que le roi ne recevait point son refus ; qu'il voulait au moins qu'il y pensât et se consultât à loisir, et qu'il prit pour cela tout le temps qu'il voudrait.

Au sortir de là, je fus instruit par M. le duc d'Orléans de ce qui s'était passé, et quoique je n'en fusse pas surpris par quelques mots qui s'en étaient auparavant jetés entré Fréjus et moi, mais en courant, parce que tout se fit sur-le-champ, j'en fus très fâché. Je fis sentir à ce prince combien Fréjus estimait plus le futur que le présent, puisqu'il n'était pas ébloui d'une telle place ni entraîné par les instances du roi et par les siennes; que cela méritait une grande réflexion sur les projets de cet évêque à conscience devenue si délicate, qu'il était clair qu'il ne voulait pas accepter, pour éviter tout prétexte de quitter le roi de vue et un moyen si facile et si naturel de l'en séparer, le temps de l'éducation fini, en l'envoyant dans son diocèse, ce que sans cela la moindre bienséance exigerait de lui, et l'y retenant après, ce qui le bornerait à cette fortune qu'il aurait faite et lui ferait perdre terre, moyens et toute espérance de celle qu'il se préparait par l'amitié et la confiance du roi, et qu'il ne se pouvait bâtir que par la continuation et l'augmentation de cette même confiance, qu'il ne se pouvait entretenir que par une présence et une habitude continuelle, après le temps de l'éducation fini, et qui se détruirait sans ressource par l'absence; enfin que cela même était la plus forte de toutes les raisons, qui devait presser M. le duc d'Orléans de ne rien oublier pour forcer Fréjus à l'acceptation, et s'ouvrir par là, en le comblant et en ravissant le roi, s'ouvrir, dis-je, une porte légitime et simple d'éloigner du roi cet évêque, sans que ni l'un ni l'autre s'en pussent plaindre d'abord, et en le tenant dans son diocèse laisser détruire au temps et à l'absence ce que les soins et l'assiduité auraient édifié, et que la continuation de la présence aurait pu achever, et donner trop d'ombrages à Son Altesse Royale, trop faible peut-être alors contre un homme si adroit qui se trouverait en pleine possession du roi et sans partage.

Ces raisons frappèrent M. le duc d'Orléans et le résolurent à faire tout ce qui lui serait possible pour engager Fréjus à daigner être archevêque de Reims; de mon côté je ne m'y oubliai pas; j'avais pour cela des raisons particulières, outre les générales que je viens d'expliquer; je les rapporterai ici naturellement avec la vérité qui fait l'âme de ces Mémoires. À la conduite et aux progrès de Fréjus que je viens de représenter, le moins à quoi il pouvait tendre en attendant mieux, si les conjectures s'en offraient, étaient le chapeau et une place dans le conseil à la majorité, et quelque prodigieux que cela fût pour un homme de sa sorte, il avait déjà su se mettre avec le roi de façon que cette énorme fortune en devenait une suite toute naturelle, à quoi M. le duc d'Orléans ne pourrait s'opposer, surtout après ce qu'il avait fait de tout semblable, et bien plus encore pour Dubois, son précepteur, plus bas encore de naissance que Fréjus, et dont le personnel indigne ne pouvait se comparer en rien au personnel de Fréjus. La calotte rouge, en arrivant à ce dernier, s'amalgamait à celle de Dubois.

Je ne désespérais pas que le temps, les incartades, le poids de son autorité sur la faiblesse de M. le duc d'Orléans, quelques manèges même auprès du roi majeur qui avait un éloignement pour Dubois; que celui de Fréjus qui enviait, haïssait et méprisait Dubois, le renvoyassent à Cambrai, soit par le dégoût, peut-être même la jalousie que M. le duc d'Orléans en pourrait enfin prendre, soit parce que, n'étant plus régent, il n'oserait soutenir un homme si infime et si reconnu pour tout ce qu'il était d'ailleurs, contre le dégoût du roi poussé par Fréjus, qui en enhardirait d'autres, et qui rendraient le cri public plus fort. Défait ainsi de lui, je ne sortais point d'embarras, Fréjus ayant la pourpre. Mais il tombait entièrement s'il était archevêque de Reims, et je pouvais dignement, moi et tout autre duc, me trouver avec lui au conseil et partout, parce que je cédais non au cardinal mais à la dignité de son siège qui nous précède tous sans difficulté, ainsi que les cinq autres sièges dont les évêques sont pairs bien plus anciens que nous. J'avais déjà gagné que Dubois depuis sa promotion n'entrait plus au conseil de régence; je comptais bien en faire une planche pour le conseil à la majorité, mais j'en espérais faiblement si Fréjus cardinal, ou assuré de l'être bientôt, appuyait la pourpre de Dubois en considération de la sienne, et qu'il ne serait pas facile d'exclure du conseil pour la difficulté du rang, avec le roi en croupe, au lieu que toute difficulté cessant par Reims et n'ayant plus affaire qu'à Dubois, Fréjus hors de cause contribuerait de tout son pouvoir à l'exclure pour son intérêt particulier. Plein donc de tant de motifs généraux et particuliers, j'attaquai Fréjus de toutes mes forces pendant plusieurs jours, et voyant bien à quoi il tenait le plus, qui était de n'avoir point de diocèse où la bienséance l'obligeât d'aller et de faire de hasardeuses absences, et qui pis encore pouvait devenir une occasion toute naturelle de l'y envoyer et de l'y retenir, je lui proposai d'accepter Reims, de le garder un an ou dix-huit mois, puis de le remettre, dont il aurait mille bonnes raisons à alléguer l'avoir pris par n'avoir pu résister au roi et au régent, le rendre après avoir, par l'acceptation, marqué son respect, sa déférence, son obéissance; par ne pouvoir se résoudre, dans un âge avancé, de se charger du gouvernement d'un grand diocèse, moins encore de le faire gouverner par autrui; que par cet expédient si simple et si plausible, il évitait tout ce qui l'empêchait d'accepter, et conservait un rang qui le mettait à la tête des pairs, et qui, le chapeau lui venant, l'affranchissait de toutes sortes d'embarras et de difficultés.

J'eus beau étaler tout le bien-dire que je pus, tâcher à l'ébranler, par la crainte que le refus si opiniâtre d'une place si unique ne persuadât au régent qu'il ne voulait rien tenir de lui, et les conséquences et les suites qui en résultaient, tout fut inutile. Il se tint ferme au refus entier, et me dit dévotement que sa conscience ne lui pouvait permettre d'accepter Reims, dans le dessein de le rendre, de n'y aller jamais, et de se revêtir seulement du rang de ce grand siège, qu'il n'aurait accepté que dans cette vue d'orgueil et de vanité, et non d'y servir l'Église dans la conduite effective et sérieuse de cette portion du troupeau, qui était la seule voie canonique dans laquelle on dût marcher lorsqu'on acceptait un évêché. L'hypocrite me paya de cette monnaie; c'est qu'il voulait demeurer libre à l'égard de M. le duc d'Orléans, et qu'à l'égard de la préséance il méprisait Reims, parce qu'à la manière dont il avait vu les ducs se conduire, et être traités dans toute cette régence, il les regardait comme nuls; que tôt ou tard ils seraient crossés par Dubois, et céderaient à sa pourpre, au pis aller à la sienne à lui dès que le roi serait le maître, dont M. le duc d'Orléans, quelque crédit qu'il conservât, lui ferait litière à sou accoutumée. Ce combat qui dura plus de quinze jours avant que M. le duc d'Orléans, à bout de voies, eût enfin admis son refus, fit l'entretien de tout le monde. Un matin que j'en parlais avec regret à Mme de Saint-Simon, comme elle se coiffait, car rien n'était alors si public, une femme de chambre qui s'appelait Beaulieu, familière parce qu'elle était à elle depuis notre mariage, et qui avait de l'esprit et du sens, prit tout d'un coup la parole. « Je ne m'en étonne pas, dit-elle, il ne veut point de Reims, il ne veut qu'être roi de France, et il le sera. » Quoique j'en pensasse bien quelque chose, le propos de cette fille nous surprit et s'est enfin trouvé une prophétie.

Une résistance si invincible nous fit aisément comprendre que Fréjus ne voulait rien de la main de M. le duc d'Orléans. Il le sentit comme moi, quoique Fréjus eût aussi d'autres raisons plus fortes. Je crus qu'il le fallait pousser à bout là-dessus et lui donner la riche abbaye de Saint-Étienne de Caen, que la mort du cardinal de Mailly laissait aussi vacante, et qui n'avait point la raison de refus d'un diocèse à conduire, ni la bienséance d'y aller, ni la crainte d'y pouvoir être envoyé et retenu sous le spécieux prétexte du devoir épiscopal. M. le duc d'Orléans goûta tout aussitôt ce que je lui en représentai et alla chez le roi, qui comme l'autre fois envoya chercher Fréjus. Le roi lui annonça l'abbaye, et M. le duc d'Orléans ajouta que, n'y ayant là ni gouvernement d'âmes ni personne à conduire et point de résidence, il ne croyait pas qu'il pût ni voulût refuser. Ce n'était pas le compte de Fréjus, il voulut l'honneur du refus. Quoiqu'il n'eût que très -peu de bénéfices, il protesta qu'il en avait assez et se fit battre plusieurs jours, soit qu'en effet il ne voulût rien de M. le duc d'Orléans, bien sûr qu'après la régence il recevrait du roi tout ce qu'il voudrait, soit que résolu de ne pas laisser échapper ce gros morceau, il voulût se faire honneur de cette momerie. Je me mis après lui comme j'avais fait pour Reims, non dans le même désir, parce qu'il n'y avait plus d'intérêt général ni particulier à l'égard de cette abbaye, mais pour la curiosité de ce qu'il en arriverait; enfin, après avoir bien fait le béat et le réservé sur les biens d'Église, il eut la complaisance de se laisser forcer et même de laisser employer le nom du roi à Rome pour le gratis entier qu'il obtint aussitôt. Il faut pourtant avouer qu'il ne fut jamais intéressé. Depuis il a été longtemps à même de toutes choses, il n'a jamais pris aucun bénéfice, et il n'a pas paru qu'il se fût beaucoup récompensé d'ailleurs. Aussi dans le plus haut point de la toute-puissance, avec le cardinalat, son domestique, son équipage, sa table, ses meubles furent toujours au-dessous même de ceux d'un prélat médiocre.

Achevons de suite ce qui regarde l'archevêché de Reims. J'étais fort des amis de Castries, et l'abbé son frère, l'un chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, l'autre qui avait été premier aumônier de Mme la duchesse de Berry, que j'avais fait mettre dans le conseil de conscience, qui avait été sacré archevêque de Tours, par le cardinal de Noailles, et qui, sans y être allé, passa tout aussitôt à Albi, comme l'abbé d'Auvergne, qui eut Tours après lui, passa incontinent après à Vienne. Les Castries avec raison désiraient passionnément Reims. Outre le rang et la décoration, l'extrême éloignement d'Albi et la proximité de Reims était un grand motif pour deux frères toujours infiniment unis, qui avaient passé toute leur vie ensemble, et qui se voyaient séparés dans un temps où l'âge et les infirmités de l'aîné et sa solitude domestique, ayant perdu sa femme et son fils unique, lui rendaient la présence de son frère plus nécessaire. Fréjus dès lors avait saisi assez de part dans la distribution des grands bénéfices.

La constitution, la faiblesse, l'incurie de M. le duc d'Orléans, lui en avaient frayé le chemin, de sorte que pour Reims il fallut compter avec l'un et l'autre. On a vu ici ailleurs, par occasions, qui était Fréjus, et qu'il devait tout au cardinal Bonzi, qui était frère de la mère des Castries, et qui les avait toujours aimés et traités comme ses enfants. Fréjus en avait été témoin, leur avait fait sa cour, en avait été recueilli, en avait reçu des services importants et qui l'avaient sauvé de sa perte. Il avait passé sa vie avec eux, souvent logé et défrayé chez eux, dans une intimité parfaite avec mêmes amis et même société à la cour. Il était donc bien naturel qu'il les servît en chose pour eux de tous points si désirable. Je me chargeai de M. le duc d'Orléans, ils furent surpris de trouver en cette occasion leur ami un ministre prématuré qui se montra fort peu porté à les servir. J'y trouvai aussi M. le duc d'Orléans fort peu disposé. Il n'y avait rien à dire sur la conduite des Castries; d'ailleurs le régent n'y était ni difficile ni scrupuleux. Il m'alla chercher des difficultés sur la naissance, pour une place telle que Reims, et la proximité encore du sacre du roi. J'y répondis par le collier de l'ordre de leur père, par sa charge de lieutenant général de Languedoc et de gouverneur de Montpellier, par l'alliance de Mortemart. Le débat fut souvent réitéré, et je dis à M. le duc d'Orléans que je m'étonnais fort qu'il fût plus délicat que moi pour Reims, lui qui l'était si peu pour ces sortes de choix; et je tâchai de lui faire honte de tant faire le difficile pour le frère d'un homme en charge principale chez Mme la duchesse d'Orléans depuis si longtemps, dont il avait toujours été content, qui avait épousé sa cousine germaine, si longtemps et morte sa dame d'atours et cousine germaine, fille du frère de Mme de Montespan, dont avec tant de raison elle se faisait honneur. J'en dis tant que je vainquis la répugnance de M. le duc d'Orléans, qui me dit qu'il fallait gagner Fréjus, qui y était fort opposé. Je tâchai de lui faire honte de prendre une telle dépendance, et lui demandai s'il voulait morceler sa régence et en abandonner une portion aussi considérable, aussi agréable, aussi importante que l'est la nomination des bénéfices. Peu à peu, je vins encore à bout de cette difficulté à toute reste, mais en me recommandant toujours de tacher de gagner Fréjus. Ce prélat, qui devait par ce qui a été dit être le grand arc-boutant des Castries en cette occasion, se montra si contraire que ni les Castries, ni moi qui lui en parlai souvent et fortement, n'en pûmes jamais tirer une seule bonne parole, tellement que je me résolus à l'emporter de force, et malgré lui, de M. le duc d'Orléans; je mis l'affaire au point où je la pouvais désirer.

Mais mon départ s'approchait, et les Castries, que j'avertissais à mesure que j'avançais, me dirent que sans mon départ ils tiendraient la chose faite, mais que ce départ la ferait manquer. Elle se fût faite en effet au point où je la laissai, si j'avais pu demeurer davantage, et avoir le loisir d'achever de forcer M. le duc d'Orléans. Mais il fallut partir et laisser le champ libre à Fréjus, qui dans sa rage de constitution, écartait Albi, ami du cardinal de Noailles, et voulait s'attacher le cardinal de Rohan, pour le chapeau, auquel il pensait déjà beaucoup, et qui était à Rome, et au cardinal Dubois, à qui les Castries, droits et fort honnêtes gens, n'avaient point fait leur cour, lequel, pour entretenir les Rohan dans l'erreur de faire premier ministre le cardinal de Rohan à son retour de Rome, voulait, de concert avec Fréjus, mettre l'abbé de Guéméné à Reims, comme ils firent bientôt après que je fus parti.

Poursuivons le peu qui reste à dire de cette année pour ne point interrompre ce qui regarde mon ambassade. Il a été quelquefois mention ici du duc de Brancas, et de la façon dont il était avec M. le duc d'Orléans, qui s'amusait fort de ses saillies, et qui l'avait presque toujours à ses soupers.

C'était un homme d'une imagination vive, singulière, plaisante, plein de traits auxquels on ne pouvait s'attendre, qui avait sacrifié sa fortune à ses plaisirs, et à une vie obscure, pauvre d'ailleurs, et fort intéressé, tout à fait incapable de rien de sérieux, en quoi il se faisait justice lui-même, et n'était pas sans esprit. Au travers de ses débauches, il avait eu de fois à autres de faibles retours qui n'avaient eu aucune suite. Enfin Dieu le toucha. Il s'adressa fort secrètement au P. de La Tour, général de l'Oratoire, grand et sage directeur, dont il a été parlé ici quelquefois, qui jugea qu'il avait besoin d'une forte pénitence et d'une entière séparation du monde. Il l'y résolut, et se chargea de lui choisir et de lui préparer une retraite. Pendant tout le temps de ce commerce secret, le duc de Brancas avait quitté ses débauches, mais conservé tout l'extérieur de sa vie, et soupait tous les soirs avec M. le duc d'Orléans et ses roués, avec sa gaieté ordinaire. Au commencement d'octobre, il disparut tout d'un coup, ayant soupé la veille avec M. le duc d'Orléans, sans qu'il eût paru en lui aucun changement; et on sut quelques jours après qu'il était allé se retirer dans l'abbaye du Bec en Normandie, où sont les bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. M. le duc d'Orléans, également surpris et fâché de sa retraite, espéra en sa légèreté, et lui écrivit une lettre tendre et pressante pour le faire revenir. Le duc de Brancas lui fit une réponse d'abord plaisante, puis sérieuse, sage et ferme, édifiante et belle, qui ôta toute espérance de retour. Il y passa fort saintement plusieurs années; plût à Dieu qu'il eût persévéré jusqu'à la fin !

Il y eut plusieurs morts: l'abbé de Camps, qui fit une fortune singulière, et qui fut quelque peu de temps une sorte de personnage. Il était d'Amiens, fils d'un quincaillier et cabaretier, fut amené à Paris fort jeune, et mis à servir les messes aux jacobins du faubourg Saint-Germain. Le P. Serroni du même ordre, qui avait gagné l'évêché d'Orange à être le conducteur du P. Mazarin, archevêque d'Aix, cardinal et frère fort imbécile du fameux cardinal Mazarin, se trouva à Paris logé dans ce couvent. Devenu évêque de Mende, il prit ce petit garçon, qui lui avait plu, le tint quelque temps clerc chez un notaire, en fit après un sous-secrétaire, et enfin son secrétaire. Il s'en servit en beaucoup d'affaires avec succès. Il lui donna et lui fit donner des bénéfices, le fit députer à une assemblée du clergé où il montra beaucoup d'esprit et de capacité. Serroni, toujours en crédit et en considération, et pour lequel Albi qu'on lui avait donné fut érigé en archevêché, le fit coadjuteur de Glandèves, et bientôt après nommer à l'évêché de Pamiers. C'était au temps de l'affaire de la régale en faveur de la quelle de Camps écrivit fortement, et s'y intrigua tellement que, lorsque cette affaire fut terminée, Rome ne put jamais se résoudre à lui donner les bulles de Pamiers, et que le roi eut la complaisance de retirer sa nomination, et d'en faire une autre. Il l'en dédommagea par l'abbaye de Signi, en Champagne, de plus de quarante mille livres de rente, outre les bénéfices qu'il avait. Il s'acquit une grande connaissance des médailles et de l'histoire, et a beaucoup écrit sur celle de France qu'il a fort éclaircie . Il ne fut pas content avec raison de celle que le P. Daniel, jésuite, publia vers la fin du dernier règne, et de laquelle j'ai parlé ici en son temps. Le P. Daniel le trouva mauvais; ils écrivirent l'un contre l'autre, et l'auteur mercenaire et menteur fut battu par l'abbé qui aimait la vérité. Il savait en effet beaucoup, avec de l'esprit et du jugement, de la vivacité et quelquefois de l'âcreté. Il passa sa longue vie de quatre-vingt-deux ans à Paris, la plupart du temps dans sa belle bibliothèque, à travailler et à étudier; voyait bonne compagnie, force savants aussi, et se faisait honneur de son bien, mais avec mesure et sagesse, estimé et considéré, bien reçu partout. Il allait assez souvent faire sa cour au feu roi, et il n'y allait presque jamais sans que le roi lui parlât, et lui témoignât bienveillance. Il passa toute sa vie jusqu'au bout dans une santé parfaite de corps et d'esprit.

L'évêque-duc de Laon dans son diocèse, médiocrement vieux: il était Clermont-Chattes, fort du monde, et toutefois bon évêque, assez résidant et appliqué au gouvernement de son diocèse. Il était frère du chevalier de Clermont, perdu pour l'affaire de Mme la princesse de Conti et de Mlle Choin, dont il [a] été ici amplement parlé en son temps, et qui, après un long exil en Dauphiné, obtint de l'être à Laon, d'où M. le duc d'Orléans le tira à la mort du roi, et lui donna depuis ses Cent-Suisses. C'était un très honnête homme et galant homme. Il a été suffisamment parlé de cet évêque de Laon, en différents endroits. Il s'était dignement et sagement signalé au commencement de l'affaire de la constitution ; mais le pauvre homme n'eut pas le courage d'essuyer la pauvreté dont il fut menacé. D'ailleurs bon homme et honnête homme, et fort estimé jusqu'à cette chute, lui-même en fut si honteux qu'il ne reparut presque plus depuis, et demeura presque toujours dans son diocèse, où il fut fort regretté. Il eut pour successeur l'opprobre non seulement de l'épiscopat, mais de la nature humaine, et pleinement connu pour tel quand il fut nommé. Il continua et augmenta dans l'épiscopat les horreurs de sa vie, qui, quoique assez courte, ne fut que trop longue. Je n'en dirai pas davantage sur un si infâme sujet. Toutefois il faut observer qu'il ne fut pas successeur immédiat. Il avait acheté à deniers comptants un autre évêché d'un évêque qui se démit, et il passa tôt après à Laon, que M. le duc d'Orléans avait donné, après M. de Clermont-Chattes, à un bâtard fort bien fait, et qui en a fait depuis grand usage, qu'il avait eu de la comédienne Florence, et qu'il n'a jamais reconnu, que les jésuites élevèrent et gouvernèrent, et n'en firent pourtant qu'un parfait ignorant. Il fit au sacre les fonctions de son siège; mais quand il voulut se faire recevoir au parlement, il fut arrêté tout court sur ce qu'il n'avait point de nom, et ne pouvait montrer ni père ni mère. Cet embarras le fit passer à l'archevêché de Cambrai, à la mort du cardinal Dubois, avec un brevet de continuation de rang et d'honneurs d'évêque-duc de Laon, et ce monstre dont je viens de parler lui succéda à Laon.

Trois jours après M. de Laon, Clermont-Chattes, mourut à Gaillon l'archevêque de Rouen, frère du maréchal de Besons, qui avait été évêque d'Aire, puis archevêque de Bordeaux et adoré dans tous ses diocèses: il a été souvent parlé de lui ici en plusieurs occasions. C'était l'homme du clergé qui en savait mieux les affaires, et il entendait très bien à en manier d'autres. Sous une écorce rustre il n'en avait rien; il était doux, poli, respectueux, point enflé de sa fortune, de son esprit, de sa capacité, et il en avait beaucoup; bon, doux, obligeant, sage et gai, de fort bonne compagnie, mesuré partout, bon évêque, et entendant mieux qu'aucun le gouvernement d'un diocèse. Il fut toujours estimé et considéré, aussi ne voulait-il déplaire à personne, et son défaut était un peu de patelinage et grand'peur de se mettre mal avec les gens en place et de crédit. M. le duc d'Orléans, qui aimait les deux frères, dont l'union était intime, l'avait fait passer dans le conseil de régence, comme on a vu à la chute de celui de conscience dont il était. Son âge n'était pas extrêmement avancé, Tressan, évêque de Nantes, qui avait sacré Dubois, fut son successeur.

Le maréchal de Berwick perdit en même temps son fils, le duc de Fitz-James, à dix-neuf ans, qu'il avait marié à la fille aînée du duc de Duras. Elle n'en eut point d'enfants et se remaria depuis au duc d'Aumont.

Mlle de La Rochefoucauld à quatre-vingt-quatre ans: elle était soeur du duc de La Rochefoucauld, qui toute sa vie avait eu tant de part à la faveur du feu roi. Elle avait passé toute sa vie fille dans l'hôtel de La Rochefoucauld, fut, considérée dans le monde et dans sa famille, toujours très vertueuse et très peu de bien. Du côté de l'esprit, elle tenait tout de son père.

La vicomtesse de Polignac, qui était soeur du feu comte du Roure. Son mari et son frère étaient chevaliers de l'ordre, et elle était mère du cardinal de Polignac: c'était une grande femme, qui avait été belle et bien faite, sentant fort sa grande dame qu'elle était fort dans le grand monde dans son temps. Beaucoup d'esprit, encore plus d'intrigue, fort mêlée avec la comtesse de Soissons et Mme de Bouillon dans l'affaire de la Voysin, dont elle eut grand'peine à se tirer, et en fut exilée au Puy et en Languedoc, d'où elle ne revint qu'après la mort du roi. Elle avait quatre-vingts ans.

Prior mourut en même temps à Londres, en disgrâce et en obscurité, après avoir échappé pis; si connu pour avoir apporté à Paris les préliminaires de la paix d'Utrecht, longtemps chargé des affaires d'Angleterre à Paris, et dans l'intime secret des ministres qui gouvernaient sous la reine Anne, qui furent recherchés après sa mort avec tant de fureur, et que Prior, arrêté et menacé des supplices, trahit complètement pour se sauver; il ne mena depuis qu'une vie misérable, obscure, méprisée de tous les partis. C'était un homme extrêmement capable, savant d'ailleurs, d'infiniment d'esprit, de bonne chère et de fort bonne compagnie.

CHAPITRE XI. §

Raisons qui terminent les longs troubles du Nord. — Paix de Nystadt entre la Russie et la Suède. — Réflexions. — Mesures pour apprendre au roi son mariage et le déclarer. — Le régent, en cinquième seulement dans le cabinet du roi, lui apprend son mariage, et le déclare en sa présence au conseil de régence. — Détail plus étendu de la scène du cabinet du roi sur son mariage. — Déclaration du mariage du prince des Asturies avec une fille de M. le duc d'Orléans. — Réflexions. — Abattement et rage de la cabale opposée au régent. — Ses discours; son projet. — Frauduleux procédé du cardinal Dubois avec moi, qui veut me ruiner et me faire échouer. — Mon ambassade déclarée. — Ma suite principale. — Sartine; quel. — Je consulte utilement Amelot et les ducs de Berwick et de Saint-Aignan. — Utilité que je tire des ducs de Liria et de Veragua. — Leur caractère. — Mon instruction. — Remarques sur icelle. — Valouse; son caractère et sa fortune. — La Roche; sa fortune; son caractère. — Estampille; ce que c'est. — Laullez; sa fortune; son caractère. — Mon utile liaison avec lui. — Scélératesse du cardinal Dubois et faiblesse inconcevable de M. le duc d'Orléans, dans les ordres nouveaux et verbaux que j'en reçois sur préséance et visites. — Duc d'Ossone; quel. — Nommé ambassadeur d'Espagne pour le mariage du prince des Asturies. — On lui destine le cordon bleu. — Je ne veux point profiter de la nouveauté de cet exemple. — Continuation de l'étrange procédé du cardinal Dubois à mon égard, qui fait hasarder à M. le duc d'Orléans une entreprise d'égalité avec le prince des Asturies. — La Fare envoyé en Espagne de la part de M. le duc d'Orléans. — Son caractère. — Malice grossière à mon égard du cardinal Dubois, suivie de la plus étrange impudence. — Il prend à Torcy la charge des postes. — Bon traitement fait à Torcy. — La duchesse de Ventadour, et Mme de Soubise en survivance, gouvernantes de l'infante, et le prince de Rohan chargé de l'échange des princesses.

Il y avait longtemps que les alliés du nord, las de cette longue guerre, et jaloux respectivement, se démanchaient les uns après les autres; et chacun, dans la crainte de l'augmentation de la puissance déjà trop formidable de la Russie prête d'envahir la Suède, s'était contenté de ce qu'il en avait pu tirer, et avait cessé la diversion. Le czar avait des raisons domestiques de finir cette guerre ; et s'y portait d'autant plus volontiers qu'il la pouvait terminer à son mot et donner la loi à la Suède. Les plénipotentiaires russiens et suédois, assemblés à Nystadt en Finlande, y conclurent la paix telle que la Suède la put obtenir dans l'état de ruine et de dernier abattement où le règne de son dernier roi l'avait mise, et que la continuation de la guerre contre tant d'ennemis acharnés à profiter de ses dépouilles avait consommé. C'est cette paix qui a si tristement mis la Suède dans l'état stable où elle est demeurée depuis, et duquel il n'y a pas d'apparence qu'elle se puisse relever sans des révolutions qu'on ne saurait attendre. C'est aussi ce qui m'engage à la donner ici. La mort de Charles XII avait rendu l'autorité première aux états et au sénat, et la couronne élective, et totalement énervé l'autorité de leurs rois, dont les deux derniers avaient fait un si funeste usage, et réglé le dedans de manière à ne plus retomber dans ces malheurs. Voici comment la paix de Nystadt en régla le dehors déjà si affaibli par la perte des duchés de Brême et de Verden, envahi sans retour par la maison de Hanovre, et par le peu que le Danemark et le Brandebourg en avaient su tirer. Je ne parlerai ici que des articles principaux de cette paix entre la Russie et la Suède, qui termina entièrement cette longue et cruelle guerre du nord.

La Suède céda à la Russie la Livonie, l'Estonie, l'Ingrie, une partie de la Carélie et le district de Wiborg, les îles d'Oesel, Dagoë, de Moen, et quelques autres. Le czar rendit la Finlande, excepté une petite partie fixée et dénommée, et s'obligea de payer à la Suède dans les termes convenus deux millions de rixdales, d'évacuer la Finlande un mois après l'échange des ratifications, de permettre aux Suédois d'acheter tous les ans pour cinquante mille roubles de grains dans les ports de Riga, Revel et Wiborg, excepté dans les années de disette, ou lorsqu'il y aura des raisons importantes d'empêcher le transport des grains, et de ne payer aucun droit de sortie de ces grains; le renvoi de part et d'autre des prisonniers sans rançon, mais qui seront tenus de payer les dettes qu'ils auront faites; que les habitants de la Livonie, de l'Estonie et de l'île d'Oesel jouiront de tous les privilèges qu'ils avaient sous la Suède; que l'exercice de la religion y sera libre, mais que la grecque y sera tolérée; que les fonds de terre y demeureront à ceux qui en prouveront la possession légitime; que les biens confisqués pendant la guerre seront rendus à leurs propriétaires, mais sans restitution de fruits et de revenus; que les gentilshommes et autres habitants dés provinces cédées pourront prêter serment de fidélité au czar sans que cela les empêche de servir ailleurs; que ceux qui refuseront de le prêter auront trois ans pour vendre leurs biens en remboursant les hypothèques dont ils se trouveront chargés; que les contributions de la Finlande cesseront du jour de la signature du traité, mais que la province fournira des vivres aux troupes du czar jusqu'à ce qu'elles soient sur la frontière, et les chevaux nécessaires pour emmener tout le canon; que les prisonniers seront libres de demeurer au service du prince dans les États duquel ils seront détenus. Le czar promet de ne se mêler en aucune manière des affaires domestiques de la Suède (cet article déroge formellement au précédent traité d'Abo, où le czar se fit garant qu'il ne pourrait être rien changé en Suède à ce qui y fut établi pour la forme du gouvernement après la mort de Charles XII); que dans le règlement des différends qui pourraient arriver dans la suite, il ne sera dérogé en rien au présent traité ; enfin, que les ambassadeurs de part et d'autre et les autres ministres sous quelque nom que ce soit, ne seront plus défrayés comme ils l'étaient auparavant dans la cour où ils résideront. Le roi de Pologne fut compris dans le traité, et le czar engagé de procurer aux Suédois d'être traités en Pologne pour le commerce comme la nation la plus favorisée; liberté au czar et au roi de Suède de nommer dans trois mois après les ratifications ceux qu'ils voudront comprendre dans cette paix.

On voit aisément que cette paix si démesurément avantageuse à la Russie fut la loi du vainqueur au vaincu, et que, outre tant d'États vastes et riches dont la Suède se dépouillait pour obtenir cette paix, elle demeurait encore ouverte et à découvert en bien des endroits. De plus rien de plus clair et de plus nettement exprimé que toutes les cessions de la Suède, rien de moins que les détails qui lui sont favorables, et sur lesquels elle essuya bien des chicanes et des injustices, et ses sujets, dans l'exécution. Aussi le czar dans l'excès de sa joie voulut-il des fêtes et des réjouissances publiques dans toute la Russie, et il en fit lui-même d'extraordinaires. Pour la Suède si près de sa dernière ruine, elle se crut heureuse encore de s'en rédimer par de si immenses pertes, qui, en la jetant dans le dernier affaiblissement et la dernière pauvreté, lui ôtaient toute considération effective dans l'Europe, reléguée qu'elle demeurait au delà de la mer Baltique, après avoir vu ses rois, même un moment le dernier, en être les dictateurs, et si puissants en Allemagne. Que de choses politiques à dire et à prévoir là-dessus qui ne sont pas matière de ces Mémoires; mais le funeste fruit de l'intérêt personnel de Dubois qui avait enchaîné la France à l'Angleterre, et qui malgré tout ce que je pus représenter bien des fois au régent, et que le régent sentit lui-même, ne voulut jamais lui permettre [de profiter] du désir passionné que le czar eut de s'unir étroitement avec la France, et que l'avarice et les ténèbres du cardinal Fleury achevèrent de livrer la Russie à l'empereur et à l'Angleterre.

Il est enfin temps de venir à ce qui regarde mon ambassade, pour la continuer de suite, comme je me le suis proposé en racontant, comme je viens de faire, plusieurs choses postérieures à ce qui s'est passé là-dessus entre M. le duc d'Orléans, le cardinal Dubois et moi, et à la déclaration des mariages. Je commencerai par celle-ci, pour n'en pas interrompre ce qui me regarde en particulier jusqu'à mon départ. Il commençait à être temps de déclarer le mariage du roi, et M. le duc d'Orléans ne laissait pas d'être en peine comment il serait reçu de ce prince, que les surprises effarouchaient, et du public, à cause de l'âge de l'infante encore dans la première enfance. Le régent résolut enfin de prendre un jour de conseil de régence, et le moment avant de le tenir, pour apprendre au roi son mariage et le déclarer sans intervalle au conseil de régence, pour que tout de suite ce fût une affaire passée et consommée.

Il arriva par hasard que ce même conseil de régence, où la déclaration du mariage ne se pouvait plus différer par rapport à l'Espagne, se trouvait destiné à une proposition d'affaire de papier que j'avais fort combattue dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, avec lequel j'étais enfin convenu que je m'abstiendrais ce jour-là du conseil, comme on a vu ici que cela arrivait quelquefois. Mais les lettres d'Espagne, qui arrivèrent entre cette convention et la tenue du conseil, ayant obligé M. le duc d'Orléans à y déclarer le mariage, et l'affaire du papier ne se pouvant différer, il voulut que je me trouvasse au conseil. Je m'en défendis, mais il craignait quelque mouvement de ceux du conseil qu'on appelait de la vieille cour, qui était la cabale opposée à M. le duc d'Orléans, et ce fut cette raison qui l'empêcha de déclarer les deux mariages en même temps. Nous disputâmes donc tous deux sur la manière dont j'opinerais sur l'affaire du papier, et après avoir bien tourné et retourné, et cédé à la volonté absolue de M. le duc d'Orléans, qui voulut que j'y assistasse à cause de la déclaration du mariage du roi, je compris que, quoi que j'y pusse dire contre l'affaire du papier, elle n'en passerait pas moins, et que, dans la nécessité où je me trouvais de ne m'absenter pas de ce conseil et d'y opiner, je pouvais, pour cette fois, m'abstenir de m'étendre et de disputer, et me contenter d'opiner contre brièvement. M. le duc d'Orléans s'en contenta, mais je le suppliai de se persuader que je me rendais à cette complaisance que pour cette seule fois, à cause de la déclaration du mariage du roi, où il exigeait si absolument que je me trouvasse, dans ce conseil, et de continuer à trouver bon ou que je m'opposasse de toutes mes raisons aux choses qu'il y voudrait faire passer dont je ne croirais pas en honneur et en conscience pouvoir être d'avis, ou de m'ordonner de m'abstenir du conseil où il les voudrait proposer, comme il lui était arrivé plusieurs fois de me le défendre, à quoi j'avais obéi sans qu'on se fût aperçu de la vraie raison de mon absence, comme je le ferais toujours quand le cas en arriverait. Cette convention entre lui et moi fut donc renouvelée de la sorte, et je me trouvai à cet important conseil duquel je craignis moins que lui, sans toutefois que je le pusse bien rassurer.

L'embarras, à mon avis, fut plus grand du côté du roi, qui comme je l'ai dit s'effarouchait des surprises. Quelque coup d'oeil ou quelque geste du maréchal de Villeroy pouvait le jeter dans le trouble, et ce trouble l'empêcher de dire un seul mot. Il fallait pourtant un oui et un consentement exprimé de sa part, et s'il s'opiniâtrait à se taire, que devenir pour le conseil de régence? Et si par dépit d'être pressé il allait dire non, que faire et par où en sortir? Cet embarras possible nous tint M. le duc d'Orléans, le cardinal Dubois et moi, en consultations redoublées. Enfin il fut conclu que, dans la fin de la matinée du jour du conseil de régence, qui ne serait tenu que l'après-dînée, M. le duc d'Orléans manderait séparément M. le Duc et M. de Fréjus M. le Duc, dont il n'y avait rien à craindre, et à qui ce secret ne pouvait être, à ce qu'il était, caché plus longtemps, qui même pouvait se blesser d'une si tardive confidence; Fréjus pour le caresser par cette distinction sur le maréchal de Villeroy, l'avoir présent lorsque M. le duc d'Orléans apprendrait au roi son mariage, et qu'il fût là tout prêt à servir le régent de tout ce qu'il pouvait sur le roi. M. le Duc fut surpris, mais ne se fâcha point, et fit très bien auprès du roi. Fréjus fut froid, il parut sentir que le besoin lui valait la confidence, loua l'alliance, par manière d'acquit, que M. le Duc avait fort approuvée, trouva l'infante bien enfant, ce qui n'avait fait aucune difficulté à M. le Duc, dit néanmoins qu'il ne croyait pas que le roi résistât, ni qu'il en fût ni aise ni fâché, promit de se trouver auprès de lui quand la nouvelle lui serait apprise, et fut modeste sur le reste. Le secret sans réserve, et nommément pour le maréchal de Villeroy, leur fut fort recommandé à tous deux. Je doute par ce qu'on va voir que Fréjus y ait été fidèle, et qu'il n'en ait pas fait sur-le-champ sa cour au maréchal, qu'il avait soigneusement l'air de cultiver en choses qui n'intéressaient point ses vues.

Le moment venu nous arrivâmes tous aux Tuileries, où M. le duc d'Orléans, qui, pour laisser assembler tout le monde, était arrivé le dernier, me conta dans un coin avant d'entrer chez le roi ce qui s'était passé quelques heures auparavant entre lui, M. le Duc et Fréjus, l'un après l'autre. Il pirouetta un peu dans le cabinet du conseil, en homme qui n'est pas bien brave et qui va monter à l'assaut. Je ne le perdais point de vue, et à le voir de la sorte, j'étais inquiet; enfin il entra chez le roi, je le suivis; il demanda qui était dans le cabinet avec le roi, et sur ce qu'on ne lui nomma point Fréjus, il l'envoya chercher. Il s'amusa là comme il put, peu de temps, puis il entra dans le cabinet où était M. le Duc, qui y était entré en même temps que M. le duc d'Orléans s'était arrêté dans la chambre, le maréchal de Villeroy et quelques gens intérieurs, comme sous-gouverneur, etc. Je restai dans la chambre où je pétillais de la lenteur de Fréjus, qui ne me paraissait pas de bon augure. Enfin il arriva, l'air empressé comme un homme mandé et qui a fait attendre. Fort peu après qu'il fut entré dans le cabinet, j'en vis sortir le peuple, c'est-à-dire qu'il n'y demeura que M. le duc d'Orléans, le cardinal Dubois, qui était entré dans le cabinet avec lui, M. le Duc, le maréchal de Villeroy et Fréjus. Alors, me trouvant seul de ma sorte et du conseil de régence dans cette chambre, et ma curiosité satisfaite de les savoir aux mains, je rentrai dans le cabinet du conseil, sans toutefois m'éloigner de la porte par où je venais d'y rentrer.

Peu après, les maréchaux de Villars, d'Estrées et d'Huxelles, vinrent l'un après l'autre à moi, surpris de cette conférence secrète qui se tenait dans le cabinet du roi. Ils me demandèrent si je ne savoir point ce que c'était. Je leur répondis que j'en étais dans la même surprise qu'eux et dans la même ignorance. Ils demeurèrent tous trois à causer avec moi, pendant un bon quart d'heure, ce me semble, car le temps me parut fort long, et cette longueur me faisait craindre quelque chose de fort fâcheux et de fort embarrassant. À la fin le maréchal de Villars dit: « Entrons là dedans en attendant; nous y serons aussi bien qu'ici; » et là-dessus nous entrâmes jusque dans la chambre du roi, où il n'y avait que de ses gens et les sous-gouverneurs.

Très peu de temps après que nous y fûmes, la porte du cabinet s'entrouvrit, je ne sais ni pourquoi ni comment, car je causais le dos tourné à la porte avec le maréchal d'Estrées; un peu de bruit me fit tourner, et je vis le maréchal d'Huxelles qui entrait dans le cabinet. À l'instant le maréchal de Villars qui était avec lui nous dit: « Il entre, pourquoi n'entrerions-nous pas? » et nous entrâmes tous trois. Le dos du roi était vers la porte par où nous entrions; M. le duc d'Orléans en face, plus rouge qu'à son ordinaire; M. le Duc auprès de lui, tous deux la mine allongée; le cardinal Dubois et le maréchal de Villeroy en biais; et M. de Fréjus tout près du roi, un peu de côté, en sorte que je le voyais de profil d'un air qui me parut embarrassé. Nous demeurâmes comme nous étions entrés derrière le roi, moi tout à fait derrière. Je m'avançai la tête un instant pour tâcher de le voir de côté, et je la retirai bien vite, parce que je le vis rouge, et les yeux, au moins celui que je pus voir, pleins de larmes. Aucun de ce qui était avant nous ne branla pour notre arrivée ni ne nous parla. Le cardinal Dubois me parut moins empêtré, quoique fort sérieux, le maréchal de Villeroy secouant sa perruque tout à son ordinaire, au moins c'est ce qui me frappa au premier coup d'oeil en entrant. « Allons, mon maître, disait-il, il faut faire la chose de bonne grâce. » Fréjus se baissait et parlait au roi à demi bas, et l'exhortait, ce me sembla, sans entendre ce qu'il lui disait. Les autres étaient en silence très morne, et nous derniers entrés fort étonnés du spectacle, moi surtout qui savais de quoi il s'agissait. À la fin je démêlai que le roi ne voulait point aller au conseil de régence, et qu'on le pressait là-dessus, je n'osai jamais faire aucun signe à M. le duc d'Orléans ni au cardinal Dubois, pour tâcher d'en découvrir davantage. Tout ce manège dura presque un quart d'heure. Enfin M. de Fréjus ayant encore parlé bas au roi, il dit à M. le duc d'Orléans que le roi irait au conseil, mais qu'il lui fallait quelques moments pour le remettre.

Cette parole remit quelque sérénité sur les visages. M. le duc d'Orléans répondit que rien ne pressait, que tout le monde était fait pour attendre ses moments; puis s'approchant entre le roi et Fréjus, tout contre, il parla bas au roi, puis dit tout haut: « Le roi va venir, je crois que nous ferons bien de le laisser; » sortit et nous tous, tellement qu'il ne demeura avec le roi que M. le Duc, le maréchal de Villeroy et l'évêque de Fréjus. En chemin pour aller dans le cabinet du conseil, je m'approchai de M. le duc d'Orléans qui me pris sous le bras et se jeta dans mon oreille, s'arrêta dans un détroit de porte, et me dit que le roi, à la mention de son mariage, s'était mis à pleurer, qu'ils avaient eu toutes les peines du monde, M. le Duc, Fréjus et lui, d'en tirer un oui, et après cela qu'ils avaient trouvé la même répugnance à aller au conseil de régence, dont nous avions vu la fin. Il n'eut pas loisir de m'en dire là davantage, et nous rentrâmes dans le cabinet du conseil avec lui. Or, il était essentiel que le roi y déclarât, ou du moins y fût présent à la déclaration de son mariage, qui était chose si personnelle qu'elle n'y pouvait passer sans lui. Ceux qui le composaient et qui étaient demeurés dans le cabinet du conseil, surpris de cette longue et inusitée conférence dans le cabinet du roi, nous voyant rentrer, s'approchèrent avec curiosité, sans toutefois oser demander ce que c'était; tous avaient l'air occupé. M. le duc d'Orléans s'amusa comme il put avec les uns et les autres, disant que le roi allait venir. Les trois maréchaux et moi qui rentrions avec M. le duc d'Orléans, nous séparâmes sans nous trop mêler avec personne. Cela fut court. Le roi entra avec M. le Duc et le maréchal de Villeroy, et tout aussitôt on se mit en place. Le cardinal Dubois, qui n'entrait plus au conseil de régence depuis qu'il portait la calotte rouge s'en était allé tout de suite au sortir du cabinet du roi.

Assis tous en place, tous les yeux se portèrent sur le roi, qui avait les yeux rouges et gros, et avait l'air fort sérieux. Il y eut quelques moments de silence pendant lesquels M. le duc d'Orléans passa les yeux sur toute la compagnie qui paraissait en grande expectation; puis les arrêtant sur le roi, il lui demanda s'il trouvait bon qu'il fît part au conseil de son mariage. Le roi répondit un oui sec, en assez basse note, mais qui fut entendu des quatre ou cinq plus proches de chaque côté, et aussitôt M. le duc d'Orléans déclara le mariage et la prochaine venue de l'infante, ajoutant tout de suite la convenance et l'importance de l'alliance, et de resserrer par elle l'union si nécessaire des deux branches royales si proches, après les fâcheuses conjonctures qui les avaient refroidies. Il fut court, mais nerveux, car il parlait à merveilles et demanda les avis; on peut bien juger quels ils furent. Presque aucun n'étendit le sien, sinon les maréchaux de Besons et d'Huxelles un peu; l'évêque de Troyes, le maréchal d'Estrées un peu davantage. Le maréchal de Villeroy n'approuva qu'en deux mots, ajoutant d'un air chagrin qu'il était bien fâcheux que l'infante fût si jeune. Je m'étendis plus qu'aucun, mais toutefois sobrement. Le comte de Toulouse approuva en deux mots de fort bonne grâce, M. le Duc aussi; puis M. le duc d'Orléans parla encore un peu sur l'unanimité des suffrages à laquelle il s'était bien attendu sur un mariage si convenable, sur quoi il s'étendit encore un peu. Puis se tournant vers le roi, il s'inclina, et d'un air souriant, comme pour l'inviter à prendre le même, il lui dit: « Voilà donc, sire, votre mariage approuvé et passé, et une grande et heureuse affaire faite. » Puis tout aussitôt, il ordonna le rapport de l'affaire du papier, qui passa avec un grand air de regret de toute la compagnie, et dans laquelle j'opinai négativement en deux mots, comme j'en étais convenu avec M. le duc d'Orléans.

Le conseil levé, chacun se retira sans trop se joindre les uns les autres. Je démêlai sans peine que le gros approuvait la réunion avec l'Espagne, mais était peiné de l'enfance de l'infante, qui retardait si fort l'espérance d'en voir des enfants au delà du temps où le roi pouvait devenir père, et j'en remarquai d'autres à qui rien n'en plaisait, tels que les maréchaux de Villeroy, Villars, Huxelles et sournaisement Tallard.

Je laissai rentrer M. le duc d'Orléans au Palais-Royal, puis j'allai l'y trouver, curieux de savoir plus en détail ce qu'il n'avait pu me dire qu'en gros à l'oreille entre ces deux portes. Il ne fit en effet qu'étendre ce qu'il m'avait dit, parce que tout s'était passé avec peu de paroles. Il me dit qu'après avoir dit au roi la convention de son mariage sous son bon plaisir, il ne doutait pas qu'il n'y voulût rien consentir, et qu'il ne l'approuvât; sur quoi voyant ses yeux rougir et s'humecter en silence, il n'avait pas fait semblant de s'en apercevoir, et s'était mis à expliquer à la compagnie la nécessité et les avantages de ce mariage, tels qu'il avait estimé devoir passer par-dessus l'inconvénient de l'âge de l'infante; que le Duc, après ce court discours, l'avait repris et approuvé fort bien en deux mots; que le cardinal Dubois avait étendu les raisons, et atténué l'inconvénient de l'âge, par l'avantage d'élever ici l'infante aux manières françaises, et d'accoutumer ensuite le roi et elle réciproquement, tout cela néanmoins en assez peu de mots, tandis que les larmes tombaient des yeux du roi assez dru, et que de fois à autre Fréjus lui parlait bas, sans en tirer aucune réponse; que le maréchal de Villeroy, avec force gestes et quelques phrases, avait dit qu'on ne pouvait s'empêcher de reconnaître l'utilité de la réunion des deux branches, ni aussi l'importance que le roi eût des enfants dès qu'il en pourrait avoir et que, dans une affaire aussi désirable, il était malheureux qu'il n'y eût point en Espagne de princesse d'un âge plus avancé; que néanmoins il ne doutait point que le roi n'y donnât son consentement avec joie, et tout de suite lui en dit quelques paroles d'exhortation. M. le duc d'Orléans reprit là-dessus la parole sur les avantages et la nécessité incomparablement plus considérables que l'inconvénient de l'âge, mais en deux mots. Le cardinal Dubois ne parla plus et ils attendirent en grandes angoisses ce que l'affaire deviendrait entre les mains de Fréjus, qui était leur seule espérance. Ce prélat parla peu sur la chose. Il dit en s'adressant au roi qu'il devait marquer sa confiance aux lumières de M. le duc d'Orléans, sur un mariage qui le réunissait si heureusement avec le roi son oncle, comme il la lui donnait sur le gouvernement de son royaume, puis parlait bas au roi à reprises, et par-ci, par-là quelques paroles d'exhortation sèches et tout haut du maréchal de Villeroy, jusqu'à ce que enfin le roi eût prononcé qu'il y consentait. Tout cela s'était passé avant que les trois maréchaux et moi entrassions dans le cabinet. On en était alors à exhorter le roi d'aller au conseil de régence, où aussitôt après qu'il eut donné son consentement, M. le duc d'Orléans lui avait dit que sa présence était nécessaire pour un consentement public, et pour que le mariage fût passé au conseil de régence, sur quoi le roi larmoyait toujours et ne répondait point. Le reste dont nous fûmes témoins, je l'ai expliqué.

Le cardinal Dubois arriva en tiers comme M. le duc d'Orléans raisonnait avec moi sur tout ce détail qu'il venait de me raconter, et tous deux convinrent que, sans l'évêque de Fréjus qui encore s'était fait attendre et n'avait pas montré agir de trop bon coeur, ils ne savaient ce qui en serait arrivé. L'angoisse en avait été si forte, qu'ils s'en sentaient encore tous deux. Aussitôt on dépêcha un courrier en Espagne et un autre au roi de Sardaigne, grand-père du roi. La nouvelle courut Paris dès que ceux du conseil de régence en furent sortis; les Tuileries et le Palais-Royal furent bientôt remplis de tout ce qui venait se présenter devant le roi et faire des compliments au régent de la conclusion de ce grand mariage, ce qui continua les jours suivants. Le roi eut peine à reprendre quelque gaieté tout le reste du jour, mais le lendemain il fut moins sombre, et peu à peu il n'y parut plus.

Rien ne fut plus marqué que le changement subit de cette cabale si opposée au régent, qui tenait si fortement au duc du Maine et qu'on appelait de la vieille cour, dont il a été parlé ici tant de fois. Elle avait été jusqu'alors tout espagnole, et l'avait bien montré dans ses liaisons avec le prince de Cellamare et dans son union avec lui dans tous ses projets. L'Espagne, alors dominée par Albéroni, ne respirait que la chute du régent, et de gouverner la France par un vice-régent qu'elle nommerait et qui devait être le duc du Maine. Ainsi tant que l'Espagne fut contraire au régent, cette cabale ne prêchait que l'Espagne et professait un attachement public pour le roi d'Espagne. Sur quoi elle eut beau jeu par rapport à l'incroyable ensorcellement d'Angleterre, dû tout entier à l'intérêt personnel de l'abbé Dubois qui en devint cardinal, avec une pension d'Angleterre immense. Dès que la cabale vit le mariage d'Espagne fait par le régent, elle en fut outrée et ne le put cacher. Ce fut bien pis dix ou douze jours après.

M. le duc d'Orléans, comme on l'a vu, jugea fort prudemment qu'il ne devait pas déclarer les deux mariages à la fois, et l'expérience qu'il eut de la déclaration de celui du roi, lui donna sujet de s'applaudir beaucoup d'avoir pris un conseil si sage. Il crut même avec raison devoir mettre cet intervalle avant de déclarer le second, pour laisser raccoiser les humeurs, et refroidir les esprits, mais il fallait enfin finir cette seconde affaire; ainsi dix ou douze jours après celle qui vient d'être rapportée, il alla chez le roi, après l'avoir dite à M. le Duc, et à M. de Fréjus. Il les trouva dans le cabinet du roi, il en fit sortir tous les autres, et entrer le cardinal Dubois, et là il dit au roi l'honneur que le roi d'Espagne lui voulait faire, et lui demanda la permission de l'accepter. Cela se passa tout uniment, sans la moindre difficulté, mais le maréchal de Villeroy ne put s'empêcher, dans le compliment qu'il fit sur-le-champ à M, le duc d'Orléans, de témoigner son étonnement, qui sentit fort le dépit. Le lendemain M. le duc d'Orléans en fit la déclaration au conseil de régence, le roi présent, qui y assistait presque toujours, où les avis et les courts compliments de chacun au régent ne furent qu'une même chose. Les maréchaux de Villeroy, Villars et d'Huxelles y parurent le visage enflammé, car le mariage de la fille de M. le duc d'Orléans avec le prince des Asturies fut public dès qu'il eut été annoncé au roi, et ne purent cacher leur dépit, pour ne pas dire leur désespoir. Le maréchal de Tallard et quelques autres n'en étaient pas plus contents; mais à travers un embarras qu'ils ne purent cacher, ils se contraignirent davantage. Le lendemain le roi alla au Palais-Royal, puis à Saint-Cloud, faire compliment sur ce grand et incroyable mariage à M. [le duc] et à Mme la duchesse d'Orléans, à Mlle de Montpensier et à Madame, où toute la cour, tous les ministres étrangers et tout ce qu'il y eut de considérable à Paris accourut en foule.

Il faut avouer ici qu'il n'y eut rien en soi de si surprenant que le mariage du prince des Asturies avec une fille de M. le duc d'Orléans, après tout ce qui s'était passé de personnel entre ce prince et le roi d'Espagne, tant pendant les dernières années du dernier règne, où il ne s'était agi de rien moins que de couper la tête à M. le duc d'Orléans, par les menées de la princesse des Ursins, du duc du Maine, de Mme de Maintenon, de la cabale de Meudon, comme on l'a vu en son temps; de le chasser depuis de la régence et de le perdre par les intrigues du duc du Maine qui voulait régner en sa place, d'Albéroni et de l'ambassadeur Cellamare; enfin par tout ce qui s'était passé d'inique contre l'Espagne pour favoriser l'Angleterre même aux dépens de la France, par un aveuglement forcené pour l'intérêt unique et personnel de Dubois; et que ce même Dubois, qui devait être si odieux à l'Espagne, ait osé concevoir le dessein d'y réconcilier son maître, encore plus odieux, comme en ayant été si cruellement offensé, et comme en ayant bien su depuis rendre l'offense; que Dubois, dis-je, non seulement en soit venu à bout, mais encore de porter une fille de M. le duc d'Orléans sur le trône d'Espagne, il faut convenir que c'est un chef-d'oeuvre de l'audace et d'un bonheur sans pareil! Le détail de la négociation n'est jamais venu à ma connaissance.

M. le duc d'Orléans était tenu de trop court depuis longtemps par Dubois, pour m'en faire part, et le secret du traité du double mariage ne m'aurait jamais été confié quand il fut conclu, sans ce reste d'amitié, de confiance, d'habitude, qui fut plus fort dans M. le duc d'Orléans que le poids de Dubois sur sa faiblesse, fatiguée de m'avoir caché le projet, tant qu'il ne fut pas arrêté et convenu. Je ne puis donc dire rien de toute cette négociation, dont M. le duc d'Orléans m'a laissé ignorer le détail après comme devant, et à qui aussi je n'en ai point fait de question, sinon qu'il me dit que le mariage de sa fille avait été la condition absolue de celui du roi, et que le roi d'Espagne était si intimement et si parfaitement François, qu'il n'avait fait de difficulté à rien moyennant le mariage de sa fille; de là je juge que, s'il y eut de l'effronterie à tenter ce traité, il fut conclu tout de suite par le bonheur sans pareil de l'inclination de Philippe V, si passionnément française, qu'elle surnagea à tout pour mettre sa fille sur le trône de ses pères. Fortuna e dormire, dit l'Italien, ou pour mieux dire, la Providence qui règle tout et qui produit tout par des ressorts profondément cachés aux hommes. Car il faut dire que, quoi qu'il soit arrivé de ces mariages, par la mort de M. le duc d'Orléans uniquement, il en a bien profité pendant le court reste de sa vie, et lui et la France bien plus grandement, s'il avait vécu les années ordinaires des hommes, auquel cas l'infante eût bien sûrement régné en France.

Si la nouvelle de la déclaration du mariage du roi avait bien étourdi et affligé la cabale opposée à M. le duc d'Orléans, celle de la déclaration de celui d'une des princesses ses filles avec le prince des Asturies l'atterra. Ce fut un accablement si marqué dans toute leur contenance, qu'il les distinguait aux yeux les moins perçants, et les tint plusieurs jours dans un morne silence. Aucun de ce qui la composait ne s'était défié que le roi d'Espagne pût être réconcilié à M. le duc d'Orléans; combien moins qu'il pût être capable d'accepter une de ses filles pour lui faire porter sa couronne après lui! Dans la pleine confiance de cette impossibilité en effet si parfaitement apparente, ils avaient sans cesse les yeux et le coeur tournés sur le roi d'Espagne comme étant également le fils de la maison et le plus irréconciliable ennemi de M. le duc d'Orléans. Ils n'avaient donc aussi que l'Espagne dans la bouche, qui était l'ancre de leurs espérances, la protection de leurs mouvements, le seul moyen de l'accomplissement de leurs désirs, et par tout ce que Dubois n'avait cessé de faire contre elle en faveur de l'Angleterre, l'occasion continuelle et sans indécence de fronder et décrier le régent et son gouvernement qui, d'ailleurs, leur avait donné beau jeu du côté des finances et de celui de sa vie domestique. Toutes ces choses si flatteuses qui, malgré le peu de succès de leur malignité, de leur haine, de leurs efforts, faisaient toutefois encore la nourriture de leur esprit, de leur volonté, de leurs vues, non seulement tombaient et disparaissaient par ce double mariage, mais se tournaient contre eux, et les laissaient, dans le moment même, en proie au vide, à la nudité, au désespoir, sans nul point d'appui, sans bouclier, sans ressources. L'horreur qu'ils conçurent aussi d'un revers si subit et si complètement inattendu, fut plus visible que facile à représenter, et plus forte qu'eux et que leurs plus politiques. J'avoue que c'était un plaisir pour moi d'en rencontrer hommes, femmes, gens de tous états. Je l'ai déjà dit, cette cabale s'était reconcertée depuis le rétablissement du duc du Maine et les nouvelles entreprises du parlement, depuis le lit de justice des Tuileries; mais ce dernier coup l'écrasa. Néanmoins, ayant un peu repris ses esprits au bout de quelques jours, elle se mit à détester l'Espagne et à la même mesure qu'elle s'y était attachée, et ce contraste fut si subit, si entier, si peu mesuré, qu'il ne fallait que le voir et l'entendre pour en sentir la cause, même dans ceux dont le bas aloi avait détourné tous soupçons.

Le premier président et sa cabale des gens du parlement frémissaient ouvertement, ainsi que beaucoup de gens de cette prétendue noblesse, dont le duc et la duchesse du Maine s'étaient si heureusement servis par leurs prestiges, comme on l'a vu ici en son temps, et dont l'imbécile aveuglement subsistait encore pour eux. Force grands seigneurs, même du conseil de régence, même des mieux traités d'ailleurs, ne pouvaient cacher leur contrainte, en sorte que par le subit effet de la nouvelle de ces mariages, dont ils ne se purent défendre dans le premier étourdissement, qui fut même assez long, on en découvrit plus qu'on n'avait fait par les perquisitions estropiées de l'affaire de Cellamare et du duc et de la ‘duchesse du plaine, quoique dès lors on en eût plus trouvé, même parmi les grands et les considérables, qu'on n'aurait voulu, et qu'on crut devoir étouffer, comme il a été dit dans le temps. Aux cris contre l'Espagne, ils en joignirent contre M. le duc d'Orléans qui, disaient-ils, sacrifiait le roi à un enfant sorti à peine du maillot, pour marier si grandement sa fille, et pour la criminelle espérance qu'en retardant sa postérité, il pût manquer, avant l'âge de l'infante, et M. le duc d'Orléans régner sur lui et la sienne en sa place, après s'être fait un appui de l'Espagne si justement et si longuement son ennemie personnelle. Ainsi, de rage, ils criaient à l'habileté pour en donner l'impression la plus sinistre; mais la douleur vive excite les cris. On les méprisa et on ne songea plus qu'à exécuter promptement tout ce qui pouvait l'être de ce traité de double mariage, et à jouir et profiter de ses fruits. On eut raison alors, après l'imprudence d'une déclaration si étrangement précoce et si propre à rallumer tous les mouvements du dehors et du dedans. On ne sera pas longtemps sans voir combien il était devenu instant d'achever ce qu'on avait déclaré. La cabale, tout accablée qu'elle fût pendant les premiers jours, reprit encore quelque courage, et se mit à travailler à éloigner les mariages pour se donner le temps de les pouvoir rompre tout à fait. Ce fut aussi le coup de partie de ne lui en pas laisser le loisir.

J'étais, pendant toutes ces démarches si différentes, aux mains avec le cardinal Dubois. Il était enragé de mon ambassade, et comme tout me le montra manifestement dans tout son préparatif et sa durée, il avait résolu, en gardant tous les dehors, de me ruiner et de me perdre. Je m'en défiais bien, et j'eus lieu tout aussitôt de n'en point douter. De lui à moi d'abord, profusions d'amitié, d'attachement, de chose à moi due que cette ambassade et ses suites pour mes enfants, de tout ce que M. le duc d'Orléans me devait de reconnaissance et d'amitié, et lui-même de mes anciennes bontés pour lui de tous les temps. Avec ces propos et des généralités sur la chose, il évita tant qu'il put d'entrer en matière pour avoir lieu de tout précipiter et de ne me donner le loisir de rien discuter avec lui, pour me faire tomber dans tous les panneaux qu'il me tendrait, et d'ailleurs dans tous les inconvénients possibles. Ce fut une anguille qui glissa sans cesse entre mes mains tant qu'il sentit quelque distance jusqu'à mon départ. Comme il le vit s'approcher, il se mit à me prêcher la magnificence et à vouloir entrer dans le détail de mon train. Je le lui expliquai, et tout autre l'eût trouvé plus que convenable; mais comme son dessein était de me ruiner, il s'écria donc et l'augmenta d'un tiers. Je lui représentai l'excès de cette dépense, l'état des finances, le déchet prodigieux du change; j'en eus pour toute réponse que cela devait être ainsi pour la dignité du roi dans une ambassade de cet éclat, et que c'était à Sa Majesté à en porter toute la dépense. J'en parlai à M. le duc d'Orléans, qui me donna plus de loisir à mes représentations; mais qui, persuadé par le cardinal, me tint le même langage.

Cet article passé, ce dernier voulut savoir le nombre d'habits que j'aurais et que je donnerais à mes enfants, et quels ils seraient; en un mot, il n'est détail de table et d'écurie où il n'entrât et qu'il n'augmentât du double. Embarrassé de ma résistance et de mes raisons, il me détachait tantôt Belle-Ile, tantôt Le Blanc, qui, comme d'eux-mêmes et comme mes amis, m'exhortaient à ne pas m'opiniâtrer contre un homme si impétueux, si dangereux, si fort en totale possession de la facilité et de la faiblesse de M. le duc d'Orléans, qui, moi parti, demeurait sans contre-poids et aurait beau jeu à profiter de mon absence, tandis que j'aurais à passer indispensablement par lui dans tout le cours de mon ambassade. Tout cela n'était que trop vrai. Il fallut donc céder, quoique je sentisse bien qu'une fois embarqué ils ménageraient la bourse du roi aux dépens de la mienne.

Dès que les mariages furent déclarés, je pressai pour l'être, afin de pouvoir faire travailler à mes équipages. Cela m'avait été très expressément défendu jusque-là, et avec raison pour ne donner d'éveil à personne, mais la raison, cessant avec la déclaration des mariages, et d'ailleurs le temps pressant, je ne crus pas que cela pût recevoir aucune difficulté. Je m'y trompai. Les défenses subsistèrent quoi que je pusse alléguer. C'est que le cardinal voulait qu'il m'en coûtât le double par la précipitation, ainsi qu'il arriva, et me mettre de plus dans l'impossibilité d'avoir tout, faute de temps, et cette faute me l'imputer tant auprès de M. le duc d'Orléans qu'il avait entièrement prévenu, qu'en Espagne, et faire de plus crier les envieux après moi. Néanmoins je ne cessais de presser là-dessus, et en même temps d'entamer les instructions qui m'étaient nécessaires, et qui, se passant du cardinal et de M. le duc d'Orléans à moi, n'affichaient rien au public comme la préparation des équipages. Ce fut encore ce que je ne pus obtenir ; ils me répondaient lestement qu'en une ou deux conversations la matière serait épuisée. C'est que le cardinal voulait que je ne fusse instruit qu'en l'air, m'ôter le loisir des réflexions, des questions, des éclaircissements, et me jeter dans les embarras et les occasions de faire des sottises qu'il comptait bien de relever fortement. Enfin, lassé de tant et de si dangereuses remises, et comprenant bien que ma déclaration ne se différait que pour les faire durer jusqu'à l'extrémité, j'allai le mardi 23 septembre trouver M. le duc d'Orléans, et pris exprès mon temps qu'il était dans son appartement des Tuileries; là, je lui parlai si bien, qu'il me dit qu'il n'y avait qu'à monter chez le roi. Il m'y mena, et dans le cabinet du roi où il était avec ses sous-gouverneurs et peu de monde qu'on n'en fit point sortir, je fus déclaré. Au sortir du cabinet, M. le duc d'Orléans me fit monter dans son carrosse qui l'attendait, et me mena au Palais-Royal où nous commençâmes à parler sérieusement d'affaires sur mon ambassade.

Je crois que le cardinal Dubois fut bien fâché de la déclaration qu'il voulait encore différer, et qu'elle se fût faite de la sorte. Mais après cela, il n'y eut plus moyen de reculer. Dès le lendemain on se mit à travailler à mes équipages, sur lesquels le cardinal montra autant d'empressement et d'impatience qu'il avait auparavant affecté de lenteur et de délais. Il envoyait presser les ouvriers, voulut voir un habit de chaque sorte de domestiques, livrées et autres, en augmenta encore la magnificence, et se fit apporter tous les habits faits pour moi et pour mes enfants. Enfin la presse de me faire partir dès que je fus déclaré fut si grande, qu'il fit transporter tout ce qui put l'être sur des haquets en poste jusqu'à Bayonne, ce qui ne fut pas à bon marché pour moi. Il voulut savoir qui je mènerais, en m'exhortant à une grande suite. Je lui nommai le comte de Lorges, le comte de Céreste, mes deux fils, l'abbé de Saint-Simon, son frère, le major de son régiment, qui avait servi en Espagne, était fort entendu, officier de grande distinction, et qui me fut infiniment utile; je le fis depuis lieutenant de roi de Blaye; un mestre de camp réformé dans le régiment de mon second fils, l'abbé de Mathan, ami de l'abbé de Saint-Simon, qui est toujours depuis demeuré des miens. On a vu ailleurs que je l'étais fort de M. de Brancas. Céreste, son frère de père et de mère, mais de vingt-cinq ans plus jeune, était aussi ami de mes enfants. Il eut envie de faire ce voyage; son frère aussi désira qu'il y vînt, et je le tins à honneur. Nous fîmes lui et moi grande connaissance dans ce voyage. Je trouvai en ce jeune homme un homme tout fait et fait également pour l'agréable et le solide. L'estime forma l'amitié qui a depuis subsisté intime.

Le cardinal approuva fort toute cette compagnie; mais je fus bien surpris lorsqu'il m'envoya Belle-Ile et Le Blanc me dire qu'il fallait que je menasse une quarantaine d'officiers des régiments de cavalerie de mes enfants et de celui d'infanterie du marquis de Saint-Simon, à quoi ils suppléeraient si ces corps ne m'en pouvaient fournir ce nombre. Je m'écriai à la folie et à la dépense. Je représentai au régent et au cardinal l'inutilité d'un accompagnement si nombreux, si coûteux, si embarrassant; qu'on n'avait jamais fait d'accompagnement militaire à aucun ambassadeur, excepté le marquis de Lavardin, parce qu'il allait à Rome, malgré le pape Innocent XI, soutenir à vive force les franchises des ambassadeurs que le pape avait supprimées, et à quoi les autres puissances avaient consenti; qu'on savait que le pape, tout autrichien, serait soutenu par les forces que feraient couler dans Rome le vice-roi de Naples et le gouverneur de Milan, ce qui avait obligé d'envoyer force gardes-marine et officiers à Rome, pour soutenir M. de Lavardin; que moi, au contraire, j'allais exercer une ambassade de paix, d'union, de ralliement intime, qui n'avait aucun besoin d'escorte qu'outre l'inutilité et la dépense extrême de mener et défrayer quarante officiers des troupes du roi, ces officiers ne pourraient être que de jeunes gens dont la tête, la galanterie indiscrète et française, les aventures me donneraient plus d'affaires que toutes celles de l'ambassade. Rien de plus évidemment vrai et raisonnable que ces représentations; rien de plus inutile et de plus mal reçu.

Le cardinal avait entrepris de me ruiner et de me susciter tout ce qu'il pourrait d'embarras, d'affaires et de tracasseries eu Espagne. Il crut avec raison que rien n'était plus propre à l'y faire réussir que de me charger de quarante officiers. Faute d'en trouver, je n'en menai que vingt-neuf, et si le cardinal réussit du côté de ma bourse, je fus si heureux, et ces messieurs si sages, qu'il n'en tira rien de ce qu'il s'en était proposé. Il manda à Sartine de faire en Espagne tout ce qui ne se pouvait faire que là, pour mes équipages, mules, carrosses, domestiques espagnols, provisions, outre celles que je tirerais de France, lequel s'en acquitta à souhait.

Sartine était de Lyon, où il s'était mêlé de banque, et avait eu la direction générale des vivres des armées d'Espagne; il s'y était stabilié, il y avait eu force hauts et bas de la fortune. C'était un homme de figure agréable, d'esprit et de beaucoup d'entendement, d'intelligence, d'expédients, et beaucoup de facilité, d'agrément et d'expédition dans le travail. Il était souvent consulté sur les résolutions à prendre, personnellement bien avec le roi d'Espagne, et avec la plupart des ministres et des grands, sur un pied d'honnête homme et de considération. Je n'en ai jamais vu rien que de bon ni ouï dire aucun mal tant soit peu fondé. Des amis si considérables et les marques fréquentes de la confiance du roi, lui firent des ennemis. Il fut poussé à l'intendance générale de la marine par son ami Tinnaguas, qui en était secrétaire d'État, et eut aussi une place dans une junte formée pour le commerce. Albéroni, dès ses premiers commencements, perdit Tinnaguas, et Sartine remit son intendance qu'il sentit bien qu'on lui ôterait; mais Albéroni le poussa sur des comptes quoique apurés, et lui retint en même temps ses papiers. Il lui fit de plus un crime de ses liaisons avec le duc de Saint-Aignan, et quand il força cet ambassadeur à se retirer en France, de la façon qui a été racontée en son temps, il fit arrêter Sartine, lui fit très inutilement subir divers interrogatoires, et Sartine ne sortit de prison que lorsque Albéroni sortit lui-même d'Espagne. Ce n'était pas un homme sans ambition, mais sage et sans se méconnaître, laborieux, actif, pénétrant, extrêmement au fait de la marine et du commerce d'Espagne et des Indes, d'ailleurs serviable et bon ami, doux, aimable dans le commerce, fort Français sans s'en cacher, et néanmoins généralement aimé des Espagnols dans tous les temps. Il épousa une camariste de la reine, qui était fort bien avec elle. Peu après mon départ, il fut intendant de Barcelone, l'a été longtemps, et est mort dans cet emploi. Je me suis étendu sur lui, parce qu'il m'a été très utile en Espagne, et pour mes affaires, et pour mille choses de la cour et du gouvernement, en sorte que j'étais demeuré en liaison avec lui.

Mon premier soin, sitôt que ma déclaration me mit en liberté, fut d'écrire au duc de Berwick qui commandait en Guyenne, et se tenait pour lors à Montauban, et de voir Amelot et le duc de Saint-Aignan, pour tirer d'eux toutes les lumières et les instructions que je pourrais sur l'Espagne où ils avaient tous trois été longtemps. J'en tirai de solides d'Amelot, et du duc de Saint-Aignan un portrait des gens principaux en crédit, ou par leur état, ou par leur intrigue, très bien écrit, et que j'ai reconnu parfaitement véritable; du duc de Berwick, quelque chose de semblable, mais fort en raccourci et avec plus de mesure; mais ce qui me fut infiniment utile, c'est ce qu'il fit de lui-même qui fut de mander au duc de Liria, son fils, établi, comme on l'a vu ici en son temps, en Espagne, de me servir en toutes choses; il le fit au point de ne dédaigner pas d'aider si bien Sartine sur ce qui regardait mes équipages, que je dois avouer que, dans un temps si court pour la paresse et la lenteur espagnole, je n'aurais, sans lui, trouvé rien de prêt en arrivant.

Mais en quoi il me servit le plus utilement, ce fut à me faire connaître les personnages, les liaisons, les éloignements, les degrés de crédit et des caractères et mille sortes de choses qui éclairent et conduisent dans l'usage, et conduisent adroitement les pas. Il me valut de plus la familiarité du duc de Veragua, frère de sa femme, qui, bien que jeune, avait passé par les plus grands emplois, avec grand sens et beaucoup d'esprit, qu'il avait extrêmement orné et savait infiniment, tant sur les personnages divers et les intrigues, que sur la naissance, les dignités, et toute espèce de curiosités savantes de cette nature qui m'en ont extrêmement instruit. Il était, comme d'avance on l'a vu ici, en traitant des grands d'Espagne (voy. tome III, p. 224 et suiv.), il était, dis-je, masculinement et légitimement d'une branche de la maison de Portugal, et descendait, par sa grand'mère, du fameux Christophe Colomb. Une maîtresse obscure, avec qui il ne se ruinait pas, car il était avare, et la lecture partageaient son temps et sa paresse, fort bien toutefois avec tout le monde, et considéré de la cour autant qu'elle en était capable. Vilain de sa figure, sale et malpropre à l'excès, avec des yeux pleins d'esprit, aussi en avait-il beaucoup, et délié sous une apparence grossière, de bonne compagnie et quelquefois fort plaisant sans y songer, d'ailleurs doux, de bon commerce, entendant raillerie jusque-là que ses amis l'appelaient familièrement don Puerco, et que dînant une fois chez le duc de Liria, à Madrid, nous lui proposâmes de manger au buffet, parce qu'il était trop sale pour être admis à table. Tout cela se passait en plaisanteries qu'il recevait le mieux du monde. La duchesse de Liria, sa soeur, et lui s'aimaient extrêmement; ils n'avaient point d'autre frère ni soeur et avaient perdu père et mère, de sorte qu'étant mort longtemps après sans s'être marié, ses grands biens passèrent à la duchesse de Liria et à ses enfants. Le duc de Liria avait de l'esprit et des vues; il était agissant et courtisan, connaissait très bien le terrain et les personnages, était autant du grand monde que cela se pouvait en Espagne, bien avec tous, lié avec plusieurs, mais désolé de se trouver établi en Espagne, à la tristesse de laquelle il ne s'accoutumait point; il n'aspirait qu'à s'en tirer par des ambassades, comme il fit à la fin, et il aimait si passionnément le plaisir, qu'il en mourut longtemps après à Naples. Après être revenu de son ambassade d'Allemagne et de Moscovie, il passa, au retour, par la France, et me donna par écrit des choses fort curieuses sur la cour de Russie.

Ce ne fut pas sans peine et sans tous les délais que le cardinal Dubois y put apporter, que je tirai enfin de lui une instruction : j'y vis ce que je n'ignorais pas sur la position présente de l'Espagne. Après qu'on eut enfin arraché son accession aux traités de Londres, elle avait signé une alliance défensive avec la France et l'Angleterre sur le fondement des traités d'Utrecht, de la triple alliance de la Haye, et des traités de Londres, laquelle alliance défensive contenait une garantie réciproque des États dont la France, l'Espagne et l'Angleterre jouissaient, et tacitement confirmait très fortement les renonciations réciproques qui était le grand point de M. le duc d'Orléans, et la succession protestante de l'Angleterre dans la maison d'Hanovre, qui était le grand point du cardinal Dubois, et pas un des deux, celui personnel du roi et de la reine d'Espagne qui eurent toujours le plus vif esprit de retour. Par ce même traité d'alliance défensive, la France et l'Angleterre promirent leurs bons offices à l'Espagne, pour régler au congrès de Cambrai, oui il ne se fit rien du tout, les différends qui restaient à ajuster entre l'empereur et le roi d'Espagne. Ce n'est pas qu'il y eût rien à négocier là-dessus à Madrid, mais j'ai cru à propos d'exposer la situation de l'Espagne, lorsque j'y allai, avec l'empereur, la France, l'Angleterre et la Hollande, pour ne pas la laisser oublier; avec cela le cardinal Dubois était fort en peine d'une nouvelle promotion de grands d'Espagne que l'empereur venait de faire contre ses propres engagements, et chargea mon instruction de ce qu'il put, pour faire avaler cette continuation d'entreprise le plus doucement qu'il se pourrait à la cour d'Espagne. La chose finit, parce que le roi d'Angleterre obtint une déclaration de Vienne, que l'empereur n'avait point entendu et ne prétendait point faire des grands d'Espagne, que cette qualité ne se trouvait point dans les lettres patentes qu'il avait accordées à quelques seigneurs, mais seulement des distinctions et des honneurs, qu'il était maître de donner à qui lui plaisait dans sa cour.

Cette instruction, après avoir relevé avec beaucoup d'affectation l'utilité pour l'Espagne de l'alliance d'Angleterre et les soins du régent pour y parvenir, qui toutefois fut au mot de l'Angleterre et au détriment de l'Espagne et même du commerce de France, pour favoriser en tout celui d'Angleterre, comme il a été expliqué ici ailleurs et fort insisté sur la passion du régent de servir en tout l'Espagne, a grand soin de me recommander de prendre bien garde qu'il ne prit envie au roi d'Espagne de porter de nouveau la guerre en Italie, comptant sur la France et l'Angleterre, et à ce propos donne faussement pour motif à l'invasion de la Sardaigne et à la guerre de Sicile l'emprisonnement de Molinez. On a vu ici, d'après M. de Torcy, combien peu de cas, et longtemps, Albéroni en fit, et qu'il [ne] réchauffa cette affaire que quand il eut résolu de porter la guerre en Italie, pour des raisons personnelles uniquement à lui. C'est ce que M. le duc d'Orléans avait tant vu par les lettres de la poste qu'il était impossible que le cardinal Dubois le pût ignorer.

De son extrême attention à me munir de tout ce qu'il put pour faire bien valoir l'alliance d'Angleterre à l'Espagne, résultait une injonction pathétique de vivre dans un commerce étroit à Madrid avec le colonel Stanhope, ambassadeur d'Angleterre, et de lui confier tout ce qui pourrait être relatif aux intérêts des trois couronnes; en même temps de n'en avoir aucun sous tel prétexte que ce pût être avec les personnes attachées au prétendant, surtout à l'égard des desseins ou projets que ce prince ou ses serviteurs pourraient former de troubler le gouvernement présent d'Angleterre; en particulier, d'éviter le duc d'Ormond, toutefois sans incivilité marquée.

Après ce que M. le duc d'Orléans m'avait si précisément dit que c'était l'Espagne qui lui avait forcé la main pour la déclaration actuelle des mariages et l'échange des princesses, je fus très surpris de trouver le contraire dans le narré de mon instruction. J'y trouvai aussi une grossière ignorance qui regardait la façon de me faire dispenser d'une entrée. Les ambassadeurs de l'empereur n'en faisaient point à Madrid sous les rois d'Espagne de la maison d'Autriche comme ambassadeur de famille. Sur cet exemple, aucun ambassadeur de France vers Philippe V n'y en a fait, et je n'ai pas compris comment un fait si public, et si fréquemment réitéré par le changement de nos ambassadeurs, a pu échapper au cardinal Dubois et même à ses bureaux.

L'instruction me défendait de recevoir chez moi Magny et les Bretons réfugiés en Espagne, et Marsillac; de n'avoir pas la même incivilité pour ce dernier en lieux tiers que pour les autres, et de voir avec une civilité simplement extérieure le prince de Cellamare, qui portait alors le nom de duc de Giovenazzo, et les parents et amis de la princesse des Ursins comme les autres.

Enfin, pour ne m'attacher qu'aux choses principales de l'instruction, elle ne me prescrivit rien en particulier sur les visites et le cérémonial, mais d'en user comme avait fait le duc de Saint-Aignan, et le cardinal Dubois y joignit un extrait du cérémonial pratiqué par nos ambassadeurs en Espagne et à leur égard, depuis M. de La Feuillade, archevêque d'Embrun, mort évêque de Metz.

Je ne pouvais douter que je n'eusse affaire à un ennemi, et maître, après mon départ, de l'esprit de M. le duc d'Orléans. Je voulus donc avoir ma leçon faite jusque sur les plus petites choses, pour ne laisser à sa malignité que ce qu'il serait impossible d'y dérober; ainsi je lui fis à mi-marge plusieurs observations et questions, tant sur des choses portées par l'instruction que sur d'autres qui ne s'y trouvaient pas. Il répondit à côté assez bien et assez nettement. On verra bientôt où il m'attendait.

Le cardinal Dubois n'oublia pas le P. Daubenton. L'instruction me prescrivit des compliments, des témoignages de reconnaissance du régent, de ses désirs empressés de la lui témoigner; de lui dire que rien ne m'était plus recommandé que de prendre en lui une entière confiance. Cela fort étendu était accompagné d'un fort grand éloge. C'étaient deux fripons des plus insignes, dignes de se louer l'un l'autre et d'être abhorrés de tout le reste des hommes, surtout des gens de bien et d'honneur; l'instruction ne fit mention que de lui de toute la cour d'Espagne, de Valouse et de La Roche, pour lesquels elle me prescrivit de l'honnêteté, mais de les regarder comme des gens timides, inutiles, dont on n'avait jamais tiré secours ni la moindre connaissance. Valouse, du nom de Boutin, était un gentilhomme du Comtat, élevé page de la petite écurie, très médiocrement bien fait, d'esprit court, mais sage, appliqué, allant à son but et ne s'en écartant point, honnête homme et droit, mais qui craignait tout. Du Mont, de qui il a été parlé plus d'une fois dans ces Mémoires, le proposa, sur son esprit sage, doux et timide, au duc de Beauvilliers pour écuyer de M. le duc d'Anjou, qu'il suivit depuis en Espagne, et qui le fit quelque temps après majordome, qui fut un grand pas. Au bout de plusieurs années, il l'avança bien davantage, car ayant fait don Lorenzo Manriquez grand écuyer, duc del Arco et grand d'Espagne, de premier écuyer qu'il était, il fit Valouse premier écuyer. Cette promotion était récente à mon arrivée en Espagne. Valouse fut premier écuyer jusqu'à sa mort, qui n'arriva que bien des années après, toujours très bien avec le roi et la reine d'Espagne; aussi bien avec le duc del Arco, toujours ne se mêlant que de sa charge et d'aucune autre chose, toujours cultivant les gens en place, et honnêtement avec Mme des Ursins, Albéroni, et ceux qui ont succédé, parce qu'ils sentirent tous qu'ils n'en avaient rien à craindre; enfin sur les dernières années de Valouse, le roi d'Espagne lui donna la Toison d'or. Il avait depuis longtemps une clef de gentilhomme de la chambre sans exercice. Cette Toison, ainsi que bien d'autres, parut un peu sauvage.

La Roche n'était ni moins borné, ni moins timide, ni moins en garde de se mêler de quoi que ce fût, que l'était Valouse, doux, poli et honnête homme comme lui, mais aussi parfaitement inutile. Sa mère veuve était au vieux Bontems ce que Mme de Maintenon était au roi, mais plus à découvert, tenant son ménage, et maîtresse de tout chez lui. Le plaisant est qu'on la courtisait pour plaire à Bontems, et que, quand elle mourut, il fut au désespoir et que le roi prit soin de le consoler. Il avait fait le fils de cette femme, tout jeune encore, valet de garde-robe du roi, et au départ du roi d'Espagne, il le fit être son premier valet de garde-robe. Sa sagesse, sa retenue, son air de respect pour les Espagnols leur plut, et lui et Valouse furent par là toujours bien avec eux. L'estampille est une manière de sceau sans armes, où la signature du roi est gravée dans la plus parfaite imitation de son écriture; ce sceau s'applique sur tout ce que le roi devrait signer et lui en ôte la peine. Il semblerait qu'un sceau de cette importance ne devrait être confié qu'à des personnes principales ; mais l'usage d'Espagne, depuis qu'il a été inventé, est qu'il ne soit remis qu'à des subalternes de confiance. La Roche en fut chargé peu après qu'il fut en Espagne, où il avait suivi Philippe V; il s'en acquitta très fidèlement et poliment au gré de tout le monde, et s'y maintint toute sa vie dans une sorte de confiance du roi d'Espagne, sous tous les divers ministères, parce que tous sentirent bien qu'ils n'avaient rien à craindre de lui. Il tenait, pour son état, une maison honorable où allait bonne compagnie, et toujours plusieurs personnes à manger, ce que ne faisait pas Valouse qui ne dépensait rien. À l'égard du P. Daubenton, je me réserve d'en parler ailleurs.

Laullez était alors à Paris de la part de l'Espagne, et l'abbé Landi de la part du duc de Parme. Le premier était un Irlandais, grand homme, très bien fait et de bonne mine, qui avait été à l'abbé d'Estrées. Il le donna au roi d'Espagne, à la formation de ses gardes du corps sur le pied et le modèle de ceux du roi, comme un garçon brave et intelligent, fort honnête homme, avec de l'esprit et de la sagesse. Laullez était tel en effet, et par les détails de ces compagnies de gardes du corps, il entra dans la familiarité du roi, de la reine sa première femme, de la princesse des Ursins, et bientôt dans leur confiance; en quoi, pour cette dernière qui lui valut celle des maîtres, sa nation, étrangère à l'Espagne et à la France, lui servit beaucoup; il fut souvent chargé de commissions secrètes et délicates qu'il exécuta toutes fort heureusement. Il devint ainsi major des gardes du corps et lieutenant général; c'est en cet état qu'il vint en France, où il reçut le caractère d'ambassadeur au même temps que Maulevrier le reçut à Madrid. Les vues qui m'avaient fait souhaiter d'aller en Espagne me firent aussi désirer liaison avec ces deux envoyés. Louville se trouva en avoir beaucoup avec l'abbé Landi; et le duc de Lauzun, qui attirait fort les étrangers chez lui, et qui y voyait Laullez, me facilita ce que je désirais auprès de lui. La connaissance fut bientôt faite: je voulais plaire au ministre d'Espagne, et lui ne le désirait pas moins à un serviteur intime de M. le duc d'Orléans; les choses se passèrent tellement entre nous que l'amitié s'y mit, qui a duré au delà de sa vie. Je reçus de lui mille bons avis et toutes sortes de bons offices et de services en Espagne. Je le retrouvai à mon retour, et encore depuis la mort de M. le duc d'Orléans, et je fis inutilement l'impossible pour lui procurer l'ordre du Saint-Esprit. Enfin il retourna en Espagne avec l'infante, d'où il fut envoyé à Majorque, gouverneur de l'île et capitaine général, où il est mort très longtemps après sans avoir été marié. Il y laissa deux soeurs filles qui y sont demeurées, qui s'adressèrent bien des années après à moi pour être payées d'avances faites par leur frère, et que j'ai servies de tout ce que j'ai pu dans cette affaire par mes amis. Par l'abbé Landi je voulais me concilier la petite cour de Parme qui avait en beaucoup de choses du crédit sur la reine d'Espagne; je trouvai un homme poli, assez agréable dans le commerce, qui fut court par mon départ, mais je n'en tirai rien à Paris ni en Espagne; il n'était plus à Paris quand j'y revins.

J'ai rapporté ce qu'il y eut de plus important ou de plus remarquable de l'instruction en forme qui me fut donnée. Quelle qu'elle fût, elle satisfaisait à tout avec le cérémonial de tous nos ambassadeurs en Espagne, depuis M. de La Feuillade, alors archevêque d'Embrun. J'eus plusieurs entretiens sur l'Espagne avec M. le duc d'Orléans et le cardinal Dubois ensemble ou séparément, et je n'imaginais pas qu'il se pût rien ajouter de nouveau, lorsque le cardinal Dubois me dit chez lui qu'il m'avertissait de prendre la première place à la signature du contrat de mariage du roi, et à la chapelle aux deux cérémonies du mariage du prince des Asturies, et de ne la laisser prendre sans exception à qui que ce fût. Je lui représentai que cela ne se pouvait entendre du nonce, à qui les ambassadeurs de France cédaient partout, même celui de l'empereur qui, sans difficulté, précédait ceux du roi. Il répondit que cela était vrai et bon partout, excepté dans ce cas singulier et comme momentané, et que cela ne se pouvait autrement. Ma surprise fut grande d'un ordre si étrange. J'essayai de le ramener peu à peu en le touchant par son orgueil, en lui demandant comment j'en userais avec les cardinaux, s'il s'en trouvait quelqu'un en ces fonctions, et avec le majordome-major, qui répond, mais fort supérieurement, à notre grand maître de France. Il se mit en colère, me déclara qu'il fallait que j'y précédasse le majordome-major sans difficulté, et glissant sur celle des cardinaux, m'assura qu'il ne s'y en trouverait point. Je haussai les épaules, et lui dis que je le priais d'y penser. Au lieu de me répondre, il me dit qu'il avait oublié une chose essentielle, qui était de prendre bien garde à ne rendre la première visite à qui que ce fût sans exception. Je répondis que l'article des visites n'était point oublié dans mon instruction; qu'elle portait que j'en userais à cet égard comme avait fait le duc de Saint-Aignan, et que l'usage, lequel il avait suivi, était de rendre la première visite au ministre chargé des affaires étrangères et aux conseillers d'État quand il y en avait, qui est ce que nous connaissons ici sous le nom de ministres. Là-dessus il s'emporta, bavarda, brava sur la dignité du roi, et ne me laissa plus loisir de rien dire. J'abrégeai donc la visite et m'en allai.

Quelque étranges que me semblassent ces ordres si nouveaux et verbaux, je voulus en parler au duc de Saint-Aignan, surtout à Amelot, qui en furent fort étonnés, et qui tous deux, ainsi que les précédents ambassadeurs, avaient fait tout le contraire, et trouvèrent extravagante la préséance sur le nonce en quelque occasion que ce fût. Amelot me dit de plus que je jouerais à essuyer tous les dégoûts possibles et à ne réussir à rien si je refusais la première visite au ministre des affaires étrangères, car pour les conseillers d'État ce n'était plus qu'un nom, et la chose tombée en désuétude; mais que je devais aussi la première visite aux trois charges, qui seraient très justement offensés et très piqués si je leur refusais ce que tous ceux qui m'avaient précédé leur avaient rendu, et que je me gardasse bien de le faire si je ne voulais pas demeurer seul dans mon logis, et me faire tourner le dos au palais par tout ce que j'y trouverais de grands. J'expliquerai ailleurs ce que c'est que ces trois charges.

De cet avis d'Amelot, je compris aisément la raison de ces ordres nouveaux et verbaux. Le cardinal me voulait faire échouer en Espagne et me perdre ici: en Espagne, en débutant par offenser tout ce qui était de plus grand, et le ministre par lequel seul j'aurais à passer pour tout ce qui regardait mon ambassade; en attirer les plaintes ici, sûr de n'avoir rien écrit de ces ordres, nier me les avoir donnés, me désavouer, et en tirer contre moi tout le parti possible avec un prince qui n'aurait osé lui imposer, et soutenir que ces ordres m'avaient été donnés; que si, au contraire, je ne les exécutais pas, car il m'avoir bien prescrit de rendre compte de leur exécution, il se donnerait beau jeu à m'accuser d'avoir sacrifié l'honneur du roi et la dignité de sa couronne à l'intérêt de plaire en Espagne pour en obtenir grandesse et Toison, et me faire défendre de les accepter pour mes enfants. C'eût été moins de vacarme sur le nonce ; mais si j'avais pris place au-dessus de lui, il s'attendait bien que la cour de Rome en demanderait justice, et que cette justice entre ses mains serait un rappel honteux.

Ce détroit me parut si difficile que je résolus de ne rien omettre pour faire changer ces ordres, et je ne crus pas que M. le duc d'Orléans pût résister à l'évidence de ce qui les combattait, et à l'exemple constant de tous ceux qui m'avaient précédé dans le même emploi. Je me trompai: j'eus beau en parler à M. le duc d'Orléans, je ne trouvai que faiblesse sous le joug d'un maître, d'où je jugeai ce que je pouvais espérer pendant mon éloignement. J'insistai à plusieurs reprises, toujours inutilement, et tous deux se tinrent fermés à me dire que, si les précédents ambassadeurs avaient fait les premières visites, ce n'était pas un exemple pour moi dans une ambassade aussi solennelle et aussi distinguée que celle que j'allais exercer; et qu'à l'égard du nonce et du grand maître, l'exemple de précéder quiconque était formel au mariage de la reine Marie-Louise, fille de Monsieur, avec Charles II. Je représentai sur les visites que quelque solennelle et quelque distinguée que fût l'ambassade dont j'étais honoré, elle ne donnait point de rang supérieur à celui des ambassadeurs extraordinaires; que je l'étais, et que je ne pouvais prétendre rien de plus qu'eux, quelque différence qu'il y eût pour l'agrément entre l'affaire dont j'étais chargé et les autres sortes d'affaires. Sur l'exemple du mariage de Charles II avec la fille de Monsieur, que j'avais dans le cérémonial qui m'avait été remis de tous les ambassadeurs depuis M. de La Feuillade, archevêque d'Embrun, j'y trouvai que le mariage s'était fait comme à la dérobée, dans un village, pour fuir la difficulté entre le prince d'Harcourt et le père du maréchal de Villars, ambassadeurs de France tous deux, d'une part, et les grands d'Espagne, de l'autre; que les ambassadeurs s'étoient rendus à l'église de ce village; qu'y ayant trouvé plusieurs grands arrivés avant eux, saisis des premières places, ils s'en étaient plaints sur-le-champ au roi qui leur fit céder les deux premières places par les grands; que le nonce n'y était point, et nulle mention du majordome-major. À cela point de réponse, mais l'opiniâtreté prévalut, et je vis en plein l'extrême malignité du valet et l'indicible faiblesse du maître. Ce fut donc à moi à bien prendre mes mesures là-dessus.

Le duc d'Ossone fut nommé par l'Espagne pour venir ici faire, pour le mariage du prince des Asturies, avec le même caractère, les mêmes fonctions que j'allais faire en Espagne pour le mariage du roi. Il était frère du duc d'Ossone qui avait été ambassadeur d'Espagne au traité d'Utrecht, et qui mourut peu après sans enfants. Celui-[ci] portait le nom de comte de Pinto du vivant de son frère. Leur père avait été gouverneur du Milanais, conseiller d'État et grand écuyer de la reine d'Espagne: il mourut d'apoplexie étant en conférence avec le roi d'Espagne, en 1694. C'était le sixième duc d'Ossone, grand de première classe. Ils portaient le nom de Giron et de Tellez par une héritière entrée dans leur maison; mais ils étaient Acuña y Pacheco, une des premières d'Espagne en tout genre, et des plus nombreuses par ses diverses branches, qui, par des héritières, portent divers noms, entre autres, alors, le marquis de Villena, duc d'Escalona, majordome-major, et le comte de San Estevan de Gormaz, son fils, premier capitaine des gardes du corps, chef de toute cette grande maison; le duc d'Uzeda, le marquis de Mancera, le comte de Montijo, tous grands d'Espagne. Ce duc d'Ossone, ambassadeur ici, était donc un fort grand seigneur qui s'y montra très magnifique et très poli, mais il n'était que cela: on sut que M. le duc d'Orléans avait résolu de lui donner le cordon bleu. Je m'exprime de la sorte parce que le roi, n'étant pas encore chevalier de son ordre, et ne faisant que le porter jusqu'à ce qu'il reçût le collier le lendemain de son sacre, il ne pouvait faire de chevalier de l'ordre. Le duc d'Ossone ne pouvait donc qu'avoir parole de l'être quand le roi en ferait, à quoi on voulut ajouter une chose, jusqu'alors sans exemple, dans le cas où était le roi, qui fut de lui faire porter l'ordre en attendant qu'il pût être nommé; on crut et il était vrai que M. le duc d'Orléans étant régent et maître des grâces, il devait marquer par toute la singularité de celle-ci combien il était touché de l'honneur du mariage de sa fille.

Sur ce premier exemple, le duc de Lauzun me pressa fort de demander aussi le cordon bleu comme une décoration convenable à porter en Espagne, et qui, étant grâce d'ici, ne pourrait préjudicier à celles que je pouvais attendre d'Espagne pour mes enfants; mais je n'en voulus rien faire. Cette impatience de porter l'ordre, qui, dans la suite, ne pouvait me manquer, me répugna. Je n'avais désiré cette ambassade que pour faire mon second fils grand d'Espagne, et, si l'occasion s'en offrait, de faire donner la Toison à l'aîné. Y réussissant et ayant en même temps pris le cordon bleu, cela me parut un entassement trop avide; d'ailleurs on ne pouvait faire en France d'autre grâce au duc d'Ossone que celle-là, et moi j'en espérais une d'Espagne bien autrement considérable; ainsi je ne fus pas tenté un moment du cordon bleu. Qui m'eût dit alors que je ne serais pas de la première promotion qui s'en ferait m'aurait bien surpris; qui y eût ajouté que je serais de la suivante, où nous ne serions que huit avec Cellamare, les deux fils du duc du Maine et le duc de Richelieu, m'aurait bien étonné davantage.

Le cardinal Dubois pressait ardemment mon départ et, en effet, il n'y avait plus de temps à perdre. Il envoyait sans cesse hâter les ouvriers qui travaillaient à tout ce qui m'était nécessaire, fâché peut-être qu'il y en eût un si prodigieux nombre, qu'il ne pût trouver à les augmenter. Il ne s'agissait plus de sa part qu'à me remettre les lettres dont je devais être chargé; il attendit à la dernière extrémité du départ pour le faire; c'est-à-dire à la veille même que je partis: on en verra bientôt la raison. Elles étaient pour Leurs Majestés Catholiques, pour la reine douairière, à Bayonne, et pour le prince des Asturies, tant du roi que de M. le duc d'Orléans. Mais bien avant de me les remettre, M. le duc d'Orléans me dit qu'il en écrirait deux pareilles au prince des Asturies avec cette seule différence qu'il le traiterait de neveu dans l'une, et dans l'autre de frère et de neveu, et que je tâchasse de faire passer la dernière, ce qu'il souhaitait passionnément; mais que, si après tout, j'y trouvais trop de difficulté, que je ne m'y opiniâtrasse point, et que je donnasse la première au prince des Asturies.

J'eus lieu de croire que ce fut encore un trait du cardinal Dubois pour me jeter dans quelque chose de personnellement désagréable à M. le duc d'Orléans et en faire usage. M. le duc d'Orléans était l'homme du monde qui avait le moins de dignité et d'attachement à ces sortes de choses. Ce traitement de frère était un traitement d'égal, que le feu roi n'avait relâché, que depuis peu, de donner aux électeurs princes, car M. de Savoie avait depuis longtemps le rang de tête couronnée pour ses ambassadeurs; à prendre comme étranger il n'y avait pas de proportion entre le fils aîné, héritier présomptif de la couronne d'Espagne, et un petit-fils de France, car la régence n'ajoutait rien à son rang ni [à ses] traitements. À prendre comme famille, ils étaient l'un et l'autre petits-fils de France; mais, outre que le prince des Asturies avait l'aînesse, il était fils de roi et héritier de la couronne, et, par là, si bien devenu du rang de fils de France, qu'ils étaient réputés tels en France, et que le feu roi avait toujours envoyé le cordon bleu à tous les fils du roi d'Espagne aussitôt qu'ils étaient nés, ce qui ne se fait qu'aux seuls fils de France. De quelque côté qu'on le regarde, M. le duc d'Orléans était extrêmement inférieur au prince des Asturies, et c'était une véritable entreprise et parfaitement nouvelle que de prétendre l'égalité du style et du traitement. Ce fut pourtant ce dont je fus chargé, et je crois, dans la ferme espérance du cardinal Dubois, que je n'y réussirais pas, et de profiter d'un début fort désagréable.

J'étais près d'oublier que Belle-Ile me vint dire qu'il savait que M. le duc d'Orléans devait envoyer un de ses premiers officiers en Espagne, pour remercier, de sa part, en particulier, de l'honneur du mariage de sa fille; que le choix de cet officier principal n'était pas fait, et me demanda s'il n'y en avait point parmi eux que je voulusse plutôt que les autres. Sur ce que je répondis, que je n'étais en liaison, ni même en commerce, avec pas un, excepté Biron qui l'était devenu et à qui ce voyage ne convenait pas, et que le choix m'était indifférent, il me pria de demander La Fare, son ami, qui était capitaine des gardes de M. le duc d'Orléans. Je le lui promis et je l'obtins: ce fut son premier pas de fortune. C'est un fort aimable homme, de bonne compagnie, qui m'en a toujours su gré depuis. Sans blesser l'honneur et avec un esprit gaillard mais fort médiocre, il a su être bien et très utilement avec tous les gens en place et en première place, se faire beaucoup d'amis, et faire ainsi peu à peu une très grande fortune qui a dû surprendre, comme elle a fait, mais qui n'a fâché personne.

Enfin la veille de mon départ on m'apporta le matin toutes les pièces dont je devais être chargé, dont je ne ferai point le détail. Mais parmi les lettres il n'y en avait point du roi pour l'infante. Je crus que c'était oubli de l'avoir mise avec les autres. Je le dis à celui qui m'apportait ces pièces. Je fus surpris de ce qu'il me répondit qu'elle n'était pas faite, mais que je l'aurais dans la journée. Cela me parut si étrange que j'en pris du soupçon. J'en parlai au cardinal et à M. le duc d'Orléans, qui m'assurèrent que je l'aurais le soir. Il était minuit que je ne l'avais pas encore. J'écrivis au cardinal. Bref, je partis sans elle. Il me manda que je la recevrais avant que d'arriver à Bayonne; mais rien moins. Je pressai de nouveau. Il m'écrivit que je l'aurais avant que j'arrivasse à Madrid. Une lettre du roi à l'infante n'était pas difficile à faire: je ne pus donc douter qu'il n'y eût du dessein dans ce retardement. Quel il pût être, je ne pus le comprendre, si ce n'est d'en envoyer une après coup et pour me faire passer pour un étourdi qui avait perdu la première.

Il me fit un autre trait de la dernière impudence sept ou huit jours avant mon départ. Il me fit dire de sa part, par Le Blanc et par Belle-Ile, que l'emploi où il était des affaires étrangères exigeait qu'il eût les postes, dont il né voulait et ne pouvait se passer plus longtemps; qu'il savait que j'étais ami intime de Torcy, qui les avait, dont il désirait la démission; qu'il me priait de lui en écrire à Sablé, où il était allé faire un tour, et ce par un courrier exprès; qu'il verrait, par l'office que je lui rendrais en cette occasion et par son succès, de quelle façon il pouvait compter sur moi, et se conduirait en conséquence; à quoi ses deux esclaves joignirent du leur, mais avec très apparente mission, tout ce qui me pouvait persuader qu'il romprait mon départ et mon ambassade, si je ne lui donnais pas contentement là-dessus. Je ne doutai pas un moment, après ce que j'avais vu de l'inconcevable faiblesse de M. le duc d'Orléans pour ses plus folles volontés, telles que les premières visites et la préséance à prendre sur le nonce, et bien d'autres que je supprime, qu'il ne fût en pouvoir de me causer cet affront. En même temps je résolus d'en essuyer le hasard plutôt que de me prêter à la violence à l'égard d'un ami sûr, sage, vertueux, et qui avait servi avec tant de réputation et si bien mérité de l'État.

Je répondis donc à ces messieurs que je trouvais la commission fort étrange, et beaucoup plus son assaisonnement; que Torcy n'était pas un homme à qui on pût ôter un emploi de cette confiance, et qu'il exerçait depuis la mort de son beau-père si dignement, à moins qu'il ne le voulût bien lui-même; que tout ce que je pouvais faire était de le savoir de lui, et, au cas qu'il y voulût entendre, à quelles conditions; que pour l'y exhorter, encore moins aller au delà avec lui, je priais le cardinal de n'y pas compter, encore que je n'ignorasse pas ce qu'il pouvait à l'égard de mon ambassade, et que quoi que ce pût être ne me ferait passer d'une seule ligne ce que je leur répondais. Ils eurent beau haranguer, ils ne remportèrent que cette très ferme résolution.

Castries et son frère l'archevêque étaient de tous les temps intimes de Torcy et fort aussi de mes amis. Je les envoyai prier de venir chez moi dans ce tumulte de départ où je me trouvais. Ils vinrent sur-le-champ. Je leur racontai ce qui venait de m'arriver. Ils furent plus indignés de la façon et du moment que de la chose, dont Torcy comptait bien que le cardinal le dépouillerait tôt ou tard pour s'en revêtir. Ils louèrent extrêmement ma réponse, m'exhortèrent à l'exécuter promptement pour hâter le retour de Torcy, qui était même ou parti ou sur le point de partir de Sablé, et qui ferait lui-même son marché avec M. le duc d'Orléans bien plus avantageusement qu'absent. Je leur fis lire la lettre que j'écrivis à Torcy en les attendant, qu'ils approuvèrent beaucoup, et par leurs avis réitérés je la fis partir sur-le-champ.

Torcy avait naturellement avancé son retour. Mon courrier le trouva avec sa femme dans le pare de Versailles, ayant passé par la route de Chartres. Il lut ma lettre, chargea le courrier de mille compliments pour moi, sa femme aussi, et de me dire qu'il me verrait le lendemain. J'avertis les Castries de son armée. Nous nous vîmes tous quatre le lendemain. Torcy sentit vivement mon procédé, et jusqu'à sa mort nous avons toujours vécu dans la plus grande intimité, comme on le peut voir par la communication qu'il me donna de ses Mémoires qu'il ne fil que bien longtemps après la mort de M. le duc d'Orléans, et dont j'ai enrichi les miens. Il me parut ne tenir point du tout aux postes, moyennant un traitement honorable.

Je mandai alors son retour au cardinal Dubois, par lequel ce serait à lui et à M. le duc d'Orléans à voir avec Torcy ce qu'ils voudraient faire pour lui, et je m'en retirai de la sorte. Dubois, content de voir par là que Torcy consentirait à se démettre des postes, ne se soucia point du comment, tellement que celui-ci obtint de M. le duc d'Orléans tout ce qu'il lui proposa pour s'en défaire: tout se passa de bonne grâce des deux côtés. Torcy eut quelque argent et soixante mille livres de pension sa vie durant, assignée sur le produit des postes, dont vingt mille livres pour sa femme après lui. Cela fut arrêté avant mon départ et fort bien exécuté depuis.

Peu après la déclaration des mariages, la duchesse de Ventadour et Mme de Soubise, sa petite-fille, avaient été nommées, l'une gouvernante de l'infante, l'autre en survivance, et toutes deux pour aller la prendre à la frontière et l'amener à Paris, au Louvre, où elle devait être logée, et pou après la déclaration de mon ambassade, le prince de Rohan, son gendre, fut nommé pour aller faire l'échange des princesses sur la frontière avec celui que le roi d'Espagne y enverrait de sa part pour la même fonction. Je n'avais jamais eu de commerce avec eux, sans être mal ensemble. Toutes ces commissions espagnoles firent que nous nous visitâmes avec la politesse convenable. J'ai oublié de l'écrire plus tôt et plus en sa place.

CHAPITRE XII. §

Mon départ de Paris pour Madrid. — Je rencontre et confère en chemin avec le duc d'Ossone. — Je passe et séjourne à Ruffec, à Blaye et à Bordeaux, et y fais politesse aux jurats. — Arrivée à Bayonne. — Adoncourt et Dreuillet, commandant et évêque de Bayonne; quels. — Pecquet père et fils; quels. — Impatience de Leurs Majestés Catholiques de mon arrivée, qui la pressent par divers courriers. — Audience de la reine douairière d'Espagne. — Son logement. — Elle me fait traiter à dîner. — Son triste état. — Adoncourt fort informé. — Passage des Pyrénées. — Je vais voir Loyola. — Arrivée à Vittoria. — Présent et députation de la province. — Trois courriers l'un sur l'autre pour presser mon voyage. — Je laisse mon fils aîné fort malade à Burgos, et poursuis ma route sans m'arrêter. — Cause de l'impatience de Leurs Majestés Catholiques. — Basse et impertinente jalousie de Maulevrier. — Arrivée à Madrid, où je suis incontinent visité des plus grands, sans exception de ceux à qui je devais la première visite. — Je fais ma première révérence à Leurs Majestés Catholiques et à leur famille. — Conduite très singulière et tout opposée des ducs de Giovenazzo et de Popoli avec moi. — Visite à Grimaldo, particulièrement chargé des affaires étrangères. — Succès de cette visite. — Il connaît parfaitement le cardinal Dubois. — Esquisse du roi d'Espagne; de la reine d'Espagne; du marquis de Grimaldo. — Le roi et la reine d'Espagne consentent, contre tout usage, de signer eux-mêmes le contrat du futur mariage du roi et de l'infante. — Ils y veulent des témoins, que je conteste et que je consens enfin. — Signature des articles. — Office à Laullez.

Enfin je partis en poste le 23 octobre, ayant avec moi le comte de Lorges, mes enfants, l'abbé de Saint-Simon et son frère, et quelque peu d'autres. Le reste de la compagnie me joignit à Blaye, comme l'abbé de Mathan, et à Bayonne avec M. de Céreste. Nous couchâmes à Orléans, à Montrichard et à Poitiers. Allant de Poitiers coucher à Ruffec, je rencontrai le duc d'Ossone à Vivonne. Je m'arrêtai pour le voir, et sachant qu'il était à la messe, j'allai l'attendre à la porte de l'église. Comme il sortit, ce fut des compliments, des accueils et des embrassades; puis nous allâmes ensemble à la poste, où lui et moi avions mis pied à terre, car il venait en poste aussi. Force compliments aux portes, où je voulus, comme de raison, lui faire les honneurs de la France. Nous montâmes dans une chambre où on nous laissa seuls et où nous nous entretînmes une heure et demie. Il parlait mal français, mais plus que suffisamment pour la conversation.

Après un renouvellement de compliments sur les mariages et le renouvellement si étroit de l'union des deux couronnes, et les politesses personnelles sur nos deux emplois, il entra le premier en matière sur la joie des véritables Français et Espagnols, et le dépit amer des mauvais. Je fus surpris de le trouver si bien informé de nos cabales et de ce qu'on appelait la vieille cour. Sans avoir voulu nommer personne, il m'en désigna plusieurs, et rien ne pouvait être plus clair que ses plaintes contre des gens entièrement attachés au roi d'Espagne jusqu'aux mariages, et qui, depuis ce moment, se déchaînaient et contre les mariages et contre l'Espagne. Il me dit que M. le duc d'Orléans avait plus d'ennemis de sa personne et de son gouvernement qu'il ne pensait; que je l'avertisse d'y prendre garde, et il ajouta que, dans l'état où en étaient les choses, on ne pouvait trop se hâter de part et d'autre de les finir. Il me parla, mais sans désigner personne, de force mouvements dans notre cour et à Paris pour retarder, dans le dessein de gagner du temps, pour se donner celui de faire tout rompre, et qu'en Espagne on sentait le même esprit et de l'intelligence; en même temps me protesta qu'il n'y avait personne qui osât en parler au roi ni à la reine d'Espagne d'une manière directe; que tous efforts, quand même il en paraîtrait à Madrid, seraient inutiles; de la joie et de l'empressement de Leurs Majestés Catholiques; des avantages réciproques de cette réunion. Ce que j'exprime ici en peu de paroles en produisit beaucoup parce qu'il fut d'abord énigmatique et fort réservé, et que l'ouverture ne vint qu'à peine sur tout ce que je lui dis pour le déboutonner. Hors ce qui, de ma part, me sembla nécessaire pour y parvenir, et sans descendre en aucun particulier, on peut juger que j'eus les oreilles plus ouvertes que la bouche. Seulement je l'exhortai à s'ouvrir franchement et nominalement avec M. le duc d'Orléans, et je tâchai de lui persuader qu'il ne pouvait rendre un plus grand service, non seulement à ce prince, et dont il lui sût plus de gré, mais à Leurs Majestés Catholiques, à qui désormais ses intérêts étaient unis, et par amitié et pour la grandeur des deux couronnes. Il m'assura qu'il s'expliquerait avec M. le duc d'Orléans comme il faisait avec moi; mais quoique j'insistasse pour qu'il lui nommât et que je lui répondais du secret, je n'en pus tirer parole. Aussi ne m'en donna-t-il pas de négative; mais je sentis bien à ses discours là-dessus que la politesse pour moi y avait plus de part que la volonté d'une entière confidence sur un article si important mais si délicat. Nous nous séparâmes de la sorte, avec force compliments, accolades et protestations. Je ne pus, quoi que je pusse faire, l'empêcher de descendre; mais, à mon tour, il ne put m'obliger de monter dans ma berline, qu'il ne se fût retiré. Il était assez peu accompagné.

Ma berline cassa en arrivant à Couhé, terre appartenant à M. de Vérac; il fallut y mettre un autre essieu. J'y fus donc plus de trois heures, que j'employai à écrire à M. le duc d'Orléans et au cardinal Dubois le récit de cette conférence et aller voir le château et le parc un moment. Ces retardements me firent arriver sur le minuit à Ruffec, où j'étais attendu de bonne heure par force noblesse de la terre et du pays, à qui je donnai à dîner et à souper les deux jours que j'y séjournai. J'eus un vrai plaisir d'y embrasser Puy-Robert qui était lieutenant-colonel du régiment Royal-Roussillon du temps que j'y avais été capitaine. De Ruffec, j'allai en deux jours à la Cassine, petite maison à quatre lieues de Blaye, que mon père avait bâtie au bord de ses marais de Blaye que je pris grand plaisir à visiter; j'y passai la veille et le jour de la Toussaint, et le lendemain je me rendis de fort bonne heure à Blaye, où je séjournai deux jours. J'y trouvai plusieurs personnes de qualité, force noblesse du pays et des provinces voisines, et Boucher, intendant de Bordeaux, beau-frère de Le Blanc, qui m'y attendaient, auxquels je fis grande chère soir et matin pendant ce court séjour. Je l'employai bien à visiter la place dedans et dehors, le fort de l'île et celui de Médoc vis-à-vis Blaye, où je passai par un très fâcheux temps. Mais je les voulais voir, et j'y menai mon fils qui avait la survivance de mon gouvernement. Nous passâmes à Bordeaux par un si mauvais temps, que tout le monde me pressait de différer, mais on ne m'avait permis que ce peu de séjour, que je ne voulus pas outrepasser. Boucher avait amené son brigantin magnifiquement équipé, et tout ce qu'il fallait de barques pour le passage de tout ce qui m'accompagnait, et de tout ce qui était venu me voir à Blaye dont la plupart passèrent à Bordeaux avec nous. La vue du port et de la ville me surprit avec plus de trois cents bâtiments de toutes nations rangés sur deux lignes sur mon passage, avec toute leur parure et grand bruit de leur canon et de celui du château Trompette.

On connaît trop Bordeaux pour que je m'arrête à décrire ce spectacle; je dirai seulement qu'après le port de Constantinople, la vue de celui-ci est en ce genre ce qu'on peut admirer de plus beau. Nous trouvâmes force compliments et force carrosses au débarquement, qui nous conduisirent chez l'intendant, où les jurats de Bordeaux vinrent me complimenter en habit de cérémonie. Comme ces messieurs sont les uns de qualité et les autres considérables, et que cette jurade est extrêmement différente en tout des autres corps de ville, je me tournai vers l'intendant après leur avoir répondu, et je le priai de trouver bon que je les conviasse de souper avec nous; ils me parurent sensibles à cette politesse à laquelle ils ne s'attendaient pas; allèrent quitter leurs habits, et revinrent souper. Il n'est pas possible de faire une plus magnifique chère, ni plus délicate que celle que l'intendant nous fit soir et matin, ni faire mieux les honneurs de la ville et de leur logis que nous les firent l'intendant et sa femme les trois jours que j'y séjournai, n'ayant pu y être moins pour l'arrangement du voyage. L'archevêque et le premier président n'y étaient point; le parlement était en vacance. Néanmoins je vis le palais et ce qu'il y avait à voir dans la ville. Quoiqu'on me dégoûtât de voir l'hôtel de ville qui est vilain, je persistai à y aller; je voulais faire une autre civilité aux jurats, sans conséquence; ils s'y trouvèrent; je leur dis que c'était beaucoup moins la curiosité qui m'amenait dans un lieu où on m'avait averti que je ne trouverais rien qui méritât d'être vu, que le désir d'une occasion de leur rendre à tous une visite, ce qui me parut leur avoir plu extrêmement.

Enfin, après avoir bien remercié M. et Mme Boucher, nous partîmes, traversâmes les grandes landes, et arrivâmes à Bayonne, où nous mîmes pied à terre chez d'Adoncourt qui y commandait très dignement, et y était adoré en servant parfaitement le roi. Mes enfants et moi logeâmes chez lui, et tout mon monde dans le voisinage. Le changement de voitures pour nous et pour le bagage nous y retint quatre jours, pendant lesquels rien ne se peut ajouter aux soins d'Adoncourt, à sa politesse aisée et sans compliments, et à sa chère soir et matin, propre, grande, excellente. Il était venu accompagné d'officiers une lieue au-devant de nous. J'étais dès lors monté à cheval. L'artillerie, les compliments, il fallut essuyer cela comme à Bordeaux, et, pour ne le pas répéter, ce fut la même chose au retour, excepté à Blaye où je le défendis. Dreuillet, évêque de Bayonne, me vint voir, puis dîner avec nous et ce qu'il y avait de plus principal dans la ville, mais en fort petit nombre. Je fus le lendemain chez ce prélat qui était pieux, savant, et toutefois de bonne compagnie, et parfaitement aimé dans son diocèse et dans tout le pays. J'allai voir la citadelle, les forts, et tout ce qu'il y avait qui méritât quelque curiosité.

Pecquet, qui avait été longtemps premier commis de M. de Torcy, et qui, pour dire le vrai, avait fait toutes les affaires étrangères tant que le maréchal d'Huxelles les avait eues, m'avait prié que son fils vint en Espagne et fût chez moi, et il avait pris les devants quelques jours auparavant. Je trouvai un courrier de Sartine arrivé à Bayonne une heure avant moi. Sartine me mandait du 5, à onze heures du soir, que le roi d'Espagne, ayant appris que Pecquet était arrivé la veille, était très fâché de mon retardement, d'où résultait celui de l'échange des princesses qui essuieraient le plus mauvais temps de l'hiver. Que Leurs Majestés Catholiques n'attendaient que mon arrivée pour se mettre en chemin pour Burgos, jusqu'où elles avaient résolu de conduire l'infante, et qu'elles désiraient extrêmement que je pressasse ma marche. Sartine tacha inutilement de les détourner de ce voyage. Il ajouta de lui-même que Leurs Majestés Catholiques seraient sensiblement mortifiées, si le départ de Mlle de Montpensier se retardait d'un moment du jour fixé, et que le marquis de Grimaldo lui envoyait à l'heure qu'il m'écrivait un courrier par ordre du roi d'Espagne pour me le dépêcher et apporter ma réponse.

Je répandis à Sartine que je le priais de représenter à Leurs Majestés Catholiques que de ma part je n'avais rien oublié ni n'oublierais pour hâter mon voyage. Que les circonstances des précautions à l'égard de la peste avaient empêché mes équipages de passer ni rien pu faire préparer sur la route pour la diligenter, parce que les passeports d'Espagne n'étaient arrivés que le 29 du mois dernier, et que ces passeports étant pour le chemin qui passe à Vittoria, plus long que celui de Pampelune, que je voulais prendre, me retardaient encore; qu'au surplus mon arrivée à Madrid plus ou moins avancée ne pouvait rien influer sur le départ de Mlle de Montpensier fixé au 15 de ce mois; que tout le désir du roi et de M. le duc d'Orléans de l'avancer était inutile, par l'impossibilité que les préparatifs pussent être prêts plus tôt. Que de Paris à la frontière elle mettrait cinquante jours par la difficulté des chemins et la quantité d'équipages, d'où il résultait que de Madrid à la frontière, le chemin étant plus court d'un tiers, l'infante ne pouvait être pressée de partir pour arriver juste au lieu de l'échange, et que, par conséquent, j'aurais tout le temps nécessaire pour m'acquitter de toutes les fonctions préalables à son départ, qui n'en pourra être retardé d'un seul moment.

Le 9, lendemain de mon arrivée à Bayonne, j'envoyai faire compliment à la duchesse de Liñarez, camarera-mayor de la reine douairière d'Espagne, et la prier de lui demander audience, pour moi, pour l'après-dînée. Je reçus en réponse un compliment de la reine. Ses carrosses vinrent me prendre et me conduisirent chez elle: véritablement je fus étonné en y arrivant. Elle s'était retirée depuis assez longtemps dans une maison de campagne fort proche de la ville qui n'avait que deux fenêtres de face sur une petite cour et guère plus de profondeur. De la cour, je traversai un petit passage et j'entrai dans une pièce plus longue que large, très communément meublée, qui avait vue sur un beau et grand jardin. Je trouvai la reine qui m'attendait, accompagnée de la duchesse de Liñarez et de très peu de personnes. Je lui fis le compliment du roi et lui présentai sa lettre: on ne peut répondre plus poliment qu'elle fit à l'égard du roi, ni avec plus de bonté pour moi. La conversation fut sur la joie des mariages, le temps de l'échange et sur mon voyage. Elle était, debout, sans siège derrière elle; je ne me couvris point, et n'en fis pas même le semblant. La duchesse de Liñarez et d'Adoncourt entrèrent seuls un peu dans la conversation. Je lui présentai mes enfants et ces messieurs qui étaient avec moi à qui elle dit quelque chose, cherchant à leur parler à tous avec un air d'attention et de bonté et en fort bon français. Elle était fort grande, droite, très bien faite, de grand air, de bonne mine, qui laissait voir qu'elle avait eu de la beauté. Elle me demanda beaucoup des nouvelles de Madame. Tout son habillement était noir et sa coiffure avec un voile, mais qui montrait des cheveux, et sa taille paraissait aussi. Ce vêtement n'était ni français ni espagnol, avec une longue queue dont la duchesse de Liñarez tenait le bout, mais fort lâche. C'était un habit de veuve, mais mitigé avec une longue et large attache devant le haut du corps, de très beaux diamants. Pour la duchesse de Liñarez, son habit m'effraya: il était tout à fait de veuve et ressemblait en tout à celui d'une religieuse. Je ne dois pas oublier que je présentai aussi à la reine les compliments et une lettre de M. le duc d'Orléans, à quoi elle répondit avec une grande politesse.

Au sortir de l'audience, elle me fit inviter à dîner, pour le lendemain, dans une maison de Bayonne où le gros de ses officiers demeurait et où elle a aussi logé. J'y allai, sur l'exemple du comte de San Estevan del Puerto, allant au congrès de Cambrai, et tout à l'heure, du duc d'Ossone venant en France. Le sieur de Bruges, qui était chef de la maison de la reine douairière, fit les honneurs du festin très bon et très magnifique, où se trouva l'évêque de Bayonne, d'Adoncourt, et tout ce qui m'accompagnait de principal. J'eus une seconde audience de la reine pour la remercier du repas et prendre congé d'elle. La conversation fut plus longue et plus familière que la première fois; elle finit par m'exposer le très triste état où elle se trouvait, faute de tout payement d'Espagne depuis des années, et me prier d'en parler à Leurs Majestés Catholiques et de lui procurer quelque secours sur ce qui lui était si considérablement dû.

J'appris d'Adoncourt plusieurs petits détails touchant les efforts tentés à Paris et à la cour pour faire différer les mariages dans la vue de profiter de ce délai pour tâcher de les rompre, mais qui ne me donnèrent pas grande lumière là-dessus. Ce que je démêlai seulement fut qu'Adoncourt, qui avait de grands commerces en Espagne pour tenir la cour bien avertie de tout, et qui y était même en liaison avec plusieurs seigneurs, avait eu plus de part que moi en la confidence du duc d'Ossone qui lui avait nommé des personnages de cette intrigue, tant de notre cour que de celle d'Espagne. Je l'exhortai à en instruire le cardinal Dubois auquel je le mandai.

Passant les Pyrénées, je quittai, avec la France, les pluies et le mauvais temps qui ne m'avaient pas quitté jusque-là, et trouvai un ciel pur et une température charmante, avec des échappées de vues et des perspectives qui changeaient à tout moment, qui ne l'étaient pas moins. Nous étions tous montés sur des mules dont le pas est grand et doux. Je me détournai en chemin à travers de hautes montagnes pour aller voir Loyola, lieu fameux par la naissance de saint Ignace, situé tout seul près d'un ruisseau assez gros, dans une vallée fort étroite, dont les montagnes de roche qui la serrent des deux côtés doivent faire une glacière quand elles sont couvertes de neige et une tourtière en été. Nous trouvâmes là quatre ou cinq jésuites, fort polis et fort entendus, qui prenaient soin du bâtiment prodigieux qui y était entrepris pour plus de cent jésuites et une infinité d'écoliers, dans le dessein de faire de cette maison un noviciat, un collège, une maison professe [pour] qu'elle servit à tous les usages auxquels sont destinés leurs différentes maisons et [fût] le chef-lieu de leur compagnie.

Ils nous firent voir le petit logis primitif du père de saint Ignace, qui est une maison de cinq ou six fenêtres, qui n'a qu'un rez-de-chaussée pour le ménage, un étage au-dessus et plus haut un grenier. Ce serait tout au plus le louis d'un curé, et [cela] ne ressembla jamais en rien à un château. Nous vîmes la chambre où saint Ignace, blessé à la guerre, fut longtemps couché, et eut sa fameuse révélation touchant la compagnie dont il devait être l'instituteur; et l'écurie où sa mère voulut aller accoucher de lui, qui est au-dessous, par dévotion pour l'étable de Bethléem. Rien de plus bas, de plus étroit, de plus écrasé que ces deux pièces; rien aussi de si éblouissant d'or qui y brille partout. Il y a un autel dans chacune des deux où le saint sacrement repose, et ces deux autels sont de la dernière magnificence.

La maison des jésuites qu'ils allaient détruire pour leur immense bâtiment était fort peu de chose et pour loger au plus une douzaine de jésuites. L'église nouvelle était presque achevée, en rotonde, d'une grandeur et d'une hauteur qui surprend, avec des autels pareils entre eux, tout autour en symétrie. L'or, la peinture, la sculpture, les ornements de toutes les sortes et les plus riches, répandus partout avec un art prodigue, mais sage; une architecture correcte et admirable, les marbres les plus exquis, le jaspe, le porphyre, le lapis, les colonnes unies, torses, cannelées, avec leurs chapiteaux et leurs ornements de bronze doré, un rang de balcons, entre chaque autel, et de petits degrés de marbre pour y monter et les cages incrustées, les autels et ce qui les accompagne admirables. En un mot, un des plus superbes édifices de l'Europe, le mieux entendu et le plus magnifiquement orné. Nous y primes le meilleur chocolat dont j'aie jamais goûté, et après quelques heures de curiosité et d'admiration, nous regagnâmes notre route et notre gîte, fort tard et avec beaucoup de peine.

Nous arrivâmes le 15 à Vittoria où je trouvai la députation de la province qui m'attendait avec un grand présent d'excellent vin rancio; c'étaient quatre gentilshommes considérables qui étaient à la tête des affaires du pays. Je les conviai à souper, et le lendemain à déjeuner avec nous: ils parlaient français, et je fus surpris de voir des Espagnols si gais et de si bonne compagnie à table. La joie du sujet de mon voyage éclata partout où je passai en France et en Espagne et me fit bien recevoir. On se mettait aux fenêtres et on bénissait mon voyage. À Salinas, entre autres, où je passais sans m'arrêter, des dames qui, à voir leur maison et elles-mêmes aux fenêtres, me parurent de qualité, me demandèrent de si bonne grâce de voir un moment celui qui allait conclure le bonheur de l'Espagne, que je crus qu'il était de la galanterie de monter chez elles; elles m'en parurent ravies, et j'eus toutes les peines du monde à m'en débarrasser pour continuer mon chemin.

Je trouvai à Vittoria un courrier de Sartine pour me presser d'arriver, mais dont la date était antérieure au retour de son courrier de Bayonne; mais, étant le 17, à cinq heures du matin, prêt à partir de Miranda d'Ebro, arriva un autre courrier de Sartine, qui me mandait que les raisons, quoique sans réplique, que je lui avais écrites de Bayonne, n'avaient point ralenti l'extrême empressement de Leurs Majestés Catholiques, sur quoi je le priai de me faire tenir des relais le plus qu'il pourrait, à quelque prix que ce fût, pour presser mon voyage tant qu'il me serait possible.

J'arrivai le 18 à Burgos, où je comptais séjourner, pour voir au moins un jour ce que deviendrait une fièvre assez forte qui avait pris à mon fils aîné, qui m'inquiétait beaucoup, en attendant que mes relais pussent se préparer; mais Pecquet arriva pour presser de nouveau ma marche, et si vivement qu'il fallut abandonner mon fils et presque tout mon monde. L'abbé de Mathan voulut bien demeurer avec lui pour en prendre soin et ne le point quitter.

J'appris par Pecquet la cause d'une si excessive impatience. C'est que la reine, qui n'aimait point le séjour de Madrid, pétillait d'en sortir pour aller à Lerma, où on l'avait assurée qu'elle trouverait une chasse fort abondante. Pecquet me dit que M. de Grimaldo et Sartine n'avaient rien oublié pour rompre, au moins différer ce voyage, mais que l'impatience avait été nourrie et augmentée par Maulevrier, enragé de voir arriver un ambassadeur de naissance et de dignité personnelle, et qui n'avait pu s'empêcher de dire qu'il l'aurait plus patiemment souffert si c'eût été le duc de Villeroy, La Feuillade ou le prince de Rohan. Ce seigneur Andrault, si délicat pour soi, ne cherchait pas les amis de M. le duc d'Orléans par le désir de ces messieurs; et, outre qu'il s'oubliait bien lui-même, il perdait promptement la mémoire qu'il avait été laissé à mon choix de lui donner ou non le caractère d'ambassadeur, que par conséquent il me devait, et qui en cette occasion surtout l'honorait fort au delà de ses espérances. Toutefois je résolus de n'en faire aucun semblant et de vivre avec lui comme si j'eusse ignoré ce que je venais d'apprendre; mais je le mandai au cardinal Dubois.

Je partis donc de Burgos le 19 avec mon second fils, le comte de Lorges, M. de Céreste (ces deux derniers ne vinrent qu'un peu après ensemble), l'abbé de Saint-Simon, son frère, le major de son régiment et très peu de domestiques. Nous trouvâmes peu de relais et mal établis; marchâmes jour et nuit, sans nous coucher, jusqu'à Madrid, nous servant des voitures des corrégidors, où nous pûmes, tellement que je fus obligé de faire les dernières douze lieues à cheval en poste, qui en valent le double d'ici. Nous arrivâmes de la sorte à Madrid le vendredi 21, à onze heures du soir. Nous trouvâmes à l'entrée de la ville, qui n'a ni murailles, ni portes, ni barrières, ni faubourgs, des gens en garde qui demandèrent qui nous étions et d'où nous venions, et qu'on y avait mis exprès pour être avertis du moment de mon arrivée. Comme j'étais fort fatigué d'avoir toujours marché sans arrêter depuis Burgos, et qu'il était fort tard, je répondis que nous étions des gens de l'ambassadeur de France, qui arriverait le lendemain. Je sus après que, par le calcul de Sartine, de Grimaldo, et de Pecquet arrivé devant moi, ils avaient tous compté que je ne serais à Madrid que le 22.

Dès que je fus arrivé chez moi, j'envoyai chercher Sartine pour prendre langue avec lui, fermai bien ma porte, et donnai ordre de dire à quiconque pourrait venir qu'on ne m'attendait que le lendemain. Je sus par Sartine que, grâces à ses précautions et aux peines que le duc de Liria en avait bien voulu prendre, j'aurais le surlendemain de quoi me mettre en public, et que huit jours après je serais en état d'avoir tous mes équipages et de prendre mon audience solennelle. Cependant tout ce qui n'était point destiné à demeurer à Burgos avec mon fils aîné arriva en poste à la file, en sorte que personne et que rien ne me manqua. Le lendemain matin samedi 22, de bonne heure, Sartine accompagna mon secrétaire chez le marquis de Grimaldo, tandis que j'envoyai faire les messages accoutumés quand on arrive aux ministres des cours étrangères. Grimaldo, surpris et fort aise de mon arrivée qu'il n'attendait que le soir de ce jour, fut au palais le dire à Leurs Majestés Catholiques, qui, dans leur impatience de partir, furent ravies. Du palais, Grimaldo vint chez moi au lieu d'attendre ma première visite: il me trouva avec Maulevrier, le duc de Liria et quelques autres.

Ce fut apparemment sur l'exemple de Grimaldo que les trois charges vinrent aussi chez moi; le marquis de Santa Cruz, majordome-major de la reine, et très -bien avec elle ; le duc d'Arcos; le marquis de Bedmar, président du conseil de guerre et de celui des ordres, et chevalier de celui du Saint-Esprit; le duc de Veragua président du conseil des Indes, tous grands d'Espagne; l'archevêque de Tolède, le grand inquisiteur, évêque de Barcelone, presque tous ayant le vain titre de conseillers d'État. La plupart vinrent le matin, les autres l'après-dînée, et les jours suivants tout ce qu'il y eut à Madrid de grands, de seigneurs et de ministres étrangers. Le gouverneur du conseil de Castille, qui ne visite jamais personne ni n'envoie, si ce n'est pour affaire, envoya me complimenter, quoique je n'eusse point envoyé chez lui, par la raison que je dirai lorsque je parlerai de cette première charge d'Espagne. Castellar, secrétaire d'État pour la guerre, vint aussi chez moi ce même jour. Le duc de Liria se disposait à venir une lieue au-devant de moi avec Valouse et Sartine, et de son côté Maulevrier avec Robin.

Grimaldo me témoigna la joie de Leurs Majestés Catholiques de mon arrivée, et après m'avoir fait les plus gracieux compliments pour lui-même, me donna le choix de leur part de les aller saluer ce même matin ou dans l'après-dînée. Je crus l'empressement mieux séant, et j'y allai avec lui sur-le-champ dans le carrosse de Maulevrier qui y vint aussi. De cette sorte fut levée toute difficulté sur la première visite, à l'égard de tous ceux à qui elle était due de ma part, et de ceux qui la pouvaient prétendre, dont j'eus le sang bien rafraîchi.

Nous arrivâmes au palais comme le roi était sur le point de revenir de la messe, et nous l'attendîmes dans le petit salon qui est entre le salon des Grands et celui des Miroirs, dans lequel personne n'entre que mandé. Peu de moments après, le roi vint par le salon des Grands. Grimaldo l'avertit comme il entrait dans le petit salon: il vint à moi aussitôt, précédé et suivi d'assez de courtisans, mais qui ne ressemblaient pas à la foule des nôtres. Je lui fis ma profonde révérence; il me témoigna sa joie de mon arrivée, demanda des nouvelles du roi, de M. le duc d'Orléans, de mon voyage, et des nouvelles de mon fils aîné qu'il avait su être demeuré malade à Burgos, puis entra seul dans le cabinet des Miroirs. À l'instant je fus environné de toute la cour, avec des compliments et des témoignages de joie des mariages et de l'union des deux couronnes. Grimaldo et le duc de Liria me nommaient les seigneurs, qui presque tous parlaient français, aux civilités infinies desquels je tâchai de répondre par les miennes.

Un demi-quart d'heure après que le roi fut rentré, il m'envoya appeler. J'entrai seul dans le salon des Miroirs, qui est fort vaste, bien moins large que long. Le roi, et la reine à sa gauche, étaient presque au fond du salon, debout, et tout joignant l'un l'autre. J'approchai avec trois profondes révérences, et je remarquerai une fois pour toutes que le roi ne se couvre jamais qu'aux audiences publiques, et quand il va et vient de la messe en chapelle, terme que j'expliquerai en son lieu. L'audience dura demi-heure (car c'est toujours eux qui congédient) à témoigner leur joie, leurs désirs, leur impatience, avec un épanchement infini, très bien aussi sur M. le duc d'Orléans et sur le désir de rendre Mlle de Montpensier heureuse sur un portrait d'elle et un autre du roi qu'ils me montrèrent à la fin de la conversation, où la reine parla bien plus que le roi dont néanmoins la joie éclatait avec ravissement, ils me firent l'honneur de me dire qu'ils me voulaient faire voir les infants, et me commandèrent de les suivre. Je traversai seul à leur suite la chambre et le cabinet de la reine, une galerie intérieure, où il se trouva deux dames de service et deux ou trois seigneurs en charge, qui, apparemment, avaient été avertis, comme je l'expliquerai ailleurs, et passai avec cette petite suite toute cette galerie, au bout de laquelle était l'appartement des infants. Je n'ai point vu de plus jolis enfants, ni mieux faits que don Ferdinand et don Carlos, ni un plus beau maillot que don Philippe. Le roi et la reine prirent plaisir à me les faire regarder, et à les faire tourner et marcher devant moi de fort bonne grâce. Ils entrèrent après chez l'infante, où je tâchai d'étaler le plus de galanterie que je pus. En effet, elle était charmante, avec un petit air raisonnable et point embarrassé. La reine me dit que l'infante commençait à apprendre assez bien le français; et le roi, qu'elle oublierait bientôt l'Espagne. « Oh! s'écria la reine, non seulement l'Espagne, mais le roi et moi, pour ne s'attacher qu'au roi son mari; » sur quoi je tâchai de ne pas demeurer muet. Je sortis de là à la suite de Leurs Majestés Catholiques, que je suivis à travers cette petite galerie et leur appartement. Elles me congédièrent aussitôt avec beaucoup de témoignages de bonté; et, rentré dans le salon avec tout le monde, j'y fus environné de nouveau, avec force compliments.

Peu de moments après, le roi me fit rappeler pour voir le prince des Asturies, qui était avec Leurs Majestés dans ce même salon des Miroirs. Je le trouvai grand, et véritablement fait à peindre; blond et de beaux cheveux, le teint blanc avec de la couleur, le visage long, mais agréable, les yeux beaux, mais trop près du nez: je lui trouvai beaucoup de grâce et de politesse. Il me demanda fort des nouvelles du roi, puis de M. le duc d'Orléans et de Mlle de Montpensier, et du temps de son arrivée.

Leurs Majestés Catholiques me témoignèrent beaucoup de satisfaction de ma diligence, me dirent qu'ils avaient retardé leur voyage pour me donner le temps de me mettre en état de prendre mes audiences; qu'une seule suffirait pour faire la demande de l'infante et l'accorder; que les articles pourraient être signés la veille de cette audience, et l'après-dînée de ce jour de l'audience signer le contrat. Ensuite ils me demandèrent quand tout serait prêt; je leur dis que ce serait le jour qu'il leur plairait, parce que tout ce que je faisais préparer n'étant que pour leur en faire ma cour, je croirais y mieux réussir avec moins pour ne pas retarder leur départ, que de différer pour étaler tout ce à quoi on travaillait encore. Il me parut que cette réponse leur plut fort, mais elles ne voulurent jamais déterminer le jour, sur quoi enfin je leur proposai le mardi suivant. La joie de cette promptitude parut sur leur visage, et [ils] me témoignèrent m'en savoir beaucoup de gré. Là-dessus, le roi se recula un peu, parla bas à la reine, et elle à lui, puis se rapprochèrent du prince des Asturies et de moi, et fixèrent leur départ au jeudi suivant, 27 du mois. Tout de suite ils me permirent non seulement de les y suivre, mais m'ordonnèrent de les suivre de près, parce que l'incommodité des logements ne permettait qu'à peine aux officiers de service les plus nécessaires de les accompagner dans la route. Ce fut la fin de toute cette audience.

Maulevrier seul me ramena chez moi, où je trouvai don Gaspard Giron, l'ancien des quatre majordomes, qui s'était emparé de ma maison avec les officiers du roi, qui me traita magnifiquement, avec beaucoup de seigneurs qu'il avait invités, et fit toujours les honneurs; ce qui, quoi que je pusse faire, dura jusqu'au mercredi suivant inclus, avec un carrosse du roi toujours à ma porte pour me servir; mais à ce dernier égard, j'obtins enfin que cela ne durerait que trois jours, pendant lesquels il fallut toujours m'en servir; il était à quatre mules, avec un cocher du roi et quelques-uns de ses valets de pied en livrée. Ce traitement de table et de carrosse est une coutume à l'égard des ambassadeurs extraordinaires. Si je m'étends sur les honneurs que j'ai reçus, c'est un récit que je dois à l'instruction et à la curiosité, plus encore à la joie extrême du sujet de cette ambassade qui fit passer par-dessus toutes règles, comme pour les premières visites, et en bien d'autres choses, ainsi qu'aux accueils et aux empressements que je reçus de tout le monde, et qui furent toujours les mêmes tant que je demeurai en Espagne.

La conduite de deux seigneurs principaux me surprit également par leur opposition à mon égard. Cellamare, qui avait pris le nom de duc de Giovenazzo depuis la mort de son père, et qui était grand écuyer de la reine, surpassa toute cette cour en empressements pour moi et chez moi, et au palais, en protestations de joie de l'union et des mariages, d'attachement et de reconnaissance des bons traitements qu'il avait reçus en France, me conjura que le roi et M. le duc d'Orléans en fussent informés, et se répandit assez inconsidérément en tendresse pour le maréchal de Villeroy, auquel il me dit qu'il voulait écrire, ainsi qu'au roi et à M. le duc d'Orléans. Je reçus toutes ces rares effusions aussi poliment que me le permit la plus extrême surprise, après tout ce qu'il avait brassé à Paris et ce qui en était suivi pour lui-même. Ces mêmes empressements continuèrent tant que je fus en Espagne, mais il ne mangea pas une seule fois chez moi. Aussi, ne l'en priai-je qu'une de devoir, le jour de la couverture de mon fils.

Son contradictoire fut le duc de Popoli, capitaine général, grand maître de l'artillerie, chevalier du Saint-Esprit et gouverneur du prince des Asturies, dont je reçus force compliments au palais où je ne le rencontrais guère, et qui ne vint et n'envoya chez moi qu'une fois. On verra aussi comment j'en usai avec lui.

Ce même jour, j'allai voir le marquis de Grimaldo, particulièrement chargé des affaires étrangères. Il entendait parfaitement le français, mais il ne le voulait pas parler. Orondaya, son principal commis, nous servit toujours d'interprète; on ne peut en recevoir plus de politesses; je fus étonné au dernier point qu'il me rapportât tous les efforts que j'avais faits auprès de M. le duc d'Orléans pour le détourner de la guerre qu'il fit à l'Espagne en faveur des Anglais, et je n'imagine pas comment Laullez l'avait su, qui l'avait mandé fort tôt après qu'il fut arrivé à Paris. Je présentai à Grimaldo les copies des lettres que je devais rendre. Ce fut un long combat de civilité entre nous, lui de ne les vouloir pas prendre, moi d'insister; mais je m'y opiniâtrai tellement qu'enfin il les reçut. J'eus pour cela mes raisons, je voulais faire passer la lettre de M. le duc d'Orléans au prince des Asturies, avec le traitement de frère; je ne voulais pas m'y exposer témérairement; il fallait donc, pour ne rien hasarder, que Grimaldo en eût la copie et point de celle où le traitement de frère était omis, qu'il n'était temps de produire qu'au cas que Grimaldo ne voulût point passer l'autre; c'est ce qui me fit tant insister; heureusement je n'en entendis plus parler, et sur cette confiance, je rendis celle où était le traitement de frère le lendemain au prince des Asturies. Elle passa doux comme lait, et j'eus le plaisir de renvoyer aussitôt après à M. le duc d'Orléans celle où le traitement de frère n'était pas employé.

Restait l'embarras de n'avoir point de lettre pour l'infante. J'en fis la confidence à Grimaldo, qui se mit à rire et me dit qu'il m'en tirerait et ferait que, lorsque le lendemain j'irais à l'audience de l'infante, la gouvernante me viendrait dire dans l'antichambre qu'elle dormait et m'offrirait de la réveiller, ce que je refuserais, après quoi je n'irais plus chez elle, que la lettre du roi pour elle ne me fût arrivée, et que j'irais lui remettre alors sans façon et sans audience. Cela commença à nous ouvrir un peu l'un avec l'autre sur le cardinal Dubois, et je vis dans la suite qu'il le connaissait tel qu'il était, aussi parfaitement que nous. La journée finit fort tard par la communication que je donnai à Maulevrier de tout ce qui m'avait été remis touchant l'ambassade, et je lui remis aussi les pleins pouvoirs qui lui donnaient le caractère d'ambassadeur.

Lui et moi avions, dès auparavant, agité ensemble la difficulté qui se rencontrait dans le préambule du contrat de mariage du roi, qui s'expliquait de manière que ce n'était point le roi et la reine d'Espagne qui contractaient, mais des commissaires, nommés par eux, qui stipulaient en leur nom, tant pour Leurs Majestés Catholiques, que pour l'infante, ce qui nous aurait mis dans la nécessité de nommer aussi des commissaires dont nous n'avions pas pouvoir. J'avais donc prié Maulevrier de me venir trouver chez Grimaldo pour nous en expliquer avec lui. Il nous représenta que telle était la coutume en Espagne; que nos deux dernières reines avaient été mariées de cette façon, et qu'encore qu'au dernier de ces deux mariages, le roi et le roi d'Espagne Philippe IV fussent en personne sur la frontière, le roi Philippe IV n'en avait pourtant pas signé lui-même le contrat, à quoi Grimaldo nous pressa fort de nous conformer et de donner des commissaires; nous insistâmes sur notre défaut de pouvoir, sur la longueur où jetterait la nécessité de dépêcher un courrier et d'en attendre le retour, enfin sur ce que le roi comptait si fort sur la signature de Leurs Majestés Catholiques, que cela même était porté précisément dans nos instructions. Cette discussion fut beaucoup moins une dispute qu'une conversation fort polie, à la fin de laquelle Grimaldo, qui m'adressa toujours la parole, me dit que le roi d'Espagne avait tant de désir de complaire au roi et de voir la fin d'une affaire si désirée, qu'il espérait qu'il voudrait bien passer pardessus la coutume d'Espagne et signer lui-même avec la reine; qu'il allait leur en rendre compte tout sur-le-champ et nous informerait le lendemain dimanche 23, de la réponse, jour auquel je devais avoir le matin ma première audience particulière et rendre les lettres dont j'étais chargé. Mais avant de passer outre, je crois nécessaire de dire quelque chose du roi et de la reine d'Espagne et du marquis de Grimaldo.

Le premier coup d'oeil, lorsque je fis ma première révérence au roi d'Espagne en arrivant, m'étonna si fort, que j'eus besoin de rappeler tous mes sens pour m'en remettre. Je n'aperçus nul vestige élu duc d'Anjou, qu'il me fallut chercher dans son visage fort allongé, changé, et qui disait encore beaucoup moins que lorsqu'il était parti de France. Il était fort courbé, rapetissé, le menton en avant, fort éloigné de sa poitrine, les pieds tout droits, qui se touchaient, et se coupaient en marchant, quoiqu'il marchât vite et les genoux à plus d'un pied l'un de l'autre. Ce qu'il me fit l'honneur de me dire était bien dit, mais si l'un après l'autre, les paroles si traînées, l'air si niais, que j'en fus confondu. Un justaucorps, sans aucune sorte de dorure, d'une manière de bure brune, à cause de la chasse où il devait aller, ne relevait pas sa mine ni son maintien. Il portait une perruque nouée, jetée par derrière, et le cordon bleu par-dessus son justaucorps, toujours et en tout temps, et de façon qu'on ne distinguait pas sa Toison qu'il portait au cou avec un cordon rouge, que sa cravate et son cordon bleu cachaient presque toujours. Je m'étendrai ailleurs sur ce monarque.

La reine, que je vis un quart d'heure après, ainsi qu'il a été rapporté plus haut, m'effraya par son visage marqué, couturé, défiguré à l'excès par la petite vérole; le vêtement espagnol d'alors pour les dames, entièrement différent de l'ancien, et de l'invention de la princesse des Ursins, est aussi favorable aux dames jeunes et bien faites, qu'il est fâcheux pour les autres dont l'âge et la taille laissent voir tous les défauts. La reine était faite au tour, maigre alors, mais la gorge et les épaules belles, bien taillée, assez pleine et fort blanche, ainsi que les bras et les mains; la taille dégagée, bien prise, les côtés longs, extrêmement fine et menue par le bras, un peu plus élevée que la médiocre; avec un léger accent italien, [elle] parlait très bien français, en bons termes, choisis, et sans chercher, la voix et la prononciation fort agréables. Une grâce charmante, continuelle, naturelle, sans la plus légère façon, accompagnait ses discours et sa contenance, et variait suivant qu'ils variaient. Elle joignait un air de bonté, même de politesse, avec justesse et mesure, souvent d'une aimable familiarité, à un air de grandeur et à une majesté qui ne la quittaient point. De ce mélange, il résultait que, lorsqu'on avait l'honneur de la voir avec quelque privance, mais toujours en présence du roi, comme je le dirai ailleurs, on se trouvait à son aise avec elle, sans pouvoir oublier ce qu'elle était, et qu'on s'accoutumait promptement à son visage. En effet, après l'avoir un peu vue, on démêlait aisément qu'elle avait eu de la beauté et de l'agrément dont une petite vérole si cruelle n'avait pu effacer l'idée. La parenthèse, au courant vif de ce commencement de fonctions d'ambassadeur, serait trop longue si j'en disais ici davantage; mais il est nécessaire d'y remarquer en un mot, qui sera plus étendu ailleurs, que jour et nuit, travail, audiences, amusements, dévotions, le roi et elle ne se quittaient jamais, pas même pour un instant, excepté les audiences solennelles qu'ils donnaient l'un et l'autre séparément, l'audience du roi publique et celle du conseil de Castille et les chapelles publiques. Toutes ces choses seront expliquées en leur lieu.

Grimaldo, naturel Espagnol, ressemblait à un Flamand. Il était fort blond, petit, gros, pansu, le visage rouge, les yeux bleus, vifs, la physionomie spirituelle et fine, avec cela de la bonté. Quoique aussi ouvert et aussi franc que sa place le pouvait permettre, complimenteur à l'excès, poli, obligeant, mais au fond glorieux comme nos secrétaires d'État, avec ses deux petites mains collées sur son gros ventre, qui, sans presque s'en décoller ni se joindre, accompagnaient ses propos de leur jeu : tout cela faisait un extérieur dont on avait à se défendre. Il était capable, beaucoup d'esprit et d'expérience, homme d'honneur et vrai, solidement attaché au roi et au bien de ses affaires, grand courtisan toutefois, et dont les maximes furent en tous les temps l'union étroite avec la France. En voilà ici assez sur ce ministre, dont je sus gagner l'amitié et la confiance, qui me furent très utiles et qui ont duré entre lui et moi jusqu'à sa mort, comme je le dirai ailleurs, qui n'arriva qu'après sa chute et bien des années. Retournons maintenant à notre ambassade.

Le dimanche 23 j'eus ma première audience particulière, le matin, du roi et de la reine ensemble, dans le salon des Miroirs, qui est le lieu où ils la donnent toujours. J'étais accompagné de Maulevrier. Je présentai à Leurs Majestés Catholiques les lettres du roi et de M. le duc d'Orléans. Les propos furent les mêmes sur la famille royale, la joie, l'union, le désir de rendre la future princesse des Asturies heureuse. À la fin de l'audience, je présentai à Leurs Majestés Catholiques le comte de Lorges, le comte de Céreste, mon second fils, l'abbé de Saint-Simon, et son frère. Je reçus force marques de bonté du roi et de la reine dans cette audience, qui me parut fort sèche pour Maulevrier. Ils me demandèrent fort des nouvelles de mon fils aîné, et dirent quelques mots de bonté à ceux que je venais de leur présenter. Nous fûmes de là chez l'infante, où je fus reçu comme Grimaldo et moi en étions convenus. Nous descendîmes ensuite chez le prince des Asturies, à qui je présentai les lettres du roi et de M. le duc d'Orléans, puis à la fin les mêmes personnes que j'avais présentées au roi et à la reine. Les propos furent à peu près les mêmes, et avec beaucoup de grâce et de politesse. Je me conformai à l'usage et le traitai toujours de Monseigneur et de Votre Altesse, sans y rien ajouter. J'en usai de même avec les infants.

Au sortir de là nous passâmes dans la cavachuela du marquis de Grimaldo. J'expliquerai ailleurs ce que c'est. Il nous dit que le roi d'Espagne avait consenti à signer lui-même le contrat et la reine; mais don Joseph Rodrigo qui, comme secrétaire d'État intérieur, devait l'expédier, et qui ne parlait et n'entendait pas un mot de français, ni à ce qu'il me parut d'affaires, proposa qu'il y eût des témoins, et je compris que Grimaldo, qui s'attendait à notre visite pour la réponse à la difficulté sur la signature, l'avait aposté là exprès pour se décharger sur lui de la proposition de cette nouvelle difficulté. Je répondis que nous n'avions point d'ordre là-dessus; qu'on ne connaissait point cette formalité en France, et que tout récemment le roi et tous ceux du sang avaient signé le contrat de la duchesse de Modène d'une part, et d'autre part le seul plénipotentiaire de Modène sans aucun témoin, et qu'il n'y en avait point eu non plus au mariage de nos deux dernières reines. Ces messieurs ne se contentèrent point de ces raisons. Rodrigo se débattit et baragouina fort. Grimaldo nous dit avec beaucoup de douceur et de politesse qu'il fallait suivre les coutumes des lieux où on était pour la validité et la sûreté des actes qu'on y passait; que les contrats se passaient en Espagne par un seul notaire, avec la nécessité de la présence de témoins, qui était une formalité essentielle qu'ils ne pouvaient omettre. Nous nous défendîmes sur ce qu'elle nous était inconnue et qu'il n'y en avait rien dans nos instructions. Grimaldo allégua la complaisance du roi et de la reine d'Espagne de signer eux-mêmes contre la coutume, sur ce que nous avions représenté que cette signature était expressément dans nos instructions, et que nous n'avions point de pouvoir pour nommer des commissaires qui signassent avec les leurs; qu'ici il n'y avait ni pour ni contre dans nos instructions, loin d'y avoir rien de contraire à la formalité des témoins, et qu'il ne nous fallait point de pouvoir pour en nommer, puisque rien ne s'y opposait dans nos instructions; enfin que nous ne pouvions refuser, avec des raisons valables, de nous rendre à un usage constant du pays qui, sans préjudice aucun ni à la chose ni à nos ordres, n'allait qu'à la plus grande validité, que les parties désiraient et voulaient également, et dont le refus jetterait dans un grand embarras et une grande longueur. Je répondis que nos instructions ne pouvaient rien contenir sur une formalité inconnue et jamais usitée en France, à laquelle, par conséquent, on n'avait pu penser, mais que je croyais qu'il suffisait qu'il n'y eût rien dedans ni pour ni contre pour nous renfermer dans ce qu'elles contenaient, c'est-à-dire pour n'admettre point de témoins. J'ajoutai que nous ne ferions aucune difficulté qu'il y en eût de la part de l'Espagne, pourvu qu'il n'y en eût point de la nôtre, comme je n'en ferais pas non plus qu'il y eût des commissaires d'Espagne au cas [que] ces messieurs trouvassent qu'il y en pût avoir, sans empêcher que Leurs Majestés Catholiques signassent elles-mêmes le contrat. Que je les suppliais de considérer que Leurs Majestés Catholiques pouvaient agir en souverains chez elles sans que nous y pussions trouver à redire, mais que pour nous, nous étions bornés aux ordres que nous avions reçus et aux termes de notre instruction sans pouvoir les outrepasser. Grimaldo et Rodrigo insistèrent sur l'exemple de la condescendance de Leurs Majestés Catholiques de signer elles-mêmes contre la coutume, sur la nécessité des témoins pour la validité de l'acte par la coutume d'Espagne, sur ce que des témoins n'avaient aucun besoin de pouvoir, sur ce qu'il n'y avait rien dans nos instructions de porté au contraire, sur ce que, par conséquent, admettre des témoins n'était pas les outrepasser. Je continuai à me défendre par mes raisons précédentes. Nous ne convînmes point et tout se passa doucement et très poliment de part et d'autre. Maulevrier me laissa froidement faire et ne dit que quelques mots à mesure que je l'interpellai.

Grimaldo nous proposa ensuite la signature des articles pour le lendemain 24, l'après-dînée, avec le marquis de Bedmar et lui, nommés commissaires du roi d'Espagne pour cela. Je m'expliquai que je prétendais que cette signature se fît chez moi, à moins que le roi d'Espagne n'aimât mieux qu'elle se fît dans son appartement, ce que j'estimais encore plus convenable à la dignité de cette fonction et une facilité qui pouvait être agréable à Sa Majesté Catholique. Cela fut accepté sur-le-champ par Grimaldo, et l'heure convenue pour le lendemain cinq heures après midi, au palais. Nous eûmes après quelque peu de conversation de civilité, et nous prîmes congé.

Comme il achevait de nous conduire, il rappela Maulevrier à qui il demanda les noms des personnes principales qui m'accompagnaient, et le pria de lui envoyer ces noms dans le soir de ce même jour. Comme il fut tard, Maulevrier m'envoya dire par son secrétaire que Grimaldo voulait absolument avoir ces noms avant de se coucher, tellement que je les fis écrire, et remettre à ce secrétaire.

Le lendemain matin, lundi 24, je reçus un paquet du marquis de Grimaldo contenant une lettre pour moi, et cinq autres pour les comtes de Lorges et de Céreste, l'abbé de Saint-Simon, et les marquis de Saint-Simon et de Ruffec. Je récrivis sur-le-champ à Grimaldo, qui insistait toujours par sa lettre sur les témoins, pour lui demander un entretien dans la fin de la matinée, et pour le faire souvenir que les ambassadeurs de famille ne faisaient point d'entrée. Sur la fin de la matinée, j'allai à la cavachuela de Grimaldo pour m'expliquer avec lui sur ce qu'il entendait par ces cinq lettres, et j'y allai seul, parce que Maulevrier, à qui j'avais envoyé communiquer tout ce paquet de Grimaldo, voulut demeurer à faire ses dépêches.

Grimaldo me dit nettement que le roi d'Espagne dans l'empressement de finir une affaire si désirée, ayant condescendu de si bonne grâce à signer lui-même avec la reine le contrat de mariage contre l'usage des rois ses prédécesseurs, il était juste aussi que je condescendisse, non par une simple complaisance, mais à un point nécessaire à la validité de l'acte, qui est celui des témoins; que depuis notre conférence de la veille, le roi d'Espagne avait cherché les moyens de concilier là-dessus sa délicatesse avec nos difficultés, et qu'il avait cru prendre l'expédient le plus convenable, même le plus honorable pour moi, de nommer lui-même les cinq personnes les plus distinguées de tout ce que j'avais amené pour être témoins afin de lever la difficulté que nous faisions d'en nommer; que cette sûreté nécessaire dans l'occurrence présente ne pouvait être refusée, puisque, outre qu'elle n'était pas de mon choix, le roi d'Espagne ayant nommé à mon insu les cinq témoins français, je ne pouvais alléguer que mes instructions portassent rien qui y fût contraire.

Je répondis à cet honneur inattendu et rien moins que désiré de la nomination du roi d'Espagne des témoins français, avec tout le respect possible, sans toutefois m'engager à rien que je n'eusse vu jusques où il voulait porter l'usage de ces témoins, et s'il avait dessein de leur faire signer le contrat de mariage; mais il convint avec moi qu'ils n'auraient pas cet honneur; que le roi d'Espagne se contenterait qu'ils fussent présents à la signature de notre part, comme de la leur y assisteraient aussi comme témoins les trois charges, qui sont le majordome-major du roi, le sommelier du corps et le grand écuyer, avec le majordome-major et le grand écuyer de la reine, qui étaient lors le marquis de Villena ou duc d'Escalona, le marquis de Montalègre et le duc del Arco; le marquis de Santa Cruz et Cellamare, ou le duc de Giovenazzo; mais le premier et le dernier ne portaient que le nom de marquis de Villena et de duc de Giovenazzo; que cette fonction des dix témoins serait exprimée par un acte séparé qui serait seulement signé du même secrétaire d'État tout seul, qui recevrait le contrat de mariage en qualité de notaire du roi d'Espagne, lequel était don Joseph Rodrigo.

Cette assurance que la fonction des témoins ne paraîtrait que dans un acte séparé, lequel même ils ne signeraient point, et qui ne le serait que par un seul secrétaire d'État, me dérida beaucoup. Je considérai qu'avec cette forme il ne se faisait rien contre la lettre ni contre l'esprit de mon instruction, ni d'aucun ordre que j'eusse reçu; [je considérai] leur opiniâtre attachement à une formalité espagnole nécessaire dans tous les actes qui se passent en Espagne, et qui, bien que omise aux mariages de nos deux dernières reines, leur paraissait nécessaire et essentielle dans une circonstance aussi singulière que la rendait l'âge de l'infante, où ils voulaient accumuler tout ce qu'ils pouvaient de sûretés. Je m'aperçus aussi qu'ils n'avaient si facilement accordé la signature du roi et de la reine au contrat de mariage, contre tout usage et tout exemple, que pour obtenir une formalité aussi hors de nos usages, mais à leur sens si fortement confirmative de la validité et sûreté de l'engagement du roi pour le mariage. J'en fus d'autant plus persuadé, et de l'opinion qu'ils avaient prise de l'importance de cette formalité pour la sûreté du futur mariage que les cinq grands d'Espagne qu'ils choisirent pour témoins étaient ce qu'il y avait de plus relevé en Espagne en âge, en dignité, en charges et tous en naissance, excepté Giovenazzo, mais si grandement décoré d'ailleurs; enfin [je considérai] l'amère impatience de Leurs Majestés Catholiques, car elle l'était devenue, de l'arrivée des dispenses de Rome et du départ de Mlle de Montpensier, qui deviendrait bien autre, si par une fermeté sans aucun véritable fondement je les jetais dans les longueurs d'attendre le retour du courrier qu'il me faudrait dépêcher sur cette difficulté des témoins. Je pris donc mon parti. Je me fis répéter et confirmer par le marquis de Grimaldo que la fonction des témoins ne paraîtrait que par l'acte séparé que même ils ne signeraient point, et qui ne le serait que par Rodrigo tout seul, et je cédai enfin avec tout l'assaisonnement de respects et du désir de complaire à Leurs Majestés Catholiques et des compliments personnels à Grimaldo, qui prit, à ce consentement, un air épanoui, et me proposa la signature du contrat de mariage du roi avec l'infante pour le lendemain, après dîner, chez le roi.

Quelques heures après être sorti d'avec lui, il m'envoya un paquet dans lequel il n'y avait point de lettre pour moi, mais cinq autres pour les cinq témoins français, dans lesquelles cette qualité était énoncée, au lieu qu'elle ne l'était pas dans les premières qui ne portaient que le choix du roi d'Espagne pour assister à la signature du contrat, parce qu'alors ils n'osèrent aller plus loin sur la difficulté où nous en étions demeurés à cet égard. Il paraît qu'il eut peur que, même après avoir mon consentement, je ne m'opposasse à cette qualité nette de témoins qui leur était si chère, parce qu'il ne me parla point d'envoyer d'autres lettres, et qu'elles me surprirent quand je les reçus. Je les remis aux cinq à qui elles étaient adressées et n'en parlai point à Grimaldo, parce qu'elles n'innovaient et n'ajoutaient rien à ce à quoi j'avais cru devoir consentir, d'autant qu'au terme de témoin près, elles n'étaient que la copie exacte des premières.

Le même jour, lundi 24 novembre, je me rendis au palais avec Maulevrier sur les cinq heures du soir. Le marquis de Bedmar et Grimaldo nous y attendaient. Ils nous conduisirent, à travers le salon des Grands, au coin du bout de ce salon, dans un cabinet petit et fort orné, dont les tapis qui couvraient le plancher étaient d'une richesse et d'une beauté si singulière, que j'avais de la peine à me résoudre à marcher dessus. Cette pièce, ainsi que le salon des Grands, le petit salon où la cour s'assemble pour attendre, et le salon des Miroirs, donnent sur le Mançanarez et la campagne au delà; dans ce cabinet, nous trouvâmes une table, une écritoire et quatre tabourets. Les deux commissaires espagnols nous firent les honneurs et nous prîmes la droite. Tout était convenu et écrit longtemps avant mon arrivée, en sorte que nous n'eûmes qu'à collationner exactement les deux instruments que nous devions signer avec la copie des mêmes articles que nous avions apportée, après quoi nous signâmes en la manière accoutumée, et avec les compliments, les protestations et les effusions de joie qu'on peut s'imaginer. Je fus assis vis à vis du marquis de Bedmar, et Maulevrier vis à vis de Grimaldo.

Je m'étais fait charger de témoigner à Grimaldo que le roi d'Espagne avait fait un vrai plaisir à M. le duc d'Orléans et au cardinal Dubois de donner à Laullez le caractère d'ambassadeur, comme le roi le venait de donner ici à Maulevrier, et leur en ferait un autre très sensible de lui marquer de plus par quelque autre grâce que Sa Majesté Catholique était contente de lui. J'avais pris mon temps pour faire cet office aussitôt que j'eus consenti aux témoins. J'avais à coeur de servir Laullez, parce que je reconnaissais à tout moment qu'il n'avait rien oublié pour me rendre agréable. Je vis, à la façon dont cela fut reçu, qu'on était content de lui à la cour d'Espagne. J'en rafraîchis la mémoire à Grimaldo en sortant du cabinet de la signature. En effet, il écrivit de la part et par ordre du roi d'Espagne, à Laullez, avec assurance des premières grâces qu'il serait possible de lui faire, et Grimaldo me promit de fort bonne grâce d'y tenir très soigneusement la main.

CHAPITRE XIII. §

Audience solennelle pour la demande de l'infante en mariage futur pour le roi. — Audience de la reine d'Espagne. — Audience du prince des Asturies et des infants. — Bêtise de Maulevrier, qui ne se couvrit point. — Conduite énorme de Maulevrier avec moi, bien pourpensée et bien exécutée jusqu'au bout, pour me jeter dans le plus Fâcheux embarras sur les raisonnements du contrat de mariage, de guet-apens, en pleine cérémonie de la signature. — Ma conduite pour y précéder, comme je fis, le nonce et le majordome-major du roi, sans les blesser. — Signature solennelle du contrat du futur mariage du roi et de l'infante. — Le prince des Asturies cède partout à l'infante depuis la déclaration de son futur mariage avec le roi. — Je me maintiens adroitement en la place que j'avais prise. — Difficulté poliment agitée sur la nécessité ou non d'un instrument en français. — Maulevrier forcé de laisser voir toute sa scélératesse, de laquelle je me tire avec tout avantage, sans montrer la sentir. — Autre honte à Maulevrier chez Grimaldo. — Politesse de ce ministre. — Facilité pleine de bonté du roi d'Espagne. — Ma conduite égale avec Maulevrier, et mes raisons pour cette conduite. — Bonté de Leurs Majestés Catholiques. — Conclusion de mon désistement d'un instrument en français.

Le mardi 25 novembre, j'eus mon audience solennelle. Maulevrier, qui, pour son caractère d'ambassadeur, ne s'était mis en aucune sorte de dépense, vint de bonne heure chez moi le matin, où quelque temps après arriva don Gaspard Giron et un carrosse magnifique du roi, à huit chevaux gris pommelés admirables, dans lequel, à l'heure marquée, nous montâmes tous trois. Deux garçons d'attelage tenaient chaque quatrième cheval à gauche par une longe. Il n'y avait point de postillon, et le cocher du roi nous mena son chapeau sous le bras. Cinq carrosses à moi, remplis de tout ce que j'avais amené, suivaient, et une vingtaine d'autres de seigneurs de la cour, qu'ils avaient envoyés pour me faire honneur par les soins du duc de Liria et de Sartine, avec des gentilshommes à eux dedans. Le carrosse du roi était environné de ma nombreuse livrée à pied et des officiers de ma maison, c'est-à-dire valets de chambre, sommeliers, etc. Les gentilshommes et les secrétaires étaient dans mes derniers carrosses. Ceux de Maulevrier (et il n'en avait que deux), remplis de Robin et de son secrétaire, suivaient le dernier des miens. Arrivant à la place du palais, je me crus aux Tuileries. Les régiments des gardes espagnoles, vêtus, officiers et soldats, comme le régiment des gardes françaises, et le régiment des gardes wallonnes, vêtus, officiers et soldats, comme le régiment des gardes suisses, étaient sous les armes, les drapeaux voltigeants, les tambours rappelant et les officiers saluant de l'esponton . En chemin les rues étaient pleines de peuple, les boutiques de marchands et d'artisans, toutes les fenêtres parées et remplies de monde. La joie éclatait sur tous les visages, et nous n'entendions que bénédictions.

Sortant de carrosse, nous trouvâmes le duc de Liria, le prince de Chalais, grands d'Espagne, et Valouse, premier écuyer, qui nous dirent qu'ils venaient nous rendre ce devoir comme Français. Caylus eût bien pu y faire le quatrième. L'escalier était garni des hallebardiers avec leurs officiers, vêtus comme nos Cent-Suisses, mais en livrée, la hallebarde à la main, et leurs fonctions sont les mêmes. Entrant dans la salle des gardes, nous les trouvâmes en haie sous les armes, et nous traversâmes jusque dans la pièce contiguë à celle de l'audience, dont la porte était fermée. Là étaient tous les grands et une infinité de personnes de qualité, en sorte qu'il n'y avait guère moins de foule qu'en notre cour, mais plus de discrétion. L'introducteur des ambassadeurs a peu de fonctions. Il est fort effacé par celles du majordome. Ce fut là un renouvellement de compliments et de joie, où presque chacun me voulut particulièrement témoigner la sienne, et cela dura près d'un quart d'heure que la porte s'ouvrit et que les grands entrèrent; puis elle se referma.

Je demeurai encore un peu avec cette foule de gens de qualité, pendant quoi le roi vint de son appartement, et entra dans la pièce de l'audience par la porte opposée à celle par où les grands étaient entrés, qui l'y attendaient, et par laquelle tout ce que nous étions à attendre allions entrer. J'avouerai franchement ici que la vue du roi d'Espagne m'avait si peu imposé la première fois, si peu encore les autres fois que j'avais eu l'honneur d'approcher de lui, qu'au moment où j'étais lors, je n'avais pas songé encore à ce que je devais lui dire.

Je fus appelé, et tous ces seigneurs entrèrent en foule avant moi, qui me laissai conduire par don Gaspard Giron, qui prit ma droite, et l'introducteur la gauche de Maulevrier, qui était à côté de moi. Comme j'approchais de la porte, La Roche me vint dire de la part du roi, entre haut et bas, que Sa Majesté Catholique m'avertissait et me priait de n'être point surpris s'il ne se découvrait qu'à ma première et dernière révérence, et point à la seconde; qu'il voudrait plus faire pour un ambassadeur de France que pour aucun autre; mais que c'était un usage de tout temps qu'il ne pouvait enfreindre. Je priai La Roche de témoigner au roi ma très respectueuse et très sensible reconnaissance d'une attention si pleine de bonté, et j'entrai dans la porte. Ce défilé mit Maulevrier et les deux autres qui nous côtoyaient derrière, et l'attention à ce que j'allais dire et au spectacle fort imposant m'empêcha de plus songer à ce qu'ils devenaient.

Au milieu de cette vaste pièce et du côté que j'avais en face en entrant, était un dais à queue sans estrade, sous lequel le roi était debout, et à quelque distance, précisément derrière lui, le grand d'Espagne capitaine des gardes en quartier, qui était le duc de Bournonville; du même côté, presque au bout, le majordome major du roi, appuyé à la muraille, seul; en retour, le long de la muraille qui par un coin joignait l'autre muraille dont je viens de parler, étaient les grands appuyés contre, et aussi contre la muraille en retour vis-à-vis du roi jusqu'à la cheminée, grande comme autrefois et qui était assez près de la porte par où je venais d'entrer et point tout à fait au milieu de cette muraille; les quatre majordomes étaient le dos à la cheminée. De la cheminée à la porte par où j'étais entré, et en retour le long de la muraille et des fenêtres jusqu'au coin de la porte par où le roi était entré, étaient en foule les gens de qualité les uns devant les autres; dans la porte par où le roi était entré étaient quelques seigneurs familiers par leurs emplois, qui regardaient comme à la dérobée, mais dont aucun n'était grand, et derrière eux quelques domestiques intérieurs distingués, qui voyaient à travers. Le roi et tous les grands étaient couverts, et nuls autres; il n'y avait aucun ambassadeur.

Je m'arrêtai un instant au-dedans de la porte à considérer ce spectacle extrêmement majestueux, où qui que ce soit ne branlait et où le silence régnait profondément. Je m'avançai lentement quelques pas et fis au roi une profonde révérence, qui à l'instant se découvrit, son chapeau à la hauteur de sa hanche; au milieu de la pièce je fis ma seconde révérence, et en me baissant je me tournai un peu vers ma droite, passant les yeux sur les grands, qui tous se découvrirent, mais non tant qu'à la première révérence, où ils avaient imité le roi, qui à cette seconde ne branla pas, comme il m'en avait fait avertir. J'avançai après avec la même lenteur jusques assez près du roi, où je fis ma troisième révérence, qui se découvrit comme il avait fait à la première, et se couvrit aussitôt, en quoi tous les grands l'imitèrent. Alors je commençai mon discours et me couvris au bout des cinq ou six premières paroles sans que le roi me le dit.

Il roula sur les compliments du roi, l'union de la maison royale, celle de leurs couronnes, la joie et l'affection des deux nations, celle que j'avais trouvée répandue partout sur ma route en France et en Espagne, l'attachement personnel du roi pour le roi son oncle, et son désir de lui complaire et de contribuer à tout ce qui pourrait être de sa grandeur, de ses intérêts, de ses affections, avec autant de passion que pour les siens propres; enfin la demande de l'infante pour étreindre encore plus intimement entre eux les liens déjà si forts du sang et des intérêts de leurs couronnes, et lui témoigner sa tendresse par toute celle qu'il aurait pour l'infante, ses soins, ses égards et l'attention continuelle de la rendre parfaitement heureuse. Je passai de là au remercîment du roi et à celui de M. le duc d'Orléans de l'honneur de son choix de Mlle de Montpensier pour M. le prince des Asturies; j'ajoutai que, quelque grand que Son Altesse Royale le sentit, il était encore plus touché de recevoir une aussi grande marque de ses bontés pour lui, et de l'acceptation, de son plus profond respect et de ses protestations les plus sincères de sa passion de lui plaire et de ne rien oublier pour resserrer de plus en plus une si heureuse union des deux royales branches de leur maison, en contribuant de ses conseils et de tous les moyens qu'il pourrait tirer de sa qualité de régent de France pour servir et porter les intérêts et la grandeur de Sa Majesté Catholique avec autant de zèle et d'attachement que ceux mêmes de la France, et la persuader de plus, ce qu'il souhaitait avec le plus de passion, de son infinie reconnaissance, de son attachement, de son profond respect et de sa vénération parfaite pour sa personne. Je finis mon discours par témoigner combien je ressentais de joie et combien je me trouvais honoré d'avoir le bonheur de paraître devant Sa Majesté Catholique, chargé par le roi de contribuer de sa part à mettre la dernière main à un ouvrage si désirable; ce qui me comblait en mon particulier de la plus sensible satisfaction, outre celle de toute la France et de l'Espagne, parce que je n'avais jamais pu oublier d'où Sa Majesté Catholique était issue, et toujours nourri et témoigné en tous les temps mon très profond respect et l'attachement le plus vrai et le plus naturel pour elle.

Si j'avais été si surpris de la première vue du roi d'Espagne à mon arrivée, et si les audiences que j'en avais eues jusqu'à celle-ci m'avaient si peu frappé, il faut dire ici avec la plus exacte et la plus littérale vérité que l'étonnement où me jetèrent ses réponses me mit presque hors de moi-même. Il répondit à chaque point de mon discours dans le même ordre, avec une dignité, une grâce, souvent une majesté, surtout avec un choix si étonnant d'expressions et de paroles par leur justesse et un compassement si judicieusement mesuré, que je crus entendre le feu roi, si grand maître et si versé en ces sortes de réponses.

Philippe V sut joindre l'égalité des personnes avec un certain air de plus que la déférence pour le roi son neveu, chef de sa maison, et laisser voir une tendresse innée pour ce fils d'un frère qu'il avait passionnément aimé et qu'il regrettait toujours. Il laissa étinceler un coeur François sans cesser de se montrer en même temps le monarque des Espagnes. Il fit sentir que sa joie sortait d'une source plus pure que l'intérêt de sa couronne, je veux dire de l'intime réunion du même sang; et à l'égard du mariage du prince des Asturies, il sembla remonter quelques degrés de son trône, s'expliquer avec une sérieuse bonté, sentir moins l'honneur qu'il faisait à M. le duc d'Orléans en faveur du même sang, que la grâce signalée, et je ne dis point trop et je n'ajoute rien, qu'il lui faisait d'avoir bien voulu ne point penser qu'à le combler par une marque si certaine de sa bonne volonté pour lui. Cet endroit surtout me charma par la délicatesse avec laquelle, sans rien exprimer, il laissa sentir sa supériorité tout entière, la grâce si peu méritée de l'oubli des choses passées, et le sceau si fort inespérable que sa bonté daignait y apposer. Tout fut dit avec tant d'art et de finesse, et coula toutefois si naturellement, sans s'arrêter, sans bégayer, sans chercher, qu'il fit sentir tout ce qu'il était, tout ce qu'il pardonnait, tout en même temps à quoi il se portait, sans qu'il lui échappât un seul mot ni une seule expression qui pût blesser le moins du monde, et presque toutes au contraire obligeantes. Ce que j'admirai encore fut l'effectif, mais toutefois assez peu perceptible changement de ton et de contenance en répondant sur les deux mariages. Son amour tendre pour la personne du roi, son affection hors des fers pour la France, la joie d'en voir le trône s'assurer à sa fille, se peindre sur son visage et dans toute sa personne à mesure qu'il en parlait; et lorsqu'il répondit sur l'autre mariage, la même expression s'y peignit aussi, mais de majesté, de dignité, de prince qui sait se vaincre, qui le sent, qui le fait, et qui connaît dans toute son étendue le poids et le prix de tout ce qu'il veut bien accorder. Je regretterai à jamais de n'avoir pu écrire sur-le-champ des réponses si singulières et de n'en pouvoir donner ici qu'une idée si dissemblable à une si surprenante perfection.

Quand il eut fini je crus lui devoir un mot de louange sur ce dernier article, et un nouveau remercîment de M. le duc d'Orléans, comme son serviteur particulier. Au lieu de m'y répondre, le roi d'Espagne me fit l'honneur de me dire des choses obligeantes et du plaisir qu'il avait que j'eusse été choisi pour faire auprès de lui des fonctions qui lui étaient si agréables. Ensuite m'étant découvert, je lui présentai les officiers des troupes du roi qui m'accompagnaient, et le roi d'Espagne se retira en m'honorant encore de quelques mots de bonté.

Je fus environné de nouveau par tout ce qui était là de plus considérable, avec force civilités; après quoi la plupart des grands et des gens de qualité allèrent chez la reine, tandis que quelques-uns d'eux tous demeurèrent à m'entretenir pour laisser écouler tout ce qui sortait, et se placer chez la reine, où au bout de fort peu de temps nous y fûmes aussi conduits comme nous l'avions été chez le roi. Arrivés dans la pièce joignant celle où l'audience se devait donner, on nous fit attendre que tout y fût préparé.

Avant d'aller plus loin il faut expliquer que don Gaspard Giron ne me conduisit, allant chez la reine, que jusqu'au bout de l'appartement du roi, et qu'à l'entrée de celui de la reine il se retira et laissa sa fonction à un majordome de la reine. J'avais su que Magny, qui [en] était un, se trouvait justement en semaine, par conséquent que c'était à lui à m'introduire. J'en avais parlé à Grimaldo et demandé qu'on en chargeât un autre. Non seulement je l'obtins, mais Magny, qui avait été nommé pour le voyage de Lerma, en fut rayé, et un autre majordome de la reine mis de ce voyage au lieu de lui, mais il reçut défense expresse de se trouver en aucun lieu où je serais, même au palais; Grimaldo me le dit lui-même. Soit que cette défense eût été étendue aux autres François réfugiés pour l'affaire de Cellamare et de Bretagne, ou qu'ils l'aient cru sur l'exemple de Magny, ils évitèrent tous et toujours ma rencontre, et presque toujours celle de tout ce qui était venu avec moi en Espagne.

Tout étant prêt, la porte s'ouvrit et nous fûmes appelés la pièce de l'audience était le double de la petite galerie intérieure par laquelle on a vu que le jour de ma première révérence j'avais suivi Leurs Majestés Catholiques chez les infants. Ce double était moins long mais aussi large que la galerie à laquelle elle était unie par de grandes arcades ouvertes, desquelles seules cette pièce tirait son jour. Nous arrivâmes par le côté de l'appartement des infants, et la reine et sa suite était entrée par le sien au bout opposé.

Le bas de cette pièce que nous trouvâmes d'abord en y entrant était obscur et plein de monde qui était arrêté par une barrière à sept ou huit pas en avant où l'obscurité s'éclaircissait. La porte de la pièce et celle de la barrière qui ne se tira que lorsque j'en fus tout près, fit un défilé qui me laissa passer seul, en sorte que je ne pus voir ensuite derrière moi. Au fond de cette pièce qui était fort longue, la reine était assise sur une espèce de trône, c'est-à-dire un fauteuil fort large, fort évasé, et fort orné; les pieds sur un carreau magnifique, d'une largeur et d'une hauteur extraordinaire, qui cachait, comme je le vis quand la reine en sortit, quelques marches assez basses. Le long de la muraille étaient les grands, rangés, appuyés et couverts. Vis-à-vis le long des arcades, des carreaux carrés, longs plus que larges, et médiocrement épais, de velours et de satin rouge ou de damas, tous également galonnés d'or tout autour, de la largeur de la main au plus, avec de grosses houppes d'or aux coins. Sur les carreaux de velours étaient les femmes des grands d'Espagne, et les femmes de leurs fils aînés sur ceux de satin ou de damas, toutes également assises sur leurs jambes et sur les talons. Cette file de grands à la muraille, et de dames sur ces carreaux, vis-à-vis d'eux, tenait toute la longueur de la pièce, laissant un peu de distance en approchant de la reine, et une autre en approchant de la barrière par où j'entrais.

Je m'arrêtai quelques moments dans la porte de cette barrière à considérer un spectacle si imposant, tandis que, par derrière moi, les ducs de Veragua et de Liria, le prince de Masseran et quelques autres grands qui avaient voulu me faire l'honneur de m'accompagner depuis l'appartement du roi, se glissèrent à la muraille, à la suite des derniers placés. Le majordome-major du roi ne se trouva point à cette audience parce que, ayant de droit la première place partout, il ne la veut pas céder au majordome-major de la reine qui, chez elle, prétend l'avoir et en est en possession. Aussi était-il à la tête des grands à la muraille, y ayant une place vide entre lui et le grand d'Espagne qui était le plus près de lui, comme vis-à-vis de lui, entre le carreau de la camarera-mayor de la reine et le carreau le plus près d'elle. Le majordome-major de la reine était placé là parce que la reine tenait tout le fond de cette pièce, ayant deux officiers des gardes du corps un peu en arrière à côté de son fauteuil. Les dames de qualité étaient en grand nombre debout derrière les carreaux des dames assises, et remplissaient le vide de chaque arcade. Quelques gens de qualité s'étaient mis derrière elles, mais le gros de ceux-là se tint contre les barrières, en dedans qui put, et en dehors en foule.

Après avoir arrêté mes yeux quelques moments sur ce beau spectacle fort paré, je m'avançai lentement jusqu'au second carreau d'en bas, marchant au milieu de la largeur de la pièce, et là, je fis une profonde révérence. Je continuai à m'avancer de même jusqu'au milieu de la longueur qui restait, où je fis la seconde révérence, me tournant un peu vers les carreaux en me baissant, passant les yeux dessus ce qui en était à portée, et j'en fis de même en me relevant vers les grands qui se découvrirent, comme les dames m'avaient fait une légère inclination du corps de dessus leurs carreaux. J'avançai ensuite jusqu'au pied du carreau de la reine où je fis ma troisième révérence, à laquelle seule la reine répondit par une inclination de corps fort marquée. Un instant après je dis : « Madame, » et ce mot achevé je me couvris, et tout de suite me découvris sans avoir ôté ma main de mon chapeau et ne me couvris plus. Les grands, depuis ma seconde révérence, étaient demeurés découverts et ne se couvrirent plus.

Mon discours roula sur les mêmes choses qu'avait fait celui que je venais de faire au roi, retranchant et ajustant à ce qui lui convenait, également ou différemment du roi d'Espagne. Elle était parée modestement, mais brillante d'admirables pierreries et avait une grâce et une majesté qui sentaient bien une grande reine. Elle fut surprise d'un si grand transport de joie qu'elle s'en laissa apercevoir embarrassée, et elle prit plaisir depuis à m'avouer son embarras; elle ne laissa pas de me répondre en très bons termes sur sa joie du mariage de l'infante, sur son estime et son affection pour le roi et sa passion même pour lui, sur son amitié pour M. le duc d'Orléans, et son désir de voir sa fille heureuse en Espagne, surtout sur son désir et sa joie extrême de l'union des couronnes, des personnes royales de la même maison, de leur commune grandeur et de leurs intérêts qui ne pouvaient jamais être que les mêmes, puis des marques de bonté pour moi.

Si cette audience eût été la première, sa réponse m'aurait charmé tant elle était bien faite et accompagnée de toutes les grâces possibles et de majesté. Mais il faut avouer qu'avec beaucoup d'esprit, de tour naturel et de facilité de s'énoncer, elle ne put s'élever jusqu'à la justesse et la précision du roi, si diversement modulées, sur chaque point, beaucoup moins jusqu'à ce ton suprême qui sentait la descendance directe d'un si grand nombre de rois, qui se proportionnait avec tant de naturelle majesté aux choses et aux personnes dont il fit plus entendre qu'il n'en dit dans, sa réponse.

Quand elle eut achevé, je lui fis une profonde révérence et je me retirai le plus diligemment que la décence me le permit pour gagner le dernier carreau de velours d'en bas et les parcourir promptement tout en ployant un peu le genou devant chacun et disant à la dame assise dessus: « A los pies à Vuestra Excellentia, » ce qui suppose: « Je me mets aux pieds de Votre Excellence, » à quoi chacune sourit et répondit par une inclination de corps; il faut être preste à cette espèce de course qui se fait, tandis que la reine se débarrasse de ce gros carreau qu'elle a sous les pieds, qu'elle se lève, qu'elle descend les marches de cette espèce de trône et qu'elle retourne dans son appartement par la porte de la galerie qui y donne, et qui n'est presque éloignée de ce trône que de la demi-largeur de la pièce où il est, et de la largeur entière de la galerie, qui sont très médiocres, et il faut avoir achevé le dernier carreau près de celui de la camarera-mayor, qui se lève en même temps que la reine pour la suivre, à temps de trouver la reine à la porte de son appartement, mettre un genou à terre devant elle, lui baiser la main qu'elle vous tend et la remercier en cinq ou six paroles, à quoi elle répond de même.

Je ne pus avoir sitôt expédié les carreaux, que je vis la reine dans la porte de son appartement; elle m'avait déjà traité avec tant de bonté et de familiarité que je crus pouvoir user de quelque sorte de liberté dans ces moments d'une si grande joie, tellement que je courus vers elle et lui criai que Sa Majesté se retirait bien vite, et, comme je la vis s'arrêter et se retourner, je lui dis que je ne voulais pas perdre un moment et un honneur si précieux, elle se mit à rire, et moi, un genou à terre à lui baiser la main qu'elle me tendit dégantée et me parla fort obligeamment; mon remercîment suivit et cela fit un entretien de quelques moments dans cette porte, ses dames en cercle autour qui arrivaient cependant.

La reine et quelques-unes de ses dames rentrées, je lis plus posément, et avec plus de loisir, des compliments à celles qui, par leurs charges, allaient aussi rentrer chez la reine, qui étaient demeurées pour m'en faire; puis j'allai remplir le même devoir de galanterie auprès des principales des autres que je trouvai le plus sous ma main, puis à beaucoup de seigneurs qui m'environnèrent. J'oubliais mal à propos qu'à la fin de l'audience je présentai à la reine tous les officiers des troupes du roi qui m'avaient suivi en Espagne.

Débarrassé peu à peu de tant de monde, et toujours avec les mêmes seigneurs susnommés, qui m'avaient fait l'honneur de vouloir m'accompagner de chez le roi chez la reine et qui, quoi que je pusse faire, voulurent absolument aller partout avec moi, nous allâmes chez le prince des Asturies, où tout se passa sans aucune cérémonie: je fis une seule révérence au prince qui était découvert et qui ne se couvrit point du tout. Ce fut moins une audience qu'une conversation dans laquelle le prince n'oublia rien de tout ce qui convenait de dire, et sans aucun embarras.

Le duc de Popoli, qui, comme à ma première audience, m'était venu recevoir et conduire à l'entrée de l'appartement, fut plus embarrassé que lui. Il m'accabla de ses sentiments de joie sur les mariages, et d'attachement pour le roi et pour M. le duc d'Orléans, et de compliments pour moi, avec force excuses sur ce que son esclavage chez le prince, ce fut le terme dont il se servit, ne lui avait pas encore pu permettre de venir me rendre ses devoirs. Je lui répondis avec toute sorte de politesse, mais avec peine, tant son affluence de protestations était continuelle, et me divertissant à part moi de son embarras.

L'introducteur des ambassadeurs nous conduisit après chez l'infante et chez les infants. Le dernier dormait, et, suivant ce que Grimaldo m'avait promis, l'infante dormait aussi. Je sortis du palais avec les mêmes honneurs que j'y avais été reçu, les bataillons étant demeurés pour cela dans la place; et je trouvai chez moi don Gaspard Giron qui m'attendait en grande et illustre compagnie, et un magnifique repas. Il s'en alla chez lui; on en verra bientôt la raison.

En arrivant chez moi, je fus averti que Maulevrier ne s'était point couvert aux audiences que nous venions d'avoir du roi et de la reine, [ce] dont je n'avais pu m'apercevoir parce qu'il s'était tenu, à toutes les deux, fort en arrière de moi. Il m'avait auparavant fait la question s'il ferait aussi la demande de l'infante, et comme je lui répondis que l'usage n'était pas que deux ambassadeurs fissent cette demande l'un après l'autre, je ne sais ce qu'il en conclut. Je trouvai la chose si étrange, que je m'en voulus assurer tant par les principaux de ceux qui m'y avaient suivi, que par les ducs de Veragua et de Liria, le prince de Masseran et quelques autres de ceux qui se trouvèrent chez moi pour dîner, avec qui déjà j'avais contracté le plus de familiarité, qui, tous, m'assurèrent l'avoir très bien vu et remarqué, et que la surprise en avait été générale; ils ajoutèrent même qu'il n'avait pas fait le plus léger semblant de se couvrir. Je lui en parlai dans la suite, n'ayant pu le faire alors, et le plus poliment qu'il me fut possible; il me répondit froidement et tout court qu'il en était fâché, qu'il n'avait pas cru devoir se couvrir, qu'il se trouverait d'autres occasions de réparer ce manquement. Mettant pied à terre chez moi, il ne voulut pas monter dans mon appartement, où toute la grande compagnie m'attendait, et quoi que je pusse faire, je ne pus jamais l'engager à dîner avec nous. Il me dit qu'il avait affaire chez lui, et qu'il serait exacte à l'heure de revenir chez moi pour aller ensemble à la signature du contrat. Ce fut une bêtise, mais voici une perfidie, et bien pourpensée et bien exécutée de guet-apens dans toutes ses circonstances.

L'instrument des articles avait été signé double; un en espagnol, l'autre en français. Cela m'avait persuadé qu'il en serait de même de l'instrument du contrat de mariage. Il n'y avait rien ni pour ni contre dans mon instruction, comme il n'y en avait rien non plus sur l'instruction des articles, et le cardinal Dubois ne m'avait rien dit là-dessus, ni moi pensé à lui en faire question. J'en parlai dès les premiers jours à Maulevrier, qui ne douta pas un moment des deux instruments; ce qui me confirma encore dans cette persuasion. Je ne savais pas un mot d'espagnol; Maulevrier et Robin, son mentor, dont je dirai un mot dans la suite, lé savaient fort bien. Maulevrier s'était donc chargé du changement à faire dans la préface du contrat de mariage, lorsque j'eus obtenu qu'il n'y aurait point de commissaires, et que le roi et la reine d'Espagne le signeraient eux-mêmes. Maulevrier avait fait ce changement, il l'avait montré à Grimaldo, tous deux me dirent qu'il était bien, ce n'était qu'une affaire de style: dès lors que j'étais assuré que Leurs Majestés Catholiques signeraient elles-mêmes, je m'en reposai sur ce qu'ils m'en dirent, et en effet il était bien. Ils m'en promirent une copie en français. Je convins avec Maulevrier qu'il porterait à la signature du contrat de mariage les deux copies de ce même contrat, l'une espagnole qu'il lirait tout bas à mesure que le contrat en espagnol serait lu tout haut pour le collationner ainsi lui-même, et que j'en ferais autant de la copie française à mesure que le contrat en français serait lu tout haut pour être ensuite signés l'un et l'autre également.

Dès avant d'aller le matin à l'audience, je lui parlai de ces copies; il me dit qu'elles n'étaient pas encore faites, mais qu'elles le seraient avant le dîner. Comme il s'opiniâtra à s'en aller dîner chez lui, je le priai de m'envoyer la copie française; il me le promit et s'en alla. Pendant le dîner, qui fut long chez moi, j'envoyai deux fois chercher ces copies; il me manda la dernière qu'il les apporterait: prêt à partir, et l'heure pressant, j'envoyai un homme à cheval chez lui; il me fit dire par lui que j'allasse toujours, et qu'il se trouverait au palais. Cette réponse me parut singulière pour une cérémonie aussi solennelle: véritablement ses deux seuls carrosses et sa médiocre livrée de cinq ou six personnes ne pouvaient donner ni ôter grand lustre à mon cortège, mais ce procédé me surprit fort sans en rien témoigner.

Dans l'embarras où la méchanceté du cardinal Dubois m'avait mis sur le nonce et le majordome-major, tel qu'on l'a vu ci-dessus en son lieu, j'avais affecté de rendre infiniment à l'un et à l'autre, toutes les fois que je les avais rencontrés et visités, pour leur ôter toute sorte d'idée que j'imaginasse de les précéder, quand je les précéderais effectivement; je pensai que les précéder effectivement et nettement l'un ou l'autre serait une entreprise que je ne pourrais soutenir. La place du grand maître, à cette signature, était derrière le fauteuil du roi, un peu à la droite, pour laisser place au capitaine des gardes en quartier ; m'y mettant, c'était prendre sa place, y intéresser le capitaine des gardes, jeté plus loin, et conséquemment ce qui devait être de suite. Celle du nonce était à côté du roi, le ventre au bras droit de son fauteuil; la prendre, c'était le repousser hors du bras du fauteuil, contre le bout de la table, et sûrement il ne l'aurait pas souffert non plus que le majordome-major pour la sienne. Je résolus donc de hasarder un milieu; de tâcher de me fourrer au haut du bras droit du fauteuil, un peu en travers, pour ne prendre nettement la place ni de l'un ni de l'autre, mais de les écorner toutes les deux pour m'en faire une, et de couvrir cela d'un air d'ignorance et de simplicité d'une part, et de l'autre, d'empressement, de joie, de curiosité, d'engouement de courtisan qui veut parler au roi et l'entretenir tant qu'il sera possible: ce fut aussi ce que j'exécutai en apparence niaisement, et en effet très heureusement. L'inconvénient était de Maulevrier, qui devait être naturellement à côté de moi. Je ne crus pas lui devoir la confidence de ce que je me proposais, et je résolus, pour confirmer mon ignorance, de le laisser tirer d'affaires comme il pourrait sans y prendre part, pourvu que je m'en tirasse moi-même dans un pas si délicat, où cet honnête homme de Dubois avait bien compté me perdre d'une façon ou d'une autre.

Dans cette inquiétude de place et d'instruments, je partis, conduit par don Gaspard Giron, dans le carrosse du roi, et le même cortège que j'avais eu le matin pour mon audience solennelle, moi seul sur le derrière, don Gaspard seul, vis-à-vis de moi, parmi les acclamations de joie de la foule des rues et des fenêtres, remplies comme elles l'avaient été le matin. Je trouvai le palais rempli de tout ce qui était à Madrid de quelque considération. Tous les grands avaient été mandés, le nonce, l'archevêque de Tolède, le grand inquisiteur, et les secrétaires d'État et le P. Daubenton. Le salon entre celui des Miroirs et celui des Grands, où la cérémonie s'allait faire, était rempli à ne pouvoir s'y tourner. Dans mon dessein, je me coulai peu à peu parlant aux uns et aux autres tout auprès de la porte du salon des Miroirs, et je m'y tins causant avec ce qui s'y trouva à portée; l'attente dura bien trois quarts d'heure et m'ennuya fort dans cette foule avec ma double inquiétude. Enfin la porte s'ouvrit, et le roi parut avec la reine, et derrière eux l'infante et les infants.

Dès la porte, je me mis à parler au roi, marchant à côté de lui. Je le conduisis de la sorte jusqu'à sa place dans le salon des Grands où je pris tout de suite celle que j'avais projetée. Voici comment ce salon se trouva disposé, et ceux qui assistèrent à cette signature. Une longue table était placée en travers, ayant un bout vers les fenêtres, l'autre vers la porte par où on y était entré, et cette table couverte d'un tapis avec une écritoire dessus. Six fauteuils rangés le long de la table, le dos à la muraille mitoyenne de ce salon et de celui où on avait attendu le roi, mais laissant un large espace entre la muraille et le dos des fauteuils dont les bras se joignaient. Les infants ont un fauteuil devant le roi d'Espagne; j'en dirai la raison dans la suite, mais j'ignore celle de leur arrangement, tout différent de celui des autres pays. Le roi se mit au premier fauteuil tout à la droite, la reine au second, l'infante au troisième, le prince des Asturies, qui lui céda toujours partout depuis la déclaration du mariage futur du roi avec elle, au quatrième; don Ferdinand au cinquième, et don Carlos au sixième. La gouvernante de l'infante demeura derrière son fauteuil à cause de l'enfance de la princesse, sans aucune autre femme, pas même la camarera-mayor. Cette forme de séance à la file se garde la même au bal, à la comédie, etc.

J'ai dit d'avance qui était derrière le roi. Le marquis de Santa Cruz, majordome-major de la reine, était derrière elle, et le duc de Popoli derrière le prince des Asturies, dont il était gouverneur. Les deux infants n'avaient personne derrière eux. Les grands et les cinq témoins français faisaient un demi-cercle devant toute la table. L'archevêque de Tolède et le grand inquisiteur y étoient un peu à part d'eux, et derrière eux les secrétaires d'État et le P. Daubenton qui s'y était fourré. Près des fenêtres, assez loin de la table, était une petite table avec un tapis et une écritoire, cachée par le cercle qui environnait la grande table. Il n'entra qui que ce soit que tous les grands, le nonce et ceux qui viennent d'être nommés, et aussitôt après les portes furent fermées sans aucun domestique ni officier du roi dedans. On a dit ailleurs, en parlant des grands d'Espagne, qu'ils n'observent entre eux aucun rang d'ancienneté ni de classe; ainsi ils se rangèrent les uns auprès des autres comme le hasard les fit rencontrer. Le roi fut toujours découvert.

Le majordome-major et le nonce, qui suivaient le dernier infant, me trouvant à ce coin de fauteuil où je m'étais placé, entrant à côté du roi et lui parlant, parurent fort surpris. J'entendis répéter signore et señor à droite et à gauche en me parlant, car tous deux s'exprimaient difficilement [en] français, moi révérences de côté et d'autre, air riant d'un homme tout occupé de la joie de la fonction, et qui n'entendait rien à ce qu'ils me voulaient dire, reprenant la parole avec le roi avec une sorte de liberté, d'enthousiasme, tellement que tous deux se lassèrent d'interpeller un homme dont l'esprit transporté ne comprenait rien à ce qu'ils lui voulaient dire ni à la place qu'il avait prise. Ce ne fut que là où je revis Maulevrier depuis que nous nous étions séparés en arrivant chez moi de l'audience. Il tâcha de se fourrer entre le nonce et moi, mais le nonce tint ferme après une petite révérence, et je n'osai essayer de lui faire place, ce qui d'ailleurs, serré comme j'étais, m'eût été bien difficile, parce que l'aidant ainsi à se mettre au-dessus du nonce, aurait montré trop à découvert que je savais mieux où je m'étais mis que ces deux messieurs ne le pensaient, et que le nonce voyant alors le dessein n'eût souffert au-dessus de lui ni Maulevrier ni moi, tellement que je le laissai dans la presse, ce qui servit à leur persuader que je ne pensais à rien. Maulevrier donc demeura couvert par le nonce et par moi, en sorte que sa tête paraissait seulement entre les nôtres en arrière.

Don Joseph Rodrigo, tout près de la table vis-à-vis de la reine, reçut ordre de faire la lecture du contrat, sitôt que le premier brouhaha de tout ce qui entrait et s'arrangeait fut passé, et un moment après, le roi et tout ce qui devait remplir les six fauteuils s'assirent, tout le reste demeurant debout; comme la lecture commençait, je me tournai à l'oreille de Maulevrier, comme je pus, et lui demandai s'il avait sa copie espagnole pour collationner, et la française pour me la donner. Il me répondit qu'à son départ de chez lui elles n'étaient pas encore achevées, mais qu'on allait les lui apporter. Il sera bien temps, lui repartis-je en me retournant, et je me remis à entretenir le roi, toujours dans la crainte de mes deux voisins, et pour leur persuader un engouement qui, sans en sentir la conséquence, m'avait fait mettre et demeurer dans la place où j'étais. La lecture fut extrêmement longue; Rodrigo lut fort haut et fort distinctement le contrat de mariage futur du roi et de l'infante; un double de ce contrat, aussi en espagnol, l'acte séparé où il fut fait mention de la qualité des dix témoins et de la présence distincte de tous les grands d'Espagne qui s'y trouvèrent. Ne sachant plus sur la fin de quoi continuer d'entretenir le roi, je m'avisai de lui demander audience pour le lendemain qu'il m'accorda volontiers, ce qui fit durer un peu la conversation que je tâchais de soutenir jusqu'à la fin de la lecture par tout ce dont je pus sagement m'aviser par la raison que j'en ai dite.

Cette lecture ennuya assez la reine pour qu'elle demandât si elle durerait encore longtemps. Elle s'attendait si bien qu'il y aurait un instrument en français à lire, que j'en pris occasion de lui dire qu'on se pourrait passer d'en lire le préambule qui ne contenait rien d'essentiel. C'est que je voulais cacher que cette préface nous manquait, Maulevrier n'en ayant point de copie sur lui, lui qui l'avait refaite comme il a été dit avec Grimaldo, pour en ôter ce qui regardait les commissaires, et moi ne l'ayant point en français, parce que je n'avais que la copie du contrat de mariage telle que le cardinal Dubois me l'avait donnée.

Toutes les lectures espagnoles étant achevées, don Joseph Rodrigo s'approcha du bout de la table pour présenter la plume au roi d'Espagne, lequel, au lieu de la prendre, proposa de faire toutes les lectures de suite. Je dis aussitôt, d'un ton modeste et demi-bas, que je croyais qu'il y avait un instrument en français. Don Rodrigo, à qui le roi le rendit en espagnol, répondit qu'il ne le croyait pas, qu'en tout cas, il n'en avait point apporté. Sur quoi Maulevrier, qui jusqu'à ce moment avait gardé un parfait silence, dit qu'il l'allait envoyer chercher, et sans une parole de plus sortit de sa place pour le faire. Dans cet intervalle, le roi d'Espagne me dit qu'apparemment il n'en fallait point, puisqu'on n'en avait point apporté. Pour toute réponse, je lui proposai de faire appeler Grimaldo qui était derrière le cercle des grands. Le roi lui manda aussitôt de lui venir parler; il vint et s'approcha du fauteuil entre le majordome-major et moi qui lui fîmes le peu de place que nous pûmes.

Sur la question que le roi lui fit, il répondit qu'il ne fallait point d'instrument français. J'objectai ce qui s'était passé pour les articles que nous avions signés avec le marquis de Bedmar et lui sur deux instruments, l'un espagnol, l'autre français. Grimaldo répliqua que ce n'était pas la même chose. Je n'en entendis que cela, parce que le roi d'Espagne, qui prenait la peine de nous servir d'interprète, ne m'en expliqua pas davantage. Je répliquai modestement qu'il semblait que la dignité des deux couronnes demandait que chacune eût un instrument signé en sa langue, et en ce moment Maulevrier revint auprès de moi au même lieu où il était avant de sortir. Grimaldo me répondit avec beaucoup de politesse qu'il ne croyait pas que cela pût faire difficulté, d'autant qu'il avait vu une lettre du cardinal Dubois à Maulevrier, qui le portait expressément. Je regardai Maulevrier me tournant vers lui avec l'étonnement qu'il est aisé de se représenter. Il me dit avec un air fort embarrassé qu'il y avait quelque chose de cela dans une lettre que le cardinal Dubois lui avait écrite. Cela me fit prendre mon parti sur-le-champ. Je dis au roi et à la reine que je ferais aveuglément tout ce qu'il leur plairait me commander, ce que j'assaisonnai de tout ce que le respect, la confiance, l'union, la joie de ce grand jour, me purent fournir en peu de paroles, et que j'espérais que, s'il se trouvait qu'il fallût un instrument en français, Leurs Majestés Catholiques voudraient bien ne pas faire de difficulté de le signer après coup en particulier. En même temps je me mis comme en devoir d'approcher du roi le contrat qui était sur la table, pour lui marquer mon empressement, mais sans y toucher toutefois, parce que c'était la fonction du secrétaire d'État Rodrigo. Il parut à quelques discours et à l'air du roi et de la reine d'Espagne, que cette démonstration leur fut extrêmement agréable.

À l'instant Rodrigo s'approcha du nonce, qu'il couvrit un peu, et de là présenta le contrat et la plume au roi d'Espagne, et aussitôt se retira au-devant de la table, qu'il suivit, amenant l'écritoire dessus à mesure qu'on signait tout de suite. Le roi, ayant signé, poussa le contrat devant la reine, et lui présenta la plume. Elle signa, puis ajusta le contrat devant l'infante, lui donna la plume et lui tint un peu la main pour signer, ce qu'elle fit le plus joliment du monde. La reine après, lui reprit la plume, la donna par devant l'infante au prince des Asturies, et lui poussa le contrat. Il signa donc et les deux princes ses frères, en se donnant de même la plume et se poussant le contrat. La dernière signature achevée, don Joseph Rodrigo reprit la plume des mains de l'infant don Carlos et le contrat de dessus la table. La joie qui accompagna ces signatures ne se peut exprimer.

Un moment après qu'elles furent achevées, le roi et la reine se levèrent, et aussitôt don Rodrigo vint à moi et me conduisit avec Maulevrier à la petite table près des fenêtres, dont j'ai fait mention. Le roi et la reine s'y trouvèrent aussitôt que nous, et nous commandèrent de signer en leur présence. On jugera bien, sans qu'on le dise, qu'il n'y avait point de sièges, et que nous signâmes debout. Comme je me mis en devoir de signer à côté du dernier infant, don Joseph, qui était à côté de moi, m'arrêta et me montra à côté du pénultième. J'en fis quelques petites difficultés, sur quoi il me fit expliquer qu'il fallait que cela fût ainsi pour laisser place à la signature de Maulevrier à côté de celle du dernier infant. Alors je signai à côté de celle de l'infant don Ferdinand, et, après avoir dit quelques mots de respect et de joie au roi et à la reine d'Espagne, qui étaient tout près de moi, et s'étaient baissés sur la table pour me voir mieux signer, je donnai la plume à Maulevrier, qui, après avoir signé, la laissa sur la table. Comme cette manière de signer nous était plus honorable que celle que j'étais près de garder, et que ce fut le secrétaire d'État qui me la fit changer, je ne crus pas devoir résister davantage. Je lis à Leurs Majestés Catholiques des remercîments de l'honneur que leur joie et leur bonté nous venait de procurer de signer en leur présence. Ce fut un redoublement de joie et de compliments à Leurs Majestés Catholiques de ce qui se trouva là de plus près et de plus familier avec elles. Les louanges de la contenance de l'infante pendant un si longtemps en place devant tant de monde, et de sa signature, ne furent pas oubliées. J'accompagnai le roi et la reine jusqu'à la porte du salon des Miroirs, ayant soin alors, autant que cela se put, de montrer toute déférence au majordome-major et au nonce, et que je lui cédais pour leur ôter toute impression de dessein dans la place que j'avais prise et maintenue.

Dès que Leurs Majestés Catholiques et les princes leurs enfants furent rentrés, et aussitôt la porte du salon des Miroirs fermée sur eux, je fus environné et, pour ainsi dire, presque étouffé de tout ce qui était là, les uns après les autres à l'envi, avec les plus grandes démonstrations de joie et mille compliments. La foule distinguée qui sortit du salon des grands était grossie, dans le salon qui le sépare de celui des Miroirs, de l'autre foule de gens de qualité, qui y avaient attend la fin de la cérémonie pour voir repasser le roi et la reine, et les plus considérables de ceux-là pour leur témoigner leur joie en passant, à quoi, dans les deux salons, Leurs Majestés Catholiques se montrèrent très affables par leur air et leurs réponses.

Pour achever ce qui regarde l'instrument français, je menai Maulevrier à la cavachuela de Grimaldo. Je m'étais plaint cependant à Maulevrier sans aigreur et avec beaucoup de mesure de ne m'avoir pas informé de la lettre du cardinal Dubois. Il ne me répondit autre chose sinon, et très froidement, qu'il me la ferait chercher. Arrivés ensemble chez le marquis de Grimaldo, ce ministre soutint, mais avec beaucoup de politesse, ce qu'il avait dit de cette lettre à la signature. Il ajouta qu'il n'y avait qu'à se conformer à ce qui se passerait à Paris au contrat de mariage du prince des Asturies, et qu'encore qu'il arrivât qu'il n'y en fût pas signé d'instrument en espagnol, le roi d'Espagne venait de le charger de m'assurer qu'il ne ferait aucune difficulté de signer un instrument en français du contrat de mariage du roi, si je persévérais ce nonobstant à le désirer. J'en remerciai extrêmement ce ministre, auquel et encore moins au roi d'Espagne je ne voulus pas témoigner la moindre chose sur Maulevrier dont le froid, l'embarras et le silence portaient sa condamnation sur le front. Je ne voulus mander cette altercation qu'au cardinal Dubois, et rien de cela à M. le duc d'Orléans, ni dans la dépêche du roi qui se lisait au conseil de régence, et encore ne m'en pris-je dans ma lettre au cardinal qu'à un oubli ou à un défaut de mémoire de Maulevrier, avec lequel je continuai de vivre comme auparavant, avec la politesse et les égards dus au caractère que je lui avais apporté, et conférant avec lui de tout ce qui regardait l'ambassade, tellement qu'il vint continuellement dîner chez moi, souvent familièrement sans que je l'en priasse, et qu'il ne parut à qui que ce fût que j'en fusse mécontent.

Ce n'était pas que je ne sentisse toute la conduite si pourpensée et si parfaitement exécutée d'une noirceur si peu méritée, dont la perfidie me commit d'une manière si publique en présence du roi et de la reine d'Espagne, et de tout ce que leur cour avait de plus grand; mais la façon dont j'en sortis, pleine des bontés du roi d'Espagne aussi publiques; l'affront tacite que Maulevrier reçut dans une si auguste assemblée de [m'avoir] laissé ou plutôt induit à m'embarquer en cet instrument français, en ayant la négative en main de celle du cardinal Dubois, d'en être convaincu par le ministre espagnol, à qui il l'avait montrée, et par son propre aveu de me l'avoir cachée; l'indécence de me brouiller et de vivre mal en pays étranger avec un collègue si disproportionné et avec qui je ne pouvais éviter des rapports nécessaires; et, s'il faut tout dire, le mépris extrême que j'en conçus de lui; enfin le doute, si la scélératesse était de son cru ou concertée et commandée par le cardinal Dubois, toutes ces raisons me résolurent au parti que je pris là-dessus, jusqu'à glisser légèrement ou éviter de répondre à beaucoup de seigneurs, qui m'en parlèrent sans ménagement pour lui, parce qu'il était fort haï de toute la cour d'Espagne, et jusque de la ville de Madrid et même du bas peuple, comme j'aurai lieu de le répéter ailleurs; mais, tout en politesse et en conduite ordinaire avec lui, je m'en gardai comme d'un très impudent fripon, et je ne fus pas fâché de l'en laisser souvent apercevoir, sans toutefois lui laisser la plus légère occasion de plainte.

Le lendemain du départ du roi, 20 novembre, pour achever cette matière, Maulevrier vint le matin chez moi avec Robin, et m'apporta la lettre du cardinal Dubois, par laquelle il lui mandait nettement qu'il ne doit y avoir qu'un instrument du contrat de mariage, signé en la langue du pays de la princesse où on contracte, et qu'il suffit d'en faire expédier une copie traduite en l'autre langue, certifiée par le même secrétaire d'État qui a reçu le contrat. C'était précisément ce que Grimaldo nous avait dit chez lui et ce qui me fit demeurer d'accord avec lui de différer jusqu'à Lerma à voir de quoi je me pourrais contenter.

Il venait de m'arriver un courrier de Burgos avec de meilleures nouvelles de mon fils aîné. Ce courrier avait rencontré le roi et la reine d'Espagne, qui l'avaient fait approcher de leur portière à la vue de ma livrée. Ils s'étaient informés des nouvelles de mon fils et [avaient] chargé le courrier de me dire de leur part la joie qu'ils avaient de l'apparence de la guérison. J'avais donc à écrire au marquis de Grimaldo pour remercier par lui Leurs Majestés Catholiques de ces marques de bonté. J'y ajoutai ce que Maulevrier venait de me montrer de la lettre du cardinal Dubois, dont je viens de parler, au moyen de quoi je demeurais parfaitement content de ce qui s'était fait et n'en demandais pas davantage. J'avais raison moyennant cette lettre d'être content, puisqu'elle, ne demandait qu'une copie collationnée du contrat en français, certifiée du secrétaire d'État, au lieu de quoi j'envoyais au roi un instrument original du contrat de mariage en espagnol, signé de la main du roi et de la reine d'Espagne, etc., tout tel et tout pareil que celui qui demeurait à Leurs Majestés Catholiques, signé d'elles, etc.; et qu'à l'égard des témoins on m'avait tenu exactement parole, en sorte qu'ils n'avaient rien signé et n'avaient paru que dans l'acte séparé, signé du seul secrétaire d'État uniquement, qui avait passé le contrat, c'est-à-dire par don Joseph Rodrigo, Retournons maintenant à ce qui se passa après la signature.

CHAPITRE XIV. §

Forme de demander les audiences particulières du roi d'Espagne. — Jalousie de la reine pour y être toujours présente. — Trait important d'amitié pour moi de Grimaldo. — Illumination de la place Major, admirable et surprenante. — Bal superbe chez le roi d'Espagne. — Leurs Majestés Catholiques y dansent et m'y font danser. — Échappé avec tout avantage de tous les pièges du cardinal Dubois, j'en aperçois son dépit à travers ses louanges. — Audience particulière que j'eus seul le lendemain de la signature. — Manége de la reine. — Service de Grimaldo. — Office à don Patricio Laullez. — Attachement du roi d'Espagne aux jésuites, peu conforme au goût de la reine. — Bontés ou compliments singuliers de la reine pour moi. — Audience particulière du comte de Céreste. — Je consulte Grimaldo sur les bontés ou les compliments de la reine. — J'en reçois un bon conseil. — Confiance et amitié véritable entre ce ministre et moi. — Pompe de Leurs Majestés Catholiques allant à Notre-Dame d'Atocha. — Compétence entre les deux majordomes-majors, uniquement aux audiences publiques de la reine, qui en exclut celui du roi, et entre les mêmes et les deux grands écuyers, uniquement dans les carrosses du roi et de la reine, qui en exclut les deux majordomes-major. — Départs (18 novembre) de Mlle de Montpensier de Paris. — Leurs Majestés Catholiques donnent une longue audience à Maulevrier et à moi seuls, étant au lit, contre tout usage d'y être vus par qui que ce soit. — Maulevrier en étrange habitude de montrer au ministre d'Espagne les dépêches qu'il devais de sa cour. — Départ de Leurs Majestés Catholiques pour Lerma. — Je présente enfin une lettre du roi à l'infante au moment de son départ pour Lerma. — Je reçois chez moi les compliments de la ville de Madrid. — Lettre curieuse du cardinal Dubois à moi, sur l'emploi de l'échange des princesses. — Santa-Cruz chargé par le roi d'Espagne de l'échange des princesses. — Je prends avec lui d'utiles précautions à l'égard du prince de Rohan, chargé par le roi du même échange.

Je retournai chez moi après la cérémonie qui, par la longueur des lectures et cette difficulté sur un instrument en français, avait duré fort longtemps. On se souviendra que, voulant toujours entretenir le roi d'Espagne pendant cette lecture pour cacher par cet air de courtisan empressé l'affectation de la place que j'avais prise et conservée, ne sachant plus que dire au roi pour continuer à lui parler, je lui demandai audience pour le lendemain, qu'il m'accorda volontiers. Or, cette demande directe était contraire à l'usage de cette cour, où les ambassadeurs, les autres ministres étrangers, et tous les sujets de quelque rang ou état qu'ils soient, ne la demandent qu'en s'adressant à celui qui est préposé pour en rendre compte au roi et leur dire le jour et l'heure, quand le roi accorde l'audience, qu'il ne refuse jamais aux ministres étrangers et rarement à ses sujets. Celui qui avait alors cet emploi était le même La Roche dont j'ai parlé ci-devant, et qui avait aussi l'estampille.

Grimaldo était allé travailler avec le roi en présence de la reine comme cela se faisait toujours; peu après la fin de la cérémonie de la signature. Je fus surpris, une heure et demie après être rentré chez moi, de recevoir une lettre de ce ministre, qui me demandait si j'avais à dire quelque chose de particulier au roi sans la reine, sur ce que j'avais demandé moi-même audience au roi pendant la lecture du contrat, et qu'il me priait de lui mander naturellement ce qui en était. Je lui récrivis sur-le-champ qu'ayant trouvé cette commodité de demander audience au roi je m'en étais servi tout simplement; que, si je n'y avais pas fait mention de la reine, c'est que j'avais cru sa présence aux audiences particulières tellement d'usage que je n'avais pas imaginé qu'il fût besoin d'en faire mention; qu'au reste je n'avais que des remercîments à faire au roi sur tout ce qui venait de se passer, quoi que ce soit à lui dire que je n'eusse à dire de même à la reine, et que je serais très fâché qu'elle ne se trouvât pas à cette audience particulière le lendemain.

Comme j'écrivais cette réponse, don Gaspard Giron m'invita d'aller voir l'illumination de la place Major. J'achevai ma lettre promptement; nous montâmes en carrosse, et les principaux de ceux que j'avais amenés, dans d'autres des miens. Nous fûmes conduits par des détours pour éviter la vue de la lueur de l'illumination en approchant, et nous arrivâmes à une belle maison qui donne sur le milieu de la place, qui est celle où le roi et la reine vont pour voir les fêtes qui s'y font. Nous ne nous aperçûmes d'aucune clarté en mettant pied à terre ni en montant l'escalier; on avait bien tout fermé; mais en entrant dans la chambre qui donnait sur la place, nous fûmes éblouis, et tout de suite en entrant sur le balcon la parole me manqua de surprise plus de sept ou huit minutes.

Cette place est en superficie beaucoup plus vaste qu'aucune que j'eusse encore vue à Paris ni ailleurs, et plus longue que large. Les cinq étages des maisons qui l'environnent sont du même niveau, chacune avec des fenêtres égales en distance et en ouverture, qui ont chacune un balcon dont la longueur et l'avance sont parfaitement pareilles, avec un balustre de fer aussi de hauteur et d'ouvrage semblables entre eux, et tout cela parfaitement pareil en tous les cinq étages. Sur chacun de tous ces balcons on met deux gros flambeaux de cire blanche, un seul à chaque bout de chaque balcon, simplement appuyés contre le milieu du retour de la balustrade, tant soit peu penchés en dehors, sans être attachés à rien. Il est incroyable la clarté que cela donne, la splendeur en étonne et a je ne sais quelle majesté qui saisit. On y lit sans peine les plus petits caractères dans le milieu et dans tous les endroits de la place sans que le rez-de-chaussée soit illuminé.

Dès que je parus sur le balcon, tout ce qui était dans la place s'amassa sous les fenêtres et se mit à crier: Señor, tauro! tauro! C'était le peuple qui me demandait d'obtenir une fête de taureaux, qui est la chose du monde pour laquelle il a le plus de passion, et que le roi ne voulait plus permettre depuis plusieurs années par principe de conscience. Aussi me contentai-je le lendemain de lui dire simplement ces cris du peuple sans lui rien demander là-dessus, en lui témoignant mon étonnement d'une illumination si surprenante et si admirable. Don Gaspard Giron et des Espagnols qui se trouvèrent dans la maison d'où je la vis, charmés de l'étonnement dont j'avais été frappé à la vue de ce spectacle, le publièrent avec d'autant plus de complaisance, qu'ils n'étaient pas accoutumés à l'admiration des Français, et beaucoup de seigneurs m'en parlèrent avec grand plaisir. À peine eus-je loisir de souper au retour de cette belle illumination, qu'il fallut retourner au palais pour le bal que le roi avait fait préparer dans le salon des Grands, et qui dura jusqu'après deux heures après minuit.

Ce salon, qui est également vaste et superbe en bronzes, en marbres, en dorures, en tableaux, était magnifiquement éclairé; tout au bout opposé à la porte d'entrée il y avait, comme à la signature, six fauteuils de front, où le roi, la reine, etc., s'assirent dans le même ordre. À côté du bras droit de celui du roi, sans distance aucune et beaucoup moins qu'un demi-pied moins avancé, un siège ployant de velours cramoisi de franges d'or et les bois dorés, pour le majordome-major du roi, qui s'assit dessus en même temps que le roi se mit dans son fauteuil. Au bras gauche du fauteuil du dernier infant était dans la même disposition un carreau de velours noir, sans or, avec des houppes noires aux coins, pour la camarera-mayor de la reine, vêtue en veuve un peu mitigée, parce que la reine n'avait pu souffrir tout ce grand attirail de religieuse, qui est l'habit des veuves tant qu'elles le sont, que j'avais vu à Bayonne à la duchesse de Liñarez. Par la même raison, le carreau était noir, qui sans cela aurait été de velours cramoisi avec de l'or. Cette dame aurait pu avoir un ployant pareil à celui de la droite, mais par habitude elle préférait le carreau, qui est la même distinction. Derrière les fauteuils il y avait des tabourets de velours rouge à franges d'or et à bois dorés, pour le capitaine des gardes du roi en quartier, le sommelier du corps, le majordome-major de la reine, la gouvernante de l'infante et le duc de Popoli, gouverneur du prince des Asturies. Dans une fausse porte, tout en arrière des fauteuils du côté de la camarera-mayor, mais non vis-à-vis de son dos, étaient deux sièges ployants de velours cramoisi à franges d'or et à bois dorés, où don Gaspard Giron nous conduisit, Maulevrier et moi, sans jalousie devant nous, qui fut une faveur singulière, et qui que ce soit devant nous, en sorte que nous vîmes toujours en plein tout ce beau spectacle et les danses.

Un peu plus bas que la camarera-mayor, le long de la muraille, à quelque distance jusque vers le bas bout, il y avait des tabourets comme les nôtres entremêlés de carreaux pareils, et d'autres tabourets et carreaux de damas et de satin rouge, pareillement dorés, pour les femmes des grands d'Espagne et de leurs fils aînés qui, à leur choix, s'asseyaient sur les tabourets ou sur les carreaux, mais les femmes des grands sur le velours et les femmes des fils aînés sur le satin ou le damas. Ces tabourets et ces carreaux allaient jusqu'à la moitié ou environ de la longueur de ce côté long du salon, le reste était occupé par les dames de qualité, femmes ou filles, assises par terre sur le vaste tapis qui couvrait tout le salon, desquelles plusieurs se tenaient debout, ce qui était à leur choix, et tout aux dernières places. Quelques jeunes camaristes de la reine placées là pour danser. Vis-à-vis ce long rang de dames de l'autre côté, toute la cour en hommes, grands et autres, tous debout, le dos aux fenêtres à distance d'elles, laquelle distance était remplie de moindres spectateurs, comme aussi était l'espace vis-à-vis, entre la muraille et les dames. Au bas bout du côté des hommes étaient, un peu en potence, les quatre majordomes du roi pour donner ordre à tout. Vis-à-vis des fauteuils, au bas bout, étaient les danseurs debout, grands et autres, les officiers venus en Espagne avec moi, et des spectateurs de qualité ; une barrière derrière eux traversait le salon, derrière laquelle était la foule des voyeurs.

Dans une pièce à côté de l'entrée étaient toutes sortes de rafraîchissements, de pâtisseries, de vins, avec profusion; mais grand ordre, où, pendant la confusion des contredanses, allait qui voulait et en apportait aux dames. La parure éclatait avec somptuosité: il faut avouer que le coup d'oeil de nos plus beaux bals parés n'approche point de celui-là.

Ce qui m'y parut de fort étrange furent trois évêques en camail vers le haut bout du côté des hommes pendant tout le bal; c'étaient le duc d'Abrantès, évêque de Cuença, deux évêques in partibus, suffragants à Madrid de l'archevêque de Tolède; et l'accoutrement de la camarera-mayor pour un bal, qui tenait un grand chapelet à découvert, causant et devisant sur le bal et les danses, tout en marmottant ses patenôtres qu'elle laissait tomber à mesure, tant que le bal dura. Ce que je trouvai aussi de très fâcheux est que nul homme ne s'y assit excepté les six charges que j'ai nommées, Maulevrier [et] moi, pas même les danseurs, en sorte qu'il n'y avait pas un seul siège dans tout ce salon, même derrière tout le monde, outre ceux que j'ai spécifiés.

La reine, qui ne peut danser de danse sérieuse qu'avec les infants, ouvrit le bal avec le roi; la danse de ce prince qu'il aimait fort fut pour moi un grand sujet de surprise; en dansant ce fut tout un autre homme, redressé du dos et des genoux, de la justesse, en vérité de la grâce. Pour la reine qui prit après le prince des Asturies, qui étaient tous deux extrêmement bien faits, je n'ai vu qui que ce soit danser mieux en France, en hommes ni en femmes, peu en approcher, moins encore aussi bien, les deux autres infants fort joliment pour leur âge.

En Espagne, hommes et femmes portent toutes sortes de couleurs à tout âge, et danse qui veut jusqu'à plus de soixante ans, sans le plus léger ridicule, même sans que cela paroisse extraordinaire, et j'en vis plusieurs exemples d'hommes et de femmes: le dernier infant prit la princesse de Robecque qui ne s'éloignait pas de cinquante ans et qui les paraissait bien.

Elle était Croï, fille du comte de Solre, et veuve du prince de Robecque, que le roi d'Espagne avait fait par la princesse des Ursins grand d'Espagne, chevalier de la Toison et depuis colonel du régiment des gardes wallonnes. La comtesse de Solre qui était Bournonville, cousine germaine de la maréchale de Noailles, étant assez mal avec son mari avait mené sa fille se marier en Espagne et y était demeurée avec elle. Mme de Robecque était dame du palais de la reine et passait, ainsi que sa mère, pour être fort bien avec elle. Je les avais fort connues avant qu'elles allassent en Espagne; et ce fut une des premières visites que je fis; nous avions autrefois fort dansé ensemble, apparemment qu'elle le dit à la reine.

Aussitôt après avoir dansé avec l'infant, car, étant étrangère, elle n'était pas sujette aux règles espagnoles du veuvage, elle traversa toute la longueur du salon, fit une belle révérence à Leurs Majestés Catholiques et vint me dénicher dans ma reculade pour me prendre à danser par une belle révérence en riant; je la lui rendis en lui disant qu'elle se moquait de moi; dispute, galanteries, enfin elle fut à la reine, qui m'appela et qui me dit que le roi et elle voulaient que je dansasse. Je pris la liberté de lui représenter qu'elle voulait se divertir; que cet ordre ne pouvait pas être sérieux; j'alléguai mon âge, mon emploi, tant d'années que je n'avais dansé, en un mot tout ce qui me fut possible. Tout frit inutile, le roi s'en mêla, tous deux me prièrent, tachèrent de me persuader que je dansais fort bien, enfin commandèrent et de façon qu'il fallut obéir; je m'en tirai donc comme je pus.

La reine affecta de faire danser des premiers nos témoins français, excepté l'abbé de Saint-Simon qui n'était pas de robe à cela, et dans la suite du bal, deux ou trois officiers des plus distingués des troupes du roi qui étaient venus avec moi.

Une heure après l'ouverture du bal on mena l'infante se coucher. Les contredanses coupèrent souvent les menuets. Le prince des Asturies y menait toujours la reine; rarement le roi les dansait, mais comme aux contredanses on se mêle, et, suivant l'ordre de la contredanse, chacune se trouve danser avec tout ce qui danse, l'un après l'autre, et se retrouve au bout avec son meneur, la reine y dansait de même avec tout le monde; j'en esquivai ce que je pus, quoique fort peu; on peut juger que je n'en savais aucune.

Le bal fini, le marquis de Villagarcias, un des majordomes et un des plus honnêtes et des plus gracieux hommes que j'aie vus, qui a été depuis vice-roi du Pérou, ne voulut jamais me laisser sortir que je ne me fusse reposé dans le lieu des rafraîchissements, où il me fit avaler un verre d'excellent vin pur, parce que j'étais fort en sueur à force de menuets et de contredanses, avec un habit très pesant. Le roi et la reine d'Espagne et le prince des Asturies furent fort sur le bal et y parurent prendre grand plaisir. Ce même soir et le lendemain je fis illuminer toute ma maison, dedans et dehors, n'ayant pas eu un moment de loisir d'y donner aucune fête, an milieu de tant de fonctions si précipitées et si fort entassées les unes sur les autres.

Ce ne fut pas sans un grand plaisir que je fis, le mercredi 26 au matin, lendemain de la signature, les dépêches que je devais envoyer après mon audience de remercîment qui devait terminer cette même matinée, par lesquelles je rendais compte de tout ce qui s'était passé par un courrier qui ne put être dépêché que le [sur] lendemain 28 novembre. J'étais aisément parvenu à éluder les commissaires et à faire signer par Leurs Majestés Catholiques elles-mêmes, contre tout usage et exemple, non seulement un instrument du contrat du futur mariage du roi et de l'infante, mais deux instruments dont j'envoyai un au roi signé de leur main par ce courrier, ce qui était bien plus qu'il ne m'avait été demandé, puisque le cardinal Dubois se contentait d'une simple copie signée du seul secrétaire d'État. J'avais fait passer l'entreprise de M. le duc d'Orléans sur le prince des Asturies sans aucune difficulté et lui avais renvoyé sa lettre à ce prince où la qualité de frère était omise. Les témoins du mariage, je ne les admis qu'à condition qu'ils ne paraîtraient tels que dans un acte séparé, signé du seul secrétaire d'État, et qu'eux ne signeraient quoi que ce fût. J'étais sorti du piége qui m'avait été si bien tendu sur l'instrument du contrat en français, tellement à mon avantage, que l'infamie en sauta aux yeux de Leurs Majestés Catholiques et de tout ce qu'il y avait de plus illustre en Espagne rassemblé dans la cérémonie de la signature, et que Leurs Majestés Catholiques voulurent bien me promettre de signer un instrument en français si je persévérais à le désirer. Enfin, la joie du sujet de mon ambassade qui m'attira en foule les premières visites dès le matin du lendemain de mon arrivée, de tous ceux même qui étoient en droit et en usage d'attendre auparavant la mienne, et si j'ose le dire, l'adresse que je sus employer pour la place que je pris et que je conservai à la signature, me tirèrent des étranges filets où le cardinal Dubois avait bien compté de me prendre.

Le tour des louanges excessives qu'il me donna en réponse aux dépêches de ce courrier, et dont il farcit celle du roi et celle de M. le duc d'Orléans, et les bagatelles qu'il conta sans oser les désapprouver ouvertement, comme la difficulté des témoins, celle de l'instrument en français, qui du moins était la faute de son silence, celle de la petite table pour signer, celle de n'avoir pas été à Notre-Dame d'Atocha, toutes choses auxquelles je sus très bien lui répondre, me montrèrent le dépit, caché sous tant de fleurs et de parfums, qu'il ressentait de me voir échapper contre toute espérance à tant de sortes de parties qu'il avait pris tant de soin à me dresser. Il loua surtout ma modération à l'égard de Maulevrier en tombant sur lui, soit qu'il le blâmât en effet, ou qu'il voulût me cacher par le mépris et le peu de confiance qu'il me témoigna pour lui, qu'il eût part en sa noire et hardie friponnerie, trop profonde et trop adroitement ourdie, et exécutée avec trop d'effronterie pour la croire du seul cru de Maulevrier, dont la malice, quelle qu'elle pût être, était trop dépourvue d'esprit pour pouvoir lui en attribuer plus que la simple exécution. Je ne parle point ici de la lettre du roi à l'infante qui était lors encore à venir. Ce ne fut qu'une niche en comparaison des autres pièges et niche dont je me donnai le plaisir de lui mander comment je m'en étais tiré par le secours du marquis de Grimaldo; mais s'il eut le chagrin de me voir hors des prises qu'il s'était si bien su préparer, pour ce qui regardait les affaires et les fonctions de l'ambassade, on verra qu'il sut bien s'en dédommager sur ma bourse, et que ce ne fut pas sa faute si je ne revins pas sans avoir pu recueillir le fruit qui, uniquement, m'avait fait désirer cette ambassade.

Tout à la fin de la matinée de ce même mercredi 26, je fus introduit seul, car Maulevrier s'excusa d'y venir avec moi sur les dépêches qu'il avait à faire, je fus, dis-je, à l'audience que j'avais moi-même demandée au roi d'Espagne, la veille, pendant la lecture du contrat de mariage, et qu'il m'avait accordée. Je vis, dès en approchant de Leurs Majestés Catholiques, l'importance du service que [m'avait rendu] le marquis de Grimaldo par la lettre qu'il m'écrivit le soir tout tard de la veille, dont j'ai parlé ci-dessus, et de ma réponse; car la reine, dès avant que je fusse proche du roi et d'elle, s'avança à moi, et me dit d'un air fort libre : « Ho çà, monsieur, point de façons; vous avez envie de dire au roi quelque chose en particulier, je m'en vais à la fenêtre et vous laisser faire. » Je lui répondis la même chose que ce que j'avais mandé en réponse à Grimaldo, à quoi j'ajoutai qu'il était si vrai que je n'avais rien à dire au roi en particulier, que si j'avais eu le déplaisir de ne la pas trouver auprès de lui, j'aurais été obligé de lui demander à elle une audience pour lui faire les mêmes remercîments qu'au roi de tout ce qui s'était passé la veille. « Non, non, reprit-elle avec vivacité, je vous laisse avec le roi, et je me rapprocherai quand vous aurez fait. » Et en disant cela, elle gagna la fenêtre comme en deux sauts légers, car il y avait assez loin par la grandeur de ce salon des Miroirs où j'étais seul avec Leurs Majestés Catholiques, tellement que je me mis à la suivre, lui protestant que je n'ouvrirais pas la bouche devant le roi qu'elle ne fût retournée près de lui, qui, pendant tout cela, demeura immobile; enfin la reine se laissa vaincre et revint près du roi où je la suivis. Elle aurait su également par le roi ce que je lui aurais dit sans elle, et ne me l'aurait jamais pardonné.

Je commençai alors par les remercîments de tout ce qui s'était passé la veille, en attendant ceux dont je serais chargé par le roi dès qu'il aurait reçu le compte que j'avais l'honneur de lui en rendre. On peut juger que ce que je dis ici en deux mots se débita à Leurs Majestés Catholiques d'autre sorte, et que les grâces de l'infante, à se tenir si convenablement et si longtemps en place et à signer, ne furent pas oubliées, non plus que la beauté si surprenante de l'illumination de la place Major, la magnificence singulière du bal, et les grâces de Leurs Majestés Catholiques et du prince des Asturies, et des jeunes infants à danser, tous articles que j'étendis assez à mesure du plaisir que je voyais qu'elles y prenaient, et sur quoi la reine se mit fort à louer le roi d'Espagne., et à me faire admirer jusqu'à sa beauté, dont il ne fit que sourire. Il me demanda si je n'enverrais pas un courrier; je répondis que l'instrument signé de leurs mains, etc., était trop précieux pour le confier à la voie ordinaire: il me parut qu'ils en avaient fort envie, et que ma réponse leur plut.

Je passai de là à l'office en faveur de don Patricio Laullez, dont je m'étais procuré l'ordre, et dont on a vu que j'avais parlé à Grimaldo qui en avait prévenu Leurs Majestés. Je me mis donc, tant que je pus, sur mon bien-dire par la passion que j'avais de rendre utilement à cet ambassadeur les services que j'en avais premièrement reçus. Il me parut que le roi d'Espagne m'écouta là-dessus avec satisfaction, mais beaucoup plus la reine, qui en mêla quelques mots à mon discours en regardant le roi avec un désir très marqué d'en attirer des grâces à Laullez.

Le roi d'Espagne interrompit ce propos pour me dire, sans occasion et tout à coup qu'il désirait que l'infante fût mise sous la conduite d'un jésuite, pour former sa conscience et lui apprendre la religion; qu'il avait eu toute sa vie confiance aux pères de la compagnie, et qu'il me priait de le demander de sa part à M. le duc d'Orléans. Je répondis que j'exécuterais avec beaucoup d'exactitude et de respect le commandement qu'il me faisait, et que je ne doutais point que M. le duc d'Orléans ne cherchât à lui complaire dans toutes les choses qui n'avaient aucun véritable inconvénient. Je remarquai qu'il prolongea cette proposition qui pouvait être plus courte, et qu'il me regardait cependant fixement comme cherchant à voir ce que j'en pensais moi-même. Ce désir me parut en lui d'autant plus affectionné, que la reine, qui entrait toujours dans tout ce qu'il disait, et qui l'appuyait, ne dit alors presque rien; que le peu qu'elle dit fut très -faible, le roi poussant toujours sa pointe.

Après quelques autres affaires de simple recommandation, l'audience se tourna en conversation. Ils me menèrent aux fenêtres voir leur belle vue sur le Mançanarez, la Casa del Campo presque vis-à-vis, et la campagne au delà; on parla de plusieurs choses indifférentes qui conduisirent à des choses de leur cour, et moi à leur témoigner la satisfaction que j'avais d'avoir l'honneur de les approcher dans tous les moments où cela était permis. Là-dessus la reine regarda le roi, puis me dit avec un air de bonté qu'il ne fallait point qu'il y eût d'heure pour moi, ni d'étiquette; que je pouvais les venir voir à toute heure, quand je voudrais, sans audience et sans avoir rien à leur communiquer; que le roi et elle seraient ravis de me voir ainsi familièrement, et que je leur ferais plaisir d'user de cette liberté. Je ne manquai pas de répondre à une grâce si peu attendue et si unique de la meilleure façon que je pus; après quoi je leur dis que le marquis de Grimaldo devait leur avoir rendu compte que le comte de Céreste, frère du marquis de Brancas, désirait avoir l'honneur de présenter au roi une lettre de son frère. Je fus congédié après un peu moins d'une heure d'audience ou de conversation, en me disant que Céreste allait être appelé. Il le fut en effet quelques moments après que je fus sorti. Le marquis de Brancas avait eu permission d'écrire au roi d'Espagne, et il avait chargé son frère d'y ajouter quelque chose de bouche en présentant sa lettre. Je l'attendis; il me dit que cette audience s'était tout à fait passée à sa satisfaction.

Quoique en me retirant d'auprès de Leurs Majestés Catholiques, la reine m'eût encore répété de ne me point arrêter aux usages pour les voir à toute heure quand je voudrais, et de ne pas craindre d'en abuser, et que le ton et l'air du discours fût tout à fait naturel et avec beaucoup de grâces, je crus devoir en faire la confidence à Grimaldo et le consulter là-dessus. Je craignis que ce couvi redoublé de chose qui sans exception n'était accordée à personne ne fût qu'un excès, si j'ose user du terme, de politesse, où la joie et le désir de la marquer les jetait, dont l'usage, quelque discret qu'il fût, pourrait les importuner. J'eus peur aussi qu'en usant sans l'attache pour ainsi dire de Grimaldo, il n'en conçut de la jalousie et de la froideur à mon égard, lui sans qui je ne pouvais rien faire, quelque privance dont je jouisse, et je compris qu'abandonnant là-dessus ma conduite à son jugement, je le gagnerais véritablement, et que je ne pourrais mal faire.

Je descendis donc dans sa cavachuela au sortir de l'audience. Je lui racontai tout ce qui s'était passé et lui dis que, pour l'usage ou non-usage de cette liberté de voir à toute heure et sans audience Leurs Majestés Catholiques quand je voudrais, je venais franchement à son conseil, résolu de me conduire en cela uniquement par ce qu'il jugerait à propos que je fisse, ce que j'assaisonnai de tout ce que je crus le plus propre à le flatter et à l'ouvrir sincèrement. Après les préambules de remercîments et de compliments sur ma confiance, il me dit que, puisque je voulais qu'il me parlât franchement, il me conseillait de regarder l'invitation de la reine comme une politesse, une honnêteté singulière qu'elle avait voulu me faire, mais dont le roi et elle ne seraient pas fort aises que j'en usasse, et qu'ils s'en trouveraient bientôt importunés; que, de plus, je n'avancerais rien dans ces particuliers, si j'y voulais mêler des affaires sur lesquelles ils ne me répondraient point sans s'en être consultés, et que cela les embarrasserait davantage; enfin qu'ils me verraient sûrement de meilleur oeil dans les temps où il était permis à tout le monde de les voir, et en audience quand j'aurais raison et occasion d'en demander, et qu'il s'offrait à moi pour tous les offices et toutes les choses où je voudrais l'employer auprès de Leurs Majestés, soit de ma part, soit comme de lui-même. Je le remerciai fort de son conseil, que je l'assurai que je suivrais, comme je fis en effet, et j'acceptai ses offres avec tous les témoignages de confiance et de reconnaissance qu'ils méritaient, et je me trouvai parfaitement de l'un et de l'autre; de cette façon je fus avec ce ministre sur un pied d'amitié, de liberté, de confiance, qui, outre les agréments, les facilités et la commodité qu'il me procura, me fut aussi extrêmement utile.

L'après-dînée de ce jour, mercredi 26, le roi et la reine d'Espagne allèrent en pompe à Notre-Dame d'Atocha, c'est la grande dévotion du pays, qui est tout au bout et comme hors de la ville, joignant le parc du Buen Retiro. L'église est grande, médiocrement belle pour l'Espagne, desservie par une grande communauté de dominicains logés dans un vaste et superbe monastère. Le roi, sans entrer dans le couvent, met pied à terre à un petit corps de logis où on trouve d'abord un escalier de quelques marches, deux assez grandes pièces de la dernière desquelles le roi et la reine entrent dans une grande tribune, et leur suite dans une autre fort longue à tenir vingt personnes tout du long.

Les descriptions des lieux ne sont point de mon sujet, mais je ne crois pas devoir me dispenser de décrire comment le roi y va en cérémonie avec la reine, comme il fit à cette fois, et comme il est d'usage que les rois d'Espagne y aillent de la sorte toutes les fois qu'une calamité ou une occasion de remercier Dieu publiquement oblige à des prières ou à des actions de grâces publiques, et toutes les fois encore que les rois partent pour un voyage long et éloigné et qu'ils en reviennent à Madrid. Voici donc l'ordre de la marche: un carrosse du roi où sont ses quatre majordomes; trois autres, mais du corps, pour les gentilshommes de la chambre; un du corps plus beau rempli par le grand écuyer, le sommelier du corps, le capitaine des gardes en quartier; un carrosse du roi vide; le carrosse où le roi et la reine sont seuls; un carrosse de la reine vide, un carrosse de la reine où sont son grand écuyer et son majordome-major. Mais ce carrosse ne va plus, parce que le majordome-major n'y veut pas céder la première place au grand écuyer qui l'a de droit sur lui et sur tous, dans le carrosse seulement; ainsi le grand écuyer de la reine se met dans le carrosse du roi, avec son grand écuyer, et y a place immédiatement avant le capitaine des gardes du corps en quartier. Ainsi, après le carrosse vide de la reine, marche le carrosse propre de sa camarera-mayor, carrosse encore une fois non de la reine, mais de la camarera-mayor, à quatre mules, à ses armes et à ses livrées, entouré de toute sa livrée à pied, son écuyer à cheval, à sa portière droite, et elle seule dans son carrosse; deux carrosses de la reine remplis de ses dames du palais; deux autres carrosses de la reine qui ne sont pas du corps et plus simples que les précédents, remplis des señoras de honor; un carrosse de la reine, non du corps et plus uni encore que les deux derniers précédents, dans lequel est l'assafeta toute seule, puis deux carrosses semblables à ce dernier remplis des camaristes de la reine. Le carrosse à huit chevaux avec un postillon, dans lequel sont le roi et la reine, est environné de valets de pied à pied, de plusieurs officiers des gardes du corps à cheval, avec chacun leur premier écuyer à leur portière, tous à cheval, et force gardes du corps devant et derrière, avec les trompettes et les timbales sonnantes. Les régiments des gardes espagnoles et wallonnes, partie en bataille dans la place du Palais, partie en haie dans les rues, les officiers à leur tête et les drapeaux déployés, saluant dans la place avec force tambours battant au champ. La marche se fait au plus petit pas; les cochers des carrosses du corps du roi et de la reine et de ceux réputés tels, ainsi que le cocher de la camarera-mayor, sont chapeaux bas. Ceux des carrosses des majordomes du roi, des señoras de honor, de l'assafeta et des camaristes, ont leurs chapeaux sur leur tête.

Une des plus belles, des plus larges, des plus droites et des plus longues rues de Madrid, fait le principal du chemin. Il y demeure un grand nombre d'orfèvres. Toutes les boutiques sont ornées de gradins chargés avec élégance de tout ce que ces orfèvres ont de plus riche; les autres boutiques, à proportion par toutes les rues. Tous les balcons, dont il y a quantité à Madrid, et les fenêtres de tous les étages magnifiquement ornés de tapis pendants larges et bas, et de coussins sur les fenêtres, remplies entièrement de spectateurs et de dames parées, et tout cela admirablement illuminé au retour, ainsi que la place Major par où le roi revint. Il faut convenir que ce spectacle est admirable par son ordre, car les rues sont pleines de peuple sans en être le moins du monde surchargées ni embarrassées, et qu'il est le plus imposant que j'aie jamais vu par sa majesté et par la plus superbe magnificence et la plus parfaitement ordonnée. Les grands étaient allés attendre le roi à Notre-Dame d'Atocha, mais dans l'église, et le majordome-major du roi aussi, parce qu'il ne va jamais dans le carrosse où est le grand écuyer, qui est celui où il devrait aller, parce que, le précédant partout, il n'a pourtant que la seconde place dans le carrosse, où le grand écuyer est en droit et en usage de ne la céder à lui ni à qui que ce soit. C'est encore par la même raison que le majordome-major du roi ne se trouve jamais aux audiences publiques de la reine, et n'y vint pas aussi à la mienne, parce [que], précédant partout le majordome-major de la reine, celui-ci est en droit et en usage de la première place, et distinguée, en ces audiences de la reine, et de ne la pas céder au majordome-major du roi.

Je crus que Maulevrier et moi devions nous trouver aussi à Notre-Dame d'Atocha, étant si principaux acteurs dans l'affaire qui engageait Leurs Majestés Catholiques à y aller rendre à Dieu leurs actions de grâces. Maulevrier fut sagement, pour cette fois, fort d'avis de s'informer au marquis de Montalègre, sommelier du corps, comme au plus expert aux cérémonies et aux usages de la cour d'Espagne, pour savoir s'il n'y aurait point d'inconvénient. Montalègre crut qu'il s'y en pourrait rencontrer, et lui conseilla que nous nous abstinssions d'y aller. Sur cet avis je crus, ainsi que Maulevrier, que nous ferions bien de le suivre. Nous vîmes donc la marche du roi y allant, et pour son retour nous allâmes le voir passer dans la place Major illuminée, dans la même maison où j'avais déjà vu cet éclatant et si surprenant spectacle. Je ne sus point la raison de l'avis du marquis de Montalègre. J'imaginai que le roi d'Espagne étant en des tribunes et non dans l'église où étaient les grands, il y aurait de la difficulté à nous placer, qui disparaît quand le roi tient chapelle, où il est dans l'église et où la place des ambassadeurs est établie. J'oublie, ce que j'aurais dû ajouter en sa place, que le majordome-major de la reine se trouve sans difficulté aux audiences publiques du roi d'Espagne, où il prend place parmi les grands, quand il l'est, comme il l'est presque toujours, et sans aucune prétention de distinction.

Le jeudi 27 novembre, jour du départ du roi et de la reine pour Lerma, et lendemain de leurs pompeuses actions de grâces à Notre-Dame d'Atocha, Maulevrier vint chez moi le matin de fort bonne heure avec les dépêches qu'un courrier venait de lui apporter et leur duplicata pour moi. Le cardinal Dubois avait calculé sur mes lettres de Bordeaux que je n'arriverais que le 28, à Madrid, et avait chargé le courrier, qui vint chez moi avec Maulevrier, de me remettre où il me rencontrerait le paquet qui m'était adressé, qui contenait le duplicata de celui qui était adressé à Maulevrier, et de continuer sa course ensuite pour le lui porter. Ce courrier apportait l'avis du départ de Paris de Mlle de Montpensier, le 18 novembre, de ses journées, de ses séjours, de son accompagnement et de sa suite, du jour qu'elle arriverait sur la frontière, et des personnes qui seraient chargées de l'échange des deux princesses; en même temps du récit abrégé de tout ce qui s'était passé à l'égard du duc d'Ossone et de la signature du contrat de mariage du prince des Asturies. Outre ce duplicata, il y avait une lettre à part du cardinal Dubois, dont je parlerai après, et une à part à Maulevrier sur les grandesses d'Espagne données puis désavouées par l'empereur, avec ordre de me la montrer dès que je serais arrivé à Madrid. Ce courrier ne pouvait arriver plus à propos, puisque la cour d'Espagne partait ce jour-là même, et nous fit un extrême plaisir, par l'amertume que le roi et la reine d'Espagne commençaient à mêler dans l'impatience qu'ils nous témoignaient des délais de ce départ toutes les fois qu'ils nous voyaient, et que les raisons les plus péremptoires et les plus répétées n'avaient pu diminuer.

Nous crûmes, Maulevrier et moi, qu'il n'y avait point de temps à perdre pour porter cette nouvelle à Leurs Majestés Catholiques, qu'elles attendaient si impatiemment, et nous nous en allâmes aussitôt au palais. Je voulais commencer par Grimaldo, qui nous conduirait en cette occasion, à cause de l'heure trop matinale, et à qui ce devoir était dû. Maulevrier fut d'avis d'aller droit chez le roi pour flatter son impatience; que Grimaldo n'en serait point blessé à cause de l'occurrence; que, si le roi et la reine n'étaient pas encore visibles, nous descendrions à la cavachuela en attendant, et que Leurs Majestés Catholiques n'auraient point à trouver mauvais que nous eussions différé à terminer leur impatience. Comme je savais à part moi à quoi m'en tenir avec Grimaldo, et que de plus j'aurais à lui dire que, contre mon avis de le voir d'abord, j'en avais cru Maulevrier qui devait connaître le terrain mieux que moi, je me rendis à son avis, et nous allâmes droit à la porte du salon des Miroirs.

Tout étant à cette heure-là désert dans le palais, nous grattâmes avec bruit à cette porte pour nous faire entendre; un valet intérieur français ouvrit, et nous dit que Leurs Majestés Catholiques étaient encore au lit. Nous nous en doutions bien, et nous le priâmes de les faire avertir sur-le-champ, que nous demandions à avoir l'honneur de leur parler. Or, il est inouï que, sans charge fort intérieure et fort rare, qui que ce soit les vît jamais au lit, encore n'y avait-il, par usage, que le seul Grimaldo qui venait y travailler les matins, et nul autre, ni grand officier ni ministre, comme je l'expliquerai ci-après. Le valet intérieur ne fit qu'aller et venir, il nous dit que Leurs Majestés nous mandaient, qu'encore qu'il fût contre toute règle et usage qu'elles vissent qui que ce fût au lit, elles trouvaient bon que nous entrassions.

Nous traversâmes donc le long et grand salon des Miroirs, tournâmes au bout à gauche dans une grande et belle pièce, puis tout court, à gauche, dans une très petite pièce en double d'une très petite partie de cette grande, qui en tirait son jour par la porte et par deux petites fenêtres percées tout au haut du plancher. Là, était un lit de quatre pieds et demi tout au plus, de damas cramoisi, avec de petites crépines d'or, à quatre quenouilles et bas, les rideaux du pied et de toute la ruelle du roi ouverts. Le roi, presque tout couché sur des oreillers, avec un petit manteau de lit de satin blanc; la reine à son séant, un morceau d'ouvrage de tapisserie à la main, à la gauche du roi, des pelotons près d'elle, des papiers épars sur le reste du lit et sur un fauteuil au chevet, tout près du roi qui était en bonnet de nuit, la Leine aussi et en manteau de lit, tous deux entre deux draps que rien ne cachait que ces papiers fort imparfaitement.

Ils nous firent abréger nos révérences, et le roi avec impatience, se soulevant un peu, demanda ce qu'il y avait. Nous entrâmes tous deux seuls, le valet intérieur s'était retiré après nous avoir montré la porte. « Bonne nouvelle ! sire, lui répondis-je. Mlle de Montpensier est partie le 18, le courrier arrive dans l'instant, et aussitôt nous sommes venus nous présenter pour l'apprendre à Vos Majestés. » La joie se peignit à l'instant sur leurs visages, et tout aussitôt les questions sur le chemin, les séjours, l'arrivée à la frontière, l'accompagnement, raisonnements là-dessus, conversation. De là nous leur dîmes tout ce que nos dépêches nous apprenaient des honneurs faits au duc d'Ossone et à Mlle de Montpensier depuis la signature de son contrat de mariage, que nous fîmes valoir, ce qui s'était passé à cette signature, les réjouissances, le bal, en un mot tout ce qui put le mieux marquer la joie publique, la part que le roi y prenait, le respect de M. le duc d'Orléans et sa profonde reconnaissance de l'honneur que sa fille recevait. On peut juger que le champ fut vaste et bien parcouru de notre part, et par la curiosité de Leurs Majestés Catholiques, qui se prenaient souvent la parole l'une à l'autre pour nous faire des questions et en raisonner, en sorte que cela dura plus d'une heure. Ils me parurent extrêmement sensibles à tous ces honneurs extraordinaires que nous leur expliquions (je dis nous, quoique Maulevrier parlât peu, qui n'en savait ni la force, ni les usages, ni les différences), et à la joie publique de notre cour et de tout le royaume.

Sur la fin, Maulevrier dit au roi qu'il avait, par ce courrier, une dépêche sur l'affaire des grands d'Espagne de l'empereur. À ce mot, le roi d'Espagne s'altéra au point que je lui dis vitement qu'il serait content de ce que portait la fin de la dépêche. Cela l'apaisa. Alors Maulevrier tira la dépêche de sa poche, et, à mon extrême étonnement, se mit à la leur lire d'un bout à l'autre. Elle ne contenait rien qui ne pût être vu; mais qu'un ambassadeur montre ses dépêches au prince auprès duquel il est ou à son ministre me parut la chose du monde la plus dangereuse et un sacrilège d'État; je sus depuis que Maulevrier était dans cette habitude. La dépêche portait que l'empereur avait fait ces grands d'Espagne par le conseil de Rialp. À ce nom le roi me regarda d'un air piqué et me dit: « C'est un Catalan. » Je répondis en souriant un peu, et le regardant fixement: « Sire, il n'y a rien de plus mauvais que les transfuges, ils sont pires que tous les autres. » À cette réponse la reine se mit à rire en me regardant, et je connus très bien qu'elle avait bien senti qu'elle portait à plomb sur les Français de l'affaire de Bretagne et de Cellamare réfugiés en Espagne, qui était aussi ce que j'avais voulu leur faire entendre. La fin de la dépêche, qui contenait la déclaration de l'empereur dont j'ai parlé plus haut d'avance, satisfit en effet beaucoup le roi d'Espagne, qui était infiniment sensible là-dessus.

Enfin Leurs Majestés Catholiques nous congédièrent, après nous avoir témoigné que nous leur avions fait grand plaisir de n'avoir pas perdu un moment à leur apprendre le départ de Mlle de Montpensier, surtout de ne nous être pas arrêtés par l'heure et parce qu'elles étaient au lit.

Nous descendîmes aussitôt après à la cavachuela du marquis de Grimaldo, à qui nous dîmes la nouvelle et ce que nous venions de faire; je n'oubliai pas d'ajouter que ç'avait été sur l'avis de Maulevrier. Il nous parut qu'il le trouva fort bon. Nous l'informâmes de tout ce qui s'était passé à Paris, comme nous avions fait le roi et la reine, et, comme à eux, Maulevrier lui lut sa dépêche sur les grands d'Espagne de l'empereur. Les questions, les raisonnements, la conversation, où ce qui regardait l'échange et les accompagnements ne fut pas oublié, durèrent près de deux heures.

Nous vînmes dîner chez moi et retournâmes au palais pour voir partir le roi et la reine d'Espagne. J'en reçus là encore mille marques de bonté. Tous deux, surtout la reine insista à deux ou trois reprises à ce que je [ne] différasse pas après eux à me rendre à Lerma, sur quoi je les assurai que je m'y trouverais à leur arrivée et à la descente de leurs carrosses.

Après leur départ j'allai chez moi ajouter à mes dépêches ce qui venait de se passer depuis l'arrivée du courrier et de la nouvelle du départ de Mlle de Montpensier, et expédier mon courrier, qui portait aussi les précédentes dépêches et l'un des deux instruments du contrat de mariage du roi, signé des mains du roi et de la reine d'Espagne, de l'infante, des princes ses frères, de moi et de Maulevrier. Je choisis pour cela un gentilhomme de bon lieu, peu à son aise, lieutenant dans le régiment du marquis de Saint-Simon, bon et brave officier, et jeune et dispos, pour lequel je demandai au cardinal Dubois la commission de capitaine, la croix de Saint-Louis et une pension. La façon dont on verra que ces trois choses furent accordées mérite assurément de trouver place ici.

Ce même courrier, qui apporta la nouvelle du départ de Mlle de Montpensier, m'apporta enfin la lettre du roi pour l'infante, que je lui allai présenter au sortir de la cavachuela de Grimaldo, avant d'aller dîner, qu'elle reçut de la meilleure grâce du monde, comme elle allait partir ainsi que le prince des Asturies, à qui je présentai aussi des lettres. Le roi d'Espagne, ayant appris, par le récit que nous lui fîmes de ce qui s'était passé à Paris à l'égard du duc d'Ossone, que la ville de Paris avait été par ordre du roi lui faire compliment, voulut que je reçusse le même honneur, que la ville de Madrid me vint rendre dès le lendemain. Venons maintenant à la lettre particulière du cardinal Dubois à moi, que je n'ai fait qu'annoncer ci-dessus, et que je reçus par le courrier qui apporta la nouvelle du départ de Mlle de Montpensier.

J'étais si bien informé avant de partir de Paris que le prince de Rohan était chargé de l'échange des princesses, que, quoique lui et moi n'eussions jamais été en aucun commerce ensemble que celui des compliments aux occasions, nous nous étions réciproquement visités, vus et entretenus sur nos emplois réciproques. M. le duc d'Orléans et le cardinal Dubois n'avaient pas ignoré ces visites, tous deux même m'en avaient parlé après qu'elles furent faites, et de nos compliments et visites réciproques de Mme de Ventadour et de moi, avec satisfaction, laquelle je ne voyais pas plus familièrement que je viens de dire, que je voyais le prince de Rohan son gendre. Je fus donc étonné de recevoir la lettre dont je parle du cardinal Dubois, du 18 novembre, qui, après avoir commencé en deux mots par le départ de Mlle de Montpensier, etc., m'apprenait, comme si je l'avais ignoré, le choix fait du prince de Rohan pour l'échange des princesses, avec toutes les raisons de ce choix qui sentaient l'embarras et l'excuse. Il relevait tant qu'il pouvait la grande considération que méritait la duchesse de Ventadour, qui était le motif de ce choix, et il ajoutait qu'il convenait si fort qu'elle fût la maîtresse du voyage et qu'elle eût le commandement sur tout ce qui en était, que le choix du prince de Rohan avait été nécessaire, qui par sa fonction avait ce commandement et la disposition de tout le voyage, mais qui pour le laisser à sa belle-mère n'arriverait à la frontière que pour l'échange et s'en reviendrait tout court à Paris dès qu'il servit fait, ménagement qui n'aurait pu se demander à tout autre.

Ce précis était étendu et paraphrasé en homme qui sentait que j'aurais dû être chargé de l'échange, mais qui, trop occupé de cette pensée, oubliait l'inutilité de l'excuse et du prétexte, puisque, étant en Espagne pour la demande et pour la signature du contrat, je n'aurais pu marcher avec Mlle de Montpensier, et devant assister à la célébration de son mariage je n'aurais pu accompagner l'infante en France, par conséquent que je n'aurais pu ôter à la duchesse de Ventadour le commandement du voyage ni en venant ni en retournant. Cette lettre finissait par d'assez longs propos sur la grandesse que je désirais et sa volonté de m'y servir efficacement.

Je ne dissimulerai pas que cette lettre me fit un peu rire. Je l'en remerciai par ma réponse, en lui laissant toutefois très -poliment apercevoir que j'y avais remarqué quelque embarras sur mon compte, et cet embarras n'était pas mal fondé. Au demeurant le désir de former une seconde branche était le seul motif qui m'avait conduit. Je ne pouvais espérer d'y réussir que par l'ambassade, et jamais par l'échange, qui n'était que la suite et l'effet de la demande de l'infante et de la signature de son contrat de mariage avec le roi. Bien est vrai que j'aurais pu être chargé aussi de l'échange; mais ce dernier emploi ne me conduisait à rien, et il a été toujours d'usage de nommer deux personnes, l'une pour l'ambassade, l'autre pour recevoir la princesse à la frontière et la conduire à la cour. Ainsi le choix du prince de Rohan ne me fit aucune peine, parce que j'avais l'emploi unique par lequel je pouvais arriver à ce que je m'étais proposé.

Mais quoique je n'en eusse aucune jalousie, je crus devoir prendre à cet égard les mêmes précautions que ma dignité de duc et pair de France m'aurait inspirées indépendamment de tout autre caractère, si je m'en étais trouvé à portée comme j'y étais en effet sur les lieux. Le marquis de Santa Cruz, ancien grand d'Espagne de Philippe II et de grande maison, majordome-major de la reine, fut chargé de l'échange des princesses de la part du roi d'Espagne avec le prince de Rohan; l'acte de l'échange devait être chargé de leurs noms, de leurs titres, de leurs qualités. Je compris bien que le seigneur breton voudrait y faire le prince, et qu'il fallait exciter sur cela et punto du seigneur espagnol. Quoique celui-ci n'aimât point les Français, je m'étais mis fort bien avec lui, et je m'étais attaché à y réussir, parce que c'était l'homme de toute la cour, quoique Espagnol, qui était le mieux et le plus familièrement avec la reine, dont sa charge l'approchait le plus continuellement; il était de plus ami intime du duc de Liria, avec qui j'étais intimement aussi et à qui j'expliquai le fait. Il en sentit toute la conséquence pour la dignité des grands, et se chargea de la bien faire entendre à Santa Cruz. Santa Cruz était haut et sentait fort tout ce qu'il était. Je lui en parlai aussi; il comprit qu'il ne fallait pas mollir dans une occasion pareille, il me le promit bien positivement et il me tint parole très fermement, comme on le verra quand il sera temps de parler de l'échange.

CHAPITRE XV. §

Arrivée, réception, traitement, audiences, magnificence du duc d'Ossone. — Signature des articles du prince des Asturies et de Mlle de Montpensier chez le chancelier de France. — Signature du contrat de mariage du prince des Asturies et de Mlle de Montpensier. — Elle est visitée par le roi. — Fêtes. — Départ de Mlle de Montpensier. — La ville de Paris complimente le duc d'Ossone chez lui. — Mort du comte de Roucy. — Mort de Surville. — Mort de Torcy, des chevau-légers. — Arrivée de La Fare chargé des compliments de M. le duc d'Orléans sur le mariage de Mlle sa fille. — Vaines prétentions de La Fare, que son maître n'avait point. — Conduite que je me suis proposé d'avoir en Espagne. — Tentative du P. Daubenton auprès de moi pour faire rendre aux jésuites le confessionnal du roi. — Droiture et affection de Grimaldo pour moi. — L'empereur fait une nombreuse promotion de l'ordre de la Toison d'or, dont il met le prince héréditaire de Lorraine. — Omission de plusieurs affaires peu importantes et des embarras étranges d'argent où la malice du cardinal Dubois m'attendait et me jeta. — Courte description de Lerma et de Villahalmanzo. — Grands mandés avec quelques autres personnes distinguées pour assister au mariage du prince des Asturies. — Pour quelles personnes ont été faites les érections des duchés de Pastrane, Lerma et l'Infantade, et comment tombés au duc de l'Infantade, de la maison de Silva. — Caractère et famille du duc de l'Infantade, et leur conduite à l'égard de Philippe V. — Richesses de ce duc. — Sa folie en leur emploi. — Maisons du prince et de la princesse des Asturies. — Je vais par l'Escurial joindre la cour à Lerma. — Pouvoir du nonce. — Hiéronimites; leur grossièreté et leur superstition. — Appartement où Philippe II est mort. — Pourrissoir. — Sépultures royales. — Petite scène entre un moine et moi sur la mort du malheureux don Carlos. — Fanatisme sur Rome. — Panthéon. — J'arrive à mon quartier près de Lerma, où je tombe malade tout aussitôt de la petite vérole. — Indication pour se remettre sous les yeux tout ce qui regarde les personnages, charges, emplois, grandesses d'Espagne. — Précis sur les grandesses.

Disons maintenant deux mots de ce qui se passa à Paris à l'égard du duc d'Ossone, de Mlle de Montpensier, et de ce qui arriva d'ailleurs à Paris jusqu'à la fin de cette année.

La veille de mon départ de Paris, Mlle de Montpensier reçut sans cérémonie celles du baptême dans la chapelle du Palais-Royal, et fut nommée Louise par Madame et par M. le duc de Chartres. L'infante reçut les mêmes cérémonies, le 9 novembre, par le nonce du pape, et eut le prince des Asturies son frère pour parrain.

Le duc d'Ossone arriva le 29 octobre à Pars; il eut le 31 audience particulière du roi; il fut logé et défrayé lui et toute sa nombreuse suite à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires tout le temps qu'il demeura à Paris, ce qui ne se fait jamais pour les ambassadeurs extraordinaires d'aucun prince de l'Europe, et le fut magnifiquement. Il y traita très souvent les principaux seigneurs et dames, dont les plus distingués seigneurs lui donnèrent des repas qui pouvaient passer pour des fêtes. Il donna aussi de belles illuminations et des feux d'artifice dont la beauté, la nouveauté et la durée effaça de bien loin tous les nôtres. Il traita et visita plusieurs fois Mme de Saint-Simon, comme je rendis aussi de fréquents devoirs aux duchesses d'Ossone sa femme et sa belle-soeur. Il visita à l'ordinaire les princes et les princesses du sang et fut visité de ces princes, qu'après quelque petite difficulté il traita d'Altesses, sur l'ancien exemple du marquis de Los Balbazès, qui vint ambassadeur d'Espagne à Paris aussitôt après le mariage du feu roi.

Le même jour 31, Mlle de Montpensier reçut au Val-de-Grâce la confirmation que lui donna le cardinal de Noailles et fit sa première communion. Le 13, le duc d'Ossone fut conduit à l'audience publique du roi par le prince d'Elboeuf avec les honneurs et les cérémonies accoutumées. Il y fit les compliments sur le futur mariage de l'infante avec le roi, la demande de Mlle de Montpensier pour le prince des Asturies, le remercîment de ce qu'elle lui fut sur l'heure accordée; et l'après-dînée il fut avec son même cortège au Palais-Royal. Plus délicat que moi il ne voulut pas être accompagné de don Patricio Laullez, et prétendit qu'il ne devait entrer en fonction d'ambassadeur qu'après qu'il aurait fait seul cette demande solennelle.

Le 15, don Patricio Laullez commença d'entrer en fonction. Le duc d'Ossone et lui, sans conducteurs, allèrent chez le chancelier où ils trouvèrent le maréchal de Villeroy et La Houssaye, contrôleur général des finances, nommés commissaires du roi pour signer les articles avec les deux ambassadeurs, auxquels les trois commissaires du roi donnèrent la droite, et ils signèrent les articles en la même façon que nous à Madrid ceux du roi et de l'infante.

L'après-dînée du même jour, le duc d'Ossone, conduit par le prince d'Elboeuf et le chevalier de Sainctot, introducteur des ambassadeurs, dans un carrosse du roi, et don Patricio Laullez, conduit par le prince Charles de Lorraine, grand écuyer de France, et par Rémond, introducteur aussi des ambassadeurs, dans un autre pareil carrosse du roi, allèrent et furent reçus aux Tuileries avec tous les honneurs accoutumés, ayant de nombreux cortèges, et des carrosses très -magnifiques ainsi que leurs livrées et tout ce qui les accompagnait. Ils trouvèrent le roi dans un grand cabinet, debout sous un dais, ayant un fauteuil derrière lui et découvert, une table et une écritoire devant lui, sur une estrade couverte d'un tapis qui débordait fort l'estrade de tous côtés; ceux des grands officiers qui devaient être derrière le roi en leurs places, Madame et M. le duc d'Orléans à droite et à gauche aux deux bouts de la table et la joignant, le cardinal Dubois un peu en arrière de M. le duc d'Orléans vers le coin de la table hors de l'estrade, les princes et princesses du sang en cercle vis-à-vis du roi et de la table sur le tapis hors de l'estrade, derrière [eux] le chancelier et les secrétaires d'État, et sur les ailes, derrière Madame et M. le duc d'Orléans, quelques seigneurs principaux. Les ambassadeurs s'approchèrent du roi à qui le duc d'Ossone fit un court compliment, et se retirèrent aux places où ils furent conduits, au-dessous des princes et princesses du sang, mais sur le tapis et sur la même ligne. Le contrat lu par le cardinal Dubois fut signé par le roi et par tout ce qui était là présent du sang, puis, sur une autre colonne, par les deux ambassadeurs, sur la même table; en quoi-ils furent mieux traités que nous, comme aussi nous fûmes mieux traités qu'eux pour la signature des articles qui se fit, comme on l'a vu, chez le chancelier à Paris, et à Madrid dans un cabinet de l'appartement du roi. Après la signature, le duc d'Albe se rapprocha encore du roi avec Laullez, fit un court compliment, et [ils] se retirèrent reconduits chez eux en la manière accoutumée, d'où ils allèrent au Palais-Royal.

En peu après, le roi alla voir Mlle de Montpensier au Palais-Royal, qu'il trouva auprès de Madame, puis dans la grande loge de M. le duc d'Orléans, avec le tapis et les gardes du corps au bas de la loge sur le théâtre, et répandus de tous côtés, où il vit pour la première fois l'Opéra, qui fut celui de Phaéton, ayant Madame à sa droite et M. le duc d'Orléans à sa gauche, et derrière lui ceux de ses grands officiers qui y devaient être. Après l'opéra, où on avait eu soin de bien placer les ambassadeurs et leur principale suite, et où se trouva tout ce qu'il y avait de plus brillant à la cour, le roi retourna souper aux Tuileries. Il revint après au Palais-Royal, où il trouva un superbe bal paré qui l'attendait. Il l'ouvrit avec Mlle de Montpensier, et y dansa ensuite plusieurs fois. Au bout d'une heure et demie il s'en alla et il traversa huit salles remplies de masques magnifiquement parés. Après son départ M. le duc de Chartres emmena les deux ambassadeurs d'Espagne dans la galerie de son appartement, avec les principaux de leur suite et beaucoup de seigneurs distingués de la cour, où ils trouvèrent une grande table splendidement servie. Tous les masques furent cependant admis dans le bal, où on dansa dans toutes les pièces jusqu'à six heures du matin. On y servit force rafraîchissements, et il y en avait de toutes sortes de dressés dans les pièces voisines.

Enfin, le 18 au matin, le maréchal de Villeroy vint de la part du roi complimenter Mlle de Montpensier, puis la ville de Paris, après quoi elle monta dans un carrosse du roi avec M. le duc d'Orléans sur le derrière, M. le duc de Chartres et la duchesse de Ventadour sur le devant, et aux portières la princesse de Soubise et la comtesse de Cheverny, gouvernante de la princesse. Elle était accompagnée d'un détachement des gardes du corps jusqu'à la frontière, et de force carrosses pour sa suite. M. le duc d'Orléans et M. le duc de Chartres la conduisirent deux lieues, puis s'en revinrent à Paris. Peu de jours après le duc d'Ossone fut, par ordre du roi, complimenté chez lui par Châteauneuf, prévôt des marchands, à la tête des échevins et des conseillers de ville, en habits de cérémonie, qui lui présentèrent les présents de vin et de confitures de la ville de Paris. Ce fut encore un honneur qui ne se rend point aux ambassadeurs extraordinaires d'aucun prince. Le duc d'Ossone le reçut étant accompagné de don Patricia Laullez, mais à qui la parole ne fut point du tout adressée.

Le comte de Roucy était mort à Paris, quinze jours auparavant, à soixante-trois ans, lieutenant général et gouverneur de Bapaume. On a vu, t. XIII, p. 272, le procédé étrange qu'il eut avec moi, qui nous brouilla avec le plus grand éclat après une longue suite de liaison étroite et de services de ma part. Plus religieux, quoique moins dévot que sa femme, qui l'affichait, et lui le contraire, il envoya prier Mme de Saint-Simon de vouloir bien l'aller voir. Elle y fut, et en reçut toutes les marques du plus sensible regret de sa conduite avec moi, et mourut deux jours après. J'ai eu si souvent occasion de parler de lui que je n'y ajouterai rien, non plus qu'à l'égard de Surville, qui mourut quinze jours après, duquel il a été amplement parlé à l'occasion des disgrâces qu'il s'était attirées dans le brillant d'un chemin de fortune très mal mérité.

Torcy, dont c'était le nom, et point parent des Colbert, mourut en même temps à soixante-treize ans. Il avait été sous-lieutenant des chevau-légers de la garde avec réputation de probité et de valeur, du reste un fort pauvre homme. Il était riche et avait épousé en premières noces la fille du duc de Vitry, et en secondes la fille de Gamaches. Il ne laissa point d'enfants. Il était maréchal de camp.

La Fare arriva à Madrid le lendemain du départ de la cour et vint descendre chez moi. Dès ce premier entretien il m'exposa des prétentions sauvages c'était d'être reçu comme le sont les envoyés des souverains; d'être conduit à l'audience dans la même forme, et d'être reçu et traité comme eux. J'essayai de lui faire entendre que ceux que feu Monsieur avait envoyés faire ses compliments dans les cours étrangères, à Londres, même à Heidelberg, à l'occasion de ses mariages, à Madrid, à l'occasion du mariage de la reine sa fille, et en d'autres occasions en ces mêmes cours et en d'autres, n'avaient jamais prétendu ces traitements, quoique venant de la part d'un fils de France, et que lui pouvait encore moins prétendre venant de la part d'un petit-fils de France. La Fare me répondit que ce petit-fils de France était régent; que cette qualité changeait tout; que de plus la conjoncture était heureuse et qu'il fallait en profiter.

Je répliquai que la qualité de régent ne changeait rien au rang et à l'état personnel de petit-fils de France à l'égard de M. le duc d'Orléans, qu'il le voyait tous les jours en France et en était témoin qu'il en était de même dans les pays étrangers, de pas un desquels il n'avait prétendu quoi que ce pût être de nouveau à titre de régent; qu'à la vérité la conjoncture était heureuse, mais qu'il ne la fallait pas forcer et s'attirer un refus qui changerait en dégoût et ensuite en éloignement la réunion qui faisait la joie publique des deux nations et la gloire personnelle de M. le duc d'Orléans, et sûrement la jalousie des autres princes qui sauraient bien nourrir, se réjouir et profiter d'un mécontentement de cérémonial; qu'il ne pouvait pas douter qu'étant depuis toute ma vie ce que j'étais à M. le duc d'Orléans, et lui devant l'ambassade où j'étais, je ne fusse ravi d'en profiter pour lui procurer toute sorte de grandeur; mais que dans ce même emploi, où je me trouvais par son choix, les désirs devaient, quant aux démarches, être bornés par les règles, et que ce serait fort préjudicier à cette même grandeur que de la commettre par des prétentions qui n'avaient pas été conçues jusqu'à ce moment en aucun lieu, et s'exposer à un refus qui, outre son extrême désagrément, changerait aisément en dégoût, en froideurs, en éloignement le fruit d'une réunion qui se pouvait dire le chef-d'oeuvre de l'adresse et de la capacité de la politique après les choses passées; et le sceau le plus solide de la grandeur réelle de M. le duc d'Orléans en tout genre, par le mariage de sa fille, avec le prince des Asturies. J'ajoutai que M. le duc d'Orléans ni le cardinal Dubois ne m'avaient jamais dit un mot de cette prétention, ni mis sur son envoi quoi que ce fût dans mes instructions, et que c'était à lui à me dire s'il en avait là-dessus, dont on ne m'avait rien dit ni écrit. La Fare devint embarrassé; il n'en avait point, n'osait me le dire, ne voulait pas aussi me tromper, et parce qu'il n'était pas capable de se porter à ce mensonge, et parce qu'il sentait bien que je ne serais pas longtemps, s'il m'eût avancé faux, d'être éclairci de la vérité.

Mais il ne se rendit point, et me pressa de telle sorte que j'entrai en capitulation. Je fis une lettre pour Grimaldo, par laquelle, lui donnant avis de l'arrivée de La Fare, je lui exposais la convenance de le recevoir et de le traiter avec des distinctions particulières, mais sans rien spécifier ni demander distinctement ni directement, me contentant de m'étendre sur la faveur de la conjoncture, sur celle de La Fare auprès de M. le duc d'Orléans, qui serait flatté pour soi et pour lui des bontés et des distinctions que Sa Majesté Catholique voudrait bien lui accorder. Je montrai ma lettre à La Fare; je l'envoyai à Grimaldo et une copie au cardinal Dubois.

La Fare ne fut pas content d'une lettre qui n'exprimait point ses prétentions, moins encore de l'envoi de sa copie au cardinal Dubois. Il comptait d'emporter d'emblée -ce qu'il avait imaginé, et de s'en faire grand honneur en Espagne et un grand mérite auprès de M. le duc d'Orléans. Toutefois il aima mieux cela que rien. Grimaldo qui suivait la cour avait eu avis de son passage par les chemins, et La Fare en reçut ordre dès le lendemain d'aller incontinent joindre la cour. Il partit donc peu satisfait de moi, et par ce qu'on va voir qui m'arriva, nous fûmes près de deux mois sans nous rejoindre. Il reçut de la cour d'Espagne tout l'accueil et les distinctions possibles, mais aucunes de celles qu'il prétendait et qui fussent de caractère. Je fus approuvé dans ce que j'avais fait là-dessus; et M. le duc d'Orléans était bien éloigné d'avoir formé aucune prétention nouvelle.

Cela même me confirma dans la pensée que j'avais toujours eue que les deux lettres de M. le duc d'Orléans, dont je fus chargé pour le prince des Asturies, l'une dans le style ordinaire, l'autre avec l'innovation du mot de frère, était une friponnerie du cardinal Dubois, qui espérait bien que je ne ferais point passer cette dernière, et de s'en avantager contre moi auprès de M. le duc d'Orléans, d'autant que ce prince, tout en me marquant son désir là-dessus qui lui était enjoint, ne me recommanda rien plus que de ne rien hasarder, de ne point insister à la moindre difficulté que j'y rencontrerais, de la retirer et de présenter l'autre, au lieu que le cardinal ne me recommanda rien davantage que de la faire passer, jusqu'à me piquer d'honneur sur mon attachement pour M. le duc d'Orléans, sur ce premier moyen de lui témoigner ma reconnaissance dans cette ambassade, et de marquer mon adresse et mon esprit par un si agréable début. On a vu que je n'eus besoin ni de l'un ni de l'autre, et que cette lettre passa doux comme lait, sans même qu'il en fût dit un seul mot. Si on l'avait refusée, ce petit dégoût se serait passé dans l'intérieur et le secret, et c'est sûrement ce qui le fit entreprendre au cardinal Dubois, au lieu que, s'il eût conçu les chimères de La Fare, leur refus aurait été public, et c'est ce qui empêcha le cardinal Dubois de les former et de m'en charger, quelque joie qu'il eût eue de me les voir péter dans la main. Ce petit fait méritait d'être expliqué, d'autant que dans la suite il se verra encore une prétention fort singulière de La Fare, qui, comme celle-ci, périt pour ainsi dire avant que de naître.

Quelque occupé que j'eusse été depuis mon arrivée, en affaires, en cour, en cérémonial, en fonctions, en fêtes, en festins, je n'avais pas laissé de faire plus de quatre-vingts visites avant le départ de la cour, après lequel j'en fis encore et en reçus beaucoup jusqu'au mien départ quatre jours après la cour: je m'étais particulièrement proposé de plaire, non seulement à Leurs Majestés Catholiques, mais à leur cour, mais en général aux Espagnols et jusqu'aux peuples, et j'ose dire que j'eus le bonheur d'y réussir par l'application continuelle que j'eus à ne rien oublier pour ce dessein, en évitant en même temps jusqu'à la plus légère affectation, mais louant avec soin tout ce qui pouvait l'être, toutefois en mesure des différents degrés, m'accommodant à leurs manières avec un air d'aisance, n'en blâmant aucune, admirant avec satisfaction les belles choses en tout genre qui s'y voient, évitant soigneusement toute préférence et toute légèreté française, ajustant avec une attention exacte, mais qui ne paraissait pas, la dignité du caractère avec tous les divers genres de politesse que je pouvais rendre au rang, à la considération, à l'âge, au mérite, à la réputation, aux emplois présents et passés, à la naissance de toutes les personnes que je voyais, politesse à tous, mais politesse mesurée à ces différences sans être empesée ni embarrassée, qui, pour ainsi dire, distribuée sur cette mesure avec connaissance et discernement, oblige infiniment, tandis qu'une politesse générale et sans choix dégoûte toutes les personnes qu'elle croit gagner et qu'elle ne se concilie point, parce qu'elle les rend égales.

Je me fis, dès le jour que j'arrivai, une affaire principale d'acquérir, à travers toutes mes occupations, cette connaissance de ces différentes choses dans les personnes principales que j'eus à fréquenter, puis des unes aux autres de parvenir à celle de tout ce qui se pouvait présenter sous mes yeux. Ce fui en cela que Sartine, les ducs de Liria et de Veragua, me furent tout d'abord d'une utilité extrême. Par eux, je fis d'autres connaissances, je m'informai à plusieurs, je combinai et me mis ainsi avec un peu de temps en état de discerner par moi-même sur les lumières qu'on, m'avait données. Quand je devins un peu plus libre avec tous ces seigneurs, ce qui arriva bientôt par les prévenances, les politesses, et leurs retours que j'en reçus, je leur semai des cajoleries que me fournissaient les connaissances de leurs maisons et de ce qui s'y était passé de grand et d'illustre, de leurs emplois, de leurs parentés, la valeur et la fidélité de la nation espagnole, enfin tout ce qui les pouvait flatter en général et en particulier. Plaçant les choses avec discernement et sobriété pour mieux faire goûter ce qui ne se disait qu'avec une sorte de rareté, mais coulant toujours à propos des choses dont on s'entretenait et les amenant tout naturellement. Rien ne leur plut davantage que de me trouver instruit de leurs maisons, de ce qu'elles ont produit d'illustre, de leurs alliances, de leurs dignités, de leur rang, de leurs emplois, de leurs fonctions, de leurs services. Ces connaissances les persuadaient de l'estime que j'en faisais; cela les charmait, ils s'écriaient quelquefois que j'étais plus Espagnol qu'eux, et qu'ils n'avaient jamais vu de Français qui me ressemblât. Jusqu'à leur manger, je m'en accommodais; ils en étaient surpris, et je voyais qu'ils m'en tenaient compte. Surtout ils étaient charmés de la juste préférence que je donnais à leurs fêtes sur les nôtres, parce qu'ils voyaient que je leur en disais les raisons et que je le pensais véritablement. Tant que je fus en Espagne, je ne me lassai pas un moment de cette conduite qui m'était agréable par le fruit continuel et toujours nouveau que j'en retirais, et qui m'attira leur amitié, leur estime et leur confiance, comme on en verra quelques traits que je choisirai sur beaucoup d'autres, par lesquels je me trouvai surabondamment récompensé de mon application à les capter.

Ce grand nombre de visites, que je trouvai moyen de rendre à travers tant de sortes de fonctions, fut pour moi un début très heureux. L'usage en Espagne est que tout ce qu'il y a de gens considérables visitent les principaux ambassadeurs qui arrivent. J'appelle ainsi les nonces, les impériaux, ceux de France et d'Angleterre. Ils sont flattés qu'ils les leur rendent promptement; dans ce grand nombre, on choisit un petit nombre des plus distingués chez qui on va à heure de les trouver ; tout le reste on prend le temps de leur méridienne. Ils ne le trouvent point du tout mauvais, et de la sorte on en expédie un grand nombre; moi surtout, qui pour ne manquer à personne, me mis sur le pied d'aller par les rues au trot, au lieu d'aller au pas comme c'est l'usage: mais ils m'en surent gré par la raison qui me le fit faire, et que je leur dis franchement: mais quand ce n'était pas pour expédier ainsi des visites, j'allais au pas suivant la coutume.

On peut juger que, parmi tant de visites, je n'oubliai pas le P. Daubenton. Cela m'était singulièrement recommandé par le cardinal Dubois, et je me recommandais bien à moi-même à cause de ce que je pouvais tirer de lui auprès du roi d'Espagne, tant pour le peu d'affaires que je pourrais avoir à traiter, que pour la personnelle qui m'avait fait désirer l'ambassade. Cette dernière raison m'engagea à le voir plusieurs fois dans ces premiers dix ou douze jours que je fus à Madrid, parce qu'il eût été indécent de débuter promptement par là. Je le trouvai très ouvert là-dessus et prodigue de désirs de m'y servir, efficacement, de plaire à M. le duc d'Orléans et d'étreindre de tout son pouvoir l'union par lui si désirée des deux couronnes et de ce prince avec le roi d'Espagne.

Le bon père essaya aussitôt de profiter de l'occasion. Il se mit à me vanter son attachement pour moi sans me connaître, par la bonté qu'il savait que j'avais toujours eue pour les jésuites, me parla des confesseurs que j'y avais eus si longtemps, de l'estime et de la confiance du P. Tellier pour moi; car il était bien informé de tout et savait en faire usage, me dit le dessein qu'avait le roi d'Espagne de m'employer, comme il fit deux jours après, pour que l'infante fût mise entre les mains d'un jésuite, sur quoi il me demanda ce que j'en pensais. Sur ma réponse, qui fut telle qu'il la souhaitait il se mit à me faire véritablement les yeux doux, à tenir des propos généraux sur sa compagnie et son dévouement pour le roi, puis à balbutier, à commencer à s'interrompre, à se reprendre, enfin il accoucha sans aucun secours de ma part, qui vis d'abord où il en voulait venir, et il me dit enfin que le roi d'Espagne mourait d'envie de me prier de demander au roi son neveu de sa part, de prendre un jésuite pour son confesseur et d'en prier en son nom M. le duc d'Orléans, et de lui faire ce plaisir en même temps que j'écrirais sur celui de l'infante, parce que l'âge et les infirmités de l'abbé Fleury pouvaient à tous moments l'engager à cesser de confesser le roi.

Cette proposition se fit avec tout l'art et l'insinuation possible à l'issue de toutes les offres de ses services pour faciliter la grandesse que je souhaitais, et tout de suite me demanda ce que j'en pensais, mais avec un air de confiance. Je le payai de la même monnaie qu'il m'avait donnée sur mon amitié pour les jésuites, puis je lui dis que le confessionnal du roi n'était pas la même chose que celui de l'infante; qu'il était très naturel à la tendresse du roi d'Espagne pour sa fille et à sa confiance aux jésuites de demander qu'elle fût instruite à son âge par un jésuite, et que, lorsqu'elle serait en âge de se confesser, ce fût à celui-là ou à un autre de la même compagnie; que cela n'avait point d'inconvénient, et que je ne doutais pas du succès en cela du désir du roi d'Espagne, par celui que je connaissais en M. le duc d'Orléans de lui complaire en toutes les choses possibles; mais que le roi d'Espagne allât jusqu'à se mêler de l'intérieur du roi son neveu, je ne croyais pas que, malgré les circonstances, cela fût mieux reçu en France qu'il le serait en Espagne de changer le confesseur du roi d'Espagne ou quelqu'un de ses ministres à la prière de la France; que je suppliais donc instamment Sa Révérence de faire en sorte que le roi d'Espagne se contentât de me faire l'honneur de me charger de demander de sa part un jésuite pour l'infante, sans toucher l'autre corde si délicate dont il fallait laisser la disposition au temps, au roi son neveu et à ceux qui dans sa cour et le gouvernement de ses affaires se trouveraient avoir sa confiance, lorsque l'abbé Fleury cesserait d'être son confesseur.

Quelque déplaisante que fût cette réponse, malgré tout le moins mauvais assaisonnement que j'y pus mettre, le bon père n'insista pas, il parut même trouver que ce que je lui dis avait sa raison. La sérénité, la suavité de son visage ne s'en obscurcit point; je le promenai sur les espérances des futurs contingents, que je ne croyais pas si proches et sur les convenances que le confessionnal du roi leur fût rendu. Il revint après à mon affaire personnelle, redoubla de protestations, et nous nous séparâmes le mieux du monde. Je n'oubliai pas de rendre un compte exact de cette conversation, de laquelle je fus fort approuvé.

J'avais déjà fait parler à Grimaldo par Sartine, et je lui avais parlé moi-même; ce ministre était vrai et droit ; j'eus tout lieu de compter sur lui, et on verra bientôt que je ne me trompai pas.

L'empereur, apparemment fâché de la protestation que la France et l'Angleterre avait enfin arrachée de lui sur ces grands d'Espagne qu'il avait faits et qu'il s'était mis ainsi hors d'état d'en plus faire, s'en voulut dépiquer par une nombreuse promotion de l'ordre de la Toison d'or comme souverain des Pays-Bas, où cet ordre avait été institué. Le cardinal Dubois voulait que le roi d'Espagne n'en fît que rire en attendant que cette prétention fût réglée au congrès de Cambrai, à l'avantage de Sa Majesté Catholique, mais en même temps il trouvait mauvais que le fils aîné du duc de Lorraine fût de cette promotion, et me chargea de faire auprès du roi d'Espagne qu'il lui en marquât son ressentiment en refusant longtemps de consentir à l'accession du duc de Lorraine à la paix, à laquelle il désirait passionnément d'être reçu.

J'omets à dessein plusieurs affaires peu embarrassées ou peu importantes, dont le cardinal Dubois m'écrivit, d'autant que la maladie où je tombai incontinent me mit hors de tout commerce jusqu'au jour du mariage du prince des Asturies.

J'omets pareillement les extrémités d'embarras où le cardinal Dubois m'attendait, et qu'il m'avait si hautement préparées en décuplant forcément ma dépense. On a vu que je n'avais point voulu d'appointements, mais qu'il m'avait été promis qu'on ne me laisserait point manquer, et qu'on fournirait exactement à la dépense qu'on exigeait de moi; mais rien moins. Dès ces commencements, le cardinal Dubois sut y mettre bon ordre, mais toujours avec ses protestations accoutumées; il se vengeait de l'ambassade emportée à son insu et malgré lui en me ruinant; à la fin il en vint à bout; mais, au moins à mon honneur et à celui de la France, il n'eut pas le plaisir de me décrier en Espagne, d'où je partis à la fin de mon ambassade sans y devoir un sou à qui que ce pût être, et sans avoir diminué rien de l'état que j'avais commencé à y tenir, sinon qu'en allant à Lerma, je renvoyai en France presque tous les officiers des troupes du roi que ce bon prêtre m'avait forcé, comme on l'a vu, de mener en Espagne.

La cour d'Espagne, qui marchait avec la lenteur des tortues, devait arriver, et arriva en effet à Lerma le 11 décembre. C'est un beau bourg situé en amphithéâtre sur la petite rivière d'Arlanzon, qui forme une petite vallée fort agréable à six lieues à côté de Burgos. Le château bâti par le duc de Lerme, premier ministre de Philippe III, et mort cardinal en 1625, est magnifique par toute sa structure, son architecture, par son étendue, la beauté et la suite de ses vastes appartements, la grandeur des pièces, le fer à cheval de son escalier. Il tient au bourg par une belle cour fort ornée, et par une magnifique avant-cour, mais fort en pente, qui le joint. Quoiqu'il soit bien plus élevé que le haut de l'amphithéâtre du bourg, le derrière de ce château l'est encore davantage, tellement que le premier étage est de plain-pied à un vaste terrain qui, dans un pays où on connaîtrait le prix des jardins, en ferait un très beau, très étendu, en aussi jolie vue que ce paysage en peut donner sur la campagne et sur le vallon, avec un bois tout joignant le château au même plain-pied, dans lesquels on entrerait par les fenêtres ouvertes en portes. Ce bois est vaste, uni, mais clair, rabougri, presque tout de chênes verts, comme ils sont tous dans les Castilles. Il est du côté de la campagne, et le jardin serait en terrasse naturelle, fort élevée sur le vallon et sur la campagne au delà. Le peu de logement que Lerma pouvait fournir à la cour ne permit d'y en marquer que pour le service et les charges nécessaires. On prit les villages des environs pour le reste de la cour, pour les grands et pour les ambassadeurs.

J'eus le choix de plusieurs, et je choisis celui de Villahalmanzo, sur le récit qu'on m'en fit, à une petite demi-lieue de Lerma, et, tout vis-à-vis et à vue, la petite vallée entredeux, qu'on passait sur une chaussée et la petite rivière sur un pont de pierre. On y accommoda la maison du curé, petite, aérée, jolie, pour moi seul, avec des cheminées qu'on fit exprès, et toutes les autres maisons du village pour ceux qui étaient avec moi et pour toute ma suite. Ce village assez étendu, bien bâti, bien situé, sans voisinage, était très agréable, et il n'y avait que nous, le curé et les habitants. Il n'y eut pas dans tout notre séjour la plus légère difficulté avec eux; leurs maisons gagnèrent beaucoup aux accommodements qu'on y fit, et ils furent si contents de nous qu'ils s'étaient tous apprivoisés avec nos domestiques. On ne leur fit pas le moindre tort en rien ; ils eurent quelques présents en partant, en sorte qu'ils s'étaient tous pris d'affection pour nous, et qu'ils nous regrettèrent, quelques-uns même avec larmes. Ce voyage fut pour moi une transplantation très ruineuse de mes tables et de toute ma maison.

Le roi d'Espagne avait nommé la maison du prince et de la future princesse des Asturies, et cette dernière pour servir l'infante jusqu'à l'échange, et en amener et servir au retour la future princesse des Asturies. Le roi, en partant de Madrid, avait fait dire à tous les grands et à quelques autres gens distingués, qu'il désirait ne voir à Lerma que ceux qui l'y accompagneraient jusqu'à l'échange fait, mais qu'alors il serait bien aise que tous les grands, et ce peu d'autres personnes distinguées, s'acheminassent à Lerma, où on leur ferait trouver des logements, ou aux environs, pour assister au mariage du prince des Asturies, et cela fut exécuté ainsi. Quant aux dames, il n'y eut que celles du service.

Il faut ajouter, pour tout éclaircir, que Burgos, qui est sur le chemin de Paris à Madrid, n'est guère plus éloigné de cette dernière ville que Poitiers l'est de Paris, et que Lerma est à la même hauteur que Burgos, ainsi à la même distance de Madrid. Lerma fut préféré à Burgos qui avait été choisi d'abord à cause de la commodité des chasses. Ce comté fut érigé par les rois catholiques, c'est-à-dire Ferdinand et Isabelle, pour don Bernard de Sandoval y Roxas, second marquis de Denia, puis en duché par Philippe III, en 1599, pour don Fr. Gomez de Sandoval y Roxas, cinquième marquis de Denia, son premier ministre, puis cardinal après la mort de sa femme, fille du quatrième duc de Medina-Coeli. Don Diego Gomez de Sandoval, cinquième duc de Lerma, mourut en 1668, sans enfants, et le dernier mâle de la postérité du cardinal, duc de Lerma. Ce dernier mâle avait deux soeurs, de l'aînée desquelles Lerma est tombé aux ducs de l'Infantao que les François prononcent l'Infantade. Leur nom est Silva.

Cette maison est très certainement reconnue descendre masculinement jusqu'à aujourd'hui des anciens rois de Léon, par l'infant Aznar, fils puîné du roi Fruela . Don Ruy Gomez de Silva, si connu sous le nom de prince d'Eboli, qu'il avait eu de sa femme Anne Mendoza y La Cerda, maîtresse de Philippe II, acheta en 1572 Pastrane de don Gaston Mendoza y La Cerda, que Philippe Il érigea pour lui en duché, et il préféra d'en porter le nom à celui de duc d'Estremera, que le même roi avait érigé pour lui depuis peu. Cette maison de Silva, de si haute origine, s'est partagée en beaucoup de branches en Espagne, et jusqu'en Portugal. Ce prince d'Eboli, premier duc de Pastrane, était de la dernière de toutes ces branches connue sous le nom de Chamusca, dont il fut le quatrième seigneur. Il eut plusieurs enfants, dont, outre les ducs de Pastrane, sortirent aussi les ducs d'Hijar et trois autres branches. Don Roderic de Silva d'aîné en aîné mâle de ce prince d'Eboli, premier duc de Pastrane et duc de Pastrane aussi, épousa la sueur aînée du susdit Diego Gomez de Sandoval, cinquième duc de Lerme, dernier mâle de la postérité du cardinal duc de Lerme, et par elle devint duc de Lerme et de l'Infantade en 1668, dont le fils Marie-Grégoire de Silva, duc de l'Infantade, de Lerma, etc., mort en 1693, fut père du duc de l'Infantade et de Lerma, vivant lorsque j'étais en Espagne, et longues années depuis.

À l'égard de l'Infantade, c'est un État, comme ils parlent en Espagne, composé de trois villes et de plusieurs bourgs qui en dépendent, situé en Castille, qui, pour avoir été longtemps possédé par plusieurs infants, fils de rois, fut insensiblement nommé Infantao; de ces princes cet État passa dans différentes maisons par héritage, par acquisition, par don des rois, qui le retirèrent plus d'une fois. Ce fut de cette dernière sorte qu'il tomba en 1470 entre les mains d'Henri IV, roi de Castille, qui en fit don à don Hurtado Mendoza, second marquis de Santillana, en faveur duquel il fut érigé en duché en 1475 par les rois catholiques, c'est-à-dire par Ferdinand et Isabelle.

Enfin Catherine Mendoza y Sandoval hérita de ses deux frères, l'un duc de l'Infantade, l'autre duc de Lerma, et comme on l'a vu ci-dessus, épousa don Roderic de Silva, duc de Pastrane. De ce mariage vint le père du duc de l'Infantade, de Lerma et de Pastrana, etc., vivant lorsque j'étais en Espagne, et connu comme son père sous le seul nom, de duc de l'Infantade.

Il est né en 1672; il est frère du comte de Galve, de la comtesse de Lemos, dont le mari est Portugal y Castro, et de la comtesse de Niebla, dont le mari est Perez de Gusman.

Cette branche de Silva Infantade était fort autrichienne, et vit passer la couronne d'Espagne dans, la maison de France avec tant de chagrin que le comte de Galve se jeta dans le parti de l'archiduc, puis dans ses troupes dès qu'elles parurent en Espagne. Le comte et la comtesse de Lemos, entraînés, dans les mêmes intérêts, furent pris par un parti des troupes du roi d'Espagne, comme ils allaient joindre celles de l'archiduc, et le duc de l'Infantade, qui n'osa en faire autant, donna jusqu'à la fin de la guerre toutes les marques qu'il put de son attachement au parti de l'archiduc. On s'assura longtemps du comte et de la comtesse de Lemos, qui donnèrent depuis toutes sortes de marques de repentir. Le comte n'avoir que sa grande naissance, sans aucun talent ni suite qui pût le faire craindre, et passait sa vie à fumer, chose fort extraordinaire en Espagne, où on ne prend du tabac que par le nez. Il n'en était pas de même de la comtesse, pleine d'esprit et de grâces, et fort capable de nuire ou de servir. Mais cette ouverture d'esprit lui fit voir de bonne heure qu'il ne fallait pas attendre, mais tâcher de se raccommoder à temps, et elle y réussit, en sorte qu'elle regagna de la considération, et s'est toujours depuis très bien conduite à l'égard de la cour d'Espagne. Le comte de Calve ne put se détacher des Autrichiens: il les servit jusqu'à la fin de la guerre, et se retira à Vienne où il a vécu longues années, et y est mort assez obscurément sans avoir voulu venir jouir en Espagne de l'amnistie accordée par le traité de Vienne fait par Riperda, lors du renvoi de l'infante, comme firent beaucoup d'autres, ravis de quitter Vienne et de revenir jouir de leurs biens, de leurs proches et de leurs amis dans le sein de leur patrie.

Le duc de l'Infantade n'imita ni son frère ni sa soeur; il s'approcha rarement de la cour, vit peu le roi et ses ministres, ne prit à rien, ne demeura à Madrid qu'à courtes reprises, vécut en grand seigneur peu content, qui n'a besoin de rien, se mit à prendre soin de ses affaires et de ses grandes terres, vint à bout bientôt de payer toutes ses dettes et de devenir le plus grand et le plus riche seigneur d'Espagne, jouissant d'environ deux millions de revenu, quitte, et s'amusant à l'occupation la plus triste, mais où il avait mis son punto: ce fut de se bâtir une sépulture aux capucins de Guadalajara, petite ville près de Madrid, sur le chemin de France, qui lui appartenait, et de le faire exactement sur le modèle et avec la même magnificence de la sépulture des rois à l'Escurial, excepté que le panthéon de Guadalajara est beaucoup plus petit. Je les ai vus tous deux; ce dernier disposé de même en tous points et aussi superbe, en marbres, en bronze, en lapis, en autels, en niches et tiroirs; en un mot, à la grandeur près, forme et parité entière. J'en admirai d'autant plus la folie que le duc de l'Infantado n'avait que deux filles, et qu'il protestait par modestie qu'il n'y voulait pas être enterré, mais y faire transporter les corps de ses pères.

Ce fut donc dans son château de Lerma que le roi et la reine voulurent aller chasser, attendre la future princesse des Asturies, et y célébrer son mariage. Ils en firent avertir le duc de l'Infantade, parce qu'il n'y allait presque jamais, et des moments, et que tout y était sans aucun meuble et assez en désordre. Le duc reçut cet avis sans s'émouvoir ni donner aucun ordre: on le sut et on redoubla l'avis; il fut aussi inutile que le premier, tellement qu'on prit enfin le parti d'y envoyer des meubles et des ouvriers de toutes les sortes. Ils y trouvèrent tant de travail qu'il n'était pas achevé quand la cour en partit, laquelle s'y trouva si mal à l'aise, qu'après le départ de l'infante elle alla s'établir dans un petit château voisin plus clos et plus habitable, laissant le gros de leur suite à Lerma où la cour ne revint que sur la nouvelle de l'échange. Le roi et la reine furent vivement piqués de ce procédé du duc de l'Infantade, ils s'en laissèrent même entendre, mais ce fut tout. Ce duc ne vint point à la célébration du mariage, et ne parut point à Madrid dans tout le temps que je fus en Espagne; de sorte que je ne l'ai jamais vu. J'ai ouï dire qu'il avait de l'esprit, et qu'il l'avait même assez orné, ce qui n'est pas fort commun en Espagne. Le nom et le choix de Lerma et l'étrange singularité de la conduite du seigneur de ce lieu à cette occasion, m'ont fait étendre sur son sujet d'autant plus que se tenant, comme il faisait, à l'écart de la cour et de Madrid, je n'aurais pas trouvé lieu d'expliquer ces petites curiosités ailleurs.

Le roi d'Espagne avait fait les maisons du prince et de la princesse des Asturies; celle du prince était composée des personnes suivantes: le duc de Popoli, conservant les fonctions de gouverneur, mais n'en pouvant plus garder le nom auprès d'un prince marié, fut majordome-major; le comte d'Altamire, sommelier du corps; le comte de San Estevan del Puerto, grand écuyer; il était lors au congrès de Cambrai de la part du roi d'Espagne; le duc de Gandie et le marquis de Los Balbazès, gentilshommes de la chambre. Ces cinq seigneurs étaient grands d'Espagne; le marquis del Surao en eut aussi la clef, et fut premier écuyer; il avait été sous-gouverneur du prince; les comtes Safaleli et d'Anénales, majordomes. Pour la princesse des Asturies, la duchesse de Monteillano, camarera-mayor; le marquis de Valero, majordome-major; il était lors vice-roi du Mexique, et n'était pas grand. Le roi, qui l'avait toujours aimé, se souvint de lui en son absence et le fit grand à son retour. Le marquis de Castel Rodrigo, mais plus connu sous le nom de prince Pio, qu'il portait, et grand d'Espagne, [fut] grand écuyer; la duchesse de Liria, la marquise de Torrecusa et la marquise d'Assentar, dames du palais; doña M. de Niéves, gouvernante destinée de l'infante, pour aller et demeurer en France avec elle jusqu'à un certain âge, et doña Is. Martin, señoras de honor; le comte d'Anguisola, premier écuyer. Il était fils du comte de Saint-Jean, premier écuyer de la reine, qui leur fit faire depuis une prodigieuse fortune. Ce comte d'Anguisola fut aussi majordome avec don Juan Pizzarro y Aragon. Le P. Laubrusselle, jésuite français, précepteur des enfants, confesseur.

Je partis le 2 décembre de Madrid pour me rendre à la cour, et je fus coucher à l'Escurial avec les comtes de Lorges et de Céreste, mon second fils, l'abbé de Saint-Simon et son frère. Pecquet et deux principaux des officiers des troupes du roi, qui demeurèrent avec moi tant que je fus en Espagne. Outre les ordres du roi d'Espagne et les lettres du marquis de Grimaldo, je fus aussi muni de celles du nonce pour le prieur de l'Escurial, qui en est en même temps gouverneur, pour me faire voir les merveilles de ce superbe et prodigieux monastère, et m'ouvrir tout ce que je voudrais y visiter, car j'avais été bien averti que, sans la recommandation du nonce, celles du roi et de son ministre ni mon caractère ne m'y auraient pas beaucoup servi. Encore verra-t-on que je ne laissai pas d'éprouver la rusticité et la superstition de ces grossiers hiéronimites.

Ce sont des moines blancs et noirs, dont l'habit ressemble à celui des célestins, fort oisifs, ignorants, sans aucune austérité, qui, pour le nombre des monastères dont aucun n'est abbaye et pour les richesses, sont à peu près en Espagne ce que sont les bénédictins en France, et sont comme eux en congrégation. Ils élisent aussi comme eux leurs supérieurs généraux et particuliers, excepté le prieur de l'Escurial qui est à la nomination du roi, qui l'y laisse tant et si peu qu'il lui plait, et qui est à proportion bien mieux logé à l'Escurial que Sa Majesté Catholique. C'est un prodige de bâtiments de structure de toute espèce de magnificence, que cette maison, et que l'amas immense de richesses qu'elle renferme en tableaux, en ornements, en vases de toute espèce, en pierreries semées partout, dont je n'entreprendrai pas la description qui n'est point de mon sujet; il suffira de dire qu'un curieux connaisseur en toutes ces différentes beautés s'y appliquerait plus de trois mois sans relâche et n'aurait pas encore tout examiné. La forme de gril a réglé toute l'ordonnance de ce somptueux édifice, en l'honneur de saint Laurent et de la bataille de Saint-Quentin, gagnée la veille par Philippe II, qui, voyant l'action de dessus une hauteur, voua d'édifier ce monastère si ses troupes remportaient la victoire, et demandait à ses courtisans si c'était là les plaisirs de l'empereur son père qui, en effet, les y prenait bien de plus près. Il n'y a portes, serrures, ustensiles de quelque sorte que ce soit, ni pièce de vaisselle qui ne soit marquée d'un gril.

La distance de Madrid à l'Escurial approche fort de celle de Paris à Fontainebleau. Le pays est uni et devient fort désert en approchant de l'Escurial, qui prend son nom d'un gros village dont on passe fort près à une lieue. L'Escurial est sur un haut où on monte imperceptiblement, d'où l'on voit des déserts à perte de vue des trois côtés; mais il est tourné et comme plaqué à la montagne de Guadarrama qui environne de tous côtés Madrid à distance de plusieurs lieues plus ou moins près. Il n'y a point de village à l'Escurial ; le logement de Leurs Majestés Catholiques fait la queue du gril, les principaux grands officiers et les officiers les plus nécessaires sont logés, même les dames de la reine, dans le monastère; tout le reste l'est fort mal sur le côté par lequel on arrive, où tout est fort mal bâti pour la suite de la cour.

L'église, le grand escalier et le grand cloître me surprirent. J'admirai l'élégance de l'apothicairerie et l'agrément des jardins, qui pourtant ne sont qu'une large et longue terrasse. Le Panthéon m'effraya par une sorte d'horreur et de majesté. Le grand autel et la sacristie épuisèrent mes yeux par leurs immenses richesses. La bibliothèque ne me satisfit point, et les bibliothécaires encore moins. Je fus reçu avec beaucoup de civilité et de bonne chère à souper, quoique à l'espagnole, dont le prieur et un autre gros moine me firent les honneurs. Passé ce premier repas, mes gens me firent à manger; mais ce gros moine y fournit toujours quelques pièces qu'il n'eût pas été honnête de refuser, et mangea toujours avec nous, parce qu'il ne nous quittait point pour nous mener partout. Un fort mauvais latin suppléait au français qu'il n'entendait point, ni nous l'espagnol.

Dans le sanctuaire, au grand autel, il y a des fenêtres vitrées derrière les sièges du prêtre célébrant la grand'messe et de ses assistants. Ces fenêtres, qui sont presque de plain-pied à ce sanctuaire, qui est fort élevé, sont de l'appartement que Philippe II s'était fait bâtir, et où il mourut. Il entendait les offices par ces fenêtres. Je voulus voir cet appartement où on entrait par derrière. Je fus refusé. J'eus beau insister sur les ordres du roi et du nonce de me faire voir tout ce que je voudrais, je disputai en vain. Ils me dirent que cet appartement était fermé depuis la mort de Philippe II, sans que personne y fût entré depuis. J'alléguai que je savais que le roi Philippe V l'avait vu avec sa suite. Ils me l'avouèrent, mais ils me dirent en même temps qu'il y était entré par force et en maître qui les avait menacés de faire briser les portes, qu'il était le seul roi qui, depuis Philippe II, y fût entré une seule fois, et qu'ils ne l'ouvraient et ne l'ouvriraient jamais à personne. Je ne compris rien à cette espèce de superstition; mais il fallut en demeurer là. Louville, qui y était entré avec le roi, m'avait dit que le tout ne contenait que cinq ou six chambres obscures et quelques petits trous, tout cela petit, de charpenterie bousillée, sans tapisserie lorsqu'il le vit, ni aucune sorte de meubles: ainsi je ne perdis pas grand'chose à n'y pas entrer.

En descendant au Panthéon, je vis une porte à gauche à la moitié de l'escalier. Le gros moine qui nous accompagnait, nous dit que c'était le Pourrissoir, et l'ouvrit. On monte cinq ou six marches dans l'épaisseur du mur, et on entre dans une chambre étroite et longue. On n'y voit que les murailles blanches, une grande fenêtre au bout près d'où on entre, une porte assez petite vis-à-vis, pour tous meubles une longue table de bois, qui tient tout le milieu de la pièce qui sert pour poser et accommoder les corps. Pour chacun qu'on y dépose, on creuse une niche dans la muraille, où on place le corps pour y pourrir. La niche se referme dessus sans qu'il paroisse qu'on ait touché à la muraille, qui est partout luisante et qui éblouit de blancheur, et le lieu est fort clair. Le moine me montra l'endroit de la muraille qui couvrait le corps de M. de Vendôme près de l'autre porte, lequel, à sa mine et à son discours, n'est pas pour en sortir jamais. Ceux des rois, et des reines lesquelles ont eu des enfants, en sont tirés au bout d'un certain temps et portés sans cérémonie dans les tiroirs du Panthéon qui leur sont destinés. Ceux des infants et des reines qui n'ont point eu d'enfants, sont portés dans la pièce joignante dont je vais parler, et y sont pour toujours.

Vis-à-vis de la fenêtre, à l'autre bout de la chambre, en est une autre de forme semblable, et qui n'a rien de funèbre. Le bout opposé à la porte et les deux côtés de cette pièce, qui n'a d'issue que la porte par où on y entre, sont accommodés précisément en bibliothèque; mais, au lieu que les tasseaux d'une bibliothèque sont accommodés à la proportion des livres qu'on y destine, ceux-là le sont aux cercueils qui y sont rangés les uns auprès des autres, la tête à la muraille, les pieds au bord des tasseaux, qui portent l'inscription du nom de la personne qui est dedans. Les cercueils sont revêtus, les uns de velours, les autres de brocart, qui ne se voit guère qu'aux pieds, tant ils sont proches les uns des autres, et les tasseaux bas dessus.

Quoique ce lieu soit si enfermé, on n'y sent aucune odeur. Nous lûmes des inscriptions à notre portée, et le moine d'autres à mesure que nous les lui demandions. Nous fîmes ainsi le tour, causant et raisonnant là-dessus. Passant au fond de la pièce, le cercueil du malheureux don Carlos s'offrit à notre vue. « Pour celui-là, dis-je, on sait bien pourquoi et de quoi il est mort. » À cette parole, le gros moine s'altéra, soutint qu'il était mort de mort naturelle, et se mit à déclamer contre les contes qu'il dit qu'on avait répandus. Je souris en disant que je convenais qu'il n'était pas vrai qu'on lui eût coupé les veines. Ce mot acheva d'irriter le moine, qui se mit à bavarder avec une sorte d'emportement. Je m'en divertis d'abord en silence. Puis je lui dis que le roi, peu après être arrivé en Espagne, avait eu la curiosité de faire ouvrir le cercueil de don Carlos, et que je savais d'un homme qui y était présent (c'était Louville) qu'on y avait trouvé sa tête entre ses jambes; que Philippe II, son père, lui avait fait couper dans sa prison devant lui. « Hé bien! s'écria le moine tout en furie, apparemment qu'il l'avait bien mérité; car Philippe II en eut la permission du pape, » et de là crier de toute sa force merveilles de la piété et de la justice de Philippe II, et de la puissance sans bornes du pape, et à l'hérésie contre quiconque doutait qu'il ne pût pas ordonner, décider et dispenser de tout. Tel est le fanatisme des pays d'inquisition, où la science est un crime, l'ignorance et la stupidité la première vertu. Quoique mon caractère m'en mît à couvert, je ne voulus pas disputer et faire avec ce piffre de moine une scène ridicule. Je me contentai de rire et de faire signe de se taire, comme je fis à ceux qui étaient avec moi. Le moine dit donc tout ce qu'il voulut à son aise, et assez longtemps sans pouvoir s'apaiser. Il s'apercevait peut-être à nos mines que nous nous moquions de lui, quoique sans gestes et sans parole. Enfin il nous montra le reste du tour de la chambre, toujours fumant; puis nous descendîmes au Panthéon. On me fit la singulière faveur d'allumer environ les deux tiers de l'immense et de l'admirable chandelier qui pend du milieu de la voûte, dont la lumière nous éblouit, et faisait distinguer dans toutes les parties du Panthéon, non seulement les moindres traits de la plus petite écriture, mais ce qui s'y trouvait de toutes parts de plus délié.

Je passai trois jours à l'Escurial, logé dans un grand et bel appartement, et tout ce qui était avec moi fort bien logé aussi. Notre moine qui avait toujours montré sa mauvaise humeur depuis le jour du Pourrissoir, n'en reprit de belle qu'au déjeuner du départ. Nous le quittâmes sans regret, mais non l'Escurial, qui donnerait de l'exercice et du plaisir à un curieux connaisseur pour plus de trois mois de séjour. Chemin faisant, nous rencontrâmes le marquis de Montalègre, et arrivâmes en même temps que lui à la dînée. Il m'envoya aussi prier à dîner avec ces messieurs qui étaient avec moi. Il était fort accompagné, et nous fit très promptement fort grande chère et bonne à l'espagnole, ce qui nous fit un peu regretter le dîner que mes gens avaient préparé pour nous. J'aurai lieu de parler de ce seigneur.

Enfin nous arrivâmes le 9 à notre village de Villahalmanzo, où je me trouvai le plus commodément du monde, ainsi que tout ce qui était avec moi. J'y trouvai mon fils aîné encore bien convalescent avec l'abbé de Mathan, qui venaient de Burgos. Nous soupâmes fort gaiement, et je comptais de me bien promener le lendemain, et m'amuser à reconnaître le village et les environs; mais la fièvre me prit la nuit, augmenta dans la journée, devint violente la nuit suivante, tellement qu'il ne fut plus question d'aller le 11, qui était ce jour-là, à la descente du carrosse du roi et de la reine d'Espagne à Lerma. Le mal augmenta avec une telle rapidité qu'on me trouva en grand danger, et incontinent après à l'extrémité. Je fus saigné peu après, la petite vérole parut dont tout le pays était rempli. Ce climat était tel cette année; qu'il y gelait violemment douze ou quatorze heures tous les jours, tandis que depuis onze heures du matin jusqu'à près de quatre, il faisait le plus beau soleil du monde, et trop chaud sur le midi pour s'y promener; et où il ne donnait point par quelque obstacle de muraille, il n'y dégelait pas un moment. Ce froid était d'autant plus piquant, que l'air était plus pur et plus vif, et le ciel de la sérénité la plus parfaite et la plus continuelle.

Le roi d'Espagne, qui craignait extrêmement la petite vérole, et qui n'avait confiance avec raison qu'en son premier médecin, me l'envoya dès qu'il fut informé de ma maladie, avec ordre de ne me pas quitter d'un moment jusqu'à ce que je fusse guéri. J'eus donc continuellement cinq ou six personnes auprès de moi, outre ceux de mes domestiques qui me servirent, un des plus sages et des meilleurs médecins de l'Europe, qui de plus était de très bonne compagnie, qui ne me quittait ni jour ni nuit, et trois fort bons chirurgiens dont La Fare m'en envoya un qu'il avait amené. J'eus une grande abondance partout de petite vérole de bon caractère, sans aucun accident dangereux depuis qu'elle eut paru, et on sépara de table et de tout commerce maîtres et valets qui me voyaient, même de cuisine, de ceux qui faisaient la mienne, et de ceux qui ne me voyaient point. Le premier médecin se précautionnait presque tous les jours de nouveaux remèdes en cas de besoin, et ne m'en fit aucun que de me faire boire pour toute boisson de l'eau dans laquelle on jetait selon sa quantité des oranges avec leur peau coupées en deux, qui frémissait lentement devant mon feu, quelques rares cuillerées d'un cordial doux et agréable dans le fort de la suppuration, et dans la suite un peu de vin de Rota avec des bouillons où il entrait du boeuf et une perdrix. Rien ne manqua donc aux soins de gens qui n'avaient que moi de malade, et qu'ils avaient ordre de ne pas quitter, et rien ne manqua à mon amusement quand je fus en état d'en prendre, par la bonne compagnie qui était auprès de moi, et cela dans un temps où les convalescents de cette maladie en éprouvent tout l'ennui et le délaissement. Tout à la fin du mal je fus saigné et purgé une seule fois, après quoi je vécus à mon ordinaire, mais dans cette espèce de solitude. J'aurai bientôt lieu de parler de ce premier médecin.

Pendant le grand intervalle que cette maladie me tint hors de tout commerce, l'abbé de Saint-Simon en entretint même d'affaires avec le cardinal Dubois, avec Grimaldo, avec Sartine et avec quelques autres. Je crois ne pouvoir mieux remplir ici ce vide forcé d'une oisiveté de six semaines que par un léger tableau de la cour d'Espagne, telle qu'elle était pendant le séjour de six mois que je demeurai en ce pays-là. Le détail étendu qui se trouve t. III, p. 88 et suivantes, qui se voit sur l'Espagne à l'occasion de l'avènement de Philippe [V] à cette couronne, et un autre précédent à propos du testament de Charles II, m'en épargnera beaucoup ici qui ne seraient que des redites.

On voit dans ce détail, à propos du testament [de Charles II], les emplois et les caractères des personnages qui y eurent le plus de part, celui de la reine épouse de Charles II, et des personnages autrichiens. Dans celui qui est t. III, p. 88 et suivantes, on trouve celui de l'origine et des progrès en Espagne des trois branches sorties de la maison de Portugal, de celle de Cadaval de la même origine restée en Portugal, enfin de celle d'Alencastro, portugaise aussi, et des ducs d'Aveiro, d'Abrantès et Liñarez en Espagne, et des principaux personnages de ces maisons; le fond et les fonctions des conseils de Castille et d'Aragon, de leurs présidents et gouverneurs, de ce qu'étaient le conseil d'État et les conseillers d'État, les maisons, noms, dignités, caractères de ceux qui l'étaient alors ; plusieurs curiosités sur des façons de signer particulières à quelques grands, et de ce qui s'appelle la saccade du vicaire pour des mariages. Enfin on y trouve l'explication de l'être et des fonctions du secrétaire des dépêches universelles, les changements produits par l'arrivée de Philippe V dans la manière du gouvernement à l'égard des grandes charges de la cour, les majordomes-majors, grands écuyers du roi et de la reine, sommelier du corps du roi, camarera-mayor de la reine, ses dames du palais, ses señoras de honor et ses caméristes, premiers écuyers du roi et de la reine, gentilshommes de la chambre du roi, capitaine des hallebardiers, patriarche des Indes, majordomes du roi et de la reine, estampilla.

Ce détail des charges, de leurs fonctions et des possesseurs s'y trouve exactement, ainsi que le caractère et les fonctions du P. Daubenton, confesseur du roi, et les voyages en France et en Flandre des ducs d'Arcos et de Baños pour s'être seuls, entre tous les grands, opposés, par un mémoire au roi d'Espagne, à l'égalité des rangs, honneurs et distinctions, réciproquement convenue par, les deux rois, entre les ducs de France et les grands d'Espagne dans les deux monarchies. Ce dernier fait se trouve t. III, p. 224, et si on veut repasser de suite les pages suivantes jusqu'à la page 327, on y verra une digression sur la dignité de grand d'Espagne, et sa comparaison avec celle de nos ducs; ce que c'étaient que les ricos-hombres; ce qu'ils sont devenus; comment la dignité des grands d'Espagne leur a été substituée; l'origine des uns et des autres, et leurs distinctions; quelle part [eurent] aux affaires leur multiplication, [et] leur affaiblissement; comment disparus et renés sous le nom nouveau de grands; l'adresse des rois et jusqu'où portée par les sept différentes gradations, qui ont porté autant de grands coups à la dignité des grands; et l'introduction des trois classes, toutes choses si peu connues hors de l'Espagne, et qui causent une grande surprise par le pouvoir que les rois s'y sont donné de suspendre, de confirmer, d'ôter même la grandesse à volonté, et sans forme ni crime, et d'en tirer des tributs annuels; la proscription de tout rang étranger séculier et de toute prétention étrangère; le mystère que font les grands de leurs classes et de leur ancienneté; leur attachement à n'avoir égard ni aux unes ni à l'autre, et de marcher et se placer partout entre eux comme le hasard les fait rencontrer; la raison de cette conduite; ce que l'on sait à peu près des ricos-hombres devenus grands; l'indifférence entière pour les grands des titres de duc, prince, marquis, comte; la raison de cette indifférence; les successions aux grandesses; leur difficile extinction; leur fréquente accumulation sur la même tête; l'égalité en tout entre ceux qui en ont plusieurs et ceux qui n'en ont qu'une; ce que sont les majorasques; les démissions des grandesses inconnues; mais le rang effectif de leurs héritiers présomptifs; le chaos si difficile à percer de la confusion des noms et des armes, et sa cause; le poids des successions; les avantages des bâtards et leurs différences en Espagne; nulle marque de dignité aux armes, aux carrosses, aux maisons que le dais; ce qui équivaut à ce qui est connu en France sous le nom d'honneurs du Louvre; quelques distinctions particulières au-dessus des grands; le plan figuré et l'explication de la couverture d'un grand chez le roi et chez la reine, suivant les trois différentes classes, et de l'assiette de la séance quand le roi tient chapelle; les cérémonies de la Chandeleur et des Cendres; banquillo du capitaine des gardes en quartier, et raison pour laquelle il faut que les capitaines des gardes soient toujours grands; cortès ou états généraux; rangs et distinctions des grands, de leurs femmes, des héritiers présomptifs des grandesses en toutes cérémonies et fêtes ecclésiastiques et séculières; traitement par écrit, dans les églises ; honneurs militaires; égalité chez tous souverains non rois; honneurs à Rome; bâtards des rois; grands nuls en toutes affaires; n'ont aucun habit de cérémonie, non plus que le roi; n'ont nulle préférence de rang dans les ordres d'Espagne ni dans celui de la Toison d'or; acceptent de fort petits emplois; leur dignité s'achète du roi quelquefois; elle n'a point de serment; comparaison des deux dignités des ducs de France et des grands d'Espagne, et de leur fond dans tous leurs âges. La dignité de grand d'Espagne ne peut être comparée à celle des ducs de France, beaucoup moins à celle des pairs. Comparaison de l'extérieur des dignités de duc de France et de grand d'Espagne; spécieux avantages des grands d'Espagne; un seul solides désavantages effectifs et réels des grands d'Espagne; désavantage des grands d'Espagne jusque dans le droit de se couvrir; abus des grandesses françaises. Enfin on a tâché de n'oublier rien dans ces longs détails de ce qui est des grands et des grandesses d'Espagne, et des prérogatives et des fonctions des charges, après s'en être instruit à fond en Espagne, et par des grands d'Espagne de Charles-Quint, des plus instruits, ainsi que de leurs véritables noms et maisons. Il ne reste donc ici que de donner la liste de ceux qui étaient grands, quand j'ai quitté l'Espagne, et, à côté, [celle] de leurs noms et maisons.

CHAPITRE XVI. §

Grands d'Espagne constamment de la première origine. — Liste alphabétique de tous les grands d'Espagne existant pendant que j'y étais, en 1722, où les maisons et les personnages sont courtement expliqués. — Duc d'Alencastro. — Duc d'Albe. — Duc d'Albuquerque. — Duc del Arco. — Duc d'Arcos. — Duc d'Aremberg. — Duc d'Arion. — Duc d'Atri. — Duc d'Atrisco. — Duc de Baños. — Duc de Bejar. — Duc de Berwick. — Duc de Bournonville. — Duc Doria. — Duc d'Estrées, maréchal de France. — Duc de Frias, connétable héréditaire de Castille. — Titres de connétable et d'amirante de Castille supprimés par Philippe V. — Duc de Gandie. — Duc de Giovenazzo. — Duc de Gravina. — Duc d'Havré. — Duc d'Hijar. — Duc del Infantado. — Duc de Licera. — Duc de Liñarez. — Duc de Liria. — Ducs de Medina-Coeli. — La Cerda, seigneurs de Medina-Coeli. — Dernier direct comte de Foix, etc. — Succession de ses États après lui. — Ses deux bâtards. — Fin malheureuse du cadet. — Fortune énorme de l'aîné. — Bâtards de Foix, comtes, puis ducs de Medina-Coeli. — Figuerroa, ducs de Medina-Coeli. — Amirante de Castille. — Duc de Medina-Sidonia. — Duc de Saint-Michel. — Duc de La Mirandole. — Duc et duchesse de Monteillano. — Duc de Monteléon. — Duc de Mortemart. — Duc de Najera. — Duc de Nevers. — Duc de Noailles. — Duc d'Ossone. — Duc et duchesse de Saint-PierreDuc de Popoli; son caractère; son fils et sa belle-fille; leur caractère. — Duc de Sessa; duc de Saint-Simon et son second fils conjointement. — Duc de Solferino; sa fortune. — Duc de Turcis. — Duc de Veragua. — Maréchal-duc de Villars. — Duc d'Uzeda; sa défection. — Prince de Bisignano. — Prince de Santo-Buono. — Remède sûr et sans inconvénient pour la goutte, au Pérou. — Prince de Butera. — Prince de Cariati. — Prince de Chalais; sa fortune. — Prince de Chimay. — Prince de Castiglione. — Connétable Colonne. — Prince Doria. — Prince de Ligne. — Prince de Masseran; son caractère; sa fortune. — Prince de Melphe. — Prince de Palagonia. — Prince de Robecque. — Prince de Sermonetta. — Prince de Sulmone. — Prince de Surmia. — Prince d'Ottaïano. — Marquis d'Arizza. — Marquis d'Ayétone. — Marquis de Los Balbazès. — Marquis de Bedmar. — Marquis de Camaraça. — Marquis de Castel dos Rios. — Marquis de Castel-Rodrigo. — Prince Pio. — Marquis de Castromonte. — Marquis de Clarafuente. — Marquis de Santa-Cruz; sa fortune. — Marquis de Laconi. — Marquis de Lede. — Marquis de Mancera. — Marquis de Mondejar. — Marquis de Montalègre. — Marquis de Pescaire. — Marquis de Richebourg. — Marquis de Ruffec. — Marquis de Torrecusa; caractère de son épouse. — Marquis de Villena, duc d'Escalona; sa naissance, ses actions, son éloge, sa famille. — Marquis Visconti. — Comte d'Aguilar; ses faits. — Grandeur de la maison d'Avellano. — Grandeur de la maison de Manrique de Lara. — Comte d'Altamire; sa famille, son caractère. — Comte d'Aranda. — Comte de Los Arcos. — Comte d'Atarès. — Comte de Baños. — Comte de Benavente; grandeur de la maison de Pimentel; jésuites. — Comte de Castrillo. — Comte d'Egmont. — Comte de San-Estevan de Gormaz. — Comte de San-Estevan del Puerto. — Comte de Fuensalida. — Comte de Lamonclava. — Comte de Lemos; son caractère et celui de la comtesse sa femme. — Comte de Maceda; son fils et sa belle-fille. — Comte de Miranda. — Comte de Montijo. — Comte d'Oñate. — Comte d'Oropesa. — Comte de Palma. — Comte de Parcen. — Comte de Parédes. — Comte de Peñeranda. — Comte de Peralada. — Comte de Priego; son adresse à obtenir la grandesse; son caractère. — Comte de Salvatierra. — Comte de Tessé. — Comte Visconti. — Grands d'Espagne par charge ou état, mais imperceptibles. — Oubli. — Marquis de Tavara. — Marquis de Villafranca. — Mystère des classes et des dates des grandesses. — Impossibilité sur les classes. — Difficultés sur les dates. — Comment reconnues pour la plupart. — État des grands, suivant l'ancienneté entre eux qu'on a pu reconnaître, et par règnes de leurs érections, et les maisons pour qui elles ont été faites, et les maisons où elles se trouvent en 1722. — Medina-Coeli. — Benavente. — Amirante de Castille. — Lemos. — Medina-Sidonia. — Miranda. — Albuquerque. — Villena et Escalona. — Origine de dire les rois jusqu'à aujourd'hui, lorsqu'on a à dire le roi et la reine. — Albe. — Oñate. — Infantado. — Oropesa. — Najera. — Gandie. — Sessa. — Bejar. — Frias. — Villafranca. — Egmont. — Veragua. — Pescaire. — Ayétone. — Ossone. — Terranova et Monteléon. — Santa-Cruz; cause horrible de cette érection. — Aranda. — Uzeda. — Peñeranda. — Mondejar. — Hijar. — Havré. — Sulmone. — Los Balbazès. — Altamire. — Abrantès et Liñares. — Bisignano. — Castel-Rodrigo. — Torrecusa. — Colonne. — Camaraça. — Aguilar. — Aremberg. — Ligne. — Fuensalida. — Saint-Pierre. — Palma. — Nevers. — Santo-Buono. — Surmia. — Liñares. — Baños C. Parédes. — Lamonclava. — San-Estevan del Puerto. — Montalègre. — Los Arcos. — Montijo. — Baños D. Castromonte. — Castiglione. — Ottaïano. — Castel dos Rios. — Mortemart, éteint. — Estrées, éteint. — Liria. — Gravina. — Bedmar. — Tessé. — La Mirandole. — Atri. — Chimay. — Monteillano. — Priego. — Noailles. — Popoli. — Masseran. — Richebourg. — Chalais. — Robecque. — Maceda. — Solfarino. — San-Estevan de Gormaz. — Bournonville. — Villars. — Lede. — Saint-Michel. — Del Arco. — Ruffec. — Arion. — Oubli sur Mancera avec quelque éclaircissement.

Le chiffre à côté des grands marquera le nombre de grandesses sur la même tête, accumulées par héritages en ceux qui en ont plusieurs, qui toutes ne se peuvent partager, mais tombent au même et seul héritier, et ne donnent jamais en rien aucune distinction ni préférence au-dessus de ceux qui n'en ont qu'une seule. Comme le secret qu'ils affectent de leurs diverses classes et de leur ancienneté les oblige de marcher et de se placer entre eux comme ils se rencontrent, et que les titres de duc, prince, marquis et comte leur sont indifférents, jusque-là que le marquis de Villena porte toujours ce titre de préférence à celui de duc d'Escalona qu'il a aussi, parce qu'il se prétend le premier marquis de Castille, quoique cette qualité ne lui donne quoi que ce soit, je n'ai pu que choisir l'ordre alphabétique pour donner ici la liste des grands d'Espagne, par laquelle on verra qu'il y en a bien plus que de ducs en France, même sans y comprendre ceux qui ont été faits depuis mon retour d'Espagne, ni ceux qui vivent et sont établis hors de l'Espagne. À l'égard de leurs différentes nations, elles se reconnaîtront aisément par les noms de leurs maisons; on remarquera seulement qu'aucun grand espagnol n'a porté le titre de prince jusqu'à présent. Ajoutons seulement ici que l'opinion commune en Espagne, et qui usurpe l'autorité de la notoriété publique, admet un premier ordre de grands devenus insensiblement tels de ricos-hombres qu'ils étaient lors de l'établissement des grands par Charles-Quint, au lieu des ricos-hombres qu'il abolit. Mais il faut remarquer en même temps que ce premier ordre de grands d'Espagne, dont la liste va suivre, ne leur donne aucune sorte de préférence ni de distinction sur pas un des autres grands les plus modernement faits, ce qui me les fera insérer de nouveau dans la liste générale qui suivra immédiatement celle-ci. Comme il y en a de cette première liste plusieurs qui ont passé depuis en d'autres maisons, je me contenterai, dans la liste générale, de marquer d'une croix à côté du nom de maison des grands, celles qui dans cette liste-ci ont passé de l'état de ricos-hombres à celui de grands d'Espagne.


LISTE EXPLIQUÉE À LA FIN DE LA PAGE PRÉCÉDENTE.
Castille. Aragon.
Ducs de Marquis de Ducs de Marquis de
Medina-Coeli. Villena. Ségorbe. D'Ayétone.
Escalone. Astorga. Montalte.
L'Infantade.
Albuquerque. Comtes de.
Albe. Benevente.
Bejar. Lemos.
Arcos.
PLUSIEURS Y AJOUTENT :
Ducs de Marquis
Medina-Sidonia. D'Aguilar. Ces cinq-ci à côté sont, à la vérité, si fort en tout des plus grands et des plus distingués seigneurs, qu'on aurait peine à leur disputer la même origine des précédents.
Najara.
Frias, connétable,
Medina di Rioseco, amirante, héréditaires.

GRANDS D'ESPAGNE EN ORDRE ALPHABÉTIQUE EXISTANT EN TOUS PAYS PENDANT QUE J'ÉTAIS EN ESPAGNE, 1722.

Ducs de :

Abrantès est Alencastro. Voy. p. 392.

9 ALBE est Tolède. Jean II, roi de Castille, fit don, en 1430, de la ville d'Albe en titre de comté, dans le pays de Salamanque, à Guttiere Gomez de Tolède, évêque de Palencia, puis archevêque de Séville, enfin de Tolède, qui le légua à son neveu Ferd. Alvarez de Tolède, dont le fils, Garcia Alvarez de Tolède, qui lui succéda, fut fait duc d'Albe, en 1469, par les rois catholiques. On avertit, une fois pour toutes, que les rois catholiques, dont il sera souvent parlé, sont les célèbres Ferdinand, roi d'Aragon, et Isabelle, reine de Castille, dont le mariage réunit ces deux couronnes et les conquêtes sur les Mores qu'ils repoussèrent en Afrique, leur acquit toutes les Espagnes, excepté le Portugal. Ce premier duc d'Albe fut de mâle en mâle bisaïeul du duc d'Albe, trop fameux par ses cruautés aux Pays-Bas et par la facile conquête du Portugal, dont, peu avant de mourir, il s'empara pour Philippe II, après la mort du cardinal Henri, roi de Portugal. Son fils aîné, premier duc d'Huesca, mourut sans enfants. Il avait un frère dont le fils lui succéda; il s'appelait Antoine de Tolède-Beaumont, parce que sa mère, Briande de Beaumont, était héritière du comté de Lerins et des offices de connétable et de chancelier héréditaires de Navarre, où cette maison avait si longtemps et si grandement figuré. De ce cinquième duc d'Albe est venu, de mâle en mâle, le duc d'Albe mort à Paris ambassadeur d'Espagne, y ayant perdu son fils unique; l'oncle paternel de ce neuvième duc d'Albe, lui succéda. Il avait suivi l'archiduc et s'était retiré à Vienne, où le comte de Galve, frère du duc de l'Infantade, épousa sa fille. Son beau-père fit enfin sa paix, revint à Madrid, et s'y couvrit comme duc d'Albe. Le duc del Arco, parrain de mon second fils pour sa couverture, prit ce duc d'Albe pour lui aider à en faire les honneurs. Je l'ai fort peu vu à Madrid où il menait une vie fort retirée. Il y passait pour un bon et honnête homme. Il me parut fort poli et savoir l'être en grand seigneur. Ces Tolède se distinguent d'autres Tolède par le prénom d'Alvarez.

Albuquerque, Bertrand La Cueva. Henri IV, roi de Castille, fit don, en 1464, d'Albuquerque, dans l'Estremadure castillane, à Bertrand de La Cueva et l'érigea en même temps en duché pour lui, alors comte de Ledesma, dont la postérité masculine finit vers le XVe siècle. M. de La Cueva, héritière, porta le duché d'Albuquerque en mariage à un François nommé Hugues Bertrand, qui prit le nom seul et les armes de La Cueva, duquel toute cette maison descend aujourd'hui. Ce duché y a toujours été conservé par le soin qu'on a pris d'y marier toujours les filles héritières. Cet heureux François ne pouvait pas être un homme du commun pour trouver un tel établissement en Espagne. On ne peut néanmoins dire qui il était; mais on connaît des Bertrand qui, dès avant 1040, étoient barons de Briquebec en Normandie, qui ont grandement figuré de père en fils, et immédiatement alliés aux maisons des comtes d'Aumale, de Trie, de Tancarville, de Craon, de Nesle, d'Estouteville, de Coucy, de Sully, cadets des comtes de Champagne, Paynel et Chabot. Robert Bertrand, baron de Briquebec, vicomte de Roncheville, connétable de Normandie, fit, comme seigneur de Honfleur, des dons à l'abbaye du Bec, en 1240. Il fut grand-père de Robert VII Bertrand, lieutenant du roi en Guyenne, Saintonge, Normandie et Flandre, maréchal de France en 1325. Il fut présent à l'hommage qu'Édouard III, roi d'Angleterre, rendit, en 1329, à Amiens, à Philippe de Valois, eut divers autres grands emplois, mourut en 1348 et ne laissa que des filles. Il eut un frère évêque, comte de Beauvais, pair de France, et un autre frère, vicomte de Roncheville, dont pourrait bien être sorti ce Hugues Bertrand si bien établi en Espagne. Mais quelque favorable que puisse en être la conjecture, elle est sans aucune sorte de preuves.

Le douzième duc d'Albuquerque, que j'ai vu en Espagne, était petit-fils d'une duchesse d'Albuquerque, laquelle était aussi La Cueva, qui avait beaucoup d'esprit et de lecture, et qui tenait presque tous les jours chez elle une assemblée de savants et de personnes distinguées et de bonne compagnie. Elle fut camarera-mayor de la reine Louise, fille de Monsieur, lorsqu'elle obtint que la duchesse de Terranova, qui l'était, fût renvoyée, ce qui était sans exemple en Espagne. Cette duchesse d'Albuquerque la fut aussi de la palatine de Neubourg, seconde femme de Charles II, dont elle obtint la vice-royauté du Mexique, vers la fin de son règne, pour ce duc d'Albuquerque son petit-fils, où il était lors de l'avènement de Philippe V à la couronne. Il se mit fort bien avec lui en lui envoyant, aussitôt après qu'il en fut informé, un grand secours d'argent, hors les temps accoutumés, qui arriva fort heureusement et fort à propos. Il y perdit sa femme, et à ce qu'il me dit, son estomac, tellement qu'il ne mangeait plus que des potages. Ce fut son excuse de se trouver aux repas de cérémonie que je donnai. À la fin il me dit, sur le dernier, dont par règle je le conviai pour la Toison de mon fils aîné, qu'il ne pouvait plus me refuser toujours. Il y vint donc et me parut surpris du service où il y avait quantité de potages; il mangea de tous, mais il se contenta, pour tout le reste, de quelques petites mies de pain qu'il trempa dans toutes les sauces, une seule fois par plat, et témoignait les trouver fort bonnes.

La première fois que je le vis, ce fut dans une porte de l'appartement de la reine, à mon audience de cérémonie. J'aperçus devant moi, tout contre, un petit homme trapu, mal bâti, avec un habit grossier sang de boeuf, les boutons du même drap, des cheveux verts et gras qui lui battaient les épaules, de gros pieds plats et des bas gris de porteur de chaise. Je ne le voyais que par derrière, et je ne doutai pas un moment que ce ne fût le porteur de bois de cet appartement. Il vint à tourner la tête et me montra un gros visage rouge, bourgeonné, à grosses lèvres et à nez épaté ; mais ses cheveux se dérangèrent par ce mouvement et me laissèrent apercevoir un collier de la Toison. Cette vue me surprit à tel point que je m'écriai tout haut: « Ah! mon Dieu, qu'est-ce que cela? » Le duc de Liria, qui était derrière moi, jeta les mains à l'instant sur mes épaules et me dit: « Taisez-vous, c'est mon oncle. » Le duc de Veragua et lui me le nommèrent et me le présentèrent aussitôt. Je l'ai fort vu depuis: c'était un homme d'esprit, très instruit, fin et adroit courtisan, qui avait su tirer de la cour et s'y maintenir bien et en considération dans le monde. Sa conversation était agréable, polie, instructive. Il avait, vis-à-vis l'Incarnation, un des plus beaux palais de Madrid et des plus vastes, magnifiquement meublé, avec force argenterie, et jusqu'à beaucoup de bois de meubles qui, au lieu d'être de bois, étaient d'argent. Il était fort riche et parlait assez bien français. Il avait plusieurs fils: l'aîné, déjà âgé, dont on disait beaucoup de bien et qui, avant mon départ, fut un des gentilshommes de la chambre du prince des Asturies.

DelArco, Manrique de Lara. Quoique grandement et prochainement allié, il n'était pas reconnu unanimement pour être d'une si grande origine, quoique ses pères en eussent toujours porté le nom. La fortune du sien était médiocre, et lui crut en avoir fait une que d'être parvenu à une des quatre places de majordome de Philippe V, tôt après son arrivée en Espagne. C'est ce qui me fait différer à parler de cette maison sous un autre titre. C'était un grand homme parfaitement bien fait, blond, chose très rare dans un Espagnol, d'un visage agréable, l'air noble et naturel, l'abord gracieux, poli et attentif pour tout le monde, doux et néanmoins ferme et nullement ployant. Il fut tel toute sa vie sans que la faveur y ait jamais rien altéré. Il était adroit en toutes sortes d'exercices, grand toréador et fort brave. Il s'était fort distingué à la suite du roi dans ses armées en Italie et en Espagne; le roi prit du goût pour lui fort peu après qu'il fut majordome, et lui d'un grand attachement pour le roi; cette amitié réciproque parut bientôt en tout et n'a jamais souffert la moindre éclipse, tellement que tout in minoribus qu'il était encore, jamais le cardinal Albéroni n'a pu ni le gagner ni l'entamer. Le roi le fit son premier écuyer, et il était dans cette charge lors de deux actions qu'il fit qui redoublèrent extrêmement l'estime et l'amitié du roi pour lui. La première fut à une chasse où le roi blessa un sanglier qui vint sur lui et qui l'eût tué, si dans l'instant don Alonzo Manrique ne se fût jeté entre-deux et dessus, et ne l'eût tué. La seconde fut encore à une chasse où le roi et la reine sa première femme étaient à cheval. Ils se mirent à galoper ; la reine tomba le pied pris dans son étrier qui l'entraînait. Don Alonzo eut l'adresse et la légèreté de se jeter à bas de son cheval et de courir assez vite pour dégager le pied de la reine. Aussitôt après il remonta à cheval et s'enfuit à toutes jambes jusqu'au premier couvent qu'il put trouver. C'est qu'en Espagne toucher au pied de la reine est un crime digne de mort. On peut juger que là rémission lui fut bientôt accordée, avec de grands applaudissements.

Sa faveur croissant toujours, le roi fit en sorte que le duc de La Mirandole voulut bien se démettre de la charge de grand écuyer qu'il avait, dont les honneurs et les appointements lui furent conservés, et la donna à don Alonzo Manrique, qu'il lit en même temps duc del Arco et grand d'Espagne. Il était noble en toutes ses manières, et magnifique et libéral en tout, avec cela extrêmement simple et modeste, et d'un esprit sage, mais médiocre, et beaucoup d'équité et de ménagement. Il avait l'air si parfaitement et si naturellement Français, qu'il aurait passé dans Paris pour l'être, et que j'en fus surpris extrêmement. Avec sa faveur, il ne se voulut jamais mêler de rien, ne demanda jamais rien pour lui, et passa même toute circonspection dans son extrême retenue à demander pour les autres. Par sa charge, il avait celle de toutes les chasses, où il suivait toujours le roi, et était très charitable et très judicieux à l'égard de ces milliers de paysans employés sans cesse aux battues, dont je parlerai en leur lieu, et c'était encore lui qui, comme grand écuyer, ouvrait et fermait la portière du carrosse du roi. De tous les gentilshommes de la chambre, lui et le marquis de Santa Cruz étaient seuls toute l'année en exercice; ainsi il fallait habiller et déshabiller le roi tous les jours, et l'hiver porter une bougie dans un flambeau devant lui, depuis son carrosse jusqu'à son cabinet. Tant de fonctions et de détails de charges l'obligeaient à une incroyable assiduité, qui m'empêcha de pouvoir être en commerce avec lui autant que lui et moi l'aurions souhaité. Il portait derrière sa médaille de chevalier de Saint-Jacques, un petit portrait du roi en miniature, qui était très ressemblant. Il se retira avec lui à Saint-Ildefonse à son abdication, et revint avec lui à la mort du roi Louis. Il eut la Toison et le Saint-Esprit, et mourut longues années après, presque aveugle, sans enfants; son frère, assez obscur, hérita de sa grandesse.

6 Arcos, Ponce de Léon. Jacques II, roi de Castille, avait donné le comté de Medellin à Pierre Ponce de Léon en récompense de ses services contre les Mores. Il était lors cinquième seigneur de Marchea, et le lui retira en 1440 en lui donnant en titre de comté Arcos en Andalousie. Cette maison prétend sortir des anciens comtes de Toulouse. Rodrigue, troisième comte d'Arcos, petit-fils du premier par mâles, fut fait en 1484 marquis d'Arcos et duc de Cadix par les rois catholiques. Faute de mâles, sa fille porta Arcos, etc., en mariage au petit-fils par mâles de son grand-oncle paternel. Les rois catholiques lui retirèrent Cadix, et en échange le firent en 1498 duc d'Arcos et lui donnèrent d'autres terres. Celui que j'ai vu fort familièrement à Madrid était le septième duc d'Arcos de mâle en mâle, fils de l'héritière d'Aveiro si comptée en Espagne, dont il est parlé t. III, p. 95-196, et le même dont il est parlé t. III, p. 224, à propos du voyage forcé qu'il fit en France et en Flandre avec le comte de Baños, son frère. Ce duc d'Arcos était un homme d'une belle et noble représentation, sa femme aussi, très riches et très magnifiques, ayant un très beau et grand palais, des meubles admirables, et fort aumôniers et gens de bien, fort considérés à Madrid, fréquentant peu la cour et se plaisant en leurs haras et à la plus superbe écurie d'Espagne, en nombre et en beauté de chevaux : tous deux très polis, beaucoup d'esprit et de grandeur; et le duc d'Arcos fort instruit et du goût pour les livres; tous deux parlant bien français et de fort agréable conversation et même libre avec moi.

Aremberg, Ligne. Était en Flandre attaché à la cour de Vienne.

Arion, Sotomayor y Zuniga. Je parlerai de cette maison sous le titre de Bejar. Ce duc d'Arion était oncle paternel du duc de Bejar, quoique de peu plus âgé que lui. Il portait le nom de marquis de Valero, et il était un des quatre majordomes du roi quand Philippe V arriva en Espagne, qui prit pour lui un goût et une estime qui a toujours duré; il était vice-roi du Mexique lorsque j'étais en Espagne, où il était en vénération; c'est lui que le roi d'Espagne, bien qu'absent, fit majordome-major de la princesse des Asturies, puis duc d'Arion et grand en arrivant en Espagne peu après que j'en fus parti.

Atri, Acquaviva. Napolitain, frère du cardinal Acquaviva et neveu d'un autre cardinal Acquaviva; il était capitaine des gardes du corps de la compagnie italienne, et en Italie lorsque j'étais en Espagne.

Atrisco, Sarmiento.

Baños, Ponce de Léon, frère du duc d'Arcos. Il s'était retiré et établi en Portugal dans les biens d'Aveiro, de sa mère, lorsque j'étais en Espagne.

Béjar, Sotomayor y Zuniga. Les rois catholiques érigèrent cette terre, qui est en Estramadure, en 1488, pour Alvar de Zuniga, second comte de Placencia, et dès 1460 fait duc d'Arevalo par les rois catholiques qui peu après mirent ce titre sur Placencia et enfin sur Bejar, et réunirent à leur couronne Arevalo et Placencia. La nièce du second duc de Bejar en hérita et porta Bejar en mariage en 1533 à Fr. de Sotomayor, cinquième comte de Belalcazar, dont le fils, qui joignit à son nom celui de Zuniga, fut quatrième duc de Bejar. Cette maison de Sotomayor, dans laquelle cette grandesse s'est depuis continuée de mâle en mâle, descend masculinement de Gutiere de Sotomayor, grand maître de l'ordre d'Alcantara, mort en 1456, dont le fils aîné Alphonse fut créé comte de Belalcazar par Henri IV roi de Castille. Le douzième duc de Bejar est celui que j'ai connu familièrement en Espagne. C'était un homme d'esprit, sage, timide, qui désirait fort quelque utile réformation dans le gouvernement, et qui m'en entretint particulièrement plusieurs fois avec le comte de Priego en tiers, son ami intime, par qui il m'avait fait demander ses conversations, et qui, me voyant si bien avec Leurs Majestés catholiques et avec le marquis de Grimaldo, désiraient ardemment que je m'y employasse, ce que je ne jugeai point du tout à propos, quoique au fond je pensasse comme eux, ce que je ne leur désavouai pas, ainsi que l'impossibilité radicale du remède. Ce duc de Bejar était fort honnête homme, instruit et fort pieux; il avait eu dès l'âge de six ans, chose unique, la Toison de son père, tué, en 1686, volontaire au siège de Bude. L'empereur s'intéressa fort pour cette grâce si singulière. Longtemps depuis mon retour il maria son fils aîné à une fille de prince de Pons-Lorraine, qui fut dame du palais de la reine, et quelques années après il fut majordome-major du prince des Asturies, gendre du roi de Portugal.

Berwick, Fitzjames. Bâtard de Jacques II, roi d'Angleterre, étant duc d'York et de la soeur du fameux duc de Marlborough, duc et pair de France et d'Angleterre, maréchal de France, général des armées de France et d'Espagne, chevalier des ordres de la Jarretière, de la Toison d'or et du Saint-Esprit, gouverneur de Limousin, tué devant Philippsbourg dont il faisait le siège en [1734]. Je remets au titre de Liria à parler de cette grandesse.

Bournonville, idem. Cette maison est originaire du Boulonnais où est la terre de Bournonville dont elle tire son nom, et connue dès 1070; longtemps Français, puis transplantés en Flandre. Il s'agit ici de Michel-Joseph de Bournonville, qui a longtemps porté le nom de baron de Capres. Son père, frère cadet du père de la première maréchale de Noailles, mourut en 1718 gouverneur d'Oudenarde et lieutenant général des armées de Philippe V, et sa mère était Noircarmes-Sainte-Aldegonde, seconde femme de son mari. Le baron de Capres monta par les degrés en Flandre au service d'Espagne; il fit si bien sa cour aux maîtresses de l'électeur de Bavière qu'avec fort peu de réputation dans le monde et de pas plus à la guerre, il devint lieutenant général et chevalier de la Toison d'or, qu'il reçut en 1710 des mains de l'électeur à Compiègne. N'ayant plus rien à gagner avec lui, il passa en Espagne, où il s'attacha servilement à la princesse des Ursins; qui, comme on l'a vu ailleurs, l'envoya de sa part à elle à Utrecht pour cette souveraineté qu'elle voulait qu'on lui établît, et qui accrocha si étrangement la paix d'Espagne. Bournonville ne put être admis à Utrecht, y fut méprisé comme il le fut aussi en France et en Espagne de s'être chargé d'une si vile commission. Mais avec un esprit médiocre, il l'avait très souple, à qui les bassesses, quelles qu'elles fussent, ne coûtaient rien, et qui l'avait tout tourné aux intrigues et à la fortune avec force langages et beaucoup de désinvolte et de grand monde. Ce bel emploi lui dévoua entièrement la princesse des Ursins, qui le mit si bien auprès du roi d'Espagne que, même après sa chute à elle, il fut fait, en 1715, grand d'Espagne et bientôt après capitaine des gardes du corps de la compagnie wallonne; il prit le nom de duc de Bournonville et eut encore la clef de gentilhomme de la chambre, mais pas un d'eux n'en avait aucune sorte de fonction que le duc del Arco et le marquis de Santa Cruz.

J'en reçus à Madrid toutes les avances et toutes les caresses imaginables. Il voulait aller ambassadeur en France, où résolument on n'en voulait point, dont il se doutait bien. C'était donc pour lever cet obstacle qu'il me courtisait. J'avais ordres de l'y barrer sous main, même à découvert de la part du roi s'il était nécessaire. C'était un éclat que je voulus éviter, qui me coûta un vrai tourment les derniers mois que je passai en Espagne, parce qu'ils se passèrent en importunités journalières là-dessus de sa part, et en efforts de la mienne, pour lui en faire perdre la pensée, jusqu'à la veille de mon départ qu'il m'obséda deux heures le soir dans la cour du Retiro, pour me persuader de l'intérêt qu'on avait en France de l'y avoir ambassadeur, et me conjurer de le persuader à M. le duc d'Orléans et au cardinal Dubois. S'il ne réussit pas dans ce dessein, il obtint en 1726 l'ambassade de Vienne, dont il n'eut pas lieu d'être content; mais, accoutumé à savoir se reployer, il ne laissa pas d'être nommé, l'année suivante, premier plénipotentiaire au congrès de Soissons, où il ne se fit que des révérences et des repas, d'où il retourna en Espagne, peu content de Paris et de notre cour, malgré la protection des Noailles auxquels il était fort homogène, excepté à sa cousine la maréchale, à qui il ne ressemblait point, car il était faux au dernier point, et le sentait fort loin, et d'une avarice extrême.

Il avait un frère aîné sans fortune dont il prit le fils auprès de lui. Il n'était point marié, et son dessein était de lui faire tomber sa grandesse et sa charge. Il était fort parmi le monde pendant que j'étais à Madrid, et en même temps peu désiré, peu estimé et peu compté.

Doria, idem, à Gênes, dont il est d'une des quatre premières maisons.

Estrées, idem, Français, à Paris. On a vu en son lieu comment il fut fait grand .

Frias, Velasco, en Castille, près de Burgos. Les rois catholiques l'érigèrent en duché pour Bernardin Fernandez de Velasco, troisième comte de Haro, et connétable de Castille, après son père, office personnel jusqu'à ce second connétable, qui le rendit héréditaire, tellement qu'ils ont été bien plus connus sous le seul nom de connétables de Castille, que sous celui de ducs de Frias, grandesse qui, pour être toute masculine, n'est jamais sortie de la maison de Velasco. Cette illustre maison, qui a fait plusieurs branches, vient toute de J. de Velasco, rico-hombre et seigneur de Bibriesca et de Pomar avant 1400. Les offices de connétable et d'amirante avaient anciennement des rangs, des droits et des fonctions dans les divers royaumes dont ils l'étaient, qui composent celui d'Espagne; mais devenus depuis longtemps héréditaires, par conséquent abusifs, tout ce qui y était attaché s'était tellement perdu qu'il n'en Restait plus que le titre, qui n'était que pour les oreilles, et ne donnait plus quoi que ce soit. Cette inutilité, l'insolence et la perfidie de l'amirauté, et l'enfance du connétable engagèrent Philippe V, il y a quelques années, à en supprimer même les titres pour toujours par un diplôme exprès et sans dédommagement, parce que ce n'était qu'un titre vain et vide de tout. Je n'ai point vu le dernier de ces connétables, parce que son jeune âge l'empêchait de paraître dans le monde. Il était fort riche et fort grand seigneur, le dixième duc de Frias.

Gandie, Llançol dit Borgia, au royaume de Valence, près de la mer. Alphonse Borgia, fait cardinal, 1445, par Eugène IV, succéda, 1455, à Nicolas V, prit le nom de Calixte III, et mourut 1458. Sa soeur avait épousé Geoffroy Llançol, d'une ancienne maison du royaume de Valence, aux enfants duquel le pape Calixte III fit prendre le nom et les armes de Borgia, dont il ne restait plus de mâles. Geoffroy Llançol eut de la soeur du pape deux fils et trois filles P. L. Borgia, préfet de Rome, et Rodriguez Borgia, qui fut pape sous le nom d'Alexandre VI, lequel, étant cardinal, avait eu de Venosa, femme de Dominique Arimano, Romain, quatre fils et une fille, qui épousa successivement Jean Sforze, seigneur de Pesaro, Alphonse d'Aragon, duc de Bisceglia, et Alphonse d'Este, duc de Ferrare. Les fils furent Pierre-Louis Borgia, fait par Ferdinand le Catholique duc de Gandie en 1485, qui mourut accordé avec M. Enriquez, fille de l'amiral de Sicile; César Borgia, d'abord cardinal qu'il ne demeura pas, et qui devint célèbre par ses crimes, sous le nom de duc de Valentinois; Jean Borgia, qui succéda au duché de Gandie de son frère aîné, et qui épousa M. Enriquez, qui lui avait été destinée; enfin Godefroy Borgia, prince d'Esquillace, marié à une bâtarde d'Alphonse, roi d'Aragon, et dont la branche qui a duré longtemps s'est éteinte. César Borgia fit tuer Jean Borgia dans Rome, et jeter son corps dans le Tibre; mais il laissa un fils et une fille. Ce fils fut Jean II Borgia, duc de Gandie, qui de J., fille d'Alphonse, bâtard de Ferdinand, roi d'Aragon, laissa François Borgia, duc de Gandie, qui, après avoir perdu sa femme, F. de Castro, se fit jésuite, dont il fut bientôt après général : c'est le célèbre saint François de Borgia, mort 1572, et canonisé cent ans après. Il laissa une grande postérité qui se divisa en plusieurs branches, desquelles l'aînée a toujours masculinement conservé le duché et le titre de duc de Candie. C'est le treizième duc de Gandie, que j'ai vu en Espagne, jeune, sans monde ni esprit, obscur et embarrassé de tout, que toutefois la considération de son nom, du duc d'Hijar son beau-père, du cardinal Borgia son oncle, fit l'un des deux gentilshommes de la chambre du prince des Asturies à son mariage.

Giovenazzo del Giudice, Génois transplanté à Naples. C'était le prince de Cellamare, ambassadeur en France, qui ourdit avec le duc et la duchesse du Maine la conspiration dont il a été parlé, et tant de lui à cette occasion qu'il n'en reste rien à ajouter ici, non plus que sur le cardinal del Giudice, son oncle paternel, dont il a été beaucoup parlé ici, tant à l'occasion de son voyage à Paris qu'à celle de son expulsion d'Espagne par le cardinal Albéroni. Son frère, le vieux duc de Giovenazzo, qui avait encore plus d'esprit et d'intrigue que lui, et bien plus de sens, alla s'établir en Espagne, où il parvint à une grande considération. Charles II le fit grand, mais seulement pour trois races, et enfin conseiller d'État. Son fils Cellamare, qui, étant encore ambassadeur à Paris, prit à sa mort le nom de duc de Giovenazzo, avait épousé à Rome une Borghèse, veuve du duc de La Mirandole, et mère du duc de La Mirandole que je trouvai établi en Espagne. Cellamare en avait une fille unique, demeurée à Rome dans un couvent, qui avait cette troisième race de grandesse et de grands biens à porter au mari qui l'épouserait. On la disait étrangement laide. Je ne sais ce qu'elle est devenue.

Longues années après mon retour, la cour d'Espagne lit un long voyage à Cadix, Séville, Grenade, etc., et don Joseph Patino était lors premier ministre et chef des finances en particulier. Cellamare, je l'appelle toujours ainsi, y était comme grand écuyer de la reine, charge qu'il avait dès le temps qu'il était à Paris. Patiño avait le défaut d'être également infatigable en promesses réitérées et en inexécutions, même de choses à faire sur-le-champ, surtout quand il s'agissait d'argent. Il y avait longtemps qu'il menait Cellamare de la sorte sur le payement de l'écurie de la reine, livrée, fourrages et réparations de voitures, dont Cellamare était outré, n'osant trop pousser un premier ministre dans le plus haut crédit et la puissance la plus vaste et la plus absolue. La chose traîna ainsi jusqu'au départ de la cour pour revenir à Madrid, toujours en promesses, et la plupart d'être payé sur-le-champ, sans jamais d'exécution la plus légère. Le matin du départ, Cellamare fut chez Patino lui représenter l'état de l'écurie de la reine, etc.; il en eut peu de satisfaction, il se fâcha, en vint aux grosses paroles, et entra dans une telle colère qu'il eut peine à regagner son logis, où il se trouva si mal qu'il en mourut le jour même à près de quatre-vingts ans.

Gravinades Ursins, à Naples et à Rome. C'est à présent l'aîné de cette grande maison, si tant est qu'il en reste d'autres branches. Mme des Ursins fit donner la grandesse au duc de Gravina, neveu du pape Benoît XIII.

Havré, Croï, en Flandre. Philippe III l'érigea en duché pour Charles-Alexandre de Croï, de la branche d'Arschot, qui, de gentilhomme de la chambre de l'archiduc Albert, et conseiller au conseil de guerre à Bruxelles, prit le nom de duc de Croï après la mort de Charles duc de Croï, son cousin et son beau-frère. Philippe III le fit conseiller d'État, surintendant des finances des Pays-Bas, chevalier de la Toison d'or et grand d'Espagne. Il fut tué dans sa maison à Bruxelles, à cinquante ans, en 1624, d'un coup de mousquet qui lui fut tiré par une fenêtre. Il avait épousé, en 1599, Yolande, fille de Lamoral, prince de Ligne, dont il n'eut qu'une fille unique, qui porta sa grandesse et tous ses biens en mariage à Pierre-François, second fils de Philippe de Croï, comte de Solre, qui prit par elle le nom de duc d'Havré. Il fut chevalier de la Toison d'or, gouverneur de Luxembourg et du comté de Chiny, et chef des finances des Pays-Bas, mort à Bruxelles en 1650. Son fils unique, Ferdinand François-Joseph de Croï, duc d'Havré, fut chevalier de la Toison d'or, et mourut à Bruxelles en 1694. Il avait épousé, en 1668, l'héritière d'Halluyn dans le château de Wailly près d'Amiens, dont il eut Charles-Joseph, duc d'Havré; tué sans alliance à la bataille de Saragosse, 10 septembre 1710, lieutenant général et colonel du régiment des gardes wallonnes, et Jean-Baptiste-Joseph, duc d'Havré et colonel du régiment des gardes wallonnes après son frère. La princesse des Ursins lui fit épouser la fille de sa soeur et d'Antoine Lanti, dit della Rovere, seigneur romain, à qui sa belle-soeur procura l'ordre du Saint-Esprit en 1669. La chute de la princesse des Ursins attira des dégoûts au duc et à la duchesse d'Havré qui était dame du palais de la reine. Le duc d'Havré quitta l'Espagne et se retira en France avec sa femme, et mourut à Paris en 1627. Il laissa deux fils, dont l'aîné, duc d'Havré, grand d'Espagne, s'est fixé au service de France où il est lieutenant général, et a épousé une fille du maréchal de Montmorency, dernier fils du maréchal duc de Luxembourg. Le cadet s'est marié en Espagne à la fille héritière du frère de sa mère qui, comme on le verra ci-après, le fera grand d'Espagne.

Hijar, Silva, ancienne baronnie en Aragon, puis duché, a passé d'héritière en héritière en différentes maisons, et enfin en celle de Silva, où elle ne fut que sur une seule tête par son mariage, dont une seule fille héritière, qui porta ses biens et cette grandesse à Rodrigue de Silva y Sarmiento et Villandrado, comte de Salinas et Ribadaneo, second marquis d'Alenquer, mort au château de Léon, prisonnier d'État, ayant trempé dans la conjuration de Charles Padille contre Philippe IV. Son fils aîné, duc d'Hijar, eut des fils qui n'eurent point d'enfants, et laissèrent leur soeur héritière, qui porta ses biens et cette grandesse en mariage, décembre 1688, à son cousin paternel Frédéric de Silva y Portugal, marquis d'Orani, dont le petit-fils, par mâles, est le huitième duc d'Hijar, que j'ai vu en Espagne, qui fréquentait peu la cour et le monde, mais qui avait de la considération. Je l'ai fort peu vu et point du tout fréquenté.

L'Infantado, Silva. Cette maison, cette grandesse et le duc del Infantado, du temps de mon ambassade en Espagne, sont traités ci-devant, en sorte qu'il n'en reste rien à expliquer ici, sinon que l'érection en est des rois catholiques en 1475, sous le nom de l'Infantado, et d'héritage en héritage tomba enfin vers 1657 dans la maison de Silva, au cinquième duc de Pastrane.

Pastrane, terre en Castille, vendue avec d'autres, en 1572, par Gaspard Gaston de La Cerda et Mendoza, à Ruy Gomez de Silva, prince d'Eboli, qu'il fit peu après ériger en duché et grandesse pour lui par Philippe II, qui l'avait fait grand d'Espagne et duc d'Estremera dès 1568; et le nouveau duc de Pastrane en préféra le titre à celui de duc d'Estremera qu'il quitta. Il eut plusieurs enfants d'Anne Mendoza y La Cerda son épouse, favorite si déclarée de Philippe II, dont descendent, outre les ducs de Pastrane, les comtes de Salinas, les ducs d'Hijar et les marquis d'Orani d'Elisede et d'Aguilar. L'aîné, Roderic de Silva y Mendoza, fut second duc de Pastrane et troisième prince d'Eboli, et grand-père d'autre Roderic de Silva, cinquième duc de Pastrane, qui devint duc de l'Infantado et de Lerma par sa femme, soeur et héritière de Roderic Diaz de Vivar Hurtado de Mendoza et Sandoval, septième duc del Infantado, mort sans enfants en janvier 1657, et de Diego Gomez de Sandoval, mort aussi sans enfants, juillet 1668. Le duc del Infantado, du temps que j'étais en Espagne, est petit-fils du duc de Pastrane, devenu, comme il vient d'être expliqué, duc de l'Infantado, dont les Silva, depuis cette époque, ont préféré le titre à celui de duc de Pastrane.

Il résulte de ce détail que la date de la grandesse del Infantado doit être prise de la première qu'il ait eue, qui est celle de 1568 de duc d'Estremera qui, sous Charles-Quint, a passé de l'état de rico-hombre à celui de grand d'Espagne.

Licera y Aragon.

Linarès, Alencastro. (Voir t. III, p. 97.) À quoi rien ici à ajouter, sinon que, la grandesse étant tombée à l'évêque de Cuença, qui en prit le titre et cessa de porter le nom d'évêque de Cuença, je le laissai en partant d'Espagne sans avoir fait sa couverture, parce qu'il voulait la faire avec son bonnet, et que les grands s'y opposaient et voulaient qu'il se couvrit avec son chapeau. Cette contestation, qui durait, depuis longtemps, retenait ce prélat à la cour, qui n'en était pas fâché, et qui n'était pas sans ambition ni sans esprit. Il était, comme on l'a vu au renvoi, de la maison d'Alencastro.

Liñarès, en Portugal, érigé en comté par le roi Emmanuel de Portugal pour Antoine de Noroña, fils puîné de Pierre de Noroña y Menesez, issu de la maison royale de Castille. Une fille héritière épousa un autre Noroña, dont le fils fut fait duc de Liñarès par Jean IV, roi de Portugal. Son fils fut fait grand d'Espagne par Charles II, et grand écuyer de la reine sa seconde femme, et mourut à sa suite à Tolède en 1703. Ses deux fils moururent sans postérité, et sa fille aînée portale duché et grandesse de Liñarès en mariage au second duc d'Abrantès.

Liria, fils unique du premier lit du duc de Berwick ci-dessus, qui, après avoir fait tout jeune ses premières armes en Hongrie, retourna en Angleterre sur le point de la révolution, et passa en France avec Jacques II, dont il était fils naturel. Il y servit d'abord volontaire, et tôt après lieutenant général tout d'un coup; il eut bientôt des commandements en chef. Il a tant été parlé de lui dans ces Mémoires, et de l'occasion glorieuse qui lui acquit la grandesse et la Toison à lui et à son fils, qu'il n'est besoin de s'arrêter que sur la singularité de sa grandesse, sur quoi il faut reprendre les choses de plus haut. Il avait été marié deux fois, et n'avait de son premier lit qu'un fils unique et plusieurs du second. Il s'était si parfaitement flatté d'obtenir son rétablissement en Angleterre que, lorsqu'il fut fait duc et pair de France, il obtint une chose inouïe dans ses lettres, qui fut l'exclusion de son fils aîné, parce qu'il le destinait à succéder en Angleterre à ses dignités et à ses biens; mais lorsqu'il fut fait grand d'Espagne, il s'était enfin désabusé de cette trop longue espérance, et voulut établir tout à fait en Espagne ce fils aîné. Philippe V, en le faisant grand d'Espagne, lui avait donné en même temps les duchés de Liria et de Quirica, dans le royaume de Valence, qui avaient été des apanages des infants d'Aragon. Le duc de Berwick obtint de les pouvoir donner actuellement à son fils aîné, et qu'il jouit en même temps de la grandesse conjointement avec lui, ce qui était jusqu'alors sans exemple. Son fils aîné prit donc alors le nom de duc de Liria, fit sa couverture, reçut l'ordre de la Toison d'or, et bientôt après épousa la soeur unique du duc de Veragua qui, par l'événement, devint héritière de très grands biens. C'était une femme très bien faite, l'air fort noble et les manières, avec de l'esprit, du sens et de la piété, et fort estimée et considérée. On a vu qu'elle fut dame du palais de la princesse des Asturies à son mariage.

Le duc de Liria était lieutenant général, et fut gentilhomme de la chambre du roi d'Espagne très peu avant que j'y arrivasse. On a vu toute l'amitié et les services que j'en reçus. Il avait par deux fois couru grand risque en Écosse et en Angleterre. Il avait de l'esprit, beaucoup d'honneur et de valeur, et une grande mais sage ambition, était aimé, estimé et compté en Espagne, et le fut partout où il alla. Sa conversation était très agréable et gaie, instructive quand on le mettait sur ce qu'il avait vu et très bien vu en pays divers et en affaires, très bien avec tout ce qu'il y avait de meilleur en Espagne, ami le plus intime de Grimaldo qu'il n'avait point abandonné dans sa disgrâce du temps d'Albéroni, et Grimaldo ne l'avait jamais oublié; quoiqu'il eût beaucoup de dignité, il ne laissait pas d'être souple avec mesure et justesse, et fort propre à la cour qu'il connaissait extrêmement bien. Il avait un talent si particulier pour les langues, qu'il parlait latin, français, espagnol, italien, anglais, écossais, irlandais, allemand et russien comme un naturel du pays, sans jamais la moindre confusion de langues. Avec cela il aimait passionnément le plaisir; et la vie compassée, uniforme, languissante, triste de l'Espagne lui était insupportable. Il était fait pour la société libre, variée, agréable, et c'était ce qu'on n'y trouvait pas.

Quelque temps après mon départ, il obtint l'ambassade de Russie, avec une commission à exécuter à Vienne. Il réussit en l'une et en l'autre, tellement que la tzarine, sans l'en avertir, lui jeta un jour le collier de son ordre au cou. Il repassa à Paris, où il se dédommagea tant qu'il put de l'ennui de l'Espagne, et où nous nous revîmes avec grand plaisir. Il me voulut même bien donner quelques morceaux fort curieux qu'il avait faits sur l'état de la cour et du gouvernement de Russie. Il demeura à Paris tant qu'il put, et bien moins qu'il n'eût voulu, et pour éloigner son retour en Espagne, il obtint permission d'aller voir le roi d'Angleterre à Rome; de là il alla à Naples, où il fit si bien, qu'il demeura si longtemps que, s'y abandonnant aux plaisirs de la société, et peu à peu à l'amour d'une grande dame, il en mourut de phtisie, laissant plusieurs enfants. C'est un homme que je regretterai toujours. Son fils aîné a recueilli sa grandesse, est grandement établi, mais ne lui ressemble pas.

Medina-Coeli, Figuerroa y La Cerda. La grandeur de l'origine de cette grandesse, et la singularité de sa première continuation, m'engagent à m'y étendre. Alphonse X, roi de Castille, dit l'Astrologue, de son goût pour l'étude, et en particulier pour les mathématiques et l'astronomie, et des fameuses tables dites Alphonsines de son nom qu'il fit dresser sous ses yeux, eut deux fils d'Yolande, infante d'Aragon, son épouse: Ferdinand l'aîné fut gendre de saint Louis; et Sanche dit le Brave. Ferdinand donna des preuves de son courage contre les Mores, et mourut à vingt et un ans, en 1275, neuf ans avant son père, et laissa deux fils, Alphonse et Ferdinand, qui, je n'ai pu savoir pourquoi, prirent dans la suite le nom de La Corda. Sanche, fils cadet de l'Astrologue, voyant les deux fils de son aîné si fort en bas âge, et le roi son père si enterré dans ses études qu'il ne put jamais se résoudre d'aller en Allemagne où il avait ôté élu unanimement empereur, le méprisa, et conçut le dessein de régner. Les instances persévérantes des princes d'Allemagne, ni les exhortations du pape, n'ayant pu l'ébranler pendant plusieurs années, quoiqu'il eût accepté l'empire, pris le nom d'empereur, souvent promis de passer en Allemagne, les princes de l'Empire, rebutés de tant de remises, se tournèrent du côté du roi d'Angleterre, qui eut plus de volonté, mais non plus de succès, ce qui engagea les Allemands à renoncer à l'un et à l'autre, et à élire Rodolphe, comte d'Hapsbourg, chef fameux de la maison d'Autriche.

Sanche, ravi du mépris, où l'attachement à l'étude et la privation de l'Empire qui en fut l'effet avait précipité son père, profita de cette passion d'étude pour lui persuader de se décharger sur lui de tous les soins du gouvernement, qui le détournaient de ses occupations les plus chères. Parvenu à régner sous son nom et [à] s'être acquis toute la Castille par sa valeur et sa manière de gouverner', il songea à faire déshériter ses neveux, et à se faire associer par son père, et couronner roi de son vivant, car jusqu'à la réunion des divers royaumes qui composent l'Espagne, c'est-à-dire jusqu'aux rois catholiques inclusivement, tous ces différents rois se faisaient couronner. Le père y consentit, et presque tout le royaume; au moins on n'osa y branler. Ce ne fut pas tout, Sanche trouva que son père demeurait trop longtemps avec lui sur le trône; il résolut de l'en précipiter, il en vint à bout. Le malheureux père, réduit à ses livres, ne put s'en consoler avec eux. Il implora l'assistance de toute l'Europe contre un fils si dénaturé, qui ne lui en procura aucune. Alors réduit au désespoir, il donna sa malédiction à son fils, le déshérita et sa race autant qu'il fut en lui, rappela ses petits-fils aînés à leurs droits, et à défaut de leur race, appela à sa couronne celle de saint Louis. Il mourut dans ce désespoir, et Sanche sut bien empêcher l'effet des dernières volontés de son père. Ce prince et Jacques Ier, roi d'Angleterre, montrent ce que sont des cuistres couronnés. Des deux malheureux neveux, Alphonse de La Cerda fit la branche dite de Lunel, et Ferdinand fit celle dite de Lara, de la femme que chacun des deux épousa. Cette branche s'éteignit dans le petit-fils de Ferdinand, qui n'eut qu'un fils mort au berceau, et des filles mariées, qui furent emprisonnées et empoisonnées par l'ordre de Pierre le Cruel, roi de Castille, en 1361. Ainsi je ne parlerai point de cette branche.

Alphonse de La Cerda n'oublia rien pour recouvrer le royaume qui lui appartenait, et dont il prit le nom de roi de Castille, que Sanche, son oncle, avait usurpé. Ses efforts furent inutiles; il fut réduit à se retirer en France, où Charles le Bel le fit son lieutenant général en Languedoc. Il épousa Mahaud, dame de Lunel, dont il eut un seul fils connu sous le nom de prince des Îles Fortunées, d'où sont sortis les Medina-Coeli. Il se remaria à Isabeau, dame d'Antoing et d'Espinoy, veuve d'Henri de Louvain, seigneur de Gaësbeck, qui épousa en troisièmes noces J. Ier de Melun, vicomte de Gand. De son second mariage Alphonse de La Cerda eut Charles, dit de Castille ou d'Espagne, connétable de France, qui figura dignement et grandement, et qui fut empoisonné à Laigle en Normandie, où il mourut, par ordre de Charles le Mauvais, roi de Navarre. Ce connétable ne laissa point d'enfants de Marguerite de Châtillon-Blois. Il eut deux frères sans établissements ni alliances, dont un fut archidiacre de Paris, et une soeur mariée en Espagne, à Ruys de Villalobos. Ainsi finit promptement cette branche du connétable. Revenons maintenant à son frère aîné, Louis d'Espagne, prince des îles Fortunées, duquel sont sortis les Medina-Coeli.

Ce Louis de La Cerda eut le don du pape des îles Fortunées, dont il fut couronné roi dans Avignon, par le même pape Clément VI, vers 1344. Ces îles sont les Canaries, qu'il se résolut d'aller chercher sur l'exemple de ceux de Gênes et de Venise sur le bruit de leur découverte; mais ce fut un dessein qu'il ne put exécuter. Il fut amiral de France, comte de Clermont et de Talmont; il épousa vers 1370 Léonor de Guzman, dame du port Sainte-Marie, près Cadix, dont il ne laissa qu'une seule fille héritière, appelée Isabelle de La Cerda, dame de Medina-Coeli et du port Sainte-Marie, qui fut veuve sans enfants de Roderic Alvarez d'Asturie. Voyons maintenant à qui elle se remaria.

Gaston Phoebus, comte de Foix, vicomte de Béarn et de Bigorre, dit Phoebus pour sa beauté, dont la magnificence et la cour, la puissance et l'autorité chez tous les princes de son temps sont si vantés dans Froissart, fut toujours brouillé avec Agnès, fille puînée de Philippe III, roi de Navarre, à la cour duquel elle passa presque toute sa vie, et que ce comte de Foix avait épousée en 1348. Il n'en avait qu'un fils unique qu'il avait marié avec Béatrix, fille de Jean comte d'Armagnac, lequel passait toute sa vie tant qu'il pouvait auprès de sa mère et du roi de Navarre son oncle. Étant venu voir son père à Orthez, qui haïssait sa femme, et ne l'aimait guère lui-même, et ne pouvait souffrir le roi de Navarre, son beau-frère, il en fut assez bien reçu. Au bout de quelques jours le comte de Foix, au retour de la chasse, se mit à table pour souper; son fils lui présenta la serviette pour laver. Dans cet instant le soupçon et la colère surprirent si à coup le comte de Foix que, croyant que son fils lui allait porter le coup de la mort en lui donnant la serviette, il tira un poignard de son sein, dont il l'abattit mort à ses pieds, en 1380; et c'était un jeune homme de très grande espérance, très bien né et bien éloigné d'avoir jamais eu une si horrible pensée. Le père, revenu à lui-même, fut au désespoir, et ne put s'en consoler, et en mourut enfin de douleur, qui lui causa l'apoplexie qui l'étouffa dans l'instant qu'il se lavait les mains en se mettant à table à Orthez pour souper, en 1391, à quatre-vingts ans, de même façon qu'il avait tué son fils. Ce fils n'avoir point eu d'enfants, tellement que Matthieu de Foix, vicomte de Castelbon, succéda à Gaston Phoebus au comté de Foix. Plusieurs années auparavant, sa soeur unique, Isabelle, avait épousé Archambaud de Grailly qui, par elle, succéda au comté de Foix, etc., par la mort sans enfants de Matthieu comte de Foix, etc., frère de sa femme. Le duc de Foix fut fait duc par Louis XIV en 1663, avec Mme de Senecey sa grand'mère, et la comtesse de Fleix sa mère, toutes deux dames d'honneur de la reine-mère, et mort il n'y a pas fort longtemps sans enfants, a été le dernier de cette maison de Grailly qui, par ce même héritage de Foix, eut celui de Navarre ensuite aussi par héritage, en porta peu la couronne, qui tomba par une héritière dans la maison d'Albret, et d'elle par la même voie dans la maison de Bourbon, avec les comtés de Foix, Bigorre, Béarn, etc. Reprenons présentement notre sujet.

César Phoebus, comte de Foix, n'avait d'enfants que le fils qu'il poignarda; mais il laissa quatre bâtards dont les deux derniers n'ont point paru dans le monde. Bernard, l'aîné des quatre, eut un bonheur extrême, comme on le va voir. Yvain, le second des quatre, le favori du père, brilla à la cour de Charles VI, fut de ce funeste bal où ce roi et sa suite se masquèrent en sauvages, où le feu prit à leurs habits, dont plusieurs moururent brûlés, dont Yvain fut un, sans avoir été marié. Ce fut le 30 janvier 1392.

Bernard, bâtard de Gaston Phoebus, comte de Foix, et l'aîné des trois autres bâtards, alla chercher fortune en Espagne dès 1367, y établit sa demeure, s'y distingua par sa valeur au service du comte de Transtamare contre Pierre le Cruel, roi de Castille, dont il était frère bâtard, mais qu'il vainquit et tua, et fut roi de Castille en sa place sous le nom d'Henri II. Bernard eut le bonheur de plaire, à Isabelle de La Cerda, dame de Medina-Cœli et du port Sainte-Marie, fille et seule héritière de Louis de La Cerda ou d'Espagne, prince des îles Fortunées, etc., petit-fils de Ferdinand, fils aîné de Castille et de Blanche, troisième fille de saint Louis, sur lesquels Sanche le Brave, après la mort du même Ferdinand son frère aîné, avant le roi Alphonse l'Astrologue, leur père, avait usurpé la couronne de Castille. Cet heureux bâtard de Foix fit donc ce grand mariage si disproportionné de lui, et fut fait comte de Medina-Coeli. Il prit en plein et en seul le nom de La Cerda, et les armes au premier et quatrième partis, de Castille et de Léon, au second et troisième de France, et tous ces quartiers sans brisure, ainsi qu'il appartenait à ces malheureux princes déshérités, pères de cette royale héritière. Les trois générations suivantes comtes de Medina-Coeli figurèrent fort à la guerre et dans l'État et par leurs alliances. La quatrième fut Louis II de La Cerda, servit si bien les rois catholiques contre les Mores, qu'en 1491 ils le créèrent duc de Medina-Coeli; le troisième duc fut fait marquis de Cogolludo; le sixième épousa l'héritière du duché d'Alcala. Son fils, le septième, épousa l'héritière des duchés de Ségorbe et de Cardonne, des marquisats de Comarès et de Denia et du comté de Sainte-Gadea. Je ne marque sur chacun que les grandesses qu'ils accumulèrent et point les autres terres. Le huitième fils du septième finit la race de ces heureux bâtards de Foix. Ce fut Louis-François, huitième duc de Medina-Coeli, général des côtes d'Andalousie, puis des galères de Naples, ambassadeur à Rome, vice-roi de Naples appelé à Madrid, fait gouverneur du prince des Asturies, et premier ministre d'État 1709. La jalousie et les menées de la princesse des Ursins le rendirent suspect. Il fut accusé d'une conspiration contre l'État, et arrêté comme il allait au conseil, conduit à Pampelune, puis à Fontarabie, où il mourut fort tôt après sans aucuns enfants de la fille du duc d'Ossone qu'il avait épousée en 1678. Ses soeurs avaient épousé, l'aînée le marquis de Priego; la seconde le marquis d'Astorga; la troisième le dernier amirante de Castille; la quatrième le duc d'Albuquerque; la cinquième le marquis de Solera; la sixième le connétable Colonne; la septième le duc del Sesto; la dernière le comte d'Oñate, tous grands d'Espagne. Ainsi la soeur aînée du huitième duc de Medina-Coeli des bâtards de Foix hérita de toutes ses grandesses qu'elle porta après son mariage à son mari le marquis de Priego. Voyons maintenant qui était ce marquis de Priego, qui était aussi duc de Feria, et doublement grand d'Espagne.

Laurent II, Suarez de Figuerroa, fut fait comte de Feria en Estramadure par Henri IV, roi de Castille, en 1467. Il était petit-fils de Laurent Ier Suarez de Figuerroa, maître de l'ordre de Saint-Jacques, qui acquit cette terre, et il fut grand-père d'autre Laurent III Suarez de Figuerroa; tout cela de mâle en mâle, qui épousa, en 1518, Catherine, fille aînée et héritière de Pierre Fernandez de Cordoue, marquis de Priego, par laquelle il unit les deux grandesses de Feria et de Priego, et le nom de Fernandez de Cordoue, de sa femme, au sien de Suarez de Figuerroa dans sa postérité. Pierre leur fils, mort après son père, mais avant sa mère, fut quatrième comte de Feria, et ne laissa qu'une fille unique laquelle fut bien marquise de Priego, mais non comtesse de Feria, qui ne pouvait passer aux filles. Ainsi son oncle paternel devint cinquième comte de Feria, et ce fut en sa faveur qu'en 1567 Philippe II le fit duc de Feria, dont le fils, second duc de Feria, venu à Paris de la part de Philippe II, servit si ardemment la Ligue. Sa race s'éteignit dans le quatrième duc de Feria.

Alphonse Suarez Figuerroa était troisième fils de Laurent III, troisième comte de Feria, et de Catherine, héritière de Pierre Fernandez de Cordoue, marquis de Priego, et frère cadet du premier duc de Feria, dont il épousa la fille, et fut par elle marquis de Priego. Sa postérité masculine réunit Feria et Priego, par la succession du cinquième marquis de Priego au quatrième duc de Feria. Le fils de celui-ci fut ainsi sixième duc de Feria, et aussi sixième marquis de Priego, et c'est lui à qui Philippe IV accorda les honneurs de grand de la première classe.

Il maria son fils à la soeur aînée du dernier duc de Medina-Coeli des bâtards de Foix, laquelle en recueillit la succession depuis qu'elle fut veuve et qu'elle transmit à son fils Emmanuel Figuerroa de Cordoue et La Cerda, marquis de Priego, duc de Feria et Medina-Coeli, etc., père de celui que j'ai vu en Espagne, et qui y était fort considéré. Il avait un fils déjà grand, qui portait le nom de marquis de Cogolludo et qui, depuis mon retour, acquit de nouvelles grandesses par son mariage avec la fille unique héritière du marquis d'Ayétone. Le père, et le fils étaient autant du grand monde et de la cour que des seigneurs espagnols naturels en pouvaient être, fort polis: je les voyais fort familièrement. Ce sont ceux de cette cour qui se sont souvenus le plus longtemps de moi, par leurs lettres, bien des années depuis mon retour. Le palais de Medina-Coeli, presque au bout de Madrid, vers Notre-Dame d'Atocha, est peut-être le plus spacieux qu'il y ait dans la ville et très somptueusement meublé. Le roi d'Espagne s'y retira à la mort de la reine sa première femme, et y a demeuré jusque fort près de son second mariage. J'y ai vu une comédie extrêmement magnifique, dans une salle faite pour ce spectacle, où le duc de Medina-Coeli avait convié toute la cour et le plus distingué de la ville, hommes et femmes, après le retour de Lerma, où je vis le duc de Linarez, tout évêque qu'il était, et le cardinal Borgia; tout y était plein, mais avec un grand ordre et décence, et rien de plus magnifique que l'abondance des rafraîchissements et de tout ce qui accompagna la fête.

Medina de Rioseco, Enriquez y Cabrera, amirante héréditaire de Castille. Cette maison depuis son origine, ses grandesses, le personnel de l'amirante de Castille, lors de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, ont été traités avec un si grand détail, (t. III, p. 122), sa conduite depuis sa fuite en Portugal, le triste personnage qu'il y fit jusqu'à sa mort, (t. III, p, 435), qu'il ne s'en pourrait faire ici que d'ennuyeuses redites.

2 Medina-Sidonia, Guzman. C'est le premier duché des Castilles. Les antérieurs à celui-là sont éteints. Il est en Andalousie, vers le détroit de Gibraltar. Jean II, roi de Castille l'avait donné, sans érection, à J. Guzman, maître de l'ordre de Calatrava. Cette terre tomba à Henri Guzman, second comte de Niebla, dont le fils aîné, Jean-Alphonse de Guzman, fut créé, en février 1445, par le même roi Jean II, duc de Medina-Sidonia, mais seulement pour sa personne. Le roi Henri IV l'étendit, en février 1460, non seulement à sa postérité légitime, mais encore à son défaut à l'illégitime. Cela sent bien le mauresque et l'Afrique. La maison de Guzman est une des plus anciennes, des plus grandes et des plus illustres d'Espagne, et y figurait fort dès le Xe siècle. Le duché de Medina-Sidonia est demeuré dans la postérité masculine et légitime du premier duc. On a suffisamment parlé du duc de Medina-Sidonia à l'occasion du testament de Charles II et de l'arrivée de Philippe V en Espagne, dont il fut grand écuyer, puis chevalier du Saint-Esprit, et de son fils qui aima mieux conserver sa golille et vivre obscur que de faire sa couverture après la mort de son père. C'est ce fils qui était duc de Medina-Sidonia lorsque j'étais en Espagne, et que je n'ai vu ni rencontré nulle part.

Saint-Michel, Gravina, d'une des plus grandes maisons de Sicile, où il avait très bien servi et s'était fort endetté à soutenir le parti de Philippe V tant qu'il avait pu; en considération de quoi il avait obtenu la grandesse. Il était venu à Madrid pour y faire sa couverture; mais, comme je l'ai dit ailleurs, je l'y laissai encore sans s'être couvert faute d'avoir pu payer la médiannate et les frais, qui vont loin, sans avoir pu obtenir ni remise ni diminution, ce que tout le monde trouvait fort injuste. Il était vieux, estimé et accueilli; mais la tristesse de sa situation le rendait obscur. Comme toute sa famille était en Sicile où il comptait retourner, je ne m'y étendrai pas davantage.

LaMirandole, Pico. Je ne m'arrête sur ce seigneur italien, fait grand d'Espagne par Philippe V, qui le fit aussi son grand écuyer, que parce qu'il s'est établi en Espagne après avoir perdu toute espérance de rétablissement dans ses petits États d'Italie, où ses pères étaient comme souverains, et dont l'empereur Léopold les a dépouillés sans retour, parce qu'ils se sont trouvés à sa bienséance. Les Pic sont connus dès 1300, par Fr. Pico, seigneur de La Mirandole et vicaire de l'Empire. J. Pic et Fr. son frère, quatrième génération de ce premier François, furent faits comtes de Concordia, 1414, par l'empereur Sigismond. Le fameux Pic de La Mirandole, le phénix de son siècle par son immense savoir, mort sans alliance en 1494, n'ayant pas encore trente-deux ans, était frère cadet de Galeot Pic, seigneur de La Mirandole, comte de Concordia, qui était la quatrième génération du premier comte. Galeot Pic, second du nom, comte de Concordia et premier comte de La Mirandole, mort 1551, était petit-fils du frère du savant Pic de La Mirandole, et père de Silvie et de Fulvie, qui épousèrent le comte de La Rochefoucauld et un autre La Rochefoucauld, comte de Randan, du premier desquels viennent les ducs de La Rochefoucauld. Ce même père de ces deux dames de La Rochefoucauld le fut aussi d'un comte de La Mirandole et de Concordia, duquel le fils, nommé Alexandre, fut fait duc de La Mirandole, en en 1619, par l'empereur Ferdinand II, duquel le duc de La Mirandole, que j'ai vu en Espagne, est la quatrième génération. Son frère a depuis été cardinal par Clément XI, dont il était maître de chambre. Ce duc de La Mirandole s'était vu sur le point d'être rétabli dans ses États et d'épouser la princesse de Parme, qui eut depuis l'honneur d'être la seconde femme de Philippe V, et qui conserva toujours de l'amitié et une grande distinction pour lui et pour la femme qu'il épousa depuis, soeur du marquis de los Balbazès, que j'ai vue aussi en Espagne et qui fut noyée dans sa maison de Madrid, réfugiée dans son oratoire, par une subite inondation dont j'ai parlé ailleurs, quoique arrivée depuis mon retour. Ce duc de La Mirandole était un fort bon et honnête homme, fort pieux et considéré; sa mère était Borghèse, fille du prince de Sulmone, remariée à Cellamare qui en était veuf, et qui vivait avec lui dans une étroite amitié.

Monteillano, Solis. Cette maison peut être comparée à quelques françaises qui se sont élevées à une grande fortune. Celui-ci était proprement de ce que nous appelons de robe. Il s'éleva par ses talents jusqu'à être gouverneur du conseil de Castille, et il eut assez de faveur pour être fait grand d'Espagne et duc de Monteillano par Charles II, depuis quoi il n'a presque plus paru. Il avait épousé une soeur du prince d'Isenghien, gendre du maréchal d'Humières, qui avait de l'esprit, du monde, encore plus de sens. Ce fut elle que la princesse des Ursins choisit pour lui garder la place de camarera-mayor de la reine, lorsqu'elle frit chassée la première fois et qu'elle reprit à son retour triomphant en Espagne. Cette grande place l'avait fait connaître, aimer et considérer dans le peu de temps qu'elle l'occupa, et c'est ce qui la fit choisir dans la suite pour remplir la même place auprès de la princesse des Asturies, où on en fut fort content: dans l'entre-deux elle avait perdu son mari. Elle avait un fils qui était jeune, dont on disait du bien. Je l'ai vu, mais sans aucun commerce. Il avait, dit-on, du goût pour la lecture et la retraite, et il paraissait peu à la cour et dans le monde. Je ne répondrais pas que cette grandesse n'eût été achetée dans les grands besoins où Charles II s'est trouvé plus d'une fois; car il manqua toujours d'argent.

2 Monteléon, Pignatelli. On connaît Jacques Pignatelli, gouverneur de la Pouille dès 1326, et cette maison, qui est fort étendue, pour une des grandes, des plus illustrées de titres et des plus hautement alliées du royaume de Naples. Hector Pigriatelli, quatrième duc de Monteléon, vice-roi de Catalogne, fut fait grand d'Espagne en 1613, par Philippe III. Nicolas Pignatelli, vice-roi de Sardaigne et chevalier de la Toison d'or, fils dernier cadet de cet Hector, épousa la fille héritière du septième duc de Monteléon, petit-fils de son frère, et devint par elle huitième duc de Monteléon et de Terranova, dont la mère de son père était héritière, et fut ainsi grand d'Espagne. Ce fut lui qui, comme le plus ancien chevalier de l'ordre de la Toison d'or qui fût lors en Espagne, y donna en cérémonie le collier à Philippe V à son arrivée. On a parlé de lui, t. III, p. 128, en son lieu, à propos de la saccade du vicaire. Il se retira bientôt après à Naples où étaient ses duchés et tous ses biens, y fut très -partial de la maison d'Autriche, et n'est pas revenu depuis en Espagne, ni aucun de sa famille.

Mortemart, Rochechouart, François, duc et pair, à Paris. C'est la grandesse du duc de Beauvilliers que Philippe V lui donna en arrivant en Espagne, dont il avait été le gouverneur. Elle passa au duc de Mortemart, qui avait épousé sa fille unique héritière, et par la mort d'eux et de leurs enfants cette grandesse est éteinte depuis mon retour.

Nagera, Osorio y Moscoso, frère cadet du comte d'Altamire, à l'article duquel je remets à parler de leur maison. Najera ou Nagera, car il s'écrit et se lit des deux façons. Cette terre, qui est en Castille, fut érigée en duché par les rois catholiques, 1482, pour Pierre Manrique de Lara, dit le Vaillant, second comte de Trevigno, et dixième seigneur d'Amusco. Cette grandesse est tombée cinq fois en différentes maisons par des filles héritières. Pendant que j'étais en Espagne, don Joseph Osorio y Moscoso, frère cadet du comte d'Altamire, eut cette grandesse par son mariage avec Anne de Guevara y Manrique, qui en était l'héritière et file du défunt frère du dixième comte d'Oñate.

Nevers, Mancini, son père, fils d'une soeur du cardinal Mazarin, fut duc à brevet. Il ne put ou négligea d'obtenir l'enregistrement de ses lettres, quoique la toute-puissante faveur de son oncle se soit trouvée dans la suite presque la même pour lui par celle de Mme de Montespan, dont il avait épousé la nièce, fille de Mme de Thianges sa soeur, dont la faveur était grande aussi auprès du roi, et a duré autant que sa vie qui a dépassé de plusieurs années le renvoi de Mme de Montespan. M. de Nevers, qui personnellement n'avait jamais rien mérité du roi, et son fils beaucoup moins encore, fort fâché de ne pouvoir espérer que son fils fût duc, chercha partout une grandesse à lui faire épouser. Il trouva enfin M. A. Spinola, fille aînée et héritière de J. B. Spinola, qui pour de l'argent s'était fait faire prince de l'Empire, en 1677, par l'empereur Léopold, et depuis, par la même voie, grand d'Espagne par Charles II, dans leurs pressants besoins de finances. Ce mariage ne se fit pourtant célébrer qu'en 1709, deux ans après la mort du duc de Nevers, et son fils qui jusqu'alors avait porté le nom de comte de Donzy, prit celui de prince de Vergagne, mais sans rang ni honneurs qu'à la mort de son beau-père en Flandre, où il était lieutenant général et gouverneur d'Ath. La duchesse Sforza, soeur de sa mère, et dans la plus grande et plus longue intimité de Mme la duchesse d'Orléans, profita de la régence de M. le duc d'Orléans, et le fit faire duc et pair sans avoir jamais vu ni cour ni guerre.

Noailles, idem. Il y a eu tant et tant d'occasions ici de parler et de s'étendre sur le duc de Noailles, qu'il suffit de dire qu'avec la faveur de sa famille et celle de Mme de Maintenon, dont il avait épousé l'unique nièce et héritière, fille de son frère, il ne lui fut pas difficile d'obtenir en Espagne tout ce qu'il voulut.

Ossuna, Acuña y Tellez Giron. La maison d'Acuña, fort nombreuse en branches tant espagnoles que portugaises, et la maison de Silva, prétendent sortir de la même origine aussi illustre qu'ancienne, et y sont autorisées par les meilleurs auteurs, qui les font masculinement descendre de Fruela, roi de Léon, des Asturies et de Galice, par le ricohombre Pélage Pelaez, duquel sont masculinement sortis Gomez Paez de Silva, dont toute la maison de Silva est descendue, et Ferdinand Paez qui le premier prit le nom d'Acuña, du lieu d'Acuña-Alta, qu'Alphonse Ier, roi de Portugal, lui avait donné, et duquel toute sa postérité conserva le nom. La septième génération masculine de ce Ferdinand Paez, seigneur d Acuña, fut Martin Vasquez de Acuña, qui fut comte de Valence, épousa 1° Thérèse, fille et héritière d'Alphonse Tellez-Giron, dont il eut un fils qui porta le nom de Tellez-Giron; [2°] il épousa l'héritière de la maison de Pacheco, et en eut deux fils. Jean, l'aîné, porta le nom de Pacheco de sa mère, et Pierre, le cadet, prit le nom de Giron, de la mère de son père. L'aîné de ces deux frères est le chef de la branche aînée de toute la maison d'Acuña-Pacheco, ducs d'Escalope. Le cadet, mort, 1466, maître de l'ordre de Calatrava, est le chef de la seconde branche d'Acuña-Tellez-Giron, ducs d'Ossone.

Son arrière-petit-fils de mâle en mâle fut Pierre d'Acuña-Giron, cinquième comte d'Urenna, vice-roi de Naples, créé, 1562, duc d'Ossone en Andalousie, entre Séville et Malaga, par Philippe II. C'est de mâles en mâles aînés la cinquième génération que nous avons vue; savoir: le sixième duc d'Ossone qu'on a vu en son lieu être venu à Paris lors de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne pour y saluer son nouveau roi, voir la cour de France et joindre le roi d'Espagne avant son arrivée à Madrid; le même duc d'Ossone, premier plénipotentiaire d'Espagne à Utrecht, et mort en Flandre peu après la signature de cette paix; et son frère le comte de Pinto, duc d'Ossone, après la mort de son frère, ambassadeur d'Espagne en France pour le mariage du prince des Asturies avec la fille de M. le duc d'Orléans. On a suffisamment parlé de l'aîné en son temps, et le cadet n'a rien eu qui mérite d'en rien dire.

Saint-Pierre, Spinola, Génois, de l'une des quatre grandes maisons de Gênes, trop connue et trop nombreuse pour m'y étendre. Quoique accoutumée aux honneurs, aux grandeurs, aux plus grands emplois et fertile en grands hommes, il est pourtant constant en Espagne que François-Marie Spinola, duc de Saint-Pierre et gendre de Philippe-Antoine Spinola, quatrième marquis de Los Balbazès, grand d'Espagne et général des armes du Milanais, acheta la grandesse de Charles II en 1675; il acheta aussi la principauté de Piombino que l'empereur s'appropria sans le rembourser. Il chercha protection dans ce malheur pour y intéresser les cours de France et d'Espagne, et comme il était veuf il épousa, 1704, à Paris, la seconde soeur du marquis de Torcy, ministre d'État et secrétaire d'État des affaires étrangères, qui était veuve avec des enfants du marquis de Resnel, Clermont-d'Amboise. Lui aussi en avait de sa première femme qui ont figuré en Espagne avec beaucoup de réputation à la guerre où l'aîné a commandé des armées et est devenu capitaine général et grand d'Espagne après son père. Le duc de Saint-Pierre, lassé à Paris de ne voir point avancer ses affaires sur Piombino, emmena sa femme errer en Italie, quelque peu en Allemagne, la ramena à Paris, puis en Espagne. Il fut peu de temps à Bayonne majordome-major de la reine douairière d'Espagne, soeur de la mère de l'empereur et de l'électeur palatin; mais voyant que son crédit à Vienne ne lui servait de rien, il la quitta et s'en alla à Madrid où sa femme fut dame du palais de la reine et fort bien avec elle. Je les trouvai ainsi à Madrid où je les vis fort et en reçus toutes sortes de prévenances et de civilités. Elle avait enfin apprivoisé la jalousie et l'avarice de son mari, qui d'ailleurs était un homme d'esprit, fort instruit et de bonne compagnie, avec des manières naturellement fort nobles et fort polies. Les étrangers s'assemblaient chez eux, et des Espagnols quelquefois aussi; on y jouait quand on voulait, et ils ne laissaient pas de donner assez souvent à manger. Depuis mon départ, le duc de Saint-Pierre fut gouverneur de don Carlos, et enfin chevalier du Saint-Esprit. Il avait de la valeur, avait peu de temps commandé une armée, et était capitaine général de Charles II. Il mourut à Madrid, fort vieux, en 1727. C'était un grand homme blond, maigre, bien fait, de bonne mine, et qui sentait fort son grand seigneur. Sa veuve demeura longtemps à Madrid, où, ennuyée enfin de la vie peu gaie et peu libre qu'on y mène, elle obtint permission de venir faire un tour en France. Elle y a conservé tant qu'elle a pu sa place et ses appointements de dame du palais de la reine d'Espagne qu'elle amusait de ses lettres, et le cardinal Fleury des réponses qu'elle en recevait. Ce manége ne lui valut pas la moindre chose en France, et lassa la reine d'Espagne, qui la rappelait inutilement, et qui lui ôta enfin sa place et ses appointements, tellement qu'elle est demeurée pour toujours à Paris avec beaucoup de goutte, très peu de bien, et moins encore de considération, quoique bien dans sa famille. Elle n'a point eu d'enfants du duc de Saint-Pierre.

Popoli, Cantelmi. Une des meilleures maisons du royaume de Naples. Lors de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, le cardinal Cantelmi était archevêque de Naples, et son frère le duc de Popoli grand maître de l'artillerie de Naples, de la conduite desquels le roi, et le roi son petit-fils, furent extrêmement contents. Ce duc de Popoli avait succédé à ce duché de son frère aîné et à presque tous ses biens fort considérables dans le royaume de Naples, par son mariage avec la fille de son frère aîné, qui n'en avait que deux, et point de garçons. Ce dernier duc de Popoli était un grand homme brun, bien fourni, avec un beau visage mâle, qui sentait son grand seigneur, et un général d'armée avec toutes les manières, grandes, avantageuses, polies. Il ne se pouvait rien ajouter à son extérieur. Il avait beaucoup d'esprit et de conduite, encore plus de manége et d'intrigue, beau parleur, et disant ou taisant ou accommodant tout ce qu'il voulait à ses vues, avec beaucoup d'insinuation et de grâces, haut par nature, bas à l'excès quand il croyait en avoir besoin, ambitieux, avare à l'excès, encore plus poltron, faux, double, extrêmement dangereux, et ne se souciant que de son argent et de sa fortune à laquelle il sacrifia toutes choses.

Il passa à Paris allant en Espagne. Le roi, qui cherchait à attacher au roi son petit-fils les grandes maisons et les grands seigneurs de ses nouveaux royaumes, et fort content de tout ce que ces deux frères avaient fait à Naples, le reçut avec distinction; lui en habile homme tira sur le temps, fit valoir ce que pouvait à Naples le cardinal son frère qui en était archevêque, leur grande parenté, leurs amis, et demanda l'ordre que le roi lui promit, et dont il lui envoya les marques longtemps même avant qu'il y eût reçu le collier du roi d'Espagne, qui lui donna aussi celui de la Toison. Les révolutions qu'on a vues en leur lieu ayant mis toute l'Espagne en armes, le duc de Popoli servit et eut des commandements, qui avec la considération de sa personne, et à l'aide de ses intrigues et de ses propos avantageux, le portèrent promptement au dernier grade militaire d'Espagne, qui est capitaine général, dont il s'acquitta fort mal à la tête de l'armée de Catalogne, qu'il remit au duc de Berwick, et s'en retourna à Madrid comme on allait commencer le siège de Barcelone. Lorsque Philippe V se donna des compagnies des gardes du corps sur le modèle inconnu jusqu'alors en Espagne de celles du roi son grand-père, le duc de Popoli, déjà grand maître de l'artillerie, obtint la compagnie des gardes du corps italienne, et la querelle du banquillo étant survenue, qu'on a vue en son lieu, le roi d'Espagne fit grands d'Espagne ceux des capitaines de ses gardes du corps qui ne l'étoient pas, entre autres le duc de Popoli. Enfin il devint gouverneur du prince des Asturies, puis son majordome-major à son mariage.

Je le trouvai dans cet éclat en Espagne, et toutefois le seigneur de la cour le plus parfaitement décrié. Sa femme, à qui il devait tous ses grands biens, et qu'on disait fort aimable de figure et de manières, avait été faite dame du palais de la reine qui l'aimait fort, et sa réputation sur la vertu était entière. Elle mourut un peu étrangement, et il passait publiquement pour l'avoir empoisonnée par jalousie, jusque-là que la reine le lui a souvent reproché. Il en avait un fils unique qui portait le nom de prince de Peltorano, bon garçon, point du tout méchant, et ayant même de la valeur; mais étourdi, fou, débauché à l'excès. Son père, en ne lui donnant rien ou fort peu par avarice, l'avait rendu escroc, et il le fut et grand dissipateur toute sa vie. Le duc de Popoli voyant ses instructions, exhortations, répréhensions, punitions inutiles, imagina un moyen de le contenir. Il était compatriote et ami intime du vieux duc de Giovenazzo, père de Cellamare; il lui demanda en grâce de tenir son fils à son côté, de le mener avec lui faire ses visites, et de le veiller et tenir de près comme il aurait pu faire lui-même. Il crut que, quel que fût son fils, le respect et la présence de ce vieillard le retiendrait, lequel pour son esprit, ses talents, les places qu'il avait remplies était dans une grande considération et respecté de tout le monde. Ce bonhomme eut assez d'amitié pour le duc de Popoli, pour lui accorder sa demande, en sorte que le jeune Peltorano était chez lui et avec lui du matin au soir, et l'accompagnait partout où il allait, et qu'il n'avait pas un instant de libre. Voici de quoi il s'avisa :

Il sut par hasard qu'un seigneur, dont j'ai oublié le nom, ne serait pas sûrement chez lui, et il proposa au duc de Giovenazzo de l'aller voir, parce qu'il le visitait quelquefois, et qu'il y avait du temps qu'il n'y avait été. Le bonhomme le loua de cette attention et de son désir d'aller voir un homme auprès duquel il y avait toujours à apprendre, et il lui dit qu'il l'y mènerait l'après-dînée. Peltorano, sûr de son fait, prit ses précautions. Les maisons de Madrid, même les plus belles, n'ont point de cours, au moins y sont-elles fort rares. Les carrosses arrêtent dans la rue où on met pied à terre; on entre par la porte qui est comme nos portes cochères dans un lieu large et long, qui ne reçoit de jour que par la porte, et qui a des recoins très obscurs, et l'escalier est au fond par lequel on monte dans les appartements. Arrêtés à la porte de ce seigneur, on leur vint dire qu'il n'y était pas; tout aussitôt Peltorano pria le vieux duc de lui permettre de descendre un moment pour un besoin dont il était fort pressé, saute à bas et entre dans ce porche couvert; le temps qu'il y fut parut un peu long au bonhomme, et il était prêt d'envoyer voir s'il ne se trouvait point mal, lorsque Peltorano revint et monta en carrosse tranquillement avec beaucoup d'excuses. Comme le carrosse partait et se mettait au pas, comme on va dans Madrid, une courtisane sort du porche, se jette au carrosse, se prend par les mains à la portière, crie et injurie Peltorano qu'il l'escroque, qu'il lui a donné ce rendez-vous, qu'il lui a promis quatre pistoles, et qu'il s'en va sans la payer. Le vieux duc tout effaré la veut chasser; elle crie plus fort, qu'elle sera payée, qu'elle ne quittera point prise qu'elle ne le soit, et qu'elle criera à tout le peuple qu'ils la veulent affronter; elle fit tant de bruit, et avec une telle résolution, que le bonhomme, comblé de honte, de colère et d'indignation, tira quatre pistoles de sa poche qu'il lui donna pour se délivrer d'elle, tandis que le Peltorano, qui n'avait pas un sou sur lui, s'était tapis dans le coin du carrosse, et riait sous cape du désarroi du bon vieillard, par qui il s'était fait mener à son rendez-vous, et à qui encore il le faisait payer. Le duc de Giovenazzo, délivré pour son argent de cette effrontée, s'en alla droit chez le duc de Popoli, à qui il conta son aventure, lui remit son fils pour ne plus s'en jamais mêler, et lui déclara qu'il ne s'exposerait pas à un second affront. Le Peltorano fut bien pouillé et chapitré, ne fit qu'en secouer les oreilles, et n'en devint pas plus sage ; il ne fit qu'en rire et conter son joli exploit.

C'est ce garnement-là qui épousa la fille du maréchal de Boufflers, comme on l'a vu en son lieu, et que je trouvai à Madrid dame du palais de la reine, et fort bien avec elle, et avec tout le monde sur un pied d'estime et de considération. Son beau-père en avait beaucoup pour elle, et son mari aussi, qui la laissait vivre à la française, voir qui elle voulait, et donner presque tous les jours à souper, où mes enfants et ceux qui étaient venus avec moi soupaient souvent, et passaient leurs soirées jusque fort tard, avec fort bonne compagnie d'étrangers dont le mari profitait aussi, et ils y jouaient quelquefois. Le duc de Popoli, qui ne logeait pas avec eux, mais au palais, le savait bien, et le trouvait bon, la reine aussi, quoique là-dessus assez difficile; mais ils connaissaient le mari qui avait fait plus d'une fois d'étranges présents à sa femme, et ils lui voulaient adoucir les malheurs d'avoir un tel mari. À la fin depuis mon départ ses maux mal guéris et repris augmentèrent; elle se tourna entièrement à la dévotion jusque-là qu'elle voulut quitter sa place et se retirer dans un couvent. La reine qui l'aimait et la plaignait la retint tant qu'elle put; mais enfin, vaincue par ses prières, elle y consentit, mais à condition qu'elle irait dans les descalceales reales, dans un appartement qu'elle lui ferait accommoder, qu'elle viendrait voir la reine, et que la reine l'irait voir par la communication du palais à ce couvent, qu'elle garderait toujours sa place sans en faire de fonctions pour les reprendre quand il lui plairait, et ajouta une pension aux appointements de sa place. Elle fut généralement regrettée de tout le monde. Sa retraite ne fut que de deux ou trois ans qu'elle y passa dans la plus grande piété et beaucoup de souffrances, au bout desquels elle y mourut, tandis que son mari, devenu très riche par la mort de son père, dissipait les trésors qu'il avait amassés. Il eut dans la suite des aventures fâcheuses qui le firent enfermer, et longtemps, plus d'une fois en Espagne et en Italie.

À l'égard du père, dès qu'on l'avait vu deux ou trois fois, on s'apercevait aisément de presque tout ce qu'il était avec ses compliments outrés. Malgré sa figure imposante, on sentait le faux de loin, et l'affronteur en tous ses propos, à tel point que je n'ai jamais compris comment il a pu parvenir à une si grande fortune. Ses grands emplois de capitaine des gardes du corps, et de gouverneur du prince des Asturies, et son talent d'intrigue et de cabale le faisaient compter, mais au fond tout le monde s'en défiait et le méprisait.

J'ai déjà dit qu'il fut le seul seigneur dont je ne reçus aucune civilité, si on excepte les compliments à perte de vue dont il m'accablait quand je le rencontrais, ce qui n'arrivait qu'au palais, et encore rarement; aussi ne m'en contraignis-je pas en propos, et en ne lui rendant aucune sorte de devoir. Il se fit écrire une seule fois et fort tard à ma porte; j'avais été chez lui en allant la seconde fois chez le prince des Asturies. En partant pour mon retour, je ne manquai à aucune visite moi-même, quelque nombreuses qu'elles fussent, excepté la sienne, et je pris mon temps de m'envoyer faire écrire chez lui que j'étais au Mail à faire ma cour à Leurs Majestés Catholiques, et qu'il ne pouvait l'ignorer. Pendant cette promenade où la reine, toujours à côté du roi, faisait toujours la conversation avec le peu de gens considérables qui l'accompagnaient, et une conversation fort agréable et familière, je pris la liberté de lui demander où elle me croyait alors; elle se mit à rire et me dit: « Mais ici où je vous vois. — Point du tout, madame, repris je, je suis actuellement chez le duc de Popoli, où je prends congé de lui; » et de là en plaisanteries, car elle ne l'aimait point tout Italien qu'il fût.

Il ne la fit pas longue après mon départ. Il mourut dans le mois de janvier suivant, regretté de personne. On lui trouva un argent immense que son avarice avait accumulé. Le duc de Bejar fut majordome-major du prince des Asturies en sa place.

3 Sesse, c'est Sessa, Folch-Cardonne. Ce duché dans le royaume de Naples fut donné par Ferdinand le Catholique au grand capitaine Gonzalve de Cordoue, qui n'eut point de mâles, et dont la fille héritière porta ce duché en mariage à Fernandez de Cordoue, comte de Cobra, de sa même maison. Elle en eut un fils que Philippe H fit en 1566 duc de Baëna, qui est un lieu à huit lieues de Cordoue, et qui par sa mère fut aussi duc de Sesse. Il ne laissa que deux filles Françoise, l'aînée, veuve sans enfants d'Alphonse de Zuniga, marquis de Gibraleon, fit cession de ses duchés à Antoine Folch de Cardonne, descendu du premier comte de Cardonne, second duc de Somme au royaume de Naples, fils du premier duc de Somme, et de Béatrix, soeur cadette de Françoise. C'était un seigneur dont Philippe II estimait fort l'esprit et le sens. C'est de lui que descend de mâle en mâle le duc de Sesse, que j'ai fort vu en Espagne, qui ne ressemblait guère à celui dont on vient de parler. Celui-ci était un grand garçon, fort bien fait, ayant la tête plus que verte, aimant fort le vin, chose fort rare dans un Espagnol, et d'ailleurs étourdi et débauché à merveilles, par conséquent méprisé, quoique assez dans le monde, mais fort rarement au palais. Il n'était point marié.

Saint-Simon, idem, et mon second fils conjointement avec moi pour en jouir tous les deux ensemble et en même temps.

Solferino, Gonzague, cadet d'une branche de Castiglione. Son père, fort pauvre déjà, l'était devenu tout à fait par les guerres d'Italie, de sorte qu'il envoya ce fils en France avec un petit collet, dans l'espérance qu'il y attraperait quelque bénéfice pour vivre. Il était noir, vilain, crasseux, et paraissait un pauvre boursier de collège. Personne ne le recueillit, personne même ne lui parlait dans les appartements de Versailles; il n'entrait que dans les maisons ouvertes, où on ne lui disait mot, et encore n'allait-il que dans fort peu. Il importuna tellement le roi de sa présence qu'il revint une fois de Trianon, où tout le monde pouvait aller lui faire sa cour, quelques jours plus tôt que ce qu'il avait fixé, et ne put s'empêcher de dire, tout mesuré qu'il était toujours, qu'il n'avait pu tenir davantage à voir à tous les coins dallées, et à toutes les portes de son passage, ce petit abbé de Castillon et Fornare, dont on a parlé ailleurs. À Paris, cet abbé n'était pas mieux venu. Sa ressource était chez le duc d'Albe, ambassadeur d'Espagne. Il y fit si bien sa cour à la duchesse d'Albe qu'après la mort de son mari, elle le remena avec elle en Espagne, où tant fut procédé qu'elle l'épousa, et pour ne pas déchoir, le roi d'Espagne eut pour elle la considération de le faire grand d'Espagne, et peu après lui accorda une clef de gentilhomme de sa chambre; mais sans exercice, comme ils étaient tous. Il perdit sa femme comme j'arrivais à Madrid. La douleur lui persuada de se faire capucin, et quand je l'allai voir, je trouvai sa chambre sans tapisserie ni meubles, avec un châlit sans ciel ni rideaux, et trois ou quatre méchants sièges de paille, avec un capucin avec lui. Cette grande douleur ne fut pas longue. Il épousa avant mon départ une Caraccioli, fille du prince de Santo-Buono, qui était peut-être la seule belle personne qui fût dans Madrid. L'esprit lui était venu avec le pain assuré, et il était fort dans le grand monde, estimé et bien reçu partout, et bien mieux peigné qu'il ne l'était à Paris.

Tursis, Doria, Génois, et à Gênes, de l'une des quatre grandes maisons de Gênes, où ces ducs de Tursis se sont fait compter depuis longtemps par une escadre de galères qu'ils ont depuis longtemps à eux, et dont ils ont souvent fort bien servi les rois d'Espagne.

Veragua, Portugal y Colomb. On a parlé et tâché d'expliquer (t. III, p. 88 et suiv.), les branches royales de Portugal, Oropesa, Lemos, Veragua, Cadaval, etc.; ainsi je n'en ferai point de redites; j'ai assez touché le personnel de ce duc de Veragua, depuis, pour n'avoir que peu à ajouter. On se souviendra seulement que c'est de lui que j'ai reçu le plus de bonnes instructions sur les grandesses, les maisons, et les personnages d'Espagne; qu'il était frère de la duchesse de Liria, et qu'elle a hérité de ses grands biens, parce qu'il était veuf sans enfants d'une soeur du duc de Sesse, et qu'il ne se remaria point.

Ce duché et grandesse fut institué et donné en 1537, par Charles-Quint, à Diego Colomb, second grand amiral des mers, et vice-roi des Indes ou des terres découvertes par son père, le fameux Christophe Colomb, qui était de Ligurie, et qui avait été le premier vice-roi et grand amiral des Indes. Philippe II, en 1556, échangea Veragua contre la Vega, dans l'île de la Jamaïque, avec Louis Colomb, fils aîné de Diego, et revêtit La Vega des mêmes titres et honneurs accordés à Veragua par l'empereur son père, nonobstant quoi Louis Colomb, ainsi que ses successeurs, ont toujours pris les titres de ducs de Veragua et La Vega, et de seigneurs de la Jamaïque, ce dernier on ne sait sur quoi fondé. Louis Colomb ne laissa que deux filles. L'aînée se fit religieuse, l'autre porta tous ses biens et ses titres en mariage à son cousin germain, fils du frère cadet de son père, et n'eut point d'enfants. Les deux soeurs de Louis Colomb, disputèrent ce grand héritage, Marie et Isabelle, qui fut enfin adjugé au petit-fils d'Isabelle Nuñez de Portugal y Colomb, qui fut ainsi quatrième duc de Veragua et père d'Alvare, cinquième duc de Veragua, et celui-ci père de Pierre-Emmanuel, sixième duc de Veragua, qui eut la Toison, et fut vice-roi de Galice, de Valence et de Sicile, et enfin conseiller d'État, tout cela avec beaucoup d'esprit et de talents, grande avarice, foi très douteuse entre la maison d'Autriche et le nouveau roi d'Espagne, Philippe V, en tout un homme habile, adroit, dangereux, et de fort mauvaise réputation.

C'est le père du duc de Veragua que j'ai vu en Espagne, et qui, avant la mort de son père, portait le nom de marquis de la Jamaïque, et était venu en France sous ce nom, avec la chimère de rattraper sur les Anglais l'île de la Jamaïque; dont il se prétendait dépouillé par eux. Longtemps après mon retour, il revint en France pour la même chimère, qu'il poursuivit près de deux ans fort inutilement, quoi que le duc de Berwick et moi lui pussions dire, et dépensa cependant fort gros avec une fameuse chanteuse de l'Opéra. À la fin il tomba malade assez considérablement; la peur du diable le prit, il eut peine néanmoins à se séparer de cette fille, à qui il donna fort gros. Les vapeurs et les scrupules l'enfermèrent à ne vouloir voir personne. Il fit de grandes aumônes, et s'écriait souvent qu'il se repentait bien d'avoir fâché Dieu: c'était son expression. Enfin il s'en retourna dans cet état en Espagne à fort petites journées; il y vécut deux ans toujours enfermé dans les mêmes vapeurs, ne voyant presque que sa soeur la duchesse de Liria, qu'il laissa enfin par sa mort une des plus puissantes héritières qu'il y eût en Espagne. Il avait été à la tête des finances et du conseil des Indes avec capacité et probité. La jalousie d'Albéroni l'avait tenu deux ans prisonnier dans le château de Malaga, où il s'était si bien accoutumé qu'il n'en voulait point sortir. C'était un homme de beaucoup d'esprit et de connaissances, d'une paresse de corps incroyable qui diminuait son ambition, un peu avare, fort doux et bon, sale et malpropre à l'excès, ce qu'on lui reprochait sans nul ménagement, de fort bonne, agréable et instructive compagnie, et charmant dans la société, quand il faisait tant que de s'y prêter. Il était aimé et fort mêlé avec le meilleur monde, souvent malgré lui et sa paresse, jusqu'à ce que ses vapeurs en eurent fait un reclus. En lui finit cette branche de Portugal.

Villars, idem. Le maréchal de Villars, sans avoir jamais servi le roi d'Espagne, ni eu aucun rapport avez lui, fut fait grand d'Espagne au commencement de la régence, au grand étonnement de tout le monde, et sans qu'on ait jamais su pourquoi. Il le dut, je crois, à ses vanteries et à ses rodomontades dont la cour d'Espagne fut la dupe, et crut faire par là une acquisition importante qui ne lui servit jamais à rien. On a vu ailleurs ses étranges frayeurs à la découverte de la conspiration de Cellamare et du duc du Maine, dont il fut très réellement sur le point de mourir. Il ne tint pas à lui d'être fait par l'empereur prince de l'Empire. Richesses et grandeurs tout lui fut bon.

UZEDA, Acuña Pacheco Tellez-Giron. Cette terre qui est en Castille, fut érigée en duché par Philippe III pour Christophe de Sandoval y Roxas, fils aîné du duc de Lerme, son premier ministre, depuis cardinal. Christophe fut marié, mourut avant son père en 1624, laissa un fils de la fille du huitième amirante de Castille, et ce fils, qui fut second duc d'Uzeda, mourut en Flandre en 1635, et ne laissa que deux filles. L'aînée porta le duché de Lerme et beaucoup d'autres biens en mariage à Louis Ramon Folch, sixième duc de Cardonne et de Segorbe; et la cadette, j'ignore par quelle exception, porta le duché d'Uzeda en mariage, en 1645, à Gaspard d'Acuña Tellez-Giron, cinquième duc d'Ossone, dont elle n'eut que des filles, desquelles l'aînée porta le duché d'Uzeda en mariage, en 1677, à J. Fr. d'Acuña Pacheco, Tellez-Giron, troisième comte de Montalvan, qui descendait de mâle en mâle du fils aîné du premier duc d'Escalope, marquis de Villena, et de l'héritière de Tellez-Giron, par son troisième fils Alphonse, dont ce troisième comte de Montalvan fut la septième génération masculine, et par son mariage troisième duc d'Uzeda. C'est lui qui se trouva ambassadeur d'Espagne à Rome, à la mort de Charles II et à l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne. On a vu en son lieu qu'il s'y conduisit si bien d'abord qu'il fut compris dans les cinq premiers chevaliers du Saint-Esprit espagnols que le roi fit à la prière du roi son petit-fils, mais que, voyant les affaires mal bâter en Italie, il quitta à Rome le caractère d'ambassadeur de Philippe V, renvoya le collier du Saint-Esprit au feu roi, chose jamais arrivée jusqu'alors, prit la Toison que l'archiduc lui envoya, erra longtemps en Italie sans nulle considération dans le parti qu'il avait embrassé, se retira enfin à Vienne où il vécut longtemps fort pauvre et fort méprisé, y mourut dans cet état, et y laissa ses enfants.

Princes de

Bisignano, Saint-Séverin à Naples, dont à tous égards c'est une des premières et plus grandes maisons, qui y a dans tous les temps puissamment figuré, et qui prétend avec fondement tenir le fief de Saint-Séverin de Robert Guiscard, en récompense des services rendus à ce conquérant. Louis de Saint-Séverin, septième comte de Saponara, et sixième prince de Bisignano, né en 1588, fut fait grand d'Espagne, dont sa postérité masculine jouit encore aujourd'hui.

Santo-Buono, Carraccioli. On peut à peu près dire de cette maison napolitaine ce qui a été dit de la précédente. Celle-ci prétend tirer son origine de Grèce, et avoir grandement figuré sous les empereurs de Constantinople grecs. Elle est divisée en deux par les armes: les Carraccioli rouges qui portent d'or à trois bandes de gueules au chef d'azur, et les Carraccioli au lion qui portent d'or au lion d'azur. Si ces deux divisions ont la même origine, laquelle en ce cas est sortie de l'autre, c'est ce que je laisserai à expliquer. Ces différents points ont tous leurs conjectures. L'opinion la plus reçue est que c'est la même maison, puisque de toute ancienneté ces deux divisions ont porté jusqu'à présent le même nom de Carraccioli, et qu'il n'est pas rare que les branches anciennes de la même maison, en conservant le même nom, aient pris des armes différentes. Celle de Joyeuse en France, c'est-à-dire Châteaurandon, qui est son vrai nom, en fournit un exemple qui est encore sous nos yeux. Quoi qu'il en soit, le prince de Santo-Buono que j'ai vu en Espagne, homme d'esprit, et qui savait beaucoup, avouait, après s'être fort appliqué aux recherches de sa maison, que les Carraccioli au lion, dont il était, étaient cadets des Carraccioli rouges, mais masculinement et de la même maison. Ces deux divisions se sont étendues en une infinité de branches presque toutes illustres par les emplois, les titres, les alliances et les grandes possessions.

Matthieu Carraccioli, quatrième prince de Santo-Buono, et second duc de Castelsangro, mort en 1694, et marquis de Buchiniaco, et comte de Nicastro, fut fait grand d'Espagne. Il était père de celui que j'ai vu en Espagne, qui avait été ambassadeur à Venise, et vice-roi du Pérou. C'était un fort honnête homme, très considéré, d'une conversation charmante et instructive, et que j'ai beaucoup vu. Il était allé fort goutteux au Pérou. Il y trouva une herbe qui, prise comme du thé, guérissait de la goutte, sans aucun des inconvénients des remèdes de l'Europe qui, en guérissant la goutte en apparence, ne font que déranger le cours ordinaire de cette humeur qui se porte sur les parties intérieures, et tue, peu de temps après l'apparente guérison des membres. Le prince de Santo-Buono eut la curiosité de faire un voyage de plus de cinquante lieues du côté des montagnes pour voir cette herbe en son pays natal. Il la vit, il en usa, il se diminua beaucoup la goutte; mais comme il y était sujet dès sa jeunesse, et qu'il en était déjà estropié, il ne put que diminuer et rendre rares ses attaques de goutte, et demeura estropié à peu près comme il l'était avant que d'en avoir pris. Je lui reprochai de n'en, avoir point apporté avec lui pour en faire des épreuves, et voir quel soulagement en tireraient les goutteux ainsi séchée et après un si long voyage. La difficulté qu'avait le prince de Santo-Buono à marcher et à se tenir debout, jointe à la considération de sa personne, lui avait procuré la distinction d'aller en chaise à porteur, quoiqu'il n'eût pas la qualité de conseiller d'État, et qu'au palais on lui apportait un tabouret en attendant que le roi parût. Il avait des enfants fort honnêtes gens, d'une Ruffo, fille du quatrième duc de Bagnara au royaume de Naples, où je les crois retournés depuis la mort de leur père, arrivée peu après mon retour. Les étrangers s'accoutument difficilement à l'Espagne. Il faut de grands liens pour les y fixer.

Butera, Branciforte, à Naples.

Gariati, Spinelli, à Naples.

Chalais, Talleyrand, à Paris, Français. La princesse des Ursins avait épousé en premières noces l'oncle paternel aîné de ce nouveau prince de Chalais, qui fut de ce fameux duel des La Frette, dont il a été parlé ailleurs, et qui fut obligé de sortir promptement du royaume. Il mourut à Venise, allant trouver sa femme à Rome, qui y resta et qui y épousa le duc de Bracciano, aîné de la maison des Ursins, dont l'histoire a été racontée ici. Devenue arbitre de tout en Espagne et ayant fort aimé son premier mari, et par conséquent voulant élever ce qui lui était proche, elle fit venir en Espagne ce neveu de son premier mari, dont on a vu en son lieu les voyages et les manoeuvres, et enfin le fit faire grand d'Espagne sans la permission du roi, qui déclara qu'il pouvait demeurer en Espagne et qu'il ne lui permettrait jamais de jouir en France du rang ni des honneurs de grand d'Espagne. La chute de Mme des Ursins lui fit perdre le peu de considération qu'il s'était acquise.

Je le vis beaucoup en Espagne, et le désir qu'il avait de venir jouir de sa grandesse dans sa patrie, et la part qu'il savait que j'avais dans l'amitié et la confiance de M. le duc d'Orléans, et qui avait tant de puissantes raisons de ne lui être pas favorable, l'engagea à ce que je n'oserais dire, me faire beaucoup sa cour. Il n'en avait pas besoin. L'inconcevable et toujours infructueuse débonnaireté de M. le duc d'Orléans fit, sans ma participation, tout ce qu'il put désirer dès qu'il sut ce qu'il désirait. Il fit, après mon retour, plusieurs voyages en France où il voulait se stabilier .

Il était pauvre et seulement exempt des gardes du corps en Espagne, dont il tirait peu, et ne le voulait pas perdre, et n'avait jamais servi en France et fort peu en Espagne. À la fin, lassé de passer si souvent et si peu utilement les Pyrénées, il prit congé de l'Espagne pour toujours, et il épousa la soeur du duc de Mortemart, veuve de Cani, fils unique de Chamillart, et dont elle était ennuyée de porter le nom, quoiqu'elle en eût des enfants, qu'elle et lui traitèrent toujours avec tendresse. Ayant ce tabouret, elle devint dame du palais de la reine. Chalais pourchassa longtemps l'ordre du Saint-Esprit sans avoir pu l'attraper. À l'ivresse de la cour, dans tous les deux, succéda le dégoût; elle donna sa place à sa fille qu'ils avaient mariée à son cousin germain, neveu de Chalais, et [ils] se sont presque tout à fait retirés de la cour et du grand monde.

Chimay, Hennin Liétard, de Flandre. Lui et son troisième frère se distinguèrent fort à la guerre et devinrent de bonne heure lieutenants généraux au service de Philippe V. L'électeur de Bavière, étant gouverneur général des Pays-Bas sous Charles II, l'avait pris en amitié tout jeune, et tout jeune lui procura de ce roi l'ordre de la Toison d'or, dont il reçut le collier des mains de l'électeur. Après l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, et tandis que la princesse des Ursins la gouvernait, il passa avec son troisième frère en Espagne, où ils continuèrent à servir, tandis que le second frère, archevêque de Malines, suivit la révolution des Pays-Bas soumis par l'empereur, malgré lequel ensuite, comme on l'a vu en son lieu, il se fit tout dévotement cardinal. Le prince de Chimay fit si bien sa cour à la princesse des Ursins qu'elle [le] fit faire grand d'Espagne. Il devint mon gendre: j'en parlerai ailleurs.

Castiglione, Aquino, à Naples, que nous prononçons Aquin, maison qui tire son origine de ces seigneurs lombards qui, à la chute de leur royaume, se répandirent dans ce qui a fait depuis le royaume de Naples et s'y emparèrent de plusieurs villes, en sorte que, dès l'an 1073, Artenulphe était comte d'Aquin et duc de Gaëte, dont la postérité masculine a possédé Aquin jusqu'à aujourd'hui, et par ses grandes possessions, ses grands emplois, ses grandes alliances, passe avec raison pour une des premières maisons d'Italie, et a donné saint Thomas d'Aquin à l'Église. Thomas, prince de Castiglione, de Fercoletto et de San Mango, duc de Néocastre, comte de Martorano, dernier cadet de la maison d'Aquin, et gendre, en 1686, d'Alexandre Pie, duc de La Mirandole et de Concordia, fut fait grand d'Espagne par Charles II, et a eu postérité masculine. Charles II fit grand d'Espagne, 1699, Thomas d'Aquin, sixième prince de Castiglione.

Colonne, idem, à Rome, où cette grande et puissante maison figure si hautement depuis près de sept cents ans, et dans toute l'Italie, par ses diverses branches, ses grandes possessions, ses grands emplois, ses illustres alliances sans nombre, plusieurs papes, une foule de cardinaux et beaucoup de grands hommes et qui ont eu le plus de part aux guerres et aux grands mouvements de l'Italie. Fabrice Colonne, duc de Paliano et de Taliacolto, mort en 1520, fut le premier de sa maison connétable du royaume de Naples, charge qui, jusqu'à aujourd'hui, est demeurée héréditaire à sa postérité masculine. Laurent Onuphre fut le septième, eut la Toison d'or et fut fait grand d'Espagne. Il mourut en 1641.

Doria, idem, à Gènes, de l'une des quatre premières maisons de cette république.

Ligne, idem, en Flandre, dont la mère était Lorraine Chaligny, nièce de la reine Louise, épouse du roi Henri III, et petit-fils du premier prince de Ligne, créé 1601 par l'empereur Rodolphe III . Il eut la Toison d'or, ainsi que son père, son grand-père, son bisaïeul, et son frère aîné, mort, en 1641, sans enfants. Il fut général de la cavalerie aux Pays-Bas, ambassadeur d'Espagne en Angleterre, vice-roi de Sicile, gouverneur général du Milanais, grand d'Espagne 1650, conseiller d'État, mort à Madrid en décembre 1679; il épousa une Nassau-Dilembourg-Siégen, veuve de son frère aîné, avec dispense. Cette grandesse est demeurée en sa postérité masculine, qui a servi Philippe V, et qui est retournée au service de l'empereur, lorsque les Pays-Bas espagnols sont retournés sous sa domination.

Masserano, Ferrero, originaires du diocèse de Verceil, avec la chimère de descendre de la grande et illustre maison Acciaïoli; mais la vérité est qu'on ne les connaît guère avant l'an 1500 qu'ils eurent un cardinal, un évêque de Verceil en 1506, et un autre cardinal en 1517; ils en ont eu depuis trois autres et plusieurs évêques et abbés dans les États des ducs de Savoie. Le neveu du premier de ces cardinaux fut marquis de Masseran, situé dans le Piémont. Sa mère était Fiesque; dont ils ont depuis mis les armes sur le tout des leurs qui sont d'Acciaïoli, sans aucune preuve d'en être, au premier et quatrième; au second et au troisième de l'Empire, par quelque concession; ainsi, à proprement parler, ils n'ont point d'armes à eux. Dans la suite, ils se sont trouvés si honorés de l'alliance de Fiesque qu'ils en ont ajouté le nom au leur. Ce premier marquis de Passeran épousa une Sforze Santa-Fiore, puis une Raconis, des bâtards de Savoie. Son fils épousa une bâtarde du duc Charles-Emmanuel de Savoie, de laquelle vinrent ses enfants, puis une Grillec-Saint-Trivier du même nom qu'était Brissac si longtemps major des gardes du corps de Louis XIV. Ce second marquis de Masseran fut fait prince de l'Empire et de Masseran par la protection du même duc de Savoie dont il avait épousé la bâtarde. Son fils épousa une Simiane Pianezze, dont il eut un fils unique qui épousa, en 1686, une bâtarde du duc Charles-Emmanuel de Savoie; car il y en a eu trois de ce nom.

Le mariage du roi d'Espagne Philippe V avec une fille de Savoie fit espérer à ce troisième prince de Masseran quelque fortune pour son fils en Espagne. Il l'y envoya jeune et fort bien fait. On l'appelait le marquis de Crèvecoeur. Il avait de l'esprit, de la galanterie, savait mêler la réserve avec la hardiesse, avait grande envie de faire fortune et tous les talents de courtisan qui y conduisent. Il s'attacha à faire sa cour à la princesse des Ursins et à la reine; sa faveur pointa et s'augmenta tellement auprès de l'une et de l'autre que le monde en parla. Il n'en fut que mieux avec elles, et il en profita pour ménager habilement les ministres et les plus grands seigneurs. Son père mourut; il prit le nom de prince de Masseran, et la même faveur le fit, tôt après, grand d'Espagne. Il fut un des six seigneurs affidés à la princesse des Ursins, qu'elle laissa seuls approcher du roi d'Espagne après la mort de la reine, et il eut l'adresse et le bonheur que la chute de Mme des Ursins ne lui nuisit point auprès du roi ni même de la nouvelle reine, avec qui je l'ai vu fort familier. Il était gendre du prince de Santo-Buono, et il perdit sa femme comme j'arrivais à Madrid, qui était belle et dame du palais de la reine, dont il avait des enfants tout petits. Il en fut fort affligé, et demeura toujours extrêmement uni avec son beau-père. C'était un homme extrêmement aimable et un de ceux avec qui j'ai le plus vécu et le plus familièrement. Il était fort ami des ducs de Veragua et de Liria, lié avec Grimaldo et avec tout ce qu'il y avait de grand ou de plus choisi. On disait pourtant qu'il ne fallait pas trop s'y fier; mais je n'ai ni vu ni rien ouï dire qui pût autoriser ce bruit. En un mot, il était aimé, considéré, désiré, reçu avec plaisir partout, même des plus gourmés et des plus vieux seigneurs espagnols. Il avait de la grâce et de la prudence en tous ses discours et en toutes ses manières, quoique gai et libre et de la meilleure compagnie du monde. Depuis mon retour, il alla faire un voyage en Italie et vint faire un tour en France, où nous fumes ravis de nous retrouver. Il y fut peu, et dans ce peu, hommes et femmes de la cour le couraient, et tout le monde fut affligé de son départ. À son retour en Espagne il eut les hallebardiers de la garde, qui sont comme nos Cent-Suisses, par la mort du marquis de Montalègre, et longtemps après la compagnie des gardes du corps italienne, qui était sa grande ambition, lorsque le duc d'Atri la quitta pour être majordome-major de la reine à la mort du marquis de Santa Cruz, et mourut assez jeune quelques années après dans cette charge. En arrivant en Espagne je le trouvai ayant déjà la Toison d'or et la clef de gentilhomme de la chambre.

Le vieux marquis Ferrero qui avait l'Annonciade, et qui a été ambassadeur de Savoie auprès de Louis XIV, il y a fort longtemps, était d'une branche cadette de cette maison. C'était un homme de beaucoup d'esprit, de capacité et de mérite. Sa bisaïeule était aussi Fiesque. Ces Ferrero ont eu quelques grandes alliances.

Melphe, Doria, Génois, d'une des quatre grandes et premières maisons de la république, transplanté à Naples.

Palagonia, Gravina, en Sicile, d'une des plus grandes maisons du pays.

Robecque, Montmorency, branche sortie de celle de Fosseux. Le second prince de Robecque quitta le service d'Espagne en 1678 et se mit en celui de France, où il eut un régiment. Il mourut de maladie à Briançon en Dauphiné, en 1691. Il avait épousé la soeur du comte de Solre, chevalier du Saint-Esprit en 1688 et lieutenant général dont la mère était soeur du père du prince d'Isenghien, gendre du maréchal d'Humières. Il laissa deux fils. L'aîné, prince de Robecque, servit avec réputation jusqu'à être maréchal de camp, puis passa au service de Philippe V, qui le fit lieutenant général, lui donna la Toison d'or et le fit, en 1713, grand d'Espagne. Il était extrêmement bien avec la princesse des Ursins, qui cherchait à s'attacher les seigneurs étrangers. Il épousa à Madrid, en 1714, la fille du comte de Solre, sa cousine germaine, qui fut aussitôt dame du palais de la reine. Il continua à servir et eut le régiment des gardes wallonnes, lorsque Albéroni força le duc d'Havré à le quitter et à se retirer en France; mais le prince de Robecque mourut un mois après, en octobre 1716, sans enfants.

Son frère cadet, qui portait le nom de comte d'Estaires, servit avec réputation longtemps en France. Il prit le nom de prince de Robecque à la mort de son frère. Il eut la Toison d'or et succéda à sa grandesse, dans le diplôme de laquelle il était compris. Il fut lieutenant général, et au retour en France de la fille ce feu M. le duc d'Orléans, veuve du roi Louis, il en fut nommé majordome-major par Philippe V. Il épousa tout à la fin de 1722 Catherine du Bellay, morte en 1727, et lui, quelques années après, tout à fait établi en France, et y a Bissé un fils marié à une fille du duc de Luxembourg.

Sermonetta, Gaetano, que nous prononçons Cajetan. Cette maison, féconde en titres et en emplois, et toujours en grandes alliances, n'est connue qu'après l'an 1200, par Mathias Cajetan, général des troupes du bâtard Mainfroy, en Sicile, qui prit son nom c e la ville de Gaëte, au royaume de Naples, dont on ne voit aucune raison. Son petit-fils fut l'étrange Boniface VIII, qui n'oublia pas l'établissement de sa maison. Ces grands d'Espagne n'y sont jamais venus et sont toujours demeurés à Naples.

Sulmone, Borghèse, de Sienne, famille d'avocats et de jurisconsultes. Antoine Borghèse, fatigué des troubles domestiques de sa patrie, se retira à Rome, y fut avocat consistorial, et s'y enrichit assez pour acheter à son fils aîné une charge d'auditeur de la chambre fort chèrement, qu'il perdit fort peu après avec ce fils. Clément VIII en eut pitié et donna sa charge à Camille son frère, qui devint cardinal en 1594, à quarante-quatre ans, et pape Paul V, en 1605, à cinquante-trois ans, et mourut, en janvier 1621, à soixante-huit ans. Ce fut un terrible pape, qui éleva sa famille tout d'un coup en terres, en titres, en grandes alliances, en richesses. Il fit le fils de son frère prince de Sulmone, obtint pour lui la grandesse d'Espagne, et lui fit épouser la fille du duc de Bracciano, chef de la maison des Ursins. Celui d'aujourd'hui est le quatrième grand d'Espagne, dont les alliances et les possessions se sont toujours accrues. Ces Borghèse, depuis Paul V, ont toujours demeuré à Rome.

Surmia, Orleschalchi. Innocent XI était fils d'in riche banquier de Côme, dans le Milanais, et servit jeune dans les troupes impériales. Il embrassa depuis l'état ecclésiastique, et l'argent de sa famille l'avança dans les prélatures. Il fit sa cour, comme les autres, à la fameuse dona Olympia, belle-soeur d'innocent X, qui pouvait tout sur le pape et qui le fit cardinal en 1645, et il fut pape en 1676. Avec un génie austère, borné, opiniâtre et un coeur tout autrichien, il s'y abandonna avec une partialité qui le rendit odieux à tout ce qui n'était pas vendu à la maison d'Autriche et la dupe de l'usurpation de l'Angleterre par le prince d'Orange, qu'il favorisa d'argent et de tout ce qu'il put, croyant ne favoriser [que] la maison d'Autriche contre la France. S'il ne se servit pas de ses parents dans les affaires, il fit pis de les abandonner au cardinal Cibo. Son neveu Odeschalchi en était incapable, dont il fit un des plus puissants champignons de l'Italie en possessions et en dignités, qu'il était bien raisonnable que la maison d'Autriche lui prodiguât; l'empereur le fit prince de l'Empire et traiter d'Altesse par tous ses dépendants à Rome et en Italie, et Charles II le fit grand d'Espagne. Cette grandesse subsiste encore dans je ne sais qui de sa famille, dont pas un n'a été en Espagne.

J'ai oublié Ottaïano, Médicis, d'une branche cadette et fort séparée de celle des grands ducs de Toscane, et cinq générations avant que celle-ci parvint à la souveraineté, et c'est la seule qui reste de toute la maison de Médicis. Elle est depuis très -longtemps établie dans le royaume de Naples et a toujours été méprisée par les souverains de Toscane et par tout ce qui est sorti d'eux, les reconnaissant pourtant toujours pour être Médicis comme eux.

Bernard de Médicis, baron d'Ottaïano, dans le royaume de Naples, épousa une bâtarde d'Alexandre, duc de Florence, veuve de Fr. Cantelmi. Il était frère d'Alexandre de Médicis, archevêque de Florence, 1574, cardinal, décembre 1583, à quarante-huit ans, pape, Léon XI, en avril 1605, mort le 27 des mêmes mois et année à soixante et dix ans. Ce même frère de ce pape eut un fils, aussi baron d'Ottaïano qui, d'une Saint-Séverin, eut deux fils qui, l'un après l'autre, furent princes d'Ottaïano, qui épousèrent chacune un Carraccioli. L'aîné n'eut point d'enfants; le cadet eut Joseph de Médicis, troisième prince d'Ottoïano, fait grand d'Espagne en 1700, par Charles II, dont la postérité masculine subsiste à Naples, d'où elle n'est point sortie; princes d'Ottaïano, ducs de Sarno et grands d'Espagne.

Marquis de

Arizza, Patafox.

Ayetona, Moncade, colonel du régiment des gardes espagnoles. Cette maison est une des plus grandes et des plus illustres d'Espagne, indépendamment de ce qui peut être chimérique. Moncade est la première baronnie de Catalogne, et est depuis plus de quatre cents ans dans cette maison de mâle en male. Elle prétend venir d'un Dapifer, général de l'armée française au secours du pays de Barcelone contre les Sarrasins, vers 733, dont le fils, Arnaud, fut investi par l'empereur Louis le Débonnaire de la terre de Moncade, ce qui a été cause que les successeurs de cet Arnaud, c'est-à-dire sa postérité, ont pris indifféremment le nom de Dapifer ou celui de Moncade. Cette maison a aussi possédé le Béarn et le Bigorre. Guillaume Ramon de Moncade épousa Constance, fille de Pierre II, roi d'Aragon. Il était sénéchal de Catalogne et fut le premier seigneur d'Ayétone, qui est, comme on l'a dit, la première baronnie de la Catalogne. Il eut deux fils: Pierre de Moncade, seigneur d'Ayétone et sénéchal de Catalogne, dont est descendue la branche de Moncade et celles qui en sont sorties, demeurées en Espagne, et Ramon de Moncade qui a fait la branche sicilienne des ducs de Montalte, princes de Paterno, etc., dont les ancêtres y ont suivi les Aragonnais et se sont établis à Naples et en Sicile. Ayétone est toujours demeuré dans la branche restée en Espagne masculinement.

Je n'ai pu trouver la date ni le règne en Espagne de l'érection de la grandesse d'Ayétone. Les différentes et les plus apparentes conjectures et leurs combinaisons laissent peu de lieu de douter qu'elle ne soit la première de l'érection de Philippe Il, vers 1560, et c'est par cette raison que je l'y ai rangée. Ce qui ne peut être douteux est que les Moncade, premiers seigneurs d'Ayétone et sénéchaux d'Aragon, en étaient ricos-hombres; qu'ils ne passèrent point en grandesse sous Charles-Quint, qui par là les abrogea tacitement, et furent rétablis en grandesse par Philippe II. Celui que j'ai fort vu et pratiqué en Espagne, et qui, avec son frère, le comte de Baños, qui en savait encore plus que lui, m'a instruit de bien des choses, était le sixième marquis d'Ayétone, qui avait une grande réputation de probité, de désintéressement et de valeur la plus distinguée et la plus brillante, et en même temps la plus simple, à laquelle néanmoins on prétendait que les talents ne répondaient pas assez. Il était de tout temps fort attaché à Philippe V, qui l'avait fait capitaine général de ses armées. C'était un homme fort aimable dans la société, avec les manières du monde, simples, nobles et polies, et l'air d'un grand seigneur. Lui et son frère, que nous verrons, parmi les comtes, être grand par sa femme, et veufs tous deux, n'avaient point de garçons, et des biens assez médiocres. Le marquis d'Ayétone, depuis mon départ, maria sa fille unique au marquis de Cogolludo, fils aîné du duc de Medina-Coeli, lequel m'écrivit pour m'en donner part avec beaucoup d'amitié, quoique je ne lui en eusse point donné du mariage de mon fils fait auparavant. Quoique le marquis d'Ayétone portât le nom de Moncade, et non celui de Dapifer, il ne portait point les armes de Moncade, qui sont de gueule à huit besans d'argent en pal, quatre de chaque côté, mais il porte les armes de Bavière seules et en plein. Cette chimère vient du nom de Dapifer, qui signifie le grand sénéchal, et depuis, le grand maître, qui lui a succédé dans l'autorité intérieure du palais, et non dans celle que le grand sénéchal avait dans le royaume; ces charges héréditaires sont éteintes partout, excepté dans l'Empire, où l'électeur de Bavière la possède, et par elle est électeur. Cette similitude, tout étrangère qu'elle est, aura donné lieu à cette singularité du marquis d'Ayétone; au moins n'en ai-je pu découvrir d'autre raison; et pour la date de sa grandesse, c'est ce que je me gardai bien de lui demander.

LosBalbazès, Spinola, Génois, de l'une des quatre grandes maisons de Gènes. Philippe III érigea cette terre, en 1621, en marquisat et grandesse pour le fameux capitaine Ambroise Spinola fils de Philippe Spinola, marquis de Venafro, et d'une Grimaldi, fille du prince de Salerne. Il avait épousé une Bassadonna, et mourut en septembre 1630. Il laissa le cardinal Spinola, mort en février 1639, une fille mariée au premier marquis de Leganez, et Philippe Spinola, second marquis de Los Balbazès, qui eut la Toison d'or, et qui épousa une fille de Paul Doria, duc del Sesto, grand d'Espagne, qui lui apporta cette nouvelle grandesse, et lui fit joindre le nom de Doria à celui de Spinola. Il mourut en 1659. Son fils, né en février 1632, Paul Spinola-Doria, troisième marquis de Los Balbazès et duc del Sesto, est celui qui se trouva au mariage de Louis XIV, qui accompagna la cour depuis la frontière d'Espagne jusqu'à Paris en qualité d'ambassadeur d'Espagne, qui parut avec tant de magnificence et de galanterie à l'entrée du roi et de la reine à Paris, et qui y fit admirer l'une et l'autre pendant tout le cours de son ambassade. Il fut après du conseil d'État et de celui de guerre, et majordome-major de la seconde femme de Charles II. Il était gendre du connétable Colone, et mourut à Madrid, en décembre 1699, n'ayant pas encore soixante ans. Son fils, quatrième marquis de Los Balbazès, fut gentilhomme de la chambre de Charles II, et général de ses armées en Milanais. Il était gendre du huitième et dernier duc de Medina-Cœli, des bâtards de Foix, qui mourut prisonnier à Fontarabie. Je ne sais s'il eut peur de la disgrâce de son beau-père et d'être impliqué dans ce dont on l'accusait; mais tout à coup il se fit prêtre avec dispense de recevoir tous les ordres à la fois, dont on fut fort surpris à la cour d'Espagne. Quelques-uns ont prétendu qu'outre cette raison, car les prêtres sont fort difficiles à arrêter et à juger en Espagne pour causes laïques, il avait des vues de se faire cardinal. Quoi qu'il en soit, il vécut, depuis, peu d'années, et laissa le cinquième marquis de Los Balbazès, que j'ai fort vu en Espagne, et qui était gendre du duc d'Albuquerque et frère des duchesses de Medina-Coeli, d'Arcos, de La Mirandole et de la princesse Pio.

Il avait de l'esprit, du monde, de l'application et des lettres, qui n'empêchaient point beaucoup d'ambition, les talents de courtisan et d'être plus mêlé avec le grand monde, où il était aimé et estimé par ses manières nobles et polies, que ne le sont d'ordinaire les seigneurs espagnols, et passait pour un fort honnête homme. Je l'ai beaucoup fréquenté. Il fut gentilhomme de la chambre du prince des Asturies, à son mariage, et l'était déjà du roi, et à la mort du prince Pio noyé dans l'inondation de l'hôtel de La Mirandole, il fut grand écuyer de la princesse des Asturies.

Bedmar, Bertrand La Cueva. Cette maison a été expliquée au titre d'Albuquerque; le marquis de Bedmar est cadet de cette maison. Il servit presque toute sa vie au dehors de l'Espagne, en Italie et aux Pays-Bas. Il y était capitaine général et gouverneur des armes à l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, où on fut extrêmement content de sa conduite, tant alors que depuis. Il y fut commandant général pendant l'absence de l'électeur de Bavière, gouverneur général, qui alla dans ses États, et le marquis de Bedmar roulait d'égal avec nos maréchaux de France, commandait des armées séparées et aux troupes françaises, comme aux espagnoles et wallonnes, comme à celles-ci réciproquement nos généraux français. Il se conduisait si bien et d'ailleurs avec tant de correspondance avec nos généraux et nos troupes qu'il gagna entièrement leur amitié et leur estime par sa valeur et son désintéressement, et par la magnificence avec laquelle il vivait. Louis XIV lui en sut tant de gré qu'il lui donna l'ordre du Saint-Esprit en 1704, et le collier en 1705, en passant pour aller de Flandre vice-roi de Sicile. Il fut le seul Espagnol pour qui le roi demanda et obtint la grandesse. Je le trouvai en Espagne conseiller d'État et président du conseil de guerre et de celui des ordres, et dans une grande considération. On a vu qu'il fut premier commissaire d'Espagne pour la signature des articles du contrat de mariage de l'infante avec le roi, et, par très grande distinction, on lui apportait un siège chez le roi d'Espagne, en attendant que Sa Majesté Catholique parût.

C'était un homme fort poli, dont toutes les qualités et les manières étoient aimables, nobles, et d'un grand seigneur, en même temps polies et familières. Il était goutteux, ne sortait guère de chez lui que pour des fonctions, ou pour aller au palais, et avait presque toujours compagnie chez lui; il avait de l'esprit, du sens, et tant vu au dehors que sa conversation était également agréable, gaie, et instructive. Je l'ai extrêmement vu et pratiqué à Madrid, où Leurs Majestés Catholiques, les ministres, et tout le monde en faisaient beaucoup de cas. Il se piquait fort d'aimer et de caresser les Français, et d'une grande reconnaissance pour la mémoire de Louis XIV. Il avait très bonne mine, et l'air fort français. J'admirai avec quelle facilité il s'était remis à vivre à l'espagnol, à son puchero, à manger seul un morceau, après avoir été un si grand nombre d'années hors d'Espagne, à vivre avec tout le monde comme nous vivons ici, et avec une grande et bonne table bien remplie de mets et de convives.

Il n'avait qu'une fille unique mariée au marquis de Moya, second fils du marquis de Villena, auquel elle porta cette grandesse. Elle était dame du palais de la reine, et cruellement laide. Longtemps depuis mon retour, le marquis de Moya, qui, avec peu d'esprit, mais une valeur distinguée et beaucoup d'honneur, était fort dans le monde, devint par la mort de son beau-père marquis de Bedmar, dont il prit le nom, et par la mort de son père, capitaine des gardes du corps de la compagnie espagnole, que son frère aîné quitta pour monter à la charge de majordome-major du roi, qu'avait le marquis de Villena, leur père, qui était une faveur sans exemple.

Camaraça, Los Cobos. Il ne laisse pas d'y avoir en Espagne, comme en France, des grandesses de faveur, et dont les races ne remontent pas haut. Fr. de Los Cobos était secrétaire d'État, favori de Charles-Quint qui le fit conseiller d'État, grand commandeur de Léon de l'ordre de Saint-Jacques, grand trésorier de Castille, et lui fit épouser M. Mendoza y Sarmiento. Leur fils épousa Fr.-L., fille de Fr. de Luna, rico-hombre de Sangro en Aragon, et seigneur de Camaraça, laquelle en fut faite marquise. C'est d'eux que sortent masculinement les Los Cobos, marquis de Camaraça. Diego de Los Cobos, troisième marquis de Camaraça mort tout à la fin de 1645, fut fait grand d'Espagne, et ne laissa qu'une fille religieuse. Emmanuel de Los Cobos, appelé à sa grandesse, lui succéda. Il sortait de mâle en mâle du frère cadet de Los Cobos, premier marquis de Camaraça, il fut bisaïeul de Balthasar de Los Cobos, cinquième marquis de Camaraça, chevalier de la Toison d'or, gentilhomme de la chambre de Charles Il, général des galères de Naples, puis de celles d'Espagne, enfin vice-roi d'Aragon. Sa mère, Acuña Portocarrero, fille du troisième comte de Montijo, mourut, en 1694, camarera-mayor de la reine-mère de Charles II.

Castel dosRios, Semmenat, Catalan. C'est celui qui était ambassadeur d'Espagne en France à la mort de Charles II, duquel il a suffisamment été parlé à cette occasion, qui lui valut la grandesse et la vice-royauté du Pérou, comme on l'a vu au même endroit. Il y mourut après quelques années. Son fils aîné, connu ici avec lui sous le nom de marquis de Semmenat, qui l'avait accompagné au Pérou, y resta fort longtemps après sa mort, et, n'en est revenu en Espagne que depuis mon retour où il fit aussitôt après sa couverture.

Castel-Rodrigo, Homodeï. C'est une cité en Portugal. L. de Moura, d'une maison noble et ancienne de ce royaume-là, alcade ou gouverneur de cette cité, eut un fils Christophe de Moura, que Philippe II en fit comte pour les services qu'il en avait reçus lorsqu'il s'empara du Portugal, à la mort du cardinal-roi Henri. Le même Christophe de Moura fut fait par Philippe III marquis de Castel-Rodrigo et grand d'Espagne. Il avait été le premier vice-roi de Portugal pour l'Espagne. Son fils et le fils de son fils ont été gouverneurs généraux des Pays-Bas; le dernier mourut à la fin de 1675, gendre du sixième duc de Montalte, et ne laissa que deux filles. L'aînée, veuve sans enfants d'un Guzman, fils puîné du duc de Medina de Las Torres, se remaria à Ch. Homodeï, et la cadette à Gilbert Pio, prince de Saint-Grégoire en Lombardie, dont elle eut des enfants. Après sa mort elle se remaria à L. Contarini, alors ambassadeur de Venise à Rome.

Les Homodeï sont des jurisconsultes, des citadins et des gens de robe de Milan, connus dès 1340, et sont demeurés tels sans illustration ni alliances jusque vers 1600, que Ch. Homodeï, extrêmement riche, se fit marquis de Piopera, et poussa si bien un de ses fils dans les charges de la prélature de Rome qu'il fut cardinal en 1652, et mourut en 1685. C'est l'aîné de ce cardinal qui fut père de Ch. Homodeï, connu sous le nom de marquis d'Almonacid, qui épousa la fille aînée de Moura, marquise, héritière de Castel-Rodrigo; et qui, après avoir essuyé de longues chicanes avec peu de fondement pour le droit, mais causées par la légèreté de sa naissance, se couvrit enfin en 1679, par la grandesse que sa femme lui avait apportée. Il se trouva homme d'esprit, d'honneur et de mérite, et parvint sous Charles II à être conseiller d'État; il se conduisit si bien à l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, qu'il fut choisi pour l'ambassade de Turin, y négocier le mariage du roi d'Espagne, et faire la demande pour lui de la fille de Savoie, soeur cadette de Mme la duchesse de Bourgogne, et l'amener au roi d'Espagne en Catalogne où il était pour lors prêt à passer à Naples, et commander les armées en Lombardie. Castel-Rodrigo fût déclaré grand écuyer de la reine en arrivant avec elle, et fut toujours fort compté et considéré. À la mort de cette princesse, il renonça à la cour, et se retira dans sa maison de Madrid. Il perdit bientôt après sa femme. Ce changement domestique et de fortune lui affaiblit la tête, tellement que lorsque j'arrivai à Madrid, il n'était plus en état de paraître ni de voir personne chez lui. Je ne laissai pas d'y aller à mon retour de Lerma, à cause de ma grandesse, et d'y retourner avec mon second fils, quelques jours avant sa couverture, comme c'est l'usage établi à l'égard de tous les grands. Je ne le vis point, comme je m'y étais bien attendu, et comme il n'était plus en état de rien, je ne reçus même contre la coutume aucune civilité ni compliment de sa part.

Par la mort de sa femme, sans enfants, la grandesse de Castel-Rodrigo passa à l'autre soeur, mère du prince Pio, quoique le mari veuf en conserve le rang et les honneurs toute sa vie. Ainsi, après sa mère, la grandesse vint au prince Pio qui fit sa couverture. C'est ce même prince Pio, capitaine général et gouverneur de Catalogne, quoique jeune, dont on a vu qu'Albéroni se joua si longtemps et si cruellement sur le commandement de l'armée qu'il faisait assembler en Catalogne pour passer en Sardaigne, etc., et le même que j'ai vu à Madrid, et qui fut fait grand écuyer de la princesse des Asturies. C'était un grand homme fort bien fait, poli, glorieux, ambitieux au possible, qui avait très bonne opinion de soi, plus de valeur que de talents et d'esprit, quoiqu'il ne manquât pas de l'un ni des autres. Il fut entraîné par le torrent qui, depuis mon départ, inonda tout à coup l'hôtel de La Mirandole, et son corps fut trouvé à une lieue de Madrid, dans une espèce de cloaque. Il laissa des enfants fort petits. Il ne laissait pas d'être assez compté, et fort parmi le monde. Il dansa et fort bien aux bals, car en Espagne, comme je l'ai déjà dit, hommes et femmes dansent à tout âge.

Castromonte, Baeza. C'est une famille de robe, et sans alliances d'autour de Valladolid, inconnue et dans l'obscurité jusqu'à J. Baeza, second marquis de Castromonte, dont la mère était Lara, et le frère aîné mort sans enfants premier marquis de Castromonte. Ce second marquis fut fait grand d'Espagne par Charles II, en janvier 1698, sans service, sans charge, sans faveur précédente, et l'acheta fort cher à ce qu'ils prétendent tous en Espagne. Il n'a point eu d'enfants de deux femmes. Le fils de son frère lui a succédé et a des enfants. C'est un homme qui paraissait fort peu, et que je n'ai fait qu'apercevoir en Espagne.

Clarafuente, Grillo, à Gènes, de la première noblesse de la république:

Santa-Cruz, Benavidez y Bazan, majordome-major de la reine seconde femme de Philippe V. La maison de Benavidez est masculinement issue d'Alphonse IX, roi de Léon et d'Adonce Martinez, son épouse, par don Alonzo, seigneur de Aliquer, leur fils cadet, dont le fils, Pierre Alonzo de Léon, épousa l'héritière de Benavidez, issue d'Alphonse VIII, empereur des Espagnes; d'autres donnent une autre origine à cette maison, et la font descendre d'Inniguez, seigneur de Biedma, dans le royaume de Tolède. Ils donnent une origine illustre à ce nom d'Inniguez, de la délivrance d'une reine d'Aragon des mains des Mores. Cet Inniguez épousa une Castro; les alliances directes de Ponce de Léon, et de Sotomayor, furent celles du second et du troisième degré. Le quatrième degré fut Mendus Rodriguez de Biedma et Benavidez.

C'est à celui-ci qu'il faut s'arrêter un moment. Il épousa 1° une Tolède; 2° une Martinez; 3° une Cordoue; 4° apparemment par amour la bâtarde d'une Manrique de Lara, archevêque de Tolède. Ce Mendus Rodriguez de Biedma fit son premier mariage en 1344. Jusqu'à lui nulle terre, nulle fille dans sa maison qui portât le nom de Benavidez, lequel depuis lui qui le prit sans qu'on en puisse deviner la raison, passa à toute sa postérité, sans qu'il y ait été jamais plus de mémoire de leur ancien nom de Biedma: or, toute la maison de Benavidez descend de ce Mendus Rodriguez, qui le prit le premier, parce que ses frères n'eurent point d'enfants mâles, et que les mâles sortis de ses oncles et grands-oncles s'éteignirent de son temps. Mais revenant à l'autre origine des rois de Léon, la raison de ce changement de nom se découvre: on a vu ci-devant que Pierre Alonzo de Léon, fils de Roderic Alonzo, seigneur de Aliquer, fils cadet d'Alphonse IX, roi de Léon, avait épousé l'héritière de Benavidez, issue d'Alphonse VII, empereur des Espagnes. Leur fils, leur petit-fils, et leurs deux arrière-petit-fils de mâle en mâle, ne prirent plus que le nom seul de Benavidez. L'aîné des arrière-petit-fils mourut sans enfants, son seul frère cadet fit un majorasque de plusieurs terres avec celle de Benavidez, auquel il donna ce nom, et, se voyant sans enfants, il le substitua à son cousin Mendus Rodriguez, seigneur de Biedma, à condition que ledit Mendus Rodriguez et toute sa postérité ne porteraient plus que le nom seul de Benavidez. Or, comment ce Mendus Rodriguez, seigneur de, Biedma, substitué au majorasque et au nom de Benavidez était-[il] le cousin de J. Alonzo de Benavidez issu de mâle en mâle des rois de Léon, fondateurs du majorasque qu'il lui substitua? Était-ce parenté proche ou éloignée, masculine ou féminine? Quoi qu'il en soit, il entra en possession de ce majorasque en 1364. Deux ans après Henri IV, roi de Castille, en démembra trois terres qu'il donna à Gonzalve Bazan, son favori et son sommelier de corps, et donna en échange à Mendus Rodriguez de Benavidez, la terre d'Iznotarafe, qui, pour avoir été conquise sur les Mores le jour de Saint-Étienne, premier martyr, fut changée de nom, et toujours depuis appelée San-Estevan del Puerto, ce dernier nom pour la distinguer des autres de même nom parce que celle-ci est à une ouverture ou passage de montagnes, et ces passages s'appellent puerto en espagnol, d'où vient par exemple le nom de Saint-Jean-pied-de-Port, et non de porc comme dit le vulgaire, parce que cette place est au pied et à l'entrée des Pyrénées du côté de France, à qui elle appartient. Cette terre de San-Estevan, que Mendus Rodriguez eut en échange de ce qu'Henri IV, roi de Castille, lui avait pris, était beaucoup plus considérable que ce qu'il avait laissé prendre à ce roi.

Son arrière-petit-fils fut fait, en 1473, comte de San-Estevan del Puerto, et fut père d'autre Mendus Rodriguez de Benavidez, comte de San-Estevan del Puerto, duquel de mâle en mâle sont sortis les comtes de San-Estevan del Puerto, grands d'Espagne, qu'on verra ci-après, et les marquis de Santa-Cruz, leurs cadets. Le cinquième comte de San-Estevan del Puerto, épousa, en 1548, une Cueva, qui lui apporta la terre depuis marquisat de Solera, ce qui lui fit ajouter le nom de La Cueva au sien et à ses descendants, comtes de San-Estevan. Son arrière-petit-fils, huitième comte de San-Estevan et premier marquis de Solera, eut un frère cadet Henri de Benavidez, marquis de Bajona et comte de Chinchon, capitaine général des galères d'Espagne, et conseiller d'État qui épousa Mencia Pimentel, dont le frère unique mourut sans enfants, et qui devint héritière des marquisats de Santa-Cruz, Bajona et Viso par sa mère, héritière de la maison de Bazan, ce qui fit ajouter le nom de Bazan à celui de Benavidez à leur postérité, quelquefois même le prendre seul à cause de la grandesse attachée au marquisat de Santa-Cruz pour le grand-père paternel de l'héritière de Bazan, épouse d'un Pimentel qui n'avait eu que cette fille héritière, qui épousa cet H. de Benavidez, lequel en fut grand d'Espagne et grand-père du marquis de Santa-Cruz que j'ai vu en Espagne, auquel je reviendrai après cette courte parenthèse.

Le grand-père de l'héritière de Bazan qui épousa le Pimentel, dont la fille héritière porta la grandesse de sa mère à Henri de Benavidez, frère cadet du huitième comte de San-Estevan, ce grand-père, dis-je, était Alvar de Bazan, marquis de Santa-Cruz, ou Sainte-Croix, comme nos Français l'appelaient, capitaine général de la mer, sous Philippe II. Ce fut lui qui se rendit maître de l'escadre qu'après la mort du cardinal roi de Portugal, Catherine de Médicis fit équiper pour porter un grand secours en Portugal à Antoine, prieur de Crato, bâtard du duc de Beja, second fils du roi Emmanuel de Portugal et d'une juive, qui voulut prouver le mariage de sa mère, et après la mort du cardinal roi, se fit proclamer roi à Santarem et Lisbonne, et eut un grand parti. Ses aventures ne sont pas de mon sujet. Catherine de Médicis, qui, pour relever sa naissance, se mit aussi sur les rangs sans nulle apparence de fondement de prétendre à la couronne de Portugal, avait intérêt d'afficher cette prétention, et d'empêcher la ruine du prieur de Crato, comptant avoir meilleur marché de ce bâtard que de Philippe II. Comme cette vanité de la reine la touchait sensiblement, et qu'elle était toute puissante en France, ce fut à qui s'embarquerait sur cette escadre de toute la noblesse de la cour, et Strozzi même, parent proche de la reine, et fort avant dans ses bonnes grâces. Le marquis de Sainte-Croix, ayant battu cette escadre, 26 juillet 1582, fit mettre pied à terre à tout ce qui la montait, fit égorger de sang-froid dans l'une des Terceires Ph. Strozzi qui la commandait, toute cette jeune noblesse et tous les officiers, et emmena les vaisseaux et les équipages en Espagne. Une si monstrueuse inhumanité fut détestée dans toute l'Europe, mais elle plut si fort à Philippe II, qu'il fit aussitôt le marquis de Santa-Cruz grand d'Espagne. Revenons maintenant au Benavidez qui jouit [de cette grandesse], après avoir passé par une autre maison.

Le marquis de Santa-Cruz que j'ai vu en Espagne était pauvre et retiré chez lui dans la Manche, sous Charles II, et à l'avènement de Philippe V à la couronne. Il avait essuyé un étrange contraste. Sa femme l'avait accusé d'impuissance. Il y eut sur cela un grand procès; il le perdit, et peut-être qu'il n'en fut pas fâché. Son humeur peu accorte ne convenait guère au mariage. Il fut même permis à sa femme de se remarier. Assez peu après, il fut attaqué par une fille bourgeoise pour qu'il eut à se charger d'un enfant qu'elle prétendit qu'il lui avait fait. Nouveau procès, et il le perdit encore. On voit qu'il n'était pas heureux en procès.

Il vivait donc solitairement chez lui pendant les premières années du règne de Philippe V, sans aucun accès à la cour ni à Madrid, malgré sa naissance et sa dignité, lorsque le duc de Berwick vint la première fois en Espagne où le feu de la guerre était de tous côtés. Il sut que le marquis de Santa-Cruz, avec ce qu'il avait pu rassembler de ses vassaux, avait si fermement combattu une partie de l'armée ennemie, à un passage important de ce pays si montueux, qu'il l'avait arrêtée, et qu'après une défense opiniâtre, il l'avait obligée à se retirer et à chercher où passer ailleurs, ce qui, dans les circonstances où on se trouvait alors, fut un service très utile. Le duc de Berwick en parla au roi d'Espagne, lui fit donner du commandement, le fit venir à la cour, et lui procura tous les agréments qu'il put. Santa-Cruz, d'abord sauvage, s'y apprivoisa peu à peu, continua à servir avec distinction, mais sans grade, il était trop vieux pour en vouloir, et s'attacha enfin à la cour où il devint avec le temps, je n'ai point su par quelle intrigue, majordome-major de la reine seconde femme de Philippe V, et parfaitement bien avec le roi et avec elle. Il fut gentilhomme de la chambre seul toute l'année en exercice avec le duc del Arco, et tous deux amis intimes, qui, par leurs charges, passaient leur vie ensemble ou dans l'intérieur du roi et de la reine ou à leur suite, à leurs chasses et à leurs voyages. Il était fort des amis de Grimaldo, et témoigna toujours au duc de Liria qu'il n'oubliait point ce qu'il devait à son père, avec tendresse, intérêt et grande familiarité.

C'était un fort grand homme et bien fourni, un visage brun et rouge, de gros sourcils noirs et des yeux qui regardaient volontiers de côté, l'air et le jeu sournais et moqueur, beaucoup de fierté; tout montrait en lui de la hauteur et de la noblesse jusque dans ses fonctions auprès de la reine. Il n'était pas ignorant, avait beaucoup d'esprit et de finesse dans l'esprit et dans les manières, et quoique mesuré, se contraignait peu par grandeur sur les gens et sur les choses. Il se communiquait fort peu, se retranchait sur l'assiduité de ses fonctions; mais au fond c'était son goût et le fruit de la longue solitude où il avait passé tant d'années. On le craignait pour ses dits, pour sa morgue dédaigneuse, pour la difficulté de son accès même aux lieux publics, au palais, encore plus son silence et ses yeux qui parlaient de compagnie. Il ne laissait pas de parler un peu et de rire même assez volontiers; mais toujours son rire était malin et expressif. Il n'aimait point du tout les Français ni les Italiens, sans que sa faveur et sa familiarité avec le roi et la reine en souffrissent la moindre atteinte. Il se mêlait difficilement de quelque chose par paresse et par dédain. Avec cela il avait des amis et de l'estime, et il ne manquait ni aux devoirs ni à la politesse; mais il ne la prodiguait pas, et en savait mesurer les degrés. Tout François et ambassadeur de France que j'étais, j'étais parvenu à l'apprivoiser avec moi par le duc de Liria, et par toutes sortes d'attentions et de prévenances au palais, et j'avoue qu'il me plaisait fort, et me divertissait assez souvent, quoique avare de discours et même de paroles, et il me paraissait qu'il ne se déplaisait point avec moi. J'aurai lieu de parler de lui à l'occasion de l'échange des princesses dont il fut chargé. Sur ses dernières années, il fut fait chevalier du Saint-Esprit et de la Toison d'or.

Laconi, idem. Il était depuis longtemps aux Indes espagnoles lorsque j'étais en Espagne.

Lede, Bette. J'ai fort parlé de lui à l'occasion de l'expédition de la Sardaigne et de la Sicile, dont le cardinal Albéroni le chargea en chef, et dont il s'acquitta en capitaine, au retour de laquelle, quoique malheureuse par la supériorité extrême de l'armée navale des Anglais et de leurs troupes de débarquement, il fut fait grand d'Espagne, puis envoyé en Afrique faire la guerre aux Mores, dont il s'acquitta avec beaucoup de capacité et de bonheur. Je le trouvai en Espagne avec la Toison d'or, dans la première considération et dans une grande estime. Il vivait même avec assez de splendeur, avait une bonne table, et y rassemblait les Flamands, d'autres étrangers, les Espagnols qu'il pouvait, peu ou point de François, qu'il haïssait.

C'était un Liégeois sans naissance, qui s'était élevé par son courage, son assiduité, ses talents pour la guerre, d'autant plus rapidement que l'Espagne manquait de généraux, et il le devint excellent. Je n'ai guère vu un plus vilain petit homme, en plus malotru, plus tortu, un peu bossu, fort rousseau, l'air très bas, mais les manières nobles, avec de l'esprit beaucoup, de la vivacité, de la hauteur, et le visage allongé, décharné, le plus désagréable du monde. J'avais pris à tache de l'apprivoiser, et j'y étais parvenu. Nous causions souvent ensemble au palais, et il était de ceux qui venaient manger familièrement chez moi sans prier. Sa, conversation était simple et agréable, souvent mêlée de traits fort justes et fort naturels, quelquefois plaisants, quoique sérieux et réservé. Depuis mon retour, il fit un voyage en Flandre où il eut l'honneur d'épouser une Croï, qui n'avait rien, qu'il remena en Espagne, lui sans s'arrêter à Paris, où elle fut danse du palais de la reine, dont il a eu postérité.

Mancera .

Mondejar, Ivannez. Cette terre, qui est en Castille, fut érigée en marquisat et en grandesse d'Espagne, vers 1612, pour Innigo Lopez de Mendoza, et tomba depuis en plusieurs maisons par des filles héritières. Enfin celle de Cordoue et Mendoza l'apporta en mariage à Gaspard Ivannez, comte de Tendilla, d'une naissance pourtant fort commune et peu connue, qui prit le nom de marquis de Mondejar, et fit sa couverture en 1678; son fils épousa pourtant une soeur du connétable de Castille, dont le fils était le marquis de Mondejar, du temps que j'étais en Espagne, mais fort obscur et retiré.

Montalègre, Guzman. C'est celui que j'ai vu en Espagne. Il portait autrefois, du vivant de son père, le nom de marquis de Quintana, et était majordome de semaine de Charles II, qui le prit en amitié et le fit fort tôt gentilhomme de sa chambre. Sa faveur augmenta, en sorte qu'il fut regardé comme un favori, et fut capitaine des hallebardiers de la garde, enfin grand d'Espagne à la fin de 1697. Il conserva ces deux charges à l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, où je le trouvai sommelier du corps, mais sans nul exercice comme je l'expliquerai en son lieu, et comme étaient presque toutes les charges du palais. Il se trouvait, quand elle vaqua, le plus ancien de tous les gentilshommes de la chambre. Cette raison, sa naissance, sa dignité, un reste de teinte de ce qu'il avait été auprès de Charles II, l'élevèrent à cette grande charge. C'était un bon et très honnête homme, fort paresseux, fort retiré, par dégoût de n'avoir que le titre vain d'une si belle charge, un esprit médiocre, peu à son aise, incapable de se mêler de rien, doux et modeste, toutefois compté et considéré par estime, et aussi par l'habitude de respecter fort les sommeliers, quoique celui-ci n'en eût que la plus légère écorce. Il m'avait pris assez en amitié. J'aurai lieu de parler de lui encore sur la fin de mon séjour en Espagne. Son fils était gentilhomme de la chambre du roi.

Pescaire, Avalos. Maison espagnole qui se prétend originaire de Navarre, puis transplantée en Andalousie, où Loup Ferdinand d'Avalos fit des prodiges de valeur contre les Mores grenadins, sous les rois de Castille Ferdinand IV et Alphonse XI, qui l'en récompensèrent en biens et en dignités qu'il transmit à ses descendants. Cette descente masculine leur est contestée par des auteurs qui prétendent que cette descendance finit en une fille héritière, appelée Mencia d'Avalos, qui porta ses biens en mariage à Ruïs de Baeza y Haro, dont le fils s'appela Roderic Lopez d'Avalos, et laissa le nom de son père pour prendre seul celui de sa mère, comme lit après lui toute sa postérité.

Ce Roderic Lopez d'Avalos fut un homme illustre qu'Henri III, roi de Castille, en fit connétable, en 1396, qui, entre autres enfants qui firent des branches demeurées en Espagne, eut un fils cadet qui chercha fortune auprès des rois d'Aragon, qui fut grand trésorier du royaume de Naples, et qui épousa Ant. d'Aquino, soeur et héritière du marquis de Pescaire. Ses enfants firent comme lui d'illustres alliances, qui se soutinrent ou devinrent encore plus grandes dans sa longue postérité. Alphonse d'Avalos, marquis de Pescaire et del Vasto après son frère aîné, mort sans enfants, grand trésorier de Naples et général des armées de Charles-Quint, Alphonse, dis-je, fut vice-roi de Naples et grand d'Espagne; il mourut en 1546. Il laissa son fils aîné grand trésorier de Naples, et vice-roi de Sicile, sixième aïeul du marquis de Pescaire à Naples, du temps que j'étais en Espagne, d'où cette branche n'est point sortie depuis son premier établissement dans ce royaume-là, et des cadets dont l'un fut chancelier de Naples, cardinal en 1561, et mourut en 1600, et l'autre fit la branche des princes de Montesarchio et de Troja.

Richebourg, Melun. Fr.-Ph. de Melun, fils puîné du second prince d'Espinoy, et frère du troisième grand-père du dernier, mort sans enfants, fait duc et pair de Joyeuse, et gendre du duc de Bouillon; ce marquis de Richebourg, dis-je, eut la Toison d'or et le gouvernement et grand-bailliage de Mons et de Hainaut, et mourut en 1690. Son fils porta après lui le nom de marquis de Richebourg, passa en Espagne, y reçut la Toison d'or, et fut fait grand d'Espagne par Philippe V, capitaine général de ses armées, puis de Galice, après de Catalogne, enfin colonel du régiment des gardes wallonnes. Il était dans ses gouvernements lorsque j'étais en Espagne. Il n'a laissé que deux filles demeurées en Flandre, qui ne se sont point mariées, et la grandesse s'éteint nécessairement.

Ruffec, Saint-Simon. Mon second fils, conjointement avec moi, et pour en jouir ensemble l'un et l'autre, dont c'est le premier exemple en Espagne.

Torrecusa, Carraccioli. Voir p. 411-413, ce qui a été dit de cette maison sur l'article des princes de Santo-Buono.

Philippe Carraccioli, des Carraccioli rouges, était troisième fils de l'amiral Jean Carraccioli, frère de la mère du pape Boniface IX Tomacelli. Ce même Philippe était frère d'H. comte de Gierace, grand trésorier de Naples en 1348, de Gualterius, gouverneur de la Pouille, de Louis, maréchal de l'Église romaine, et de Nicolas, général de l'ordre de Saint-Dominique, cardinal 1376, mort 1389. Ce même Philippe épousa Marcella Brancaccia, c'est-à-dire Marcelle de Brancas. D'eux est sortie la branche des marquis de Vico et de Torrecusa, des comtes de Biecavi et des ducs de Airola et de S.-Vito.

La septième génération de ce Philippe Carraccioli fut Lelius Carraccioli, marquis de Torrecusa, dont le fils Charles-André, second marquis de Torrecusa, mort en 1646, fut fait grand d'Espagne, bisaïeul de celui que j'ai vu fort peu à Madrid, obscur, et qui passait pour un fort pauvre homme, mais qui avait une femme d'esprit et de mérite, damé du palais, aimée de la reine et fort considérée.

Villena, ducs d'Escalone, Acuña y Pacheco. On peut voir plus haut, au titre d'Ossone, ce qui est dit de cette grande, illustre et nombreuse maison d'Acuña, et que les marquis de Villena, ducs d'Escalone, en sont les aînés. Les titres de marquis de Villena et, de duc d'Escalona ont toujours été dans cette maison sur la même tête. On a fait remarquer plus d'une fois que les titres de duc, de prince, de marquis et de comte sont entièrement indifférents en Espagne, et que celui seul de grand y est tout. C'est ce qui a fait que ces aînés de la maison d'Acuña, marquis de Villena et ducs aussi d'Escalope, grands d'Espagne par l'un et par l'autre, ont préféré porter le nom de marquis de Villena, parce que, étant le premier marquisat de Castille, cette primauté, quoique sans rang et sans effet comme primauté, les a flattés, et comme on l'a remarqué ailleurs, leur a donné occasion d'usurper la singularité de signer El Marquez tout court, sans y rien ajouter. Ne pouvant donc traiter séparément deux titres qui ont toujours été assemblés sur les mêmes têtes de ces aînés de la maison d'Acuña, j'ai préféré de le faire sous celui qu'ils portent préférablement, quoiqu'ils soient souvent désignés aussi par l'autre.

On a vu article d'Ossuna quels étaient les deux frères Jean et Pierre d'Acuña, et d'où sortis; que Jean, aîné de la maison entière, fit la branche de Villena, et Pierre celle d'Ossone, et les raisons qui engagèrent ces deux frères et leur postérité à joindre au nom d'Acuña, l'aîné celui de Pacheco, le cadet celui de Giron. Ce J. d'Acuña y Pacheco, maître de l'ordre de Saint-Jacques, fut favori d'Henri IV, roi de Castille, qui lui donna la terre de Villena qu'il érigea pour lui en marquisat, et peu après, en 1469, érigea en sa faveur Escalone en duché, à huit lieues de Tolède. En 1480 les rois catholiques, mécontents de ce que son fils, second marquis de Villena, et second duc d'Escalone, avait penché pour le roi de Portugal et Jeanne de Castille, pour la succession à cette couronne, lui ôtèrent Villena, le réunirent à leur couronne où il est toujours depuis demeuré réuni. Néanmoins les ducs d'Escalope, ses descendants, n'y ont jamais renoncé, et pour marque de leur prétention affectent, et on le souffre, de porter un titre dont ils n'ont plus la terre [joint] à celui dont ils l'ont.

Le marquis de Villena, duc d'Escalone, que j'ai vu en Espagne, était majordome-major du roi, et le seigneur d'Espagne le plus considéré, le plus respecté et le plus digne de l'être. Il avait alors soixante-quatorze ans, et une fort bonne santé. Il avoir été vice-roi et capitaine général de Catalogne, de Navarre, d'Aragon, de Sicile, enfin de Naples, où il reçut Philippe V, [étant] le huitième marquis de Villena, duc d'Escalone, et le cinquième ayant la Toison d'or. J'ai parlé de lui sur la bataille du Ter, où il fut battu, et sur la belle défense qu'il fit dans le royaume de Naples, où à bout de moyens, il soutint le siège de Gaëte si longtemps, et y fut pris enfin barricadé dans les rues, les armes à la main, indignement traité et mis aux fers par les Impériaux, irrités des obstacles et des retardements qu'il avait mis à leur conquête, parmi la révolte et le manquement de troupes et de toutes choses, et longtemps enfermé par eux à Pizzighitone, en sorte qu'il avait les jambes tout arquées de ses fers, et marchait assez mal. J'ai parlé de sa délivrance par la belle action de son fils aîné, qui la procura devant Brighuela, à l'occasion de la prise de cette place, et de la bataille de même nom, que les Espagnols gagnèrent; ainsi je n'en répéterai rien. Enfin j'en ai parlé à l'occasion des coups de bâton qu'il donna en présence de la reine et du roi, fort malade dans son lit, au cardinal Albéroni, en sorte qu'il n'y a rien à en répéter ici. Je me suis fait conter le dernier par lui, tel que je l'ai écrit, et il m'en instruisit fort en détail avec modestie, mais avec complaisance. Avec beaucoup de dignité, de gravité, les manières hautes, nobles, civiles, mais avec poids, mesure et discernement; l'air simple, mais toutefois très imposant; la taille médiocre, maigre, un visage majestueux: tout sentait et montrait en lui un très grand seigneur, malgré sa modestie et sa simplicité, et un seigneur devant lequel on voyait tous les plus grands se ranger, lui faire place, lui céder sans qu'on en fût surpris, même sans le connaître; tout cela avec un médiocre esprit, aucun crédit et beaucoup des fonctions de sa charge retranchées. Il n'était pas riche, avait une médiocre maison, mais une belle bibliothèque. Il savait beaucoup, et il était de toute sa vie en commerce avec la plupart de tous les savants des divers pays de l'Europe. Il avait établi une académie pour la langue espagnole sur le modèle de notre Académie française, dont il était le chef, qui s'assemblait toutes les semaines, et qui dans les occasions complimentait le roi comme les autres corps, comme fait la nôtre. C'était un homme bon, doux, honnête, sensé, je le répète encore, simple et modeste en tout, pieux solidement et sans superstition en homme bien instruit, enfin l'honneur, la probité, la valeur, la vertu même. Son père avait été vice-roi des Indes et de Navarre, et son grand-père vice-roi de Sicile.

Ces marquis de Villena, ducs d'Escalona, avaient toujours fait les plus grandes alliances. Celui-ci avait épousé la soeur du comte de San-Estevan del Puerto, dont on parlera bientôt. Il avait marié son fils aîné, comte de San-Estevan de Gormaz, à la soeur du comte d'Altamire, dont la mère héritière de la marquise Folch, des ducs de Cardonne, était camarera-mayor de la reine, et le marquis de Moya, son fils, à la fille héritière du marquis de Bedmar. Le marquis de Villena était non seulement le maître absolu dans sa famille, mais le patriarche de celles où ses enfants s'étaient mariés. L'union entre toutes les trois était intime, et il en était l'oracle et le dictateur. Le comte de San-Estevan de Gormaz était un peu épais, peu d'esprit, courtisan, timide, capitaine de la compagnie des gardes du corps espagnoles, et, à ce titre, fait grand d'Espagne, du vivant de son père, lors de l'affaire du banquillo, et majordome-major du roi, à la mort de son père, chose sans exemple en Espagne. Il eut aussi sa Toison d'or et sa présidence académique. C'était un honnête homme, et fort courageux, capitaine général, mais sans talents pour les sciences et pour l'académie. Le marquis de Moya, avec peu d'esprit, et force babil, était fort dans le monde. Il avait défendu le palais de Madrid longuement, et avec un grand courage contre les troupes de l'archiduc. Ces deux frères, quoique aimés tendrement de leur père, chez qui ils demeuraient, étaient devant lui comme de petits garçons, à qui il taillait les morceaux à mesure qu'ils en avaient besoin.

Je m'étais attaché à mériter l'amitié du marquis de Villena, et j'y étais parvenu. Je le voyais souvent, et j'y apprenais toujours quelque chose de bon. Il fut presque le seul qui osât me venir voir à mon quartier d'Almanzo, après ma petite vérole, avant que j'eusse été à Lerma, tant le roi la craignait. Il envoyait plus que le reste de la cour savoir de mes nouvelles. Tant que j'ai été en Espagne, j'en ai reçu toutes sortes d'amitiés, ainsi que de ses deux fils.

Visconti, idem, à Milan. La grandesse est de 1679, pour César Visconti, chevalier de la Toison d'or.

COMTES DE

Aguilar, Manrique de Lara. Terre en Castille, donnée par le roi Jean Ier de Castille, en 1385, à J. Ramirez d'Arellano, dit le Noble, seigneur de Los Cameros, rico-hombre de Castille. Alphonse, de mâle en mâle, arrière-petit-fils de J. Ramirez d'Arellano, en fut fait comte et grand d'Espagne en 1475 par les rois catholiques. On a vu dans ce qui a été expliqué sur la dignité de grands d'Espagne, qu'elle n'est connue que depuis Charles-Quint, qui la substitua adroitement aux anciens ricos-hombres, qui en avaient le rang et les honneurs, quels ils étaient, et comment ils s'étaient multipliés à l'excès, enfin ce qu'ils perdirent pour faire leur cour à Philippe le Beau, père de Charles-Quint. Il faut donc entendre les grandesses avant Charles-Quint des ricos-hombres, qui en avaient le rang et plus que les avantages, et qu'on n'appelle ici grands et grandesses érigés avant Charles-Quint que pour se conformer au langage d'aujourd'hui. On a vu encore dans cette espèce de court traité de la grandesse, fait ici à l'occasion de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, que Charles-Quint, en substituant la dignité de grand d'Espagne qu'il inventa à l'ancienne dignité de ricohombre qu'il abolit, comprit les plus puissants des ricos-hombres dans ces nouveaux grands d'Espagne, et n'y comprit point ceux qu'il crut pouvoir ne pas ménager, qui de fait demeurèrent dégradés. Apparemment que les comtes d'Aguilar furent de ce nombre, puis dès le fils de celui qui avait été fait comte d'Aguilar, et grand d'Espagne, pour continuer à s'exprimer dans le langage connu, ce fils et sa postérité cessèrent de jouir du rang et des honneurs de grand d'Espagne jusqu'au 6 janvier 1640, que Philippe IV les rendit à J. Ramirez d'Arellano, huitième comte d'Aguilar. Cette maison d'Arellano était pourtant bien grande et bien illustre, puisqu'elle descendait masculinement de Sanche Ramirez, seigneur de Peña Cerrada, frère de Garcias, dit le Restaurateur, roi de Navarre, mort en 1151. C'était peut-être pour cela même que Charles-Quint, la voulut abaisser et confondre. Leurs armes mêmes étaient très singulières, et ne pouvaient avoir été prises sans quelque cause curieuse que je n'ai pu découvrir. Elle n'écartelait point, et portait l'écu parti de gueules d'or à trois fleurs de lis de l'un en l'autre, deux et une, et celle-ci mi-partie de l'un en l'autre, ces fleurs de lis faites comme celles que nos rois portent aujourd'hui.

Ce J. Ramirez d'Arellano, huitième comte d'Aguilar, rétabli grand d'Espagne par Philippe IV en janvier 1640, épousa la fille unique, héritière de J. de Mendoza, premier marquis de Saint-Germain et de Hinoyosa, dont il eut le neuvième comte d'Aguilar, qui mourut en 1668, et d'une fille du huitième comte d'Oñate, qui était Guévara, ne laissa qu'une fille qui porta sa grandesse avec Aguilar Hinoyosa Los Cameros, etc., en mariage, en 1670, à Roderic Emmanuel Manrique de Lara, comte de Frigilliane, duquel j'ai amplement parlé en traitant des conseillers d'État et seigneurs distingués d'Espagne, à l'occasion du testament de Charles II et de l'avènement de Philippe à la couronne d'Espagne. J'ai aussi parlé à la même occasion du comte d'Aguilar, son fils, en celle du premier siège de Barcelone, qu'il vint proposer au feu roi, et qui eut de si fâcheuses suites, à l'occasion de Flotte, et de Renaud qu'il fit arrêter dans l'armée que commandait le maréchal de Besons en Espagne, à qui il ne le vint dire qu'après l'exécution faite à son insu; enfin à l'occasion de la disgrâce commune du duc de Noailles et de lui, lorsqu'ils voulurent donner une maîtresse au roi d'Espagne pour faire tomber le crédit de la reine et celui de la princesse des Ursins, qui gouvernait, et par la maîtresse régner eux-mêmes. Son caractère exposé en ces différentes occasions me dispensera de le retoucher ici. Je me contenterai de dire seulement que c'était l'homme de toutes les Espagnes qui avait le plus d'inquiétude d'esprit, et d'ambition, à qui les moyens coûtaient le moins, et qui était le plus dangereux; aussi le duc de Noailles et lui se sentirent d'abord l'un l'autre dès qu'ils se virent, et lièrent une amitié la plus intime qui a duré autant que leur vie. Il ne me reste donc plus qu'à dire ce qui est arrivé à ce comte d'Aguilar depuis cette disgrâce commune avec le duc de Noailles en 1710. Ce comte d'Aguilar avait été successivement et rapidement à la tête des finances, des affaires de la guerre, commandé en chef, et capitaine général des armées, colonel du régiment des gardes espagnoles, enfin capitaine de la compagnie espagnole des gardes du corps qu'il perdit par cette disgrâce, et qui fut donnée au comte de San-Estevan de Gormaz, fils aîné du marquis de Villena. Exilé dans une riche commanderie de l'ordre de Saint-Jacques, dont il était grand chancelier, et avait pour cela quitté la Toison d'or par une avarice qui lui fit grand tort dans le monde, il intrigua tant qu'il obtint de servir la campagne suivante, à condition de n'approcher point de Madrid ni de la cour. L'Altesse donnée à la princesse des Ursins et au duc de Vendôme qui indigna toute l'Espagne, et qui en outra tous les grands, fut plus sensible au comte d'Aguilar qu'à pas un, parce que, servant dans son armée, il ne pouvait éviter de lui donner cet étrange traitement qui jamais n'a appartenu qu'aux infants et au bâtard don Juan d'Autriche, qui l'usurpa dans les troubles qu'il excita pendant la minorité de Charles II et le parti qui l'éleva jusqu'à arracher le gouvernement d'entre les mains de la reine-mère régente. Pendant cette campagne de 1711, le duc de Vendôme mourut fort brusquement et fort solitairement à Vignaroz, au bord de la mer, comme on l'a vu en son lieu, et cru empoisonné sans aucun doute. Aguilar eut le malheur d'en être fort publiquement accusé, et fut renvoyé dans sa commanderie pour n'en plus sortir. Quoique la mort du duc de Vendôme eût été reçue avec une joie marquée par tout ce qui était distingué en Espagne en dignité ou en naissance, par l'extrême dépit de ce traitement d'Altesse, Aguilar, craint et haï de grands et de petits, ne trouva point de protecteurs, de sorte qu'il passa bien des années sans sortir de sa commanderie. Vers 1720, il obtint permission de venir faire un tour court à Madrid, sous prétexte d'affaires et de santé, à condition de ne se présenter pas devant Leurs Majestés Catholiques. Dans le peu qu'il y séjourna il se jeta à la tête du parti italien, dont je parlerai bientôt, et il lui fut permis après de venir à Madrid, pendant l'absence de la cour, qui était à Lerma, puis d'y faire quelque petit séjour, mais en s'y montrant sobrement, et à la fin de se présenter une fois devant Leurs Majestés Catholiques au palais.

C'était un très méchant homme sur qui personne ne pouvait compter, mais si plein d'esprit, de nerf, d'ambition et de ressources qu'il n'était pas à mépriser. Ainsi par ces raisons, je fus conseillé d'envoyer lui faire compliment par un gentilhomme comme à un seigneur que j'avais vu à notre cour autrefois. Dès le lendemain, il m'en envoya un me remercier et s'excuser sur son indisposition de n'être pas encore venu me rendre ses devoirs, dont il s'acquitterait incessamment. En effet, il me vint voir deux jours après, et me trouva. Je la lui rendis promptement, et le trouvai seul. Tout se passa en compliments et en discours de philosophe de sa part, de retraite, etc. Je n'en voulais pas davantage; il s'en retourna tôt après à sa commanderie sans avoir réitéré nos visites. Je découvris sans peine un homme piqué, frétillant, désolé de son exil, abattu de santé, et cachant ce qui s'en montrait, malgré lui, sous des propos de la satisfaction qui se trouve dans le repos et dans la jouissance de soi-même. Son exil s'est adouci depuis, mais la disgrâce a duré jusqu'à sa mort, qui n'est arrivée que plusieurs années depuis mon retour.

Le duc de Noailles et lui ont toujours été en commerce de lettres, et le roi et la reine d'Espagne le savaient et le trouvaient très mauvais, et toutefois les laissaient faire avec une sorte de mépris pour tous les deux. Le comte d'Aguilar était gendre du septième duc de Monteléon Pignatelli, qui, peu après l'arrivée de Philippe V en Espagne, s'était retiré à Naples, où il avait pris le parti de la maison d'Autriche, à laquelle il était demeuré attaché le reste de sa vie.

La maison de Manrique de Lara ne cède à aucune autre en Espagne en ancienneté et en grandeur d'origine, en alliances, possessions, en dignités et en emplois; elle descend de mâle en mâle des comtes souverains de Castille, qui sortaient de même des rois des Asturies et de Galice. Ils ont donné des reines à la Navarre, à Léon et à la Castille, et ils en ont épousé des filles. Ils ont été vicomtes de Narbonne, de la branche desquels est sortie celle de ces derniers comtes d'Aguilar; enfin ils sont immédiatement alliés de tout temps aux plus grands et aux plus puissants de tous les ricos-hombres du Portugal et de tous les royaumes particuliers qui composent aujourd'hui celui des Espagnes, dont le détail ferait un volume.

Altamira, Ossorio y Moscoso. Roderic de Moscoso, seigneur d'Altamire, perdit son fils unique tout jeune, et eut deux filles. Agnès, l'aînée, épousa Vasco Lopez d'Olloa, dont un fils créé par Jean II, roi de Castille, comte d'Altamire, qui eut un fils mort jeune, à qui succéda la soeur cadette de sa mère Urraque de Moscoso, femme de Pierre Alvarez Ossorio, fils puîné du premier comte de Transtamare, et frère du premier marquis d'Astorga. C'est de ce mariage que descend de mâle en mâle le comte d'Altamire que j'ai vu en Espagne; il en est le neuvième comte, et cette grandesse, érigée pour son trisaïeul paternel de mâle en mâle, est vers 1610. Son père mourut en 1698 à Rome, ambassadeur de Charles II, après avoir été vice-roi de Naples; et sa mère fille du sixième duc de Segorbe et de Cardonne, de la maison Folch, était de mon temps, et longuement depuis, camarera-mayor de la reine avec une très grande considération.

Ce comte d'Altamire son fils était fort jeune, et néanmoins fort considéré, lorsque j'étais en Espagne. Il était bien fait, appliqué, peu répandu, de l'esprit, de la conduite, fort grave, fort dévot, fort mesuré, fort espagnol, et regrettant toutes les étiquettes, fort homme d'honneur, l'air d'un grand seigneur, mais un air un peu embarrassé et très réservé, et une politesse qui semblait vouloir bien faire à travers la crainte d'en trop faire. Il fut sommelier de corps du roi Louis, après l'abdication de Philippe V, son favori dans ce court règne, au point qu'il aurait tout gouverné. Il avait déjà rétabli toutes les étiquettes espagnoles et aboli tout ce qui n'était pas des manières et des coutumes antiques. On pouvait dire de lui que c'était un jeune seigneur qui n'avait point vieilli depuis le temps de Philippe II. Il fut nommé chevalier du Saint-Esprit avant l'âge, et mourut bientôt après sans l'avoir encore reçu et sans avoir été marié. On commençait déjà de mon temps à le compter beaucoup; il savait et s'appliquait fort à la lecture, et je ne sais qui aurait pu l'apprivoiser.

Aranda, Roccafull. Cette terre en Aragon a été possédée premièrement en comté par lope Ximenez de Urrea, et passa par sa fille dans la maison d'Heredia, dont le cinquième comte d'Aranda fut fait grand d'Espagne vers 1590. Cette grandesse est enfin tombée par des héritières en 1696 à l'héritière Henriette-Françoise d'Heredia et Urrea qui la porta en mariage à Guillaume de Roccafull, et Rocaberti, comte d'Albaterre. MM. de Roquefeuille qui sont François, et en France, et ont eu un grand maître de Malte, prétendent être de même maison que les Roccafull d'Espagne.

LosArcos, Figuerroa y Laso de La Vega. Philippe III l'érigea en comté pour Pierre, quatrième fils de Gomez Suarez de Figuerroa et d'Elvire Laso de La Vega, lequel Pierre avait épousé Blanche de Sotomayor, dame de Los Arcos: c'est le troisième comte d'Arcos, sorti de mâle en mâle du premier qui fut fait grand d'Espagne, en 1697, par Charles II, et c'est son fils que j'ai vu, mais assez peu en Espagne.

Atarez, Villalpando, de Philippe V.

Banos, Moncade. Gonzalve, marquis de Landrada, second fils de J., cinquième duc de Medina-Cœli, et frère du sixième des bâtards de Foix, eut un fils aîné marié à M. A. I., héritière de Leyva et de Baños. Il en devint veuf, fut vice-roi du Mexique, et se fit carme en 1676. Son fils aîné, comte de Baños et marquis de Landrada, grand écuyer de Charles II, fut fait par lui grand d'Espagne en novembre 1692. Il ne laissa qu'une fille qui apporta cette grandesse en mariage à Emmanuel de Moncade, comte de Baños par elle, frère du marquis d'Ayétone, duquel j'ai parlé au titre d'Ayétone. Il avait servi avec distinction, et avait perdu une jambe, mais par accident. Il n'avait qu'une fille non plus que son frère.

Benavente, Pimentel. Cette maison est des plus grandes et des plus illustres de Portugal. J. Alphonse Pimentel avait épousé J. Tellez de Menesez qui lui avait apporté la ville et terre de Bergança, laquelle était fille du comte de Barcellos, et soeur d'Éléonore, femme de Ferdinand, roi de Portugal. Ce Pimentel passa de Portugal en Castille avec l'infante Béatrix, femme de Jean, premier roi de Castille. Henri III, roi de Castille, lui échangea Bergança pour Benavente en Léon, et l'érigea en comté en récompense de ses services, entre autres d'avoir défendu Bergança jusqu'à la dernière extrémité contre le roi Jean de Portugal. Cet échange et érection est de 1398, et c'est le titre de la grandesse qui est toujours depuis demeurée dans sa postérité masculine.

J'ai fort parlé du douzième comte de Benavente à l'occasion des seigneurs principaux qui étoient lors du testament de Charles II et de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne . Celui-ci, qui était sommelier du corps de Charles II, et qui le demeura de Philippe V, fut de la junte de la régence par le testament, et dans la suite fut un des cinq premiers Espagnols à qui Louis XIV envoya le collier du Saint-Esprit. Il était gendre du comte d'Ouate Guevara, et mourut fort vieux et fort considéré, et dans sa charge. Je n'ai point vu son fils qui avait épousé une soeur du duc de Gandie-Borgia. Il passait sa vie reclus dans ses terres dans une extrême dévotion, affolé des jésuites dont cinq ou six l'y assiégeaient toujours. Il y tenait sa femme et ses enfants auxquels il ne donnait rien, ne voulait voir personne, et désolait sa famille et toute sa parenté, qui, avec tous leurs efforts, n'avaient pu le tirer de cette obscurité ni le persuader de marier pas un de ses enfants, quoique fort riche. Ce qui est étrange, c'est qu'ils disaient tous qu'il avait de l'esprit et du savoir, et pestaient tous contre les jésuites qu'ils prétendaient l'avoir ensorcelé; ses soeurs étaient les duchesses de Medina-Sidonia et d'Hijar.

Castrillo, Crespi.

Egmont, Pignatelli. Egmont est en Hollande, d'où une des plus grandes et des plus illustres maisons des Pays-Bas a tiré son origine et son nom de cette seigneurie. La souveraineté de Gueldre et de quelques autres pays a été un assez court espace de temps dans une branche de cette maison qui s'éteignit après l'avoir perdue. Ses autres branches s'attachèrent à la maison d'Autriche, et eurent de grands emplois, de grands honneurs, de grands biens, mais des honneurs par les dignités. Je n'ai pu démêler si leur grandesse est de Charles-Quint, comme il est assez apparent, ou de Philippe II. La dernière branche de cette maison s'éteignit en la personne du dernier comte d'Egmont, en 1707, qui, à l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, suivit le sort des Pays-Bas, qui se soumirent à ce nouveau monarque. Il servit en France et en Espagne avec beaucoup de valeur et de distinction, était lieutenant général et chevalier de la Toison d'or. Il avait épousé en 1697, à Paris, Mlle de Cosnac, nièce paternelle du célèbre archevêque d'Aix, commandeur du Saint-Esprit et parente fort proche de la duchesse de Bracciano, si connue depuis sous le nom de princesse des Ursins, qui fit ce mariage, et qui logeait Mlle de Cosnac chez elle, à Paris, où elle était alors. Le père de ce dernier comte d'Egmont mourut à Cagliari en 1682, vice-roi de Sardaigne, était arrière-petit-fils du comte d'Egmont à qui le duc d'Albe fit couper la tête, et au comte d'Horn, à Bruxelles, 1568. Par la mort du dernier comte d'Egmont sans enfants, de M. Ang. de Cosnac, à Fraga, en Catalogne, 15 septembre 1707, dans l'armée d'Espagne, sa succession et sa grandesse vint à l'aînée de ses soeurs mariée à Nicolas Pignatelli, duc de Bisaccia au royaume de Naples et à leur postérité. Ce dernier comte d'Egmont mourut à trente-huit ans, et sa veuve à quarante-trois, à Paris, en 1717, et cette grande maison d'Egmont fut éteinte.

Nicolas Pignatelli, quatrième duc de Bisaccia, épousa en 1695 la soeur aînée du dernier comte d'Egmont, qui en devint en 1707 l'héritière. Lui et le prince de Cellamare, dont il a été tant parlé ici, étaient amis intimes et enfants du frère et de la soeur, et le père de ce duc de Bisaccia et le pape Innocent XII étaient enfants des issus de germain. Nicolas, duc de Bisaccia, mari de l'héritière d'Egmont, s'attacha au service de Philippe V, et s'y distingua fort. Il fut pris dans Gaëte, combattant aux côtés du marquis de Villena, et conduit avec lui dans les prisons de Pizzighetone. Il perdit sa femme en 1714, et vint s'établir à Paris, où il maria son fils unique à la seconde fille du feu duc de Duras, fils et frère aîné des deux maréchaux ducs de Duras, qui a pris le nom et les armes de sa mère, avec ses biens et sa grandesse. Sa soeur a épousé le duc d'Aremberg, grand bailli et gouverneur de Mons et du Hainaut pour l'empereur. Ce comte d'Egmont, après la mort à Paris du duc de Bisaccia, son père, fit un voyage à Naples, où il mourut, laissant deux fils, dont l'aîné, comte d'Egmont, et grand d'Espagne, a épousé la fille unique du duc de Villars, fils unique du maréchal duc de Villars, dont il n'a point d'enfants; il a un frère; tous deux dans le service du roi. Leur branche est la cadette de toute la maison Pignatelli.

San-Estevan de Gormaz, Acuña y Pacheco, fils aîné du marquis de Villena, dans l'article duquel on trouve tout ce qui regarde ce fils, fort distingué par sa valeur et ses actions, et par sa probité, peu par ses talents, d'esprit assez court et courtisan timide. Je l'ai fort vu et pratiqué en Espagne.

San-Estevan delPuerto, Benavidez. On a vu ci-devant, à l'article de Santa-Cruz, quelle est la maison de Benavidez, et de quelle de ses branches sont issus les comtes de San-Estevan del Puerto enfin l'origine du nom de San-Estevan del Puerto. Je me contenterai donc de dire que le neuvième comte de San-Estevan del Puerto, frère de l'épouse du marquis de Villena, duc d'Escalope, fut un homme de beaucoup d'esprit, de traits plaisants et en même temps de capacité. Il fut capitaine général du royaume de Grenade en 1672, et en 1678 vice-roi de Sicile, dont il éteignit et punit à Messine les restes de la révolte passée; vice-roi de Naples, en 1687, qu'il quitta au duc de Medina-Coeli, en 1696, et en arrivant à Madrid il fut fait grand d'Espagne par Charles II, conseiller d'État et grand écuyer de la reine palatine. Il se conduisit si bien à la mort de Charles II, et à l'arrivée de Philippe V en Espagne, qu'il fut majordome-major de la reine sa première femme. Il mourut fort vieux et fort considéré, sans enfants. Son frère, appelé à sa grandesse, quitta force bénéfices, lui succéda, se maria, et eut un fils qui est le comte de San-Estevan del Puerto, qu'on a vu premier ambassadeur plénipotentiaire d'Espagne au congrès de Cambrai, gouverneur et premier ministre de l'infant don Carlos en Toscane, enfin chevalier du Saint-Esprit, et grand écuyer du prince des Asturies. Je n'ai point vu son père ni lui en Espagne.

Fuensalida, Velasco, terre en Castille. Henri IV, roi de Castille, la fit comté pour Pierre Lopez d'Ajala. Bernardin de Velasco y Roïas et Cardenas, fils de la soeur et héritière du sixième comte de Fuensalida Ajala, mort sans enfants, lui succéda et quitta le nom de Folmenar qu'il portait pour prendre celui de comte de Fuensalida. Son fils fut successivement vice-roi de Navarre, de Sardaigne, de Galice, et gouverneur général de Milan. Il ne faut pas omettre qu'il avait un frère aîné, mort sans enfants, à qui il succéda. Charles II le fit grand d'Espagne vers 1670; c'est son petit-fils de mâle en mâle que j'ai vu à Madrid, mais peu, et j'en ai encore ouï moins parler. C'était un grand garçon, assez bien fait, de vingt-six ou vingt-sept ans. J'ai parlé de la maison de Velasco au titre des ducs de Frias, connétables de Castille.

Lamonclava, Bocanegra y Portocarrero. Louis Bocanegra y Portocarrero, fait comte de Palma, en 1507, épousa 1° une Tellez-Giron, fille du comte d'Urena, en 1499; et en secondes noces Éléonore Laso de La Vega, fille du seigneur de Los Arcos. Du premier lit, il eut un fils qui continua les comtes de Palma, et une fille religieuse; du second lit il eut Antoine, seigneur de Lamonclava, duquel est sortie cette branche. Son petit-fils fut fait comte de Lamonclava, et eut Melchior, second comte de Lamonclava, que Charles II fit grand d'Espagne vers 1693, et l'envoya gouverneur de la Nouvelle-Espagne. Il eut des fils d'une Urena, fille du seigneur de Berbedel, qu'il avait épousée, qu'il emmena avec lui en Amérique, où il mourut, et qui y sont restés, tellement que, lorsque j'étais en Espagne, ils étaient encore aux Indes Occidentales; je ne sais si le comte de Lamonclava en est revenu depuis. Je remets à parler des maisons Bocanegra et Portocarrero à l'article de Palma.

Lemos, Portugal y Castro. On a tâché d'expliquer, t. III, p. 88 et suiv., les branches royales de Portugal, Oropesa, Lemos, Veragua, Cadaval, etc., ainsi on n'en répétera rien. Lemos en Galice a passé dans plusieurs maisons par des héritières, et tomba par cette voie à Pierre Alvarez Ossorio, seigneur de Cabrera et Ribera, qui en fut fait comte en 1457, par Henri IV, roi de Castille. Son fils mourut avant lui, qui ne laissa qu'un bâtard, lequel fut héritier de son grand-père. Ce bâtard, second comte de Lemos, ne laissa que deux filles; l'aînée hérita de Lemos et des biens de son père, et Denis de Portugal, fils puîné du troisième duc de Bragance, n'eut pas honte à la maurisque de l'épouser. Aussi était-il lui-même de race bâtarde, quoique couronnée. C'est de lui que sont masculinement venus les comtes de Lemos, grands d'Espagne, jusqu'à présent. J'ignore la date de cette grandesse, qu'on peut vraisemblablement attribuer à Charles-Quint.

C'est le onzième comte de Lemos que j'ai vu en Espagne; il avait été vice-roi de Sardaigne, et capitaine général des galères de Naples, sous Charles II, qui lui avait donné aussi la Toison d'or. On peut voir dans l'article de l'Infantado ce qui est dit de sa conduite, et de celle de la duchesse sa femme, soeur du duc de l'Infantado, à l'égard de Philippe V. Ce comte de Lemos avait de l'esprit, et se faisait craindre par la liberté de ses traits. D'ailleurs son extrême paresse et sa parfaite incurie l'empêchait de faire usage de son esprit, et le tenait renfermé à fumer sans cesse, chose fort extraordinaire pour un Espagnol: aussi n'était-il compté pour rien. Sa femme l'était et fort considérée; sa figure était agréable, et sentait extrêmement ce qu'elle était. Elle avait de l'esprit, du sens, de la politesse, de l'intrigue, aimait la conversation et le monde, et en voyait chez elle plus que les autres dames espagnoles. Je l'ai fort vue; souvent elle m'envoyait ce qu'on appelle un recao, qui n'est qu'un compliment par un gentilhomme, et savoir de mes nouvelles, et la coutume est d'y répondre par une visite. Elle avait un beau palais à une extrémité de Madrid, qui donnait sur la campagne, magnifiquement meublé. Son mari se tenait dans son appartement. On ne le voyait jamais dans celui de sa femme, qui s'en passait très bien, quoique en grande et juste réputation de vertu. On fut surpris avec raison qu'elle eût accepté d'être camarera-mayor de Mlle de Beaujolais, destinée alors à l'infant don Carlos. On n'en pouvait choisir une plus agréable par elle-même ni plus capable de former une princesse. Aussi réussit-elle très bien, et s'en fit fort aimer.

Maceda, Lanços. C'est une maison de Galice, ancienne, mais qui n'a rien d'illustre. Le comte de Maceda que j'ai vu à Madrid était un très bon et très honnête homme, fort simple, fort modeste, peu répandu et d'un esprit médiocre. Il n'était jamais sorti de chez lui lorsque la guerre mit en feu toutes les provinces d'Espagne. Sa fidélité pour Philippe V se distingua dans la sienne par les efforts de sa bourse, quoique peu riche, de son crédit et de ses soins. Il se présenta à tout avec valeur et jugement, secondé du comte de Taboada son fils, qui avait tout l'esprit, la valeur, le sens et l'activité possible. La guerre finie, Philippe V, qui avait beaucoup ouï parler de leurs services, s'en souvint; il fut surpris de ne les point voir à Madrid; il leur fit dire d'y venir, et fort peu après, il fit le comte de Maceda grand d'Espagne, et tout le monde y applaudit. Dans la suite, il fit la comtesse de Taboada, dame du palais, qui avait aussi de l'esprit et du mérite, et ils étaient aimés et considérés à Madrid où il se fixèrent, et l'étaient fort en Galice. Le comte de Taboada était borgne d'accident; il en plaisantait le premier; il était fort dans le monde, et désiré et estimé partout. Il était fort des amis des ducs de Veragua et de Liria, du prince de Masseran et de beaucoup d'autres. C'est un de ceux qui venait le plus familièrement manger ou causer chez moi. Je n'ai point vu d'homme plus gai ni qui eût la repartie plus vive, plus fine, plus à la main. Ces trois amis que je viens de nommer l'attaquaient sans cesse. C'était entre eux des escarmouches ravissantes. Il était déjà lieutenant général, quoique jeune, et a toujours depuis continué à servir. Il a perdu son père depuis mon retour, et est devenu capitaine général avec beaucoup de réputation, de valeur et de talent pour la guerre, et d'homme d'honneur et de probité. Il a pris le nom de comte de Maceda, et a fait sa couverture depuis la mort de son père.

Miranda, Chaves. Cette terre, qui est sur le Duero, fut érigée en comté par Henri II, roi de Castille, pour Pierre de Zuniga, second fils du premier comte de Ledesma. Après avoir passé en diverses maisons par des filles héritières, la dernière fut Anne, fille unique de Ferdinand de Zuniga, comte de Miranda et duc de Peñeranda, qui porta l'un et l'autre avec beaucoup de grands biens en mariage à J. de Chaves, comte de La Calçada et de Casarubios, fils de Melchior de Chaves, frère et héritier de Balthasar de Chaves, comte de La Calçada et d'Isabelle-Joséphine Chacon y Mendoza, comtesse de Casarubios, et mourut en 1696, et laissa des fils et des filles. Cette maison de Chaves est ancienne et grandement alliée. Je ne vois point la date de la grandesse de Miranda, mais la date de celle du duché de Peñeranda me persuade que l'autre est de même date; car Miranda est certainement grandesse, et le Chaves que j'ai vu à Madrid, qui les possédait toutes deux, s'appelait comte de Miranda, ce qu'il n'eût pas fait étant duc de Peñeranda, qui est grandesse, si Miranda ne l'était pas. Disons donc un mot de Peñeranda, son érection en duché par Philippe III, pour Jean de Zuniga y Avellaneda y Cardenas, vice-roi de Catalogne, puis de Naples, enfin président des conseils d'État et de guerre. Il était fils puîné de Fr. de Zuniga, quatrième comte de Miranda, et il avait épousé la fille de son frère aîné, héritière de la maison de Miranda. Leur fils Diègue lui succéda, et fut père de Fr., troisième duc de Peñeranda, auquel Philippe IV accorda la grandesse de première classe en 1629; car ce n'est que depuis très peu d'années que tous les duchés sont peu à peu devenus grandesses, avant quoi ils ne donnaient qu'une dénomination distinguée, mais sans rang et sans honneurs. L'année suivante il devint comte de Miranda par la mort de sa grand'mère susdite. Sa postérité masculine défaillit, et ses biens et ses deux grandesses furent portés dans la maison de Chaves, comme il a été expliqué au commencement de cet article.

Montijo, Acuña y Portocarrero. On peut voir au titre d'Ossone ce qu'il est dit de la maison d'Acuña, et que les marquis de Villena, ducs d'Escalone, en sont les aînés. Pierre d'Acuña, second fils du premier duc d'Escalone et marquis de Villena, et de Marie, héritière de Portocarrero, en ajouta le nom au sien, et fit cette branche qui souvent porta le nom seul de Portocarrero. Son fils fut seigneur de Montijo, et le fils de celui-là en fut fait comte par Charles II, en 1697. C'est le cinquième comte de Montijo que j'ai vu en Espagne. Il était fort jeune et fort bien fait, et avait déjà la Toison d'or. Son père avait été fait grand d'Espagne par Charles II, et avait laissé son fils enfant qui fut marié de fort bonne heure, servit dès qu'il le put dans la fin de la guerre, s'incommoda, et eut le bon sens de se retirer avec sa femme dans ses terres pour raccommoder ses affaires. Il y avait déjà longtemps qu'il vivait dans cette retraite, qui n'était pas fort loin de Lerma, lorsqu'il y parut au mariage du prince des Asturies. Il y fut très bien reçu du roi, et de la reine qui avait pris de la bonté pour lui. Cette retraite lui avait fait honneur; et il avait montré de la valeur à la guerre. Toute la cour marqua de la joie et de l'empressement de le voir. Il retourna chez lui de Lerma, et ne vint à Madrid que peu avant mon départ où il fut très bien reçu de tout le monde, et où je le vis assez. Il me parut de l'esprit, instruit, sage et beaucoup de politesse et d'envie de faire. C'est lui qui longtemps depuis fut ambassadeur en Angleterre et à Francfort, pour l'élection de l'empereur, électeur de Bavière. Il se plaignit fort de mon absence à la Ferté dans ses courts passages à Paris. Il fut grand écuyer de la reine après Cellamare, et son majordome-major après Santa-Cruz, ce qui enfin lui a procuré l'ordre du Saint-Esprit.

Oñate, Velez de Guevara. Terre en Biscaye, est possédée depuis plusieurs siècles par l'ancienne maison Velez de Guevara, illustre par ses possessions, ses alliances et ses emplois. Henri IV, roi de Castille, fit en 1449, Inigo Velez de Guevara comte d'Oñate, dans la postérité masculine duquel elle s'est toujours conservée de père en fils ou deux seules fois par des héritières qui ont épousé de leurs parents du même nom, armes et maison qu'elles. Le huitième comte d'Oñate, dont la grand'mère était Tassis ou Taxis, succéda à l'utile charge héréditaire de grand maître des postes d'Espagne et au comté de Villamediana à Jean de Tassis, second comte de Villamediana, neveu de sa grand'mère, qui fut tué d'un coup de pistolet, 21 août 1622, à Madrid étant dans son carrosse avec don Louis de Haro; et on prétendit alors que Philippe IV l'avait soupçonné d'être amoureux de la reine son épouse, Élisabeth de France, et avait fait faire le, coup. Ce comte de Villamediana n'avait point d'enfants, et ce huitième comte d'Oñate transmit ses biens et sa charge à sa postérité, laquelle, je crois, a eu le même sort que les charges héréditaires de connétable et d'amirante de Castille, supprimées par Philippe V, et que celle de grand maître des postes, dont le profit était grand, et les fonctions importantes et peu convenables à une succession héréditaire, aura changé de forme; mais c'est de quoi je ne me suis pas avisé de m'informer. C'est le onzième comte d'Oñate que j'ai vu fort peu à Madrid, où il vivait fort retiré, où peut-être l'avait jeté la disgrâce de son puissant beau-père, le huitième duc de Medina-Coeli, mort en prison en 1711, à Fontarabie, comme on le peut voir à l'article de Medina-Cœli.

Quant à la date de la grandesse, il paraît qu'elle est la même que l'érection en comté, c'est-à-dire que Inigo Velez de Guevara, premier comte d'Ouate en 1469, devint en même temps rico-hombre, et que de cette dignité les comtes d'Ouate passèrent sous Charles-Quint à celle de grands d'Espagne, ayant toujours été grands d'Espagne depuis.

Oropesa, Portugal y Toledo. J'ai expliqué, ce me semble (t. III, p. 88), les branches royales de Portugal, Oropesa, Lemos, Veragua, Cadaval, etc., en sorte que je n'ai plus rien à y ajouter ici. J'ai de même exposé, lors de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne, ce qui regardait le personnel du comte d'Oropesa d'alors, président du conseil de Castille, sous Charles II, exilé par lui, rappelé tout à la fin de la vie de ce roi, exilé de nouveau peu après l'arrivée de Philippe V en Espagne, et mort dans cet exil. Depuis mon retour son fils revint à Madrid, y épousa une fille du comte de San-Estevan de Gormaz, et fut après chevalier de la Toison, en même promotion avec son beau-père.

Palma, Bocanegra y Portocarrero. Alphonse XI, roi de Castille, donna cette terre en 1342 à Gilles Bocanegra, qui s'était mis à son service, et était pour lui général de la mer. Son frère était duc de la république de Gênes. Gilles avait épousé Marie de Fiesque. Leur troisième petit-fils, quatrième seigneur de Palma, épousa Fr. Portocarrero, et ses descendants s'honorèrent tellement de cette alliance qu'ils quittèrent leur nom de Bocanegra, et ne prirent plus que le nom de Portocarrero. Louis, arrière-petit-fils du Bocanegra et de la Portocarrero, et huitième seigneur de Palma, en fut fait comte par la reine Jeanne, mère de Charles-Quint, en 1507; et son petit-fils, troisième comte de Palma, fut fait marquis d'Almenara en 1623, par Philippe IV. Le fils de ce troisième comte de Palma, et premier marquis d'Almenara, mourut avant son père, et laissa deux fils dont le cadet fut le fameux cardinal Portocarrero, promu par Clément IX, en 1669, depuis archevêque de Tolède, dont il a été tant parlé ici, à l'occasion du testament de Charles II, de l'arrivée de Philippe V en Espagne, et plusieurs fois depuis. Son frère aîné L. Ant. Th. Bocanegra y Portocarrero, cinquième comte de Palma, fut rétabli, en 1679, par Charles II, dans le rang et honneurs de grand d'Espagne, dont ses pères, ricos-hombres avant Charles-Quint, avaient été laissés par cet empereur et roi d'Espagne dans l'état commun de ceux qu'il avait comme dégradés, en abolissant cette dignité pour établir en sa place celle de grands d'Espagne, où il n'avait point admis le comte de Palma ni ses successeurs jusqu'à Charles II. Ce premier grand d'Espagne, comte de Palma, eut un fils qui fut persécuté par la princesse des Ursins, sous Philippe V, par haine pour sa femme, qui avait beaucoup d'esprit, qui voyait beaucoup de monde à Madrid, qui était extrêmement considérée, et y tenait une manière de tribunal où tout était apprécié, et où on ne pardonnait pas à la princesse des Ursins sa conduite fort étrange à l'égard du cardinal Portocarrero, dont on a parlé ici plus d'une fois. À la fin même le comte et la comtesse de Palma furent exilés; c'est leur fils qui leur avait succédé du temps que j'étais en Espagne, mais que je n'y ai point vu, qui vivait mécontent et fort retiré, qui venait fort rarement à Madrid, et qui ne se présentait point au palais.

Parcen, Sarcenio.

Parédes, dit Tolede y La Cercla, en Castille, appartenant à Roderic Manrique qu'Henri IV en fit comte et grand de Castille en 1452. De cette maison de Manrique de Lara elle passa en plusieurs autres par des filles héritières, puis à un cadet de la maison de Gonzague, dont l'héritière épousa Th., des bâtards de Foix, marquis de La Laguna en 1675. Il était frère du huitième duc de Medina-Coeli, et oncle du dernier duc de Medina-Coeli, mort prisonnier à Fontarabie, dernier duc de Medina-Coeli des bâtards de Foix. Le marquis de La Laguna, devenu ainsi par sa femme comte de Parédes, fut capitaine général de la mer, vice-roi de la Nouvelle-Espagne, enfin majordome-major de la palatine, seconde femme de Charles II, qui en même temps le fit grand de la troisième classe, et seulement pour sa personne en 1689; il mourut en 1692. Fort peu après, Charles II accorda la grandesse à sa veuve pour elle et pour ses héritiers à toujours, en considération de ce que les comtes de Parédes avaient été grands de Castille jusqu'à Charles-Quint, c'est-à-dire ricos-hombres, et n'avaient pas été compris parmi ceux qui de ce rang passèrent, sous Charles-Quint, à celui de grands d'Espagne, et demeurèrent dégradés. Cette même dame fut, en 1694, camarera-mayor de la reine, mère de Charles II, jusqu'à la mort de cette princesse, qui arriva en 1696. Elle laissa un fils né à Mexique en 1683, que j'ai vu à Madrid.

Peneranda, Velasco. Terre qu'il ne faut pas confondre avec une autre du même nom qui est duché, dont il a été parlé en l'article de Miranda. Celle-ci fut érigée en comté par Philippe III pour Alph. de Bracamonte, gouverneur de l'infant Charles son fils. Balthasar Emmanuel, fils aîné d'Alph. de Bracamonte, second comte de Peñeranda n'eut que deux filles. L'aînée porta le comté de Peñeranda en mariage à Gaspard de Bracamonte, frère de son père, qui fut conseiller d'État, président des conseils des ordres, des Indes et d'Italie, vice-roi de Naples, ensuite ambassadeur plénipotentiaire d'Espagne à la paix de Munster; enfin, à la mort de Philippe IV, un des gouverneurs de la monarchie. Il mourut à Madrid en 1676. Son fils mourut tout à la fin de 1689 sans enfants.

Son héritière fut Ant. de Bracamonte, seconde fille de Balthasar-Emmanuel, second comte de Peñeranda, dont la soeur aînée l'avait porté en mariage au frère de leur père. Cette Ant. avait épousé Pierre Fernandez de Velasco, second marquis del Fresno, qui fut ambassadeur d'Espagne en Angleterre et conseiller d'État. Son père, né sourd et muet, avait appris à se faire entendre, à lire, à écrire, etc., avec le prince de Carignan, en 1638, à Madrid, par l'industrie d'un Espagnol, nommé Emmanuel Ramirez de Carion. Ce second marquis del Fresno, devenu comte de Peñeranda par sa femme, obtint de Charles II la grandesse à vie de troisième classe, puis de l'étendre à la vie de son fils, qui l'a enfin obtenue perpétuelle de Philippe V. On a parlé sous le titre de Frias de la maison de Velasco. Ce comte de Peñeranda était à Madrid de mon temps.

Peralada, Rocaberti.

Priego, Cordoue. J'ai fort connu et pratiqué à Madrid le comte de Priego, qui était ami intime du duc de Bejar, avec lesquels j'ai eu en tiers, plusieurs bonnes et sages conversations et quelquefois assez instructives. Le comte de Priego était un petit homme noir, rougeaud, ventru, des yeux pétillants d'esprit et de feu, et qui ne trompaient pas; aussi avant dans le grand monde qu'un seigneur espagnol y pouvait être, et qui se fit faire grand d'Espagne fort plaisamment.

Il avisa que la princesse des Ursins avait fait venir d'Italie à Madrid le fils de sa défunte soeur de Lanti, qu'elle avait fort aimée, qu'il était pauvre et qu'elle cherchait à le marier richement; lui fit accroire que sa fille unique serait un fort grand parti. Il sut si bien conduire que tous les examens qu'elle en fit faire l'en persuadèrent si bien qu'elle pensa tout de bon au mariage, et le lui fit proposer. Priego, en habile homme, se fit prier et si bien qu'il déclara qu'il voulait une condition sans laquelle il ne le ferait point et avec laquelle il conclurait de tout son coeur; que cette condition était au pouvoir de la princesse des Ursins et à l'avantage de son neveu; qu'en un mot il voulait être grand d'Espagne. Mme des Ursins, surprise de la sécheresse avec laquelle cette proposition se faisait, fit la froide, se montra étonnée que quelqu'un prétendit lui faire la loi. Priego n'en fut pas la dupe et laissa tomber la chose. Mme des Ursins le voyant si résolu ne voulut pourtant pas manquer une si bonne affaire, lui fit reparler et proposer de faire donner la grandesse à son neveu en épousant sa fille. Priego répondit qu'on se moquait de lui, qu'il savait bien que Mme des Ursins ne manquerait pas tôt ou tard de procurer la grandesse à son neveu; que peu lui importait à lui qui, avec ses grands biens, ne serait pas embarrassé de trouver un grand d'Espagne ou un fils aîné de grand pour sa fille, mais que, la voulant bien donner à un homme aussi peu riche qu'était Lanti, parce qu'il était neveu de la princesse des Ursins qui le désirait, et par respect et par attachement pour elle, c'était bien le moins qu'il en profitât et qu'il eût la grandesse qui, après lui qui était déjà vieux, et il le paraissait bien plus qu'il ne l'était, passerait à sa fille et à son gendre. Mme des Ursins, qui vit bien qu'il n'en démordrait pas, essaya de le résoudre à faire le mariage en lui promettant qu'elle prendrait après son temps pour lui faire obtenir ce qu'il désirait. Mais Priego sentit bien que, s'il mariait sa fille sur ces belles promesses, on se moquerait de lui après; que Mme des Ursins ferait faire Lanti grand d'Espagne, et s'excuserait sur ce qu'elle n'avait pu obtenir qu'il le fût. Il renvoya donc la proposition bien loin, fit dire net à Mme des Ursins que, pouvant tout ce qu'elle voulait, il ne comprenait point tant de difficultés; qu'en un mot, l'affaire était à prendre ou à laisser, et qu'elle pouvait compter que le mariage ne se ferait point qu'il ne fût grand d'Espagne, qu'il n'en eût toutes les expéditions, et que de plus il n'eût fait sa couverture. Il y tint ferme, fut fait grand d'Espagne, eut toutes ses expéditions, fit sa couverture, après quoi le mariage suivit immédiatement. Il logea chez lui son gendre, et sa fille fut dame du palais. Mais Mme des Ursins et son neveu ne furent pas longtemps sans s'apercevoir que ce grand parti était et serait en effet des plus médiocres, et que Priego les avait joués pour être fait grand d'Espagne. Ils furent enragés de la duperie, mais ils firent en gens sages: l'affaire était faite; le gendre, qui était doux et honnête homme, n'en vécut pas moins bien avec sa femme et son beau-père; pour Mme des Ursins, elle eut toujours une dent contre lui, elle la cachait, mais on s'apercevait aisément qu'elle ne pouvait lui pardonner de l'avoir attrapée on ne convenait pas trop en Espagne que ce comte de Priego fût de la maison de Cordoue.

Tous les matins en se levant, en toute saison, on lui versait doucement une aiguière d'eau à la glace sur la tête, dont il ne tombait pas une goutte à terre. Sa tête la consumait toute à mesure. Il prétendait que cela lui faisait le plus grand bien du monde. L'abbé Testu, l'ami de Mme de Maintenon et de tant de gens considérables de la cour et de la ville, avec qui il a passé sa longue vie, et dont il a été parlé ici plus d'une fois, avait la même pratique, et il n'en tombait pas non plus une goutte à terre, mais c'était de l'eau naturelle, ni chauffée, ni à la glace, en aucune saison. Depuis mon départ, Lanti perdit sa femme, longtemps avant son beau-père, et n'en avait qu'une fille, en sorte qu'il ne pouvait plus être grand, parce que la grandesse passait par-dessus lui du grand-père à la petite fille immédiatement. Il fut du temps en cet état; à la fin il obtint de Philippe V une grandesse personnelle de troisième classe, et prit alors le nom de duc de Santo-Gemini. Il perdit depuis son beau-père et maria sa fille au second fils de la duchesse d'Havré, sa soeur, qui par là fut grand d'Espagne et comte de Priego, qui alla s'y établir.

Salvatierra, Sarmiento y Sotomayor.

Tessé, Froulay; Français, à Paris. Le maréchal de Tessé, premier écuyer de Mme la duchesse de Bourgogne, qui se piqua de l'aimer pour avoir fait la paix de Turin et traité son mariage. Elle lui procura la grandesse à bon marché, en 1704, lorsqu'il maria son fils si richement à la fille unique de Bouchu, conseiller d'État; il fit accroire au roi que contre tout usage, le roi d'Espagne lui avait permis de suivre l'usage de France et de se démettre, comme font les ducs, depuis le dernier connétable de Montmorency qui se démit le premier, et au roi d'Espagne que le roi l'avait voulu ainsi. La tromperie fut découverte, mais la belle-fille avait eu le tabouret et le garda.

Visconti, idem, Génois. Ainsi, il y a deux Visconti grands d'Espagne, l'un avec le titre de marquis, l'autre de comte.

On verra par la liste [suivante] tous les grands d'Espagne et de quelle maison ils sont, existant aujourd'hui, d'un seul coup d'oeil, en même ordre qu'en détail ci-devant.


DUCS
Abrantès, Alencastro. Berwick, Fitzjames.
Albe, Tolède. Bournonville, idem.
Albuquerque, Bertrand y La Cueva del Arco Manrique de Lara. Doria, idem.
Arcos, Ponce de Léon. Estrées, idem. Éteint.
Aremberg, Ligne. Frias, Velasco, connétable de Castille.
Arion, Sotomayor y Zuniga. Gandie, Llançol y Borgia.
Atri, Acquaviva. Giovenazzo, Giudice.
Atrisco, Sarmiento. Gravina, des Ursins.
Baños, Ponce de Léon. Havré, Croï.
Bejar, Sotomayor y Zuniga. Hijar, Silva.
Del Infantado, Silva. Noailles, idem.
Licera, Aragon. Osuna, Acuña y Tellez-Giron.
Liñarès, Alencastro. Saint-Pierre, Spinola.
Liria, Fitzjames. Popoli, Cantelmi.
Medina-Coeli, Figuerroa y La Cerda. Sessa, Folch y Cardonna.
Medina de Riosecco, Enriquez y Cabrera. Saint-Simon, idem.
Medina-Sidonia, Guzman, amirante de Castille. Solferino, Gonzague.
Saint-Michel, Gravina. Tursis, Doria.
La Mirandole, Pico. Veragua, Portugal y Colomb.
Monteillano, Solis. Villars, idem.
Monteléon, Pignatelli. Uzeda, Acuña y Pacheco y Tellez-Giron.
Mortemart, Rochechouart. Éteint. 46, dont deux sont les mêmes que leurs fils, conjointement, et deux éteints, ainsi 44 depuis.
Nagera, Ossorio y Moscoso.
Nevers, Mancini.

PRINCES DE
Bisignano, Saint-Séverin. Ligne, idem.
Santo-Buono, Caraccioli. Masseran, Ferrero.
Buttera, Branciforte. Melphe, Doria.
Cariati, Spinelli. Ottaïano, Médicis.
Chalais, Talleyrand. Palagonia, Gravina.
Chimay, Hennin-Liétard. Robecque, Montmorency.
Castiglione, Aquino. Sermoneta, Gaetano.
Colonne, idem, connétable de Naples. Sulmone, Borghèse.
Doria, idem. Surmia, Odeschalchi.
18.

MARQUIS
Arizza, Palafox. Mancera.
Ayetona, Moncade. Mondejar, Ivannez.
Los Balbazès, Spinola. Montalègre, Guzman.
Bedmar, Bertrand y La Cueva. Pescaire, Avalos.
Camaraça, Los Cobos. Richebourg, Melun. Éteint.
Castel dos Rios, Sernmenat. Ruffec, Saint-Simon.
Castel-Rodrigo, Hoinodeï; Pio. Torrecusa, Caraccioli.
Castromonte, Breza. Tavara, Tolède.
Clarafuente, Grillo. Villena, Acuña y Pacheco.
Santa-Cruz, Benavidez y Bazan. Villafranca, Tolède.
Laconi, idem. Visconti, idem.
Lede, Bette. 23.

COMTES
Aguilar, Manrique de Lara. Altarez, Villalpando.
Altamira, Ossorio y Moscoso. Baños, Mancade y La Cerda.
Aranda, Roccafull. Benavente, Pimentel.
Los Arcos, Guzman. Castrillo, Crespi.
Egmont, Pignatelli. Palma, Bocanegra y Portocarrero.
San-Estevan de Gormaz, Acuña y Pacheco. Parcen, Sarcenio ou Sarterio.
San-Estevan del Puerto, Benavidez. Parédes, dit Tolède y La Cerda, mais de Medina-Coeli des bâtards de Foix.
Fuensalida, Velasco. Peneranda, Velasco.
Lamonclava, Bocanegra. Peralada, Rocaberti.
Lemos, Portugal y Castro. Priego, Cordoue.
Maceda, Lanços. Salvatierra, Sarmiento.
Miranda, Chaves. Tessé, Froulay.
Montijo, Acuña y Portocarrero. Visconti, idem.
Oropesa, Portugal y Tolède. 27.
Ainsi 112 grands .

On y compte les trois éteints depuis.

Mais Philippe V en a fait beaucoup depuis.

On n'y compte que pour deux les deux pères qui le sont conjointement avec leur fils.


Ducs en Espagne 32 Marquis en Espagne 18
en France 5 en France 1
en Flandre 1 en Flandre  »
en Italie 6 en Italie 3
44
Princes en Espagne 2 Comtes en Espagne 25
en France 3 en France 2
en Flandre 1 en Flandre  »
en Italie 12 en Italie 1
18 28

Espagnols. Français. Flamands. Italiens. Anglais.
Duc 25 5 3 10 1
Prince 0 1 3 14  »
Marquis 14 1 2 5  »
Comte 23 1 0 4  »
62 8 8 33 1

Grands en tous pays, 112.

Outre ses grands, il y en a par charges ou état, qui sont :


Le majordome-major du roi. Le général de la Mercy.
Le grand prieur de Castille de Malte. Le général des dominicains.
L'abbé de Cîteaux. Le général des cordeliers.
L'abbé de Clairvaux. Le général des capucins.

Mais ces grands sont imperceptibles. Rien de si rare qu'un majordome-major du roi d'Espagne ne soit pas pris d'entre les grands, et plus rare encore, s'il se peut, qu'il ne soit pas fait grand, s'il ne l'est pas, fort tôt après être fait majordome-major. Le grand prieuré de Castille de l'ordre de Malte, qui vaut cent mille écus de rente, est donné à un des infants, et tant qu'il y aura de ces princes, il y a toute apparence que ce riche morceau demeurera entre leurs mains. À l'égard des moines, ce n'est que très improprement qu'on les dit être grands d'Espagne. Ils n'ont jamais eu nulle part hors de l'Espagne aucune des distinctions, rangs ni honneurs des grands d'Espagne; ils en reçoivent à titre de généraux d'ordre, et quoique ce puisse être à titre de grandesse, et jusqu'à présent les choses ont toujours été ainsi en Espagne; même quand ils y vont pour la visite de leurs couvents ou les affaires de leurs ordres, ils n'y sont pas autrement traités qu'à titre de généraux d'ordre. Tout ce qu'ils ont de particulier en Espagne, et qu'ils n'ont nulle part ailleurs, c'est que la première fois seulement qu'ils vont saluer le roi d'Espagne, il les fait couvrir, et ils se couvrent en effet, et c'est de là qu'ils sont dits grands d'Espagne. Mais après cette première fois, s'ils reparaissent devant le roi d'Espagne, ils ne se couvrent point et n'y ont aucune distinction différente de celles qu'y ont les autres généraux d'ordre qui ne sont point grands, c'est-à-dire qui ne se couvrent jamais devant le roi d'Espagne. Il en est de même en Espagne à leur égard partout, comme à l'égard de ces derniers, d'avec lesquels ils n'ont aucune différence. Depuis mon retour, le général des jésuites a été associé au même honneur, aussi imperceptible pour lui que pour les six autres.

Il faut maintenant réparer l'oubli que j'ai fait des marquis de Tavara et de Villafranca. Je veux me flatter qu'il n'y en a point d'autre dans ce qu'il y avait de grands d'Espagne existant en avril 1722, que je suis parti de la cour d'Espagne pour revenir en celle de France. Je n'oserais toutefois m'en répondre, quelque soin que j'y aie pris dans le peu de temps que j'ai pu y donner en Espagne, et en matière si étendue en tant de pays, et si diverse par tant de transmissions d'héritières. Cet oubli n'est pas dans la table des grands précédente.

Tavara, Tolède, Emmanuel, par sa mère A. M. de Cordoue y Pimentel, dont la mère était A. M. Pimentel, sixième marquise de Tavara. Tavara m'a été donné pour grandesse par le duc de Veragua, et j'ai de sa main une liste de grands d'Espagne, à laquelle j'ai conformé celle que j'ai mise ici, dans laquelle Tavara est compris entre les marquis grands d'Espagne. Mais je n'ai pas eu ou le temps de m'instruire de toutes les grandesses, ou d'en garder toutes les instructions en note, ou de retenir tout ce que je n'ai pas eu par écrit. Il s'en faut donc beaucoup que je puisse rendre compte de toutes ces grandesses; et celle de Tavara est de ce nombre.

VILLAFRANCA, Tolède. Ce marquis et le précédent étaient enfants des deux frères. Cette terre, dans le royaume de Léon, fut érigée par les rois catholiques en marquisat, vers 1490, en faveur de Louis Pimentel, mort, en 1497, avant son père, quatrième comte de Benavente. Sa fille unique porta sa grandesse et ses biens en mariage à Pierre Alvarez de Tolède, second fils du second duc d'Albe, dans la maison duquel cette grandesse est demeurée jusqu'à celui que j'ai vu en Espagne, qui était petit-fils du marquis de Villafranca, duquel il a été tant parlé à l'occasion du testament de Charles II ; de l'arrivée de Philippe V en Espagne, dont il fut majordome-major, et qui fut un des cinq premiers seigneurs espagnols à qui le feu roi envoya l'ordre du Saint-Esprit. Son même petit-fils fut par sa mère, héritière de Moncade y Aragon, duc de Montalte et de Vibonne, et par sa femme, marquis de Los Velez, de sorte que je le laissai avec quatre grandesses. Il était jeune, et ne faisait pas encore souvenir de son grand-père. Ces trois dernières sont en Aragon, en Sicile, et au royaume de Naples, toutes trois de Ferdinand le Catholique, les quatre rico-hombreries alors sont devenues grandesses sous Charles-Quint, et n'ont fait que passer d'un état et d'un nom à un autre.

On a vu, lorsque j'ai traité, t. III, p. 224 et suiv., des grands et de leur dignité, le soin qu'ils apportent de tout temps à faire un mystère de leur ancienneté et de leurs classes. Tous conspirent à vouloir cacher leurs différentes classes, qui, en effet, ne sont sensibles que dans leur diplôme d'érection dans leur couverture, et dans le style de chancellerie à leur égard; et quant à l'ancienneté à laisser croire, en l'étouffant parmi eux, qu'ils viennent tous de ces anciens ricos-hombres abolis par Charles-Quint, et transformés en grands d'Espagne, dont il imagina la dignité destituée de la puissance de celles des ricos-hombres qu'il abolit peu à peu en leur substituant la grandesse. J'ai tâché de pénétrer autant qu'il m'a été possible le secret de l'ancienneté. Il est vrai qu'il m'en est échappé une vingtaine sur cent douze grands, existant en 1722 que j'ai quitté l'Espagne, et qu'il y en a plusieurs autres, dont je n'ai pu fixer l'érection qu'avec incertitude, en disant vers telle année. Dans ces cas, je me suis réglé aux générations ou aux emplois le plus vraisemblablement qu'il m'a été possible, sans reculer ni avancer trop celui qui le premier a eu la qualité de grand d'Espagne, et dont les pères ne l'avaient pas. Et comme ces grandesses, dont les héritières femelles sont presque toutes capables, tombent quelquefois par elles à des grands postérieurs aux grandesses qu'elles leur apportent, j'ai eu soin de les marquer quand cela est arrivé, ce qui s'est trouvé rare.

Quand aux classes, je n'ai pu rien y démêler, sinon que Philippe II, comme je l'ai remarqué (t. III, p. 233), en traitant de la grandesse, n'a fait de grands que de la seconde classe. On voit assez au long, dans la première liste alphabétique des grandesses, ce qui regarde ceux qui les ont possédées. Je me contenterai, dans l'abrégé suivant, rangé, non plus par ordre alphabétique ni de titres, mais par l'ordre d'ancienneté que j'ai pu découvrir, [d'indiquer] pour qui érigées, et à qui tombées, sans m'y étendre davantage, ni rien répéter de ce qui se trouve dans la première liste alphabétique, sinon quelques légers suppléments.

ÉTAT DES GRANDS D'ESPAGNE, EXISTANT EN AVRIL 1722, SUIVANT CE QU'ON A PU DÉCOUVRIR DE DATES DE LEUR ANCIENNETÉ RESPECTIVE.

Ricos-Hombres, dont l'ancienne dignité trop multipliée, abrogée par Charles-Quint, et transmuée en celle de grand d'Espagne qu'il inventa, a passé sous ce prince en grandesse, sans nouvelle érection, les autres qui n'y passèrent pas, étant demeurées abolies, et les grands d'Espagne de Charles-Quint, et depuis.

HENRI II.

C'est le fameux comte de Transtamare, frère bâtard du roi Pierre le Cruel qui le vainquit, le tua, et fut élu roi de Castille en sa place, dont la couronne passa à sa postérité.

Medina-Coeli, comté 1368, duché 1491, par les rois catholiques. Il y a lieu de croire que cette érection en duché ne fut que pour une dénomination plus distinguée, parce qu'on ne peut pas douter que ce bâtard de Foix, qui eut l'honneur d'épouser l'héritière de Medina-Coeli, laquelle était vraiment La Cerda, et qui en fut fait comte, ne fût pas dès lors ricohombre. De cette race des bâtards de Foix, ce duché passa par l'héritière dans la maison de Figuerroa, en épousant le marquis de Priego, duc de Feria, deux fois grand d'Espagne, père du duc de Medina-Coeli que j'ai vu en Espagne, dont elle fut mère, et apporta les grandesses de Medina-Coeli, duché; Ségorbe, duché; Cardonne, duché; Alcala, duché; Denia, marquisat; Comarès, marquisat; Cogolludo, marquisat; San-Gadée, comté. Ces Figuerroa Medina-Coeli en ont encore accumulé plusieurs autres depuis.

HENRI III.

Benavente, comté 1398, pour J. Alph. Pimentel, d'où il n'est point sorti.

Amirante de Castille, charge héréditairement donnée par le même roi, vers 1400, à Alph. Enriquez, fils puîné de Frédéric, maître de l'ordre de Saint-Jacques, et frère jumeau du roi Henri II, fils bâtards tous deux du roi Alphonse XI, et de sa maîtresse Éléonore de Guzman. On ne peut, ce me semble, contester la qualité de rico-hombre à ce premier amirante. Jean II le fit comte de Melgar, vers 1438. Ces dignités ne sont point sorties de cette maison, non plus que celle de duc de Medina di Riosecco, ajoutée par Charles-Quint, 1520.

JEAN II.

Arcos, comte 1440, pour Pierre-Ponce de Léon, marquis, 1484, par les rois catholiques, duc par les mêmes, 1498, sans qu'Arcos soit jamais sorti de cette maison.

HENRI IV.

Lemos, comté 1457, pour Pierre Alvarez Ossorio, dont le fils eut un bâtard, la fille duquel le porta en mariage, mais un peu à la morisque, à Denis de Portugal, second fils du troisième duc de Bragance dans la postérité masculine [duquel] il est demeuré.

Medina-Sidonia, duché février 1460, pour J. Alph. de Guzman. Jean II l'en avait fait duc en 1445, mais pour sa vie seulement. Henri IV l'étendit à toute sa postérité légitime, et même à son défaut à l'illégitime, suivant les moeurs morisques. Il est demeuré dans sa postérité masculine et légitime.

Miranda, comté vers 1460, pour Diego Lopez de Zuniga. L'héritière de Zuniga le porta vers 1670 à J. de Chaves y Chacon avec Peñeranda, duché érigé en 1621, par Philippe III, pour J. de Zuniga, devenu comte de Miranda, par son mariage avec sa nièce, héritière de Miranda. Ainsi, par soi et par elle, il fut deux fois grand d'Espagne. Mais ces doubles grands, soit de la maison de Zuniga, soit de celle de Chaves, ont toujours porté le nom et le titre de comte de Miranda plus ancien préférablement à celui de duc de Peñeranda, qui tous deux sont demeurés dans la maison de Chaves.

Albuquerque, duché 1464, pour Bertrand de La Cueva. Sa postérité masculine défaillit bientôt après, et l'héritière le porta en mariage à un François appelé Hugues Bertrand, qui prit le nom seul et les armes de La Cueva, et de ce mariage est issue toute la maison de La Cueva, d'où ce duché n'est point sorti.

Villena, marquisat 1468, pour J. d'Acuña y Pacheco, qu'il fit encore l'année suivante, 1469, duc d'Escalona. Henri IV était impuissant; Isabelle, sa soeur, voulut le faire déclarer tel, et lui succéder. Cela causa de grands troubles et des partis. Celui d'Isabelle déposa Henri IV en 1465. Il se soutint tant qu'il put, et continua à faire des actes valides de royauté. Isabelle, pour s'appuyer sur le trône de Castille, épousa en 1469, Ferdinand, roi d'Aragon, son cousin issu de germain par mâles sortis du roi Henri II. C'est eux qui se sont appelés les rois catholiques, du titre de roi catholique que Ferdinand obtint à Rome; et comme chacun d'eux gouvernait son propre royaume avec indépendance l'un de l'autre, on prit l'habitude en Espagne, en parlant d'eux, de dire les rois. Cette façon de parler s'y est tellement établie qu'on y dit encore les rois, quand on y parle du roi et de la reine ensemble, quoique depuis fort peu de règne de Jeanne, fille d'Isabelle, et mère de Charles-Quint, les reines d'Espagne n'ont rien gouverné que quand elles ont été veuves et régentes. Ce peu d'historique eût été mieux en sa place dans la précédente liste détaillée; j'ai mieux aimé en réparer ici l'oubli.

Henri IV étant mort en 1474, il y eut des prétentions du Portugal sur la Castille, et des troubles qui ne sont pas de mon sujet. J. d'Acuña y Pacheco qui avait été favori d'Henri IV, et par conséquent peu attaché à Isabelle, sa soeur, qui de son vivant en voulait à sa couronne, favorisa le Portugal, dont les efforts furent impuissants. La reine Isabelle l'en punit en lui ôtant le marquisat de Villena qui est en Castille, et l'unit à sa couronne, où il est toujours demeuré réuni, sans que la postérité masculine de ce J. d'Acuña y Pacheco en aient quitté la prétention, et le titre qu'ils ont toujours porté de préférence à celui de duc d'Escalone. On en voit encore d'autres à l'article de Villena dans la précédente liste détaillée. Cette même postérité masculine est encore en possession du duché d'Escalone, et du titre de Villena, sans le marquisat.

Albe, duché, 1469, pour Garcias Alvarez de Tolède, et il est demeuré depuis dans cette maison. Jean II l'avait donné en titre de comté dès 1430, à Guttiere-Gomez de Tolède, qui était évêque, comme on le voit en la précédente liste détaillée; le légua à son neveu, père de celui qui fut fait duc. La distance en est si courte que je n'ai pas cru m'y devoir arrêter, d'autant que cela a commencé par un évêque qui n'était pas dans le cas des ricos-hombres, ni par conséquent d'en communiquer la dignité aux siens. Ainsi, je me suis fixé à l'érection d'Albe en duché.

Oñate, comté, 1469, pour Inigo Velez de Guevara. Il est sorti, puis rentré par des filles héritières, et demeuré enfin dans cette maison.

ROIS CATHOLIQUES.

Infantado, duché 1475, pour Diego Hurtado de Mendoza. Il passa enfin d'héritière en héritière par mariage, vers 1680, à Roderic de Silva, quatrième duc de Pastrane, prince d'Eboli, et est demeuré à leurs descendants masculins, qui ont tous porté le titre de duc del Infantado préférablement à celui de duc de Pastrane, comme plus ancien. On a vu, pages 381 et suiv., ce qui regarde Pastrane, omis ailleurs, parce que cette grandesse est sur la même tête que celle de l'Infantado.

Oropesa, comté 1475, pour Ferdinand de Tolède. Sa postérité masculine défaillit au cinquième comte d'Oropesa, dont la fille aînée porta ce comté avec d'autres biens en mariage à Édouard de Portugal, frère puîné de Théodose II de Portugal, père du duc de Bragance, ou du roi Jean IV de Portugal, en 1640, par la révolution de Portugal en sa faveur, qui en chassa les Espagnols. Ce comte d'Oropesa, par sa femme, s'alla établir en Espagne, où sa postérité masculine est demeurée avec le comté d'Oropesa. Il fallait que cette rico-hombrerie, devenue tout de suite grandesse sous Charles-Quint, n'eût pas été mise dans la première classe lorsque les classes furent inventées depuis et établies, puisqu'elle n'y fut mise que par Charles II, en août 1690, pour ce comte d'Oropesa qu'il exila depuis, qui, après être revenu à Madrid, à l'arrivée de Philippe V, en fut bientôt après exilé, qui se déclara pour l'archiduc, en 1706, qui mourut un an après à Barcelone, dont il a été parlé ici en plusieurs occasions, et dont le fils, comte d'Oropesa, est revenu depuis mon retour, et a épousé à Madrid une fille du comte de San-Estevan de Gormaz.

Najera, duché 1482, pour Pierre Manrique de Lara. D'héritières en héritières, A. de Guevara le porta en mariage à Jos. Ossorio y Moscoso, frère cadet du comte d'Altamire, pendant que j'étais en Espagne.

Gandie, duché 1485, pour Pierre-Louis Llançol, dit Borgia, second fils bâtard du pape Alexandre VI, et père de saint François de Borgia. Ce duché s'est masculinement conservé dans cette maison.

Sessa, duché vers 1486, pour le grand capitaine Alphonse de Cordoue. Fr. de Cordoue, héritière, fit cession de ce duché et de ses autres biens, n'ayant point d'enfants, au fils de sa soeur cadette et unique, Ant. Folch de Cardonne, qui par là fut aussi duc de Baëna, et qui par son père était aussi duc de Somme. Ces grandesses se sont masculinement conservées dans cette maison.

Bejar, duché 1488, pour Alvare de Zuniga. Thérèse de Zuniga, héritière, porta ses biens et ce duché en mariage à Fr. de Sotomayor, cinquième comte de Belalcazar, en la postérité masculine duquel il est demeuré.

Frias, duché vers 1488, pour Bernardin-Fernandez de Velasco, second connétable de Castille, de sa maison, qui y rendit cette charge héréditaire. Son père avait eu cette charge le premier de sa maison, en 1473, après six autres connétables; ainsi, n'ayant été qu'à vie jusqu'à son fils, j'ai cru ne devoir fixer son ancienneté qu'à l'érection du duché de Frias, qui est depuis masculinement demeuré à sa postérité.

Villafranca, marquisat 1490, pour Louis Pimentel. L'héritière de Pimentel porta ce marquisat et ses autres biens en mariage à Pierre Alvarez de Tolède, second fils du second duc d'Albe, dans la postérité masculine [duquel] il est demeuré, laquelle a depuis acquis par des héritières trois autres grandesses, qui sont les duchés de Montalte et de Vibonne, et le marquisat de Los Velez. Il était aussi duc de Ferrandine, mais Villafranca étant plus ancien que ces autres titres, il leur a préféré, ainsi que ses pères, de porter le nom de marquis de Villafranca.

CHARLES-QUINT.

Egmontest sûrement de ce prince: je n'ai pu en découvrir la date. Il y a tout lieu de croire que ce roi des Espagnes n'oublia pas un aussi grand seigneur de ses sujets des Pays-Bas, lorsque, à l'occasion de son voyage d'Espagne en Allemagne pour y recevoir la couronne impériale, il prit son temps d'abolir l'ancienne dignité des ricos-hombres, d'imaginer et d'établir celles des grands d'Espagne qu'il y substitua, d'en faire en même temps des anciens ricos-hombres par une simple conservation et transmission d'une dignité à l'autre, en dégradant tacitement ceux d'entre eux qu'il ne conservait pas par cette transition, et de leur associer en même temps des plus grands seigneurs à la nouvelle dignité de grands d'Espagne, qui n'avaient point été ricos-hombres, des uns et des autres, desquels, devenus grands d'Espagne, il se fit accompagner à son couronnement impérial, où il leur procura des distinctions-, des rangs, et l'honneur de se couvrir en sa présence et au couronnement.

Cette grandesse est demeurée jusqu'à nos jours dans la maison d'Egmont qui s'est entièrement éteinte. La soeur du dernier comte d'Egmont, et dernier mole, mort sans enfants, hérita de ses biens et de sa grandesse. Elle avait épousé le duc de Bisaccia de la maison Pignatelli, dont il a été parlé plus d'une fois ici, et dont le fils prit le nom et les armes d'Egmont, et s'est établi en France par son mariage avec la seconde fille du duc de Duras, fils aîné et frère des maréchaux ducs de Duras.

Veragua, duché 1557, pour Diegue Colomb, fils du fameux Christophe. Ce duché passa par Isabelle Colomb, héritière, à son petit-fils Nuisez de Portugal, dans les descendants masculins duquel il est demeuré.

Pescaire, marquisat 1537, pour Alphonse d'Avalos, dans la postérité duquel cette grandesse est demeurée.

PHILIPPE II.

Ayétone, marquisat vers 1560, pour J. de Moncade, dans la postérité masculine duquel cette grandesse est toujours demeurée.

Ossuna, duché 1562, pour Pierre d'Acuña y Giron, dans la postérité masculine duquel cette grandesse est depuis demeurée.

Terranova, duché 1565, pour Charles Tagliavia. J. Tagliavia, héritière, porta ses biens et cette grandesse en mariage à Hector Pignatelli en 1679. Leur fils aîné épousa la fille héritière du septième duc de Monteléon, Pignatelli aussi, dont la grandesse était de Philippe III, en 1613. Ces deux grandesses sont demeurées dans leur postérité masculine; et depuis, ces grands ont préféré de porter le nom de duc de Monteléon, comme venant de leur maison, à celui de duc de Terranova, plus ancien, mais leur venant par femme.

Santa-Cruz, marquisat 1582, pour Alvare Bazan, général de la mer, aussitôt après sa victoire navale et l'horrible massacre de sang-froid qu'il fit de tous les prisonniers français dans l'île de Saint-Michel, juillet 1582. Cette grandesse, d'héritière en héritière, tomba enfin à Français Diaz de Benavidez, mort en 1680, père de celui que j'ai vu en Espagne.

Aranda, comté 1590, pour Antoine Ximénès d'Urrea. Cette grandesse passa par la maison d'Heredia, dont l'héritière la porta en mariage à Guillaume de Roccafull, dans la postérité masculine duquel elle est demeurée.

PHILIPPE III.

UZEDA, duché vers 1610, pour Fr. Gomez de Sandoval, fils aîné du duc de Lerme, premier ministre, et mort avant lui, dont l'héritière, après diverses générations, quoique cadette, et je n'ai pu découvrir la cause de ce partage, porta la grandesse d'Uzeda en mariage à Gaspard d'Acuña y Tellez-Giron, qu'on a vu ici ambassadeur d'Espagne à Rome, à la mort de Charles II, qui fit très bien à l'avènement de Philippe V, et qui, étant encore son ambassadeur à Rome, se jeta dans le parti de l'archiduc, où il est mort et, a laissé un fils.

Peñeranda, comté vers 1511, pour Alphonse de Braccamonte, qui par l'héritière de Braccamonte, a été porté en mariage à Pierre-Fernandez de Velasco, deuxième marquis del Fresno. J'ignore par quelle difficulté, en la transmission de cette grandesse, ce même Pierre-Fernandez de Velasco a été fait grand d'Espagne par Charles II, d'abord à vie, puis pour celle aussi de son fils. C'est une difficulté dont je n'ai pas été éclairci, car les Braccamonte, comtes de Peñeranda ont été certainement grands d'Espagne à ce titre, et de la date ci-dessus de Philippe III.

Mondejar, marquisat vers 1612, pour Inigo Lopez de Mendoza. Cette grandesse passa en plusieurs maisons par des filles héritières. Celle de Cordoue la porta enfin en mariage à Gaspard Ivannez, comte de Tendilla, qui en prit le nom, fit sa couverture en 1678, et a laissé un fils, marquis de Mondejar, que j'ai vu à Madrid.

Hijar, duché 1614, pour J. Chr. L. Fernandez d'Hijar, arrière-petit-fils de mâle en mâle de J. Fernandez, seigneur d'Hijar, en faveur duquel ce duché avait été érigé en 1483, et n'avait point passé en grandesse sous Charles-Quint. De filles en filles héritières il tomba dans la maison de Silva, dont l'héritière le porta en mariage, à la fin de 1688, à Frédéric de Silva, marquis d'Orani, son cousin, de même maison, dans la postérité masculine duquel il est demeuré.

Havré, duché vers 1616, pour Ch. Alex. de Croï, de la branche d'Arschot. Sa fille unique porta ses biens et sa grandesse à P. Fr. de Croï, second fils de Ph. de Croï, comte de Solre, qui prit le nom de duc d'Havré, et cette grandesse est demeurée en sa postérité masculine.

Sulmone, principauté vers 1521, pour un Borghèse, fils du frère du pape Paul V, à qui cette grandesse ne put être refusée, et qui est demeurée dans cette postérité masculine.

LosBalbazès, marquisat 1621, pour le fameux Ambroise Spinola, dans la postérité masculine duquel cette grandesse s'est conservée, avec celle du duc del Sesto, par le mariage de la fille héritière de Paul Doria, duc del Sesto; mais ils ont toujours préféré de porter le titre propre de leur maison à celui de duc del Sesto.

PHILIPPE IV.

Altamire, comté 1621, pour Gaspard Ossorio y Moscoso, dans la postérité masculine duquel cette grandesse s'est conservée. Gaspard était pourtant le septième comte d'Altamire lorsqu'il obtint de Philippe IV la grandesse, dont ses pères étaient déchus, qui l'avaient eue par l'héritière d'Ulloa y Moscoso. Cette rico-hombrerie, érigée pour Lopez d'Ulloa y Moscoso, dans les fins du règne de Jean II, vers 1452, n'était pas passée en grandesse sous Charles-Quint, et était ainsi demeurée dégradée.

Abrantès, duché vers 1625, pour Alphonse d'Alencastro, issu par mâles de Georges, bâtard de Jean II, roi de Portugal, dans la postérité masculine duquel cette grandesse est demeurée avec celle de Liñarès, par le mariage du deuxième duc d'Abrantès avec l'héritière de Noroña y Silva, fille de Ferdinand duc de Liñarès.

Bisignano, principauté 1626, pour Louis de San-Severino, dans la postérité masculine duquel cette grandesse est demeurée.

Castel-Rodrigo, marquisat vers 1629, pour Chr. de Moura, qui avait été premier vice-roi de Portugal, et c'est ce qui me fait craindre de m'être trompé, et qu'encore qu'il fût fort vieux quand il fut fait grand d'Espagne, il ne le soit de Philippe III. Quoi qu'il en soit, son fils et son petit-fils lui succédèrent et furent l'un après l'autre gouverneurs généraux des Pays-Bas. La fille héritière du dernier épousa, à la fin de 1678, Charles Homodeï, marquis d'Almonacid, qui devint marquis de Castel-Rodrigo, et en prit le nom, mais qui ne put faire sa couverture qu'un an après, sur les difficultés qu'il essuya; je n'ai point su sur quoi fondées. Il n'eut point d'enfants, et perdit sa femme dont hérita sa soeur cadette, qui avait épousé Gilbert Pio, mère du prince Pio, que j'ai vu en Espagne, qui recueillit la grandesse après elle, sans préjudice du rang et des honneurs restés personnellement au marquis d'Almonacid avec, sa vie durant, le nom et le titre de marquis de Castel-Rodrigo.

Torrecusa, marquisat vers 1630, pour Ch. André Carraccioli, dont la grandesse est masculinement demeurée à sa postérité.

Colonne, principauté, connétable héréditaire du royaume de Naples vers 1632, pour Laurent-Onuphre, septième connétable Colonne. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Camaraça, marquisat vers 1635, pour Diego de Los Cobos, dans la maison duquel cette grandesse s'est conservée.

Aguilar, comté janvier 1640, pour Jean-Ramirez d'Arellano. Il épousa Anne-Marie, fille unique de J. de Mendoza, premier marquis d'Hinoyosa qu'elle lui apporta, et fut ainsi doublement grand d'Espagne, comme comte d'Aguilar et marquis d'Hinoyosa. Lui et les siens ont préféré au titre d'Hinoyosa celui d'Aguilar, dont il était huitième comte. J. Ramirez d'Arellano eut Aguilar du roi Jean ter; en 1681. Il était rico-hombre de Castille. Son petit-fils, Alph. Ram. d'Arellano en fut fait comte en 1475, par les rois catholiques, et jouit des honneurs de la grandesse ou rico-hombrerie d'alors. Mais n'ayant point passé en grandesse sous Charles-Quint, elle demeura abrogée jusqu'au rétablissement qui vient d'être expliqué. Celui qui fut rétabli ne laissa qu'une fille qui épousa, en 1670, Emmanuel Manrique de Lara, deuxième marquis de Frigilliana à qui elle apporta ces deux grandesses, et qui a laissé un fils, comte d'Aguilar, que j'ai vu à Paris, et depuis en Espagne. C'est de ce père et de ce fils qu'il est parlé ici à plusieurs reprises.

Aremberg, duché vers 1650, pour Ph. Fr. de Ligne, fils aîné de Ph. Ch. de Ligne, de la branche de Barbançon, prince d'Aremberg, chevalier de la Toison d'or, mort à Madrid en 1640, et de sa deuxième femme Is. de Barlaymont. Ph. Fr., premier duc d'Aremberg, et fait grand d'Espagne, fut chevalier de la Toison, général des mers des Pays-Bas espagnols, gouverneur du Hainaut et de Valenciennes, et capitaine des archers de la garde bourguignonne de Philippe IV, et de Charles II, en Flandre, où il mourut sans postérité en 1674. Ses biens et sa grandesse passèrent à Ch. Eugène, son frère, dans la postérité masculine duquel elle est demeurée, mais passée et retournée au service de la maison d'Autriche, depuis que les Pays-Bas espagnols sont rentrés sous son obéissance. J'ai voulu suppléer ici à la négligence de cet article dans le précédent état détaillé.

Ligne, principauté 1660, pour Cl. Lamoral de Ligne, grand-père de celui qui existait lorsque j'étais en Espagne, qui a postérité masculine, et est à Bruxelles au service de l'empereur. Il est de Philippe IV.

CHARLES II.

Fuensalida, comté 1670, pour Bernardin de Velasco y Rojas et Cardonne. Cette grandesse s'est conservée dans sa postérité masculine.

Saint-Pierre, duché 1675, pour Fr. M. Spinola. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Palma, comté juillet 1679, pour L. Ant. Th. Bocanegra y Portocarrero. Louis Bocanegra y Portocarrero avait été fait comte de Palma par la reine Jeanne, 1507, mais cette rico-hombrerie n'ayant point passé en grandesse sous Charles-Quint, fils de cette reine, demeura abrogée. Depuis le rétablissement de cette grandesse, elle est demeurée dans la postérité masculine de celui qui l'a obtenue.

Nevers, 1680, pour J. B. Spinola, dont la fille aînée l'a porté en mariage, en 1709, à L. J. Fr. Mancini, dit Mazzarini, fait depuis duc et pair de Nevers.

Santo-Buono, principauté 1684, pour Matthieu Carraccioli. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Surmia, principauté vers 1686, pour Odeschalchi, neveu du pape Innocent XI. Cette grandesse est encore dans les mâles de cette famille.

Giovenazzo, duché 1690, pour del Giudice, mais pour trois vies ou générations seulement. Cette troisième génération est la fille unique du prince de Cellamare plus connu, et dont il a été tant parlé ici sous ce nom. Elle était dans un couvent à Rome. Je ne sais qui elle a épousé.

Liñarés, duché 1692, pour de Noroña, dont la fille unique l'a porté au deuxième duc d'Abrantès qui, par un moyen ou grâce, à moi inconnu, a divisé ces deux grandesses entre ses fils ou petits-fils.

Baños, comté 1692, pour Pierre, dit de La Cerda y Leyva, mais branche cadette des ducs de Medina-Coeli, bâtards de Foix, dont la fille héritière épousa, en 1693, Emmanuel de Moncade, frère du marquis d'Ayétone, dont ce comte de Baños n'a eu qu'une fille point mariée, lorsque j'étais en Espagne. Je n'ai point appris depuis à qui elle aura porté sa grandesse.

Parédes, comté 1692, pour Th., marquis de La Laguna, frère du huitième duc de Medina-Cœli. En 1689, il avait été fait grand à vie; ce ne fut que trois ans après qu'il le fut fait à toujours, et cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine. C'est une rico-hombrerie érigée par Henri IV, 1452, pour Roderic Manrique, qui, n'ayant point passé en grandesse sous Charles-Quint, demeura abrogée, et dont la terre passa par des héritières de maison en maison jusqu'à l'épouse de ce marquis de La Laguna, qui obtint la grandesse, et prit le nom de comte de Parédes.

Lamonclava, comté vers 1693, pour Melchior Bocanegra y Portocarrero, dont la grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

San-Estevan del Puerto, comté 1696, pour Fr. Benavidez, dont la grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Montalègre, marquisat octobre 1697, pour Martin-Dominique de Guzman, qui a des fils.

LosArcos, comté octobre 1697, pour Joachim Figuerroa y Laso de La Vega, qui a des fils.

Montijo, comté 1697, pour d'Acuña y Portocarrero. On a parlé ailleurs de son fils que j'ai vu en Espagne, et qui a postérité masculine.

Baños, duché 1698, pour Ponce de Léon, frère du duc d'Arcos, établi depuis en Portugal dans ses biens maternels.

Castromonte, marquisat 1698, pour Jean Baeza, a postérité masculine.

Castiglione, principauté 1699, pour Thomas d'Aquino que nous prononçons d'Aquin.

OTTAÏANO, principauté 1700, pour Joseph de Médicis qui a postérité masculine.

PHILIPPE V.

Castel dosRios, marquisat 1700, avant partir de Versailles, pour de Semmenat, ambassadeur d'Espagne en France, à la mort de Charles II. C'est le premier qui reconnut et baisa la main de Philippe V, qui, par le conseil du roi son grand-père le fit grand de la première classe à Versailles, et l'y fit couvrir comme grand d'Espagne la première fois devant lui, pour lui tenir lieu d'avoir fait sa couverture. Sa grandesse subsiste dans sa postérité masculine.

Mortemart, duché 1701. En arrivant à Madrid, une des premières choses que fit Philippe V, fut de faire grand d'Espagne de la première classe le duc de Beauvilliers, son gouverneur. Cette grandesse passa au duc de Mortemart; par le mariage de sa fille unique, et s'est éteinte depuis mon retour par la mort de la duchesse de Mortemart et de toute sa postérité.

Estrées, comté 1702, pour le comte d'Estrées qui passa le roi d'Espagne de Barcelone à Naples, étant vice-amiral de France. Longtemps depuis mon retour, il est mort duc, pair et maréchal de France, sans postérité, et sa grandesse est demeurée éteinte.

Liria, duché 1704, pour Fitzjames, duc de Berwick, à qui peu après son fils fut adjoint en la même grandesse, pour en jouir avec les mêmes rang, honneurs, etc., que lui. Il prit alors le nom de duc de Liria. Cette grandesse est dans sa postérité masculine établie en Espagne.

Gravina, duché 1704, pour le chef de la maison des Ursins. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Bedmar, marquisat 1704, à la prière du roi pour Bertrand La Cueva, commandant général des Pays-Bas espagnols. Cette grandesse, faute de mêles, passe à son gendre, second fils du marquis de Villena, qui s'appelle le marquis de Moya, et qui prendra le nom de marquis de Bedmar.

Tessé, comté 1704, pour de Froulay, comte de Tessé, maréchal de France. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

LaMirandole, duché 1705, pour Pico. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Atri, duché 1706, pour Acquaviva, frère du cardinal Acquaviva, chargé des affaires d'Espagne à Rome. Son fils l'était du temps que j'étais en Espagne. Il était lors en Italie et a postérité masculine.

Chimay, principauté 1706, pour Hennin-Liétard, chevalier de la Toison d'or de Charles Il. Il a été mon gendre, est mort sans enfants. Sa grandesse a passé à son frère, mort aussi depuis, et au fils qu'il a laissé, et qui s'établit en France.

Monteillano, duché 1707, pour de Solis. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Priego, comté 1707, pour de Cordoue. Sa fille unique a épousé Lanti, dit de La Rovère; elle est morte devant son père et n'a laissé qu'une fille. Le père déchu par là de cette grandesse que sa femme n'a point eue, a été fait grand à vie, sous le nom de duc de S.-Gemini, et a marié sa fille, avec la grandesse, au second fils de la duchesse d'Havré, sa soeur, Croï, qui s'établit en Espagne et prend le nom de comte de Priego, -tout cela longtemps depuis mon retour d'Espagne.

Noailles, comté 1711, pour le duc de Noailles qui, longtemps depuis, a obtenu de faire passer sa grandesse à son second fils qui en jouit et a postérité masculine:

Popoli, duché 1711, pour Cantelmi. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Masseran, principauté 1712, pour Ferreiro. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Richebourg, marquisat 1712, pour de Melun. Éteinte, n'ayant laissé que deux filles non mariées, et qui n'ont point voulu l'être, et hors d'âge d'avoir postérité.

Chalais, principauté 1713, pour de Talleyrand. Sa fille unique a épousé un fils de son frère.

Robecque, principauté 1713, pour de Montmorency. Son frère, faute de postérité, et appelé, a recueilli cette grandesse, et a laissé un fils, qui en jouit et a des garçons.

Maceda, comté 1714, pour Lanços. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Solfarino, duché 1714, pour Gonzague. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

San-Estevan de Gormaz, comté 1715, pour Acuña y Pacheco, fils aîné du marquis de Villena, duc d'Escalona, qui a postérité masculine.

Bournonville, duché 1715, pour idem non marié, a fait longtemps depuis passer sa grandesse et sa charge de capitaine de la compagnie des gardes du corps wallons, au fils d'un de ses frères.

Villars, duché 1716, pour le maréchal duc de Villars. Son fils unique n'a qu'une fille unique, mariée au comte d'Egmont.

Lede, marquisat 1717, pour Bette. Cette grandesse est demeurée dans sa postérité masculine.

Saint-Michel, duché 1718, pour Gravina. Il a des fils, et s'est fait depuis cardinal.

DelArco, duché 1718, sans enfants. Je ne sais à qui cette grandesse est allée.

Saint-Simon, comté janvier 1722, pour le duc de Saint-Simon et le marquis de Ruffec, son second fils conjointement.

Arlon, duché 1722, pour Sotomayor y Zuniga. Je ne sais à qui cette grandesse est allée, car il n'a point été marié.

Il faut maintenant donner une liste toute simple des grands d'Espagne, dont la date est ou nettement ou suffisamment reconnue, en marquant les anciennes rico-hombreries que Charles-Quint fit passer tout de suite en grandesses, sans érection, et celles qui, ayant été abrogées par le même prince d'une manière tacite, mais très réelle, en ne les faisant point passer en grandesses, ce qui de fait les dépouilla pour toujours de leurs rangs, honneurs et distinctions, sont redevenues grandesses, mais par des érections faites par les rois successeurs de Charles-Quint, ce qui fixe leur ancienneté parmi les grands, sans la remonter à celle des rico-hombreries abrogées, mais les réduisant à la date de l'érection de leurs grandesses. Si on veut voir leurs dates et de quels rois, si on veut voir leurs maisons et si les possesseurs actuels sont héritiers de mâle en mâle, ou par des filles héritières, ou eux-mêmes impétrants de ces grandesses, c'est ce qui se trouve exactement et différemment détaillé dans les deux précédents états des grands d'Espagne. On fera suivre la liste qu'on va donner des grands, suivant leur ancienneté connue ou justement présumée, d'une autre liste toute nue, par titres et par ordre alphabétique, des grands dont on n'a pu connaître ni présumer les dates d'érection, non plus que de la plupart de ceux-là aucune autre chose, desquels le grand nombre est d'Italiens jamais sortis d'Italie.

Si, au lieu de cent douze grands d'Espagne, il s'en trouve cent treize dans ces deux listes jointes ensemble, c'est que le marquis de Mancera avait été oublié. Je l'ai dans la liste des marquis grands d'Espagne de la main du duc de Veragua. J'avouerai de plus que j'ai oublié quel il est. Le duc de Veragua a écrit Portocarrero à côté de son nom, mais je n'en suis pas plus avancé, parce que c'est peut-être le nom de l'héritière qui a apporté cette grandesse. Le marquis de Mancera, qui s'appelait Antoine-Sébastien de Tolède, deuxième marquis de Mancera, fut fait grand d'Espagne en mai 1692, par Charles II. Il fut ambassadeur à Venise et en Allemagne, vice-roi de la Nouvelle-Espagne, majordome-major de la reine mère de Charles Il, enfin conseiller d'État. C'est lui dont il [a] été parlé plus d'une fois par la fidélité et l'attachement qu'il signala pour Philippe V d'une façon si éclatante, et dont la singularité de ne manger jamais de pain, ni rien qui en tint lieu, a été aussi expliquée. Il mourut en 1711, à l'âge de cent sept ans, ayant jusqu'alors conservé sa tête entière et toute sa santé. Charles II l'avait fait grand seulement à vie, Philippe V le fit pour toujours, et je n'en sais pas la date. Il ne pouvait moins faire pour lui. Il ne laissa qu'une fille, peut-être grand'mère lorsqu'il mourut. J'ai donc ignoré ou oublié le mariage de cette fille, et ce qui s'en est suivi. Je n'ai point vu de marquis de Mancera tant que j'ai été en Espagne, tellement que je réserve ce titre pour la liste des grands dont la date et souvent les personnes me sont demeurées inconnues.

LISTE SIMPLE DES GRANDS D'ESPAGNE, SUIVANT LEUR ANCIENNETÉ, NETTEMENT OU SUFFISAMMENT RECONNUE, EN MARQUANT CEUX QUI D'ABORD OU DEPUIS SONT ISSUS DES ANCIENS RICOS-SOMBRES, ABROGÉS PAR CHARLESQUINT, QUI SUBROGEA À CETTE ANCIENNE DIGNITÉ LA NOUVELLE DES GRANDS ET CEUX QUI ONT PLUSIEURS GRANDESSES .


12 Le duc de Medina-Coeli. Le comte d'Egmont.
Le comte de Benavente. Le duc de Veragua.
2 L'amirante de Castille, comte de Melgar, duc de Medina di Riosecco. 2 Le marquis de Pescaire. R.-H.
6 Le duc d'Arcos. 3 Le marquis d'Ayétone. R.-H.
Le comte de Lemos. Le duc d'Ossone.
2 Le duc de Medina-Sidonia. 2 Le duc de Monteléon et de Terranova.
2 Le comte de Miranda. Le marquis de Santa-Cruz.
Le duc d'Albuquerque. 2 Le comte d'Aranda.
3 Le marquis de Villena, duc d'Escalona. Le duc d'Uzeda.
9 Le duc d'Albe. Le comte de Peñeranda.
Le comte d'Oñate. Le marquis de Mondejar.
5 Le duc del Infantado. 2 Le duc d'Hijar. R.-H.
Le comte d'Oropesa. Le duc d'Havré.
Le duc de Najara. Le prince de Sulmone.
Le duc de Gandie. 3 Le marquis de Los Balbazès.
3 Le duc de Sessa. 5 Le comte d'Altamire. R.-H.
Le duc de Bejar. Le duc d'Abrantès.
3 Le duc de Frias, connétable de Castille. Le prince de Bisignano.
On voit ci-devant à leurs titres pourquoi l'amirante et le connétable de Castille sont ici différemment qualifiés.
Le marquis de Castel-Rodrigo.
Le marquis de Torrecusa.
4 Le marquis de Villafranca. Le connétable Colonne.
Tous ces grands ont passé sous Charles-Quint directement de la dignité de ricos-hombres à celle de grand d'Espagne sans érection.
Ceux dont la dignité de ricos-hombres est demeurée abrogée par le fait lors de ce changement de Charles-Quint, et qui depuis ont été faits grands d'Espagne, seront marqués à côté de leurs noms par ces deux lettres R-H.
Le marquis de Camaraça.
3 Le comte d'Aguilar. R.-H.
2 Le duc d'Aremberg.
Le prince de Ligne.
Le comte de Fuensalida.
Le duc de Saint-Pierre.
Le comte de Palma. R.-H.
Le duc de Nevers.
Le comte de Los Arcos. Le prince de Santo-Buono.
Le comte de Montijo. Le prince de Surmia.
Le duc de Baños. Le duc de Giovenazzo.
Le marquis de Castromonte. Le duc de Liñarez.
Le prince de Castiglione. Le comte de Baños.
Le prince d'Ottaïano. 2 Le comte de Parédes. R.-H.
Le marquis de Castel dos Rios. Le comte de Lamonclava.
Le duc de Mortemart, éteint. Le comte de San-Estevan del Puerto. R.-H.
Le maréchal d'Estrées, éteint. Le marquis de Montalègre.
Le duc de Liria. Le duc de Noailles.
Le duc de Gravina. Le duc de Popoli.
Le marquis de Bedmar. Le prince de Masseran.
Le maréchal de Tessé. Le marquis de Richebourg, éteint.
Le duc de La Mirandole. Le prince de Chalais.
Le duc d'Atri. Le prince de Robecque.
Le prince de Chimay. Le comte de Maceda.
Le duc de Monteillano. Le duc de Solferino.
Le comte de Priego. Le comte de San-Estevan de Gormaz.
Le duc de Saint-Michel. Le duc de Bournonville.
Le duc del Arco. Le maréchal duc de Villars.
Le marquis de Ruffec. Le marquis de Lede.
Le duc d'Arion.

LISTE SIMPLE DES GRANDS D'ESPAGNE DONT J'IGNORE LES DATES D'ÉRECTION ET BEAUCOUP D'AUTRES CONNAISSANCES, PAR ORDRE ALPHABÉTIQUE ET PAR TITRES.


Les ducs d'Atrisco. Le marquis de Clarafuente.
Doria. Laconi.
2 Licera. Mancera.
Tursis. Tavara.
Les princes de Butera. Visconti.
Cariati. Les comtes d'Atarès.
Doria. Castrillo.
Melphe. Parcen.
Palagonia Peralada.
Sermonetta. Salvatierra.
Les marquis d'Arizza. Visconti.

CHAPITRE I. §

Rang observé toujours dans l'ordre de la Toison d'or. — Quel est l'état de capitaine général des armées d'Espagne. — Médiannates et lansas des grands. — Appointements des maisons royales, des capitaines généraux et des conseils. — Explication sur les serments. — Quelles de ces personnes n'en prêtent point; quelles en prêtent, et entre quelles mains. — Buen-Retiro. — Casa del Campo. — L'Escurial. — Aranjuez. — Le Pardo. — La Sarçuela. — Le Pardillo. — Don Gaspard Giron; sa naissance, son caractère. — Du marquis de Villagarcias. — De Cucurani. — De Villafranca, introducteur des ambassadeurs. — Hyghens, premier médecin du roi d'Espagne; son caractère. — Hyghens m'engage à conférer secrètement avec le duc d'Ormond; son caractère. — Legendre, premier chirurgien; son caractère. — Ricoeur, premier apothicaire; son caractère. — Marquis del Surco et sa femme; leur fortune, leur caractère. — Valouse; sa fortune, son caractère. — Hersent; son état, son caractère. — Cardinal Borgia; son caractère. — Garde et livrée. — Armendariz, lieutenant-colonel du régiment des gardes espagnoles; son caractère. — Titolados. — L'Excellence. — Comtesse d'Altamire; son caractère. — Caractère de quelques señoras de honor. Don Domingo Guerra, confesseur de la reine; son caractère. — MM. de Saint-Jean père et fils; leur fortune et leur caractère. — Capitaines des gardes du corps et colonels des régiments des gardes prêtent seuls serment entre les mains du roi d'Espagne. — Salazar; sa fortune et sa réputation.

CHEVALIERS DE L'ORDRE DE LA TOISON D'OR EXISTANTS, EN AVRIL 1722.

DE CHARLES II.


L'empereur. Le comte de Lemos.
Le prince Jacques Sobieski. Le prince de Chimay.
Le duc de Bejar. Le marquis de Conflans-Vatteville.
Le duc de Lorraine. Le duc de Monteléon.
Le duc de Bavière, électeur.

DE PHILIPPE V.


Le prince des Asturies. Le maréchal duc de Villars.
Le duc d'Orléans, régent. Le marquis de Brancas, depuis maréchal de France.
Le duc de Noailles. Le comte de Montijo.
Le comte de Toulouse. Le duc de Liria.
Le duc de Berwick. Le marquis de Béthune, depuis duc de Sully.
Le comte de Thiring, premier ministre de Bavière. Le prince Frédéric de Nassau.
Le duc d'Albuquerque. Le marquis, depuis maréchal d'Asfeld.
Le marquis de Villena. Le marquis de Caylus.
Le duc de Popoli. Le duc Lellio Caraffa.
Le marquis de Richebourg. Le marquis Mari.
Le prince Ragotzi. Le duc de Ruffec.
Le prince de Masseran. Le marquis, depuis maréchal de Maulevrier.
Le duc de Bournonville. Le marquis, depuis maréchal de La Fare.
Le duc d'Atri. Le marquis d'Arpajon.
Le prince de Robecque. Le marquis de Beaufremont.

Cet ordre, non plus que celui de Saint-Jacques de Calatrava et d'Alcantara, ne souffre de rang ni de préférence que par l'ancienneté de réception entre les chevaliers, sans exception quelconque que des tètes couronnées, mais d'aucuns autres souverains, ni en même promotion d'autre préférence que de l'âge, tellement que le prince des Asturies, fils aîné de Philippe V, est le premier exemple de chevalier qui ait précédé ses anciens, et encore à la prière du roi, son père, en plein chapitre, accordée par les chevaliers, et sans conséquence pour tout ce qui ne serait pas infant d'Espagne. À cet exemple, nos princes du sang, et même légitimés, ont prétendu le même honneur, lorsqu'il y a eu depuis des colliers envoyés en France, et des chevaliers à recevoir. Ces princes y ont trouvé beaucoup de résistance, tellement qu'ils ne se trouvent point aux chapitres lorsqu'il y a des chevaliers à recevoir, et qu'eux-mêmes ont reçu le collier sans cérémonie. Je diffère à parler de cette cérémonie de réception, et de quelques autres choses qui regardent cet ordre, à l'occasion de la réception de mon fils aîné.

CAPITAINES GÉNÉRAUX DES ARMÉES.


Le duc d'Arcos. Le comte de Las Torrès est devenu enfin grand d'Espagne.
Le comte d'Aguilar.
Le marquis d'Ayétone. Le marquis de Casa-Fuerte.
Le duc de Saint-Pierre. Don François Manriquez.
Le marquis de Bedmar. Le marquis de Thouy.
Le marquis de Richebourg. Le marquis, depuis maréchal de Puységur.
Le prince Pio . Le marquis de Seissan.
Le comte de San-Estevan de Gormaz.
Le marquis de Lede.
 Ces neuf tous grands d'Espagne.

C'est tout ce qu'il existait de capitaines généraux d'armées, tandis que j'étais en Espagne. Ces capitaines généraux sont à l'égard du militaire, honneurs et commandements, semblables en tout à nos maréchaux de France, et prétendent rouler d'égal avec eux. Mais ils leur sont, au fond, totalement inférieurs, en ce qu'ils ne sont point officiers de la couronne, qu'ils ne sont ni juges de la noblesse sur le point d'honneur, ni supérieurs en rien à la noblesse, et qu'ils n'ont ni rang ni honneurs, hors des fonctions militaires, sinon l'excellence, traitement qui se borne à ce mot, dont je parlerai ailleurs.

MAISON DU ROI D'ESPAGNE LORSQUE J'Y ÉTAIS.


Majordome-major.
Le marquis de Villena, duc d'Escalona.
Majordomes de semaine.
Don Gaspar Giron. Le comte de Casa-Real.
Le marquis de Villagarcias. Le comte Cucurani.
Surnuméraires.
Le comte Saratelli. Le marquis d'Almodovar.
Introducteur des ambassadeurs.
Le marquis de Villafranca.
Premier médecin.
M. Hyghens.
Premier chirurgien.
M. Le Gendre.
Premier apothicaire.
M. Ricœur.
Sommelier du corps.
Le marquis de Montalègre.
Gentilshommes de la chambre.
Le comte de Peñeranda. Le marquis de Montalègre, fils du sommelier.
Le duc de Bejar. Le duc de Liria.
Le duc de Veragua. Le comte de Maceda.
Le comte de Baños. Le duc de Solferino.
Le comte de San-Estevan de Gormaz. Le duc de Bournonville.
Le marquis de Santa-Cruz. Le duc de Popoli.
Le duc del Arco. Le duc de Monteillano.
Le duc de Gandie. Le marquis de Cogolludo, fils aîné du duc de Medina-Coeli.
Le marquis de Los Balbazès. Le marquis del Surco, (non grands.)
Le prince de Masseran. Le marquis de Valouse, (non grands.)
Guardaroba.
M. Hersent.
La grande et petite livrée du roi et de la reine d'Espagne, pages et valets de pied, gens d'écurie et valets de peine, sont en tout les mêmes que celles de France, même celles des garçons bleus du château et des tapissiers.
Grand écuyer.
Le duc del Arco.
Le duc de La Mirandole en conservait les honneurs et les appointements, en cédant la charge qu'il avait au duc del Arco.
Premier écuyer.
Le marquis de Valouse.
Grand aumônier.
L'archevêque de Compostelle, par son siège, et qui effacerait le patriarche des Indes s'il se trouvait à la cour. Mais les évêques résident toujours dans leurs diocèses, en sorte qu'il n'est rien de plus rare que d'en voir quelqu'un à Madrid, et toujours pour affaires nécessaires. Les fonctions de grand aumônier sont suppléées en tout, et sans dépendance, en absence continuelle de l'archevêque, par :
Le patriarche des Indes, qui est sacré in partibus sous ce titre, qui ne lui donne quoi que ce soit aux Indes ni ailleurs, hors de la chapelle.
Le cardinal Borgia.
GARDE DU ROI D'ESPAGNE.
C'est Philippe V qui se l'est donnée à l'instar de la France. Ses prédécesseurs n'avaient que la compagnie des hallebardiers, qui répond en tout à celle de nos Cent-Suisses.
CAPITAINES DES GARDES DU CORPS.
Première compagnie, espagnole.
Le comte de San-Estevan de Gormaz.
Deuxième compagnie, italienne.
Le duc de Popoli.
Troisième compagnie, wallonne.
Le duc de Bournonville.
Il n'y a point de quatrième compagnie.
Compagnie des hallebardiers.
Le marquis de Montalègre, sommelier.
Régiment des gardes espagnoles.
Colonel : le marquis d'Ayétone.
Régiment des gardes wallonnes.
Le marquis de Richebourg.
Ces six corps, officiers, gardes, hallebardiers, soldats, drapeaux, étendards, en tout et partout ont le pareil et tout semblable uniforme, hommes et chevaux, que les compagnies des gardes du corps, celle des Cent-Suisses, et les régiments des gardes françaises et suisses. Les capitaines et les officiers des gardes du corps et des hallebardiers portent des bâtons, comme en France, quand ils sont en quartier, et servent de même.
GOUVERNEURS DES MAISONS ROYALES.
Le comte d'Altamire, du Buen-Retiro.
Le duc de Medina-Coeli, de la Casa del Campo.
Le père prieur de l'Escurial, de l'Escurial, d'Aranjuez.
Le duc del Arco, comme grand écuyer, est surintendant de toutes les chasses, et gouverneur par là :
du Pardo,
de la Torre di Parada,
de la Sarçuela,
du Pardillo;
et il est personnellement gouverneur
de Balsaïm,
et de Saint-Ildephonse.
Les fonctions des charges ont été, ce me semble, suffisamment expliquées, mais les appointements oubliés. Les voici, ils sont tous en pistoles :
MAISON DU ROI.
Majordome-major (pistoles.) 1800
Majordomes de semaine 400
La médecine n'a rien de fixé.
Introducteur des ambassadeurs 275
Sommelier du corps 430
Gentilshommes de la chambre 90
Guarda-roba  »
Grand écuyer 900
Premier écuyer 300
Patriarche des Indes 90
Capitaines des gardes du corps 1000
Capitaines des hallebardiers 1000
Colonels des régiments des gardes 1000
MAISON DE LA REINE.
Majordome-major 1300
Majordomes de semaine 200
Camarera-mayor 800
Dames du palais 834
Señoras de honor 200
Grand écuyer 300
Premier écuyer 200
Grands officiers et autres officiers et domestiques du prince et de la princesse des Asturies, un quart moins que ceux du roi.
Gouverneur de l'infant don Ferdinand 600
Capitaines généraux des provinces 2000
Présidents ou gouverneurs des conseils 2000
Secrétaires d'État 2000
Secrétaire de l'estampille  »
Ces conseillers d'État n'ont point d'appointements.
Nul emploi ni charge vénale en Espagne.
Il n'y a point de charge en Espagne qui réponde à notre grand prévôt ou prévôt de l'hôtel.
Le majordome-major, en certaines choses, et le corrégidor de Madrid en d'autres, y suppléent.
EXPLICATION DES SERMENTS.
Les trois charges chez le roi et chez la reine, reçoivent le serment de tous ceux et celles qui sont chacun sous leurs charges.
Le patriarche aussi, et les capitaines des gardes du corps, celui des hallebardiers, et les colonels des deux régiments des gardes.
·   Le président ou gouverneur du conseil de Castille,
·   Les deux majordomes-majors,
·   Le capitaine des hallebardiers,
·   Les gouverneurs des infants n'en prêtent point ;
·   Le sommelier du corps.
·   La camarera-mayor,
·   Les deux grands écuyers,
·   Le patriarche des Indes le prêtent entre les mains de leur majordome-major.
Les seuls capitaines des gardes du corps et colonels des deux régiments des gardes entre les mains du roi.
Les présidents ou gouverneurs des conseils entre les mains de celui du conseil de Castille.
Les conseillers et officiers de chaque conseil, entre les mains du président ou gouverneur de leur conseil.
Les secrétaires d'État le prêtaient dans le conseil d'État.
Le secrétaire de l'estampille entre les mains du sommelier du corps.
Les conseillers d'État entre les mains du plus ancien secrétaire d'État.
Les gouverneurs des maisons royales entre les mains d'un conseiller de la junte des bâtiments.
·   Les vice-rois,
·   Gouverneurs des provinces,
·   Capitaines généraux des armées,
·   Capitaines généraux des provinces, j'ignore s'ils prêtent serment ou entre les mains de qui.

Pareillement le corrégidor de Madrid et [ceux] des autres villes, comme le président ou gouverneur du conseil de Castille est leur supérieur, je croirais que ce serait entre ses mains .

Disons ici un mot de ces maisons royales, puisque l'occasion s'en présente si naturellement, sans m'abandonner à des descriptions qui ne sont pas de mon sujet, et qu'il faut voir dans les différents voyageurs. Le Buen-Retiro est un vaste et magnifique palais, à une extrémité de Madrid, dent il est séparé par un espace large d'une portée de mousquet, et qui a un grand et fort beau pare. La cour y passait, de mon temps, quelques mois de l'année, et s'y est fixée depuis l'incendie du palais de Madrid. On voit par là que c'est un gouvernement fort agréable.

La Casa del Campo est un bâtiment fort commun, vis-à-vis la place du palais de Madrid, le Mançanarez entre deux, et tout près dans la plaine. Il y a un parc, quelques pièces d'eau, quelques bois, mais de ceux des Castilles et fort peu de vrais arbres. C'est proprement une ménagerie, mais fort mal remplie et aussi mal entretenue. Je n'ai jamais vu personne s'y aller promener, ni Leurs Majestés Catholiques. Cela peut faire une maison de campagne au duc de Medina-Coeli, où il peut aller en moins de demi-heure, et fournir sa table de bien des commodités, si les Espagnols connaissaient les tables, même les plus frugales.

J'ai dit de l'Escurial tout ce que j'en pouvais dire. Le roi est maître d'agréer ou non l'élection du prieur, d'en mettre un, de l'ôter quand il veut; et ce prieur, avec l'autorité que sa place lui donne sur ses moines et dans le monastère, a aussi celle de gouverneur sur les appartements de Leurs Majestés Catholiques, de leur cour et de toute leur suite.

Pour Aranjuez, je remettrai d'en parler au petit voyage que j'y ai fait pour le voir. Je dirai en attendant que je n'y trouvai pas le gouverneur, chez qui pourtant je fus logé. C'était un homme du commun, dont je n'ai pas retenu le nom, et que je n'ai jamais rencontré, ni ouï parler de lui à personne.

Le Pardo est un bâtiment carré, fermé des quatre côtés, à peu près égaux et assez courts, dont la cour est triste, et les appartements de Leurs Majestés Catholiques des plus médiocres en tout; les autres des plus étroits et en fort petit nombre. Il n'y a ni avant-cour ni autre bâtiment, ni jardin, ni parc. La cour y va pourtant quelquefois, mais avec le plus étroit nécessaire. C'est une habitation entièrement esseulée où je ne comprends pas qu'on puisse aller, car rien dû tout n'y appelle. Cela est au bord d'une plaine aride, peu éloigné d'une colline au pied de laquelle on passe sur un très médiocre pont, au haut de laquelle est un couvent de capucins, tout seul, d'où on voit tant que la vue se peut étendre dans la plaine d'en haut et d'en bas, excepté la Torre di Parada, qui en est assez proche. Ce n'est, en effet, qu'une vieille tour, avec une espèce de cabaret joignant, bas et petit, où on met des relais qui ont donné le nom di Parada à cette tour. Il y a de Madrid au Pardo deux lieues, c'est-à-dire au moins comme de Paris à Versailles. Le chemin est assez longtemps agréable le long du Mançanarez en le remontant, et par ce qui fait le cours de Madrid.

La Sarçuela est un peu plus éloignée de Madrid. C'est une espèce de petit château, fort commun en dehors et en dedans, mais qui a une sorte de basse-cour et un jardin, mais dans un grand éloignement de toute autre habitation. La cour n'y allait plus, mais Charles II quelquefois.

Le Pardillo est un pavillon tout seul au milieu du vaste parc de l'Escurial, bon pour aller faire une collation, ou pour s'aller rafraîchir une heure ou deux après la chasse dans ce vaste parc, qui a beaucoup de fauve et de ces mauvais bois des Castilles.

De Balsaïm et de Saint-Ildephonse, je remets à en parler au voyage que j'y ai fait. Pour varier et ne pas confondre, je placerai ici ce que je puis dire de quelques-uns de ceux qui viennent d'être nommés. Je dis quelques-uns, parce que tous n'en fournissent pas matière. J'ai parlé des grands d'Espagne à chacun de leurs articles, lorsqu'il s'est trouvé choses à en dire. Je viens maintenant à ceux qui ne le sont pas, et qui se trouvent dans la liste précédente de la maison du roi, que j'ai tous rangés à la suite du grand officier, grands et autres, de la charge duquel ils dépendent, et [à qui ils] sont subordonnés.

Don Gaspard Giron, le plus ancien des majordomes du roi de semaine, fut chargé de me recevoir, accompagner, faire servir par les officiers du roi, convier des seigneurs à dîner chez moi, et faire les honneurs de ma table et de ma maison, tant que je fus traité à mon arrivée, et je me suis depuis adressé à lui quand j'ai eu besoin de quelqu'un du palais pour ma curiosité particulière. Il était Acuña y Giron, c'est-à-dire de même maison que le marquis de Villena, duc d'Escalona, majordome-major, et de la branche du duc d'Ossone.

C'était un grand homme sec, noir, vieux, qui avait été bien fait et galant, vif, quoique grave, salé en reparties et en plaisanteries, gai et très poli, avec cela néanmoins la gravité du pays, et sentant en toutes ses manières sa haute naissance, mais avec aisance et sans rien de glorieux. Il faut cependant avouer que son premier aspect rappelait tout à fait le souvenir de don Quichotte. C'était l'homme le plus rompu à la cour, qui savait le mieux les anciennes et les nouvelles étiquettes, les rangs, les droits, les règles, les cérémonies, les personnages distingués ou principaux, les ressorts des fortunes et des chutes, avec de l'esprit et de la lecture, qui tout discret qu'il fût le rendaient d'une très aimable et utile conversation. Il avait passé sa vie dans un emploi qui le tenait presque toujours dans le palais, où il avait été témoin de près d'une infinité de choses importantes et curieuses, toujours au milieu de la cour, en tous lieux, et parmi tous les changements de ministère, plus employé qu'aucun des majordomes à recevoir les ambassadeurs distingués, les princes et les personnes les plus considérables qui venaient à Madrid, et que le roi voulait honorer, M. le duc d'Orléans en particulier, au-devant duquel il fut envoyé avec les équipages du roi, et qu'il reçut et accompagna toutes les fois qu'il alla à Madrid. Ces fonctions continuelles lui avaient acquis une grande familiarité avec le roi et la reine, qui se plaisaient quelquefois à causer avec lui en particulier, et avec qui il était fort libre. Cela le faisait compter par les courtisans les plus élevés, même par les ministres; comme il passait sa vie au milieu de la cour par des fonctions continuelles, il vivait avec tout le monde avec beaucoup d'aisance et de familiarité. C'était un homme tout fait pour l'emploi qu'il exerçait, et un répertoire vivant auquel le roi, les ministres, les seigneurs avaient recours avec confiance sur les difficultés qui survenaient sur le cérémonial, ou d'autres matières que son expérience dans ses fonctions et dans les choses de la cour lui avaient apprises. C'était d'ailleurs un fort honnête homme, homme d'honneur et de bien, d'une conduite sans reproche à l'égard de la cour, et quoique assez pauvre, désintéressé et point du tout avide de grâces. Je me suis souvent étonné comment il était demeuré ensablé dans un emploi qui sert de passage aux fortunes de toute espèce. Il y était si propre et si commode au roi, aux ministres qui s'en servaient et aux majordomes-majors pour l'exercice, de leur charge, que j'ai toujours cru que c'est ce qui l'y avait arrêté. Je l'ai donc beaucoup fréquenté, et j'en ai tiré des choses utiles et curieuses. Nous nous étions pris tous deux d'amitié.

Le marquis de Villagarcias était le deuxième des majordomes. Il avait moins d'esprit, de finesse dans l'esprit, mais un agrément, une bonté, une politesse extrême, et un désir d'obliger toujours prêt et prévenant. C'était aussi un homme de qualité, estimé et assez compté, qui avait été destiné à l'ambassade de Portugal, qui n'eut pas lieu. Le duc de Linarès, mari de la camarera-mayor de la reine douairière à Bayonne, était mort au Mexique, dont il était vice-roi, quelque temps avant que j'arrivasse en Espagne; et peu avant que j'en partisse Villagarcias fut nommé pour lui succéder, ce qui fut pour lui une grande fortune, dont je remarquai que toute la cour fut bien aise.

Cucurani était un Italien raffiné, appliqué, instruit, glorieux, ambitieux, particulier, qui n'avait la confiance de personne. Il était gendre de la nourrice de la reine, qui était aussi assafeta, et il espérait tout par là. Il avait de l'esprit et du manège. Depuis mon retour, assez tôt, il obtint une ambassade dans le Nord.

Villafranca, si différent en tout du grand d'Espagne, et qui sans lui appartenir en rien portait le même titre (j'expliquerai ce terme après), était un vieil homme renfermé, qui ne paraissait que pour ses fonctions, glorieux et ridicule. Je ne sais plus à quelle occasion de bonnes fêtes, de jour de naissance ou de baptême de l'infant don Philippe, les ambassadeurs qui étaient à Madrid allèrent ensemble complimenter le roi, la reine, le prince et la princesse des Asturies. Les ambassadeurs d'Angleterre, de Venise et de Hollande, Maulevrier et moi, étions avec le nonce qui portait la parole, et ce que chacun avait amené de principal de chez soi nous accompagnait. Arrivés au palais, l'introducteur se fit attendre une demi-heure au delà de l'heure qu'il avait marquée, car à ces sortes de compliments, il n'y a que l'introducteur des ambassadeurs, à la différence de l'entrée et de la première audience de cérémonie. Le nonce fut choqué d'attendre, et lui en dit son avis. Sans prendre la peine de répondre, il alla gratter à la porte du cabinet des miroirs, et nous introduisit tout de suite. En sortant, le nonce encore plus choqué de ce procédé lui en lâcha des lardons, auxquels l'introducteur répondit avec impertinence. Le nonce, pour lui marquer son mépris, dédaigna de se fâcher, et avec un sourire nous demanda ce que nous en pensions. Nous ne pûmes alors éviter d'en dire chacun notre mot. L'introducteur, piqué, voulut se rebecquer; le nonce alors se moqua de lui tout franchement, lui dit qu'il nous faisait sentir qu'il était de méchante humeur, et le brocarda tant et si bien, chemin faisant, que l'introducteur lui répondit enfin, après avoir assez grommelé entre ses dents, qu'il voyait bien qu'il ferait mieux de nous laisser faire nos visites, et nous quitta on s'en moqua de lui un peu davantage. Nous continuâmes sans lui toute notre tournée, mais nous ne voulûmes pas en porter de plaintes. C'était un pauvre bonhomme très dépourvu d'esprit et de sens, fort incapable de son emploi, quoique des plus légers, et compté pour rien par tout le monde.

Hyghens, premier médecin, était Irlandais, docteur en plusieurs universités et en celle de Montpellier, d'où il était passé en Espagne médecin des armées. On y fut si content de sa conduite et de sa capacité que le roi d'Espagne le fit son premier médecin, et avait en lui beaucoup de confiance et plus que la reine n'aurait voulu, quoiqu'elle le traitât fort bien. Mais elle ne souffrait pas volontiers d'autres gens que donnés de sa main pour cet intérieur si assidu et si intime, et aurait désiré cette place à son premier médecin Servi, qui était de son pays, et de son choix, et qui lui était entièrement livré. Elle en vint à bout, en effet, quelques années après mon retour que Hyghens mourut.

Cet Irlandais, qui parlait parfaitement français, était un excellent médecin qui, sans entêtement ni attachement de médecin, ne voulait que guérir son malade avec une grande application. J'en fis une heureuse expérience à ma petite vérole, dont les détails, qui pourraient instruire les médecins de bonne foi, seraient ici étrangers. Son caractère ouvert mais discret, doux mais ferme, montrait sans la plus légère affectation une belle âme, toujours occupée du bien, sans nul autre intérêt quelconque, quoiqu'il aimât sa famille qui était assez nombreuse, et de plus détaché de toute ambition, voyant de très près les intrigues, sans y vouloir jamais entrer, disait très nettement le vrai au roi sur sa santé, et le lui disant de même et à la reine, quand l'un ou l'autre l'en mettaient à portée sur d'autres matières, mais sans s'avancer jamais sur aucune, et parlant toujours avec grande discrétion et grand éloignement de nuire à personne. Aussi était-il fort aimé et considéré. Il avait l'esprit juste, agréable, modeste, avait beaucoup de belles-lettres et savait bien l'histoire, surtout il connaissait bien les maîtres et la cour, et passait pour un grand et sage médecin, et pour le seul même en Espagne qui méritât le nom de médecin. Il possédait très bien la chirurgie et avait souvent fait d'heureuses opérations, bon botaniste, bon artiste, connaissant bien les simples et les remèdes dont il savait faire usage, et la composition des médicaments comme le meilleur apothicaire et comme un bon chimiste. Tant de bonnes qualités étaient relevées par une piété sage, éclairée et vraie, qui n'était que pour lui, et qui n'incommodait personne que par le frein qu'elle mettait à sa langue, plus souvent que n'auraient voulu ceux qui étaient à portée avec lui de l'entretenir librement. Sa conversation m'a été d'un grand secours et m'a instruit de bien des choses. Il aimait son pays, ses compatriotes avec tendresse, et avait le plus vif attachement pour le roi Jacques, et pour tout ce qui était de son parti. La sagesse le retenait, à cet égard, dans les plus justes bornes, à l'extérieur; mais quand il se trouvait en liberté avec des amis, ce feu de patrie lui échappait, et bienfaisant pour tout le monde, il ne se possédait pas d'aise quand il pouvait rendre quelque service à quelque jacobite. J'eus tout loisir de le connaître pendant six semaines qu'il ne bougea d'auprès de moi.

Sa candeur, sa probité, ses soins me gagnèrent, son esprit me plut, nous prîmes grande amitié l'un pour l'autre. Je dus la sienne, à ce que je crois, au penchant qu'il sonda et qu'il trouva en moi pour le roi Jacques. Je le trouvai si sage et si discret que je ne me cachais point de lui, sans toutefois lui rien dissimuler sur les liens de notre cour à cet égard, et sur mon impuissance. Je lui expliquai même les ordres précis que j'avais là-dessus, et d'éviter le duc d'Ormond qu'il mourait d'envie que j'entretinsse. J'y consentis, à condition que ce serait sous le plus grand secret, à notre retour à Madrid; que le duc d'Ormond se rendrait chez lui, m'y attendrait sans pas un de ses gens dans la maison, se tiendrait dans un cabinet séparé; qu'averti par Hyghens, j'irais à l'heure marquée lui faire visite, je le trouverais seul, et qu'après que mes gens seraient retirés, je passerais dans le cabinet où serait le duc d'Ormond; qu'après la conversation, je le laisserais dans ce cabinet et reviendrais dans la chambre de Hyghens, d'où je m'en irais, comme ayant fini ma visite; que le duc d'Ormond ne se retirerait que quelque temps après; qu'au palais ni ailleurs, nous ne nous approcherions point l'un de l'autre, et que nous nous saluerions avec la civilité que nous nous devions, mais avec froideur et indifférence marquée. Pour le dire tout de suite, cela s'exécuta de la sorte plusieurs fois chez Hyghens, sans que personne s'en soit jamais aperçu, et notre froideur, si marquée ailleurs, nous donnait quelquefois envie de rire.

Je trouvai dans le duc d'Ormond toute la grandeur d'âme que nul revers de fortune ne pouvait altérer, la noblesse et le courage d'un grand seigneur, la fidélité la plus à toute épreuve, et l'attachement le plus entier au roi Jacques et à son parti, malgré les traverses qu'il en avait essuyées, et auxquelles il était tout prêt de s'exposer de nouveau dès qu'il pourrait en espérer le plus léger succès pour les affaires d'un prince si malheureux. D'ailleurs, je trouvai si peu d'esprit et de ressources que j'en fus doublement affligé pour le roi Jacques et son parti, et pour le personnel d'un seigneur si brave, si affectionné et si parfaitement honnête homme. Je ne lui dissimulai [pas] non plus que j'avais fait à Hyghens les chaînes de notre cour et mon impuissance à cet égard, de sorte que nos entretiens, où il me confia aussi ses déplaisirs sur les méprises du roi Jacques et les divisions de son parti, n'aboutirent qu'à des regrets communs et à des espérances bien frêles et bien éloignées.

Le Gendre était très bon chirurgien; le roi l'aimait et la reine aussi, parce qu'elle n'avait personne en main pour le remplacer. C'était d'ailleurs un drôle hardi, souple, intéressé, qui se faisait compter, et qui, tant qu'il pouvait se mêlait de plus que de son métier, mais sagement et sans y paraître.

Ricœur était plus en sa place, aimé, estimé, bien, avec le roi et la reine, capable dans son métier, obligeant, bienfaisant, fort français, qui n'était pas sans intérêt et sans songer à ses affaires, mais sans intéresser l'honnête homme, et qui longtemps après mon retour voyant Hyghens mort et La Roche aussi, auxquels il était fort attaché, Servi à la place d'Hyghens, et Le Gendre ayant l'estampille qu'avait La Roche, obtint à toute peine de se retirer, et vint mourir en France, où il vécut, en effet, en homme de bien et fort dans la retraite. Je n'eus point de commerce que d'honnêteté avec ces deux derniers qui ne pouvaient pas m'être d'un grand usage.

Le marquis del Surco était un Milanais de fortune, fin, délié, de beaucoup d'esprit et de jugement, grand et bien fait, qui avait été à Milan capitaine des gardes du prince de Vaudemont, et depuis, son espion en Espagne, par conséquent impérial fort dangereux, homme de beaucoup de manège et d'intrigue, et dont la corruption du coeur et de l'ambition avait beaucoup profité à l'école d'un si bon maître, et si heureux en ce genre. Un extérieur froid, mesuré cachait ses sourdes menées, toujours bas valet de qui pouvait le plus, et ne faisant jamais sans vues le pas en apparence le plus indifférent. Sa souplesse, son intrigue, les voiles épais dont il savait se couvrir, une ambition en apparence tranquille, en effet la plus active et la plus infatigable, une dévotion de commande, une connaissance parfaite de ceux à qui il avait affaire, une grande adresse à savoir leur plaire, les gagner, s'en servir, le porta à la place de sous-gouverneur du prince des Asturies, et, ce qui scandalisa toute la cour, à la clef de gentilhomme de la chambre du roi. Sa femme, faite exprès pour lui, grande, bien faite comme lui, et de bon air, qu'il avait bien dressée, avait aussi beaucoup d'esprit et d'intrigue, elle était ainsi arrivée parla cabale italienne, dont je parlerai en son temps, à être señora de honor de la reine et assez bien avec elle, de façon qu'il se pouvait dire qu'en gouverneur et en sous-gouverneur du prince des Asturies, quoique chacun en son genre, il eût été difficile de choisir deux plus insignes et plus dangereux fripons, et plus radicalement incapables de donner la moindre éducation à un prince, tous deux aussi malhonnêtes gens l'un que l'autre, tous deux pleins d'art, d'esprit et de vues, mais del Surco plus encore que le Popoli, et moins affiché que lui pour ce qu'ils étaient l'un et l'autre. Ils se connaissaient bien tous deux, par conséquent, ne s'aimaient ni ne s'estimaient; mais ils sentaient tous deux qu'il était de leur intérêt de ne pas se brouiller et d'avoir l'air de s'entendre, et leur intérêt était leur maître absolu. Je reçus peu de civilités de Surco, sous prétexte de l'attachement de sa charge, mais beaucoup de sa femme, dont les manières étaient très aimables, ce que n'avait pas son mari, dont le dedans, à l'esprit près, et le dehors me rappelèrent souvent M. d'O, dont del Surco avait aussi l'impertinente importance, car pour le Saumery, il n'en avait que la corruption, et d'ailleurs n'allait pas à la cheville du pied du Surco.

Valouse, gentilhomme d'assez bon lieu, du comtat d'Avignon, élevé page de la petite écurie, produit par Du Mont au duc de Beauvilliers pour être écuyer de M. le duc d'Anjou, parce qu'il était bon homme de cheval, sage et de bonnes moeurs, suivit ce prince en Espagne, et y devint un des fréquents exemples qu'avec de la sagesse et de la conduite on fait fortune dans les cours sans avoir aucun esprit. Il fit son capital de s'attacher au roi, à ses supérieurs, de ne se mêler d'aucune intrigue, de ne donner d'ombrage à personne, d'être réservé en tout, et appliqué à son emploi, souple à qui gouvernait, avec indifférence dans tous les changements, appliqué à plaire au roi, et aux deux reines l'une après l'autre, point répandu dans la cour, sous prétexte de l'assiduité de ses fonctions; bien avec tout le monde, sans nulles liaisons particulières, et inutile à tout par le non usage, de résolution prise, de sa faveur pour qui que ce fût d'ailleurs aussi ne nuisant à personne. Il fut bientôt majordome de semaine, puis premier écuyer, après le duc del Arco, et totalement dans sa main, et vivant sous lui grand écuyer comme sous son maître, dont il était fort bien traité. Il poussa enfin longtemps après mon retour, jusqu'à être chevalier de la Toison d'or, et mourut comme il avait vécu sans s'être marié et sans avoir amassé beaucoup de bien, dont il ne se soucia pas.

Je l'avais connu dans la jeunesse des princes, je le retrouvai tel que je l'avais laissé. J'en reçus toutes sortes de prévenances; je lui fis aussi toutes sortes de politesses, mais sans particulier, sans liaison qu'il ne souhaitait pas et qui m'aurait été fort inutile. Il obtint aussi une clef de gentilhomme de la chambre, et fut préféré pour être de service au rare défaut du marquis de Santa-Cruz et du duc del Arco, mais cela: longtemps aussi depuis mon retour.

Hersent était fils d'un homme de qui j'ai parlé à l'occasion du départ de Versailles de Philippe V. Il ressemblait à son père pour l'honneur et la probité, mais non pour la liberté, la familiarité, la confiance du roi, et une sorte d'autorité qu'il avait usurpée, que nul autre que les ministres ne lui enviait, parce qu'elle était utile au bien et à tous, et qu'il ne se méconnaissait point. Le fils n'en avait ni l'esprit ni le crédit, ni la considération; quoique sur un pied d'estime, et mêlé et fort bien avec tout le monde, en se tenant pourtant assez dans les mesures de son état. J'en reçus toutes sortes d'attentions, mais je n'en tirai pas grand fruit.

Le cardinal Borgia revint de Rome à Lerma, pendant ma petite vérole, du conclave, où le cardinal Conti avait été élu. C'était un grand homme de bonne mine, oncle paternel du duc de Gandie, et neveu d'un autre cardinal Borgia, aussi patriarche des Indes. Son adieu au cardinal Conti, frère du pape, le caractérisera mieux que tout ce que j'en pourrais dire. Parmi les compliments de regrets réciproques de leur séparation, Borgia dit à Conti que tout ce qui le consolait était l'espérance du plaisir de le revoir bientôt, et que dans peu un autre conclave le rappellerait à Rome. On peut juger comme le frère du pape trouva ce compliment bien tourné. Borgia était un très bon homme, qui n'avait pas le sens commun, et dont sa famille et le défaut de sujets ecclésiastiques avait fait la fortune. La difficulté de la main nous empêcha de nous visiter; mais force civilités au palais et partout où nous nous rencontrions, et quelquefois des envois de compliments de l'un chez l'autre. Son rang et sa charge lui attiraient quelque sorte de considération; mais de sa personne, il était compté pour rien. Le roi et la reine l'aimaient assez, et ne se contraignaient point de s'en moquer.

On a vu en son lieu le temps et la façon dont le roi d'Espagne se forma une garde, le premier de tous ses prédécesseurs, et ce qui se passa en cette occasion. La copie de celle du roi, son grand-père, en fut si fidèle que ce seul mot instruit de sa composition, de son service, de son uniforme, en sorte qu'à voir cette garde on se croyait à Versailles. Il en était de même dans les appartements à l'égard des garçons du palais et des garçons tapissiers, quoiqu'en bien plus petit nombre que les garçons du château et des tapissiers à Versailles, où on s'y croyait aussi à les voir et leur service. Il en était de même pour la livrée du roi, de la reine et de la princesse des Asturies; et tous les services des compagnies des gardes du corps et des régiments des gardes, de leurs capitaines, de leurs colonels, de leurs officiers entièrement semblables à ceux d'ici, sinon qu'il n'y a que trois compagnies des gardes du corps, dont les capitaines et, le guet servent par quatre mois chacun, au lieu de trois ici, où il y a quatre compagnies.

Armendariz, lieutenant général assez distingué, était lieutenant-colonel du régiment des gardes espagnoles. C'était un homme d'esprit, remuant, insinuant, intrigant, impatient de: l'état subalterne, qui avait ses amis et son crédit, et que le marquis d'Ayétone était importuné de trouver assez souvent sur son chemin dans les détails et sur les grâces à répandre dans le régiment. Mais l'extérieur était gardé entre eux, et j'ai souvent trouvé Armendariz chez le marquis d'Ayétone, d'un air assez libre quoique respectueux. Il était fort poli, agréable en conversation, bien reçu partout, assez souvent chez moi. Il avait de la réputation à la guerre; on prétendait qu'il ne fallait pas se lier à lui ailleurs. Avant mon départ, il fut nommé pour succéder au marquis de Valero, sur le point de revenir de sa vice-royauté du Pérou, qui se trouva fait duc d'Arian et grand d'Espagne en arrivant à Madrid.

Il ne faut pas aller plus loin sans dire un mot de ce qui est connu en Espagne sous le nom de titolados. Ce sont les marquis et les comtes qui ne sont point grands. La plaie française a gagné l'Espagne sur ce point, mais d'une manière encore plus fâcheuse, en ce que ce n'est pas simple licence comme ici, et, dès là, facile à réformer quand il plaira au roi de le vouloir. Mais en Espagne, c'est concession du roi en lettres-patentes enregistrées au conseil de Castille ou d'Aragon sur une terre, et dès là érection, ou sans terre sur le simple nom de celui que le roi veut favoriser d'un titre de marquis ou de comte, tellement que, quelque infimes qu'ils soient en grand nombre, tels que le marchand Robin, directeur de la conduite de Maulevrier, et le directeur de la vente du tabac à Madrid, tous deux faits comtes peu avant mon arrivée en Espagne, et comme quantité d'autres qui ne valent pas mieux, ces gens-là sont véritablement marquis et comtes, et quels qu'ils soient d'eux-mêmes, ils y sont fondés en titre qui ne peut leur être disputé, au lieu qu'en France, qui veut se faire annoncer marquis ou comte, le devient aussitôt pour tout le monde qui en rit, mais qui l'y appelle, sans autre droit ni titre que l'impudence de se l'être donné à soi-même. Ainsi en Espagne comme en France, tout est plein de marquis et de comtes les uns de qualité, grande ou moindre, les autres, canailles ou peu s'en faut, pour la plupart, ceux-ci, de pure usurpation de titre, ceux d'Espagne, de concession de titre. Mais cette concession ne les mène pas loin. Ces titres ne donnent aucun rang, et depuis qu'il n'y a plus d'étiquette et de distinction de pièces chez le roi pour y attendre, ces titolados ne jouissent d'aucune distinction. Les marquis et les comtes sont honorés et considérés de tout le monde, selon leur naissance, leur âge, leur mérite, leurs emplois, comme le sont aussi les gens de qualité qui n'ont point ces titres, et qu'on appelle don Diègue un tel, etc., et ces autres marquis et comtes en détrempe sont méprisés et plus que s'ils ne l'étaient pas, et en cela, ils font mieux que nous ne faisons en France.

Il faut pourtant dire que ces titolados peuvent avoir un dais chez eux, mais toujours avec un grand portrait du roi d'Espagne dessous, qui est la différence du dais des grands d'Espagne, qui n'ont jamais de portrait du roi dessous, mais des ornements de broderie ou leurs armes, ou rien du tout dans la queue, et toute unie comme il leur plaît. Ces dais avec le portrait du roi descendent, s'il se peut, encore davantage. Hyghens en avait un ainsi comme premier médecin, que j'y ai vu plusieurs fois, et j'y appris qu'il était commun à d'autres fort petites charges. Mais toutefois n'a pas un dais avec le portrait du roi, sans titre et droit de l'avoirs mais le portrait du roi qui veut, chez soi, et comme il veut, sans dais.

Cette matière me conduit à celle de l'Excellence. On ne se licencie plus de la refuser sous aucun prétexte, comme on faisait autrefois sous prétexte de familiarité et de liberté, par des gens fâchés de ne l'avoir pas eux-mêmes. Je ne sais comment cet abus s'est enfin aboli; mais entre grands ou autres qui ont l'Excellence, il arrive quelquefois qu'ils se tutaient et s'appellent par leurs seuls noms de baptême, par familiarité, et non pour éviter ce qu'ils se doivent réciproquement. L'Excellence, autrefois réservée aux grands et aux ambassadeurs étrangers, s'est peu à peu infiniment étendue. Les fils aînés des grands, les successeurs immédiats à une grandesse, les vice-rois et les gouverneurs de provinces, les capitaines généraux et les conseillers d'État, les chevaliers de la Toison d'or, ceux que le roi nomme à une ambassade, même le cas arrivant qu'ils n'y aillent pas (et le marquis de Villagarcias dont j'ai parlé naguère l'avait acquise de cette sorte), à plus forte raison ceux qui ont été ambassadeurs, enfin le gouverneur du conseil de Castille, tous ceux-là, et leurs femmes, ont l'Excellence, tellement qu'il importe fort de savoir à qui on parle pour ne pas offenser ceux qui l'ont à qui on ne la donnerait pas, et peut-être davantage ceux à qui on la donnerait et à qui on ne la devrait pas.

C'est la méprise qui m'arriva, dont je fus fiché après, mais qui aurait pu être plus désagréable. Ce fut à Lerma, au sortir de la cérémonie du mariage du prince et de la princesse des Asturies, à la fin de laquelle je venais d'être déclaré grand d'Espagne de la première classe, conjointement avec mon second fils, et l'aîné déclaré chevalier de la Toison d'or. Je venais d'être accablé des compliments de toute la cour. Ma journée, qui avait commencé de bon matin., était loin d'être finie, et moi sortant de maladie, fort fatigué. Je profitai donc d'un tabouret qui se rencontra dans une des premières salles, ayant autour de moi ce que j'avais mené de plus considérable. Je me reposais de la sorte, lorsqu'un jeune [homme] bien fait, un peu noir, s'en vint me faire des compliments empressés et fort polis, avec un air de respect et de déférence. Je crus le reconnaître parfaitement; je me levai, lui répondis sur le même ton, je multipliai mes remerciements et je l'accablai d'Excellence. Il eut beau me témoigner sa honte de me voir debout pour lui, je pris cela pour un raffinement de politesse, je n'avais garde de me rasseoir, n'ayant pas d'autre siège à lui présenter, enfin il s'en alla pour [me] laisser rasseoir. Dès qu'il fut retiré, l'abbé de Saint-Simon me demanda quel plaisir je prenais à confondre ce pauvre garçon qui me venait marquer son respect et sa joie, et à l'accabler d'Excellence et de moqueries. Surpris à mon tour, je lui demandai si je pouvais en user autrement avec le marquis de Cogolludo, fils aîné du duc de Medina-Coeli. « Le marquis de Cogolludo ! reprit l'abbé; mais vous n'y songez pas, c'est le fils de Mme de Pléneuf, dont l'embarras nous a fait pitié. À En effet, c'était lui-même. La Fare l'avait amené avec lui, comme je partais de Madrid pour Lerma. Je n'avais fait qu'entrevoir ce jeune homme lorsqu'il me le présenta, et je ne lavais ni vu ni rencontré depuis, séparé jusqu'à la veille de ce jour-là par la petite vérole. Ils se mirent tous à rire et à se moquer de moi; mais ils convinrent tous qu'il ressemblait beaucoup au marquis de Cogolludo. De lui faire des excuses de l'avoir trop bien traité, il n'y avait pas moyen; de lui laisser penser que je m'étais moqué de lui, était encore pis: l'expédient fut d'en faire le conte à la Fare.

Venons maintenant à la maison de la reine d'Espagne.

MAISON DE LA REINE.

Majordome-major.

Le marquis de Santa-Cruz.

Je ne parlerai point des trois majordomes de semaine, dont Magny en était un.

Premier médecin.

M. Servi.

J'ai parlé de lui il n'y a pas longtemps.

Camarera-mayor.

La comtesse douairière d'Altamire, Angela Folch, de Cardonne et Aragon.

Dames du palais.

La princesse de Roberque. La princesse de Pettorano.
La duchesse de Saint-Pierre. La comtesse de Taboada.
Señoras de honor.

Mmes Rodrigo. Mmes Albiville.
Carillo. Monteher.
Nievès. O'Calogan.
Del Surco. Cucurani.
Riscaldalègre.
Assafeta.

Dona Laura Piscatori, nourrice de la reine.

Confesseur.

Don Domingo Guerra.

Grand écuyer.

Le duc de Giovenazzo, c'est-à-dire notre prince de Cellamare.

Premier écuyer.

Le marquis de Saint-Jean, et son fils en survivance.

La comtesse d'Altamire était fille du sixième duc de Ségorbe et de Cardonne. Son mari mourut en 1698, étant ambassadeur d'Espagne à Rome. Elle était mère du comte d'Altamire et du duc de Najara, et belle-mère du comte de San-Estevan de Gormaz. On a vu ailleurs dans quelle union elle, le marquis de Villena et le marquis de Bedmar et leurs enfants vivaient ensemble, ce qui redoublait leur considération. Cette comtesse d'Altamire était une des plus grandes dames d'Espagne, en tout genre, d'une grande vertu et de beaucoup de piété. Avec un esprit qui n'était pas supérieur, elle avait toujours su se faire respecter par sa conduite et son maintien, et personne n'était plus compté qu'elle par la cour, par les ministres successifs, par le roi et la reine mêmes. Elle fut d'abord camarera-mayor, après l'expulsion de la princesse des Ursins, et toujours également bien avec la reine, et sur un grand pied de considération. Elle faisait fort assidûment sa charge et fort absolument, toutefois poliment avec les dames, mais dont pas une n'eût osé lui manquer, ni branler seulement devant elle. Elle était petite, laide, malfaite, avait environ soixante ans et en paraissait bien soixante et quinze. Avec cela, un air de grandeur et une gravité qui imposait. J'allais quelquefois la voir. Elle était toujours sur un carreau, au fond de sa chambre; des dames sur des carreaux ou des sièges, comme elles voulaient; on me donnait un fauteuil vis-à-vis d'elle. Je la trouvai une fois seule, elle ne savait pas un mot de français ni moi d'espagnol, de manière que nous nous parlâmes toujours sans nous entendre que par les gestes; elle en souriait parfois et moi aussi. J'abrégeai fort cette visite.

J'ai parlé ailleurs de la princesse de Robecque, de la duchesse de Saint-Pierre, et de la princesse de Pettorano. La comtesse de Taboada n'était point laide, et ne manquait pas d'esprit ni de vivacité; j'ai parlé de son mari et de son beau-père le comte de Maceda, grand d'Espagne.

Parmi les señoras de honor, il y en avait plusieurs qui avaient de l'esprit et du mérite. La femme de Sartine, qui avait été camériste et bien avec la reine, la devint à la fin. Mme de Nievès, très bien avec la reine, était gouvernante de l'infante, et vint et demeura à Paris avec elle, et s'en retourna aussi avec elle. On lui trouva, en ce pays, de l'esprit, du sens et de la raison; je ne sais si cela fut réciproque. Mme de Riscaldalègre était une femme bien faite, qui avait beaucoup de mérite, qui était, considérée, et qui aurait été fort propre à bien élever une princesse. Mme d'Albiville était une Irlandaise âgée, qui méritait aussi sa considération. Le mérite de Mme de Cucurani était d'être fille de l'assafeta, qui était Parmesane, nourrice de la reine, et qui toute grossière paysanne qu'elle était née et qu'elle était encore, conservait un grand ascendant sur la reine, était la seule qui, par l'économie des journées, pouvait chaque jour lui dire quelque mot tête à tête, et qui avait assez d'esprit pour avoir des vues, et les savoir conduire.. Enfin ce fut elle qui fit chasser le cardinal Albéroni, dont on ne serait jamais venu à bout sans elle. Comme elle était extraordinairement intéressée, il y avait des moyens sûrs de s'en servir. D'ailleurs elle n'était point méchante. Pour son mari, ce n'était qu'un paysan enrichi, dont on ne pouvait rien faire, et qui n'était souffert que par l'appui de sa femme. Mais celle-ci était redoutée et ménagée par les ministres et par toute la cour.

Don Domingo Guerra, confesseur de la reine, n'était rien ni de rien, lorsque j'étais en Espagne. Il était frère de don Michel Guerra, de qui je parlerai bientôt, et n'en tenait pas la moindre chose. Le plus plat habitué, de paroisse aurait paru un aigle en comparaison de ce confesseur. Il n'est pas de mon sujet de parler d'un peu de crédit qu'il eut assez longtemps, depuis mon retour, qui n'en fit qu'un abbé commandataire de Saint-Ildephonse et un évêque in partibus, quoiqu'il l'eût enflé jusqu'à penser au cardinalat, et à se croire un personnage, mais avec qui personne n'eut à compter.

Les deux Saint-Jean, père et fils, étaient d'espèce à donner de la surprise de les voir premiers écuyers de la reine. Je n'ai point su par où elle les prit en si grande amitié, qui, du temps que j'étais en Espagne, était déjà fort marquée.

C'étaient des gens cachés, mesurés, respectueux avec tout le monde, qui se produisaient peu, qui ne faisaient nulle montre de leur faveur, qui ne voulaient être mal avec personne, ni liés avec aucun. Sages dans leur conduite, ils ne donnaient aucune prise. Comme ils ne voulaient faire que pour eux et rien pour personne, pour mieux ménager leur crédit pour eux, éviter l'envie et cacher leurs vues, ils s'enveloppaient de modestie et d'impuissance, et ne servaient et ne desservaient personne. Le père avait bien commencé; le fils, qui avait plus d'esprit et de montant, et longtemps depuis mon retour, on fut subitement épouvanté de le voir tout d'un coup grand écuyer de la reine et grand d'Espagne.

J'ai expliqué avec assez de détails les fonctions de toutes ces charges pour que je n'aie rien à y ajouter, sinon que les trois capitaines des gardes du corps et les colonels des deux régiments des gardes prêtent serment entre les mains du roi. Ce sont les seuls dont le roi même le reçoit, et ces charges et ces grades sont aussi d'établissement nouveau.

On a vu plus haut de quelles personnes furent formées les maisons du prince et de la princesse des Asturies, lorsque j'ai parlé de cet établissement. Je n'ai donc rien à y ajouter, sinon que leurs fonctions chez le prince et la princesse sont pareilles à celles que les mêmes charges ont chez le roi et chez la reine. L'âge alors si tendre des infants me dispensera de parler des personnes employées auprès d'eux. Del Surco et Salazar, major des gardes du corps, lieutenant général et homme d'esprit et de qualité, furent dans la suite gouverneurs chacun d'un. Je le dis pour la singularité de cette fortune pour un homme tel que le Surco, et pour celle du soupçon peut-être mal fondé, mais reçu comme certain par tout le monde, que le Salazar avait empoisonné sa femme, comme le duc de Popoli avait fait la sienne, ce qui fit dire à la cour qu'avoir empoisonné sa femme était une condition nécessaire pour arriver à l'honneur et à la confiance d'être gouverneur des infants.

La médiannate que paye au roi d'Espagne un grand d'Espagne pour la première fois monte à huit mille ducats. Ses descendants en payent quatre mille à chaque mutation. Les frais pour la première fois vont bien à la moitié. Les lanzas que paye tous les ans un grand d'Espagne se montent à soixante pistoles, quand sa grandesse est placée sur un titre de Castille.

CHAPITRE II. §

Miraval, gouverneur du conseil de Castille; son caractère. — Caractère du grand inquisiteur. — Conseils. — Deux marquis de Campoflorido extrêmement différents à ne pas les confondre. — Archevêque de Tolède. — Constitution. — Inquisition. — Le nonce ni les évêques n'ont point l'Excellence. — Premier et unique exemple en faveur de l'archevêque de Tolède, de mon temps. — Conseillers et conseil d'État, nuls. — Ce qu'ils étaient. — Don Michel et don Domingo Guerra; leur fortune et leur caractère. — Fortune et caractère du marquis de Grimaldo et de sa femme. — Riperda. — Fortune et caractère du marquis de Castellar et de sa femme. — Jalousie du P. Daubenton [à l'égard] du P. d'Aubrusselle; caractère de ce dernier. — Jésuites tous puissants, mais tous ignorants en Espagne, et pourquoi. — Fortune et caractère du chevalier Bourck. — Caractère et fortune du nonce Aldobrandin en Espagne. — Caractère et fortune du colonel Stanhope, ambassadeur d'Angleterre en Espagne. — Bragadino, ambassadeur de Venise en Espagne. — Ambassadeur de Hollande. — Ambassadeurs de Malte traités en sujets en Espagne. — Guzman, envoyé de Portugal. — Caractère de Maulevrier. — Duc d'Ormond; son caractère, sa situation en Espagne. — Marquis de Rivas, jadis Ubilla; sa triste situation en Espagne; je le visite.

Venons maintenant aux conseils que je trouvai, et que je laissai dans un grand délabrement, pour ce qui regardait les conseils particuliers.

Le marquis de Miraval était gouverneur du conseil de Castille. C'était un homme de médiocre naissance, qui avait été ambassadeur d'Espagne en Hollande, et qui en fut rappelé pour occuper cette grande place dont il n'était pas incapable. Il était doux, poli, accessible, équitable. Son esprit toutefois n'était pas transcendant, et son inclination était autrichienne. La cabale italienne, à laquelle il était étroitement lié, l'avait porté par la reine à cette grande place. C'était un grand homme, fort bien fait, qui avait l'attention polie de n'aller presque jamais en carrosse que ses rideaux à demi tirés pour ne faire arrêter personne.

Don François Camargo, ancien évêque de Pampelune, était inquisiteur général ou grand inquisiteur. Je n'ai jamais vu homme si maigre ni de visage si affilé. Il ne manquait point d'esprit; il était doux et modeste. On eût beaucoup gagné que l'inquisition eût été comme lui.

Le comte de Campoflorido était président du conseil des finances, où il ne faisait rien depuis longtemps; une longue maladie le conduisit au tombeau, depuis mon arrivée en Espagne: l'ancien de ce conseil le gouverna pendant tout mon séjour, avec le trésorier général, desquels je n'entendis point parler.

La présidence du conseil des Indes et de celui de la marine vaquait pendant que j'étais en Espagne; les doyens obscurs de ces conseils les conduisaient. La présidence de celui des Indes fut donnée, après mon départ, au marquis de Valero, à son arrivée de la vice-royauté du Pérou, avec la grandesse et le titre de duc d'Arion.

Le marquis de Bedmar était président du conseil des ordres et du conseil de guerre. La première charge était sérieuse, donnait quelque travail, du crédit et de la considération. L'autre était tombée à n'être plus qu'un nom.

À l'égard du conseil d'Italie et de celui des Pays-Bas, ils étaient tombés par le démembrement de ces pays de la domination d'Espagne, et passés sous celle de l'empereur.

J'ai oublié d'avertir qu'il ne faut pas confondre le Campoflorido, dont je viens de parler, avec le marquis de Campoflorido, capitaine général du royaume de Valence, lorsque j'étais en Espagne. Celui-ci était un fin et adroit Sicilien qui s'était acquis la protection de la reine par le mariage de son fils avec la fille aînée de dona Laura Piscatori, nourrice et assafeta de la reine qui, contre tous les usages d'Espagne, le maintint quinze ou seize ans dans la place de capitaine général du royaume de Valence qu'il gouverna, en effet, fort sagement. Il en sortit par être fait grand d'Espagne, et vint après ici ambassadeur d'Espagne, où chacun a pu juger de son esprit, et qu'il a été peut-être le seul bon ambassadeur qu'on ait vu ici envoyé par l'Espagne, depuis don Patricio Laullez.

Il y avait déjà plus d'un règne que les archevêques de Tolède, chanceliers de Castille par leur siège, en avaient perdu toute fonction et toute mémoire, et qu'ils étaient réduits au pur ecclésiastique, sans plus avoir aucune autre prétention. Diego d'Astorga y Cespedes l'était pendant que j'étais en Espagne. Né en 1666, il fut inquisiteur de Murcie, évêque de Barcelone en décembre 1715, grand inquisiteur d'Espagne en 1720, et en mars suivant archevêque de Tolède, en quittant la place de grand inquisiteur, enfin cardinal par la nomination du roi d'Espagne en novembre 1727.

On a vu ici ce que j'ai dit de ce prélat et la confiance avec laquelle il me parla contre la constitution Unigenitus, le despotisme des papes et de l'inquisition en Espagne et dans tous les pays d'inquisition, qui ne laissaient aucune autorité ni liberté aux évêques, qu'il faisait trembler, qui étaient réduits aux simples fonctions manuelles, et qui, bien loin d'oser juger de la foi, n'auraient pas même hasardé de recevoir la constitution Unigenitus sans risquer d'être envoyés par l'inquisition pieds et poings liés, à Rome, pour avoir osé se croire en droit de pouvoir donner une approbation à ce qui émanait de Rome, qu'ils sont obligés de recevoir à genoux, les yeux fermés, sans s'informer de ce que c'est, si dans cette conjoncture le pape ne leur avait pas permis et ordonné de la recevoir; combien il déplora avec moi l'anéantissement de l'épiscopat en Espagne et autres pays d'inquisition, où ce tribunal d'une part, celui du nonce de l'autre, avaient entièrement dépouillé les évêques, qui n'étaient plus les ordinaires de leurs diocèses, mais de simples grands vicaires, sacrés pour le caractère épiscopal et donner la confirmation et l'ordination et rien de plus, destitués même des pouvoirs que les évêques des autres pays donnent à leurs grands vicaires; enfin combien il me remontra l'importance extrême que nos évêques ne tombassent pas dans cet anéantissement, sous lequel ceux d'Espagne et de tous les pays d'inquisition gémissaient, et combien les nôtres se devaient souvenir de ce que c'est que d'être évêque, soutenir les droits divins de l'épiscopat et résister avec toute la sagacité et la fermeté possible aux ruses et aux violences de Rome, dont le but continuel est d'anéantir partout l'épiscopat pour rendre les papes évêques seuls et uniques et ordinaires immédiats de tous les diocèses, pour être les seuls maîtres dans l'Église; et par là de revenir à la domination temporelle qu'ils ont si longtemps essayé d'exercer partout, et de ne pouvoir enfin y être contredits par personne de leur communion.

Ce [que ce] prélat, éclairé et si judicieux, en vénération à toute l'Espagne par sa modestie, sa frugalité, ses moeurs, ses aumônes, sa vie retirée et studieuse, sa douceur et son éloignement de toute ambition, tel que les dignités le vinrent toutes chercher, sans en avoir jamais brigué aucune, ce que ce prélat, dis-je, crut m'apprendre sur l'esclavage et le néant de l'épiscopat dans les pays d'inquisition, et qui met en si grande évidence le cas qu'on doit faire de l'acceptation faite de la constitution par tous les évêques et les docteurs de ces pays, que nos boute-feu d'ici ont tant sollicitée et tant fait retentir pour faire accroire de force et de ruse que l'Église avait parlé, etc., cela même on l'a vu dans ce qui a été donné ici de M. Torcy; par les dures réprimandes, et ce qu'il arriva à Aldovrandi, nonce en Espagne, pour avoir fait accepter la constitution par des évêques, licence prise par eux, qui fut trouvée si mauvaise à Rome, quoique à la sollicitation d'Aldovrandi, que ce nonce en fut perdu, et eut toutes les peines qu'on a vu à s'en relever, et que le pape, pour couvrir cet étrange excès des évêques d'Espagne, leur commanda à tous de recevoir sa constitution Unigenitus, afin qu'il ne fût pas dit qu'ils eussent osé le faire sans ses ordres précis; et en même temps les évêques, qui l'avaient acceptée à la réquisition du nonce, furent fort blâmés et menacés de Rome, comme ceux qui n'avaient osé déférer là-dessus aux instances du nonce furent loués et approuvés.

Cet archevêque de Tolède est le premier et l'unique prélat à qui l'Excellence ait été accordée, pour lui et pour les archevêques ses successeurs. Aucun autre n'a ce traitement, non pas même le nonce du pape, quoique si puissant en Espagne, et le premier de tous les ambassadeurs, qui l'ont tous. Les nonces, comme tous les autres archevêques et évêques d'Espagne, se contentent de la Seigneurie illustrissime, et ne prétendent point l'Excellence, même depuis que l'archevêque de Tolède l'a obtenue, fort peu avant que j'arrivasse en Espagne. C'est aussi la seule distinction qu'il ait par-dessus les autres archevêques et évêques.

CONSEILLERS D'ÉTAT.

Le duc d'Arcos, le duc de Veragua, le marquis de Bedmar, le comte d'Aguilar, le prince de Santo-Buono, le duc de Giovenazzo, tous grands d'Espagne, don Michel Guerra, le marquis Grimaldo, secrétaire d'État.

On l'a déjà dit, les conseillers d'État sont, ou plutôt étaient en Espagne ce que nous appelons ici ministres d'État. Aussi était-ce le dernier et le suprême but de la fortune et de la faveur. Mais depuis que la princesse des Ursins eut fait quitter prise aux cardinaux Portocarrero et d'Estrées, et à tous ceux qui avaient eu part au testament de Charles II, qui avaient mis Philippe V sur le trône, renfermé le roi d'Espagne avec la reine et elle, et changé toute la forme de la cour et du gouvernement, les fonctions de conseillers d'État tombèrent tellement en désuétude qu'il ne leur en demeura que le titre vain et oisif, sans rang ni fonctions quelconques, et sans autre distinction que de pouvoir aller en chaise à porteurs dans les rues de Madrid, avec un carrosse à leur suite, et l'Excellence. Aussi fut-ce uniquement pour donner l'Excellence à Grimaldo qu'il reçut le titre de conseiller d'État pendant que j'étais à Madrid. Je [la] lui donnais souvent avant qu'il l'eût par cette voie. Cela le flattait, parce qu'il était glorieux et qu'il était peiné de travailler continuellement avec des ambassadeurs et avec des grands et d'autres qu'il fallait bien qu'il traitât d'Excellence, et dont il ne recevait que la Seigneurie. Il m'en reprenait quelquefois en souriant; je répondais que je ne me corrigerais point, parce que je ne pouvais me mettre dans la tête qu'il ne l'eût pas. Nous reviendrons à lui tout à l'heure. Je passe les grands, parce que j'en ai parlé sous leurs titres.

Don Michel Guerra était une manière de demi-ecclésiastique sans ordres, mais qui avait des bénéfices, qui était vieux et qui n'avait jamais été marié. C'était une des meilleures têtes d'Espagne, pour ne pas dire la meilleure de tout ce que j'y ai connu; instruit, laborieux, parlant bien et assez franchement. Aussi, quoique tout à fait hors de toutes places, était-il fort aimé et considéré. Il était chancelier de Milan, et à Milan lors de l'avènement de Philippe à la couronne d'Espagne; il se conduisit bien dans cette conjoncture. Sa place était également importante et considérable, et faisait compter les gouverneurs généraux du Milanais avec elle. Il y était fort estimé et fort autorisé. Peu après l'avènement de Philippe V à la couronne, il quitta Milan, passa quelque temps à Paris, fut traité avec beaucoup de distinction par le roi et les ministres, et fort accueilli des seigneurs principaux. C'était un homme fort rompu au grand monde et aux affaires, qui ne se trouva ni ébloui ni embarrassé parmi ce monde nouveau pour lui. Il repassa d'ici en Espagne, après avoir vu le roi en particulier, et conféré avec quelques-uns de nos ministres, dont il remporta l'estime et de toute la cour. Il eut son tour à être gouverneur du conseil de Castille, mais il ne l'accepta qu'à condition de n'être pas tenu d'en garder le rang, s'il venait à quitter cette grande place, parce que, disait-il, il ne prétendait pas mourir d'ennui pour y avoir passé. En effet, il ne la conserva pas longtemps. Ce n'était pas un homme à ployer bassement; et quand il l'eut quittée, il reprit, en effet, son genre de vie accoutumé, sans aucun rang et libre dans sa taille, fort visité et considéré, assez souvent même consulté. Je le voyais assez souvent chez lui et chez moi. Quoiqu'il n'aimât pas les Français, il s'entretenait fort familièrement avec moi, et, outre que sa conversation était gaie et agréable, j'y trouvais toujours de quoi profiter et m'instruire.

Il avait dans une forte santé une incommodité étrange sa tête se tournait convulsivement du côté gauche. Dans l'ordinaire cela était léger, mais presque continuel, par petites saccades. Il était déjà dans cet état quand il passa à Paris, retournant de Milan en Espagne. Depuis, cela avait augmenté, et la violence en était quelquefois si grande que son menton dépassait son épaule, pour quelques instants, plusieurs fois de suite. Je l'ai vu chez lui, le coude sur sa table; tenant sa tête avec la main pour la contenir, d'autres fois au lit pour la contenir davantage. Il m'en parlait librement, et cela n'empêchait point la conversation. Il avait fait inutilement plusieurs remèdes en Italie et en Espagne, et avait consulté son mal ici. Il n'avait trouvé de soulagement considérable et long que par les bains de Barège, et il était sur le point d'y retourner quand je partis d'Espagne.

On admirait à Madrid comment je l'avais pu si bien apprivoiser avec moi; avec tout son agrément et son usage du grand monde, il avait du rustre naturellement, et les grands emplois par lesquels il avait passé ne l'en avaient pas corrigé. Ainsi ses propos avaient souvent une nuance brusque, sans que lui-même le voulût, ni s'en aperçût par l'habitude. Je sentis bien qu'il ne faisait pas grand cas du gouvernement d'Espagne, ni beaucoup plus de celui du cardinal Dubois. Ce n'était pas matières même à effleurer pesamment de part ni d'autre, mais qui ne laissaient pas de se laisser entendre. Il était frère du confesseur de la reine; ils logeaient ensemble; il le méprisait parfaitement. Don Michel était grand, gros, noir, de fort bonne mine et la physionomie de beaucoup d'esprit.

Le marquis de Grimaldo, secrétaire d'État des affaires étrangères, était le seul véritable ministre. Je l'ai fait connaître plus haut par sa figure singulière et par son caractère. C'était un homme de si peu, et qui avait si peu de fortune, que le duc de Berwick m'a conté que la première fois qu'il fut envoyé en Espagne; il lui fut présenté pour être son secrétaire pour l'espagnol; qu'il ne le prit point, parce qu'il ne savait pas un mot de français, et qu'ensuite il entra sous-commis dans les bureaux d'Orry. Des hasards d'expéditions le firent connaître et goûter à Orry; il en fit son secrétaire particulier, et il y plut à Orry de plus en plus. Il lui donna sa confiance sur bien des choses, le fit connaître à Mme des Ursins et à la reine; il se servit peu à peu de lui pour l'envoyer porter au roi des papiers, et en recevoir des ordres sur des affaires, quand ses occupations lui faisaient ménager son temps. Ces messages se multiplièrent; il avait la princesse des Ursins et la reine pour lui; il fut donc tout à fait au gré du roi, tellement qu'Orry, à qui son travail avec le roi n'était qu'importun, parce qu'un avec Mme des Ursins, par conséquent maître de l'État, il n'avait pas besoin de particuliers avec le roi pour soutenir sa puissance et son autorité particulière, se déchargea de plus en plus de tout le travail que Grimaldo pouvait faire pour lui avec le roi, et des suites de ce travail, comme ordres, arrangements, etc., dont Grimaldo faisait le détail, et lui en, rendait un compte sommaire, ce qui le tira bientôt de la classe des premiers commis, et en fit une manière de petit sous-ministre de confiance. Le roi s'y accoutuma si bien que la chute d'Orry, celle de Mme des Ursins, l'ascendant que prit la nouvelle reine sur son esprit, presque aussitôt qu'elle fut arrivée, ne purent changer le goût que le roi avait pris pour lui, ni sa confiance. Albéroni et la reine le chassèrent pourtant de toute affaire et de toute entrée au palais, mais ils ne purent venir à bout de l'exiler de Madrid.

Grimaldo, pendant la durée de son petit ministère, s'en était servi pour se lier avec La Roche, avec les valets intérieurs et pour gagner les bonnes grâces du duc del Arco et du marquis de Santa-Cruz, amis intimes l'un de l'autre, l'un favori du roi, l'autre de la reine, et par leur faveur et leurs charges dans l'intérieur du palais. Il s'était fait aussi des amis considérables au dehors du palais, bien voulu en général et mal voulu de personne que d'Albéroni et de ses esclaves. Plus ce premier ministre se faisait craindre et haïr, plus on souhaitait sa chute, plus on plaignait le malheur de Grimaldo, plus on s'intéressait à lui. L'Arco n'avait jamais ployé sous Albéroni d'une seule ligne; Albéroni n'avait pu le gagner, et n'avait osé l'attaquer. Santa-Cruz, plus en mesure avec lui par rapport à la reine, ne l'en aimait pas mieux. Il était comme et pourquoi je l'ai dit ailleurs, ami intime du duc de Liria, auquel Grimaldo s'était attaché dans ses petits commencements, parce qu'il avait cultivé la protection du duc de Berwick, dont il avait pensé être secrétaire, et Liria et Grimaldo furent toujours depuis dans la même liaison dans laquelle Sartine se glissa. Santa-Cruz et l'Arco faisaient ainsi passer bien des avis de l'intérieur à Grimaldo par Liria, quelquefois l'Arco par le même ou par Sartine, et peu à peu il arriva bien des fois que sous quelque prétexte de quitter la reine quelques moments, ou pendant sa confession, ou entre le déshabillé du roi et son coucher où il n'y avait jamais que Santa-Cruz, et l'Arco et deux valets français intérieurs, le roi faisait entrer Grimaldo par les derrières, conduit par La Roche, et l'entretenait d'affaires et de bien d'autres choses. La difficulté de le voir en augmenta le désir, le goût, la confiance, tellement que la chute d'Albéroni fit le rappel subit de Grimaldo au palais et aux affaires.

Il fut fait secrétaire d'État avec le département des affaires étrangères, et bientôt après sans être chargé des autres départements des secrétaires d'État, il travailla seul sur tous avec le roi, à leur exclusion. Le roi, toujours peiné de multiplier les visages dans son intérieur, accoutuma bientôt les autres secrétaires d'État et ceux qui en vacance de président ou de gouverneur des conseils des Indes, des finances, etc. [en faisaient les fonctions], d'envoyer à Grimaldo ce qu'ils auraient porté eux-mêmes au travail avec le roi, en sorte que Grimaldo lui rendait compte tout seul de ces différentes affaires de tous les départements, recevait ses ordres, et les envoyait avec les papiers à ceux de qui il les avait reçus. On voit par cette mécanique qu'elle rendait Grimaldo maître, ou peu s'en fallait, de toutes les affaires, et les autres secrétaires d'État, ou conducteurs à temps des conseils, impuissants, sans le concours de Grimaldo, par conséquent ne voyant jamais le roi, et dès là, fort subalternes. De là vint que pas un d'eux ne suivit plus le roi en ses voyages, qui dans Madrid ne les voyant jamais où ils étaient tous, et ne travaillant sur les affaires de tous les départements qu'avec le seul Grimaldo, les accoutuma bientôt à demeurer à Madrid et à envoyer chaque jour, s'il en était besoin, ou plusieurs fois la semaine à Grimaldo dans le lieu où le roi était, tout ce qui avait à passer sous ses yeux, et à recevoir par Grimaldo la réponse et les ordres du roi sur chaque affaire de chaque département.

Quoique Grimaldo fût glorieux, et qu'une situation si brillante lui fît élever ses vues bien haut pour ennoblir et élever sa fortune, il eut grand soin de conserver ses anciens amis, de s'en faire de nouveaux, d'avoir un accès doux et facile pour tout le monde, d'expédier de façon que rien ne demeurât en arrière par sa négligence, de tenir ses commis en règle et assidus au travail, de ne les laisser maîtres de rien, et en les traitant tous fort bien, d'empêcher qu'aucun prît ascendant sur lui. Par cette conduite, il fit que tout le monde était content de lui, et que, dans l'impossibilité d'espérer que le roi sortît jamais de la prison où Mme des Ursins l'avait accoutumé, et qu'Albéroni avait soigneusement entretenue, et à laquelle ce prince s'était si fortement accoutumé, il n'y avait personne de la cour ni d'ailleurs qui n'aimât mieux Grimaldo pour geôlier, et avoir affaire à lui qu'à tout autre.

À l'égard de ceux dont il portait le travail au roi, à leur exclusion, il adoucissait cette peine par les manières les plus polies et les plus considérées. Il ne se mêlait immédiatement d'aucun de leurs départements, c'est-à-dire qu'il n'écoutait point ceux qui y avait des affaires: c'était à eux à s'en démêler avec les ministres naturels du département dont étaient leurs affaires; et lui, il n'en entendait parler que par l'envoi que lui faisaient ces ministres des papiers qu'ils auraient portés devant le roi, et du compte qu'ils lui en [eussent] rendu, s'ils eussent travaillé avec Sa Majesté. Quelquefois alors Grimaldo écoutait ceux que ses affaires regardaient; je dis quelquefois, selon que l'importance de l'affaire le demandait, ou que la considération des personnes l'exigeait, car d'ordinaire il s'en tenait à ce que les ministres lui envoyaient, formait son avis là-dessus, en conformité du leur ou non, mais rapportant toujours au roi leur avis et sur quoi ils le fondaient, accompagnait le renvoi qu'il faisait des papiers et de la décision du roi, avec célérité et politesse. Bien était vrai qu'il prenait plus de connaissances de certaines affaires, mais ce n'était qu'avec beaucoup de choix pour suffire à son propre travail, et ne se pas noyer dans celui des autres. Malgré ces attentions, il était impossible que les autres secrétaires d'État, etc., ne sentissent le poids de ce joug qui les séparait du roi comme de simples commis, et qui leur donnait un censeur tête à tête avec le roi, en lui rapportant toutes leurs affaires. J'expliquerai plus bas cette façon de travailler, et la jalousie qui en résulta, mais qui fut impuissante jusque longtemps après mon retour, et qui n'en mit pas les autres ministres plus à portée du roi, trop accoutumé de si longue main à ne travailler qu'avec un seul, toujours le même. Je me contente de rapporter ce que j'ai vu, sans louer ni blâmer ici cette manière de gouverner une si vaste monarchie.

Grimaldo était chancelier de l'ordre de la Toison d'or, sans en porter sur soi ni à ses armes aucune marque. Il avait bien envie d'en devenir chevalier, et il y parvint enfin à la longue. Par lui-même, j'ai eu lieu de croire qu'il eût été plus modeste, mais il avait une femme qui pouvait beaucoup sur lui, qui avait de l'esprit, des vues du monde, qui crevait d'orgueil et d'ambition, qui ne prétendait à rien moins qu'à voir son mari grand d'Espagne, qui ne cessait de le presser d'user de sa faveur. Il en avait un fils et une fille fort gentils: c'étaient des enfants de huit ou dix ans qui paraissaient fort bien élevés. Son frère, l'abbé Grimaldo, fort uni avec eux, l'était parfaitement d'ambition avec sa belle-soeur, et [ils] le poussaient de toutes leurs forces. Mais outre que cette femme était ambitieuse pour son mari, elle était haute et altière avec le monde, et se faisait haïr par ses airs et ses manières, et ce fut en effet cela qui le perdit à la fin. L'abbé Grimaldo imitait un peu sa belle-soeur dans ce dangereux défaut. Il était craint et considéré, mais point du tout aimé, même de la plupart des amis de son frère.

J'étais instruit de ces détails, mais des plus intérieurs par le duc de Liria, et surtout par Sartine véritablement intéressé et attaché à Grimaldo, et par le chevalier Bourck, dont je parlerai dans la suite. Je voyais assez souvent Mme Grimaldo chez elle et son beau-frère, et il est vrai qu'à travers la politesse et la bonne réception, l'orgueil de cette femme transpirait et révoltait, non pas moi, qui aimais son mari, et qui n'en faisais que rire en moi-même, ou en dire tout au plus quelque petit mot, et encore rare et mesuré, à Sartine, ou au duc de Liria. Je pense que ce fut elle qui se servit de Sartine et de Bourck pour me pressentir sur la grandesse. Je raconte ceci de suite, quoique après le retour de Lerma à Madrid, et pour sonder si je voudrais y servir Grimaldo. Rappelé à sa charge de secrétaire d'État, au moment de la chute d'Albéroni, il avait été témoin de bien près de la rapidité de la fortune de Riperda devenu comme en un clin d'œil premier ministre aussi absolu que le fut jamais son prédécesseur Albéroni, et en même temps grand d'Espagne, dans le premier engouement de ce beau traité de Vienne qu'il y avait conclu: fruit amer du renvoi de l'infante en Espagne.

Riperda; gentilhomme hollandais, et ambassadeur de Hollande en Espagne, à qui il s'était attaché depuis son rappel et dont il a été tant parlé ici, d'après Torcy, était étranger à l'Espagne, devenu une espèce d'aventurier. Grimaldo qui, en jouant sur le mot et de sa terminaison en o ou en i, avait franchement arboré les armes pleines de Grimaldi, se prétendait être de cette maison, depuis qu'il était secrétaire d'État, par conséquent de bien meilleure maison que Riperda. Il n'y avait aucun Grimaldi en Espagne pour lui contester cette prétention. Le règne de Riperda avait été court, et sa chute bien méritée, mais affreuse. Sa gestion, à la suite de celle d'Albéroni, avait dégoûté le roi et la reine des premiers ministres, sans les détacher de ne travailler qu'avec un seul ministre, et ce seul ministre fut encore Grimaldo. Il succéda donc à Riperda, non au titre ni au pouvoir, mais au moins à l'accès unique, et à rapporter seul au roi les affaires de tous les départements, comme il avait fait auparavant. C'en était bien assez pour mettre la grandesse dans la tête de sa femme et de son frère, et pour le tenter lui-même, quoique plus sage et plus clairvoyant qu'eux.

Pour revenir sur mes pas à mon temps, le servir dans cette ambition, n'avait rien de contraire au service ni à l'intérêt de la France: c'était, au contraire, lui attacher de plus en plus l'unique ministre qui approchât du roi et de la reine d'Espagne, et qui avait toujours bien mérité de la France. Ces raisons et mon inclination m'y portaient par tout ce que je devais, comme on verra bientôt, à l'amitié de Grimaldo; mais je sentais aussi combien je devais éviter de me mêler des choses purement intérieures de la cour d'Espagne, et quoique pour l'importance et la conduite des affaires, les ministères et les dignités n'aient rien de commun, et soient choses entièrement séparées, je m'étais fait là-dessus à moi-même une leçon générale, quand je refusai au P. Daubenton d'entrer dans ses vues et dans ce que le roi d'Espagne voudrait faire par mon ministère pour faire rendre aux jésuites le confessionnal du roi. Il était néanmoins plus que délicat d'éconduire Sartine et Bourck sur une proposition que je sentais bien qu'ils ne me faisaient pas d'eux-mêmes. Je pris donc le parti de leur montrer que je la goûtais, que je me prêterais avec empressement à procurer cette élévation à Grimaldo; mais tant pour lui-même que pour moi, il s'y fallait garder de faux pas, et que c'était à lui à me conduire dans un terrain qu'il connaissait si bien, et dont l'écorce m'était à peine connue. Par cette réponse qui me vint sur-le-champ dans l'esprit, j'espérai des mesures de Grimaldo, de sa crainte de se perdre en voulant voler trop haut, de son embarras à se servir d'un étranger qui, quelque bien qu'il fût et qu'il parût auprès de Leurs Majestés Catholiques, ne les voyait pourtant jamais seul que par audiences, dont les occasions désormais ne pouvaient être fréquentes, tiendraient Grimaldo en des délais continuels qui me feraient gagner le temps de mon départ, et ne me concilieraient pas moins sa reconnaissance de mes offres et de ma bonne volonté. En effet, tout cela arriva comme je l'avoir prévu.

Le marquis de Castellar, secrétaire d'État de la guerre, était un grand homme fort bien fait, avec un oeil pourtant un peu en campagne, et jeune. Il était frère de Patino, qui était alors intendant de marine à Cadix, qui ne vint point à Madrid de mon temps, et qui longtemps après devint premier ministre avec plus de pouvoir qu'aucun autre, qui l'eût été, qui se fit, à la fin, grand d'Espagne, et qui mourut dans toute cette autorité. Il a été parlé de lui ici plus d'une fois. Ils étaient Espagnols d'assez bon lieu, établis à Milan depuis quelques générations, et revenus enfin en Espagne. Patino avait été jésuite. Lui et son frère se haïssaient parfaitement, et se sont haïs toute leur vie.

Castellar aimait fort son plaisir, paraissait très rarement à la cour, était autant qu'il pouvait dans le monde, fort paresseux avec de l'esprit, de la capacité, une grande facilité de travail, qui expédiait en deux heures avec justesse plus qu'un autre en sept ou huit heures. Il portait avec la dernière impatience d'envoyer ses papiers à Grimaldo, et de n'en recevoir que par lui les réponses et les ordres du roi. Toutefois il fit tant qu'il parvint pendant que j'étais à Madrid, à travailler avec le roi deux fois assez près à près, et cela fit nouvelle et mouvement dans la cour. Grimaldo ne s'en émut pas, et il eut raison. Castellar ne put se contenir de témoigner au roi que tout se perdait par cette façon de faire passer toutes leurs affaires par Grimaldo, et de ne travailler qu'avec lui. Cette représentation peut-être trop forte, et qui put aussi être un peu aigre, déplut au roi, qui depuis ne voulut plus travailler avec lui, et il en arriva autant à celui qui était par interim en premier aux finances, qu'au premier travail de Castellar avec le roi, il y avait poullié. Ainsi Grimaldo, sans se remuer le moins du monde, continua tranquillement à faire seul avec le roi la besogne de tous.

Ce mauvais succès de Castellar acheva de le piquer. Sa femme n'était pas moins haute que celle de Grimaldo, et personnellement [elles] ne se pouvaient souffrir l'une l'autre. Le feu s'alluma donc tout à fait entre elles et entre leurs maris. Castellar se lâcha indiscrètement sur Grimaldo, qu'il força, malgré lui, à se fâcher. Cela fit du bruit et des partis, mais celui de Castellar n'était rien en comparaison de celui de Grimaldo, qui avait pour lui la faveur et la confiance privative de toutes les affaires.

Castellar me voyait assez, sa conversation était fort agréable. On me voyait bien avec lui et beaucoup mieux encore avec Grimaldo, et sur un pied d'amitié et de confiance. Leurs amis me pressèrent de travailler à les raccommoder, Sartine, Bourck, les ducs de Liria et de Veragua, le prince de Masseran et d'autres. C'était une bonne oeuvre qui ne pouvait qu'être bonne au service du roi et utile à tous les deux. J'aurais réussi, si je n'avais eu affaire qu'aux deux maris, mais les deux femmes qui voulaient se manger et périr ou culbuter le secrétaire d'État opposé, se mirent tellement à la traverse que je m'aperçus bientôt que je n'y gagnerais rien que de me mettre peut-être mal avec l'un ou l'autre, tellement que je me retirai doucement de cette entremise, sans y laisser rien du mien.

Quand ils se furent bien aboyés, ils se turent, mais ne se pardonnèrent pas. De ce moment Castellar, à qui sa place devenait tous les jours plus insupportable, mais qui ne pouvait la quitter pour demeurer rien, tourna toutes ses vues sur l'ambassade de France, et m'en parla plusieurs fois. Je lui représentai toujours que pour mon particulier, rien ne me pouvait être plus agréable, mais qu'il prit garde à quitter le réel qu'il tenait, et qui le pouvait devenir davantage, et plus agréable par des choses que le temps amenait, et qu'on ne pouvait prévoir, ce que j'accompagnais de choses flatteuses sur son mérite, sa capacité, sa réputation, et en tout cela je lui disais vrai, et je l'entretins toujours de la sorte sans entrer en aucun engagement: c'est que je sentais combien cette ambassade serait désagréable à Grimaldo, que par toute raison j'aimais mieux que l'autre, et que je voyais bien aussi que la correspondance étroite, si désirable entre les deux cours, courrait risque d'être mal servie entre un ambassadeur d'Espagne et le ministre unique d'Espagne, et spécialement des affaires étrangères, aussi ennemis l'un de l'autre -que l'étaient ces deux hommes.

Castellar enfin y réussit, mais longtemps après, et eut entre deux une attaque d'apoplexie qui, d'un homme gai, léger, de la conversation la plus fine, la plus leste, la plus aimable, mais aussi la plus solide et la plus suivie quand cela était à propos, en fit un homme triste, pesant jusqu'à en être lourd et massif, qui ne produisait rien, qui ne suivait pas, qui travaillait même pour comprendre. Je m'étais fait un grand plaisir de le revoir ici ambassadeur. À son premier aspect ma surprise fut grande, et mon étonnement encore plus dès la première conversation. C'était une apoplexie ambulante: aussi le tua-t-elle bientôt.

Il mourut à Paris, et laissa un fils à qui son oncle fit épouser l'héritière d'une grandesse. Il était fort jeune et fort fou, du temps que j'étais en Espagne. Il s'est depuis appliqué au service, il y a acquis de la réputation; il s'est soutenu après la mort de son oncle; dont il a eu aussi la grandesse. Il trouva le moyen de s'attirer la protection de la reine; il eut des commandements en chef qui l'ont conduit à être capitaine général.

J'ai parlé de La Roche et du P. Daubenton assez pour n'avoir rien à y ajouter: seulement dirai-je que ce maître jésuite vieillissait et qu'il commençait à perdre la mémoire. Je m'en aperçus dans les conversations fréquentes que j'avais avec lui chez moi, ou au collège impérial où il était fort bien logé. Mais cette faiblesse de mémoire me fit découvrir plus d'une friponnerie de sa part, par lui-même, sur des affaires où d'abord il m'avait promis merveilles, et dès le lendemain me venait conter celles qu'il avait opérées là-dessus avec le roi, puis quelques jours après me disait tout le contraire, oubliant ce qu'il m'avait raconté. C'est que ce qu'il m'avait dit d'abord était une fable, et ce qu'il me rendait après était ce qu'il avait exécuté. Je n'en fus ni surpris ni n'en fis pas semblant. Je connaissais trop le personnage pour m'y fier en rien, mais je ne fus pas fâché de jouir du défaut de sa mémoire, et de m'amuser à lui en tendre des panneaux.

Mais ce qui m'importuna de lui à l'excès, fut sa jalousie du P. d'Aubrusselle, jésuite français, demeurant aussi au collège impérial et précepteur des infants. C'était un homme d'esprit, de savoir, fort instruit des choses d'Espagne et de l'intérieur du palais, aimé et estimé généralement, et d'une conversation agréable, sage, discrète, mais toutefois instructive. Aubenton qui craignait toujours pour sa place, et pour la confiance et l'autorité qu'elle lui donnait, se sentait vieux et connu. L'expérience qu'il avait faite de pouvoir être congédié, le rendait soupçonneux sur tous ceux qui lui pouvaient succéder. Il voyait bien qu'Aubrusselle était le plus apparent et le plus naturel; la bienveillance générale et la réputation qu'il avait acquise en Espagne le blessait; tout lui était suspect de ce côté-là, à tel point qu'Aubrusselle m'en avertit, me pria d'éloigner mes visites, surtout de n'aller point chez lui les jours que j'irais voir Aubenton, et de ne trouver pas mauvais qu'il vint peu chez moi. Je m'informai d'ailleurs de cette jalousie, et par ce que j'en appris, je vis que le P. d'Aubrusselle ne m'en avait pas tout dit. Il craignait encore ses relations en France, et même à Rome, quelque vendu qu'il fût à cette dernière cour. En un mot, tout lui faisait ombrage, et plus sa tête vieillissait, moins il était capable de se contenir là-dessus, sans succomber à des échappées, quelque seconde nature qu'il se fût faite de la dissimulation la plus profonde et de la plus naturelle fausseté. Cela fit qu'Aubrusselle et moi eûmes moins de commerce ensemble que lui et moi n'eussions voulu.

Puisque je parle de jésuites, il faut achever ici ce qui les regarde. Je ne les trouvai pas en Espagne moins puissants qu'ils se le sont rendus partout ailleurs, pénétrant partout, imposant partout, et d'amour ou de crainte se mêlant de tout. Les dominicains autrefois si puissants en Espagne y étaient devenus de petits compagnons auprès d'eux, et dans l'inquisition même, où les jésuites s'étaient saisis de la pluralité des places, et des plus importantes. Mais quels pays que ceux d'inquisition! Les jésuites savants partout et en tout genre de science, ce qui ne leur est pas même disputé par leurs ennemis, les jésuites, dis-je, sont ignorants en Espagne, mais d'une ignorance à surprendre. Ce sont les PP. Daubenton et d'Aubrusselle qui me l'ont dit, et plusieurs fois, qui ne pouvaient s'accoutumer en ce qu'ils en voyaient. C'est que l'inquisition furette tout, s'alarme de tout, sévit sur tout avec la dernière attention et cruauté. Elle éteint toute instruction, tout fruit d'étude, toute liberté d'esprit, la plus religieuse même et la plus mesurée. Elle veut régner et dominer sur les esprits, elle veut régner et dominer sans mesure, encore moins sans contradiction, et sans même de plaintes, elle veut une obéissance aveugle sans oser réfléchir ni raisonner sur rien, par conséquent elle abhorre toute lumière, toute science, tout usage de son esprit; elle ne veut que l'ignorance, et l'ignorance la plus grossière. La stupidité dans les chrétiens est sa qualité favorite, et celle qu'elle s'applique le plus soigneusement d'établir partout, comme la plus sûre voie du salut, la plus essentielle, parce qu'elle est le fondement le plus solide de son règne et de la tranquillité de sa domination.

Le chevalier Bourck était un gentilhomme Irlandais, qui avait été quelque temps au cardinal de Bouillon, à Rome, et qui n'aimait pas qu'on le sût, car il était pauvre, glorieux et important. Son maître qui ne pouvait tenir dans sa peau, et qui toujours était plein d'un inonde de vues obliques et folles, lui reconnut de l'esprit et un esprit de manège et d'intrigue qui, en effet, étoient le centre et la vie de Bourck, et l'employa à des messages et à de petites négociations dans Rome et au dehors. Il fut chargé d'une autre vers les princes d'Italie, que le cardinal de Bouillon avait imaginée pour leur faire agréer une augmentation de cérémonial en faveur des cardinaux. Bourck, domestique pour son pain, parce qu'il n'en avait pas, mais blessé de l'être, tira sur le temps, et sur la faiblesse de son maître, pour lui persuader qu'il réussirait beaucoup mieux s'il était l'homme du sacré collège, dont le nom imposerait bien plus aux princes avec qui il traiterait, que s'il n'agissait qu'au nom d'un cardinal particulier, quelque considérable qu'il fût. Bouillon, fanatique d'orgueil en tout genre, qui s'était mis en tête cette augmentation de cérémonial, et pour le succès duquel tout lui était bon, goûta la proposition, et obtint de la complaisance des cardinaux, de charger Bourck de cette négociation en leur nom, mais toutefois sans se commettre au cas qu'elle ne réussît pas.

Ce point gagné, Bourck [fut] admis chez les principaux cardinaux, pour recevoir leurs ordres, et voir avec eux les moyens d'agir en leur nom, mais d'une manière secrète, et qui ne les commît point s'il ne réussissait pas. Comme presque tous se doutaient bien qu'il échouerait, et ne s'étaient laissé aller que par la faiblesse pour l'impétuosité du cardinal de Bouillon qui, dans la plus haute faveur du roi, était chargé de ses affaires à Rome, et y faisait un personnage principal, et le premier par la splendeur de sa magnificence, Bourck, dis-je, leur insinua que l'homme chargé par le sacré collège ne pouvait avec décence, pour ce grand corps, être payé que par lui, et qu'il serait trop indécent que ce même homme pût être reconnu par les princes avec qui il traiterait pour être domestique d'un cardinal particulier. Avec cette adresse, il se tira de sa condition, sans perdre les bonnes grâces de son maître, et tira du sacré collège plus qu'il ne tirait du cardinal de Bouillon.

Le voilà donc à Parme, à Modène sans éclat et sourdement; la négociation traîna le plus longtemps qu'il put. Elle eût fini d'abord, car ces princes se moquèrent de ses propositions au premier mot qu'il leur en dit, mais Bourck voulait se faire valoir et faire durer la commission. Elle échoua enfin, et il eut encore l'adresse de se faire donner une petite pension par le sacré collège, dont il a toujours joui, pour le récompenser tant de ses peines et, de ses dépenses prétendues, que pour le dédommager de ce qu'il perdait à n'être plus au cardinal de Bouillon. Je n'entreprendrai pas de le suivre, il me mènerait trop loin. Je me contenterai de dire qu'il fit plusieurs voyages par inquiétude d'esprit, et peut-être moins pour chercher fortune que chercher à se mêler: car se mêler, négocier, intriguer, était son élément et sa vie.

À la fin il se fixa en Espagne, où il fut assez bien voulu de la princesse des Ursins, dont il avait fréquenté les antichambres à Rome, à la mode du pays. Elle lui confia même plusieurs choses, et le mit tout à fait bien auprès du roi et de la reine qui lui parlaient souvent familièrement, en particulier, et lui, à l'en croire, leur donnait souvent de fort bons conseils, et à Mme des Ursins, et leur parlait fort hardiment. Cette posture, et un naturel vif, entreprenant, haut, souvent même audacieux et très libre, soutenu d'esprit et de connaissances, le faisait ménager, mais craindre par les ministres, et le mêla fort avec le monde et avec la cour où il s'était fait des amis. L'arrivée d'une nouvelle reine, et la chute subite de Mme des Ursins diminua fort ses accès et sa considération. Néanmoins il se soutint, et ne laissa pas d'être encore de quelque chose sous Albéroni. C'était un homme qui ne s'abandonnait point, et qui savait toujours s'introduire par quelque coin. Il avait toujours ménagé Grimaldo, en sorte qu'après le ministère d'Albéroni, il espéra tout de la protection de Grimaldo. Mais Grimaldo, qui le connaissait, le traita toujours avec une distinction qui l'empêcha de s'écarter de lui, mais qui le tint toujours en panne, parce qu'en effet ce ministre craignait son caractère, et profita de l'éloignement que la reine avait pris de lui pour l'empêcher de se rapprocher d'elle et du roi.

C'est dans cette situation que je le trouvai en arrivant à Madrid. On me l'avait donné pour un homme fort attaché à la France, et dont je pourrais tirer beaucoup de lumières. J'en tirai en effet, mais souvent aussi bien des visions. Il était ami de plusieurs personnes distinguées, le pays et le jacobisme l'avaient lié avec le duc de Liria, Hyghens, le duc d'Ormond, et plusieurs autres. Il était aussi ami de Sartine, mais tous connaissaient bien son caractère. Il était en effet fort instruit d'événements intérieurs du palais fort curieux, et de beaucoup de choses et d'affaires où il était entré, et d'autres où il, s'était fourré. Il parlait bien, mais beaucoup, on pouvait dire qu'il était malade de politique. Il y revenait toujours de quelque extrémité opposée que se trouvât la conversation. Il possédait seul, à son avis, tous les intérêts des différentes grandes et médiocres puissances de l'Europe, et il en accablait sans cesse ceux qu'il fréquentait, avec un ton d'autorité de ministre en place. Je ne laissai pas d'en tirer assez de bonnes choses, et de m'en amuser d'ailleurs. Je dois dire aussi que je n'en ai vu ni ouï dire rien de mauvais. Il n'était point intéressé d'argent, et a passé toujours pour honnête homme.

Désespéré de ne pouvoir rattraper d'accès auprès du roi et de la reine, il tourna ses pensées vers l'ambassade d'Espagne à Turin. De son premier état à y représenter le roi d'Espagne il y avait un peu loin; mais on n'épluche pas toujours ce que les ambassadeurs ont été, et je crois qu'il se serait utilement acquitté de cette ambassade délicate. Il me pria fort de m'y employer. J'en parlai à Grimaldo, qui me répondit en ministre fort rompu au métier. Quoiqu'il n'oubliât rien pour me marquer son empressement à servir Bourck, et qu'il me pressât même de tâcher de pressentir le roi et la reine sur lui en général, sans néanmoins rien particulariser, je sentis bien qu'il n'avait aucune envie d'employer Bourck, ni de le mettre en aucune passe. Son caractère ferme, impérieux, libre, arrêté à son sens, avait fait peur à tous les ministres, à ceux même dans la confiance de qui il était entré, et qui tous le craignirent et jugèrent le devoir écarter de tout pour n'avoir point à compter avec lui. C'est aussi ce qui arriva en cette occasion. Je trouvai moyen de parler de Bourck dans une audience. Comme j`évitais de traiter toute affaire qui aurait pu me retenir en Espagne plus que je n'aurais voulu, ces audiences se tournaient bientôt en conversation. Je reconnus de l'éloignement dans le roi pour Bourck, et un air de secrète moquerie dans la reine. Il ne m'en fallut pas davantage pour m'arrêter sur un homme en faveur duquel rien ne m'engageait à me prodiguer, et auquel je voyais tout contraire. Je rendis faiblement à Grimaldo ce qui s'était passé là-dessus, qui sourit et n'en parut ni fâché ni surpris. À Bourck, je ne lui dis que des choses générales, et je me gardai bien d'en reparler depuis.

Il se lassa enfin de vains projets et d'espérances aussi vaines. Il quitta l'Espagne peu après mon retour, et s'en vint à Paris où je le vis assez souvent, et où il ne put s'agripper à rien. Sept ou huit mois le lassèrent. Il s'en alla mourir à Rome entre le roi Jacques et la princesse des Ursins, dans un âge fort avancé, après y être demeuré quelques années à y tracasser comme il put. J'ai parlé ailleurs des malheurs singuliers de sa famille.

Il faut dire aussi un mot des ministres étrangers qui étaient lors à Madrid. Le nonce Aldobrandin, jeune, grand, fort bien fait, montrait un prélat romain, c'est-à-dire un ecclésiastique qui ne l'est que pour la fortune, sans néanmoins rien d'indécent. Il était gai, vif, plaisant, ouvert, avec de l'esprit et beaucoup de monde, fort à travers du meilleur de Madrid et des dames, l'air galant, familier avec le roi et la reine, et n'aimant point du tout les Français, mais m'accablant de recherches et de politesses. J'y répondais avec grande attention, sans aller une ligne au delà, et je le charmais sans le convertir en lui parlant souvent de ce que la France devait à la mémoire de Clément VIII, et de la gloire et de la sagesse de son pontificat. Il fut cardinal au sortir de sa nonciature, un peu plus tôt qu'il n'aurait voulu, car elle lui valait fort gros, et il était pauvre. Quoiqu'il eût l'air fort sain, il ne jouit pas longtemps de sa pourpre, et la France ni l'Espagne n'y perdirent rien.

Le colonel Stanhope était ambassadeur d'Angleterre. C'est le même qui y était depuis longtemps, en deux fois, et dont il a été tant parlé ici dans ce qui est donné de M. de Torcy. C'était parfaitement un Anglais. Savant et amoureux de ses livres et de l'étude des sciences abstraites, versé dans l'histoire, fort au fait des intérêts de sa nation et des détails de sa cour et du parlement d'Angleterre, parlant bien les langues, sérieux, parlant peu, sans cesse aux écoutes, instruit à fond de la cour du pays, du commerce, des intérêts généraux et particuliers de la nation chez qui il résidait, avec cela peu répandu, aimant la solitude, naturellement triste, rêveur, réfléchissant, une maison honnête, une bonne table assez peu et assez mal fréquentée, poli mais froid, fermé et je ne sais quoi de repoussant, occupé à pomper et à parler sans rien dire, et ne laissant pas de trouver ses plaisirs au fond ténébreux de son appartement, mais secrètement autant qu'il était possible, et sans indécence, et ne sortant de chez lui que par raison et point du tout par goût.

J'avais des ordres très exprès et très réitérés de le voir souvent et avec confiance. J'en fis assez pour éviter tout reproche; mais j'usai de sobriété avec un homme dont le goût particulier et de solitude m'en offrait le moyen, et pour la confiance je m'en tins à l'écorce. C'était un homme de beaucoup d'esprit, de conduite, de sens, mais tout en dedans, sans rien qui attirât à lui. D'ailleurs je ne fus jamais affolé de l'Angleterre; j'en laissais l'enthousiasme au cardinal Dubois, qui le porta où il avait prétendu et qui le maintint où il était arrivé.

Stanhope avait ramassé je ne sais où un prêtre italien qu'on appelait l'abbé Tito-Livio, qui se fourrait partout, ramassait tout, intriguait partout. C'était un drôle d'esprit, de savoir, de fort bonne compagnie, plaisant même avec sel et jugement, dangereux au dernier point. Il était reçu en beaucoup d'endroits où il amusait, mais il était craint, et au fond méprisé comme un espion qu'il était, et fort débauché. Il tâcha fort de s'introduire chez moi, mais inutilement, sans toutefois rien qui pût être trouvé mauvais par Stanhope. Cet ambassadeur demeura encore longtemps en Espagne, figura depuis dans les charges et le ministère d'Angleterre, et finit par la vice-royauté d'Irlande.

Bragadino, d'une des premières maisons de Venise, et ce n'est pas peu dire, était ambassadeur de cette république. Lui et sa femme étaient de fort aimables gens et d'un fort bon commerce.

L'ambassadeur de Hollande mangeait son pain et son fromage dans sa poche. C'était un homme qu'on ne voyait et qu'on ne rencontrait jamais.

L'ambassadeur de Malte était un chevalier espagnol, qui, avec le caractère et les immunités d'ambassadeur, ne jouissait d'aucun des honneurs de la cour qui y sont attachés, parce que Malte a été donnée à la Religion comme un fief de Sicile dont les rois d'Espagne avaient toujours été en possession, quoique alors Philippe V n'y fût plus. J'ai vu cet ambassadeur avoir une audience en cérémonie, en présence de tous les grands avertis, et moi comme les autres, car les ambassadeurs ne se trouvent point à ces fonctions, le roi debout, sous son dais, couvert, les grands couverts, appuyés à la muraille, les gens de qualité vis-à-vis, découverts. L'ambassadeur de Malte ne se couvrit point, complimenta le roi d'Espagne, et lui présenta de fort beaux faucons de la part du grand maître et de la Religion. Comme c'était une espèce d'hommage, je m'informai si cet ambassadeur ne se couvrait point en arrivant en sa première audience de cérémonie. Il me fut répondu que non, et qu'elles se passaient toutes comme celle que je voyais, excepté les faucons. Ce qui me surprit le plus, c'est que les grands ne se découvrirent pas un seul moment, et il se retira comme il était entré, le roi et tous les grands présents et couverts.

Un Guzman était envoyé de Portugal qui voyait fort le monde, vivait fort noblement et se faisait aimer et estimer. Il me donna un grand, magnifique et excellent repas la veille de mon départ, avec toute sorte d'aisance et de politesse.

Après avoir différé, et parlé de tous les ministres étrangers, il faut enfin venir à M. de Maulevrier. De ma vie je ne Pavais vu qu'à Madrid, ni n'avais eu occasion de rien direct ni indirect à son égard, ni avec personne qui lui touchât en rien. Le seul des siens que j'avais vu et connu était l'abbé de Maulevrier, son oncle, aumônier du feu roi, dont il a été parlé ici quelquefois, et avec lequel j'avais toujours été fort bien. J'ignore donc en quoi je pus déplaire à un homme entièrement inconnu, et qui sans mon consentement n'aurait pas eu l'honneur de recevoir le caractère d'ambassadeur du roi. Dès Paris, je savais qu'il avait trouvé fort mauvais que je vinsse en Espagne, et comme je l'ai déjà dit, qu'on n'eût pas choisi le duc de Villeroy ou La Feuillade. Je résolus d'ignorer cette impertinence, et de vivre avec lui comme si j'eusse été content de lui. Je trouvai un homme fort respectueux, fort silencieux, fort réservé, et je m'aperçus bientôt qu'il n'y avait rien dans cette épaisse bouteille que de l'humeur, de la grossièreté et des sottises. Je ne sais où l'abbé Dubois avait pris un animal si mal peigné.

Il l'avait fait accompagner par un marchand, devenu petit financier, qui s'appelait Robin, et qui en portait tout à fait la mine. C'était pour le diriger dans les affaires du commerce, mais il se trouva qu'il le dirigeait dans toutes, et que sans Robin aucune n'eût marché. Aussi Robin, qui avait de l'esprit et du sens, ayant envie d'être dépêché au roi pour lui porter son contrat de mariage, je n'osai priver Maulevrier de son mentor, quoiqu'ils m'en priassent tous deux. Je me contentai de mander le refus au cardinal Dubois sans m'expliquer de la raison. Le cardinal ne fut pas si réservé dans sa réponse à cet article. Il me remercia de l'avoir refusé, et ajouta plaisamment que Robin était l'Apollon sans lequel Maulevrier ne pouvait faire des vers. Peu de jours après mon arrivée, je l'allai voir en cérémonie. Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, il voulut donner la main à mes enfants. Je m'en aperçus assez tôt pour l'empêcher.

Sa bêtise l'avait mis à merveille avec Grimaldo, parce que sans autre façon, il lui montrait toutes les dépêches qu'il recevait de la cour. Rien n'était plus commode au ministre d'Espagne. J'en avertis le cardinal Dubois, mais sans aucun commentaire, qui me manda qu'il n'était pas à le savoir, et que tout le remède qu'il y avait trouvé, c'était d'être fort attentif à ne rien écrire à Maulevrier que Grimaldo ne pût voir.

J'ai expliqué ailleurs la conduite qu'il eut avec moi à la signature du contrat de mariage. Si je m'amusais à marquer toutes ses sottises, je serais bien long et bien ennuyeux. Malgré tout cela, je lui montrai toujours le même visage, et à son caractère les mômes égards. Il venait presque tous les jours chez moi le plus librement du monde et très souvent dîner, fort souvent aussi au palais ensemble. Le monde qui avait ou vu ou su ce qui s'était passé à la signature du contrat de mariage, et qui le haïssait et le méprisait, admirait ou mon tranquille mépris ou ma patience. Comme j'avais résolu de ne me point fâcher, et surtout de ne point divertir le monde à nos dépens, je tournais toujours ce qu'on me disait de lui en plaisanterie, et disais qu'il était le meilleur homme du monde.

Sa grossièreté, son humeur et sa bêtise lui avaient acquis une haine peu commune et générale. Il me voyait personne, et disait franchement au palais, à tous ces seigneurs, qu'il aimait mieux être tout seul que voir des Espagnols. Cette brutalité qu'ils m'ont tous rapportée, qu'il leur répétait souvent, est inconcevable. Il blâmait devant eux leurs moeurs, leurs coutumes, leurs manières, leur disait qu'elles étaient ridicules, n'en approuvait aucune, et même ce qu'il y avait de plus beau, édifices, fêtes, etc., il le trouvait vilain, et se plaisait à le leur dire, jusque-là qu'il n'avait pas honte de leur témoigner nettement et souvent qu'il ne pouvait souffrir l'Espagne ni les Espagnols. La plupart des seigneurs lui tournaient le dos au palais: je l'y trouvais isolé, seul au milieu de la cour.

Quoique ces brutalités me revinssent de toutes parts, je les aurais crues exagérées, sans une des plus fortes dont je fus témoin et bien honteux. C'était à Lerma, la veille du mariage, et la première fois que je fis la révérence au roi et à la reine après ma petite vérole. J'attendais, pour avoir cet honneur, dans une petite pièce devant leur appartement intérieur avec Maulevrier et cinq ou six grands d'Espagne, avec lesquels je causais. Un homme était dans la même pièce, au haut d'une fort longue échelle, qui rattachait une tapisserie. Tout d'un coup voilà Maulevrier qui se met à dire en faisant la grimace: « Voyez-vous cet animal là-haut, combien il est maladroit; aussi est-ce un Espagnol. » Et tout de suite à dire des injures. Moi, bien étonné, à rompre les chiens, et ces seigneurs à me regarder. Pour tout cela, Maulevrier ne démordit point. « B…. d'Espagnol, dit-il, je voudrais te voir tomber de là-haut pour ta peine, et te rompre le cou; tu le mériterais bien, j'en donnerais deux pistoles. » Véritablement je fus si effarouché, que je n'eus pas le mot à dire pour détourner ces beaux propos: « Eh le sot b….. d'Espagnol! Eh le sot! eh le maladroit! mais voyez donc comme il est gauche. » J'écoutai tout comme ne sachant plus ce que j'entendais ni où j'étais. Ces seigneurs, à force d'excès, s'en mirent à rire et à me dire: « M. le marquis de Maulevrier nous loue toujours. J'eusse voulu être en mon village. Ce mot n'arrêta point Maulevrier; il soutint son dire. Enfin je fus appelé pour entrer où étaient le roi et la reine. Je pense qu'après les avoir quittés, ces seigneurs ne tinrent pas longue compagnie à cet ambassadeur si bien appris; outre qu'avec la haine, cette rusticité lui concilia le mépris, et sa vie mesquine en table nulle, et en équipages pauvres et courts, l'acheva. Il me donna pourtant une fois et même deux un assez grand et bon repas.

Il s'en fallait bien que je me crusse à portée de lui parler d'adoucir et de modérer ses manières. Quelque peu d'intérêt que je prisse en lui, je ne pouvais me détacher de celui de la nation et de ce déshonneur du choix d'un pareil ministre. Je n'en parlai point non plus à son conducteur Robin, que je jugeai bien qui sentait les mêmes choses, et qu'il ne pouvait retenir cette étrange humeur. J'ignore quel mérite il avait à la guerre, ni comment il ensorcela M. le prince de Conti de se piquer d'honneur d'arracher pour lui un bâton de maréchal de France. Ce que je sais, c'est, que ce fut à l'étonnement général, pour n'en pas dire davantage.

Le duc d'Ormond était à Madrid sur un grand pied de considération de tout le monde et des ministres. Il en était fort visité et tenait une table abondante et délicate, où il y avait toujours quelques seigneurs et beaucoup d'officiers. Il tirait gros du roi d'Espagne. Il allait presque tous les jours au palais où il était fort accueilli, et je ne l'ai point vu à portée du roi et de la reine qu'ils ne lui parlassent, et quelquefois même en s'arrêtant à lui avec un air de considération et de bonté. Il portait publiquement la Jarretière et le nom de duc d'Ormond. Il ne se trouvait point où on se couvrait; mais d'ailleurs il était traité en tout et partout comme les grands. Il était petit, gros, engoncé, et toutefois de la grâce à tout, et l'air d'un fort grand seigneur, avec beaucoup de politesse et de noblesse. Il était fort attaché à la religion anglicane, et refusa constamment les établissements solides qui lui furent souvent offerts en Espagne pour la quitter.

Ubilla, ou le marquis de Rivas, secrétaire de la dépêche universelle sous Charles II, qui eut tant de part à son testament qu'il écrivit sous ce prince, avait eu le sort commun à tous ceux à qui Philippe V avait obligation de sa couronne, que la princesse des Ursins fit chasser. Il languissait depuis obscurément et avec peu de bien, dans le conseil de Castille, où on lui avait donné une place, comme dans un vieux sérail; et, avec les années et l'infortune, il vivait fort seul, fort abandonné, se présentant rarement, toujours très inutilement, au palais où il était fort peu accueilli. Louville m'avait conseillé à Paris de rendre une visite à cet illustre malheureux, comme chose fort convenable au service qu'il avait rendu à la France. Je m'en souvins au retour de Lerma, et, quoique je n'eusse pas ouï parler de lui, je l'allai voir avec plus de suite que je n'avais coutume de mener dans mes visites. Jamais homme si surpris ni si aise, et je le fus beaucoup de lui avoir fait tant de plaisir. C'était un petit homme mince, et sur l'âge, dont la mine n'imposait pas, mais plein d'esprit, de sens et de mémoire, et avec qui je me serais extrêmement plu et instruit, s'il avait parlé moins difficilement François. Il se montra avec moi fort mesuré sur sa disgrâce, à laquelle pourtant on sentait qu'il n'était pas accoutumé. Ce n'était pas comme nos ministres renvoyés, dont les restes enrichiraient plusieurs seigneurs et les logeraient magnifiquement à la ville et à la campagne. Celui-ci, qui avait exercé plusieurs années une charge qui comprend les quatre charges de nos secrétaires d'État, était logé plus que médiocrement, presque sans meubles, et les plus simples, avec fort peu de valets. Il revint me voir et me fit présent d'un beau livre espagnol qu'il avait composé des voyages et des campagnes de Philippe V. Cette visite me fit honneur à Madrid, et ne déplut pas aux ministres.

CHAPITRE III. §

Situation de la cour d'Espagne. — Goût et conduite de la reine. — Elle hait les Espagnols, qui la haïssent publiquement. — Cabale nationale à la cour d'Espagne. — Fortune de Caylus. — Importance de la mécanique journalière. — Plan de la reine arrivant à Madrid. — Sa conduite. — Fortune d'Albéroni; son règne, sa chute. — Vie journalière du roi et de la reine d'Espagne. — Déjeuner. — Prière. — Travail avec Grimaldo. — Lever. — Toilette. — Heures des audiences particulières des seigneurs et des ministres étrangers. — De l'audience publique et sa description. — De l'audience du conseil de Castille. — Des audiences publiques des ambassadeurs et de la couverture des grands. — La messe et confession et communion. — Dîner. — Sortie et rentrée de la chasse. — Collation, et travail de Grimaldo. — Temps de la confession de la reine; sa contrainte. — Souper et coucher. — Voyages. — La reine présente à toutes les audiences particulières des ministres étrangers et des sujets. — Raisons de l'explication du détail des journées. — Jalousie réciproque du roi et de la reine. — Difficulté extrême de la voir en particulier, et de tout commerce d'affaires avec elle seule. — Caractère de Philippe V. — Éducation et sentiments de la reine d'Espagne pour sa famille et pour son pays. — Fortune de Scotti. — Caractère, vie, vues, art, manèges, conduite, pouvoir, contrainte de la reine d'Espagne. — Extinction par la princesse des Ursins des étiquettes; des conseils où le roi se trouvait; des fonctions des charges principales, qui a toujours duré depuis. — Oubli réparé d'une fonction du grand et du premier écuyer.

Outre les inimitiés particulières et les divisions que l'ambition et les différents intérêts forment et entretiennent toujours dans les cours, il y en avait de nationales dans celle de Madrid. La reine était d'un poids très principal dans les affaires de toute espèce, dans les choix, dans les grâces. Si elle n'était pas sûre de l'inclusion, elle l'était au moins de l'exclusion. Le comment on l'expliquera bientôt, et son crédit certain et invulnérable était universellement reconnu au dedans et au dehors. Elle était Italienne, Albéroni l'était aussi; tous deux régnèrent conjointement comme avait fait la feue reine avec la princesse des Ursins, [et ils] avaient tous attiré des Italiens à la cour et dans le service militaire. Les besoins de ménager la nation espagnole, et la reconnaissance due à sa fidélité singulière dans les revers les plus désespérés, et les signalés services qui avaient par deux fois remis sa couronne sur la tête de Philippe V, avaient duré presque jusqu'à la mort de cette reine, qui n'avait cessé de s'attacher les Espagnols par le solide et par le charme de ses manières, qui l'en avait fait pour ainsi dire adorer. Après sa mort le roi, enfermé dans l'hôtel de Medina-Cœli avec la princesse des Ursins, n'y voyait qu'elle dans tous les moments de la journée, et par-ci par-là quelques-unes des sept ou huit personnes qu'elle avait choisies pour se relayer les unes les autres, à toute autre exception, pour accompagner le roi à la chasse et à la promenade, desquelles elle était parfaitement assurée. Les dangers étaient passés, elle gouvernait seule, en plein et publiquement, sans contradiction de personne.

Le traitement d'Altesse qu'on a vu ailleurs qu'elle avait fait donner au duc de Vendôme et à elle, avait mis les Espagnols au désespoir contre elle, et leur haine éclatait de toutes parts, maigre toute sa puissance. La nécessité des ménagements était passée avec la guerre; elle tenait le roi au point de ne craindre rien, pas môme le feu roi qu'elle offensa, et qui la perdit. Elle rendit donc aux Espagnols haine pour haine; mais toute-puissante de sa part. Le second mariage du roi d'Espagne fut son ouvrage; personne en Espagne ni ailleurs n'en douta, elle en était même bien aise. Mais la conséquence fut que ce second mariage ne fut pas du goût des Espagnols, et pour d'autres raisons encore peu agréable à l'État, à la maison au personnel de la nouvelle reine, au point que la chute si précipitée de la princesse des Ursins par l'arrivée de cette reine, ne put la réconcilier avec les Espagnols, beaucoup moins les Espagnols avec elle, à qui elle ne pardonna jamais leur éloignement de son mariage. On a vu ailleurs comment elle s'empara du roi d'Espagne, tout en arrivant, et par elle, et avec elle bientôt après Albéroni. Entre son introduction et le comble de sa puissance, il y eut assez d'intervalle pour laisser aux Espagnols la liberté de se répandre sur un champignon poussé de si bas par une main qui leur était déjà odieuse. Ce fut bien pis pour les sentiments quand le poids du joug les empêcha de parler. Ils s'exhalèrent, à la vérité, à sa chute, mais cette chute môme était l'ouvrage de la reine, qui n'en demeurait que plus absolue et plus régnante. Ainsi ils ne l'en aimèrent pas mieux, ni elle eux, jusque-là qu'elle dédaigna de profiter d'une conjoncture si favorable pour se les rapprocher. Aussi est-il incroyable jusqu'où alla cette réciproque aversion. Quand elle sortait avec le roi pour aller à l'Atocha ou à la chasse, le peuple criait sans cesse, ainsi que les bourgeois, dans leurs boutiques : Viva et Rey la Savoyana, y la Savoyana! et répétait sans cesse la Savoyana à gorge déployée, qui est la feue reine, pour qu'on ne s'y méprit pas, sans qu'aucune voix criât jamais : Viva la Reina ! La reine faisait semblant de mépriser cela, mais elle rageait en elle-même, on le voyait, elle ne pouvait s'y accoutumer. Aussi disait-elle fort librement, et me l'a dit à moi plus d'une fois: « Les Espagnols ne m'aiment pas, mais je les hais bien aussi, » avec un air de pique et de colère. Ce n'était pas qu'il n'y en eût quelques-uns, mais en plus que très petit nombre qu'elle aimait, comme Santa-Cruz, la comtesse d'Altamire, Montijo, et quelque peu d'autres, et quelques-uns encore qu'elle traitait bien à cause de leurs places, de leur état, même familièrement, et avec un air de bonté, comme le duc del Arco, à cause du goût du roi. Par la même raison du roi, et par la conjoncture d'alors, elle traitait bien les François, mais au fond elle ne les aimait pas.

Son goût était déclaré pour les Italiens, qui se rassemblaient entre eux en cabale contre les Espagnols, sous la protection de la reine. Les Flamands s'accrochaient à eux pour plaire à la reine et par ancienne aversion de leur nation pour l'espagnole, et ce qu'il, y avait d'Irlandais aussi en officiers et en señoras de honor, et en caméristes., quoique le duc d'Ormond et le marquis de Lede, auxquels chacune des deux nations se ralliait, se maintinssent bien avec la reine, et avec les Espagnols. Des Espagnols aussi, mais en petit nombre, se joignaient à la cabale italienne, comme Montijo, tout jeune qu'il était encore, comme Miraval, gouverneur du conseil de Castille, ami intime du duc de Popoli, et quelques autres, ou pour des vues de fortune, ou par avoir secrètement la maison d'Autriche dans le coeur.

Les Espagnols payaient de haine, de hauteur, de mépris, et ne détestaient rien tant au monde que les Italiens, et après eux les Flamands. Ils souffraient les Irlandais, et la considération du roi, qui aimait fort les François, les retenait à leur égard. Ce qui faisait encore cette différence, c'est qu'ils trouvaient beaucoup de seigneurs en leur chemin des deux premières nations pour les fortunes, les distinctions, les charges et les grandes places, ce qui ne se rencontrait pas dans les deux autres où il n'y avait personne à pouvoir s'égaler à eux; et d'ailleurs les Français établis à demeure n'étoient rien pour le nombre. Caylus était le seul qui pointât vers la fortune; il était militaire plus que courtisan, et point marié. Toutefois il avait la Toison, et visait à être capitaine général d'une province et d'armée. Il y arriva en effet, et longtemps depuis mon retour, à la grandesse et à la vice-royauté du Pérou. Mais ce n'était qu'un seul homme. À l'égard du duc de Liria, il avait su se maintenir avec les uns et les autres, et il en était regardé comme naturel Espagnol, à cause de sa femme héritière en Espagne; car tous ces seigneurs italiens et flamands n'avaient que leurs titres, leurs charges et leurs emplois, et pas un pouce de terre, au lieu que le Liria n'avait ni terres, ni espérances, ni établissement qu'en Espagne.

Ces deux cabale, l'espagnole sur son palier, l'étrangère sous la bannière de la reine, n'éclataient ni ne se montraient au dehors, mais en dessous se guettaient sans cesse, et par leur haine, leur envie, leur jalousie, faisaient des mouvements intérieurs. La reine, à la vie qu'elle menait, ne pouvait pas toujours être avertie, et tout le menu lui échappait, parce que tous les secrétaires d'État et tous les membres des conseils et des juntes, pour ce qui en subsistait, étaient tous Espagnols, et par ce encore que les grands seigneurs espagnols ne laissaient pas de trouver des accès auprès du roi, quelque enfermé qu'il fût, et qui, au fond, les considérait et donnait dans son coeur et dans son goût une grande préférence aux Espagnols sur toute autre nation, excepté la française, mais sur laquelle il tenait son goût de fort court, en considération des Espagnols; laquelle considération était bien connue à la reine, et la contraignait beaucoup et souvent. Toutes ces choses invisibles en détail au gros du monde, même de la cour, était un spectacle fort intéressant, ou fort amusant et curieux, polir qui était au fait des personnages de l'intérieur du palais et des événements.

Ceci conduit naturellement à donner la mécanique extérieure du journalier du roi et de la reine d'Espagne, parce que rien n'influe tant sur le grand et le petit que cette mécanique des souverains. C'est ce qu'une expérience continuelle apprend à ceux qui sont initiés dans l'intérieur par la faveur ou par les affaires, et à ceux des dehors assez en confiance avec ces initiés pour qu'ils leur parlent librement. Je dirai, en passant, par l'expérience que j'ai faite vingt ans durant, et plus en l'une et en l'autre manière, que cette connaissance est une des meilleures clefs de toutes les autres, et qu'elle manque toujours aux histoires, souvent aux mémoires, dont les plus intéressants et les plus instructifs le seraient bien davantage s'ils avaient moins négligé cette partie, que qui n'en connaît pas le prix, regarde comme une bagatelle indigne d'entrer dans un récit. Toutefois suis-je bien assuré qu'il n'est point de ministre d'État, de favori, de ce peu de gens qui de tous étages se trouvent initiés dans l'intérieur des souverains par le service nécessaire de leurs emplois ou de leurs charges, qui ne soit en tout de mon sentiment là-dessus.

La reine, arrivant en Espagne, ne songea qu'à remplir seule auprès du roi le vide qu'y laissait l'expulsion qu'elle venait de faire de la princesse des Ursins; et le roi, impatient par tempérament d'avoir une épouse, retenu qu'il était par sa conscience de trouver ailleurs, lui donna là-dessus tout le jeu qu'elle pouvait désirer; mais accoutumé au tête-à-tête continuel, tout au plus au tiers, la reine n'eut pas à choisir. Son peu de connaissance lui fit bientôt admettre entre eux deux Albéroni, qui était le seul homme qu'elle connût, et qui, uni de même intérêt qu'elle par être Parmesan et ambitieux, était son conseil unique depuis leur départ de Parme, et le seul qu'elle pût avoir en Espagne, au moins dans les commencements. Il devint donc bientôt avec le roi et cette reine ce que Mme des Ursins avait été avec l'autre reine, avec la différence du sexe, qui en ôta le ridicule, et qui le rendit capable du nom comme du pouvoir de premier ministre, et enfin de la dignité de cardinal. Pour arriver à ces grandes choses, il suivit le plan dont la princesse des Ursins s'était si bien trouvée, et dont les gens avisés qui peuvent tout sur les rois font tous, d'une façon ou d'une autre, un usage si utile pour eux, mais si détestable pour leurs maîtres et si pernicieux pour leurs États, leurs sujets, leur gouvernement. Albéroni n'eut, pour cela, rien à faire qu'à suivre le goût funeste que le roi avait pris pour la prison où Mme des Ursins avait su le renfermer peu à peu avec la reine, puis avec elle seule lorsqu'il devint veuf. La nouvelle reine et Albéroni suivirent la même route; ils renfermèrent le roi entre eux deux seuls et le rendirent inaccessible à tout le reste de la nature. Albéroni chassé, la reine lassée d'avoir été si longtemps prisonnière, victime de sa propre ambition et de celle de cet Italien, tenta plusieurs fois d'élargir son esclavage, sans jamais y avoir pu réussir. L'habitude du roi était trop enracinée; elle avait passé en lui en une seconde nature, et la reine désespéra bientôt d'adoucir ses fers. Voici donc quelle était leur vie en tous lieux, en tout temps, en toute saison.

Le roi et la reine n'eurent jamais qu'un seul et même appartement et qu'un lit, tel que je l'ai décrit, lorsque je fus admis avec Maulevrier à les y voir, lorsque nous leur portâmes la nouvelle du départ de Paris de la future princesse des Asturies. Fièvres, maladie telle qu'elle pût être de part et d'autre, couches enfin, jamais une seule nuit de séparation; et la feue reine, pourrie d'écrouelles, le roi ne découcha d'avec elle que peu de jours avant sa mort. Sur les neuf heures du matin le rideau était tiré par l'assafeta, suivie d'un seul valet intérieur français portant un couvert et une écuelle qui était pleine d'un chaudeau. Hyghens, dans la convalescence de ma petite vérole, m'expliqua ce que c'est, et m'en fit faire un lui-même pour m'en faire goûter. C'est une mixtion légère de bouillon, de lait, de vin qui domine, d'un ou deux jaunes d'oeufs, de sucre, de cannelle et d'un peu de girofle. Cela est blanc, a le goût très fort avec un mélange de douceur. Je n'en ferais pas volontiers mon mets, mais il est pourtant vrai que cela n'est pas désagréable. On y met, quand on veut, des croûtes de pain et quelquefois grillées, et alors c'est une espèce de potage, autrement cela s'avale comme un bouillon; et pour l'ordinaire, cette dernière façon de le prendre était, celle du roi d'Espagne. Cela est onctueux, mais fort chaud, et un restaurant singulièrement bon à réparer la nuit passée, et à préparer la prochaine.

Pendant que le roi faisait ce court déjeuner, l'assafeta apportait à la reine de quoi travailler en tapisserie, passait des manteaux de lit à Leurs Majestés, et mettait sur le lit partie des papiers qui se trouvaient sur les sièges prochains, puis se retirait avec le valet et ce qu'il avait apporté. Leurs Majestés faisaient alors leurs prières du matin. Grimaldo, sûr de l'heure, mais qui de plus était averti dans sa cavachuela au palais, montait chez Leurs Majestés, et entrait. Quelquefois ils lui faisaient signe d'attendre en entrant, puis l'appelaient quand leur prière était finie, car il n'y avait personne autre, et la chambre du lit était fort petite. Là Grimaldo étalait ses papiers, tirait de sa poche une écritoire et travaillait avec le roi et la reine, que sa tapisserie n'empêchait pas de dire son avis. Ce travail durait plus ou moins, selon les affaires ou quelque conversation. Grimaldo, en sortant avec ses papiers, trouvait la pièce joignante vide, et un valet dans celle d'après, qui, le voyant passer, entrait dans la pièce vide, la traversait et avertissait l'assafeta, qui, sur-le-champ, venait présenter au roi ses mules et sa robe de chambre, qui tout de suite passait seul la pièce vide, et entrait dans un cabinet où il s'habillait, servi par trois valets français intérieurs, toujours les mêmes, et par le duc del Arco ou le marquis de Santa-Cruz, et souvent par tous les deux, sans que jamais qui que ce soit autre entrât à ce lever. Lorsqu'il était tout à fait à sa fin, un de ces valets allait appeler le P. Daubenton dans le salon des miroirs, qui venait trouver le roi dans ce cabinet, d'où, sur-le-champ, les valets susdits emportaient à la fois les débris du lever, et ne rentraient plus. Si le roi faisait un signe de la tête à ces deux seigneurs, après la sortie des valets, ils sortaient aussi ; mais cela n'arrivait que quelquefois, et ils restaient se tenant vers la porte, et le roi parlait dans la fenêtre au P. Daubenton.

La reine, dès que le roi était passé à son lever, se chaussait seule avec l'assafeta, qui lui donnait sa robe de chambre. C'était le seul moment où elle pouvait parler seule à la reine et la reine à elle; mais ce moment allait au plus et non toujours à un demi-quart d'heure. Plus long, le roi l'aurait su, et aurait voulu savoir ce qui l'aurait allongé. La reine passait cette pièce vide, et entrait dans un beau et grand cabinet où sa toilette l'attendait. La camarera-mayor, deux dames du palais, deux señoras de honor tour à tour par semaine, et les caméristes étaient autour, quelquefois quelques dames du palais ou quelque señora de honor, qui n'étaient pas en semaine, mais rarement. Quand le roi avait fini avec le P. Daubenton, et d'ordinaire cela était court, il allait à la toilette de la reine, suivi des deux seigneurs, qui, pendant sa conversation avec le P. Daubenton, l'attendaient à la porte du cabinet, soit en dedans, soit en dehors. Les infants venaient aussi à la toilette où il n'entrait avec eux que leurs gouverneurs et, depuis le mariage du prince des Asturies, la princesse des Asturies, le duc de Popoli et la duchesse de Monteillano, quelquefois une dame du palais aussi de la princesse. Le cardinal Borgia avait cette privance, et s'en servait souvent. Le marquis de Villena l'avait aussi, mais fâché d'être réduit à celle-là, et privé de toutes celles que de droit lui donnait sa charge, il n'en usait presque jamais. La chasse, les voyages, les beaux habits du roi et des infants étaient la matière de la conversation. Par-ci, par-là, quelque petit avis de réprimande de la reine à ses dames sur l'assiduité de leur service, ou sur leurs commerces, ou sûr la dévotion, car elle les tenait fort de court pour ne pas voir grand monde et sur le choix de leur commerce; et pour être bien avec elle, il fallait moucher souvent, n'être pas trop longtemps en couche ni souvent incommodée, surtout faire ses dévotions tous les huit jours. Souvent aussi le cardinal Borgia défrayait la toilette par les plaisanteries qu'on lui faisait, et auxquelles il donnait lieu. Cette toilette durait bien trois quarts d'heure, le roi debout, et tout ce qui y était.

Tandis qu'on en sortait, le roi venait entrebâiller la porte du salon des miroirs dans le salon qui est entre celui-là et le salon des grands, où la cour se rassemblait, et là donnait l'ordre à ceux qui, en très petit nombre, avaient à le prendre, puis allait retrouver la reine dans cette pièce que j'ai tout à l'heure ‘appelée si souvent vide. C'était là l'heure des audiences particulières des ministres étrangers et des seigneurs ou autres sujets qui l'obtenaient. Ministres étrangers et sujets s'adressaient à La Roche pour la demander. Il prenait l'ordre du roi, les faisait avertir, et les introduisait l'un après l'autre, sans demeurer avec eux dans le salon des miroirs où le roi la donnait toujours.

Une fois la semaine, le lundi, il y avait audience publique, qui est une pratique qu'on ne peut trop louer, quand on ne la corrompt pas. Le roi, au lieu d'entrebâiller la porte dont je viens de parler, l'ouvrait, donnait l'ordre sur le pas de la porte, et tout de suite traversait tous ses appartements au milieu de sa cour, ces jours-là assez nombreuse, jusqu'à la pièce de l'audience publique des ambassadeurs et de la couverture des grands. Tous s'y rangent comme en ces occasions, dont j'ai décrit l'assiette et la cérémonie ailleurs. Mais en celle-ci le roi s'assied dans un fauteuil avec une table, une écritoire et du papier à sa droite. Il se couvre et tous les grands. Alors La Roche, qui a une liste à la main, ouvre la porte opposée à celle par où le roi et sa cour est entrée, et appelle à haute voix le premier qui se trouve sur la liste. Celui-là entre, fait au roi une profonde révérence en entrant, une au milieu, puis se met à genoux devant le roi, excepté les prêtres qui ôtent leur calotte, et font une génuflexion en abordant le roi et en se retirant, et parlent debout, mais baissés. C'est le roi qui à leur génuflexion les fait relever: tout autre demeure et parle à genoux, jusqu'à ce qu'il se retire. On parle au roi tant qu'on veut, de qui on veut et comme on veut, et on lui donne par écrit ce qu'on veut. Mais les Espagnols ne ressemblent en rien aux François; ils sont mesurés, discrets, respectueux, courts. Celui-là ayant fini, se relève, baise la main au roi, fait une profonde révérence, et se retire, sans en faire d'autres, par où il est entré. Alors La Roche appelle le second, et ainsi tant qu'il y en a.

Lorsque quelqu'un veut parler au roi tête à tête, et qu'il est bien connu, cela ne se refuse point, et après avoir été appelé, La Roche se tourne sans bouger vers les grands, et dit du même ton qu'il a appelé: « C'est une audience secrète. » Alors les grands se découvrent, passent promptement devant le roi avec une révérence, et se retirent par la porte par où ils sont entrés, dans la pièce voisine. Le capitaine des gardes tient cette porte, la tête un peu en dehors pour voir toujours le roi et celui qui lui parle, qui est seul dans la pièce où il ne reste personne que le roi et lui. Dès qu'il se lève, le capitaine des gardes le voit, rentre et tous aussi comme ils étaient sortis, et se remettent où ils étaient. Je n'ai point vu d'audience publique sans audiences secrètes, et quelquefois deux et trois. Dans le peu que je fus à Madrid avant le mariage, les grands me prièrent de m'y trouver comme duc et ayant les mêmes honneurs qu'eux, et j'y fus. Au retour du mariage, j'y eus double droit, comme duc et pair de France et comme grand d'Espagne. Mon second fils s'y trouva aussi avec moi, après sa couverture. Quand tout est fini, on reconduit le roi comme on l'avait accompagné. Venant et retournant dans le palais, en quelque temps ou occasion que ce fût, le roi ne se couvrait jamais. C'était aussi le temps des audiences publiques des ambassadeurs et de la couverture des grands.

Cette même heure est aussi celle où le conseil de Castille vient au palais rendre compte au roi des jugements qu'il a rendus dans la semaine. Je crois avoir expliqué ce qui s'y passe et comment: ainsi je ne le répéterai pas. Ce temps, avec le court travail qui le suit, dans une des autres pièces, entre le roi et le gouverneur du conseil de Castille dure au plus une heure et demie, mais rarement, et l'audience publique rarement trois quarts d'heure. Ce sont des temps d'autant plus précieux pour la reine qu'elle n'avait que ceux-là dans la semaine, encore quand le roi était au palais ou au Retiro ; car hors de Madrid, il n'y avait jamais d'audience du conseil de Castille ni d'audience publique. Ainsi à l'Escurial, à Balsaïm de mon temps, à Saint-Ildephonse depuis, au Pardo, à Aranjuez, la reine n'avait exactement et précisément à elle que le temps de sa chaussure en sortant du lit.

J'oubliais d'ajouter que tout ce qui n'est pas ce qu'on appelait autrefois en France, mais non à présent, gens de qualité ou militaire fort distingué, vont tous à ces audiences publiques. Il s'y amasse des placets et des mémoires que le roi reçoit et jette à mesure sur la table, et que La Roche porte après lui dans l'appartement intérieur; mais il y en a toujours quelques-uns que le roi mettait dans sa poche ou emportait dans sa main. C'est ce qu'étaient nos placets dans l'origine, qui sont tombés, comme on les voit, et comme je ne les ai jamais vus autrement que pendant la régence.

Le roi rentré tout droit auprès de la reine, ou après s'être amusé avec elle seule, s'il n'y a point d'audience, allait à la messe avec elle, ce même intérieur de la toilette, et le capitaine des gardes en quartier de plus. Le chemin se faisait tout dans l'intérieur jusque dans la tribune, dans laquelle il y avait un autel, où on leur disait la messe, et où ils communiaient tous deux ensemble et jamais séparément, et ordinairement tous les huit jours, et alors ils y entendaient une seconde messe. Quand le roi se confessait, c'était après son lever, avant d'aller à la toilette de la reine. S'il était jour de tenir chapelle, c'était à la même heure; la reine allait par l'intérieur dans la tribune, et le roi avec sa cour à travers les appartements. Le marquis de Santa-Cruz et le duc del Arco avaient tant d'assiduité qu'ils n'allaient guère ni à la tribune ni aux chapelles, mais quelquefois le marquis de Villena à la tribune, quand il n'y avait pas chapelle, et qu'il voulait parler au roi, comme sa charge, toute mutilée qu'elle était, l'y obligeait assez souvent.

Au retour de la messe, ou fort peu après, on servait le dîner. J'en ai expliqué les différents services des dames de la reine. Nul n'y entrait que ce qui entrait à la toilette. Le dîner était toujours de chez la reine, ainsi que le souper, et cela partout, mais le roi et la reine avaient chacun leurs plats; le roi peu, la reine beaucoup: c'est qu'elle aimait à manger et qu'elle mangeait de tout, et le roi toujours des mêmes choses. Un potage uni, des chapons, poulets, pigeons bouillis et rôtis, et toujours une longe de veau rôtie; ni fruit, ni salade, ni fromage, rarement quelque pâtisserie, jamais maigre, souvent des neufs ou frais ou en diverses façons, et ne buvait que du vin de Champagne, ainsi que la reine. Le dîner fini, ils priaient Dieu ensemble. S'il arrivait quelque chose de pressé, Grimaldo venait leur en rendre un compte sommaire.

Environ une heure après le dîner, ils sortaient par un endroit public de l'appartement, mais court, et par un petit escalier allaient monter en carrosse, et au retour revenaient par le même chemin. Les seigneurs qui fréquentaient un peu familièrement la cour se trouvaient, tantôt les uns, tantôt les autres, à ce passage, ou lés suivaient à leurs carrosses. Très souvent je les voyais à ces passages allant ou revenant. La reine y disait toujours quelque mot honnête à ce qui s'y trouvait. Je parlerai ailleurs de la chasse, toujours la même, où ils allaient tous les jours, et du Mail et de l'Atocha, certains dimanches ou fêtes qu'ils y allaient sans cérémonie.

Au retour de la chasse le roi donnait l'ordre en rentrant. S'ils n'avaient pas fait collation dans leur carrosse, ils la faisaient en arrivant. C'était, pour le roi, un morceau de pain, un grand biscuit, de l'eau et du vin; et pour la reine, de la pâtisserie et des fruits, dans la saison; quelquefois du fromage. Le prince et la princesse des Asturies, et les infants, suivis comme à la toilette, les attendaient dans l'appartement intérieur. Cette compagnie se retirait en moins de demi-quart d'heure. Grimaldo montait et travaillait, et ordinairement longtemps; c'était le temps du vrai travail. Quand la reine avait à se confesser, c'était là l'heure. Outre ce qui regardait la confession, elle et son confesseur n'avaient pas le temps de se parler. Le cabinet où elle était avec lui était contigu à la pièce où était le roi qui, quand il trouvait la confession trop longue, venait ouvrir la porte et l'appelait. Grimaldo sorti, ils se mettaient ensemble en prières, ou quelquefois en lectures spirituelles jusqu'au souper. Il était en tout servi comme le dîner. Il y avait à l'un et à l'autre beaucoup plus de plats à la française qu'à l'espagnole ni même qu'à l'italienne.

Après souper, la conversation ou la prière tête à tête les conduisait à l'heure du coucher, où tout se passait comme au lever, excepté qu'à la toilette de la reine le prince, ni la princesse des Asturies, ni les infants, ni le cardinal Borgia n'y allaient point. Enfin Leurs Majestés Catholiques n'avaient jamais partout que la même garde-robe, et leurs deux chaises percées étaient à côté l'une de l'autre dans toutes leurs maisons.

Ces journées si uniformes étaient les mêmes dans tous les lieux et même dans les voyages, et le même tête-à-tête partout. Les journées de voyage étaient si petites que le temps qui se donnait à la chasse de tous les jours suffisait pour aller d'un lieu dans un autre, et tout le reste se passait dans les maisons où Leurs Majestés Catholiques logeaient sur la route tout comme si elles étaient dans leur palais. Je parle ici du voyage de Lerma et de ceux qui se sont faits depuis mon retour. À l'égard de ceux de l'Escurial, de Balsaïm, d'Aranjuez, tous à peu près de la même longueur, mais trop courts pour coucher en chemin, tout s'avançait peu à peu dans la matinée l'un sur l'autre d'une heure. Le départ était au sortir de table, et l'arrivée quelque temps avant l'heure de souper. En carrosse, soit pour la chasse, soit en voyage, toujours Leurs majestés tête à tête dans un grand carrosse de la reine à sept glaces, et la housse de velours rouge clouée comme ici.

Pour ne rien omettre, il faut ajouter que la reine avait encore à elle seule les premières et dernières audiences de cérémonie des ambassadeurs, et les couvertures des grands. Mais comme ces ambassadeurs et ces grands allaient toujours de chez le roi immédiatement chez elle, elle s'y préparait, en les attendant, au milieu de ses dames et des autres dames qui n'avaient que ces occasions de venir au palais, et de lui faire leur cour; car pour les bals publics et les comédies, il n'y en avait point au palais sans des occasions extraordinaires et fort rares.

À l'égard des audiences particulières des ministres étrangers ou des seigneurs, elles ne se donnaient jamais qu'en présence de la reine, soit qu'elle y demeurât à côté du roi, soit qu'elle se retirât un peu à l'écart dans la même pièce. Aussi n'arrivait-il guère que ceux qui avaient ces audiences laissassent écarter la reine. On connaissait quel était son pouvoir sur le roi, et son influence dans toutes les affaires et les grâces, et ils étaient bien certains que si la reine s'était écartée, lorsqu'ils parlaient au roi, ils étaient cependant bien examinés par la reine, et qu'ils n'étaient pas plus tôt retirés, qu'elle apprenait du roi tout ce qu'ils lui avaient dit, et ce qu'il leur avait répondu, qui n'était jamais rien de précis sur quoi que ce fût, parce qu'il voulait toujours avoir le temps de consulter la reine et Grimaldo.

Si ce détail des journées paraît long et petit, c'est qu'il est incroyable à qui ne l'a vu dans sa précision et son unisson, toujours et partout les mêmes. C'est qu'un tête-à-tête jour et nuit si continuel, et si momentanément et rarement interrompu, semble avec raison insoutenable. C'est l'influence entière que ce tête-à-tête insupportable portait sur toutes les affaires de l'État et sur celles des particuliers, c'est la démonstration nécessaire de ne pouvoir jamais, quel que l'on fût, parler au roi sans la reine, ni pareillement à la reine sans le roi, dont tous deux avaient réciproquement une jalousie extrême l'un à l'égard de l'autre; c'est enfin ce qui rendait l'assafeta si nécessaire pour faire passer à la reine seule ce qu'on voulait dans le moment de sa chaussure, et dans les temps de l'audience publique et de l'audience du conseil de Castille, qui n'était jamais que dans Madrid, et qui étaient les seuls où la reine pouvait parler à quelqu'un du dehors, qui en prenant bien juste ses mesures pouvait être secrètement introduit par l'assafeta en lieu où la reine pût venir. C'est à quoi elle-même ne se jouait guère, dans la frayeur de la découverte et des suites. Mais au moins pouvait-elle dans ces courts, rares et précieux moments, recevoir et lire des lettres et des mémoires, et en écrire elle-même. Mais on peut juger avec quelle précipitation et avec quel soin de ne garder aucun papier.

Philippe V n'était pas né avec des lumières supérieures, ni avec rien de ce qu'on appelle de l'imagination. Il était froid, silencieux, triste, sobre, touché d'aucun plaisir que de la chasse, craignant le monde, se craignant soi-même, produisant peu, solitaire et enfermé par goût et par habitude, rarement touché d'autrui, du bon sens néanmoins et droit, et comprenant assez bien les choses, opiniâtre quand il s'y mettait, et souvent alors sans pouvoir être ramené, et néanmoins parfaitement facile à être entraîné et gouverné.

Il sentait peu. Dans ses campagnes, il se laissait mettre où on le plaçait, sous un feu vif sans en être ébranlé le moins du monde, et s'y amusant à examiner si quelqu'un avait peur. À couvert et en éloignement du danger tout de même, sans penser que sa gloire en pouvait souffrir. En tout, il aimait à faire la guerre, avec la même indifférence d'y aller ou de n'y aller pas, et présent ou absent, laissait tout faire aux généraux sans y mettre rien du sien. Il était extrêmement glorieux, ne pouvait souffrir de résistance dans aucune de ses entreprises; et ce qui me fit juger qu'il aimait les louanges, c'est que la reine le louait sans cesse et jusqu'à sa figure, et à me demander un jour à la fin d'une audience, qui s'était tournée en conversation, si je ne le trouvais pas fort beau et plus beau que tout ce que je connaissais. Sa piété n'était que coutume, scrupules, frayeurs, petites observances, sans connaître du tout la religion, le pape une divinité quand il ne le choquait pas, enfin la douce écorce des jésuites pour lesquels il était passionné. Quoique sa santé frit très bonne, il se tâtait toujours, il craignait toujours pour elle. Un médecin tel que celui que Louis XI enrichit tant à la fin de sa vie, un maître Coctier, aurait fait auprès de lui un riche et puissant personnage: heureusement le sien était solidement homme de bien et d'honneur, et celui qui lui succéda depuis tout à la reine et tenu de court par elle.

Philippe V avait moins de peine à bien parler que de paresse et de défiance de lui-même. C'est ce qui le rendait si retenu et si rare à entrer le moins du monde dans la conversation, qu'il laissait tenir à la reine avec ce qui les suivait au Mail ou dans les audiences particulières, et qu'il la laissait aussi parler aux uns et aux autres en passant, sans presque jamais leur rien dire: d'ailleurs c'était l'homme du monde qui remarquait mieux les défauts et les ridicules, et qui en faisait un conte le mieux dit et le plus plaisant. J'en dirai peut-être bientôt quelque chose. On a vu avec quelle dignité et quelle justesse il me répondit à mon audience solennelle, et avec quel discernement de paroles et de ton sur l'un et l'autre mariage, et cela seul montre bien qu'il savait s'énoncer parfaitement, mais qu'il n'en voulait presque jamais prendre la peine. À la fin, je l'avais un peu apprivoisé, et, dans mes audiences qui se tournaient toujours en conversation, je l'ai plusieurs fois ouï parler et raisonner bien; mais où il y avait du monde, ordinairement il ne me disait qu'un mot qui était une question courte ou quelque chose de semblable, et n'entrait jamais dans aucune conversation.

Il était bon, facile à servir, familier avec l'intérieur, quelquefois même au dehors avec quelques seigneurs. L'amour de la France lui sortait de partout. Il conservait une grande reconnaissance et vénération pour le feu roi, et de la tendresse pour feu Monseigneur, surtout pour feu Mgr le Dauphin, son frère, de la perte du quel il ne pouvait se consoler. Je ne lui ai rien remarqué sur pas un autre de la famille royale que pour le roi, et [il] ne s'est jamais informé à moi de qui que ce soit de la cour que de la seule duchesse de Beauvilliers, et avec amitié.

On a peine à comprendre ses scrupules sur sa couronne, et de les concilier avec cet esprit de retour, en cas de malheur, à la couronne de ses pères, à laquelle il avait si solennellement renoncé, et plus d'une fois. C'est qu'il ne pouvait s'ôter de la tête la force des renonciations de la reine en épousant le feu roi, et de toutes les précautions possibles dont on les avait affermies, et en même temps il ne pouvait comprendre que Charles II eût été en droit et en pouvoir de disposer par son testament d'une monarchie dont il n'était qu'usufruitier, et non pas propriétaire, comme l'est un particulier de ses acquêts dont il est libre de disposer. Voilà sur quoi le P. Daubenton avait eu sans cesse à le combattre; il se croyait usurpateur. Dans cette pensée, il nourrissait cet esprit de retour en France, et par en préférer la couronne et le séjour, et peut-être plus encore pour finir ses scrupules en abandonnant l'Espagne. On ne peut pas se cacher que tout cela ne fût fort mal arrangé dans sa tête, mais le fait est que cela l'était ainsi, et que l'impossibilité seule s'est opposée à un abandon auquel il croyait être obligé, et qui eut une part très principale en l'abdication qu'il fit et qu'il méditait dès avant que j'allasse en Espagne, quoiqu'il laissât sa couronne à son fils. C'était bien la même usurpation à ses yeux, mais enfin ne pouvant là-dessus ce qu'il eût voulu par scrupule, il se contentait au moins en faisant de soi ce qu'il pouvait en l'abdiquant. Ce fut encore ce qui lui fit tant de peine à la reprendre à la mort de son fils, malgré l'ennui qu'il avait essuyé, et le dépit, fréquent de n'être pas assez consulté, et ses avis suivis par son fils et par ses ministres. On peut bien croire que ce prince ne m'a jamais parlé de cette délicate matière, mais je n'en ai pas été moins bien informé d'ailleurs. Pour entre Grimaldo et moi, il ne s'est jamais dit une seule parole qui pût y avoir le moindre rapport.

La reine n'avait pas moins de désir d'abandonner l'Espagne qu'elle haïssait, et de venir régner en France, si malheur y fût arrivé, où elle espérait mener une vie moins enfermée et bien plus agréable. Cela s'est bien vu d'elle surtout et de son Albéroni, dans les morceaux d'affaires étrangères que j'ai donnés ici de M. de Torcy.

Parmi tout ce que je viens de dire, il ne laisse pas d'être très vrai que Philippe V était peu peiné des guerres qu'il faisait, qu'il aimait les entreprises, et que sa passion était d'être respecté et redouté, et de figurer grandement en Europe.

La reine avait été élevée fort durement dans un grenier du palais de Parme, par la duchesse sa mère, qui ne lui avait pas laissé voir le jour, et qui depuis la conclusion de son prodigieux mariage ne l'avait laissé voir que le moins qu'elle avait pu, et jamais que sous ses yeux. Cette extrême sévérité n'avait pas réussi auprès de la reine, dont le mariage ne réconcilia pas son tueur avec une mère, soeur de l'impératrice, veuve de l'empereur Léopold, et Autrichienne elle-même jusque dans les moelles. Ainsi il ne resta entre la fille et la mère que des dehors de bienséance, souvent assaisonnés d'aigreur. Il n'en était pas de même entre la reine et le duc de Parme, frère et successeur de son père, et second mari de sa mère. Ce prince l'avait toujours traitée avec amitié et considération, et tâché d'adoucir à son égard l'humeur farouche de sa mère. Aussi la reine aima toujours tendrement le duc de Parme, dont elle porta sans cesse les intérêts et même les désirs avec la plus grande chaleur; et le crédit de ce prince auprès d'elle était le plus sûr et le plus fort qu'on y pût employer.

Elle aimait, protégeait et avançait tant qu'il lui était possible les Parmesans; elle avait un faible pour eux bien connu d'Albéroni, et qu'il redoutait sur toutes choses, comme on l'a vu dans ce qui a été donné ici de M. de Torcy. Scotti, d'une des premières maisons de Parme, car il y a d'autres Scotti qui n'en sont pas, et qui sont peu de chose, était venu à Madrid chargé des affaires du duc de Parme, lorsque Albéroni s'en défit et devint premier ministre. Scotti était toujours demeuré â Madrid sous la protection de la reine, qui se moquait de lui la première, et qui une fois ou deux me laissa très bien entendre le peu de cas qu'elle en faisait, en quoi elle était imitée de toute la cour, qui néanmoins lui témoignait des égards à cause de l'affection sans estime de la reine. En effet, c'était un grand et gros homme, fort lourd, dont l'épaisseur se montrait en tout ce qu'il disait et faisait; bon homme et honnête homme d'ailleurs, mais parfaitement incapable. Personne n'en était si persuadé que la reine, mais il était Parmesan et d'une des premières maisons sujettes du duc de Parme, et cela lui suffit pour faire à la longue et faute de concurrents du même pays, la haute fortune où il est à la fin parvenu par la bienveillance de la reine, sans néanmoins qu'elle ait jamais fait de lui le moindre cas. Elle l'a fait gouverneur du dernier des infants, lui a valu la Toison d'or, enfin la grandesse, et pour couronner tout, après l'avoir extrêmement enrichi, de fort pauvre qu'il était, l'ordre du Saint-Esprit.

Après l'explication préalable sur la tendresse de la reine pour son oncle et pour sa patrie, et sa façon d'être avec la duchesse sa mère, il faut venir à quelque chose de plus particulier. Cette princesse était née avec beaucoup d'esprit et avec toutes les grâces naturelles que l'esprit savait gouverner. Le sens, la réflexion, la conduite, savaient se servir de son esprit et l'employer à propos, et tirer de ses grâces tout le parti possible. Oui l'a connue est toujours dans le dernier étonnement comment l'esprit et le sens ont pu suppléer autant qu'ils ont fait en elle à la connaissance du monde, des affaires et des personnes, dont le grenier de Parme et le perpétuel tête-à-tête d'Espagne l'ont toujours empêchée de pouvoir s'instruire véritablement. Aussi ne peut-on disconvenir de la perspicacité qui était en elle, qui lui faisait saisir du vrai côté tout ce qu'elle pouvait apercevoir en gens et en choses, et ce don singulier aurait eu en elle toute sa perfection si l'humeur ne s'en fût jamais mêlée; mais elle en avait, et il faut avouer qu'à la vie qu'elle menait on en aurait eu à moins. Elle sentait ses talents et ses forces, mais sans cette fatuité d'étalage et d'orgueil qui les affaiblit et les rend ridicules. Son courant était simple, uni, même avec une gaieté naturelle qui étincelait à travers la gêne éternelle de sa vie; et quoique avec l'humeur, et quelquefois l'aigreur que cette contrainte sans relâche lui donnait, c'était une femme qui ne prétendait à rien plus dans le courant ordinaire, et qui y était véritablement charmante.

Arrivée en Espagne, sûre d'en chasser d'abord la princesse des Ursins, et avec le projet de la remplacer dans le gouvernement, elle le saisit d'abord et s'en empara si bien, ainsi que de l'esprit du roi, qu'elle disposa bientôt de l'un et de l'autre. Sur les affaires, rien ne lui pouvait être caché. Le roi ne travaillait jamais qu'en sa présence. Tout ce qu'il voyait seul, elle le lisait et en raisonnait avec lui. Elle était toujours présente à toutes les audiences particulières qu'il donnait, soit à ses sujets, soit aux ministres étrangers, comme on l'a déjà expliqué ci-dessus, en sorte que rien ne pouvait lui échapper du côté des affaires ni des grâces. De celui du roi, ce tête-à-tête éternel que jour et nuit elle avait avec lui, lui donnait tout lieu de le connaître, et, pour ainsi dire, de le savoir par coeur. Elle voyait donc à revers les temps des insinuations préparatoires, leurs succès, les résistances, lorsqu'il s'en trouvait, leurs causes et les façons de les exténuer, les moyens de ployer pour revenir après, ceux de tenir ferme et d'emporter de force. Tous ces manèges lui étaient nécessaires, quelque crédit qu'elle eût; et si on l'ose dire, le tempérament du roi était pour elle la pièce la plus forte, et elle y avait quelquefois recours. Alors les refus nocturnes excitaient des tempêtes. Le roi criait et menaçait, par-ci, par-là passait outre; elle tenait ferme, pleurait et quelquefois se défendait. Le matin tout était en orage; le très petit et intime intérieur agissait envers l'un et envers l'autre sans pénétrer souvent ce qui l'avait excité. La paix se consommait la nuit suivante, et il était rare que ce ne fût à l'avantage de la reine qui emportait sur le roi ce qu'elle avait voulu.

Il arriva une querelle de cette sorte pendant que j'étais à Madrid, qui fut même poussée fort loin. J'en fus instruit par le chevalier Bourck et par Sartine qui l'étaient eux-mêmes par l'assafeta, et dans un détail que je n'ai pas oublié, mais que je ne rendrai pas. Ils me voulurent persuader de m'en mêler, et que l'assafeta les avait chargés de m'en presser. Je me mis à rire et les assurai que je me garderais bien de suivre ce conseil, et même de laisser apercevoir à personne que j'eusse la moindre connaissance de ce qu'ils venaient de me raconter.

Ainsi la vie de la reine était également contrainte et agitée au delà de tout ce qui s'en peut imaginer; et quelque grand que fût son pouvoir, elle le devait à tant d'art, de souplesses, de manèges, de patience, que ce n'est point trop dire, quelque étendu qu'il fût, qu'elle [le] payait beaucoup trop chèrement. Mais elle était si vive, si active, si décidée, si arrêtée, si véhémente dans ses volontés, et ses intérêts lui étoient si chers et lui paraissaient si grands, que rien ne lui coûtait pour arriver où elle tendait. Son premier objet fut de se mettre à couvert par tous les moyens possibles du dénuement et de [la] tristesse de la vie d'une reine d'Espagne, veuve, et de ce qui lui pourrait arriver de la part du fils et successeur du roi, qui n'était pas le sien.

D'autres objets ne tardèrent pas à se joindre à celui-là, et à le rendre moins difficile. Elle eut plusieurs princes, et dès lors elle tourna toutes ses pensées à en faire un souverain indépendant pendant la vie du roi, chez qui, après sa mort, elle pût se retirer et commander. Pour arriver à ce but que jour et nuit elle méditait, il fallait tourner les affaires de manière à le faciliter, se faire des créatures, et leur procurer des places dont les fonctions et l'autorité la pussent aider. Ce fut aussi à quoi elle se tourna tout entière, et ce fut par les ouvertures vraies ou fausses que l'adroit Albéroni sut lui présenter qu'il se rendit tout à fait maître de son esprit, ce que ses successeurs Riperda et Patiño imitèrent depuis avec le même succès pour eux-mêmes.

Dans l'entre-deux d'Albéroni et de Riperda que j'étais à Madrid, et que Grimaldo était le seul qui travaillait avec le roi, elle n'avait point de secours, parce que les impressions qu'Albéroni lui avait données contre Grimaldo subsistaient dans son esprit, de façon qu'elle ne pouvait lui confier son secret et se servir de lui. Ce secret toutefois était pénétré. Albéroni en furie de sa chute ne le lui avait pas gardé; mais elle se flattait qu'un premier ministre chassé, et de la réputation que celui-là s'était si justement acquise partout, au dedans et dehors, n'en serait pas cru à ses discours pleins de rage et de fiel. Mais elle était étrangement embarrassée, abandonnée ainsi à sa seule conduite. C'était aussi ce qui l'attachait plus fortement à la cabale italienne, et qui, par cela même, donnait aux Italiens plus de force, de vigueur et de crédit. Elle se piquait d'avoir beaucoup d'égards pour le prince, et la princesse des Asturies, et de marquer des soins et de l'amitié aux enfants de la feue reine, ce qui changea bien quelque temps après mon retour ici. Enfin ces desseins de souveraineté pour ses enfants qui, du temps même d'Albéroni, étaient publics par tout ce qui s'était proposé et même traité là-dessus, malgré tout ce secret que la reine voulait encore prétendre, ont été le pivot constant sur lequel ont roulé depuis toutes les affaires avec l'Espagne, ou qui y ont eu un rapport.

Mais ce qui les gâta sans cesse, et à tous égards, fut la contrainte continuelle des ministres étrangers et de ceux du roi d'Espagne, dont les premiers ne pouvaient lui parler, ni les autres travailler avec lui qu'en présence de la reine. Quoiqu'en usage de tout voir et de tout entendre, elle ne pouvait en avoir assez appris par là pour discerner avec justesse ce qui l'éloignait ou l'approchait de son but, ou ce qui y était étranger et indifférent, de sorte que ses méprises traversaient les propositions, les plans, les avis les plus raisonnables, et en soutenaient de tout contraires avec une âcreté qui imposait absolument aux ministres espagnols, et qui faisait perdre terre aux ministres étrangers, parce qu'ils sentaient bien que rien ne pouvait réussir malgré elle.

Rien aussi n'a été plus funeste à l'Espagne que cette forcenerie d'établissements souverains pour les fils de la reine, et que cette impossibilité de traiter de rien qu'avec le roi et la reine ensemble. Elle avait une telle peur de tout ce qui pouvait croiser ses projets, et avait une teinture d'affaires si superficielle, que tout ce qui se proposait lui était suspect dès qu'il n'entrait pas dans son sens. Dès lors, elle le bargait, et si quelquefois on la faisait revenir, ce ne pouvait être qu'avec des circuits, des ménagements, des longueurs qui gâtaient et bien souvent perdaient les affaires, en faisant manquer de précieuses occasions. Que si on eût pu l'entretenir seule avec un peu de loisir, elle avait de l'esprit et du sens de reste pour bien entendre et discuter avec jugement, et on aurait été en état de la combattre avec succès, ce qui était impossible, le roi présent, parce qu'elle avait tant de peur qu'il ne prit les impressions qu'on lui présentait; et qui lui entraient à elle dans la tête, comme l'éloignant de son but, qu'elle ne laissait lieu à aucune explication, et barrait tout, et jusqu'à des choses qui facilitaient ses vues, parce qu'elle n'en comprenait pas d'abord les suites et les conséquences, tellement que les ministres espagnols demeuraient tout courts dans la crainte de s'attirer sa disgrâce et de perdre leurs places, et les ministres étrangers enrayaient aussi dans la certitude de l'inutilité de pousser plus avant. C'est ce qui a fait un tort extrême et continuel aux affaires d'Espagne.

À l'égard dés choses intérieures d'Espagne et des grâces, elle n'était pars toujours maîtresse de les faire tourner comme elle voulait, surtout les grâces, quoiqu'elle en emportât la plus nombreuse partie. Mais pour l'exclusion, elle ne la manquait guère, quand elle la voulait donner, et à force d'exclusions, elle arrivait quelquefois à faire tomber la grâce sur qui elle ne l'avait pu d'abord. Rien n'égalait la finesse et le tour qu'elle savait donner aux choses, et les adresses avec lesquelles elle savait prendre le roi, et peu à peu l'affecter de ses goûts à elle et de ses aversions. Rarement allait-elle de front, mais par des préparations éloignées, des contours et retours qu'elle poussait ou retenait à la boussole de l'air des réponses, de l'humeur du roi qu'elle avait eu tout le temps de connaître sans s'y pouvoir tromper. Ses louanges, ses flatteries, ses complaisances étaient continuelles; jamais l'ennui, jamais la pesanteur du fardeau ne se laissait apercevoir. Dans ce qui était étranger à ses projets, le roi avait toujours raison, quoi qu'il pût dire ou vouloir, et allait sans cesse au devant de tout ce qui pouvait lui plaire, avec un air si naturel qu'il semblait que ce fût son goût à elle-même.

La chaîne toutefois était ‘ si fortement tendue qu'elle ne quittait jamais le côté gauche du roi. Je l'ai vue plusieurs fois au Mail, emportée des instants par un récit ou par la conversation, marcher un peu plus lentement que le roi et se trouver à quatre ou cinq pas en arrière, le roi se retourner, elle à l'instant même regagner son côté en deux sauts, et y continuer la conversation ou le récit commencé avec le peu de seigneurs qui la suivaient, et qui comme elle, et moi avec eux, regagnaient promptement aussi ce si peu de terrain qu'on avait laissé perdre. Je parlerai du Mail à part tout â l'heure.

On voit aisément, par le détail des journées du roi et de la reine d'Espagne, qu'il ne restait pas même vestige des anciennes étiquettes de cette cour, qu'elle était tombée à rien, et que les seigneurs n'avaient plus que des instants de passage à pouvoir se montrer, mais qu'il n'y en avait plus aucun pour les dames, de conseil et de travail qu'avec un seul ministre, et que presque toutes les charges de la cour étaient anéanties, ainsi que la distinction des pièces par degrés de dignité, où chacun connaissait et se tenait dans sa mesure, et attendait avec ses pareils à voir le roi. La charge de sommelier du corps, l'une des trois charges par excellence, et celle des gentilshommes de la chambre, sans autorité et sans fonction quelconque, n'étaient plus que des noms vains, et leurs clefs une montre entièrement inutile. Aussi plusieurs d'eux ne venaient guère au palais, et quoique le marquis de Montalègre, sommelier du corps, fût aussi capitaine des hallebardiers, rien n'était plus rare que de l'y rencontrer. Il ne restait au majordome-major que l'honorifique de cette grande charge, encore borné à sa place auprès du roi, ou aux chapelles à la tête des grands, et l'autorité ‘sur les provisions de bois, de charbon, des caves et des cuisines; ces dernières encore fort diminuées, parce que le roi mangeait toujours de chez la reine, et jamais de chez lui; et il lui restait encore quelques débris à l'égard des ordres pour les fêtes, encore assez bornés, quelques rares cérémonies, et sur lés logements dans les voyages, ce qui était encore plus rare, enfin sur là réception des ambassadeurs et des autres étrangers distingués à qui le roi en voulait faire. Les majordomes de semaine étaient sous lui dans les mêmes privations. Le grand écuyer, seul des trois charges, n'avait presque rien perdu, parce que toutes ses fonctions n'étaient que dans le dehors, et le premier écuyer de même. Le patriarche des Indes non plus, dont les fonctions ne s'étendaient que sur la chapelle, et à dire le benedicite ou les garces quand sans contrainte il se trouvait au dîner du roi. Le capitaine des hallebardiers n'avait jamais eu de fonction personnelle, comme a ici le capitaine des Cent-Suisses, sinon de prendre l'ordre, quand sans contrainte il se trouve quand le roi le donne. Les capitaines des gardes du corps et leurs compagnies, et les deux colonels des régiments des gardes, créés en même temps, eurent toujours le même service qu'ils ont ici.

Ce fut la princesse des Ursins qui peu [à peu] abolit les conseils où le roi assistait, les étiquettes du palais et les fonctions des charges, pour tenir le roi enfermé avec la feue reine et elle, et ôter tout moyen de lui pouvoir parler et d'en approcher, et pareillement aux dames, à l'égard de la reine. Aussi prit-elle toujours bien garde au choix qu'elle faisait des dames du palais, des señoras de honor et des caméristes, et ces deux dernières classes elle les avait remplies tant qu'elle avait pu d'Irlandaises et d'autres étrangères. Depuis Mme des Ursins, l'enfermerie du roi et [de] la nouvelle reine continua également, et les étiquettes et les charges ne se relevèrent plus. La camarera-mayor qui lui succéda, n'eut plus aucun particulier avec la reine, toujours enfermée avec le roi, et fut réduite comme le majordome-major de la reine à la toilette et aux repas.

Mais puisque je reparle ici des charges, je crois devoir réparer un oubli que je crois m'être échappé sur le grand et sur le premier écuyer. C'est que dès que le roi est dehors, s'il mange sur l'herbe ou dans un village, non pas en voyage, mais chasse ou promenade, s'il boit même seulement un coup, s'il veut se laver les mains, s'il prend un manteau ou un surtout, ou le quitte; si même il change de chemise, et par conséquent se déshabille et se rhabille, le grand écuyer le sert et le premier écuyer, et celui-là ôte au sommelier du corps toutes ses fonctions, même en sa présence, et celui-ci de même aux gentilshommes de la chambre, non au sommelier, ce qui fait que le sommelier et les gentilshommes de la chambre ne sont pas curieux de suivre le roi dehors.

Parlons maintenant de la chasse, de l'Atocha et du Mail.

CHAPITRE IV. §

Chasse. — L'Atoche. — Impudence monacale. — Le Mail. — Vie ordinaire de Madrid. — Recao; ce que c'est. — Usage dans les visites. — Vie des gens employés dans les affaires. — Politesse et dignité des Espagnols. — Mesures pour la grandesse et la Toison. — Lettres de M. le duc d'Orléans au roi d'Espagne, et du cardinal Dubois à Grimaldo pour ma grandesse, d'une telle faiblesse, que Grimaldo ne voulut pas remettre au roi celle de M. le duc d'Orléans, ni lui parler de celle du cardinal Dubois.

La chasse était le plaisir du roi de tous les jours, et il fallait qu'il fût celui de la reine. Mais cette chasse était toujours la même. Leurs Majestés Catholiques me firent l'honneur, fort singulier, de m'ordonner de m'y trouver une fois, et j'y allai dans mon carrosse. Ainsi je l'ai bien vue, et qui en a vu une les a vues toutes. Les bêtes noires et rousses ne se rencontrent point dans les plaines. Il faut donc les chercher vers les montagnes, et ces pays sont trop âpres pour y courre le cerf, le sanglier et d'autres bêtes comme on fait ici et ailleurs. Les plaines mêmes sont si sèches, si dures, si pleines de crevasses profondes, qu'on n'aperçait que de dessus le bord, que les meilleurs chiens courants ou lévriers seraient bientôt rendus après les lièvres, et auraient les pieds écorchés, même estropiés pour longtemps. D'ailleurs tout y est si plein d'herbes fortes que les chiens courants ne tireraient pas grand secours de leur nez. Tirer en volant, il y avait longtemps que le roi avait quitté cette chasse, et qu'il ne montait, plus à cheval; ainsi les chasses se bornaient à des battues.

Le duc del Arco, qui par sa charge de grand écuyer avait l'intendance de toutes les chasses, choisissait le lieu où le roi et la reine devaient aller. On y dressait deux grandes feuillées, adossées l'une à l'autre, presque fermées, avec force espèce de fenêtres larges et ouvertes presque à hauteur d'appui. Le roi, la reine, le capitaine des gardes en quartier et le grand écuyer, et quatre chargeurs de fusils, étaient seuls dans la première, avec une vingtaine de fusils et de quoi les charger. Dans l'autre feuillée, le jour que je fus à la chasse, étaient le prince des Asturies venu dans son carrosse à part avec le duc de Popoli et le marquis del Surco, aussi dans cette feuillée le marquis de Santa-Cruz, le duc Giovenazzo, majordome-major et grand-écuyer de la reine, Valouse, deux ou trois officiers des gardes du corps et moi, force fusils, et quelques hommes pour les charger. Une seule dame du palais de jour suivait tour à tour la reine, dans un autre carrosse, toute seule, duquel elle ne sortait point, et y portait pour sa consolation un livre et quelque ouvrage, car personne de la suite n'en approchait. Leurs Majestés et cette suite faisaient le chemin à toutes jambes, avec des relais de gardes et de chevaux de carrosse, parce qu'il y avait au moins trois ou quatre lieues à faire, qui valent au moins le double de celles de Paris à Versailles. On mettait pied à terre aux feuillées, et aussitôt on emmenait les carrosses, la pauvre damé du palais et tous les chevaux hors de toute vue, fort loin, de peur que ces équipages n'effarouchassent les animaux.

Deux, trois, quatre cents paysans commandés avaient fait dès la nuit des enceintes, et des huées dès le grand matin, au loin pour effrayer les animaux, les faire lever, les rassembler autant qu'il était possible, et les pousser doucement du côté des feuillées. Dans ces feuillées, il ne fallait pas remuer ni parler le moins du monde, ni qu'il y eût aucun habit voyant, et chacun y demeurait debout, en silence. Cela dura bien une heure et demie d'attente, et ne me parut pas fort amusant. Enfin nous entendîmes de loin de grandes huées, et bientôt après nous vîmes des troupes d'animaux passer à reprise à la portée et à demi-portée de fusil de nous, et tout aussitôt le roi et la reine faire beau feu. Ce plaisir ou cette espèce de boucherie dura plus de demi-heure à voir passer, tuer, estropier cerfs, biches, chevreuils, sangliers, lièvres, loups, blaireaux, renards, fouines sans nombre. Il fallait laisser tirer le roi et la reine qui, assez souvent, permettaient au grand écuyer et au capitaine des gardes de tirer; et comme nous ne savions de quelle main partait le feu, il fallait attendre que celui de la feuillée du roi se fût tu, puis laisser tirer le prince, qui souvent n'avait plus sur quoi, et nous encore moins. Je tuai pourtant un renard, à la vérité un peu plus tôt qu'il n'était à propos, dont un peu honteux, je fis des excuses au prince des Asturies, qui s'en mit à rire et la compagnie aussi, moi après à leur exemple, et tout cela fort poliment. À mesure que les paysans s'approchent et se resserrent, la chasse s'avance, et elle finit quand ils viennent tout près des feuillées, huant toujours, parce qu'il n'y a plus rien derrière eux. Alors les équipages reviennent, et les deux feuillées sortent et se joignent, on apporte les bêtes tuées devant le roi. On les charge après derrière les carrosses. Pendant tout cela, la conversation se fait, qui roule sur la chasse. On emporta ce jour-là une douzaine de bêtes et plus, et quelques lièvres, renards et fouines. La nuit nous prit peu après être partis des feuillées. Voilà le plaisir de Leurs Majestés Catholiques tous les jours ouvriers. Les paysans employés sont payés, et le roi leur fait donner encore quelque chose assez souvent, en montant en carrosse.

Notre-Dame d'Atocha ou l'Atoche, comme on l'appelle le plus ordinairement pour abréger, est une image miraculeuse de la sainte Vierge, dans la riche chapelle d'une église, d'ailleurs assez ordinaire, d'un vaste et superbe couvent de dominicains hors de Madrid, mais à moins d'une portée de fusil des dernières maisons, et joignant le bout du parc du palais du Buen-Retiro, qui enferme aussi un beau et grand monastère de hiéronymites, dont l'église sert de chapelle à ce palais, d'où on y va, à couvert, de partout, ainsi que dans le monastère. L'Atoche est tellement la grande dévotion de Madrid, et de toute la Castille, que c'est devant cette image que s'offrent les voeux, les prières, les remerciements publics pour les nécessités et les prospérités du royaume, et dans les cas de maladie périlleuse du roi et de sa guérison. Le roi n'entreprend jamais de vrai voyage, et cela depuis un temps immémorial, qu'il n'aille en cérémonie faire ses prières devant cette image, ce qui ne s'appelle point autrement qu'aller prendre congé de Notre-Dame d'Atocha, et y va de même dès qu'il est de retour. Les richesses de cette image en or, en pierreries, en dentelles, en étoffes somptueuses, sont prodigieuses. C'est toujours une des plus grandes et des plus riches dames qui a le titre de sa dame d'atours, et c'est un honneur fort recherché, quoique très cher, car il lui en coûte quarante mille livres et quelquefois cinquante mille tous les ans pour la fournir de dentelles et d'étoffes qui reviennent bientôt au profit du couvent. Je ne m'arrêterai pas aux réflexions sur ces dévotions. La duchesse d'Albe, qu'on a vue à Paris ambassadrice d'Espagne; l'était alors. Je ne sais qui lui succéda dans cet emploi. Elle mourut peu de jours après mon arrivée à Madrid.

Il y a plusieurs jours, dimanches ou fêtes, quelquefois même des jours ouvriers de fêtes non fêtées, où il y a sur le soir un salut à l'Atoche, qui est fort fréquenté, et où le roi et la reine allaient souvent sans cérémonie par les de hors de Madrid, et sans entrer dans l'église ni dans le couvent. Il y a au dehors un médiocre corps de logis sans cour. On monte en dedans une quinzaine de marches, et on trouve trois pièces dont celle du milieu est la plus grande. Une longue tribune règne sur l'église dans laquelle on entre des deux secondes pièces. Celle du roi est séparée dans la même longueur par une cloison; la famille royale et le service le plus indispensable s'y met; dans l'autre toute leur suite; ce qui est en charge médiocre demeure dans la pièce du milieu, et le bas domestique dans celle d'entrée, desquels tous va qui veut dans l'église; en sorte que dans la tribune de la suite, il n'y entre qu'elle et le peu de seigneurs principaux courtisans, qui, les uns ou les autres y viennent faire leur cour, dont la plupart même ne sont pas dans cet usage. J'y allais presque toujours attendre Leurs Majestés un moment avant qu'elles arrivassent. Je n'y ai jamais vu qu'une douzaine, toujours les mêmes, de ceux qui n'y étaient pas obligés par leurs fonctions, et jamais plus de trois ou quatre à la fois. Les dames du palais et les señoras de honor y suivaient la reine, plusieurs, mais non pas toutes, et si la reine allait de là au Mail, il n'en restait qu'une dame du palais; toutes les autres dames et la camarera-mayor s'en retournaient. Trois ou quatre dominicains, des premiers du couvent, y recevaient Leurs Majestés et les voyaient partir, qui leur disaient toujours quelque chose en s'arrêtant à eux, et à ceux qu'elles trouvaient dans ces pièces, avant d'entrer dans la tribune et en en sortant.

Je ne vis jamais moines si gros, si grands, si grossiers, si rogues. L'orgueil leur sortait par les yeux et de toute leur contenance. La présence de Leurs Majestés ne l'affaiblissait point, même en leur parlant; je dis pour l'air, les manières, le ton, car ils ne parlaient qu'espagnol que je n'entendais pas. Ce qui me surprit, à n'en pas croire mes yeux la première fois que je le vis, fut l'arrogance et l'effronterie jusqu'à la brutalité avec laquelle ces maîtres moines poussaient leurs coudes dans le nez de ces dames, et dans celui de la camarera-mayor comme des autres, qui, toutes à ce signal, leur faisaient une profonde révérence, baisaient humblement leurs manches, redoublaient après leurs révérences, sans que le moine branlât le moins du monde, qui rarement après leur disait quelque mot d'un air audacieux, et sans marquer la civilité la plus légère, à quoi, lorsque cela arrivait, ces dames répondaient le plus respectueusement du monde, à leur ton et à toute leur contenance. J'ai vu quelquefois quelque seigneur leur baiser aussi la manche, mais comme à la dérobée, d'un air honteux et pressé, mais jamais les moines la présenter à pas un d'eux. Quoique cette rare cérémonie se renouvelât toutes les fois que le roi allait à l'Atoche, elle me surprit toujours, et je ne pus m'y accoutumer.

La tribune donnait également en face de la chapelle de Notre-Dame et du grand autel; le saint-sacrement était dans le tabernacle de l'un et de l'autre, et si alors il était exposé, ce qui n'arrivait pas toujours, c'était à l'autel de Notre-Dame, très magnifiquement et avec une infinité de lumière. Il l'était fort haut; et pour donner la bénédiction il descendait et remontait après par une machine cachée derrière l'autel. Cela me parut un peu machine d'opéra bien déplacée. Quand le saint-sacrement n'était pas exposé, il n'y avait point de bénédiction. Les moines chantaient dans leur choeur, qu'on ne pouvait voir, les litanies de la Vierge et d'autres prières d'un ton lent, triste et très lugubre, et cela durait demi-heure ou trois quarts d'heure. Ce salut était très commode pour voir Leurs Majestés et leur faire sa cour.

De l'Atoche il était fort ordinaire que le roi entrât dans le pare du Retira, et il y était suivi par les mêmes qui s'étaient trouvés au salut. On mettait pied à terre au Mail, beau, large, extrêmement long. Le roi y jouait avec le grand et le premier écuyer, le marquis de Santa-Cruz ou quelque autre seigneur, et y jouait toujours trois tours complets d'aller et venir, la reine toujours à son côté, et quand il le fallait [elle] changeait de place pour être toujours à sa gauche. Ce Mail était extrêmement agréable par les charmes qu'elle y répandait. Il n'y avait que des seigneurs dans le Mail, et la dame du palais qui la suivait; tout le reste se tenait des deux côtés sans y entrer. On suivait le roi et la reine qui faisait la conversation avec les uns et les autres, avec une aimable familiarité, et amusait de temps en temps le roi par les plaisanteries qu'elle faisait, dont Valouse s'embarrassait fort ordinairement et en augmentait la gaieté. Elle attaquait fort aussi le duc del Arco, prenait plaisir à le mettre aux mains avec Santa-Cruz, et faisait en sorte qu'ils s'en disaient souvent de bonnes. Le grand écuyer ne laissait pas de se rebecquer quelquefois contre la reine, librement, et plaisamment quelquefois. Si quelque joueur faisait une pirouette ou quelque mauvais coup, c'était de rire et de lui tomber sur le corps, en sorte que ce temps du Mail paraissait toujours trop court. Le roi, toujours grave, souriait; quelquefois un mot tout court et rare. Il jouait très bien et de bonne grâce, et la reine l'admirait fort. À la fin du dernier tour, les carrosses venaient au bout du Mail, et on s'en retournait. De la mi-février à la mi-avril on laissait reposer et repeupler les animaux; il n'y avait point de chasse, et le Mail allongé d'un peu de promenade, dans le même parc quelquefois, en remplissait un peu le vide, presque tous les jours.

La vie de Madrid était de deux sortes pour les personnes sans occupation: celle des Espagnols et celle des étrangers, je dis étrangers établis en Espagne. Les Espagnols ne mangeaient point, paressaient chez eux, et avaient entre eux peu de commerce, encore moins avec les étrangers; quelques conversations, par espèce de sociétés de cinq ou six chez l'un d'eux, mais à porte ouverte, s'il y venait de hasard quelque autre. J'en ai trouvé quelquefois en faisant des visites. Ils demeuraient là trois heures ensemble à causer, presque jamais à jouer. On leur apportait du chocolat, des biscuits, de la mousse de sucre, des eaux glacées, le tout à la main. Les dames espagnoles vivaient de même entre elles. Dans les beaux jours le cours était assez fréquenté dans la belle rue, qui conduit au Retiro, ou en bas sous des arbres entre quelques fontaines, le long du Mançanarez. Ils voyaient et rarement les étrangers en visite, et ne se mêlaient point avec eux. À l'égard de ceux-ci, hommes et femmes mangeaient et vivaient à la française, en liberté, et se rassemblaient fort entre eux en diverses maisons. La cour montrait quelquefois que cela n'était pas de son goût, et s'en lassa à la fin, parce qu'il n'en était autre chose. De paroisses ni d'office canonical, c'est ce qui ne se fréquentait point; mais des saluts, des processions, et la messe basse dans les couvents. On rencontre par les rues beaucoup moins de prêtres et de moines qu'à Paris, quoique Madrid soit plein de couvents des deux sexes.

L'usage est que les dames envoient de loin à loin savoir des nouvelles des seigneurs fort distingués. Cela s'appelle un recao; et le même usage veut que le lendemain, au moins très peu après, celui qui a reçu ce recao aille en remercier la dame. Cela m'est souvent arrivé, et souvent aussi je trouvais la dame seule. Je voyais souvent, indépendamment des recao, la comtesse de Lemos et la duchesse douairière d'Ossone: la première, soeur du duc de Medina-Sidonia, l'autre, fille du dernier connétable de Castille; toutes deux magnifiquement logées et superbement meublées. Cette dernière aimait fort M. le duc d'Orléans qui l'avait beaucoup vue à Madrid. Il me l'avait fort recommandée, et m'avait chargé de lui faire ses compliments. Elle avait chez elle une salle d'opéra complète, moins large, un peu moins longue, mais bien autrement belle que celle de Paris, et singulièrement commode pour les communications des loges de l'amphithéâtre et du parterre. Ces deux dames n'auraient point paru désagréables ici, parlaient bien François, et avaient, surtout la dernière, une conversation extrêmement agréable, et toutes deux l'air de très grandes dames, ainsi qu'elles l'étaient en effet. Je voyais aussi plusieurs autres dames.

La première que je visitai en arrivant à Madrid fut la marquise de Grimaldo. On ne m'avait point averti de la façon de recevoir en usage pour les dames. Je la trouvai au fond d'un cabinet en face de la porte, avec quelque compagnie d'hommes et de femmes, des deux côtés. Elle se leva dès qu'elle me vit entrer, mais sans démarrer d'un pas, et s'inclina, lorsque j'approchai, comme font les religieuses, qui est leur révérence. Quand je me retirai, elle en fit autant, sans avancer d'une ligne, ni aucune excuse de ce qu'elle n'en faisait pas davantage: c'est l'usage du pays. Pour les hommes, ils viennent plus ou moins loin au-devant, et reconduisent de même suivant les conditions des gens, car tout est réglé et certain, et néanmoins n'ôte pas l'importunité des compliments. De part et d'autre on s'en fait bien plus qu'ici pour empêcher ou pour prolonger la conduite. Chacun des deux sait bien jusqu'où elle doit aller, que rien ne l'abrégera ni ne l'étendra, que tout ce qui se dit de part et d'autre est parfaitement inutile, que l'un serait blâmé, l'autre justement offensé si la conduite ne s'accomplissait pas en entier telle qu'elle doit être. Tout cela n'empêche point qu'on ne s'arrête à tout moment, et que ces compliments ne durent la moitié du temps de la visite; cela est insupportable (on parle ici des visites de cérémonie). Mais quand la familiarité est établie, on vit ensemble à peu près comme on fait ici. En aucun cas les femmes ne vont voir les hommes; mais elles vont chezeux lorsqu'elles en sont priées pour une musique ou un bal ou un feu d'artifice ou quelque chose de semblable. Et si alors, outre les rafraîchissements, il y a un souper, elles se mettent à table et mangent avec la compagnie.

Les gens employés sont tout à fait séquestrés du commerce, et dispensés de faire des visites, hors certains cas particuliers, ou de gens fort distingués. J'en excepte les visites de cérémonie, aux ambassadeurs, et autres telles personnes, par exemple cardinaux, voyageurs distingués que le roi fait recevoir par un de ses majordomes, un vice-roi ou un général d'armée de retour, ou celui qui revient d'une des premières ambassades. Mais ces visites ne se redoublent pas sans nécessité d'affaires, si l'amitié ou une considération supérieure n'y donne occasion. Aussi ne les va-t-on guère voir que pour affaires, ou occasions semblables, et leur rendre leurs visites, excepté leurs amis particuliers ou leurs familiers. Ces derniers les voient quelquefois chez eux, mais pas toujours, jamais les autres, quand ce sont des secrétaires d'État, parce qu'ils ne sont chez eux que pour le moment du dîner, et le soir pour celui du souper, après lequel ils se retirent avec leurs femmes et leurs enfants, jusqu'à ce qu'ils se couchent.

Leurs journées se passent chacun dans leur cavachuela, et c'est où on les va trouver. De la cour du palais on voit des portes à rez-de-chaussée. On y descend plusieurs marches, au bas desquelles on entre en des lieux spacieux, bas, voûtés, dont la plupart n'ont point de fenêtres. Ces lieux sont remplis de longues tables et d'autres petites, autour desquelles un grand nombre de commis écrivent et travaillent sans se dire un seul mot. Les petites sont pour les commis principaux qui chacun travaillent seuls sur leurs tables. Ces tables ont des lumières d'espace en espace assez pour éclairer dessus, mais qui laissent ces lieux fort obscurs. Au bout de ces espèces de caves est une manière de cabinet un peu orné, qui a des fenêtres sur le Mançanarez et sur la campagne, avec un bureau pour travailler, des armoires, quelques tables et quelques sièges. C'est la cavachuela particulière du secrétaire d'État, où il se tient toute la journées et où on le trouve toujours.

Celle de Grimaldo était gaie par la vue de deux fenêtres, assez petite, et voûtée comme les autres, dont il n'était séparé que par la porte; en sorte qu'il n'avait qu'à sonner, un commis entrait et il donnait ses ordres sans attendre et sans interrompre son travail; et comme il était toujours dans sa cavachuela, les commis demeuraient aussi assidûment dans les leurs, sous les yeux des premiers commis, et n'en sortaient, pour dîner et le soir pour se retirer, qu'en même temps que le secrétaire d'État qui les voyait, en passant, et les y retrouvait en venant de dîner. Que le roi fût au palais ou hors de Madrid, même des temps considérables, c'était toujours la même assiduité dans les cavachuela. Grimaldo, qui suivait toujours le roi, demeura à Madrid pendant un voyage de Balsaïm de huit ou dix jours. J'eus affaire à lui pendant cette absence; je dirai ailleurs de quoi il s'agissait. Je le trouvai dans sa cavachuela, comme si le roi eût été dans le palais. Grimaldo ne laissait pas de venir assez souvent chez moi, même sans aucune affaire et d'y venir dîner familièrement aussi, sans prier, amenant ou amené par le duc de Liria ou le prince de Masseran, ou le marquis de Lede, ou quelque autre de ses amis, quelquefois le duc del Arco, quelque dimanche que ce seigneur en avait le temps. Si on proposait de mener cette vie à nos secrétaires d'État, même à leurs commis, ils seraient bien étonnés, et je pense aussi bien indignés.

À l'égard de ceux qui étaient des différents conseils qui subsistaient, on les voyait chez eux lorsqu'on y avait affaire; ils y travaillaient, et les cavachuela n'étaient que pour les secrétaires d'État et leurs commis. Il faut dire ici que rien n'égale la civilité, la politesse noble et la prévenance attentive des Espagnols, lorsqu'on le mérite par les manières qu'on a avec eux; comme il n'y a personne aussi nulle part qui se sente davantage, et qui le fasse mieux et plus dédaigneusement sentir, quand ils ont lieu de croire qu'on n'en use pas à leur égard comme on doit. Je dis quand ils ont lieu, car ils sont par grandeur éloignés de la pointille et de la vétille, et passent aisément mille choses aux étrangers qui ignorent et qui n'ont point l'air de gloire et de prétendre. C'est ce que Maulevrier et moi avons sans cesse expérimenté d'eux, depuis le plus grand seigneur jusqu'aux moindres personnes, mais en deux manières en tout extrêmement différentes.

Il est temps enfin de reprendre le fil que tant de descriptions et d'explications peu connues jusqu'à présent, mais curieuses, ont interrompu. On a vu en son ordre le motif qui m'avait fait souhaiter l'ambassade d'Espagne: c'était la grandesse pour mon second fils et brancher ainsi ma maison. Ce qui ne m'eût jamais conduit en Espagne, mais concomitance que je ne voulais pas négliger sans en faire de principal, était une Toison d'or pour mon fils aîné, afin qu'il remportât de ce voyage un agrément qui, à son âge, était une décoration. J'étais parti de Paris en toute liberté de m'aider de tout ce que je pourrais à ces égards, et avec promesse de la demande expresse de la grandesse au roi d'Espagne par M. le duc d'Orléans, d'y interposer même le nom du roi, et des lettres les plus fortes du cardinal Dubois au marquis de Grimaldo et au P. Daubenton. J'en parlai à l'un et à l'autre une fois à Madrid, au milieu du tourbillon d'affaires, de cérémonial et des réjouissances, et j'en avais été reçu à souhait. Sur tout ce qui n'était point constitution les jésuites se louaient de moi, et ils en avaient très bien informé le P. Daubenton. Ils avaient encore à compter avec moi pour longtemps, suivant, toutes apparences. Au fond peu leur importait d'un grand d'Espagne François; mais il ne leur était pas indifférent que j'eusse lieu de croire qu'ils eussent contribué à me faire obtenir ce que je désirais.

Grimaldo était droit et vrai; il s'affectionna à moi de très bonne foi il m'en donna toutes sortes de preuves, dès ce premier séjour à Madrid, comme j'en ai rapporté quelques-unes. Il voyait aussi une union des deux cours par des mariages qui pouvaient influer sur les ministres. Son seul point d'appui était le roi d'Espagne pour se maintenir dans le poste unique qu'il occupait, si brillant et si envié. Il ne pouvait pas faire de fondement solide sur la reine, comme on l'a vu ci-devant. Il voulait donc s'appuyer de la France, tout au moins ne l'avoir pas contraire, et il connaissait parfaitement la duplicité et les caprices du cardinal Dubois. La cour d'Espagne, de tout temps si attentive sur M. le duc d'Orléans, par tout ce qui s'était passé du temps de la princesse des Ursins, et depuis pendant la régence, n'ignorait pas la confiance intime et non interrompue que de tout temps ce prince avait en moi, ni ma façon d'être avec lui. Ces sortes d'objets se grossissent de loin plus que d'autres, et le choix qui avait été fait de moi pour cette singulière ambassade y confirmait encore. Grimaldo put donc penser à s'assurer de mon amitié et de mes services auprès de M. le duc d'Orléans dans les occasions fortuites; et je ne crois pas me tromper en lui prêtant cette politique pour me favoriser sur une grâce, au fond assez naturelle, qui, par l'occasion unique de me la faire, ne tirait à nulle conséquence, et qui; à son égard particulier, n'avait aucun inconvénient.

Je m'ouvris aussi à Sartine, que mes égards pour lui si opposés aux brutalités qu'il essuyait souvent de Maulevrier, et les bons offices que je tâchais de lui rendre auprès de M. le duc d'Orléans et du cardinal Dubois, m'avaient entièrement dévoué. On a vu qu'il était ami particulier et familier de Grimaldo, et je me servis utilement de ce canal pour faire passer à ce ministre ce qu'il eût été moins convenable de lui dire moi-même. Je touchai encore un mot de cette grandesse et de la Toison au P. Daubenton, la veille qu'il partit pour Lerma, et fis pressentir en même temps Grimaldo sur la Toison par Sartine, et l'un et l'autre avec succès.

Je regardais l'instant de la célébration du mariage comme l'époque d'obtenir ce que je désirais, et je considérais que, étant passée sans avoir obtenu, tout se refroidirait et deviendrait incertain et fort désagréable. Je n'avais rien oublié dans ce court et premier séjour à Madrid pour y plaire à tout le monde, et j'ose dire que j'y avais d'autant mieux réussi, que j'avais tâché de donner du poids et du mérite ma politesse, en gardant tout le milieu possible aux degrés et aux mesures qu'elle devait avoir, à l'égard de chacun, sans prostitution et sans avarice, et c'est ce qui me fit hâter de connaître tout ce que je pus de la naissance, des dignités, des emplois, des alliances, de la réputation, pour y proportionner ma façon de me conduire avec tant de diverses personnes.

Mais il fallait le véhicule de la demande de M. le duc d'Orléans et des lettres du cardinal Dubois. Je ne doutais pas de la volonté du régent, mais beaucoup de celle de son ministre, et on a vu avec combien de raison. Ces lettres, qui devaient au plus tard arriver à Madrid en même temps que moi, se faisaient attendre inutilement d'ordinaire en ordinaire. Ce qui redoublait mon impatience était que je les lisais d'avance, et que je voulais avoir le temps de réfléchir et de me tourner pour en tirer, malgré elles, tout le secours que je pourrais. Je comptais parfaitement sur toute l'écorce d'empressement du cardinal Dubois, qui, avec sa fausseté et sa mauvaise volonté, n'enfanterait que des demi-choses, souvent plus nuisibles que rien du tout, et qui, ne pouvant empêcher M. le duc d'Orléans d'écrire au roi d'Espagne, se chargerait de faire la lettre, et la ferait au plus faible et au plus mal, sans que M. le duc d'Orléans, livré à lui, sans appui contre lui, moi absent, osât y rien changer. Cette opinion que j'eus toujours de ces lettres fut ce qui me porta le plus à fortifier mes batteries en Espagne, tant auprès du ministre et du confesseur qu'auprès de Leurs Majestés Catholiques et de toute leur cour, pour me rendre assez agréable au roi et à la reine pour leur inspirer le penchant de me faire ces grâces; et à leur cour, sinon le désir, du moins une véritable approbation qui pût revenir à leurs oreilles, et fortifier ce penchant que je tâchais muettement de leur faire naître, d'autant qu'il était difficile qu'on ne pensât à la cour, et par conséquent qu'il ne s'y parlât, d'une grandesse pour moi dans une occasion si faite exprès, pour ainsi dire, et à toutes les bontés et toutes les distinctions que l'emploi dont j'étais honoré auprès de Leurs Majestés Catholiques attirait sur moi de leur part.

Peu de jours avant d'aller à Lerma, je reçus des lettres du cardinal Dubois sur mon affaire. Rien de plus vif ni de plus empressé, jusqu'à me donner des conseils pour parvenir à mon but, et à me presser de l'aviser de tout ce en quoi il y pourrait contribuer, et m'assurant que les lettres de M. le duc d'Orléans et les siennes arriveraient à temps. À travers le parfum de tant de fleurs, l'odeur du faux perçait par sa nature. J'y avais compté, j'avais fait tout ce que la sagesse et la mesure la plus honnête m'avait permis pour y suppléer. Je pris pour bon toutes les merveilles que le cardinal m'écrivait, et je partis pour Lerma bien résolu de cultiver de plus en plus mon affaire sans me reposer sur les lettres qu'on me promettait, mais dans le dessein d'en tirer tout le parti que je pourrais.

En arrivant à mon quartier, près de Lerma, je tombai malade, comme on l'a vu ailleurs, et la petite vérole m'y retint quarante jours en exil. Le roi et la reine, non contents de m'avoir envoyé M. Hyghens, comme je l'ai dit ailleurs, pour ne me point quitter jour et nuit, voulurent être informés deux fois par jour de mes nouvelles, et quand je fus mieux, me firent témoigner sans cesse mille bontés, en quoi toute la cour les imita. Je rends d'autant plus librement hommage à des bontés si continuelles et si marquées, que je n'ai jamais pensé à les devoir qu'au personnage que j'avais l'honneur de représenter, et dans des moments si agréables. Pendant ce long intervalle, l'abbé de Saint-Simon entretint commerce avec le cardinal Dubois, d'autant plus aisément que je n'avais voulu me charger que de très peu d'affaires, et d'aucunes qui eussent des queues capables de me retenir en Espagne plus que je n'aurais voulu. En même temps il n'oublia pas d'entretenir aussi commerce avec le marquis de Grimaldo et avec Sartine qui vint à Lerma, et de suivre mon affaire.

Ces lettres tant promises se firent attendre jusque vers la fin de ma quarantaine. À la fin elles arrivèrent, mais telles que je les avais prévues. Le cardinal Dubois ne s'expliquait à Grimaldo que par contours et circonlocutions; et si une phrase témoignait de l'empressement et du désir, la suivante la détruisait par un air de respect et de ménagement, protestant de ne vouloir que ce que le roi d'Espagne voudrait lui-même, avec tous les assaisonnements nécessaires pour anéantir ses offices sous le voile de ne pas se proposer de le presser en rien, ni de l'importuner d'aucune chose. Il en disait autant à Grimaldo pour lui, de sorte que ce bégaiement par écrit sentait fort le galimatias d'un homme qui n'avait nulle envie de me servir, mais qui, n'osant aussi manquer à sa promesse, mettait tout son esprit à tortiller et à énerver le peu qu'il ne pouvait s'empêcher de dire. Cette lettre n'était que pour Grimaldo, comme celle de M. le duc d'Orléans n'était que pour le roi d'Espagne. Celle-ci fut encore plus faible que l'autre. C'était comme un dessin au crayon que la pluie aurait presque effacé, et où il ne paraissait plus d'ensemble.. Elle osait à peine mettre le doigt sur la lettre, et se confondait aussitôt en respects, en retenue, en mesure, à ne vouloir et à ne se proposer là-dessus que ce qui serait le plus du goût du roi d'Espagne; en un mot, qui se retirait beaucoup plus qu'elle ne s'avançait, et qui ne présentait qu'une sorte de manière d'acquit, qui ne se pouvait refuser, mais dont le succès était fort indifférent. Il est aisé de comprendre que ces lettres me déplurent beaucoup. Quoique j'y eusse prévu toute la malice du cardinal Dubois, je la trouvai au delà et bien plus à découvert que je ne l'avais imaginé.

Telles qu'elles fussent, si fallut-il s'en servir. L'abbé de Saint-Simon écrivit à Grimaldo et à Sartine, et les envoya à ce dernier pour remettre sa lettre et celles de la cour à Grimaldo, car je n'osais encore écrire moi-même dans le ménagement qu'il fallait garder pour le mauvais air. Sartine, à qui je n'avais pas fait confidence, encore moins à Grimaldo, de la faiblesse à laquelle je m'attendais de ces recommandations, tombèrent dans la dernière surprise à leur lecture. Ils raisonnèrent ensemble, ils s'indignèrent, ils cherchèrent des biais pour fortifier ce qui en avait tant de besoin; mais ces biais ne se trouvant point, ils se consultèrent, et Grimaldo prit un parti hardi qui m'étonna au dernier point, et qui aussi me mit fort en peine. Il conclut que ces lettres me nuiraient sûrement plus qu'elles ne me serviraient; qu'il fallait les supprimer, n'en jamais parler au roi d'Espagne, le confirmer dans la pensée qu'il ferait, en m'accordant ces grâces, un plaisir d'autant plus grand à M. le duc d'Orléans qu'il voyait jusqu'où allait sa retenue de ne lui en point parler, et la mienne de ne point les lui faire demander par Son Altesse Royale, quoiqu'il y eût tout lieu de s'y attendre; tirer de là toute la force qu'auraient eue les lettres, si leur style en avait eu; et qu'avec ce qu'il saurait y mettre du sien, il me répondait de la grandesse et de la Toison, sans faire mention aucune des lettres de M. le duc d'Orléans au roi d'Espagne, et du cardinal Dubois à lui. Sartine, par son ordre, le fit savoir à l'abbé de Saint-Simon, qui me le rendit; et après en avoir raisonné ensemble avec Hyghens, qui connaissait le terrain aussi bien qu'eux, et qui s'était vraiment livré à moi, je m'abandonnai aveuglément à la conduite et à l'amitié de Grimaldo, dont on verra bientôt le plein succès.

En racontant ici la façon très singulière par laquelle mon affaire réussit, je suis bien éloigné d'en soustraire à M. le duc d'Orléans toute la reconnaissance. S'il ne m'avait pas confié le double mariage, à l'insu de Dubois et malgré le secret qu'il lui avait demandé précisément pour moi, et cela dès qu'ils furent conclus, je n'aurais pas été à portée de lui demander l'ambassade. Je la lui demandai sur-le-champ, en lui en déclarant le seul but, qui était la grandesse pour mon second fils, et sur-le-champ il me l'accorda, et me l'accorda pour ce but, et pour m'aider de sa recommandation à y parvenir, et sous le dernier secret, par rapport au dépit qu'en aurait Dubois, et se donner du temps pour se tourner avec lui et lui faire avaler la pilule. Si je n'avais pas eu l'ambassade de la sorte, elle m'aurait sûrement échappé, et alors tombait de soi-même toute idée de grandesse, dont il n'y aurait plus eu, ni occasion, ni raison, ni moyen. L'amitié et la confiance de ce prince prévalut donc à l'ensorcellement que son misérable précepteur avait jeté sur lui; et s'il céda depuis aux fourbes, aux manèges, aux folies que Dubois employa dans la suite de cette ambassade pour me perdre et me ruiner, et pour me faire manquer le seul objet qui m'avait fait la désirer, il ne s'en faut prendre qu'à sa scélératesse, et à la déplorable faiblesse de M. le duc d'Orléans, qui m'ont causé bien de fâcheux embarras, et m'ont fait bien du mal, mais qui ont fait bien pis à l'État et au prince lui-même. C'est par cette triste, mais trop vraie réflexion que je finirai cette année 1721.

CHAPITRE V. §

Année 1722. — Échange des princesses (9 janvier). — Usurpation des Rohan. — Ruses, artifices, manèges du prince de Rohan, tous inutiles auprès du marquis de Santa-Cruz, qui le force à céder sur ses chimères dans l'acte espagnol, dont j'ai la copie authentique et légalisée. — Présents du roi aux Espagnols, pitoyables. — Grands d'Espagne, espagnols, n'en prennent point la qualité dans leurs titres, et pourquoi. — Avances singulières que le cardinal de Rohan me fait faire de Rome; leur motif. — Sottise énorme du cardinal de Rohan partant de Rome. — Échange des princesses dans l'île des Faisans. — Présents et prostitution de rang de la reine douairière d'Espagne, à qui je procure un payement sur ce qui lui était dû. — Je vais faire la révérence à Leurs Majestés Catholiques. — Matière de cette audience. — Conte singulièrement plaisant par où elle finit. — Le roi, la reine et le prince des Asturies vont, comme à la suite du duc del Arco, voir la princesse à Cogollos. — Je vais saluer la princesse à Cogollos, puis à Lerma, à son arrivée. — Chapelle. — J'y précède tranquillement le nonce, sans faire semblant de rien. — Rare et plaisante ignorance du cardinal Borgia, qui célèbre le mariage, dont la cérémonie extérieure est différente en Espagne. — Célébration du mariage, l'après-dîner du 20 janvier. — Je suis fait grand d'Espagne de la première classe, conjointement avec un de mes fils à mon choix, pour en jouir actuellement l'un et l'autre; et la Toison donnée à l'aîné, sans choix. — Je donne à l'instant la grandesse au cadet. — Remerciement. — Compliments de toute la cour. — Je me propose, sans en avoir aucun ordre et contre tout exemple en Espagne, de rendre public le coucher des noces du prince et de la princesse des Asturies; et je l'exécute, et je l'obtiens. — Bonté et distinction sans exemple du roi d'Espagne pour moi et pour mon fils aîné au bal, dont je m'excuse par ménagement pour les seigneurs espagnols. — Mesures que je prends pour éviter que le coucher public ne choque les Espagnols. — Vin et huile détestablement faits en Espagne, mais admirablement chez les seigneurs. — Jambons de cochons nourris de vipères, singulièrement excellents. — Évêques debout au bal, en rochet et camail. — Cardinal Borgia n'y paraît point. — Vélation; ce que c'est. — J'y précède encore le nonce, sans faire semblant de rien. — Maulevrier n'y paraît point, parti furtivement dès le matin de son quartier pour Madrid, qui en est fort blâmé. — Conduite réciproque entre lui et moi pendant les jours du mariage. — Étrange conduite et prétentions de La Fare. — Ma conduite à cet égard.

L'année 1722 commença par l'échange des princesses, futures épouses du roi et du prince des Asturies, dans l'île des Faisans, de la petite rivière de Bidassoa qui sépare les deux royaumes, où on avait construit une maison de bois à cet effet, mais toute simple en comparaison de celle qui, au même endroit, avait servi en 1659 aux célèbres conférences du cardinal Mazarin avec don Louis de Haro, premiers ministres de France et d'Espagne, à la signature de la paix dite des Pyrénées, et depuis à l'entrevue du roi et de la reine sa mère avec le roi d'Espagne Philippe IV, frère de la reine-mère.

J'avais prévu toute la coupable complaisance du cardinal Dubois pour les folles chimères des Rohan, et que le prince de Rohan n'avait voulu être chargé de l'échange de la part du roi que pour les fortifier de ce qu'il se proposait d'y usurper. Le rang de la maison de Rohan, acquis ou arraché pièce à pièce, ne remontait pas plus haut que le dernier règne. Il était sans titre et sans prétexte que la volonté du feu roi. Il n'y avait eu jamais de reconnaissance de la qualité de prince; car on a vu en son lieu que le feu roi avait mis ordre à ce que sa signature d'honneur, apposée aux contrats de mariage, n'autorisât en rien les titres que chacun y prenait. Le temps n'était pas venu pour le cardinal Dubois de se moquer des promesses qu'il avait faites au cardinal de Rohan en l'envoyant à Rome presser son chapeau, et bien auparavant pour se servir de lui à cet usage par son crédit et ses amis. Un homme de la condition et du caractère de Dubois fait aisément litière de ce qui ne lui coûte rien et de ce qui lui est même momentanément utile. Il dominait en plein le régent, et ce prince aimait à tout brouiller, et à favoriser les divisions et le désordre. Le cardinal Dubois, à mesure qu'il était monté, s'était défait des emplois subalternes qui lui avaient servi de degrés. Ainsi, dès qu'il fut secrétaire d'État, il produisit le médecin, son frère, et lui céda sa charge de secrétaire du cabinet du roi ayant la plume. Ce fut lui qui, en cette qualité, fut chargé de faire pour la France les actes nécessaires à l'échange, comme La Roche, secrétaire du cabinet du roi d'Espagne, ayant l'estampille, le fut pour l'Espagne. Je n'eus donc pas peine à comprendre que Dubois aurait ordre du cardinal son frère de faire en cette occasion tout ce qui plairait au prince de Rohan, et ne pouvant parer l'usurpation que je prévoyais, je voulus du moins empêcher qu'elle ne fût complète.

Je prévins donc à Madrid le duc de Liria sur l'Altesse que le prince de Rohan ne manquerait pas de se faire donner par Dubois dans l'acte de l'échange, et sûrement de s'en faire un titre pour le prétendre dans l'acte espagnol. Liria sentit comme moi toutes les raisons de l'empêcher, et de les bien expliquer et inculquer au marquis de Santa-Cruz, grand d'Espagne, et parfaitement espagnol, son ami particulier. À la première mention, Santa-Cruz monta aux nues. Je lui en parlai après, et il me promit bien de tenir le prince de Rohan si roide et si ferme qu'il ne lui laisserait rien passer. Le duc de Liria fut chargé de porter les présents du roi d'Espagne à sa future belle-fille au lieu de l'échange. Je le sus avant le départ de Madrid, et je lui rafraîchis tout ce que je lui avais dit sur les prétentions que le prince de Rohan allait produire; et, outre que le marquis de Santa-Cruz était bien résolu de ne les pas souffrir, le duc de Liria me promit de le tenir de près, et d'avoir, à cet égard, toute la vigilance possible.

Dès qu'on fut arrivé des deux côtés au lieu de l'échange, c'est-à-dire à la dernière couchée des deux royaumes pour n'avoir plus qu'à passer dans l'île pour la cérémonie; quand tout serait convenu, il fut d'abord question de tout régler. L'acte en soi de l'échange, ni les qualités du prince de Rohan, et du marquis de Santa-Cruz ne firent point de difficulté, qualités dont je dirai un mot ensuite. Il n'y en eut point même de la part du marquis de Santa-Cruz sur ces mots de l'acte français, signés par un secrétaire du cabinet du roi: conduite par le très excellent seigneur Son Altesse le prince de Rohan; ce n'était pas à Santa-Cruz à régler l'acte français. Mais quand de cet acte le prince de Rohan voulut se faire un titre pour avoir l'Altesse dans l'acte espagnol, le marquis de Santa-Cruz le rejeta avec tant de hauteur, et une fermeté si décidée, que le prince de Rohan eut recours à des mezzo termine, devenus malheureusement chez nous si à la mode. Il proposa de ne point prendre d'Altesse dans l'acte français si Santa-Cruz se contentait de ne point prendre d'Excellence dans l'acte espagnol, en sorte que tous deux éviteraient entièrement toute qualification. Cela fut rejeté avec la même hauteur. Déchu de cet expédient, Rohan fit dire à Santa-Cruz qu'en lui passant l'Altesse, il la lui passerait aussi, s'il là voulait prendre, et que de cette façon tout serait accommodé avec un grand avantage pour Santa-Cruz. Santa-Cruz, avec son rire moqueur, répondit que Rohan et lui n'étaient pas princes, et qu'il serait plaisant qu'ils imaginassent se faire princes l'un l'autre, de leur seule autorité, en se passant mutuellement l'Altesse, qui n'appartenait ni à l'un ni, à l'autre, et se moqua de la proposition avec beaucoup de mépris. Le prince de Rohan, qui avait compté l'attraper en l'éblouissant de l'Altesse, se trouva extrêmement embarrassé et mortifié. Enfin, en sautant le bâton, il crut en retenir un bout par une proposition spécieuse qui revint à la première c'était de se contenter respectivement de leurs noms et de celui de leurs emplois, sans nulle Altesse ni Excellence, ni Excellentissime Seigneur. Mais cela fut encore refusé et traité de réchauffé.

Enfin, à bout de voie, Rohan se réduisit à une dernière ressource, dont il espéra que le fond secret échapperait à Santa-Cruz. Ce fut que le prince de Rohan ne prendrait ni Altesse, ni Excellence, ni Excellentissime Seigneur, et qu'il consentirait que Santa-Cruz prit l'Excellence et l'Excellentissime Seigneur. Mais ce prince par les appas de sa mère avait affaire à un homme trop avisé pour donner dans ce panneau. Santa-Cruz lui manda qu'il était las de tant de fantaisies, qui retardaient l'échange depuis deux jours et le voyage des princesses, et dont la plus longue durée, par des prétentions si déplacées, devenait indécente par le retardement; qu'en deux paroles ils étaient tous deux grands de leur pays, et dans la même commission, chacun de la part de son maître, par conséquent égaux de tous points; par conséquent qu'il ne souffrirait pas la plus légère ombre de différence entre eux deux dans l'acte espagnol; qu'il lui déclarait donc qu'il y prendrait l'Excellence et l'Excellentissime Seigneur, qui est le traitement de tout temps établi pour les grands d'Espagne; que les ducs de France ayant, depuis Philippe V, l'égalité avec eux, et les grands d'Espagne l'égalité avec les ducs de France, il prétendait qu'il prît également comme lui l'Excellence et l'Excellentissime Seigneur dans l'acte espagnol; que c'était son dernier mot; qu'il n'écouterait plus aucune sorte de proposition à cet égard; qu'il le priait de lui envoyer sur-le-champ sa dernière résolution, sur laquelle il préparerait tout pour achever la cérémonie de l'échange, ou il ferait partir, dès le lendemain matin, l'infante pour aller attendre, en lieu plus commode que celui où elle était, les ordres de Madrid, où il allait dépêcher un courrier.

Cette réponse si précise accabla le prince Rohan. Il n'osa se commettre à l'éclat qui le menaçait; il craignit la colère du roi et de la reine d'Espagne, et qu'il ne lui en coûtât l'Altesse dans l'acte François. Il céda donc tout court, et se consola par ce titre escroqué pour la première fois dans un acte signé par un homme du roi. C'est de la sorte que se bâtissent les titres de princes de nos gentilshommes français, pièce à pièce, suivant le temps et les occasions qu'ils épient et qu'ils saisissent aux cheveux.

L'échange se fit enfin le 9 janvier de cette année 1722; et après les compliments réciproques et les présents du roi aux Espagnols, chaque princesse et sa suite continua son voyage. Je passai une heure à Lerma chez Santa-Cruz, et le Liria en troisième, où ils me contèrent tout ce que je viens d'écrire, mais bien plus en détail, avec force gausseries de Santa-Cruz sur la princerie. Il se retint sur les présents. Mais il ne put s'empêcher de me montrer le sien en souriant, ni moi d'en hausser les épaules, sans nous parler d'un autre langage. En effet, ces pierreries en petit nombre étaient pitoyables. Sur celui du personnage principal de l'échange on peut juger de ce que furent les autres. Les Espagnols s'en moquaient tout haut, et j'en mourais de honte. Ce n'était pas l'occasion d'épargner cinquante mille écus qui répandus sur tous les présents, les auraient rendus dignes du monarque qui les faisait. Mais la canaille en retient toujours quelque coin, dans quelque élévation que l'aveugle fortune la pousse.

Dès que nous fûmes de retour à Madrid, je priai La Roche de vouloir bien, pour ma curiosité, m'expédier une copie des deux actes, l'un français, l'autre espagnol, de l'échange, et de les signer pour les certifier véritables. Il les expédia et signa, et me les envoya, et ils sont actuellement sous mes yeux, dans le second portefeuille de mon ambassade, à l'heure que j'écris. Je connais les mensonges et les assertions hardies des gens à prétentions, et j'ai voulu avoir et conserver un titre paré de l'Excellence, et non Altesse, du prince de Rohan, dans l'acte espagnol, et de son égalité en tout et partout avec le marquis de Santa-Cruz, malgré ses prétentions, ses diverses propositions, ses artifices et ses ruses.

J'ai réservé un mot à dire sur les autres titres, ou pour mieux dire qualités, qu'ils prirent et qui n'avaient point de difficulté. Les grands espagnols ne prennent jamais dans leurs titres la qualité de grands d'Espagne. S'il s'en trouve quelques-uns, ce n'est que bien peu, et depuis Philippe V, à l'exemple des François. La raison de ne la point prendre n'est qu'une rodomontade espagnole. Ils prétendent que leurs noms doivent être si connus que leur grandesse ne peut manquer de l'être en même temps qu'on entend leurs noms. Mais le fond est le même qui leur fait cacher leur ancienneté avec tant de soin. En prenant la qualité de grands d'Espagne, les actes d'eux ou de leurs pères feraient foi du temps qu'ils auraient commencé à la prendre, et mettrait en évidence ce qu'ils veulent soustraire à la connaissance, et c'est la vraie raison, cachée sous la rodomontade, qui leur fait omettre la qualité qui fait leur essence et leur rang, tandis qu'ils n'omettent aucune de leurs charges, de leurs emplois, même de leurs commanderies dans les ordres de Saint-Jacques de Calatrava, etc., qui sont communes à la plus petite noblesse et à leurs propres domestiques actuels avec eux. Le prince de Rohan, si désireux d'être duc et pair, malgré sa princerie, et dont l'habile mère disait qu'il n'y avait de solide que cette dignité, qui ne se pouvait ôter comme les honneurs de prince, qui dépendaient toujours d'un trait de plume, et qu'elle ne serait point contente qu'elle n'en vit son fils revêtu; le prince de Rohan, dis-je, ravi d'y être enfin parvenu, mais après la mort de sa mère, par la voie qu'on a vue ici alors, voulut, sûr du vrai et du solide, y faire surnager sa princerie, comme je l'ai expliqué alors. Voyant donc Santa-Cruz ne prendre point la qualité de grand d'Espagne, et prendre les autres qu'il avait, [il] n'eut pas de peine à s'y conformer et à saisir ainsi un air de négligence pour une chose qu'il avait si fortement passionnée, et qu'il était si aise d'avoir mise dans sa maison et dans sa branche.

Puisque les Rohan se trouvent sous ma plume, encore un petit mot sur le cardinal, frère du prince de Rohan. Lui et son frère étaient les gens du monde avec qui, de tout temps, j'avais eu le moins de commerce. Sans division marquée, tout m'en avait toujours éloigné. Nos sociétés avaient toujours été très différentes du temps du feu roi, et toujours depuis, jusque-là même que le hasard ne nous faisait point nous rencontrer. J'étais de la sorte avec eux lorsque le cardinal s'en alla à Rome. Il n'y fut pas plutôt arrivé que les lettres que je recevais toutes les semaines, comme je l'ai dit ailleurs, du cardinal Gualterio, ne furent remplies que des éloges que le cardinal de Rohan lui faisait de moi, et du désir extrême qu'il avait de pouvoir mériter quelque part en mon amitié.

On ne peut être plus étonné que je le fus d'avances si fortes, si continuelles, et auxquelles rien n'avait donné lieu. Je connaissais assez le cardinal de Rohan pour être bien sûr que de pareilles démarches ne pouvaient être fondées que sur des vues qu'il pouvait craindre que je ne traversasse; et par cette raison, mes réponses polies et froides ne furent pas faites de manière à entretenir ces compliments; mais ils persévérèrent toutes les semaines, s'échauffèrent de plus en plus, jusque-là que Gualterio s'entremit pour m'engager d'amitié avec le cardinal de Rohan. Gualterio était trop sage et trop mesuré pour se porter à cela de lui-même, et par les compliments directs qu'il ajoutait du cardinal de Rohan pour moi, qui l'en chargeait en même temps, je ne pus pas douter que ce ne fût lui qui faisait agir notre ami commun. Plus les efforts redoublaient à découvert, plus ils m'étaient suspects. Mais, venus jusqu'à ce point, ils m'embarrassaient, parce que je ne voulais point de liaisons, encore moins d'engagements d'amitié avec un homme dont les intérêts, les engagements, la conduite, se trouvaient en opposition si entière avec les miens, et qu'il n'était pas possible de ne pas répondre à tant d'empressement d'une façon convenable à la naissance, à la dignité, et au personnage que faisait le cardinal de Rohan. Je fis donc ce que je pus pour accorder toutes ces choses; mais comme je n'ai jamais pu trahir mes sentiments, je crois que j'en vins mal à bout, car après que cela eut duré pendant tout son séjour à Rome, tout tomba dès qu'il en fut parti, sans que jamais il en ait été mention depuis, et comme de chose non avenue. Le fait était que le cardinal Dubois lui avait donné sa parole que, devenu cardinal par son secours, il le ferait entrer dans le conseil en arrivant de Rome, et incontinent après déclarer premier ministre. Le cardinal de Rohan, également dupe du fripon et de sa propre ambition, donna en plein dans ce panneau dont un enfant se serait gardé, parce qu'il était plus qu'évident que si le cardinal Dubois se trouvait en pouvoir de faire un premier ministre, il ne préférerait personne à lui-même, et se le ferait aux dépens de quelque parole qu'il eût pu donner, dont, même sur les moindres choses, il n'était rien moins qu'esclave.

Cette réflexion si naturelle n'atteignit point le cardinal de Rohan. Persuadé, par son ambition, de la bonne foi d'un homme qui n'en eut jamais aucune, il ne pensa qu'à ranger les obstacles qu'il pourrait rencontrer. Il crut aisément qu'un premier ministre ne serait pas de mon goût, bien moins encore un premier ministre cardinal, et qui se prétendait prince. C'est ce qui l'engagea à toutes les avances, les flatteries, les fadeurs dont il me fit accabler pendant tout son séjour à Rome par le cardinal Gualterio, qu'il abandonna tout court quand il en fut parti, parce qu'il en sentit apparemment l'inutilité. C'est aussi ce qui précipita son retour le plus promptement qu'il lui fut possible, après l'élection du pape, pour me gagner de la main, tandis que j'étais encore en Espagne, et avant mon retour se faire bombarder premier ministre. Il fut même assez imprudent et assez entraîné par la certitude qu'il se figura là-dessus pour en faire part au pape, en prenant congé de lui, et le dire franchement à plusieurs cardinaux et à d'autres, en sorte qu'il en laissa le bruit répandu et tout commun à Rome. Porté sur les ailes d'une si ferme et si douce espérance, il arriva à Paris le 28 décembre 1721.

Tout enfin étant réglé et prêt pour l'échange, l'infante partit le 9 janvier d'Oyarson, et Mlle de Montpensier de Saint-Jean de Luz, avec chacune tout leur accompagnement; et [elles] se trouvèrent en même temps vis-à-vis l'île des Faisans, où elles entrèrent en même temps. Elles n'y demeurèrent que ce qu'il fallait pour les compliments réciproques et les choses nécessaires pour l'échange, et en sortirent en même temps: l'infante menée par le prince de Rohan, et Mlle de Montpensier par le marquis de Santa-Cruz. Elles couchèrent: l'une à Saint-Jean de Luz, l'autre à Oyarson; et poursuivirent le lendemain leur voyage. La pauvre reine douairière d'Espagne s'épuisa pour elles en présents magnifiques de pierreries et de bijoux, à leur passage à Bayonne; et par une prostitution de flatterie qu'elle apprenait de ses extrêmes besoins elle voulut traiter Mlle de Montpensier en princesse des Asturies, et comme si elle eût déjà été mariée. Elle lui donna un fauteuil et la visita chez elle. Pendant la séance du fauteuil, les duchesses passèrent dans un autre endroit avec la camarera-mayor de la reine. Je me servis de tout ce que cette pauvre reine avait fait pour toucher le roi et la reine d'Espagne pour lui procurer quelques secours sur ce qui lui était dû, qui était fort considérable et fort en arrière, et j'en obtins enfin un payement assez gros, mais ce fut tout, et je ne pus en obtenir depuis. Bayonne passé, le prince de Rohan, dont la magnificence avait été sans table et momentanée, prit la poste et gagna Paris, où il rendit compte de ce qui s'était passé, et de ce qu'il avait vu ou voulu voir de l'infante. Le marquis de Santa-Cruz dépêcha quelqu'un à Lerma, et ne vint qu'avec Mlle de Montpensier, qui se trouva seule entre les mains des Espagnols, sans aucune dame, ni femme ni domestique français, dont aucun, sans exception, ne passa la Bidassoa, comme on en était sagement convenu. Pour l'infante, elle fut uniquement suivie de donna Maria de Nieves, sa gouvernante, qui, à cause de son petit âge, devait passer quelques années en France auprès d'elle, et qui avait toute la confiance de la reine sa mère. Ces gouvernantes d'infants et d'infantes, pour le dire en passant, n'approchent point de la volée des gouvernantes des enfants de France, et sont prises d'entre les señoras de honor, ou parmi des femmes de cet étage. Pour les infants cadets, leurs gouverneurs ne sont pas plus relevés, hors des circonstances de nécessité ou de faveur, comme il est arrivé dans la suite aux fils de la reine. Mais, à l'égard du prince aisé et successeur, leurs gouverneurs sont toujours des seigneurs fort distingués.

Tandis que Mlle de Montpensier continuait son voyage, la quarantaine de mon exil s'avançait aussi, et finit justement deux jours avant son arrivée à Lerma. Les bontés de Leurs Majestés Catholiques redoublaient pour moi, et les soins et les attentions obligeantes de toute leur cour, qui peu à peu s'était rendue fort nombreuse, et tellement que le roi, ne pouvant vivre à Lerma, aussi retiré qu'il avait accoutumé d'être à Madrid et dans ses maisons de plaisance, où personne ne le suivait au delà du pur nécessaire, voulut aller à Ventosilla, petit château et bourg à quelques lieues de Lerma, avec la reine et le plus court indispensable, d'où il ne revint à Lerma que le 15 janvier pour l'arrivée de la princesse. Ils avaient eu la bonté de me faire dire plusieurs fois qu'ils voulaient me voir dès le lendemain de ma quarantaine finie. Et moi, qui savais la crainte que le roi avait de la petite vérole, je résistai jusqu'à un commandement absolu, auquel il fallut obéir, quoique fort rouge, à quoi le grand froid contribuait beaucoup, quelques drogues qu'on m'eût fait employer pour me dérougir. J'allai donc pour la première fois à Lerma faire la révérence et tous mes remerciements à Leurs Majestés Catholiques, le matin du 19 janvier.

Après les compliments et les propos qui suivirent sur ma petite vérole, les soins et la capacité de M. Hyghens, etc., je parlai de la promotion que l'empereur s'avisait de faire de chevaliers de la Toison d'or, au nombre de laquelle était le fils aîné du duc de Lorraine, qui préparait une grande pompe pour en donner le collier à ce prince au nom de l'empereur. J'avais reçu un ordre exprès de traiter expressément cette matière dans ma première audience, que la petite vérole avait retardée jusqu'alors ; de tâcher d'empêcher le roi d'Espagne de montrer trop de ressentiment de cette entreprise, pour ne pas troubler la négociation qui s'ouvrait au congrès de Cambrai, et où cette prétention sur la Toison devait être discutée et réglée en faveur de l'Espagne, par les mesures que la France avait prises là-dessus; en même temps de faire sentir la partialité si publique du duc de Lorraine pour l'empereur, si promptement après avoir obtenu des réponses de la générosité de Leurs Majestés Catholiques pleines d'espérance sur la grâce qu'il lui avait demandée de vouloir bien consentir à ce qu'il fût compris dans la paix générale, et que son accession y fût reçue; et j'étais chargé de porter le roi d'Espagne à lui faire acheter désormais ce consentement par beaucoup de délais, et de fatiguer longuement l'inquiétude et la patience de ce prince là-dessus. Je m'acquittai donc de cette commission dans les termes qui m'étaient prescrits, et je n'eus pas grand'peine à réussir dans les deux points qu'elle renfermait.

Le roi et la reine me parurent piqués de l'entreprise de l'empereur, qu'il ne pouvait fonder que sur sa souveraineté des Pays-Bas, où les premières promotions de la Toison s'étaient faites. Mais Philippe le Bon avait institué cet ordre comme duc de Bourgogne, et non comme seigneur des Pays-Bas. Il est vrai qu'à ce titre cet ordre aurait dû suivre le duché de Bourgogne, et le roi par conséquent en être devenu grand maître. Mais nos rois, ne s'en étant jamais souciés, ayant leurs propres ordres institués par eux, et n'ayant pas voulu embarrasser la cession du duché de Bourgogne, que Louis XI saisit et occupa à la mort de Charles, dernier duc de Bourgogne, sur son héritière, comme fief masculin et première pairie de France, réversible de droit par sa nature à la couronne, faute d'hoirs mâles, [nos rois] n'avaient jamais montré de prétention sur la grande maîtrise de l'ordre de la Toison qu'ils n'avaient point contestée. Les rois d'Espagne s'en étaient mis en possession comme issus de l'héritière du dernier duc de Bourgogne, auxquels Philippe V ayant succédé, il devait, par conséquent, succéder aussi à la grande maîtrise de cet ordre, à laquelle même personne ne lui avait formé aucune difficulté là-dessus à la paix d'Utrecht, qui était prise pour base du traité à achever entre l'empereur et le roi d'Espagne, duquel, en attendant, il était tacitement reconnu pour tel. Néanmoins, Leurs Majestés Catholiques n'eurent pas de peine à vouloir bien mépriser extérieurement cette entreprise, pourvu que justice leur en fût faite à Cambrai et que la France s'engageât de plus en plus à leur y faire céder l'ordre de la Toison.

À l'égard du duc de Lorraine, ils me témoignèrent qu'ils n'avaient pas besoin de cette épreuve pour savoir à quoi s'en tenir sur l'attachement sans bornes du duc de Lorraine, à l'exemple de ses pères, pour la maison d'Autriche, et de sa préférence pour les intérêts et les volontés de l'empereur sur toute autre considération; en même temps que, sans montrer faire plus de cas qu'il ne convenait d'un si petit prince, il était bon de le faire languir incertainement et longuement sur l'agrément qu'il recherchait d'être compris dans la paix générale, et de lui faire doucement sentir, aux occasions qui s'en pouvaient présenter, le peu de considération qu'il méritait des deux couronnes. L'audience se tourna ensuite en conversation.

Ils me firent l'honneur de me parler du cardinal Borgia, arrivé de Rome à Lerma depuis peu de jours, et de ce qu'il leur avait conté de ce pays-là. Dans le cours de cette conversation sur Rome, le roi se mit à rire, regarda la reine, et me dit qu'il leur avait conté la plus plaisante chose du monde. Je souris, comme pour lui demander quoi, sans oser rien dire. Il regarda encore la reine et lui dit: « Cela n'est pas trop bien à dire; » puis: « Lui dirons-nous? — Pourquoi non, répondit la reine. — Mais, me dit le roi, c'est donc à condition que vous n'en parlerez à qui que ce soit, sans exception. » Je le promis, et j'ai tenu exactement parole. J'en parle ici pour la première fois, après la mort du roi d'Espagne, et de ceux que cela regardait; et je le laisserai apprendre à qui lira ces Mémoires, si jamais après moi quelqu'un leur fait voir le jour. Alors il n'y aurait plus personne que cette histoire puisse intéresser par rapport à celui qu'elle regarde.

Le roi me fit donc l'honneur de me conter que le cardinal Borgia lui avait dit que le cardinal de Rohan, avec toute sa magnificence et les agréments de ses manières flatteuses, remportait peu de crédit et de réputation de Rome, où ses fatuités et le soin de sa beauté, quoique à son âge, avait été jusqu'à se baigner souvent dans du lait pour se rendre la peau plus douce et plus belle; que, quelque secret qu'il y eût apporté, la chose avait été sue avec certitude, et avait indigné les dévots, et attiré le mépris et les railleries des autres. Et là-dessus le roi et la reine à commenter, et eux et moi à rire de tout notre coeur, car le roi fit ce conte le mieux et le plus plaisamment du monde, et les commentaires aussi. Je les assurai que je n'en étais point scandalisé, parce que je connaissais depuis longtemps quel était ce Père de l'Église. Je n'en dis pas davantage, le terrain n'était pas propre à faire mention de la constitution que le P. Daubenton avait fabriquée tête à tête avec le cardinal Fabroni, créature fidèle des jésuites et maître audacieux de Clément XI, et par eux affichée et publiée à son insu, et sans la lui avoir montrée, comme je l'ai raconté ici en son temps, et dont le cardinal de Rohan a su tirer tant de grands partis pour soi et pour les siens.

Cette audience se termina par toutes les bontés possibles de Leurs Majestés Catholiques. J'eus aussi tout lieu de me louer extrêmement de l'empressement de toute la cour, et de tout genre, à me témoigner la joie de me revoir en bonne santé après une si dangereuse maladie. J'allai après faire ma cour un moment au prince des Asturies, qui me reçut avec les mêmes bontés qu'avaient fait le roi et la reine, qui tous trois me parurent fort aises de l'arrivée de la princesse, et fort impatients de la voir. En effet, étant retourné dîner en mon quartier, j'appris que Leurs Majestés Catholiques, avec le prince des Asturies, étaient montés avec des habits communs, et sans aucune sorte d'accompagnement, dans un carrosse de suite du duc del Arco, qui allait de leur part complimenter la princesse à Cogollos, lieu assez mauvais à quatre lieues de Lerma, qui en font huit comme celles de Paris à Versailles, ou elle devait arriver de bonne heure, ce même jour 29 janvier. Le duc del Arco la trouva arrivée. Il dit le mot à l'oreille au marquis de Santa-Cruz pour qu'il avertit la duchesse de Monteillano et les dames de se contenir; puis, introduit chez la princesse, il lui fit son compliment, qu'il allongea exprès pour donner à sa royale suite le temps de la bien considérer. Ensuite il lui demanda la permission de lui présenter une dame et deux cavaliers de sa suite qui avaient un grand empressement de lui rendre leurs respects. Une dame, venue avec deux hommes à la suite d'un troisième, gâta tout le mystère. La princesse se douta de la qualité de ces suivants, se jeta à leurs mains pour les baiser et en fut aussitôt embrassée. La visite se passa en beaucoup d'amitiés d'une part, de respects et de reconnaissance de l'autre; et au bout d'un quart d'heure Leurs Majestés remontèrent en carrosse et arrivèrent fort tard à Lerma.

J'étais convenu avec Maulevrier, qui, ce même jour était revenu avec moi, de Lerma, dîner chez moi, qu'il s'y rendrait droit le lendemain matin de son quartier, à une lieue du mien, entre six et sept heures du matin, pour partir ensemble avec tous mes carrosses et nos suites pour aller saluer la princesse à Cogollos. C'était huit lieues à faire, c'est-à-dire seize de ce pays-ci, aller et venir. Il fallait avoir le temps de manger un morceau chez moi au retour, et nous trouver à Lerma pour l'arrivée de la princesse. Nous partîmes donc ensemble à sept heures précises, et les mules nous menèrent grand train. Nous fûmes introduits chez la princesse, qui achevait de s'habiller. Nous lui fûmes présentés, puis je lui présentai le comte de Céreste, mes enfants, le comte de Larges et M. de Saint-Simon. La duchesse de Monteillano, les autres dames, Santa-Cruz aussi, firent tout ce qu'ils purent pour que la princesse nous dît quelque mot, sans avoir pu y parvenir. Ils y suppléèrent par toutes les civilités possibles. Nous n'avions pas de temps à perdre; moins d'un quart d'heure acheva ce devoir, et nous revînmes chez moi manger un morceau à la hâte, qui fut servi à l'instant, et nous nous en allâmes aussitôt après à Lerma, dont bien nous prit, car nous n'y attendîmes pas une demi-heure.

Dès que j'y fus arrivé, je montai chez le marquis de Grimaldo, quoique je l'eusse vu chez lui la veille. Sa chambre était au bout d'une très grande salle où on avait fait un retranchement pour servir de chapelle. J'avais affaire encore une fois au nonce. Je craignais qu'il ne se souvînt de ce qui s'était passé à la signature, et je ne voulais pas donner prise au cardinal Dubois. Je ne vis donc qu'imparfaitement la réception de la princesse, au-devant de laquelle le roi, la reine, qui logeaient en bas, et le prince, se précipitèrent, pour ainsi dire, presque jusqu'à la descente du carrosse, et je remontai vite à la chapelle, que j'avais déjà reconnue allant chez Grimaldo.

Le prie-Dieu du roi était placé vis-à-vis de l'autel, à peu de distance des marches, précisément comme le prie-Dieu du roi à Versailles, mais plus près de l'autel, avec deux carreaux à côté l'un de l'autre. La chapelle était vide de courtisans. Je me mis à côté du carreau du roi, à droite tout au bord en dehors du tapis, et je m'amusai là mieux que je ne m'y étais attendu. Le cardinal Borgia, pontificalement revêtu, était au coin de l'épître, le visage tourné à moi, apprenant sa leçon entre deux aumôniers en surplis, qui lui tenaient un grand livre ouvert devant lui. Le bon prélat n'y savait lire; il s'efforçait, lisait tout haut et de travers. Les aumôniers le reprenaient, il se fâchait et les grondait, recommençait, était repris de nouveau, et se courrouçait de plus en plus, jusqu'à se tourner à eux et à leur secouer le surplis. Je riais tant que je pouvais, car il ne s'apercevait de rien, tant il était occupé et empêtré de sa leçon. Les mariages en Espagne se font l'après-dînée, et commencent à la porte de l'église comme les baptêmes. Le roi, la reine, le prince et la princesse y arrivèrent avec toute la cour, et [le roi] fut annoncé tout haut. « Qu'ils attendent, s'écria le cardinal en colère, je ne suis pas prêt. » Ils s'arrêtèrent, en effet, et le cardinal continua sa leçon, plus rouge que sa calotte et toujours furibond. Enfin il s'en alla à la porte où cela dura assez longtemps. La curiosité m'aurait fait suivre, sans la raison de conserver mon poste. J'y perdis du divertissement, car je vis arriver le roi et la reine à leur prie-Dieu riant et se parlant, et toute la cour riant aussi. Le nonce arrivant à moi me marqua sa surprise par gestes, et répétant: « Signor, signor! » et moi, qui avais résolu de n'y rien comprendre, je lui montrai le cardinal en riant, et lui reprochai de ne l'avoir pas mieux instruit pour l'honneur du sacré collège. Le nonce entendait bien le français et l'écorchait fort mal. Cette plaisanterie et l'air ingénu dont je la faisais, sans faire semblant des démonstrations du nonce, fit si heureusement diversion qu'il ne fut plus question d'autre chose, d'autant plus que le cardinal y donna lieu de plus en plus en continuant la cérémonie, pendant laquelle il ne savait ni où il en était, ni ce qu'il faisait, repris et montré à tous moments par ses aumôniers, et lui bouffant contre eux, en sorte que le roi ni la reine ne purent se contenir, ni personne de ce qui en fut témoin. Je ne voyais que le dos du prince et de la princesse à genoux, sur chacun un carreau, entre le prie-Dieu et l'autel, et le cardinal en face qui faisait des grimaces du dernier embarras. Heureusement je n'eus là affaire qu'au nonce, le majordome-major du roi s'étant placé à côté de son fils, capitaine des gardes en quartier, au bord de la queue du tapis du prie-Dieu. Les grands étaient en foule autour, et tout ce qu'il y avait de gens considérables, et le reste remplissait toute la chapelle à ne se pouvoir remuer.

Parmi ce divertissement que ce pauvre cardinal donnait à tout ce qui le voyait, je remarquai un contentement extrême dans le roi et la reine de voir accomplir ce mariage. La cérémonie finie, qui ne fut pas bien longue, pendant laquelle personne ne se mit à genoux que le roi et la reine, et où il le fallut, les deux mariés, Leurs Majestés Catholiques se levèrent et se retirèrent vers le coin gauche du bas de leur drap de pied, et se parlèrent bas peut-être l'espace d'un bon credo, après quoi la reine demeura où elle était, et le roi vint à moi qui étais à la place où j'avais toujours été pendant la cérémonie. Le roi arrivé à moi me fit l'honneur de me dire: « Monsieur, je suis si content de vous en toutes manières; et de celle en particulier dont vous vous êtes acquitté de votre ambassade auprès de moi, que je veux vous donner des marques de ma satisfaction, de mon estime et de mon amitié. Je vous fais grand d'Espagne de la première classe, vous et en même temps celui de vos deux fils que vous voudrez choisir pour être grand d'Espagne et en jouir en même temps que vous; et je fais votre fils aîné chevalier de la Toison d'or. » Aussitôt je lui embrassai les genoux, et je tâchai de lui témoigner ma reconnaissance et mon désir extrême de me rendre digne des grâces qu'il daignait répandre sur moi, par mon attachement, mes très humbles services et mon plus profond respect. Puis je lui baisai la main, et me tournai pour faire appeler mes enfants, qui furent quelques moments à être avertis et à venir jusqu'à moi, [moments] que j'employai en remerciements redoublés. Dès qu'ils approchèrent, j'appelai le cadet, et lui dis d'embrasser les genoux du roi qui nous comblait de grâces, et qui le faisait grand d'Espagne avec moi. Il baisa la main du roi, en se relevant, qui lui dit qu'il était fort aise de ce qu'il venait de faire. Je lui présentai après l'aîné pour le remercier de la Toison, et qui se baissa fort bas seulement et lui baisa la main. Dès que cela fut fait, le roi alla vers la reine, où je le suivis avec mes enfants. Je me baissai fort bas devant la reine; je lui fis mon remerciement particulier, puis lui présentai mes enfants, le cadet le premier, l'aîné après. La reine nous reçut avec beaucoup de bonté et nous dit mille choses obligeantes, puis se mit en marche avec le roi, suivis du prince qui donnait la main la princesse, que nous saluâmes en passant, et [ils] retournèrent dans leur appartement. Je voulus les suivre, mais je fus comme enlevé par la foule qui s'empressa autour de moi à me faire des compliments. J'eus grande attention à répondre à chacun le plus convenablement, et à tous le plus poliment qu'il me fut possible; et quoique je ne m'attendisse à rien moins, qu'à recevoir ces grâces dans ce moment, et que je n'eusse qu'une certitude vague par. Grimaldo, et de lui-même et indéfinie pour le temps, il me parut depuis que toute cette nombreuse cour fut contente de moi.

J'affectai fort de témoigner aux grands d'Espagne que j'avais toute ma vie eu une si haute idée de leur dignité, qu'encore que j'eusse l'honneur d'être revêtu de la première du royaume de France, je me trouvais fort honoré de l'être de la leur. Je n'en dissimulai pas ma joie, ni combien j'étais sensible au bonheur de mon second fils, pour lequel je leur demandai leurs bontés. Je n'oubliai pas aussi de témoigner aux chevaliers de la Toison combien j'étais touché de l'honneur que mon fils aîné recevait, et moi avec lui de sa promotion à ce noble et grand ordre, et je tâchai de n'oublier rien de tout ce qui pouvait le plus leur marquer l'estime que je faisais des Espagnols, et des dignités et des honneurs de l'Espagne, et répondre le mieux à l'empressement, pour ne pas dire à l'accablement de leurs compliments à tous, ainsi que ma reconnaissance pour les bontés et les grâces que je recevais de Leurs Majestés Catholiques. Mes enfants que la foule qui fondait sans cesse sur nous sépara bientôt de moi, firent de leur mieux de leur côté; et cela dura plus d'une heure dans sa force, et longtemps après de ceux de moindre qualité qui n'avaient pu nous approcher plus tôt; et je tâchai, suivant leurs degrés, de ne pas moins bien [les] recevoir et [leur] répondre que j'avais fait aux autres. Je ne me contentai pas d'avoir vu Grimaldo dans cette foule. Dès que je fus un peu débarrassé, je remontai chez lui et lui fis les remerciements que je lui devais avec grande effusion de coeur. J'étais, en effet, au comble de nia joie de me voir arrivé au seul but qui m'avait fait désirer l'ambassade en Espagne, et je le lui devais presque entièrement.

Revenons maintenant un moment sur nos pas pour reprendre de suite ce que j'ai omis, pour ne le pas interrompre. La modestie et la gravité des Espagnols ne leur permet pas de voir coucher des mariés: le souper de noce fini, il se fait un peu de conversation, assez courte, et chacun se retire chez soi, même les plus proches parents, hommes et femmes de tout âge, après quoi les mariés se déshabillent chacun en son particulier, et se couchent sans témoins que le peu de gens nécessaires à les servir, tout comme s'ils étaient mariés depuis longtemps. Je n'ignorais pas cette coutume et je n'avais reçu aucun ordre là-dessus. Néanmoins, prévenu des nôtres, je ne pouvais regarder comme bien solide un mariage qui ne serait point suivi de consommation au moins présumée.

On était convenu, à cause de l'âge et de la délicatesse du prince des Asturies, qu'il n'habiterait avec la princesse que lorsque Leurs Majestés Catholiques le jugeraient à propos, et on comptait que ce ne serait d'un an, tout au moins. Je témoignai ma peine là-dessus au marquis de Grimaldo, à Lerma; je n'y gagnai rien; il était Espagnol, et il ne fit que tâcher de me rassurer sur une chose où il ne voyait pas qu'il se pût rien changer. Outre que je n'eus que quelques moments avec lui, je crus ne devoir pas insister, et lui laisser, au contraire, croire que je me tenais pour battu, de peur que s'il apercevait plus d'opiniâtreté, et que j'en voulusse parler au roi et à la reine, il ne me gagnât de la main à l'instant, et, les prévint à maintenir la coutume établie, et qui, jusqu'alors, n'avait jamais été enfreinte; mais résolu à part moi de n'en pas demeurer là, puisque, au pis aller, je ne réussirais pas, et ma tentative demeurerait ignorée. Ainsi dans l'audience que j'eus à Lerma, et que j'ai racontée après avoir fini ce qui regardait la Toison de l'empereur et le duc de Lorraine, je me mis à parler du mariage, et de l'un à l'autre, de la consommation, en approuvant fort le délai que demandait l'âge et la délicatesse du prince. De là je vins à la joie que recevrait M. le duc d'Orléans d'en apprendre la célébration; et je me mis à les flatter sur l'extrême honneur qu'il recevrait de ce grand mariage, de sa sensibilité là-dessus, et plus, s'il se pouvait encore, d'un gage si précieux et si certain du véritable retour de l'honneur des bonnes grâces de Leurs Majestés Catholiques, que j'étais témoin qu'il avait toujours si passionnément désiré. Je fis là une pause pour voir l'effet de ce discours; et comme il me parut répondre au dessein qui me l'avait fait tenir, je m'enhardis à ajouter que plus cet honneur était grand et si justement cher à M. le duc d'Orléans, plus il était envié de toute l'Europe et des Français mal intentionnés pour le régent, et plus la solidité du mariage lui était importante: que je n'ignorais pas les usages sages et modestes de l'Espagne, mais que je n'en étais pas moins persuadé qu'ils se pouvaient enfreindre en faveur d'un objet aussi grand que l'était le dernier degré de solidité dans un cas aussi singulier, et que je regarderais comme le comble des grâces de Leurs Majestés pour M. le duc d'Orléans, et de la certitude de ce retour si précieux, si cher et si passionné pour lui, de l'honneur de leur amitié, en même temps la marque la plus éclatante de l'intime et indissoluble union des deux branches royales, et des deux couronnes à la face de toute l'Europe, si Leurs Majestés voulaient permettre qu'il en fût usé dans ce mariage, comme Sa Majesté avait été elle-même témoin qu'il en avait été usé au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, qui ne fut que si longtemps après avec Mme la duchesse de Bourgogne.

Le roi et la reine me laissèrent tout dire sans m'interrompre. Je le pris à bon augure. Ils se regardèrent, puis le roi lui dit: « Qu'en dites-vous? — Mais vous-même, monsieur, » répondit-elle. Là-dessus, je repris la parole, et leur dis que je ne voulais point les tromper; que je leur avouais que je n'avoir aucun ordre là-dessus; que cette matière n'avait été traitée avec moi, ni de bouche avant mon départ, ni par écrit dans mes instructions, ni depuis mon départ de Paris dans aucune dépêche; que ce que je prenais la liberté de leur représenter là-dessus, venait uniquement de moi et de mes réflexions et qu'en cela je croyais ne parler pas moins avec l'attachement d'un vrai serviteur des deux couronnes, en vrai Français, en bon Espagnol, qu'en serviteur de M. le duc d'Orléans, par l'effet qui en résulterait dans les deux monarchies et dans toute l'Europe; qu'on y désespérerait alors de pouvoir opérer des conjonctures qui pussent faire regarder de bon oeil ce mariage comme possible à séparer, et par conséquent à travailler profondément et à tout ce qui pourrait y conduire; enfin que toute l'Europe conjurée pour rompre l'union des deux couronnes, dont la durée intime opérerait nécessairement toute la grandeur et la puissance, telle que la même union des deux branches de la maison d'Autriche l'a opérée en sa faveur, abandonnerait enfin le dessein d'y attenter de nouveau, le regardant comme impossible, après avoir vu l'Espagne si attachée à ses usages, y contrevenir pour la première fois, uniquement pour donner à ce mariage le dernier degré d'indissolubilité, selon l'opinion de toutes les nations, encore que, selon la sienne, il ne lui en manquât aucune sans cette formalité.

Ces raisons emportèrent Leurs Majestés Catholiques; elles se regardèrent encore, se dirent quelques mots bas, puis le roi me dit: « Mais si nous consentions à ce que vous proposez, comment entendriez-vous faire? » Je répondis que rien n'était plus aisé et plus simple; que Sa Majesté en avait vu le modèle au mariage de Mgr le duc de Bourgogne; mais qu'il était inutile de laisser entrevoir la résolution qui en serait prise avant le temps de l'exécution, pour éviter les discours de gens ennemis de toute nouveauté, et qui n'en verraient pas d'abord les raisons si solides et si importantes; que supposé que Leurs Majestés voulussent bien embrasser un parti qui paraissait si nécessaire, il suffirait d'en faire doucement répandre la résolution dans le grand bal qui devait précéder le coucher, où le spectacle d'un lieu si public arrêterait les raisonnements, et où la chose serait sue à temps de retenir les spectateurs après le bal, par le désir de faire leur cour, et par la curiosité d'être témoins de chose pour eux si nouvelle; que pour l'exécution, Leurs Majestés seules, avec le pur nécessaire, assisteraient au déshabiller, les verraient mettre au lit, feraient placer aux deux côtés du chevet le duc de Popoli près du prince, la duchesse de Monteillano près de la princesse, et tous les rideaux entièrement ouverts des trois côtés du lit; feraient ouvrir les deux battants de la porte, et entrer toute la cour, et la foule s'approcher du lit, laisser bien remplir la chambre de tout ce qu'elle pourrait contenir; avoir la patience d'un quart d'heure pour satisfaire pleinement la vue de chacun; puis faire fermer les rideaux en présence de la foule et la congédier, pendant quoi le duc de Popoli et la duchesse de Monteillano auraient soin de se glisser sous les rideaux, et de ne pas perdre un instant le prince et la princesse de vue, et la foule sortie des antichambres jusqu'au dernier, faire lever le prince et [le] conduire dans son appartement.

Le roi et la reine approuvèrent tout ce plan, et après quelque peu de conversation et de raisonnements là-dessus, me promirent de le faire exécuter de la sorte, et je leur en fis tous mes très humbles remerciements. J'eus tout lieu de juger que mes raisons les avaient frappés, par la facilité avec laquelle ils s'y rendirent, et que la chose même, toute nouvelle et singulière qu'elle fût en Espagne, ne leur déplaisait pas, parce que ce fut après tous ces propos, et m'avoir promis l'exécution, que Leurs Majestés se mirent sur le cardinal Borgia, sur Rome, et qu'elles finirent par me raconter cette ridicule histoire du cardinal de Rohan, qui les divertit tant et moi aussi, que j'ai déjà rapportée. Je sortis donc de l'audience fort content, et m'en retournai dîner à mon quartier sans retourner chez Grimaldo que j'avais vu auparavant, et qui m'aurait pu faire des difficultés que je voulais d'autant plus éviter que je savais qu'il ne verrait le roi ni la reine de toute cette journée, parce qu'ils allaient à la messe quand je sortis d'auprès de Leurs Majestés, dîner tout de suite et monter en carrosse pour suivre, comme je l'ai dit, le duc del Arco à Cogollos, d'où ils ne pouvaient revenir que fort tard, comme ils firent.

Le lendemain après le mariage, et que je fus un peu libre de foule et de compliments, je montai avec mes enfants chez Grimaldo. À moitié du degré, je fus atteint par un des trois domestiques intérieurs français, qui me cherchait et qui me dit que le roi lui avait ordonné de me dire qu'il y aurait au bal une embrasure de fenêtre où je trouverais un tabouret pour le nonce, un pour moi, un autre pour Maulevrier, et un quatrième que Sa Majesté avait expressément commandé pour mon fils aîné qui relevait d'une seconde maladie qu'il avait eue dans mon quartier pendant ma petite vérole. Je fus fort touché d'une attention du roi si pleine de bonté; mais j'en sentis en même temps toute la distinction de mon fils, ni duc, ni grand, assis où nul duc, ni grand ne s'assied point, que les trois par charges, que j'ai expliqués ailleurs, et traité comme les ambassadeurs. Je compris à l'instant combien cet honneur singulier pourrait faire de peine aux grands et blesser même les Espagnols. Je répondis donc avec tous les respects et les remerciements possibles, que je suppliais le roi de me permettre de renvoyer mon fils aîné avant le bal, parce que sa santé était encore si faible qu'il avait besoin de ce repos, après la fatigue de toute cette journée, et j'évitai de la sorte -un honneur qui aurait pu `donner lieu à du mécontentement. J'achevai ensuite de monter l'escalier et d'aller chez le marquis de Grimaldo.

Mes remerciements faits, je renvoyai mes enfants, puis je dis à Grimaldo que n'ayant pas eu le temps de le voir depuis mon audience de la veille, je venais l'informer de ce qui s'y était passé, quoiqu'il le sût sans doute, si l'embarras de ces journées si remplies lui avait laissé le loisir de voir Leurs Majestés. Je lui déduisis ce qui avait regardé l'empereur, la Toison et le duc de Lorraine; puis j'ajoutai que mes réflexions sur l'importance du coucher public m'affectant toujours, nonobstant ce qu'il m'avait répondu là-dessus, je n'avais pu me tenir d'en parler au roi et à la reine, et je lui dis toutes les mêmes choses que je leur avais représentées. Soit que ce ministre fit semblant d'ignorer ce qu'il savait, soit qu'en effet l'embarras de ces journées si pleines eût empêché son travail avec Leurs Majestés, je vis se peindre une curiosité extrême dans ses yeux et dans sa physionomie; et [lui] m'interrompre plusieurs fois pour m'en demander le succès. Avant que de le satisfaire, je voulus lui déduire toutes mes raisons pour tâcher de le persuader au moins sur une chose accordée, et je finis par lui dire qu'elle l'était, et lui témoigner combien M. le duc d'Orléans y serait sensible, et à quel point j'étais moi-même touché de la complaisance de Leurs Majestés. Grimaldo, en habile homme, peut-être y entra-t-il aussi de l'amitié pour moi, prit la chose de fort bonne grâce. Il me dit que ce qui abondait ne nuisait point; mais que la cour serait bien surprise. Je l'avertis que cela ne se saurait qu'au bal, et après un peu d'entretien, je le quittai. Je voulais éviter l'improbation des Espagnols, et je crus ne pouvoir mieux m'y prendre qu'en mettant de mon côté le marquis de Villena, Espagnol au dernier point, et qui, par son âge, sa charge de majordome-major, et plus encore par sa considération personnelle et le respect universel qu'on lui portait, arrêterait tout par son approbation, si je pouvais la tirer de lui.

Je l'avais toujours singulièrement cultivé dans le peu de temps que j'avais eu à le pouvoir faire, et il y avait continuellement répondu avec toute sorte d'attention, même d'amitié, jusqu'à m'être venu voir à Villahalmanzo, avant que j'eusse pu aller à Lerma. J'allai donc chez lui au sortir de chez Grimaldo, et lui dis que je venais lui faire une confidence, bien fâché que les occupations de ces deux journées ne m'eussent pas permis de le consulter auparavant, comme je le voulais. De là je lui expliquai toutes mes raisons pour le coucher public, et ma peine de ce qui y pouvait blesser les Espagnols. Je m'étendis flatteusement sur ce dernier point, et j'ajoutai qu'après le combat qui s'était passé en moi-même entre cette considération et l'importance de donner le dernier degré de solidité au mariage, j'avais estimé que mon devoir et l'intérêt des deux couronnes devait prévaloir. Il me laissa tout exposer, puis me répondit que ces raisons étaient, en effet, très fortes; que les usages des différents pays n'étaient pas des lois qui ne dussent pas céder à des considérations aussi importantes; que pour lui, il n'y voyait aucun inconvénient, et qu'il ne croyait pas, non plus, que personne y en pût trouver, quand les raisons d'innover, pour cette fois, seraient connues et pesées. Cette réponse, faite de bonne grâce par un seigneur d'un si grand poids, me mit fort à mon aise. Je le lui témoignai, et après lui avoir fait entendre la manière de l'exécution convenue par Leurs Majestés, je le suppliai de vouloir bien s'expliquer au sortir du bal, un peu publiquement, de la même manière qu'il venait de le faire avec moi, pour disposer le gros du monde à penser de même et l'entraîner par l'autorité de son suffrage. Je le flattai là-dessus, comme il le méritait. Il me promit très honnêtement de s'expliquer comme je le désirais. Il me tint exactement parole, et le succès en fut tel que personne n'osa se montrer scandalisé d'une nouveauté si grande et si peu attendue, qui alors, ni depuis, ne reçut aucun blâme de personne.

Content au dernier point de ces précautions, j'allai souper avec tous les Français de marque chez le duc del Arco, qui nous avait invités, où plusieurs des plus distingués de la cour se trouvèrent. Le souper fut à l'espagnole, mais une oille excellente suppléa à d'autres mets auxquels nous étions peu accoutumés, avec d'excellent vin de la Manche. Le vin et l'huile que les seigneurs font faire chez eux, pour eux, sont admirables, et condamnent bien la paresse publique qui des thèmes crus en fait dont on ne peut pas seulement souffrir l'odeur. On y servit aussi de petits jambons vermeils, fort rares en Espagne même, qui ne se font que chez le duc d'Arcos et deux autres seigneurs, de cochons renfermés dans des espèces de petits parcs, remplis de halliers où tout fourmille de vipères, dont ces cochons se nourrissent uniquement. Ces jambons ont un parfum admirable, et un goût si relevé et si vivifiant qu'on en est surpris, et qu'il est impossible de manger rien de si exquis. Le souper fut long, abondant, plein de joie et de politesse, bien et magnifiquement servi. En sortant de table nous passâmes tous dans les appartements du roi, où tout était déjà prêt pour le bal.

Toute la cour était en partie arrivée, le reste suivit incontinent. L'attente après fut courte. Leurs Majestés et Leurs Altesses parurent bientôt, et la reine ouvrit le bal avec le prince des Asturies. Ce bal fut disposé comme celui de Madrid, que j'ai décrit. Ainsi je me dispenserai de la répétition. Le nonce, Maulevrier et moi le vîmes de l'embrasure d'une fenêtre, de dessus nos tabourets. Mais je n'eus pas grand repos sur le mien, tant on me fit danser de menuets et de contredanses. J'avais un habit d'une extrême pesanteur, les mouvements continuels de cette journée et de la veille m'avaient extrêmement fatigué; mais c'était la fête du mariage, je venais d'obtenir au delà de ce que j'avais pu y désirer; par là, c'était aussi ma fête particulière, j'aurais eu mauvaise grâce de rien refuser. Ce bal fut fort gai sans déroger en rien à la majesté et à la dignité. Il dura jusque vers deux heures après minuit. Le nonce seul assis, avec Maulevrier et moi, car nul autre ambassadeur ne parut à Lerma; le duc d'Abrantès, évêque de Cuença debout, ainsi qu'un autre évêque voisin; deux évêques in partibus suffragants de Tolède; et le grand inquisiteur, qui avaient assisté sans fonctions au mariage, furent au bal tout du long en rochet et camail, leur bonnet à la main. L'évêque diocésain de Burgos, exilé pour son attachement fort marqué à l'archiduc et à la maison d'Autriche, ne put s'y montrer, et le cardinal Borgia n'y put être par ses prétentions. On sut au bal qu'il y aurait coucher public. Il ne m'en parut que de la surprise, mais nul mécontentement. Personne ne s'en alla après le bal: on attendit pour voir ce coucher.

Au sortir du bal, tout le monde suivit le roi et la reine dans l'appartement de la princesse, et attendit dans les antichambres. Il n'entra dans la chambre que le service nécessaire. J'y fus appelé. La toilette fut courte; Leurs Majestés et le prince extrêmement gais. Tout se passa comme j'ai expliqué qu'il avait été résolu, et je regagnai Villahalmanzo, et mon lit dont j'avais un extrême besoin.

Ce ne fut pas pour y demeurer longtemps. Le lendemain, 21 janvier, il fallut me trouver de bonne heure à Lerma pour la cérémonie de la Vélation. C'est qu'en Espagne où on marie l'après-dînée ou le soir, la noce entend le lendemain la messe du mariage qui n'a pu se dire la veille, pendant laquelle se font les cérémonies extérieures, et où les mariés sont mis sous le poêle. J'allai, en arrivant, chez le marquis de Grimaldo, puis tout de suite prendre mon poste de la veille, où bientôt après toute la cour arriva.

Le prie-Dieu du roi et les carreaux en avant pour le prince et la princesse étaient disposés comme la veille, et le cardinal Borgia tout revêtu, étudiant encore sa leçon avec ses aumôniers, n'avait plus que sa chasuble à prendre, ce qu'il fit, dès que le roi et la reine entrèrent, suivis du prince qui donnait la main à la princesse. Le nonce, qui vint en même temps, me fit civilité, se mit auprès de moi, du côté de l'autel, comme la veille, et m'y parut tout accoutumé. Maulevrier, qui au mariage était un peu derrière moi, du côté d'en bas, ne parut point, et nous sûmes après, car il ne m'en avait pas ouvert la bouche, qu'il était parti ce même matin de son quartier pour retourner à Madrid. Le cardinal dit la messe basse où il ne me parut guère plus habile qu'aux cérémonies, et se barbouilla fort encore en celles qui restaient à faire. La messe finie, j'accompagnai Leurs Majestés chez elles, qui s'amusèrent avec moi des embarras du cardinal. Et comme elles rentraient, je leur demandai la permission de prendre congé d'elles au sortir du dîner, parce qu'elles partaient le lendemain pour Madrid. J'oublie de marquer que le poêle fut tenu par deux aumôniers du roi qu'on appelle en Espagne sommeliers de courtine. Je crois que ce nom leur vient de ce que, jusqu'à Philippe V, tout l'enfoncement où on place le prie-Dieu du roi, lorsqu'il tient chapelle, et dont j'ai décrit la séance ailleurs, était tout enfermé de rideaux, qu'on appelle en espagnol cortinas, et que la fonction des aumôniers du roi était de relever un peu le rideau, lorsque cela était nécessaire, pour recevoir l'encens, baiser l'Évangile, etc.

J'allai avec nos Français d'élite dîner chez le duc del Arco, en grande et illustre compagnie, où nous étions invités, et où le repas fut magnifique comme la veille. Je ne m'y oubliai pas encore à l'oille ni aux jambons de vipères. Les Espagnols étaient toujours ravis de voir un Français s'accommoder du safran, surtout d'en trouver toujours chez moi en plusieurs mets, et de m'en voir manger avec plaisir. Pour dans le pain et dans la salière, où ils en mettent volontiers, je ne pus pousser jusque-là mon goût ni ma complaisance. Le dîner fut long et gai.

La surprise de l'absence de Maulevrier fit à demi bas le tour de la table, et fut d'autant plus blâmée qu'il n'était pas aimé. Je fus sobre sur cet article, mais on n'en dit pas moins. Je ne lui avais point parlé de mes réflexions sur le coucher public. Je gardais avec lui l'extérieur le plus exact, mais j'avais lieu de me dispenser des consultations et des confidences. Je ne lui dis que vers le milieu du bal que toute la cour serait admise à voir les deux époux au lit, mais crûment, comme une nouvelle, sans le plus léger détail. Il m'en parut étonné à l'excès, puis tout renfrogné me demanda comment une chose si étrange et si nouvelle en Espagne avait pu être résolue. Je lui répondis simplement que Leurs Majestés l'avaient jugé à propos ainsi, et tout de suite je me mis à parler sur le bal et sur la danse. Du reste du bal et du soir, il ne me parla presque plus, et toujours d'un air chagrin. Ce n'en fut qu'une dose ajoutée de plus. Ma grandesse et l'éclat des compliments et de l'applaudissement public le hérissa tellement qu'il ne put se contenir, jusque-là que les courtisans se divertirent à lui en parler, quelques-uns même à lui en faire compliment comme d'une chose agréable à la France, pour l'embarrasser et s'en attirer des réponses sèches et brusques. Ils l'appelaient le chat fâché et se moquaient de lui; à moi-même il ne put s'empêcher de m'en faire un compliment sur ce même ton, et fort court, que je pris pour bon, avec tous les remerciements possibles. Il n'eut pas même la patience de les écouter jusqu'au bout, et s'en alla d'un autre côté. À mes enfants à peine leur dit-il un mot brusque en passant. Le coucher public, qu'il n'apprit que comme je viens de le rapporter, le courrouça apparemment encore. Il s'en dépita par s'en aller le lendemain sans m'en dire un mot ni à personne, et manquer ainsi de propos délibéré une fonction où le caractère dont il était honoré l'obligeait d'être présent.

Un autre homme parut aussi fort mécontent, et me surprit au dernier point. Ce fut La Fare, à qui le roi d'Espagne donna la Toison, en même temps qu'à mon fils aîné. Qui eût dit à son père que ce fils aurait la Toison, jamais il n'aurait pu le croire. Toutefois me voyant fait grand d'Espagne, et conjointement avec mon second fils, cet homme si fort du monde, doux, poli, gai, en reçut les compliments avec un sec, un court, un air, un ton qu'il ne pouvait avoir emprunté que de Maulevrier. Il se méconnut assez pour m'en faire ses plaintes. Quel qu'en fût mon étonnement, je ne crus pas devoir le lui témoigner, mais le traiter en malade, avec complaisance; ainsi [je] tâchais là, comme depuis à Madrid, de le porter à des manières qui ne dégoûtassent ni le roi ni sa cour, et qui ne lui fermassent pas les voies de ce qu'il désirait, mais que je savais bien qu'il était hors de portée d'obtenir. Il se servit tant qu'il put, et très mal à propos, du nom du régent et du cardinal Dubois, auprès de Grimaldo, et même avec d'autres seigneurs, familiers chez moi, qui après, riaient et haussaient les épaules, et m'exhortaient de tâcher à le faire rentrer en lui-même.

Cette ambition lui tourna tellement la tête, qu'il se mit à hasarder des propos comme s'il était ambassadeur de M. le duc d'Orléans, et à le prétendre. En me pressant sur sa grandesse, il me lâcha quelques traits de cette prétention que je ne pus lui passer comme le reste. La grandesse était une chimère personnelle, mais l'appuyer de cette prétention d'ambassade portait sur M. le duc d'Orléans. Je lui remontrai donc que quelque grand prince que fût M. le duc d'Orléans, par sa naissance et par sa régence, il ne laissait pas d'être sujet du roi, dont la qualité ne comportait pas d'envoyer en son nom des ambassadeurs, pas même des envoyés ayant le caractère et les honneurs qu'ont les envoyés des souverains; qu'il n'avait qu'à voir son instruction et son titre, où je m'assurais qu'il ne trouverait rien qui pût favoriser cette idée; que de plus connaissant M. le duc d'Orléans autant qu'il le connaissait, et le cardinal Dubois aussi, il devait craindre que cette prétention leur revint, qu'ils trouveraient sûrement extrêmement mauvaise, et qui donnerait lieu à ses ennemis d'en profiter dès à présent dans le public, et dans la suite auprès du roi, en accusant M. le duc d'Orléans de vouloir déjà trancher du souverain, dans l'impatience de le devenir en effet, par des malheurs qu'on ne pouvait assez craindre; ce qui donnerait un nouveau cours aux horreurs tant débitées et si souvent renouvelées. Mais les vérités les plus palpables ne trouvent point d'entrée dans un esprit prévenu et que l'ambition aveugle.

La Fare se mit à pester contre la faiblesse de M. le duc d'Orléans, qui ne se souciait point de sa grandeur, et me voulut persuader que mon attachement pour lui y devait suppléer en cette occasion. Je me tus, car que répondre à une pareille folie? et ce silence lui persuada que je ne voulais pas qu'il fût ambassadeur ni grand d'Espagne comme je l'étais. Pour grand, j'en aurais été bien étonné. C'eût été donner à un gentilhomme chargé des remerciements de M. le duc d'Orléans ce qui se pouvait donner de plus grand, et la même chose, pour ne parler ici que des caractères, qui était donnée à l'ambassadeur extraordinaire du roi venu pour faire la demande de l'infante et en signer le contrat de mariage. Mais quelque étrange que cela eût été, je me serais bien gardé de mettre le moindre obstacle à la fortune d'un gentilhomme, comme, par cette même raison, il n'avait tenu qu'à moi d'empêcher Maulevrier d'être ambassadeur, et je n'avais pas voulu le faire, quoique je ne l'eusse jamais vu, et que je connusse la naissance des Andrault pour bien plus légère encore que celle de La Fare. Par cette même raison, j'aurais trouvé aussi fort bon que ce dernier fût ambassadeur de M. le duc d'Orléans, ou même en eût usurpé le traitement, si ce n'avait pas été une folie, une chose impossible, et d'ailleurs une chimère que M. le duc d'Orléans aurait fort désapprouvée, et qui lui aurait été en effet très préjudiciable.

Je n'oubliai pas à représenter à La Fare que feu Monsieur, fils, frère, gendre, beau-père et beau-frère de rois, n'avait jamais eu d'envoyés nulle part, tels qu'ont les souverains, mais dépêché seulement en Espagne, en Angleterre, etc., des personnes distinguées de sa cour pour faire ses compliments aux rois et aux princes, aux occasions qui s'en sont présentées, comme lui-même l'était actuellement par M. le duc d'Orléans, son fils. Mais nulle raison ne put prendre sur La Fare. Il se persuada que mon intérêt m'empêchait de le servir et de le faire réussir, de manière qu'il me bouda longtemps, et me vit assez peu. Cette folie d'ambassade, jusqu'à des plaintes de n'avoir pas été reçu et de n'être pas traité avec les honneurs qui lui étaient dus, commençaient à être fort sues, dont Grimaldo ne me cacha pas qu'il était fort scandalisé; j'en craignis donc le contre-coup en France, et de recevoir des reproches de mon silence et de ma tolérance là-dessus. Pour la tolérance, je n'avais rien à y faire; mais pour le silence, je le rompis. J'en écrivis donc un petit mot au cardinal Dubois, mais court et fort en douceur. Il ne m'y répondit pas de même sur La Pare, et lui écrivit de façon qu'il n'osa plus parler de caractère. Je crois que cette lettre ne m'accommoda pas avec lui.

Cette conduite avec moi, à qui il avait toute l'obligation de cet agréable voyage, et de la Toison qu'il lui valait, m'engagea à en écrire à Belle-Ile, à la prière duquel j'avais demandé La Fare à M. le duc d'Orléans pour aller de sa part en Espagne. Je lui parlai au long de sa chimère d'ambassade, et ce que j'avais tu au cardinal Dubois de la grandesse qu'il voulait; enfin de sa conduite avec moi. Belle-Ile avait trop d'esprit et de sens pour ne pas voir et sentir tout ce que c'était que ce procédé et ces chimères, et me le manda franchement, et qu'il en écrivait de même à La Fare sur tout ce qui me regardait. Ce ne fut pourtant que tout à la fin de mon séjour en Espagne que La Fare reprit peu à peu ses véritables errements avec moi, et depuis notre retour en France nous avons été amis. Il a bien su depuis pousser sa fortune, et par de bien des sortes de chemins, toutefois pourtant sans intéresser son honneur. Il est étonnant combien l'ambition ouvre l'esprit le plus médiocre, et combien il est des gens à qui tout réussit, dont on ne se douterait jamais. J'ai voulu raconter toute cette aventure de suite. Retournons chez le duc del Arco d'où nous sommes partis.

CHAPITRE VI. §

Ma conduite en France sur les grâces reçues en Espagne. — Parrains de mes deux fils. — Princesse des Asturies fort incommodée. — Inquiétude du roi et de la reine, qui me commandent de la voir tous les jours, contre tout usage en Espagne. — Ils me confient les causes secrètes de leurs alarmes, sur lesquelles je les rassure. — Couverture de mon second fils. — Le cordon bleu donné au duc d'Ossone. — Je prouve à M. le duc d'Orléans qu'il pouvait et qu'il devait faire lui-même le duc d'Ossone chevalier de l'ordre, et lui propose sept ou huit colliers pour l'Espagne, lors de la grande promotion, dont un pour Grimaldo. — L'ordre offert au cardinal Albane et refusé par lui. — Office au cardinal Gualterio, à qui le feu roi l'avait promis. — Chavigny en Espagne, mal reçu; son caractère. — Chavigny à Madrid. — Sa mission, et de qui. — Vision du duc de Parme la plus inepte sur Castro et Ronciglione. — Fausseté puante de Chavigny sur le duc de Parme. — Chavigny chargé par le duc de Parme de proposer le passage actuel de l'infant don Carlos à Parme avec six mille hommes, dont le duc de Parme aurait le commandement, les subsides, et l'administration du jeune prince. — Chavigny sans ordre ni aucune réponse du cardinal Dubois sur le passage de don Carlos en Italie; sans lettre de créance ni instruction du cardinal Dubois pour la cour d'Espagne. — Ordre de lui seulement d'y servir le duc de Parme, mais sans y entrer en trop de détails sur Castro et Ronciglione. — Tableau de la cour intérieure d'Espagne. — Chavigny se montre à Pecquet vouloir un établissement actuel à don Carlos en Italie. — Multiplicité à la fois des ministres de France à Madrid publiquement odieuse et suspecte à la cour d'Espagne. — Dangers et absurdité du passage actuel de don Carlos en Italie, sans aucun fruit à en pouvoir espérer. — Chimère ridicule de l'indult. — Mon embarras du silence opiniâtre du cardinal Dubois sur le projet du passage de don Carlos en Italie. — Mesures que je prends en France et en Espagne pour faire échouer la proposition du passage de don Carlos en Italie, qui réussissent. — Je mène Chavigny au marquis de Grimaldo, et le présente au roi et à la reine d'Espagne, desquels il est extrêmement mal reçu. — Il échoue sur les deux affaires qu'il me dit l'avoir amené à Madrid.

Après dîner et un peu de conversation, j'allai chez le roi et la reine qui m'avaient permis d'aller prendre congé d'eux. Je renouvelai mes remerciements sur le coucher public, que je leur dis, comme il était vrai, n'avoir été désapprouvé de personne, et les miens ensuite sur les grâces que je venais de recevoir, qui furent tous reçus avec beaucoup de bonté. Je pris congé jusqu'à Madrid. J'allai de là prendre congé du prince des Asturies et dire adieu au marquis de Villena, de chez qui je retournai en mon quartier faire mes dépêches et écrire quantité de lettres à famille et à amis, pour leur donner part des grâces que je venais de recevoir. J'en eus tant à faire que j'y donnai tout le lendemain 22 que la cour partait de Lerma, et je ne partis avec tout ce qui était avec moi que le lendemain 23 janvier. L'embarras n'était pas médiocre de mander à M. le duc d'Orléans et au cardinal Dubois que je m'étais passé de leurs lettres, et que sans ce secours j'avais si promptement et si agréablement reçu toutes les grâces de Leurs Majestés Catholiques dont j'avais à rendre compte au régent et à son ministre. J'étais peu en peine de M. le duc d'Orléans dont la légèreté et l'incurie sur les petites choses, et trop souvent sur les grandes, me rassurait sur le peu d'impression qu'il en recevrait. Mais il n'en était pas de même du cardinal Dubois, qui n'avait fait les deux lettres de cette étrange faiblesse que dans l'espérance de me faire manquer le but qui m'avait fait demander et obtenir à son insu l'ambassade d'Espagne, qui serait d'autant plus piqué que j'y fusse arrivé malgré lui, et qui n'oublierait rien pour aigrir s'il pouvait M. le duc d'Orléans là-dessus. Je pris donc le parti d'écrire à ce prince une lettre désinvolte et courte là-dessus, suivant son goût, mais pleine de toute la reconnaissance que je devais à sa volonté, au cardinal Dubois un verbiage où je me répandis avec profusion en reconnaissance, et où je lui fis accroire que ce n'était qu'à ces deux lettres non présentées, mais toutefois lues par Grimaldo à Leurs Majestés Catholiques, que je devais les grâces que j'en avais reçues, dès le jour même qu'elles avaient été informées par cette lecture du désir de son Altesse Royale et des siens. L'affaire était faite; comme que ce fût, je lui en donnais l'honneur. Faute de pouvoir pis, il prit le tout en bonne part, me félicita, et se donna pour fort aise d'avoir si heureusement travaillé en ma faveur.

Pour l'y confirmer en même temps, je lui avais demandé des lettres de remerciements de ces grâces de M. le duc d'Orléans au roi d'Espagne, et de lui au marquis de Grimaldo et au P. Daubenton. Comme il ne s'agissait plus de me les procurer, mais d'en remercier comme de l'accomplissement d'un ouvrage qu'il lui plaisait de s'approprier, j'eus ces lettres en réponse des miennes, dont le style animé était bien différent de la langueur de celui des deux lettres de prétendue demande, qu'il m'avait fait attendre si longtemps, et qui, de l'avis de Grimaldo, restèrent dans mes portefeuilles. Sa réponse à moi, glissant sur la retenue des deux lettres, fut le compliment de conjouissance le plus vif du succès de ce qu'il m'insinuait doucement être son ouvrage; et la lettre qu'il fit de M. le duc d'Orléans se ressentit du même style. Je tenais mon affaire et j'en fus content.

Je rendis compte au cardinal, en lui mandant les grâces que je venais de recevoir, qu'il fallait un parrain pour la couverture de mon second fils, et pour la Toison de l'aîné, et des raisons qui me les avaient fait choisir. Au sortir de table à Lerma, de chez le duc del Arco, je le priai de vouloir faire cet honneur à mon second fils, et il l'accepta de façon à me persuader qu'il s'en trouvait flatté, et en même temps je priai le duc de Liria de vouloir bien l'être de l'aîné pour la Toison: je ne pouvais moins pour lui. Il se réputait Français; il était fils aîné du duc de Berwick, que M. le duc d'Orléans aimait et estimait. Il était ami particulier de Grimaldo; il m'avait donné tous les siens, facilité une infinité de choses; il n'y avait sortes d'avances, de prévenances, d'amitiés, de services que je n'en eusse reçus. Pour le duc del Arco, M. le duc d'Orléans m'en avait toujours paru content. Il était favori du roi, était grand d'Espagne de sa main, possédait une des trois grandes charges, était aimé et estimé et dans la première considération. J'en avais d'ailleurs reçu toutes sortes de politesses, et il était de ceux qui venaient manger familièrement chez moi, sans prier', surtout le soir, quand il en avait le temps. Je crus même que ce choix plaisait au roi d'Espagne, et ne pourrait que me faire honneur. Ces deux parrains furent fort approuvés en Espagne et pareillement de M. le duc d'Orléans et du cardinal Dubois.

Enfin j'écrivis au roi une lettre à part, outre celle d'affaires, pour le remercier des grâces que sa protection venait de me procurer, parce que, tout enfant qu'il fût encore, tout lui devait être rapporté. Je dépêchai un officier de bon lieu du régiment de Saint-Simon infanterie pour porter avec ces lettres le compte que je rendais du détail du mariage, en considération duquel je demandais pour lui une croix de Saint-Louis, la commission de capitaine et une gratification. On verra plus bas que ce n'est pas sans raison que je rapporte ici ces bagatelles. Mon courrier partit quelques heures avant moi de mon quartier de Villahalmanzo et fit diligence. Je suivis la route que la cour avait prise par des montagnes où jamais voiture n'avait passé. Les Espagnols sont les premiers ouvriers du monde pour accommoder de pareils chemins; mais c'est sans solidité, et bientôt après il n'y paraît plus. La cour fut cinq jours en chemin jusqu'à Madrid. J'y arrivai un jour avant elle.

La princesse des Asturies se trouva incommodée sur la fin du voyage. Il lui parut des rougeurs sur le visage qui se tournèrent en érésipèle, et il s'y joignit un peu de fièvre. J'allai au palais, dès que la cour fut arrivée, où je trouvai Leurs Majestés alarmées. Je tâchai de les rassurer sur ce que la princesse avait eu la rougeole et la petite-vérole, et qu'il n'était pas surprenant qu'elle se ressentit de la fatigue d'un si long voyage et d'un changement de vie tel qu'il lui arrivait. Mes raisons ne persuadèrent point, et le lendemain, je trouvai leur inquiétude augmentée. Ce contretemps les contraria fort. Les fêtes préparées furent suspendues, et le grand bal déjà tout rangé dans le salon des grands demeura longtemps en cet état. La reine me demanda si j'avais vu la princesse; je répondis que j'avais été savoir de ses nouvelles à la porte de son appartement. Mais elle m'ordonna de la voir et le roi aussi.

Rien n'est plus opposé aux usages d'Espagne, où un homme, même très proche parent, ne voit jamais une femme au lit. Des raisons essentielles m'avaient fait obtenir qu'on n'y eût point d'égard au coucher des noces, mais je n'en trouvais point ici pour les violer de nouveau, et d'une façon encore qui m'était personnelle, et dont la distinction choquerait les Espagnols contre la vanité à laquelle ils l'attribueraient. Je m'en excusai donc le plus qu'il me fut possible, sans pouvoir faire changer Leurs Majestés là-dessus. Les trois jours suivants ils me demandèrent si j'avais vu la princesse. J'eus beau tergiverser, ils savaient que je ne l'avais pas vue, et que la duchesse de Monteillano, venue me parler à la porte de la chambre, n'avait pu me persuader d'y entrer. Ils m'en grondèrent l'un et l'autre, et me dirent qu'ils voulaient que je visse en quel état elle était, les remèdes et les soins qu'on lui donnait. Le roi y allait une ou deux fois par jour, et la reine bien plus souvent, et ne dédaignait pas de lui présenter elle-même ses bouillons et ce qu'elle avait à prendre. Je les assurai l'un et l'autre que, si ce n'était que pour [que] je pusse rendre compte à M. le duc d'Orléans de leurs bontés et de leurs soins pour la princesse, j'en étais si bien informé et dans un si grand repos que je n'avais aucun besoin de la voir pour témoigner à M. le duc d'Orléans, et le persuader qu'elle était mieux entre leurs mains qu'entre les siennes. Enfin le troisième jour ils se fâchèrent tout de bon, me dirent que j'étais bien opiniâtre, qu'en un mot, ils voulaient être obéis, et qu'ils m'ordonnaient expressément et bien sérieusement de la voir tous les jours. Il ne me resta donc plus qu'à obéir.

J'entrai dès le lendemain chez la princesse, auprès du lit de laquelle je fus conduit par la duchesse de Monteillano. L'érésipèle me parut fort étendu et fort enflammé. Ces dames me dirent qu'il avait gagné la gorge et le cou, et que la fièvre, quoique médiocre, subsistait toujours. On me la fit regarder avec une bougie, quoi que je pusse dire pour l'empêcher, et on me dit le régime et les remèdes qu'on employait. J'allai de là chez le roi et la reine qui me faisaient entrer tous les jours en tiers avec eux, depuis le retour de Lerma, pour me parler de la princesse, de chez laquelle je leur dis d'abord que j'en sortais. Cela leur fit prendre un air serein. Ils se hâtèrent de me demander comment je la trouvais. Après un peu de conversation sur le mal et les remèdes: « Vous ne savez pas tout, me dit le roi, il faut vous l'apprendre. Il y a deux glandes fort gonflées à la gorge, et voilà ce qui nous inquiète tant, car nous ne savons qu'en penser. » Dans l'instant je sentis ce que cela signifiait. Je lui répondis que je comprenais ce qu'il me faisait l'honneur de me faire entendre, et assez pour pouvoir lui répondre que son inquiétude était sans fondement; que je ne pouvais lui dissimuler que la vie de M. le duc d'Orléans n'eût été licencieuse, mais que je pouvais l'assurer très fermement qu'elle avait toujours été sans mauvaises suites; que sa santé avait toujours été constante et sans soupçon; qu'il n'avait jamais cessé un seul jour de paraître dans son état ordinaire; que j'avais vécu sans cesse dans une si grande privance avec lui qu'il eût été tout à fait impossible que la plus légère mauvaise suite de ses plaisirs m'eût échappé, et que néanmoins je pouvais jurer à Leurs Majestés que jamais je ne m'étais aperçu d'aucune; qu'enfin Mme la duchesse d'Orléans avait toujours joui de la santé la plus égale et la plus parfaite, rempli chaque jour chez le roi, chez elle, et partout, les devoirs de son rang en public, et qu'aucun de tous ses enfants n'avait donné lieu par sa santé au plus léger soupçon de cette nature.

Pendant ce discours, je remarquai dans le roi et la reine une attention extraordinaire à me regarder, à m'écouter, à me pénétrer, et sur la fin un air de contentement fort marqué. Tous deux me dirent que je les soulageais beaucoup de leur donner de si fortes assurances, bien persuadés que je ne les voudrais pas tromper. Après un peu de conversation là-dessus le roi me dit qu'à cette inquiétude, que je calmais, en succédait une autre qui faisait d'autant plus d'impression sur lui que le mal dont la feue reine son épouse était morte avait commencé par ces sortes de glandes, et s'était, longtemps après, déclaré en écrouelles, dont aucun remède n'avait pu venir à bout. Je lui fis observer que, suivant ce qui nous en avait été rapporté en France, ces glandes n'avaient paru qu'à la suite d'un goitre qu'elle avait apporté de son pays, où le voisinage des Alpes les rend si ordinaires, et dont Mme la duchesse de Bourgogne sa soeur, n'était pas exempte; qu'en la princesse il n'y avait rien de pareil, ni dans pas un de ceux dont elle tirait sa naissance; qu'il y avait donc tout lieu de croire que ces glandes ne s'étaient engorgées que de l'humeur de l'érésipèle si voisine, et de ne pas douter qu'elles ne se guérissent avec la cause qui les avait fait enfler. La conversation, qui fut extrêmement longue, finit par m'ordonner de nouveau et bien précisément de voir tous les jours la princesse, eux ensuite, et me prier de rendre un compte exact à M. le duc d'Orléans de leur inquiétude et de leurs soins, sans toutefois lui laisser rien sentir des ouvertures que leur confiance en moi les avait engagés à me faire sur les deux origines, qu'ils avaient appréhendées, du gonflement de ces glandes, qui devaient demeurer à moi tout seul.

Deux jours après néanmoins, ayant l'honneur d'être en tiers avec eux au sortir de chez la princesse, je m'aperçus que leur inquiétude subsistait plus qu'ils ne voulaient me la montrer. Raisonnant avec moi sur cette maladie et sur ces glandes qui ne diminuaient point encore, et sur les remèdes qu'on y faisait, ils me dirent qu'ils avaient commandé à Hyghens d'en écrire un détail fort circonstancié à Chirac, premier médecin de M. le duc d'Orléans, et de le consulter, comme ayant plus de connaissance du tempérament de la princesse, sur quoi ils souhaitaient beaucoup que Chirac, mettant à part les compliments et les lieux communs trop ordinaires entre médecins, mandât son avis de bonne foi et sans détour à Hyghens. Cela m'engagea à en écrire en conformité au cardinal Dubois, en rendant compte à M. le duc d'Orléans et à lui de l'inquiétude, des soins et des attentions infinies de Leurs Majestés Catholiques pour la princesse, sans toutefois leur en toucher le véritable motif, sinon à M. le duc d'Orléans, de ma main, et à lui seul. C'était l'affaire de Hyghens avec Chirac, s'il trouvait à propos de toucher cette corde.

Tant que la princesse fut malade, je ne pus omettre d'y aller tous les jours, et chez Leurs Majestés ensuite, sans que jamais elle me dit un seul mot, quoique ses dames et le princes des Asturies que j'y trouvais souvent, fissent tout ce qu'ils pouvaient pour m'en attirer quelque parole. Quand les glandes commencèrent à se dissiper et l'érésipèle à diminuer, je me contentai d'attendre Leurs Majestés au retour de leur chasse, et de leur dire un mot en passant.

La couverture de mon second fils se fit le 1er février, jour pour jour, précisément quatre-vingt-sept ans depuis la réception de mon père au parlement, comme duc et pair de France. Elle excita une légère altercation entre le duc del Arco qui, comme parrain, en prit le jour du roi et en fit avertir les grands, et le marquis de Villena, qui, comme majordome-major, prétendait que c'était à lui à le faire. J'ai donné ailleurs la description de cette belle cérémonie pour chacune des trois classes. Je me contenterai donc de dire ici que le duc del Arco, qui n'allait que dans les carrosses du roi comme grand écuyer, dans lesquels il ne pouvait donner la main à personne, sans exception, eut la politesse de venir prendre le marquis de Ruffec et moi dans son propre carrosse, avec ses livrées, suivi de celui du duc d'Albe, oncle paternel de celui qui est mort ambassadeur d'Espagne à Paris, et son héritier, qu'il avait prié de lui aider dans cette cérémonie, comme le parrain en prie toujours un grand. Quoique mon fils et moi pussions faire ou dire, il n'y eut jamais moyen de les faire monter en carrosse avant lui, ni de les empêcher de se mettre tous deux sur le devant du carrosse. On ne saurait ajouter à la politesse et à l'attention avec laquelle ils s'acquittèrent de la fonction qu'ils avaient bien voulu accepter, soit pour convier à dîner chez moi, en attendant que le roi arrivât dans la pièce de l'audience où la cérémonie s'allait faire, soit chez moi à y faire les honneurs, plus et mieux que moi. Je fus extrêmement flatté de voir un si grand nombre de grands d'Espagne et d'autres seigneurs à cette couverture, où on m'assura n'en avoir jamais tant vu en aucune, et au retour chez moi, nous nous trouvâmes quarante-cinq à table, ou grands, ou de ce qu'il y avait d'ailleurs de plus distingué, avec d'autres tables qui se trouvèrent aussi, mais plus médiocrement remplies. J'allai et revins du palais avec le même cortège de suite, de livrées et de carrosses qu'à ma première audience de cérémonie pour la demande de l'infante, et je sus que cette parité de pompe fut sensible aux Espagnols.

Après la cérémonie il y eut chapelle, où j'eus le plaisir de voir mon second fils sur le banc des grands, de celui des ambassadeurs où j'étais: comme la grandesse était la même et commune entre mon second fils et moi, je crus devoir me contenter de sa couverture; et ne point faire la mienne. De quelque sotte brutalité qu'en eût usé Maulevrier en cette occasion de grandesse, je considérai assez le caractère dont il était revêtu pour l'emporter sur le mépris de sa personne. Je le priai au festin de la grandesse, car les ambassadeurs n'assistent point aux couvertures. Il s'en excusa fort grossièrement. Cela ne me rebuta point, et quoique accablé de visites à recevoir et à rendre, car il faut aller deux fois chez chaque grand, une pour le prier de se trouver à la couverture, une autre pour les inviter et leurs fils aînés au repas, j'allai avec mon second fils chez Maulevrier qui se résolut enfin d'y venir, et qui y fit d'autant plus triste et méchante figure, que tout ce qui s'y trouva voulut par un air de gaieté et de liberté peu ordinaire à la nation, me témoigner prendre part à ma satisfaction, et aussi à la chère, car il y fut bu et mangé plus qu'on ne fait ici en de pareils repas. Il me fallut après retourner chez tous les grands avec mon fils, et chez les autres personnes distinguées qui avaient dîné chez moi ce jour-là.

J'appris par une lettre du 27 janvier, du cardinal Dubois, le cordon bleu donné au duc d'Ossone, et la manière dont cela s'était fait, à laquelle je reviendrai tout à l'heure. J'allai aussitôt attendre le retour de la chasse, et je suivis Leurs Majestés dans leur appartement de retraite. Je leur rendis compte de ce qui venait d'être fait pour M. le duc d'Ossone. Je leur en relevai la singularité, et je leur fis remarquer qu'on ne savait ni qu'on ne pouvait savoir alors à Paris les grâces dont il avait plu à Leurs Majestés de me combler. Elles me parurent extrêmement sensibles à cette marque de considération qu'elles recevaient en la personne de leur ambassadeur, et me chargèrent de le témoigner à M. le duc d'Orléans. Le duc d'Ossone avait pris auparavant son audience de congé; mais il demeurait à Paris où il donnait de belles fêtes en attendant l'arrivée de l'infante.

On s'était franchement moqué de M. le duc d'Orléans et de son cardinal ministre sur le cordon bleu du duc d'Ossone. Le maître méprisait ces choses-là qu'il traitait de bagatelles, et le valet n'était pas né, et n'avait pas même vécu à en savoir là-dessus davantage. La vieille cour abattue par les découvertes sur elles, sur le duc et la duchesse du Maine, sur Cellamare, et par le lit de justice des Tuileries, reprenait peu à peu vigueur à mesure que le parlement relevait la crête et que la majorité approchait. D'espagnole passionnée qu'elle s'était montrée, elle était devenue ennemie de l'Espagne depuis la réconciliation de M. le duc d'Orléans, et n'avait vu qu'avec désespoir le double mariage qui l'avait immédiatement suivie. Étourdie du coup, elle ne pouvait supporter le resserrement de ces liens par les bienfaits réciproquement répandus sur les ambassadeurs, sans de nouveaux dépits. Elle chercha donc à affaiblir ce que M. le duc d'Orléans se proposa pour le duc d'Ossone, et du même coup à l'arrêter tout court sur la promotion qui suit toujours le sacre, et lui persuada aisément que n'y ayant point de grand maître de l'ordre du Saint-Esprit, parce que le roi, qui n'avait pu faire encore sa première communion, n'en avait pas reçu le collier, et portait l'ordre par le droit de sa naissance, sans en être chevalier, on ne pouvait faire aucun chevalier de l'ordre. Cette raison, si elle avait mérité ce nom, militait pour l'exclusion de la promotion du lendemain du sacre, parce que le temps n'y aurait pas permis du jour au lendemain de nommer les chevaliers en chapitre, à eux de faire leurs preuves, à un second chapitre, de les recevoir, et d'être arrivés à Reims avec leurs habits tout faits, le tout en moins de douze heures, à compter de la fin du festin royal; et si le sacre se faisait avant la majorité, nécessité de l'attendre, pour que le grand maître de l'ordre pût faire la promotion par lui-même.

Ces bluettes aveuglèrent le cardinal Dubois, et M. le duc d'Orléans eut plus tôt fait de s'en laisser éblouir que d'y faire la plus légère réflexion, de sorte que lui et le, cardinal Dubois eurent recours à leurs mezzo termine si favoris, et crurent faire merveilles et un grand coup d'autorité d'envoyer le cordon bleu au duc d'Ossone, avec permission de porter dès lors les marques de l'ordre qu'il prit sur-le-champ, en attendant que le roi fût en état de l'en faire chevalier. Mais la réponse à ces deux prétendus obstacles était bien aisée. Henri IV au siège de Rouen, huguenot encore, par conséquent, tout roi qu'il était, incapable d'être chevalier du Saint-Esprit, et même de le porter, et d'en être fonctionnellement grand maître, expédia une commission au premier maréchal de Biron pour tenir le chapitre de l'ordre, et le donner au baron de Biron son fils, devenu depuis duc et pair et maréchal de France, et qui eut enfin la tête coupée, et d'y donner en même temps le cordon bleu à Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, depuis de Sens, comme grand aumônier de France, dont Henri IV venait de lui donner la charge, qu'il venait d'ôter à Jacques Amyot, évêque d'Auxerre, passionné ligueur. Voilà qui est sans réplique pour faire des chevaliers de l'ordre sans qu'il y ait de grand maître, et la cérémonie s'en fit dans l'église paroissiale du faubourg Darnetal de Rouen dont le roi était maître. À l'égard d'un roi, non seulement point grand maître de l'ordre, mais de plus mineur, Louis XIII, né à Fontainebleau dans le cabinet de l'ovale, le jeudi 17 septembre. 1601, sur les onze heures du soir, sacré à Reims le dimanche 17 octobre 1610, n'était ni grand maître de l'ordre ni majeur, et toutefois il fit le prince de Condé chevalier de l'ordre le lendemain, de son sacre; tellement que de quatre rois immédiats prédécesseurs du roi, deux seulement, dont l'instituteur de l'ordre est le premier, et l'autre est le feu roi, étaient majeurs et sacrés quand ils ont fait des chevaliers de l'ordre; et deux autres, l'un huguenot, par conséquent ni sacré, ni grand maître, ni même portant l'ordre, l'autre sacré, mineur, ont fait des chevaliers de l'ordre, l'un par commission, étant hors d'état de les faire lui-même, l'autre le lendemain de son sacre et sous la régence de la reine sa mère. Qu'auraient pu répondre à cela ces messieurs de la vieille cour? Mais quoique trivial et moderne, le cardinal n'en savait pas tant, et le régent ne prenait pas la peine d'y penser un moment, et de se rappeler ces exemples décisifs.

Quoique chose faite, je ne laissai pas de leur mander ce que j'en pensais, et qu'ils s'étaient laissé prendre grossièrement pour dupes. Mais je me gardai bien de dire à personne en Espagne que cela se pouvait et devait faire autrement, et que la régente sous Louis XIII nomma et fit faire M. le Prince chevalier de l'ordre. Cela est clair par conséquent que M. le duc d'Orléans régent avait le même pouvoir. Je leur rendis compte du très bon effet et de la joie que cette distinction accordée au duc d'Ossone avait faits dans toute la cour d'Espagne, et j'en pris occasion de leur représenter combien il était du service de M. le duc d'Orléans de réserver sept ou huit colliers, qui étaient presque tous vacants, quand il ferait la promotion entière, et de les envoyer sans destination au roi d'Espagne pour les donner à qui il lui plairait, excepté le marquis de Grimaldo, dont les services et le constant attachement à l'union des deux couronnes méritait la distinction d'être nommé par le roi uniquement, sur quoi je leur remis devant les yeux la conduite des rois d'Espagne de la maison d'Autriche, qui envoyaient aux empereurs toutes les Toisons qu'ils voulaient pour leur cour, et encore que cet ordre ne soit que de la moitié en nombre de celui du Saint-Esprit, et leur rappelai aussi le grand nombre de Toisons données à la France, auquel le petit nombre de colliers du Saint-Esprit accordés à l'Espagne ne pouvait se comparer, infiniment moins aux grandesses françaises, qui ne peuvent recevoir d'équivalent. Cette épargne de colliers à l'Espagne pour les prostituer ici à des gens qui, sous le feu roi, auraient couru avec incertitude après un cordon rouge, et s'en seraient crus comblés, n'est pas une des moindres fautes, à tous égards, en laquelle on s'est si opiniâtrement affermi depuis. Je fis, en même temps, un reproche à M. le duc d'Orléans d'un dégoût [que] la sottise du cardinal Dubois, que je ne nommais point, venait de lui faire essuyer.

À propos de la résolution prise de donner le cordon bleu au duc d'Ossone, ce prince, qui croyait si peu avoir le pouvoir de faire des chevaliers de l'ordre, l'envoya au cardinal Albane. C'était une reconnaissance du cardinal Dubois pour son chapeau, auquel le cardinal Albane, entraîné par les lettres pressantes du cardinal de Rohan, s'était montré favorable, et une galanterie qu'il voulait faire à tout le parti de la constitution. Il en fut comme des exemples d'Henri IV et de Louis XIII cités ci-dessus. Dubois, petit compagnon alors, ignorait, et son maître avait oublié, que le feu roi ayant voulu donner l'ordre au cardinal Ottobon, protecteur des affaires de France, et brouillé, et comme proscrit parla république de Venise pour avoir accepté cette protection, comme on l'a vu ici en son lieu, le refusa tout net, et répondit qu'encore qu'il eût pris un attachement déclaré pour la France par cette protection, elle n'était pas incompatible avec rien de ce qu'il était, mais que le cordon bleu, qui n'était presque jamais que pour les cardinaux français, ne lui paraissait pouvoir convenir avec sa charge de vice-chancelier de l'Église, ni avec ce qu'il était d'ailleurs dans le sacré collège: il voulait dire son ancienneté qui touchait au décanat, sa qualité de neveu d'Alexandre VIII, qui le mettait à la tête des créatures de son oncle, enfin sa nation; et le feu roi eut le dégoût d'en être refusé. Albane, Italien, camerlingue et chef des nombreuses créatures de Clément XI son oncle, eut les mêmes raisons. Il n'avait pas été pressenti auparavant; Dubois, qui ne doutait de rien, ne s'en était pas donné la peine, tellement que le refus tout plat fut public et l'ordre renvoyé.

Je ne faisais pas cette leçon; mais mon reproche fut que Son Altesse Royale ne pouvait ignorer la promesse publique et réitérée du feu roi au cardinal Gualterio de la première place de cardinal qui vaquerait dans l'ordre; que ses services et son attachement si marqué, et qui lui avaient coûté tant de dégoûts depuis son retour à Rome, méritaient à tant de titres, et non pas le dégoût nouveau, qu'il n'avait jamais mérité de M. le duc d'Orléans le moins du monde, de se voir oublié et envoyer l'ordre à un autre cardinal si inférieur à lui, pour ne pas dire plus, en mérites à l'égard de la France. Mais Dubois gouvernait seul et en plein. Les grandes et les petites choses dépendaient entièrement de lui, et M. le duc d'Orléans tranquillement le laissait faire. J'en écrivis en même temps au cardinal Dubois, et je lui représentai que l'estime et l'amitié si marquée du cardinal de Rohan pour le cardinal Gualterio ne pourrait pas être insensible à. une si grande mortification.

En arrivant de Lerma à Madrid, j'avais reçu une lettre du cardinal Dubois qui, après des raisonnements sur l'état incertain de la santé du grand-duc, et de ce qui pouvait se passer en Italie en conséquence, me mandait que Chavigny, envoyé du roi à Gênes, était si fort au fait de toutes ces affaires-là qu'il pourrait bien lui envoyer faire un tour en Espagne et me le recommandait très fortement.

Ce Chavigny était le même Chavignard, fils d'un procureur de Beaune, en Bourgogne, qui trompa feu de Soubise, et se fit présenter par lui au feu roi avec son frère, comme ses parents, et de la maison de Chauvigny-le-Roy, ancienne, illustre, éteinte depuis longtemps, obtint un guidon de gendarmerie aussitôt, et son frère une abbaye. Ils obtinrent aussi des gratifications et des distinctions par les jésuites qui étaient leurs dupes, ou qui feignaient de l'être, et par M. de Soubise, à l'ombre duquel ils se fourrèrent partout où ils purent. Enfin reconnus pour ce qu'ils étaient et pour avoir changé leur nom de Chavignard en celui de Chauvigny, le roi les dépouilla de ses grâces et les chassa du royaume. Ils errèrent longtemps où ils purent, sous le nom de Chavigny, pour ne s'écarter que le moins qu'ils purent du beau nom qu'ils avaient usurpé; et quoique si châtiés et si déshonorés, l'ambition et l'impudence leur étaient si naturelles que ni l'une ni l'autre ne put en être affaiblie, et qu'ils ne cessèrent, en cédant à la fortune, de chercher sans cesse à se raccrocher. J'en ai parlé ici, dans le temps de leur aventure; mais j'ai cru en devoir rafraîchir la mémoire en cet endroit.

En courant le pays, ils se firent nouvellistes, espèce de gens dont les personnes en place ne manquent pas, tous aventuriers, gens de rien et la plupart fripons, dont il m'en est passé plusieurs par les mains. Chavigny avait beaucoup d'esprit, d'art, de ruse, de manège, un esprit tout tourné à l'intrigue, à l'application, à l'instruction, avec tout ce qu'il fallait pour en tirer parti: une douceur, une flatterie fine, mais basse, un entregent merveilleux, et le tact très fin pour reconnaître son monde, s'insinuer doucement, à pas comptés, et juger très sainement de lâcher ou de retenir la bride, éloquent, bien disant, avec une surface de réserve et de modestie, maître absolu de ses paroles et de leur choix, et toujours examinant son homme jusqu'au fond de l'âme, tandis qu'il tenait la sienne sous les enveloppes les plus épaisses, toutefois puant le faux de fort loin. Personne plus respectueux en apparence, plus doux, plus simple, en effet plus double, plus intéressé, plus effronté, plus insolent et hardi au dernier point, quand il croyait pouvoir l'être. Ces talents rassemblés, qui font une espèce de scélérat très méprisable, mais fort dangereux, font aussi un homme dont quelquefois on peut se servir utilement. Torcy en jugea ainsi. De bas nouvelliste, il s'en fit une manière de correspondant, et prétendit s'en être bien trouvé en Hollande et à Utrecht, où néanmoins il n'osait fréquenter nos ambassadeurs, mais se fourrait chez les ministres des autres puissances, en subalterne tout à fait, mais dont il savait tirer des lumières par leurs bureaux, où il se familiarisait, en leur en laissant tirer de lui qu'il leur présentait comme des hameçons.

Son frère n'en savait pas moins que lui; mais son humeur naturellement haute et rustre le rendait moins souple, moins ployant, moins propre à s'insinuer et à abuser longtemps de suite. Toutefois ils s'entendaient et s'aidaient merveilleusement. Ces manèges obscurs, hors de France et tout à fait à l'insu du feu roi, durèrent jusqu'à sa mort. Elle leur donna bientôt la hardiesse de revenir en France, où trouvant Torcy hors de place et seulement conservant les postes et une place dans le conseil de récence, ils continuèrent à lui faire leur cour pour s'en faire un patron dans le cabinet du régent, avec qui le secret des postes le tenait dans un commerce important et intime, mais un patron qui ne pouvait que les aider. Ils n'osaient pourtant se produire au grand jour, mais ils frappaient doucement à plusieurs portes pour essayer où ils pourraient entrer.

Comme ils avaient le nez bon, ils avisèrent bientôt que l'abbé Dubois serait leur vrai fait, s'ils se pouvaient insinuer auprès de lui, et que, fait comme il était et comme était aussi M. le duc d'Orléans, il y aurait bien du malheur si l'espèce de disgrâce où il était lors ne se changeait bientôt en une confiance qui le mènerait loin, et dont eux-mêmes pourraient profiter; ils cherchèrent donc par où l'approcher. La fréquentation qu'ils avaient eue en Hollande avec les Anglais les introduisit auprès de Stairs; ils y firent leur cour à Rémond qui n'en bougeait. Il faut se souvenir de ce qui a été expliqué ici des premiers temps de la régence, des liaisons, des vues et des manèges de l'abbé Dubois pour se raccrocher auprès de son maître et s'ouvrir un chemin à ce qu'il devint depuis. Rémond, peu accoutumé aux applaudissements et aux respects, fut enchanté de ceux qu'il trouva dans les deux frères. À son tour, il fut charmé de leur esprit et de leurs lumières. Il les présenta à Canillac à qui ils prostituèrent tout leur encens. Lui et Rémond en parlèrent à l'abbé Dubois. Rémond fit que Stairs les lui vanta aussi; il les voulut voir. Jamais deux hommes si faits exprès l'un pour l'autre que Dubois et Chavigny, si ce n'est que celui-ci en savait bien plus que l'autre, avait la tête froide et capable de plusieurs affaires à la fois. Dubois le reconnut bientôt pour un homme qui lui serait utile, et dont la délicatesse ne s'effaroucherait de rien. Il l'employa donc en de petites choses quand lui-même commença à poindre; en de plus grandes, à mesure qu'il avança; et en fit enfin son confident dans le soulagement dont il eut besoin dans ses négociations avec l'Angleterre. Parvenu au chapeau et à la toute-puissance, et n'ayant plus besoin de ce second à Londres ni à Hanovre, il l'envoya à Gènes rôder et découvrir en Italie, et enfin exécuter une commission secrète en Espagne.

Au premier mot que je dis de sa prochaine arrivée au marquis de Grimaldo, il fit un cri qui m'étonna, il rougit, se mit en colère: « Comment, monsieur, me dit-il, dans le moment de la réconciliation personnelle de M. le duc d'Orléans, dans le moment des deux mariages qui en sont le sceau, et de l'union la plus intime des deux couronnes et des deux branches royales, nous envoyer Chavigny, si publiquement déshonoré qu'il n'est personne en Europe qui ignore une telle aventure! Que veut dire votre cardinal Dubois par un tel négociateur? N'est-ce pas afficher qu'il veut nous tromper que de l'envoyer ici chargé de quelque chose? » Il en dit tant, et plus sur le cardinal, et se déboutonna pleinement sur l'opinion qu'il avait de lui. Je le laissai tout dire, et je ne pus disconvenir avec lui que Chavigny ne portait pas une réputation qui pût concilier la confiance. Mais enfin je lui dis que le cardinal en avait fait son confident personnel, qu'il l'envoyait sans m'en avoir rien mandé auparavant ; que tout ce qu'il m'en marquait était qu'il l'avait choisi comme étant parfaitement instruit de ce qui se passait en Italie, en particulier à l'occasion de l'état incertain de la santé du grand-duc, et que je n'en savais pas davantage.

Grimaldo tout bouffant me répondit qu'ils en savaient autant que lui, et que si le cardinal l'en croyait si instruit, il n'avait qu'à lui en faire faire un mémoire et le leur envoyer, et non pas un fripon aussi connu que cet homme-là, auquel il n'y avait pas même moyen de parler. Je le laissai encore s'exhaler tant qu'il voulut, puis, le ramenant doucement peu à peu, je lui dis que si fallait-il bien pourtant qu'il le vit, quand ce ne serait que pour voir ce qu'il voudrait dire. Grimaldo me répliqua que quand il pourrait se résoudre à le voir, il m'assurait bien que le roi ne permettrait pas qu'il se présentât devant lui. Je lui représentai qu'en convenant avec lui du mauvais air du choix, le régent aurait droit de se plaindre qu'on ne voulût pas entendre en Espagne celui qu'il y envoyait; et que le roi d'Espagne, dans la position si heureuse où la France et le régent se trouvaient avec Sa Majesté Catholique, elle en usât à l'égard de Chavigny comme on fait tout au plus au moment d'une rupture résolue. Grimaldo me répliqua avec dépit: « Et pourquoi nous envoyer un coquin décrié partout? n'est-ce pas tout ce qu'ils pourraient faire dans une rupture? que veulent-ils que nous pensions de ce beau choix et si unique à faire? Quelle confiance prétendent-ils que nous lui donnions? Il faut qu'ils nous croient stupides, et qu'ils aient pour nous le dernier mépris. Mais nous le leur rendrons bien aussi, et nous leur renverrons leur fripon tout comme il sera venu. Cela leur apprendra du moins à ne nous plus envoyer des fripons reconnus, déshonorés par tout le monde, et s'ils nous veulent tromper, du moins de ne l'afficher pas d'avance, et de nous envoyer des fripons qui aient du moins la figure de gens ordinaires! » Comme je vis que je ne ferais que l'opiniâtrer davantage, je me retirai, en le priant du moins d'y penser.

Je retournai le voir le lendemain, et je lui demandai en riant de quelle humeur il était ce jour-là. Il me fit mille politesses et mille amitiés, sur lesquelles je pris thème de lui dire qu'il ne me pouvait arriver rien de plus fâcheux que l'exécution de ce qu'il m'avait dit la veille; qu'il connaissait les fougues du cardinal Dubois; qu'il avait vu, par le délai si affecté de m'envoyer la lettre du roi pour l'infante, qu'il avait eu dessein de me jeter dans l'embarras dont j'avais été forcé de lui faire la confidence, et dont il avait eu la bonté de me tirer; qu'il avait vu encore par la faiblesse de sa lettre à lui, et de celle qu'il avait faite de M. le duc d'Orléans pour le roi d'Espagne, le peu d'envie qu'il avait que j'obtinsse les grâces de Leurs. Majestés Catholiques auxquelles lui avait eu toute la part, et avait voulu supprimer ces lettres, qui l'étaient demeurées en effet, comme plus nuisibles qu'utiles; que j'en aurais bien d'autres à lui apprendre pour lui faire voir quel était le cardinal Dubois à mon égard; que si Chavigny n'était point écouté, si le roi d'Espagne lui faisait l'affront de ne vouloir pas permettre que j'eusse l'honneur de le lui présenter, le cardinal, qui pouvait tout sur M. le duc d'Orléans, ferait qu'il s'en prendrait à moi, l'imputerait à la jalousie du secret de ce dont Chavigny était porteur, publierait et persuaderait que je sacrifiais l'honneur du régent et de la France, l'union et la réconciliation si récente des deux cours à ma vanité personnelle, et que traité comme je l'étais en Espagne, on ne pouvait douter que Chavigny n'y eût été très bien reçu et très bien traité si je l'avais voulu; que je ne serais pas dans le cabinet de M. le duc d'Orléans pour imposer au cardinal, comme il m'arrivait souvent, ni pour me défendre; qu'enfin j'espérais de son amitié à lui, jointe aux autres considérations que je lui avais représentées la veille, qu'il ne voudrait pas me faire échouer au port.

Je lui parlai si bien, ou il avait si bien réfléchi sur ce refus, qu'enfin il me promit de voir Chavigny et de faire ce qu'il pourrait pour que je le pusse présenter au roi d'Espagne, sans toutefois me répondre de venir à bout de ce dernier point. Ce fut tout en arrivant de Lerma que j'eus ces deux conversations avec lui. Il était arrivé incommodé et enrhumé, la fièvre s'y joignit après, et il fut sept ou huit jours sans voir personne, ni sortir de son logis.

Le 16 février Chavigny arriva et me vint voir le lendemain matin. Après des propos généraux où il déploya toute sa souplesse, ses respects et son bien-dire, il m'apprit qu'il venait avec une lettre de créance du duc de Parme, qui comprenant bien l'impossibilité de retirer des mains du pape le duché de Castro et la principauté de Ronciglione, et toute la difficulté d'en retirer l'équivalent en terres, il se restreignait à lui en demander un qui serait aisé, si l'Espagne voulait bien y contribuer en se joignant à lui pour demander au pape un indult sur le clergé des Indes, dont le duc de Parme toucherait l'argent à la décharge du saint-siège, jusqu'à parfait dédommagement. Avec sa manière hésitante et volontairement enveloppée, il ne laissa pas de me dire, quoique non clairement, que le cardinal Dubois approuvait fort cet expédient, et je sentis qu'il y entrait fort pour sortir par là de l'engagement où il s'était mis avec ce prince pour lui procurer cette restitution.

Ce qui me surprit fut l'aveu de Chavigny, vrai ou supposé, de n'avoir point de lettres de créance du cardinal Dubois, avec l'air d'un assez grand embarras, sur quoi je me divertis à lui dire que la confiance de ce ministre en lui était si généralement connue qu'il n'avait qu'à se présenter pour obtenir la même des ministres avec qui il pourrait avoir à traiter. Il se mit après sur les louanges du duc de Parme sagesse, capacité, considération dans toute l'Italie; sur tout, et plus que tout, il me vanta son attachement de tous les temps pour la France, qui l'avait exposé à tous les mauvais traitements de l'empereur. Je lui demandai en bon ignorant comment il s'était comporté dans l'affaire du double mariage. Chavigny me répondit sans hésiter que tout avait passé par lui, qu'il y avait fait merveilles, qu'il y avait eu la principale part. Je pris cela pour fort bon, et tout comme il me le donna, mais il ne se doutait pas que j'en savais là-dessus autant ou plus que lui.

Lorsque M. le duc d'Orléans me confia pour la première fois les mariages, avant même que l'affaire fût entièrement achevée, il me dit en même temps que tout se faisait à l'insu du duc de Parme; qu'un secret profond lui cacherait cette affaire par les deux cours, jusqu'à ce qu'elle fût entièrement parachevée; que M. de Parme était le promoteur et le principal instrument des mariages des infants d'Espagne avec les archiduchesses dont il avait toute la négociation. Lorsque les mariages furent faits, M. le duc d'Orléans me dit qu'ils étaient tombés sur la tête du duc de Parme comme une bombe; qu'il en était au désespoir. Et quand après le cardinal Dubois et, moi fûmes, comme je l'ai raconté en son lieu, replâtrés, et que nous fûmes à portée de parler d'affaires et de mon ambassade prochaine, je lui parlai du duc de Parme, sans lui laisser rien sentir de ce que M. le duc d'Orléans m'en avait dit, et il m'en rapporta les mêmes choses précisément que j'en avais apprises du régent. Ce souvenir, que je ne pouvais avoir que très présent en Espagne, me confirma de plus en plus dans l'opinion que j'avais de Chavigny, et de me bien garder de lui en laisser flairer l'odeur la plus légère. De là, il me battit la campagne avec force bourre, à travers laquelle il s'étendit, mais fort en général, sur la nécessité de l'établissement de l'infant don Carlos en Italie, sur les bonnes choses qu'il y aurait à faire en cette partie de l'Europe, sur le respect où le double mariage y allait retenir l'empereur à l'égard des deux couronnes, sur sa faiblesse par faute d'argent. Il finit par me dire qu'il avait un plein pouvoir de M. de Parme si étendu qu'il lui soumettait son ministre à Madrid, et lui permettait même d'agir contre l'instruction qu'il lui avait donnée, s'il le jugeait à propos; enfin que ce prince comptait tellement sur l'amitié et la protection du cardinal Dubois qu'il l'avait chargé de suivre en tous les ordres de ce ministre sur ce qui le regardait.

Le soir du même jour, tout tard, Pecquet me vint apprendre que Chavigny l'avait vu et lui avait dit qu'il arrivait à Madrid pour une commission qui serait fort agréable, qu'il s'agissait de faire passer don Carlos actuellement en Italie, de le confier au duc de Parme, de l'accompagner de six mille hommes dont M. de Parme aurait le commandement, ainsi que l'administration du jeune prince.

Chavigny me revint voir le lendemain matin, et après la répétition de plusieurs choses de sa première conversation, et force bourre, pendant quoi j'étais fort attentif à ne lui pas laisser apercevoir que je susse la moindre chose sur don Carlos, il m'en parla lui-même avec ses enveloppes accoutumées. Il me dit que M. de Parme désirait fort d'avoir dès à présent ce petit prince auprès de lui; qu'en ce cas il lui faudrait donner six mille hommes pour sa garde; que l'un et l'autre rendraient le duc de Parme fort considérable en Italie, et lui donneraient un maniement de subsides qui l'accommoderait fort, et l'administration du jeune prince. Je lui fis quelques légères objections pour l'exciter à parler. Il me dit qu'il était vrai que ce passage n'était peut-être pas bien nécessaire à l'âge de l'infant, que néanmoins sa présence en Italie pourrait contenir les partis qui se formaient parmi les Florentins pour se remettre en république après la mort du grand prince de Toscane, et encouragerait ceux qui voulaient un souverain; mais qu'au fond ce passage actuel é toit sans aucun inconvénient. Il me dit cela d'un air simple, comme si en effet il s'agissait d'une chose indifférente. Je lui répondis, avec la même apparente indifférence, que je n'en savais pas assez pour voir les avantages et les inconvénients de ce projet qu'il m'assura, en passant, être fort du goût de la cour d'Espagne. J'ajoutai que je croyais que par caractère, et par capacité également démontrée par le double mariage et par les affaires du nord, le cardinal Dubois devait être la boussole sur laquelle uniquement on se devait régler; qu'il avait si profondément le système de l'Europe dans la tête, et l'art de combiner et d'en tirer les plus grands avantages, que c'était de lui et de ses lumières qu'on devait attendre les ordres pour s'y conformer entièrement.

Là-dessus Chavigny me dit, avec un air d'ingénuité plaintive, que c'était là tout ce qui faisait son embarras; qu'il y avait dix mois que cette affaire de don Carlos se traitait; qu'il en avait souvent écrit au cardinal Dubois, sans en avoir jamais reçu là-dessus aucune réponse; qu'il s'était contenté de lui écrire sur l'affaire de Castro et de Ronciglione, de lui prescrire de se rendre à Madrid pour y donner un compte général des affaires d'Italie, sans entrer même en beaucoup de détails là-dessus avec la cour d'Espagne, et d'agir pour M. de Parme suivant qu'il lui ordonnerait touchant Castro et Ronciglione. Je me mis à sourire, et je lui dis que, si M. le cardinal ne s'expliquait pas sur l'affaire du passage, j'en suspendrais aussi mon jugement, ce qui me serait d'autant plus aisé que je n'avais plus que peu de jours à demeurer à Madrid. Il me répondit, en reprenant son air de plainte, qu'il n'avait pas seulement d'instruction ni de lettres de créance du cardinal Dubois pour la cour d'Espagne; puis, reprenant un air plus satisfait, il ajouta tout de suite que cette façon était aussi plus simple entre deux cours aussi étroitement unies que l'étaient celles de France et d'Espagne. Il fallait que Chavigny me crût bien neuf pour tâter de cette sottise. Je ne pus m'empêcher de lui répondre, mais en riant en moi-même, que ce qui constituait le ministre était moins sa lettre de créance que celle qu'on lui voulait bien donner, et les affaires qu'on traitait avec lui. Et comme le cardinal Dubois me l'avait extrêmement recommandé, et que j'avais vaincu la répugnance du marquis de Grimaldo, je crus lui devoir offrir de le mener chez ce ministre dès qu'il serait visible, et au roi d'Espagne, comme un homme de la confiance du cardinal Dubois avec lequel on pouvait traiter, ce qu'il accepta avec beaucoup de satisfaction et de remerciements.

De ces deux conversations, avec ce que dans l'entre-deux j'avais appris de Pecquet, je compris aisément que la mission apparente de Chavigny, quoique effective, était l'affaire de Castro et de Ronciglione; mais que ce qui l'amenait véritablement à Madrid était le passage actuel de don Carlos en Italie. Ce qui me confirma encore dans cette persuasion fut que j'appris deux jours après qu'on armait six vaisseaux de guerre et quatre frégates à Barcelone, pour être prêts à la fin de mai, même avec beaucoup d'indiscrétion, c'est-à-dire à grands frais et avec beaucoup de bruit.

Avant que d'expliquer mon sentiment sur la mission de Chavigny, et ce que je crus devoir faire en conséquence, il faut expliquer l'état d'alors de la cour d'Espagne, des cabales de laquelle je n'ai donné qu'un simple crayon jusqu'à présent.

Le P. Daubenton avait très certainement été le seul confident avec le cardinal Albéroni de l'entreprise méditée sur Naples, et faite ensuite en Sicile. Ils se craignaient et se ménageaient réciproquement; et le jésuite, qui ne voulait pas hasarder de perdre sa place une seconde fois, qui seule le pouvait conduire au chapeau où il tendait sourdement de toutes ses forces, tremblait intérieurement devant Albéroni, qui le sentait et en profitait pour s'en servir comme il lui convenait, sans s'aimer le moins du monde: c'est ce qu'on a vu répandu en mille endroits de ce que j'ai donné de M. de Torcy sur les affaires étrangères. Tous deux haïssaient Grimaldo, pour lequel ils craignaient l'affection et le goût du roi. Quoiqu'ils l'eussent chassé des affaires et du palais, et quoi qu'on eût fait, depuis les changements de ministère, pour réunir le P. Daubenton et Grimaldo, jamais le confesseur ne put lui pardonner le mal qu'il lui avait fait, en sorte qu'il n'y eut jamais entre eux que des apparences très superficielles. Castellar, secrétaire d'État de la guerre, et très capable de cet emploi, était au désespoir que les troupes ne fussent point payées, de les voir journellement se détruire, et les officiers qui étaient dans l'étendue de la couronne d'Aragon réduits à se faire nourrir par charité dans les monastères; que tous les projets qu'il avait présentés pour y remédier fussent toujours remis à un examen qui ne se faisait point; et tout cela je le savais de lui-même. Il accusait Grimaldo de soutenir le marquis de Campoflorido, ministre en chef des finances, malade depuis deux ans, hors d'état de donner ordre à rien, et qui mourut avant mon départ de Madrid, à qui pourtant toutes les choses qui regardaient les finances étaient renvoyées, qui demeuraient toutes et tombaient dans la dernière confusion, sans que le roi d'Espagne y fît autre chose qu'attendre sa guérison, ni voulût, même par intérim, prendre aucun parti là-dessus.

Castellar, qui m'avait fait ces mêmes plaintes, mais sans me parler de Grimaldo, avait désiré d'être remis en union avec lui, qui s'était altérée entre eux. On y avait travaillé utilement, et on fut surpris que, dans le temps que Grimaldo s'y prêtait le plus, Castellar, de propos délibéré, se retira tout d'un coup, et mit les choses en beaucoup plus mauvais état qu'elles n'avaient été auparavant. L'époque de cette conduite bizarre de Castellar fut [celle] du voyage de Lerma; et la maladie qui, au retour, retint Grimaldo près de quinze jours au lit, sans sortir ni voir personne, fut attribuée par gens bien instruits à deux chagrins violents que ce ministre essuya en arrivant de ce voyage. Dans ce même temps, Castellar était souvent enfermé avec le P. Daubenton, entrait chez lui par une porte de derrière, [et] en sortait bien avant dans la nuit. Le confesseur était étroitement uni avec Miraval, gouverneur du conseil de Castille. Le lien de cette union était qu'Aubenton faisait, depuis quelque temps, renvoyer toutes les affaires par le roi d'Espagne aux consultes, c'est-à-dire aux conseils et aux tribunaux, en quoi le confesseur trouvait parfaitement son compte, parce que tout était à la cour d'Espagne affaire de conscience, et que, sur le renvoi ou la réponse des différentes consultes que le roi lui renvoyait toujours, la vraie décision en demeurait au jésuite tout seul, qu'il montrait comme sienne à qui elle était favorable, et comme venant des conseils et des tribunaux à qui elle était contraire. D'un autre côté Miraval était dans la liaison la plus intime avec le duc de Popoli jusque-là que, contre la dignité de sa place de gouverneur du conseil de Castille, inviolablement conservée jusqu'alors, et dont Miraval était lui-même fort jaloux, il allait souvent chez le duc de Popoli au palais, et demeurait fort longtemps tête à tête avec lui dans sa chambre.

De tous les Italiens Popoli était le plus dangereux par son esprit et par sa haine pour la France. Il était l'âme de la cabale italienne qui se réunissait toute à lui, laquelle détestait la France et l'union. Cellamare, qui portait le nom de duc de Giovenazzo depuis la mort de son père, était revenu deux jours avant mon arrivée de Galice, où il commandait, sans apparence d'y retourner, ni qu'on y renvoyât personne en sa place, et faisait sa charge de grand écuyer de la reine, avec qui il était fort bien. Le prince Pio était aussi de retour de Catalogne où il commandait, et préférait à ce bel emploi la charge, sans fonctions, de grand écuyer de la princesse des Asturies, qui n'avait point d'écurie, servie par celles de Leurs Majestés. Tout cela montrait qu'on rassemblait à Madrid les principaux seigneurs italiens pour les consulter sur les affaires d'Italie, comme le duc de Popoli le fut sur l'entreprise de Naples dont il fournit tous les mémoires. Castellar ne pouvait avoir si brusquement changé sur sa réconciliation avec Grimaldo sans avoir subitement pris d'autres vues et s'être assuré d'autres ressources, qui ne pouvaient être autres que le confesseur et les Italiens, et se mettre bien avec la reine en flattant son ignorance des affaires et son ambition sur le passage de don Carlos, qui d'ailleurs convenait si bien à Castellar, parce que cela forçait le roi d'Espagne à mettre enfin ordre à ses troupes et à ses finances, à quoi il buttait pour sa caisse militaire. Et comme il était très vrai que le désordre des finances ne venait que par faute d'administration, parce que le fonds en était très bon, et pour ainsi dire sans dettes, Castellar aurait vu avec plaisir quelque rupture en Italie, qui n'aurait pu qu'augmenter le crédit et l'autorité de sa charge. C'était là le désir suprême de la cabale italienne, tant pour se mêler d'affaires et acquérir de la considération et du crédit, que dans le désir et l'espérance toujours subsistante, pour raccrocher une partie de leurs biens d'Italie, d'essayer, contre toute raison, quelque restitution au roi d'Espagne de ce que l'empereur lui détenait, dont, au pis aller, le mauvais succès ne pouvait rendre à cet égard leur condition pire.

Cette vision, quelque insensée qu'elle fût, méritait d'autant plus d'être considérée qu'il était arrivé à Chavigny de lâcher un grand mot à Pecquet, dans une seconde conversation qu'il eut avec lui, et dont Pecquet me rendit compte incontinent après. Raisonnant ensemble de ce passage actuel de don Carlos en Italie, Pecquet lui dit que c'était l'envoyer bien matin pour une succession si éloignée, à quoi Chavigny répondit avec sa tranquille et balbutiante douceur: « Il faudrait quelque chose de présent, quelque chose de présent. » Or ce quelque chose de présent ne pouvait s'arracher que par la force, et je découvris en même temps que le duc de Popoli avait été consulté, comme il l'avait été sur l'entreprise de Naples. Outre cet objet de la cabale italienne qui vient d'être expliqué, elle avait encore celui de brouiller les deux couronnes, ce qu'elle prévoyait facile si elle pouvait parvenir à faire attacher quelque chose en Italie, par la difficulté des secours militaires, et bien autant par l'impossibilité de satisfaire toutes les volontés de la reine, dont les Italiens se sauraient bien prévaloir pour faire naître des brouilleries continuelles avec notre cour, qui n'en ferait jamais assez à son gré, ni au leur, devenus maîtres de son esprit en flattant et entretenant son ambition. Le duc de Bournonville, déjà uni avec la cabale italienne, dès avant sa nomination à l'ambassade de France, de laquelle je parlerai ensuite, ne bougeait plus d'avec les Italiens, particulièrement d'avec Popoli et Giovenazzo, au premier desquels il faisait bassement sa cour. Ils furent tous deux embarrassés, jusqu'à en être déconcertés d'avoir été rencontrés par l'abbé de Saint-Simon à la promenade, tête à tête.

Le roi et la reine d'Espagne, leurs deux confesseurs, les deux secrétaires d'État principaux ne se cachaient point du dégoût et des soupçons qu'ils concevaient du nombre de ministres dont la France se servait en leur cour, disaient hautement et nettement qu'ils ne savaient en qui se fier; que quand on voulait agir de bonne foi, il ne fallait qu'un canal. Le P. Daubenton s'expliqua même que cette conduite de la France lui faisait prendre le parti de se mettre à quartier de tout, et de ne se mêler de quoi que ce fût; et je m'aperçus très bien qu'il s'était tenu parole avec moi-même. Je sus qu'il avait conseillé la même conduite à d'autres, et à Castellar à diverses reprises. Quoique cette multiplicité si peu décente fût très propre à produire cet effet, il put très bien être aussi une suite de la liaison du confesseur avec Castellar et Miraval et avec les Italiens. Castellar, qui m'avait infiniment recherché, et fort entretenu avant et depuis Lerma, s'en était retiré tout à coup, et ne me témoignait plus que de la politesse quand nous nous rencontrions; je ne laissai pas de le prier deux fois à dîner chez moi dans ce temps-là, où il venait auparavant fort librement de lui-même.

Enfin un dernier objet, mais vif, de cette cabale italienne, était de perdre radicalement Grimaldo et par haine personnelle et comme obstacle à leurs projets, desquels il était très éloigné par principes d'État et encore par aversion d'eux comme de ses ennemis; par mêmes principes d'État très favorables à la France, entièrement dévoué à l'union, seul vraiment au fait des affaires étrangères, fort Espagnol et tout à eux, et comme eux tous dans l'aversion active et passive des es Italiens.

Après l'exposition fidèle de ce tableau de la cour d'Espagne alors, j e viens à celle de ce que j e conçus des deux points dont Chavigny m'avait entretenu, comme du sujet de son arrivée à Madrid.

Je ne vis aucune sorte de bien à espérer du passage actuel de don Carlos en Italie. Ce n'était qu'un enfant dépaysé dont la présence ne pouvait hâter la succession qu'on espérait pour lui, qui dépendait de la vie des possesseurs doubles dans chacun des États de Parme et de Toscane, et il me parut qu'un tel déplacement, sans aucun fruit qui en dût naturellement résulter, devait pour le moins être mis au rang des choses inutiles, et par cela seul destitué de convenance et de sagesse, sans compter la dignité.

À l'égard des inconvénients, ils me parurent infinis. Hasarder pour rien la santé d'un enfant de cinq ou six ans; l'accompagner nécessairement de personnes qui voudraient considération et profit, qui par conséquent donneraient jalousie aux principaux du pays; et si on le livrait entre les mains des Parmesans, comme une fille qu'on marie en pays étrangers, ces Parmesans mêmes voudraient tirer considération et profit de leurs places auprès du petit prince, et donneraient aux autres Parmesans la même jalousie. L'enfant venant à croître, en serait gouverné, excité par eux à vouloir se mêler des affaires pour y avoir part eux-mêmes.

Le prince, croissant toujours, s'ennuierait de son état de pupille, et n'ayant pas un pouce de terre à lui, ne pourrait être autre chose, d'où résulteraient des cabales et des brouilleries qui feraient également repentir les possesseurs et leur futur héritier de se trouver ensemble, dont les suites ne pourraient être que très fâcheuses, et peut-être devenir ruineuses à tous. Cette situation pourrait durer nombre d'années de la maturité du prince, parce que le frère et successeur direct du duc de Parme n'avait lorsque quarante-deux ans, et le grand prince de Toscane, successeur direct du grand-duc son père, n'en avait que cinquante-trois; que si par l'événement le grand prince de Toscane ou le duc de Parme, beaucoup plus jeune que la duchesse de Parme, venaient à perdre leurs épouses, que l'amour si naturel de leur maison et d'avoir postérité les engageât à se remarier, ou seulement que le prince de Parme, qui n'était point marié, s'avisât de prendre une femme, quelle pourrait devenir alors la situation de don Carlos?

Je considérai que ce prince était de droit petit-fils de France, et par accident fils de France, en rang et en traitement, fils du roi d'Espagne, cousin germain du roi et son futur beau-frère. Nos simples princes du sang jouissent depuis longtemps par toute l'Europe d'un rang plus distingué que nulle autre maison régnante. MM. les princes de Conti trouvèrent des électeurs à Vienne et en Hongrie sur lesquels ils conservèrent toujours la supériorité, dans une sorte d'égalité qui ne les empêchait pas de les précéder sans, embarras ni difficulté. Néanmoins l'électeur de Bavière, qui en était un, sut, depuis son union avec la France, usurper d'abord, puis se faire donner des distinctions jusqu'alors inouïes et jamais prétendues sur les premiers sujets du roi et par ce [sur] les généraux en chef de ses armées, d'où il résulta que ce même électeur, qui s'était toujours contenté d'un tabouret devant le prince d'Orange, devenu roi d'Angleterre, assis dans un fauteuil, venu à Paris, obtint l'incognito de la complaisance du feu roi, d'en être reçu debout, sans aucun siège pour l'un ni pour l'autre, toutes les fois qu'il le vit, et que le roi souffrit l'énormité de sa prétention de la main chez Monseigneur, puisqu'il consentit qu'il ne le verrait que dans les jardins de Meudon, sans entrer dans le château, et qu'ils montassent tous deux dans la même calèche en même instant, chacun par sa portière, ce qui n'avait jamais été prétendu par aucun souverain, même sans être incognito, quoique dans le même temps l'électeur de Cologne, son frère, mais plus raisonnable, incognito aussi, mais vêtu en évêque, ne prétendit rien de semblable, et vit debout le roi dans un fauteuil, après souper, avec sa famille, plus d'une fois, où véritablement Monseigneur et Mgrs ses fils étaient debout aussi, et les princesses sur des tabourets.

À l'égard de Monseigneur, il le vit à Meudon, y dîna avec lui, vis-à-vis de lui au bas bout, avec les dames et les courtisans, tous sur des sièges à dos, faits pour la table, comme à l'ordinaire, et suivit toujours Monseigneur, se reculant même aux portes, qui lui montra toute la maison, puis les jardins, où l'électeur ne fit aucune difficulté de monter dans la calèche de Monseigneur toujours après lui. De ces variations on pouvait conclure quels seraient les embarras du cérémonial entre don Carlos, le duc de Parme lui-même, les autres princes d'Italie, les cardinaux et les autres principaux grands, desquels tous il faudrait continuellement encourir la haine pour des points de cérémonial, ou laisser flétrir en sa personne la dignité de sa naissance et celle des deux couronnes.

Rien ne m'avait été plus recommandé en partant que d'écarter toutes les idées de la cour d'Espagne sur l'Italie, particulièrement sur tout ce qui pouvait de près ou de loin tendre à quelque entreprise et -à quelque rupture de ce côté-là. Rien n'y pouvait pourtant conduire d'une façon plus directe que ce passage actuel de don Carlos avec des troupes. C'était réveiller toute l'Europe sur un projet dont elle s'embarrassait peu, tandis qu'il paraissait éloigné au point où il l'était par sa nature, mais qui aurait tout à coup changé de face dès qu'on aurait vu paraître don Carlos armé en Italie. Il aurait fallu payer et entretenir ces troupes, et ce n'eût pas été aux dépens du duc de Parme. Quand bien même ce prince eût pu consentir de soudoyer ces troupes de l'argent qui lui serait accordé par le pape, et par le roi d'Espagne, de l'indult sur le clergé des Indes pour le payement de Castro et de Ronciglione, indult néanmoins qui était une chimère, on aurait dû s'attendre que l'Espagne, sur les sujets de laquelle ces sommes seraient tirées, nous aurait demandé de contribuer de notre part. L'empereur, qui ne verrait point cet événement sans une jalousie extrême, pourrait prétendre de s'y opposer par la voie des armes, comme à une chose qui, n'ayant point d'apparence par l'éloignement naturel de ces successions, le menacerait d'une manière effective. Mais par impossible, prenant la chose avec plus de modération, il pourrait prendre une autre voie qui, à la fin, ne conduirait pas moins à la rupture: il dirait que les États de Parme et de Toscane sont menacés d'invasion, tout au moins d'oppression; qu'encore que le duc de Parme y consentît pour le sien, lui empereur n'était pas moins obligé de protéger ses feudataires. Il prétendrait garder les places de ces États; il y trouverait toute sorte de facilité pour celui de Toscane; et pour six mille hommes que nous aurions en Italie, il y en aurait le nombre que bon lui semblerait, avec toute la facilité que lui donnent les États qu'il possède en Italie, et que lui présente le passage par le Tyrol de ce qu'il y voudrait envoyer d'Allemagne. Le roi de Sardaigne, qui gardait si étroitement ses frontières dans la crainte de la peste, aurait ce prétexte pour nous refuser tout passage, et les Suisses pareillement, qui n'auraient osé choquer l'empereur. Nous serions donc par là, et l'Espagne par sa situation naturelle, à ne pouvoir secourir don Carlos tant de recrues que de troupes d'augmentation, sinon par mer, dont les transports sont infiniment ruineux, et dont l'Espagne a peu de moyens, et de vaisseaux encore moins. Alors l'Angleterre avec ses flottes deviendrait maîtresse des secours. Quelque bien que nous fussions avec elle, il ne faudrait pas se flatter qu'un prince d'Allemagne, tel que de son estoc était le roi d'Angleterre, résistât aux mouvements de l'empereur dans le point le plus sensible, tel que lui était l'Italie. Il faudrait de plus compter que la jalousie de se conserver le port Mahon et Gibraltar, que les Anglais ont usurpé dans le sein de l'Espagne, lui ferait embrasser ardemment cette cause de l'empereur, dans la crainte que l'établissement d'une branche d'Espagne en Italie ne le forçât enfin à la restitution. Une entreprise si prématurée pour du présent en Italie à don Carlos, n'aurait pas manqué d'échauffer les esprits de toutes parts, jusqu'à produire une guerre où bientôt après la France n'aurait pu éviter d'entrer. Et comme il s'y agirait de fiefs de l'Empire; que le roi de Pologne avait marié le prince électoral de Saxe, son fils, à une archiduchesse; que l'électeur de Bavière recherchait passionnément l'autre archiduchesse pour le sien, ces deux princes, les plus considérables de l'Empire, regarderaient d'un oeil de propriété les États héréditaires de l'Empire, tellement qu'avec le concours certain du roi d'Angleterre, électeur d'Hanovre, cette guerre deviendrait aisément une guerre de l'Empire. Or, en quelque disette d'argent que pût être l'empereur, il n'est jamais si puissant ni si riche que lorsqu'il a une guerre de l'Empire. Ses prétentions sur nos bords du Rhin, môme sur les trois évêchés', et qu'il n'abandonnera jamais, ses difficultés subsistantes avec lui pour les limites entre ses Pays-Bas et les nôtres, lui fourniraient bientôt des prétextes de porter la guerre sur ces deux frontières, et je ne voyais point que nous fussions en état de la bien soutenir par nous-mêmes ni par nos alliances. Je sentais le triste état de nos finances, et je voyais le désordre de celles d'Espagne. Notre épuisement d'hommes se présentait à moi, et je le trouvais encore plus grand en Espagne. Notre peste, par surcroît de malheur, détruisait encore les hommes, et les finances aussi par l'interruption du commerce. Nous touchions au congrès de Cambrai, que cette guerre aurait dissipé ou tourné contre nous; et, pour ne rien oublier, le roi, majeur dans un an, à qui on ne manquerait pas de peindre cette entreprise avec les couleurs les plus noires.

Toutes ces raisons mises d'un côté, l'inutilité indécente du passage de don Carlos actuellement, même de bien longtemps, de l'autre, et avant l'ouverture de la première des deux successions, me fit conclure que si j'étais du conseil de l'empereur, je ne désirerais rien davantage qu'une telle entreprise si fort à contre-temps, qui ne pouvait mériter que le nom d'une folle équipée, qui n'aurait pu que lui procurer une augmentation de grandeur en Italie et en Europe, une grande jalousie et l'épuisement aux deux couronnes, et tout au moins faire échouer l'établissement de don Carlos en Italie. Que si, au contraire, je m'étais trouvé à la tête du conseil du roi ou de l'Espagne, je n'aurais songé qu'à éteindre l'inquiétude causée par la nouvelle réunion des deux branches royales et des deux couronnes par la plus profonde apparence d'inaction, de prétentions, de désirs; qu'à éviter tout ce qui pourrait entraîner le plus petit engagement; qu'à terminer utilement le congrès de Cambrai pour nous procurer une situation stable, paisible, assurée avec tous nos voisins; entretenir une longue et profonde paix; éteindre toute crainte et tous soupçons, quelque légers qu'ils puissent être; étreindre soigneusement l'union des deux couronnes; profiter continuellement mais doucement et sans éclat des avantages de son commerce; acquérir au roi la confiance, et, s'il était possible, la dictature de l'Europe, et se faire de plus en plus aimer et considérer, par assoupir les différends, étrangers à nous, des grandes et des petites puissances; n'oublier rien pendant ce grand repos pour réparer les finances; faire respirer les peuples, les laisser multiplier, croître, devenir robustes et féconds, par leur laisser les moyens de se nourrir, et de fournir utilement à l'agriculture et aux autres travaux; réparer soigneusement et augmenter doucement notre marine, ou, pour mieux dire, la créer peu à peu de nouveau; ne point perdre de vue le grand événement, quoique très apparemment très éloigné, de la mort de l'empereur, sans enfants mâles, ni la faute énorme de la guerre qui fut terminée par la paix de Ryswick, qui ligua toute l'Europe contre la France, et que cette paix faite depuis deux ans n'avait pas encore assez séparée pour ne s'être pas incontinent rassemblée dès qu'elle vit la France résolue à profiter du testament de Charles II et du voeu unanime de tous les Espagnols, quoique si affaiblie d'hommes et d'argent, et n'avait pas eu le temps de respirer depuis la fin de cette dernière guerre, qui avait duré dix ans contre toute l'Europe; enfin se mettre en état, à force de sagesse au dehors et de soins continuels au dedans, de pouvoir bien profiter de l'ouverture des successions auxquelles don Carlos était appelé du consentement de toute l'Europe, en faire un grand prince en Italie, capable d'y tenir de court la puissance de la maison d'Autriche, et si elle venait à s'éteindre tôt ou tard, se trouver en force et en moyens de profiter grandement de sa chute.

Pour l'affaire de Castro et de Ronciglione, elle était si chimérique qu'il suffira de raconter ici qu'ayant rencontré le P. Daubenton au palais, qui, d'un air instruit de tout, me demanda si Chavigny m'avait dit le sujet de son voyage, je ne jugeai pas à propos de lui parler d'autre chose que de l'indult, sur quoi le bon père se prenant à rire me répondit qu'il était assez plaisant de payer et de retirer ses dettes sur le fonds d'autrui, et riant encore plus fort, ajouta qu'il ne savait pas si cette voie accommoderait fort le roi et ses sujets. Je me mis à rire aussi, et je l'assurai que je laisserais cette fusée à démêler à qui en était chargé. Il me demanda ensuite avec quelque empressement si je ne savais rien de plus. Quoiqu'il pût être que Chavigny lui eût confié qu'il m'en avait parlé, j'aimai mieux me tenir fermé qu'entrer en affaire avec un homme dont les liaisons, ci-dessus expliquées, le jetaient très vraisemblablement dans une opinion toute différente de celle que j'avais prise, et dont je ne le ferais pas revenir, parce que les meilleures raisons échouent toujours contre celle des intérêts personnels et des cabales, et que, de plus, j'ignorais les sentiments du cardinal Dubois là-dessus. J'en sortis donc par lui dire que les fêtes du carnaval et les fonctions des premiers jours de carême ne m'avaient permis d'entretenir Chavigny qu'à la hâte.

Cette ignorance où j'étais de ce que le cardinal Dubois pensait sur ce passage de don Carlos en Italie, et sur cet étrange présent qu'il faudrait à ce prince que Chavigny avait lâché à Pecquet, m'embarrassa beaucoup. Dubois et Chavigny étaient si faux, si doubles, si consommés fripons et si parfaitement connus pour l'être qu'il n'y avait personne qui ajoutât la moindre foi en leurs discours; par-dessus cela, si sordidement intéressés, si ambitieux, si étrangement personnels, si profonds en leurs vues et leurs allures, si fort méprisant tout autre intérêt que le leur particulier, si excellemment impudents, et si étroitement liés de confiance par leur commune scélératesse, à laquelle tous moyens étaient bons, quels qu'ils pussent être, et si accoutumés aux voies les plus tortueuses que les serpents ne pouvaient être d'un plus dangereux ni d'un plus difficile commerce. Je ne pouvais donc allier ces deux choses si opposées: l'une que Chavigny fût venu en Espagne sans lettres de créance du cardinal Dubois; l'autre que, chargé de deux affaires par le duc de Parme, il n'eût d'ordre du cardinal que sur la première, et encore faible, et que sur l'autre, qui était si importante, non seulement il n'en eût point, mais que depuis dix mois qu'elle se tramait, et que Chavigny lui en écrivait, il n'en eût pas reçu là-dessus un seul mot de réponse.

Cette affection me semblait étrange, encore plus l'aveu très volontaire que Chavigny m'en faisait; et que, malgré un silence si opiniâtre, il osât mettre sur le tapis une affaire de cette conséquence, lui si mesuré, si froid, si circonspect, et si fort au fait de l'incomparable jalousie d'autorité du cardinal Dubois qui ne souffrait pas qu'une affaire de la plus petite bagatelle se traitât sans sa participation. Je soupçonnai donc là-dessus un jeu joué entre le maître et le valet que celui-ci savait bien ce qu'il faisait, et que l'autre avait ses raisons de le faire agir ainsi sans y vouloir paraître. Mais de pénétrer les raisons d'un homme qui n'agissait que par intérêt personnel, auquel il rapportait et soumettait sans bornes les plus grands intérêts de l'État, très souvent encore par fougue ou par caprice, c'était ce qu'il n'était pas possible de découvrir. Je n'osai donc hasarder de lui écrire de cette affaire. Il ne m'en avait écrit en aucune sorte, et son confident Chavigny se plaignait gratuitement à moi de n'en avoir pu tirer un seul mot de réponse là-dessus. Je n'avais donc aucun compte à rendre de ce dont je n'étais point chargé, et que je pouvoir ignorer; mais la chose me parut tellement importante que je ne pus pour cela m'en tenir quitte.

J'avais laissé Belle-Ile, ami intime de Le Blanc, duquel le cardinal Dubois se servait en toutes choses, en usage d'aller tous les soirs avec Le Blanc passer une heure chez le cardinal seuls avec lui, à parler de toutes sortes d'affaires. Mon fils aîné devait s'en retourner incessamment à Paris. Par lui, je fis à Belle-Ile une ample dépêche de tout ce que je viens d'expliquer et de raconter. Je le priai de la communiquer à Le Blanc, et de voir ensemble ce qu'ils pourraient faire pour empêcher l'exécution d'un projet, dont l'absurdité était la moins mauvaise partie. En même temps je fis prier Grimaldo par Sartine que je le pusse voir dès qu'il serait en état d'entendre un peu parler d'affaire qui pressait, et que ce fût même avant de recommencer d'aller travailler au palais. Il le fit en effet de très bonne grâce, et c'est la seule fois que je l'aie vu dans sa maison à Madrid. Je lui appris tout ce que j'avais su de Chavigny, et il me parut que je lui faisais grand plaisir. Il admira autant que moi ce manège apparent de silence obstiné du cardinal avec Chavigny sur le passage de don Carlos, et l'apparente témérité de cet intime confident de la traiter à Madrid sans ordre, instruction, ni lettre de créance.

Grimaldo n'avait pas besoin de cette touche pour former son opinion sur tous les deux. Nous continuâmes à nous déboutonner ensemble sur l'un et sur l'autre. De là je lui représentai au long tout ce que je viens d'expliquer de l'absurdité et des dangers de ce prématuré passage; surtout je ne lui laissai pas ignorer le mot de Chavigny, échappé à Pecquet, d'établissement présent pour don Carlos et lui, et lui en exposai toutes les conséquences. Grimaldo ne feignit point de s'ouvrir entièrement avec moi là-dessus et fut totalement de mon sentiment. Il me donna ensuite une plus grande marque de confiance, quoiqu'en me parlant plus obscurément de sa crainte d'un si funeste projet, mais qui pouvait flatter et éblouir; et comme j'étais au fait des intérêts, des liaisons, des cabales que j'ai ici rapportées, son discours, tout mesuré, tout enveloppé là-dessus, me fit sentir que j'étais parfaitement informé. Il me remercia de cette visite comme d'un service essentiel que je lui avais rendu pour le mettre au fait de ce que Chavigny lui proposerait, et le mettre en état de prévenir, et s'il le pouvait, de prémunir Leurs Majestés Catholiques là-dessus, et de les garantir du précipice. Il me rassura sur l'armement de Barcelone, qu'il me répondit être fait pour l'Amérique. Il fut encore quelques jours sans pouvoir aller au palais.

Pour achever cette matière de suite, Grimaldo me dit qu'il avait heureusement prévenu le roi et la reine, leur avait expliqué les embarras, puis les dangers où les jetterait ce passage qui, au mieux aller, ne pouvait apporter aucun fruit; et [qu'il avait] si bien combattu les raisons, dont il pouvait bien être que quelques gens se fussent déjà servis auprès d'eux, qu'il espérait tout à fait les maintenir dans la négative; d'autant plus qu'il les avait trouvés si choqués de l'arrivée de Chavigny, dont ils savaient les aventures et connaissaient la réputation, qu'il avait eu toutes les peines du monde à gagner sur le roi et la reine de ne pas trouver mauvais que je le leur présentasse, parce que je ne pouvais m'en dispenser sans me faire une affaire fâcheuse avec le cardinal Dubois qui me l'avait très particulièrement recommandé.

Le lendemain de cette conversation, je menai Chavigny au marquis de Grimaldo qui le reçut fort civilement, mais fort froidement; et le soir, comme Leurs Majestés Catholiques revenaient de la chasse, je le leur présentai à la porte de leur appartement intérieur. En effet le roi passa sans s'arrêter et sans tourner la tête vers lui, ni par conséquent vers moi qui le présentais, et sans dire un seul mot. La reine me dit quelque chose, pour me parler seulement et sans aucun rapport à Chavigny qu'elle ne regarda pas non plus. Quoique j'eusse lieu de m'attendre à une assez mauvaise réception, celle-ci la fut tellement et si marquée que j'en demeurai confondu. Chavigny, avec toute sa douce et timide effronterie, ne laissa pas d'en être embarrassé. Comme cela se passa en public, la cour et la ville en discoururent. Chavigny se garda bien de m'en parler, et moi à lui; mais il m'en parut mortifié pendant plusieurs jours. Cette présentation faite, il marcha par lui-même et je ne m'en mêlai plus. Il mangeait très souvent chez moi; j'en fus quitte pour des civilités et pour prendre pour bon le peu qu'il s'avisait quelquefois de me dire, ce qui n'allait à rien, et sans m'entremettre de la moindre chose. Il ne trouva pas mieux son compte avec Grimaldo sur l'indult que sur le passage. Ce ministre se moqua bien avec moi de cette vision du duc de Parme, et n'en rit pas moins qu'avait fait le P. Daubenton. Chavigny échoua donc sur l'affaire de l'indult et sur celle du passage de don Carlos en Italie. Il demeura néanmoins deux mois après moi à Madrid, soit que la cabale italienne l'y retînt dans l'espérance de faire enfin goûter ce projet à la reine, ou que le cardinal Dubois l'eût chargé de choses qui passaient Maulevrier, et qui ne sont point venues à ma connaissance, mais dont il n'a résulté aucun effet qui ait été aperçu.

CHAPITRE VII. §

Le duc de Bournonville, nommé à l'ambassade de France, en est exclus. — Je tente en vain d'obtenir la restitution de l'honneur des bonnes grâces de Leurs Majestés Catholiques au duc de Berwick. — Je tente en vain d'obtenir la grandesse pour le duc de Saint-Aignan. — Conduite étrange de la princesse des Asturies à l'égard de Leurs Majestés Catholiques. — Bal de l'intérieur du palais. — La Pérégrine, perle incomparable. — Illuminations; feux d'artifice admirables. — Leurs Majestés Catholiques en cérémonie à l'Atoche. — Raison qui me fait abstenir d'y aller. — Fête de la course des flambeaux. — Fête d'un combat naval.

Une autre affaire m'occupait en même temps. On avait su avant mon départ de Paris que le duc de Bournonville briguait fort à Madrid l'ambassade de France, dont Laullez avait fini son temps; et le cardinal Dubois qui ne voulait point absolument du duc de Bournonville, m'avait fort recommandé de n'oublier rien pour l'y traverser. J'eus si peu de temps entre mon arrivée à Madrid et le départ pour Lerma, et ce temps si occupé d'affaires, de fêtes, de cérémonial, de fonctions et de visites infinies que je n'eus pas celui d'entamer rien sur cette ambassade, dont je comptai avoir tout loisir à Lerma. Mais en arrivant au quartier que je devais occuper, je tombai malade le jour même, et la petite vérole, qui se déclara, me mit pour quarante jours hors de moyen de sortir de mon village. Pendant ce temps-là le duc de Bournonville bien averti de Paris, et qui me craignait fort pour son ambassade, intrigua si bien, qu'il se la fit donner et déclarer. Je reçus à Villahalmanzo une lettre du cardinal Dubois, dès qu'il eut appris cette nouvelle, pleine de regrets sur la lacune de ma petite vérole et de ma séparation de la cour, qui eût, à ce qu'il me disait, paré ce choix. De là, s'étendant sur le caractère du duc de Bournonville, sur ses liaisons intimes avec le duc de Noailles, et c'était là le principal point du cardinal, car la maréchale de Noailles et lui étaient enfants des deux frères, le cardinal se lamentait des inconvénients qui résulteraient sûrement de cette ambassade, et pour les cabales de la cour, et contre l'union si nécessaire des deux couronnes, que le duc de Bournonville et le duc de Noailles sacrifiaient à leurs vues et à leurs intérêts particuliers. Enfin il m'avançait que l'usage constant entre les grandes couronnes était de faire pressentir celle où il fallait un ambassadeur sur la personne qu'on pensait à y envoyer, afin de ne lui pas donner un ministre désagréable; à plus forte raison l'Espagne devait ce ménagement à la France, dans la position actuelle où les deux couronnes se trouvaient si heureusement ensemble. Il m'exhortait à faire valoir cette raison et de tâcher à faire révoquer une disposition si peu propre à entretenir l'amitié et l'union si désirable entre les deux branches royales et entre les deux cours. Il était vrai que la maréchale de Noailles, qui aimait fort sa maison, et en général à obliger, avait pris soin, tant qu'elle avait pu, de ce cousin germain qui était un arrière-cadet sans bien, et que le duc de Noailles l'ayant trouvé fort homogène à lui, ils s'étaient intimement liés depuis fort longtemps. Depuis que le duc de Noailles avait perdu l'administration des finances, quoique comblé en même temps des plus grandes grâces pour lui en adoucir l'amertume, il n'avait pu digérer la perte de ce grand emploi. Il s'était éloigné de ceux à qui il s'en prenait et de ceux qui lui avaient succédé. Dubois et d'Argenson étaient dans la plus grande liaison et ne s'éloignèrent pas moins du duc de Noailles. Ils ne songèrent qu'à le rendre suspect et à l'écarter de M. le duc d'Orléans, dont la confiance pour lui, tant qu'il avait eu les finances, leur était fâcheuse, dans la crainte des retours, tellement que cette liaison si étroite, formée à l'entrée de la régence, entre l'abbé Dubois, le duc de Noailles, Canillac et Stairs, formée avec tant d'art et de soin par Dubois pour s'ouvrir un chemin à la fortune, de délaissé qu'il était alors de M. le duc d'Orléans, et la liaison particulière du duc de Noailles avec lui pour s'en servir contre moi, et pour lui-même, lorsque Dubois, à leur aide, serait revenu sur l'eau; cette union se refroidit à mesure que Dubois sentit fortifier ses ailes et se changea en éloignement, quoique caché, depuis la perte de l'administration des finances. Outre ces raisons et celles du caractère du duc de Bournonville, que je crois avoir suffisamment expliquées ici en plus d'un endroit, le cardinal en avait une autre plus secrète et plus personnelle qu'il n'est pas temps de développer et qui m'était encore inconnue. Ce n'était pas une petite affaire que d'empêcher que l'ambassade de Bournonville eût lieu. Sa déclaration était pour le roi d'Espagne un engagement public : la rétracter était un affront à un homme qui, à la vérité, ne fut jamais à ces choses-là près, mais qui par sa dignité, sa naissance, sa charge, et la Toison qu'il portait, méritait plus d'égards. Je ne laissai pas de l'entreprendre, tant pour ne pas déplaire au cardinal Dubois, en choses qui m'étaient aussi indifférentes, que parce qu'en effet je ne pouvais que tout craindre pour l'union des deux cours d'un homme du caractère de Bournonville, asservi à Popoli, à Miraval, à toute la cabale italienne si ennemie de la France et de l'union, conduit par le duc de Noailles de même caractère que lui, et à qui tout serait bon pour rentrer en danse; enfin d'un homme haï et craint par le cardinal Dubois qui ne pourrait traiter qu'avec lui. Je représentai donc ce dernier inconvénient à Grimaldo. Je lui demandai quel choix on pouvait faire entre se servir d'un canal qui devait être plus que suspect en Espagne à tout ce qui en aimait les vrais intérêts, la grandeur et l'union avec la France, odieux à celui avec qui il aurait uniquement à traiter, et qui était le maître de toutes les affaires, ou faire une peine à un seigneur à qui on pouvait trouver d'autres emplois capables de le dédommager de celui où il était personnellement impossible qu'il pût réussir. Je lui parlais plus librement par l'amitié et la confiance qui s'était établie entre lui et moi, et plus hardiment par la connaissance que j'avais des cabales de cette cour, et que Grimaldo n'ignorait pas combien Bournonville était engagé avec ses ennemis. Je lui expliquai la situation où le cardinal Dubois était avec le duc de Noailles, et les intimes et anciennes liaisons de parenté, d'amitié, d'homogénéité qui étaient entre les ducs de Noailles et de Bournonville, et ce que la maréchale de Noailles était et dans sa famille et dans le monde; en un mot, que s'il voulait humeurs, caprices, brouilleries, dégoûts réciproques entre les deux cours, leur désunion certaine, il serait servi par un tel ambassadeur, avec lequel tout cela serait infaillible, tandis que les deux cours ne recevraient que satisfaction réciproque, intelligence, union de plus en plus resserrée dans le désir qu'elles en avaient l'une et l'autre en envoyant ambassadeur quel que ce fût, pourvu que ce fût un homme d'honneur, droit, de nulle cabale, uniquement attaché aux intérêts de l'Espagne, et à bien servir dans son emploi. Grimaldo goûta mes raisons, mais l'embarras fut d'en persuader assez Leurs Majestés Catholiques pour entraîner la reine, qui méprisait Bournonville comme faisaient tous ceux qui le connaissaient, mais qui avait les plus fortes protections auprès d'elles, à l'abandonner à cet affront. Je répondis que si Bournonville avait un grain de sens, il serait le premier à demander d'être déchargé d'une ambassade où il ne pourrait jamais réussir, à voir que le cardinal Dubois mettrait toute son industrie à faire retomber sur lui par l'Espagne même tous les fâcheux succès de ses négociations, à sentir que ce qui réussirait en toutes autres mains romprait entre les siennes, et qu'en prétextant santé, dépense, affaires, il pouvait remettre l'ambassade sans affront. Je donnai courage à Grimaldo; je lui dis qu'il n'y avait qu'à continuer Laullez qui servait l'Espagne à son gré, et qui était extrêmement agréable à notre cour, prétexter qu'il avait entamé des affaires qu'il n'était pas à. propos de changer de mains, et se donner ainsi tout le temps nécessaire de lui choisir un successeur qui lui ressemblât, et qui marchât sur ses mêmes errements. Enfin Grimaldo, convaincu de mes raisons, peut-être des siennes personnelles qui se trouvaient couvertes par les miennes, me promit merveilles et me les tint. Bournonville, qui m'accablait de souplesses et de bassesses, ne fut pas assez sage pour refuser. Il insista toujours, comptant sur la publicité de sa déclaration et sur le crédit de sa cabale. Il en fut la dupe, et ses Italiens avec lui, qui en furent outrés de dépit. Pour lui, il sentit le coup, et parut comme un condamné, mais il ne m'en fit que mieux, et me conjura sans cesse de détruire à mon retour lés préventions qu'on avait prises contre lui, et d'obtenir la permission du régent et du cardinal Dubois d'aller en France se justifier auprès d'eux. Il me faisait parler par tous ses amis, me raccrochait partout et me désolait en plaidoyers qui ne finissaient point. Cela dura jusqu'à la veille de mon départ, que je le trouvai tout tard qui m'attendait à mon carrosse, dans la cour du Retiro, où il me demanda une dernière audience, et quoi que je pusse faire m'y promena près de deux heures.

Si j'eus le bonheur de réussir en ces deux affaires, j'eus le malheur d'échouer en deux autres, dont la seconde surtout ne me tenait pas moins au coeur qu'avait fait la grandesse de mon second fils, seule cause de mon voyage en Espagne, et d'en avoir désiré et obtenu l'ambassade.

Sur la première il faut se souvenir que lorsque le cardinal Dubois embarqua M. le duc d'Orléans à faire si follement la guerre à l'Espagne pour faire sa cour aux Anglais, et obtenir son chapeau, le duc de Berwick accepta sans balancer le commandement de l'armée de Guipuscoa, prit des places et brûla la marine d'Espagne au Ferrol, qui était le grand objet des Anglais, ce que le roi d'Espagne, qui l'avait comblé lui et son fils aîné de bienfaits, ne put jamais lui pardonner. C'était ce pardon que le cardinal Dubois avait extraordinairement à coeur pour la même raison, qui m'était lors cachée, dont j'ai parlé de même sur autre chose, il n'y a pas longtemps. Par conséquent M. le duc d'Orléans, qui n'y entendait pas finesse, désirait aussi ce pardon, et l'un et l'autre me l'avaient très particulièrement recommandé, et m'en avaient écrit en Espagne depuis le plus fortement du monde. Le duc de Liria, qui le souhaitait ardemment avec grande raison, me pressait aussi là-dessus, tellement que j'en parlai à Grimaldo. Ce ministre me dit que je ne pouvais parler de cette affaire à personne qui l'eût plus à coeur que lui, par son ancien et véritable attachement pour le duc de Berwick, et pour la fidèle amitié qui était entre le duc de Liria et lui, mais que je ne devais point me tromper sur cet article; que le roi et la reine n'avaient encore rien rabattu de leur première indignation; qu'il leur en échappait de temps en temps des marques fort vives et telles que lui, qui les connaissait, se garderait bien de toucher cette corde auprès d'eux; qu'à mon égard, après cet avis, il n'avait rien à me dire, mais que je pouvais me régler là-dessus. Ce début me parut fâcheux. J'avais espéré de l'amitié de Grimaldo pour le père et le fils qu'il me frayerait un chemin que je n'aurais qu'à suivre. Son refus me le fit voir bien plus difficile que je ne m'y étais attendu. Je nie tournai vers le P. Daubenton sans lui parler de ma tentative. Mais j'eus beau lui parler conscience et son caractère de confesseur, il me fit toutes les protestations possibles pour le duc de Berwick et même pour le duc de Liria, me dit que c'était une affaire en quelque sorte d'État dans laquelle il ne devait point entrer de lui-même; m'en laissa entendre toute la difficulté, et me renvoya à Grimaldo, à qui aussi je me gardai bien de dire que j'en eusse parlé au confesseur, et que j'en avais été éconduit. Je lui dis seulement que réflexion faite je ne pouvais manquer à des ordres si précis; que je ne pouvais m'imaginer que Leurs Majestés Catholiques me pussent savoir mauvais gré de les exécuter; que je m'en acquitterais avec tout le respect, les mesures et l'attention à ne les point blesser que j'y pourrais mettre, qu'au pis aller, si je ne réussissais pas, j'aurais fait ce que je devais, et évité de me faire une affaire de l'inexécution d'ordres si précis et réitérés. Dans cet esprit, je demandai une audience. Je dis à Leurs Majestés Catholiques que j'avais à m'acquitter auprès d'elles d'un ordre de bouche avant mon départ, et réitéré très fortement depuis; que ce dont il s'agissait était une grâce que le roi et M. le duc d'Orléans avaient extrêmement à coeur d'obtenir de Leurs Majestés; qu'ils la leur demandaient avec toute la confiance qu'ils devaient prendre non seulement en leur générosité, mais encore en leur piété; que néanmoins Sa Majesté et Son Altesse Royale en prenaient encore une nouvelle de ce moment de réunion aussi parfaite et aussi intime de Leurs Majestés avec elles; et que Leurs Majestés se pouvaient assurer d'une reconnaissance parfaite si elles en obtenaient ce dont Sa Majesté et Son Altesse Royale étaient si véritablement touchées et qu'elles désiraient avec tant de passion. Ils me laissèrent tout dire, puis le roi me demanda ce que c'était donc que le roi et M. le duc d'Orléans lui demandaient. Je répondis: le retour de l'honneur de leurs bonnes grâces pour le duc de Berwick, qui ne se consolait point d'avoir eu le malheur de les perdre. À ce nom le roi rougit, m'interrompit, et me dit d'un air allumé et d'un ton ferme: « Monsieur, Dieu veut qu'on pardonne, mais il ne faut pas m'en demander davantage. » Je baissai la tête, puis regardant la reine comme pour lui demander assistance, je dis en rebaissant la tête: « Votre Majesté me ferme la bouche; et le respect m'empêchera de la rouvrir là-dessus, sans néanmoins éteindre les espérances que je mettrai toujours en la générosité et la piété de Votre Majesté. » Je me tus ensuite, comprenant bien à leur contenance qu'insister davantage serait sans autre fruit que les opiniâtrer et les aigrir. Après quelque silence, la reine parla d'autre chose, mais de simple conversation qui dura quelque peu, et l'audience finit de la sorte. Grimaldo, à qui je rendis ce qui s'était passé, n'en fut pas surpris: il me l'avait bien prédit. Le duc de Liria en fut très affligé, quoique toujours personnellement bien traités. L'un et l'autre, qui furent les deux seuls qui surent cet office, né jugèrent pas à propos que j'en reparlasse davantage. J'en pensais comme eux, et les choses en demeurèrent là.

La seconde affaire, la cour n'y avait nulle part et n'en avait pas même de connaissance. La duchesse de Beauvilliers qui par le mariage de sa fille au duc de Mortemart, dont elle était dans le repentir depuis longtemps, avait fait passer presque toute la fortune du duc de Beauvilliers sur ce gendre, était touchée après coup de voir Sa Grandesse sortie de sa maison. Elle m'en témoigna sa peine avant mon départ, et me pria de voir si je ne pourrais point obtenir une grandesse pour le duc de Saint-Aignan qui avait peu de biens et beaucoup d'enfants. J'aimais et je respectais extrêmement la duchesse de Beauvilliers, et M. de Beauvilliers était vivant et agissant dans mon coeur dans la dernière vivacité du sentiment le plus tendre et le plus rempli de vénération. Quoique le duc de Saint-Aignan ne m'eût jamais cultivé que suivant la mesure de son besoin, et que sa futilité me fût désagréable, il m'était cher, parce qu'il était frère du duc de Beauvilliers, et par cette raison, lui et tout ce qui porta son nom, me l'a été toute ma vie, sans nul égard à rien de tout ce qui aurait dû émousser les pointes de ce vif attachement. Je partis donc bien résolu de ne rien oublier pour le succès d'une chose que je désirais assez passionnément pour ne savoir de bonne foi ce que j'aurais choisi, si on m'eût donné en Espagne l'option de cette grandesse ou de la mienne. Les services et la reconnaissance pour de tels morts, et desquels ni des leurs on ne peut rien attendre, sont d'une suavité si douce, et jettent dans l'âme quelque chose de si vif, de si délicieux, de si exquis que nulle sorte de plaisir n'y est comparable et dure toujours, et je l'éprouve encore sur la charge de premier gentilhomme de la chambre que le duc de Mortemart avait eue du duc de Beauvilliers, sur laquelle j'ai raconté en son temps ce qui se passa. Plein de ce désir, j'en fis la confidence à Grimaldo, à qui, en peu de mots, j'en expliquai la cause pour qu'il ne crût pas cet office que je voulais rendre du nombre de ceux dont on se soucie peu, pourvu qu'on s'en soit acquitté, et qu'il sentit au contraire à quel point le succès m'en tenait au coeur. Sa réponse m'affligea. Après la préface de politesse et d'amitié, il m'avertit que je trouverais dans Leurs Majestés Catholiques un grand éloignement, parce que, outre que le duc de Saint-Aignan y avait donné lieu lui-même par force futilités, et petites choses pendant son ambassade à Madrid, où le soin tardif de sa parure avait souvent impatienté Leurs Majestés Catholiques, en attendant souvent fort longtemps qu'il fût arrivé pour ses audiences, le cardinal Albéroni, qui ne l'aimait pas, avait jeté dans leur esprit des impressions fâcheuses qui y étaient toujours restées, qui paraissaient toutes les fois que le hasard leur rappelait le nom de duc de Saint-Aignan, et qui formeraient un obstacle que j'aurais bien de la peine à surmonter, ce qu'il ne pouvait me cacher qu'il n'espérait pas. Je le pressai vainement d'en jeter quelques propos à Leurs Majestés Catholiques. Il m'assura que, bien loin de me préparer la voie, cela nuirait et les arrêterait au refus; au lieu que, s'il y avait un moyen de réussir, c'était la surprise et l'embarras de me refuser en face; que s'ils ne me refusaient ni n'accordaient, alors il m'offrait de venir de son côté à l'appui, et de m'y rendre tout le service qu'il lui serait possible. C'était parler raison; il fallut bien s'en contenter. Je cherchai à prendre un temps de satisfaction et de bonne humeur de Leurs Majestés Catholiques; un temps où la conduite de la princesse des Asturies, dont je parlerai bientôt, m'attirait leur confidence et de fréquents particuliers; un temps enfin où j'avais lieu de nie flatter que je leur étais personnellement fort agréable. L'extrême désir me faisait espérer sur ce que la duchesse de Beauvilliers avait été l'unique personne, en femmes et en hommes, dont le roi d'Espagne, la maison royale à part, m'eût demandé des nouvelles. Je pris donc des moments de pure conversation en tiers avec eux pour la jeter sur la jeunesse du roi d'Espagne, et par là sur le duc et la duchesse de Beauvilliers. J'excitai, tant que je pus, les souvenirs d'estime et d'amitié; puis me mettant sur la morale du renversement des fortunes les plus sagement et les mieux établies, je parlai de la perte des deux fils du duc de Beauvilliers, qui avait jeté toute sa fortune sur son gendre, dont les enfants privaient le duc de Saint-Aignan de la décoration que Sa Majesté avait donnée à sa maison. Je me tus quelques moments pour voir si le roi prendrait à ce discours; mais, son silence continuant, j'ajoutai que ce serait une grâce de sa générosité, et digne de son ancienne amitié pour le duc et la duchesse de Beauvilliers, de remettre la grandesse à sa destination première, et de l'accorder au duc de Saint-Aignan; et je dirais, si je l'osais, qu'un tel souvenir si dignement placé ferait un honneur infini à la gloire de Sa Majesté; que comblé comme je l'étais de ses bienfaits, j'oserais encore moins hasarder ma très humble et très instante intercession, mais que l'extrême désir que j'en avais me forçait d'avouer que ce serait pour moi la plus grande satisfaction de ma vie, égale, pour le moins, à celle que je ressentais des grâces qu'elle avait daigné de répandre sur moi. Pendant cette reprise j'aperçus le roi piétiner, comme il faisait toujours quand il voulait finir l'audience; et quand j'eus achevé, au lieu de me répondre, il se mit à tirer la robe de la reine, qui était le signal de me congédier, ce qu'elle fit fort poliment quelques moments après. Je sortis pénétré de douleur d'un silence et d'une fin d'audience de si mauvais augure. Je descendis tout de suite dans la cavachuela du marquis de Grimaldo, à qui je fis le récit de ce qui venait de se passer. Il n'en fut point surpris, et me répéta les mêmes choses qu'il m'avait dites du peu de disposition qu'il avait prévu que je trouverais. Au lieu de me plaindre du peu de digne souvenir que j'avais trouvé dans le roi d'Espagne de son gouverneur et de sa famille, au lieu de prier Grimaldo de faire quelque effort, je crus plus efficace et moins embarrassant pour lui de me contenter de lui exposer amèrement les motifs de mon désir, et de l'affliction où me jetait le mauvais succès qu'il avait eu, parce que je ne pouvais interpréter un silence si opiniâtre, suivi incontinent de l'impatience de finir l'audience, que comme un refus tacite. Je me répandis là-dessus si pathétiquement avec Grimaldo, sans lui faire même aucune sorte d'insinuation, qu'il me dit enfin de la meilleure grâce du monde qu'il ne manquerait pas de prendre son temps de parler à Leurs Majestés de la douleur où il m'avait vu au sortir de cette audience, et de faire tout ce qui lui serait possible pour le duc de Saint-Aignan. Je lui répondis que je n'aurais osé lui demander rien là-dessus; mais que cette offre si obligeante me comblait, et je l'embrassai de tout mon coeur. Mais ce ministre ne réussit pas plus que moi. Il en parla deux fois, il fut refusé, et à la dernière, le roi d'Espagne lui dit qu'après tout ce qu'il avait fait pour moi je devais être content. De sorte que Grimaldo me conseilla et me pria même par l'amitié qu'il avait pour moi de ne pas tenter l'impossible, et de ne me pas rendre désagréable à Leurs Majestés Catholiques en les pressant de nouveau de ce que très certainement elles ne feraient pas. Je le sentis bien moi-même, et je n'osai plus rien dire ni rien faire sur une chose que j'avais si ardemment désirée. Revenons maintenant à la princesse des Asturies.

Sa convalescence avançait, et son humeur se manifestait en même temps. Je sus par l'intérieur qu'elle résistait avec opiniâtreté à aller chez la reine, après tous les soins et les marques extraordinaires de bonté, les visites continuelles, qu'elle en avait reçues pendant sa maladie et qu'elle en recevait encore tous les jours. Elle ne voulait point sortir de sa chambre; elle s'amusait à sa fenêtre où elle se montrait en bonne santé.

Son appartement de plain-pied à celui de la reine n'en était séparé que par cette petite galerie intérieure dont j'ai souvent parlé, car elle était dans l'appartement qu'avait l'infante. Elle ne voulait plus écouter sur rien les médecins sur sa santé, ni ses dames sur sa conduite, et répondait même à la reine fort sèchement lorsqu'elle essayait à la ramener par les insinuations les plus douces. La reine même m'en parla et m'ordonna de la voir et de lui aider à la rendre plus traitable. Je répondis que je n'étais que trop informé de ce que j'étais très peiné qui fût; que je ne devais pas me flatter de pouvoir plus que Sa Majesté sur l'esprit de la princesse; et après un peu de conversation sur ce qu'elle croyait m'en apprendre, et que j'y eus ajouté ce que je sa vois de plus, qu'elle ne me nia pas, je pris la liberté de lui dire qu'il y avait aussi trop de bonté et de ménagement; que Sa Majesté gâtait la princesse; qu'il fallait la ployer sans retardement à ses devoirs, et que si dans l'excès de la patience de la reine, la considération de M. le duc d'Orléans y entrait pour quelque chose, non seulement je me chargeais de tout auprès de lui, mais que je répondais à Sa Majesté que non seulement il trouverait bon tout ce qu'il plairait à Sa Majesté de dire à la princesse, et de faire, mais que lui en serait aussi extrêmement obligé, parce que personne ne connaissait mieux que moi ses sentiments pour Leurs Majestés, combien il se sentait aise du retour de leurs bonnes grâces et désireux de les conserver, combien aussi il se sentait honoré du mariage de sa fille, combien, par conséquent, il désirait qu'elle sentît son bonheur et sa grandeur, et qu'elle s'en rendît digne par sa reconnaissance, son obéissance, ses respects pour Leurs Majestés et par une application continuelle non seulement à leur plaire et à répondre à leurs bontés, mais à deviner même tout ce qui pourrait la leur rendre plus agréable et à s'y porter continuellement; qu'outre que M. le duc d'Orléans regardait cette conduite comme le devoir de Mme sa fille le plus juste et le plus pressant, il le considérait aussi comme le seul fondement solide du bonheur de la princesse et comme ce qui pouvait le plus contribuer au sien, par savoir que sa fille ne fît rien qu'à leur gré, et par se pouvoir flatter de leur avoir fait un présent dont l'agrément pouvait contribuer à la continuation de leurs bontés pour lui-même et au resserrement de plus en plus de cette heureuse union qu'il avait toujours si passionnément désirée.

Ce discours fut fort bien reçu. La conversation s'étendit sur de pareils détails à ceux qui l'avaient commencée, et finit par des ordres fort exprès du roi et de la reine de voir souvent la princesse et de lui parler. La duchesse de Monteillano et les autres dames m'en pressaient continuellement. J'avais déjà vu la princesse bien des fois, même au lit; il n'y avait donc rien de nouveau à m'y voir retourner. D'ailleurs cette opiniâtreté à demeurer dans sa chambre perçait au dehors, parce qu'elle suspendait les fêtes qui étaient préparées, et que chacun attendait avec impatience. J'allai donc chez la princesse deux ou trois fois sans en avoir eu aucune parole que oui et non sur ce que je lui demandais de sa santé, et encore pas toujours. Je pris le tour de dire à ses dames devant elle ce que je lui aurais dit à elle-même; ses dames y applaudissaient, et y ajoutaient leur mot. La conversation se faisait ainsi devant la princesse, en sorte qu'elle lui était une véritable leçon, mais elle n'y entrait en aucune façon. Néanmoins elle alla pourtant une fois ou deux chez la reine, mais en déshabillé et d'assez mauvaise grâce.

Le grand bal demeurait toujours préparé et tout rangé dans le salon des grands et n'attendait que la princesse qui n'y voulait point aller. Le roi et la reine aimaient le bal, comme je l'ai dit ailleurs. Ils se faisaient un plaisir de celui-là, le prince des Asturies aussi, et la cour l'attendait avec impatience. La conduite de la princesse transpirait au dehors, et faisait le plus fâcheux effet du monde. Je fus averti du dedans que le roi et la reine en étaient très impatientés, et pressé par les dames de la princesse de lui en parler, j'allai chez elle et fis avec ses dames la conversation sur la santé de la princesse, qui apparemment ne retarderait plus les plaisirs qui l'attendaient. Je mis le bal sur le tapis; j'en vantai l'ordre, le spectacle, la magnificence, je dis que ce plaisir était particulièrement celui de l'âge de la princesse; que le roi et la reine l'aimaient fort, et qu'ils attendaient avec impatience qu'elle pût y aller. Tout à coup elle prit la parole que je ne lui adressais point, et s'écria comme ces enfants qui se chêment : « Moi, y aller! je n'irai point. — Bon, madame, répondis-je, vous n'irez point, vous en seriez bien fâchée, vous vous priveriez d'un plaisir où toute la cour s'attend à vous voir, et vous avez trop de raisons et de désir de plaire au roi et à la reine pour en manquer aucune occasion. »

Elle était assise et ne me regardait pas. Mais aussitôt après ces paroles, elle tourna la tête sur moi, et d'un ton le plus décidé que je n'en ouïs jamais: « Non, monsieur, me dit-elle, je le répète, je n'irai point au bal; le roi et la reine y iront s'ils veulent. Ils aiment le bal, je ne l'aime point; ils aiment à se lever et à se coucher tard, moi à me coucher de bonne heure. Ils feront ce qui est de leur goût, et je suivrai le mien. » Je me mis à rire, et lui dis qu'elle voulait se divertir à m'inquiéter, mais que je n'étais pas si facile à prendre sérieusement ce badinage; qu'à son âge on ne se privait pas si volontiers d'un bal, et qu'elle avait trop d'esprit pour priver toute la cour et le public de cette attente, encore moins à montrer un goût si peu conforme à celui du roi et de la reine, et qui paraîtrait si étrange à son âge et à son arrivée; mais qu'après cette plaisanterie le mieux était de ne prolonger pas plus longtemps une attente, dont le délai d'un bal, tout rangé et tout prêt depuis si longtemps, devenait indécent. Les dames m'appuyèrent, et la conversation entre elles et moi continua de la sorte sans que la princesse fît seulement contenance de nous entendre.

En sortant, la duchesse de Monteillano me suivit avec la duchesse de Liria et Mme de Riscaldalgre. Elles m'entourèrent hors de la porte de la chambre, et me témoignèrent leur effroi d'une volonté si arrêtée dans une personne de cet âge contre devoir et plaisir, et dans un pays où elle ne faisait que d'arriver, et toute seule parmi tous gens inconnus. J'en étais plus épouvanté qu'elles; j'en voyais des conséquences capables d'apporter de grandes suites. Mais j'essayai de les rassurer sur un reste de maladie et d'humeurs en mouvement qui pouvaient causer ce méchant effet, mais qui cesserait avec le retour de la pleine santé. Toutefois j'étais bien éloigné de m'en flatter. Je me gardai bien néanmoins de faire ce récit au roi et à la reine; mais comme ils me parlèrent du bal, et le roi surtout avec amertume sur la fantaisie de la princesse, je pris la liberté de lui dire que je n'imaginais pas qu'il se voulût gêner pour le caprice d'une enfant qui venait sûrement de sa maladie, ni priver sa cour et tout le public d'une fête aussi agréable et aussi superbe qu'était le premier bal que j'avais vu au palais, et que j'avouais qu'en mon particulier j'en serais affligé, parce que je m'en étais fait un fort grand plaisir. « Oh! cela ne se peut pas, reprit le roi, sans la princesse. — Et pourquoi donc, sire? lui répliquai-je. C'est une fête que Votre Majesté donne à sa joie et à la joie publique. Ce n'est pas à la princesse, quoique à son occasion, à régler les plaisirs de Votre Majesté, et ceux qu'elle veut bien donner à sa cour qui s'y attend et les désire. Si la princesse croit que sa santé lui permette, elle y viendra, sinon la fête se passera sans elle. »

Tandis que je parlais, la reine me faisait signe des yeux et de la tête de presser le roi, tellement que j'ajoutai que tout ce qui se faisait et se passait n'était et ne pouvait être que pour Leurs Majestés; qu'elles en étaient le seul objet et la décoration unique; que quelque grands princes que fussent les infants, ils n'y étaient que comme les premiers courtisans et pour illustrer l'assemblée, mais jamais l'objet; que la confiance dont Sa Majesté daignait m'honorer sur ce qui regardait la princesse m'engageait par devoir à supplier Leurs Majestés de considérer qu'il ne fallait pas accoutumer la princesse à croire que tout se fit pour elle, et que rien ne se pouvait faire sans elle; que plus la fête était digne de la présence de Leurs Majestés, plus cette leçon de la faire sans elle lui ferait impression; que je ne pouvais m'empêcher de regarder cela comme appartenant très essentiellement à une éducation si importante, et dont le bonheur de la princesse dépendait, en lui faisant sentir dès la première [occasion] qu'elle n'était rien, et qu'on se passait très aisément d'elle. La reine appuya fort ce discours; mais le roi ne répondant rien, elle tourna doucement la conversation ailleurs. En finissant l'audience, elle prit l'instant que le roi se retournait après ma révérence pour me faire signe de la tête et des yeux que j'avais bien parlé, et me montrant le roi du doigt et comme le poussant sur lui, elle me fit entendre de ne me pas rebuter. Cela fit que je me hâtai de dîner pour me trouver à leur sortie pour la chasse, et je demandai tout haut à la reine pour quel jour enfin serait le bal, dont j'avouais que je mourais d'envie. Elle me répondit avec action qu'il fallait le demander au roi, et lui demanda s'il m'avait entendu. Il lui répondit: Mais nous verrons. Ce court dialogue les conduisit au haut du petit degré qui était tout proche par où ils descendaient et remontaient toujours, et je demeurai au haut, parce qu'à peine y pouvait-on passer deux de front.

Le lendemain je trouvai moyen de leur parler en particulier sur quelque bagatelle, puis je remis le bal sur le tapis. La reine me dit en riant qu'il était vrai que j'en avais bien envie, et elle aussi, et se mit doucement à presser le roi. Comme il souriait sans répondre, je pris la liberté de leur dire que je les suppliais de se souvenir que j'avais pris celle de leur représenter que Leurs Majestés gâtaient la princesse; qu'aujourd'hui j'osais ajouter qu'elles s'en repentiraient; qu'elles y vaudraient remédier quand il n'en serait plus temps; que M. le duc d'Orléans en serait au désespoir, et que s'il pouvait avoir le même bonheur que j'avais d'être en leur présence, il leur parlerait là-dessus en même sens que moi, mais bien plus fortement, comme il lui convenait. Ce propos tourna par eux-mêmes la conversation sur de nouvelles bagatelles fort maussades d'opiniâtreté, de fantaisie, d'inconsidération pour ses dames, qui échappaient à la princesse, de la brèveté de ses visites chez Leurs Majestés, de la sécheresse de ses manières avec elles, sur quoi je les suppliai de me pardonner si je leur disais que c'était la faute de Leurs Majestés plus que d'une enfant qui ne savait ce qu'elle faisait, et qu'au lieu de l'accoutumer par leur trop de bonté à ne se refuser aucun caprice, rien n'était plus pressé ni plus important que de les réprimer, de lui imposer, de lui faire sentir tout ce qu'elle montrait ignorer à leur égard, et même à l'égard de ses dames; enfin l'accoutumer au respect et à la crainte qu'elle leur devait, à lire dans leurs yeux et jusque dans leur maintien leurs volontés, pour s'y conformer à l'instant et avec un air comme si c'était la sienne par l'empressement à leur obéir et à leur plaire. Tout cela fut encore poussé de ma part et raisonné de la leur assez longtemps, après quoi je me retirai. Je n'allais plus chez la princesse, et je le dis à Leurs Majestés, parce que j'en voyais l'inutilité. Je ne reparlai plus de bal à leur retour de la chasse, au passage de leur appartement dans la crainte de rebuter le roi. Le surlendemain je me trouvai à leur passage pour la chasse. Au sortir de l'appartement, la reine me dit qu'il n'y aurait point de bal; que l'ordre était donné d'ôter le préparatif qui était rangé depuis si longtemps, en me faisant des signes d'en parler encore au roi. Je lui dis donc que j'en serais désolé par le plaisir que je m'en étais fait, et que si j'osais je lui demanderais ce bal comme une grâce.

Ce dialogue conduisit à ce petit degré qui était tout contre. À l'entrée, la reine me fit signe de suivre. Je me fourrai donc à côté de celui qui lui portait la queue, lui parlant haut de ce bal pour que le roi, qui marchait devant elle, pût entendre. Un moment après elle se tourna à moi avec un air que je dirais penaud si on pouvait hasarder ce terme, et me fit signe de ne plus rien dire. Apparemment que le roi lui en avait fait quelqu'un là-dessus, car cette rampe était obscure, et je ne pus l'apercevoir. Au repos du degré, qui était assez long, la reine s'approcha du roi. Je demeurai où j'étais sans m'avancer. Ils se parlèrent bas, puis la reine m'appela, et quand je fus près d'elle: « Voilà qui est fait, me dit-elle, il n'y aura point de bal; mais pour s'en dépiquer, ce fut son terme, le roi en aura un petit ce soir, après souper, dans notre particulier, où il n'y aura que du palais, et le roi veut que vous y veniez. » Je leur fis une profonde révérence et mon remerciement, tout cela, arrêtés sur ce repos du degré. La reine me répéta: « Mais vous y viendrez donc ? » Je répondis à cet honneur comme je devais. Le roi me dit: « Au moins, il n'y aura que nous. » Et la reine continua: « Et nous danserons tout à notre aise et en liberté; » et tout de suite [ils] achevèrent de descendre, et je les vis monter en carrosse.

Le bal fut dans la petite galerie intérieure. Il n'y eut que les seigneurs en charge, le premier écuyer, les majordomes de semaine, la camarera-mayor, les dames du palais, les jeunes señoras de honor et caméristes. Le roi, la reine, le prince des Asturies s'y divertirent fort; tout le monde y dansa force menuets, encore plus de contredanses, jusque sur les trois heures après minuit que Leurs Majestés se retirèrent et le prince des Asturies. Ce fut là où je vis et touchai à mon aise la fameuse Pérégrine, que le roi avait ce soir-là au retroussis de son chapeau, pendant d'une belle agrafe de diamants. Cette perle, de la plus belle eau qu'on ait jamais vue, est précisément faite et évasée comme ces petites poires qui sont musquées, et qu'on appelle de sept-engueule et qui paraissent dans leur maturité vers la fin des fraises. Leur nom marque leur grosseur, quoiqu'il n'y ait point de bouche qui en pût contenir quatre à la fois sans péril de s'étouffer. La perle est grosse et longue comme les moins grosses de cette espèce, et sans comparaison plus qu'aucune autre perle que ce soit. Aussi est-elle unique. On la dit la pareille et l'autre pendant d'oreilles de celle qu'on prétend que la folie de magnificence et d'amour fit dissoudre par Marc-Antoine dans du vinaigre, qu'il fit avaler à Cléopâtre. Quoique l'appartement de la princesse des Asturies fit à l'un des bouts de cette galerie intérieure, elle ne parut pas un instant. Je ne prédis que trop vrai à Leurs Majestés Catholiques. La princesse en fit de toutes les façons les plus étranges, excepté la galanterie; et à son retour ici on eut le temps de voir quelle elle était, dans le peu d'années qu'elle a vécu veuve et sans enfants. J'ai rapporté ce bal tout de suite de ce qui regarde la princesse; il faut parler maintenant des autres fêtes qui furent données à l'occasion des doubles mariages.

Elles commencèrent le 15 février par une illumination et un feu d'artifice dans la place qui est devant le palais. J'ai déjà parlé ici de la surprenante beauté des illuminations d'Espagne. Les feux d'artifice ne leur y cèdent point. Ils durent plus d'une heure et ordinairement davantage dans joute leur plénitude, et dans une variation perpétuelle de paysages, de chasses, de morceaux d'architecture admirables, de places et de châteaux. Les fusées merveilleuses, innombrables à la fois, continuelles, les fleuves et les cascades de feu, en un mot, tout ce qui peut remplir et orner le spectacle et le rendre toujours surprenant ne cesse, ne diminue, ne s'affaiblit pas un moment, en sorte qu'on n'a pas assez d'yeux pour voir le tout ensemble. Nos plus beaux feux d'artifice ne sont rien en comparaison.

Le lendemain, Leurs Majestés Catholiques allèrent en cérémonie à Notre-Dame d'Atocha, telle qu'[elle] a été ici décrite ailleurs. Mais en celle-ci elles étaient dans un carrosse tout de bronze doré et de glaces, avec le prince et la princesse des Asturies sur le devant, et suivies de trente carrosses remplis de grands et de toute la cour. Je n'y fus point ni Maulevrier, comme nous n'y avions point été la première fois, sur l'avis du marquis de Montalègre, sommelier du corps, à qui je le demandai, mais qui ne m'en dit point la raison. J'appris, à l'occasion de celle-ci, que c'était parce que les grands étaient avertis de se trouver à ces cérémonies, et y avaient leurs places et non les ambassadeurs. J'aurais pu m'y trouver comme grand, ainsi que je faisais en d'autres fonctions où les ambassadeurs ne se trouvent pas; mais celle-ci était si solennelle et si marquée sur le double mariage que, n'y pouvant assister comme ambassadeur, je crus m'en devoir abstenir quoique grand. Au retour de l'Atoche, le roi passa par la place Major, tout illuminée, et s'y arrêta quelque temps. J'y étais à une fenêtre. Il trouva, en arrivant au palais, la place qui est devant, illuminée. J'avais eu l'honneur d'être admis sur le balcon de Leurs Majestés Catholiques et près d'elles au feu d'artifice dont j'ai parlé; mais je me retirai peu à peu à une autre fenêtre gardée pour mes enfants et ma compagnie, et je ne retournai au balcon du roi que pour en voir sortir Leurs Majestés et les accompagner à leur appartement.

On eut un autre jour, dans la place Major illuminée, un divertissement fort galant. La maison où j'étais était vis-à-vis de celle du roi, et de l'une à l'autre une lice entre deux barrières. Rien ne pouvait être plus brillant, plus rempli ni avec un plus grand ordre. Le duc de Medina-Coeli, le duc del Arco et le corrégidor de Madrid avaient chacun leur quadrille de deux cent cinquante bourgeois ou artisans de Madrid, toutes trois diversement masquées, c'est-à-dire magnifiquement parées en mascarades diverses, mais à visage découvert, tous montés sur les plus beaux chevaux d'Espagne avec de superbes harnais. Les deux ducs, couverts des plus belles pierreries, ainsi que les harnais de leurs admirables chevaux, étaient, ainsi que le corrégidor, en habits ordinaires, mais extrêmement magnifiques. Les trois quadrilles, leur chef à la tête, suivies de force gentilshommes, pages et laquais, entrèrent l'une après l'autre dans la place, dont elles firent le tour, et toutes leurs comparses, dans un très bel ordre et sans la moindre confusion, au bruit de leurs fanfares, celle de Medina-Coeli la première, celle del Arco après, puis celle de la ville. Les chefs, l'un après l'autre, se rendirent après les comparses sous le balcon de Leurs Majestés Catholiques, où étaient le prince et la princesse, les infants et leurs plus grands officiers, tandis que la brigade arrivait vis-à-vis, sous le balcon où j'étais. De cet endroit ils partirent deux à la fois, prenant chacun à l'entrée de la lice un grand et long flambeau de cire blanche, bien allumé, qui leur était présenté de chaque côté en même temps, d'où prenant d'abord le petit galop quelques pas, ils poussaient leurs chevaux à toute bride tout du long de la lice, et les arrêtaient tout à coup sur cul sous le balcon du roi. L'adresse de cet exercice, où pas un ne manqua, est de courir de front sans se dépasser d'une ligne ni rester d'une autre plus en arrière, tête contre tête et croupe contre croupe, tenant d'une main le flambeau droit et ferme, sans pencher d'aucun côté et parfaitement vis-à-vis l'un de l'autre, et le corps ferme et droit. La quadrille del Arco suivit dans le même ordre; puis celle de la ville. Chaque couple de cavaliers n'entrait en lice qu'après que l'autre était arrivée, mais partait au même instant, et à mesure qu'ils arrivaient ils prenaient leur rang en commençant sous le balcon du roi, et quand chacune avait achevé de courir, force fanfares en attendant que l'autre commençât. Les courses de toutes trois finies, leurs chefs en reprirent chacun la tête de la sienne, et dans le même ordre, mais alors se suivant toutes trois, firent leurs comparses et le tour de la place au bruit de leurs fanfares, sortirent après de la place et se retirèrent comme elles étaient venues. L'exécution en fut également magnifique, galante et parfaite, et dans un ordre et un silence qui en releva beaucoup la grâce, l'adresse et l'éclat.

On eut une autre fête dans la même place, avec la même illumination, que la cour vit de la même maison dans la place, et moi vis-à-vis dans celle d'où j'avais vu la course des flambeaux avec le nonce, Maulevrier et tout ce qui était de chez moi. J'ai expliqué ailleurs les places des grands, et comment les balcons des cinq étages de la place tout autour sont remplis et les toits chargés de peuple, ainsi que le fond de la place en foule, mais sans faire au spectacle le plus petit embarras. Ce fut un combat sur mer d'un vaisseau turc contre une galère de Malte, qui eut la victoire après deux heures de combat, le désempara et le brûla. L'eau était si parfaitement représentée, et les mouvements des deux bâtiments si aisés, leur manoeuvre si vive et si multipliée, les événements des approches et du combat si vifs, si justes, si variés, si souvent douteux pour la victoire, qu'on ne se doutait plus que ce fût un jeu qui se passait à terre. Le spectacle dura plus de deux heures et fut toujours également intéressant. Les agrès, les habillements, les armes, rien d'oublié, et tout représentait si naïvement un vaisseau turc et une galère maltaise, les services et les mouvements des combattants et des manoeuvres des gens de mer, qu'on ne pouvait se rappeler que tout cela fût factice. Jusqu'au vent favorisa la fête en dissipant la fumée de la mousqueterie et des bordées de canon. La mêlée de l'abordage fut surtout merveilleusement exécutée, repoussée et reprise à diverses fois. Enfin ce combat parut tellement effectif et sérieux que l'événement seul déclara la victoire.

Enfin il y eut encore un autre feu d'artifice, dans la place du palais, tout différent, mais tout aussi beau que le premier, où Leurs Majestés Catholiques me firent l'honneur de me retenir fort longtemps près d'elles sur leurs balcons.

CHAPITRE VIII. §

Buen-Retiro. — Morale et pratique commode des jésuites sur le jeûne en Espagne. — Je veux voir la prison de François Ier. — Délicate politesse de don Gaspard Giron. — Expédient de Philippe III contre l'orgueil des cardinaux. — Prison de François Ier. — Je vais voir Tolède. — Causes particulières de ma curiosité. — Contes et sorte de forfait des cordeliers de Tolède. — Différence de notre prononciation latine d'avec celle de toutes les autres nations. — Le carême fort fâcheux dans les Castilles. — Vesugo, excellent poisson de mer. — Église métropolitaine de Tolède. — Humble sépulture du cardinal Portocarrero. — Beauté admirable des stalles du choeur. — Chapelle et messe mosarabiques. — Évêques mêlés avec les chanoines sans aucune distinction. — Drapeau blanc au clocher de l'église de Tolède pour chaque archevêque ou chanoine devenu cardinal, qui n'en est ôté qu'à sa mort. — Députation du chapitre de Tolède pour me complimenter. — Ville et palais de Tolède. — Aranjuez. — Amusement de sangliers. — Haras de buffles et de chameaux. — Lait de buffle exquis.

Le carême mit fin aux fêtes, et Leurs Majestés Catholiques quittèrent le palais et allèrent habiter celui de Buen-Retiro. Ce fut aussi le temps de l'anniversaire de la feue reine dite la Savoyana, dans l'église de l'Incarnation, qui est grande et belle, quoique ce soit un couvent de religieuses. Les grands y furent invités à l'ordinaire, par conséquent mon second fils et moi, et non les ambassadeurs. Le banc des grands et le siège ployant du majordome-major du roi y étaient disposés comme en chapelle, mais sans prie-Dieu du roi, sans siège de cardinaux et sans banc d'ambassadeurs. Mais les majordomes du roi s'y trouvèrent debout à leurs places comme en chapelle, et le clergé, comme en chapelle, assis vis-à-vis des grands, et tous autres debout. Le duc d'Abrantès, évêque de Cuença, y fit pontificalement l'office dans une chaire à l'antique, dont j'ai fait la description, et donné la figure ici avec le plan de la séance du roi tenant chapelle. Il y eut la veille des premières vêpres; j'y allai avec le duc de Liria. Il n'y avait encore personne en place. Nous entrâmes dans la sacristie, où nous trouvâmes deux ou trois grands. Il s'y en amassa bientôt davantage, et quand nous fûmes une quinzaine, quelqu'un proposa d'aller prendre place et d'envoyer prier le prélat de commencer. Quand ce fut pour sortir de la sacristie, aucun ne voulut passer devant moi, et par conséquent [ils] me voulaient céder la première place sur le banc. Après quelques compliments, je leur dis que je leur parlerais comme me faisant un grand honneur d'être leur confrère; que j'avais en même temps ceux d'être ambassadeur et grand d'Espagne ; que si j'acceptais ce qu'ils avaient la bonté de m'offrir, cela ferait un exemple et fort aisément une règle pour d'autres cérémonies et pour d'autres ambassadeurs; que quelque estime que je fisse d'un si grand caractère, il n'était que passager; que je faisais bien plus de cas de la dignité solide, permanente, héréditaire de grand d'Espagne; et que par ces raisons je leur conseillais et les suppliais de passer cinq ou six devant moi pour entrer dans l'église et se placer sur le banc; que de cette façon il n'y aurait rien à dire, et qu'ils éviteraient un exemple qui pourrait leur devenir désagréable. Ils me remercièrent avec beaucoup de reconnaissance, et me crurent. Le duc de Medina-Coeli passa le premier, quatre ou cinq autres le suivirent, moi ensuite, puis les autres, et nous nous rangeâmes de même sur le banc. Aussitôt la musique du roi commença les vêpres, le prélat étant arrivé tout revêtu à son siège comme nous nous placions. Une vingtaine de grands arrivèrent ensuite les uns après les autres.

Le lendemain nous nous trouvâmes en bien plus grand nombre à la messe chantée par la musique du roi et célébrée par le même prélat. Ma politesse fit un grand effet à la cour; tous les grands m'en surent un gré infini, et beaucoup d'entre eux me le témoignèrent. Je n'étais point là comme ambassadeur, et je me crus en liberté et en raison d'en user de la sorte.

Le Retiro, dont je ne ferai point la description, parce que celles d'Espagne en sont remplies, est, à mon gré, un palais aussi magnifique que le palais de Madrid, plus grand et beaucoup plus agréable. Il a des cours, dont une est réservée, comme ici pour ce qui s'y appelle les honneurs du Louvre, où entrent les carrosses des cardinaux, des ambassadeurs et des grands seulement, et un parc admirable si les arbres y venaient mieux, et que l'eau des fontaines et des magnifiques pièces d'eau fût plus abondante. Rien ne ressemble tant, de tout point, à son parterre en face du palais, que celui de Luxembourg, à Paris: mêmes formes, mêmes terrasses, même contour et même tour de fontaines et de jets d'eau. Le mail y est admirable et d'une prodigieuse grandeur. J'ai observé qu'en cette saison, qui est toujours belle en Espagne, le mail succède tous les jours à la chasse, où le roi n'allait plus qu'un peu après Pâques; et j'ai aussi expliqué comment se passait ce jeu de mail et cette promenade, où j'allais presque tous les jours faire ma cour. Un jour que je vis la reine y prendre plusieurs fois du tabac, je dis que c'était une chose assez extraordinaire de voir un roi d'Espagne qui ne prenait ni tabac ni chocolat. Le roi me répondit qu'il était vrai qu'il ne prenait point de tabac; sur quoi la reine fit comme des excuses d'en prendre, et dit qu'elle avait fait tout ce qu'elle avait pu, à cause du roi, pour s'en défaire, mais qu'elle n'en avait pu venir à bout, dont elle était bien fâchée. Le roi ajouta que pour du chocolat il en prenait avec la reine les matins, mais que ce n'était que les jours de jeûne. « Comment, sire, repris-je de vivacité, du chocolat les jours de jeûne! — Mais fort bien, ajouta le roi gravement, le chocolat ne le rompt pas. — Mais, sire, lui dis-je, c'est prendre quelque chose, et quelque chose qui est fort bon, qui soutient, et même qui nourrit. — Et moi je vous assure, répliqua le roi avec émotion et rougissant un peu, qu'il ne rompt pas le jeûne, car les jésuites, qui me l'ont dit, en prennent tous les jours de jeûne, à la vérité sans pain ces jours-là, qu'ils y trempent les autres jours. » Je me tus tout court, car je n'étais pas là pour instruire sur le jeûne; mais j'admirai en moi-même la morale des bons pères et les bonnes instructions qu'ils donnent, l'aveuglement avec lequel ils sont écoutés et crus privativement à qui que ce soit, du petit des observances au grand des maximes de l'Évangile et des connaissances de la religion. Dans quelles ténèbres épaisses et tranquilles vivent les rois qu'ils conduisent !

Pendant le séjour de la cour au Retiro, le palais de Madrid était vide et je le voulus voir en détail. Je m'adressai pour cela à don Gaspard Giron, qui voulut bien se donner la peine de me promener partout. C'est encore une description que je laisse aux voyageurs et à ceux qui ont traité localement de l'Espagne; mais j'en donnerai un morceau que je n'ai rencontré nulle part.

En nous promenant, je dis à don Gaspard que je craignais sa politesse et qu'elle ne me privât de ce que je désirais voir principalement. Le bon homme m'entendit bien, car il était spirituel et fin; mais la galanterie espagnole lui fit faire le sourd. Il m'assura toujours qu'il ne me cacherait rien. « Je parie que si, señor don Gaspard, lui dis-je: la prison de François Ier? — Eh! fi! fi! señor duque, de quoi parlez-vous là? » Et [il] changea tout de suite de propos en me montrant des choses. Je l'y ramenai, et à force de compliments et de propos, je le forçai de m'accorder ma demande; mais ce fut avec des façons si polies, si honteuses, si ménagées qu'il ne se pouvait marquer plus d'esprit et de délicatesse. Il voulut que je me défisse de ce qui était avec moi, excepté M. de Céreste et ma famille; puis me mena dans une salle, très vaste par où nous avions passé, qui est entre la salle des gardes et l'entrée du grand appartement du roi. En attendant que les clefs fussent venues, qu'il avait envoyé chercher, il me montra deux enfoncements faits après coup, vis-à-vis l'un de l'autre, dans l'épaisseur de la muraille, qui avaient chacun un siège de pierre, tous deux égaux, dans l'enfoncement d'une fenêtre. Cette pièce avait quatre fenêtres de chaque côté sur la cour et sur le Mançanarez, et la muraille du côté du Mançanarez est si épaisse qu'elle fait de chaque fenêtre de ce côté-là comme un vrai cabinet enfoncé, tout ouvert. Après m'avoir fait remarquer et bien considérer ces deux sièges de pierre, il me demanda ce qu'il m'en semblait. Je lui dis que cette curiosité me paraissait fort médiocre et ne pas mériter la peine de la remarquer. « Vous allez voir que si, me répliqua-t-il, et vous en conviendrez tout à l'heure. » Il me conta alors que Philippe III, fatigué de l'orgueil de cardinaux qui prenaient un fauteuil devant lui dans leurs audiences, se mit à ne leur en plus donner que debout dans cette salle, en s'y promenant, et que, lassé ensuite d'être debout ou de se promener quand les audiences s'allongeaient, il fit creuser ces deux enfoncements avec ces sièges de pierre pour s'y asseoir d'un côté, le cardinal de l'autre, et de cette façon éviter le fauteuil. Et voilà où conduisent l'usurpation, d'une part, et la faiblesse, de l'autre. Il me dit ensuite, toujours en attendant les clefs, que François Ier avait d'abord été logé dans la maison, alors bien plus petite, où le duc del Arco demeurait actuellement, qu'on avait accommodée en prison, et qui est au centre de Madrid; mais qu'au bout de quelques mois, on ne l'y avait pas cru assez en sûreté; et que, le trouvant trop ferme sur les propositions qu'on lui faisait, on avait voulu le resserrer pour tâcher de l'ébranler, et qu'on l'avait mis dans le lieu qu'il m'allait montrer, puisque je m'obstinais si opiniâtrement à le voir.

Les clefs à la fin arrivées, et tout étant prêt à entrer, don Gaspard nous mena, tout au bas bout de cette salle, dans l'enfoncement de la dernière fenêtre sur le Mançanarez. Arrivé là, je regardai de côté et d'autre, et n'y aperçus point d'issue. Don Gaspard riait cependant et me laissait chercher ce que je ne trouvais point; puis il poussa une porte dans l'épaisseur du mur, du côté d'en bas de l'espèce de cabinet, dans l'épaisseur de la longue muraille, où était cette fenêtre, si artistement prise, et sa serrure tellement cachée qu'il n'était pas possible de s'en apercevoir. La porte était basse et étroite, et me présenta un escalier entre deux murs, qui ne l'était pas moins. C'était une espèce d'échelle de pierre, d'une soixantaine de marches fort hautes, ayant pourtant assez de giron, au haut desquelles, sans tournant ni repos, on trouvait un petit palier qui, du côté du Mançanarez, avait une fort petite fenêtre bien grillée et vitrée, de l'autre côté une petite porte à hauteur d'homme et une pièce assez petite avec une cheminée, qui pouvait contenir quelque peu de coffres et de chaises, une table et un lit, qui ne tirait de jour que, la porte ouverte, par la petite fenêtre vis-à-vis du palier. Continuant tout droit, on trouvait au bout de ce palier, c'est-à-dire quatre ou cinq pieds après la dernière marche, quatre ou cinq autres marches aussi de pierre -et une double porte très forte avec un passage étroit entre deux, long de l'épaisseur du mur d'une fort grosse tour. La seconde porte donnait dans la chambre de François Ier, qui n'avait point d'autre entrée ni sortie. Cette chambre n'était pas grande, mais accrue par un enfoncement sur la droite en entrant, vis-à-vis de la fenêtre, assez grande pour donner du jour suffisamment, vitrée, qui pouvait s'ouvrir pour avoir de l'air, mais à double grille de fer, bien forte et bien ferme, scellée dans la muraille des quatre côtés. Elle était fort haute du côté de la chambre, donnait sur le Mançanarez et sur la campagne au delà. Il y avait de quoi mettre des sièges, des coffres, quelque table et un lit. À côté de la cheminée, qui était en face de la porte, il y avait un recoin profond, médiocrement large, sans jour que de la chambre, qui pouvait servir de garde-robe. De la fenêtre de cette chambre au pied de la tour, au bord du Mançanarez, il y a plus de cent pieds, et tant que François Ier y fut, deux bataillons furent jour et nuit en garde sous les armes, au pied de cette tour, au bord du Mançanarez, qui coule tout le long et fort proche. Telle est la demeure où François Ier fut si longtemps enfermé, où il tomba si malade, où la reine sa soeur l'alla consoler, et contribua tant et si généreusement à sa guérison et à disposer sa sortie, et où Charles-Quint, craignant enfin de le perdre, et avec lui tous les avantages qu'il se promettait de tenir un tel prisonnier, l'alla enfin visiter, et commença à le traiter d'une manière plus humaine.

Je considérai cette horrible cage de tous mes yeux et de toute ma plus vive attention, malgré les soins de don Gaspard Giron à m'en distraire et à me presser d'en sortir. Souvent je ne l'entendais pas, tant j'étais appliqué à ce que j'examinais; souvent aussi en l'entendant je ne répondais point. Ils n'avouèrent ni ne désavouèrent que l'escalier ne fût gardé en dedans, et que cette chambre obscure sur le palier fût un corps de garde d'officiers. Enfin il ne manquait rien aux précautions les plus recherchées pour que François Ier ne pût se sauver.

Je pris ensuite cinq ou six jours pour un voyage que, dès en allant en Espagne, j'avais bien résolu de faire. Je voulus voir Tolède où plusieurs raisons de curiosité m'attiraient. Je voulais voir cette superbe église si renommée par son étendue et sa magnificence, tout ce qu'elle renferme de richesses, et ce clocher superbe, dont le revenu est de cinq millions. Je voulais voir le lieu où s'étaient tenus ces célèbres conciles de Tolède, d'où toute l'Église a adopté plusieurs canons, et si augustes par la science et la sainteté de presque tous les Pères qui les composèrent. Enfin je voulais voir et entendre le rit et la messe connus sous le nom de Mosarabiques qui ne sont plus conservés qu'à Tolède, où le grand cardinal Ximénès les a fondés pour toujours dans une chapelle de la cathédrale et dans les sept paroisses de la ville où on n'en célèbre point d'autres.

Cette liturgie, qui est latine, et qui, pour l'offertoire et le canon de la messe est, pour tout l'essentiel, [en] tout semblable à la messe d'aujourd'hui, c'est-à-dire à l'oblation, aux espèces, au memento des vivants et des morts, aux paroles et à la forme de la consécration, à l'ostension et à l'adoration de l'eucharistie et du calice consacré, à la communion et au même sens des différentes prières qui précèdent et qui suivent, même à la lecture de l'épître et de l'évangile, est un grand et précieux monument. C'est la messe qui se disait avant le sixième siècle, puisqu'elle est antérieure à la conquête d'une partie de l'Espagne par les Arabes, ou, comme on dit communément, par les Maures, dans les premières années du sixième siècle, excités et introduits par le comte Julien, outré de ce que Roderic, ou comme on le nomme plus communément, Rodrigue, roi d'Espagne, avait violé sa fille. Je pris donc mes mesures avec l'archevêque de Tolède, avec qui on a vu ici que j'étais en commerce fort particulier, et je fis ce petit voyage.

Quoiqu'il y ait près de vingt lieues, des environs de Paris, de Madrid à Tolède, des relais bien disposés m'y firent arriver en un jour, et de fort bonne heure. Le chemin est beau, ouvert, uni; mais Tolède est au pied et dans la montagne. En arrivant dans le faubourg qui est en bas, au pied d'un haut rocher, sur lequel est le reste de l'ancien château, on me fit tourner le dos à l'entrée de la ville, et aller aux Cordeliers, dont le couvent fut le lieu de l'assemblée de ces fameux conciles de Tolède. À peine eus-je mis pied à terre que les notables du couvent s'empressèrent autour de moi, et me firent d'abord remarquer une vieille fenêtre grillée du château, d'où ils me dirent que le roi Rodrigue avait vu la fille du comte Julien, qui demeurait dans l'emplacement d'un côté de leur maison, et que c'était là que ce prince s'était embrasé d'un amour qui avait été si funeste à lui et à toutes les Espagnes. Cette tradition sur cette fenêtre ne me fit pas grande impression, d'autant que la fenêtre et ses appartenances me parurent fort éloignées de plus de mille ans d'antiquité.

Ces moines me conduisirent dans leur église, qui, non plus que son portail, assez neuf, ne me semblèrent que fort communs. À peine y fus-je entré qu'ils m'arrêtèrent et me demandèrent si je n'apercevoir pas quelque chose de fort extraordinaire. Je vis un crucifix de grandeur naturelle, de relief, au lieu de tableau du grand autel, en caleçon et en perruque, comme ils sont presque tous en Espagne, qui ne me surprit point, parce que j'en avais vu beaucoup d'autres pareils. Comme je ne répondais point, cherchant des yeux ce qu'ils voulaient me faire remarquer: « Eh! les bras! » me dirent-ils. En effet, j'en vis un attaché à l'ordinaire, et l'autre pendant le long du corps. À mon, tour, je leur demandai ce que cela signifiait. Un grand miracle toujours existant, à ce qu'ils m'assurèrent d'un ton grave et dévot. Et aussitôt me contèrent, en supprimant toute date, ce qu'était alors cette église; qu'un riche bourgeois, ayant fait un enfant à une fille, sous promesse verbale de l'épouser, il l'avait nié et s'était moqué d'elle; mais qu'elle et ses parents, qui n'avaient point de preuve, l'engagèrent à s'en rapporter à ce crucifix, tellement qu'étant tous venus à l'église, suivis d'une foule de peuple, la fille et le garçon ne s'étaient pas plutôt présentés devant le crucifix que son bras gauche s'était détaché de la croix de soi-même, et doucement baissé et placé tel qu'il était demeuré depuis et que nous le voyons, sur quoi on s'était écrié au miracle, et le garçon avait épousé la fille.

Quoique à l'abri de l'inquisition par mon caractère d'ambassadeur, il fallait éviter de donner du scandale dans un pays aussi dominé par la superstition: j'avalai donc le plus doucement que je pus ce pieux conte que ces moines exaltaient et me pressaient d'admirer. Ils me menèrent faire un moment d'adoration au pied du grand autel, puis me firent faire le tour des chapelles de l'église, dont chacune avait ses miracles particuliers qu'il me fallut essuyer. D'une chapelle à l'autre je les priai de me mener à la salle des conciles, ou à ce qui en restait, qui était uniquement ce qui m'amenait chez eux. Ils me répondirent: « Tout à l'heure, mais encore cette chapelle-ci, car elle est bien remarquable. » Et il fallait y aller et entendre les miracles auxquels je me refroidissais beaucoup. Enfin, quand tout fut épuisé et qu'il fut question d'aller à la salle des conciles, ils me dirent qu'il n'en restait rien, et que depuis cinq ou six mois, ils en avaient abattu les restes pour y bâtir leur cuisine. Je fus saisi d'un si violent dépit que j'eus besoin de me faire la dernière violence pour ne les pas frapper de toute ma force. Je leur tournai le dos en leur reprochant cette espèce de sacrilège en termes fort amers. Je gagnai mon carrosse sans vouloir mettre le pied dans leur maison, et y montai sans leur faire la moindre civilité. Voilà ce que deviennent les monuments les plus précieux de l'antiquité, par l'ignorance, l'avarice ou la convenance, sans que la police ni que personne se mette en peine de les revendiquer et de les faire conserver. J'eus à celui-ci un regret extrême.

L'archevêque de Tolède m'avait engagé à loger chez lui, où j'allai descendre. Céreste, le comte de Lorges, mes enfants, l'abbé de Saint-Simon et son frère, l'abbé de Mathan, et deux officiers principaux de nos régiments étaient avec moi, et furent logés dans l'archevêché ou dans les maisons joignantes. J'y fus reçu par les deux neveux de l'archevêque, et servi par ses officiers qu'il y avait envoyés exprès. Les neveux étaient chanoines, et le cadet montrait de l'esprit et de la politesse; nous nous parlions latin. L'aîné, quoique inquisiteur, croyant que je lui parlais une autre langue qu'il n'entendait pas, me pria de me servir avec lui de la latine. C'est que nous autres, Français, prononçons le latin tout autrement que les Espagnols, les Italiens et les Allemands. À la fin pourtant il m'entendit. Ils ne manquèrent à rien de la plus grande civilité, sans se rendre le moins du monde incommodes. Le palais archiépiscopal n'est pas grand; toutes petites pièces assez obscures et vilaines, fort simplement meublées. Il est sur une petite place, latéralement au portail de la métropole. On nous servit un grand nombre de plats et trois services, rien du tout de gras; et nous fûmes servis de la sorte toujours soir et matin, mais le soir de toutes choses de collation.

Le carême est fort fâcheux dans les Castilles. La paresse et l'éloignement de la mer font que la marée est inconnue. Les plus grosses rivières n'ont point de poisson, les petites encore moins, parce qu'elles ne sont que des torrents. Peu ou point de légumes, si ce n'est de l'ail, des oignons, des cardons, quelques herbes. Ni lait ni beurre. Du poisson mariné, qui serait bon si l'huile en était bonne; mais elle est si généralement mauvaise qu'on en est infecté jusque dans les rues de Madrid, en carême, car presque tout le monde le fait, jeunes et vieux, hommes et femmes, seigneurs, bourgeois et peuple. Ainsi on est réduit aux oeufs de toutes les façons et au chocolat, qui est leur grande ressource. Le vesugo est l'unique poisson de mer qui se mange à Madrid. Il vient de Bilbao vers Noël, et tout le monde se félicite lorsqu'il commence à paraître. De figure et de goût il tient du maquereau et de l'alose, et a la délicatesse et la fermeté des deux. Il est excellent. On en mange les jours gras comme les maigres sans s'en lasser. Mais il commence à piquer dès le commencement du carême, et bientôt après on n'en peut plus manger. La chère que nous fîmes à Tolède n'était donc pas friande, à l'espagnole et fort grande, mais il était impossible de mieux.

Dès le matin, j'allai voir l'église ou plutôt les églises, car il s'en détache deux chapelles à angle égal, grandes comme des églises, qui s'appellent, l'une des anciens rois, l'autre des nouveaux rois, qui ont de magnifiques tombeaux, et chacune un grand et beau choeur de plain-pied devant le grand autel, et chacune un riche et nombreux chapitre, où l'office se fait comme dans la grande église, sans s'interrompre ni s'entendre réciproquement, toutes trois. La sacristie, pleine de richesses immenses, est vaste et pourrait passer pour une quatrième église. J'y vis la chape impériale de Charles-Quint, de toile d'or fort ample et à queue d'un pied, semée près à près d'aigles noires éployées, à double tête, le chaperon et les orfrois d'une étoffe qui paraît avoir été magnifique et surbrodée, avec une large attache de même étoffe et des agrafes d'or. On m'y ouvrit une armoire, entre bien d'autres, remplie des raretés les plus précieuses, au fond matelassé de laquelle était attachée la belle croix du Saint-Esprit de diamants, que le feu roi avait envoyée au cardinal Portocarrero, environnée d'un grand tour d'admirables diamants, d'où pendait la Toison d'or que portait Charles II d'ordinaire et qu'il donna peu avant sa mort à cette église: deux présents fort inutiles, comme ils sont.

Je ne m'arrêterai point ici à une description de structure ni de richesses, qui est un des plus curieux et des plus satisfaisants morceaux des relations et des voyages d'Espagne, et qui, seule et exacte, ferait plus d'un volume; je me bornerai à de simples remarques et en fort petit nombre. La tombe plate du cardinal Portocarrero est sans nul ornement dans le passage entre le choeur métropolitain et la chapelle des nouveaux rois, en sorte qu'elle est foulée aux pieds de tout le monde, avec cette seule inscription et sans armes: Hic jacet chais, pulvis, et nihil, suivant qu'il l'ordonna expressément; mais on a mis vis-à-vis sur la muraille une magnifique épitaphe en son honneur. L'église métropolitaine n'a point le défaut de presque toutes les églises d'Espagne. Le choeur y est de plain-pied, c'est-à-dire relevé de trois ou quatre marches plus que la nef, entre la nef et le grand autel, et fermé à peu près comme est celui de Notre-Dame, à Paris, mais le choeur et la nef presque le double plus longue et plus large, et haute à proportion. Le choeur a tout autour trois rangs de stalles, tous trois plus élevés l'un que l'autre, ce qui en fait un nombre prodigieux. Elles sont commodes, et tant les stalles que la boiserie entière, qui est fort élevée et richement travaillée, sont de bois précieux. Pas une stalle de trois rangs ne ressemble à une autre pour le travail. Le dossier, les côtés, les dessus des séparations, le devant de chaque stalle relevée, est d'une ciselure en bois plus finement travaillée et plus exactement recherchée que les plus belles tabatières d'or. Les sujets en sont pris de la vie de Ferdinand le Catholique et d'Isabelle, sa première femme, qui, par leur mariage, réunirent les couronnes d'Aragon et de Castille et leurs dépendances, et dont les conquêtes éteignirent la domination des Maures en Espagne; et comme rien n'y est oublié en aucun genre, jusques aux plus petites choses, les événements depuis leur naissance jusqu'à leur mort ont pu fournir à toutes ces stalles sans aucun vide. Il n'y en a aucune qui ne méritât plusieurs heures d'application à la considérer, et dont la rare beauté ne fit trouver ces heures courtes.

L'archevêque avait ordonné que, encore qu'on fût en carême, la messe mozarabique fût chantée et célébrée devant moi aussi solennellement que le jour de Pâques. Cette chapelle de la cathédrale, où cet office est fondé, a son choeur particulier et est vers le bas de la nef. On mit un prie-Dieu avec un tapis et quatre carreaux, deux en bas pour les genoux, deux en haut pour les coudes, pour mon second fils et pour moi, qui est le traitement des cardinaux, des ambassadeurs et des grands, dans toutes les églises d'Espagne. Cela était préparé du côté de l'évangile, tout près de l'autel, en sorte qu'étant à genoux je voyais pleinement dessus. Mon second fils et moi fûmes conduits sur ce prie-Dieu, et on donna seulement un carreau au comte de Larges, à Céreste, à mon fils aîné, à l'abbé de Saint-Simon et à son frère.

Je vis et j'entendis cette messe avec une grande curiosité et un extrême plaisir. Je ne la décrirai point ici, parce que je la vis telle que je l'ai lue décrite et expliquée dans le cardinal Bona et dans d'autres livres liturgiques. Elle se dit en latin, avec les ornements ordinaires, tant des célébrants que de l'autel. Il y a seulement toujours deux livres aux deux côtés sur l'autel: l'un est pour tout ce qui est de la messe, l'autre pour les collectes pour le peuple, qui sont fort multipliées, ainsi que les amen du choeur. Cela et la séparation de l'Eucharistie en quinze parties en croix sur la patène, en prononçant un nom de mystère sur chaque particule en la séparant et la posant, et dans la suite en prenant pour se communier chaque particule l'une après l'autre, en prononçant le même nom de mystère, rend la messe un peu plus longue que les nôtres; mais cela est peu perceptible à une grand'messe par le chant du choeur, qui allonge toujours.

De là je fus conduit au choeur, dont je voulus voir l'office, où je fus placé au bout le plus près de l'autel, et sur le devant de ma stalle et de celle de mon second fils, il y avait un tapis et des carreaux comme dans la chapelle mozarabe; les autres eurent chacun leur stalle et un carreau. Je remarquai avec surprise deux évêques en rochet et camail violet, avec leur croix au cou, dans les stalles parmi les chanoines, sans aucune distinction ni distance, et des chanoines également au-dessous et au-dessus d'eux. Il y avait des bancs disposés en travers dans le milieu, dans le large espace entre les stalles de chaque côté, où les chanoines se vinrent asseoir pour entendre le sermon d'un jacobin après l'évangile. Ces deux évêques s'y placèrent parmi les chanoines en leur rang d'ancienneté, comme ils étaient dans les stalles, sans distance, sans distinction, joignant les chanoines au-dessus et au-dessous d'eux. C'étaient deux évêques in partibus suffragants pour soulager l'archevêque dans ses fonctions épiscopales, comme confirmations, ordinations, consécrations des saintes huiles, etc. Ce qui me parut singulier fut une espèce de drapeau blanc arboré et flottant au plus haut du superbe clocher de cette église, qui est prodigieusement élevé, et d'une riche et admirable structure. Je crus qu'on était dans l'octave de la dédicace de l'église, mais on me détrompa bientôt en m'apprenant que ce drapeau était là pour le cardinal Borgia. C'est qu'aussitôt qu'un chanoine de Tolède, ou l'archevêque, devient cardinal, on met ce drapeau au clocher; et s'il arrive qu'il se trouve plusieurs chanoines cardinaux, on met un drapeau pour chacun d'eux, et le drapeau de chacun n'est ôté qu'à sa mort.

Au retour de l'église, et avant le dîner, on m'annonça deux chanoines qui venaient me complimenter au nom du chapitre. En même temps, je fus averti que l'un était un Pimentel, archidiacre de l'église de Tolède, par conséquent d'une des plus grandes maisons d'Espagne, et de la même que le comte de Benavente; que ce chanoine avait quatre-vingt mille livres de rentes de sa prébende, et qu'il avait refusé les archevêchés de Séville et de Saragosse; qu'il était aussi chef de l'inquisition du diocèse, et qu'il était accompagné d'un autre chanoine de qualité dont la prébende lui valait soixante mille livres de rente. C'étaient là des chanoines tant soit peu renforcés en comparaison des nôtres. Tout ce qui était avec moi, et beaucoup d'autres gens de la ville, dont le corps m'était venu saluer, les neveux et les principaux officiers de l'archevêque remplissaient la pièce où j'étais, où nous étions tous debout. Je fis quelques pas au-devant des deux chanoines; je leur fis donner deux sièges à côté l'un de l'autre, et j'en pris un vis-à-vis d'eux. Je les priai par signes de se couvrir, et nous nous couvrîmes tous trois, tout le reste debout, faute de sièges et de place. Les chanoines étoient en habit long avec un chapeau. Dès que je fus couvert, je me découvris et ouvris la bouche pour les remercier; à l'instant, le Pimentel, le chapeau à la main, se leva, s'inclina, me dit domine sans m'avoir donné l'instant d'articuler un seul mot, se rassit, se couvrit, et me fit une très belle harangue en fort beau latin, qui dura plus d'un gros quart d'heure. Je ne puis exprimer ma surprise ni quel fut mon embarras de répondre en français à un homme qui ne l'entendait pas. Quel moyen! en latin, comment faire? Toutefois, je pris mon parti; j'écoutai de toutes mes oreilles, et tandis qu'il parla, je bâtis ma réponse pour dire quelque chose sur chaque point, et finir par ce que j'imaginai de plus convenable pour le chapitre et pour les députés, en particulier pour celui qui parlait. Il finit par la même révérence qui avait commencé son discours, et je voyais en même temps toute cette jeunesse qui me regardait et riochait de l'embarras où elle n'avait pas tort de me croire.

Le Pimentel rassis, j'ôtai mon chapeau, je me levai, je dis domine. En me rasseyant et me couvrant, je jetai un coup d'oeil à cette jeunesse, qui me parut stupéfaite de mon effronterie, à laquelle elle ne s'attendait pas. Je dérouillai mon latin comme je pus, où il y eut sans doute bien de la cuisine et maints solécismes, mais j'allai toujours, répondant point par point; puis, appuyant sur mes remerciements, avec merveilles pour le chapitre, pour les députés et pour le Pimentel, à qui j'en glissai sur sa naissance, son humilité, son mépris des grandeurs, et son refus de deux si grands et si riches archevêchés. Cette fin leur fit passer mon mauvais latin, et les contenta extrêmement, à ce que j'appris. Je ne parlai pas moins longtemps que le Pimentel avait fait. En finissant par la même révérence, je jetai un autre coup d'œil sur la jeunesse, qui me parut tout éplapourdie de ce que je m'en étais tiré si bien. Il est vrai qu'elle n'admira pas mon latin, mais ma hardiesse et ma suite, parce que j'avais répondu à tout, et que je les avais après largement complimentés. Après quelques moments de silence, ils se levèrent pour s'en aller, et je les conduisis jusque vers le bout de la pièce suivante. Les neveux et l'assistance me félicitèrent sur mon bien-dire en latin. Ce n'était pas, je pense, qu'ils le crussent, ni moi non plus, mais enfin j'en étais sorti et quitte.

Nous dînâmes bientôt après. Le maître d'hôtel, les porteurs de plats, ceux qui nous donnaient à boire et des assiettes, ceux qui étaient au buffet, tous me semblaient des jésuites, à qui je n'osais demander mes besoins. J'ai déjà remarqué que tous les domestiques de l'archevêque de Tolède, même tous ses laquais, cochers et postillons, étaient tous vêtus en ecclésiastiques, sans aucune différence des prêtres, et que l'habit ecclésiastique est demeuré en Espagne précisément le même que celui que portent les jésuites, qui était l'habit de tous les ecclésiastiques du temps de saint Ignace, leur instituteur. L'après-dînée, j'allai visiter les deux chanoines qui m'étaient venus complimenter, qui, par politesse, firent dire qu'ils étaient sortis. De là je fus voir le palais de Tolède que Charles-Quint avait comme bâti de nouveau. Les troupes de l'archiduc y mirent le feu la dernière fois qu'elles abandonnèrent cette ville et les Castilles, et par le peu qui en est resté, on voit que ç'a été le plus grand dommage du monde, et la plus insigne brutalité. Je retournai ensuite à l'église que j'eus loisir de voir bien plus à mon aise que je n'avais pu faire le matin. On m'y arracha de chaque endroit pour m'en faire admirer d'autres. On y passerait bien du temps à satisfaire sa curiosité. On ne m'indiqua rien d'ailleurs à voir à Tolède: la ville est collée à une haute chaîne de montagnes; elle est toute bâtie sur un penchant fort roide, les rues étroites et obscures, en sorte que les voitures n'y peuvent presque aller. Elle est assez grande, impose par un air d'antiquité, et, quoique vilaine et sans aucune maison d'une certaine apparence, paraît beaucoup par la roideur de l'amphithéâtre qu'elle occupe, et qui la montre tout entière. Je n'y séjournai qu'un jour entier.

De Tolède, j'allai à Aranjuez, environ comme de Paris à Meaux. On me fit descendre et loger chez le gouverneur qui était absent, dans un grand et beau corps de logis, tout près du château, à droite en arrivant. C'est le seul endroit des Castilles où il y ait de beaux arbres, et ils y sont en quantité. De quelque côté qu'on y arrive, c'est par une avenue d'une lieue ou de trois quarts de lieue, dont plusieurs ont double rang d'arbres, c'est-à-dire une contre-allée de chaque côté de l'avenue. Il y en a douze ou treize qui arrivent de toutes parts à Aranjuez, où leur jonction forme une place immense, et la plupart percent au delà à perte de vue. Ces avenues sont souvent coupées par d'autres transversales, avec des places dans leurs coupures, et par leur grand nombre forment de vastes cloîtres de verdure ou de champs semés, et se vont perdre à une lieue de tous côtés dans les campagnes.

Le château est grand; les appartements en sont vastes et beaux, au-dessus desquels les principaux de la cour sont logés. Le Tage environne le jardin, qui a une petite terrasse tout autour, sur la rivière, qui est là étroite et ne porte point bateau. Le jardin est grand, avec un beau parterre et quelques belles allées. Le reste est coupé de bosquets, de berceaux bas et étroits, et plein de fontaines de belle eau, d'oiseaux et d'animaux, de quelques statues qui inondent les curieux qui s'amusent à les considérer. Il sort de l'eau de dessous leurs pieds: il leur en tombe de ces oiseaux factices, perchés sur les arbres, une pluie abondante, et une autre qui se croise en sortant de la gueule des animaux et des statues, en sorte qu'on est noyé en un instant, sans savoir où se sauver. Tout ce jardin est dans l'ancien goût flamand, fait par des Flamands que Charles-Quint fit venir exprès. Il ordonna que ce jardin serait toujours entretenu par des jardiniers flamands sous un directeur de la même nation, qui aurait seul le droit d'en ordonner, et cela s'est toujours observé fidèlement depuis. Accoutumés depuis au bon goût de nos jardins amenés par Le Nôtre, qui en a eu tout l'honneur, par les jardins qu'il a faits et qui sont devenus des modèles, on ne peut s'empêcher de trouver bien du petit et du colifichet à Aranjuez. Mais le tout fait quelque chose de charmant et de surprenant en Castille par l'épaisseur de l'ombre et la fraîcheur des eaux. J'y fus fort choqué d'un moulin sur le Tage, à moins de cent pas du château, qui coupe la rivière et dont le bruit retentit partout. Derrière le logement du gouverneur sont de vastes basses-cours, et joignant un village fort bien bâti. Derrière tout cela est un parc fort rempli de cerfs, de daims et de sangliers, où on est conduit par ces belles avenues; et ce pare est un massif de bois étendu, pressé, touffu pour ces animaux. Une avenue fort courte nous conduisit à pied sous une manière de porte fermée d'un fort grillage de bois qui donnait sur une petite place de pelouse environnée du bois. Un valet monta assez haut à côté de cette porte, et se mit à siffler avec je ne sais quel instrument. Aussitôt cette petite place se remplit de sangliers et de marcassins de toutes grandeurs, dont il y en avait plusieurs de grandeur et de grosseur extraordinaires. Ce valet leur jeta beaucoup de grain à diverses reprises, que ces animaux mangèrent avec grande voracité, venant jusque tout près de la grille, et souvent se grondant, et les plus forts se faisant céder la place par les autres, et les marcassins et les plus jeunes sangliers, retirés sur les bords, n'osant s'approcher ni manger que les plus gros ne fussent rassasiés. Ce petit spectacle nous amusa fort, près d'une heure.

On nous mena de là en calèche découverte, par les mêmes belles avenues, à ce qu'ils appellent la Montagne et la hier. C'est une très petite hauteur isolée, peu étendue, qui découvre toute la campagne et cette immense quantité d'avenues et de cloîtres formés par leurs croisières, ce qui fait une vue très agréable. Presque tout le planitre de cette hauteur est occupé par une grande et magnifique pièce d'eau, qui est là une merveille et qui n'aurait rien d'extraordinaire dans tout autre pays. Elle est revêtue de pierre, et porte quelques petits bâtiments en forme de galères et de gondoles sur lesquelles Leurs Majestés Catholiques se promènent quelquefois et prennent aussi le plaisir de la péché, cette pièce étant assez fournie pour cela du poisson qu'on a soin d'y entretenir. D'un autre côté, il y a une vaste ménagerie, mais rustique, où on entretient un haras de chameaux et un autre de buffles.

Des officiers du roi d'Espagne m'amenèrent le matin, comme je sortais, un grand et beau chameau, bien ajusté et bien chargé, qui se mit à genoux devant moi, pour y être déchargé d'une grande quantité de légumes, d'herbages, d'oeufs, et de plusieurs barbeaux, dont quelques-uns avaient trois pieds de long, et tous les autres fort grands et gros, mais que je n'en trouvai pas meilleurs que ceux d'ici, c'est-à-dire mous, fades et pleins d'une infinité de petites arêtes. Je fus traité aux dépens du roi, et je séjournai un jour entier. Ce lieu me parut charmant pour le printemps et délicieux pour l'été; mais l'été personne n'y demeure, pas même le peuple du village, qui se retire ailleurs et ferme ses maisons sitôt que les chaleurs se font sentir dans cette vallée, qui causent des fièvres très dangereuses et qui tiennent ceux qui en réchappent sept ou huit mois dans une langueur qui est une vraie maladie. Ainsi la cour n'y passe guère que six semaines ou deux mois du printemps, et rarement y retourne en automne. D'Aranjuez à Madrid le chemin est assez beau, à peu près de la distance de Madrid à l'Escurial. Mais, pour aller de l'une de ces maisons à l'autre, il faut passer par Madrid.

À mon retour, le roi et la reine me demandèrent comment j'avais trouvé Aranjuez. Je le louai fort, autant qu'il le méritait, et dans le récit de tout ce que j'y avais vu, je parlai du moulin, et que je m'étonnais comment il était souffert si proche du château, où sa vue, qui interrompait celle du Tage, et plus encore son bruit, étaient si désagréables, qu'un particulier ne le souffrirait pas chez lui. Cette franchise déplut au roi, qui répondit qu'il avait toujours été là, et qu'il n'y faisait point de mal. Je me jetai promptement sur d'autres choses agréables d'Aranjuez, et cette conversation dura assez longtemps. J'y mangeai du lait de buffle, qui est le plus excellent de tous et de bien loin. Il est doux, sucré, et avec cela relevé, plus épais que la meilleure crème, et sans aucun goût de bête, de fromage ni de beurre. Je me suis étonné souvent qu'ils n'en aient [pas] quelques-uns à la Casa del Campo, pour faire usage à Madrid d'un si délicieux laitage.

CHAPITRE IX. §

Réception de mon fils aîné dans l'ordre de la Toison d'or. — Indécence du défaut des habits de la Toison, et de la manière confuse des chevaliers d'accompagner le roi les jours de collier, qui sont fréquents. — Manière dont le roi prend toujours son collier. — Sa Majesté et tous ceux qui ont la Toison et le Saint-Esprit ne portent jamais un collier sans l'autre. — Nulle marque de l'ordre dans ses grands officiers, quoique d'ailleurs pareils en tout à ceux du Saint-Esprit. — Rang dans l'ordre; d'où se prend. — Le prince des Asturies est le premier infant qui ait obtenu la préséance. — Les chevaliers, grands ou non, couverts au chapitre. — Les grands officiers découverts. — Différence très marquée de leur séance d'avec celle des chevaliers. — Préliminaires immédiats à la réception. — Réception. — Épée du grand capitaine devenue celle de l'État. — Son usage aux réceptions des chevaliers de la Toison. — Singuliers respects rendus à cette épée. — Courte digression sur le grand capitaine. — Accolade. — Imposition du collier. — Révérences et embrassades. — Visites et repas. — Cause du si petit nombre de chevaliers espagnols. — Expédient qui rend enfin les ordres anciens et lucratifs d'Espagne compatibles avec ceux de la Toison, du Saint-Esprit, etc. — Fâcheux dégoût donné sur la Toison à Maulevrier, qui rejaillit sans dessein sur La Fare. — Mon fils aîné s'en retourne à Paris; voit l'Escurial. — Sottise des moines.

La santé de mon fils aîné qui ne se rétablissait point, et son impatience de quitter un pays où il avait toujours été malade, me pressait de le renvoyer. Sa santé et celle de la princesse des Asturies, qui voulut voir la cérémonie de la réception d'un chevalier de l'ordre de la Toison d'or, avait retardé la sienne. Rien ne s'y opposant plus, je pris ce temps de la faire faire, et voici quelle elle fut.

SÉANCE DU CHAPITRE DE L'ORDRE DE LA TOISON D'OR POUR LE CONFÉRER À UN NOUVEAU CHEVALIER.

1. Fauteuil du roi.
2. Carreaux à ses pieds.
3. Table ornée.
4. Son tapis.
5. Carreau aux pieds du prince des Asturies.
6. Banc des chevaliers.
7. Tapis dont ces bancs sont couverts.
8. 9. Lieu ou le grand écuyer et le premier écuyer viennent se mettre à genoux.
10. Tapis dont le parterre est couvert.
11. Lieu d'où la reine et la princesse des Asturies, etc., firent la cérémonie debout.
12. Lieu d'où je la vis avec beaucoup de seigneurs.
13. Banc nu et sans tapis pour le chancelier et les autres grands officiers de l'ordre.
14. Par où le parrain sort, rentre et amène le chevalier à recevoir.
Il faut remarquer que le fauteuil du roi n'est pas au milieu, mais un peu retiré sur la gauche à cause de la table, par le respect de ce qui est dessus.

Les habits de l'ordre de la Toison d'or appartiennent à l'ordre, qui les fournit en entier aux nouveaux chevaliers, à la mort desquels ils sont rendus à l'ordre, au lieu qu'en l'ordre du Saint-Esprit, dont l'habit est fait aux dépens de chaque chevalier et demeure à ses héritiers, le collier seul appartient à l'ordre, qui le lui prête sa vie durant, et est après sa mort rendu à l'ordre, ou mille écus d'or s'il se trouvait perdu. Quoique depuis le retour de Philippe II en Espagne, après la mort de Charles-Quint, ni lui ni aucun roi d'Espagne ne soit jamais retourné aux Pays-Bas, les habits de la Toison y étaient toujours demeurés, et furent perdus pour l'Espagne avec les Pays-Bas lorsque ces provinces tombèrent entre les mains des Impériaux après la bataille de Ramillies. On s'en soucia peu, mal à propos, en Espagne, parce qu'on y était accoutumé, dès Philippe II, à y faire des promotions de la Toison sans habits. D'ailleurs, la prétention de l'empereur, quelque mal fondée qu'elle fût, ayant toujours persisté sur la grande maîtrise de cet ordre, la restitution des habits aurait été nécessairement une matière inséparable de celle du droit à la grande maîtrise.

Ce défaut d'habits, qui eût pu être réparé si aisément en Espagne, en en faisant faire comme on y a fait des colliers, ne l'a point été, et on ne peut nier qu'il ne gâte extrêmement les cérémonies. Au moins ici, où, depuis 1662, qui est la dernière promotion faite aux Grands-Augustins suivant les statuts, au moins pour les habits, les chevaliers du Saint-Esprit ne paraissent en aucune cérémonie qu'en rabat et en manteau court, avec le collier par-dessus, ce qui fait au moins une cérémonie uniforme et dans un habit qui ne se porte qu'en ces occasions, si on s'est affranchi du grand habit de cérémonie qui, excepté des occasions fort rares depuis cette époque, n'est plus porté que par les chevaliers novices le jour de leur réception.

En Espagne, rien de plus indécent, où les chevaliers de la Toison d'or portent le collier de l'ordre toutes les fêtes d'apôtres, quelques autres grandes fêtes encore, aux chapitres de l'ordre, aux grandes occasions de cérémonies de la cour, par exemple à mon audience de la demande de l'infante. Chaque chevalier a son habit ordinaire, qui est l'habit entièrement français. L'un a un justaucorps brun, un autre noir, un autre rouge, un autre bleu. Celui-ci a de l'or, celui-là de l'argent. On est en velours ou en drap, en un mot à son gré et à sa manière, avec une perruque nouée, et une cravate, et le collier autour des épaules par-dessus le justaucorps. Ils se rendent ainsi chez le roi les uns après les autres, et l'attendent. Quand le roi sort de l'appartement intérieur, il s'arrête sur le pas de la porte. Les deux plus anciens chevaliers de la Toison se mettent à ses côtés, y reçoivent d'un valet intérieur, qui est derrière le roi, ses colliers de la Toison et du Saint-Esprit, qui se tiennent par de courtes chaînettes d'espace en espace, les lui mettent autour des épaules et les lui attachent. Et soit que le roi aille à la messe, à une audience de cérémonie d'ambassadeur, ou au chapitre, ils marchent en confusion comme tout autre jour qu'ils ne sont point en collier, et le remènent de même après en son appartement. S'il y a chapelle, les chevaliers qui ne sont point grands vont jusqu'à la porte et n'y entrent guère, parce qu'ils n'y sont point assis, et qu'ils n'y ont point de place. Ceux qui sont grands se mettent sur le banc des grands parmi les autres grands, tout à l'ordinaire, comme ils se trouvent et comme s'ils n'avaient point de collier. Tous les jours de collier, les chevaliers de la Toison, qui le sont aussi du Saint-Esprit, portent les deux colliers.

Le chancelier de l'ordre de la Toison, qui était lors le marquis de Grimaldo, et qui dans la suite fut chevalier de la Toison, et les autres grands officiers de l'ordre, dont pourtant je n'ai vu aucun, et qui sont aussi considérables et aussi respectés par leurs places de secrétaire d'État et de ministres que le sont les nôtres, ne portent aucune marque de l'ordre, ni sur eux, pas même aux chapitres, ni aux réceptions de chevaliers, ni à leurs armes. Nulle naissance, nulle dignité ne donne de préséance dans l'ordre de la Toison. Elle n'est affectée qu'à l'ancienneté dans l'ordre, et entre nouveaux chevaliers reçus en même promotion, par leur âge. Le prince des Asturies est le premier de sa naissance qui ait précédé les chevaliers plus anciens que lui. Le roi son père demanda même au chapitre de [le] lui accorder comme une grâce, et le chapitre opina et l'accorda; mais il ne fut que le premier à droite sur le même banc des chevaliers, coude à coude avec le chevalier son voisin, sans tapis autre que le tapis du banc sur lequel tous les chevaliers sont assis comme lui. La seule distinction que je lui vis est un carreau à ses pieds, plus petit et avec moins de dorure que celui qui était aux pieds du roi, mais vis-à-vis précisément du premier chevalier assis sur le banc de la gauche, car ils se rangent à droite et à gauche par ancienneté, en sorte que les plus anciens sont le plus près du roi, et ainsi de suite jusqu'aux deux derniers qui ferment le banc, où, dés qu'ils sont tous assis, le roi se couvre et tous les chevaliers en même temps, grands ou non, et demeurent couverts pendant toute la cérémonie. Le chancelier et les autres grands officiers de l'ordre s'asseyent aussi en même temps sur un banc de bois nu et sans tapis, placé vis-à-vis du roi, au bas bout à la fin des bancs des chevaliers, et ne se couvrent point pendant toute la cérémonie. C'est ainsi que j'y vis toujours le marquis de Grimaldo. La reine, la princesse des Asturies, leurs dames et leurs grands officiers, excepté le prince Pio, chevalier de la Toison, virent la cérémonie debout, en voyeuses, et arrivèrent en même temps que le roi. Je la vis de même avec beaucoup de seigneurs vis-à-vis d'elle, fort proches, et la vîmes très bien. Elle est assez longue, je vais tâcher de l'expliquer. L'heure fut donnée pour le.... .

Le duc de Liria, accompagné du prince de Masseran, aussi chevalier de la Toison, vint me prendre avec mon fils aîné dans son carrosse, attelé de quatre parfaitement beaux chevaux de Naples, et se mirent tous deux sur le devant, quoi que mon fils et moi pûmes faire. Mais ces beaux napolitains, qui sont extrêmement fantasques, ne voulurent point démarrer. Coups de fouets redoublés, cabrioles, ruades, fureurs, prêts à tous moments à se renverser. Cependant l'heure se passait, et je priai le duc de Liria que nous nous missions dans mon carrosse pour ne pas faire attendre le roi et tout le monde. J'eus beau lui dire que cela ne pouvait nuire à sa fonction de parrain, puisque nous étions dans son carrosse, et que ce n'était que par la force de la nécessité que nous en prendrions un des miens, il ne voulut jamais y entendre. Ce manège dura une demi-heure entière, au bout de laquelle les chevaux consentirent enfin à partir.

Tout mon cortège nous accompagnait et suivait, comme à ma première audience et comme à la couverture de mon second fils. Je voulais toujours faire voir aux Espagnols le cas que je faisais des grâces du roi d'Espagne et des honneurs de leur cour. Au milieu du chemin la fantaisie reprit aux chevaux de s'arrêter et de recommencer leur manège; moi à insister de nouveau à changer de carrosse, et le duc de Liria à n'en point vouloir ouïr parler. Cette pause néanmoins fut bien moins longue; mais comme nous partions vint un message du roi dire qu'il nous attendait. Enfin, nous arrivâmes, et dès que le roi en fut averti, il sortit, prit ses colliers de la manière que j'ai expliquée, traversa une pièce, entra dans une autre fort grande, où le chapitre était disposé. Il alla droit se mettre dans son fauteuil, et en même temps les chevaliers sur leurs bancs, en leur rang, comme je l'ai expliqué, et Grimaldo sur le sien, seul des grands officiers et pas un des petits, ainsi je n'ai point vu où ni comment ils se placent.

Pendant qu'ils se plaçaient, la reine, la princesse des Asturies, les infants et leur suite s'allèrent mettre debout où le chiffre le marque, et moi avec tout ce qui m'avait suivi, où le chiffre le marque, avec une vingtaine de seigneurs, et quelque peu de voyeurs se tinrent éloignés dans le bas de la salle par où nous étions entrés.

Tout ce que je viens de dire arrivé et rangé, la porte vis-à-vis du roi, par laquelle nous étions tous entrés, fut fermée, et mon fils aîné demeuré dehors avec beaucoup de gens de la cour. Alors le roi se couvrit et tous les chevaliers en même temps, sans qu'il le leur dit ni leur en fit signe, et en cet état le silence dura un peu plus d'un pater. Ensuite le roi proposa le vidame de Chartres pour être reçu dans l'ordre, mais en deux mots. Tous les chevaliers se découvrirent, s'inclinèrent sans se lever, et se couvrirent. Tout ce qui était spectateur, et la reine même, qui n'avait point de siège près d'elle, n'étaient là que comme n'y étant pas, parce que le chapitre doit être secret, et n'y avoir personne que les chevaliers. Ainsi je ne fis aucune révérence qu'à la reine, qui eut la bonté de me faire des signes de compliments et de satisfaction. Après ce silence, le roi appela le duc de Liria, qui se découvrit et s'approcha du roi avec une révérence, qui lui dit sans se découvrir: Allez voir si le vidame de Chartres ne serait point ici quelque part. Le duc de Liria fit une révérence au roi sans en faire aux chevaliers, quoique découverts en même temps que lui, sortit et la porte fut refermée, et les chevaliers couverts. Il sera souvent parlé de révérences; mais il faut entendre toutes celles-ci, ainsi que les deux que le duc de Liria venait de faire, des mêmes révérences qui se font ici aux réceptions des chevaliers du Saint-Esprit et en toutes les grandes cérémonies.

Le duc de Liria demeura près d'un demi-quart d'heure dehors, parce qu'il est censé que le nouveau chevalier ignore la proposition qui se fait de lui, et que ce n'est que par un pur hasard qu'on le trouve quelque part dans le palais, ce qui ne se peut faire si promptement. Si on avait des habits de la Toison en Espagne, ce chapitre ne serait que préliminaire, et il y en aurait un second, au bout de quelque temps, à la porte duquel le chevalier admis se trouverait et serait introduit par son parrain aussitôt que le chapitre serait assis en place. Le duc de Liria rentra et aussitôt la porte fut refermée, et de la même façon qu'il s'était approché du roi, il lui dit que le vidame de Chartres était dans l'autre pièce.

Le roi lui ordonna d'aller demander au vidame s'il voulait accepter l'ordre de la Toison d'or et y être reçu, et pour cela s'engager à en observer les statuts, les devoirs, les cérémonies, en prêter les serments et se soumettre à tous les engagements que promettent tous ceux qui y sont reçus, et les promettre; enfin de se comporter en tout comme un bon, loyal, brave et vertueux chevalier. Le duc de Liria se retira et sortit comme il avait fait la première fois. La porte se ferma. Il fut un peu moins dehors, puis rentra. La porte se referma, et il se rapprocha du roi comme les autres fois, et lui apporta le consentement et le remerciement du vidame. Hé bien! répondit le roi, allez le chercher et l'amenez. Le duc de Liria se retira comme les autres fois, sortit et aussitôt rentra, ayant mon fils à sa gauche. La porte ouverte, le demeura et entra qui voulut, et se jeta où il put pour voir la cérémonie.

Le duc de Liria entra au chapitre, suivi de mon fils, par l'endroit du chiffre marqué, et le conduisit aux pieds du roi, puis alla s'asseoir à sa place. Mon fils s'était doucement incliné à droite et à gauche, entrant dans le parterre, aux chevaliers; et après avoir fait au milieu du parterre une inclination profonde, s'alla mettre à genoux devant le roi, sans quitter son épée, ayant son chapeau sous le bras et sans gants. Les chevaliers, qui s'étaient tous découverts à l'entrée du duc de Liria, se couvrirent lorsqu'il s'assit, et le prince des Asturies aussi, qui se découvrit et se couvrit toujours comme eux. Le roi répéta à mon fils les mêmes choses un peu plus étendues qu'il lui avait fait dire par le duc de Liria, et reçut sa promesse sur chacune, l'une après l'autre. Ensuite un sommelier de courtine, qui était debout, en rochet, derrière la table, présenta au roi, par derrière, entre la table et sa chaise, un grand livre ouvert, où était un long serment que mon fils prêta au roi, qui avait le livre ouvert sur ses genoux, et le serment sur d'autres papiers en français, sur le livre. Cela fut assez long. Ensuite mon fils baisa la main du roi, qui le fit lever et passer devant la table directement sans révérence, au milieu de laquelle il se mit à genoux, le dos au prince des Asturies, vis-à-vis le sommelier de courtine, qui lui montra la table entre deux, ce que et comment il fallait faire. Il se mit à genoux. Il y avait sur cette table un grand crucifix de vermeil sur un pied, un missel ouvert à l'endroit du canon, un évangile de saint Jean, et des papiers de promesses et d'autres de serments à faire et à lire en français, mettant la main tantôt sur le canon, tantôt sur l'évangile. Cela fut encore long; puis, sans détour ni révérence, il revint se mettre à genoux devant le roi.

Alors le duc del Arco, grand écuyer, et Valouse, premier écuyer, qui n'eurent la Toison que depuis, et qui étaient auprès de moi, partirent, le duc le premier, Valouse derrière lui, portant sur ses deux mains, avec un grand air d'attention et de respect, l'épée du grand capitaine, qui est don Gonzalve de Cordoue, qu'on n'appelle point autrement. Ils firent à pas comptés le tour par derrière le banc des chevaliers de la droite, tournèrent par derrière celui du marquis de Grimaldo, entrèrent dans le chapitre par où le duc de Liria était entré avec mon fils, coulèrent en dedans le long du banc des chevaliers à gauche, sans révérence, mais le duc s'inclinant, et Valouse sans aucune inclination, à cause du respect de l'épée; mais les grands ne s'inclinèrent point. Le duc, en arrivant entre le prince des Asturies et le roi, se mit à genoux, et Valouse derrière lui. Quelques moments après, le roi leur fit signe, Valouse tira l'épée du fourreau, le mit sous son bras, prit l'épée nue par la lame vers le milieu, en baisa la garde et la présenta au duc del Arco, toujours tous deux à genoux. Le duc la prit un peu au-dessus de ses mains, baisa la garde, la présenta au roi, qui, sans se découvrir, en baisa le pommeau, prit la garde des deux mains, la tint quelques moments droite; puis d'une main, mais presque aussitôt des deux, en frappa trois fois alternativement chaque épaule de mon fils, en lui disant: Par saint Georges et saint André, je vous fais chevalier. Et les coups tombaient assez pesamment par le grand poids de l'épée. Pendant que le roi en frappait, le grand et le premier écuyer étaient toujours à genoux en la môme place. Elle fut rendue comme elle avait été présentée et baisée de même. Valouse la remit dans le fourreau, après quoi le grand écuyer et lui se levèrent, et s'en allèrent comme ils étaient venus.

Cette épée, avec sa poignée, avait plus de quatre pieds, la lame large en haut de quatre gros doigts, épaisse à proportion, diminuant de largeur et d'épaisseur insensiblement jusqu'à la pointe, qui était fort fine. La poignée me parut d'un vieux vermeil travaillé, longue et fort grosse, ainsi que le pommeau; la croisière longue et les deux bouts larges, plats, travaillés, point de branche. Je l'examinai fort, et je ne la pus lever en l'air d'une main, encore moins la manier avec les deux que fort difficilement. On prétend que c'est l'épée dont se servait le grand capitaine, avec laquelle il avait tant remporté de victoires.

J'admirai la force des hommes de ces temps, à quoi l'habitude de jeunesse faisait, je crois, beaucoup. Je fus touché d'un si grand honneur fait à sa mémoire, que son épée fût devenue l'épée de l'État, et que, jusque par le roi même, il lui fût porté un si grand respect. Je répétai plus d'une fois que si j'étais le duc de Sesse, qui en descend directement par femme, car il n'y en a plus de mâles, il n'y a rien que je ne fisse pour obtenir la Toison, afin d'avoir l'honneur et le plaisir sensible d'être frappé de cette épée, et avec un si grand respect pour mon ancêtre. Tout grand capitaine qu'il fût, il ne chassa les Français du royaume de Naples que par la perfidie la plus insigne et la plus sacrilège; et quand son maître, plus perfide que lui encore, n'en eut plus besoin, il le retira en Espagne, où, en arrivant, jaloux et soupçonneux de l'honneur si singulier, on peut dire si étrange, après ce qu'il avait fait aux François, que Louis XII lui fit de le faire manger à sa table au dîner qu'il donna à Ferdinand le Catholique et à Germaine de Foix, que Ferdinand venait d'épouser en secondes noces, à l'entrevue de Savone, ce prince ingrat, en arrivant en Espagne, l'accabla de tant de dégoûts qu'il le força de se retirer loin de sa cour, où il mourut bientôt après de chagrin. Mais revenons à la cérémonie après cette petite digression qui m'a si naturellement échappé.

L'accolade donnée par le roi après les coups d'épée, nouveaux serments prêtés à ses pieds, puis devant la table, comme la première fois, et ce dernier encore plus long, après quoi mon fils revint se mettre à genoux devant le roi, mais sans plus rien dire. Alors Grimaldo se leva, et sans révérence sortit du chapitre par sa gauche, coula par derrière le banc droit des chevaliers, prit le collier de la Toison, qui était étendu au bout de la table. En ce moment le roi dit à mon fils de se lever et de demeurer debout en la même place. En même temps le prince des Asturies et le marquis de Villena se levèrent aussi et s'approchèrent de mon fils, tous deux couverts, et tous les autres chevaliers demeurant assis et couverts. Alors Grimaldo, passant entre la table et le siège vide du prince des Asturies, présenta debout le collier au roi, qui le prit à deux mains, et cependant Grimaldo, passant par derrière le prince des Asturies, s'alla mettre derrière mon fils. Dès qu'il y fut, le roi dit à mon fils de s'incliner fort bas sans se mettre à genoux, et dans ce moment le roi s'allongeant sans se lever, lui passa le collier et le fit se redresser aussitôt, et prit le collier par devant, tenant seulement le mouton. En même temps le collier lui fut attaché sur l'épaule gauche par le prince des Asturies, sur l'épaule droite par le marquis de Villena, par derrière par Grimaldo, le roi tenant toujours le mouton.

Quand le collier fut attaché, le prince des Asturies, le marquis de Villena et Grimaldo, sans faire de révérence, ni qu'aucun chevalier se découvrît, allèrent se rasseoir en leurs places, et dans le même moment mon fils se mit à genoux devant le roi et lui baisa la main. Alors le duc de Liria, sans révérence, découvert, sans qu'aucun chevalier se découvrît, vint se mettre devant le roi, à la gauche, à côté de mon fils, et tous deux firent la révérence au roi; se tournèrent devant le prince des Asturies, lui firent la révérence, qui se leva en pied, et fit l'honneur à mon fils de l'embrasser, et dès qu'il fut rassis lui firent la révérence, puis se tournèrent devant le roi, lui firent la révérence; après devant le marquis de Villena, lui firent la révérence, qui se leva et embrassa mon fils, et se rassit, et ils lui firent la révérence, de là se tournèrent devant le roi, à qui ils firent la révérence ; puis devant le chevalier à côté du prince des Asturies, lui firent la révérence, qui se leva et embrassa mon fils et se rassit, lui firent la révérence, puis se tournèrent devant le roi, lui firent la révérence; allèrent devant le chevalier à côté du marquis de Villena, lui firent la révérence, qui se leva et embrassa mon fils et se rassit, lui firent la révérence, et ainsi à droite et à gauche alternativement, les mêmes cérémonies jusqu'au dernier chevalier, après quoi mon fils s'assit à côté, joignant et après le dernier chevalier, et se couvrit, et le duc de Liria retourna à sa place.

Pendant cette cérémonie des révérences si étourdissante pour ceux qui la font, le chevalier qui la reçoit et qui embrasse se découvre dès qu'ils sont devant lui, ne se lève que leur révérence faite, n'en fait point et reçoit assis la seconde révérence, après quoi il se couvre; tous les autres chevaliers ne se découvrent point. Le prince des Asturies observe ce qui vient d'être remarqué, tout comme les autres chevaliers. Mon fils, assis, couvert et en place dans le chapitre, le roi demeura plus d'un bon credo dans son fauteuil, puis se leva, se découvrit, et se retira dans son appartement comme il était venu. J'avais averti mon fils de se presser d'arriver devant le roi à la porte de son appartement intérieur. Il s'y trouva à temps et moi aussi, pour lui baiser la main et lui faire nos remerciements, qui furent fort bien reçus. La reine y arriva, qui nous combla de bontés. Il faut remarquer que la cérémonie de l'épée et de l'accolade ne se fait point à ceux qui, ayant déjà un autre ordre, l'ont ou sont censés l'avoir reçue, comme sont les chevaliers du Saint-Esprit et de Saint-Michel, et les chevaliers de Saint-Louis.

Leurs Majestés Catholiques retirées, nous nous retirâmes aussi chez moi, où il y eut un fort grand dîner. L'usage est, avant la réception, de visiter tous les chevaliers de la Toison, et lorsque le jour en est pris, de retourner chez tous les convier à dîner pour le jour de la cérémonie, où le parrain se trouve avec l'autre chevalier dont il s'est accompagné, les invite encore au palais avant d'entrer au chapitre, et aide au nouveau reçu à faire les honneurs du repas. J'avais mené mon fils faire toutes ces visites. Presque tous les chevaliers vinrent dîner chez moi, et beaucoup d'autres seigneurs. Le duc d'Albuquerque, que je voyais assez souvent, et qui s'était excusé du repas de la couverture de mon fils, sur ce qu'il s'était ruiné l'estomac aux Indes, me dit qu'il ne pouvait me refuser deux fois, à condition que je lui permettrais de ne manger que du potage, parce que les viandes étaient trop solides pour lui. Il vint donc et en mangea de six et assez raisonnablement de presque tous. Il se fit après des apprêtes de son pain, qu'il trempait légèrement dans tout ce qu'on servit de ragoûts à sa portée, desquelles il ne mangeait que l'extrémité, et trouvait tout cela fort bon. Il ne buvait que peu de vin avec de l'eau. Le dîner fut gai malgré le grand nombre. J'ai déjà remarqué que les Espagnols, si sobres, mangeaient autant et plus que nous chez moi, et avec goût, choix et plaisir; mais sur la boisson, fort modestes. Voici les noms de ceux qui, en tous pays, étaient alors chevaliers de la Toison d'or d'Espagne.

CHEVALIERS DE L'ORDRE DE LA TOISON D'OR D'ESPAGNE EXISTANTS EN 1722.

DE CHARLES II.


Le prince Jacques Sobieski. *Le comte de Lemos.
*Le duc de Bejar . Le prince de Chimay.*
Le duc de Lorraine. Le marquis de Conflans. Ce dernier était du comté de Bourgogne ; son nom est Vatteville.
*Le marquis de Villena.
L'électeur de Bavière. 8

DE PHILIPPE V.


Le prince des Asturies. M. d'Asfeld, depuis maréchal de France.
M. le duc d'Orléans. *Le prince Pio.
Le duc de Noailles.* Le prince de Robecque.
Le comte de Toulouse. Le marquis de Beauffremont.
Le maréchal duc de Berwick.* Le marquis d'Arpajon.
Le comte Toring, Le prince Fr. de Nassau.
*Le duc d'Albuquerque. Le maréchal de Villars.*
*Le duc de Popoli. Le duc de Bournonville.*
Le marquis de Lede.* *Le comte de Montijo.
Le prince Ragotzi. M. de Caylus.
Le marquis, depuis maréchal de Brancas.* * Le duc de Liria.
D. Lelio Caraffa.
Le prince de Masseran.* Le marquis Mari.
Le marquis de Béthune, depuis duc de Sully. Le duc de Ruffec, lors vidame de Chartres.
*Le duc d'Atri. 28

Nommés et non reçus.

MM. de Maulevrier et de La Fare, tous deux depuis maréchaux de France.

Trente-six chevaliers, et les deux nommés trente-huit, et [douze] colliers vacants.

Sur lesquels quatre Espagnols, outre le prince des Asturies;

Quatre Flamands et un Franc-Comtois, et six Italiens des pays autrefois possédés par l'Espagne;

Treize Français ou comptés pour tels, dont deux au service d'Espagne; et six Allemands ou réputés tels, dont deux souverains .

Il y a lieu de s'étonner que, l'ordre de la Toison étant de cinquante chevaliers, le grand maître non compris, ni les grands officiers de l'ordre, et n'y pouvant y avoir aucun prélat, il y eût tant de colliers vacants. Mais ce qui l'est bien plus, est le si petit nombre d'Espagnols naturels, et le si grand nombre d'étrangers, surtout de Français.

Revenons à la raison de ces choses. Les ordres anciens d'Espagne, Saint-Jacques, etc., sont fort riches. Les plus grands seigneurs d'Espagne les ont toujours pris pour en obtenir les meilleures commanderies. La moindre noblesse et les domestiques principaux des grands seigneurs y sont admis comme eux, la plupart pour s'honorer, et dans l'espérance aussi des petites commanderies. Ces ordres étaient incompatibles avec la Toison et avec tous les autres ordres. Les grands seigneurs Espagnols préféraient presque tous l'utilité des commanderies à l'honneur de porter la Toison, et les rois d'Espagne en étaient bien aises et les entretenaient dans cet esprit pour avoir presque toutes les Toisons à répandre dans leurs États d'Italie et des Pays-Bas, et en donner aux empereurs de leur maison, tant qu'ils en voulaient, pour leur cour et pour les princes d'Allemagne. Ces deux raisons cessèrent avec la vie de Charles II, et par la guerre qui la suivit, qui fit perdre à Philippe V l'Italie et les Pays-Bas, qui étaient demeurés à l'Espagne.

Le premier engouement de l'avènement de Philippe V à la couronne d'Espagne donna aux plus grands seigneurs de l'émulation pour l'ordre du Saint-Esprit, pour signaler leur attachement à la maison nouvellement régnante, et porter une distinction qui montrait la considération et la faveur qu'ils en avaient acquises. Bientôt la difficulté de parvenir à l'ordre du Saint-Esprit, par la rareté des colliers accordés à l'Espagne, donna du goût aux grands seigneurs, qui, de toute nation, étaient attachés à la cour ou au service de Philippe V, pour la Toison, dont ce prince disposait par lui-même, et dont le retranchement des États de Flandre et d'Italie le rendait moins avare pour sa cour. Mais l'intérêt des commanderies des ordres anciens d'Espagne les gênait par la nécessité d'opter entre le profit et l'honneur. Ce fâcheux détroit les engagea à chercher des moyens de réunir l'un à l'autre; et comme les papes se sont peu à peu emparés en Espagne de ce qui est le moins de leur dépendance, entre autres de l'ordre de la Toison, par la confirmation qu'ils se sont arrogés d'en faire, et que les rois d'Espagne ont bien voulu souffrir, cette union de l'honneur et du profit d'ordres incompatibles parut enfin possible à ceux qui la désiraient, en s'adressant à une cour qui avait su jeter le grappin sur les uns et sur les autres, et où rien n'était impossible pour de l'argent. La négociation en fut donc entreprise à Rome, qui, par ses politiques lenteurs, en fit acheter le succès au prix qu'il lui plut d'y mettre. Il y fut donc réglé qu'elle ne refuserait aucune dispense, à ceux qui avaient les anciens ordres d'Espagne et qui en possédaient des commanderies, d'accepter tous les autres grands ordres auxquels ils pourraient être nommés, en payant une annate à Rome lorsqu'ils recevraient ces autres ordres et tous les cinq ans une autre annate; moyennant quoi les anciens ordres d'Espagne ni leurs commanderies n'étant plus un obstacle pour la Toison et pour le Saint-Esprit, ces deux ordres devinrent l'objet du désir et de l'espérance de tout ce qui, à la cour ou dans le service d'Espagne, se flatta d'y pouvoir parvenir. Et comme cette grande affaire ne venait que d'être consommée à Rome lorsque j'arrivai en Espagne, je ne trouvai aussi que ce peu de chevaliers espagnols et ce grand nombre de colliers vacants, qui peu à peu furent presque tous bientôt remplis.

Cette autorité qu'on avait laissé prendre aux papes sur l'ordre de la Toison fournit aux Espagnols une occasion de mortifier Maulevrier, qu'ils haïssaient avec raison, et qu'ils ne ménageaient pas plus qu'ils n'en étaient ménagés, d'autant plus désagréable que ce fut contre tout exemple. Il fut nommé chevalier de la Toison dès que les mariages furent déclarés et avant que je partisse de Paris. Il était commandeur de l'ordre de Saint-Louis. Ce fut là-dessus que les Espagnols l'arrêtèrent tout court. Ils prétendirent cet ordre incompatible avec celui de la Toison, et qu'il ne la pouvait recevoir que par une dispense du pape. Maulevrier, avare, qui vit que cette dispense lui coûterait de l'argent et du temps, se récria contre cette chicane. Il allégua le grand nombre de chevaliers du Saint-Esprit, et qui étaient aussi chevaliers de Saint-Louis, à quoi on n'avait point objecté cette difficulté pour recevoir la Toison. Il leur présenta même, dans la propre espèce dans laquelle il se trouvait, l'exemple de MM. de Brancas et d'Asfeld, commandeurs de l'ordre de Saint-Louis, comme il l'était, à qui on n'avait point proposé cette chicane. L'exemple était existant et péremptoire. Les Espagnols dirent que, si on s'était trompé à leur égard, ce n'était pas une raison de continuer cette erreur, et ne se cachèrent pas en même temps que ce n'était qu'une invention pour lui faire de la peine. Il se plaignit, il cria, il s'adressa au roi d'Espagne, il n'en fut autre chose malgré ses raisons sans réplique. Il lui fallut recourir à Rome, y payer, en essuyer les lenteurs, qui depuis six mois duraient encore, et que les Espagnols prenaient plaisir à allonger. Cette niche et quelque chose de plus ne le raccommoda pas avec eux ni eux avec lui, mais le contre-coup en tomba sur La Fare, qui n'y avait rien de commun, et à qui les Espagnols ne se seraient pas avisés de faire cette malice. Mais il était chevalier de Saint-Louis, et la difficulté qui accrochait la réception de Maulevrier dans l'ordre de la Toison d'or ne permit pas que La Fare, dans le même cas que lui, y fût reçu sans dispense, tellement qu'il s'en retourna près d'un mois avant moi à Paris, où il ne put recevoir la Toison que quelques mois après, des mains de M. le duc d'Orléans, par commission du roi d'Espagne.

Deux jours après que mon fils aîné eut reçu la Toison, il prit congé de Leurs Majestés Catholiques, etc., et partit pour Paris avec l'abbé de Mathan, qui voulut bien nous faire l'amitié de s'en aller avec lui. Ils passèrent par l'Escurial, qu'ils n'avaient point vu, chargés des lettres du roi d'Espagne, du nonce, de Grimaldo, pour le prieur du monastère, afin qu'ils fussent bien reçus et qu'on leur fît tout voir. Cela fut en effet très bien exécuté; mais l'appartement où Philippe II mourut leur demeura, comme à moi, inaccessible; et pour le pourrissoir, ils ne purent jamais obtenir qu'il leur fût ouvert. Les moines étaient encore fâchés des remarques que j'y avais faites sur le malheureux don Carlos, et crurent s'en venger par là.

CHAPITRE X. §

Honneurs prodigués à l'infante, et fêtes à son arrivée à Paris. — J'obtiens une expédition en forme de la célébration du mariage du prince et de la princesse des Asturies, dont il n'y avait rien par écrit. — Baptême de l'infant don Philippe. — L'infant don Philippe reçoit le sacrement de confirmation et l'ordre de Saint-Jacques. — Voyage très solitaire de quatre jours, à Balsaïm, de Leurs Majestés Catholiques. — Je reçois un courrier sur l'entrée des cardinaux de Rohan et Dubois au conseil de régence, et sur la sortie des ducs, du chancelier et des maréchaux de France du conseil de régence. — Manège du cardinal Dubois. — Il présente au régent un périlleux fantôme de cabale. — Lettre curieuse du cardinal Dubois à moi sur l'affaire du conseil de régence. — Néant évident de la prétendue cabale. — Dubois, par une lettre à part, veut que sur-le-champ j'en fasse part à Leurs Majestés Catholiques, en quelque lieu qu'elles fussent. — Second usage du fantôme de cabale pour isoler totalement M. le duc d'Orléans. — Artifices de la lettre du cardinal Dubois à moi. — Sa crainte de mon retour. — Moyens qu'il tente de me retenir en Espagne. — Autres pareils artifices du cardinal Dubois, qui me fait écrire avec plus d'étendue et de force par Belle-Ile. — Remarques sur la lettre de Belle-Ile à moi. — Je prends le parti de taire la prétendue cabale, de ne dire que le fait existant, et d'aller à Balsaïm. — Conversation avec Grimaldo.

Je ne m'étendrai point sur les honneurs prodigués à l'infante pendant son voyage et là son arrivée à Paris, encore moins aux fêtes dont elle fut suivie. J'étais trop loin pour les voir et pour m'en occuper. Je dis prodigués, parce qu'elle fut en tout et partout traitée comme reine, qu'elle fut même nommée et appelée l'infante reine, et qu'il ne lui manqua que le traitement de Majesté. Je ne compris rien à l'engouement auquel on s'abandonna là-dessus. M. le duc d'Orléans, glorieux sans la moindre dignité, refusait tout en ce genre, ou en faisait litière: les mesures et les bornes n'étaient jamais des choses auxquelles il voulut donner le plus court moment de penser et de régler. D'ailleurs, tout était abandonné au cardinal Dubois, de naissance et d'expérience fort éloigné d'avoir les plus légères notions du cérémonial, si ce n'était pour ce qui regardait les cardinaux. Il eut donc plutôt fait de se laisser aller à ces profusions d'honneur que d'y donner la moindre réflexion. Il crut faire sa cour en Espagne, et s'y porta avec d'autant plus d'impétuosité que ce fut en chose où l'Angleterre ne pouvait prendre aucun intérêt.

Le roi et la reine d'Espagne furent en effet très satisfaits, ainsi que toute leur cour, de tout ce qui se passa en France en cette occasion, c'est-à-dire de toutes les fêtes dont je leur rendis compte, qui marquait la joie et l'empressement, car, pour les honneurs, ils furent regardés comme dus et comme des choses qui ne pouvaient ne se pas faire. L'infante était fille de France comme fille du roi d'Espagne, et cousine germaine du roi, enfants des deux frères, et destinée à l'épouser. Ces titres emportaient assez d'honneur pour s'y tenir, sans y ajouter encore presque tous ceux des reines, qu'elle ne devait pas avoir, et qui étaient contre tout exemple et toute règle. Si on les avait outrepassés en faveur de la dernière dauphine, avant son mariage, le cas était bien différent. Qui, dans un temps où une faible ombre d'ordre se laissait encore apercevoir, eût pu s'accommoder des prétentions d'une fille de Savoie, dont le père n'était pas roi, et cédait aux électeurs? Qui, des princesses du sang, aurait osé lui céder? Qu'eût-elle pu obtenir chez Madame, et même chez Mme la duchesse d'Orléans, toute petite-fille qu'elle était de Monsieur, et destinée à épouser Mgr le duc de Bourgogne?

Ce fut pour trancher toutes ces difficultés que le rang entier de duchesse de Bourgogne lui fut avancé avant son mariage. Mais l'infante n'avait besoin de rien; elle était fille de France et fille d'un grand roi: par son rang personnel, elle précédait Madame. Elle n'avait donc besoin ni de supposition ni de secours, et elle était trop grande pour qu'ils pussent être à son usage. Les plus légers principes formaient ce raisonnement; mais les principes et leurs conséquences n'étaient pas du ressort du cardinal Dubois, ni familiers à la dissipation et à la paresse d'esprit de son maître sur ce qu'il lui plaisait de mépriser comme de petites choses, parmi lesquelles il en enveloppait trop souvent de grandes.

Par cette raison, je m'avisai d'une chose à laquelle ils n'avaient pas pris la peine de penser. Nous n'avions point de preuves par écrit de la célébration du mariage de la princesse des Asturies, parce qu'en Espagne les partis ne signent point avec leurs parents et leurs témoins sur le registre du curé, comme on fait en France, et le roi même et les personnes royales. En partant pour Tolède, j'en parlai au marquis de Grimaldo. Il m'expliqua là-dessus l'usage d'Espagne, et néanmoins il me promit de m'en donner une expédition en forme; je la reçus de lui à mon retour de Tolède, et je l'envoyai au cardinal Dubois. Je crus devoir cette précaution pour consolider de plus en plus un mariage qui ne devait pas être consommé sitôt, quoiqu'il parût l'être, puisque le soir du mariage du prince et de la princesse des Asturies, tout le monde avait été admis à les voir au lit ensemble, contre tous les usages d'Espagne, comme je l'ai rapporté en son lieu.

Je trouvai, en arrivant de Tolède, la grandesse fort intriguée sur le baptême de l'infant don Philippe. Premièrement il y eut beaucoup de jalousie sur le choix des représentants, qui furent le marquis de Santa-Cruz pour l'électeur de Bavière, parrain, et la duchesse de La Mirandole pour la duchesse de Parme, marraine, et ensuite du dépit sur la fonction de porter les honneurs. La reine, dont c'était le fils, et le roi, par complaisance pour elle, voulut charger des grands de cette fonction, et les grands prétendirent qu'elle devait être donnée aux majordomes de semaine, parce que l'infant n'était pas l'aîné et l'héritier présomptif de la couronne. Ils s'assemblèrent plusieurs fois chez le marquis de Villena, majordome-major du roi, qui lui porta deux fois leurs représentations. Il fut mal reçu: les grands s'obstinèrent, le roi menaça, nomma les grands des honneurs, qui cédèrent enfin et les portèrent, mais d'une façon qui marquait leur dépit; et les autres grands sais fonction, qui se trouvèrent à la cérémonie, parce que les grands et les ambassadeurs de chapelle y furent invités, n'y laissèrent guère moins apercevoir leur chagrin.

Le matin, les fonts sur lesquels saint Dominique fut baptisé, furent apportés de chez les Dominicains, qui me parurent d'un beau granit, avec des ornements de bronze doré, et un très lourd fardeau à transporter. C'est l'usage de s'en servir pour les infants par respect et par dévotion pour saint Dominique, qui était Espagnol, et de la maison de Guzman. Les ambassadeurs étaient fort près de Leurs Majestés Catholiques du côté de l'épître, qui arrivèrent après tout le monde sur les quatre heures après midi. Le cardinal Borgia répétait alors sa leçon avec ses aumôniers, entre la place de Leurs Majestés Catholiques et celle des ambassadeurs, vêtu pontificalement avec la mitre. Il n'y parut ni plus expert ni plus endurant qu'au mariage et à la vélation du prince des Asturies: il cherchait, ânonnait, grondait ses aumôniers. Néanmoins il fallut commencer la cérémonie, et il alla se placer de l'autre côté des fonts, vis-à-vis de nous, suivi de deux aumôniers et des quatre majordomes du roi, de semaine, et assisté des deux évêques in partibus suffragants de Tolède, résidant à Madrid, en rochet et en camail. La duchesse de La Mirandole était fort parée et beaucoup de pierreries; le marquis de Santa-Cruz portait le petit prince. Les marquis d'Astorga et de Laconit, les ducs de Lezera ou de Licera, del Arco, de Giovenazzo et le prince Pio portèrent les honneurs. Le cardinal Borgia perdit tellement la tramontane qu'il ne savait ce qu'il faisait ni où il en était; il fallut à tous moments le redresser malgré ses impatiences: il brusqua tout haut, non seulement ses aumôniers, mais les deux évêques qui voulurent venir au secours, et les majordomes qui, pour les cérémonies extérieures, s'en mêlèrent aussi, et qu'il prit tout haut à partie. Cette scène devint si ridicule que personne n'y put tenir: tout le monde riait, et bientôt tout haut, et les épaules en allaient au roi et à la reine qui en était aux larmes. Cela acheva d'outrer et de désorienter le cardinal, qui, à tout moment, passait des yeux de fureur sur toute l'assistance, qui n'en riait que plus scandaleusement. Je n'ai rien vu de si étrange ni de plus plaisant; heureusement pour chacun que tous furent également coupables, Leurs Majestés Catholiques pour le moins autant qu'aucun, et que la colère du cardinal ne put s'en prendre à personne en particulier. Elle alla jusqu'à gourfoulerles majordomes avec son poing, qui eurent grand'peine, en riant, d'en contenir les éclats. Pour le prince et la princesse des Asturies, ils ne s'en contraignirent pas.

Le 7 mars, le même prince reçut le sacrement de confirmation du même cardinal Borgia, ayant le prince des Asturies pour parrain. Cela se fit sans cérémonie. Il s'en fallait huit jours qu'il eût deux ans accomplis. Cette confirmation me sembla bien prématurée. Le lendemain 8 mars, il fut fait chevalier de l'ordre de Saint-Jacques et commandeur de la riche commanderie d'Aledo, de la manière suivante. Le marquis de Bedmar, président du conseil des ordres, chevalier de Saint-Jacques et de l'ordre du Saint-Esprit, se plaça dans un fauteuil de velours à frange d'or, loin, mais vis-à-vis de l'autel, ayant une table à sa droite, ornée et parée, sur laquelle étaient un crucifix, l'évangile, etc. Une vingtaine des plus considérables chevaliers de Saint-Jacques, avertis, grands et autres, étaient assis des deux côtés, vis-à-vis les uns des autres sur deux bancs couverts de tapis, en rang d'ancienneté dans l'ordre, les plus anciens étant des deux côtés les plus proches du marquis de Bedmar, et tous, ainsi que ceux qu'on va voir en fonctions, vêtus de leurs habits ordinaires, ayant par-dessus un grand manteau jusqu'aux talons, de laine blanche, avec l'épée de Saint-Jacques, bordé en rouge, sur le côté gauche. Ce manteau était ouvert par devant comme une chape de moine, et attaché autour de leur cou par de gros cordons ronds, de soie blanche, ajustés en sorte qu'ils faisaient quelques godrons en tombant tous deux sur le côté gauche, plus bas que la broderie de l'ordre, terminés par deux grosses houppes de soie blanche, telles pour leur forme qu'on en voit en vert aux armes des évêques, à leurs chapeaux. Tous les chevaliers étaient couverts, et derrière eux force spectateurs debout. Le roi, la reine, le prince, la princesse des Asturies et leur accompagnement étaient dans une tribune, et moi dans une autre au-dessus de la leur, avec ce qui était de chez moi.

Le marquis de Santa-Cruz, portant le petit prince, vint de la sacristie par le côté de l'épître, longeant par derrière le banc des chevaliers, du même côté, avec assez de suite, mais d'aucuns chevaliers, et se tint quelques moments debout entre la tête du banc et la table, où le marquis de Bedmar, sans se découvrir, me parut se tourner et dire quelque chose, et Santa-Cruz répondre. Il vint après, toujours découvert, se mettre à genoux devant Bedmar, qui demeura couvert, ainsi que les deux bancs. Cela dura peu. De là Santa-Cruz, toujours portant le petit prince, s'alla mettre devant la table, apparemment pour d'autres serments, où il fut plus longtemps. Il revint après devant le marquis de Bedmar, où il se tint debout. Comme j'étais par derrière, je ne vis pas, et ne pus entendre si Bedmar parlait. Je le crus, parce que cela dura un peu; mais Santa-Cruz, que je voyais en face, ne dit rien. Ensuite Santa-Cruz tourna entre ses bras le petit prince, de façon qu'il présentait le dos à Bedmar, à qui en même temps deux personnes de la suite de l'infant présentèrent un petit manteau pareil au sien et à celui de tous les autres chevaliers. Le marquis de Bedmar le prit à deux mains et le mit sur le petit prince, et le reçut aussitôt après sur ses genoux, où le marquis de Santa-Cruz le plaça, et se retira quelque peu. Alors le marquis de Montalègre, sommelier du corps, et le duc del Arco, grand écuyer, se levèrent de dessus leurs bancs, et vinrent gravement, à côté l'un de l'autre, au marquis de Bedmar, suivis du marquis de Grimaldo, aussi chevalier, qui portait les éperons dorés. Ils étaient tous trois découverts. Grimaldo, arrivé devant le marquis de [Bedmar], fit avec les deux autres la révérence, que le marquis de Santa-Cruz n'avait point du tout faite, à cause de l'embarras de porter le prince, et présenta à Montalègre l'éperon pour le pied droit, et au duc del Arco l'éperon pour le pied gauche, que ces deux seigneurs chaussèrent ou attachèrent comme ils purent, et que peu de moments ensuite ils lui ôtèrent, après quoi le marquis de Santa-Cruz se rapprocha et prit le petit prince entre ses bras, et s'en retourna comme il était venu. Quand le marquis de Bedmar l'eut à peu près vu près de rentrer dans la sacristie, il se découvrit, se leva, s'inclina aux chevaliers, qui se découvrirent et se levèrent en même temps que lui, et chacun s'en alla sans cérémonie.

Ce qui me surprit au dernier point fut la paix et la tranquillité d'un enfant de ce petit âge, qui, accoutumé à ses femmes, se trouva là sans pas une au milieu de tous visages à lui inconnus et bizarrement vêtus, se laisser porter, mettre sur les genoux, se laisser affubler d'un manteau, manier les pieds ou au moins leur voisinage, puis remporter sans jeter un cri ni une larme, et regarder tout ce monde inconnu sans frayeur et sans impatience.

Le lendemain 9, le roi et la reine seuls s'en allèrent pour quatre jours en relais à Balsaïm, uniquement accompagnés du duc del Arco, du marquis de Santa-Cruz, du comte de San-Estevan de Gormaz, capitaine des gardes en quartier; de Valouse, de la princesse de Robecque, dame du palais; de la nourrice de la reine, et d'une seule camériste. Je les vis partir assez matin, et fort peu après dîner je me mis en marche par la ville, pour commencer mes adieux, comptant -prendre congé de Leurs Majestés Catholiques fort peu de jours après leur retour de Balsaïm.

Dans la première que je fis, par laquelle on savait chez moi que je devais commencer, on vint m'avertir de l'arrivée d'un courrier qui m'était annoncé depuis longtemps et toujours différé parce qu'il devait m'apporter des réponses et des ordres sur plusieurs choses auxquelles le cardinal Dubois n'avait jamais le temps de travailler. Je m'en revins donc chez moi tout court. Je trouvai d'abord une lettre du cardinal Dubois, qui m'envoyait une relation de tout ce qui s'était fait à Paris à l'arrivée de l'infante, et des fêtes qui l'avaient suivie, pour la présenter et la faire valoir au roi et à la reine d'Espagne; une boîte de lettres de toute la maison d'Orléans sur le mariage de la princesse des Asturies, qui étaient bien tardives; et ce que j'attendais avec impatience, la lettre de remerciement de M. le duc d'Orléans au roi d'Espagne, sur les grâces que j'en avais reçues, et celles du cardinal Dubois sur le même sujet au P. Daubenton et au marquis de Grimaldo. Il y en avait des mêmes aux mêmes à part sur la Toison de La Fare. Rien dans ce paquet, ni dans un autre, dont je vais parler, de tout ce qui me devait être envoyé sur les affaires que le cardinal m'annonçait, et du délai de quoi il s'excusait tous les ordinaires.

L'autre paquet était celui qui avait fait dépêcher le courrier. Le cardinal Dubois entretenait toujours le cardinal de Rohan de l'espérance de le faire bientôt déclarer premier ministre, comme il lui en avait donné parole, à laquelle, comme on l'a vu ici en son temps, le cardinal de Rohan avait eu la sottise d'ajouter une telle foi qu'il en avait donné part au pape et à plusieurs cardinaux en partant de Rome, où la chose était devenue publique, et où on ne s'était pas trouvé si crédule que lui. Dubois, quoique secrétaire d'État des affaires étrangères, et déjà le maître de toutes, s'était modestement abstenu d'entrer dans le conseil de régence depuis son cardinalat, quoiqu'il y entrât toujours auparavant. Il ne se sentait pas assez fort tout seul pour hasarder le combat de préséance. C'était un poulet trop nouvellement éclos, qui traînait encore sa coque. Il fit donc entendre au cardinal de Rohan qu'il fallait commencer par être ministre avant d'être premier ministre, et qu'il était temps qu'il demandât au régent d'entrer au conseil de régence, qui, en arrivant de Rome, où il avait, disait-il, si grandement servi, n'oserait l'en refuser, en l'assurant, de plus, qu'il ferait réussir la chose. Rohan était le pont dont Dubois se voulait servir pour y entrer lui-même, peu en peine après de s'en défaire quand il le voudrait. Ainsi, mettant Rohan en gabion devant lui, il n'avait plus à craindre les mépris personnels, les comparaisons odieuses, les brocards de ceux qui se trouveraient indignés de lui céder. La dispute s'adresserait en commun, et le cardinal de Rohan étant son ancien, tout le personnel disparaissait nécessairement, dont rien n'était applicable au cardinal de Rohan, duquel il ferait le plastron de la querelle, et lui, modestement derrière lui, n'aurait qu'à profiter du triomphe qu'il procurerait au cardinalat. C'est en effet ce qui arriva.

Comme j'étais, Dieu merci, à trois cents lieues de cette scène, je ne rapporterai point ce qui se passa. Les ducs furent tondus à leur ordinaire; mais ceux qui étaient du conseil de régence cessèrent d'y entrer ainsi que le chancelier. Ce qu'il y eut de plaisant, fut que les maréchaux de France qui en étaient en sortirent aussi, dont pas un jusqu'alors n'avait imaginé de disputer rien aux cardinaux. C'est ce dont Dubois fut ravi. Il prit cette fausse démarche aux cheveux pour persuader au régent que cette prétention commune contre les cardinaux était uniquement prétexte, et réellement cabale contre lui et contre son gouvernement. Ce courrier me fut donc dépêché pour m'instruire de cet événement, et la lettre que le cardinal Dubois m'écrivit là-dessus ne peut s'extraire et mérite d'être rapportée ici tout entière, pour y remarquer tout l'art de ce venimeux serpent.

« Paris, 2 mars 1722.

« On vous aura rendu compte, sans doute, monsieur, des mouvements qu'il y a eus dans le conseil de régence à l'occasion de la place que Mgr le duc d'Orléans a permis à M. le cardinal de Rohan d'y prendre. » (Dubois l'y prit en même temps, mais il n'en dit rien par modestie.) « S'il ne s'était agi que de la préséance entre les cardinaux et les ducs et pairs, je n'aurais pas été fâché que vous eussiez été absent pendant cette contestation. Mais comme cette difficulté, dans cette occasion, n'a été qu'un prétexte qu'on n'a pas même dissimulé longtemps, et que c'est une cabale formée et ménagée par un homme (le duc de Noailles) qui n'a pas su se conserver votre estime, et qui ne paraît pas avoir de bonnes intentions pour Son Altesse Royale, et qu'elle tend à troubler son gouvernement et à renverser ses ouvrages (lui Dubois), je n'ai jamais regretté plus sincèrement votre absence, ni souhaité avec plus de passion le secours de votre indignation et de votre courage. Je vous conjure, monsieur, de vous en tenir à cette idée jusqu'à ce que vous puissiez voir les choses par vous-même, et que vous soyez à portée de signaler votre zèle pour ce que vous croirez le mériter davantage pour le bien de l'État, l'union des deux couronnes, le soutien de la dernière liaison qui a été faite, et le maintien de Mgr le duc d'Orléans. » (C'est ce qu'il entendait ci-dessus par détruire son ouvrage, mais qu'il sentait bien plus véritablement de lui-même.) « Je puis y ajouter et pour votre propre défense; car je vous assure que, si on venait à bout de ce que l'on trame, je suis persuadé que, si vous n'étiez pas la première victime, vous seriez la seconde. Ces orages me conduisent bien naturellement à penser à votre retour. Tout me persuade que votre présence serait nécessaire encore pendant quelque temps à Madrid. Le seul moyen de vous laisser sur cela la liberté que vous souhaiterez, serait que vous pussiez y accréditer un peu M. de Chavigny, ce que l'on me dit n'être pas facile par les mauvaises impressions qu'on a voulu donner à Madrid contre lui. Cependant il ne les mérite pas, et jusqu'à ce que Son Altesse Royale envoie en Espagne un ambassadeur, il n'y a que lui qui puisse exécuter les ordres que vous laisserez en partant. Tâchez, monsieur, de le mettre en état d'être écouté et d'avoir les accès nécessaires, et disposez après cet arrangement du temps de votre retour à votre gré. Je suis également combattu entre les grands services que vous pouvez rendre à Madrid et les secours que vous pouvez donner ici à Son Altesse Royale, et, si j'ose me mettre en ligne de compte, j'ajouterai entre l'impatience que j'ai de cultiver les nouvelles bontés que vous m'avez marquées, et vous donner, s'il m'est possible, de nouvelles preuves, monsieur, de mon respect et de mon attachement. »

Les fausses lueurs de cette lettre y éclatent de toutes parts. Un groupe de tant de seigneurs à abattre sous ses pieds fit peur au cardinal Dubois, malgré le bouclier du cardinal de Rohan dont il avait su se couvrir. Il connaissait la faiblesse de son maître, sa légèreté sur les rangs, qu'il s'y moquait de la justice des raisons, qu'il ne se décidait que par le besoin et le nombre qui lui faisait toujours peur; que douze ou quinze des premiers seigneurs, par le caractère des uns et les établissements des autres, pèseraient dans sa balance plus que deux cardinaux, dont l'un ne pouvait rien, et l'autre n'était que ce qu'il l'avait fait. Le poids du chancelier l'embarrassait encore. Il fallut donc étouffer dans M. le duc d'Orléans la crainte d'offenser tant de gens à la fois, presque tous si considérables, par une frayeur plus grande d'une cabale formée contre lui pour renverser son gouvernement.

Il avait appris en Angleterre l'art de faire paraître une conjuration prête à éclater, pour tirer du parlement plus de subsides, et l'entretien de plus de troupes qu'il n'était disposé d'en accorder. Dubois érigea de même en cabale pour renverser le gouvernement du régent et le régent lui-même, la chose du monde la plus simple, la plus naturelle, qui tenait le moins par aucun soin aux affaires et au gouvernement, et qu'il n'avait tenu qu'à Dubois d'empêcher de naître, en s'abstenant d'introduire dans le conseil de régence l'inutile et dangereuse chimère du cardinalat. Mais cette exclusion entraînait nécessairement celle de sa personne. Quoique le conseil de régence fût devenu un néant, il y voulait primer et dominer, et il ne put avoir la patience d'attendre le peu de mois qui restaient jusqu'à la majorité, qui dissolvait à l'instant le conseil de régence par elle-même, pour en composer de pareils à ceux du feu roi, où il n'aurait mis que des gens à son choix et d'état à n'avoir rien à lui disputer, comme il fit en effet dans la suite. Mais il fut si impatient qu'il fallut tout forcer, et après si effrayé du nombre et de l'unanimité des résistances à lui céder qu'il fallut inventer la cabale, le danger du prince, le péril de l'État, les revêtir de toutes les couleurs qu'il imagina de leur donner; ne laisser approcher du régent, pendant ce court mouvement de simple préséance, que des gens bien instruits à augmenter sa frayeur.

Ce fut pour la porter au dernier degré qu'il y ajouta le dessein formé de cette prétendue formidable cabale de renvoyer l'infante, de rompre la nouvelle union formée avec l'Espagne, et, pour en persuader mieux le régent, me dépêcher un courrier là-dessus pour m'en informer, et me charger d'en rendre compte au roi et à la reine d'Espagne, et de n'oublier rien pour les rassurer là-dessus. C'est ce qui me fut si expressément ordonné de faire par une autre lettre en deux mots du cardinal Dubois, qu'il m'écrivit à part de celle que je viens de copier, et de faire sur-le-champ, dans l'instant que j'aurais lu les lettres que ce courrier m'apportait, en quelque lieu que Leurs Majestés Catholiques pussent être, sans différer d'un instant.

Un peu de réflexion dans M. le duc d'Orléans eût fait disparaître ce fantôme aussitôt que présenté. Quel besoin avait cette cabale prétendue d'une dispute de préséance pour éclater, et d'une dispute qu'elle ne pouvait prévoir, puisque le cardinal de Rohan voyait depuis si longtemps un conseil de régence, sans qu'il eût été question pour lui d'y entrer, et que Dubois, qui en était et de nécessité par ses emplois, avait cessé d'y entrer depuis le moment qu'il avait reçu des mains du roi la calotte rouge? Quelle puissance avait acquise cette cabale depuis que celle du duc et de la duchesse du Maine, où tant de gens étaient entrés et à Paris et dans les provinces, appuyées de l'argent, du nom, de la protection d'Espagne, des menées de son ambassadeur, homme de beaucoup d'esprit et de sens, et de toute la passion du cardinal Albéroni, maître alors de l'Espagne, depuis, dis-je, l'avortement de ces complots si promptement et si facilement détruits? S'élevant de nouveau contre le régent et en même temps contre l'Espagne, son plus fort appui l'autre fois par les droits de la naissance de Philippe V, de quelle puissance étrangère aurait-elle pu s'appuyer? Ce ne pouvait être de la seule à portée de la secourir. L'Angleterre était trop intimement liée alors avec la France, et trouvait trop son intérêt au gouvernement de M. le duc d'Orléans et au crédit démesuré du cardinal Dubois, son pensionnaire et son esclave, pour ne les pas soutenir de toute sa puissance, bien loin d'aider à la troubler. Qui est l'homme ayant les moindres notions, qui pût se flatter que la Hollande, et par elle-même et par sa dépendance de l'Angleterre, y eût voulu contribuer d'un seul florin ni d'un seul soldat? Enfin, la cabale aurait-elle mis son espérance dans le roi de Sardaigne, si connu pour n'y pouvoir compter qu'en lui livrant les provinces de sa bienséance, et encore avec plus que la juste crainte d'en être abandonnée dès qu'il s'en serait saisi de manière à les conserver? Et de plus, comment la cabale s'y serait-elle pu prendre pour parvenir à les lui livrer? tous les autres princes [étant] trop faibles ou trop éloignés pour y pouvoir penser. Enfin par les seuls Français? Le temps était passé de la puissance des seigneurs et des gouverneurs des provinces, des unions et des partis. La Bretagne en était un exemple récent, et que tout ce qui s'était passé à la découverte des complots du duc et de la duchesse du Maine, de Cellamare et de leurs adhérents, dont les promptes et faciles suites étaient des leçons qui ne pouvaient pas être si promptement effacées.

Cette chimère aurait donc pu à peine faire impression sur un enfant. Mais tout était sûr à l'impétuosité d'un fourbe qui avait su infatuer son maître au point de pouvoir tout entre prendre, d'être seul redouté, de l'avoir enfermé sans accès à tout ce qui n'était pas vendu à ses volontés et à son langage, et qui, appuyé sur la paresse de penser et de réfléchir de son maître, qui avait plus tôt fait de l'en croire sur tout que d'y songer un moment [dans] le tourbillon qui emportait ses journées, le rendait aussi hardi et aussi heureux à entraîner un prince de tant d'esprit et de lumières que s'il en eût été entièrement dépourvu.

Ce fantôme d'une cabale si dangereuse, outre l'usage présent qu'en fit le cardinal Dubois, en renfermait un autre plus éloigné. Je l'ai tacitement annoncé ici en deux endroits, dont le dernier a été la tentative de remettre le duc de Berwick dans les bonnes grâces de Leurs Majestés Catholiques. Il est temps de le déclarer, simplement pour l'intelligence, sans avancer le récit du succès, éloigné encore de quelques mois. Dubois, toujours en défiance de la facilité de son maître, qu'il ne voulait que pour soi, méditait de s'affranchir de toute crainte, et d'éloigner de lui, comme que ce fût, quiconque avait eu part à sa familiarité en affaires et à sa confiance, et qu'il craignait qu'ils n'en reprissent avec lui, soit par ancien goût, amitié, habitude, soit par poids ou par hardiesse. Plusieurs de ceux-là, il les faisait entrer dans la prétendue cabale, et subsidiairement tous ceux qu'il lui convenait d'écarter. Il craignait sur tous le duc de Noailles par son esprit, sa souplesse, le goût et la familiarité que M. le duc d'Orléans avait eus pour lui, et dont il avait encore des restes; le poids du chancelier, sur qui Noailles avait tout pouvoir; celui du maréchal de Villeroy, même du maréchal d'Huxelles, qui imposaient au régent, quoique sans goût ni amitié, mais qui avait le même effet; les divers tenants de ceux-là, tels que Canillac, Nocé et d'autres. C'était de ceux-là dont il voulait s'affranchir en les ruinant dans l'esprit de M. le duc d'Orléans, et préparer leur perte, pour y procéder au premier moment qu'il y verrait jour. Le Blanc, tout son homme qu'il fût, était trop avant dans la confiance et les choses les plus secrètes de M. le duc d'Orléans, et Belle-Ile, son compersonnier, tous deux ses favoris en apparence et ses consulteurs de tous les soirs, étaient secrètement sur la liste de ses proscriptions. Le duc de Berwick et moi n'y étions pas moins. L'Anglais avait trop acquis sur le régent par le sacrifice si plein et si prompt qu'il lui avait fait de tout ce qu'il devait au roi d'Espagne; et, pour ce qui me regardait, mes anciennes, intimes et continuelles liaisons d'affaire et d'amitié dans les temps les plus critiques, du plus entier abandon, et les plus éloignées de toute apparence d'utilité pour moi, même de plus qu'apparences les plus contraires, me rendaient d'autant plus odieux à ce solipse, que M. le duc d'Orléans ne pouvait oublier que mes conseils ne lui avaient pas été inutiles dans toutes les différentes situations de sa vie, et que Dubois avait souvent éprouvé ma hardiesse et ma liberté. D'essayer de faire peur de Berwick et de moi à M. le duc d'Orléans, il le sentait impraticable.

Pour se défaire de Berwick, il lui destinait l'ambassade d'Espagne. C'était pour cela que j'avais reçu des ordres si précis et si réitérés de ne rien oublier pour lui réconcilier Leurs Majestés Catholiques. On verra que le mauvais succès que j'y eus ne le rebuta pas. Pour moi, j'ignore comment il avait projeté de s'y prendre. On verra aussi comment je le servis sur les deux toits, en voyant avec indignation le règne absolu de la bête, et mon inutilité auprès de M. le duc d'Orléans. Tel était le plan du cardinal Dubois, que nous lui verrons effectuer dans la suite. Revenons maintenant à sa lettre à moi qu'on vient de voir, et aux artifices dont il tâcha de me circonvenir par lui-même, et par une autre lettre plus étendue que la sienne, qui m'arriva par le même courrier.

Le cardinal Dubois commence sa lettre par une vérité pour donner plus de créance à ce qui la devait suivre; mais vérité à qui il donne une étendue qu'elle n'avait pas. Il fut bien aise, en effet, de mon absence, lors de l'exécution d'un dessein contre lequel il ne se dissimulait pas que je ne me fusse roidi de toutes mes forces, qui l'eussent sûrement au moins embarrassé. Mais quoi qu'il en puisse dire, mon absence le soulagea encore plus dans la création et la présentation hardie de ce fantôme de cabale si dangereuse dont il osa effrayer le régent. J'étais le seul des intéressés qu'il n'aurait pu en rendre suspect, et à qui il n'eût pu fermer l'oreille de son maître. Il ne pouvait douter de l'usage que j'en aurais fait; et j'ose dire que j'ai lieu de douter qu'il eût osé produire ce fantôme en ma présence. Après avoir légèrement glissé là-dessus en commençant, il essaye de détourner mes yeux de son odieuse préséance, sur laquelle il ne fait qu'un saut léger, sans y appuyer le moins du monde, et compte m'infatuer de la prétendue cabale, à la faveur de ma haine ouverte et sans aucun ménagement pour celui qu'il lui convient d'en faire le chef.

Noailles s'était si indignement conduit dans l'affaire du bonnet, et avec tant de perfidie, qu'il était tout naturel de penser qu'il n'était touché de la préséance des cardinaux que par prétexte. C'en fut un en effet, qui, dans lui et dans quelques autres peu touchés de leur dignité, mais beaucoup de ce qu'ils jugeaient être leur fortune, et à quelque prix que ce fût, ne regardait en rien ni le régent ni son gouvernement, mais la personne unique du cardinal Dubois, puisque après sa mort et l'élévation de Fréjus à l'autorité et à la pourpre, les mêmes ducs et maréchaux, si blessés en apparence de la préséance des cardinaux, n'oublièrent rien pour être admis dans le conseil du roi où le cardinal de Fleury avait la première place. Dubois n'oublia donc rien pour surprendre ma haine, et par elle me persuader de ce qu'il se proposait que je crusse de la cabale que Noailles avait formée contre l'État et le régent, me persuader que de son succès dépendait ma perte personnelle, me piquer par le dessein de renvoyer l'infante, que je venais pour ainsi dire d'envoyer en France, et rompre l'union que mon ambassade venait d'achever de consolider; enfin [pour] m'éblouir, [pour] m'entraîner par le concours de ces différentes passions qu'il tâchait d'exciter ou d'augmenter en moi; [pour] me faire oublier la préséance, et [pour] me précipiter à agir selon ce qu'il se proposait. Pour y mieux réussir, il se contenta d'un récit dont l'artifice emprunta tant qu'il put l'air simple et modeste, la brèveté de s'en tenir au nécessaire et de passer tout de suite à autre matière, mais qui ne lui tenait pas moins au coeur. Parmi les louanges et les désirs de ma présence qu'il sut mêler à son récit pour me capter et m'aveugler par tous les endroits possibles, il mourait de peur de mon retour. Que ne craignent pas les tyrans, et plus encore ceux qui ne sont pas couronnés? Pour allier ses prétendus souhaits de son retour et les raisons dont il tâchait de les rendre vraisemblables avec son véritable désir de me tenir éloigné, il se jette sur les services importants que je puis rendre en Espagne ; il les balance avec ceux que le régent devait attendre uniquement de moi auprès de lui, se joue avec cet artifice, et met mon retour à un prix qu'il était si persuadé que je ne pourrais atteindre, que la vérité perce malgré lui, et le force de l'avouer en convenant de toute la difficulté que je rencontrerais à établir Chavigny, déshonoré en Espagne comme partout, dans la confiance nécessaire à y servir utilement pendant qu'il n'y aurait point d'ambassadeur. Cet artifice était pitoyable, mais les fripons se trompent eux-mêmes à force de vouloir tromper les autres.

Tout était fait en Espagne; réconciliations, traités, mariages, et tout s'était fait indépendamment du ministère de Laullez et de Maulevrier. Il n'y avait plus rien à faire qu'à suivre et entretenir les traités et l'union; et pouvait-il me croire assez stupide pour ignorer sur les lieux qu'il y eût d'autres négociations à ménager, et que ce qui restait à faire, qui était uniquement cet entretien d'union et de traités, était uniquement dans la main des deux seuls ministres des deux couronnes, et tout à fait hors de la sphère de leurs ambassadeurs? Et Dubois savait de plus combien Grimaldo y était porté et l'avait toujours été d'inclination et de maxime; et quand bien même, ce qui n'était pas, un ambassadeur y eût été nécessaire, l'homme à y envoyer existait, sur quiconque le choix pût tomber, et devait se faire incontinent, si ma présence auprès du régent était aussi nécessaire et aussi désirée par Dubois qu'il voulait me le faire accroire. Ces panneaux se trouvèrent aussi trop légers pour arrêter mes pieds; mais comme il n'avait osé leur donner toute l'étendue qu'il voulait, pour les mieux cacher, voici le supplément qu'il imagina.

On a vu ci-dessus, il n'y a pas longtemps, que Le Blanc, secrétaire d'État de la guerre, était devenu l'homme à tout faire du cardinal Dubois, et par lui Belle-Ile, son ami intime, et que tous les soirs le cardinal Dubois finissait sa journée chez lui entre eux deux seuls. Ce sont deux hommes que j'aurai lieu d'expliquer dans la suite, et qui méritent bien de l'être. On a vu aussi que Belle-Ile était de mes amis, et tout à fait à portée de tout avec moi. Je trouvai dans les paquets que le courrier m'apporta une longue lettre de lui, qui était la paraphrase de celle du cardinal Dubois dont je viens de parler. Mais Belle-Ile, qui ne voulait pas apparemment que je m'y méprisse, la commença par me dire qu'il m'avait écrit le matin même, dans le paquet de Mme de Saint-Simon, sans détail, pour ne pas confier des choses si importantes à la poste; mais que la conversation qu'il avait eue le soir avec le cardinal Dubois et Le Blanc, où il avait été résolu de m'envoyer un courrier exprès, l'engageait à m'écrire celle qu'il m'envoyait par cette voie sûre; et de là entre dans le détail de ce qui s'est passé sur la préséance des cardinaux et la sortie du conseil de ceux qui s'en tinrent blessés; de là entre dans celui de la cabale qui veut culbuter M. le duc d'Orléans et son gouvernement; l'arrange, l'organise, nomme le duc de Noailles et Canillac comme les vrais chefs, et le maréchal de Villeroy, qui se persuade l'être; l'entraînement du chancelier par Noailles; distingue ceux qui, de bonne foi, ne pensent pas plus loin que la préséance, d'avec ceux qui de tout temps, effectivement plus que suspects, ont pris feu sur une apparence de rang qui ne les touche guère, mais qui, ennemis de tout temps du régent, ou dépités de se voir si reculés de toutes parts au gouvernement, n'ont de vues, de desseins et de projets que de le renverser. Il appelle leur absence du conseil lever le masque, et un attentat authentique à l'autorité du roi; dit que le régent en est extrêmement piqué, et résolu à une fermeté inébranlable. Il prête toutes sortes de discours qui marquent les desseins pour la majorité. Il vient après à me dire qu'il comprend l'embarras où je me serais trouvé, dans cette cause commune, avec mon attachement pour M. le duc d'Orléans; à la joie de mon absence dans cette conjoncture; et à me conjurer d'être en garde sur tout ce qui me sera mandé; de ne pas douter de la réalité et du danger de la cabale, et de ne pas prendre un périlleux change là-dessus. Il se jette ensuite sur des arrangements pris avec le parlement pour éloigner à la majorité M. le duc d'Orléans du gouvernement et pour renvoyer l'infante, et sur des discours imprudents qui ne le cachent pas; enfin, qu'on saura bien faire entendre au roi d'Espagne combien la continuation de son union personnelle avec M. le duc d'Orléans, brouillé sans retour avec tous les grands et tous les personnages du royaume, lui serait nuisible, et combien il lui importe de se détacher de l'un et de s'attacher les autres.

De là Belle-Ile vient à l'importance de prévenir incontinent le roi d'Espagne là-dessus, à quoi je ne saurais marquer trop de zèle et employer trop de dextérité; surtout lui bien peindre les chefs de la cabale et ses acteurs principaux, les lui nommer en confiance, surtout les plus opposés à tout ce qui s'est fait pour l'infante, et les plus capables de faire jouer toutes sortes de ressorts pour rompre son mariage et pour la renvoyer; enfin, lui vanter la fermeté de M. le duc d'Orléans en cette occasion; lui persuader qu'il est plus en état que jamais d'être utile à Leurs Majestés Catholiques et d'exécuter tout ce qu'[elles] pourront désirer. Il m'exhorte avec louange d'employer tout mon bien-dire et tout mon savoir-faire pour cimenter et affermir de plus en plus l'union et le crédit de M. le duc d'Orléans avec le roi et la reine d'Espagne, et me dit franchement que c'est après mûre délibération que le cardinal me dépêche ce courrier. Belle-Ile ajoute ensuite que le chef de cette cabale est le chef des jansénistes, duquel l'objet est également la destruction de la religion, de M. le duc d'Orléans, de ses serviteurs, dont je suis l'un des plus intimes; qu'ainsi tout doit m'engager à concourir dans les vues du cardinal Dubois pour faire avorter leurs desseins, et pour éloigner à jamais du gouvernement gens qui me sont personnellement opposés. Il me dit ensuite que son attachement pour moi, et la part qu'il a eue à me raccommoder avec le cardinal Dubois en dernier lieu, l'engagent à me parler comme il fait, lequel, malgré toute l'opposition qu'il sait que j'ai pour la préséance des cardinaux, m'avait extrêmement désiré présent dans cette occasion importante, parce qu'il s'y agit de toute l'autorité de M. le duc d'Orléans, à laquelle j'ai, dit-il, plus de part que personne. Belle-Ile me pique d'honneur sur le soin et le plaisir que je prendrai à prévenir le roi d'Espagne sur ce venin qu'on voudrait répandre dans son esprit contre M. le duc d'Orléans, et me dit qu'après un service si important à Son Altesse Royale et à moi-même, et après que j'aurai accrédité et mis au fait Chavigny, rien ne sera plus pressé que mon retour. Il finit par m'assurer qu'il est convaincu que lorsque j'aurai vu les choses de près je n'y prendrais jamais de part et serai ravi d'avoir été absent; enfin des compliments.

On n'a qu'à jeter les yeux sur la lettre que j'ai transcrite ici du cardinal Dubois et sur celle de Belle-Ile, pour ne pas douter que toutes deux sont de la même main. Ils n'ont pas même l'art de le cacher, et l'avouent de plus, comme la lettre de Belle-Ile étant le fruit de sa conférence avec le cardinal Dubois et Le Blanc, où il fut résolu de me dépêcher un courrier. La seconde ne fait qu'étendre la première, essayer plus à découvert de piquer davantage ma haine et mon intérêt personnel en si grand péril, selon eux, m'exciter à ne rien épargner auprès du roi d'Espagne, selon leurs vues, c'est-à-dire de perdre à fond auprès de Leurs Majestés Catholiques ces prétendus entrepreneurs de renvoyer l'infante, pour leur ôter à jamais toute ressource de ce côté-là, et me bien infatuer de cette cabale aussi dangereuse pour moi que pour M. le duc d'Orléans; pour m'ôter par cette muraille toute impression et tout sentiment sur la préséance, et me livrer en aveugle au cardinal Dubois.

La lettre de Belle-Ile est si grossièrement la même du cardinal Dubois, mais plus expliquée, plus étendue, plus appuyant sur la cabale, et appuyant plus librement le poinçon pour m'irriter, m'effrayer, et me fournir de quoi piquer le roi et la reine d'Espagne, que ce n'est plus la peine d'en faire l'analyse après avoir fait celle du cardinal Dubois. Deux articles suppléés à celle de Dubois méritent seulement qu'on s'y arrête. Tous deux passent, comme chat sur braise, sur la préséance et sur l'entrée des cardinaux dans le conseil de régence. Ils sentaient l'inutilité de cette entrée et celle de tenter de me la faire trouver bonne et leur préséance supportable. Mais ce qui me parut admirable fut la qualification de Belle-Ile, dictée par Dubois, à la sortie du conseil de régence de ceux qui s'en trouvèrent blessés, qu'il traite de levée de masque et d'attentat authentique à l'autorité du roi. Mais que peuvent faire de plus respectueux les plus grands et les premiers d'un royaume que de se retirer dans une pareille occasion, et d'accommoder par cette modeste soumission ce qu'ils se doivent à eux-mêmes avec le respect qu'ils rendent même à l'injustice qu'on leur fait?

Les maîtres des requêtes ne s'asseyent point au conseil des parties, où le roi n'est jamais, où son fauteuil est vide, où le chancelier, les conseillers d'État et les simples intendants des finances sont assis dans des fauteuils; beaucoup moins le sont-ils au conseil des finances ou au conseil de dépêches, quand quelque affaire extraordinaire en amène quelqu'un rapporter devant le roi, où le maître des requêtes rapporteur est seul debout. Ils furent pourtant un an sans que pas un d'eux voulût venir rapporter au conseil de régence, où le fauteuil du roi était vide, et où M. le duc d'Orléans présidait assis comme nous tous sur un siège ployant, parce que ces messieurs y voulaient rapporter assis, ou bien que ceux du conseil qui n'étaient pas officiers de la couronne ou conseillers d'État se tinssent debout comme eux. L'impertinence était évidente. Elle fut pourtant soufferte plus d'un an sans que personne se soit avisé de la traiter d'attentat ni de complot contre l'autorité du roi. C'est qu'ils n'étaient pas ducs, mais seulement maîtres des requêtes. Et M. le duc d'Orléans leur fut bien obligé quand, à l'instigation de M. d'Aguesseau, devenu chancelier, ils voulurent bien y venir rapporter debout, sans plus prétendre y faire lever personne.

Un autre endroit que je trouvai risible est celui où Belle-Ile, après avoir déployé son éloquence sur les mouvements, les discours, les moyens et les desseins prétendus de la cabale, en produit le chef comme l'étant aussi des jansénistes, qui voulaient également renverser la religion et l'État. Mais à qui le cardinal et son secrétaire, car Belle-Ile l'était en cette occasion, à qui contaient-ils ces fagots? Ce chef était, selon eux, le duc de Noailles, et en apparence le maréchal de Villeroy, lequel, en bas et ignorant courtisan qu'il fut toute sa vie, avait épousé la haine du feu roi et de Mme de Maintenon contre tout ce qu'il avait plu aux jésuites, etc., de faire passer pour jansénistes, et pour tout ce qui n'adorait pas la constitution Unigenitus, et qui, depuis la mort du roi, se signalait sans cesse contre tout ce qui était soupçonné, bien ou mal à propos, de n'être pas moliniste ou constitutionnaire.

À l'égard du duc de Noailles, il y avait longtemps qu'il s'était fait un mérite de sacrifier son oncle à ses ennemis. Les Rohan, les Bissy, les autres chefs n'avaient point de client plus rampant et plus souple, ni les jésuites de serviteur plus empressé et plus respectueux. Ce n'était pas un homme qui pût être retenu par aucun sentiment autre que ses vues de fortune, quoique la sienne fût assez complète. Mais l'ambitieux cesse-t-il jamais d'y travailler? Je ne pouvais oublier qu'il avait empêché les appels de tous les corps et de tous les tribunaux, tout prêts à suivre les écoles, les chapitres et les congrégations qui venaient d'appeler. Et on a vu en son lieu que je l'appris de M. le duc d'Orléans, même que l'avis de ce neveu du cardinal de Noailles avait arrêté le consentement qu'il était prêt d'y donner. Je ne pus donc voir sur quoi pouvait porter cette imputation, ni ce que le jansénisme pouvait avoir de commun avec la respectueuse et toute simple retraite de gens qui ne pouvaient moins, dont aucun ne passait pour janséniste ni pour opposé à la constitution, et dont quelques-uns avaient épousé le molinisme et la constitution jusqu'au fanatisme. Cette sottise était bonne tout au plus à mander au P. Daubenton, digne fabricateur de la constitution, comme on l'a vu ici en son lieu, et jésuite prêt à s'évanouir au nom de jansénisme, pour faire, par son canal, valoir cette calomnie, destituée de toute sorte de plus légère apparence, auprès du roi d'Espagne, qu'il avait si bien monté sur ces deux points. Enfin Belle-Ile finissait, comme Dubois, par faire dépendre mon retour de l'accréditement et de la confiance que je procurerais à Chavigny pour gérer les affaires en attendant un ambassadeur, ce qu'ils sentaient bien qui me serait impossible.

Je lus et relus bien mes lettres. J'y fis tout seul mes réflexions, et je pris mon parti aussitôt. Ce fut de n'être pas la dupe du cardinal Dubois, et de ne pas hasarder la réputation que j'ose dire que j'avais acquise à la cour d'Espagne, en y donnant un fantôme de cabale pour une réalité, dont le faux et le néant ne tarderait pas à me démentir, et qui n'était fabriquée que pour coiffer le seul régent et le persuader du sérieux de la chose par les ordres qu'on se hâtait de me donner là-dessus. En même temps, je ne voulus pas m'exposer à manquer dans cette conjoncture à l'extérieur des ordres si exprès du cardinal Dubois, et je résolus de lui complaire en forçant les barricades de Balsaïm, où il ne serait pas derrière moi pour écouter ce que je dirais.

J'allai donc d'abord trouver Grimaldo, qui travaillait dans sa cavachuela. Je lui expliquai fort simplement ce qui s'était passé au conseil de régence, sans lui dire un seul mot de cabale; mais seulement qu'on craignait que cette désertion de tant de gens considérables ne fît plus d'impression qu'elle ne devait sur l'esprit de Leurs Majestés Catholiques; que c'était pour y obvier que j'avais reçu cette nouvelle par un courrier qu'on m'avait dépêché aussitôt; qu'il venait d'arriver, et qu'il m'apportait un ordre fort précis d'en aller rendre compte à Leurs Majestés Catholiques, dans le moment que j'aurais lu mes lettres, en quelque lieu qu'elles pussent être. Grimaldo se mit à rire de cet empressement. Il me dit que cette affaire serait fort indifférente à Leurs Majestés Catholiques, et qu'elles n'avaient aucune intention de se mêler de l'intérieur de la cour de France, ni des disputes qui pouvaient y arriver; qu'ainsi son avis était que je remisse à en parler à Leurs Majestés Catholiques à leur retour, qui serait dans quatre jours; qu'elles n'étaient parties que de ce matin avec la très courte suite que je savais; que la défense d'aller à Balsaïm était sans aucune exception, et que sûrement le roi serait fâché et embarrassé de m'y voir. Je répondis à Grimaldo que je pensais tout comme lui, mais qu'il connaissait l'homme à qui j'avais affaire, qui, de plus, m'en ferait une de mon retardement, et l'imputerait au mécontentement qu'il ne pouvait douter que je n'eusse de cette préséance; et là-dessus je lui donnai à lire la lettre particulière qui ne contenait que l'ordre exprès de rendre compte à Leurs Majestés Catholiques, quelque part qu'elles fussent, dans le moment de l'arrivée du courrier.

Grimaldo lut et relut cette courte lettre. Il me dit, en me la rendant, qu'il sentait tout mon embarras et ne savait que me dire. Je m'espaçai quelques moments sur le cardinal Dubois avec lui, et je le priai de faire en sorte que le roi voulût bien entrer avec bonté pour moi dans la situation où je me trouvais. Je le priai de lui écrire en ce sens pour le disposer à me recevoir, parce que, comme que ce fût, j'étais résolu d'aller le lendemain à Balsaïm; et je lui avouai que j'aimais mieux risquer à déplaire au roi d'Espagne pour un moment, et sur chose sans conséquence, que de me perdre dans ma cour, où le cardinal Dubois me guettait sans cesse pour y parvenir, à qui il ne fallait pas fournir le plus petit prétexte. Grimaldo, haussant les épaules, convint que j'avais raison, et me dit qu'il avait heureusement à dépêcher tout présentement un courrier au roi d'Espagne, par lequel il l'avertirait de mon voyage, de sa cause, de mes raisons personnelles, et n'oublierait rien pour le disposer à me recevoir sans chagrin. Je remerciai beaucoup Grimaldo et revins chez moi disposer mon voyage, envoyer sur-le-champ des relais et des mules de selle, à quoi Sartine, qui connaissait le chemin, m'aida fort.

Je partis donc le lendemain avant six heures du matin, et je fus bien étonné de trouver la porte de Madrid fermée, le côté de la clef en dehors, et celui qui la gardait à cent pas hors cette porte, en sorte qu'il fallut faire escalader la muraille, heureusement assez basse, par un laquais, qui eut encore grand'peine à se faire ouvrir par le portier, qui vint enfin nous faire sortir de la ville. Le comte de Lorges, mon second fils, l'abbé de Saint-Simon, son frère, et le major de son régiment vinrent avec moi. Cette corvée ne tenta point le comte de Céreste.

CHAPITRE XI. §

Voyage à Balsaïm. — Fraîche réception tôt réchauffée. — Audience à Balsaïm. — Je couche à Ségovie. — Ségovie. — Cordelier de M. de Chalais. — Je dîne à Balsaïm, et suis Leurs Majestés Catholiques à la Granja. — Comment la Granja devenue Saint-Ildephonse. — Saint-Ildephonse. — Superbe et riche chartreuse. — Manufactures de Ségovie fort tombées. — Je réponds aux lettres du cardinal Dubois et de Belle-Ile. — Bruit ridicule que fait courir mon voyage de Balsaïm. — Hardiesse étrange de Leurs Majestés Catholiques allant et venant de Balsaïm. — Autres lettres curieuses du cardinal Dubois à moi. — Vif sentiment du duc d'Arcos sur la préséance des cardinaux au conseil de régence. — Cardinaux, chanoines de Tolède, mêlés avec les autres chanoines en leur rang d'ancienneté entre eux.

Nous arrivâmes sur le midi au vrai pied de la Guadarama, après avoir déjà assez longtemps monté et fait à peu près comme de Paris à Senlis. Nos voitures y demeurèrent, et nous montâmes nos mules. Je ne vis jamais un si beau chemin ni si effrayant en voiture. On affronte un mur de roc d'une effroyable hauteur par un chemin uni, mais étroit, qui va en zigzag, assez droit, avec peu de roideur, en sorte qu'en parlant un peu haut on peut causer un peu avec des gens au-dessous et au-dessus de soi, qui sont à près d'une lieue les uns des autres. La montagne et le chemin étaient couverts de neige fort épaisse; tout était rempli d'arbres entre les rochers, dont les branches, toutes chargées de frimas, n'étaient que les plus belles grappes et les plus brillantes. Toute cette singularité faisait dans son affreux quelque chose de charmant. On parvient ainsi à la cime, à force de contours. Le terre-plein n'en est pas long, et la descente de l'autre côté est bien plus aisée et plus courte, à la moitié de laquelle on découvre Balsaïm, dans une vallée étroite, placé à une distance assez grande du pied de la montagne. Balsaïm, bâti par les Maures, et brûlé par malice sous Charles II, qui y allait trop souvent, et point réparé depuis, est le reste d'un grand et beau château. Ce reste est fort petit, avec un jardin médiocre et rien autour qui s'aperçoive. Nous fûmes mettre pied à terre à un reste de bâtiment bas, qui était du château tout contre, mais sans communication à couvert.

On nous fit entrer dans l'office du duc del Arco, où ses sommeliers travaillaient, qui nous quittèrent civilement la place, après nous avoir présenté des chaises de paille auprès du feu, dont nous avions grand besoin, et nous avoir offert de nous rafraîchir, dont nous les remerciâmes. Il n'était guère que quatre heures après midi, et nous y attendîmes une heure et demie le retour de Leurs Majestés de la Granja, qui est devenu Saint-Ildephonse. La cuisine du duc del Arco était à côté. Au-dessus, il y avait quatre petites cellules pour les trois seigneurs qui étaient du voyage, et pour Valouse, et, en bas, près de la cuisine, une espèce de petite salle longue et étroite, où le duc del Arco tenait sa table. Avertis de l'arrivée de Leurs Majestés, nous allâmes les voir descendre de carrosse. Grimaldo les avait averties; elles s'attendaient à me trouver. La réception du roi fut froide, pour ne pas dire rechignée, sans dire une parole; celle de la reine, embarrassée mais plus humaine. Elle me dit quelques mots, mais leur suite me fit la meilleure réception du monde. Le roi et la reine montèrent un degré de bois, entre deux bâtons pour garde-fous, où on ne pouvait aller qu'un à un. Il était en dehors appuyé contre le pignon, et en l'air comme la montée d'un paysan dans son village. Au haut il y avait un petit carré à tenir cinq ou six personnes pressées, d'où on entrait directement dans la chambre du roi et de la reine, sans rien de plus qu'une garde-robe au delà, et vis-à-vis la porte de la chambre de Leurs Majestés, en repassant le petit carré, une autre chambre toute seule. C'est là tout le logement avec quelques trous au-dessus; et dessous, au rez-de-chaussée, la cuisine et l'office de Leurs Majestés.

Arrivé dans ce carré où Leurs Majestés s'étaient arrêtées pour m'attendre, je leur demandai la permission de les suivre et d'avoir l'honneur de leur dire un mot. Toute la suite demeura dans ce carré et dans la chambre joignante, et je me trouvai en tiers avec Leurs Majestés Catholiques, qui me menèrent dans la fenêtre, parce que le jour baissait fort. « Qu'y a-t-il, monsieur, donc de si pressé? » me dit le roi sèchement. Je commençai par des excuses d'être venu sans permission sur les ordres les plus exprès que j'en avais reçus pour leur rendre compte de ce qui s'était passé au conseil de régence, que je leur expliquai fort simplement, sans dire un mot de cabale et seulement pour les informer de la raison qui avait fait sortir les ducs, le chancelier et les maréchaux de France du conseil, qui n'était autre que la préséance des cardinaux et qui était chose toute simple et sans nulle sorte de conséquence pour la tranquillité et pour les affaires, mais dont l'attention de M. le duc d'Orléans à les informer des moindres événements avait voulu que je fusse le premier à le leur apprendre tout tel qu'il était de la part du roi et de la sienne, par son respect et son attachement pour Leurs Majestés. Le roi, toujours sec, me répondit que cela ne valait pas la peine d'être venu, que cela eût été aussi bon à Madrid. Je regardai la reine, et, m'adressant à elle, je lui dis qu'on était bien empoché quand on avait affaire au cardinal Dubois, et sur un fait encore où le moindre retardement m'eût fait une affaire, parce qu'il était persuadé, sans doute avec raison, que je ne serais pas plus content de ce qui s'était passé que ceux qui en avaient quitté le conseil. La reine se mit à rire, me dit qu'elle le comprenait bien, et, s'adressant au roi, ajouta qu'il n'y avait pas grand mal, sinon ma peine, et tout de suite me fit quelques questions sur ce qui s'était passé, mais courtes et simples. Le roi se radoucit et me dit qu'il ne se souciait point de ces choses-là, qu'il ne voulait point se mêler de l'intérieur de la cour de France, encore moins des disputes et des querelles. Je finis ce propos par leur présenter la relation que j'avais reçue de tout ce qui s'était passé à l'arrivée de l'infante, et des fêtes qui l'avaient suivie, ce qui plut fort au roi et le remit de belle humeur. Je leur en dis les principaux articles. Ils furent fort sensibles à l'appareil de la réception, et surtout de ce que le roi était sorti assez loin de Paris au-devant d'elle.

Après quelques propos là-dessus qui achevèrent de les égayer, la reine proposa au roi de faire entrer ce qui était dehors pour leur donner part de ces nouvelles, et me dit de les appeler. Tous entrèrent. La reine leur répéta ce que je venais de lui en dire, et ajouta qu'il fallait lire la relation. Puis, s'interrompant, elle eut la bonté de se mettre en peine de mon gîte et de ce qui m'accompagnait. Le duc del Arco m'offrit un lit et à souper, mais en peine de lits et de chambres pour ce que j'avais amené. Tout cela causa force compliments et de la meilleure grâce du monde de la part du duc del Arco, même du marquis de Santa-Cruz, où le roi entra un peu et la reine avec vivacité. Je ne voulais incommoder personne, et, pour ce qui était avec moi, il n'y avait nul moyen de les gîter. Je proposai donc qu'il nous fût permis d'aller coucher à Ségovie, et cela finit par là. Le duc del Arco voulait nous donner à souper, mais je fis si bien que je m'en exemptai. Il me fit donner une berline à quatre personnes pour nous y mener. La reine, pendant cette conclusion, avait parlé bas au roi, et me dit après qu'ils ne me laissaient aller qu'à condition de revenir tous le lendemain dîner chez le duc del Arco, et de les suivre après dîner à la Granja, où le roi me voulait montrer les bâtiments et les jardins qu'il y faisait faire. Le roi ajouta quelque chose du sien avec un air content et ouvert, et la reine les plus gracieuses bontés. Valouse nous voulait donner son lit et sa chambre, et le comte de San-Estevan de Gormaz fit aussi très bien. Mais il n'y eut rien d'égal à la politesse et à l'empressement du duc del Arco. Nous prîmes congé et nous partîmes pour Ségovie, distant de Balsaïm comme de la place de l'ancienne porte de la Conférence à Sèvres, par une plaine fort unie qu'on gagne après avoir un peu monté fort doucement. On nous fournit aussi des gens à cheval avec des flambeaux.

Ceux qui, venus avec moi, y allèrent à cheval, précédèrent l'arrivée de la berline. Nous les trouvâmes dans la rue, n'ayant pu se faire ouvrir aucune maison. On les renvoyait par les fenêtres comme des bandits dont on avait peur. Malgré l'équipage nous eûmes le même sort partout où nous frappâmes, en sorte que pendant près d'une heure nous eûmes toute la peur de coucher sur ce pavé sans souper. Enfin nous fîmes tant de bruit à la porte d'une grande maison, qu'après avoir longtemps prié et menacé par la fenêtre, bravé par notre nombre et par la livrée du roi qui nous menait, ces gens comprirent enfin que nous disions vrai et que nous n'étions pas des bandits. Ce fut un grand contentement que de voir ouvrir cette porte. On nous fit monter et montrer des chambres et des lits. C'était déjà beaucoup. Mais quand on parla de souper, point de pain ni de viande, ni de tout l'accompagnement. Le repas en chemin avait été fort léger, et nous n'avions pas compté d'avoir rien à porter pour le soir. Il fallut bien du temps et de l'industrie pour surmonter la mauvaise humeur de gens qui nous avaient reçus malgré eux, qui trouvaient fort mauvais que nous troublassions leur repos, et pour ramasser de quoi souper et l'apprêter à l'heure qu'il était, et dans un pays où les cabarets et les hôtelleries sont inconnus. Néanmoins avec de la patience nous soupâmes et nous couchâmes pas trop mal.

La curiosité m'éveilla le lendemain de bonne heure. Mes fenêtres me présentèrent tout près ce superbe aqueduc construit par les Romains; qui paraît d'une seule pierre, et qui, sans s'être encore démenti, porte l'eau de la montagne voisine par toute la ville, qui est grande, bien bâtie, avec des places, de belles églises, et des rues moins étroites, moins obscures, moins tortues que je ne les ai vues dans les autres villes d'Espagne, excepté Madrid et Valladolid. En approchant tout contre l'aqueduc, qui est d'une grande hauteur, et plus que les plus hauts qu'on voit autour de Versailles et de Marly, et sans arcades que quelques portes pour la communication nécessaire, on est surpris de l'énormité des pierres dont il est bâti et de la presque imperceptibilité de leurs séparations, où il ne paraît pas trace d'aucune espèce de liaison. Je ne pouvais me lasser de considérer ce merveilleux édifice que tant de siècles ont respecté.

La ville est au fond d'une plaine de quatre ou cinq lieues, belle, unie, fertile et appuyée à la montagne, qui est là fort haute et fort escarpée. À l'autre bout, du côté de la plaine, est le château de Ségovie qui, comme Vincennes, est un palais, mais vaste et beau, embelli et presque tout rebâti par Charles-Quint, et une prison de criminels d'État. Il a, chose rare en Espagne, une belle et vaste cour, et les appartements des rois sont admirables par leur plain-pied, leur étendue, leur structure et les ornements sages, magnifiques et très bien exécutés, dont ils sont enrichis. Leur dorure épaisse, foncée, brillante comme si elle venait d'être faite, les plafonds avec leurs peintures exquises, et l'ordonnance des ornements, tant dés murailles, des portes, des fenêtres et des plafonds, me rappela tout à fait ceux de Fontainebleau, ne balançant pas toutefois à préférer ceux de Ségovie. La principale vue donne sur une petite rivière qui serpente tout proche, et sur toute cette magnifique plaine bordée de montagnes inégales et de quelques hauteurs.

Au plus haut du donjon, qui a sept étages, et qui est tout contre le château, dans la même cour, était ce cordelier fameux que H. de Chalais amena à Paris avec tant de précaution et de mystère, dont il a été ici parlé en son temps, et qu'il ramena bien escorté à Ségovie, d'où il n'était pas sorti depuis. J'appris de celui qui avait soin des prisonniers, car il y en avait dans ce donjon plusieurs autres, que ce cordelier était insatiable de romans, et guère moins de vin et de viande; qu'il jurait et blasphémait sans cesse, et qu'il passait sa vie à hurler de fureur ou à chanter pour se divertir. Il criait à l'injustice contre la cour d'Espagne, mais sans jamais rien laisser entendre de la cause de sa prison; qu'il avait tenté bien des fois de se sauver, ce qui l'avait fait mettre au plus haut étage; qu'il ne s'accoutumait point à sa prison, et qu'il était comme désespéré. Ce concierge me parut excédé d'un tel hôte, dont l'impiété et le goût de la débauche lui faisait horreur, et qu'il lui donnait plus de soin et de peine que tous les autres prisonniers ensemble. Je fis ce que je pus pour le lorgner à sa fenêtre, mais je ne pus l'y apercevoir. Il y avait du moins une belle vue, et on lui donnait les livres qu'il demandait, et tant de vin et de nourriture qu'il voulait, mais on ne lui laissait voir personne ni rien de quoi il pût s'aider pour écrire. La matinée se passa en ces curiosités, et nous partîmes pour Balsaïm par les mêmes voitures qui nous avaient amenés la veille.

Nous descendîmes chez le duc del Arco vers une heure après midi, et bientôt après on y servit un fort splendide dîner et fort bon, quoique presque tout à l'espagnole. Le marquis de Santa-Cruz, le comte de San-Estevan de Gormaz et Valouse dînèrent avec nous, et le duc del Arco en fit les honneurs le plus noblement et le plus poliment du monde. On fut longtemps à table, de fort bons vins, de très bon café, bon appétit, bons propos. Ces seigneurs espagnols étaient ravis de me voir donner sur leurs mets de bonne grâce. Peu de moments après dîner, ils nous menèrent au bas de ce petit escalier de bois, sur lequel, tôt après, nous vîmes paraître le roi et la reine et monter en carrosse, dont je fus fort accueilli. Le roi me parut tout accoutumé à me voir à Balsaïm, et lui et la reine se faire un plaisir de me faire voir leurs ouvrages à la Granja. Ce mot espagnol veut dire une grange. C'en était une en effet, et tout esseulée, qui appartenait aux moines de l'Escurial, à une lieue, de celles d'autour de Paris, de Balsaïm. De cette maison, le roi y avait été faire des chasses. La solitude lui en avait plu; la facilité d'y avoir de l'eau en abondance et beaucoup de chasse l'avait déterminé à acheter de ces moines ce qu'ils y avaient, et à y bâtir la retraite dans laquelle il méditait de se jeter dès que le prince des Asturies commencerait à pouvoir porter la couronne, qu'il lui voulait remettre, comme il l'exécuta depuis. Mais ce dessein, alors ni de longtemps après, ne fut connu que de la reine et du P. Daubenton, qui tous deux en mouraient de peur, et n'oubliaient aucune adresse pour l'en détourner doucement.

Le duc del Arco et le marquis de Santa-Cruz se partagèrent pour nous mener. Le chemin coulait le long de la vallée, traversant souvent de beaux ruisseaux et des ravins, et se rapprochant du pied de la chaîne de ces hautes montagnes que nous avions traversées en venant de Madrid. Plus on approche de la Granja, plus la vallée s'étrécit. Tout y était ouvert comme en plein champ, et nous arrivâmes par le côté. La cage de la maison était faite, distribuée, couverte; on en était aux dedans, mais encore en maçons; et la plupart des jardins étaient faits, mais grossièrement encore. La chapelle, qui est au flanc par où nous arrivâmes, était à peine sortie de terre, comme une fort grande église, qui devait être accompagnée de logements pour le chapitre et les gens de la chapelle, qui n'étaient pas commencés. Cette chapelle était déjà fondée pour une riche collégiale . Son titre était destiné de Saint-Ildephonse, sous l'invocation duquel elle devait être consacrée; et c'est ce qui a donné le nom à ce vaste palais. Avant d'aller plus loin, il faut donner l'idée de ce lieu, que la retraite de Philippe V, pendant sa courte abdication, a rendu célèbre.

Il serait difficile de trouver une situation plus ingrate, ni d'avoir mieux réussi à la rendre triste, pour ne pas dire affreuse, par le choix de l'emplacement du château. Ce château est un long et vaste bâtiment qui est double, presque au bas d'une pente fort douce et fort unie partout, qui, en s'élevant peu à peu, arrive jusqu'au bord de la plaine de Ségovie, que cette hauteur presque insensible dérobe au château, qui l'aurait vue en plein, avec la ville de Ségovie, son aqueduc et le couronnement de ses montagnes, s'il avait été placé vingt ou vingt-cinq toises plus haut, ce qui aurait formé à ses pieds une terrasse telle qu'on aurait voulu, dominant sur les jardins, mais avec une douceur très agréable, et qui n'aurait que plus invité à y descendre, au lieu que l'emplacement où il est ne lui laisse que la vue et le plain-pied de la vallée, et masque entièrement la vue de tous les étages du double par cette hauteur qui s'élève si doucement jusqu'à la plaine, et qu'on semble toucher des fenêtres avec la main. Le rez-de-chaussée me parut destiné en salle des gardes, pièces à tenir des tables, et quelques logements. Tout le premier étage pour les appartements de Leurs Majestés Catholiques, distribués en belles pièces, de belles mais de diverses grandeurs, dont le double aveuglé, comme je viens de l'expliquer, en commodités et en garde-robes, logements de caméristes et de petits domestiques du roi les plus nécessaires, avec, au bout du flanc, des tribunes percées sur la chapelle, mais point encore faites. Nous ne vîmes pas l'étage de dessus. La cage de l'escalier vaste et agréable dans sa forme, au milieu du bâtiment, et à droite et à gauche de jolis escaliers dérobés par lesquels nous passâmes.

À l'autre flanc opposé à la chapelle était un bâtiment double, qui ne débordait pas le château en avant, placé en potence à l'égard du château, qui s'étendait assez loin en le débordant par derrière, avec des cours et de grands bâtiments intérieurs. Il était bâti pour servir de commun pour les équipages, les cuisines et les offices, et pour loger les seigneurs et toute la suite de la cour. Du flanc du château à ce bâtiment, il n'y avait au plus que trois toises. J'en témoignai ma surprise à la reine, qui me répondit qu'ils voulaient entendre du bruit et voir aller et venir. L'intention secrète, que je ne pouvais comprendre alors, était de désennuyer leur retraite par entendre et voir du monde auprès d'eux. Les jardins allaient jusqu'au pied de la montagne, dont l'espace était court, et sur la fin montaient un peu dans la racine de la montagne; mais, à droite et à gauche, ils s'étendaient déjà fort loin, et ils ont été depuis fort allongés de part et d'autre, remplissant toujours toute la largeur de la vallée.

Ces jardins assez unis pour donner de vastes plains-pieds, et point assez pour manquer des agréments qu'on tire des terrains inégaux. Beaucoup d'allées d'arbres plantés tous grands, comme le feu roi faisait à Marly, des terrasses peu élevées, revêtues et bordées de gazons, des bosquets sortant encore peu de terre, des bassins, des canaux, des pièces d'eau sans nombre, de toutes les formes, des cascades, des nappes, des effets d'eau de toutes les sortes, de la plus belle eau et de la meilleure à boire, et dans la plus prodigieuse abondance, et des jets d'eau partout en gerbe et de toutes les formes, dont plusieurs, qui étaient seuls, jetaient gros comme la cuisse, le double de la hauteur de ce beau jet d'eau de Saint-Cloud, qui faisait la jalousie du feu roi, et que tout le monde admire avec raison. Les plus fâcheux inconvénients ont quelquefois leur utilité: cette longue chaîne de montagnes qui bornait les jardins, qui s'élevait presque jusqu'aux nues, toute de rochers parsemés d'arbres mal semés, couverte de neige presque toute l'année, dont la cime ne fondait jamais, dont la hideuse beauté faisait tout l'aspect du château, et dont un mulet rapportait de la glace et de la neige en moins de deux heures, aller et venir, cette chaîne de montagnes fourmillait des plus grosses sources, à toutes hauteurs, et fournissait sans cesse toutes les eaux des jardins, en telle quantité qu'on voulait, et pour telle hauteur où on désirait les faire jaillir. Ces jardins avaient déjà quantité d'orangers, et ils étaient aussi ornés de vases de métal et de tous les plus précieux marbres, et les plus ornés d'excellents bas-reliefs et des plus belles statues de bronze et de divers marbres que le sont les jardins de Versailles et de Marly, avec des ateliers dans les jardins mêmes, où travaillaient sans cesse les meilleurs maîtres de France et d'Italie qu'on avait pu attirer. Mais ces jardins, véritablement charmants par la variété et le bon goût, l'agrément, la fraîcheur, la facilité, l'étendue des promenades, avaient un inconvénient bien fâcheux; c'est que tout le terrain de ces jardins n'était que roche vive et dure, avec une légère croûte de terre par dessus, de manière qu'il avait fallu employer le pic et très ordinairement le secours de la poudre pour écaver tous les bassins et pièces d'eau, les trous de tous les arbres, les tranchées des palissades, et tous les terrains des massifs, en emporter les pièces à dos de mulet et rapporter de même la bonne terre de loin pour en remplir toutes les excavations ou on avait planté, et qu'il en fallait user de même pour toutes les nouvelles plantations et pièces d'eau qu'on y voudrait ajouter dans la suite en allongeant les jardins [aux] deux extrémités. Voilà pour la cherté qui ne pouvait être que fort grande; mais le pis est que quelque profondeur qu'on eût pu donner aux endroits destinés à planter, les racines des arbres, dont leur vie et leur beauté dépend, s'étendent toujours tout autour d'elles, et il y en a qui percent à pic. Dès qu'elles se trouveront arrêtées par le roc, ce qui y touchera séchera bientôt, la terre rapportée se consumera et ne pourra plus fournir autant de sucs qu'il en faudra pour la nourriture des racines et des arbres, qui dépériront et mourront en peu d'années.

Je ne vis aucun projet de cour ni d'entrée. Ils me dirent que les deux extrémités du jardin et le bas de cette petite hauteur, qui monte à la plaine de Ségovie, se fermeraient le long des jardins avec un pavillon pour porte à chacun des deux bouts; qu'on entrerait toujours par où nous étions venus, et qu'un pavé étroit en rue ferait toute la séparation entre le château et les jardins. La plus proche maison d'autour du château était une méchante maison de garde-chasse, qui en était à une demi-lieue, et nulle autre que beaucoup plus loin, ce qui charmait le roi d'Espagne en effet, dont la reine faisait aussi le semblant. J'eus l'honneur, et ce qui était venu avec moi, de suivre Leurs Majestés Catholiques partout, qui se promenèrent d'abord dans la maison, et après dans les jardins toute la journée sans se reposer, qu'elles prirent plaisir à me faire voir, et moi à leur faire ma cour en admirant tant de beautés et tant de miracles d'eaux, qui en effet sont uniques. La conversation se soutint pendant toute la promenade, où ces seigneurs espagnols et Valouse entraient fort aussi, [et] où la reine était toujours charmante, Le roi s'y mêla quelquefois. Ils firent l'honneur de parler aussi à ceux qui étaient avec moi, et s'amusèrent fort à donner leurs ordres et à se faire rendre compte par ceux qui avaient le principal soin des bâtiments, jardins, etc., sous la direction du duc del Arco, gouverneur du lieu, par lequel tout pas soit.

Dans cette promenade, le courrier qui m'était arrivé se présenta sur leur passage. Je l'avais amené pour l'expédier de Ségovie, qui est presque sur le chemin de Madrid à Bayonne. C'était Bannière, si fort en réputation par le nombre et la promptitude de ses courses, et qui était fort connu du roi et de la reine par toutes celles qu'il avait faites à l'occasion des deux mariages, tellement que Leurs Majestés l'appelèrent et lui parlèrent assez longtemps. J'appris qu'au revers de cette chaîne de montagnes, et presque vis-à-vis des jardins qu'elle bornait, était une superbe et vaste chartreuse, de plus de cent mille écus de rentes, dont le principal revenu était des laines fines de leurs immenses troupeaux. Leurs Majestés Catholiques y allaient quelquefois sans y coucher que rarement. Elles et leur suite y étaient parfaitement défrayées. Mais la chère ne pouvait être bonne dans un pays sans poisson et presque sans légumes. À l'égard de leurs laines, j'en vis les manufactures à Ségovie, qui me parurent peu de chose et fort tombées de leur ancienne réputation. La fin du jour approchant termina le voyage.

En arrivant à Balsaïm, le roi m'ordonna de monter et de le suivre dans sa chambre. Là, en tiers avec lui et la reine, ils me demandèrent si j'étais pressé de renvoyer Bannière, et que, si je pouvais attendre des paquets dont ils avaient en vie de le charger, je leur ferais plaisir. Je répondis qu'il n'y avait rien de pressé, mais que, quand je le serais, leur ordre me suffirait pour différer aussi longtemps qu'il leur plairait. Je pris congé d'eux, et fis après mes remerciements à ces seigneurs, surtout au duc del Arco, dont les soins, les prévenances, la politesse n'avaient rien oublié. Il me fournit la même voiture et des montures de la veille pour aller coucher à Ségovie, qui le lendemain nous menèrent au pied de la montagne, où nous trouvâmes nos mules pour la passer, et nos voitures où nous les avions laissées, dans lesquelles nous arrivâmes le même soir à Madrid. Le lendemain j'allai conter à Grimaldo ce qui s'était passé en mon voyage, et je n'oubliai pas de lui dire combien j'étais charmé de toutes les merveilles que j'avais vues, mais combien aussi j'étais étonné de la situation et de la position. Il me répondit qu'il s'était bien douté que tout s'y passerait comme je venais de lui raconter, et qu'il était fort aise que le roi, malgré le froid de l'abord et l'indifférence sur ce qui m'amenait, dit voulu me faire voir ses ouvrages, et que la promenade l'eût remis dans son état ordinaire avec moi. Grimaldo ne me dissimula point ce qu'il pensait du choix du lieu et de sa disposition, et nous causâmes longtemps ensemble.

Il fallut après rendre compte de mon voyage au cardinal Dubois, et répondre à sa lettre. Je lui mandai nettement que j'étais d'autant plus aise de mon éloignement de Paris, que, s'y j'y avais été, rien ne m'aurait empêché de sortir du conseil; qu'à l'égard de la cabale et de ses desseins, je me flattais qu'ils ne feraient ni peur ni mal à M. le duc d'Orléans ni à son gouvernement; que, dans le compte que j'avais rendu à Leurs Majestés Catholiques, elles m'avaient paru ne faire aucun cas de cet événement et y être fort indifférentes; qu'il ne devait avoir aucune inquiétude des impressions que Leurs Majestés Catholiques en pourraient prendre, non plus que M. de Grimaldo. Pour allonger une réponse si courte, je me jetai sur la hardiesse que j'avais prise de forcer les barricades de Balsaïm, sur les beautés et les singularités de Saint-Ildephonse et sur le retardement du renvoi de Bannière, que le roi d'Espagne m'avait demandé, ce qui faisait que je ne lui écrivais que par l'ordinaire. Enfin je finissais par des compliments sur ses lumières à prévenir, et sa sagesse et son habileté à détruire tous les complots dont il m'avait écrit. Je tâchai d'ajuster cette fin, en sorte qu'il ne crût pas que je me moquais de lui, comme néanmoins je faisais en effet. J'écrivis à Belle-Ile en même sens, parce que je prévis bien qu'il ne serait pas le maître de cacher sa réponse. J'y ajoutai ce que je n'avais pas voulu dire si directement au cardinal sur Chavigny, qu'il n'y avait que lui-même qui pût, par une conduite suivie, faire revenir les esprits en sa faveur, et que cette entreprise serait pour moi de trop longue haleine, à laquelle Maulevrier, après mon départ, pourrait le servir. C'était encore me moquer d'eux et leur faire comprendre que je ne serais pas la dupe de leurs prétextes de me retenir en Espagne. Je crus bien que ces réponses ne plairaient pas au cardinal Dubois; mais il n'était pas en moi de ployer misérablement sous sa préséance, ni de me ruiner sans ressource pour me stabilier en Espagne à son gré.

Le 13 mars, Leurs Majestés Catholiques revinrent de Balsaïm au Retiro. Le voyage si brusque que j'y avais fait sur l'arrivée d'un courrier, et malgré les défenses si précises à qui que ce fût, sans exception, d'y aller, et la journée que j'avais passée tout entière auprès d'elles à Saint-Ildephonse, joint à la façon pleine de grâces et de bontés constantes et si distinguées, avec lesquelles j'étais toujours traité depuis que j'étais en Espagne, firent courir le bruit le plus ridicule, qui prit assez de créance subite pour me surprendre beaucoup. Il se répandit donc que je quittais le caractère d'ambassadeur de France, et que j'allais être déclaré premier ministre d'Espagne. Le peuple, à qui ma dépense apparemment avait plu, et à qui personne de chez moi n'avait donné aucun sujet de plainte, se mit à crier après moi dans les rues, à me le dire, à témoigner sa joie et jusque du dedans des boutiques. Il s'en assembla même autour de ma maison avec les mêmes témoignages que je dissipai le plus civilement et le plus promptement que je pus, en les assurant qu'il n'en était rien, et que je partais incessamment pour retourner en France.

Je ne puis pas dire que je fusse insensible à ces marques d'estime et d'affection; mais ce qui me toucha véritablement fut ce qui m'arriva avec le marquis de Montalègre, sommelier du corps. Je le rencontrai à l'entrée des appartements du Retiro. Il accourut à moi, m'embrassa et me dit qu'il était transporté de joie de ce que je leur demeurais et de ce que j'allais être premier ministre. Je le remerciai de cette marque si grande de l'honneur de son estime et de son amitié, et je l'assurai en même temps qu'il n'en était rien, et que je partirais dans fort peu de jours pour retourner en France. J'eus à peine achevé, que Montalègre, jetant sur moi des yeux de dépit et de colère, tourna tout court, et me quitta sans révérence et sans me répondre un seul mot. Beaucoup de seigneurs m'en firent des compliments, à qui je répondis de même.

Je réparerai ici, quoiqu'en lieu déplacé, l'oubli d'une bagatelle, mais singulière, sur le chemin dans la montagne, pour aller à Balsaïm: c'est que le roi et la reine d'Espagne faisaient toujours ces voyages dans un grand carrosse de la reine à sept glaces, en sorte qu'en passant la montagne par le même chemin que je fis, et qui était l'unique, il n'y avait pas deux doigts de marge entre leurs roues et le précipice, presque tout le long du chemin, et qu'en plusieurs endroits les roues portaient à faux et en l'air, tantôt cent, tantôt deux cents pas, quelquefois davantage. Des paysans en grand nombre étaient commandés pour tenir le carrosse par de longues et fréquentes courroies, qui se relayaient en marchant à travers les rochers avec toutes les peines et les périls qui se peuvent imaginer pour la voiture et pour eux-mêmes. On n'avait rien fait à ce chemin pour le rendre plus praticable, et le roi et la reine n'en avaient pas la moindre peur. Les femmes qui la suivaient en mouraient, quoique dans des voitures exprès fort étroites. Pour les hommes de la suite, ils passaient sur des mules. Je n'ajouterai point de réflexions à un usage si surprenant.

Les lettres que le courrier Bannière m'avait apportées étaient du 2 mars. Un courrier, dépêché par le duc d'Ossone, qui était encore à Paris, m'en apporta une du cardinal Dubois, du 8 mars, dont le singulier entortillement me divertit et me confirma dans le parti que j'avais pris. J'avais reçu, il y avait déjà quelque temps, mes lettres de récréance et tout ce qu'il fallait pour prendre congé. Le cardinal, qui mourait de peur que je ne m'en servisse, n'en avait pas moins de me la laisser apercevoir. Sa lettre fut donc un tissu de oui et de non, de l'importance des services à rendre en Espagne pour consolider l'union, du désir de mon retour pour des raisons non moins pressantes pour le service de l'État et de M. le duc d'Orléans, toujours la condition de ne partir point sans avoir accrédité Chavigny jusqu'à la confiance, toutefois ne vouloir point entreprendre sur ma liberté, et de tout laisser à ma prudence. Je compris par le tissu de cette lettre que, pour peu que j'en attendisse d'autres, elles se trouveraient d'un style décisif, qui se trouveraient appuyées de celles de M. le duc d'Orléans, que le cardinal Dubois faisait telles que bon lui semblait. Je pris donc mon parti sur cette lettre de n'en point attendre d'autres, et, dès le lendemain que je l'eus reçue, je pris jour pour mon audience de congé.

Depuis que je parlais de partir, il n'y avait rien que la reine et même le roi ne fissent pour me retenir, ni amitiés et regrets que toute leur cour ne me fît la grâce de me témoigner. J'avouerai même que ce ne fut pas sans peine que je quittai un pays où je n'avais trouvé que des fleurs et des fruits, et auquel je tenais et je tiendrai toujours par l'estime et la reconnaissance. Je pressai une infinité de visites pour mes adieux, afin de ne manquer à personne. Dans celle que je fis au duc et à la duchesse d'Arcos, desquels j'avais reçu les politesses les plus marquées, et que je voyais assez souvent, le duc d'Arcos me conjura de ne rentrer point au conseil de régence et de ne céder point aux cardinaux. Je le suppliai de n'avoir pas assez mauvaise opinion de moi pour en être en peine, et qu'il pouvait être sûr que je ne mollirais pas là-dessus. Quelque rang que les cardinaux eussent peu à peu usurpé en Espagne, on ne l'y supportait qu'avec dépit; et depuis que l'affaire du conseil de régence fut devenue publique, je ne vis, ni grands surtout, ni même gens de qualité qui n'en fussent indignés, et qui ne s'en expliquassent très fortement, nonobstant le silence et l'entière réserve que je m'étais imposée là-dessus.

Mais à propos de cardinaux et de tout leur grand rang en Espagne, que j'y laissai plus supposé qu'usité, je ne dois pas oublier de rapporter une curiosité que j'eus sur eux. Le cardinal Borgia était, comme je l'ai dit, chanoine de Tolède. Il prit le temps du voyage de Balsaïm pour y aller passer quelques jours. La singularité d'y avoir vu deux évêques portant les marques de leur dignité, confondus avec les chanoines sans la moindre distinction d'avec eux, m'inspira le désir d'être précisément informé de ce qui s'y passerait avec un cardinal. Je priai donc Pecquet d'aller à Tolède le même jour que je me rendis à Balsaïm, d'y demeurer autant que le cardinal Borgia, et d'avoir la patience de le suivre pas à pas. Il l'exécuta dans toute l'exactitude, et il me rapporta que le cardinal Borgia s'était trouvé assidûment au choeur, en rochet et camail violet, à cause du carême, en calotte et bonnet rouge, ayant des chanoines au-dessous et au-dessus de lui, sans chaire vide entre eux et lui, mais ayant devant lui un tapis de la largeur de sa stalle, jeté sur l'appui régnant le long des stalles, faisant le dossier des stalles d'au-dessous, et sur ce tapis un carreau pour s'appuyer dessus, à ses pieds un carreau pour s'y mettre à genoux, le tout de velours rouge avec un peu d'or, qui est le traitement qu'ont les grands d'Espagne dans les églises, et qu'on a vu ci-dessus que mon second fils et moi eûmes aussi, mais à la tête du choeur. Le cardinal Borgia se découvrit et se couvrit toujours comme les autres chanoines, en même temps qu'eux. Pendant qu'il y fut, il y eut une procession du chapitre, que Pecquet ne manqua pas de voir et d'observer. Il y vit le cardinal Borgia marcher en son rang d'ancienneté de chanoine, qui allaient, en file, deux à deux, comme dans toutes les processions, un chanoine marchant à côté de lui, comme chacun des autres, et des chanoines devant et derrière lui sans aucune distance que la même gardée entre eux, sans que la queue du cardinal Borgia fût portée par personne, qui n'était pas plus longue que celles des autres chanoines, et sans avoir près de lui ni écuyer ni aumônier. Voilà de ces choses qu'il faut avoir vues pour les croire, avec la superbe cardinalesque et les immenses usurpations de ces prétendus égaux des rois.

CHAPITRE XII. §

Mon audience de congé. — Singularité unique de celle de la princesse des Asturies. — Maulevrier reçoit enfin le collier de l'ordre de la Toison d'or, mais avec un dégoût insigne. — Je pars de Madrid. — Alcala de Henarez. — Guadalajara. — Agreda. — Pampelune. — Roncevaux. — Bayonne. — Réponse curieuse du cardinal Dubois et de Belle-Ile. — Trois courriers me sont dépêchés. — Je me détourne pour passer à Marmande, où le duc de Berwick était venu m'attendre de Montauban, où il commandait en Guyenne. — Bordeaux. — Blaye. — Loches. — Chastres. — Belle-Ile vient à Chastres me proposer, de la part du cardinal Dubois, le dépouillement du duc de Noailles, et me presse d'y entrer, auquel je m'oppose. — Je vais au Palais-Royal. — Long entretien entre le régent, le cardinal Dubois et moi. — Friponnerie sur la restitution aux jésuites du confessionnal du roi. — Je me démets de ma pairie à mon fils aîné, et lui fais présent des pierreries du portrait du roi d'Espagne. — Je visite pendant la tenue du premier conseil de régence tous ceux qui en étaient sortis, et vais à Fresnes voir le chancelier exilé.

Je pris le 21 [mars] mon audience de congé, en cérémonie, du roi et de la reine séparément. Je fus de nouveau surpris de la dignité, de la justesse et du ménagement des expressions du roi, comme je l'avais été en ma première audience, où je lui fis la demande de l'infante, et les remerciements de M. le duc d'Orléans sur le mariage de madame sa fille. Je reçus aussi beaucoup de marques de bonté personnelles et de regrets de mon départ de Sa Majesté Catholique, et surtout de la reine; beaucoup aussi du prince des Asturies. Mais voici, dans un genre bien différent, quelque chose d'aussi surprenant que l'exacte parité qu'on vient de voir des cardinaux-chanoines de Tolède avec les autres chanoines de cette église, et que je ne puis m'empêcher d'écrire, quelque ridicule que cela soit. Arrivé avec tout ce qui était avec moi, à l'audience de la princesse des Asturies, qui était sous un dais, debout, les dames d'un côté, les grands de l'autre, je fis mes trois révérences puis mon compliment. Je me tus ensuite, mais vainement, car elle ne me répondit pas un seul mot. Après quelques moments de silence, je voulus lui fournir de quoi répondre, et je lui demandai ses ordres pour le roi, pour l'infante et pour Madame, M. [le duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Elle me regarda et me lâcha un rot à faire retentir la chambre. Ma surprise fut telle que je demeurai confondu. Un second partit aussi bruyant que le premier. J'en perdis contenance et tout moyen de m'empêcher de rire; et jetant les yeux à droite et à gauche, je les vis tous, leurs mains sur leur bouche, et leurs épaules qui allaient. Enfin un troisième, plus fort encore que les deux premiers, mit tous les assistants en désarroi et moi en fuite avec tout ce qui m'accompagnait, avec des éclats de rire d'autant plus grands qu'ils forcèrent les barrières que chacun avait tâché d'y mettre. Toute la gravité espagnole fut déconcertée, tout fut dérangé; nulle révérence, chacun pâmant de rire se sauva comme il put, sans que la princesse en perdît son sérieux, qui ne s'expliqua point avec moi d'autre façon. On s'arrêta dans la pièce suivante pour rire tout à son aise, et s'étonner après plus librement.

Le roi et la reine ne tardèrent pas à être informés du succès de cette audience, et m'en parlèrent l'après-dînée au Mail. Ils en rirent les premiers pour en laisser la liberté aux autres, qui la prirent fort largement sans s'en faire prier. Je reçus et je rendis des visites sans nombre; et comme on se flatte aisément, je crus pouvoir me flatter que j'étais regretté. Je comptais partir le 23, mais les bulles de dispense étant arrivées depuis quelques jours à Maulevrier pour l'ordre de la Toison d'or, et la cérémonie de sa réception étant fixée à ce même jour, je crus devoir déférer à ses instances et ne pas affecter de partir ce même jour, après tout ce qui s'était passé. J'assistai donc en voyeux à sa réception, comme j'avais fait à celle de mon fils aîné, et je fus témoin de l'insigne dégoût qu'il y essuya.

Quand ce fut à le revêtir du collier, le marquis de Villena s'approcha de lui pour le lui attacher sur l'épaule droite, mais le prince des Asturies ne branla pas de sa place, en sorte que le marquis de Grimaldo, après avoir attaché le collier par derrière, l'attacha aussi sur l'épaule gauche. Je remarquai la surprise du chapitre et de tous les assistants, mais elle augmenta bien davantage aux révérences. Lorsque Maulevrier la fit au prince des Asturies, ce prince, au lieu de se découvrir, se lever et l'embrasser, demeura assis sans se découvrir ni en faire aucun semblant, et dans cette posture lui présenta sa main à baiser comme avait fait le roi, et il la baisa. Il me parut à l'instant que ce procédé fut extrêmement senti, qui ne pouvait être que de concert avec le roi. Maulevrier n'en parut point du tout embarrassé. Il avait choisi le marquis de Santa-Cruz pour son parrain, qui ne l'aimait point, et qui se moquait souvent de lui et en face. Aussi fit-il sa fonction avec un air de dédain qui n'échappa à personne. Il vint pourtant dîner chez lui après la cérémonie, où nous nous trouvâmes douze ou quinze au plus. Avant de se mettre à table, je vis le peu de chevaliers de la Toison qui étaient là se pelotonner, dont quelques-uns ne me cachèrent pas leur scandale, et leur crainte que le mépris public qui venait d'être fait de Maulevrier par le prince des Asturies, conséquemment par le roi son père, sans l'aveu duquel il n'eût pas osé contrevenir à ce qui s'était toujours pratiqué en toutes les réceptions jusqu'alors, ne devînt un exemple qui serait suivi désormais, et je les laissai dans le mouvement de se concerter pour faire là-dessus leurs représentations au roi. Comme je partis le lendemain 24, je n'ai point su ce qui en est arrivé. J'eus l'honneur de faire encore ma cour à Leurs Majestés Catholiques toute cette après-dînée, au Mail, qui me comblèrent de bontés, et de prendre un dernier congé d'elles en rentrant dans leur appartement.

J'avais donné la plupart de ces derniers jours à ce qu'un aussi court séjour qu'un séjour de près de six mois avait pu me faire regarder comme des amis particuliers, surtout à Grimaldo. Quelque sensible joie et quelque empressement que je sentisse d'aller retrouver Mme de Saint-Simon et mes amis, je ne pus quitter l'Espagne sans avoir le coeur serré, [sans] regretter des personnes dont j'avais reçu tant de marques personnelles de s'accommoder de moi, et dont tout ce que j'avais vu dans le gros de la nation m'avait fait concevoir de l'estime jusqu'au respect, et une si juste reconnaissance pour tant de seigneurs et de dames en particulier. J'ai conservé longtemps quelque commerce de lettres avec quelques-uns, mais avec Grimaldo tant qu'il a vécu, et après sa disgrâce et sa chute, qui n'arriva que longtemps après, avec plus de soin et d'attention qu'auparavant. L'attachement plein de respect et de reconnaissance pour le roi et la reine d'Espagne m'engagea à me donner l'honneur de leur écrire en toutes occasions, surtout à répandre mon extrême douleur à leurs pieds au renvoi de l'infante . Je consultai là-dessus l'évêque de Fréjus, déjà plus maître que M. le Duc, qui me manda que je pouvais écrire, résolu, s'il m'eût refusé, de le dire à Laullez et de le prier de le mander à Leurs Majestés Catholiques. Elles me firent souvent l'honneur de me répondre avec toutes sortes de bontés, et de charger toujours leurs nouveaux ministres en France, et les personnes considérables qui y venaient se promener avec leur permission, de me renouveler expressément les mêmes bontés de leur part.

Je partis donc, enfin, de Madrid le 24 mars, prenant ma route par Pampelune. Une de mes premières dînées fut à Alcala. C'est une petite ville fort bien bâtie, dont douze ou quinze collèges font tout l'honneur, tous bâtis très bien, et encore plus splendidement fondés par le cardinal Ximénès, qui n'est connu en Espagne que sous le nom du cardinal Gisneros, et respecté presque autant que l'a mérité ce grand homme. J'allai voir quelques-uns de ces collèges. Il est enterré dans la chapelle du principal, qui ferait ici une jolie église. Son tombeau de marbre est beau, environné d'une grille à hauteur d'homme, dans le choeur, devant le grand autel. Il était assez gâté faute de soin et de réparation, ce qui excita tellement mon indignation que je n'épargnai pas les principaux de ce collège en reproches de leur négligence et de leur ingratitude. Je couchai une nuit à Guadalajara, où arriva la catastrophe de la princesse des Ursins, et où je vis le panthéon du duc del Infantado, dont j'ai parlé ailleurs.

Une autre dînée fut à Agreda, assez gros bourg oie est un monastère de filles, où la fameuse Marie d'Agreda a vécu et est morte, que la gent quiétiste a fait enfin canoniser depuis, à toute peine, à l'appui de la constitution Unigenitus. J'allai à ce couvent, dont on m'ouvrit l'église, qui n'a rien que de très simple et commun. On me montra à côté du portail, qui est aussi plus que médiocre, comme un grand soupirail de cave ouvert sur la rue, où on me dit que reposait son corps. Je n'en voulais pas davantage, et j'avais déjà fait quelques pas pour aller trouver mon dîner, lorsque les religieuses, informées que j'étais là, m'envoyèrent prier de les aller voir. Je ne pus honnêtement refuser cette demande, plus curieuse sûrement encore que civile. Je fus conduit dans une grande cour, à une grande porte, qui était assez loin à gauche, ce qui ne me laissa pas douter que le dessein ne fût de me faire entrer dans le monastère. Aussitôt que j'en fus tout proche, la porte s'ouvrit tout entière, qui se trouva bordée de religieuses, touchant le seuil, mais en dedans. La supérieure me fit un compliment en assez bon français, et me pria de m'asseoir dans un fauteuil qu'on avait mis derrière moi. Elles s'assirent toutes sur de petites chaises de paille. Après quelques courts propos sur mon voyage, on peut juger qu'il ne fut plus mention que de leur sainte, déjà béatifiée, mais depuis peu. Elles m'en firent apporter des choses de dévotion, un petit Jésus de cire, quelques livres, quelques chapelets, dont elles me donnèrent quelques-uns. J'admirai tout ce qu'elles me voulurent conter, mais j'abrégeai poliment la conversation plus qu'elles n'auraient voulu, et je m'en allai trouver mon dîner, peu satisfait de ma curiosité.

J'avais pris ma route par Pampelune. Le gouverneur vint aussitôt où j'étais logé, et voulut me mener chez lui et me donner à souper et à ceux qui étaient avec moi. Après force longs compliments, j'obtins de demeurer où j'étais, à condition que nous irions souper chez lui. La chère ne se fit point attendre, fut grande, à l'espagnole, mauvaise; des manières nobles, polies, aisées. Il nous fit fête d'un plat merveilleux. C'était un grand bassin plein de tripes de morue fricassées à l'huile. Cela ne valait rien, et l'huile méchante. J'en mangeai, par civilité, tant que je pus. En me retirant je lui demandai la permission de voir la citadelle, où on ne laisse entrer aucun étranger. J'y fus avec ce qui était avec moi le lendemain matin. Je visitai tout à mon aise, et je la trouvai fort belle, bien entretenue, ainsi que la garnison, qui me reçut sous les armes, au bruit du canon, et tout en fort bel et bon ordre. Nous allâmes de là voir et remercier le gouverneur, qui peu après revint chez moi nous voir partir.

À peu de distance, nous primes des mules pour passer les Pyrénées. Le chemin est par là plus court et un peu moins rude que par Vittoria. Mais il était devenu fort mauvais, parce que les Espagnols, qui l'avaient fort aplani pour y pouvoir mener aisément de l'artillerie depuis qu'ils avaient un roi français, en avaient soigneusement rompu tous les chemins lors de la guerre que l'abbé Dubois leur fit faire par M. le duc d'Orléans pour complaire aux Anglais et pour son chapeau, où le maréchal de Berwick commanda. Nous couchâmes à Roncevaux, lieu affreux, tout délabré, le plus solitaire et le plus triste de ce passage, dont l'église n'est rien, ni ce qui reste de l'ancien monastère, où nous fûmes logés. L'abbé me vint voir, vêtu de long, avec un grand manteau vert, ce qui me surprit beaucoup. La visite fut courte. On nous montra l'épée de Roland et force pareilles reliques romanesques. Nous partîmes de bon matin de ce désagréable gîte, et arrivâmes enfin le jeudi saint à Bayonne, chez M. d'Adoncourt, par une pluie effroyable et continuelle qui ne nous avait point quittés depuis la sortie des montagnes. Il semblait qu'elle n'osait les passer. Je n'en avais presque point vu tomber en Espagne. Le ciel y est sans cesse d'une sérénité admirable, et les vents ne s'y font presque point sentir.

D'Adoncourt, quoi que nous pussions dire, nous logea et nous fit la plus grande et la meilleure chère du monde. J'assistai les jours saints aux offices de la cathédrale, dans la place et avec le même traitement usité pour le gouverneur de la province, l'évêque y officiant. J'eus l'honneur de faire ma cour plusieurs fois à la reine douairière d'Espagne, qui m'ordonna de dîner dans sa maison de la ville, le jour de Pâques, dont le sieur de Bruges, dont j'ai parlé lors de mon passage, fit très bien les honneurs; et comme on savait que j'étais affamé de poisson, on y en servit en quantité et d'admirables, que je préférai à la viande. L'évêque, dont j'ai parlé aussi en même temps, et quelques principaux du lieu s'y trouvèrent. J'allai de là remercier et prendre congé de la reine, qui me fit présent elle-même d'une fort belle épée d'or sans diamants, avec beaucoup d'excuses de me donner si peu de chose. L'évêque voulut me donner à souper si absolument qu'il fallut s'y rendre. J'y trouvai bonne compagnie, bonne chère et force poisson, qui ne laissa pas de trouver encore place.

Un courrier m'arriva à Bayonne, qui avait été précédé de deux autres qui, pour ne me pas manquer, avaient pris, l'un par Vittoria, l'autre par Pampelune. Tous trois apparemment portaient des duplicata, car je n'ai point vu les dépêches des deux autres. Je fus agréablement surpris de celles qui me trouvèrent à Bayonne. C'était la réponse à celle que j'avais faite et à ce que m'avait apporté Bannière. Le cardinal y avait vu fort nettement mon sentiment sur la préséance et sur la sortie du conseil de ceux qu'elle blessait. Il pouvait bien avoir aussi aperçu ce que je pensais de sa prétendue cabale. Enfin il avait vu que son éloquence entortillée, ses prétextes recherchés et appuyés, ni la crainte de lui déplaire, ne pouvaient me retenir en Espagne. Peut-être les courriers qui m'étaient allés chercher jusqu'à Madrid me portaient-ils des ordres si positifs qu'ils m'eussent embarrassé, qu'il n'était plus temps de me donner en deçà des Pyrénées, et que ce fut pour cela que je reçus à Bayonne ce troisième courrier avec des lettres ajustées pour le lieu, au cas qu'il m'y trouvât, comme il arriva, avec ordre de m'y attendre, et peut-être de rebrousser chemin avec ses dépêches au bout d'un certain temps que j'aurais reçu en Espagne celles qui m'y étaient portées par les deux courriers qui avaient passé et qui ne m'avaient point rencontré, car ces sortes de ruses étaient tout à fait dans le caractère du cardinal Dubois. Quoi qu'il en soit, j'ouvris sa lettre avec curiosité.

Je n'y trouvai plus mention de rester encore en Espagne, ni de Chavigny, ni d'aucun autre prétexte, et pas un mot qui laissât sentir que je lui eusse répondu franchement sur l'affaire du conseil. Je n'eus que des louanges de la promptitude avec laquelle j'avais été à Balsaïm, et de la manière dont je m'étais acquitté de ce qui m'y avait fait aller; des impatiences nonpareilles d'amitié et de besoin de mon arrivée; une prière, qui allait à la défense, de m'arrêter nulle part, même de faire le très petit détour de passer à Blaye, parce que les choses du monde les plus pressées et les plus importantes m'attendaient, qui ne pouvaient se faire sans moi. Cette lettre si singulière était accompagnée d'une autre de Belle-Ile, qui en faisait le commentaire. Il me répétait les mêmes choses, me disait que le cardinal Dubois était charmé de la réponse que j'avais faite aux dépêches que j'avais reçues par Bannière; qu'il m'écrivait par son ordre exprès pour me conjurer d'arriver avec toute la diligence possible, et que je ne pouvais me rendre assez tôt pour l'importance des choses que le régent et le cardinal avaient à me communiquer, et sur lesquelles, toutes pressées qu'elles fussent, il ne se pouvait rien faire sans moi. Il ajoutait qu'il était chargé de m'assurer qu'il ne me serait rien proposé qui pût m'être désagréable ou m'embarrasser, rien surtout qui pût en aucune sorte intéresser ma dignité de duc et pair, sur [ce] qu'ils étaient bien persuadés qu'il n'y avait rien à espérer de moi là-dessus. Rien de plus pressant enfin ni de plus flatteur. Il finissait enfin en me conjurant de ne m'arrêter pas un instant et de ne passer point à Blaye.

Un si grand changement de style et tant de merveilles à l'instant de mon départ, malgré tant de fortes insinuations, et quelque chose même de plus, d'y demeurer encore sous les prétextes qu'on a vus, me parut fort suspect d'une part si peu sûre, car il était visible que le cardinal avait pour ainsi dire dicté, au moins vu et corrigé, la lettre de Belle-Ile, comme il avait fait celle que Bannière m'avait apportée : on verra bientôt que je ne me trompais pas. Je leur mandai par une réponse courte à chacun le jour que j'avais supputé pouvoir arriver; que j'étais fatigué du voyage à tour de roue jusqu'à Bayonne; que cette raison de m'y reposer et celle des jours saints m'y retiendraient jusqu'au lundi de Pâques; enfin que je n'avais pu refuser au duc de Berwick de prendre les petites landes pour l'aller trouver, où il venait exprès de Montauban pour me voir; et du reste force compliments.

Le duc de Berwick, qui commandait en Guyenne, et qui trouvait Montauban plus commode que Bordeaux pour fixer son séjour, m'avait en effet demandé ce rendez-vous avec instance; et l'amitié qui était entre nous, et toutes celles que j'avais reçues du duc de Liria, ne me permettait pas un refus. Il était bien naturel au maréchal de désirer de m'entretenir sur la situation de son fils en Espagne, sur une cour qu'il avait tant fréquentée, et sur les dispositions, pour lui-même, de Leurs Majestés Catholiques après tout ce qui s'était passé. Je partis donc de Bayonne seul avec l'abbé de Saint-Simon, le lendemain de Pâques, et m'y séparai jusqu'à Paris de tout ce qui était avec moi. Je passai un jour franc avec le maréchal de Berwick à Marmande, et avec le duc de Duras, qui était venu avec lui, et qui commandait en Guyenne sous lui. J'appris là que nous n'étions qu'à quatre lieues de Duras. Je voulus y faire une course pour en dire des nouvelles à Mme de Saint-Simon et des beautés que le maréchal son oncle y avait fait faire toute sa vie avec attache, sans jamais les avoir été voir. J'en avais aussi curiosité; mais quoi que je pusse faire, jamais ils ne voulurent y consentir. Malheureusement ils savaient, comme tout le pays, les courriers qui m'avaient été dépêchés; ils n'osèrent prendre part à mon retardement, dont j'eus un véritable regret. Je m'embarquai de bon matin sur la Garonne, et j'arrivai de bonne heure à Bordeaux, chez Boucher, intendant de la province. Les jurats me firent aussitôt demander par Ségur, leur sous-maire, l'heure de me venir saluer. Je les priai à souper, et dis à Ségur que les compliments se feraient mieux le verre à la main. Ils vinrent donc souper, et me parurent fort contents de cette honnêteté. Le lendemain la marée me porta de fort bonne heure à Blaye par le plus beau temps du monde. Je n'y couchai qu'une nuit et ne passai point à Ruffec pour abréger.

J'arrivai le 13 avril à Loches sur les cinq heures du soir. J'y couchai parce que j'y voulus écrire un volume de détails à la duchesse de Beauvilliers, qui était à six lieues de là, dans une de ses terres, que je lui envoyai par un exprès; et je pus de la sorte lui écrire à découvert sans rien craindre de l'ouverture des lettres. J'arrivai d'assez bonne heure le lendemain 14 à Étampes, où je couchai, et le 15, à dix heures du matin, à Chastres, où Mme de Saint-Simon devait venir dîner et coucher, au-devant de moi, pour jouir du plaisir de nous recevoir, de nous retrouver ensemble, de nous mettre réciproquement au fait de tout, en solitude et en liberté, ce qui ne se pouvait espérer à Paris dans ces premiers jours de mon retour. Le duc d'Humières et Louville vinrent avec elle. Elle arriva une heure après moi dans le petit château du marquis d'Arpajon, qu'il lui avait prêté, où la journée nous parut bien courte et la matinée du lendemain 16 avril.

Comme nous causions, sur les dix heures du matin, arriva Belle-Ile. Après les amitiés et les compliments, il me pria qu'il pût m'entretenir en particulier. Après de nouveaux compliments, des louanges de ma conduite en Espagne et de mes lettres, et une courte peinture de la situation de la cour, se taisant sur la préséance et glissant sur la cabale, il me peignit le duc de Noailles comme l'homme le plus dangereux, et le plus ennemi de M. le duc d'Orléans et de son gouvernement, et n'oublia pas d'animer ma haine autant qu'il lui fut possible, et de me présenter tout l'intérêt que j'avais de saisir l'occasion de le perdre sans ressource, qui s'offrait d'elle-même à moi, et pour laquelle j'étais attendu avec tant d'impatience.

Après ce vif préambule, il me dit merveilles du cardinal Dubois à mon égard, et enfin qu'il l'avait chargé de venir me trouver à Chastres pour me confier de quoi il s'agissait; en quoi il ne doutait pas que l'amour de l'État, mon attachement personnel pour M. le duc d'Orléans, la connaissance expérimentale que j'avais du caractère du duc de Noailles, enfin que mon intérêt, si fort uni à celui de M. le duc d'Orléans, ne me portât à me joindre à lui, cardinal Dubois, dans ce qui était projeté, pour l'exécution de quoi il m'avait attendu avec une extrême impatience; en un mot, qu'il fallait chasser le duc de Noailles et lui ôter sa charge de premier capitaine des gardes du corps. Je répondis à Belle-Ile par une autre préface, mais bien plus courte que n'avait été la sienne, sur tous les points qu'il avait traités. Je m'étendis un peu plus sur ma haine pour le duc de Noailles, sur ses causes, sur ma soif ardente de vengeance, sur ce que je n'avais nul ménagement à garder avec lui, et sur ce qu'en effet je n'en gardais publiquement aucun. Ensuite je lui dis qu'en affaires de cette nature ce n'était pas son intérêt ni sa passion qu'il fallait consulter; que, si je n'écoutais que l'un ou l'autre, il n'y avait rien à quoi je ne me portasse pour écraser le duc de Noailles; mais que l'intérêt et la passion étaient des conseillers dont un homme d'honneur et de bien se devait garder, sans toutefois exclure la satisfaction qu'ils pourraient prendre dans les conseils sages, justes et prudents qui, sans égard à eux, et pour des causes réelles et sans reproche, se trouveraient d'ailleurs concourir avec eux; que c'était ce que je ne pouvais apercevoir dans la proposition qu'il me faisait, où je ne voyais nulle raison qui pût imposer à personne, mais beaucoup de danger à s'y abandonner. Belle-Ile, fâché de ce qu'il entendait, m'interrompit de vivacité et voulut pérorer. À mon tour je lui demandai audience. Je le priai de considérer que ce n'était pas tout de frapper de grands coups, mais qu'il en fallait considérer la conséquence et les suites; que je n'ignorais pas le pouvoir du roi sur les charges qui ne sont pas offices de la couronne, mais que je savais aussi qu'il n'est pas souvent à propos de faire tout ce qu'on peut exécuter; que quelque haine que j'eusse pour le duc de Noailles, et quelque juste mépris que j'eusse de son âme, de sa conduite et de ses quarts de talents, je le voyais revêtu, et point de crime qui autorisât à le dépouiller. S'il y en avait quelqu'un, il le fallait montrer, le prouver et l'établir publiquement, avec tant de solidité, sans même rien de forme juridique, que cela fermât la bouche au monde. Mais s'il n'y avait que des sujets de simple mécontentement, le dépouiller serait et paraîtrait une violence qui irriterait tout le monde, et en particulier tous ceux qui avaient des charges, et tous leurs entours, dont chacun se dirait avec raison: « Aujourd'hui le duc de Noailles, et demain moi, si la fantaisie en prend; et qui me garantira d'une fantaisie? » Dès lors, voilà tout ce qu'il y a de gens les plus établis et les plus considérables, et tout ce qui tient à eux, dans le plus grand éloignement de M. le duc d'Orléans et d'un gouvernement sous lequel il n'y a de sûreté pour personne; et c'est la semence la plus fertile et la plus dangereuse des associations, des complots, et de tout ce qu'ils enfantent de plus sinistre. « Voyons les choses, ajoutai-je, comme elles sont et comme elles se présentent. Bien ou mal à propos, le duc de Noailles est le troisième capitaine des gardes, et le troisième gouverneur du Roussillon, de père en fils. Il a, depuis qu'il a commencé à paraître, été sans cesse dans des emplois brillants. Les établissements de ses soeurs et de toute sa famille sont immenses, tous gens qui, par intérêt et par honneur ne peuvent pas ne point sentir vivement le coup dont il sera frappé; et plus il tombe sur un homme si grandement établi, et lui et ses plus proches et nombreux entours, plus M. le duc d'Orléans s'en fait des ennemis irréconciliables, plus toutes les charges du royaume tremblent et s'indignent d'autant plus que la plupart de leurs possesseurs, quant à leurs personnes, aucun, quant à leurs entours, n'ont pas à beaucoup près des considérations de ménagement telles que les a le duc de Noailles. » Je priai ensuite Belle-Ile de considérer la proximité du moment de la majorité, et tout ce que M. le duc d'Orléans aurait à craindre de tous les gens en charge d'approcher à toutes heures un roi dont l'esprit ne pouvait pas être formé, encore moins le jugement, et qui serait en proie aux flatteries, aux calomnies, aux adresses de tous gens si intéressés à perdre auprès de lui le régent et sa régence, et qui auraient tant de choses spécieuses à se ballotter entre eux, pour les mettre sans défiance dans la tête du roi, sur les finances, sur la marine, sur l'Angleterre, sur la guerre faite à l'Espagne, sur la vie particulière de M. le duc d'Orléans, et sur tant d'autres points qui se présentent si aisément quand on veut nuire et qu'un grand intérêt y pousse, sans compter les autres mécontents. Belle-Ile ne sut que répondre de précis à des objections si fortes et si évidentes. Mais pour ne pas se rendre, il battit la campagne, et chercha tant qu'il put des ressources dans ma haine et dans son bien dire.

Cette conférence, où il ne fut question que de ce point, dura plus d'une heure, et finit par me prier de faire encore des réflexions. Je lui dis qu'elles s'étaient toutes présentées à la première mention de sa proposition; qu'elles se fortifiaient toutes l'une par l'autre; que je ne voyais pas qu'il eût répondu à aucune; qu'ainsi je demeurais dans mon sentiment; que je le priais de les porter toutes et dans toute leur force au cardinal Dubois pour lui faire sentir les suites funestes de ce projet, auquel l'accablement d'affaires de toutes les sortes ne lui avaient pas permis de penser avec l'attention qu'il méritait. J'assaisonnai cela de tous les compliments capables d'adoucir le dépit de ma résistance, qui fut d'autant plus vif que le cardinal n'osa le montrer. Belle-Ile dîna avec nous en sortant de cette conversation parce que nous voulions arriver à Paris de fort bonne heure, et partit avant nous.

Je ne fis que changer de voiture au logis, et j'allai au Palais-Royal, droit chez le cardinal Dubois. Il accourut au-devant de moi. Ce fut des merveilles; et sans rentrer ni s'arrêter, il me conduisit chez M. le duc d'Orléans, dont la réception fut aussi bonne et plus sincère. Il était dans son petit cabinet au bout de sa petite galerie. Nous nous assîmes, moi vis-à-vis de lui, son bureau entre deux, et le cardinal au bout du bureau. Je leur rendis compte de bien des choses, et je répondis à bien des questions. Ensuite je parlai à M. le duc d'Orléans de la conduite de la princesse des Asturies avec Leurs Majestés Catholiques, de leur patience et de leurs bontés pour elle; et après ce sérieux je le divertis de mon audience de congé chez elle, dont il rit beaucoup. Ensuite il me parla de la sortie du conseil, glissant avec des patins sur la préséance; et le cardinal se mit sur la cabale, sans toutefois enfoncer matière, et dit que Son Altesse Royale n'avait pu moins faire que de chasser le chancelier. Je laissai tout conter; puis je leur dis que je ne pouvais qu'apprendre, ne m'étant pas lors trouvé ici et n'ayant encore vu personne, sinon que je trouvais tout cela bien fâcheux. Et tout de suite, me tournant tout à fait à M. le duc d'Orléans et m'adressant à lui, j'ajoutai que, puisque le chancelier n'était à Fresnes que pour la même chose que j'aurais faite si j'avais été ici, j'espérais bien que Son Altesse Royale trouverait bon que j'y allasse le voir incessamment. Cette parole fit comme deux termes du régent, qui baissa les yeux, et du cardinal, qui égara les siens, rougissant de colère. Je crois bien qu'ils n'avaient pas espéré me persuader de rentrer au conseil; mais l'étonnement et le dépit d'une adhésion si nette et si peu attirée à la sortie du conseil, et la liberté avec laquelle je causais mon empressement pour le chancelier déconcerta le régent comme un particulier, et le tout-puissant ministre comme un courtisan. Je me repus avec complaisance de l'état où je les vis, et du silence qui dura plusieurs moments. Le cardinal le rompit en se secouant comme un homme qui se réveille, et me dit, d'un air le plus bénin qu'il put, qu'ils avaient fait ce que le roi d'Espagne avait désiré. Je lui demandai ce que c'était. Il me répondit: « Donner au roi un jésuite pour confesseur, et c'est le P. Linières. — Le roi d'Espagne ! repris-je, jamais il ne m'en a parlé. — Comment? dit le cardinal; il me semble pourtant qu'il vous a parlé de jésuite, et que vous nous en avez écrit. — Vous confondez, monsieur, repris-je; le roi d'Espagne m'en a parlé pour l'instruction de l'infante, et pour sa confession pour la suite; je vous en ai écrit et à M. le duc d'Orléans, et cela [a] été fait; mais jamais le roi d'Espagne ne m'en a dit un seul mot pour le roi. Bien est vrai que le P. Daubenton m'en parla, et me dit que le roi d'Espagne avait dessein de me charger de prier M. le duc d'Orléans, de sa part, de rendre le confessionnal du roi aux jésuites; que je répondis au P. Daubenton que pour moi je serais ravi d'y pouvoir contribuer comme particulier, mais que je n'oserais pas me charger de faire cet office, parce que, comme le roi d'Espagne aurait raison de trouver mauvais que notre cour se voulût ingérer d'entrer dans les choses intérieures de sa cour, surtout de se mêler de son confesseur, aussi notre cour voulait être en pleine liberté sur ces mêmes choses, et me blâmerait aigrement de me charger d'une pareille commission; qu'ainsi je le suppliais de détourner le roi d'Espagne de me la proposer, parce que j'aurais la douleur de ne la pouvoir accepter. Le P. Daubenton se rendit tout court à ces raisons, qu'il trouva ou qu'il fit semblant de trouver bonnes. Jamais le roi d'Espagne ne m'en a ouvert la bouche ni parlé de rien d'approchant, ni le P. Daubenton depuis. » Le cardinal balbutia entre ses dents je ne sais quoi qu'il n'achevait pas de prononcer, et M. le duc d'Orléans, qui jusque-là l'avait laissé parler là-dessus et moi lui répondre, se mit à rire et à me dire: « Oh bien! donc, tout ce que nous vous demandons (je remarquai bien ce nous de communauté avec le cardinal), c'est que vous ne nous démentiez pas; car nous avons dit à tout le monde que c'était aux pressantes instances du roi d'Espagne que nous avions donné au roi un confesseur jésuite. » Je me mis aussi à rire, et lui répondis que tout ce que je pouvais pour son service, si on m'en parlait dans le monde, serait de faire le plat important, et de payer de silence pour ne les point démentir et pour ne point mentir. Puis m'adressant au cardinal, je lui dis qu'il avait toutes mes dépêches; que, pour en avoir le coeur net, il prît la peine de les visiter, et qu'il n'y trouverait que le fait d'un jésuite pour l'infante, et pas un mot pour le confesseur du roi. Le saint prélat le savait de reste; il se mit à rire aussi, mais du bout des dents; me dit qu'il se rappelait la chose, qu'elle était telle que je la leur disais, mais qu'il était important de la tenir secrète, et que je ne me laissasse pas entamer là-dessus.

Cette conversation, qui dura près de deux heures, finit le mieux du monde, mais, jointe à celle que j'avais eue le matin à Chastres avec Belle-Ile, ne me mit pas bien dans les bonnes grâces du cardinal Dubois, qui toutefois n'osa en rien faire paraître. Elle finit par la permission que je demandai au régent de me démettre de ma pairie à mon fils aîné. Je ne trouvais pas convenable que, destiné par son aînesse à être duc et pair, il n'en eût pas le rang, tandis que je l'avais acquis à son cadet par la grandesse.

Du Palais-Royal j'allai aux Tuileries faire ma révérence au roi, à son souper, à la fin duquel je lui demandai la même permission. Je m'en retournai de là chez moi, où je le dis à mon fils aîné, qui prit le nom de duc de Ruffec. Je lui fis en même temps présent des pierreries qui environnaient le portrait du roi d'Espagne, que le marquis de Grimaldo m'avait apporté de sa part l'après-dînée de mon audience de congé. Elles furent estimées quatre-vingt mille livres pair les premiers joailliers de Paris. C'était le plus riche présent qui en eût été fait en Espagne à aucun ambassadeur. Je me plus à en faire faire une magnifique Toison à mon fils.

Il fallut se livrer pendant plusieurs jours aux visites passives et actives. Toutefois je me hâtai d'aller voir le cardinal de Noailles. Je ne voulais pas qu'il fût la dupe de la demande prétendue du roi d'Espagne d'un confesseur jésuite pour le roi. Je lui fis confidence, sous le secret, de ce qui s'était passé là-dessus, au Palais-Royal, entre le régent, le cardinal Dubois et moi. Je fis aussi la même confidence, et sous le même secret, à l'évêque de Fréjus et au maréchal de Villeroy, qui s'étaient opposés de toutes leurs forces à un confesseur jésuite, malgré l'ensorcellement de la constitution. Ils furent fort sensibles à cette confidence, que je crus nécessaire, et m'en ont toujours gardé le secret. Du reste, je fus fidèle à ne me laisser entendre là-dessus à personne, et à payer les questions de silence. C'était la condition remplie par Dubois à l'égard des jésuites du concours qu'il en avait obtenu pour son chapeau. Je pris le premier jour du conseil de régence et le temps de sa tenue pour visiter tous ceux qui en étaient sortis. Cette affectation fut fort remarquée, comme c'était bien aussi mon dessein. Je sus que le maréchal de Villeroy, qui s'était conservé d'y assister, mais derrière le roi, sans opiner ni y prendre la moindre part, avait envoyé voir dans la cour des Tuileries si mon carrosse y était. Il ne put s'empêcher de me témoigner sa joie de ce que je n'étais pas rentré au conseil. Je lui répondis froidement qu'il ne me connaissait guère s'il m'en avait pu soupçonner. Six jours après mon arrivée j'en allai passer trois à Fresnes. Cette visite fit grand bruit, et fit au chancelier un plaisir sensible. Tant qu'il y fut je l'y allai voir au moins deux fois l'année. Faisons maintenant une pause, et rétrogradons pour voir ce qui s'était passé hors de l'Espagne depuis le commencement de cette année.

CHAPITRE XIII. §

Façon plus que singulière dont l'officier dépêché avec le contrat de mariage du roi fut enfin expédié de tout ce que j'avais demandé pour lui. — Mort de Mme de Broglio (Voysin). — Mort du comte de Chamilly. — Mort de Mme de Montchevreuil, abbesse de Saint-Antoine. — Cette abbaye donnée à Mme de Bourbon. — Mort de l'abbé et du marquis de Saint-Hérem. — Mort du comte de Cheverny, de l'abbé de Verteuil; de l'évêque de Carcassonne (Grignan); de Saint-Fremont; sa fortune. — Mort du marquis de Montalègre à Madrid, et sa dépouille. — Mort de la princesse Ragotzi (Hesse-Rhinfels); de la duchesse de Zell (Desmiers-Olbreuse); sa fortune. — Mort du comte d'Althan, grand écuyer et favori de l'empereur. — Mariage du prince palatin de Soultzbach avec l'héritière de Berg-op-Zoom; du prince de Piémont avec la princesse palatine de Soultzbach; du marquis de Castries avec la fille du duc de Lévy; de Puysieux avec la fille de Souvré; du duc d'Épernon avec la seconde fille du duc de Luxembourg; de Mlle d'Estrées, déclarée, avec d'Ampus. — P. de Linières, jésuite, confesseur de Madame, fait confesseur du roi, avec des pouvoirs du pape, au refus de ceux du cardinal de Noailles. — Armenonville garde des sceaux. — Morville secrétaire d'État. — Le chancelier, sur le point immédiat de son exil, marie sa fille au marquis de Chastelux. — Caractère de ce gendre. — Cruel bon mot de M. le duc d'Orléans. — Broglio l'aîné et Nocé exilés. — Mme de Soubise gouvernante des enfants de France en survivance de la duchesse de Ventadour. — Dodun contrôleur général des finances en la place de La Houssaye. — Pelletier de Sousy se retire à Saint-Victor. — Duc d'Ossone retourné à Madrid. — Translations d'archevêchés et d'évêchés. — Reims donné à l'abbé de Guéméné. — Ruses inutiles des Rohan pour lui procurer l'ordre avant l'âge. — Mariage de ma fille avec le prince de Chimay. — Mariage du comte de Laval avec la soeur de l'abbé de Saint-Simon: l'un depuis évêque-comte de Noyon, puis de Metz, en conservant le rang et les honneurs de son premier siège; l'autre depuis maréchal de France. — Mort de Courtenvaux. — Sa charge de capitaine des Cent-Suisses donnée à son fils, à peine hors du berceau, et l'exercice à son frère. — La cour retourne pour toujours à Versailles. — Je m'oppose à l'exil du duc de Noailles, enfin inutilement. — Bassesses du cardinal Dubois pour se gagner le maréchal de Villeroy, inutiles. — Fatuité singulière de ce maréchal. — Comte de La Mothe fait grand d'Espagne. — Mort de Plancy. — Le pape donne à l'empereur l'investiture des Deux-Siciles. — Mort du duc de Marlborough; de Zondedari, grand maître de Malte. — Manoel lui succède. — Mort de la duchesse de Bouillon (Simiane); de l'épouse du prince Jacques Sobieski.

La première chose que j'appris fut de quelle façon l'officier du régiment d'infanterie de Saint-Simon, que j'avais dépêché, chargé du contrat de mariage du roi, avait enfin obtenu et reçu tout ce que j'avais demandé pour lui. Le cardinal le rabrouait et le remettait toujours, et avait tellement rebuté M. Le Blanc là-dessus, qu'il n'osait plus lui en parler. Cet officier désolé se contentait de se présenter devant le cardinal, sans plus rien dire, et à peine était-il remarqué. Un jour qu'une foule de seigneurs, de dames, d'ambassadeurs, d'évêques et le nonce du pape remplissaient son grand cabinet à l'attendre, quelqu'un prit le cardinal en entrant, et lui parla toujours jusqu'au milieu de cette compagnie. Apparemment qu'il l'importuna, car le cardinal se tournant à lui de furie, l'envoya promener avec tous les b.... et les f.... les plus redoublés, jurant à faire trembler et criant à pleine tête. L'infamie d'une telle sortie au milieu de tout ce que je viens de nommer saisit cet officier d'un si grand ridicule, qui avait côtoyé le maltraité pour se pousser et tâcher de se faire voir, que malgré lui il éclata de rire. À ce bruit le cardinal tourna la tête, et le vit riant tant qu'il pouvait. Dans l'instant il lui mit la main sur l'épaule: « Vous n'êtes pas trop sot, lui dit-il; je dirai tantôt à M. Le Blanc d'expédier vos affaires. » Et aussitôt se mêla avec tout ce qui l'attendait. Ce pauvre officier, qui se crut perdu dès qu'il sentit la main du cardinal sur son épaule dans l'état où il le surprenait, pensa tomber par terre de ce contraste, et n'eut ni la force ni le temps de le remercier. Il alla le lendemain matin chez M. Le Blanc, où il trouva toute son affaire faite et expédiée sans que rien y manquât de tout ce que j'avais demandé pour lui, et accourut de là chez Mme de Saint-Simon lui conter son aventure sans pouvoir cesser d'en rire et de s'en étonner.

Je trouvai qu'il était mort bien des gens de connaissance depuis le commencement de cette année, et quelques personnes considérables des pays étrangers. La femme de Broglio, le roué de M. le duc d'Orléans, qui était fille du feu chancelier Voysin, à trente-deux ans.

Le comte de Boulainvilliers, à soixante ans, qui avait prédit tant de choses vraies et fausses, mais qui ne se trompa point à l'année, au mois, au jour et à l'heure de sa mort, comme il avait aussi rencontré juste à celle de son fils. Il s'y prépara avec courage, vit souvent le curé de Saint-Eustache, dans la paroisse duquel il demeurait, et reçut les sacrements. Ce fut dommage qu'un aussi savant homme se fût infatué de ces curiosités défendues, qui rendaient son commerce suspect, et qui était le plus doux, le plus aisé et le plus agréable du monde, sûr avec cela, et si modeste qu'il ne semblait pas rien savoir, avec les connaissances les plus étendues et les plus recherchées sur toutes les histoires, et beaucoup de profondeur, de lumières et de bonne et sage critique sur celle de France et sur son gouvernement primitif, ancien et nouveau . Son grand défaut était de travailler à trop de choses en même temps, et de quitter ou d'interrompre un ouvrage commencé, souvent fort avancé, pour se mettre à un autre. Je l'aurais vu bien plus souvent pour m'instruire. Sans jamais chercher à rien apprendre aux autres, il avait le talent, quand on l'en recherchait, de le faire avec une simplicité, une netteté et une grâce qui plaisait infiniment. Mais la crainte de donner à penser qu'on le recherchait pour connaître l'avenir, me retenait et beaucoup d'autres de le fréquenter comme je l'aurais voulu. Il fut toujours fort pauvre, honnête homme, malheureux en famille, et ne laissa point de postérité masculine. Il était homme de qualité et se prétendait de la maison de Croï, par la conformité des armes, sans toutefois en être plus glorieux.

Le comte de Chamilly. C'était un grand et gros homme de bonne mine, de savoir et d'esprit, mais qui le faisait trop sentir aux autres. Il avait été ambassadeur en Danemark, où sa hauteur n'avait pas réussi. Le maréchal de Chamilly, son oncle, l'avait fait succéder à son commandement de Poitou, Saintonge, Angoumois, pays d'Aunis, la Rochelle et îles adjacentes, et il [était] lieutenant général et gouverneur du château de Dijon. Il n'avait que cinquante-huit ans, point d'enfants mâles.

Mme de Montchevreuil, abbesse de Saint-Antoine, à Paris. Elle était fort âgée, et soeur du feu marquis de Montchevreuil, chevalier de l'ordre, si bien avec le feu roi et si intimement avec Mme de Maintenon, duquel il a été parlé ici plusieurs fois. Cette belle abbaye fut donnée à la fille aînée de Mme la Duchesse, bossue et fort contrefaite de corps et d'esprit, religieuse de Fontevrault, où elle n'avait pu durer, et depuis longtemps au Val-de-Grâce, dont elle était le fléau, et le devint de son abbaye.

J'eus aussi à regretter des amis. L'abbé de Saint-Herem, fils et frère de deux évêques d'Aire, qui était d'une sûre et agréable compagnie, qui savait, qui se conduisait très sagement, et qui de la naissance dont il était, et le mérite qu'il avait, était fait pour remplir utilement les premiers postes de l'Église.

Le marquis de Saint-Herem, son cousin, gouverneur de Fontainebleau, un des plus honnêtes hommes que j'aie connus, avec qui j'avais passé ma vie. Il n'était encore que dans la force de l'âge. Il avait eu la survivance de Fontainebleau pour le fils qu'il laissa.

Enfin le comte de Cheverny, dans un âge fort avancé, dont j'ai parlé souvent, que j'avais fait mettre dans le conseil des affaires étrangères, qui fut après conseiller d'État d'épée et gouverneur de M. le duc de Chartres, plus de titre que d'effet. Il n'avait point d'enfants. Sa femme était gouvernante des soeurs de ce prince.

L'abbé de Verteuil mourut presque aussitôt après mon arrivée. On m'accusa de l'avoir tué d'une indigestion d'esturgeon, dont, en effet, il s'était crevé chez moi. C'était un excellent convive, homme de bonne, plaisante et libre compagnie; médiocre ecclésiastique, avec de bonnes abbayes, et charmant dans ses colères où on le mettait souvent. Il était frère du feu duc de La Rochefoucauld, mais avec grande différence d'âge. C'était un homme fort du monde et du meilleur.

L'évêque de Carcassonne, le dernier des Grignan, à soixante-dix-huit ans. Il était frère du feu comte de Grignan, chevalier de l'ordre, lieutenant général et commandant en Provence, gendre de Mme de Sévigné.

Saint-Frémont, lieutenant général, fort entendu à la guerre, et qui n'y avait pas négligé ses intérêts. C'était un homme de fortune, qui s'appelait Ravend. Il se trouva lieutenant-colonel d'un régiment de dragons, qu'eut un fils aîné de Villette, cousin germain de Mme de Maintenon, fort protégé d'elle, et qui y fut tué. Saint-Frémont, en habile homme qu'il était, s'y était attaché, et Mme de Maintenon prit soin de l'avancer. Il eut l'art d'être toujours au mieux avec les généraux des armées et avec les ministres de la guerre. Homme d'esprit, de sens, de conduite, gaillard, de bonne compagnie et fort honorable. Il était fort dans la bonne compagnie partout. Il était extrêmement vieux, très bon officier général, et avait prétendu au bâton.

J'appris, peu après mon arrivée, la mort à Madrid du marquis de Montalègre, dont je fus affligé. Sa charge de sommelier de corps fut destinée au duc d'Arion, en chemin de revenir des Indes; et celle de majordome-major de la princesse des Asturies, qui lui était réservée, fut donnée au duc de Bejar, et les hallebardiers au prince de Masseran.

La princesse Ragotzi mourut aussi dans un couvent, à Paris, où elle était venue chercher à vivre, depuis que le prince Ragotzi était passé en Turquie. On a vu ici ses singulières aventures, à l'occasion de l'arrivée du prince Ragotzi à la cour. Elle était Hesse-Rheinfeltz, et pour avoir tant fait parler d'elle, et en tant de pays, elle n'avait que quarante-trois ans. Elle laissa deux fils, qui n'étaient pas faits pour faire autant de bruit que leur père.

La duchesse de Zell, sur la fortune de laquelle il faut s'arrêter un moment. Elle était fille d'Alexandre Desmiers, seigneur d'Olbreuse, gentilhomme de Poitou, protestant, qui sortit du royaume à la révocation de l'édit de Nantes, passa en Allemagne, et s'établit en Brandebourg, où sa fille, belle et sage, fut fille d'honneur de l'électrice, veuve de Charles-Louis duc de Zell, sans enfants en premières noces, et fille du duc d'Holstein-Glucksbourg. Georges-Guillaume, frère du premier mari de cette électrice, duc de Zell par la mort de son frère aîné, devint amoureux de cette fille d'honneur de l'électrice, et l'épousa. Dans la suite il obtint de l'empereur de la faire princesse de l'Empire pour couvrir l'inégalité de ce mariage, et que leurs enfants, s'ils en avaient, pussent succéder. Il mourut en août 1703, à quatre-vingt-un ans, elle en février 1722, ne laissant qu'une fille mariée, 1682, à son cousin germain Georges-Louis duc d'Hanovre, électeur et successeur de la reine Anne à la couronne d'Angleterre, dont le fils y règne aujourd'hui, et que son mari, jaloux d'elle, longtemps avant d'être roi d'Angleterre, tint enfermée le reste de ses jours, après avoir fait jeter dans un four ardent le comte de Koenigsmarck. Frédéric, frère cadet de Christophe-Louis ci-dessus, et de Georges-Guillaume, avait usurpé le duché de Zell sur Georges-Guillaume, mari dans la suite d'Éléonore Desmiers, absent à la mort de leur père, qui par son testament avait ordonné qu'Hanovre et Zell seraient chacun pour les deux aînés à toujours. Georges-Guillaume conquit et garda le duché de Zell, et Christophe-Louis demeura duc d'Hanovre. Il se fit catholique en 1657 et mourut en 1679. Il avait épousé en 1667 Bénédicte-Henriette-Philippine, palatine, soeur de la princesse de Salm et de la dernière princesse de Condé, filles du second fils de l'électeur palatin, roi de Bohème, mort proscrit en Hollande, dépouillé de tous ses États par l'empereur, sur qui il avait usurpé la Bohême. Ainsi cette Éléonore-Desmiers Olbreuse était belle-soeur de la duchesse d'Hanovre ou de Brunswick, que nous avons vu mourir à Paris, au Luxembourg, il n'y a pas longtemps, et belle-mère du second électeur d'Hanovre, premier roi d'Angleterre de sa maison, et grand'mère du roi d'Angleterre, électeur d'Hanovre d'aujourd'hui. Malgré l'inégalité de son mariage qui se pardonne si peu en Allemagne, malgré les malheurs de sa fille, sa vertu et sa conduite la firent aimer et respecter de toute la maison de Brunswick et du roi d'Angleterre, son gendre, et considérer dans toute l'Allemagne.

Le comte d'Althan, grand écuyer de l'empereur, et son favori à quarante ans. L'empereur ne le quitta point pendant sa maladie, et il mourut entre ses bras. Il lui fit faire des obsèques magnifiques, se déclara le tuteur de ses enfants, et nomma deux de ses ministres pour régir leurs affaires et lui en rendre compte. Il est bien rare de voir l'amitié sur le trône.

Je trouvai aussi quelques mariages faits. Ceux du prince de Soultzbach, de la maison palatine, et de sa soeur avec le prince de Piémont. Lui épousa l'héritière de Berg-op-Zoom, fille du feu prince d'Auvergne et d'une soeur du duc d'Aremberg, desquels il a été parlé ici ailleurs.

Le marquis de Castries, chevalier d'honneur de Mme la duchesse d'Orléans, avait perdu sa femme, son fils et sa belle-fille, desquels on a parlé ici. Il ne lui restait aucune postérité. Il était assez vieux et encore plus infirme, et ne se souciait pas trop de se remarier. Son frère l'y engagea. Il était riche, et ne voulait pas déchoir de sa première alliance. Mme de Saint-Simon ménagea son mariage avec la fille du duc de Lévi, qui n'avait rien, et qui dans la suite eut tout l'héritage par la mort de tous ses frères, jeunes, et dont aucun ne fut marié. Elle était laide, mais avec beaucoup d'esprit, et l'esprit fort aimable. Elle fut mère du marquis de Castries d'aujourd'hui. Castries eut, en faveur de son mariage, cent cinquante mille livres de brevet de retenue sur son gouvernement de Montpellier.

Puysieux épousa une fille de Souvré, fils de M. de Louvois et maître de la garde-robe du roi. Il était fils de Sillery, écuyer de M. le prince de Conti, gendre de M. le Prince, et neveu de Puysieux, ambassadeur en Suisse, qui se fit chevalier de l'ordre par l'adresse qu'on a vue ici en son temps.

Le duc d'Épernon, par la démission du duc d'Antin son père, épousa la seconde fille du duc de Luxembourg;

Et Mlle d'Estrées, vieille fille, soeur du dernier duc d'Estrées, déclara son mariage avec d'Ampus, gentilhomme provençal peu connu, dont le nom est Laurent. Voilà les morts et les mariages que je trouvai à mon arrivée, et voici les autres changements :

Le P. de Linières, jésuite, confesseur de Madame, bon homme, vieux et rien de plus, fait confesseur du roi. On négocia fort avec le cardinal de Noailles pour en obtenir des pouvoirs pour le roi, comme il en avait donné à ce jésuite pour continuer d'entendre Madame; mais il fut inflexible. Aussi était-il bien d'une autre importance de rendre le confessionnal du roi aux jésuites que de laisser continuer Madame avec son ancien confesseur, lorsque le cardinal de Noailles interdit les jésuites. Le cardinal Dubois, qui n'en voulut pas avoir le démenti, fit la plaie si éclatante à l'épiscopat de s'adresser à Rome, et le pape envoya au roi un pouvoir de l'entendre en confession et de l'absoudre, à quiconque il voudrait choisir, sans aucune exception.

Le chancelier, exilé à Fresnes, et d'Armenonville, garde des sceaux, et son fils Morville, secrétaire d'État en sa place; Nocé, si bien et si libre avec M. le duc d'Orléans, et qui avait été si longtemps l'intime de Dubois, et celui par qui, étant à Hanovre et à Londres, ses lettres passaient au régent, exilé à Blois; et Broglio, ce roué de M. le duc d'Orléans, si impudent et si impie, chassé plus loin. Il y avait bien longtemps qu'il le méritait, et pis. Le cardinal Dubois commença par ces deux hommes, dont il craignait l'esprit hardi du premier, entreprenant et audacieux du second, et la liberté et la familiarité de tous les deux avec M. le duc d'Orléans, qui avait du goût et de l'amitié de tout temps pour Nocé, fils du vieux Fontenay, qu'il avait fort estimé, et qui avait été son sous-gouverneur. Tous d'eux avaient beaucoup d'esprit.

Le chancelier venait de marier sa fille au marquis de Chastelux, homme de qualité de Bourgogne, du nom de Beauvoir, fort honnête homme, et estimé à la guerre. L'arrêt du chancelier était intérieurement prononcé, et M. le duc d'Orléans voulut ne rien déclarer que le mariage qui s'allait faire ne fût achevé. Il en riait tout bas, et disait à ceux du secret que ce pauvre Chastelux donnait dans le pot au noir, et s'allait faire poissonnier la veille de Pâques. Il soutint ce subit exil de son beau-père d'une façon respectable, et n'en vécut qu'avec plus de soins, d'attentions et d'amitié pour sa femme, pour son beau-père et pour toute sa famille.

Mme de Soubise, en fonction de gouvernante des enfants de France, en survivance de la duchesse de Ventadour, grand'mère de son mari, et Dodun, contrôleur général des finances, à la place de La Houssaye, que son incapacité n'avait pu soutenir plus longtemps dans cette place. Dodun, de président aux enquêtes, était passé dans les conseils des finances, où il avait eu plusieurs commissions. Il avait de la morgue et de la fatuité à l'excès, mais de la capacité, et autant de probité qu'une telle place en peut permettre.

Pelletier de Souzy, qui était à la fin entré, comme il a été dit ici, au conseil de régence, le quitta et se retira à Saint-Victor. Il était doyen du conseil des parties. Il logeait avec des Forts, son fils, dans une belle et agréable maison, qu'il avait bâtie, et toute sa vie avait eu des emplois distingués, et vécu avec la meilleure compagnie, à qui il faisait une chère fort recherchée. On crut que quelque mécontentement qu'il eut de son fils lui fit prendre un parti dont il sentit le poids et le vide, et qu'il ne soutint que par la honte de la variation.

Le duc d'Ossone était parti de Paris, qu'il avait rempli de sa magnificence et des plus belles fêtes, lorsque j'y arrivai. Je ne le rencontrai point en chemin.

Je trouvai l'archevêque de Tours, que j'avais voulu faire archevêque de Reims, déjà transféré à Alby, et l'abbé d'Auvergne, nommé à Tours, passé à Vienne. Tours fut donné à l'évêque de Toul, cet abbé de Camilly qui avait eu cet évêché en récompense, comme je l'ai dit ailleurs, de tous les tours de souplesse dont il avait si heureusement servi le cardinal de Rohan, longtemps avant sa pourpre pour le faire recevoir dans le chapitre de Strasbourg, où lui-même était alors depuis longtemps chanoine du bas-choeur, et Toul fut donné à l'abbé Bégon, qui fut un excellent évêque. Reims ne tarda pas à être donné à l'abbé de Guéméné qui, pour le dire tout de suite, tenta bientôt, après avoir eu l'honneur de sacrer le roi, d'être fait commandeur du Saint-Esprit, n'ayant pas l'âge, car il était de 1695. Mais le propre des usurpateurs est de faire semblant de se méconnaître pour que les autres les méconnaissent, et des buts et des combles les plus désirés et les plus grands, de s'en faire des degrés pour arriver à davantage. C'est par où les princes étrangers vrais ou faux, sont parvenus où on les voit. Ainsi la Ligue ayant conduit les Guise à tout ce qu'ils voulurent, à la couronne près qui leur manqua, par des merveilles multipliées, les autres usurpations sont demeurées à leur postérité, entre autres cette distinction qu'ils imaginèrent après coup de fixer l'âge d'être capable d'être admis dans l'ordre du Saint-Esprit, pour le mettre à trente-cinq ans, excepté pour les princes du sang et pour les maisons souveraines, qu'ils firent régler à vingt-cinq ans, pour s'égaler par là aux princes du sang, et à côté d'eux se distinguer de tous les seigneurs. MM. de Rohan alors n'étaient que seigneurs; il s'en fallait bien que Louis XIV fût né, ni Mme de Soubise, dont la beauté eut le don de lui plaire, et elle d'en savoir si bien profiter. De gentilshommes, et reçus comme tels dans l'ordre, comme on l'a vu du marquis de Marigny tout à la queue des gentilshommes de la nombreuse promotion de 1619, où il n'y en eut que cinq ou six après lui, quoique frère du duc de Montbazon, devenus princes, et en ayant emblé par pièces la plupart des distinctions peu à peu, rien ne se présentait plus à propos pour obtenir l'ordre avant l'âge, et le tourner après en droit, que l'honneur d'avoir sacré le roi avant l'âge de vingt-huit ans. Aussi l'occasion en fut-elle saisie, et le malheur fut que la promotion fut différée au delà de la vie du cardinal Dubois, qui sûrement ne les en eût pas éconduits, et celle de M. le duc d'Orléans, qui ne sut comment la faire, pour avoir promis quatre fois plus de colliers qu'il n'y en avait de vacants, quoique presque toutes les places de l'ordre le fussent. M. le Duc, qui la fit, ne jugea pas à propos d'accorder ce nouvel avantage à des gens qui n'en avaient que trop usurpé, et qui voulaient persuader que tout leur était dû. Encore que les charmes de Mme de Soubise et la ténébreuse complaisance de son mari n'eussent pu obtenir de Louis XIV un autre rang que parmi les gentilshommes, à lui et au comte d'Auvergne, à la promotion de 1688, comme on l'a vu ici en traitant de ces choses, où on a vu quelle fut la colère du roi et de leurs refus, et par quel artifice l'exécution de ces ordres fut corrompue sur les registres. Dans les promotions qui suivirent celle de 1728, cet archevêque de Reims ayant lors plus de trente-cinq ans, il ne lui aurait pas été difficile d'y être compris; mais la distinction que les Rohan s'y étaient proposée s'était évanouie avec les années. Il en fallut donc chercher une autre ou un prestige pour éblouir dans la suite: ce fut de n'entrer pas dans l'ordre après trente-cinq ans, n'ayant pu y être admis auparavant, pour éviter d'en marquer la chasse. M. de Reims prévint la chose de bonne heure. Ses nerfs furent attaqués aussitôt après le sacre, en sorte qu'il ne marchait qu'avec une difficulté qui s'est toujours augmentée, et qui lui en a enfin ôté l'usage. Il déclara donc qu'il ne prétendait point à l'ordre, que la faiblesse de ses jambes le mettait hors d'état de recevoir, et il s'en est tiré de la sorte. Telles sont les entreprises, les artifices, les ruses qui ont formé et enfin établi ces rangs prétendus étrangers, tant en ceux qui sont en effet étrangers, qu'en ceux qui, à force de partager avec eux, sont devenus honteux de ne pas l'être. La France est l'unique pays de l'Europe où de tels abus, si dangereux et si flétrissants, soient soufferts, et dont la Ligue est l'odieuse date, et qui porte avec elle toute instruction trop souvent depuis bien rafraîchie.

À peine fus-je arrivé qu'il fallut achever un mariage qui m'avait été proposé pour ma fille, avant que j'allasse en Espagne. Il y a des personnes faites de manière qu'elles sont plus heureuses de demeurer filles avec le revenu de la dot qu'on leur donnerait. Mme de Saint-Simon et moi avions raison de croire que la nôtre était de celles-là, et nous voulions en user de la sorte avec elle. Ma mère pensait autrement, et elle était accoutumée à décider. Le prince de Chimay se persuada des chimères en épousant ma fille dans la situation où il me voyait. Dès avant d'aller en Espagne je ne lui déguisai rien de tout ce que je pensais, ni du peu de fondement de tout ce qui le persuadait de faire ce mariage. Je ne le voulus achever qu'à mon retour, pour lui laisser tout le temps aux réflexions et au refroidissement en mon absence. Il ne cessa de presser Mme de Saint-Simon, ni elle de l'en détourner. Dès que je fus de retour ses instances redoublèrent à un point qu'il fallut conclure, et le mariage se fit à Meudon avec le moins de cérémonie et de compagnie qu'il nous fut possible. Son nom était Hennin-Liétard, et ses père et mère connus sous le nom de comte de Bossut, par leurs alliances, leurs grands biens dans les Pays-Bas, et leurs grands emplois sous Charles-Quint et depuis. Leur chimère était d'être de l'ancienne maison d'Alsace, quoique la leur fût d'une antiquité assez illustre et assez reconnue pour ne la pas barbouiller de fables. Néanmoins son frère, qui était archevêque de Malines, avec une grande abbaye et cardinal, portait hardiment le nom de cardinal d'Alsace, quoique espèce de béat. Lui et son autre frère, le marquis de La Vère, étaient lieutenants généraux, et fort distingués par leur valeur et leur service en Espagne, et en quittant ce pays-là pour celui-ci, y avaient conservé le même grade. On a vu ici ailleurs que l'électeur de Bavière fit donner la Toison d'or au prince de Chimay tout jeune par Charles II. Il se signala en Flandre, dans la guerre qui suivit la mort de ce monarque, par des actions fort distinguées. Il passa ensuite en Espagne, où il fit sa cour à la princesse des Ursins, qui le fit grand d'Espagne, et il y servit avec la même distinction. Il s'y ennuya ensuite et vint en France, où il épousa la fille du duc de Nevers, qu'il perdit quelques années après, sans enfants. C'était un homme très bien fait, d'un visage très agréable, dont l'air et toutes les manières sentaient le grand seigneur: aussi l'était-il par de grandes et de belles terres, mais la plupart, de longue main, en direction, et ses affaires fort embarrassées, dont il ne laissait pas de tirer gros. C'était, de plus, un homme sans règle, qui, avec de l'esprit et les meilleurs discours, se gouvernait lui et ses affaires de fort mauvaise façon, plein de chimères et de fantaisies. La duchesse Sforze, de chez qui il ne bougeait tous les soirs, tant que son premier mariage dura, me prédit bien tout ce que j'en vis dans la suite. Son frère avait quitté l'Espagne par la disgrâce du duc d'Havré, dans laquelle il fut enveloppé, comme elle a été racontée ici en son temps.

Il se fit peu de jours après un autre mariage chez moi, à Meudon, de la soeur de l'abbé de Saint-Simon avec le comte de Laval, maréchal de camp alors, et enfin devenu maréchal de France. Son nom et cette juste récompense de ses longs services dispensent d'en dire davantage. Mme de Saint-Simon avait pris grand soin de cette jeune personne, et l'eut chez elle tant que je fus en Espagne. Elle était fort jolie, et son air de douceur, de modestie et de retenue plaisait extrêmement. Le dedans était fort au-dessus du dehors: de l'esprit, de l'agrément, de la gaieté, une piété et une vertu qui ne se sont jamais démenties et qui n'ont effarouché personne; fort propre au monde, et une conduite qui a infiniment aidé la fortune de son mari. Il voulait une alliance et des entours qui le pussent porter. Il eut, en se mariant, un petit gouvernement, et sa femme une pension.

Courtenvaux mourut fort jeune. Il était fils aîné du fils aîné de M. de Louvois. Sa mère était soeur du maréchal d'Estrées, et sa femme soeur du duc de Noailles, et il laissait un fils qui sortait tout au plus du maillot. Il avait eu la belle charge de son père de capitaine des Cent-Suisses. L'âge de l'enfant était ridicule; les services ni la naissance n'y suppléaient pas. Néanmoins la facilité et le mépris de toutes choses de M. le duc d'Orléans enhardirent le duc de Villeroy et le maréchal d'Estrées: M. le duc d'Orléans ne put leur résister, et l'enfant eut la charge. Le frère cadet de son père l'exerça en plein en attendant que l'enfant fût d'âge à la faire.

On résolut enfin que le roi abandonnerait Paris pour toujours, et que la cour se tiendrait à Versailles. Le roi s'y rendit en pompe le 15 juin, et l'infante le lendemain. Ils y occupèrent les appartements du feu roi et de la feue reine, et le maréchal de Villeroy fut logé dans les derrières des cabinets du roi. Le cardinal Dubois eut toute la surintendance entière pour lui seul, comme M. Colbert l'avait eue, et après lui M. de Louvois. Il suivait à grands pas son projet de se faire déclarer premier ministre, et pour cela d'isoler tant qu'il pourrait M. le duc d'Orléans. Paris rendait son accès facile à bien des gens qui ne pouvaient s'établir à Versailles ni y aller, les uns point du tout, les autres que rarement et des moments. Ce changement dérangeait les soupers avec les roués et des femmes qui ne valaient pas mieux. Il comprenait bien que M. le duc d'Orléans les irait trouver à Paris tant qu'il pourrait, mais que les affaires qu'il saurait lui présenter à propos le dérangeraient souvent; que cette contrainte le dégoûterait, l'ennuierait, et plus que toute autre chose, le préparerait à se décharger sur lui, et pour acheter sa liberté, le déclarer premier ministre et le supplément en titre de ses absences, qui ne seraient plus, ou que bien rarement contrariées par les affaires, dont lui, cardinal, devenu publiquement le maître, saurait bien se faire redouter, de manière qu'il n'aurait rien à craindre des voyages de son maître à Paris, où il le laisserait se replonger, dans sa petite loge de l'Opéra, dans ses indignes soupers, s'éloigner des affaires, et lui, en profiter pour voler de ses ailes et régner de son chef. M. le duc d'Orléans prit l'appartement de feu Monseigneur en bas, et Mme la duchesse d'Orléans demeura dans celui qu'elle avait en haut auprès du sien, qui resta vide.

Quoique mon retour d'Espagne et ma conduite à l'égard de ceux qui étaient sortis du conseil lui eussent fort déplu, et que ma résistance au dépouillement du duc de Noailles lui eût donné un dépit qu'il ne me pardonna jamais, il n'était pas temps encore de me le montrer. Je ne trouvai donc point d'obstacle à ma familiarité ordinaire avec M. le duc d'Orléans; le cardinal même m'en témoignait avec un mélange de déférence. Mais sur ce qui était affaires autres que menues ou de cour, j'en étais peu instruit, et par-ci, par-là, par morceaux, que l'habitude arrachait à M. le duc d'Orléans dans mes tête-à-tête avec lui, sans néanmoins que je l'y excitasse. Ce n'était pas pourtant que le cardinal ne m'offrît de me les communiquer toutes. Il voulait que la réserve que j'y éprouvais depuis mon retour tombât sur M. le duc d'Orléans. Mais, outre que ce prince m'en disait trop pour que je ne visse pas à découvert qu'il ne tenait pas à lui qu'il ne me dît tout comme auparavant, je connaissais trop le cardinal pour être la dupe de ses offres et de ses compliments. Il ne savait par où s'y prendre pour m'éloigner de M. le duc d'Orléans: il me craignait pour sa déclaration de premier ministre; il voulait également m'écarter des affaires et me ménager, tellement qu'il m'accablait de gentillesses toutes les fois que je le rencontrais, et s'y surpassait quand le hasard me faisait trouver en tiers avec M. le duc d'Orléans et lui, tant pour me cajoler que pour persuader à ce prince qu'il n'oubliait rien pour être bien avec moi, m'embarrasser par là à résister aux choses qu'il entreprenait, et affaiblir ce que je pourrais dire contre lui à M. le duc d'Orléans, sur les choses où nous ne nous trouverions pas de même avis.

Il s'en présenta bientôt une: ce fut l'exil du duc de Noailles, dont il n'osa pas me parler; mais M. le duc d'Orléans me le dit comme une chose dont on le pressait. Je lui demandai à propos de quoi cet exil, et il ne put me rien alléguer que de vague et de ce fantôme de cabale. Je lui répondis qu'à ce dernier égard, où, depuis mon retour, je n'avais pu apercevoir rien de réel, je ne voyais pas pourquoi l'exiler plutôt que les autres; qu'il s'était contenté jusqu'alors de l'exil du chancelier, qui était bien assez éclatant, et dont, à maints égards, il aurait bien pu se passer; qu'y revenir sur d'autres sans cause nouvelle et connue, c'était montrer un bâton levé sur les maréchaux de Villars, d'Estrées, Tallard, Huxelles, même sur le maréchal de Villeroy, qui étaient en personnages les principaux de ceux qui étaient sortis du conseil, et qu'on lui donnait avec le duc de Noailles pour les prétendus chefs de la prétendue cabale; que d'effaroucher tant de gens considérables, considérés et si grandement établis, je n'en voyais que du mal à attendre, et aucun bien à espérer; et qu'à l'égard du duc de Noailles, il était, à mon avis, de ceux qu'il ne fallait jamais bistourner pour quelque cause que ce pût être, mais le laisser entier ou l'écraser à forfait; qu'écraser un homme, lui, et tous les siens, si grandement établi, et qui avait eu si longtemps sa confiance et toutes les finances entre les mains, je n'y voyais ni justice ni possibilité, sans crime qui pût être clairement démontré, et tel que ce fût grâce que de ne pas [le] faire traiter juridiquement par les formes; qu'un exilé, surtout de sa sorte, ne pourrissait pas exilé; qu'on touchait à la majorité; que, de retour, sa charge de capitaine des gardes l'approcherait nécessairement du roi; qu'il n'oublierait ni fadeurs, ni bassesses, ni fertilité d'esprit pour se l'apprivoiser, se familiariser, se rendre agréable, se donner un crédit immédiat, se rallier les mécontents de la régence, qui approcheraient le roi par leurs emplois ou par leur industrie; et qu'alors Son Altesse Royale aurait tout lieu de se repentir de s'être fait inutilement un ennemi du duc de Noailles, et de l'avoir laissé en état et en moyens de s'en ressentir. J'ajoutai que, quand je m'opposais à l'exil du duc de Noailles, ma voix en valait bien une douzaine d'autres dans la situation publique où j'étais avec lui.

Cette proposition d'exil balança huit jours, pendant lesquels le cardinal me détachait sans cesse Belle-Ile pour m'exorciser par ma haine et par mon intérêt, et me dire ce que le cardinal n'osait lui-même, pour n'avoir pas à se fâcher de la persévérance de mon opposition. Elle l'emporta toutefois et m'indisposa le cardinal de plus en plus. Mais je ne pus me résoudre de servir ses projets ni ma haine aux dépens de M. le duc d'Orléans. Cette suspension d'exil ne fut pas longue.

Cinq semaines ou environ après, que je pensais qu'il n'en fût plus question du tout, j'allai au Palais-Royal (car de Meudon, que j'habitais, je voyais M. le duc d'Orléans à Versailles et à Paris, quand il y était, les jours destinés par moi à le voir), et je trouvai La Vrillière seul dans la petite galerie avant son petit cabinet, laquelle était toujours vide, et on attendait dans la pièce qui la précédait. Surpris de le voir là et encore plus de l'heure qui n'était pas la sienne, je lui demandai ce qu'il y faisait. Il me dit qu'il avait un mot à dire à M. le duc d'Orléans. J'entrai tout de suite dans le cabinet où il était seul, avec l'air assez embarrassé. Je lui demandai ce qu'il y avait, que La Vrillière était dans la petite galerie. « C'est pour fondre la cloche, me répondit-il. —Comment? dis-je, quelle cloche? — L'exil du duc de Noailles, reprit-il. — Comment, lui dis-je, après [avoir] senti et goûté la force de tout ce que je vous ai représenté là-dessus ! En vérité, monsieur, vous n'y pensez pas. » Et tout de suite je repris les principales raisons. Nous étions debout. Alors il se mit à se promener, la tête basse, par ce cabinet, quoique fort petit, comme il faisait toujours quand il se trouvait debout et embarrassé de quelque chose. Cette promenade et mon discours, avec peu de répliques de sa part et faibles, dura un bon quart d'heure. Le silence succéda, pendant lequel il se mit le nez tout contre les vitres de la fenêtre, puis, se tournant à moi, me dit tristement: « Le vin est tiré, il faut le boire. » Je vis qu'il avait combattu, qu'il sentait que j'avais raison, mais qu'il craignait le cardinal, qui lui avait arraché la chose. Je haussai les épaules et baissai la tête, en lui disant qu'il était le maître, que je souhaitais qu'il s'en trouvât bien. Là-dessus il alla ouvrir la porte de son cabinet, appela La Vrillière, lui parla quelques moments, presque dans la porte. L'affaire fut ainsi consommée, et le duc de Noailles eut son ordre le soir même, partit le lendemain matin, et s'en alla dans ses terres, près du vicomté de Turenne, où il fit le béat, porta chape aux processions et aux lutrins de ses paroisses, et se fit moquer de lui là et à Paris, où on le sut, et où, pour mieux faire sa cour au régent, il entretenait une comédienne depuis le commencement de la régence, après avoir dit son bréviaire, fait les carêmes, et fréquenté les saluts de la chapelle assidûment depuis son retour d'Espagne jusqu'à la mort du feu roi, pour se raccommoder avec lui et avec sa tante de Maintenon, à quoi il ne put réussir.

Défait du duc de Noailles, le cardinal Dubois, qui ne pouvait avoir la même prise sur le maréchal de Villeroy, n'oublia rien pour le gagner. Quelque justement perdu qu'il fût dans l'esprit de M. le duc d'Orléans, il lui imposait toujours par habitude de jeunesse; et, comme il était fat jusqu'au point de se croire invulnérable et de s'en vanter, il se piquait de ne rien craindre, et, pour s'en mieux parer, il tenait souvent des propos fort hardis au régent, qu'il paraphrasait au double au public, où le cardinal Dubois n'était pas ménagé. Je viens de parler de sa fatuité; il en venait de donner un rare spectacle à Paris. La fête du saint-sacrement arriva cette année le 4 juin, et le roi n'alla à Versailles s'établir que le 15. Il reconduisit la procession du saint-sacrement, venue à la chapelle des Tuileries, jusqu'à Saint-Germain l'Auxerrois où il entendit la grand'messe. Le maréchal de Villeroy, à qui la goutte ne permettait guère de marcher sur le pavé des rues, ne crut pas devoir perdre le roi de vue, depuis les Tuileries jusqu'à sa paroisse, quoique environné de sa cour et de ses gardes, et adoré alors à Paris, ni perdre une si belle occasion de se donner en spectacle; il monta le plus petit bidet qu'il put trouver, sur lequel il suivit le roi pas à pas, et se fit admirer de la populace et moquer par tout ce qui accompagna le roi. Ce maréchal jetait donc un véritable fléau pour le cardinal Dubois, sur lequel ni crainte, ni prudence, ni bienséance même n'avaient aucune prise. Il ne pouvait souffrir l'autorité que le cardinal Dubois avait prise dans les affaires, ni supporter le rang, l'état et la préséance d'un homme qu'il avait vu si longtemps ramper dans l'antichambre du chevalier de Lorraine, et qu'il croyait combler alors d'un léger signe de tête en passant. Il n'y eut donc rien que le cardinal Dubois ne fit pour arrêter une langue si accablante à force de soumissions. Il se mit presque à ses genoux, il le supplia de trouver bon qu'il lui apportât son portefeuille tous les jours, entrer dans tout ce qu'il y aurait de plus secret, le conduire et le rectifier par ses lumières.

Tout vain et tout borné que fût le maréchal de Villeroy, le long usage du grand monde et de la cour, et la connaissance qu'il avait de longue main du cardinal Dubois lui en avait assez appris pour ne pas compter beaucoup sur de si grandes offres, ni pour croire qu'un homme de ce caractère, qui dominait le régent, pût s'accommoder sérieusement de se mettre en brassière sous lui. D'ailleurs, les chimères du maréchal ne pouvaient s'accommoder d'entrer en part du gouvernement de M. le duc d'Orléans; elles étaient de fronder, de faire contre, d'être le chef et le ralliement des mécontents et des frondeurs, l'idole du peuple, l'amour du parlement, surtout l'homme unique à la vigilance duquel toute la France était redevable de la vie du roi. Établi sur de si beaux principes, certain d'ailleurs de ne pouvoir être ébranlé depuis que, par deux fois, il se fut rassuré sur sa place, dont pourtant il ne m'avait pu pardonner la frayeur, on peut juger du peu de succès des bassesses du cardinal Dubois, et combien elles gonflèrent la superbe et la morgue de l'un, et augmentèrent le dépit et la rage de l'autre. Il les cacha tant qu'il put, et redoubla d'efforts auprès de M. le duc d'Orléans pour lui faire chasser le maréchal de Villeroy. C'est où ils en étaient les quinze derniers jours de juin, qui furent les premiers quinze jours de l'établissement de la cour à Versailles.

La duchesse de Ventadour, en pleine et seule possession de l'infante, avec ce nouveau degré de faveur de sa survivance à sa petite-fille, tira habilement sur le temps, et on fut tout étonné qu'il arrivât d'Espagne une grandesse au comte de La Mothe, fils du frère aîné du maréchal de La Mothe, père de la duchesse de Ventadour, et des duchesses d'Aumont et de La Ferté. Une si heureuse fortune le consola du bâton de maréchal de France, qu'on mourait d'envie de lui donner, et, comme on l'a vu en son lieu, qu'il n'eut pas l'esprit de mériter. Il mourut en 1728, à quatre-vingt-cinq ans.

Plancy mourut au même âge, sans alliance; le dernier des enfants de Guénégaud, secrétaire d'État, après avoir servi et fort ennuyé, le monde. Les ministres n'avaient pu encore parvenir à laisser leurs enfants revêtus de l'image et des charges des seigneurs.

Le pape, accablé enfin par les troupes impériales qui désolaient l'État ecclésiastique, donna à l'empereur l'investiture du royaume de Naples et de Sicile dont il était en possession. L'Espagne éclata, mais il n'en fut autre chose, sinon de se raccommoder après.

Le fameux Marlborough mourut à Londres, le 27 juin, à près de soixante-quatorze ans, le plus riche particulier de l'Europe, mais sans postérité masculine. Sa soeur était mère du duc de Berwick et l'avait fait comte de Marlborough et capitaine des gardes du roi Jacques II d'Angleterre. Il était de petite noblesse et fort pauvre. Il se nommait Jean Churchill, et il était devenu duc de Marlborough, pair d'Angleterre, capitaine général des armées, grand maître de l'artillerie, colonel du premier régiment des gardes, chevalier de l'ordre de la Jarretière et le plus heureux capitaine de son siècle. Sa vie, ses actions, ses fortunes sont si connues qu'on s'en taira ici. Sa victoire d'Hochstedt le fit prince de l'Empire et de Mindelheim, terre dont l'empereur lui fit présent en même temps. Pour en perpétuer la mémoire, il avait fait bâtir en Angleterre un château superbe auquel il donna le nom de Pleintheim, village où trente-six bataillons retranchés se rendirent à lui sans attendre d'attaque. Les honneurs de ses obsèques et leur magnificence égalèrent, à peu de chose près, celles des rois d'Angleterre. Il fut inhumé à Westminster, dans la chapelle de Henri VII; mais cet honneur n'est pas rare en Angleterre. Il y avait plus de trois ans qu'une apoplexie l'avait tellement affaibli qu'il pleurait presque sans cesse et n'était plus capable de rien.

Le grand maître de Malte, frère du cardinal Zondedari, mourut en ce même temps, fort estimé et regretté dans son ordre. Antoine Manoel lui succéda, des anciens bâtards de Portugal.

La duchesse de Bouillon (Simiane) mourut aussi à trente-neuf ans à Paris.

Et l'épouse du prince Jacques Sobieski, fils aîné du fameux roi de Pologne. Elle était soeur des électeurs de Mayence et palatin, de l'impératrice, mère des empereurs Joseph et Charles VI, des reines douairières d'Espagne et de Portugal, et mère de la reine d'Angleterre, épouse du roi Jacques III, résidant à Rome. Elle mourut sans postérité masculine, à cinquante ans, dans les terres du prince Jacques Sobieski en Silésie.

CHAPITRE XIV. §

Extrême embarras du cardinal Dubois, qui tente encore de se ramener le maréchal de Villeroy, qu'il ne pouvait perdre, et y emploie le cardinal de Bissy. — Le cardinal de Bissy persuade le maréchal de Villeroy, qui veut prévenir le cardinal Dubois, et va chez lui avec le cardinal de Bissy, où, passant des compliments aux injures, il fait la plus terrible scène qui se puisse imaginer au cardinal Dubois. — Le cardinal Dubois, hors de lui, arrive tout de suite dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, m'y trouve seul, lui conte devant moi la scène qu'il venait d'essuyer du maréchal de Villeroy, et déclare qu'il faut opter entre l'un ou l'autre. — M. le duc d'Orléans me presse de dire mon avis. — J'opine à l'exil du maréchal de Villeroy. — Conférence entre M. le duc d'Orléans, M. le Duc et moi, où il est convenu d'arrêter et d'exiler le maréchal de Villeroy. — M. le duc d'Orléans m'envoie chez le cardinal Dubois, au sortir de notre conférence, examiner et convenir de la mécanique pour arrêter le maréchal de Villeroy. — Compagnie que je trouve chez le cardinal Dubois. — Le duc de Charost, en mue, pour être déclaré gouverneur du roi.

Le cardinal Dubois ne fut pas longtemps à sentir qu'il ne persuaderait pas M. le duc d'Orléans de chasser le maréchal de Villeroy. C'était un tour de force dont il avait senti tous les inconvénients toutes les fois qu'il avait été tenté de l'entreprendre, qui devenait tous les jours plus difficile et plus dangereux, auquel il avait tout à fait renoncé. Chaque jour que le cardinal différait à se faire déclarer premier ministre lui semblait une année, et toutefois il n'osait presser ce grand pas sans s'être mis à couvert des vacarmes qu'en ferait le maréchal de Villeroy, qui donneraient le signal et l'encouragement à tant d'autres, lesquels, sans cet appui, n'oseraient parler haut, et dont le groupe et les assauts que le maréchal se piquerait de donner au régent feraient courir grand risque au cardinal d'être aussitôt précipité qu'élevé à cette immense place, et par cela même fort éreinté et en situation de regretter celle où il était auparavant. L'agitation de ces pensées et la difficulté de se dépêtrer de l'embarras qui l'arrêtait, l'occupait tout entier, redoublait ses humeurs et ses caprices, le rendait de plus en plus inabordable, et jetait les affaires les plus importantes et les plus pressées dans un entier abandon. Enfin, il se résolut de faire encore un effort vers le maréchal de Villeroy; mais n'osant plus s'y hasarder lui-même, il imagina de s'y prendre par le cardinal de Bissy, charmé de sa conduite sur la constitution et du confessionnal du roi si récemment rendu à ses bons amis les jésuites, et, ce qui ne le touchait guère moins, en bravant le cardinal de Noailles et le refus de ses pouvoirs.

Dubois lui fit donc part de ses peines, de la dureté de la conduite du maréchal de Villeroy à son égard, de tous les devoirs où il s'était mis, de tout ce qu'il avait tenté auprès de lui pour en obtenir une paix qu'il n'avait jamais déméritée, et si nécessaire au bien des affaires et à la bienséance, qui ne l'était pas moins entre un homme à qui le roi était confié, et celui à qui le régent remettait le détail et le principal soin des affaires. Il lui représenta le grand bien qui naîtrait infailliblement du frein que sa médiation pourrait seule mettre aux saillies continuelles du maréchal de Villeroy, le disposer à vouloir bien le regarder comme un homme qui ne lui avait jamais manqué, qui n'avait cessé, dans tous les temps, de mériter l'honneur de ses bonnes grâces, qu'il n'avait rien oublié pour qu'il lui voulût permettre de lui porter son portefeuille, et de lui faire part de toutes les affaires avec la déférence la plus entière; enfin, qu'il espérait cette bonne oeuvre de son amour pour le bien et de l'amitié du maréchal de Villeroy pour lui, qui ferait bien recevoir les réflexions qu'il lui ferait faire. L'intime et commune liaison du maréchal et du cardinal avec filme de Maintenon, les intrigues de la constitution, la haine du cardinal de Noailles, que le maréchal avait adoptée en bas courtisan, et fortifiée, depuis la régence, par celle du duc de Noailles, avait uni Villeroy et Bissy d'une manière étroite.

L'ambitieux béat saisit avidement une occasion si honnête et si décente de rendre à son confrère un service si désiré. Parvenu de si loin où en était Bissy, son étonnante fortune ne lui semblait guère que des degrés pour se porter plus haut. Il voulait faire une grande fortune à son neveu, et depuis qu'il voyait l'entrée du conseil ouverte aux cardinaux, il désirait beaucoup d'y faire le troisième. Outre l'éclat qui en résulterait pour lui, il comptait que c'était la voie la plus certaine d'avancer son neveu à tout, et que, venant à bout de tirer du pied de Dubois une si fâcheuse épine, et de le mettre en bonne intelligence avec Villeroy, par conséquent de le rapprocher du régent, il n'y avait rien qu'il ne pût se promettre de Dubois, et par lui de son maître. Il travailla donc à bon escient auprès du maréchal de Villeroy, et fit si bien qu'il le persuada et qu'il le pria d'en porter de sa part parole au cardinal Dubois. Voilà les deux cardinaux au comble de leur joie. Dubois pria Bissy de dire à Villeroy tout ce que la sienne pouvait exprimer de plus touchant, et qu'il brûlait d'impatience qu'il lui permît d'aller chez lui l'en assurer lui-même. Bissy ne tarda pas à exécuter une si agréable commission, et Villeroy, pour ne demeurer pas en reste, convint avec Bissy d'aller ensemble chez le cardinal Dubois. Le hasard fit qu'ils y allèrent un mardi matin, et que je ne me souviens plus quelle affaire me fit aller en même temps, contre mon ordinaire, parler à M. le duc d'Orléans à Versailles, de Meudon, où j'habitais.

Bissy et Villeroy trouvèrent tous les ministres étrangers, dont c'était le jour d'audience du cardinal Dubois, qui attendaient chacun la leur dans la pièce d'avant le cabinet du cardinal. De longue main, l'usage établi de ces audiences est que les ministres étrangers n'y étaient introduits [que] l'un après l'autre, suivant qu'ils étaient arrivés dans la pièce d'attente, pour éviter toute compétence de rang entre eux. Ainsi Bissy et Villeroy trouvèrent Dubois enfermé avec le ministre de Russie. On voulut avertir le cardinal de quelque chose d'aussi nouveau que le maréchal de Villeroy chez lui, mais il ne le voulut pas permettre, et s'assit avec Bissy sur un canapé en attendant.

L'audience finie, Dubois sortit de son cabinet pour conduire l'ambassadeur, et aussitôt avisa ce canapé si bien garni. Il ne vit plus que lui à l'instant; il y courut, rendit mille hommages publics au maréchal, avec force plaintes d'être prévenu, lorsqu'il n'attendait que sa permission pour aller chez lui, et pria Bissy et lui de passer dans son cabinet. Tandis qu'ils y allèrent, il en fit excuse aux ambassadeurs sur ce que les fonctions et l'assiduité du maréchal de Villeroy auprès du roi ne lui permettaient pas de s'absenter pour longtemps d'auprès de sa personne; et, avec ce compliment, les quitta et rentra dans son cabinet. D'abord, force compliments réciproques et propos du cardinal de Bissy convenables au sujet. De là protestations du cardinal Dubois et réponses du maréchal; mais à force de réponses, il s'empêtra dans le musical de ses phrases, bientôt se piqua de franchise et de dire des vérités, puis, peu à peu, s'échauffant dans son harnais, des vérités dures et qui sentaient l'injure. Dubois, bien étonné, ne fit pas semblant de sentir la force de ces propos; mais comme elle s'augmentait de moment à autre, Bissy, avec raison, voulut mettre le holà, interrompre, expliquer en bien les choses, persuader le maréchal quelle était son intention. Mais la marée qui montait toujours tourna tout à fait la tête au maréchal, et le voilà aux injures et aux plus sanglants reproches. En vain Bissy le voulut faire taire, lui représenter de combien il s'écartait de ce qu'il lui avait promis et chargé de rapporter à Dubois, l'indécence sans exemple d'aller maltraiter un homme chez lui, où il ne venait que pour achever de consommer une réconciliation conclue. Tout ce que put dire Bissy ne fit qu'animer le maréchal, et lui faire vomir tout ce que l'insolence et le mépris peuvent suggérer de plus extravagant. Dubois, confondu et hors de lui-même, rentrait en terre sans proférer un seul mot, et Bissy, justement outré de colère, tâchait inutilement d'interrompre. Dans le feu subit qui avait saisi le maréchal, il s'était placé de façon qu'il leur avait bouché le passage pour sortir, et en disait toujours de plus belle. Las d'injures, il se mit sur les menaces et sur les dérisions, il dit à Dubois que maintenant qu'il s'était montré à découvert, ils n'étaient plus en termes de se pardonner l'un à l'autre; qu'il voulait bien encore l'avertir que tôt ou tard il lui ferait du pis qu'il pourrait, mais qu'il voulait bien aussi, avec la même candeur, lui donner un bon conseil. « Vous êtes tout-puissant, ajouta-t-il; tout plie devant vous, rien ne vous résiste; qu'est-ce que les plus grands en comparaison de vous? Croyez-moi, vous n'avez qu'une seule chose à faire, usez de tout votre pouvoir, mettez-vous en repos, et faites-moi arrêter, si vous l'osez. Qui pourra vous en empêcher? Faites-moi arrêter, vous dis-je, vous n'avez que ce parti à prendre. » Et là-dessus, à paraphraser, à défier, à insulter en homme qui très sincèrement était persuadé qu'entre escalader les cieux et l'arrêter, il n'y avait point de différence. On peut bien s'imaginer que tant de si étonnants propos ne furent pas tenus sans interruptions et sans vives altercations du cardinal de Bissy, mais sans en pouvoir arrêter le torrent. Enfin, outré de colère et de dépit contre le maréchal qui lui manquait si essentiellement à lui-même, il saisit le maréchal par le bras et par les épaules et l'entraîna à la porte qu'il ouvrit, et le fit sortir et sortit lui-même. Dubois, plus mort que vif, les suivit comme il put; il se fallait garder de cette assemblée de ministres étrangers qui attendaient. Tous trois eurent beau tacher de se composer, il n'y eut aucun de ces ministres qui ne s'aperçût qu'il fallait qu'il se fût passé quelque scène violente dans le cabinet, et aussitôt Versailles fut rempli de cette nouvelle, qui fut bientôt éclaircie par les vanteries, les récits, les défis et les dérisions publiques du maréchal de Villeroy.

J'avais travaillé et causé longtemps avec M. le duc d'Orléans. Il était passé dans sa garde-robe, j'étais debout derrière son bureau, où j'arrangeais des papiers, lorsque je vis entrer le cardinal Dubois comme un tourbillon, les yeux hors de la tête, qui me voyant seul, s'écria plutôt qu'il ne demanda, où était M. le duc d'Orléans. Je lui dis qu'il était entré dans sa garde-robe, et lui demandai à qui il en avait, éperdu comme je le voyais. « Je suis perdu, je suis perdu, » dit-il, et courut à la garde-robe. Il répondit si haut et si bref que M. le duc d'Orléans, qui l'entendit, accourut presque de son côté, et le rencontrant dans la porte, [ils] revinrent vers moi, lui demandant ce que c'était. Sa réponse, entrecoupée de son bégaiement ordinaire, que la rage et la frayeur augmentait, fut en bien plus longs détails le récit que je viens de faire, après lequel le cardinal déclara au régent que c'était à son Altesse Royale à sentir où tendait le maréchal de Villeroy par un guet-apens aussi inouï et aussi peu mérité, paraphrasa tout ce qu'il avait employé auprès de lui uniquement pour le bien des affaires et le service de M. le duc d'Orléans, et conclut qu'après une insulte de cette nature, et si faussement et traîtreusement préméditée, il fallait que M. le duc d'Orléans vit tout à l'heure ce qu'il pouvait et ce qu'il voulait faire, et choisît entre le maréchal de Villeroy et lui, parce qu'il ne pouvait plus se mêler d'aucune affaire, ni rester à la cour en honneur et en sûreté si le maréchal de Villeroy y demeurait après ce qui venait de se passer.

Je ne puis exprimer dans quel étonnement nous demeurâmes M. le duc d'Orléans et moi. Nous ne croyions pas entendre ce que nous entendions, nous pensions rêver. M. le duc d'Orléans fit plusieurs questions, je pris aussi la liberté d'en faire pour éclaircir et constater les faits. Point de variations ni d'ambages dans les réponses du cardinal, tout furieux qu'il était. À tous moments il présentait l'option, à toute question, il proposait d'envoyer chercher le cardinal de Bissy, comme témoin de tout. On peut juger quelle fut cette seconde scène, du hasard de laquelle je me serais bien passé. Le cardinal insistant toujours sur l'option, M. le duc d'Orléans, fort embarrassé, me demanda ce que je pensais, comme, à ce qu'il me sembla, à un homme qui s'était toujours opposé au renvoi du maréchal de Villeroy. Je répondis que je me trouvais si étourdi et si ému d'une chose si étonnante, qu'il me fallait auparavant reprendre mes esprits. Le cardinal, sans s'adresser à moi, mais toujours à M. le duc d'Orléans, qu'il voyait dans l'embarras et le trouble, insista fortement qu'il fallait prendre un parti. M. le duc d'Orléans me pressant de nouveau, je lui dis enfin que jusqu'alors j'avais toujours regardé le renvoi du maréchal de Villeroy comme une entreprise fort dangereuse par les raisons que j'en avais alléguées plusieurs fois à Son Altesse Royale; que je la regardais encore de même pour le moins maintenant que le roi était plus avancé en âge et touchait à sa majorité; mais que, quelque péril qu'il y eût, la scène affreuse qui venait d'arriver me persuadait qu'il y avait un bien plus grand danger à le laisser auprès du roi; que désormais on ne pouvait se dissimuler que ce qu'il venait de faire n'était rien moins que tirer l'épée contre M. le duc d'Orléans, et ses propositions ironiques de l'arrêter que comme le sentiment d'un homme qui sentait qu'il le méritait; qui se persuadait et qu'on ne l'oserait, et que, l'osant même, l'exécution en était impossible; qui, sur ce principe, ne se contraignait plus, ne se connaissait plus; qui, après avoir tramé en secret contre M. le duc d'Orléans dès le premier jour de la régence, sans cesser un moment depuis ni avoir pu être gagné par toutes les grâces, les marques de confiance, même de déférence, enfin par une chaîne non interrompue des traitements les plus distingués, levait maintenant le masque, et ne se proposait rien moins que faire publiquement autel contre autel: que c'était là mon avis, puisque Son Altesse Royale le voulait savoir sans me donner le temps d'y réfléchir avec plus de sang-froid; mais que pour l'exécution, quelque pressée qu'elle pût être, il fallait penser mûrement à s'y prendre de manière qu'on n'en pût avoir le démenti ni dans le temps même, ni dans la suite.

Pendant que je parlais, le cardinal, les oreilles dressées et les yeux en dessous tournés sur moi, suçait toutes mes paroles, et changeait de couleur à mesure, comme un homme qui entendrait prononcer son arrêt. Mon avis exposé entier l'épanouit autant que la rage dont il écumait le lui put permettre. M. le duc d'Orléans approuva ce que je venais de dire; le cardinal, me jetant un coup d'oeil comme de remerciement, dit à M. le duc d'Orléans qu'enfin il était le maître de choisir; qu'il voyait bien qu'il ne pouvait rester le maréchal de Villeroy demeurant, et que Son Altesse Royale prenant même la résolution de l'ôter, il fallait se hâter, parce que les choses ne pouvaient subsister en la situation où elles étaient. Enfin il fut conclu qu'on prendrait le reste de la journée, et il était environ midi, et la matinée suivante pour y penser, et que je me trouverais le lendemain à trois heures après midi chez M. le duc d'Orléans.

Arrivé le lendemain chez ce prince, je le trouvai avec le cardinal Dubois. M. le Duc y entra un moment après, qui était instruit de l'aventure. Le cardinal Dubois ne laissa pas de lui en faire un récit abrégé qu'il chargea un peu de commentaires et de réflexions. Il était plus à lui que la veille par le temps qu'il avait eu de se remettre et l'espérance de se voir défait dans peu du maréchal de Villeroy. J'y appris toutes les vanteries qu'il avait publiées de la prise, disait-il, qu'il avait eue avec le cardinal Dubois, et des défis et des insultes qu'il lui avait faits, avec une sécurité qui invitait à l'en démentir, et qui en rendait l'exécution de plus en plus nécessaire. Après quelques propos debout, le cardinal Dubois s'en alla. M. le duc d'Orléans se mit à son bureau, et M. le Duc et moi nous assîmes vis-à-vis de lui. Là il fut question de délibérer tout de bon sur ce qu'il y avait à faire.

M. le duc d'Orléans exposa fort nettement les raisons de part et d'autre, sans paraître trop pencher d'un côté, mais se montrant embarrassé, et par conséquent fort en balance. Il développa fort clairement toute sa conduite avec le maréchal de Villeroy et celle du maréchal de Villeroy avec lui depuis l'instant de la mort du roi jusqu'alors, mais en peu de mots, parce qu'il parlait à deux hommes qui en étaient parfaitement instruits, à M. le Duc qui; conjointement avec lui, avait voulu l'ôter d'auprès du roi et m'y mettre en sa place; à moi, qui l'avais refusé deux autres fois, et cette dernière un mois durant que ces deux princes m'en avaient pressé à l'excès, comme on l'a vu ici en son temps, et qui, par mes refus et mes raisons, avais fait demeurer le maréchal de Villeroy dans sa place. Le point véritablement agité fut donc de savoir quel était le moins périlleux de l'y laisser ou de l'en ôter, ce qui ne se pouvait plus que par une sorte de violence dans la situation où il s'était si bien affermi qu'il ne doutait pas qu'il ne fût impossible de l'en arracher. Après cet exposé assez court, M. le duc d'Orléans m'ordonna de dire ce que je pensais là-dessus. Je répondis que je le lui avais déjà dit la veille; que plus j'avais réfléchi depuis au parti qu'il y avait à prendre, plus je m'étais affermi dans l'opinion que le danger de laisser auprès du roi le maréchal de Villeroy, après ce qui venait de se passer, était sans comparaison plus grand que celui de l'en ôter, quel qu'il pût être ; que tant qu'il n'y avait eu dans la conduite du maréchal qu'une mauvaise volonté impuissante, des liaisons et des projets mal bâtis et aussitôt déconcertés qu'aperçus, la misère de se vouloir faire le singe de M. de Beaufort, l'union timide avec tous gens qui mouraient de peur, et lui qui en laissait voir plus qu'aucun, qui tremblait au moindre sérieux du récent, et qui, après des démarches échappées souvent après celles qui étaient ignorées, ne se pouvait rassurer qu'il ne vînt aux éclaircissements, aux aveux, aux excuses, aux protestations avec la frayeur et les bassesses les plus pitoyables, j'avais cru qu'il n'y avait qu'à mépriser un homme sans tête et sans courage d'esprit, surtout depuis l'effet de la découverte des complots du duc du Maine et de Cellamare, et laisser piaffer et se panader ce personnage de théâtre et de carrousel, dont le génie n'allait pas au delà de la fatuité, continuellement arrêté par la crainte; mais que je changeais entièrement d'avis sur ce qui venait de se passer; que cette scène montrait de deux choses l'une, mais qui revenaient au même point: ou un homme persuadé par le cardinal de Bissy, qui trouve son orgueil satisfait par les hommages qu'il consentait de recevoir du cardinal Dubois, et sa dignité assurée avec son repos par la part entière qui lui était offerte dans les affaires, et qui, charmé de l'avoir amené à ce point par ses hauteurs et par ses incartades, avait eu impatience de s'en mettre en possession en prévenant le cardinal Dubois et en allant chez lui avec le cardinal de Bissy, leur médiateur, sceller leur réconciliation et leur paix; que là, dans cette intention effective, la vue du cardinal Dubois l'avait troublé ; l'arrangement de ses grands mots et son ton d'autorité l'avaient barbouillé, qu'avec l'intention de bien dire, le jugement lui avait manqué, l'air de franchise et de supériorité l'avaient emporté ; de l'un à l'autre, s'échauffant dans son harnais, il n'avait pu reculer, la tête lui avait tourné; qu'après avoir commencé en homme sage, il avait poursuivi et fini comme un fou, et montré tout le venin de son âme et toute la superbe de sa sécurité avec toute la complaisance d'un homme ivre qui attaque les murailles et braverait une armée; ou bien c'est un homme qui, gonflé de vent, charmé de réduire à ses pieds le cardinal Dubois, se persuade être l'homme dont on [ne] peut se passer, qu'on n'a osé ôter de sa place, et qu'on l'osera d'autant moins aujourd'hui qu'il est plus ancré, plus chéri du public par la conservation de la personne du roi, qu'il a su persuader lui être uniquement due, par l'approche de la majorité, par toutes les raisons dans lesquelles un sot se mire, surtout par la persuasion que les démarches vers lui du cardinal Dubois, chargé de toutes les affaires, lui confirme l'excès de son importance ; plein, dis-je, de toutes ces idées, qu'il ne sait ni peser ni digérer, il a amusé le cardinal de Bissy, a fait semblant de se rendre à ses raisons et aux hommages dont il lui a porté parole, dans la résolution de faire à tous les deux l'affront qu'il leur a fait, d'éclater sans plus de mesure, de se déclarer le persécuteur public du ministre qui s'humilie devant lui, par conséquent l'ennemi du gouvernement et du régent qui gouverne, enivré de la beauté de cette action qui, dans son sens qu'il compte bien qui sera aussi celui du public, lui fait mépriser les hommages du dépositaire de toute la confiance de celui qui gouverne, le partage du secret et de la conduite des affaires, l'autorité qui y est attachée, les fruits personnels et pour tous ceux qu'il voudra protéger, enfin son repos à son âge, et à tant de si grands et de si doux avantages [lui fait] préférer le bien public, le sage rétablissement des affaires, le service du roi, les vues et la dernière confiance en lui du feu roi, et à un si grand et si honorable travail illustrer et consacrer les restes de sa vie avec le plus parfait désintéressement. Ainsi, de quelque façon que le maréchal de Villeroy ait été conduit à la scène qu'il vient de donner, la chose est égale et la fin la même, c'est l'épée tirée contre le récent, et le Rubicon passé avec le plus grand éclat. Le souffrir et laisser le maréchal de Villeroy en place, c'est montrer une faiblesse et une crainte capables de lui réunir tous les mécontents et tous les gens d'espérance pour la majorité; c'est rendre au parlement ses premières forces et ses premières usurpations; c'est former soi-même contre soi-même un parti formidable; c'est perdre toute autorité au dedans et toute considération au dehors; c'est encourir le mépris et toutes ses suites, et de la France et des pays étrangers; c'est se creuser des abîmes pour la majorité. Je me tus après ce court discours, pendant lequel M. le duc d'Orléans était fort attentif, mais avec la contenance d'un homme fort embarrassé.

Dès que j'eus fini, il demanda à M. le Duc ce qu'il pensait. M. le Duc dit qu'il pensait comme moi, et que, si le maréchal de Villeroy demeurait dans sa place, il n'y avait qu'à mettre la clef sous la porte, ce fut son expression. Il reprit ensuite quelques-unes des principales raisons que j'avais alléguées, et les appuya, puis conclut qu'il n'y avait pas un moment à perdre. M. le duc d'Orléans résuma quelque chose de ce qui avait été dit, et convint de la nécessité de se défaire du maréchal de Villeroy. M. le Duc insista encore sur s'en défaire incessamment. Alors on se mit à voir comment s'y prendre.

M. le duc d'Orléans me demanda mon avis là-dessus. Je dis qu'il y avait deux choses à traiter: le prétexte et l'exécution. Qu'il fallait un prétexte tel qu'il pût sauter aux yeux de tout ce qui était impartial, et qui ne pût être défendu par les amis mêmes du maréchal de Villeroy; surtout se bien garder de donner lieu de croire que la disgrâce du maréchal fût le fruit et le salaire de l'insulte qu'il venait de faire au cardinal Dubois; que, quelque énorme qu'elle fût en elle-même à un cardinal, à un ministre en possession de toute la confiance et de toutes les affaires, le public qui l'enviait et qui ne l'aimait pas se souvenait trop d'où il était parti, trouverait la victime trop illustre; que le châtiment ferait oublier l'injure, et qu'on verrait s'élever un cri public; qu'aux partis violents, quoique nécessaires, il fallait toujours mettre de son côté et la raison et les apparences mêmes, que je n'étais donc pas d'avis d'exécuter si brusquement ni si près de l'insulte le châtiment qu'elle méritait; mais que M. le duc d'Orléans avait heureusement en main le plus beau prétexte du monde, un prétexte qui était connu de tout le haut et le bas intérieur du roi, un prétexte entièrement sans réplique. Je priai M. le duc d'Orléans de se souvenir qu'il m'avait dit plusieurs fois, et depuis peu encore, qu'il n'avait jamais pu parvenir jusqu'à présent, non seulement de parler au roi tête à tête, mais de lui parler à l'oreille devant tout ce qui était dans son cabinet; que le maréchal de Villeroy, lorsqu'il l'avait voulu essayer, venait devant tout le monde fourrer sa tête entre celle du roi et la sienne, et après, sous prétexte d'excuse, lui avait déclaré que la place qu'il avait auprès du roi ne lui permettait pas de souffrir que qui que ce pût être, non pas même Son Altesse Royale, dit rien au roi tout bas, et qu'il devait entendre tout ce qu'on lui voulait dire, encore moins souffrir personne ni Son Altesse Royale être seule dans un cabinet avec le roi. Que c'était à l'égard d'un régent, petit-fils de France et le plus proche parent que le roi eût, une insolence à révolter tout le monde et qui sauterait aux yeux; que le roi approchant de sa majorité, gagnait un âge où il était temps et où le bien de l'État et celui du roi demandait que le régent l'instruisit de bien des choses qui ne se pouvaient dire que sans témoins, sans en excepter le maréchal de Villeroy ni personne; que se targuer de la place de gouverneur et de chargé de la personne du roi pour empêcher le régent de parler seul au roi dans un cabinet, c'était porter l'audace jusqu'à jeter des soupçons les plus fous et les plus injurieux, et que la porter jusqu'à ne vouloir pas souffrir que le régent parlât bas au roi, même au milieu de tout ce qui était dans son cabinet, sans venir fourrer son oreille entre eux deux, était la dernière et la plus inutile insolence que qui que ce soit ne pouvait excuser; que je croyais donc que c'était là un prétexte si naturel dont il fallait se servir, et le piège que, entre-ci et fort peu de jours, il fallait tendre au maréchal de Villeroy, qui s'y prendrait sans doute de ce pinacle de sûreté et d'importance où il croyait être, puisqu'il avait soutenu ce procédé jusqu'à présent; que le piège tendu et succédant, il fallait que M. le duc d'Orléans s'offensât sur-le-champ du refus, et que, le respect du roi présent ménagé, il parlât au maréchal un langage nouveau qui, sans rien de fort, lui fit sentir que, sous l'autorité et le nom du roi, il était le maître du royaume; que cela suffirait pour un juste préparatif au public, que l'ivresse du maréchal ne comprendrait pas, ni bien d'autres, qu'après l'exécution, accoutumé qu'on était aux tolérances de Son Altesse Royale; mais que ce piège ne devait être tendu que lorsque tout serait résolu, rangé et tout prêt [pour] l'exécution la plus prompte, sans laisser entre-deux tout le moins d'intervalle qu'il serait possible. Quand j'eus cessé de parler: « Vous me le volez, me dit M. le duc d'Orléans; j'allais le proposer si vous ne l'eussiez pas dit. Que vous en semble, monsieur? » regardant M. le Duc. Ce prince approuva fort la proposition que je venais de faire, la loua dans toutes ses parties en peu de mots, et ajouta qu'il ne voyait rien de mieux à faire que d'exécuter ce plan très ponctuellement.

Il fut convenu ensuite qu'il n'y avait d'autre moyen que d'arrêter le maréchal, de l'envoyer tout de suite et tout droit à Villeroy, d'où on verrait, après l'y avoir laissé se reposer un jour ou deux à cause de son âge, mais bien veillé, si de là on l'enverrait à Lyon ou ailleurs. Je dis après qu'il ne fallait pas oublier d'avoir un gouverneur tout prêt pour le mettre en sa place; par conséquent songer dès à présent au choix, et se souvenir plus que jamais d'éviter également un sujet peu sûr, et tout serviteur particulièrement attaché à M. le duc d'Orléans, qui était la raison qu'ils savaient l'un et l'autre qui m'avait fait si opiniâtrement refuser cette importante place plus d'une fois. Là-dessus M. le duc d'Orléans me dit que toute l'affaire était bien discutée et résolue; qu'il s'en fallait tenir là parce qu'il n'y avait point d'autre parti à prendre; qu'à l'égard de la mécanique à résoudre pour arrêter le maréchal de Villeroy, il me priait d'aller chez le cardinal Dubois, où je trouverais qu'on m'attendait pour en raisonner et la résoudre. Je me levai donc et laissai M. le duc d'Orléans seul avec M. le Duc, et m'en allai chez le cardinal Dubois, duquel je n'avais pas ouï parler, ni d'aucun de ses émissaires, depuis son aventure, excepté le peu que je l'avais vu en présence de M. le duc d'Orléans. Mais ce que ce prince me dit en m'envoyant chez lui me fit nettement sentir que l'arrêt du maréchal de Villeroy était résolu entre le régent et son ministre avant la conférence que je viens de raconter, et qu'elle n'avait été tenue sans autres que les deux princes et moi, pour y laisser un air de liberté par l'absence du cardinal Dubois, et comme je m'étais ouvert la veille entre le régent et le cardinal, lorsqu'il arriva furieux de la scène qu'il venait d'essuyer, pour me donner lieu de parler devant M. le Duc, et de l'entraîner dans mon avis de se défaire du maréchal de Villeroy.

J'allai donc tout de suite chez le cardinal Dubois, et ma surprise fut extrême de la compagnie que je trouvai avec lui, devant laquelle il me dit d'abordée qu'elle était du secret, et que je pouvais parler devant elle. Cette compagnie était le maréchal de Berwick, arrivé depuis peu de jours de Guyenne, qui, non plus que moi, ne rentra pas au conseil de régence; le cardinal et le prince de Rohan, Le Blanc et Belle-Ile, assis en rond tout près et devant le canapé adossé à la muraille, où étoient assis les deux cardinaux, et sur lequel je me mis auprès du cardinal de Rohan. Le Blanc me parut une partie nécessaire pour l'arrangement et les ordres de cette mécanique. Il était plein d'inventions et de ressources, dans tout l'intérieur des opérations secrètes du régent depuis longtemps, et sur le pied de secrétaire renforcé du cardinal Dubois, avec caractère, par sa charge de signer en commandement. Pour Belle-Ile, encore qu'à l'appui de celui-ci il se fût introduit en tiers tous les soirs avec lui chez le cardinal Dubois, où il se rendait compte, se résumaient et se résolvaient bien des choses, il approchait si peu le régent, qui même ne l'aimait pas, que je le trouvai là fort déplacé. À l'égard du maréchal de Berwick, qui, du temps du feu roi, avait toujours été sur le pied de protégé du maréchal de Villeroy, lequel, en courtisan qui savait le goût de son naître pour toutes sortes de grands bâtards par leur homogénéité avec les siens, avait eu grande part à la rapide élévation de celui-ci à la guerre, je fus extrêmement étonné de le voir admis en ce conciliabule, et de l'y entendre opiner aussi librement et aussi fortement qu'il fit, ayant toujours fait profession jusqu'alors de cultiver le maréchal de Villeroy et d'amitié particulière avec lui. Pour les deux frères Rohan, que le cardinal Dubois ménageait avec une distinction singulière, et qu'il avait admis là pour la leur témoigner d'une façon si marquée, je ne vis jamais une joie plus scandaleuse, ni une plus âcre amertume que celle qu'ils ne se mirent pas en peine même de voiler. On vit en plein éclater toute la haine conçue de la rupture du mariage de leur fille boiteuse avec le duc de Retz, sur des conditions méprisantes qu'ils ne proposèrent que quand ils crurent qu'il n'y avait plus à s'en dédire, et dont le maréchal de Villeroy, justement indigné, ne voulut jamais passer malgré les charmes et les larmes de la duchesse de Ventadour, comme je l'ai raconté en son temps, et le dépit que conçurent les Rohan de voir incontinent après le duc de Retz épouser la fille aînée du duc de Luxembourg, à conditions convenables, tandis qu'ils se trouvèrent trop heureux de donner leur fille au duc Mazarin, d'une naissance et d'un personnel peu agréables, sans charge ni autres réparations.

Je ne ferai point ici un détail superflu de tout ce qui fut discuté dans cette petite assemblée. On y résolut ce qu'on va voir, qui fut très bien exécuté. Seulement dirai-je que, dès que je fus assis et que le cardinal Dubois m'eut déclaré que tout ce qui se trouvait en ce petit conventicule était du secret et que je pouvais y parler sans réserve, il me dit qu'on m'y attendait avec impatience pour apprendre ce que M. le duc d'Orléans avait résolu, comme s'il l'eût ignoré, et que cette assemblée, pour délibérer de la mécanique de l'exécution, n'eût pas décelé la connaissance certaine qu'il avait de la résolution prise par M. le duc d'Orléans. Je l'exposai donc en peu de mots; après quoi on vint à la manière, à la forme, aux expédients de l'exécution, aux remèdes des obstacles et des inconvénients du moment et de ses suites.

Ces discussions furent assez longues, auxquelles je pris assez peu de part. Le fort en roula sur le cardinal Dubois et sur Le Blanc. Belle-Ile, extrêmement bien avec les Rohan, et d'autre part avec le maréchal de Berwick, se comporta avec sagesse. Le bon maréchal ne se montra pas si mesuré. Je pense qu'il se trouvait fatigué des grands airs d'ancien maître et d'ancien protecteur que le maréchal de Villeroy déployait sur lui, et des emphases d'autorité et de toute supériorité dont il l'accablait, et dont il était bien aise de se voir délivré. Je convins avec Le Blanc que, dans l'instant que l'exécution serait faite, il m'en avertirait par envoyer simplement à Meudon savoir de mes nouvelles, sans rien de plus, et qu'à ce compliment inutile je reconnaîtrais le signal que le maréchal était paqueté.

Je m'en retournai donc à Meudon sur le soir, où plusieurs personnes des amies de Mme de Saint-Simon et des miens couchaient souvent, et où la mode s'était mise à Versailles et à Paris de venir dîner ou souper, de manière que la compagnie y était toujours fort nombreuse. On n'y parlait que de cette scène du maréchal de Villeroy, qui était universellement blâmée, mais sans aller plus loin, et sans que, pendant les dix jours qui s'écoulèrent jusqu'à l'enlèvement du maréchal de Villeroy, il fût entré dans la tête de personne qu'il pût lui en arriver pis que le blâme général d'un emportement si démesuré, tant on était accoutumé à l'impunité de ses incartades et à la faiblesse de M. le duc d'Orléans. J'étais ravi cependant de voir une sécurité si générale, qui augmentait celle du maréchal de Villeroy, rendrait plus facile l'exécution de ce qu'on lui préparait, et qui ne cessait de le mériter de plus en plus par l'indécence et l'affectation de ses discours, et l'audace de ses continuels défis. Trois ou quatre jours après j'allai à Versailles voir M. le duc d'Orléans. Il me dit que faute de mieux, et sur ce que je lui avais dit plus d'une fois du duc de Charost, il s'était résolu à lui donner la place de gouverneur du roi; qu'il l'avait vu secrètement; qu'il avait accepté de fort bonne grâce, et qu'il l'allait tenir en mue, claquemuré dans son appartement de lui Charost, à Versailles, sans en sortir ni se montrer à qui que ce fût, pour l'avoir tout prêt sous sa main à le mener au roi, et l'installer dans le moment qu'il en serait temps. Il repassa avec moi toute la mécanique concertée, et je m'en revins à Meudon, résolu de n'en bouger qu'après l'exécution qui s'approchait, et sur laquelle il n'y avait plus de nouvelles mesures à prendre.

CHAPITRE XV. §

Piège tendu au maréchal de Villeroy, qui y donne en plein. — Le maréchal de Villeroy arrêté et conduit tout de suite à Villeroy. — Le roi fort affligé. — Fuite inconnue de l'évêque de Fréjus, découvert à Bâville, mandé et de retour aussitôt. — Fureurs du maréchal de Villeroy. — Le roi un peu apaisé par le retour si prochain de l'évêque de Fréjus. — Mesures à prendre avec cet évêque, et prises en effet. — Le duc de Charost déclaré gouverneur. — Désespoir du maréchal de Villeroy. — Il dévoile la cause de la fuite de Fréjus, dont cet évêque se tire fort mal. — Sa joie et ses espérances fondées sur l'éloignement du maréchal. — Maréchal de Villeroy exilé à Lyon, mais avec ses fonctions de gouverneur de la ville et de la province. — Crayon léger de ce maréchal. — Le roi tout consolé du maréchal de Villeroy. — Art et ambition de la conduite de Fréjus. — Confirmation et première communion du roi. — Cardinal Dubois, sans plus d'obstacle, tout occupé de se faire brusquement déclarer premier ministre, emploie Belle-Ile pour m'en parler. — Conversation singulière entre M. le duc d'Orléans et moi sur faire un premier ministre, dont je ne suis point d'avis. — Ennui du régent le porte à faire un premier ministre; à quoi je m'oppose. — Comparaison du feu prince de Conti, gendre du dernier M. le Prince. — Aveu sincère de M. le duc d'Orléans. — Considérations futures. — Cardinal Dubois bien connu de son maître. — Faiblesse incroyable du régent. — Belle-Ile resté en embuscade. — Réponse que je lui fais.

Le dimanche 12 août, M. le duc d'Orléans alla sur la fin de l'après-dînée travailler avec le roi, comme il avait accoutumé de faire plusieurs jours marqués de chaque semaine, et, comme c'était l'été, au retour de sa promenade, qui était toujours de bonne heure. Ce travail était de montrer au roi la distribution d'emplois vacants, de bénéfices, de certaines magistratures, d'intendances, de récompenses de toute nature, et de lui expliquer en peu de mots les raisons des choix et des préférences, quelquefois des distributions de finances; enfin les premières nouvelles étrangères, quand il y en avait à sa portée, avant qu'elles devinssent publiques. À la fin de ce travail, où le maréchal de Villeroy assistait toujours, et où quelquefois M. de Fréjus se hasardait de rester, M. le duc d'Orléans supplia le roi de vouloir bien passer dans un petit arrière-cabinet, où il avait un mot à lui dire tête à tête. Le maréchal de Villeroy s'y opposa à l'instant. NI. le duc d'Orléans, qui lui tendait le piège, l'y vit donner en plein avec satisfaction. Il lui représenta avec politesse que le roi entrait dans un âge si voisin de celui où il gouvernerait par lui-même, qu'il était temps que celui qui, en attendant, était le dépositaire de toute son autorité, lui rendit compte des choses qu'il pouvait maintenant entendre, et qui ne pouvaient être expliquées qu'à lui seul quelque confiance que méritât quelque tiers que ce pût être, et qu'il le priait de cesser de mettre obstacle à une chose si nécessaire et si importante, que lui régent avait peut-être à se reprocher de n'avoir pas commencée plus tôt, uniquement par complaisance pour lui. Le maréchal s'échauffant et secouant sa perruque, répondit qu'il savait le respect qu'il lui devait, et pour le moins autant ce qu'il devait au roi et à sa place, qui le chargeait de sa personne et l'en rendait responsable, et protesta qu'il ne souffrirait pas que Son Altesse Royale parlât au roi en particulier, parce qu'il devait savoir tout ce qui lui était dit, beaucoup moins tête à tête dans un cabinet, hors de sa vue, parce que son devoir était de ne le perdre pas de vue un seul moment, et dans tous de répondre de sa personne. Sur ce propos, M. le duc d'Orléans le regarda fixement, et lui dit avec un ton de maître qu'il se méprenait et s'oubliait; qu'il devait songer à qui il parlait et à la force de ses paroles, qu'il voulait bien croire qu'il n'entendait pas; que le respect de la présence du roi l'empêchait de lui répondre comme il le méritait et de pousser plus loin cette conversation. Et tout de suite fit au roi une profonde révérence et s'en alla.

Le maréchal, fort en colère, le conduisit quelques pas, marmottant et gesticulant sans que M. le duc d'Orléans fît semblant de le voir et de l'entendre, laissant le roi étonné et le Fréjus riant tout bas dans ses barbes. Le hameçon si bien pris, on se douta que ce maréchal, tout audacieux qu'il était, mais toutefois bas et timide courtisan, sentirait toute la différence de braver et de bavarder, d'insulter le cardinal Dubois, odieux à tout le monde et sentant encore la vile coque dont il sortait, d'avec celle d'avoir une telle prise, et en présence du roi, avec M. le duc d'Orléans, et de prétendre anéantir les droits et l'autorité du régent du royaume par les prétendus droits et autorité de sa place de gouverneur du roi, et par ses termes de répondre de sa personne, les appuyer ouvertement sur ce qu'il y a de plus injurieux. On n'y fut pas trompé. Moins de deux heures après, on sut que le maréchal, se vantant de ce qu'il venait de faire, avait ajouté qu'il s'estimerait bien malheureux que M. le duc d'Orléans pût croire qu'il eût voulu lui manquer, quand il n'avait songé qu'à remplir son plus précieux devoir, et qu'il irait chez lui dès le lendemain matin, pour en avoir un éclaircissement avec lui, dont il se flattait bien que ce prince demeurerait content.

À tout hasard on avait pris toutes les mesures nécessaires dès que le jour fut arrêté pour tendre le piège au maréchal. On n'eut donc qu'à leur donner leur dernière forme, dès qu'on sut, dès le soir même, que le maréchal viendrait s'enferrer. Au delà de la chambre à coucher de M. le duc d'Orléans était un grand et beau cabinet, à quatre grandes fenêtres sur le jardin, et de plain-pied, à deux marches près, deux en face en entrant, deux sur le côté, vis-à-vis de la cheminée, et toutes ces fenêtres s'ouvraient en portes, depuis le haut jusqu'au parquet. Ce cabinet faisait le coin, où les gens de la cour attendaient, et en retour était un cabinet joignant, où M. le duc d'Orléans travaillait et faisait entrer les gens les plus distingués ou favorisés qui avaient à lui parler. Le mot était donné. Artagnan, capitaine des mousquetaires gris, était dans cette pièce, qui savait ce qui s'allait exécuter, avec force officiers sûrs de sa compagnie, qu'il avait fait venir, et d'anciens mousquetaires pour s'en servir au besoin, qui voyaient bien à ce préparatif qu'il s'agissait de quelque chose, mais sans se douter de ce que ce serait. Il y avait aussi des chevau-légers répandus en dehors le long des fenêtres, et dans la même ignorance, et beaucoup d'officiers principaux et autres de M. le duc d'Orléans, tant dans sa chambre à coucher que dans ce grand cabinet.

Tout cela bien ordonné, arriva sur le midi le maréchal de Villeroy avec son fracas accoutumé, mais seul, sa chaise et ses gens restés au loin, hors la salle des gardes. Il entre en comédien, s'arrête, regarde, fait quelques pas. Sous prétexte de civilité, on s'attroupe auprès de lui, on l'environne. Il demande d'un ton d'autorité ce que fait M. le duc d'Orléans. On lui répond qu'il est enfermé et qu'il travaille. Le maréchal élève le ton, dit qu'il faut pourtant qu'il le voie, qu'il va entrer, et dans cet instant qu'il s'avance, La Fare, capitaine des gardes de M. le duc d'Orléans, se présente vis-à-vis de lui, l'arrête et lui demande son épée. Le maréchal entre en furie et toute l'assistance en émoi. En ce même instant, Le Blanc se présente. Sa chaise à porteurs, qu'on avait tenue cachée, se plante devant le maréchal. Il s'écrie, il est mal sur ses jambes, il est jeté dans la chaise qu'on ferme sur lui, et emporté dans le même clin d'oeil par une des fenêtres latérales dans le jardin, La Fare et Artagnan chacun d'un côté de la chaise, les chevau-légers et mousquetaires après, qui ne virent que par l'effet de quoi il s'agissait. La marche se presse, descend l'escalier de l'orangerie du côté des bosquets, trouve la grande grille ouverte et un carrosse à six chevaux devant. On y pose la chaise le maréchal a beau tempêter, on le jette dans le carrosse. Artagnan y monte à côté de lui, un officier des mousquetaires sur le devant, et du Libois, un des gentilshommes ordinaires dû roi, à côté de l'officier; vingt mousquetaires, avec des officiers à cheval, autour du carrosse, et touche, cocher.

Ce côté du jardin, qui est sous les fenêtres de l'appartement de la reine, occupé par l'infante, ne fut vu de personne à ce soleil de midi, et, quoique ce nombre de gens qui se trouvèrent dans l'appartement de M. le duc d'Orléans se dispersassent bientôt, il est étonnant qu'une affaire de cette nature demeurât ignorée plus de deux heures dans le château de Versailles. Les domestiques du maréchal de Villeroy, à qui personne n'avait osé rien dire en sortant, je ne sais par quel hasard, attendirent toujours avec sa chaise près de la salle des gardes; et ceux qui étaient chez lui, dans les derrières des cabinets du roi, ne l'apprirent qu'après que M. le duc d'Orléans eut vu le roi, et qu'il leur manda que le maréchal était allé à Villeroy, où ils pouvaient lui aller porter ce qui lui était nécessaire. Je reçus à Meudon le message convenu. J'allais me mettre à table, et ce ne fut que vers le souper qu'il vint des gens de Versailles qui nous apprirent à tous la nouvelle qui y faisait grand bruit, mais un bruit fort contenu que la qualité de l'exécution rendait fort mesuré par la surprise et la frayeur qu'elle avait répandues.

Ce ne fut pas, après, un petit embarras que celui de M. le duc d'Orléans pour en porter la nouvelle au roi, dès qu'elle fut répandue. Il entra dans le cabinet du roi, d'où il fit sortir tous les courtisans qui s'y trouvèrent, et n'y laissa que les gens dont les charges leur donnaient cette entrée, et il ne s'en trouva presque point. Au premier mot le roi rougit; ses yeux se mouillèrent: il se mit le visage contre le dos d'un fauteuil, sans dire une parole, ne voulut ni sortir ni jouer. À peine mangea-t-il quelques bouchées à souper, pleura et ne dormit point de toute la nuit. La matinée et le dîner du lendemain 14 ne se passèrent guère mieux. Ce même jour 14, comme je sortais de dîner à Meudon avec beaucoup de monde, le valet de chambre qui me servait me dit qu'il y avait là un courrier du cardinal Dubois, avec une lettre, qu'il n'avait pas cru me devoir amener à table devant toute cette compagnie. J'ouvris la lettre. Le cardinal me conjurait de l'aller trouver à l'instant droit à la surintendance à Versailles, d'amener avec moi un homme sûr en état de courir la poste pour le dépêcher à la Trappe aussitôt qu'il m'aurait parlé, et de ne me point casser la tête à deviner ce que ce pouvait être, parce qu'il me serait impossible de le deviner, et qu'il m'attendait avec la dernière impatience pour me le dire. Je demandai mon carrosse aussitôt, que je trouvai bien lent à venir des écuries, qui sont fort éloignées du château neuf que j'occupais.

Ce courrier à mener au cardinal pour le dépêcher à la Trappe me tournait la tête: je ne pouvais imaginer ce qui pouvait y être arrivé, qui occupât si vivement le cardinal dans des moments si voisins de celui de l'enlèvement du maréchal de Villeroy. La constitution, ou quelque fugitif important et inconnu découvert à la Trappe, et mille autres pensées m'agitèrent jusqu'à Versailles. Arrivant à la surintendance, je vis par-dessus la porte le cardinal Dubois à la fenêtre, qui m'attendait, et qui me fit de grands signes, et que je trouvai au-devant de moi au bas du degré, comme je l'allais monter. Sa première parole fut de me demander si j'avais amené un homme qui pût aller en poste à la Trappe. Je lui montrai ce même valet de chambre qui en connaissait tous les êtres pour y avoir été fort souvent avec moi, et qui était connu de lui de tout temps, parce que de tout temps il venait chez moi, et que, petit abbé Dubois alors, il l'entretenait souvent en m'attendant. Il me conta, en montant le degré, les pleurs du roi, qui venaient bien d'augmenter par l'absence de M. de Fréjus, qui avait disparu, qui n'avait point couché à Versailles, et qu'on ne savait ce qu'il était devenu, sinon qu'il n'était ni à Villeroy ni sur le chemin, parce qu'ils venaient d'en avoir des nouvelles; que cette disparition mettait le roi au désespoir, et eux dans le plus cruel embarras du monde; qu'ils ne savaient que penser de cette subite retraite, sinon peut-être qu'il était allé se cacher à la Trappe, où il fallait envoyer voir s'il y était, et tout de suite me conduisit chez M. le duc d'Orléans. Nous le trouvâmes seul, fort en peine, se promenant dans son cabinet, qui me dit aussitôt qu'il ne savait que devenir ni que faire du roi, qui criait après M. de Fréjus, et ne voulait entendre à rien, et de là crier contre une si étrange fuite.

Peu de moments après arrivèrent le prince et le cardinal de Rohan, à qui l'arrêt du maréchal de Villeroy avait ouvert toutes les portes; ils étaient suivis de Pezé. Son attachement et sa parenté de Mme de Ventadour, qui l'avait fort familiarisé avec les deux frères, n'empêchait pas qu'il ne fût fort aise de se voir délivré du maréchal de Villeroy, mais qui étant lié à Fréjus, étant outré de cette escapade. Après plus de jérémiades que de résolutions, Dubois me pressa d'aller écrire à la Trappe. Tout était en désarroi chez M. le duc d'Orléans; ils parlaient tous dans ce cabinet; impossible à tout ce bruit d'écrire sur son bureau, comme il m'arrivait souvent quand j'étais seul avec lui. Mon appartement était dans l'aile neuve, et peut-être fermé, car on ne m'attendait pas ce jour-là. J'eus plus tôt fait de monter chez Pezé, dont la chambre était proche; au-dessus de l'appartement [de la] reine, et je m'y mis à écrire. Ma lettre était achevée, et Pezé, qui m'y avait conduit et qui était redescendu aussitôt, remonta et me cria: « Il est trouvé, il est trouvé; votre lettre est inutile, revenez-vous-en chez M. le duc d'Orléans. » Puis me conta que tout à l'heure un homme à M. le duc d'Orléans, qui savait que Fréjus était ami des Lamoignon, avait rencontré Courson dans la grande cour, qui sortait du conseil des parties, à qui il avait demandé s'il ne savait point ce qu'était devenu Fréjus; que Courson lui avait dit qu'il ne savait pas de quoi on était si en peine; que Fréjus était allé la veille coucher à Bâville, où était le président Lamoignon; sur quoi cet homme de M. le duc d'Orléans lui avait amené Courson pour le lui dire lui-même.

Nous arrivâmes Pezé et moi chez M. le duc d'Orléans, d'où Courson venait de sortir. La sérénité y était revenue; Fréjus fut bien brocardé, et le cardinal et le prince de Rohan ne s'y ménagèrent pas. Après un peu d'épanouissement, le cardinal Dubois avisa M. le duc d'Orléans d'aller porter au roi cette bonne nouvelle, et de lui dire qu'il allait dépêcher à Bâville pour faire revenir son précepteur. M. le duc d'Orléans monta chez le roi et me dit qu'il allait redescendre; les deux frères s'en allèrent de leur côté avec Pezé, et je demeurai à attendre M. le duc d'Orléans avec le cardinal Dubois. Après avoir un peu raisonné sur cette fugue de Fréjus, il me conta qu'ils avaient des nouvelles de Villeroy; que le maréchal n'avait cessé de crier à l'attentat commis sur sa personne, à l'audace du régent, à l'insolence de lui Dubois, ni de chanter pouille tout le chemin à Artagnan de se prêter à une violence si criminelle; puis à invoquer les mânes du feu roi, à exalter sa confiance en lui, l'importance de la place pour laquelle il l'avait préféré à tout le monde; le soulèvement qu'une entreprise si hardie, et qui passait si fort le pouvoir du régent, allait causer dans Paris et dans tout le royaume, et le bruit qu'elle allait faire dans tous les pays étrangers; les choix du feu roi, pour ce qu'il laissait de plus précieux à conserver et à former, chassés, d'abord le duc du Maine, lui ensuite; déplorations du sort du roi, de celui de tout le royaume; puis des élans, puis des invectives, puis des applaudissements de ses services, de sa fidélité, de sa fermeté, de son invariable attachement à son devoir; après, des railleries piquantes à du Libois, gardien né de tous les personnages qu'on arrêtait, sur ce qu'il avait été mis auprès de Cellamare, auparavant de l'ambassadeur de Savoie. Enfin ce fut un homme si étonné, si troublé, si plein de dépit et de rage, qu'il était hors de soi et ne se posséda pas un moment. Le duc de Villeroy, le maréchal de Tallard, Biron, furent à peu près ceux qui eurent la permission d'aller à Villeroy, presque aucun autre ne la demanda. Mais ce ne fut que le lendemain.

M. le duc d'Orléans revint de chez le roi, qui nous dit que la nouvelle qu'il lui avait portée l'avait fort apaisé: sur quoi nous conclûmes qu'il fallait faire en sorte que Fréjus revînt dans la matinée du lendemain; que M. le duc d'Orléans le reçût à merveilles, prît tout pour bon; l'amadouât, lui fît entendre que ce n'était que pour le ménager et lui ôter tout embarras s'il ne lui avait pas confié le secret de l'arrêt du maréchal de Villeroy; lui en expliquer la nécessité avec d'autant plus de liberté que Fréjus haïssait le maréchal, ses hauteurs, ses jalousies, ses caprices, et dans son âme serait ravi de son éloignement et de posséder le roi tout à son aise; le prier de faire entendre au roi les raisons de cette nécessité; communiquer à Fréjus le choix du duc de Charost; lui en promettre tout le concert et les égards qu'il en pouvait désirer; lui demander de le conseiller et le conduire; enfin prendre le temps de la joie du roi du retour de Fréjus pour lui apprendre le choix du nouveau gouverneur, et le lui présenter. Tout cela fut convenu et très bien exécuté le lendemain.

Quand le maréchal le sut à Villeroy, il s'emporta d'une étrange manière contre Charost, dont il parla avec le dernier mépris d'avoir accepté sa place, mais surtout contre Fréjus, qu'il n'appelait plus que traître et scélérat. Après les premiers [moments], qui ne lui permirent que des transports et des fureurs d'autant plus violentes que la tranquillité qu'il apercevait partout le détrompait malgré lui de la certitude où son orgueil l'avait jeté que le parlement, que les halles, que Paris se soulèverait si on osait toucher à un personnage aussi important et aussi aimé qu'il se figurait l'être, après l'avoir été à ses dépens, qu'on n'aurait jamais l'assurance ni les moyens de l'arrêter. Ces vérités, qu'il ne pouvait plus se dissimuler, succédant si fort tout à coup aux chimères qui faisaient toute sa nourriture et sa vie, le nettoient au désespoir et hors de lui-même. Il s'en prenait au régent, à son ministre, à ceux qu'ils avaient employés pour l'arrêter, à ceux qui avaient manqué à le défendre, à tout ce qui ne se révoltait pas pour le faire revenir et faire tête au régent; à Charost, qui avait osé lui succéder; surtout à Fréjus, qui l'avait trompé, et qui le trahissait d'une manière si indigne. Fréjus était celui contre lequel il était le plus irrité. Ses reproches d'ingratitude et de trahison pleuvaient sur lui sans cesse; tout ce qu'il avait tenté près du feu roi pour lui; comme il l'avait protégé, assisté, loué, nourri; que sans lui il n'eût jamais été précepteur du roi; et tout cela était exactement vrai. Mais la trahison qu'il rebattait à tous moments, il l'expliqua enfin: il dit que Fréjus et lui s'étaient promis l'un à l'autre, dès les premiers jours de la régence, une indissoluble union, et que, si par des troubles et des événements qui ne se pouvaient prévoir et qui n'étaient que trop communs dans le cours des régences, on entreprenait d'ôter l'un d'eux d'auprès du roi sans que l'autre le pût empêcher, et sans lui toucher, cet autre se retirerait sur-le-champ et ne reprendrait jamais sa place que celle de l'autre ne lui fût rendue, et en même temps. Et là-dessus, nouveaux cris de la perfidie que ce misérable, car les termes les plus odieux lui étaient les plus familiers, prétendait sottement couvrir d'un voile de gaze en se dérobant pour aller à Bâville se faire chercher et revenir aussitôt, dans la frayeur de perdre sa place par la moindre résistance et le moindre délai, et prétendait s'acquitter ainsi de sa parole et de l'engagement réciproque que tous deux avaient pris ensemble; et de là retournait aux injures et aux fureurs contre ce serpent, disait-il, qu'il avait réchauffé et nourri tant d'années dans son sein.

Ce récit revint promptement de Villeroy à Versailles avec les transports, les injures, les fureurs, non seulement par ceux que le régent y tenait pour le garder honnêtement, et pour rendre un compte exact de tout ce qu'il disait et faisait jour par jour, mais par tout le domestique, tant des siens que de ceux qui furent à Villeroy, qui allaient et venaient, et devant qui il affectait de se répandre de plus belle, soit à table, soit passant par ses antichambres, ou faisant quelques tours dans ses jardins. Le contre-coup en fut pesant pour Fréjus, qui avec toute la tranquillité apparente de son visage en parut confondu. Il n'y répondit que par un silence de respect et de commisération, dans lequel il s'enveloppa. Toutefois, il ne put le garder tout entier au duc de Villeroy, au maréchal de Tallard et à quelque peu d'autres; il s'en tira avec eux par leur dire tranquillement qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour remplir un engagement qu'il ne niait pas, mais qu'après y avoir satisfait autant qu'il était en lui, il avait cru ne pouvoir se dispenser d'obéir aux ordres si exprès du roi et du régent, ni devoir abandonner le roi pour opérer le retour du maréchal de Villeroy, qui était l'objet de leur engagement réciproque, et qu'il était sensible que l'opiniâtreté de son absence n'opérerait pas. Mais parmi ces excuses si sobres, on sentait la joie percer malgré lui de se trouver défait d'un supérieur si incommodé, de n'avoir plus affaire qu'à un gouverneur dont il n'aurait qu'à se jouer, et de pouvoir désormais se conduire en liberté vers le grand objet où il avait toujours tendu, qui était de s'attacher le roi sans réserve, et de faire de cet attachement obtenu par toutes sortes de moyens, la base d'une grandeur qu'il ne pouvait encore se démêler à lui-même, mais dont le temps et les [conjonctures ] lui apprendraient à en tirer les plus grands partis, et marcher en attendant fort couvert. On laissa le maréchal se reposer et s'exhaler cinq ou six jours à Villeroy, et comme il n'avait aucun talent redoutable, éloigné de la personne du roi, on l'envoya à Lyon, avec la liberté d'exercer ses courtes fonctions de gouverneur de la ville et de la province, en prenant les mesures nécessaires pour le faire veiller de près, et laissant auprès de lui du Libois pour émousser son autorité par cet air de précaution et de surveillance qui lui ôtait tout air de crédit. Il n'y voulut point recevoir d'honneurs en y arrivant. Une grande partie de son premier feu était jetée; ce grand éloignement de Paris et de la cour, où tout était non seulement demeuré sans le plus léger mouvement, mais dans l'effroi et la stupeur d'une exécution de cette importance, lui ôta tout reste d'espérance, rabattit ses fougues, et le persuada enfin de se comporter avec sagesse pour éviter un traitement plus fâcheux.

Telle fut la catastrophe de cet homme si fort au-dessous de tous les emplois qu'il avait remplis, qui y montra le tuf dans tous, qui mit enfin la chimère et l'audace à la place de la prudence et de la sagesse, qui ne parut partout que frivole et comédien, et dont l'ignorance universelle et profonde, excepté de l'art de bas courtisan, laissa toujours percer bien aisément la croûte légère de probité et de vertu dont il couvrait son ingratitude, sa folle ambition, sa soif de tout ébranler pour se faire le chef de tous au milieu de ses faiblesses et de ses frayeurs, et pour tenir un gouvernail dont il était si radicalement incapable. Je ne parle ici que depuis la régence. On a vu ailleurs en tant d'endroits le peu ou même le rien qu'il valait en tout genre;-comment son ignorance et sa jalousie perdit la Flandre et presque l'État, puis sa fatuité poussée à l'extrême, lui-même, et les déplorables ressorts de son retour, qu'il est inutile de s'y arrêter davantage. C'est assez de dire qu'il ne put jamais se relever de l'état où le jeta cette dernière folie, et que le reste de sa vie ne fut plus qu'amertume, regrets et mépris. Il avait persuadé au roi, et on en verra la preuve, si j'ai le temps de remplir jusqu'au bout ce que je me suis proposé, il avait, dis-je, persuadé au roi que lui seul, par sa vigilance et par ses précautions, conservait sa vie qu'on voulait lui ôter par le poison; c'est ce qui fut la source des larmes du roi quand il lui fut enlevé, et de son presque désespoir lorsque Fréjus disparut. Il ne douta point qu'on ne les eût écartés tous deux que pour en venir plus aisément à ce crime.

Le retour si prompt de Fréjus dissipa la moitié de sa crainte, la persévérance de sa bonne santé le délivra peu à peu de l'autre. Le précepteur, qui avait un si grand intérêt à le conserver, et qui se sentait si soulagé du poids du maréchal de Villeroy, ne s'oublia pas à tâcher d'éteindre de si funestes idées, conséquemment à en laisser tomber le criminel venin sur celui qui les avait inspirées et persuadées. Il en craignait le retour quand le roi se trouverait le maître, dont la majorité approchait: délivré de son joug, il ne voulait pas y retomber. Il savait bien que les grands airs, les ironies et les manières d'autorité sur le roi en public lui étaient insupportables, et que le maréchal ne tenait au roi que par ces affreuses idées de poison. Les détruire, c'était laisser le maréchal à nu, et pis que cela, montrer au roi, sans paraître le charger, le criminel intérêt de lui donner ces alarmes, et la fausseté et l'atrocité de l'invention d'une telle calomnie. Ces réflexions, que la santé du roi confirmait chaque jour, sapaient toute estime, toute reconnaissance, laissaient même la bienséance en liberté de ne rapprocher pas de lui, quand il en serait le maître, un si noir imposteur et si intéressé. Fréjus sut user de ces moyens pour se mettre pour toujours à l'abri de tout retour du maréchal, et de s'attacher le roi sans réserve: on n'en a que trop senti depuis le prodigieux succès.

Cette expédition fut aussitôt après suivie de la confirmation du roi par le cardinal de Rohan, et de sa première communion, qui lui fut administrée par le même cardinal, son grand aumônier.

Défait enfin du maréchal de Villeroy, le cardinal Dubois n'eut plus d'obstacle pour se faire déclarer premier ministre. Il crut même avec raison devoir profiter de l'étonnement et de la stupeur où cet événement avait jeté toute la cour, la ville, et plus que tous le parlement, pour achever brusquement cet ouvrage également audacieux et odieux. Son pouvoir sur l'esprit de son maître était sans bornes, et il avait pris soin de le faire connaître tel pour se rendre redoutable à tout le monde. Ce n'était pas que les affaires en allassent mieux. Tout languissait, celles du dehors comme celles du dedans; il n'y donnait ni temps ni soins, qu'en très légère apparence, et seulement pour les retenir toutes à soi, où elles se fondaient et périssaient toutes. Son crâne étroit n'était pas capable d'en embrasser plus d'une à la fois, ni aucune qui n'eût un rapport direct et nécessaire à son intérêt personnel. Il n'avait été occupé que d'amener tout à soi, et de conduire son maître au point de n'oser, sans lui, remuer la moindre paille, encore moins décider rien que par son avis, et conformément à son avis, en sorte qu'en grâces comme en affaires, en choses courantes comme en choses extraordinaires, il ne s'agissait plus de M. le duc d'Orléans, à qui personne, pas même aucun ministre n'osait aller, pour quoique ce fût, sans l'aveu et la permission du cardinal, dont le bon plaisir, c'est-à-dire l'intérêt et le caprice, était devenu l'unique mobile de tout le gouvernement. M. le duc d'Orléans le voyait, le sentait; c'était un paralytique qui ne pouvait être remué que par le cardinal, et dans lequel, à cet égard, il n'y avait plus de ressource.

Cet état causait, mais sourdement, un gémissement général, par la crainte qu'avait répandue de soi cet homme qui pouvait tout, qui ne connaissait aucune mesure, et qui s'était rendu terrible. Je m'en affligeais plus que personne par amour pour l'État, par attachement pour M. le duc d'Orléans, par la vue des suites nécessaires, et plus que personne je voyais évidemment qu'il n'y avait point de remède, par ce que je connaissais et j'approchais de plus près que personne. Malgré un empire si absolu et si peu contredit, l'usurpateur du pouvoir suprême me craignait encore et me ménageait. Il n'avait pu que contraindre la confiance de M. le duc d'Orléans en moi, sa familiarité, l'habitude, le goût, je n'oserais dire le soulagement de me voir et de me parler jusque dans sa contrainte, dont il s'échappait quelquefois, et ma liberté, ma vérité, dirai-je encore le désintéressement qui me rendait hardi à n'écouter que le bien de l'État et mon attachement pour le régent, pour lui parler ou lui répondre, retenait le cardinal en des mesures qu'il ne gardait que pour moi, et qui me forçaient d'en conserver avec lui.

Dans cette situation personnelle, parmi tout ce mouvement, le cardinal me détacha Belle-Ile pour me tourner sur la déclaration de premier ministre, et tâcher non seulement de ranger tout obstacle de mon côté, mais de n'oublier rien pour me rendre capable de l'y servir. Cet entremetteur s'y prit avec tous les tours et toute l'adresse possibles. Il me représenta que, par tout ce que nous voyions, il ne s'agissait que du plus tôt ou du plus tard; que ne m'y pas prêter de bonne grâce n'empêcherait pas à la fin que le cardinal ne l'emportât, et m'exposerait à toute sa haine, dont je voyais tous les jours la violence, la suite, la durée, le pouvoir; au lieu qu'en le servant en chose qui était le but de ses plus ardents désirs, et chose que tôt ou tard il n'était en ma puissance ni en celle de qui que ce fût de pouvoir empêcher, je devais être assuré d'une reconnaissance proportionnée, qui me ferait partager et les affaires et l'autorité de ce maître du régent et du royaume. Je répondis à Belle-Ile qu'il pouvait bien juger que je ne pouvais penser qu'il me vint faire une telle proposition de lui-même, et il m'avoua sans peine que le cardinal l'avait chargé de me la faire, et qu'il ne lui avait pas même défendu de me le dire.

C'était pour m'embarrasser que le cardinal s'y prit de la sorte, en me réduisant de la sorte à répondre comme si c'eût été à lui-même. Je dis donc à Belle-Ile de remercier le cardinal de cette confiance, que j'accompagnai de force compliments; que la chose était de telle importance qu'elle valait bien la peine de se donner le temps d'y penser; qu'en attendant, je lui dirais ce qui me venait dans l'esprit : qu'il me paraissait que le cardinal possédait tous les avantages d'un premier ministre, déclaré tel par les plus expresses patentes; que de se les faire expédier ne lui acquerrait rien de plus du côté du pouvoir, de l'autorité, des pleines et entières fonctions, mais que le titre, joint à l'effet et à la substance qu'il possédait et qu'il exerçait sans contredit dans la plus vaste étendue, lui soulèverait ceux qui étaient tout accoutumés à le voir et le sentir le maître; et que, si quelque chose pouvait être capable de jeter par la suite des nuages entre M. le duc d'Orléans et lui, ce serait la jalousie et les soupçons qui naîtraient de cette qualité de premier ministre; que je suppliais le cardinal, comme son serviteur, de peser cette première réflexion qui me frappait sur cette affaire, de sentir que le nom public et déclaré n'ajouterait quoi que ce soit à ce qu'il possédait et qu'il exerçait en toute plénitude, et à quoi tout était déjà ployé et accoutumé; que ce nom de plus n'en rendait pas la consistance plus stable, parce que, dans la supposition, pour tout prévoir, qu'il pût arriver qu'on lui voulût ôter le maniement des affaires, le titre, les patentes, l'enregistrement et toutes les formes dont il serait revêtu, ne le rendraient pas plus difficile à congédier que s'il n'en avait point obtenu; que ces choses, ne faisant donc ni accroissement pour lui, ni obstacles, ni rempart quelconque à une chute, ne lui devenaient plus qu'un fardeau inutilement ajouté, mais avec danger d'en pouvoir être entraîné, au lieu qu'en s'en tenant à sa situation présente, il jouissait également de tout le pouvoir qu'il pouvait se proposer, et qui était tel que nul titre ne pouvait l'accroître, qu'il ne réveillait et ne révoltait personne par aucune nouveauté; qu'il ne semait ni soupçon, ni jalousie, ni nuages dans l'esprit de M. le duc d'Orléans, dont le germe pouvait produire des repentirs avec le temps, et de là des suites; que l'intérêt de tous les deux n'était que de bien envisager la proximité de la majorité, et de se conduire de telle sorte l'un et l'autre, que l'habitude et la volonté du roi majeur, maître accessible, succédât en leur faveur à ce que la nécessité avait fait pour le duc d'Orléans, avait fait pour lui par le droit de sa naissance, et à ce que l'estime, la confiance et le goût avaient obtenu de M. le duc d'Orléans pour lui.

Mon but dans ce raisonnement, qui au fond était vrai et solide, était d'éloigner tout engagement sans me rendre suspect de mauvaise volonté, et de tacher de détourner le cardinal d'entreprendre ce que je sentais bien que je tenterais en vain d'empêcher, mais que toutefois il n'était pas en moi de ne pas tenter par toutes sortes de considérations d'honneur, de probité, de fidélité pour l'État et pour l'intérêt personnel de M. le duc d'Orléans. Belle-Ile avait trop d'esprit et de sens pour ne pas sentir la force de ce que je lui exposais; mais il connaissait trop bien le cardinal Dubois et sa passion effrénée pour le titre public de premier ministre, pour espérer la moindre impression sur lui de mon raisonnement, autre que le dépit, la fougue et la violence d'un torrent qui ne cherche qu'à renverser toutes les digues qui se rencontrent sur son chemin, et qui à la fin les brise. Il m'en avertit, se remit sur tout ce que je ne pouvais promettre en servant une passion si véhémente, et n'oublia rien de tout ce qu'il crut avoir le plus de prise sur moi pour me toucher et m'ébranler, convenant d'ailleurs avec moi de la tristesse de l'état des choses et d'une pareille nécessité. Toutefois je demeurai ferme sur le principe secret qui me conduisait. Je tâchai de lui faire entendre que des raisonnements sages et qui n'allaient à rien moins qu'à diminuer le cardinal en quoi que ce soit, n'étaient pas un refus, mais que j'estimais préalable à tout de lui présenter des réflexions qui n'allaient qu'à, ses avantages avant que d'aller plus loin.

Belle-Ile n'en pouvant tirer plus, se résolut de rendre compte au cardinal de tout ce que je lui avais dit, et comme le cardinal ne pouvait penser à autre chose, ce fut dès le soir même qu'il le lui rendit. Il en arriva ce qu'il en avait prévu. Dès le lendemain il me le renvoya avec des promesses nonpareilles, non seulement de conduire toutes les affaires par mon conseil et de partager toute l'autorité avec moi, mais de faire tout ce que je voudrais, et ce qu'il savait qui me touchait le plus sur le rétablissement de tout ordre, droits et justice dans les points qu'on me savait sensibles, où le désordre était devenu plus grand. Je ris en moi-même de tant de magnifiques appâts. Dubois me croyait sans doute aussi dupe que le cardinal de Rohan, à qui il avait si solennellement promis de le faire premier ministre, et qui avait été assez simple et assez follement ambitieux pour s'en être laissé pleinement persuader. Mais ce manége, tout faux qu'il fût, m'acculait de façon à ne pouvoir plus reculer. Toute mon adresse ne butta qu'à m'assurer le privilège des Normands, dont il n'est rien de plus rare que de tirer un oui ou un non. J'eus recours à véritablement bavarder sur l'incertitude et la volubilité de M. le duc d'Orléans, qui change en un moment tout ce qu'on croit tenir de sa facilité, de son crédit sur lui, des impressions qu'il a reçues des raisons qu'on lui a présentées, après quoi très souvent on se trouve non seulement à recommencer, mais plus éloigné que l'on n'était avant d'avoir proposé; que ce que je ferais, ce serait de le sonder et de profiter de ce que je trouverais de favorable à mon dessein, la première fois que je le verrais. J'ajoutai que je disais la première fois que je le verrais, parce que, si j'allais le trouver en jour qui n'était pas l'ordinaire, il serait dès là en garde sur ce qui m'amènerait, et par là je gâterais toute la besogne. Ce que j'alléguais en effet pour différer et gagner du temps était en effet tellement dans le vrai du caractère toujours soupçonneux de M. le duc d'Orléans, et si parfaitement connu du cardinal et même de Belle-Ile; par ce qu'il en savait de ceux qui en avaient l'expérience, par eux-mêmes, que Belle-Ile s'en contenta, et le cardinal aussi, qui me le renvoya le lendemain pour me le dire, me faire des remerciements infinis des promesses réitérées, surtout bien confirmer la bonne volonté que je lui témoignais, et tout doucement m'insinuer et me recorder ma leçon.

Enfin mon jour ordinaire venu, il me fallut aller chez M. le duc d'Orléans, à Versailles, pour y arriver à mon heure, qui était sur les quatre heures après midi, temps où il n'y avait plus personne chez lui. Entrant tout de suite, je trouvai Belle-Ile seul dans ce grand cabinet, où le maréchal de Villeroy avait été arrêté, qui m'attendait au passage, pour me recommander l'affaire, et tâcher de la bombarder, proposition qu'il ne m'avait point faite jusqu'alors, et qui venait apparemment tout fraîchement d'éclore du cerveau embrasé du cardinal. Belle-Ile me lâcha ce saucisson dans l'oreille. Je passai sans m'arrêter, et j'entrai dans le cabinet de M. le duc d'Orléans.

Après quelques moments de conversation, je mis sur son bureau les papiers dont j'avais à lui rendre compte. Il se mit à son bureau, et je m'assis vis-à-vis de lui, comme j'avais accoutumé. Je trouvai un homme occupé, distrait, qui me faisait répéter, lui qui était au fait avant qu'on eût achevé, et qui se plaisait assez souvent à mêler quelques plaisanteries dans les affaires les plus sérieuses, surtout avec moi, à placer quelques bourdes et quelques disparates pour m'impatienter et s'éclater de rire de la colère où cela me mettait toujours, et à se divertir de ce que je ne m'y accoutumais point. Cette distraction et ce sérieux me donna lieu, au bout de quelque temps, de lui en demander la cause. Il balbutia, il hésita et ne s'expliqua point. Je me mis à sourire et à lui demander s'il était quelque chose de ce qu'on m'avait dit tout bas, qu'il pensait à faire un premier ministre et à choisir le cardinal Dubois. Il me parut que ma question le mit au large, et que je le tiroir de l'embarras de s'en taire avec moi, ou de m'en parler le premier. Il prit un air plus serein et plus libre, et me dit qu'il était vrai que le cardinal Dubois en mourait d'envie; que, pour lui, il était las des affaires et de la contrainte où il était à Versailles d'y passer tous les soirs à ne savoir que devenir; que du moins il se délassait à Paris par des soupers libres dont il trouvait la compagnie sous sa main, quand il voulait quitter le travail ou au sortir de sa petite loge de l'Opéra. Mais qu'avoir la tête rompue toutes les journées d'affaires pour n'avoir les soirs qu'à s'ennuyer, cela passait ses forces et l'inclinait à se décharger sur un premier ministre, qui lui donnerait du repos dans les journées et la facilité de s'aller divertir à Paris. Je me mis à rire, en l'assurant que je trouvais cette raison tout à fait solide, et qu'il n'y avait pas à y répliquer. Il vit bien que je me moquais, et me dit que je ne sentais ni la fatigue de ses journées, ni le vide presque aussi accablant de ses soirées, qu'il n'y avait qu'un ennui horrible chez Mme la duchesse d'Orléans, et qu'il ne savait où donner de la tête.

Je répondis que de la façon dont j'étais avec Mme la duchesse d'Orléans depuis le lit de justice des Tuileries, je n'avais rien à dire sur ce qui la regardait, mais que je le trouvais bien à plaindre si cette ressource d'amusement lui manquait, de ne savoir pas s'en faire d'autres, lui régent du royaume, avec autant d'esprit, d'ornements dans l'esprit de toutes les sortes, et d'aussi bonne compagnie quand il lui plaisait; que je le priais de se souvenir de ce qu'il avait vu du feu prince de Conti, à qui il n'était inférieur en rien, sinon en délaissement de soi-même, et faire une comparaison de ce prince avec lui; que le roi le haïssait et le témoignait d'une façon si marquée et si constante que personne ne l'ignorait; qu'il était donc non seulement sans crédit, mais qu'il n'était point de courtisan qui ne sentît qu'on déplaisait au roi de le fréquenter, qu'il n'avait pas oublié non plus dans quelle frayeur on était de lui déplaire, et que le désir de lui être agréable était généralement poussé jusqu'à l'esclavage et aux plus grandes bassesses; que nonobstant des raisons si puissantes sur l'âme d'une cour aussi complètement asservie, il avait vu que M. le prince de Conti n'y paraissait jamais, et il y était assidu, que dans l'instant il ne fût environné de tout ce qu'il y avait de plus grand, de meilleur, de plus distingué de tout âge; qu'on se pelotonnait autour de lui; que tous les matins sa chambre était remplie à Versailles du plus important et du plus brillant de la cour, où on était assis en conversation toujours curieuse et agréable, et où on se succédait les uns aux autres deux ou trois heures durant; qu'à Marly, où tout était bien plus sous les yeux du roi qu'à Versailles, non seulement le prince de Conti était environné dans le salon dès qu'il y paraissait, mais que ce qui composait la plus illustre, la plus distinguée, la plus importante compagnie, s'asseyait en cercle autour de lui, et en oubliait souvent les moments de se montrer au roi, et les heures des repas. Dans la journée, à la cour comme à Paris, ce prince n'était jamais à vide ni embarrassé de passer d'agréables soirées, tout cela sans le secours de la chasse ni du jeu, qui n'étaient pour lui que des effets rares de complaisance et nullement de son goût. Jamais dans l'obscur, dans le petit, dans la crapule, ses débauches avec gens de bonne compagnie, et de si bon aloi qu'en leur genre ils faisaient honneur partout; d'ailleurs bonnes lectures de toute espèce et fréquentation chez lui de gens de toute robe et de diverses sciences, outre les gens de guerre et de cour, à tous lesquels il parlait leur propre langage, et les savait ravir en se mettant à leur unisson; attentif à plaire au valet comme au maître par une coquetterie pleine de grâces et de simplicité qui était née avec lui. La princesse sa femme, pour qui il avait toutes sortes d'égards, mais qui ne savait que jouer, ne lui était point un obstacle, quoiqu'il vécût comme point avec elle, et qu'il n'y pût trouver la moindre ressource. Il rendait avec attention et distinction ce qui était dû à chacun; il était attentif à flatter chaque seigneur, chaque militaire par des faits anciens ou nouveaux qu'il savait placer naturellement; il entendait merveilleusement à faire des récits agréables, où eux ou les leurs se trouvaient avec distinction. En un mot, c'était un Orphée qui savait amener autour de soi les arbres et les rochers par les charmes de sa lyre, et triompher de la haine du feu roi, si redouté jusqu'au milieu de sa cour, sans paraître y prendre la moindre peine, et avoir toutes les dames à son commandement par l'agrément de sa politesse et la discrétion de sa galanterie. En un mot, le contraste le plus parfait de M. le Duc, devant qui tout fuyait, tout se cachait comme devant un ouragan, et qui passait sa vie dans la tristesse, dans l'ennui, dans l'embarras que faire, où aller, que devenir, et dans la rage de toutes les espèces de jalousies, ayant toutefois beaucoup d'esprit, de savoir, de valeur, et toute la faveur de sa double alliance avec le bâtard favori et la bâtarde du feu roi.

Je demandai ensuite à M. le duc d'Orléans qui l'empêchait d'imiter ce prince de Conti, ayant autant ou plus d'esprit et de savoir que lui, sachant autant de faits d'histoire, de guerre et de cour que lui, n'ayant pas moins de valeur, et [ayant] de plus commandé les armées, vu l'Espagne à revers, non moins de grâces et de mémoire pour des récits et des conversations charmantes, et, outre ces avantages encore plus grands que dans le prince de Conti, se trouvant, au lieu de la disgrâce dont ce prince n'était jamais sorti, tenir les rênes du gouvernement et la balance des grâces, qui seule mettait tout le monde à ses pieds, et lui présentait à choisir, à son gré, parmi tout ce qu'il y avait de meilleur en chaque genre. J'ajoutai que pour cela il n'y avait qu'un pas à faire, qui était de préférer la bonne compagnie à la mauvaise, de la savoir distinguer et attirer, de souper joyeusement, mais seulement avec elle; de sentir que ces soupers devenaient honteux passé dix-huit ou tout au plus vingt ans, où le grand bruit, les propos sans mesure, sans honnêteté, sans pudeur, faisaient injure à l'homme; où une ivresse, continuelle le déshonorait, qui bannissait tout ce qui n'avait même qu'un reste d'honneur extérieur et de maintien, et d'où la crapule et l'obscurité des convives si déshonorés repoussaient tout homme qui ne voulait pas l'être, et dont le public lui faisait un mérite; que de tout cela je concluais que l'ennui de ses soirées à Versailles n'était que volontaire, que celles qu'il y regrettait et qu'il allait chercher à Paris ne seraient pas souffertes à aucun particulier de la moitié de son âge, sans être éconduit de toutes les compagnies où il voudrait se présenter, et que ce qu'il n'avait pas voulu retrancher pour Dieu, il le bannit du moins pour les hommes et pour lui-même; que rien ne l'empêchait d'avoir à Versailles un souper pour les gens distingués de la cour, de la meilleure compagnie, qui s'empresseraient tous d'y être admis, quand elle serait sur le pied de n'être point mêlée, ni salie d'ordures, d'impiétés et d'ivrognerie, dont à ne considérer que son âge, son rang et son état, le temps en était de bien loin outrepassé pour lui; que la proximité de la majorité l'y conviait encore pour ôter de dessus lui des prises si funestes et si sensibles qui seules pouvaient l'écarter bien loin, et dont il ne pouvait se dissimuler l'indignation publique, le mépris dans lequel nageait, pour ainsi dire, les obscurs compagnons de ses scandaleuses soirées, tout ce qui en rejaillissait sans cesse sur lui, le crédit qu'elles donnaient à tout ce que ses ennemis voulaient imaginer et les pernicieuses semences qui s'en jetaient pour des temps même peu éloignés. Je conclus par le prier de se souvenir qu'il y avait des années que je gardais un silence exact sur sa conduite personnelle, et que je ne lui en parlais maintenant que parce qu'il m'y avait forcé en me montrant l'abîme où l'abandon à cette conduite l'allait précipiter, de se dégoûter des affaires par l'ennui de ses soirées, et de chercher à s'en délivrer, par se décharger sur un premier ministre.

M. le duc d'Orléans eut la patience d'écouter, les coudes, sur son bureau et sa tête entre ses deux mains, comme il se mettait toujours quand il était en peine et embarras et qu'il se trouvait assis, d'écouter, dis-je, cette pressante ratelée, bien plus longue que je ne l'écris. Comme je l'eus finie, il me dit que tout cela était vrai, et qu'il y avait pis encore; c'était, ajouta-t-il, qu'il n'avait plus besoin de femmes, et que le vin ne lui était plus de rien, même le dégoûtait. « Mais, monsieur, m'écriai-je, par cet aveu, c'est donc le diable qui vous possède, de vous perdre pour l'autre monde et pour celui-ci, par les deux attraits dont il séduit tout le monde, et que vous convenez n'être plus de votre goût ni de votre ressort que vous avez usé; mais à quoi sert tant d'esprit et d'expérience; à quoi vous servent jusqu'à vos sens, qui las de vous perdre, vous font, malgré eux sentir la raison? Mais avec ce dégoût du vin et cette mort à Vénus, quel plaisir vous peut attacher à ces soirées et à ces soupers, sinon du bruit et des gueulées qui feraient boucher toute autre oreille que les vôtres, et qui, plaisir d'idées et de chimères, est un plaisir que le vent emporte aussitôt, et qui n'est plus que le déplorable partage d'un vieux débauché qui n'en peut plus, qui soutient son anéantissement par les misérables souvenirs que réveillent les ordures qu'il écoute? » Je me tus quelques moments, puis je le suppliai de comparer des plaisirs honteux de tous points, des plaisirs même qui se dérobaient à lui sans espérance de retour avec des amusements honnêtes, décents, des délassements de son âge, de son rang, de la place qu'il tenait dans l'État, et que, sous un autre nom, il devait tâcher de conserver après la majorité; des amusements qui le montreraient tel qu'il était, et qui lui concilieraient tout le monde, par l'honneur de vivre quelquefois avec lui, et par les espérances qui s'y attacheraient et qui lui attacheraient dès lors tous ceux qui les concevraient pour eux ou pour les leurs, ceux même qui seraient au-dessus et au-dessous de ces espérances, par la joie de voir enfin mener une vie raisonnable et digne au maître de toutes les affaires et de toutes les fortunes, et d'être délivrés de la frayeur de voir, avec le temps, le roi tomber dans des égarements plus pardonnables à la jeunesse, dont il lui donnerait l'exemple, mais si insupportables sur le trône, et si peu connus des têtes couronnées, plus étroitement esclaves de toutes bienséances, et plus nécessairement que pas un de leurs sujets. Je lui dis encore de penser à ce que dirait la cour, la ville, toute la France et les pays étrangers, de voir un régent de son âge, et qui s'était montré si capable de l'être, l'abdiquer, pour ainsi dire, et en revêtir un autre, pour vaquer à la débauche plus librement et avec plus de loisir; et quelle prise ne donnerait-il pas sur lui à ses ennemis, aux mécontents, aux brouillons, aux ambitieux, d'intriguer auprès du roi pour le faire remercier des soins qu'il ne voulait plus rendre; puisqu'il s'en était déchargé sur un autre, et de congédier cet autre qui n'aurait plus de soutien, pour le remplacer d'un ou de plusieurs de son goût et de son choix; et que devient alors un prince de sa naissance, après avoir si longtemps régné, tombé tout à coup dans l'anéantissement de l'état particulier, et qui n'en jouit même que parmi les craintes et les soupçons qu'on a ou qu'on fait semblant d'avoir, pour les inspirer à un roi encore sans expérience et sans réflexion, facile à être conduit où on le veut mener. Je terminai cette reprise par l'exemple de Gaston confiné à Blois, où il passa les dernières années de sa vie, et où il mourut dans la situation la plus triste, la plus délaissée, on ose dire d'un fils de France, la plus méprisée.

Je crus alors en avoir dit assez, peut-être même trop emporté par la matière, et devoir attendre ce que cela produirait. Après un peu de silence, M. le duc d'Orléans se redressa sur sa chaise: « Hé bien! dit-il, j'irai planter mes choux à Villers-Cotterêts; » se leva et se mit à se promener dans le cabinet, et moi avec lui. Je lui demandai qui le pouvait assurer qu'on les lui laisserait planter en paix et en repos, même en sûreté; qu'on ne lui chercherait pas mille noises sur son administration; que sur le pied qu'on l'avait fait passer en France et en Espagne, du temps du feu roi, qui est-ce qui pouvait lui répondre qu'on ne lui ferait pas accroire qu'il tramerait des mouvements et de dangereux complots, et qu'on ne parvint à effrayer trop fortement le roi, encore sans dauphin, d'un prince d'autant d'esprit, de valeur, de capacité, qui avait si longtemps régné sous un autre nom, qui ne pouvait être destitué de gens de main et de créatures, mais justement piqué, outré de son état présent, et qui se trouvait jusqu'alors héritier présomptif de la couronne, avec la liaison la plus intime, si soigneusement achetée et ménagée entre lui et les Anglais, qui gouvernaient l'empereur et la Hollande. Il y eut encore là quelques tours de cabinet en silence, après lesquels il m'avoua que cela méritait réflexion, et continua une douzaine de tours en silence.

Se trouvant à la muraille, au coin de son bureau où il y avait par hasard deux tabourets, j'en vois encore la place, il me tira par le bras sur l'un en s'asseyant sur l'autre, et se tournant tout à fait vers moi, me demanda vivement si je ne me souvenais pas d'avoir vu Dubois valet de Saint-Laurent, et se tenant trop heureux de l'être; et de là, reprit tous les degrés et tous les divers états de sa fortune, jusqu'au jour où nous étions, puis s'écria: « Et il n'est pas content; il me persécute pour être déclaré premier ministre, et je suis sûr, quand il le sera, qu'il ne sera pas encore content; et que diable pourrait-il être au delà? » Et tout de suite se répondant à lui-même: « Se faire Dieu le Père, s'il pouvait. — Oh! très assurément, répondis-je, c'est sur quoi on peut bien compter; c'est à vous, monsieur, qui le connaissez si bien, à voir si vous êtes d'avis de vous faire son marchepied, pour qu'il vous monte sur la tête. — Oh! je l'en empêcherais bien, » reprit-il. Et le voilà de nouveau à se promener par son cabinet, sans plus rien dire, ni moi non plus, tout occupé que j'étais de ce « je l'en empêcherais bien, » à la suite d'une conversation si forte et de ce vif récit et encore plus vivement terminé qu'il venait de me faire de la vie du cardinal Dubois ab incunabulis jusqu'alors, où je ne l'avais point porté ni donné aucune occasion. Cette seconde promenade dura assez de temps et toujours en silence, lui la tête basse comme quand il était embarrassé et peiné, moi comme ayant tout dit et attendant ce qui sortirait de ce silence après une telle conversation. Enfin il se remit à son bureau à sa place ordinaire, et moi vis-à-vis de lui assis, lui, comme d'abord, ses coudes sur le bureau, sa tête fort basse entre ses deux mains.

Il demeura plus d'un demi-quart d'heure de la sorte, sans remuer, sans ouvrir la bouche ni moi non plus qui n'ôtais pas les yeux de dessus lui. Cela finit par soulever sa tête sans remuer d'ailleurs, l'avancer vers moi et me dire d'une voix basse, faible, honteuse, avec un regard qui ne l'était pas moins: « Mais pourquoi attendre et ne le pas déclarer tout à l'heure? » Tel fut le fruit de cette conversation. Je m'écriai : « Ah! monsieur, quelle parole! Qui est-ce qui vous presse si fort? N'y serez-vous pas toujours à temps? donnez-vous au moins le temps de la réflexion à tout ce que nous venons de dire, et à moi de vous expliquer ce que c'est qu'un premier ministre et le prince qui le fait. » Il remit doucement sa tête entre ses deux mains sans répondre une seule parole. Quoique atterré d'une résolution si prompte après ce que lui-même avait dit des degrés et de l'ambition du cardinal Dubois, je sentis que le salut de la chose, si tant était qu'il se pût espérer, n'était plus dans les raisons d'opposition, qui étaient toutes épuisées, mais uniquement dans le délai. Il fut court, car après un peu de silence, il se leva et me dit : « Ho! bien donc, revenez ici demain à trois heures précises raisonner encore de cela, et nous en aurons tout le temps. » Je pris les papiers que j'avais à reprendre et je sortis. Il courut après moi et me rappela pour me dire: « Au moins, demain à trois heures; je vous prie, n'y manquez pas, »  et referma la porte. Je fus surpris de retrouver Belle-Ile en embuscade où je l'avais laissé en entrant, et qui avait eu la patience d'y persévérer plus de deux grosses heures à m'attendre. Il me suivit pour me demander si cela était fait. Je lui dis que la conversation s'était étendue sur plusieurs matières dont quelques-unes m'avaient conduit à tâter le pavé, que je l'avais trouvé assez bon; mais qu'il connaissait M. le duc d'Orléans soupçonneux, et qui n'aimait pas à conclure ni à être pressé; que je reviendrais le lendemain où je verrais ce qui se pourrait faire, sans toutefois lui répondre de rien. Je répondis de la sorte à Belle-Ile, parce qu'il avait vu M. le duc d'Orléans me rappeler, qu'il avait pu entendre l'ordre qu'il me donnait de revenir le lendemain; que ce retour enfin ne pourrait être ignoré de lui ni du cardinal Dubois, trop alerte pour n'être pas informé avec précision de tous les moments de M. le duc d'Orléans dans une telle crise, et que la cachotterie eût été également inutile et préjudiciable à moi, qui voulais aller au bien, mais garder avec eux des mesures. D'ailleurs ma réponse fut en des termes qui ne pouvaient blesser le cardinal.

CHAPITRE XVI. §

Autre conversation singulière et curieuse entre M. le duc d'Orléans et moi sur faire un premier ministre, dont je persiste à n'être pas d'avis. — Malheur des princes indiscrets et peu fidèles au secret. — Exemples des premiers ministres en tous pays depuis Louis XI. — Quel est nécessairement un premier ministre. — Quel est le prince qui fait un premier ministre. — Embuscade de Belle-Ile. — Le cardinal Dubois déclaré premier ministre. — Il me le mande et veut me faire accroire qu'il m'en a l'obligation, et n'oublie rien pour en persuader le public. — Conches; quel. — Je vais le lendemain à Versailles, où je vois le cardinal Dubois chez M. le duc d'Orléans. — Indignité des Rohan. — Épisode nécessaire. — Plénoeuf, sa femme et sa fille, depuis marquise de Prie, et maîtresse déclarée de M. le Duc. — Infamie du marquis de Prie. — Liaison intime de Belle-Ile et de Le Blanc entre eux et avec Mme de Plénoeuf. — Elle leur attire la haine, puis la persécution de Mme de Prie et de M. le Duc. — Le cardinal Dubois, fort avancé dans son projet d'élaguer entièrement M. le duc d'Orléans, se propose de perdre Le Blanc et peut-être Belle-Ile. Conduite qu'il y tient. Désordre des affaires de La Jonchère, trésorier de l'extraordinaire des guerres, dévoué à M. Le Blanc. Belle-Ile toujours mal avec M. le duc d'Orléans. Mariage futur de Mlle de Beaujolais avec l'infant don Carlos, déclaré. Mariage du prince électoral de Bavière avec une archiduchesse, Joséphine. Fort pour amuser le roi. Mort de Ruffé. Étrange licence en France. Mort de Dacier. Érudition profonde de sa femme, et sa modestie. Mort, famille et caractère de la duchesse de Luynes (Aligre). Mort de Reynold. Mariage de Pezé avec une fille du premier écuyer.

Le lendemain, 22 août, je vins au rendez-vous, et je trouvai encore Belle-Ile dans ce grand cabinet, qui m'attendait au passage, et qui me pressa de finir l'affaire du cardinal; je payai de mine et d'empressement d'entrer dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, que j'y trouvai seul, qui s'y promenait avec l'air plus dégagé que la veille. « Eh bien! me dit-il d'abordée, qu'avons-nous encore à dire sur l'affaire d'hier? Il me semble que tout est dit, et qu'il n'y a plus qu'à déclarer dès tout à l'heure le premier ministre. » Je reculai deux pas et je lui dis que pour chose de telle importance, c'était là un conseil bientôt pris. Il répondit qu'il y avait bien pensé, que tout ce que je lui avais dit là-dessus lui était fort présent; mais qu'au bout, il était crevé d'affaires tout le jour, d'ennui tous les soirs, de persécutions du cardinal Dubois à tous les moments.

Je repris que cette dernière raison était la plus puissante; que je ne m'étonnais pas de l'empressement du cardinal, mais beaucoup de son succès sur lui qui était si soupçonneux; que je le suppliais de se bien représenter deux choses la première, que pour le soulagement des affaires et la liberté d'aller, tant qu'il voudrait, chercher l'Opéra et ses soupers à Paris, il pouvait en jouir tant que bon lui semblerait, parce que, le cardinal jouissait si pleinement et si ouvertement de la toute-puissance, et que tout le monde le voyait et le sentait si pleinement, qu'il n'y avait plus qui que ce fût, Français ou ministres étrangers, qui osât se jouer à aller directement à Son Altesse Royale, et qui ne fût bien convaincu, qu'affaire, justice ou grâces ne dépendit uniquement du cardinal, n'allât à lui, ne se tînt pour battu s'il le trouvait contraire, sans oser tenter d'aller plus haut, demeurait sûr de ce qu'il demandait s'il trouvait le cardinal favorable, et le plus souvent s'en tenait là, sans que lui régent en entendît parler, ou que les gens ne venaient à lui que pour la forme, et lors seulement que le cardinal le leur prescrivait, ce qu'il leur ordonnait aussi quelquefois dans des cas de refus, dans l'espérance de leur faire prendre le change et de se décharger du refus sur lui; que je m'étonnais qu'il fût encore à s'apercevoir d'une chose si évidente qu'elle n'était ignorée de personne; et que moi-même, depuis mon retour d'Espagne, si j'avais à demander la moindre chose, et la plus facile et la plus raisonnable, pour moi ou pour quelque autre à Son Altesse Royale, je me garderais bien de lui en parler sans m'être assuré du cardinal auparavant, et me tiendrais très sûr du refus si j'allais droit à elle sans l'attache du cardinal, et au contraire, avec certitude morale de sa volonté que j'obtiendrais ce que je lui aurais présenté à demander. Que les choses étant à ce point d'autorité, et d'autorité affichée, je ne voyais nul accroissement possible à l'exercice actuel qu'il en faisait publiquement, par la déclaration ni par les patentes de premier ministre, ni plus de soulagement et de liberté que Son Altesse Royale en pouvait prendre dès à présent sans cela; mais que j'y apercevais pour le cardinal Dubois une différence à la vérité imperceptible à l'exercice actuel de sa toute-puissance, mais qui n'en était pas moins essentielle, et que c'était là la seconde chose sur laquelle je demandais à Son Altesse Royale toutes ses réflexions. C'est que, quelle que fût l'étendue et la plénitude actuelle du pouvoir qu'avait saisi et qu'exerçait pleinement le cardinal Dubois, il ne laissait pas de se trouver, comme l'oiseau, sur la branche, exposé à être congédié au premier instant que la volonté en prendrait à Son Altesse Royale, sans autre forme ni embarras que de le renvoyer, de faire dire aux ministres étrangers de ne se plus adresser à lui, et aux ministres et secrétaires d'État de cesser de recevoir et de lui plus demander d'ordres, et de lui plus rendre compte de rien; et sans même ce très peu de si courtes et si simples mesures, envoyer un secrétaire d'État lui porter l'ordre de s'en aller en son diocèse, prendre ou sceller ses papiers, et le faire partir sur-le-champ. Que quoique la patente enregistrée et la déclaration de premier ministre ne pût le parer de la chute, autre chose était de pouvoir être renvoyé en un instant comme je venais de montrer que cela se pouvait toutefois et quantes, autre chose de ne le pouvoir que par des formes qui donnent du temps et des ressources, et moyen de se raccommoder et de faire jouer des ressorts dans l'intervalle, de dresser et de causer une déclaration révocataire, dont il pouvait être averti, de l'envoyer au parlement, de l'y faire enregistrer. Je suppliai donc M. le duc d'Orléans de faire l'attention si nécessaire à cette différence d'un homme qui est maître de tout sans autre titre que la volonté de son maître, exprimée par le seul usage dans lequel il l'autorise simplement de fait, ou qui le devient par titre exprès, par déclaration, par enregistrement.

J'aurais bien ajouté à un autre qu'à M. le duc d'Orléans, de quel danger il était pour lui d'établir premier ministre en titre un homme aussi capable que l'était le cardinal Dubois de saisir toutes les avenues du roi à force d'argent, de grâces, de souplesses, de se rendre maître de l'esprit d'un enfant devenu majeur, et sans expérience de rien, et lui revêtu en tigre, tandis que son premier ministre s'en trouvait dépouillé de droit par la majorité, se délivrer d'une subordination importune, et le faire renvoyer comme le cardinal Mazarin avait fait Gaston. Mais c'était chose que l'ensorcellement de M. le duc d'Orléans le rendait incapable d'entendre, puisque tout ce que je lui en avais dit la veille avait fait si peu d'impression; et d'ailleurs, quoique je n'eusse rien dit qui tendit à aucune diminution de la pleine puissance du cardinal Dubois, je me commettais assez avec lui par la faiblesse et l'indiscrétion de M. le duc d'Orléans, de m'opposer à sa déclaration de premier ministre, pour ne m'exposer pas inutilement à me hasarder de produire cette dernière réflexion, quelque importante qu'elle pût être; et voilà comme le défaut de sentiment et de secret dans les princes ferme la bouche à leurs meilleurs serviteurs, et les prive des plus essentielles connaissances. Je me tus après un discours si péremptoire, pour voir ce qu'il opérerait. La promenade continua sept ou huit tours en silence, mais l'air embarrassé et la tête basse, puis il s'alla mettre à son bureau dans l'attitude de la veille, et je m'assis vis-à-vis, le bureau seulement entre lui et moi.

Ce mouvement n'interrompit point le silence. J'avais bien résolu de ne le pas rompre le premier. Enfin il leva un peu la tête, me regarda et me fit souvenir, je n'en avais pourtant pas besoin, que je lui voulais dire quelque chose, dès la veille, sur l'état d'un premier ministre. Je lui répondis qu'il savait trop bien l'histoire de son pays et des voisins pour ignorer les maux et les malheurs que la Hongrie, Vienne, l'Angleterre et l'Espagne avaient soufferts du gouvernement de leurs premiers ministres, à l'exception unique et dans tous les points, du seul cardinal Ximénès, dont la capacité, le désintéressement et la droiture avait fait un phénix, et n'avait pu toutefois le garantir du poison des Flamands; que ce serait perdre le temps de lui retracer les faits de tous ces premiers ministres, excepté Ximénès; les désordres et les ruines que leur intérêt personnel avait causés; la haine et le mépris dont leur conduite avait couvert leurs maîtres, sans en excepter même Henri VIII, qui ne s'en releva que par la ruine du cardinal Wolsey. Que, pour se renfermer en France, le plus habile, pour ne rien dire de plus, le plus soupçonneux, le plus rusé et le plus précautionné de tous nos rois avait été livré au duc de Bourgogne par le cardinal Balue, réduit à en subir la loi, à tout instant en peine de sa vie, réduit à passer par tout ce que son ennemi voulut, et notamment à combattre en personne avec lui deux jours après contre les Liégeois qu'il lui avait soulevés, et qu'il se vit forcé à l'aider à réduire, c'est peu dire, à les mettre sous son joug. Aussi Louis XI, rendu à lui-même, enferma-t-il Balue, tout cardinal qu'il fût et qu'il l'avait fait, dans une cage de fer pendant tant d'années, et se garda bien de lui donner un successeur.

Louis XII fut deux fois réduit à deux doigts de sa ruine, et la dernière précipité dans le schisme, toutes les deux par l'ambition de son premier ministre de se faire élire pape, dont toutes les deux fois il se crut assuré, et toutefois les historiens sont pleins des louanges du cardinal d'Amboise, parce qu'il n'eut point d'autres bénéfices que l'archevêché de Rouen. Mais quelle y fut sa magnificence qui fait encore l'admiration d'aujourd'hui? Sept ou huit frères ou neveux comblés des plus grands bénéfices, de la grande maîtrise de Malte, grand maître de France, maréchaux de France, gouverneurs de Milan, un neveu cardinal: voilà pourtant le meilleur premier ministre et le plus applaudi qu'aient eu nos rois.

La Ligue fut conçue et préparée, et l'intelligence et l'union avec l'Espagne pour la faire éclore, par le cardinal de Lorraine, premier ministre, pour transférer la couronne dans sa maison, et qui n'eut d'autre objet pour la guerre et pour cette paix funeste par laquelle il fit rendre plus de quarante places et de vastes pays à l'Espagne, qu'elle n'eût pas repris en un siècle, et qu'il se dévoua par un si perfide service, dont la mort du duc de Guise son frère, tué par Poltrot, l'empêcha de voir le succès et l'accabla de la plus profonde douleur à Trente, où, à l'acclamation de la clôture du concile, il acclama tous les rois en nom collectif pour éviter, contre la coutume constante jusqu'alors, de nommer le roi de France le premier, puis tous les autres après, et gratifier l'Espagne en un point si sensible, depuis que Philippe II avait osé le premier entrer en compétence si boiteusement fondée sur la préséance de l'empereur Charles-Quint, parce qu'il était aussi roi d'Espagne: ce dont le cardinal de Lorraine, premier ministre, jeta de si solides fondements, dont l'effet ne fut suspendu que par la mort de son frère; le fils de ce frère si jeune alors, et depuis tué à Blois au moment qu'il allait enlever la couronne à Henri III, à force de troubles, de partis, de guerre et de désordres, sut trop bien en profiter, et le duc de Mayenne, son oncle, après lui, en sorte que ce ne fut pas sans des miracles redoublés, et sans des merveilles, qui, en tout genre, ont illustré Henri IV et la noblesse française, que ce prince, après tant de hasards, de détresses, de victoires, rassura la couronne sur sa tête et dans sa postérité, mais dont la fin ne le rendit pas moins la victime de l'esprit encore fumant de la Ligue abattue, comme Henri III l'avait été de sa force et de sa fureur.

Vint après le faible et funeste gouvernement de la reine sa veuve, ou plutôt du maréchal d'Ancre, sous son nom, dont la catastrophe rendit la paix au royaume. Mais Louis XIII était si jeune, et, par une détestable politique, si enfermé, si étrangement élevé qu'il ne savait pas lire encore, et qu'il ignorait tout, comme il s'en est souvent plaint à mon père, à quoi suppléa un sublime naturel, une piété sincère, une justice exquise, la valeur d'un héros et la science des capitaines; mais si malheureux en mère, en frère unique, en épouse, vingt ans stérile, en santé, qui attirait les yeux de tous sur Gaston et qui faisait sa force, en partis encore fumants, dont les plus grands obligeaient à compter avec eux, et les huguenots armés, organisés, maîtres de tant de places et de pays, formant un État dans l'État, forcèrent Louis XIII à faire un premier ministre, qui fut un génie puissant et transcendant en tout, mais qui, avec tant et de si grandes qualités, ne fut pas exempt de la passion de se maintenir, et qui fit voler bien des têtes, à la vérité presque toutes justement.

La minorité du feu roi soumit la France à une régente pour le moins aussi espagnole d'inclination que de naissance, qui se choisit un premier ministre étranger, et le premier qui fut de la lie du peuple. Aussi ne songea-t-il qu'à lui et à s'asservir tellement la reine qu'elle lui sacrifia tout, jusqu'à se précipiter deux fois au dernier bord des derniers abîmes et de la guerre civile pour son unique intérêt, et pour le maintenir ou le rappeler de ses proscriptions hors du royaume, à toutes risques et affrontant tous les périls de toute la nation, uniquement révoltée contre le cardinal Mazarin. Depuis on a vu ses fautes aux Pyrénées, que Saint-Évremond développa avec tant de justesse et d'agrément dans cette ingénieuse lettre qui lui coûta un expatriement qui a duré aussi longtemps que sa très longue vie. Les lettres particulières, les mémoires, toute l'histoire du traité de Westphalie conclu enfin à Munster et Osnabruck, font foi qu'il en arrêta la conclusion, aux risques de tout perdre, jusqu'à ce que son intérêt particulier n'eut plus besoin de la guerre pour se soutenir, et se mettre hors d'état de plus rien craindre. Ce furent ses ordres secrets à Servien, son esclave, collègue indigne du grand d'Avaux, qui mirent bien des fois la négociation au point de la rupture, qui rendirent la sienne avec d'Avaux si scandaleuse et si publique, qui mit tous les ministres employés à la paix par toutes les puissances du côté de d'Avaux, qui produisirent ces lettres si insultantes de Servien à d'Avaux, et les réponses de d'Avaux si pleines de sens, de modération et de gravité. Ce fut enfin la conduite de Mazarin, si absurdement confite en félonie, dont Servien avait tout le secret, conséquemment toute l'autorité de la négociation, qui fit tout abandonner à d'Avaux au sein du triomphe des longs travaux de son génie et de sa politique, qui avait su venir à bout de la paix du nord, où plus d'un siècle après il est encore admiré, et amener par là les choses à traiter et la plus glorieuse paix en Westphalie, pour venir traîner dans sa patrie, dont il avait si bien mérité, y être sans crédit sous le vain nom de surintendant des finances, où il n'eut jamais la moindre autorité, ni la moindre part au ministère, dont il vit récompenser Servien à son retour.

C'est à Mazarin que les dignités et la noblesse du royaume doit les prostitutions, le mélange, la confusion, sous lesquels elle gémit, le règne des gens de rien, les pillages et l'insolence des financiers, l'avilissement de tout ordre, l'aversion et la crainte de tout mérite, le mépris public que font de la nation tous ces vils champignons dominant dans les premières places, dont l'intérêt à tout décomposer à la fin a tout détruit. Tel fut l'ouvrage du détestable Mazarin, dont la ruse et la perfidie fut la vertu, et la frayeur la prudence. Qui ne sera épouvanté des trésors qu'il amassa en moins de vingt ans de règne, traversés par deux furieuses proscriptions? Il fut prouvé en pleine grand'chambre, au procès du duc Mazarin contre son fils, pour la restitution de la dot de sa mère, qu'elle avait eu vingt-huit millions en mariage. Ajoutez à cela les dots de la duchesse de Mercoeur, de la connétable Colonne, de la comtesse de Soissons, même celle que trouva après la mort du cardinal Mazarin la duchesse de Bouillon, toutes filles de la seconde de ses soeurs, et les biens immenses qui ont fait le partage du duc de Nevers leur frère. Ajoutez-y les dots de la princesse de Conti et de la duchesse de Modène, filles de la soeur aînée du cardinal Mazarin. Tous ces trésors tirés uniquement de ceux qu'il avait su amasser, non dans un long cours d'abondance et de prospérités, mais du sein de la misère publique et des guerres civiles qu'il avait allumées, et des étrangères qu'il trouva, qu'il renouvela, qu'il entretint jusqu'à un an près de sa mort.

Le cardinal de Richelieu et lui ont eu la même maison militaire que nos rois: des gardes, des gens d'armes, des chevau-légers, et le dernier des mousquetaires de plus, tous commandés par des seigneurs et par des gens de qualité sous eux. Personne n'ignore que le père du premier maréchal de Noailles passa immédiatement de capitaine des gardes du cardinal Mazarin à la charge de premier capitaine des gardes du corps, et que le marquis de Chandenier, dont la valeur et la vertu ont été si reconnues, et chef de la maison de Rochechouart, fut le seul des quatre capitaines des gardes dépossédés pour la ridicule affaire arrivée aux Feuillants de la rue Saint-Honoré, qui ne put être rétabli, parce qu'il ne le pouvait être qu'aux dépens du domestique du cardinal Mazarin, à qui sa charge avait été donnée.

« Voilà, monsieur, dis-je à M. le duc d'Orléans, quels ont été en tous pays les premiers ministres depuis le temps de Louis XI, pour ne remonter pas plus haut. Je ne fais ici que vous faire souvenir d'eux par quelques traits généraux. Vous avez assez lu, et vu encore des gens du temps des derniers, pour que ce peu que je vous en dis vous en rappelle tout le reste, et vous démontre que la peste, la guerre et la famine, qui de tout temps ont passé pour les plus grands fléaux dont la justice de Dieu ait puni les rois et les États, ne sont pas plus à craindre que celui d'un premier ministre, avec cette différence que celui-là seul se peut éviter: et que diriez-vous d'un prince prêt à essuyer la peste et la famine dans son royaume, à qui Dieu les montrerait prêtes à y fondre, et promettrait en même temps de l'en garantir à la moindre prière qu'il en ferait, qui non seulement ne daignerait pas demander la délivrance de ces terribles fléaux, mais qui aurait la folie, ou si vous lui voulez donner un nom plus propre, qui serait assez stupide pour les demander? Tel est, monsieur, un prince qui fait un premier ministre quand il n'est pas dans les termes où se trouvèrent la fameuse Isabelle et votre incomparable aïeul, et dont le tact n'est pas juste ou assez heureux pour choisir un Ximénès ou un Richelieu.

« En voilà beaucoup, monsieur, poursuivis je; mais ce n'est pas encore tout: permettez-moi de vous dire avec ma vérité et ma fidélité accoutumée quel est nécessairement un premier ministre et quel devient la prince qui le fait.

« Un premier ministre, si on en excepte le seul Ximénès, est un ambitieux du premier ordre, qui conserve l'écorce dont il a tant besoin et selon la mesure que le besoin subsiste, mais qui, dans la vérité, n'a d'honneur, de vertu, d'amour de l'État, ni de son maître qu'en simple parure, et sacrifie tout à sa grandeur, et, quand il y est parvenu, à sa toute-puissance, à sa sûreté et à son affermissement dans sa grande place. Il ne connaît que cet unique intérêt, d'amis ni, d'ennemis que par rapport à cela, et suivant les divers degrés qui s'y rapportent. Conséquemment tout mérite lui est suspect en tout genre, excepté en ceci le cardinal de Richelieu qui se laissait volontiers dompter par le mérite et les talents; toute réputation lui est odieuse, toute élévation par dignité ou par naissance lui est dure et pesante; tous droits, privilèges, lois, coutumes de tout temps respectées, lui sont à charge; l'esprit et la capacité de quiconque ne le laisse point dormir en repos; sur toutes choses, la moindre familiarité avec le prince, la plus légère marque de son goût pour quelqu'un, l'effraye. Ce sont tous gens qu'il prend à tâche d'éloigner; heureux, mais rarement heureux quand il ne va pas à les noircir et à les perdre. Sa principale application est de se faire autant d'esclaves que de gens qui approchent du prince, de se bien assurer qu'ils ne parleront et ne répondront au prince que sur le ton qu'il leur aura prescrit, et qu'ils lui rendront compte de tout ce qu'ils verront, entendront, sauront, soupçonneront même, avec une parfaite fidélité et le plus scrupuleux détail, et à ceux-là même il donnera des espions et des surveillants qu'ils ne pourront connaître, et d'autres encore à ceux-ci. Son grand art est que personne n'approche du prince que de sa main, et tant qu'il pourra, sans que le prince s'en aperçoive; de perdre sans retour ceux qui s'en approcheront sans lui ou par leur hardiesse ou par le goût du prince; et, comme il s'en trouve toujours quelqu'un trop difficile à perdre, de n'oublier rien pour les gagner. L'intérêt de l'État, toujours subordonné au sien, rend tout conseil d'État, de finance, et tous autres inutiles, et la fortune de ceux qui les composent toujours douteuse. Ils sont réduits à chercher et à deviner la volonté du premier ministre, dont l'ignorance leur devient dangereuse, et la moindre résistance fatale.

« Un roi n'a d'intérêt que celui de l'État: on n'a donc point ces embarras avec lui. Il s'explique nettement et librement de ses volontés: on sait donc à quoi s'en tenir. On obéit, ou, si on croit lui devoir faire quelques représentations sages, ou lui faire apercevoir ce qu'on soupçonne lui être échappé de réflexions à faire sur cette volonté, on le fait avec respect et sans crainte, parce que le roi, dont la place et l'autorité sont inamissibles, n'en peut concevoir aucun soupçon; et, s'il persévère dans sa volonté, c'est sans mauvais gré à qui l'a combattue. À l'égard du premier ministre, c'est précisément tout le contraire. Quelque tout-puissant, quelque affermi qu'il soit, toute représentation lui est odieuse. Plus elle est fondée, plus elle le choque, plus il craint un esprit qu'il sent qui va au fait. Il redoute d'être tâté, encore plus d'être feuilleté. Quiconque en a l'imprudence, même sans mauvaise intention, sa perte est résolue et ne tarde pas.

« Le premier ministre a toujours un intérêt oblique qu'il cache sous tous les voiles qu'il peut, et cela en toute espèce d'affaires. Malheur à qui les perce, s'il s'en aperçait. Sa place et sa puissance, de quelque façon qu'elles soient établies, ne tiennent qu'à la volonté du prince. Le rien souvent, aussitôt que l'affaire la plus importante, peut altérer cette volonté, et lui causer bien de cuisantes inquiétudes, et bien du travail pour se rassurer dans sa place et dans son autorité. Le moindre affaiblissement lui annonce sa ruine; un autre rien peut la déterminer. Il n'y a donc point de riens pour un premier ministre, et dès lors quelle multitude de soins pour lui, et quelle dangereuse glace que celle sur laquelle marchent toujours les ministres à son égard ? La paix et la guerre, les liaisons bonnes ou mauvaises avec les puissances étrangères, les traités et leurs diverses conditions, les conjonctures à saisir ou à laisser tomber, tout est en la main du premier ministre, qui combine, avise et ajuste tout à son intérêt personnel, qui, dans sa bouche, n'est que celui de l'État. Les ministres qui travaillent sous lui, à qui le vrai intérêt de l'État est clair et celui du premier ministre dans les ténèbres, c'est à ces ministres à bien prendre garde à eux, à examiner les yeux et la contenance du premier ministre, à se garer même de ses discours tenus souvent pour les sonder, à ne parler qu'avec incertitude, sans s'expliquer jamais nettement, parce que ce n'est pas leur avis que le premier ministre cherche, mais leur aveu que le sien, quand il jugera à propos de le dire, est la politique la plus exquise et le plus solide intérêt de l'État. Il en est de même sur les finances, et sur ce qui regarde les particuliers. La place de premier ministre, qui décide de toutes les affaires et de toutes les fortunes, est si enviée, si haïe, ne peut éviter de faire un si grand nombre de mécontents de tout genre et de toute espèce, qu'il a continuellement à redouter. Il doit donc multiplier et fortifier ses précautions. Rien de tout ce qui peut le maintenir et le raffermir ne lui paraît injuste. En ce genre il peut tout ce qu'il veut, et il veut tout ce qu'il peut. En récompense de tant d'avisements, de soins, de précautions, de frayeurs, de combinaisons, de mascarades de toutes les sortes, il accumule sur soi et sur les siens les charges, les gouvernements, les bénéfices, les chapeaux, les richesses, les alliances. Il s'accable de biens, de grandeurs, d'établissements pour se rendre redoutable au prince même; mais son grand art est de le persuader à fond, qu'il est l'homme unique dont il ne peut se passer, à qui il est redevable de tout, sans qui tout périrait, pour lequel il ne peut trop faire, et sans lequel il ne doit rien faire, surtout être confus des soins, des peines, des travaux dont il est accablé, uniquement pour son bien et pour sa gloire, et pour lequel sa reconnaissance et son abandon ne sauraient aller trop loin, et par une suite nécessaire, traiter ses ennemis comme ceux de sa personne, de sa gloire et de son État, et n'avoir de rigueur et de bonté que pour les personnes et suivant les degrés qu'il lui marque. Tel est, monsieur, et très nécessairement tout premier ministre, dont pas un ne pourrait se maintenir sans cela. Voyons maintenant quel est le prince qui fait un premier ministre, et permettez-moi de ne vous en rien cacher. J'excepte toujours Isabelle et Louis le Juste par les cas singuliers où ils se sont trouvés, et par l'heureux discernement de leur choix.

« Ce crayon, quoique si raccourci, des exemples des fléaux que tous les divers États ont éprouvés de l'élévation et du gouvernement de leurs premiers ministres, la France en particulier, et celui de ce qu'est nécessairement un premier ministre en lui-même, prépare au crayon du prince qui en fait un. C'est la déclaration la plus authentique qu'il puisse faire de sa faiblesse ou de son incapacité, peut-être de l'une et de l'autre, sans rien persuader à personne du mérite de son choix, quelques pompeux éloges qu'il lui donne dans ses patentes, sinon de la misère du promoteur, et de l'adresse et de l'ambition du promu. Si Louis XI punit la trahison du sien en l'enfermant dans une cage de fer durant tant d'années, à Loches, la reconnaissance du premier ministre pour un si énorme bienfait n'a que la même récompense pour son maître. Mais la cage où il le met est d'or et de pierreries, elle est parfumée des plus belles fleurs; elle est au milieu de sa cour; mais elle n'en est pas moins cage, et le prince n'y est pas moins enfermé et bien exactement scellé. Ses plus familiers courtisans sont ses plus sûrs geôliers. Il a donné son nom, son pouvoir, son goût, son jugement, ses yeux, ses oreilles à son premier ministre, bien jaloux de garder de si précieux dépôts, et bien en garde qu'il n'en revienne au prince l'émanation la plus légère. Son salut en dépend et il ne l'ignore pas. Ainsi tout est transmis du prince au premier ministre; le premier ministre règne en plein en son nom; plus de différence d'effet entre le premier, ministre et nos anciens maires du palais; plus de différence effective entre le prince et nos rois fainéants, sinon que la plupart étaient opprimés par les puissantes factions de leurs maires, et que le prince ne l'est que par sa fétardise. Je frémis, monsieur, de prononcer ce mot; mais où ne se précipite pas le serviteur tendre et fidèle pour sauver son maître, qu'il voit emporté dans le tournoyant d'un gouffre, et qui se trouve seul à oser le hasarder? Le prince est longtemps et se trouve à son aise dans sa cage. Il y dort, il s'y allonge, il y jouit de la plus douce oisiveté. Tous les plaisirs, tous les amusements s'empressent autour de lui; jamais leur succession n'est interrompue, tandis que tout lui crie: Les travaux continuels du premier ministre, qui se tue pour le soulager, et qui étonne à tous moments l'Europe par la justesse et la profondeur de sa politique, qui n'oublie rien pour rendre ses peuples heureux, qui fait d'ailleurs les délices de sa cour, et à qui il doit tant de solides et de glorieux avantages, sans autre soin que de vouloir s'en servir et l'autoriser en tout. Quel bonheur suprême pour un prince aveugle et paralytique de tout voir, de tout faire par autrui, sans sortir du sein du repos, des amusements, des plaisirs et de l'ignorance de tout la plus consommée! C'est là le grand art de ne retenir que la grandeur et les charmes de la royauté, et d'en bannir tous les soucis, les embarras, les travaux, et n'est-ce pas la dernière folie à qui le peut de ne pas s'y livrer? Le prince ne voit rien d'aucune des parties du gouvernement. Les fautes, les choix indignes, et ce qui en résulte, la misère et les cris des sujets, les injustices, les oppressions, les désespoirs de tous les ordres de l'État, les imprécations, les désolations, la ruine, le dépeuplement, les désordres, le profit et les partis immenses que les étrangers savent en tirer, leurs dérisions, le mépris du premier ministre qu'ils payent quelquefois en plus d'une sorte de monnaie, qu'ils séduisent, qu'ils trompent, et qui retombe bien plus à plomb sur le prince qui y perd tout et qui n'y gagne rien, comme son premier ministre, ce sont toutes choses si soigneusement éloignées de la cage, que le prisonnier ne s'en peut pas douter. Il lui est si doux de croire régner, et de sentir qu'il n'a rien à faire qu'à s'abandonner à ses goûts et à son oisiveté, qu'il n'imagine pas un plus heureux que lui sur la terre, et l'amour-propre et l'ignorance lui font encore ajouter foi aux plus folles louanges qu'on est sans cesse occupé de lui prodiguer par l'ordre du premier ministre, en sorte que le prince est persuadé qu'il est le plus glorieux et le plus révéré de l'Europe, qu'il en tient le sort entre ses mains; que de tant d'heur et de gloire, il n'en est redevable qu'à son premier ministre, à ce grand choix qu'il a fait; que l'unique moyen de se conserver dans cet état radieux est de continuer à laisser maître de tout un si grand premier ministre, et qu'il y va de toute sa gloire, de tout son bonheur, de tout celui de son État, de le maintenir et de l'augmenter même, s'il est possible, en puissance, en autorité, en toute espèce de grandeur.

« Mais rien de stable sur la terre. Le premier ministre porté si haut, et qui a eu temps et moyens à souhait de se faire de grands et de solides établissements, et de grandes et de vastes alliances, dont la fortune dépend du maintien de la sienne, vient quelquefois à s'enivrer. Il se figure ne pouvoir plus être entamé, il se croit au-dessus des revers; il ne voit plus le tonnerre et la foudre que bien loin sous ses pieds, comme ces voyageurs qui passent sur la cime des plus hautes montagnes. Il devient insolent: la souplesse, la complaisance auprès du prince l'abandonnent, parce qu'il compte n'en avoir plus besoin. Il devient fantasque, opiniâtre; il le contrarie pour des riens, et il refuse d'autres riens aux gardiens de la cage. Le prince, dont l'entêtement est dur à entamer, a plus tôt fait de se croire indiscret que son premier ministre impertinent. Son humeur se fortifie par le succès. Il trouve dangereux d'accoutumer par sa complaisance le prince à être importun, et ceux qui l'approchent à en être cause. Il y faut couper pied, et cette méthode enfin commence à donner au prince du malaise, et du dépit à ses geôliers. Ils négocient; ils sont rebutés: le prince les plaint, intérieurement se fiche. Il commence à s'apercevoir qu'encore serait-il de raison qu'il pût disposer des bagatelles. Le premier ministre s'alarme, croit que, s'il abandonne des bagatelles, bientôt tout lui échappera. Il se roidit, il éloigne ces gardiens suspects, il en substitue de plus fidèles. Le prince ne sait plus avec qui se plaindre de la dureté qu'il éprouve. Son angoisse devient extrême; mais comment se passer d'un homme si nécessaire? et, quand il serait capable d'en prendre le parti, comment s'y prendre pour renverser le colosse qu'il a fait? Et quel usage tirer de l'impuissance où il s'est bien voulu réduire pour élever un autre roi que lui? De là, les partis, les cabales, les troubles, une lutte et des malheurs profonds, qui rie sont pas même réparés par la chute du premier ministre. L'abondance de la matière fournirait sans fin. Ce court précis peut suffire aux réflexions de Votre Altesse Royale. Elle se souviendra seulement de ce que c'est qu'un cardinal ; que Dubois ne peut être en rien au-dessous du Mazarin pour la naissance, et qu'il a par-dessus lui l'avantage d'être né Français, dont cet Italien a toujours tout ignoré jusqu'à la langue. »

Un assez long silence succéda à ce fort énoncé. La tête de M. le duc d'Orléans, toujours entre ses mains, était peu à peu tombée fort près de son bureau. Il la leva enfin et me regarda d'un air languissant et morne, puis baissa des yeux qui me parurent honteux, et demeura encore quelque temps dans cette situation. Enfin il se leva et fit plusieurs tours, toujours sans rien dire. Mais quel fut mon étonnement et ma confusion au moment qu'il rompit le silence! Il s'arrêta, se tourna à demi vers moi sans lever les yeux, et se prit tout à coup à dire d'un ton triste et bas: « Il faut finir cela, il n'y a qu'à le déclarer tout à l'heure. — Monsieur, repris-je, vous êtes bon et sage, et par-dessus le maître. N'avez-vous rien à m'ordonner pour Meudon? » Je lui fis tout de suite la révérence et sortis, tandis qu'il me cria: « Mais vous reverrai-je pas bientôt. » Je ne répondis rien, et je fermai la porte. Le fidèle et patient Belle-Ile était encore depuis plus de deux grosses heures au même endroit où je l'avais laissé en entrant, sans le temps qu'il y avait attendu mon arrivée. Il me saisit aussitôt en me disant avec empressement à l'oreille: « Hé bien! où en sommes-nous? — Au mieux, lui répondis-je en me contenant tant que je pus; je tiens l'affaire faite et tout sur le petit bord d'être déclarée. — Cela est à merveille, reprit-il: je vais tout à l'heure faire un homme bien aise. » Je ne le chargeai de rien, et je me hâtai de le quitter pour me sauver à Meudon, et m'y exhaler seul à mon aise.

Je sentis dès le lendemain la raison des quatre embuscades de Belle-Ile, que je n'avais attribuées qu'à curiosité, à l'envie de se mêler et de faire sa cour au cardinal Dubois. Ni moi ni personne n'en aurions jamais deviné la cause, qui fut toute de projet d'une hardiesse démesurée. Sur les deux heures après midi du 23 août, lendemain de la conversation qui vient d'être racontée, le cardinal Dubois fut déclaré premier ministre par M. le duc d'Orléans, et par lui présenté au roi comme tel, à l'heure de son travail. Sur les quatre heures après midi arriva Conches à Meudon, qui vint m'apprendre cette nouvelle de la part du cardinal Dubois, qui l'envoyait exprès m'en porter, me dit-il, son hommage, comme à celui à qui il en avait toute l'obligation. Je répondis fort sec et avec grande surprise que j'étais fort obligé à M. le cardinal de la part qu'il voulait bien me donner d'une chose pour laquelle il savait mieux que personne qu'il n'avait besoin que de lui-même, et Conches, sans autre propos de moi ni guère plus de lui, s'en retourna aussitôt. Conches était un homme de rien et de Dauphiné, dont la figure lui avait tenu lieu d'esprit. M. de Vendôme lui avait fait avoir une compagnie de dragons, puis commission de lieutenant-colonel. Il s'était attaché depuis à Belle-Ile, mestre de camp général des dragons, qui ramassait alors tout ce qu'il pouvait pour se faire des créatures, et qui savait très bien se servir des gens quels qu'ils fussent, et les servir lui-même utilement. Je vis donc par ce message que le cardinal Dubois se voulait parer de mon suffrage pour son élévation à la place de premier ministre, tandis qu'il était radicalement impossible et hors de toute vraisemblance qu'il ne sût par M. le duc d'Orléans ce qui s'était passé, du moins en gros, entre ce prince et moi là-dessus. Je fus vraiment indigné de cette effronterie, dont sa prétendue reconnaissance remplit la cour et la ville. Heureusement on nous connaissait tous deux: mais ce n'était pas le plus grand nombre, de ceux surtout qui n'approchaient pas de la cour. Je ne laissai pas de dire à des amis, à quelques autres personnes distinguées, que j'étais fort éloigné d'y avoir part, et je remis au lendemain, quoiqu'il fût de si bonne heure, à aller à Versailles.

Comme j'entrais dans les premières pièces de l'appartement, où j'étais apparemment guetté à tout hasard, un des officiers de sa chambre me vint dire que M. le cardinal Dubois me priait de passer par la petite cour, et que je le trouverais à la porte du caveau. Ce caveau était une pièce, une espèce d'enfoncement moins réel que d'ajustement, qui faisait une petite pièce assez obscure, où monseigneur couchait souvent l'hiver, dans les derrières de sa chambre naturelle, par la ruelle de laquelle on y entrait, qui avait un degré fort étroit et fort noir en dégagement, qui rendait dans la seconde antichambre du roi, d'un côté, et dans les derrières de l'appartement de la reine de l'autre, et qui avait un autre dégagement de plain-pied dans la petite cour, à travers une manière de très petite antichambre. Ce fut dans cette antichambre que je trouvai le cardinal Dubois. Je n'ai point su ce qui l'y avait mis. Peut-être averti de mon arrivée, puisque dès l'entrée de l'appartement j'y fus envoyé de sa part, y était-il allé pour m'y faire en particulier toutes ses protestations et ses caracoles, qu'il craignait apparemment qui ne fussent démenties par le froid dont il craignait que je les pourrais recevoir. Quoi qu'il en soit, je le trouvai avec Le Blanc et Belle-Ile seuls. Dès qu'il m'aperçut, il courut à moi, n'oublia rien pour me persuader que je l'avais fait premier ministre, et son éternelle reconnaissance me protesta qu'il voulait ne se conduire que par mes conseils, m'ouvrir tous ses portefeuilles, ne me cacher rien, concerter tout avec moi. Je n'étais pas si crédule que le cardinal de Rohan, et je sentais tout ce que valait ce langage d'un homme qui savait mieux qu'il ne disait, et qui ne cherchait qu'à se cacher sous mon manteau, et à jeter, s'il l'eût pu, tout l'odieux de sa promotion sur moi, comme l'ayant conseillée, poursuivie et procurée. Je répondis par tous les compliments que je pus tirer de moi, sans jamais convenir que j'eusse la moindre part à sa promotion, ni que je prisse à l'hameçon de tant de belles offres sur les affaires. Il ne tenait pas à terre de joie. Nous entrâmes par les derrières, lui et moi, dans le cabinet de M. le duc d'Orléans, qui, à travers l'embarras qui le saisit à ma vue, me fit aussi merveilles, mais sans qu'il fût question de la déclaration du premier ministre. J'abrégeai tant que je pus ma visite et m'en revins respirer à Meudon. Cette déclaration, incontinent suivie de la plus ample patente et de son enregistrement, fut extrêmement mal reçue de la cour, de la ville et de toute la France. Le premier ministre s'y était bien attendu, mais il y était parvenu et il se moquait de l'improbation et des clameurs publiques, que nulle politique ni crainte ne put retenir.

Les Rohan firent preuve de la leur en cette occasion qui les touchait de si près; ils avalèrent la chose doux comme lait, affectèrent de l'approuver, de la louer, de publier que cela ne se pouvait autrement, sinon que cela avait été trop différé. Ils ont tous en préciput une finesse de nez qui les porte sans faillir à l'insolence et à la bassesse, qui les fait passer de l'une à l'autre avec une agilité merveilleuse, et dont l'air simple et naturel surprendrait toujours, si leur extrême fausseté était moins connue, jusqu'à douter, avec raison, s'ils ont soif à table quand ils demandent à boire. En vérité, la souplesse ni l'étude des plus surprenants danseurs de corde n'égala jamais la leur. Leur coup était manqué; en user autrement eût blessé le cardinal Dubois jusque dans le fond de l'âme par la conviction de sa longue perfidie; l'avaler comme ils firent était se l'acquérir autant qu'il en pouvait être capable, par la reconnaissance de cacher son forfait autant qu'il était en eux, et par l'effort d'approbation et de joie de ce qu'il leur enlevait après des engagements si forts et si redoublés. Laissons-les s'ensevelir dans cette fange, et Dubois dans le comble de sa satisfaction et de la toute-puissance, pour exposer un épisode indispensable à placer ici pour les étranges suites qu'eurent de si chétives sources.

Plénœuf était Berthelot, c'est-à-dire de ces gens du plus bas peuple qui s'enrichissent en le dévorant, et qui, des plus abjectes commissions des fermes, arrivent peu à peu, à force de travail et de talents, aux premiers étages des maltôtiers et des financiers, par la suite. Tous ces Berthelot, en s'aidant les uns les autres, étaient tous parvenus, les uns moins, les autres plus; celui-ci s'était gorgé par bien des métiers, et enfin dans les entreprises des vivres pour les armées. Ce fut cette connaissance qui le fit prendre à Voysin, devenu secrétaire d'État de la guerre, pour un de ses principaux commis. Il avait épousé une femme de même espèce que lui, grande, faite au tour, avec un visage extrêmement agréable, de l'esprit, de la grâce, de la politesse, du savoir-vivre, de l'entregent et de l'intrigue, et qui aurait été faite exprès pour fendre la nue à l'Opéra et y faire admirer la déesse. Le mari était un magot, plein d'esprit, qui voulait en avoir la meilleure part, mais qui du reste n'était pas incommode, et dont les gains immenses fournissaient aisément à la délicatesse et à l'abondance de la table, à toutes les fantaisies de parure d'une belle femme, et à la splendeur d'une maison de riche financier.

La maison était fréquentée; tout y attirait; la femme adroite y souffrait par complaisance les malotrus amis de son mari qui, de son côté, recevait bien aussi des gens d'une autre sorte qui n'y venaient pas pour lui. La femme était impérieuse, voulait des compagnies qui lui fissent honneur; elle ne souffrait guère de mélange dans ce qui venait pour elle. Éprise d'elle-même au dernier point, elle voulait que les autres le fussent; mais il fallait en obtenir la permission. Parmi ceux-là elle savait choisir; elle avait si bien su établir son empire, que le bonheur complet ne sortait jamais à l'extérieur des bornes du respect et de la bienséance, et que pas un de la troupe choisie n'osait montrer de la jalousie ni du chagrin. Chacun espérait son tour, et en attendant, le choix plus que soupçonné était révéré de tous dans un parfait silence, sans la moindre altération entre eux. Il est étonnant combien cette conduite lui acquit d'amis considérables, qui lui sont toujours demeurés attachés, sans qu'il fût question de rien plus que d'amitié, et qu'elle a trouvés, au besoin, les plus ardents à la servir dans ses affaires. Elle fut donc dans le meilleur et le plus grand monde, autant qu'alors une femme de Plénœuf y pouvait être, et s'y est toujours conservée depuis parmi tous les changements qui lui sont arrivés.

Entre plusieurs enfants, elle eut une fille, belle, bien faite, plus charmante encore par ces je ne sais quoi qui enlèvent, et de beaucoup d'esprit, extrêmement orné et cultivé par les meilleures lectures, avec de la mémoire et le jugement de n'en rien montrer. Elle avait fait la passion et l'occupation de sa mère à la bien élever. Mais devenue grande, elle plut, et à mesure qu'elle plut elle déplut à sa mère. Elle ne put souffrir de voeux chez elle qui pussent s'adresser à d'autres; les avantages de la jeunesse l'irritèrent. La fille, à qui elle ne put s'empêcher de le faire sentir, souffrit sa dépendance, essuya ses humeurs, supporta les contraintes; mais le dépit s'y mit. Il lui échappa des plaisanteries sur la jalousie de sa mère qui lui revinrent. Elle en sentit le ridicule, elle s'emporta; la fille se rebecqua, et Plénoeuf, plus sage qu'elles, craignit un éclat qui nuirait à l'établissement de sa fille, leur imposa en sorte qu'il en étouffa les suites, qui n'en devinrent que plus aigres dans l'intérieur domestique, et qui pressèrent Plénoeuf de l'établir.

Entre plusieurs partis qui se présentèrent, le marquis de Prie fut préféré. Il n'avait presque rien, il avait de l'esprit et du savoir; il était dans le service, mais la paix l'arrêtait tout court. L'ambition de cheminer le tourna vers les ambassades, mais point de bien pour les soutenir; il le trouvait chez Plénœuf, et Plénoeuf fut ébloui du parrain du roi, d'une naissance distinguée et parent si proche de la duchesse de Ventadour du seul bon côté, et qui, avec raison, le tenait à grand honneur. L'affaire fut bientôt conclue; elle fut présentée au feu roi par la duchesse de Ventadour; sa beauté fit du bruit; son esprit, qu'elle sut ménager, et son air de modestie la relevèrent. Presque incontinent après, de Prie fut nommé à l'ambassade de Turin, et tous deux ne tardèrent pas à s'y rendre. On y fut content du mari, la femme y réussit fort, mais leur séjour n'y fut pas fort long. La mort du roi et l'effroi des financiers pressèrent leur retour; l'ambassade ne roulait que sur la bourse du beau-père. Mme de Prie avait donc vu le grand monde français et étranger; elle en avait pris le ton et les manières en ambassadrice et en femme de qualité distinguée et comme; elle avait été applaudie partout. Elle ne dépendait plus de sa mère; elle la méprisa et prit des airs avec elle qui lui firent sentir toute la différence de la fleur d'une jeune beauté d'avec la maturité des anciens charmes d'une mère, et toute la distance qui se trouvait entre la marquise de Prie et Mme de Plénœuf. On peut juger de la rage que la mère en conçut; la guerre fut déclarée, les soupirants prirent parti, l'éclat n'eut plus de mesure; la déroute et la fuite de Plénœuf suivirent de près. La misère, vraie ou apparente, et les affaires les plus fâcheuses accablèrent Mme de Plénoeuf. Sa fille rit de son désastre et combla son désespoir. Voilà un long narré sur deux femmes de peu de chose, et peu digne, ce semble, de tenir la moindre place dans des Mémoires sérieux, où on a toujours été attentif de bannir les bagatelles, les galanteries, surtout quand elles n'ont influé sur rien d'important. Achevons tout de suite.

Mme de Prie devint maîtresse publique de M. le Duc, et son mari, ébloui des succès prodigieux que M. de Soubise avait eus, prit le parti de l'imiter, mais M. le Duc n'était pas Louis XIV, et ne menait pas cette affaire sous l'apparent secret et sous la couverture de toutes les bienséances les plus précautionnées. C'est où ces deux femmes en étaient, lorsque je fus forcé par M. le [duc] et Mme la duchesse d'Orléans, comme on l'a vu en son lieu, d'entrer en commerce avec Mme de Plénoeuf sur le mariage d'une de leurs filles, que Plénœuf, retiré à Turin, s'était mis de lui-même à traiter avec le prince de Piémont. Mme de Prie, parvenue à dominer M. le Duc entièrement, fit par lui la paix de son père, et le fit revenir. Elle l'aimait assez, et il la ménageait dans la situation brillante où il la trouvait; car ces gens-là, et malheureusement bien d'autres, comptent l'utile pour tout, et l'honneur pour rien. Lui et sa fille avaient grand intérêt à sauver tant de biens. Cet intérêt commun et la situation de M. le Duc, duquel elle disposait en souveraine, serra de plus en plus l'union du père et de la fille aux dépens de la mère; mais la fille, non contente de se venger de la sorte des jalousies et des hauteurs de sa mère, qui ne put ployer devant l'amour de M. le Duc, se mit à prendre en aversion les adorateurs de sa mère, et la crainte qu'elle leur donna en fit déserter plusieurs.

Les plus anciens tenants et les plus favorisés étaient Le Blanc et Belle-Ile. C'était d'où était venue leur union. Tous deux étaient nés pour la fortune; tous deux en avaient les talents; tous deux se crurent utiles l'un à l'autre: cela forma entre eux la plus parfaite intimité, dont Mme de Plénoeuf fut toujours le centre. Le Blanc voyait dans son ami tout ce qui pouvait le porter au grand, et Belle-Ile sentait dans la place qu'occupait Le Blanc de quoi l'y conduire, tellement que, l'un pour s'étayer, l'autre pour se pousser, marchèrent toujours dans le plus grand concert sous la direction de la divinité qu'ils adoraient sans jalousie. Il n'en fallut pas davantage pour les rendre l'objet de la haine de Mme de Prie. Elle ne put les détacher de sa mère, elle résolut de les perdre. La tentative paraissait bien hardie contre deux hommes aussi habiles, dont l'un, secrétaire d'État depuis longtemps, était depuis longtemps à toutes mains de M. le duc d'Orléans, et employé seul dans toutes les choses les plus secrètes. Il était souple, ductile, plein de ressources et d'expédients, le plus ingénieux homme pour la mécanique des diverses sortes d'exécutions où il était employé sans cesse, enfin l'homme aussi à tout faire du cardinal Dubois, tellement dans sa confiance qu'il l'avait attirée à Belle-Ile, et que tous deux depuis longtemps passaient tous les soirs les dernières heures du cardinal Dubois chez lui, en tiers, à résumer, agiter, consulter et résoudre la plupart des affaires. Tel en était l'extérieur, et très ordinairement même le réel. Mais, avec toute cette confiance, Le Blanc était trop en possession de celle du régent pour que le cardinal pût s'en accommoder longtemps.

On a déjà vu ici que son projet était d'ôter d'auprès de M. le duc d'Orléans tous ceux pour qui leur familiarité avec lui pouvait donner le moindre ombrage, et qu'il avait déjà commencé à les élaguer. Il était venu à bout de chasser le duc de Noailles, Canillac et Nocé, ses trois premiers et principaux amis, qui l'avaient remis en selle, Broglio l'aîné, quoiqu'il n'en valût guère la peine; qu'il avait échoué au maréchal de Villeroy, qui bientôt après s'était venu perdre lui-même; enfin qu'il avait tâché de raccommoder le duc de Berwick avec l'Espagne pour l'y envoyer en ambassade, ne pouvant s'en défaire autrement, et on verra bientôt qu'il ne se tenait pas encore battu là-dessus. Par tous ces élaguements il ne se trouvait plus embarrassé que du Blanc et de moi. Il me ménageait, parce qu'il ne savait comment me séparer d'avec M. le duc d'Orléans. Il me faisait la grâce du Cyclope; en attendant ce que les conjonctures lui pourraient offrir, il me réservait à me manger le dernier. D'ailleurs je m'étais toujours contenté d'entrer où on m'appelait; et à moins de choses instantes et périlleuses, je ne m'ingérais jamais, et il ne pouvait manquer de s'apercevoir que la conduite du régent et le gouvernement de toutes choses me déplaisaient et me faisaient tenir à l'écart. Cela lui donnait le temps d'attendre les moyens de faire naître des occasions; et m'attaquer sans occasions, c'eût été trop montrer la corde et se gâter auprès de M. le duc d'Orléans, à la façon dont j'étais seul à tant de titres auprès de lui. Le Blanc était bien plus incommode. Sa charge, et plus encore les détails de la confiance des affaires secrètes, lui donnaient continuellement des rapports et publics et intimes avec M. le duc d'Orléans. La soumission, la souplesse, les hommages de Le Blanc, ne le rassuraient point. C'était un homme agréable et nécessaire à M. le duc d'Orléans, de longue main dans sa privance la plus intime. Il était de son choix, de son goût, utile et commode à tout, il l'entendait à demi-mot, il ne tenait qu'à lui: c'étaient autant de raisons de le craindre, par conséquent de l'éloigner; et si, par les racines qui le tenaient ferme, il ne pouvait l'éloigner qu'en le perdant et l'accablant absolument, il n'y fallait pas balancer. Et pour le dire encore en passant, voilà les premiers ministres!

Celui-ci, uniquement occupé que de son fait et des choses intérieures, était instruit de l'ancienne et intime liaison de Le Blanc et de Belle-Ile avec Mme de Plénoeuf, de la haine extrême que se portaient la mère et la fille, que celle de Mme de Prie rejaillissait en plein sur ces deux tenants de sa mère. Dubois résolut d'en profiter. En attendant que les moyens s'en ouvrissent, il se mit à cultiver M. le Duc. Fort tôt après il sut que le désordre était dans les affaires de La Jonchère. C'était un trésorier de l'extraordinaire des guerres, entièrement dans la confiance de Le Blanc, qui l'avait poussé et protégé, et qui s'en était servi, lui et Belle-Ile, en bien des choses. Je n'ai point démêlé au clair si le cardinal en voulait aussi à Belle-Ile, ou si ce ne fut que par concomitance avec Le Blanc, par l'implication dans les mêmes affaires et dans la haine de Mme de Prie. Je pencherais à le croire, parce que, ayant plusieurs fois voulu servir Belle-Ile auprès de M. le duc d'Orléans, je lui ai toujours trouvé une opposition qui allait à l'aversion. Je ne crois pas même m'être trompé d'avoir cru m'apercevoir qu'il le craignait, qu'il était en garde continuelle contre lui de s'en laisser approcher le moins du monde, et certainement il n'a jamais voulu de lui pour quoi que ç'ait été, d'où il me semble que, lié comme il était avec Le Blanc, qui ne cherchait qu'à l'avancer, et qui en était si à portée avec M. le duc d'Orléans, quelque prévention qu'eût eue ce prince, elle n'y aurait pas résisté, si elle n'eût été étayée des mauvais offices du cardinal Dubois, qui, avec tous les dehors de confiance pour Belle-Ile, avait assez bon nez pour le craindre personnellement, et comme l'ami le plus intime du Blanc, qu'il avait résolu de perdre. Quoi qu'il en soit, Belle-Ile passait pour avoir trop utilement profité de l'amitié du Blanc, et pour avoir infiniment tiré des manéges qui se pratiquent dans les choses financières de la guerre, et en particulier de La Jonchère, dans les comptes, les affaires et le crédit duquel cela avait causé le plus grand désordre sous les yeux et par l'autorité du Blanc.

Au lieu d'étouffer la chose, et d'y remédier pour soutenir le crédit public de cette partie importante au bien général des affaires, le cardinal la saisit pour s'en servir contre Le Blanc, et en faire sa cour à M. le Duc et à Mme de Prie, qui aussitôt lâcha M. le Duc au cardinal. Il fit donc grand bruit, pressa Le Blanc d'éclaircir cette affaire, et bientôt vint à déclarer ses soupçons de la part qu'il avait en ce désordre. M. le Duc, poussé par sa maîtresse, se mit à poursuivre vivement cette affaire, et à ne garder plus aucunes mesures sur Le Blanc ni sur Belle-Ile. M. le duc d'Orléans, qui aimait Le Blanc, se trouva dans le dernier embarras des vives instances de M. le Duc, qu'il redoublait tous les jours sous prétexte du bon ordre à maintenir, et du discrédit que causait aux affaires publiques la faillite énorme qu'un trésorier de l'extraordinaire des guerres était prêt à faire pour n'avoir pu ne se pas prêter à toutes les volontés du secrétaire d'État de la guerre, son supérieur et son protecteur, et de Belle-Ile, ami de Le Blanc jusqu'à n'être qu'un avec lui. Le régent n'était pas moins embarrassé des semonces doctrinales de son premier ministre qui, sans lui montrer tant de feu que M. le Duc, le pressait plus solidement, et avec une autorité que le régent ne s'entendait pas à décliner. Cette affaire en était [là] quand les préparatifs d'une nouvelle liaison avec l'Espagne et ceux du sacre du roi la suspendirent pour quelque temps.

Le mariage de Mlle de Beaujolais, cinquième fille de M. le duc d'Orléans, avec l'infant don Carlos, troisième fils du roi d'Espagne mais aîné du second lit, fut traité avec tant de promptitude et de secret qu'il fut déclaré presque avant qu'on en eût rien soupçonné. Ce prince n'avait pas encore sept ans, étant né à Madrid le 20 janvier 1716, et la princesse avait un an plus que lui, étant née à Versailles le 18 décembre 1714. C'était cet infant que regardait la succession de Parme et de Plaisance, aux droits de la reine sa mère, et celle de Toscane aussi. Cet établissement en Italie n'était pas prêt d'échoir, par l'âge des possesseurs actuels. Elle avait besoin d'un grand appui pour n'être point troublée par la jalousie de l'empereur, si attentif à l'Italie, par celle du roi de Sardaigne, qui se trouverait par là enfermé par la maison royale de France, enfin par celle de toute l'Europe, qui portait déjà si impatiemment la domination de cette maison en Espagne, et qui avait fait tant d'efforts pour l'en arracher. L'intérêt de cette auguste maison était donc également grand et sensible de se conserver une si belle partie de l'Italie, dont le droit lui était évident et reconnu, et en particulier celui de la reine d'Espagne, de qui il dérivait, à qui il était si glorieux d'augmenter d'une si belle et si importante succession la maison où elle avait eu l'honneur d'entrer, à la surprise de toute l'Europe et au grand mécontentement du feu foi, comme on l'a vu en son lieu. Un intérêt plus personnel à la reine d'Espagne s'y joignait encore. Elle avait toujours regardé avec horreur l'état des reines d'Espagne veuves. Elle était accoutumée à régner pleinement par le roi son époux; la chute lui en paraissait affreuse si elle venait à le perdre, comme la différence de leurs âges le lui faisait envisager. Son but avait donc été toujours de n'oublier rien pour faire un établissement souverain à son fils, où elle pût se retirer auprès de lui, hors de l'Espagne, quand elle serait veuve, et s'y consoler en petit de ce qu'elle perdrait en grand. Pour y réussir, elle ne pouvait s'appuyer plus solidement que de la France; et le régent, de son côté, ne pouvait établir sa fille plus grandement, ni mieux s'assurer personnellement de plus en plus l'appui de l'Espagne. La surprise de la déclaration de ce mariage fut grande en Europe, et non moindre en France, où tout ce qui n'aimait pas le régent et son gouvernement en laissa voir du chagrin. Malheureusement, on vit bientôt après que ces mariages, simplement conclus et signés avec l'Espagne, n'avaient pas été faits au ciel.

Un autre mariage, entièrement parachevé en même temps, acheva l'apparente réconciliation de la maison de Bavière avec celle d'Autriche. Ce fut celui du prince électoral de Bavière avec la soeur cadette de la reine de Pologne, électrice de Saxe, toutes deux filles du feu empereur Joseph, frère aîné de l'empereur régnant. Quoique accompli dès lors avec toute la pompe et la joie la plus apparente, il ne fut pas heureux, et ne réussit point à réunir les deux maisons.

En attendant le sacre qui s'allait faire, on amusa le roi de l'attaque d'un petit fort dans le bout de l'avenue de Versailles, et à lui montrer ces premiers éléments militaires.

Il perdit Ruffé, un de ses sous-gouverneurs, qui était homme fort sage, lieutenant général, et qui ne jouit pas longtemps du gouvernement de Maubeuge, qu'il avait eu à la mort de Saint-Frémont. Il était aussi premier sous-lieutenant de la première compagnie des mousquetaires. Ruffé était du pays de Dombes, fort attaché au duc du Maine, et se prétendait de la maison de Damas, dont il n'était point, et n'en était point reconnu de pas un de cette illustre et ancienne maison. Son frère néanmoins, qui fut aussi lieutenant général, s'est toujours fait hardiment appeler le chevalier de Damas. En France, il n'y a qu'à vouloir prétendre entreprendre en tout genre, on y fait tout ce que l'on veut.

Les lettres perdirent aussi Dacier, qui s'y était rendu recommandable par ses ouvrages et par son érudition. Il avait soixante et onze ans, et il était garde des livres du cabinet du roi, ce qui l'avait fait connaître et estimer à la cour. Il avait une femme bien plus foncièrement savante que lui, qui lui avait été fort utile, qui était consultée de tous les doctes en toutes sortes de belles-lettres grecques et latines, et qui a fait de beaux ouvrages. Avec tant de savoir, elle n'en montrait aucun, et le temps qu'elle dérobait à l'étude pour la société, on l'y eût prise pour une femme d'esprit, mais très ordinaire, et qui parlait coiffures et modes avec les autres femmes, et de toutes les autres bagatelles qui font les conversations communes, avec un naturel et une simplicité comme si elle n'eût pas été capable de mieux.

Il mourut en même temps une femme d'un grand mérite: ce fut la duchesse de Luynes, fille du dernier chancelier Aligre, veuve en premières noces de Manneville, gouverneur de Dieppe, qui sont des gentilshommes de bon lieu, et mère de Manneville, aussi gouverneur de Dieppe, qui avait épousé une fille du marquis de Montchevreuil, qui fut quelque temps dame d'honneur de la duchesse du Maine. Le duc de Luynes voulant se remarier en troisièmes noces, le duc de Chevreuse, son fils aîné, lui trouva ce parti plein de sens, de vertu et de raison, et eut bien de la peine à la résoudre. Elle s'acquit l'amitié, l'estime et le respect de toute la famille du duc de Luynes, qui l'ont vue soigneusement jusqu'à sa mort. Lorsqu'elle perdit le duc de Luynes, ils ne purent l'empêcher de se retirer aux Incurables. On voyait encore, à plus de quatre-vingts ans, qu'elle avait été belle, grande, bien faite et de grande mine. Le duc de Luynes n'en eut point d'enfants.

Reynold, lieutenant général et colonel du régiment des gardes suisses, très galant homme, et fort vieux, la suivit de près. Il avait été mis dans le conseil de guerre: il en est ici parlé ailleurs.

Pezé, dont il a été souvent parlé ici, qui avait le régiment d'infanterie du roi et le gouvernement de la Muette, épousa une fille de Beringhen, premier écuyer.

CHAPITRE XVII. §

Préparatifs du voyage de Reims, où pas un duc ne va, excepté ceux de service actuel et indispensable, et de ceux-là mêmes aucun ne s'y trouva en pas une cérémonie sans la même raison. — Désordres des séances et des cérémonies du sacre. — Étranges nouveautés partout. — Bâtards ne font point le voyage de Reims. — Remarques de nouveautés principales. — Cardinaux. — Conseillers d'État, maîtres des requêtes, secrétaires du roi. — Maréchal d'Estrées non encore alors duc et pair. — Secrétaires d'État. — Mépris outrageux de toute la noblesse, seigneurs et autres. — Mensonge et friponnerie avérée qui fait porter la première des quatre offrandes au maréchal de Tallard, duc vérifié. — Barons, otages de la sainte ampoule. — Peuple nécessaire dans la nef dès le premier instant du sacre. — Deux couronnes; leur usage. — Esjouissance des pairs très essentiellement estropiée. — Le couronnement achevé, c'est au roi à se mettre sa petite couronne sur la tête et à se l'ôter quand il le faut, non à autre. — Festin royal; le roi y doit être vêtu de tous les mêmes vêtements du sacre. — Trois évêques, non pairs, suffragants de Reims, assis en rochet et camail à la table des paris ecclésiastiques vis-à-vis-les trois évêques-comtes pairs. — Tables des ambassadeurs et du grand chambellan placées au-dessous de celles des pairs laïques et ecclésiastiques. — Lourdise qui les fait placer sous les yeux du roi. — Cardinal de Rohan hasarde l'Altesse dans ses certificats de profession de foi à MM. les duc de Chartres et comte de Charolais; est forcé sur-le-champ d'y supprimer l'Altesse, qui l'est en même temps pour tous certificats et tous chevaliers de l'ordre nommés, avec note de ce dans le registre de l'ordre. — Ce qui est observé depuis toujours. — Grands officiers de l'ordre couverts comme les chevaliers. — Ridicule et confusion de la séance. — Princes du sang s'arrogent un de leurs principaux domestiques près d'eux à la cavalcade, où [il y a] plus de confusion que jamais. — Fêtes à Villers-Cotterêts et à Chantilly. — La Fare et Belle-Ile à la Ferté. — Leur inquiétude, et mon avis que Belle-Ile ne peut se résoudre à suivre. — Survivance du gouvernement de Paris du duc de Tresmes à son fils aîné. — Signature du contrat du futur mariage de Mlle de Beaujolais avec l'infant don Carlos. — Départ et accompagnement de cette princesse. — Laullez complimenté par la ville de Paris, qui lui fait le présent de la ville. — Mort à Rome de la fameuse princesse des Ursins. — Mort de Madame; son caractère. — Famille et caractère de la maréchale de Clerembault. — Sa mort. — Mariage de Mme de Cani avec le prince de Chalais, et du prince de Robecque avec Mlle du Bellay. — Paix de Nystadt entre le czar et la Suède.

Le temps du sacre s'approchait fort. À la façon dont tout s'était passé depuis la régence, je compris que le sacre, qui est le lieu où l'état et le rang des pairs a toujours le plus paru, se tournerait pour eux en ignominie. Le principal coup leur était porté par l'édit de 1711, qui attribuait aux princes du sang, et, à leur défaut, aux bâtards du roi et à leur postérité, la représentation des anciens pairs au sacre, de préférence aux autres pairs. L'ignorance, la mauvaise foi, et la malignité éprouvée du grand maître des cérémonies, l'orgueil du cardinal Dubois de tout confondre et de tout abattre pour relever d'autant les cardinaux, le même goût de confusion, par principe, de M. le duc d'Orléans, me répondaient du reste. Je le sondai néanmoins; je représentai, je prouvai inutilement; je ne trouvai que de l'embarras, du balbutiement, et un parti pris. Le cardinal Dubois, qui sut apparemment de M. le duc d'Orléans que je lui avais parlé, et que je n'étais pas content, m'en jeta des propos, et tâcha de me faire accroire des merveilles. Il craignit ce qui arriva. Il voulut m'amuser et laisser les ducs dans la foule. Il me pressa sur ce que je croyais qu'il convenait aux ducs. Je ne voulus point m'expliquer que je n'eusse parlé à plusieurs, quelque résolution que j'eusse prise, comme on l'a vu ailleurs, de ne me mêler plus de ce qui les regardait. Pressé de nouveau par le cardinal, je lui dis enfin ce que je pensais. Il bégaya, dit oui et non, se jeta sur des généralités et des louanges de la dignité, sur la convenance, même la nécessité qu'ils se trouvassent au sacre, et qu'ils y fussent dignement, s'expliquant peu en détail. Je lui déclarai que ces propos n'assuraient rien: mais que d'aller au sacre pour y éprouver des indécences, et pis encore, ce ne serait jamais mon avis; que si M. le duc d'Orléans voulait que les ducs y allassent, il fallait convenir de tout, l'écrire par articles, et que M. le duc d'Orléans le signât double, et en présence de plusieurs ducs; qu'il en donnât un au grand maître des cérémonies, avec injonction bien sérieuse de l'exacte exécution, l'autre à celui des ducs qu'il en voudrait charger.

Dubois, qui n'avait garde de se laisser engager de la sorte, parce qu'il voulait attirer les ducs et se moquer d'eux, se récria sur l'écriture, et vanta les paroles. Je lui répondis nettement que l'affaire du bonnet et d'autres encore avaient appris aux ducs la valeur des paroles les plus solennelles, les plus fortes, les plus réitérées; qu'ainsi il fallait écrire ou se passer de gens qu'il regardait comme aussi inutiles, sinon à grossir la cour. Le cardinal se mit sur le ton le plus doux, même le plus respectueux, car tous les tons différents ne lui coûtaient rien, et n'oublia rien pour me gagner. Il me détacha après Belle-Ile et Le Blanc pour me représenter que je ne pouvais m'absenter du sacre sans quelque chose de trop marqué, le désir extrême du cardinal que je m'y trouvasse et de m'y procurer toutes sortes de distinctions. M. le duc d'Orléans me demanda si je n'y viendrais pas, et sans oser ou vouloir m'en presser, fit ce qu'il put pour m'y engager. Comme ils sentirent enfin qu'ils n'y réussiraient pas, le cardinal se mit à me presser par lui-même et par ses deux envoyés de ne pas empêcher les autres ducs d'y aller, et de considérer l'effet d'une telle désertion. Je répondis que c'était à ceux qui pouvaient l'empêcher, en mettant l'ordre nécessaire, à y faire leurs réflexions ; que je ne gouvernais pas les ducs, comme il n'y avait que trop paru, mais que je savais ce qu'ils avaient à faire, et me tins fermé à cette réponse.

Je m'étais assuré plus facilement que je ne l'avais espéré que pas un d'eux n'irait, excepte ceux à qui leurs charges rendaient le voyage indispensable, et que de ceux-là mêmes aucun ne se trouverait dans l'église de Reims, ni à pas une seule des cérémonies, comme celle des autres églises, et celle du festin royal et de la cavalcade, excepté ceux que leurs charges y forceraient, et qu'ils sacrifieraient toute curiosité à ce qu'ils se devaient à eux-mêmes, ce qui fut très fidèlement et très ponctuellement exécuté. Quand je fus bien assuré de la chose, j'allai, quatre ou cinq jours avant le départ du roi, prendre congé de M. le duc d'Orléans et dire adieu au cardinal Dubois avec un air sérieux, pour m'en aller à la Ferté, et je partis le lendemain. Tous deux s'écrièrent fort; mais, ne pouvant me persuader le voyage de Reims, ils firent l'un et l'autre ce qu'ils purent pour m'engager à me trouver au retour à Villers-Cotterêts, où M. le duc d'Orléans préparait de superbes fêtes. Je répondis modestement que, ne pouvant avoir de part aux solennités de Reims, je me trouverais un courtisan fort déplacé à Villers-cotterêts, et tins ferme à toutes les instances. J'étais convenu avec les ducs que pas un n'irait de Paris ni de Reims, hors ceux qui ne pouvaient s'en dispenser par le service actuel de leurs charges. Et cela fut exécuté avec la même ponctualité et fidélité. J'allai donc à la Ferté cinq ou six jours avant le départ du roi, et n'en revins que huit ou dix après son retour.

Le désordre du sacre fut inexprimable, et son entière dissonance d'avec tous les précédents. On y en vit dans le genre de ceux qui eurent ordre de s'y trouver et de ceux qui n'en eurent point, et le projet de l'exclusion possible de toutes dignités et de toute la noblesse y sauta aux yeux. Il ne fut pas moins évident qu'on l'y voulut effacer par la robe et jusque par ce qui est au-dessous de la robe, ces deux genres de personnes y ayant été nommément mandées et conviées, et nul de la noblesse, excepté le peu d'entre elles qui y eurent des fonctions qui ne se pouvaient donner hors de leur ordre. Le même désordre par le même projet régna dans les séances de l'église de Reims, la veille aux premières vêpres du sacre, le jour du sacre, et le lendemain, pour l'ordre du Saint-Esprit, que le roi reçut, puis conféra; au festin royal; à la cavalcade, enfin partout. C'est ce qui va être expliqué par quelques courtes remarques. Il y en aurait tant à faire qu'on ne s'arrêtera qu'à ce qui regarde le sacre, le festin royal et l'ordre du Saint-Esprit. Je n'ai point su quelles furent les prétentions des bâtards; mais le duc du Maine, ni ses deux fils, ni le comte de Toulouse ne firent point le voyage de Reims; et le comte de Toulouse, qui en fut pressé, le refusa nettement et demeura à Rambouillet. Des six cardinaux qu'il y avait à Paris, le seul cardinal de Noailles n'y fut point invité. Ce fut un hommage que le cardinal Dubois voulut rendre au cardinal de Rohan et à la constitution Unigenitus, qui l'avaient si bien servi à Rome pour son chapeau. Par cette exclusion, le cardinal de Rohan se trouva à la tête des quatre autres cardinaux. La même reconnaissance pour les deux frères d'avoir si onctueusement avalé la déclaration de premier ministre, après en avoir été si cruellement joués, fit aussi choisir le prince de Rohan pour faire la charge de grand maître de France, au lieu de M. le Duc qui l'était, mais qui représentait le duc d'Aquitaine.

Les pairs ecclésiastiques devaient à deux titres avoir la première place de leur côté. Ils avaient sans difficulté, avec les pairs laïques, la fonction principale dans toute la cérémonie, et l'archevêque de Reims était le prélat officiant et dans son église: les cinq autres le joignaient sur la même ligne, et y étaient les principaux officiers. Voilà donc deux raisons sans réplique. L'usage des précédents sacres en était une troisième. Le cardinal Dubois voulait signaler son cardinalat, et primer à l'appui de ses confrères. Il ne voulut donc pas les placer derrière les pairs ecclésiastiques, et il n'osa les mettre devant eux pour troubler toute la cérémonie. Il fit donner aux cardinaux un banc un peu en arrière de celui des pairs ecclésiastiques, mais poussé assez haut pour qu'il n'y eût rien entre ce banc et l'autel, et que le dernier cardinal, qui était Polignac, ne fût pas effacé par l'archevêque de Reims, ni par l'accompagnement ecclésiastique qui était près de lui debout. Ainsi les archevêques et évêques, et à leur suite le clergé du second ordre, fut placé sur des bancs derrière celui des pairs ecclésiastiques, et plus arriéré que celui des cardinaux. Sur même ligne que les bancs des archevêques, évêques et second ordre, et au-dessous, étaient trois bancs, sur lesquels furent placés dix conseillers d'État, dix maîtres des requêtes, et, pour que rien ne manquât à la dignité de cette séance, six secrétaires du roi, tous députés de leurs trois compagnies ou corps, qui avaient été invités.

De l'autre côté, les pairs laïques vis-à-vis des pairs ecclésiastiques, et rien vis-à-vis des cardinaux. Derrière les pairs laïques les trois maréchaux de France nommés pour porter les trois honneurs. Il faut se souvenir que le maréchal d'Estrées qui, comme l'ancien des deux autres, était destiné pour la couronne, ne devint duc et pair que le 16 juillet 1723, par la mort sans enfants du duc d'Estrées, gendre de M. de Nevers. Au-dessous du banc des honneurs, et un peu plus reculé, était le banc des seuls secrétaires d'État, et rien devant eux qu'un bout de la fin du banc des pairs laïques. Il est vrai qu'il y eut un moment court de la cérémonie, où on mit devant les secrétaires d'État un tabouret placé vis-à-vis l'intervalle entre le banc des pairs laïques et celui des honneurs, où se mit le duc de Charost; mais outre que cela fut pour très peu de temps, la séance accordée aux secrétaires d'État n'en fut pas moins grande, puisque le duc de Charost ne prit cette place pendant quelques moments qu'en qualité de gouverneur du roi, qui n'est pas une charge qui existe ordinairement lors d'un sacre.

Derrière le banc des trois maréchaux de France destinés à porter les honneurs, les maréchaux de Matignon et de Besons y furent placés; et sur le reste de leur banc, qui s'étendait derrière celui des secrétaires d'État, les seigneurs de la cour et d'autres que la curiosité avait attirés, sans que pas un fût convié, y furent placés au hasard et sur d'autres bancs derrière. Ainsi les conseillers d'État, maîtres des requêtes et secrétaires du roi d'un côté, et les secrétaires d'État de l'autre, tous conviés, eurent les belles séances, et les gens de qualité furent placés en importuns curieux où ils purent, comme le hasard ou la volonté du grand maître des cérémonies les rangea pour remplir les vides d'un spectacle où ils n'étaient point conviés, et où leur curiosité fit nombre inutile; tant, jusqu'aux secrétaires du roi, tout homme à collet fut là supérieur à la plus haute noblesse de France.

Les quatre premières chaires du choeur, de chaque côté, les plus proches de l'autel, furent occupées par les quatre chevaliers de l'ordre qui devaient porter les quatre pièces de l'offrande, et par les quatre barons chargés de la garde de la sainte ampoule. On a ici remarqué ailleurs la friponnerie mise exprès dans un livre des cérémonies du sacre du feu roi, que le grand maître des cérémonies fit imprimer et publier quelques mois auparavant celui-ci, où mon père était nommé comme portant une de ces offrandes. J'eus beau dire, publier et déclarer alors, que c'était une faute absurde dans la prétendue relation de ce livre du sacre du feu roi; que c'était mon oncle, frère aîné de mon père, et chevalier de l'ordre en 1633, en même promotion que lui, qui porta un des honneurs, et non mon père, qui était alors depuis longtemps à Blaye, et qui y demeura longtemps depuis, fort occupé pour le service du roi contre les mouvements, puis de la révolte de Bordeaux et de la province. Ce même service occupait beaucoup de pairs dans leurs gouvernements, et en fit manquer pour la représentation des anciens pairs au sacre, en sotte que si mon père se fût trouvé à Paris, il eût représenté un de ces anciens pairs, puisqu'à leur défaut il fallut avoir recours à un duc non vérifié, ou, comme on parle, à brevet, qui fut M. de Bournonville, père de la maréchale de Noailles.

Cette fausseté n'avait pas été mise pour rien dans ce livre répandu exprès dans le public avec bien d'autres fautes. Le parti était pris. On avait résolu de confondre les ducs avec des seigneurs ou autres qui ne l'étaient pas, de la manière la plus solennelle, et on en choisit un qui n'avait garde de se refuser à rien, et conduit par des gens dont les chimères avaient le même intérêt. Ce fut le maréchal de Tallard, duc vérifié, et non pas pair, qui fut mis à la tête du comte de Matignon, de M, de Médavy, depuis maréchal de France, et de Goesbriant, tous chevaliers de l'ordre, et Tallard fit ainsi la planche inouïe et première de dette association, en même fonction d'un duc; même d'un maréchal de France, avec trois autres qui ne l'étaient pas, et qui n'avait jamais été faite par un maréchal de France, beaucoup moins par un duc.

À l'égard des quatre barons de la sainte ampoule, placés vis-à-vis, ce fut une indécence tout à fait nouvelle, accordée à leur curiosité de voir le sacre, et c'en fut une autre bien plus marquée de placer dans les quatre chaires basses, au-dessous d'eux, leurs quatre écuyers tenant leurs pennons flottants à leurs armes au revers de celles de France, tandis que les princes du sang, représentant les anciens pairs, ni pas un autre homme en fonction, n'avaient ni écuyers ni pennons. La fonction de ces quatre barons en était interceptée. Leur charge est d'être otages de la restitution de la sainte ampoule à l'église abbatiale de Saint-Remi après le sacre. Pour cet effet, ils doivent marcher ensemble, à cheval, avec leurs écuyers portant chacun le pennon éployé aux armes de son maître, et point avec les armes de France, à cheval aussi devant le sien, et les barons environnés de leurs pages et de leur livrée, et aller ainsi depuis l'archevêché, comme députés pour ce par le roi, à l'abbaye de Saint-Remi, où arrivés, ils doivent être de fait, ou supposés enfermés dans un appartement de l'abbaye, et sous clef, depuis l'instant que la sainte ampoule en part jusqu'à celui où elle y est rapportée et replacée, et alors être délivrés, comme dûment déchargés de leur fonction d'otages et de répondants de la restitution et remise de la sainte ampoule, et retourner, de l'abbaye de Saint-Remi à l'archevêché avec le même cortège qu'ils en étaient venus. Ainsi leurs pennons uniques ne préjudiciaient à personne, puisque, ni dans la marche à l'aller et au retour, les quatre barons étaient seuls ainsi que dans l'abbaye, et ces pennons de plus ne devaient servir en effet qu'à être appendus dans l'église de l'abbaye, en mémoire et en honneur de la fonction d'otage de la restitution de la sainte ampoule, faite et remplie par ces quatre barons.

Voici bien une autre faute sans exemple en aucun des sacres précédents et tout à fait essentielle, et telle que je ne puis croire qu'elle ait été commise en effet dans la cérémonie, mais que le goût d'énerver tout, et l'esprit régnant de confusion a fait mettre dans les relations de la Gazette, et publiques et autorisées. Elle demande un court récit. Le peuple, qui depuis assez longtemps fait le troisième ordre, mais diversement composé, le peuple, dis-je, simple peuple ou petits bourgeois, ou artisans et manants, a toujours rempli la nef de l'église de Reims au moment que le roi y est amené. Il est là comme autrefois aux champs de Mars, puis de Mai, applaudissant nécessairement, mais simplement à ce qui est résolu et accordé par les deux ordres du clergé et de la noblesse. Dès que le roi est arrivé et placé, l'archevêque de Reims se tourne vers tout ce qui est placé dans le choeur, pour demander le consentement de la nation. Ce n'est plus, depuis bien des siècles, qu'une cérémonie, mais conservée en tous les sacres, et qui, suivant même les relations des gazettes, et autres autorisées et publiées, l'a été en celui-ci. Il faut donc que, comme aux anciennes assemblées de la nation aux champs de Mars, puis de Mai, puisque cette partie de la cérémonie en est une image, que la nef soit alors remplie de peuple pour ajouter son consentement présumé à celui de ceux qui sont dans le choeur, comme dans ces assemblées des champs de Mars, puis de Mai, la multitude éparse en foule dans la campagne, acclamait, sans savoir à quoi, à ce que le clergé et la noblesse, placés aux deux côtés du trône du roi, consentait aux propositions du monarque, sur lesquelles ces deux ordres avaient délibéré, puis consenti. C'est donc une faute énorme, tant contre l'esprit que contre l'usage constamment observé en tous les sacres jusqu'à celui-ci, de n'ouvrir la nef au peuple qu'après l'intronisation au jubé.

On se sert au sacre de deux couronnes: la grande de Charlemagne, et d'une autre qui est faite pour la tête du roi, et enrichie de pierreries. La grande est exprès d'une largeur à ne pas pouvoir être portée sur la tête, et c'est celle qui sert au couronnement. Elle est faite ainsi pour donner lieu aux onze pairs servants d'y porter chacun une main au moment que l'archevêque de Reims l'impose sur la tête du roi, et de le conduire, en la soutenant toujours, jusqu'au trône du jubé, où se fait l'intronisation. Il est impossible, par la forme de cette ancienne couronne, que cela ait pu se pratiquer autrement; mais les relations approuvées et publiées ont affecté de brouiller cet endroit si essentiel de la cérémonie, ne parlant point exprès, pour exténuer tout, du soutien de la couronne de Charlemagne sur la tête du roi par les pairs, et laissent croire qu'il l'a portée immédiatement sur sa tête. Ce n'est pas la seule réticence affectée de cet important endroit de la cérémonie. Elles taisent la partie principale de l'intronisation, qui s'appelle l'esjouissance des pairs, et voici ce qui a été soigneusement omis par ces relations tronquées. Chaque pair, ayant baisé le roi à la joue assis sur son trône, fait de façon que de la nef il est vu à découvert depuis les reins jusqu'à la tête: le pair qui a baisé le roi se tourne à l'instant à côté du roi, le visage vers la nef, s'appuie et se penche sur l'appui du jubé, et crie au peuple: « Vive le roi Louis XV! » À l'instant le peuple crie lui-même: « Vive le roi Louis XV! » À l'instant une douzième partie des oiseaux tenus exprès en cage sont lâchés; à l'instant une douzième partie de monnaie est jetée au peuple. Pendant ce bruit le premier pair se retire à sa place sur le jubé même; le second va baiser le roi, se pencher au peuple et lui crier le « Vive le roi Louis XV! » À l'instant autres cris redoublés du peuple, autre partie d'oiseaux lâchés, autre partie de monnaie jetée, et ainsi de suite jusqu'au dernier des douze pairs servants.

Les relations disent tout hors cette proclamation des pairs au peuple, et cette distribution d'oiseaux et de monnaie à chacune des douze proclamations. La raison de ce silence est évidente; je me dispenserai de la qualifier. Je ne parle point des fanfares et des décharges qui accompagnent chaque proclamation, et dont le bruit, ainsi que celui de la voix de tout ce qui est dans la nef ne cesse point, mais redouble à chaque proclamation et ne commence qu'à la première. L'autre couronne se trouve au jubé. Dès que le roi y est assis, la grande couronne est déposée à celui qui est choisi pour la porter, et c'est le roi lui-même qui prend la petite couronne et qui se la met sur la tête, qui se l'ôte et se la remet toutes les fois que cela est à faire. Je ne sais si les relations sont ici fautives, il serait bien plus étrange qu'elles ne le fussent pas. La raison de cela est évidente; et quand il va à l'autel pour l'offrande et pour la communion, et qu'il en revient au jubé, c'est après avoir ôté sa petite couronne, qui demeure sur son prie-Dieu au jubé, et les pairs lui tiennent la grande couronne sur sa tête, excepté, pour ces deux occasions, l'archevêque de Reims qui demeure à l'autel.

Les relations ne disent pas un mot des fonctions de l'évêque-duc de Langres, ni des évêques-comtes de Châlons et de Noyon .

Il y eut, au festin royal, ou une faute dans le fait, ou une méprise dans les relations si la faute n'a pas été faite, et deux nouveautés qui n'avaient jamais été à pas un autre festin du sacre avant celui-ci. La faute ou la méprise est que les relations disent que le roi étant revenu de l'église en son appartement, on lui ôta ses gants pour les brûler, parce qu'ils avaient touché aux onctions, et sa chemise pour la brûler aussi par la même raison; qu'il prit d'autres habits que ceux qu'il avait à l'église, reprit par-dessus son manteau royal, et conserva sa couronne sur sa tête. Les gants ôtés et brûlés, cela est vrai et s'est toujours pratiqué, d'abord en rentrant dans son appartement, la chemise aussi; mais, à l'égard de la chemise, ordinairement elle n'est ôtée qu'après le festin, lorsque le roi, retiré dans son appartement, quitte ses habits royaux pour ne les plus reprendre. Que si quelquefois il y a eu des rois qui ont changé de chemise avant le festin royal, ils ont repris tous les mêmes vêtements qu'ils avaient à l'église pour aller au banquet royal. C'est donc une faute et une nouveauté s'il en a été usé autrement, sinon une lourde méprise aux relations de l'avoir dit, et un oubli d'avoir omis quel fut l'habit que ces relations prétendent que le roi prit dessous son manteau royal pour aller au festin.

À l'égard des deux nouveautés, l'une fut faite pour tout confondre, l'autre par une lourde imprudence qui vint d'embarras. La première fut de faire manger à la table des pairs ecclésiastiques les évêques de Soissons, Amiens et Senlis, comme suffragants de Reims, sans aucune prétention ni exemple quelconque en aucun festin royal du sacre avant celui-ci. La suffragance de Reims n'a jamais donné ni rang ni distinction; c'est la seule pairie qui les donne. Cela est clair par le siège de Soissons, qui n'en a point, quoique premier suffragant, quoique cette primauté de suffragance lui donne le droit de sacrer les rois en vacance du siège de Reims, ou empêchement de ses archevêques; et le siège de Langres, dont l'évêque est duc et pair, et toutefois suffragant de Lyon. Jamais qui que ce soit, avant ce sacre, n'avait été admis à la table des pairs ecclésiastiques; aussi dans cette entreprise n'osa-t-on pas y mettre d'égalité. Les pairs ecclésiastiques étaient à leur table en chape et en mitre, comme ils y ont toujours été, de suite et tous six du même côté, joignant l'un l'autre, l'archevêque de Reims à un bout avec son cortége de chapes derrière lui debout, et sa croix et sa crosse portées par des ecclésiastiques en surplis devant lui, la table entre-deux, et l'évêque de Noyon à l'autre bout. Les trois évêques, qu'on peut appeler parasites, furent en rochet et camail, et apparemment découverts, puisque les relations taisent le bonnet carré, et placés de l'autre côté de la table, et encore au plus bas bout qu'il se put, vis-à-vis des trois évêques comtes-pairs. Outre le préjudice de la dignité des pairs dans une cérémonie si auguste, et où ils figurent si principalement, c'était manquer de respect au roi, en présence duquel et à côté de lui dans la même pièce, c'est manger avec lui, quoiqu'à différente table, et jamais évêque ni archevêque n'a mangé en aucun cas avec nos rois s'il n'a été pair ou prince, comme il a été expliqué ici ailleurs, jusqu'à ce que l'ancien évêque de Fréjus se fit admettre le premier dans le carrosse du roi, puis à sa table, ce qui a été le commencement de la débandade qui s'est vue depuis en l'un et en l'autre; c'était faire une injure aux officiers de la couronne qui sont bien au-dessus des évêques, qui en ce festin du sacre, tout grands qu'ils sont, ne sont pas admis à la table des pairs laïques, et ne le furent pas non plus en celui-ci. En un mot, il n'a jamais été vu en aucun autre sacre que qui que ç'ait été ait mangé à la vue du roi au festin royal, autres que les six pairs laïques et les six pairs ecclésiastiques qui avaient servi au sacre.

L'autre nouveauté, qui fut une très lourde bévue, vint de l'embarras qui était né de la facilité qu'on laisse à chacun de faire ce qui lui plaît, sans penser aux conséquences. La pièce, de tout temps destinée au festin royal du sacre, dans l'ancien palais archiépiscopal de Reims, était une pièce vaste et fort extraordinaire, en ce qu'elle était en équerre, en sorte que ce qui se passait dans la partie principale de cette pièce ne se voyait point de ceux qui étaient dans la partie de la même pièce qui était en équerre, et réciproquement n'était point vu de ceux qui étaient dans la partie principale de la même pièce. L'équerre était aussi fort spacieuse et profonde, et c'était dans cette équerre qu'étaient les tables des ambassadeurs et du grand chambellan, tellement qu'elles étaient également toutes deux dans la môme pièce où était la table du roi, et celle des pairs laïques et ecclésiastiques, et toutefois entièrement hors de leur vue. L'archevêque de Reims Le Tellier, qui travailla beaucoup à ce palais archiépiscopal, trouvant cette pièce immense baroque, la rompit sans penser aux suites, ou sans s'en mettre en peine, et le feu roi l'ignora, ou ne s'en soucia pas plus que lui. De là l'embarras où placer les tables des ambassadeurs et du grand chambellan: on ne pouvait les placer dans la même pièce de celle du roi, sans être sous sa vue, ni lui en dérober la vue qu'en les mettant dans une autre pièce. On ne songea seulement pas qu'avant le changement fait à cette pièce, elle était aussi capable qu'alors de contenir ces deux tables, et qu'elles avaient néanmoins été toujours mises dans l'équerre, que l'archevêque Le Tellier n'avait fait que couper, pour les dérober à la vue du roi; ce qui devait déterminer à les mettre encore dans cette même équerre, quoique coupée et faisant une autre pièce. On sauta donc le bâton, on les mit dans la pièce où était la table du roi, et on les plaça sur même ligne, mais au-dessous des deux tables des pairs laïques et ecclésiastiques, d'où résulta nouvelle difformité, en ce que ces évêques, non pairs, suffragants de Reims, qu'on fit manger pour la première fois à la table des pairs ecclésiastiques, se trouvèrent à une table supérieure à celle des ambassadeurs et à celle du grand chambellan, avec qui ces évêques n'ont pas la moindre compétence; et, pour rendre la chose plus ridicule, à une table supérieure à celle où le chancelier mangeait, et placé comme eux au bas-côté de la table inférieure à la leur, lui qui ne leur donne pas la main chez lui, et dont le style de ses lettres à eux est si prodigieusement supérieur. Ajoutons encore l'énormité de faire manger à la vue du roi, en une telle cérémonie, les deux introducteurs des ambassadeurs, tant par leur être personnel que par la médiocrité de leur charge, parce qu'ils doivent manger à la table des ambassadeurs. Les réflexions se présentent tellement d'elles-mêmes sur un si grand amas de dissonances de toutes les espèces, nées de toutes ces nouveautés, que je les supprimerai ici. Venons maintenant à ce qui se passa pour l'ordre du Saint-Esprit, que le roi reçut le lendemain matin des mains de l'archevêque de Reims, et qu'il conféra ensuite, comme grand maître de l'ordre, au duc de Chartres et au comte de Charolais.

La règle est que ceux qui sont nommés chevaliers de l'ordre, entre plusieurs formalités préparatoires, font à genoux, chez le grand aumônier de France, qui l'est né de l'ordre, profession de la foi du concile de Trente, et lecture à haute voix de sa formule latine, qui est longue, et que le grand aumônier leur tient sur ses genoux, assis dans un fauteuil, la signent, et prennent un certificat du grand aumônier d'avoir rempli ce devoir. Les deux princes nommés au chapitre tenu à Reims s'acquittèrent de ce devoir.

Le cardinal de Rohan, ne doutant de rien sur l'appui de la protection si déclarée et si bien méritée du cardinal Dubois, saisit une si belle occasion d'établir sa princerie, d'autant mieux que c'était la première promotion de l'ordre qui se faisait depuis qu'il était grand aumônier. Il donna ses ordres à son secrétaire qui, en signant les certificats de ces princes au-dessous de la signature du cardinal de Rohan, mit hardiment par Son Altesse Éminentissime, au lieu de mettre simplement par monseigneur. Le secrétaire des commandements du régent, qui retira le certificat de M. le duc de Chartres, y jeta les yeux par hasard, et fut si étrangement surpris de l'Altesse Éminentissime qu'il alla sur-le-champ en avertir M. le duc d'Orléans. La colère le transporta à l'instant malgré sa douceur naturelle et son peu de dignité, mais au fond très glorieux. Il envoya sur-le-champ chercher l'abbé de Pomponne, chancelier de l'ordre. C'était l'heure qu'on sortait de dîner pour aller bientôt aux premières vêpres du sacre, et le chapitre de l'ordre s'était tenu la veille. L'abbé de Pomponne m'a conté qu'il fut effrayé de la colère où il trouva M. le duc d'Orléans, au point qu'il ne sut ce qui allait arriver. Il lui commanda d'aller dire de sa part au cardinal de Rohan d'expédier sur-le-champ deux autres certificats à MM. les duc de Chartres et comte de Charolais, où il y eût seulement par monseigneur, d'y supprimer l'Altesse Éminentissime qu'il avait osé y hasarder, et de lui défendre de la part du roi de jamais l'employer dans aucun certificat de chevalier de l'ordre. Le régent ajouta l'ordre à l'abbé de Pomponne de faire écrire le fait et l'ordre en conséquence, tant à l'égard du certificat expédié à chacun de ces deux princes, que [pour] tous ceux à expédier à tous chevaliers de l'ordre nommés à l'avenir, sur les registres de l'ordre.

Le cardinal de Rohan et son frère furent bien mortifiés de cet ordre, dont ils ne s'étaient pas défiés par le caractère du régent et par la protection du premier ministre. Ils obéirent sur-le-champ même et sans réplique, et l'avalèrent sans oser en faire le plus léger semblant. De pareilles tentatives, souvent avec succès, sont les fondements des prétentions, et trop ordinairement de la possession de ces chimères de rang de prince étranger je l'ai remarqué ici en plus d'une occasion. Quand je fus chevalier de l'ordre, cinq ans après, j'avertis les maréchaux de Roquelaure et d'Alègre et le comte de Grammont, qui furent de la même promotion avec le prince de Dombes, le comte d'Eu et des absents, de prendre bien garde à leurs certificats. M. le duc d'Orléans n'était plus et les entreprises revivent. Je voulus voir le mien chez le cardinal de Rohan môme, au sortir de ma profession de foi. Le secrétaire, qui en sentit bien la cause, me dit un peu honteusement que je n'y trouverais que ce qu'il y fallait, et me le présenta. En effet, j'y vis par monseigneur et point d'Altesse; je souris en regardant le secrétaire, et lui dis: « Bon, monsieur, comme cela, » et je l'emportai. Je sus des trois autres que j'avais avertis, que les leurs étaient de même. Cela me montra qu'ils avaient abandonné cette prétention. Certainement le coup était bon à faire; si le premier prince du sang, fils du régent, et un autre prince du sang avaient souffert l'Altesse du cardinal de Rohan, qui eût pu après s'en défendre?

Il n'y eut de séance à la cérémonie de l'ordre que pour le clergé et pour la même robe, même les secrétaires du roi, qui y eurent les mêmes qu'au sacre. Tout le reste n'y fut placé qu'à titre de curieux, pêle-mêle, comme il plut au grand maître des cérémonies. Il n'y eut que les chevaliers de l'ordre, qui étaient en petit nombre, qui formèrent seuls la cérémonie. Ce qu'il y eut de nouveau, car il y eut du nouveau partout, c'est que les officiers de l'ordre se couvrirent dans le choeur, comme les chevaliers, eux qui dans les chapitres, excepté le seul chancelier de l'ordre, sont au bout de la table, derrière lui, debout et découverts, et les chevaliers et le chancelier assis et couverts. Aussi, comme je l'ai remarqué ailleurs, ont-ils fait en sorte qu'il n'y a plus de chapitre qu'en foule, en désordre, sans rang, où le roi est debout et découvert, et qu'il n'y a plus de repas, parce que le chancelier de l'ordre y mange seul avec le roi et les chevaliers en réfectoire, et les autres grands officiers mangent en même temps avec les petits officiers de l'ordre dans une salle séparée.

À l'égard de la cavalcade, il ne se put rien ajouter à l'excès de sa confusion. Les princes du sang y prirent, pour la première fois, un avantage que le régent souffrit pour l'intérêt de M. son fils contre le sien. Chacun d'eux eut près de soi un de ses principaux domestiques. Cela ne fut jamais permis qu'aux fils de France et aux petits-fils de France, c'est-à-dire à M. le duc de Chartres, depuis duc d'Orléans, enfin régent, seul petit-fils de France, qui ait existé depuis l'établissement de ce rang pour Mademoiselle, fille de Gaston, et pour ses soeurs, qui toutes n'avaient point de frères. Cette nouveauté en a enfanté bien d'autres depuis que M. le Duc fut premier ministre.

Je ne parle point de beaucoup d'autres remarques, cela serait infini; j'omets aussi les fêtes superbes que M. le duc d'Orléans et M. le Duc donnèrent au roi, à Villers-Cotterêts et à Chantilly, en revenant de Reims.

Tout en arrivant à Paris, La Fare et Belle-Ile me vinrent voir à la Ferté. La Fare était aussi fort ami de Mme de Plénoeuf, mais non son esclave comme ses deux amis Le Blanc et Belle-Ile. Ils me parlèrent fort de leur inquiétude sur la vivacité avec laquelle l'affaire de La Jonchère se poussait, lequel avait été conduit à la Bastille, et qu'on ne parlait pas de moins que d'ôter à Le Blanc sa charge de secrétaire d'État e et de l'envelopper avec Belle-Ile dans la même affaire. Quoique La Fare n'y fût pour rien, ils venaient me demander conseil et secours. Je leur dis franchement que je voyais clairement la suite du projet d'écarter de M. le duc d'Orléans tous ceux en qui il avait habitude de confiance, et ceux encore dont on pouvait craindre la familiarité avec lui, dont les exemples des exils récents faisaient foi; que Le Blanc étant celui de tous le plus à éloigner, en suivant ce plan par l'accès de sa charge et par l'habitude de confiance et de familiarité, le prétexte et le moyen en était tout trouvé par l'affaire de La Jonchère; que le cardinal Dubois aurait encore à en faire sa cour à M. le Duc et à Mme de Prie, et à tout rejeter sur eux; qu'ils connaissaient tous deux l'esprit et la rage de Mme de Prie contre les deux inséparables amis de sa mère, et quel était son pouvoir sur M. le Duc; qu'ils ne connaissaient pas moins l'impétuosité et la férocité de M. le Duc, la faiblesse extrême de M. le duc d'Orléans, l'empire que le cardinal Dubois avait pris sur lui; qu'il n'y avait point d'innocence ni d'amitié de M. le duc d'Orléans qui pussent tenir contre le cardinal, M. le Duc et sa maîtresse réunis par d'aussi puissants intérêts; que je ne voyais donc nul autre moyen de conjurer l'orage que d'apaiser la fille en voyant moins la mère, qui ne courait risque de rien, à qui cela ne faisait aucun tort, et qui, si elle avait de la raison et une amitié véritable pour eux, et qui méritât la leur, devait être la première à exiger de ses deux amis à faire ce sacrifice à une fureur à laquelle ils ne pouvaient résister, qu'en la désarmant par cette voie, même de ne voir plus la mère, laquelle ne méritait pas qu'ils se perdissent pour elle, si elle le souffrait.

La Fare trouvait que je disais bien, et que ce que je proposais était la seule voie de salut, si déjà l'affaire n'était trop avancée. Belle-Ile ne put combattre mes raisons ni se résoudre à suivre ce que je pensais, et se mit, faute de mieux, à battre la campagne. J'avais beau le ramener au point, il s'échappait toujours. À la fin, je lui prédis la prompte perte de Le Blanc et la sienne, que le cardinal, M. le Duc et sa maîtresse entreprenaient de concert, et dont ils ne se laisseraient pas donner le démenti, si, en suivant mon opinion, ils ne désarmaient promptement M. le Duc et sa maîtresse par le sacrifice que je proposais; quoi fait, ils auraient encore bien de la peine à se tirer des griffes seules du cardinal; mais que, quand ils n'auraient plus affaire qu'à lui, encore y aurait-il espérance. Mais rien ne put ébranler Belle-Ile. Question fut donc de voir quelle conduite il aurait, si les choses se portaient à l'extrémité, comme je le croyais. Je conclus à la fuite, et que Belle-Ile attendît hors du royaume les changements que les temps amènent toujours.

La Fare fut aussi de cet avis, mais Belle-Ile s'écria que fuir serait s'avouer coupable, et qu'il préférait de tout risquer, étant bien sûr qu'il n'y avait sur lui aucune prise. Je lui demandai s'il n'avait jamais vu, au moins dans les histoires, d'innocents opprimés, et trop souvent encore sous nos yeux, par des procès, mais que je ne croyais pas qu'il en eût vu aucun échapper à des premiers ministres, quand ils y mettent tout leur pouvoir, encore moins s'ils se trouvent soutenus d'un prince du sang du caractère et dans la posture où était M. le Duc, et d'une femme de l'esprit et de l'emportement de Mme de Prie; que personne n'ignorait qu'avec de telles parties, si hautement déclarées et engagées, raison, justice, innocence, évidence n'avaient plus lieu: par conséquent que fuir leur fureur et leur puissance, l'un et l'autre, n'était rien moins que s'avouer coupable, mais sagesse et nécessité; s'y exposer, folie consommée. Ce raisonnement, qui me paraissait évident et solide, ne put rien gagner sur Belle-Ile. Il s'en retourna avec La Fare persuadé, sans être lui-même le moins du monde ébranlé, malgré ma prédiction réitérée, de laquelle pourtant il ne s'éloignait pas.

Ils m'apprirent que le roi, avec lequel était M. le duc d'Orléans, etc., trouva, en arrivant à Paris, le duc de Tresmes venant en cérémonie au-devant de lui. La survivance du gouvernement de Paris lui fut donnée pour son fils aîné, qu'il ne songeait pas à demander. Son fils avait alors trente ans, et avait eu, dès 1716, la survivance de la charge de premier gentilhomme de la chambre qu'avait son père. Celle-ci ne nuisit pas à l'autre. Le premier ministre voulait se faire des amis de ce qui environnait le roi.

Le 25 novembre, don Patricia Laullez, ambassadeur extraordinaire d'Espagne, conduit et reçu avec les cérémonies accoutumées, fit au roi la demande de Mlle de Beaujolais pour don Carlos, et fut ensuite chez M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Il fut après traité à dîner avec sa suite, après quoi il alla chez le cardinal Dubois, où les articles furent signés par lui et par les commissaires du roi, qui furent le cardinal Dubois, Armenonville, garde des sceaux, la Houssaye, chancelier de M. le duc d'Orléans, conseiller d'État, et Dodun, contrôleur général des finances. Laullez fut ensuite reconduit à Paris, à l'hôtel des ambassadeurs extraordinaires. Le lendemain il retourna à Versailles, accompagné et reçu comme la veille, et conduit, sur les cinq heures du soir, dans le cabinet du roi, où étaient tous les princes et princesses du sang, debout des deux côtés d'une table, au milieu de laquelle le roi était dans son fauteuil, sur laquelle le contrat de mariage fut signé par le roi et tous les princes et princesses du sang sur une colonne, au bas de laquelle le cardinal Dubois signa, et l'ambassadeur signa seul sur l'autre colonne; après quoi il fut reconduit à Paris.

Le 1er de décembre Mlle de Beaujolais partit de Paris pour se rendre à Madrid, accompagnée, jusqu'à la frontière, de la duchesse de Duras, qui mena avec elle la duchesse de Fitz-James sa fille, qui eurent toujours un fauteuil, une soucoupe, le vermeil doré, etc., avec la princesse. Elle fut servie par les officiers du roi et par ses équipages, et accompagnée d'un détachement des gardes du corps jusqu'à la frontière. M. le duc d'Orléans et M. le duc de Chartres la conduisirent de Paris jusqu'au Bourg-la-Reine. Quelques jours après le prévôt des marchands, à la tête du corps de là ville de Paris, alla, par ordre dû roi, complimenter l'ambassadeur d'Espagne, et lui présenter les présents de la ville.

Enfin la fameuse princesse des Ursins mourut à Rome, où elle s'était, à la fin, retirée et fixée depuis plus de six ans, aimant mieux y gouverner la petite cour d'Angleterre que de ne gouverner rien du tout. Elle avait quatre-vingt-cinq ans, fraîche encore, droite, de la grâce et des agréments, une santé parfaite jusqu'à la maladie peu longue dont elle mourut; la tête et l'esprit comme à cinquante ans, et fort honorée à Rome, où elle eut le plaisir de voir les cardinaux del Giudice et Albéroni l'être fort peu. On a tant et si souvent parlé ici de cette dame si extraordinaire et si illustre, qu'il n'y a rien à y ajouter.

Madame, dont la santé avait toujours été extrêmement forte et constante, ne se portait plus bien depuis quelque temps, et se sentait même assez mal pour être persuadée qu'elle allait tomber dans une maladie dont elle ne relèverait pas. L'inclination allemande qu'elle avait toujours eue au dernier point, lui donnait une prédilection extrême pour Mme la duchesse de Lorraine et pour ses enfants, par-dessus M. le duc d'Orléans et les siens. Elle mourait d'envie de voir les enfants de Mme la duchesse de Lorraine, qu'elle n'avait jamais vus, et se faisait un plaisir extrême de les voir à Reims, où Mme la duchesse de Lorraine, qui voulait voir le sacre, les devait amener. Madame, se sentant plus incommodée, balança fort sur le voyage qui approchait beaucoup, et voulait devancer le roi à Reims de plusieurs jours pour être plus longtemps avec Mme la duchesse de Lorraine, à qui elle avait donné rendez-vous à jour marqué et à ses enfants. On a vu ici, à la mort de Monsieur, qu'elle prit à elle la maréchale de Clerembault, et la feue comtesse de Beuvron qu'elle avait toujours fort aimées et que Monsieur avait chassées de chez lui, et qu'il haïssait fort.

La maréchale de Clerembault croyait avoir une grande connaissance de l'avenir par l'art des petits points; et comme, Dieu merci, je ne sais ce que c'est, je n'expliquerai point cette opération, en laquelle Madame avait aussi beaucoup de confiance. Elle consulta donc la maréchale sur le voyage de Reims, qui lui répondit fermement: « Partez, madame, en toute sûreté, je me porte bien. » C'est qu'elle prétendait avoir vu par ces petits points qu'elle mourrait avant Madame, qui sur cette confiance alla à Reims. Elle y fut logée dans la belle abbaye de Saint-Pierre avec Mme la duchesse de Lorraine, où le roi les alla voir deux fois, et dont une soeur du feu comte de Roucy était abbesse. Madame vit le sacre et les cérémonies de l'ordre du lendemain dans une tribune avec Mme la duchesse de Lorraine et ses enfants, dans laquelle le frère du roi de Portugal eut aussi place. Mais au retour du sacre elle perdit la maréchale de Clerembault, qui mourut à Paris le 27 novembre, dans sa quatre-vingt-neuvième année, ayant jusqu'alors la santé, la tête, l'esprit et l'usage de tous ses sens comme à quarante ans. Elle était fille de Chavigny, secrétaire d'État, mort à quarante-quatre ans, en octobre 1652, dont j'ai parlé à l'entrée de ces Mémoires, et qui était fils de Bouthillier, surintendant des finances, mort un an avant lui. La mère de la maréchale était fille unique et héritière de Jacques Phélypeaux, seigneur de Villesavin et d'Isabelle Blondeau, que j'ai vue, et fait collation dans sa chambre avec de jeunes gens de mon âge qui allions voir son arrière-petit-fils, et je la peindrais encore grande, grasse, l'air sain et frais. Elle nous conta qu'elle était dans son carrosse avec son mari sur le pont Neuf, lorsque tout à coup ils entendirent de grands cris, et qu'ils apprirent un moment après que Henri IV venait d'être tué. Pour revenir à la maréchale de Clerembault, elle eut plusieurs frères et soeurs, entre autres l'évêque de Troyes qui, démis et retiré, fut mis dans le conseil de régence, et duquel il a été souvent parlé ici; Mme de Brienne Loménie, femme du secrétaire d'État, morte dès 1664, et la duchesse de Choiseul, seconde femme sans enfants du dernier duc de Choiseul, veuve en première noces de Brûlart, premier président du parlement de Dijon, dont elle eut la duchesse de Luynes, dame d'honneur de la reine.

La maréchale de Clerembault avait épousé, en 1654, le maréchal de Clerembault, qui avait été fait maréchal de France dix-huit mois auparavant. Il eut le gouvernement du Berry, et fut chevalier de l'ordre en la première grande promotion du feu roi en 1661, et mourut en 1665, à cinquante-sept ans, ne laissant qu'une fille qui fut religieuse, et deux fils dont on a parlé ici à l'occasion de leur mort sans alliance. Le maréchal de Clerembault était homme de qualité, bon homme de guerre, et avait été mestre de camp général de la cavalerie, fort à la mode sous le nom de comte de Palluau, avant qu'il prit son nom lorsqu'il devint maréchal de France. C'était un homme de beaucoup d'esprit, orné, agréable, plaisant, insinuant et souple, avec beaucoup de manége, toujours bien avec les ministres, fort au gré du cardinal Mazarin, et fort aussi au gré du monde et toujours parmi le meilleur. Sa femme, devenue veuve, fut gouvernante des filles de Monsieur, et accompagna la reine d'Espagne jusqu'à la frontière, en qualité de sa dame d'honneur.

C'était une des femmes de son temps qui avait le plus d'esprit, le plus orné sans qu'il y parût, et qui savait le plus d'anciens faits curieux de la cour, la plus mesurée et la plus opiniâtrement silencieuse. Elle en avait contracté l'habitude par avoir été constamment une année entière sans proférer une seule parole dans sa jeunesse, et se guérit ainsi d'un grand mal de poitrine. Elle n'avait jamais bu que de l'eau, et fort peu. Souvent aussi son silence venait de son mépris secret pour les compagnies où elle se trouvait et pour les discours qu'on y tenait; mais lorsqu'elle était en liberté, elle était charmante, on ne la pouvait quitter. Je l'ai souvent vue de la sorte entre trois ou quatre personnes au plus chez la chancelière de Pontchartrain dont elle était fort amie. C'était un tour, un sel, une finesse, et avec cela un naturel inimitable. Elle fut allant, venant à la cour en grand habit presque toujours jusqu'à sa dernière maladie. Fort riche et avare. Par les chemins et dans les galeries, elle avait toujours un masque de velours noir. Sans avoir jamais été ni prétendu être belle ni jolie, elle avait encore le teint parfaitement beau, et elle prétendait que l'air lui causait des élevures. Elle était l'unique qui en portât, et quand on la rencontrait et qu'on la saluait, elle ne manquait jamais à l'ôter pour faire la révérence. Elle aimait fort le jeu, mais le jeu de commerce et point trop gros, et eût joué volontiers jour et nuit. Je me suis peut-être trop étendu sur cet article: les singularités curieuses ont fait couler ma plume.

Madame fut d'autant plus touchée de la perte de cette ancienne et intime amie qu'elle savait que les petits points avaient toujours prédit qu'elle la survivrait, mais que ce serait de fort peu. En effet, elle la suivit de fort près. L'hydropisie, qui se déclara tard, fit en très peu de jours un tel progrès qu'elle se prépara à la mort avec beaucoup de fermeté et de piété. Elle voulut presque toujours avoir auprès d'elle l'ancien évêque de Troyes, frère de la maréchale de Clerembault, et lui dit : « Monsieur, de Troyes, voilà une étrange partie que nous avons faite la maréchale et moi. » Le roi la vint voir, et elle reçut tous les sacrements. Elle mourut à Saint-Cloud le 8 de décembre, à quatre heures du matin, à près de soixante et onze ans. Elle ne voulut point être ouverte, ni de pompe à Saint-Cloud. Ainsi dès le 10 du même mois, elle fut portée à Saint-Denis dans un carrosse sans aucun appareil de deuil, le carrosse précédé, environné et suivi des pages des deux écuries du roi, des gardes et des suisses de M. le duc d'Orléans, et de ses valets de pied avec des flambeaux. Mlle de Charolais et les duchesses d'Humières et de Tallard accompagnaient dans un autre carrosse, où était Mme de Châteauthiers, dame d'atours de Madame, avec Mmes de Tavannes et de Flamarens. Madame tenait en tout beaucoup plus de l'homme que de la femme. Elle était forte, courageuse, allemande au dernier point, franche, droite, bonne et bienfaisante, noble et grande en toutes ses manières, et petite au dernier point sur tout ce qui regardait ce qui lui était dû. Elle était sauvage, toujours enfermée à écrire, hors les courts temps de cour chez elle; du reste, seule avec ses dames; dure, rude, se prenant aisément d'aversion, et redoutable par les sorties qu'elle faisait quelquefois, et sur quiconque; nulle complaisance; nul tour dans l'esprit, quoiqu'elle [ne] manquât pas d'esprit; nulle flexibilité, jalouse, comme on l'a dit, jusqu'à la dernière petitesse, de tout ce qui lui était dû; la figure et le rustre d'un Suisse, capable avec cela d'une amitié tendre et inviolable. M. le duc d'Orléans l'aimait et la respectait fort. Il ne la quitta point pendant sa maladie, et lui avait toujours rendu de grands devoirs, mais il ne se conduisit jamais par elle. Il en fut fort affligé. Je passai le lendemain de cette mort plusieurs heures seul avec lui à Versailles, et je le vis pleurer amèrement.

Les ambassadeurs et la cour se présentèrent devant le roi en manteaux longs et en mantes, ainsi que les princes et les princesses du sang, et pareillement chez M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans, qui les reçut de même, et Mme la duchesse d'Orléans au lit, après que l'un et l'autre eurent été avec M. le duc de Chartres, en manteaux et en mantes, saluer le roi, qui après alla voir M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Le roi fut harangué par le parlement et par toutes les autres compagnies, lesquelles, toutes allèrent saluer M. [le Duc] et Mme la duchesse d'Orléans. Le roi drapa, parce que Madame était veuve du grand-père maternel du roi. Cette perte ne fit pas grande sensation à la cour ni dans le monde. La duchesse de Brancas, sa dame d'honneur, ne parut à rien, étant déjà attaquée du cancer au sein dont elle mourut assez longtemps après.

Mme de Cani, veuve du fils unique de Chamillart, avec beaucoup d'enfants, et soeur du duc de Mortemart, s'ennuya enfin de porter le nom de son mari, et en un tourne-main son mariage se fit avec le prince de Chalais, grand d'Espagne, qui, ennuyé de l'Espagne où il n'avait que cette dignité, sans grade militaire qui lui pût faire rien espérer par delà la médiocre pension qu'il en avait, s'était depuis peu fixé en France pour toujours, où était son bien et sa famille. Toute celle de Mortemart parut fort aise de ce mariage. Ce qu'il y eut de louable, est que les enfants du premier lit n'en ont été que plus constamment chéris et bien traités en tout de la mère et de son second mari. Le prince de Robecque, aussi grand d'Espagne, et dégoûté du séjour et du service d'Espagne, où il était lieutenant général, et fixé en France avec le même grade, épousa, à Paris, Mlle du Bellay.

L'année finit par le traité de paix conclu à Nystadt entre le czar et la Suède, qui céda au czar toutes les conquêtes qu'il avait faites sur elle, ce qui la restreignit au delà de la mer Baltique et lui ôta toute la considération que les conquêtes de Charles... lui avaient acquise au deçà, et conséquemment toute sa considération en Allemagne et dans le reste de l'Europe, tellement que cette monarchie, revenue à son dernier état, se trouva de plus ruinée et dans le dernier abattement, fruit du prétendu héroïsme de son dernier monarque .

CHAPITRE XVIII. §

Année 1723. — Stérilité des récits de cette année; sa cause. — Mort de l'abbé de Dangeau. — Mort du prince de Vaudémont; du duc de Popoli à Madrid, et sa dépouille. — Mort et caractère de M. Le Hacquais. — Obsèques de Madame à Saint-Denis. — Mort, famille, caractère, obsèques de Mme la Princesse. — Biron, Lévi et La Vallière faits et reçus ducs et pairs à la majorité. — Majorité du roi. — Lit de justice. — Il visite les princesses belle-fille, filles, même la soeur de feu Mme la Princesse, et point ses petites-filles, quoique princesses du sang. — Conseil de régence éteint. — Forme nouvelle du gouvernement. — Survivance de la charge de secrétaire d'État de La Vrillière à son fils. — Mariage secret du comte de Toulouse avec la marquise de Gondrin. — Fin de la peste de Provence, et le commerce universellement rétabli. — Mlle de Beaujolais remise à la frontière par le duc de Duras au duc d'Ossone, et reçue par Leurs Majestés Catholiques, etc., à une journée de Madrid, où il se fait de belles fêtes. — Le chevalier d'Orléans, grand prieur de France, et le comte de Bavière, bâtard de l'électeur, faits grands d'Espagne. — Explication des diverses sortes d'entrées chez le roi, et du changement et de la nouveauté qui s'y fit. — Rétablissement des rangs et honneurs des bâtards, avec des exceptions peu perceptibles, dont ils osent n'être pas satisfaits. — Cardinal Dubois éclate sans mesure contre le P. Daubenton. — Cause de cet éclat sans retour. — Mort du prince de Courtenay. — Détails des troupes et de la marine rendus aux secrétaires d'État. — Duc du Maine conserve ceux de l'artillerie et des Suisses, et y travaille chez le cardinal Dubois. — Maulevrier arrivé de Madrid, où Chavigny est chargé des affaires, sans titre. — Mariage de Maulevrier-Colbert avec Mlle d'Estaing, et du comte de Peyre avec Mlle de Gassion. — Mort de la princesse de Piémont (palatine Soultzbach); du duc d'Aumont; de Beringhen, premier écuyer du roi; de la marquise d'Alègre; de Mme de Châteaurenaud et de Mme de Coëtquen, soeur de Noailles; du fils aîné du duc de Lorraine. — Cardinal Dubois préside à l'assemblée du clergé. — La Jonchère à la Bastille. — Le Blanc exilé. — Breteuil secrétaire d'État de la guerre. — Cause singulière et curieuse de sa fortune. — Son caractère.

Cette année [1723], dont la fin est le terme que j'ai prescrit à ces Mémoires, n'aura ni la plénitude ni l'abondance des précédentes. J'étais ulcéré des nouveautés du sacre; je voyais s'acheminer le complet rétablissement de toutes les grandeurs des bâtards, j'avais le coeur navré de voir le régent à la chaîne de son indigne ministre, et n'osant rien sans lui ni que par lui; l'État en proie à l'intérêt, à l'avarice, à la folie de ce malheureux sans qu'il y eût aucun remède. Quelque expérience que j'eusse de l'étonnante faiblesse de M. le duc d'Orléans, elle avait été sous mes yeux jusqu'au prodige lorsqu'il fit ce premier ministre après tout ce que je lui avais dit là-dessus, après ce qu'il m'en avait dit lui-même, enfin de la manière incroyable à qui ne l'a vu comme moi, dont je l'ai raconté dans la plus exacte vérité. Je n'approchais plus de ce pauvre prince à tant de grands et utiles talents enfouis, qu'avec répugnance; je ne pouvais m'empêcher de sentir vivement sur lui ce que les mauvais Israélites se disaient dans le désert sur la manne: Nauseat anima mea super cibum istum levissimum. Je ne daignais plus lui parler. Il s'en apercevait, je sentais qu'il en était peiné; il cherchait à me rapprocher, sans toutefois oser me parler d'affaires que légèrement et avec contrainte, quoique sans pouvoir s'en empêcher. Je prenais à peine celle d'y répondre, et j'y mettais fin tout le plus tôt que je le pouvais; j'abrégeais et je ralentissais mes audiences; j'en essuyais les reproches avec froideur. En effet, qu'aurais je eu à dire ou à discuter avec un régent qui ne l'était plus, pas même de soi, bien loin de l'être du royaume, où je voyais tout en désordre.

Le cardinal Dubois, quand il me rencontrait, me faisait presque sa cour. Il ne savait par où me prendre. Les liens de tous les temps et sans interruption étaient devenus si forts entre M. le duc d'Orléans et moi, que le premier ministre, qui les avait sondés plus d'une fois, n'osait se flatter de les pouvoir rompre. Sa ressource fut d'essayer de me dégoûter par imposer à son maître une réserve à mon égard qui nous était à tous deux fort nouvelle, mais qui lui coûtait plus qu'à moi par l'habitude, et j'oserai dire par l'utilité qu'il avait si souvent trouvée dans cette confiance, et moi je m'en passais plus que volontiers, dans le dépit de n'en pouvoir espérer aucun fruit ni pour le bien de l'État, ni pour l'honneur et l'avantage de M. le duc d'Orléans, totalement livré à ses plaisirs de Paris, et au dernier abandon à son ministre. La conviction de mon inutilité parfaite me retira de plus en plus, sans avoir jamais eu le plus léger soupçon qu'une conduite différente pût m'être dangereuse, ni que, tout faible et tout abandonné que fût le régent au cardinal Dubois, celui-ci pût venir à bout de me faire exiler comme le duc de Noailles et Canillac, ni de me faire donner des dégoûts à m'en faire prendre le parti. Je demeurai donc dans ma vie accoutumée, c'est-à-dire ne voyant jamais M. le duc d'Orléans que tête à tête, mais le voyant peu à peu, toujours plus de loin en plus loin, froidement, courtement, sans ouvrir aucun propos d'affaires, les détournant même de sa part quand il en entamait, et y répondant de façon à les faire promptement tomber. Avec cette conduite et ces vives sensations, on voit aisément que je ne fus de rien, et que ce que j'aurai à raconter de cette année sentira moins la curiosité et l'instruction de bons et de fidèles Mémoires, que la sécheresse et la stérilité des faits répandus dans des gazettes.

L'abbé de Dangeau mourut au commencement de cette année, à quatre-vingts ans. Il en a été [assez] parlé d'avance à l'occasion de la mort de son frère aîné, pour n'avoir rien à y ajouter. Il n'avait qu'une abbaye et un joli prieuré à Gournay-sur-Marne, qui lui faisait une très agréable maison de campagne à la porte de Paris, aussi bon homme et aussi fade que son frère.

Le prince de Vaudemont mourut presque en même temps, à quatre-vingt-quatre ans, à Commercy, où il s'était comme retiré depuis la mort du feu roi, venant rarement et courtement à Paris, et n'allant guère plus souvent ni plus longuement à Lunéville. Il a tant et si souvent été parlé de la naissance, de la famille, de la fortune, des perfidies, des cabales de cet insigne Protée, que je ne m'y étendrai pas ici. Ses chères nièces lui allaient tenir compagnie tous les ans, longtemps, surtout depuis que l'aînée, tombée des nues par la mort de Monseigneur, puis par celle du roi, s'était fait une planche, après le naufrage, de l'abbaye de Remiremont, qu'elle avait su obtenir fort -peu après la mort de Monseigneur. La princesse d'Espinoy recueillit l'immense héritage de ce cher oncle, excepté Commercy, qui revint au duc de Lorraine, qui renvoya à l'empereur le collier de la Toison, que Vaudemont avait de Charles II.

Le duc de Popoli, duquel j'ai aussi tant parlé, mourut à Madrid quelques jours après. Le duc de Bejar eut sa place de majordome-major du prince des Asturies, et le duc d'Atri, frère du cardinal Acquaviva, eut sa compagnie italienne des gardes du corps. Le duc de Popoli avait soixante-douze ans, et il était chevalier du Saint-Esprit et de la Toison d'or. Ce fut une perte pour la cabale italienne, et un gain pour les Espagnols et pour les honnêtes gens. Son fils, dont j'ai aussi beaucoup parlé, trouva un prodigieux argent comptant et force pierreries, qu'il ne tarda pas à manger, ni à se ruiner ensuite. Il fit aussitôt après sa couverture de grand d'Espagne.

Un plus honnête homme qu'eux les suivit de près, mais d'une condition si différente que je n'en parlerais pas ici sans la singularité de ses vertus; et que je l'ai fort connu à Pontchartrain. Il s'appelait Le Hacquais, et par corruption M. des Aguets, conseiller d'honneur à la cour des aides, après y avoir été longtemps avocat général avec la plus grande réputation de droiture et la première d'éloquence, avec une capacité profonde et une facilité surprenante à parler et à écrire. Il était plein d'histoire et de belles-lettres, de goût le plus délicat, du sel le plus fin et du tour le plus singulier et le plus agréable. Il avait la conversation charmante, naturelle, pleine de traits; il était modeste, poli, respectueux, et jamais ne montrait la moindre érudition. La galanterie et l'amour de la chasse les avait unis le chancelier de Pontchartrain et lui dans leur jeunesse; leurs coeurs ne s'étaient jamais désunis depuis. Il était de tous les voyages de Pontchartrain, aussi aimé de la chancelière, de toute la famille et de tous les amis qu'il l'était du chancelier, et il était là dans un air de considération infinie, et y chassait, tant qu'il pouvait, à tirer à pied et à cheval, et à courre le renard avec le chancelier. Il était extrêmement sobre et simple en tout. Ses vers galants autrefois, et sur toutes sortes de sujets, étaient pleins de pensées, de tour, de traits et de justesse. Il y avait longtemps, quand je le connus à Pontchartrain, qu'il était convenu fort homme de bien et même pénitent. Ce changement lui avait tellement fermé la bouche que le chancelier l'appelait son muet, et on y perdait infiniment. Quand il faisait tant que de dire quelque chose, c'était toujours avec un sel et une grâce qui ravissait. Je lui disais souvent que j'avais envie de le battre jusqu'à ce qu'il se mit à parler. Il ne fut jamais marié, fort solitaire et sauvage depuis sa grande piété, et mourut avec peu de bien, duquel il ne s'était jamais soucié, à quatre-vingt-quatre ans, regretté de beaucoup d'amis, et avec une réputation grande et rare.

Les obsèques de Madame se firent à Saint-Denis, le 13 février. Mlles de Charolais, de Clermont et de la Roche-sur-Yon, firent le deuil, menées par M. le duc de Chartres, M. le duc et M. le comte de Clermont. Les cours supérieures y assistèrent. L'archevêque d'Albi (Castries) officia, et l'évêque de Clermont (Massillon) fit l'oraison funèbre, qui fut belle.

Mme la Princesse suivit Madame de près. Elle mourut à Paris, le 23 février, à soixante-quinze ans. Elles étaient filles des deux frères et fort unies, petites-filles de l'électeur palatin, gendre de Jacques Ier, roi de la Grande-Bretagne, qui, pour s'être voulu faire roi de Bohème, perdit tous ses États et sa dignité électorale, et mourut proscrit en Hollande. Son fils aîné fut enfin rétabli, mais dernier électeur, ce que Madame, qui était sa fille, rie pardonna jamais à la branche de Bavière. Édouard, frère puîné de l'électeur rétabli, épousa Anne Gonzague, dite Clèves, dont il eut la princesse de Salm, femme du gouverneur de l'empereur Joseph, et ministre d'État de l'empereur, Léopold, Mme la Princesse, et la duchesse d'Hanovre ou de Brunswick, mère de l'impératrice Amélie, épouse de l'empereur Joseph. Cette Anne Gonzague se rendit illustre par son esprit et sa conduite, et par sa grande cabale pendant les troubles de la minorité du feu roi, devint jusqu'à sa mort la plus intime et confidente amie du célèbre prince de Condé, qu'elle servit plus utilement que personne, de sorte qu'ils marièrent ensemble leurs enfants. Elle était soeur de la reine Marie, deux fois reine de Pologne, aimée et admirée partout par son esprit, ses talents de gouvernement et tous les agréments possibles, que la reine mère et le cardinal de Richelieu empêchèrent Monsieur, Gaston, de l'épouser.

Mme la Princesse eut des biens immenses. Elle était laide, bossue, un peu tortue, et sans esprit, mais douée de beaucoup de vertu, de piété, de douceur et de patience, dont elle eut à faire un pénible et continuel usage tant que son mariage dura, qui fut plus de quarante-cinq ans. Devenue veuve, elle bâtit somptueusement le Petit-Luxembourg, assez vilain jusqu'alors, l'orna et le meubla de même; mais quand on l'allait voir, on entrait par ce qui s'appelle une montée, dans une vilaine petite salle à manger, au coin de laquelle était une porte qui donnait dans un magnifique cabinet, au bout de toute l'enfilade de l'appartement, qu'on ne voyait jamais. Toutes les cérémonies dues à son rang furent observées au Petit-Luxembourg, où elle mourut, mais il n'y fut pas question de la garde de son corps par des dames. Cette entreprise, tentée précédemment, n'avait pu réussir; les princes du sang enfin s'en étaient dépris. Elle fut portée en cérémonie aux Carmélites de la rue Saint-Jacques, où elle fut enterrée. Caylus, évêque d'Auxerre, y fit la cérémonie. J'ai rangé ici cette mort pour ne pas interrompre ce qui va suivre.

La majorité approchait et mettait bien des gens en mouvement. M. le duc d'Orléans se laissa entendre qu'il pourrait faire duc et pair le marquis de Biron, son premier écuyer. Cette notion en réveilla d'autres. Le prince de Talmont, qui à son mariage avait escroqué le tabouret au feu roi par surprise, et qui ne pouvait espérer de le transmettre à son fils, n'oublia rien pour être fait duc et pair. Madame et lui étaient enfants des deux soeurs, titre qui, joint à sa naissance, le lui faisait espérer de M. le duc d'Orléans: toutefois il n'y put réussir. La princesse de Conti, dont la passion pour l'élévation de La Vallière son cousin germain, était extrême, se mit à tourmenter M. le duc d'Orléans, qui, à ce qu'il me dit, avait donné au fils de La Vallière la survivance de son gouvernement de Bourbonnais pour être quitte avec la princesse de Conti, et lui fermer la bouche sur toute autre demande, mais il n'eut pas la force de résister. Je réussis aussi, quoique avec grande peine, pour le marquis de Lévi, gendre du feu duc de Chevreuse. Ainsi ces trois furent déclarés en cet ordre: Biron, Lévi et La Vallière. Les deux premiers, toto coelo distants du troisième, avaient eu chacun un duché-pairie dans sa maison, et Lévi avait vu éteindre celui de Ventadour depuis peu d'années. À l'égard de celui de Biron, j'admirai avec indignation l'effronterie et l'impudence avec laquelle la femme de Biron osait tirer un titre de prétention de l'extinction du duché-pairie de Biron. Biron et Lévi passèrent sans grand murmure par leur naissance et leurs services; mais La Vallière qu'on aimait d'ailleurs excita les clameurs publiques, au point que M. le duc d'Orléans en fut honteux.

Le 19 février, le roi reçut à Versailles les respects de M. le duc d'Orléans et de toute la cour sur sa majorité, et déclara les trois nouveaux ducs et pairs. Le lendemain il vint en pompe, après dîner, à Paris aux Tuileries, et le 22 il alla au parlement tenir son lit de justice pour la déclaration de sa majorité, et y fit recevoir les trois nouveaux ducs et pairs. La séance finit par l'enregistrement d'un nouvel édit contre les duels, qui redevenaient communs. Le 23, le roi reçut aux Tuileries les harangues des compagnies supérieures et autres corps qui ont accoutumé d'haranguer. Le 24, il alla voir Mme la Duchesse et les deux filles de Mme la Princesse, morte la veille. On vit avec surprise qu'il alla voir aussi la duchesse de Brunswick, sa soeur. Ses visites s'y bornèrent; elles ne s'étendirent pas jusqu'aux princes et princesses du sang, petits-enfants de Mme la Princesse. Enfin, le 25, il retourna à Versailles avec la même pompe qu'il en était venu.

Le conseil de régence prit fin. Le conseil d'État ne fut composé que de M. le duc d'Orléans, M. le duc de Chartres, M. le Duc, du cardinal Dubois et de Morville, secrétaire d'État jusqu'alors sans fonction, à qui le cardinal Dubois remit sa charge de secrétaire d'État avec le département des affaires étrangères. Maurepas, secrétaire d'État, jusqu'alors sous la tutelle de La Vrillière, son beau-père, commença à faire sa charge de secrétaire d'État avec le département de la marine. La Vrillière demeura comme il était sous le feu roi; mais il ne remit qu'un peu après le détail de Paris et de la maison du roi à son gendre, qui étaient de son département, et Le Blanc demeura secrétaire d'État avec le département de la guerre pour ne pas y rester longtemps. Le conseil des finances, les mêmes, excepté Morville, et de plus Armenonville, garde des sceaux, Dodun, contrôleur général, et les deux conseillers d'État au conseil royal des finances. Le maréchal de Villeroy, chef de ce conseil, était exilé à Lyon. Le conseil des dépêches était composé de M. le duc d'Orléans, des deux princes du sang, du cardinal Dubois et des quatre secrétaires d'État. Ainsi tout cet extérieur, aux princes du sang près, reprit tout celui du temps du feu roi. On consola La Vrillière de son déchet par la survivance de sa charge de secrétaire d'État à son fils.

Il y avait assez longtemps que le comte de Toulouse avait pris beaucoup de goût pour la marquise de Gondrin aux eux de Bourbon, où ils s'étaient rencontrés et fort vus. Elle était soeur du duc de Noailles qu'il n'aimait ni n'estimait, et veuve avec deux fils du fils aîné de d'Antin, avec qui il avait toujours eu beaucoup de commerce et de liaisons de convenance et de bienséance, parce qu'ils étoient tous deux fils de Mme de Montespan. Mme de Gondrin avait été dame du palais sur la fin de la vie de Mme la Dauphine, jeune, gaie et fort Noailles; la gorge fort belle, un visage agréable, et n'avait point fait parler d'elle. L'affaire fut conduite au mariage dans le dernier secret. Pour le mieux cacher, le comte de Toulouse prit le moment de la séance du lit de justice de la majorité, dont il s'excluait, parce que les bâtards ne traversaient plus le parquet, et à cause de cela n'allaient point au parlement, ni le cardinal de Noailles non plus à cause de sa pourpre qui y aurait cédé aux pairs ecclésiastiques. La maréchale de Noailles alla seule avec sa fille à l'archevêché, où le comte de Toulouse se rendit en même temps seul avec d'O, où le cardinal de Noailles leur dit la messe et les maria dans sa chapelle, au sortir de laquelle chacun s'en retourna comme il était venu. Rien n'en transpira, et on fut longtemps sans en rien soupçonner, d'autant que le comte de Toulouse avait toujours paru fort éloigné de se marier.

En ce même temps la peste qui avait si longtemps désolé la Provence y fut tout à fait éteinte, et tellement que les barrières furent levées, le commerce rétabli, et les actions de grâces publiquement célébrées dans toutes les églises du royaume, et au bout de peu de mois le commerce entièrement rouvert avec tous les pays étrangers.

Mlle de Beaujolais fut remise à la frontière par le duc de Duras, qui commandait la Guyenne et qui en eut la commission, au duc d'Ossone, qui avait celle du roi d'Espagne pour la recevoir, et qui commandait le détachement de la maison du roi d'Espagne envoyé au-devant d'elle. La duchesse de Duras la remit à la comtesse de Lemos, sa camarera-mayor, dont j'ai parlé plus d'une fois, et dont la complaisance d'accepter cette place surprit fort toute la cour d'Espagne. Aucun Français ni Française ne passa en Espagne avec Mlle de Beaujolais. Elle trouva Leurs Majestés Catholiques, le prince et la princesse des Asturies à Buytrago, à une journée de Madrid, qui lui présentèrent don Carlos à la descente de son carrosse. Ils allèrent tous le lendemain à Madrid, où il y eut beaucoup de fêtes. Le chevalier d'Orléans, grand prieur de France, y était arrivé sept ou huit jours auparavant, et il fut fait grand d'Espagne. Bientôt après il fit sa couverture, et s'en revint aussitôt après avoir rempli l'objet de son voyage. L'électeur de Bavière, qui avait si bien servi les deux couronnes, et à qui il en avait coûté si cher, crut, sur cet exemple, pouvoir demander la même grâce au roi d'Espagne, fils de sa soeur, pour son bâtard le comte de Bavière, qui était dans le service de France.

M. le duc d'Orléans, qui méprisait tout et qui faisait litière de tout, avait peu à peu accordé à qui avait voulu, sans choix ni distinction aucune, les grandes entrées chez le roi, aux uns les grandes, les premières entrées aux autres, et les avait rendus si nombreux que c'était un peuple dont la foule ôtait toute distinction, et ne pouvait qu'importuner beaucoup le roi. Le cardinal Dubois, qui ne buttait pas moins à se rendre maître de l'esprit du roi, qu'il avait fait à dominer M. le duc d'Orléans, voulut éloigner de tout moyen de familiarité avec le roi tous ceux qu'il pourrait, et se la procurer en même temps tout entière. Il saisit donc les premiers moments qui suivirent la majorité pour faire aux entrées le changement qu'il projetait sous prétexte d'y remettre l'ordre et de soulager le roi d'une foule importune dans les moments de son particulier. Pour mieux entendre le manége du cardinal Dubois là-dessus, il faut expliquer auparavant ce que c'était que les entrées chez le feu roi, l'ordre qui y était observé, et combien elles étaient précieuses et rares. Je n'ai fait qu'en dire un mot à l'occasion de celles que le feu roi lui donna: les premières à MM. de Charost, père et fils, et les grandes, longtemps depuis, aux maréchaux de Boufflers et de Villars.

Il y avait chez le feu roi trois sortes d'entrées fort distinguées, deux autres fort agréables, une dernière qui était comme entre les mains du premier gentilhomme de la chambre en année. La première sorte s'appelait les grandes entrées. Les charges qui les donnaient sont celles de grand chambellan, des quatre premiers gentilshommes de la chambre en année ou non, de grand maître de la garde-robe et du maître de la garde-robe en année. Sans charge elles furent toujours très rares, et une grande récompense ou un grand effet de faveur; je ne les ai vues qu'aux bâtards et aux maris des bâtardes, même des filles des bâtardes. De gens de la cour, le duc de Montausier pour avoir été gouverneur de Monseigneur, le premier maréchal de La Feuillade et le duc de Lauzun, qui en a joui seul sans charge bien des années jusqu'à la mort du roi. L'autre sorte d'entrées n'était que par les derrières. Ceux qui les avaient n'entraient jamais par devant, ni n'en jouissaient dans la chambre du roi à son lever, à son coucher; ou quand ils y voulaient venir, ils n'entraient qu'avec toute la cour. Ils venaient donc par le petit degré de derrière qui donnait dans les cabinets du roi, ou par les portes de derrière des cabinets qui donnaient dans la galerie ou dans le grand appartement, et entraient ainsi sans être vus dans les cabinets du roi à toutes heures, hors celles du conseil, ou d'un travail particulier du roi avec un de ses ministres. C'est ce que n'avaient point les grandes entrées ni aucune autre. Celles de derrière se trouvaient quand bon leur semblait dans le cabinet du roi après le lever, où, pendant un quart d'heure et plus, le roi donnait l'ordre de sa journée, parmi tous ceux qui avaient des entrées; mais l'ordre donné, tout sortait du cabinet, excepté les entrées des derrières qui demeuraient jusqu'à la messe, et cela était souvent assez long.

Les soirs, entre le souper et le coucher du roi, ces entrées de derrière avaient la liberté d'être dans le cabinet où le roi se tenait avec ses bâtards, ses bâtardes et leurs enfants ou gendres, ou Monseigneur, les fils de France, Mmes les duchesses de Bourgogne et de Berry; et après la mort de Mme la duchesse de Bourgogne, devenue Dauphine, Madame fut enfin admise. Ceux qui avaient ces entrées étaient les fils de France, les princesses qui viennent d'être nommées et qui entraient par devant avec le roi. Tout le reste entrait et sortait par derrière: c'étaient les bâtards, les bâtardes, leurs gendres, petits-gendres et leurs enfants et petits-enfants. À cette entrée d'après souper M. le Duc, gendre du roi, et M. le prince de Conti, gendre de Mme la Duchesse, et qui ne l'avaient eue que comme tels à leur mariage, entraient et sortaient seuls par devant avec le roi. Le reste de ceux qui avaient ces entrées de derrière ne les avaient que par leurs emplois. C'étaient Mansart, puis d'Antin qui avaient les bâtiments, Montchevreuil et d'O, comme ayant été gouverneurs des deux bâtards: Chamarande, qui avait eu la survivance, de son père, de premier valet de chambre. Le reste n'était que des principaux valets, lesquels avaient aussi les grandes entrées. Ce qui distinguait ces grandes entrées des premières entrées était le premier petit lever où les grandes entrées voyaient le roi au lit et sortir de son lit, avaient toutes les autres entrées excepté celles de derrière, mais pouvaient aussi entrer à toute heure dans le cabinet du roi, quand il n'y avait point de travail de ministre, lorsqu'ils avaient quelque chose à dire au roi de pressé, ce qui n'était pas permis à d'autres. Les premières entrées avaient, exclusivement aux entrées inférieures, un second petit lever fort court, et le petit coucher auquel il n'y avait point de différence ides grandes entrées à celles-ci, qui en sortaient ensemble.

Longtemps avant la mort du roi, à l'occasion d'une longue goutte qu'il avait eue, il avait supprimé le grand coucher, c'est-à-dire, que la cour ne le voyait plus depuis la sortie de son souper. Ainsi tout le coucher était devenu petit coucher réservé aux grandes entrées et aux premières. Quand le roi était incommodé, ces grandes entrées avaient leurs privances et leurs distinctions au-dessus des premières, comme celles-ci en avaient au-dessus des entrées inférieures, qui en avaient aussi, mais peu perceptibles sur le reste de la cour. Dans ces cas d'incommodité, les entrées des derrières entraient par les derrières dans les cabinets, et de là dans la chambre du roi, en de certains moments rompus, et en sortaient de même. Ceux qui avaient les premières entrées que j'ai vus, étaient le maître de la garde-robe qui n'était point en année, le précepteur et les sous-gouverneurs de Monseigneur et des princes ses fils, ou qui l'avaient été. Il n'y avait que ceux-là par charge. Des autres, M. le Prince qui les avait eues seulement au mariage de M. son fils avec la fille aînée du roi et de Mme de Montespan, le maréchal de Villeroy, comme fils du gouverneur du roi, le duc de Béthune, lorsqu'il quitta sa compagnie des gardes du corps, Beringhen, premier écuyer, Tilladet, parce qu'il avait été maître de la garde-robe avant d'avoir eu les Cent-Suisses; enfin, les deux lecteurs du roi, que je ne compte pas, quoique par charge, parce qu'elles n'ont rien que ces premières entrées qui les fasse compter pour quelque chose, et qu'excepté Dangeau qui en acheta une uniquement pour avoir ces entrées, et qui perça, tous les autres ont été des gens de fort peu de chose. Viennent après les entrées de la chambre et celles du cabinet. Toutes les charges chez le roi ont ces deux entrées, et tous les princes du sang comme tels, ainsi que les cardinaux. Fort peu d'autres gens de la cour sans charges les pont obtenues.

Celles de la chambre consistent à entrer au lever du roi un moment avant le reste de la cour, quelquefois pour un instant, quand le roi prenait un bouillon les jours de médecine, ou de quelque légère incommodité, privativement au reste de la cour.

Celles du cabinet, qui appartiennent aux charges principales et secondes, et à fort peu d'autres courtisans, mais aussi aux princes du sang et aux cardinaux, n'étaient que pour entrer après le lever dans le cabinet du roi à l'heure qu'il donnait l'ordre pour la journée, et rien plus.

Enfin la dernière entrée, dont le premier gentilhomme de la chambre en année disposait, était lorsque le roi allant à la chasse ou se promener, venait prendre une chaussure et un surtout. L'huissier allait nommer au premier gentilhomme de la chambre en année les personnes de quelque distinction qui étaient à la porte et qui désiraient entrer. Le premier gentilhomme de la chambre ne nommait au roi que celles qu'il voulait favoriser, qu'il faisait entrer, et de même au retour du roi. C'est ce qui s'appelait le botter et le débotter. À Marly y entrait qui voulait indépendamment du premier gentilhomme de la chambre, mais non ailleurs.

On voit ainsi l'ordre de toutes ces entrées, et combien précieuses et rares étaient les grandes et celles des derrières, même les premières entrées qui donnaient lieu à faire une cour facile et distinguée, et à parler au roi à son aise et sans témoins, car les gens de ces entrées s'écartaient dès que l'un d'eux s'approchait pour parler au roi, qui était si difficile à accorder des audiences au reste de sa cour.

Le cardinal Dubois, dans son nouveau projet, commença par faire rendre les brevets des grandes et des premières entrées à ceux qui en avaient obtenu. Il n'en excepta que le maréchal de Berwick pour les grandes, qu'il ménageait, pour l'éloigner en lui faisant accepter l'ambassade d'Espagne, et Belle-Ile pour les premières, qu'il voulait tromper jusqu'au bout pour le perdre avec Le Blanc, et il fut la dupe de l'un et de l'autre. Berwick ne fut point en Espagne. Belle-Ile, après un long et dur séjour à la Bastille, puis en exil à Nevers, revint à la cour faire la plus prodigieuse fortune, et tous deux conservèrent leurs entrées. Tous les autres les perdirent, hors le très peu de ceux qui restaient et qui les avaient du feu roi. Je fus du nombre des supprimés, et M. le duc d'Orléans le souffrit. Je renvoyai mon brevet dès qu'il me fut redemandé, sans daigner m'en plaindre, ni en dire un mot au cardinal Dubois, ni à M. le duc d'Orléans que j'aurais fort embarrassé. Les entrées, excepté ces deux, demeurèrent donc restreintes aux charges et à ce si peu d'autres qui les avaient du feu roi. Celles des derrières furent abolies, en donnant les grandes à d'Antin, à d'O et à Chamarande. Le cardinal Dubois en inventa de familières qui, du temps du feu roi, n'étaient que pour Monseigneur et les princes ses fils, Monsieur et M. le duc d'Orléans, le duc du Maine et le comte de Toulouse. Dubois les prit pour lui, et, pour faire moins crier, les étendit à tous les princes du sang, au duc du Maine, à ses deux fils et au comte de Toulouse. Elles donnèrent droit d'entrée à toute heure où était le roi quand il ne travaillait pas. Les princes du sang s'en trouvèrent extrêmement flattés, eux qui n'avaient que celles de la chambre. Jamais le feu prince de Conti n'en avait eu d'autres avec celles du cabinet. Et avant que le coucher du roi eût été retranché aux courtisans, j'ai vu bien des fois M. le Prince assis au-dehors de la porte du cabinet du roi, entre le souper et le coucher, et assis qui pouvait dans la même pièce que lui, en attendant le coucher du roi, tandis qu'en sa présence M. le Duc son fils, comme gendre du roi, entrait dans le cabinet, et n'en sortait qu'avec le roi, quand il venait se déshabiller pour son coucher. Ces entrées familières sont demeurées aux princes du sang et aux bâtards et batardeaux, et il ne sera pas facile désormais de les leur ôter par un roi qu'une familiarité si grande pourra facilement gêner et importuner beaucoup.

Tel fut le préparatif du rétablissement des bâtards et des enfants du duc du Maine dans tous les rangs, honneurs et distinctions dont ils jouissaient à la mort du roi. C'est ce qui fut fait par une déclaration du roi enregistrée au parlement, qui n'excepta que le droit de succession à la couronne, le nom et le titre de prince du sang qui leur fut de nouveau interdit, et le traversement du parquet, en sorte que d'ailleurs ils conservèrent en tout et partout l'extérieur de princes du sang, et en eurent aussi les mêmes entrées. C'était, ce semble, de quoi être plus que contents, après la dégradation qu'ils avaient, à tous égards, si justement essuyée. Ils ne le parurent point du tout, et Mme la duchesse d'Orléans encore moins qu'eux. Ils ne prétendaient à rien moins qu'aux trois points qu'ils tâchèrent d'obtenir par toutes sortes d'efforts, et à un quatrième qui était une extension illimitée à leur postérité. Dubois, qui n'osa choquer les princes du sang en des points si sensibles, n'osa les accorder. Son but était de se mettre bien avec les uns et les autres, et de les tenir ennemis pour les opposer et nager ainsi entre eux, appuyé selon l'occasion de ceux qui lui seraient les plus utiles, en faisant pencher la balance de leur côté. Nous fîmes nos protestations, dernière ressource des opprimés. Cet événement acheva de m'éloigner du cardinal et de M. le duc d'Orléans, auxquels, comme chose très inutile, je ne pris pas la peine d'en dire une seule parole. Personne de nous ne visita les bâtards sur ce rétablissement si honteux et si fort à pure perte pour M. le duc d'Orléans, après tout ce qui s'était passé.

En même temps le cardinal Dubois négociait avec le P. Daubenton, non seulement le retour des bonnes grâces du roi d'Espagne au maréchal de Berwick, mais l'agrément de Sa Majesté Catholique pour qu'il allât, ambassadeur du roi à Madrid. L'impossibilité du succès de cette entreprise, dont il ne m'avait confié que la moitié, ne l'avait pas rebuté, quoique je la lui eusse bien clairement exposée, tant il était pressé de se défaire de ce duc, dont l'estime, l'amitié, la familiarité pour lui de M. le duc d'Orléans lui était si importune, et duquel il ne pouvait se délivrer autrement. À l'occasion de la négociation du futur mariage de Mlle de Beaujolais, il avait promis une grosse abbaye à un frère que le P. Daubenton avait à Paris. Cette abbaye ne venait point, le cardinal en suspendait le don pour hâter le jésuite d'obtenir du roi d'Espagne ce qu'il avait si fort à coeur, et payait, en attendant, son frère d'espérances les plus prochaines. La négociation ne fut pas longue, le P. Daubenton manda nettement au cardinal qu'il n'avait pu y réussir, et qu'il n'avait jamais trouvé dans le roi d'Espagne une inflexibilité si dure ni si arrêtée. Le cardinal entra en furie, dans le dépit de ne savoir plus comment pouvoir éloigner le duc de Berwick. Le frère du P. Daubenton se présenta à lui pour insister sur l'abbaye promise; le cardinal l'envoya très salement promener, le traita comme un nègre, lui chanta pouille du P. Daubenton, lui déclara qu'il n'avait plus d'abbaye à espérer, lui défendit d'oser jamais paraître devant lui, et rompit tout commerce avec le P. Daubenton pour tout le reste de sa vie. On peut juger de l'effet de cette sortie sur un jésuite accoutumé aux adorations des ministres des plus grandes puissances, et aux ménagements directs de ces mêmes puissances. On en verra bientôt les funestes effets.

Je n'ai point su par quelle heureuse fantaisie, car le cardinal Dubois n'était rien moins que noble et bienfaisant, il avait pris en gré, du temps de la splendeur de Law, le vieux prince de Courtenay, qui n'avait pas de quoi vivre. Il lui avait procuré le payement de ses dettes, et plus de quarante mille livres de rentes au delà. Il n'en jouit que quelques années; il mourut à quatre-vingt-trois ans, en ce temps-ci, et laissa ce bien à son fils unique qu'il avait eu de [Marie] de Lamet; il avait eu un aîné tué à vingt-deux ans, sans alliance, étant mousquetaire au siège de Mons, comme il a été dit ici ailleurs. M. de Courtenay, après douze ans de veuvage, se remaria, en 1688, à la fille de Besançon, qu'on appelait M. Duplessis-Besançon, lieutenant général et gouverneur d'Auxonne, laquelle était veuve de M. Le Brun, président au grand conseil, dont il laissa une fille mariée au marquis de Beauffremont en 1712. On a vu ailleurs comment ce prince de Courtenay perdit la fortune que le cardinal Mazarin avait résolu de lui faire, en lui donnant une de ses nièces en mariage, et le faisant déclarer prince du sang. On y a vu aussi ce qu'est devenu son fils, en qui toute cette maison de Courtenay s'est éteinte, vraiment et légitimement de la maison royale, sans en avoir jamais pu être reconnu, quoiqu'elle n'en doutât pas, ni le feu roi non plus.

Fort tôt après la formation des conseils d'État, des finances et des dépêches, le cardinal Dubois ôta le détail de l'infanterie, de la cavalerie et des dragons à M. le duc de Chartres, au comte d'Évreux et à Coigny colonels généraux, et le rendit aux départements du secrétaire d'État de la guerre. Le comte de Toulouse retint encore quelque peu de temps celui de la marine; mais il le perdit enfin à très peu de chose près, comme les autres, et le vit passer au secrétaire d'État de la marine. Pour les Suisses et l'artillerie, tout fut rendu à cet égard, à peu de chose près, au duc du Maine, comme il l'avait du temps du feu roi, mais en allant travailler chez le cardinal Dubois sur ces deux matières.

Maulevrier revint en ce temps-ci d'Espagne, et fut médiocrement reçu. Il s'en alla tôt après montrer sa Toison dans sa province. Je n'entendis point parler de lui ni lui de moi, et n'en avons pas ouï parler depuis. Qui lui aurait dit alors qu'il deviendrait maréchal de France, il en aurait été pour le moins aussi étonné que le monde le fut quand le bâton lui fut donné. Chavigny demeura en Espagne sans titre, mais chargé des affaires en attendant un ambassadeur.

Un autre Maulevrier, mais qui était Colbert, et petit-fils du maréchal de Tessé, épousa une fille du comte d'Estaing, et le comte de Peyre une fille de Gassion, petite-fille du garde des sceaux Armenonville.

La princesse de Piémont mourut en couche à Turin, au bout d'un an de mariage. Elle n'avait pas vingt ans, et était fort belle. Elle était Palatine-Soultzbach.

Le duc d'Aumont, chevalier de l'ordre, mourut le 6 avril d'apoplexie, à cinquante-six ans. Il en a été assez parlé ici, suffisamment ailleurs, pour n'avoir plus rien à en dire. Son fils avait la survivance de sa charge et de son gouvernement. Beringhen, son beau-frère, ne le survécut pas d'un mois après une longue maladie. Il était premier écuyer du roi, et chevalier de l'ordre, et avait soixante et onze ans: homme d'honneur, de fort peu d'esprit, aimé et compté à la cour, estimé et fort bien avec le feu roi. Son fils avait la survivance de sa charge et de son petit gouvernement.

La marquise d'Alègre, dont j'ai eu occasion de parler ici quelquefois, mourut à soixante-cinq ans; dévote fort singulière, qui n'était pas sans esprit et sans vues. Elle avait été belle, on s'en apercevait encore. On a vu que ce fut elle qui me donna le premier éveil de toute la conspiration du duc et de la duchesse du Maine, sans rien nommer, dont son mari était tout du long, qui était fort bête et qui ne s'en doutait pas.

Deux soeurs du duc de Noailles moururent à un mois l'une de l'autre; Mme de Châteaurenaud à trente-quatre ans, et Mme de Coëtquen à quarante-deux ans. On n'avait jamais fait grand cas de l'une ni de l'autre dans leur famille, ni dans celle de leurs maris, ni dans le monde.

Le fils aîné du duc de Lorraine mourut de la petite vérole à dix-sept ans.

Le cardinal Dubois, que l'assemblée du clergé avait élu son premier président, et qui en fut fort flatté, suivait chaudement l'affaire de La Jonchère pour perdre Le Blanc qu'il y fit impliquer. Mme de Prie et M. le Duc ne s'y épargnèrent pas. Ce trésorier avait été mis à la Bastille et fort resserré, où il dit et fit à peu près ce qu'on voulut. Ainsi, toute l'affection, la confiance, tous les services publics et secrets que M. le duc d'Orléans avait reçus de Le Blanc ne purent tenir contre l'impétuosité de M. le Duc et du cardinal Dubois. Le Blanc eut ordre de donner la démission de sa charge de secrétaire d'État et de s'en aller sur-le-champ à quinze ou vingt lieues de Paris, à Doux, terre de Tresnel, son gendre, et sur-le-champ Breteuil, intendant de Limoges, fut fait secrétaire d'État de la guerre en sa place.

Cet événement affligea tout le monde. Jamais Le Blanc ne s'était méconnu. Il était poli jusque avec les moindres, respectueux: où il le devait et où ces messieurs ne le sont guère, obligeant et serviable à tous, gracieux et payant de raison jusque dans ses refus, expéditif, diligent, clairvoyant, travailleur fort capable; connaissant bien tous les officiers et tous ceux qui étoient sous sa charge. On peut dire que ce fut un cri et un deuil public sans ménagement, quoiqu'on sentit depuis quelque temps que la partie en était faite. Mais la surprise ne fut pas moins grande et générale de voir Breteuil en sa place, et être tiré pour cela d'une des dernières et des plus chétives intendances du royaume, dans un âge qui était encore fort peu avancé, sans avoir jamais vu ni ouï parler de troupes, de places ni de rien de ce qui appartient à la guerre, qui n'avait jamais eu ni travail ni application, et qui était de ces petits-maîtres étourdis de robe, qui ne s'occupait que de son plaisir. La cause longtemps secrète d'une telle fortune fut précisément le hasard de sa petite intendance.

Le cardinal Dubois était marié depuis longues années, par conséquent fort obscurément. Il paya bien sa femme pour se taire quand il eut des bénéfices; mais quand il pointa au grand il s'en trouva fort embarrassé. Sa bassesse ne lui laissait que les élévations ecclésiastiques, et il était toujours dans les transes que sa femme ne l'y fît échouer. Son mariage s'était fait dans le Limousin et célébré dans une paroisse de village. Nommé à l'archevêché de Cambrai, il prit le parti d'en faire la confidence à Breteuil et de le conjurer de n'oublier rien pour enlever les preuves de son mariage avec adresse et sans bruit.

Dans la posture où Dubois était déjà, Breteuil vit les cieux ouverts pour lui s'il pouvait réussir à lui rendre un service si délicat et si important. Il avait de l'esprit et il sut s'en servir. Il s'en retourna diligemment à Limoges, et, tôt après, sous prétexte d'une légère tournée pour quelque affaire subite, il s'en alla, suivi de deux ou trois valets seulement, ajustant son voyage de façon qu'il tomba à une heure de nuit, dans ce village où le mariage avait été célébré, alla descendre chez le curé faute d'hôtellerie, lui demanda familièrement la passade comme un homme que la nuit avait surpris, qui mourait de faim et de soif et qui ne pouvait aller plus loin. Le bon curé, transporté d'aise d'héberger M. l'intendant, prépara à la hâte tout ce qu'il put trouver chez lui, et eut l'honneur de souper tête à tête avec lui, tandis que sa servante régala les deux valets dont Breteuil se défit ainsi que de la servante pour demeurer seul avec le curé. Breteuil aimait à boire et y était expert. Il fit semblant de trouver le souper bon et le vin encore meilleur. Le curé, charmé de son hôte, ne songea qu'à le reforcer, comme on dit dans la province; le broc était sur la table; ils s'en versaient tour à tour avec une familiarité qui transportait le bon curé. Breteuil, qui avait son projet, en vint à bout, et enivra le bonhomme à ne pouvoir se soutenir, ni voir, ni proférer un mot. Quand Breteuil eut, en cet état, achevé de le bien noyer avec quelques nouvelles lampées, il profita de ce qu'il en avait tiré dans le premier quart d'heure du souper. Il lui avait demandé si ses registres étaient en bon ordre, et depuis quel temps, et sous prétexte de sûreté contre les voleurs, où il les tenait et où il en gardait les clefs, tellement que dès que Breteuil se fut bien assuré que le curé ne pouvait plus faire usage d'aucun de ses sens, il prit ses clefs, ouvrit l'armoire, en tira le registre des mariages qui contenait l'année dont il avait besoin, en détacha bien proprement la feuille qu'il cherchait, et malheur aux autres mariages qui se trouvèrent sur la même feuille, la mit dans sa poche, et rétablit le registre où il l'avait trouvé, referma l'armoire et remit les clefs où il les avait prises. Il ne songea plus après ce coup qu'à attendre le crépuscule du matin pour s'en aller; laissa le bon curé cuvant profondément son vin, et donna quelques pistoles à la servante.

Il s'en alla de là à Brive, chez le notaire, dont il s'était bien informé, qui avait l'étude et les papiers de celui qui avait fait le contrat de mariage, s'y enferma avec lui, et de force et d'autorité se fit remettre la minute du contrat de mariage. Il manda ensuite la femme, des mains de qui l'abbé Dubois avait su tirer l'expédition de leur contrat de mariage, la menaça des plus profonds cachots si elle osait dire jamais une parole de son mariage, et lui promit monts et merveilles en se taisant. Il l'assura de plus que tout ce qu'elle pourrait dire et faire serait en pure perte, parce qu'on avait mis ordre à ce qu'elle ne pût rien prouver, et à se mettre en état, si elle osait branler, de la faire condamner de calomnie et d'imposture, et la faire raser et pourrir dans la prison d'un couvent. Breteuil remit les deux importantes pièces à Dubois, qui l'en récompensa de la charge de secrétaire d'État quelque temps après.

La femme n'osa souffler. Elle vint à Paris après la mort de son mari. On lui donna gros sur ce qu'il laissait d'immense. Elle a vécu obscure, mais fort à son aise, et est morte à Paris plus de vingt ans après le cardinal Dubois, dont elle n'avait point eu d'enfants. Dubois à qui le cardinal son frère avait donné sa charge de secrétaire du cabinet du roi, et la charge des ponts et chaussées qu'avait le feu premier écuyer, et qui était bon et honnête homme, vécut toujours fort bien avec elle. Il était assez mauvais médecin de village dans son pays, lorsque son frère le fit venir à Paris quand il fut secrétaire d'État. Dans la suite, cette histoire a été sue, et n'a été désavouée ni contredite de personne.

CHAPITRE XIX. §

Bâtards de Montbéliard. — Mezzabarba, légat a latere à la Chine, en arrive à Rome avec le corps du cardinal de Tournon, et le jésuite portugais Magalhaens. — Succès de son voyage et de son retour. — Le roi à Meudon pour la convenance du cardinal Dubois, dont la santé commence visiblement à s'affaiblir. — Belle-Ile, Conches et Séchelles interrogés. — La Vrillière travaille à se faire duc et pair par une singulière intrigue. — Mort du marquis de Bedmar à Madrid. — Maréchal de Villars grand d'Espagne.

Ce fut dans ce temps-ci que le conseil aulique jugea à Vienne un procès dont je ne parle ici que par les efforts qui ont été faits vingt ans depuis pour revenir à cette affaire par la protection du roi et par la juridiction du parlement de Paris. Le dernier duc de Montbéliard avait passé sa vie avec un sérail, et n'avait point laissé d'enfants légitimes. Entre autres bâtards, il en laissa de deux femmes différentes, nés pendant la vie de son épouse légitime. Mais il prétendit les avoir épousées avec la permission de son consistoire, et les fit considérer comme telles dans son petit État. Toutes les faussetés et toutes les friponneries les plus redoublées et les plus entortillées furent employées pour soutenir la validité de ces prétendus mariages, et pour rendre légitimes, par conséquent, les Sponeck, sortis de l'une, et les Lespérance, sortis de l'autre. Il fit mieux encore, car pour mettre ces bâtards d'accord, qui se disputaient le droit à l'héritage, il maria le frère et la soeur qu'il avait eus de ces deux différentes maîtresses. Il donna sa prédilection à ces nouveaux mariés, leur assurant, autant qu'il fut en lui, sa succession; les fit reconnaître à Montbéliard comme les souverains futurs, et mourut bientôt après, leur laissant beaucoup d'argent comptant et de pierreries. Sponeck et sa femme se firent prêter serment et reconnaître souverains par leurs nouveaux sujets, et se mirent en possession de tout le petit État de Montbéliard. Le duc de Würtemberg, à qui il revenait, faute d'héritier légitime, les y troubla et s'adressa à l'empereur. Le Sponeck soutint son prétendu droit, et les Lespérance intervinrent, prétendant exclure le Sponeck et être seuls légitimes héritiers.

Après bien des débats, les uns et les autres furent déclarés bâtards, avec défense de porter le nom et les armes de Würtemberg et le titre de Montbéliard; les sujets de ce petit État déliés du serment qu'ils avaient prêté au Sponeck, obligés à la prêter au duc de Würtemberg envoyé en possession de tout le Montbéliard; et les lettres écrites par les Sponeck à l'empereur, renvoyées au Sponeck avec les armes de son cachet et sa signature biffées. Ils intriguèrent pour une révision, et y furent encore plus maltraités. Le voisinage de ce petit État de Montbéliard, qui confine à la Franche-Comté, leur fit implorer la protection du roi pour s'y maintenir. Ils trouvèrent Mme de Carignan, qui disposait fort alors de notre ministère, laquelle, pour de l'argent, entreprenait tout ce qu'on lui proposait. Elle les fit écouter, et, contre toute apparence de raison, renvoyer au parlement de Paris. M. de Würtemberg cria, on le laissa dire, et la poursuite et l'instruction ne s'en continuèrent pas moins. À la fin, l'empereur se plaignit, et demanda de quel droit le roi pouvait prétendre se mêler des affaires domestiques de l'Empire, et quelle juridiction pouvait avoir le parlement de Paris sur l'État d'un Allemand naturel, qui se prétendait prince de l'Empire, et dont le procès avait été jugé par le conseil aulique, tribunal de l'Empire, qui n'en connaissait point de supérieur à soi, beaucoup moins un tribunal étranger à l'Empire, tel que le parlement de Paris.

On essaya d'amuser l'empereur, mais il se fâcha si bien qu'on n'osa passer outre, et le parlement cessa d'y travailler. La chute du garde des sceaux Chauvelin, et d'autres circonstances qui décréditèrent Mme de Carignan, fit dormir cette affaire. Sponeck et sa femme, prouvée aussi sa soeur, s'étaient faits catholiques pour s'acquérir les prêtres et les dévots ; ils ne bougeaient de Saint-Sulpice, des jésuites et de tous les lieux de piété en faveur. C'étaient des saints, malgré l'inceste et le bien d'autrui qu'ils voulaient s'approprier comme que ce fût. Mais il fallait une grande protection pour remettre leur affaire en train. Ils la trouvèrent dans la maison de Rohan, qui avisa qu'en leur faisant gagner leur procès ils deviendraient conséquemment princes de la maison de Würtemberg, et qu'ils se déferaient pour rien d'une de leurs filles en la mariant au fils de cet inceste, en lui obtenant ici le rang de prince étranger. Ils y mirent tout leur crédit, et parvinrent à leur faire accorder des commissaires. Tous ces manéges eurent beaucoup de haut et de bas; les commissaires travaillèrent.

Cependant le duc de Würtemberg jeta les hauts cris, l'empereur se fâcha de nouveau, l'affaire au fond et en la forme était insoutenable; on ne voulut pas se brouiller avec l'empereur pour cette absurdité où le roi n'avait pas le plus petit intérêt d'État. Ils furent donc condamnés comme ils l'avaient été à Vienne, avec les mêmes clauses et défenses; et ils furent réduits à obtenir du duc de Würtemberg, au désir des arrêts du conseil aulique, une légère subsistance comme à des bâtards qu'il faut nourrir, et eux et les Lespérance, et le roi s'entremit auprès du duc de Würtemberg pour leur faire donner quelques terres les plus proches de la Franche-Comté. La douleur des vaincus fut grande, et celle de leurs protecteurs. Le Sponeck se rompit bientôt le cou en allant à Versailles, sa femme alla loger chez Mme de Carignan; et jusqu'à l'heure que j'écris, a l'audace, malgré tant d'arrêts, de porter tout publiquement le nom de princesse de Montbéliard, les armes de Würtemberg pleines à son carrosse, et se montre ainsi effrontément partout, avec deux tétons gros comme des timbales, et qui, avec sa dévotion, sont médiocrement couverts. Elle n'a qu'un fils qui, ne pouvant s'accommoder d'un état si bizarre et si différent de celui qu'il avait prétendu, s'est retiré dans une communauté. J'ai poussé ce récit fort au delà des bornes de ces Mémoires, pour montrer quel bon pays est la France à tous les escrocs, les aventuriers et les fripons, et jusqu'à quel excès l'impudence y triomphe.

En voici une autre d'une espèce différente. Le feu pape, irrité de la désobéissance des jésuites de la Chine, des souffrances et de la mort du cardinal de Tournon qu'il y avait envoyé son légat a latere, y avait envoyé de nouveau, avec le même caractère et les mêmes pouvoirs, le prélat Mezzabarba, orné du titre de patriarche d'Alexandrie. Il alla de Rome à Lisbonne pour y prendre les ordres et les recommandations du roi de Portugal, pour ne pas dire son attache, sous la protection duquel les jésuites travaillaient dans ces missions des extrémités de l'orient. Il fit voile de Lisbonne pour Macao où il fut retenu longtemps avec de grands respects avant de pouvoir passer à Canton. De Canton, il voulut aller à Pékin, mais il fallut auparavant s'expliquer avec les jésuites qui étaient les maîtres de la permission de l'empereur de la Chine, et qui ne la lui voulurent procurer qu'à bon escient. Il différa tant qu'il put à s'expliquer, mais il eut affaire à des gens qui en savaient autant que lui en finesses, et qui pouvaient tout, et lui rien que par eux. Après bien des ruses employées d'une part pour cacher, de l'autre pour découvrir, les jésuites en soupçonnèrent assez pour lui fermer tous les passages.

Mezzabarba avait tout pouvoir; mais pour faire exécuter à la lettre les décrets et les bulles qui condamnaient la conduite des jésuites sur les rits chinois, et pour prendre toutes les plus juridiques informations sur ce qui s'était passé entre eux et le cardinal de Tournon jusqu'à sa mort inclusivement. Ce n'était pas là le compte des jésuites. Ils n'avaient garde de laisser porter une telle lumière sur leur conduite avec le précédent légat, encore moins sur la prison où ils l'avaient enfermé à Canton à son retour de Pékin, et infiniment moins sur sa mort. Mezzabarba, en attendant la permission de l'empereur de la Chine pour se rendre à Pékin, voulut commencer à s'informer de ces derniers faits, et de quelle façon les jésuites se conduisaient à l'égard des rits chinois depuis les condamnations de Rome. Il n'alla pas loin là-dessus sans être arrêté. La soumission apparente et les difficultés de rendre à ces brefs l'obéissance désirée furent d'abord employées, puis les négociations tentées pour empêcher le légat de continuer ses informations, et pour le porter à céder à des nécessités locales inconnues à Rome, et qui ne pouvaient permettre l'exécution des bulles et des décrets qui les condamnaient. Les promesses de faciliter son voyage à la cour de l'empereur, et d'y être traité avec les plus grandes distinctions, furent déployées. On lui fit sentir que le succès de ce voyage, et le voyage même était entre leurs mains. Mais rien de ce qui était proposé au légat n'était entre les siennes. Il n'avait de pouvoir que pour les faire obéir, et il avait les mains liées sur toute espèce de composition et de suspension. Il en fallut enfin venir à cet aveu. Les jésuites, hors de toute espérance de retourner cette légation suivant leurs vues, essayèrent d'un autre moyen. Ce fut de resserrer le légat et de l'effrayer. Ce moyen eut un plein effet.

Le patriarche, se voyant au même lieu où le cardinal de Tournon avait cruellement péri entre les mains des mêmes qui lui en montraient de près la perspective, lâcha pied, et pour sauver sa vie et assurer son retour en Europe, consentit, non seulement à n'exécuter aucun des ordres dont il était chargé, et dont l'exécution, qu'il vit absolument impossible, faisait tout l'objet de sa légation, mais encore d'accorder, contre ses ordres exprès, par conséquent sans pouvoir, un décret qui suspendit toute exécution de ceux de Rome, jusqu'à ce que le saint-siège eût été informé de nouveau. De là, les jésuites prirent occasion d'envoyer avec lui à Rome le P. Magalhaens, jésuite portugais, pour faire au pape des représentations nouvelles, en même temps pour être le surveillant du légat depuis Canton jusqu'à Rome. À ces conditions les jésuites permirent au légat d'embarquer avec lui le corps du cardinal de Tournon, et de se sauver ainsi de leurs mains sans avoir passé Canton, et sans y avoir eu, lors même de sa plus grande liberté, qu'une liberté fort veillée et fort contrainte. Il débarqua à Lisbonne où, après être demeuré quelque temps, il arriva en celui-ci à Rome avec le jésuite Magalhaens et le corps du cardinal de Tournon qui fut déposé à la Propagande. Mezzabarba y rendit compte de son voyage, et eut plusieurs longues audiences du pape, où il exposa l'impossibilité qu'il avait rencontrée à son voyage au delà de Canton, premier port de la Chine à notre égard, et à réduire les jésuites à aucune obéissance. Il expliqua ce que, dans le resserrement où ils l'avaient tenu, il avait pu apprendre de leur conduite, du sort du cardinal de Tournon, enfin du triste état des missions dans la Chine; il ajouta le récit de ses souffrances, de ses frayeurs; et il expliqua comment, en s'opiniâtrant à l'exécution de ses ordres, il n'y aurait rien avancé que de causer l'éclat d'une désobéissance nouvelle, et à soi la perte entière de sa liberté, et vraisemblablement de sa vie, comme il était arrivé au cardinal de Tournon; qu'il n'avait pu échapper et se procurer son retour pour informer le pape de l'état des choses qu'en achetant cette grâce par la prévarication dont il s'avouait coupable, mais à laquelle il avait été forcé par la crainte de ce qui était sous ses yeux, et de donner directement contre ses ordres une bulle de suspension de l'exécution des précédentes, jusqu'à ce que le saint-siège, plus amplement informé, expliquât ce qu'il lui plaisait de décider.

Ce récit, en faveur duquel les faits parlaient, embarrassa et fâcha fort le pape. La désobéissance et la violence ne pouvaient pas être plus formelles. Il n'y avait point de distinction à alléguer entre fait et droit, ni d'explication à demander comme sur la condamnation d'un amas de propositions in globo et d'un autre amas de qualifications indéterminées. Il n'y avait pas lieu non plus de se récrier contre une condamnation sans avoir été entendus. La condamnation était claire, nette, tombait sur des points fixes et précis, longuement soutenus par les jésuites, et juridiquement discutés par eux et avec eux à Rome. Ils avaient promis de se soumettre et de se conformer au jugement rendu. Ils n'en avaient rien fait, leur crédit les avait fait écouter de nouveau, et de nouveau la tolérance dont il s'agissait avait été condamnée. Ils y étoient encore revenus sous prétexte qu'on n'entendait point à Rome l'état véritable de la question, qui dépendait de l'intelligence de la langue, des moeurs, de l'esprit, des idées et des usages du pays. C'est ce qui fit résoudre l'envoi de Tournon; et ce que Tournon y vit et y apprit, et ce qu'il tenta d'y faire, et qu'il y fit à la fin, empêcha son retour et son rapport, et celui de la plupart des ministres de sa légation.

Quelque bruit et quelque prodigieux scandale qui suivit de tels succès, les jésuites eurent encore le crédit d'éviter le châtiment, soumis, respectueux et répandant l'or à Rome dans la même mesure qu'ils en amassaient à la Chine et au Chili, au Paraguay et dans leurs principales missions, et à proportion de leur puissance et de leur audace à la Chine. Ce fut donc pour tirer les éclaircissements locaux qu'ils avaient bien su empêcher le cardinal de Tournon et la plupart des siens de rapporter en Europe, et finalement pour faire obéir le saint-siège, que Mezzabarba y fut envoyé. Il ne se put tirer d'un si dangereux pas qu'en la manière qu'on vient de voir, directement opposée à ses ordres. Mais que dire à un homme qui prouve un tel péril pour soi et une telle inutilité d'y exposer sa vie? Aussi ne sut-on qu'y répondre; mais la honte de le voir à Rome en témoigner l'impuissance, par le seul fait d'être revenu sans exécution, et forcé au contraire à suspendre tout ce qu'il était chargé de faire exécuter, rendit sa présence si pénible à supporter, qu'il ne lui en coûta pas seulement le chapeau promis pour le prix de son voyage, mais l'exil loin de Rome, où il vécut obscurément plusieurs années, et dans lequel il mourut.

Le pape, la très grande partie du sacré collège et de la cour romaine voulait faire rendre les plus grands honneurs à la mémoire du cardinal de Tournon; et le peuple, soutenu de plusieurs cardinaux et de beaucoup de gens considérables, le voulaient faire déclarer martyr. Les jésuites en furent vivement touchés. Ils sentirent tout le poids du contre-coup qui tomberait sur eux de ce qui se ferait en l'honneur du cardinal de Tournon. L'audace, poussée au dernier point de l'effronterie, leur en para l'affront. Ils insistèrent pour obtenir qu'après Mezzabarba, leur P. Magalhaens fût écouté à son tour.

Peu occupés de défendre les rits chinois, la désobéissance et les violences des jésuites de la Chine devant la congrégation de la Propagande, dont ils n'espéraient rien, ils voulurent aller droit au pape. Magalhaens y défendit les siens comme il put. Il se flattait peu de leur parer une condamnation nouvelle. Son grand but fut d'étouffer la mémoire du cardinal de Tournon et de sauver l'affront insigne des honneurs qu'on lui préparait. Le pape, gouverné par le cardinal Fabroni, leur créature et leur pensionnaire, qui les craignait à la Chine, où ils se moquaient de lui en toute sécurité, et qui s'en servaient si utilement en Europe, crut mettre tout à couvert en condamnant de nouveau les rites chinois et les jésuites, leurs protecteurs à la Chine, sous la plus grande peine, s'ils n'obéissaient pas enfin à ces dernières bulles, et sous les plus grandes menaces de s'en prendre au général et à la société en Europe, aux dépens de la mémoire du cardinal de Tournon, qui fut enfin enterré dans l'église de la Propagande sans aucune pompe. C'était tout ce que les jésuites s'étaient proposé. Contents au dernier point de voir tomber par là toute information de ce qui s'était passé à la Chine, à l'égard de la légation et de la personne du légat, après tout le bruit qui s'en était fait à Rome, ils se tinrent quittes à bon marché de la nouvelle condamnation du pape, moyennant que cette énorme affaire demeurât étouffée, que l'étrange succès de la légation de Mezzabarba restât tout court sans aucune suite, bien assurés qu'après de telles leçons données à ces deux légats a latere, il ne serait pas facile de trouver personne qui se voulût charger de pareille commission, non pas même pour la pourpre, qui n'avait fait qu'avancer la mort du cardinal de Tournon; et qu'à l'égard des condamnations nouvelles, ils en seraient quittes pour des respects, des promesses d'obéissance et des soumissions à Rome, et n'en continueraient pas moins à la Chine à s'en moquer et à les mépriser, comme ils avaient fait jusqu'alors. C'est en effet comme ils se conduisirent fidèlement à Rome et à la Chine, sans que Rome ait voulu ou su depuis quel remède y apporter.

Mais ce qui est incroyable est la manière dont le P. Magalhaens s'y prit pour conduire l'affaire à cette issue. Ce fut de demander hardiment au pape de retirer tous les brefs, ou bulles et décrets, qui condamnaient les rits chinois et la conduite des jésuites à cet égard et à l'égard de ces condamnations. Il fallait être jésuite pour hasarder une demande si impudente au pape, en personne, en présence du corps du cardinal de Tournon, et du légat Mezzabarba, et il ne fallait pas moins qu'être jésuite pour la faire impunément. Le pape fut encore plus effrayé qu'indigné de cette audace.

Il crut donc faire un grand coup de politique de les condamner de nouveau pour ne pas reculer devant ce jésuite, mais d'en adoucir le coup pour sa compagnie, en supprimant tout honneur à la mémoire du cardinal de Tournon, et se hâtant de le faire enterrer sans bruit dans l'église de la Propagande, où il était demeuré en dépôt, en attendant que les honneurs à rendre à sa mémoire et la pompe de ses obsèques eussent été résolus, qui furent sacrifiés aux jésuites, avec un scandale dont le pape ne fut pas peu embarrassé.

Le 11 juin le roi alla demeurer à Meudon. Le prétexte fut de nettoyer le château de Versailles, la raison fut la commodité du cardinal Dubois. Flatté au dernier point de présider à l'assemblée du clergé, il voulait jouir quelquefois de cet honneur. Il désirait aussi se trouver quelquefois aux assemblées de la compagnie des Indes; Meudon le rapprochait de Paris de plus que la moitié du chemin de Versailles, et lui épargnait du pavé. Ses débauches lui avaient donné des incommodités habituelles et douloureuses que le mouvement du carrosse irritait, et dont il se cachait avec grand soin. Le roi fit à Meudon une revue de sa maison où l'orgueil du premier ministre voulut se satisfaire; il lui en coûta cher. Il monta à cheval pour y jouir mieux de son triomphe, il y souffrit cruellement, et rendit son mal si violent qu'il ne put s'empêcher d'y chercher du secours. Il vit des médecins et des chirurgiens les plus célèbres, dans le plus grand secret, qui en augurèrent tous fort mal, et par la réitération des visites et quelques indiscrétions la chose commença à transpirer. Il ne put continuer d'aller à Paris qu'une fois ou deux au plus avec grande peine, et uniquement pour cacher son mal qui ne lui donna presque plus de repos.

En quelque état que fût le cardinal Dubois, ses passions ne l'occupaient pas moins que si son âge et sa santé lui eussent promis encore quarante années de vie. Les soins de s'enrichir et de se perpétuer la souveraine et unique puissance le tourmentaient avec la même vivacité. Il poussait donc l'affaire de La Jonchère à son gré, sous le prétexte de l'ardeur de M. le Duc à perdre Le Blanc et Belle-Ile; et Belle-Ile s'y trouva embarrassé par les dépositions de La Jonchère et de ses commis arrêtés avec lui. Conches, et Séchelles maître des requêtes, fort distingué dans son métier, ami intime de Le Blanc et de Belle-Ile, y furent aussi compris. Ils furent tous trois obligés à comparaître devant les commissaires des malversations, puis devant la chambre de l'Arsenal. Ils y furent interrogés plusieurs fois. Belle-Ile y déclara qu'allant servir sous le maréchal de Berwick dans le Guipuscoa et dans la Navarre espagnole, il avait donné ses billets de banque et ses actions à La Jonchère pour s'en servir, et lui rendre après en divers temps. Rien n'était moins répréhensible: on ne trouva rien de plus mal dans les deux autres. Cela piqua, mais ne fit qu'encourager la haine à chercher, à tâcher, à ne se point rebuter, et à les tenir cependant dans des filets, mais sans pouvoir encore aller plus loin ni les arrêter.

Une autre pratique s'était élevée depuis quelque temps dans les ténèbres, avec toute l'adresse et toute l'audace possible. La conduite de M. le duc d'Orléans persuadait aisément qu'il n'y avait rien, quelque étrange que fût ce qu'on se proposait, qui fût impossible avec la protection du cardinal Dubois, et rien encore, pour monstrueux qu'il fût, qu'on n'arrachât du premier ministre à la recommandation de l'Angleterre. Mme de La Vrillière, au bout de tant d'années de mariage, ne pouvait se consoler ni s'accoutumer à être Mme de La Vrillière. Elle le faisait sentir souvent à son mari. Il était glorieux autant et plus qu'il osait l'être; les fonctions que je lui avais procurées pendant la régence, qui l'y avaient rendu nécessaire à tout le monde, l'avaient achevé de gâter ; lui et sa femme n'imaginèrent rien moins que de se faire duc et pair; et voici comment ils s'y prirent. La comtesse de Mailly, mère de Mme de La Vrillière, était Saint-Hermine, et de Saintonge. Elle avait originairement beaucoup de parents calvinistes qui s'étaient retirés en divers temps dans les États de la maison de Brunswick, où des alliances de plusieurs d'eux avec les Olbreuse, de même pays qu'eux ou fort voisins, leur avaient fait espérer, puis obtenir la protection de la duchesse de Zell, de laquelle il a été parlé ailleurs. Personne n'ignorait le crédit qu'avait eu la baronne de Platten sur l'électeur d'Hanovre qui l'avait fait comtesse, et qu'elle en conservait encore quelques restes, quoique depuis longtemps une autre maîtresse l'eût supplantée, que l'électeur avait même attirée et élevée en dignité en Angleterre, depuis que lui-même y eut été prendre possession de la couronne de la Grande-Bretagne, à la mort de la reine Anne.

Schaub, ce Suisse dont ce prince s'était si longtemps servi à Vienne, ce drôle si intrigant, si rusé, si délié, si Anglais, si autrichien, si ennemi de la France, si confident du ministère de Londres, que nous avons si souvent rencontré dans ce qui a été donné ici, d'après M. de Torcy, sur les affaires étrangères, ce Schaub était ici chargé du vrai secret entre le ministère Anglais et le cardinal Dubois, sur lequel il avait su usurper tout pouvoir. Aussi était-il fort cultivé dans notre cour. M. et Mme de La Vrillière l'avaient fort attiré chez eux par cette raison, et Schaub, qui était fort entrant, et avide d'écumer partout où il pouvait espérer quelque récolte, s'y était rendu extrêmement familier. Pour s'amuser ou autrement, il s'avisa de tourner autour de Mme de La Vrillière. Il la voyait encore coquette au dernier point, et n'ignorait pas qu'elle n'avait jamais été cruelle. La dame s'en aperçut bientôt, elle ne s'en offensa pas, et fit si bien qu'elle le rendit amoureux tout de bon; car elle était encore jolie. Alors elle le jugea un instrument propre à la servir, et son mari et elle lui firent confidence de leurs vues et de leur besoin de la protection du roi d'Angleterre. Schaub, qui avait les siennes, fut charmé d'une ouverture qui l'y conduisait, et se mit à digérer le projet. Ils surent que la comtesse de Platten avait une fille belle et bien faite, d'âge sortable pour leur fils, mais sans aucun bien, comme toutes les Allemandes, et dès lors ils ne songèrent plus qu'à ce mariage pour se procurer l'intercession du roi d'Angleterre, laquelle ne lui coûtant rien, il ne la refuserait pas à son ancienne maîtresse pour l'établissement de sa fille. Les parents calvinistes de la comtesse de Mailly, retirés et depuis longtemps établis dans les États de la maison de Brunswick, se mirent en campagne pour faire la proposition de ce mariage; ils furent écoutés. Mme de Platten se serait bien gardée de prendre une fille de La Vrillière qui aurait exclus son fils et sa postérité des chapitres protestants pour des siècles, comme des chapitres catholiques; mais sa fille à donner au fils de La Vrillière n'avait pas le même inconvénient.

L'affaire réglée donna lieu à Schaub de jouer son personnage. Il sonda le cardinal Dubois sur son attachement pour le roi d'Angleterre et pour ses ministres principaux. Il en reçut toutes les protestations d'un homme qui leur devait son chapeau, par conséquent le premier ministère, auquel, sans le chapeau, il n'aurait pu atteindre, et qui l'avait mis en état de recevoir une pension de quarante mille livres sterling de l'Angleterre, qui passait par les mains de Schaub depuis qu'il était en France, et qui était depuis longtemps au fait des liaisons intimes, ou plutôt de la dépendance entière de Dubois du ministère Anglais. Quand sa matière fut bien préparée, il lui parla du mariage, du crédit que la comtesse de Platten conservait très solide sur le roi d'Angleterre, sur ses liaisons intimes avec ses principaux ministres allemands et Anglais, de l'embarras où se trouvait la comtesse de Platten de donner sa fille à un homme qui, de l'état que ses pères avaient toujours exercé, quelque honorable et distingué qu'il fût en France, n'oserait penser à sa fille s'il était Allemand; que ce mariage toutefois convenait extrêmement à M. le duc d'Orléans et à Son Éminence, parce que ce serait un lien de plus avec le roi d'Angleterre et avec ses ministres, un moyen certain d'être toujours bien et sûrement informés de leurs intentions, et de les faire entrer dans celles de Son Altesse Royale et de Son Éminence; qu'il croyait rendre un service essentiel à l'un et à l'autre de ménager cette affaire; mais qu'elle était désormais entre les mains de Son Éminence pour lever la seule difficulté qui l'arrêtait, en rendant le fils de La Vrillière capable d'y prétendre, et en comblant d'aise et de reconnaissance la comtesse de Platten, et avec elle le roi d'Angleterre et ses ministres les plus confidents, en faisant pour La Vrillière la seule chose dont il fût susceptible, et que méritaient si fort les grands services rendus à l'État depuis si longtemps, par tant de grands ministres ses pères, ou de son même nom.

Dubois, qui, par ce qu'il était né, et par la politique qu'il s'était faite et qu'il avait inspirée de longue main à son maître, voulait tout confondre et tout anéantir, prêta une oreille favorable à Schaub, et ne fut point effarouché de la proposition qu'il lui fit enfin de faire La Vrillière duc et pair. Il servait l'Angleterre suivant son propre goût; il s'en assurait de plus en plus son énorme pension par une complaisance qui, bien loin de lui coûter, se trouvait dans l'unisson de son goût et de sa politique. Il ne laissa pas, pour se mieux faire valoir, d'en représenter les difficultés à Schaub, mais en lui laissant la liberté de lui en parler, et l'espérance de pouvoir réussir.

Soit de concert avec le premier ministre, soit de pure hardiesse, tant à son égard même qu'à celui de M. le duc d'Orléans, Schaub revint à la charge et dit au cardinal qu'il ne s'était pas trompé lorsqu'il l'avait assuré que cette affaire serait extrêmement agréable au roi d'Angleterre et à ses plus confidents ministres, que jusqu'alors il n'avait parlé à Son Excellence que de lui-même, mais qu'il venait d'être chargé de lui recommander la chose au nom du roi d'Angleterre qui la désirait avec passion, et de la part de ses ministres qui lui demandaient cette grâce comme le gage de leur amitié, et qu'il avait le même ordre du roi d'Angleterre d'en parler de sa part à M. le duc d'Orléans. Le cardinal lui accorda toute liberté de le faire, et lui promit d'y préparer M. le duc d'Orléans et d'agir de son mieux auprès de lui pour lever, s'il pouvait, les difficultés qui se rencontreraient. Pour le faire court, M. le duc d'Orléans trouva la proposition extrêmement ridicule; mais sans cesser de la trouver telle, il fut entraîné. La Vrillière, en conséquence, parla au cardinal Dubois, et de son aveu à M. le duc d'Orléans. Il en fut assez bien reçu, et si transporté de joie, lui et sa femme, que le secret transpira.

Le duc de Berwick en fut averti des premiers; il en parla à M. le duc d'Orléans avec toute la force et la dignité possible, et l'embarrassa étrangement. Il me vint trouver aussitôt après à Meudon, où la cour ne vint que quelque temps après, et m'apprit cette belle intrigue; le clou qu'il avait taché d'y mettre aussitôt, et m'exhorta à parler, de mon côté, à M. le duc d'Orléans.

Je ne me fis pas beaucoup prier sur une affaire de cette nature, et j'allai dès le lendemain à Versailles chez M. le duc d'Orléans. Il rougit et montra un embarras extrême au premier mot que je lui en dis. Je vis un homme entraîné dans la fange, qui en sentait toute la puanteur, et qui n'osait ni s'en montrer barbouillé ni s'en nettoyer, dans la soumission sous laquelle il commençait secrètement à gémir. Je lui demandai où il avait vu ou lu faire un duc et pair de robe ou de plume, et donner la plus haute récompense qui fût en la main de nos rois, et le comble de ce à quoi pouvait et devait prétendre la plus ancienne et la plus haute noblesse, à un greffier du roi, dont la famille en avait toujours exercé la profession depuis qu'elle s'était fait connaître pour la première fois sous Henri IV, sans avoir jamais porté les armes, qui est l'unique profession de la noblesse. Cet exorde me conduisit loin, et mit M. le duc d'Orléans aux abois. Il voulut se défendre sur la vive intercession du roi d'Angleterre, et sur la position où il était avec lui. Je lui répondis que je ne pouvais présumer qu'il espérât me faire recevoir cette raison comme sérieuse; qu'il connaissait très bien Schaub, et que c'était lui-même qui m'avait appris que c'était un insigne fripon, un audacieux menteur, plein d'esprit, d'adresse, de souplesses, singulièrement faux et hardi à controuver tout ce qui lui faisait besoin, et de génie ennemi de la France; qu'étant tel par le portrait que Son Altesse Royale m'en avait souvent fait, j'étais fort éloigné de penser que Son Altesse Royale crût sur une si périlleuse parole que le roi d'Angleterre ni ses ministres s'intéressassent à lui faire faire ce qui était sans aucun exemple, pour mieux marier la fille d'une maîtresse abandonnée depuis si longtemps, du crédit de laquelle nous n'avions jamais ouï parler pendant huit ans de sa régence, et qu'il avait été question sans cesse de manier et de s'aider du roi d'Angleterre; que par conséquent il m'était clair qu'il était bien persuadé que le roi d'Angleterre ne prenait pas la moindre part aux imaginations de La Vrillière, ni pas un de ses ministres; que cet intérêt, présenté par Schaub comme véritable et vif, n'était que l'effet de son adresse et de son amour pour Mme de La Vrillière, saisi par Son Altesse Royale pour prétexte et pour excuse de ce qu'il voyait énorme et sans exemple, à quoi néanmoins il se laissait entraîner. J'ajoutai que, quand il serait certain que l'intercession de l'Angleterre serait vraie et vive, je le suppliais de me dire s'il était bon d'accoutumer les grandes puissances étrangères à s'ingérer des grâces et de l'intérieur de la cour ; s'il ne prévoyait pas quelle tentation il préparait à la fidélité des ministres du roi et de ses successeurs par l'exemple de La Vrillière; si lui-même oserait hasarder de demander au roi d'Angleterre, pour un Anglais ou un Hanovrien, une pareille élévation dans sa cour, et s'il connaissait aucun exemple semblable de puissance à puissance dans toute l'Europe, avec toutefois la seule exception d'occasions singulières, qui avaient quelquefois procuré la Jarretière à des Français, mais des Français qui n'étaient pas de l'état de La Vrillière, tels, par exemple, que l'amiral Chabot, le connétable Anne et le maréchal de Montmorency, son fils aîné, le maréchal de Saint-André, qui, en naissance, en établissements, et par eux-mêmes étaient de fort grands personnages ; et dans des temps postérieurs les ducs de Chevreuse-Lorraine et de La Valette, sans parler du duc de Lauzun qui l'avait eue dans Paris de la reconnaissance, d'un roi détrôné; et de plus encore, quelle comparaison, surtout en France, entre la Jarretière et la dignité de duc et pair? Je n'oubliai pas l'abus des grandesses françaises; mais je lui fis remarquer leur nouveauté, leur cause entre des rois, grand-père et petit-fils, ou neveu et oncle de même maison, et qui encore n'avaient jamais produit de ducs et pairs de France en Espagne, et l'échange de fort peu de colliers du Saint-Esprit contre beaucoup de colliers de la Toison d'or.

Ces raisons, qui prévenaient toute réplique, mirent M. le duc d'Orléans à non plus. Il se promenait la tête basse dans son cabinet, et ne savait que dire. Le projet était de cacher dans le plus profond secret cet ouvrage de ténèbres, et que personne n'en pût avoir le vent que par la déclaration de La Vrillière duc et pair. Berwick et moi le déconcertions, et M. le duc d'Orléans découvert, se voyait incontinent exposé à la multitude des représentations, des demandes de la même grâce, sur un tel exemple, et qui ne se pourvoient refuser, et en grand nombre, enfin au cri public, qu'il redoutait toujours. Je continuai mes instances et mes raisonnements sur un si beau canevas, et je le quittai au bout d'une heure sans savoir ce qui en serait. J'allai de là rendre au duc de Berwick ce que je venais de faire. Nous conclûmes de revenir sans cesse à la charge par nous et par d'autres, que lui, qui habitait Versailles, se chargea de lui lâcher, et de rendre la chose publique pour exciter le cri public. Ce cri devint si grand et si universel qu'il arrêta le prince et le cardinal, et qu'il étourdit jusqu'à l'audace de La Vrillière et de sa femme, et jusqu'à l'impudence de Schaub.

Le public farcit cette ambition de ridicules, et ce ne fut pas ce qui contint le moins M. le duc d'Orléans. La figure de La Vrillière n'était pas commune, il était un peu gros et singulièrement petit; il était vif, et ses mouvements tenaient de la marionnette. Quoiqu'on ne se fasse pas, et que ces défauts n'influent que sur le corps, ils donnent beau champ au ridicule. M. le prince de Conti allait disant tout haut qu'il avait envoyé prendre les mesures du petit fauteuil de polichinelle pour en faire faire un dessus pour La Vrillière quand il serait duc et pair, et qu'il le viendrait voir. Enfin on en dit de toutes les façons.

Ce vacarme et ces dérisions arrêtèrent pour un temps. M. et Mme de La Vrillière, et Schaub lui-même étaient déconcertés. Ils avaient bien prévu l'extrême danger d'être découverts plus tôt que par là déclaration même. Ce malheur arrivé, ils prirent le parti de laisser ralentir l'orage, de continuer après de presser leur affaire sourdement, et de la faire déclarer quand on ne s'y attendrait plus. Ils y furent encore trompés. Tant de gens considérables avaient intérêt de la traverser, ou de s'en servir pour être élevés au même honneur, qu'ils furent éclairés de trop près. La Vrillière, peut-être informé de ce que j'avais dit à M. le duc d'Orléans, qui rendait tout au cardinal Dubois, de qui Schaub pouvait l'avoir su, me vint trouver à Meudon pour me demander en grâce de ne le point traverser auprès de M. le duc d'Orléans; et, pour tâcher à me tenir de court, m'assura que non seulement il en avait parole de lui et du cardinal Dubois, mais que l'un et l'autre l'avaient donnée au roi d'Angleterre; qu'ainsi c'était une affaire faite, qui n'attendait plus qu'une prompte déclaration; que ce qu'il me demandait était donc moins la crainte de la retarder, puisque enfin ils s'étaient mis dans la nécessité de la finir, que pour n'avoir pas la douleur, après toute l'amitié que je lui avais témoignée toute ma vie, de me trouver opposé à son bonheur.

La vérité est que je me fusse passé bien volontiers de cette visite. Je ne me voulais pas brouiller avec un homme que j'avais si grandement obligé en tant de façons, parce que je lui avais des obligations précédentes, et qui me devait tout ce qu'il était et tout ce qu'il prétendait devenir; je ne voulais ni m'engager, ni mentir, ni donner prise. Je battis donc la campagne sur l'ancienne amitié; je lui avouai mon éloignement des érections nouvelles, qui toujours en amenaient d'autres, et augmentaient un nombre déjà trop grand; que lui-même ne l'ignorait pas, avec qui je m'en étais plaint souvent; qu'à chose promise et à lui et au roi d'Angleterre, et qui n'attendait plus que la déclaration, ce serait peine perdue de travailler contre; que, de plus, il était trop à portée de l'intérieur pour n'avoir pas remarqué que depuis longtemps je battais de plus en plus en retraite; puis force propos polis, qui ne signifiaient rien. Il fut content ou fit semblant de l'être, mais j'eus lieu de croire que ce fut le dernier, par ce qui arriva sept ou huit jours après à l'abbé de Saint-Simon, qui tout de suite vint me le conter à Meudon.

Il alla chez La Vrillière, à Versailles, lui parler d'une affaire. Après y avoir répondu honnêtement: « Voyez-vous, lui dit-[il] ce tiroir de mon bureau? il y a dedans la liste de tous ceux qui se sont opposés à mon affaire, et de tous ces beaux messieurs qui en ont tenu de si jolis discours. Elle se fera malgré eux et leurs dents, et sans que je m'en remue. Ce n'est plus mon affaire, c'est celle du roi d'Angleterre, qui l'a entreprise, qui en a la parole positive, qui prétend se la faire tenir; et nous verrons si on aimera mieux rompre avec lui et avoir la guerre. Si cela arrive, j'en serai fâché, mais je m'en lave les mains. Il faudra s'en prendre à ces messieurs les opposants et autres beaux discoureurs, desquels tous j'ai la liste que je n'oublierai jamais, et qui, je vous le promets, me le payeront tôt ou tard plus cher qu'au marché. » La menace était bien indiscrète, et le plus cher qu'au marché bien bourgeois; mais, pour en suivre le style, c'est que le hareng sent toujours la caque. L'abbé de Saint-Simon sourit, n'osant rire tout à fait, et lui applaudit sur ce qu'il fallait éviter la guerre avec l'Angleterre pour si peu de chose; qu'il ne croyait pas qu'il pût y avoir de choix là-dessus, et se moqua doucement de lui, avec toutes les politesses qui le laissèrent fort content. L'abbé de Saint-Simon ne fut pas le seul dépositaire de cette confidence.

La Vrillière crut faire taire le monde en persuadant que son affaire était sûre, et qu'il n'y craignait plus d'oppositions. Il eut la folie de débiter la guerre comme inévitable avec l'Angleterre si on ne lui tenait pas la parole qu'on avait donnée à cette couronne sur ce qui le regardait, et de s'excuser de se trouver la cause innocente de la guerre si elle s'embarquait à son occasion sur une affaire dont il ne se mêlait plus, parce qu'elle n'était plus la sienne depuis qu'elle était devenue celle du roi d'Angleterre. Ces propos, qui sentaient par trop les petites-maisons, remirent dans les conversations de tout le monde son oncle paternel et son frère aîné, enfermés depuis longtemps, et lui donnèrent un grand ridicule. Le déchaînement public accrocha si bien son affaire qu'elle gagna le temps que la cour vint à Meudon, que la santé du cardinal le rendit presque invisible, même à Schaub, suspendit toute affaire. Cet état du cardinal aboutit promptement à la mort, et M. le duc d'Orléans délivré d'avoir à compter avec lui, aima mieux compter avec le monde. Schaub et La Vrillière demeurèrent éconduits.

Le marquis de Bedmar, dont j'ai souvent parlé pendant mon ambassade d'Espagne, mourut à Madrid, à soixante et onze ans, laissant de soi une estime et un regret général. Il avait servi toute sa vie en Flandre, où montant par tous les degrés, il y était devenu gouverneur général des Pays-Bas espagnols par interim, en l'absence de l'électeur de Bavière, et gouverneur de Bruxelles, enfin général des armées des deux couronnes, en pleine égalité avec nos maréchaux de France généraux des armées de Flandre. Il s'y conduisit si bien qu'il en acquit l'affection du roi, qui lui donna l'ordre du Saint-Esprit, lui procura la grandesse, puis la vice-royauté de Sicile. De retour en Espagne, il y fut ministre d'État et chef du conseil des ordres et du conseil de guerre, avec une grande considération. J'en ai donné ailleurs la maison, la famille, et le caractère. J'ai admiré cent fois en Espagne comment cet homme, si fait pour le grand monde, qui en avait un si long usage, et qui pendant tant d'années avait vécu si publiquement et si splendidement, avait pu, de retour en Espagne, en reprendre la vie commune des seigneurs espagnols, manger seul son puchero, et achever sa vie dans une solitude presque continuelle, interrompue seulement par quelques visites plus de bienséance que de société, et par quelques fonctions.

On fut surpris en même temps d'apprendre que le maréchal de Villars était fait grand d'Espagne, sans l'avoir jamais servie que dans l'affaire de Cellamare et du duc du Maine, et sans qu'on ait jamais su comment il avait obtenu cette grâce, que M. le duc d'Orléans lui permit d'accepter, parce qu'il permettait tout. Le maréchal avait essayé d'obtenir de la cour de Vienne, où il était fort connu pour y avoir été longtemps en deux fois envoyé extraordinaire du feu roi, un titre de prince de l'Empire; mais il n'y put parvenir. Le maréchal voulait toutes les dignités, tous les honneurs, toutes les richesses, et il en fut comblé sans en être rassasié ni ennobli.

tome XIX §

CHAPITRE PREMIER. §

Mort de la duchesse d'Aumont (Guiscard). — Mort et caractère de l'abbé Fleury. — Mort du duc d'Estrées; du comte de Saillant. — Marquis d'Alègre gouverneur des Trois-Évêchés. — Mort de la comtesse de Châtillon; de l'abbé de Camps; du P. Daubenton à Madrid. — Le P. Bermudez confesseur du roi d'Espagne; son caractère. — Mort du cardinal Dubois. — Ses richesses. — Ses obsèques. — Son esquisse. — Sa conduite à s'emparer de M. le duc d'Orléans. — Ses négociations à Hanovre et en Angleterre, et son énorme grandeur. — Sa négociation en Espagne; causes de sa facilité. — Son gouvernement. — Ses folles incartades. — M. le duc d'Orléans, fort soulagé par la mort du cardinal Dubois, est fait premier ministre. — Le roi l'aimait, et point du tout le cardinal Dubois.

Plusieurs personnes moururent en ce même temps :

La duchesse d'Aumont, fille unique et héritière de Guiscard, à trente-cinq ans, d'une longue maladie de poitrine, le 9 juillet ;

L'abbé Fleury, sous-précepteur des enfants de France, qui avait été premier confesseur du roi, célèbre par son Catéchisme historique, par d'autres ouvrages, surtout par son Histoire de l'Église, qu'il n'a pu conduire au delà du concile de Constance, et par les excellents discours qu'il a mis à la tête de chaque volume, en manière de préfaces, respectable par sa modestie, par sa retraite au milieu de la cour, par une piété sincère, éclairée, toujours soutenue, une douceur et une conversation charmante, et un désintéressement peu commun. Il n'avait que le prieuré d'Argenteuil, près de Paris, et n'avait jamais voulu plus d'un bénéfice, quoiqu'il eût fort peu d'ailleurs. Il avait quatre-vingt-trois ans, avec la tête entière, et vivait depuis longtemps dans la plus parfaite retraite;

Le duc d'Estrées à quarante ans. Il était fils unique du dernier duc d'Estrées et petit-fils du duc d'Estrées, mort ambassadeur à Rome. C'était un homme qui avait passé sa vie dans la plus basse et la plus honteuse crapule, et qui n'était pas sans esprit, mais sans aucun sentiment, et qui s'était ruiné. Il ne laissa point d'enfants de la fille du duc de Nevers qu'il avait épousée, et sa dignité de duc et pair passa au maréchal d'Estrées, cousin germain de son père, fils des deux frères ;

Le comte de Saillant, lieutenant général et lieutenant-colonel du régiment des gardes françaises, gouverneur et commandant des Trois-Évêchés . C'était un homme de qualité fort brave et fort honnête homme, mais court à l'excès, que Harlay, intendant de Metz, avait désolé tant qu'il y fut, et qui, pour s'en divertir, l'avait fait tomber dans les panneaux les plus ridicules. Le marquis d'Alègre eut le gouvernement des Trois-Évêchés sans y aller commander;

La comtesse de Châtillon, dont le mari est depuis devenu duc et pair et tant d'autres choses. Elle n'avait que trente-un ans. Elle était fille du feu chancelier Voysin, et ne laissa qu'une fille qui [a] été depuis duchesse de Rohan-Chabot ;

L'abbé de Camps, à quatre-vingt-trois ans, si connu par sa fortune et par sa littérature, dont il a été parlé ailleurs amplement ici ;

Le P. Daubenton, confesseur du roi d'Espagne, au noviciat des jésuites de Madrid, où il fut enterré en grande pompe, et fort peu regretté. Il mourut le 7 août, à soixante-seize ans. L'incartade que lui fit le cardinal Dubois, qui a été racontée ici il n'y a pas longtemps, et sa cause coûta cher à la France. Daubenton, jésuite français, avait toujours gardé de grandes mesures avec notre cour; mais outré contre le cardinal Dubois, il voulut le faire repentir de l'insulte qu'il en avait si mal à propos reçue, et ne sut faire pis, se voyant mourir, que de persuader au roi d'Espagne de prendre pour confesseur le P. Bermudez, jésuite espagnol, qui fut nommé le lendemain de sa mort. Bermudez, Espagnol jusque dans les moelles, haïssait la France et les Français, était secrètement attaché à la maison d'Autriche et lié avec toute la cabale italienne; maître jésuite d'ailleurs, qui avait été provincial de la province de Tolède où est Madrid, de sorte qu'il ne se pouvait faire un plus pernicieux choix pour les intérêts de la France, ainsi qu'il y parut depuis en toutes occasions. Il était un des plus ordinaires prédicateurs de la chapelle, où j'ai ouï très souvent ses sermons sans en rien entendre, parce qu'ils étaient en espagnol; mais le ton, le geste, le débit me parurent d'un grand prédicateur. On prétendait assez publiquement qu'il prêchait de mot à mot les sermons du P. Bourdaloue traduits en espagnol. Il ne pouvait mieux choisir; mais les siens étaient plus courts. Il y a eu tant d'occasions de parler ici du P. Daubenton que je ne crois pas avoir rien à y ajouter.

Le cardinal Dubois n'eut pas le plaisir d'apprendre sa mort. Il le suivit trois jours après à Versailles. Il avait caché son mal tant qu'il avait pu, mais sa cavalcade à la revue du roi l'avait aigri au point qu'il ne put plus le dissimuler à ceux de qui il pouvait espérer du secours. Il n'oublia rien cependant pour le dissimuler au monde; il allait tant qu'il pouvait au conseil, faisait avertir les ambassadeurs qu'il irait à Paris, et n'y allait point, et chez lui se rendait invisible, et faisait des sorties épouvantables à quiconque s'avisait de lui vouloir dire quelque chose dans sa chaise à porteur entre le vieux château et le château neuf où il logeait, ou en entrant ou sortant de sa chaise. Le samedi 7 août, il se trouva si mal que les chirurgiens et les médecins lui déclarèrent qu'il lui fallait faire une opération qui était très urgente, sans laquelle il ne pouvait espérer de vivre que fort peu de jours, parce que l'abcès, ayant crevé dans la vessie le jour qu'il avait monté à cheval, y mettrait la gangrène, si elle n'y était déjà, par l'épanchement du pus, et lui dirent qu'il fallait le transporter sur-le-champ à Versailles pour lui faire cette opération. Le trouble de cette terrible annonce l'abattit si fort qu'il ne put être transporté en litière de tout le lendemain dimanche 8; mais le lundi 9, il le fut à cinq heures du matin.

Après l'avoir laissé un peu reposer, les médecins et les chirurgiens lui proposèrent de recevoir les sacrements et de lui faire l'opération aussitôt après. Cela ne fut pas reçu paisiblement; il n'était presque point sorti de furie depuis le jour de la revue; elle avait encore augmenté le samedi sur l'annonce de l'opération. Néanmoins, quelque temps après, il envoya chercher un récollet de Versailles avec qui il fut seul environ un quart d'heure. Un aussi grand homme de bien, et si préparé, n'en avait pas besoin de davantage. C'est d'ailleurs le privilège des dernières confessions des premiers ministres. Comme on rentra dans sa chambre, on lui proposa de recevoir le viatique; il s'écria que cela était bientôt dit, mais qu'il y avait un cérémonial pour les cardinaux qu'il ne savait pas et qu'il fallait envoyer le demander au cardinal de Bissy à Paris. Chacun se regarda et comprit qu'il voulait tirer de longue; mais comme l'opération pressait, ils la lui proposèrent sans attendre davantage. Il les envoya promener avec fureur et n'en voulut plus ouïr parler.

La faculté, qui voyait le danger imminent du moindre retardement, le manda à M. le duc d'Orléans, à Meudon, qui sur-le-champ vint à Versailles dans la première voiture qu'il trouva sous sa main. Il exhorta le cardinal à l'opération, puis demanda à la faculté s'il y avait de la sûreté en la faisant. Les chirurgiens et les médecins répondirent qu'ils ne pouvaient rien assurer là-dessus, mais bien que le cardinal n'avait pas deux heures à vivre si on [ne] la lui faisait tout à l'heure. M. le duc d'Orléans retourna au lit du malade et le pria tant et si bien qu'il y consentit. L'opération se fit donc sur les cinq heures, en cinq minutes, par La Peyronie, premier chirurgien du roi en survivance de Maréchal, qui était présent avec Chirac et quelques autres médecins et chirurgiens des plus célèbres. Le cardinal cria et tempêta étrangement; M. le duc d'Orléans rentra dans la chambre aussitôt après, où la faculté ne lui dissimula pas qu'à la nature de la plaie et de ce qui en était sorti le malade n'en avait pas pour longtemps. En [effet], il mourut précisément vingt-quatre heures après, le mardi 10 août, à cinq heures du soir, grinçant les dents contre ses chirurgiens et contre Chirac, auxquels il n'avait cessé de chanter pouille.

On lui apporta pourtant l'extrême-onction. De communion il ne s'en parla plus, ni d'aucun prêtre auprès de lui, et [il] finit ainsi sa vie dans le plus grand désespoir et dans la rage de la quitter. Aussi la fortune s'était-elle bien jouée de lui, se fit acheter chèrement et longuement par toutes sortes de peines, de soins, de projets, de menées, d'inquiétudes, de travaux et de tourments d'esprit, et se déploya enfin sur lui par des torrents précipités de grandeurs, de puissance, de richesses démesurées, pour ne l'en laisser jouir que quatre ans, dont je mets l'époque à sa charge de secrétaire d'État et deux seulement si on la met à son cardinalat et à son premier ministère, pour lui tout arracher au plus riant et au plus complet de sa jouissance, à soixante-six ans. Il mourut donc maître absolu de son maître, et moins premier ministre qu'exerçant toute la plénitude et toute l'indépendance de toute la puissance et de toute l'autorité royale; surintendant des postes, cardinal, archevêque de Cambrai, avec sept abbayes, dont il fut insatiable jusqu'à la fin, et avait commencé des ouvertures pour s'emparer de celles de Cîteaux, de Prémontré et des autres chefs d'ordre, et il fut avéré après qu'il recevait une pension d'Angleterre de quarante mille livres sterling. J'ai eu la curiosité de rechercher son revenu, et j'ai cru curieux de mettre ici ce que j'en ai trouvé, en diminuant même celui des bénéfices, peur éviter toute enflure.


Cambrai liv. 120 000
Nogent sous Coucy 10 000
Saint-Just 10 000
Airvaux 12 000
Bourgueil 12 000
Bergues-Saint-Vinox 60 000
Saint-Bertin 80 000
Cercamp  20 000
324 000
Premier ministre 150 000
Les postes 100 000
250 000
La pension d'Angleterre, à 24 liv. la livre sterling 960 000
Ainsi en
Bénéfices 324 000
Premier ministre 150 000
Postes 100 000
Pension d'Angleterre 960 000
1 534 000

J'ai mis pareillement au rabais ce qu'il tirait de ses appointements de premier ministre et des postes: je crois aussi qu'il avait vingt mille livres du clergé comme cardinal, mais je n'ai pu le savoir avec certitude. Ce qu'il avait eu et réalisé de Law était immense. Il s'en était fort servi à Rome pour son cardinalat; mais il lui en était resté un prodigieux argent comptant. Il avait une extrême quantité de la plus belle vaisselle d'argent et de vermeil, et la plus admirablement travaillée; des plus riches meubles, des plus rares bijoux de toute sorte, des plus beaux et des plus rares attelages de tous pays, et des plus somptueux équipages. Sa table était exquise et superbe en tout, et il en faisait fort bien les honneurs, quoique extrêmement sobre et par nature et par régime.

Sa place de précepteur de M. le duc d'Orléans lui avait procuré l'abbaye de Nogent-sous-Coucy; le mariage de ce prince celle de Saint-Just; ses premiers voyages d'Hanovre et d'Angleterre celle d'Airvaux et de Bourgueil; les trois autres, sa toute-puissance. Quel monstre de fortune et d'où parti! et comment et si rapidement précipité! C'est bien littéralement à lui qu'on peut appliquer ce passage du psaume :

« J'ai passé, il n'était déjà plus, il n'en est rien resté; jusqu'à ses traces étaient effacées. »

Vidi impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani;
Et transivi, et ecce non erat, et non est inventas locus ejus.
(Ps. XXXVI, v. 35 et 36.)

Le mercredi au soir, lendemain de sa mort, il fut porté de Versailles à Paris dans l'église du chapitre de Saint-Honoré, où il fut enterré quelques jours après. Les académies dont il était lui firent faire chacune un service où elles assistèrent, l'assemblée du clergé un autre comme à leur président; et en qualité de premier ministre, il y en eut un à Notre-Dame, où le cardinal de Noailles officia, et où les cours supérieures assistèrent. Il n'y eut point d'oraison funèbre à aucun, on n'osa le hasarder. Son frère, plus vieux que lui et honnête homme, qu'il avait fait venir lorsqu'il fut secrétaire d'État, demeura avec la charge de secrétaire du cabinet qu'il avait, et qu'il lui avait donnée, et les ponts et chaussées qu'il lui procura à la mort de Beringhen, premier écuyer, qui les avait, et qui s'en était très dignement acquitté. Ce Dubois, qui était fort modeste, trouva un immense héritage. Il n'avait qu'un fils, chanoine de Saint-Honoré qui n'avait jamais voulu ni places ni bénéfices et qui vivait très saintement. Il ne voulut presque rien toucher de cette riche succession. Il en employa une partie à faire à son oncle une espèce de mausolée beau, mais modeste, plaqué contre la muraille, au bas de l'église, où le cardinal est enterré avec une inscription fort chrétienne, et distribua l'autre partie aux pauvres, dans la crainte qu'elle ne lui portât malédiction.

On a bien des exemples de prodigieuse fortune, plusieurs même de gens de peu, mais il n'y en a aucun de personne si destituée de tout talent qui y porte et qui la soutienne que l'était le cardinal Dubois, si on en excepte la basse et obscure intrigue. Son esprit était fort ordinaire, son savoir des plus communs, sa capacité nulle, son extérieur d'un furet, mais de cuistre, son débit désagréable, par articles, toujours incertain, sa fausseté écrite sur son front, ses moeurs trop sans aucune mesure pour pouvoir être cachées des fougues qui pouvaient passer pour des accès de folie, sa tête incapable de contenir plus d'une affaire à la fois, et lui d'y en mettre ni d'en suivre aucune que pour son intérêt personnel: rien de sacré, nulle sorte de liaison respectée; mépris déclaré de foi, de parole, d'honneur, de probité, de vérité: grande estime et pratique continuelle de se faire un jeu de toutes ces choses; voluptueux autant qu'ambitieux ; voulant tout en tout genre, se comptant lui seul pour tout, et tout ce qui n'était point lui pour rien, et regardant comme la dernière démence de penser et d'agir autrement. Avec cela, doux, bas, souple, louangeur, admirateur, prenant toutes sortes de formes, avec la plus grande facilité, et revêtant toutes sortes de personnages, et souvent contradictoires, pour arriver aux différents buts qu'il se proposait et néanmoins très peu capable de séduire. Son raisonnement par élans, par bouffées, entortillé même involontairement, peu de sens et de justesse; le désagrément le suivait partout. Néanmoins des pointes de vivacité plaisantes quand il voulait qu'elles ne fussent que cela, et des narrations amusantes, mais déparées par l'élocution qui aurait été bonne sans ce bégaiement dont sa fausseté lui avait fait une habitude, par l'incertitude qu'il avait toujours à répondre et à parler. Avec de tels défauts, il est peu concevable que le seul homme qu'il ait su séduire ait été M. le duc d'Orléans qui avait tant d'esprit, tant de justesse dans l'esprit, et qui saisissait si promptement tout ce qui se pouvait connaître des hommes. Il le gagna enfant, dans ses fonctions de précepteur; il s'en empara jeune homme en favorisant son penchant pour la liberté, le faux bel air, l'entraînement à la débauche, le mépris de toute règle; en lui gâtant par les beaux principes des libertins savants le coeur, l'esprit et la conduite, dont ce pauvre prince ne put jamais se délivrer, non plus que des sentiments contraires de la raison, de la vérité, de la conscience, qu'il prit toujours soin d'étouffer.

Dubois, insinué de la sorte, n'eut d'étude plus chère que de se conserver bien par tous moyens avec son mettre à la faveur duquel tous ses avantages étaient attachés, qui n'allaient pas loin alors, mais tels qu'ils fussent, étaient bien considérables pour le valet du curé de Saint-Eustache, puis de Saint-Laurent. Il ne perdit donc jamais de vue son prince dont il connaissait tous les grands talents et tous les grands défauts qu'il avait su mettre à profit, et qu'il y mettait tous les jours, dont l'extrême faiblesse était le principal, et l'espérance la mieux fondée de Dubois. Ce fut aussi celle qui soutint dans les divers délaissements qu'il éprouva, et dans le plus fâcheux de tous, à l'entrée de la régence, dont on a vu avec quel art il avait su se rapprocher. C'était le seul talent où il fût maître, que celui de l'intrigue obscure avec toutes ses dépendances. Il séduisit son maître comme on l'a vu ici, par ces prestiges d'Angleterre qui firent tant de mal à l'État, et dont les suites lui en causent encore de si fâcheux. Il le força et tout de suite le lia à cet intérêt personnel, au cas de mort du roi, de deux usurpateurs intéressés à se soutenir l'un l'autre, et M. le duc d'Orléans s'y laissa entraîner par le babil de Canillac, les profonds sproposito du duc de Noailles, les insolences, les grands airs de Stairs, qui lui imposaient, et cela sans aucun désir de la couronne: c'est une vérité étrange que je ne puis trop répéter, parce que je l'ai parfaitement et continuellement reconnue; et je dis étrange, parce qu'il n'est pas moins vrai que si la couronne lui fût échue et sans aucun embarras, même pour la recueillir et la conserver, il s'en serait trouvé chargé, empêtré, embarrassé, sans comparaison aucune, plus qu'il n'en aurait été satisfait.

De là, ce lien devenu nécessaire et intime entre lui et Dubois, quand celui-ci fut parvenu à aller la première fois en Hollande, ce qui ne fut pas sans peine, et qui le conduisit après à Hanovre, puis à Londres, et à devenir seul maître de toute la négociation, partie l'arrachant à la faiblesse de son maître, partie en l'infatuant qu'il ne s'y pouvait servir de nul autre, parce que nul autre ne pouvait être comme lui dépositaire du vrai noeud qui faisait le fondement secret de la négociation, qui était, en cas de mort du roi, ce soutien réciproque des deux usurpateurs, trop dangereux pour M. le duc d'Orléans à confier à qui que ce soit qu'à lui, qui toutefois devait uniquement gouverner toute la négociation, sans égard à tout autre intérêt de l'État le plus marqué et le plus visible. Par là Dubois se mit en toute liberté de traiter à Londres pour lui-même en accordant tout ce qu'il plut aux Anglais, pour quoi il ne fallait pas grande habileté en négociations. Aussi a-t-on vu plus d'une fois dans ce qui a été donné ici d'après Torcy sur les affaires étrangères, que M. le duc d'Orléans ne s'accommodait pas toujours de ce que Dubois voulait passer aux Anglais, que ceux-ci lui reprochaient que son maître était plus difficile que lui, et tacitement son peu de crédit, et lui faisaient sentir la conséquence pour ce qu'il désirait personnellement d'eux, de pouvoir davantage sur M. le duc d'Orléans et de l'amener à ce qui leur convenait. De là ces lettres véhémentes dont M. le duc d'Orléans me parlait quelquefois, et auxquelles il ne pouvait résister; de là son brusque retour d'Angleterre, sans ordre ni préparatif, pour emporter par sa présence ce que, pour cette fois, ses lettres n'avaient pu faire, et son prompt passage à Londres, dès qu'il eut réussi à ce qu'il s'était proposé, pour en aller triompher chez les ministres anglais, et leur montrer par l'essai d'un court voyage ce qu'ils pouvaient attendre de son ascendant sur le régent lorsqu'il serait à demeure à ses côtés, par conséquent combien il leur serait nécessaire, et leur intérêt sensible de le satisfaire personnellement, de façon qu'ils pussent compter sur lui.

Voilà ce qui sans capacité aucune a conclu les traités que Dubois a faits avec les Anglais, si opposés à l'intérêt de la France et au bien de toute l'Europe, en particulier si préjudiciables à l'Espagne, et qui d'un même tour de main a fondé et précipité la monstrueuse grandeur de Dubois, qui, en revenant tout à fait d'Angleterre, culbuta les conseils pour culbuter le maréchal d'Huxelles et le conseil des affaires étrangères, et les mettre uniquement dans sa main, sous le titre de secrétaire d'État. Outre la prétention d'une telle récompense de sa négociation dont il sut faire valoir à son maure toute la délicatesse, l'habileté et le fruit qu'il en tirait, tout nul qu'il fût, il lui persuada encore la nécessité de ne confier qu'à lui seul les affaires étrangères, pour entretenir et consolider l'intime confiance si nécessaire à conserver avec les Anglais, et leur ôter les entraves du maréchal d'Huxelles, de Canillac, de ce même conseil que Dubois voulait déjà écarter, et que toutes les affaires ne passassent plus que par un seul canal agréable au ministère anglais, dont il ne pût prendre aucune défiance. De secrétaire d'État à tout le reste, le chemin fut rapide et aisé; la guerre qu'il fit entreprendre contre l'Espagne sans la cause la plus légère, pour ruiner leur marine au désir des Anglais, et contre le plus sensible intérêt de la France, et le plus personnel de M. le duc d'Orléans, fut le prix du chapeau, qui bientôt après le mena au premier ministère.

Que si après avoir développé comment, sans capacité aucune, Dubois s'est fait si grand par l'Angleterre, en lui sacrifiant la France, mais beaucoup plus l'Espagne, on s'étonne comment si promptement après il est venu à bout du double mariage, surtout avec les impressions personnelles prises en Espagne contre M. le duc d'Orléans, dès avant sa régence et depuis, ce point sera facile à démêler. Le roi d'Espagne, quelque prévenu qu'il fût contre M. le duc d'Orléans par ce [que] la princesse des Ursins lui imputa avant la mort du roi, quelques blessures qu'il en eût reçues depuis la régence par le ministère de Dubois pour plaire aux Anglais, jamais homme ne fut attaché à sa maison et à sa nation originelle si intrinsèquement ni si indissolublement que Philippe V. Cette passion, si vive en lui et toujours active, le rendait infatigable à tout souffrir de la France sans cesser de désirer avec la plus violente ardeur de se pouvoir lier et réunir indissolublement avec elle. C'est ce qui lui fit recevoir l'espérance qui lui fut montrée, puis aussitôt proposée du mariage du roi, comme le comble de ses voeux, à quelque condition que ce pût être, en sorte que celle du mariage actuel du prince des Asturies ne fut pas capable seulement de le refroidir. D'un autre côté, la reine qui avait la même passion pour un établissement sûr et solide de son fils aîné en Italie, et par affection, et par vanité, et pour se retirer auprès de lui et éviter le sort des reines veuves d'Espagne, qui avait toujours été le point de son horreur, sentirent tous deux qu'ils n'y pouvaient parvenir malgré l'empereur; qu'il n'y avait que le roi d'Angleterre, si parfaitement bien alors avec la cour de Vienne, qui pût parvenir à lui faire donner les mains à cet établissement, et que l'Espagne ne pouvait espérer là-dessus aucun secours de l'Angleterre que par M. le duc d'Orléans, même par l'abbé Dubois, au point où ils étaient avec Georges et avec ses ministres. Ce ne fut donc pas merveilles si le double mariage fut conclu si facilement et si promptement, en quoi toute l'habileté de l'abbé Dubois ne fut que de l'imaginer et d'avoir la hardiesse de le proposer. C'est ce que je vis très clairement en Espagne, et que l'esprit du roi d'Espagne n'avait jamais été guéri sur M. le duc d'Orléans, ni sur son ministre, ni celui de la reine non plus, à travers toutes les mesures et les plus exactes réserves que, quelque soin qu'ils prissent, ils ne me purent épaissir ce voile plus que la consistance d'une gaze, et je sentis le même dans le marquis de Grimaldo. Telles furent les merveilles de la prétendue capacité de Dubois.

Il n'en montra pas davantage dans sa manière de gouverner quand il fut devenu le véritable maître. Toute son application tournée à ce que son maître, dont il connaissait tout le glissant, ne lui échappât pas, s'épuisa à épier tous les moments de ce prince, ce qu'il faisait, qui il voyait, les temps qu'il donnait à chacun, son humeur, son visage, ses propos à l'issue de chaque audience ou de chaque partie de plaisir; qui en était, quels propos et par qui tenus, et à combiner toutes ces choses; surtout à effrayer et à effaroucher pour empêcher qui que ce fût d'être assez hardi pour aller droit au prince, et à rompre toutes mesures à qui en avait la témérité sans en avoir obtenu son congé et son aveu. Ce sont les espionnages qui occupaient toutes ses journées, sur lesquels il réglait toutes ses démarches, et à tenir le monde, sans exception, de si court, que tout ne fût que dans sa main, affaires, grâces, jusqu'aux plus petites bagatelles, et à faire échouer tout ce qui osait essayer de lui passer entre les doigts, et de ne le pas pardonner aux essayeurs, qu'il poursuivait partout d'une façon implacable. Cette application et quelque écorce indispensable d'ordres à donner, ravissaient tout son temps, en sorte qu'il était devenu inabordable, hors quelques audiences publiques ou quelques autres aux ministres étrangers. Encore la plupart d'eux ne le pouvaient joindre, et se trouvaient réduits à l'attendre aux passages sur des escaliers, et en d'autres endroits par lesquels il dérobait son passage, où il ne s'attendait pas à les rencontrer. Il jeta une fois dans le feu une quantité prodigieuse de paquets de lettres toutes fermées, et de toutes parts, puis s'écria d'aise qu'il se trouvait alors à son courant. À sa mort il s'en trouva par milliers, tout cachetées.

Ainsi tout demeurait en arrière, en tout genre, sans que personne, même des ministres étrangers, osât s'en plaindre à M. le duc d'Orléans, et sans que ce prince, tout livré à ses plaisirs, et toujours sur le chemin de Versailles à Paris, prit la peine d'y penser, bien satisfait de se trouver dans cette liberté, et ayant toujours suffisamment de bagatelles dans son portefeuille pour remplir son travail avec le roi, qui n'était que de bons à lui faire mettre aux dépenses arrêtées, ou aux demandes des emplois ou des bénéfices vacants. Ainsi aucune affaire n'était presque décidée, et tout demeurait et tombait en chaos. Pour gouverner de la sorte il n'est pas besoin de capacité. Deux mots à chaque ministre chargé d'un département, et quelque légère attention à garnir les conseils devant le roi des dépêches les moins importantes, brochant les autres seul avec M. le duc d'Orléans, puis les laissant presque toutes en arrière, faisaient tout le travail du premier ministère, et l'espionnage, les avis de l'intérieur de M. le duc d'Orléans, les combinaisons de ces choses, les parades, les adresses, les batteries, faisaient et emportaient tout celui du premier ministre; ses emportements pleins d'injures et d'ordures, dont ni hommes ni femmes, de quelque rang et de quelque considération qu'ils fussent, [n'étaient] à couvert, le délivraient d'une infinité d'audiences, parce qu'on aimait mieux aller par des bricoles subalternes, ou laisser périr ses affaires, que s'exposer à essuyer ces fureurs et ces affronts. On en a vu un échantillon vague par ce qui a été raconté ici de ce qui arriva en pleine et nombreuse audience d'ambassadeurs, prélats, dames et de toutes sortes de gens considérables, à l'officier que j'avais dépêché de Madrid avec le contrat de mariage du roi.

Les folies publiques du cardinal Dubois, depuis surtout que devenu le maître il ne les contint plus, feraient un livre. Je n'en rapporterai que quelques-unes pour échantillon. La fougue lui faisait faire quelquefois le tour entier et redoublé d'une chambre courant sur les tables et les chaises sans toucher du pied la terre, et M. le duc d'Orléans m'a dit plusieurs fois en avoir été souvent témoin en bien des occasions.

Le cardinal de Gesvres se vint plaindre à M. le duc d'Orléans de ce que le cardinal Dubois venait de l'envoyer promener dans les termes les plus sales. On a vu ailleurs qu'il en avait usé de même avec la princesse de Montauban, et la réponse que M. le duc d'Orléans avait faite à ses plaintes. La vérité est qu'elle ne méritait pas mieux. L'étonnant fut qu'il dit de même à un homme des moeurs, de la gravité et de la dignité du cardinal de Gesvres, qu'il avait toujours trouvé le cardinal Dubois de bon conseil, et qu'il croyait qu'il ferait bien de suivre celui qu'il lui venait de donner. C'était apparemment pour se défaire de pareilles plaintes après un tel exemple; et en effet on ne lui en porta plus depuis.

Mme de Cheverny, devenue veuve, s'était retirée quelque temps après aux Incurables. Sa place de gouvernante des filles de M. le duc d'Orléans avait été donnée à Mme de Conflans. Un peu après le sacre, Mme la duchesse d'Orléans lui demanda si elle avait été chez le cardinal Dubois, là-dessus Mme de Conflans répondit que non, et qu'elle ne voyait pas pourquoi elle irait, la place que Leurs Altesses Royales lui avaient donnée étant si éloignée d'avoir trait à aucune affaire. Mme la duchesse d'Orléans insista sur ce que le cardinal était à l'égard de M. le duc d'Orléans. Mme de Conflans se défendit, et finalement dit que c'était un fou qui insultait tout le monde, et qu'elle ne voulait pas s'y exposer. Elle avait de l'esprit et du bec, et souverainement glorieuse, quoique fort polie. Mme la duchesse d'Orléans se mit à rire de sa frayeur, et lui dit que n'ayant rien à lui demander ni à lui représenter, mais seulement à lui rendre compte de l'emploi que M. le duc d'Orléans lui avait donné, c'était une politesse qui ne pouvait que plaire au cardinal, et lui en attirer de sa part, bien loin d'avoir rien de désagréable à en craindre, et finit par lui dire que cela convenait et qu'elle voulait qu'elle y allât.

La voilà donc partie, car c'était à Versailles, au sortir de dîner, et arrivée dans un grand cabinet, où il y avait huit ou dix personnes qui attendaient à parler au cardinal, qui était auprès de sa cheminée avec une femme qu'il galvaudait . La peur en prit à Mme de Conflans, qui était petite et qui en rapetissa encore. Toutefois, elle s'approcha comme cette femme se retirait. Le cardinal la voyant s'avancer lui demanda vivement ce qu'elle lui voulait. « Monseigneur, dit-elle. — Ho, monseigneur ! monseigneur! interrompit le cardinal; cela ne se peut pas. — Mais, monseigneur, reprit-elle. — De par tous les diables, je vous le dis encore, interrompit de nouveau le cardinal, quand je vous dis que cela ne se peut pas. — Monseigneur, » voulut encore dire Mme de Conflans pour expliquer qu'elle ne demandait rien; mais à ce mot le cardinal lui saisit les deux pointes des épaules, la revire, la pousse du poing par le dos, et: « Allez à tous les diables, dit-il, et me laissez en repos. » Elle pensa tomber toute plate; et s'enfuit en furie, pleurant à chaudes larmes, et arrive en cet état chez Mme la duchesse d'Orléans, à qui, à travers ses sanglots, elle conte son aventure.

On était si accoutumé aux incartades du cardinal, et celle-là fut trouvée si singulière et si plaisante que le récit en causa des éclats de rire qui achevèrent d'outrer la pauvre Conflans, qui jura bien que de sa vie elle ne remettrait le pied chez cet extravagant.

Le jour de Pâques d'après qu'il fut cardinal, il s'éveille sur les huit heures et sonne à rompre ses sonnettes, et le voilà à blasphémer horriblement après ses gens, à vomir mille ordures et mille injures, et à crier à pleine tête de ce qu'ils ne l'avaient pas éveillé, qu'il voulait dire la messe, qu'il ne savait plus où en prendre le temps avec toutes les affaires qu'il avait. Ce qu'il fit de mieux après une si belle préparation, ce fut de ne la dire pas, et je ne sais s'il l'a jamais dite depuis son sacre.

Il avait pris pour secrétaire particulier un nommé Venier qu'il avait défroqué de l'abbaye de Saint-Germain des Prés, où il était frère convers, et en faisait les affaires depuis vingt ans avec beaucoup d'esprit et d'intelligence. Il s'était fait promptement aux façons du cardinal, et s'était mis sur le pied de lui dire tout ce qu'il lui plaisait. Un matin qu'il était avec le cardinal, il demanda quelque chose qui ne se trouva pas sous la main. Le voilà à jurer, à blasphémer, à crier à pleine tête contre ses commis, et que s'il n'en avait pas assez, il en prendrait vingt, trente, cinquante, cent, et à faire un vacarme épouvantable. Venier l'écoutait tranquillement, le cardinal l'interpella, si cela n'était pas une chose horrible, d'être si mal servi, à la dépense qu'il y faisait, et à s'emporter tout de nouveau, et à le presser de répondre. « Monseigneur, lui dit grenier, prenez un seul commis de plus, et lui donnez pour emploi unique de jurer et de tempêter pour vous, et tout ira bien, vous aurez beaucoup de temps de reste, et vous vous trouverez bien servi. » Le cardinal se mit à rire et s'apaisa.

Il mangeait tous les soirs un poulet pour tout souper et seul. Je ne sais par quelle méprise ce poulet fut oublié un soir par ses gens. Comme il fut près de se coucher, il s'avisa de son poulet, sonna, cria, tempêta après ses gens, qui accoururent et qui l'écoutèrent froidement. Le voilà à crier de plus belle après son poulet et après ses gens de le servir si tard. Il fut bien étonné qu'ils lui répondirent tranquillement qu'il avait mangé son poulet, mais que, s'il lui plaisait, ils en allaient faire mettre un autre à la broche. « Comment, dit-il, j'ai mangé mon poulet! » L'assertion hardie et froide de ses gens le persuada, et ils se moquèrent de lui. Je n'en dirai pas davantage, parce que, encore une fois, on en ferait un vrai volume. C'en est assez pour montrer quel était ce monstrueux personnage dont la mort soulagea grands et petits, et en vérité, toute l'Europe, enfin jusqu'à son frère même qu'il traitait comme un nègre. Il voulut une fois chasser son écuyer pour lui avoir prêté un de ses carrosses pour aller quelque part dans Paris.

Le plus soulagé de tous fut M. le duc d'Orléans. Il gémissait en secret depuis assez longtemps sous le poids d'une domination si dure, et sous les chaînes qu'il s'était forgées. Non seulement il ne pouvait plus disposer ni décider de rien, mais il exposait inutilement au cardinal ce qu'il désirait qui fût sur grandes et petites choses. Il lui en fallait passer sur toutes par la volonté du cardinal qui entrait en furie, en reproches, et le pouillait comme un particulier, quand il lui arrivait de le trop contredire. Le pauvre prince sentait aussi l'abandon où il s'était livré, et par cet abandon, la puissance du cardinal et l'éclipse de la sienne. Il le craignait, il lui était devenu insupportable, il mourait d'envie de s'en débarrasser; cela se montrait en mille choses, mais il n'osait, il ne savait comment s'y prendre, et isolé et sans cesse épié comme il l'était, il n'avait personne avec qui s'en ouvrir tout à fait, et le cardinal bien averti, en redoublait ses frasques pour retenir par la frayeur ce que ses artifices avaient usurpé, et qu'il n'espérait plus de se conserver par une autre voie.

Dès qu'il fut mort, M. le duc d'Orléans retourna à Meudon apprendre au roi cette nouvelle, qui le pria aussitôt de se charger de toute la conduite des affaires, le déclara premier ministre, et en reçut son serment le lendemain, dont la patente tôt expédiée fut vérifiée au parlement. Cette déclaration si prompte sur laquelle M. le duc d'Orléans n'avait rien préparé, fut l'effet de la crainte qu'eut l'évêque de Fréjus de voir un particulier premier ministre. Le roi aimait M. le duc d'Orléans, comme on l'a déjà dit, par le respect qu'il en recevait, et par sa manière de travailler avec lui, qui sans danger d'être pris au mot, le laissait toujours le maître des grâces sur le choix des personnes qu'il lui proposait, et d'ailleurs de ne l'ennuyer jamais, ni de contraindre ses amusements par les heures de ce travail. Quelques soins, quelques souplesses que le cardinal Dubois eût employées pour gagner l'esprit du roi et l'apprivoiser avec lui, jamais il n'en avait pu venir à bout, et on remarquait, même sans avoir de trop bons yeux, une répugnance du roi pour lui plus que très sensible. Le cardinal en était désolé, mais redoublait de jambes dans l'espérance de réussir à la fin. Mais, outre l'air peu naturel et le désagrément inséparable de ses manières les plus occupées à plaire, il avait deux ennemis auprès du roi, bien attentifs à l'éloigner de prendre avec ce jeune prince, le maréchal de Villeroy, tant qu'il y fut, mais bien plus dangereusement le Fréjus, qui ne pou voit haïr le cardinal que d'ambition, [et qui] bien résolu de le culbuter si M. le duc d'Orléans venait à manquer, pour n'être ni primé, encore moins dominé par un particulier, n'avait garde de ne pas le ruiner journellement dans l'esprit du roi, en s'y établissant lui-même de plus en plus.

CHAPITRE II. §

Mort du premier président de Mesmes. — Je retrouve et revois M. le duc d'Orléans comme auparavant. — Compagnie d'Ostende. — Mort de La Houssaye; sa place de chancelier de M. le duc d'Orléans donnée à Argenson, et les postes à Morville. — Le mariage du prince et de la princesse des Asturies consommé. — Mariage des deux fils du duc de Bouillon avec la seconde fille du prince Jacques Sobieski, par la mort de l'aîné. — Succès de ce mariage. — Inondation funeste à Madrid, et incendie en même moment. — Nocé, Canillac et le duc de Noailles rappelés. — Le premier bien dédommagé. — Translation de l'évêque-duc de Laon à Cambrai; sa cause. — Laon donné à La Fare, évêque de Viviers, au pieux refus de Belsunce, évêque de Marseille. — Quel était ce nouvel évêque de Laon. — Mort et caractère de Besons, archevêque de Rouen. — Rouen donné à Tressan, évêque de Nantes; Besançon à l'abbé de Monaco; Luçon à l'abbé de Bussy, etc. — Mme de Chelles écrit fortement à M. le duc d'Orléans sur ses choix aux prélatures. — Mort du prince de Croï. — Absurdité de cette nouvelle chimère de princerie. — Mort de la duchesse d'Aumont (Brouilly). — Mort du jeune duc d'Aumont; sa dépouille. — Triste et volontaire état de la santé de M. le duc d'Orléans. — J'avertis l'évêque de Fréjus de l'état de M. le duc d'Orléans, et l'exhorte à prendre ses mesures en conséquence. — Fausseté et politique de ce prélat, qui veut se rendre le maître de tout à l'ombre d'un prince du sang, premier ministre de nom et d'écorce. — Mort de La Chaise, capitaine de la porte Torcy obtient cette charge pour son fils. — Secondes charges de la cour, proie des enfants des ministres. — Mort de Livry. — Mort du grand-duc de Toscane; sa famille, son caractère. — Mort de l'électeur de Cologne. — Mort et caractère de la maréchale de Chamilly. — Mort de Mme de Montsoreau, femme du grand prévôt.

Un plus corrompu, s'il se peut, que le cardinal Dubois le suivit douze ou treize jours après: ce fut le premier président de Mesmes, qui, déjà fort appesanti par quelques légères apoplexies, en eut une qui l'emporta en moins de vingt-quatre heures, à soixante et un ans, sans que pendant ce peu de temps on en eût pu tirer le moindre signe de vie. Je dis plus corrompu que Dubois par ses profondes et insignes noirceurs, et parce que, né dans un état honorable et riche, il n'avait pas eu besoin de se bâtir une fortune comme Dubois, qui était de la lie du peuple, non que ce pût être une excuse à celui-ci, mais une tentation de moins à l'autre, qui n'avait qu'à jouir de ce qu'il était, avec honneur. J'ai eu tant d'occasions de parler et de faire connaître ce magistrat également détestable et méprisable, que je crois pouvoir me dispenser d'en salir davantage ce papier. On a vu ailleurs pourquoi et comment on m'avait enfin forcé à me raccommoder avec lui, après ce beau mariage du duc de Lorge avec sa fille, dont il eut tout lieu de se bien repentir, comme il l'avoua souvent lui-même. J'étais paisiblement à la Ferté en bonne compagnie depuis près de deux mois, sans en avoir voulu partir sur les courriers que Belle-Ile et d'autres encore m'avaient dépêchés sur la mort du cardinal Dubois, pour me presser de revenir. La vanité et l'avidité d'avoir une pension m'en fit dépêcher un autre à la mort du premier président par ses filles, pour me conjurer de revenir et de la demander à M. le duc d'Orléans.

Je cédai encore en cette occasion à la vertu et à la piété de Mme de Saint-Simon, qui voulut si absolument que je ne leur refusasse pas cet office, et je partis. Elle revint à Paris quelques jours après moi. La cour était retournée de Meudon à Versailles le 13 août, il y avait dix ou douze jours, et j'y trouvai M. le duc d'Orléans.

Dès qu'il me vit entrer dans son cabinet, il courut à moi, et me demanda avec empressement si je voulais l'abandonner. Je lui répondis que tant que son cardinal avait vécu, je m'étais cru fort inutile auprès de lui; et que j'en avais profité pour ma liberté et pour mon repos; mais qu'à présent que cet obstacle à tout bien n'était plus, je serais toujours à son très humble service. Il me fit promettre de vivre avec lui comme auparavant, et, sans entrer en rien sur le cardinal, se mit sur les affaires présentes, domestiques et étrangères, m'expliqua où il en était, et me conta l'émoi que prenaient l'Angleterre et la Hollande de la nouvelle compagnie d'Ostende, que l'empereur formait, qu'il voulait maintenir et que ces deux puissances voulaient empêcher de s'établir par leur grand intérêt du commerce, enfin celui que la France y pouvait trouver pour et contre, et ses vues de conduite dans cette affaire. Je le trouvai content, gai, et reprenant le travail avec plaisir. Quand nous eûmes bien causé du dehors, du dedans et du roi, dont il était fort content, je lui parlai de la pension que les filles du premier président lui demandaient. Il se mit à rire et à se moquer d'elles, après l'argent immense qu'il avait si souvent prodigué à leur père, ou qu'il lui avait su escroquer, et à se moquer de moi d'être leur avocat en chose si absurde après tout ce qu'il y avait eu entre moi et leur père, duquel il fit fort bien et en peu de mots l'oraison funèbre. J'avouerai franchement que je n'insistai pas beaucoup pour une chose que je trouvais aussi déplacée, et dont je ne me souciais point du tout. Je vécus donc de là en avant avec M. le duc d'Orléans comme j'avais toujours fait avant que le cardinal Dubois fût premier ministre, et lui avec toute son ancienne confiance. Il faut pourtant que je convienne que je ne cherchai pas à en faire beaucoup d'usage. Il fit alors la très légère perte de La Houssaye, son chancelier, qui avait montré son ignorance dans la place de contrôleur général des finances qu'il avait été obligé de quitter. Il avait soixante et un ans. M. le duc d'Orléans prit à sa place le lieutenant de police, second fils du feu garde des sceaux d'Argenson. J'oubliais de marquer que les postes avaient été données à Morville, secrétaire d'État des affaires étrangères, avec une grande et juste diminution d'appointements.

On apprit en ce même temps que Leurs Majestés Catholiques avaient mis le prince et la princesse des Asturies ensemble, et que leur mariage avait été consommé.

Le duc de Bouillon, fort occupé d'étayer de plus en plus sa princerie par des alliances étrangères, dont les siens s'étaient si bien trouvés, avisa d'en éblouir, ainsi que de ses grands établissements, le prince Jacques Sobieski, fils aîné du célèbre roi de Pologne, qui vivait retiré dans ses terres en Silésie; répandit beaucoup d'argent autour de lui, et fit si bien que le mariage de sa seconde fille fut conclu avec le prince de Turenne, fils aîné du duc de Bouillon et de la fille du feu duc de La Trémoille, sa première femme.

Ce mariage flattait extrêmement le duc de Bouillon. Le grand-père de sa future belle-fille avait occupé longtemps le trône de Pologne, et en avait illustré la couronne par ses grandes actions; sa femme était soeur de l'impératrice, épouse de l'empereur Léopold, et mère des empereurs Joseph et Charles, et soeur aussi de la reine douairière d'Espagne, de la feue reine de Portugal, des électeurs de Mayence et Palatin, et de la duchesse de Parme, mère de la reine, seconde femme du roi d'Espagne. Enfin, la fille aînée du prince Jacques Sobieski avait épousé le roi d'Angleterre, retiré à Rome. Le mariage fut célébré par procureur, à Neuss, en Silésie, et en personne à Strasbourg, un mois après. Mais le prince de Turenne tomba malade presque aussitôt, et mourut douze jours après son mariage. Personne de la famille n'était allé à Strasbourg que son frère; la mariée y était arrivée en fort léger équipage. On comptait l'amener tout de suite à Paris, quand la maladie de son mari les arrêta. Dès que la nouvelle en vint, le duc de Bouillon pensa aussitôt au mariage de son second fils, si elle devenait veuve, et à tout événement dépêcha le comte d'Évreux à Strasbourg pour lui persuader de continuer son voyage, dans l'espérance de gagner son consentement. Ils y réussirent, et la gardèrent tantôt chez eux à Pontoise, tantôt dans un couvent du lieu, et n'en laissèrent approcher personne qui la pût imprudemment détromper des grandeurs qu'elle croyait aller épouser. Ils négocièrent en Silésie pour avoir le consentement, puis à Rome pour la dispense, où il n'est question que du plus ou du moins d'argent qu'on n'avait pas dessein d'épargner. Enfin, le mariage se fit en avril 1724, fort en particulier, à cause du récent veuvage.

Quand elle commença à voir le monde et à être présentée à la cour, elle fut étrangement surprise de s'y trouver comme soutes les autres duchesses et princesses assises, et de ne primer nulle part avec toute la distinction dont on l'avait persuadée, en sorte qu'il lui échappa plus d'une fois qu'elle avait compté épouser un souverain, et qu'il se trouvait que son mari et son beau-père n'étaient que deux bourgeois du quai Malaquais. Ce fut bien pis quand elle vit le roi marié. Je n'en dirai pas davantage. Ces regrets, qu'elle ne cachait pas, joints à d'autres mécontentements, en donnèrent beaucoup aux Bouillon. Le mariage ne fut pas heureux. La princesse, qui ne put s'accoutumer à l'unisson avec nos duchesses et princesses, encore moins à vivre avec les autres, comme il fallait qu'elle s'y assujettit, se rendit solitaire et obscure. Elle eut des enfants, et, après plusieurs années, ne pouvant plus tenir dans une situation si forcée, elle obtint aisément d'aller faire un voyage en Silésie pour ménager son père et ses intérêts auprès de lui. Son mari ne demandait pas mieux que d'en être honnêtement défait. Il ne la pressa point de revenir, et au bout de peu d'années elle mourut en Silésie, au grand soulagement de M. de Bouillon, qui ne laissa pas d'en recueillir assez gros pour ses enfants.

Ce fut en ce temps-ci qu'arriva cette subite inondation à Madrid, proche du Buen-Retiro, où la duchesse de la Mirandole fut noyée dans son oratoire, où le prince Pio et quelques autres périrent, et dont le duc de La Mirandole, le duc de Liria, l'abbé Grimaldo et l'ambassadeur de Venise se sauvèrent avec des peines infinies, tandis que la superbe maison du duc et de la duchesse d'Ossone, magnifiquement meublée, brûlait dans le haut de la ville, sans qu'on pût en arrêter l'incendie faute d'eau. Je me suis étendu ailleurs ici par avance sur cet étrange et funeste événement, ce qui m'empêchera d'en rien répéter ici.

Nocé, qui avait été rapproché dans son exil, fut rappelé. M. le duc d'Orléans, qui l'avait toujours aimé et qui ne l'avait éloigné que malgré lui, l'en dédommagea par un présent de cinquante mille livres en argent, et deux mille écus de pension. Canillac revint bientôt après, et enfin le duc de Noailles. On fit beaucoup de contes de ses amusements pendant qu'il fut dans ses terres, et de l'édification qu'il avait voulu donner à ses peuples, en chantant avec eux au lutrin et en y portant chape, et aux processions. On voit ainsi que ce n'est pas sans raison qu'on l'appelait: Omnis homo.

M. le duc d'Orléans donna plusieurs grands bénéfices. L'évêque duc de Laon, et qui en avait fait la fonction au sacre, n'avait pu se faire recevoir pair de France au parlement. Sa mère était la comédienne Florence, et M. le duc d'Orléans ne l'avait point reconnu. Ce fut l'obstacle qu'on ne put vaincre, parce qu'il faut dire qui on est, et le prouver. Dans cet embarras, il fut transféré, avec conservation du rang et honneurs d'évêque, duc de Laon. II ne perdit pas au change, puisqu'il eut l'archevêché de Cambrai. Son successeur à Laon surprit et scandalisa étrangement: ce fut le frère de La Fare, qui ne lui ressemblait en rien. C'était un misérable déshonoré par ses débauches et par son escroquerie, que personne ne voulait voir ni regarder, et que M. le duc d'Orléans, qui me l'a dit lui-même, chassa du Palais-Royal pour avoir volé cinquante pistoles qu'il envoyait, par lui, à Mme de Polignac. Je la nomme, parce que sa vie a été si publique que je ne crois pas manquer à la charité, à la discrétion, à la considération de son nom.

Ce bon ecclésiastique fut une fois chassé des Tuileries à coups de pied, depuis le milieu de la grande allée jusque hors la porte du Pont-Royal, par les mousquetaires et d'autres jeunes gens qui s'y attroupèrent, avec des [clameurs] épouvantables, répétées parla foule des laquais amassés à la porte. Enfin, et c'est un fait qui fut très public, les deux capitaines des mousquetaires leur défendirent à l'ordre de le voir. Pour sortir d'un état si pitoyable, ce rebut du monde fit le converti, frappa à plusieurs portes pour être ordonné prêtre sans y pouvoir réussir, à ce que me conta lors Rochebonne, évêque-comte de Noyon, qui fut un de ceux qui le refusèrent, malgré une prétendue retraite qu'il fit dans un bénéfice qu'il avait dans Noyon. Enfin il trouva un prélat plus traitable par la conformité de conduite. J'aurais horreur de le nommer et de dire avec quel scandale il l'ordonna contre toutes les règles de l'Église. Incontinent après, il se jeta au cardinal de Bissy et à Languet, évêque de Soissons, à qui tout était bon moyennant le fanatisme de la constitution, qui le rendit digne d'être grand vicaire de Soissons, où il se signala en ce genre à mériter toute leur protection. Avec ce secours et celui des jésuites, il trafiqua l'évêché de Viviers avec Ratabon, qui y avait passé du siège d'Ypres, et que l'épiscopat ennuyait, malgré la non-résidence. Il lui donna deux abbayes qu'il avait, avec un bon retour, et fut sacré évêque de Viviers, au scandale universel.

L'évêque de Marseille, Belsunce, qui s'était fait un si grand nom pendant la peste, était venu à Paris sur la maladie du duc de Lauzun, frère de sa mère, qui avait toujours pris soin de lui et de ses frères. Il fut nommé à l'évêché de Laon avec un grand applaudissement. Allant un jour voir M. de Lauzun, qui s'était retiré dans le couvent des Petits-Augustins, j'arrivai par un côté du cloître à la porte de sa chambre, et ce prélat, par un autre côté, en même temps qu'on appelait déjà M. de Laon. Je me rangeai pour le laisser passer devant moi. Il sourit en me regardant, et me poussant de la main: « Allez, monsieur, me dit-il, ce n'est pas la peine; » et malgré moi me fit passer devant lui. À ce mot je compris qu'il n'accepterait point Laon et qu'il demeurerait à Marseille; mais qu'il n'osait refuser du vivant de son oncle qui l'aurait dévoré, et qui n'avait que peu de semaines à vivre. En effet, dès qu'il fut mort, il refusa Laon avec un attachement pour son siège qui n'était plus connu, mais qui lui fit un grand honneur. La Fare, évêque de Viviers, qui n'était pas pour être si délicat, fut mis à Laon, à son refus, où on a vu depuis ce qu'il savait faire. Il y est mort abhorré et banqueroutier, après avoir de gré ou de force escroqué tout son diocèse qu'il avait d'ailleurs dévasté.

Rouen vaquait par la mort de Besons, frère du maréchal qui y avait été transféré de Bordeaux, duquel j'ai eu occasion de parler ici plus d'une fois. C'était un homme fort sage, doux, mesuré, avec un air et une mine brutale et grossière, délié, qui savait le monde et ses devoirs; fort instruit, fort décent, et le premier homme du clergé; en capacité sur ses affaires temporelles, de l'esprit fait exprès pour le gouvernement des diocèses; aimé, respecté et amèrement regretté dans les trois qu'il avait eus. Tressan, évêque de Nantes, premier aumônier de M. le duc d'Orléans, eut Rouen, et fut chargé des économats qu'avait Besons; et l'abbé de Monaco, déjà vieux, eut Besançon, dont l'abbé de Mornay n'avait pas eu le temps de jouir ni d'être sacré.

L'abbé de Bussy-Rabutin eut Luçon, et plusieurs autres évêchés furent donnés et beaucoup d'abbayes. Celles de Bergues-Saint-Vinox et de Saint-Bertin à Saint-Omer furent rendues à des moines; Dubois ne les avait eues que comme cardinal. M. le duc d'Orléans reçut une lettre de Mme de Chelles, sa fille, sur cette distribution, qui l'effraya, et qu'il lut et relut pourtant deux fois. Elle était admirable sur le choix des sujets et sur l'abus qu'il en faisait, et le menaçait de la colère de Dieu qui l'en châtierait promptement. Il en fut assez ému pour en parler, et même pour la laisser voir, mais je ne sais s'il en eût profité. Il n'en eut pas le temps.

Le fils aîné du feu comte de Solre mourut dans ses terres, en Flandre, où il s'était retiré depuis la mort de son père, et que sa femme l'avait avisé de faire le prince. Il était lieutenant général et n'avait que quarante-sept ans. J'ai parlé ailleurs de cette folie qui a passé à ses enfants, que le comte de Solre, n'avait jamais imaginée, qui ne prétendit jamais aucun rang, qui fut chevalier de l'ordre en 1688, parmi les gentilshommes, et dont j'ai vu toute ma vie la femme et la fille debout au souper et à la toilette, jusqu'à ce qu'elles s'en allèrent en Espagne, comme je l'ai raconté. Croï est une terre en Boulonnais qui a donné son nom à cette maison, que ses établissements en Flandre ont si fort illustrée. J'en ai parlé ici ailleurs.

La duchesse d'Aumont mourut à Passy, près Paris, 23 octobre, près de sept mois après son mari, quatre mois après sa belle-fille, huit jours avant son fils. Elle était fille d'Antoine de Brouilly, marquis de Piennes, chevalier des ordres du roi, et soeur de l'épouse du marquis de Châtillon, premier gentilhomme de la chambre de Monsieur et chevalier des ordres du roi. Elle fut aussi dame d'atours de Madame. C'étaient deux beautés fort différentes: toutes deux grandes et parfaitement bien faites; intimement liées ensemble; qui n'avaient point de frères, et toutes deux épousées par amour. La duchesse d'Aumont s'était retirée et barricadée à Passy contre la petite vérole dont Paris était plein. Elle ne l'évita pas et en mourut.

Le duc d'Aumont, son fils, en mourut aussi huit jours après elle, à trente-deux ans. Il était aimé et estimé dans le monde, très bien fait, avec un beau visage, et fort bien avec les dames. Il ne laissa que deux fils enfants, dont le cadet mourut bientôt après. Je m'intéressai fort au partage de sa dépouille, pour le duc d'Humières qui eut le gouvernement de Boulogne et Boulonnais, et son petit-neveu eut la charge de son père de premier gentilhomme de la chambre du roi.

On m'avait rendu tout le château neuf de Meudon, tout meublé, depuis le retour de la cour à Versailles, comme je l'avais avant qu'elle vint à Meudon. Le duc et la duchesse d'Humières y étaient avec nous, et bonne compagnie. Le duc d'Humières voulut que je le menasse à Versailles remercier M. le duc d'Orléans le matin. Nous le trouvâmes qu'il allait s'habiller, et qu'il était encore dans son caveau dont il avait fait sa garde-robe. Il y était sur sa chaise percée parmi ses valets et deux ou trois de ses premiers officiers. J'en fus effrayé. Je vis un homme la tête basse, d'un rouge pourpre, avec un air hébété, qui ne me vit seulement pas approcher. Ses gens le lui dirent. Il tourna la tête lentement vers moi sans presque la lever, et me demanda d'une langue épaisse ce qui m'amenait. Je le lui dis. J'étais entré là pour le presser de venir dans le lieu où il s'habillait, pour ne pas faire attendre le duc d'Humières; mais je demeurai si étonné que je restai court. Je pris Simiane, premier gentilhomme de sa chambre, dans une fenêtre, à qui je témoignai ma surprise et ma crainte de l'état où je voyais M. le duc d'Orléans. Simiane me répondit qu'il était depuis fort longtemps ainsi les matins, qu'il n'y avait ce jour-là rien d'extraordinaire en lui, et que je n'en étais surpris que parce que je ne le voyais jamais à ces heures-là; qu'il n'y paraîtrait plus tant, quand il se serait secoué en s'habillant. Il ne laissa pas d'y paraître encore beaucoup lorsqu'il vint s'habiller. Il reçut le remerciement du duc d'Humières d'un air étonné et pesant; et lui qui était toujours gracieux et poli à tout le monde, et qui savait si bien dire à propos et à point, à peine lui répondit-il; un moment après, nous nous retirâmes M. d'Humières et moi. Nous dînâmes chez le duc de Gesvres, qui le mena faire son remerciement au roi.

Cet état de M. le duc d'Orléans me fit faire beaucoup de réflexions. Il y avait fort longtemps que les secrétaires d'État m'avaient dit que, dans les premières heures des matinées, ils lui auraient fait passer tout ce qu'ils auraient voulu, et signé tout ce qui lui eût été de plus préjudiciable. C'était le fruit de ses soupers. Lui-même m'avait dit plus d'une fois depuis un an, à l'occasion de ce qu'il me quittait quelquefois, quand j'étais seul avec lui, que Chirac le purgeottait sans cesse sans qu'il y parût, parce qu'il était si plein qu'il se mettait à table tous les soirs sans faim et sans aucune envie de manger, quoiqu'il ne prit rien les matins, et seulement une tasse de chocolat entre une et deux heures après midi, devant tout le monde, qui était le temps public de le voir. Je n'étais pas demeuré muet avec lui là-dessus; mais toute représentation était parfaitement inutile. Je savais de plus que Chirac lui avait nettement déclaré que la continuation habituelle de ses soupers le conduirait à une prompte apoplexie ou à une hydropisie de poitrine, parce que sa respiration s'engageait dans des temps, sur quoi il s'était récrié contre ce dernier mal qui était lent, suffoquant, contraignant tout, montrant la mort; qu'il aimait bien mieux l'apoplexie qui surprenait et qui tuait tout d'un coup sans avoir le temps d'y penser.

Un autre homme, au lieu de se récrier sur le genre de mort dont il était promptement menacé, et d'en préférer un si terrible à un autre qui donne le temps de se reconnaître, eût songé à vivre et faire ce qu'il fallait pour cela par une vie sobre, saine et décente, qui, du tempérament qu'il était, lui aurait pu procurer une fort longue vie, et bien agréable dans la situation, très vraisemblablement durable, dans laquelle il se trouvait; mais tel fut le double aveuglement de ce malheureux prince. Je vivais fort en liaison avec l'évêque de Fréjus, et puisque, avenant faute de M. le duc d'Orléans, il fallait avoir un maître autre que le roi, en attendant qu'il pût ou voulût l'être, j'aimais mieux que ce fût ce prélat qu'aucun autre. J'allai donc le trouver, je lui dis ce que j'avais vu le matin de l'état de M. le duc d'Orléans; je lui prédis que sa perte ne pouvait être longtemps différée et qu'elle arriverait subitement, sans aucun préalable qui l'annonçât; que je conseillai donc au prélat de prendre ses arrangements et ses mesures avec le roi, sans y perdre un moment, pour en remplir la place, et que cela lui était d'autant plus aisé qu'il ne doutait pas de l'affection du roi pour lui; qu'il n'en avait pour personne qui en approchât, et qu'il avait journellement de longs tête-à-tête avec lui, qui lui offraient tous les moyens et toutes les facilités de s'assurer de la succession subite à la place de premier ministre dans l'instant même qu'elle deviendrait vacante. Je trouvai un homme très reconnaissant en apparence de cet avis et de ce désir, mais modeste, mesuré, qui trouvait la place au-dessus de son état et de sa portée.

Ce n'était pas la première fois que nos conversations avaient roulé là-dessus en général, mais c'était la première fois que je lui en parlais comme d'une chose instante. Il me dit qu'il y avait bien pensé, et qu'il ne voyait qu'un prince du sang qui pût être déclaré premier ministre sans envie, sans jalousie et sans faire crier le public; qu'il ne voyait que M. le Duc à l'être. Je me récriai sur le danger d'un prince du sang, qui foulerait tout aux pieds, à qui personne ne pourrait résister, et dont les entours mettraient tout au pillage; que le feu roi, si maître, si absolu, n'en avait jamais voulu mettre aucun dans le conseil pour ne les pas trop autoriser et accroître. Et quelle comparaison d'être simplement dans le conseil d'un homme qui gouvernait, et qui était si jaloux de gouverner et d'être le maître, ou d'être premier ministre sous un roi enfant, sans expérience, qui n'avait encore de sa majorité que le nom, sous lequel un premier ministre prince du sang serait pleinement roi. J'ajoutai qu'il avait eu loisir depuis la mort du roi de voir avec quelle avidité les princes du sang avaient pillé les finances, avec quelle opiniâtreté ils avaient protégé Lave et tout ce qui favorisait leur pillage; avec quelle audace ils s'étaient en toutes manières accrus; que de là il pouvait juger de ce que serait la gestion d'un prince du sang premier ministre, et de M. le Duc en particulier, qui joignait à ce que je venais de lui représenter une bêtise presque stupide, une opiniâtreté indomptable, une fermeté inflexible, un intérêt insatiable, et des entours aussi intéressés que lui, et nombreux et éclairés, avec lesquels toute la France et lui-même auraient à compter, ou plutôt à subir toutes les volontés uniquement personnelles. Fréjus écouta ces réflexions avec une paix profonde, et les paya de l'aménité d'un sourire tranquille et doux. Il ne me répondit à pas une des objections que je venais de lui faire, que par me dire qu'il y avait du vrai dans ce que je venais de lui exposer, mais que M. le Duc avait du bon, de la probité, de l'honneur, de l'amitié pour lui; qu'il devait le préférer par reconnaissance de l'estime et de l'amitié que feu M. le Duc lui avait toujours témoignée, et de l'entière confiance qu'il avait eue en lui à Dijon où il tenait les états, et où il l'avait retenu comme il y passait pour le voir en revenant de Languedoc; qu'au fond, de M. le duc d'Orléans à un particulier, la chute était trop grande; qu'elle écraserait les épaules de tout particulier qui lui succéderait, qui ne résisterait jamais à l'envie générale et à tout ce que lui susciterait la jalousie de chacun ; qu'un prince du sang, si fort hors de parité avec qui que ce fût, n'avait rien de tout cela à démêler; que dans la conjoncture dont je lui parlais comme prochaine, il n'était pas possible de jeter les yeux que sur un prince du sang, et parmi eux sur M. le Duc, qui était le seul, d'âge et d'état à pouvoir remplir cette importante place; qu'au fond il n'était point connu du roi et n'avait nulle familiarité avec lui, quoique la place de surintendant de son éducation, qu'il avait emblée à M. le duc du Maine, eût dû et pu lui procurer l'un et l'autre; qu'il aurait donc besoin de ceux qui étaient autour du roi, et dans son goût et sa privance; qu'avec ce secours et les mesures que M. le Duc serait obligé d'avoir avec eux, tout irait bien; qu'enfin, plus il y pensait et y avait pensé, plus il se trouvait convaincu qu'il n'y avait rien que cela de praticable.

Ces derniers mots m'arrêtèrent tout court. Je lui dis qu'il était plus à portée de voir les choses de près et avec plus de lumière que personne; que je me contentais de l'avoir averti et de lui avoir représenté ce que je croyais mériter de l'être; que je ne pouvais sans regret lui voir laisser échapper la place de premier ministre pour lui-même; mais qu'après tout je me rendais, quoique malgré mon sentiment et mon désir, à plus clairvoyant que moi. Il est aisé de juger de combien de propos de reconnaissance, d'amitié, de confiance cette conversation fut assaisonnée de sa part. Je m'en retournai à Meudon avec le duc d'Humières, bien persuadé que Fréjus n'était arrêté que par sa timidité; qu'il n'en était pas moins avide du souverain pouvoir; que pour allier son ambition avec sa crainte de l'envie et de la jalousie, capables de le culbuter, ses réflexions l'avaient porté à les faire taire en mettant un prince du sang dans cette place, dans la satisfaction de trouver inepte de tous points le seul des princes du sang par son âge et par son aînesse de MM. ses frères et de M. le prince de Conti, qui pût y être mis, qui ne serait que le représentant et le plastron de premier ministre, tandis que lui-même, Fréjus, deviendrait le véritable premier ministre par sa situation avec le roi, du coeur et de l'esprit duquel il se trouvait le plein et l'unique possesseur, ce qui le rendrait si considérable et si nécessaire à M. le Duc qu'il n'oserait faire la moindre chose sans son attache, en sorte que sans envie, sans jalousie, conservant tout l'extérieur de modestie, tout en effet serait entre ses mains. Heurter un projet si pourpensé, et un projet de cette nature, eût été se casser le nez contre un mur. Aussi enrayai-je tout court dès ce que je le sentis, et je me gardai bien de lui dire que Mme de Prie et les autres entours de M. le Duc le feraient sûrement se mécompter, parce qu'ils voudraient bien sûrement gouverner et profiter, et qu'ils ne pourvoient l'espérer qu'en faisant que M. le Duc voulût gouverner avec indépendance, et par conséquent secouât très promptement le joug que Fréjus s'attendait de lui imposer. Je le dis dès le soir à Mme de Saint-Simon, pour qui je n'eus jamais de secret, et du grand sens de qui je me trouvai si bien toute ma vie : elle en jugea tout comme moi.

La Chaise, fils du frère du feu P. de La Chaise confesseur du feu roi, et capitaine des gardes de la porte du roi, mourut chez lui en Lyonnais. Il ne laissa point de fils et avait un brevet de retenue. Torcy obtint la charge pour son fils. Il y avait déjà longtemps que toutes les secondes charges de la cour étaient devenues le préciput des fils de ministres. Celle-ci est une des moindres, mais on tient par elle; et on suit le roi partout.

Le vieux Livry mourut aussi, mais il avait obtenu de M. le duc d'Orléans la survivance de sa charge de premier maître d'hôtel du roi pour son fils. Livry père était un très bon homme, familier avec le feu roi, chez qui on jouait toute la journée à des jeux de commerce. Il faisait assez mauvaise chère et très mal propre, et s'y enivrait souvent les soirs. Il est pourtant vrai qu'il ne buvait jamais de vin pur, mais une carafe d'eau lui aurait bien duré une année. Il buvait sa bouteille en se levant avec une croûte de pain, et a vécu quatre-vingts ans dans la santé la plus égale et la plus parfaite, et la tête comme il l'avait eue toute sa vie. Il eût été bien étonné de voir son fils chevalier de l'ordre.

Le grand-duc [de Toscane] mourut en trois ou quatre jours, le dernier octobre, à près de quatre-vingt-deux ans, et cinquante-quatre ans de règne, regretté dans ses États comme le père de son peuple, et dans toute l'Italie et à Rome, comme le plus habile politique, le plus honnête homme et le plus sensé souverain qui eût paru depuis longtemps en Europe, où il était généralement estimé, surtout en Italie et à Rome où il avait beaucoup de crédit et de considération, et passa toujours pour un prince très sage et très politique. Il avait épousé en 1661 une fille de Gaston, frère de Louis XIII, partie d'ici avec l'esprit de retour, qui vécut fort mal avec lui, et fort mal à propos, et qui après lui avoir donné deux fils et une fille, revint en France passer une vie méprisée et fort contrainte dans un couvent hors de Paris, suivant la stipulation du grand-duc, et de laquelle il a été parlé suffisamment ici. Son fils aîné était mort à quarante ans, en 1713 sans enfants, de la soeur de Mme la Dauphine, de Bavière, une fille veuve sans enfants de l'électeur palatin en 1716 et retirée à Florence, et J. Gaston qui lui succéda, qui avait épousé la dernière princesse de l'ancien Saxe-Lauenbourg, brouillée avec lui, sans enfants, et retirée en Allemagne: prince dernier grand-duc de Toscane de la maison de Médicis, qui eut de l'esprit et des lettres, régna voyant à peine ses ministres, dans son lit ou dans sa robe de chambre, seul entre deux Turcs qui le servaient, toujours la nappe mise dans sa chambre, d'où il ne sortait presque jamais, presque toujours ivre, et se souciant peu de ce qui arriverait après lui.

L'électeur de Cologne, frère de l'électeur de Bavière, mourut à Bonn à cinquante-deux ans, le 12 novembre, quinze jours après le grand-duc. Il était archevêque de Cologne, évêque de Hildesheim et de Liège. Il en a été souvent parlé ici. Il était frère de Mme la Dauphine, de Bavière. Son neveu, fils de l'électeur de Bavière, évêque de Munster et de Paderborn lui succéda à Liège et à Cologne, dont il était coadjuteur.

La maréchale de Chamilly mourut à Paris à soixante-sept ans, le 18 novembre. C'était une femme d'esprit, de grand sens, de grande piété, de vertu constante, extrêmement aimable, et faite pour le grand monde et pour la représentation, qui avait eu la plus grande part à la fortune de son mari dont elle n'eut point d'enfants. Elle était fort de nos amies, et nous la regrettâmes fort. Elle en avait beaucoup, et avait toujours conservé beaucoup d'estime et de considération. Elle s'appelait du Bouchet, était riche héritière et de naissance fort commune. Le grand prévôt perdit aussi sa femme qu'il n'avait pas rendue heureuse, et qui méritait un meilleur sort.

CHAPITRE III. §

Mort du duc de Lauzun; sa maison; sa famille. — Raisons de m'étendre sur lui. — Son caractère. — Sa rapide fortune. — Il manque l'artillerie par sa faute. — Son inconcevable hardiesse pour voir clair à son affaire. — Il insulte Mme de Montespan, puis le roi même. — Belle action du roi. — Lauzun, conduit à la Bastille, en sort peu de jours après avec la charge de capitaine des gardes de corps, qu'avait le duc de Gesvres, qui est premier gentilhomme de la chambre en la place du comte du Lude, fait grand maître de l'artillerie à la place du duc Mazarin. — Aventures de Lauzun avec Mademoiselle, dont il manque follement le mariage public. — Il fait un cruel tour à Mme de Monaco, et un plus hardi au roi et à elle. — Patente de général d'armée au comte de Lauzun, qui commande un fort gros corps de troupes en Flandre à la suite du roi. — Le comte de Lauzun conduit à Pignerol. — Sa charge donnée à M. de Luxembourg, et son gouvernement à M. de La Rochefoucauld. — Sa précaution pour se confesser, fort malade. — Il fait secrètement connaissance avec d'autres prisonniers; ils trouvent moyen de se voir. — Lauzun entretient de sa fortune et de ses malheurs le surintendant Fouquet, prisonnier, qui lui croit la tête entièrement tournée. — Fouquet a grand peine à l'en croire sur tous les témoignages d'autrui, et à la fin ils se brouillent pour toujours. — Soeurs du comte de Lauzun. — Caractère et deuil extrême de Mme de Nogent, toute sa vie, de son mari; imitée de deux autres veuves. — Mademoiselle achète bien cher la liberté de Lauzun, à leurs communs dépens, en enrichissant forcément le duc du Maine, qui, à son grand dépit, prend ses livrées et les transmet aux siens et à son frère. — Lauzun en liberté en Anjou et en Touraine. — Lauzun à Paris, sans approcher la cour de deux lieues; se jette dans le gros jeu; y gagne gros; passe avec permission à Londres, où il est bien reçu, et n'est pas moins heureux. — Lauzun sauve la reine d'Angleterre et le prince de Galles. — Rappelé à la cour avec ses anciennes distinctions, il obtient la Jarretière, est général des armées en Irlande, enfin duc vérifié en 1692. — Splendeur de la vie du duc de Lauzun, toujours outré de l'inutilité de tout ce qu'il emploie pour rentrer dans la confiance du roi. — Ses bassesses sous un extérieur de dignité. — Son fol anniversaire de sa disgrâce. — Son étranger singularité. — Il est craint, ménagé, nullement aimé, quoique fort noble et généreux. — Étrange désespoir du duc de Lauzun, inconsolable, à son âge, de n'être plus capitaine des gardes, et son terrible aveu. — Réflexion. — Combien il était dangereux. — Il était reconnaissant et généreux. — Quelques-uns de ses bons mots à M. le duc d'Orléans. — Il ne peut s'empêcher de lâcher sur moi un dangereux trait. — Il tombe fort malade et se moque plaisamment de son curé, de son cousin de La Force et de sa nièce de Biron. — Sa grande santé. — Ses brouilleries avec Mademoiselle. — Leur étrange raccommodement à Eu. — Ils se battent dans la suite et se brouillent pour toujours. — Son humeur solitaire. — Son incapacité d'écrire ce qu'il avait vu, même de le raconter. — Sa dernière maladie. — Sa mort courageuse et chrétienne. — Causes de prolixité sur le duc de Lauzun.

Le duc de Lauzun mourut le 19 novembre à quatre-vingt-dix ans et six mois. L'union intime des deux sœurs que lui et moi avions épousées, et l'habitation continuelle de la cour, où môme nous avions un pavillon fixé pour nous quatre à Marly tous les voyages, m'a fait vivre continuellement avec lui, et depuis la mort du roi nous nous voyions presque tous les jours à Paris, et nous mangions continuellement ensemble chez moi et chez lui. Il a été un personnage si extraordinaire et si unique en tout genre, que c'est avec beaucoup de raison que La Bruyère a dit de lui dans ses Caractères qu'il n'était pas permis de rêver comme il a vécu. À qui l'a vu de près même dans sa vieillesse, ce mot semble avoir encore plus de justesse. C'est ce qui m'engage à m'étendre ici sur lui. Il était de la maison de Caumont dont la branche des ducs de La Force a toujours passé pour l'aînée, quoique celle de Lauzun le lui ait voulu disputer.

La mère de M. de Lauzun était fille du duc de La Force, fils du second maréchal duc de La Force, et frère de la maréchale de Turenne, mais d'un autre lit; la maréchale était du premier lit d'une La Roche-Faton, le duc de La Force était fils d'une Belsunce dont le duc de La Force était devenu amoureux, qu'il avait épousée en secondes noces, et dont le frère avait été son page.

Le comte de Lauzun, leur gendre, père du duc de Lauzun dont le père et le grand-père furent chevaliers de l'ordre en 1585 et en 1619, et avaient la compagnie des cent gentilshommes de la maison du roi au bec de corbin, était cousin germain du premier maréchal duc de Grammont, et du vieux comte de Grammont (duquel et de sa femme morts, peu d'années avant le feu roi, il a été souvent parlé ici), parce que sa mère était leur tante paternelle. Le comte de Lauzun, père du duc, fut aussi capitaine des cent gentilshommes de la maison du roi au bec de corbin, mourut en 1660, et avait eu cinq fils et quatre filles. L'aîné mourut fort jeune, le second vécut obscur flans sa province jusqu'en 1677, sans alliance; le troisième fut Puyguilhem, depuis duc de Lauzun, cause de tout ce détail; le quatrième languit obscur capitaine des galères, sans alliance, jusqu'en 1692; le dernier fut chevalier de Lauzun qui servit fort peu dans la gendarmerie, passa en Hongrie avec MM. les princes de Conti, s'y attacha quelque temps au service de l'empereur en qualité d'officier général, s'en dégoûta bientôt, revint à Paris après un exil assez long; manière de philosophe bizarre, solitaire, obscur, difficile à vivre, avec de l'esprit et des connaissances, souvent mal avec son frère, qui lui donnait de quoi vivre, souvent à la sollicitation de la duchesse de Lauzun. Il mourut à Paris sans alliance, en 1707, à soixante ans.

Le duc de Lauzun était un petit homme, blondasse, bien fait dans sa taille, de physionomie haute, pleine d'esprit, qui imposait, mais sans agrément dans le visage, à ce que j'ai ouï dire aux gens de son temps; plein d'ambition, de caprices, de fantaisies, jaloux de tout, voulant toujours passer le but, jamais content de rien, sans lettres, sans aucun ornement ni agrément dans l'esprit, naturellement chagrin, solitaire, sauvage; fort noble dans toutes ses façons, méchant et malin par nature, encore plus par jalousie et par ambition, toutefois bon ami quand il l'était, ce qui était rare, et bon parent, volontiers ennemi même des indifférents, et cruel aux défauts et à trouver et donner des ridicules, extrêmement brave et aussi dangereusement hardi. Courtisan également insolent, moqueur et bas jusqu'au valetage, et plein de recherches d'industrie, d'intrigues, de bassesse pour arriver à ses fins, avec cela dangereux aux ministres, à la cour redouté de tous, et plein de traits cruels et pleins de sel qui n'épargnaient personne. Il vint à la cour sans aucun bien, cadet de Gascogne fort jeune, débarquer de sa province sous le nom de marquis de Puyguilhem. Le maréchal de Grammont, cousin germain de son père, le retira chez lui. Il était lors dans la première considération à la cour, dans la confidence de la reine mère et du cardinal Mazarin, et avait le régiment des gardes et la survivance pour le comte de Guiche son fils aîné, qui, de son côté, était la fleur des braves et des dames, et des plus avant dans les bonnes grâces du roi et de la comtesse de Soissons, nièce du cardinal, de chez laquelle le roi ne bougeait, et qui était la reine de la cour. Le comte de Guiche y introduisit le marquis de Puyguilhem, qui en fort peu de temps devint favori du roi, qui lui donna son régiment de dragons en le créant, et bientôt après le fit maréchal de camp, et créa pour lui la charge de colonel général des dragons.

Le duc Mazarin, déjà retiré de la cour, en 1669 voulut se défaire de sa charge de grand maître de l'artillerie; Puyguilhem en eut le vent des premiers, il la demanda au roi qui la lui promit, mais sous le secret pour quelques jours. Le jour venu que le roi lui avait dit qu'il le déclarerait, Puyguilhem qui avait les entrées des premiers gentilshommes de la chambre, qu'on nomme aussi les grandes entrées, alla attendre la sortie du roi du conseil des finances, dans une pièce où personne n'entrait pendant le conseil, entre celle où toute la cour attendait et celle où le conseil se tenait. Il y trouva Nyert, premier valet de chambre en quartier, qui lui demanda par quel hasard il y venait; Puyguilhem sûr de son affaire crut se dévouer ce premier valet de chambre en lui faisant confidence de ce qui allait se déclarer en sa faveur; Nyert lui en témoigna sa joie, puis tira sa montre, et vit qu'il aurait encore le temps d'aller exécuter, disait-il, quelque chose de court et de pressé que le roi lui avait ordonné: il monte quatre à quatre un petit degré au haut duquel était le bureau où Louvois travaillait toute la journée, car à Saint-Germain les logements étaient fort petits et fort rares, et les ministres et presque toute la cour logeaient chacun chez soi, à la ville. Nyert entre dans le bureau de Louvois, et l'avertit qu'au sortir du conseil des finances, dont Louvois n'était point, Puyguilhem allait être déclaré grand maître de l'artillerie, et lui conte ce qu'il venait d'apprendre de lui-même, et où il l'avait laissé.

Louvois haïssait Puyguilhem, ami de Colbert, son émule, et il en craignait la faveur et les hauteurs dans une charge qui avait tant de rapports nécessaires avec son département de la guerre, et de laquelle il envahissait les fonctions et l'autorité tant qu'il pouvait, ce qu'il sentait que Puyguilhem ne serait ni d'humeur ni de faveur à souffrir. Il embrasse Nyert, le remercie, le renvoie au plus vite, prend quelque papier pour lui servir d'introduction, descend, et trouve Puyguilhem et Nyert dans cette pièce ci-devant dite. Nyert fait le surpris de voir arriver Louvois, et lui dit que le conseil n'est pas levé. « N'importe, répondit Louvois, je veux entrer; j'ai quelque chose de pressé à dire au roi; » et tout de suite entre; le roi surpris de le voir lui demande ce qui l'amène, se lève et va à lui. Louvois le tire dans l'embrasure d'une fenêtre, et lui dit qu'il sait qu'il va déclarer Puyguilhem grand maître de l'artillerie, qu'il l'attend à la sortie du conseil dans la pièce voisine, que Sa Majesté est pleinement maîtresse de ses grâces et de ses choix, mais qu'il a cru de son service de lui représenter l'incompatibilité qui est entre Puyguilhem et lui, ses caprices, ses hauteurs; qu'il voudra tout faire et tout changer dans l'artillerie; que cette charge a une si nécessaire connexion avec le département de la guerre, qu'il est impossible que le service s'y fasse parmi des entreprises et des fantaisies continuelles, et la mésintelligence déclarée entre le grand maître et le secrétaire d'État, dont le moindre inconvénient sera d'importuner Sa Majesté tous les jours de leurs querelles et de leurs réciproques prétentions, dont il faudra qu'elle soit juge à tous moments.

Le roi se sentit extrêmement piqué de voir son secret su de celui à qui principalement il le voulait cacher; répond à Louvois d'un air fort sérieux que cela n'est pas fait encore, le congédie et va se rasseoir au conseil. Un moment après qu'il fut levé, le roi sort pour aller à la messe, voit Puyguilhem et passe sans lui rien dire. Puyguilhem fort étonné attend le reste de la journée, et voyant que la déclaration promise ne venait point, en parle au roi à son petit coucher. Le roi lui répond que cela ne se peut encore, et qu'il verra: l'ambiguïté de la réponse et son ton sec alarment Puyguilhem; il avait le vol des dames et le jargon de la galanterie; il va trouver Mme de Montespan, à qui il conte son inquiétude, et qu'il conjure de la faire cesser. Elle lui promet merveilles et l'amuse ainsi plusieurs jours.

Las de tout ce manège et ne pouvant deviner d'où lui vient son mal, il prend une résolution incroyable si elle n'était attestée de toute la cour d'alors. Il couchait avec une femme de chambre favorite de Mme de Montespan, car tout lui était bon pour être averti et protégé, et vient à bout de la plus hasardeuse hardiesse dont on ait jamais ouï parler. Parmi tous ses amours le roi ne découcha jamais d'avec la reine, souvent tard, mais sans y manquer, tellement que pour être plus à son aise, il se mettait les après-dînées entre deux draps chez ses maîtresses. Puyguilhem se fit cacher par cette femme de chambre sous le lit dans lequel le roi s'allait mettre avec Mme de Montespan, et par leur conversation, y apprit l'obstacle que Louvois avait mis à sa charge, la colère du roi de ce que son secret avait été éventé, sa résolution de ne lui point donner l'artillerie par ce dépit, et pour éviter les querelles et l'importunité continuelle d'avoir à les décider entre Puyguilhem et Louvois. Il y entendit tous les propos qui se tinrent de lui entre le roi et sa maîtresse, et que celle-ci qui lui avait tant promis tous ses bons offices, lui en rendit tous les mauvais qu'elle put. Une toux, le moindre mouvement, le plus léger hasard pouvait déceler ce téméraire, et alors que serait-il devenu? Ce sont de ces choses dont le récit étouffe et épouvante tout à la fois.

Il fut plus heureux que sage, et ne fut point découvert. Le roi et sa maîtresse sortirent enfin de ce lit; le roi se rhabilla et s'en alla chez lui, Mme de Montespan se mit à sa toilette pour aller à la répétition d'un ballet où le roi, la reine et toute la cour devait aller. La femme de chambre tira Puyguilhem de dessous ce lit, qui apparemment n'eut pas un moindre besoin d'aller se rajuster chez lui. De là il s'en vint se coller à la porte de la chambre de Mme de Montespan.

Lorsqu'elle en sortit pour aller à la répétition du ballet, il lui présenta la main, et lui demanda avec un air plein de douceur et de respect, s'il pouvait se flatter qu'elle eût daigné se souvenir de lui auprès du roi. Elle l'assura qu'elle n'y avait pas manqué, et lui composa comme il lui plut tous les services qu'elle venait de lui rendre. Par-ci, par-là il l'interrompit crédulement de questions pour la mieux enferrer, puis s'approchant de son oreille, il lui dit qu'elle était une menteuse, une friponne, une coquine, une p.... à chien, et lui répéta mot pour mot toute la conversation du roi et d'elle. Mme de Montespan en fut si troublée qu'elle n'eut pas la force de lui répondre un seul mot, et à peine de gagner le lieu où elle allait, avec grande difficulté à surmonter et à cacher le tremblement de ses jambes et de tout son corps, en sorte qu'en arrivant dans le lieu de la répétition du ballet, elle s'évanouit. Toute la cour y était déjà. Le roi tout effrayé vint à elle, on eut de la peine à la faire revenir. Le soir elle conta au roi ce qui lui était arrivé, et ne doutait pas que ce ne fût le diable qui eût sitôt et si précisément informé Puyguilhem de tout ce qu'ils avaient dit de lui dans ce lit. Le roi fut extrêmement irrité de toutes les injures que Mme de Montespan en avait essuyées, et fort en peine comment Puyguilhem avait [pu] être si exactement et si subitement instruit.

Puyguilhem, de son côté, était furieux de manquer l'artillerie, de sorte que le roi et lui se trouvaient dans une étrange contrainte ensemble. Cela ne put durer que quelques jours. Puyguilhem, avec ses grandes entrées, épia un tête-à-tête avec le roi et le saisit. Il lui parla de l'artillerie et le somma audacieusement de sa parole. Le roi lui répondit qu'il n'en était plus tenu, puisqu'il ne la lui avait donnée que sous le secret, et qu'il y avait manqué. Là-dessus Puyguilhem s'éloigne de quelques pas, tourne le dos au roi, tire son épée, en casse la lame avec son pied, et s'écrie en fureur qu'il ne servira de sa vie un prince qui lui manque si vilainement de parole. Le roi, transporté de colère, fit peut-être dans ce moment la plus belle action de sa vie. Il se tourne à l'instant, ouvre la fenêtre, jette sa canne dehors, dit qu'il serait fâché d'avoir frappé un homme de qualité, et sort.

Le lendemain matin, Puyguilhem, qui n'avait osé se montrer depuis, fut arrêté dans sa chambre et conduit à la Bastille. Il était ami intime de Guitry, favori du roi, pour lequel il avait créé la charge de grand maître de la garde-robe. Il osa parler au roi en sa faveur, et tacher de rappeler ce goût infini qu'il avait pris pour lui. Il réussit à toucher le roi d'avoir fait tourner la tête à Puyguilhem par le refus d'une aussi grande charge, sur laquelle il avait cru devoir compter sur sa parole, tellement que le roi voulut réparer ce refus. Il donna l'artillerie au comte du Lude, chevalier de l'ordre en 1661, qu'il aimait fort par habitude et par la conformité du goût de la galanterie et de la chasse. Il était capitaine et gouverneur de Saint-Germain, et premier gentilhomme de la chambre. Il le fit duc non vérifié ou à brevet en 1675. La duchesse du Lude, dame d'honneur de Mme la Dauphine-Savoie, était sa seconde femme et sa veuve sans enfants. Il vendit sa charge de premier gentilhomme de la chambre, pour payer l'artillerie, au duc de Gesvres, qui était capitaine des gardes du corps, et le roi fit offrir cette dernière charge en dédommagement à Puyguilhem, dans la Bastille. Puyguilhem, voyant cet incroyable et prompt retour du roi pour lui, reprit assez d'audace pour se flatter d'en tirer un plus grand parti, et refusa. Le roi ne s'en rebuta point. Guitry alla prêcher sou ami dans la Bastille, et obtint à grand'peine qu'il aurait la bonté d'accepter l'offre du roi. Dès qu'il eut accepté, il sortit de la Bastille, alla saluer le roi, et prêter serment de sa nouvelle charge, et vendit les dragons.

Il avait eu, dès 1665, le gouvernement de Berry, à la mort du maréchal de Clerembault. Je ne parle point ici de ses aventures avec Mademoiselle, qu'elle raconte elle-même si naïvement dans ses mémoires, et l'extrême folie qu'il fit de différer son mariage avec elle, auquel le roi avait consenti, pour avoir de belles livrées et pour obtenir que le mariage fût célébré à la messe du roi, ce qui donna le temps à Monsieur, poussé par M. le Prince, d'aller tous deux faire des représentations au roi, qui l'engagèrent à rétracter son consentement; ce qui rompit le mariage. Mademoiselle jeta feu et flammes; mais Puyguilhem, qui, depuis la mort de son père, avait pris le nom de comte de Lauzun, en fit au roi le grand sacrifice de bonne grâce, et plus sagement qu'il ne lui appartenait. Il avait eu la compagnie des cent gentilshommes de la maison du roi au bec de corbin, qu'avait son père, et venait d'être fait lieutenant général.

II était amoureux de Mme de Monaco, soeur du comte de Guiche, intime amie de Madame et dans toutes ses intrigues, tellement que, quoique ce fût chose sans exemple et qui n'en a pas eu depuis, elle obtint du roi, avec qui elle était extrêmement bien, d'avoir, comme fille d'Angleterre, une surintendante comme la reine, et que ce fût Mme de Monaco. Lauzun était fort jaloux et n'était pas content d'elle. Une après-dînée d'été qu'il était allé à Saint-Cloud, il trouva Madame et sa cour assises à terre sur le parquet, pour se rafraîchir, et Mme de Monaco à demi couchée, une main renversée par terre. Lauzun se met en galanterie avec les dames, et tourne si bien qu'il appuie son talon dans le creux de la main de Mme de Monaco, y fait la pirouette et s'en va. Mme de Monaco eut la force de ne point crier et de s'en taire. Peu après il lit bien pis. Il écuma que le roi avait des passades avec elle, et l'heure où Bontems la conduisait enveloppée d'une cape, par un degré dérobé, sur le palier duquel était une porte de derrière des cabinets du roi et vis-à-vis, sur le même palier, un privé. Lauzun prévient l'heure et s'embusque dans le privé, le ferme en dedans d'un crochet, voit par le trou de la serrure le roi qui ouvre sa porte et met la clef en dehors et la referme. Lauzun attend un peu, écoute à la porte, la ferme à double tour avec la clef, la tire et la jette dans le privé, où il s'enferme de nouveau. Quelque temps après arrive Bontems et la dame, qui sont bien étonnés de ne point trouver la clef à la porte du cabinet. Bontems frappe doucement plusieurs fois inutilement, enfin si fort que le roi arrive. Bontems lui dit qu'elle est là et d'ouvrir, parce que la clef n'y est pas. Le roi répond qu'il l'y a mise; Bontems la cherche à terre pendant que le roi veut ouvrir avec le pêne, et il trouve la porte fermée à double tour. Les voilà tous trois bien étonnés et bien empêchés; la conversation se fait à travers la porte comment ce contre-temps peut être arrivé; le roi s'épuise à vouloir forcer le pêne, et ouvrir malgré le double tour. À la fin il fallut se donner le bonsoir à travers la porte, et Lauzun, qui les entendait, à n'en pas perdre un mot, et qui les voyait de son privé par le trou de la serrure, bien enfermé au crochet comme quelqu'un qui serait sur le privé, riait bas de tout son coeur, et se moquait d'eux avec délices.

En 1670, le roi voulut faire un voyage triomphant avec les dames, sous prétexte d'aller visiter ses places de Flandre, accompagné d'un corps d'armée et de toutes les troupes de sa maison, tellement que l'alarme en fut grande dans les Pays-Bas, que le roi prit soin de rassurer. Il donna le commandement du total au comte de Lauzun, avec la patente de général d'armée. Il en fit les fonctions avec beaucoup d'intelligence, une galanterie et une magnificence extrême. Cet éclat et cette marque si distinguée de la faveur de Lauzun donna fort à penser à Louvois que Lauzun ne ménageait en aucune sorte. Ce ministre se joignit à Mme de Montespan, qui ne lui avait pas pardonné la découverte qu'il avait faite et les injures atroces qu'il lui avait dites, et [ils] firent si bien tous les deux qu'ils réveillèrent dans le roi le souvenir de l'épée brisée, l'insolence d'avoir si peu après et encore dans la Bastille, refusé plusieurs jours la charge de capitaine des gardes du corps, le firent regarder comme un homme qui ne se connaissait plus, qui avait suborné Mademoiselle jusqu'à s'être vu si près de l'épouser, et s'en être fait assurer des biens immenses; enfin comme un homme très dangereux par son audace, et qui s'était mis en tête de se dévouer les troupes par sa magnificence, ses services aux officiers, et par la manière dont il avait vécu avec elles au voyage de Flandre, et s en était fait adorer. Ils lui firent un crime d'être demeuré ami et en grande liaison avec la comtesse de Soissons, chassée de la cour et soupçonnée de crimes. Il faut bien qu'ils en aient donné quelqu'un à Lauzun que je n'ai pu apprendre, par le traitement barbare qu'ils vinrent à bout de lui faire.

Ces menées durèrent toute l'année 1671, sans que Lauzun pût s'apercevoir de rien au visage du roi ni à celui de Mme de Montespan, qui le traitaient avec la distinction et la familiarité ordinaire. Il se connaissait fort en pierreries et à les faire bien monter, et Mme de Montespan l'y employait souvent. Un soir du milieu de novembre 1671, qu'il arrivait de Paris, où Mme de Montespan l'avait envoyé le matin pour des pierreries, comme le comte de Lauzun ne faisait que mettre pied à terre, et entrer dans sa chambre, le maréchal de Rochefort, capitaine des gardes en quartier, y entra presque au même moment et l'arrêta. Lauzun, dans la dernière surprise, voulut savoir pourquoi, voir le roi ou Mme de Montespan, au moins leur écrire: tout lui fut refusé. Il fut conduit à la Bastille, et peu après à Pignerol, où il fut enfermé sous une basse voûte. Sa charge de capitaine des gardes du corps fut donnée à M. de Luxembourg, et le gouvernement de Berry au duc de La Rochefoucauld, qui, à la mort de Guitry, au passage du Rhin, 12 juin 1672, fut grand maître de la garde-robe.

On peut juger de l'état d'un homme tel qu'était Lauzun, précipité en un clin d'oeil de si haut dans un cachot du château de Pignerol, sans voir personne et sans imaginer pourquoi. Il s'y soutint pourtant assez longtemps, mais à la fin il y tomba si malade qu'il fallut songer à se confesser. Je lui ai ouï conter qu'il craignit un prêtre supposé; qu'à cause de cela, il voulut opiniâtrement un capucin, et que dès qu'il fut venu, il lui sauta à la barbe, et la tira tant qu'il put de tous côtés pour voir si elle n'était point postiche. Il fut quatre ou cinq ans dans ce cachot. Les prisonniers trouvent des industries que la nécessité apprend. Il y en avait au-dessus de lui et à côté, aussi plus haut: ils trouvèrent moyen de lui parler. Ce commerce les conduisit à faire un trou bien caché pour s'entendre plus aisément, puis de l'accroître et de se visiter.

Le surintendant Fouquet était enfermé dans leur voisinage depuis décembre 1664, qu'il y avait été conduit de la Bastille, où on l'avait amené de Nantes où le roi était, et où il l'avait fait arrêter le 5 septembre 1661, et mener à la Bastille. Il sut par ses voisins, qui avaient trouvé aussi moyen de le voir, que Lauzun était sous eux. Fouquet, qui ne recevait aucune nouvelle, en espéra par lui, et eut grande envie de le voir. Il l'avait laissé jeune homme, pointant à la cour par le maréchal de Grammont, bien reçu chez la comtesse de Soissons d'où le roi ne bougeait, et le voyait déjà de bon oeil. Les prisonniers qui avaient lié commerce avec lui firent tant qu'ils le persuadèrent de se laisser hisser par leur trou pour voir Fouquet chez eux, que Lauzun aussi était bien aise de voir. Les voilà donc ensemble, et Lauzun à conter sa fortune et ses malheurs à Fouquet. Le malheureux surintendant ouvrait les oreilles et de grands yeux quand il entendit dire à ce cadet de Gascogne, trop heureux d'être recueilli et hébergé chez le maréchal de Grammont, qu'il avait été général des dragons, capitaine des gardes, et eu la patente et la fonction de général d'armée. Fouquet ne savait plus où il en était, le crut fou, et qu'il lui racontait ses visions, quand il lui expliqua comment il avait manqué l'artillerie, et ce qui s'était passé après là-dessus; mais il ne douta plus de la folie arrivée à son comble, jusqu'à avoir peur de se trouver avec lui, quand il lui raconta son mariage consenti par le roi avec Mademoiselle, comment rompu, et tous les biens qu'elle lui avait assurés. Cela refroidit fort leur commerce, du côté de Fouquet, qui, lui croyant la cervelle totalement renversée, ne prenait que pour des contes en l'air toutes les nouvelles que Lauzun lui disait de tout ce qui s'était passé dans le monde depuis la prison de l'un jusqu'à la prison de l'autre.

Celle du malheureux surintendant fut un peu adoucie avant celle de Lauzun. Sa femme, et quelques officiers du château de Pignerol, eurent permission de le voir et de lui apprendre des nouvelles du monde. Une des premières choses qu'il leur dit fut de plaindre ce pauvre Puyguilhem, qu'il avait laissé jeune et sur un assez bon pied à la cour pour son âge, à qui la cervelle avait tourné, et dont on cachait la folie dans cette même prison; mais quel fut son étonnement quand tous lui dirent et lui assurèrent la vérité des mêmes choses qu'il avait, sues de lui! Il n'en revenait pas, et fut tenté de leur croire à tous la cervelle dérangée il fallut du temps pour le persuader. À son tour Lauzun fut tiré du cachot, et eut une chambre, et bientôt après la même liberté qu'on avait donnée à Fouquet, afin de se voir tous deux tant qu'ils voulurent. Je n'ai jamais su ce qui en déplut à Lauzun; mais il sortit de Pignerol son ennemi, et a fait depuis tout du pis qu'il a pu à Fouquet, et après sa mort, jusqu'à la sienne, à sa famille.

Le comte de Lauzun avait quatre soeurs, qui toutes n'avaient rien. L'aînée fut fille d'honneur de la reine mère, qui la fit épouser, en 1663, à Nogent, qui était Bautru, et capitaine de la porte, et maître de la garde-robe, tué au passage du Rhin, laissant un fils et des filles. La seconde épousa Belsunce, et passa sa vie avec lui dans leur province; la troisième fut abbesse de Notre-Dame de Saintes, et la quatrième, du Ronceray à Angers.

Mme de Nogent n'avait ni moins d'esprit, ni guère moins d'intrigue que son frère, mais bien plus suivie et bien moins d'extraordinaire que lui, quoiqu'elle en eût aussi sa part. Mais elle fut fort arrêtée par l'extrême douleur de la perte de son mari, dont elle porta tout le reste de sa vie le premier grand deuil de veuve, et en garda toutes les contraignantes bienséances. Ce fut la première qui s'en avisa. Mme de Vaubrun, sa belle-soeur, suivit son exemple. Elles avaient épousé les deux frères, et dans ces derniers temps Mme de Cavoye, de qui j'ai assez parlé ici. Malgré ce deuil, Mme de Nogent plaça l'argent des brevets de retenue de la dépouille de son frère, et des dragons qu'il avait eus pour rien, régiment et charge de colonel général qu'il avait vendus; elle prit soin du reste de son bien, et en accumula si bien les revenus, et le fit si bien valoir pendant sa longue prison, qu'il en sortit extrêmement riche. Elle eut enfin la permission de le voir, et fit plusieurs voyages à Pignerol.

Mademoiselle était inconsolable de cette longue et dure prison, et faisait toutes les démarches possibles pour délivrer le comte de Lauzun. Le roi résolut enfin d'en profiter pour le duc du Maine et de la lui faire acheter bien cher. Il lui en fit faire la proposition, qui n'alla pas à moins qu'à assurer, après elle, au duc du Maine et à sa postérité le comté d'Eu, le duché d'Aumale et la principauté de Dombes. Le don était énorme, tant par le prix que par la dignité et l'étendue de ces trois morceaux. Elle avait de plus assuré les deux premiers à Lauzun, avec le duché de Saint-Fargeau et la belle terre de Thiers en Auvergne, lorsque leur mariage fut rompu, et il fallait le faire renoncer à Eu et à Aumale, pour que Mademoiselle en pût disposer en faveur du duc du Maine. Mademoiselle ne se pouvait résoudre à passer sous ce joug et à dépouiller Lauzun de bienfaits si considérables. Elle fut priée jusqu'à la dernière importunité, enfin menacée par les ministres, tantôt Louvois, tantôt Colbert, duquel elle était plus contente, parce qu'il était bien de tout temps avec Lauzun, et qu'il la maniait plus doucement que Louvois, son ennemi, qui était toujours réservé à porter les plus dures paroles, et qui s'en acquittait encore plus durement. Elle sentait sans cesse que le roi ne l'aimait point, et qu'il ne lui avait jamais pardonné le voyage d'Orléans, qu'elle rassura dans sa révolte, moins encore le canon de la Bastille, qu'elle fit tirer en sa présence sur les troupes du roi, et qui sauva M. le Prince et les siennes au combat du faubourg Saint-Antoine. Elle comprit donc enfin que le roi, éloigné d'elle sans retour, et qui ne consentait à la liberté de Lauzun que par sa passion d'élever et d'enrichir ses bâtards, ne cesserait de la persécuter jusqu'à ce qu'elle eût consenti, sans aucune espérance de rien rabattre; [elle] y donna enfin les mains avec les plaintes et les larmes les plus amères. Mais pour la validité de la chose, on trouva qu'il fallait que Lauzun fût en liberté pour renoncer au don de Mademoiselle, tellement qu'on prit le biais qu'il avait besoin des eaux de Bourbon, et Mme de Montespan aussi, pour qu'ils y pussent conférer ensemble sur cette affaire.

Lauzun y fut amené et gardé à Bourbon par un détachement de mousquetaires commandé par Maupertuis. Lauzun vit donc plusieurs fois Mme de Montespan chez elle à Bourbon. Mais il fut si indigné du grand dépouillement qu'elle lui donna pour condition de sa liberté, qu'après de longues disputes, il n'en voulut plus ouïr parler, et fut reconduit à Pignerol comme il en avait été ramené.

Cette fermeté n'était pas le compte du roi pour son bâtard bien-aimé. Il envoya Mme de Nogent à Pignerol; après, Barin, ami de Lauzun, et qui se mêlait de toutes ses affaires, avec des menaces et des promesses, qui, avec grande peine, obtinrent le consentement de Lauzun, qui firent résoudre à un second voyage de Bourbon de lui et de Mme de Montespan, sous le même prétexte des eaux. Il y fut conduit comme la première fois, et n'a jamais pardonné à Maupertuis la sévère pédanterie de son exactitude. Ce dernier voyage se fit dans l'automne de 1680. Lauzun y consentit à tout, Mme de Montespan revint triomphante. Maupertuis et ses mousquetaires prirent congé du comte de Lauzun à Bourbon, d'où il eut permission d'aller demeurer à Angers, et incontinent après cet exil fut élargi, en sorte qu'il eut la liberté de tout l'Anjou et la Touraine. La consommation de l'affaire fut différée au commencement de février 1681, pour lui donner un plus grand air de pleine liberté. Ainsi Lauzun n'eut de Mademoiselle que Saint-Fargeau et Thiers, après n'avoir tenu qu'à lui de l'épouser en se hâtant de le faire, et de succéder à la totalité de ses immenses biens. Le duc du Maine fut instruit à faire sa cour à Mademoiselle, qui le reçut toujours très fraîchement, et qui lui vit prendre ses livrées avec grand dépit, comme une marque de sa reconnaissance, en effet pour s'en relever et honorer, car c'était celles de Gaston, que dans la suite le comte de Toulouse prit aussi, non par la même raison, mais sous prétexte de conformité avec son frère, et [ils] l'ont fait passer à leurs enfants.

Lauzun, à qui on avait fait espérer un traitement plus doux, demeura quatre ans à se promener dans ces deux provinces, où il ne s'ennuyait guère moins que Mademoiselle faisait de son absence. Elle cria, se fâcha contre Mme de Montespan et contre son fils, se plaignit hautement qu'après l'avoir impitoyablement rançonnée on la trompait encore en tenant Lauzun éloigné, et fit tant de bruit qu'enfin elle obtint son retour à Paris, et liberté entière, à condition de n'approcher pas plus près de deux lieues de tout le lieu où le roi serait. Il vint donc à Paris où il vit assidûment sa bienfaitrice. L'ennui de cette sorte d'exil, pourtant si adouci, le jeta dans le gros jeu et il y fut extrêmement heureux; toujours beau et sûr joueur, et net en tout au possible, et il gagna fort gros. Monsieur, qui faisait quelquefois de petits séjours à Paris, et qui y jouait gros jeu, lui permit de venir jouer avec lui au Palais-Royal, puis à Saint-Cloud, où il faisait l'été de plus longs séjours. Lauzun passa ainsi plusieurs années, gagnant et prêtant beaucoup d'argent fort noblement; mais plus il se trou voit près de la cour et parmi le grand monde, plus la défense d'en approcher lui était insupportable. Enfin, n'y pouvant plus tenir, il fit demander au roi la permission d'aller se promener en Angleterre, où on jouait beaucoup et fort gros. Il l'obtint, et il y porta beaucoup d'argent qui le fit recevoir à bras ouverts à Londres, où il ne fut pas moins heureux qu'à Paris.

Jacques II y régnait, qui le reçut avec distinction. La révolution s'y brassait déjà. Elle éclata au bout de huit ou dix mois que Lauzun fut en Angleterre. [Elle] sembla faite exprès pour lui par le succès qui lui en revint et qui n'est ignoré de personne. Jacques II, ne sachant plus ce qu'il allait devenir, trahi par ses favoris et ses ministres, abandonné de toute sa nation, le prince d'Orange maître des coeurs, des troupes et des flottes, et près d'entrer dans Londres, le malheureux monarque confia à Lauzun ce qu'il avait de plus cher, la reine et le prince de Galles qu'il passa heureusement à Calais. Cette princesse dépêcha aussitôt un courrier à Versailles qui suivit de près celui que le duc de Charost, qui prit depuis le nom de duc de Béthune, gouverneur de Calais, et qui y était alors, avait envoyé à l'instant de l'arrivée de la reine. Cette princesse, après les compliments, insinua dans sa lettre que, parmi la joie de se voir en sûreté sous la protection du roi, avec son fils, elle avait la douleur de n'oser mener à ses pieds celui à qui elle devait de l'avoir sauvée avec le prince de Galles. La réponse du roi, après tout ce qu'il y mit de généreux et de galant, fut qu'il partageait cette obligation avec elle, et qu'il avait hâte de lui témoigner en revoyant le comte de Lauzun et lui rendant ses bonnes grâces. En effet, lorsqu'elle le présenta au roi dans la plaine de Saint-Germain, où le roi avec la famille royale et toute sa cour vint au devant d'elle, il traita Lauzun parfaitement bien, lui rendit là même les grandes entrées et lui promit un logement au château de Versailles qu'il lui donna incontinent après; et de ce jour-là il en eut un à Marly tous les voyages et à Fontainebleau, en sorte que jusqu'à la mort du roi il ne quitta plus la cour. On peut juger quel fut le ravissement d'un courtisan aussi ambitieux, qu'un retour si éclatant et si unique ramenait des abîmes et remettait subitement à flot. Il eut aussi un logement dans le château de Saint-Germain choisi pour le séjour de cette cour fugitive, où le roi Jacques II arriva bientôt après.

Lauzun y fit tout l'usage qu'un habile courtisan sait faire de l'une et l'autre cour, et de se procurer par celle d'Angleterre les occasions de parler souvent au roi, et d'en recevoir des commissions. Enfin, il sut si bien s'en aider que le roi lui permit de recevoir dans Notre-Dame, à Paris, l'ordre de la Jarretière des mains du roi d'Angleterre, le lui accorda à son second passage en Irlande pour général de son armée auxiliaire, et permît qu'il le fût en même temps de celle du roi d'Angleterre, qui la même campagne perdit l'Irlande avec la bataille de la Boyne, et revint en France avec le comte de Lauzun, pour lequel enfin il obtint des lettres de due, qui furent vérifiées au parlement, en mai 1692. Quel miraculeux retour de fortune! Mais quelle fortune en comparaison du mariage public avec Mademoiselle, avec la donation de tous ses biens prodigieux, et le titre et la dignité actuelle de duc et pair de Montpensier! Quel monstrueux piédestal, et avec des enfants de ce mariage, quel vol n'eût pas pris Lauzun, et qui peut dire jusqu'où il serait arrivé?

J'ai raconté ailleurs ses humeurs, ses insignes malices et ses rares singularités. Il jouit le reste de sa longue vie de ses privances avec le roi, de ses distinctions à la cour, d'une grande considération, d'une abondance extrême, de la vie et du maintien d'un très grand seigneur et de l'agrément de tenir une des plus magnifiques maisons de la cour, et de la meilleure table, soir et matin, la plus honorablement fréquentée, et à Paris de même après la mort du roi. Tout cela ne le contentait point. Il n'approchait familièrement du roi que par les dehors; il sentait l'esprit et le coeur de ce monarque en garde contré lui, et dans un éloignement que tout son art son application ne purent jamais rapprocher. C'est ce qui lui fit épouser ma belle-soeur dans le projet de se remettre en commerce sérieux avec le roi, à l'occasion que l'armée de M. le maréchal de Lorge commandait en Allemagne, et ce qui le brouilla avec lui sitôt après avec éclat, quand il vit ses desseins échoués de ce côté-là. C'est ce qui lui fit faire le mariage du duc de Lorge avec la fille de Chamillart pour se raccrocher par le crédit de ce ministre, sans y avoir pu réussir. C'est ce qui lui fit faire le voyage d'Aix-la-Chapelle, sous prétexte des eaux, pour y lier et y prendre des connaissances qui le portassent à des particuliers avec le roi sur la paix, ce qui lui fut encore inutile; c'est enfin ce qui le porta aux extravagances qu'il fit de prétendue jalousie du fils presque enfant de Chamillart pour faire peur au père, et l'engager à l'éloigner par l'ambassade pour traiter de la paix. Tout lui manquant dans ses divers projets, il s'affligeait sans cesse, et se croyait et se disait dans une profonde disgrâce. Rien ne lui échappait pour faire sa cour avec un fond de bassesse et un extérieur de dignité; et il faisait tous les ans une sorte d'anniversaire de sa disgrâce par quelque chose d'extraordinaire, dont l'humeur et la solitude était le fond, et souvent quelque extravagance le fruit. Il en parlait lui-même, et disait qu'il n'était pas raisonnable au retour annuel de cette époque, plus forte que lui. Il croyait plaire au roi par ce raffinement de courtisan, sans s'apercevoir qu'il s'en faisait moquer.

Il était extraordinaire en tout par nature, et se plaisait encore à l'affecter, jusque dans le plus intérieur de son domestique et de ses valets. Il contrefaisait le sourd et l'aveugle pour mieux voir et entendre sans qu'on s'en défiât, et se divertissait à se moquer des sots, même des plus élevés, en leur tenant des langages qui n'avaient aucun sens. Ses manières étaient toutes mesurées, réservées, doucereuses, même respectueuses; et de ce ton bas et emmiellé il sortait des traits perçants et accablants par leur justesse, leur force ou leur ridicule, et cela en deux ou trois mots, quelquefois d'un air de naïveté ou de distraction, comme s'il n'y eût pas songé. Aussi était-il redouté sans exception de tout le monde, et avec force connaissances, il n'avait que peu ou point d'amis, quoiqu'il en méritât par son ardeur à servir tant qu'il pouvait, et sa facilité à ouvrir sa bourse. Il aimait à recueillir les étrangers de quelque distinction, et faisait parfaitement les honneurs de la cour; mais ce ver rongeur d'ambition empoisonnait sa vie. Il était très bon et très secourable parent.

Nous avions fait le mariage de Mlle de Malause, petite-fille d'une soeur de M. le maréchal de Lorge, un an avant la mort du roi, avec le comte de Poitiers, dernier de cette grande et illustre maison, fort riche en grandes terres en Franche-Comté, tous deux sans père ni mère. Il en fit la noce chez lui et les logea. Le comte de Poitiers mourut presque en même temps que le roi, dont ce fut grand dommage, car il promettait fort, et laissa sa femme grosse d'une fille, grande héritière, qui a depuis épousé le duc de Randan, fils aîné du duc de Lorge, et dont la conduite a fait honneur à la naissance. Dans l'été qui suivit la mort de Louis XIV, il eut une revue de la maison du roi que M. le duc d'Orléans fit dans la plaine qui longe le bois de Boulogne. Passy y tient de l'autre côté, où M. de Lauzun avait une jolie maison. Mme de Lauzun y était avec bonne compagnie, et j'y étais allé coucher la veille de cette revue. Mme de Poitiers mourait d'envie de la voir, comme une jeune personne qui n'a rien vu encore, mais qui n'osait se montrer dans ce premier deuil de veuve. Le comment fut agité dans la compagnie, et on trouva que Mme de Lauzun l'y pouvait mener un peu enfoncée dans son carrosse, et cela fut conclu ainsi. Parmi la gaieté de cette partie, M. de Lauzun arriva de Paris, où il était allé le matin. On tourna un peu pour la lui dire. Dès qu'il l'apprit, le voilà en furie jusqu'à ne se posséder plus, à la rompre presque en écumant, et à dire à sa femme les choses les plus désobligeantes avec les termes non seulement les plus durs, mais les plus forts, les plus injurieux et les plus fous. Elle s'en prit doucement à ses yeux, Mme de Poitiers à pleurer aux sanglots, et toute la compagnie dans le plus grand embarras. La soirée parut une année, et le plus triste réfectoire un repas de gaieté en comparaison du souper. Il fut farouche au milieu du plus profond silence, chacun à peine et rarement disait un mot à son voisin. Il quitta la table au fruit, à son ordinaire, et s'alla coucher. On voulut après se soulager et en dire quelque chose, mais Mme de Lauzun arrêta tout poliment et sagement, et fit promptement donner des cartes pour détourner tout retour de propos.

Le lendemain, dès le matin, j'allai chez M. de Lauzun pour lui dire très fortement mon avis de la scène qu'il avait faite la veille. Je n'en eus pas le temps; dès qu'il me vit entrer il étendit les bras, et s'écria que je voyais un fou qui ne méritait pas ma visite, mais les petites-maisons, fit le plus grand éloge de sa femme, qu'elle méritait assurément; dit qu'il n'était pas digne de l'avoir, et qu'il devait baiser tous les pas par où elle passait; s'accabla de pouilles; puis, les larmes aux yeux, me dit qu'il était plus digue de pitié que de colère; qu'il fallait m'avouer toute sa honte et sa misère: qu'il avait plus de quatre-vingts ans; qu'il n'avait ni enfants ni suivants; qu'il avait été capitaine des gardes; que, quand il le serait encore, il serait incapable d'en faire les fonctions; qu'il se le disait sans cesse, et qu'avec tout cela il ne pouvait se consoler de ne l'être plus, depuis tant d'années qu'il avait perdu sa charge; qu'il n'en avait jamais pu arracher le poignard de son coeur; que tout ce qui lui en rappelait le souvenir le mettait hors de lui-même, et que d'entendre dire que sa femme allait mener Mme de Poitiers voir une revue des gardes du corps, où il n'était plus rien, lui avait renversé la tète, et [l'avait] rendu extravagant au point où je l'avais vu; qu'il n'osait plus se montrer devant personne après ce trait de folie; qu'il s'allait enfermer dans sa chambre, et qu'il se jetait à mes pieds pour me conjurer d'aller trouver sa, femme, et de tacher d'obtenir qu'elle voulût avoir pitié d'un vieillard insensé, qui mourait de douleur et de honte, et qu'elle daignât lui pardonner. Cet aveu si sincère et si douloureux à faire, me pénétra. Je ne cherchai plus qu'à le remettre et à le consoler. Le raccommodement ne fut pas difficile; nous le tirâmes de sa chambre, non sans peine, et il lui en parut visiblement une fort grande pendant plusieurs jours à se montrer, à ce qu'on m'a dit, car je m'en allai le soir, mes occupations, dans ce temps-là, me tenant de fort court.

J'ai réfléchi souvent, à cette occasion, sur l'extrême malheur de se laisser entraîner à l'ivresse du monde, et au formidable état d'un ambitieux que ni les richesses, ni le domestique le plus agréable, ni la dignité acquise, ni l'âge, ni l'impuissance corporelle, n'en peuvent déprendre, et qui, au lieu de jouir tranquillement de ce qu'il possède, et d'en sentir le bonheur, s'épuise en regrets et en amertumes inutiles et continuelles, et qui ne peut se représenter que, sans enfants et dans un âge qui l'approche si fort de sa fin, posséder ce qu'il regrette, quand même il pourrait l'exercer, serait des liens trompeurs qui l'attacheraient à la vie, si prête à lui échapper, qui ne lui seraient bons qu'à lui augmenter les regrets cuisants de la quitter. Mais on meurt comme on a vécu, et il est rare que cela arrive autrement. De quelle importance n'est-il donc pas de n'oublier rien pour tâcher de vivre pour savoir mourir au monde et à la fortune avant que l'un et l'autre et que la vie nous quittent, pour savoir vivre sans eux, et tâcher et espérer de bien mourir ! Cette folie de capitaine des gardes dominait si cruellement le duc de Lauzun, qu'il s'habillait souvent d'un habit bleu à galons d'argent, qui, sans oser être semblable à l'uniforme des capitaines des gardes du corps aux jours de revue, ou de changement du guet, en approchait tant qu'il pouvait, mais bien plus de celui des capitaines des chasses des capitaineries royales, et l'aurait rendu ridicule si, à force de singularités et de ridicules, il n'y eût accoutumé le monde, qui le craignait, et ne se fût rendu supérieur à tous les ridicules.

Avec toute sa politique et sa bassesse, il tombait sur tout le monde; toujours par un mot asséné le plus perçant, toujours en toute douceur. Les ministres, les généraux d'armée, les gens heureux et leurs familles étaient les plus maltraités. Il avait comme usurpé un droit de tout dire et de tout faire sans que qui que ce fût osât s'en fâcher. Les seuls Grammont étaient exceptés. Il se souvenait toujours de l'hospitalité et de la protection qu'il avait trouvées chez eux au commencement de sa vie. Il les aimait, il s'y intéressait; il était en respect devant eux. Le vieux comte de Grammont en abusait et vengeait la cour par les brocards qu'il lui lâchait à tout propos, sans que le duc de Lauzun lui en rendit jamais aucun, ni s'en fâchât, mais il l'évitait doucement volontiers. Il fit toujours beaucoup pour les enfants de ses soeurs. On a vu ici en son temps combien l'évêque de Marseille s'était signalé à la peste, et de ses biens et de sa personne. Quand elle fut tout à fait passée, M. de Lauzun demanda une abbaye pour lui à M. le duc d'Orléans. Il donna les bénéfices peu après et oublia M. de Marseille. M. de Lauzun voulut l'ignorer, et demanda à M. le duc d'Orléans s'il avait eu la bonté de se souvenir de lui. Le régent fut embarrassé. Le duc de Lauzun, comme pour lever l'embarras, lui dit d'un ton doux et respectueux: « Monsieur, il fera mieux une autre fois, » et avec ce sarcasme rendit le régent muet, et s'en alla en souriant. Le mot courut fort, et M. le duc d'Orléans, honteux, répara son oubli par l'évêché de Laon, et sur le refus de M. de Marseille de changer d'épouse, il lui donna une grosse abbaye, quoique M. de Lauzun fût mort.

Il empêcha une promotion de maréchaux de France par le ridicule qu'il y donna aux candidats qui la pressaient. Il dit au régent, avec ce même ton respectueux et doux, qu'au cas qu'il fît, comme on le disait, des maréchaux de France inutiles, il le suppliait de se souvenir qu'il était le plus ancien lieutenant général du royaume, et qu'il avait eu l'honneur de commander des armées avec la patente de général. J'en ai rapporté ailleurs de fort salées. Il ne se pouvait tenir là-dessus; l'envie et la jalousie y avaient la plus grande part, et comme ses bons mots étaient toujours fort justes et fort pointus, ils étaient fort répétés.

Nous vivions ensemble en commerce le plus continuel, il m'avait même rendu de vrais services, solides et d'amitié, de lui-même, et j'avais pour lui toutes sortes d'attentions et d'égards, et lui pour moi. Néanmoins je ne pus échapper à sa langue par un trait qui devait me perdre, et je ne sais comment ni pourquoi il ne fit que glisser. Le roi baissait, il le sentait; il commençait à songer pour après lui. Les rieurs n'étaient pas pour M. le duc d'Orléans: on voyait pourtant sa grandeur s'approcher. Tous les yeux étaient sur lui et l'éclairaient avec malignité, par conséquent sur moi, qui depuis longtemps étais le seul homme de la cour qui lui fût demeuré attaché publiquement, et qu'on voyait le seul dans toute sa confiance. M. de Lauzun vint pour dîner chez moi, et nous trouva à table. La compagnie qui s'y trouva lui déplut apparemment, il s'en alla chez Torcy, avec qui alors je n'étais en nul commerce, qui était aussi à table avec beaucoup de gens opposés à M. le duc d'Orléans, Tallard entre autres et Tessé. « Monsieur, dit-il à Torcy avec cet air doux et timide qui lui était si familier, prenez pitié de moi, je viens de chercher à dîner avec M. de Saint-Simon; je l'ai trouvé à table avec compagnie; je me suis gardé de m'y mettre; je n'ai pas voulu être le reste de la cabale, je m'en suis venu ici en chercher. » Les voilà tous à rire. Ce mot courut tout Versailles à l'instant; Mme de Maintenon et M. du Maine le surent aussitôt, et, toutefois, on ne m'en fit pas le moindre semblant; m'en fâcher n'eût fait qu'y donner plus de cours; je pris la chose comme l'égratignure au sang d'un mauvais chat, et je ne laissai pas apercevoir à Lauzun que je le susse.

Trois ou quatre ans avant sa mort, il eut une maladie qui le mit à l'extrémité. Nous y étions tous fort assidus, il ne voulut voir pas un de nous que Mme de Saint-Simon une seule fois. Languet, curé de Saint-Sulpice, y venait souvent, et perçait quelquefois jusqu'à lui, qui tenait des discours admirables. Un jour qu'il y était, le duc de La Force se glissa dans sa chambre; M. de Lauzun ne l'aimait point du tout, et s'en moquait souvent. Il le reçut assez bien, et continua d'entretenir tout haut le curé. Tout d'un coup il se tourne à lui, lui fait des compliments et des remerciements, lui dit qu'il n'a rien à lui donner de plus cher que sa bénédiction, tire son bras du lit, la prononce et la lui donne; tout de suite se tourne au duc de La Force, lui dit qu'il l'a toujours aimé et respecté comme l'aîné et le chef de sa maison, et qu'en cette qualité il lui demande sa bénédiction. Ces deux hommes demeurent confondus, et d'étonnement, sans proférer un mot. Le malade redouble ses instances; M. de La Force, revenu à soi, trouve la chose si plaisante qu'il lui donne sa bénédiction; et, dans la crainte d'éclater, sort à l'instant et nous revient trouver dans la pièce joignante, mourant de rire et pouvant à peine nous raconter ce qui venait de lui arriver. Un moment après le curé sortit aussi, l'air fort consterné, souriant tant qu'il pouvait pour faire bonne mine. Le malade, qui le savait ardent et adroit à tirer des gens pour le bâtiment de son église, avait dit souvent qu'il ne serait jamais de ses grues; il soupçonna ses assiduités d'intérêt, et se moqua de lui en ne lui donnant que sa bénédiction qu'il devait recevoir de lui, et du duc de La Force, en même temps, en lui demandant persévéramment la sienne. Le curé, qui le sentit, en fut très mortifié, et, en homme d'esprit, il ne le revit pas moins, mais M. de Lauzun abrégeait les visites, et ne voulut point entendre le français.

Un autre jour qu'on le tenait fort mal, Biron et sa femme, fille de Mme de Nogent, se hasardèrent d'entrer sur la pointe du pied, et se tinrent derrière ses rideaux, hors de sa vue; mais il les aperçut par la glace de la cheminée lorsqu'ils se persuadaient n'en pouvoir être ni vus ni entendus. Le malade aimait assez Biron, mais point du tout sa femme qui était pourtant sa nièce et sa principale héritière, il la croyait fort intéressée, et toutes ses manières lui étaient insupportables. En cela il était comme tout le monde. Il fut choqué de cette entrée subreptice dans sa chambre, et comprit qu'impatiente de l'héritage, elle venait pour tâcher de s'assurer par elle-même s'il mourrait bientôt. Il voulut l'en faire repentir, et s'en divertir d'autant. Le voilà donc qu'il se prend tout d'un coup à faire tout haut, comme se croyant tout seul, une oraison éjaculatoire, à demander pardon à Dieu de sa vie passée, à s'exprimer comme un homme bien persuadé de sa mort très prochaine, et qui dit que dans la douleur où son impuissance le met de faire pénitence, il veut au moins se servir de tous les biens que Dieu lui a donnés pour en racheter ses péchés, et les léguer tous aux hôpitaux sans aucune réserve; que c'est l'unique voie que Dieu lui laisse ouverte pour faire son salut après une si longue vie passée sans y avoir jamais pensé comme il faut, et à remercier Dieu de cette unique ressource qu'il lui laisse et qu'il embrasse de tout son coeur. Il accompagna cette prière et cette résolution d'un ton si touché, si persuadé, si déterminé, que Biron et sa femme ne doutèrent pas un moment qu'il n'allât exécuter ce dessein, et qu'ils ne fussent privés de toute la succession. Ils n'eurent pas envie d'épier là davantage, et vinrent, confondus, conter à la duchesse de Lauzun l'arrêt cruel qu'ils venaient d'entendre, et la conjurer d'y apporter quelque modération. Là-dessus, le malade envoie chercher des notaires, et voilà Mme de Biron éperdue. C'était bien le dessein du testateur de la rendre telle. Il fit attendre les notaires, puis les fit entrer, et dicta son testament qui fut un coup de mort pour Mme de Biron. Néanmoins il différa de le signer, et, se trouvant de mieux en mieux, ne le signa point. Il se divertit beaucoup de cette comédie, et ne put s'empêcher d'en rire avec quelques-uns quand il fut rétabli. Malgré son âge et une si grande maladie, il revint promptement en son premier état sans qu'il y parût en aucune sorte.

C'était une santé de fer avec les dehors trompeurs de la délicatesse. Il dînait et soupait à fond tous les jours, faisait très grande chère et très délicate, toujours avec bonne compagnie soir et matin, mangeait de tout, gras et maigre, sans nulle sorte de choix que son goût, ni de ménagement; prenait du chocolat le matin, et avait toujours sur quelque table des fruits dans leur saison, des pièces de four dans d'autres temps, de la bière, du cidre, de la limonade, d'autres liqueurs pareilles à la glace, et allant et venant, en mangeait et en bu voit toutes les après-dînées, et exhortait les autres à en faire autant; il sortait de table le soir au fruit, et s'allait coucher tout de suite. Je me souviens qu'une fois entre bien d'autres, il mangea chez moi, après cette maladie, tant de poisson, de légumes et de toutes sortes de choses sans pouvoir l'en empêcher, que nous envoyâmes le soir chez lui savoir doucement s'il ne s'en était point fortement senti: on le trouva à table qui mangeait de bon appétit. La galanterie lui dura fort longtemps. Mademoiselle en fut jalouse, cela les brouilla à plusieurs reprises. J'ai ouï dire à Mme de Fontenilles, femme très aimable, de beaucoup d'esprit, très vraie et d'une singulière vertu, depuis un très grand nombre d'années, qu'étant à Eu avec Mademoiselle, M. de Lauzun y vint passer quelque temps, et ne put s'empêcher d'y courir des filles; Mademoiselle le sut, s'emporta, l'égratigna, le chassa de sa présence. La comtesse de Fiesque fit le raccommodement: Mademoiselle parut au bout d'une galerie; il était à l'autre bout, et il en fit toute la longueur sur ses genoux jusqu'aux pieds de Mademoiselle. Ces scènes, plus ou moins fortes, recommencèrent souvent dans les suites. Il se lassa d'être battu, et à son tour battit bel et bien Mademoiselle, et cela arriva plusieurs fois, tant qu'à la fin, lassés l'un de l'autre, ils se brouillèrent une bonne fois pour toutes, et [ne] se revirent jamais depuis; il en avait pourtant plusieurs portraits chez lui, et n'en parlait qu'avec beaucoup de respect. On ne doutait pas qu'ils ne se fussent mariés en secret. À sa mort, il prit une livrée presque noire, avec des galons d'argent, qu'il changea en blancs, avec un peu de bleu quand l'or et l'argent furent défendus aux livrées.

Son humeur naturelle triste et difficile, augmentée par la prison et l'habitude de la solitude, l'avait rendu solitaire et rêveur, en sorte qu'ayant chez lui la meilleure compagnie, il la laissait avec Mme de Lauzun, et se retirait tout seul des après-dînées entières, mais toujours plusieurs heures de suite, sans livre, le plus souvent, car il ne lisait que des choses de fantaisie, sans suite, et fort peu; en sorte qu'il ne savait rien que ce qu'il avait vu, et jusqu'à la fin tout occupé de la cour et des nouvelles du monde. J'ai regretté mille fois son incapacité radicale d'écrire ce qu'il avait vu et fait. C'eût été un trésor des plus curieuses anecdotes, mais il n'avait nulle suite ni application. J'ai souvent essayé de tirer de lui quelques bribes. Autre misère. Il commençait à raconter; dans le récit, il se trouvait d'abord des noms de gens qui avaient eu part à ce qu'il voulait raconter. II quittait aussitôt l'objet principal du récit pour s'attacher à quelqu'une de ces personnes, et tôt après à une autre personne qui avait rapport à cette première, puis à une troisième, et à la manière des romans; il enfilait ainsi une douzaine d'histoires à la fois qui faisaient perdre terre, et se chassaient l'une l'autre, sans jamais en finir pas une, et avec cela le discours fort confus, de sorte qu'il n'était pas possible de rien apprendre de lui, ni d'en rien retenir. Du reste, sa conversation était toujours contrainte par l'humeur ou par la politique, et n'était plaisante que par sauts et par les traits malins qui en sortaient souvent. Peu de mois avant sa dernière maladie, c'est-à-dire à plus de quatre-vingt-dix ans, il dressait encore des chevaux, et il fit cent passades au bois de Boulogne, devant le roi qui allait à la Muette, sur un poulain qu'il venait de dresser, et qui à peine l'était encore, où il surprit les spectateurs par son adresse, sa fermeté et sa bonne grâce. On ne finirait point à raconter de lui.

Sa dernière maladie se déclara sans prélude, presque en un moment, par le plus horrible de tous les maux, un cancer dans la bouche. Il le supporta jusqu'à la fin avec une fermeté et une patience incroyable, sans plainte, sans humeur, sans le moindre contre-temps, lui qui en était insupportable à lui-même. Quand il se vit un peu avancé dans son mal, il se retira dans un petit appartement qu'il avait d'abord loué dans cette vue dans l'intérieur du couvent des Petits-Augustins, dans lequel on entrait de sa maison, pour y mourir en repos, inaccessible à Mme de Biron et à toute autre femme, excepté à la sienne, qui eut permission d'y entrer à toutes heures, suivie d'une de ses femmes.

Dans cette dernière retraite, le duc de Lauzun n'y donna accès qu'à ses neveux et à ses beaux-frères, et encore le moins et le plus courtement qu'il put. Il ne songea qu'à mettre à profit son état horrible, et à donner tout son temps aux pieux entretiens de son confesseur et de quelques religieux de la maison, à de bonnes lectures, et à tout ce qui pouvait le mieux préparer à la mort. Quand nous le voyions, rien de malpropre, rien de lugubre, rien de souffrant; politesse, tranquillité, conversation peu animée, fort indifférente à ce qui se passait dans le monde, en parlant peu et difficilement; toutefois, pour parler de quelque chose, peu ou point de morale, encore moins de son état, et cette uniformité si courageuse et si paisible se soutint égale quatre mois durant, jusqu'à la fin; mais, les dix ou douze derniers jours, il ne voulut plus voir ni beaux-frères ni neveux; et sa femme, il la renvoyait promptement. Il reçut tous les sacrements avec beaucoup d'édification, et conserva sa tête entière jusqu'au dernier moment.

Le matin du jour, dont il mourut la nuit suivante, il envoya chercher Biron, lui dit qu'il avait fait pour lui tout ce que Mme de Lauzun avait voulu; que, par son testament, il lui donnait tous ses biens, excepté un legs assez médiocre à Castelmoron, fils de son autre soeur, et des récompenses à ses domestiques; que tout ce qu'il avait fait pour lui depuis son mariage, et ce qu'il faisait en mourant, Biron le devait en entier à Mme de Lauzun; qu'il n'en devait jamais oublier la reconnaissance; qu'il lui défendait, par l'autorité d'oncle et de testateur, de lui faire jamais ni peine, ni trouble, ni obstacle, et d'avoir jamais aucun procès contre elle sur quoi que ce prit être. C'est Biron lui-même qui me le dit le lendemain, dans les mêmes termes que je les rapporte. [M. de Lauzun] lui dit adieu d'un ton ferme, et le congédia. Il défendit, avec raison, toute cérémonie; il fut enterré aux Petits-Augustins; il n'avait rien du roi que cette ancienne compagnie des becs de corbin, qui fut supprimée deux jours après. Un mois avant sa mort il avait envoyé chercher Dillon, chargé ici des affaires du roi Jacques, et officier général très distingué, à qui il remit son collier de l'ordre de la Jarretière, et un Georges d'onyx entouré de parfaitement beaux et gros diamants, pour les renvoyer à ce prince. Je m'aperçois enfin que j'ai été bien prolixe sur un homme, dont la singularité extraordinaire de sa vie et le commerce continuel que la proximité m'a donné avec lui m'a paru mériter de le faire connaître, d'autant qu'il n'a pas assez figuré dans les affaires générales pour en attendre rien des histoires qui paraîtront.

Un autre sentiment a allongé mon récit. Je touche à un but que je crains d'atteindre, parce que mes désirs n'y peuvent s'accorder avec la vérité; ils sont ardents, par conséquent cuisants, parce que l'autre est terrible et ne laisse pas le moindre lieu à oser chercher à se la pallier; cette horreur d'y venir enfin m'a arrêté, m'a accroché où j'ai pu, m'a glacé. On entend bien qu'il s'agit de venir à la mort et au genre de mort de M. le duc d'Orléans, et quel récit épouvantable, surtout après un tel et si long attachement, puisqu'il a duré en moi pendant toute sa vie, et qu'il durera toute la mienne pour me pénétrer d'effroi et de douleur sur lui. On frémit jusque dans les moelles, par l'horreur du soupçon que Dieu l'exauça dans sa colère.

CHAPITRE IV. §

Mort subite de M. le duc d'Orléans. — Diligence de La Vrillière à se capter M. le Duc. — Le roi affligé. — M. le Duc premier ministre. — Lourdise de M. le duc de Chartres. — Je vais au lever du roi et j'y prends un rendez-vous avec M. le Duc. — Je vais parler à la duchesse Sforze, puis chez Mme la duchesse d'Orléans et chez M. le duc de Chartres. — Leur réception. — Conversation entre M. le Duc et moi dans son cabinet tête à tête. — Je m'en retourne à Meudon. — Mme de Saint-Simon à Versailles pour voir le roi, etc., sans y coucher; y reçoit la visite de l'évêque de Fréjus et de La Vrillière; entrevoit que le premier ne me désire pas à la cour, et que le dernier m'y craint. — Je me confirme dans la résolution de longtemps prise: nous allons à Paris nous y fixer. — Monseigneur et M. le duc d'Orléans morts au même âge. — Effet de la mort de M. le duc d'Orléans chez les étrangers, dans la cour, dans l'Église, dans le parlement et toute la magistrature, dans les troupes, dans les marchands et le peuple. — Obsèques de M. le duc d'Orléans. — Visites du roi. — Maréchal de Villars entre dans le conseil. — Indépendance [à l'égard] du grand écuyer confirmée au premier écuyer. — Faute du grand écuyer par dépit, dont le grand maître de France profite. — Mécanique des comptes des diverses dépenses domestiques du roi à passer à la chambre des comptes. — Mort de Beringhen, premier écuyer. — Fortune de son frère, qui obtient sa charge. — Nangis chevalier d'honneur de la future reine. — Le maréchal de Tessé premier écuyer de la future reine, avec la survivance pour son fils, et va ambassadeur en Espagne. — Mort de la maréchale d'Humières. — Comte de Toulouse déclare son mariage. — Novion fait premier président avec force grâces. — Sa famille, son caractère, sa démission, sa mort. — Crozat et Montargis vendent à regret leurs charges de l'ordre à Dodun et à Maurepas, dont le râpé est donné à d'Armenonville, garde des sceaux, et à Novion, premier président.

On a vu, il y a peu, qu'il [le duc d'Orléans] redoutait une mort lente qui s'annonçait de loin, qui devient une grâce bien précieuse quand celle d'en savoir bien profiter y est ajoutée, et que la mort la plus subite fut celle qu'il préférait; hélas ! il l'obtint, et plus rapide encore que ne fut celle de feu Monsieur, dont la machine disputa plus longtemps. J'allai, le 21 décembre, de Meudon à Versailles, au sortir de table, chez M. le duc d'Orléans; je fus trois quarts d'heure seul avec lui dans son cabinet, où je l'avais trouvé seul. Nous nous y promenâmes toujours parlant d'affaires, dont il allait rendre compte au roi ce jour-là même. Je ne trouvai nulle différence à son état ordinaire, épaissi et appesanti depuis quelque temps, mais l'esprit net et le raisonnement tel qu'il l'eut toujours. Je revins tout de suite à Meudon; j'y causai en arrivant avec Mme de Saint-Simon quelque temps. La saison faisait que nous y avions peu de monde, je la laissai dans son cabinet et je m'en allai dans le mien.

Au bout d'une heure au plus, j'entends des cris et un vacarme subit; je sors, et je trouve Mme de Saint-Simon tout effrayée qui m'amenait un palefrenier du marquis de Ruffec, qui de Versailles me mandait que M. le duc d'Orléans était en apoplexie. J'en fus vivement touché, mais nullement surpris; je m'y attendais, comme on a vu, depuis longtemps. Je pétille après ma voiture qui me fit attendre par l'éloignement du château neuf aux écuries, je me jette dedans et m'en vais tant que je puis. À la porte du parc, autre courrier du marquis de Ruffec qui m'arrête, et qui m'apprend que c'en est fait. Je demeurai là plus d'une demi-heure absorbé en douleur et en réflexions. À la fin je pris mon parti d'aller à Versailles, où j'allai tout droit m'enfermer dans mon appartement. Nangis, qui voulait être premier écuyer, aventure dont je parlerai après, m'avait succédé chez M. le duc d'Orléans, et expédié en bref, le fut par Mme Falari, aventurière fort jolie, qui avait épousé un autre aventurier, frère de la duchesse de Béthune. C'était une des maîtresses de ce malheureux prince. Son sac était fait pour aller travailler chez le roi, et il causa près d'une heure avec elle en attendant celle du roi. Comme elle était tout proche, assis près d'elle chacun dans un fauteuil, il se laissa tomber de côté sur elle, et oncques depuis n'eut pas le moindre rayon de connaissance, pas la plus légère apparence.

La Falari, effrayée au point qu'on peut imaginer, cria au secours de toute sa force, et redoubla ses cris. Voyant que personne ne répondait, elle appuya comme elle put ce pauvre prince sur les deux bras contigus des deux fauteuils, courut dans le grand cabinet, dans la chambre, dans les antichambres sans trouver qui que ce soit, enfin dans la cour et dans la galerie basse. C'était sur l'heure du travail avec le roi, que les gens de M. le duc d'Orléans étaient sûrs que personne ne venait chez lui, et qu'il n'avait que faire d'eux parce qu'il montait seul chez le roi par le petit escalier de son caveau, c'est-à-dire de sa garde-robe, qui donnait dans la dernière antichambre du roi, où celui qui portait son sac l'attendait, et s'était à l'ordinaire rendu par le grand escalier et par la salle des gardes. Enfin la Falari amena du monde, mais point de secours qu'elle envoya chercher par qui elle trouva sous sa main. Le hasard, ou pour mieux dire, la Providence avait arrangé ce funeste événement à une heure où chacun était d'ordinaire allé à ses affaires ou en visite, de sorte qu'il s'écoula une bonne demi-heure avant qu'il vint ni médecin ni chirurgien, et peu moins pour avoir des domestiques de M. le duc d'Orléans.

Sitôt que les gens du métier l'eurent envisagé, ils le jugèrent sans espérance. On l'étendit à la hâte sur le parquet, on l'y saigna; il ne donna pas le moindre signe de vie pour tout ce qu'on, put lui faire. En un instant que les premiers furent avertis, chacun de toute espèce accourut; le grand et le petit cabinet étaient pleins de monde. En moins de deux heures tout fut fini, et peu à peu la solitude y fut aussi grande qu'avait été la foule. Dès que le secours fut arrivé, la Falari se sauva et gagna Paris au plus vite.

La Vrillière fut des premiers averti de l'apoplexie. Il courut aussitôt l'apprendre au roi et à l'évêque de Fréjus, puis à M. le Duc, en courtisan qui sait profiter de tous les instants critiques; et dans la pensée que ce prince pourrait bien être premier ministre, comme il l'y avait exhorté en l'avertissant, il se hâte de retourner chez lui et d'en dresser à tout hasard la patente sur celle de M. le duc d'Orléans. Averti de sa mort au moment même qu'elle arriva, il envoya le dire à M. le Duc, et s'en alla chez le roi où le danger imminemment certain avait amassé les gens de la cour les plus considérables.

Fréjus, dès la première nouvelle de l'apoplexie, avait fait l'affaire de M. le Duc avec le roi qu'il y avait, sans doute, préparé d'avance sur l'état où on voyait M. le duc d'Orléans, surtout depuis ce que je lui en avais dit, de sorte que M. le Duc arrivant chez le roi, au moment qu'il sut la mort, on fit entrer ce qu'il y avait de plus distingué en petit nombre amassé à la porte du cabinet, où on remarqua le roi fort triste et les yeux rouges et mouillés. À peine fut-on entré et la porte fermée que Fréjus dit tout haut au roi que dans la grande perte qu'il faisait de M. le duc d'Orléans, dont l'éloge ne fut que de deux mots, Sa Majesté ne pouvait mieux faire que prier M. le Duc là présent de vouloir bien se charger du poids de toutes les affaires, et d'accepter la place de premier ministre comme l'avait M. le duc d'Orléans. Le roi, sans dire un mot, regarda Fréjus, et consentit d'un signe de tête, et tout aussitôt M. le Duc fit son remerciement. La Vrillière, transporté d'aise de sa prompte politique, avait en poche le serment de premier ministre copié sur celui de M. le duc d'Orléans, et proposa tout haut à Fréjus de le faire prêter sur-le-champ. Fréjus le dit au roi comme chose convenable, et à l'instant M. le Duc le prêta. Peu après M. le Duc sortit; tout ce qui était dans le cabinet le suivit; la foule des pièces voisines augmenta sa suite, et dans un moment il ne fut plus parlé que de M. le Duc.

M. le duc de Chartres était à Paris, débauché alors fort gauche, chez une fille de l'Opéra qu'il entretenait. Il y reçut le courrier qui lui apprit l'apoplexie, et en chemin un autre qui lui apprit la mort. Il ne trouva à la descente de son carrosse nulle foule, mais les seuls ducs de Noailles et de Guiche, qui lui offrirent très apertement leurs services et tout ce qui pouvait dépendre d'eux. Il les reçut comme des importuns dont il avait hâte de se défaire, se pressa de monter chez Mme sa mère où il dit qu'il avait rencontré deux hommes qui lui avaient voulu tendre un bon panneau, mais qu'il n'avait pas donné dedans, et qu'il avait bien su s'en défaire. Ce grand trait d'esprit, de jugement et de politique promit d'abord tout ce que ce prince a tenu depuis. On eut grand'peine à lui faire comprendre qu'il avait fait une lourde sottise, il ne continua pas moins d'y retomber.

Pour moi, après avoir passé une cruelle nuit, j'allai au lever du roi, non pour m'y montrer, mais pour y dire un mot à M. le Duc plus sûrement et plus commodément, avec lequel j'étais en liaison continuelle depuis le lit de justice des Tuileries, quoique fort mécontent du consentement qu'il s'était laissé arracher pour le rétablissement des bâtards. Il se mettait toujours au lever dans l'embrasure de la fenêtre du milieu, vis-à-vis de laquelle le roi s'habillait; et, comme il était fort grand, on l'apercevait aisément de derrière l'épaisse haie qui environnait le lever. Elle était ce jour-là prodigieuse. Je fis signe à M. le Duc de me venir parler, et à l'instant il perça la foule et vint à moi: je le menai dans l'autre embrasure de la fenêtre la plus proche du cabinet, et là je lui dis que je ne lui dissimulais point que j'étais mortellement affligé; qu'en même temps j'espérais sans peine qu'il était bien persuadé que si le choix d'un premier ministre avait pu m'être déféré, je n'en eusse pas fait un autre que celui qui avait été fait, sur quoi il me fit mille amitiés.

Je lui dis ensuite qu'il y avait dans le sac que M. le duc d'Orléans devait porter à son travail avec le roi, lors du malheur de cette cruelle apoplexie, chose sur quoi il était nécessaire que je l'entretinsse présentement qu'il lui succédait; que je n'étais pas en état de supporter le monde; que je le suppliais de m'envoyer avertir d'aller chez lui sitôt qu'il aurait un moment de libre, et de me faire entrer par la petite porte de son cabinet qui donnait dans la galerie, pour m'éviter tout ce monde qui remplirait son appartement. Il me le promit, et dans la journée, le plus gracieusement, et ajouta des excuses sur l'embarras du premier jour de son nouvel état, s'il ne me donnait pas une heure certaine, et celle que je voudrais. Je connaissais ce cabinet et cette porte, parce que cet appartement avait été celui de Mme la duchesse de Berry, à son mariage, dans la galerie haute de l'aile neuve, et que le mien était tout proche, de plain-pied, vis-à-vis de l'escalier.

J'allai de là chez la duchesse Sforze, qui était demeurée toujours fort de mes amies, et fort en commerce avec moi, quoique je ne visse plus Mme la duchesse d'Orléans depuis longtemps, comme il a été marqué ici en son lieu. Je lui dis que, dans le malheur qui venait d'arriver, je me croyais obligé, par respect et attachement pour feu M. le duc d'Orléans, d'aller mêler ma douleur avec tout ce qui tenait particulièrement à lui, officiers les plus principaux, même ses bâtards, quoique je ne connusse aucun d'eux; qu'il me paraîtrait fort indécent d'en excepter Mme la duchesse d'Orléans; qu'elle savait la situation où j'étais avec cette princesse, que je n'avais nulle volonté d'en changer; mais qu'en cette occasion si triste je croyais devoir rendre à la veuve de M. le duc d'Orléans le respect d'aller chez elle : qu'au demeurant, il m'était entièrement indifférent de la voir ou non, content d'avoir fait à cet égard ce que je croyais devoir faire; qu'ainsi, je la suppliais d'aller savoir d'elle si elle voulait me recevoir ou non, et, au premier cas, d'une façon convenable, également content du oui ou du non, parce que je le serais également de moi-même en l'un et l'autre cas. Elle m'assura que Mme la duchesse d'Orléans serait fort satisfaite de me voir et de me bien recevoir, et qu'elle allait sur-le-champ s'acquitter de ma commission. Comme Mme Sforze logeait fort près de Mme la duchesse d'Orléans, j'attendis chez elle son retour. Elle, me dit que Mme la duchesse d'Orléans serait fort aise de me voir, et me recevrait de façon que j'en serais content. J'y allai donc sur-le-champ.

Je la trouvai au lit avec peu de ses dames et de ses premiers officiers, et M. le duc de Chartres, avec toute la décence qui pouvait suppléer à la douleur. Sitôt que j'approchai d'elle, elle me parla du malheur commun; pas un mot de ce qui était entre elle et moi; je l'avais stipulé ainsi. M. le duc de Chartres s'en alla chez lui; la conversation traînante dura tout le moins que je pus. Je m'en allai chez M. [le duc] de Chartres, logé dans l'appartement qu'occupait monsieur son père, avant qu'il fait régent. On me dit qu'il était enfermé. J'y retournai trois autres fois dans la même matinée. À la dernière, son premier valet de chambre en fut honteux, et l'alla avertir malgré moi. Il vint sur le pas de la porte de son cabinet, où il était avec je ne sais plus qui de fort commun: c'était la sorte de gens qu'il lui fallait. Je vis un homme tout empêtré, tout hérissé, point affligé, mais embarrassé à ne savoir où il en était. Je lui fis le compliment le plus fort, le plus net, le plus clair, le plus énergique, et à haute voix. Il me prit apparemment pour quelque tiercelet des ducs de Guiche et de Noailles, et ne me fit pas l'honneur de me répondre un mot. J'attendis quelques moments, et voyant qu'il ne sortait rien de ce simulacre, je fis la révérence et me retirai sans qu'il fit un seul pas pour me conduire, comme il le devait faire tout du long de son appartement, et se rembucha dans son cabinet. Il est vrai qu'en me retirant, je jetai les yeux sur la compagnie, à droite et à gauche, qui me parut fort surprise. Je m'en allai chez moi, fort ennuyé de courir le château.

Comme je sortais de table, un valet de chambre de M. le Duc me vint dire qu'il m'attendait, et me conduisit par la petite porte droit dans son cabinet. Il me reçut à la porte, la ferma, me tira un fauteuil et en prit un autre. Je l'instruisis de l'affaire dont je lui avais parlé le matin, et après l'avoir discutée, nous nous mimes sur celle du jour. Il me dit qu'au sortir du lever du roi, il avait été chez M. le duc de Chartres, auquel, après les compliments de condoléance, il avait offert tout ce qui pourrait dépendre de lui pour mériter son amitié, et lui témoigner son véritable attachement pour la mémoire de M. le duc d'Orléans: qu'à cela, M. [le duc] de Chartres étant demeuré muet, il avait redoublé de protestations et de désirs de lui complaire en toutes choses; qu'à la fin il était venu un monosyllabe sec de remerciement, et un air d'éconduite qui avait fait prendre à M. le Duc le parti de s'en aller. Je lui rendis ce qui m'était arrivé ce même matin avec le même prince, duquel nous nous fîmes nos complaintes l'un à l'autre. M. le Duc me fit beaucoup d'amitiés et de politesses, et me demanda, en m'en conviant, si je ne viendrais pas le voir un peu souvent. Je lui répondis qu'accablé d'affaires et de monde comme il allait être, je me ferais un scrupule de l'importuner, et ceux qui auraient affaire à lui; que je me contenterais de m'y présenter quand j'aurais quelque chose à lui dire, et que, comme je n'étais pas accoutumé aux antichambres, je le suppliais d'ordonner à ses gens de l'avertir quand je paraîtrais chez lui, et lui de me faire entrer dans son cabinet au premier moment qu'il le pourrait, où je tâcherais de n'être ni long ni importun. Force amitiés, compliments, convis, etc.; tout cela dura près de trois quarts d'heure; et je m'enfuis à Meudon.

Mme de Saint-Simon alla le lendemain à Versailles faire sa cour au roi sur cet événement, et voir Mme la duchesse d'Orléans et Monsieur son fils. M. de Fréjus alla chez Mme de Saint-Simon dès qu'il la sut à Versailles, où elle ne coucha point. À travers toutes les belles choses qu'il lui dit de moi et sur moi, elle crut comprendre qu'il me saurait plus volontiers à Paris qu'à Versailles. La Vrillière qui la vint voir aussi, et qui avait plus de peur de moi encore que le Fréjus, se cacha moins par moins d'esprit et de tour, et scandalisa davantage Mme de Saint-Simon par son ingratitude après tout ce que j'avais fait pour lui. Ce petit compagnon comptait avoir tonnelé M. le Duc par sa diligence à l'avertir et à le servir, et brusquer son duché tout de suite. Lorsqu'il m'en avait parlé du temps de M. le duc d'Orléans, la généralité de mes réponses ne l'avait pas mis à son aise à mon égard. Il voulait jeter de la poudre aux yeux et tromper M. le Duc par de faux exemples, dont il craignait l'éclaircissement de ma part. Il ne m'en fallait pas tant pour me confirmer dans le parti que de longue main j'avais résolu de prendre sur l'inspection de l'état menaçant de M. le duc d'Orléans. Je m'en allai à Paris, bien résolu de ne paraître devant les nouveaux maîtres du royaume que dans les rares nécessités ou de bienséances indispensables, et pour des moments, avec la dignité d'un homme de ma sorte, et de celle de tout ce que j'avais personnellement été. Heureusement pour moi je n'avais, dans aucun temps, perdu de vue le changement total de ma situation, et pour dire la vérité, la perte de Mgr le duc de Bourgogne, et tout ce que je voyais dans le gouvernement m'avait émoussé sur toute autre de même nature. Je m'étais vu enlever ce cher prince au même âge que mon père avait perdu Louis XIII, c'est-à-dire, mon père à trente-six ans, son roi de quarante et un; moi, à trente-sept, un prince qui n'avait pas encore trente ans, prêt à monter sur le trône, et à ramener dans le monde la justice, l'ordre, la vérité; et depuis, un maître du royaume constitué à vivre un siècle, tel que nous étions lui et moi l'un à l'autre, et qui n'avait pas six mois plus que moi. Tout m'avait préparé à me survivre à moi-même, et j'avais tâché d'en profiter.

Monseigneur était mort à quarante-neuf ans et demi, et M. le duc d'Orléans vécut deux mois moins. Je compare cette durée de vie si égale, à cause de la situation où on a vu ces deux princes à l'égard l'un de l'autre, jusqu'à la mort de Monseigneur. Tel est ce monde et son néant.

La mort de M. le duc d'Orléans fit un grand bruit au dedans et au dehors; mais les pays étrangers lui rendirent incomparablement plus de justice et le regrettèrent beaucoup plus que les Français. Quoique les étrangers connussent sa faiblesse, et que les Anglais en eussent étrangement abusé, ils n'en étaient pas moins persuadés, par leur expérience, de l'étendue et de la justesse de son esprit, de la grandeur de son génie et de ses vues, de sa singulière pénétration, de la sagesse et de l'adresse de sa politique, de la fertilité de ses expédients et de ses ressources, de la dextérité de sa conduite dans tous les changements de circonstances et d'événements, de sa netteté à considérer les objets et à combiner toutes choses, de sa supériorité sur ses ministres et sur ceux que les diverses puissances lui envoyaient, du discernement exquis à démêler, à tourner les affaires, de sa savante aisance à répondre sur-le-champ à tout, quand il le voulait. Tarit de grandes et rares parties pour le gouvernement le leur faisaient redouter et ménager, et le gracieux qu'il mettait à tout, et qui savait charmer jusqu'aux refus, le leur rendait encore aimable. Ils estimaient de plus sa grande et naïve valeur. La courte lacune de l'enchantement par lequel ce malheureux Dubois avait comme anéanti ce prince, n'avait fait que le relever à leurs yeux par la comparaison de sa conduite, quand elle était sienne, d'avec sa conduite quand elle n'en portait que le nom et qu'elle n'était que celle de son ministre. Ils avaient vu, ce ministre mort, le prince reprendre le timon des affaires avec les mêmes talents qu'ils avaient admirés en lui auparavant; et cette faiblesse, qui était son grand défaut, se laissait beaucoup moins sentir au dehors qu'au dedans.

Le roi, touché de son inaltérable respect, de ses attentions à lui plaire, de sa manière de lui parler, et de celle de son travail avec lui, le pleura et fut véritablement touché de sa perte, en sorte qu'il n'en a jamais parlé depuis, et cela est revenu souvent, qu'avec estime, affection et regret, tant la vérité perce d'elle-même malgré tout l'art et toute l'assiduité des mensonges et de la plus atroce calomnie, dont j'aurai occasion de parler dans les additions que je me propose de faire à ces Mémoires, si Dieu m'en permet le loisir. M. le Duc, qui montait si haut par cette perte, eut sur elle une contenance honnête et bienséante. Mme la Duchesse se contint fort convenablement; les bâtards, qui ne gagnaient pas au change, ne purent se réjouir. Fréjus se tint à quatre. On le voyait suer sous cette gêne, sa joie, ses espérances muettes lui échapper à tous propos, toute sa contenance étinceler malgré lui.

La cour fut peu partagée, parce que le sens y est corrompu par les passions. Il s'y trouva des gens à yeux sains, qui le voyaient comme faisaient les étrangers, et qui continuellement témoins de l'agrément de son esprit, de la facilité de son accès, de cette patience et de cette douceur à écouter qui ne s'altérait jamais, de cette bonté dont il savait se parer d'une façon si naturelle, quoique quelquefois ce n'en fût que le masque, de ses traits plaisants à écarter et à éconduire sans jamais blesser, sentirent tout le poids de sa perte. D'autres, en plus grand nombre, en furent fâchés aussi, mais bien moins par regret que par la connaissance du caractère du successeur et de celui encore de ses entours. Mais le gros de la cour ne le regretta point du tout: les uns de cabales opposées, les autres indignés de l'indécence de sa vie et du jeu qu'il s'était fait de promettre sans tenir, force mécontents, quoique presque tous bien mal à propos, une foule d'ingrats dont le monde est plein, et qui dans les cours font de bien loin le plus grand nombre, ceux qui se croyaient en passe d'espérer plus du successeur pour leur fortune et leurs vues, enfin un monde d'amateurs stupides de nouveautés.

Dans l'Église, les béats et même les dévots se réjouirent de la délivrance du scandale de sa vie, et de la force que son exemple donnait aux libertins, et les jansénistes et les constitutionnaires, d'ambition ou de sottise, s'accordèrent à s'en trouver tous consolés. Les premiers, séduits par des commencements pleins d'espérance, en avaient depuis éprouvé pis que du feu roi; les autres, pleins de rage qu'il ne leur eût pas tout permis, parce qu'ils voulaient tout exterminer, et anéantir une bonne fois et solidement les maximes et les libertés de l'Église gallicane, surtout les appels comme d'abus, établir la domination des évêques sans bornes, et revenir à leur ancien état de rendre la puissance épiscopale redoutable à tous, jusques aux rois, exultaient de se voir délivrés d'un génie supérieur, qui se contentait de leur sacrifier les personnes, mais qui les arrêtait trop ferme sur le grand but qu'ils se proposaient, vers lequel tous leurs artifices n'avaient cessé de tendre, et ils espéraient tout d'un successeur qui ne les apercevrait pas, qu'ils étourdiraient aisément, et avec qui ils seraient plus librement hardis.

Le parlement, et comme lui tous les autres parlements, et toute la magistrature, qui, par être toujours assemblée, est si aisément animée du même esprit, n'avait pu pardonner à M. le duc d'Orléans les coups d'autorité auxquels le parlement lui-même l'avait enfin forcé plus d'une fois d'avoir recours, par les démarches les plus hardies, que ses longs délais et sa trop lente patience avait laissé porter à le dépouiller de toute autorité pour s'en revêtir lui-même. Quoique d'adresse, puis de hardiesse, le parlement se fût soustrait à la plupart de l'effet de ces coups d'autorité, il n'était plus en état de suivre sa pointe, et par ce qui restait nécessairement des bornes que le régent y avait mises, ce but si cher du parlement lui était échappé. Sa joie obscure et ténébreuse ne se contraignit pas d'être délivré d'un gouvernement duquel, après avoir arraché tant de choses, il ne se consolait point de n'avoir pas tout emporté, de n'avoir pu changer son état de simple cour de justice en celui de parlement d'Angleterre, mais en tenant la chambre haute sous le joug.

Le militaire, étouffé sans choix par des commissions de tous grades et par la prodigalité des croix de Saint-Louis, jetées à toutes mains, et trop souvent achetées des bureaux et des femmes, ainsi que les avancements en grades, était outré de l'économie extrême qui le réduisait à la dernière misère, et de l'exacte sévérité d'une pédanterie qui le tenait en un véritable esclavage. L'augmentation de la solde n'avait pas fait la moindre impression sur le soldat ni sur le cavalier, par l'extrême cherté des choses les plus communes et les plus indispensables à la vie, de manière que cette partie de l'État, si importante, si répandue, si nombreuse, plus que jamais tourmentée et réduite sous la servitude des bureaux et de tant d'autres gens ou méprisables ou peu estimables, ne put que se trouver soulagée par l'espérance du changement qui pourrait alléger son joug et donner plus de lien à l'ordre du service et plus d'égards au mérite et aux services. Le corps de la marine, tombé comme en désuétude et dans l'oubli, ne pouvait qu'être outré de cet anéantissement et se réjouir de tout changement, quel qu'il pût être; et tout ce qui s'appelait gens de commerce, arrêtés tout court partout pour complaire aux Anglais, et gênés en tout par la compagnie des Indes, ne pouvaient être en de meilleures dispositions.

Enfin, le gros de Paris et des provinces, désespéré des cruelles opérations des finances et d'un perpétuel jeu de gobelets pour tirer tout l'argent, qui mettait d'ailleurs toutes les fortunes en l'air et la confusion dans toutes les familles, outré de plus de la prodigieuse cherté où ces opérations avaient fait monter toutes choses, sans exception de pas une, tant de luxe que de première nécessité pour la vie, gémissait depuis longtemps après une délivrance et un soulagement qu'il se figurait aussi vainement que certainement par l'excès du besoin et l'excès du désir. Enfin, il n'est personne qui n'aime à pouvoir compter sur quelque chose, qui ne soit désolé des tours d'adresse et de passe-passe, et de tomber sans cesse, malgré toute prévoyance, dans des torquets et dans d'inévitables panneaux; de voir fondre son patrimoine ou sa fortune entre ses mains, sans trouver de protection dans son droit ni dans les lois, et de ne savoir plus comment vivre et soutenir sa famille.

Une situation si forcée et si générale, nécessairement émanée de tant de faces contradictoires successivement données aux finances, dans la fausse idée de réparer la ruine et le chaos où elles s'étaient trouvées à la mort de Louis XIV, ne pouvait faire regretter au public celui qu'il en regardait comme l'auteur, comme ces enfants qui se prennent en pleurant au morceau de bois qu'un imprudent leur a fait tomber en passant sur le pied, qui jettent, de colère, ce bois de toute leur force, comme la cause du mal qu'ils sentent, et qui ne font pas la moindre attention à ce passant qui en est la seule et véritable cause. C'est ce que j'avais bien prévu qui arriverait sur l'arrangement, ou plutôt le dérangement de plus en plus des finances, et que je voulais ôter de dessus le compte de M. le duc d'Orléans par les états généraux que je lui avais proposés, qu'il avait agréés, et dont le duc de Noailles rompit l'exécution à la mort du roi, pour son intérêt personnel, comme on l'a vu en son lieu dans ces Mémoires, à la mort du roi. La suite des années a peu à peu fait tomber les écailles de tant d'yeux, et a fait regretter M. le duc d'Orléans à tous avec les plus cuisants regrets, et [ils] lui ont à la fin rendu la justice qui lui avait toujours été due.

Le lendemain de la mort de M. le duc d'Orléans, son corps fut porté de Versailles à Saint-Cloud, et le lendemain qu'il y fut les cérémonies y commencèrent. M. le comte de Charolais avec le duc de Gesvres et le marquis de Beauvau, qui devaient porter la queue de son manteau, allèrent, dans un carrosse du roi, entouré de ses gardes, à Saint-Cloud. M. le comte de Charolais donna l'eau bénite, représentant le roi, et fut reçu à la descente du carrosse et reconduit de même par M. le duc de Chartres, qui s'était fait accompagner par les deux fils du duc du Maine. Le cour fut porté de Saint-Cloud au Val-de-Grâce par l'archevêque de Rouen, premier aumônier du prince défunt, à la gauche duquel était M. le comte de Clermont, prince du sang, et le duc de Montmorency, fils du duc de Luxembourg, sur le devant, avec tous les accompagnements ordinaires. M. le prince de Conti accompagna le convoi avec le duc de Retz, fils du duc de Villeroy, qui se fit de Saint-Cloud à Saint-Denis, passant dans Paris avec la plus grande pompe. Le chevalier de Biron, à qui son père avait donné sa charge de premier écuyer de M. le duc d'Orléans, lorsqu'il fut fait duc et pair, y était à cheval, ainsi que le comte d'Étampes, capitaine des gardes; tous les autres officiers principaux de la maison dans des carrosses. Les obsèques furent différées jusqu'au 12 février. M. le duc de Chartres, devenu duc d'Orléans, M. le comte de Clermont et M. le prince de Conti firent le grand deuil; l'archevêque de Rouen officia en présence des cours supérieures, et Poncet, évêque d'Angers, fit l'oraison funèbre qui ne répondit pas à la grandeur du sujet. Le roi visita à Versailles Mme la duchesse d'Orléans, Mme la Duchesse, et fit le même honneur à M. le duc de Chartres.

C'est le seul prince du sang qu'il ait visité. Il alla voir aussi Mme la princesse de Conti, Mlle de Chartres et Mme du Maine.

Deux jours après la mort de M. le duc d'Orléans, le maréchal de Villars entra dans le conseil d'État, et eut le gouvernement des forts et citadelle de Marseille qu'avait le feu premier écuyer.

Il me fait souvenir que j'ai dit plus haut que j'aurais à dire encore quelque chose sur cette charge. Nonobstant l'arrêt du conseil de régence, dont il a été parlé ici en son temps, qui l'avait contradictoirement et nettement confirmé dans toutes les fonctions de sa charge, et dans l'indépendance entière de celle de grand écuyer, ce dernier n'avait cessé de le tracasser tant qu'il avait pu. Son fils, à sa mort, ayant succédé à sa charge, voulut se délivrer de cette continuelle importunité : le père était des amis de l'évêque de Fréjus qui se piqua de le servir dans une affaire si juste. Beringhen présenta un mémoire au roi, et un autre à M. le duc d'Orléans. Il fut communiqué au grand écuyer qui y répondit et qui fut de nouveau tondu en plein par un arrêt du conseil d'en haut, en présence du roi et de M. le duc d'Orléans. Le prince Charles de Lorraine, grand écuyer, en fut si piqué que Beringhen lui ayant envoyé, comme de coutume, les comptes de la petite écurie à signer sur son arrêté, il dit qu'il ne savait point signer ce qu'il ne voyait point. On fit ce qu'on put pour lui faire entendre raison l'opiniâtreté fut invincible; enfin il fallait bien que ces comptes fussent signés, j'expliquerai cela tout à l'heure. Au bout de cinq ou six mois de délai, M. le Duc lui déclara que s'il persistait dans son refus, lui les signerait comme grand maître de la maison du roi, et en effet les signa. Ainsi, le grand écuyer perdit, par humeur, une des plus belles prérogatives de sa charge, ou se mit du moins en grand hasard de ne la recouvrer jamais. Voici donc en quoi consistait la prétendue délicatesse du grand écuyer, inconnue jusqu'alors à tout autre et à lui-même, et la mécanique de ces signatures. Le grand maître de la maison du roi, celui de l'artillerie, le grand écuyer et les premiers gentilshommes de la chambre, chacun dans son année, sont ordonnateurs des dépenses qui se font sous leurs charges, c'est-à-dire que sur leur signature qu'ils mettent aux arrêtés des comptes de ces dépenses, ils passent sans autre examen à la chambre des comptes, et les dépenses y sont allouées. Le grand maître de la garde-robe, le premier écuyer et le premier maître d'hôtel, pour la bouche du roi seulement, qui, du temps des Guise, fut rendue indépendante du grand maître de la maison du roi, dont ils possédaient la charge, ces trois officiers règlent et arrêtent les comptes des dépenses qui se font sous leur charge, et les signent; mais comme la chambre des comptes ne reconnaît point leur signature, parce qu'ils ne sont pas ordonnateurs, il est d'usage que le grand maître de la garde-robe envoie les comptes de la garde-robe au premier gentilhomme de la chambre en année, qui est obligé de les signer sans examen aucun, et sans les voir, à la seule inspection de la signature du grand maître de la garde-robe, et il en est de même des comptes de la bouche entre le premier maître d'hôtel du roi et le grand maître de sa maison, et entre le grand et le premier écuyer pour les comptes de la petite écurie.

Beringhen, premier écuyer, qui venait d'achever de faire confirmer l'indépendance de sa charge, ne survécut pas de sept mois son père à qui il y avait succédé. Il mourut le 1er décembre à quarante-trois ans, homme obscur au dernier point, timide, solitaire, embarrassé du monde, avec de l'esprit et de la lecture. Il ne laissa qu'une fille de la fille du feu marquis de Lavardin, ambassadeur à Rome autrefois. Il n'avait qu'un frère fort mal alors avec M. le duc d'Orléans, qui l'avait même éloigné assez longtemps de Paris, à qui il avait été assez fou pour disputer avantageusement une maîtresse, de sorte qu'il était entièrement hors d'espérance de la charge de son frère; la mort si prompte de ce prince la lui rendit. L'évêque de Fréjus lui fit donner la charge, et M. le Duc, qui, par je ne sais quelle intrigue, y aurait voulu Nangis, lui donna prématurément la charge de chevalier d'honneur de la future reine, et au maréchal de Tessé, qui s'ennuyait beaucoup dans sa prétendue retraite, la charge de premier écuyer de la future reine, qu'il avait eue de la dernière Dauphine, lors de son mariage qu'il avait traité, et en même temps la survivance pour son fils, en envoyant le père en ambassade en Espagne.

La maréchale d'Humières, fille de M. de La Châtre qui a laissé des mémoires, mourut le même jour que M. le duc d'Orléans. Elle avait été dame du palais de la reine, et, à près de quatre-vingt-huit ans qu'elle avait, ayant pendant cette longue vie joui toujours d'une santé parfaite de corps et d'esprit, on voyait encore qu'elle avait été fort belle. Elle mourut uniquement de vieillesse, s'étant couchée la veille en parfaite santé, allant et venant et sortant à son ordinaire. Elle se retira, peu après la mort du maréchal d'Humières, dans le dehors du couvent des Carmélites de la rue Saint-Jacques. C'est la première duchesse qui, par une dévotion mal entendue dans sa retraite, quitta la housse, et, comme les sottises sont plus volontiers imitées en France qu'ailleurs, celle-là l'a été depuis par plusieurs autres, qui, a son exemple, ont en même temps conservé leurs armes à leurs carrosses avec les marques de leur dignité.

Le lendemain de la mort de M. le duc d'Orléans, le comte de Toulouse déclara son mariage avec la soeur du duc de Noailles, veuve avec deux fils du marquis de Gondrin, fils aîné du duc d'Antin. Elle avait été dame du palais de la dernière Dauphine. Le monde, qui abonde en sots et en jaloux, ne lui vit pas prendre le rang de son nouvel état sans envie et sans murmure. Je n'ai pas lieu, comme on a vu ici plus d'une fois, d'aimer le duc de Noailles, et que je ne m'en suis jamais contraint à son égard; mais la vérité veut que je dise que, de la naissance que sont les Noailles il n'y aurait pas à se récrier quand une Noailles aurait épousé un prince du sang. Au moins ne niera-t-on pas l'extrême différence d'une Noailles à une Séguier que nous avons vue duchesse de Verneuil au mariage de Mgr le duc de Bourgogne, conviée à la noce par le roi, y dîner à sa table au festin de la noce, et en possession de tout ce dont a joui la comtesse de Toulouse. Le bas emploi de capitaine des gardes du cardinal Mazarin, d'où le père du premier maréchal-duc de Noailles passa si étrangement à la charge de premier capitaine des gardes du corps, ce qui le fit duc et pair dans la suite, a trompé bien des gens qui ignorent que ce même Noailles, capitaine des gardes du cardinal Mazarin, était fils de la fille du vieux maréchal de Roquelaure, et que la soeur de son père avait épousé le fils et frère des deux maréchaux de Biron, duquel mariage vient le maréchal duc de Biron d'aujourd'hui; qu'en remontant jusqu'au delà de 1250, on leur trouve les meilleures alliances de leur province et des voisines, et que la terre et le château de Noailles dont ils tirent leur nom, ils les possèdent de temps immémorial.

Un fou succéda à un scélérat dans la place de premier président du parlement de Paris, par la faveur de M. le Duc, qui aimait fort les Gesvres, et qui crut se bien mettre avec le parlement en choisissant Novion, le plus ancien des présidents à mortier, mais le plus contradictoire à la remplir. Il n'était ni injuste ni malhonnête homme, comme l'autre premier président de Novion, son grand-père, mais il ne savait rien de son métier que la basse procédure, en laquelle, à la vérité, il excellait comme le plus habile procureur. Mais par delà cette ténébreuse science, il ne fallait rien attendre de lui. C'était un homme obscur, solitaire, sauvage, plein d'humeurs et de caprices jusqu'à l'extravagance; incompatible avec qui que ce fût, désespéré lorsqu'il lui fallait voir quelqu'un, le fléau de sa famille et de quiconque avait affaire à lui, enfin insupportable aux autres, et, de son aveu, très souvent à lui-même. Il se montra tel dans une place où il avait affaire avec la cour, avec sa compagnie, avec le public, contre lequel il se barricadait, en sorte qu'on n'en pouvait approcher; et tandis qu'il s'enfermait de la sorte, et que les plaideurs en gémissaient, souvent encore de ses brusqueries et de ses sproposito quand ils pouvaient pénétrer jusqu'à lui, il s'en allait prendre l'air, disait-il, dans la maison qu'il occupait avant d'être premier président, et causer avec un charron, son voisin, sur le pas de sa boutique, qui était, disait-il, l'homme du meilleur sens du monde.

Un pauvre plaideur, d'assez bas aloi, se désespérant un jour de [ne le] pouvoir aborder pour lui demander une audience, tournait de tous côtés dans sa maison du palais, ne sachant à qui adresser ni où donner de la tête. Il entra dans la basse-cour et vit un homme en veste, qui regardait panser les chevaux, qui lui demanda brusquement ce qu'il venait faire là et ce qu'il demandait. Le pauvre plaideur lui répondit bien humblement qu'il avait un procès qui le désolait, qu'il avait grand intérêt de faire juger, mais que, quelque peine qu'il prit, et quelque souvent qu'il se présentât, il ne pouvait approcher de M. le premier président, qui était d'une humeur si farouche et si fantasque, qu'il ne voulait voir personne, et ne se laissait point aborder. Cet homme en veste lui demanda s'il avait un placet pour sa cause, et de le lui donner, et qu'il verrait s'il le pourrait faire arriver jusqu'au premier président. Le pauvre plaideur lui tira son placet de sa poche, et le remercia bien de sa charité, mais en lui marquant son doute qu'il pût venir à bout de lui procurer audience d'un homme aussi étrange et aussi capricieux que ce premier président, et se retira. Quatre jours après il fut averti par son procureur que sa cause serait appelée à deux jours de là, dont il fut bien agréablement surpris. Il alla donc à l'audience de la grand'chambre avec son avocat, prêt à plaider. Mais quel fut son étonnement quand il reconnut son homme en veste assis en place et en robe de premier président! Il en pensa tomber à la renverse, et de frayeur de ce qu'il lui avait [dit] de lui-même, pensant parler à quelque quidam. La fin de l'aventure fut qu'il gagna son procès tout de suite. Tel était Novion.

Il avait épousé une Berthelot, tante de Mme de Prie, qui avait bien eu autant de part que MM. de Gesvres à le faire premier président. Il sentait toute sa répugnance à se montrer dans les fonctions de cette charge; mais, étant le doyen des présidents à mortier, il ne put souffrir qu'un autre que lui y montât. Lorsque M. le Duc déclara, à la Chandeleur 1724, la grande promotion de l'ordre à faire à la Pentecôte suivante, Dodun, contrôleur général, et Maurepas, secrétaire d'État, qui tous deux avaient grande envie de porter l'ordre, renouvelèrent la difficulté qu'on avait faite à l'occasion de la promotion du lendemain du sacre à Crozat et à Montargis, de leur y laisser exercer leurs charges de grand trésorier et de greffier de l'ordre; mais M. le duc d'Orléans, qui leur avait permis de les acheter, passa par-dessus, et leur y fit faire leurs fonctions. M. le Duc fut plus accessible aux désirs de deux hommes dont il s'accommodait. Crozat et Montargis eurent ordre de vendre, le premier à Dodun, l'autre à Maurepas, et ce ne fut pas sans de grands combats que les deux vendeurs obtinrent la permission ordinaire de continuer à porter l'ordre. En même temps M. le Duc donna le râpé de grand trésorier à d'Armenonville, garde des sceaux, et celui de greffier au premier président de Novion, qui, tout aise qu'il fût de porter l'ordre, se trouva fort mécontent de payer le serment et d'avoir des croix et des rubans bleus à acheter, et le marqua avec beaucoup d'indécence.

Enfin, ne pouvant plus tenir à exercer ses fonctions de premier président, encore moins le public, qui avait affaire à lui sans cesse, il s'en démit en septembre 1724, après l'avoir seulement gardée un an, et s'en retourna ravi, et le public aussi d'en être délivré, à sa vie chérie de ne plus voir personne, n'ayant plus aucune charge, enfermé seul dans sa maison, et causant à son plaisir avec son voisin le charron, sur le pas de la porte de sa boutique, et mourut en sa terre de Grignon, en septembre 1731, à soixante-onze ans, regretté de personne.

Il avait perdu son fils unique dès 1720, qui avait laissé un fils. M. le Duc fit la grâce entière, et donna à cet enfant de quinze ans, la charge de président à mortier de son grand-père, en faisant celui-ci premier président, et la donna à exercer à Lamoignon de Blancménil, lors avocat général, jusqu'à ce que ce petit Novion fût en âge de la faire: abus fort étrange de ces custodi-nos de charges de président à mortier, qui s'est introduit dans le parlement, pour les conserver dans les familles.

CONCLUSION §

Conclusion; vérité; désapprobation; impartialité.

Me voici enfin parvenu au terme jusqu'auquel je m'étais proposé de conduire ces Mémoires. Il n'y en peut avoir de bons que de parfaitement vrais, ni de vrais qu'écrits par qui a vu et manié lui-même les choses qu'il écrit, ou qui les tient de gens dignes de la plus grande foi, qui les ont vues et maniées; et de plus, il faut que celui qui écrit aime la vérité jusqu'à lui sacrifier toutes choses. De ce dernier point, j'ose m'en rendre témoignage à moi-même, et me persuader qu'aucun de tout ce qui m'a connu n'en disconviendrait. C'est même cet amour de la vérité qui a le plus nui à ma fortune; je l'ai senti souvent, mais j'ai préféré la vérité à tout, et je n'ai pu me ployer à aucun déguisement; je puis dire encore que je l'ai chérie jusque contre moi-même. On s'apercevra aisément des duperies où je suis tombé, et quelquefois grossières, séduit par l'amitié ou par le bien de l'État, que j'ai sans cesse préféré à toute autre considération, sans réserve, et toujours à tout intérêt personnel, comme encore [en] bien d'autres occasions que j'ai négligé d'écrire, parce qu'elles ne regardaient que moi, sans connexion d'éclaircissements ou de curiosité sur les affaires ou le cours du monde. On peut voir que je persévérai à faire donner les finances au duc de Noailles, parce que je l'en crus, bien mal à propos, le plus capable, et le plus riche et le plus revêtu d'entre les seigneurs à qui on les pût donner, dans les premiers jours même de l'éclat de la profonde scélératesse qu'il venait de commettre à mon égard. On le voit encore dans tout ce que je fis pour sauver le duc du Maine contre mes deux plus chers et plus vifs intérêts, parce que je croyais dangereux d'attaquer lui et le parlement à la fois, et que le parlement était lors l'affaire la plus pressée, qui ne se pouvait différer. Je me contente de ces deux faits, sans m'arrêter à bien d'autres qui se trouvent répandus dans ces Mémoires, à mesure qu'ils sont arrivés, lorsqu'ils ont trait à la curiosité du cours des affaires ou des choses de la cour et du monde.

Reste à toucher l'impartialité, ce point si essentiel et tenu pour si difficile, je ne crains point de le dire, impossible à qui écrit ce qu'il a vu et manié. On est charmé des gens droits et vrais; on est irrité contre les fripons dont les cours fourmillent; on l'est encore plus contre ceux dont on a reçu du mal. Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne me pique donc pas d'impartialité, je le ferais vainement. On trouvera trop, dans ces Mémoires, que la louange et le blâme coulent de source à l'égard de ceux dont je suis affecté, et que l'un et l'autre est plus froid sur ceux qui me sont plus indifférents; mais néanmoins vif toujours pour la vertu, et contre les malhonnêtes gens, selon leur degré de vices ou de vertu. Toutefois, je me rendrai encore ce témoignage, et je me flatte que le tissu de ces Mémoires ne me le rendra pas moins, que j'ai été infiniment en garde contre mes affections et mes aversions, et encore plus contre celles-ci, pour ne parler des uns et des autres que la balance à la main, non seulement ne rien outrer, mais ne rien grossir, m'oublier, me défier de moi comme d'un ennemi, rendre une exacte justice, et faire surnager à tout la vérité la plus pure. C'est en cette manière que je puis assurer que j'ai été entièrement impartial, et je crois qu'il n'y a point d'autre manière de l'être.

Pour ce qui est de l'exactitude et de la vérité de ce que je raconte, on voit par les Mémoires mêmes que presque tout est puisé de ce qui a passé par mes mains, et le reste, de ce que j'ai su par ceux qui avaient traité les choses que je rapporte. Je les nomme; et leur nom ainsi que ma liaison intime avec eux est hors de tout soupçon. Ce que j'ai appris de moins sûr, je le marque; et ce que j'ai ignoré, je n'ai pas honte de l'avouer. De cette façon les Mémoires sont de source, de la première main. Leur vérité, leur authenticité ne peut être révoquée en doute; et je crois pouvoir dire qu'il n'y en a point eu jusqu'ici qui aient compris plus de différentes matières, plus approfondies, plus détaillées, ni qui forment un groupe plus instructif ni plus curieux.

Comme je n'en verrai rien, peu m'importe. Mais si ces Mémoires voient jamais le jour, je ne doute pas qu'ils n'excitent une prodigieuse révolte. Chacun est attaché aux siens, à ses intérêts, à ses prétentions, à ses chimères, et rien de tout cela ne peut souffrir la moindre contradiction. On n'est ami de la vérité qu'autant qu'elle favorise, et elle favorise peu de toutes ces choses-là. Ceux dont on dit du bien n'en savent nul gré, la vérité l'exigeait. Ceux, en bien plus grand nombre, dont on ne parle pas de même entrent d'autant plus en furie que ce mal est prouvé par les faits; et comme au temps où j'ai écrit, surtout vers la fin, tout tournait à la décadence, à la confusion, au chaos, qui depuis n'a fait que croître, et que ces Mémoires ne respirent qu'ordre, règle, vérité, principes certains, et montrent à découvert tout ce qui y est contraire, qui règnent de plus en plus avec le plus ignorant, mais le plus entier empire, la convulsion doit donc être générale contre ce miroir de vérité. Aussi ne sont-ils pas faits pour ces pestes des États qui les empoisonnent, et qui les font périr par leur démence, par leur intérêt, par toutes les voies qui en accélèrent la perte, mais pour ceux qui veulent être éclairés pour la prévenir, mais qui malheureusement sont soigneusement écartés par les accrédités et les puissants qui ne redoutent rien plus que la lumière, et pour des gens qui ne sont susceptibles d'aucun intérêt que de ceux de la justice, de la vérité, de la raison, de la règle, de la sage politique, uniquement tendus au bien public.

Il me reste une observation à faire sur les conversations que j'ai eues avec bien des gens, surtout avec Mgr le duc de Bourgogne, M. le duc d'Orléans, M. de Beauvilliers, les ministres, le duc du Maine une fois, trois ou quatre avec le feu roi, enfin avec M. le Duc et beaucoup de gens considérables, et sur ce que j'ai opiné, et les avis que j'ai pris, donnés ou disputés. Il y en a de tels, et en nombre, que je comprends qu'un lecteur qui ne m'aura point connu sera tenté de mettre au rang de ces discours factices que des historiens ont souvent prêtés du leur à des généraux d'armées, à des ambassadeurs, à des sénateurs, à des conjurés, pour orner leurs livres. Mais je puis protester, avec la même vérité qui jusqu'à présent a conduit ma plume, qu'il n'y a aucun de tous ces discours, que j'ai tenus et que je rapporte, qui ne soit exposé dans ces Mémoires avec la plus scrupuleuse vérité, ainsi que ceux qui m'ont été tenus; et que s'il y avait quelque chose que je pusse me reprocher, [ce] serait d'avoir plutôt affaibli que fortifié les miens dans le rapport que j'en ai fait ici, parce que la mémoire en peut oublier des traits, et qu'animé par les objets et par les choses, on parle plus vivement et avec plus de force qu'on ne rapporte après ce qu'on a dit. J'ajouterai, avec la même confiance que j'ai témoignée ci-dessus, que personne, de tout ce qui m'a connu et a vécu avec moi, ne concevrait aucun soupçon sur la fidélité du récit que je fais de ces conversations, pour fortes qu'elles puissent être trouvées, et qu'il n'y en aurait aucun qui m'y reconnût trait pour trait.

Un défaut qui m'a toujours déplu, entre autres, dans les Mémoires, c'est qu'en les finissant le lecteur perd de vue les personnages principaux dont il y a été le plus parlé, dont la curiosité du reste de leur vie demeure altérée. On voudrait voir tout de suite ce qu'ils sont devenus, sans aller chercher ailleurs avec une peine que la paresse arrête aux dépens de ce qu'on désirerait savoir. C'est ce que j'ai envie de prévenir ici, si Dieu m'en donne le temps. Ce ne sera pas avec la même exactitude que lorsque j'étais de tout. Quoique le cardinal Fleury ne m'ait rien caché de ce que j'avais envie de savoir des affaires étrangères, dont presque toujours il me parlait le premier, et aussi de quelques affaires de la cour, tout cela était si peu suivi de ma part et avec tant d'indifférence, et encore plus de moi avec les ministres ou d'autres gens instruits, interrompu encore de si vastes lacunes, que j'ai tout lieu de craindre que ce supplément ou suite de mes Mémoires ne soit fort languissant, mal éclairé et fort différent de ce que j'ai écrit jusqu'ici; mais au moins y verra-t-on ce que sont devenus les personnages qui ont paru dans les Mémoires, qui est tout ce que je me propose, jusqu'à la mort du cardinal Fleury .

Dirai-je enfin un mot du style, de sa négligence, de répétitions trop prochaines des mêmes mots, quelquefois de synonymes trop multipliés, surtout de l'obscurité qui naît souvent de la longueur des phrases, peut-être de quelques répétitions? J'ai senti ces défauts; je n'ai pu les éviter, emporté toujours par la matière, et peu attentif à la manière de la rendre, sinon pour la bien expliquer. Je ne fus jamais un sujet académique, je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement. De rendre mon style plus correct et plus agréable en le corrigeant, ce serait refondre tout l'ouvrage, et ce travail passerait mes forces, il courrait risque d'être ingrat. Pour bien corriger ce qu'on a écrit il faut savoir bien écrire; on verra aisément ici que je n'ai pas dû m'en piquer. Je n'ai songé qu'à l'exactitude et à la vérité. J'ose dire que l'une et l'autre se trouvent étroitement dans mes Mémoires, qu'ils en sont la loi et l'âme, et que le style mérite en leur faveur une bénigne indulgence. Il en a d'autant plus besoin, que je ne puis le promettre meilleur pour la suite que je me propose .

FIN DES MÉMOIRES DE SAINT-SIMON.

TESTAMENT OLOGRAPHE DU DUC DE SAINT-SIMON. §

Au nom du Pere, du Fils et du S. Esprit, un seul Dieu en trois Personnes.

Estant presentement dans la ville de Paris, dans la maison que je loüe rüe Grenelle, faubourg S. Germain, Paroisse de S. Sulpice, le vingt sixieme juin mil sept cent cinquante quatre, moy Loüis duc de S. Simon, par la grace de Dieu sain de corps et d'esprit, après avoir serieusement réfléchi sur l'instabilité de la vie humaine, mon age si avancé, la servitude de la mort, l'incertitude de son heure: de peur d'estre prévenu par elle, j'ay écrit de ma main et signé aussy de ma main le présent testament olographe et la disposition de ma derniere volonté.

Premierement, comme Enfant de Dieu quoyque tres indigne, et de sa sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine dans laquelle je suis né, et dans laquelle je veux vivre et mourir, moyennant la grace de Dieu qui m'y a fait naistre et vivre, je me recommande en toute humilité, Foy et Espérance mon ame a Dieu le Pere, le Fils et le S. Esprit qui est la tres sainte et adorable Trinité, pour en obtenir tout indiqne que j'en suis, misericorde et le salut éternel, par le prix infini de l'Incarnation, des souffrance et du sang de Nostre Seigneur et Redempteur Jesus Christ. Et encore je me recommande à la tres sainte Vierge sa Mere, a S. Loüis mon patron, et a tous les Saints de la Cour céleste, les priant d'interceder pour moy aupres de Dieu.

Secondement, je veux que mes debtes soyent payées le plus promptement que faire se pourra.

Troisiemement, je veux que tous les legs faits par ma tres chere éspouse, soyent acquités avec toutte l'exactitude et la promptitude possible, singuliérement la fondation de trois sœurs de charité dans le bourg de la Ferté Arnauld dit le Vidame, gage et maison d'icelles, bouillons, nourriture, pauvres malades; et celle aussy d'un Vicaire audit bien et Parroisse, si de mon vivant elles nestoient pas faittes. Ce que j'ordonne d'autant plus expressément que j'en suis l'Executeur testamentaire, que j'ay eu toujours ces fondations à cœur, que j'y ay inutilement travaillé jusqu'a présent, et que je désire par dessus toutes les choses de ce monde que ses volontés soyent pleinement exécutées et accomplies, soit qu'elles soyent éxprimées ou non en ce mien testament.

Quatriémement, lorsqu'il sera plu a Dieu me retirer de ce monde, je veux que mon corps soit laissé au moins trente heures sans y toucher ny le deplacer, sinon pour s'assurer qu'il n'y a plus de vie, qu'au bout de ce temps il soit ouvert en deux endroits, scavoir au haut du nés, et a la gorge au haut de la poitrine, pour reconnoistre a l'utilité publique, les causes de cet enchiffrement qui m'a esté une vraye maladie, et de ces estouffements estranges dont je me suis depuis toujours ressenti.

Cinquiémement, je veux que de quelque lieu que je meure, mon corps soit aporté et inhumé dans le caveau de l'Eglise paroissiale dudit lieu de la Ferté aupres de celuy de ma tres chere éspouse, et qui soit fait et mis anneaux, crochets et liens de fer qui attachent nos deux cerceuils si étroitement ensemble et si bien rivés, qu'il soit impossible de les separer l'un de l'autre sans les briser tous deux. Je veux aussy et ordonne tres expressement qu'il soit mis et rivé sur nos deux cercueils une plaque de cuivre, sur chacune desquelles soyent respectivement gravés nos noms et ages, le jour trop heureux pour moy de nostre mariage et celuy de nostre mort: que sur la sienne, autant que l'espace le pourra permettre, soyent gravées ses incomparables vertus: sa piété inaltérable de toutte sa vie si vraye, si simple, si constante, si uniforme, si solide, si admirable, si singulierement aimable qui la rendüe les delices et l'admiration de tout ce qui l'a connüe, et sur touttes les deux plaques, la tendresse extreme et reciproque, la confience sans reserve, l'union intime parfaitte sans lacune, et si pleinement reciproque dont il a plu a Dieu benir singulierement tout le cours de nostre mariage, qui a fait de moy tant qu'il a duré, l'homme le plus heureux, goustant sans cesse l'inestimable prix de cette Perle unique, qui réunissant tout ce qu'il est possible d'aimable et d'estimable avec le don du plus excellent conseil, sans jamais la plus legere complaisance en elle mesme, ressembla si bien a la femme forte decritte par le S. Esprit, de laquelle aussy la perte m'a rendu la vie a charge, et le plus malheureux de tous les hommes par l'amertume et les pointes que j'en ressents jour et nui en presque tous les moments de ma vie. Je veux et j'ordonne tres expressement aussy, que le temoignage de tant de si grandes et de si aimables vertus de nostre si parfaitte union, et de l'extrême et continuelle douleur ou m'a plongé une séparation si affreuse, soit écrit et gravé bien au long de la maniere la plus durable sur un marbre, que pour cela je veux qu'il soit fort long et large, appliqué pour estre vu de tout le monde dans l'Eglise dudit la Ferté a l'endroit du mur le plus immediat au caveau de notre sepulture avec nos armes et qualités, sans nulle magnificence ny rien qui ne soit modeste. Je conjure tres instament l'Executeur de ce present testament, d'avoir un soin et une attention particuliere à l'éxécution exacte de tout le contenu de ce present article, pour laquelle je me rapporte et legue pour la dépense ce que ledit Executeur jugera a propos, dont je le constitue Ordonateur.

Sixiémement, je veux que le jour de l'inhumation de mon corps, il soit fait, dit et célébré un service solemnel et des Messes basses autant qu'il sera possible dans ladite Eglise de la Ferté pour le repos de mon ame, avec les collectes pour le repos de celle de ma tres chere éspouse, et qu'il soit donné le mesme jour audit lieu cinq cent francs aux pauvres, et dit au plustost qu'il se pourra, en diverses Eglises, deux mil Messes pour le repos de mon ame, et quinze cent francs aux pauvres.

Septiesmement, je donne et légue a la fabrique a l'Eglise paroissiale dudit la Ferté la somme de mil livres une fois payée, laquelle sera mise en fond acquis pour cela, qui produira cinquante livres de rente, ou mis de mesme en rente fonciére, moyennant quoy laditte fabrique sera tenüe de faire dire et célébrer tous les ans a perpétuité dans lad. Eglise deux services, l'un le jour annuel de mon déceds, l'autre le vingt et un janvier, jour du deceds de ma tres chere éspouse pour le repos de nos ames avec les colléctes comme cy dessus, pour celuy ou celle dont ce ne sera pas le jour du déceds. En outre douze Messes basses avec les collectes cy dessus pour celuy ou celle dont ce ne sera pas le jour du deceds pour le repos de nos ames, qui seront dittes en la mesme Eglise le mesme jour de chaque service. Et de plus douze Messes basses a mesme fin qui seront dittes en la mesme Eglise, à l'Autel la plus proche de notre sépulture, alternativement par mois le jour de la datte de mon déceds, et de celuy de ma tres chere espouse, avec comme dessus les collectes pour celuy ou celle dont ce ne sera pas le jour du déceds: lesquelles Messes basses et deux services seront annoncés au prosne de laditte Paroisse le dimanche precedant imédiatement le jour desdits deux services, et douze pour le repos de nos ames a la fin de la grand Messe Parroissiale pour le repos de nos ames, en laquelle laditte annonce aura esté faitte. Et la veille desdits deux services ou grandes Messes par an, seront chantées les vespres, matines et laudes des morts pour le repos de nos ames. Et si lesdits jours marqués pour celebrer lesdits deux services et douze messes basses, et autres douze Messes basses une par chacun mois se trouveroient empeschés par dimanches ou festes, seront lesdits services et Messes basses avancées au jour le plus comode et le plus prochain du jour naturel empesché.

Huitiesmement, je défends tres éxpressément touttes tentures, armoiries et ceremonies quelconques, tant dans le lieu ou je mourray, qu'au transport de mon corps, en toutte Eglise et en l'Eglise dudit la Ferté, et partout ailleurs, ainsy que touttes littres aux Eglises de mes seigneuries.

Neuviémement, je prie Me la Mareschale de Montmorency de vouloir bien recevoir comme une marque de ma vraye amitié la croix de bois bordée de metail avec laquelle le saint abbé Réformateur de la Trappe a esté beni, que depuis sa mort j'ay toujours portée, les choses qui luy ont servi qui me restent de luy, quelques reliques que j'ay toujours portées, un portrait de poche de ma tres chere espouse qui n'est jamais sorti de la mienne depuis nostre mariage quoyque beaucoup moins bien qu'elle nestoit alors, et ses tablettes que j'ay toujours portées depuis que j'ay eu l'affreux malheur de la perdre.

Dixiémement, je laisse a ma fille, la Pssede Chimay, la bague d'un rubis ou est gravé le portrait de Louis treize, que je porte a mon doigt depuis plus de cinquante ans, un autre bague de composition ou est le mesme portrait, les pieces de monnoyes de Varin et les medailles que j'ay de ce grand et juste Prince qui a jamais nous doit estre si cher et une bourse de cent jettons d'argent ou il est representé, et ce que j'ay de mignatures peintes par ma mere et les portraits de sa chambre.

Onsiemement, je donne et substitue a ma petite fille et unique heritiére, la Comtesse de Valentinois, tous les portraits que j'ay a la Ferté et chés moy a Paris qui sont tous de famille, de reconnoissance, ou d'intime amitié. Je la prie de les tendre et de ne les pas laisser dans un gardemeuble.

Dousiemement, je donne à mon cousin M. de S. Simon, Evesque de Metz, tous mes manuscrits tant de ma main qu'autres et les lettres que j'ay gardées pour diverses raisons desquelles je proteste qu'aucune ne regarde les affaires de mes biens et Maison.

Treisiemement, je donne et legue à Me de la Lande de present retirée aux Hospitalieres de Pontoise, quinze cent livres par an sa vie durant.

Quatorsiémement, je lègue quatre cent francs par an leur vie durant chacun a Lodier, qui a soin de mes livres et qui a déjà un legs de ma chere espouse, a Piat, mon officier, qui me sert aussy de maistre d'hostel, a Raimbault, mon valet de chambre, et a Talbot qui a soin de mes chasses a la Ferté. Deux cent francs par an au dernier vivant a Tocart et a sa femme chaque année depuis le jour de mon deceds, soit qu'ils restent concierges du chasteau de la Ferté ou non, et deux cent francs a Gabrielle Bertaut, sa vie durant, filleule de ma chere espouse, et actuellement femme de chambre de Me de S. Germain-Beaupré.

Quinsiemement, je legue a Raimbault, mon valet de chambre, outre ce que je luy ay légué cy dessus, ma garderobe, ma montre d'or, mes tabatieres, mes croix d'or du S. Esprit et de S. Loüis, excepté le reste de l'argenterie de ma garderobe, avertissant qu'il faut rendre mon collier du S. Esprit et la croix qui y pend au grand Tresorier de l'ordre, et la croix de S. Loüis que le Roy m'a donnée, au bureau de la guerre.

Seisiesmement, je legue une fois payé, trois mil livres au Sr. Bertrand que je ne puis trop louer depuis qu'il prend soin de mes affaires, mil livres au Sr du Nesme, qui a esté mon tres bon et tres fidele maistre d'hostel et qui l'est a present de M. de Maurepas, mil livres au Sr Foucault, mon chirurgien, cinq cent francs a Monfort, mon cuisinier, six cent francs a Broèller mon suisse, autres six cent francs a Contois, mon laquais, deux cent francs a mon postillon, autant au frotteur, trois cent francs a Laurent, deux cent francs a Marie qui fait bien les choses de service dans la Maison, cent francs au garçon de cuisine et quatre cent francs a mon cocher Fribourg, si on ne lit pas bien parce que j'ay recrit la somme, c'est quatre cent francs que je luy donne. Declarant bien expressement que je révoque tous les legs faits a ceux de mes domestiques actuels qui ne seront plus a moy au jour de mon déceds. Je suis si content de tous, principalement des principaux, et j'en ay toujours esté si fidelement et si honnestement servi, que j'ay grand regret de ne pouvoir le reconnoistre mieux.

Je donne à l'Abbaye de la Trappe le portrait original de leur saint abbé et Reformateur, et je demande tres instament a tous les Abbés, Religieux et Solitaires de cette Stemaison leurs prieres et sacrifices pour le repos de mon ame, de celle de ma tres chere espouse et de tous les miens.

Je prie Monsieur Daguesseau de Fresne, Conseiller d'Estat ordinaire, duquel ainsy que de sa famille j'ay toujours receu beaucoup de marques d'amitié, de voiloir bien m'en donner cette derniere, d'estre l'Executeur de ce mien testament olographe, et de le faire executer et accomplir de point en point selon sa forme et teneur, me démettant entre ses mains de tous mes biens et de tout ce que j'ay en ce monde pour cet effet. Je le supplie en mesme temps de vouloir bien accepter un de mes plus beaux et plus agreables tableaux de Raphael qui represente la SteVierge assise tenant Nostre Seigneur Jesus Christ son divin Fils sur ses genoux, que je luy legue.

Lequel present testament, écrit de ma main, j'ay pour marque et témoignage de ma derniere volonté signé de ma main audit lieu, an, mois et jour que dessus.

Signé:

(Suivent ces mentions.)

Contrôlé à Paris le 6 mars 1755, reçu soixante livres. Signé illisiblement.

Vu au greffe des insinuations du Châtelet de Paris, sans préjudice des droits. Ce 6 mars 1755.

Signé: Levacher, pour M. Thiers.

« Il est ainsi en l'original du testament ci-dessus littéralement transcrit, de M. le Duc de Saint-Simon, décédé à Paris, le deux mars dix-sept cent cinquante-cinq, déposé pour minute à Me Delaleu, notaire, aux termes de l'acte d'ouverture dudit testament, dressé par Messire Dargouger, Conseiller du Roi et Lieutenant civil de la a Prévôté de Paris, le 2 mars 1755. Le tout étant en la possession de Me Louis Édouard Dreux, notaire à Paris soussigné, comme successeur médiat dud. Me Delaleu, ancien notaire à Paris.

« Paris, ce dix-neuf avril mil huit cent cinquante-six.

«  Signé: Dreux. »